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Full text of "Oeuvres complètes de Voltaire : avec notice, préfaces, variantes, table analytique, les notes de tous les commentateurs et des notes nouvelles, conforme pour le texte à l'èdition de Beuchot, enrichie des découvertes les plus récentes et mise au courant des travaux qui ont paru jusqu'à ce jour;"

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ŒUVRES    COMPLÈTES 


DB 


VOLTAIRE 

39 

CORRESPONDANCE 

VII 

Années  1756-1758.  —  N»»  3129-3739 


PARIS.  —  IMPRIMERIE  A.  QUANTIN    ET    C'^ 
ANCIEiNNE   MAISON  J.  GLAYE 

'!,     RUK     SAINT-BENOIT 


(EUVRES    COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRE 

NOUVELLE   ÉDITION 

AVEC 

NOTICES,  PRÉFACES,  VARIANTES,  TABLE  ANALYTIQLE 

LES  NOTES  DE  TOUS  LES  COMMENTATEURS   ET   DES  NOTES   NOUVaLLSS 

Conforme  pour  le  texte  à  l'éditioii  de  Beuchot 
EMUCHIE    DES    DÉCOUVERTES    LES    PLUS    RÉCENTES 

ET     MISS    AU  COURANT 

DES    TRAVAUX     QUI    ONT     PARU     JUSQU'A     CE    JOUR 

PRÉCÉDÉE     DE    LA 

VIE     DE     VOLTAIRE 

PAR    CONDOKGET 

ET   d'autres   Études  biographiques 

Os  HCC  d'un  portrait  en  pied  d'après  la  statue  du  foyer   de  la  Comédie-Française 


CORRESPONDANCE 
VII 

(Années  1756-1758.  —  N"'  3129-3739) 


PARIS 

GARNIER   FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

0,    RUE    DES     SAINTS-PÈRES,     6 


1880 


CORRESPONDANCE 


3129.  —  DE    M.   LE  DUC  DE   LA  VALLIÈRE  i. 

A  Versailles,  ce  1'"'  mars  1756. 

J'ai  reçu,  mon  cher  Voltaire,  le  sermon-  que  vous  m'avez  envoyé,  et 
malgré  la  saine  philosophie  qui  y  règne,  il  m'a  inspiré  encore  plus  de  res- 
pect pour  son  auteur  que  pour  sa  morale.  Un  autre  effet  encore  qu'il  m'a 
fait,  c'est  qu'il  m'a  déterminé  à  vous  demander  la  plus  grande  marque 
d'amitié  que  vous  puissiez  me  donner.  Vous  avez  près  de  soixante  ans  ^,  je 
l'avoue.  Vous  n'avez  pas  la  santé  la  plus  robuste,  je  le  crois  ;  mais  vous  avez 
le  plus  beau  génie  et  la  tête  la  plus  harmonieuse,  j'en  suis  sûr;  et  en  com- 
mençant une  nouvelle  carrière  sous  le  nom  d'un  jeune  homme  de  quinze 
ans,  dùt-il  vivre  plus  que  Fontenelle,  vous  lui  fourniriez  de  quoi  se  rendre 
l'homme  le  plus  illustre  de  son  siècle.  Je  ne  crains  donc  pas  de  vous  de- 
mander de  m'envoyer  des  psaumes  embellis  par  vos  vers;  vous  seul  avez 
été  et  êtes  digne  de  les  traduire;  vous  effacerez  Rousseau,  vous  inspirerez 
l'édification,  et  vous  me  mettrez  à  portée  de  faire  le  plus  grand  plaisir  à 
madame***^.  Ce  n'est  plus  Merope^,  Lully  ni  Métastase  qu'il  nous  faut, 
mais  un  peu  de  David.  Imitez-le,  enrichissez-le.  J'admirerai  votre  ouvrage, 
et  je  n'en  serai  point  jaloux,  pourvu  qu'il  me  soit  réservé,  à  moi  pauvre 
pécheur,  de  le  surpasser  avec  ma  Belzabée.  Je  serai  content  ;  et  vous  ajou- 
terez à  ma  satisfaction  en  m'accordant  ce  que  je  vous  demande  avec  là  plus 
grande  instance.  Donnez-moi  une  heure  par  jour;  ne  les  montrez  à  per- 
sonne, et  incessamment  j'en  ferai  faire  une  édition  au  Louvre,  qui  fera  autant 
d'iionneur  à  l'auteur  que  de  plaisir  au  public.  Je  vous  le  répète,  je  suis  sûr 
qu'elle  en  sera  enchantée;  et  je  le  serai  que  ce  soit  par  vous  que  je  puisse 
lui  faire  un  aussi  grand  plaisir.  Je  compte  sur  votre  amitié,  vous  savez  qu'il 
y  a  longtemps;  ainsi  j'attends  incessamment  les  prémices  d'un  succès  cer- 
tain que  je  vous  prépare.  Je  ne  vous  tiens  pas  quitte  pour  cela  de  la  Mérope 
royale  ni  de  la  justification  de  ma  chère  amie  Jeanne... 


1.  Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  jxar  Lonçchamp  et  Wagnière,  1826. 

2.  Le  Poème  sur  le  Désastre  de  Lisbonne. 

3.  Il  en  avait  alors  soixante-deux. 

4.  De  Pompadour. 

5.  Voltaire  avait  promis  à  M.  de  La  Vallière  sa  tragédie  de  Méropè  mise  en 
opéra  par  le  roi  de  Prusse. 

39.  —  Correspondance.  VIL  1 


2  CORRESPONDANCE. 

Adieu,  mon  cher  A'oUaire,  jatlends  de  vos  nouvelles  avec  la  plus  grande 
impatience.  Vous  ôtes  sûr  de  ma  sincère  aniilié;  vous  pouvez  l'Olre  aussi 
de  ma  véritable  reconnaissance. 

3130.  —    A   M.    IJi:HTli.\.MJ<. 

Aii^  DiMiccs,  7  mars  1750. 

En  arri\aiit,  mon  cher  et  Ininiaiii  i)liilosoplic,  à  mes  petites 
Délices,  j'ai  été  instruit  des  i)]ainles  injustes  que  forme  ici  un 
libraire.  Je  conçois  que  tout  lijjraire  doit  aspirer  à  vous  imprimer, 
mais  que  ceux  de  votre  pays  doivent  avoir  la  préférence.  Ensuite 
on  vous  imprimera  partout.  J'attends  avec  la  plus  grande  impa- 
tience votre  dissertation  sur  les  tremblements  de  terre.  Vous 
connaissez  si  bien  les  montagnes  que  vous  devez  connaître  aussi 
les  cavernes.  Vous  nous  instruirez  sur  tous  les  recoins  de  notre 
habitation,  et  principalement  sur  le  grand  architecte  qui  l'a  bâtie. 
Je  reviendrai  le  plus  tôt  que  je  pourrai  à  mon  petit  ermitage 
de  Monrion,  après  quoi  je  compte  venir  vous  apportera  Berne 
et  soumettre  à  votre  jugement  et  à  celui  de  M.  le  banneret  de 
Freudenreich  mes  rêveries  dont  vous  avez  voulu  voir  l'ébauche. 
Vousverrez  que  j'aurai  profité  de  vos  sages  et  judicieuses  réflexions. 
Il  est  vrai  que  des  vers  ne  sont  que  des  vers,  c'est-à-dire  des  baga- 
telles difficiles,  dans  lesquelles  on  ne  s'exprime  pas  toujours 
comme  on  voudrait.  Je  vous  supplie  de  ne  montrer  à  personne 
ces  misères.  Votre  prose  me  dégoûte  un  peu  de  la  poésie.  Il  est 
honteux  à  mon  âge  de  songer  à  des  rimes.  Je  ne  dois  penser 
([u'à  vivre  obscur  et  tranquille  et  à  mourir  avec  confiance  dans 
la  bonté  infinie  de  notre  commun  maître,  dont  vous  parlez  si 
noblement.  Je  vous  embrasse  bien  tendrement.     V. 

Je  reçois  dans  ce  moment  cette  brochure  sur  les  tremblements 
de  terre.  Je  me  flatte  avec  raison  que  vous  nous  donnerez  des 
conjectures  plus  satisfaisantes. 

Cette  dissertation  me  ramène  encore  au  tout  est  bicn^. 

Je  sais  que  dans  nos  jours  consacrés  aux  douleurs, 
Par  la  main  du  jilaisir  nous  essuyons  nos  pleurs. 
Mais  le  plaisir  s'envole  et  passe  comme  une  ombre; 
Nos  chagrins,  nos  regrets,  nus  perles,  sont  sans  nombre, 

1.  Matiasin  universel,  1838-1839,  tome  VI. 

2.  On  s^ait  que  Voltaire  combat  Voplimismed&nn  son  poiimc  sur  le  trrmbliMiifnt 
de  terre  de  Lisbonne. 


ANNÉE    17o6.  3 

Le  passé  n'est  pour  nous  qu'un  triste  souvenir  ; 

Le  présent  est  affreux,  s'il  n'est  point  d'avenir, 

Si  la  nuit  du  tombeau  détruit  l'être  qui  pense. 

Un  jour  tout  sera  bien,  voilà  notre  espérance; 

Tout  est  bien  aujourd'hui,  voilà  l'illusion  ; 

Les  sages  me  trompaient,  et  Dieu  seul  a  raison  %  etc. 

Voilà  à  peu  près  comme  je  voudrais  finir,  mais  il  est  bien 
difficile  de  dire  en  vers  tout  ce  qu'on  voudrait.  Ayez  la  bonté  de 
communiquer  cette  esquisse  à  votre  respectable  ami.  Voici  de 
beaux  jours,  je  ne  m'en  porte  pas  mieux.  Conservez  votre  santé 
et  aimez-moi.  V. 


3131.  —  A  MADAME    LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA  « 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  9  mars  1756. 

Madame,  le  tout  est  bien  recevrait  un  terrible  soufflet  si  les 
nouvelles  qui  se  débitent  touchant  une  cour  de  votre  voisinage 
avaient  la  moindre  vraisemblance.  Le  mal  moral  serait  bien  au- 
dessus  du  mal  physique,  et  ce  serait  bien  pis  qu'un  tremblement 
de  terre;  mais  il  n'est  pas  possible  de  croire  de  pareilles  hor- 
reurs. Les  hommes  sont  plus  prompts  à  croire  le  crime  au'à  le 
commettre. 

Si  la  Thuringe  a  eu  sa  petite  part  de  la  secousse  de  la  terre, 
ce  n'est  qu'un  léger  mouvement,  une  faible  éclaboussure  qui  est 
venue  d'Afrique  dans  les  États  de  Votre  Altesse  sérénissime.  Tout 
le  mal  vient  de  messieurs  de  la  Barbarie  :  c'est  à  Tétuan ,  à 
Méquinez,  que  les  grands  coups  ont  été  portés.  Les  maliométans 
ont  été  plus  maltraités  que  les  chrétiens. 

Le  roi  de  Prusse  me  fait  savoir  qu'il  fait  jouer  le  27  de  ce  mois 
son  opéra  de  Mérope.  Il  ne  tient  qu'à  moi  d'aller  entendre  à  Ber- 
lin de  la  musique  italienne.  J'aimerais  bien  mieux  venir  entendre 
Votre  Altesse  sérénissime  à  Gotha,  jouir  des  charmes  de  sa  con- 
versation, lui  renouveler  mes  sincères  hommages.  Que  n'ai-je 
pu  vivre  à  ses  pieds  !  Me  voici  de  retour  dans  cette  retraite  que 
monseigneur  le  prince  votre  fils  honora  une  année  de  sa  pré- 
sence. Je  l'ai  embehie,  afin  qu'elle  fût  moins  indigne  un  jour  de 
recevoir  un  des  princes,  vos  enfants,  s'ils  voyageaient  devers  nos 
Alpes. 

1.  Ces  vers  se  retrouvent  à  la  fin  de  ce  poème. 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


4  CORRESPONDANCE. 

Mais  qu'il  mo  serait  plus  doux  tic  me  mettre  encore  aux  pieds 
de  leur   adorable   mère!   Ciotlia  est  toujours  dans  mon  cœur. 

Recevez,  madame,  les  profonds  respects  d'un  liommc  éter- 
nellement dévoue  à  Votre  Altesse  sérénissime. 


3132.   —   A  M.   TIlO.NCHliN,   DE   LYON'. 

Délices,  10  mars  17.jG. 

Songez  que  celte  berline  peut  servir  à  nous  mener  à  Lyon, 

en  cas  que  le  conseil  de  ville  me  commande  une  inscription 
pour  son  théâtre,  et  une  tragédie  pour  la  dédicace.  Tout  serait 
prêt  aux  ordres  de  la  ville.  Mais  il  serait  impossible  de  l'aire  la 
dédicace  sans  prendre  M"''  Clairon  pour  grande  prêtresse.  Vous 
seriez  bien  homme  à  arranger  tout  cela,  car  de  quoi  ne  vien- 
driez-vous  pas  à  bout? 

3133.  —  A  M.   DUPONT, 

AV  oc  AT. 

Aux  Délices,  10  mars. 

Mon  cher  ami,  le  séjour  de  Colmar  n'a  point  été  triste  pour 
moi  ;  j'y  travaillais,  je  vous  voyais,  et  je  vous  regrette.  J'ai  passé 
l'hiver  à  Monrion  avec  notre  ami  de  Brenles.  Nous  aurions  bien 
voulu  que  le  temps  des  vacances  eût  été  en  hiver,  et  que  vous 
eussiez  pu  venir  dans  cet  ermitage.  Celui  où  je  suis  à  présent  vous 
plairait  davantage  :  j'ai  trouvé,  en  arrivant,  des  Heurs  épanouies 
dans  mes  parterres. 

Comptez  ([uc  les  environs  du  lac  Léman  ne  sont  point  bar- 
bares ;  les  habitants  le  sont  encore  moins.  Il  n'y  a  point  de  ville 
où  il  y  ait  plus  de  gens  d'esprit  et  de  philosophes  qu'à  Genève. 
Ma  maison  ne  désemplit  pas,  et  j'y  suis  libre.  Je  suis  au  désespoir 
que  votre  destinée  vous  fixe  à  Colmar,  car  probablement  je  n'y 
retournerai  pas,  et  vous  ne  viendrez  point  à  mes  Délices,  11  faut 
(jue  vous  souteniez  la  cause  de  la  veuve,  de  l'orphelin,  et  du  juif 
d'Alsace.  Courage  !  plaidez  et  aimez  les  deux  Suisses  qui  vous 
aiment,  et  qui  font  mille  compliments  à  M""^  Dupont.  Ne  nous 
oubliez  pas  auprès  de  monsieur  et  de  madame-,  etc. 


1.  Kevuc  suisse,  iKô'i,  page  iOi. 
-1.  M.  et  M""  de  Klingliii. 


ANNÉE    no6. 


3134.  —  A  M.  THIERIOT. 


Aux  Délices,  12  mars. 

Il  faut,  mon  ancien  ami,  que  l'âge  ait  dépravé  mon  goût.  Je  n'ai 
pu  tâter  des  deux  plats  que  vous  m'avez  envoyés  par  M.  Bouret, 
Je  vous  remercie,  et  je  ne  peux  guère  remercier  l'auteur. 

Si  vous  avez  l'ancienne  Religion  naiurellc,  en  quatre  chants, 
je  vous  prie  de  me  l'envoyer. 

Si  vous  avez  à  vous  défaire  d'un  nombre  de  livres  curieux, 
envoyez-moi  la  liste  et  le  prix. 

Si  vous  aimez  les  vers  honnêtes  et  décents,  voici  ceux^  qui 
termineront  le  sermon  sur  Lisbonne  ;  lûchez-les  pour  apaiser  les 
cerbères. 

Quel  est  l'ignorant  qui  veut  qu'on  mette  Vouvrier  au  lieu  du 
portier-?  Cet  ignorant-là  n'a  pas  lu  saint  Paul. 

Il  ne  tient  qu'à  moi  d'aller  voir  l'opéra  de  Méropc,  de  la  com- 
position du  roi  de  Prusse,  qu'il  fait  exécuter  le  27  mars;  mais  je 
n'irai  pas. 

En  retrouvant  votre  dernière  lettre,  j'ai  vu  que  vous  m'y  disiez 
de  vous  envoyer  la  nouvelle  édition  de  mon  Petit  Carême  par  la 
poste,  et  que  vous  vouliez  la  faire  réimprimer  sur-le-champ,  à 
l'usage  des  âmes  dévotes.  J'obéis  donc  à  votre  bonne  intention, 
mon  ancien  ami.  Si  on  ne  veut  pas  se  servir  de  la  préface  des 
éditeurs  de  Genève,  il  en  faut  une  qui  soit  dans  le  même  goût, 
et  qui  dise  combien  ces  deux  poèmes  ont  été  tronqués  et  défi- 
gurés. Il  est  très-triste  assurément  qu'on  les  ait  imprimés  sans 
avoir  mon  dernier  mot;  mais  le  voici.  Je  fais  aussi  la  guerre  aux 
Anglais 3  à  ma  façon. 

J'espère  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  leur  prouvera,  à 
la  sienne,  qu'il  y  a  pour  eux  du  mal  dans  ce  monde.  Je  vous 
embrasse. 

3135.  —  A  MADAME    DE    FONTAINE. 

A  Monrion,  17  mars. 

Ma  chère  enfant,  je  savais,  il  y  a  longtemps,  qu'jE'scu/ape-Tron- 
chin  était  à  Paris;  et  j'ai  été  fidèle  à  un  secret  qu'il  ne  m'avait 

i.  Vers  207  et  suivants  du  Poème  sur  le  Désastre  de  Lisbonne;  tome  IX, 

2.  Vers  91  du  même  pocme,  que  Voltaire  appelle  ici  son  Petit  Carême.  On  lit 
aussi  dans  Isaïe,  chap.  xlv,  v.  9  :  «  Numquid  dicet  lutum  fujulo  suo,  etc.  » 

3,  Allusion  à  Voptimisme  de  Pope. 


6  CORRESPONDANCE. 

pas  dit.  Jp  le  déclare  indigne  de  sa  réputation  s'il  ne  vous  donne 
pas  un  cul  et  des  tétons.  Vous  forez  très-bien  de  venir  avec 
MM.  Tronchin  et  Labat;  une  femme  ne  peut  se  damner  en  voya- 
geant avec  son  directeur,  ni  mal  se  porter  on  courant  la  poste 
avec  son  médecin. 

Votre  frère  a  donc  quitté  son  pot  ù  beurre'  pour  vous;  et  il 
va  soutenir  la  cause  du  grand-conseil  contre  k-s  gens  tenant  la 
cour  du  parlement,  Nous  l'embrassons  tendrement,  votre  sœur  et 
moi.  Nous  comptions  aller  faire  un  petit  tour  à  Lyon,  pour  la  dé- 
dicace du  beau  temple  dédié  à  la  comédie,  que  la  ville  a  fait  bAtir 
moyennant  cent  mille  écus.  C'est  un  bel  exemple  que  Lyon  donne 
à  Paris,  et  qui  ne  sera  pas  suivi  ;  mais  l'autel  ne  sera  pas  prêt,  et 
on  ne  pourra  y  officier  qu'à  la  fin  de  juin-.  Nous  viendrons  ou 
vous  recevoir  à  Lyon,  ou  nous  vous  y  reconduirons  des  petites  Dé- 
lices du  lac.  Enfin  nous  nous  verrons,  et  tout  s'arrangera,  et  je 
dirai  :  Tout  est  bien. 

C'est  Satan  qui  a  fait  imprimer  l'ébauche  démon  sermon.  J'ai, 
dans  un  accès  de  dévotion,  augmenté  l'ouvrage  de  moitié,  et  j'ai 
pris  la  liberté  de  raisonner  à  fond  contre  Pope,  et  de  plus,  très- 
chrétiennement.  Il  y  a  sans  doute  beaucoup  de  mal  sur  la  terre, 
et  ce  mal  ne  fait  le  bien  de  personne,  à  moins  qu'on  ne  dise  que 
votre  constipation  a  été  prévue  de  Dieu  pour  le  bonheur  des 
apothicaires.  Je  souffre  depuis  quarante  ans,  et  je  vous  jure  que 
cela  ne  fait  de  bien  à  personne.  La  maladie  de  M.  de  Séchelles* 
ne  fera  aucun  bien  à  l'État.  Pour  la  comédie*  de  La  Noue,  elle 
lui  fera  quelque  bien,  quoiqu'on  dise  qu'elle  ne  vaut  pas  grand'- 
chose. 

Votre  sœur  se  donne  quelquefois  des  indigestions  de  truite, 
et  fait  toujours  sa  cour  à  Alceste^  et  à  Admète.  Je  fais  de  mon 
côté  de  la  mauvaise  prose  et  de  mauvais  vers.  Je  griffonne  quel- 
ques articles  pour  VEncyclopccUc;  je  bAtis  une  écurie,  je  plante 
des  arbres  et  des  fleurs,  et  je  tâche  de  rendre  l'ermitage  dos  Dé- 


1.  Sans  doute  l'abbaye  de  SccUières,  où  l'abbé  ^licrnol  allait  de  temps  en  temp'^. 

2.  L'ouverture  de  la  salle  de  spectacle  de  Lyon  eut  lieu  le  30  août  1750;  voyez 
]es  Archives  historiques,  statistiques,  et  littéraires  du  déparlement  du  lihône, 
tome  XIII,  page  437. 

3.  Vo^ez  la  note,  tome  XXXM,  page  55. 

4.  La  Coquette  corrigée,  citée  plus  haut  dans  la  lettre  3090,  reprise  avec  succès 
le  27  novembre  1750.  M""  Denis,  auteur  do  la  comédie  trés-inconnuc  de  la  Co- 
quette punie,  prétendait  que  La  Noue  lui  avait  pille  «  les  plus  belles  situations  et 
les  meilleurs  vers  de  sa  i)ièce  ».  {Correspondance  lilléraii"-  de  Grimni,  V,  30i,  édi- 
tion de  1829.) 

5.  M""=  Denis  avait  entrepris  une  tragédie  d'Alceste. 


ANiNÉE    1756. 


lices  moins  indigne  de  vous  recevoir.  Je  vous  embrasse  tendre- 
ment, vous  et  les  vôtres,  et  frère  et  fils,  et  vous  recommande  un 
cul  et  des  tétons,  ma  chère  nièce. 


3136.  —  A   M.   BERTRAND  1. 

Aux  Délices,  18  mars  175G. 

Mon  cher  philosophe,  on  est  quelquefois  bien  honteux  de 
remplir  ses  devoirs.  J'ai  cru  en  remplir  un  en  vous  envoyant  ce 
gros  recueil,  mais  soyez  bien  sûr  que  je  sens  combien  un  tel 
hommage  est  à  plusieurs  égards  indigne  d'un  homme  qui  pense 
si  bien.  A  force  d'avoir  écrit  on  finit  par  souhaiter  de  n'avoir 
jamais  écrit,  on  sent  la  vanité  et  le  néant  de  tous  ces  amuse- 
ments de  l'oisiveté.  S'il  y  a  dans  ce  ramas  informe  quelque 
chose  qui  demande  grâce  pour  le  reste,  et  qui  puisse  vous  faire 
passer  un  demi-quart  d'heure  sans  ennui,  je  serais  presque 
consolé  d'avoir  perdu  tant  de  temps  dans  ces  pénibles  et  frivoles 
occupations.  Peut-être  VHistoirc  f/ènérale  qu'on  imprime  méri- 
tera-t-elle  un  peu  plus  vos  regards,  parce  que  j'ai  choisi  des  ma- 
tières plus  intéressantes.  Je  n'ai  point  songé  dans  cet  ouvrage  à 
avoir  de  l'esprit,  mais  à  donner  à  ceux  qui  en  ont  de  fréquentes 
occasions  de  réfléchir.  Ce  seront  les  lecteurs  sages  qui  feront 
mon  livre,  et  il  sera  meilleur  entre  vos  mains  que  dans  d'autres, 
J'étais  las  des  historiens  qui  m'apprenaient  que  Volfang  épousa 
Éléonore  et  que  Jean  succéda  à  Pierre.  J'ai  voulu  voir  quid 
turpe,  qiiid  utile,  quid  non.  Et  vous  le  verrez  bien  mieux  que 
moi. 

M'""  de  Freudenreich  est-elle  à  Berne?  Voulez-vous  bien  lui 
présenter  mes  respects  et  ceux  de  toute  ma  famille,  que  j'ai  ras- 
semblée au  bord  du  lac?  Ne  m'oubliez  pas,  je  vous  en  supplie, 
auprès  de  monsieur  le  banneret  si  vous  lui  écrivez. 

Je  crois  que  le  siège  du  port  Mahon  tire  à  sa  fin,  et  qu'avant 
le  mois  d'août  les  habitants  des  îles  Cassérides  n'auront  plus 
d'île  dans  la  Méditerranée.  Il  est  bon  que  chacun  reste  chez  soi. 
Je  vous  embrasse  tendrement,  mon  cher  ami.  V. 

1.  Magasin  universel,  1838-1830,  tome  VI. 


CORRESPONDANCE. 


3137.  —  A  M.   BERTRAND  '. 

Aux  Dclicc!,  18  mars  IT.T». 

Jo  reçois  dans  le  moment,  mon  cher  monsieur,  votre  lettre 
toute  i)leine  d'étranges  nouvelles  qui  demandent  un  peu  de  con- 
firmation. 

Le  docteur  Tronchin  vient  coucher  chez  moi  à  Monrion  sur 
sa  route,  mais  l'objet  de  son  voyage  est  encore  très-incertain 
pour  le  public. 

Voici  une  antre  nouvelle  non  moins  singulière  :  (■"est  que  je 
suis  iiivili;  à  all(M'  entondrc,  le  27  de  ce  mois,  à  Berlin,  l'opéra  de 
Mcropc  ([ue  le  roi  de  Prusse  a  composé  sur  ma  tragédie.  S'il  n'y 
avait  (]iie  de  ces  événements-là  dans  h;  monde,  tout  serait  bien. 
J'ai  plus  d'envie  de  venir  vous  voir  à  Berne  que  d'aller  entendre 
à  Berlin  de  la  musique  italienne;  mandez-moi,  je  vous  prie,  quel 
jour  M.  le  banneret  de  Freudenreich  partira.  Car  je  ne  veux 
aller  à  Berne  qu(!  quand  il  y  sera.  Dites-moi  aussi,  je  vous  en  prie, 
si  vous  avez  reçu  mon  paquet  ;  continuez-moi  vos  bontés.  V. 

:!138.   -DE   COLIM   A  M.    DLI'ONT?. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  20  mars  IToG. 

Je  ne  ni'allendais  pas  à  la  lettre  cliarmante  que  je  viens  de  recevoir;  je 
me  croyais  oul)lié  de  vous  et  du  reste  du  genre  humain  pour  no  faire  con- 
naître ma  lourde  existence  qu'à  l'homme  dont  je  suis  le  barbouilleur.  Je 
vous  remercie  tendrement,  orateur  aimable,  de  votre  souvenir;  je  vous 
remercierais  encore  bien  plus  tendrement,  si  M"'"  Dupont  vous  eût  chargé 
d'un  petit  mot  [)0ur  moi  dans  votre  lettre.  Des  Suisses  pourraient-ils  me 
faire  oublier  un  iionmie  comme  vous?  Peut-il  y  avoir  une  Lausanienne, 
quelque  jolie  qu'elle  soit,  qui  puisse  eifacer  de  mon  cœur  la  reconnaissance 
que  je  dois  à  vos  anciennes  bontés?  Pouvez-vous  penser  que  l'amour  me 
fait  négliger  l'amitié?  No  peut-on  pas  aimer  à  la  fois  une  maîtresse  et  un 
ami  ?  Schœpflin  vous  dira  que  je  lui  parle  toujours  de  vous  dans  toutes  mes 
lettres.  J'oserais  vous  importuner  quehjuefius  si  le  digeste,  le  code,  Bartole, 
Cujas,  et  tant  d'autres  gros  docteurs  dont  vous  êtes  souvent  entouré,  ne 
m'effrayaient  pas. 

Je  vais  vous  parler  de  mes  occupations  des  bords  du  lac  Léman,  et  des 
livres  que  nous  faisons.  Vous  seriez  bien  étonné  si  vous  voyiez  actuelle- 
ment ce  maigre  philosophe  ijuc  vous  vîtes  jadis  dans  un  caveau  de  la  rue 

1.  Magasin  universel,  1838-1830,  tome  VI. 

2.  Lettres  inédites  de  Voltaire,  etc.,  1821. 


ANNÉE    1756.  9 

des  Juifs.  Quel  changement!  Il  est  tout  aussi  maigre  que  vous  l'avez  vu; 
mais  il  a  une  maison  de  campagne  assez  bien  ornée  près  de  Genève  ;  il  en 
a  une  autre  près  de  Lausanne,  et  il  est  en  marché  pour  en  louer  une  autre 
à  Rolle,  qui  est  à  peu  près  à  moitié  chemin  de  Genève  à  Lausanne.  Cette 
dernière  maison  le  décidera  à  aller  plus  souvent  de  Monrion  aux  Délices  et 
des  Délices  à  Monrion.  Il  a  six  chevaux',  quatre  voitures,  cocher,  postillon, 
deux  laquais,  valet  de  chambre,  un  cuisinier  français,  un  marmiton,  et  un 
secrétaire  :  c'est  moi  qui  ai  cet  honneur.  Les  dîners  qu'on  donne  aujourd'hui 
sont  un  peu  plus  splendides  que  ne  l'étaient  ceux  qu'on  donnait  à  Colmar, 
et  on  a  presque  tous  les  jours  du  monde  à  dîner.  Voilii  pour  le  luxe;  faites 
à  présent  vos  réflexions,  et  vous,  qui  êtes  avocat,  conciliez  le  passé  avec  le 
présent. 

L'article  des  belles-lettres  ne  va  pas  mal;  je  ne  cesse  d'écrire,  et  je  suis 
obligé  de  vous  dire  que  nous  faisons  plus  de  besogne  en  un  jour  que  votre 
abbé  matériel  n'en  fait  en  un  an.  L'Histoire  universelle  est  toute  faite;  elle 
se  rejoint  au  Siècle  de  Louis  XIV,  et  fait  ainsi  un  cours  d'histoire  com- 
plet, depuis  Charlemagne  jusqu'à  la  dernière  guerre.  Cet  ouvrage  aurait 
effrayé  tout  autre  historien  que  le  nôtre.  Vous  savez  qu'on  n'a  jamais  fait 
d'histoire  aussi  aisément  et  à  meilleur  marché;  mais  il  ne  faut  dans  cette 
histoire  qu'y  goûter  la  beauté  du  style  et  y  profiter  de  quelques  réflexions 
et  de  quelques  coups  de  pinceau  qui  font  de  temps  en  temps  le  tableau  de 
l'univers  en  peu  de  traits.  Tout  cela  n'a  rien  coûté  à  notre  historien.  Vous 
trouverez  dans  celte  Histoire  nniverselle  un  grand  chapitre  sur  Louis  XIII  : 
on  ne  l'a  fait  qu'avec  le  secours  du  seul  Le  Yasser,  dont  ce  chapitre  est  un 
très-petit  extrait  fait  par  un  homme  de  goùt^.  L'édition  des  Œuvres  mêlées 
va  être  finie,  et  je  pense  que  J\IM.  Cramer  la  mettront  bientôt  en  vente. 

1.  Il  y  a  sur  ces  sis  chevaux  une  anecdote  fort  originale  et  bien  peu  connue. 
A  peine  installé  aux  Délices,  M.  de  Voltaire  fit  acquisition  d'un  étalon  danois  ex- 
cessivement vieux,  avec  lequel  il  se  proposait  d'établir  un  haras  dans  sa  terre.  Il 
avait  cette  demi-douzaine  de  vieilles  juments  dont  parle  Colini,  pour  le  traîner,  lui 
et  sa  nièce;  et  pour  réaliser  son  beau  projet,  il  se  résolut,  un  matin,  à  aller  à 
pied  pour  livrer  les  six  demoiselles  aux  plaisirs  de  l'étalon  ;  il  espérait  être  dédom- 
magé de  cette  petite  gêne  par  une  belle  race  de  chevaux  danois  nés  aux  Délices. 
Ses  essais  ne  furent  point  heureux  :  les  efforts  du  vieux  Danois  ne  fructifièrent 
point,  et  Voltaire  écrivit,  à  cette  occasion,  un  chapitre  sur  les  causes  de  la  stéri- 
lité. xMais  voici  le  curieux.  On  assure  que  le  philosophe,  avant  d'avoir  reconnu 
l'impuissance  de  son  Danois,  tout  fier  de  la  race  nouvelle  qu'il  allait  perpétuer  en 
France,  donnait  chaque  jour,  après  le  dîner,  aux  personnes  qui  venaient  le  voir 
le  spectacle  des  joyeux  ébats  de  son  sultan;  il  voulait  surtout  le  montrer  aux 
femmes  qui  venaient  diner  chez  lui  :  «  Venez,  mesdames,  s'écriait-il,  voir  le  spec- 
tacle le  plus  auguste;  vous  y  verrez  la  nature  dans  toute  sa  majesté.  » 

Cette  folie  donna  à  M.  Huber,  si  connu  pour  ses  découpures,  l'idée  d'un 
petit  tableau  en  ce  genre,  qui  se  vendit  quinze  louis.  {Note  du  premier  éditeur.) 

2.  Voilà  un  ouvrage  assez  lestement  apprécié;  et,  pour  un  homme  d'esprit, 
M.  Colini  en  montre  bien  peu  dans  ce  jugement,  que  l'opinion  publique  n'a  pas 
confirmé.  Il  aurait  fallu,  peut-être,  que  M.  de  Voltaire  inventât  les  faits  de  VHis- 
toire  universelle,  pour  plaire  à  M.  Colini  :  sans  doute,  alors,  il  eût  dit  que  c'était 
un  ouvrage  neuf.  (  Note  du  premier  éditeur.) 


10  CORRESPONDANCE. 

L'édition  de  Vl/isfoire  universelle  ne  se  dôbifeia  qu'après.  J'ignore  par  quel 
moyen  vous  comptez  vous  procurer  un  exemplaire  de  celte  nouvelle  édition 
des  Œuvres.  Vous  no  ferez  pas  mal  de  tâcher  de  l'avoir  :  vous  y  trouverez 
une  foule  de  pièces  nouvelles.  Mais  ce  qui  vous  surprendra  (et  que  ceci  soit 
dit  entre  nous),  c'est  que  vous  y  trouverez  une  pièce  qu'on  vous  fit  lire  il  y 
a  quelque  temps:  c'est  un  poëme  sur  la  Relifjion  naturelle.  Le  titre  fait 
sentir  que  cet  ouvrage  n'est  pas  d'un  chrétien,  et  je  crois  (juc  l'auteur  a 
mieux  rempli  son  but  que  votre  abbé  n'a  rempli  le  sien  sur  l'immatérialité 
de  l'âme.  Personne  ne  sait  que  cet  ouvrage  sera  inséré  dans  cette  nouvelle 
édition;  les  Cramer,  qui  ont  débité  un  petit  avis  sur  cette  édition,  n'en  parlent 
pas,  et  je  vous  prie  en  grâce  de  n'en  rien  dire  à  personne,  afin  de  ne  pas 
inspirer  de  curiosité  aux  fanatiques  et  aux  prêtres,  toujours  |»rèts  à  courir 
sur  ceux  qui  ont  la  réputation  de  vouloir  leur  cogner  sur  les  doigts.  Est-il 
possible  que  noire  philosophe  ne  sente  point  le  tort  que  cet  ouvrage  peut 
lui  faire?  On  lui  a  toujours  reproché  d'être  déiste;  il  a  voulu  toujours  sou- 
tenir que  non,  pour  éviter  les  tracasseries  et  les  persécutions  :  actuellement 
il  a  l'aveuglement  d'imprimer  qu'il  l'est,  et  de  croire  que  cet  ouvrage  ne  lui 
fera  qu'honneur.  Cette  pièce,  précédée  d'une  autre,  fait  la  clôture  de  l'édition, 
sous  le  tilre  de  Sujijjle'mcul  aux  Mrlaufjes  de  lilterature,  etc.  Cette  autre 
pièce  placée  sous  ce  titre  est  encore  un  poëme  sur  la  Deslruclion  de  Lis- 
bonne, ou  Examen  de  cet  axiome  :  tout  est  bien.  Vous  savez  que  c'est 
Pope  qui  a  dit  que  loul  ce  qui  est  est  bien.  Les  tremblements  de  terre  qui 
ont  renversé  Lisbonne  ont  fait  dire  à  notre  poëte  que  tout  n'est  pas  bien; 
il  fit  un  poëme  sur  cet  événement  terrible,  et  lorsque  ce  poëme  n'était  en- 
core qu'une  ébauche,  il  eut  la  bêtise  de  le  lire  à  quelques  Suisses.  Ces 
Suisses,  s'imaginant  que  le  poêle  combattait  l'axiome  de  Pope,  crurent  qu'il 
n'admettait  que  la  proposition  contraire,  savoir  que  dans  ce  monde  tout  est 
mal.  Cette  bévue  de  quelques  Suisses  n'a  pas  laissé  de  lui  faire  quelque 
petite  tracasserie.  Le  poêle  se  plaint,  à  la  vérité,  que  nous  habitions  un  globe 
qui  paraît  miné,  et  (pie  nous  soyons  exposés  à  des  événements  si  affreux; 
mais  il  se  résigne  à  la  volonté  de  Dieu.  Comme  je  suis  convaincu  du  secret 
de  votre  part,  je  vais  vous  transcrire  le  commencement  de  ce  poëme. 

O  malheureux  mortels!  6  terre  déplorable! 
O  de  tous  les  fléaux  assc  ni  blaire  elTro^vable  ! 
D'inutiles  douleurs  éternel  entretien! 
Philosophes  trompés,  qui  criez  :  Tout  est  bien, 
Accourez,  contemplez  ces  ruines  «fTrcuscs, 
Ces  débris,  ces  lambeaux,  ces  cendres  malheureuses, 
Ces  femmes,  ces  enfants,  l'un  sur  l'autre  entassés, 
Sous  ces  marbres  rompus  ces  membres  dispersés; 
Cent  mille  infortunés  que  la  terre  dévore. 
Qui.  sanglants,  déchirés,  et  pal|)itants  encore, 
Knterrés  sous  leurs  toits  terminent  sans  secours 
Dans  l'horreur  des  tourments  leurs  lamentables  jours. 
Au\  cris  demi-formés  de  leurs  voix  expirantes, 
Au  spectacle  effrayant  de  leurs  cendres  fumantes, 
Direz-vous,  etc. 


ANNÉE    1756.  41 

Je  vous  ai  ennuyé  plus  que  do  raison.  Pardonnez  ce  griffonnage  ;  je  vous 
ai  écrit  fort  à  la  hâte  et  avec  crainte.  N'oubliez  pas  un  homme  qui  vous 
sera  attaché  toute  sa  vie.  Schœpflin  vous  dira  que  je  voudrais  pouvoir 
quitter  les  bords  de  ce  lac  à  la  première  occasion.  S'il  se  présente  quelque 
chose,  cher  ami,  ne  m'oubliez  pas  :  vous  ne  sauriez  croire  combien  je  vous 
serai  obligé,  et  combien  mon  esclavage  est  dur.  Je  présente  mes  tendres 
respects  à  M"'"  Dupont.  Adieu  :  recommandez-moi  à  ceux  qui  ont  quelque 
bonté  pour  moi.  Je  vous  serai  tendrement  et  inviolablement  attaché  toute 
ma  vie. 

GOLINI. 


3139.  —  A   MADAME   LA   DUCHESSE  DE   SAXE-GOTHA'. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  ce  22  mars. 

Madame,  voici  une  petite  aventure  qui  n'est  qu'une  bagatelle, 
mais  qui  me  devient  importante  et  pour  laquelle  j'ai  recours  au 
cœur  noble  et  généreux  de  Votre  Altesse  sérénissime.  Elle  se 
souvient  peut-être  que  j'achevai,  dans  mon  heureux  séjour  à 
Gotha,  un  petit  poëme  sur  la  Religion  nalurcUc,  que  j'avais  com- 
mencé et  esquissé  à  Berlin  pour  le  roi  de  Prusse.  Je  le  finis  à 
vos  pieds,  et  je  l'adressai  à  celle  dont  les  bontés  me  sont  si  chères 
et  le  suffrage  si  précieux.  M'"^  la  margrave  de  Baireuth  a  répandu, 
depuis  quelques  mois,  des  copies  de  l'ouvrage,  tel  qu'il  était, 
quand  je  l'avais  donné  au  roi  son  frère.  Enfin,  j'apprends  que 
l'ouvrage  est  imprimé  à  Paris  ;  il  est  plein  de  fautes,  et,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  triste  pour  moi,  c'est  qu'il  n'est  point  adressé  à  cette 
adorable  princesse  que  j'appelais,  avec  tant  de  raison, 


Souveraine  sans  faste,  et  femme  sans  faiblesse. 

C'est  avec  le  nom  du  roi  de  Prusse  qu'il  paraît.  Je  ne  sais  s'il 
conviendrait  à  présent  que  je  fisse  réimprimer  l'ouvrage  dédié 
à  un  îiutre  qu'au  roi  de  Prusse  :  cet  hommage  ne  serait  d'aucun 
prix  pour  Votre  Altesse  sérénissime,  et  déplairait  peut-être  à  un 
roi  qui  est  votre  voisin.  Je  ne  sais  de  plus  s'il  conviendrait  que 
la  descendante  d'Ernest  le  Pieux  adoptât  ce  que  le  roi  de  Prusse, 
un  peu  moins  pieux,  peut  adopter.  J'ignore  si  Votre  Altesse  séré- 
nissime souffrirait  que  la  dédicace  fût  commune  cà  vous  et  à  lui. 
Vous  savez,  madame,  combien  le  sujet  est  délicat,  et  je  pense 
que  Votre  Altesse  sérénissime  souhaitera  que  son  nom  ne  paraisse 
qu'à  la  tête  de  cet  ouvrage,  qui  ne  pourra  être  une  source  de 

1.  Édhcurs,  Bavoux  et  François. 


12  CORRESPONDANCE. 

disputes.  Vous  Ctos  une  divinité  à  laquelle  on  ne  doit  ])résenter 
que  des  offrandes  pures  et  sans  tache. 

Il  y  a  un  petit  article  dans  la  pièce  qui  est  entre  vos  mains, 
qui  sera  dans  un  éternel  oubli.  Les  bruits  abominables  qui  cou- 
raient se  sont  trouvés  faux;  le  médecin  Troncliin  était  à  Paris, 
dans  le  temps  qu'on  le  disait  .'i  Casscl.  Le  public  est  né  calom- 
niateur; il  saisit  toujours  cruellement  les  plus  légers  prétextes. 
Ce  n'est  qu'à  des  vertus  conmie  les  vôtres  qu'il  rend  toujours 
justice,  et  ce  n'est  qu'à  un  cœur  comme  le  vôtre  que  je  serai  tou- 
joursatfacbé,  madame,  avec  le  profond  respect,  la  reconnaissance 
(}ue  jedois  à  \oti'c  Altesse  sérénissime, 

P.  S.  —  Pardonnez,  madame,  si  j'ai  dicté  cette  lettre;  je  suis 
très-malade  et  très-faible  ;  mais  les  sentiments  qui  m'attachent 
avec  tant  de  respect  et  de  zèle  à  Votre  Altesse  sérénissime  et 
à  votre  auguste  maison  n'en  sont  pas  moins  forts  \ 

3140.  —   A  M.    LE   COMTE   D'ARGENT  AL. 

Aux  Délices,  22  mars. 

Mon  cher  ange,  vous  avez  raison;  il  vaudrait  mieux  faire  des 
tragédies  que  des  poèmes  sur  les  Malheurs  de  Lisbonne  ot  sur  la  Loi 
naturelle.  Ces  deux  ouvrages  sont  donc  imprimés  à  Paris,  pleins 
de  lacunes  et  de  fautes  ridicules,  et  on  est  exposé  à  la  criaillerie. 
M""^  de  Fontaine  a  dû  vous  donner,  il  y  a  longtemps,  le  poème 
sur  l'i  Loi  naturelle.  On  lui  a  donn(!'  le  titre  de  Religion  naturelle^, 
à  la  bonne  heure;  mais  il  fallait  l'imprimer  plus  correct.  C'est 
une  faible  esquisse  que  je  crayonnai  pour  le  roi  de  Prusse,  il  y  a 
près  de  trois  '  ans,  précisément  avant  la  brouillcric.  La  margrave 


1.  MM.  Bavoux  et  François  ont  publié  sous  la  date  du  2i  mars  une  lettre  à  la 
môme,  qui  semble  faire  double  emploi  avec  la  lettre  ci-dessus,  et  que  voici  : 

Il  Madame,  j'apprends  dans  l'instant  qu'on  a  aussi  imprimé,  h  Paris,  le  Poëme 
SJir  la  l{c!i(jion  naturelle,  qui  était  adressé  à  Votre  Altesse  sérénissime.  Un  de  mes 
amis,  à  qui  je  l'avais  confié,  après  l'avoir  rctoucbé,  a  jugé  à  propos  de  le  donner 
pour  faire  voir  qu'il  vaut  mieux  que  celui  qui  n'était  pas  sous  le  nom  d'une  prin- 
cesse. Personne  ne  sait  à  (juclle  princesse  il  est  dédie,  et  je  crois  qu'il  faut  qu'on 
l'ignore  :  ce  sera  un  petit  mjstùre  entre  la  divinité  et  le  sacrificateur.  Je  pense  que  la 
grande  maîtresse  des  cœurs  sera  de  mon  avis.  Je  n'ai  que  le  temps,  au  départ  de  la 
poste,  de  renouveler  à  Votre  Altesse  sérénissime  mon  profond  respect,  mon  attache- 
ment, et  l'envie  de  me  voir  encore  h  vos  pieds  avant  de  mourir.  » 

2.  Colini  dit  par  erreur,  dans  ses  Mémoires,  que  ce  titre  fut  le  seul  donné  au 
poëme  dont  il  s'agit,  de  l'aveu  de  Voltaire.  (Cl.) 

3.  Lisez  :  cinq. 


ANNÉE    1756.  43 

de  Baireuth  en  a  donné  des  copies,  et  j'en  suis  fôché  pour  plus 
d'une  raison.  Que  faire  ?  il  faudra  le  publier,  après  y  avoir  mis 
sagement  la  dernière  main.  J'en  fais  autant  de  la  jérémiade  sur 
Lisbonne.  C'est  actuellement  un  poème  de  deux  cent  cinquante 
vers.  Il  est  raisonné,  et  je  le  crois  très-raisonnable.  Je  suis  fâché 
d'attaquer  mon  ami  Pope,  mais  c'est  en  l'admirant.  Je  n'ai  peur 
que  d'être  trop  orthodoxe,  parce  que  cela  ne  me  sied  pas  ;  mais 
la  résignation  à  l'Être  suprême  sied  toujours  bien. 

Encore  une  fois  une  tragédie  vaudrait  mieux;  mais  le  génie 
poétique  est  libre  et  commande;  il  faut  attendre  l'inspiration. 

J'apprends  qu'on  a  imprimé  la  Religion  naturelle^  à  M"'"  la  du- 
chesse de  Gotha,  aussi  bien  que  celle  au  roi  de  Prusse.  Je  me 
vois  comme  l'àne  de  Buridan'. 


3141.  —  A  MADEMOISELLE  PICTET». 

Quand  vos  yeux  séduisent  les  cœurs, 
Vos  mains  daignent  coiffer  les  tètes; 
Je  ne  chantais  que  vos  conquêtes, 
Et  je  vais  chanter  vos  faveurs. 

Voilà  ce  que  c'est,  ma  belle  voisine,  de  faire  des  galanteries  à 
des  jeunes  gens  comme  moi!  Ils  vont  s'en  vanter  partout.  Vous 
me  tournez  la  tête  encore  plus  que  vous  ne  la  coiffez,  mais  vous 
en  tournerez  bien  d'autres. 

Mille  tendres  respects  à  père  et  mère,  etc. 

314^.  —  A  M.  LE   MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  28  mars. 

Si  je  n'avais  pas  une  nièce,  mon  héros,  vous  m'auriez  vu  à 
Lyon.  Je  vous  aurais  suivi  à  Toulon,  à  Minorque.  Vous  auriez  eu 
votre  historien  avec  vous,  comme  Louis  XIV.  Que  les  vents  et  la 
fortune  vous  accompagnent  !  Je  ne  peux  répondre  d'eux,  mais  je 
réponds  que  vous  ferez  tout  ce  que  vous  pourrez  faire.  Si  jamais 

1.  Voyez  l'Avertissement  sur  ce  poëme,  tome  IX. 

2.  Voyez,  tome  IX,  les  vers  14-17  du  chant  XII  de  la  Pucelle. 

3.  i\l"'=  Charlotte  Pictet,  fille  de  Pierre  Piolet  avait  fait  présent  à  Voltaire  d'un 
bonnet  qu'elle  avait  peint  de  sa  main.  Elle  devint  la  femme  de  Samuel  Constant 
de  Rcbecque.  (B.) 


U  CORRESPONDANCE. 

vous  pouvez  avoir  la  Lonlô  do  nio  faire  ])arvenir  un  petit  journal 
de  votre  expédition,  je  tâcherai  d'en  enciiàsser  les  i)articulantés 
les  plus  Intéressantes  pour  le  public,  et  les  plus  glorieuses  pour 
vous,  dans  une  espèce  d'/y/.s/o/rc  f/incrale  qui  va  depuis  Charlemag^ie 
jusqic'ii  nos  jours.  Je  voudrais  que  mon  grelle  lût  celui  de  l'im- 
mortalité. Vous  m'aiderez  à  l'empêcher  de  périr.  Il  est  venu  à 
mon  ermitage  des  Délices  des  Anglais  qui  ont  vu  votre  statue  à 
(lùnos;  ils  disent  qu'elle  est  belle  et  ressemblante.  Je  leur  ai  dit 
qu'il  y  avait  dans  Minorque  un  sculpteur  bien  supérieur.  Réus- 
sissez, monseigneur;  votre  gloire  sera  sur  le  marbre  et  dans  tous 
les  cœurs.  Le  mien  en  est  rempli  ;"il  vous  est  attaché  avec  la  plus 
vive  tendresse  et  le  plus  profond  respect. 

Je  me  flatte  que  vous  serez  bien  content  de  M.  le  duc  de 
Fronsac.  On  dit  qu'il  sera  digne  de  vous;  il  commence  de  bonne 
heure. 

Oserai-je  vous  demander  unegrùce  ?  Ce  serait  de  daigner  vous 
souvenir  de  moi,  avec  M.  le  prince  de  Wurtemberg,  qui  sert,  je 
crois,  sous  vos  ordres,  et  qui  m'honore  des  bontés  les  plus  con- 
stantes. 

Vous  m'avez  parlé  de  certaines  rapsodies  sur  Lisbonne  et  sur 
[a  RclhjUm  naturelle.  Vraiment  vous  avez  bien  autre  chose  à  faire 
qu'à  lire  mes  rêveries  ;  mais  quand  vous  aurez  quelque  insomnie, 
elles  sont  bien  à  votre  service. 

3143.  —    A   M.   JJERTRAND, 

A    BERNE. 

Au.\  Délices,  30  mars. 

Vous  direz,  mon  cher  monsieur,  que  je  suis  un  étourdi,  et 
vous  aurez  raison.  J'envoyai  cotte  lettre  h  M.  de  Soigneux'  de 
Correvon,  magistrat  de  Lausanne.  Je  mis  son  adresse  au  lieu  de 
la  vôtre.  J'étais  si  malade  que  je  ne  savais  ce  que  je  faisais.  M.  de 
Soigneux  m'a  renvoyé  la  lettre,  sans  savoir  pour  qui  elle  est.  Je 
vous  rends  votre  bien,  c'est-à-dire  mes  liomnuigos  et  mon  cœur, 
qui  sont  certainement  à  vous  de  droit. 

Vous  me  mandez  que  M""=  de  Giez  vous  a  montré  ce  dessus  de 
lettre;  c'est  pur  zèle  de  sa  part.  Le  cachet  étaitsurmonté  d'un  H  : 
on  disait  à  Lausanne  que  11  voulait  dire  Ilaller;  mais  ce  n'est  pas 
le  style  d'un  homme  si  respectable.  On  disait  qu'il  y  a  d'autres 

1 .  G£il)ricl  SciKiieux,  seigneur  de  Correvon,  né  à  Lausanne  vers  la  (in  du  xvii*  siùcle  ; 
auteur  de  quelques  ouvrages  utiles,  mort  en  177G,  dans  sa  ville  natale. 


ANNÉE    1756.  i|5 

Ilaller.  Tant  mieux  pour  eux,  s'ils  ressemblent  un  peu  à  ccgmiuP 
homme.  Mais  que  ne  dit-on  pas  à  Lausanne  ? 

Je  n'entre  point  dans  les  tracasseries;  je  ne  suis  point  de  la 
paroisse.  Je  vis  dans  la  retraite,  je  souffre  mes  maux  patiemment. 
Je  reçois  de  mon  mieux  ceux  qui  me  font  l'honneur  de  me  venir 
voir.  Je  vous  aime  à  jamais,  et  voilà  tout.  V. 


3144.  —A   M3I.   CR;AMER   FRÈRES  2. 

Je  ne  peux  que  vous  remercier,  messieurs,  de  l'honneur  que 
vous  me  faites  d'imprimer  mes  ouvrages  ;  mais  je  n'en  ai  pas 
moins  de  regret  de  les  avoir  faits.  Plus  on  avance  en  âge  et  en 
connaissances,  plus  on  doit  se  repentir  d'avoir  écrit.  Il  n'y  a 
presque  aucun  de  mes  ouvrages  dont  je  sois  content,  et  il  y  en 
a  quelques-uns  que  je  voudrais  n'avoir  jamais  faits.  Toutes  les 
pièces  fugitives  que  vous  avez  recueillies  étaient  des  amusements 
de  société  qui  ne  méritaient  pas  d'être  imprimés.  J'ai  toujours 
eu  d'ailleurs  un  si  grand  respect  pour  le  public  que,  quand  j'ai 
fait  imprimer  laHenriade  et  mes  tragédies,  je  n'y  ai  jamais  mis 
mon  nom;  je  dois,  à  plus  forte  raison,  n'être  point  responsable 
de  toutes  ces  pièces  fugitives  qui  échappent  à  l'imagination,  qui 
sont  consacrées  à  l'amitié,  et  qui  devaient  rester  dans  les  porte- 
feuilles de  ceux  pour  qui  elles  ont  été  faites. 

A  l'égard  de  quelques  écrits  plus  sérieux,  tout  ce  que  j'ai  à 
vous  dire,  c'est  que  je  suis  né  Français  et  catholique  ;  et  c'est 
principalement  dans  un  pays  protestant  que  je  dois  vous  mar- 
quer mon  zèle  pour  ma  patrie,  et  mon  profond  respect  pour  la  re- 
ligion dans  laquelle  je  suis  né,  et  pour  ceux  qui  sont  à  la  tête  de 
cette  religion.  Je  ne  crois  pas  que  dans  aucun  de  mes  ouvrages 
il  y  ait  un  seul  mot  qui  démente  ces  sentiments.  J'ai  écrit 
l'histoire  avec  vérité  ;  j'ai  abhorré  les  abus,  les  querelles  et  les 
crimes  ;  mais  toujours  avec  la  vénération  due  aux  choses  sacrées, 
que  les  hommes  ont  si  souvent  fait  servir  de  prétexte  à  ces  que- 
relles, à  ces  abus  et  à  ces  crimes.  Je  n'ai  jamais  écrit  en  théolo- 
gien ;  je  n'ai  été  qu'un  citoyen  zélé,  et  plus  encore  un  citoyen 
de  l'univers.  L'humanité,  la  candeur,  la  vérité,  m'ont  toujours 


1.  Dans  la  bibliothèque  cantonale  de  Berne,  ville  natale  d'Albert  de  Ilaller,  est 
un  buste  avec  cette  inscription  :  Le  grand  Haller.  (Cl.) 

2.  Cette  lettre  est  imprimée  dans  le  premier  volume  des  OEuvres  de  Voltaire, 
1756.  Elle  doit  être  antérieure  au  12  avril,  jour  où  Voltaire  écrivait  à  Thicriot 
que  l'édition  était  finie  depuis  quelques  jours.  (B.) 


16  CORRESPONDANCE. 

conduit  dans  la  morale  et  dans  riiistoiro.  S'il  se  trouvait  dans 
CCS  écrits  quelques  expressions  rcpnJliensibles,  je  serais  le  pre- 
mier à  les  condamner  et  à  les  réformer. 

Au  reste,  i)uisque  vous  avez  rassemblé  mes  ouvrages,  c'est- 
à-dire  les  fautes  ([ucj'ai  pufaire,  je  vous  déclare  que  je  n'ai  point 
commis  daulres  fautes  ;  que  toutes  les  pièces  qui  ne  seront  point 
dans  votre  édition  sont  supposées,  et  que  c'est  à  cette  seule  édi- 
tion que  ceux  qui  me  veulent  du  mal  ou  du  bien  doivent  ajouter 
foi.  S'il  y  a  dans  ce  recueil  quelques  pièces  pour  lesquelles  le 
public  ait  de  l'indulgence,  je  voudrais  avoir  mérité  encore 
plus  cette  indulgence  par  un  plus  grand  travail.  S'il  y  a  des 
choses  que  le  public  désapprouve,  je  les  désapprouve  encore 
davantage. 

Si  quelque  chose  peut  me  faire  penser  que  mes  faibles  ou- 
vrages ne  sont  pas  indignes  d'être  lus  des  lionnétes  gens,  c'est 
que  vous  en  êtes  les  éditeurs.  L'estime  que  s'est  acquise  depuis 
longtemps  votre  famille  dans  une  république  où  régnent  l'esprit, 
la  i)1iil()sophie,  et  les  mœurs;  celle  dont  vous  jouissez  person- 
nellement, les  soins  que  vous  prenez,  et  votre  amitié  pour  moi, 
combattent  la  défiance  que  j'ai  de  moi-même.  Je  suis,  etc. 

3145.   —  A  M.   LE   COMTE   D'AUGENTAL. 

Aux  Délices,  i'^"'  avril. 

Je  reçois  votre  lettre  du  2k  mars,  mon  divin  ange  ;  que  de 
choses  j'ai  i\  vous  dire!  M'"*  d'Argental  a  toujours  mal  au  pied  !  et 
le  messie  Tronchin  est  à  Paris!  Jl  dit  que  je  suis  sage  et  que  je 
me  porte  bien  :ah!  n'en  croyez  rien.  Mon  procureur  dit  qu'il 
m'avait  envoyé  une  procuration  :  c'est  ce  (lu'un  i)ioc'iii('ur  doit 
envoyer;  mais  il  n'en  était  rien  avant  vos  bontés  et  a^ant  que 
M.  l'abbé  de  Cliauvelin  eût  daigné  employer  auprès  de  lui  son 
élo(iuencc.  J'écris»  à  M.  l'abbé  de  Chauvelin  ])our  le  remercier; 
je  ne  sais  point  sa  demeure  ;  je  lui  écris  à  Paris. 

Vous  me  parlez  d'une  M"'  Cuéant- ;  voilà  ce  que  c'est  que 
d'écrire  trop  tard!  les  Bonneau'  sont  plus  alertes.  Lu  lionneau 

i.  Celte  lettre  nous  est  inconnue.  (Cl.) 

2.  M"'-  (Inéant  était  une  jeune  actrice  d'une  fiqure  charmante,  dit  Crimm  dans 
sa  Correspondance  lilléraire  du  l*""  octobre  1758.  Née  vers  la  fin  de  1734,  elle 
fut  reçue  le  l'2  décembre  175i  au  Théâtre-Français,  où  elle  avait  paru,  dès  l'àgc 
de  trois  et  do  six  ans,  dans  des  rôles  d'enfants.  Elle  mourut,  le  12  octobre  1758, 
de  la  petite  vérole.  (Cl.) 

3.  Voyez  la  Pucellc,  chant  I,  vers  54  et  CO. 


ANNÉE     l7o6.  <7 

m'a  écrit,  il  y  a  un  mois,  pour  M"-^  Hus,  et  mon  respect  pour  le 
métier  ne  m'a  pas  permis  de  refuser.  J'ai  signé  ;  j'ai  donné  Naninc 
à  cette  Hus  ;  ce  n'est  pas  ma  faute  :  je  ne  suis  qu'un  pauvre 
Suisse  mal  instruit. 

On  me  défigure  à  Paris  ;  mon  Petit  Carême  est  imprimé  d'une 
manière  scandaleuse.  La  jérémiade  sur  Lisbonne  et  la  Loi  naturelle 
sont  deux  pièces  dignes  de  la  primitive  Église  ;  Satan  en  a  fait 
les  éditions.  A  qui  dois-je  m'adresser  pour  vous  faire  tenir  mes 
sermons  avec  les  notes  ?  Parlez  donc,  écrivez  donc  un  petit  mot. 
Quand  vous  n'auriez  pas  eu  la  bonté  de  mettre  à  la  raison  mon 
procureur,  je  ne  laisserais  pas  de  songer  pour  vous  à  quelque 
drame  bien  extraordinaire,  bien  tendre,  bien  touchant,  si  Dieu 
m'en  donne  la  force  et  la  grâce.  Mais  que  faire?  comment  faire? 
et  à  quoi  bon  travailler  pour  des  ingrats ?jMoi  Suisse!  moi  fournir 
la  cour  et  la  ville!  Je  prêche  Dieu,  et  on  dit  au  roi  que  je  suis 
athée.  Je  prêche  Confucius,  et  on  lui  dit  que  je  ne  vaux  pas  Cré- 
billon.  Le  roi  de  Prusse  ne  m'a  pas  traité  avec  reconnaissance, 
et  on  imprime  une  Religion  naturelle  où  je  le  loue'  à  tour  de  bras 
Comment  soutenir  tous  ces  contrastes?  Heureusement  j'ai  une 
jolie  maison  et  de  beaux  jardins;  je  suis  libre,  indépendant; 
mais  je  ne  digère  point,  et  je  suis  loin  de  vous,  et  je  mourrai 
probablement  sans  vous  revoir. 

On  me  mande  que  les  Anglais  sont  à  Port-Mahon.  On  me 
mande  que  nos  affaires  de  Cadix-  sont  désespérées,  et  vous  ne 
me  dites  pas  comment  va  votre  petit  fait;  vous  me  ferez  prendre 
les  tragédies  en  horreur.  M"""  Denis  vous  fait  des  compliments 
sans  fin,  et  moi  des  remerciements  et  des  reproches.  Je  vous 
embrasse.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

3146.  —  A   M.   BLAXCHET. 

Au.\  Délices,  prôs  de  Genève,  3  avril. 

Recevez,  monsieur,  mes  très-sincères  remerciements  de  l'ou- 
vrage Mngénieux  et  profond  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en- 

1.  La  Harpe  prétend  que  Voltaire,  après  ses  brouilleries  avec  Frédéric,  passa 
quelque  temps  chez  la  margrave  de  Baireuth  :  c'est  une  erreur;  il  confond  cette 
princesse  avec  la  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Si  Voltaire  fût  allé  chez  Wilhelniine 
api-ès  sa  sortie  de  Potsdam,  il  n'eût  pas  dit  à  Frédéric,  dans  la  lettre  2.5.J0  de 
(avril)  1753  :  «  Je  suis  au  désespoir  de  n'être  point  allé  à  Baireuth.  » 

2.  Voyez  les  notes  de  la  lettre  1889. 

3.  Jean  Blanchet,  né  à  Tournon  en  17'2i,  mort  à  Paris  en  1778,  avait  été  jé- 
suite, puis  médecin.  Il  est  auteur  de  VArt  du  citant,  1755,  in-1'2;  nouvelle  édition, 
1756,  in-12. 

3y.    —  CORRESPO.NDANCE.    VII.  2 


^8  CORRESPONDANCE. 

voyor.  Il  respire  le  goût  et  la  connaissance  des  beaux-arts.  Le 
physicien  y  conduit  toujours  le  musicien,  La  tel  ouvrage  ne 
pouvait  être  fait  que  dans  le  plus  éclairé  des  siècles.  Je  souhaite 
(ju'il  lornic  des  artistes  dignes  de  vos  leçons.  Je  n'en  serai  pas  le 
témoin,  mais  j'applaudis  de  loin  aux  progrès  de  l'art  dont  ou 
vous  sera  redevable. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  tous  les  sentiments  d'estime,  etc. 

3147.  —  A  M.   L'.VBBÈ   DE   CONDILLAC, 
A   PAnis. 

Vous  serez  peut-être  étonné,  monsieur,  que  je  vous  fasse  si 
tard  des  remerciements  que  je  vous  dois  depuis  si  longtemps; 
plus  je  les  ai  différés,  et  plus  ils  vous  sont  dus.  Il  m'a  fallu  passer 
une  année  entière  au  milieu  des  ouvriers  et  des  historiens.  Les 
ajustements  de  ma  campagne,  les  événements  contingents  de  ce 
monde,  et  je  ne  sais  quel  Orphelin  de  la  Chine  qui  s'est  venu  jeter 
à  la  traverse,  ne  m'avaient  pas  permis  de  rentrer  dans  le  laby- 
rinthe de  la  métaphysique.  Enfin  j'ai  trouvé  le  temps  de  vous 
lire  avec  l'attention  que  vous  méritez.  Je  trouve  que  vous  avez 
raison  dans  tout  ce  que  j'entends,  et  je  suis  sûr  que  vous  auriez 
raison  encore  dans  les  choses  que  j'entends  le  moins,  et  sur  les- 
quelles j'aurais  quelques  petites  difficultés.  11  me  semble  que 
personne  ne  pense  ni  avec  tant  de  profondeur  ni  avec  tant  de 
justesse  que  vous. 

J'ose  vous  communiquer  une  idée  que  je  crois  utile  au  genre 
humain.  Je  connais  de  vous  trois  ouvrages  :  VBsai  sur  l'origine 
des  connaissances  humaines-,  le  Traite  des  Scnsatio)is,  et  celui  des 
Animaux.  Peut-être,  quand  vous  fîtes  le  premier,  ne  songiez- 
vous  pas  à  faire  le  second,  et,  quand  vous  travaillâtes  au  second, 
vous  ne  songiez  pas  au  troisième.  J'imagine  que,  depuis  ce 
temps-là,  il  vous  est  venu  quelquefois  la  pensée  de  rassembler  en 
un  corps  les  idées  qui  régnent  dans  ces  trois  volumes,  et  d'en 
faire  un  ouvrage  méthodique  et  suivi  qui  contiendrait  tout  ce 
qu'il  est  permis  aux  hommes  de  savoir  en  métaphysique.  Tantôt 
vous  iriez  plus  loin  que  Locke,  tantôt  vous  le  combattriez,  et 
souvent  vous  seriez  de  son  avis.  11  me  semble  qu'un  tel  livre 

1.  Etienne  Bonnot  de  Condillac,  frère  puîné  de  l'abbé  de  Mabl\ ,  naquit  à  Gre- 
noble le  30  septembre  1714,  et  mourut  le  3  août  1780. 

2.  Cet  ouvrage  parut  en  1746;  le  Traité  des  Sensations  vit  le  jour  vers 
novembre  1754,  et  fut  suivi,  un  an  après,  du  Traité  des  Animaux. 


..       ANNÉE  1756.  49 

manque  à  notre  nation  ;  tous  la  rendriez  vraiment  philosophe  : 
elle  cherche  à  l'être,  et  vous  ne  pouvez  mieux  prendre  votre 
temps. 

Je  crois  que  la  campagne  est  plus  propre  pour  le  recueille- 
ment d  esprit  que  le  tumulte  de  Paris,  Je  n'ose  vous  offrir  la 
mienne,  je  crains  que  l'éloignement  ne  vous  fasse  peur  ;  mais, 
après  tout,  il  n'y  a  que  quatre-vingts  lieues  en  passant  par  Dijon. 
Je  me  chargerais  d'arranger  votre  voyage  :  vous  seriez  le  maître 
chez  moi  comme  chez  vous  :  je  serais  votre  vieux  disciple  ;  vous 
en  auriez  un  plus  jeune  dans  M"'"  Denis,  et  nous  verrions  tous 
trois  ensemble  ce  que  c'est  que  l'âme.  S'il  y  a  quelqu'un  capable 
d'inventer  des  lunettes  pour  découvrir  cet  être  imperceptible, 
c'est  assurément  vous.  Je  sais  que  vous  avez,  physiquement  par- 
lant, les  yeuï  du  corps  aussi  faibles  que  ceux  de  votre  esprit 
sont  perçants.  Vous  ne  manqueriez  point  ici  de  gens  qui  écri- 
raient sous  votre  dictée.  Nous  sommes  d'ailleurs  près  d'une  ville 
où  l'on  trouve  de  tout,  jusqu'à  de  bons  métaphysiciens.  M.  Tron- 
chin  n'est  pas  le  seul  homme  rare  qui  soit  dans  Genève.  Voilà 
bien  des  paroles  pour  un  philosophe  et  pour  un  malade.  Ma  fai- 
blesse m'empêche  d'avoir  l'honneur  de  vous  écrire  de  ma  main, 
mais  elle  n'ôte  rien  aux  sentiments  que  vous  m'inspirez.  En  un 
mot,  si  vous  pouviez  venir  travailler  dans  ma  retraite  à  un 
ouvrage  qui  vous  immortaliserait,  si  j'avais  l'avantage  de  vous 
posséder,  j'ajouterais  à  votre  livi'e  un  chapitre  du  bonheur.  Je 
vous  suis  déjà  attaché  par  la  plus  haute  estime,  et  j'aurai  l'hon- 
neur d'être  toute  ma  vie,  monsieur,  etc. 

3148.   —   A  M.    BERTRAND  1. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  6  avril  1756. 

Me  voilà  toujours  cloué  à  mes  Délices,  mon  cher  monsieur,  en 
proie  aux  maladies  et  aux  ouvriers.  Je  travaille  à  me  défaire  de 
tout  cela  pour  venir  rendre  mes  hommages  à  Berne.  J'y  viendrai 
lirele  catéchisme  dont  vous  me  parlez,  car  en  véritéje  me  sens  un 
peu  de  votre  religion,  je  suis  indulgent  comme  vous,  j'aime  Dieu 
et  le  genre  humain,  et  je  ne  damne  personne.  Ce  n'est  pas  que 
l'auteur  de  la  lettre  anonyme  n'ait  fait  une  action  damnable  ou 
tout  au  moins  condamnable  :  ce  n'est  point  là  du  fanatisme  tout 

1.  Six  Lettres  inédites  de  Voltaire,  brochure  in-8»  (sans  lieu  ni  date)  de 
M.  Cl.  Perroud. 


20  CO.RRESf'iONDANCE. 

pur,  c'est  une  mécliaiiccté  réfléchie  :  j'avoue  avec  vous  que  l'au- 
teur est  un  fou,  mais  c'est  un  fou  très-dangereux.  Jl  écrit  une 
lettre  de  Lausanne  contre  les  premiers  ecclésiastiques  et  les  pre- 
miers magistrats  du  i)ays  :  il  me  dit  dans  cette  lettre  que  ceux 
qui  me  font  l'honneur  de  venir  chez  moi  écrivent  à  Berne  contre 
moi.  Il  envoie  sa  lettre  cachetée  à  un  de  ses  parents  à  Ilerne,  et 
le  prie  de  mettre  le  dessus  de  la  lettre.  Ce  parent  se  prête  inno- 
cemment à  cette  manœuvre,  dont  il  ne  soupçonne  pas  la  mali- 
gnité. Ce  sont  de  ces  clioses  qu'on  peut  aisément  savoir  de 
M.  Hoherty,  employé  à  la  poste  de  Berne.  Pour  comhle  de  perver- 
sité, ce  hrouillon  a  cacheté  sa  lettre  d'un  cachet  surmonté  de  la 
lettre  II,  et  a  répandu  lui-même  dans  Lausanne  qu'un  magistrat 
de  Berne  m'avait  écrit  une  lettre  de  rejjroche.  Aies  amis  m'ont 
conseillé  d'écrire  à  M.  de  Ilaller,  me  Jlattant  qu'il  pourrait  me 
mettre  au  fait  de  cette  manœuvre,  dans  laquelle  on  semblait 
abuser  de  son  nom,  et  qu'il  en  serait  indigné.  On  m'avait  dit 
qu'il  avait  quelque  intendance  sur  les  postes,  et  c'est  cette  raison 
qui  lue  détermina  à  prendre  la  liberté  de  m'adresser  à  lui.  Je 
n'osai  pas  lui  exi)li(juer  ce  que  la  lettre  anonyme  contenait;  je  me 
contentai  de  lui  parler  on  général,  pour  obtenir  quelques  éclair- 
cissements. Je  suis  actuellement  tout  éclairci  :  je  sais  de  quelle 
main  ce  trait  infûme  est  parti,  et  je  suis  persuadé  que  vos  magis- 
trats ne  soulTriraient  point  qu'un  homme  écri\ît  de  Lausanne 
des  calomnies  contre  les  premiers  de  Lausanne,  et  les  envoyât 
par  la  poste  de  Berne  pour  faire  croire  que  sa  lettre  est  écrite 
par  quelqu'un  de  ses  souverains.  Cet  abus  de  toutes  les  lois  et 
ce  manque  de  respect  à  ses  maîtres  n'est  pas  tolérahle.  Je  vous 
supplie,  monsieur,  de  vouloir  bien  communiquer  ma  lettre  à 
M.  de  Freudenreich  et  à  M.  de  Haller,  Je  sais  qu'il  y  a  bien  des 
tracasseries  à  Lausanne,  mais  jo  ne  m'en  mêle  point.  Je  n"ai  été 
qu'une  seule  fois  dans  cette  ville.  On  m'a  dit  que  de  jeunes  mi- 
nistres n'ont  pas  i)our  leurs  anciens  toute  la  considération  qu'ils 
leur  doivent  ;  ([ue  quelquefois  même  ils  prêchent  les  uns  contre 
les  autres;  mais  ce  n'est  pas  à  moi  à  prendre  connaissance  de 
ces  petits  scandales.  Ln  malade  doit  se  tenir  au  coin  de  son  feu, 
et  un  étranger  doit  se  taire. 

Bonsoir,  mon  cher  philosophe  religieux  et  humain.  Mille 
respects,  je  vous  en  prie,  à  M.  le  banneret  de  Freudenreich  et 
à  M.  le  J)aron  de  Ilaller. 


ANNÉE    1756.  21 


.UW.   —  A  M.    DE    CIDEVILLE. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  12  avril. 

J'ai  tant  fait  de  vers,  mon  digne  et  ancien  ami,  que  je  suis 
réduit  à  vous  écrire  en  prose.  J'ai  différé  à  vous  donner  de  mes 
nouvelles,  comptant  vous  envoyer  à  la  fois  le  Poëmesur  le  Désas- 
tre de  Lisbonne,  sur  le  Tout  est  bien,  et  sur  laLoi  naturelle,  ouvrages 
dont  on  a  donné  à  Paris  des  éditions  toutes  défigurées.  Obligé 
de  faire  imprimer  moi-même  ces  deux  poëmes,  j'ai  été  dans  la 
nécessité  de  les  corriger.  Il  a  fallu  dire  ce  que  je  pense,  et  le 
dire  d'une  manière  qui  ne  révoltât  ni  les  esprits  trop  philosophes 
ni  les  esprits  trop  crédules.  J'ai  vu  la  nécessité  de  bien  faire  con- 
naître ma  façon  dépenser,  qui  n'est  ni  d'un  superstitieux  ni  d'un 
athée:  et  yose  croire  que  tous  les  honnêtes  gens  seront  de  mou 
avis. 

Genève  n'est  plus  la  Genève  de  Calvin,  il  s'en  faut  beaucoup  ; 
c'est  un  pays  rempli  de  vrais  philosophes.  Le  christianisme  rai- 
sonnable de  Locke  est  la  religion  de  presque  tous  les  ministres  ; 
et  l'adoration  d'un  Être  suprême,  jointe  à  la  morale,  est  la  reli- 
gion de  presque  tous  les  magistrats.  Vous  voyez,  par  l'exemple 
de  Tronchin,  que  les  Genevois  peuvent  apporter  en  France  quel- 
que chose  d'utile.  Vous  avez  eu,  cette  année,  des  bords  de  notre 
lac,  l'insertion  de  la  petite  vérole  S  Idamé,  et  la  Relir/ion  natu- 
relle. 

Mes  libraires  se  sont  donné  le  plaisir  d'assembler  dans  leur 
ville  les  chefs  du  conseil  et  de  l'Église,  et  de  leur  lire  mes  deux 
poëmes  ;  ils  ont  été  universellement  approuvés  dans  tous  les 
points.  Je  ne  sais  si  la  Sorbonne  en  ferait  autant.  Comme  je  ne 
suis  pas  en  tout  de  l'avis  de  Pope,  malgré  l'amitié  que  j'ai  eue 
pour  sa  personne,  et  l'estime  sincère  que  je  conserverai  toute  ma 
vie  pour  ses  ouvrages,  j'ai  cru  devoir  lui  rendre  justice  dans  ma 
préface,  aussi  bien  qu'à  notre  illustre  ami  M.  l'abbé  du  Resnel-, 
qui  lui  a  fait  l'honneur  de  le  traduire,  et  souvent  lui  a  rendu  le 
service  d'adoucir  les  duretés  de  ses  sentiments.  Il  a  fallu  encore 
faire  des  notes.  J'ai  tâché  de  fortifier  toutes  les  avenues  par  les- 
quelles l'ennemi  pouvait  pénétrer.  Tout  ce  travail  a  demandé  du 
temps.  Jugez,  mon  cher  et  ancien  ami,  si  un  malade  chargé  de 

1.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  3121. 

2.  Je  ne  connais  aucune  édition  du  Poëme  sur  le  Désastre  de  Lisbonne  dont  la 
Préface  contienne  le  nom  de  l'abbé  du  Resnel.  (B.) 


n  GORRESPONDANCR. 

collo  })eso^no,  et  encore  d'une ///.s^out  inurrrsrllc,  qu'on  imprime, 
et  ([ui  plante,  et  qui  l'ait  bètir,  et  qui  établit  une  espèce  de  petite 
colonie,  a  le  temps  d'écrire  à  ses  amis.  Pardonnez-moi  donc  si 
je  i)arais  si  paresseux,  dans  le  temps  (jue  je  suis  le  plus  occupé. 
Mandez-moi  comment  je  peux  vous  adresser  mon  Tout  n'est 
pas  bien  et  ma  Religion  naiurelle.  J'ignore  si  vous  êtes  encore  à 
Paris  ;  je  ne  sais  où  est  M.  labhé  du  Resnel.  Je  vous  écris  presque 
au  hasard,  sans  savoir  si  vous  recevrez  ma  lettre,  M""^  Denis 
vous  l'ait  mille  compliments.  V. 

P.  S.  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  vu  les  paperasses  dont  les 
Cramer  ont  farci  leur  édition  :  s'ils  ont  jugé  une  petite  i)ièce  en 
vers  qui  vous  est  adressée  digne  d'être  imi)rimée,  ils  se  sont 
trompés  ;  mais  le  plaisir  de  voir  un  petit  monument  de  notre 
amitié  m'a  empêclié  de  m'opposer  à  l'impression. 

31o0-  —  A  M.   TIIIERIOT. 

Aux  Déli.-ps,  1-2  avril. 

Je  dicte  ma  lettre,  mon  cher  et  ancien  ami,  i)arce  que  je  ne 
me  porte  pas  trop  bien.  C'est  tout  juste  le  cas  de  combattre  plus 
que  jamais  le  système  de  Pope. 

I]oniie  ou  mauvaise  santti 
Fait  noire  pliilosophie  ^  . 

Mandez-moi  comment  je  peux  vous  envoyer  quelques  exem- 
plaires de  mes  lumenlations  de  Jérémie  sur  Lisbonne,  et  de  mon 
testament  en  vers,  où  je  parle  de  la  religion  naturelle  d'une  ma- 
nière en  vérité  très-édifianle.  J'ai  arrondi  ces  deux  ouvrages 
autant  que  j'ai  pu  ;  et,  quoique  j'y  aie  dit  tout  ce  que  je  pense, 
je  me  llatlc  i)Ourtant  d'avoir  trouvé  le  secret  de  ne  pas  offenser 
beaucouf)  de  gens.  Je  rends  compte  de  tout  dans  mes  préfaces, 
et  j'ai  misa  la  fin  des  poèmes  des  notes  assez  curieuses.  Je  ne 
sais  si  les  théologiens  de  Paris  me  rendront  autant  de  justice  que 
ceux  de  Genève.  Il  y  a  plus  de  philosophie  sur  les  bords  de 
notre  lac  qu'en  vSorbonne.  Le  nombre  des  gens  (jui  pensent  rai- 
sonnablement se  multiplie  tous  les  jours.  Si  cela  continue,  la 
raison  rentrera  un  jour  dans  ses  droits  ;  mais  ni  vous  ni  moi  ne 

1.  Ce  sont  les  deux  dcrniei-s  vers  de  l'ode  de  Cliaulicu  sm;-  la  Première  Attaque 
de  goutte. 


ANNÉE    1756.  23 

Terrons  ce  beau  miracle.  Je  suis  fâché  que  vous  ayez  perdu 
l'idée  de  venir  à  mes  Délices;  elles  commencent  à  mériter  leur 
nom  :  elles  sont  bien  plus  jolies  qu'elles  ne  l'étaient  quand  votre 
petit  aimable  Patu  y  fit  un  pèlerinage.  Je  vous  assure  que  c'est 
une  jolie  retraite,  bien  convenable  à  mon  fige  et  à  ma  façon  de 
penser.  Je  ne  fais  pas  de  si  beaux  vers  que  Pope,  mais  ma  mai- 
son est  plus  belle  que  la  sienne,  et  on  y  fait  meilleure  chère, 
grftce  aux  soins  de  M'""  Denis  ;  et  je  vous  réponds  que  les  jardins 
d'Épicure  ne  valaient  pas  les  miens.  Si  jamais  vous  vous  ennuyez 
des  rues  de  Paris,  et  que  vous  vouliez  faire  un  voyage  philoso- 
phique, je  me  chargerai  volontiers  de  votre  équipage.  Dites,  je 
vous  en  prie,  à  Lambert,  que  je  vais  lui  envoyer  les  poèmes  de 
Lisbonne  oXûelaLoi  naturelle.  Dites-lui,  en  même  temps,  qu'il  aurait 
bien  dû  s'entendre  avec  les  Cramer  pour  l'édition  de  mes  rêve- 
ries. Il  était  impossible  que  cette  édition  ne  se  fît  pas  sous  mes 
yeux  ;  vous  savez  que  je  ne  suis  jamais  content  do  moi,  que  je 
corrige  toujours  ;  et  il  y  a  telle  feuille  que  j'ai  fait  recommencer 
quatre  fois.  L'édition  est  finie  depuis  quelques  jours.  Puisque 
Lambert  en  veut  faire  une,  il  me  fera  grand  plaisir  de  mettre 
votre  nomi  à  la  tête  du  premier  Discours  sur  VHornme;  le  qua- 
trième- est  pour  un  roi,  et  le  premier  sera  pour  un  ami:  cela 
est  dans  l'ordre. 

Bonsoir:  je  vous  embrasse, 

3151.   —  A  MADAME    LA  COMTESSE    DE    LUTZELBOURG, 

A    STRASBOURG. 

Au.v  Délices,  près  de  Genève,  12  avril. 

J'ai  déchiffré  votre  lettre,  madame,  avec  le  plus  grand  plaisir 
du  monde.  Ne  jugez  point,  s'il  vous  plaît,  de  mon  attachement 
pour  vous  par  mon  long  silence.  Ma  mauvaise  santé,  ma  pro- 
fonde retraite,  l'éloignement  où  je  suis  de  tout  ce  qui  se  passe  dans 
le  monde,  le  peu  de  part  que  j'y  prends,  tout  cela  fait  que  je  n'ai 
rien  à  mander  aux  personnes  dont  le  commerce  m'est  le  plus  cher. 
Je  n'ai  presque  plus  de  correspondance  à  Paris,  Le  célèbre  Tron- 
chin,  qui  gouvernait  ici  ma  malheureuse  santé,  m'a  abandonné 
pour  aller  détruire  des  préjugés  en  France,  et  pour  donner  la 


1.  Voyez  les   Variantes  de  ce  Discours,  et  la  lettre  du  6  décembre   1738,  à 
Thicriot. 

2.  C'est-à-dire  le  cinquième. 


24  CORRESPONDANCE. 

petite  vérole  h  nos  princes'.  Je  ne  doute  pas  qu'il  ne  réussisse, 
malgré  les  cris  de  la  cour  et  des  sots.  Tout  allait  à  merveille  le 
5  du  mois.  M""^  de  Villeroi-  attend  la  première  place  vacante 
pour  être  inoculée.  Les  enfants  de  M.  de  La  lioclioroucauld  et  de 
M.  le  maréchal  delîellc-lsle  se  disputent  le  pas.  lia  plus  de  vogue 
que  la  Duchapl',  et  il  la  mérite  bien.  C'est  un  homme  haut  de 
six  pieds,  savant  comme  un  Ksculape,  et  beau  comme  Apollon. 
Il  n'y  a  point  de  femme  qui  ne  fût  fort  aise  d'être  inoculée  par 
lui.  Nous  commençons  à  prendre  les  systèmes  des  Anglais  ;  mais 
il  faudrait  apprendre  aussi  à  les  battre  sur  mer.  Je  crois  actuel- 
lement M.  do  Piicliclicu  en  chemin  pour  aller  voir  s'il  y  a  d'aussi 
beau  marbre  à  Port-Mahon  qu'à  Gênes,  et  si  on  y  fait  d'aussi 
belles  statues.  Il  pourra  bien  rencontrer  sur  sa  route  quelque 
brutal  d'amiral  anglais  qu'il  faudra  écarter  à  coups  de  canon; 
mais  je  me  llatte  que  le  gouvernement  a  bien  pris  ses  mesures, 
et  que  les  Français  arriveront  avant  les  Anglais.  Ceux-ci  ont  plus 
de  deux  cents  lieues  de  mer  à  traverser,  et  M.  de  Richelieu  n'a 
qu'un  trajet  de  soixante-dix  lieues  à  faire  :  ce  qui  peut  s'exécuter 
en  quarante  heures  très-aisément,  par  le  beau  temps  que  nous 
avons. 

Quoique  je  ne  sois  pas  grand  nouvelliste,  il  faut  pourtant, 
madame,  que  je  vous  dise  des  nouvelles  de  TAmérique.  Il  est 
vrai  qu'il  n'y  a  pas  de  roi  Nicolas  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
(|ue  les  jésuites  sontautant  de  rois  au  Paraguai.  Le  roi  d'Espagne 
envoie  quatre  vaisseaux  de  guerre  contre  les  rèvèrcmls  pires.  Cela 
est  si  vrai  que  moi,  qui  vous  parle,  je  fournis  ma  part  d'un  de 
ces  quatre  vaisseaux.  J'étais,  je  ne  sais  comment,  intéressé  dans 
un  navire  considi'rable  qui  partait  pour  lUienos-Ayres;  nous  l'a- 
vons fourni  au  gouvernement  pour  transporter  des  troupes  ;  et, 
pour  achever  le  plaisant  de  cette  aventure,  ce  vaisseau  s'appelle 
le  Pascal;  il  s'en  va  combattre  la  morale  relâchée.  Cette  petite  anec- 
dote ne  déplaira  pas  à  votre  amie*:  elle  ne  trouvera  pas  mauvais 
que  je  fasse  la  guerre  aux  jésuites,  quand  je  suis  en  terre  héré- 
tique. 

Avouez,  madame,  que  ma  destinée  est  singulière.  Je  vous 
assure  que  nous  regrettons  tous  les  jours,  M""^  Denis  et  moi,  que 


1.  Le  duc  de  Chartres,  el  M"''  d'Orléans,  sa  sœur,  n6s  en  1750. 

2.  Jeanue-Louiso-Constance,  fille  du  duc  d'Auniont.  Sa  mère  était  morte  de  la 
petite  vérole  en  17.j3.  N'éc  en  1731,  mariée,  en  1747,  à  Gab.-L.-F.  de  Neuville,  duc 
de  Villeroi,  dont  le  père  était  mort  de  la  même  maladie  vers  la  fin  de  173'2. 

3.  Marchande  de  modes, 
i.  M""^  de  Brumath. 


ANNÉE    1756.  25 

mes  Délices  nesoientpasauprès  de  l'île  Jard.  Mais  songez,  s'il  vous 
plaît,  que  je  vois  le  lac  et  deux  rivières^  de  ma  fenêtre,  que  j'ai 
eu  des  fleurs  au  mois  de  février,  et  que  je  suis  libre.  Voilà  bien 
des  raisons,  madame  ;  mais  elles  ne  m'empêchent  pas  de  regretter 
l'île  Jard.  Daignez  faire  souvenir  de  moi  monsieur  votre  fils.  Je 
vous  renouvelle  mon  tendre  respect. 

315-2.  —  A  M.    LE  PRÉSIDENT    DE  RUFFEY^. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  12  avril  17.j6. 

En  revenant,  monsieur,  à  mon  petit  ermitage  qu'on  nomme 
les  Délices,  je  reçois  presque  à  la  fois  votre  lettre  et  votre  présent. 
M.  Troncbin,  qui  me  faisait  vivre,  m'a  abandonné  pour  aller 
Inoculer  des  princes  ;  vous  réparez  le  tort  que  me  fait  son  ab- 
sence en  daignant  m'envoyer  du  vin  de  Bourgogne,  qui  vaudra 
mieux  pour  moi  que  tous  ses  remèdes. 

Il  ne  me  manque,  monsieur,  que  d'avoir  l'honneur  de  boire 
ce  vin  avec  vous.  J'ai  aussi  des  vignes,  mais  ce  sont  des  vignes 
plus  hérétiques  qu'à  Genève  :  elles  sont  maudites  de  Dieu  et  de 
l'Église.  Ma  retraite  est  d'ailleurs  aussi  agréable  qu'elle  puisse 
l'être;  je  m'y  attache  tous  les  jours,  et  je  sens  que  je  ne  pourrai 
la  quitter  que  pour  venir  vous  remercier  de  vos  bontés.  Ce  que 
vous  me  mandez  de  la  santé  de  M.  de  La  Marche  me  pénètre  de 
douleur  :  c'est  le  plus  ancien  ami  qui  me  reste  ;  la  mort  m'a  en- 
levé presque  tous  les  autres.  Je  me  flatte  encore  de  le  retrouver  à 
Dijon  avec  vous,  si  ma  santé  me  permet  de  faire  ce  voyage.  Adieu, 
monsieur,  recevez  les  tendres  remerciements  de  votre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur.  V. 

'Je  suis  fort  en  peine  de  M.  le  maréchal  de  Richelieu  :  j'ai  bien 
peur  qu'il  ne  trouve  des  vaisseaux  anglais  dans  son  chemin 
avant  d'arriver  à  Minorque;  mais  s'il  peut  ou  les  devancer  ou  les 
battre,  il  prendra  Port-xMahon,  il  vengera  la  France,  et  reviendra 
comblé  de  gloire.  Adieu,  monsieur,  je  vous  réitère  mes  remer- 
ciements et  les  tendres  sentiments  avec  lesquels  je  serai  toute 
ma  vie  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur.  V. 

1.  Le  Rhône  et  l'Arve. 

2.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

3.  Ce  post-scriptum  seulement  a  été  puhlié  par  Beuchot. 


26  CORRESrONDANCE. 

315:!.  —  A  M.   DLI'ONT, 

AVOCAT. 

Aux  Délices,  16  avril. 

Lo  Suisse  Voltaire  envoie  au  pliilosoplie  de  Colmar,  pour  ses 
a'ufs  de  Pâques,  ces  deux  petits  sermons^  de  carême.  M'^'-'  Denis 
et  lui  l'aimeront  toujours. 

315i.  —  DE  M.   DUPONT  î. 

J'ai  reçu  vos  deux  sermons  :  qu'ils  sont  beaux,  mon  révérend  père  ! 

Ali!  que  j'aurais  de  goût  pour  le  pain  de  la  parole,  si  ceux  qui  le  distri- 
buent savaient  le  pétrir  comme  vous  ! 

Vous  faites  ressusciter  en  moi  des  germes  de  sentiments  ([ui  languis- 
saient. Vous  remontez  les  ressorts  de  mon  âme,  et  je  m'aperçois  ipie  si  vous 
vouliez,  vous  pourriez  bien  faire  mon  esprit,  comme  il  me  souvient  que 
vous  faisiez  votre  corps.  Quoique  vous  n'ayez  jamais  tort  avec  moi,  j'oserai 
cependant  vous  dire  que  le  Tout  est  bien  n'est  pas  mal.  Jl  serait  assez  gentil 
que  cette  leçon  fit  des  progrès.  Les  conséquences  en  sont  admirables;  mais 
vous  voulez  faire  votre  paix,  et  vous  sacrifiez  une  assez  bonne  citadelle  dont 
le  parti  peut  se  passer.  Votre  Loi  iiaurelle  est  divine.  Si  les  législateurs 
hébreux  et  auti-es  parlaient  ainsi,  quel  charme  de  les  écouter  !  Je  ne  vous  en 
dirai  pas  davantage,  mon  révérend  père,  crainte  de  vous  mal  louer.  Il  fau- 
drait savoir  parler  comme  vous  pour  s'en  acquitter  dignement.  Adieu. 
Prêchez  de  temps  en  temps,  et  n'attendez  pas  la  fin  du  carême  pour  m'en- 
voyer  vos  sermons,  sans  quoi  je  pourrai  bien  aller  en  Suisse  pour  les 
cntondre. 

Je  ne  sais  rien  dire  autre  chose  à  M™*^  Denis,  sinon  que  je  l'admire,  et 
que  j'ose  l'aimer. 

3155.   —  A  M.   LE    DUC    D'UZÈS». 

Au.\  Délices,  pris  de  Genève,  16  avril. 

Vous  voyez,  monsieur  le  duc,  l'excuse  de  mon  lonj^;  silence 
flans  la  liberté  que  je  prends  de  ne  pas  écrire  de  ma  main.  Mes 
yeux  ne  valent  pas  mieux  que  le  reste  de  mon  corps.  Il  faut  que 
vous  ayez  plus  de  courage  que  moi,  puisque  vous  écrivez  de  si 
jolies  lettres  avec  un  rhumatisme  ;  mais  c'est  que  vous  avez  au- 
tant d'esprit  que  de  courage, 

1.  ^I.  de  Voltaire  m'a  écrit  ce  billet  en  m'en  voyant  ses  deux  poCines  sur  le 
Désastre  de  Lisbonne  et  la  Loi  naturelle.  (Xotcde  Dupont.) 

2.  Lettres  inédites  de  Voltaire,  etc.,  t821. 

3.  Voyez  tome  XXXVII,  page  175. 


ANNÉE    4  7oC).  27 

Il  est  vrai,  monsieur  le  duc,  que  je  me  suis  avisé,  il  y  a  quel- 
ques années,  d'argumenter  en  vers  sur  la  Religion  naturelle  avec 
le  roi  de  Prusse.  C'était  tout  juste  immédiatement  avant  que  lui 
et  moi  chétif  nous  fissions  l'un  et  l'autre  une  petite  brèche  à 
cette  religion  naturelle,  en  nous  fâchant  très  mal  à  propos,  .Mais 
il  n'est  pas  rare  à  la  nature  humaine  de  voir  le  bieni  et  de  faire 
le  mal.  On  a  imprimé  à  Paris  ce  petit  ouvrage  depuis  quelque 
temps,  mais  entièrement  défiguré,  et  on  y  a  joint  des  fragments 
d'une  jérémiade  sur  le  Désastre  de  Lisbonne  et  d'un  examen  de  cet 
axiome  Tout  est  bien.  Toutes  ces  rêveries  viennent  d'être  recueil- 
lies à  Genève;  on  les  a  imprimées  correctement  avec  des  notes 
assez  curieuses.  Si  cela  peut  amuser  votre  loisir,  je  donnerai  le 
paquet  à  M.  de  Rhodon-,  qui  sans  doute  trouvera  des  occasions 
de  vous  le  faire  tenir. 

Puisque  vous  me  parlez  des  péchés  de  ma  jeunesse,  je  vous 
assure  que  vous  n'avez  point  la  véritalile  Jeanne.  Celle  qu'on  a 
imprimée  et  celles  qui  courent  en  manuscrit  resseml)lent  à  toutes 
les  filles  qui  prennent  le  beau  nom  de  pucelles  sans  avoir  Tlion- 
neur  de  l'être.  Bien  des  gens  à  qui  le  sujet  plaisait  se  sont  avisés 
de  remphr  les  lacunes.  Je  peux  vous  assurer  que  ce  motdefîien- 
Aimè^  n'est  pas  dans  mon  original  ;  il  n'est  fait  que  pour  le  Can- 
tiques des  canliques.  Si  mon  âge,  mes  maladies,  et  mes  occupations, 
me  permettaient  de  revoir  ces  anciennes  plaisanteries,  qui  ne 
sont  plus  pour  moi  de  saison,  et  si  le  goût  vous  en  demeurait, 
je  me  ferais  un  plaisir  de  mettre  entre  vos  mains  l'ouvrage  tel 
que  je  l'ai  fait;  mais  ce  n'est  pas  là  une  besogne  de  malade. 

Quant  à  la  foule  de  mes  autres  sottises,  les  frères  Cramer  en 
achèvent  l'impression  à  Genève.  Je  n'en  fais  point  les  honneurs, 
lis  ont  entrepris  cette  édition*  à  leurs  risques  et  périls,  et  j'ai  eu 
des  raisons  pour  ne  pas  vouloir  en  garder  plusieurs  exemplaires 
en  ma  possession.  Ma  santé,  d'ailleurs,  est  dans  un  état  si  déplo- 

1.  Médée,  dans  le  septième  livre  des  Métamorphoses  d'Ovide,  dit  : 

Video  meliora,  {iroboquc  ; 

Détériora  scquor. 

2.  Ce  ^I.  de  Rhodon  était  sans  doute  un  Genevois  que  Voltaire  appelle  le  fier, 
te  vaillant  Rliodon,  dans  le  chant  II  de  la  Guerre  civile  de  Genève. 

3.  Voltaire  fait  allusion  à  ces  vers  sur  Louis  XV,  qui  se  lisaient  dans  quelques 
manuscrits  de  la  Pucelle  (chant  XV)  : 

Louis  le  quatorzième, 

Aieul  d'un  roi  qu'un  méprise  et  qu'on  aime. 

4.  Vo3'ez  la  lettre  314L 


28  CORRESPONDANCE. 

rablo,  que  j'évite  avec  soin  tout  ce  fjiii  pourrait  entraîner  quelque 
discussion. 

Je  fais  des  vœux,  en  qualité  de  bon  Français  et  de  serviteur 
de  M.  le  maréclial  de  IJirlioiieu,  pour  qu'il  arrive  dans  l'île  de 
Minorque  avant  les  Anglais  ;  et  je  crois  qu'on  a  beau  jeu  ([uand 
on  part  de  Toulon,  et  qu'on  joue  contre  des  gens  qui  ne  sont  pas 
encore  partis  de  Portsmoutli.  J'oserais  bien  penser  comme  vous, 
monseigneur,  sur  Calais;  mais  vous  avez  probablement  à  la  cour 
qucbiue  Annibal  qui  croit  qu'on  ne  peut  vaincre  les  Romains  que 
dans  Rome^. 

Pardonnez,  nionsoigneur,  à  un  pauvre  malade  ([ui  peut  à 
])f'ine  écrire,  et  ([iii  aous  assure  de  son  tendre  respect  et  de  son 
entier  dévouement. 

3156.  —  A  M.    LF   MARÉCHAL   DUC  DE    RICHELIEU. 

Aux  Délices,  16  avril. 

C'est  un  trait  digne  de  mon  héros  de  daigner  songer  ;'»  son 
vieux  petit  Suisse,  quand  il  s'en  va  prendre  ce  Port-Malion. 
Savez-vous  bien,  monseigneur,  que  l'île  de  Minorque  s'appelait 
autrefois  l'île  d'Aplirodise,  et  qu'Aplirodise,  en  grec,  c'est  Vénus? 
Je  me  llatte  que  vous  donnerez  pour  le  mot  :  Venus  victrix;  cela 
vous  siéra  à  merveille.  Ce  mot-là  ne  réussit  pas  mal  à  un  de  vos 
devanciers,  qui  eut  aussi  allaire  en  son  temps  aux  Anglais  et 
aux  dames-. 

Je  ne  conçois  pas  comment  les  Anglais  pourraient  s'opposer 
à  votre  expédition.  Ils  ont  quatre  cent  cin(]uante  lieues  à  tra- 
verser avant  d'être  dans  la  mer  de  vos  îles  Baléares  ;  et  quand 
même  ils  arriveraient  à  temps,  auront-ils  assez  de  troupes?  Vous 
n'avez  [)i\s  cent  lieues  de  traversée.  Si  le  sud-ouest  vous  est  con- 
traire, ne  l'est-il  pas  aussi  aux  Anglais?  Enlln  j'ai  la  meilleure 
opinion  du  monde  de  votre  entreprise.  Il  vient  tous  les  jours  des 
\nglais  dans  ma  retraite.  Ils  me  paraissent  très-facbés  d'avoir 
chez  eux  des  llanovriens,  et  ils  ne  croient  pas  qu'on  puisse  vous 
empêcber  de  prendre  Port-Malion,  fussiez-vous  quinze  jours  aux 
îles  d'IIyères.  Comme  on  peut  avoir  quelques  moments  de  loisir 
sur  le  Foudrinjunt,  dans  le  cbemin,  je  prends  la  libcrtc  grande^  de 

1.  Annibal  l'a  prédit,  croj'ons-cn  co  grand  liomnio  : 
On  no  vaincra  jamais  les  Romains  que  dans  Romo. 

(Mitinidale,  acte  III,  se.  i.) 

2.  Le  cardinal  de  Richelieu,  arrii'To-prrand-nnclc  du  maivclial. 

3.  Mémoires  du  chevalier  de  Gramont,  chaii.  m. 


ANNÉE    1736.  29 

VOUS  envoyer  mes  Sermons  :  ils  ne  sont  ni  gais  ni  galants  ;  ils 
conviennent  au  saint  temps  de  Pâques.  Ils  sont  bien  sérieux, 
mais  votre  sphère  d'activité  s'étend  à  tous  les  objets.  S'ils  vous 
ennuient,  vous  n'avez  qu'à  les  jeter  dans  la  mer.  Je  ne  dirai  Tout 
est  bien  que  quand  vous  aurez  pris  la  garnison  de  Port-Malion 
prisonnière  de  guerre.  En  attendant,  je  songe  assez  tristement 
aux  choses  de  ce  monde.  J'ai  reçu  de  Huenos-Ayres  le  détail  de  la 
destruction  de  Quito  ;  c'est  pis  que  Lisbonne.  Notre  globe  est 
une  mine,  et  c'est  sur  cette  mine  que  vous  allez  vous  battre. 

Vous  savez  que  les  jésuites  du  Paraguai  s'opposent  très-sain- 
tement aux  ordres  du  roi  d'Espagne i.  Il  envoie  quatre  vaisseaux 
chargés  de  troupes  pour  recevoir  leur  bénédiction.  Le  hasard  a 
fait  que  je  fournis,  pour  ma  part,  un  de  ces  vaisseaux  dont  une 
petite  partie  m'appartenait.  Ce  vaisseau  s'appelle  le  Pascal.  Il  est 
juste  que  Pascal  combatte  les  jésuites;  et  cela  est  plaisant.  Pardon 
de  bavarder  si  longtemps  avec  mon  héros.  M""=  Denis  et  moi,  nous 
lui  présentons  nos  tendres  respects,  nos  vœux,  nos  espérances, 
notre  impatience. 

3t57.  —  A  MADAME   DE   FONTAINE, 

A     PARIS. 

Aux  Délices,  16  avril. 

Les  Délices  sont  un  hôpital,  ma  chère  nièce;  nous  sommes 
sur  le  côté,  votre  sœur  et  moi  ;  notre  Esculape-Trouchin  ne  peut 
pas  être  partout.  Songez  à  conserver  la  santé  qu'il  vous  a  rendue. 
Il  arrive  bien  souvent,  dans  les  maladies  chroniques  comme  les 
nôtres,  qu'un  remède  agit  heureusement  les  quinze  premiers 
jours,  et  cesse  ensuite  de  faire  son  eflet.  C'est  ce  que  j'ai  éprouvé 
toute  ma  vie,  et  que  je  souhaite  que  vous  n'éprouviez  pas. 

Dès  que  votre  sœur  et  moi  nous  aurons  repris  un  peu  de 
force,  nous  ferons  un  petit  voyage  ^  indispensable.  Ne  manquez 
pas  de  nous  écrire  toujours  aux  Délices,  et  de  nous  informer  de 
votre  marche,  afin  que  nous  puissions  aller  au-devant  de  vous, 
et  que  nous  ne  soyons  pas  d'un  côté  tandis  que  vous  arriverez 
de  l'autre. 

Je  crois  qu'on  ne  s'embarrasse  pas  plus  à  Paris  de  nos  flottes 
et  de  la  vengeance  qu'il  faut  prendre  des  Anglais  que  du  système 
de  Pope  et  de  la  Loi  naturelle.  Cependant  je  suis  fâché  qu'on  ait 

1.  Voyez  la  lettre  309G. 

2.  A  Berne  et  à  Soleure. 


30  CORRESPONDANCE. 

imprimé  mos  petits  sermons:  jo  les  ai  rendus  beaucoup  plus 
corrects  et  i)lus  édifiants,  avec  de  belles  notes  Tort  instructives 
pour  les  curieux.  Je  vous  enverrai  tout  cela  comme  je  i)ourrai. 
Vous  voyez  «pie  je  suis  bon  Français  ;  je  conihats  les  Anj^lais  à  ma 
façon.  Je  suis  comme  Diogène,  qui  remuait  son  tonneau  pendant 
que  tout  le  monde  se  préparait  à  la  guerre  dans  Athènes. 

Je  pourrai  bien  écrire  rpiclquc  j)elite  flagornerie  ^  à  notre 
docteur,  si  j'ai  quelques  moments  heureux;  mais  à  présent  à 
peine  puis-jc  dicter  une  mauvaise  lettre  en  prose,  et  vous  dire 
combien  jo  vous  aime. 

Uonsoii-,  ma  chère  nièce;  j'embrasse  votre  frère,  et  fils,  et 
mari,  et  tout  ce  que  vous  aimez. 

31Ô8.  —  A    M.    TJ',0.\CHIN2, 

M  K  D  K  C I  \  . 

Auï  Délices,  18  avril. 

Depuis  que  vous  m'avez  quille, 
Je  retombe  dans  ma  soulTrance; 
Mais  je  m'immole  avec  gaité, 
Quand  vous  assurez  la  santé 
Aux  iietits-fils  des  rois  de  Franco. 

\'olre  absence,  mon  cher  Esculape,  ne  me  coûte  que  la  perte 
d'une  santé  faible  et  inutile  au  monde.  Les  Français  sont  accou- 
tumés à  sacrifier  de  tout  leur  C(eur  quelque  chose  de  plus  à  leurs 
princes. 

Monseigneur  le  duc  d'Orléans  et  vous,  vous  serez  tous  deux 
bénis  dans  la  postérité. 

II  est  des  préjugés  utiles, 
11  en  est  de  bien  dangereux  ; 
11  fallait,  pour  triompher  d'eux, 
Un  père,  un  héros  courageux, 
Secondé  do  vos  mains  habiles. 
Autrefois  à  ma  nation 
J'osai  parler  dans  mon  jeune  âge 
De  cette  invcalatiun^ 

1.  Vojcz  la  lettre  suivante, 

2.  Théodore  Troiuhin.  fils  d'un  riclie  banquier  de  Genève,  y  naquit  en  1700. 
fut  élève  de  lioerhaave,  et  devint  lui-monio  uu  célèbre  médecin.  Il  est  mort  à 
Paris  le  30  novembre  1781. 

3.  Voyez  tome  XXll,  ijuye  111. 


ANNÉE    i7o6  3t 

Dont,  grâce  à  vous,  on  fait  iisago. 
On  la  traita  de  vision  ; 
On  la  reçut  avec  outrage, 
Tout  ainsi  que  YaUraclion  i. 
J'étais  un  trop  faible  interprète 
De  ce  vrai  qu'on  prit  pour  erreur, 
Et  je  n'ai  jamais  eu  l'honneur 
De  passer  chez  moi  pour  prophète. 

Comment  recevoir,  disait-on, 

Des  vérités  de  l'Angleterre  ! 

Peut-il  se  trouver  rien  do  bon 

Chez  des  gens  qui  nous  font  la  guerre  ! 

Français,  il  fallait  consulter 

Ces  Anglais  qu'il  vous  faut  combattre  : 

Rougit-on  de  les  imiter, 

Quand  on  a  si  bien  su  les  battre  '? 

Egalement  à  tous  les  yeux 

Le  dieu  du  jour  doit  sa  carrière  ; 

La  vérité  doit  sa  lumière 

A  tous  les  temps,  à  tous  les  lieux. 

Recevons  sa  clarté  chérie, 

Et,  sans  songer  quelle  est  la  main 

Qui  la  présente  au  genre  humain, 

Que  l'univers  soit  sa  patrie. 

Une  vieille  duchesse  anglaise  aima  mieux  autrefois  mourii* 
de  la  fièvre  que  de  guérir  avec  le  quinquina,  parce  qu'on  appe- 
lait alors  ce  remède  la  poudre  des  jésuites.  Beaucoup  de  dames 
jansénistes  seraient  très-fâchées  d'avoir  un  médecin  moliniste. 
Mais,  Dieu  merci,  messieurs  vos  confrères  n'entrent  guère  dans 
ces  querelles.  Ils  guérissent  et  tuent  indifféremment  les  gens  de 
toute  secte. 

On  dit  que  vous  prendrez  votre  chemin  par  Lunéville.  Faites 
vivre  cent  ans  le  hienfaiteur  -  de  ce  pays-là,  et  revenez  ensuite 
dans  le  vôtre.  Imitez  Hippocrate,  qui  préféra  sa  patrie  à  la  cour 
des  rois. 

Vos  deux  enfants  me  sont  venus  voir  aujourd'hui;  je  les  ai 
reçus  comme  les  fils  d'un  grand  homme.  Mille  compliments  à 
xM.  de  Lahat,  si  vous  avez  le  temps  de  lui  parler. 

Je  vous  embrasse  tendrement. 

1.  Voyez  tome  XXII,  page  132. 

2.  Stanislas,  surnommé  le  Bienfaisant, 


32  CORRESPONDANCE. 

:51.j9.  —   A   .M.    lîOliDlîS  1. 

Aux  Délices,  avril. 

Soyez  bien  sûr,  monsieur,  que  votre  lettre  me  fait  i)lus  de 
plaisir  que  tout  ce  que  vous  auriez  pu  nrenvoyer  d'Italie,  soit  opéra, 
soit  (ifiinis  Dei.  Nous  sommes  très-fticliés,  M""  Denis  et  moi,  que 
vous  n'ayez  pas  pu  prendre  votre  route  par  Genève.  Après  avoir 
vu  des  ])alais  et  des  cascades,  et  après  avoir  entendu  des  Miserere 
à  quatre  chœurs,  vous  auriez  vu,  dans  une  retraite  paisible, 
deux  espèces  de  philosophes  pénétrés  de  votre  mérite.  J'ai  eu 
longtemps  un  extrême  désir  de  faire  le  voyage  dont  vous  reve- 
nez ;  mais  ù  présent  je  n'ai  plus  d'autre  passion  que  celle  de  res- 
ter tranquille  chez  moi,  et  d'y  pouvoir  recevoir  des  hommes 
comme  vous.  Je  fais  bien  plus  de  cas  d'un  être  pensant  (]uc  de 
Saint-Pierre  de  r.ome;  et  ce  n'est  pas  trop  la  peine,  à  mon  âge, 
d'aller  dans  un  pays  où  il  faut  demander  la  permission  de  pen- 
ser à  un  dominicain. 

M.  l'abbé  Pernetti  -  m'a  mandé  qu'il  fallait  deux  vers  pour 
l'inscription  de  votre  salle  de  spectacle,  et  qu'il  ne  fallait  que 
deux  vers.  La  langue  française,  qui,  par  malheur,  est  très-ingrate 
pour  le  style  lapidaire,  rend  cette  besogne  assez  malaisée.  Quatre 
vers  en  ce  genre  sont  plus  aisés  à  faire  que  deux.  Cependant  je 
vous  prie  de  dire  à  M.  l'abbé  Pernetti  que  j'essayerai  de  lui  obéir 
et  de  lui  plaire.  J'ai  encore  heureusement  du  temps  devant  moi  ;  on 
dit  que  votre  salle  ne  sera  prête  que  pour  l'automne.  Je  me  flatte 
qu'avant  ce  temps-là  il  faudra  faire  des  inscriptions  pour  la  sta- 
tue de  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  à  Minorque. 

Adieu,  monsieur;  conservez-moi  une  amitié  dont  jf  sens  vive- 
ment tout  le  prix. 

31G0.   —  DE    M.    LE    DUC   DE    LA  VALL1ÈRE3. 

A  \ersailles,  ce  "i^  avril  17.")(î. 

Je  vais  irpondrc  iivec  le  plus  grand  plaisir  du  monde,  mon  clier  Vol- 
taire, à  toutes  les  (|uestions  (|ue  vous  me  faites  :  commençons  par  le  moins 
intéressant,  et  le  plus  aisé.  J'habite  toujouis  Montrouge  ;  je  suis  comme 
Proserpine,  juste  la  moitié  de  ma  vie  à  Versailles,  l'autre  moitié  dans  ma 


1.  Ch.  Bordes,  auquel  est  adresst^c  la  lettre  2061. 

2.  Nous  ne  connaissons  jusqu'à  présent  aucune  lettre  de  Voltaire  à  Jacques 
Pernetti,  antérieure  à  celle  du  22  au^'ustc  ITCiO.  (Cl.) 

3.  Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  par  Lons^champ  et  Wagniére,  182G. 


ANNÉE    1756.  33 

retraite  délicieuse  à  tous  égards;  jamais  un  inoment  à  Paris;  je  ne  vais  plus 
à  Champs;  il  m'est  impossible,  à  la  vie  que  je  mène,  d'en  jouir,  et  je  le 
regarde  précisément  comme  une  maîtresse  qui  serait  allée  s'établir  au  nou- 
veau monde.  Il  se  pourrait  quelquefois  qu'il  m'en  revînt  des  images 
agréables,  mais  je  ne  m'en  croirais  pas  moins  dans  le  cas  d'en  prendre  une 
autre.  Quant  à  l'abbé  de  Voisenon,  hélas!  dans  ce  moment-ci  c'est  une 
brebis  égarée;  l'Amour  me  l'a  ravi.  Plus  épris  qu'un  jeune  écolier,  il  ne 
quitte  plus  l'objet  de  sa  tendresse,  et  je  crains  d'autant  plus  pour  sa  sanlé 
(jue  je  ne  crois  point  du  tout  qu'elle  soit  d'accord  ni  avec  son  ardeur  ni  avec 
son  bonheur.  DeUx  accès  d'asthme  ne  me  l'ont  point  encore  ramené;  il 
touche  au  troisième,  et  je  le  reverrai  :  mauvais  moment,  comme  vous  voyez, 
pour  lui  proposer  ce  que  je  désire;  et  puis,  à  tout  seigneur  tout  honneur  '. 

Passons  au  plus  intéressant.  Un  rayon  de  la  grâce  a  éclairé,  mais  sans 
ivresse-;  quelques  changements  médiocres  en  sont  le  seul  témoignage.  On 
ne  va  plus  au  spectacle,  on  a  fait  maigre  trois  jours  de  la  semaine,  pendant 
tout  le  carême,  mais  sous  la  condition  qu'on  n'en  serait  point  incommodée. 
Les  moments  qu'on  peut  donner  à  la  lecture  sont  vraisemblablement  em- 
ployés à  de  bons  livres  ;  au  reste,  la  même  vie,  les  mêmes  amis,  et  je  me 
flatte  d'être  du  nombre  ;  aussi  aimable  qu'on  a  jamais  été,  et  plus  de  crédit 
que  jamais.  Voilà  la  position  où  l'on  est,  et  qui  fait  qu'on  voudrait  des 
psaumes  de  votre  façon.  L'on  vous  connaît,  on  vous  a  admiré,  et  l'on  veut 
vous  lire  encore;  mais  l'on  est  bien  aise  de  vous  prescrire  l'objet  de  ses 
lectures.  Ainsi,  je  vous  le  répète,  il  faut  que  vous  nous  donniez  une  heure 
par  jour,  et  bientôt  vous  verrez  que  vous  aurez  satisfait  et  à  nos  désirs,  et  à 
votre  réputation.  Je  vous  le  dis  encore,  et  en  vérité  sans  fadeur,  de  tout 
temps  vous  avez  été  destiné  à  faire  cet  ouvrage.  Vous  vous  le  devez,  et  à 
nous  aussi,  et  c'est  une  marque  d'attention  à  laquelle  le  bon  prophète  sera 
très-sensible;  je  le  serai  aussi  très-sincèrement  à  cette  preuve  d'amitié  de 
votre  part,  et  j'en  attends  incessamment  les  heureux  essais. 

A  l'égard  de  l'opéra  prussien  [Mérope]^  de  la  fm  de  la  Pucelle  que  vous 
m'avez  promise,  et  des  autres  choses  que  vous  me  faites  espérer,  envoyez- 
les  à  Genève,  à  M.  Vasserot  de  Chàteauvieux  :  il  me  les  enverra  par  le 
premier  ballot  qu'il  m'adressera.  Je  vous  demande  deux  exemplaires  de 
vos  deux  poëmes  avec  les  notes',  l'un  pour  M'""  de  Pompadour,  l'autre 
pour  moi.  Envoyez-les-moi  par  la  poste  avec  une  première  enveloppe  à 
mon  nom,  et  par-dessus  une  autre  à  M.  de  Malesherbes,  premier  président 
de  la  cour  des  aides.  Il  est  accoutumé  à  en  recevoir  beaucoup  pour  moi.  Vous 
feriez  bien  d'y  joindre  un  ou  deux  psaumes,  je  vous  en  remercie  d'avance^. 

1.  On  peut  conjecturer  de  ce  que  dit  ici  le  duc  de  La  Vallière  que  Voltaire, 
en  éludant  la  demande  qu'on  lui  faisait  touchant  des  psaumes,  aurait  engagé  le 
duc  à  s'adresser  à  l'abbé  de  Voisenon,  qu'on  appelait  l'évêque  de  Alontrouge, 
pour  remplir  un  thème  qui  était  plus  de  sa  compétence  que  de  celle  d'un  laïque. 

2.  Il  s'agit  ici  de  M""^  de  Pompadour. 

3.  Sur  la  Loi  naturelle  et  sur  le  Désastre  de  Lisbonne. 

4.  Voltaire  ne  fit  point  de  psaumes.  —  Voyez  tome  IX,  page  481,  et  ci-après  la 
lettre  à  Thieriot  du  11  juin  1759. 

39.    —    CORRESPO.NDANCE.     VII.  3 


34  CORRESPONDANCE. 


3101.   —   A    M.    PAUIS-DtVERNEY  I. 

Aux  Délices,  le  26  avril. 

Il  y  a  un  mois,  monsieur,  quo  je  devais  vous  renouveler  mes 
remerciements,  car  il  y  a  un  mois  que  je  jouis  du  ])laisir  de  voir 
s'épanouir  sous  mes  fenêtres  les  belles  fleurs  que  vous  eûtes  la 
bonté  de  m'envoyer  l'an  passé.  Je  fais  d'autant  plus  de  cas  des 
plaisirs  de  cette  espèce  que  malbcureusement  je  n'en  ai  plus 
guère  d'autres.  Pour  vous,  monsieur,  vous  jouissez  d'un  bonheur 
plus  précieux,  de  la  santé,  de  la  considération,  et  de  la  gloire 
que  vous  avez  acquise.  Ce  sont  là  de  belles  fleurs  qui  valent 
mieux  que  des  jacinthes,  dos  renoncules,  et  des  tulipes. 

Je  crois  que  ni  vous  ni  moi  ne  serons  fâchés  d'apprendre  la 
prise  de  Minorque  par  M.  le  maréchal  de  Richelieu.  Vous  vous  êtes 
toujours  intéressé  à  sa  gloire,  comme  je  l'ai  vu  prendre  à  cœur 
fout  ce  qui  vous  regardait.  S'il  venge  la  France  des  pirateries 
anglaises,  il  lui  faudra  une  nouvelle  statue  à  Port-Mahon  ;  et  si 
les  Anglais  ont  été  assez  malavisés  pour  ne  pas  prendre  de  justes 
mesures,  ils  auront  la  réputation  d'avoir  été  de  bons  pirates  et 
de  très-mauvais  politiques. 

Adieu,  monsieur;  conservez-moi  un  souvenir  qui  me  sera  tou- 
jours infiniment  précieux.  Vous  voulez  bien  que  je  présente  ici  mes 
très-luimbles  obéissances  à  monsieur  votre  frère-.  Je  le  crois  à 
présent  à  Brunoy,  comme  vous  à  Plaisance  ^  n'ayant  plus  l'un  et 
l'autre  que  des  occupations  douces  qui  exercent  l'esprit  sans  le 
fatiguer.  Vivez  l'un  et  l'autre  plus  que  le  cardinal  de  Kleury, 
avec  le  plaisir  et  la  gloire  d'avoir  fait  plus  de  bien  à  vos  amis 
que  jamais  ce  ministre  n'en  a  fait  aux  siens,  supposé  qu'il  en 
ait  eu. 

31G2.    —  A    MADAME   LA  DUCHESSE  DE    SAXE-GOTHA». 
Aux  Délices,  près  de  Genève,  26  avril. 

Madame,  je  me  doutais  bien  de  quel  avis  serait  Votre  Altesse 
sérénissime.  Le  plaisant  de  raiïairc,  c'est  qu'à  Paris,  (juand  on  a 


1.  Juseiili  P;iris-I)uverney,    le   troisième  des  quatre  frères  Paris,  créateur  de 
l'École  militaire,  dont  il  fut  intendant  j  mort  le  17  juillet  1770. 

2.  Paris  de  Moiitmarlel. 

3.  ;\Iaison  de  campaj^ne  de  Pàris-Duvernoy. 

4.  Editeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE    17  56.  3S 

VU  l'ouvrage  adressé  à  une  princesse,  on  a  cru  que  cette  prin- 
cesse était  une  sœur^  de...,  et  on  l'a  imprimé  avec  son  nom.  Je 
n'ai  eu  qu'à  me  taire,  et  je  laisse  les  prêtres  et  les  philosophes 
se  battre. 

Les  Français  et  les  x\nglais  doivent  se  battre,  à  présent,  un 
peu  plus  sérieusement.  M.  de  Richelieu  attaque  à  présent  le 
Port-Mahon,  et  la  flotte  anglaise  n'a  pas  encore  paru  pour  le 
défendre.  Si  elle  n'arrive  que  pour  être  témoin  de  la  prise, 
l'Angleterre  perdra  son  crédit  dans  l'Europe. 

Il  est  toujours  très-conflrmé,  par  les  lettres  que  je  reçois  de 
Buenos-Ayres,  que  les  jésuites  font,  de  leur  côté,  très-respectueu- 
sement la  guerre  au  roi  d'Espagne,  et  qu'ils  empêchent  les 
peuples  du  Paraguai  de  lui  obéir. 

Les  mêmes  lettres  m'apprennent  les  détails  inouïs  de  la  des- 
truction de  Quito,  au  Pérou.  C'est  bien  pis  qu'à  Lisbonne  :  la 
terre  y  a  tremblé  pendant  trois  mois.  Le  Tout  est  bien  est  un  peu 
dérangé  en  Amérique,  en  Europe  et  en  Afrique.  Il  se  passe  tou- 
jours des  scènes  sanglantes  en  Asie,  tant  en  Perse  que  dans  l'In- 
doustan.  Jugez,  madame,  s'il  est  doux  de  vivre  à  Gotha. 

On  dit,  à  Genève,  que  Votre  Altesse  sérénissime  pourrait  bien 
y  envoyer  le  prince  son  second  fils,  pour  y  faire  quelque  temps 
ses  études.  Que  ne  suis-je  assez  heureux  pour  que  cette  nouvelle 
soit  vraie!  ou  plutôt,  que  ne  puis-je,  dès  à  présent,  venir  faire 
la  cour  à  la  mère,  et  mettre  à  ses  pieds  un  cœur  qui  sera  tou- 
jours pénétré  pour  elle  et  pour  toute  son  auguste  famille  du 
plus  profond  respect  et  du  plus  inviolable  attachement  I 

3163.   —   DE  STANISLAS, 

ROI    DE     POLOGNE. 

A  Luuéville,  le  -7  avril. 

J'ai  reçu,  monsieur,  avec  un  plaisir  sensible  votre  lettre-,  que  M.  le 
comte  de  Tressan  m'a  rendue.  Je  suis  charmé  de  voir  que  dans  votre 
retraite,  qui  pourrait  faire  croire  que  vous  avez  renoncé  aux  amorces  du 
monde,  vous  vous  souveniez  de  ceux  qui  ne  vous  oublieront  jamais.  Je  ne 
saurais  répondre  à  ce  que  vous  me  dites  de  plus  flatteur  que  par  vos  propres 
idées.  On  peut  envier  en  effet  aux  cantons  que  vous  habitez  la  douceur 
dont  ils  jouissent  par  votre  présence,  et  pUiindre  ceux  qui  en  sont  privés. 
Si  vous  m'attribuez  le  désir  de  rendre  mes  sujets  heureux,  soyez  persuadé 

1.  La  margrave  de  Baireuth,  sœur  de  Frédéric  II. 

2.  Sans  doute  celle  dont  il  est  question  dans  la  lettre  3098. 


36  CORRESPONDA^^CE. 

qu'en  vous  (lêclanint  celui  de  cœur,  un  des  plus  vifs  plaisirs  que  je  ressens 
est  de  vous  savoir,  i)artout  où  vous  ôLes,  aussi  parfaitement  content  que 
vous  le  méritez,  et  aussi  constamment  que  je  suis,  avec  toute  estime  et  con- 
sidération, votre  tros-ancctionné, 

Stanislas,  roi. 


3164.  —  A  M.  LE   MAKEGFf  AL  DUC  DE  RICHELIEU. 
Aux  Délices,  près  de  Genève,  aM-il. 

Prenez  Port-Malioii,  mon  licros;  c'est  mon  affaire.  Vous  savez 
qu'un  fou  d'Anglais  parie  vingt  contre  un,  à  bureau  ouvert  dans 
Londres,  qu'on  vous  mènera  prisonnier  en  Angleterre  avant 
quatre  mois.  J'envoie  commission  à  Londres  de  déposer  vingt 
guinécs  contre  cet  extravagant,  et  j'espère  bien  gagner  quatre 
cents  livres  sterling,  avec  quoi  je  donnerai  un  beau  feu  de  joie 
le  jour  que  j'apprendrai  que  vous  avez  fait  la  garnison  de  Saint- 
Philippe  prisonnière  de  guerre.  Je  ne  suis  pas  le  seul  qui  parie 
pour  vous.  Vous  vengerez  la  France,  et  vous  enrichirez  plus  d'un 
Français.  Je  me  flatte  que,  malgré  la  fatigue  et  les  chaleurs,  la 
gloire  vous  donne  de  la  santé,  à  vous  et  à  M.  le  duc  de  Fronsac. 
\  ous  avez  auprès  de  vous  toute  votre  famille.  Permettez-moi  de 
souhaiter  que  vous  buviez  tous  à  la  glace  dans  ce  maudit  fort 
de  Saint-Philippe,  couronnés  de  lauriers  comme  des  Romains 
triomphant  des  Carthaginois. 

Je  n'ose  pas  vous  supplier  d'ordonner  h  un  de  vos  secrétaires 
de  m'envoyer  les  bulletins;  mais,  si  vous  pouvez  me  faire  cette 
faveur,  vous  ne  pouvez  assurément  en  honorer  personne  plus 
intéressé  à  vos  succès. 

l\'rmettez  que  les  deux  Suisses  vous  présentent  leur  tendre 
respect. 

3165.  —  A  M.   TUIEIIIOT. 

Au.v  Délices,  30  avril. 

Je  viens  de  lire  la  gazette,  et,  en  conséquence,  je  vous  prie, 
mon  ancien  ami,  de  faire  corriger  la  nole^  sur  IJayle,  s'il  en  est 
temps.  Je  ne  veux  point  me  brouiller  avec  gens  qui  traitent  si 

1.  Voyez  la  lotlre  3166.  L'arrûl  de  la  cour  de  parlement  du  9  avril  1756,  sur  le 
réquisitoire  d'Omer  Joly  de  Flcury.  condamnait  à  être  supprimés  ou  lacérés  et 
brûlés,  non  le  Dictionnaire  de  Baijle,  mais  son  Analyse  raisonnee  (par  le  Jésuite 
de  Mai-sy),  17.55,  4  vol.  in-12  (auxquels  Robiuet  en  ajouta  quatre  en  1773);  la  Cliris- 
tiade,  dont  il  est  parlé  tome  \X,  page  3"2;  les  première  et  seconde  parties  de 
V Histoire  iltt  peuple  de  Dieu,  par  Berrmjer. 


ANNÉE    1756.  37 

durement  Pierre  Bayle.  Le  parlement  de  Toulouse  honora  un 
peu  plus  sa  mémoire;  mais  altri  tcmpi,  altre  cure. 

L'auteur  des  Notes  sur  le  Sermon  de  Lisbonne  ne  pouvait  pré- 
voir qu'on  ferait  une  Saint-Bartliélemy  de  Bayle,  du  pauvre 
jésuite  Berruyer,  de  l'évêque  de  Troyes^  et  de  je  ne  sais  quelle 
Christiade.  Il  faut  retrancher  tout  ce  passage  :  «  Je  crois  devoir 
adoucir  ici,  etc.  »  (page  20),  et  mettre  tout  simplement:  «  Tout 
sceptique  qu'est  le  philosophe  Bayle ,  il  n'a  jamais  nié  la 
Providence,  etc.  ;  »  et,  à  la  fin  de  la  note,  il  faut  retrancher 
ces  mots  :  «  C'est  que  les  hommes  sont  inconséquents,  c'est 
qu'ils  sont  injustes.  »  Ces  mots  étaient  une  prophétie;  suppri- 
mons-la. Les  prophètes  n'ont  jamais  eu  beau  jeu  dans  ce  monde. 
Mettons  à  la  place  :  «  C'est  apparemment  pour  d'autres  raisons 
qui  n'intéressent  point  ces  principes  fondamentaux,  mais  qui 
regardent  d'autres  dogmes  non  moins  respectables.  »  Je  vous 
prie,  mon  ancien  ami,  de  ne  pas  négliger  cette  besogne  ;  elle  est 
nécessaire.  Il  se  trouve,  par  un  malheureux  hasard,  que  la  note, 
telle  qu'elle  est,  deviendrait  la  satire  du  discours  d'un  avocat 
général-  et  d'un  arrêt  du  parlement;  on  pourrait  inquiéter  le 
libraire,  et  savoir  mauvais  gré  à  l'éditeur  ;  le  pauvre  père  Ber- 
ruyer sera  de  mon  avis.  Tâchez  donc,  mon  ancien  ami,  de  rac- 
commoder par  votre  prudence  la  sottise  du  hasard. 

Je  crois  actuellement  M.  de  Bichelieu  dans  Port-Mahon  ;  il 
n'est  pas  allé  là  par  la  cheminée^. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

3166.  —  A  M.   LE   COMTE  D'ARGE^^TAL. 

Aux  Délices,  3  mai. 

Thieriotme  mande,  mon  divin  ange,  que  vous  avez  été  content 
de  l'édition  de  mes  sermons,  que  ma  morale  vous  a  plu,  que  les 
Notes  ont  eu  votre  approbation  ;  mais  vous  saviez  l'affront  qu'on 
venait  de  faire  au  père  de  l'Église  des  sages,  à  Bayle.  On  -s  enait 
de  le  traiter  comme  le  père  Berruyer  et  comme  la  Christiade; 
on  l'associait  à  l'évêque  de  Troyes.  On  brûlait  tout,  et  Ancien  et 
Nouveau  Testament,  et  mandements,  et  philosophie.  Cette  capilo- 
tade est  assez  singulière,  et  le  discours  de  M.  Joly  peu  courtois 


4.  Voyez  tome  XVI,  page  88. 

2.  Omer  Jolj'  de  Fleury. 

3.  Richelieu  s'introduisait  chez  .Al™"  de  La  Popelinière  par  une  cheminée  tour- 
nante. 


38  CORRESPONDANCE. 

pour  lo  i)hilosophe  do  Rottonlam.  Alon  niaiivais  ange  voulut 
que,  précisément  dans  ce  temps-là,  il  se  soit  î,dissé  au  hout  de 
mon  Pelil  Carême  une  note  sur  lîaylc  qui  devient  tout  juste  la 
satire  d'un  jugement  que  j'ignorais,  et  du  discours  éloquent  de 
M.  Joly  de  Fleury,  que  je  n'avais  pu  deviner.  Je  n'ai  été  informé 
que  par  les  gazettes  de  l'arrêt  contre  l'Écriture  sainte  et  contre 
Bayle.  .l'ai  écrit  aussitôt  à  Thieriot,  l'éditeur;  je  l'ai  prié  de  ré- 
former ma  scandaleuse  note  faite  si  innocemment.  Je  ne  veux 
pas  être  brillé  avec  la  Bible;  à  moi  n'apjjartient  tant  (riionneur. 
Il  est  certain  qu'il  y  a  deux  ou  trois  petits  mots  qui  doivent  dé- 
plaire beaucoup  à  M.  Joly  de  Fleury  :  «  Que  ceux  qui  se  déchaî- 
nent contre  Laylc  apprennent  de  lui  à  raisonner  et  à  être  mo- 
dérés; »  et,  à  la  lin  de  la  note:  «  C'est  qu'ils  sont  injustes,  » 
Encore  une  fois,  je  ne  pouvais  deviner  que  des  hommes  qui 
raisonnent,  qui  sont  modérés  et  justes,  traitassent  Bayle  comme 
ils  l'ont  fait  ;  mais  je  ne  dois  pas  le  leur  dire.  Vous  venez  toujours 
à  mon  secours,  mon  ange;  mais  en  est-il  temps?  et  Thieriot 
n'a-t-il  pas  déjà  fait  imprimer  ma  bévue?  Je  vous  supplie  aussi 
de  ne  pas  permettre  qu'on  gâte  ce  vers  : 

L'empereur  ne  peut  rien  sans  ses  chers  électeurs  ^ 

Le  mot  de  cher  est  celui  dont  il  se  sert  en  leur  écrivant.  Ce  sont 
ces  mots  propres  et  caractéristiques  qui  font  le  mérite  d'un  vers. 
Qu'avec  ses  électeurs  est  dur  et  faible.  Je  voudrais  bien  n'être  ni 
brûlé  ni  mutilé. 

Je  mérite  ces  grâces  de  vous,  puisque  je  vous  fais  faire  deux 
tragédies  à  la  fois  sous  mes  yeux.  La  première  est  ce  Dotoniatc, 
ce  Mcèphore,  que  .le  conseiller-  genevois  raccommode;  la  se- 
conde est  Alccste,  à  laquelle  votre  très-humble  servante,  ma 
nièce,  travaille  tout  doucement.  Il  ne  reste  plus  que  moi  ;  mais 
je  vous  ai  déjà  dit  qu'il  me  fallait  du  temps,  de  la  santé,  et 
flatus  dicinus.  J'attends  le  moment  de  la  grâce.  Si  mon  état  con- 
tinue, je  serai  un  juste  à  qui  la  grâce  aura  manqué.  Je  ne  peux 
d'ailleurs  songer  à  présent  qu'à  Port-Mahon.  Je  me  flatte  que 
vous  apprendrez  ])ientùt  la  réduction  de  toute  l'île.  Ce  sera  là  un 
beau  coup  de  théâtre,  un  beau  dénoilmcnt;  mais,  en  vérité,  il 
est  plus  aisé  de  prendre  Minorque  que  de  faire  une  bonne  tra- 
gédie à  mon  âge.  Je  ne  connais  plus  les  acteurs  ;  je  suis  loin  de 


1.  Im  Loi  naturelle,  seconde  partie,  v.  11». 

2.  l'r.  Tronchin. 


ANNÉE    17o6.  39 

TOUS,  Les  sujets  sont  épuisés,  et  moi  aussi.  Il  n'y  a  que  le  cœur 
qui  soit  inépuisable.  Je  voudrais  bien  que  les  talents  fussent 
comme  l'amitié,  qu'ils  augmentassent  avec  les  années.  Adieu  ; 
mille  tendres  respects  à  tous  les  anges. 

3167.  —  A   31.   LE    MARÉCHAL   DUC    DE    RICHELIEU. 

Aux  Délices,  3  mai. 

Mon  liiros,  recevez  mon  petit  compliment^  ;  il  aura  du  moins 
le  mérite  d'être  le  premier.  Je  n'attends  pas  que  les  courriers 
soient  arrivés.  Il  n'y  aurait  pas  grand  mérite  à  vous  envoyer  de 
mauvais  vers  quand  tout  le  monde  vous  chantera.  Je  m'y  prends 
à  l'avance  ;  c'est  mon  droit  de  vous  deviner.  Je  vous  crois  à  pré- 
sent dans  Port-Mahon  ;  je  crois  la  garnison  prisonnière  de 
guerre  ;  et  si  la  chose  n'est  pas  faite  quand  j'ai  l'honneur  de 
vous  écrire,  elle  le  sera  à  la  réception  de  mon  petit  compliment. 
Une  flotte  anglaise  peut  arriver.  Eh  bien  !  elle  sera  le  témoin  de 
votre  triomphe.  Enfin  pardonnez-moi  si  je  me  presse.  Vous  vous 
pressez  encore  plus  d'achever  votre  expédition.  Il  y  a  longtemps 
que  je  vous  ai  entendu  dire  que  vous  étiez  primc-sautier-. 

Depuis  plus  de  quarante  années 
Vous  avez  été  mon  héros; 
J'ai  présagé  vos  destinées. 
Ainsi  quand  Acliille  à  Scyros 
Paraissait  se  livrer  en  proie 
Aux  jeux,  aux  amours,  au  repos, 
Il  devait  un  jour  sur  les  flots 
Porter  la  flamme  devant  Troie  : 
Ainsi  quand  Pliryné  dans  ses  bras 
Tenait  le  jeune  Alcibiade, 
Phryné  ne  le  possédait  pas, 
Et  son  nom  fut  dans  les  combats 
Égal  au  nom  de  Miltiade. 
Jadis  les  amants,  les  époux, 
Tremblaient  en  vous  voyant  paraître  ; 
Près  des  belles  et  près  du  maître 
Vous  avez  fait  plus  d'un  jaloux; 
Enfin  c'est  aux  héros  à  l'être. 
C'est  rarement  que  dans  Paris, 

1.  Riclielieu  était  entré  h  Port-  Mahon  vers  le  20  avril;  mais  il  ne  parvint  à 
s'emparer  du  fort  Saint-Philippe  que  le  28  juin  suivant. 

2.  Montaigne,  livre  H,  chapitre  x. 


40  CORRESPONDANCE. 

Parmi  les  festins  et  les  ris, 
On  démôle  un  j^rand  caractère; 
Le  préjugé  ne  conroil  pas 
Que  celui  ([ui  sait  l'art  de  plaire 
Sache  aussi  sauver  les  Étals  : 
Le  grand  homme  échappe  au  vulgaire. 
Mais  lorsqu'aux  champs  de  Fontenoi 
Il  sert  sa  pairie  et  son  roi  ; 
Quand  sa  main  des  peuples  de  Gônes 
Défend  les  jours  et  rompt  les  chaînes; 
Lorsque,  aussi  prompt  que  les  éclairs, 
Il  chasse  les  tyrans  des  mers 
Des  murs  de  Minorque  opprimée. 
Alors  ceux  qui  l'ont  méconnu 
En  parlent  comme  son  armée. 
Ciiacun  dit  :  Je  l'avais  prévu. 
Le  succès  fait  la  renommée. 
Homme  aimable,  illustre  guerrier, 
En  tout  temps  l'honneur  de  la  France, 
Triom[)hez  de  l'Anglais  allier. 
De  l'envie,  et  de  l'ignorance. 
Je  ne  sais  si  dans  Port-Mahon 
Vous  trouverez  un  statuaire; 
Mais  vous  n'en  avez  plus  affaire  : 
Vous  allez  graver  votre  nom 
Sur  les  débris  dé  l'Angleterre  ; 
Il  sera  béni  chez  l'Ibère, 
Et  chéri  dans  ma  nation. 
Des  deux  Richelieu  sur  la  terre 
Les  exploits  seront  admirés; 
Déjà  tous  deux  sont  comparés, 
Et  l'on  ne  sait  qui  l'on  préfère- 
Le  cardinal  affermissait 
Et  partageait  le  rang  suprême 
D'un  maître  qui  le  haïssait; 
Vous  vengez  un  roi  qui  vous  aime. 
Le  cardinal  fut  plus  puissant. 
Et  même  un  peu  trop  redoutable  : 
Vous  me  paraissez  bien  j>lus  grand, 
Puisque  vous  êtes  plus  aimable. 

Pardon,  nionsoip:nour,  d'un  si  énorme  bavardage;  vous  avez 
bien  autre  chose  à  faire. 


ANNÉE   1756.  41 

3168.  —  A   MADAME    LA  MARQUISE    DU  DEFFANT. 

Aux  Délices,  5  mai. 

Madame,  je  suis  rempli  d'étonncment  et  de  reconnaissance  à 
la  lecture  de  votre  lettre,  et  j'ai,  de  plus,  bien  des  remords.  Com- 
ment ai-je  pu  être  si  longtemps  sans  vous  écrire',  moi  qui  ai 
encore  des  yeux  ?  et  comment  avez-vous  fait,  vous  qui  n'en  avez 
plus  ? 

Vous  avez  donc  de  petites  parallèles  que  vous  appliquez  sur 
le  papier,  et  qui  conduisent  votre  main?  Vous  n'avez  plus  besoin 
de  secrétaire  avec  ce  secours;  il  ne  vous  faut  plus  qu'un  lecteur. 
Je  ne  lui  ai  donné  guère  d'occupation  depuis  longtemps  ;  mais 
je  n'en  ai  pas  été  moins  occupé  de  vous,  moins  touché  de  votre 
état.  Je  m'étais  interdit  presque  tout  commerce,  n'écrivant  que 
de  loin  en  loin  des  réponses  indispensables.  Accablé  une  année 
entière,  sans  relâche,  de  travaux  sous  lesquels  ma  santé  succom- 
bait, et  ayant  de  plus  l'occupation  d'une  maison  et  d'un  jardin, 
et  même  de  l'agriculture;  enseveli  dans  les  Alpes,  dans  les  livres, 
et  dans  les  ouvrages  de  la  campagne,  je  me  sentais  incapable  de 
vous  amuser,  et  encore  plus  de  vous  consoler:  car,  après  avoir 
dit  autrefois  assez  de  bien  des  plaisirs  de  ce  monde-,  je  me  suis 
mis  à  chanter  ses  peines.  J'ai  fait  comme  Salomon,  sans  être 
sage  ;  j'ai  vu  que  tout  était  à  peu  près  vanité  *  et  affliction,  et  qu'il 
y  a  certainement  du  mal  sur  la  terre. 

Vous  devez  être  de  mon  avis,  madame,  dans  l'état  où  vous 
êtes;  et  je  crois  qu'il  n'y  a  personne  qui  n'ait  senti  quelquefois 
que  j'ai  raison.  Des  deux  tonneaux  de  Jupiter,  le  plus  gros  est 
celui  du  mal  :  or,  pourquoi  Jupiter  a-t-il  fait  ce  tonneau  aussi 
énorme  que  celui  de  Gîteaux*?  ou  comment  ce  tonneau  s'est-il 
fait  tout  seul  ?  Cela  vaut  bien  la  peine  d'être  examiné.  J'ai  ou  cette 
charité  pour  le  genre  humain;  car  pour  moi,  si  j'osais,  je  serais 
assez  content  de  mon  partage. 

Le  plus  grand  bien  auquel  on  puisse  prétendre  est  de  mener 
une  vie  conforme  à  son  état  et  à  son  goût.  Quand  on  en  est  venu 
là,  on  n'a  point  à  se  plaindre  ;  et  il  faut  soufl'rir  ses  coliques  pa- 
tiemment. 

1.  La  dernière  lettre  de  Voltaire  à  M'"«  du  Deffant  était  du  1  juillet  1754. 

2.  Voyez,  tome  X,  le  Mondain  ou  la  Défense  du  Mondain. 

3.  Ecclésiaste,  chap.  i^"". 

4.  Rabelais,  dans  son  Gargantua,  livre  I"^"",  chap.  xxxviii,  parle  de  la  tonne  de 
Citeaux  ;  mais  Le  Duchat  observe  qu'il  y  a  méprise,  et  qu'il  fallait  citer  la  tonne 
de  Clairvaux.  (B.) 


42  CORRESPONDANCE. 

Je  présume,  madnnie,  que  vous  lirez  un  l)ien  meilleur  parti 
encore  de  votre  situation  que  moi  de  la  mienne.  Vous  êtes  faite 
pour  la  société  ;  la  vôtre  doit  être  recherchée  par  tous  ceux  qui 
sont  dignes  de  vivre  avec  vous.  La  privation  de  la  vue  vous  rend 
le  commerce  de  vos  amis  plus  nécessaire,  et  par  conséquent  plus 
agréable:  car  les  plaisirs  ne  naissent  que  des  besoins.  Il  vous 
fallait  absolument  Paris,  vous  auriez  péri  de  chagrin  à  la  cam- 
pagne; et  moi,  je  ne  peux  ])lus  vivre  que  dans  la  retraite  où  je 
suis.  .\os  maux  sont  dilVérents,  et  il  nous  faut  de  diUércnts  re- 
mèdes. 

Il  est  vrai  qu'il  est  triste  d'achever  sa  vie  loin  de  vous,  et  c'est 
une  des  choses  ({ui  me  font  conclure  que  tout  n'est  pas  bien.  Tout 
doit  être  bien  pour  M.  le  président  Ilénault.  S'il  y  a  quelqu'un  pour 
qui  le  ])on  tonneau  soit  ouvert,  c'est  lui.  M.  le  maréchal  de  nichelieu 
en  boira  sa  bonne  part,  s'il  prend  les  forts  de  Port-Malion.  Cette 
île  deMinorque  s'appelait  autrefois  l'île  de  Vénus;  il  est  juste  que 
ce  soit  à  M.  de  Richelieu  qu'elle  se  rende. 

Adieu,  madame;  soyez  sûre  que  le  bord  du  lac  Léman  n'est 
pas  l'endroitde  la  terre  où  vous  êtes  le  moins  chérie  et  respectée. 

3169.   —   A  M.    THIEIllOT  i. 

Au-\  DtMices,  8  mai. 

Votre  lettre  du  27  avril,  mon  ancien  ami,  a  croisé  la  mienne. 
Je  ne  sais  si  Lambert  a  impi'imé  les  sei-mons  en  question,  mais 
j'ai  toujours  sur  les  remarques  les  mêmes  scrupules.  J'en  ai 
aussi  beaucoup  sur  les  deux  vers  qu'on  a  substitués.  Les  chers 
électeurs  est  le  mot  pro[)i-e.  C'est  le  terme  dont  se  servent  toujours 
les  empereurs  en  leur  écrivant  ;  et  on  est  trop  heureux  quand  le 
mot  propre  devient  une  plaisanterie.  Avec  ses  électeurs  est  d'une 
l)latitude  extrême.  Le  Père  Berruyer  peut  trouver  fort  bon  qu'on 
le  brûle;  mais  je  vous  demande  en  grâce  qu'on  ne  me  mutile 
point.. 

Je  sais  bien  que  delà  (jrùce  ardent  a  se  toucher-  est  une  expres- 
sion un  peu  hardie;  mais  elle  est  plus  supportable  que  le  vers 
(fu'on  a  mis  à  la  place ^  par  la  raison  que  mon  vers  dit  quelque 
chose,  et  que  l'autre  ne  dit  rien.  Je  vons  prie  d'avoir  égard  à  toutes 
mes  requêtes,  si  vous  faites  imprimer  ma  rapsodie. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Vers  21  de  la  troisiùnie  partie  de  la  Loi  naturelle. 

3.  «  'i'amlis  qu'à  ce  bourreau  loin  d'oser  l'arracher.  » 


ANNÉE   1706.  43 

Je  voudrais  bien  avoir  les  Pensées  du  citoyen  de  Montmartre'; 
vous  êtes  à  portée  de  me  les  envoyer.  Je  ne  sais  ))()int  encore 
quand  les  Cramer  mettront  en  vente  leur  édition.  Je  vais  passer 
quelques  jours  à  mon  ermitage,  au  bord  du  lac.  Je  vais  de  re- 
traite en  retraite.  Vous  qui  êtes  dans  le  fracas  de  Paris,  au  milieu 
de  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  mauvais,  vous  devriez  bien  me  mander 
ce  que  vous  croyez  digne  de  l'être. 

Bonsoir,  mon  cher  ami  ;  portez-vous  mieux  que  moi  ;  je  serais 
trop  heureux  si  j'avais  de  la  santé-. 

3170.  —  DE   CHARLES-THÉODORE, 

ÉLECTEUR     PALATIN. 

Dusseldorf,  ce  8  mai. 

Je  VOUS  suis  bien  obligé,  monsieur,  du  nouvel  ouvrage  que  vous  m'avez 
envoyé,  et  que  j'ai  lu  avec  bien  du  plaisir  et  de  la  satisfaction.  Ces  deux 
morceaux  de  poésie  peuvent  être  mis  au  nombre  de  vos  autres  ouvrages, 
desquels  on  peut  dire,  à  bien  juste  titre,  l'axiome  de  Pope  :  Toal  ce  qui 
est  est  bien.  En  effet  cela  convient  mieux  à  vos  ouvrages,  en  particulier, 
qu'à  l'espèce  humaine  en  général. 

Je  serais  bien  charmé  si  la  belle  saison  où  nous  allons  entrer  me  procu- 
rait le  plaisir  de  vous  revoir  à  Schwetzingen  cet  été.  Je  compte  y  être  au 
commencement  de  juin.  Peut-être  que  le  changement  d'air  fera  du  bien  à 
votre  santé.  Sûrement  je  serai  bien  charmé  de  pouvoir  passer  bien  des 
heures  si  utilement  et  si  agréablement  avec  une  personne  de  votre  mérite. 
Soyez  persuadé  de  l'estime  avec  laquelle  je  suis,  etc. 

Charles-Théodore,  électeur. 

3171.  —  A  M.  COLLM. 

A  Monrion,  jeudi  au  soir,  13  mai. 

Moucher  Colini,  je  vous  suis  obligé  de  toutes  vos  attentions. 
M"'«  Denis  répondra  sur  l'article  de  Palais^.  Pour  moi,  j'ai  à  cœur 
que  Loup  fasse  un  marché  avec  le  batelier,  et  qu'il  vous  en  in- 
struise avant  de  conclure. 

Je  crois  qu'il  faudra  que  vous  changiez  de  chambre,  pendant 
que  l'on  mettra  en  couleur  le  vestibule  de  l'escalier.  Il  faudra 

1.  Pensées  philosophiques  d'un  citoyen  de  Montmartre,  la  Haye,  175G.  Pamijlilet 
du  jésuite  Sennemaud  contre  les  pliilosophes. 

2.  Ce  dernier  alinéa  est  de  la  main  de  Voltaire. 

3.  Voltaire  entend  parler  ici  d'un  provision  de  paille  à  prendre  probablement 
à  Plain-Palais,  quartier  voisin  des  murs  de  Genève.  —  Loup  était  un  domestique 
de  Voltaire  agriculteur.  (Cl.) 


44  CORRESPONDANCE. 

aussi  que  les  iillcs,  qui  iogont  on  luiul,  incllont  leurs  lits  dans  l'an- 
cienne maison,  ou  ailleurs.  Ce  sera  l'affaire  de  peu  de  jours.  J'ai 
extrêmement  à  cœur  ce  petit  ouvrap:e,  qui  rendra  la  maison  plus 
projjre.  Je  vous  prie  d'ordonner  <|u'on  fasse  travailler  les  che- 
vaux, sans  les  trop  fatiguer.  .Nous  ne  partons  pour  Berne  que 
samedi  malin. 

Je  ne  puis  trop  vous  remercier  de  l'attention  que  vous  avez 
eue  de  faire  observer  à  MM.  Cramer  qu'il  faut  donner  un  coup 
de  ciseau  à  tous  les  cartons.  Ayez,  je  vous  prie,  le  soin  de  les 
engager  à  n'y  pas  manquer. 

Je  vous  embrasse;  j'ai  grande  envie  de  vous  revoir. 

3172.  —  A  M.  COLIM. 

A  Monrion,  l.j  mai. 

La  bise  nous  a  retenus;  nous  ne  partons  pour  Berne  que  de- 
main dimanche,  au  matin.  Je  suis  très-sensible  à  tous  vos  soins. 
Je  recommande  à  votre  grande  industrie  la  porte  grillée  qui  ne 
ferme  point.  Si  vous  en  venez  à  bout,  je  vous  croirai  un  grand 
arcliilecte.  Pourriez-vous  vous  amuser  à  faire  un  nouveau  plan 
du  jardin  des  Délices,  où  il  n'y  eût  que  des  points  en  crayon? 
Nous  le  remplirons  ensemble  à  mon  retour. 

Je  compte  sur  les  coups  de  ciseaux  des  fratelli  Cramer  ;  je  vou- 
drais aussi  qu'ils  allassent  lentement  avec  Louis  XIVS  à  qui  j'ai 
encore  quelques  coups  de  pinceau  à  donner. 

M'""^  Denis  vous  a  demandé  un  manteau  fourré  qui  deviendra 
inutile  ;  il  ne  le  sera  pas  d'avoir  nos  lettres.  Je  crois  qu'on  pourrait 
les  adresser  à  Berne,  où  nous  resterons  quatre  ou  cinq  jours  au 
moins. 

Allez  un  peu  aux  nouvelles  chez  le  résident-.  II  faut  savoir 
se  i  Francesi  abbiano  baltuto,  o  lo  siano  stati. 

M"'"  Denis,  notre  surintendante,  approuve  l)caucoup  le  marché 
de  la  paille. 

Addio,  caro.  V. 


1.  Le  Siècle  de  Louis  XIV  faisait  partie  de  Tcdition  de  17o6  de  ïEssai  sur 
l'UisUiiie  ijéni'rale  devenu  Essai  sur  les  Mœurs. 

2,  MontiJtTou.v,  nommé  dans  la  lettre  2914. 


ANNÉE   17o6.  45 


3173.  —  A  M.  COLINI. 


A  Berne  ',  18  mai. 


Si  vous  nous  envoyez  quelques  lettres  adressées  aux  Délices, 
ne  nous  en  envoyez  à  Berne  qu'une  fois,  et  gardez  les  suivantes 
jusqu'à  nouvel  ordre,  mon  cher  Colini:  car  nous  sommes  un  peu 
en  l'air.  Nous  irons  à  Soleure-,  delà  nous  retournons  à  Monrion, 
et  nous  regagnons  ensuite  notre  lac  de  Genève. 

Je  vous  prie  d'ordonner  qu'on  refasse  le  talus  que  les  eaux 
avaient  emporté  vers  la  Brandie,  qu'on  le  sème  de  fenasse,  et  qu'on 
laisse  deux  petites  rigoles  pour  l'écoulement  des  eaux  à  travers  les 
liaies;  c'est  Loupqui  doit  prendre  ce  soin.  Il  faut  que  les  charpen- 
tiers fassent  en  diligence  le  berceau  qui  doit  être  posé  vis-à-vis 
la  Brandie,  et  que  l'on  prépare  des  couleurs  pour  le  peindre.  Je 
vous  prie  d'ordonner  aux  jardiniers  d'arroser  les  fleurs  et  les 
gazons  de  la  terrasse.  Je  compte  retrouver  tout  très-propre.  Il  faut 
que  Boësse  '  presse  les  travailleurs.  Voilà  de  bien  menus  détails. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


3174.  —  A  M.  COLINI. 


A  Berne,  23  mai. 


Il  faut  que  Loup  fasse  venir  de  gros  gravier,  qu'on  en  répande, 
et  qu'on  raffermisse  depuis  le  pavé  de  la  cour  jusqu'à  la  grille 
qui  mène  aux  allées  des  vignes.  Ce  gravier  ne  doit  être  répandu 
que  dans  un  espace  de  la  largeur  de  la  grille.  Les  jardiniers  de- 
vraient déjà  avoir  fait  deux  boulingrins  carrés,  à  droite  et  à  gauche 
de  cette  allée  de  sable,  en  laissant  trois  pieds  à  sabler  aux  deux 
extrémités  de  ce  gazon,  comme  je  l'avais  ordonné. 

Je  prie  M.  Colini  de  recommander  cet  ouvrage,  qui  est  très- 


1.  Voltaire  alla  voir  à  Berne  le  pasteur  Bertrand,  les  avoyers  Steiger  et  Tiller, 
ainsi  que  le  bannei'et  Freudenreich.  Il  descendit  à  l'auberge  du  Faucon,  rue  du 
Marché.  (Cl.) 

2.  Chavigny,  ambassadeur  de  France  en  Suisse,  résidait  à  Soleure,  et  ce  fut 
lui  que  Voltaire  alla  y  voir.  Colini,  qui  parle  de  ce  voyage  dans  ses  Mémoires, 
n'en  connut  jamais  le  motif  précis  ;  il  dit  seulement  que  Voltaire,  en  allant  à 
Soleure,  devait  avoir  des  vues  bien  importantes.  Je  crois  que  Chavigny  proposa  à 
l'ancien  ami  de  Frédéric  de  retourner  à  Potsdam  pour  y  négocier  secrètement: 
ce  que  Voltaire  eut  la  prudence  de  refuser  (voyez  lettres  3180  et  3183).  (Cl.) 

—  L'ermite  des  Délices  fit  un  autre  voyage  à  Soleure,  comme  le  prouve  la 
date  de  sa  lettre  du  19  août  1758,  à  l'abbc  de  Bernis. 

3.  Valet  de  chambi'e  de  Voltaire. 


46  COUllIÏSl'ONDANCF.. 

aisé  à  faire.  Je  recommande  à  Loup  d'avoir  soin  de  fermer  la 
grille  d'entrée  de  ma  maison  les  dimanches.  11  condamnera  la 
petite  porte  jaune  «jui  va  de  la  cour  au  jardin,  et  il  empêchera 
d'entrer  dans  le  jardin,  et  de  le  détruire,  comme  on  a  déjà  fait. 
Les  allées  de  gazon  qu'on  a  semées  dans  le  jardin  seraient  abso- 
lument g;\lées,  et  c'est  une  raison  à  opposer  à  l'indiscrétion  des 
inconnus  qui  veulent  entrer  malgré  les  domestiques. 

Je  prie  M.  Colini  de  renvoyer  les  maçons,  au  reçu  de  ma  lettre  : 
ils  n'ont  plus  rien  à  faire  ;  mais  je  voudrais  que  les  charpentiers 
pussent  se  mettre  tout  de  suite  après  le  berceau,  du  coté  de  la 
Brandie. 

Il  faut  que  les  domestiques  aient  grand  soin  de  remuer  les 
marronniers,  d'en  faire  tomber  les  hannetons,  et  de  les  donner 
à  manger  aux  poules. 

Voilà  à  peu  près ,  mon  cher  Colini ,  toutes  mes  grandes 
affaires.  Ne  m.'envoyez  point  mes  lettres  à  Berne,  mais  à 
JMonrion. 

Je  vous  embrasse.  V. 

317o.  —  A  M.   BERTRA.NDi. 

A  Monrion,  "20  mai  170(5. 

Mon  cher  monsieur,  notre  hôte-  du  Faucon  doit  me  par- 
donner de  ne  pas  acheter  ses  tableaux,  attendu  que  les  dépenses 
nécessaires  vont  avant  le  superflu,  et  qu'il  faut  commencer  par 
avoir  du  linge  et  des  commodes  avant  d'avoir  des  curiosités.  Je 
pourrai,  à  mon  retour  à  Berne,  consoler  notre  ami  Fersen  par 
quelques  achats,  car  assurément  je  reviendrai  vous  voir.  Quant 
aux  six  louis  d'or,  je  les  lui  donne  du  meilleur  de  mon  cœur.  Je 
voudrais  lui  en  avoir  donné  quatre  fois  davantage  et  avoir  de- 
meuré quatre  jours  de  plus  auprès  de  vous;  il  est  vrai  que  tous 
nos  gens  ayant  leur  argent  à  dépenser,  indépendamment  de  ces 
six  louis,  M""=  Denis,  ma  trésorière,  avait  trouvé  la  somme  un 
peu  forte,  et  que,  jugeant  par  là  du  prix  des  tableaux,  elle  a 
miieux  aimé  mettre  mon  argent  à  des  draps  et  à  des  serviettes  ; 
ainsi,  en  brave  économe,  elle  a  donné  la  préférence  à  M.  Pan- 
chaud.  Au  reste,  j'ai  écrit  un  petit  mot  de  consolation  à  cet  Iwn- 


1.  Magasin  universel,  18:58-1839,  tome  VI. 

2.  Voltaire  ùtaiL  allé  voir  à  IJoruc  le  pasteur  Bertrand,  et  avait  logo  à  l'auberge 
du  Faucon,  rue  du  Marché. 


ANNÉE    4  756.  47 

néte  cabaretier,  en  dépit  des  vers  d'Horace  :  Cauponibus  atque  mali- 
gnis,  perfidus  hic  caupo. 

Je  suis  très-inquiet  de  la  sauté  de  monsieur  le  banneret.  La 
mienne  est  pire  que  jamais.  Je  vous  embrasse  tendrement.  V, 

Point  de  nouvelles  encore  des  fous  français  et  des  fous 
anglais.  Point  de  bataille  navale,  et  le  fort  Mahon  est  prêt^  de  se 
rendre. 

317G.  —  A   M.    THIERIOT. 

A  JMonrion,  le  27  mai. 

Je  crois,  mon  ancien  ami,  que  le  braiment ^  de  l'àne  de 
Montmartre  est  aux  Délices.  Je  verrai  ce  que  c'est,  à  mon  retour 
dans  cet  ermitage.  Ma  nièce  de  Fontaine  y  arrive  incessamment. 
J'aurais  bien  voulu  qu'elle  vous  eût  amené,  et  que  vous  aimas- 
siez la  campagne  comme  moi.  Il  y  en  a  de  plus  belles  que  la 
mienne,  mais  il  n'y  en  a  guère  d'aussi  agréables.  Je  suis  rede- 
venu sybarite,  et  je  me  suis  fait  un  séjour  délicieux;  mais  je 
vivrais  aussi  aisément  comme  Diogène  que  comme  Aristippe.  Je 
préfère  un  ami  à  des  rois  ;  mais,  en  préférant  une  très-jolie  mai- 
son à  une  cliaumière,  je  serais  très-bien  dans  la  chaumière.  Ce 
n'est  que  pour  les  autres  que  je  vis  avec  opulence  ;  ainsi  je  défie 
la  fortune,  et  je  jouis  d'un  état  très-doux  et  très-libre  que  je  ne 
dois  qu'à  moi. 

Quand  j'ai  parlé  en  vers  des  malheurs  des  humains  mes 
confrères,  c'est  par  pure  générosité  :  car,  à  la  faiblesse  de  ma 
santé  près,  je  suis  si  heureux  que  j'en  ai  honte.  Je  vous  aimerais- 
bien  mieux  encore  compagnon  de  ma  retraite  qu'éditeur  de  mes 
rêveries. 

Les  faquins  qui  poursuivent  la  mémoire  de  Bayle  méritent  le 
mépris  et  le  silence.  Je  vous  remercie  de  supprimer  la  petite 
remarque  qui  leur  donne  sur  les  oreilles.  Tout  le  reste  aura 
son  passe-port  chez  les  honnêtes  gens.  Il  est  vrai  que  cette  se- 
conde édition  paraît  bien  tard,  et  qu'on  a  donné  trop  de  temps 
aux  sots  pour  répandre  leurs  préjugés  sur  la  première.  Celle-ci 
est  aussi  forte;  mais  elle  est  mesurée  et  accompagnée  de  correc- 
tifs qui  ferment  la  bouche  à  la  superstition ,  tandis  qu'ils  laissent 
triompher  la  philosophie. 


i.  Voltaire  a  écrit  pi'est  :  voyez  une  note,  tome  XIV,  page  418. 
2.  Les  Pensées  philosophiques  d'un  citoyen  de  Montmartre  (175G,  in-12)  que  le 
jésuite  Sennemaud  venait  de  publier  conti'e  les  philosopUes. 


48  CORRESl'ONDANCE. 

Je  vous  ai  drjà  iiiaiu1('  qiu'  je  no  suis  i)as  partisan  de  ce 
vers  : 

Tandis  ([ue  de  la  grâce  ' 

mais  que  j'aime  mieux  un  vers  hasardé  qu'un  vers  plat. 

Je  ne  sais  pas  ce  qu'on  veut  dire  par  les  prétendues  dissen- 
sions des  Cramer-;  il  n'y  en  a  jamais  eu  l'ombre.  Ce  sont  des 
gens  d'une  très-bonne  famille  de  Genève,  qui  ont  de  l'éducation 
et  beaucoup  d'esprit  ;  ils  sont  pénétrés  de  mes  bienfaits,  tout 
minces  qu'ils  sont,  et  ont  fait  un  magnifique  présent  à  mon 
secrétaire.  Ce  secrétaire,  par  parenthèse,  est  un  Florentin''  très- 
aimable,  très-bien  né,  et  qui  mérite  mieux  que  moi  d'être  de 
l'Académie  ddla  Crusca. 

Vous  voilà  donc  moine  de  Saint-Victor*  ;  je  l'ai  été  de  Senones. 
J'ai  travaillé  avec  don  Calmet  pendant  un  mois.  Je  travaille  ac- 
tuellement avec  des  calvinistes,  et  je  m'en  trouve  bien,  excom- 
munication à  part. 

Mandez-moi  où  il  faut  vous  écrire.   Intcrea  raie,  et  me  ama. 

3177.  —  A  M.  TRONCIIIX,  DE  LYON  s. 

Monrion,  27  mai. 

Nous  espérons  apprendre  la  prise  du  fort  Saint-Philippe 
par  le  premier  ordinaire.  L'amiral  Byng  ne  paraît  pas  le  plus 
expéditif  des  hommes;  il  ne  songe  pas  que  la  vie  est  courte, 
et  qu'il  faut  presser  sa  besogne.  .AI.  de  Richelieu  est  un  peu  plus 
alerte. 

317S.  —  DE  COLIM  A  M.   PIERRE   ROUSSEAU  e. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  4  juin  1756. 

M.  de  Voltaire,  monsieur,  ne  peut  avoir  l'tionneur  de  vous  écrire,  étant 
actuellement  très-malade.  Il  me  charge  de  vous  envoyer  l'exemplaire  qu'il 
vous  avait  promis.  Il  n'a  pas  pu  vous  en  envoyer  plus  tôt,  ayant  été  long- 
temps al)sent  de  sa  maison  des  Délices  auprès  de  Genève.  Vous  verrez, 
monsieur,  combien  celte  édition  est  dilTérente  de  la  miséral)le  rapsodie  que 

1.  Vers  21  de  /a  Loi  naturelle,  troisième  partie. 

2.  Gabriel  et  Philibert  Cramer;  voyez  la  lettre  3144  :  Voltaire  donnait  sans 
aucune  rétribution  ses  ouvrages  aux  fi'ères  Cramer. 

3.  Colini. 

4.  Abbaye  supprimée  en  t790,  et  démolie  en  1S13.  (Cl.) 

5.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

6.  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  manuscrit  11Ô83. 


ANNÉE    1756.  49 

l'on  a  imprimée  à  Paris,  et  vous  verrez  par  l'avis  des  éditeurs  que  la  morale 
de  SCS  ouvrages  a  autant  d'approbateurs  que  de  lecteurs.  Dès  que  M.  do 
Voltaire  pourra  trouver  quelque  chose  digne  de  vous  être  communiquée,  il 
ne  manquera  pas  de  vous  l'envoyer  à  l'adresse  que  vous  lui  avez  indiquée. 
Jl  n'a  rien  de  plus  à  cœur  que  de  vous  témoigner  les  sentiments  d'estime  et 
d'attachement  que  vous  lui  avez  inspirés. 
J'ai  riionneur  d'être,  monsieur,  etc. 

Col  INI. 

3179.  —   A  M.   LE    COMTE    D'ARGEXTAL. 

Aux  Déhces,  4  juin. 

Je  VOUS  ai  envoyé,  mon  cher  ange,  mes  sermons  sous  Tenve- 
loppe  de  M.  Bouret;  mais,  comme  je  me  suis  avisé  de  voyager 
un  mois  dans  la  Suisse,  il  se  peut  faire  qu'il  y  ait  eu  quelque 
retardement  dans  l'envoi. 

Vous  voyez  que  la  famille  des  Troncljin  est  dévouée  aux  arts  ; 
mais  l'auteur  aura  des  succès  moins  brillants  que  Tinoculateur. 
Il  vaut  mieux  suivre  Esculape  qu'Apollon.  On  a  corrigé  le  Nicè- 
phore  et  Y  Alexis  selon  vos  vues,  mais  non  selon  vos  désirs.  L'.l^ 
ccste  est  très-bien  entre  les  mains  de  M""-  Denis,  puisque  cela  l'a- 
muse, et  que  de  plus  c'est  le  triomphe  des  femmes.  Pour  moi,  je 
vous  avoue  que  je  n'aurais  jamais  osé  traiter  un  pareil  sujet.  Je 
doute  fort  que  Racine  en  ait  eu  l'idée.  Alceste  peut  faire  à  l'Opéra 
le  plus  grand  effet.  Il  eût  été  k  souhaiter  que  Quinault  eût  fait 
Alceste  après  Annide,  dans  le  temps  de  la  force  de  son  génie,  et 
qu'il  eût  eu  Rameau  pour  musicien. 

Je  ne  protesterai  point  votre  lettre  de  change  pour  une  tra- 
gédie, mais  je  demanderai  du  temps  pour  vous  payer.  Les  édi- 
tions de  mes  anciennes  rêveries  prennent  le  peu  de  temps  que 
ma  misérable  santé  me  laisse.  Il  faut  joindre  le  Siècle  de  Louis  XIV 
à  un  tableau  du  monde  entier  depuis  Charkmagne.  Vous  m'avoue- 
rez qu'il  est  difficile  qu'un  malade  puisse  d'une  main  arranger 
le  monde  et  de  l'autre  faire  une  tragédie.  Au  reste,  quand  j'en 
ferai  une,  je  sens  bien  que  je  travaillerai  pour  des  ingrats;  mais 
je  travaillerai  pour  vous,  mon  cher  ange,  et  vous  me  tiendrez 
lieu  du  public.  Je  suis  assez  animé  quand  c'est  à  vous  que  je  veux 
plaire;  mais,  quand  vous  aurez  une  pièce  du  pays  des  Allobroges, 
songez  que  l'on  fait  souvent  des  pièces  allobroges  à  Paris;  alors 
vous  me  jugerez  avec  indulgence. 

Auriez-vous  lu  ce  recueil  de  Lettres^  de  J/""'  de  Maintenon,  de 

1.  Recueillies  et  retouchées  par  LaBeaumelle;  Amsterdam,  1756,  9  vol.  in-12. 
39.  —  Correspondance.  VII.  4 


50  COKUI£Sl'OM)A.N':ii. 

Louis  XIV,  etc.?  y  a-t-il  quelque  cliosedoiil  un  historien  puisse 
faire  usage?  Je  ne  tous  parle  que  d'histoire:  je  vous  en  de- 
mande parddu.  M""=  Denis  vous  dit  les  choses  les  plus  tendres. 
Elles  seront  hien  rcrues,  puisqu'elle  fait  une  tragédie.  M"'-  de 
Fontaine,  qui  n'en  fait  point,  arrivera  dans  quelques  jours  dans 
mon  ermitage  ;  il  est  bien  joli.  J'en  suis  fùché,  car  je  m'y  attache, 
fl  il  est  trop  loin  de  vous,  mon  cher  ange.  Mille  tendres  respects 
à  M""  d'Argental  et  à  tous  vos  amis. 

3180.  —  A  M.    TUIHIUOT. 

Aux  Délices,  'i  juin. 

Je  reviens  dans  mon  ermitage  vers  Genève,  mon  ancien  ami, 
sans  savoir  si  mes  petits  sermons  ont  été  imprimés  à  Paris  comme 
je  les  ai  faits  et  comme  je  vous  les  ai  envoyés  ;  mais  je  reçois  une 
lettre  de  M.  d'Argental,  qui  met  presque  en  colère  ma  dévotion. 
Il  me  fait  part  d'un  scrupule  que  vous  avez  eu,  quand  je  vous  ai 
mandé  que  la  condamnation  un  peu  dure  des  ennemis  de  Bayle 
ferait  tort  à  l'édition  et  à  l'éditeur.  ^  ous  avez  fait  comme  tous  les 
commentateurs,  vous  n'avez  pas  pris  le  sens  de  l'auteur.  Quel 
galimatias,  ne  vous  en  déplaise,  de  regarder  ce  danger  de  l'édi- 
Teur  autrement  que  comme  le  danger  d'imprimer  un  reproche 
fait  à  un  corps  respectable!  Comment  avez-vous  pu  imaginer 
que  je  pusse  avoir  un  autre  sentiment?  Vous  avez  la  bonté  de 
faire  imprimer  un  ouvrage  qui  vous  plaît,  et  je  ne  veux  point 
qu'il  y  ait  dans  cet  ouvrage  la  moindre  chose  qui  puisse  vous 
compromettre.  Il  faut  que  vous  ayez  le  diable  au  corps,   le 
diable  des  licntley,  des  lîurmann,  des  variorum,  pour  expliquer 
ce  passage  comme  vous  avez  fait.  J'attends  des  exemplaires  reliés 
de  mon  recueil  de  rêveries  pour  vous  en  envoyer.  Je  ne  sais  pas 
quel  parti  prend  Lambert;  je  voudrais  bien  ne  pas  désobliger 
Lambert.  Je  voudrais  aussi  que  les  Cramer  pussent  profiter  de 
mes  dons.  11  est  diilicile  de  contenter  tout  le  monde.  Je  viens  de 
parcourir  une  partie  du  Citoyen  de  Montmartre;  c'est  un  àne  qui 
afliche  sa  patrie.  J'apprends,  par  une  voie  très-sûre,  que  Fréron 
et  La  Ueaumelle  '  ont  conqjosé  cet  infâme  et  ridicule  libelle.  On 
me  mande  qu'il  n'a  excité  que  l'horreur  et  le  mépris. 

Cela  n'empêche  pas  que  La  Beaumelle  ne  puisse  avoir  imprimé 
dxîs  Lettres  originales  de  Louis  Xn  et  de  M"-  de  Maintenon,  dont 

1.  Ce  pamphlet  n'est  d'aucun  des  deux;  voyez  page  43. 


ANNÉE    4756.  54 

on  pourra  faire  quelque  usage  dans  la  nouvelle  édition  du  Siècle 
de  Louis  XIV.  Un  scélérat  et  un  sot  peut  avoir  eu  par  hasard  de 
bons  manuscrits.  Je  vous  prie  de  me  mander  s'il  y  a  quelque 
chose  d'utile  dans  ce  recueil.  Étes-vous  à  présent  moine  de 
Saint-Victor?  Que  n'étes-vous  venu  faire  vos  vœux  dans  Tabbaye 
des  Délices  avec  M""  de  Fontaine!  Croyez  que  mon  abbaye  en 
vaut  bien  une  autre  :  c'est  celle  de  Tliélème  \  On  m'en  a  voulu 
tirer  en  dernier  lieu  pour  aller  dans  des  palais-,  mais  je  n'ai 
garde.  Je  vous  embrasse  tendrement. 

P.  S.  Je  vous  envoie  une  nouvelle  édition  de  mes  sermons,  et 
vous  prie  de  vouloir  bien  en  distribuer  à  .AIM.  d'Alembert,  Dide- 
rot et  Rousseau.  Ils  m'entendront  assez  :  ils  verront  que  je  n'ai 
pu  m'exprimer  autrement,  et  lisseront  édifiés  de  quelques  notes; 
ils  ne  dénonceront  point  ces  sermons. 


3181.  —  A   M,    DE    BRExNLES. 

Aux  Délices,  9  juin. 

Je  m'intéresse  plus  à  vous,  mon  cher  ami,  et  à  l'augmenta- 
tion de  votre  famille,  qu'à  toutes  les  nouvelles  des  Iroquois  et 
de  Port-Malion.  Je  vous  prie  de  me  mander  où  vous  en  êtes  ; 
avez-vous  une  fille  ou  un  garçon?  Comment  se  porte  M""-  de 
Brenles?  Instruisez  un  peu  vos  amis  de  tout  ce  qui  vous  regarde. 

Quand  vous  verrez  M.  le  bailli  de  Lausanne,  je  vous  prie  de 
lui  présenter  mes  obéissances  et  celles  de  M'"«  Denis.  Nous  avons 
été  bien  fâchés  de  partir  sans  avoir  l'honneur  de  le  voir.  Avez- 
vous  reçu  un  petit  paquet  que  le  courrier  se  chargea,  il  y  a 
quelques  jours,  de  vous  remettre? 

Si,  par  vos  bontés  ou  par  celles  de  M.  Polier  de  Bottens,  je 
pouvais  avoir  un  domestique  intelligent,  et  qui  même  sût  un  peu 
écrire 3,  je  vous  serais  infiniment  obligé.  >I""^  Denis  et  moi,  nous 
vous  sommes  attachés  pour  jamais.  V. 


1.  Voyez  Gargantua,  livre  I,  chap.  un. 

2.  Voyez  page  43. 

3.  Colini  quitta  Voltaire  en  juin  1756.  Wagnièrc,  né  vers  1740,  mort  vers  1807, 
et  qui  était  entré  chez  Voltaire  en  1754,  lui  servait  de  copiste  dès  1755,  pendant 
l'absence  de  Colini,  à  qui  il  succéda  tout  à  fait  en  1757.  (B.) 


52  .    CORRESPONDANCE. 

318-2.  -  A   MADAM1-:   LA   DLCIII-SSE    DE   SAX  E-(iO  T  II  A '. 
Aux  Délices,  près  de  Genève,  10  juin. 

Madame,  ({iic  ma  personne  nest-ellc  à  vos  pieds  comme  mon 
cœur  V  csUKaudra-t-il  que  je  meure  sans  cette  consolation?  Le 
roi  dePrussc  veut  bien  me  rappeler  auprès  de  lui;  mais  Votre 
\ltcssc  sérénissiine  sait  que  c'est  Gotha  seul  que  je  regrette.  Les 
rois  font  semblant  de  s'aimer,  ils  se  le  disent  dans  leurs  traités; 
mais  il  n'y  a  qu'une  souveraine  de  ma  connaissance  qui  sache 
se  faire  aimer  véritablement.  Les  cœurs  sont  à  elle  ;  les  rois  n'ont 
que  de  l'encens. 

Il  est  vrai,  madame,  que  dans  ces  Mémoires  de  M""'  de  Mainte- 
non,  dont  Votre  Altesse  sérénissime  daigne  me  parler,  l'encens 
ne  brûle  guère  pour  les  souverains.  La  Beaumelle  déchire  un 
peu  les  vivants  et  les  morts.  Ce  qui  n'est  pas  de  lui,  ce  qui  est 
(fun  certain  évêque  d'Agen,  dont  il  a  pillé  les  mémoires  manu- 
scrits, est  légèrement  écrit.  Ce  qui  est  de  La  Beaumelle  est  d'un 
étourdi  sans  bienséance  et  sans  conséquence,  qui  veut  avoir  de 
l'esprit  à  tort  et  à  travers.  On  ne  peut  concevoir  comment  un 
homme  qui  a  eu  le  bonheur  d'être  en  état  de  dire  des  vérités, 
ayant  d'excellents  mémoires  entre  les  mains,  a  pu  vomir  tant 
d'impudents  mensonges.  Il  n'y  a  point  de  vérité  qu'il  n'ait  défi- 
gurée par  des  calomnies,  et  point  de  calomnie  (lu'il  ne  débite 
avec  une  insolence  brutale.  Les  grands  seraient  bien  à  plaindre 
si  la  postérité  les  jugeait  sur  de  tels  écrits  :  ils  sont  entre  la  fiat- 
lerie  cl  la  calomnie  ;  mais  la  puissance  les  console. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  madame,  mais  il  me  semble  qu'il 
y  a  plus  de  vrai  bonheur  dans  une  cour  comme  la  votre  que 
dans  celles  qui  mettent  deux  cent  mille  hommes  sous  les  armes, 
et  qui  quelquefois  font  naître  des  millions  de  murmures  justes 
ou  injustes.  Y  a-t-il  donc  quelque  chose  de  préférable  à  la  dou- 
ceur do  gouverner  en  repos  un  peuple  heureux?  Il  paraît  que, 
dans  les  circonstances  présentes,  le  peuple  anglais  ne  prétend 
guère  à  ce  titre  d'heureux;  les  esprits  y  paraissent  bien  divisés. 
Tous  sont  réunis  sous  votre  domination,  madame;  tout  y  est 
traïKiuille.  Si  je  pouvais  me  traîner,  je  me  traînerais  à  Gotha. 
Mou  sort  est  de  faire  des  vœux  inutiles. 

Que  Votre  Altesse  sérénissime  et  toute  son  auguste  famille 
daignent  recevoir  mon  profond  respect. 

I.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE    1706.  53 

3183.   —   A    LOUIS-EUGÈNE, 

PRINCE     DE     AVURTEMBEnC. 

Aux  Délices,  li  juin. 

Un  Suisse,  un  solitaire,  un  de  vos  serviteurs  les  plus  tendre- 
ment attachés,  qui  ne  lit  point  les  gazettes,  qui  ne  sait  rien  de  ce 
qui  se  passe  dans  ce  monde,  sait  pourtant  que  Votre  Altesse  séré- 
nissime  est  au  milieu  des  coups  de  canon,  dans  une  île  de  la 
Méditerranée  S  qui  appartenait  autrefois  à  Vénus,  ensuite  aux 
Carthaginois  ;  qui  n'est  pas  faite  pour  des  Anglais,  et  qui  sera 
hientôt  tout  entière  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu.  Si  vous  êtes 
là,  monseigneur,  comme  je  n'en  doute  pas,  vous  avez  très-bien 
fait  d'y  venir  en  si  honne  con.pagnie.  On  ne  peut  pas  toujours 
être  à  raffut  d'un  canon  ou  au  bivouac  :  on  ne  peut  pas  toujours 
exposer  sa  vie,  quelque  agréal)le  que  cela  soit.  Il  y  a  toujours  du 
temps  de  reste  avec  la  gloire,  et  c'est  ce  qui  m'encourage  à  écrire 
à  Votre  Altesse  sérénissime.  Je  me  donne  rarement  cet  honneur, 
parce  que  les  plaisirs  ne  sont  pas  faits  pour  moi.  Un  vieux 
malade  retiré  sur  les  bords  d'un  lac  n'est  plus  fait  pour  entrete- 
nir un  jeune  prince  guerrier,  quelque  philosophe  que  soit  ce 
prince. 

Si,  dans  les  moments  de  relâche  que  vous  donne  le  siège, 
vous  vous  occupez  à  lire,  il  paraît  depuis  peu  des  Mémoires  du 
feu  marquis  de  Torcij-,  dignes  d'être  lus  de  Votre  Altesse.  Elle  y 
verra  un  détail  vrai  et  instructif  des  humiliations  que  Louis  XIV 
eut  à  essuyer  pendant  qu'il  demandait  grâce  aux  Hollandais. 
Vous  contribuez  actuellement,  monseigneur,  à  une  gloire  aussi 
grande  que  ces  abaissements  furent  tristes. 

La  Deaumelle,  après  avoir  déterré,  je  ne  sais  comment,  les 
Lettres  de  M'"^  de  Maintenon,  en  a  inondé  le  public.  Vous  verrez 
dans  ces  lettres  peu  de  faits,  et  encore  moins  de  philosophie. 

Le  môme  La  Beaumelle  a  compilé  sur  des  manuscrits  six  vo- 
lumes de  Mémoires^  pour  servir  â  l'histoire  de  Louis  XIV  et  de  sa 
cour  ;  mais  il  a  mêlé  au  peu  de  vérités  que  ces  mémoires  conte- 
naient toutes  les  faussetés  que  l'envie  de  vendre  son  livre  lui  a 
suggérées,  et  toutes  les  indécences  de  son  caractère.  Peu  d'écri- 
vains ont  menti  plus  impudemment. 

1.  Minorque. 

2.  Voyez  tome  XIV,  page  55. 

3.  Voyez  tome  XXVIII,  page  287,  et  XXVI,  161,  où,  par  erreur,  Voltaire  ne  donne 
que  cinq  volumes  à  ces  3Iémoircs. 


54  COHHESPOXDANCE. 

Je  VOUS  dirai  la  vérilé,  monseigneur,  quand  je  vous  dirai  qu'il 
ne  tient  qu'à  moi  d'aller  dans  un  pays'  où  j'ai  fait  autrefois  ma 
cour  h  Votre  Altesse,  et  que  ce  n'est  pas  dans  ce  pays-là  que  je 
voudrais  lui  renouveler  mes  hommages. 

Je  crois  que  M.  le  prince  de  Beauvau  a  souvent  le  bonheur 
de  vous  voir.  C'est  après  vous,  monseigneur,  celui  dont  je  suis 
le  plus  fâché  d'être  éloigné.  Votre  Altesse  sérénissime  sait  à  quel 
point  et  avec  quel  tendre  respect  je  lui  serai  toujours  dévoué. 


:!18l.  —  A  M.   LE  MARECHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 
Aux  Délices,  près  de  Genève,  14  juin. 

J'ai  quelque  orgueil,  mon  héros,  de  voir  une  partie  de  ma 
destinée  unie  à  la  vôtre.  Il  est  assez  plaisant  que  je  sois,  après 
vous,  l'homme  le  plus  réellement  intéressé  à  la  prise  de  Port- 
Mahon.  Je  me  suis  avisé  de  faire  le  prophète.  Vous  accomplirez 
sans  doute  ma  prophétie  ;  elle  est  très-claire  ;  il  y  en  a  eu  jusqu'ici 
peu  dans  ce  goût-là.  Votre  panégyriste  est  devenu  votre  astro- 
logue. Par  quel  hasard  faut-il  que  ma  prédiction  coure  Paris, 
avant  que  le  maudit  rocher  de  M.  Blakeney  se  soit  rendu?  Le 
même  jour  que  j'ai  reçu  la  lettre  dont  vous  honorez  votre  petit 
prophète,  j'ai  appris  que  mon  petit  compliment-  était  répandu 
dans  Paris.  C'est  T\\\Qv\Q\,-la-Trompctte  qui  me  dit  l'avoir  vu  et 
tenu,  et  même  l'avoir  désapprouvé.  Il  y  a  longtemps  que  je  vous 
avertis  que  vous  aviez  probablement  quelque  secrétaire  bel  esprit 
qui  rendait  publiques  les  galanteries  que  je  vous  écrivais  quel- 
quefois. Je  suis  bien  sûr  que  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  divulgué 
ma  ])rophétie.  Je  ne  l'ai  certainement  envoyée  à  personne  qu'à 
mon  hiros;  c'était  un  secret  entre  le  ciel  et  lui.  Thicriot  fait 
quelquefois  sa  cour  à  M""'  la  duchesse  d'Aiguillon  :  si  c'est  chez 
elle  qu'il  a  vu  ma  lettre,  peut-être  M""'  d'Aiguillon  n'en  aura  pas 
laissé  prendre  de  copie;  et,  en  ce  cas,  il  n'y  a  que  quelques  lam- 
beaux de  publiés. 

Voyez,  monseigneur,  comment  notre  secret  a  pu  transpirer. 
Je  vous  envoyai  cette  saillie  par  M.  le  duc  de  Villars,  et  je  ne  lui 
en  fis  pas  confidence.  Nul  autre  que  vous  au  monde  n'a  vu  la 
prédiction.  Si  vous  l'avez  fait  lire  à  quelque  profanateur  de  ces 


1.  La  Prusse.  —  Voyez  plus  haut,  pages  45  et  51.  On  envoya  le  duc  de  Niver- 
nais; en  ambassade  à  Potsdani,  et  Frédéric  se  moqua  du  poëte  diplomate. 

2.  Les  vers  qui  font  partie  de  la  lettre  du  3  mai  175G,  h  Richelieu. 


ANNÉE    17  56.  -io 

mystères,  il  iiY  a  pas  grand  mal.  Vous  me  justifierez  bientôt  *  ; 
vous  confondrez  les  incrédules  comme  les  envieux;  on  verra 
bien  que  vous  êtes  un  héros,  et  que  je  ne  suis  pas  un  propbète 
de  Baal. 

Au  milieu  des  coups  de  canon,  vous  soucieriez-vous  de  savoir 
que  La  Beaumelle,  qui  s'est  fait,  je  ne  sais  comment,  héritier  des 
papiers  de  M'""  de  Maintenon,  a  fait  imprimer  quinze  volumes, 
soit  de  Lettres,  soit  de  Mémoires?  Ce  ramas  d'inutilités  est  relevé 
par  un  tas  d'impudences  et  de  mensonges  qui  est  fait  tout  juste 
pour  l'avide  curiosité  du  public,  11  y  a  quatre-vingts  ou  cent 
familles  outragées  :  voilà  ce  qu'il  faut  au  gros  des  hommes.  Il  y 
a  parmi  les  Lettres  de  M"'«  de  Maintenon  une  lettre  de  M.  le  duc 
de  Richelieu  votre  père,  qui  certainement  n'était  pas  faite  pour 
être  publique.  Les  termes  qui  vous  regardent  sont  bien  peu  me- 
surés, et  il  est  désagréable  que  monsieur  votre  fils  soit  à  portée 
de  les  voir.  Il  me  paraît  bien  indécent  de  révéler  ainsi  des  secrets 
de  famille  du  vivant  des  intéressés. 

Mais,  après  tout,  qu'importe  qu'on  attaque  la  conduite  de  M.  le 
duc  de  Fronsac-  en  1715,  pourvu  qu'on  rende  justice  à  M.  le 
maréchal  de  Richelieu  en  1756  ? 

Prenez  votre  Mahon,  triomphez  des  Anglais  et  dos  mauvais 
discours.  Je  lève  les  mains^  au  ciel  sur  mes  montagnes,  et  je 
chanterai  le  Te  Deum  en  terre  hérétique, 

M""^  Denis  et  moi  nous  sommes  les  deux  Suisses  qui  aiment 
le  plus  votre  gloire  et  votre  personne, 

3185,  —  A   M.   DE   BREXLES. 

Aux  Délice?,  15  juin. 

On  dit  le  colonel  Constant  mort*.  Si  cela  est,  j'en  suis  très- 
affligé,  et  je  suis  étonné  de  vivre.  Voilà  donc,  mon  cher  ami,  ce 
que  c'est  que  ce  fantôme  de  la  vie.  On  s'en  plaint,  on  la  maudit, 
on  la  prodigue,  on  l'aime,  et  elle  s'évanouit  comme  une  ombre. 


1.  Cette  justification  eut  lieu  le  '28  du  même  mois,  jour  de  la  in-lsc  du  fort 
Saint-Philippe. 

2.  Titre  porté  par  le  héros  de  Voltaire  jusqu'en  mai  1715, 
;5.  Comme  Moïse.  Exode,  xvii,  11. 

4.  Il  est  probablement  question  ici  de  Philippe-Germain  Constant,  colonel  dans 
le  régiment  de  Chambrier,  au  service  de  Hollande,  et  second  des  quatre  fils  du 
lieutenant  général  Constant  de  Rebecquo.  Le  colonel  Constant  n'était  âgé  que  de 
vingt-huit  ans  quand  il  mourut  :  c'était  un  jeune  homme  de  beaucoup  d'esprit. 
—  Le  lieutenant  généi-al  Constant,  que  Voltaire,  dans  sa  lettre  du  21  janvier  17G5, 


56  CORRESPONDANCE, 

Paisse  madame  votre  femme  avoir  fait  un  heureux!  Je  suis  bien 
sûr  au  moins  qu'elle  aura  fait  un  honnête  homme  et  un  homme 
d'esprit. 

Toutes  vos  nouvelles  sont  aussi  fausses  que  le  bonii  conte 
fIu"on  Caisail  des  catholiques  qui  ne  voulaient  point  duu  catho- 
lique ;'i  Kchallensi.  Je  voudrais  bien  que  la  nouvelle  touchant  le 
colonel  Constant  fût  aussi  fausse.  Mille  tendres  respects  à  Taccou- 
chée  et  à  tous  nos  amis. 

3180.  —  A  M.  LI-:    COMTE   D'ARC.  EN  TA  L. 

Aux  Délice^;,  15  juin. 

Mon  cher  ange,  nos  amours  sont  furieusement  traversées.  Je 
ne  pourrai,  de  plus  de  trois  mois,  travaillera  cette  tragédie*  que 
vous  voulez  avec  tant  d'obstination,  et  que  j'ai  déjà  esquissée 
pour  vous])laire.  Vous  savez  que  Villars  ne  peut  être  partout.  On 
va  Imprimer  une  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV,  à  la 
suite  d'une  espèce  d'Histoire  universelle.  Je  crois  vous  l'avoir  déjà 
mandé.  Je  lis  cette  compilation  ûqs  Mémoiirs  de  lil'""  de  Maintenon, 
et  j'admire  comment  un  homme  a  l'audace  de  publier  tant  de 
sottises,  tant  de  mensonges  et  de  contradictions,  d'insulter  tant 
de  familles,  de  parler  si  insolemment  de  tout  ce  qu'il  ignore,  et 
comment  on  a  la  bonté  de  le  soutTrir.  11  est  assez  singulier  que 
cet  homme  soit  à  Paris,  et  que  je  n'y  sois  pas.  Il  a  eu  quelques 

à  Richelieu,  appelle  gros  diable  de  général  au  service  de  Hollande,  avait  cinq 
enfants,  savoir  : 

1"  Constant  d'Hcrmcnchcs,  appelé  bel  Orosmane,  dans  la  lettre  du  G  février 
1757,  à  d'Argcntal; 

2"  Philippe-Germain  Constant,  dont  il  s'agit  dans  la  lettre  ci-dessus; 

3"  Juste-Louis  Constant  de  Rebecque,  mort  le  3  février  1812  à  Brevans  près  de 
Dôle;  père  de  Ilenri-IJcnjamin  Constant,  né  à  Lausanne  le  2.^  octobre  1707; 

4»  Samuel  Constant  de  Rebecque,  né  en  1729,  mort  en  octobre  1801.);  il  était 
major,  au  service  de  Hollande,  dans  le  régiment  Cornabé,  qu'il  quitta  un  an  après 
son  mariage  avec  Charlotte  Pictct,  fille  du  professeur  en  droit  avec  lequel  Vol- 
taire fut  en  correspondance;  il  était  homme  de  lettres,  et  Benjamin  Constant  lui 
a  consacré  un  article  dans  la  Biographie  universelle;  après  son  mariage  on  l'appela 
Constant-Pictct,  pour  le  distinguer  de  ses  autres  frères; 

b"  La  marquise  de  Gentil,  qui  demeurait  à  Mon-Bepos,  dans  un  faubourg  de 
Lausanne,  et  chez  laquelle  Voltaire  eut  une  salle  de  théâtre  où  il  jouait  avec  ses 
acteurs  de  société. 

La  famille  Constant  de  Rebecque  est  originaire  d'Aire  en  Artois,  ou  Aire-sur- 
la-Lys,  petite  ville  du  département  du  Pas-de-Calais.  (Cl.) 

1.  Bourg  à  trois  lieues  de  Lausanne. 

2.  Zulime,  que  l'auteur  s'occupait  à  corriger,  et  dont  il  reparle  dans  sa  lettre  à 
•d'Argenlal,  du  20  décembre  1756. 


ANNÉE    17  56.  57 

bons  mémoires,  il  a  noyé  le  peu  de  vérités  inutiles  que  contien- 
nent les  Mémoires  de  Dangeau,  de  Hébert,  de  M'^'^  d'Aumale,  dans  un 
fatras  d'impostures  de  sa  façon.  II  a  trouvé  le  vrai  secret  d'être 
lu  et  d'être  méprisé. 

Il  avance  hardiment  que  le  premier  dauphin  épousa  M"^  Choin. 
J'ai  toujours  entendu  dire  à  ceux  qui  ont  vécu  avec  elle,  et  sur- 
tout à  M""'  de  Villefranche  et  à  M""'  de  BolingbrokeS  que  c'était 
un  conte  ridicule-.  Si  vous  avez  pu,  mon  cher  et  respectable 
ami,  déterrer  un  peu  de  vérité  parmi  les  anecdotes  d'erreur 
dont  le  monde  est  plein,  daignez,  à  vos  heures  perdues,  vous 
amuser  à  m'instruire,  afin  que  je  sorte  au  plus  tôt  du  bourbier 
désagréable  de  l'histoire,  pour  me  donner  tout  entier  aux  choses 
que  vous  aimez. 

Vous  n'aurez  de  moi  que  ce  feuillet,  une  bouteille  d'encre  est 
tombée  sur  l'autre.  M""'  Denis  et  M""  de  Fontaine  vous  embras- 
sent. Cette  Fontaine,  la  ressuscitée,  est  tout  étonnée  de  ma  mai- 
son et  de  mes  jardins.  Elle  dit  que  cela  serait  bien  beau  auprès 
de  Paris;  mais  je  ne  le  crois  pas. 

3187.  —  A  M.   THIERIOT. 

Aux  Délices,  16  juin. 

Je  ne  suis  pas  étonné  qu'on  dévore  ce  ramas  d'anecdotes  où, 
parmi  quelques  vérités  indifférentes,  tirées  des  Mémoires  de  Dan- 
geau, de  Hiiber,  etc.,  tout  fourmille  de  faussetés,  de  contradic- 
tions, et  d'impostures.  Le  mensonge  n'a  jamais  parlé  avec  tant 
d'impudence.  Cela  est  fait  pour  être  lu  des  ignorants  oisifs, 
méprisé  des  sages,  et  pour  indigner  les  gens  en  place.  De  quel 
front  ce  malheureux  ose-t-il  assurer  que  Monseigneur  épousa 
M""  Choin,  et  que  M'"^  de  Berry  se  maria  au  comte  de  Riom? 
Quand  on  avance  de  tels  faits,  il  faut  avoir  ses  garants.  Il  était 
réservé  à  ce  siècle  qu'un  gredin  parlât  de  la  cour  comme  s'il  y 
avait  joué  un  rôle.  Il  prend  la  peine  de  combattre  de  temps  en 
temps  le  Siècle  de  Louis  XIV,  et  il  porte  la  démence  jusqu'à  citer 
des  passages  qui  n'y  ont  jamais  été. 

Je  suis  bien  aise  que  ce  soit  un  pareil  coquin  qui  ait  écrit 

1.  Née  Deschamps  de  Marsilly;  mariée  d'abord  au  marquis  de  Villette-Murçai, 
père  de  M""^  de  Caylus;  et  ensuite  à  Bolingbroke. 

2.  Ce  fut  toujours  l'opinion  de  Voltaire,  Mais  M.  Monmerqué,  éditeur  des 
Souvenirs  de  Mme  de  Caylus  (en  1828),  n'est  pas  de  cette  opinion:  il  s'appuie  sur 
les  Mémoires  complets  et  authentiques  de  Sai7it-Simon,  tels  qu'ils  ont  été  publiés 
depuis  (1829-30,  en  vingt-un  volumes  in-S"),  et  sur  les  3Iémoires  de  J/"«  d'Aumcde. 


58  CORUnSPONDAXr.R. 

contre  vous,  11  so  dit  citoyen  de  Montmartre^,  il  mérite  d'être 
citoyen  d'une  cliiounne.  Que  complcz-vous  faire,  mon  ancien 
ami,  de  l'édition  de  mes  bagatelles?  Vous  devriez  bien  venir  voir 
Tauteur,  et  joindre  votre  portefeuille  au  mien.  Xous  pourrions 
faire  quelque  chose  ensemble.  Les  Cramer  ne  se  repentent  pas 
de  leur  édition,  quoiqu'il  y  en  ait  tant  d'autres.  Ils  l'ont  presque 
toute  débitée  en  trois  semaines  ;  je  ne  m'y  attendais  pas.  L'His- 
toire génê raie  mévhc.  un  peu  plus  d'attention;  on  y  joint  le  Siècle 
(le  Louis  XIV,  avec  dos  additions  et  des  notes  qui  sont  assez 
curieuses.  Vous  ne  nuiriez  pas  à  cet  ouvrage  ;  nous  le  reverrions 
ensemble.  Mes  nièces  auraient  soin  de  vous  rendre  votre  séjour 
aux  Délices  digne  du  nom  que  ma  maison  ose  porter.  J'y  jouis  de 
la  paix,  j'y  travaille  à  loisir:  cesoritià  les  vraies  délices.  Je  serais 
trop  li(!ureii.\;  si  j'avais  de  la  santé  et  Taini  Thieriot.  Valc. 

P.  S.  La  lettre-  à  M.  le  maréchal  do  Hichelieu  n'était  pas 
assurément  pour  le  public.  Je  ne  l'ai  communiquée  à  personne. 
S'il  a  fait  voir  mes  prophéties,  il  les  accomplira. 

3188.  —  A  M.    DUPONT. 

Aux  Délices,  pn'-s  de  Genève,  20  (juin)  IT'iG'. 

Je  vous  avais  envoyé,  mon  cher  ami,  deux  petits  ouvrages 
assez  tristes  et  assez  conformes  à  l'état  où  doit  être  votre  âme 
après  la  perte  d'un  jeune  homme  de  si  grande  espérance,  à  qui 
vous  étiez  tendrement  attaché*.  Vous  devez  avoir  reçu  mes  jéré- 
miades, et  vous  devez  sentir  que  le  Tout  est  bien  de  Pope  n'est 
([u'une  plaisanterie  qu'il  n'est  pas  bon  de  faire  aux  malheureux. 
Or,  sur  cent  hommes,  il  y  en  a  au  moins  quatre-vingt-dix  qui 
sont  à  plaindre.  Tout  est  bien  n'est  donc  pas  fait  pour  lo  genre 
humain.  Je  suis  honteux  de  dater  ma  lettre  des  Délices  en 
écrivant  à  M.  de  Klinglin.  iMais  enfin  il  faut  bien  que  j'aie  un 
port  après  avoir  essuyé  tant  d'orages.  Je  suis  très-aise  d'être  loin 
des  jésuites  et  des  médecins  de  Colmar.  Ces  charlatans-là  nui- 
sent au  corps  et  à  l'âme.  Nous  avons  à  présent  un  vrai  médecin'' 
qui  est  allé  de  (îenèvc  à  Paris  apprendre  aux  Français  ù  préserver 
leurs  enfants  de  la  petite  vérole  en  la  leur  donnant.  Ce  ne  sont 

1.  Voyez  pages  43  et  ôO. 

2.  Du  3  mai  précédent,  en  prose  et  en  vers. 

3.  Placée  par  le  premier  éditeur  et  par  lîeuchot  au  "20  août,  cette  lettre,  anté- 
rieure à  la  prise  do  Port-Mahon,  ne  peut  être  que  du  20  juin  au  plus  tard. 

4.  Le  second  fils  de  M.  de  Klinglin,  atta((ué  d'une  paralysie  depuis  long:tcmps. 

5.  Le  docteur  Troncliin. 


A.XXÉE    l7o6.  59 

pas  Ici  des  exemples  à  remettre  devant  les  yeux  de  monsieur  le 
premier  président:  ils  redoubleraient  trop  sa  douleur. 

SilcPort-Malion  n'est  pas  pris  quand  vous  recevrez  ma  lettre, 
il  ne  le  sera  jamais.  M'""  Denis  et  moi,  nous  vous  assurons,  vous 
et  M""=  Dupont,  de  la  plus  tendre  amitié. 

Voltaire, 


3189.  —  A  MADEMOISELLE  *"  K 

Aux  Délices,  près  de  Genève.  20  juin  17."i6. 

Je  ne  suis,  mademoiselle,  qu'un  vieux  malade,  et  il  faut  que 
mon  état  soit  bien  douloureux  puisque  je  n'ai  pu  répondre  plus 
tôt  à  la  lettre  dont  vous  m'bonorez,  et  que  je  ne  vous  envoie  que 
de  la  prose  pour  vos  jolis  vers.  Vous  me  demandez  des  conseils: 
il  ne  vous  en  faut  point  d'autre  que  votre  goût.  L'étude  que 
vous  avez  faite  de  la  langue  italienne  doit  encore  fortifier  ce 
goût  avec  lequel  vous  êtes  née,  et  que  personne  ne  peut  donner. 
Le  Tasse  et  l'Arioste  vous  rendront  plus  de  services  que  moi,  et 
la  lecture  de  nos  meilleurs  poètes  vaut  mieux  que  toutes  les 
leçons;  mais,  puisque  vous  daignez  de  si  loin  me  consulter,  je 
vous  invite  à  ne  lire  que  les  ouvrages  qui  sont  depuis  longtemps 
en  possession  des  suffrages  du  public,  et  dont  la  réputation  n'est 
point  équivoque.  Il  y  en  a  peu  ;  mais  on  profite  bien  davantage 
en  les  lisant  qu'avec  tous  les  mauvais  petits  livres  dont  nous 
sommes  inondés.  Les  bons  auteurs  n'ont  de  l'esprit  qu'autant 
qu'il  en  faut,  ne  le  recherchent  jamais,  pensent  avec  bon  sens,  et 
s'expriment  avec  clarté.  Il  semble  qu'on  n'écrive  plus  qu'en 
énigmes.  Rien  n'est  simple,  tout  est  affecté;  on  s'éloigne  en  tout 
de  la  nature,  on  a  le  malheur  de  vouloir  mieux  faire  que  nos 
maîtres. 

Tenez-vous-en,  mademoiselle,  à  tout  ce  qui  plaît  en  eux.  La 
moindre  affectation  est  un  vice.  Les  Italiens  n'ont  dégénéré, 
après  le  Tasse  et  l'Arioste,  que  parce  qu'ils  ont  voulu  avoir  trop 
d'esprit;  et  les  Français  sont  dans  le  même  cas.  Voyez  avec  quel 
naturel  M'"'  de  Sévigné  et  d'autres  dames  écrivent  ;  comparez  ce 

1.  Le  contenu  de  cette  lettre  prouve  que  la  personne  à  qui  elle  est  adressée 
n'était  pas  encore  mariée.  Les  éditeurs  de  Kehl  l'avaient  intitulée  :  .4  M'""  Diipinj, 
femme  du  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 
M"'"  Dupuy  s'appelait  M"*^  Menon  ou  Manon.  La  famille  de  son  mari,  ne  croj'ant 
pas  que  ce  fût  son  véritable  nom,  a  fait  des  recherches  sans  rien  découvrir  qui 
pût  détruire  ou  confirmer  ses  soupçons.  M""  Dupuy  est  nommée  Louise  Menon 
dans  l'acte  mortuaire  de  son  mari.  (B.) 


60  CORRESPONDANCE. 

style  avec  les  phrases  entortillées  de  nos  petits  romans  ;  je  tous 
cite  les  héroïnes  de  votre  sexe,  parce  que  vous  me  paraissez  faite 
pour  leur  ressembler.  Il  y  a  des  pièces  de  M""  Deshoulières 
qu'aucun  auteur  de  nos  jours  ne  pourrait  égaler.  Si  vous  voulez 
que  je  vous  cite  des  hommes,  voyez  avec  quelle  clarté,  quelle 
simplicité  notre  Racine  s'exprime  toujours.  Chacun  croit,  en  le 
lisant,  qu'il  dirait  en  prose  tout  ce  que  Racine  a  dit  en  vers. 
Croyez  que  tout  ce  qui  ne  sera  pas  aussi  clair,  aussi  simple, 
aussi  élégant,  ne  vaudra  rien  du  tout. 

Vos  réflexions,  mademoiselle,  vous  en  apprendront  cent  fois 
plus  que  je  ne  pourrais  vous  en  dire.  Vous  verrez  que  nos  bons 
écrivains,  Fénelon,  Bossuet,  Racine,  Despréaux,  employaient  tou- 
jours le  mot  propre.  On  s'accoutume  à  bien  parler,  en  lisant 
souvent  ceux  qui  ont  bien  écrit  ;  on  se  fait  une  habitude  d'expri- 
mer simplement  et  noblement  sa  pensée  sans  elTort.  Ce  n'est 
point  une  étude  ;  il  n'en  coûte  aucune  peine  de  lire  ce  qui  est 
est  bon,  et  de  ne  lire  que  cela  ;  on  n'a  de  maître  que  son  plaisir 
et  son  goût. 

Pardonnez,  mademoiselle,  à  ces  longues  réflexions;  ne  les 
attribuez  qu'à  mon  obéissance  à  vos  ordres. 

.T'ai  l'honneur  d'être  avec  respect,  etc. 

3190.  —   A  M.    THIERIOT  ". 

Aux  Dùlicos,  iC)  juin. 

Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites,  mon  cher  et  ancien  ami,  et 
vous  faites  toujours  quelque  quiproquo.  Vous  vous  imaginez 
d'abord  qu'il  est  question  d'un  intérêt  d'argent  pour  vous,  quand 
je  vous  mande  que,  si  vous  laissez  subsister  la  note  sui^  Baylc,  elle 
pourra  faire  tort  a  Vèdileur.  Il  était  bien  question  de  cela!  Vous 
allez  vous  plaindre  à  M.  d'Argental  que  j'ai  supposé  que  Lambert 
vous  faisait  un  présent!  Quel  présent  pouvait-il  vous  faire  pour 
une  telle  bagatelle?  Et,  quand  je  vous  écris  que  vous  n'avez  pas 
entendu  le  passage  de  ma  lettre,  vous  me  répondez  comme  si  je 
vous  avais  écrit  que  vous  n'entendiez  pas  un  passage  de  mon 
ouvrage  :  ayez  donc  un  peu  plus  d'attention  et  des  idées  plus 
nettes. 

Songez  bien  que  je  vous  demande  si  Lambert  compte  ajouter 
des  pièces  fugitives,  que  je  n'ai  point,  ;'i  celles  que  les  Cramer  ont 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE     175  6. 


61 


imprimées.  Songez  que  je  vous  demande  si  vous  en  avez  quelques- 
unes.  Songez  qu'alors  il  devrait  attendre,  et  faire  à  loisir  une 
édition  complète  à  laquelle  vous  présideriez.  En  ce  cas,  vous 
devriez  venir  aux  Délices,  et  vous  ne  vous  en  repentiriez  pas. 
Vous  seriez  en  quatre  jours  à  Lyon  :  je  vous  adresserais  à  M.  Tron- 
cliin,  le  banquier,  qui  vous  fournirait  une  voiture,  et  nous  cause- 
rions. Il  y  a  une  Histoire  générale  qui  pourrait  mériter  vos  soins,  etc. 

Je  vous  répète,  mon  cher  et  ancien  ami,  que  je  sais,  à  n'en 
pouvoir  douter,  que  La  Beaumelle  est  l'auteur  du  Citoyen  de 
Montmartre,  et  qu'il  l'avait  communiqué  à  Fréron, 

Vous  avouez  donc  enfin  que  cet  homme  S  qui  cherchait  à 
imiter  Tacite,  n'a  imiter  que  Gacon.  Plus  vous  avez  avancé  dans 
la  lecture  de  ses  infâmes  rapsodies,  plus  vous  avez  dû  être  indi- 
gné. On  n"a  jamais  écrit  plus  insolemment  tant  de  mensonges 
et  CCS  mensonges  sont  d'autant  plus  dangereux  qu'ils  sont  sou- 
vent mêlés  avec  la  vérité.  Un  mot  de  31'"^  de  Maintenon  lui  sert 
de  canevas  pour  cent  impostures.  On  a  mis  au  pilori  des  hommes 
bien  moins  coupables. 

J'ai  lu  les  Mémoires  de  Dangeau  dont  vous  me  parlez  ;  il  n'y  a 
pas  quatre  pages  à  extraire.  J'ai  beaucoup  retouché  le  Siècle  de 
Louis  XIV;  il  terminera  VHistoire  générale.  J'espère  qu'un  jour  je 
ferai  aimer  la  vérité. 

Je  vous  embrasse. 

3191.  —  A  MADAME  LA  DUCHESSE  DE   SAXE-GOTHA^. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  2G  juin. 

Madame,  il  y  a  donc  des  malheurs  aussi  pour  Votre  Altesse 
sérénissime?  et  il  faut  que  les  vertus  les  plus  nobles  et  les  plus 
pures  éprouvent,  comme  les  autres,  le  sort  de  l'humanité!  Votre 
résignation  à  la  Providence,  madame,  est  bien  exercée  dans  la 
perte  d'un  fils  aîné  ;  mais  aussi  les  mêmes  vertus  qui  sont  éprou- 
vées dans  la  douleur  de  cette  perte  sont  récompensées  par  les 
princes  qui  vous  restent.  Vous  voyez,  madame,  votre  consolation 
devant  vos  yeux,  en  voyant  votre  perte.  Votre  Altesse  sérénissime 
doit,  pour  surcroît  d'affliction,  être  accablée  de  lettres  ;  je  lui 
demande  pardon  d'augmenter  le  nombre  de  ceux  qui  l'affligent 
en  la  voulant  consoler.  Mais  comment  pourrais-je  ne  pas  écouter 


1.  La  Beaumelle. 

"2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


G2  COKrU'SIMj.NDANCIi. 

mon  attachcinont  et  ma  douleur?  II  est  impossible  à  mon  cœur 
de  retenir  ses  mouvements. 

J'ose  me  joindre  ici  à  la  jurande  maîtresse  des  cœurs,  à  tout 
ce  qui  vous  entoure,  madame,  pour  pleurer  à  vos  pieds  et  à 
ceux  de  monseigneur  le  duc  ;  mais  aussi  je  me  joins  à  eux  pour 
voir  dans  les  princes  vos  enfants  (que  Dieu  conserve!)  les  plus 
grandes  et  les  plus  chères  espérances,  comme  la  meilleure  con- 
solation K 

Quand  pourrai-je,  madame,  venir  partager  tous  ces  senti- 
ments, admirer  les  vôtres,  jouir  de  vos  bontés,  et  renouveler  à 
Votre  Altesse  serénissime,  à  monseigneur,  à  toute  votre  auguste 
maison,  tous  mes  vœux,  avec  mon  tendre  et  profond  respect! 

310-2.  —  A   .M.    Lli    COMTE    D'AUGE  MAL. 

Aux  Délices,  28  juin. 

Mon  très-cher  ange,  j'ai  fait  venir  les  frères  Cramer-  dans 
mon  ermitage.  Je  leur  ai  demandé  pourquoi  vous  n'aviez  pas  eu, 
le  premier,  ce  recueil  de  mes  folies  en  vers  et  en  prose:  ils  m'ont 
répondu  (|uc  le  ballot  ne  pouvait  encore  être  arrivé  à  Paris.  Ils 
tiisenl  ([ue  les  exemplaires  qui  sont  entre  les  mains  de  quehiues 
curieux  y  ont  été  portés  par  des  voyageurs  de  Genève;  ils  en 
sont  la  dupe.  Lambert  a  attrapé  un  de  ces  exemplaires,  et  tra- 
vaille jour  et  nuit  à  faire  une  nouvelle  édition.  Comment  avez- 
vous  pu  soupçonner,  mon  cher  ange,  que  j'aie  négligé  le  pre- 
mier de  mes  devoirs?  Votre  exemplaire  devait  vous  être  rendu 
par  un  nommé  M.  Dubuisson.  Le  Dubuisson  et  les  Cramer  disent 
qu'ils  n'ont  point  tort;  et  moi,  je  dis  qu'ils  ont  très-grand  tort, 
puisque  vous  êtes  mal  servi. 

Je  n'ai  point  vu  les  feuilles  de  Fréron  ;  je  savais  seulement 
que  Caiilina'^  était  l'ouvrage  d'un  fou,  versifié  par  Pradon  ;  et 
Fréron  n'en  dira  pas  davantage.  C'est  cependant  à  ce  détestable 
ouvrage  qu'on  m'immola  pendant  trois  mois;  c'est  cette  pièce 
absurde  et  gothique  à  laquelle  on  donna  la  plus  haute  faveur. 

L'ouvrage  de  La  Beaumelle  est  bien  plus  mauvais  et  bien  plus 
coupable  qu'on  ne  croit:  car  qui  veut  se  donner  la  peine  de  lire 
avec  examen?  C'est  un  tissu  d'impostures  et  d'outrages  faits  à 
toute  la  maison  royale  et  à  cent  familles.  Il  est  juste  que  ce 

i.  La  copie  que  nous  avons  sous  les  yeux  porte  éducation.  (A.  F.) 

2.  Voyez  lettres  31U  et  3176. 

3.  Tragédie  de  Crébillon,  1718. 


ANNÉE    1756.  6» 

malheureux  soit  accueilli  à  Paris,  et  que  je  sois  au  pied  des 
Alpes.  Dieu  me  préserve  de  répondre  à  ses  personnalités!  Mais 
c'est  un  devoir  de  relever  dans  les  notes  du  Siècle  de  Louis  XIV  les 
mensonges  qui  déshonoreraient  ce  beau  siècle. 

J'ai  reçu  une  grande  et  éloquente  lettre  ^  de  la  Durnesnil  ; 
elle  n'était  pas  tout  à  fait  ivre  quand  elle  me  l'a  écrite.  Je  vois 
que  Clairon  lui  donne  de  l'émulation  ;  mais,  si  elle  veut  conser- 
ver son  talent,  il  faut  qu'elle  cesse  de  boire.  M"''  Clairon  a  des 
inclinations  plus  convenables  à  son  sexe  et  à  son  état. 

Je  vous  avoue  une  de  mes  faiblesses.  Je  suis  persuadé,  et  je  le 
serai  jusqu'à  ce  que  l'événement  me  détrompe,  qu'Orcste  réussi- 
rait beaucoup  à  présent;  chaque  chose  a  son  temps,  et  je  crois 
le  temps  venu.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  ce  succès  me  serait 
agréable,  je  vous  dirai  qu'il  me  serait  avantageux  ;  il  ouvrirait 
des  yeux  qu'on  a  toujours  voulu  fermer  sur  le  peu  que  je  vaux. 

Si  vous  pouviez,  mon  cher  ange,  faire  jouer  Oreste  quelque 
temps  après  Sémiramis,  vous  me  rendriez  un  plus  grand  service 
que  vous  ne  pensez.  Vous  pourriez  faire  dire  aux  acteurs  qu'ils 
n'auront  jamais  rien  de  moi  avant  d'avoir  joué  cette  pièce. 

Je  vous  remercie  de  vos  anecdotes.  Le  discours  de  Louis  XIV, 
qu'on  prétend  tenu  au  maréchal  de  Boufflers,  passe  pour  avoir 
été  débité  aux  maréchaux  de  Yillars  et  d'Harcourt.  La  plaine  de 
Saint-Denis  est  bien  loin  du  Quesnoi.  Il  eût  été  bien  triste  de 
dire  qu'on  se  ferait  tuer  aux  portes  de  Paris,  quand  les  anciennes 
frontières  n'étaient  pas  encore  entamées. 

Quoique  je  sois  plongé  dans  le  siècle  passé,  je  voudrais  pour- 
tant savoir  si,  dans  le  temps  présent,  l'abbé  de  Bernis  est  déclaré 
contre  moi.  Je  ne  le  crois  pas;  je  l'ai  toujours  aimé  et  estimé,  et 
j'applaudis  à  sa  fortune"-.  Instruisez-moi.  Je  vous  embrasse  ten- 
drement. 


3193.  —  A  MADAME   LA  COMTESSE  DE  LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  2  juillet. 

Vos  lettres,  madame,  sont  bien  aimables  ;  mais  ce  n'est  pas 
sans  peine  qu'on  jouit  du  plaisir  de  les  lire.  Il  n'y  a  point  de  chat 

1.  La  réponse  à  celte  lettre  nous  est  inconnue.  (Cl.) 

2.  Bernis,  qui  n'avait  pas  huit  cents  livres  de  revenu  en  1744,  et  qui,  dans  le 
monde  littéraire,  avait  commencé  par  faire  de  petits  vers  contre  Voltaire,  jouissait, 
en  1756,  du  plus  grand  crédit  auprès  de  la  Pompadour.  Il  venait  de  signer  le 
funeste  traité  du  1"  mai  avec  le  comte  de  Staremberg,  ambassadeur  d'Autricbe. 


Ci  COIIRESPONDANGE. 

qui  n'avoue  que  vous  le  surpassez  l)oaucoup.  Nous  avons  enfin 
au  gîte  ce  célèbre  Trondiin,  (|ui  vous  était,  je  crois,  très-inutile. 
Votre  régime  vaut  encore  mieux  que  lui.  Ce  sera  à  vous  seule 
que  vous  devrez  une  longue  vie.  Jouissez-en  dans  le  sein  de  lamitié 
avec  .AI""^  de  JJrumath.  Si  je  n'étais  pas  retenu  dans  mes  Délices 
par  ma  famille,  j'aurais  pu  avoir  encore  la  consolation  de  vous 
voir  à  Strasbourg.  L'électeur  palatin  avait  bien  voulu  m'inviter  à 
venir  lui  faire  ma  cour  à  Manlieim.  Je  sens  que  j'aurais  donné 
volontiers  la  préférence  à  l'île  Jard.  Vous  savez  d'ailleurs  que  j'ai 
renoncé  aux  cours. 

Je  ne  sais  pourquoi  les  parents  du  maréchal  de  Richelieu,  qui 
sont  avec  lui  devant  Port-Malion,  ont  fait  courir  le  fragment 
d'une  lettre^  que  je  lui  écrivis  il  y  a  plus  de  six  semaines,  lis 
comptaient  apparemment  prendre  le  fort  Saint-Philippe  plus  tôt 
qu'ils  ne  le  prendront.  M.  le  duc  de  Villars  me  mande  ^  qu'il 
vient  d'envoyer  encore  un  renfort  de  six  cents  hommes  et  de 
deux  cent  cinquante  artilleurs.  On  ne  dit  point  qu'on  ait  pris  un 
seul  ouvrage  avancé.  Cependant  il  me  paraît  qu'on  ne  doute  pas 
qu'on  ne  vienne  enfin  à  bout  de  cette  difficile  entreprise.  Elle 
deviendra  glorieuse  par  les  obstacles. 

Vous  ne  vous  attendiez  pas,  madame,  qu'un  jour  la  France  et 
l'Autriche  seraient  amies.  Il  ne  faut  que  vivre  pour  voir  des  choses 
nouvelles.  Tout  solitaire,  tout  mort  au  monde  que  je  suis,  j'ai 
l'impertinence  d'être  bien  aise  de  ce  traité.  J'ai  quel([uefois  des 
lettres  de  Vienne  ;  la  reine  de  Hongrie  est  adorée.  Il  était  juste  que 
le  Dien-Aimè  et  la  Bien-Aimte  fussent  bons  amis.  Le  roi  de  Prusse 
prétend  à  une  autre  gloire  ;  il  a  fait  un  opéra  de  ma  tragédie  de 
Mèrope;  mais  il  a  toujours  cent  chiquante  mille  hommes  et  la 
Silésie, 

Adieu,  madame;  recevez  mes  respects  pour  vous,  pour  toute 
votre  famille,  et  pour  AI""'  de  Rrumath. 

;319i.  —  A  M.   LE   C0.MT1-:    DAUGENTAL. 

Aux  Délices,  2  juillet. 

Avez-vous  reçu  enfin,  mon  cher  ange,  cette  édition  '  qui  est 
en  chemin  dciuiis  plus  d'un  mois? 

1.  Les  vers  (jui  font,  partie  de  la  lettre  3167. 

'2.  Le  fils  du  maréchal  de  Villars  6tait  en  correspondance  avec  Voltaire  depuis 
longtemps;  mais  la  seule  lettre  de  ce  philosophe  au  duc,  recueillie  jusqu'à  présent, 
est  du  25  mars  1702. 

3.  Imprimée  par  les  frères  Cramer. 


ANNÉE    1756.  65 

C'est  une  pièce  complexe,  à  ce  que  je  vois,  que  celle  de  Port- 
Malion.  Nous  ne  touchons  pas  encore  au  dénoûment,  et  bien 
des  gens  commencent  à  siffler.  Ma  petite  lettre,  non  trop  tôt 
écrite,  "mais  trop  tôt  envoyée  par  M.  d'Egmont  à  M""  d'Egmont*, 
donne  assez  beau  jeu  aux  rieurs.  On  en  a  supprimé  la  prose,  et 
on  n'a  fait  courir  que  les  vers,  qui  ont  un  peu  l'air  de  vendre  la 
peau  de  Fours  avant  qu'on  l'ait  mis  par  terrée  Si  M,  de  Richelieu 
ne  prend  pas  ce  maudit  rocher,  il  retrouvera  à  Versailles  et  à 
Paris  beaucoup  plus  d'ennemis  qu'il  n'y  en  a  dans  le  fort  Saint- 
Philippe.  Il  faut,  pour  mon  honneur,  et  pour  le  sien  surtout, 
qu'il  prenne  incessamment  la  ville.  Il  se  trouverait,  en  cas  de 
malheur,  que  mes  compliments  n'auraient  été  qu'un  ridicule.  Je 
vous  prie  de  bien  dire,  mon  cher  ange,  que  je  n'ai  pas  eu  celui 
de  répandre  des  éloges  si  prématurés.  Si  M.  d'Egmont  avait  été 
un  grand  politique,  il  ne  les  aurait  fait  courir  qu'à  la  veille  de 
prendre  la  garnison  prisonnière. 

La  Beaumelle  m'embai-rasse  un  peu  davantage  :  il  est  triste 
d'être  obligé  de  lui  répondre;  cependant  il  le  faut.  Son  livre  a 
trop  de  cours  pour  que  je  laisse  subsister  tant  d'erreurs  et  tant 
d'impostures.  Il  attaque  cent  familles,  il  prodigue  le  scandale  et 
l'injure  sans  la  moindre  preuve;  il  parle  de  tout  au  hasard;  et 
plus  il  est  audacieux  dans  le  mensonge,  plus  il  est  lu  avec  avi- 
dité. Je  peux  vous  répondre  qu'il  y  a  peu  de  pages  où  l'on  ne 
trouve  des  mensonges  très-aisés  à  confondre.  Il  faut  les  relever, 
la  preuve  en  main,  dans  des  notes  au  bas  des  pages  du  Sihcle  de 
Louis  XIV,  sans  aucune  affectation,  et  par  le  seul  intérêt  de  la 
vérité.  Si  vous  et  vos  amis  vous  aviez  remarqué  quelque  chose 
d'important,  je  vous  serais  bien  obligé  d'avoir  la  bonté  de  m'en 
avertir  ;  peut-être  même  les  yeux  du  public  commencent-ils  à 
s'ouvrir  sur  cette  insolente  rapsodie.  On  me  mande  que  les  gens 
un  peu  instruits  en  pensent  comme  moi  ;  à  la  longue  ils  dirigent 
le  sentiment  du  public.  Nous  voilà  bien  loin  de  la  tragédie, 
mon  cher  ange  ;  j'ai  besoin  pour  ce  travail  de  n'en  avoir  aucun 
autre  sur  les  bras,  de  quelque  nature  que  ce  soit.  Tronchin  est 
revenu  ;  je  lui  donne  ma  santé  à  gouverner,  et  mon  âme  à  vous. 
Mille  tendres  respects  à  tous  les  anges. 

1.  M^'*  de  Richelieu,  née  à  Montpellier  le  1"  mars  1740;  mariée  le  10  février  ' 
1756  au  comte  d'Egmont-Pignatelli,  nommé  lieutenant  général  en  1702. 

2.  La  Fontaine,  livre  V,  fable  xx. 


39.    —   CORHESPONDANCE.    VII. 


66  CORRESPONDANCE. 

3195.  —  A   M.  LE   .MARÉCHAL  DUC  DL    UICIl  L  LIE  U. 

Aux  Délices,  5  juillet. 
(A  vous  seul.) 

Pardonnez  à  mes  importunités,  mon  héros.  Je  me  flatte  que 
vous  prendrez,  ce  mois-ci,  le  rocher  et  les  Anglais.  Tant  mieux 
que  la  besogne  soit  difficile,  vous  en  aurez  plus  de  gloire.  Vous 
connaissez  Paris  et  Versailles;  vous  savez  comme  on  a  murmuré 
que  la  ville  de  l'Europe  la  plus  forte  après  Gibraltar  n'ait  pas  été 
prise  en  quatre  jours  ;  et,  si  vous  aviez  pu  l'emporter  d'emblée, 
on  aurait  dit  :  Cela  était  bien  aisé.  Vous  triompherez  des  diffi- 
cultés, des  Anglais,  des  sots,  et  des  jalou.x. 

Tronchin  est  revenu  de  Paris;  il  en  a  été  l'idole,  et  jamais 
idole  n'a  reçu  plus  d'offrandes.  11  a  tout  vu,  tout  entendu  ;  il 
connaît  tous  ceux  qui  osent  vous  porter  envie.  Une  certaine 
personne  1  lui  a  parlé  avec  une  confiance  étonnante.  «  Je  n'ai 
qu'un  reproche  à  me  faire,  lui  a-t-elle  dit,  c'est  d'avoir  fait  du 
mal  à  M.  de  M...-;  mais  j'ai  été  trompée,  etc.,  etc.  » 

On  a  parodié  la  petite  lettre  que  j'avais  eu  l'honneur  de  vous 
écrire;  tant  mieux  encore.  Je  vais  préparer  des  fusées,  et  je 
compte  donner  un  feu  le  jour  que  j'apprendrai  que  vous  êtes 
entré  dans  la  place.  En  vérité,  vous  devriez  bien  me  faire  savoir 
par  un  de  vos  secrétaires  dans  quel  temps  à  peu  près  vous  sou- 
perez  dans  le  fort  Saint-Philippe;  vous  feriez  là  une  bonne 
œuvre.  Élève  du  maréchal  de  Villars  et  son  successeur,  battez 
les  ennemis  de  la  France  et  les  vôtres. 

Il  y  a  dans  le  monde  un  petit  coin  de  terre  où  vous  êtes 
adoré.  Le  lac  de  Genève  retentit  de  votre  nom.  Recevez  mes 
vœux,  mon  encens,  mon  attachement,  mon  tendre  respect. 

319G.   —   A  M.   DUPOAT, 

AVOC.\T. 

Au.\  Délices,  6  juillet. 

Mon  cher  ami,  il  est  vrai  que  l'homme  en  question'  s'est 
conduit  avec  ingratitude  envers  ma  nièce  et  moi,  qui  l'avions 


1.  Ce  doit  être  M"'*  de  Pompadour. 

2.  Il  s'agit  de  Maupertuiri. 

3.  Colini. 


ANNÉE    4736.  67 

accablé  d'amitiés  et  de  présents.  J'ai  été  obligé  de  le  renvoyer. 
Je  ne  me  suis  jamais  trompé  sur  son  caractère,  et  je  sais  combien 
il  est  difficile  de  trouver  des  hommes. 

Je  vous  avoue  que  j'en  prendrais  bien  volontiers  un  de  votre 
main  ;  mais  j'ai  toute  ma  famille  auprès  de  moi,  et  un  très-grand 
nombre  de  domestiques,  de  sorte  qu'il  ne  me  reste  pas  un  loge- 
ment à  donner.  M"'^  Denis  vous  fait  les  plus  tendres  compli- 
ments. Je  vous  prie,  mon  clier  ami,  de  ne  nous  pas  oublier 
auprès  de  M.  et  de  M"^  de  Klinglin. 

Je  vous  plains  toujours  d'être  à  Colmar,  et,  en  vous  regret- 
tant, je  me  sais  bon  gré  d'être  aux  Délices.  Je  ne  connais  en 
vérité  d'autre  chagrin  que  celui  d'être  séparé  de  vous.  Vous  avez 
une  femme  aimable,  de  jolis  enfants.  Soyez  heureux,  s'il  est 
possible  de  l'être.  Je  vous  embrasse  tendrement.  V. 

3197.  —  A  M.   LE  MARÉCHAL  DUC  DE  RICHELIEU  i. 

Aux  Délices,  juillet. 

Mon  héros,  je  vais  aussi  brûler  de  la  poudre  ;  mais  je  tirerai 
moins  de  fusées  que  vous  n'avez  tiré  de  coups  de  canon.  Ma  pro- 
phétie a  été  accomplie  encore  plus  tôt  que  je  ne  croyais,  en  dépit 
des  malins  qui  niaient  que  je  connusse  l'avenir  et  que  vous  en 
disposassiez  si  bien.  Je  vous  vois  d'ici  tout  rayonnant  de  gloire. 

Ce  n'est  plus  aux  Anacréons 
De  chanter  avec  vous  à  table; 
La  mollesse  de  leurs  chansons 
N'aurait  plus  rien  de  convenable 
A  vos  illustres  actions. 
11  n'appartient  plus  qu'aux  Pindares 
De  suivre  vos  fiers  compagnons, 
Aux  assauts  de  cent  bastions, 
Devers  les  îles  Baléares. 
J'attends  leurs  sublimes  écrits; 
Et  s'il  est  vrai,  comme  il  peut  l'être, 
Qu'il  soit  parmi  vos  beaux  esprits 
Peu  de  Pindares  dans  Paris, 
Vos  succès  en  feront  renaître. 

Ils  diront  qu'un  roi  modéré 
Vit  longtemps  avec  patience 

1.  C'est  à  tort,  croyons-nous,  qu'on  a  toujours  donné  à  cette  lettre  la  date  du 
27  juillet;  elle  doit  être  du  7.  (G.  A.) 


6S  CORRESPONDANCK. 

L'attentat  inconsidcTé 

D'un  [)Cuplo  un  [)cu  trop  enivré 

De  sa  maritime  puissance; 

Qu'on  a  sagement  préparé 

La  plus  légitime  vengeance; 

Et  qu'enfin  l'honneur  de  la  France 

Par  vos  exploits  est  assuré. 

Riais  pour  moi,  dans  ma  décadence, 

Faible  et  sans  voix  je  me  tairai; 

Jamais  je  ne  me  mêlerai 

De  ces  querelles  passagères. 

Je  sais  qu'aux  marins  d'Albion 

Vous  reproclicz,  avec  raison, 

Quelques  procédés  de  corsaires; 

Ce  ne  sont  pas  là  mes  affaires. 

Milton,  Pope,  Swift,  Addison, 

Ce  sage  Lock,  ce  grand  Newton, 

Sont  toujours  mes  dieux  tulélaires. 

Deux  peuples  en  valeur  égaux 

Dans  tous  les  temps  seront  rivaux. 

Mais  les  philosoplies  sont  frères. 

Vos  ministres,  par  leurs  traités, 
Ont  assujetti  la  fortune; 
Vos  vaisseaux,  de  héros  montés, 
Ont  battu  les  fils  de  Neptune  ; 
Une  prudence  peu  commune 
A  conduit  vos  prospérités; 
Mais  la  politique  et  les  armes 
Ne  font  pas  mes  félicités. 
Croyez  qu'il  est  encor  des  charmes 
Sous  les  berceaux  que  j'ai  plantés. 
Je  vis  en  paix,  peut-être  en  sage. 
Entre  ma  vigne  et  mes  figuiers; 
Pour  embellir  mon  ermitage, 
Envojez-moi  de  vos  lauriers: 
Je  dormirai  sous  leur  ombrage. 

3198.  —A  M.    LE    CO.MTE    ALGAROTTI. 

Aux  Délices,  7  juillet. 

Ho  riccviito  colla  piîi  viva  gratiludinc,  caro  signor  niio,  ciô 
clie  ho  lello  col  più  gran  piacere.  Sielc  giudicc  d'  ogiii  arte,  e 
maestro  d'  ogiii  slilc,  et  doctas  scrmonis  cujuscumque  lUvjux^.  On 

1.  lldiace,  livre  111,  ode  viii,  vers  5-3. 


ANNÉE    i756.  69 

m'assure  que  vous  êtes  parti  de  Venise  après  l'avoir  instruite; 
que  vous  allez  à  Rome  et  à  Naples,  On  me  fait  espérer  que  vous 
pourrez  faire  encore  un  voyage  en  France,  et  repasser  par 
Genève;  je  le  désire  plus  que  je  ne  l'espère.  Vous  trouveriez  les 
environs  de  Genève  bien  changés;  ils  sont  dignes  des  regards 
d'un  homme  qui  a  tout  vu.  Je  n'habite  que  la  moindre  maison 
de  ce  pays-là  ;  mais  la  situation  en  est  si  agréable  que  peut-être, 
en  voyant  de  votre  fenêtre  le  lac  de  Genève,  la  ville,  deux  riviè- 
res S  et  cent  jardins,  vous  ne  regretteriez  pas  absolument  Pots- 
dam.  Ma  destinée  a  été  de  vous  voir  à  la  campagne,  ne  pourrais- 
je  vous  y  revoir  encore? 

Ella  troverà  difficilmente  un  pittore  tal  quale  lo  vuole,  e  più 
difficilmente  ancora  un  imprésario,  o  un  Swerts,  che  possa  far 
rappresentare  un  opéra  conforme  aile  vostre  belle  regole;  ma 
troverà  nel  mio  ritiro  des  Délices,  un  dilettante  appassionato  di 
tutto  ciô  che  scrivete,  e  non  meno  innamorato  délia  vostra  gen- 
tilissima  conversazione. 

Je  suis  trop  vieux,  trop  malade,  et  trop  bien  posté  pour  aller 
ailleurs.  Si  je  voyageais,  ce  serait  pour  venir  vous  voir  à  Venise; 
miais  si  vous  êtes  en  train  de  courir,  per  Dio,  venite  a  Ginevra. 
Farewell,  farewell  ;  I  love  you  sincerely,  and  for  ever. 

3199.  —  A  MADAME  LA   DUCHESSE  DE   S AXE-GOTII A'-. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  i'2  juillet. 

Madame,  mon  attachement,  ma  sensibilité  extrême  pour  tout 
ce  qui  intéresse  Votre  Altesse  sérénissime,  avaient  prévenu  la 
bonté  que  vous  avez  eue  de  daigner  me  parler  de  votre  perte. 
Je  suis  persuadé  qu'elle  éprouve  tous  les  jours  de  nouvelles  con- 
solations dans  des  enfants  si  chers,  si  dignes  d'elle  et  si  bien 
élevés.  Elle  les  voit  croître  sous  ses  yeux  ;  elle  est  témoin  de 
leurs  progrès.  Ce  sera  là,  madame,  le  plus  solide  plaisir  de  votre 
vie.  D'autres  vont  le  chercher  à  Venise  et  à  Naples;  mais  le  bon- 
heur réel  est  dans  vous,  dans  votre  esprit  sage  et  élevé  ;  il  est 
dans  la  satisfaction  d'être  aimée.  J'y  compte  pour  beaucoup  la 
grande  maîtresse  des  cœars  ;  je  me  flatte  que  les  alarmes  sur  sa 
santé  sont  évanouies. 

On  a  reconnu,  dans  Paris,  que  les  Mémoires  de  31""'  de  Main- 

i.  L'Arve  et  le  Rhône.  Voltaire  parle  d'un   troisième  fleuve  (l'Aire)  dans  sa 
lettre  à  Adhémar,  de  juillet  1757. 
2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


70  CORRESPONDANCE. 

toion  sont  autant  d'impostures,  et  que  ses  lettres,  qui  sont  véri- 
tablement d'elle,  ne  contiennent  pas  beaucoup  d'anecdotes 
intéressantes.  Je  suis  persuadé  qu'un  esprit  comme  le  vôtre  s'a- 
musera ])cu  de  tous  CCS  détails  inutiles. 

La  prise  de  Port-Mabon  et  les  nouveaux  traités  occupent 
l'Europe  davantage.  Un  homme  de  l'Académie  des  sciences,  à 
Paris,  nommé  l'abbé  de  Gua,  a  voulu  la  faire  trembler.  Il  a 
prédit  un  tremblement  de  terre  pour  le  0  de  ce  mois  ;  je  me  flatte 
qu'il  n'aura  pas  été  prophète. 

Ce  fameux  Tronchin,  qui  a  été  à  Paris  inoculer  nos  princes 
et  guérir  tant  de  personnes,  est  chez  moi  actuellement  avec  une 
de  mes  nièces,  qu'il  a  tirée  des  portes  de  la  mort.  J'aurais  bien 
voulu  qu'il  eût  été  à  Gotha  dans  ses  voyages  :  c'est  véritablement 
un  grand  homme;  mais  je  suis  encore  plus  incurable  qu'il  n'est 
habile.  Il  faut  se  soumettre  à  sa  destinée.  La  mienne,  madame, 
est  d'être  dévoué  à  Votre  Altesse  sérénissime  et  à  toute  votre 
auguste  famille,  avec  le  plus  profond  respect  et  le  plus  tendre 
attachement. 

3200.  —  A  M.  LE  COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  IG  juillet. 

Mon  cher  ange,  on  voit  bien  que  vous  ne  m'écrivez  pas  les 
secrets  de  l'État,  car  vous  m'envoyez  vos  lettres  sans  les  cacheter. 
M.  Tronchin,  le  conseiller  de  Genève,  voit  que  vous  attendez 
toujours  avec  impatience  une  tragédie;  il  y  a  grande  apparence 
que  la  sienne'  sera  la  première  que  vous  aurez.  Je  vous  servirai 
un  peu  plus  tard.  Il  est  permis  d'être  lent  à  mon  âge.  Vons  me 
pardonnerez  bien  de  préférer  quelque  temps  Louis  XIV  aux 
héros  de  l'antiquité.  Je  ne  pourrai  être  absolument  à  leurs 
ordres  et  aux  vôtres  que  quand  j'aurai  mis  le  Siècle  de  Louis  XIV 
dans  son  nouveau  cadre. 

Soutirez  que  je  me  défie  un  peu  de  toutes  les  anecdotes  ;  celle 
des  campements  du  prince  Eugène,  depuis  le  Quesnoi  jusqu'à 
Montmartre,  est  plus  que  suspecte.  Comment  veut-on  qu'on  ait 
pris  à  Denain  ce  projet  de  campagne?  Le  prince  Eugène  n'avait 
pas  son  portefeuille  dans  les  retranchements  de  Denain,  où  il 
n'était  pas.  Je  ne  veux  pas  ressembler  ù  ce  La  Beaumelle,  qui 
répète  tous  les  bruits  de  ville  à  tort  et  à  travers,  qui  paraît  avoir 

1.  Sans  doute  celle  de  Kicépliore. 


ANNÉE    4756.  71 

été  le  confident  de  Monseigneur  et  de  M"«  Clioin,  et  qui  parle  du 
duc  d'Orléans  comme  s'il  avait  souvent  soupe  avec  lui. 

Si  jamais  on  imprime  les  J/émoù-es  du  marquis  deDangeau,  en- 
verra que  j'ai  eu  raison  de  dire  qu'il  faisait  écrire  les  nouvelles  par 
son  valet  de  chambre.  Le  pauvre  homme  était  si  ivre  de  la  cour 
qu'il  croyait  qu'il  était  digne  de  la  postérité  de  marquer  à  quelle 
heure  un  ministre  était  entré  dans  la  chambre  du  roi.  Quatorze 
volumes  sont  remplis  de  ces  détails.  Un  huissier  y  trouverait 
beaucoup  à  apprendre,  un  historien  n'y  aurait  pas  grand  profit 
à  faire.  Je  ne  veux  que  des  vérités  utiles.  J'ai  cherché  à  en  dire 
depuis  le  temps  de  Charlemagne  jusqu'à  nos  jours.  C'est  peut- 
être  l'emploi  d'un  homme  qui  n'est  plus  historiographe,  car  ceux 
qui  l'ont  été  ont  rarement  dit  la  vérité.  Il  y  en  a  à  présent  de 
bien  agréables  à  dire  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu.  J'étais  fâché 
que  ma  prophétie  courût,  parce  qu'on  pouvait  me  soupçonner 
d'en  avoir  fait  les  honneurs;  mais  j'étais  fort  aise  d'être  le  pre- 
mier à  lui  rendre  justice.  Il  eut  la  bonté  de  me  mander,  le  29  du 
mois  passé,  l'accomplissement  de  ma  prophétie.  Nous  autres 
voisins  du  Rhùne,  nous  savons  toujours  les  nouvelles  quelques 
jours  avant  vous  autres  Parisiens. 

M.  le  duc  de  Villars  avait  encore  M"«  Clairon  il  y  a  trois  jours. 
Je  lui  ai  écrit,  à  cette  Idamé  ;  et  si  ma  santé  le  permettait,  j'irais 
l'entendre  à  Lyon  ;  mais  je  sens  que  je  ne  me  transplanterais 
que  pour  venir  vous  voir,  mon  cher  ange.  Je  pourrais  bien  faire 
cette  partie  l'année  prochaine,  avec  quelques  héros  à  cothurne 
et  quelques  héroïnes.  Il  n'est  pas  mal  de  se  tenir  quelque  temps 
à  l'écart  :  c'est  presque  le  seul  préservatif  contre  l'envie  et  contre 
la  calomnie,  encore  n'est-il  pas  toujours  bien  sûr. 

Je  ne  sais  pas  comment  Sémiromis  aura  réussi  sans  M"*=  Clairon. 
Si  la  demoiselle  Dumesnil  continue  à  boire,  adieu  le  tragique!  Il 
n'y  a  jamais  eu  de  talents  durables  avec  l'ivrognerie.  Il  faut  être 
sobre  pour  faire  des  tragédies  et  pour  les  jouer. 

On  me  parait  de  tous  côtés  très-indigné  contre  La  Beaumelle. 
Plusieurs  personnes  même  trouvent  assez  étrange  que  cet  homme 
soit  tranquille  à  Paris,  et  que  je  n'y  sois  pas  ;  mais  ces  gens-là  ne 
voient  pas  que  tout  cela  est  dans  l'ordre.  Adieu,  mon  divin  ange  ; 
mes  nièces  vous  embrassent.  M""'  de  Fontaine  est  un  miracle  de 
Tronchin  ;  si  cela  continue,  vous  la  reverrez  avec  des  tétons.  Il 
fait  bien  chaud  pour  jouer  Sémiramis;  mais  Crébillon  ne  fera-t-il 
pas  jouer  la  sienne  ?  c'est  un  de  ses  ouvrages  qu'il  estime  le  plus. 
Adieu  ;  mille  respects  à  tous  les  anges. 


72  CORRESPONDANCE. 

3201.  —  A  M.  LE  MAHÉCHAL  DUC  DE  RICHELIEU. 

Aux  D(;lices,  IG  juillet. 

Mon  hh-os  et  celui  de  la  France,  en  vertu  du  petit  Liliet*  dont 
vous  daignâtes  m'honorer  après  votre  bel  assaut,  j'eus  l'honneur 
de  vous  dire  tout  ce  que  j'en  pense,  et  de  vous  écrire  à  Compiègne. 
Vous  allez  être  assassiné  de  poëmes  et  dodes.  Un  jésuite  de  Mùcon, 
un  aljhé  de  Dijon,  un  bel  esprit  de  Toulouse,  nfen  ont  déjà  en- 
voyé. Je  suis  le  bureau  d'adresses  de  vos  triomphes.  On  s'adresse 
k  moi  comme  au  vieux  secrétaire  de  votre  gloire. 

Ce  qui  me  fait  le  plus  de  plaisir,  c'est  une  Histoire  de  la  ré- 
volution de  Gênes,  très-sagement  écrite  et  très-exacte,  qui  paraît 
depuis  peu  en  italien.  On  m'en  a  apporté  la  traduction  en  français  ; 
on  vous  y  rend  toute  la  justice  qui  vous  est  due^  Je  vais  inces- 
samment la  faire  imprimer.  J'avoue  qu'il  y  a  un  peu  d'amour- 
propre  à  moi  de  voir  que  l'Europe  vous  regarde  des  mêmes  yeux 
que  je  vous  ai  vu  depuis  plus  de  vingt  ans  ;  mais,  en  vérité,  il  y 
a  cent  fois  plus  d'attachement  que  de  vanité  dans  mon  fait. 

On  dit  que  M.  le  ducdeFronsac^  était  fait  comme  un  homme 
qui  vient  d'un  assaut,  quand  il  a  porté  la  nouvelle.  Il  était,  avec 
les  grâces  qu'il  tient  de  vous,  orné  de  toutes  celles  d'un  brûleur  de 
maisons.  Il  tient  cela  de  vous  encore.  Demandez  à  votre  écuyer 
si  vous  n'aviez  pas  votre  chapeau  en  clabaud,  et  si  vous  n'étiez  pas 
noir  comme  un  diable,  et  poudreux  comme  un  courrier,  à  la 
bataille  de  Fontenoy. 

Je  vous  importune;  pardonnez  au  bavard. 

3202.  —  A  M.   LE   PRÉSIDENT  DE   RUFFEY\ 

Aux  Délices,  21  juillet  IT.jG. 

Je  ne  suis  qu'un  petit  prophète,  monsieur  ;  et  vous  êtes  un 
vrai  poète,  cui  mens  divinior  atque  os  magna  sonaturum.  Il  faut 
avouer  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  doit  être  plus  flatté  de 
vos  éloges  que  de  ceux  d'un  homme  qu'on  pourrait  regarder 
comme  séduit  par  un  attachement  de  tant  d'années. 

Je  crois  que  M.  de  La  IMarche  ferait  mieux  de  venir  à  Genève, 

1.  Daté  du  20  juin,  jour  où  Port-Mahon  capitula. 

2.  Voyez  tome  XV,  page  275. 

3.  Ce  duc,  qui  avait  montré  de  la  valeur  au  siège  de  Port-Mahon,  venait  de 
recevoii-  la  croix  de  Saint-Louis  pour  récompense. 

4.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


ANNEE    1756.  73 

au  temple  d'Esculnpe,  que  (Vnller  dans  ses  terres  de  Bresse;  si 
quelqu'un  dans  le  monde  est  capable  de  le  guérir,  c'est  M.  Tron- 
clîin.  Ses  amis  devraient  l'engager  à  prendre  ce  parti.  Il  y  a  moins 
loin  de  ses  terres  à  Genève  qu'en  Languedoc^ 

Il  est  bien  triste  de  voir  un  homme  aussi  estimable  dans  un 
si  triste  état.  Adieu,  monsieur,  les  malades  comme  moi  écrivent 
peu  ;  mais  vous  ne  doutez  pas  des  sentiments  qui  m'attachent  à 
vous.  Ils  sont  si  vrais  que  j'ose  supprimer  les  cérémonies.  V. 

3-203.   —   A   M.    THIERIOT. 

Aux  Délices,  21  juillet. 
Le  succès  fait  la  renommée-. 

Vous  le  voyez  bien,  mon  ancien  ami  ;  une  lettre  anonyme  que 
je  reçois,  selon  ma  coutume,  m'apprend  qu'on  imprime  une  cri- 
tique dévote^  contre  mes  ouvrages  ;  mais  ces  gens-là  seront  forcés 
d'avouer  que  je  suis  prophète.  M.  le  maréchal  de  Richelieu  a 
bien  voulu  témoigner  à  son  Habacuc  le  gré  qu'il  lui  savait  de  ses 
prédictions  en  daignant  me  mander  ses  succès  le  jour  de  la  ca- 
pitulation. J'ai  su  sa  gloire  aux  Délices  avant  qu'on  la  sût  à  Com- 
piègne.  Vous  n'imagineriez  pas  ce  que  c'était  que  ce  fort  Saint- 
Philippe  :  c'était  la  place  de  l'Europe  la  plus  forte.  Je  suis  encore 
à  comprendre  comment  on  en  est  venu  à  bout.  Dieu  merci,  vous 
autres  Parisiens,  vous  ne  regretterez  plus  M.  de  Lowendahl.  Votre 
damné  vous  a-t-il  dit  tout  ce  qui  se  passe  en  Allemagne  ?  Je  regarde 
les  affaires  publiques  à  peu  près  du  môme  œil  dont  je  lis  Tite-Live 
et  Polybe. 

Non  me  agitant  populi  fasces,  aut  purpura  regum, 
Aut  conjurato  descendens  Dacus  ab  Ilistro. 

(YiRG.,  Georg.,  lib.  II,  v.  495-97.) 

J'attends,  avec  quelque  impatience,  le  brillant  philosophe 
d'Alembert*-  peut-être  va-t-il  plus  loin  que  Genève,  mais  il  y  a 
apparence  qu'il  prendrait  mal  son  temps.  A  l'égard  du  philo- 

4.  M.  de  La  Marche  était  allé  consulter  la  Faculté  de  Montpellier. 

2.  Trente-sixième  vers  de  la  lettre  du  3  mai  1756  à  Richelieu. 

3.  C'était  peut-être  quelque  mandement.  Du  reste,  ce  fut  vers  cette  époque 
que  parut  l'Anti- Naturaliste,  ou  Examen  du  poème  de  la  Religion  naturelle  ; 
Berlin,  1756,  in-S"  de  21  pages. 

4.  Il  passa  quelques  jours  aux  Délices,  avec  Patu,  dans  le  mois  d'août  suivant. 


74  CORRESPONDANCE. 

sophc'  un  peu  plus  dur,  dont  vous  me  parlez,  je  crois  qu'il  ne 
sera  heureux  ni  sur  les  bords  de  la  Sprée,  ni  sur  les  bords  de  la 
Seine.  On  dit  que  ce  n'est  pas  chose  aisée  d'être  heureux  : 

Ilic  est, 

Est  Ulubris,  elc 

(HoR.,  lib.  I,  epitre  xi,  v.  29.) 

Je  ne  reçois  que  des  lettres  remplies  d'indignation  et  de  mépris 
pour  CCS  insolents  Mémoires  de  M'""  de  Mainlenon.  Je  vous  avoue 
que  c'est  une  espèce  de  livre  toute  neuve.  Le  faquin  parle  de 
tous  les  grands  hommes,  de  tous  les  princes,  comme  s'il  avait 
vécu  familièrement  avec  eux,  et  débite  ses  impostures  avec  un 
air  de  confiance,  de  hauteur,  de  familiarité,  de  plaisanterie,  qui 
en  imposera  aux  barons  allemands  et  aux  lecteurs  du  .\ord.  On 
me  conseille  de  le  confondre  dans  quelques  notes,  au  bas  des 
pages  du  Siècle  de  Louis  XIV,  qu'on  réimprime  avec  Vllistoire  géné- 
rale. 

Si  les  Mémoires  de  ce  Cosnac-  sont  imprimés,  je  vous  prie  de 
me  les  envoyer.  Vous  avez  la  voie  sûre  de  M.  Bouret.  Puis-je  m'a- 
dresser  à  vous,  mon  ancien  ami,  pour  les  livres  que  vous  jugerez 
dignes  d'être  lus?  Vous  m'aviez  promis  les  deux  sermons^  de 
Lambert. 

Je  ne  vous  ai  point  envoyé  l'énorme  édition  des  Cramer,  parce 
que  j'ai  jugé  que  vous  auriez  presque  en  même  temps  celle*  de 
Paris;  cependant,  si  vous  en  êtes  curieux,  je  vous  la  ferai  tenir. 
Il  y  a  bien  des  fautes;  je  suis  aussi  mauvais  correcteur  d'impri- 
merie que  mauvais  auteur.  Interea  vale  et  scribe,  amice,  amico 
vcteri. 

320k  —  A  M.    L'ABBK   DE    VOISENOX. 

Aux  Délices,  24  juillet. 

Vraiment,  notre  grand-aumônier,  c'est  bien  à  un  vieux  Suisse 
de  faire  des  épithalames  ! 

Vous  êtes  prêtre  de  Cytlière  ; 
Consacrez,  bénissez,  chantez 

\.  ^laiipcrtuis. 

2.  Daniel  de  Cosnac,  né  en  \&2G,  évoque  de  Valence,  puis  archevêque  d'Aix, 
mort  en  1708. 

3.  Les  poômes  de  hi  Loi  naturelle  et  du  Désastre  de  Lisbonne,  dont  une  nou- 
velle édition  paraissait  dcpiiis  la  lin  de  juin. 

4.  Imprimée  par  Lambert,  à  qui  Voltaire  faisait  présent  de  ses  ouvrages 
comme  aux  Cramer. 


ANNÉE    1736.  75 

Tous  les  nœuds,  toutes  les  beautés 
De  la  maison  de  La  Vallière. 
Mais,  tapi  dans  vos  voluptés, 
Vous  ne  songez  qu'à  votre  affaire. 
Vous  passez  les  nuits  et  les  jours 
Avec  votre  grosse  bergère  ; 
Et  les  légitimes  amours 
Ne  sont  pas  votre  ministère. 

M"'=  Denis  rPIelvétique  se  souvient  toujours  de  vous  avec 
grand  plaisir,  comme  elle  le  doit.  J'ai  ici  une  paire  de  nièces^  fort 
aimables,  qui  égayent  ma  retraite.  Mon  lac  n'a  point  de  vapeurs, 
quoi  que  vous  en  disiez.  J'en  ai  quelquefois,  mon  cher  abbé  ;  mais 
si  vous  étiez  jamais  capable  de  venir  consulter  M.  Troncliin, 
quand  vous  serez  bien  épuisé,  ce  ne  serait  pas  à  lui,  ce  serait  à 
vous  que  je  devrais  ma  santé  :  car  gaieté  vaut  mieux  que  méde- 
cine. Il  est  doux  d'être  retiré  du  monde,  mais  encore  plus  doux 
de  vous  voir. 

Vous  avez  fait,  mon  cher  abbé,  une  action  de  bon  citoyen,  de 
recommander  au  prône  d'un  avocat  général  les  infamies  de  La 
Beaumelle.  Mais  ce  parlement  a  tant  grêlé  sur  le  persil  qu'il  ne 
faut  plus  qu'il  grêle.  Une  censure  de  ces  messieurs  fait  seulement 
acheter  un  livre.  Les  libraires  devraient  les  payer  pour  faire  brûler 
tout  ce  qu'on  imprime.  Le  public  a  plus  de  besoin  de  gens  éclairés, 
qui  fassent  voir  les  grossières  impostures  dont  le  livre  de  La 
Beaumelle  est  plein  ;  mais  il  est  bien  honteux  qu'un  tel  homme 
ait  trouvé  de  la  protection. 

Adieu,  très-aimable  et  très-indigne  prêtre.  Ayez  toujours  assez 
de  vertu  pour  aimer  de  pauvres  Suisses  qui  vous  aiment  de  tout 
leur  cœur. 

3205.  —  A  M.   DESMAIIIS  K 

Aux  Délices,  24  juillet. 

Mon  cher  élève,  qui  valez  mieux  que  moi,  le  grand  Tronchin 
vous  a  donc  tiré  d'affaire.  Il  a  fait  revenir  de  plus  loin  une  de 
mes  nièces  qui  est  actuellement  dans  mon  ermitage,  où  je  vou- 
drais bien  vous  tenir  ;  mais  les  vieux  oncles  sont  un  peu  plus  dif- 
ficiles à  traiter. 


i.  M°"s  Denis  et  de  Fontaine. 

2.  Joscph-François-Édouard  de  Corscmbleu  Desmahis,  né  à  SuUy-sur-Loiro  en 
1722,  est  mort  le  25  février  1761. 


76  CORRESPONDANCE. 

S'il  ne  m'a  pas  encore  donné  la  santé,  il  m'a  donné  un  grand 
plaisir  eu  m'apportant  votre  jolie  ÉpUrc,  et  voici  ma  triste  réponse  : 

Vous  ne  comptez  pas  trente  liivers, 
Les  grâces  sont  votre  partage  ; 
Elles  ont  dicté  vos  beaux  vers. 
Mais  je  ne  sais  par  quel  travers 
Vous  vous  proposez  d'être  sage. 
C'est  un  mal  qui  prend  à  mon  âge, 
Quand  le  ressort  des  passions, 
Quand  de  l'Amour  la  main  divine, 
Quand  les  belles  tentations 
Ne  soutiennent  plus  la  machine. 
Trop  tôt  vous  vous  désespérez; 
Croyez-moi,  la  raison  sévère 
Qui  trompe  vos  sens  égarés 
N'est  qu'une  attaque  passagère. 
Vous  êtes  jeune  et  fait  pour  [)Uiire; 
Soyez  sûr  que  vous  guérirez. 
Je  vous  en  dirais  davantage 
Contre  ce  mal  de  la  raison, 
Que  je  hais  d'un  si  bon  courage; 
Mais  je  médite  un  gros  ouvrage 
Pour  le  vainqueur  de  Port-Mahon. 
Je  veux  peindre  à  ma  nation 
Ce  jour  d'éternelle  mémoire. 
Je  dirai,  moi  qui  sais  l'histoire. 
Qu'un  géant,  nommé  Géryon, 
Fut  pris  autrefois  par  Alcide 
Dans  la  même  île,  au  même  lieu 
Où  notre  brillant  Richelieu 
A  vaincu  l'Anglais  intrépide. 
Je  dirai  qu'ainsi  que  Paphos 
Minor({ue  à  Vénus  fut  soumise; 
Vous  voyez  bien  que  mon  licrus 
Avait  double  droit  à  la  prise. 
Je  suis  prophète  quelquefois; 
Malgré  l'envie  et  la  critique, 
J'ai  prédit  ses  heureux  exploits; 
Et  l'on  prétend  (jue  je  lui  dois 
Encore  une  ode  pindarique. 
Mais  les  odes  ont  peu  d'appas 
Pour  les  guerriers  et  pour  moi-même, 
Et  je  conçois  qu'il  ne  faut  pas 
Ennuyer  les  héros  qu'on  aime. 


ANNÉE    1756.  77 

Je  conçois  aussi  qu'il  ne  faut  pas  ennuyer  ses  amis.  Je  finis 
au  plus  vite,  en  vous  assurant  que  je  vous  aime  de  tout  mon 
cœur. 

Volt. 


3206.  —  A  M.   TROiXCHIN,   DE    LYON  1. 

Délices,  24  juillet. 

On  est  transporté,  à  Vienne,  de  cette  alliance  avec  la  France, 
dont  Gliarles-Quint  ne  se  serait  pas  douté. 

Marie-Thérèse  a  eu  la  bonté  de  me  faire  dire  de  sa  part  des 
choses  très-agréables.  Je  ne  suis  pas  honni  partout. 

3207.   —  A  M.   LE  MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU  2. 

Aux  Délices,  24  juillet. 

Dieu  me  préserve  d'importuner  mon  héros;  mais  je  ne  peux 
m'empêcher  de  lui  rendre  compte  d'une  lettre  que  M.  de  Ram- 
sault,  ingénieur  en  chef  à  Lille,  m'a  écrite.  Il  se  moque  du 
monde  de  s'adresser  à  moi.  J'envoie  très-liumhlement  à  mon 
htros  copie  de  ma  réponse,  et  je  m'en  tiens  là,  comme  de  raison. 

Je  n'ose,  monseigneur,  vous  envoyer  de  mes  rêveries  ;  on  dit 
que  vous  allez  être  encore  plus  occupé  que  vous  ne  l'étiez  à 
Minorque,  et  que  c'est  dans  un  autre  goût.  Vous  allez  donc, 
comme  votre  grand-oncle,  changer  la  face  de  l'Europe!  L'impéra- 
trice-reine et  le  comte  de  Kaunitz  ont  eu  la  bonté  de  me  faire 
dire  de  leur  part  des  choses  très-agréables.  Je  crois  que  c'est  à 
vous  que  je  les  dois. 

Vos  succès  m'enivrent  toujours  de  joie  ;  mais  ils  n'augmentent 
point  mon  respectueux  et  tendre  attachement. 

3208.  —  A  M.   DE    RAMSAULT,   LE    PÈRE  3. 

Du  24  juillet. 

Je  vais  obéir  à  vos  ordres,  monsieur,  avec  un  extrême  plaisir. 
Je  ne  serai  que  votre  secrétaire  ;  il  n'appartient  pas  à  un  pauvre 
ermite  comme  moi  de  prétendre  à  quelque  crédit  auprès  des 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Éditeurs,  de  Cajrol  et  François. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


78  CORRESPONDANCE. 

liéros.  Je  peux  les  a/Tublor  de  grandes  odes  ennuyeuses;  mais 
ce  n'est  pas  à  moi  d'obtenir  un  brevet  de  lieutenant-colonel  pour 
un  brave  officier,  digne  de  servir  sous  M.  le  maréchal  de  Riche- 
lieu, et  dont  le  mérite  est  connu  du  général.  Tout  ce  que  je 
peux  et  tout  ce  que  je  dois  faire,  c'est  de  me  vanter  ù  monsieur  le 
maréchal  d'avoir  l'honneur  d'être  votre  ami,  et  de  m'intéresser 
passionnément  à  toute  votre  famille  et  à  son  avancement.  C'est 
avec  ces  sentiments  inallérables  que  je  serai  toute  ma  vie,  mon- 
sieur, votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur^ 


3209.  —  A   M.    PARIS-DUVERNEY. 

Aux  Délices,  le  26  juillet. 

Votre  lettre,  monsieur,  augmente  la  joie  que  les  succès  de 
M.  le  maréchal  de  Richelieu  m'ont  causée.  Votre  amitié  pour 
lui,  qui  ne  s'est  jamais  démentie,  justifie  bien  mon  attachement. 
Une  si  belle  action  fait  sur  vous  d'autant  plus  d'effet  que  vous 
formez  au  roi  des  sujets  qui  apprendront  à  l'imiter.  Vous  vous 
êtes  fait  une  carrière  nouvelle  de  gloire  par  cette  belle  institu- 
tion -  qu'on  doit  à  vos  soins,  et  qui  sera  une  grande  époque  dans 
l'histoire  du  siècle  présent.  Le  nom  de  M.  le  maréchal  de  Riche- 
lieu ira  à  la  postérité,  et  le  vôtre  ne  sera  jamais  oublié. 

Les  événements  présents  fourniront  probablement  une  ample 
matière  aux  historiens.  L'union  des  maisons  de  France  et  d'Au- 
triche, après  deux  cent  cinquante  ans  d'inimitiés  ;  l'Angleterre, 
qui  croyait  tenir  la  balance  de  TEuropc,  abaissée  en  six  mois  de 
temps;  une  marine  formidable  créée  avec  rapidité;  la  plus 
grande  fermeté  déployée  avec  la  plus  grande  modération  :  tout 
cela  forme  un  bien  magnifique  tableau.  Les  étrangers  voient 
avec  admiration  une  vigueur  et  un  esprit  de  suite,  dans  le  mi- 
nistère, que  leurs  préjugés  ne  voulaient  pas  croire.  Si  cela  con- 
tinue, je  regretterai  bien  de  n'être  plus  historiographe  de  France. 
Mais  la  France,  qui  ne  manquera  jamais  ni  d'hommes  d'État  ni 
d'hommes  de  guerre,  aura  toujours  aussi  de  bons  écrivains, 
dignes  de  célébrer  leur  patrie. 

Je  ne  suis  plus  bon  à  rien  ;  ma  santé  m'a  rendu  la  retraite 

1.  A  cette  lettre  est  attachée  la  note  suivante,  de  la  main  de  Voltaire  :  M.  de 
liamsault  de  Torlonval,  capitaine  dans  le  llainaut,  ayant  servi  dans  l'expédition 
de  Minurqiie,  demande  un  brevet  de  lieutcnant-culoneL  (A.  F.) 

2.  L'École  royale  militaire. 


ANNÉE    1756.  79 

nécessaire.  Il  eût  été  plus  doux  pour  moi  de  cultiver  des  fleurs 
auprès  de  Plaisance ^  qu'auprès  de  Genève  ;  mais  j'ai  pris  ce  que 
j'ai  trouvé.  J'aurais  eu  bien  difficilement  un  séjour  plus  agréable 
et  plus  convenable.  Le  fameux  docteur  Tronchin  vient  souvent 
chez  moi.  J'ai  presque  toute  ma  famille  dans  ma  maison.  La 
meilleure  compagnie,  composée  de  gens  sages  et  éclairés,  s'y 
rend  presque  tous  les  jours,  sans  jamais  me  gêner.  Il  y  vient 
beaucoup  d'Anglais,  et  je  peux  vous  dire  qu'ils  font  plus  de  cas 
de  votre  gouvernement  que  du  leur. 

Vous  souiTrez  sans  doute,  monsieur,  avec  plaisir  ce  compte 
que  je  vous  rends  de  ma  situation.  Je  vous  dois,  en  grande 
partie,  la  douceur  de  ma  fortune  ;  je  ne  l'oublierai  point.  Je  vous 
serai  attaché  jusqu'au  dernier  moment  de  ma  vie. 

Je  vous  prie,  quand  vous  verrez  monsieur  votre  frère-,  de 
vouloir  bien  l'assurer  de  mes  sentiments,  et  de  compter  sur  ceux 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être  si  véritablement,  etc. 


3210.  —  DE   M.  D'ALEMBERT. 

A  Lyon,  ce  28  juillet. 

Puisque  la  montagne  ne  veut  pas  venir  à  Mahomet^  il  faudra  donc,  mon 
cher  et  illustre  confrère,  que  Mahomet  aille  trouver  la  montagne.  Oui,  j'aurai 
dans  quinze  jours  le  plaisir  de  vous  embrasser  et  de  vous  renouveler  l'as- 
surance de  tous  les  sentiments  d'admiration  que  vous  m'inspirez.  Je  compte 
être  à  Genève  au  plus  tard  le  10  du  mois  prochain,  et  y  passer  le  reste  du 
mois.  Je  vous  y  porterai  les  vœux  de  tous  vos  compatriotes,  et  leur  re- 
gret de  vous  voir  si  éloigné  d'eux.  Je  m'arrête  ici  quelques  jours  pour  y 
voir  un  très-petit  nombre  d'amis  qui  veulent  bien  me  montrer  ce  qu'il 
y  a  de  remai-quable  dans  la  ville,  et  surtout  ce  qu'il  peut  être  utile  de 
connaître  pour  le  bien  de  notre  Encyclopédie.  Je  me  refuse  à  toute  autre 
société,  parce  que  je  pense  avec  Montaigne^  «  que  d'aller  de  maison  en 
maison  faire  montre  de  son  caquet,  est  un  métier  très-messéant  à  un 
homme  d'honneur  «.  Nous  avons  ici  une  comédie  détestable  et  d'excel- 
lente musique  italienne  médiocrement  exécutée.  Le  bruit  a  couru  ici  que 
vous  deviez  venir  entendre  M"'^  Clairon,  dans  la  nouvelle  salle,  et  voir 
jouer  ce  rôle  d'Idamé  qui  a  fait  tourner  la  tète  à  tout  Paris.  Je  craignais 
fort  que  vous  ne  vinssiez  à  Lyon  pendant  que  j'irais  à  Genève,  et  que 
nous  ne  jouassions  aux  barres;  mais  on  me  rassure  en  m'apprenant  que  vous 
restez  à  Genève.  La  nouvelle  salle  est  très-belle  et  digne  de  Soufïlot,  qui  l'a 


1.  Campagne  de  Pàris-Duvernej'. 

2.  Pàris-Montmartel. 

3.  Livre  III,  chapitre  vni. 


80  CORRESPONDANCE. 

fait  construire.  C'est  la  première  que  nous  ayons  en  France,  et  je  serais 
d'avis  d'y  mettre  pour  inscription  : 


longo  post  tempore  venit. 

(ViBG.,  ccl.  I,  V.  30.) 

Adieu,  mon  clicr  et  illustre  confrère;  rien  n'est  égal  au  désir  que  j'ai 
de  vous  embrasser,  de  vous  remercier  de  toutes  vos  bontés  pour  nous,  et 
de  vous  en  demander  de  nouvelles.  Permettez-moi  d'assurer  mesdames  vos 
nièces  de  mes  sentiments.  Vale,  vale.  ' 


3211.  —A   UN   ACADÉMICIEN    DE   LYON'. 

Aux  Délices,  29  juillet  17.!iG. 

Vous  avez  bien  raison,  monsieur;  de  jeunes  polissons  qui, 
par  malheur,  savent  lire  et  écrire,  s'introduisent  dans  la  répu- 
blique des  lettres  comme  les  bourdons  se  glissent  dans  les 
ruches  des  abeilles. 

Celui  dont  vous  me  parlez-,  en  revenant  de  Copenhague,  oîi 
il  s'était  donné  pour  professeur  de  belles-lettres,  s'arrêta  en  1752 
à  Berlin.  Je  tâchai  de  lui  rendre  quelques  légers  services.  Il 
m'en  paya  en  entrant  dans  les  tracasseries  que  le  philosophe  de 
Saint-Malo^  me  suscita  dans  cette  ville. 

Ayant  quitté  Berlin,  il  parcourut  PAllemagne,  cherchant  des 
libraires  qui  pussent  acheter  des  scandales  ;  il  en  trouva  un  à 
Francfort-sur-le  Mein,  où  il  lit  réimprimer  mon  Siècle  de  Louis  XIV 
avec  des  notes  satiriques  et  calomnieuses,  pleines  d'erreurs  et 
de  sottises. 

Il  vient  de  reproduire  ce  tissu  de  fautes  et  d'impostures  dans 
son  roman  des  .Mémoires  de  il/"""  de  Maintenon.  Je  ne  suis  pas  sur- 
pris que  ce  livre  soit  connu  comme  vous  me  le  dites.  Il  flatte  la 
malignité  humaine  par  des  contes  scandaleux  sur  les  premières 
personnes  de  l'État  et  sur  divers  personnages  qui  ne  se  seraient 
jamais  attendus  de  se  trouver  là.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  malheu- 
reux, c'est  ([ue,  dans  certains  chapitres,  il  imite  assez  bien  le 
style  de  Tacite  et  reproduit  quelques-unes  de  ses  maximes.  Ce 
maraud  y  montre  bien  de  l'esprit,  mais  il  aurait  dû  en  faire  un 
meilleur  usage.  Comme  la  vérité  est  le  meilleur  fondement  du 

1.  Publiée  par  IM.  ("..  JJrunct  dans  le  Dibliopliilc  hcUjc,  tome  lil. 

2.  La  Beaumelle. 

3.  iMaupertuis,  ué  à  Saint-Malo,  en  1G9S. 


ANNÉE    4  756.  81 

succès  des  livres  historiques,  il  est  probable  pourtant  que  le  sien 
n'aura  qu'une  vogue  éphémère. 

Mes  sentiments  pour  vous  seront  plus  durables,  et  vous  pour- 
rez comptez  pour  toujours  sur  l'attachement  avec  lequel,  etc. 


3212.  —  A   M.   D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  2  août. 

Si  j'avais  quelque  vingt  ou  trente  ans  de  moins,  il  se  pour- 
rait à  toute  force,  mon  cher  et  illustre  ami,  que  je  me  parta- 
geasse entre  vous  et  M"''  Clairon  ;  mais,  en  vérité,  je  suis  trop 
raisonnable  pour  ne  vous  pas  donner  la  préférence.  J'avais 
promis,  il  est  vrai,  de  venir  voir  à  Lyon  VOrphelin  chinois;  et, 
comme  il  n'y  avait  à  ce  voyage  que  de  l'amour-propre,  le  sacrifice 
me  paraît  bien  plus  aisé.  M""^  Denis  devait  être  de  la  partie  de 
l'Orphelin;  elle  pense  comme  moi,  elle  aime  mieux  vous  attendre. 
Ceci  est  du  temps  de  l'ancienne  Grèce,  où  l'on  préférait,  à  ce 
qu'on  dit,  les  philosophes. 

Le  bruit  court  que  vous  venez  avec  un  autre  philosophe  ^  Il 
faudrait  que  vous  le  fussiez  terriblement  l'un  et  l'autre  pour  ac- 
cepter les  bouges  indignes  qui  me  restent  dans  mon  petit  ermi- 
tage ;  ils  ne  sont  bons  tout  au  plus  que  pour  un  sauvage  comme 
Jean-Jacques,  et  je  crois  que  vous  n'en  êtes  pas  à  ce  point  de 
sagesse  iroquoisc.  Si  pourtant  vous  pouviez  pousser  la  vertu 
jusque-là,  vous  honoreriez  infiniment  mes  antres  des  Alpes  en 
daignant  y  coucher.  Vous  me  trouveriez  bien  malade  ;  ce  n'est 
pas  la  faute  du  grand  Tronchin  :  il  y  a  certains  miracles  qu'on 
fait,  et  d'autres  qu'on  ne  peut  faire.  Mon  miracle  est  d'exister,  et 
ma  consolation  sera  de  vous  embrasser.  Ma  champêtre  famille 
vous  fait  les  plus  sincères  compliments. 

3213.  —  A  M.   LE  KAIN. 

Aux  Délices,  4  août  "-. 

Mon  cher  Lekain,  tout  ce  qui  est  aux  Délices  a  reçu  vos  com- 
pliments et  vous  fait  les  siens,  aussi  bien  qu'à  tous  vos  cama- 

1.  Patu,  qui  avait  déjà  fait  un  pèlerinage  aux  Délices  avec  Palissot,  en  octobre 
17.55. 

2.  C'est  à  tort  que  les  éditeurs  de  cette  lettre,  MM.  de  Cayrol  et  François. 
l'ont  placée  à  l'année  1757.  Elle  est  de  1756.  (G.  A.) 

39.  —  Correspondance.  VII.  6 


82  CORRESPONDANCE. 

rades.  Puisque  vous  osez  enfin  observer  le  costume,  rendre  l'ac- 
tion théâtrale,  et  étaler  sur  la  scène  toute  la  pompe  convenable, 
soyez  sûr  que  votre  spectacle  acquerra  une  grande  supériorité. 
Je  suis  trop  vieux  et  trop  malade  pour  espérer  d'y  contribuer; 
mais  si  j'avais  encore  la  force  de  travailler,  ce  serait  dans  un  goût 
nouveau,  digne  des  soins  que  vous  prenez  et  de  vos  talents.  Je 
suis  borné,  à  présent,  h  m'intérosser  à  vos  succès.  On  ne  peut  y 
prendre  plus  de  part,  ni  être  moins  en  état  de  les  seconder.  Je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

3214.  —  A  M.  LE  COMTE   D'ARC,  EXT  AL. 

Aux  Délices,  4  août. 

Mon  cher  ange,  je  suis  bien  malingre-,  mais,  puisqu'on  a  res- 
suscité Sémiramis,  il  faut  bien  que  je  ressuscite  aussi.  On  dit  que 
Lekain  s'est  avisé  de  paraître,  au  sortir  du  tombeau  de  sa  mère, 
avec  des  bras  qui  avaient  l'air  d'être  ensanglantés  :  cela  est  un 
tant  soit  peu  anglais,  et  il  ne  faudrait  pas  prodiguer  de  pareils 
ornements.  Voilà  de  ces  occasions  où  l'on  se  trouve  tout  juste 
entre  le  sublime  et  le  ridicule,  entre  le  terrible  et  le  dégoûtant. 
Mon  absence  n'a  pas  nui  au  succès  ;  de  mon  temps,  les  choses 
n'auraient  pas  été  si  bien.  J'ai  gagné  quelque  chose  à  être  mort, 
car  c'est  l'être  que  de  vivre  sans  digérer  au  pied  des  Alpes.  Je 
sens  que  les  Tronchin  n'y  font  rien.  Le  miracle  de  M™'=  de  Fon- 
taine subsiste,  mais  je  ne  suis  pas  homme  à  miracles.  Il  faut 
être  jeune  pour  faire  honneur  à  son  médecin  ;  mais,  mon  ange 
consolateur,  aurai-je  encore  la  force  de  faire  quelque  chose  qui 
vous  plaise  ?  J'ai  bien  peur  que  le  talent  des  tragédies  ne  passe 
plus  vite  que  le  goût  de  les  voir  jouer.  Vous  n'êtes  pas  épuisé; 
mais,  par  malheur,  ne  le  serais-je  pas?  Il  se  présente  en  Suède 
un  sujet  de  tragédie^;  s'il  y  avait  quelque  épisode  de  Prusse,  on 
pourrait  trouver  de  quoi  faire  cinq  actes.  On  aura  dorénavant 
à  Paris  de  l'indulgence  pour  moi,  depuis  qu'on  me  tient  pour 
trépassé. 

Je  ne  conseillerais  pas  à  La  Beaumellc  de  donner  une  pièce  ; 
il  en  a  pourtant  fait  une-;  mais  il  est  si  protégé  et  si  heureux 

1.  Le  baron  de  Ilorn  et  quelques  autres  seigneurs  venaient  d'ôtrc  décapités  à 
Stockholm,  le  13  juillet,  pour  avoir  essayé  de  rétablir  l'autorité  arbitraire,  tant  à 
leur  profit  qu'à  celui  d'Adolphe-Frédéric,  beau-frère  du  roi  do  Prusse. 

2.  La  Beaumellc,  pendant  son  séjour  à  la  Bastille,  en  1753  (voyez  tome  XV, 
pa"e87),  avait  commencé  une  tragédie  intitulée  Virginie,  ou  les  Déccmvirs.  A  défaut 


ANNÉE   'ITSe.  83 

qu'on  pourrait  le  siffler.  Il  faut  qu'il  soit  disgracié  de  quelques 
rois,  et  alors  le  parterre  le  prendra  en  amitié.  M''^^  de  Graffigny  a 
une  comédie^  toute  prête;  son  succès  me  paraît  sûr.  Elle  est 
femme,  le  sujet  sera  un  roman;  il  y  aura  de  l'intérêt,  et  on 
aimera  toujours  l'auteur  de  Ccnie.  Pour  M'"'=  du  Boccage,  elle 
s'est  livrée  au  poëme  épique.  On  m'a  envoyé  trois  tragédies  de 
Paris  et  de  province.  Il  en  pleut  de  tous  côtés,  sans  compter 
l'opéra  de  3Ièrope  du  roi  de  Prusse.  Vous  voyez  que  les  arts  sont 
toujours  en  honneur.  Bonsoir,  mon  cher  et  respectable  ami; 
mille  respects  à  tous  les  anges. 

3215.  —  A  M.   LE   MARÉCHAL   DUC    DE   RICHELIEU- 

Aux  Délices,  4  août. 

Il  me  semble,  monseigneur,  que  toutes  les  lettres  adressées 
à  mon  héros  doivent  lui  être  rendues,  et  que  messieurs  de  la 
poste  de  Compiègne  auraient  pu  vous  renvoyer  à  Marseille  la 
lettre  que  je  vous  adressai  à  la  cour-  quand  vous  eûtes  donné 
ce  bel  assaut  ;  mais  apparemment  que  l'on  n'aime  pas  les  mau- 
vais vers  dans  ce  pays-là.  Il  se  peut  aussi  que  les  directeurs  de 
la  poste  vous  aient  attendu  à  Compiègne  de  jour  en  jour,  et  vous 
attendent  encore.  Je  ne  ressemble  point  au  général  Blakeney^, 
je  ne  peux  sortir  de  ma  place.  La  raison  en  est  que  je  suis  assiégé 
par  une  file  de  médecines  dont  le  docteur  Tronchin  m'a  cir- 
convenu. Que  n'ai-je  un  moment  de  force  et  de  santé!  je  par- 
tirais sur-le-champ,  je  viendrais  vous  voir  dans  votre  gloire; 
je  laisserais  là  toute  ma  famille,  qui  se  passerait  bien  de  moi 
dans  mon  ermitage. 

Vous  croyez  bien  que  j'ai  un  peu  interrogé  le  voyageur  dont 
vous  me  parlez  *,  et  vous  devez  vous  en  être  aperçu  quand  je 
vous  mandais  que  ce  n'était  pas  des  seuls  Anglais  que  vous 
triomphiez.  Vous  avez,  comme  tous  les  généraux,  essuyé  les 
propos  de  l'envie  et  de  l'ignorance.  Souvenez-vous  comme  on 
traitait  le  maréchal  de  Villars  avant  la  journée  de  Denain.  Vous 
avez  fait  comme  lui,  et  on  se  tait,  et  on  admire,  et  l'enthousiasme 
que  vous  inspirez  est  général.  On  a  mal  attaqué,  disait-on;  il  fallait 

d'encre,  de  plume,  et  de  papier,  il  en  avait  écrit  sept  cents  vers  sur  des  assiettes 
d'étain,  avec  la  pointe  d'une  aiguille. 

1.  La  Fille  d'Aristide,  drame  joué  sans  succès  le  29  avril  1738. 

2.  Voj'ez  lettres  3197  et  3201. 

3.  Blakeney  défendait  le  fort  Saint-Philippe. 

4.  Tronchin;  voyez  la  lettre  3190. 


84  COIîRESPONDANCE. 

absolument  envoyer  M.  dcLa  Vallière*  pour  tirer  juste.  Au  milieu 
(le  tous  ces  beaux  raisonnements  arrive  la  nouvelle  de  la  prise; 
voilà  jus(iua  présent  le  plus  beau  moment  de  votre  vie,  Qu'cst-il 
arrivé  de  là?  Qu'on  ne  vous  conteste-  plus  le  service  que  vous 
avez  rendu  à  Fontenoy.  Port-Malion  confirme  tout,  et  met  le  sceau 
à  votre  gloire.  Il  se  pourra  bien  faire  que  vous  ne  soyez  pas  le 
premier  dans  le  cœur  de  la  belle  personne'  que  vous  savez  ;  mais 
vous  serez  toujours  considéré,  honoré,  et  je  vous  regarde  comme 
le  premier  homme  du  royaume,  C'est  une  place  que  vous  vous 
êtes  donnée,  et  que  rien  ne  vous  ôtera.  Il  me  pleut  de  tous  côtés 
de  mauvais  vers  pour  vous  ;  vous  devez  en  être  excédé.  Pour 
vous  achever,  il  faut  que  je  prenne  aussi  la  liberté  de  vous 
envoyer  ce  que  j'écrivais  ces  jours-ci  à  mon  petit  Desmahis,  Ce 
Desmahis  est  fort  aimable;  vous  ne  vous  en  soucierez  guère, 
vous  avez  bien  autre  chose  à  faire. 

Nous  sommes  tous  ici  aux  pieds  de  notre  lUros. 

3216.  —  A    M.   LE   COMTE    D'ARGE.NTAL. 

7  août. 

Mon  divin  ange,  voici  le  Botonlatc  achevé  et  réparé  à  peu  près 
comme  vous  l'avez  voulu.  L'auteur^  est  un  homme  très-aimable, 
et  porte  un  nom  qui  doit  réussir  à  Paris.  Je  ne  doute  pas  que  les 
comédiens  n'acceptent  une  pièce  qui  vaut  beaucoup  mieux  que 
tant  d'autres  qu'ils  ont  jouées,  et  je  doute  encore  moins  du  suc- 
cès quand  elle  sera  bien  mise  au  théâtre.  Je  vous  demande  vos 
bontés,  et  nous  sommes  deux  qui  serons  pénétrés  de  recon- 
naissance. 

Mon  cher  ange,  les  bras  ensanglantés^  sont  bien  anglais; 
mais,  si  on  les  souffre,  je  les  souffre  aussi. 

Si  cet  honnête  La  Beaumelle  est  enfermé",  je  n'en  suis  pas 
surpris;  il  avait  dit  dans  ses  Mémoires,  en  parlant  de  la  maison 
royale  :  «  On  s'allie  plaisamment  dans  cette  maison-là.  » 

On  dit  qu'il  avait  fait  imprimer  une  Pucclle  en  dix-huit  chants, 
pleine  d'horreurs. 

1.  Général  d'artillerie,  né  en  1007,  mort  en  1759;  voyez  tome  XV,  page  210. 
'2.  On  le  conteste  encore  aujourd'hui. 
3.  M""'  de  Pompadour. 
i.  Fr.  Tronchin,  conseiller  d'État  de  Genève. 
î).  Allusion  à  Lekain  jouant  le  rôle  de  Ninias  dans  Sémiramis. 
0.  Mis  pour  la  seconde  fois  à  la  Bastille,  le  6  août  17ô6,  La  Beaumelle  n'en 
sortit  que  le  1"  septembre  1757. 


ANNÉE   1756.  85 

Je  ne  savais  pas  que  ce  fût  M.  de  Sainte-Palaye^  qui  m'eût 
honoré  du  Glossaire;  voulez-vous  bien  lui  donner  le  chiffon 
ci-joint  ? 

La  poste  part;  je  n'ai  que  le  temps  de  vous  dire  que  vous 
êtes  le  plus  aimable  et  le  plus  regretté  des  hommes. 

3217.  —  A  M.  THIERIOT. 

Aux  Délices.  9  août. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  je  ne  sais  ce  que  c'est  que  cette  Cri- 
tique dh'ote  dont  vous  me  parlez  -.  Est-ce  une  critique  imprimée? 
est-ce  seulement  un  cri  des  âmes  tendres  et  timorées?  Vous  me 
feriez  plaisir  de  me  mettre  au  fait.  Je  m'unis,  à  tout  hasard,  aux 
sentiments  des  saints,  sans  savoir  ni  ce  qu'ils  disent  ni  ce  qu'ils 
pensent. 

On  me  mande  qu'on  a  défendu  à  l'évêque  de  Troyes'  d'im- 
primer des  mandements  ;  c'est  défendre  à  la  comtesse  de  Pim- 
besche  *  de  plaider. 

Est-il  vrai  qu'on  joue  Sèmiramis?  que  Tombre  n'est  pas  ridi- 
cule, et  que  les  bras  de  Lekain  ^  ne  sont  pas  mal  ensanglantés  ? 
Vous  ne  savez  rien  de  ces  bagatelles;  vous  négligez  le  théâtre; 
Yous  n'aimez  que  les  anecdotes,  et  vous  ne  m'en  dites  point. 

Je  ne  sais  guère  de  nouvelles  de  Suède.  J'ai  peur  que  ma 
divine  l  Irique  ne  soit  traitée  par  son  sénat  avec  moins  de  res- 
pect et  de  sentiment  qu'on  n'en  doit  à  son  rang,  à  son  esprit,  et  à 
ses  grâces. 

Vous  saurez  que  l'impératrice-reine  ^  m'a  fait  dire  des  choses 
très-obligeantes.  Je  suis  pénétré  d'une  respectueuse  reconnais- 
sance. J'adore  de  loin;  je  n'irai  point  à  Vienne;  je  me  trouve 
trop  bien  de  ma  retraite  des  Délices.  Heureux  qui  vit  chez  soi 
avec  ses  nièces,  ses  livres,  ses  jardins,  ses  vignes,  ses  chevaux, 
ses  vaches,  son  aigle,  son  renard,  et  ses  lapins,  qui  se  passent  la 
patte  sur  le  nez  !  J'ai  de  tout  cela,  et  les  Alpes  par-dessus,  qui 
font  un  effet  admirable.  J'aime  mieux  gronder  mes  jardiniers 
que  de  faire  ma  cour  aux  rois. 

1.  J.-B.  de  La  Curne  de  Sainte-Palaye,  né  à  Auxerre  en  1697,  mort  le  l"  mars 
1781,  avait  publié  le  Projet  cV un  glossaire  français,  175G,  in-4".  Aucune  des  lettres 
que  lui  adressa  Voltaire  n"a  encore  vu  le  jour.  (B.) 

2.  Voyez  lettre  3203. 

3.  Mathias  Poncet  de  La  Rivière. 

4.  Personnage  des  Plaideurs  de  Racine. 
ij.  Voj^ez  lettre  3214. 

G.  Marie-Thérèse. 


86  CORRESPONDANCE. 

J'attends  l'cncyclopèdc  d'Alembcrt,  avec  son  imagination  et 
sa  philosophie.  Je  voudrais  bien  que  vous  en  fissiez  autant,  mais 
vous  en  êtes  incapable. 

Est-il  vrai  que  Plutus-Apollon-VoiieVinn'VG  a  doublé  la  pension 
de  madame  son  épouse '?  ïronchin  prétend  qu'elle  a  toujours 
quelque  chose  au  sein  ;  je  crois  aussi  qu'elle  a  quelque  chose 
sur  le  cœur.  Je  aous  prie  de  lui  présenter  mes  hommages,  si 
elle  est  feiumc  îi  les  recevoir. 

C'est  grand  dommage  qu'on  n'imprime  pas  les  mémoires  de 
ce  fou  d'évêque  Cosnac  ! 

Pour  Dieu,  envoyez-moi,  signé  JanneP  ou  Couret,  tout  ce 
qu'on  aura  écrit  pour  ou  contre  les  Mémoires  de  Scarron-Main- 
tenon. 

Intérim  vale  et  scribe.  /Eger  sum,  sed  tuus. 

3218.   -  A  M.   LE   COMTE    DE  TRESSAN. 

Aux  Délices,  18  août. 

Vous  êtes  donc  comme  messieurs  vos  parents,  que  j'ai  eu 
l'honneur  de  connaître  très-gourmands  ;  vous  en  avez  été  malade. 
Je  suis  pénétré,  monsieur,  de  votre  souvenir;  je  m'intéresse  à 
votre  santé,  <à  vos  plaisirs,  à  votre  gloire,  à  tout  ce  qui  vous 
touche.  Je  prends  la  liberté  de  vous  ennuyer  de  tout  mon  cœur. 

Vous  avez  vraiment  fait  une  œuvre  pie  de  continuer  les  aven- 
tures de  Jeanne,  et  je  serais  charmé  de  voir  un  si  saint  ouvrage 
de  votre  façon.  Pour  moi,  qui  suis  dans  un  état  à  ne  plus  toucher 
Siuxpucelles,  je  serai  enchanté  qu'un  homme  aussi  fait  pour  elles 
que  vous  l'êtes  daigne  faire  ce  que  je  ne  veux  plus  tenter. 

Tùchoz  de  me  faire  tenir,  comme  vous  pourrez,  cette  honnête 
besogne,  qui  adoucira  ma  cacochyme  vieillesse.  Je  n'ai  pas  eu  la 
force  d'aller  à  Plombières  :  cela  n'est  bon  que  pour  les  gens  qui 
se  portent  bien,  ou  pour  les  demi-malades. 

J'ai  actuellement  chez  moi  M.  d'Alembert,  votre  ami,  et  très- 
digne  de  l'être.  Je  voudrais  bien  que  vous  fissiez  quelque  jour  le 
même  honneur  à  mes  petites  Délices,  Vous  êtes  assez  philosophe 
pour  no  pas  dédaigner  mon  ermitage. 


1.  Cette  première  femme  de  La  Popelinièrc  mourut  d'un  cancer  au  sein  vers^lc 
commencement  de  novembre  17.")0. 

2.  Intendant  général  des  postes,  qui  violait  le  secret  des  lettres  et  en  com- 
muniquait des  extraits  à  Louis  XV  :  aussi  fut-il  bientôt  clievalicr  de  l'onlre  du 
roi.  (,Cl.) 


ANNÉE   1756.  87 

Je  VOUS  crois  plus  que  jamais  sur  les  Anglais;  mais  je  ne 
peux  comprendre  comment  ces  dogues-là,  qui,  dites-vous,  se 
battirent  si  bien  à  Ettingen^,  vinrent  pourtant  à  bout  de  vous 
battre.  Il  est  vrai  que  depuis  ce  temps-là  vous  le  leur  avez  bien 
rendu.  Il  faut  que  cbacun  ait  son  tour  dans  ce  monde. 

Pour  l'Académie  françoise  ou  française,  et  les  autres  acadé- 
mies, je  ne  sais  quand  ce  sera  leur  tour.  Vous  ferez  toujours  bien 
de  rbonneur  à  celles  dont  vous  serez.  Quelle  est  la  société  qui  ne 
clierchera  pas  à  posséder  celui  qui  fait  le  charme  de  la  société? 
Dieu  donne  longue  vie  au  roi  de  Pologne  !  Dieu  vous  le  conserve, 
ce  bon  prince  qui  passe  sa  journée  à  faire  du  bien,  et  qui.  Dieu 
merci,  n'a  que  cela  à  faire  !  Je  vous  supplie  de  me  mettre  à  ses 
pieds.  Je  veux  faire  mon  petit  bâtiment  chinois  à  son  honneur, 
dans  un  petit  jardin  ;  je  ferai  un  bois,  un  petit  Chaudeu  grand 
comme  la  main,  et  je  le  lui  dédierai. 

W"  Clairon  est  à  Lyon  ;  elle  joue  comme  un  ange  des  Idamé, 
des  Mérope,  des  Zaïre,  des  Alzire.  Cependant  je  ne  vais  point  la 
voir.  Si  je  faisais  des  voyages,  ce  serait  pour  vous,  pour  avoir 
la  consolation  de  rendre  mes  respects  à  M'"^  de  Boufflers,  et  à 
ceux  qui  daignent  se  souvenir  de  moi.  Vous  jugez  bien  que  si  je 
renonce  à  la  Lorraine,  je  renonce  aussi  à  Paris,  où  je  pourrais 
aller  comme  à  Genève,  mais  qui  n'est  pas  fait  pour  un  vieux 
malade  planteur  de  choux. 

Comptez  toujours  sur  les  regrets  et  le  très-tendre  attache- 
ment de  V. 

3219.  —  DE  M.  J.-J.   rxOUSSEAU^. 

Le  18  août  1756. 

Vos  deux  derniers  poëmes,  monsieur,  me  sont  parvenus  dans  ma  soli- 
tude, et  quoique  tous  mes  amis  connaissent  l'amour  que  j'ai  pour  vos  écrits, 
je  ne  sais  de  quelle  part  ceux-ci  me  pourraient  venir,  à  moins  que  ce  ne  soit 
de  la  vôtre.  J'y  ai  trouvé  le  plaisir  avec  l'instruction,  et  reconnu  la  main  du 
maître  :  ainsi  je  crois  vous  devoir  remercier  à  la  fois  de  l'exemplaire  et  de 
l'ouvrage.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  tout  m'en  paraisse  également  bon,  mais  les 
choses  qui  m'y  déplaisent  ne  font  que  m'inspirer  plus  de  confiance  pour  celles 
qui  me  transportent  :  ce  n'est  pas  sans  peine  que  je  défends  quelquefois  ma 
raison  contre  les  charmes  de  votie  poésie;  mais  c'est  pour  rendre  mon 
admiration  plus  digne  de  vos  ouvrages  que  je  m'efforce  de  n'y  pas  tout 
admirer. 

1.  Dettingen,  le  27  juin  t743.  Voyez  tome  XV,  page  214  et  suiv. 

2.  Cette  lettre  a  été  plusieurs  fois  imprimée  séparément.  J'en  ai  sous  les  j'eux 
deux  éditions,  l'une  in-S",  1759  (peut-être  1756);  l'autre  in-r2,  1764.  (B.) 


88  COHRESPONDANCE. 

Je  ferai  plus,  monsieur;  je  vous  dirai  sans  détour,  non  les  l)eautés  que 
j'ai  cru  sentir  dans  ces  deux  poënies  :  la  tàclio  effrayerait  ma  paresse;  ni 
même  les  défauts  qu'y  remarqueront  peut-être  de  i)lus  habiles  gens  que  moi, 
mais  les  déplaisirs  qui  troublent  en  cet  instant  le  goût  que  je  prenais  à  vos 
leçons,  et  je  vous  les  dirai  encore  attendri  d'une  première  lecture  où  mon 
cœur  écoutait  avidement  le  vôtre,  vous  aimant  comme  mon  frère,  vous 
honorant  comme  mon  maître,  me  flattant  enfin  que  vous  reconnaîtrez  dans 
mes  intentions  la  franchise  d'une  àme  droite,  et  dans  mes  discours  le  ton 
d'un  ami  de  la  vérité  qui  parle  à  un  pliiloso|)he.  D'ailleurs,  plus  votre  second 
poëme  m'enchante,  plus  je  prends  librement  parti  contre  le  premier.  Car, 
si  vous  n'avez  pas  craint  de  vous  opposer  à  vous-même,  pourquoi  crain- 
drais-je  d'être  de  votre  avis?  Je  dois  croire  que  vous  ne  tenez  pas  beaucoup 
à  des  sentiments  que  vous  réfutez  si  bien. 

Tous  mes  griefs  sont  donc  contre  votre  Poï'me  sur  le  Désastre  de  Lis- 
bonne, parce  que  j'en  attendais  des  effets  plus  dignes  del'humanitéqui  paraît 
vous  l'avoir  inspiré.  Vous  reprochez  à  Pope  et  à  Leibnitz  d'insulter  ii  nos 
maux,  en  soutenant  que  tout  esl  bien,  et  vous  amplifiez  tellement  le  tableau 
de  nos  misères  que  vous  en  aggravez  le  sentiment.  Au  lieu  des  consolations 
que  j'espérais,  vous  ne  faites  que  m'allliger;  on  dirait  que  vous  craignez  que 
je  ne  voie  pas  assez  combien  je  suis  malheureux,  et  vous  croiriez,  ce  me 
semble,  me  tranquilliser  beaucoup  en  me  prouvant  que  tout  est  mal. 

Ne  vous  y  trompez  pas,  monsieur,  il  arrive  tout  le  contraire  de  ce  que 
vous  vous  proposez.  Cet  optimisme  que  vous  trouvez  si  cruel  me  console 
pourtant  dans  les  mômes  douleurs  que  vous  me  peignez  comme  insuppor- 
tables. Le  poëme  de  Pope  adoucit  mes  maux,  et,  me  porte  à  la  patience  ;  le 
vôtre  aigrit  mes  peines,  m'excite  au  murmure,  et,  m'ôtant  tout,  hors  une 
espérance  ébranlée,  il  me  réduit  au  désespoir.  Dans  cette  étrange  opposition 
qui  règne  entre  ce  que  vous  établissez  et  ce  que  j'éprouve,  calmez  la  per- 
plexité qui  m'agite  j  et  dites-moi  qui  s'abuse  du  sentiment  ou  de  la  raison. 

«  Homme,  prends  patience,  me  disent  Pope  et  Leibnitz;  les  maux  sont 
un  effet  nécessaire  de  la  nature  et  de  la  constitution  de  cet  univers.  L'Être 
éternel  et  bienfaisant  qui  le  gouverne  eût  voulu  l'en  garantir  :  de  toutes  les 
économies  possibles  il  a  choisi  celle  qui  réunissait  le  moins  de  mal  et  le  plus 
de  bien  :  ou,  pour  dire  la  même  chose  encore  plus  crûment  s'il  le  faut,  s'il 
n'a  pas  mieux  fait,  c'est  qu'il  ne  pouvait  mieux  faire.  » 

Que  me  dit  maintenant  votre  poëme?  «  Souffre  à  jamais,  malheureux! 
S'il  est  un  Dieu  qui  t'ait  créé,  sans  doute  qu'il  est  tout-puissant,  il  pouvai 
prévenir  tous  tes  maux;  n'espère  donc  jamais  qu'ils  finissent,  car  on  ne 
saurait  voir  pourquoi  tu  existes,  si  ce  n'est  pour  souffrir  et  mourir.  »  Je  ne 
sais  ce  qu'une  pareille  doctrine  peut  avoir  de  plus  consolant  que  l'optimisme 
et  que  la  fatalité  même  ;  pour  moi,  j'avoue  qu'elle  me  paraît  plus  cruelle 
encore  que  le  manichéisme.  Si  l'embarras  de  l'origine  du  mal  vous  forçait 
d'altérer  quelqu'une  des  perfections  de  Dieu,  pourquoi  vouloir  justifier  sa 
puissance  aux  dépens  de  sa  bonté?  S'il  faut  choisir  enlie  deux  erreurs, 
j'aime  encore  mieux  la  première. 

Vous  ne  voulez  pas,  monsieur,  qu'on  regarde  votre  ouvrage  comme  un 


ANNÉE    1736.  89 

poëme  contre  la  Providence,  et  je  me  garderai  bien  de  lui  donner  ce  nom, 
quoique  vous  ayez  qualifié  do  livre  contre  le  genre  humain  '  un  écrit  où 
je  plaidais  la  cause  du  genre  humain  contre  lui-même.  Je  sais  la  distinction 
qu'il  faut  faire  entre  les  intentions  d'un  auteur  et  les  conséquences  qui 
peuvent  se  tirer  de  sa  doctrine.  La  juste  défense  de  moi-même  m'oblige 
seulement  à  vous  faire  observer  qu'en  peignant  les  misères  humaines  mon 
but  était  excusable,  et  même  louable,  à  ce  que  je  crois  :  car  je  montrais  aux 
hommes  comment  ils  faisaient  leurs  malheurs  eux-mêmes,  et  par  conséquent 
comment  ils  les  pouvaient  éviter. 

Je  ne  vois  pas  qu'on  puisse  chercher  la  source  du  mal  moral  ailleurs 
que  dans  l'homme  libre,  perfectionné,  partant  corrompu;  et  quant  aux  maux 
physiques,  si  la  matière  sensible  et  impassible  est  une  contradiction,  comme 
il  me  le  semble,  ils  sont  inévitables  dans  tout  système  dont  l'homme  fait 
partie,  et  alors  la  question  n'est  point  pourquoi  l'homme  n'est  pas  parfaite- 
ment heureux,  mais  pourquoi  il  existe.  De  plus,  je  crois  avoir  montré 
qu'excepté  la  mort,  qui  n'est  presque  un  mal  que  par  les  préparatifs  dont 
on  la  fait  précéder,  la  plupart  de  nos  maux  physiques  sont  encore  notre 
ouvrage.  Sans  quitter  votre  sujet  de  Libonne,  convenez,  par  exemple,  que 
la  nature  n'avait  point  rassemblé  là  vingt  mille  maisons  de  six  à  sept  étages, 
et  que  si  les  habitants  de  cette  grande  ville  eussent  été  dispersés  plus  égale- 
ment, et  plus  légèrement  logés,  le  dégât  eût  été  beaucoup  moindre,  et  peut- 
être  nul.  Tout  eût  fui  au  premier  ébranlement,  et  on  les  eût  vus  le  lendemain, 
à  vingt  lieues  de  là,  tout  aussi  gais  que  s'il  n'était  rien  arrivé.  Mais  il  faut 
rester,  s'opiniàtrer  autour  des  masures,  s'exposer  à  de  nouvelles  secousses, 
parce  que  ce  qu'on  laisse  vaut  mieux  que  ce  qu'on  peut  emporter.  Combien 
de  malheureux  ont  péri  dans  ce  désastre  pour  vouloir  prendre,  l'un  ses 
habits,  l'autre  ses  papiers,  l'autre  son  argent?  Ne  sait-on  pas  que  la  per- 
sonne de  chaque  homme  est  devenue  la  moindre  partie  de  lui-même,  et 
que  ce  n'est  presque  pas  la  peine  de  la  sauver  quand  on  a  perdu  tout  le 
reste  ? 

Vous  auriez  voulu,  et  qui  ne  l'eût  pas  voulu  de  même,  que  le  tremble- 
ment se  fût  fait  au  fond  d'un  désert  plutôt  qu'à  Lisbonne.  Peut-on  douter 
qu'il  ne  s'en  forme  aussi  dans  les  déserts?  iAIais  nous  n'en  parlons  point, 
parce  qu'ils  ne  font  aucun  mal  aux  messieurs  des  villes,  les  seuls  hommes 
dont  nous  tenions  compte.  Ils  en  font  peu  même  aux  animaux  et  aux  sau- 
vages qui  habitent  épars  ces  lieux  retirés,  et  qui  ne  craignent  ni  la  chute 
des  toits  ni  l'embrasement  des  maisons.  Mais  que  signifierait  un  pareil  pri- 
vilège? Serait-ce  donc  à  dire  que  l'ordre  du  monde  doit  changer  selon  nos 
caprices,  que  la  nature  doit  être  soumise  à  nos  lois,  et  que,  pour  lui  inter- 
dire un  tremblement  de  terre  en  quelque  lieu,  nous  n'avons  qu'à  y  bâtir  une 
ville  ? 

Il  y  a  des  événements  qui  nous  frappent  souvent  plus  ou  moins  selon 
les  faces  sous  lesquelles  on  les  considère,  et  qui  perdent  beaucoup  de  l'hor- 

1.  C'est  dans  sa  lettre  à  J.-J.  Rousseau,  du  30  août  1755,  que  Voltaire  qualifiait 
ainsi  le  Discours  sur  l'origine  et  les  fondements  de  l'inégalité  parmi  les  hommes. 


90  CORRESPONDAN'CE. 

leur  qu'ils  inspirent  au  premier  aspect,  quand  on  veut  les  examiner  de  près. 
J'ai  appris  dans  Zadirj  ',  et  la  nature  me  confirme  de  jour  en  jour  qu'une 
mort  accélérée  n'est  pas  toujours  un  mal  réel,  et  qu'elle  peut  (}uelquefois 
passer  pour  un  bien  rohitif.  Do  tant  d'hommes  écrasés  sous  les  ruines  de 
Lisbonne,  plusieurs  sans  doute  ont  évité  de  plus  grands  malheurs;  et  malgré 
ce  qu'une  pareille  description  a  do  touchant  et  fournit  ii  la  poésie,  il  n'est 
pas  sûr  qu'un  seul  de  ces  infortunés  ait  plus  souffert  que  si,  selon  le  cours 
ordinaire  des  choses,  il  eût  attendu  dans  de  longues  angoisses  la  mort 
qui  l'est  venue  surprendre.  Est-il  une  fin  plus  triste  que  celle  d'un  mourant 
qu'on  accable  de  soins  inutiles,  qu'un  notaire  et  des  liéritiers  ne  laissent 
pas  respirer,  que  les  médecins  assassinent  dans  son  lit  ii  leur  aise,  et  à  qui 
des  prêtres  barbares  font  avec  art  savourer  la  mort!  Pour  moi,  je  vois  par- 
tout que  les  maux  auxquels  nous  assujettit  la  nature  sont  beaucoup  moins 
cruels  que  ceux  que  nous  y  ajoutons. 

Mais  quelque  ingénieux  que  nous  puissions  être  à  fomenter  nos  misères 
à  force  de  belles  institutions,  nous  n'avons  pu  jusqu'à  présent  nous  perfec- 
tionner au  point  de  nous  rendre  généralement  la  vie  à  charge,  et  de  préférer 
le  néant  à  notre  existence;  sans  quoi  le  découragement  et  le  désespoir  se 
seraient  bientôt  emparés  du  plus  grand  nombre,  et  le  genre  humain  n'eût 
pu  subsister  longtemps.  Or  s'il  est  mieux  pour  nous  d'être  que  de  n'être  pas, 
c'en  serait  assez  pour  justifier  notre  existence,  quand  même  nous  n'aurions 
aucun  dédommagement  à  attendre  des  maux  que  nous  avons  à  soulfrir,  et 
que  ces  maux  seraient  aussi  grands  que  vous  les  dépeignez.  Mais  il  est  dif- 
ficile de  trouver  sur  ce  sujet  de  la  bonne  foi  chez  les  hommes  et  de  bons 
calculs  chez  les  philosophes,  parce  que  ceux-ci,  dans  la  comparaison  des 
biens  et  des  maux,  oublient  toujours  le  doux  sentiment  de  l'existence,  indé- 
pendant de  toute  autre  sensation,  et  que  la  vanité  de  mépriser  la  mort 
engage  les  autres  à  calomnier  la  vie,  à  peu  près  comme  ces  femmes  qui, 
avec  une  robe  tachée  et  des  ciseaux,  prétendent  aimer  mieux  des  trous  que 
des  taches. 

Vous  pensez  avec  Érasme  que  peu  de  gens  voudraient  renaître  aux  mêmes 
conditions  (ju'ils  ont  vécu  ;  mais  tel  tient  sa  marchandise  fort  haute,  qui  en 
rabattrait  beaucoup  s'il  avait  quelque  espoir  de  conclure  le  marché.  D'ailleurs, 
monsieur,  qui  dois-je  croire  que  vous  avez  consulté  sur  cela?  des  riches 
peut-être,  rassasiés  de  faux  plaisirs,  mais  ignorant  les  véritables;  toujours 
ennuyés  de  la  vie,  et  tremblant  de  la  perdre?  peut-être  des  gens  de  lettres, 
de  tous  les  ordres  d'hommes  le  plus  sédentaire,  le  plus  malsain,  le  plus  réflé- 
ciiissant,  et  par  conséquent  le  plus  malheureux?  Voulez-vous  trouver  des 
hommes  de  meilleure  composition,  ou,  du  moins,  communément  jilus  sin- 
cères, et  qui,  formant  le  plus  grand  nombre,  doivent  au  moins  pour  cela 
être  écoutés  par  préférence?  Consultez  un  honnête  bourgeois  qui  aura  passé 
une  vie  obscure  et  tranquille,  sans  projets  et  sans  ambition  ;  un  bon  artisan 
(pii  vit  commodément  de  son  métier;  un  paysan  môme,  non  de  France  où 
l'on  prétend  (pi'il  faut  les  faire  mourir  do  misère  afin  qu'ils  nous  fassent 

1.  Chapitre  xx  ;  vojcz  tome  XXI,  page  89. 


ANNÉE    '1736.  9j 

vivre,  mais  du  pays,  par  exemple,  où  vous  êtes,  et  généralement  de  tout 
pays  liijro;  j'ose  poser  en  foit  cpi'il  n'y  a  peut-être  pas  dans  le  Ilaut-Valais 
un  seul  montagnard  mécontent  de  sa  vie  presque  automate,  et  qui  n'acceptât 
volontiers,  au  lieu  même  du  paradis,  le  marché  de  renaître  sans  cesse  pour 
végéter  ainsi  perpétuellement.  Ces  différences  me  font  croire  que  c'est  sou- 
vent l'abus  que  nous  faisons  de  la  vie  qui  nous  la  rend  à  charge;  et  j'ai  bien 
moins  bonne  opinion  de  ceux  qui  sont  fâchés  d'avoir  vécu  que  de  celui  qui 
peut  dire  avec  Caton  :  Nec  me  vixisse  pœnilet,  qtconiam  ila  vixi  ut  frustra 
me  nalum  non  exislimem.  Cela  n'empêche  pas  que  le  sage  ne  puisse  quel- 
quefois déloger  volontairement,  sans  murmure  et  sans  désespoir,  quand  la 
nature  ou  la  fortune  lui  portent  bien  distinctement  l'ordre  du  départ.  Mais 
selon  le  cours  ordinaire  des  choses,  de  quelques  maux  que  soit  semée  la  vie 
humaine,  elle  n'est  pas,  à  tout  prendre,  un  mauvais  présent;  et  si  ce  n'est 
pas  toujours  un  mal  de  mourir,  c'en  est  fort  rarement  un  de  vivre. 

Nos  différentes  manières  de  penser  sur  tous  ces  articles  m'apprennent 
pourquoi  plusieurs  de  vos  preuves  sont  peu  concluantes  pour  moi  :  car  je 
n'ignore  pas  combien  la  raison  humaine  prend  plus  facilement  le  moule  de 
nos  opinions  que  celui  de  la  vérité,  et  qu'entre  deux  hommes  d'avis  con- 
traire, ce  que  l'un  croit  démontré  n'est  souvent  qu'un  sophisme  pour  l'autre. 

Quand  vous  attaquez,  par  exemple,  la  chaîne  des  êtres  si  bien  décrite 
par  Pope,  vous  dites  qu'il  n'est  pas  vrai  que  si  l'on  ôtait  un  atome  du  monde 
le  monde  ne  pourrait  subsister.  Vous  citez  là-dessus  M.  de  Crousaz  ;  puis 
vous  ajoutez  que  la  nature  n'est  asservie  à  aucune  mesure  précise  ni  à 
aucune  forme  précise;  que  nulle  planète  ne  se  meut  dans  une  courbe  abso- 
lument régulière;  que  nul  être  connu  n'est  d'une  figure  précisément  mathé- 
matique ;  que  nulle  quantité  précise  n'est  requise  pour  nulle  opération  ;  que 
la  nature  n'agit  jamais  rigoureusement;  qu'ainsi  on  n'a  aucune  raison  d'as- 
surer qu'un  atome  de  moins  sur  la  terre  serait  la  cause  de  la  destruction 
de  la  terre.  Je  vous  avoue  que,  sur  tout  cela,  monsieur,  je  suis  plus  frappé 
de  la  force  de  l'assertion  que  de  celle  du  raisonnement,  et  qu'en  cette  occa- 
sion je  céderais  avec  plus  de  confiance  à  votre  autorité  qu'à  vos  preuves. 

A  l'égard  de  M.  de  Crousaz,  je  n'ai  point  lu  son  écrit  contre  Pope^,  et 
ne  suis  peut-être  pas  en  état  de  l'entendre;  mais  ce  qu'il  y  a  de  très-cer- 
tain, c'est  que  je  ne  lui  céderai  pas  ce  que  je  vous  aurai  disputé,  et  que  j'ai 
tout  aussi  peu  de  foi  à  ses  preuves  qu'à  son  autorité.  Loin  de  penser  que  la 
nature  ne  soit  point  asservie  à  la  précision  des  quantités  et  des  figures,  je 
croirais  tout  au  contraire  qu'elle  seule  suit  à  la  rigueur  cette  précision,  parce 
qu'elle  seule  sait  comparer  exactement  les  fins  et  les  moyens,  et  mesurer 
la  force  à  la  résistance.  Quant  à  ses  irrégularités  prétendues,  peut-on 
douter  qu'elles  n'aient  toutes  leur  cause  physique?  Et  suffit-il  de  ne  la  pas 
apercevoir  pour  nier  qu'elle  existe  ?  Ces  apparentes  irrégularités  viennent 
sans  doute  de  quelques  lois  que  nous  ignorons,  et  que  la  nature  suit  tout 
aussi  fidèlement  que  celles  qui  nous  sont  connues;  de  quelque  agent  que  nous 

■1.  Commentaire  sur  la  traduction  en  vers,  de  M.  l'abbé  du  Resncl,  de  V Essai 
de  M.  Pope  sur  l'Homme,  1738,  in-12. 


92  CORRESPONDANCE. 

n'apercevons  pas,  et  dont  l'obstacle  ou  le  concours  a  des  mesures  fixes  dans 
toutes  ses  opérations;  autrement  il  faudrait  dire  nettement  qu'il  y  a  des  ac- 
tions sans  principe  et  des  effets  sans  cause,  ce  qui  répugne  à  toute  philosophie- 

Supposons  deux  poids  en  équilibre,  et  pourtant  inégaux  ;  qu'on  ajoute 
au  plus  jjctit  la  quantité  dont  ils  diffèrent  :  ou  les  deux  poids  resteront  en- 
core en  équilibre,  et  l'on  aura  une  cause  sans  effet,  ou  l'équilibre  sera  rompu, 
et  l'on  aura  un  effet  sans  cause.  Mais  si  les  poids  étaient  de  fer,  et  qu'il  y 
eût  un  grain  d'aimant  caché  sous  l'un  des  deux,  la  précision  de  la  nature 
lui  ôterait  alors  l'apparence  de  la  précision,  et  à  force  d'exactitude  elle 
paraîtrait  en  manquer.  Il  n'y  a  pas  une  figure,  pas  une  opération,  pas  une 
loi,  dans  le  monde  physique,  à  laquelle  on  ne  puisse  appliquer  quelque 
exemple  semblable  h  celui  que  je  viens  de  proposer  sur  la  pesanteur. 

Vous  dites  que  nul  être  connu  n'est  d'une  figure  précisément  mathéma- 
tique :  je  vous  demande,  monsieur,  s'il  y  a  quelque  figure  possible  qui  ne 
le  soit  pas,  et  si  la  courbe  la  plus  bizarre  n'est  pas  aussi  régulière  aux  yeux 
de  la  nature  qu'un  cercle  parfait  aux  nôtres.  J'imagine,  au  reste,  que  si 
quelque  corps  pouvait  avoir  cette  apparente  régularité,  ce  ne  serait  que 
l'univers  même,  en  le  supposant  plein  et  borné  :  car  les  figures  mathéma- 
tiques n'étant  que  des  abstractions,  n'ont  de  rapport  qu'à  elles-mêmes,  au 
lieu  que  toutes  celles  des  corps  naturels  sont  relatives  à  d'autres  corps  et  à 
des  mouvements  qui  les  modifient.  Ainsi  cela  ne  prouverait  encore  rien 
contre  la  précision  de  la  nature,  quand  même  nous  serions  d'accord  sur 
ce  que  vous  entendez  par  ce  mot  de  précision. 

Vous  distinguez  les  événements  qui  ont  des  effets,  de  ceux  qui  n'en  ont 
point;  je  doute  que  cette  distinction  soit  solide.  Tout  événement  me  semble 
avoir  nécessairement  quelque  effet  ou  moral,  ou  physique,  ou  composé  des 
deux,  mais  qu'on  n'aperçoit  pas  toujours,  parce  que  la  filiation  des  événe- 
ments est  encore  plus  difficile  à  suivre  que  celle  des  hommes.  Comme,  en 
général,  on  ne  doit  pas  chercher  des  effets  plus  considérables  que  les  événe- 
ments qui  les  produisent,  la  petitesse  des  causes  rend  souvent  l'examen 
ridicule,  quoique  les  effets  soient  certains,  et  souvent  aussi  plusieurs  effets 
presque  imperceptibles  se  réunissent  pour  produire  un  événement  considé- 
rable. Ajoutez  que  tel  effet  ne  laisse  pas  d'avoir  lieu  quoiqu'il  agisse  hors 
du  corps  qui  l'a  produit.  Ainsi  la  poussière  qu'élève,  un  carrosse  peut  ne 
rien  faire  il  la  marche  do  la  voiture,  et  influer  surqplle  du  monde.  Mais 
comme  il  n'y  a  rien  d'étranger  à  l'univers,  tout  ce  qui  s'y  fait,  agit  néces- 
sairement sur  l'univers  même. 

Ainsi,  monsieur,  vos  exemples  me  paraissent  plus  ingénieux  que  con- 
vaincants. Je  vois  mille  raisons  plausibles  pourquoi  il  n'était  peut-être  pas 
indifférent  à  l'Europe  qu'un  certain  jour  l'héritière  de  Bourgogne  fût  bien  ou 
mal  coiffée,  ni  au  destin  do  Home  que  César  tournât  les  yeux  à  droite  ou  ii 
gauche,  et  cracliàt  de  l'un  ou  de  l'autre  côté,  en  allant  au  sénat  le  jour  qu'il 
y  fut  puni.  En  un  mot,  en  me  rappelant  le  grain  de  sable  cité  par  Pascal  ^, 


1.  Pascal  a  dit  :  «  Croniwell  allait  ravager  toute  la  chrétienté  :  la  famille  royale 
était  perdue,  et  la  sienne  à  jamais  puissante,  sans  ua  petit  grain  de  sable  qui  se 


ANNÉE    1756.  93 

jo  suis  à  quelques  égards  de  l'avis  de  votre  Bramine  *  ;  et  de  quelque  ma- 
nière qu'on  envisage  les  choses,  si  tous  les  événements  n'ont  pas  des  effets 
sensibles,  il  me  parait  incontestable  que  tous  en  ont  de  réels  dont  l'esprit 
humain  perd  aisément  le  fil,  mais  qui  ne  sont  jamais  confondus  pai-  la 
nature. 

Vous  dites  qu'il  est  démontré  que  les  corps  célestes  font  leur  révolution 
dans  l'espace  non  résistant.  C'était  assurément  une  très-belle  chose  à  dé- 
montrer; mais,  selon  la  coutume  des  ignorants,  j'ai  très-peu  de  foi  aux 
démonstrations  qui  passent  n)a  portée.  J'imaginerais  que,  pour  bâtir  celle- 
ci,  l'on  aurait  à  peu  près  raisonné  de  cette  manière.  Telle  force  agissant  selon 
telle  loi  doit  donner  aux  astres  tel  mouvement  dans  un  milieu  non  résis- 
tant; or  les  astres  ont  exactement  le  mouvement  calculé:  donc  il  n'y  a  point 
de  résistance.  Riais  qui  peut  savoir  s'il  n'y  a  pas  peut-être  un  million 
d'autres  lois  possibles,  sans  compter  la  véritable,  selon  lesquelles  les  mômes 
mouvements  s'expliqueraient  mieux  encore  dans  un  fluide  que  dans  le  vide 
par  celle-ci  ?  L'horreur  du  vide  n'a-t-elle  pas  longtemps  expliqué  la  plu- 
part des  effets  qu'on  a  depuis  attribués  à  l'action  de  l'air?  D'autres  expé- 
riences ayant  ensuite  détruit  l'horreur  du  vide,  tout  ne  s'est-il  pas  trouvé 
plein?  N'a-t-on  pas  rétabli  le  vide  sur  de  nouveaux  calculs?  Qui  nous 
répondra  qu'un  système  encore  plus  exact  ne  le  détruira  pas  derechef? 
Laissons  les  difficultés  sans  nombre  qu'un  physicien  ferait  peut-être  sur  la 
nature  de  la  lumière  et  des  espaces  éclairés  ;  mais  croyez-vous  de  bonne 
foi  que  Bayle,  dont  j'admire  avec  vous  la  sagesse  et  la  retenue  en  matière 
d'opinions,  eût  trouvé  la  vôtre  si  démontrée  ?  En  général,  il  semble  que  les 
sceptiques  s'oublient  un  peu  sitôt  qu'ils  prennent  le  ton  dogmatique,  et 
qu'ils  devraient  user  plus  sobrement  que  personne  du  terme  de  démontrer. 
Le  moyen  d'être  cru  quand  on  se  vante  de  ne  rien  savoir,  en  affirmant  tant 
de  choses  ? 

Au  reste,  vous  avez  fait  un  correctif  au  système  de  Pope,  en  observant 
qu'il  n'a  aucune  gradation  proportionnelle  entre  les  créatures  et  le  créateur, 
et  que  si  la  chaîne  des  êtres  créés  aboutit  à  Dieu,  c'est  parce  qu'il  la  tient, 
et  non  parce  qu'il  la  termine.  Sur  le  bien  du  tout  préférable  à  celui  de  sa 
partie,  vous  faites  dire  à  l'homme  :  Je  dois  être  aussi  cher  à  mon  maître, 
moi  être  pensant  et  sentant,  que  les  planètes  qui  probablement  ne  sentent 
point.  Sans  doute  cet  univers  matériel  ne  doit  pas  être  plus  cher  à  son  auteur 
qu'un  seul  être  pensant  et  sentant;  mais  le  système  de  cet  univers  qui  pro- 
duit, conserve  et  perpétue  tous  les  êtres  pensants  et  sentants,  doit  lui  être 
plus  cher  qu'un  seul  de  ces  êtres  ;  il  peut  donc,  malgré  sa  bonté,  ou  plutôt 
par  sa  bonté  même,  sacrifier  quelque  chose  du  bonheur  des  individus  à  la 
conservation  du  tout.  Je  crois,  j'espère  valoir  mieux  aux  yeux  de  Dieu  que 

met  dans  son  urètre.  Rome  même  allait  trembler  sous  luij  mais  ce  petit  gravier, 
qui  n'était  rien  ailleurs,  mis  en  cet  endroit,  le  voilà  mort,  sa  famille  abaissée,  et 
le  roi  rétabli.  »  Mais  Cromwell  est  mort  d'une  fièvre,  et  non  de  la  piei-re  ni  de  la 
gravelle.  (B.) 

1.  Rousseau  veut  sans  doute  parler  de  l'Ermite,  l'un  des  personnages  de  Zadij  ; 
voyez  tome  XXI,  page  80. 


94  CORRESPONDANCE. 

la  terre  d'une  planète;  mais  si  les  planètes  sont  habitées,  comme  il  est  pro- 
bable, pourquoi  vaudrais-je  mieux  à  ses  yeux  que  tous  les  habitants  de 
Saturne  ?  On  a  beau  tourner  ces  idées  en  ridicule,  il  est  certain  que  toutes 
les  analogies  sont  pour  cette  population,  et  qu'il  n'y  a  que  l'orgueil  humain 
qui  soit  contre.  Or  cette  population  supposée,  la  conservation  de  l'univers 
semble  avoir  pour  Dieu  môme  une  moralité  qui  se  multiplie  par  le  nombre 
des  mondes  habités. 

Que  le  cadavre  d'un  homme  nourrisse  des  vers,  des  loups  ou  des  phmtes, 
ce  n'est  pas,  je  l'avoue,  un  dédommagement  de  la  mort  de  cet  homme; 
mais  si,  dans  le  système  de  cet  univers,  il  est  nécessaire  à  la  conservation 
du  genre  humain  qu'il  y  ait  une  circulation  de  substance  entre  les  hommes, 
les  animaux,  et  les  végétaux,  alors  le  mal  particulier  d'un  individu  contribue 
au  bien  général.  Je  meurs,  je  suis  mangé  des  vers;  mais  mes  enfants,  mes 
frères,  vivront  comme  j'ai  vécu,  et  je  fais  par  l'ordre  de  la  nature,  et  pour 
tous  les  hommes,  ce  que  firent  volontairement  Codrus,  Curtius,  les  Décies, 
les  Philènes,  et  mille  autres  pour  une  petite  partie  des  hommes. 

Pour  revenir,  monsieur,  au  système  que  vous  attaquez,  je  crois  qu'on 
ne  peut  l'examiner  convenablement  sans  distinguer  avec  soin  le  mal  parti- 
culier, dont  aucun  philosophe  n'a  jamais  nié  l'existence,  du  mal  général,  que 
nie  l'optimiste.  11  n'est  pas  question  de  savoir  si  chacun  de  nous  souffre  ou 
non;  mais  s'il  était  bon  que  l'univers  fût,  et  si  nos  maux  étaient  inévitables 
dans  la  constitution  de  l'univers.  Ainsi  l'addition  d'un  article  rendrait,  ce 
semble,  la  proposition  plus  exacte;  et  au  lieu  de  Tout  est  bien,  il  vaudrait 
peut-être  mieux  dire  :  Le  tout  est  bien,  ou  Tout  est  bien  pour  le  tout; 
alors  il  est  très-évident  qu'aucun  homme  ne  saurait  donner  de  preuves 
directes  ni  pour  ni  contre,  car  ces  preuves  dépendent  d'une  connaissance 
parfaite  de  la  constitution  du  monde  et  du  but  de  son  auteur,  et  celte  con- 
naissance est  incontestablement  au-dessus  de  l'intelligence  humaine  :  les 
vrais  principes  de  l'optimisme  ne  peuvent  se  tirer  ni  des  propriétés  de  la 
matière,  ni  de  la  mécanique  de  l'univers,  mais  seulement  par  induction  des 
perfections  de  Dieu,  qui  préside  à  tout  :  de  sorte  qu'on  ne  prouve  pas  l'exis- 
tence de  Dieu  par  le  système  de  Pope,  mais  le  système  de  Pope  par  l'exis- 
tence de  Dieu;  et  c'est,  sans  contredit,  de  la  question  de  la  providence 
qu'est  dérivée  celle  de  l'origine  du  mal.  Que  si  ces  deux  questions  n'ont 
pas  été  mieux  traitées  l'une  que  l'autre,  c'est  qu'on  a  toujours  si  mal  rai- 
sonné sur  la  providence  que  ce  qu'on  en  a  dit  d'absurde  a  fort  embrouillé 
tous  les  corollaires  qu'on  pouvait  tirer  de  ce  grand  et  consolant  dogme. 

Les  premiers  qui  ont  gàlé  la  cause  de  Dieu  sont  les  prêtres  et  les 
dévots,  qui  no  souffrent  pas  que  rien  se  fasse  selon  l'ordre  établi,  mais  font 
toujours  intervenir  la  justice  divine  à  des  événements  purement  naturels,  et, 
pour  être  sûrs  de  leur  fait,  punissent  et  châtient  les  méchants,  éprouvent  ou 
récompensent  les  bons  indilTéremment  avec  des  biens  ou  des  maux,  selon 
l'événement.  Je  ne  sais,  pour  moi,  si  c'est  une  bonne  théologie;  mais  je 
trouve  que  c'est  une  mauvaise  manière  de  raisonner,  de  fonder  indilTérem- 
ment sur  le  pour  et  le  contre  les  preuves  de  la  providence,  et  de  lui  attri- 
buer sans  choix  tout  ce  qui  se  ferait  également  sans  elle. 


ANNÉE   1756.  95 

Les  philosophes,  à  leur  tour,  ne  me  paraissent  guère  plus  raisonnables 
quand  je  les  vois  s'en  prendre  au  ciel  de  ce  qu'ils  ne  sont  pas  impassibles, 
crier  que  tout  est  perdu  quand  ils  ont  mal  aux  dents,  ou  qu'ils  sont  pauvres, 
ou  qu'on  les  vole,  et  charger  Dieu,  comme  dit  Sénèque,  de  la  garde  de  leur 
valise.  Si  quelque  accident  tragique  eût  fait  périr  Cartouche  ou  César  dans 
leur  enfance,  on  aurait  dit  :  Quel  crime  avaient-ils  commis?  Ces  deux  bri- 
gands ont  vécu,  et  nous  disons  :  Pourquoi  les  avoir  laissés  vivre?  Au  con- 
traire, un  dévot  dira  dans  le  premier  cas  :  Dieu  voulait  punir  le  père  en  lui 
ôtant  son  enfant;  et  dans  le  second  :  Dieu  conservait  l'enfant  pour  le  châti- 
ment du  peuple.  Ainsi,  quelque  parti  qu'ait  pris  la  nature,  la  providence  a 
toujours  raison  chez  les  dévots,  et  toujours  tort  chez  les  philosophes.  Peut- 
être,  dans  l'ordre  des  choses  humaines,  n'a-t-elle  ni  tort  ni  raison,  parce 
que  tout  tient  à  la  loi  commune,  et  qu'il  n'y  a  d'exception  pour  personne. 
Il  est  à  croire  que  les  événements  particuliers  ne  sont  rien  ici-bas  aux  yeux 
du  maître  de  l'univers;  que  sa  providence  est  seulement  universelle;  qu'il 
se  contente  de  conserver  les  genres  et  les  espèces,  et  de  présider  au  tout 
sans  s'inquiéter  de  la  manière  dont  chaque  individu  passe  cette  courte  vie. 
Un  roi  sage,  qui  veut  que  chacun  vive  heureux  dans  ses  États,  a-t-il  besoin 
de  s'informer  si  les  cabarets  y  sont  bons  ?  Le  passant  murmure  une  nuit 
quand  ils  sont  mauvais,  et  rit  tout  le  reste  de  ses  jours  d'une  impatience 
aussi  déplacée,  commoraiidi  eniia  nalura  diversorium  nohis,  non  habi- 
tandi  dedil. 

Pour  penser  juste  à  cet  égard,  il  semble  que  les  choses  devraient  être 
■considérées  relativement  dans  Tordre  physique,  et  absolument  dans  l'ordre 
moral:  de  sorte  que  la  plus  grande  idée  que  je  puis  me  faire  de  la  provi- 
dence est  que  chaque  être  matériel  soit  disposé  le  mieux  qu'il  est  possible 
par  rapport  au  tout,  et  chaque  être  intelligent  et  sensible  le  mieux  qu'il  est 
possible  par  rapport  à  lui-même;  ce  qui  signifie  en  d'autres  termes  que, 
pour  qui  sent  son  existence,  il  vaut  mieux  exister  que  ne  pas  exister.  Mais 
il  faut  appliquer  cette  règle  à  la  durée  totale  de  chaque  être  sensible,  et  non 
à  quelque  instant  particulier  de  la  durée,  tel  que  la  vie  humaine  :  ce  qui 
montre  combien  la  question  de  la  providence  tient  à  celle  de  l'immortalité 
de  l'âme,  que  j'ai  le  bonheur  de  croire,  sans  ignorer  que  la  raison  peut  en 
douter,  et  à  celle  de  l'éternité  des  peines,  que  ni  vous,  ni  moi,  ni  jamais 
homme  pensant  bien  de  Dieu,  ne  croirons  jamais. 

Si  je  ramène  ces  questions  diverses  à  leur  principe  commun,  il  me 
semble  qu'elles  se  rapportent  toutes  à  celle  de  l'existence  de  Dieu.  Si  Dieu 
existe,  il  est  parfait;  s'il  est  parfait,  il  est  sage,  puissant,  et  juste;  s'il  est 
sage  et  puissant,  tout  est  bien;  s'il  est  juste  et  puissant,  mon  âme  est  im- 
mortelle; si  mon  âme  est  immortelle,  trente  ans  de  vie  ne  sont  rien  pour 
moi,  et  sont  peut-être  nécessaires  au  maintien  de  l'univers  :  si  l'on  m'ac- 
corde la  première  proposition,  jamais  on  n'ébranlera  les  suivantes;  si  ou  la 
nie,  il  ne  faut  point  disputer  sur  ses  conséquences. 

Nous  ne  sommes  ni  l'un  ni  l'autre  dans  ce  dernier  cas  :  bien  loin  du 
moins  que  je  puisse  rien  présumer  de  semblable  de  votre  part,  en  lisant  le 
recueil  de  vos  Œuvres,  la  plupart  m'offrent  les  idées  les  plus  grandes,  les 


96  CORRESPONDANCE. 

I»lus  douces,  les  plus  consolantes  de  la  Divinité;  et  j'aime  bien  mieux  un 
cliix'tieii  do  votre  faron  qua  de  celle  do  la  Sorbonne. 

Quant  à  moi,  jo  vous  avouerai  naïvement  que  ni  le  pour  ni  le  contre  ne 
me  paraissent  démontrés  sur  ce  point  par  les  lumières  de  la  raison,  et  que 
si  le  théiste  ne  fonde  son  sentiment  que  sur  des  probabilités,  l'athée,  moins 
précis  encore,  ne  me  paraît  fonder  le  sien  que  sur  des  possibilités  con- 
traires; do  plus,  les  objections  de  part  et  d'autre  sont  toujours  insolubles, 
parce  qu'elles  roulent  sur  des  choses  dont  les  hommes  n'ont  point  de  véri- 
table idée.  Je  conviens  de  tout  cela,  et  pourtant  je  crois  en  Dieu  tout  aussi 
fortement  que  je  croie  aucune  autre  vérité,  parce  que  croire  et  ne  croire 
pas  sont  les  choses  du  monde  qui  dépendent  le  moins  de  moi;  que  l'état  de 
doute  est  un  état  trop  violent  pour  mon  âme;  que,  quand  ma  raison  flotte, 
ma  foi  no  peut  rester  longtemps  en  suspens,  et  se  détermine  sans  elle; 
qu'enfin  mille  sujets  de  préférence  m'attirent  du  côté  le  plus  consolant,  et 
joignent  le  poids  de  l'espérance  à  l'équilibre  de  la  raison. 

Ue  me  souviens  que  ce  qui  m'a  frappé  le  plus  fortement  en  toute  ma 
vie,  sur  l'arrangement  fortuit  de  l'univers,  est  la  vingt  et  unième  pensée 
philosophique,  où  l'on  montre,  par  les  lois  de  l'analyse  des  sorts,  que, 
quand  la  quantité  des  jets  est  infinie,  la  difficulté  de  l'événement  est  plus 
que  suffisamment  compensée  par  la  multitude  des  jets,  et  que  par  conséquent 
l'esprit  doit  être  plus  étonne  de  la  durée  hypothétique  du  chaos  que  de  la 
naissance  réelle  de  l'univers.  C'est,  en  supposant  le  mouvement  néce.s- 
saire,  ce  qu'on  a  jamais  dit  de  plus  fort  à  mon  gré  sur  celte  dispute,  et, 
quant  à  moi,  je  déclare  que  je  n'y  sais  pas  la  moindre  réponse  qui  ait  le 
sens  commun,  ni  vrai,  ni  faux,  sinon  do  nier  comme  faux  ce  qu'on  ne  peut 
pas  savoir,  que  le  mouvement  soit  essentiel  à  la  matière.  D'un  autre  côté, 
je  ne  sache  pas  qu'on  ait  jamais  expliqué  par  le  matérialisme  la  génération  des 
corps  organisés  et  la  perpétuité  des  germes;  mais  il  y  a  cette  différence 
entre  ces  deux  positions  opposées  que,  bien  que  l'une  et  l'autre  me  semblent 
également  convaincantes,  la  dernière  seule  me  persuade.  Quant  à  la  pre- 
mière, qu'on  vienne  me  dire  que  d'un  jet  fortuit  de  caractères  la  llenriade 
a  été  composée,  je  le  nie  sans  balancer;  il  est  plus  possible  au  sort  d'ame- 
ner qu'à  mon  esprit  de  le  croire,  et  je  sens  qu'il  y  a  un  point  où  les  impos- 
sibilités morales  équivalent  pour  moi  à  une  certitude  physique.  On  aura 
beau  me  parler  do  l'éternité  des  temps,  je  ne  l'ai  point  parcourue;  de  l'in- 
finité des  jets,  je  ne  les  ai  point  comptés,  et  mon  incrédulité,  tout  aussi  peu 
philosophique  qu'on  voudra,  triomphera  là-dessus  de  la  démonstration 
môme.  Je  n'ompèciie  pas  ([ue,  ce  que  j'appelle  sur  cela  preuve  de  se/iti- 
menl,  on  no  l'appollo  préjugé;  et  je  no  donne  point  cette  opiniâtreté  de 
croyance  coinnio  un  modèle;  mais,  avec  une  bonne  foi  peut-être  sans 
exem[)lo,  j(î  la  donno  coinnie  uiio  in\  incible  disposition  de  mon  âme,  que 
jamais  rien  ne  pourra  surmonter,  tient  jusqu'ici  je  n'ai  point  à  mo  plaindre, 
et  qu'on  no  peut  alta(iuer  sans  cruauté. 

1 .  Paraî^raphc  extrait  des  OEuvres  cl  Correspondance  inédites  de  J.-J.  Roussea  u, 
publiées  par  M.  G.  Strcckeiscn-.Moullou;  Paris,  Michel  Lévy  frères,  18(31. 


ANNÉE    IT.iG.  97 

Voilà  donc  une  vcrité  dont  nous  partons  tous  deux,  à  l'appui  de  laquelle 
vous  sentez  combien  l'optimisme  est  facile  à  défendre  et  la  providence  à 
justifier  ;  et  ce  n'est  pas  à  vous  qu'il  faut  répéter  les  raisonnements  rebattus, 
mais  solides,  qui  ont  été  faits  si  souvent  à  ce  sujet.  A  l'égard  des  philo- 
so})lies  qui  ne  conviennent  pas  du  principe,  il  ne  faut  point  disputer  avec 
eux  sur  ces  matières,  parce  que  ce  qui  n'est  qu'une  preuve  de  sentiment 
pour  nous  ne  peut  devenir  pour  eux  une  démonstration,  et  que  ce  n'est 
pas  un  discours  raisonnable  de  dire  à  un  homme  :  Vous  devez  croire  ceci 
parce  que  je  le  crois.  Eux,  de  leur  côté,  ne  doivent  point  non  plus  disputer 
avec  nous  sur  ces  mêmes  matières,  parce  qu'elles  ne  sont  que  des  corollaires 
de  la  proposition  principale  qu'un  adversaire  honnête  ose  à  peine  leur  op- 
poser, et  qu'à  leur  tour  ils  auraient  tort  d'exiger  qu'on  leur  prouvât  le  corol- 
laire indépendamment  de  la  proposition  qui  lui  sert  de  base.  Je  pense  qu'ils 
ne  le  doivent  pas  encore  par  une  autre  raison  :  c'est  qu'il  y  a  de  l'inhumanité 
à  troubler  les  âmes  paisibles  et  à  désoler  les  hommes  à  pure  perte,  quand  ce 
qu'on  veut  leur  apprendre  n'est  ni  certain  ni  utile.  Je  pense,  en  un  mot,  qu'à 
votre  exemple  on  ne  saurait  attaquer  trop  fortement  la  superstition,  qui 
trouble  la  société,  ni  trop  respecter  la  religion,  qui  la  soutient. 

3Iais  je  suis  indigné  comme  vous  que  la  foi  de  chacun  ne  soit  pas  dans 
la  plus  parfaite  liberté,  et  que  l'homme  ose  contrôler  l'intérieur  des  con- 
sciences oii  il  ne  saurait  pénétrer,  comme  s'il  dépendait  de  nous  de  croire 
ou  de  ne  pas  croire  dans  des  matières  où  la  démonstration  n'a  point  lieu,  et 
qu'on  pût  jamais  asservir  la  raison  à  l'autorité.  Les  rois  do  ce  monde  ont-ils 
donc  quelque  inspection  dans  l'autre,  et  sont-ils  en  droit  de  tourmenter  leurs 
sujets  ici-bas  pour  les  forcer  d'aller  en  paradis?  Non.  Tout  gouvernement 
humain  se  borne  par  sa  nature  aux  devoirs  civils,  et  quoi  qu'en  ait  pu  dire 
le  sophiste  Hobbes,  quand  un  homme  sert  bien  l'État,  il  ne  doit  compte  à 
personne  de  la  manière  dont  il  sert  Dieu. 

J'ignore  si  cet  être  juste  ne  punira  point  un  jour  toute  tyrannie  exercée 
en  son  nom;  je  suis  bien  sûr,  au  moins,  qu'il  ne  la  partagera  pas,  et  ne 
refusera  le  bonheur  éternel  à  nul  incrédule  vertueux  et  de  bonne  foi.  Puis- 
je,  sans  offenser  sa  bonté  et  même  sa  justice,  douter  qu'un  cœur  droit  ne 
rachète  une  erreur  involontaire,  et  que  des  mœurs  irréprochables  ne  vaillent 
bien  mille  cultes  bizarres  prescrits  par  les  hommes  et  rejetés  par  la  raison  ? 
Je  dirai  plus  :  si  je  pouvais,  à  mon  choix,  acheter  les  œuvres  aux  dépens 
de  ma  foi,  et  compenser  à  force  de  vertu  mon  incrédulité  supposée,  je  ne 
balancerais  pas  un  instant,  et  j'aimerais  mieux  pouvoir  dire  à  Dieu  :  «J'ai 
fait,  sans  songer  à  toi,  le  bien  qui  t'est  agréable,  et  mon  cœur  suivait  ta 
volonté  sans  la  connaître,  »  que  de  lui  dire,  comme  il  faudra  que  je  fasse  un 
jour  :  «Hélas!  je  t'aimais,  et  n"ai  cessé  de  t'offenser;  je  t'ai  connu,  et  n'ai 
rien  fait  pour  te  plaire.  » 

Il  y  a,  je  l'avoue,  une  sorte  de  profession  de  foi  que  les  lois  peuvent  im- 
poser; mais,  hors  les  principes  de  la  morale  et  du  droit  naturel,  elle  doit 
être  purement  négative,  parce  qu'il  peut  exister  des  religions  qui  attaquent 
les  fondements  de  la  société,  et  qu'il  faut  commencer  par  exterminer  ces 
religions  pour  assurer  la  paix  de  l'État  :  de  ces  dogmes  à  proscrire,  l'into- 

39.  CORnESPOXDANCE,    VII.  7 


98  CORRESPONDANCE. 

lérance  est  sans  difTiculté  le  plus  odieux.  IMais  il  faut  la  prendre  à  sa  source  : 
car  les  fanatitiues  les  plus  sanguinaires  changent  de  langage  selon  la  for- 
tune, et  ne  prCclient  que  patience  et  douceur  quand  ils  ne  sont  pas  les  plus 
forts.  Ainsi,  j'appelle  intolérant  par  principe  tout  homme  qui  s'imagine  qu'on 
ne  peut  ôtre  homme  de  bien  sans  croire  tout  ce  qu'il  croit,  et  damne  impi- 
toyablement ceux  qui  ne  pensent  pas  commo  lui.  En  effet,  les  fidèles  sont 
rarement  d'humeur  à  laisser  les  réprouvés  en  paix  dans  ce  monde;  et  uq 
saint  qui  croit  vivre  avec  des  damnés  anticipe  volontiers  sur  le  métier  du 
diable  :  que,  s'il  y  avait  des  incrédules  intolérants  qui  voulussent  forcer  le 
peuple  à  ne  rien  croire,  je  ne  les  bannirais  pas  moins  sévèrement  que  ceux 
qui  veulent  forcer  à  croire  tout  ce  qui  leur  plaît. 

Je  voudrais  donc  qu'on  eût,  dans  cliaquo  Ktat,  un  code  moral  ou  une 
espèce  de  profession  de  foi  civile  ([ui  contînt  [)Ositivement  les  maximes 
sociales  que  chacun  serait  tenu  d'admettre,  et  négativement  les  maximes 
anatiques  qu'on  serait  tenu  de  rejetcM-,  non  comme  impies,  mais  comme 
séditieuses.  Ainsi,  toute  religion  (jui  pourrait  s'accorder  avec  le  code  serait 
admise;  toute  religion  qui  ne  s'y  accorderait  pas  serait  proscrite;  et  chacun 
serait  libre  de  n'en  avoir  point  d'autre  que  le  code  même.  Cet  ouvrage  fait 
avec  soin  serait,  ce  me  semble,  le  livre  le  plus  utile  qui  jamais  ait  été  com- 
posé, et  peut-être  le  seul  nécessaire  aux  hommes.  Voilà,  monsieur,  un  sujet 
pour  vous;  je  souhaiterais  passionnément  que  vous  voulussiez  entreprendre 
cet  ouvrage,  et  l'embellir  de  votre  poésie,  afin  que  chacun  pouvant  l'ap- 
prendre aisément,  il  portât  dès  l'enfance  dans  tous  les  cœurs  ces  sentiments 
de  douceur  et  d'humanité  qui  brillent  dans  vos  écrits,  et  qui  man(|uèrent 
toujours  aux  dévots.  Je  vous  exhorte  à  méditer  ce  projet  qui  doit  plaire  au 
moins  à  votre  âme.  Vous  nous  avez  donné,  dans  votre  poëme  sur  la  Religion 
naturelle,  le  catéchisme  de  l'homme;  donnez-nous  maintenant  dans  celui 
que  je  vous  propose  le  catéchisme  du  citoyen.  C'est  une  matière  à  méditer 
longtemps,  et  peut-être  à  réserver  pour  le  dernier  de  vos  ouvrages,  afin 
d'achever,  par  un  bienfait  au  genre  humain,  la  jibis  brillante  carrière  que 
jamais  homme  de  lettres  ait  parcourue. 

Je  ne  puis  m'empècher,  monsieur,  de  remarquer  à  ce  propos  une  oppo- 
sition bien  singulière  entre  vous  et  moi  dans  le  sujet  de  cette  lettre.  Ras- 
sasié de  gloire  et  désabusé  des  vaines  grandeurs,  vous  vivez  libre  au 
sein  de  l'abondance  :  bien  sûr  de  l'immortalité,  vous  philosophez  paisible- 
ment sur  la  nature  de  l'àme;  et  si  le  corjis  ou  le  cœur  souffre,  vous  avez 
Tronchin  pour  médecin  et  pour  ami;  vous  ne  trouvez  pourtant  que  mal  sur 
la  terre;  et  moi,  homme  obscur,  pauvre  et  tourmenté  d'un  ma!  sans  remède, 
je  médite  avec  plaisir  dans  ma  retraite,  et  trouve  (jue  tout  est  bien.  D'où 
viennent  ces  contradictions  apparentes?  vous  l'avez  vous-même  expliqué  : 
vous  jouissez;  mais  j'espère,  et  l'espérance  embellit  tout. 

J'ai  autant  de  peine  à  quitter  cette  ennuyeuse  lettre  (|ue  vous  en  aurez 
à  l'achever;  pardonnez-moi,  grand  homme,  un  zèle  peut-être  indiscret,  mais 
qui  ne  s'épancherait  pas  avec  vous  si  je  vous  estimais  moins.  A  Dieu  ne 
plaise  que  je  veuille  offenser  celui  de  mes  contemporains  dont  j'honore  le 
plus  les  talents,  et  dont  les  écrits  parlent  le  mieux  à  mon  cœur  1  mais  il 


ANNÉE    '17  56.  99 

s'agit  de  la  cause  de  la  providence  dont  j'attends  tout.  Après  avoir  si  long- 
temps puisé  dans  vos  leçons  des  consolations  et  du  courage,  il  m'est  dur 
que  vous  m'ôtiez  maintenant  tout  cela  pour  ne  m'oiïrir  qu'une  espérance 
incertaine  et  vague,  plutôt  comme  un  palliatif  actuel  que  comme  un  dédom- 
magement à  venir.  Non,  j'ai  trop  souffert  en  cette  vie  pour  n'en  pas  attendre 
une  autre.  Toutes  les  subtilités  de  la  métaphysique  ne  me  feront  pas  douter 
un  moment  de  l'immortalité  de  l'âme  et  d'une  providence  bienfaisante.  Je  la 
sens,  je  la  crois,  je  la  veux,  je  l'espère,  je  la  défendrai  jusqu'à  mon  dernier 
soupir;  et  ce  sera  de  toutes  les  disputes  que  j'aurai  soutenues  la  seule  où 
mon  intérêt  ne  sera  pas  oublié. 

Je  suis,  avec  respect,  monsieur,  etc. 

3220.  —A  M.   PIERRE   ROUSSEAU  i. 

Aux  Délices,  20  août. 

Il  se  passera  plus  de  trois  mois,  monsieur,  avant  que  les 
Cramer  soient  en  état  de  donner  VHisloire  universelle  dont  vous 
me  parlez.  J'y  travaille  autant  que  ma  mauvaise  santé  me  le  per- 
met, et,  dès  que  l'ouvrage  sera  prêta  paraître,  je  tâcherai  de  faire 
ce  que  \ous  désirez  de  moi.  Je  voudrais  être  en  état  de  vous 
donner,  monsieur,  des  preuves  plus  solides  de  l'estime  véritable 
et  de  tous  les  sentiments  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être. 

3221.   —  A  M.   THIERI0T2. 

Aux  Délices,  20  août. 

Pourquoi  donc  cet  honnête  homme  de  La  Beaumelle  est-il  à 
la  Bastille  ?  11  avait  fait  un  si  beau  livre,  et  M'""  Geoffrin  le  prônait 
tant! 

J'ai  entre  les  mains  les  Annales  politiques  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  ;  c'est  un  fou  sérieux,  qui  traite  Louis  XIV  de  grand  enfant. 
Je  crois  que  je  trouverai  dans  ce  manuscrit  beaucoup  plus  à  réfu- 
ter qu'à  imiter.  Il  est  probable  qu'il  sera  bientôt  imprimé. 

Si  vous  voyez  Lambert,  mon  ancien  ami,  je  vous  prie  de  lui 
dire  que  la  tête  lui  tourne  de  réimprimer  la  détestable  rapsodie 
de  la  prétendue  Histoire  universelle  qu'on  a  donnée  sous  mon  nom, 
et  ce  recueil  encore  plus  mauvais  de  la  Guerre  de  ilii. 

Il  prend  bien  mal  son  temps  encore  de  réimprimer  VHistoire 
du  Siècle  de  Louis  XIV,  lorsque  je  l'ai  augmentée  d'un  grand  tiers. 


1.  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  manuscrit  11583. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


100  CORRESPONDANCE. 

Il  doit,  pour  son  intérêt  et  pour  son  lionnour,  attendre  que  1  "édi- 
tion des  Cramer,  qui  va  depuis  Charlemaj^ne  jusqu'à  1756,  ait  paru. 
Faites-lui  entendre  raison,  si  vous  pouvez,  je  vous  en  conjure. 

Nous  avons  ici  d'Alembert  et  Patu;  ce  sont  deux  mérites  dif- 
férents. Patu  va  gagner  ses  pardons  à  Rome  ;  si  vous  voulez  en 
faire  autant,  passez  par  Genève.  Je  vous  rendrai  ])ientôt  M.  d'Alem- 
bert; c'est  un  des  meilleurs  philosophes  de  l'Europe,  et,  qui  plus 
est,  un  des  plus  aimables. 

,1'avais  déjà  le  projet  du  Glossaire;  ce  sera  un  livre  nécessaire 
pour  l'intelligence  des  auteurs  français  du  moyen  âge  :  je  ne 
doute  pas  que  M.  de  Sainte-Palaye  ne  trouve  de  grands  secours 
dans  les  langues  du  Nord;  on  ne  saurait  s'en  passer  pour  tous 
les  vieux  mots  qui  ne  sont  pas  dérivés  du  latin. 

Imprime-t-on  ce  drôle  de  corps  de  Cosnac,  évêque  de  Valence? 

On  parle  d'une  tragédie  nouvelle  :  mais  vous  n'êtes  pas  de  ce 
tripot.  Une  vraie  tragédie  se  joue  à  Stockholm,  et  il  s'en  prépare 
ailleurs.  Tu,  Tityre,  lentus  in  umbra,  et  moi  aussi.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur.  Mes  respects  à  M'"'  La  Popelinière.  Quid  novi? 
Vale. 

3222.  —  A  M.   TRONCHIX,   DE   LYON'. 

Des  Délices,  21  août  IT.^G. 

On  m'écrit  de  Paris  qu'on  parie  à  Londres ,  à  bureau  ouvert , 
vingt  contre  un  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  sera  mené  pri- 
sonnier en  Angleterre  avant  quatre  mois,  et  celui  qui  me  l'écrit 
a  envoyé  vingt  guinées,  à  ce  qu'il  dit,  pour  en  gagner  quatre 
cents.  Je  parierais  bien  vingt  contre  un,  mais  il  est  encore  plus 
doux  de  mettre  un  contre  vingt.  Si  la  chose  est  ainsi,  faisons  for- 
tune aux  dépens  de  l'Angleterre.  Je  veux  bien  parier  cinquante 
louis  pour  M.  de  Richelieu,  et  compte  ne  rien  hasarder.  Je  vous 
conseille  d'en  faire  autant:  cela  vaut  mieux  que  Cadix.  Informez- 
vous,  je  vous  prie,  de  cette  folie  anglaise,  et  punissons-la. 

M.  le  docteur  Troncbin  continue  ses  miracles,  mais  il  ne  peut 
rien  sur  monsieur  le  conseiller  votre  frère.  Ce  n'est  que  dans  sa 
famille  qu'il  ne  fait  point  de  prodiges,  mais  il  y  a  des  miracles 
impossibles.  On  dit  des  choses  si  extraordinaires  du  roi  de 
Pologne  et  du  roi  de  Suède;  mais  je  ne  les  crois  point.  U  faut 
attendre  le  dénomment  de  tout  ceci.  Quand  le  dernier  des  Autri- 
chiens aura  tué  le  dernier  des  Prussiens,  cela  n'empêcherait  pas 

1.  Revue  suisse,  1855,  page  404. 


ANNEE    175  0.  101 

qu'il  fallût  songer  à  ses  petites  aiïaires.  Je  n'ai  besoin  dans  le 
moment  présent  que  des  secours  de  votre  Esculape  ;  paralytique 
d'une  jambe,  mordu  à  l'autre  par  mon  singe  S  ne  digérant  point, 
et  ayant  souvent  la  ûèvre,  je  suis  un  corps  très-ridicule.  Je  vous 
écris  comme  je  peux. 

3223.   —  A  MADAME   LA  DUCHESSE  DE   SAXE-GOTHA  2. 

Aux  Délices,  23  août  1756. 

Madame,  Voptimisme  et  le  tout  est  bien  reçoivent,  en  Suède, 
de  terribles  échecs.  On  se  bat  sur  mer,  on  se  menace  sur  terre. 
Heureuse  encore  une  fois  la  terre  promise  de  Gotha,  où  l'on  est 
tranquille  et  heureux  sous  les  auspices  de  Votre  Altesse  sérénis- 
sime!  Elle  a  donc  lu  les  lettres  de  cette  femme  singulière,  veuve 
d'un  poëte  burlesque  et  d'un  grand  roi,  qui  naquit  protestante  et 
qui  contribua  à  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  qui  fut  dévote 
et  qui  fit  l'amour.  Je  ne  sais,  madame,  si  vous  aurez  trouvé  beau- 
coup de  lettres  intéressantes. 

A  l'égard  des  Mémoires  de  La  Beaumelle,  c'est  l'ouvrage  d'un 
imposteur  insensé  qui  a  quelquefois  de  l'esprit,  mais  qui  en  a 
toujours  mal  à  propos.  Ses  calomnies  viennent  de  le  faire  enfer- 
mer à  la  Bastille  pour  la  seconde  fois  :  c'était  un  chien  enragé 
qu'on  ne  pouvait  plus  laisser  dans  les  rues.  C'est  une  étrange 
fatalité  que  ce  soit  un  pareil  homme  qui  ait  été  cause  de  ce 
qu'on  appelle  mon  malheur  à  la  cour  de  Berlin.  Pour  moi, 
madame,  je  ne  connais  d'autre  malheur  que  d'être  loin  de  Votre 
Altesse  sérénissime. 

On  est  grand  nouvelliste  dans  le  pays  que  j'habite  ;  on  pré- 
tend qu'il  y  a,  dans  une  partie  de  l'Allemagne,  des  orages  prêts 
à  crever.  Heureusement  ils  sont  loin  de  vos  États.  Je  n'ose, 
madame,  vous  demander  si  Votre  Altesse  sérénissime  pense 
qu'il  y  ait  guerre  cette  année  :  il  ne  m'appartient  pas  de  faire 
des  questions  ;  mais  je  sais  que  Votre  Altesse  sérénissime  voit 
les  choses  d'un  coup  d'œil  bien  juste.  Son  opinion  déciderait, 
en  plus  d'une  conjoncture,  de  ce  qu'on  doit  penser.  Plus  d'un 


1.  Voltaire  avait  donné  le  nom  de  Luc  à  un  gros  singe  dangereux;  pendant  la 
guerre  de  Sept  ans,  le  roi  de  Prusse  n'était  connu  aux  Délices  que  sous  ce  nom. 
Son  singe  qu'il  chicanait,  le  mordit  à  la  jambe:  les  domestiques  étaient  prêts  à 
tuer  le  singe;  Voltaire  le  sauva  de  leurs  mains  en  s'imputant  à  lui-même  la  colère 
du  singe.  {Note  du  conseiller  Tronchin.) 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


<02  CORRESPONDANCE. 

particulier  est  intéressé  aux  affaires  générales;  qu'elle  me  par- 
donne de  lui  en  parler,  et  qu'elle  daigne  recevoir,  avec  sa  bonté 
ordinaire,  mon  profond  respect  et  mon  inviolable  atfacbement. 


3224.   —  A    MADAME    LA    COMTESSE   DE   LLTZELP.OURG. 

Aux  DiJlices,  23  août. 

])i (os-moi  donc,  madame,  vous  qui  êtes  sur  les  bords  du 
Rhin,  si  notre  chère  Marie-Thérèse,  impératrice-reine,  dont  la 
tête  me  tourne,  prépare  des  efforts  réels  pour  reprondre  sa  Silé- 
sie.  Voilà  un  beau  moment,  et  si  elle  le  manque,  elle  n'y  revien- 
dra plus.  Ne  seriez-vous  pas  bien  aise  de  voir  deux  femmes,  deux 
impératrices*,  peloter  un  peu  notre  grand  roi  de  Prusse,  notre 
Salomon  du  Nord  F  Pour  moi,  dans  ma  douce  retraite,  au  bord  de 
mon  lac,  je  ne  sais  aucune  nouvelle  ;  je  n'apprends  rien  que  par 
les  gazettes.  Elles  me  disent  qu'on  coupe  des  têtes-  en  Suède  ; 
mais  elles  ne  me  disent  rien  de  cette  reine  Llrique  que  j'ai  vue 
si  belle,  pour  qui  j'ai  fait  autrefois  des  vers,  et  qui,  sans  vanité, 
en  a  fait  aussi  pour  moi^.  Je  suis  très-fâché  qu'elle  se  soit  brouil- 
lée si  sérieusement  avec  son  purlemenl.  Le  nC<re  fait,  dit-on,  des 
remontrances  pour  une  taxe  sur  les  cartes,  et  brûle  des  mande- 
ments d'évêque.  On  vous  envoie  dans  votre  Alsace  un  confesseur, 
un  martyr  *  de  la  constitution,  que  j'ai  vu  quelque  temps  fort 
amoureux,  et  dont  sa  maîtresse  était  aussi  mécontente  que  ses 
créanciers.  Les  saints  sont  d'étranges  gens. 

Portez-vous  bien,  madame;  faites  du  feu  dès  le  mois  de  sep- 
tembre. Traitez  le  climat  du  Rhin  comme  je  traite  celui  du  lac. 
Vivez  avec  une  amie  charmante.  Souvenez-vous  quelquefois  de 
moi.  M""'  Denis  et  moi,  nous  vous  présentons  nos  respects.  Il  est 
triste  pour  nous  que  ce  soit  de  si  loin. 

3225.  —  A   M.    PALISSOT. 

Aux  Délices,  27  août  17."(6. 

Tout  malade  que  je  suis,  monsieur,  il  faut  que  je  me  donne 
la  consolation  de  vous  remercier  de  votre  lettre  ;  elle  est  très- 

1.  Celle  de  Russie  (Elisabeth)  était  récemment  intervenue  dans  l'alliance  do 
l'Autriche  et  de  la  France. 

2.  Vojoz  plus  haut,  lettre  321  i. 

3.  Vojez  tome  XWVII,  page  S8. 

4.  Poncet  de  La  Rivière,  évèquc  de  Troj-es,  avait  été  exilé  à  l'abbaye  de  Meur- 
barck,  dans  le  fond  de  l'Alsace. 


J 


ANNÉE    1756.  103 

judicieuse,  et  je  suis  fort  sensible  à  la  confiance  que  vous  me 
témoignez  1.  J'ai  cFailleurs  un  intérêt  véritable  à  voir  tous  ces 
petits  nuages  dissipés.  Je  me  regarde  comme  votre  ami  après 
votre  pèlerinage.  Je  suis  l'ami  des  personnes  dont  vous  me  par- 
lez 2,  et  vous  êtes  tous  dignes  de  vous  aimer  les  uns  les  autres. 
Jai  eu  dans  ma  vie  quelques  petites  querelles  littéraires,  et  j'ai 
toujours  vu  qu'elles  m'avaient  fait  du  mal.  Quand  il  n'y  aurait 
que  la  perte  du  temps,  c'est  beaucoup.  On  dit  que  vous  em- 
ployez votre  loisir  à  faire  des  ouvrages  qui  me  donnent  une 
grande  espérance  et  beaucoup  d'impatience.  Je  parle  souvent 
de  vous  avec  M.  Yernes.  Pardonnez  une  si  courte  lettre  à  un 
malade. 

32-2G.  —  A   M.  LE   MARÉCHAL   DUC   DE   RICHELIEU». 

Au\  Délices.  27  août. 

Vraiment,  monseigneur,  je  suis  un  plaisant  homme  pour 
venir  faire  ma  cour  à  mon  héros.  Je  suis  dans  mon  lit,  n'en 
pouvant  plus,  et  j'ai  une  nièce  qui  se  meurt  :  ce  n'est  pas  votre 
protégée  Denis,  c'est  sa  sœur.  Conservez  votre  santé  :  un  géné- 
ral d'armée  en  a  grand  besoin,  et  probablement  vous  ne  vous 
en  tiendrez  pas  à  la  prise  de  Mahon.  Vous  donnez  à  M.  le  duc 
de  Fronsac  une  éducation  singulière  ;  je  crois  que  peu  de  per- 
sonnes de  son  espèce  auront  vu  au  même  âge  d'aussi  grandes 
choses  que  lui.  Je  crois  que  ma  chère  Marie-Thérèse  a  bien 
envie  de  prendre  ce  temps-là  pour  reprendre,  si  elle  peut,  la 
Silésie.  Nous  attendons  toujours  des  nouvelles  consolantes  de 
quelque  petit  commencement  d'hostilités  :  le  feu  peut  se  mettre 
tout  d'un  coup  aux  quatre  coins  de  l'Europe;  quel  plaisir  pour 
vous  autres  héros! 

Je  meurs  de  douleur  de  ne  pas  venir  vous  contempler  tout 
rayonnant  de  gloire.  Je  me  dépique  en  vous  fourrant  dans  une 
grande  diable  d'Histoire  générale  que  j'ai  commencée  par  Char- 
lemagne,  et  que  je  finis  par  vous.  J'ai  pris  l'expédition  de  Mahon 
pour  ma  dernière  époque.  Cela  me  soulage  dans  mon  état  de 
malingre.  Je  fais  mille  vœux  pour  vous.  Jouissez  longtemps  et 
gaiement  de  toute  votre  gloire,  et  conservez  vos  anciennes  ])ontés 
pour  votre  ancien  adorateur. 

1.  Palissot  parlait,  dans  sa  lettre,  de  tracasseries  que  lui  avait  fait  susciter  sa 
comédie  du  Cercle,  ou  les  Originaux,  et  les  attribuait  au  comte  de  Tressan. 

2.  Le  comte  de  Tressan,  le  duc  de  Villars,  Vernes. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


104  CORRESPONDANCE. 


3227.  —  A   M.    LE    DOCTEUR    THONCHIiN'. 

Les  dévotes  sont  toujours  après  leur  diroctour  ;  les  gourmandes 
crient  après  un  médecin  quand  elles  ont  mangé  trop  de  jambon. 
Mon  cher  Esculape,  vous  êtes  accoutumé  aux  faiblesses  hu- 
maines :  pardonnez  à  quatre  ou  cinq  femmes  compatissantes 
qui  voulurent  hier  vous  faire  courir  à  heure  indue  pour  une 
petite  indigestion.  Vous  savez  que  ces  bagatelles  n'ont  pas  de 
suite  dans  les  J)ons  tempéraments. 

Les  deux  nièces  et  l'oncle  sont  tous  sous  votre  domination,  et 
vous  sont  attachés  comme  on  doit  l'être. 

3228.    —    A    M.    BERTRAND,2. 

PREMIER  PASTEUR,  A  BERNE. 

Aux  Délices,  3  septembre. 

Mon  cher  philosophe,  les  Délices  sont  devenues  un  petit 
hôpital.  J'ai  une  nièce  très-malade,  ce  n'est  pas  M""  Denis.  C'est 
une  autre  bonne  parente,  qui  a  fait  le  voyage  de  Paris  à  Genève 
pour  son  pauvre  oncle  le  malingre.  Je  n'ai  pas  eu  un  jour  de 
santé  depuis  que  je  vous  ai  vu  ;  il  est  vrai  que  malgré  mes  souf- 
frances je  me  suis  amusé  à  esquisser  un  essai  de  l'histoire  géné- 
rale jusqu'à  nos  jours.  J'ai  trouvé  que  les  malheurs  du  prince 
Edouard,  le  voyage  de  l'amiral  Anson  autour  du  globe,  la  révo- 
lution de  Gênes,  la  prise  de  Madras  et  la  cruelle  récompense 
donnée  à  La  Bourdonnaie  en  le  mettant  trois  ans  à  la  Bastille; 
j'ai  trouvé,  dis-je,  que  tout  cela  pouvait  fournir  quelques  ré- 
flexions philosophiques.  Je  n'écris  l'histoire  qu'autant  qu'elle 
peut  être  utile  à  la  raison  et  aux  mœurs,  et  je  néglige  tous  les 
faits,  qui  ne  sont  bons  que  dans  les  gazettes. 

Il  me  semble  que  j'avais  eu  l'honneur  de  voir  cette  jeune 
M""'  de  Freudenreich  que  la  mort  vient  d'enlever.  Je  suis  sensible- 
ment touché  de  tout  ce  qui  regarde  ceux  qui  portent  ce  nom. 
Je  vais  écrire  à  monsieur  le  banneret.  M'""  Denis  vous  fait  mille 
compliments, 

1.  Nous  cro.yons  que  ce  billet  sans  date,  édité  par  MM.  de  Cayrol  et  François, 
doit  avoir  place  à  cette  époque  ou  être  rejeté  au  mois  de  juin  17ô8.  (G.  A.) 

2.  Six  Lettres  inédites  de  Voltaire,  broch.  ia-8"  (sans  lieu  ni  date)  de  M.  Cl. 
Perroud. 


ANNÉE    I7o6.  405 

Comptez,  mon  cher  monsieur,  sur  la  tendre  et  inviolable 

amitié  de 

Voltaire, 


3229.  —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  6  septembre. 

Mon  divin  ange,  vous  n'avez  point  encore  répondu  au  Boto- 
niate;  je  vous  crois  un  peu  embarrassé  avec  la  cour  de  Constan- 
tinople  et  avec  l'auteur  ^  II  s'est  senti  animé  par  les  réflexions 
que  vous  aviez  eu  la  bonté  de  faire  sur  son  ouvrage  ;  il  a  corrigé 
sa  pièce  plus  facilement  que  je  n'en  puis  faire  une  ;  il  vous  l'a 
envoyée,  tirez-vous  de  là  comme  vous  pourrez.  Mon  cher  ange, 
j'aime  à  voir  des  conseillers  faire  des  tragédies.  Je  ne  peux  pas 
vous  faire  la  même  galanterie  que  ce  bon  M.  Tronchin  ;  je  vous 
écris  au  chevet  du  lit  de  M""  de  Fontaine,  qui  est  très-malade,  et 
que  l'autre  Tronchin  aura  bien  de  la  peine  à  tirer  d'affaire.  Je 
ne  me  porte  guère  mieux  qu'elle.  C'aurait  été  un  beau  coup 
d'aller  à  Lyon  voir  le  maréchal  de  Richelieu,  et  entendre 
M""  Clairon  ;  mais  nous  donnons  la  préférence  à  Tronchin  sur 
les  autres  grands  personnages  du  siècle.  C'est  bien  dommage 
d'être  malade  dans  une  si  belle  saison  et  dans  un  aussi  beau 
séjour  ;  la  seule  situation  de  mon  petit  ermitage  devrait  rendre 
la  santé. 

Je  ne  peux  guère,  mon  cher  ange,  vous  parler  de  mes  amu- 
sements de  théâtre,  au  milieu  des  inquiétudes  que  M'""  de  Fon- 
taine me  donne,  et  des  continuelles  souffrances  qui  me  persé- 
cutent ;  altri  tempi,  altre  cure.  Je  m'intéresse  encore  moins  à  tout 
ce  qui  se  passe  sur  ce  pauvre  globe,  depuis  Stockholm,  où  l'on 
coupe  des  têtes,  jusqu'à  Paris,  où  l'on  fait  des  remontrances  et 
de  très-mauvais  vers.  Je  ne  m'intéresse  qu'à  vous  et  à  vos  anges. 
M'""^  Denis  vous  fait  les  plus  tendres  compliments.  Adieu,  mon 
cher  et  respectable  ami  ;  je  serais  bien  affligé  de  mourir  sans 
vous  embrasser.  Vous  êtes  tout  ce  que  je  regrette. 

•1.  Le  conseiller  Tronchin. 


106  CORRESPONDANCE. 


3-230.  —  A  M.   LE   MAHÉCHAL  DUC  DE    RICHELIEU. 

Aux  Délices,  G  seiitcmlirc. 

Je  ne  conçois  pas  trop  comment  mon  héros,  environné,  tout 
du  long  de  la  route,  d'affaires,  de  feux  de  joie,  de  fusées,  de 
bals,  de  comédies,  de  cris  de  joie,  de  battements  de  mains,  de 
femmes,  do  filles,  daigne  encore  trouver  le  temps  de  donner 
une  lettre  à  Florian^  pour  moi.  Je  vous  remercie  tendrement, 
monseigneur.  Soyez  bien  persuadé  que  je  serais  venu  vous  faire 
ma  cour  à  Lyon  ;  mais  je  crains  pour  la  vie  d'une  de  mes  nièces. 
Troncliin  sera  un  grand  médecin  s'il  la  tire  d'allairo. 

Quand  vous  pourrez  m'envoyer  quelque  petit  détail  de  votre 
belle  expédition  de  Mahon,  je  vous  serai  vraiment  très-obligé; 
mais  à  présent  je  ne  fais  qu'un  tableau  général  dos  grands  évé- 
nements, et  je  ne  peins  qu'à  coups  do  brosse.  Puisque  j'avais 
commencé  une  Histoire  générale,  il  a  fallu  la  finir;  et,  dans  cette 
bistoii'o,  ce  qui  fait  le  plus  d'honneur  à  la  nation,  y  est  marqué 
en  peu  de  mots-.  Je  dis  que  vous  avez  sauvé  Gênes,  que  vous 
avez  contribué  plus  que  personne  au  gain  de  la  bataille  de  Fon- 
tenoy.  Je  parle  de  l'assaut  de  Berg-op-Zoom,  pour  mettre  au- 
dessus  de  cotte  entreprise  l'assaut  général  que  vous  avez  donné 
à  des  ouvrages  bien  moins  entamés  que  ceux  de  Berg-op-Zoom: 
tout  cola  sans  affectation,  sans  avoir  l'air  de  vouloir  parler  de 
vous,  et  comme  conduit  par  la  force  des  événements.  J'aurai 
eu  du  moins  le  plaisir  de  finir  une  Histoire  générale  par  vous. 

Il  est  venu,  dans  mon  trou  des  Délices,  un  petit  garçon  haut 
comme  Ragotin,  nommé  Dufour,  qui  a  fait  un  petit  divertisse- 
mont  à  Lyon  en  Votre  honneur  et  gloire.  Il  dit  que  c'est  vous 
qui  me  l'avez  adressé,  qu'il  va  à  Paris,  qu'il  veut  être  votre  secré- 
taire, qu'il  faut  que  je  lui  donne  une  lettre  pour  vous.  Je  lui 
donnerai  donc  cette  lettre,  qui  contiendra  que  le  porteur  est  le 
petit  Dufour,  et  vous  ferez  du  petit  Dufour  tout  ce  qu'il  vous 
plaira;  mais  je  serai  fort  surpris  si  le  petit  Dufour  peut  vous 
al)ordor.  On  dit  qu'un  abbé*  va  ù  Vienne.  J'espère  qu'il  bénira 
l'aiglo  à  doux  létos,  et  qu'il  maudira  celui  qui  n'en  a  qu'une. 

Les  ermites  suisses  vous  présentent  leurs  tendres  respects. 

1.  Le  marquis  de  Florian. 

2.  Voyez  la  lettre  à.  Richelieu,  du  4  février  1757. 

3.  L'abbé  de  Bernis. 


ANNÉE    1756.  /|07 

3231.  —  A  M.   THIERIOT. 

Aux  Délices,  10  septembre. 

Mon  ancien  ami,  je  tous  assure  que  Tronchin  est  un  grand 
homme  ;  il  vient  encore  de  ressusciter  M""-  de  Fontaine.  Esculape 
ne  ressuscitait  les  gens  qu'une  fois  ;  et  ceux  qui  se  sont  mêlés  de 
rendre  la  vie  aux  morts  ne  se  sont  jamais  avisés  de  donner  une 
seconde  représentation  sur  le  même  sujet.  Tronchin  en  sait  plus 
qu'eux;  je  voudrais  qu'il  pût  un  peu  gouverner  M""'  de  La  Pope- 
linière,  car  je  sais  qu'elle  a  hesoin  de  lui,  et  plus  qu'elle  ne 
pense  ;  mais  je  ne  voudrais  pas  qu'elle  nous  enlevât  notre  Escu- 
lape; je  voudrais  qu'elle  le  vînt  trouver.  Vous  seriez  du  voyage; 
comptez  que  c'est  une  chose  à  faire. 

Vous  devez  savoir  à  présent,  vous  autres  Parisiens,  que  le 
Saîomon  du  Nord  s'est  emparé  de  Leipsick.  Je  ne  sais  si  c'est  là 
un  chapitre  de  Machiavel  ou  de  VAnti- Machiavel,  si  c'est  d'accord 
avec  la  cour  de  Dresde,  ou  malgré  elle  ; 

ea  cura  i\\i\%lam 

Non  me  sollicitât  ' 

Je  songe  à  faire  mûrir  des  muscats  et  des  pêches  ;  je  me  promène 
dans  des  allées  de  fleurs  de  mon  invention,  et  je  prends  peu  d'in- 
térêt aux  affaires  des  Vandales  et  des  Misuiens. 

Je  vous  suis  très-obligé  des  rogatons  du  Pont-Neuf,  et  des 
belles  pièces  suédoises.  Il  y  a  un  mois  que  j'avais  ce  monument 
suédois  de  liberté-  et  de  fermeté. 

Ce  n'est  pas  là  une  brochure  ordinaire.  Seriez-vous  homme  à 
procurer  à  ma  très-petite  bibliothèque  quelques  livres  dont  je 
vous  enverrai  la  note?  Vous  seriez  bien  aimable.  Je  crois  que 
Lambert  se  mordra  les  pouces  de  m'avoir  réimprimé  ;  dix  volumes 
sont  durs  à  la  vente.  Dieu  le  bénisse,  et  ceux  qui  liront  mes  sot- 
tises! Pour  moi,  je  voudrais  les  oublier, 

Farcwell,  my  old  friend;  I  am  sick. 


1.  ViRG.  jEn.,  lib.  IV,  v.  379. 

2.  Le  parti  des  Bonnets  et  celui  des  Chapeaux,  en  Surde.  s'entendaient  alors 
sur  un  point:  c'était  de  restreindre  la  prérogative  royale,  vainement  défendue  par 
le  baron  de  Horn. 


108  CORRESPONDANCE. 

3232.  —  A   M.    LK  PRÉSIDENT  DE  RUFFEVi. 

Aux  Délices,  12  septembre. 

J'écris  quand  je  peux,  mon  cher  monsieur  ;  je  dérobe  ce  petit 
moment  à  mes  alarmes  et  à  mes  souffrances  pour  vous  remer- 
cier de  votre  souvenir.  J'ai  chez  moi  une  nièce  qui  a  été  long- 
temps entre  la  vie  et  la  mort-.  Je  ne  suis  guère  mieux.  Ainsi 
tenez-moi  compte  avec  votre  bonté  ordinaire  de  mon  triste  laco- 
nisme. J'avais  conseillé  à  M.  de  La  Marche  de  venir  voir  Tron- 
chin,  quoique  Tronchiu  ne  me  guérisse  pas. 

J'ai  pour  voisin  le  président  de  Brosses';  c'est  un  homme 
qui  paraît  très-instruit.  Mais  je  ne  ])eux  profiter  d'un  si  boii 
voisinage.  Je  peux  à  peine  vous  mander  que  je  vous  suis  tendre- 
ment attaché. 

Le  malade  V. 

3233.    —  A  M.   J.-J.    ROUSSEAU. 

Aux  Délices,  12  septembre  *. 

Mon  cher  philosophe,  nous  pouvons,  vous  et  moi,  dans  les 
intervalles  de  nos  maux,  raisonner  en  vers  et  en  prose  ;  mais, 
dans  le  moment  présent,  vous  me  pardonnerez  de  laisser  là 
toutes  ces  discussions  philosophiques  ^  qui  ne  sont  que  des 
amusements.  Votre  lettre  est  très-belle  ;  mais  j'ai  chez  moi  une 
de  mes  nièces  qui,  depuis  trois  semaines,  est  dans  un  assez 
grand  danger;  je  suis  garde-malade,  et  très-malade  moi-môme. 
J'attendrai  que  je  me  porte  mieux,  et  que  ma  nièce  soit  guérie, 
pour  oser  penser  avec  vous.  M.  Tronchin  m'a  dit  que  vous  vicn- 


1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

2.  M""-'  de  Fontaiue. 

3.  Ceci  paraît  marquer  le  commencement  des  rapports  de  Voltaire  avec  de 
Brosses.  Ils  sont  plus  caractérisés  dans  une  lettre  de  ce  dernier  à  M.  de  Ruffcj-,  on 
date  du  li  octobre  lloQ. 

«  Je  n'ai  guère  pu  profiter,  écrivait-il,  ile  l'agréable  voisinage  de  Voltaire, 
n'ayant  passé  qu'une  soirée  à  mon  aise  avec  lui,  Tronchin,  Jalabcrt  et  d'Alem- 
bert,  l'encyclopédiste,  qui  s'y  trouva.  Nous  nous  ajournâmes  à  un  grand  dîner 
pour  le  sui-lendemain.  Mais,  l'une  de  ses  nièces  étant  tombée  malade  à  l'extré- 
mité, la  partie  ne  put  avoir  lieu.  Elle  a  toujours  été  fort  mal,  de  sorte  que  je  n'ai 
vu  l'oncle  que  deux  autres  fois  depuis,  et  assez  succinctement.  » 

4.  C'est  d'après  M.  Clogcnson  que  je  date  cette  lettre  du  12  septembre;  avant 
lui,  elle  était  datée  du  21.  (B.) 

5.  Voyez  la  lettre  de  J.-J.  Rousseau,  n"  3219. 


ANNÉE    1756.  109 

drioz  enfin  dans  votre  patrie.  M.  d'Alemhert  vous  dira  quelle  vie 
philosophique  on  mène  dans  ma  petite  retraite.  Elle  mériterait 
le  nom  qu'elle  porte  si  elle  pouvait  vous  posséder  quelquefois. 
On  dit  que  vous  haïssez  le  séjour  des  villes  ;  j'ai  cela  de  commun 
avec  vous.  Je  voudrais  vous  ressembler  en  tant  de  choses  que 
cette  conformité  pût  vous  déterminer  à  venir  nous  voir.  L'état 
où  je  suis  ne  me  permet  pas  de  vous  en  dire  davantage. 

Comptez  que,  de  tous  ceux  qui  vous  ont  lu,  personne  ne 
vous  estime  plus  que  moi,  malgré  mes  mauvaises  plaisanteries^; 
et  que,  de  tous  ceux  qui  vous  verront,  personne  n'est  plus  dis- 
posé h  vous  aimer  tendrement. 

Je  commence  par  supprimer  toute  cérémonie. 

323i.  —  A  MADAME  LA   COMTESSE   DE  LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  13  septembre  - ... 

Priez  bien  Dieu,  madame,  avec  votre  chère  amie,  M"'*=  de 
Brumath,  pour  notre  Marie-Thérèse;  et  si  vous  avez  des  nou- 
velles d'Allemagne,  daignez  m'en  faire  part.  Notre  Salomon  du 
Nord  vient  de  faire  un  tour  de  maître  Gonin  ;  nous  verrons 
quelles  en  seront  les  suites. 

On  dit  que  la  France  envoie  vingt-quatre  mille  hommes  à 
cette  belle  Thérèse,  sous  le  commandement  du  comte  d'Estrées, 
et  que  cette  noble  impératrice  confie  trois  de  ses  places  en 
Flandre  à  la  bonne  foi  du  roi.  Les  Hollandais  n'auront  plus  pour 
barrière  que  leurs  canaux  et  leurs  fromages.  Ne  seriez-vous 
pas  bien  aise  de  voir  Salomon  à  Vienne,  à  la  cour  de  la  reine  de 
Saba?  Je  suis  bien  étonné  qu'on  m'attribue  le  compliment  à  la 
Chcvre";  c'ect  une  pièce  faite  du  temps  du  cardinal  de  Richelieu. 
Je  ne  suis  point  au  fond  de  mon  village,  comme  le  dit  le  compli- 
ment ;  et  il  s'en  faut  beaucoup  que  j'aie  à  me  plaindre  de  cette 
Chèvre. 

Je  n'ai  à  me  plaindre  que  de  Salomon;  mais  j'oublie  tous  les 
rois  dans  ma  retraite,  où  je  me  souviens  toujours  de  vous. 


1.  Lettre  3000, 

2.  Cette  lettre,  toujours  mise  aii  13  août,  ne  peut  être  que  du  mois  de  sep- 
tembre, puisque  Voltaire  y  fait  allusion  à  l'entrée  soudaine  de  Frédéric  en  Saxe, 
et  que  ce  coup  se  fit  le  29  août.  (G.  A.) 

3.  Il  s'agit  de  quatorze  vers  de  Maynard  qu'on  attribuait  à  Voltaire,  et  qu'on 
appliquait  au  comte  d'Argenson,  surnommé  la  C/ièvre. Voyez  tome  XIV,  au  Catalogue 
des  écrivains  du  Siècle  de  Louis  XIV,  l'article  Maynard. 


110  C01UlliSlM)NDANCE. 

J'ai  chez  moi  une  de  mes  nièces  qui  se  meurt.  Je  me  meurs 
toujours  aussi  ;  mais  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

323.J.  —  A  M.  LE   COMTE   D'ARGEMAL. 

Aux  Délices,  13  septembre. 

Mon  cher  ant^e,  vous  vous  êtes  tiré  d'affaire  très-couraf!:ouse- 
ment  avec  notre  conseiller  d'État.  Cet  Apollon-T ronchin  n'aurait 
pas  réussi  à  Paris  comme  VEsculape-Tvonch'w.  Notre  Esculape 
nous  gouverne  à  présent  ;  il  y  a  un  mois  que  la  pauvre  M""  de 
Fontaine  est  entre  ses  mains.  Je  ne  sais  qui  est  le  plus  malade 
d'elle  ou  de  moi;  nous  avons  hesoin  l'un  et  l'autre  de  patience 
et  de  courage.  M""  Denis  espère  que  vingt-quatre  mille  Français 
passeront  bientôt  par  Francfort;  elle  leur  recommandera  un  cer- 
tain M.  Freytag,  agent  du  Salomon  du  Nord,  lequel  s'avise  quel- 
quefois de  faire  mettre  des  soldats,  avec  la  baïonnette  au  bout 
du  fusil,  dans  la  chambre  des  dames.  Je  voudrais  que  M.  le  ma- 
réchal de  Hichclieu  commandât  cette  armée.  Puisque  les  Fran- 
çais ont  battu  les  Anglais,  ils  pourront  bien  déranger  les  rangs 
des  Vandales.  Avez-vous  vu  le  vainqueur  de  Mahon  dans  sa 
gloire?  S'est-il  montré  aux  spectacles?  A-t-il  été  claqué  comme 
M"'"  Clairon?  On  dit  que  M""  de  Graffigny  va  donner  une  comédie 
grecques  où  l'on  pleurera  beaucoup  plus  qu'à  Cénie.  Je  m'inté- 
resse de  tout  mon  cœur  à  son  succès;  mais  des  tragédies  bour- 
geoises, en  prose,  annoncent  un  peu  le  complément  de  la  déca- 
dence. 

On  dit  que  Marie-Thérèse  est  actuellement  l'idole  de  Paris, 
et  que  toute  la  jeunesse  veut  actuellement  s'aller  battre  pour 
elle  en  Bohême.  Il  peut  résulter  de  là  quelque  sujet  de  tragédie. 
Je  ne  me  soucie  pas  que  la  scène  soit  bien  ensanglantée,  pourvu 
que  le  bon  M.  Freytag  soit  pendu.  On  attend,  dans  peu  de  jours, 
la  décision  de  cette  grande  affaire.  On  ne  sait  encore  s'il  y  aura 
paix  ou  guerre.  Le  Salomon  du  Nord  a  couru  si  vite  que  la  reine 
de  Saba  pourrait  bien  s'arrêter.  La  paix  vaut  encore  mieux  que 
la  vengeance.  Adieu,  mon  cher  et  respectable  ami  ;  portez-vous 
mieux  que  moi,  et  aimez-moi. 

1.   Im  Fille  d'Arlstiilc. 


ANNÉE    1756.  in 


3230.   —  A  MADAME   LA   DUCHESSE   DE  SAXE -GOTII A  i. 

Aux  Délices,  li  scptembie  l'oG. 

Madame,  voilà  une  de  ces  occasions  où  il  aurait  fallu,  à  la 
tête  de  l'électorat  de  Saxe,  quelque  héros  de  la  branche  aînée, 
qui  eût  la  grandeur  de  vos  sentiments  et  la  sagesse  de  votre  es- 
prit. Je  me  flatte,  au  moins,  que  si  la  guerre  s'allume,  l'heureuse 
tranquillité  dont  jouissent  les  États  de  Votre  Altesse  sérénissime 
ne  sera  point  troublée.  Qui  sait  à  présent,  madame,  sur  quelle 
tête  cet  orage  crèvera?  Je  suis  comme  les  Russes  qui,  lorsqu'on 
leur  demande  si  leur  autocratrice  ira  à  la  promenade,  répon- 
dent :  «  Il  n'y  a  que  Dieu  et  saint  Nicolas  qui  le  sachent.  »  On  a 
déjà  donné  les  ordres,  en  France,  pour  assembler  environ  vingt 
mille  hommes  auprès  de  Metz.  Mais  c'est  une  démarche  prudente, 
qui  n'annonce  pas  encore  l'effusion  du  sang  humain. 

Quelque  chose  qui  arrive,  il  est  probable  que  nous  autres, 
bons  Suisses,  nous  serons  toujours  tranquilles.  Tout  indifférents 
que  nous  paraissons,  nous  sommes  curieux,  et  nous  attendons 
le  dénoûment  avec  impatience.  Mais,  parmi  tant  d'agitations, 
mes  vœux  les  plus  ardents  sont  pour  la  prospérité  de  Votre  Al- 
tesse sérénissime  et  de  son  auguste  famille.  Je  me  flatte  qu'elle 
jouit  d'une  santé  parfaite;  je  la  souhaite  à  la  grande  maîtresse 
des  cœurs,  et  je  me  mets  à  vos  pieds,  madame,  avec  le  plus  pro- 
fond respect  et  l'attachement  le  plus  inviolable. 

3237.  —  A   M.    THIERIOT  ^. 

Aux  Délices,  17  septembre. 

Mon  ancien  ami,  tout  le  monde  fait  des  sottises.  Les  frères 
Cramer  en  ont  fait  une  très-ridicule  ;  je  leur  ai  lavé  leur  tête 
genevoise.  Ce  sont  gens  de  mérite;  mais  ils  ne  connaissent  point 
Paris. 

J'apprends  que  M"'"  de  Là  Popelinière  est  guérie  radicalement 
l)ar  M.  Castera.  Cela  est-il  vrai?  Je  la  prie  de  croire  que  je  m'y 
intéresse  véritablement. 

i\jmo  de  Fontaine  est  très-mal:  M.  Tronchin  aura  bien  de  la 
peine  à  la  tirer  d'affaire.  Je  serais  inconsolable  de  la  perdre. 

Quicl  non  de  Salomon  et  de  la  reine  de  Saba? 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


112  CORRESPONDANCE. 

Mes  respects  à  M""  de  (iraffigny;  mes  compliments  de  ce 
qu'elle  donne  une  sœur  à  Génie.  Je  suis  bien  loin  de  rimer  pour 
un  théâtre  que  je  ne  verrai  plus, 

3238.  —   A   M.    l'ICTET, 

PROFESSEUR. 

J'ai  lu  ce  morceau  du  jésuite  CastcP,  descendant  de  Garasse 
en  droite  ligne  ;  disant  des  injures  d'un  ton  assez  comique.  Il  est 
le  cynique  des  jésuites,  comme  ce  pauvre  ciioycn  est  le  cynique 
des  philosophes.  Mais  Rousseau  n'a  jamais  dit  d'injures  à  per- 
sonne, et  il  écrit  beaucoup  mieux  que  Caste!  :  voilà  deux  grands 
avantages. 

32.39.   —   A  M.  LE  COMTE   D'ARGE^TAL. 

Aux  Délices,  20  septembre. 

Mon  divin  ange,  après  des  Chinoises  vous  voulez  des  Afri- 
caines^;  mais  il  y  aurait  beaucoup  à  travailler  pour  rendre  les 
côtes  de  Tunis  et  d'Alger  dignes  du  pays  de  Confucius.  Vous 
vous  imaginez  peut-être  que,  dans  mes  Délices,  je  jouis  de  tout 
le  loisir  nécessaire  pour  recueillir  ma  pauvre  âme;  je  n'ai  pas 
un  moment  à  moi.  La  longue  maladie  de  M°"'  de  Fontaine  et 
mes  souffrances  prennent  au  moins  la  moitié  de  la  journée;  le 
reste  du  jour  est  nécessairement  donné  aux  processions  de 
curieux  qui  viennent  de  Lyon,  de  Genève,  de  Savoie,  de  Suisse, 
et  même  de  Paris.  Il  vient  presque  tous  les  jours  sept  ou  huit  per- 
sonnes dîner  chez  moi  ;  voyez  le  temps  qui  me  reste  pour  des 
tragédies.  Cependant  si  vous  voulez  avoir  V Africaine  telle  qu'elle 
est  à  peu  près,  en  changeant  les  noms,  je  pourrais  bien  vous 
l'envoyer,  et  vous  jugeriez  si  elle  est  plus  présentable  que  le 
Botoniate^.  Il  faudrait,  je  crois,  changer  les  noms,  pour  ne  pas 
révolter  les  Dumesnil  et  les  Gaussin  ;  mais  il  faudrait  encore 
plus  changer  les  choses. 


1.  Castcl  (Louis-lîertrand),  que  Voltaire  a  traite  de  Zo/le  après  l'avoir  appelé 
Euclide,  né  à  Montpellier  on  1688,  est  mort  le  11  janvier  17Ô7.  11  avait  publié,  au 
commencement  de  1750,  l'Homme  moral  opposé  à  l'homme  physique  de  M.  R*** 
(Rousseau),  lettres  philosophiques  oii  Von  réfute  le  déisme  du  jour.  Si,  comme  je 
le  présume,  c'est  de  cet  ouvrage  que  parle  Voltaire,  sa  lettre  peutôtre  antérieure 
à  septeuibre.  (B.) 

2.  Zulime. 

3.  Du  conseiller  ïronchin. 


ANNÉE    \l'ob.  113 

Le  roi  de  Prusse  est  plus  expéditif  que  moi.  Il  se  propose  de 
tout  finir  au  mois  d'octobre,  de  forcer  l'auguste  Marie-Thérèse 
de  retirer  ses  troupes,  défaire  signe  à l'autocratrice  de  toutes  les 
Russies  de  ne  pas  faire  avancer  ses  Russes,  et  de  retourner  faire 
jouer  à  Berlin  un  opéra  ^  qu'il  a  déjà  commencé.  Ses  soldats,  en 
ce  cas,  reviendront  gros  et  gras  de  la  Saxe,  où  ils  ont  bu  et 
mangé  comme  des  affamés. 

Mon  cher  ange,  quelle  est  donc  votre  idée  avec  le  vainqueur 
de  Malion?  Il  faut  d'abord  que  ces  frères  Cramer  impriment  les 
sottises  de  l'univers  en  sept  volumes  ;  et  ces  sottises  pourront 
encore  scandaliser  bien  des  sots.  Il  faut,  en  attendant,  que  je 
reste  dans  ma  très-jolie,  très-paisible,  et  très-libre  retraite.  M.  le 
comte  de  Gramont^,  qui  est  ici  à  la  suite  de  Troncliin,  disait 
hier,  en  voyant  ma  terrasse,  mes  jardins,  mes  entours,  qu'il  ne 
concevait  pas  comment  on  en  pouvait  sortir.  Je  n'en  sortirais, 
mon  divin  ange,  que  pour  venir  passer  quelques  mois  d'hiver 
auprès  de  vous.  Je  n'ai  pas  un  pouce  de  terre  en  France  ;  j'ai 
fait  des  dépenses  immenses  à  mes  ermitages  sur  les  bords  de 
mon  lac;  je  suis  dans  un  âge  et  d'une  santé  à  ne  me  plus  trans- 
planter. Je  vous  répète  que  je  ne  regrette  que  vous,  mon  cher  et 
respectable  ami.  Les  deux  nièces  vous  font  les  plus  tendres  com- 
pliments, 

32i0.  —  A  M.  LE  COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  l'"''  octobre. 

Mon  très-aimable  ange,  tout  mon  temps  se  partage  entre  les 
douleurs  de  M'""  de  Fontaine  et  les  miennes.  Je  n'en  ai  pas  pour 
rendre  notre  Africaine  digne  de  vos  bontés.  Songez  que, 

pour  ce  changement 
Vous  ne  donnez  qu'un  jour,  qu'une  heure,  qu'un  moment^! 

Il  me  faut  une  année.  Vous  briseriez  le  roseau  fêlé,  si  vous  don- 
niez actuellement  un  ouvrage  si  imparfait.  Le  succès  des  magots 
de  la  Chine  est  encore  une  raison  pour  ne  rien  hasarder  de  mé- 
diocre. Promettez  à  M""  Clairon  pour  l'année  prochaine,  et  soyez 
sûr,  mon  cher  ange,  que  je  tiendrai  votre  parole.  Je  ne  sais  si 

\.  Celui  de  Mérope. 

2,  Nommé  brigadier  des  armées  du  roi  en  17i7. 

3.  RACI^E,  Andromaque,  acte  IV,  scènç  in. 

39.  —  Correspondance.  VII.  8 


^14  CORKESPONDANCE. 

ie  me  trompe,  mais  je  crois  que  le  vainqueur  de  Alalion  gouver- 
nera les  comédiens  en  1757  1  ;  alors  vous  aurez  beau  jeu.  Attendez, 
ie  vous  en  conjure,   ce  temps  favorable.   J'espère   que  notre 
ZuUme  paraîtra  alors  avec  tous  ses  appas,  et  n'en  parlera  point.  11 
Y  a  des  cboses  essentielles  à  faire.  C'est  une  maison  dans  laquelle 
il  n'y  a  encore  qu'un  assez  bel  appartement.  J'avoue  que  M  '^  Clairon 
serait  honnêtement  logée,  mais  le  reste  serait  au  galetas.  Laissez- 
moi,  je  vous  en  supplie,  travailler  à  rendre  la  maison  suppor- 
table   Je  serai  bientôt  débarrassé  de  celte  Histoire  générale  a  la- 
quelle je  ne  peux  suffire.  Un  fardeau  de  plus  me  tuerait,  dans  le 
triste   état  où  je  suis.  Enfin  je  vous  conjure,  par  l'amitie  que 
vous  avez  pour  moi,  et  qui  fait  la  consolation  de  ma  vie,  de  ne 
rien  précipiter.  Je  vous  aurai  autant  d'obligation  de  cette  pré- 
caution nécessaire  que  je  vous  en  ai  de  vos  démarches  auprès 
de  mon  héros.  Je  reconnais  bien  la  bonté  de  votre  cœur  à  tout 
ce  que  vous  faites  ;  mais  vous  pouvez  compter  beaucoup  plus  sur 
Zulime  que  je  ne  dois  me  flatter  sur  les  choses^  dont  vous  me 
parlez  à  la  fin  de  votre  lettre.  Il  n'y  a  pas  d'apparence,  mon  cher 
et  respectable  ami,  que  les  rancuniers  perdent  leur  rancune.  Je 
ne  prévois  pas  d'ailleurs  que  je  puisse,  à  mon  âge,  quitter  une 
retraite  dont  je  ne  peux  me  défaire,  et  qui  est  devenue  nécessaire 
à  ma  situation  et  à  ma  santé  ;  mais  je  ne  veux  avoir  d'autre  idée 
que  celle  de  pouvoir  encore  vous  embrasser,  avant  de  Imir  ma 

vie  douloureuse. 

M-  de  Fontaine  est  mieux  aujourd'hui.  Les  deux  sœurs  et 
l'oncle  se  disputent  à  qui  vous  aimera  davantage  :  mais  il  laut 

qu'on  me  cède.  ,    .r     ,   ■^     .  r    . 

Il  court  un  nouveau  manifeste  du  Salomon  du  ^onl:  il  est  toit 
long;  vous  en  jugerez.  Il  paraît  qu'on  ne  peut  guère  se  conduire 
pluVhardiment  dans  des  circonstances  plus  délicates. 

On  me  mande  que  votre  archevêque^'  fait  un  tour  dans  le 
pays  d'Astrée  et  de  Céladon;  il  en  reviendra  avec  les  mœurs 
douces  du  grand  druide  Adamas*. 

1.  Richelieu,  premier  gentilhomme  do  la  chamhre,  fut  enectivcmc.u  d'année 

^"  ï^'Argental   et  Richelieu  son,.eaient  alors,  mais  hien  inutilement,   à  faire 
revenir  l'auteur  de  la  Henriadc  à  Paris.  ,      ,  •       ^, 

3  Christophe  de  Beaumont,  d'abord  exilé  à  Conflans,  sa  nuu.on  de  plaisance, 
fui  ensuite  relégué  momentanément  au  château  de  la  Roque  et  a  la  Trappes  (Cl  ) 

4  On  iiJ  Atamas  dans  les  éditions  de  Kehl  :  l'édition  de  M.  Renoua,-d  porte 
Adamas,  vrai  nom  d'un  prince  des  Druides  dans  VAslréc.  La  Fontaine  a  dit  dans 
son  Cas  de  conscience  : 

Le  grand  druide  Adauias. 


ANNÉE    1756.  115 

Adieu  ;  on  ne  peut  être  plus  pénétré  que  je  le  suis  de  la  con- 
stance généreuse  de  votre  amitié.  Vous  sentez  qu'il  est  nécessaire 
à  mon  être  de  vous  revoir  encore;  mais  je  le  souhaite  bien  plus 
que  je  ne  l'espère. 

3241.  —  A  M.   LE  MARÉCHAL  DUC  DE  RICHELIEU. 

Aux  Délices,  6  octobre. 

Je  ne  vous  écris  pas  si  souvent,  monseigneur,  que  quand 
vous  preniez  Minorque.  J'imagine  toujours  qu'on  a  encore  plus 
d'affaires  à  la  cour  qu'à  l'armée.  Les  riens  prennent  quelquefois 
plus  de  temps  que  des  assauts  ;  et  d'ailleurs  il  ne  faut  pas  vexer 
d'ennui  les  lic)-os  qu'on  aime  ^. 

Un  Anglais  me  mande  qu'on  veut  dresser  dans  Londres  une 
statue  à  Blakeney-.  J'ai  répondu  qu'apparemment  on  mettrait 
cette  statue  dans  votre  temple. 

Vous  avez  vu  sans  doute  le  dernier  manifeste  du  Salomon  du 
Nord.  Ce  Salomon  est  prolixe  ;  mais  on  peut  se  donner  carrière  à 
la  tête  de  cent  mille  hommes. 

La  reine  de  Saha  ne  répond  point,  mais  elle  agit.  Je  voudrais 
que  vous  commandassiez  une  armée  dans  ces  circonstances,  et 
que  Salomon  apprît  par  vous  à  connaître  une  nation  qu'il  ne  con- 
naît point  du  tout. 

Voici  les  nouvelles  que  je  reçus  hier;  si  elles  sont  vraies, 
mon  Salomon  sera  un  peu  embarrassé.  Il  m'a  proposé,  il  y  a 
quatre  mois,  de  le  venir  voir  ;  il  m'a  offert  biens  et  dignités  ;  je 
sais  qu'elles  sont  transitoires;  je  les  ai  refusées.  Le  roi  ne  s'en 
soucie  guère;  mais  je  voudrais  qu'il  pût  en  être  informé.  Le 
Suisse  Voltaire  et  la  Suissesse  Denis  sont  toujours  pénétrés  pour 
vous  d'amour  et  de  respect. 

3242.  —  A  MADAME  LA  COMTESSE   DE  LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  G  octobre. 

Si  je  ne  me  mourais  pas  d'un  vilain  rhumatisme,  madame, 
je  crois  que  je  mourrais  de  joie  des  nouvelles  que  vous  avez  eu 
la  bonté  de  m'envoyer.  Mais  sont-elles  bien  vraies?  Si  vous  en 
avez  la  confirmation,  achevez  mes  plaisirs. 


1.  Voyez  le  dernier  vers  de  la  lettre  3205. 

2.  Voyez  une  des  notes  sur  la  lettre  3215. 


^^6  CORRESPONDANCE. 

Vous  avez  bien  raison  .le  détester  le  style  (ruu  polisson  ^  qui 
veut  faire  le  plaisant,  et  parler  en  homme  de  cour  des  princes  et 
des  femmes  dont  il  n'a  jamais  vu  l'antichambre   11  y  a  encore 
une  raison  de  uiépriser  son  livre:  c'est  que,  d'un  bout  al  autre, 
il  contient  un  tissu  de  mensonges  ou  de  contes  train.-s  dans  les 
rues  II  est  très-bien  à  la  Bastille,  pour  quelques  iiiq.ostures  pu- 
nissables •  notre  chère  Marie-Thérèse  y  est  pour  quelque  chose*. 
Si  Marie-Thérèse  est  victorieuse,  comme  je  l'espère,  et  si  ]e  suis 
en  vie,  ce  que  je  n'espère  guère,  vous  pourriez  bien  encore 
revoir  à  l'île  Jard  votre  ancien  courtisan ,  qui  vous  sera  atta- 
ché jusqu'au  dernier  soupir  de  sa  vie.  Mille  respects  à  votre 
digne  amie. 

3243.  —   A  M.  D'ALEMBEUT. 

Aux  Délices,  0  octobre. 

Nous  avons  été  sur  le  point,  mon  cher  philosophe  universel 
de  savoir    M-  de  Fontaine  et  moi,  ce  que  devient  l'ùme  quand 
son  confrère  est  passé.  Nous  espérons  rester   encore  quelque 
temps  dans  notre  ignorance.  Toutes  nos  petites  Délices  vous  font 
les  plus  tendres  compliments.  Les  ridicules  de  Conflans    et  la- 
venture  de  Pirna*  feront  une  assez  bonne  figure  un  jour  dans 
l'histoire;  mais  ce  n'est  pas  là  mon  affaire.  Dieu  m'en  préserve! 
Je  suis  assez  embarrassé  du  passé  sans  me  mêler  encore  du  pré- 
sent Si  vous  avez  quelques  articles  de  VEncyclopédie  à  me  donner, 
avez  la  bonté  de  vous  y  prendre  un  peu  à  l'avance.  Un  malade 
n'est  pas  toujours  le  maître  de  ses  moments.  Je  tâcherai  de  vous 
servir  mieux  que  je  n'ai  fait.  Je  suis  bien  mécontent  de  1  article 
Histoire  J'avais  envie  de  faire  voir  quel  est  le  style  convenable  à 
une  histoire  générale,  celui  que  demande  une  histoire  particu- 
lière celui  que  des  mémoires  exigent.  Jaurais  voulu  faire  voir 
combien  Thoiras  l'emporte  sur  Daniel,  et  Clarendon  sur  le  car- 
dinal de  Retz    II  eût  été  utile  de  montrer  qu'il  n'est  pas  permis 
à  un  compilateur^  des  mémoires  des  autres  de  s'exprimer  comnie 
un  contemporain;  que  celui  qui  ne  donne  les  faits  que  de  la 

l-  'S.^TwLres  de  M-  deMaintenon(Usre  XIII,  chap.  .er),  LaBeaumelle 
dit  que  la  cour'dc  Vienne  était  soupçonnée  de  réparer  par  ses  empoisonneurs  les 
fautes  de  ses  ministres.  (B.) 

•\    Vovpz  tome  XV,  paçe  383;  et  XVI,  8R.  ,,..••  i    <:„ 

t  Pim.,lon,ie.nps  bloquée  par  les  Prussien.,  se  rendit  a  d.scret.on  a  la  fia 

de  la  campagne  de  1750. 

b.  Allusion  aux  Mémoires  compiles  par  La  Beaumelk. 


ANNÉE    1756.  117 

seconde  main  n'a  pas  le  droit  de  s'exprimer  comme  celui  qui 
rapporte  ce  qu'il  a  vu  et  ce  qu'il  a  fait  ;  que  c'est  un  ridicule,  et 
non  une  beauté,  de  vouloir  peindre  avec  toutes  leurs  nuances 
les  portraits  des  gens  qu'on  n'a  point  connus;  enfin  il  y  avait 
cent  choses  utiles  à  dire,  qu'on  n'a  point  dites  encore;  mais 
j'étais  pressé  et  j'étais  malade,  j'étais  accablé  de  cette  maudite 
Histoire  générale  ^  que  vous  connaissez.  Je  vous  demande  pardon 
de  vous  avoir  si  mal  servi.  S'il  était  temps,  je  pourrais  vous 
donner  quelque  chose  de  mieux;  mais,  ne  pouvant  répondre 
d'un  jour  de  santé,  je  ne  peux  répondre  d'un  jour  de  travail.  Je 
ne  connais  point  le  Dictionnaire-;  je  n'ai  point  souscrit.  Je  courais 
le  monde  quand  vous  avez  commencé  ;  je  l'achèterai  quand  il 
sera  fini.  Mais  je  fais  réflexion  qu'alors  je  serai  mort  ;  ainsi  je 
vous  prie  de  proposer  à  Briasson^  de  m'envoyer  les  volumes 
imprimés  ;  je  lui  donnerai  une  lettre  de  change  sur  mon  no- 
taire. 

Ce  qu'on  m'a  dit  des  articles  de  la  théologie  et  de  la  méta- 
physique me  serre  le  cœur.  Il  est  bien  cruel  d'imprimer  le  con- 
traire de  ce  qu'on  pense. 

Je  suis  encore  fâché  qu'on  fasse  des  dissertations,  qu'on 
donne  des  opinions  particulières  pour  des  vérités  reconnues. 
Je  voudrais  partout  la  définition  et  l'origine  du  mot,  avec  des 
exemples. 

Pardon,  je  suis  un  bavard  qui  dit  ce  qu'il  aurait  dû  faire,  et 
qui  n'a  rien  fait  qui  vaille.  Si  on  met  votre  nom  dans  un  diction- 
naire, il  faudra  vous  définir  le  plus  aimable  des  hommes.  C'est 
ainsi  que  pense  le  Suisse  V. 

3244.   -  A   M.  LE  MARÉCHAL  DUC  DE    RICHELIEU. 

Aux  Délices,  10  octobre. 

Souvenez-vous,  mon  Itéros ,  que,  dans  votre  ambassade  à 
Vienne,  vous  fûtes  le  premier  qui  assurâtes  que  l'union  des  mai- 
sons de  France  et  d'Autriche  était  nécessaire,  et  que  c'était  un 
moyen  infaillible  de  renfermer  les  Anglais  dans  leur  île,  les 
Hollandais  dans  leurs  canaux,  le  duc  de  Savoie  dans  ses  mon- 
tagnes, et  de  tenir  enfin  la  balance  de  l'Europe. 

L  Voyez  tome  XI,  rAvertissement  de  Beuchot  en  tête  de  VEssaisur  les  Mœurs. 
-.  Encyclopédie  ou  Dictionnaire  raisonné  des  Sciences,  Arts,  et  Métiers;  voyez 
la  note,  tome  XXIV,  page  132. 

3.  Libraire  à  qui  est  adressée  plus  haut  la  lettre  3119. 


„8  CORItESPONDANCE. 

L'événemeni  .Km  clin  vous  justifier.  C'est  une  belle  époque 
Bour  un  liisloriori  que  cette  union,  si  elle  est  durable. 
■^    Vo^i  ec  que  .u'écril  une  grande  princesse',  plus  mteressee 
qu'une  autre  auï  affaires  présentes  par  son  no.n  et  par  ses 
2h  s    .  l,a  manière  dont  le  roi  de  Prusse  en  use  avec  ses  vo,s,ns 
■     e  l'indignation  générale.  Il  n'y  aura  plus  de  sûreté  depu.s 
eWesr  jusqu'à  la  mer  Baltique.  Le  corps  gerntamque  a  intere 
que  cette  puissance  soit  très-réprimoe.  In  empereur  sera,   moms 
Tcraindre,  car  nous  espérons  que  la  France  mamtiendra  tou- 
iours  les  droits  des  princes.  » 

On  me  iiiando  do  Vionno  qu'on  y  est  très-ombarrasse  ;  appa- 
remment qu'on  ne  compte  pas  trop  sur  la  promptitude  et  lafTec- 

tion  des  Russes. 

Tl  ne  m'appartient  pas  de  fourrer  mon  nez  dan.  toutes  ces 
grandes   affaires;   mais   je   pourrais   bien  -us  ceTt.ûer   que 
Phomme'-  dont  on  se  plaint  n'a  jamais  ete  attacbe  a  la  Fiance, 
et  vous  pourriez  assurer   M de  Pompadour  quen  son  parti- 
culier elle  n'a  pas  sujet  de  se  louer  de  lui.  Je  ^^^«  ;;;;;  l^^^' 
pératrice  a  parlé,  il  y  a  un  mois,  '^-^^^.^^^^^"P  ^téf ,  e„ 
M-  de  Pompadour  ^  elle  ne  serait  peut-être  pas  fàchee  d  en 
être  instruite  par  tous,  et,  comme  vous  aimez  à  dire  des  choses 
a-réables,  vous  ne  manquerez  peut-être  pas  cette  occasion. 
^  Si  j'osds  un  moment  parler  de  moi,  je  vous  dira.s  que  je  n  ai 
jamais  conçu  comment  on^  avait  de  l'humeur  con  re  moi  de 
mes  coquetteries  avec  le  roi  de  Prusse.  Si  on  savait  quil  ma 
baisé  ui\  jour  la  main,  toute  maigre  qu'elle  est,  pour  me  aii-e 
rester  chez  lui,  on  me  pardonnerait  de  m'être  ^^^^'^^  J^''' [''  '' 
on  savait  que,   cette  année,  on   m'a  offert  carte  blanche,  on 
avouerait  que  je  suis  un  philosophe  guéri  de  ma  passion. 

J'ai,  je  vous  l'avoue,  la  petite  vanité  de  désirer  que  deux  per- 
sonnes Me  sachent;  et  ce  n'est  pas  une  vanité,  mais  une  de  ica- 
tesse  de  mon  cœur,  de  désirer  que  ces  deux  personnes  le  sachent 
par  vous.  Qui  connaît  mieux  que  vous  le  temps  et  la  manière  de 
placer  les  choses?  Mais  j'abuse  de  vos  bontés  et  de  votre  pa- 
tience. Agréez  le  tendre  respect  du  Suisse. 

Je  vous  demande  pardon  du  mauvais  bulletin  de  Cologne  que 

1.  Probablcmonl  la  duchesse  de  Saxe-Gotha. 

2.  Frédéric,  que  la  cour  do  Versailles  et  quelques  Parisiens  comparaient  alois 
à  Mandrin;  voyez  ci-après,  page  127. 

3.  Marie-Thcrèso  écrivit  à  M™'  de  Pompadour. 

4.  Louis  XV  et  la  Pompadour 

5.  Encore  Louis  XV  et  la  Pompadour 


ANNÉE    1756.  449 

je  VOUS  envoyai  dernièrement;  on  forge  des  nouvelles  dans  ce 
pays-là. 

3245. —POUR   M.   ET  MADAME  DE   MOXTPÉROUX, 

ET     POIR     EDX    SEULS   *. 

Sous  môme  toit  vivre  avec  ce  qu'on  aime 
Est  un  plaisir  digne  des  gens  de  bien  ; 
Votre  amitié  des  deux  parts  est  extrême, 
Juste,  éprouvée  ;  allez,  ne  craignez  rien 
Du  temps  qui  fuit,  ni  de  l'hymen  lui-même. 

3246.  —A  M.  TRONCHIN,   DE   LYOX'^ 

Délices,  14,  octobre. 

^  Quand  le  dernier  des  Autrichiens  aurait  tué  le  dernier  des 
Prussiens,  cela  n'empêcherait  pas  qu'il  ne  fallût  songer  à  ses 
petites  affaires.  Je  n'ai  besoin,  dans  le  moment  présent,  que  des 
secours  de  notre  Esculape  ;  paralytique  d'une  jambe,  mordu 
de  l'autre  par  mon  singe ,  ne  digérant  point  et  ayant  souvent 
la  fièvre,  je  suis  un  corps  très-ridicule  :  je  vous  écris  comme 
je  peux. 

J'ai  lu,  monsieur,  la  discussion.  Tout  ce  que  je  comprends, 
c'est  que  nos  plénipotentiaires  au  traité  d'Utrecht  ne  connaissent 
pas  trop  l'Acadie,  et  cela  n'arrive  que  trop  souvent.  Il  faudrait 
que  l'auteur  de  la  discussion  eût  eu  la  bonté  de  faire  graver  une 
carte.  Mais  les  cartes  seront  toujours  embrouillées,  et  les  Fran- 
çais ont  la  mine  de  perdre  à  ce  jeu,  puisqu'ils  jouent  avec  leur 
pauvre  Canada  contre  quatre  cents  lieues  d'un  très-beau  pays  ; 
mais  ils  ne  perdront  pas  grand' chose. 

3247.  —  A  M.  THIERIOT. 

Aux  Délices,  14  octobre. 

Si  M'"''  de  La  Popelinière  n'est  pas  guérie  cet  hiver,  il  faut 
que  son  mari  lui  donne  un  beau  viatique  pour  aller  trouver 
Escidapc-Tronchin.  au  printemps.  Dieu  lit  dans  les  cœurs,    et 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Cet  alinéa  termine,  dans  la  Revue  suisse,  une  lettre  adressée  à  Tronchin  de 
Lyon,  le  21  août  1756,  que  nous  avons  donnée  sous  le  n"  3222. 


120  r.OHUI-slMiM)  ANCH. 

Troiicllin  dnns  los  corps.  Il  a  ressuscit*'  doux  fois  ina  nièco  de 
Fontaine  ;  il  a  guéri  une  iii^angrène  de  vieillard.  M""  de  Muy',  qui 
est  arrivée  mourante  à  Genève  il  y  a  trois  mois,  a  des  joues,  et 
vient  chez  moi  coiiïée  en  pyramide.  Il  me  fait  vivre.  Veuitc  ad  me, 
omnes  qui  lahoralis^.  Ce  sont  là  de  vrais  miracles,  mais  ils  sont 
aussi  rares  que  les  faux  ont  été  communs.  Je  me  Halte  que  AI""  de 
La  Popelinière  sera  du  petit  nombre  des  élus. 

Pendant  que  Troncliin  conserve  la  vie  à  trois  ou  quatre  per- 
sonnes, on  en  lue  vingt  mille  en  Bohême.  Je  ne  sais  pas  encore  le 
détail  de  la  grande  bataille  \  Les  relations  sont  différentes.  Il  paraît 
vraisemblable  que  notre  Salomon  est  vainqueur.  Heureux  qui  vit 
tranquille  sur  lo  l)ord  de  son  lac,  loin  du  trône  et  loin  de  l'envie  ! 

Meltez-moi  à  part,  je  vous  prie,  un  Derham^  et  les  Mimoires^ 
de  Philippe  V.  Je  vous  demanderai  d'autres  livres  à  mesure  que 
les  besoins  viendront,  et  vous  enverrez  la  cargaison  par  la  dili- 
gence, afin  de  n'en  pas  faire  à  deux  fois.  Je  suis  très-sensible  au 
soin  que  vous  avez  la  bonté  de  prendre. 

Vous  me  parlez  de  vers  qu'on  m'attribuait  ;  n'est-ce  pas  une 
petite  pièce  qui  finit  ainsi  : 

Votre  bonheur  serait  égal  au  niien^? 

Us  ont  plus  de  cent  ans,  et  ils  ont  été  faits  pour  le  cardinal 
de  Richelieu. 

Je  ne  suis  pas  fâché  d'être  loin  du  centre  des  faux  bruits 
et  des  tracasseries.  J'ose  encore  espérer  qu'il  y  a  des  hommes 
plus  puissants  que  moi  qui  seront  moins  heureux  que  moi. 

En  vous  remerciant,  mon  ancien  ami,  de  m'avoir  procuré  le 
plaisir  de  pouvoir  être  auprès  de  notre  docteur  le  commission- 
naire d'une  personne^  dont  je  voudrais  rendre  la  vie  longue  et 
heureuse. 

Si  vous  avez  des  nouvelles, 

Candidus  iniperti 

Vale,  ami  ce. 

1.  Née  Ilennin-Liôlard.  mariée,  en  1744,  au  marquis  de  Muy,  nommé  lieute- 
nant général  en  1718;  morte  en  1704. 

2.  Maitliieu,  xi,  28. 

S.  Gaijnée  à  Lowositz,  le  1"  octobre,  par  Frédéric.  II. 

4.  Voyez  tome  XXVIII,  pape  217. 

5.  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  d'Espagne,  sous  le  règne  de  Philippe  V, 
rédigés  on  espagnol  par  le  marquis  de  Saint-Philippe,  traduits,  «elon  Barbier,  par 
de  Alaudave;  Hàfi,  quatre  volumes  in-12. 

6.  Vers  de  Maynard;  voyez  tome  XIV,  page  103. 

7.  M"*  de  La  Popelinière. 


ANNÉE    1756.  421 

3248.  —   A   MADAME   LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA'. 

Aux  Délices,  22  octobre. 

Madame,  il  ne  reste  à  moi,  pauvre  perclus,  que  la  liberté  de 
la  main  droite  pour  remercier  Votre  Altesse  sérénissime.  Je  con- 
nais tous  les  manifestes  du  roi  de  Prusse.  Le  meilleur,  à  ce  qu'on 
dit,  est  une  bataille  gagnée  au  commencement  du  mois,  vers  les 
frontières  de  la  Bobême.  Voilà  déjà  environ  vingt  mille  hommes 
morts  pour  cette  querelle,  dans  laquelle  aucun  d'eux  n'avait  la 
moindre  part.  C'est  encore  un  des  agréments  du  meilleur  des 
mondes  possibles.  Quelles  misères,  et  quelles  horreurs!  La  meil- 
leure de  toutes  les  demeures  possibles  est  certainement  celle  de 
Gotha,  et  je  sais  bien  quelle  est  la  meilleure  des  princesses  pos- 
sibles. 

Conservez,  madame,  la  paix  de  vos  États,  comme  vous  con- 
servez celle  de  l'âme.  Je  suis  toujours  dans  cet  ermitage  si  pré- 
cieux pour  moi,  puisqu'il  a  été  habité  par  un  prince  dont  le  sou- 
venir m'est  si  cher.  Je  croisses  frères  déjà  en  état  de  faire  goûter 
à  leur  mère  le  plaisir  de  voir  leurs  progrès.  Je  serai  attaché  pour 
jamais  à  cette  auguste  famille.  Je  m'intéresse  bien  plus  à  Gotha 
qu'àPirna-. 

Je  supplie  la  grande  maîtresse  des  cœurs  de  répondre  de  mes 
sentiments  et  de  mon  profond  respect  pour  Votre  Altesse  séré- 
nissime. 

3249.  —  A   M.   ÏRONCHIiX,   DE   LYOX  3. 

Délices,  23  octobre. 

Vous  savez  qu'on  prétend  que  le  roi  de  Pologne  a  échappé*  à 
ce  diable  de  Salomon  du  Nord  ;  il  y  a  des  temps  où  c'est  un 
grand  bonheur  de  sortir  de  chez  soi.  On  ajoute  que  les  housards 
de  Nadasti  vont  droit  à  Berlin  par  le  plus  court  ;  mais  on  n'est 
encore  bien  informé  de  rien,  pas  même  de  la  bataille  du  l'"''. 

Voilà  un  premier  acte  de  tragédie  embrouillé  et  sanglant  ; 
toute  la  pièce  sera  dans  ce  goût.  J'aime  mieux  votre  théâtre  de 
Lyon. 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Où  les  Saxons  capitulèrent  le  17  octobre. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

4.  Il  se  retira  en  Pologne. 


<22  CORRKSl'ONDAXCE. 


3250.  —  A    MAIMMr:    LA   COMTESSE   DE   LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  25  octobre. 

Jai  toujours  mon  liiumatisme,  madame,  et,  de  plus,  j"ai  été 
mordu  par  mon  singe  le  jour  de  la  nouvelle,  vraie  ou  fausse,  de 
la  d('l'aite  de  votre  armée.  Je  suis  au  lit  comme  un  des  blessés. 
Pardonnez-moi  de  ne  vous  pas  écrire  de  ma  main.  Je  me  por- 
terai certainement  mieux  quand  vous  m'apprendrez  que  vos  amis 
les  serviteurs  de  Marie  ont  fait  un  petit  tour  vers  Berlin.  Nous 
nous  flattons  au  moins  que  le  roi  de  Pologne  est  hors  de  danger 
et  hors  de  chez  lui .  Il  est  bien  triste  que  ce  qui  pût  lui  arriver  de 
mieux  fût  de  sortir  de  ses  États.  Il  y  a  des  gens  qui  prétendent 
qu'il  va  en  Pologne  armer  la  Pospolite*  en  sa  faveur;  mais  la 
Pospolitc  fait  rarement  des  efforts  pour  ses  souverains,  et  leur 
fournit  aussi  pou  de  troupes  que  d'argent.  Si  vous  avez  quelques 
nouvelles,  madame,  daignez  en  faire  part  aux  solitaires  des 
Délices.  Vous  savez  que  les  bords  du  Rhin  sont  plus  près  du 
thé;\tre  des  événements  que  les  paisibles  bords  de  notre  lac  ; 
nous  ne  sommes  encore  bien  informés  d'aucun  détail.  Cela  est 
triste  pour  ceux  qui  s'intéressent  à  Marie,  et  assurément,  personne 
ne  lui  est  plus  attaché  que  moi  depuis  trois  ans-.  Mais  je  vous  le 
suis  bien  davantage,  madame,  et  depuis  plus  longtemps.  Mille 
tendres  respects  aux  deux  dignes  amies. 

3251.  —  A  M.  TROXCIIIN,   DE   LYON^. 

Délices,  30  octobre. 

Ce  qu'on  dit  du  désastre  du  roi  de  Pologne  commence  à  me 
faire  croire  que  le  Salomon  du  Nord  finira  par  avoir  raison.  On 
prétond  qu'il  a  dit  :  «  J'ai  un  projet;  s'il  réussit,  je  suis  le  maître 

de  l'Europe;  sinon,  je  m'en »  Et  moi  aussi,  et  j'aime  mieux  ma 

solitude  que  toutes  les  cours.  Laissons  les  héros  s'égorger  et 
vivons  tran(piilles.  J'ai  chez  moi  M,  le  duc  do  Villars,  que  j'ai 
engagé  à  venir  consulter  le  docteur  pour  une  sciatique,  et  il  se 


1.  Réunion  générale  de  la  noblesse  polonaise  pour  aller  à  la  guerre;  mais  son 
service  n'était  pas  obligatoire  plus  de  six  semaines,  ni  à  plus  de  quatre  lieues 
hors  des  frontières.  (B.) 

2.  C'est-à-dire  depuis  le  mois  de  juin  17.^3,  époque  où  Voltaire,  opprimé  à 
Francfort,  n'avait  pas  inutilement  imploré  la  protection  de  la  cour  de  Vienne.  (Cl.) 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    i7o6.  123 

trouve  que  je  suis  affublé  moi-même  d'une  sciatique  plus  vio- 
lente que  la  sienne. 

P.  S.  Je  ne  sais  point  de  détails  des  fourches  caudines  du 
roi  de  Pologne  :  s'il  a  fait  un  traité,  je  tiens  tout  fini  :  s'il  ne  l'a 
pas  fait,  je  crois  la  guerre  générale. 

3252.  —  A   M.  LE  MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  l*^""  novembre. 

Je  n'ai  point  eu  de  cesse,  mon  héros,  que  je  n'aie  fait  venir 
dans  mon  ermitage  M.  le  duc  de  Villars,  de  son  trône  de  Pro- 
vence', pour  le  faire  guérir  par  Troncliin  d'un  léger  rhumatisme; 
et  moi,  j'en  ai  un  goutteux,  horrible,  universel,  que  Tronchin  ne 
guérit  point,  et  qui  m'a  empêché  de  vous  écrire.  Quel  plaisir 
m'a  fait  ce  gouverneur  des  oliviers,  quand  il  m'a  parlé  de  vos 
lauriers  et  de  l'idolâtrie  qu'on  a  pour  vous  sur  toutes  les  côtes  ! 

Je  vous  avais  envoyé  de  très-fausses  nouvelles  que  je  venais 
de  recevoir  de  Strasbourg.  J'en  reçois  de  Vienne  qui  ne  sont 
que  trop  vraies.  On  y  est  dans  un  chagrin  de  dépit  et  de  conster- 
nation extrême.  Il  est  certain  que  l'impératrice  hasardait  tout 
pour  délivrer  le  roi  de  Pologne.  M.  de  Brown  avait  fait  passer 
douze  mille  hommes  par  des  chemins  qui  n'ont  jamais  été  pra- 
tiqués que  par  des  chèvres  ;  il  avait  envoyé  son  fils  au  roi  de 
Pologne.  Ce  prince  n'avait  qu'à  jeter  un  pont  sur  l'Elbe,  et 
venir  à  lui.  Il  promit  pour  le  9,  puis  pour  le  10,  le  12,  le  13, 
et  enfin  il  a  fait  son  malheureux  traité  ^  des  fourches  caudines. 
Les  Anglais  et  les  guinées  ont  persuadé,  dit-on,  ses  ministres. 

On  mande  de  Fontainebleau  qu'on  a  prié  le  ministre^  du  roi 
de  Prusse  de  s'en  retourner.  Je  n'ose  le  croire  ;  je  ne  crois  rien, 
et  j'espère  peu.  On  prétend  que  le  roi  de  Prusse  môle  actuelle- 
ment les  piques  de  la  phalange  macédonienne  à  sa  cavalerie.  Ce 
sont  les  mêmes  piques  dont  mes  compatriotes  les  Suisses  se  sont 
servis  longtemps.  Je  ne  suis  pas  du  métier,  mais  je  crois  qu'il  y 
a  une  arme,  une  machine  bien  plus  sûre,  bien  plus  redoutable  ; 
elle  faisait  autrefois  gagner  sûrement  des  batailles.  J'ai  dit  mon 
secret  à  un  officier  S  ne  croyant  pas  lui  dire  une  chose  impor- 


1.  Le  duc  de  Villars  était  gouverneur  de  Provence. 

2.  La  capitulation  de  l'armée  saxonne,  du  15  octobre  1756. 

3.  Le  baron  de  Kniphausen. 

4.  Le  marquis  de  Florian;  voyez  la  lettre  du  31  mai  1757. 


Ui  CORRESPOND  Wr.i:. 

tante,  et  n'imaginant  pas  qu'il  pût  sDriir  de  ma  tête  un  avis  dont 
on  pilt  faire  usage  dans  ce  beau  métier  de  détruire  l'espèce 
humaine.  Il  a  pris  la  chose  sérieusement.  Il  m'a  demandé  un 
modèle;  il  Ta  porté  à  M.  d'Argenson.  On  l'exécute  à  présent  en 
petit;  ce  sera  un  fort  joli  engin.  On  le  montrera  au  roi.  Si  cela 
réussit,  il  y  aura  de  quoi  étouffer  de  rire  que  ce  soit  moi  qui  sois 
l'auteur  de  cette  machine  destructive.  Je  voudrais  que  vous  com- 
mandassiez l'armée,  et  que  vous  tuassiez  force  Prussiens  avec 
mon  petit  secret. 

J'ai  eu  la  vanité  de  souhaiter  qu'on  sût  mes  nobles  refus  à 
votre  cour.  J'aurais  celle  d'aller  à  Vienne,  si  j'étais  jeune  et  in- 
gambe, et  si  je  n'étais  pas  dans  mes  Délices  avec  votre  servante; 
mais  je  suis  un  rêveur  paralytique,  et  je  mourrai  de  douleur  de 
ne  pouvoir  vous  faire  ma  cour  avant  de  mourir.  Je  n'ai  de  libre 
que  la  main  droite;  je  m'en  sers  comme  je  peux  pour  renouveler 
mon  très-tendre  respect  à  mon  hèrus,  qui  daignera  me  conserver 
son  souvenir. 

3253.   —  A  M.   LE   COMTK  D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  1'^'"  novembre. 

Mon  très-cher  ange,  il  y  a  longtemps  que  je  ne  vous  ai  parlé 
du  tripot  K  M.  le  duc  de  Villars  est  venu  de  Provence  dans  mon 
ermitage,  et  il  a  insisté  sur  Zulime  comme  vous-même.  Je  l'avais 
engagé  à  venir  se  faire  guérir,  parle  grand  Tronchin,  d'un  petit 
rhumatisme  que  le  soleil  de  Marseille  et  d'Aix  n'avait  pu  fondre. 
A  peine  est-il  arrivé  que  j'ai  été  pris  d'un  rhumatisme  général 
sur  tout  mon  pauvre  corps,  et  notre  Tronchin  n'y  peut  rien.  Il  me 
reste  une  main  pour  vous  écrire  ;  mais  il  n'y  a  pas  chez  moi  une 
goutte  de  sang  poétique  qui  ne  soit  figée.  Heureusement  nous 
avons  du  temps  devant  nous.  Vous  savez  comment  s'est  terminée 
la  pièce  de  Pirna-,  par  des  sifflets.  Il  a  rendu  enfin  le  livre  de 
Poésie'^  ;  le  voilà  libre,  sans  armée  et  sans  argent.  On  est  déses- 
péré à  Vienne.  Le  diable  de  Salomon  l'emporte  et  l'emportera. 
S'il  est  toujours  heureux  et  plein  de  gloire,  je  serai  justifié  de 
mon  ancien  goût  pour  lui  ;  s'il  est  battu,  je  serai  vengé. 

1.  Voltaire  désignait  ainsi  la  Comédie  française  en  particulier,  et  quelquefois 
aussi  ce  qui  concernait  le  théâtre  en  général. 

2.  Voyez  une  des  notes  de  la  lettre  3243. 

3.  Voltaire,  parlant  des  revers  du  roi  de  Prusse,  dit  qu'il  a  rendu  enfin  le  livre 
de  poésie,  par  allusion  aux  nianvais  traitements  que  Frej  tag  avait  fait  essuyer  à 
Voltaire  sous  prétexte  de  ravoir  Vœuvrc  de  poésie. 


ANNÉE    17oG.  125 

J'espère  que  vous  verrez  bientôt  M'"«  de  Fontaine,  qui  a  été 
sur  le  point  de  mourir  aux  Délices  pour  avoir  abusé  do  la  santé 
que  Tronchin  lui  avait  rendue,  et  pour  avoir  été  gourmande. 
M.  le  marécbal  de  Richelieu  me  mande  que  ce  qui  paraît  fai- 
sable à  votre  amitié  et  à  la  bonté  de  votre  cœur  ne  Test  guère  à 
la  prévention.  Je  m'en  suis  toujours  douté,  et  je  crois  connaître 
le  terrain.  Il  faut  que  votre  archevêque  reste  à  Conflans,  et  moi 
aux  Délices  ;  chacun  doit  remplir  sa  vocation.  La  mienne  sera 
de  vous  aimer,  et  de  vous  regretter  jusqu'à  mon  dernier  moment. 

On  me  mande  qu'il  y  a  une  édition  infâme  de  la  Pucelle'-,  que 
cet  honnête  homme  de  La  Beaumelle  avait  fait  imprimer,  et 
qu'on  débite  dans  Paris  ;  mais  heureusement  les  mandements  font 
plus  de  bruit  que  les  Pucelles. 

Vous  ne  m'avez  jamais  parlé  de  l'état  de  M.  de  La  Marche. 
Je  voulais  qu'il  vînt  se  mettre  entre  les  mains  de  Tronchin,  mais 
on  dit  qu'il  est  dans  un  état  à  ne  se  mettre  entre  les  mains  de 
personne.  0  pauvre  nature  humaine  !  à  quoi  tiennent  nos  cer- 
velles, notre  vie,  notre  bonheur  !  Portez-vous  bien,  vous,  M™'^  d'Ar- 
gental,  et  tous  les  anges  ;  et  conservez-moi  une  amitié  qui  em- 
bellit mes  Délices,  qui  me  console  de  tout,  et  qui  seule  peut  me 
rendre  quelque  génie. 

3254.    —  A  MADAME   LA    DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA  2. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  2  novembre. 

Madame,  Votre  Altesse  sérénissime  daigne  m'envoyer  le  détail 
des  malheurs  qui  environnent  vos  frontières.  Ils  ne  pénètrent 
point  jusqu'à  vos  États,  et  c'est  une  grande  consolation.  Qui  sait 
même  si  la  fortune,  qui  change  si  souvent  la  face  de  la  terre,  ne 
pourrait  pas  amener  les  choses  au  point  que  la  branche  aînée  ^ 
reprît  les  droits  dont  Charles-Quint  l'a  dépouillée  autrefois?  Je 
ne  souhaite  de  mal  à  personne;  mais  il  m'est  permis  de  souhaiter 
du  bien  à  l'héroïne  à  laquelle  je  suis  si  attaché.  Mais,  probable- 
ment, tout  se  bornera  à  du  sang  répandu  dans  les  gorges  de  la 
Bohême,  et  à  de  l'argent  pris  dans  la  Saxe.  On  dit  que  les  Saxons 
payent  au  soldat  prussien  sept  groschen  par  jour  et  un  richdaller 
à  chaque  officier.  Il  faut  fournir  encore  toutes  les  provisions,  qui 
sont  immenses  ;  et,   quelque  ordre  que  le  roi  de  Prusse  mette 

1.  Il  est  douteux  que  La  Beaumelle  ait  été  l'éditeur  de  la  Pucelle.  (B.) 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

3.  De  Saxe. 


n>6  CORUL.Sl'O.NDANCE. 

dans  les  finances  do  rélectorat,  cet  État  sera  ruiné  pour  long- 
temps. 

Il  paraît  bien  difficile  que  rimpératrice-rcine  soit  longtemps 
en  état  de  soutenir  la  guerre  contre  la  Prusse,  l'Angleterre,  la 
Hesse,  etc.  Sur  quel  prétexte,  d'ailleurs,  la  ferait-elle  après  le 
traité  du  roi  de  Prusse  avec  la  Saxe?  Elle  n'aura  plus  Télecteur 
de  Saxe  ù  secourir  ;  elle  ne  pourra  manifester  le  dessein  secret 
de  reprendre  la  Siiésic;  elle  n'est  pas  assez  riche  pour  soudoyer 
une  armée  de  Russes.  11  se  peut  donc  faire  qu'on  ait  la  paix  cet 
hiver,  et  c'est  assurément  ce  qu'on  doit  désirer.  Mais  il  se  peut 
aush.i  que  ropiniîitreté  fasse  durer  les  malheurs  du  genre  humain. 
Très-souvent  une  guerre  continue,  par  cela  seul  quelle  a  été 
commencée.  Il  faut  s'attendre  à  tout;  mais  je  ne  serai  point  sur- 
pris si  le  roi  de  Prusse  fait  et  donne  un  opéra  au  mois  de  janvier 
dans  Berlin,  après  avoir  donné  une  bataille  en  Bohême  au  mois 
de  septembre. 

Que  je  voudrais  être  dans  votre  cour,  madame!  que  je  vou- 
drais être  aux  pieds  de  Votre  Altesse  sérénissime  !  .Mais  il  y  a 
une  nièce  qui  gouverne  ma  vieillesse,  et  qui  ne  veut  plus  passer 
par  Francfort. 

Je  suis  bien  inquiet  sur  la  santé  de  la  grande  maîtresse  des 
cœurs  :  le  ciel  conserve  la  vôtre,  madame,  et  celle  de  votre 
auguste  famille!  Agréez  mon  profond  respect  et  ma  reconnais- 
sance. 

3255.  —  A  M.    TRONCHIN,   DE   LYO^  '. 

Délices,  6  novembre. 

Les  Anglais  enchériront  le  sucre  ;  il  sera  cher  à  Leipsick  ; 
mais  les  bottes  y  seront  à  bon  marché,  si  on  vont!  la  garde- 
robe  du  comte  de  Briihl-.  On  dit  que  les  Busses  avancent  ;  mais 
je  n'ai  ni  foi,  ni  espérance  en  eux.  Ils  n'ont  point  d'intérêt  à  la 
question,  et  on  n'a  pas  de  quoi  les  payer.  Intcrim  Salomon  rit  : 
attendons. 

P.  S.  N'avez-vous  pas  ri  des  réponses  du  roi  de  Prusse  aux 
articles  de  la  capitulation  des  fourches  caudines?  Il  se  moque 
de  l'univers,  et  s'en  moquera.  Il  fera  sa  paix  dans  un  mois,  et 
ira  faire  jouer  dans  Berlin  un  opéra  de  sa  façon. 

On  dit  le  pape  mourant^  ;  c'est  dommage.  Si  tous  ses  prédé- 

1.  Editeurs,  de  Cajrol  cl  François. 

2.  Voyez  la  lettre  du  9  novembre  à  la  ducbcsse  de  Sa.\e-Gotba  {n"  3257). 

3.  Benoit  XIV. 


ANNÉE    i7o6.  127 

cesseurs  lui  eussent  ressemblé,  il  n'y  eût  point  eu  de  guerres  de 
religion  dans  le  monde. 

Qui  aurait  dit  qu'un  marquis  de  Brandebourg  aurait  renvoyé 
d'un  seul  coup  un  roi  de  Pologne  sur  la  Vistule,  et  fait  douze 
mille  mendiants  sur  le  Rhône  ^? 


32.jG.  —  A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  9  novembre. 

Eli  bien  !  madame,  est-il  vrai  que  ces  Russes,  ces  Tartares 
marchent?  Pourquoi  donc  les  Francs,  les  Gaulois,  ne  marchent- 
ils  pas?  Est-il  vrai  que  le  primat  de  Pologne  a  dit  à  la  diète  que 
son  roi  était  empêché,  et  que  la  diète  s'est  séparée  sur-le-champ? 
Il  faut  avoir  la  tête  tournée  pour  vouloir  régner  sur  ces  gens-là. 
On  bafoue  leur  roi,  on  pille  sa  maison,  on  le  fait  prisonnier,  on 
lui  donne  à  manger  par  une  chatière,  et  les  Polonais  vont  boire 
chacun  chez  soi.  M.  le  comte  d'Estrées  vous  a-t-il  donné  quelques 
espérances  de  redresser  tant  de  torts?  xMon  Dieu!  que  je  m'inté- 
resse à  cette  bagarre  !  Votre  cœur  et  le  mien  ont  pris  parti.  Je 
suis  fâché  d'être  si  loin  du  théâtre  où  cette  grande  tragédie  se 
joue.  On  sèche  en  attendant  des  nouvelles.  M.  de  Rroglie  et 
M.  de  Valori-  reviennent-ils?  Le  roi  de  Pologne  est-il  en  sûreté? 
a-t-il  un  lit?  est-il  à  Kœnigstein?  est-il  à  Varsovie?  Le  comte  de 
Briihl  s'est-il  sauvé?  M.  de  Brown  a-t-il  livré  un  nouveau  com- 
bat? Tâchez  donc,  madame,  d'avoir  des  no  uvelles  d'Allemagne. 
Daignez  m'en  faire  part.  Il  me  paraît  que  5a/omo?i-MANDmN' est 
le  maître  en  Saxe  comme  à  Berlin,  L'Angleterre  fera  des  efforts 
pour  lui.  Le  nord  de  l'Allemagne  lui  fournira  des  soldais.  Il  y 
aura  deux  cent  mille  hommes  de  part  et  d'autre.  Cette  belle 
affaire  n'est  pas  prête  à  finir. 

Que  dites-vous  de  Salomon,  qui,  étant  à  Dresde,  dans  le  palais 
du  roi  de  Pologne,  se  montrait  h  la  fenêtre,  ayant  à  ses  côtés 
deux  gros  ministres  luthériens  ?  Le  peuple  criait  :  Vivat!  Ah  !  le 
saint  roi  ! 

On  m'a  promis  une  singulière  pièce*;  mais  oserais-je  vous 
l'envoyer  ?  On  craint  son  ombre  en  pareil  cas, 

1.  La  guerre  de  Saxe  nuisait  beaucoup  à  la  fabrique  de  Lyon. 

2.  Le  marquis  de  Valori,  auquel  est  adressée  la  lettre  1717. 

3.  Allusion  aux  chansons  qui  coururent  les  rues  de  Versailles  et  de  Paris  à 
cette  époque,  et  dans  lesquelles  Frédéric  était  appelé  Mandrin. 

i.  C'est  la  pièce  de  vers  qui  commence  ainsi  (Voyez  tome  X.}  : 
G  Salomon  du  Nord,  etc. 


^•28  CUKUESl'UMJA.NCi:. 

11  fait  un  \ciil  du  nord  qui  me  lue.  Callcutruns-nous  bien, 
madame;  point  de  vent  roulis.  Mille  tendres  respects  à  vous, 
madame,  et  à  votre  amie. 

3257.  —  A  MADAMK    LA    DLCII ESSK    DK    SAXE-GOTIIA  '. 
Au\  Délices,  pit'js  de  Genève,  9  noveiubie. 

Madame,  madame,  madame,  la  pièce  que  Votre  Altesse  séré- 
nissime  m'envoie  est  terrible  !  Il  est  difficile  d'y  répliquer;  il  est 
plus  difficile  encore  de  répliquer  à  cent  cinquante  mille  hommes. 
Le  jugement  de  ce  grand  procès  est  entre  les  mains  du  Dieu  des 
armées.  Qui  sait  si  un  jour  la  branche  aînée...?  Je  me  tais, 
madame,  je  me  borne  toujours  à  faire  des  vœux  pour  votre 
auguste  personne.  Je  ne  sais  point  où  est  le  roi  de  Pologne  ; 
j'ignore  ce  quest  devenu  le  comte  do  lîniiil-  avec  ses  trois  cents 
paires  de  bottes  et  ses  trois  cents  perruques.  On  prétend  que  les 
Russes  marchent.  Vos  États  auront  donc,  au  printemps  prochain, 
trois  ou  quatre  cent  mille  meurtriers  dans  leur  voisinage  !  Puissent 
Gotha  et  Altembourg  être  comme  la  toison  de  Gédéon,  qui  était 
sèche  quand  il  pleuvait  autour  d'elle! 

Cette  guerre  n'a  pas  la  mine  de  finir  sitôt.  Aurait-on  jamais 
pensé  que  l'Autriche,  la  France  et  la  Russie,  marcheraient  contre 
un  prince  de  l'Empire?  Dieu  seul  sait  ce  qui  arrivera.  Le  comte 
d'Estrées  et  riiitendant  de  l'armée  de  France  doivent  déjà  être  à 
Vienne.  Ah!  sans  ma  nièce,  je  serais  à  Gotha,  je  serais  à  vos  pieds, 
et,  de  ce  beau  rivage,  je  contemplerais  les  tempêtes  ;  j'appren- 
drais de  la  bouche  de  Votre  Altesse  sérénissimc  ce  qu'on  doit 
penser  de  ces  grands  événements.  On  dit  que  M.  de  Broglie  et 
M.  de  Valori  retournent  à  Paris,  et  qu'on  enverra  à  leur  place 
quatre-vingt  mille  ambassadeurs.  Et  c'est  une  querelle  de  Canada 
qui  ébranle  ainsi  TEurope!  Ah!  que  ce  meilleur  des  mondes  pos- 
sibles est  aussi  le  plus  fou!  Mais  il  faut  aimer  un  monde  dont 
Votre  Altesse  sérénissime  est  l'ornement. 

Daignez,  madame,  agréer  moji  profond  respect. 

1.  Editeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Le  comte  de  Briilil,  premier  ministre  et  favori  d'Auguste  III,  électeur  de 
Saxe,  était  célèbre  dans  toute  l'Europe  par  son  extravagante  somptuosité.  Frédéric 
disait  de  lui  :  «  C'est  l'homme  de  ce  siècle  qui  a  le  plus  d'habits,  de  montres,  de 
dentelles,  de  perruques,  de  bottes,  de  souliers  et  de  pantoufles.  »  Tout  cela  fut 
la  proie  du  vainqueur  de  Pirna.  (A.  F.) 


ANNÉE    175  6.  429 

3258.  —  A   M.    THIERIOT. 

Aux  Délices,  10  novembre. 

La  vie  est  un  songe,  mon  ancien  ami  ;  M""'  de  La  Popelinière 
vient  donc  de  finir  le  sien  *;  je  rêve  encore  un  peu,  mais  je  suis 
bientôt  à  bout.  Notre  grand  Tronchin  aurait  guéri  votre  amie; 
il  a  rendu  la  santé  à  M""'  de  Fontaine,  mais  il  n'en  a  pas  fait 
autant  à  son  oncle;  je  suis  perclus,  pour  le  présent,  de  la  moitié 
du  corps.  J'ai  engagé  M,  le  duc  de  Villars  à  venir  se  faire  guérir 
ici  d'un  petit  rhumatisme  ;  nous  l'avons  crevé  de  truites  et  de 
gelinottes.  Il  s'en  est  retourné  dans  sa  province  avec  la  santé 
d'un  athlète.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  votre  ancien  ami  : 
Je  ne  suis  plus  qu'une  ombre  paralytique.  Il  est  triste  de  s'en 
aller  pour  jamais  chacun  de  son  côté,  sans  se  revoir. 

Si  l'envie  vous  prend  de  faire  un  pèlerinage  pour  votre  santé 
et  de  venir  prendre  des  lettres  de  vie  signées  Tronchin,  je  vous 
hébergerai  dans  mon  château  de  Gaillardin-,  aux  Délices,  ou  à 
Monrion  ;  je  vous  voiturerai,  je  vous  crèverai.  Qu'allez-vous  devenir 
à  présent?  Logerez-vous  chez  la  fille^  du  comte  de  Rochester,  ou 
chez  M.  de  La  Popelinière,  ou  chez  les  moines  de  Saint-Victor? 

Envoyez-moi  toujours  Philippe  F*  et  le  bonhomme  Dcrham; 
joignez-y  ce  qu'il  vous  plaira  de  curieux.  Je  ne  sais  actuellement 
quels  livres  vous  demander.  Je  suis  si  malade  que  je  ne  peux  plus 
guère  lire,  et  je  fais  plus  de  cas  d'une  prise  de  rhubarbe  que  de 
l'Éncidc.  Je  ne  crois  pas  même  avoir  la  force  de  lire  les  excom- 
munications de  votre  archevêque,  ni  les  solécismes  de  la  Sorbonne; 
on  dit  qu'elle  a  mis  supplicaturi,  pour  supplicaturos  ;  mais  qu'ils 
soient  ridiculi  ou  ridicidos,  cela  ne  m'importe  guère. 

Mandez-moi  quels  beaux  legs  M'""  de  La  Popelinière  vous  a 
laissés,  et  quelle  belle  nouvelle  action  son  mari  a  faite. 

Si  vous  m'envoyez  une  cargaison  de  livres,  adressez-la  par  la 
diligence  ii  M.  Robert  Tro)}chin,  banquier  à  Lyon.  Adieu,  bonsoir, 
je  n'en  peux  plus.  En  vérité,  il  faudrait  revoir  ses  vieux  amis. 
N'avez-voùs  pas  par  hasard  soixante  ans,  et  moi  soixante-deux  ? 
Allons,  allons. 

1.  Elle  mourut  vers  le  commencement  de  novembre  1756. 

2.  Gaillardin  (supposé  en  Brie)  est  le  lieu  de   la  scène  des  Vacances,  comédie 
de  Dancourt. 

3.  La  comtesse  de  Sandwich. 

4.  Voyez  la  lettre  3247. 

39.  —  Correspondance.  VII.  9 


430  CORRESPONDANGli. 


3259.  —  A   M.   D'ALEMBERT, 

Aux  Délices,  où  nous  voudrions  bien  vous  tenir, 
13  novembre. 

Mon  cher  maître,  je  serai  bientôt  hors  d'état  de  mettre  des 
points  cl  des  virgules  à  votre  grand  trésor  des  connaissances 
iuimaines.  Je  tacherai  pourtant,  avant  de  rejoindre  Yarchimwje 
Yebor^  et  ses  confrères,  de  remplir  la  lâche  que  vous  vouliez  me 
donner. 

Voici  Froid  et  une  petite  queue  à  Français  par  un  a,  Galant  et 
Garant'^;  le  reste  viendra  si  je  suis  en  vie. 

Je  suis  bien  loin  de  penser  qu'il  faille  s'en  tenir  aux  défini- 
tions et  aux  exemples  ;  mais  je  maintiens  qu'il  en  faut  partout,  et 
(jue  c'est  l'essence  de  tout  dictionnaire  utile.  J'ai  vu  par  hasard 
quelques  articles  de  ceux  qui  se  font,  comme  moi,  les  garçons  de 
cette  grande  boutique  :  ce  sont  pour  la  plupart  des  dissertations 
sans  méthode.  On  vient  d'imprimer  dans  un  journal  l'article 
Femme^,  qu'on  tourne  horriblement  en  ridicule.  Je  no  poux  croire 
que  vous  ayez  souffert  un  tel  article  dans  un  ouvrage  si  sérieux  : 
Chloè  presse  du  genou  vn  pctit-mmlre,  et  chiffonne  les  dentelles  d'un 
autre.  Il  semble  que  cet  article  soit  fait  parle  laquais  de  Gil-Blas. 

J'ai  vu  Enthousiasme,  qui  est  meilleur  ;  mais  on  n'a  que  faire 
d'un  si  long  discours  pour  savoir  que  l'enthousiasme  doit  être 
gouverné  par  la  raison.  Le  lecteur  veut  savoir  d'où  vient  ce  mot, 
pourquoi  les  anciens  le  consacrèrent  à  la  divination,  à  la  poésie, 
à  l'éloquence,  au  zèle  de  la  superstition  ;  le  lecteur  veut  des 
exemples  de  ce  transport  secret  de  l'àme  appelé  enthousiasme  ; 
onsuilo  il  est  permis  de  dire  que  la  raison,  qui  préside  à  tout, 
doit  aussi  conduire  ce  transport.  Enfin  je  ne  voudrais  dans  votre 
Dictionnaire  que  vérité  et  méthode.  Je  ne  me  soucie  pas  qu'on  me 
donne  son  avis  particulier  sur  la  comédie,  je  veux  qu'on  m'en 
apprenne  la  naissance  et  les  progrès  chez  chaque  nation  :  voilà  ce 
qui  plaît,  voilà  ce  qui  instruit.  On  ne  lit  point  ces  petites  décla- 
mations dans  lesquelles  un  autour  no  donne  queses  propres  idées, 
qui  no  sont  qu'un  sujet  de  dispute.  C'est  le  malheur  de  presque 
tous  les  littérateurs  d'aujourd'hui.  Pour  moi,  je  tremble  toutes 
les  fois  que  je  vous  présente  un  article.  Il  n'y  en  a  point  qui  ne 

1.  Boyer,  mort  en  1755. 

2.  Voyez  ces  articles  dans  le  Dictionnaire  philosophique. 

3.  Cet  article  est  de  Dcsmahis. 


ANNÉE    47o6.  <3< 

demande  le  précis  d'une  grande  érudition.  Je  suis  sans  livres, 
je  suis  malade,  je  vous  sers  comme  je  peux.  Jetez  au  feu  ce  qui 
vous  déplaira. 

Pendant  la  guerre  des  parlements  et  des  évêquesS  les  gens 
raisonnables  ont  beau  jeu,  et  vous  aurez  le  loisir  de  farcir  VEn- 
cyclopédie  de  vérités  qu'on  n'eût  pas  osé  dire  il  y  a  vingt  ans. 
Quand  les  pédants  se  battent,  les  philosophes  triomphent. 

S'il  est  temps  encore  de  souscrire,  j'enverrai  à  Briasson  l'argent 
qu'il  faut;  je  ne  veux  pas  de  son  livre  -  autrement.  M""  Denis  vous 
fait  les  plus  tendres  compliments  ;  je  vous  en  accable.  Je  suis 
fâché  que  le  philosophe  Duclos  ait  imaginé  que  j'ai  autrefois 
donné  une  préférence  à  un  prêtre  sur  lui;  j'en  étais  bien  loin, 
et  il  s'est  bien  trompé.  Adieu  ;  achevez  le  plus  grand  ouvrage  du 
monde. 

32G0.  —  A  MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTII A  3, 
Aux  Délices,  près  de  Genève,  14  novembre. 

Madame,  j'eus  hier  l'honneur  d'écrire  à  Votre  Altesse  sérénis- 
sime,  par  un  Anglais  nommé  M.  Keat,  qui  se  propose  de  voir, 
en  Allemagne,  ce  qu'il  y  a  de  plus  digne  d'un  être  pensant,  et 
par  conséquent  de  vous  faire  sa  cour.  Mais  ne  sachant  pas  trop 
quand  il  partira,  je  ne  veux  pas  laisser  arriver  l'année  1757 
sans  renouveler  à  Votre  Altesse  sérénissime,  à  monseigneur  le 
duc  et  à  toute  votre  auguste  maison,  les  respectueux  sentiments 
qui  m'attachent  pour  jamais  à  elle.  Je  me  flatte  que  les  princes 
vos  enfants  vous  donneront  toujours  de  plus  en  plus,  madame, 
des  sujets  de  consolation  et  de  joie.  Puisse  la  grande  maîtresse 
des  cœurs  jouir  d'une  santé  qui  tienne  de  l'égalité  de  son  âme  ! 
La  vôtre,  madame,  aura  peut-être  de  quoi  s'exercer  au  milieu 
des  orages  qui  semblent  prêts  à  fondre  de  tous  côtés  dans  le  voi- 
sinage de  ses  États.  Je  me  flatte  qu'elle  n'aura  à  faire  usage  que 
de  son  humanité  et  de  sa  compassion  pour  ses  voisins,  et  que  ses 
propres  États  seront  à  l'abri.  C'est  tout  ce  que  peut  dire  un  soli- 
taire qui  voit  de  loin  toutes  ces  tempêtes.  La  Saxe  paraît  bien  mal- 
heureuse, mais  aussi  la  patrie  que  Votre  Altesse  sérénissime 
gouverne  paraît  jusqu'à  présent  bien  fortunée;  c'est  à  quoi  je 
m'intéresse  le  plus.  Mais  de  quel  prix  peuvent  être  à  vos  yeux  les 
sentiments  d'un  ermite  inutile  ? 

1.  Voyez  tome  XV,  page  376;  et  XVI,  85. 

2.  V Encyclopédie. 

3.  Éditeurs,  Baveux  et  François. 


132  CORRESPONDANCE. 

Il  n'y  a  que  votre  bonté  qui  puisse  leur  en  donner.  Conservez 
cette  bonté,  madame,  à  un  serviteur  attaché  à  Votre  Altesse  séré- 
nissime  avec  le  plus  profond  respect. 

3201.   —  A  M.   LE K AIN. 

Au.\  Délices,  20  novembre  175G. 

Votre  souvenir  m'est  bien  agréable,  mon  cher  monsieur  ;  un 
malade  n'est  pas  trop  exact  à  répondre;  maisje  n'en  suis  pas  moins 
sensible  à  vos  succès,  et  à  ce  qui  vous  regarde.  On  a  dû  porter 
chez  vous,  depuis  longtemps,  l'exemplaire  dont  vous  parlez.  Il  n'y 
a  pas  d'apparence  que  je  puisse  hasarder  encore  de  nouveaux  ou- 
vrages pour  votre  théâtre  :  il  vient  un  temps  où  l'on  ne  doit  songer 
([u'à  la  retraite.  Nous  serions  charmés.  M'"'  Denis  et  moi,  de  vous 
voir  encore  dans  mon  ermitage,  que  vous  trouveriez  assez  embelli. 
11  faudrait  que  monseigneur  de  Villars  vous  engageât  à  faire  un 
voyage  à  Marseille  ;  la  troupe  aurait  grand  besoin  de  vos  leçons, 
et  il  serait  fort  utile  que  les  bous  acteurs  de  Paris  allassent  tous 
les  ans  inspirer  le  bon  goût  en  province.  Nous  vous  faisons  mille 
compliments.  M"*  Denis  et  moi.  V. 

32G2.  —  A  MADAME   LA  COMTESSE   DE   LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  23  novembre. 

Ah  !  madame,  je  ne  compte  pas  sur  les  Russes;  qui  les  payerait? 
Mais  s'ils  veulent  se  payer  par  leurs  mains,  ce  seront  de  chers 
barbares.  Dieu  aide  et  bénisse  Marie-Thérèse  !  Mais  je  vois  contre 
elle,  au  printemps,  cent  cinquante  mille  court-vêtus  de  Prussiens, 
traînant  après  eux  les  Saxons  pour  leur  faire  la  cuisine  ;  je  vois 
les  Hanovriens,  les  Hessois,  et  des  guinées.  Il  fallait  avoir  mieux 
prisses  mesures;  toutefois  j'espère  encore  en  la  Providence.  Le 
dernier  mémoire  de  Salomon,  avec  pièces  justificatives  S  en  im- 
pose beaucoup  ;  il  faut  lui  opposer  des  succès  ;  les  raisons  ne 
donnent  pas  un  pouce  de  terrain.  On  m'a  envoyé  bien  des  pa- 
piers; tous  sont  inutiles.  Vivons  doucement.  Prions  Dieu  pour 
Marie,  vous,  votre  amie,  et  moi.  Si  vous  savez  quelque  chose, 
souvenez-vous  de  rermite  qui  vous  est  attaché  jusqu'au  tombeau. 

1.  C'est  le  comte  de  Ilertzberg,  né  en  1725,  mort  en  1795,  qui  est  auteur  du 
}fémoiie  raisonné  sur  la  conduite  des  cours  de  Vienne  et  de  Saxe,  et  sur  leurs 
desseins  dangereux  contre  le  roi  de  Prusse,  avec  les  pièces  originales  et  justifica- 
tives qui  en  fournissent  les  preuves;  1756,  in-4°. 


ANNÉE    «75.6.  <33 

3263.  —  A  M.   TIIIERIOT. 

Aux  Délices,  28  novembre. 

Je  sais  persuadé,  mon  ancien  ami,  que  vous  ne  serez  pas  privé 
du  petit  legs  que  vous  a  fait  M""^  de  La  Popelinière^  Son  mari, 
qui  en  avait  usé  si  généreusement  avec  elle,  en  usera  de  même 
avec  vous.  Il  aime  à  faire  des  choses  nobles.  Je  compterais  autant 
sur  son  caractère  que  sur  son  billet.  Je  n'ose  vous  prier  d'ajouter 
au  petit  paquet  de  livres  que  vous  m'envoyez  cette  infâme  édi- 
tion de  la  Pucelle  qu'on  dit  faite  par  La  Beaumelle  et  par  d'Arnaud  "-. 
Je  ne  devrais  pas  infecter  mon  cabinet  de  ces  horreurs;  mais  il 
faut  tout  voir.  Je  me  flatte  que  les  honnêtes  gens  ne  m'impute- 
ront pas  de  telles  indignités.  En  vérité,  il  faudrait  faire  un  exemple 
de  ceux  qui  en  imposent  ainsi  au  public,  et  qui  répandent  le  scan- 
dale sous  le  nom  d'autrui. 

On  me  parle  encore  de  je  ne  sais  quels  vers 'qui  courent  contre 
le  roi  de  Prusse.  Ceux  qui  me  soupçonnent  me  connaissent  bien 
mal.  C'est  le  comble  de  la  lâcheté  d'écrire  contre  un  prince  à  qui 
on  a  appartenu. 

Je  vous  fais  mon  compliment  de  quitter  vos  moines \  Il  n'y  a 
que  leur  bibliothèque  de  bonne  ;  et  vous  avez  à  deux  pas  celle 
du  roi,  qui  est  meilleure. 

Mes  respects  à  I\I'"«  de  Sandwich  ;  je  crois  qu'elle  n'est  pas  fâ- 
chée des  humiliations  que  les  whigs  essuient.  La  France  joue  à 
présent  un  beau  rôle  dans  l'Europe.  On  sent  encore  mieux  cette 
gloire  dans  les  pays  étrangers  qu'à  Paris.  On  entend  la  voix  libre 
des  nations  :  elles  parlent  toutes  avec  respect,  jusqu'aux  Anglais 
mêmes;  il  leur  manquait  d'être  humbles. 

Adieu;  la  goutte  et  la  calomnie  me  tracassent.  Je  vous  em- 
brasse. 

3264.  —  A  M.  LE   COMTE   D'ARGENÏAL. 

Aux  Délices,  28  novembre. 

Comment  voulez-vous,  mon  cher  ange,  que  je  fasse  ûçsZuUme 
et  des  chevaleries,  quand  les  calomnies  de  Paris  viennent  me 


1.  Cette  dame  avait  légué  un  diamant  à  Thiei'iot. 

2.  Voltaire  a  reconnu  son  erreur  quant  à  d'Arnaud;  voyez  lettre  3272. 

3.  La  pièce  :  0  Salomon  du  Nor-d. 

4.  Ceux  de  l'abbaye  Saint-Victor. 


134  CORRESPONDANCE. 

glacer  dans  mes  Alpes?  Cette  infâme  édition  que  La  Beaumelle  et 
d'Arnaud  avaient,  dit-on,  faite  de  concert,  n'a  que  trop  de  cours. 
Je  vois  les  personnes  à  qui  je  suis  le  plus  attaché,  attaquées  indi- 
gnement sous  mon  nom.  M""  de  Pompadour  y  est  outragée  d'une 
manière  infâme  :  et  comment  encore  se  justifier  de  ces  horreurs? 
comment  écrire  à  M""  de  Pompadour  une  lettre  qui  ferait  rougir 
et  celui  qui  l'écrirait  et  colle  qui  la  recevrait?  On  i)arle  aussi  de 
yers  sanglants  contre  le  roi  de  Prusse,  que  la  môme  malignité 
m'impute  1.  Je  vous  avoue  que  je  succombe  sous  tant  de  coups 
redoublés.  Le  corps  ne  s'en  porte  pas  mieux,  et  Tcsprit  se  flétrit 
par  la  douleur.  S'il  me  restait  quelque  génie,  pourrais-je  mettre 
ù  travailler  un  temps  qu'il  faut  employer  continuellement  à  dé- 
truire l'imposture?  Je  n'ai  plus  ni  santé,  ni  consolation,  ni  espé- 
rance; et  je  n'éprouve,  au  bout  de  ma  carrière,  que  le  repentir 
d'avoir  consacré  aux  belles-lettres  une  vie  qu'elles  ont  rendue 
malheureuse.  Si  je  m'étais  contenté  de  les  aimer  en  secret,  si 
j'avais  toujours  vécu  avec  vous,  j'aurais  été  heureux;  mais  je  me 
suis  livré  au  public,  et  je  suis  loin  de  vous:  cela  est  horrible. 

f 

3265.   —  A  M.    PIERRE   ROUSSEAU, 

A      LIÈGE. 

Aux  Délices,  28  novembre. 

J'ai  vu  dans  votre  journal  de  novembre,  monsieur,  des  vers 
qu'on  m'attribue;  ils  commencent  ainsi  : 

C'est  par  ces  vers,  enfants  de  mon  loisir, 
Que  j'égayais  les  soucis  du  vieil  âge; 
0  don  du  ciol,  etc.  2. 

Sans  examiner  si  ces  vers  sont  bons  ou  mauvais,  je  peux  vous 
jurer,  monsieur,  que  non-seulement  je  n'en  suis  pas  l'auteur,  mais 
que  je  regarderais  comme  une  démence  bien  condamnable  à 
mon  âge  des  plaisanteries  qui  ont  pu  m'amuser  il  y  a  trente  ans. 
Ceux  qui  achèvent  ainsi  sous  mon  nom  des  ouvrages  si  peu  dé- 
cents sont  assurément  plus  coupables  que  je  ne  le  serais  d'en 
faire  mon  occupation.  Je  ne  me  reconnais  dans  aucune  des  édi- 
tions qui  ont  paru  du  petit  poème  dont  vous  me  parlez.  J'ai  en- 

1.  Voyez  la  lettre  3'2ô(>. 

2.  Ces  vers  sont  répilocrue  de  l'édition  de  1756;  ils  sont  maintenant  placés 
avec  les  variantes  du  \\P  chant. 


ANNÉE    4  756.  435 

core  vu  dans  vos  précédents  journaux  une  prétendue  lettre  de 
moi  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  où  il  est  dit  qu'on  a  perdu 
le  Pinde  :  je  n'ai  jamais  écrit  cette  lettre.  Plus  j'estime  votre 
journal,  qui  ne  me  paraîtrait  que  pour  la  vérité,  et  plus  je  crois 
de  mon  devoir  de  vous  la  faire  connaître. 

Je  reçois  dans  ce  moment  une  lettre  de  M.  de  Caussade,  datée 
de  Liège.  Il  me  parle  d'un  projet  d'ahréger  et  de  rectifier  les 
Mémoires  de  iM""^  de  Mnintenon.  Tout  ce  que  je  peux  répondre,  c'est 
qu'il  n'y  a  dans  ces  Mémoires  que  des  choses  triviales,  entière- 
ment défigurées,  ou  des  anecdotes  entièrement  fausses.  On  peut 
s'en  convaincre  par  les  dates  seules  des  événements.  Ces  sortes 
d'ouvages  excitent  d'ahord  la  curiosité,  et  tombent  ensuite  dans 
un  éternel  oubli. 

Je  fais  mes  compliments  à  M.  de  Caussade,  et  j'ai  l'honneur 
d'être,  etc. 

32G0.   —  A  31.  D'ALEMBERT. 

29  novembre. 

J'envoie,  mon  cher  maître,  au  bureau  qui  instruit  le  genre 
humain.  Gazette,  Généreux,  Genre  de  style.  Gens  de  lettres,  Gloire  et 
Glorieux,  Grand  et  Grandeur,  Goût,  Grâce,  et  Grave'-. 

Je  m'aperçois  toujours  combien  il  est  difficile  d'être  court  et 
plein,  de  discerner  les  nuances,  de  ne  rien  dire  de  trop  et  de 
ne  rien  omettre.  Permettez-moi  de  ne  traiter  ni  Généalogie  ni 
Guerre  littéraire  ;  j'Ai  de  l'aversion  pour  la  vanité  des  généalogies  : 
je  n'en  crois  pas  quatre  d'avérées,  avant  la  fin  du  xiir  siècle, 
et  je  ne  suis  pas  assez  savant  pour  conciher  les  deux  généalogies 
absolument  différentes  de  notre  divin  Sauveur-. 

A  l'égard  des  Guerres  littéraires,  je  crois  que  cet  article,  con- 
sacré au  ridicule,  ferait  peut-être  un  mauvais  effet  à  côté  de 
l'horreur  des  véritables  guerres.  Il  conviendrait  mieux  au  mot 
Littéraire,  sous  le  nom  de  Disputes  littéraires,  car,  en  ce  cas,  le  mot 
guerre  est  impropre,  et  n'est  qu'une  plaisanterie. 

Je  me  suis  pressé  de  vous  envoyer  les  autres  articles,  afin  que 
vous  eussiez  le  temps  de  commander  Généalogie  à  quelqu'un  de 
vos  ouvriers.  On  a  encore  mis  ce  maudit  article  Femme  dans  la 
Gazette  littéraire  de  Genève,  et  on  l'a  tourné  en  ridicule  tant  qu'on 
a  pu.  Au  nom  de  Dieu,  empêchez  vos  garçons  de  faire  ainsi  les 


i.  Voyez  ces  articles  dans  le  Dictionnaire  philosophique. 
2.  Voyez  saint  Mathieu,  cb.  i,  et  saint  Luc,  ch.  m. 


136  CORRESPONDANCE. 

mauvais  plaisants  :  croyez  que  cola  fait  grand  tort  à  l'ouvrage. 
On  se  plaint  généralement  de  la  longueur  des  dissertations;  on 
veut  de  la  méthode,  des  vérités,  des  définitions,  des  exemples. 
On  souhaiterait  que  chaque  article  lïit  traité  comme  ceux  qui 
ont  été  maniés  par  vous  et  par  M.  Diderot. 

Ce  qui  regarde  les  belles-lettres  et  la  morale  est  d'autant  plus 
difficile  à  faire  que  tout  le  monde  en  est  juge,  et  que  les  matières 
paraissent  plus  aisées  ;  c'est  là  surtout  que  la  prolixité  dégoûte 
le  lecteur. 

Voudra-t-on  lire  dans  un  dictionnaire  ce  qu'on  ne  lirait  pas 
dans  une  brochure  détachée?  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  ])our  n'être 
point  long;  mais  je  vous  répète  que  je  crains  toujours  de  faire 
mal,  quand  je  songe  que  c'est  pour  vous  que  je  travaille.  J'ai  tâché 
d'être  vrai;  c'est  là  le  point  principal. 

Je  vous  prie  de  me  renvoyer  Farticle  Histoire,  dont  je  ne  suis 
point  content,  et  que  je  veux  refondre,  puisque  j'en  ai  le  temps. 
Vous  pourriez  me  faire  tenir  ce  paquet  contre-signe  chancelier,  à 
la  première  occasion. 

Vous  ou  M.  Diderot,  vous  ferez  sans  doute  Idée  et  Imafjination  ; 
si  vous  n'y  travaillez  pas,  et  que  la  place  soit  vacante,  je  suis  à 
vos  ordres.  Je  ne  pourrai  guère  travailler  à  beaucoup  d'articles 
d'ici  à  six  ou  sept  mois;  j'ai  une  tâche  un  peu  difTérente  à  rem- 
plir; mais  je  voudrais  employer  le  reste  de  ma  vie  à  être  votre 
garçon  encyclopédiste.  La  calomnie  vient  de  Paris  par  la  poste 
me  persécuter  au  pied  des  Alpes.  J'apprends  quon  a  fait  des  vers 
sanglants  1  contre  le  roi  de  Prusse,  qu'on  a  la  charité  de  m'im- 
puter.  Je  n'ai  pas  sujet  de  me  louer  du  roi  de  Prusse;  mais,  in- 
dépendamment du  respect  que  j'ai  pour  lui,  je  me  respecte  assez 
moi-même  pour  ne  pas  écrire  contre  un  prince  à  qui  j'ai  appar- 
tenu. 

On  dit  que  La  Beaumelle  et  d'Arnaud  ont  fait  imprimer  une 
Pucelle  de  leur  façon,  où  tous  ceux  qui  m'honorent  de  leur  amitié 
sont  outragés;  cela  est  digne  du  siècle.  Il  y  aura  un  bel  article 
de  Siècle  à  fiiire,  mais  je  ne  vivrai  pas  jusque-là.  Je  me  meurs; 
je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  et  autant  que  je  vous  estime. 
M'"'  Denis  vous  en  dit  autant, 

I.  Voyez  la  lettre  S'iôG. 


ANNÉE    1756.  437 

3267.   —  A  M.   PALISSOT. 

30  novembre. 

Votre  lettre,  monsieur,  est  venue  très  à  propos  pour  me  con- 
soler du  départ  de  ftl.  d'Alembert  et  de  M.  Patu.  Ils  ont  passé 
quelques  jours  dans  mon  ermitage,  qui  est  un  peu  plus  agréable 
que  vous  ne  l'avez  vu^  Il  mériterait  le  nom  qu'il  porte  si  j'y 
jouissais  d'un  peu  de  santé.  Pardonnez  à  l'état  où  je  suis,  si  je 
ne  vous  écris  pas  de  ma  main.  Je  dois  sans  doute  à  votre  amitié 
les  bontés  dont  M.  le  ducd'Ayen-  et  M'"'  la  comtesse  de  La  Marck 
veulent  bien  m'honorer;  je  me  flatte  que  vous  voudrez  bien  leur 
présenter  mes  très-humbles  remerciements.  Je  suis  si  sensible 
à  leur  souvenir  que  je  prendrais  la  liberté  de  leur  écrire  si  je 
n'étais  pas  tenu  au  lit  par  mes  soulTrances,  qui  ont  beaucoup  re- 
doublé. Mon  dessein  était  d'accompagner  M.  Patu  jusqu'à  Lyon, 
et  d'y  entendre  M'"  Clairon  sur  le  plus  beau  théâtre  de  France. 
Il  est  triste  pour  la  capitale  qu'elle  n'ait  pas  assez  d'émulation 
pour  imiter  au  moins  la  province.  Adieu,  monsieur;  conservez- 
moi  les  sentiments  d'amitié  que  vous  me  témoignez.  Je  vous  as- 
sure qu'il  me  sont  bien  chers. 

M.  Vernes^  qui  vient  de  m'envoyer  votre  adresse,  que  vous 
ne  m'aviez  pas  donnée,  vous  fait  ses  compliments. 

3268.   —  A  M.   LE   MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  8  décembre. 

Je  vous  souhaite  de  bonnes  et  de  belles  années,  c'est-à-dire 
celles  auxquelles  vous  êtes  accoutumé,  monseigneur;  et  je  m'y 
prends  tout  exprès  un  peu  à  l'avance,  car  vous  allez  être  accablé 
de  lettres  dans  ce  temps-là.  Je  me  trompe  encore,  ou  vous  entrez 
en  exercice  de  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  ou  vous  in- 
stallerez *  M.  le  duc  de  Fronsac,  ce  qui  ne  vous  occupera  pas  moins. 

1.  Au  mois  d'octobre  1755. 

2.  Louis  de  Noailles,  né  à  Versailles  le  21  avril  1713;  connu,  de  1737  à  1766, 
sous  le  titre  de  duc  d'Ayen,  et  ensuite  sous  celui  de  duc  de  Noailles;  nommé  ma- 
réchal de  France  le  30  mars  1777.  La  Correspondance  contient,  à  son  adresse,  une 
lettre  du  30  mars  1777.  —  La  comtesse  de  La  Marck  (Marie-Anne-Françoise  de 
Noailles),  nommée  dans  la  lettre  du  l'"'  décembre  1755,  à  Palissot,  était  une  des 
sœurs  du  ducd'Ayen.  (Cl.) 

3.  Jacob  Vernes,  auquel  est  adressée  la  lettre  3106. 

4.  Louis  XV,  après  l'expédition  de  Minorque,  avait  donné  au  duc  de  Fronsac 


138  COUHESPONDANCE. 

Et  qui  sait  si,  au  printemps,  vous  n'irez  pas  encore  commander 
quelque  armée?  Qui  sait  si  vous  ne  ferez  pas  gagner  des  batailles 
à  l'impératrice?  Vous  n'aviez  pas  déplu  îi  sa  mc're,  vous  seriez  le 
vengeur  de  la  fille.  Les  grenadiers  français  ne  seraient  pas  fAchés' 
de  vous  suivre,  et  d'opposer  leur  impétuosité  aux  pas  mesurés 
des  Prussiens.  Milord  Maréchal',  qui  m'est  venu  voir  dans  mon 
trou  ces  jours  passés,  dit  des  choses  bien  étonnantes.  Il  prétend 
qu'à  la  dernière  bataille  ce  sont  huit  bataillons  seulement  ([ui  ont 
soutenu  tout  l'eflort  de  l'armée  autrichienne.  Je  m'imagine  que 
contre  vous  il  en  aurait  fallu  un  peu  davantage.  Je  voudrais  vous 
y  voir,  tout  paralytique  que  je  suis.  Il  me  semble  que  vous  êtes 
fait  pour  notre  nation,  et  elle  pour  vous. 

Nous  avons  ici  le  frère  d'un  nouveau  secrétaire  d'État  d'An- 
gleterre; il  chante  vos  louanges,  et  non  pas  celles  de  son  pays.  Il 
vient  chez  moi  beaucoup  d'Anglais;  jamais  je  ne  les  ai  vus  si  polis: 
je  pense  qu'ils  vous  en  ont  l'obligation. 

Commandez  des  armées  ou  donnez  des  fêtes  ;  quelque  chose 
que  vous  fassiez,  vous  serez  toujours  le  premier  des  Français  à 
mes  yeux,  et  le  plus  cher  à  mon  cœur,  qui  vous  appartient  avec 
le  plus  profond  respect.  Ma  nièce  partage  mes  sentiments.  J'écris 
rarement  ;  mais  que  voulez-vous  que  dise  un  solitaire,  un  Suisse, 
un  malingre? 

32G9.  —  A  31.   DE   Cil  E>.  E  VI ÈRE  S  2. 

(irand  merci,  mon  cher  confrère,  de  votre  petite  pastorale'. 

Vous  possédez  la  langue  de  Cythère; 
Si  vos  beaux  faits  égalent  voire  voix, 
Vous  êtes  maître  en  l'art  divin  de  plaire. 
En  fait  d'amour,  il  faut  parler  et  faire; 
Ce  dieu  fripon  ressemble  assez  aux  rois: 
Le  bien  servir  n'est  pas  petite  affaire. 
Ilélas  I  il  est  plus  aisé  mille  fois 
De  les  clianlor  (jue  de  les  satisfaire. 


la  survivance  de   la    ihaipo  tic  premier  gentilhomme  de   la  chambre,  charge  à 
raison  de  laipicUe  le  maréchal  de  Uichelieii  fut  de  service,  ou  d'année,  on  1757, 

1.  George  Keith, 

2.  François  de  (;hencviéres,  premier  commis  au  bureau  de  la  g-uerre,  né  le 
22  novembre  1699,  à  la  Rochefoucauld,  mort  le  13  novembre  1779,  a  publié 
Détails  militaires,  17oO-G8,  si\  volumes  in- 12",  et  les  Loisirs  de  M.  de  C",  1761, 
deux  volumes  petit  in-12".  (B.) 

3.  11  avait  envoyé  son  ballet  de  Mysis  et  Glaucé  à  Voltaire. 


ANNÉE    1756.  439 

Il  se  peut  pourtant  que  vous  ayez  autant  de  talents  pour  le  ser- 
vice de  Mysis  *  que  vous  en  avez  pour  faire  de  jolis  vers  :  en  ce  cas, 
je  vous  fais  réparation  d'honneur. 

Si  vous  avez  quelque  nouvelle  intéressante,  je  vous  prie  de  m'en 
faire  part,  quoique  en  prose.  Je  vais  faire  lire  3hjsis  à  M"'"  Denis 
la  paresseuse,  qui  n'écrit  point,  mais  qui  vous  aime  véritable- 
ment. 

3270.   —  DE  M.  D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  13  décembre. 

Vous  avez,  mon  cher  et  illustre  maître,  très-grande  raison  sur  l'article 
Fem/ne^  et  autres;  mais  ces  articles  ne  sont  pas  de  mon  bail  :  ils  n'entrent 
point  dans  la  partie  mathématique,  dont  je  suis  chargé,  et  je  dois  d'ailleurs 
à  mon  collègue  la  justice  de  dire  qu'il  n'est  pas  toujours  le  maître  ni  de 
rejeter  ni  d'élaguer  les  articles  qu'on  lui  présente.  Cependant  le  cri  public 
nous  autorise  à  nous  rendre  sévères,  et  à  passer  dorénavant  par-dessus  toute 
autre  considération  ;  et  je  crois  pouvoir  vous  promettre  que  le  septième 
volume  n^iura  pas  de  pareils  reproches  à  essuyer. 

J'ai  reçu  les  articles  que  vous  m'avez  envoyés,  dont  je  vous  remercie  de 
tout  mon  cœur.  Je  vous  ferai  parvenir  incessament  l'article  ^fs^otre  contre- 
signé. Nos  libraires  vous  prient  de  vouloir  bien  leur  adresser  dorénavant 
vos  paquets  sous  l'enveloppe  de  M.  de  Malesherbes,  afin  de  leur  en  épargner 
le  port,  qui  est  assez  considérable.  Quelqu'un  s'est  chargé  du  mot  Idée. 
Nous  vous  demandons  l'article  Imagiimlion;  qui  peut  mieux  s'en  acquitter 
que  vous?  Vous  pouvez  dire  coamie  M.  Guillaume^  :  Je  le  prouve  par 
?non  drap. 

Le  roi  lient  actuellement  son  lit  de  justice  pour  cette  belle  affaire  du 
parlement  et  du  clergé  ; 

Et  l'Eglise  triomphe  ou  fuit  en  ce  moment  * . 

Tout  Paris  est  dans  l'attente  de  ce  grand  événement,  qui  me  paraît  à 
moi  bien  petit  en  comparaison  des  grandes  affaires  de  l'Europe.  Les  prêtres 
et  les  robins  aux  prises  pour  les  sacrements  vis-à-vis  ^  les  grands  intérêts- 
qui  vont  se  traiter  au  parlement  d'Angleterre,  vis-à-vis  la  guerre  de  Bohême 
et  de  Saxe,  tout  cela  me  paraît  des  coqs  qui  se  battent  vis-à-vis  des  armées 
en  présence. 

Personne  ne  croit  ici  que  les  vers  contre  le  roi  de  Prusse  *^  soient  votre 

i.  Dans  ce  ballet,  l'Amour  est  déguisé  sous  le  nom  de  Mysis. 

2.  Voyez  les  lettres  3'2.')9  et  32C6. 

3.  Dans  l'Avocat  Patelin,  comédie  de  Brueys,  acte  III,  scène  ii. 

4.  liajazet,  acte  I,  scène  ii. 

5.  C'est  par  ironie  que  ce  mot  est  employé  ici;  voyez  tome  V,  page  413. 

6.  Voyez  lettre  32ôt3. 


140  CORRESPONDANCE. 

ouvrage,  excepté  les  gens  qui  ont  absolument  résolu  do  croire  que  ces  vers 
sont  de  vous,  quand  nnôme  ils  seraient  d'eux.  J'ai  vu  aussi  cette  petite  édi- 
tion de  la  J'ucelle ;  on  prétend  qu'elle  est  de  l'auteur*  du  Testament  poli- 
tique d'Albéroni;  mais,  comme  on  sait  que  cet  auteur  est  voire  ennemi,  il 
me  paraît  ((ue  cela  ne  fait  pas  grand  effet.  D'ailleurs  les  exemplaires  en  sont 
fort  rares  ici,  et  cela  mourra,  selon  toutes  les  apparences,  en  naissant.  Je 
vous  exhorte  cependant  là-dessus  au  désaveu  -  le  i)lus  authentique,  et  je 
crois  que  le  meilleur  est  do  donner  enfin  vous-même  une  édition  de  la 
Pucelle  que  vous  puissiez  avouer.  Adieu,  mon  cher  et  illustre  maître;  nous 
vous  demandons  toujours  pour  notre  ouvrage  vos  secours  et  votre  indul- 
gence. 

Mon  collègue  vous  fait  un  million  de  compliments.  Permettez  que 
M""'  Denis  trouve  ici  les  assurances  de  mon  respect.  Vous  recevrez,  au 
commencement  de  l'année  prochaine,  Y  Encyclopédie.  Quelques  circon- 
stances, qui  ont  obligé  à  réimprimer  une  partie  du  troisième  volume,  sont 
cause  que  vous  ne  l'avez  pas  dès  à  présent.  Ilerum  vale,  et  nos  ama. 


3271.  —  A   MADAME  LA  DUCHESSE   DE  SAXE-GOTHA  3. 

Aux  Délices,  14  décembre. 

Madame,  le  jeune  gentilhomme  anglais  nommé  M,  Keat, 
qui  aura  l'honneur  de  rendre  cette  lettre  à  Votre  Altesse  sérénis- 
sinie,  me  fait  crever  de  jalousie.  Ce  n'est  pas  que  son  mérite,  qui 
n'inspire  que  des  sentiments  agréahles,  fasse  naître  en  moi  la 
triste  passion  de  l'envie;  mais  il  a  le  bonheur  de  voir  et  d'en- 
tendre Votre  Altesse  sérénissime.  Ce  bonheur  m'est  refusé;  il  y  a 
là  de  quoi  mourir  de  douleur.  Il  peut  du  moins  rendre  bon  té- 
moignage de  mon  chagrin;  il  peut  dire  si  je  regrette  autre  chose 
dans  le  monde  que  le  séjour  de  Gotha. 

Il  arrivera  peut-être  dans  le  temps  qu'on  donnera  quelque 
bataille,  qu'on  prendra  quelque  ville  dans  le  voisinage  de  vos 
Étals.  Mais  il  verra  dans  la  cour  de  Votre  Altesse  sérénissime  ce 
qu'il  aime  :  la  paix,  la  concorde,  l'union,  la  douceur  d'une  vie 
égale,  espèce  de  félicité  qu'on  trouve  rarement  dans  les  cours, 
félicité  que  vous  donnez,  madame,  et  que  vous  goûtez. 

Puisse  l'année  1757  être  aussi  heureuse  pour  elle  et  pour  toute 
son  auguste  famille  qu'elle  commence  malheureusement  pour  ses 
voisins!  Je  me  mets  à  ses  pieds  pour  cette  année  et  pour  toutes 
celles  de  ma  vie. 


\.  Maubort  de  Gouvost. 

2.  Voyez  les  lettres  327fi  et  33  iO. 

3.  Editeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE    4756.  444 

Je  serai  toujours,  avec  rattachement  le  plus  inviolable  et  le 
plus  profond  respect,  madame,  de  Votre  Altesse  sérénissimc  le 
très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 


3272.   —  A  M.   THIERIOT. 

Le  19  décembre. 

On  m'a  enfin  envoyé  de  Paris  une  de  ces  abominables  éditions 
de  la  Pucelle.  Ceux  qui  m'avaient  mandé,  mon  ancien  ami,  que 
La  Beaumelle  et  d'Arnaud  avaient  fabriqué  cette  œuvre  d'iniquité, 
se  sont  trompés,  du  moins  à  l'égard  de  d'Arnaud.  Il  n'est  pas 
possible  qu'un  homme  qui  sait  faire  des  vers  ait  pu  en  griffonner 
de  si  plats  et  de  si  ridicules.  Je  ne  parle  point  des  horreurs  dont 
cette  rapsodie  est  farcie  :  elles  font  frémir  l'honnêteté  comme  le 
bon  sens  ;  je  ne  sais  rien  de  si  scandaleux  ni  de*  si  punissable. 
On  dit  qu'on  a  découvei't  que  La  Beaumelle  en  était  l'auteur,  et 
qu'on  l'a  transféré  de  la  Bastille  pour  le  mettre  à  Vincennes  dans 
un  cachot;  mais  c'est  un  bruit  populaire  qui  me  paraît  sans  fon- 
dement. Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'un  tel  éditeur  mérite  mieux. 
Voilà  assurément  une  manœuvre  bien  criminelle.  Les  hommes 
sont  trop  méchants.  Heureusement  il  y  a  toujours  d'honnêtes  gens 
parmi  les  monstres,  et  des  gens  dégoût  parmi  les  sots.  Quiconque 
aura  de  l'honneur  et  de  l'esprit  me  plaindra  qu'on  se  soit  servi 
de  mon  nom  pour  débiter  ces  détestables  misères.  Si  vous  savez 
quelque  chose  sur  ce  sujet  aussi  triste  qu'impertinent,  faites-moi 
l'amitié  de  m'en  instruire. 

Mandez-moi  surtout  si  vous  avez  votre  diamants  Je  m'inté- 
resse beaucoup  plus  à  vos  avantages  qu'à  ces  ordures,  dont  je  vous 
parle  avec  autant  de  dégoût  que  d'indignation. 

Je  vous  embrasse  du  meilleur  de  mon  cœur. 

3273.  —  A  M.   LE   MARÉCHAL   DUC   DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  20  décembre. 

Je  suis  honteux,  monseigneur,  d'importuner  mon  héros,  qui 
a  bien  autre  chose  à  faire  qu'à  lire  mes  lettres  ;  mais  je  ne  de- 
mande qu'un  mot  de  réponse  pour  le  fatras  ci-dessous. 

1°  Un  Anglais  vint  chez  moi,  ces  jours  passés,  se  lamenter  du 
sort  de  l'amiral  Byng,  dont  il  est  ami.  Je  lui  dis  que  vous  m'aviez 

1.  Légué  à  Thieriot  par  M'"''  de  La  Popelinière. 


142  CORUIîSPONDANCE. 

fait  l'honneur  de  nie  mander  (jue  ce  marin  n'était  point  dans  son 
tort,  et  qu'il  avait  fait  ce  qu'il  avait  pu.  Il  me  répondit  que  ce  seul 
mot  de  vous  poui'rail  le  jiistifior'  ;  que  aous  aviez  l'ait  la  fortune 
de  Ulakency  par  l'estime  dont  vous  l'avez  puJjliqucmcnt  honoré; 
et  que,  si  je  voulais  transcrire  les  paroles  favorables  que  vous 
m'avez  écrites  pour  r.yn^%  il  les  enverrait  en  Angleterre.  Je  vous 
en  demande  la  permission  ;  je  ne  veux  et  je  ne  dois  rien  faire 
sans  votre  aveu.  Voilà  pour  le  vainqueur  de  Malion. 

2°  Voici  une  autre  requête  pour  le  premier  gentilhomme  de 
la  chambre  :  c'est  qu'il  ait  la  bonté  d'ordonner  qu'on  joue  Rome 
sauvée  à  la  cour  cet  hiver,  sous  sa  dictature.  La  Noue  quitte  à 
Pâques,  et  M.  d'Argental  prétend  que  cette  faveur  de  votre  part 
est  de  la  dernière  importance. 

Ce  tendre  d'Argental  me  mande  qu'il  a  poussé  bien  plus  loin 
ses  sollicitations-;  mais  ce  serait  étrangement  abuser  de  vos  bon- 
tés, qu'il  ne  faut  certainement  pas  hasarder  en  ce  temps-ci. 

J'apprends  que  La  Beaumelle,  avant  de  faire  pénitence,  avait 
apporté  une  édition  de  la  Pucellc,  où  il  a  fourré  un  millier  de 
vers  de  sa  façon  ;  qu'on  la  vend  publiquement,  qu'elle  est  rem- 
plie d'atrocités  contre  les  personnes  les  plus  respectables,  et  que 
c'est  l'ouvrage  le  plus  criminel  qu'on  ait  jamais  fait  en  aucune 
langue.  On  donne  cette  horreur  sous  mon  nom.  Elle  est  si  mala- 
droite qu'il  y  a  dans  l'ouvrage  deux  endroits  assez  piquants  contre 
moi-même.  11  y  a  bien  des  choses  dignes  des  halles,  mais  il  suf- 
fira d'un  dévot  pour  m'attribuer  cette  infamie.  Je  crois  que  c'est 
un  torrent  qu'il  faut  laisser  passer.  La  vérité  perce  à  la  longue, 
mais  il  faut  du  temps  et  de  la  patience.  Vous  en  avez  beaucoup 
de  lire  mes  lettres  au  milieu  de  vos  occupations.  Votre  nouvel 
hôtel,  la  Guienne,  l'année  d'exercice!  vous  ne  devez  pas  avoir  du 
temps  de  reste.  J'en  abuse  ;  je  vous  en  demande  pardon.  J'ose 
attendre  deux  petits  mots.  Je  vous  renouvelle  mon  tendre  res- 
pect, et  M""'  Denis  se  joint  à  moi. 

3274.  —  A   M.    LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  20  décembre. 

Mon  cher  ange,  j'ai  vu  cette  infamie  que  l'on  impute  h  La 
Beaumelle,  et  que  je  n'impute  qu'à  un  diable,  et  à  un  sot  diable. 
11  y  a  deux  endroits  assez  piquants  contre  moi  dans  cette  rapso- 

i.  Voyez  tome  XV,  pap:o3i0. 

2.  Relativement  au  retour  de  Voltaire  à  Paris. 


ANNÉE    17o6.  443 

die  digne  des  halles,  qu'on  a  osé  imprimer  sous  mon  nom.  Je 
n'ai  jamais  vu  d'ailleurs  d'ouvrage  plus  digne  à  la  fois  de  mépris 
et  de  châtiment;  mais  je  crois  à  présent  le  parlement  et  le  puhlic 
occupés  de  soins  plus  pressants  que  celui  de  juger  un  petit 
libelle.  Je  me  console  parla  juste  espérance  que  les  honnêtes 
gens  et  les  gens  de  goût  me  rendront  justice.  Vous  y  contribuez 
plus  que  personne,  vos  amis  vous  secondent  ;  il  serait  bien 
étrange  que  la  vérité  ne  triomphât  pas,  quand  c'est  vous  qui 
l'annoncez. 

Si  cette  aflfreuse  calomnie  a  des  suites,  je  suis  très-sûr  que 
vous  serez  le  premier  à  m'en  instruire.  Je  crois  qu'à  présent  je 
n'ai  rien  à  faire  qu'à  déplorer  tranquillement  la  méchanceté 
des  hommes.  M.  le  duc  de  La  Vallière  m'a  mandé  les  mêmes 
choses  que  vous  ;  il  veut  bien  se  charger  d'assurer  M""=  de  Pom- 
padour  de  mon  attachement  et  de  ma  reconnaissance  pour 
ses  bontés,  et  il  répond  qu'elle  ne  prêtera  point  l'oreille  à  la 
calomnie  ^ 

Ce  n'est  pas  assurément  le  temps  que  M.  le  maréchal  de 
Richelieu  entame  ce  que  votre  amitié  généreuse  lui  a  suggéré, 
et  je  suis  bien  loin  de  lui  laisser  seulement  envisager  que  je 
veuille  mettre  ses  bontés  à  l'épreuve.  Pour  Rome  sauvée  et  les 
autres  pièces,  ce  sont  là  des  choses  qu'on  peut  demander  har- 
diment. Je  n'y  ai  pas  manqué,  et  j'espère  que  vous  vous  joindrez 
à  moi. 

Zulime  ne  sera  plus  Zulinie,  elle  changera  de  nom  sans  chan- 
ger de  caractère.  Le  lieu  de  la  scène  ne  sera  plus  le  même.  Il  y 
aura  quelques  scènes  nouvelles;  et,  comme  les  deux  derniers 
actes  sont  absolument  dilTérents  de  ceux  qui  furent  joués,  la  pièce 
sera  en  effet  toute  neuve.  Le  reste  viendra  quand  il  pourra, 
quand  j'aurai  de  la  santé,  de  la  force,  de  la  tranquillité;  quand 
la  calomnie  ne  viendra  plus  assiéger  mon  ermitage,  désoler  mon 
cœur,  et  éteindre  mon  pauvre  génie.  Je  vous  embrasse  avec 
larmes,  mon  respectable  ami. 

Il  n'est  pas  douteux  que  La  Beaumelle  n'ait  été  l'auteur  et 
l'éditeur,  avec  ses  associés,  de  cet  abominable  ouvrage;  je  le 
reconnais  à  cent  traits.  Voilà  pour  la  seconde  fois  qu'il  fait 
imprimer  mes  propres  ouvrages  farcis   de  tout  ce  que  sa  rage 


1.  Allusion  aux  vers  qui  commencent  ainsi,  dans  les  variantes  du  chant  II  de 
la  Pucelle: 

Telle  plutôt  cette  heureuse  grisette 
Que  la  nature,  etc. 


144  COIUŒSPONDANCE. 

pouvait  lui  dicter.  Il  y  a  des  horreurs  contre  le  roi  même.  Leur 
platitude  ne  les  rend  pas  moins  criminelles.  Ce  libelle  est  un 
crime  de  lèse-majesté,  et  il  se  vend  impunément  dans  Paris. 


3215.  —  A  M.  D'ALEMBERT. 
Aux  Délices,  où  l'on  vous  regrette,  22  décembre. 

Mon  cher  maître,  mon  aimable  philosophe,  vous  me  rassurez 
sur  Tarticlc  Femme;  vous  m'encouragez  à  vous  représenter  en 
général  qu'on  se  plaint  de  la  longueur  des  dissertations  vagues 
et  sans  méthode  que  plusieurs  personnes  vous  fournissent  pour 
se  faire  valoir;  il  faut  songer  à  l'ouvrage,  et  non  à  soi.  Pourquoi 
n'avez-vous  pas  recommandé  une  espèce  de  protocole  ù  ceux  qui 
vous  servent,  étymologies,  définitions,  exemples,  raison,  clarté, 
et  brièveté?  Je  n'ai  vu  qu'une  douzaine  d'articles,  mais  je  n'y  ai 
rien  trouvé  de  tout  cola.  On  vous  seconde  mal  ;  il  y  a  de  mauvais 
soldats  dans  l'armée  d'un  grand  général.  Je  suis  du  nombre; 
mais  j'aime  le  général  de  tout  mon  cœur. 

Si  j'étais  à  Paris,  je  passerais  ma  vie  dans  la  P)ibIiothèque  du 
roi,  pour  mettre  quelques  pierres  à  votre  grand  et  immortel  édi- 
fice. Je  m'y  intéresse  pour  l'honneur  de  ma  patrie,  pour  le  vôtre, 
pour  l'utilité  du  genre  humain.  Si  j'avais  eu  l'honneur  de  voir 
M.  Duclos  quand  il  vous  donna  l'article  Etiquette,  je  l'aurais 
détrompé  de  l'idée  vague  où  l'on  est  que  Charles-Quint  établit 
dans  ses  autres  États  l'étiquette  de  la  maison  de  Bourgogne.  Celles 
de  Vienne  et  de  Madrid  n'y  ont  aucun  rapport.  Mais  surtout,  si 
je  travaillais  à  Paris,  je  ferais  bien  mieux  que  je  ne  fais  ;  je  n'ai 
ici  aucun  livre  nécessaire. 

Les  tracasseries  civiles  de  France  sont  tristes,  mais  les  guerres 
civiles  d'Allemagne  sont  aflreuses.  La  campagne  prochaine  sera 
probablement  bien  sanglante.  Continuez  à  instruire  ce  monde, 
que  tant  de  gens  désolent. 

L'édition  infirme  de  la  Pucelle  m'afflige  ;  mais  la  justice  que 
vous  me  rendez,  ainsi  que  tous  les  gens  d'honneur  et  de  goût, 
me  console. 

M""^  Denis  et  moi,  nous  vous  embrassons  de  tout  notre  cœur. 


ANNÉE    17o6.  145 


3276.  —  A  M.   PIERRE   ROUSSEAU  i. 

Parmi  les  nouvelles  affligeantes  pour  les  bons  citoyens,  clans 
plusieurs  parties  de  l'Europe,  il  y  en  a  de  bien  désagréables  dans 
la  littérature.  On  se  contentait  autrefois  de  critiquer  les  auteurs, 
on  a  fait  succéder  à  cette  critique  permise  un  brigandage  inouï  ; 
on  fait  imprimer  leurs  ouvrages  falsifiés  et  infectés  de  tout  ce 
qu'on  croit  pouvoir  nourrir  la  malignité,  pour  favoriser  le 
débit.  Voici  comme  s'explique,  sur  ce  criminel  abus,  M.  l'abbé 
Trublet,  dans  sa  préface  des  Lettres-  de  feu  M.  de  Lamotte  : 

«  On  donne  de  nouvelles  éditions  des  ouvrages  des  gens 
célèbres,  pour  avoir  occasion  d'y  répandre  les  notes  les  plus 
scandaleuses  et  les  traits  les  plus  satiriques  contre  leurs  auteurs. 
Il  était  réservé  à  notre  siècle  de  voir  pratiquer  dans  les  lettres 
ce  brigandage,  » 

Le  sage  auteur  de  cette  remarque  parlait  ainsi  en  ilbh,  à 
l'occasion  du  Siècle  de  Louis  XIV,  dont  M.  La  Beaumelle  s'avisa  de 
faire  et  de  vendre  une  édition  chargée  de  tout  ce  que  l'ignorance 
a  de  plus  hardi,  et  de  ce  que  l'imposture  a  de  plus  odieux.  La 
même  aventure  se  renouvelle  depuis  cinq  ou  six  mois.  Le  même 
éditeur  a  falsifié  plusieurs  lettres  de  M'"'=  de  Maintenon,  et  en  a 
supposé  quelques-unes  de  M.  le  maréchal  de  Villars,  de  M.  le 
duc  de  Richelieu,  qu'ils  n'ont  jamais  écrites  ;  et  c'est  encore  là 
le  moindre  abus  dont  on  doit  se  plaindre  dans  la  publication 
scandaleuse  des  prétendus  Mémoires  de  M'"«  de  Maintenon. 

Le  comble  de  ces  manœuvres  infâmes  est  une  édition  d'un 
poème  intitulé  la  Pucelle  d'Orléans.  L'éditeur  a  le  front  d'attribuer 
cet  ouvrage  à  l'auteur  de  la  Henriade,  de  Zaïre,  de  Mérope,  û'Ahire, 
du  Siècle  de  Louis  XIV:  et,  tandis  que  nous  attendons  de  lui  une 
Histoire  générale,  et  qu'il  travaille  encore  au  Dictionnaire  encyclo- 
pédique, on  ose  mettre  sur  son  compte  le  poème  le  plus  plat,  le  plus 
bas,  et  le  plus  grossier  qui  puisse  sortir  de  la  presse.  En  voici 
quelques  vers  pris  au  hasard  : 

Louis  s'en  vint  du  fond  des  Pays-Bas 
Pour  cogner  Charle  et  heurter  le  trépas.... 

(  La  Pucelle,  Variantes  du  ch.  IL) 

1.  Les  éditeurs  de  Kehl  ont  donné  cette  lettre  comme  supposée  écrite  de  Paris. 

2.  L'abbé  Trublet  lui-même  dit  que  l'éditeur  des  Lettres  de  M.  de  Lamotte, 
1754,  in-12,  est  l'abbé  Leblanc,  à  qui  est  adi'essée  la  lettre  5G3. 

39.   —   COURESPONDANCE.    VIL  10 


146  CORRESPONDANCli. 

Là,  les  lépreux,  les  femmes  bien  apprises, 
Devaienl  changer  de  robe  et  de  chemises.... 

L'heureux  Villars,  bon  l-'r;mr;iis,  plein  de  cœur, 
Gagna  le  quitte  ou  douijle  avec  Eugène.... 

Pour  les  idiots  ce  fut  une  ironipetle  ; 
Le  drôle  avait  étudié  sa  bote. 
Il  dit  que  Dieu,  roulé  dans  un  buisson, 
A  lui  ciiétif  avait  donné  leçon.... 

(Var.  du  ch.  III.) 

Il  les  pria,  de  la  part  de  madame, 

A  manger  caille,  oie,  et  bœuf  au  gros  lard.... 

(Var.  du  cli.  IV.) 

Sous  le  foyer  d'un  grand  feu  de  charbon, 
La  tètp  hors  d'un  énorme  chaudron..,. 


Pendez,  pendez,  le  vilain  sendjlait  dire  : 
Baiser  soubrette  est  péché  dont  la  loi,  etc.... 

(  Var.  du  cli.  V.  ) 

Agnès  baisait,  Agnès  était  saillie.... 

A  ses  baisers  il  veut  que  l'on  riposte, 
Et  qu'on  l'invite  à  courir  chaque  poste.... 

(Var.  du  ch.  X.) 

Chandos,  suant  et  soufllant  connue  un  bœuf, 
Tàte  du  doigt  si  l'autre  est  une  fille; 
Au  diable  soit,  dit-il,  ma  sotte  aiguille.... 

(Var.  du  ch.  XIII.) 

Lecteur,  ma  Jeanne  aura  son  pucelage 
Jusqu'à  ce  que  les  vierges  du  Seigneur, 
Malgré  leurs  veux,  sachent  garder  le  leur. 

(  Var.  du  ch.  XXI.) 

La  plume  se  refuse  à  trauscrirc  le  tissu  des  sottes  et  abomi- 
nables obscénités  de  cet  ouvrage  de  ténèbres.  Tout  ce  qu'on 
respecte  le  plus  y  est  outragé  autant  que  la  rime,  la  raison,  la 
poésie,  et  la  langue.  On  n'a  jamais  vu  d'écrit  ni  si  plat,  ni  si  cri- 
minel ;  et  c'est  ce  langage  des  balles  qu'on  a  le  front  d'attribuer 
à  l'auteur  de  la  Hcnriadc,  contre  lecpiel  même  on  trouve  dans  le 
l)oëme  deux  ou  trois  traits  parmi  tant  d'autres  qui  attaquent 
grossièrement  les  plus  honnêtes  gens  du  monde.  Ceux  qui, 
trompés  j)ar  le  titre,  ont  acheté  cette  misérable  rapsodie,   ont 


ANNÉE    1756.  447 

conçu  l'indignation  qu'elle  mérite.  Si  une  telle  horreur  parvient 
jusqu'à  vous,  monsieur,  elle  excitera  en  vous  les  mêmes  senti- 
ments, et  vous  n'aurez  pas  de  peine  à  les  inspirer  au  public. 

3277.  —  DE   M.   LE  MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

Ce...'. 

Je  suis  très-touché,  monsieur,  de  l'affaire  de  l'amiral  Byng  :  je  puis  vous 
assurer  que  tout  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  de  lui  est  entièrement  à  son  hon- 
neur. Après  avoir  fait  tout  ce  qu'on  pouvait  raisonnablement  attendre  de 
lui,  il  ne  doit  pas  être  blâmé  pour  avoir  souffert  une  défaite.  Lorsque  deux 
généraux  disputent  pour  la  victoire,  quoiqu'ils  soient  également  gens  d'hon- 
neur, il  faut  nécessairement  que  l'un  des  deux  soit  battu  ;  et  il  n'y  a  contre 
M.  Byng  que  de  l'avoir  été.  Toute  sa  conduite  est  celle  d'un  habile  marin, 
et  digne  d'être  admirée  avec  justice.  La  force  des  deux  flottes  était  au 
moins  la  même  :  les  Anglais  avaient  treize  vaisseaux,  et  nous  douze,  mais 
beaucoup  mieux  équipés  et  plus  nets.  La  fortune,  qui  préside  à  toutes  les 
batailles,  particulièrement  à  celles  qu'on  livre  sur  mer,  nous  a  été  plus  favo- 
rable qu'à  nos  adversaires,  en  faisant  faire  un  plus  grand  effet  à  nos  bou- 
lets dans  leurs  vaisseaux.  Je  suis  convaincu,  et  c'est  le  sentiment  général, 
que  si  les  Anglais  avaient  opiniâtrement  continué  le  combat,  toute  leur 
flotte  aurait  été  détruite.  11  ne  peut  y  avoir  d'acte  plus. insigne  d'injustice 
que  ce  qu'on  entreprend  actuellement  contre  l'amiral  Byng.  Tout  homme 
d'honneur,  tout  officier  des  armées  doit  prendre  un  intérêt  particulier  à  cet 
événement. 

Richelieu. 

3278.  —  A   MADAME   LA  COMTESSE    DE   LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  27  décembre. 

Je  ne  conçois  rien,  madame,  h  l'aventure  de  la  lettre  du  3  no- 
vembre dont  vous  me  faites  l'honneur  de  me  parler  ;  mais  aussi 
je  n'entends  pas  davantage  toutes  les  aventures  de  ce  bas  monde. 
Évêques,  parlements,  Saxons,  Prussiens,  Autrichiens,  Russes, 
tout  cola  me  confond.  Il  y  a  douze  mille  ouvriers  à  Lyon  qui 
mendient  leur  pain,  parce  que  le  roi  de  Prusse  a  dérangé  le 
commerce  de  Leipsick  ;  et  ce  monarque  prétend  que  Leipsick  lui 
a  beaucoup  d'obligation.  La  famine  menace  la  Saxe  et  la  Bohème. 


1.  Cette  lettre  ou  fragment  de  lettre  (voyez  n°  3315)  que  provoqua  celle  de 
Voltaire  à  Richelieu,  du  20  décembre  1756  (voyez  n"  3273),  doit  être  de  la  même 
année,  et  probablement  du  25  ou  26  décembre  1756,  mais  a  pu  ne  parvenir  au.\ 
Délices  que  dans  les  premiers  jours  de  janvier  1757. 


448  CORRESPONDANCE. 

Laissons  les  hommes  fairo  leur  commun  malhour,  et  jouissons 
de  notre  licurcusc  lran(|uillilé,  vous  à  l'île  Jard,  et  moi  aux 
Délices.  Je  ne  me  plains  que  d'être  trop  loin  de  vous.  Ne  croyons 
rien  de  tout  ce  qu'on  nous  dit.  Il  est  vrai  qu'un  misérable  s'est 
avisé  de  faire  une  édition  infâme  d'une  Pucelle;  mais  il  n'est  pas 
vrai  que  je  dusse  retourner  en  France.  Dieu  me  préserve  de 
quitter  la  retraite  charmante  que  je  me  suis  faite,  et  qui  mérite 
son  nom  de  Délices!  Quand  on  s'est  fait  à  notre  âge,  madame, 
une  retraite  agréa])le,  il  faut  en  jouir  ;  c'est  le  parti  sage  que  vous 
avez  pris,  et  dans  lequel  il  faut  persister. 

Permettez-moi  de  présenter  mes  respects  à  monsieur  le  pre- 
mier président  d"AIsace  et  à  M""  de  klinglin,  et  surtout  à  mon- 
sieur votre  fils.  Attendons  patiemment  l'issue  des  troubles  d'Alle- 
magne. Laissons  les  gens  oisifs  écrire  au  nom  du  cardinal  de 
r.iehelieu.  Ce  monde  est  un  orage  ;  sauve  qui  peut. 

M""  Denis  vous  souhaite  des  années  de  santé  et  de  tranquil- 
lité en  nombre  ;  nous  en  faisons  autant  pour  M""'  de  Brumath. 
Nous  n'oublions  pas  Marie'  ;  mais  nous  craignons  que  les  Prus- 
siens ne  troublent  la  maison  archiducale.  Adieu,  madame;  con- 
servez vos  bontés  au  bon  Suisse  V. 

3279.   —  A   M.   D'ALEMBERT. 

28  décembre. 

Je  vous  renvoie  Histoire,  mon  cher  grand  homme  ;  j'ai  bien 
peur  que  cela  ne  soit  trop  long;  c'est  un  sujet  sur  lequel  on  a  de 
la  peine  à  s'empêcher  de  faire  un  livre.  Vous  aurez  incessam- 
ment Imarjinaiion,  qui  sera  plus  court,  plus  philosophique,  et  par 
conséquent  moins  mauvais.  Avez-vous  Idole  et  Idolâtrie?  c'est  un 
sujet  qui  n'a  pas  encore  été  traité  depuis  qu'on  en  parle.  Jamais 
on  na  adoré  les  idoles  ;  jamais  culte  public  n'a  été  institué  pour 
du  bois  et  de  la  pierre  ;  le  peuple  les  a  traitées  comme  il  traite 
nos  saints.  Le  sujet  est  délicat^  mais  il  comporte  de  bien  bonnes 
vérités  qu'on  peut  dire. 

Comment  pouvez-voiis  avoir  du  temps  de  reste,  avec  le  Diction- 
naire de  l'univers  sur  les  bras? 

M""  Df'iiis  et  moi,  nous  vous  souhaitons  la  bonne  année  tout 
simplciiiiiil. 

1.  I/impératrice  Maric-Thcrèse. 

2.  \oyuz  tome  XI\,  page  402,  et,  ci-après,  la  lettre  à  Diderot,  du  26  juin 
ITÔS. 


ANNÉE    1757.  149 


3280.  —  A  MADAME   DU   BOCCAGE. 

Aux  Délices,  route  de  Genève,  30  décembre. 

Comment  faites-vous,  madame,  pour  nous  donner  à  la  fois 
tant  de  plaisir  et  tant  de  jalousie?  Nous  avons  reçu.  M""  Denis  et 
moi,  votre  présent ^  avec  transport;  nous  le  lisons  avec  le  même 
sentiment.  C'est  après  la  lecture  du  second  chant  que  nous  inter- 
rompons notre  plaisir  pour  avoir  celui  de  vous  remercier.  Ce 
second  chant  surtout  nous  parait  un  effort  et  un  chef-d'œuvre  de 
l'art.  Nous  ne  pouvons  différer  un  moment  à  nous  joindre  avec 
tous  ceux  qui  vous  diront  combien  vous  faites  d'honneur  à  un 
art  si  difficile,  à  notre  siècle,  que  vous  enrichissez,  et  à  votre 
sexe,  dont  vous  étiez  déjà  l'ornement.  Que  vous  êtes  heureuse, 
madame!  Tout  le  monde,  sans  doute,  vous  rend  la  môme  justice 
que  nous.  On  ne  falsifie  point,  on  ne  corrompt  point  les  beaux 
ouvrages  dont  vous  gratifiez  le  public,  tandis  que  moi,  chétif,  je 
suis  en  proie  à  des  misérables  qui,  sous  le  nom  d'une  certaine 
Pucelle,  impriment  tout  ce  que  la  grossièreté  a  de  plus  bas,  et  ce 
que  la  méchanceté  a  de  plus  atroce.  Je  me  console  en  vous  lisant, 
madame  ;  et,  permettez-moi  de  le  dire,  en  comptant  sur  votre 
justice  et  votre  amitié.  Vous  la  devez,  madame,  à  un  homme  qui 
sent  aussi  vivement  que  moi  tout  ce  que  vous  valez,  qui  s'inté- 
resse à  votre  gloire,  et  qui  vous  sera  toujours  attaché  luaigré 
l'éloignement. 

M""^  Denis  vous  dit  les  mêmes  choses  que  moi  ;  nous  vous 
remercions  mille  fois.  Nous  allons  reprendre  notre  lecture  ;  nous 
vous  aimons,  nous  vous  admirons.  Comment  vous  dire  que  je 
suis  comme  un  autre,  madame,  avec  respect,  etc. 

3281.  —  A   M.   LE   CONSEILLER   TRONCHIN^. 

2  janvier  1757. 

Voici,  mon  cher  ami,  la  lettre  que  je  reçois  de  M.  le  maréchal 
de  Richeheu;  il  m'exhorte  à  la  montrer,  k  en  faire  usage.  Elle  lui 
fera  honneur  et  pourra  servir  à  l'amiral  Byng.  Votre  ancien  ami 
de  coUége,  notre  Esculape,  craint  que  cette  lettre  venant  d'un 


1.  La  Colombiade,  ou  la  Foi  portée  au  nouveau  monde,  poëme  épique  en  dix 
chants;  1756,  in-8°. 

2.  Éditeurs,  de  Cavrol  et  François. 


■150  CORRESPONDANCE. 

Français  no  fasse  plus  do  tort  que  de  bien  à  l'amiral  ;  je  ne  pense 
pas  ainsi.  Je  suis  persuadé  qu'un  pareil  témoignage  ne  peut 
nuire  et  peut  boaucoup  servir.  Voyez  comment  vous  pourrez 
l'envoyer  en  Angleterre;  voyez  s'il  est  à  propos  de  l'insérer  dans 
la  Gazette  d'Amsterdam.  Il  s'agit  de  sauver  un  innocent,  un 
infortuné.  Votre  maxime  est  :  Homo  sum;  humani  nihil  a  me  alie- 
nvm  puto. 

3282.  —   A   l/AMIllAL   BVNG'. 

1707. 

Monsieur,  quoique  je  vous  sois  presque  inconnu,  je  pense 
qu'il  est  de  mon  devoir  de  vous  envoyer  une  copie  de  la  lettre 
<|ue  je  viens  de  recevoir  de  M.  le  marécbal  de  Richelieu  ;  l'hon- 
neur, riiumanité,  l'équité,  m'ordonnent  de  la  faire  passer  entre 
vos  mains.  Ce  témoignage  si  noble  et  si  inattendu  de  l'un  des 
plus  sincères  et  des  plus  généreux  de  mes  compatriotes  me  fait 
présumer  que  vos  juges  vous  rendront  la  même  justice. 

Je  suis  avec  respect. 

Voltaire. 


3283.    —  A   M.    LE   MARKCIIAL   DUC  DE   RICHELIEU. 
Aux  DiJlices,  pivs  de.  Genève,  3  janvier  I7.j7. 

L'humanité  et  moi,  nous  vous  remercions  de  votre  lettre.  J'en 
ai  donné  copie  selon  vos  ordres,  monseigneur.  Si  elle  ne  fait  pas 
beaucoup  de  bien  à  l'amiral  IJyng,  elle  vous  fera  au  moins  beau- 
coup d'honneur  ;  mais  je  ne  doute  pas  qu'un  témoignage  comme 
le  vôtre  ne  soit  d'un  très-grand  poids.  Vous  avez  contribué  à  faire 
13lakeney  pair  d'Angleterre;  vous  sauverez  l'honneur  et  la  vie  à 
l'amiral  Byng. 

Le  Mémoire  de  l'envoyé  de  Saxe,  présenté  aux  États-(iénéraux, 
et  qui  est  une  réponse  au  Mémoire  justificatif  du  roi  de  Prusse,  fait 
partout  la  plus  vive  impression.  Je  n'ai  guère  vu  de  pièce  plus 
forte  et  mieux  écrite.  Si  les  raisons  décidaient  du  sort  des  États, 
le  roi  de  Pologne  serait  vengé;  mais  ce  sont  les  fusils  et  la  marche 
redoublée  qui  jugent  les  causes  des  souverains  et  des  nations. 

Les  Prussiens  ont  quitté  Leipsick  ;  ils  sont  en  Lusace,  où  l'on 


1.  Cette  lettre  est  probablement  du  môme  jour  que  celle  qui  suit.  Voltaire 
envoyait  à  Byng  copie  de  la  lettre  3J77. 


ANNEE    17  57.  -151 

se  bat  au  milieu  des  neiges.  On  me  mande  de  Vienne  qu'on  y  a 
une  crainte  de  ces  Prussiois ,  très-indécente.  Je  voudrais  vous  voir 
conduire  contre  eux  gaiement  des  Français  de  bonne  volonté, 
et  voir  ce  que  peut  sous  vos  ordres  la  furia  francese  contre 
le  pas  de  mesure  et  la  grave  discipline;  mais  je  craindrais  que 
quelque  balle  vandale  n'allât  déranger  l'estomac  du  plus  aimable 
homme  de  l'Europe. 

Je  vous  écris,  monseigneur,  dès  que  j'ai  quelque  chose  à  vous 
mander.  Alors  mon  cœur  et  ma  plume  vont  vite.  Mais  quand  je  ne 
vois  que  mes  arbres  et  mes  paperasses,  que  voulez-vous  que  le 
Suisse  vous  mande?  Mes  paroles  oiseuses  auraient-elles  beau  jeu  au 
milieu  de  toutes  vos  occupations,  de  tous  vos  devoirs,  des  tracas- 
series parlementaires  et  épiscopales,  et  delà  crise  de  l'Europe? 
Vous  voilà-t-il  pas  bien  amusé,  quand  je  vous  souhaiterai  cin- 
quante années  heureuses,  quand  je  vous  dirai  que  la  Suissesse 
Denis  et  le  Suisse  Voltaire  vous  adorent?  Vous  avez  bien  affaire 
de  nos  sornettes!  Conservez-moi  vos  bontés,  et  agréez  mon  très- 
tendre  respect. 

3284.  —  A  MADAME   LA  DUCHESSE   DE  SAXE-GOTHA'. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  4  janvier. 

Madame,  Votre  Altesse  sérénissime  a  peut-être  reçu,  ou  du 
moins  recevra  bientôt,  un  Essai  sur  l'Histoire  générale,  depuis  Char- 
lemagne  jusqu'à  nos  jours.  Je  mets  k  ses  pieds  le  premier  exem- 
plaire. Il  n'a  pas  une  belle  couverture,  mais  j'aurais  attendu  trop 
longtemps  à  vous  rendre  mon  hommage.  Il  se  passe  actuelle- 
ment, madame,  des  choses  qui  nous  paraissent  bien  étonnantes, 
bien  funestes  ;  mais  si  on  lit  les  événements  des  autres  siècles, 
on  y  voit  encore  de  plus  grandes  calamités.  Tous  les  temps  ont 
été  marqués  par  des  malheurs  publics.  L'ambition  a  toujours 
bouleversé  la  terre,  et  deux  ou  trois  personnes  ont  toujours  fait 
le  malheur  de  deux  ou  trois  cent  mille. 

La  relation  dont  Votre  Altesse  sérénissime  daigne  me  parler 
dans  sa  dernière  lettre  n'était  point  dans  son  paquet;  mais  je 
présume  que  c'est  la  même  qui  se  vend  publiquement  dans  notre 
Suisse.  Toutes  les  pièces  de  ce  grand  procès  s'impriment  ici  ; 
mais  qui  jugera  ce  procès?  La  fortune  probablement.  Cette  fortune 
dépend  beaucoup  des  baïonnettes  et  de  la  discipline  militaire. 
On  disait  que  les  Prussiens  s'emparaient  d'Erfurt  :  ce  bruit  se 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


1o2  CORRESPONDANXE. 

trouve  faux  ;  mais  ce  qui  est  vrai,  c'est  que  Erfurt  devait  appar- 
tenir à  votre  auj,'iiste  uiaison. 

Je  ne  lais  point  de  réflexions,  je  fais  des  vœux,  et  tous  mes 
vœux  sont  pour  le  bonheur  d'une  princesse  dont  je  regrette  la 
présence  tous  les  jours  de  ma  vie,  dont  les  éloges  sont  sans  cesse 
dans  la  bouche  de  tous  ceux  qui  ont  approché  d'elle,  et  dont 
mon  ca'ur  sera  toujours  le  sujet.  Ah!  si  je  pouvais  quitter  une 
famille  qui  a  tout  quitté  pour  moi,  je  sais  bien  où  j'irais  porter 
mon  profond  respect. 

3285.  —  DE    M.    LE   COMTE    U'ARGKNSONi. 

G  janvier,  à  ^'cr?ailles. 

Hier  au  soir,  sur  les  six  heures  un  quart,  le  roi  quitte  monsieur  le  dau- 
phin et  madame  la  dauphine  pour  monter  en  carrosse  et  se  rendre  h  Trianon. 
Au  momenl  qu'il  met  un  pied  sur  le  marchepied  et  qu'il  se  retourne  un  peu 
de  côté,  en  disant  :  «  Un  tel  est-il  là?  »  un  homme  de  cinq  pieds  six  pouces 
pousse  un  des  cent-suisses,  s'avance,  et  par  derrière  donne  un  grand  coup 
d'un  instrument  pointu  au  roi.  Le  roi  se  retourne  :  «  Voilà  un  homme  qui 
vient  de  me  donner  un  furieux  coup  de  poing.  »  11  porte  alors  la  main  sur 
la  partie,  et  la  voit  tout  humide  de  sang.  «  Je  suis  blessé,  dit-il.  Voilà  le 
coquin  qui  a  fait  le  coup:  qu'on  l'arrête;  mais  qu'on  ne  lui  fasse  cependant 
point  de  mal.  »  En  disant  ces  mots,  il  se  rend  dans  sa  chambre  sans  être 
soutenu,  avec  sang-froid  et  tranquillité,  pour  savoir  ce  que  c'était  que  cette 
blessure. 

Sur  les  discours  du  roi,  M.  de  Verzeil,  exempt  des  gardes  du  corps, 
l'arrête  et  lui  dit  ;  »  C'est  toi,  misérable,  qui  viens  de  blesser  le  roi?  — 
Oui,  répond-il,  c'est  moi-même.  »  On  le  fouille,  on  lui  trouve  dans  la  poche 
un  méchant  morceau  de  bois,  armé  d'une  pointe  de  fer,  en  forme  de  canif, 
de  la  longueur  d'un  pouce  et  demi,  large  do  deux  lignes,  trente  louis  dans 
la  poche,  une  Bible,  pas  un  seul  papier.  Il  était  vêtu  d'un  méchant  habit  gris» 
veste  rouge,  culotte  de  panne,  et  avait  le  chapeau  sur  la  tête.  On  a  mis 
l'homme  nu  comme  la  main  sans  trouver  sur  lui  d'autre  renseignement.  On 
a  songé  à  lui  attacher  les  mains;  dès  qu'il  a  aperçu  ce  dessein  :  «  11  ne  faut 
pas  de  force,  dit-il;  tenez,  les  voilà,  »  en  les  croisant  derrière  son  dos.  On 
l'a  mené  en  prison,  les  fers  aux  pieds  et  aux  mains. 

Monsieur  le  garde  des  sceaux  et  monsieur  le  chancelier  sont  venus  l'in- 
terroger. Us  lui  ont  demandé  les  raisons  de  son  assassinat.  Il  a  répondu  que 
c'était  son  affaire,  mais  qu'il  n'y  aurait  pas  songé  si  on  eût  pendu  quatre  ou 
cinq  évêques  (lui  le  méritaient.  On  lui  a  demandé  si  son  arme  était  empoi- 
sonnée ;  il  a  répondu  qu'il  n'y  avait  pas  pensé  seulement,  et  cela  sur  son 
àtne.  Il  avait  dans  sa  poche  un  Nouveau  Testament  in-12,  d'une  jolie  édi- 

1.  Kilitciirs,  Bavoux  ot  François. 


ANNÉE    1757.  153 

tion;  on  lui  a  demandé  ce  qu'il  en  faisait;  il  a  répondu  qu'il  y  était  fort 
attaché.  On  lui  a  demandé  s'il  était  seul;  il  a  répondu  que  non,  qu'il  avait 
plusieurs  complices,  et  que  monsieur  le  dauphin  aurait  son  tour.  On  l'a 
menacé;  il  a  répondu  qu'on  pouvait  le  tenailler,  qu'il  ne  nommerait  per- 
sonne, et  qu'il  rapporterait  tout  à  la  gloire  de  Dieu  et  mourrait  martyr. 

On  lui  a  dit  pourquoi  il  n'avait  pas  pris  une  arme  plus  forte;  il  a  répondu 
qu'il  n'était  pas  encore  préparé,  et  qu'il  avait  compté  de  faire  son  coup  le 
jour  des  Rois;  qu'il  le  préméditait  depuis  huit  jours,  sans  avoir  eu  une  occa- 
sion favorable;  qu'il  était  resté  dans  la  cour  et  dans  le  froid  terrible  qui 
a  gelé  la  Seine,  depuis  quatre  heures  jusqu'à  six,  à  attendre  le  roi.  La  main 
ne  lui  a  point  tremblé;  cependant  le  roi  n'a  été  blessé  que  légèrement, 
entre  la  troisième  et  quatrième  cote  ;  l'instrument  s'est  arrêté  sur  la  côte, 
et  n'a  pu  aller  plus  loin.  Le  roi  avait  d'ailleurs  une  camisole  de  flanelle  sur 
la  peau,  une  chemise,  une  autre  camisole,  veste  juste-au-corps,  et  un  volant 
de  velours  noir.  Le  fer  a  encore  porté  sur  le?  coutures,  qui  ont  émoussé  la 
pointe  du  canif,  et  la  graisse  du  roi  lui  a  été  utile.  Somme  totale,  la  plaie 
sondée  et  examinée  est  sans  le  moindre  danger  actuel  :  point  de  fièvre, 
beaucoup  de  courage  et  de  discours  admirables.  Je  l'ai  vu  ce  matin  dans 
son  lit.  Toute  la  France  est  à  Versailles.  Le  roi  s'est  confessé  avec  beaucoup 
de  zèle.  On  lui  a  demandé  ce  qu'il  voulait  qu'on  fît  du  scélérat.  «  Deman- 
dez-le, dit-il,  à  mon  lieutenant,  en  montrant  monsieur  le  dauphin;  car  pour 
moi  je  lui  pardonne  de  tout  mon  cœur.  »  Le  roi  n'a  jamais  été  plus  digne 
d'amour  que  dans  cette  circonstance.  11  sera  guéri  après-demain  ;  il  dort  et 
est  au  mieux. 

Le  scélérat  régicide  n'e^t  point  encore  connu.  Il  se  dit  d'Artois;  il  se 
nomme  Damions,  et  aujourd'hui  il  a  dit  qu'il  se  nomme  Lefeure.  Il  a  an- 
noncé d'avance  que  les  tortures  ne  lui  feraient  rien  avouer.  Il  a  pris  mon- 
sieur le  garde  des  sceaux  pour  monsieur  le  chancelier,  et  lui  a  demandé 
pourquoi  il  avait  quitté  sa  compagnie.  Il  a  déclaré  être  de  la  religion  catho- 
lique, apostolique  et  romaine.  On  lui  a  bridé  les  pieds  par  essai;  il  n'a  rien 
avoué.  On  a  changé  de  méthode;  on  s'y  prend  avec  douceur.  On  espère 
savoir  bientôt  qui  il  est.  Il  a  dit  avoir  trente-cinq  ans.  Personne  ne  le  voit  ; 
il  est  dans  la  geôle  de  Versailles,  ayant  vingt  gardes  du  corps  dedans,  et 
cinquante  fusiliers  des  gardes  françaises  et  suisses  dehors. 

Le  parlement  a  demandé  au  roi  la  permission  de  s'assembler  aux  condi- 
tions qu'il  lui  plairait,  pour  venger  cet  assassinat.  On  rapporte  là-dessus  des 
choses  admirables.  Il  paraît  que  cet  assassin  est  un  fanatique  furieux,  qui 
se  persuade  mériter  le  ciel  par  cette  action. 

3286.  —  A  M.   PIERRE   ROUSSEAU  i. 

A  Lausanne,  7  janvier. 

J'ai  reçu,  monsieur,  la  lettre  non  datée  que  tous  avez  hien 
voulu  m'écrire  :  je  présume  que  vous  êtes  à  Liège,  puisque  c'est 

I.  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  manuscrit  lloS^. 


154  CORRESPONDANCE. 

à  Liège  que  s'imprime  le  Journal  cncyclojjcdique  auquel  vous 
m'apprenez  que  vous  travaillez.  M.  Durant,  qui  ma  fait  aussi 
l'honneur  de  m'écrirc  quelquefois,  et  qui  est,  je  pense,  votre  as- 
socié, a  toujours  daté  de  celte  ville.  Je  me  croirais  très-heureux, 
monsieur,  de  vous  pouvoir  être  de  quelque  utilité,  à  l'un  et  à 
l'autre.  Il  m'a  paru  qu'il  y  avait  dans  ce  journal  heaucoup  d'ar- 
ticles bien  faits  et  intéressants.  J'ai  lieu  de  croire  qu'ils  sont  de 
vous  deux.  C'est  le  seul  journal  qui  me  parvienne  :  je  suis  très- 
peu  au  fait  de  la  littérature  moderne  dans  mes  deux  retraites  de 
Lausanne  et  du  voisinage  de  (ienève,  mais  s'il  se  trouve  quelque 
occasion  de  vous  marquer,  monsieur,  combien  je  suis  sensible 
à  votre  politesse,  je  la  saisirai  avec  empressement.  Les  maladies 
dont  je  suis  accablé  ne  me  permettent  pas  les  longues  lettres, 
mais  elles  ne  dérobent  rien  aux  sentiments  avec  lesquels  j'ai 
l'honneur  d'être,  monsieur,  etc. 

3287.  —  DE   CHARLES-THÉODORE, 

ÉLECTEIR     PALATIN. 

Manlicim,  ce  l'2  janvier. 

Je  VOUS  suis  très-obligé,  monsieur,  de  VEssai  sur  l'Histoire  générale 
que  vous  m'avez  envoyé.  Je  le  lirai  avec  toute  l'attention  que  vos  ouvrages 
méritent  à  si  juste  titre.  On  ne  peut  s'instruire  plus  solidement  et  plus 
agréablement  que  par  des  faits  historiques  choisis  et  traités  par  un  génie 
tel  que  le  vôtre. 

Vous  avez  bien  raison  de  dire  que  les  siècles  passés  n'ont  pas  produit 
d'événements  plus  singuliers  que  ceux  que  nous  voyons  sous  nos  yeux.  Ce 
siècle  poli,  qui  devait  môme  passer  pour  un  siècle  d'or,  à  peine  est-il 
au-delà  de  sa  moitié  qu'il  est  souillé  par  l'assassinat  d'un  grand  roi.  Il  me 
parait  que  notre  siècle  ressemble  assez  à  ces  sirènes  dont  une  moitié  était 
une  belle  nymphe,  et  l'autre  une  atTreuse  queue  de  poisson.  Ce  serait  pour 
moi  une  vraie  satisfaction  de  pouvoir  m'entretenir  avec  vous  sur  de  pareilles 
matières,  et  j'espère  même  que,  votre  santé  vous  le  permettant,  les  senti- 
ments que  vous  voulez  bien  avoir  pour  moi  me  procureront  bientôt  ce  plai- 
sir. Si  en  tous  cas  vous  en  êtes  empêché,  faites-moi  le  plaisir  de  me  confier 
vos  idées  sur  la  situation  présente  de  l'Europe.  Vous  pouvez  m'écrire  en 
toute  liberté;  vous  êtes  dans  un  pays  libre,  et  je  suis  aussi  discret  et  aussi 
honnête  homme  qu'aucun  de  vos  républicains. 

Je  vous  prie  d'ôtrc  persuadé  de  l'estime  toute  particulière  avec  laquelle 
Je  suis,  etc. 

C  n A  H  L  E  s  -T  H  i;  G  u 0  u  E ,  électeur. 


ANNÉE    1757.  135 

3288.  —  A   M.    THIERIOT. 

A  Monrion,  13  janvier. 

Eh  bien  !  vous  courez  donc  de  belle  eu  belle,  et  vous  prétendez 
qu'on  ne  meurt  que  de  cliagriu?  ajoutez-y,  je  vous  prie,  les  indi- 
gestions. 

Il  n'a  pas  tenu  à  Robert-François  Damiens  que  le  descendant 
de  Henri  IV  ne  mourût  comme  ce  héros.  J'apprends  dans  le 
moment,  et  assez  tard,  cette  abominable  nouvelle.  Je  ne  pouvais 
la  croire;  on  me  la  confirme  :  elle  glace  le  sang;  on  ne  sait  où 
Ton  en  est.  Quoi,  dans  ce  siècle!  quoi,  dans  ce  temps  éclairé! 
quoi,  au  milieu  d'une  nation  si  polie,  si  douce,  si  légère,  un 
Ravaillac  nouveau!  Voilà  donc  ce  que  produiront  toujours  des 
querelles  de  prêtres!  Les  temps  éclairés  n'influeront  que  sur  un 
petit  nombre  d'honnêtes  gens;  le  vulgaire  sera  toujours  fana- 
tique. Ce  sont  donc  là  les  abominables  effets  de  la  bulle  L'nige- 
nitus,  et  des  graves  impertinences  de  Quesnel,  et  de  l'insolence 
de  Le  Tellier  ! 

Je  n'avais  cru  les  jansénistes  et  les  molinistes  que  ridicules, 
et  les  voilà  sanguinaires,  les  voilà  parricides! 

Je  vous  supplie,  mon  ancien  ami,  de  me  mander  ce  que  vous 
saurez  de  cet  incroyable  attentat,  si  votre  main  ne  tremble  pas. 
Écrivez-moi  par  Pontarlier  :  les  lettres  arrivent  deux  jours  plus 
tôt  par  cette  voie.  A  Monrion,  par  Pontarlier,  s'il  vous  plaît.  C'est 
là  que  je  passe  mon  hiver  dans  des  souffrances  assez  grandes, 
en  attendant  que  votre  conversation  les  adoucisse  dans  ma  petite 
retraite  des  Délices,  auprès  de  Genève. 

J"ai  cette  indigne  édition  de  la  Pucelle.  Je  me  flatte  qu'on  n'en 
parle  plus.  Nous  sommes  dans  le  temps  de  tous  les  crimes. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

3289.   —  A  M.   VERNES, 

A     GENÈVE. 

A  Mom-ion,  13  janvier. 

C'est  une  chose  bien  honorable  pour  Genève,  mon  cher  et 
aimable  ministre,  qu'on  imprime  dans  cette  ville  que  Servet 
était  un  sot,  et  Calvin  un  barbare  ^  ;  vous  n'êtes  point  calvinistes, 

1.  Essai  sur  V Histoire  générale. 


156  CORRESPONDANCE. 

VOUS  êtes  hommes.  En  Franco,  on  est  fou  ;  et  vous  voyez  qu'il  y 
a  des  fous  furieux  *.  Ravaillac  a  laissé  des  bâtards  :  j'ai  bien  peur 
que  celui-ci  ne  soit  un  prêtre  janséniste.  Les  jésuites  ont  à  se 
plaindre  qu'il  ait  été  sur  leur  marché. 

Je  ne  sais  encore  aucun  détail  de  cette  horrible  aventure.  Si 
vous  apprenez  quehfuc  chose  dans  votre  ville,  où  l'on  apprend 
tout,  faites-en  part  aux  solitaires  de  Monrion.  Je  suis  bien  fâché 
que  vous  ne  soyez  venu  dans  cet  ermitage  que  quand  je  n'y  étais 
])as.  M""  Denis  et  moi,  nous  vous  faisons  les  plus  sincères  et  les 
plus  tendres  compliments. 

3290.  —  A  M.   LE    CONSEILLER   TRONCHIN^. 

Monrion,  lo  janvier. 

Je  suis  bien  sensible,  mon  très-cher  ami,  à  votre  intention  et 
cl  celle  de  notre  Esculape. 

Il  n'y  a  qu'à  lever  les  épaules  de  pitié  quand  un  dévot  croit 
assassiner  un  roi  avec  un  canif  à  tailler  des  plumes;  mais  il  faut 
frémir  d'horreur  quand  on  voit  cet  exécrable  fou  animé  de 
l'esprit  dos  convulsionnaires  de  Saint-Médard,  qui  a  passé  dans 
sa  machine  atrabilaire.  C'est  un  chien  qui  a  pris  la  rage  de 
quelques  autres  chiens,  sans  le  savoir.  Il  faudra  ajouter  trois  ou 
quatre  lignes  au  chapitre  du  jansénisme.  Si  on  avait  songé  h 
rendre  les  jansénistes  et  les  molinistes  aussi  ridicules  qu'ils  le 
sont  en  effet,  Pierre  Damiens,  petit  bâtard  de  Ravaillac,  ne  se 
serait  pas  servi  de  son  canif. 

Le  ministère  a  eu  la  bonté  de  m'envoyer  les  bulletins,  et 
M.  d'Argenson  m'a  écrit  de  sa  main^  mais  je  crains  les  bigots. 

On  me  mande  de  Vienne  que  l'impératrice  aura  en  Bohême 
cent  soixante  mille  hommes,  que  les  Russes  viennent  au  nombre 
de  cent  mille.  On  attend  les  Francs.  Jamais  l'empire  romain  n'a 
mis  tant  de  monde  en  campagne;  et  il  s'agit  d'une  chétive  pro- 
vince que  l'empire  romain  ignorait,  et  un  marquis  de  Brande- 
bourg a  une  plus  grande  armée  que  Scipion,  Pompée  et  César  ! 

P.  S.  Vous  ne  me  mandez  rien  du  fanatisme  des  Pharisiens 
et  des  Parisiens;  il  y  a  pourtant  eu  des  placards;  on  a  arrêté 
beaucoup  de  monde.  On  a  mené  à  la  Conciergerie  quatre  cha- 
riots couverts,  remplis  d'assassins,  de  cuistres,  de  témoins  vrais 
ou  faux. 

1.  On  venait  d'apprendre  l'attentat  de  Damiens. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Voyez  la  lettre  3285. 


ANNÉE    1757.  157 


3291.   —  A  3IADAME   LA  MARGRAVE  DE   BAIREUTH  i. 

A  Monrion,  janvier  (1757). 

Madame,  souffrez  que  je  vous  réitère  mes  vœux  pour  la  santé 
de  Votre  Altesse  royale,  et  que  je  la  remercie  de  ce  qu'elle  a  bien 
voulu  m'assurer,  par  M.  le  marquis  d'Adhémar,  de  la  continua- 
tion de  ses  bontés.  Je  prends  la  liberté  de  lui  envoyer  des  nou- 
velles de  Paris  qui  pourront  lui  paraître  extraordinaires,  et  qui 
exerceront  sa  philosophie. 

J'ignore  si  Votre  Altesse  royale  a  reçu  les  exemplaires  de 
rhistoire  que  je  mets  à  ses  pieds.  Je  me  flatte  que  le  roi  son 
frère  continuera  à  fournir  les  plus  beaux  monuments  de  l'histoire 
moderne.  Mais  c'est  à  César  qu'il  appartient  d'écrire  ses  Com- 
mentaires. 

Je  suis  encore  persuadé  qu'il  se  souviendra  qu'il  m'a  tiré  de 
ma  patrie;  que  je  quittai  pour  lui  mon  roi,  mon  pays,  mes 
charges,  mes  pensions,  ma  famille. 

Je  prendrais  la  liberté  de  le  supplier  de  m'envoyer  des  graines 
de  ses  melons,  et  je  demanderais  la  protection  de  Votre  Altesse 
royale  s'il  était  à  Berlin. 

Mais  il  a  autre  chose  à  faire  qu'à  honorer  de  ses  melons  mes 
potagers. 

Que  Votre  Altesse  royale  et  monseigneur  daignent  toujours 
agréer  le  profond  respect  et  les  prières  de 

Frère  Voltaire. 

3292.  —   A  M.  DE   CIDEVILLE. 

A  MonrioD,  le  16  janvier. 

-  Nous  vous  sommes  très-obligés,  monsieur,  de  nous  avoir  rassurés  sur 
l'état  du  roi,  après  nos  justes  alarmes.  Toutes  les  nouvelles  s'accordent  à 
dire  qu'il  est  très-bien,  et  que  cette  affreuse  catastrophe  ne  peut  avoir  au- 
cune suite  fâcheuse.  Il  est  fort  à  désirer  qu'on  puisse  faire  parler  ce  monstre. 
C'est  certainement  un  fou  fanatique  ;  mais,  s'il  a  des  complices,  il  est  bien 
essentiel  de  les  connaître.  Mandez-moi  tout  ce  que  vous  saurez.  Nous 
sommes  fort  étonnés  que  vous  n'ayez  pas  encore  l'édition  de  mon  oncle  et 
ï Histoire  générale.  Il  écrit  positivement  à  M.  Cramer  pour  qu'elle  vous  soit 


1.  Revue  française,  mars  1766;  tome  XIII,  page  356. 

2.  Les  quatre  premiers  alinéas  de  cette  lettre  sont  de  la  main  de  31"°  Denis  ; 
les  trois  derniers  sont  de  l'écritui'e  de  Voltaire. 


158  CORRESPONDANCE. 

onvoyôe  sur-le-champ.  Nous  sominos  à  Monrinn  depuis  huit  jours,  et  nous 
no  nous  y  portons  pas  trop  bien  l'un  et  l'autre.  Ecrivez-nous  toujours  aux 
Délices,  car  peul-ôtre  \'  retournerons-nous  bientôt. 

J'espère  qu'après  tant  d'alarmes  tout  sera  tranquille  dans  Paris  avant 
quinze  jours.  Si  l'on  avait  fait  des  petites-maisons  pour  le  clergé  et  le  par- 
lement, et  qu'on  eût  jeté  sur  leurs  querelles  tout  le  ridicule  qu'elles  mé- 
ritent, il  y  aurait  eu  moins  de  têtes  échaulTées,  et  par  conséquent  moins  de 
fanatiques.  Le  public  a  mis  trop  d'importance  à  ces  misères;  de  bons  ridi- 
cules H  do  grands  seaux  d'eau,  c'est  la  seule  façon  d'apaiser  tout. 

Mon  oncle  a  fait  à  notre  siècle  plus  d'honneur  qu'il  ne  mérite,  quand  il 
a  dit  que  la  philosophie  avait  assez  gagné  en  France,  et  que  nos  mœurs 
étaient  trop  douces  actuellement  pour  craindre  que  les  Français  pussent 
dorénavant  assassiner  leur  roi.  Il  est  désespéré  de  s'être  trompé,  car  il  aime 
véritablement  et  la  France  et  son  roi;  mais  un  fou  ne  fait  pas  la  nation.  Le 
roi  est  aimé,  et  mérite  de  l'être,  à  tous  égards. 

Adieu,  monsieur;  songez  quelquefois  à  vos  amis  des  Délices,  et  soyez 
persuadé  qu'ils  ont  pour  vous  la  i)lus  tendre  et  la  plus  inviolable  amitié. 

11  faut,  mon  cher  et  ancien  ami,  que  la  tête  ait  tourné  à  ce 
huguenot  de  Cramer,  qui  m'avait  tant  promis  de  tous  apporter 
mes  guenilles. 

Les  étrangers  me  reprochent  d'avoir  insinué,  dans  plus  d'un 
endroit,  que,  vous  autres  Français,  vous  êtes  doux  et  philosophes. 
Ils  disent  qu'on  assassine  trop  de  rois  en  France  pour  des  que- 
relles de  prêtres.  Mais  un  chien  enragé  d'Arras,  un  malheureux 
convulsionnaire  de  Saint-Médard,  qui  croit  tuer  un  roi  de  France 
avec  un  canif  ù  tailler  des  plumes,  un  forcené  idiot,  un  si  sot 
monstre  a-t-il  quelque  chose  de  commun  avec  la  nation?  Ce  qu'il 
y  a  de  déplorable,  c'est  que  l'esprit  convulsionnaire  a  pénétré 
dans  l'âme  de  cet  exécrable  coquin.  Les  miracles  de  ce  fou  de 
Paris,  l'imbécile  Montgeron,  ont  commencé,  et  Robert-François 
Damieiis  a  fini.  Si  Louis  XIV  n'avait  pas  donné  troi)  de  poids  à 
un  plat  livre  de  Quesnel,  et  trop  de  confiance  aux  fureurs  du 
fripon  Le  Tellier,  son  confesseur,  jamais  Louis  XV  n'eût  reçu  de 
coiq)  de  canif.  Il  me  paraît  impossible  qu'il  y  ait  eu  un  complot: 
en  ce  cas,  je  suis  justifié  des  éloges  de  ma  nation;  s'il  y  a  un 
complot,  je  n'ai  rien  à  dire. 

Je  vous  ombrasse  tendrement,  vous  et  le  grand  abbé*.  N'ou- 
bliez jamais  votre  vieux  et  très-attaché  camarade  V. 

1.  L'abbô  du  Resnol. 


ANNÉE    1757.  459 


3293.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

A  Monrion,  16  janvier. 

Je  VOUS  envoie,  mon  cher  maître,  Varûcle  Imagination,  comme 
un  boiteux  qui  a  perdu  sa  jambe  la  sent  encore  un  peu.  Je  vous 
demande  en  grûce  de  me  dire  ce  que  c'est  qu'un  livre  contre  ces 
pauvres  déistes,  intitulé  la  Religion  vengée  \  et  dédié  à  monsei- 
gneur le  dauphin,  dont  le  premier  tome  paraît  déjà,  et  dont  les 
autres  suivront  de  mois  en  mois,  pour  mieux  frapper  le  public, 

Savez-vous  quel  est  ce  mauvais  citoyen  qui  veut  faire  accroire 
à  monsieur  le  dauphin  que  le  royaume  est  plein  d'ennemis  de  la 
religion?  Il  ne  dira  pas  au  moins  que  Pierre-  Damions,  François 
Ravaillac,  et  ses  prédécesseurs,  étaient  des  déistes,  des  philo- 
sophes. Pierre  Damiens  avait  dans  sa  poche  un  très-joli  petit 
Testament^  de  Mons.  Je  crois  l'auteur  parent  de  Pierre  Damiens. 

Maudez-moi  le  nom  du  coquin,  je  vous  prie,  et  le  succès  de 
son  pieux  libelle.  Votre  France  est  pleine  de  monstres  de  toute 
espèce.  Pourquoi  faut-il  que  les  fanatiques  s'épaulent  tous  les 
uns  les  autres,  et  que  les  philosophes  soient  désunis  et  dispersés! 
Réunissez  le  petit  troupeau  ;  courage.  J'ai  bien  peur  que  Pierre 
Damiens  ne  nuise  beaucoup  à  la  philosophie, 

M'""  Denis  et  le  solitaire  Voltaire  vous  embrassent  tendrement, 

329i.  —  A  MADAME  DE   FONTAINE, 

A     PARIS. 

A  Monrion,  16  janvier, 

Ceci  est  pour  ma  nièce,  ma  compagne  en  maladies  ;  pour  mon 
neveu  le  juge  et  le  prédicateur,  pour  mon  petit-neveu,  pour 
M.  de  Florian,  que  j'embrasse  tous  du  meilleur  de  mon  cœur. 
Nous  sommes  un  peu  malades,  M"«  Denis  et  moi,  à  Monrion, 

1.  La  Beligion  vengée,  ou  Réfutation  des  auteurs  impies,  par  une  société  de 
yens  de  lettres  (Soret,  le  père  Hayer,  etc.),  t.  I,  1757,  in-12.  Il  en  a  paru,  depuis, 
vingt  autres  volumes. 

2.  Robert-François  étaient  les  seuls  pi-énoms  de  l'assassin  insensé  de  Louis  X\  . 

3.  Voltaire  veut  donner  à  entendre  que  Damiens  était  l'instrument  des  jansé- 
nistes, en  supposant  qu'il  était  poi-teur  du  N.  T.  de  Mons,  dont  voici  le  titre  : 
Nouveau  Testament  traduit  sur  la  Vulgate,  avec  les  différences  du  grec,  Mons, 
Migeot  (Amsterdam,  Elzevier),  1()(j7,  deux  volumes  in-12,  que  le  p  :-e  Colonia  a 
compris  dans  sa  Bibliothèque  jansé)iiste.  Le  livre  trouvé  sur  Damiens  était  intitulé 
Instruction  chrétienne.  (B.) 


1G0  COKHI-SrONDANCE. 

Les  bons  Suisses  ine  re|)roclient  d'avoir  trop  loué  une  nation 
et  un  siècle  qui  produisent  encore  des  Ravaillac.  Je  ne  m'atten- 
dais pas  que  des  querelles  ridicules  produiraient  de  tels  monstres. 
Je  crois  bien  que  lîoljcrt-Kranrois  Daniiens  n'a  point  de  complices; 
mais  c'est  un  chien  qui  a  gagné  la  rage  avec  les  chiens  de  Saint- 
Médard;  c'est  un  reste  des  convulsions.  On  ne  doit  pas  me  repro- 
cher du  moins  d'avoir  tant  écrit  contre  le  fanatisme;  je  n'en  ai 
pas  encore  assez  dit.  S'il  y  a  quelque  chose  de  nouveau,  nous 
prions  instamment  M.  de  Florian,  qui  n'épargne  pas  ses  peines, 
de  se  souvenir  de  nous. 

Songez  à  votre  santé,  ma  chère  nièce;  j'ai  fait  un  fort  beau 
présent  au  grand  Tronchin  le  guérisseur  :  il  en  est  très-content. 

Voici  ce  Testament'  que  vous  demandez,  ma  chère  enfant; 
je  vous  prie  d'en  donner  copie  sur-le-champ  à  M.  d'Argental  et  à 
Thieriot.  Ce  nouveau  Testament  est  meilleur  que  l'ancien  (jui 
court  sous  mon  nom. 

3295.    —    A    M.    PICT  ET, 

PROFESSE  un     EN     DROIT. 

]\Ionrion,  ]0  janvier. 

Mon  très-aimable  voisin,  les  Délices  ne  sont  plus  Délices  quand 
vous  n'êtes  plus  dans  le  voisinage;  il  faut  alors  être  à  Monriou. 
Votre  souvenir  me  console;  et  l'espérance  de  vous  revoir,  au 
printemps,  me  donne  un  peu  de  force. 

Je  suis  bien  honteux  pour  ma  nation  qu'il  y  ait  encore  des 
Ravaillac  ;  mais  Pierre  Damiens  n'est  heureusement  qu'un  bâtard 
de  la  maison  Ravaillac,  qui  a  cru  pouvoir  tuer  un  roi  avec  un 
méchant  petit  canif  à  tailler  des  plumes.  C'est  un  monstre,  mais 
c'est  un  fou.  Cet  horrible  accident  ne  servira  qu'à  rendre  le  roi 
plus  cher  à  la  nation,  le  parlement  moins  rétif,  el  les  évéques 
plus  sages. 

Réjouissez-vous  à  Lyon,  avec  la  meilleure  des  femmes  et  la 
plus  aimable  des  filles,  et  comptez  sur  l'inviolable  attachement 
des  deux  solitaires  suisses. 


1.  Voltaire  désigne  ainsi  son  poërac  de  la  Relifjion  naturelle,  dans  la  lettre 
3150. 


ANNÉE    1757.  161 

3296.  —  A  M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

A  Monrion,  20  janvier. 

Mon  cher  ange,  je  sens  tout  le  prix  de  votre  souvenir  dans 
un  temps  où  vous  êtes  si  consterné  de  l'iiorrible  aventure,  et  si 
occupé  à  remplir  le  vide  immense  laissé  dans  le  parlement'. 
Votre  assiduité  à  des  devoirs  nouveaux  dont  vous  êtes  dispensé 
est  un  mérite  dont  le  parlement,  le  public,  et  la  cour,  doivent 
vous  tenir  compte.  Je  me  flatte,  pour  l'honneur  de  la  nation  et 
du  siècle,  et  pour  le  mien,  qui  ai  tant  célébré  cette  nation  et  ce 
siècle,  qu'on  ne  trouvera  nulle  ombre  de  complicité,  nulle  ap- 
parence de  complot  dans  l'attentat  aussi  abominable  qu'absurde 
de  ce  polisson  d'assassin,  de  ce  misérable  bâtard  de  Ravaillac. 
J'espère  qu'on  n'y  trouvera  que  l'excès  de  la  démence  :  il  est 
vrai  que  cette  démence  aura  été  inspirée  par  quelques  dis- 
cours fanatiques  de  la  canaille  :  c'est  un  chien  mordu  par  quel- 
ques chiens  de  la  rue,  qui  sera  devenu  enragé.  Il  paraît  que  le 
monstre  n'avait  pas  un  dessein  bien  arrêté,  puisque,  après  tout, 
on  ne  tue  point  des  rois  avec  un  canif  à  tailler  des  plumes.  Mais 
pourquoi  le  scélérat  avait-il  trente  louis  dans  sa  poche  ?  Ravaillac 
et  Jacques  Clément  n'avaient  pas  un  sou.  Je  n'ose  importuner 
votre  amitié  sur  les  détails  de  cet  exécrable  attentat.  Mais  com- 
ment me  justifierai-je  d'avoir  tant  assuré  que  ces  horreurs  n'ar- 
riveraient plus,  que  le  temps  du  fanatisme  était  passé,  que  la 
raison  et  la  douceur  des  mœurs  régnaient  en  France?  Je  vou- 
drais que  dans  quelque  temps  on  rejouât  Mahomet.  Je  n'ose  vous 
parler  à  présent  de  cette  Histoire  générale,  ou  plutôt  de  cette 
peinture  des  misères  humaines,  de  ce  tableau  des  horreurs  de 
dix  siècles  ;  mais,  si  vous  avez  le  loisir  de  recueillir  les  opinions 
de  ceux  qui  auront  eu  le  courage  d'en  lire  quelque  chose,  vous 
ino  rendrez  un  vrai  service  de  m'apprendre  ce  qu'on  en  pense 
et  ce  que  je  dois  corriger  en  général  :  car  c'est  toujours  à  me 
corriger  que  je  m'étudie.  Que  fais-je  autre  chose  avec  l'ancienne 
Znliirw.?  Le  travail  a  fait  toujours  ma  consolation:  le  rabot  et  la 
lime  soni  toujours  mes  instruments.  Est-il  vrai  que  M,  de  Sainte- 
Palaye  succédevq  à  Fontenelle  dans  l'Académie?  Je  lui  souhaite 
sa  place  et  sa  longue  vio  Adieu,  mon  cher  et  respectable  ami. 
Mille  tendres  respects  à  tous  leo  nuges.  Les  deux  Suisses  vous 
embrassent. 

1.  Louis  XV  venait  d'exiler  seize  conseillers,  du  nombre  desquels  était  labbé 
de  Chauvelin, 

39.  —  Correspondance,  VII  11 


162  CORRESPONDANCE. 

3297.  —'A  MADAME   LA   COMTESSE  DE   LLTZELBOURG. 

A  Monrion,  20  janvier. 

J'ai  eu  cinquante  relations,  madame,  de  cette  abominable 
entreprise  d'un  monstre^  qui,  heureusemeirt,  n'était  qu'un  in- 
sensé. Si  l'excès  de  son  crime  ne  lui  avait  pas  ôté  l'usage  de  la 
raison,  il  n'aurait  pas  imaginé  qu'on  pouvait  tuer  un  roi  avec 
un  méchant  petit  canif  à  tailler  des  plumes.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
frappant,  c'est  que  ce  bâtard  de  Ravaillac  avait  trente  louis  d'or 
en  poche.  Ravaillac  n'était  pas  si  riche.  Vous  savez  qu'il  avait  été 
laquais  chez  je  ne  sais  quel  homme  de  robe  nommé  Maridor,  et 
que  son  frère  servait  actuellement  chez  un  conseiller  des  en- 
quêtes. Ce  conseiller  a  dénoncé  ce  frère  de  l'assassin,  et  ce  frère 
est  probablement  très-innocent.  Le  monstre  est  un  chien  qui 
aura  entendu  aboyer  quelques  chiens  des  enquêtes,  et  qui  aura 
pris  la  rage.  C'est  ainsi  que  le  fanatisme  est  fait.  A  peine  le  roi 
a-t-il  été  blessé.  Cette  abominable  aventure  n'aura  servi  qu'à  le 
rendre  plus  cher  à  la  nation,  et  pourra  apaiser  toutes  les  que- 
relles. C'est  un  grand  bien  qui  sera  produit  par  un  grand  crime. 

Fontenelle  est  mort  à  cent  ans-.  Je  vous  souhaite  une  vie 
encore  plus  longue. 

Je  passe  mon  hiver  à  Monrion  près  de  Lausanne.  Cela  me 
fait  retrouver  mes  Délices  beaucoup  plus  délices  au  printemps. 
Où  pourrais-je  être  mieux  que  dans  le  repos,  la  liberté,  et  l'a- 
bondance? 

3208.  —   DE   M.  D'ALEMBERT. 

A  Paris,  23  janvier. 

La  Religion  vengée  ^,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  est  l'ouvrage  de* 
anciens  maîtres  de  François  Damiens,  des  précepteurs  de  Chàtel  et  de  Ra- 
vaillac, dos  confrères  du  martyr  Guignard,  du  martyr  Oldcorn,  du  martyr 
Cani])ion  *,  etc.  Je  ne  connais,  comme  vous,  cette  rapsodie  que  parle  titre; 
elle  ne  fait  ici  aucune  sensation,  quoicju'il  en  ait  déjà  paru  plusieurs  "«liiers. 
Le  jésuite  Berthier,  grand  et  célèbre  directeur  du  Journal  de  Trévoux^  est 
à  la  tète  de  cette  belle  entreprise,  qui  tend  à  décrier  auprès  du  dauphin 
les  plus  honnêtes  gens  et  les  plus  éclairés  de  la  "duon.  Ces  gens-là  sont  le 

i.  Damions;  voyez  tome  XV,  page  389;  et  tome  XVI,  page  92. 

2.  Moins  un  mois  et  deux  jouis;  voyez  tome  XIV,  page  71. 

3.  Voyez  ci-dessus,  lettre  3293 . 

4.  Sur  ces  trois  jésuites,  voyez  tome  XII.  pages  493,  057,  et  tome  XIII,  page  53. 


ANNÉE    1737.  /I63 

contraire  d'Ajax,  ils  ne  cherchent  que  h  nuit  pour  se  battre»;  mais  lais- 
sons-les dire  et  faire,  la  raison  finira  par  avoir  raison.  Malheureusement 
vous  et  moi  nous  n'y  serons  plus  quand  ce  bonheur  arrivera  au  genre  Im- 
main. Quelqu'un  qui  lit  le  Journal  de  Trévoux  (car  pour  moi  je  rends 
justice  à  tous  ces  libelles  périodiques  en  ne  les  lisant  jamais)  me  dit  hier 
que,  dans  le  dernier  journal,  vous  étiez  nommément  et  indécemment  atta- 
qué :  «Ce  poëte,  dit-on,  qui  s'appelle  l'ami  des  hommes,  et  qui  est  l'ennemi 
du  Dieu  que  nous  adorons.  »  Voilà  comme  ils  vous  habillent,  et  voilà  ce  que 
M.  de  Malesherbes,  le  protecteur  déclaré  de  toute  la  canaille  littéraire,  laisse 
imprimer  avec  approbation  el  privilège. 

Le  malheureux  assassin  n'a  point  encore  parlé  ;  il  persifle  ses  juges  et 
ses  gardes;  il  demande  la  question,  et  je  crois  qu'il  ne  sollicitera  pas  long- 
temps. C'est  un  mystère  d'iniquité  effroyable,  dont  peut-être  on  ne  saura 
jamais  les  vrais  auteurs. 

Votre  Ilisloire  fait  beau  et  grand  bruit,  comme  elle  le  mérite;  le  cha- 
pitre ^  0: Henri IV snviowl  a  charmé  tout  le  monde.  J'ai  reçu  Imagination^, 
et  je  vous  en  remercie.  Adieu,  mon  cher  et  illustre  confrère  ;  vous  devriez 
bien  nous  donner  quelque  ouvrage  digne  de  vous  sur  l'attentat  commis  en 
la  personne  du  roi.  En  attendant  je  vous  recommande,  à  vos  moments 
perdus,  les  auteurs  de  la  Religion  vengée.  Vale,  et  nos  ama. 

3299.   —   A  MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA*. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  28  janvier. 

Madame,  j'ai  l'honneur  d'envoyer  à  Votre  Altesse  sérénissi- 
sirae  la  meilleure  relation^  que  j'aie  reçue  de  l'attentat  com- 
mis contre  la  personne  de  Louis  XV,  cjui  ne  s'attendait  pas  à 
voir  reparaître  les  Ravaillac.  Celui-ci  n'est  apparemment  qu'un 
bâtard  de  la  maison  de  Ravaillac,  qui  s'est  imaginé  pouvoir  tuer 
un  roi  avec  un  petit  canif  à  tailler  des  plumes.  Ce  qu'il  y  a  de 
vraiment  déplorable  dans  cette  aventure,  c'est  que  ce  malheu- 
reux n'a  été  poussé  à  un  tel  crime  que  pour  avoir  entendu  des 
discours  atroces,  qui  ont  fait  germer  dans  son  cœur  la  résolution 
du  parricide.  Pierre  Damiens  n'était  qu'un  vil  fanatique  de  la 
populace,  comme  l'ont  été  les  assassins  des  princes  d'Orange, 
du  grand  roi  Henri  IV,  et  tant  d'autres.  Son  crime  n'a  été  que  le 
fruit  de  quelques  discours  séditieux  et  emportés,  sans  but  et 

1.  Iliade,  chant  XVII,  vers  645. 

2.  Aujourd'hui  le  chapitre  clxxiv  de   l'Essai  sur  les  Mœurs,  tome  XII,  page 

•Juo, 

3.  Voyez  cet  article,  tome  XIX,  page  427. 

4.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

5.  Le  n»  328:.. 


164  CORRESPONDANCIÎ. 

sans  dessein  ;  du  nnoins  on  n'a  pas,  jusqu'à  présent,  découvert  la 
moindre  apparence  de  complot.  C'est  un  chien  qui  a  gagné  la 
rage  de  quelques  chiens  convulsionnaires  et  jansénistes  qui 
ahoyaicnt  au  hasard.  Les  jésuites  triomphent  de  Aoir  les  rois 
assassinés  par  d'autres  que  par  eux  et  par  les  jacohins.  C'est  à 
présent  le  tour  des  jansénistes.  Que  d'horreurs,  madame,  et  que 
le  meilleur  des  mondes  possihles  est  affreux! 

Quatre  cent  mille  soldats  vont  donc  inonder  le  nord  de 
l'Allemagne!  Il  faudra  toute  la  prudence  de  Votre  Altesse  séré- 
nissime  pour  que  le  contre-coup  d'un  choc  si  terrible  ne  se  fasse 
pas  sentir  jusque  dans  vos  États.  Vous  êtes  au  milieu  des  parties 
belligérantes;  puissiez-vous  leur  inspirer  l'esprit  de  paix  et 
de  justice  qui  anime  votre  cœur!  Je  fais,  du  fond  de  ma 
retraite,  mille  vœux  pour  toute  votre  auguste  maison  et  pour 
Votre  Altesse  sérénissime,  qui  connaît  mon  profond  respect 
et  mon  tendre  attachement. 

3300.  —  A  M.   LE   DUC   D'UZÈS. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  28  janvier. 

J'ai  reçu,  monsieur  le  duc,  une  lettre  à  un  évêque,  qui  vaut 
beaucoup  mieux  que  le  bref  du  pape.  Elle  est  digne  à  la  fois  du 
premier  pair  de  France  et  d'un  philosophe.  Il  y  a  des  pairs 
parmi  les  évêques;  mais  de  philosophes,  il  y  en  a  bien  peu.  Le 
plus  détestable  fanatisme  lève  hardiment  la  tête,  tandis  que  la 
raison  demeure  à  Uzès  et  dans  quelques  petits  cantons.  Les 
sages  gémissent,  et  les  insensés  agissent.  Il  y  a  un  certain  grand 
arbre  qui  ne  porte  que  des  fruits  d'amertume  et  de  mort  :  il 
couvre  encore  de  ses  branches  pourries  une  partie  de  l'Europe. 
Les  pays  où  l'on  a  coupé  ses  rameaux  empoisonnés  sont  les 
moins  malheureux.  Je  vous  remercie  du  fond  de  mon  cœur, 
monsieur  le  duc,  de  l'antidote  excellent  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  m'cnvoyer.  Qu'on  parcoure  l'histoire  des  assassins  chré- 
tiens, et  elle  est  hien  longue,  on  verra  qu'ils  ont  eu  tous  la  Bible 
dans  leur  poche  avec  leur  poignard,  et  jamais  Cichvn,  Platon  ni 
Yirrjile. 

Plus  j'entrevois  ce  qui  se  passe  dans  ce  vilain  monde,  plus 
j'aime  mes  retraites  allobroges  et  helvétiques. 


ANNÉE    1757.  iCo 


3301.  —  DE   M.   LE  COMTE   D'ARGENSONi. 

De  Paris,  30  janvier. 

Pierre  Damiens  est  interrogé  fréquemment  et  longuement.  Il  n'est  plus 
permis  de  douter  qu'il  n'ait  des  complices.  La  lettre  adressée  à  monsieur  le 
dauphin  est  très-vraie  ;  vous  pouvez  compter  là-dessus. 

On  lui  marque  dans  cette  lettre  que  sa  vie  est  en  danger,  qu'il  ne  lui 
sera  pas  difficile  de  se  garantir  du  fer;  mais  qu'il  n'a  d'autre  moyen  d'éviter 
le  poison  qu'en  se  servant  de  la  poudre  renfermée  dans  la  lettre.  L'on  a  fait 
essai  de  cette  poudre  :  c'était  le  poison  le  plus  subtil.  Des  consuls  de  la  ville 
ont  reçu  aussi  une  lettre  dans  ce  goût,  datée  de  Strasbourg.  Je  ne  puis  reve- 
nir de  pareilles  abominations.  Notre  siècle  ne  vaut  pas  mieux  que  les  autres. 

Il  est  vrai  que  l'assassin  n'a  pas  paru  proprement  un  fanatique;  mais  ce 
qui  explique  cela,  c'est  qu'il  n'est  point  décidé  qu'il  n'ait  pas  espéré  de  se 
sauver,  et  il  y  a  même  apparence  du  contraire. 

L'on  débite  cent  choses  nouvelles  tous  les  jours.  Tout  devient  intéres- 
sant; il  semble  que  tout  a  rapport  à  l'affaire  principale  qui  occupe  tous  les 
honnêtes  gens.  La  Bastille  est  pleine;  on  y  a  renfermé  encore  une  dame  du 
Mecklembourg  ;  mais  elle  doit  en  sortir  aujourd'hui.  Il  s'agissait  d'une  lettre 
au  sujet  du  roi  de  Prusse  et  d'un  Autrichien;  l'affaire  est  manquée,  et  elle 
n'a  aucun  rapport  aux  affaires  d'ici. 

Le  roi  de  France  vient  de  changer  de  ministres.  On  croit  que  l'abbé  de 
Bernis,  qui  a  signé  le  traité  de  Vienne,  aura  les  affaires  étrangères. 


3302.    —  DE  MADA31E  DENIS  A  LEKAIN2. 

Février  1757. 

Votre  lettre,  monsieur,  m'a  fait  un  plaisir  extrême  :  l'éloignement  ne  me 
fait  oublier  ni  vos  grands  talents,  ni  mon  ancienne  amitié  pour  vous.  On 
nous  mande  de  toute  part  que  vous  vous  surpassez  encore  dans  Sémivamis  ; 
on  dit  aussi  que  M"''  Dumesnil  y  fait  des  merveilles. 

Mon  oncle  écrira  certainement  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu  pour  le 
congé  que  vous  demandez  :  il  n'a  pu  le  faire  jusqu'à  présent,  n'ayant  pas 
cru  convenable  de  lui  parler  de  comédie  dans  un  moment  où  le  roi  a  donné 
de  si  justes  alarmes  à  toute  la  France.  Il  me  charge  de  vous  dire  qu'il  lui 
écrira  incessamment.  Si  vous  passez  par  Lyon,  vous  seriez  bien  aimable  de 
venir  nous  voir  quelques  jours  aux  Délices.  Vous  les  trouveriez  bien  mieux 
nommés  actuellement  qu'ils  n'étaient  autrefois,  et  vous  y  trouveriez  deux 
personnes  qui  vous  aiment  toujours.  Nous  nous  arrangerions  pour  que  votre 
voyage  ne  vous  coûtât  rien,  et  nous  pourrions  jouer  ensemble  devant  mon 


1.  Éditeurs,  Bavou.x  et  François. 

2.  Mémoires  de  Lekain,  page  287. 


IGG  CORRKSPONDANCE. 

oncle  AlzirCj  Zaïre,  Merojie,  afin  de  lui  donner  envie  de  vous  donner  en- 
core une  pièce.  Pensez  à  cela;  nous  saurons  nos  rôles  à  votre  arrivée,  et 
nous  surprendrons  tout  le  monde  :  pensez-y  sérieusement;  mais  gardez-moi 
un  secret  inviolable,  je  vous  le  demande  en  grâce.  Adieu,  monsieur,  soyez 
bien  sur  que  personne  ne  vous  admire  avec  plus  de  plaisir  que  moi. 

De. M  s. 


IWO.J.  —   A   .M.   LE    MARÉCHAL   DUC    DE    RICHELIEU. 

A  ^lonrion,  4  février. 

Je  ne  sais  si  mon  ltc)vs  aura  déjà  reçu  un  fatras  d'iiistoire  qui 
couinicncc  à  Charlcmagne,  et  même  plus  haut,  et  qui  finit  par 
Je  vainqueur  de  Mahoni.  Vous  n'aurez  guère,  monseigneur,  le 
temps  de  lire  dans  votre  année  d'exercice-;  cet  exercice  a  été 
violent  dans  ces  dernières  horreurs.  Vous  voyez  des  choses  bien 
extraordinaires,  mais  vous  en  verrez  des  exemples  dans  le  fatras 
<jue  j'ai  l'honneur  de  vous  envoyer,  11  est  en  feuilles.  Je  n'ai 
point  de  relieur  à  Monrion,  et  je  crois  que  vos  livres  ont  une 
reliure  particulière. 

Le  roi  de  Prusse  vient  de  m'écrire  une  lettre^  tendre;  il  faut 
que  ses  allai res  aillent  mal.  L'autocratrice*  de  toutes  les  Ilussies 
veut  que  j'aille  à  Pétersbourg.  Si  j'avais  vingt-cinq  ans,  je  ferais 
le  voyage. 

Lekain  veut  en  faire  un  ;  et  il  se  flatte  que  vous  lui  donnerez 
permission  d'aller  prêcher  à  Marseille  à  Pâques"'.  Je  n'ose  vous 
en  supplier.  11  n'appartient  point  à  un  Suisse  de  parler  des  ac- 
teurs de  Paris.  Ce  n'est  pas  assurément  le  temps  de  parler  de 
comédie;  il  y  a  des  tragédies  bien  abominables  en  France,  qui 
prennent  toute  l'attention.  Ce  pauvre  marquis  d'Argensou,  que 
vous  appeliez  \o  sccHlnire  d'Étal  de  la  république  de  Platon,  est  donc 
mort'?  11  était  mon  contemporain:  il  faut  que  je  fasse  mon 
paquet.  Jouissez,   mon  hà-os,  de  votre  gloire  et  d'une  vie  heu- 

1.  Les  éditions  de  17oG  et  1T.")7  do  VEssai  sur  l'Histoire  génrrale  (ou  Essai 
sur  les  Mœurs)  comprenaient,  comme  Bcuciiot  l'a  dit  dans  son  Avertis;<enient  en 
tète  de  VEssai  sur  les  Mœurs  (tome  XI),  le  Siècle  de  Louis  XIV ;  les  événements 
y  étaient  conduits  jusqu'en  juin  17.j6.  C'était  au  chapitre  cxcvi  que  se  trouvait  le 
passage  dont  Voltaire  parle  ici,  et  qu'il  a  replacé,  sauf  quelques  mots,  dans  le 
chapitre  xxxi  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV :  voyez  lonie  W,  pages  338-340. 

2.  Comme  premier  eentilliummc  de  la  chambre. 

3.  Datée  du  19  janvier,  à  Dresde.  Elle  nous  est  inconnue. 

4.  Elisabeth. 

5.  Voyez  la  leUre3261. 

6.  Le  20  janvier. 


ANNÉE    1757.  467 

reuse  et  longue.  Les  héros  vivent  plus  longtemps  que  les  philo- 
sophes; j'en  excepte  Fontenelle,  dont  je  vous  souhaite  l'estomac 
et  les  cent  années.  Vous  voilà  doyen  de  l'Académie:  c'est  une 
bien  belle  place,  mais  il  la  faut  conserver.  Conservez-moi  aussi 
vos  boutés.  Les  deux  Suisses  vous  adorent. 


3304.  —   A   M.   D'ALEMBERT. 

A  Monrion.  4  février. 

Je  vous  envoie  Idole,  Molaire,  Idolâtrie,  mon  cher  maître; 
vous  pourriez,  vous  ou  votre  illustre  confrère,  corriger  ce  que 
vous  trouverez  de  mal,  de  trop,  ou  de  trop  peu. 

Un  prêtre  hérétique  de  mes  amis  ^  savant  et  philosophe,  vous 
ûesûne  Liturgie.  Si  vous  agréez  sa  bonne  volonté,  mandez-le-moi, 
et  il  vous  servira  bien. 

Il  s'élève,  à  ce  que  je  vois,  bien  des  partis  fanatiques  contre 
la  raison  ;  mais  elle  triomphera,  comme  vous  le  dites,  au  moins 
chez  les  honnêtes  gens  ;  la  canaille  n'est  pas  faite  pour  elle. 

Je  ne  sais  quel  prêtre  de  Calvin  s'est  avisé  d'écrire,  depuis 
peu,  un  livre  contre  le  déisme,  c'est-à-dire  contre  l'adoration 
pure  d'un  Être  suprême,  dégagée  de  toute  superstition.  Il  avoue 
franchement  que,  depuis  soixante  ans,  cette  religion  a  fait  plus 
de  progrès  que  le  christianisme  n'en  fit  en  deux  cents  années  ; 
mais  il  devait  aussi  avouer  que  ce  progrès  ne  s'étend  pas  encore 
chez  le  peuple,  et  chez  les  excréments  de  collège.  Je  pense 
comme  vous,  mon  cher  et  grand  philosophe,  qu'il  ne  serait  pas 
mal  de  détruire  les  calomnies  que  Garasse-Berthier  ose  dédier  à 
monseigneur  le  dauphin  contre  la  partie  la  plus  sage  de  la  nation. 

Ce  n'est  pas  aux  précepteurs  de  Jean  Cliàtel,  ce  n'est  pas  à  des 
conspirateurs  et  à  des  assassins  à  s'élever  contre  les  plus  pacifi- 
ques de  tous  les  hommes,  contre  les  seuls  qui  travaillent  au 
bonheur  du  genre  humain. 

Je  vous  dois  des  remerciements,  mon  cher  maître,  sur  l'inat- 
tention que  vous  m'avez  fait  apercevoir  touchant  l'expérience  de 
Molyneux  et  de  Bradley-. 

Ils  appelaient  leur  instrument  parallactique,  et  ils  nommaient 
parallaxe  de  la  terre  la  distance  où  elle  se  trouve  d'un  tropique 
à  l'autre,  etc.  J'ai  transporté,  de  ma  grâce,  aux  étoiles  fixes  ce 
qui  appartient  à  notre  coureuse  de  terre. 

1.  Voltaire  désignait  ainsi  Polier  de  Bottens. 

2.  Éléments  de  la  plùlosopliie  de  Xewton,  2<=  partie,  chap.  i"""". 


468  CORRESPONDANCE. 

Vous  mo  feriez  grand  plaisir  de  me  mander  re  qu'on  reprend 
dans  cette  Histoire  générale.  Je  voudrais  ne  point  laisser  d'erreurs 
dans  un  livic  (jui  peut  être  de  quelque  utilité,  et  qui  met  tout 
doucement  sous  les  yeux  les  abominations  des  Campion,  des 
Oldcorn,  des  (iiiignard  et  consorts,  dans  l'espace  de  dix  siècles. 
Je  me  flatte  que  vous  favorisez  cet  ouvrage,  qui  peut  faire  plus 
de  bien  que  des  controverses.  Unissez,  tant  que  vous  pourrez, 
tous  les  pliilosopbes  contre  les  fanatiques. 

3305.   —  A  M.   LE K AIN  i. 

A  Monrion,  prés  Lausanne,  le  4  février. 

Mon  cher  Lekain,  ma  recommandation,  la  recommandation 
d'un  Suisse,  n'est  pas  d'un  grand  poids;  cependant  j'ai  écrit- 
comme  vous  l'avez  voulu. 

Est-il  vrai  que,  le  lendemain  de  cet  horril)le  assassinat,  votre 
camarade  DuluTuil  reçut  une  lettre  adressée  à  un  autre  Dubreuil, 
laquelle  lettre  contient  ces  mots  :  Fuyez,  le  coup  est  manqué?  Voilà 
des  tragédies  bien  abominables.  Je  vous  embrasse. 

P.  S.  J'écris  peu  et  tard  ;  mais  c'est  que  je  travaille  et  que  je 
suis  malade. 

3306.  —  A   M.   LE   CONSEILLER   TRONCHIXa. 

Monrion,  h  février. 

11  me  paraît  assez  sûr  que  l'Espagne  va  se  déclarer.  Le  roi  de 
Prusse  vient  de  m'écrire  une  lettre  très-tendre.  L'impératrice  de 
Russie  veut  que  j'aille  à  Pétersbourg.  Mais  je  vous  réponds  bien 
que  je  ne  quitterai  pas  vos  Délices. 

Il  faut  que  je  m'accoutume  aux  naufrages.  Ce  ne  sont  pas  seu- 
lement mes  vaisseaux  de  Cadix  qui  périssent;  une  barque  que 
j'envoyais  de  Monrion  aux  Délices,  chargée  de  bois  et  de  meubles, 
est  allée  au  fond  du  lac.  Cela  ne  m'empêchera  pas  de  jouer  le 
vieux  bonhomme  Lusignan  dans  Zaïre  :  ce  rôle  me  convient. 
On  joue  tous  les  jours  la  comédie  à  Lausanne;  ce  n'est  pas  comme 
dans  votre  ville  de  Calvin. 

Je  suis  bien  fâché  de  la  mort  du  marquis  d'Argenspn, 
ex-ministre  philosophe.  Il  y  avait  cinquante  ans  que  je  l'aimais. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  A  Richelieu. 

3    Editeurs,  de  Ca3Tol  et  François. 


ANNÉE    1757.  169 

3307.    —  A   M.   LE    PRÉSIDEiM    DE   UUFFEYi. 

A  .^loBi'ion,  près  do  Lausanne,  6  février  1757. 

Il  y  a  quelques  jours,  monsieur,  que  j'ai  fait  partir  à  votre 
adresse,  par  Pontarlier,  un  paquet  de  quelques  livres  qui  sont  au 
coche  ou  à  la  messagerie,  et  qui  vous  seront  rendus  à  votre  pre- 
mier ordre,  en  cas  que  quelque  méprise  dans  l'adresse  n'ait  pas 
permis  qu'on  les  portât  chez  vous.  Si  vous  jetez  les  yeux  sur  cette 
histoire,  vous  n'y  trouverez  rien  de  plus  fou  et  de  plus  atroce  que 
ce  qui  se  passe  aujourd'hui  dans  Paris.  Voilà  la  suite  du  jansé- 
nisme et  du  molinisme  et  des  querelles  dés  prêtres.  Il  y  a  en 
France  deux  nations  :  celle  des  honnêtes  gens,  et  celle  des  sau- 
vages. C'est  le  paj's  des  contrastes.  J'ai  hien  fait  de  choisir  le  pays 
de  l'uniformité.  Si  j'avais  de  la  santé,  je  serais  heureux  et  je  vous 
écrirais  de  plus  longues  lettres.  Comment  va  monsieur  le  premier 
président  de  La  Marche  ?  Comptez  que  personne  ne  vous  est  plus 
attaché  que  le  Suisse  V. 

3308.  —  A   M.   LE   COMTE  D'ARGENTAL. 

A  Monrion,  6  février. 

Moi,  aller  à  Pétcrshourg,  mon  cher  ange!  Savez-vous  bien  que 
ma  petite  retraite  des  Délices  est  plus  agréable  que  le  palais  d'été 
de  l'autocratrice?  Si  Dosmont  joue  la  comédie,  je  la  joue  aussi; 
et  je  fais  le  bonhomme  Lusignan  dans  huit  jours.  Cela  me  con- 
vient fort, 

Car  à  revoir  Paris  je  ne  dois  plus  prétendre; 
Vous  voyez  qu'au  tombeau  je  suis  prêt  à  descendre. 

(Zaïre,  acte  II,  scène  m.) 

Nous  avons  un  bel  Orosmane,  un  fils  du  général  Constant, 
qui  a  soupe  avec  vous  à  Argenteuil  avec  M""  du  Bouchet-.  Votre 
tragédie  de  Robert-François  Damiens,  et  de  tant  de  fous,  n'est 
donc  pas  encore  finie  !  Je  ne  sais  pas  pourquoi  les  comédiens  ne 
hasardent  pas  Mahomet  dans  ces  circonstances. 

1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

2.  M'""  d'Argental,  née  du  Bouchet.  Son  mariage,  si  je  ne  me  trompe,  n'était 
encore  bien  connu  que  des  amis  intimes  de  d'Argental,  qualifié  du  titre  de  comto 
vers  la  fin  de  mai  1759  seulement.  (Cl.) 


170  COUIIESI'ONDANCE. 

Vous  avez  une  belle  ûme  d'aimer  toujours  le  tripot  au  milieu 
(le  toutes  les  atrocités  qui  vous  entourent.  Les  i)lus  sages  sont 
assurément  ceux  qui  cultivent  les  arts,  et  qui  aiment  le  plaisir 
tandis  que  les  autres  se  tourmentent. 

Le  roi  de  Prusse  m'a  écrit  de  Dresde  une  lettre  très-touclianle. 
Je  ne  crois  pourtant  pas  que  j'aille  à  Dcrlin  plus  qu'à  Pétersbourg  : 
je  m'accommode  fort  de  mes  Suisses  et  de  mes  (Jenevois,  On  me 
traite  mieux  que  je  ne  mérite.  Je  suis  bien  logé  dans  mes  deux 
retraites.  On  vient  chez  moi  ;  on  trouve  bon  qu'en  qualité  de  ma- 
lade je  n'aille  chez  personne.  Je  leur  donne  à  dîner  et  à  souper, 
et  quelquefois  à  coucher.  M"""  Denis  gouverne  ma  maison.  J'ai 
tout  mon  temps  à  moi  :  je  grilTonne  des  histoires,  je  songe  à  des 
tragédies;  et  quand  je  ne  souffre  point,  je  suis  heureux.  Vous 
m'avouerez  que  ce  Dosmont  a  tort  de  vouloir  que  je  quitte  tout 
cela  pour  l'aller  entendre  à  Pétersbourg.  S'il  avait  vu  mes  plates- 
])andes  de  tulipes  au  mois  de  février,  il  ne  me  proposerait  pas 
ses  glaces. 

On  dit  que  M""  Dumesnil  et  Lekain  se  sont  en  effet  surpassés 
dans  Scmirainis.  L'abbé^  coadjuteur  de  Retz  n'aurait-il  pas  mieux 
fait  d'aller  là  qu'à  son  abbaye  ? 

Adieu,  mon  cher  et  respectable  ami.  Il  n'y  a  que  vous  de  sage, 
j'y  compte  aussi  les  anges. 

Le  Suisse  Voltaihe. 


33011.   —  A  M.   TUOxXCHIA,   DL  LYON  2. 

Monrion,  G  fi!'vrier. 

Celui  qui  a  écrit  une  lettre  chrétienne  à  un  cardinal  chrétien 
a  une  âme  héroïque  et  sage,  qui  distingue  la  religion  de  ses 
abus.  Cela  est  d'autant  plus  beau  que  ces  abus  ont  été  sur  le  point 
de  lui  coûter  la  vie,  et  ont  assassiné  ses  prédécesseurs, 

La  lelti-c  touchante  que  j'ai  reçue  du  roi  de  Prusse,  et  l'invi- 
tation (jue  l'impératrice  me  fait  d'aller  à  Pétersbourg,  ne  me 
feront  pas  quitter  les  Délices.  Je  n'ai  nulle  envie  d'aller  à  Paris, 
où  l'on  est  complètement  fou. 

Je  ne  crois  point  vous  avoir  dit  combien  la  catastrophe  de 
M.  d'Argenson'  m'a  pénétré;  le  bonhomme  Lusignan  a  été  quel- 

1.  L'abbé  de  Cliaiivelin,  alors  exile  pour  avoir  donne  sa  démission  de  con- 
seiller de  la  troisième  chambre  des  enquêtes.  (Cl.) 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Renvoyé  du  ministère. 


ANNÉE    1757.  47i 

ques  jours  malade.  Ce  pauvre  M.  crArgensou  avait  servi  le  roi 
quarante  ans;  il  va  mourir  dans  l'exil,  et,  sans  l'aumône  de  foin 
que  lui  fait  son  neveu,  il  mourrait  dans  la  misère.  De  pareils 
événements  doivent  affermir  dans  l'amour  de  la  philosophie  et 
de  la  liherté. 

Mes  raisons  pour  croire  que  l'Espagne  joindrait  ses  flottes  à 
celles  de  France  contre  les  Anglais  (supposé  qu'elle  ait  des  flottes) 
étaient  fondées  sur  la  convenance  des  temps,  sur  les  affronts  que 
les  Anglais  ont  faits  à  la  dignité  de  la  couronne  d'Espagne,  sur 
l'indignation  où  cette  cour  est  toujours  de  voir  le  port  de  Gi- 
braltar entre  des  mains  étrangères,  sur  les  nouvelles  démarches 
de  la  cour  de  France,  sur  le  crédit  que  l'ambassadeur  d'Espagne 
à  Paris  a  eu  de  faire  mettre  à  la  Bastille  je  ne  sais  quel  écrivain 
qui  avait  reproché  aux  Espagnols  leur  tiédeur  dans  une  occasion 
si  pressante.  Je  me  suis  trompé.  11  faut  que  la  cour  de  Madrid  ait 
peu  de  vaisseaux,  peu  de  matelots,  et  peu  d'argent. 

3310.   —  A  MADAME   LA    DUCHESSE  DE   SAXE-GOTHA*. 

A  jMoiiiion,  près  de  Lausanne,  8  février. 

Madame,  voici  les  dernières  nouvelles  ci-jointes,  Votre  Altesse 
sérénissime  plaindra  la  France. 

Le  roi  de  Prusse  m'a  écrit  de  Dresde,  le  19 janvier,  une  lettre 
toute  pleine  de  bonté.  La  czarine  veut  que  j'aille  à  Pétersbourg 
écrire  l'histoire  de  Pierre  l".  Ah!  madame,  si  j'allais  quelque 
part,  ce  serait  à  vos  pieds.  Que  Votre  Altesse  sérénissime  conserve 
ses  bontés  pour  celui  de  ses  serviteurs  qui  lui  est  attaché  avec 
le  plus  profond  et  le  plus  tendre  respect. 

3311.  —  A  M.   VERNES, 

A    GENÈVE. 

Ce  dimanche,  à  Monrion,  février. 

Je  crois  qu'on  ne  jouera  l'Enfant  prodigue  que  samedi,  12  du 
mois.  Vous  pourriez,  mon  cher  monsieur,  en  qualité  de  ministre 
du  saint  Évangile,  assister  à  une  pièce  tirée  de  l'Évangile  même, 
et  entendre  la  parole  de  Dieu  dans  la  bouche  de  M™' la  marquise 
de  Gentil^,  de  M"'"  d'Aubonne,  et  de  M'""  d'Hermenches,  qui  valent 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Sœur  de  Constant  d'Hermenches,  et,  par  conséquent,  tante  de  Benjamin 
Constant.  (Cl.) 


il%  CORRESPONDANCE. 

mieux  que  les  trois  Madeloiuos,  et  qui  sont  plus  respectables.  Vous 
devriez,  vous  et  M.  Claparède*,  quitter  votre  habit  de  prêtre,  et 
venir  à  Monrion  en  habit  d'homme.  Nous  vous  garderons  le  se- 
cret; on  ne  scandalise  point  à  Lausanne:  on  y  respire  les  plaisirs 
honnêtes  et  les  douceurs  de  la  société. 

Bonsoir;  vous  avez  en  moi  un  ami  pour  la  vie.  Je  suis  bien 
en  peine  de  mon  petit  Patu-.  Je  l'aime  de  tout  mon  cœur. 

331-2.  —  A    MADAME    LA   MARGRAVE  DE    BAIREUTH. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  pays  de  Vaud,  8  février. 

Madame,  je  crois  que  la  suite  des  nouvelles^  que  j'ai  eu  l'hon- 
neur d'envoyer  à  Votre  Altesse  royale  lui  paraîtra  aussi  curieuse 
qu'atroce,  et  que  le  roi  son  frère  en  sera  surpris. 

Il  a  eu  la  bonté  de  m'écrire  une  lettre  où  il  daigne  m'assurer 
de  ses  bonnes  grinces.  Mon  cœur  l'a  toujours  aimé;  mon  esprit  l'a 
toujours  admiré,  et  je  crois  que  je  l'admirerai  encore  davantage. 

L'impératrice  de  lUissie  me  demande  à  Pétersbourgpour  écrire 
l'histoire  de  Pierre  I";  mais  Pierre  1""  n'est  pas  le  plus  grand 
homme  de  ce  siècle,  et  je  n'irai  point  dans  un  pays  dont  le  roi 
votre  frère  battra  l'armée. 

Je  ne  sais  si  la  nouvelle  du  changement  de  ministère  en  France 
est  parvenue  déjà  à  Votre  Altesse  royale.  On  croit  que  l'abbé  de 
Bernis  aura  le  premier  crédit.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  fait 
de  jolis  vers. 

Madame,  madame,  le  roi  de  Prusse  est  un  grand  homme. 

Que  Votre  Altesse  royale  conserve  sa  santé;  qu'elle  daigne, 
ainsi  que  monseigneur,  honorer  de  sa  protection  et  de  ses  bontés 
ce  vieux  Suisse  qui  lui  a  été  tendrement  attaché  avec  le  plus 
profond  respect,  dès  qu'il  a  en  l'honneur  d'être  admis  à  sa  cour! 
Qu'elle  n'oublie  pas  frcrc  V ''  1 

3313.  —  A    M.    DE   GIDE  VILLE. 

A  Monrion,  9  février. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  je  souhaite  que  le  fatras  dont  je  vous 
ai  surchargé  vous  amuse.  J'ai  vu  un  temps  où  vous  n'aimiez 

1.  David  Ciaparédc  ;  voyez  tome  XXV,  page  357. 

2.  Mort  six  mois  plus  tard. 

3.  Relatives  à  l'attentat  du  .j  janvier  précédent. 

4.  A  la  suite  de  cette  lettre,  Beuchot  donne  le  bulletin  de  d'Argenson,  qui 
forme  le  n»  3301. 


ANNÉE    1757.  ^3 

guère  l'histoire.  Ce  n'est,  après  tout,  qu'un  ramas  de  tracasseries 
qu'on  fait  aux  morts. 

Mais,  à  propos  de  Pierre  Damions,  lisez  le  chapitre  ^  de 
Henri  IV.  On  peut  prendre  et  laisser  le  livre  quand  on  veut;  les 
titres  courants  sont  au  haut  des  pages  :  cela  soulage  le  lecteur  ; 
il  lit  ce  qui  l'intéresse,  et  laisse  le  reste.  Notre  ami  le  grand  abhé 
a-t-il  reçu  son  exemplaire?  Mais  a-t-on  le  temps  de  lire  au  milieu 
des  belles  choses  dont  Paris  retentit  chaque  jour?  Pierre  Damiens, 
bâtard  de  Ravaillac,  et  ses  consorts,  et  les  lettres  au  dauphin,  et 
les  poisons,  et  les  exils,  et  le  remue-ménage,  et  la  guerre,  et  les 
vaisseaux  de  la  compagnie  des  Indes  qu'on  nous  gobe  :  tout  cela 
absorbe  l'attention.  Les  horreurs  présentes  ne  donnent  pas  le 
temps  de  lire  les  horreurs  passées. 

J'ai  tendrement  regretté  le  marquis  d'Argenson,  notre  vieux 
camarade.  Il  était  philosophe,  et  on  l'appelait  à  Versailles  d'Ar- 
gemon  la  bête.  Je  plains  davantage  la  chèvre,  s'il  est  vrai  qu'on 
l'envoie  brouter  en  Poitou...  Les  fleurs  et  les  fruits  de  la  cour 
étaient  faits  pour  elle.  Qui  m'aurait  dit,  mon  ami,  que  je  serais 
dans  une  retraite  plus  agréable  que  ce  ministre?  Ma  situation 
des  Délices  est  fort  au-dessus  de  celle  des  Ormes.  Je  passe  Thiver 
dans  une  autre  retraite,  auprès  d'une  ville  où  il  y  a  de  l'esprit  et 
du  plaisir.  Nous  jouons  Zaïre  :  M""^  Denis  fait  Zaïre,  et  mieux  que 
Gaussin.  Je  fais  Lusignan  :  le  rôle  me  convient,  et  l'on  pleure. 
Ensuite  on  soupe  chez  moi  ;  nous  avons  un  excellent  cuisinier. 
Personne  n'exige  que  je  fasse  de  visites  :  on  a  pitié  de  ma  mau- 
vaise santé;  j'ai  tout  mon  temps  à  moi  ;  je  suis  aussi  heureux 
qu'on  peut  l'être  quand  on  digère  mal.  En  vérité,  cela  vaut  bien 
le  sort  d'un  secrétaire  d'État  qu'on  renvoie. 

Beatus  ille  qui  piocul  negotiis 

(HOR.,  Epod.,  od.  II,  V.  1.) 

La  liberté,  la  tranquillité,  l'abondance  de  tout,  et  M""^  Denis, 
voilà  de  quoi  ne  regretter  que  vous. 

Le  roi  de  Prusse  m'a  écrit  une  lettre  très-tendre  ;  l'impératrice 
de  Russie  veut  que  j'aille  à  Pétersbourg  écrire  l'histoire  de  Pierre, 
son  père  ;  mais  je  resterai  aux  Délices  et  à  Monrion  :  je  ne  veux 
ni  roi  ni  autocratrice  ;  j'en  ai  tàté  ;  cela  suffit.  Les  amis  et  la 
philosophie  valent  mieux;  mais  il  est  triste  d'être  si  loin  de 
vous. 

1.  Essai  sur  les  Mœurs,  cliap.  clxxiv. 


174  CORRESPONDANCE. 

Voilà  Fontencllc  mort;  c'est  une  place  vacante  dans  votre 
cœur;  il  me  la  faut.  Valc,  cl  me  ama. 

Le  Suisse  V. 


331t.  —  A   MADAME    LA    COMTESSE    DE    LUTZELBOURG. 

A  Monrion,  9  février. 

Est-il  vrai  ce  qu'on  m'écrit,  que  le  garde  des  sceaux^  et 
M.  d'Argenson  sont  exilés?  que  l'abbé  de  Bernis*  a  les  afTaires 
étrangères?  Si  cela  est,  celui  qui  a  fait  le  traité  de  Vienne  mettra 
sa  gloire  à  le  soutenir. 

Le  roi  de  Prusse  m'a  écrit  une  lettre  assez  tendre  de  Dresde,^ 
le  19  janvier.  La  czarine  veut  que  j'aille  à  Pétersbourg,  Je  me 
tiendrai  dans  la  Suisse,  J'ai  tàté  des  cours. 

Portez-vous  bien,  madame,  vous  et  votre  aimable  amie^ 

331.x  —  A  M.   LE    MARÉCHAL  DUC    DE    RICHELIEU. 

13  février. 

Le  fragment  de  votre  lettre  sur  l'amiral  Byng\  monseigneur, 
fut  rendu  à  cet  infortuné  par  le  secrétaire  d'État,  afin  qu'elle  pût 
servir  cl  sa  justificalion.  Le  conseil  de  guerre  l'a  déclaré  brave 
liomme  et  fidèle.  Mais  en  même  temps,  par  une  de  ces  contra- 
dictions qui  entrent  dans  tous  les  événements,  il  l'a  condamné  à 
la  mort,  en  vertu  de  je  ne  sais  quelle  vieille  loi,  en  le  recomman- 
dant au  pouvoir  de  pardonner,  qui  est  dans  la  main  du  souve- 
rain. Le  parti  acharné  contre  Byng  crie  à  présent  que  c'est  un 
traître  qui  a  fait  valoir  votre  lettre,  comme  celle  d'un  homme 
par  qui  il  avait  été  gagné.  Voilà  comme  raisonne  la  haine  ;  mais 
les  clameurs  des  dogues  n'empêchent  pas  les  honnêtes  gens  de 
regarder  cette  lettre  comme  celle  d'un  vainqueur  généreux  et 
juste,  qui  n'écoute  que  la  magnanimité  de  son  cœur. 

Je  crois  que  vous  avez  été  un  peu  occupé,  depuis  un  mois, 
de  la  foule  des  événements,  ou  horribles,  ou  embarrassants,  ou 


1.  Macliault  d'Arnouville. 

2.  NonuiK'  ministre  d'État  le  2  janvier  17.j7,Beruis  fut  chargé,  si.\  mois  après, 
du  département  dos  all'aires  étrangères. 

3.  M'"'  de  Brumalh. 

4.  Vovez  lettre  3277. 


ANNÉE    1757.  475 

désagréables,  qui  se  sont  succédé  si  rapidement.  Les  gens  qui 
vivent  philosophiquement  dans  la  retraite  ne  sont  pas  les  plus  à 
plaindre.  Je  crains  d'abuser  de  vos  moments  et  de  vos  bontés 
par  une  plus  longue  lettre  :  il  faut  un  peu  de  laconisme  avec  un 
premier  gentilhomme  de  la  chambre,  qui  a  le  roi  et  le  dauphin 
à  servir,  et  avec  celui  qui  est  fait  pour  être  dans  les  conseils  et  à 
la  tête  des  armées. 

M'""  Denis  vous  idolâtre  toujours,  et  il  n'y  a  point  de  Suisse 
qui  vous  soit  attaché  avec  un  plus  tendre  respect  que 

le  Suisse  Voltaire. 


3316.  —  A  M.   LEVESQUE   DE    BURIGNY*. 

A  Monrion,  14  février. 

L'esprit  dans  lequel  j'ai  écrit,  monsieur,  ce  faible  Essai  sur 
l'Histoire  (jénèrale,  a  pu  trouver  grâce  devant  vous  et  devant  quel- 
ques philosophes  de  vos  amis.  Non-seulement  vous  pardonnez 
aux  fautes  de  cet  ouvrage,  mais  vous  avez  la  bonté  de  m'avertir 
de  celles  qui  vous  ont  frappé.  Je  reconnais  à  ce  bon  office  les 
sentiments  de  votre  cœur,  et  le  frère  de  ceux  qui  m'ont  toujours 
honoré  de  leur  amitié.  Recevez,  monsieur,  mes  sincères  et  tendres 
remerciements.  Je  passe  l'hiver  auprès  de  Lausanne,  où  je  n'ai 
point  mes  livres  :  le  peu  que  j'en  ai  pu  conserver  est  à  mon  petit 
ermitage  des  Délices  ;  ainsi  je  n'ai  aucun  secours  pour  vérifier 
les  dates. 

Il  se  peut  que  l'impératrice  Constance  fût  fille  du  roi  de 
Sicile  Roger;  mais  il  me  semble  que  ce  Roger  vivait  en  1101  -,  et 
Henri  VI,  mari  de  Constance,  en  1195.  Il  l'épousa,  je  crois,  en 
1186.  Cette  Constance  avait  des  amants  longtemps  après  cette 
époque.  Il  est  bien  difficile  qu'elle  soit  fille  de  Roger  ;  je  crois  me 
souvenir  que  plusieurs  annalistes  la  font  fille  de  Guillaume  :  je 
consulterai  mes  Capitulaires,  et  surtout  Giannone^  quoiqu'il  ne 
soit  pas  toujours  exact. 

Le  cardinal  Polus  *  pourrait  bien  avoir  écrit  la  lettre  à  Léon  X, 


1.  Voyez  tome  XXXV,  page  25. 

2.  Voyez  tome  XI,  page  408. 

3.  Pieri'e  Giannone,  historien  napolitain,  dont  l'ouvrage  fut  brùIé  à  Rome  en 
1726.  Il  est  mort  en  1758,  après  vingt-deux  ans  de  détention,  âgé  de  soixante-douze 
ans. 

4.  Voyez  tome  XII,  page  282. 


!76  COKHKSI'ONDANCE. 

longtemps  avant  d'être  cardinal.  C'est  de  milord  Bolingbroke  que 
jo  tiens  ranocdolo  de  rotto  lettre;  il  en  a  i)ar]é  souvent  à  M.  de 
Pouilly  votre  frère,  et  à  moi. 

Adrien  JV,  au  lieu  d'Alexandre  III,  est  une  inadvertance*: 
dans  le  cours  de  l'ouvrage,  je  dis  toujours  que  c'est  Alexandre  III 
qui  imposa  une  pénitence  à  Henri  II,  roi  d'Angleterre,  pour  le 
meurtre  de  Thomas  IJecket.  Je  ne  manquerai  pas  de  rectifier  ces 
erreurs,  et  j'ouhlierai  encore  moins  l'obligation  que  je  vous  al. 
Il  y  en  a  quelques  autres  encore  que  je  corrige  dans  la  nouvelle 
édition  que  font  actuellement  les  frères  Cramer.  Ils  m'ont  arraché 
cetouvrage,  que  j'aurais  dû  garder  longtemps  avant  de  le  laisser 
exposé  aux  yeux  du  public  ;  maisp,  uisqu'il  a  trouvé  grâce  devant 
les  vôtres,  je  ne  peux  me  repentir. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  toute  l'estime  et  la  reconnaissance 
que  je  vous  dois,  monsieur,  votre,  etc. 

:mi.   —  A  M.   PALISSOT. 

A  Monrion,  IG  AWricr. 

Ce  que  vous  me  mandez,  monsieur,  du  grand  acteur  Lckain, 
m'afflige  et  ne  me  surprend  pas.  C'est  le  sort  de  bien  des  talents 
de  ne  recueillir  que  des  traverses  au  lieu  de  récompenses.  Si 
vous  le  voyez,  je  vous  prie  de  lui  dire  que  j'ai  écrit  à  M.  le  maré- 
chal de  Richelieu,  pour  lui  faire  obtenir  un  congé  à  Pâques. 
Mais  on  m'a  répondu  qu'il  n'était  pas  possible  de  lui  donner 
ce  congé  cette  année,  puisqu'il  en  avait  pris  un  de  lui-même 
l'année  passée.  J'aimerais  bien  mieux  qu'on  augmentât  sa 
part  que  de  lui  donner  un  congé.  J'écrirai,  j'insisterai  ;  mais 
la  recommandation  d'un  Suisse  n'a  pas  grand  pouvoir  à  Ver- 
sailles. 

Je  ne  sais  où  est  actuellement  votre  ami  M.  Patu,  que  je  pos- 
sédai huit  jours  dans  mon  ermitage,  avant  qu'il  allât  en  Italie. 
J'avais  chez  moi  alors  une  de  mes  nièces*  qui  commençait  à  être 
bien  malade,  et  qui  peut-être  n'eut  pas  pour  lui  toutes  les  atten- 
tions qu'elle  aurait  eues  si  elle  avait  moins  souffert.  J'ai  peur 
que  ce  petit  contre-temps  ne  lui  ait  déplu.  J'en  serais  très-fâché; 
je  l'aime  beaucoup,  et  je  sens  tout  son  in(''rite.  Si  vous  lui  écrivez, 
je  vous  prie  de  l'assurer  de  tous  mes  sentiments. 


1.  Elle  a  été  corrigée. 

2.  M'""'  de  Fontaine. 


ANNÉE    4  757.  ^77 

Vous  me  feriez  beaucoup  de  plaisir,  monsieur,  de  présenter 
mes  respects  à  M.  le  duc  d'Ayen,  et  à  M"-  la  comtesse  de  La  Marck^. 
Ce  sont  leurs  suffrages  qui  font  ma  consolation  dans  les  maux 
qui  m'affligent.  Je  ne  vis  plus  pour  les  sensations  agréables, 
mais  le  plaisir  de  leur  plaire  me  tiendra  lieu  de  tous  les  autres'. 
Comptez,  monsieur,  sur  le  sentiment  d'une  amitié  véritable  de 
ma  part. 

3318.   —  A  MADAME  DE   FONTAINE, 

A      PARIS. 

A  iMonrion,  19  février. 

Qu'est-ce  que  c'est  donc,  ma  chère  nièce,  qu'une  petite  secte 
de  la  canaille,  nommée  la  secte  des  margouiUistes,  nom  qu'on 
devrait  donner  à  toutes  les  sectes?  On  dit  que  ces  misérables 
lunatiques,  nés  des  convulsionnaires,  et  petits-fils  des  jansénistes 
sont  ceux  qui  ont  mis,  non  pas  le  couteau,  mais  le  canif  à  la 
main  de  ce  monstre  insensé  de  Damiens;  que  ce  sont  eux  qui 
envoient  du  poison  au  dauphin  dans  une  lettre,  et  qui  affichent 
<los  placards  :  le  tout  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  Les 
lionnetes  gens,  par  parenthèse,  devraient  me  remercier  d'avoir 
tant  crié  toute  ma  vie  contre  le  fanatisme  ;  mais  les  cours  sont 
(juelquefois  ingrates. 

Vous  savez  les  coquetteries  que  me  fait  le  roi  de  Prusse  et 
que  la  czarine  m'appelle  à  Pétersbourg.  Vous  savez  aussi  qu'au- 
cune cour  ne  me  tente  plus,  et  que  je  dois  préférer  la  solidité  de 
mon  bonheur  dans  ma  retraite  à  toutes  les  illusions.  Si  j'en  vou- 
lais sortir,  ce  ne  serait  que  pour  vous  ;  ma  santé  exige  de  la  soli- 
tude; je  m'affaiblis  tous  les  jours. 

J'ai  fait  un  effort  pour  jouer  Lusignan  ;  votre  sœur  a  été 
admirable  dans  Zaïre;  nous  avions  un  très-beau  et  très-bon 
Orosmane,  un  Nérestan  excellent,  un  joli  théâtre,  une  assemblée 
qui  fondait  en  larmes;  et  c'est  en  Suisse  que  tout  cela  se  trouve 
tandis  que  vous  avez  à  Paris  des  margouilUstes.  Je  vous  ai  bien 
i-ogrettee;  mais  c'est  ce  qui  m'arrive  tous  les  jours 

Ayez  grand  soin  de  votre  malheureuse  santé  ;  conservez- vous 
aimez-moi.   Mille  tendres  compliments  à  fils,   à  frère,  à  secré- 
taire .  Adieu,  ma  très-chère  nièce;  votre  sœur  ne  vous  écrit  point 

1.  Voyez  une  note  de  la  lettre  32G7. 

2.  Le  marquis  de  Florian,  qui  épousa  M-  de  Fontaine  en  1762. 

39.    —    Cor.RESl'0\D4NCH.    vil.  Aa 


178  CUUUESPONDANCE. 

aujoiirdliiii  :  elle  apprend  un  rùlc.  iN'ous  ne  vous  parlons  que  de 
plaisir  :  in.slruisez-nous  des  sottises  de  Paris. 


3319.  —  A   M.   LE    MAHKCHAL   DUC   DK    lUCHELIEU. 

19  février. 

Oui,  sans  doute,  mon  héros,  le  seci-ètaire  d'État  de  la  république 
de  Platon^  aurait  ri  et  dit  quelques  bons  mots,  car  il  en  disait  ; 
mais  tAchez  de  n'en  pas  dire. 

Votre  lettre  sur  ce  pauvre  amiral  Byng  lui  a  valu  du  moins 
quatre  voix  favorables,  quoique  la  pluralité  l'ait  condamné  à  la 
nioi't-.  Il  se  passe  dans  tous  les  États  des  scènes  singulières,  et 
aucune  ne  vous  surprend. 

Je  vous  attends  toujours,  ou  dans  le  conseil,  ou  à  la  tête  d'une 
armée.  Si  les  services  et  la  capacité  donnent  les  places  sous  un 
monarque  éclairé,  vous  avez  assurément  plus  de  droits  que  per- 
sonne. Mais  quelque  place  que  vous  ajoutiez  à  celles  que  vous 
occupez,  il  y  en  a  une  que  les  rois  ne  peuvent  ni  donner  ni  ôter, 
c'est  celle  de  la  gloire.  Jouissez  de  ce  beau  poste,  il  est  à  l'abri 
de  la  fortune. 

Je  vous  assure,  monseigneur,  que  vous  précliez  à  un  converti 
(juand  vous  me  conseillez  de  ne  me  rendre  ni  aux  coquetteries 
du  roi  de  Prusse  ni  aux  bontés  de  l'impératrice  de  Russie.  Je  pré- 
fère ma  retraite  à  tout,  et  cette  retraite  est  d'ailleurs  absolument 
nécessaire  à  un  malade  qui  tient  à  peine  à  la  vie. 

Permctlez  que  je  vous  envoie  ce  qu'on  m'écrit  sur  Lekain.  S'il 
a  tant  de  talents,  s'il  sert  bien,  est-il  juste  qu'il  n'ait  pas  de  quoi 
vivre,  quand  les  plus  mauvais  acteurs  ont  une  part  entière?  C'est 
là  l'image  de  ce  monde.  Puisque  vous  daignez  descendre  à  ces 
petits  objets,  mcttez-j  la  justice  de  votre  cœur,  et  protégez  les 
talents. 

M""'  Denis  et  le  Suisse  Voltaire  vous  présentent  leurs  plus 
tendres  respects. 

1.  Le  marquis  d'Argenson;  voyez  la  lettre  du  4  février. 

2.  Voyez  tome  XV,  page  3i0,  où,  daus  la  note  i,  il  faut  lire  1757  (au  lieu  de 
1747). 


ANNÉE    4  7o7.  479 

3320.  —  A  M.   TROi\CHIi\,   DE   LYONi. 

Monrion,  19  février. 

J'attends  avec  impatience  le  mot  de  l'énigme  de  l'aventure  de 
Pierre  Damiens.  On  me  mande  qu'il  y  a  une  petite  secte  cachée, 
composée  de  la  plus  basse  canaille  du  parti  janséniste,  que  cette 
secte  est  appelée  la  secte  des  margouillistcs,  nom  digne  d'elle;  que 
ces  malheureux  sont  liés  entre  eux  par  des  serments  exécrables  ; 
qu'ils  ont  voulu,  non  pas  tuer  le  roi,  mais  le  blesser  légèrement 
pour  l'avertir,  et  qu'ils  ont  menacé  le  dauphin  du  poison.  Il  n'y 
a  rien  dont  le  fanatisme  ne  soit  capable. 

3321.  —  A  M.  DE   CHENE VIÈRES^. 

Monrion,  19  février. 

Il  y  a  huit  jours,  mon  ami,  que  M''^^  Denis  cherche  dans  ses 
paperasses,  parmi  ses  rôles  de  tragédies,  de  comédies,  d'opéras- 
comiques,  etc.,  etc.,  votre  gentille  pastorale  ^  qu'elle  a  lue  avec 
tout  le  plaisir  imaginable.  Nous  vous  la  renverrons  dès  que  la 
femme  de  chambre,  qui  a  la  garde  des  archives  historiques  et  de 
la  musique,  l'aura  retrouvée.  Comme  nous  avons  été  entourés 
d'ouvriers,  et  qu'il  a  fallu  essayer  cinq  ou  six  habits  de  théâtre, 
il  y  a  eu  un  peu  de  confusion.  Mais  soyez  en  sûreté;  l'ouvrage 
n'est  pas  sûrement  sorti  de  la  maison.  Nous  aA^ons  un  singe,  un 
perroquet  et  un  écureuil,  que  nous  ne  laissons  approcher  d'au- 
cun papier. 

Pardon  ;  il  faut  aller  répéter  au  théâtre  aujourd'hui  ;  nous 
jouons  demain.  Tâchez  de  vous  divertir  aussi. 

3322.    —    A    M.     P  I  C  T  E  T  , 

PROFESSRUR    EN    DROIT. 

Monrion,  22  février. 

Mon  très-cher  voisin,  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  Puissiez- 
vous  bâtir,  dans  mou  voisinage,  une  maison  *  digne  de  la  belle 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Éditeurs,  de  Caj'rol  et  François. 

3.  Mysis  et  Glaucé. 

4.  Voyez  plus  bas  la  lettre  3342. 


180  CORRESPONDANCE. 

situation  que  vous  avez,  et  puisse  M"'  Pictct  avoir  un  mari  digne 
d'elle  !  Je  présente  mes  respects  à  M"'*  Pictet,  et  je  souhaite  à 
toute  votre  famille  les  prospérités  qu'elle  mérite.  M""'  Denis  joint 
ses  sentiments  aux  miens.  Vous  n'aurez  jamais  de  voisins  qui 
vous  soient  plus  sincèrement  attachés.  V. 

3323.   —  A  M.   l'IEHHE   HOLSSEAU, 

A     LIÈGE. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  24  février. 

C'est  pour  la  quatrième  fois  que  j'écris  aux  frères  Cramer,  li- 
braires, pour  leur  recommander  de  vous  envoyer  VEssoi  sur  l'His- 
toire générale  depuis  Charlemagnc  jusqu'il  17SG.  Je  suis  en  droit 
d'attendre  cette  attention  de  ceux  à  qui  j'ai  fait  présent  de  mon 
ouvrat^e.  L'aîné  Cramer  est  à  présent  en  Hollande,  et  doit  sans 
doute  vous  faire  parvenir  cette  histoire.  Ce  sont  ces  frères  Cramer 
qui  m'ont  déterminé  à  m'étahlir  où  je  suis.  Ils  voulaient  im- 
primer mes  ouvrages,  il  fallait  que  je  veillasse  à  l'impression  ;  la 
besogne  a  duré  près  de  deux  ans.  J'ai  des  amis  dans  ce  pays-ci. 
J'y  ai  trouvé  des  situations  plus  agréables  que  Meudon  et  Saint- 
Cloud,  des  maisons  commodes;  je  me  suis  établi,  pour  l'hiver, 
auprès  de  Lausanne,  et,  pour  les  autres  saisons,  auprès  de  Ge- 
nève. !Mais  ce  que  j'ai  trouvé  de  plus  commode  parmi  ces  calvi- 
nistes, très-différents  de  leurs  ancêtres,  c'est  que  j'ai  fait  im- 
primer à  Genève,  avec  l'approbation  universelle',  que  Calvin 
était  un  très-méchant  homme,  altier,  dur,  vindicatif  et  sangui- 
naire. C'est  ce  que  vous  verrez  dans  cette  Histoire  générale.  Genève 
est  peut-être  à  présent  la  ville  de  l'Europe  où  il  y  a  le  plus  de 
pliilosophcs.  Je  suis  très-fàché  que  cette  Histoire  générale  ne  soit 
pas  encore  parvenue  jusqu'à  vous. 

A  l'égard  de  ce  Portefeuille  trouvé^,  c'est  une  rapsodie  qu'un 
libraire  aiïamé,  nommé  Duchesne,  vend  à  Paris  sous  mon  nom: 
c'est  un  nouveau  brigandage  de  la  librairie.  On  me  mande  que 
les  trois  quarts  de  ce  recueil  sont  composés  de  pièces  auxquelles 
je  n'ai  nulle  part,  et  que  le  reste  est  pillé  des  éditions  de  mes 
ouvrages,  et  entièrement  défiguré. 

Il  n'y  a  pas  grand  mal  à  tout  cela,  et  je  pardonne  aux  misé- 
rables ù  qui  mon  nom  vaut  quelque  argent. 

{.  Voyez  la  lettre  à  Thieriot,  du  26  mars. 
2.  Voyez  la  note,  tome  M,  page  337. 


ANNÉE    17  57.  484 

3324.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

Février  ^. 

Voici  une  paperasse  qu'un  savant  Suisse  me  donne  pour  l'ar- 
ticle Isis\  Si  l'article  n'est  pas  fait  à  Paris,  si  celui-ci  est  passable, 
faites-en  usage;  sinon,  au  rebut.  Voici  encore  le  mot  Liturgie^, 
qu'un  savant  prêtre  m'a  apporté,  et  que  je  vous  dépêche,  à  vous, 
illustre  et  ingénieux  fléau  des  prêtres.  J'ai  eu  toutes  les  peines 
du  monde  à  rendre  cet  article  chrétien.  Il  a  fallu  corriger,  adou- 
cir presque  tout;  et  enfin,  quand  l'ouvrage  a  été  transcrit,  j'ai 
été  obligé  de  faire  des  ratures.  Vous  voyez,  mon  cher  et  sublime 
philosophe,  quel  progrès  a  fait  la  raison.  C'est  moi  qui  suis 
forcé  de  modérer  la  noble  liberté  d'un  théologien  qui,  étant 
prêtre  par  état,  est  incrédule  par  sens  commun. 

On  dit,  mon  très-cher  philosophe,  qu'il  y  a  dans  la  canaille 
de  Paris  une  secte  de  margouillistes;  ce  devrait  être  le  nom  de 
toutes  les  sectes. 

Ces  margouillistes,  dérivés  des  jansénistes,  lesquels  sont  en- 
gendrés des  augustinistes,  ont-ils  produit  Pierre  Damiens  ?  Por- 
tez-vous bien  ;  éclairez  et  méprisez  le  genre  humain.  N'oubliez 
pas  de  faire  mes  compliments  à  votre  immortel  confrère.  Sans 
vous  deux,  et  quelques-uns  de  vos  amis,  que  resterait-il  en 
France  ? 

3325.  —  A  M.  DIDEROT*. 

A  Monrion,  paj's  de  Vaud,  28  février. 

L'ouvrage^  que  vous  m'avez  envoyé,  monsieur,  ressemble  à 
son  auteur:  il  me  paraît  plein  de  vertus,  de  sensibilité  et  de  phi- 
losophie. Je  pense,  comme  vous,  qu'il  y  aurait  beaucoup  à  ré- 
former au  théâtre  de  Paris.  Mais  tant  que  les  petits-maîtres  se 
mêleront  sur  la  scène  avec  les  acteurs,  il  n'y  a  rien  à  espérer. 
Le  plus  impertinent  de  tous  les  abus,  c'est  l'excommunication  et 
l'infamie  attachée  au  talent  de  débiter  en  public  des  sentiments 

1.  Cette  lettre,  datée  du  29  février,  comme  celle  qui  suit,  dans  toutes  les  édi- 
tions de  Voltaire,  est  très-probablement  du  19.  Elle  ne  peut  être,  au  plus  tard, 
que  du  26  ou  du  27.  (Cl.) 

2.  UEncyclojjédie  contient  deux  articles  Isis:  l'un,  anonyme,  est  de  Diderot; 
l'autre,  de  M.  de  Jaucourt. 

3.  L'article  LnunciE  dans  V Encyclopédie,  est  aussi  de  Diderot. 

4.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

5.  Le  Fils  naturel,  drame. 


182  CORRESPONDANCE. 

vertueux.  Cette  contradiction  irrite  ;  mais  c'est  encore  une  de  nos 
moindres  sottises. 

Joublie  avec  plaisir  dans  ma  retraite  tous  ceux  qui  travaillent 
à  rendre  les  hommes  malheureux  ou  à  les  abrutir,  et  plus  j'ou- 
blie ces  ennemis  du  genre  humain,  pins  je  me  souviens  de 
vous.  Je  vous  exhorte  à  répandre,  autant  que  vous  le  pourrez, 
dans  V Encyclopédie,  la  noble  liberté  de  votre  âme.  On  ne  mettait 
point  Cicéron  dans  le  donjon  dcVinccnnes*  pour  son  livre  de 
Natura  deoiiim.  Notre  siècle  est  encore  bien  barbare.  Vale  et  scribe. 
Tvvs  V. 

332G.  —  A  M.   LE   COMITE   DE   BESTUCHEFF^. 

A  Monrion,  février. 

Monsieur,  j'ai  reçu  une  lettre  que  j'ai  crue  d'abord  écrite  à 
Versailles  ou  dans  notre  Académie,  et  c'est  vous,  monsieur,  qui 
me  faites  l'honneur  de  me  l'adresser.  V^ous  me  proposez  ce  que 
je  désirais  depuis  trente  ans;  je  ne  pouvais  mieux  finir  ma  car- 
rière qu'en  consacrant  mes  derniers  travaux  et  mes  derniers 
jours  à  un  tel  ouvrage. 

Je  ferais  le  voyage  de  Pétersbourg  si  ma  santé  pouvait  le  per- 
mettre; mais,  dans  l'état  où  je  suis,  je  vois  que  je  serai  réduit  ù 
attendre  dans  ma  retraite  les  matériaux  que  vous  voulez  bien  me 
promettre. 

Voici  f[uel  serait  mon  plan.  Je  commencerais  par  une  des- 
cription de  l'état  llorissant  où  est  aujourd'hui  l'empire  de  Russie, 
de  ce  qui  rend  Pétersbourg  recommandable  aux  étrangers,  des 
changements  faits  à  Moscou,  des  armées  de  l'empire,  du  com- 
merce, des  arts,  et  de  tout  ce  qui  a  rendu  le  gouvernement 
respectable. 

Ensuite  je  dirais  que  tout  cela  est  d'une  création  nouvelle,  et 
j'entrerais  en  matière  par  faire  connaître  le  créateur  de  tous  ces 
prodiges.  Mon  dessein  serait  de  donner  ensuite  une  idée  précise 
de  tout  ce  que  l'empereur  Pierre  le  Grand  a  fait  depuis  son  avè- 
nement à  l'empire,  année  par  année. 

Si  M.  le  comte  de  Schouvalow  a  la  bonté,  monsieur,  comme 
vous  m'en  Jlattez,  de  me  faire  parvenir  des  mémoires  sur  ces 
deux  objets,  c'est-à-dire  sur  l'état  présent  de  l'empire  et  sur  tout 


1.  Allusion  à  rcmprisonncmcnt  de  Diderot. 

2.  Michel,  comte  de  HestiicliofT-Uiiimin,  no  vers  168G,  ambassadeur  de  l'im- 
péralricc  Elisabeth  à  Paris  de  ITJG  à  1700,  année  où  mourut  ce  diplomate.  (Cl.) 


ANNÉE   1737.  ^183 

ce  qu'a  fait  Pierre  le  Grand,  avec  une  carte  géographique  de  Pé- 
tersbourg,  une  de  l'empire,  l'histoire  de  la  découverte  du  Kamt- 
chatka, et  enfin  des  renseignements  sur  tout  ce  qui  peut  con- 
tribuer h  la  gloire  de  votre  pays,  je  ne  perdrai  pas  un  instant,  et 
je  regarderai  ce  travail  comme  la  consolation  et  la  gloire  de  ma 
vieillesse, 

La  suite  des  médailles  est  inutile  ;  elles  se  trouvent  dans  plu- 
sieurs recueils,  et  la  matière  de  ces  médailles  est  d'un  prix  que 
je  ne  puis  accepter.  Je  souhaiterais  seulement  que  M.  le  comte 
de  Schouvalow  voulût  bien  m'assurer  que  Sa  Majesté  l'impératrice 
désire  que  ce  monument  soit  élevé  à  la  gloire  de  l'empereur  son 
père,  et  qu'elle  agrée  mes  soins. 

Voilà,  monsieur,  quelles  sont  mes  dispositions.  Je  me  tiendrai 
très-honoré  et  très-heureux  si  elles  s'accordent  avec  les  vôtres  : 
j'attendrai  vos  ordres  et  ceux  de  M.  le  comte  de  Schouvalow,  à 
qui  vous  me  permettrez  de  présenter  ici  mes  respects  en  recevant 
les  miens. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  avec  tous  les  sentiments  que 
je  vous  dois,  etc. 

3327.  —  A  M.   THIERIOT. 

A  Monrion,  3  mars. 

Je  n'entends  point  parler  de  vous,  mon  ancien  ami,  depuis 
que  vous  lisez  l'histoire  des  sottises  humaines  depuis  Charlemagm. 
Je  voudrais  bien  savoir  aussi  ce  que  c'est  qu'un  Portefeuille  trouvé  ^ 
On  me  met  en  pièces,  on  se  divise  mes  vêtements,  et  on  jette  le 
sort  sur  ma  robe. 

Je  voudrais  que  vous  eussiez  passé  l'hiver  avec  moi  à  Lau- 
sanne. Si  vous  n'aviez  été  enchaîné,  selon  votre  louable  coutume, 
au  char  des  jeunes  et  belles  dames,  vous  auriez  vu  jouer  Zaïre 
en  Suisse  mieux  qu'on  ne  la  joue  à  Paris;  vous  auriez  entendu  la 
Serva padrona  sur  un  joli  théâtre;  vous  y  verriez  des  pièces  nou- 
velles exécutées  par  des  acteurs  excellents;  les  étrangers  accou- 
rir de  trente  lieues  à  la  ronde,  et  mon  pays  romance,  mes  beaux 
rivages  du  lac  Léman,  devenus  l'asile  des  arts,  des  plaisirs,  et 
du  goût;  tandis  qu'à  Paris  la  secte  des  margouillistes  occupe  les 
esprits,  que  le  parlement  et  l'archevêque  bataillent  pour  une 
place  à  l'hôpital  et  pour  des  billets  de  confession,  qu'on  ne  rend 
point  la  justice,  et  qu'enfin  on  assassine  un  roi.  Jouissez  de  tant 

1.  Voyez  tome  VI,  page  337. 


^8i  CORRESPONDANCE. 

de  charmes  et  de  tant  de  gloire,  messieurs  les  Parisiens,  et  applau- 
dissez encore  au  CatUina  de  Crébillon. 


3328.  —  A    M.    LE    COMTE    D'AU GE MAL. 

A  Monrion,  3  mars. 

Mon  cher  ange,  on  peut  mal  servir  M"'  Clairon  sans  la  rater* 
absolument.  On  peut  être  de  commimi  martyrum ,  sans  être  de  fri- 
gidis  et  maleficiatis.  Ce  sera  à  peu  près  le  rôle  que  je  jouerai  avec 
elle.  Je  lui  donnerai,  quand  vous  voudrez,  cette  ZuUme  \ncn 
changée  et  sous  un  autre  nom.  Vous  déciderez  du  temps  le  plus 
favorable  quand  vous  serez  quitte  de  la  mauvaise  tragédie  de 
lîobert-François  Damicns,  quand  les  querelles^  qui  anéantissent 
le  goût  des  arts  seront  apaisées,  qnand  Paris  respirera. 

Pour  l'autre  pièce,  ce  n'est  pas  une  allairc  prête;  il  ne  faut 
pas  d'ailleurs  être  toujours  ce  Voltaire  qui. 

Volume  sur  volumo  incessamment  desserre'. 

Si  on  ne  souhaite  pas  ma  personne,  je  veux  au  moins  qu'on  sou- 
haite mes  ouvrages. 

Béni  soit  Dieu  qui  vous  donne  la  persévérance  dans  le  goût 
des  beaux-arts,  et  surtout  du  tripot  de  la  comédie,  tandis  qu'on 
n'entend  parler  que  des  querelles  des  parlements  et  des  prêtres, 
qu'on  ne  rend  point  la  justice,  que  la  secte  des  margouillistes 
fait  de  petits  progrès,  et  qu'on  assassine  des  rois!  Vous  m'approu- 
verez de  passer  mes  hivers  dans  un  petit  pays  où  on  ne  vit  que 
pour  son  plaisir,  et  où  Zaïre  a  été  mieux  jouée,  à  tout  prendre, 
qu'à  Paris.  J'ai  fait  couler  des  larmes  de  tous  les  yeux  suisses. 
M""^  Denis  n'a  pas  les  beaux  yeux*  de  Gaussin,  mais  elle  joue 
infinimont  mieux  qu'elle.  On  vient  de  trente  lieues  pour  nous 
entendre.  Nous  mangeons  des  gelinottes,  des  coqs  de  bruyère, 
des  truites  de  vingt  livres;  et,  dès  que  les  arbres  auront  remis 
leur  livrée  verte,  nous  allons  à  cet  ermitage  des  Délices,  qui 
mérite  son  nom. 

Ne  sommes-nous  pas  fort  à  plaindre?  Oui,  mon  cher  et  res- 
pectable ami,  nous  le  sommes,  puisfjue  nous  vivons  loin  devons. 

1.  Allusion  à  la  mésaventure  de  Ximcnùs,  dont  il  est  parlé  tome  XXXVII, 
page  .533. 

2.  Voyez  tome  XV,  page  37(i. 

3.  Vers  du  C/irtpt'/«(n  rfecoi//*;,  parodie  qu'on  trouve  dans  les  OEuvresde Boileau. 
i.  La  nièce  de  Voltaire  était  louche. 


ANNÉE    1757.  185 

J'ai  une  extrême  curiosité  de  savoir  si  on  envoie  cent  mille 
hommes*  en  Allemagne;  mais  vous  ne  vous  en  souciez  guère, 
et  vous  ne  m'en  direz  rien.  J'aimerais  encore  mieux  que  votre 
parlement  se  mît  à  rendre  enfin  la  justice,  et  me  fit  payer  de 
cinquante  mille  francs  dont  ce  fat  de  Bernard  ^,  fils  de  Samuel 
Bernard,  et  fat  de  dix  millions,  m'a  fait  banqueroute  en  mourant. 
Adieu,  mon  divin  ange;  jugez  Damiens,  et  portez-vous  bien. 

3329.  —  A   MADAME   LA    DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA^. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  5  mars. 

Madame,  quoi  !  Votre  Altesse  sérénisme  a  la  bonté  de  s'excuser 
de  ne  m'avoir  pas  honoré  assez  tôt  d'une  de  ses  lettres!  Elle  sent 
de  quel  prix  elles  sont  pour  moi.  Mais  est-il  possible  qu'elle 
daigne  être  occupée  de  mon  attachement  pour  elle,  et  du  res- 
pectueux, du  tendre  intérêt  que  je  prends  à  sa  prospérité,  tandis 
qu'elle  se  trouve  au  milieu  des  alarmes  publiques  et  particulières, 
entourée  d'armées,  et  embarrassée  peut-être  entre  le  danger  de 
prendre  un  parti  et  celui  de  n'en  prendre  aucun?  Sa  sagesse  et 
celle  de  monseigneur  le  duc  me  rassurent  contre  les  craintes 
que  m'inspire  la  situation  violente  de  l'Allemagne  ;  il  se  peut 
même,  madame,  que  vos  États  trouvent  quelque  avantage  dans 
le  besoin  que  les  deux  partis  auront  des  denrées  de  votre  ter- 
ritoire. Les  princes  sages  et  modérés  gagnent  quelquefois  au 
malheur  de  leurs  voisins. 

Je  n'ai  point  ici  la  lettre  du  roi  de  Prusse,  elle  est  dans  ma 
retraite,  auprès  de  Genève.  Je  passe  tous  les  hivers  auprès  de 
Lausanne,  ne  pouvant  être  assez  heureux  pour  les  passer  à  vos 
pieds,  et  ne  pouvant  quitter  une  nièce  qui  s'est  sacrifiée  pour 
moi,  et  qui  a  quelque  raison  de  n'oser  voyager  en  Allemagne. 

J'ai  perdu,  madame,  le  correspondant^  qui  me  fournissait 
les  nouvelles  dont  je  faisais  part  à  Votre  Altesse  sérénissime;  il 
est  parti  avant  l'armée  que  la  France  envoie  en  Allemagne. 
Puisse  cette  armée  contribuer  à  établir  un  nouveau  traité  de 
Vestphalie,  qui  assure  la  paix  et  la  liberté,  le  plus  précieux  de 
tous  les  biens  !  Mais  qui  peut  savoir  ce  qui  résultera  de  tous  ces 
grands  mouvements?  On  prétend  que  le  roi  de  Pologne  a  contre 

1.  On  les  envoya. 
■      2.  Voyez  tome  XXXVHI,  page  259. 

3.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

4.  Le  comte  d'Argenson,  tombé  en  disgrâce. 


186  CORRESPONDANCE. 

lui  un  violent  parti  dans  la  Pologne  même,  et  que  les  Turcs 
pourraient  bien  empêcher  les  Russes  de  se  mêler  des  afl'aires  de 
l'Allemagne.  Le  comte  d'Étrées  vient  d'être  fait  maréchal  de 
France,  avec  sept  autres.  Le  scélérat  Damiens  n'est  pas  encore 
jugé.  Les  malheurs  de  la  Saxe  produisent  des  banqueroutes  dans 
toute  l'Europe  :  j'en  ai  essuyé  une  violente  ;  les  petits  souffrent 
des  querelles  des  grands.  Recevez,  madame,  mon  profond  res- 
pect, et  pardonnez  au  papier. 

3330.  —  A   MADAME  LA  MARGRAVE   DE   RAIREUTH». 

A  Monrion,  5  mars  1757. 

Madame,  que  Votre  Altesse  royale  daigne  me  conserver  ses 
bontés;  que  Dieu  la  préserve  des  Russes,  et  moi  chétif  des  glaces 
de  Pétersbourg!  J'ai  été  tenté,  un  jour  qu'il  faisait  un  beau  soleil, 
d'aller  voir,  l'été  prochain,  cette  capitale  d'un  empire  nouveau 
dont  on  veut  que  j'écrive  l'histoire.  Je  me  disais:  J'irai  à  Baireuth 
me  mettre  aux  pieds  de  ma  protectrice,  j'aurai  des  passe-ports 
du  roi  son  frère,  que  je  devrai  à  la  protection  de  sa  bienfaisante 
sœur.  Mais  le  vent  du  nord,  mon  respect  pour  les  housards,  et 
les  beaux  secours  qu'un  voyageur  trouve  en  Pologne,  ont  détruit 
ma  chimère,  et  je  me  suis  réduit  à  jouer  le  bonhomme  Lusignan 
dans  Zaire,  devant  une  grave  assemblée  suisse.  Notre  troupe,  en 
vérité,  n'aurait  pas  été  indigne  de  paraître  devant  Votre  Altesse 
royale. 

Il  y  a,  madame,  une  fille  d'esprit  à  Genève,  qui  chante  à  peu 
près  conmie  M""  Astrua,  et  qui  est  surtout  inimitable  dans  les 
opéras-buffa.  Ce  n'est  pas  qu'on  joue  des  opéras  à  Genève  :  on 
n'y  chante  que  des  psaumes.  .J'ai  vu  autrefois  Votre  Altesse  royale 
dans  le  goiU  de  s'attacher  une  personne  d'esprit  et  à  talents.  Cette 
demoiselle,  très-bien  née,  serait  plus  faite  pour  la  cour  de  Bai- 
reuth que  pour  Genève.  Mais  il  ne  faut  pas  parler  d'amusements 
quand  tout  se  prépare  pour  une  guerre  si  sérieuse.  La  cour  de 
Versailles  vient  de  créer  huit  maréchaux  de  France,  et  cinquante 
mille  hommes  défilent  actuellement  pour  la  Flandre.  Du  moins 
les  maréchaux  des  logis  sont  déjà  partis.  Le  roi  votre  frère  sera 
à  portée  défaire  de  i)lus  grandes  choses  qu'il  n'en  a  fait  encore. 
De  là  il  retournera  à  la  philosophie,  pour  laquelle  il  est  né  aussi 
bien  que  pour  l'héroïsme,  et  il  se  souviendra  d'un  homme  qui 

1.  Bévue  française,  mars  I8GG,  tome  XIII,  pag:e  358. 


ANNÉE    4737.  187 

avait  quitté  pour  lui  sa  patrie.  Il  ne  sait  pas  combien  j'étais 
attaché  à  sa  personne.  Votre  chambellan,  madame,  qui  revient 
d'Italie,  sait  qu'on  peut  vivre  heureux  dans  ma  petite  retraite 
auprès  de  Genève,  appelée  les  Délices;  mais  il  sait  aussi  qu'un 
homme  qui  a  fait  sa  cour  à  Votre  Altesse  royale  ne  peut  vivre 
heureux  ailleurs.  Qu'elle  me  permette  de  faire  mille  vœux  pour 
sa  santé  :  la  nature  lui  a  donné  tout  le  reste.  Mais  à  quoi  servent 
la  beauté,  la  grandeur,  l'esprit  et  les  grâces,  quand  le  corps 
souffre  ? 

Que  Son  Altesse  royale  et  monseigneur  agréent  le  profond 

respect  et  les  ferventes  prières  de 

Frère  Voltaire. 


3331.   —  A  M.   DE   BRENLES. 

Ce  dimanche'. 

On  prétend  que  monsieur  votre  beau-frère-,  le  prêtre,  vou- 
drait voir  une  pièce  tirée  du  Nouveau  Testament.  Nous  prêchons 
peut-être  l'Enfant  prodigue  jeudi,  après  quoi  on  a  pour  le  dessert 
un  opéra-buffa'.  Prenez  vos  mesures  là-dessus,  mon  cher  philo- 
sophe ;  si  ce  n'est  pas  jeudi  qu'on  prêche,  ce  sera  assurément  cette 
semaine.  Bonsoir  ;  je  vous  serai  attaché,  à  vous  et  à  la  philosophe 
votre  compagne,  toutes  les  semaines  de  ma  vie. 

3332.  —  A  MADAME   DE   FONTAINE, 

A     PARIS. 

A  Monrion,  6  mars. 

Le  bonhomme  Lusignan  dit  les  choses  les  plus  tendres  à 
]\Ime  (jg  Fontaine  et  consorts;  il  est  devenu  à  présentie  bonhomme 
Euphémon  dans  l'Enfant  prodigue  :  c'est  un  vieillard  qui  aime 
toujours  la  bonne  compagnie;  jugez  s'il  vous  chérit. 

Je  suis  impatient  de  savoir  si  votre  aimable  secrétaire  est  * 
enfin  venu  à  bout,  avec  M.  de  Paulmy,  d'une  affaire  qui  était 
si  difficile  avec  M.  d'Argenson.  Il  est  arrivé  souvent  qu'on  a  été 


i.  Probablement  le  6  mars.  (Cl.) 

2.  De  Brenles  avait  ti-ois  beaux-frères  prêtres,  qui  se  nommaient  Chavanes. 

3.  La  Serva  padrona ,  voyez  la  lettre  3327. 

4.  Le  marquis  de  Fiorian.  M.  Clogenson  dit  que  l'affaire  difficile  dont  il  s'agit 
était  l'élection  (qui  n'eut  pas  lieu)  de  Voltaire  à  l'Académie  des  inscriptions. 
Quant  aux  petits  chariots,  voyez  ci-dessus,  la  lettre  32o2. 


A6S  CORRESPONDANCE. 

négligé  par  ceux  à  cjiii  on  ('tait  attacliô,  et  qu'on  réussit  auprès 
de  ceux  dont  on  devait  moins  attendre.  Je  m'intéresse  aussi  aux 
petits  chariots:  c'est  une  ciiose  qui  certainement  peut  produire  de 
grands  avantages;  mais  comment  faire  de  tels  préparatifs  secrè- 
tement? tout  ce  qui  est  nouveau  rel)ute  le  ministère;  et  cette 
invention  nouvelle  devient  inutile  dès  qu'elle  est  sue. 

Est-il  bien  sûr  enfin  qu'on  a  fait  partir  cinquante  mille  hommes, 
qu'on  va  faire  une  guerre  très-vive  au  dehors,  et  que  les  affaires 
s'accommodent  au  dedans?  Pour  nous,  pauvres  Suisses,  nous  ne 
songeons  qu'à  des  plaisirs  tranquilles.  On  croit  chez  les  badauds 
de  Paris  que  toute  la  Suisse  est  un  pays  sauvage  :  on  serait  bien 
étonné  si  on  voyait  jouer  Zaïre  à  Lausanne  mieux  qu'on  ne  la 
joue  à  Paris;  on  serait  plus  surpris  encore  devoir  deux  cents 
spectateurs  aussi  bons  juges  qu'il  y  en  ait  en  Europe.  Il  y  a  dans 
mon  petit  pays  romance,  car  c'est  son  nom,  beaucoup  d'esprit, 
beaucoup  de  raison,  point  de  cabales,  point  d'intrigues  i)our 
persécuter  ceux  qui  rendent  service  aux  belles-lettres.  x\ous 
sommes  libres,  et  nous  n'abusons  point  de  notre  liberté,  les  tri- 
bunaux ne  cessent  point  de  rendre  justice;  il  n'y  a  ni  mar- 
gouillistes,  ni  convulsionuaires,  ni  de  Robert-François  Damicns. 
Notre  climat  vaut  mieux  que  le  vôtre  ;  nous  avons  plus  longtemps 
de  beaux  jours;  il  n'y  a  que  de  très-méchant  vin  autour  de  Paris, 
et  nos  coteaux  en  produisent  d'excellent  :  nous  avons  mangé, 
l'automne  et  l'hiver,  des  gelinotes  et  des  griauneaux'  que  vous 
ne  connaissez  guère.  Cependant,  ma  chère  nièce,  je  vous  regrette 
de  tout  mou  cœur;  portez-vous  bien,  et  aimez-moi. 

3333.   —  A  MADAME    LA   COMTESSE   DE   LUTZELBOURG. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  8  mars. 

J'ai  été  malade,  madame,  et  j'ai  perdu  mon  correspondant  qui 
me  mandait  bien  des  nouvelles  que  j'avais  l'honneur  de  vous 
envoyer.  Je  retombe  dans  mon  néant.  Je  ne  sais  plus  si  les  troupes 
marchent  ou  non  ;  si  mon  pauvre  amiral  Byng  a  eu  la  tête  cassée. 
Je  sais  seulement  que  les  Anglais  ont  la  tête  bien  dure,  ou  plutôt 
le  cœur  ;  que  l'Allenuigne  va  être  bouleversée  ;  que  Paris  est  bieu 
triste;  que  l'argent  est  bien  rare,  et  que  celte  vie  n'est  pas  semée 
de  roses.  La  chèvre^  n'a  remporté  de  Paris  que  le  mauvais  quoli- 


1.  Nom  vulgaire  du  petit  tétras  ou  coq  de  brujère  à  queue  fourchue. 

2.  Le  comte  d'Argenson,  exilé  à  sa  terre  des  Ormes. 


ANNÉE    4  757.  y|89 

het  :  Attendez-moi  sous  l'orme.  Portez-vous  bieu,  madame;  vivez 
avec  votre  digne  amie  ;  méprisez  ce  malheureux  monde  comme 
il  le  mérite  ;  conservez-moi  vos  bontés. 


333i.  —   A  M.   DUPONT, 

AVOCAT. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  10  mars. 

Mon  cher  ami,  les  Cramer  ont  dû  vous  envoyer  cette  esquisse 
des  sottises  et  des  atrocités  humaines  depuis  l'illustre  brigand 
Cliarlemagne,  surnommé  le  saint,  jusqu'à  nos  ridicules  jours. 
Plus  je  lis  et  plus  je  vois  les  hommes,  plus  je  regrette  votre 
société.  Je  vis  pourtant  dans  le  pays  le  plus  libre  et  le  plus  tran- 
quille de  la  terre,  et  où  il  y  a  de  l'esprit  et  des  talents.  Si  je  vous 
disais  qu'à  LausanneMiousavons  joué  Zaïre  mieux  qu'à  la  Comédie 
de  Paris;  que  nous  jouons  aujourd'hui  l'Enfant  prodigue;  que, 
dans  peu  de  jours,  nous  représentons  une  pièce  nouvelle-  ;  que 
nous  avons  un  très-joli  théâtre;  que  notre  société  chante  des 
opéras-bufla  après  la  grande  pièce  ;  qu'on  donne  des  rafraîchis- 
sements à  tous  les  spectateurs;  qu'ensuite  on  fait  des  soupers 
excellents,  me  croiriez-vous?  Cela  n'est  pas  d'usage  à  Colmar; 
mais  en  récompense  vous  avez  des  jésuites  et  des  capucins.  Soyez 
bien  sûr  que  je  vous  regrette  au  milieu  de  tous  nos  plaisirs  :  ils 
étaient  faits  pour  vous.  Voulez-vous  bien  avoir  la  bonté  de  deman- 
der pour  moi  au  libraire  Schœpflin  deux  exemplaires  des  Annales 
de  l'Empire?  ie  vous  serai  très-obligé.  Il  n'aurait  qu'à  les  faire 
remettre  au  coche  à  mon  adresse,  à  Lausanne.  Je  lui  en  payerai 
le  prix,  ou  je  lui  enverrai  VEssai  sur  l'Histoire  générale,  à  son  choix. 
Je  vous  serai  très-obligé. 

Mille  respects,  je  vous  en  prie,  à  monsieur  le  premier  prési- 
dent' et  à  madame  la  première.  M"'^  Denis  et  moi,  nous  vous 
regrettons  également;  nous  vous  aimerons  toujours.  Nous  en 
disons  autant  à  M'""'  Dupont.  , 


1.  C'est-à-dire  à  Mon-Repos,  à  l'une  des  extrémités  de  Lausanne,  sur  la  route 
de  Vevai.  Mon-Repos  ou  Mont-Repos,  qui  appartenait  alors  à  la  marquise  de  Gentil, 
a  appartenu  depuis  à  un  ancien  agent  de  change  de  Paris,  M.  Perdonnet,  né  à 
Vevai,  qui  en  avait  fait  un  séjour  enchanteur.  (Cl.) 

2.  Zulime,  remise  à  neuf,  avec  un  autre  titre. 

3.  Le  président  de  Klinglin,  frère  de  M""'  de  Lutzelbourg. 


190  CORRESPONDANCE. 

3335.  —  A  M.  DE   BRENLES. 

Jeudi,  10  mars. 
Sœpo,  promente  deo,  fert  deus  aller  opem. 

(OviD.,  Tri.ll.,  lib.  I,  elcfe'.  ii,  v.  4.) 

Moucher  pliilosopho,  un  prêtre  nous  manque  pour  l'orcliostre 
profane;  nous  en  avons  un  autre.  M.  d'Ilermencliesi  a  autant 
de  ressources  que  de  zèle  pour  notre  tripot.  Mais  Dieu  se  venge  : 
Bairos  est  enroué;  M"""  Denis  ne  peut  i)as  parler.  Cependant 
c'est  pour  demain  ;  recommandez-nous  h  la  miséricorde  divine. 

Je  vous  remercie  au  nom  de  la  bande  joyeuse.  Je  ne  suis 
guère  joyeux,  mais  je  me  livre  aux  plaisirs  des  autres. 

Poslhabui  tamen  illorum  moa  séria  ludo. 

(ViRo.,  ecl.  VII,  V.  n.) 

Bonsoir,  couple  de  sages,  V. 

3330.  —  A  M.   LE   MARQUIS   DE   TIIIB  OUVILLE. 

A  Monrion,  près  de  Lausanne,  20  mars. 

Je  ne  sais,  mon  cher  confrère,  si  je  vous  ai  remercié  de  votre 
roman  2,  que  je  n'ai  pu  encore  lire  parce  que  je  ne  l'ai  point 
reçu  ;  mais,  au  lieu  de  vous  remercier,  je  vous  félicite  :  on  ne 
me  parle  que  de  son  succès  dans  toutes  les  lettres  de  Paris. 
M'""  Denis  ne  peut  sitôt  vous  écrire  ;  elle  joue,  elle  apprend  des 
rôles,  elle  est  entourée  de  tailleurs,  de  coiflcuses,  et  d'acteurs. 
Il  n'y  a  point  de  Zulime;  je  ne  sais  ce  que  c'est,  et  je  veux  que  ni 
vous,  ni  M""  Clairon,  ni  moi,  ne  le  sachions;  mais  il  y  a  une 
Fanime  un  peu  différente  ;  nous  l'avons  jouée  à  Lausanne  dans 
notre  pays  romance;  et  tout  ce  que  je  souhaite,  c'est  qu'elle  soit 
aussi  bien  jouée  à  Paris:  je  n'ai  jamais  vu  verser  tant  de  larmes. 
Nous  avons  ici  environ  deux  cents  personnes  qui  valent  bien  le  par- 
terre de  Paris,  qui  n'écoutent  que  leur  cœur,  qui  ont  beaucoup 
d'esprit,  qui  ignorent  les  cabales,  et  qui  auraient  sifflé  le  Catilina 

1.  Constant  d'Herraenches,  l'aîné  des  fils  du  lieutenant  général  Constant  de 
Uebccque.  —  Ilermenchcs  (ou  Herraanches)  est  le  nom  d'une  ancienne  terre 
scig:neuriale  du  pays  de  Vaud. 

2.  VÈcole  de  l'AmUir,  1757,  dcu.\  volumes  in- 12. 


ANNÉE    4  757.  191 

<lc  Crébillon.  Je  vous  embrasse  ;  je  me  meurs  d'envie  de  lire 
le  roman.  M""'  Denis  vous  en  dira  davantage  quand  elle  pourra. 

3337.  —A  M.  LÉVESQUE   DE    BURIGNY. 

A  Monrion,  20  mars. 

On  ne  se  douterait  pas,  monsieur,  qu'un  théâtre  établi  à 
Lausanne  S  des  acteurs  peut-être  supérieurs  aux  comédiens  de 
Paris,  enfin  une  pièce  nouvelle,  des  spectateurs  pleins  d'esprit, 
de  connaissances,  et  de  lumières,  en  un  mot,  tous  les  soins 
qu'entraînent  de  tels  plaisirs  m'ont  empêché  de  vous  écrire  plus 
tôt.  Je  fais  trêve  un  moment  aux  charmes  de  la  poésie  et  aux 
embellissements  singuliers  qui  ornent  notre  petit  pays  romance, 
et  qui  fout  naître  des  fleurs  au  milieu  des  neiges  du  mont  Jura 
et  des  Alpes,  pour  vous  réitérer  mes  sincères  et  tendres  remer- 
ciements. Je  vous  en  dois  beaucoup  pour  la  bonté  que  vous  avez 
eue  de  remarquer  quelques-unes  des  inadvertances  de  cette  His- 
toire générale.  Je  vous  en  dois  davantage  pour  la  Vie  d'Érasme^  et 
pour  celle  de  Grotius,  que  vous  voulez  bien  me  promettre.  Par 
qui  pouvaient-ils  être  mieux  célé])rés  que  par  un  homme  qui  a 
toute  leur  science  et  tous  leurs  sentiments?  J'ai  vu  un  petit  ma- 
nuscrit de  M.  de  Pouilly  (que  je  regretterai  toujours')  sur  Grotius; 
mais  c'était  un  ouvrage  très-court,  et  qui  entrait  dans  fort  peu 
de  détails. 

J'attends  avec  impatience  le  présent  dont  vous  avez  la  bonté 
de  m'houorer.  Je  ne  vous  enverrai  V Histoire  générale  qu'avec  les 
corrections  dont  je  vous  ai  l'obligation.  On  en  fait  usage  dans 
une  seconde  édition,  mais  il  faut  laisser  écouler  la  première. 
Les  li])raires  à  qui  j'en  ai  fait  présent  se  sont  avisés  d'en  tirer 
sept  mille  exemplaires  pour  une  première  édition  que  je  ne 
regarde  que  comme  un  essai,  et  comme  une  occasion  de  re- 
cueillir les  avis  des  hommes  éclairés.  La  Vie  d'Érasme  et  celle 
de  Grotius  serviront  beaucoup  à  me  remettre  dans  la  bonne 
voie. 


1.  C'est-à-dire  à  Mon-Repos;  voyez  page  189. 

2.  Cet  ouvrage  parut  en  1757;  deux  volumes  in-12''.  Lévesque  de  Burigny,  son 
auteur,  avait  publié  la  Vie  de  Grotius  en  1750. 

3.  Burigny  s'en  est  peut-être  servi. 


192  CORRESPONDANCE. 

3338.  —   A   M.    PALISSOT. 

A  MonrioD,  près  de  Lausanne. 

Votre  dernière  lettre,  monsieur,  est  remplie  de  goût  et  de 
raison.  Elle  redouble  Teslime  el  Tamilié  que  vous  m'avez  inspi- 
rées. Il  est  vrai  qu'il  y  a  bien  des  charlatans  de  physique  et  de 
littérature  dans  Paris  ;  mais  vous  m'avouerez  que  les  charlatans 
de  politique  et  de  théologie  sont  plus  dangereux  et  plus  haïs- 
sables. L'homme^  dont  vous  me  parlez  est  du  moins  un  philo- 
sophe ;  il  est  très-savant,  il  a  été  persécuté  :  il  est  au  nombre  de 
ceux  dont  il  faut  prendre  le  parti  contre  les  ennemis  de  la  rai- 
son et  de  la  liberté. 

Les  philosophes  sont  un  petit  troupeau  qu'il  ne  faut  pas 
laisser  égorger.  Ils  ont  leurs  défauts  comme  les  autres  hommes; 
ils  ne  font  pas  toujours  d'excellents  ouvrages  ;  mais,  s'ils  pou- 
vaient se  réunir  tous  contre  l'ennemi  commun,  ce  serait  une 
bonne  affaire  pour  le  genre  humain.  Les  monstres,  nommés 
jansénistes  et  molinistes,  après  s'être  mordus,  aboient  ensemble 
contre  les  pauvres  partisans  de  la  raison  et  de  riiumanité. 
Ceux-ci  doivent  au  moins  se  défendre  contre  la  gueule  de 
ceux-là. 

On  m'avertit  que  le  libraire  Lambert  achève  d'imprimer  un 
énorme  fatras;  et  dans  ce  chaos  il  y  a  quelque  germe  de  philo- 
sophie. Je  me  flatte  qu'il  vous  le  présentera  ;  il  me  fera  un  très- 
grand  plaisir  de  vous  donner  cette  faible  marque  des  sentiments 
que  je  vous  dois.  Cette  philosophie  dont  je  vous  parle  exclut  les 
formes  visigothes  de  votre  très-humble.  Je  vous  embrasse. 

3339.   —  A   M.    SAUR  IN  K 

J'entre  dans  vos  peines,  monsieur,  et  je  les  partage  d'autant 
plus  que  je  les  ai  malheureusement  renouvelées,  en  cherchant  la 
vérilé.  Le  doulc  par  lequel  je  finis  l'article  de  Lamottc  n'est  point 
une  accusation  contre  feu  monsieur  votre  père;  au  contraire,  je 
dis  expressément  (ju'il  ne  fut  jamais  soupçonné  de  la  plus  légère 

1.  Diderot,  enferme  à  \'inccnnes  le  24  juillet  17i9. 

'2.  Voyez  tome  \IV,  page  13.").  Cette  lettre,  publiée  dans  le  Mercure  en  juin  1813, 
y  est  sans  date.  On  lui  donne  celle  de  1755  à  la  page  3i'2  des  Pièces  inédites  de 
Voltaire,  1820,  in-8°.  M.  Clogenson,  avec  plus  de  raison,  l'a  mise  en  1757;  mais 
elle  est  peut-être  postérieure  au  ccrtilicat  du  30  mars  qui  est  rapjwrté  tome  XIV, 
page  135. 


ANNÉE    17  57.  i93 

satire,  pendant  plus  de  trente  années  écoulées  depuis  ce  funeste 
procès.  J'aurais  dû  dire  qu'il  n'en  fut  jamais  soupçonné  dans  le 
public,  car  je  vous  avouerai,  avec  cette  franchise  qui  règne  dans 
mon  Histoire^,  et  je  vous  confierai  à  vous  seul,  qu'il  me  récita 
des  couplets  contre  Lamotte.  Voici  la  fin  d'un  de  ces  couplets 
dont  je  me  souviens  : 

De  tous  les  vers  du  froid  Lamotte, 
Que  le  fade  de  Bousset-  note, 
Il  n'en  est  qu'un  seul  de  mon  goùl  ; 
Quel  ?  Qui  sait  être  heureux  sait  tout. 

Je  ne  ferai  jamais  usage  de  cette  anecdote,  mais  vous  devez 
sentir  que  mon  doute  est  sincère;  et  il  faut  bien  qu'il  le  soit, 
puisque  je  l'expose  à  vous-même.  Vous  devez  sentir  encore  de 
quel  poids  est  le  testament  de  mort  du  malheureux  Rousseau. 
Il  faut  vous  ouvrir  mon  cœur;  je  ne  voudrais  pas,  moi,  à  ma 
mort,  avoir  à  me  reprocher  d'avoir  accusé  un  innocent;  et,  soit 
que  tout  périsse  avec  nous,  soit  que  notre  àme  se  réunisse  à  l'Être 
des  êtres  après  cette  malheureuse  vîe,  je  mourrais  avec  bien  de 
l'amertume  si  je  m'étais  joint,  malgré  ma  conscience,  aux  cris 
de  la  calomnie. 

Il  y  a  ici  une  autre  considération  importante.  On  m'avait 
assuré  votre  mort,  il  y  a  quelques  années,  et  je  vous  avais 
regretté  bien  sincèrement.  J'ai  peu  de  correspondance  à  Paris, 
que  je  n'ai  jamais  aimé,  et  où  j'ai  très-peu  vécu.  Je  n'ai  appris 
que  par  votre  lettre  que  vous  étiez  encore  en  vie.  Je  me  trouve 
dans  la  même  ville  où  monsieur  votre  père  habita  longtemps  : 
car  je  passe  mes  étés  dans  une  petite  terre  auprès  de  Genève,  et 
mes  hivers  à  Lausanne.  Je  vois  de  quelle  conséquence  il  est  pour 
vous  que  les  accusations  consignées  contre  la  mémoire  de  mon- 
sieur votre  père,  dans  le  Supplément  au  Bayle^  dans  le  Supplé- 
ment au  Moréri,  et  dans  les  journaux,  soient  pleinement  réfutées. 
Le  temps  est  venu  où  je  peux  tacher  de  rendre  ce  service,  et 
peut-être  n'y  a-t-il  point  d'ouvrage  plus  propre  à  justifier  sa 
mémoire  qu'une  Histoire  générale  aussi  impartiale  que  la  mienne. 
On  en  fait  actuellement  une  seconde  édition  ;  et,  quoique  le 
septième  volume  soit  imprimé,  je  me  hâterai  de  faire  réformer 


1.  VEssai  sur  l'Histoire  générale  (ou  Essai  sur  les  Mœurs),  édition  de  1750. 

2.  J.-B.  de  Bousset,  compati'iote  de  Rameau,  mort  à  Paris  en  1725. 

3.  Cette  expression  désigne  ici  le  Dictionnaire  historique  de  Chaufepic. 

39.  —  Correspondance.  VII.  13 


104  CORRESPONDANCE. 

la  feuille  qui  renferme  l'article  de  .1/.  Joseph  Saïuin.  Il  y  a  encore, 
à  la  vérité,  quelques  vieillards  à  Lausanne  qui  sont  bien  rétifs, 
mais  j'espère  les  faire  taire  ;  et  le  témoignage  d'un  historien  qui 
est  sur  les  lieux  sera  de  quelque  poids. 

Il  ne  s'agit  ici  d'accuser  personne;  il  s'agit  de  justifier  un 
homme  dont  la  famille  subsiste,  et  dont  le  fils  mérite  les  plus 
grands  égards  ;  mais  je  ne  ferai  rien  sans  savoir  si  vous  le 
voulez,  et  si  les  mêmes  considérations  qui  ont  retenu  votre 
plume  ne  vous  portent  pas  à  arrêter  la  mienne.  Parlez-moi  avec 
la  même  liberté  que  je  vous  parle.  Si  vous  avez  quelque  chose 
de  ])articulier  à  me  faire  connaître  sur  l'affaire  des  couplets, 
instruisez-moi,  éclairez-moi,  et  mettez  mon  cœur  à  son  aise. 

Boindin  était  un  fou  atrabilaire.  Le  complot  qu'il  suppose 
entre  un  poëte,  un  géomètre,  et  un  joaillier,  est  absurde  ;  mais 
la  déclaration  de  Rousseau,  en  mourant,  est  quelque  chose.  Je 
voudrais  savoir  si  monsieur  votre  père  n'en  a  pas  fait  une  de  son 
côté.  En  ce  cas,  il  n'y  aurait  pas  à  balancer  entre  son  testament 
soutenu  d'une  sentence  juridique,  et  le  testament  d'un  homme 
condamné  par  la  même  sentence.  Enfin  tous  deux  sont  morts, 
et  vous  vivez  ;  c'est  votre  repos,  c'est  votre  honneur  qui  m'inté- 
resse. 

On  me  mande  que  le  libraire  Lambert  travaille  à  une  édition 
de  l'i'ssfu  sur  l'Histoire  générale;  vous  pourriez  vous  informer  de 
ce  qui  en  est.  J'enverrais  à  Lambert  un  article  sur  monsieur 
votre  père.  Comptez  que  ce  sera  une  très-grande  satisfaction  pour 
moi  de  pouvoir  vous  marquer  les  sentiments  avec  lesquels  j"ai 
l'honneur  d'être,  etc. 

3340.  —  A  M.    TIIIERIOT*. 

A  Monrion,  20  mars. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  de  tous  les  éloges  dont  vous  comblez 
ce  faible  Essai  sur  l'Histoire  générale,  je  n'adopte  que  celui  de  l'im- 
partialité, de  l'amour  extrême  pour  la  vérité,  du  zèle  pour  le 
bien  public,  qui  ont  dicté  cet  ouvrage. 

J'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu,  toute  ma  vie,  pour  contribuer  à 
étendre  cet  esprit  de  philosophie  et  de  tolérance  qui  semble 
aujourd'hui  caractériser  le  siècle.  Cet  esprit,  qui  anime  tous  les 
honnêtes  gens  de  l'Europe,  a  jeté  d'heureuses  racines  dans  ce 


i.  Cette  lettre,  imprimée  dans  le  J/erci()-e  de  mai   1757,  l'a  aussi  été  séparé- 
ment la  même  année. 


ANNÉE    4  757.  i95 

pays  où  d'abord  le  soin  de  ma  mauvaise  santé  m'avait  conduit, 
et  où  la  reconnaissance  et  la  douceur  d'une  vie  tranquille  m'ar- 
rêtent. 

Ce  n'est  pas  un  petit  exemple  du  progrès  de  la  raison  hu- 
maine qu'on  ait  imprimé  à  Genève,  dans  cet  Essai  sur  l'Histoire, 
avec  l'approbation  publique,  que  Calvin  avait  une  àme  atroce '^ 
aussi  bien  qu'un  esprit  éclairé. 

Le  meurtre  de  Servet  paraît  aujourd'hui  abominable;  les 
Hollandais  rougissent  de  celui  de  Barneveldt. 

Je  ne  sais  encore  si  les  Anglais  auront  à  se  reprocher  celui  de 
l'amiral  Byng. 

Mais  savez-vous  que  vos  querelles  absurdes,  et  enfin  l'attentat 
de  ce  monstre  Damiens,  m'attirent  des  reproches  de  toute  l'Eu- 
rope littéraire?  Est-ce  là,  me  dit-on,  cette  nation  que  vous  avez 
peinte  si  aimable,  et  ce  siècle  que  vous  avez  peint  si  sage  ?  A 
cela  je  réponds,  comme  je  peux,  qu'il  y  a  des  hommes  qui  ne 
sont  ni  de  leur  siècle  ni  de  leur  pays.  Je  soutiens  que  le  crime 
d'un  scélérat  et  d'un  insensé  de  la  lie  du  peuple  n'est  point  l'efTet 
de  l'esprit  du  temps.  Châtel  et  Ravaillac  furent  enivrés  des  fureurs 
épidémiques  qui  régnaient  en  France  :  ce  fut  l'esprit  du  fana- 
tisme public  qui  les  inspira  ;  et  cela  est  si  vrai,  que  j'ai  lu  une 
Apologie  pour  Jean  Cliâter-  et  ses  fauteurs,  imprimée  pendant  le 
procès  de  ce  malheureux.  Il  n'en  est  pas  ainsi  aujourd'hui  :  le 
dernier  attentat  a  saisi  d'étonnement  et  d'horreur  la  France  et 
l'Europe. 

Nous  détournons  les  yeux  de  ces  abominations  dans  notre 
petit  pays  romance,  appelé  autrement  le  pays  de  Vaud,lelong  des 
bords  du  beau  lac  Léman  ;  nous  y  faisons  ce  qu'on  devrait  faire 
à  Paris  :  nous  y  vivons  tranquilles,  nous  y  cultivons  les  lettres 
sans  cabale. 

Tavernier^  disait  que  la  vue  de  Lausanne  sur  le  lac  de  Genève 
ressemble  à  celle  de  Gonstantinople  ;  mais  ce  qui  m'en  plaît  da- 
vantage, c'est  l'amour  des  arts  qui  anime  tous  les  honnêtes  gens 
de  Lausanne. 

On  ne  vous  a  point  trompé  quand  on  vous  a  dit  qu'on  y  avait 


■1.  Cette  expression  d'âme  atroce  n'est  dans  aucune  édition  de  l'Essai  sur 
l'Histoire,  etc.  ;  voyez  tome  XII,  page  308. 

2.  Apologie  pour  Jean  Châtel,  par  François  de  Vérone  (Jean  Boucher),  Paris, 
1595,  in-8°,  réimprimée  sans  nom  d'auteur  l'année  de  la  mort  de  Henri  IV,  1010, 
in-8°. 

3.  Tavernier  (J.-B.),  né  en  1605,  mort  en  1686  ou  1689,  avait  habité  longtemps 
un  château  à  Aubonne,  à  quatre  lieues  de  Lausanne. 


196  COUIlESPONDANCIi. 

joué  Zu'ire,  l'Enfant  prodigue,  et  d'autres  pièces,  aussi  l)ien  qu'on 
pourrait  les  représenter  ù  Paris;  n'en  soyez  point  surpris;  on  ne 
parle,  on  ne  connaît  ici  d'aulro  langue  qiie  la  nôtre  ;  presque 
toutes  les  familles  y  sont  françaises,  et  il  y  a  ici  autant  d'esprit 
et  de  goût  qu'en  aucun  lieu  du  monde. 

On  ne  connaît  ici  ni  cette  plate  et  ridicule  Histoire  de  la  guerre 
de  iîil ,  qu'on  a  imprimée  à  Paris  sous  mon  nom,  ni  ce  pré- 
tendu Portefeuille  trouvé,  où  il  n'y  a  pas  trois  morceaux  de  moi, 
ni  cette  infûme  rapsodie,  intitulée  laPucelle  d'Orléans,  remplie  des 
vers  les  plus  plats  et  les  plus  grossiers  que  l'ignorance  et  la  stu- 
pidité aient  jamais  fabriqués,  et  des  insolences  les  plus  atroces 
([ue  l'effronterie  puisse  mettre  sur  le  papier. 

Il  faut  avouer  f|ue  depuis  quelque  temps  on  a  fait  à  Paris  des 
choses  bien  terribles  avec  la  plume  et  le  canif. 

Je  suis  consolé  d'être  loin  de  mes  amis,  en  me  voyant  loin  de 
toutes  ces  énormités;  et  je  plains  une  nation  aimable  qui  produit 
des  monstres. 

3341.  —A   MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHAi. 

Lausanne,  ii)  mars. 

Madame,  je  pourrais  bien  avoir  oublié  de  joindre  dans  mes 
lettres  mes  regrets  à  ceux  de  Votre  Altesse  sérénissime,  sur  la 
mort  de  M.  de  Waldner.  Vous  ne  devriez  pas  être  étonnée  qu'é- 
tant occupé  de  vous,  madame,  on  fît  moins  d'attention  aux 
autres  objets;  mais  c'est  une  erreur  de  ma  plume,  et  non  pas  de 
mon  cœur.  Je  suis  touché  sensiblement  de  tout  ce  qui  intéresse 
Votre  Altesse  sérénissime,  et  j'avais  eu  assez  longtemps  l'honneur 
de  connaître,  à  votre  cour,  M.  de  Waldner,  pour  être  afHigé  de 
sa  perle.  La  sensibilité,  madame,  est  le  partage  de  votre  auguste 
maison.  M'"*^  la  princesse  de  Galles  sollicite  vivement  la  grùce  de 
l'amiral  Byng,  qui  certainement  ne  mérite  pas  de  perdre  la  vie, 
puisipi'il  a  été  reconnu  pour  un  brave  officier  et  pour  un  bon 
citoyen,  par  la  sentence  môme  qui  le  condanme.  Votre  Altesse 
sérénissime  aura  peut-être  vu,  dans  les  gazettes,  la  lettre  du 
maréchal  de  lîiclielieu,  que  j'avais  envoyée  à  cet  infortuné.  Ce 
témoignage  d'un  ennemi  et  d'un  vainqueur  doit  avoir  quelque 
poids  auprès  de  ceux  qui  aiment  l'humanité  et  la  justice,  et  j'ai 
cru  remplir  le  devoir  d'un  honnête  homme  en  publiant  ce 
témoignage. 

1.  Éditeurs,  Bavoux  cl  François. 


ANNÉE    1757.  I97 

II  n'y  a  actuellement  d'autres  nouvelles  en  France  que  la 
marche  des  cent  mille  hommes.  Le  plan  des  opérations  de  cette 
armée  n'est  point  encore  connu.  Je  sais  bien  que  les  rois  d'An- 
gleterre et  de  Prusse  leur  opposeront  de  bonnes  troupes  ;  mais  je 
ne  sais  point  en  quel  nombre. 

Votre  Altesse  sérénissime  a  vu  sans  doute  la  dernière  réplique 
du  ministre  saxon  à  la  Haye  ;  on  dit  qu'il  y  a  un  tableau  tou- 
chant des  misères  de  la  Saxe.  C'est  un  triste  rôle  que  d'être 
réduit  à  se  plaindre.  Votre  Altesse  sérénissime  sait  tout  ce  qui 
se  passe  sur  ce  funeste  théâtre  de  la  guerre.  Je  voudrais  être 
à  vos  pieds  et  vous  entendre,  madame,  parler  de  tous  ces 
malheurs. 

Le  papier  manque  au  profond  respect  du  Suisse. 

3342.    —  A   M.     P  I  C  T  E  T  , 

PROFESSECR    EN    DROIT. 

Bloni'ion,  27  mars. 

Vous  voilà  donc,  mon  très-cher  voisin,  dans  votre  charmante 
retraite.  L'appellerons-nous  Caritc,  Favorite,  Mon-Plaisir,  ou  Plai- 
sance? Il  faudra  bien  la  baptiser,  et  ne  pas  souffrir  qu'un  saint' 
donne  son  nom  à  notre  petit  canton.  Pour  moi,  je  la  nommerai 
Lolotte.  Le  nom  de  votre  fille  me  plaît  plus  que  tous  les  noms  du 
calendrier. 

Vous  avez  vu  à  Lyon  un  plus  beau  théâtre  que  le  nôtre,  mais 
certainement  nous  avons  de  meilleurs  acteurs  à  Lausanne  qu'à 
Lyon.  Je  ne  m'attendais  pas  à  la  perfection  avec  laquelle  plusieurs 
pièces  ont  été  jouées  dans  notre  pays  romance.  Quand  je  parle  de 
perfection,  je  parle  de  l'art  de  faire  verser  des  larmes  à  des  yeux 
qui  pleurent  difficilement.  Une  tragédie  nouvelle  jouée  ^  à  Lau- 
sanne, et  peut-être  mieux  jouée  qu'elle  ne  le  sera  à  Paris,  est  un 
phénomène  assez  singulier.  Ce  qui  l'est  encore  davantage,  c'est 
que  nous  avons  eu  douze  ministres  du  saint  Évangile,  avec  tous 
les  petits  proposants  ^,  à  la  première  représentation.  Il  faut  avouer 
que  Lausanne  donne  d'assez  bons  exemples  à  Genève. 

Je  suppose  que  les  frères  Cramer  vous  ont  fait  tenir  ce  faible 

1.  Voltaire  substitua  le  nom  de  Délices  à  celui  de  Saint-Jean. 

2.  Zulime,  que  Voltaire  intitulait  alors  Fanline,  après  l'avoir  refaite  en  grande 
.  partie. 

3.  Noms  que  les  calvinistes  donnent  au.\  jeunes  gens  qui  étudient  la  théologie 
pour  être  pasteurs. 


498  CORRESPONDANCE. 

Essai  sur  l'Histoire  générale  dont  vous  me  faites  l'honneur  de  me 
parler.  Noms  nous  flattons  do  revoir  incessamment  les  Délices,  et 
de  trouver  votre  maison  bien  avancée.  Vale,  et  me  ama.  Tuvs 
semper,  V. 

J343.  —  A  M.   DE   MONCRIF. 

A  Monrion,  27  mars. 

Mon  cher  confrère,  j'ai  été  enchanté  de  votre  souvenir,  et 
affli.2;é  de  la  bienséance  qui  empêche  le  maître*  du  château 
d'écrire  un  petit  mot  ;  mais  je  conçois  qu'il  aura  été  excédé  de 
la  multitude  des  lettres  inutiles  et  embarrassantes  auxquelles  on 
n'a  que  des  choses  vagues  à  répondre.  11  est  toujours  bon  qu'il 
sache  qu'il  y  a  deux  espèces  de  Suisses  qui  l'aiment  de  tout  leur 
cœur.  ïavernier,  qui  avait  acheté  la  terre  d'Aubonne,  à  quelques 
lieues  de  mon  ermitage,  interrogé  par  Louis  XIV  pourquoi  il 
avait  choisi  une  terre  en  Suisse,  répondit,  comme  vous  savez  : 
Sire,  j'ai  été  bien  aise  d'avoir  quelque  chose  qui  ne  fût  qu'a  moi. 
Je  n'ai  pas  tant  voyagé  que  ïavernier,  mais  je  finis  comme  lui. 

Vous  avez  donc  soixante-neuf  ans,  mon  cher  confrère  :  qui 
est-ce  qui  ne  les  a  pas  à  peu  près?  Voici  le  temps  d'être  à  soi,  et 
d'achever  tranquillement  sa  carrière.  C'est  une  belle  chose  que 
la  tranquillité!  Oui,  mais  l'ennui  est  de  sa  connaissance  et  de  sa 
famille.  Pour  chasser  ce  vilain  parent,  j'ai  établi  un  théâtre  à 
Lausanne,  où  nous  jouons  Zi-zù-c,  Alzire,  l'Enfant  prodigue,  et  même 
des  pièces  nouvelles.  N'allez  pas  croire  que  ce  soient  des  pièces 
et  des  acteurs  suisses  :  j'ai  fait  pleurer,  moi  bonhomme  Lusi- 
gnan,  un  parterre  très-bien  choisi;  et  je  souhaite  que  les  Clairon 
et  les  (iaussin  jouent  comme  M""'  Denis.  11  n'y  a  dans  Lausanne 
que  des  familles  françaises,  des  mœurs  françaises,  du  goût  fran- 
çais, beaucoup  de  noblesse,  de  très-bonnes  maisons  dans  une 
très-vilaine  ville.  Nous  navons  de  suisse  que  la  cordialité:  c'est 
l'âge  d'or  avec  les  agréments  du  siècle  de  fer. 

Je  suis  histrion  les  hivers  à  Lausanne,  et  je  réussis  dans  les 
rôles  de  vieillard  :  je  suis  jardinier  au  printemps,  à  mes  Délices, 
près  de  (ieiiève,  dans  un  climat  plus  méridional  que  le  vôtre.  Je 
vois  de  mon  lit  le  lac,  le  Rhône,  et  une  autre  rivière-.  Avez-vous, 
mon  cher  confrère,  un  plus  bel  aspect?  Avez-vous  des  tulipes  au 
mois  de  mars?  Avec  cela,  on  barbouille  de  la  philosophie  et  de 

1.  Le  comte  d'Arjenson,  exilé  à  son  château  des  Ormes,  où  Moncrif  était 
alors. 

2.  L'Arve. 


ANNÉE    1757.  199 

l'histoire  ;  on  se  moque  des  sottises  du  genre  humain  et  de  la 
chaiiatanerie  de  yos  physiciens  qui  croient  avoir  mesuré  la 
terres  et  de  ceux  qui  passent  pour  des  hommes  profonds 
parce  qu'ils  ont  dit  qu'on  fait  des  anguilles-  avec  de  la  pâte 
aigre. 

On  plaint  ce  pauvre  genre  humain  qui  s'égorge  dans  notre 
continent  à  propos  de  quelques  arpents  de  glace  en  Canada.  On 
est  lihre  comme  l'air  depuis  le  matin  jusqu'au  soir.  Mes  vergers, 
et  mes  vignes,  et  moi,  nous  ne  devons  rien  à  personne.  C'est 
encore  là  ce  que  je  voulais,  mais  je  voudrais  aussi  être  moins 
éloigné  de  vous  ;  c'est  dommage  que  le  pays  de  Vaud  ne  touche 
pas  à  la  Touraine. 

Adieu,  Tithon  et  l'Aurore ^  Avez-vous  gagné  vos  soixante  et 
neuf  ans  au  métier  de  Tithon  ?  Je  vous  embrasse  tendrement. 

Le  Suisse  Voltaire. 

3341.  —  DE   M.   D'ALEMBERT. 

Paris'. 

J'ai  reçu  et  lu,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  l'article  Liturgie.  Il  fau- 
dra changer  un  mot  dans  les  Psaumes, et  dire:  «  Ex  ore  sacerdotum  perfe- 
cisli  laudem^^  Domine.»  Nous  aurons  pourtant  bien  de  la  peine  à  faire  passer 
cet  article,  d'autant  plus  qu'on  vient  de  publier  une  déclaration  qui  inflige 
hi  peine  de  viorl^  à  tous  ceux  qui  auront  publié  des  écrits  tendants  à  atta- 
quer la  religion;  mais,  avec  quelques  adoucissements,  tout  ira  bien,  per- 
sonne ne  sera  pendu,  et  la  vérité  sera  dite.  J'ai  fait  vos  compliments  à  mon 
camarade,  qui  vous  remercie  de  tout  son  cœur,  et  qui  compte  vous  faire 
lui-même  les  siens  en  vous  écrivant  incessamment.  Je  suis  charmé  que  vous 
ayez  quelque  satisfaction  de  notre  ouvrage.  Vous  y  trouverez,  je  crois, 
presque  en  tout  genre  d'excellents  articles.  Il  y  en  a  dont  nous  ne  sommes 
pas  plus  contents  que  vous  ne  le  serez  ;  mais  nous  n'avons  pas  toujours  été 
les  maîtres  de  leur  en  substituer  d'autres.  A  tout  prendre,  je  crois  que  l'ou- 

1.  Maupertuis. 

2.  Needham;  voyez  tome  XXVII,  page  159. 

3.  Allusion  aux  vers  de  Moncrif  intitulés  le  Rajeunissement  inutile,  ou  les 
Amours  de  Titlion  et  de  VAurore. 

4.  Cette  lettre  est,  au  plus  tôt,  de  la  fin  de  mars,  le  mandement  dont  on  y 
parle  étant  du  21  mars  1757. 

5.  «  Ex  ore  infantium  et  lactenlium  perfecisti  laudem,  propter  inimicos  tuos, 
utdestruas  inimicum  et  ultorera.  »  (Psaume  vni,  v.  3.) 

6.  Le  parlement  demandait  une  loi  pour  punir  de  mort  les  auteursde brochures 
contre  les  jésuites;  et  l'avocat  général  Joly  de  Fleury  attendait  très-impatiemment 
cette  loi,  si  digne  de  son  aveugle  intolérance.  Grimm  en  dit  un  mot  dans  sa  Cor- 
respondance littéraire  du  1"  mai  1757.  (Cl.) 


200  COHUESPONDANCE. 

vrage  gagne  à  la  lecture,  et  je  compte  que  le  volume  septième,  auquel  nous 
travaillons,  effacera  tous  les  précédents.  Je  renverrai  aujourd'hui  à  Briasson 
sa  Religion  veiif/rp,cl  ic  n'aurai  pas  lo  mCme  reprociic  à  me  (aire  que  vous, 
car  je  ne  l'ouvrirai  pas.  Je  vous  recommande  Gamsse-B(;r\h\pr,  qui,  à  ce 
qu'on  m'a  assuré,  vous  a  encore  harcelé  dans  son  dernier  journal.  Voilà  les 
ouvrages  qui  auraient  besoin  d'être  réprimés  par  des  déclarations.  Je  gage 
que  le  nouveau  règlement  contre  les  libelles  n'empêchera  pas  la  gazette* 
janséniste  de  paraître  h  son  jour.  A  propos  de  jansénistes,  savez-vous  que 
révé(|ue  de  Soissons-  vient  de  faire  un  mandement oiî  il  proche  ouvertement 
la  tolérance,  et  où  vous  lirez  ces  mots  :  «  Que  la  religion  ne  doit  influer 
en  rien  dans  l'état  civil,  si  m  n'est  pour  nous  rendre  meilleurs  citoyens, 
meilleurs  parents,  etc.;  que  nous  devons  regarder  tous  les  hommes  comme 
nos  frères,  païens  ou  chrétiens,  hérétiques  ou  orthodoxes,  sans  jamais  per- 
sécuter pour  la  religion  qui  que  ce  soit,  sous  quelque  prétexte  que  ce 
soit?  »  Je  vous  laisse  à  penser  si  ce  mandement  a  réussi  à  Paris.  Adieu, 
mon  cher  confrère  ;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


33i5.  —  A  M.    PARIS-DUVERNEY3. 

27  mars. 

Jo  prends  d'ordinaire,  monsieur,  le  temps  où  les  tnlipes  com- 
mencent à  s'épanouir  dans  notre  petit  pays  romance,  pour  vous 
remercier  des  ornements  dont  vous  avez  embelli  l'un  de  mes 
ermitap:es.  Ce  ne  sont  pas  seulement  des  tulipes  que  je  vous  dois  ; 
j'ai  depuis  longtemps  bien  d'autres  motifs  de  reconnaissance,  et 
ils  seront  toujours  chers  à  mon  cœur; 

Je  m'imagine  que  vous  ne  vous  êtes  pas  tenu  cette  année  à 
former  des  officiers  dans  votre  École  militaire,  et  que  vous  n'avez 
pu  vous  refuser  à  diriger  les  subsistances  de  l'armée  qui  va  vers 
le  Rhin.  Vous  êtes  fait  pour  être  toujours  utile  à  la  patrie,  malgré 
votre  goût  pour  la  retraite.  Notre  ami  M.  Darget  ne  se  doutait 
pas,  quand  j'étais  avec  lui  h  Potsdam,  que  la  France  serait  en 
guerre  contre  le  roi  de  Prusse,  et  que  vous  seriez  les  meilleurs 
amis  des  Autrichiens.  Rien  ne  doit  vous  étonner,  et  rien  ne  vous 
étonne  sans  doute,  après  les  changements  que  vous  avez  vus  en 
Europe  depuis  que  vous  avez  été  sur  la  scène.  Vous  voyez  d'un 
œil  philosophique  toutes  ces  révolutions,  et,  en  servant  voire 


1.  Les  Nouvelles  ecclésiastiques,  connues  sous  le  titre  de  Gazette  ecclésiastique, 
et  rédigées  alors  par  des  jansénistes,  du  nombre  desquels  était  Fontaine  de  La 
Roche.  (Cl.) 

2.  Fitz- James,  dont  Voltaire  a  souvent  parlé  ;  voyez  tome  XXV,  page  104. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1757.  201 

patrie  de  vos  conseils,  vous  jouissez  d'an  repos  honorable  que 
vous  avez  si  bien  mérité. 

Si  parmi  les  agréments  de  votre  retraite  de  Plaisance^  vous 
comptez  pour  quelque  chose  le  plaisir  d'avoir  des  amis  véritable- 
ment attachés  et  pleins  de  reconnaissance,  mettez-moi  pour 
jamais  dans  cette  liste  :  car  je  serai  jusqu'au  dernier  moment 
de  ma  vie,  monsieur,  avec  les  sentiments  les  plus  tendres  et  les 
plus  inviolables,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

334G.  —A    M.  LE   MARÉCHAL  DUC  DE    RICHELIEU. 

6  avril. 

Vous  savez,  il  y  a  du  temps,  mon  hcros,  la  glorieuse  victoire 
que  l'ancien  ministère  anglais  a  remportée  sur  l'amiral  Byng  à 
Portsmouth^  ;  mais  vous  ne  savez  peut-être  pas  avec  quelle  hau- 
teur la  plus  saine  partie  de  la  nation  joint  les  cris  de  l'indigna- 
tion et  de  la  pitié  à  ceux  de  toute  l'Europe.  On  cite  votre  témoi- 
gnage comme  la  preuve  la  plus  authentique  de  l'innocence  de 
Byng  ;  et  vous  avez  la  gloire  d'avoir  vaincu  les  Anglais  et  de  les 
faire  rougir.  Je  m'attendais  que  vous  ne  vous  en  tiendriez  pas 
là  ;  et,  quoique  l'exercice  d'année  de  premier  gentilhomme  de  la 
chambre  soit  une  très-belle  chose,  j'espérais  que  les  bords  de 
l'Elbe  pourraient  être  aussi  glorieux  pour  vous  que  la  Méditer- 
ranée, Le  roi  de  Prusse  paraît  toujours  fort  gai  ;  il  disait  que  les 
Français  lui  envoyaient  vingt-quatre  mille  perruquiers  :  il  se 
trouve  qu'on  lui  en  dépêche  cent  mille.  Il  y  a  là  de  quoi  se  pei- 
gner, à  ce  que  disent  les  polissons.  Pour  moi,  je  ne  me  mêle  que 
des  héros  de  théâtre  :  nous  avons  fait  à  Lausanne  une  troupe 
excellente,  et  je  vous  souhaite  d'aussi  bons  acteurs.  M.  d'Argental 
prétend  toujours  que  la  comédie  est  un  des  premiers  devoirs 
d'un  honnête  homme.  Le  maréchal  de  Villars  aima  les  spectacles 
jusqu'à  l'âge  de  quatre-vingts  ans  :  faites-en  autant,  monseigneur; 
et  que  l'héroïsme  que  vous  voyez  à  Versailles,  de  quelque  côté 
que  vous  tourniez  les  yeux,  ne  vous  fasse  pas  négliger  les  grands 
hommes  de  l'antiquité. 

Les  deux  Suisses,  plus  Suisses  que  jamais,  vous  renouvellent 
leurs  hommages.  Vous  connaissez  le  très-tendre  respect  du 
Suisse  V. 

i.  Près  de  Nogent-sur-Marne. 

2.  Byng  avait  été  fusillé  le  14  mars. 


202  CORRESPONDANCE. 

33i7.  —  A  MADAME  LA   COMTESSE   DE    LUTZELBOURG. 

Près  de  Lausanne,  6  avril. 

Quand  je  sais  quoique  chose,  madame,  j'écris;  quand  je  ne 
sais  rien,  je  me  lais.  Hors  la  maladie  dont  est  mort  monsieur'^ 
Damiens,  il  n'est  rien  parvenu  à  ma  connaissance.  Si  vous  savez 
quelques  bagatelles  du  Rhin,  de  l'Elbe,  du  Niémen,  ayez  la  bonté 
(rcii  luire  i)art  aux  solitaires  des  Délices.  11  faut  regarder  tous 
ces  événements  comme  une  tragédie  que  nous  voyons  d'une 
bonne  loge  où  nous  sommes  très  à  notre  aise.  Restez  longtemps 
dans  la  vôtre  avec  votre  digne  amie.  Conservez-moi  vos  bontés, 
et  priez  toutes  deux  pour  Marie-. 

3348.  —  A  M.   TUONCUI.X,    DE   LYON  s. 

3Ionrion,  7  avril. 

Il  paraît  que  la  nation  paye  les  taxes  avec  une  répugnance 
que  tous  les  parlements  semblent  favoriser.  On  est  obligé  d'en- 
voyer des  troupes  à  Resançon  pour  contenir  les  conseillers  et  les 
écoliers.  Le  parlement  est  plus  effarouché  que  jamais.  Les  belles 
déclarations  de  Damiens  qu'il  n'avait  d'autres  complices  que  tous 
ceux  dont  il  avait  entendu  les  discours  dans  les  salles  du  Palais, 
ses  aveux  qu'il  n'avait  eu  en  vue  que  de  venger  le  parlement  et 
le  peuple,  ne  rapprocheront  pas  les  esprits.  On  mande  que  le 
jour  de  l'exécution  il  y  avait  plus  de  troupes  dans  Paris  que  du 
temps  de  la  Fronde.  On  ne  parle  que  d'un  mécontentement  géné- 
ral, qui  fait  un  triste  contraste  avec  le  nom  de  Bien-Aimé  que 
cette  nation  avait  si  justement  donné  i\  son  roi. 

Feu  Rernard,  fils  de  Samuel  Rernard,  a  fait  en  mourant  ban- 
queroute, comme  son  père  l'avait  faite  adroitementde  son  vivant. 
J'y  suis  pour  environ  huit  mille  livres  de  rente.  Il  y  a  six  ans  que 
cette  affaire  dure  :  je  pourrais  en  retirer  quelque  chose  ;  mais  on 
me  répond  froidement  que  le  parlement  ne  se  mêle  plus  de 
rendre  justice. 


1.  Quand  Louis  XV  parlait  de  Damiens,  dit  M""'  du  Fausset,  il  le  désignait 
par  CCS  mots  :  «  le  monsieur  qui  a  voulu  me  tuer.  »  Damiens  fut  tiré  à  quatre 
chevaux,  dans  la  soirée  du  '28  mars. 

2.  Voyez  la  lettre  3278. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1757.  203 

3340.  —  A  M.    TRONCHIN,   DE   LYONi. 

Monrion,  8  avril. 

Vingt  conseillers  du  parlement  de  la  Franche-Comté  enlevés 
par  lettres  de  cachet,  force  représentations  de  tous  les  parlements, 
force  murmures  très-injustes  contre  un  roi  justement  nommé 
Bien-Aimè,  la  justice  distributivc  suspendue,  etc.,  pourraient  faire 
craindre  que  tant  de  loteries  non  enregistrées-  ne  soient  pas  un 
jour  bien  exactement  payées,  et  qu'il  ne  reste  que  des  billets 
blancs  aux  pauvres  metteurs,  qui  les  serreront  bien  proprement 
avec  les  billets  de  l'Épargne,  d'État,  de  monnaie,  d'ustensiles,  de 
liquidation,  d'emprunt,  de  banque,  etc.,  etc.,  tous  effets  admi- 
rables et  si  beaux  qu'une  famille  qui  en  aurait  pour  cent  mil- 
lions n'aurait  pas  de  quoi  acheter  une  demi-once  de  pain  bis. 

3350.   —  A  M.   TRONCHIN,   DE  LYON^. 

Délices,  13  avril. 

Je  vois  qu'il  faut  vivre  douze  ans  pour  escompter  ses  lots 
avec  avantage.  Allons,  il  faut  se  résoudre  à  vivre  douze  ans.  J'ai 
déjà  fait  marché  pour  neuf  à  Lausanne  ;  ce  n'est  que  trois  de 
plus  avec  le  roi  de  France,  qui  est  déjà  mon  débiteur.  M.  de 
Montmartel  m'a  mandé  qu'il  me  retient  pour  quatre-vingt  mille 
livres  de  billets.  Je  jette  le  filet  en  votre  nom,  et  je  hasarde 
quatre-vingt  mille  livres  au  jeu  nouveau  que  le  roi  joue  avec  ses 
sujets. 

3351.  —   A  M.   LE   MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  20  avril. 

Mon  liiros,  il  y  a  longtemps  que  j'ai  l'honneur  d'être  de  votre 
avis  sur  bien  des  choses,  et  j'en  serai  sans  doute  encore  sur  tous 
vos  acteurs  tragiques.  Je  les  crois  très-médiocres  ;  mais  Lekain 
leur  est  fort  supérieur,  à  ce  que  dit  le  public.  Il  y  a,  sur  de  plus 
grands  et  de  plus  nobles  théâtres,  des  acteurs  qui  ne  valent  pas 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

"1.  On  venait  d'établir  des  loteries  en  se  passant  des  parlements. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


204  CORRESPONDANCE. 

mieux,  et  qui  sont  employés  et  récompensés.  Ce  siècle-ci  est 
plus  fécond  en  loteries  qu'en  i^'rands  hommes  :  il  y  aura  toujours 
des  jeunes  gens  qui  rempliront  les  gnindes  places,  11  n'y  en  aura 
pas  qui  aient  votre  gloire.  C'est  surtout  chez  les  étrangers  que 
cette  gloire  est  mise  à  son  prix  :  la  cabale  et  l'envie  ne  peuvent 
séduire  ceux  qui  sont  sans  intérêt,  et  qui  n'en  croient  que  les  faits 
et  la  renommée.  Je  voudrais  que  vous  entendissiez  les  voyageurs 
que  je  vois  quelquefois  dans  mes  ermitages  allobroges  et  suisses: 
vous  seriez  content  d'eux  et  de  vous  ;  mais  quoique  vous  puissiez 
avoir  quelques  jaloux  en  France,  vous  devez  y  avoir  bien  peu  de 
rivaux,  et  je  doute  qu'il  y  ait  beaucoup  d'hommes  que  le  public 
ose  placer  à  vos  côtés.  Vous  prétendez  qu'il  n'y  a  de  bon  que  la 
santé;  je  sens  mieux  que  vous,  mon  Mros,  de  quel  prix  elle  est, 
puisque  je  l'ai  perdue;  mais,  de  grâce,  comptez  la  gloire  dont 
vous  jouissez  pour  quelque  chose.  Achille,  dans  Homère,  dit  que 
la  gloire  est  une  chimère,  quand  il  est  en  colère;  mais,  dans  le 
fond  de  son  cœur,  il  l'aime  à  la  folie. 

Le  Salomon  du  Nord  en  aura  beaucoup,  je  parle  de  gloire  et  non 
de  folie,  s'il  se  tire  du  précipice  sur  le  bord  duquel  il  s'est  mis; 
il  y  est  avec  plus  de  deux  cent  mille  hommes,  et  c'en  est  assez 
pour  attendre  les  événements.  Les  Russes  ne  paraissent  point  :  il 
semble  fort  difficile  aux  Autrichiens  de  pénétrer  dans  les  défilés 
de  la  Silésie,  de  la  Lusace,  et  de  la  Saxe.  Je  crois  que  vos  troupes 
pourront  aller  sans  obstacles  jusqu'au  fond  de  la  Westphalie,  et 
c'est  assurément  une  grande  perte  pour  lui.  Il  vous  attend  peut- 
être  à  Magdebourg  :  s'il  vous  donne  l)ataille  dans  les  plaines,  au- 
près de  cette  ville,  il  paraît  qu'alors  il  joue  un  jeu  avantageux  : 
car,  s'il  est  battu ,  il  couvre  tout  son  pays  par  delà  Magdebourg  ; 
et,  s'il  vous  arrive  un  malheur,  où  sera  votre  retraite? 

Il  faut  que  j'aie  une  terrible  confiance  en  vos  bontés  pour 
oser  vous  dire  les  rêveries  qui  me  passent  par  la  tête.  Pardon, 
monseigneur,  si  moi,  qui  ne  connais  que  les  événements  passés, 
et  encore  assez  mal,  j'ose  parler  ainsi  du  présent  devant  vous. 
C'est  à  celui  qui  a  fait  de  grandes  choses  à  juger  de  la  grande 
scène  qui  s'ouvre.  La  pièce  est  belle  et  bien  intriguée;  si  vous 
étiez  acteur,  je  répondrais  du  cinquième  acte. 

M""  Denis  et  moi  nous  sommes  réunis  toujours  dans  nos 
transports  pour  vous. 

Recevez  les  tendres  respects  du  Suisse,  etc. 


I 


ANNÉE    17137.  205 

3352.  —  A  MADAME   LA  DUCHESSE  DE    SAXE-GOïHAi. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  21  avril. 

Madame,  la  bonté  de  votre  cœur  vous  fait  regretter  un  mi- 
nistre-, et  celle  de  votre  esprit  vous  met  en  état  de  vous  passer 
de  tout  ministre.  Votre  Altesse  sérénissime  saura  conserver  en 
paix  ses  États  dans  la  guerre  qui  les  environne.  On  dit  que  le 
Hanovre  donne  enfin  l'exemple  de  la  neutralité  ;  si  cela  est  vrai, 
c'est  une  nouvelle  Lien  importante.  Je  voudrais  espérer,  pour 
l'intérêt  du  genre  humain,  que  cette  neutralité  pût  acheminer  à 
une  bonne  paix.  Mais  l'armée  française,  dans  le  pays  de  Clèves  et 
dans  Wesel,  ne  permet  pas  de  douter  qu'il  n'y  ait  à  présent  d'autre 
chemin  à  la  paix  que  celui  de  la  guerre. 

J'avoue  que  j'ai  peine  à  voir  la  véritable  raison  pour  laquelle 
le  roi  de  Prusse  a  évacué  une  place  telle  que  Wesel.  Elle  me  pa- 
rut, il  y  a  quelques  années,  très-bien  fortifiée:  rien  n'y  manquait; 
elle  pouvait  arrêter  une  armée  au  moins  six  semaines.  A-t-il  eu 
un  besoin  pressant  de  ses  troupes  qui  gardaient  cette  place  ?  ou 
veut-il  attirer  les  Français  en  Westphalie,  et  peut-être  sous 
Magdebourg,  pour  leur  livrer  bataille  avec  avantage?  Je  me  gar- 
derai bien  de  vouloir  rien  deviner.  Votre  Altesse  sérénissime 
pourrait  m'éclairer,  si  elle  daignait  m'honorer  de  ses  lumières; 
mais  jusque-là,  je  suis  dans  une  entière  obscurité. 

On  fait  plus  de  libelles  en  vers  et  en  prose  contre  le  roi  de 
Prusse  qu'il  n'y  a  de  régiments  qui  marchent  contre  lui.  Je  me 
flatte  qu'il  ne  me  soupçonnera  d'aucun  de  ces  indignes  ouvrages. 
Il  m'a  rendu  toutes  ses  bontés  ;  il  sait  combien  je  le  respecte  ;  et 
heureusement  il  a  trop  de  goût  pour  m'imputer  ces  sottises,  qui 
sont  indignes  d'un  honnête  homme,  et  même  d'un  écrivain  mé- 
diocre. 

Ce  n'est  point  aux  particuliers  à  se  mêler  des  querelles  des 
princes.  La  seule  chose  dont  je  me  mêle,  madame,  est  d'être 
attaché  pour  ma  vie  à  Votre  Altesse  sérénissime  et  à  toute  votre 
auguste  maison,  avec  le  plus  profond  et  le  plus  tendre  respect. 

Elle  me  permet  de  ne  pas  oublier  la  grande  maîtresse  des 
cœurs  ^ 


1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Waldner. 

3.  M""^  de  Buchwald. 


206  CORRESPONDANCE. 

3353.  —  A   M.   LE   MARQUIS  DE   TIIIBOU  VI LLE. 

Aux  Délices,  8  mai. 

Votre  roman,  mon  cher  Catilina,  fait  les  délices  des  Délices. 
Nous  l'avons  reçu  contre-signe  ïrudaine^  et  nous  l'avons  dé- 
voré, M""  Denis  serait  bien  plus  propre  que  moi  à  vous  détailler 
tout  ce  qui  nous  a  fait  plaisir.  Les  nièces  entendent  mieux  que 
les  oncles  à  rendre  compte  des  sentiments;  elles  ont  des  délica- 
tesses que  les  vieux  oncles  n'ont  pas  ;  elle  vous  écrirait  vingt  pages 
si  elle  n'était  pas  un  peu  malade.  Pour  moi,  je  m'imagine  que 
vous  viendriez  faire  un  second  roman  aux  Délices  si  vous  n'étiez 
pas  enchaîné  à  Neuilly  :  vous  verriez  si  les  bords  du  lac  Léman, 
tout  Léman  qu'il  est,  ne  valent  pas  bien  ceux  de  la  Seine.  Au 
reste,  croyez  que  je  n'ai  pas  plus  d'envie  de  me  mêler  des  affaires 
de  votre  théâtre  que  de  celles  de  la  Bohême,  et  j'espère  que 
M.  d'Argental  secondera,  par  sa  sagesse,  mon  goût  pour  le  repos. 
Je  n'ai  que  trop  été  livré  au  public,  et  j'aime  mieux  m'amuser 
sans  regret  avec  mes  Suisses  que  de  m'exposer  à  votre  parterre. 
Il  faut  avoir  l'esprit  de  son  âge,  et  unir  tranquillement  sa  car- 
rière. Jouissez  des  plaisirs  de  la  vôtre,  et,  tandis  qu'on  se  bat  en 
Amérique  et  en  Europe,  sur  l'Océan  et  sur  la  .Méditerranée,  vivez 
gaiement  à  Neuilly;  continuez  à  mettre  dans  vos  ouvrages  les 
agréments  de  votre  vie.  Les  deux  ermites  des  Délices  s'inté- 
ressent à  vos  plaisirs;  mais  ma  compagne  vous  le  dira  mieux 
que  moi. 

3334.   —  A  M.   LÉVESQUE   DE   BURIGNY. 

Aux  Délices,  10  mai. 

Je  ne  puis  trop  vous  remercier,  monsieur,  de  votre  présent. 
Vous  vous  associez  à  la  gloire  d'Érasme  et  de  Grotius,  eu  écrivant 
si  bien  leur  histoire.  On  lira  plus  ce  que  vous  dites  d'eux  que 
leurs  ouvrages.  Il  y  a  mille  anecdotes  dans  ces  deux  Vies,  qui 
sont  bien  précieuses  pour  les  gens  de  lettres.  Ces  deux  hommes 
sont  heureux  d'être  venus  avant  ce  siècle;  il  nous  faut  aujour- 
d'hui quelque  chose  d'un  peu  plus  fort;  ils  sont  venus  au  com- 
mencement du  repas;  nous  sommes  ivres  à  présent,  nous  de- 
mandons du  vin  du  Cap  et  de  l'eau  des  Barbades. 


1.  Daniel-Charles  de  Trudaiuc,  intendant  des  finances  depuis  173 i,   mon  au 
commencement  de  1769. 


ANNÉE    1757.  207 

J'espère  vous  présenter  dans  un  an,  si  je  vis,  cette  Histoire 
i/èncmle  dont  vous  avez  souffert  l'esquisse.  Je  n'ai  pas  peint  les 
docteurs  assez  ridicules,  les  hommes  d'État  assez  méchants,  et  la 
nature  assez  folle.  Je  me  corrigerai,  je  dirai  moins  de  vérités  tri- 
viales, et  plus  de  vérités  intéressantes.  Je  m'amuse  à  parcourir  les 
petites-maisons  de  l'univers  :  il  y  a  peut-être  de  la  folie  à  cela, 
mais  elle  est  instructive.  L'histoire  des  dates,  des  généalogies,  des 
villes  prises  et  reprises,  a  son  mérite  ;  mais  l'histoire  des  mœurs 
vaut  mieux,  à  mon  gré;  en  tout  cas,  j'écrirai  sur  les  hommes 
moins  qu'on  n'a  écrit  sur  les  insectes *. 

Je  finis  pour  reprendre  l'histoire  de  Grotius,  et  pour  avoir  un 
nouveau  plaisir.  Conservez-moi  vos  hontes,  monsieur,  et  soyez 
persuadé  de  la  tendre  estime  de  votre,  etc. 

3353.  —  A   M.  LE    MARQUIS   DE    FLORIAN^. 

Mai. 

Mon  cher  surintendant  des  chars  de  Cyrus,  j'ai  oublié  de  vous 
dire  qu'un  petit  coffre  sur  le  char,  avec  une  demi-douzaine  de 
doubles  grenades,  ferait  un  ornement  fort  convenable.  J'ai  honte, 
moi  barbouilleur  pacifique,  de  songer  à  des  machines  de  des- 
truction ;  mais  c'est  pour  défendre  les  honnêtes  gens  qui  tirent 
mal,  contre  les  méchants  qui  tirent  trop  bien.  On  verra  malheu- 
reusement, et  trop  tard,  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  ressource. 

On  disait  aujourd'hui  Prague^  prise;  je  n'en  veux  rien  croire. 
On  m'assure  que  Frédéric  a  désarmé  Nuremberg,  et  qu'il  en 
exige  huit  cent  mille  florins  d'empire  :  ce  n'est  pas  là  faire  la 


1.  Les  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  des  insectes,  par  Réaumur,  sont  en 
six  volumes  ia-4°;  l'édition  in-4"  de  l'Essai  sur  les  Mœurs  ne  forme  que  trois 
volumes. 

2.  Philippe-Antoine  de  Claris  de  Florian  naquit  à  Sauve,  en  Languedoc,  le 
8  novembre  1707.  Il  était  retiré  du  service  depuis  quelques  années,  lorsque, 
l3  7  mai  1762,  il  épousa  la  nièce  de  Voltaire,  Maric-Élisabeth  Mignot,  veuve  de 
Nicolas-Joseph  de  Dompierre  de  Fontaine.  Il  se  maria,  dix  ans  plus  tard,  en  se- 
condes noces,  à  M""-"  Rillet,  et  conclut  un  troisième  mariage  avec  une  demoiselle 
Joli,  en  1774.  Voilà  pourquoi  Voltaire,  dans  sa  lettre  du  22  janvier  1775,  au  che- 
valier de  Florian,  neveu  du  marquis,  lui  disait  :  «  M.  de  Florianet  a  eu  bien  des 
tantes.  » 

Le  marquis  de  Florian,  frère  aîné  du  père  de  l'auteur  d'Estelle,  était  encore  en 
correspondance  avec  Voltaire  en  1778,  comme  le  prouve  une  lettre  que  ce  philo- 
sophe lui  adressa  de  Paris  à  iî/jo«-Ferney,  le  15  mars  de  la  même  année.  (Cl.) 

3.  Frédéric  venait  (0  mai)  de  gagner  une  grande  bataille  contre  les  Autrichiens, 
sous  les  murs  de  Prague. 


208  CUIlUESI•U^DA^XE. 

guerre  à  ses  dépens.  Il  est  sûr  que  les  Russes  marchent.  Voilà 
la  plus  singulière  position,  depuis  la  chute  de  l'empire  romain. 

Il  y  aura  toujours  des  fous  ([ui  se  feront  égorger,  des  fous 
qui  se  ruinci'ont,  et  des  gens  habiles  qui  en  profiteront;  mais 
les  plus  habiles,  à  mon  sens,  sont  ceux  qui  restent  chez  eux. 

Conservez  votre  amitié  à  V. 


3350.    —   A  M.  DE    CIDEVILLK. 

Aux  Délices,  18  mai. 

J'ai  admiré,  mon  cher  et  ancien  ami,  la  bonté  de  votre  âme, 
dans  le  compte  que  vous  avez  daigné  me  rendre  des  aventures 
de  M"'^  de  Ponthieu  '  ;  mais  je  n'ai  pas  été  moins  surpris  de  la 
netteté  de  votre  exposé  dans  un  sujet  si  embrouillé.  On  ne  peut 
mieux  rapporter  un  mauvais  procès  ;  vous  auriez  été  un  excellent 
avocat  général.  J'ai  tardé  trop  longtemps  à  vous  remercier. 

Je  n'ai  nulle  envie  de  me  mettre  actuellement  dans  la  foule 
de  ceux  qui  donnent  des  pièces  au  public  :  il  est  inutile  d'en- 
voyer son  plat  à  ceux  qu'on  crève  de  bonne  chère.  Je  ne  veux 
présenter  mes  oiseaux  du  lac  L('man  que  dans  des  temps  de 
jeûne.  Vous  savez  d'ailleurs  qu'on  nVst  pas  oisif  pour  être  un 
campagnard  ;  il  vaut  bien  autant  planter  des  arbres  que  faire  des 
vers.  Je  n'adresse  point  d^Épître  à  mon  jardinier^  An[oiue;ma.is 
j'ai  assurément  une  plus  jolie  campagne  que  Boilean,  et  ce  n'est 
point  la  fcrnmre  qui  ordonne'^  nos  soupers. 

J'ai  eu  la  curiosité  autrefois  de  voir  cette  maison  de  Eoileau  : 
cela  avait  l'air  d'un  fort  vilain  petit  cabaret  borgne  :  aussi  Des- 
préaux s'en  défit-il,  et  je  me  flatte  que  je  garderai  toujours  mes 
Délices. 

J'en  suis  plus  amoureux,  plus  la  raison  m'éclaire'*. 

Je  n'ai  guère  vu  ni  un  plus  beau  plain-pied  ni  des  jardins 
l)his  agréables,  et  je  ne  crois  pas  que  la  vue  du  Bos])liorc  soit  si 
variée.  J'aime  à  vous  parler  campagne,  car,  ou  vous  êtes  actuelle- 
ment à  la  votre  ',  ou  vous  y  allez.  On  dit  que  vous  en  avez  fait  un 

1.  Adèle  (le  l'onthieu,  tragédie  de  Lu  Place,  représentée,  pour  la  première  fois, 
le  28  avril  IT.y'i. 

2.  Titre  de  la  xi<=  des  ÉpHres  de  Hoiieau. 

3.  Vojcz  VÉpitre  vi  (de  Hoiieau)  à  M.  de  Lamoignon,  v.  37. 

4.  Costa  peu  près  le  vers  d'Armide,  acte  V,  scène  i. 

5.  Launay, près  Rouen. 


ANNÉE    1737.  209 

très-joli  séjour;  c'est  dommage  qu'il  soit  si  éloigné  de  mon  lac. 
Je  me  Oatte  que  la  santé  de  M.  l'abbé  du  Resnel  est  rafTermie,  et 
que  la  vôtre  n'a  pas  besoin  de  l'être.  C'est  là  le  point  important, 
c'est  le  fondement  de  tout,  et  l'empire  de  la  terre  ne  vaut  pas  un 
bon  estomac.  Je  soutïre  ici  bien  moins  qu'ailleurs,  mais  je  digère 
presque  aussi  mal  que  si  j'étais  dans  une  cour  :  sans  cela,  je 
serais  trop  heureux  ;  mais  M'"*"  Denis  digère,  et  cela  suffit  :  vous 
m'avouerez  qu'elle  en  est  bien  digne,  après  avoir  quitté  Paris 
pour  moi. 

Bonsoir,  mon  cher  et  ancien  ami.  J'ai  toujours  oublié  de  vous 
demander  si  les  trois  académies,  dont  Fontenelle  était  le  doyen, 
ont  assisté  à  son  convoi.  Si  elles  n'ont  pas  fait  cet  honneur  aux 
lettres  et  à  elles-mêmes,  je  les  déclare  barbares. 

3357.  —  A  M.  THIERIOT, 

CHEZ  MADAME  LA  COMTESSE  DE  MONTMORENCY, 

A    PARIS,  RUE    VIVIENNeI. 

Aux  Délices,  20  mai  1757. 

Vous  noterez,  s'il  vous  plaît,  mon  cher  et  ancien  ami,  et  je 
vous  confie  tout  doucement  qu'il  y  a  dans  le  pays  que  j'habite 
trois  ou  quatre  personnes  qui  sont  encore  duxvi"  siècle.  Elles 
ont  été  fâchées  de  voir  dans  le  Mercure  que  tout  le  monde  con- 
venait, vers  le  lac  Léman,  que  Calvin  avait  une  âme  atroce'^.  Ces 
gens-là  disent  qu'ils  n'en  conviennent  point. 

Je  crois  qu'on  pourrait,  pour  satisfaire  leur  délicatesse,  leur 
permettre  même  de  penser  que  l'àme  de  Calvin  était  douce.  La 
mienne  est  tranquille,  et  je  ne  veux  point  choquer  d'honnêtes 
gens  avec  lesquels  je  vis  en  très-bonne  intelligence.  Vous  me 
feriez  plaisir  de  me  mander  qu'on  a  imprimé  cette  lettre  sur  une 
copie  infidèle,  comme  sont  toutes  celles  qu'on  fait  courir  manu- 
scrites ;  que,  dans  celle  que  vous  avez  reçue  de  ma  main,  il  y  a 
âme  trop  austère  et  non  pas  âme  atroce^.  En  effet,  autant  qu'il 
peut  m'en  souvenir,  c'était  là  la  véritable  leçon.  Cette  petite  atten- 
tion de  votre  part  ferait  un  très-grand  plaisir  à  des  personnes  que 
je  dois  ménager,  et  je  vous  en  serais  très-obligé.  La  paix  est, 
après  la  santé,  le  plus  grand  des  biens. 

1.  Éditeurs,  de  Caj'rol  et  François.  —  Tliieriot,  ayant  perdu  M'"''  de  La  Pope- 
llnière,  avait  trouvé  une  nouvelle  protectrice. 

2.  Voyez  la  lettre  à  Thieriot  du  26  mars. 

3.  Voyez  les  chapitres  cxxxiii  et  cxxxiv  de  V Essai  sur  les  Mœurs. 

39.  —  Cor  UEsroNDANCE.  VII.  14 


2t0  CCRRESPONUANCE. 

Je  ne  sais  quand  le  roi  de  Prusse  la  donnera  à  l'Allemagne. 
Ce  sera  quand  il  voudra  :  car  s'il  achève  la  campagne  comme  il 
l'a  commencée,  il  donnera  des  lois. 

Ce  serait  une  chose  hien  glorieuse  pour  la  France,  si  son 
armée  réparait  les  pertes  des  Autrichiens.  Il  serait  heau,  après 
avoir  résisté  deux  cents  ans  à  l'Autriche,  d'être  son  seul  appui. 

Avez-vous  lu  la  pièce  nouvelle?  Paraît-il  quelque  hon  livre? 
Êtes-vous  toujours  casanier?  i^'aurez-vous  jamais  le  courage 
d'exécuter  votre  ancien  i)rojet  de  voir  notre  lac  et  vos  anciens 
amis? 

3358.   —  A   M.   DARGET. 

Aux  Délices,  20  mai  1757. 

On  gâte  ses  yeux,  mon  cher  et  ancien  ami,  en  lisant,  en  bu- 
vant, et  en  faisant  mieux  :  voyez  si  vous  n'êtes  pas  coupable  de 
quelque  excès  dans  ces  trois  belles  opérations.  Se  frotter  les 
yeux  d'eau  tiède  en  hiver,  et  d'eau  fraîche  en  été,  est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  :  frotter  n'est  pas  le  mot,  c'est  bassiner  que  je 
voulais  dire;  les  remèdes  les  plus  simples  sont  les  meilleurs  en 
tout  genre. 

Je  vous  assure  que  je  suis  bien  fâché  que  ce  ne  soit  pas  vous 
qui  achetiez  la  terre  de  M.  de  Boisy.  Elle  n'est  qu'à  une  lieue  de 
chez  moi.  Le  château  n'est  pas  si  agréable  que  ma  maison,  il 
s'en  faut  beaucoup;  mais  c'est  une  terre  très-vivante,  et  mon 
petit  domaine  est  très-ruinant  ;  j'ai  préféré  dulce  ntili^. 

Eh  hien,  voilà  donc  comme  on  traite  ce  cher  frère,  i\  (jui  on 
dit  des  choses  si  tendres  dans  l'épîtredédicatoire!  Je  ne  sais  plus 
où  j'en  suis  sur  tout  cela.  Il  peut  encore  arriver  malheur  :  on 
peut  avancer  trop  loin;  des  Cyrus  peuvent  trouver  des  Tomiris; 
il  ne  faut  qu'un  coupe-gorge  pour  ruiner  un  grand  joueur.  J'en- 
file des  proverbes  comme  Sancho  Pança,  mais  c'est  que  je  suis 
accoutumé  aux  Don  Quichottes  :  voyez  comme  a  fini  Charles  XII. 
Bienheureux  qui  vit  fort  loin  de  tous  ces  illustres  et  dangereux 
mortels  !  Figurez-vous  quePatkul^  a  demeuré  deux  ans  à  quatre 
pas  de  chez  moi  :  donc  il  ne  faut  pas  en  sortir.  Ce  monde  est  un 
grand  naufrage;  sauve  qui  peut,  c'est  ce  que  je  dis  souvent. 
Faites  souvenir  de  moi  M""'  Dupin.  Adieu,  mon  cher  et  ancien 

ami. 

Le  Suisse  Voltaire, 

\.  Allusion  à  Vtitile  dulci  d'Horace,  Art  poet.,  vers  313. 

2.  Rouô  et  écartelc  par  ordre  de  Charles  XII  ;  voyez  tome  XVI,  page  220. 


ANNÉE    17  57.  m 


3359.  —  A   M,  D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  24  mai. 

Voici,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  l'article  .l/«^cs  ^  de  mon 
prêtre.  Ce  premier  pasteur  de  Lausanne  pourrait  bien  être  con- 
damné par  la  Sorbonne.  Il  traite  l'étoile  des  mages  fort  cavalière- 
ment. Il  me  semble  que  son  article  est  entièrement  tiré  des  pro- 
légomènes de  dom  Calmct,  et  que  mon  prêtre  n'y  ajoute  guère 
qu'un  ton  goguenard.  Vous  en  ferez  l'usage  qu'il  vous  plaira.  11 
y  a  quelques  articles  dans  le  Dictionnaire  qui  ne  valent  pas  celui 
de  mon  prêtre. 

Je  suis  fâché  de  voir  que  le  chevalier  de  Jaucour,  à  l'article 
Enfer-,  prétende  que  l'enfer  était  un  point  de  la  doctrine  de  Moïse: 
cela  n'est  pas  vrai,  de  par  tous  les  diables!  Pourquoi  mentir? 
L'enfer  est  une  fort  bonne  chose,  mais  il  est  bien  évident  que 
Moïse  ne  l'avait  pas  connu.  C'est  ce  monde-ci  qui  est  l'enfer  ^ 
Prague  en  est  actuellement  la  capitale,  la  Saxe  en  est  le  faubourg; 
les  Délices  seront  le  paradis  quand  vous  y  reviendrez.  Vous  avez 
des  articles  de  théologie  et  de  métaphysique  qui  me  font  bien  de 
la  peine;  mais  vous  rachetez  ces  petites  orthodoxies  par  tant  de 
beautés  et  de  choses  utiles  qu'en  général  le  livre  sera  un  service 
rendu  au  genre  humain. 

M'"*"  Denis  vous  fait  mille  compliments. 

3360.  —  A  MADAME   LA  DUCHESSE   DE    SAXE-GOTHA*. 

Aux  Délices,  24  mai. 

Madame,  Je  sais  presque  aussi  malade  qu'une  armée  autri- 
chienne. Quand  je  surprends  un  petit  moment  de  répit  pour 
écrire  à  Votre  Altesse  sérénissime,  je  laisse  la  lettre  sur  ma  table 
pour  recevoir  les  ordonnances  du  docteur  Tronchin,  et  puis  je 
date  tout  de  travers.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  M""'  la  duchesse  de 
Gotha.  Les  lettres  dont  elle  m'honore  arrivent  avec  exactitude,  du 
jour  de  leur  date.  Elle  est  régulière  dans  les  petites  choses  comme 

1.  Cet  article,  dont  une  partie  pouvait  être  de  Polier  de  Bottens,  ne  se  trouve 
pas  dans  le  Dictionnaire  philosophique. 

2.  Cet  article  est  d'Edme  Mallet;  voyez  la  lettre  3382, 

3.  Le  roi  de  Prusse,  après  s'être,  en  17.^6,  emparé  de  la  Saxe  sans  coup  férir, 
gagna,  le  6  mai  1757,  sur  l'armée  autrichienne,  une  grande  bataille  aux  portes  de 
Prague. 

4.  Éditeurs,  Baveux  et  François. 


212  CGHRESPONDANCE. 

dans  les  grandes;  je  la  remercie  des  relations  dont  elle  a  daigné 
me  faire  part. 

La  ville  de  Genève,  qui  n'a  guère  d'autre  emploi  que  de 
gagner  de  l'argent  et  de  faire  des  nouvelles,  disait  déjà  que 
Prague  était  prise,  et  ([ne  les  Prussiens  allaient  à  Vienne.  Peut- 
être"  tout  cela  est-il  devenu  vrai  au  moment  que  j'ai  riionneur 
d'écrire  à  Votre  Altesse  sérénissime;  peut-être  aussi  la  perte  des 
Autrichiens  n'est  pas  aussi  grande  que  le  prétendent  les  vain- 
queurs ;  ils  disent  que  le  prince  Charles  est  dans  Prague  avec  des 
forces  suffisantes,  et  que  le  maréchal  de  Browu,  blessé  légère- 
ment, a  rassemblé  le  reste  de  l'armée.  Ce  seront  les  suites  de  la 
victoire  qui  la  rendront  plus  ou  moins  complète.  J'imagine  qu'un 
gourmand  qui  voudrait  faire  bonne  chère  ne  devrait  pas  aller 
dîner  à  présent  à  l'armée  autrichienne. 

Nous  avons  ici  un  Russe  qui  jure  par  saint  Nicolas  que  ses 
compatriotes  arrivent  pour  être  de  la  partie:  il  y  a  des  gens  qui 
jurent  par  Frédéric  qu'ils  seront  battus.  Mais  voilà  bien  du  monde 
à  battre;  et  à  force  de  tuer  et  d'être  tué,  il  ne  restera  bientôt 
plus  personne.  J'ai  bien  peur  encore  que  pour  éclaircir  le  genre 
humain,  le  duc  de  Cumberland,  renforcé  de  quelques  Prussiens, 
n'aille  faire,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  des  propositions  à 
l'armée  française,  qui  s'avance  pour  le  bien  de  la  paix. 

Je  crois,  madame,  Dieu  me  pardonne,  qu'il  y  a  des  troupes 
de  Votre  Altesse  sérénissime  dans  l'armée  hanovrienne  ;  en  ce 
cas,  madame,  voilà  mon  cœur  partagé  entre  ma  fringante  patrie 
et  la  Thuringe.  Je  n'ai  qu'à  souhaiter  que  tout  le  monde  retourne 
chez  soi  honnêtement.  Je  plains  seulement  ce  gros  fiscal  de  l'Em- 
pire, qui  a  perdu  à  tout  cela  son  papier  et  son  encre.  Plût  à  Dieu 
qu'il  n'y  eût  que  de  l'encre  de  perdue!  La  race  humaine  est  bien 
méchante  et  bien  malheureuse;  mais  il  faut  l'aimer  en  faveur 
de  Votre  Altesse  sérénissime,  de  votre  auguste  famille  et  de  la 
reine  des  cœurs.  Daignez,  madame,  accepter  mon  profond  res- 
pect. 

3301.  -  A   M.  LE    MARÉCHAL  DUC  DE  RICHELIEU. 

A  Monrion,  26  mai. 

Feu  l'amiral  Byng  vous  assure  de  ses  respects,  de  sa  recon- 
naissance, et  de  sa  parfaite  estime  ;  il  est  très-sensible  à  votre 
procédé,  et  meurt  consolé  par  la  justice  que  lui  rond  un  si  géné- 
reux soldat,  so  gênerons  a  soldicr;  ce  sont  les  propres  mots  dont  il 
a  chargé  son  exécuteur  testamentaire;  je  les  reçois  dans  le  mo- 


Ax\NÉE    17  37.  213 

mcnl,  en  arrivant  à  Monrion,  avec  les  pièces  inutilement  justifi- 
catives de  cet  infortuné. 

C'est  là,  mon  héros,  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  de  l'Angle- 
terre, où  les  amis  et  les  ennemis  de  l'amiral  Byng  rendent  justice 
à  votre  mérite. 

Je  crois  qu'on  ne  se  doutait  pas,  en  France,  de  la  campagne  à 
la  Turenne  que  fait  le  roi  de  Prusse.  Faire  accroire  aux  Autri- 
chiens qu'il  demande  des  palissades,  sous  peine  de  l'honneur  et 
de  la  vie,  pour  mettre  Dresde  hors  d'insulte  ;  entrer  en  Bohême 
par  quatre  côtés,  à  la  mémo  heure  ;  disperser  les  troupes  enne- 
mies, s'emparer  de  leurs  magasins;  gagner  une  victoire  signalée  ^ 
sans  laisser  aux  Autrichiens  le  temps  de  respirer!  vous  avouerez, 
monseigneur,  vous  qui  êtes  du  métier,  que  la  belle  campagne  du 
maréchal  de  ïnrenne  ne  fut  pas  si  belle.  Je  ne  sais  jusqu'à  quel 
point  de  si  rapides  progrès  pourront  être  poussés;  mais  on  pré- 
tend qu'il  envoie  vingt  mille  hommes  au  duc  de  Cumberland,  et 
que  bientôt  on  verra  les  Prussiens  se  mesurer  contre  les  Français. 
Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  en  a  toujours  eu  la  plus  forte 
envie.  S'il  y  a  une  bataille,  il  est  à  croire  qu'elle  sera  bien  meur- 
trière. 

Parmi  tant  de  fracas,  conservez  votre  bonne  santé  et  votre 
humeur.  Daignez,  monseigneur,  ne  pas  oublier  les  paisibles 
Suisses,  et  recevez  avec  votre  bonté  ordinaire  les  assurances  de 
mon  tendre  et  profond  respect.  V, 

3302.  —  A  M.   TRONCHIN,   DE    LYON  2. 

Monrion,  29  mai. 

Je  vois  que  je  ne  serai  instruit  du  sort  de  mon  petit  traité 
avec  l'Altesse  électorale  palatine  qu'à  la  fin  de  juin  :  cela  sera 
plus  commode  pour  les  comptes.  J'ai  reçu  aujourd'hui  une  lettre 
fort  agréable  de  l'électeur,  mais  qui  me  renvoie  pour  les  calculs 
à  son  3Ioras,  et  son  Moras  n'a  point  encore  fini.  Le  roi  de  Prusse 
va  un  peu  plus  vite  eu  besogne  ;  on  prétend  qu'il  administrera 
bientôt  les  finances  de  Vienne,  comme  celles  de  Saxe.  J'augure 
assez  mal  de  tout  ceci,  et  je  ne  serai  point  surpris  s'il  arrive 
malheur  à  notre  brillante  armée,  qui  manque  de  pain. 

1 .  Celle  du  6  mai. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


CORHl-SIHJNDAXCl- 


3303.  —    A    MADAMF    DE   FONTAINE. 

Aux  Délices,  31  mai. 

.Te  VOUS  «lirai  crnbord,  ma  clicro  nièco,  qno  vous  avoz  udg 
santé  (l'allilrlc,  dont  je  vous  fais  de  très-sincères  compliments; 
et  (\uo  si  jamais  votre  vieux  malint^re  d'oncle  se  porte  aussi  i)ien 
que  vous,  il  viendra  vous  trouver  à  Ilornoy  :  ensuite  vous  sau- 
rez que  M""  Denis  était  chargée  d'envoyer  trois  cents  livres  à 
Daumart,  dans  sa  province  du  Maine,  quand  il  a  débarqué  chez 
vous,  lui,  son  fils,  et  deux  bidets.  ,Ie  vous  prie  de  lui  dire  que 
je  lui  donnerai  trois  cents  livres  tous  les  ans,  à  commencer  à 
la  Saint-.Iean  prochaine.  Je  vous  enverrai  un  mandat  à  cet  effet 
sur  M.  Delaleu,  ou  vous  pourrez  avancer  cet  argent  sur  les  reve- 
nus du  pupille,  et  sur  la  rente  qu'il  me  fait  :  cela  est  à  votre 
choix,  j'ignore  ce  qui  convient  au  jeune  Daumart^  ;  je  sais  seu- 
lement que  cent  écus  lui  conviendront.  Trouvez  bon  que  je  m'en 
tienne  à  cette  disposition,  que  j'avais  déjà  faite. 

M""'  Denis  embellit  tellement  le  lac  de  denève  qu'il  reste  peu 
de  chose  pour  les  arrière-cousins.  Quant  à  ma  bâtarde  ûcFanimc, 
son  protecteur,  M.  d'Argental,  vous  dira  (pie  je  ne  prétends  pas 
que  cette  amoureuse  créature  se  produise  sitôt  dans  le  monde. 
M"'"  de  Pontbieu-  y  l'ait  un  si  grand  rôle,  et  ses  compagnes  se 
présentent  avec  tant  d'empressement,  (|iril  faut  ne  se  pas  pro- 
diguer. Quand  même  la  pièce  vaudrait  ipichpie  chose,  ce  ne 
serait  pas  assez  de  donner  du  bon,  il  faut  le  donner  dans  le  bon 
temps. 

A  vous  mainlenanl,  monsieur  le  capitaine  des  chariots  de 
guerre  de  Cyruss.  Vous  pouvez  être  sûr  que  je  n'ai  jamais  écrit 
de  ma  vie  à  M.  le  maréchal  d'Étrées,  et  ([ue,  s'il  a  été  instruit  de 
notre  invention  guerrière,  ce  ne  peut  être  que  par  le  ministère. 
J'aurais  souhaité,  pour  vous  et  pour  la  France,  que  mon  petit 
char  eût  été  employé  :  cela  ne  coûte  pres({ue  point  de  frais;  il 
faut  peu  d'hommes,  peu  de  chevaux;  le  mau\ais  succès  ne  peut 
mettre  le  désordre  dans  une  ligue;  quand  le  canon  ennemi  fra- 
casserait tous  vos  chariots,  ce  qui  est  bien  difficile,  qu'arriverait- 
il?ils  vous  serviraient  de  rempart,  ils  embarrasseraient  la  marche 


1.  Arrière-cousin  maternel  de  Voltaire. 

2.  Adèle  de  Ponlhieu,  iragédic  de  La  Place,  représentée  pour  la  première  fois 
le  28  avril  1757. 

3.  Le  marquis  de  Florian. 


ANNÉE    17  57.  2i5 

de  l'ennemi  qui  viendrait  à  vous.  En  un  mot,  cette  machine  peut 
faire  beaucoup  de  bien,  et  ne  peut  faire  aucun  mal  :je  la  regarde, 
après  l'invention  de  la  poudre,  comme  l'instrument  le  plus  sûr 
de  la  victoire. 

Mais,  pour  saisir  ce  projet,  il  faut  des  hommes  actifs,  ingé- 
nieux, qui  n'aient  pas  le  préjugé  grossier  et  dangereux  du  train 
ordinaire.  C'est  en  s'éloignant  de  la  route  commune,  c'est  en 
faisant  porter  le  dîner  et  le  souper  de  la  cavalerie  sur  des  cha- 
riots, avant  qu'il  y  eût  de  l'herbe  sur  la  terre,  que  le  roi  de  Prusse 
a  pénétré  en  Bohême  par  quatre  endroits,  et  qu'il  inspire  la  ter- 
reur. 

Soyez  sûr  que  le  maréchal  de  Saxe  se  serait  servi  de  nos  chars 
de  guerre. 

Mais  c'est  trop  parler  d'engins  destructeurs,  pour  un  pédant 
tel  que  j'ai  l'honneur  de  l'être. 

On  a  imprimé  dans  Paris  une  thèse  de  médecine  où  l'on  traite 
notre  Esculape-Tronchin  de  charlatan  et  de  coupeur  de  bourse. 
Il  y  a  répondu  par  une  lettre  au  doyen  ^  de  la  faculté,  digne  d'un 
grand  homme  comme  lui.  Il  y  répond  encore  mieux  par  les  cures 
surprenantes  qu'il  fait  tous  les  jours. 

Une  jeune  fille  fort  riche  a  été  inoculée  ici  par  des  ignorants, 
et  est  morte.  Le  lendemain  vingt  femmes  se  sont  fait  inoculer 
sous  la  direction  de  Tronchin,  et  se  portent  bien. 

Je  vous  embrasse  tous  du  meilleur  de  mon  cœur. 

3364.   —  A  M.  THIERIOT. 

A  Monrion,  2  juin. 

Je  reçois,  mon  ancien  ami,  votre  très-agréable  lettre  du  25  de 
mai  dans  mon  petit  ermitage  de  Monrion,  auquel  je  suis  venu 
dire  adieu.  On  joue  si  bien  la  comédie  à  Lausanne,  il  y  a  si  bonne 
compagnie,  que  j'ai  fait  enfin  l'acquisition  d'une  belle  maison  ^ 
au  bout  de  la  ville  ;  elle  a  quinze  croisées  de  face,  et  je  verrai 
de  mon  lit  le  beau  lac  Léman  et  toute  la  Savoie,  sans  compter 
les  Alpes.  Je  retourne  demain  à  mes  Délices,  qui  sont  aussi  gaies 
en  été  que  ma  maison  de  Lausanne  le  sera  en  hiver.  M-^^  Denis 
a  le  talent  de  meubler  des  maisons  et  d'y  faire  bonne  chère,  ce 
qui,  joint  à  ses  talents  de  la  musique  et  de  la  déclamation,  com- 

1.  Winslow  était  doyen  d'âge  en  1757. 

2.  Cette  maison  est  située,  à  Lausanne,  rue  du  Grand-Cliêne,  n»  6,  en  montant 
à  gauche,  du  côté  delà  promenade  de  Montbenon.  (Cl.) 


21G  COllRESPONDAXCE. 

pose  une  nièce  qui  fait  Je  l)onlieur  de  ma  vie.  Je  ne  vous  dirai 
pas  : 

Omitte  miiaii  beatœ 

Fiiniuni  cl  opes  sircpitumque  Romae, 

(HOR.,  lib.  ni,  od.  xxii,  V.   11-1-2.) 

car  vous  êtes  trop  admirator  Romx  et  prœstantissimx  Monlmo- 
renciae. 

Ne  manquez  pas,  je  vous  prie,  à  présenter  mes  très-sensil)les 
remerciements  à  M""  la  comtesse  de  Sandwich.  11  faut  qu'elle 
sache  que  j'avais  connu  ce  pauvre  amiral  Byngà  Londres  \  dans 
sa  jeunesse;  j'imaginais  que  le  témoignage  de  M.  le  maréchal  de 
iJicJielieu  en  sa  laveur  pourrait  être  de  quelque  poids.  Ce  témoi- 
gnage lui  a  fait  honneur,  et  n'a  pu  lui  sauver  la  vie.  Il  a  chargé 
son  exécuteur  testamentaire  de  me  remercier,  et  de  me  dire 
qu'il  mourait  mon  obligé,  et  qu'il  me  priait  de  présenter  à  M.  de 
Richelieu,  qu'il  appelle  a  gênerons  soldier,  ses  respects  et  sa  re- 
connaissance. J'ai  reçu  aussi  un  Mémoire  justificatif  très-ample, 
qu'il  a  donné  ordre  en  mourant  de  me  faire  parvenir.  Il  est  mort 
avec  un  courage  qui  achève  de  couvrir  ses  ennemis  de  honte. 

Si  j'osais  m'adresser  à  M'""  la  duchesse  d'Aiguillon-,  je  la 
prierais  de  venger  la  mémoire  du  cardinal  de  Richelieu  du  tort 
qu'on  lui  fait  on  atlrii)uant  le  Testament  politique.  Si  elle  voulait 
faire  taire  sa  belle  imagination,  et  écouter  sa  raison,  qui  est  en- 
core plus  belle,  elle  verrait  combien  ce  livre  est  indigne  d'un 
grand  ministre.  Qu'elle  daigne  seulement  faire  attention  à  l'état 
où  est  aujourd'hui  l'Europe;  qu'elle  juge  si  un  homme  d'État, 
qui  laisserait  un  testament  politique  à  son  roi,  oublierait  de  lui 
parler  du  roi  de  Prusse,  de  Marie-Thérèse,  et  du  duc  de  Hanovre. 
\oilà  pourtant  ce  qu'on  ose  imputer  au  cardinal  de  Richelieu. 
On  avait  alors  la  guerre  contre  l'empereur,  et  l'armée  du  duc  de 
Weimar  était  l'objet  le  plus  important.  L'auteur  du  Testament 
politique  n'en  dit  pas  un  mot,  et  il  parle  du  revenu  de  la  Sainte- 
Cbapclle,  et  il  propose  de  faire  payer  la  taille  au  parlement.  Tous 
les  calculs,  tous  les  faits,  sont  faux  dans  ce  livre.  Qu'on  voie  avec 
quel  mépris  en  parle  Aubery,  dans  son  Histoire  du  cardinal  Mazarin. 
Je  sais  (pi'Aubery  est  un  écrivain  médiocre  et  un  h\che  llatteur; 
mais  il  était  fort  instruit,  et  il  savait  bien  que  le  Testament  poli- 
tique n'était  pas  du  grand  et  méchant  homme  à  qui  on  l'attribue. 

1.  De  1 726  à  1728. 

2.  Voyez  tome  XXXIII,  page  406. 


ANNÉE    17  57.  217 

Présentez,  je  vous  prie,  mes  applaudissements  et  mes  remer- 
ciements à  Gamache  le  riche  S  qui  lait  de  si  belles  noces.  Il  donne 
de  grands  exemples,  qui  seront  peu  imités  peut-être  par  ses  cin- 
quante-neuf confrères.  Je  suis  très-flatté  que  mon  fatras  histo- 
rique ne  lui  ait  pas  déplu.  Il  est  bon  juge  en  prose  comme  eu 
vers,  par  la  raison  qu'il  est  bon  faiseur.  Son  suffrage  m'encou- 
ragera beaucoup  à  fortifier  cet  Essai  de  bien  des  choses  qui  lui 
manquent.  Les  Cramer  se  sont  trop  pressés  de  l'imprimer.  On  ne 
sait  pas  à  quel  point  le  genre  humain  est  sot,  méchant,  et  fou  ; 
on  le  verra,  s'il  plaît  à  Dieu,  dans  une  seconde  édition. 

Vous  me  dites  que  cet  Essai  a  trouvé  grâce  devant  M'"*"'  d'Ai- 
guillon et  de  SandAvich.  La  dernière  est  sans  aucun  préjugé,  la 
première  n'en  a  que  sur  le  grand-oncle  de  son  oncle;  elle  devrait 
bien  m'en  croire  sur  ce  maudit  Testament.  J'ai  examiné  tous  les 
testaments,  j'y  ai  passé  ma  vie,  je  sais  ce  qu'il  en  faut  penser. 

Ce  qu'on  m'avait  dit  de  l'atroce-  est  une  mauvaise  plaisanterie 
qu'on  a  voulu  faire  à  deux  bonnes  gens  à  qui  on  prétendait  faire 
accroire  qu'ils  devaient  pleurer  sur  leur  patriarche;  mais  ils  l'ont 
abandonné  comme  les  autres.  Nos  calvinistes  ne  sont  point  du 
tout  attachés  à  Calvin.  Il  y  a  ici  plus  de  philosophes  qu'ailleurs. 
La  raison  fait,  depuis  quelque  temps,  des  progrès  qui  doivent 
faire  trembler  les  ennemis  du  genre  humain.  Plût  à  Dieu  que 
cette  raison  pût  parvenir  jusqu'à  faire  épargner  le  sang  dont  on 
inonde  l'Allemagne  ma  voisine! 

P.  S.  J'arrive  aux  Délices.  Il  faut  que  je  vous  dise  un  mot  de 
Jeanne.  Je  vous  répète  que  cette  bonne  créature  n'est  connue  de 
personne;  elle  nous  amusera  sur  nos  vieux  jours.  Je  n'y  pense 
guère  à  présent.  Il  faut  songer  à  son  jardin  et  au  temporel.  Mal- 
heureusement, cela  prend  un  temps  bien  précieux.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 

3365.  —  A  M.  ÏRONCHIN,  DE   LY0N3. 

Aux  Délices,  4  juin. 

Je  ne  suis  pas  fâché  que  les  Anglais  soient  punis  en  Hanovre. 
Ils  ont  été  assassins  en  Amérique,  pirates  sur  mer,  receleurs  sur 
le  Gange.  Ils  méritaient  bien  quelque  petit  châtiment.  Pour  les 

1.  Gamache  le  riche,  l'un  des  personnages  du.  Don  Quichotte,  désigne  ici  Leriche 
de  La  Popelinière,  qui,  tous  les  ans,  mariait  quelques  jeunes  filles,  et  les  grati- 
fiait d'une  légère  dot.  (B.) 

2.  Voyez  lettre  3340. 

3.  Revue  suisse,  1855,  page  409. 


218  CORRESPONDANCE. 

afTaires  de  Boliêmo,  jo  les  crois  dans  le  plasp;rand  délahremont. 
On  est  consterné  à  Vienne'.  Je  crois  comme  vous  que  le  maréchal 
de  Richelieu  pourra  bien  aussi  avoir  son  armée.  La  France,  en  ce 
cas,  aura  trois  généraux  au  lieu  d'un.  Il  y  a  des  gens  qui  préten- 
dent qu'un  est  plus  que  trois  dans  cette  arithmétique.  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  que  la  France  perdra  quelques  hommes,  et  prodigieu- 
sement d'argent  par  sa  guerre  sur  terre  et  sur  mer,  et  que  jamais 
on  n'a  fait  les  choses  à  plus  grands  frais. 

33GG.  —  A   M.   LE   MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  4  juin. 

Ma  conscience  m'oblige,  monseigneur,  de  aous  présenter  les 
remontrances  de  mon  parlement  :  ce  parlement  est  le  parterre.  Je 
suis  assassiné  de  lettres  qui  disent  que  Lekain  est  le  seul  acteur 
qui  fasse  plaisir,  le  seul  qui  se  donne  de  la  peine,  et  le  seul  qui 
ne  soit  pas  payé.  On  se  plaint  de  voir  des  moucheurs  de  chan- 
delles qui  ont  part  entière,  dans  le  temps  que  celui  qui  soutient 
le  théâtre  de  Paris  n'a  qu'une  demi-part.  On  s'en  prend  à  moi; 
on  dit  que  vous  ne  faites  rien  en  ma  faveur,  et  on  croit  que  je  ne 
vous  demande  rien  ;  cependant,  je  demande  avec  instance.  Je 
conviens  que  Baron  avait  un  plus  bel  organe  que  Lekain,  et  de 
plus  beaux  yeux;  mais  Baron  avait  deux  parts;  et  faut-il  que 
Lekain  meure  de  faim,  parce  qu'il  a  les  yeux  petits  et  la  voix 
quelquefois  étouffée?  Il  fait  ce  qu'il  peut;  il  fait  mieux  que  les 
autres  :  les  amateurs  font  des  vers  à  sa  louange;  mais  il  faut 
que  son  métier  lui  procure  des  chausses;  il  n'a  que  la  moitié 
d'un  cothurne,  je  vous  conjure  de  lui  donner  un  cothurne  tout 

J'aimerais  mieux  vous  écrire  en  faveur  de  quelque  Prussien 
que  vous  auriez  fait  prisonnier  de  guerre  vers  Magdebourg;  mais 
puisqu'il  présent  vous  êtes  occupé  d'emplois  pacifiques,  souffrez 
que  je  vous  parle  en  faveur  d'Orosmane,de  Mahomet,  et  de  Gengis- 
kan.  Les /(/ms  doivent-ils  laisser  mourir  de  faim  les  héros?  On 
dit  que  vos  chevaux  manquent  de  fourrages  en  Vestphalie,  et  qu'on 
leur  donne  du  jambon.  Pour  Dieu,  faites  donner  à  dîner  à  Lekain, 
tout  laid  qu'il  est. 

Vous  avez  dû  recevoir  les  dernières  volontés  de  l'amiral  Byng  : 
les  miennes  sont  que  je  vous  serai  attaché  tout  ma  vie  avec  le 
plus  tendre  respect. 

1.  Les  Autrichiens  avaient  perdu   contre  Frédéric  la  bataille  de  Prague,  le 
6  mai  1757. 


ANNÉIÎ    1757.  219 


3367.  —   A   MADAME    LA   COMTESSE    DE    LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  4  juin. 

Que  Dieu  protège  Marie,  et  qu'il  vous  rende  sœur  Brumatli  ! 
Ne  soyez  pas  surprise,  madame,  que  Frédéric  ait  eu  tant  d'avan- 
tage sur  l'Irlandais^  Brown  et  sur  le  prince  Charles.  Le  Conseil 
(les  Rats- est  délniit  parle  chat  Raminagrobis^  Si  le  maréchal 
d'Étrées*  ne  prévient  pas  le  duc  de  Cumberland,  soyez  sûr  que 
le  Raminagrobis  enverra  vingt  mille  de  ces  grands  coquins  qui 
tirent  sept  coups  par  minute,  et  qui,  étant  plus  grands,  plus  ro- 
bustes, mieux  exercés  que  nos  petits  soldats,  et  de  plus,  ayant 
des  fusils  d'une  plus  grande  longueur,  auront  autant  d'avantage 
avec  la  baïonnette  qu'avec  la  tiraillerie. 

Que  faire  à  tout  cela,  madame?  Cultiver  son  champ  et  sa 
vigne,  se  promener  sous  les  berceaux  qu'on  a  plantés,  être  bien 
logé,  bien  meublé,  bien  voiture,  faire  très-bonne  chère,  lire  de 
bons  livres,  vivre  avec  d'honnêtes  gens  au  jour  la  journée,  ne 
penser  ni  à  la  mort,  ni  aux  méchancetés  des  vivants.  Les  fous 
servent  les  rois,  et  les  sages  jouissent  d'un  repos  précieux.  Mille 
tendres  respects,  \.  ^ 

3368.   —  A   DOM    FANGE  6, 

A    SÉNONES. 

Aux  Délices,  14  juin. 

J'admire  la  force  du  tempérament  de  monsieur  votre  oncle  ; 
elle  est  égale  à  celle  de  son  esprit.  Il  a  résisté  en  dernier  lieu  à 


1.  Ulj'sse-Maximilien,  comte  de  Brown,  était  d'origine  irlandaise,  il  est  vrai; 
mais  il  naquit  à  Bâle  en  ITO-"». 

2.  La  Fontaine,  liv.  II,  fable  ir. 

3.  La  Fontaine,  liv.  XU,  fables  v  et  xxv. 

4.  Louis-César  Le  Tellier,  comte  d'Étrées,  né  en  169o,  mort  en  1771,  gagna,  le 
26  juillet  17Ô7,  sur  le  duc  de  Cumberland,  la  bataille  de  Hastembeck. 

5.  Dans  le  catalogue  des  autographes  vendus  le  17  avril  1880,  sous  le  n"  116^ 
une  lettre  de  Wilhelmine  de  Prusse  à  Voltaire  est  décrite  ainsi  : 

«  L.  a.  s.,  en  français;  12  juin  1757,  2  p.  1/2  in-i",  cachet.  Très-légère  déchi- 
rure par  la  rupture  du  cachet. 

«  Magnifique  lettre  où  elle  fait  le  plus  grand  éloge  de  son  frère.  «  J'ai  écrit 
«  au  roi  ce  que  vous  me  mandez  sur  son  sujet.  Il  est  difficile  de  le  connaître  sans 
«  l'aimer  ei  sans  s'attacher  à  lui.  Il  est  du  nombre  de  ces  phénomènes  qui  ne 
'<  paraissent  tout  au  plus  qu'une  fois  dans  un  siècle...» 

G.  C'est  ainsi  que  ce  nom  est  écrit  à  la  page  457  de  la  Vie  du  très-révérend 


220  CORRESPONDANCE. 

une  maladie  à  laquelle  toiito  autre  conslitution  eût  succombé. 
Personne  au  monde  n'est  plus  digne  d'une  longue  vie.  Il  a  em- 
ployé la  sienne  à  nous  fournir  les  meilleurs  secours  pour  la  con- 
naissance do  l'antiquité.  La  plupart  de  ses  ouvrages  ne  sont 
pas  seuloment  de  bons  livres,  ce  sont  des  livres  dont  on  ne  peut 
se  passer.  Je  vous  prie,  monsieur,  de  vouloir  bien  lui  dire  qu'il 
n'y  a  personne  au  monde  qui  ait  pour  lui  plus  d'estime  que  moi. 

3300.  —  \  M.    LE    M.VUÉGIIAL   DUC  DE   HIC  H  ELI  EU. 

Aux  Délices,  18  juin. 

Il  est  bien  vrai  que  mon  cher  d'Argental,  le  grand  amateur  du 
tripot,  devait  montrer  à  mon  héros  certain  histrionage;  mais  vrai- 
ment, monseigneur,  vous  avez  d'autres  troupes  à  gouverner  que 
celle  de  Paris,  et  ce  n'est  pasle  temps  de  vous  parler  de  niaiseries. 

Je  voudrais  bien  pouvoir  faire  incessamment  un  petit  voyage 
vers  l'Alsace  ou  dans  le  Palatinat.  Je  n'aime  plus  à  voyager  que 
pour  avoir  la  consolation  de  voir  mon  héros;  mais  vous  ne  sauriez 
croire  combien  je  suis  devenuvieux.  Toutes  mes  misères  ontaug- 
menté,  et  un  apothicaire  est  beaucoup  ])lus  nécessaire  à  mon 
être  qu'un  général  d'armée.  J'espère  cependant  que  les  grandes 
passions,  qui  font  faire  de  grands  efforts,  me  donneront  du 
courage. 

Donnez-vous  le  plaisir,  je  vous  en  prie,  de  vous  faire  rendre 
compte  par  Florian^  de  la  machine  dont  je  lui  ai  confié  le  des- 
sin. Il  l'a  exécutée;  il  est  convaincu  qu'avec  six  cents  hommes  et 
six  cents  chevaux  on  détruirait  en  plaine  une  armée  de  dix  mille 
hommes. 

Je  lui  dis  mon  secret  au  voyage  qu'il  fit  aux  Délices  l'année 
passée.  11  en  parla  à  M.  d'Argcnson,  qui  fit  sur-le-champ  exécuter 
le  modèle.  Si  cette  invention  est  utile,  comme  je  le  crois,  à  qui 
peut-on  la  confier  qu'à  vous  ?  Un  homme  à  routine,  un  homme 
ù  vieux  préjugés,  accoutumé  à  la  tiraillerie  et  au  train  ordinaire, 
n'est  pas  notre  fait.  Il  nous  faut  un  homme  d'imagination  et  de 
génie,  et  le  voilà  tout  trouvé.  Je  sais  très-bien  que  ce  n'est  pas  à 
moi  de  me  mêler  de  la  manière  la  plus  commode  de  tuer  des 
hommes.  Je  me  confesse  ridicule  ;  mais  enfin,  si  un  moine-,  avec 


père  dom  Augustin  Calmet,  abbé  de  Senones  :  1762,  in-S".  Cette  Vie  est  de  dom 
Augustin  Fange,  son  neveu,  qui  était  né  au  commencement  du  xviii''  siècle.  (B.) 

1.  Voyez  lettre  3355. 

2.  Voyez  tome  XII,  page  19. 


ANNÉE    17o7.  221 

du  charbon,  du  soufre,  et  du  salpêtre,  a  changé  l'art  de  la  guerre 
dans  tout  ce  vilain  globe,  pourquoi  un  barbouilleur  de  papier 
comme  moi  ne  pourrait-il  pas  rendre  quelque  petit  service  in- 
cogiiilo?  Je  m'imagine  que  Florian  vous  a  déjà  communiqué  cette 
nouvelle  cuisine.  J'en  ai  parlé  à  un  excellent  officier  qui  se  meurt, 
et  qui  ne  sera  pas  par  conséquent  à  portée  d'en  faire  usage.  Il  ne 
doute  pas  du  succès  ;  il  dit  qu'il  n'y  a  que  cinquante  canons,  tirés 
bien  juste,  qui  puissent  empêcher  l'effet  de  ma  petite  drôlerie,  et 
qu'on  n'a  pas  toujours  cinquante  canons  à  la  fois  sous  sa  main 
dans  une  bataille. 

Enfin  j'ai  dans  la  tête  que  cent  mille  Romains  et  cent  mille 
Prussiens  ne  résisteraient  pas.  Le  malheur  est  que  ma  machine 
n'est  bonne  que  pour  une  campagne,  et  que  le  secret  connu  de- 
vient inutile  ;  mais  quel  plaisir  de  renverser  à  coup  sûr  ce  qu'on 
rencontre  dans  une  campagne  !  Sérieusement,  je  crois  que  c'est 
la  seule  ressource  contre  les  Vandales  victorieux.  Essayez,  pour 
voir,  seulement  deux  de  ces  machines  contre  un  bataillon  ou  un 
escadron.  J'engage  ma  vie  qu'ils  ne  tiendront  pas.  Le  papier  me 
manque;  ne  vous  moquez  point  de  moi  ;  ne  voyez  que  mon  tendre 
respect  et  mon  zèle  pour  votre  gloire,  et  non  mon  outrecuidance, 
et  que  mon  héros  pardonne  à  ma  folie. 

3370.—  A  MADABIE  DE  FONTAINE, 


Le  ..  juin. 

Votre  idée,  ma  chère  nièce,  de  faire  peindre  de  belles  nudités 
d'après  iXatoire^  et  Boucher,  pour  ragaillardir  ma  vieihcsse,  est 
d'une  Ame  compatissante,  et  je  suis  reconnaissant  de  cette  belle 
invention.  On  peut  aisément,  en  effet,  faire  copier  à  peu  de  frais  ; 
on  peut  aussi  faire  copier,  au  Palais-Royal,  ce  qu'on  trouvera  de 
plus  beau  et  de  plus  immodeste.  M.  le  duc  d'Orléans  accorde  cette 
liberté.  On  peut  prendre  deux  copistes  au  lieu  d'un.  Si  par  hasard 
quelque  brocanteur  de  vos  amis  avait  deux  tableaux,  je  vous 
prierais  de  les  prendre,  ce  serait  autant  d'assuré. 

Vous  ornerez  ma  maison  du  Chêne  -  comme  vous  avez  orné 
des  Délices.  La  maison  du  Chêne  est  plus  grande,  plus  régulière- 
elle  a  même  un  plus  bel  aspect  ;  mais  c'est  le  palais  d'hiver,  c'est 

1.  Charles  Natoire,  né  à  Nîmes  en  1700,  est  mort  en  1777;  François  Boucher, 
né  à  Paris  en  1704,  est  mort  en  1770. 

2.  A  Lausanne. 


ti'i  COKRHSPONDANCE. 

pour  lo  temps  do  nos  spcctaclos;  les  DcMicos  sont  pour  le  temps 
des  Jlf'urs  cl  des  IViiits.  Ce  n'est  pas  mal  partager  sa  A'ie  pour  un 
malingre. 

M.  ïronchin  dit  que  vous  ôtes  fort  contente  de  votre  santé, 
et  se  vante  toujours  de  la  mienne;  mais  c'est  une  gasconnade. 

Votre  sœur  est  actuellement  tout  occupée  des  meubles  pour 
la  maison  du  Cliéne.  Elle  insiste  beaucoup  sur  une  boule  de 
lustre  qu'elle  prétend  vous  avoir  demandée.  Elle  sera  occupée  en 
liiAcr  de  ses  babits  de  tbéùtre.  Nous  espérons  que  vous  viendrez 
voir  encore  nos  douces  retraites  :  elles  valent  bien  la  vie  de  Paris, 
quand  on  a  passé  le  temps  des  premières  illusions  ;  et,  en  vérité, 
Paris  n'a  jamais  été  moins  regrettable  qu'aujourd'bui. 

Je  suis  toujours  en  peine  des  succès  du  cbar  assyrien ^  Il  y  a 
certaines  plaines  dans  le  monde  où  il  ferait  un  effet  merveilleux. 
Je  m'y  intéresse  plus  qu'à  Fanime-. 

Si  vous  voulez  vous  amuser,  conduisez  cette  Fanime  avec  le 
fidèle  d'Argental.  Encore  une  fois,  tout  ce  que  je  souhaite,  c'est 
que  M""  Clairon  soit  aussi  touchante  dans  ce  rôle  que  Ta  été 
M""  Denis,  Si  la  pièce  est  bien  jouée,  elle  pourra  amuser  votre 
Paris,  tout  autant  que  l'histoire  de  wonstewr ^  Damiens,  que  le  par- 
lement va  donner  au  public  en  trois*  volumes  in-4". 

Vous  ferez  comme  il  vous  plaira  avec  Lekain  et  Clairon  pour 
l'impression,  si  on  imprime  cette  élégie  amoureuse  on  dialogues: 
car,  après  tout,  Fanime  n'est  que  cela;  mais  de  l'amour  est  quelque 
chose. 

Il  y  a  donc  un  Pagnon"^  do  moins  sur  le  globe.  Ces  gros  petits 
crapoussins-là  s'imaginent  qu'il  n'y  a  qu'à  boire  et  manger;  ils 
crèvent  comme  des  mouches,  et  nous  maigrelets,  nous  vivons. 

Vivez,  aimoz-moi.  Mille  compliments  à  frère,  à  fils,  au  con- 
ducteur du  char  d'Assyrie. 

Bonjour. 


1.  Voyez  leUre  3252. 

2.  Voltaire  a  donné  à  la  môme  pièce  les  titres  de  Zulime,  Fatùmc,  Mcdiine. 

3.  Voyez  une  note  de  la  lettre  33i7. 

l.  Les  Pièces  originales  du  procès  fait  à  Damiens,  publiées,  en  17^7,  par  Le 
15reton,  lirefiicr  criminel  du  parlement  de  Paris,  sont  en  un  vol.  in-4",  et  en  quatre 
vol.  in- 12. 

5.  Son  vrai  nom  était  l'aiijnun.  Ce  membre  de  la  famille,  dont  il  est  question 
dans  la  lettre  795,  était  secrétaire  du  roi  depuis  1722. 


ANNÉE    1757.  223 

3371.  —  A  M.  JEAN  SCHOUVALOW  i 

CHAMBELLAN      DE       l'i  M  PÉ  li  A  TR IC  E     UE      RUSSIE,      A      MOSCOC. 

Aux  Délices,  24  juin. 

Monsieur,  j'ai  reçu  les  cartes  que  Votre  Excellence  a  eu  la  bonté 
de  m'envoyer.  Vous  prévenez  mes  désirs,  en  me  facilitant  les 
moyens  d'écrire  une  Histoire  de  Pierre  le  Grand,  et  de  faire  con- 
naître l'empire  russe.  La  lettre  dont  vous  m'honorez  redouble 
mon  zèle,  La  manière  dont  vous  parlez  notre  langue  me  fait 
croire  que  je  travaillerai  pour  mes  compatriotes,  en  travaillant 
pour  vous  et  pour  votre  cour.  Je  ne  doute  pas  que  Sa  Majesté 
l'impératrice  n'agrée  et  n'encourage  le  dessein  que  vous  avez  formé 
pour  la  gloire  de  son  père. 

Je  vois  avec  satisfaction,  monsieur,  que  vous  jugez  comme 
moi  que  ce  n'est  pas  assez  d'écrire  les  actions  et  les  entreprises 
en  tout  genre  de  Pierre  le  Grand,  lesquelles,  pour  la  plupart, 
sont  connues  :  l'esprit  éclairé,  qui  règne  aujourd'hui  dans  les 
principales  nations  de  l'Europe  demande  qu'on  approfondisse 
ce  que  les  historiens  effleuraient  autrefois  à  peine. 

On  veut  savoir  de  combien  une  nation  s'est  accrue;  quelle 
était  sa  population  avant  l'époque  dont  on  parle  ;  quel  est,  depuis 
cette  époque,  le  nombre  de  troupes  régulières  qu'elle  entretenait, 
et  celui  quelle  entretient;  quel  a  été  son  commerce,  et  comment 
il  s'est  étendu  ;  quels  arts  sont  nés  dans  le  pays  ;  quels  arts  y  ont 
été  appelés  d'ailleurs,  et  s'y  sont  perfectionnés  ;  quel  était  à  peu 
près  le  revenu  ordinaire  de  l'État,  et  à  quoi  il  monte  aujourd'hui; 
quelle  a  été  la  naissance  et  le  progrès  de  la  marine  ;  quelle  est  la 
proportion  du  nombre  des  nobles  avec  celui  des  ecclésiastiques 
et  des  moines,  et  quelle  est  celle  de  ceux-ci  avec  les  cultiva- 
teurs, etc. 

On  a  des  notions  assez  exactes  de  toutes  ces  parties  qui  com- 
posent l'État,  en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Espagne; 
mais  un  tel  tableau  de  la  Russie  serait  bien  plus  intéressant, 
parce  qu'il  serait  plus  nouveau,  parce  qu'il  ferait  connaître  une 


1.  Il  y  a  deux  Schowalow,  ouplutôt  Schouvalow,  également  correspondants  de 
Voltaire,  qu'ils  sont  allés  tous  deux  voira  Ferney  :  l'oncle  Jean  Schouvalow,  et  le 
comte  André  Schouvalow,  le  neveu,  auteur  de  VÊpitre  à  IS'inon.  Il  s'agit,  dans 
toute  la  partie  de  la  correspondance  qui  va  suivre,  de  Jean  Schouvalow-,  qui  fut 
le  favori  d'Elisabeth,  et  non  de  Catherine  II.  Voyez  V Intermédiaire  des  cher- 
clieurs  et  des  curieux,  du  30  septembre  1864,  page  240. 


224  COKilESlMj.NDA.NCl'. 

monarchie  dont  les  autres  nations  n'ont  pas  des  idées  Jjien 
justes,  parce  que  enfin  ces  détails  pourraient  servir  à  rendre 
Pierre  le  Grand,  l'impératrice  sa  fille,  et  votre  nation,  et  votre 
gouvernement,  plus  respectables.  La  réputation  a  toujours  été 
comptée  parmi  les  forces  véritables  des  royaumes.  Je  suis  bien 
loin  de  me  flatter  d'ajouter  ù  cette  réputation  :  ce  sera  vous, 
monsieur,  qui  ferez  tout  en  m'envoyant  les  mémoires  que  vous 
voulez  bien  me  faire  espérer,  et  je  ne  serai  que  l'instrument 
dont  vous  vous  servirez  pour  travailler  à  la  gloire  d'un  grand 
homme  et  d'un  grand  empire. 

Je  vous  avoue,  monsieur,  que  les  médailles  sont  de  trop\  Je 
suis  confus  de  votre  générosité,  et  je  ne  sais  comment  m'y 
prendre  pour  vous  en  témoigner  ma  reconnaissance.  Je  sens  tout 
le  prix  de  votre  présent  ;  mais  un  présent  non  moins  cher  sera 
celui  des  mémoires  qui  me  mettront  nécessairement  en  état  de 
travailler  à  un  ouvrage  qui  sera  le  vôtre. 

3312.   —   A   MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA^. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  2i  juin,  par  Lyon  et  Strasbourg, 
chemin  un  peu  long. 

Madame,  ce  sont  les  lettres  dont  Votre  Altesse  sérénissime 
m'honore,  qui  sont  charmantes.  Vous  ressemblez  aux  déesses 
d'Homère  qui,  selon  M""^  Dacier,  adoucissent  le  ton  sévàx  des 
combats.  II  me  semble  que  votre  esprit  est,  comme  vos  États,  tran- 
quille au  milieu  des  agitations  publiques. 

Le  meilleur  des  mondes  possibles  est  bien  vilain  depuis  deux 
ans  ;  mais  il  y  a  longtemps  qu'il  est  sur  ce  pied-là.  Cette  nouvelle 
secousse  n'approche  pas  encore  de  celles  des  siècles  passés  ;  mais 
avec  le  temps  on  pourra  parvenir  à  égaler  toutes  les  misères  et 
toutes  les  horreurs  des  temps  les  plus  héroïques.  Il  y  aurait 
bien  du  malheur  si  des  armées  prussiennes,  autrichiennes,  rus- 
siennes,  hanovriennes,  françaises,  etc.,  ne  ruinaient  pas  au 
moins  une  cinquantaine  de  villes,  ne  réduisaient  à  la  mendicité 
quelcfue  cinquante  mille  familles,  et  ne  faisaient  périr  quatre 
ou  cinq  cent  mille  hommes.  Voilà  déjà  le  quart  de  Prague  en 
cendres.  On  ne  peut  pas  dire  encore  :  Tout  est  bien;  mais  cela  ne 
va  pas  nuil,  et  avec  le  temps  l'optimisme  sera  démontré.  Je  ne  sais 
cependant,  madame,  qui  je  dois  féliciter  davantage,  ou  ceux  qui 

1.  Voyez  lettre  3320. 

2.  Éditeurs,  Bavou.v  et  Franrois. 


ANNÉE    1737.  225 

sont  écrasés  par  des  bombes  avec  leur  femme  et  leurs  enfants, 
ou  ceux  que  la  nature  condamne  à  souffrir  toute  leur  vie,  et  qui 
sont  entre  les  mains  des  médecins  pour  achever  leur  belle  des- 
tinée. J'ai  l'honneur  d'être  du  nombre  des  derniers,  et  sans  cela 
j'aurais  la  consolation  d'écrire  plus  souvent  à  Votre  Altesse  séré- 
nissime. 

J'ai  quelque  envie  de  vivre,  madame,  pour  voir  le  dénoû- 
ment  de  toute  cette  grande  tragédie,  qui  n'en  est  encore  qu'au 
second  acte.  Mais  je  voudrais  vivre  surtout  pour  me  mettre  à  vos 
pieds:  car,  quand  même  ce  monde  ne  serait  pas  le  meilleur  des 
mondes,  votre  cour  est  assurément  pour  moi  la  meilleure  des 
cours  possibles.  Je  ne  sais,  madame,  aucune  nouvelle  dans  ma 
retraite  :  tant  mieux  quand  il  n'y  en  a  point,  car  la  plupart  des 
nouvelles  publiques  sont  des  malheurs.  Je  suis  toujours  dans 
cette  maison  de  campagne  qui  m'est  chère  par  le  nom  du  prince 
qui  l'a  occupée.  J'y  fais  des  vœux  pour  la  prospérité  de  Votre 
Altesse  sérénissime,  et  pour  toute  votre  auguste  maison.  Je  pense 
souvent  à  la  grande  maîtresse  des  cœurs,  et,  faute  de  papier,  je 
finis  avec  un  profond  respect. 

3373.  —  A  M.    LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  23  juin. 

Mon  cher  ange,  je  serais  bien  homme  à  courir  à  Plombières 
pour  y  faire  ma  cour  à  la  moitié  de  mon  ange;  mais  pourquoi 
M'"«  d'Argental  met-elle  son  salut  dans  des  eaux?  Le  grand  Tron- 
chin  prétend  qu'elles  ne  valent  rien,  et  que  la  nature  n'a  point 
fait  nos  corps  pour  s'inonder  d'eaux  minérales.  M"'"  de  Muy,  qui 
était  mourante,  est  venue  dans  notre  temple  d'Épidaure,  et  s'en 
est  retournée  jeune  et  fraîche.  C'est  le  lac  qui  est  la  fontaine  de 
Jouvence;  ce  n'est  pas  le  précipice  de  Plombières. 

Vous  n'allez  donc  point  aux  eaux!  Vous  jugez  à  Paris,  vous  y 
voyez  des  Iphigénie^  et  des  Astarbé^  ;  mais,  je  vous  en  conjure, 
mettez  au  cabinet  les  F  anime,  ou  du  moins  ne  donnez  cette  nour- 
riture légère  qu'en  temps  de  disette. 

Je  doute  fort  que  mon  héros  passe  par  Plombières  pour  aller 
se  battre  en  Allemagne  ;  cela  n'aurait  pas  bon  air  pour  un  géné- 
ral d'armée.  Il  faut  qu'un  htros  se  porte  bien,  et  ne  prenne  ni  ne 

1.  Iphigénie  en  Tauride,  jouée  avec  un  grand  succès  le  4  juin,  est  de  Claude 
Guimond  de  La  Touche,  né  en  1723,  mort  en  17G0. 

2.  Tragédie  de  Colardeau,  représentée  le  27  février  1758. 

39.  —  Correspondance.  VII.  15 


226  COllRESPONDANCn. 

lasse  semblant  de  prondrc  les  eaux;  mais,  s'il  y  va,  il  sera  le 
second  objet  de  mon  voyage.  Ce  sera  api)aiemment  sur  la  fin 
d'août,  à  la  seconde  saison,  que  M"'"  d'Argcntal  ira  boire.  Je  me 
flatte  que  ma  santé,  toute  faible  qu'elle  est,  mes  travaux  qui  ne 
sont  que  petits,  et  les  soins  de  la  campagne,  me  permettront  cette 
excursion  hors  de  ma  douce  retraite. 

Je  n'ai  point  encore  reçu  la  Vie  de  monsieur  Damiens  dont  vous 
m'aviez  flatté,  mais  je  viens  d'en  lire  un  exemplaire  qu'on  m'a 
prêté.  L'ouvrage  est  bien  ennuyeux  ;  mais  il  y  a  une  douzaine  de 
traits  singuliers  qui  sont  assez  curieux  :  au  bout  du  compte,  cet 
abominable  homme  n'était  qu'un  fou. 

Vous  n'êtes  pas  trop  curieux,  je  crois,  de  nouvelles  allemandes; 
et  comme  vous  ne  m'en  dites  jamais  de  françaises,  je  devrais 
vous  épargner  mes  rogatons  tudesques.  Cependant  je  veux  bien 
que  vous  sachiez  que,  dans  la  pauvre  armée  du  comte  de  Daun, 
il  y  a  treize  mille  hommes  qui  n'ont  ni  culottes  ni  fusils,  et  que 
l'impératrice  leur  en  fait  faire  à  Vienne.  En  attendant,  ils 
montrent  leur  cul  au  roi  de  Prusse;  mais  il  y  a  cul  et  cul.  A 
l'égard  de  ceux  qui  sont  dans  Prague,  mal  nourris  de  chair  de 
cheval,  je  ne  sais  pas  ce  qu'on  en  fera.  Il  n'y  a  pas  d'apparence 
que  le  prince  Charles  imite  la  retraite  des  dix  mille  du  maréchal 
de  BcUe-Islc.  Le  pain  n'est  pas  à  bon  marché  dans  votre  armée 
de  Vestphalie.  Vous  me  croyiez  un  auteur  tragique  i,  et  je  ne 
suis  qu'un  gazetier.  Mon  très-cher  ange,  je  vous  aime  de  tout 
mon  cœur,  et  je  me  dépite  bien  souvent  d'être  si  loin  de  vous. 

337i.  —  A   M.   LE   MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  2  juillet. 

Qui!  moi,  que  je  me  donne  avec  mon  héros  le  ridicule  do 
parler  de  ce  qui  n'est  pas  de  mon  métier?  Non  assurément,  je 
n'en  ferai  rien.  Si  vous  avez  envie  d'avoir  le  modèle  en  question, 
envoyez  vos  ordres.  Faites  prier  de  votre  part,  ou  Florian  -,  on 
Montigny^  de  l'Académie  des  sciences,  de  venir  chez  vous.  Tous 
deux  ont  travaillé  à  cette  machine.  Elle  est  toute  prête.  C'est  à 
mon  hcros  à  en  juger,  et  ce  n'est  pas  à  moi  chétif  à  l'ennuyer 

1.  La  Correspondance  littéraire  de  Grimm  et  Diderot,  en  mai  17."»',  parle  d'uni' 
tragédie  de  Saladin,  dont  s'occupait,  disait-on,  Voltaire;  mais  il  n'en  exist. 
aucune  trace. 

2.  Voyez  lettre  3252. 

3.  Voyez  ci-dessus,  lettre  3097. 


ANNÉE    1757.  227 

par  des  explications  qui  ne  donnent  jamais  une  idée  nette.  Il 
n'y  a  que  les  yeux  qui  puissent  bien  comprendre  les  machines. 

Vous  avez  sans  doute,  monseigneur,  tous  les  détails  de  la 
bataille*  donnée  le  18  en  Bohême,  et  de  la  sortie  exécutée  le  21 
par  le  prince  Charles.  Il  paraît  qu'on  peut  battre  les  Prussiens 
sans  le  secours  d'une  nouvelle  machine.  Mais,  malgré  les  vingt- 
deux  postillons  sonnant  du  cor  à  Vienne,  et  malgré  les  cent 
bouches  de  la  Renommée,  on  ne  voit  pas  encore  que  les  Prus- 
siens aient  évacué  la  Bohême.  Ils  paraissent  encore  être  en  force 
au  camp  de  Kollin  et  auprès  de  Prague. 

Je  voudrais,  pour  bien  des  raisons,  que  ce  fût  mon  héros  qui 
les  battît  complètement.  Ah!  quelle  consolation  charmante  ce 
serait  pour  votre  ancien  courtisan,  pour  votre  vieux  idolâtre,  de 
vous  voir  avant  et  après  vos  triomphes!  Je  ne  sais  pas  trop  ce 
que  pourra  mon  corps  malingre  ;  mais  je  réponds  bien  de  mon 
àme.  Où  ne  me  conduirait-elle  pas  pour  vous  faire  ma  cour? 
J'irais  partout,  hors  à  Paris.  J'imagine  que  vous  ferez  plus  d'un 
tour  au  delà  du  Rhin  ;  que  vous  verrez  l'électeur  palatin;  que 
vous  passerez  quelquefois  dans  la  maison  ^  de  campagne  qu'il 
achève.  Il  m'honore  de  beaucoup  de  bontés.  Ce  ne  sont  pas  les 
caresses  du  roi  de  Prusse  :  il  ne  me  baise  pas  la  main,  et  il  ne 
met  pas  de  soldats,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil,  au  chevet  du 
lit  de  ma  nièce  ;  mais  il  daigne  me  témoigner  quelque  confiance. 
Je  ne  sais  s'il  ne  serait  pas  mieux  que  j'allasse  vous  faire  ma 
cour  dans  ce  pays-là  que  dans  Strasbourg,  où  vous  n'aurez  pas 
un  moment  à  vous.  J'aimerais  mieux  vous  tenir  un  jour  à  la 
campagne,  que  quatre  dans  une  ville  bruyante.  Mais  où  ne 
voudrais-je  pas  vous  voir,  vous  entendre,  vous  renouveler  mon 
tendre  et  profond  respect^  ! 

3375.  —  A   M.   TRONCHIN,   DE    LYON  *. 

G  juillet  ]7.'j7. 

Corneille  comparait  Montauron  à  Auguste,  J'ai  envie  de  vous 
comparer  à  Titus,  car  vous  me  faites  tous  les  jours  des  plaisirs. 

1.  Celle  de  Kollin,  perdue  par  Frédéric  le  18  juin. 

2.  Celle  de  Schwetzingen,  où  Voltaire  alla  voir  Charles-Théodore,  en  juillet 
1758. 

3.  On  trouve,  sous  le  n"  34,  page  309,  dans  les  Lettres  inédiles  de  Voltaire, 
publiées  par  P.  Dupont  en  1826,  une  lettre  du  4  juillet  1757,  adressée  à  Marinon- 
tel.  Je  la  crois  de  Vaucanson,  bien  qu'elle  soit  signée  Voltaire.  (Cl.) 

4.  Revue  suisse,  1855,  page  409.  Cette  lettre,  moins  quelques  phrases,  a  été 
publiée  par  MM.  de  Cayrol  et  François  comme  adressée  au  conseiller  Tronchin. 


228  CORRESPONDANCE. 

Je  respecte  fort  ces  nouvelles,  mais  si  le  prince  Charles  de  Lor- 
raine avait  battu  les  Prussiens,  pourquoi  m'écrit-on  de  Vienne, 
du  U  juin,  qu'on  est  très-aini^'é  qu'il  soit  sorti  de  Prague  si  tard 
et  si  inutilement?  Il  y  a  bien  des  gens  qui  pensent  que  l'affaire 
du  10  juin*  est  très-peu  de  chose  ;  que  les  Prussiens,  après  avoir 
attaqué  huit  fois,  se  sont  retirés  en  très-bon  ordre  ;  qu'ils  n'ont 
pas  perdu  un  gros  canon,  et  que  les  prétendus  étendards  menés 
à  Vienne  en  triomphe  ne  sont  que  des  enseignes  de  compagnies, 
chaque  compagnie  ayant  la  sienne. 

Les  Autrichiens  sont  si  étonnés  de  s'être  défendus,  et  d'avoir 
repoussé  les  Prussiens,  qu'ils  comptent  ce  premier  avantage, 
inouï  parmi  eux,  pour  une  grande  victoire.  Ce  n'est  point  avoir 
vaincu  que  de  ne  pas  poursuivre  vivement  son  ennemi,  et  ne  le 
pas  chasser  du  pays  qu'il  usurpe.  C'est  seulement  ne  pas  avoir 
été  battu.  Le  temps  nous  apprendra  si  le  succès  du  maréchal  Daun 
aura  les  suites  qu'il  doit  avoir.  Je  ne  croirai  les  Autrichiens 
pleinement  victorieux  que  quand  ils  rendront  la  Saxe  à  son 
maître,  et  qu'on  fera  le  procès  au  marquis  de  Brandebourg  dans 
F>erlin,  Je  ne  doute  pas  qu'il  ne  soit  condamné,  selon  les  lois  de 
l'empire,  s'il  est  malheureux,  et  qu'on  ne  donne  l'électorat  à  son 
frère.  Je  tremble  cependant  pour  les  vaisseaux  du  marquis  Roux. 
Quelque  chose  cependant  qui  arrive  à  ce  marquis  et  à  celui  de 
Brandebourg,  je  songe  à  vous  faire  manger  des  pêches,  à  vous 
et  à  vos  hoirs.  Je  vous  fais  cinq  à  six  petits  murs  de  refends 
dans  votre  potager.  Mais  aussi,  il  faut  que  vous  m'accordiez  votre 
protection  auprès  du  portier  des  Chartreux,  dont  vous  devez  être 
bien  connu.  J'ai  besoin  de  cent  pieds  d'arbres  du  clos  de  ces 
bons  pères.  Voyez,  je  vous  prie,  comment  il  faut  s'y  prendre.  Il 
sera  beau  qu'un  huguenot  mange  les  fruits  des  moines. 

3376.   —  A   M.  D'ALEMBERT. 

G  juillet. 

Voici  encore  ce  que  mon  prêtre  de  Lausanne  m'envoie.  Ln 
laïque  de  Paris  qui  écrirait  ainsi  risquerait  le  fagot;  mais  si,  par 
apostille,  on  certifie  que  les  articles  sont  du  premier  prêtre*  de 

1.  La  bataille  de  Kollin,  à  la  suite  de  laquelle  le  loi  de  Prusse,  battu  par  le 
maréchal  Daun,  et  poursuivi  par  le  priuce  Charles  de  Lorraine,  recula  sur  la  mon- 
tagne des  Géants,  après  avoir  levé  le  sièg:e  de  Prague,  essaya  vainement  de  dé- 
fendre les  délilcs  pour  garder  ses  communications  avec  la  Saxe  et  la  Silésie,  et 
fit  sa  retraite  sur  liautzen  et  Gorlitz. 

2.  Polier  de  Bottons. 


ANNÉE    175  7.  229 

Lausanne,  qui  prêche  trois  fois  par  semaine,  je  crois  que  les 
articles  poui-ront  passer  pour  la  rareté.  Je  vous  les  envoie  écrits 
de  sa  main,  je  n'y  change  rien  ;  je  ne  mets  pas  la  main  à  Ten- 
censoir. 

Je  vous  conseille,  mon  illustre  ami,  de  faire  transporter  sur 
le  trésor  royal  de  Paris  votre  pension  de  Berlin.  Si  les  choses 
continuent  du  même  train,  je  compte  faire  une  pension  au 
roi  de  Prusse  ;  mais  il  me  semble  qu'on  chante  trop  tôt  vic- 
toire. 

3377.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  8  juillet. 

Voilà  encore  de  l'érudition  orientale  de  mon  prêtre  :  il  est 
infatigable.  Vous  avez  sans  doute  quelque  correcteur  hébraïque? 
Si  tous  les  articles  étaient  dans  ce  goût,  les  libraires  n'y  trouve- 
raient pas  leur  compte. 

Il  faut  que  je  vous  dise,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  que 
j'ai  fait  la  recrue  d'un  jésuite.  Il  est  venu  à  Genève  pour  se  faire 
guérir  son  estomac  par  Tronchin  ;  il  ferait  tout  aussi  bien  de  se 
faire  guérir  de  la  rage  de  son  fanatisme.  Ne  vous  ai-je  pas  déjà 
parlé  de  ce  vieux  fou?  Il  s'appelle  Maire  ^;  il  était  théologien  de 
l'évêque  de  Marseille  Belsunce.  Je  crois  vous  avoir  déjà  mandé 
tout  cela.  Dieu  me  pardonne!  Vous  ai-je  dit  que  ce  capelan  m'a 
donné  un  mandement  contre  les  déistes,  composé  par  lui,  Maire, 
sous  le  nom  de  son  évêque  ?  Vous  ai-je  dit  avec  quelle  fureur  il 
déclame  contre  tous  ceux  qui  croient  un  Dieu?  Il  attaque  en  cent 
endroits  M.  Diderot;  il  lui  reproche  de  croire  en  Dieu,  avec  une 
amertume,  avec  un  fiel  si  étrange!  Il  exhorte  tous  les  Marseillais 
à  n'y  point  croire.  Je  ne  sais  encore  si  l'absurdité  de  ces  gens-là 
doit  me  faire  pouffer  de  rire  ou  d'indignation.  Pure  vaut  mieux; 
mais  il  y  a  encore  tant  de  sots  que  cela  met  en  colère. 

On  prétend  les  affaires  du  roi  de  Prusse  pires  que  jamais.  On 
dit  qu'il  lève  en  Silésie  ce  qu'ils  appellent  le  quatrième  homme, 
et  que  ce  quart  des  habitants  ne  veut  pas  se  faire  tuer  pour  lui  ; 
que  les  officiers  désertent,  qu'il  en  a  fait  arquebuser  quarante. 
Quel  diable  de  Salomon!  Mais  peut-être  que  tout  cela  n'est  pas 
vrai.  Intérim,  vale. 

1.  Charles-Antoine  Maire,  mort  en  1765. 


230  COriKESPONDANCK. 

3378.   —   A   M.    LE   MARQUIS  DE   COURTIVRON. 

Aux  Délices,  12  juillet. 

Moiisiour,  vous  savez  qu'il  laut  pardonner  aux  malades;  ils 
ne  remplissent  pas  leurs  devoirs  comme  ils  voudraient.  Il  y  a 
loni^teiiips  (juc  je  vous  dois  les  plus  sincères  remerciements  de 
votre  lellre  obligeante  et  instructive. 

Je  commence  par  vous  prier  de  vouloir  bien  faire  souvenir 
de  moi  M.  le  comte  de  Lauraguais^;  je  ne  savais  pas  qu'il  fût 
aussi  cbiniistc.  Le  sujet  de  ses  deux  .Mémoires  est  bien  curieux. 
Non-seulement  il  est  physicien,  mais  il  est  inventeur.  On  lui 
devra  une  opération  nouvelle. 

A  regard  de  Constantin,  je  vous  répondrai  (]ue,  si  je  ne 
m'étais  pas  imposé  une  autre  tûche,  celle-là  me  plairait  beau- 
coup; mais  on  serait  obligé  de  dire  des  vérités  bien  hardies,  et 
de  montrer  la  honte  d'une  révolution  qu'on  a  consacrée  par  les 
plus  révoltants  éloges. 

II  est  vrai  que,  dans  les  états  généraux,  les  députés  de  la 
noblesse  mettaient  un  moment  un  genou  en  terre  ;  il  est  vrai 
aussi  que  les  usages  ont  toujours  varié  en  France  :  ce  sont  des 
fantômes  que  le  pouvoir  absolu  a  fait  disparaître. 

Ce  que  vous  me  dites  des  chapitres  de  Bourgogne,  de  Lor- 
raine, et  de  Lyon,  fait  voir  que  les  usages  de  rempirc  ont  plus 
longtemps  subsisté  que  ceux  de  France.  La  Lorraine,  la  Comté, 
et  tout  ce  qui  borde  le  Rhône,  étaient  terre  d'empire. 

A  l'égard  de  la  petite  anecdote  sur  le  premier  président  de 
Mesmes-,  il  est  très-vrai  que  l'abbé  de  Chaulieu  le  régala  de  ce 
petit  couplet  : 

Juge,  qui  te  déplaces, 
Courtisan  berné, 
f)es  grands  (juc  tu  lasses 
Jouet  obstiné, 
Sur  notre  Parnasse 
Le  laurier  d'Horace 
T'est  donc  destiné. 


1.  Voyez  tome  V,  papes  405  et  406. 

2.  Jean-Antoine  de  .Mesmes,  né  en  10(11,  reçu  à  l'Acatlomic  eu  1710,  mort  en 
1723.  D'Alembcrt,  dans  son  Eloye  du  président  de  Mesmex,  rapporte  la  pièce  entière 
dont  Voltaire  ne  cite  que  sept  vers,  et  l'attribue  à  J.-B.  Rousseau,  contre  lequel 
Danchet  fit  alors  le  couplet  qu'on  peut  voir  tome  XXII,  page  335. 


ANNÉE    i7o7.  234 

Mais  cela  n'a  rien  de  commun  avec  l'affaire  de  Rousseau*, 
qui  est  un  chaos  d'iniquités  et  de  misères,  et  l'opprobre  de  la 
littérature. 

Le  dernier  maréchal  de  Tessé  est  en  effet  un  terme  impropre, 
c'est  un  anglicisme,  the  late  marshalL  J'étais  Anglais  alors,  je  ne 
le  suis  plus  depuis  qu'ils  assassinent  nos  officiers-  en  Amérique, 
et  qu'ils  sont  pirates  sur  mer  ;  et  je  souhaite  un  juste  châtiment 
à  ceux  qui  troublent  le  repos  du  monde. 

Ce  que  je  souhaite  encore  plus,  monsieur,  c'est  la  continua- 
lion  de  vos  bontés  pour  votre  très-humble,  etc. 

3379.   —  A    M.    DE    GIDE  VILLE. 

Aux  Délices,  prôs  du  lac  de  Genève,  i5  juillet. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  j'ai  l'air  bien  paresseux  ;  je  ne  vous 
ai  point  remercié  de  la  belle  exposition  de  la  tragédie  d'Iphigènie 
en  Tauride,  que  vous  m'avez  envoyée.  De  maudites  occupations 
que  je  me  suis  faites  emportent  tout  le  temps.  On  sort  fatigué 
de  son  travail;  on  dit,  j'écrirai  demain  :  la  mauvaise  santé 
vient  encore  affaiblir  les  bonnes  résolutions,  et  on  croupit  long- 
temps dans  son  péché.  C'est  là  la  confession  de  l'ermite  des 
Délices. 

Je  vous  crois  à  présent  dans  vos  Délices  de  Normandie,  vers 
les  bords  de  votre  Seine'.  Vous  y  jugerez  la  famille  d'Agamemnon 
à  la  lecture,  vous  verrez  si  les  vers  sont  bien  faits,  si  on  les  retient 
aisément,  si  l'ouvrage  se  fait  relire  :  car  c'est  là  le  grand  point, 
sans  lequel  il  n'y  a  pas  de  salut. 

La  tragédie  qu'on  joue  en  Bohême  n'est  pas  encore  à  son  der- 
nier acte.  La  pièce  devient  très-implexe.  J'espère  que  le  vain- 
queur de  Malion*  y  jouera  un  beau  rôle  épisodique.  Celui  des 
peuples,  qui  représentent  le  chœur,  sera  toujours  le  môme  ;  il 
payera  toujours  la  guerre  et  la  paix,  les  belles  actions  et  les  sot- 
tises. 

On  a  cru  d'abord  le  roi  de  Prusse  perdu  par  la  victoire  du 
comte  de  Daun,  et  par  la  délivrance  de  Prague  ;  mais  il  est  encore 
au  milieu  de  la  Uohéme,  et  maître  du  cours  de  l'Elbe  jusqu'en 


1.  Voyez  tome  XXII,  pages  333  et  suiv. 

2.  L'assassinat  de  Jumonville,  vers  la  fin  de  mai  17Ô4,  auquel  Voltaire  fait 
allusion,  a  fourni  à  Thomas  le  sujet  d'un  poëme  publié  par  lui  en  1759. 

3.  Launa}'. 

4.  Richelieu,  le  Jiéros  de  Voltaire. 


232  CORKESPONDxVNXE. 

Saxe.  On  croit  qucnfin  il  succombera.  Tous  les  chasseurs  s'as- 
semblent pour  faire  une  Saint-Hubert  à  ses  dépens.  Français, 
Suédois,  Russes,  se  mêlent  aux  Autrichiens  ;  quand  on  a  tant 
d'ennemis,  et  tant  d'efforts  à  soutenir,  on  ne  peut  succomber 
qu'avec  gloire.  C'est  une  nouveauté  dans  l'histoire  que  les  plus 
grandes  puissances  de  l'Europe  aient  été  obligées  de  se  liguer 
contre  un  marquis  de  Brandebourg;  mais  avec  cette  gloire,  il 
aura  un  grand  malheur:  c'est  qu'il  ne  sera  plaint  de  personne. 
Il  ne  savait  pas,  lorsque  je  le  quittais  que  mon  sort  serait  pré- 
l'érable  au  sien.  Je  lui  pardonne  tout,  hors  la  barbarie  vandale 
dont  on  usa  avec  M""  Denis.  Adieu,  mon  cher  ami.  V. 

3380.  —   A  MADAME   DE   FONTAINE, 

A     PARIS. 

Aux  Délices,  18  juillet. 

Ma  chère  nièce,  mille  amitiés  à  vous  et  aux  vôtres.  Que  faites- 
vous  à  présent?  Il  y  a  un  an  que  vous  étiez  bien  malade  à  mes 
Délices,  mais  il  paraît  aujourd'hui  que  vous  vous  passez  à  mer- 
veille du  docteur.  Êtes-vous  à  Paris?  êtes-vous  à  la  campagne? 
allez-vous  à  IIornoi?vous  amusez-vous  avec  le  philosophe- du 
grand  conseil?  Votre  fils  n'a-t-ilpas  déjà  six  pieds  de  haut?  Met- 
tez-moi au  fait,  je  vous  en  prie,  de  votre  petit  royaume.  Quant  à 
celui  de  France,  il  me  paraît  qu'il  fait  grande  chère  et  beau  feu. 
Il  jette  l'argent  par  Jes  fenêtres;  il  emprunte  à  droite  et  à 
gauche,  à  sept,  h  huit  pour  cent  ;  il  arme  sur  terre  et  sur  mer. 
Tant  de  magnificence  rend  nos  Normands  de  Genève  cir- 
conspects; ils  ne  veulent  pas  prêter  à  de  si  grands  seigneurs  ;  et 
ils  disent  que  le  dernier  emprunt  de  quarante  millions  n  etrenne 
pas. 

Pour  vous,  monsieur  le  grand  écuyer  de  Cyrus,  je  crois  que 
vous  avez  montré  la  curiosité,  la  rareté  de  la  tactique  assyrienne 
et  persane  à  un  moderne  qui  se  moque  quelquefois  du  temps 
présent  et  du  temps  passé.  Je  m'imagine  qu'à  i)résent  on  croit 
n'avoir  pas  besoin  de  machines  pour  achever  la  ruine  de  Luc\ 
Mais  quand  j'écrivis  au  héros  de  Malion  qu'il  fallait  qu'il  vît 

1.  Le  20  mars  17r>3. 

'2.  L'abbé  Migiiot. 

3.  Ce  mot,  qui  désigne  le  roi  de  Prusse,  n'est,  dit-on,  qu'un  .inagramme  qui 
rappelle  les  goûts  du  monarque.  Wagniére  cependant  dit  que  Voltaire  donnait  le 
nom  de  Luc  à  Frédéric,  parce  que  ce  monarque  l'avait  mordu  comme  un  singe  qui 
s'appelait  Luc.  (B.) 


ANNEE    17o7.  233 

notre  char  d'Assyrie,  on  avait  alors  besoin  de  tout.  Les  clioses 
ont  changé  du  6  de  juin  au  18;  et  on  croit  tout  gagné  parce 
qu'on  a  repoussé  Luc  à  la  septième  attaque.  Les  choses  peuvent 
encore  éprouver  un  nouveau  changement  dans  huit  jours,  et 
alors  le  char  paraîtra  nécessaire;  mais  jamais  aucun  général 
n'osera  s'en  servir,  de  peur  du  ridicule  en  cas  de  mauvais  succès. 
Il  faudrait  un  homme  absolu,  qui  ne  craignît  point  les  ridicules, 
qui  fût  un  peu  machiniste,  et  qui  aimât  l'histoire  ancienne. 
Mandez-moi,  je  vous  prie,  quelque  chose  de  l'histoire  moderne 
de  vos  amusements.  Je  vous  embrasse  tous  de  tout  mon  cœur, 
Valete. 

3381.  —  A  M.   LE  MARÉCHAL  DUC  DE    RICHELIEU'. 

Aux  Délices,  19  juillet. 

Mon  héros,  c'est  à  vous  à  juger  des  engins  meurtriers,  et  ce 
n'est  pas  à  moi  d'en  parler.  Je  n'avais  proposé  ma  petite  drôlerie 
que  pour  les  endroits  où  la  cavalerie  peut  avoir  ses  coudées 
franches,  et  j'imaginais  que  partout  où  un  escadron  peut  aller 
de  front,  de  petits  chars  peuvent  aller  aussi.  Mais  puisque  le  vain- 
queur de  Malion  renvoie  ma  machine  aux  anciens  rois  d'Assyrie, 
il  n'y  a  qu'à  la  mettre  avec  la  colonne  de  Folard  dans  les  archives 
de  Babylone,  J'allais  partir,  monseigneur  ;  j'allais  voir  mon 
héros;  et  je  m'arrangeais  avec  votre  médecin  La  Virottc -,  que 
vous  avez  très-bien  choisi,  autant  pour  vous  amuser  que  pour 
vous  médicamenter  dans  l'occasion.  M"""  Denis  tombe  malade, 
et  même  assez  dangereusement.  Il  n'y  a  pas  moyen  de  laisser 
toute  seule  une  femme  qui  n"a  que  moi,  au  pied  des  Alpes,  pour 
un  héros  qui  a  trente  mille  hommes  de  bonne  compagnie  auprès 
de  lui.  Je  suis  homme  à  vous  aller  trouver  en  Saxe,  car  j'imagine 
que  vous  allez  dans  ces  quartiers-là.  Faites,  je  vous  en  prie,  le 
moins  de  mal  que  vous  pourrez  à  ma  très-adorée  M""=  la  duchesse 
de  Gotha,  si  votre  armée  dîne  sur  son  territoire.  Si  vous  passiez 
par  Francfort,  M""'  Denis  vous  supplierait  très-instamment  d'avoir 
la  bonté  de  lui  faire  envoyer  les  quatre  oreilles  de  deux  coquins, 
l'un  nommé  Freytag,  résident  sans  gages  du  roi  de  Prusse  à 
Francfort,  et  qui  n'a  jamais  eu  d'autres  gages  que  ce  qu'il  nous 
a  volé;  l'autre^  est  un  fripon  de  marchand,  conseiller  du  roi  de 

1.  L'autographe  appartient  à  M.  Bérard,  qui  l'a  fait  imprimer  dans  la  cin- 
quième livTaison  de  V Isographie  ;  et  c'est  de  son  consentement  que  je  donne  ici 
cette  lettre.  (B.) 

2.  Voyez  tome  XXXVII,  page  561. 

3.  Schmit. 


"234  CORRESPONDANCE. 

Prusse.  Tous  deux  eurent  l'impudence  d'arrêter  la  veuve  d'un 
officier  du  roi,  voyageant  avec  un  passe-port  du  roi.  Ces  deux 
scL'h'rats  lui  firent  mettre  des  baïonnettos  dans  le  ventre,  et 
touillèrent  dans  ses  poches.  Quatre  oreilles,  en  vérité,  ne  sont 
pas  trop  pour  leurs  mérites. 

Je  crois  que  le  roi  de  Prusse  se  défendra  jusqu'à  la  der- 
nière extrémité.  Je  souhaite  que  vous  le  ])renie/  prisonnier,  et 
je  le  souhaite  pour  vous  et  jjoiir  lui,  pour  .son  bien  et  pour  le 
vôtre.  Son  grand  défaut  est  de  n'avoir  jamais  rendu  justice  ni 
aux  rois  qui  peuvent  l'accabler,  ni  aux  généraux  qui  peuvent  le 
battre.  Il  regardait  tous  les  Français  comme  des  marquis  de 
comédie,  et  se  donnait  le  ridicule  de  les  mépriser,  en  se  don- 
nant celui  de  les  copier.  Il  a  cru  avoir  formé  une  cavalerie 
invincible,  que  son  père  avait  négligée,  et  avoir  perfectionné 
encore  l'infanterie  de  son  père,  disciplinée  pendant  trente  ans 
par  le  prince  d'Anhalt.  Ces  avantages,  avec  beaucoup  d'argent 
comptant,  ont  tenté  un  cœur  ambitieux,  et  il  a  pensé  que  son 
alliance  avec  le  roi  d'Angleterre  le  mettrait  au-dessus  de  tout. 
Souvenez-vous  que,  quand  il  fit  son  traité  S  et  qu'il  se  moqua  de 
la  France,  vous  n'étiez  point  parti  pour  Mahon.  Les  Français  se 
laissaient  prendre  tous  leurs  vaisseaux,  et  le  gouvernement  sem- 
blait se  borner  à  la  plainte,  11  crut  la  France  incapable  même 
de  ressentiment;  et  je  vous  réponds  qu'il  a  été  bien  étonné 
quand  vous  avez  pris  Minorque.  Il  faut  à  présent  qu'il  avoue 
qu'il  s'est  trompé  sur  bien  des  choses.  S'il  succombe,  il  est  éga- 
lement capable  de  se  tuer  et  de  vivre  en  philosophe.  Mais  je  vous 
assure  qu'il  disputera  le  terrain  jus(|u'au  dernier  moment.  Par- 
donnez-moi, monseigneur,  ce  long  verbiage.  Plaignez-moi  de 
n'être  pas  auprès  de  vous.  M""=  Denis,  qui  est  à  son  troisième  accès 
d'une  fièvre  violente,  vous  renouvelle  ses  sentiments.  Comptez 
que  nos  deux  cœurs  vous  appartiennent. 

3382.  —  DE   M,    D'ALEMHERT, 

A  Paris,  21  juillet. 

J'ai  reçu,  il  y  a  dojii  (luchiiio  temps,  mon  cher  et  très-illustre  confrère, 
les  articles  Magie,  Matjicien,  et  Mages,  de  votre  prêtre  de  Lausanne.  J'ai 
en  môme  temps  envoyé  voire  lettre-  à  Briasson,  qui  m'a  fait  dire  ipie  vos 
commissions  étaient  déjà  faites  avant  qu'il  la  reçût. 

Los  articles  que  vous  nous  envoyez  de  ce  prédicateur  hétérodoxe  sont 

\.  Avec  les  Anglais,  du  10  janvier  1700, 
2,  Elle  manque  à  la  Correspondance. 


ANNÉE    1757.  235 

peut-ôtre  une  des  plus  grandes  preuves  des  progrès  de  la  philosophie  dans 
•ce  siècle.  Laissez-la  faire,  et,  dans  vingt  ans,  la  Sorbonne,  toute  Sorbonne 
qu'elle  est,  enchérira  sur  Lausanne.  Nous  recevrons  avec  reconnaissance 
tout  ce  qui  nous  viendra  de  la  même  main.  Nous  demandons  seulement 
permission  à  votre  hérétique  de  faire  patte  de  velours  dans  les  endroits  oii 
il  aura  un  peu  trop  montré  la  griffe  ;  c'est  le  cas  de  reculer  pour  mieux 
sauter.  A  propos,  vous  faites  injure  au  chevalier  de  Jaucour  de  mettre  sur 
son  compte  l'article  Enfer;  il  est  de  notre  théologien,  docteur  et  professeur 
de  Navarre  \  qui  est  mort  depuis  à  la  peine,  et  qui  sait  actuellement  si 
l'enfer  de  la  nouvelle  loi  est  plus  réel  que  celui  de  l'ancienne.  Au  reste,  cet 
article  Enfer  n'est  pas  sans  mérite  :  l'auteur  y  a  eu  le  courage  de  dire  qu'on 
ne  pouvait  pas  prouver  l'éternité  des  peines  par  la  raison  ;  cela  est  fort  pour 
un  sorboniste. 

Sans  doute  nous  avons  de  mauvais  articles  de  théologie  et  de  métaphy- 
sique; mais,  avec  des  censeurs  tliéologiens  et  un  privilège,  je  vous  défie  de 
les  faire  meilleurs.  11  y  a  d'autres  articles,  moins  au  jour,  où.  tout  est  réparé. 
Le  temps  fera  distinguer  ce  que  nous  avons  pensé  d'avec  ce  que  nous  avons 
dit.  Vous  serez,  je  crois,  content  de  notre  septième  volume,  qui  paraîtra 
dans  deux  mois  au  plus  tard^. 

Les  affaires  de  Bohême  ont  bien  changé  de  face  depuis  un  mois.  Voilà, 
je  crois,  ma  pension  à  tous  les  diables;  mais  j'en  suis  d'avance  tout  consolé. 
Si  la  guerre  dure,  je  ne  réponds  pas  que  celles  ^  du  trésor  royal  soient 
mieux  payées. 

3383.  —  A  M.  D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  23  juillet. 

Voici  encore  de  la  besogne  de  mon  prêtre.  Je  ne  me  soucie 
guère  de  Mosaïm,  pas  plus  que  de  Cliérubim.  Si  mon  prêtre  vous 
ennuie,  brûlez  ses  guenilles,  mon  illustre  ami. 

Le  maréchal  de  Richelieu  a  l'air  d'aller  couper  le  poing  du 
payeur  de  la  pension  *  berlinoise.  Prenez  vos  mesures  ;  tout  ceci 
va  mal.  Il  n'y  a  que  quelque  énorme  sottise  autrichienne  ou 
française  ^  qui  puisse  sauver  mon  ancien  disciple.  Je  lui  ai  écrit  ^ 
sur  la  mort  de  sa  mère.  J'ai  peur  qu'il  ne  soit  dans  le  cas  de 
recevoir  plus  d'un  compliment  de  condoléance.  Pour  vous,  mon 
cher  philosophe,  il  ne  faudra  jamais  vous  en  faire;  vous  serez 

1.  Edmc  Mallet,  né  à  Melun  en  1713,  mort  à  Paris  le  2ô  septembre  1755. 

2.  Ce  volume  de  l'Encyclopédie  ne  parut  qu'en  novembre  1757. 

3.  Allusion  à  la  pension  dont  Voltaire  fut  toujours  très-mal  pa3'é  par  le  trésor 
royal.  (Cl.) 

4.  Cette  pension,  accordée  par  Frédéric  à  d'Alembert,  était  de  1,200  livres. 

5.  Le  prince  de  Soubise  se  chargea  de  commettre  cette  énorme  sottise  le 
o  novembre  suivant.  (Cl.) 

6.  Cette  lettre  est  une  de  celles  qui  sont  perdues.  (B.) 


2:^6  CORRESPONDANCE. 

heureux  par  vous-même,  et  voilà  ce  que  les  philosophes  ont  au- 
dessus  des  rois.  Mes  compliments  à  l'autre  consul,  M.  Diderot. 


338i.  —  A   M.   LE   MARQUIS   D'ADHÉMAR. 

Il  n'est  chère  que  de  vilain ,  monsieur  le  grand-maître.  Vous 
écrivez  rarement;  mais  aussi,  quand  vous  vous  y  mettez,  vous 
écrivez  des  lettres  charmantes.  Vous  n'avez  pas  perdu  le  talent 
de  faire  de  jolis  vers  ;  les  talents  ne  se  rouillent  point  auprès  de 
votre  adorable  princesse. 

Pour  moi,  dans  la  retraite  où  la  raison  m'attire, 

Je  goûte  en  paix  la  Liberté. 

Cette  sage  divinité, 
Que  tout  mortel  ou  regrette  ou  désire, 

Fait  ici  ma  félicité. 
Indépendant,  heureux,  au  soin  de  l'abondance, 

Et  dans  les  bras  de  l'amitié, 
Je  ne  puis  regretter  ni  Berlin  ni  la  France  ; 

Et  je  regarde  avec  pitié 
Les  traités  frauduleux,  la  sourde  inimitié, 

Et  les  fureurs  de  la  vengeance. 
Mes  vins,  mes  fruits,  mes  fleurs,  ces  campagnes,  ces  eaux, 
IMes  fertiles  vergers,  et  mes  riants  berceaux; 
Trois  fleuves',  que  do  loin  mon  œil  cliarmé  contemple, 
Mes  pénates  brillants,  fermés  aux  envieux; 

Voilà  mes  rois,  voilà  mes  dieux. 
Je  n'ai  point  d'autre  cour,  je  n'ai  point  d'autre  temple. 

Loin  des  courtisans  dangereux, 

Loin  des  fanatiques  alVreux, 
L'étude  me  soutient,  la  raison  m'illumine  ; 
Je  dis  ce  que  je  pense  2,  et  fais  ce  que  je  veux  ; 
Mais  vous  êtes  bien  plus  heureux  : 

Vous  vivez  près  de  Wilhelmine. 

Vous  devez  revoir  incessamment  un  chambellan  de  Son 
Altesse  royale,  qui  est  presque  aussi  malade  que  moi,  mais  qui 
est  presque  aussi  aimable  que  vous.  J'ai  eu  quelquefois  le  bon- 
heur de  le  posséder  dans  mon  ermitage  des  Délices,  où  nous 


1.  Le  Rhône,  l'Arve,  et  l'Aire,  qui  se  jette  dans  l'Arve,  au  confluent  de  cette 
rivière  et  du  Rhône. 

2.  Fari  quœ  sentiat:  devise  de  Voltaire  empruntée  à  Horace. 


ANNÉE    1757.  237 

avons  bu  à  votre  santé.  M""'  Denis,  la  compagne  de  ma  retraite 
et  de  ma  vie  heureuse,  vous  aime  toujours,  et  vous  fait  les  plus 
tendres  compliments;  je  vous  fais  les  miens  sur  votre  dignité  de 
grand-maître.  Souvenez-vous  que  j'ai  été  assez  lieureux  pour  poser 
la  première  pierre  de  cet  édifice  ;  ne  m'oubliez  jamais  auprès  de 
monseigneur  et  de  Son  Altesse  royale  ;  je  voudrais  pouvoir  leur 
faire  ma  cour  encore  une  fois,  avant  que  de  mourir.  Ils  ont  un 
frère  qu'il  faudra  toujours  regarder  comme  un  grand  homme, 
quoi  qu'il  en  arrive,  et  dont  j'ambitionnerai  toujours  les  bontés, 
quoi  qu'il  soit  arrivé.  Comptez,  monsieur,  sur  ma  tendre  amitié, 
et  sur  tous  les  sentiments  qui  m'attacheront  à  vous  pour  jamais. 

Le  Suisse  V. 

3385.  —  A  M.   COLINI. 

Aux  Délices,  29  juillet. 

Je  vous  remercie  des  bonnes  nouvelles  que  vous  m'avez 
envoyées,  et  je  souhaite  qu'elles  soient  toutes  vraies.  Il  pourrait 
bien  venir  un  temps  où  les  Freytag  et  les  Schmit  seraient  obligés 
de  rendre  ce  qu'ils  ont  volé  ;  et  vous  ne  perdriez  pas  à  cette 
affaire.  Vous  me  feriez  un  sensible  plaisir  de  me  mander  tout  ce 
que  vous  apprendrez. 

J'ai  été  sur  le  point  de  faire  un  tour  à  Strasbourg,  pour  y 
voir  M.  le  maréchal  de  Richelieu.  Une  maladie  de  M"""  Denis 
m'en  a  empêché.  J'aurais  été  fort  aise  devons  revoirS  et  de  vous 
donner  des  assurances  de  mou  amitié. 


3386.  —  A  31.   D'ALEMBERT. 

Juillet. 

Et  toujours  mon  prêtre  !  et  moi,  je  ne  donne  rien  ;  mais  c'est 
que  je  suis  devenu  Russe.  On  m'a  chargé  de  Pierre  le  Grand  ; 
c'est  un  lourd  fardeau. 

Je  prie  l'honnête  homme  qui  fera  Matière  de  bien  prouver 
que  le  je  ne  sais  quoi  qu'on  nomme  Matière  peut  aussi  bien  pen- 
ser que  le  je  ne  sais  quoi  qu'on  appelle  Esprit. 

Ronsoir,  grand  et  aimable  philosophe  ;  le  Suisse  Voltaire  vous 
embrasse. 

1.  Colini,  alors  à  Strasbourg,  y  était  gouverneur  du  fils  du  comte  de  Sauer. 


238  CORRESPONDANCE. 

3387.   —   A   M.    Tl'.ONCHlN,   DE    LYON'. 

Délices,  "Jl»  juillet. 

J'ai  une  grAcc  à  vous  demander;  c'est  pour  les  Pichon.  Ces 
Pichon  sont  une  race  de  femmes  de  chambre  et  de  domestiques, 
transplantée  à  Paris  par  M'"'  Denis  et  consorts.  Un  Pichon  vient 
(le  uioiuir  à  Paris,  et  laisse  de  petits  Pichon.  J"ai  dit  qu'on  ni'en- 
voyAt  un  Pichon  de  dix  ans  pour  l'élever  ;  aussitôt  un  Pichon  est 
parti  pour  Lyon.  Ce  pauvre  petit  arrive,  je  ne  sais  comment;  il 
est  à  la  garde  de  Dieu.  Je  vous  prie  de  le  prendre  sous  la  vôtre. 
Cet  enfant  est  ou  va  être  transporté  de  Paris  à  Lyon  parle  coche 
ou  par  charrette.  Comment  le  savoir?  où  le  trouver?  J'apprends 
par  une  Pichon  des  Délices  que  ce  petit  est  au  panier  de  la  dili- 
gence. Pour  Dieu,  daignez  vous  en  informer;  envoyez-le-nous 
de  panier  en  panier  ;  vous  ferez  une  bonne  œuvre.  J'aime  mieux 
élever  un  Pichon  que  servir  un  roi;  fût-ce  le  roi  des  Vandales-. 

Vous  savez  la  prise  de  Gabel  et  du  beau  régiment  le  vieux 
Wurteni])crg  à  parements  noirs:  plus,  cinq  cents  housards  pri- 
sonniers. Si  on  prend  Gôrlitz,  ([iii  est  au  delà  de  Gabel,  on  est 
en  Silésio;  cependant  l'ennemi  est  toujours  en  r>ohéme.  On  se 
livre  dans  Vienne  à  une  joie  folle;  on  chante  les  chansons  du 
pont  Neuf  sur  le  roi  de  Prusse. 

3388.  —  A   MADAME    LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA  3. 

Aux  Délices,  30  juillet  1757. 

Madame,  les  lettres  vont  toujours  comme  les  armées  ;  tout 
arrive,  et  je  me  flatte  que  les  bataillons  et  les  escadrons  dont 
l'Allemagne  est  rcm|)lic  n'empêcheront  point  mes  hommages  de 
parvenir  aux  pieds  de  Votre  Altesse  sérénissime. 

M.  le  maréchal  de  Richelieu  a  voulu  que  je  l'allasse  voir  sur 
la  frontière.  Je  l'aurais  accompagné  volontiers  s'il  avait  été  en 
ambassade  à  Gotha;  mais  son  vojage  n'étant  point  du  tout  paci- 
fique, et  ma  passion  de  voyager  n'étant  que  pour  votre  cour, 
je  suis  resté  dans  mon  petit  ermitage  des  Délices,  où  je  con- 
serve précieusement  un  banc  qu'avait  fait  faire  le  prince  votre 
fils,  d'où  l'on  voit  le  lac  et  le  Rhône,  et  sur  lequel  je  regrette 

1.  Éditeurs,  do  Cayrol  et  François. 

2.  Frédéric  II. 

3.  Éditeurs,  Bavou.x  et  François. 


ANNÉE    1757.  23^ 

souvent  ce  prince,  qui  avait  toute  la  ])onté  du  caractère  de  sa 
mère. 

Les  affaires  publiques  ont  bien  changé,  madame,  depuis  deux 
mois,  et  changeront  peut-être  encore.  Il  en  résulte  qu'il  y  aura 
plus  de  morts,  et  plus  de  vivants  malheureux. 

Je  me  flatte  toujours  que  les  États  de  Votre  Altesse  sérénis- 
sime  seront  préservés  des  fléaux  qui  désolent  tant  d'autres.  Votre 
sagesse  et  votre  modération  feront  toujours  votre  bonheur  et 
celui  de  vos  sujets,  tandis  que  l'ambition  fait  ailleurs  tant  d'in- 
fortunés. 

Je  ne  sais  si  M.  de  Thun,  qui  avait  l'honneur  d'élever  mon- 
seigneur le  prince  héréditaire,  a  celui  d'être  en  correspondance 
avec  Votre  Altesse  sérénissime.  Il  paraît  qu'il  a  un  poste  de  con- 
fiance à  Paris.  La  reine,  mère  du  roi  de  Prusse,  a  été  regrettée 
généralement.  L'impératrice  a  fait  son  éloge.  C'était,  en  effet, 
une  princesse  pleine  d'humanité  et  de  douceur.  Il  faut  avouer 
qu'en  fait  de  bonté  d'àme  les  hommes  ne  valent  pas  les  femmes  ; 
elles  paraissent  créées  pour  adoucir  les  mœurs  du  genre  humain, 
et  elles  sont  la  plus  belle  preuve  du  meilleur  des  mondes  pos- 
sibles, La  grande  maîtresse  des  cœurs  et  moi  nous  savons  bien  à 
qui  nous  pensons,  quand  nous  parlons  de  la  meilleure  des  prin- 
cesses possibles.  Je  la  supplie  de  recevoir,  avec  sa  bonté  ordinaire, 
mon  profond  respect,  et  je  demande  la  même  grâce  à  toute  son 
auguste  famille. 


3389.  —  A  MADAME  LA   COMTESSE   D'ARGEMAL. 

Aux  Délices,  1^"'  août. 

J'aurais  bien  voulu,  madame,  être  le  porteur  de  ma  lettre  -^ 
quelque  arrêt  qu'ait  rendu  notre  grand  docteur  Tronchin  contre 
les  eaux  de  Plombières,  je  serais  venu  au  moins  vous  les  voir 
prendre.  Vous  savez  quel  serait  l'empressement  de  vous  faire  ma 
cour;  mais  je  ne  suis  pas  comme  vous,  madame,  je  ne  me  porte 
pas  assez  bien  pour  faire  cent  lieues.  M'"*  Denis,  que  je  comptais 
vous  amener,  s'est  trouvée  aussi  malade,  et  n'a  pu  s'éloigner  de 
notre  docteur,  en  qui  est  notre  salut.  J'ai  un  double  regret,  celui 
de  n'avoir  point  fait  le  voyage  de  Plombières,  et  celui  de  voir 
que  vous  n'avez  pas  donné  la  préférence  à  Tronchin,  qui  engraisse 
les  dames,  sur  des  eaux  chaudes  qui  les  amaigrissent.  Ah  !  ma- 
dame, que  n'êtes-vous  venue  à  Genève!  que  n'ai-je  pu  vous  rece- 
voir dans  mon  petit  ermitage!  Vous  auriez  passé  par  Lyon,  vous 


240  CORRESPONDANCE. 

auriez  vu  l'illustre  et  saint  oncle',  qui  vous  aurait  donné  mille 
préservatifs  contre  les  poisons  du  pays  hérétique  où  je  suis;  et 
plût  à  Dieu  que  M.  d'Argcntal  vous  eût  accompagnée!  Mais  je  ne 
suis  pas  heureux.  Je  ne  sais  pas  positivement  quel  est  votre  mal, 
mais  je  crois  très-positivement  que  M.  Tronchin  vous  aurait 
guérie;  enfin,  je  suis  réduit  à  souhaiter  que  Plombières  fasse  ce 
que  Tronchin  aurait  fait. 

Nous  avons  presque  tous  les  jours,  dans  notre  ermitage,  des 
nouvelles  des  succès  qu'on  ol)tient  du  Dieu  des  armées  en  Bohême 
contre  mon  ancien  et  étrange  Salomon  du  Nord.  On  lui  prend 
toujours  quelque  chose. Cependant  il  reste  en  Loheme,  il  y  est 
cantonné,  il  est  toujours  maître  de  la  Saxe  et  de  la  Silésic.  Que 
m'importe  tout  cela,  madame,  pourvu  que  vous  vous  portiez 
bien?  Soyez  heureuse,  et  ne  vous  embarrassez  pas  qui  est  roi  et 
qui  est  ministre.  Pour  moi,  j'oublie  tous  ces  messieurs  aussi  par- 
faitement que  je  me  souviendrai  toujours  de  vous.  Retournez  à 
Paris  bien  saine  et  bien  gaie  ;  ayez  beaucoup  de  plaisir,  si  vous 
pouvez,  et  jamais  d'ennui.  Amusez-vous  de  la  vie,  il  faut  jouer 
avec  elle;  et  quoique  le  jeu  ne  vaille  pas  la  chandelle,  il  n'y  a 
pourtant  pas  d'autre  parti  à  prendre.  Vous  avez  encore  un  des 
meilleurs  lots  dans  ce  monde.  Je  ne  sais  de  triste  dans  mon  lot 
que  d'être  éloigné  de  vous.  Daignez  m'en  consoler  en  conservant 
vos  bontés  au  Suisse  V. 

3390.—  A  MADAME   LA  COMTESSE  DE   LUTZELIiOU  RG. 

Aux  Délices,  6  août. 

Madame,  vous  avez  eu  la  consolation  de  voir  monsieur  votre 
fils  :  mais  où  va-t-il ?  où  est-il?  Pardonnez  à  mes  questions,  et 
soullrez  l'intérêt  que  j'y  prends.  On  dit  à  Paris  que  le  maréchal 
de  Richelieu  va  prendre  le  commandement  de  l'armée  du  maré- 
chal d'Élrées,  et  j'en  doute.  On  dit  que  ce  maréchal  d'Élrées  a 
gagné  une  bataille  le  26  juillet-,  et  j'en  doute  encore.  Les  affaires 
du  roi  do  Prusse  paraissent  bien  mauvaises.  On  ne  parle  que  de 
postes  emportés  par  les  Autrichiens,  de  convois  coupés,  de  maga- 
sins pris.  On  ajoute  que  les  officiers  prussiens  désertent,  et  que 
le  roi  de  Prusse  en  a  fait  arquebuser  quarante  pour  s'attacher 
les  autres  davantage  ;  on  dit  qu'il  a  fait  mettre  eu  prison  un 
prince  d'Anhalt^  On  me  mande  de  l'armée  autrichienne  que  le 

1.  Le  cardinal  de  Tcncin. 

2.  Voyez  une  note  de  la  lettre  3367. 

3.  Maurice  d'Anhalt. 


AA.NEE    17  57.  241 

roi  de  Prusse  est  sans  ressource.  Voici  bientôt  le  temps  où 
M""=  Denis  pourrait  demander  les  oreilles  de  ce  coquin  de  Franc- 
fort, qui  eut  l'insolence  défaire  arrêter  dans  la  rue,  la  baïonnette 
dans  le  ventre,  la  femme  d'un  officier  du  roi  de  France,  voya- 
geant avec  le  passe-port  du  roi  son  maître. 

On  croit  à  Vienne  que  si  le  roi  de  Prusse  succombe,  il  sera 
mis  au  ban  de  l'empire,  et  que  ceux  qui  ont  abusé  de  son  pou- 
voir seront  punis. 

Les  Russes  avancent  dans  la  Prusse.  L'ennemi  pulilic  sera  pris 
de  tous  côtés.  Vive  Marie-Tliérèse!  Portez-vous  bien,  madame, 
pour  voir  le  dénoûment  de  tout  ceci. 

3391.   —  A  M.  JEAN   SCHOUVALOW. 

Alix  Délices,  près  de  Genève,  7  août.. 

Avant  d'avoir  reçu  les  mémoires  dont  Votre  Excellence  m'a 
llatté,  j'ai  voulu  vous  faire  voir  du  moins,  par  mon  empresse- 
ment, que  je  cherche  à  n'en  être  pas  indigne.  J'ai  l'honneur  de 
A  ous  envoj'er  huit  chapitres  de  VHistoire  de  Pierre  V^  :  c'est  une 
légère  esquisse  que  j'ai  faite  sur  des  mémoires  manuscrits  du 
général  Le  Fort^  sur  des  Relations  de  la  Chine,  et  sur  les 
Mémoires  de  Stralemberg-  et  de  Perry^  Je  n'ai  point  fait  usage 
d'une  Vie  de  Pierre  le  Grand,  faussement  attribuée  au  prétendu 
Ijoïard  Acstesuranoy,  et  compilée  par  un  nommé  Roussel^  en 
Hollande.  Ce  n'est  qu'un  recueil  de  gazettes  et  d'erreurs  très- 
mal  digéré;  et  d'ailleurs  un  homme  sans  aveu,  qui  écrit  sous 
un  faux  nom,  ne  mérite  aucune  créance.  J'ai  voulu  savoir 
d'a])ord  si  vous  approuveriez  mon  plan,  et  si  vous  trouvez  que 
j'accorde  la  vérité  de  l'histoire  avec  les  bienséances. 

Je  ne  crois  pas,  monsieur,  qu'il  faille  toujours  s'étendre  sur 
les  détails  des  guerres,  à  moins  que  ces  détails  ne  servent  à  carac- 
tériser quelque  chose  de  grand  et  d'utile.  Les  anecdotes  de  la  vie 
privée  ne  me  paraissent  mériter  d'attention  qu'autant  qu'elles 
font  connaître  les  mœurs  générales.  On  peut  encore  parler  de 
quelques  faiblesses  d'un  grand  homme,  surtout  quand  il  s'en  est 
corrigé.  Par  exemple,  l'emportement  du  czar  avec  le  général 
Le  Fort  peut  être  rapporté,  parce  que  sou  repentir  doit  servir 

1.  Voyez  tome  XVI,  page  159. 

2.  V^oyez  ibid.,  page  246. 

3.  Voyez  tome  XVIII,  page  604;  et  XXVII,  3Ô7. 

4.  Rousset  de  Missy  ;  voyez  tome  XXXIV,  page  227. 

39.  —  Cor.nESPONDANCE.  VII.  10 


242  COKIU-SIMJNDA.NCE. 

d'un  bel  exemple;  copendaiil,  si  vous  jugez  que  cette  anecdote 
doive  cire  supprimée,  je  la  sacrillerai  très-aisément.  Vous  savez, 
monsieur,  que  mon  principal  ohjet  est  de  raconter  tout  ce  que 
Pierre  1"  a  lait  d'avantageux  pour  sa  patrie,  et  de  peindre  ses 
heureux  commencements  qui  se  perfectionnent  tous  les  jours 
sous  le  règne  de  son  auguste  fille. 

Je  me  flatte  que  vous  voudrez  bien  rendre  compte  de  mon 
zèle  à  Sa  Majesté,  et  que  je  continuerai  avec  son  agrément.  Je 
sens  bien  qu'il  doit  se  passer  un  peu  de  temps  avant  que  je  re- 
çoive les  mémoires  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  destiner. 
Plus  j'attendrai,  plus  ils  seront  amples.  Soyez  sûr,  monsieur,  que 
je  ne  négligerai  rien  pour  rendre  à  votre  empire  la  justice  qui 
lui  est  due.  Je  serai  conduit  à  la  l'ois  par  la  fidélité  de  Tbistoire 
et  par  l'envie  de  vous  plaire.  Vous  pouviez  choisir  un  meilleur 
historien,  mais  vous  ne  pouviez  vous  confier  à  un  homme  plus 
zélé.  Si  ce  monument  devient  digne  de  la  postérité,  il  sera 
toul  entier  à  votre  gloire,  et  j'ose  dire  à  celle  de  Sa  Majesté 
l'impératrice,  ayant  été  composé  sous  ses  auspices. 

J'ai  riioiineur,  etc. 

P.  S.  M,  de  Wetsiof  m'a  dit  que  Votre  Excellence  voulait 
envoyer  quatre  jeunes  Russes  étudier  dans  le  pays  que  j'habite. 
Lausanne  est  bien  moins  chère  que  Genève,  et  je  me  chargerai 
de  les  établir  à  Genève  avec  tout  le  zèle  et  toute  lattention  que 
méritent  vos  ordres. 

Nota.  Il  paraît  important  de  ne  point  intituler  cet  ouvrage 
Vie  ou  Histoire  de  Pierre  l"' ;  un  tel  titre  engage  nécessaii'ement 
rhistorien  à  ne  rien  supprimer.  11  est  forcé  alors  de  dire  des 
vérités  odieuses  ;  et  s'il  ne  les  dit  pas,  il  est  déshonoré  sans  faire 
honneur  à  ceux  qui  l'emploient.  11  faudrait  donc  prendre  pour 
tilrc,  ainsi  ([ue  pour  sujet,  la  Russie  sous  Pierre  I";  une  telle  an- 
nonce écarte  toutes  les  anecdotes  de  la  vie  privée  du  czar  qui 
pourraient  diminuer  sa  gloire,  et  n'admet  que  celles  qui  sont 
liées  aux  grandes  choses  qu'il  a  commencées  et  qu'on  a  conti- 
nuées depuis  lui.  Les  faiblesses  ou  les  emportements  de  son 
caractère  n'ont  rien  de  commun  avec  ces  objets  importants, 
et  l'ouvrage  alors  concourt  également  à  la  gloire  de  Pierre  le 
Grand,  de  l'impératrice  sa  fille,  et  de  sa  nation.  On  travaillera 
sur  ce  plan  avec  l'agrément  de  Sa  Majesté,  qui  est  nécessaire. 


ANNÉE    1737.  2*3 

3392.  —  A  M.  TROXCHIN,   DE   LYONi. 

Délices,  8  août. 

Je  serais  bien  mortifié  si  M.  de  Richelieu  était  assez  malheu- 
reux pour  être  nommé  à  la  place  du  maréchal  d'Étrées,  qui, 
après  des  marches  à  la  Fabius,  vient  de  gagner  une  bataille - 
à  la  Scipion.  Une  telle  démarche  rendrait  le  gouvernement 
et  le  maréchal  de  Richelieu  également  odieux,  et  il  n'aurait 
rien  de  mieux  à  faire  qu'à  embrasser  le  maréchal  d'Étrées, 
le  féliciter,  servir  sous  lui  deux  jours,  remercier  le  roi,  et  s'en 
retourner.  Mais  heureusement  je  crois  M.  de  Richelieu  destiné 
ailleurs. 

3393.  —  A  M.   JEA.X   SCHOUVALOW. 

Des  Délices,  11  août. 

Monsieur,  celle-ci  est  pour  informer  Votre  Excellence  que  je 
lui  ai  envoyé  une  esquisse  de  VHistoire  de  l'empire  de  Russie  sous 
Pierre  le  Grand,  depuis  Michel  Romanof^  jusqu'cà  la  bataille  de 
Narva.  Il  y  a  des  fautes  que  vous  reconnaîtrez  aisément.  Le  nom 
du  troisième  ambassadeur  qui  accompagna  l'erûpereur  dans  ses 
voyages  est  erroné.  Il  n'était  point  chancelier,  comme  le  disent 
les  Mémoires  de  Le  Fort,  qui  sont  fautifs  en  cet  endroit.  Je  ne 
vous  ai  envoyé,  monsieur,  ce  léger  crayon  qu'afln  d'obtenir  de 
vous  des  instructions  sur  les  erreurs  où  je  serais  tombé.  C'est 
une  peine  que  vous  n'aurez  pas  sans  doute  le  temps  de  prendre; 
mais  il  vous  sera  bien  aisé  de  me  faire  parvenir  les  corrections 
nécessaires.  Le  manuscrit  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  adresser 
n'est  qu'une  tentative  pour  être  instruit  par  vos  ordres.  Le 
paquet  a  été  envoyé  à  Paris,  le  8  (nouveau  style),  à  M.  de  Beck- 
tejef*,  et,  en  son  absence,  à  monsieur  l'ambassadeur  \ 

Je  me  suis  muni,  monsieur,  de  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur 
Pierre  le  Grand,   et  je  vous  avoue  que  je  n'ai  rien  trouvé  qui 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  La  bataille  de  Hastenibeck. 

3.  C'est-à-dire  depuis  1613  jusqu'au  30  novembre  1700. 

4.  Becktejeff  (ou  Beckteîeff)  figure  dans  VAimanuch  royal   de  1757  comme 
chargé  des  afifaires  de  l'impéralrice  Elisabeth  auprès  de  Louis  XV. 

5.  Le  comte  de  Bestucheff. 


244  CUUIŒSPONDANGE. 

puisse  mn  donner  les  luiniôros  qnc  j'aurais  désirées.  Pas  un  mot 
sur  rélablisscmenl  des  luaiiulaclurcs,  rlcu  sur  les  communica- 
tions des  fleuves,  sur  les  travaux  publics,  sur  les  monnaies,  sur 
la  jurisprudence,  sur  les  armées  de  terre  et  de  mer.  Ce  ne  sont 
que  des  compilations  Irès-défectueuses  de  quelques  manifestes, 
de  quelques  écrits  publics,  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  ce  qu'a 
fait  Pierre  I"  de  ^rand,  de  nouveau,  et  d'utile.  En  un  mot,  mon- 
sieur, ce  qui  mérite  le  mieux  d'être  connu  de  toutes  les  nations 
ne  l'est  en  effet  de  personne.  J'ose  vous  répéter  que  rien  ne  vous 
fera  plus  d'honneur,  rien  ne  sera  plus  digne  du  règne  de  l'impé- 
ratrice que  d'ériger  ainsi,  dans  toute  la  terre,  un  monument  à 
la  gloire  de  son  père.  Je  ne  ferai  qu'arranger  les  pierres  de  ce 
grand  édifice.  Il  est  vrai  que  l'histoire  de  ce  grand  homme  doit 
être  écrite  d'une  manière  intéressante  :  c'est  à  quoi  je  consacrerai 
tous  mes  soins.  J'observerai  d'ailleurs  avec  la  plus  grande  exac- 
titude tout  ce  que  la  vérité  et  la  bienséance  exigent.  Je  vous 
enverrai  tout  le  manuscrit  dès  qu'il  sera  achevé.  Je  me  flatte  que 
ma  conduite  et  mon  zèle  ne  déplairont  pas  à  votre  auguste 
souveraine,  sous  les  auspices  de  laquelle  je  travaillerai  sans 
discontinuer,  dès  que  les  mémoires  nécessaires  me  seront  par- 
venus. 

3394.  —  A   MADAME    LA   MARGRAVE    DE   BAIREUTHi. 

Aux  Délices,  août  1757. 

Madame,  mou  cœur  est  touché  plus  que  jamais  de  la  bonté  et 
de  la  confiance  que  Votre  Altesse  royale  daigne  me  témoigner. 
Comment  ne  serais-je  pas  attendri  avec  transport?  Je  vois  que 
c'est  uniquement  votre  belle  àme  qui  vous  rend  malheureuse. 
Je  me  sens  né  pour  être  attaché  avec  idolâtrie  à  des  esprits  supé- 
rieurs et  sensibles  qui  pensent  comme  vous.  Vous  savez  combien, 
dans  le  fond,  j'ai  toujours  été  attaché  au  roi  votre  frère.  Plus 
ma  vieillesse  est  tranquille,  plus  j'ai  renoncé  à  tout;  plus  je  me 
fais  une  patrie  de  la  retraite,  et  plus  je  suis  dévoué  à  ce  roi  phi- 
losophe. Je  ne  lui  écris  rien  que  je  ne  pense  du  fond  de  mon 
cœur,  rien  que  je  ne  croie  très-vrai  ;  et,  si  ma  lettre  paraît  con- 
venable à  Votre  Altesse  royale,  je  la  supplie  delà  protéger  auprès 
de  lui  comme  les  précédentes. 

Votre  Altesse  royale  trouvera  dans  cette  lettre  des  choses  qui 
se  rapportent  à  ce  qu'elle  a  pensé  elle-même.  Quoique  les  pre- 


1.  Reine  française,  mars  1806;  tome  XIII,  pag:e  3G0. 


ANNEE    17o7.  243 

mières  insinuations  pour  la  paix  n'aient  pas  réussi,  je  suis  per- 
suadé qu'elles  peuvent  enfin  avoir  du  succès. 

Permettez  que  j'ose  vous  communiquer  une  de  mes  idées. 
J'imagine  que  le  maréchal  de  Uichelieu  serait  flatté  qu'on  s'adros- 
sùt  à  lui.  Je  crois  qu'il  pense  qu'il  est  nécessaire  de  tenir  une 
balance,  et  qu'il  serait  fort  aise  que  le  service  du  roi  son  maître 
s'accordât  avec  l'intérêt  de  ses  alliés  et  avec  les  vôtres.  Si,  dans 
l'occasion,  vous  vouliez  le  faire  sonder  S  cela  ne  serait  pas  difficile. 
Personne  ne  serait  plus  propre  que  M.  de  Richelieu  à  remplir 
un  tel  ministère.  Je  ne  prends  la  liberté  d'en  parler,  madame, 
que  dans  la  supposition  que  le  roi  votre  frère  fût  obligé  de 
prendre  ce  parti;  et  j'ose  vous  dire  qu'en  ce  cas  il  vous  aurait 
beaucoup  d'obligation,  quand  môme  les  conjonctures  le  force- 
raient à  faire  des  sacrifices.  Je  hasarde  cette  idée,  non  pas  comme 
une  proposition,  encore  moins  comme  un  conseil  ;  il  ne  m'ap- 
partient pas  d'oser  en  donner,  mais  comme  un  simple  souhait 
qui  n'a  sa  source  que  dans  mon  zèle. 

Voltaire. 

3395.  —  a  m.  palissot. 

Aux  Délices,  13  août. 

Je  hasarde,  monsieur,  ce  petit  mot  de  réponse  rue  du  Dau- 
phin, où  vous  demeuriez  l'année  passée,  et  où  je  suppose  que 
vous  êtes  encore.  Votre  jugement  sur  la  pièce  nouvelle-  confirme 
ce  qu'on  m'en  a  déjà  mandé.  Je  sens  combien  le  métier  est  dif- 
ficile, et  je  vous  jure  que  je  ne  voudrais  pas  le  recommencer. 

J'ai  été  longtemps  en  peine  de  votre  ami  M.  Patu.  Je  désire 
de  tout  mon  cœur  qu'il  repasse  par  mon  petit  ermitage  à  son 
retour;  mais  il  sera  triste  qu'il  y  revienne  seul'^  Il  avait  un  com- 
pagnon de  voyage  que  je  regretterai  toujours,  et  à  qui  je  sou- 
haiterais un  emploi  auprès  de  mon  lac  hérétique  plutôt  qu'eu 
terre  papale. 

C'est  une  chose  bien  flatteuse  pour  moi  que  M""=  la  princesse 
de  Robecq'*  ait  bien   voulu  ne  pas  m'oublier.   J'ambitionnais 

1.  Voyez  le  troisième  alinéa  de  la  lettre  3402. 

2.  Sans  doute  Iphigénie  en  Tauride. 

3.  Patu,  lors  de  son  premier  voyage  à  Genève  et  aux  Délices,  en  octobre  1755, 
était  accompagné  de  Palissot.  Lors  du  second,  en  novembre  1756,  il  était  avec 
d'Alembert. 

4.  Anne-Maurice  de  Montmorency,  fille  du  maréchal  duc  de  Luxembourg  et 
de  3Iarie-Sophie  Colbert-Seignelai  ;  mariée,  en  1745,  à  Anne-Louis-Alexandre  de 


246  CORRESPONDANCE. 

son  sulTra^e,  quand  clic  ornait  les  i)rcmicrcs  loges  de  sa  pré- 
sence; je  désirais  son  souAcnir;jc  Tcn  remercie  l)ien  respectueu- 
sement, et  je  vous  prie  de  me  mettre  à  ses  pieds.  Soyez  sûr, 
monsieur,  que  votre  souvenir  n'est  pas  moins  précieux  pour  moi 
que  celui  des  belles  princesses. 

Xm.   —  DE   CHARLKS-ÏIIKODORE, 

ÉLECTEUR      PALATrN. 

Schwetzingen,  ce  15  août . 

Ce  n'est  que  la  quantité  d'afTaires  dont  j'ai  été  occupé,  monsieur,  qui 
m'a  fait  retarder  si  longtemps  à  répondre  aux  lettres^  que  vous  m'avez 
écrites.  Je  suis  très-obligé  au  petit  Suisse  de  ses  justes  réflexions  sur  Ra?ni- 
nagrobis-,  dont  les  affaires  vont  à  présent  très-mal.  11  faut  espérer  que  cela 
l'obligera  de  souscrire  à  des  conditions  de  paix  qui  rendront  le  calme  à 
l'Europe. 

Je  suis  bien  charmé  que  l'affaire  de  la  rente  viagère''  ait  été  terminée  à 
votre  satisfaction.  Comptez  qu'en  toute  occasion  je  serai  fort  aise  de  contri- 
buer à  tout  ce  qui  pourra  vous  être  agréable. 

Vous  me  ferez  plaisir,  monsieur,  de  me  dire  votre  sentiment  sur  la  nou- 
velle tragédie  d'Jjj/iigénie  en  Tauride'',  qui  a  eu  un  si  brillant  succès  à 
Paris;  je  n'en  ai  vu,  jusqu'à  présent,  qu'un  extrait.  On  en  dit  la  versifica- 
tion un  peu  dure,  et  qu'elle  sera  moins  goûtée  à  la  lecture  qu'à  la  représen- 
tation. 11  est  si  difficile  de  vous  ressembler,  et  même  d'approcher  de  vos 
talents  !  Je  regrette  infiniment  que  votre  santé  me  prive  du  bonheur  d'en 
j)Ouvoir  profiter. 

Je  suis  avec  une  parfaite  estime,  etc. 

C  H  A  R  L  E  s  -  T  H  K  0 1)  o  n  K  ,  élcctour . 

:!307.  —  DE   MADAME  LA   MARGRAVE   DE   P.AIREUTII. 

Le  10  août. 

On  ne  connaît  ses  amis  que  dans  le  malheur.  La  lettre  que  vous  m'avez 
écrite  fait  bien  honneur  à  votre  façon  de  penser.  Je  ne  saurais  vous  témoi- 
gner combien  je  suis  sensible  à  votre  procédé.  Le  roi  l'est  autant  que  moi. 

Montmorency,  prince  de  Robecq;  elle  mourut  le  4  juillet  1700,  deu.v  mois  après  la 
première  représentation  de  la  comédie  des  Philosopltes,  où  elle  se  fit  porter  mou- 
rante. 

1.  Ces  lettres  n'ont  pas  été  recueillies.  (Cl.) 

2.  Le  roi  de  Prusse. 

3.  Voltaire  avait  place  entre  les  mains  de  l'électeur  palatin  une  partie  de  son 
bien. 

i.  Voyez  lettre  3373. 


ANNÉE    47:37.  247 

Vous  trouverez  ci-joint  un  billet  ^  qu'il  m'a  ordonné  de  vous  ren:icltrc.  Ce 
grand  lionimo  est  toujours  le  même.  11  soutient  ses  infortunes  avec  un  cou- 
rage et  une  fermeté  dignes  de  lui.  11  n'a  pu  transcrire  la  lettre  qu'il  vous 
écrivait.  Elle  commençait  par  des  vers.  Au  lieu  d'y  jeter  du  sable,  il  a  pris 
l'encrier,  ce  qui  est  cause  qu'elle  est  coupée.  Je  suis  dans  un  état  affreux, 
et  ne  survivrai  pas  à  la  destruction  de  ma  maison  et  de  ma  famille.  C'est 
l'unique  consolation  qui  me  reste.  Vous  aurez  de  beaux  sujets  de  tragédies 
à  travailler.  O  temps  !  ô  mœurs  !  Vous  ferez  peut-être  verser  des  larmes  par 
une  représentation  illusoire,  tandis  qu'on  contemple  d'un  œil  sec  les  mal- 
heurs de  toute  une  maison  contre  laquelle,  dans  le  fond,  on  n'a  aucune 
plainte  réelle. 

Je  ne  puis  vous  en  dire  davantage;  mon  Ame  est  si  troublée  que  je  ne 
sais  ce  que  je  fais.  Mais,  quoi  qu'il  puisse  arriver,  soyez  persuadé  que  je  suis 
plus  que  jamais  votre  amie. 

WiLHELMIXE. 


3.398.  —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Au\  Délices,  J9  août. 

Je  commence,  mon  cher  ange,  par  vous  dire  que  Troncliin 
s'est  trompé  sur  les  eaux  de  Plombières,  et  que  j'en  suis  très-aise. 
J'avais  pris  la  liberté  d'écrire  à  M'""  d'Argental  contre  les  eaux, 
et  je  me  rétracte  ;  mais  à  l'égard  des  eaux  d'Aix-la-Chapelle,  je 
trouve  que  ce  serait  au  duc  de  Cumbeiiand  à  les  prendre,  et  non 
pas  au  maréchal  d'Étrées.  Il  vient  de  gagner  une  bataille  ;  il  faut 
que  M.  de  Richelieu  en  gagne  deux,  s'il  veut  qu'on  lui  pardonne 
d'avoir  envoyé  aux  eaux  un  général  heureux.  A  l'égard  du  roi  de 
Prusse,  l'affaire  n'est  pas  finie,  il  s'en  faut  beaucoup.  Il  est  encore 
maître  absolu  de  la  Saxe  ;  et  si  les  Anglais  envoient  quinze  mille 
hommes  à  Stade,  l'armée  de  France  peut  se  trouver  dans  une 
position  embarrassante.  Je  me  hâte  de  quitter  cet  article  pour 
venir  à  celui  de  Fanime.  Je  vous  avoue  que  je  ne  suis  guère  en 
train  à  présent  de  rapetasser  une  tragédie  amoureuse,  et  que  le 
czar  Pierre  a  un  peu  la  préférence.  Gomment  voulez-vous  que  je 
résiste  à  sa  fille?  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  redire  ce  qui  s'est  passé 
aux  batailles  de  Narva  et  de  Pultava  ;  il  s'agit  de  faire  connaître 
un  empire  de  deux  mille  lieues  d'étendue,  dont  à  peine  on  avait 
entendu  parler  il  y  a  cinquante  ans.  Il  me  semble  que  ce  n'est 
pas  une  entreprise  désagréal)le  de  crayonner  cette  création  nou- 
velle :  c'est  un  beau  spectacle  de   voir  Pétersbourg  naître  au 


1.  C'est  probablement  ce  billet  dont  Voltaire  cite  une  phrase  dans  le  troisième 
alinéa  de  la  lettre  3il3. 


248  COKHESPONDANCE. 

milieu  d'une  guerre  ruineuse,  et  devenir  une  des  plus  belles 
et  des  plus  grandes  villes  du  monde;  de  voir  des  flottes  où  il 
n'y  avait  pas  une  barque  de  pêcliour,  des  mers  se  joindre,  des 
manufactures  se  former,  les  mœurs  se  polir,  et  l'esprit  liumain 
s'étendre. 

J'ai  au  bord  de  mon  lac  un  Russe'  qui  a  été  un  des  ministres 
de  Pierre  le  Grand  dans  les  cours  étrangères.  Il  a  beaucoup 
d'esprit,  il  sait  toutes  les  langues,  et  m'apprend  bien  des  choses 
utiles.  J'ai  vu  chez  moi  des  jeunes  gens  nés  en  Sibérie  :  il  y  en 
a  un  que  j'ai  pris  pour  un- petit-maître  de  Paris.  C'est  donc, 
mon  cher  ange,  ce  vaste  tableau  de  la  réforme  du  plus  grand 
empire  de  la  terre  qui  est  l'objet  de  mon  travail.  Il  n'importe  pas 
que  le  czar  se  soit  enivre,  et  qu'il  ait  coupé  quelques  têtes ^  au 
fruit  ;  il  importe  de  connaître  un  pays  qui  a  vaincu  les  Suédois 
et  les  Turcs,  donné  un  roi  à  la  Pologne,  et  qui  venge  la  maison 
d'Autriche.  On  me  fait  copier  les  archives,  on  me  les  envoie. 
Cette  marque  de  confiance  mérite  que  j'y  sois  sensible.  Je  n'ai  à 
craindre  d'être  ni  satirique  ni  flatteur,  et  je  ferai  bien  tout  mon 
possible  pour  ne  déplaire  ni  à  la  fille  de  Pierre  le  Grand  ni  au 
public.  Je  me  suis  laissé  entraîner  à  me  justifier  auprès  de  vous 
sur  cet  ouvrage,  que  j'entreprends,  qui  convient  à  mon  ùge,  à 
mon  goût,  aux  circonstances  où  je  me  trouve.  Une  autre  fois 
je  vous  parlerai  au  long  de  cette  pauvre  Fanime;  mais  je  crois 
qu'il  faut  laisser  oublier  le  grand  succès  de  Vlphigènie  en  Tauridc. 
Mes  Russes  prirent  la  Tauride  il  y  a  dix-huit  ans.  Adieu,  mon 
divin  ange  ;  je  vous  embrasse  mille  fois. 

3399.  —  A  M.   LE  MARÉCHAL   DUC  DE   RICHELIEU. 

Aux  Dclices,  21  août. 

■Mon  lieras,  c'est  en  treml)laiil  (jue  je  vous  écris.  Je  n'aurais 
pas  été  peut-être  importun  à  Strasbourg,  mes  lettres  peuvent  l'être 
quand  vous  êtes  i\  la  tête  de  votre  armée.  Je  vous  jure  que,  sans 
la  maladie  de  ma  nièce,  j'aurais  assurément  fait  le  voyage.  Je 
voudrais  vous  suivre  à  Magdebourg,  car  je  m'imagine  que  vous 
l'assiégerez.  Il  y  a  plus  de  quatre  mois  que  j'eus  l'honneur  de 
vous  mander  qu'on  en  viendrait  là.  Je  ne  prévoyais  pas  alors 
que  ce  serait  vous  qui  vous  mesureriez  contre  le  roi  de  Prusse  ; 

1.  Sans  doute  M.  de  WctsloiT. 

2.  C'est  sans  doute  aussi  SoltikofT. 

3.  Voyez  tome  XXXIV,  page  ii3. 


ANNEE    1757.  249 

mais  vous  savez  avec  quelle  ardeur  je  le  souhaitais.  Vous  irez 
peut-être  à  Berlin,  et  d'Argens  viendra  au-devant  de  vous. 

Sérieusement,  vous  voilà  chargé  d'une  opération  aussi  bril- 
lante qu'en  ait  jamais  fait  le  maréchal  de  Villars.  Je  vous  con- 
nais, vous  ne  traiterez  pas  mollement  cette  alïaire-là  ;  et,  soit 
que  vous  ayez  en  tête  le  duc  de  CumLerland,  soit  que  vous  vous 
adressiez  au  roi  de  Prusse,  il  est  certain  que  vous  agirez  avec  la 
plus  grande  vigueur.  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  la  dernière 
victoire  remportée  sur  le  duc  de  Cumberland  ^  ;  j'ignore  si  c'est 
une  grande  bataille,  si  les  ennemis  avaient  assez  de  forces,  si  les 
Anglais  viennent  ajouter  quinze  mille  hommes  aux  Hanovriens; 
mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  vous  êtes  dans  la  nécessité  de  faire 
quelque  chose  d'éclatant,  et  que  vous  le  ferez. 

Permettez  que  je  vous  parle  du  commissaire  du  roi  pour  les 
domaines  des  pays  conquis  :  c'est  un  M.  de  Laporte,  qui  sera  sans 
doute  chargé  plus  d'une  fois  de  vos  ordres.  J'espère  que  vous  en 
serez  très-content.  Vous  le  trouverez  très-empressé  à  vous  obéir. 

Je  fais,  dans  ma  retraite,  mille  vœux  pour  vos  succès,  pour 
votre  gloire,  pour  votre  retour  triomphant. 

Favori  de  Vénus,  de  Minerve,  et  de  Mars,  soyez  aussi  heureux 
que  le  souhaitent  votre  ancien  courtisan  le  Suisse  Voltaire  et  sa 
nièce. 

3400.  —  A   M.   L'ABBÉ   D'OLIVET. 

Aux  Délices,  22  août. 

Un  Cramer,  mon  cher  maître,  m'a  dit  de  vos  nouvelles,  que 
vous  vous  portiez  mieux  que  jamais,  que  vous  vous  souvenez 
encore  de  moi,  et  que  vous  voulez  que  j'envoie  mon  maigre 
visage  pour  mettre  à  côté  de  votre  grosse  face.  Tout  cela  est-il 
vrai?  et  ma  physionomie  ne  sera-t-elle  point  de  contrebande? 
Que  faites-vous  de  tant  de  portraits?  Bientôt  le  Louvre  ne  les 
contiendra  pas.  Portez-vous  bien  et  conservez-vous,  voilà  le  grand 
point  ;  c'est  peu  de  chose  d'exister  en  peinture.  Si  j'avais  un 
portrait  de  Cicéron,  je  l'encadrerais  avec  le  vôtre.  Mais  pour  moi, 
je  ne  serai  tout  au  plus  qu'avec  Gampistron  ou  Crébillon.  Dites- 
moi,  je  vous  prie,  si,  révérence  parler,  vous  n'êtes  pas  notre 
doyen  ?  Il  me  semble  que  cette  sublime  dignité  roule  entre  M.  le 
maréchal  de  Bichelieu  et  vous. 

J'ai  bien  une  autre  question  à  vous  faire.  Olivet  n'est-il  pas 

1.  Voyez  lettre  3367. 


230  CORRESPONDANCE. 

dans  mon  voisinage  près  do  Saint-Claude?  N'allez-vons  jamais 
clioz  vous?  Ne  pourrait-on  pas  espérer  devons  voir  dans  mon 
ermitage  des  Délices?  Je  mourrais  content.  Intérim,  vale,  et  tuum 
discipulum  ama. 


3i01.   —  A   M. 


Aux  Délices,  23  août  1757. 


Je  VOUS  renvoie  ci-joint,  monsieur,  mon  testament,  que  j'avais 
mis  en  dépôt  chez  vous  en  juin  1750,  S'il  y  a  quelque  codicille  à 
l'aire,  je  serai  obligé  de  suivre  la  jurisprudence  du  pays  où  je 
suis,  et  la  loi  de  France  établie  pour  les  testaments  faits  Qn  pays 
étranger.  Il  n'y  aura  ni  discussion,  ni  embarras,  ni  dettes,  et 
puisque  vous  voulez  Lien  être  mon  exécuteur  testamentaire, 
■\ous  trouverez  que  vous  n'êtes  pas  chargé  d'une  régie  difficile; 
ce  qu'il  y  aura  à  recevoir  de  Cadix,  ce  qu'on  devra  de  mes 
rentes  viagères,  les  liquidations  de  mes  droits  sur  la  succession 
do  r>ernard  et  dans  la  régie  de  Goesbriant,  seront  au  i)rofit  de 
mes  héritiers. 

Vous  ne  devez  pas  douter  de  ma  reconnaissance  et  de  celle 
de  M""'  Denis.  Je  me  flatte  que  vous  me  continuerez  vos  bons 
offices  et  vos  soins  obligeants  pour  m'aidor  à  passer  tranquille- 
ment ce  qui  me  reste  à  vivre. 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

Voltaire. 
3402.  —  A  M.   LE   MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 

(a     vous    SEL'L.  ) 

Mon  h(:ro<i,  vous  avez  vu  et  vous  avez  fait  dos  choses  extraor- 
dinaires. En  voici  une  qui  ne  l'est  pas  moins,  et  qui  ne  vous  sur- 
prendra pas.  Je  la  confie  à  vos  bontés  pour  moi,  à  vos  intérêts, 
à  votre  prudence,  à  votre  gloire. 

Le  roi  de  Prusse  s'est  remis  à  m'écrire  avec  quelque  confiance. 
Il  me  mande  qu'il  est  résolu  de  se  tuer,  s'il  est  sans  ressource  ; 
et  madame  la  margrave  sa  sœur  m'écrit  qu'elle  finira  sa  vie  si 
le  roi  son  frère  finit  la  sienne.  Il  y  a  grande  apparence  qu'au 
moment  où  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire  le  corps  d'armée  de 
M.  le  prince  de  Soubiseestaux  mains  avec  les  Prussiens.  Quelque 

J.  Éditeur,  H.  Rcaune. —  Communiquée  par  AL  Le  Sorurier,  conseiller  à  la  cour 
de  cassation;  cette  lettre  provient  de  M.  de  Dompierre  d'Hornoy.  (H.  B.) 


ANNÉE    4  737.  251 

chose  qui  arrive,  il  y  a  encore  plus  d'apparence  que  ce  sera  vous 
qui  terminerez  les  aventures  de  la  Saxe  et  du  Brandebourg, 
comme  vous  avez  terminé  celles  de  Hanovre  et  de  la  Hesse.  Vous 
courez  la  plus  belle  carrière  où  on  puisse  entrer  en  Europe  ;  et 
j'imagine  que  vous  jouirez  de  la  gloire  d'avoir  fait  la  guerre  et 
la  paix. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  me  mêler  de  politique,  et  j'y  renonce 
comme  aux  chars  des  Assyriens;  mais  je  dois  vous  dire  que, 
dans  ma  dernière  lettre^  à  'Sl""=  la  margrave  de  Baireuth,  je  n'ai  pu 
nvempêcher  de  lui  laisser  entrevoir  combien  je  souhaite  que  vous 
joigniez  la  qualité  d'arbitre  à  celle  dégénérai.  .Terne  suis  imaginé 
que,  si  l'on  voulait  tout  remettre  à  la  bonté  et  à  la  magnanimité 
du  roi,  il  vaudrait  mieux  qu'on  s'adressât  à  vous  qu'à  tout  autre  ; 
en  un  mot,  j'ai  hasardé  cette  idée  sans  la  donner  comme  con- 
jecture ni  comme  conseil,  mais  simplement  comme  un  souhait 
qui  ne  peut  compromettre  ni  ceux  à  qui  on  écrit,  ni  ceux  dont 
on  parle-  ;  et  je  vous  en  rends  compte  sans  autre  motif  que  celui 
de  vous  marquer  mon  zèle  pour  votre  personne  et  pour  votre 
gloire.  Vous  n'ignorez  pas  que  M'"^  de  Baireuth  a  voulu  déjà  enta- 
mer une  négociation  qui  n'a  eu  aucun  succès;  mais  ce  qui  n'a 

1.  Voyez  le  troisième  alinéa  de  la  lettre  339 L 

2.  L'idée  de  M.  de  Voltaire  fut  adoptée,  comme  on  le  voit  par  les  lettres  sui- 
vantes; et  elle  aurait  épargné  de  très-grands  malheurs  à  la  France,  si  elle  eût 
produit  à  la  cour  l'effet  qu'on  pouvait  raisonnablement  en  attendre. 

Lettre  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu. 

A  Rote,  le  6  septembre  l~ô~. 
Je  sens,  monsieur  le  duc.  que  l'on  ne  vous  a  pas  mis  dans  le  poste  où  vous 
êtes  pour  négocier;  je  suis  cependant  très-persuadé  que  le  neveu  du  grand  cardi- 
nal de  Richelieu  est  fait  pour  signer  des  traités  comme  pour  gagner  des  batailles. 
Je  m'adresse  à  vous  par  un  effet  de  l'estime  que  vous  inspirez  à  ceux  qui  ne  vous 
connaissent  pas  même  particulièrement.  Il  s'agit  d'une  bagatelle,  monsieur:  de 
faire  la  paix,  si  on  lèvent  bien.  J'ignore  quelles  sont  vos  instructions;  mais,  dans 
la  supposition  qu'assuré  de  la  rapidité  de  vos  progrès  le  roi  votre  maître  vous 
aura  mis  en  état  de  travailler  à  la  pacification  de  l'Allemagne,  je  vous  adresse 
M.  Delchetet,  dans  lequel  vous  pouvez  prendre  une  confiance  entière.  Quoique 
les  événements  de  cette  année  ne  devraient  pas  me  faire  espérer  que  votre  cour 
conserve  encore  quelque  disposition  favorable  pour  mes  intérêts,  je  ne  puis  cepen- 
dant me  persuader  qu'une  liaison,  qui  a  duré  seize  années,  n'ait  pas  laissé  quel- 
que trace  dans  les  esprits:  peut-être  que  je  juge  des  autres  par  moi-même.  Quoi 
qu'il  en  soit  enfin,  je  préfère  de  confier  mes  intérêts  au  roi  votre  maître  plutôt 
qu'à  tout  autre.  Si  vous  n'avez,  monsieur,  aucune  instruction  relative  aux  propo- 
sitions que  je  vous  fais,  je  vous  prie  d'en  demander,  et  de  m'informer  de  leur 
teneur.  Celui  qui  a  mérité  des  statues  à  Gênes,  celui  qui  a  conquis  l'ile  de  ^li- 
norque,  malgré  des  obstacles  immenses,  celui  qui  est  sur  le  point  de  subjuguer 
la  basse  Saxe,  ne  peut  rien  faire  de  plus  glorieux  que  de  travailler  à  rendre  la 


232  C  0  K  R  E  S  P  0  N  D  AN  C  l- . 

pas  réussi  dans  un  temps  peut  réussir  dans  un  autre,  et  chaque 
chose  a  son  point  de  maturilé.  Je  n'ajoute  aucune  réflexion  ;  je 
crois  scuiomeiit  devoir  vous  dire  que,  dans  le  cas  où  l'on  puisse 
résoudre  le  roi  de  Prusse  à  remettre  tout  entre  vos  mains,  ce 
ne  sera  que  par  madame  la  margrave  sa  sœur  qu'on  pourra  y 
réussir. 

J'espère  (juc  ma  lettre  ne  sera  pas  prise  par  des  housards 
prussiens  ou  autrichiens;  je  ne  signe  ni  ne  date.  Vous  con- 
naissez mon  ermitage;  j'ose  vous  supplier  de  m'écrire  seulement 
quatre  mots  qui  m'instruisent  que  vous  avez  reçu  ma  lettre. 

J'ai  eu  l'honneur  de  mettre  sous  votre  protection  une  lettre 
pour  M""'  la  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Plus  d'une  armée  mange 
son  pauvre  pays,  et,  tout  galant  que  vous  êtes,  vous  y  avez 
quelque  part.  Vous  ne  pouvez  toujours  contenter  toutes  les 
dames. 

Permettez  que  j'ajoute  que  vous  avez  parmi  vos  aides  de  camp 
un  comte  de  Divonne\  mon  voisin,  qu'on  dit  très-aimable,  et 
très-empressé  à  vous  bien  servir.  Vous  êtes  très-bien  en  médecins 
et  en  aides  de  camp.  Ils  sont  bien  heureux.  Que  ne  puis-je, 
comme  eux,  être  ù  portée  de  voir  mon  héros! 


paix  à  l'Europe.  Ce  sera,  sans  contredit,  le  plus  beau  de  vos  lauriers.  Travaillez-y, 
monsieur,  avec  cette  activité  qui  vous  fait  faire  des  progrès  si  rapides,  et  soyez 
persuadé  que  personne  ne  vous  en  aura  plus  de  reconnaissance,  monsieur  le  duc, 
que  votre  fidèle  ami, 

F  É  D  É  n  I  c . 

Réponse  de  M.  le  maréchal  de  Richelieu  au  roi  de  Prusse. 

Sire,  quelque  supériorité  que  Votre  Majesté  ait  en  tout  genre,  il  y  aurait  peut- 
être  beaucoup  à  gagner  pour  moi  de  négocier,  plutôt  qu'à  combattre  vis-à-vis  un 
héros  tel  que  Votre  Majesté.  Je  crois  que  je  servirais  le  roi  mon  maître  d'une 
façon  qu'il  préférerait  à  des  victoires  si  je  pouvais  contribuer  au  bien  d'une  paix 
générale.  Mais  j'assure  Votre  Majesté  que  je  n'ai  ni  instructions  ni  notions  sur  les 
moyens  d'y  pouvoir  parvenir. 

Je  vais  envoyer  un  courrier  pour  rendre  compte  des  ouvertures  que  Votre  Ma- 
jesté veut  bien  me  faire,  et  j'aurai  l'honneur  de  lui  rendre  la  réponse  de  l'affaire 
dont  je  suis  convenu  avec  M.  Delchetet. 

Je  sens,  comme  je  le  dois,  tout  le  prix  des  choses  flatteuses  que  je  reçois  d'un 
prince  qui  fait  l'admiration  de  l'Europe,  et  qui,  si  j'ose  le  dire,  a  fait  encore  plus 
la  mienne  particulière.  Je  voudrais  bien  au  moins  pouvoir  mériter  ses  bontés  en 
le  servant  dans  le  grand  ouvrage  qu'il  parait  désirer,  et  auquel  il  croit  que  je 
peux  contribuer;  je  voudrais  surtout  pouvoir  lui  donner  des  preuves  du  profond 
respect  avec  lequel  je  suis,  etc.  (K.) 

1.  Divonneest  une  commune  située  entre  Prangins  et  Gex. 


ANNÉE    1737.  253 

3i03.  —   A    MADAME   DE   FONTAINE, 

Aux  Délices,  27  août. 

Ma  chère  enfant,  je  vous  avoue  que  je  suis  fâché  de  faire 
venir  des  tableaux  et  des  glaces  pour  Lausanne  ;  j'aimerais  mieux 
les  placer  à  Hornoi  ;  mais  me  voilà  Suisse  pour  le  reste  de  ma 
vie.  M""  Denis  a  voulu  une  belle  maison  à  Lausanne  ;  les  Délices 
s'embellissent  tous  les  jours.  Nous  jouons  la  comédie  à  Lausanne; 
on  nous  la  donne  aux  portes  de  Genève.  On  représenta  hier 
Alzire,  et,  quand  j'arrivai,  tous  les  Genevois  me  reçurent  avec 
battements  de  mains.  Il  n'y  a  pas  moyen  de  quitter  ces  héré- 
tiques-là. Quand,  avec  une  mauvaise  santé,  on  est  parvenu  à  la 
septième  dizaine  de  son  âge,  il  ne  faut  plus  songer  qu'à  mourir 
tranquille,  et  tous  les  lieux  doivent  être  égaux. 

Je  n'ai  point  de  messe  en  musique,  comme  La  Popelinière  ; 
je  n'ai  point  un  trio  de  complaisantes,  mais  je  m'accommode 
assez  de  ma  médiocrité;  on  peut  être  heureux  sans  être  roi  ni 
fermier  général. 

Le  bruit  court,  dans  notre  Suisse,  que  M.  le  prince  de  Conli^ 
veut  faire  revivre  ses  droits  sur  le  comté  de  Neufchâtel.En  effet, 
il  était  le  légitime  héritier,  et  c'est  une  province  que  le  roi  de 
Prusse  pourrait  perdre.  Vos  Français  sont  dans  Hanovre;  j'espère 
qu'ils  souperont  à  Berlin  en  1758,  au  plus  tard. 

3404.  —  A  MADAME    LA  MARGRAVE   DE   RAIREUTH-'. 

Aux  Délices,  29  août  1757. 

Madame,  j'ai  été  touché  jusqu'aux  larmes  de  la  lettre  dont 
Votre  Altesse  royale  m'a  honoré.  Je  vous  demanderais  la  permis- 
sion de  venir  me  mettre  à  vos  pieds,  si  je  pouvais  quitter  cette 
nièce  infortunée,  et  j'ose  dire  respectable,  qui  m'a  suivi  dans  ma 
retraite,  et  qui  a  tout  abandonné  pour  moi;  mais,  dans  mon  obscu- 
rité, je  n'ai  pas  perdu  un  moment  de  vue  Votre  Altesse  royale  et 
son  auguste  maison.  Votre  cœur  généreux,  madame,  est  à  de 
rudes  épreuves.  Ce  qui  s'est  passé  en  Suède,  ce  qui  arrive  en 
Allemagne,  exerce  votre  sensibilité.  Il  est  à  présumer,  madame, 
que  l'orage  ne  s'étendra  pas  à  vos  États.  Mais  votre  âme  en  ressent 
toutes  les  secousses,  et  c'est  par  le  cœur  seul  que  vous  pouvez 

1.  Louis-François  de  Bourbon,  prince  de  Conti,  mort  en  177G. 

2.  Revue  française,  mars  I8G65  tome  XIII,  page  361. 


254  CORRESPONDANCE. 

être  malheureuse.  Puisseul  de  si  justes  alarmes  ne  pas  altérer 
votre  santé  !  C'est  sans  duutc  ce  que  vous  représentent  mieux  que 
moi  ceux  qui  sont  attachés  à  Votre  Altesse  royale.  Il  est  bien  à 
souhaiter  pour  elle,  et  pour  l'Allemagne,  et  pour  l'Europe,  qu'une 
bonne  paix  Tondée  sur  tous  les  anciens  traités  finisse  tant  de 
troubles  et  de  malheurs;  mais  il  ne  paraît  pas  que  cette  paix  soit 

si  prochaine. 

Dans  ces  circonstances,  madame,  me  sera-t-il  permis  de  mettre 
sous  votre  protection  cette  lettre  que  j'ose  écrire  à  Sa  Majesté  le 
roi  votre  frère?  Votre  Altesse  royale  la  lui  fera  tenir  si  elle  le  juge 
convenable  -,  elle  y  verra  du  moins  mes  sentiments,  et  je  suis  sûr 
qu'elle  les  approuvera.  Au  reste,  je  ne  croirai  jamais  les  choses 
désespérées  tant  que  le  roi  aura  une  armée.  Il  a  souvent  vaincu, 
il  peut  vaincre  encore;  mais,  si  le  temps  et  le  nombre  de  ses 
ennemis  ne  lui  laissent  que  son  courage,  ce  courage  sera  res- 
pecté de  rEurope.  Le  roi  votre  frère  sera  toujours  grand,  et,  s'il 
éprouve  des  malheurs  comme  tant  d'autres  princes,  il  aura  une 
nouvelle  sorte  de  gloire.  Je  voudrais  qu'il  fût  persuadé  de  son 
mérite  personnel  :  il  est  au  point  que  beaucoup  de  personnes  de 
tout  rang  le  respectent  plus  comme  homme  que  comme  roi.  Qui 
doit  sentir  mieux  que  vous,  madame,  ce  que  c'est  que  d'être 
supérieure  à  sa  naissance  ! 

Je  serais  trop  long  si  je  disais  tout  ce  que  je  pense,  et  tout  ce 
que  mon  tendre  respect  m'inspire.  Daignez  lire  dans  le  cœur  de 

Frère  Voltaire. 

3405.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

Au  Cliônoi,  29  août. 

Mg  voici,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  à  Lausanne  ;  j'y  ar- 
range une  maison  où  le  roi  de  Prusse  pourra  venir  loger  quand 
il  viendra  de  Neufchâtel,  s'il  va  dans  ce  beau  pays,  et  s'il  est  tou- 
jours philosophe.  Il  m'a  écrit,  en  dernier  lieu,  une  lettre  hé- 
roïque et  douloureuse.  J'aurais  été  attendri,  si  je  n'avais  songé 
à  l'aventure  de  ma  nièce,  et  à  ses  quatre  baïonnettes. 

Je  recommande  à-mon  prêtre  moins  d'hébraïsme  et  plus  de 
philosophie;  mais  il  est  plus  aisé  de  copier  le  Targum  que  de 
penser.  Je  lui  ai  donné  Messie  *-  à  faire  ;  nous  verrons  comme  il 
s'en  tirera. 

1.  Rue  de  Lausanne  où  Voltaire  avait  une  belle  maison. 

2,  Voyez  la  note,  tome  XX,  page  G2. 


ANNÉE    4757.  255 

Je  n'ai  point  vu  notre  théologal  de  VEncyclopèdie;  ce  prêtre 
est  allé  à  Évian,  en  Savoie.  Il  déménage  ;  Dieu  le  conduise!  Il  est 
impossible  que  dans  la  ville  de  Calvin,  peuplée  de  vingt-quatre 
mille  raisonneurs,  il  n'y  ait  pas  encore  quelques  calvinistes;  mais 
ils  sont  en  très-petit  nombre  et  assez  bafoués.  Tous  les  honnêtes 
gens  sont  des  déistes  par  Christ.  Il  y  a  des  sots,  il  y  a  des  fana- 
tiques et  des  fripons  ;  mais  je  n'ai  aucun  commerce  avec  ces  ani- 
maux, et  je  laisse  braire  les  ânes  sans  me  mêler  de  leur  mu- 
sique. 

On  dit  que  vous  viendrez  leur  donner  une  petite  leçon.  N'ou- 
bliez pas  alors  les  Délices,  et  venez  faire  un  petit  tour  au  Chêne; 
c'est  le  nom  de  mon  ermitage  lausannais.  Les  uns  ont  leurs  chênes, 
les  autres  ont  leurs  ormes^  ;  mais  il  faut  être  dans  les  lieux  qu'on  a 
choisis,  et  non  pas  dans  ceux  où  l'on  vous  envoie.  J'aimerais 
mieux  être  à  Tobolsk  de  mon  gré,  qu'au  Vatican  par  le  gré  d'un 
autre.  J'ai  encore  de  la  peine  à  concevoir  qu'on  ne  prenne  pas 
de  l'aconit,  quand  on  n'est  pas  libre.  Si  vous  avez  un  moment  de 
loisir,  mandez-moi  comment  vont  les  organes  pensants  de  Rous- 
seau, et  s'il  a  toujours  mal  à  la  glande  pinéale.  S'il  y  a  une  preuve 
contre  l'immatérialité  de  l'âme,  c'est  cette  maladie  du  cerveau  ; 
on  a  une  lluxion  sur  l'àme  comme  sur  les  dents.  Nous  sommes 
de  pauvres  machines.  Adieu  ;  vous  et  M,  Diderot,  vous  êtes  de 
belles  montres  à  répétition,  et  je  ne  suis  plus  qu'un  vieux  tour- 
nebroche;  mais  ce  tournebroche  est  monté  pour  vous  estimer 
et  vous  aimer  plus  que  personne  au  monde  :  ainsi  pense  la  ma- 
chine de  ma  nièce. 

Je  rouvre  ma  lettre,  je  me  suis  à  grand'pcine  souvenu  de  ma 
face;  j'en  ai  si  peu  !  Si  vous  voulez  me  fourrer  à  côté  de  Campis- 
tron  et  de  Crébillon,  ma  face  est  à  vos  ordres.  M'""  de  Fontaine 
fera  tout  ce  que  vous  ordonnerez.  J'aimerais  mieux  avoir  la  vôtre 
aux  Délices. 

3406.  —   A  M.   DE   BRENLES. 

Au  Chêne  2,  le  l"'"  septembre  1757. 

Mais,  mon  cher  embaucheur,  savez-vous  qu'il  est  fort  dur 
d'être  à  Lausanne  quand  vous  n'y  êtes  point?  Vous  faites  des 
enfants,  et  vous  ne  m'en  dites  mot;  vous  m'avez  débauché,  et 


1.  Terre  du  comte  d'Argenson,  où  il  était  exilé  depuis  le  1'=''  février  1757. 

2.  Le  Chêne  est  la  dernière  rue  de  Lausanne,  du  côté  de  Genève,  et  celle  qui 
sert  de  communication  entre  la  ville  et  la  belle  promenade  publique  nommée 
Montbenon.  {JSote  de  M.  Golowkin.) 


2u6  CORRESPONDANCE. 

VOUS  me  laissez  là.  Notre  bailli  est  bien  plus  bonnête  que  vous;  il 
est  venu  voir  la  comédie  auprès  de  (ienève.  11  y  a  mené  sa  fille 
et  sa  nièce.  Il  a  dîné  aux  Délices,  et  vous  nous  méprisez  posi- 
tivemonl.  Mille  tendres  respects  à  M'""  de  Hrenles.  mille  souhaits 
pour  le  petit. 

Je  vous  embrasse  en  vous  grondant. 

3407.—  A   M.    TUONCHI.N,    DK   LYON'. 

Lausanne,  1"^'"  septembre  I7.">7. 

On  me  mande  de  l'armée  de  Bohême  qu'on  croit  le  roi  de 
Prusse  perdu  sans  ressource.  Mais  il  en  est  jusqu'au  dernier  coup, 
à  cet  abominable  lansquenet  de  la  guerre.  Je  suis  occupé  à  le 
consoler,  ainsi  que  M""'  de  Baireuth,  sa  sœur.  Le  roi  m'écrit  qu'il 
lui  restait  à  vendre  cher  sa  vie,  etje  l'exhorte  à  vivre  en  cas  qu'il 
soit  absolument  malheureux.  Pour  les  autres  rois,  je  ne  m'en  mêle 
pas. 

3408.  —  A    M.    LE    CONSEILLER  TUONCIIIN^ 

Au  Chêne,  à  Lausanne,  2  septembre. 

Je  vous  dirai  que  dans  une  lettre  devienne,  du  2h  août,  nous 
lisons  ces  paroles  :  «  Nous  recevons  la  confirmation  d'une  glo- 
rieuse victoire  remportée  par  le  colonel  James  ù  Landshut,  en 
Silésic,  avec  cinq  ou  six  bataillons  contre  huit  mille  Prussiens, 
commandés  par  deux  généraux.  La  perte  de  l'ennemi  passe  trois 
millf  hommes;  tandis  que  la  nôtre,  ce  qui  est  peu  croyable,  mais 
ce  qui  est  très-vrai,  n'est  que  de  dix-sept  morts  et  de  quatre-vingt- 
un  blessés,  » 

Cette  nouvelle  a  besoin,  dans  mon  Église,  d'un  nouveau 
sacrement  de  confirmation.  Or,  mes  amis,  ouvrez  les  yeux  et  les 
oreilles.  Le  roi  de  Prusse  m'écrit  «  qu'il  ne  doute  pas  que  je 
ne  me  sois  intéressé  h  ses  succès  et  à  ses  malheurs,  et  qu'il  lui 
reste  à  vendre  cher  sa  vie,  etc.»  La  margrave  de  Bairoutli  m'écrit 
une  lettre  lamentable,  et  je  suis  actuellement  occupé  à  consoler 
l'un  et  l'autre.  Je  ne  hais  pas  ces  petites  révolutions:  elles  amusent 
et  elles  exercent  ;  elles  afl'ermissent  la  philosophie. 


1.  Revue  suisse,  1855,  page  412. 

2.  Éilitcurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1757.  257 

3409.  —  A  M.   BERTRAND. 

Lausanne,  4  septembre.  {Part  le  6.) 

Plus  la  robe  dont  vous  me  parlez,  monsieur,  est  salie  ailleurs*, 
plus  la  vôtre  est  pure.  Je  conseille  aux  gens  en  question  de  faire 
laver  la  leur,  mais  je  ne  gâterai  pas  la  mienne  en  me  frottant  à 
eux.  La  robe  royale  est  plus  dangereuse  encore;  elle  est  trop 
souvent  ensanglantée.  S'il  y  a  quelques  nouvelles  touchant  les 
barbaries  du  meilleur  des  mondes  possibles,  vous  me  ferez  un  grand 
plaisir  de  soulager  un  peu  ma  curiosité.  Vous  ne  me  parlez  point 
de  la  réponse  que  tous  m'aviez  annoncée  dans  votre  précédente. 
Je  vous  demande  en  grâce  de  me  dire  si  elle  paraîtra  ;  et,  en  cas 
qu'elle  paraisse,  je  vous  supplie  instamment  de  faire  ajouter  que 
je  n'ai  aucune  connaissance  de  cette  dispute  historique  et  cri- 
tique, et  que  la  lettre'  qui  m'est  attribuée  dans  le  Mercure  de  France, 
et  sur  laquelle  cette  dispute  est  fondée,  n'est  point  du  tout  con- 
forme à  l'original.  Ce  que  je  vous  dis  est  la  pure  et  l'exacte  vérité  ; 
en  un  mot,  n'étant  point  de  la  paroisse,  je  ne  dois  pas  entrer  dans 
les  querelles  des  curés. 

Je  suis  très-fâché  de  la  destitution  de  >I,  de  Paulmy^  ;  plût  à 
Dieu  qu'il  fût  resté  en  Suisse  !  il  aurait  écrit  des  lettres  intelligibles 
et  agréables. 

Mille  tendres  respects  à  M.  et  M™<=  de  Freudenreich.  Si  vous 
voyez  M.  l'avoyer  Steiger,  je  vous  supplie  de  lui  dire  que  M""'  de 
Fontaine  lui  fait  ses  compHments,  et  que  je  lui  présente  mon 
respect. 

Je  vous  embrasse,  mon  cher  philosophe,  du  meilleur  de  mon 
cœur.  V. 

3410.  —  A  M.   BERTRAND. 

Au  Chêne,  à  Lausanne,  9  septembre. 

Mon  cher  théologien,  mon  cher  philosophe,  mon  cher  ami, 
vous  avez  donc  voulu  absolument  qu'on  répondît  à  la  lettre''  du 
Mercure  de  Xeufchâtcl.  M.  Polier  de  Bottens,  qui  méditait  de  son  côté 


1.  A  Genève,  c'est  à  Jacob  Vernet  que  Voltaire  fait  allusion. 

2.  La  lettre  à  Thieriot,  du  26  mars  1757;  voyez  n"  3340. 

3.  Le  marquis  de  Paulmy,  devenu  le  successeur  du  comte  d'Argenson  son 
oncle,  le  2  février  1757,  comme  ministre  de  la  guerre,  remplit  ces  fonctions  jus- 
qu'au 22  mars  17.58.  Il  avait  été  ambassadeur  en  Suisse,  de  1748  à  1751. 

4.  Probablement  la  Lettre  de  Vernet,  dont  il  est  parlé  tome  XJÎ,  page  303. 

39.    —    CORRESPONDA.NCE.    VII.  17 


258  COKKESPONDANCE. 

une  réponse,  vient  de  m'apprendre  qu'il  von  a  une  qui  paraît 
sous  vos  auspices.  Il  m'a  dit  quelle  est  très-sage  et  très-modérée  : 
cela  seul  mêlerait  croire  (ju'elle  est  votre  ouvrage.  Mais,  soit  que 
vous  ayez  fait  une  bonne  action,  soit  que  j'en  aie  l'obligation  à  un 
de  nos  amis,  c'est  toujours  ù  vous  que  je  dois  mes  remerciements, 
.je  lirai  un  journal  pour  l'amour  de  vous,  et  je  ne  lirai  que  ceux 
où  vous  aurez  part.  Il  n'y  a  plus  qu'une  chose  qui  m'embarrasse. 
Vous  savez  avec  quelle  indignation  tous  les  honnêtes  gens  de  la 
ville  voisine  des  Délices  avaient  vu  l'écrit  auquel  vous  avez  daigné 
faire  répondre.  Je  leur  avais  promis  non-seulement  de  ne  jamais 
combattre  cet  adversaire,  mais  d'ignorer  qu'il  existât.  Je  vais 
perdre  toute  la  gloire  de  mon  silence  et  de  mon  indifférence.  On 
verra  paraître  une  réfutation,  on  m'en  croira  l'auteur,  ou  du 
moins  on  pensera  que  je  l'ai  recherchée.  On  dira  que  c'est  là  le 
motif  de  mon  voyage  à  Lausanne  ;  ajoutez,  je  vous  en  supplie,  à 
votre  bienfait  celui  de  me  permettre  de  dire  que  je  ne  l'ai  point 
mendié.  Que  votre  grâce  soit  gratuite  comme  celle  de  Dieu. 
Puisque  la  lettre  est  remplie,  dit-on,  de  la  modération  la  plus 
sage,  n'est-il  pas  juste  qu'on  en  fasse  honneur  à  l'auteur?  Doileau 
se  vanta,  en  prose  et  en  vers  S  d'avoir  eu  Arnauld  pour  apolo- 
giste. Ne  pourrai-je  pas  prendre  la  même  liberté  avec  vous?  Je 
pars  demain  pour  ma  petite  retraite  des  Délices;  j'espère  que  j'y 
trouverai  vos  ordres.  J'ai  besoin  de  quelque  preuve  qui  fasse  voir 
que  je  n'ai  point  manqué  à  ma  parole.  Une  chose  à  laquelle  je 
manquerai  encore  moins,  c'est  à  la  reconnaissance  que  je  vous 
dois. 

Il  paraît  que  M.  de  Paulmy  n'a  point  perdu  sa  place,  et  que  le 
colonel  Janus^  n'a  point  gagné  de  victoire.  Los  fausses  nouvelles 
dont  nous  sommes  inondés  sont  assurément  le  moindre  mal  de 
la  guerre. 

Gomme  j'allais  cacheter  ma  lettre,  je  reçois  la  vôtre;  vous  me 
mettez  au  fait  en  partie.  Il  y  a  un  petit  fou  '  à  Genève,  mais  aussi 
il  y  a  dos  gens  fort  sages.  J'aurais  bien  voulu  que  M.  P)achy  eilt 
été  votre  voisin  :  c'est  un  homme  fort  aimable,  philosophe, 
instruit  ;  on  en  aurait  été  bien  content. 

Il  faut  que  je  présente  une  requête  par  vos  mains  à  .AI.  le  ban- 
neret  de  Freudonrcich,  protecteur  do  mon  ermitage  du  Ghêne. 

\.  Voyez  VÊpitrc  x  (de  Boilcauj,  à  mes  vers;  v.  122. 

2.  Alûqné  par  deux  majors-généraux  autrichiens,  près  de  Landslmt,  le  14  au- 
guste précédent,  Janus,  colonel  au  service  de  Frédéric  II,  les  avait  repoussés  vive- 
ment. (Ci.) 

3.  Vcrnet, 


ANNÉE    4  757.  2o9 

M.  le  docteur  Tronchin  m'a  défendu  le  vin  blanc.  M.  le  hailli  de 
Lausanne  a  toujours  la  bonté  de  me  permettre  que  je  fasse  venir 
mon  vin  de  France. 

Mais  à  présent  que  je  suis  dans  la  ville,  il  me  faudra  un  peu 
plus  de  vin,  et  je  crains  d'abuser  de  l'indulgence  et  des  bons  of- 
fices de  monsieur  le  bailli  .Quelques  personnes  m'ont  dit  qu'il  fallait 
obtenir  une  patente  de  Berne;  je  crois  qu'en  toute  affaire  le 
moindre  bruit  que  faire  se  peut  est  toujours  le  mieux.  Je  m'ima- 
gine que  la  permission  de  monsieur  le  bailli  doit  suffire;  ne  pour- 
riez-vous  pas  consulter  sur  mon  gosier  M.  le  banneret  de  Freuden- 
reicb?  Je  voudrais  bien  pouvoir  avoir  l'honneur  d'humecter  un 
jour,  dans  la  petite  retraite  du  Chêne,  les  gosiers  de  M.  et  de 
M'"''  de  Freudenreich,  et  le  vôtre.  Je  retourne  demain  aux  Délices, 
voir  mes  prés,  mes  vignes  et  mes  fruits,  et  mener  ma  vie  pasto- 
rale ;  c'est  la  plus  douce  et  la  meilleure.  Je  vous  embrasse  ten- 
drement. V. 

3411.   —  A  M.   THIERIOT. 

Aux  Délices. 

Je  suis  vir  desideriorwn  :  premièrement,  parce  que  te  desidero 
in  Deliciis  meis;  secondement,  parce  que  desidero  les  paperasses 
de  Hubert^  M.  de  La  Popelinière  m'a  flatté  que  le  compère  com- 
pilait. 

Je  vous  prie,  mon  ancien  ami,  de  bien  remercier  Po///on(??7i  de 
ses  faveurs;  et  je  vous  avertis  que  si  vous  n'avez  pas  la  bonté  de 
hâter  un  peu  votre  besogne  moscovite,  ma  maison  russe  sera 
bcitie  avant  que  vous  m'ayez  envoyé  votre  brique.  J'ai  reçu  de 
Pétersbourg  des  cartes  et  des  plans  qui  m'étonnent.  Le  pays  n'a 
que  cinquante  ans  de  création,  et  la  magnificence  égale  déjà  l'é- 
tendue de  l'empire, 

Pierre  était  un  ivrogne,  un  brutal  parfois  :  je  le  sais  bien  ; 
mais  les  Romulus  et  les  Thésée  ne  sont  que  de  petits  garçons 
devant  lui.  Vous  en  voyez  les  effets.  Elisabeth  expédie,  le  mémo 
matin,  des  ordres  pour  les  frontières  delà  Chine,  et  pour  envoyer 
cent  mille  hommes  contre  mon  disciple  Frédéric,  roi  de  Prusse. 

1.  On  lit  Hubert  dans  la  première  impression  de  cette  lettre,  à  la  page  3G2 
des  Pièces  inédites,  1820,  in-8".  Dans  la  lettre  à  Thieriot,  du  12  septembre  (voyez 
n"  3415),  imprimée  dans  les  éditions  de  Kelil,  on  lit  aussi  Hubert,  et  on  donne  à 
ce  personnage  le  titre  d'abbé.  Cet  auteur,  dont  Voltaire  désirait  les  écrits,  no  peut 
être  celui  qu'il  appelle  Hébert  dans  ses  lettres  318(5  et  3187,  et  des  mémoires 
duquel  il  parle  comme  les  connaissant  déjà. 


260  CORRESPONDANCE. 

Ce  sont  là  ces  soldats  qui  n'avaient  que  des  bâtons  brûlés  par  le 
bout  à  Narva,qui  ont  ensuite  vaincu  Charles  XII,  qui  ont  lait  fuir 
les  janissaires,  et  fait  passer  les  Suédois  sous  les  fourches  caudines. 
Joignez  h  ces  miracles  un  opéra  italien,  une  comédie,  des  sciences, 
et  vous  verrez  que  le  sujet  est  beau. 

Je  suis  lâché  de  la  mort  de  M'""^^  de  Rochester-Sandwich.  C'est 
une  bonne  tête  qui  est  rongée  de  vers.  La  cervelle  de  Newton  et 
celle  d'un  capucin  sont  de  même  nature  ;  cela  est  bien  cruel,  mais 
qu'y  l'aire? 

Ipse  Epicurus  obit  dccurso  himine  vitae  ^. 

Si  j'avais  eu  de  la  santé,  et  point  de  nièce,  j'aurais  pu  faire  un 
petit  tour  avec  le  vainqueur  de  Mahon  ;  mais  je  ne  quitte  plus  ce 
que  j'aime  pour  des  héros. 

On  ne  croit  pas  que  mon  disciple  puisse  résister;  il  faudra 
qu'il  meure  h  la  romaine,  ou  qu'il  s'en  console  à  la  grecque; 
qu'il  se  tue,  ou  qu'il  soit  philosophe.  Voilà  un  grand  exemple  ; 
mais  nous  n'en  sommes  encore  qu'aux  premiers^actes  de  la  pièce  : 
il  faut  voir  le  dénoûment.  11  arrive  toujours  dans  les  affaires 
quelque  chose  à  quoi  on  ne  s'attend  point. 

Intérim,  vale;  et  mémento  de  l'alibé  Hubert  et  du  Suisse  V. 


3412,  —  A  M.   LE   MARECHAL  DUC  DE   RICHELIEU  2. 

Si  j'étais  moinsvieux,  moins  infirme,  je  n'écrirais  point  à  mon 
héros;  je  viendrais  en  Allemagne,  je  serais  témoin  de  sa  nouvelle 
gloire.  Mais,  monseigneur,  je  suis  condamné  par  la  nature  à 
planter  des  choux,  quand  vous  allez  cueillir  des  lauriers.  J'aurai 
du  moins  des  protecteurs  auprès  de  vous. 

Messieurs  de  Ghàteauvieux,  qui  se  chargent  de  ma  lettre,  ont 
l'honneur  et  le  plaisir  de  servir  sous  tous.  Ce  sont  de  braves  gen- 
tilshommes de  nos  cantons,  qui  se  sont  mis  à  aimer  la  France  de 
tout  leur  cœur,  et  qui  vont  l'aimer  bien  davantage  en  combat- 
tant sous  vos  ordres.  Ils  ont  levé,  il  y  a  quelques  années,  des 
compagnies  à  leurs  dépens';  ils  sont  fils  d'un  des  chefs  les  plus 
respectables  de  la  république  de  Genève.  Gomme  je  suis  Genevois 

1.  Lucn-cc,  livre  III,  vers  1055. 

2.  Les  éditeurs,  MM.  de  Cayrol  et  François,  ont  daté  cette  lettre  du  mois  de 
mai.  Elle  ne  peut  être  que  postérieure  à  ce  mois. 

'^.  On  a  là  l'origine  des  Suisses  de  Chùteauvicux,  qui  ont  tant  fait  parler  d'eux 
sjut3  la  Révolution. 


ANNÉE    1757.  261 

six  mois  do  l'année,  et  que  me  voilà  dans  mon  semestre,  je  n'ai 
pu  choisir  de  meilleurs  garants  démon  tendre  et  respectueux  at- 
tachement pour  vous.  Je  suis  extrêmement  attaché  à  toute  leur 
famille,  et  je  ne  me  conduis  pas  maladroitement  avec  vous  en 
prenant,  pour  vous  faire  ma  cour,  les  plus  sages  et  les  plus  braves 
officiers  du  monde,  qui  ambitionnent,  autant  que  moi,  de  vous 
plaire. 

Recevez,  avec  votre  bonté  ordinaire,  le  profond  et  tendre 
respect  du  Suisse  V. 

3413.  —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL 

Aux  Délices,  12  septembre. 

Mon  divin  ange,  moi,  qui  n'ai  point  pris  les  eaux  de  Plom- 
bières, je  suis  bien  malade,  et  je  suis  puni  de  n'avoir  point  été 
faire  ma  cour  à  W""  d'Argental.  Je  voudrais  qu'on  eût  brûlé,  avec 
la  fausse  Jeanne,  le  détestable  auteur  de  cette  infâme  rapsodie. 
Elle  est  incontestablement  de  La  Beaumelle  ;  mais  s'il  n'est  pas 
ars^,  il  est  en  lieu^  où  il  doit  se  repentir. 

On  dit  que  c'est  l'abbé  de  Bernis  qui  a  ménagé  le  rétablisse- 
ment du^  parlement;  si  cela  est,  il  joue  un  bien  beau  rôle  dans 
l'Europe  et  en  France.  Je  ne  lui  ai  jamais  écrit  depuis  mon  ab- 
sence ;  j'ai  toujours  craint  que  mes  lettres  ne  parussent  intéres- 
sées, et  je  me  suis  contenté  d'applaudir  à  sa  fortune,  sans  l'en 
féliciter.  Qui  eût  cru,  quand  le  roi  de  Prusse  faisait  autrefois  des 
vers  contre  lui,  que  ce  serait  lui  qu'il  aurait  un  jour  le  plus  à 
craindre*? 

Les  affaires  de  ce  roi,  mon  ancien  disciple  et  mon  ancien  per- 
sécuteur, vont  de  mal  en  pis.  Je  ne  sais  si  je  vous  ai  fait  part  de 
la  lettre^  qu'il  m'a  écrite  il  y  a  environ  trois  semaines:  J'ai  appris, 
dit-il,  que  vous  vous  étiez  intéressé  à  mes  succès  et  à  mes  malheurs; 
il  ne  me  reste  qu'à  vendre  cher  ma  vie,  etc.,  etc.  Sa  sœur,  la  mar- 
grave de  Baireuth,  m'en  écrit  une  beaucoup  plus  lamentable. 

Allons,  ferme,  mon  cœur,  point  de  faiblesse  humaine  e. 

1.  Vieux  mot  ;  participe  du  verbe  arder,  ou  ardre,  qui  fsignific  brûler. 

2.  La  Beaumelle,  mis  à  la   Bastille  au   mois   d'août  1756,   en   était  sorti  le 
l*'  septembre  1757  pour  se  rendre  en  Languedoc,  lieu  de  son  exil. 

3.  Ce  rétablissement  venait  d'avoir  lieu  le  l"^""  septembre. 

4.  Dans  son  Épitre  au  comte  de  Gotter,  Frédéric  avait  dit,  vers  398  : 

Et  je  laisse  à  Bemis  sa  stérile  abondance. 

5.  Le  billet  cité  dans  la  lettre  3397. 

6.  Molière,  Tartuffe,  acte  IV,  scène  m. 


2bî  CORRESPONDANCE. 

Mon  cher  ange,  j'écrirai  ])oiii'  lîrizanP  tout  ce  que  tous  or- 
donnorez.  Ayez  la  J)onté  de  la'iiistriiiro  de  son  admission  dans  le 
rang  des  héros,  dès  qu'on  l'aura  reçu.  J'espère  que  l'autre  héros 
de  Mahon  gouvernera  mieux  son  armée  que  le  tripot  de  la 
Comédie.  A  propos  de  Mahon,  savez-vous  que  l'amiral  Byng  m'a 
l'ail  remettre,  en  mourant,  sa  justification-'?  Me  voilà  occupé  à 
juger  Pierre  le  Grand  et  l'amiral  Byng;  cela  n'empêchera  pas  que 
je  n'obéisse  à  vos  ordres  tragiques, 

Si  qua 

Nuniina  laeva  sinunt,  auditque  vocatus  Apollo. 

(Geonj.,  lib.  IV,  v.  C.) 

En  voilà  beaucoup  ])our  un  malade. 

M'""  Denis  et  le  Suisse  Voltaire  vous  embrassent  tendrement. 

3414.  —  A  MADAME   LA  COMTESSE    DE   LLTZELI50  URG. 

Aux  Délices,  12  septembre. 

Voilà  de  grandes  révolutions,  madame,  et  nous  ne  sommes 
pas  encore  au  bout.  On  dit  que  dix-huit  mille  Hanovriens  vien- 
nent de  débarquer  à  Stade.  Ce  n'est  pas  une  petite  affaire.  Je 
souhaite  que  M.  de  Kichelieu  parc  sa  tête  des  lauriers  qu'on  a 
fourrés  dans  sa  poche.  Je  souhaite  à  monsieur  votre  fils  hon- 
neur et  gloire  sans  blessure,  et  à  vous,  madame,  une  santé 
inaltérable.  Le  roi  de  Prusse  vient  de  m'écrire  une  lettre  très- 
touchante;  mais  j'ai  toujours  l'aventure  de  M""  Denis  sur  le 
cœur.  Si  je  me  portais  bien,  j'irais  faire  un  tour  à  Francfort 
dans  l'occasion.  On  dit  que,  malgré  les  belles  et  bonnes  paroles 
du  roi,  messieurs  des  plaids  l'ont  encore  les  difficiles^  Je  ne  puis 
le  croire.  Mais  tout  cela  importe  fort  peu  à  un  philosophe  qui 
vit  dans  la  retraite,  et  qui  n'a  ni  rois,  ni  parlements,  ni  prêtres. 
J'en  souhaite  autant  à  tout  le  genre  humain.  Adieu,  madame. 
L'oncle  et  la  nièce  vous  seront  toujours  bien  attachés. 


1.  J.-B.  Brilard.  dit  Brizard,  né  à  Orléans  en  1721,  débuta  sur  la  scène  fran- 
çaise le  30  juillet  1757,  fut  reçu  en  mars  1758,  se  retira  en  1786,  et  mourut  le  30 
janvier  1791. 

2.  Voyez  tome  XV,  page  340. 

3.  Voyez  loiiie  XVI,  pages  99-100. 


ANNÉE    17  37.  263 

3415.  —  A  M.   THIERIOT. 

Aux  Délices,  12  septembre. 

J"ai  reçu  un  gros  paquet  des  Mémoires  de  l'abbé  Hubert  S 
une  lettre  de  M.  de  La  Popelinière,  et  rien  de  son  compère.  Le 
compère  est-il  malade  ?  méprise-t-il  ses  anciens  amis  parce  qu'ils 
sont  des  Suisses?  est-il  à  la  campagne?  dans  quelque  terre  des 
Montmorency  ?  S'il  n'était  pas  occupé  auprès  des  grandes  et  belles 
dames,  je  lui  dirais  :  Venez  passer  l'hiver  à  Lausanne,  dans 
une  très-belle  maison  que  je  viens  d'ajuster,  et  puis  venez  pas- 
ser l'été  aux  Délices  ;  on  vous  donnera  des  spectacles  l'hiver,  et 
vous  verrez,  l'été,  le  plus  beau  pays  de  la  terre  ;  et  vous  appren- 
drez, messieurs  les  Parisiens,  qu'il  y  a  des  plaisirs  ailleurs  que 
chez  vous.  De  plus,  vous  mangerez  des  gelinottes,  dont  vous  ne 
tàtez  guère  dans  votre  ville  ;  mais  vous  êtes  des  casaniers.  Écri- 
vez-moi donc;  morbleu,  quel  paresseux!  Adieu.  Vale,  amice. 

Cette  lettre  des  Délices  vous  viendra  peut-être  par  Versailles. 

3416.  —  DE  MADAME  LA   MARGRAVE   DE   BAIREUTH. 

Le  12  septembre. 

Votre  lettre  m'a  sensiblement  touchée;  celle  que  vous  m'avez  adressée 
pour  le  roi  a  fait  le  même  effet  sur  lui.  J'espère  que  vous  serez  satisfait  de 
sa  réponse  pour  ce  qui  vous  concerne  ;  mais  vous  le  serez  aussi  peu  que  moi 
de  ses  résolutions.  Je  m'étais  flattée  que  vos  réflexions  feraient  quelque  im- 
pression sur  son  esprit.  Vous  verrez  le  contraire  dans  le  billet  ci-joint. 

Il  ne  me  reste  qu'à  suivre  sa  destinée,  si  elle  est  malheureuse.  Je  ne 
me  suis  jamais  piquée  d'être  philosophe.  J'ai  fait  mes  efforts  pour  le  devenir. 
Le  peu  de  progrès  que  j'ai  fait  m"a  appris  à  mépriser  les  grandeurs  et  les 
richesses;  mais  je  n'ai  rien  trouvé  dans  la  pliilosophie  qui  puisse  guérir  les 
plaies  du  cœur,  que  le  moyen  de  s'affranchir  de  ses  maux  en  cessant  de 
vivre.  L'état  où  je  suis  est  pire  que  la  mort.  Je  vois  le  plus  grand  homme 
du  siècle,  mon  frère,  mon  ami,  réduit  à  la  plus  affreuse  extrémité.  Je  vois 
ma  famille  entière  exposée  au  dangers  et  aux  périls,  ma  patrie  déchirée  par 
d'impitoyables  ennemis,  le  pays  où  je  suis  peut-être  menacé  de  pareils 
malheurs.  Plût  au  ciel  que  je  fusse  chargée  toute  seule  des  maux  que  je 
viens  de  vous  décrire  !  Je  les  souffrirais,  et  avec  fermeté. 

Pardonnez-moi  ce  détail.  Vous  m'engagez,  par  la  part  que  vous  prenez  à 
ce  qui  me  regarde,  de  vous  ouvrir  mon  cœur.  Hélas  !  l'espoir  en  est  presque 
banni.  La  fortune,  lorsqu'elle  change,  est  aussi  constante  dans  ses  persécu- 

1.  Vovez  une  note  sur  la  lettre  34H. 


264  COUKESPONDANCIi. 

lions  que  dans  ses  faveurs.  L'histoire  est  pleine  de  ces  exemples;  mais  je 
n'y  en  ai  point  trouvé  de  pareils  à  celui  que  nous  voyons,  ni  une  guerre 
aussi  inhumaine  et  cruelle,  parmi  des  peuples  policés.  Vous  gémiriez  si 
vous  saviez  la  triste  situation  de  l'Allemagne  et  do  la  Prusse.  Les  cruautés 
que  les  Russes  commettent  dans  cette  dernière  font  frémir  la  nature.  Que 
vous  êtes  heureux  dans  votre  ermitage,  oiî  vous  vous  reposez  sur  vos  lau- 
riers, et  où  vous  pouvez  philosopher  de  sang-froid  sur  l'égarement  des 
hommes  !  Je  vous  y  souhaite  tout  le  bonheur  imaginable.  Si  la  fortune  nous 
favorise  encore,  comptez  sur  toute  ma  reconnaissance  ;  et  je  n'oublierai 
jamais  les  marques  d'attachement  que  vous  m'avez  données  :  ma  sensibilité 
vous  en  est  garant  ;  je  ne  suis  jamais  amie  à  demi,  et  je  le  serai  toujours 
véritablement  de  frère  Voltaire. 

WlLIIELMINE. 

Bien  des  compliments  à  M""'  Denis;  continuez,  je  vous  prie,  d'écrire 
au  roi. 

3417.  —  A  M.   TUONCHIN,   DE    LYON'. 

Délices,  13  septembre. 

On  dit  qu'on  pai-lc  à  Ja  Haye  d'entamer  des  négociations; 
cela  vaut  mieux  que  d'entamer  des  provinces.  Est-ce  que  le 
ministère  de  France  voudrait  rendre  la  maison  d'Autriche  toute- 
puissante,  pour  avoir  le  plaisir  de  se  venger  aujourd'hui,  et  pour 
être  accablé  un  jour? 

3418.—  A  M.   DE   CIIAMPB  ONIN ', 

TRiiMIEa     COMMIS     DANS    LES    BUBEAUX     DES     FORTIFICATIONS. 

Au.\  Délices,  route  de  Genève,  15  septembre. 

J'avais,  monsieur,  recommandé  expressément  qu'on  vous 
envoyAt  les  exemplaires  reliés.  J'apprends  avec  chagrin  que 
les  libraires  sont  tout  aussi  malhonnêtes  qu'autrefois;  rien  ne 
change;  je  vous  en  demande  pardon.  On  vous  a  présenté  là  un 
énorme  fatras  ;  je  vous  crois  heureusement  trop  occupé  pour 
avoir  le  temps  d'y  jeter  la  vue.  Je  vous  fais  mon  compliment  sur 
tous  les  nouveaux  ouvrages  faits  à  Mardick.  La  gloire  de  la 
Franco  est  rétablie  de  toutes  façons.  Je  m'y  intéresse  du  fond 
de  ma  retraite,  dans  laquelle  j'ai  renoncé  à  tout,  excepté  à  aimer 
ma  patrie  et  mes  amis.  Je  vous  réponds  un  peu  tard,  parce  que 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Fils  de  M""  de  Champbonin  à  qui  sont  adressées  les  lettres  41."j  et  autres. 
Il  avait,  en  1738,  servi  quelquefois  de  secrétaire  à  Voltaire,  pendant  son  séjour  à 
Circv. 


ANNÉE    4757.  265 

je  ne  suis  revenu  que  depuis  peu  de  jours  à  mon  petit  ermi- 
tage. Je  plante  d'un  côté,  je  bâtis  d'un  autre.  Il  faut  occuper 
doucement  sa  vieillesse. 

Ne  m'oubliez  pas,  je  vous  prie,  auprès  de  madame  votre  mère, 
quand  vous  lui  écrirez,  et  comptez  toujours  sur  le  souvenir  et 
sur  l'amitié  du  Suisse  V. 

3419.  —  A  M.   BERTRAND, 

A     BERNE. 

Aux   Délices,   21  septembre. 

Je  vous  écris,  mon  cher  monsieur,  en  sortant  de  l'Orphelin  de 
la  Chine,  qui  a  été  assez  bien  joué.  Je  crois  qu'incessamment  vous 
aurez  la  même  troupe  à  Berne  ;  elle  sera  dans  votre  ville.  Vous 
n'êtes  pas  gens  à  chercher  votre  plaisir  ailleurs  que  chez  vous. 
On  ne  parle  plus  du  tout  à  Berne  de  la  querelle  qu'une  ^  ou  deux 
personnes  très-méprisées  ont  voulu  exciter.  L'indignation  contre 
ces  brouillons  subsiste,  et  leurs  sottises  sont  livrées  à  l'oubli,  digne 
punition  des  sots.  Je  vous  remercie  bien  tendrement  de  toutes 
vos  attentions  obligeantes  pour  du  vin  que  je  voudrais  bien  boire 
avec  vous.  J'écris  à  M.  le  bailli  de  Lausanne,  ne  voulant  rien 
faire  sans  son  aveu.  Il  est  vrai  que  le  vin  de  la  Côte  méfait  mal  à 
la  gorge;  mais  je  risquerais  volontiers  des  esquinancies  pour 
jouir  de  la  liberté  et  de  la  douceur  helvétiques.  J'espère  que  ma 
maison  de  Lausanne  sera  prête  pour  le  mois  de  novembre. 

On  m'écrit  de  Vienne  que  le  combat  -  entre  les  Russes  et  les 
Prussiens  a  été  entièrement  à  l'avantage  des  Russes,  et  que  le 
comte  de  Dohna,  que  le  roi  de  Prusse  envoyait  pour  commander 
à  la  place  du  général  Lehwald,  est  très-dangereusement  blessé. 
On  presse  vivement  à  Vienne  et  à  Ratisbonne  la  cérémonie  du 
ban  de  l'empire.  On  s'attend,  pendant  ce  temps-là,  à  une  bataille 
entre  les  troupes  du  roi  de  Prusse  et  celles  du  prince  de  Soubise, 
vers  Eisenach. 

Si,  après  cela,  nous  avons  la  paix,  il  faut  avouer  qu'elle  sera 
chèrement  achetée.  Il  paraît  ici  une  espèce  d'Histoire  du  roi  de 
Prusse;  c'est  l'ouvrage  d'un  gredin,  cela  fait  mal  au  cœur.  J'ai  peur 
que  le  fiscal  de  l'empire  n'ajoute  un  chapitre  à  cette  histoire. 

Mille  tendres  respects  à  M.  et  à  M"'*  de  Freudenreich.  Adieu, 
mon  très-cher  philosophe. 

1.  Jacob  Vernet. 

2.  Livré  le  30  août  1757,  près  de  J.-egerndorff,  par  le  feld-maréchal  Apra.\ia,  que 
Lebwald,  feld-maréchal  de  Frédéric  II,  y  avait  attaqué. 


266  CORRESPONDANCE. 


3420.  —  A    MADAMi:    LADICFfFSSE    DE   SAXE-GOTHA'. 

Aux  Délices,  22  septembre. 

Madame,  deux  ou  trois  armées  du  meilleur  des  mondes  pos- 
sibles m'ont  privé  de  la  consolation  de  recevoir  des  lettres  de 
Votre  Altesse  sérénissime;  je  n'en  ai  pas  été  moins  touché  de 
tous  les  événoiiients  qui  ont  pu  regarder  vos  États.  Je  me  suis 
intéressé  à  eux  comme  à  ma  patrie,  et  à  votre  personne,  madame, 
comme  à  ma  protectrice,  à  qui  j'ai  voué  un  attachement  qui 
durera  autant  que  ma  vie. 

On  a  dit,  sur  les  bords  du  lac  de  Genève,  que  Votre  Altesse 
sérénissime  y  enverrait  un  des  princes  ses  enfants  ;  si  cela  était 
vrai,  madame,  que  je  serais  heureux  de  pouvoir  recevoir  vos 
ordres,  soit  pour  Lausanne,  soit  pour  Genève,  et  de  montrer  au 
fils  tous  les  sentiments  respectueux  qui  m'attachent  à  la  mère! 
J'adresse  cette  lettre  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  dans  l'espé- 
rance qu'il  la  fera  rendre  avec  sûreté  ;\  Votre  Altesse  sérénissime  ; 
je  me  flatte  même  qu'elle  pourra  parvenir  dans  un  temps  où 
toutes  les  difficultés  seront  aplanies,  et  où  vos  États  jouiront  de 
la  tranquillité  que  votre  sagesse  et  celle  de  monseigneur  le  duc 
leur  aura  procurée. 

J'eus  riiouneur  de  recevoir,  il  y  a  peu  de  temps,  une  lettre - 
du  roi  de  Prusse,  dans  laquelle  il  me  dit  qu'il  ne  lui  reste  plus 
qu'à  vendre  cher  sa  vie.  Mais  sa  vie  est  trop  j)récieuse,  trop 
marquée  par  de  beaux  événements,  pour  quil  songe  à  la  finir; 
et  il  est  trop  philosophe  pour  ne  savoir  pas  supporter  des  revers. 
Qui  eût  dit,  madame,  qu'un  jour  je  prendrais  la  liberté  de  le 
consoler?  Voilà  de  ces  révolutions  bien  capables  de  détromper 
des  grandeurs  humaines,  si  quelque  chose  pouvait  désabuser  les 
hommes. 

Puissent  ces  grands  mouvements  ne  point  porter  dans  vos 
États  les  calamités  qui  les  suivent!  Puisse  votre  santé  n'être  pas 
plus  altérée  que  votre  courage!  Que  Votre  Altesse  sérénissime 
daigne  recevoir,  avec  sa  bonté  ordinaire,  mon  profond  respect 
pour  sa  personne  et  pour  toute  son  auguste  famille,  aux  pieds  de 
qui  je  me  mets. 


1.  Editeurs,  F5avou.\  et  François. 

2.  Le  billot  cité  dans  la  lettre  3397. 


ANNÉE    i7o7.  267 


3421.—  A  M.   TROXCUIX,   DE   LYOX'. 

Délices,  27  septembre. 

Vous  pourriez  bien  me  faire  un  plaisir  en  vous  confiant  à 
mon  amitié  et  à  ma  discrétion.  Je  sais  à  qui  -  M"'"  la  margrave 
■de  Baireutli  s"est  adressée  pour  une  négociation  qui  n'a  pas  réussi. 
Vous  avez  souvent  des  conversations  avec  un  homme  ^  qui  est 
au  fait,  quoiqu'il  soit  éloigné  du  cahinet  et  que  les  idées  de  ce 
cabinet  puissent  changer  d'un  jour  à  Fautre.  Ses  lumières  et  son 
expérience,  jointes  à  sa  correspondance,  peuvent  le  mettre  en 
état  de  juger  si  on  est  effectivement  dans  l'intention  d'abandon- 
ner le  roi  de  Prusse  à  toute  la  rigueur  de  sa  mauvaise  destinée, 
en  cas  qu'il  soit  sans  ressource,  et  si  on  veut  détruire  absolu- 
ment une  balance  qu'on  a  jugée  longtemps  nécessaire.  Vous 
pourriez  aisément,  dans  la  conversation,  savoir  ce  qu'en  pense 
fhomme  instruit  dont  j'ai  l'honneur  de  vous  parler.  Comptez 
que  ni  vous  ni  lui  ne  serez  point  compromis;  fiez-vous  à  ma 
parole  d'honneur,  et  ne  regardez  point  la  prière  que  je  vous  fais 
€omme  refî"et  d'une  vaine  curiosité.  J'ai  quelque  intérêt  ta  être 
instruit,  et  vous  me  rendriez  un  très-grand  service  de  m'informer 
de  ce  que  vous  aurez  pu  conjecturer. 

Si  M.  de  Soubise  ne  s'est  pas  retiré  en  deçà  d'Eisenach,  il  est 
à  croire  que  le  roi  de  Prusse  lui  a  livré  bataille.  Je  peux  vous 
assurer  qu'il  en  avait  une  terrible  envie. 

3422.  —  A  M.   DE  LA  MICHODIÈRE^, 

INTF.  NDAN'T     d'aUVERG\E. 

Monsieur,  c'est  à  Breslau,  à  Londres,  et  à  Dordrecht,  qu'on 
€ommença,  il  y  a  environ  trente  ans,  à  supputer  le  nombre  des 
habitants  par  celui  des  baptêmes.  On  multipUa,  dans  Londres, 
le  nombre  des  baptêmes  par  35,  à  Breslau,  par  33,  M.  de  Ker- 
seboum,  magistrat  de  Dordrecht,  prit  un  milieu.  Son  calcul  se 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Le  maréchal  de  Richelieu. 

3.  Le  cardinal  de  Tencin. 

4.  Cette  lettre,  datée  ainsi  :  Ferney,  novembre,  dans  l'édition  de  Kehl,  ne  fut 
certainement  écrite  ni  à  Ferney^  ni  en  novembre  1757.  Voltaire  n'acheta  Ferney 
que  vers  octobre  1758,  et  ce  fut  dès  octobre  1757  que  J.-B.-Fr.  de  La  Michodière, 
né  le  2  septembre  1720,  passa  de  l'intendance  do  Riom  à  celle  de  Lyon.  (Ci..) 


2G8  CORRESPONUANCE. 

troiivn  tn'S-jiistc:  cnr,  sV-tant  donne''  la  poino  do  compter  un  par 
un  tous  les  habitants  de  cette  |)etite  ville,  il  vrrifia  que  sa  règle 
de  SU  était  la  plus  sûre. 

Cependant  elle  ne  l'est  ni  dans  les  villes  dont  il  part  beaucoup 
d'émigrants,  ni  dans  celles  où  viennent  s'établir  beaucoup  d'étran- 
gers ;  et,  dans  ce  dernier  cas,  on  ajoute  pour  les  étrangers  un 
supplément  qu'il  n'est  pas  malaisé  de  faire. 

Toutes  ces  régies  ne  sont  pas  d'une  justesse  mathématique; 
vous  savez  mieux  que  moi,  monsieur,  qu'il  faut  toujours  se  con- 
tenter de  l'à-peu-près.  La  fameuse  méridienne  de  France  n'est 
certainement  pas  tirée  en  ligne  droite  ;  le  roi  n'a  pas  le  même 
revenu  tous  les  ans,  et  le  complet  n'est  jamais  dans  les  troupes. 
Il  n'y  a  que  Dieu  qui  ait  fait  au  juste  le  dénombrement  des 
combattants  du  peuple  d'Israël,  qui  se  trouva  de  six  cent  mille* 
hommes  au  l)out  de  deux  cent  quinze  ans,  tous  descendants  do 
Jacob,  sans  compter  les  femmes,  les  vieillards,  et  les  enfants. 

Les  habitants  de  Clermont  en  Auvergne  ne  peuvent  avoir 

augmenté  dans  cette  miraculeuse  progression.   Ceux  qui  ont 

Il  attribué  quarante-cinq  mille  citoyens  à  cette  ville  ont  presque 

"'  autant  exagéré  que  l'historien  Josèphe,  qui  comptait  douze  cent 

mille  âmes  dans  Jérusalem  pendant  le  siège.  Jérusalem  n'en  a 

jamais  pu  contenir  trente  mille. 

Lorsque  j'étais  à  Bruxelles-,  on  me  disait  que  la  ville  avait 
I  cinquante  mille   habitants  :  le   pensionnaire,  après  avoir  pris 

toutes  les  instructions  qu'il  pouvait,  m'avoua  qu'il  n'en  avait  pas 
trouvé  dix-sept  mille  ^ 

J'ai  fait  usage  de  la  règle  de  34  à  Genève  ;  elle  s'est  trouvée  un 
peu  trop  forte.  On  compte  dans  Genève  environ  vingt-cinq  mille 
habitants;  il  y  naît  environ  sept  cent  soixante-quinze  enfants, 
année  commune  :  or  775  multiplié  par  34  donne  2G,350. 

La  règle  de  33  donnerait  25,575  têtes  à  Genève'.  Cela  posé, 
monsieur,  il  paraît  évident  qu'il  y  a  tout  au  plus  vingt  mille  per- 
sonnes à  Clermont,  et  ce  nombre  ne  doit  pas  vous  paraître  extraor- 
dinaire; les  hommes  ne  peuplent  pas  comme  le  prétendent  ceux  ^ 
qui  nous  disent  froidement  qu'après  le  déluge  il  y  avait  des  mil- 

1.  II  est  question  de  six  cent  trois  mille  cinq  cent  cinquante  dans  le  chapitre  i*^*" 
des  Nombres,  verset  iti. 

2.  En  1710,  t7H.  et  1742. 

3.  En  1824,  on  comptait  cent  douze  mille  habitants  à  Bruxelles.  (Cl.) 

4.  C'était  ce  nombre  d'habitants  que  des  hommes  bien  informés  comptaient 
encore  à  Genève  en  1823.  (Cl.) 

"  5.  Le  père  Petau;  voyez  tome  XX VII,  page  73. 


ANNÉE    17o7.  269 

lions  d'hommes  sur  la  terre.  Les  enfants  ne  se  font  pas  à  coups  de 
plume,  et  il  faut  des  circonstances  fort  heureuses  pour  que  la 
population  augmente  d'un  vingtième  en  cent  années.  Un  dénom- 
brement fait  en  1718,  probablement  très-fautif,  ne  donne  à  Cler- 
mont  que  l,32Zi  feux;  si  on  comptait  (en  exagérant)  dix  per- 
sonnes par  feu,  ce  neseraitquel3,2/(0tétcs;etsi,  depuis  ce  temps, 
le  nombre  en  était  monté  à  vingt  mille,  ce  serait  un  progrès 
dont  il  n'y  a  guère  d'exemples.  Il  vaut  mieux  croire  que  l'auteur 
du  dénombrement  des  feux  s'est  trompé  ;  mais,  quand  même  il 
se  serait  trompé  de  moitié,  quand  même  il  y  aurait  eu  le  double  de 
feux  qu'il  suppose,  c'est-à-dire  2,648,  jamais  on  ne  compte  que 
cinq  à  six  habitants  par  feu  ;  mettons-en  six  :  il  y  aurait  eu 
15,888  habitants  à  Clermont;  et,  depuis  ce  temps,  le  nombre  se 
serait  accru  jusqu'à  vingt  mille  par  une  administration  heureuse, 
et  par  des  événements  que  j'ignore. 

Tout  concourt  donc,  monsieur,  à  persuader  que  Clermont 
ne  contient  en  effet  que  vingt  mille  habitants  ;  s'il  s'en  trouvait 
quarante  mille  sur  environ  588  baptêmes  par  an,  ce  serait  un 
prodige  unique  dont  je  ne  pourrais  demander  la  raison  qu'à  vos 
lumières. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  mes  faibles  connaissances  me  per- 
mettent de  répondre  à  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré.  Cette 
lettre  me  fait  voir  quelle  est  votre  exactitude  et  votre  sage  appli- 
cation dans  votre  gouvernement;  elle  me  remplit  d'estime  pour 
vous,  monsieur  ;  et  ce  n'est  que  par  pure  obéissance  à  vos  ordres 
que  je  vous  ai  exposé  mes  idées,  que  je  dois  en  tout  soumettre 
aux  vôtres.  Vous  êtes  à  portée  de  faire  une  opération  beaucoup 
plus  juste  que  ma  règle.  On  vient,  dans  toute  l'étendue  de  la 
domination  de  Berne,  d'envoyer  dans  chaque  maison  compter  le 
nombre  des  maîtres,  des  domestiques,  et  même  des  chevaux.  Il 
est  vrai  qu'on  s'en  rapporte  à  la  bonne  foi  de  chaque  particulier, 
dans  le  seul  pays  de  l'Europe  où  l'on  ne  paye  pas  la  moindre 
taxe  au  souverain,  et  où  cependant  le  souverain  est  très-riche. 
Mais,  sous  une  administration  telle  que  la  vôtre,  quel  particulier 
pourrait  déranger,  par  sa  réticence,  une  opération  utile  qui  ne 
tend  qu'à  faire  connaître  le  nombre  des  habitants,  et  à  leur  pro- 
curer des  secours  dans  le  besoin  ? 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  respectueuse  estime,  etc. 

Voltaire, 


270  CURKLSl'O-NDANCli. 

3i23.    —  A    -M.    LE    COMTE    D'A  R  G  E. M  AL. 

Aux  DL-lires,  F""  octobre. 

Je  ne  vous  ai  point  encore  parlé,  mon  divin  ange,  de  M.  et 
de  M'""  de  Montferrat',  qui  sont  venus  bravement  faire  inoculer 
leur  fils  unifine  à  Genève.  Ils  viennent  souvent  dîner  dans  mon 
petit  erniitagc,  où  ils  voient  des  gens  de  toutes  les  nations,  sans 
excepter  le  pays  d'xVlzire. 

Nous  avons  aux  portes  de  Genève  une  troupe  dans  laquelle  il 
y  a  quelques  acteurs  passables.  J'ai  eu  le  plaisir  de  voir  jouer 
L'Orphelin  de  la  Chine,  pour  la  première  fois  de  ma  vie.  J'ai,  dans 
plus  d'un  endroit,  souhaité  des  Clairon  et  des  Lekain  ;  mais  on 
ne  peut  tout  avoir.  C'est  vous,  mon  cher  et  respectable  ami,  que 
je  souhaite  toujours,  et  que  je  ne  vois  jamais.  Vous  m'allez  dire 
qu'après  avoir  vu  des  comédies  je  devrais  être  encouragé  à  en 
donner;  que  je  devrais  vous  envoyer  Fanime  dans  son  cadre  pour 
le  mois  de  novembre  ;  mais  je  vous  conjure  de  vous  rendre  aux 
raisons  que  j'ai  de  différer.  Empêchez,  je  vous  en  supplie,  qu'on 
ne  me  prodigue  à  Paris.  Ce  serait  actuellement  un  très-grand 
chagiin  pour  moi  d'être  livré  au  public.  Il  viendra  un  temps 
plus  favorable,  et  alors  vous  gratifierez  les  comédiens  de  cette 
Fanime,  quand  vous  la  jugerez  digne  de  paraître,  Nous  nous 
amuserons  ci  donner  des  essais  sur  notre  petit  théâtre  de  Lau- 
sanne, et  nous  vous  enverrons  ces  essais;  mais  point  de  Paris  à 
présent.  Comptez  que  ce  n'est  point  dégoût,  c'est  sagesse  :  car, 
en  vérité,  rien  n'est  si  sage  que  de  s'amuser  paisiblement  de  ses 
travaux,  sans  les  exposer  aux  critiques  de  votre  parterre.  Je  vous 
supplie  instamment  de  me  mander  s'il  est  vrai  que  vous  ayez  à 
Paris  ou  à  la  cour  un  comte  de  Gotter  -,  grand-maréchal  de  la 
maison  du  roi  de  Prusse,  tout  fraîchement  débarqué,  pour  de- 
mander quelque  accommodement  qui  sera,  je  crois,  plus  difficile 
à  négocier  que  ne  l'a  été  funion  de  la  France  et  de  l'Autriche. 
Je  reçois  assez  souvent  des  lettres  du  roi  de  Prusse,  beaucoup 
plus  singulières,  beaucoup  plus  étranges  que  toute  sa  conduite 
avec  moi  depuis  vingt  années.  Je  vous  jure  que  la  chose  est 
curieuse.  Je  vois  tout  à  présent  avec  tranquillité.  Je  suis  heureux 

1.  La  niarf[uisc  de   Montforrat  est  la  dame  dont  le  nom  figure  en  tète  d'un 
madrigal  imprimé  dans  le  tome  X. 

2.  C'est  sans  doute  à  ce  comte  que  Voltaire  avait  adresse,  en  1753,  la  lettre 
2Gjtt. 


ANNÉE  1  757.  271 

au  pied  des  Alpes  ;  mais  je  n'y  serais  pas  si  l'envie  et  le  brigan- 
dage qui  régnent  à  Paris  dans  la  littérature  ne  m'avaient  arraché 
à  ma  patrie  et  à  vous.  Je  me  flatte  que  M'""  d'Argental  continue 
à  jouir  d'une  bonne  santé.  Je  vous  embrasse  tendrement,  mon 
cher  et  respectable  ami. 

3424.   —  A  M.   THIERIOT. 

Aux  Délices,  l"  octobre. 

Vraiment,  je  n'ai  point  eu  cette  lettre  que  vous  m'écrivîtes 
huit  jours  après  m'avoir  envoyé  les  Mémoires  de  Hubert.  Il  se 
perdit,  dans  ce  temps-là,  un  paquet  du  courrier  de  Lyon,  sans 
qu'on  ait  pu  jamais  savoir  ce  qu'il  est  devenu.  Les  amants  et  les 
banquiers  sont  ceux  qui  perdent  le  plus  à  ces  aventures.  Je  ne 
suis  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  je  regrette  fort  votre  lettre.  Nous 
avons  depuis  longtemps,  mon  ancien  ami,  celle  de  FécUrlc  au 
très-aimable  et  très-humain  conjuré  anglais  réfugié  ',  gouverneur 
de  Neufchâtel.  Je  vous  assure  que  j'en  reçois  de  beaucoup  plus 
singuhères  encore,  et  de  lui  et  de  sa  famille.  J'ai  vu  bien  des 
choses  extraordinaires  en  ma  vie  ;  je  n'en  ai  point  vu  qui  appro- 
chassent de  certaines  choses  qui  se  passent  et  que  je  ne  peux 
dire.  Ma  philosophie  s'afl'ermit  et  se  nourrit  de  toutes  ces  vicis- 
situdes. 

Vous  ai-je  mandé  que  M.  et  M""'  de  Montferrat  sont  venus  ici 
bravement  faire  inoculer  un  fils  unique  qu'ils  aiment  autant  que 
leur  propre  vie  ?  Mesdames  de  Paris,  voilà  de  beaux  exemples. 
M'^"  la  comtesse  de  Toulouse  ne  pleurerait  pas  aujourd'hui  M.  le 
duc  d'Antin^,  si  on  avait  eu  du  courage.  Un  fils  du  gouverneur 
du  Pérou,  qui  sort  de  mon  ermitage,  me  dit  qu'on  inocule  dans 
le  pays  d'Alzire.  Les  Parisiens  sont  vifs  et  tardifs. 

Ce  ne  sont  pas  les  auteurs  de  VEncijclopédie  qui  sont  tardifs  ; 
je  crois  le  septième  tome  imprimé,  et  je  l'attends  avec  impa- 
tence.  La  cour  de  Pétersbourg  n'est  pas  si  prompte  ;  elle  m'envoie 
toutes  les  archives  de  Pierre  le  Grand.  Je  n'ai  reçu  que  le  recueil 
de  tous  les  plans,  et  un  des  médaillons  d'or  grands  comme  des 
patènes. 

Je  vous  assure  que  je  suis  bien  flatté  que  les  descendants  des 

i.  Lord  Keith,  appelé  aussi  milorcl  Maréchal. 

2.  Louis  de  Pardaillan  de  Gondrin,  dernier  duc  d'Antin,  né  en  1727,  mort  en 
Allemagne  en  1757  ;  petit-fils  et  filleul  de  M"^*  de  Gondrin,  à  laquelle  est  adressée 
une  épître;  voyez  tome  X. 


272  CORRESPONDANCl-. 

Lisois  soient  contents  de  ce  qui  m'est  échappé,  par-ci  par-là, 
sur  leur  respectable  maison.  Nous  autres  badauds  de  Paris,  nous 
devons  rliérir  les  Montmorency  par-dessus  toutes  les  maisons  du 
royaume.  Ils  ont  été  nos  défenseurs  nés;  ils  étaient  les  premiers 
seigneurs,  sans  contredit,  de  notre  Ile-de-France,  les  premiers 
officiers  de  nos  rois,  et,  presque  en  tout  temps,  les  chefs  de  la 
gendarmerie  royale.  Ils  sont  aux  autres  maisons  ce  qu'une  belle 
dame  de  Paris  est  à  une  belle  dame  de  province  ;  et,  en  qualité 
de  Parisien  et  de  barbouilleur  de  papier,  j'ai  toujours  eu  ce  nom 
en  vénération.  Ce  serait  bien  autre  chose  si  je  voyais  la  beauté 
près  de  laquelle  vous  avez  le  bonheur  de  vivre. 

Quel  est  donc  ce  paquet  que  vous  m'envoyez  contre-signe 
Bouret?  Je  voudrais  bien  que  ce  fût  un  paquet  russe  :  car  j'ai 
actuellement  plus  de  correspondance  avec  la  grande  Permie  et 
Arcliangcl  qu'avec  Paris.  Est-il  vrai  que  M.  Bouret  n'a  plus  le 
portefeuille  des  fermes  générales,  et  qu'il  est  réduit  à  ne  plus 
songer  qu'à  son  plaisir?  Bonsoir;  je  vous  quitte  pour  aller 
planter. 

Mais  planter  à  cet  âge  ! 

Disaient  trois  jouvenceaux,  enfants  du  voisinage  ; 
Assurément  il  radotait^. 

Au  moins,  je  radote  heureusement;  et  je  finis  plus  tranquil- 
lement que  je  n'ai  commencé.  Vale,  amice. 

Le  Suisse  V. 


3425.  —  A  FRÉDÉRIC   II,    ROI   DE  PRUSSE. 

Octobre  1757. 

Sire,  ne  vous  effrayez  pas  d'une  longue  lettre,  qui  est  la  seule 
chose  qui  puisse  vous  effrayer. 

J'ai  été  reçu  chez  Votre  Majesté  avec  des  bontés  sans  nombre  ; 
je  vous  ai  appartenu,  mon  cœur  vous  appartiendra  toujours.  Ma 
vieillesse  m'a  laissé  toute  ma  vivacité  pour  ce  qui  vous  regarde, 
en  la  diminuant  pour  tout  le  reste.  J'ignore  encore,  dans  ma  re- 
traite paisible,  si  Votre  Majesté  a  été  à  la  rencontre  du  corps 
d'armée  de  M,  de  Soubise,  et  si  elle  s'est  signalée  par  de  nou- 
veaux succès.  Je  suis  peu  au  fait  de  la  situation  présente  des 
affaires;  je  vois  seulement  qu'avec  la  valeur  de  Charles  XII,  et 

1.  Le  Vieillard  et  les  Trois  Jeunes  Hommes;  Fables  de  La  Fontaine,  XI,  viii. 


ANNÉE    l7o7.  273 

avec  un  esprit  bien  supérieur  au  sien,  vous  vous  trouvez  avoir 
plus  d'ennemis  à  combattre  qu'il  n'en  eut,  quand  il  revint  à  Stral- 
sund  ;  mais  il  y  a  une  chose  bien  sûre,  c'est  que  vous  aurez  plus 
de  réputation  que  lui  dans  la  postérité,  parce  que  vous  avez 
remporté  autant  de  victoires  sur  des  ennemis  plus  aguerris  que 
les  siens,  et  que  vous  avez  fait  à  vos  sujets  tous  les  biens  qu'il 
n'a  pas  faits,  en  ranimant  les  arts,  en  fondant  des  colonies,  en 
embellissant  les  villes.  Je  mets  à  part  d'autres  talents  aussi  supé- 
rieurs que  rares,  qui  auraient  suffi  à  vous  immortaliser.  Vos 
plus  grands  ennemis  ne  peuvent  vous  ôter  aucun  de  ces  mérites  : 
votre  gloire  est  donc  absolument  hors  d'atteinte.  Peut-être  cette 
gloire  est-elle  actuellement  augmentée  par  quelque  victoire  ;  mais 
nul  malheur  ne  vous  l'ôtera.  Ne  perdez  jamais  de  vue  cette  idée, 
je  vous  en  conjure. 

Il  s'agit  à  présent  de  votre  bonheur;  je  ne  parlerai  pas  au- 
jourd'hui des  Treize-Cantons.  Je  m'étais  livré  au  plaisir  de  dire 
à  Votre  Majesté  combien  elle  est  aimée  dans  le  pays  que  j'habite  ; 
mais  je  sais  qu'en  France  elle  a  beaucoup  de  partisans  :  je  sais 
très-positivement  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui  désirent  le  maintien 
de  la  balance  que  vos  victoires  avaient  établie.  Je  me  borne  à 
vous  dire  des  vérités  simples,  sans  oser  me  mêler,  en  aucune 
façon,  de  politique:  cela  ne  m'appartient  pas.  Permettez-moi  seu- 
lement de  penser  que  si  la  fortune  vous  était  entièrement  con- 
traire, vous  trouveriez  une  ressource  dans  la  France,  garante  de 
tant  de  traités  ;  que  vos  lumières  et  votre  esprit  vous  ménage- 
raient cette  ressource;  qu'il  vous  resterait  toujours  assez  d'États 
pour  tenir  un  rang  très-considérable  dans  l'Europe;  que  le  Grand- 
Électeur,  votre  bisaïeul,  n'en  a  pas  été  moins  respecté  pour 
avoir  cédé  quelques-unes  de  ses  conquêtes.  Permettez-moi,  en- 
core une  fois,  de  penser  ainsi  eu  vous  soumettant  mes  pensées. 
Les  Caton  et  les  Othon,  dont  Votre  Majesté  trouve  la  mort  belle, 
n'avaient  guère  autre  chose  à  faire  qu'à  servir  ou  qu'à  mourir  ; 
encore  Othon  n'était-il  pas  stjr  qu'on  l'eût  laissé  vivre  :  il  prévint, 
par  une  mort  volontaire,  celle  qu'on  lui  eût  fait  souffrir.  Nos 
mœurs  et  votre  situation  sont  bien  loin  d'exiger  un  tel  parti  ;  en 
un  mot,  votre  vie  est  très-nécessaire  :  vous  sentez  combien  elle 
est  chère  à  une  nombreuse  famille,  et  à  tous  ceux  qui  ont  l'hon- 
neur de  vous  approcher.  Vous  savez  que  les  affaires  de  l'Europe 
ne  sont  jamais  longtemps  dans  la  même  assiette,  et  que  c'est  un 
devoir  pour  un  homme  tel  que  vous  de  se  réserver  aux  événe- 
ments. J'ose  vous  dire  bien  plus  :  croyez-moi,  si  votre  courage 
vous  portait  à  cette  extrémité  héroïque,  elle  ne  serait  pas  approu- 

30.  —  Cor.r.ESPONDANCE.  VII.  18 


?74  C (J R U L S l' U .\  U A SCE. 

vc'C,  VOS  partisans  la  condainiicraient,  et  vos  ennemis  en  triom- 
pheraient. Sonf^ez  encore  aux  outrages  que  la  nation  fanatique 
des  l)i,u:ots  forait  à  votre  UK-moiro.  Voilci  tout  le  prix  que  votre 
nom  recueillerait  d'une  mort  \olontaire,  et,  en  vérité,  il  ne  fau- 
drait pas  donner  à  ces  lâches  ennemis  du  genre  humain  le  plai- 
sir d'insulter  à  votre  nom  si  respectable. 

i\e  vous  ofr(Misez  pas  de  la  liix'rté  avec  laquelle  vous  parle  un 
vieillard  qui  vous  a  toujours  révéré  et  aimé,  et  qui  croit,  d'après 
une  longue  expérience,  qu'on  peut  tirer  de  très-grands  avantages 
du  malheur.  Mais  heureusement  nous  sommes  très-loin  de  vous 
voir  réduit  à  des  extrémités  si  funestes,  et  j'attends  tout  de  votre 
courage  et  de  votre  esprit,  hors  le  parti  malheureux  que  ce 
même  courage  peut  me  faire  craindre.  Ce  sera  une  consolation 
|)Our  moi,  en  quittant  la  vie,  de  laisser  sur  la  terre  un  roi  philo- 
sophe. 

3426.  —   A  l'IlÉDtr.K:  II,    I!  01   DE    PRUSSE. 

Octobre. 

Sire,  votre  Èfntrc^  d'Erfurt  est  pleine  de  morceaux  admirables 
et  louchants.  Il  y  aura  toujours  de  très-belles  choses  dans  ce 
ouc  vous  ferez,  et  dans  ce  que  vous  écrirez.  Souffrez  que  je  vous 
dise  ce  que  j'ai  écrit  à  Son  Altesse  royale  votre  digne  sœur,  que 
cette  Épître  fera  verser  des  larmes  si  vous  n'y  parlez  pas  des  vôtres. 
Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  discuter  avec  Votre  Majesté  ce  qui  peut 
perfectionner  ce  monument  d'une  grande  ùme  et  d'un  grand 
génie;  il  s'agit  de  vous  et  de  l'intérêt  de  toute  la  saine  partie  du 
genre  humain,  que  la  philosophie  attache  à  votre  gloire  et  à  votre 
conservation. 

Vous  voulez  mourir;  je  ne  vous  parle  pas  ici  de  l'horreur 
douloureuse  que  ce  dessein  m'inspire.  Je  vous  conjure  de  soup- 
çonner au  moins  que,  du  haut  rang  où  vous  êtes,  vous  ne  pou- 
vez guère  voir  quelle  est  l'opinion  des  hommes,  quel  est  l'esprit 
du  temps.  Comme  roi,  on  ne  vous  le  dit  pas;  comme  philosophe 
et  comme  grand  homme,  vous  ne  voyez  que  les  exemples  des 
gi'ands  hommes  de  l'antiquité.  Vous  aimez  la  gloire,  vous  la 
mettez  aujourd'hui  à  mourir  d'une  manière  que  les  autres 
hommes  choisissent  rarement,  et  qu'aucun  des  souverains  de 
l'Europe  n'a  jamais  imaginée,  depuis  la  chute  de  l'empire  romain. 
Mais,  hélas  !  sire,  en  aimant  tant  la  gloire,  comment  pouvez-vous 

i.  Adressée  au  marquis  d'Argons  le  •23  septembre.  Voltaire  en  donne  un  extrait 
de  (juatre-vingt-six  vers  dans  ses  Mémoires. 


ANNÉE    4  7  57.  275 

VOUS  obstiner  à  un  projet  qui  vous  la  fera  perdre?  Je  vous  ai 
déjà  représenté  la  douleur  de  vos  amis,  le  triomphe  de  vos  en- 
nemis, et  les  insultes  d'un  certain  genre  d'hommes  qui  mettra 
lâchement  son  devoir  à  flétrir  une  action  généreuse. 

J'ajoute,  car  voici  le  temps  de  tout  dire,  que  personne  ne 
vous  regardera  comme  le  martyr  de  la  liberté.  Il  faut  se  rendre 
justice;  vous  savez  dans  combien  de  cours  on  s'opiniàtre  à  re- 
garder votre  entrée  en  Saxe  comme  une  infraction  du  droit  des 
gens.  Que  dira-t-on  dans  ces  cours?  Que  vous  avez  vengé  sur 
vous-même  cette  invasion  ;  que  vous  n'avez  pas  pu  résister  au 
chagrin  de  ne  pas  donner  la  loi.  On  vous  accusera  d'un  déses- 
poir prématuré,  quand  on  saura  que  vous  avez  pris  cette  résolu- 
tion funeste  dans  Erfurt,  quand  vous  étiez  encore  maître  de  la 
Silésie  et  de  la  Saxe.  On  commentera  votre  Épitre  d'Erfurt;  on  en 
fera  une  critique  injurieuse;  on  sera  injuste,  mais  votre  nom  en 
soulfrira. 

Tout  ce  que  je  représente  à  Votre  Majesté  est  la  vérité  même. 
Celui  que  j'ai  appelé  le  Salomon  du  Nord  s'en  dit  davantage  dans 
le  fond  de  son  cœur. 

Il  sent  qu'en  effet,  s'il  prend  ce  funeste  parti,  il  y  cherche  un 
honneur  dont  pourtant  il  ne  jouira  pas.  Il  sent  qu'il  ne  veut  pas 
être  humilié  par  des  ennemis  personnels  ;  il  entre  donc  dans  ce 
triste  parti  de  l'amour-propre  du  désespoir.  Écoutez  contre  ces 
sentiments  votre  raison  supérieure  ;  elle  vous  dit  que  vous  n'êtes 
point  humilié,  et  que  vous  ne  pouvez  l'être  ;  elle  vous  dit  qu'étant 
homme  comme  un  autre,  il  vous  restera  (quelque  chose  qui 
arrive)  tout  ce  qui  peut  rendre  les  autres  hommes  heureux: 
biens,  dignités,  amis.  Un  homme  qui  n'est  que  roi  peut  se  croire 
très-infortuné  quand  il  perd  des  États  ;  mais  un  philosophe  peut 
se  passer  d'États.  Encore,  sans  que  je  me  mêle  en  aucune  façon 
de  politique,  je  ne  peux  croire  qu'il  ne  vous  en  restera  pas  assez 
pour  être  toujours  un  souverain  considérable.  Si  vous  aimiez 
mieux  mépriser  toute  grandeur,  comme  ont  fait  Charles-Quint, 
la  reine  Christine,  le  roi  Casimir,  et  tant  d'autres,  vous  soutien- 
driez ce  personnage  mieux  qu'eux  tous;  et  ce  serait  pour  vous 
une  grandeur  nouvelle.  Enfin  tous  les  partis  peuvent  convenir, 
hors  le  parti  odieux  et  déplorable  que  vous  voulez  prendre. 
Serait-ce  la  peine  d'être  philosophe,  si  vous  ne  saviez  pas  vivre 
eu  homme  privé,  ou  si,  en  demeurant  souverain,  vous  ne  saviez 
pas  supporter  l'adversité  ? 

Je  n'ai  d'intérêt  dans  tout  ce  que  je  dis  que  le  bien  public  et 
le  vôtre.  Je  suis  bientôt  dans  ma  soixante  et  cinquième  année, 


2!76  c()Kiii:>i"oM)A.\(:i:. 

je  suis  ué  inlinnc  ;  je  n'ai  qu'un  niomcnl  à  vivre  ;  j'ai  été  bien 
malheureux,  vous  le  savez  ;  mais  je  mourrais  heureux,  si  je  vous 

hiissais  sur  la  torro  motlant  on  |)rnlir|U('  ce  que  vous  avez  si  sou- 
vent écrit. 

3427.  —  A  M.   DAllGET. 

Aux  Délices,  5  octobre  17ô7. 

JJénis  soient  les  ilusses,  qui  m'ont  procuré  une  de  vos  lettres, 
mon  cher  monsieur!  Vous  êtes  un  homme  charmant;  on  voit 
bien  que  vous  n'abandonnez  pas  vos  amis  au  besoin.  Mais  com- 
ment l'écrit,  que  vous  avez  la  bonté  de  m'envoyer,  vous  est-il 
parvenu?  Savez-vous  bien  que  c'est  pour  moi  que  le  roi  de 
Prusse  avait  bien  voulu  faire  rédiger  ce  mémoire?  11  est  parmi 
mes  paperasses  depuis  1738,  et  j'en  ai  même  fait  usage  dans  les 
dernières  éditions  de  la  Vie  de  Charles  XII.  Je  l'ai  négligé  depuis 
comme  un  échafaudage  dont  on  n'a  plus  besoin.  J'en  avais  même 
égaré  une  partie,  et  vous  avez  la  bonté  de  m'en  faire  parvenir  une 
copie  entière  dans  le  temps  qu'il  peut  m'être  plus  utile  que 
jamais.  Il  est  vrai  que  l'impératrice  de  Russie  a  paru  souhaiter 
que  je  travaillasse  à  riiistoire  du  règne  de  son  père,  et  que  je 
donnasse  au  public  un  détail  de  cette  création  nouvelle.  La  plu- 
part des  choses  que  M.  de  Vokenrodt  a  dites  étaient  vraies  autre- 
fois, et  ne  le  sont  plus.  Pétersbourg  n'était  autrefois  qu'un  amas 
irrégulier  de  maisons  de  bois;  c'est  à  présent  une  ville  plus  belle 
que  Berlin,  peuplée  de  trois  cent  mille  hommes;  tout  s'est  per- 
fectionné à  peu  près  dans  cette  proportion.  Le  czar  a  créé,  et  ses 
successeurs  ont  achevé.  On  m'envoie  toutes  les  archives  de 
Pierre  le  Grand.  Mon  intention  n'est  pas  de  dire  combien  il  y 
avait  de  vessies  de  cochon  à  la  fête  des  cardinaux  qu'il  célébrait 
tous  les  ans,  ni  combien  de  verres  d'eau-de-vie  il  faisait  boire 
aux  filles  d'honneur  à  leur  déjeuner,  mais  tout  ce  qu'il  a  fait  pour 
le  bien  du  genre  humain  dans  l'étendue  de  deux  mille  lieues  de 
|)ays.  Aous  ne  nous  attendions  pas,  mon  cher  ami,  quand  nous 
étions  à  Potsdaui,  que  les  Russes  viendraient  à  Kœnigsberg  avec 
cent  pièces  de  gros  canon,  et  que  M.  de  Richelieu  serait  dans  le 
môme  temps  aux  portes  de  Magdebourg.  Ce  qui  pourra  peut-être 
encore  vous  étonner,  c'est  que  le  roi  de  Prusse  m'écrive  aujour- 
d'hui, et  que  je  sois  occupé  à  le  consoler.  Nous  voilà  tous  épar- 
pillés. Vous  souvenez-vous  qu'entre  vous  et  Algarotti  c'était  à  qui 
décamperait  le  premier?  Mais  que  devient  votre  fils?  est-il  tou- 
jours là?  ou  bien  avez-vous  la  consolation  de  le  voir  auprès  de 


ANNÉE   1757.  277 

VOUS?  Je  vous  serais  très-obligé  de  m'en  instruire.  J'aime  encore 
mieux  des  mémoires  sur  ce  qui  vous  regarde  que  sur  l'empire 
de  Russie  ;  cependant,  puisque  vous  avez  encore  quelques  anec- 
dotes sur  ce  pays-là,  je  vous  serai  aussi  fort  obligé  de  vouloir 
bien  m'en  faire  part.  J'ai  reçu  votre  paquet  contre-sigué  Bouret  : 
cette  voie  est  prompte  et  sûre.  Je  m'amuserai  dans  ma  douce 
retraite  avec  l'empire  de  Russie,  et  je  verrai  en  philosophe  les 
révolutions  de  l'Allemagne,  tandis  que  vous  formerez  de  bons 
officiers  dans  l'École  militaire.  M.  Duverney  doit  être  déjà  bien 
satisfait  des  succès  de  cet  établissement,  par  lequel  il  s'immor- 
talise. Il  faut  qu'il  travaille  et  qu'il  soit  utile  jusqu'au  dernier 
moment  de  sa  vie.  Je  me  flatte  que  la  vôtre  est  heureuse ,  que 
votre  emploi  vous  laisse  du  loisir,  et  que  vous  ne  vous  repentez 
pas  d'avoir  quitté  les  bords  de  la  Sprée.  Il  ne  reste  plus  là  que  ce 
pauvre  d'Argens;  je  le  plains,  mais  je  plains  encore  plus  son 
maître.  Mon  jardin  est  beaucoup  plus  agréable  que  celui  de 
Potsdam,  et  heureusement  on  n'y  fait  point  de  parade.  Je  me 
laisse  aller,  comme  je  peux,  au  plaisir  de  m'entretenir  avec  vous 
sans  beaucoup  de  suite,  mais  avec  le  plaisir  qu'on  sent  à  causer 
avec  son  compatriote  et  son  ami.  Il  me  semble  que  nous  nous 
retrouvons;  je  crois  vous  voir  et  vous  entendre.  Conservez  votre 
amitié  au  Suisse  Voltaire. 

3428.  —  A   M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  5  octobre. 

Voilà  qui  est  plaisant,  mon  cher  ange!  M.  Darget  m'envoie 
un  manuscrit  *  que  le  roi  de  Prusse  fit  rédiger  pour  moi,  il  y  a 
près  de  vingt  ans,  et  dont  j'ai  déjà  fait  usage  dans  les  dernières 
éditions  de  Charles  XII.  Je  ne  lui  en  suis  pas  moins  obligé.  Il  me 
promet  quelques  autres  anecdotes  que  je  ne  connais  pas.  C'est 
donc  vous  qui  vous  mettez  à  favoriser  l'histoire,  et  qui  faites  des 
infidélités  au  tripot?  Je  vous  renouvelle  la  prière  que  je  vou^  ai 
faite  par  ma  précédente  ;  et  cette  prière  est  d'attendre.  Laissons 
Iphigcnie  en  Crimée  -  reparaître  avec  tous  ses  avantages  ;  ne  nous 
présentons  que  dans  les  temps  de  disette  ;  ne  nous  prodiguons 
point,  il  faut  qu'on  nous  désire  un  peu.  Eh  bien  !  ce  M.  de  Gotter 

i.  Voyez  la  lettre  790  de  Frédéric  à  Voltaire,  du  13  novembre  1737;  il  y  est 
question  d'une  histoire  manuscrite  du  czar. 

2.  Iphifjénie  en  Tauride,  dont  la  reprise  eut  lieu,  à  la  Comédie  française,  dans 
la  première  quinzaine  de  décembre  1757. 


278  coui{i:si'umjam.i-:. 

est-il  à  Paris,  cummc  on  Je  dit?  Personne  ne  m'en  parle,  et  je 
suis  bien  curieux.  Je  voudrais  vous  écrire  quatre  pages,  et  je 
finis  parce  que  la  poste  part.  Nous  faisons  ici  des  mariages; 
nous  rendons  service,  M""  Denis  et  moi,  à  notre  petit  pays  roman, 
et  nous  allons  jouer  en  trois  actes  la  Femme  qui  a  raison^. 
Mille  tendres  respects. 

3429.  —  DE    MADA:\1E    LA   MARGRAVE   DE   BAIREUTH. 

Le  8  octobre. 

Vos  lettres  me  sont  toutes  liien  juirvomies.  L'agitation  de  mon  esprit  a 
si  fort  accablé  mon  corps  que  je  n'ai  pu  vous  répondre  plus  lot.  Je  suis 
surprise  que  vous  soyez  étonné  de  notre  désespoir.  11  faut  que  les  nouvelles 
soient  bien  rares  dans  vos  cantons,  puisque  vous  ignorez  ce  qui  se  passe 
dans  le  monde.  J'avais  dessein  de  vous  faire  une  relation  détaillée  de  l'en- 
chaînement de  nos  malheurs.  Ma  faiblesse  y  a  mis  obstacle.  Je  ne  vous  la 
ferai  que  très-abrégée.  La  bataille  de  Kollin  était  déjà  gagnée,  et  les  Prus- 
siens étaient  les  maîtres  du  champ  de  bataille,  sur  la  m.ontagne,  à  l'aile 
droite  des  ennemis,  lorsqu'un  ceitain  mauvais  génie-,  que  vous  n'aimez 
point,  s'avisa,  contre  les  ordres  exprès  qu'il  avait  reçus  du  roi,  d'attaquer 
le  corps  de  bataille  autrichien;  ce  qui  causa  un  grand  intervalle  entre  l'aile 
gauche  prussienne,  qui  était  victorieuse,  et  ce  corps.  Il  empêcha  aussi  que 
cette  aile  fût  soutenue.  Le  roi  boucha  le  vide  avec  deux  régiments  de  cava- 
lerie. Une  décharge  de  canons  à  cartouches  les  fit  reculer  et  fuir.  Les  Autri- 
chiens, qui  avaient  eu  le  temps  de  se  reconnaître,  tombèrent  en  flanc  et  à 
dos  sur  les  Prussiens.  Le  roi,  malgré  son  habileté  et  ses  peines,  ne  put 
remédier  au  désordre.  Il  fut  en  danger  d'être  pris  ou  tué.  Le  premier  batail- 
lon des  gardes  à  pied  lui  donna  le  temps  de  se  retirer,  en  se  jetant  devant 
lui.  11  vit  massacrer  ces  braves  gens,  qui  périrent  tous,  à  la  réserve  de  deux 
cents,  après  avoir  fait  une  cruelle  boucherie  des  ennemis.  Le  blocus  de 
Prague  fui  levé  le  lendemain  ^.  Le  roi  forma  deux  armées;  il  donna  le  com- 
mandement de  l'une  à  mon  frère  de  Prusse*,  et  garda  l'autre.  Il  tira  un 
cordon  depuis  Lissa  jusqu'à  Leutmeritz,  oij  il  posa  son  camp.  La  désertion 
se  mit  dans  son  armée.  De  près  de  trente  mille  Saxons,  à  peine  il  en  resta 
deux  à  trois  mille.  Le  roi  avait  en  face  l'armée  de  Nadasli  ;  mon  frère,  qui 
était  à  Lissa,  celle  de  Daun.  IMon  fière  tirait  ses  vivres  de  Zittau;  le  roi, 
du  magasin  de  Leutmeritz.  Daun  passa  l'Elbe,  et  déroba  une  marche  au 


1.  Comédie  do  Voltaire;  voj'cz  tome  IV,  page  573. 

2.  On  ne  sait  si  la  margrave  fait  allusion  ici  à  ([uclque  manœuvre  imprudente 
du  prince  Maurice  d'Anhalt,  nommé  vers  la  fin  de  cette  lettre,  ou  à  Sa  sacrée 
Majeslr  le  Hasard,  dont  Voltaire  parle  à  Frédéric  II  au  commencement  de  sa 
lettre  du  30  mars  17ô9.  (Cl.) 

3.  Le  19  juin  17o7. 

'i.  Angustc-Guillaume,  mort  en  juin  17ô8. 


ANNÉE    1757.  279 

prince  de  Prusse.  Il  prit  Gabei,  où  étaient  quatre  bataillons  prussiens,  et 
marcha  à  Zitlau.  Le  prince  décampa  pour  aller  au  secours  de  cette  ville.  Il 
perdit  les  équipages  et  les  pontons,  les  voitures  étant  trop  larges  et  ne  pou- 
vant passerpar  les  chemins  étroits  des  montagnes.  Il  arrivaà  temps  poursiiuver 
la  garnison,  et  une  partie  du  magasin.  Le  roi  fut  obligé  de  rentrer  en  Saxe. 
Les  deux  armées  combinées  campèrent  à  Bautzen  et  Bernstadt;  celle  des 
Autrichiens,  entre  Gorlitz  et  Schonaw,  dans  un  poste  inattaquable.  Le  17  de 
septembre,  le  roi  marcha  à  l'ennemi  pour  tâcher  de  s'emparer  de  Gorlitz. 
Les  deux  armées  en  présence  se  canonnèrent  sans  effet;  mais  les  Prussiens 
parvinrent  à  leur  but,  et  prirent  Gorlitz.  Ils  se  campèrent  alors  depuis  Bern- 
stadt, sur  les  hauteurs  de  Jauernick,  jusqu'à  la  Neiss,  où  le  corps  du  géné- 
ral Winterfeld  commençait,  s'étendant  jusqu'à  Radomeritz.  L'armée  du 
prince  de  Soubise,  combinée  avec  celle  de  l'empire,  s'était  avancée  jusqu'à 
Erfurt.  Elle  pouvait  couper  l'Elbe,  en  se  postant  à  Leipsick,  ce  qui  aurait 
rendu  la  position  du  roi  fort  dangereuse.  Il  quitta  donc  l'armée,  dont  il 
donna  le  commandement  au  prince  de  Bevern,  et  marcha  avec  beaucoup  de 
précipitation  et  de  secret  sur  Erfurt^.  Il  faillit  à  surprendre  l'armée  de 
r^mpire;  mais  ces  troupes  craintives  s'enfuirent  en  désordre  dans  les  défi- 
lés impénétrables  de  la  Thuringe,  derrière  Eisenach.  Le  prince  de  Soubise, 
trop  faible  pour  s'opposer  aux  Prussiens,  s'y  était  déjà  retiré.  Ce  fut  à  Erfurt, 
et  ensuite  à  Naumbourg,  où  le  destin  déchaîna  ses  flèches  empoisonnées 
contre  le  roi  II  apprit  l'indigne  traiié-  conclu  p;ir  le  duc  de  Cumberland, 
la  marche  du  duc  de  Richelieu,  la  mort  et  la  défaite  de  Winterfeld^,  qui 
fut  attaqué  par  tout  le  corps  de  Nadasti,  consistant  en  vingt-quatre  mille 
hommes,  et  n'en  ayant  que  six  mille  pour  se  défendre;  l'entrée  des  Autri- 
chiens en  Silésie,  et  celle  des  Suédois  dans  l'Ucker-Marck^,  où  ils  sem- 
blaient prendre  la  route  de  Berlin.  Joignez  à  cela  la  Prusse,  depuis  3Iemmel 
jusqu'à  Kœnigsberg,  réduite  en  un  vaste  désert  :  voilà  un  échantillon  de  nos 
infortunes.  Depuis,  les  Autrichiens  se  sont  avancés  jusqu'à  Breslau  L'habile 
conduite  du  prince  de  Bevern  les  a  empêchés  d'y  mettre  le  siège.  Ils  sont 
présentement  occupés  à  celui  de  Schweidnitz.  Un  de  leurs  partis,  de  quatre 
mille  hommes,  a  tiré  des  contributions  de  Berlin  même.  L'arrivée  du  prince 
Maurice^  leur  a  fait  vider  le  pays  du  roi.  Dans  ce  moment,  on  vient  me  dire 
que  Leipsick 6  est  bloqué;  mon  frère  de  Prusse  y  est  fort  malade;  le  roi  est 
à  Torgau;  jugez  de  mes  inquiétudes  et  de  mes  douleurs;  à  peine  suis-je  en 
état  de  finir  cette  lettre.  Je  tremble  pour  le  roi,  et  qu'il  ne  prenne  quelque 


1.  Ce  fut  à  Erfurt  que  Frédéric  composa  son  Éj;//cc  au  marquis  d'Argen-s,  citée- 
plus  haut. 

2.  Celui  du  8  septembre,  à  Closter-Sewen. 

3.  J.-Ch.  Winterfeld,  mort  le  7  septembre,  l'un  des  meilleurs  lieutenants  du 
roi  de  Prusse,  devenu  son  ami,  s'était  engagé  comme  simple  soldat  vers  172ô. 

4.  L'Ucker-Marck  (et  non  V ter-Marc)  était  autrefois  une  des  trois  Marches  de 
l'électorat  de  Brandebourg. 

5.  Maurice  d'Anhalt,  né  en  J7j'2  comme  le  roi  de  Prusse,  qui  le   fit  feld-maré- 
clial  de  ses  troupes;  mort  le  12  avril  1760.  —  Il  est  nommé  dans  la  lettre  3390. 

6.  Voyez  plus  bas  la  letti-e  3io9. 


280  COU  a  lis  POND  AN  CE. 

résolution  violente.  Adieu  ;  souliailez-uioi  la  mort,  c'est  ce  (|ui  pourra  m'ar- 
rivcr  de  plus  heureux. 

WlLII  i:  1 M  I  NE  . 


3430.   —   DK    FP.  K  DKIîK;  11,    IlOI  DK  PRUSSE  C 

(Buitstcdt)  9  octobre  17.57. 

Je  suis  homme,  il  suffit,  et  né  pour  la  souffrance; 
Aux  rigueurs  du  destin  j'oppose  ma  constance. 

.Mais  avec  ces  sentiments,  je  suis   bien  loin   de  condamner  Caton   et 
Olhon  ;  le  dernier  n'a  eu  de  beau  moment  en  sa  vie  que  celui  do  sa  mort. 

Croyez  que  si  j'étais  Voltaire, 

Et  particulier  comme  lui, 

Me  contentant  du  nécessaire, 
Je  verrais  voltiger  la  fortune  légère, 

Et  m'en  moquerais  aujourd'hui. 

Je  connais  l'ennui  des  honneurs, 
Le  fardeau  des  devoirs,  le  jargon  des  flatteurs, 

Ces  misères  de  toute  espèce, 

Et  ces  détails  de  petitesse 
Dont  il  faut  s'occuper  dans  le  sein  des  grandeurs. 

Je  méprise  la  vaine  gloire, 

Quoique  poëte  et  souverain. 
Quand  du  ciseau  fatal,  en  tranchant  mon  destin, 
Atropos  m'aura  vu  plongé  dans  la  nuit  noire, 

Qu'importe  l'honneur  incertain 
De  vivre  après  ma  mort  au  temple  dé  Mémoire? 
Un  instant  de  bonheur  vaut  mille  ans  dans  l'histoire. 

Nos  destins  sont-ils  donc  si  beau.v? 

Le  doux  plaisir  et  la  mollesse, 

La  vive  et  naïve  allégresse, 
Ont  toujours  fui  des  grands  la  pompe  et  les  travaux. 

Ainsi  la  fortune  volage 

I\'a  jamais  causé  mes  ennuis, 

Soit  qu'elle  me  flatte  ou  m'outrage, 

Je  dormirai  toutes  les  nuits 

En  lui  refusant  mon  hommage. 

Mais  notre  état  fait  notre  loi  ; 

Il  nous  oblige,  il  nous  engage 

A  mesurer  notre  courage 

Sur  ce  qu'exige  notre  emploi. 

Voltaire  dans  son  ermitage, 

Dans  un  pays  dont  l'héritage 

Est  son  antique  bonne  foi, 
Peut  s'adonner  on  paix  à  la  vertu  du  sage, 

1.  Il  paraît  que  cette  lettre  fut  longtemps  en  route;  Voltaire  n'y  répondit  que 
le  13  novembre,  vovez  n°  3449. 


ANNÉE    1757.  281 

Dont  Platon  nous  marqua  la  loi. 
Pour  moi,  menacé  du  naufrage, 
Je  dois,  en  affrontant  l'orage, 
Penser,  vivre,  et  mourir  en  roi. 

Fédéric^ 


3431.   —  DE   MADAME  LA  MARGRAVE   DE  BAIREUTH. 

Le  16  octobre. 

Accablée  par  les  maux  de  l'esprit  et  du  corps,  je  ne  puis  vous  écrire 
qu'une  petite  lettre.  Vous  en  trouverez  une  ci-jointe^  qui  vous  récompen- 
sera au  centuple  de  ma  brièveté.  Notre  situation  est  toujours  la  môme  :  un 
tombeau  fait  notre  point  de  vue.  Quoique  tout  semble  perdu,  il  nous  reste 
des  choses  qu'on  ne  pourra  nous  enlever  :  c'est  la  fermeté  et  les  sentiments 
du  cœur.  Soyez  persuade  de  notre  reconnaissance,  et  de  tous  les  sentiments 
que  vous  méritez  par  votre  attachement  et  votre  façon  de  penser,  digne 
d'un  vrai  philosophe. 

WiLHELMIA'E. 
3432.  —  A  M.    BERTRAND», 

PASTEUR    A    BERNE. 

Aux  Délices,  16  octobre. 

Mon  cher  ami,  votre  paquet  doit  être  à  Lausanne,  avec  celui 
de  M.  Polier  de  Bottens.  Je  lui  écris  pour  qu'il  vous  le  fasse 
tenir.  Vos  occupations  sont  tranquilles  et  agréables,  tandis  que 
le  mal  moral  et  le  mal  physique  inondent  la  terre.  On  croyait 
le  7,  à  Strasbourg,  qu'il  y  avait  eu  une  bataille,  et  on  craignait 
beaucoup,  parce  que  le  courrier  ordinaire  avait  manqué.  Tra- 
vaillez, mon  cher  ami,  sur  les  productions  merveilleuses  de  la 
terre.  Les  philosophes  examinent  avec  peine  ce  que  les  rois 
détruisent  si  aisément.  Sondez  la  nature  des  métaux,  qu'ils 
ravissent  ou  qu'ils  emploient  à  la  destruction.  Leur  cœur  et  ceux 
de  leurs  importants  esclaves  est  plus  dur  que  tous  les  miné- 
raux dont  vous  parlerez.  Mes  tendres  respects  à  M.  et  à  M""  de 
Freudenreich,  qui  ont,  ainsi  que  vous,  un  cœur  si  différent  de 
celui  des  princes. 


1.  Le  8  octobre,  Frédéric  écrivait  à  la  margrave  de  Baireuth  :  «  J'ai  ri  des 
exhortations  du  patriarche  Voltaire;  je  prends  la  liberté  de  vous  envoyer  ma 
réponse.  » 

2.  La  lettre  précédente. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


COUKESl'ONDANCE. 


3433.  —   A    M.    Vi: R.NES  i. 


A  Lausanne,  ce  18... 

Je  VOUS  remercie,  mon  cher  ami,  de  la  belle  catéchèse.  Je 
vous  prie  de  pousser  la  boulé  d'Ame  jusqu'à  dire  que  je  suis  très- 
content,  et  que  surtout  j'admire  la  modération  avec  laquelle  elle 
est  écrite. 

Je necroispasqu'avant Charles-Quint,  Krançoisl^et  Henri  VIII, 
on  ait  connu  une  balance  politique.  Le  premier  modèle  de  cette 
balance  peut  se  trouver  en  Grèce,  dans  les  guerres  des  Athéniens, 
des  Spartiates  et  des  Thébains.  Mais  ce  système  ne  sortit  point  de 
la  Grèce,  et  il  ne  paraît  pas  qu'on  l'ait  suivi  contre  les  Romains, 
qui  mangèrent  les  nations  une  à  une,  sans  qu'il  y  eût  de  véri- 
tables ligues  formées  pour  arrêter  ces  brigands.  Personne  ne 
songea  à  établir  une  balance  contre  le  tyran  Karl,  surnommé 
Magne.  Enfin,  je  ne  vois  cette  politique  bien  clairement  établie 
que  par  les  Médicis  en  Italie,  et  par  Henri  VIII  dans  une  grande 
partie  de  l'Europe. 

Continuez  l'histoire  de  votre  patrie;  ce  travail  vous  fera  beau- 
coup d'honneur.  Vous  avez  raison  de  dire  que  Calvin  joue  le 
rôle  de  Cromwell  dans  l'aflaire  de  l'assassinat  de  Servet.  Hélas! 
ce  pauvre  Servet  avait  déclaré  nettement  que  la  divinité  habitait 
en  Jésus-Christ,  et  plus  nettement  qu'on  ne  le  déclare  aujourd'hui. 
Puisse  l'Être  éternel  faire  miséricorde  à  Jehan  Chauvin  de  Noyon, 
en  Picardie,  pour  un  si  grand  crime  ! 

3434.—  A    M.   TROXCHIN,   DE   LYON». 

Lausanne,  20  octobre. 

^"otre  amitié,  monsieur,  et  votre  probité  éclairée  me  for- 
tifient contre  la  répugnance  que  j'aurais  naturellement  à  com- 
muniquer des  idées  qui  peut-être  sont  très-hasardées  ;  je  vous 
les  soumets  avec  confiance. 

Il  n'a  tenu  qu'à  moi,  il  y  a  près  de  deux  ans,  d'accepter  du 
roi  de  Prusse  des  biens  dont  je  n'ai  pas  besoin,  et  ce  qu'on  ap- 
pelle des  honneurs,  dont  je  n'ai  que  faire.  Il  m'a  écrit  en  dernier 
lieu  avec  une  confiance  que  je  juge  même  trop  grande  et  dont 
je  n'abuserai  pas.  Madame  la  margrave  m'étonnerait  beaucoup  si 
elle  faisait  le  voyage  de  Paris  ;  elle  était  mourante  il  y  a  quinze 

i.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 
2.  Kditeurs.  do  Cayrol  et  François. 


ANNEE    /17ô7.  283 

jours,  et  je  doute  qu'elle  puisse  et  qu'elle  veuille  entreprendre 
ce  voyage.  Ce  qu'elle  m'a  écrit,  ce  que  le  roi  son  frère  m'a 
écrit,  est  si  étrange,  si  singulier,  qu'on  ne  le  croirait  pas,  que  je 
ne  le  crois  pas  moi-même,  et  que  je  n'en  dirai  rien,  de  peur  de 
lui  faire  trop  de  tort. 

Je  dois  me  borner  à  vous  avouer  qu'en  qualité  d'homme  très- 
attaché  à  cette  princesse,  d'homme  qui  a  appartenu  à  son  frère, 
et  surtout  d'homme  qui  aime  le  bien  public,  je  lui  ai  conseillé 
de  tenter  des  démarches  à  la  cour  de  France.  Je  n'ai  jamais  pu 
me  persuader  qu'on  voulût  donner  à  la  maison  d'Autriche  plus 
de  puissance  qu'elle  n'en  a  jamais  eu  en  Allemagne  sous  Ferdi- 
nand II,  et  la  mettre  en  état  de  s'unir  à  la  première  occasion 
avec  l'Angleterre  plus  puissamment  que  jamais.  Je  ne  me  mêle 
point  de  politique  ;  mais  la  balance  en  tout  genre  me  parait  bien 
naturelle. 

Je  sais  bien  c[ue  le  roi  de  Prusse,  par  sa  conduite,  a  forcé  ia 
cour  de  France  à  le  punir  et  à  lui  faire  perdre  une  partie  de  ses 
États.  Elle  ne  peut  empêcher  à  présent  que  la  maison  d'Autriche 
ne  reprenne  sa  Silésie,  ni  même  que  les  Suédois  ne  se  ressai- 
sissent de  quelque  terrain  en  Poméranie,  Il  faut  sans  doute  que 
le  roi  de  Prusse  perde  beaucoup  ;  mais  pourquoi  le  dépouiller  de 
tout?  Quel  beau  rôle  peut  jouer  Louis  XV  en  se  rendant  l'arbitre 
des  puissances,  en  faisant  les  partages,  en  renouvelant  la  célèbre 
époque  de  la  paix  de  Westphalie  !  Aucun  événement  du  siècle  de 
Louis  XIV  ne  serait  aussi  glorieux. 

Il  m'a  paru  que  madame  la  margrave  avait  une  estime  parti- 
culière pour  un  homme  respectable^  que  vous  voyez  souvent. 
J'imagine  que  si  elle  écrivait  directement  au  roi  une  lettre  tou- 
chante et  raisonnée,  et  qu'elle  adressât  cette  lettre  à  la  per- 
sonne dont  je  vous  parle,  cette  personne  pourrait,  sans  se  com- 
promettre, l'appuyer  de  son  crédit  et  de  son  conseil.  Il  serait,  ce 
me  semble,  bien  difficile  qu'on  refusât  l'offre  d'être  l'arbitre  de  tout, 
et  de  donner  des  lois  absolues  à  un  prince  qui  croyait,  le  17  juin, 
en  donner  à  toute  l'Allemagne.  Qui  sait  même  si  la  personne 
principale,  qui  aurait  envoyé  la  lettre  de  madame  la  margrave 
au  roi,  qui  l'aurait  appuyée,  qui  l'aurait  fait  réussir,  ne  pourrait 
pas  se  mettre  à  la  tête  du  congrès  qui  réglerait  la  destinée  de 
l'Europe?  Ce  ne  serait  sortir  de  sa  retraite  honorable  que  pour 
la  plus  noble  fonction  qu'un  homme  puisse  faire  dans  le  monde  ; 
ce  serait  couronner  sa  carrière  de  gloire. 

1.  Le  cardinal  de  Tcncin. 


284  CORRESPOxNDANCE. 

Je  VOUS  avouerai  4ii<'  le  roi  de  Prusso  (Hait,  il  y  a  quin/e 
jours,  très-loin  de  se  prêter  à  une  telle  soumission.  Il  était  dans 
dos  sentiments  extrêmes  et  l)icn  opposés;  mais  ce  qu'il  ne  vou- 
lait pas  liier,  il  peut  le  vouloir  demain;  je  n'eu  serais  pas  surpris, 
et,  quelque  parti  qu'il  prenne,  il  ne  nrétonnera  jamais. 

Peut-être  que  la  personne  principale  dont  je  vous  parle  ne  vou- 
drait pas  conseiller  une  nouvelle  démarche  à  madame  la  mar- 
grave; peut-être  cet  homme  sage  craindrait  que  ceux  qui  ne 
sont  pas  de  son  avis  dans  le  conseil  l'accusassent  d'avoir  engagé 
cette  négociation  pour  faire  prévaloir  Fautorité  de  ses  avis  et 
de  sa  sagesse;  peut-être  verrait-il  à  cotte  entremise  des  ohstacles 
qu'il  est  à  portée  d'apercevoir  mieux  que  personne;  mais  s'il  voit 
les  obstacles,  il  voit  aussi  les  ressources.  Je  conçois  qu'il  ne  vou- 
dra pas  se  compromettre;  mais  si,  dans  vos  conversations,  vous 
lui  expliquez  mes  idées  mal  digérées,  s'il  les  modifie,  si  vous 
entrevoyez  qu'il  ne  trouvera  pas  mauvais  que  j'insiste  auprès  de 
madame  la  margrave,  et  même  auprès  du  roi  son  frère,  pour  les 
engager  à  se  remettre  en  tout  à  la  discrétion  du  roi,  alors  je  pour- 
rais écrire  avec  plus  de  force  que  je  n'ai  fait  jusqu'à  présent.  J'ai 
parlé  au  roi  de  Prusse,  dans  mes  lettres,  avec  beaucoup  de 
liberté  :  il  m'a  mis  en  droit  de  lui  tout  dire  ;  je  puis  user  de  ce 
droit  dans  toute  son  étendue,  à  la  faveur  de  mon  obscurité.  Il 
m'écrit  par  des  voies  assez  sûres  ;  j'ose  vous  dire  que,  si  ces  lettres 
avaient  été  prises,  il  aurait  eu  cruellement  à  se  repentir.  Je  con- 
tinue avec  lui  ce  commerce  très-étrange  ;  mais  je  lui  écrirai  ce 
que  je  pense  avec  plus  de  fermeté  et  d'assurance,  si  ce  que  je 
pense  est  approuvé  de  la  personne  dont  vous  approchez,  \o\is 
jugez  bien  que  son  nom  ne  serait  jamais  prononcé. 

Je  sais  bien  qu'après  les  procédés  que  le  roi  de  Prusse  a 
eus  avec  moi,  il  est  fort  surprenant  qu'il  m'écrive,  et  que  je 
sois  peut-être  le  seul  homme  à  présent  qu'il  ait  mis  dans  la  né- 
cessité de  lui  parler  comme  on  ne  parle  point  aux  rois  ;  mais  la 
chose  est  ainsi.  C'est  donc  à  vous,  mon  cher  monsieur,  à  déve- 
loi)per  à  l'homme  respectable  dont  il  est  question  ma  situation 
et  mes  sentiments  avec  votre  prudence  et  votre  discrétion  ordi- 
naires. Je  n'ai  besoin  de  rien  sur  la  terre  que  de  santé;  toute 
mon  ambition  se  borne  à  n'avoir  pas  la  colique,  et  je  crois  que 
le  roi  de  Prusse  serait  très-heureux  s'il  pensait  comme  moi. 

BILLET     S  H  1>  A  K  É. 

J'ai  quelque  envie  de  jeter  au  feu  la  lettre  que  je  viens  de 
vous  écrire  ;  mais  on  ne  risque  rien  en  conliant  ses  châteaux  eu 


ANNÉE    IToT,  285 

Espagne  à  son  ami.  Vous  pourriez,  dans  quelque  moment  de 
loisir,  dire  la  substance  de  ma  lettre  à  la  personne  en  question  ; 
vous  pourriez  même  la  lui  lire,  si  vous  y  trouviez  jour,  si  vous 
trouviez  la  chose  convenable,  s'il  en  avait  quelque  curiosité. 
Vous  en  pourriez  rire  ensemble;  et,  quand  vous  en  aurez  bien 
ri,  je  vous  prierai  de  me  renvoyer  ce  songe  que  j'ai  mis  sur  le 
papier,  et  que  je  ne  crois  bon  qu'à  vous  amuser  un  moment. 

3435.  —   A  M.   BERTRAND. 

Lausanne,  21  octobre. 

Il  y  a,  mon  très-cher  philosophe,  force  méchants  et  force 
fous  en  ce  bas  monde,  comme  vous  le  remarquez  très  à  propos  ; 
mais  vous  êtes  la  preuve  qu'il  y  a  aussi  des  gens  vertueux  et 
sages.  Les  La  Beaumelle  et  les  insectes  de  cette  espèce  pourraient 
nous  faire  prendre  le  genre  humain  en  haine;  mais  des  cœurs 
tels  que  M.  et  M™^  de  Freudenreich  nous  raccommodent  avec  lui. 
Il  s'en  trouve  de  cette  trempe  à  Genève.  Les  brouillons  qui  ont 
répondu  avec  amertume  à  vos  sages  insinuations  sont  désap- 
prouvés de  leurs  confrères,  et  ont  excité  l'indignation  des  magis- 
trats. Pour  moi,  j'ai  tenu  la  parole  que  j'ai  donnée  de  ne  rien  lire 
des  pauvretés  que  des  gens  de  très-mauvaise  foi  se  sont  avisés 
d'écrire.  Toute  cette  basse  querelle  est  venue  de  ce  que  j'ai 
donné  VHistoire  générale  aux  Cramer,  au  lieu  d'en  gratifier  un 
autre.  Le  chef  de  la  cabale^  est  celui-là  même  qui  avait  fait  im- 
primer VHistoire  générale  en  deux  volumes,  lorsqu'elle  était  im- 
parfaite, tronquée,  et  très-licencieuse.  Il  s'élève  contre  elle  lors- 
qu'elle est  complète,  vraie,  et  sage.  Je  n'ai  fait  que  produire  les 
lettres  de  ce  tartufe,  par  lesquelles  il  me  priait  de  lui  donner 
mon  manuscrit.  Elles  l'ont  couvert  de  confusion.  Il  se  meurt  de 
chagrin  :  je  le  plains,  et  je  me  tais.  Il  demanda,  il  y  a  six  se- 
maines, au  conseil,  communication  du  procès  de  Servet,  On  le 
refusa  tout  net.  Hélas!  il  aurait  vu  peut-être  qu'on  brûla  ce 
pauvre  diable  avec  des  bourrées  vertes  où  les  feuilles  étaient 
encore;  il  fit  prier  maître  Jehan  Calvin,  ou  Chauvin,  de  deman- 
der au  moins  des  fagots  secs  ;  et  maître  Jehan  répondit  qu'il  ne 
pouvait  en  conscience  se  mêler  de  cette  affaire.  En  vérité,  si  un 
Chinois  lisait  ces  horreurs,  ne  prendrait-il  pas  nos  disputeurs 
d'Europe  pour  des  monstres? 

1.  Jacob  Vernct. 


280  C  0  K  l{  i:  S l' U  X  U  A  N  C  E . 

Ajoiiloiis,  pour  couroniici-  l'œuvre,  que  c'est  un  aiiti-triiiilaire 
qui  veut  aujourd'liui  juslilier  la  mort  de  Servet. 

Ouaiu  temcro  in  nosmel  legem  sancimus  iniquam  ! 

(HoR.,  liv.  I,  sat.  III,  V.  07.) 

Je  vais  écrire  pour  avoir  des  nouvelles  de  Syracuse.  Il  n'est  pas 
juste  qu'elle  j)erde  l'honneur  de  son  tremblement;  il  faut  qu'il 
soit  enregistré  dans  legrelTe  de  mon  philosophe. 

Je  n'ai  point  encore  déballé  mes  livres.  La  maison  est  pleine 
de  charpentiers,  de  maçons,  de  bruit,  de  poussière,  et  de  fumée. 
Je  l'aime,  malgré  le  tourment  qu'elle  me  donne,  à  cause  du  plai- 
sir qu'elle  me  donnera. 

Bonsoir,  mon  vertueux  ami.  Dieu  nous  donne  la  paix  cet 
hiver,  ou  au  plus  tard  le  printemps!  Si  j'osais,  je  lui  demande- 
rais un  peu  de  santé;  mais  je  n'irai  pas  le  prier  de  déranger 
l'ordre  des  choses  pour  donner  un  meilleur  estomac  à  un  sque- 
lette de  cinq  pieds  trois  pouces  de  haut  sur  un  pied  et  demi  de 
circonférence.  Tout  malingre  que  je  suis,  je  ne  me  plains  guère  , 
et  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

3i3G.   —  DE    M.   TRONCHIN,   DE    LYON  «. 

Lyon,  24  octobre. 

J'ai  reçu,  monsieur,  avant-hier  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  le  "20, 
et  hier  je  fus  en  campagne  pour  la  communiquer  à  la  personne.  Je  lui  en 
fis  lecture;  bien  loin  de  la  regarder  comme  un  songe,  il  en  a  été  enchanté. 
«  Apparemment,  dit-il,  que  si  ce  projet  s'exécute,  le  paquet  de  madame  la 
margrave  lui  parviendra  par  vous,  monsieur?»  Je  lui  ai  répondu  que  vous 
suivriez  la  môme  route  commencée.  Il  est  bien  content  des  vers  galants  que 
vous  avez  faits  pour  M'""  de  iMontferrat,  et  très-sensible  à  toutes  les  poli- 
tesses dont  vous  l'avez  comblée. 

Si  vous  usez  de  comparaison  avec  la  réception  faite  il  y  a  trois  ans,  vous 
devez  le  trouver  extraordinaire  ;  mais  je  vous  prie  d'observer  la  circon- 
stance de  ses  places  et  les  avis  qu'il  avait  alors  de  la  cour.  Je  puis  bien 
vous  assurer  de  la  répugnance  qu'il  avait  et  de  son  penchant  à  être  agréable 
à  tous.  Dans  cet  intervalle  de  temps,  la  façon  de  penser  a  bien  changé; 
on  arrive  au  vrai  par  la  communication  des  idées,  et  s'il  avait  le  plaisir  de 
vous  voir  il  présent,  vous  en  seriez  aussi  édifié  que  vous  l'avez  été  peu.  Il 
y  a  quelque  temps  que  je  lui  entendis  faire  publiquement  votre  éloge,  et  il 
y  avait  des  gens  de  même  étolTe  que  lui. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1757.  287 

Mon  suffrage  sur  votre  excellente  lettre  n'est  pas  d'un  grand  poids  ;  mais 
je  ne  puis  assez  vous  dire  combien  je  suis  content,  et  combien  je  désire  que 
des  vues  aussi  sages  et  utiles  à  l'Europe  soient  couronnées  du  succès  par  la 
continuation  de  vos  soins  éclairés  et  les  suites  de  votre  crédit  sur  l'esprit  du 
roi  de  Prusse  et  de  madame  sa  sœur,  et  leur  confiance  en  vous.  De  mon 
côté,  je  ne  perdrai  pas  un  instant  pour  tout  ce  dont  je  serai  chargé. 

NOTE   EN   RÉPONSE,    DICTÉE    PAR   M.    LE   CARDINAL    DE  TENCIN 
A    M.    TRONC  HIN. 

Le  plan  est  admirable;  je  l'adopte  en  entier,  à  l'exception  de  l'usage 
qu'il  voudrait  faire  de  moi  en  me  mettant  à  la  tête  de  la  négociation.  Je  n'ai 
besoin  ni  d'honneurs  ni  de  biens,  et,  comme  lui,  je  ne  songe  qu'à  vivre  en 
évêque  philosophe.  Je  me  chargerai  très-volontiers  de  la  lettre  de  madame 
la  margrave,  et  je  pense  qu'elle  ferait  très-bien,  dans  la  lettre  qu'elle  m'é- 
crira, d'y  mettre  les  sages  réilexions  que  M.  de  Voltaire  emploie  dans  la 
sienne,  concernant  l'agrandissement  de  la  maison  d'Autriche.  Elle  ferait  bien 
de  ine  dire  quelque  chose  de  flatteur  pour  l'abbé  de  Bernis,  qui  a  les  affaires 
étrangères  et  le  plus  grand  crédit  à  la  cour. 

Apparemment  que  si  ce  projet  s'exécute,  le  paquet  de  madame  la  mar- 
grave me  parviendra  par  M.  de  Voltaire. 

3437.  —  DE   CHARLES-THÉODORE, 

ÉLECTEUR       PALATIN. 

^Manheim,  ce  23  octobi'e. 

J'ai  reçu,  monsieur,  avec  bien  de  la  reconnaissance,  l'importante  nou- 
velle que  vous  m'avez  communiquée;  vous  pouvez  être  persuadé  du  secret 
inviolable  que  je  vous  garderai.  Vous  me  donnez,  dans  cette  occasion,  une 
preuve  bien  réelle  des  sentiments  que  vous  voulez  bien  avoir  pour  moi.  Je 
serai  très-charmé  d'être  à  portée  de  pouvoir  vous  faire  plaisir,  et  vous  témoi- 
gner la  reconnaissance  et  la  parfaite  estime  avec  lesquelles  je  suis,  etc. 

Charles-Théodore,  électeur. 

3438.  —  A  M.  THIERIOT. 

Au  Chêne,  26  octobre. 

Je  vous  envoie,  mon  cher  ami,  la  réponse  que  je  devais  à 
M.  d'Héguerty  *  :  elle  a  traîné  quelques  jours  sur  mon  bureau. 

1.  Ce  négociant,  qui  avait  fait  paraître,  en  1754,  un  Essai  sur  les  intérêts  du 
commerce  maritime,  venait  de  publier  (1757,  deux  volumes  in-r2)  des  Remarques 
sur  plusieurs  branches  de  commerce  et  de  navigation,  et  il  avait  envoyé  cet  ou- 
vrage à  Voltaire. 


288  CORRESPONDANCE. 

Si  vous  le  voyez,  je  vous  prie  de  lui  dire  combien  je  suis  satisfait 
de  son  ouvrage  et  reconnaissant  de  son  présent. 

J'aime  le  commerce  pour  le  bien  public,  car,  pour  le  mien, 
je  ne  devrais  pas  trop  l'aimer.  Je  m'étais  avisé,  il  y  a  quelques 
années,  de  mettre  une  partie  de  mon  avoir  entre  les  mains  des 
commerçants  de  Cadix.  Je  trouvais  qu'il  était  beau  de  recevoir 
des  lettres  de  la  Vera-Cruz  et  de  Lima.  Messieurs  de  Gades  et 
des  Colonnes  d'Hercule  peuventy  avoir  gagné  ;  et  j'y  ai  beaucoup 
perdu.  Je  n'en  suis  pas  moins  persuadé  que  le  commerce  est 
l'âme  d'un  État.  C'est  ainsi  que  j'aime  les  beaux-arts  et  que  je  les 
crois  toujours  utiles,  malgré  tout  le  mal  que  l'envie  attachée 
aux  arts  m"a  pu  faire.  Dites-moi,  je  vous  prie,  à  propos  de  ces 
arts  que  tant  de  coquins  déshonorent,  s'il  est  vrai  que  le  misé- 
rable La  Beaumelle  soit  sorti  ^  de  sa  Bastille  en  même  temps  que 
votre  archevêque  est  revenu  de  Conflans,  et  l'abbé  Chauvelin  de 
son  exil.  Puisque  le  roi  est  en  train  de  donner  la  paix  à  ses  sujets, 
j'espère  qu'il  la  donnera  à  l'Europe.  Si,  dans  les  circonstances 
présentes,  il  en  est  le  pacificateur,  il  jouera  un  plus  beau  rôle 
que  Louis  XIV. 

Vous  ne  m'avez  point  parlé  de  M"""  de  Sandwich;  ne  vous 
a-l-elle  pas  laissé  par  son  testament  quelque  marque  de  son  souve- 
nir? Qu'est  devenu  le  diamant  que  vous  avait  laissé  cette  pauvre 
M'"'  de  La  Popelinière?  Ètes-vous  encore  puni  de  vous  être  atta- 
ché à  elle? 

Je  n'ai  rien  reçu  encore  de  Pétersbourg. 

.     .     .     .     Pendent  opéra  inleirupta,  minœque 
Murorum  ingénies 

(YiRG.,  /En.,  liv.  IV,  V.  88.) 

J'ai  grand'peur  que  Fliydropisie  d'Elisabeth  ne  nuise  à  Vflis- 
toire  de  Pierre.  Ce  qui  se  passe  à  présent  mérite  un  petit  mor- 
ceau curieux.  Il  fournira,  si  je  vis,  un  ou  deux  chapitres  à 
Vllisioire  générale  que  vous  aimez.  Il  ne  sera  pas  inutile  de  faire 
voir  comment  le  pays  sablonneux  de  Brandebourg  avait  formé 
une  puissance  contre  laquelle  il  a  fallu  de  plus  grands  efforts 
qu'on  n'en  a  jamais  fait  contre  Louis  XIV.  J'ai  sur  ces  événements 
(les  anecdotes  uniques  ;  mais  c'est  à  présent  le  temps  de  se  taire. 

Quant  à  cette  pauvre  Jeanne,  je  vous  réitère  que  personne  ne 
connaît  la  véritable.  Si  jamais  vous  venez  sur  les  bords  de  mon 

1.  Oui.  lo  i*""  septembre  1757. 


ANNÉE    1757.  289 

lac,  nous  la  lirons  au  pied  de  la  statue  de  messer  Ludovico  Ariosto. 
Intérim,  vale.  Secl  quid  nom? 


3439.  —  A  M.   VERNESi. 

Au  Chêne,  à  Lausanne,  26  octobre. 

Je  regrette  sensiblement  le  petit  Patu  :  il  aimait  tous  les  arts, 
et  son  âme  était  candide.  Je  suis  toujours  étonné  de  vivre  quand 
je  vois  des  jeunes  gens  mourir.  Tout  sert,  mon  cher  monsieur,  à 
me  convaincre  du  néant  de  la  vie  et  du  néant  de  tout. 

J'ai  peine  à  croire  l'armistice  dont  on  parle.  S'il  y  en  avait  un, 
il  ne  pourrait  être  que  dans  le  goût  de  celui  du  duc  de  Curaber- 
land  -  ;  et  le  roi  de  Prusse  me  trompera  fort  s'il  signe  un  pareil 
traité.  Je  le  crois  dans  un  triste  état.  Il  aura  bientôt  plus  de  be- 
soin d'être  philosophe  que  grand  capitaine. 

Tâchez  de  convertir  M""'=  de  Montferrat  ;  c'est  la  plus  belle  vic- 
toire que  vous  puissiez  remporter;  mais  je  tiens  la  place  impre- 
nable. 

M'""  Denis  vous  fait  ses  compliments.  Elle  est  occupée  du 
matin  au  soir  à  embellir  la  maison  de  Lausanne.  Elle  me  rend 
trop  mondain  ;  mais  il  faut  tout  souffrir. 

Je  vous  embrasse  du  meilleur  de  mon  cœur. 

3440.  —  A  M,   TROxNCHIN,   DE   LYON  3. 

Lausanne,  27  octobre. 

Je  suis  très-flatté,  mon  cher  monsieur,  que  mes  rêves  n'aient 
pas  déplu  à  un  homme  qui  a  autant  de  solidité  dans  l'esprit 
que  la  personne  respectable  à  qui  vous  les  avez  communiqués. 
Ce  qui  me  fait  croire  encore  que  les  songes  peuvent  devenir  des 
réalités,  c'est  que  j'ai  lieu  de  penser  qu'on  travaille  déjà  à  ce  que 
j'ai  proposé.  Il  est  question,  à  ce  que  je  présume,  d'une  négocia- 
tion entre  le  roi  de  Prusse  et  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  et 
elle  pourrait  bien  finir  par  quelque  chose  de  semblable  à  celle 
de  M.  le  duc  de  Cumberland  :  c'est  de  quoi  vous  pourrez  parler  à 
Son  Éminence,  qui  peut-être  en  est  déjà  instruite. 

■     1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  A  Closter-Zeven,  le  8  septembre. 

3.  Éditeui's,  de  Cayrol  et  François. 

39.  —  Correspondance.  VII,  19 


29a  CORRESPONDANCE. 

3ill.  —  A   M.    l'ALISSOT. 

Au  Chônc,  à  Lausanne,  29  octobre. 

La  mort  de  ce  pauvre  petit  Patu  *  me  touche  bien  sensible- 
ment, monsieur.  Son  goût  pour  les  arts  et  la  candeur  de  ses 
mœurs  me  l'avaient  rendu  très-cher.  Je  ne  vois  point  mourir  de 
jeune  homme  sans  accuser  la  nature;  mais,  jeunes  ou  vieux, 
nous  n'avons  presque  qu'un  moment  ;  et  ce  moment  si  court,  à 
quoi  est-il  employé?  J'ai  perdu  le  temps  de  mon  existence  à  com- 
poser un  énorme  fatras  dont  la  moitié  n'aurait  jamais  dû  voir  le 
jour.  Si,  dans  l'autre  moitié,  il  y  a  quelque  chose  qui  vous  amuse 
c'est  au  moins  une  consolation  pour  moi.  Mais,  croyez-moi,  tout 
cela  est  bien  vain,  bien  inutile  pour  le  bonheur.  Ma  santé  n'est 
pas  trop  bonne  :  vous  vous  en  apercevrez  à  la  tristesse  de  mes 
réflexions.  Cependant  je  m'occupe  avec  M-' Denis  à  embellir  mes 
retraites  auprès  de  Genève  et  de  Lausanne.  Si  jamais  vous  faites 
un  nouveau  voyage  vers  le  Rhône,  vous  savez  que  sa  source-  est 
sous  mes  fenêtres.  Je  serais  charmé  de  vous  voir  encore,  et  de 
philosopher  avec  vous.  Conservez  votre  souvenir  au  Suisse  V. 

3U2.  —  A    M.    DUPONT, 

AVOCAT. 

Au  Chônej  à  Lausanne,  5  novembre. 

Croyez-moi,  je  renonce  à  toutes  les  chimères 

Qui  m'ont  pu  séduire  autrefois  ; 
Les  faveurs  du  public  et  les  faveurs  des  rois 

Aujourd'liui  ne  me  touchent  guères. 
Le  fantôme  briUant  de  rimmortalité 
Ne  se  présente  plus  à  ma  vue  éblouie. 
Je  jouis  du  présent,  j'achève  en  paix  ma  vie 

Dans  le  sein  de  la  liberté. 
Je  l'adorai  toujours,  et  lui  fus  infidèle; 

J'ai  bien  réparé  mon  erreur  ; 

Je  ne  connais  de  vrai  bonheur 

Que  du  jour  que  je  vis  pour  elle. 

1.  Vojcz  tome  XWVIH,  pa:.ie  ;jOI. 

'2.  Voltaire,  d'après  ce  qu'il  en  dit  ici  et  en  d'autres  lettres,  semblerait  avoir 
cni  ((uo  le  lac  Léman,  à  sa  sortie  de  Genève,  donne  naissance  au  Rhùne;  c'est 
tout  le  contraire.  La  source  de  ce  fleuve  part  du  mont  Furka,  aux  confins  du  can- 
ton d'Uri,  et  ses  eaux,  après  avoir  parcouru  le  canton  du  Valais  dans  toute  sa 
longueur,  forment  le  beau  lac  dont  Voltaire  a  dit  : 
Mon  lac  est  le  premier,  etc. 


ANNÉE    1757.  294 

Mon  bonheur  serait  encore  plus  grand,  mon  cher  Dupont, 
si  vous  pouviez  le  partager.  Libre  dans  ma  retraite  auprès  de 
Genève,  libre  auprès  de  Lausanne,  sans  rois,  sans  intendant, 
sans  jésuites  1;  n'ayant  d'autres  devoirs  que  mes  volontés;  ne 
voyant  que  des  souverains  qui  vont  à  pied,  et  qui  viennent  dîner 
chez  moi;  aussi  agréablement  logé  qu'on  puisse  l'être;  tenant, 
avec  ma  nièce,  une  fort  bonne  maison,  sans  aucun  embarras,  il 
ne  me  manque  que  vous.  Nos  spectacles  de  Lausanne  ne  com- 
menceront qu'en  janvier.  C'est  malheureusement  le  temps  où 
vous  plaidez  : 

Et  pro  sollicitis  non  tacitus  reis, 
Et  centum  puer  arliuni. 

(HoR.,  lib.  IV,  ocl.  I.  ^ 

C'est  grand  dommage  que  vous  soyez  à  Colmar.  Une  femme, 
des  enfants  et  des  plaideurs,  vous  arrêtent  dans  votre  haute  Alsace. 
Vous  seriez  bien  content  de  la  vie  de  Lausanne  et  des  agréments 
de  ma  petite  terre  des  Délices  ;  mais  votre  destinée  vous  retient 
où  vous  êtes. 

Quand  je  vous  dis  que  j'ai  renoncé  aux  rois,  cela  ne  m'em- 
pêche pas  de  recevoir  souvent  des  lettres  du  roi  de  Prusse.  Je 
suis  occupé  depuis  trois  mois  à  le  consoler  :  c'est  une  belle  et 
douce  vengeance.  Il  avoue  que  je  suis  plus  heureux  que  lui,  et 
cela  me  suffit.  J'ai  fait  depuis  peu,  avec  l'électeur  palatin,  une 
affaire  aussi  bonne  qu'avec  le  duc  de  Wurtemberg.  Voilà  comme 
il  faut  en  user  avec  les  souverains,  et  ne  jamais  dépendre  d'eux. 
J'embrasse  M'"«  Dupont  et  vos  enfants  aimables.  Vale,  vive  {dix, 
cl  me  ama. 

Mes  respects  à  M.  et  M'"''  de  Khnglin. 

Voltaire. 

3443.  —  A  M.  TROx\CHIN,   DE  LYON  2. 

Délices,  5  novembre. 

Les  gens  3  dont  je  vous  parlais  dans  mes  dernières  lettres  me 
paraissent  toujours  dans  le  plus  grand  désespoir,  et  se  vantent 
de  résolutions  extrêmes  ;  mais ,  pour  se  consoler,  vous  voyez 

1.  Allusion  aux  jésuites  Kroust,  Merat,  etc.,  dont  les  intrigues  avaient  empêché 
Voltaire,  en  1754,  de  s'établir  à  Horbourg,  près  de  Colmar.  (Cl.) 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  La  margrave  de  Baireuth  et  Frédéric  II. 


292  CORRESPONDANCE. 

qu'ils  prennent  tout  l'argent  qu'ils  peuvent».  Les  héros  ressem- 
blent toujours  par  un  coin  aux  voleurs  de  nuit  :  ils  vont  droit 
au  coiïre-fort;  après  quoi,  ils  étalent  de  grands  sentiments.  Je 
n'ai  pas  encore  tiré  Lien  au  clair  l'afTaire  de  Berlin.  Je  ne  sais  si 
le  général  Iladislr- aura  pris  dans  cette  ville  autant  d'argent  que 
les  Prussiens  en  ont  tiré  de  Leipsick. 

Au  reste,  je  n'aurai  de  nouvelles  des  principaux  personnages 
que  dans  un  mois.  On^  a  été  si  occupé  qu'on  a  lait  un  quiproquo 
en  cachetant.  On  m'a  envoyé  une  lettre  pour  une  autre.  Cette 
méprise  pourrait  faire  croire  qu'on  n'a  pas  l'esprit  bien  libre. 

3444.  -  A  M.   LE   MARÉCHAL    DUC  DE   RICHELIEU. 

Aux  Délices,  .5  novembre. 

Je  sais  bien  que  quand  on  fait  des  marches  savantes,  quand 
on  a  quatre-vingt  mille  hommes  et  de  grandes  affaires,  un  héros 
ne  répond  guère  à  un  pauvre  diable  de  Suisse.  Mais,  en  vérité, 
monseigneur,  je  vous  ai  mandé  une  anecdote  assez  singulière, 
assez  intéressante,  assez  importante  pour  devoir  me  flatter  que 
vous  voudrez  bien  ne  me  pas  laisser  dans  l'incertitude  inquié- 
tante si  vous  avez  reçu  ou  non  ma  lettre.  Les  choses  sont  toujours 
dans  le  même  état.  On  persiste  dans  la  première  résolution  qu'on 
avait  prise*:  on  dit  qu'on  l'exécutera  si  l'on  est  poussé  à  bout. 

Je  vous  ai  mandé  que  j'avais  pris  la  liberté  de  conseiller  qu'on 
s'adressât  à  vous  préférablement  à  tout  autre.  Je  vous  dcmaiide 
en  grâce  au  moins  de  mander,  par  un  secrétaire,  à  votre  ancien 
courtisan,  le  Suisse  Voltaire,  si  vous  avez  reçu  la  lettre  dans 
laquelle  je  vous  faisais  part  d'une  chose  aussi  singulière. 

M""=  Denis  se  porte  toujours  fort  mal,  et  vous  présente  ses 
hommages,  aussi  bien  que  le  solitaire  votre  admirateur,  affligé 
de  votre  silence. 

3445.   —  A  M.   TRO-NCHIN,   DE  LYON». 

Délices,  7  novembre. 

Je  crois  Leipsick  secouru  après  avoir  payé.  Les  Autrichiens  y 
sont  venus  quelques  jours  trop  tard.  On  est  ivre  de  joie  à  Vienne 

1.  Les  Prussiens  avaient  mis  à  contribution  Leipsick. 

2*.  Ou  mieux  Ihuldick,  général  autrichien  qui  pénétra  dans  Berlin,  et  mit  aussi 
la  ville  à  contribution. 

3.  La  margrave. 

4.  Vojez  la  lettre  3i02. 

5.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1757.  293 

d'avoir  été  deux  jours  dans  Berlin,  et  d'avoir  emporté  deux  cent 
mille  écus  h  celui  qui  prenait  tout.  Ils  ont  bien  promis  d'y  reve- 
nir. L'impératrice  a  dit  :  «  Daun  m'a  fait  plus  de  bien  ;  mais 
Hadisli  m'a  fait  plus  de  plaisir,  »  La  révolution  va  grand  train . 
Les  Autrichiens  font  tout;  les  Français  semblent  se  borner  aux 
quartiers  d'hiver.  Le  temps  dévoilera  ce  mystère, 

Esculape-Tronchin  nous  attire  ici  toutes  les  jolies  femmes  de 
Paris.  Elles  s'en  retournent  guéries  et  embellies.  Il  est  allé  au- 
devant  de  M'"«  d'Épinai,  qui  s'est  trouvée  mal  sur  le  chemin  de 
Lyon  à  Genève,  Il  lui  rendra  la  santé  comme  aux  autres.  Je  ne 
crois  d'autres  miracles  que  les  siens.  Nous  avons  aussi  l'abbé  de 
Nicolaï,  qu'il  arracha  dans  Paris  à  dix-huit  saignées  et  à  la  mort. 
Enfin  je  vis,  et  je  le  remercie  aussi  pour  ma  part. 


3446.  —  A   M.   LE   COMTE    D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  8  novembre. 

Cela  est  d'une  belle  âme,  mon  cher  ange,  de  m'envoyer  de 
quoi  vous  faire  des  infidélités.  Je  veux  avoir  des  procédés  aussi 
nobles  que  vous  ;  vous  trouverez  le  premier  acte  assez  changé. 
C'est  toujours  beaucoup  que  je  vous  donne  des  vers  quand  je  suis 
abîmé  dans  la  prose,  dans  les  bâtiments,  et  dans  les  jardins. 
J'ai  bien  moins  de  temps  à  moi  que  je  ne  croyais  ;  on  s'est  mis  à 
venir  dans  mes  retraites;  il  faut  recevoir  son  monde,  dîner,  se 
tuer,  et,  qui  pis  est,  perdre  son  temps.  J'en  ai  trouvé  pourtant  pour 
votre  Fanime-  maisjcvousavertisque  jela  veux  un  peu  coupable, 
c'est-à-dire  coupable  d'aimer  comme  une  folle,  sans  avoir  d'autres 
motifs  de  sa  fuite  que  les  craintes  que  l'amour  lui  a  inspirées 
pour  son  amant.  Je  serai  d'ailleurs  honteux  pour  le  public  s'il 
reçoit  cette  tragédie  amoureuse  plus  favorablement  que  Rome 
sauvée  et  qvCOreste;  cela  n'est  pas  juste.  Une  scène  de  Cicéron,  une 
scène  de  César,  sont  plus  difficiles  à  faire,  et  ont  plus  de  mérite 
que  tous  les  emportements  d'une  femme  trompée  et  délaissée. 
Le  sujet  de  Fanime  est  bien  trivial,  bien  usé  ;  mais  enfin  vos  pre- 
mières loges  sont  composées  de  personnes  qui  connaissent  mieux 
l'amour  que  l'histoire  romaine.  Elles  veulent  s'attendrir,  elles 
veulent  pleurer,  et  avec  le  mot  d'amour  on  a  cause  gagnée  avec 
elles.  Allons  donc,  mettons-nous  à  l'eau  de  rose  pour  leur  plaire. 
•Oublions  mon  âge.  Je  ne  devrais  ni  planter  des  jardins,  ni  faire 
des  vers  tendres;  cependant  j'ai  ces  deux  torts,  et  j'en  demande 
pardon  à  la  raison. 


294  CORRESPONDANCE. 

Je  ne  décide  pas  plus  outre  Brizard  et  Blainville  qu'cnfrc  Ge- 
nrve  et  I\ome\  Je  vous  envoie,  selon  vos  ordres,  mon  compliment 
à  J'un  et  à  l'autre,  et  vous  choisirez. 

Vraiment,  on-  m'a  demandé  déjà  la  cliarpente  de  mon  visage 
pour  l'Académie.  Il  y  a  un  ancien  portrait'  d'après  La  Tour,  cliez 
ma  nièce  do  Fontaine:  il  faut  qu'elle  fasse  une  copie  de  ce  hareng 
sauret;  mais  elle  est  actuellement  avec  son  ami*  et  ses  dindons 
dans  sa  terre,  et  ne  reviendra  que  cet  hiver.  Vous  aurez  alors 
ma  maigre  figure.  D'AIemhert  s'était  chargé  auprès  d'elle  de  cette 
importante  négociation.  Je  ne  suis  pas  fùclié  que  mon  Salomon 
du  Nord  ait  quelques  partisans  dans  Paris,  et  qu'on  voie  que  je 
n'ai  pas  loué  un  sot.  Je  m'intéresse  à  sa  gloire  par  amour-propre, 
et  je  suis  bien  aise  en  même  temps,  par  raison  et  par  équité, 
qu'il  soit  un  peu  puni.  Je  veux  voir  si  l'adversité  le  ramènera  à 
la  philosophie.  Je  vous  jure  qu'il  y  a  un  mois  qu'il  n'était  guère 
philosophe;  le  désespoir  remportait;  ce  n'est  pas  un  rôle  désa- 
gréable pour  moi  de  lui  avoir  donné  dans  cette  occasion  des  con- 
seils très-paternels.  L'anecdote  est  curieuse.  Sa  vie  et,  révérence 
parler,  la  mienne  sont  de  plaisants  contrastes;  mais  enfin  il 
avoue  que  je  suis  plus  heureux  que  lui  :  c'est  un  grand  point  et 
une  belle  leçon.  Mille  respects  à  tous  les  anges. 

34 i7.  —  A  AI.   DARGET. 

Aux  Délices,  9  de  novembre  1757. 

Vous  aurez  votre  part,  mon  cher  et  ancien  ami,  à  VHistoirc  de 
Russie,  si  ma  mauvaise  santé  me  permet  d'achever  cet  ouvrage. 
Je  vous  remercie  de  votre  nouveau  présent.  Ce  gros  Maustein 
est,  je  pense,  celui  qui  a  été  massacré  par  des  pandours.  11  est 
plaisant  que  lui,  qui  était  aussi  pandour  qu'eux,  se  soit  avisé 
d'être  auteur.  Je  lui  avais  conseillé  de  retrancher  au  moins  le 
récit  de  son  bel  exploit  de  recors,  quand  il  alla  saisir  le  maré- 
chal de  Munich,  et  qu'il  l'emmena  garrotté  avec  son  écharpe.  Je 
me  souviens  que  le  maréchal  Keith  était  de  mon  avis,  et  qu'il 
trouvait  fort  n)auvais  qu'un  lieutenant-colonel  se  vantât  de  cette 
action  dhuissier  à  verge.  Mais  je  vois,  par  votre  manuscrit,  qu'il 
jQ'a  pu  résister  au  plaisir  que  donne  la  gloire;  son  nouveau 


1.  Henriadc,  ch.  II,  vers  5. 

2.  L'abbô  d'Olivct. 

.3.  Ce  portrait  est  de  1731,  d'autres  disent  de  1730. 
li.  Le  niar(iui><  de  Florian. 


ANNÉE    4  7o7.  295 

maître  l'a  toujours  aimée,  et  ne  l'a  pas  toujours  bien  connue. 
Ce  Pyrrhus  n'a  pas  toujours  écouté  ses  Cinéas.  Je  ne  suis  pas 
surpris  qu  il  vous  ait  rendu  votre  fils  ;  mais  pourquoi  n'a-t-il  pas 
permis  que  tout  le  bien  de  cet  enfant  sortît  avec  lui  ?  Apparem- 
ment qu'en  cas  d'un  malheur  (qui  n'arrivera  pas,  à  ce  que  j'es- 
père), ce  bien  devrait  revenir  aux  parents  de  sa  mère;  mais  les 
parents  de  sa  mère  n'étaient  pas,  ce  me  semble,  ses  sujets. 

Enfin  vous  voilà  fixé.  Votre  fils  fait  votre  consolation,  vous 
êtes  tranquille;  et  il  paraît  que  vous  avez  borné  vos  désirs  :  car, 
si  je  ne  me  trompe,  vous  étiez  à  portée  de  faire  une  fortune  assez 
considérable  dans  bien  des  emplois  dont  vos  anciens  amis  ont 
disposé.  Je  vous  prie  de  ne  me  pas  oublier  auprès  de  M.  de  Crois- 
mare,  et  de  vouloir  bien  recevoir  en  échange  de  vos  manuscrits 
(je  vous  les  renverrai  dans  quelques  semaines)  le  fatras  de  mes 
rêveries  imprimées,  que  les  Cramer  de  Genève  sont  chargés  de 
vous  remettre.  Si  on  m'avait  consulté  pour  l'impression,  il  y  en 
aurait  quatre  fois  moins  ;  mais  la  manie  des  gens  à  bibliothèque 
est  aussi  grande  que  celle  des  auteurs.  Poco  e  bene  devrait  être  la 
devise  des  barbouilleurs  de  papier  et  des  lecteurs;  c'est  juste- 
ment tout  le  contraire.  Je  joins  à  mes  anciennes  folies  colle  de 
bcâtir  près  de  Lausanne,  et  de  planter  des  jardins  près  de  Genève. 
Chacun  a  son  Sans-Souci  ;  mais  les  housards  ne  viendront  pas 
dans  le  mien.  Je  voudrais  que  vous  pussiez  voir  mes  retraites  : 
nous  avons  tous  les  jours  du  monde  de  Paris,  et  vous  êtes 
l'homme  que  je  désirerais  le  plus  de  posséder.  Mais  il  faut  y  re- 
noncer, et  me  contenter  de  vous  aimer  de  loin.  Adieu;  conservez- 
moi  un  souvenir  qui  m'est  bien  cher, 

3448.  —  A  M.  TRONCHIN,  DE   LYOXi. 

\  1  novembre  1757. 

«  On-  est  aigri  par  l'infortune;  on  dit  qu'on  hasarderait  une 
seconde  démarche,  si  on  avait  quelque  succès  qui  pût  ne  pas 
jeter  d'humiliation  sur  ce  qu'on  propose.  On  paraît  actuellement 
déterminé  à  des  partis  terribles.  » 

Voilà  ce  qu'on  me  mande,  mon  cher  correspondant.  C'est  le 
précis  de  deux  longues  lettres  bien  singulières.  Vous  pouvez  en 
faire  part  à  la  personne  respectable'^  et  sage  dont  on  doit  suivre 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 
'2.  La  margrave,  au  sujet  de  Frédéric. 
3.  Toujours  le  cardinal  do  Tencin. 


296  CORRESPONDANCE. 

les  lumières.  Ses  conseils  seront  des  ordres  pour  moi  ;  et  jamais 
elle  ne  sera  comproniiso. 

On  parle  l)eaucoii[)  d'une  convention  secrète  :  cela  n'est  pas 
impossible;  mais  je  n'y  crois  pas  encore,  attendu  que  cet  événe- 
ment serait  bien  conlradicloire  avec  tout  ce  qu'on  m'écrit. 


3iW.   —  A  FRKDl-RIG  II,   ROI   DK   PRUSSE. 

13  novembre. 

Sire,  votre  Épître^  à  d'Argens  m'avait  fait  trembler;  celle - 
dont  Votre  Majesté  m'honore  me  rassure.  Vous  sembliez  dire  un 
triste  adieu  dans  toutes  les  formes,  et  vouloir  précipiter  la  fin  de 
votre  vie.  Non-seulement  ce  parti  désespérait  un  cœur  comme  le 
mien,  qui  ne  vous  a  jamais  été  assez  développé,  et  qui  a  toujours 
été  attaché  h  votre  personne,  quoi  qu'il  ait  pu  arriver;  mais  ma 
douleur  s'aigrissait  des  injustices  qu'une  grande  partie  des 
hommes  ferait  à  votre  mémoire. 

Je  me  rends  à  vos  trois  derniers  vers,  aussi  admirables  parle 
sens  que  par  les  circonstances  où  ils  sont  faits  : 

Poui"  moi,  menacé  du  naufrage, 
Je  dois,  en  aiïrontant  l'orage, 
Penser,  vivre,  et  mourir  en  roi. 

Ces  sentiments  sont  dignes  de  votre  ûme;  et  je  ne  veux  en- 
tendre autre  chose  par  ces  vers,  sinon  que  vous  vous  défendrez 
jusqu'à  la  dernière  extrémité  avec  votre  courage  ordinaire.  C'est 
une  des  preuves  de  ce  courage  supérieur  aux  événements,  de 
faire  de  beaux  vers  dans  une  crise  où  tout  autre  pourrait  à  peine 
faire  un  peu  de  prose.  Jugez  si  ce  nouveau  témoignage  de  la 
supériorité  de  votre  ûme  doit  faire  souhaiter  que  vous  viviez.  Je 
n'ai  pas  le  courage,  moi,  d'écrire  en  vers  à  Votre  Majesté  dans  la 
situation  où  je  vous  vois;  mais  permettez  que  je  vous  dise  tout 
ce  que  je  pense. 

Premièrement,  soyez  très-sûr  que  vous  avez  plus  de  gloire 
que  jamais.  Tous  les  militaires  écrivent  de  tous  côtés  qu'après 
vous  être  conduit  à  la  bataille  du  18-'  comme  le  prince  de  Coudé 
à  Senef,  vous  avez  agi  dans  tout  le  reste  en  Turenne.  (Irotius 


1.  Du  -3  septembre  l'i'û. 

2.  Du  '.>  octdbre;  voyez  lettre  3i30. 

3.  La  bataille  de  KoUin,  perdue  par  Frédéric  le  18  juin  1757. 


ANNÉE    17o7.  297 

disait  :  «  Je  puis  souffrir  les  injures  et  la  misère,  mais  je  ne 
peux  vivre  avec  les  injures,  la  misère,  et  l'ignominie  ensemble.  » 
Vous  êtes  couvert  de  gloire  dans  vos  revers  ;  il  vous  reste  de  grands 
États;  l'hiver  vient;  les  choses  peuvent  changer.  Votre  Majesté 
sait  que  plus  d'un  homme  considérable  pense  qu'il  faut  une  ba- 
lance, et  que  la  politique  contraire  est  une  politique  détestable  ; 
ce  sont  leurs  propres  paroles. 

J'oserai  ajouter  encore  une  fois^  que  Charles  XII,  qui  avait 
votre  courage  avec  infiniment  moins  de  lumières  et  moins  de 
compassion  pour  ses  peuples,  fit  la  paix  avec  le  czar  sans  s'avilir. 
Il  ne  m'appartient  pas  d'en  dire  davantage,  et  votre  raison  supé- 
rieure vous  en  dit  cent  fois  plus. 

Je  dois  me  borner  à  représenter  à  Votre  Majesté  combien  sa 
vie  est  nécessaire  à  sa  famille,  aux  États  qui  lui  demeureront, 
aux  philosophes  qu'elle  peut  éclairer  et  soutenir,  et  qui  auraient, 
croyez-moi,  beaucoup  de  peine  à  justifier  devant  le  public  une 
mort  volontaire,  contre  laquelle  tous  les  préjugés  s'élèveraient. 
Je  dois  ajouter  que,  quelque  personnage  que  vous  fassiez,  il  sera 
toujours  grand. 

Je  prends,  du  fond  de  ma  retraite,  plus  d'intérêt  à  votre  sort 
que  je  n'en  prenais  dans  Potsdam  et  dans  Sans-Souci.  Cette  re- 
traite serait  heureuse,  et  ma  vieillesse  infirme  serait  consolée, 
si  je  pouvais  être  assuré  de  votre  vie,  que  le  retour  de  vos  bontés 
me  rend  encore  plus  chère. 

J'apprends  que  monseigneur  le  prince  de  Prusse  est  très- 
malade  :  c'est  un  nouveau  surcroît  d'affliction,  et  une  nouvelle 
raison  de  vous  conserver.  C'est  très-peu  de  chose,  j'en  conviens, 
d'exister  pour  un  moment  au  milieu  des  chagrins,  entre  deux 
éternités  qui  nous  engloutissent;  mais  c'est  à  la  grandeur  de 
votre  courtige  à  porter  le  fardeau  de  la  vie,  et  c'est  être  vérita- 
blement roi  que  de  soutenir  l'adversité  en  grand  homme. 

3450.   —  A  M.   ET  A  MADAME    D'ÉPlNAïa. 

Je  ne  suis  point  encore  assez  heureux  pour  être  en  état  d'aller 
rendre  mes  devoirs  à  M.  et  à  M"'"  d'Épinai.  On  m'assure  que  ma- 
dame se  porte  déjà  beaucoup  mieux  ;  nous  l'assurons,  M"""  Denis 


1.  Il  l'avait  déjà  dit  dans  la  lettre  3425. 

2.  Louise-Florence-Pétronille  Tardieu  d'Esclavelles,  née  vers  1725,  mariée  en 
1745  à  M.  de  Lalive  d'Épinai,  fermier  général,  morte  en  1785.  Ses  Mémoires  et 
Correspondance  ont  été  publiés  en  1818,  trois  vol.  in-S",  et  en  1865,  2  vol.  in-18. 


208  CORRESPONDANCE. 

et  moi,  de  l'inU'-rrl  vif  qiio  nous  y  prenons,  et  de  notre  empres- 
sement à  recevoir  ses  ordres. 

.ii.M.  —  A   M.    TRONCIIIN,   DE   LYON  '. 

Délices,  17  novembre. 

Voici  encore  une  requête  de  l'insatiable  M'""  Denis.  Ces  Pari- 
siennes-là n'ont  jamais  fini  :  elles  épuisent  la  patience  et  les  bon- 
tés de  M.  ïroncliin  ;  elles  mettent  leur  oncle  à  la  besace.  Cepen- 
<1ant  je  crois  que  le  roi  de  Prusse  y  met  l'armée  de  Soubise-  ;  on 
s'enfuit,  dit-on,  de  tous  côtés,  sans  vivres  et  sans  équipa^çes. 
Voilà  un  nouveau  coup  de  la  fortune.  Cette  bataille  peut  laisser 
le  roi  de  Prusse  maître  absolu  de  la  Saxe,  et  le  mettre  au  prin- 
temps en  état  de  faire  face  de  tous  côtés.  11  peut  arriver  à  nos 
troupes  ce  qui  leur  arriva  en  17/(2  dans  ces  quartiers-là.  Je  doute 
qu'à  présent  on  demande  grâce. 

3452.  —A  MADAME   LA  COMTESSE   DE  LUTZELIiOURG. 

Aux  Délices,  19  novembre. 

Je  n'ai  que  le  temps  et  à  peine  la  force,  madame,  de  vous 
dire  en  deux  mots  combien  je  suis  affligé  du  dernier  malbeur'. 
On  doit  le  sentir  plus  vivement  à  Strasbourg  qu'ailleurs.  Je  ne 
sais  si  monsieur  votre  iils  était  dans  cette  armée.  En  ce  cas,  je 
tremble  pour  lui.  Si  vous  avez  une  relation,  je  vous  supplie  de 
vouloir  bien  me  l'envoyer. 

M""=  Denis  est  très-malade.  Je  la  garde.  Pardon  d'écrire  si  peu. 
Je  répare  cela  en  aimant  beaucoup.  Vous  connaissez  mon  tendre 
respect. 

3453.  —  A   M.  LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Au\  Délices,  19  novembre. 

Vous  avez  un  cœur  plus  tendre  que  le  mien,  mon  cber  ange; 
vous  aimez  mieux  mes  tragédies  que  moi.  Vous  voulez  qu'on 
parle  d'amour,  et  je  suis  bontcux  de  nommer  ce  beau  mot  avec 
ma  barbe  grise.  Toutes  mes  bouteilles  d'eau  rose  sont  à  l'autre 
bout  du  grand  lac,  à  Lausanne.  J'y  ai  laissé  Faiiime  et  la  Femme 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  Franrois. 

2.  La  l)ataille  de  Rosbacli  avait  été  livrée  le  5  novembre. 

3.  Celui  du  5  novembre,  à  Rosbach,  oti  les  princes  de  Saxe-IIildbouryliaiisen  et 
Riiban-Sùubise  perdirent  tout,  fors  la  vie.  (Cr-.) 


ANNÉE    4  757.  299 

{jui  a  raison,  et  tout  l'attirail  de  Melpomène  et  de  Thalie;  c'est  à 
Lausanne  qu'est  le  théâtre.  Nous  plantons  aux  Délices,  et  actuel- 
lement je  ne  pourrais  que  traduire  les  Gcorgiques.  Cependant  je 
vous  envoie  à  tout  hasard  le  petit  hillet^  que  vous  demandez.  Je 
croyais  l'avoir  mis  dans  ma  dernière  lettre;  j'ai  encore  des  dis- 
tractions de  poëte,  quoique  je, ne  le  sois  plus  guère. 

Je  serais  bien  fâché,  mon  divin  ange,  de  donner  des  spectacles 
nouveaux  à  votre  honne  ville  de  Paris,  dans  un  temps  où  vous  ne 
devez  être  occupé  qu'à  réparer  vos  malheurs  et  votre  humiliation; 
il  faut  qu'on  ait  fait  ou  d'étranges  fautes,  ou  que  les  Français 
soient  des  lévriers  qui  se  soient  hattus  contre  des  loups.  Luc 
n'avait  pas  vingt-cinq  mille  hommes,  encore  étaient-ils  harassés 
de  marches  et  de  contre-marches.  Il  se  croyait  perdu  sans  res- 
source, il  y  a  un  mois;  et  si  bien,  si  complètement  perdu,  qu'il 
me  l'avait  écrit;  et  c'est  dans  ces  circonstances  qu'il  détruit  une 
armée  de  cinquante  mille  hommes.  Quelle  honte  pour  notre  na- 
tion !  Elle  n'osera  plus  se  montrer  dans  les  pays  étrangers.  Ce 
serait  là  le  temps  de  les  quitter,  si  malheureusement  je  n'avais 
fait  des  établissements  fort  cliers,  que  je  ne  peux  plus  aban- 
donner. 

Ces  correspondances-,  dont  on  vous  a  parlé,  mon  cher  ange, 
sont  précisément  ce  qui  devrait  engager  à  faire  ce  que  vous  avez 
eu  la  Ijonté  de  proposer,  et  ce  que  je  n'ai  pas  demandé.  Je  trouve 
la  raison  qu'on  vous  a  donnée  aussi  étrange  que  je  trouve  vos 
marques  d'amitié  naturelles  dans  un  cœur  comme  le  vôtre. 

Si  M""'  de  Pompadour  avait  encore  la  lettre  que  je  lui  écrivis 
quand  le  roi  de  Prusse  m'enqulnaudn^  à  Berlin,  elle  y  verrait  que 
je  lui  disais  qu'il  viendrait  un  temps  où  l'on  ne  serait  pas  fâché 
d'avoir  des  Français  dans  cette  cour.  On  pourrait  encore  se  sou- 
venir que  j'y  fus  envoyé  en  17/(3,  et  que  je  rendis  un  assez  grand 
service;  mais  M,  Amelot,  par  qui  l'affaire  avait  passé,  ayant  été 
renvoyé  immédiatement  après,  je  n'eus  aucune  récompense. 
Enfin  je  vois  beaucoup  de  raisons  d'être  bien  traité,  et  aucune 
d'être  exilé  de  ma  patrie  :  cela  n'est  fait  que  pour  des  coupables, 
et  je  ne  le  suis  en  rien. 

Le  roi  m'avait  conservé  une  espèce  de  pension  que  j'ai  depuis 


1.  Le  compliment  dont  il  est  question  dans  le  deuxième  alinéa  de  la  lettre  3446. 

2.  Avec  Frédéric,  que  Voltaire  engageait,  au  mois  d'août  précédent,  à  faire  la 
paix, 

3.  Mot  dont  La  Fontaine  enrichit  notre  langue,  en  1680,  dans  sa  satire  inti- 
tulée le  Florentin. 


300  CORRESPONDANCE. 

quarante  ans\  à  tilrc  de  déilommagcmcnt;  ainsi  ce  n'était  pas 
un  bienfait,  c'était  une  dette  comme  des  rentes  sur  PHùtel  de 
Ville.  Il  y  a  sept  ans  que  je  n'en  ai  demandé  le  payement;  vous 
7oyez  que  je  n'importune  pas  la  cour. 

Le  portrait  que  vous  daignez  domandcr,  mon  cher  ange,  est 
celui  d'un  homme  qui  vous  est  bien  tendrement  uni,  et  qui  ne 
regrette  que  vous  et  votre  société  dans  tout  Paris,  L'Académie 
aura  la  copie  du  portrait  point  par  La  Tour.  Il  faut  que  je  vous 
aime  autant  que  je  fais  poui'  songer  à  me  faire  peindre  à  pré- 
sent. Quant  au  roman-  que  vous  m'envoyez,  il  faudrait  en  aimer 
l'auteur  autant  que  je  vous  aime,  pour  le  lire-,  et  vous  savez  que 
je  n'ai  pas  beaucoup  de  temps  à  perdre.  Il  faut  que  je  démêle  dans 
l'Histoire  du  monde,  depuis  Charlemagne  jusqu'à  nos  jours,  ce  qui 
est  roman  et  ce  qui  est  vrai.  Cette  petite  occupation  ne  laisse 
guère  le  loisir  de  lire  les  Anecdotes  syriennes  et  égyptiennes. 

Puisque  vous  avez  un  avocat  nommé  Doutremont^  je  chan- 
gerai ce  nom  dans  la  Femme  qui  a  raison  ;  j'avais  un  Doutremont 
dans  cette  pièce.  Je  me  suis  déjà  brouillé  avec  un  avocat  qui  se 
trouva  par  hasard  nommé  Gri[)on  :  il  prétendit  que  j'avais  parlé 
de  lui,  je  ne  sais  où. 

M,  le  maréchal  de  Richelieu  me  boude  et  ne  m'écrit  point. 
Il  trouve  mauvais  que  je  n'aie  pas  fait  cent  lieues  pour  l'aller 
voir, 

3454.  —  A  FRKDÉniC  II,  ROI  DE   PRUSSE  i. 

Aux  Délices,  19  novembre  1757. 

Vous  devez,  dites-vous,  vivre  et  mourir  en  roi  ; 
Je  vois  qu'en  roi  vous  savez  vivre  : 
Quand  partout  on  croit  vous  poursuivre, 
Partout  vous  répandez  l'elTroi. 
A  revenir  vers  vous  vous  forcez  la  victoire; 
Général  et  soldat,  génie  universel, 

Si  vous  viviez  autant  que  votre  gloire, 
Vous  seriez  inimoilcl. 

Sire,  je  dois  remplira  la  fois  les  devoirs  d'un  citoyen  et  ceux 
d'un  cœur  toujours  attaché  à  Votre  Majesté,  être  fâché  du  mal- 


1.  La  ponsion  élait  de  2,000  francs,  et  datait  de  1719. 

2.  Celui  du  nian[uis  de  Thibouville;  voj-ez  la  note  do  la  pag-c  suivante. 

3.  Voyez  la  note,  loine  IV,  paf;e  573. 

4.  Der  FreymiUhuje,  Rerlin,  1803,  pages  89  et  90. 


ANNÉE    1737.  301 

lieur  des  Français,  et  applaudir  à  vos  admirables  actions,  plaindre 
les  vaincus  et  vous  féliciter. 

Je  supplie  Votre  Majesté  de  daigner  me  faire  parvenir  une 
relation.  Vous  savez  que  depuis  plus  de  vingt  ans  votre  gloire 
en  tout  genre  a  été  ma  passion.  Vos  grandes  actions  m'ont  jus- 
tifié. Souffrez  que  je  sois  instruit  des  détails.  Accordez  cette  grAce 
à  un  homme  aussi  sensible  à  vos  succès  qu'il  l'a  été  à  vos  mal- 
heurs, qui  n'a  jamais  cessé  un  moment  de  vous  être  attaché, 
malgré  tous  les  géants  dont  on  disséquerait  la  cervelle,  et  malgré 
la  poix  résine  dont  on  couvrirait  les  malades. 

Je  ne  sais  si  une  âme  exaltée  prédit  l'avenir.  Mais  je  prédis 
que  vous  serez  heureux,  puisque  vous  méritez  si  bien  de  l'être, 

3455.  —A   M.    LE    MARQUIS   DE   TIIIBOUVILLE. 

Aux  Délices,  novembre. 

M""=  Denis  est  malade,  mon  cher  ami  ;  je  lui  lis,  d'une  voix  un 
peu  cassée,  vos  histoires  amoureuses  d'Egypte  et  de  Syrien  Vous 
faites  nos  plaisirs  dans  notre  retraite.  M'"''  Denis  est,  à  la  vérité, 
un  peu  paresseuse  ;  mais  vous  savez  qu'une  femme  qui  souffre 
sur  sa  chaise  longue,  au  pied  des  Alpes,  a  peu  de  choses  à  man- 
der; c'est  à  vous,  qui  êtes  au  milieu  du  fracas  de  Paris,  au  centre 
des  nouvelles  et  des  tracasseries,  à  consoler  les  malades  solitaires 
par  vos  lettres.  Nous  avons  renoncé  au  monde  ;  mais  nous  l'ai- 
merions si  vous  nous  en  parliez.  Nous  pensons  qu'un  homme 
qui  écrit  si  bien  les  aventures  syriaques  et  égyptiennes  pourrait 
nous  égayer  beaucoup  avec  les  parisiennes  ;  mais  vous  ne  nous 
en  dites  jamais  un  mot.  Cela  refroidit  le  zèle  de  M'"^  Denis  ;  elle 
dit  qu'elle  s'intéresse  presque  autant  à  ce  qui  se  passe  entre 
Mersbourg  et  Weissenfeld  qu'à  ce  qui  s'est  fait  à  Memphis,  Nous 
sommes  consternés  de  la  dernière  aventure.  Ma  nièce  croyait 
que  cinquante  mille  Français  pourraient  la  venger  des  quatre 
baïonnettes  de  Francfort.  Elle  s'est  trompée. 

Elle  vous  fait  mille  tendres  compliments  ;  et  je  vous  renou- 
velle, du  fond  de  mon  cœur,  les  sentiments  qui  m'attachent  à 
vous  depuis  si  longtemps. 

Nous  avons  une  comédie  nouvelle,  que  nous  jouerons  à  Lau- 
sanne ;  y  voulez-vous  un  rôle  ? 

1.  Les  Dangers  des  j]assions  (par  Tliibouville),  1758  (fin  1757),  deux  volumes 
in-12.  (B.) 


302  CORKESI'ONUANCE. 

3ijG.   —   A    DO. M    I  ANGE  ", 

AliKK     DE     SÉ.NOXES. 


20  novembre. 


Il  sorait  dilficile,  monsieur,  de  faire  une  inscription  digne  de 
l'oncle  et  du  neveu;  à  défaut  de  talent,  je  vous  offre  ce  que  me 
dicte  mon  zèle  : 

Des  oracles  sacrés  que  Dieu  daigna  nous  rendre, 

Son  travail  assidu  perça  l'obscurité  ; 

il  fit  plus  :  il  les  crut  avec  simplicité, 

Et  fut,  par  ses  vertus,  digne  de  les  entendre. 

Il  me  semble,  au  moins,  que  je  rends  justice  à  la  science,  à 
la  foi,  à  la  modestie,  à  la  vertu  de  feu  dom  Calmet  ;  mais  je  ne 
pourrai  jamais  célél)rer,  ainsi  que  je  le  voudrais,  sa  mémoire, 
qui  me  sera  infiniment  chère,  etc. 

3i57.  —  A   M.   THIERIOT. 

Aux  Délices,  20  novembre. 

Je  vois  par  vos  lettres,  mon  ancien  ami,  ([ue  la  rivière  d'Ain 
en  a  englouti  une  vers  le  temps  de  la  mort  de  M""  de  Sandwich  : 
car  je  n'ai  jamais  reçu  celle  par  laquelle  vous  me  parliez  de  la 
mort  et  du  testament  de  cette  philosophe  anglaise,  de  votre  pen- 
sion remise,  etc.  Je  vous  répète  qu'il  se  noya  dans  ce  temps-là 
un  courrier,  et  que  jamais  on  n'a  retrouvé  sa  malle. 

Je  crois  qu'on  serait  moins  affligé  à  Paris  et  à  Versailles  si 
les  courriers  qui  ont  apjiorté  la  nouvelle  de  la  dernière  bataille 
s'étaient  noyés  en  chemin.  Je  n'ai  point  encore  de  détails,  mais 
on  dit  le  désastre  fort  grand,  et  la  terreur  plus  grande  encore. 
Le  roi  de  Prusse  se  croyait  perdu,  anéanti  sans  ressource,  quinze 
jours  auparavant,  et  le  voilà  triomiihant  aujourd'hui  :  c'est  un 
de  ces  événements  qui  doivent  confondre  toute  la  politique.  La 
postérité  s'étonnera  toujours  qu'un  électeur  de  Brandebourg, 
après  une  grande  bataille  perdue  contre  les  Autrichiens,  après 
la  ruine  totale  de  ses  alliés,  poursuivi  en  Prusse  par  cent  mille 
Russes  vainqueurs,  resserré  par  deux  armées  françaises  qui  pou- 
vaient tomber  sur  lui  à  la  fois,  ait  pu  résister  à  tout,  conserver 
SCS  conquêtes,  et  gagner  une  des  plus  mémorables  batailles  qu'on 

1.  Voyez  la  lettre  3308. 


ANNÉE    4  757.  303 

ait  données  dans  ce  siècle.  Je  vous  réponds  qu'il  va  substituer 
les  épigrammes  aux  épîtres  chagrines.  Il  ne  fait  pas  bon  à  pré- 
sont pour  les  Français  dans  les  pays  étrangers.  On  nous  rit  au 
nez,  comme  si  nous  avions  été  les  aides  de  camp  de  M.  de  Sou- 
bise.  Que  faire?  Ce  n'est  pas  ma  faute.  Je  suis  un  pauvre  philo- 
sophe qui  n'y  prends  ni  n'y  mets  ;  et  cela  ne  m'empêchera  pas 
de  passer  mon  hiver  à  Lausanne,  dans  une  maison  charmante, 
où  il  faudra  bien  que  ceux  qui  se  moquent  de  nous  viennent 
dîner. 

Tros  Rutulusve  fuat,  nuUo  discrimine  habebo. 

{/Eh.,  X,  V.  108.) 

Ce  qui  me  console,  c'est  que  nous  avons  pris  dans  la  Méditer- 
ranée un  vaisseau  anglais  chargé  de  tapis  de  Turquie,  et  que 
j'en  aurai  à  fort  bon  compte.  Cela  tient  les  pieds  chauds,  et  il 
est  doux  de  voir  de  sa  chambre  vingt  lieues  de  pays,  et  de  n'a- 
voir pas  froid.  S'il  y  a  quelque  chose  de  nouveau  à  Paris, 
mandez-le-moi,  je  vous  en  prie;  mais  vous  n'écrivez  que  par 
boutades.  Ayez  vite  la  boutade  d'écrire  à  votre  ancien  ami,  qui 
vous  aime. 

3458.  —  A  BIADAME    D'É FINAL 

André  est  un  paresseux  qui  n'a  pas  porté  mes  billets  écrits 
hier  au  soir,  selon  ma  louable  coutume.  Ces  billets  demandaient 
les  ordres  du  ressusciteur  et  de  la  ressuscitée.  Le  carrosse  ou  le 
fiacre  le  plus  doux  est  à  leurs  ordres,  à  midi. 

Je  n'ai  pas  un  moment  de  santé  ;  je  ne  mange  plus,  et  j'ai  des 
indigestions.  Je  suis  sans  inquiétude,  et  je  ne  dors  point.  C'est 
la  vecchiaia,  la  debolezza;  et  c'est  ce  qui  fait  que  je  n'ai  pu  encore 
aller  chez  les  dévotes^  du  révérend  père  Tronchin, 

A  midi  précis  le  fiacre  part. 

Frère  V. 

3459.  —  DE  MADAME   LA  MARGRAVE   DE  BAIREUTH^. 

Le  23  novembre. 

Mon  corps  a  succombé  sous  les  agitations  de  mon  esprit,  ce  qui  m'a  em- 
pêchée de  vous  répondre.  Je  vous  entretiendrai  aujourd'hui  de  nouvelles 
bien  plus  intéressantes  que  celles  de  mon  individu.  Je  vous  avais  mandé 

1.  Mesdames  d'Épinai,  de  Montferrat,  etc. 

2.  Cette  lettre  contient  la  suite  du  récit  fait  par  la  margrave  dans  celle  qui 
porte  le  n"  3429. 


304  CORRESPONDANCE. 

que  l'arméo  des  alliés  bloquait  Lcipsick;  jo  continue  ma  narration.  Le  26,  le 
roi  se  jeta  dans  la  ville  avec  un  corps  de  dix  mille  hommes;  le  maréchal 
Keitli  *  y  était  déjà  entré  avec  un  [jareil  nombre  de  troupes.  11  y  eut  une  vive 
escarmouche  entre  les  Autrichiens,  ceux  de  l'empire,  et  les  Prussiens;  les 
derniers  remportèrent  tout  l'avantage,  et  prirent  cin(i  cents  Autrichiens. 
L'armée  alliée  se  retira  à  Mersbourg;  elle  brûla  le  pont  de  cette  ville  et 
celui  de  Weissenfeld;  celui  de  Halle  avait  déjà  été  détruit.  On  prétend  que 
cette  subite  retraite  fut  causée  par  les  vives  représentations  de  la  reine  do 
Pologne,  qui  prévit  avec  raison  la  ruine  totale  de  Leipsick,  si  on  continuait 
à  l'assiéger.  Le  projet  des  Français  était  de  se  rendre  maîtres  de  la  Sale.  Le 
roi  marcha  sur  Mersbourg,  où  il  tomba  sur  l'arrière-garde  française,  s'em- 
para de  la  ville,  oiî  il  Dt  cinq  cents  prisonniers  français.  Les  Autrichiens  pris  à 
l'escarmouche  devant  Leipsick  avaient  été  enfermés  dans  un  vieux  château 
sur  les  murs  de  la  ville.  Ils  furent  obligés  de  céder  leur  glle  aux  cinq  cents 
F'rançais,  parce  qu'il  était  plus  commode,  et  on  les  mit  dans  la  maison  de 
correction.  C'est  pour  vous  marquer  les  attentions  qu'on  a  pour  votre  nation, 
que  je  vous  fais  part  de  ces  bagatelles.  Le  maréchal  Keilh  marcha  à  Halle, 
oiî  il  rétablit  le  pont.  Le  roi,  n'ayant  point  de  pontons,  se  servit  de  tréteaux 
sur  lesquels  on  assura  des  planches,  et  releva  de  cette  façon  les  deux  ponts 
de  Mersbourg  et  de  Weissenfeld.  Le  corps  qu'il  commandait  se  réunit  à 
celui  du  maréchal  Keith,  à  Bornerode.  Ce  dernier  avait  tiré  à  lui  huit  mille 
hommes  commandés  par  le  prince  Ferdinand  de  Brunswick-.  On  alla  recon- 
naître, le  4,  l'ennemi  campé  sur  la  hauteur  de  Saint-Michel;  le  poste  n'étant 
pas  attaquable,  le  roi  fit  dresser  le  camp  à  Rosbach,  dans  une  plaine.  Il 
avait  une  colline  à  dos,  dont  la  pente  était  fort  douce.  Le  5,  tandis  que  le 
roi  dînait  tranquillement  avec  ses  généraux,  deux  patrouilles  vinrent 
l'avertir  que  les  ennemis  faisaient  un  mouvement  sur  leur  gauche.  Le  roi  se 
leva  de  table  ;  on  rappela  la  cavalerie,  qui  était  au  fourrage,  et  on  resta 
tranquille,  croyant  que  l'ennemi  marchait  à  Freibourg,  petite  ville  qu'il 
avait  à  dos;  mais  on  s'aperçut  qu'il  tirait  sur  le  flanc  gauche  des  Prussiens. 
Sur  quoi  le  roi  fit  lever  le  camp,  et  défila  par  la  gauche  sur  cette  colline,  ce 
qui  se  fit  au  galop,  tant  pour  l'infanterie  que  pour  la  cavalerie.  Cette  ma- 
nœuvre, scion  toute  apparence,  a  été  faite  pour  donner  le  change  aux  Fran- 
çais. Aussitôt,  comme  par  un  coup  do  silllet,  cette  armée  en  confusion  fut 
rangée  en  ordre  de  bataille  sur  une  ligne.  Alors  l'artillerie  fit  un  feu  si  ter- 
rible que  des  Français  auxquels  j'ai  parlé  disent  que  chaque  coup  tuait  ou 
blessait  huit  ou  neuf  personnes.  La  mousqueterie  ne  fit  pas  moins  d'effet.  Les 
Français  avançaient  toujours  en  colonne,  pour  attaquer  avec  la  baïonnette. 
Ils  n'étaient  plus  qu'à  cent  pas  des  Prussiens,  lorsque  la  cavalerie  prus- 
sienne, prenant  un  détour,  vint  tomber  en  flanc  sur  la  leur  avec  une  furie 
incroyable.  Les  Français  furent  culbutés  et  mis  en  fuite.  L'infanterie,  atta- 
quée en  flanc,  foudroyée  par  les  canons,  et  chargée  par  six  bataillons  et  le 
régiment  des  gendarmes,  fut  taillée  en  pièces  et  entièrement  dispersée. 

1.  Jacques  Kcitb,  frère  puîné  de  milord  Maréchal. 

2.  Né  le  11  janvier  1721;  mort  à  Brunswick,  en  1792,  le  3  juillet. 


ANNÉE    17o7. 


305 


Le  princo  Henri,  qui  commandait  à  la  droite  du  roi,  a  eu  la  plus  grande 
part  à  cette  victoire,  où  il  a  reçu  une  légère  blessure.  La  perte  dos  Français 
est  très-grande.  Outre  cinq  mille  prisonniers,  et  plus  de  trois  cents  olliciers 
pris  dans  cette  bataille,  ils  ont  perdu  pres(|ue  toute  l'artillerie.  Au  reste,  je 
vous  mande  ce  que  j'ai  appris  de  la  bouche  des  fuyards,  et  de  quelques  rap- 
ports d'otliciers  prussiens.  Le  roi  n"a  eu  que  le  temps  de  me  notifier  sa 
victoire,  et  n'a  pu  m'envoyer  la  relation.  Le  roi  distingue  et  soigne  les  offi- 
ciers français  comme  il  pourrait  faire  les  siens  propres.  Il  a  fait  panser  les 
blessés  en  sa  présence,  et  a  donné  les  ordres  les  plus  précis  pour  qu'on  ne 
leur  laisse  manquer  de  rien.  Après  avoir  poursuivi  l'ennemi  jusiju'à  Spiel- 
berg,  il  est  retourné  à  Leipsick,  d'où  il  est  reparti,  le  '10,  pour  marcher  à 
Torgau.  Le  général  Marschall,  des  Autrichiens,  faisant  mine  d'entrer  dans 
le  Brandebourg  avec  treize  ou  quatorze  mille  hommes,  à  l'approche  des 
Prussiens  ce  corps  a  rétrogradé  à  Bautzen  en  Lusace.  Le  roi  le  poursuit 
pour  l'attaquer,  s'il  le  peut.  Son  dessein  est  d'entrer  ensuite  en  Silésie.  Mal- 
heureusement nous  avons  appris  aujourd'hui  la  reddition  de  Schweidnitz 
(pii  s'est  rendu  le  13,  après  avoir  soutenu  l'assaut:  ce  qui  me  rejette  dans 
les  plus  violentes  inquiétudes.  Pour  répondre  aux  articles  de  vos  deux  lettres 
je  vous  dirai  que  la  surdité  devient  un  mal  épidémique  en  France.  Si  j'osais, 
j'ajouterais  qu'on  y  joint  l'aveuglement.  Je  pourrais  vous  dire  bien  des 
choses  de  bouche,  que  je  ne  puis  confier  à  la  plume,  par  où  vous  seriez 
convaincu  des  bonnes  intentions  qu'on  a  eues.  On  les  a  encore.  J'écrirai  au 
premier  jour  au  cardinal'.  Assurez-le,  je  vous  prie,  de  toute  mon  estime, 
et  dites-lui  que  je  persiste  toujours  dans  mon  système  de  Lyon,  mais  que 
je  souhaiterais  beaucoup  que  bien  des  gens  eussent  sa  façon  de  penser; 
qu'en  ce  cas  nous  serions  bientôt  d'accord.  Je  suis  bien  folle  de  me  mêler 
de  politique.  Mon  esprit  n'est  plus  bon  qu'à  être  mis  à  l'hôpital.  Vous  me 
faites  faire  des  elîbrts  tant  d'esprit  que  de  corps  pour  écrire  une  si  longue 
lettre.  Je  ne  puis  vous  procurer  que  le  plaisir  des  relations.  Il  faut  bien  que 
j'en  profite,  ne  pouvant  vous  en  procurer  de  plus  grands,  et  tels  que  ma 
reconnaissance  les  désire.  Bien  des  compliments  à  M""*^  Denis,  et  comptez 
que  vous  n'avc/-  pas  de  meilleure  amie  que 

WiLHELMINE. 

3460.   —   A  M.  TRONCHIN,  DE  LYON  2. 

Délices,  23  novembre. 

Vous  aurez  reçu  les  relations  de  vos  Genevois,  par  lesquelles 
il  est  bien  constaté  qu'on  avait  conduit  l'armée  dans  un  coupe- 
gorge,  entre  deux  plateaux  garnis  d'artillerie.  Il  y  a,  dit-on, 
dans  l'histoire  un  exemple  de  cette  faute.  Les  choses  ont  bien 
changé;  vous  ne   devez  plus  vous  attendre  à  cette  belle  lellre 

1.  De  Tencin. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

39.  —Correspondance.  VII.  20 


.^06  CORRESPONDANCE. 

dont  il  (Mail  question.  Je  vous  assuro  qu'on  est  bien  fier.  Nous 
verrons  si  M.  le  maréchal  de  Richelieu  rabaissera  ou  augmentera 
cette  fierté. 

P.  S.  Le  roi  de  Prusse  avoue  qu'il  a  eu  cent  liommos  de  tués 
et  deux  cent  soixante  de  blessés  dans  notre  bataille  des  éperons. 
Voyez  la  malice  d'avoir  placé  de  l'artillerie  sur  des  plateaux  sans 
f[ue  nos  généraux  s'en  soient  doutés  ! 

34G1.  —  A  .MADAME   LA   DUCHESSE   DE   S AXE-GOTIIA  i. 

Aux  Dôlices,  près  de  Genève,  2i  novembre. 

Madame,  la  lettre  dont  Votre  Altesse  sérénissime  m'honore 
est  un  grand  témoignage  de  la  générosité  de  votre  cœur.  Vos 
États  ont  été  le  théâtre  de  la  guerre,  et  vous  daignez  penser  à 
moi.  Quel  jour,  madame,  que  celui  où  elle  a  daigné  m'écrire-! 
C'est  celui  où  cette  nation,  dans  laquelle  vous  avez  trouvé  des 
gens  aimables,  était  bien  malheureuse;  c'est  celui  où  un  roi,  à 
qui  ses  ennemis  ne  peuvent  refuser  leur  admiration,  se  couvrait 
de  gloire  par  la  plus  habile  conduite  et  par  le  plus  grand  cou- 
rage. Il  a  dû  repasser  par  vos  États,  madame,  des  milliers  de 
blessés.  Encore  si  c'étaient  de  vos  maudits  Croates,  qui  sont  si 
incivils?  Mais  ce  sont  des  gens  très-polis,  et  qui  certainement 
avaient  eu  pour  Votre  Altesse  sérénissime  tout  le  respect  qu'on 
lui  doit.  Plût  à  Dieu  que  cette  sanglante  journée  fût  au  moins 
un  acheminement  à  une  paix  générale!  C'est  tout  ce  que  je  peux 
dire.  Je  plains  ma  nation  ;  je  m'intéresse  tendrement  à  tout  ce 
([ni  vous  touche,  madame.  J'admire  l'homme  dont  Votre  Altesse 
sérénissime  me  parle;  je  la  remercie  de  tout  ce  qu'elle  aura 
daigné  lui  dire  de  moi.  Je  n'ai  en  vérité  d'autre  objet,  d'autre 
espérance  que  la  retraite,  et  ù  mon  Age  la  tranquillité  est  le 
comble  de  la  fortune.  Mais  il  est  toujours  bien  doux  de  n'être 
pas  haï  de  ceux  qu'on  admire.  C'est  à  vos  bontés,  madame,  que 
je  dois  les  siennes.  Il  a  été  assez  grand  pour  me  confier  ses 
malheurs,  et  il  est  peut-être  actuellement  si  occupé  qu'il  ne  me 
parlera  pas  de  ses  succès,  ou,  s'il  daigne  m'en  parler,  ce  sera 
avec  une  modération  qui  relèvera  sa  gloire. 

Je  me  mets  à  vos  pieds,  madame,  avec  la  plus  vive  reconnais- 
sance, avec  le  plus  profond  et  le  plus  tendre  respect.  Je  ne  rc- 

1.  l^Mitcurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Le  jour  de  la  bataille  de  Rosbach. 


ANNÉE    1757.  307 

grette  que  de  ne  pouvoir  être  témoin  des  progrès  des  princes  vos 
enfants,  et  de  ne  point  voir  leur  auguste  mère.  Je  présente  les 
mêmes  respects  et  les  mêmes  regrets  à  monseigneur. 

La  grande  maîtresse  des  cœurs  ne  donne-t-elle  pas  du  bouillon 
à  quelque  blessé  dans  le  meilleur  monde  possible  ? 

3462.   —  A  MADAME  D'É  FINAL 

Heureusement  M'"''  d'Épinai  ne  craint  point  le  froid  ;  sans  cela 
je  craindrais  bien  pour  elle  ce  maudit  vent  du  nord  qui  tue 
tous  les  petits  tempéraments.  Puisse-t-il,  madame,  respecter  vos 
grands  yeux  noirs  et  vos  pauvres  nerfs!  Quand  lionorerez-vous 
notre  cabane  de  votre  présence?  V. 

3463.  —  A   M.   BERTRAND, 

26  novembre. 

Mon  clier  et  humain  philosophe,  l'aîné  Cramer  est  en  Por- 
tugal, le  cadet  court  et  fait  l'amour;  je  lui  parlerai  de  souscrire, 
et  je  crois  qu'il  le  fera. 

César  disait  que  les  Français  étaient  quelquefois  plus 
qu'hommes,  et  quelquefois  moins  que  femmes.  Ils  n'ont  pas  été 
hommes  avec  le  roi  de  Prusse. 

Il  ne  faut  pas  renoncer  sitôt  à  sa  religion  pour  quelques 
objections  spécieuses.  On  vous  a  envoyé  des  pétrifications.  Eh 
bien  !  y  en  a-t-il  de  plus  singulières  que  le  concha  Yeneris  et  la 
langue  du  chien  marin?  Cependant  ni  les  chiens  marins  ne  sont 
venus  déposer  leur  langue  en  Calabre,  ni  Vénus  n'y  a  laissé  son 
bijou.  On  vous  a  montré  des  coquilles.  Eh  bien!  y  avait-il  de 
meilleures  huîtres  que  dans  le  lac  Lucrin?  et  tous  les  lacs  n'ont- 
ils  pas  pu  fournir  des  huîtres  et  des  poissons?  Que  la  mer  soit 
venue  à  cinquante  lieues  dans  les  terres,  qu'elle  forme  et  qu  elle 
absorbe  des  îles,  cela  est  commun  ;  mais  qu'elle  ait  formé  la 
chaîne  des  montagnes  du  globe,  cela  me  paraît  physiquement 
impossible.  Tout  est  arrangé,  tout  est  d'une  pièce. 

Si  quid  novisti  rectius  istis, 

Candidus  imperti^ 

Intérim,  vale,  et  me  ama.  Je  fais  un  beau  jardin  que  la  mer 
n'engloutira  pas.  V. 

1.  HoR.,  lib.  I,  ep.  VI,  v.  67. 


308  CORRESPONDANCE. 


34Gi.  -  Ul-    MADA^IK    LA   MAUGRAVE   DE    15  AIR  EUT  H. 

Le  30  novembre. 

Schweidnitz  est  pris  S  et  le  prince  Charles  battu.  Ccst  ainsi  que  la  vie 
de  l'homme  est  un  mélange  de  biens  et  de  maux.  Les  irailres  Saxoiis  ont 
causé  par  leur  rébellion  la  reddition  de  la  place,  qui  a  pourtant  essuyé  un 
assaut  avant  de  se  rendre.  Je  n'ai  encore  aucune  particularité  de  la  bataille 
de  Breslau  ;  tout  ce  (lue  je  sais  est  que  le  prince  Charles,  avec  une  armée 
de  près  de  soixante  mille  hommes,  a  attaqué  le  prince  de  Bevern,  qui  a 
peine  en  avait  la  moitié,  et  que  la  victoire  de  ce  dernier  est  complète. 
Le  roi  était  déjà  sur  les  frontières  de  Silésie,  lorsqu'il  apprit  cette  heureuse 
nouvelle  2.  Il  marche  en  hâte  pour  couper  la  retraite  au.v  Autrichiens.  Je 
doute  qu'il  y  parvienne,  étant  trop  éloigné.  11  s'est  emparé  de  tous  leurs 
magasins  en  Lusace:  ce  qui  a  obligé  le  corps  de  MarschalP  a  se  retirer. 

J';,i  reçu  deux  de  vos  lettres,  avec  des  incluses  pour  le  roi,  que  je  lui 
enverrai  par  la  première  occasion.  J'ai  pris  la  liberté  d'en  tirer  copie.  Adhé- 
mar  vous  a  fait,  à  ce  qu'il  m'a  dit,  une  relation  de  la  bataille,  sans  (luoi  je 
vous  l'aurais  envovée.  Je  ne  veux  point  priver  le  roi  de  ce  plaisir.  Vous  la 
recevrez  de  sa  main;  elle  vaudra  sans  doute  beaucoup  mieux  que  toutes  les 
autres.  J'espère  que  le  retour  de  la  fortune  aura  banni  toute  idée  sinistre 
de  son  esprit.  Si  le  maréchal  de  Richelieu  s'était  avancé,  c'était  fait  de  sa 
vie.  11  serait  tombé  sur  lui,  et  serait  mort  l'épée  à  la  main.  Je  puis  vous 
assurer  que  c'était  son  dessein,  ce  que  je  puis  prouver  par  ses  lettres.  Je 
n'osais  vous  le  dire  alors,  puisqu'il  me  l'avait  confié  sous  le  secret.  Nous 
avons  quatre  mille  lièvres  ou  fuvards  de  l'armée  de  l'empire  campés  dans 
le  pays.  Ce  sont  autant  de  loups  affamés  qui  pourraient  bien  nous  communi- 
quer leur  faim.  Ces  pauvres  gens  ont  été  huit  jours  sans  vivres,  ne  buvant 
que  de  l'eau  bourbeuse,  et  dormant  à  la  belle  étoile  ;  on  les  a  prépares  de 
cette  façon  à  marcher  au  combat.  Les  Français  étaient  un  peu  mieux;  mais 
ils  manquaient  aussi  de  pain.  L'Allemagne  n'est  point  faite  pour  les  armées 
françaises  ;  on  en  a  déjà  vu  l'exemple  dans  la  dernière  guerre,  il  sera  renou- 
velé dans  celle-ci.  Je  souhaite  leurs  i>orles  et  leurs  maux  aux  Autrichiens. 
J'ai  un  chien  de  tendre  pour  eux,  qui  m'empêche  de  leur  vouloir  du  mal; 
le  roi  ne  leur  en  fait  qu'avec  peine.  Il  l'a  bien  prouvé;  il  pouvait  les  abî- 
mer, s'il  avait  voulu  les  poursuivre  comme  il  le  fallait.  Qu'il  est  à  plaindre  ! 
il  passe  ses  jours  dans  le  sang  et  dans  le  carnage.  C'est  le  destin  des  héros, 
mais  un  destin  bien  triste  pour  un  philosophe.  Continuez,  je  vous  prie,  a 

1.  Le  12  novembre,  par  le  général  autrichien  Nadasii. 

2  La  nouvelle  était  fausse.  Auguste-Guillaume,  duc  de  Rrunswick-Bevem, 
battu  le  22  novembre,  prés  do  Breslau,  par  le  prince  Charles-Alexandre  de  Lor- 
raine et  par  Daun,  était  tombé  au  pouvoir  des  Autrichiens  quelques  jours  plus 

tard.  (Ci,.) 

3.  Général  autrichien  cité  plus  haut,  lettre  S-t^'J,  page  JUo. 


ANNÉE    17o7.  309 

me  donner  de  vos  nouvelles.  Vos  lettres  font  mon  unique  récréation.  Sovez 
persuadé  de  toute  mon  estime. 

WiLIIELMINE. 

Mes  amitiés  à  M"''  Denis. 

3465.  —  A  MADAME   D'ÉPINAI. 

Madame,  quand  je  vous  appelai  la  véritable  philosophe  des 
femmes,  cela  n'empêcha  pas  que  notre  docteur  ne  fût  le  véritable 
philosophe  des  hommes.  Il  s'hititula  fort  mal  à  propos  singe  de  la 
philosophie.  Plût  à  Dieu  que  je  fusse  son  singe!  Mais,  madame, 
faut-il  que  la  pluie  empêche  deux  têtes  comme  la  vôtre  et  la 
sienne  de  venir  raisonner  dans  mon  ermitage?  Nous  aurons 
l'honneur  de  venir  chez  vous,  madame,  quand  vous  l'ordon- 
nerez, quand  vous  voudrez  nous  recevoir,  et  que  je  serai  quitte 
de  ma  colique. 

Je  vous  présente  mon  respect.  V. 

3406.   —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  2  décembre. 

Mon  cher  et  respectable  ami,  dès  que  yoxis  m'eûtes  écrit  que 
celui  1 

Qui  miscuit  utile  dulci, 

(HoR.,  rff  Arte  poet.,  v.  3-13.) 

voulait  bien  se  souvenir  de  moi,  je  lui  écrivis  pour  l'en  remer- 
cier. Je  crus  devoir  lui  communiquer  quelques  rogatons  très- 
singuliers  qui  auront  pu  au  moins  l'amuser.  J'ai  pris  la  liberté 
de  lui  écrire  avec  ma  naïveté  ordinaire,  sans  aucune  vue  quelle 
qu'elle  puisse  être.  Il  est  vrai  que  j'ai  une  fort  singulière  corres- 
pondance, mais  assurément  elle  ne  change  pas  mes  sentiments  ; 
et,  dans  l'âge  où  je  suis,  sohtaire,  infirme,  je  n'ai  et  ne  dois 
avoir  d'autre  idée  que  de  finir  tranquillement  ma  vie  dans  une 
très-douce  retraite.  Quand  j'aurais  vingt-cinq  ans  et  de  la  santé, 
je  me  garderais  bien  de  fonder  l'espérance  la  plus  légère  sur  un 
prince  qui,  après  m'avoir  arraché  à  ma  patrie,  après  m'avoir 
forcé,  par  des  séductions  inouïes,  à  m'attacher  auprès  de  lui,  en 
a  usé  avec  moi  et  avec  ma  nièce  d'une  manière  si  cruelle. 
Toutes  les  correspondances  que  j'ai  ne  sont  dues  qu'à  mon 

1.  L'abbé  do  Bernis. 


3t0  CORRESPONDANCE. 

l)arl)Ouillagc  d'iiistoricn.  On  m'rcrit  do  Vionno  ot  do  Péforshourg 
aussi  bien  que  des  pays  où  Je  roi  de  Prusse  perd  et  gagne  des 
batailles.  Je  ne  m'intéresse  à  aucun  événement  que  comme 
Français.  Je  n'ai  d'autre  intérêt  et  d'autre  sentiment  que  ceux 
que  la  France  m'inspire  ;  j'ai  en  France  mon  l)ion  ot  mon  cœur. 

Tout  ce  que  je  souhaite,  comme  citoyen  et  comme  homme, 
c'est  qu'à  la  fin  une  paix  glorieuse  venge  la  France  des  pirateries 
anglaises,  et  des  infidélités  qu'elle  a  essuyées  ;  c'est  qne  le  roi  soit 
pacificateur  et  arbitre,  couîme  on  le  fut  aux  traités  de  Vostphalie. 
Je  désire  de  n'avoir  pas  le  temps  de  faire  l'Histoire  du  czar 
Pierre,  et  quelque  mauvaise  tragédie,  avant  ce  grand  événe- 
ment '. 

Si  vous  pouvez  rencontrer,  mon  divin  ange,  la  personne - 
(liii  a  bien  voulu  vous  parler  de  moi,  dites-lui,  je  vous  prie,  que 
j'aurais  été  bien  consolé  de  recevoir  deux  lignes  de  sa  main,  par 
lesquelles  il  eût  seulement  assuré  ce  vieux  Suisse  des  sentiments 
qu'il  vous  a  témoignés  pour  moi. 

Savez-vous  que  le  roi  <]o  Prusse  a  marché,  le  10  do  novembre, 
au  général  Marscball,  qui  allait  onlrer  avec  quinze  mille  hommes 
en  Brandebourg,  et  qui  a  reculé  en  Lusace  ?  Vous  pourriez  bien 
entendre  parler  encore  d'une  bataille.  Ne  cessera-t-on  point  de 
s'égorger?  Nous  craignons  la  famine  dans  notre  petit  canton.  Un 
tremblement  de  terre  vient  d'engloutir  la  moitié  des  îles  Açores, 
dont  on  m'avait  envoyé  le  meilleur  vin  du  monde  ;  la  reine  de 
Pologne  ^  vient  de  mourir  de  chagrin  ;  on  se  massacre  en  Amé- 
rique ;  les  Anglais  nous  ont  pris  vingt-cinq  a  aisseaux  marchands. 
Que  faire?  (iémir  en  paix  dans  sa  tanière,  et  vous  aimer  de  tout 
son  cœur. 

31G7.   —  A  I\I.  D'ALKMl'.KP.T. 

An\  Di'lice?.  2  dùcemljrc. 

Dumarsais  n'a  commencé  à  vivre,  mon  cher  philosophe,  que 
depuis  qu'il  est  mort  ;  vous  lui  donnez  l'existence  et  l'immor- 
talité ''.  Vous  faites  à  jamais  votre  éloge  par  les  Éloges  que  vous 


1.  La  pacificatinn  ^L'iiéralo  ne  s'opéra  qu'en  février  1703. 

2.  Encore  l'abbo  de  Bernis. 

;j.  :Marie-Josèplie  d'Autriclic,  fille  de  rempcroiir  .Joseph,  est  morte  ;\  Dresde  le 
17  novembre  17.j7.  Elle  était  la  mère  de  la  dauphine  qui  donna  le  jour  à  Louis  XVJ, 
Louis  XVIII,  et  Charles  X.  (B.) 

4.  Allusion  à  son  Êlouc,  par  d'Alembert,  qui  estdan^  le  tome  VII  de  l'Encyclo- 
pédie. 


ANNÉE    17o7.  311 

faites.  On  m'apprend  que  celui  de  Genève*  se  trouve  dans  le 
nouveau  tome  de  V Encyclopédie;  mais  on  prétend  que  vous  y  louez 
la  modération  de  certaines  gens.  Hélas  !  vous  ne  les  connaissez 
point  ;  les  Genevois  ne  disent  point  leur  secret  aux  étrangers. 
Les  agneaux  que  vous  croyez  tolérants  seraient  des  loups  si  on 
les  laissait  faire.  Ils  ont,  en  dernier  Heu,  joué  saintement  un  tour 
abominable  à  un  citoyen  philosophe  qu'ils  ont  empêché  d'entrer 
dans  la  magistrature,  par  une  calomnie  trop  tard  reconnue  et 
trop  peu  punie.  Tutto  H  monclo  e  falto  corne  la  nostra  famiglia. 

Je  suis  persuadé  que  vous  êtes  toujours  exactement  payé  de 
votre  pension  brandebourgeoise.  J'ai  consolé  pendant  deux  mois 
le  roi  de  Prusse  ;  à  présent  il  faut  le  féliciter.  Il  est  vrai  que  ses 
États  ne  sont  pas  encore  en  sûreté  ;  mais  il  y  a  mis  sa  gloire,  et 
il  est  encore  en  état  de  payer  douze  cents  francs.  Courage  ;  con- 
tinuez, vous  et  vos  confrères,  à  renverser  le  fantôme  -  hideux, 
ennemi  de  la  philosophie  et  persécuteur  des  philosophes. 

M""^^  Denis  vous  fait  mille  comphments. 

3468.  —  A  M.    TRONCHIN,   DE   LYON  3. 

2  décembre. 

L'homme  respectable*  qui  pense  comme  il  doit  a  fait  sans 
doute  de  très-justes  réflexions  sur  l'aventure  du  5.  Vous  pouvez 
être  très-sûr  que  tout  était  fini  si  on  s'était  emparé  des  hauteurs 
que  le  roi  de  Prusse  garnit  de  cavalerie  et  de  canons  sans  ([u'on 
s'en  aperçût.  On  était  trois  fois  plus  près  de  ces  hauteurs  que  lui. 
Le  général  Marschall  entrait  en  Saxe  avec  quinze  mille  hommes. 
Tout  a  été  perdu  par  une  seule  faute  hien  grossière.  L'artil- 
lerie prussienne  emportait  nos  gens  dix  à  dix,  et  on  s'enfuit  de 
tous  côtés.  Le  roi  de  Prusse  se  donna  le  soir  le  plaisir  de  de- 
mander des  draps  à  une  dame  d'un  château  voisin,  chez  laquelle 
il  soupa,  pour  faire  des  bandages  à  nos  hlessés.  On  ne  peut  nous 
humilier  avec  plus  de  générosité.  La  reine  de  Pologne  est  morte 
de  chagrin.  La  France  se  ruine.  Voilà  encore  quarante  millions 
en  rentes  viagères. 

Les  mêmes  intentions  qu'on  avait,  on  les  a  encore  :  «  J'écrirai 
au  premier  jour  à  M.  le  c.  de  T.^  Assurez-le,  je  vous  prie,  de 


1.  Allusion  à  l'article  Genève. 

2.  LTn/dme  fanatisme.  (Cl.) 

3.  Éditeui's,  de  Cayrol  et  François. 

4.  Le  cardinal  de  ïencin. 


312  CORRESPONDANCE. 

toiilc  mon  estime  ;  cl  diles-liii  (iiio  jo  i)or.siste  toujours  dans  mon 
s\stcin(;.  » 

\oilà  les  propres  mots  qu'on  m'écrit  du  23  novembre.  Je 
su|)piic  ([u'on  écrive  en  droiture,  si  cela  se  peut,  sans  hasarder 
<iue  les  lettres  soient  ouvertes  sur  la  route.  Il  n'appartient  (|u'à 
l;i  prudence  de  Son  Éminence  de  conduire  cette  aiïaire  très- 
é])ineuso,  et  de  donner  les  conseils  convenables  dans  des  cir- 
constances où  l'on  ménage  avec  une  attention  scrupuleuse 
d'autres  puissances. 

Je  ne  fais  d'autre  office  que  celui  d'un  grisou'  qui  rend  les 
lettres;  mais  mon  cœur  s'acquitte  d'un  autre  devoir  auquel  il 
s'attache  uniquement:  celui  d'aimer  son  roi,  sa  patrie  et  le  bien 
public,  de  ne  me  mêler  absolument  de  rien  que  de  l'aire  des  vœux 
pour  la  prospérité  de  la  France,  et  de  mériter  l'estime  de  celui 
dont  je  respecte  les  lumières  autant  que  la  personne. 

34G9.  —  A  M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

2  dccenibre. 

Ne  pourriez-vous  point,  mon  cher  ange,  faire  tenir  à  M.  1. 
de  P>.  2  la  lettre  f[uc  je  vous  écris?  Vous  me  feriez  grand  plaisir. 
Serait-il  jjossible  qu'on  eût  imaginé  que  je  m'intéresse  au  roi  de 
Prusse?  J'en  suis  pardieu  bien  loin.  11  n'y  a  mortel  au  monde 
qui  fasse  plus  de  vœux  pour  le  succès  des  mesures  présentes. 
J'ai  goûté  la  vengeance  de  consoler  un  roi  qui  m'avait  maltraité; 
il  n'a  tenu  qu'à  M.  de  Soubise  que  je  le  consolasse  davantage.  Si  on 
s'était  emparé  des  hauteurs  que  le  diligent  Prussien  garnit  d'ar- 
tillerie et  de  cavalerie,  toutétait  fini.  Le  général  Marschall  entrait 
de  son  côté  dans  le  Brandebourg.  Nous  voilà  renvoyés  bien  loin, 
avec  une  honte  qui  n'est  pas  courte.  Figurez-vous  que,  le  soir 
de  la  bataille,  le  roi  de  Prusse,  soupant  dans  un  château  voisin 
chez  une  bonne  dame,  prit  tous  ses  vieux  draps  pour  faire  des 
bandages  à  nos  blessés.  Quel  plaisir  pour  lui  !  que  de  géné- 
rosités adroites,  qui  ne  coûtent  rien  et  qui  rendent  beaucoup  ! 
et  que  de  bons  mots,  et  que  de  plaisanteries  !  Cependant  je  le 
tiens  perdu  si  on  veut  le  perdre  et  se  bien  conduire.  Mais  qu'en 
reviendra-t-il  à  la  France?  de  rendre  l'Autriche  plus  puissante 
que  du  temps  de  Ferdinand  II,  et  de  se  ruiner  pour  l'agrandir! 
Le  cas  est  embarrassant.  Point  de  Fanimc  quand  on  nous  bat  et 


I.  Valet  vêtu  de  gris,  sans  livrée. 
"1.  L'abbé  de  Bernis. 


ANNÉE    1757.  313 

qu'on  se  moque  de  nous  ;  attendons  des  hivers  plus  agréables. 
Bonsoir,  mon  divin  ange. 

Nota  bene  que  ce  que  j'ai  confié  à  M.  1.  de  B.  prouve  que  le 
roi  de  Prusse  était  perdu  si  on  s'était  bien  conduit.  Ce  n'est  pas 
là  chercher  à  déplaire  à  Marie-Thérèse,  et  ce  que  j'ai  mandé 
méritait  un  mot  de  réponse  vague,  un  mot  d'amitié. 

3470.  —  A   MADAME    D'ÉPINAI. 

Pour  aujourd'hui,  malgré  mon  respect  pour  les  deux  grands  et 
beaux  yeux  de  la  véritable  philosophe,  je  demande  la  permis- 
sion de  la  robe  de  chambre. 

J'attends  aussi  le  véritable  philosophe^  avec  impatience.  J'en- 
voie le  fiacre  à  midi.  V. 

3471.  —   A  M.  LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

3  décembre. 

Je  VOUS  écrivis  par  le  dernier  ordinaire,  mon  cher  et  respec- 
table ami,  un  petit  barbouillage  assez  indéchiffrable,  avec  une 
lettre  ostensible  pour  une  personne-  qui  a  été  de  vos  amis,  et 
que  vous  pouvez  voir  quelquefois.  J'ai  bien  des  choses  à  y  ajouter  ; 
mais  l'état  de  la  santé  de  M'"«  d'Argental  doit  passer  devant.  Je 
voudrais  que  vous  fussiez  tous  ici  comme  M"''  d'Épinai,  M""=  de 
Montferrat,  et  tant  d'autres.  Notre  docteur  Tronchin  fortifie  les 
femmes  ;  il  ne  les  saigne  point,  il  ne  les  purge  guère  ;  il  ne  fait 
point  la  médecine  comme  un  autre.  Voyez  comme  il  a  traité  ma 
nièce  de  Fontaine  ;  il  l'a  tirée  de  la  mort. 

Vous  ne  m'avez  jamais  parlé  de  M"'"  de  Montferrat  ;  c'est  pour- 
tant un  joli  salmigondis  de  dévotion  et  de  coquetterie.  Je  ne  sais 
où  prendre  M""  de  Fontaine  à  présent,  pour  avoir  ces  portraits. 
L'affaire  commence  à  m'intéresser,  depuis  que  vous  voulez  bien 
avoir  la  triste  ressemblance  de  celui  qui  probablement  n'aura 
jamais  le  bonheur  de  vous  revoir.  Mais  moi,  pourquoi  n'aurai-je 
pas,  dans  mes  Alpes,  la  consolation  de  vous  regarder  sur  toile, 
et  de  dire  :  Voilà  celui  pour  qui  seul  je  regrette  Paris  ?  C'est  à 
moi  à  demander  votre  portrait,  c'est  moi  qui  ai  besoin  de  conso- 
lation. 

Je  reviens  à  ma  dernière  lettre.  Il  est  certain  qu'on  a  pris  ou 

i.  Tronchin,  à  qui  ce  billet  était  adressé  aussi. 
2.  L'abbé  de  Bernis. 


314  CORRESPONDANCE. 

donné  furieusemont  le  change,  quand  on  vous  a  parlé.  Que- 
pourrait-on  attribuer  ù  mes  correspondances?  quel  ombrage 
pourrait  en  prendre  la  cour  de  Vienne?  Quel  prétexte  singulier! 
Je  voudrais  qu'on  filt  aussi  persuadé  de  mes  sentiments  à  la  cour 
de  France  qu'on  Test  ù  la  cour  de  l'impératrice.  Mais,  quels  que 
soient  les  sentiments  d'un  particulier  obscur,  ils  doivent  être 
comptés  pour  rien;  s'ils  l'étaient  pour  quelque  chose,  la  personne 
en  question*  devrait  me  savoir  un  assez  grand  gré  des  choses- 
que  je  lui  ai  confiées.  S'il  a  pensé  que  cette  confidence  était  la 
suite  de  l'intérêt  <[uc  je  prenais  encore  au  roi  de  Prusse,  et  si 
une  autre  personne-  a  eu  la  même  idée,  tous  deux  se  sont  bien 
trompés  ;  je  les  ai  instruits  d'une  chose  qu'il  fallait  qu'ils  sus- 
sent. M'"*  de  Pompadour,  à  qui  j'en  écrivis  d'abord,  m'en  parut 
satisfaite  par  sa  réponse.  L'autre,  à  qui  vous  m'avez  conseillé 
d'écrire,  et  h  qui  je  devais  nécessairement  confier  les  mêmes 
choses  qu'à  M""'  de  Pompadour,  ne  m'a  pas  répondu.  Vous  sentez 
combien  son  silence  est  désagréable  pour  moi,  après  la  démarche 
que  vous  m'avez  conseillée,  et  après  la  manière  dont  je  lui  ai 
écrit.  Ne  pourriez-vous  point  le  voir?  Ne  pourriez-vous  point, 
mon  cher  ange,  lui  dire  à  quel  point  je  dois  être  sensible  à  un 
tel  oubli?  S'il  parlait  encore  de  mes  correspondances,  s'il  mettait 
en  avant  ce  vain  prétexte,  il  serait  bien  aisé  de  détruire  ce  pré- 
texte en  lui  faisant  connaître  que,  depuisdeuxans,  le  roi  de  Prusse 
me  proposa,  par  l'abbé  de  Prades,  de  me  rendre  tout  ce  qu'il 
m'a\ait  ùté.  Je  refusai  tout  sans  déplaire,  et  je  laissai  voir  seu- 
lement que  je  ne  voulais  qu'une  marque  d'attention  pour  ma 
nièce,  qui  pût  réparer,  en  quelque  sorte,  la  manière  indigne 
dont  on  en  avait  usé  envers  elle.  Le  roi  de  Prusse,  dans  toutes  ses 
lettres,  ne  m'a  jamais  parlé  d'elle.  M""'  la  margrave  de  lîaireuth 
a  été  beaucoup  plus  attentive.  Vous  voilà  bien  au  fait  de  toute  ma 
conduite,  mon  divin  ange,  et  vous  savez  tous  les  elTorts  que  le 
roi  de  Prusse  avait  faits  autrefois  pour  me  retenir  auprès  de  lui. 
Vous  n'ignorez  pas  qu'il  me  demanda  lui-même  au  roi.  Cette 
malheureuse  clef  de  chambellan  était  indispensablement  néces- 
saire à  sa  cour.  On  ne  pouvait  entrer  aux  s|)ectacles  sans  être 
bourré  par  ses  soldats,  à  moins  qu'on  n'eût  quehjue  pauvre  marque 
qui  mît  à  l'abri.  Demandez  à  Darget  comme  il  fut  un  jour  re- 
poussé et  houspillé.  Il  avait  beau  crier  :  Je  suis  sccnlairc  !  On  le 
bourrait  toujours. 


I.  L'al)bé  de  Rernis. 
'1.  .M""^  de  l'onipadûur. 


ANNÉE    1757.  315 

Au  reste  le  roi  de  Prusse  savait  l)ieu  que  je  ne  voulais  pas 
rester  là  toute  ma  vie  ;  et  ce  fut  la  source  secrète  des  noises.  Si 
vous  pouviez  avoir  une  conversation  avec  l'homme  en  question  i,  il 
me  semble  que  la  bonté  de  votre  cœur  donnerait  un  grand  poids 
à  toutes  ces  raisons;  vous  détruiriez  surtout  le  soupçon  qu'on  pa- 
raît avoir  conçu  que  je  m'intéresse  encore  à  celui  dont  j'ai  tant 
à  me  plaindre. 

Enfin  à  quoi  se  borne  ma  demandQ?  A  rien  autre  chose  qu'à 
une  simple  politesse,  à  un  mot  d'honnêteté  qu'on  me  doit  d'autant 
plus  que  c'est  vous  qui  m'avez  encouragé  à  écrire.  Ne  point  ré- 
pondre à  une  lettre  dont  on  a  pu  tirer  des  lumières,  c'est  un  ou- 
trage qu'on  ne  doit  point  faire  à  un  homme  avec  qui  on  a  vécu, 
et  qu'on  n'a  connu  que  par  vous. 

Encore  un  mot,  c'est  que  si  on  vous  disait  :  ((  J'ai  montré  la 
lettre  ;  on  ne  veut  pas  que  je  réponde  à  un  homme  qui  a  conseillé, 
il  y  a  six  semaines,  au  roi  de  Prusse  de  s'accommoder  )>,  vous 
pourriez  répondre  que  je  lui  ai  conseillé  aussi  d'abdiquer  plutôt 
que  de  se  tuer  comme  il  le  voulait,  et  qu'il  me  répondit,  cinq  - 
jours  avant  la  bataille  : 

Je  dois,  en  affrontant  l'orage, 
Penser,  vivre,  et  mourir  on  roi. 

Tout  cela  est  fort  étrange.  Je  confie  tout  à  votre  amitié  et  à 
votre  sagesse.  Ma  conduite  est  pure,  vous  la  trouverez  même 
assez  noble.  Le  résultat  de  tout  ceci,  c'est  que  mon  procédé  avec 
votre  ancien  ami,  ma  lettre,  et  ma  confiance,  méritent  ou  qu'il 
m'écrive  un  mot,  ou,  s'il  ne  le  peut  pas,  qu'il  soit  convaincu  de 
mes  sentinients,  et  qu'il  les  fasse  valoir  :  voilà  ce  que  je  veux  de- 
voir à  un  cœur  comme  le  vôtre. 

3472.    —   A   M.   BERTRAND. 

Aux  Délices,  5  décembre. 

Je  crois  que  les  Prussiens  seraient  bien  plus  capables  de  venir 
en  France,  mon  très-cher  philosophe,  que  les  huîtres  à  l'écaillé 
du  Malabar  d'être  venues,  comme  vous  le  prétendez,  sur  l'Apen- 
nin ou  les  Alpes.  Chaque  science  a  son  roman,  et  voilà  celui  de 
la  physique.  Si  les  poissons  des  Indes  étaient  arrivés  chez  nous, 

t.  Bernis. 

"i.  Lisez  vingt-sepl  jours. 


316  CORRESPONDANCE. 

comme  nos  missionnaires  vont  clioz  eux,  ils  y  auraient  peuplé,  et 
on  les  trouverait  ailleurs  que  sur  nos  montagnes.  J'avoue  qu'il  y 
a  quelquefois  des  vérités  bien  peu  vraisemblables;  par  exem))le, 
que  vingt  mille  Prussiens  aient  battu  quarante-cinq  mille  hommes, 
et  n'aient  eu  que  quatre-vingt-douze  morts.  La  honte  des  Français 
et  des  Cercles  devient  encore  plus  humiliante,  depuis  que  les 
Aulricliiens  viennent  d'escalader,  en  treize  endroits,  les  retran- 
chements des  l'riissiens,  sous  les  murs  de  Breslau,  et  de  rem- 
porter une  victoire  complète'.  Le  comte  de  Daun  nous  venge 
et  nous  avilit.  Le  roi  de  Prusse  m'avait  écrit  une  lettre  toute  farcie 
de  vers,  trois-  jours  avant  la  bataille  de  Mersbourg;  il  me  disait: 

Quand  je  suis  voisin  du  naufrage, 
Il  faut,  en  atlrontanl  l'orage, 
Penser,  vivre,  et  mourir  en  roi. 

Nous  verrons  comment  il  soutiendra  le  revers  de  Breslau  ; 
on  pourra  donner  encore  une  ou  deux  batailles  avant  la  fin  de 
l'année. 

Je  vous  envoie  la  lettre  d'une  folle  que  je  ne  connais  pas;  il 
faut  que  quelqu'un  se  soit  diverti  à  lui  écrire  sous  mon  nom. 
Comme  il  est  question  devousà  la  (in  de  la  lettre,  etde  M.deVatteF 
votre  ami,  vous  saurez  peut-être  quelle  est  cette  extravagante. 
Mille  tendres  respects,  je  vous  prie,  à  M.  et  à  M"""  de  Freudenreich. 
Bonsoir,  mon  clier  philosophe. 

La  folle  a  mis  son  portrait  dans  la  lettre.  Le  voici  ;  elle  est 
jolie.  La  connaissez -vous?  V. 

3i73.   —  A    MADAME    LA    COMTESSE   DE    LUTZELBOURG. 

Aux  Dùlices,  5  décembre. 

Le  petit  Gayot'*,  madame,  ne  nous  apprend  rien  ;  mais  pour- 
quoi ne  m'apprenez-vous  pas  que,  le  22,  les  serviteurs  de  Marie- 
Thérèse  ont  attaqué,  en  treize  endroits,  les  retranchements  des 
Prussiens  sous  Breslau,  les  ont  tous  emportés,  et  ont  gagné  une 

1.  Le  22  novembre  pri^cédent. 

2.  Lisez  vingt-sept.  —  Par  la  bataille  de  Mcrsbourg-,  Voltaire  désigne  ici  celle 
du  5  novembre  t757  ;  le  village  de  Rosbacb  étant  à  peu  de  distance  de  la  ville  de 
Mersbourg  ou  Merscbourg. 

3.  Emmericb  de  Vattcl,  publiciste,  né  en  171i,  à  Couvet,  village  du  Val-de- 
Travers,  dans  le  canton  de  Xeufcbàtel. 

4.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  2042. 


ANNÉE   1757.  317 

bataille  meurtrière  et  décisive  qui  nous  venge  et  qui  redouble 
notre  bonté  ?  Les  Français  sont  beureux  d'avoir  de  tels  alliés.  Si 
le  roi  de  Prusse  avait  les  mains  libres,  je  plaindrais  fort  de  pauvres 
troupes  éloignées  de  leur  pays,  n'ayant  point  de  marécbal  de 
Saxe  à  leur  tête,  et  ayant  appris  à  faire  très-mal  le  pas  prussien, 
tout  étourdis  et  tout  sots  de  paraître  devant  leurs  maîtres,  qui 
leur  enseignent  le  pas  redoublé  en  arrière.  Le  roi  de  Prusse 
m'avait  écrit,  trois  jours ^  avant  la  bataille  du  5  : 

Quand  je  suis  voisin  du  naufrage, 
Je  dois,  en  affrontant  l'orage, 
Penser,  vivre,  et  mourir  en  roi. 

Nous  n'avons  pas  voulu  qu'il  mourut;  mais  les  généraux  autri- 
chiens le  veulent.  Portez-vous  bien,  madame,  vous  et  votre  digne 
amie.  M'"^  Denis,  qui  se  porte  mieux,  vous  présente  ses  obéis- 
sances très-bumbles. 

3474.  —  A  M.   D'ALE.MBERT. 

Aux  Délices,  6  décembre. 

Je  reçois,  mon  très-cher  et  très-utile  philosophe,  votre  lettre 
du  l'^''  de  décembre.  Je  ne  sais  si  je  vous  ai  assez  remercié  de 
l'excellent  ouvrage-  dont  vous  avez  honoré  la  mémoire  de  Du- 
marsais,  qui  sans  vous  n'aurait  point  laissé  de  mémoire  ;  mais 
je  sais  que  je  ne  pourrai  jamais  vous  remercier  assez  de  m'avoir 
appuyé  de  votre  éloquence  et  de  vos  raisons,  comme  on  dit  que 
vous  l'avez  fait  à  propos  du  meurtre  infâme  de  Servet,  et  de  la 
vertu  de  la  tolérance,  dans  l'article  Genève.  J'attends  ce  volume 
avec  impatience.  Des  misérables  ont  été  assez  du  vr  siècle 
pour  oser,  dans  celui-ci,  justifier  l'assassinat  de  Servet;  ces  mi- 
sérables sont  des  prêtres^  Je  vous  jure  que  je  n'ai  rien  lu  de  ce 
qu'ils  ont  écrit;  je  me  suis  contenté  de  savoir  qu'ils  étaient  l'op- 
probre de  tous  les  honnêtes  gens.  L'un  de  ces  coquins  a  demandé 
au  conseil  des  Vingt-Cinq  de  Genève  communication  de  ce  procès 
qui  rendra  Calvin  à  jamais  exécrable;  le  conseil  a  regardé  cette 
demande  comme  un  outrage.  Des  magistrats  détestent  le  crime 
auquel  le  fanatisme  entraîna  leurs  pères,  et  des  prêtres  veulent 
canoniser  ce  crime  !  Vous  pouvez  compter  que  ce  dernier  trait 

1.  Lisez  vingt-sept  jours. 

2.  Voyez  la  lettre  3467, 

3.  Jacob  Vernet  était  du  nombre  de  ces  prêtres.  (Cl.) 


318  CORRESPONDANCE. 

les  rond  aussi  oilioiix  qu'ils  doivent  l'être.  J'en  ai  reçu  dos  com- 
pliments de  tous  les  honnêtes  gens  du  pays. 

Quel  est  donc  cet  autre  jeune  prêtre  qui  veut  vous  faire  passer 
pour  usurier^  ?  Est-ce  que  vous  auriez  emprunté  à  usure  à  la 
bataille  dolvuUin-,  lorsque  votre  Prussien  paraissait  devoir  mal 
payer  les  pensions?  Mais  vous  m'avouerez  qu'à  la  bataille  du  5* 
tout  le  monde  dut  vous  avancer  de  l'argent.  Voici  un  nouveau 
rabat-joie  pour  les  pensions,  arrivé  le  22  devant  Breslau*. 

Les  Autrichiens  nous  vengent  et  nous  humilient  terriblement. 
Ils  ont  fait  à  la  fois  treize  attaques  aux  retranchements  prussiens, 
et  ces  attaques  ont  duré  si.x  heures;  jamais  victoire  n'a  été  plus 
sanglante  et  plus  horriblement  belle.  iNous  autres  drôles  de  Fran- 
çais, nous  sommes  plus  expéditifs;  notre  all'aire  est  faite  en  cinq 
minutes. 

Le  roi  de  Prusse  m'écrit  toujours  des  vers,  tantôt  en  désespéré, 
tantôt  en  héros;  et  moi,  je  tâche  d'être  philosophe  dans  mon  er- 
mitage. Il  a  obtenu  ce  qu'il  a  toujours  désiré,  de  battre  les  Français, 
de  leur  plaire,  et  de  se  moquer  d'eux;  mais  les  Autrichiens  se 
moquent  sérieusement  de  lui.  i\otre  honte  du  5  lui  a  donné  de 
la  gloire,  mais  il  faudra  qu'il  se  contente  de  cette  gloire  passa- 
gère trop  aisément  achetée.  Il  perdra  ses  États  avec  ceux  qu'il  a 
pris,  à  moins  que  les  Français  ne  trouvent  encore  le  secret  de 
perdre  toutes  leurs  armées,  comme  ils  firent  dans  la  guerre 
àellki. 

Vous  me  parlez  d'écrire  son  histoire  :  c'est  un  soin  dont  il  ne 
chargera  personne;  il  prend  ce  soin  lui-même.  Oui,  vous  avez 
raison,  c'est  un  homme  rare.  Je  reviens  à  vous,  homme  aussi  cé- 
lèbre dans  votre  espèce  que  lui  dans  la  sienne;  j'ignorais  abso- 
lument la  sottise  dont  vous  me  parlez  ;  je  vais  m'en  informer,  cl 
vous  me  ferez  lire  le  Mercure^. 

Je  fais  comme  Caton,  je  finis  toujours  ma  harangue  en  disant  : 
Deleatur  Carlkago.  Comptez  qu'il  y  a  des  traits  dans  VÉlogc  de 
Dumarsais  qui  font  un  grand  bien.   Il  ne  faut  que  cinq  ou  six 

1.  Dans  le  Choix  littéraire,  17.Vj-C0,  vinst-quatre  volumes  in-S»,  dont  Vernes 
était  l'oditeur,  à  l'occasion  de  l'article  Aniti':n,VGES  (de  VEiicyclopcdic),  on  accus^ait 
■d'Alembert  de  favoriser  l'usure.  Voyez  la  lettre  de  d'Aleinbert  dans  le  Mercure  de 
décembre  17.j7,  paj^e  97.  (H.) 

2.  Voyez  une  note  de  la  lettre  337G. 

3.  La  bataille  de  Rosbach,  gagnée  par  Frédéric,  le  5  novembre,  sur  les  armées 
impériale  et  française. 

4.  Les  Prussiens  y  avaient  été  battus,  et  s'étaient  retirés;  la  ville  se  rendit  le 
2i  aux  Autricbiens. 

b.  On  y  avait  imprimé  la  lettre  n"  33 iO. 


ANNÉE    1757.  319 

philosophes  qui  s'entendent  pour  renverser  le  colosse.  Il  ne  s'agit 
pas  d'empêcher  nos  laquais  d'aller  à  la  messe  ou  au  prêche;  il 
s'agit  d'arracher  les  pères  de  famille  à  la  tyrannie  des  imposteurs, 
et  d'inspirer  l'esprit  de  tolérance.  Cette  grande  mission  a  déjà 
d'heureux  succès.  La  vigne  de  la  vérité  est  bien  cultivée  par  des 
d'Alembert,  des  Diderot,  des  Bolingbroke,  des  Hume,  etc.  Si  votre 
roi  de  Prusse  avait  voulu  se  horner  à  ce  saint  œuvre,  il  eût  vécu 
heureux,  et  toutes  les  académies  de  l'Europe  l'auraient  béni.  La 
vérité  gagne,  au  point  que  j'ai  vu,  dans  ma  retraite,  des  Espa- 
gnols et  des  Portugais  détester  l'Inquisition  comme  des  Français. 

Macte  animo,  generose  puer  ;  sic  itur  ad  astra. 

(ViKG.,  /En.,  IX,  V.  641.) 

Autrefois  on  aurait  dit  :  Sic  itur  ad  ignem. 

Je  suis  fâché  des  simagrées  de  Dumarsais  à  sa  mort.  On  a 
imprimé  que  ce  provincial  Deslandes,  qui  a  écrit  d'un  style  si 
'ç>Ymh\c\d\V  Histoire  critique  de  la  philosophie,  avait  recommandé, 
en  mourants  qu'on  brûlât  son  livre  des  grands  hommes  morts 
en  plaisantant.  Et  qui  diable  savait  qu'il  eût  fait  ce  livre?  M'"'^  Denis 
vous  fait  mille  compliments.  Le  bavard  vous  embrasse  de  tout 
son  cœur.  Voyez-vous  quelquefois  l'aveugle  clairvoyante 2?  Si  vous 
la  voyez,  dites-lui  que  je  lui  suis  toujours  très-attaché. 

3475.  —  A  M.   TRO.XCHIN,    DE   LYON  3. 

7  décembre. 

Vous  devez  savoir  la  journée  des  dix-sept  ponts  jetés  en  même 
temps  sur  l'Oder,  des  treize  attaques  faites  à  la  fois  aux  retran- 
chements prussiens,  et  du  sang  répandu  pendant  six  heures,  et 
des  Prussiens  battus,  et  de  leurs  canons  pris,  et  de  leur  retraite 
dans  Breslau,  et  de  Breslau  bloquée.  J'attends  de  Vienne  un  plus 
ample  détail.  Voilà  ce  qu'on  m'a  marqué  en  gros  et  à  la  hâte,  à 
l'arrivée  des  postillons  cornant  du  cor  et  annonçant  dans  Vienne, 
Je  25  novembre,  cette  grande  affaire  du  22,  qui  nous  venge  et 
<]ui  nous  humilie. 


1.  André-François  Boureau  Deslandes,  né  à  Pondichéry  en  1C90,  mort  à  Paris 
■le  11  avril  17.">7.  Son  livre  a  pour  titre  :  lUtlexions  sur  les  grands  hommes  qui 
^ont  morts  en  plaisantant. 

2.  M'""^  du  Deffant. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


320  CORRESPONDANCE. 

Je  serai  l)ion  stupéfait  si  on  veut  écouter  à  Versailles  des 
propositions  du  roi  de  Prusse;  ce  qu'on  y  craint  leplus,  après  le 
feu  roulant,  c'est  dcdonner  le  plus  léger  ombragea  l'impératrice. 
On  ne  peut  plus  séparer  ce  qu'un  moment  a  uni.  Le  roi  de  Prusse 
peut  encore  donner  une  bataille,  dire  des  bons  mots,  plaire  aux 
vaincus,  etdécbirer  des  draps  pour  faire  des  bandages  aux  blessés; 
c'est  ce  qu'il  fit  le  5  novemjjre  au  soir;  mais,  à  la  fin,  il  faut  qu'il 
succombe,  à  moins  qu'on  ne  se  conduise  comme  en  17/)2.  Je  ne 
sais  encore  nulle  nouvelle  positive  de  la  fidélité  des  Hanovriens 
et  des  Messois  ;  mais  il  est  bien  sûr  que,  sans  les  Autrichiens,  nous 
serions  perdus. 

Qui  aurait  dit  au  cardinal  de  Richelieu  que  les  Français  de- 
vraient un  jour  leur  salut  en  Allemagne  aux  armes  autrichiennes, 
l'eût  bien  étonné.  Cosi  va  il  mondo.  Fan  Icga  ogni,  re,  papi,  impe- 
radori  ;  doman  saranno  capitali  nemici. 

3i7C.  —  A  M.   THIEIilOT. 

Aux  Délices,  7  décembre. 

Vous  avez  su,  mon  ancien  ami,  comment  les  Français  ont  été 
vengés  par  les  Autrichiens,  Dix-sept  ponts  jetés  en  un  moment 
sur  l'Oder,  des  retranchements  attaqués  en  treize  endroits  à  la 
fois,  une  victoire  aussi  complète  que  sanglante,  l'artillerie  prus- 
sienne prise,  Breslau  bloquée  :  ce  sont  là  des  consolations  et  des 
encouragements.  Il  faut  espérer  que  M.  le  duc  de  Richelieu  ré- 
parera de  son  côté  le  malheur  de  M.  de  Soubise.  Le  roi  de  Prusse 
m'écrit  toujours  des  vers  en  donnant  des  batailles  ;  mais  soyez 
sûr  que  j'aime  encore  mieux  ma  patrie  que  ses  vers,  et  que  j'ai 
tous  les  sentiments  que  je  dois  avoir.  Je  n'ai  point  lu  les  roga- 
tons pédantcsquos  de  je  ne  sais  quel  maMiouroux  qui  a  voulu 
justifier  le  meurtre  de  Servct.  Je  sais  seulement  que  ces  écrits 
sont  ici  regardés  avec  mépris  et  avec  horreur  de  tous  les  hon- 
nêtes gens  sans. exception.  Comptez  qu'il  est  heureux  de  vivre 
avec  des  magistrats  qui  vous  disent  :  iNous  détestons  l'injustice  do 
nos  pères,  et  nous  regardons  avec  exécration  ceux  qui  veulent  la 
justifier. 

Vous  voyez,  mon  ancien  ami,  quels  progrès  a  faits  la  raison. 
C'est  à  ces  progrès  qu'on  doit  le  peu  d'elTet  des  billets  de  confes- 
sion et  de  vos  dernières  querelles.  En  d'autres  temps  elles  au- 
raient bouleversé  le  royaume. 

J'ai  lu  et  relu  l'Éloge  de  Dumarsais,  et  je  bénis  la  noble  h^^- 


ANNÉE    4757.  321 

diesse  de  M.  d'Alembert;  j'attends  le  septième  volume  de  VEnaj- 
clopédie.  Tous  les  articles  ne  peuvent  être  égaux,  mais  il  y  en  a 
d'admirables  dans  chaque  volume. 

Je  suis  bien  aise  que  les  poëtes  fassent  fortune  quand  leurs 
ouvrages  ne  le  font  pas,  et  qu'un  poëte  succède  à  un  fermier 
général.  J'ai  aussi  quelquefois  chez  moi  une  fermière  générale, 
c'est  M'""  d'Épinai  ;  mais  je  ne  réi)0userai  pas  :  elle  a  un  mari 
jeune  et  aimable.  Pour  elle,  c'est  à  mon  gré  une  des  femmes  qui 
ont  le  meilleur  esprit.  Si  ses  nerfs  étaient  comme  son  âme  et  en 
avaient  la  force,  elle  ne  serait  pas  à  Genève  entre  les  mains  de 
M.  Tronchin.  Nous  ne  sommes  jamais  sans  quelque  belle  dame 
de  Paris.  On  ira  bientôt  à  Genève  comme  on  va  aux  eaux,  et  on 
s'en  trouvera  mieux. 

Fcrchault  Réaumur^  avait,  je  crois,  dix-sept  mille  francs  de 
pension  pour  avoir  gâté  du  fer  et  de  la  porcelaine,  et  pour  avoir 
disséqué  des  mouches.  Il  a  été  bien  payé.  Vous  avez,  messieurs, 
autant  de  charlatanisme  en  physique  qu'en  médecine  ;  mais  enfin 
il  est  toujours  beau  d'encourager  des  arts  utiles. 

Si  quicl  noi'i,  scribe  vetcri  amico. 


3477.  —  A  M.   TRONCHIN,   DE   LYON  2. 

8  décemlire. 

Je  soupçonne  que  la  lettre  de  madame  la  margrave  ^  est  déjà  en 
chemin  ;  mais  cette  première  ne  sera  qu'une  lettre  de  compli- 
ment. Si  vous  voulez  me  faire  tenir  la  réponse,  je  la  ferai  passer 
avec  sûreté  et  promptitude  par  la  Franconie,  et  je  vous  adres- 
serai celles  qui  pourront  venir  de  ce  pays-là,  en  cas  que  cette 
voie  convienne  à  la  personne  sage  et  respectable  à  qui  je  vous 
prie  de  présenter  mon  respect. 

Je  sais  historiquement  que  Versailles  est  tout  à  la  maison 
d'Auuiche,  et  qu'il  est  bien  délicat  d'entamer  quelque  négociation 
qui  donnerait  de  l'ombrage  à  ceux  qui  ont  l'intérêt  le  plus  puis- 
sant de  seconder  aveuglément  la  cour  de  Vienne.  Je  ne  crois  pas 
d'ailleurs  qu'on  puisse  traiiersans  elle.  Comment  se  soutiendrait- 
on  dans  le  pays  de  Hanovre,  si  on  otTensait  un  allié  si  nouveau, 


1.  René-Anloiiie  Ferchault  de  Réaunmr,  moi't  le  18  octobre  1757  à  son  château 
de  la  Bermondière,  situé  sur  la  rive  gauche  de  la  Mayenne,  tout  près  de  la  route 
dWlençou  à  Donifrout.  (Cl.) 

2.  Éditeurs,  de  Caj'rol  et  François. 

3.  Au  cardinal  de  Bernis. 

39.  —  Correspondance.  VIL  21 


•ôli  C()KIU'SIM)M)A.NCI'. 

et  qui  va  devenir  si  considérable  ?  Tout  cela  est  entouré  d'épines. 
Je  ne  fais  de  vœux  que  pour  le  bonheur  public.  Pourquoi  faut-il 
que  le  roi  de  Prusse  ne  se  soit  pas  résolu  à  faire  des  sacrifices  ! 
:\lais...  j'aurais  bien  dos  clioses  à  dire  qu'on  ne  peut  guère  confier 
au  [)api('r...  cependant...  adiou. 

3478.  —  A  M.    LE    COMTE    D'ARGENT  AL. 

Au\  Délices,  10  décembre. 

Mon  cher  et  respectable  ami,  je  reçois  une  lettre  de  Babel  ^^ 
qui  a  troqué  son  panier  de  Jleurs  contre  le  portefeuille  de  mi- 
nistre. J'en  suis  enchanté.  31.  Amelot  ni  même  M.  de  Saint- 
Contest  n'écrivaient  pas  de  ce  style.  Je  vous  remercie  de  m'avoir 
[)rocuré  un  bouquet  de  fleurs  de  la  grosse  Babet. 

lîengaînez  mes  inquiétudes;  mais  si,  dans  l'occasion,  on  vous 
parlait  encore  de  mes  correspondances,  assurez  bien  que  ma 
première  correspondance  est  celle  de  mon  cœur  avec  la  France. 
J'ai  goûté  la  vengeance  de  consoler  le  roi  de  Prusse,  et  cela  me 
suffit.  11  est  battant  d'un  côté  et  battu  de  l'autre  ;  à  moins  d'un 
nouveau  miracle,  il  sera  perdu.  Il  valait  mieux  être  philosophe. 
commc  il  se  vantait  de  l'être. 

3479.  —DE  MADAME  D'ÉPINAI  A    M.   GRIMM^. 

Je  comptais,  mon  tendre  ami,  passer  ma  matinée  avec  vous;  mais  je 
suis  privée  aujourd'hui  de  cette  unique  et  douce  consolation.  M.  d'Épi nai 
ne  fait  que  de  partir,  et  le  courrier  en  va  faire  autant.  Je  n'écris  qu'à  ma 
mère,  et  à  vous  ce  mot  pour  vous  dire  que  je  me  porte  bien,  et  que  mon 
sauveur-',  iiui  est  adoraljle,  me  ralwclic  et  me  yrondc  presque  autant  que  vous. 
Il  me  mène  aujourd'lmi  chez  Voltaire  pour  la  première  fois.  Je  n'ai  pa^ 
voulu  me  presser  de  me  rendre  aux  instances  continuelles  que  lui  et  sa 
nièce  m'ont  faites.  Il  m'a  écrit  presque  tous  les  jours  les  plus  jolis  billets  du 
monde;  j'ai  répondu  verbalement  :  je  me  suis  contentée  de  lui  envo}er 
mon  mari,  mon  fils  et  M.  Linant;  et  je  me  suis  tenue  tranquille  J'y  vais 
enfin;  mais  il  me  tarde  d'être  de  retour  pour  causer  un  peu  Ji^rement  avec 
vous...  Bon!  l'on  m'annonce  que  le  courrier  est  p«iii,  et  voilà  ma  lettre 
retardée  de  ((uatre  jours!  Si  vous  allez  ctre  inquiet,  je  serai  désolée.  On 
m'attend,  bonjour  donc;  à  ce  soir. 

1.  Bcrnis,  surnommé  IJabet  la  Bouquetière,  avait  remplacé  Rouille  au\  affaires 
étrangères  en  juin  1707.  (Cl.) 

2.  Mémoires  et  Correspondances  de  J/""-'  d'Épinai.  Paris,  Charpentier,  1863, 
2  vol.  in-18. 

3.  Le  docteur  Tronchin. 


ANNÉE    1757.  323 

Lo  soir. 

...  J'arrive  de  chez  Voltaire.  Je  suis  fort  contente  du  grand  homme;  il 
m'a  accablée  do  politesses.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  nous  sommes  revenus 
ce  soir  en  ville:  il  voulait  nous  garder.  J'ai  fort  bien  soutenu  cette  journée; 
ainsi  soyez  tranquille.  A  demain. 

3i80.  —  A   MADAME   DE    FONTAINE. 

Aux  Délices,  10  décemljre. 

Que  faites-vous,  ma  paresseuse  nièce  ?  Gomment  vous  portez- 
vous  ?  Aurez-vous  le  temps  do  faire  copier  le  portrait  de  votre^ 
oncle  pour  l'Académie  française?  D'Alembert  se  chargera  de  le 
donner,  puisqu'on  le  demande.  Je  l'ai  promis,  et  je  vous  prie  de 
dégager  ma  parole.  J'aime  mieux  les  tableaux  que  vous  m'avez 
envoyés  pour  Lausanne  :  cela  est  plus  gai  que  le  squelette  d'un 
vieil  académicien. 

Je  n'ai  point  eu  de  vos  nouvelles  depuis  longtemps.  Il  s'est 
passé  d'étranges  choses.  J'ai  consolé  Luc;  je  lui  ai  donné  des 
conseils  de  philosophe,  et  il  a  été  trop  roi  pour  les  suivre.  Il  nous 
a  battus  indignement.  Il  valait  mieux,  dira  votre  ami  '■,  faire  courir 
des  chariots  d'Assyrie  en  rase  campagne  que  de  se  faire  assommer 
entre  deux  collines,  et  d'être  obligés  de  s'enfuir  avec  honte  devant 
six  bataillons  prussiens,  sans  avoir  combattu.  Quand  M.  de 
Gustine  ^  est  mort  de  ses  blessures,  le  roi  de  Prusse  a  dit  :  «  Je 
plains  les  Français,  je  regrette  leur  vie  et  leur  gloire.  »  Il  a  fait 
déchirer  les  draps  d'une  dame  auprès  de  Mersbourg  pour  faire 
des  bandages  à  nos  blessés,  et  il  nous  accable  de  bons  mots.  Les 
Autrichiens  n'en  disent  point,  mais  ils  battent  ses  troupes  ;  ils 
nous  vengent  et  nous  humilient. 

Vous  savez  que  le  prince  de  Bevern,  son  meilleur  général,  est 
prisonnier;  que  Breslau  appartient  du  23  de  novembre  à  l'im- 
pératrice; que  les  Autrichiens  vont  marcher  vers  Berlin;  que 
peut-être  cà  présent  M.  de  Richelieu  a  donné  bataille  aux  troupes 
du  roi  d'Angleterre,  qui  ne  sont  pas  plus  honnêtes  sur  terre  que 
sur  mer  :  le  droit  des  gens  est  devenu  une  chimère,  mais  le  droit 
du  plus  fort  n'en  est  point  une.  Voilà  probablement  le  système 
de  l'Europe  qui  va  entièrement  changer.  Mais  que  nous  importe?. 
Nous  n'avons  que  notre  maigre  individu  à  conserver. 

t.  Le  marquis  de  Florian. 

2.  Marc-Antoine,  marquis  de  Custine,  maréchal  de  camp,  blessé  mortellement 
à  Rosbach. 


32i  COHKI-SPO.NDANCE. 

Ayez  soin  de  \olrc  santé.  Aoiis  avons  toujours  ici  de  i)elles 
dames  de  Paris  ;  uue  I\I""=  de  Monlferrat  est  venue  faire  inoculer 
son  fils,  M""-  d'Kpinai  vient  demander  des  nerfs  à  Troncliin  ;  que 
ne  venez-vous  en  demander  aussi  ?  J'embrasse  toute  votre  famille, 
et  vous  surtout,  et  de  tout  mon  cœur. 

3i8l.  —  A   M.   ÏRONCIIIN,    DE    LYON  '. 

Délices,  JO  décembre  17;j7. 

Vous  savez  sans  doute  le  général  prussien  de  Bcvern  fait  pri- 
sonnier de  guerre  par  le  général  Beck  le  22  novembre,  Breslau 
rendu  au  prince  Charles  de  Lorraine  le  23,  et  les  trois  bataillons 
prussiens  qui  étaient  restés  dans  la  ville,  obligés  de  ne  point 
servir  de  toute  la  guerre.  Ce  sont  là  les  plus  heureux  soldats  du 
roi  de  Prusse.  .le  reçois  une  lettre  de  madame  la  margrave,  et  des 
compliments  de  monsieur  son  frère,  à  qui  il  faudra  en  faire  bientôt 
de  très-grands  de  condoléance.  Madame  la  margrave  ne  savait  pas 
encore  la  perte  de  Breslau,  et  elle  croyait  la  bataille  indécise.  Le 
roi  de  Prusse  était  certainement  allé  en  Lusace.  Où  irait-il  à 
présent?  Betournera-t-il  pour  se  joindre  aux  Hanovriens  contre 
M.  de  Bichelieu  ?  Ira-t-il  se  faire  tuer  par  les  Autrichiens  ? 

Madame  la  margrave  témoigne  la  plus  sensible  reconnaissance 
pour  les  sentiments  de  la  personne  respectable  que  vous  voyez 
quelquefois.  Je  voudrais  que  son  frère  s'ai)andonnàt  entièrement 
à  ses  conseils,  et  que,  voyant  sa  gloire  affermie  et  ses  États 
perdus,  il  se  remît  entièrement  et  de  bonne  foi  à  l'arbitrage  du 
roi.  S'il  s'obstine,  il  risque  à  la  lin  d'être  mis  au  ban  de  l'empire, 
à  moins  que  le  diable  ou  nos  sottises  ne  lui  donnent  encore  des 
ressources. 


3i82.  —  A  M.   DARGET. 


10  décembre  17")7  ■ 


Mon  cher  et  ancien  ami,  j'ai  lu  le  projet  de  TliApHal  ;  il  en 
faudrait  un  bien  grand  pour  y  mettre  nos  pauvres  soldats  de 
l'armée  de  Soubisc,  qui  ont  manque  bien  longtemps  de  pain. 


1.  Hcviic  .'!i/(s.s-c,  isr»."»,  page  489. 

*2.  C'est  dan*  l'édition  de  IJàle  qu'ont  été  imprimés,  pour  la  première  fois,  les 
trois  alinéas  qui  forment  cette  lettre;  le  premier  alinéa  faisait  une  letti-e  qui 
n'avait  point  de  date  ;  les  deux  autres  alinéas  formaient  une  autre  lettre  datée  du 
10  décembre.  11  me  semble  que  le  tout  doit  appartenir  à  une  seule  et  même  lettre. 
Cette  disposition  faite,  je  n'avais  pas  à  hésiter  pour  la  date.  (  H.) 


ANNÉE    17  57.  325 

Heuroiisoment  les  Autrichiens  nous  vengent  ;  ils  gagnent  une 
bataille  longue  et  meurtrière  sous  les  murs  de  Breslau,  ils  pren- 
nent le  prince  Bevern  prisonnier,  ils  sont  dans  Breslau.  L'impé- 
ratrice reprend  sa  chère  Silésie,  excepté  Neisse,  et  la  Barba- 
rini,  qu'elle  n'a  pas  encore,  mais  qu'elle  aura  sûrement,  à  moins 
d'un  miracle,  et  Dieu  n'en  fait  point  pour  notre  mécréant.  Je  lui 
donne  des  conseils  de  Ginéas,  et  j'ai  peur  qu'il  ne  finisse  bientôt 
comme  Pyrrhus.  Vous  souvenez-vous  de  quel  air  je  prenais  la 
liberté  de  corriger  ses  vers  et  sa  prose?  Je  lui  parle  de  même 
sur  son  état.  C'est  la  seule  vengeance  que  je  puisse  prendre,  et 
elle  est  fort  honnête.  Sa  gloire  est  en  sûreté  :  après  nous  avoir  bien 
battus,  et  nous  avoir  accablés  de  bons  mots  et  de  caresses,  il  ne 
devrait  plus  songer  qu'à  vivre  tranquille,  à  ne  pas  s'exposer  à  la 
cérémonie  du  ban  de  l'empire,  et  à  devenir  philosophe.  II  devrait 
aussi  quelque  honnêteté  à  ma  nièce;  mais  il  n'est  pas  galant.  Je 
me  Hatle  que  M.  de  Richelieu  fera  décimer  les  Hanovriens.  Je 
ne  sais  comment  les  sujets  du  roi  d'Angleterre  se  sont  mis  à 
mériter  la  hart  sur  terre  et  sur  mer. 

Je  reviens  à  l'hôpital  dont  j'étais  parti  :  il  est  clair  que  cette 
maison  ne  sera  pas  sitôt  fondée;  mais  je  vous  prie  d'assurer  M.  de 
Ghamousset  de  ma  sincère  et  stérile  estime;  je  voudrais  qu'on  le 
fît  prévôt  des  marchands.  Il  est  honteux  qu'un  homme  qui  a  des 
intentions  si  nobles,  et  qui  paraît  si  exact  et  si  laborieux,  ne  soit 
pas  en  place  :  c'est  un  malheur  public  qu'il  ne  soit  pas  employé. 

Mais  vous  !  quand  le  serez-vous  ?  Vous  êtes  une  preuve  que 
les  talents  ne  sont  pas  tous  mis  en  œuvre.  Je  bénis  Dieu  que  vous 
ayez  quitté  Berlin  ;  mais  je  suis  fâché  que  vous  n'ayez  pas  trouvé 
mieux  à  Paris,  où  vous  deviez  trouver  tout.  Mes  compliments, 
je  vous  prie,  au  laborieux  mortel  à  qui  je  dois  de  belles  tulipes. 

Didier  Voltaire. 

3483.  —A  M.  ÏROACIILV,   DE   LYOXi. 

Délices,  11  décembre. 

La  ratification  de  la  capitulation  de  Stade  n'arriva  de  la  cour 
à  M.  le  maréchal  de  Richelieu  que  le  12  novembre  Les  Hano- 
vriens se  sont  crus  en  droit  de  ne  la  pas  tenir,  surtout  après  la 
belle  aventure  de  l'armée  de  Soubise.  M.  de  Linar  ne  signifia  à 
M.  le  maréchal  de  Richelieu  que  le  28  la  rupture  totale.  Les  Ila- 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


326  CORRESPONDANCE. 

novricns,  les  Hessois  avec  les  Brunswickois  qui  se  laissent 
entraîner,  étaient  le  28  à  llarbourg,  au  nombre  de  trente-huit 
mille  hommes,  et  M.  de  Richelieu  n'en  avait  encore  que  trente 
mille.  On  parle  d'un  corps  de  dix  mille  Prussiens  qui  vient 
renforcer  encore  larmée  ennemie.  La  saison  est  dure  pour  les 
Français,  le  danger  est  grand,  l'absence  de  Chevert  triste, 
l'exemple  de  larmée  de  Soubise  funeste. 
* 

Iliacos  intra  muros  peccatur  et  extra. 

Madame  la  margrave  me  mande,  du  29,  qu'elle  ne  croit  pas 
qu'il  reste  un  seul  Français  en  Allemagne  dans  six  mois  :  elle 
peut  se  tromper,  et  son  frère  aussi.  De  tous  côtés  la  crise  est 
violente.  Bonsoir,  mon  cher  ami. 


3484.  —  A   MADAME   D'É  FIXAI. 

C'est  grand  dommage,  madame,  que  vous  n'existiez  pas  :  car, 
lorsque  vous  êtes,  personne  assurément  n'est  mieux.  Je  n'existe 
guère,  mais  je  souhaite  passionnément  de  vivre  pour  vous  faire 
ma  cour.  Si  vous  craignez  les  escalades  S  daignez  venir  jouir  de 
la  tranquillité  dans  notre  cabane,  lorsque  nous  aurons  battu  les 
Savoyards,  Honorez-nous  de  votre  présence  ;  nous  la  préférons 
à  tout.  Nous  sommes  à  vos  ordres  et  à  vos  pieds. 

Les  Hanovriens  ont  trente-huit  mille  hommes,  cl  M.  de  Ri- 
chelieu n'en  avait  pu  encore  rassembler  que  trente  mille  le  28  no- 
vembre. Si  les  Autrichiens  n'étaient  pas  aussi  bien  conduits  que 
nous  sommes  mal  dirigés,  il  ne  reviendrait  de  Français  que  ceux 
qui  déserteraient. 

3483.  —  A   M.   LE    COMTE    D'ARGEMAL. 

Aux  Délices,  12  décembre- 

Mon  cher  ange,  voici  le  i)lus  grand  service  que  vous  puissiez 
jamais  me  rendre.  Je  ne  peux  vous  dire  à  quel  point  je  m'inté- 
resse à  celle  aflaire.  Il  s'agit  de  gagner  au  conseil  un  procès  qui 
paraît  bien  juste,  et  dont  le  succès  dépend  de  M.  de  Courteilles-. 

1.  Allusion  à  la  /"^/c  dite  de  l Escalade,  q\iQ  l'on  célébrait  tous  les  ans,  à  Genève, 
le  12  décembre,  en  commémoration  du  succès  avec  lequel  les  Genevois,  au  mois  de 
décembre  1602,  avaient  repoussé  l'attaque  nocturne  des  troupes  du  duc  de  Savoie. 

2.  Intendant  des  finances, 


ANNÉE    4  757.  327 

C'est  contre  un  receveur  du  domaine  qu'on  plaide;  et  les  des- 
cendants du  grand  Budée  doivent  l'emporter  sur  un  receveur, 
quand  ils  ont  la  justice  pour  eux.  Je  vous  demande,  avec  la  plus 
tendre  instance,  de  parlera  M.  de  Courteilles  avec  la  plus  grande 
force.  Je  vous  aurai  une  éternelle  obligation. 

MM.  de  Douglas,  qui  sont  joints  à  MM.  Budée^  deBoisy,  vous 
rendront  ce  billet. 

348G.  —  A  M.  D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  12  décembre. 

Vous  savez,  mon  cher  philosophe,  tous  les  murmures  de  la 
synagogue.  M.  de  Cubières-  a  dû  vous  en  parler.  Ces  drôles 
osent  se  plaindre  de  l'éloge  que  vous  daignez  leur  donner,  de 
croire  un  Dieu,  et  d'avoir  plus  de  raison  que  de  foi. 

Quelques-uns  m'accusent  d'une  confédération  impie  avec 
vous.  Vous  savez  mon  innocence.  Ils  disent  qu'ils  protesteront 
contre  votre  article.  Laissez-les  protester,  et  moquez-vous  d'eux. 
Ils  auront  beau  jurer  qu'ils  croient  la  Trinité  ;  leurs  camarades 
de  Hollande,  de  Suisse,  et  d'Allemagne,  savent  bien  qu'il  n'en 
est  rien.  Ils  n'auront  que  la  honte  d'avoir  renié  inutilement  leur 
créance.  Mais  a^ous,  à  qui  quelques-uns  se  sont  ouverts,  vous  qui 
êtes  instruit  de  leur  foi  par  leur  bouche,  ne  vous  rétractez  pas: 
il  y  va  de  votre  salut,  votre  conscience  y  est  engagée.  Ces  gens- 
là  vont  se  couvrir  de  ridicule  ;  chaque  démarche  qu'ils  font  de- 
puis le  tombeau  du  diacre  Paris,  la  place  où  ils  ont  assassiné 
Servet,  et  jusqu'à  celle  où  ils  ont  assassiné  Jean  Hlis,  les  rend 
tous  également  l'opprobre  du  genre  humain.  Fanatiques  papistes, 
fanatiques  calvinistes,  tous  sont  pétris  de  la  même  m....  détrem- 
pée de  sang  corrompu.  Vous  n'avez  pas  besoin  de  mes  saintes 
exhortations  pour  soutenir  la  gale  que  vous  avez  donnée  au 
troupeau  de  Genève.  Vous  serez  ferme,  je  n'en  suis  pas  en  peine; 
mais  je  ne  peux  m'empêcher  de  vous  parler  de  leurs  criailleries, 

A  l'égard  de  Luc^,  tantôt  mordant,  tantôt  mordu,  c'est  un 
bien  malheureux  mortel  ;  et  ceux  qui  se  font  tuer  pour  ces  mes- 


1.  Un  de  ces  MM.  Budée,  en  1758,  vendit  la  terre  de  Fernej'  à  Voltaire.  (Cl.) 

2.  Au  lieu  de  ce  nom,  cité  dans  quelques  autres  lettres  de  A'oltaire  et  de 
d'Alembert,  en  1758,  je  pense  qu'on  doit  lire  celui  de  Lubière.  Il  y  avait  alors 
à  Genève  un  M.  de  Lubière  dont  M™''  d'Épinai  parle  dans  une  lettre  du  1"  oc- 
tobre 17G0,  à  Tronchin  le  conseiller  d'État,  et  auquel  elle  écrivit  au  mois  de 
mars  17G5.  (Cl.) 

3.  Le  roi  de  Prusse  ;  voyez  lettre  3380. 


328  CORRESPONDANCE. 

siciirs-là  sont  de  tonihios  inilx-cilcs.  (Janloz-moi  le  secret  avec 
les  rois  et  avec  Jes  ])rcti('s,  cl  croyez  que  je  vous  suis  attaché  avec 
l'estime  inliiiie  et  la  reconnaissance  que  je  vous  dois. 

Le  vieux  Suisse  V. 

.3i87.    —  A   M. M) AMI-:  D'ÉPINM. 

Je  demande  anjonrd'liiii  la  poi'inissioii  de  la  robe  de  chaml)re 
à  M"'MrKi)inai.  Chacun  doit  être  \ètasui\anl  son  ctat.  M"'"  d"É- 
pinai  doit  être  coiirée  par  les  Grâces,  et  il  me  faut  un  bonnet  de 
nuit, 

3488.  —  A   M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  17  décembre. 

Il  faut  que  vous  me  pardonniez,  mon  cher  ange;  je  suis  un 
bon  Suisse  qui  a^ais  trop  pris  les  choses  à  la  lettre.  Vous  me 
mamliez  qu'on  a  plus  de  ménagements  et  plus  de  jalousies  qu'un 
amant  et  une  maîtresse,  et  que  mes  correspondances  mettaient 
obstacle  à  un  retour  qu'on  pourrait  attribuer  à  ces  correspon- 
dances mêmes.  Daignez  considérer  que  le  temps  où  vous  me 
parliez  ainsi  était  précisément  celui  où  le  bon  Suisse  n'avait  fait 
aucune  difficulté  d'avouer  à  M""^  de  Pompadour  ces  liaisons  que 
je  crus  un  peu  dangereuses,  sur  votre  lettre.  Rien  n'est  assuré- 
ment plus  innocent  que  ces  liaisons  :  elles  se  sont  bornées,  comme 
je  vous  l'ai  dit,  à  consoler  un  roi  qui  m'avait  fait  beaucoup  de 
mal,  et  à  recevoir  les  confidences  du  désespoir  dans  lequel  il 
était  plongé  alors.  Je  vous  avertis  que  le  roi  de  Prusse  et  l'impé- 
ratrice pourraient  voir  les  lettres  que  j'ai  écrites  à  Versailles, 
sans  que  ni  Tun  ni  l'autre  i)ùt  m'en  savoir  le  moindre  mauvais 
gré.  J'avais  cru  seulement  ([ue  le  désespoir  où  je  voyais  le  roi  de 
Prusse  pouvait  être  un  acheminement  à  une  paix  générale,  si 
nécessaire  à  tout  le  monde,  et  ([u'il  faudra  bien  faire  à  la  fin.  Je 
ne  m'attendais  pas  alors  que  nos  chers  compatriotes  se  couvri- 
raient d'opi)robre,  et  qu'une  armée  de  cinquante  mille  hommes 
fuirait  comme  des  lièvres  devant  six  bataillons  dont  les  justau- 
corps viennent  ù  la  moitié  des  fesses;  je  ne  prévoyais  pas  que  les 
Ilanovriens  assiégeraient  Harbourg,  et  qu'ils  seraient  plus  forts 
que  M.  de  Itichclieu.  Nous  avons  grand  besoin  d'être  heureux 
dans  ce  pays-là,  car  nous  y  sommes  en  horreur  pour  nos  bri- 
gandages S  et  méprisés  pour  notre  lâcheté  du  5  de  novembre. 

1.  Le  maréchal  de  Richelieu   levait  aloi:;  des   contributions  énormes  sur  les 


ANNÉE    17o7.  329 

Les  Autrichiens  disent  qu'ils  n'ont  pris  Brcslau,  et  ga^né  la  ba- 
taille, que  parce  qu'ils  n'avaient  pas  de  Français  avec  eux.  Enfin 
nous  n'avons  d'appui  en  Allemagne  que  ces  mêmes  Autrichiens, 
qui  se  moquent  de  nous.  Il  faut  espérer  que  M.  de  Richelieu 
rétablira  notre  crédit  et  notre  gloire,  et  que  les  succès  de  Marie- 
Thérèse  nous  piqueront  d'honneur.  Si  le  roi  de  Prusse  était 
tombé  sur  nous  après  sa  victoire,  nos  armées  découragées  se 
seraient  trouvées  entre  les  Ilanovriens  enragés  contre  nous,  et 
les  Prussiens  vainqueurs  :  il  ne  revenait  peut-être  pas  un  Fran- 
çais d'Allemagne.  Je  me  flatte  enfin  que  tout  sera  réparé.  Vous 
voyez  que  je  suis  aussi  bon  Français  que  bon  Suisse.  Tout  bon 
que  je  suis,  j'ai  toujours  sur  le  cœur  les  quatre  baïonnettes  que 
ma  nièce  eut  dans  le  ventre.  J'aurais  voulu  que  le  roi  de  Prusse 
eût  réparé  cette  infamie  ;  mais  je  vois  qu'il  est  difficile  de  venir 
à  bout  de  lui,  même  en  lui  prenant  Breslau. 

Au  moment  où  je  griffonne,  la  nouvelle  vient  de  Francfort 
que  nous  avons  été  malmenés  devant  Harbourg;  je  n'en  veux 
rien  croire  :  ce  sont  des  hérétiques  qui  le  mandent;  passons  vite. 

On  a  joué  à  Vienne  l'Orphelin  de  la  Chine;  l'impératrice  l'a 
redemandé  pour  le  lendemain  ;  voilà  des  nouvelles  du  tripot  assez 
agréables.  Le  tripot  de  la  guerre  n'est  pas  si  plaisant.  Venons  à 
l'article  du  portrait;  donnez-moi  des  dents  et  des  joues,  et  je  me 
fais  peindre  par  Vanloo.  En  attendant,  mon  cher  ange,  envoyez 
aux  charniers  Saints-Innocents  :  mon  effigie  est  là  trait  pour 
trait. 

J'ai  actuellement  chez  moi  M'""^  d'Épinai,  qui  vient  demander 
des  nerfs  à  Tronchin.  Il  n'y  a  point  là  de  salmigondis'-  ;  cela  est 
philosophe,  bien  net,  bien  décidé,  bien  ferme.  Je  la  quitte  pour- 
tant, et  je  vais  au  Palais-Lausanne.  Vous  verrez,  mon  cher  ange, 
des  Écossais  francisés,  des  Douglas  qui  ont  des  terres  dans  mon 
voisinage,  qui  ont  un  procès  au  conseil,  au  rapport  de  M.  de 
Courteilles.  Je  baise  pour  eux  le  bout  de  vos  ailes;  je  vous  de- 
mande votre  protection.  Mais  vous  !  vous  !  vous  avez  une  affaire - 
et  point  d'audience  ;  cela  est  drôle.  Pour  Dieu,  expliquez-moi 
cela,  et  vale,  et  ama  nos. 

peuples  sans  défense.  Ce  fut  après  cotte  campagne  que  Richelieu  fit  construire  à 
Paris  le  fameux  Pavillon  de  Hanovre,  qu'on  voit  encore.  (Cl.) 

1.  Allusion  à  3I'»<=  de  Montferrat. 

2.  Il  s'agissait    sans  doute   de   quelque   réclamation   de   d'Argental,    au  sujet 
d'une  maison  brûlée  par  les  Anglais  dans  une  île  voisine  de  la  Uochelle. 


330  CORRESPONDANCK. 


lilSO.   —  A    MADAME    D'I-PJNAI. 

On  est  aux  pieds  de  Ja  vcrilablo  pliilusoplie  ;  on  est  pénétre 
de  regrets  de  la  quitter,  et  de  remords  de  n'être  point  allé  à  Ge- 
nève; on  demande  pardon.  On  souliailo  trois  ou  quatre  ans^  de 
langueur  à  la  vraie  philosophe,  afin  qu'elle  ait  besoin  quatre  ans 
du  grand  Tronchin.  Les  deux  ermites  lui  sont  attachés  avec 
tous  les  sentiments  qu'elle  inspire.  Ah!  si  elle  pouvait  venir  à 
Lausanne  ! 

3490.    —  A   M.    TRO.NCHI.N,    DE  LYON  2. 

Lausanne,  20  décembre. 

Vous  savez  la  nouvelle  yictoirc  du  roi  de  Prusse^;  les  cin- 
quièmes jours  du  mois  lui  sont  favorahles.  M.  le  maréchal  Keith, 
qui  m'écrit  du  8  au  milieu  de  ses  montagnes,  ne  me  mande  point 
que  les  Prussiens  aient  repris  Breslau,  comme  on  le  dit. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  et  ce  que  je  ne  veux  pas  croire, 
c'est  qu'une  lettre  de  l'armée  de  Richelieu  parle  aussi  d'une 
hataille  que  nous  venons  de  perdre  contre  les  Hanovriens\  Si 
malheureusement  celte  nouvelle  se  confirme,  voilà  cent  mille 
hommes  et  deux  cents  millions  de  perdus,  comme  dans  la  guerre 
de  17/jl.  Dans  ces  circonstances  malheureuses,  vous  m'avouerez 
que  les  a  flaires  géuérales  seraient  plus  difficiles  à  ajuster  que 
des  hillels  de  confession.  Peut-être  le  résultat  de  tant  de  vicissi- 
tudes sera  que  la  cour  de  France  aurait  pu  donner  la  paix,  il  y 
a  quatre  mois,  et  ne  pourra  pas  même  la  recevoir  dans  deux. 

Dieu  veuille  que  la  nouvelle  de  la  prétendue  défaite  de  M.  de 
liichelieu  soit  sans  fondement,  et  que  les  prophéties  de  madame 
la  margrave  soient  fausses  !  Ses  desseins  sont  plus  agréahles  que 
ses  prophéties.  Elle  ne  respire  que  la  paix.  Le  chaos  serait  heau 
à  débrouiller.  11  serait  hien  rare  de  s'accommoder  avec  le  roi  de 
Prusse  sans  se  hrouiller  avec  l'impératrice,  et  de  rester  maître 
du  Hanovre  sans  avoir  à  craindre  le  roi  de  Prusse.  Mais  je  crois 

1.  M"'°  d'Épinai  dcinoura  environ  deux  ans  à  Genève,  et  ce  fut  en  1758  et  en 
1759  qu'elle  y  imprima  clle-mùme,  a\cc  une  petite  imprimerie  à  elle  prûtée  par 
GaulVecourt,  ami  de  J.-J.  Rousseau,  les  ouvrages  intitulés  Lettres  à  mon  fils,  et 
Mes  Moments  heureux,  volumes  rares,  dont  elle  ne  donna  pas  même  un  exem- 
plaire à  Voltaire.  (Cl.) 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François, 

3.  Celle  do  Lissa,  5  drcoml)re. 

4.  Fausse  nouvelle. 


AXiXÉE    1757.  831 

que  les  d'Ossat  ^  et  les  r»iclielieu  auraient  peine  à  résoudre  un 
pareil  problème.  Qui  en  sait  plus  qu'eux  tous  le  résoudra.  Mais 
il  y  a  sur  les  bords  de  notre  Rhône,  et  près  de  la  cathédrale 
où  vous  n'allez  point,  un  homme-  qui  peut-être  est  le  seul  ca- 
pable dans  l'Europe  de  voir  et  de  faire  ce  qui  est  convenable. 
J'ose  penser  que  cet  homme  sage  attendra  :  il  sait  qu'on  n'ac- 
commode guère  les  procès  que  quand  les  deux  parties  n'ont  plus 
d'argent  pour  plaider. 

3491.  —  A    M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Lausanne,  20  décembre,  au  soir. 

Quand  les  Prussiens  tuent  tant  de  monde,  il  faut  bien  aussi 
que  je  vous  assassine  de  lettres,  mon  cher  ange.  Il  est  difficile 
que  vous  ayez  su  plus  tôt  que  nous  autres  Suisses  la  nouvelle 
victoire-^  du  roi  de  Prusse,  près  de  Neumarck  en  Silésie.  Ce 
diable  de  Salomon  est  un  terrible  Philistin.  La  renommée  le  dit 
déjà  dans  Breslau  ;  mais  il  ne  faut  pas  croire  toujours  la  renom- 
mée. Elle  parle  d'une  bataille  entre  31.  de  Puchelieu  et  les  Hano- 
vriens;  elle  prétend  que  nous  avons  été  très-malmenés^,  et  je 
n'en  veux  rien  croire,  car,  si  cela  était  vrai,  nous  perdrions  en- 
core cent  mille  hommes  et  deux  cents  millions,  comme  dans  la 
guerre  de  1741,  dont  Dieu  nous  préserve!  Peut-on  songer  à  des 
Fanime  à  l'eau  rose,  quand  on  joue  des  tragédies  si  sanglantes? 

Dites-moi  donc,  je  vous  en  prie,  si  vous  êtes  content,  si  vous 
avez  eu  ce  que  vous  appelez  votre  audience  ^  Écrivez-moi  un 
mot  pour  consoler  le  Suisse. 

3492.   —  A   M.    VERNE  s. 

A  Lausanne,  2i  décembre,  au  soir. 

Voici,  monsieur,  ce  que  me  mande  M.  d'Alembert  :  «  J'écris 
à  votre  ami  .M.  Vernes;  il  pourra  vous  communiquer  ma  lettre. 

L  Célèbre  diplomate,  né  en  J536,  mort  en  ICOi. 

2.  Le  cardinal  de  Tencin. 

3.  Celle  du  5  décembre,  remportée  près  de  Leuthen  et  de  Lissa,  par  Frédéric, 
sur  Daun  et  le  prince  Charles  de  Lorraine.  —  Breslau,  dont  les  Autrichiens 
s'étaient  emparés  le  22  novembre  1757,  se  rendit  à  Frédéric  le  20  décembre  sui- 
vant. (Cl.) 

4.  C'était  une  fausse  nouvelle.  Richelieu  obtint  même  un  avantage  sur  les 
Hanovriens,  dans  un  combat,  le  25  décembre. 

5.  Relativement  à  la  maison  incendiée  par  les  Anglais. 


332  r.ORRESPOXn.WCF. 

11  me  pai'.nîl  qiio  cos  niossicurs  n'ont  i);is  lu  l'article  Genève,  ou 
qu'ils  so  plaignent  de  ce  (|iii  n'y  est  pas',  n 

Or,  i)iiisquc  vous  voilà  mon  ami  déclaré  à  Paris,  communi- 
quez-moi donc,  mon  cher  ami,  cette  lettre  de  M.  d'Alembert.  Je 
n'ai  |)oint  encore  le  nouveau  tome  de  V Encyclopédie,  et  j'ignore 
absohimenl  de  quoi  il  s'agit.  Je  sais  seulement,  en  général,  que 
M.  d'Alembert  a  voulu  donner  à  votre  ville  des  témoignages  de 
son  estime.  11  dit  que  le  clergé  de  France  l'accuse  de  vous  avoir 
trop  loués,  tandis  que  vous  autres  vous  vous  plaignez  de  n'être 
pas  loués  comme  il  i'aut.  Que  vous  êtes  heureux,  dans  votre  petit 
coin  de  ce  monde,  de  n'avoir  que  de  pareilles  plaintes  à  faire, 
tandis  qu'on  s'égorge  ailleurs! 

Puissent  tous  vos  confrères  perpétuer  cette  heureuse  paix, 
celte  huuKinité,  cette  tolérance  qui  console  le  genre  humain  de 
tous  les  maux  auxquels  il  est  condamné!  Qu'ils  détestent  le 
meurtre  abominable  de  Servet,  et  les  mœurs  atroces  qui  ont 
conduit  à  ce  meurtre,  comme  le  parlement  de  Paris  doit  détester 
l'assassinat  infâme  dont  on  fit  périr  Anne  du  Bourg,  et  comme 
les  Hollandais  doivent  pleurer  sur  la  cendre  des  Barneveldt  et 
des  de  Witt.  Chaque  nation  a  des  horreurs  à  expier,  et  la  péni- 
tence qu'on  en  doit  faire  est  d'être  liumain  et  tolérant. 

Pse  soyons  ni  calvinistes,  ni  papistes,  mais  frères,  mais  ado- 
rateurs d'un  Dieu  clément  et  juste.  Ce  n'est  point  Calvin  qui  lit 
votre  religion  :  il  eut  l'honneur  d'y  être  reçu,  et  vous  avez  parmi 
vous  des  esprits  plus  philosophes  et  plus  modérés  que  lui,  qui 
font  l'honneur  de  votre  république. 

Bonsoir.  Quand  il  s'agit  de  paix  et  de  tolérance,  je  suis  trop 
babillard.  Mes  compliments  à  notre  Arabe-. 


3403.  —  DE  MADAME    D'ÉPI.XAI    A  M.    GRnnP. 

J'ai  encore  passé  une  journée  chez  Vollaire.  J'ai  été  reçue  avec  des 
égards,  des  respects,  des  altenlions  ([uc  je  suis  portée  à  croire  que  je  mé- 
rite, mais  auxquels  cependant  je  ne  suis  guère  accoutumée.  Il  m'a  fort 
demandé  de  vos  nouvelles,  de  celles  de  Diderot  et  do  tous  nos  amis.  Il  s'est 

1.  La  lellre  d'où  sont  extraites  ces  doux  phrases,  et  qui  est  perdue,  doit  être 
celle  dont  on  parle  dans  le  n"  3i7i. 

2.  Firniin  Ahauzit,  descendant  d'un  nnklcciu  arabo,  était  né  à  Uzès  en  1679, 
et  est  mort  en  17(57. 

3.  Mémoires  et  Correspondances  de  M"'"  d'Épinai.  Paris,  Charpentier,  t86o; 
-2.  vol.  iu-18. 


ANNÉE    1757.  333 

mis  en  quatre  pour  être  aimable;  il  ne  lui  est  pas  diilicile  d'y  réussir.  Mal- 
gré cela,  à  vue  de  pays,  j'aimerais  mieux  vivre  habituellement  avec 
M.  Diderot,  qui,  par  parenthèse,  n'est  pas  vu  ici  comme  il  le  mérite.  Croi- 
riez-vous  ([u'on  ne  parle  que  de  d'Alembert,  lorsqu'il  est  question  de 
V Encyclopédie?  J'ai  dit  ce  qui  en  était  et  ce  que  j'ai  dû  dire.  Je  n'ai  dit 
que  la  vérité;  mais  si  j'eusse  menti,  je  serais  crue  de  même:  quand  je 
parle,  il  y  a  autant  d'yeux  et  de  bouches  ouvertes  que  d'oreilles;  cela  est 
bien  nouveau  et  me  fait  rire. 

La  nièce  de  Voltaire  est  à  mourir  de  rire  :  c'est  une  petite  grosse  femme, 
toute  ronde,  d'environ  cinquante  ans,  femme  comme  on  ne  l'est  point,  laide 
et  bonne,  menteuse  sans  le  vouloir  et  sans  méchanceté;  n'ayant  pas  d'esprit 
et  en  paraissant  avoir;  criant,  décidant,  politiquant,  versifia!, t,  raisonnant, 
déraisonnant;  et  tout  cela  sans  trop  de  prétentions,  et  surtout  sans  choquer 
personne;  ayant  par-dessus  tout  un  petit  vernis  d'amour  masculin,  qui  perce 
à  travers  la  retenue  qu'elle  s'est  imposée.  Elle  adore  son  oncle  en  tant 
qu'oncle  et  en  tant  qu'homme  ;  Voltaire  la  cliérit,  s'en  moque  et  la  révère  : 
en  un  mot,  cette  maison  est  le  refuge  et  l'assemblage  des  contraires,  et  un 
spectacle  charmant  pour  les  spectateurs... 

3i94.  —  A  M.   BERTRAND. 

A  Lausanne,  2i  décembre. 

Mon  cher  pliilosoplie,  si  votre  thermomètre  à  l'air  est  si  au- 
dessous  de  ]a  glace,  je  m'imagine  que  le  thermomètre  de  votre 
appartement  est,  comme  le  mien,  tout  près  de  l'eau  bouillante. 
Je  compte  passer  mon  hiver  dans  le  climat  doux  que  je  me  suis 
fait  au  milieu  des  glaces,  et  que  la  liberté  me  rend  encore  plus 
doux. 

Je  plains  le  roi  de  Prusse  d'acquérir  tant  de  gloire  aux  dépens 
de  tant  de  sang.  Je  plains  les  Français  qui  vont  se  faire  tuer  à 
deux  cents  lieues  de  leur  pays,  et  les  Suisses  qui  les  accompa- 
gnent, et  les  peuples  qu'ils  pillent,  et  les  ministres  de  Genève 
qui,  lassés  de  leur  vie  douce,  veulent  l'empoisonner  en  excitant 
contre  eux-mêmes  une  tempête  dont  M.  d'Alembert  ne  fera  que 
rire.  Je  n'ai  point  vu  l'article  ;  je  sais  seulement  que  d'Alembert 
n'a  eu  d'autre  intention  que  de  faire  leur  éloge.  11  faut  qu'ils  le 
méritent  par  leur  circonspection. 

J'avais  vu  les  petits  vers  de  l'horloger  ^  de  Genève  ;  on  les  a 
un  peu  rajustés,  mais  il  est  toujours  singulier  qu'un  horloger 
fasse  de  si  jolies  choses.  Sa  pendule  va  juste,  et  il  paraît  qu'il 
pense  comme  vous.  C'est  aussi  le  sentiment  de  tous  les  magis- 

I.  Il  s'appelait  Rival  :  ses  vers  sont  rapportés  dans  le  Commentaire  historique. 


334  COKHLSPONDANCi:. 

trats  de  Genève  sans  exception.  Vous  voyez  que  les  mœurs  se 
sont  perfectionnées;  on  déteste  les  atrocités  de  ses  pères.  Les 
misérables  qui  voudraient  justifier  l'assassinat  de  Servet,  ou  de 
du  liourg,  ou  de  Harncveldt,  et  de  tant  d'autres,  sont  indignes 
de  leur  siècle.  Quoi  qu'en  dise  l'horloger,  un  historien  n'a  point 
tort  de  regarder  la  conduite  de  Calvin  envers  Servet  comme  très- 
criminelle.  Lu  ministre  de  Genève  a  chargé  depuis  peu  un 
de  ses  amis  de  consulter  des  manuscrits  de  Calvin  qui  sont  à 
Paris  dans  la  Bibliothèque  royale.  11  croyait  y  trouver  sa  justifi- 
cation ;  son  ami  y  a  trouvé  tant  de  choses  atroces  qu'il  en  est 
honteux.  Malheur  à  quiconque  est  encore  calviniste  ou  papiste  ! 
Ne  se  contentera-t-on  jamais  d'être  chrétien!  Hélas!  Jésus-Christ 
n'a  fait  brûler  personne;  il  aurait  fait  souper  avec  lui  Jean  Hus 
et  Servet. 

J'ai  acheté  auprès  de  Genève  une  maison  qui  me  coûte  plus 
de  cent  mille  livres;  Yoilà  ce  que  je  brûlerais  demain,  si  la  tolé- 
rance et  la  liberté  que  j'ai  cherchées  étaient  proscrites.  J'ai  quitté 
des  rois  pour  cette  liberté,  et  je  serai  encore  libre  auprès  d'eux 
([uand  je  le  voudrai.  Mais  il  yaut  mieux  être  à  soi-même  qu'à  un 
roi  ;  et  c'est  ce  qui  me  retient  sur  les  bords  du  lac  Léman,  où  je 
voudrais  bien  vous  embrasser. 

Mille  respects  à  M.  et  M""'  de  Freudenreich.  V. 

3495.   —  A  M.   TROXCHIN,   DK   LYON». 

Lausanne,  24  décembre. 

Je  viens  d'expédier-  sûrement  la  lettre  de  Son  Éminence. 

Je  reçois  dans  ce  moment  des  nouvelles  du  roi  de  Prusse  et 
de  madame  la  margrave  du  12  décembre,  par  un  officier  princi- 
pal de  la  maison  de  M""^^  de  Baircuth,  en  qui  elle  a  une  grande  con- 
fiance. La  victoire  du  roi  de  Prusse  n'est  pas  si  décisive  qu'on  le 
disait.  Il  n'a  point  Breslau^  Les  Autrichiens  sont  rassemblés 
sous  Scliweidnitz.  11  y  aura  encore  du  sang  répandu,  et  celui  qui 
préviendrait  tant  de  calamités  par  une  bonne  paix  serait  le 
bienfaiteur  du  genre  humain.  Le  roi  de  Prusse  écrit  à  sa  sœur 
u  qu'il  est  bien  las  de  tant  de  carnage  et  de  barbare  gloire  », 

1.  Édileure,  de  Cayrol  et  François. 

2.  A  la  margrave  de  Baircuth. 

3.  Il  reprit  lirosiau  le  10. 


ANNÉE    l7o7.  333 


3496.   —  A  MADAME   D'EPI\AI. 

A  Lausanne,  26  décembre. 

Des  préjugés  sage  ennemie, 

Vous  de  qui  la  philosopliie, 

L'esprit,  le  cœur,  et  les  beaux  yeux. 

Donnent  également  envie 

A  quiconque  veut  vivre  heureux 

De  passer  près  de  vous  sa  vie  ; 

Vous  êtes,  dit-on,  tendre  amie; 

Et  vous  seriez  encor  bien  mieux, 

Si  votre  santé  raffermie 

Et  votre  beau  genre  nerveux 

Vous  en  donnaient  la  fantaisie. 

Heureux  ceux  qui  vous  font  la  cour,  malheureux  ceux  qui 
TOUS  ont  connue  et  qui  sont  condamnés  aux  regrets!  Le  hibou 
des  Délices  est  à  présent  le  hibou  de  Lausanne  :  il  ne  sort  pas 
de  son  trou  ;  mais  il  s'occupe  avec  sa  nièce  de  toutes  vos  bontés. 
Il  se  Halte  qu'il  y  aura  de  beaux  jours  cet  hiver,  car  après  vous, 
madame,  c'est  le  soleil  qui  lui  plaît  davantage.  Il  a  dans  sa  ma- 
sure un  petit  nid  bien  indigne  de  vous  recevoir;  mais  quand  nous 
aurons  de  beaux  jours  et  des  spectacles,  peut-être,  madame,  ne 
dédaignerez-vous  point  de  faire  un  petit  voyage  le  long  de  notre 
lac.  Vous  aurez  des  nerfs;  M.  Tronchin  vous  en  donnera  ;  j'espère 
qu"il  vous  accompagnera.  Tous  nos  acteurs  s'efforceront  de  vous 
plaire;  nous  savons  que  l'indulgence  est  au  nombre  de  vos 
bonnes  qualités. 

Je  vous  demande  votre  protection  auprès  du  premier  des  mé- 
decins, et  du  plus  aimable  des  hommes,  et  je  lui  demande  la 
sienne  auprès  de  vous.  Mais  si  vous  voyez  la  tribu  Tronchin,  et 
des  Jallabert^  et  des  Grommelin,  etc.,  comme  on  le  dit,  vous  ne 
sortirez  point  de  Genève,  vous  ne  viendrez  point  à  Lausanne. 
L'oncle  et  la  nièce  en  meurent  de  peur. 

Recevez,  madame,  avec  votre  bonté  ordinaire,  le  respect  et  le 
sincère  attachement  du  hibou  suisse. 

Me  permettez-vous,  madame,  de  présenter  mes  respects  à 
M.  l'abbé  de  Nicolaï?  Je  voudrais  bien  que  monsieur  votre  fils, 
qui  est  si  au-dessus  de  son  âge  et  si  digne  de  vous,  et  son  ai- 

1.  J.  Jallabei't,  professeur  de  philosophie  à  Genève,  où  il  mourut  en  1768.  Quant 
à  Grommelin,  Voltaire  le  nomme  dans  sa  lettre  du  24  décembre  1758,  à  Thieriot. 


336  CORKESI'O.NDANCI-. 

inablc  ^'ouvcrucur ',  voulussent  bien  se  souvenir  du  Suisse  de 
Lausanne. 

;{H)7.   —  DK    MADAM1-:    LA   MAlKil'.AVi:    DE   15  AIR  E  L" m. 

Le  27  décembre. 

Si  mon  corps  voulait  se  prêter  aux  insinuations  de  mon  esprit,  vous 
recevriez  toutes  les  postes  de  mes  nouvelles.  Je  suis,  me  direz-vous,  aussi 
cacochvtne  que  vous,  et  cependant  j'écris.  A  cela  je  vous  réponds  qu'il  n'y 
a  qu'un  Voltaire  dans  le  monde,  et  qu'il  ne  doit  pas  juger  d'autrui  par  lui- 
mijme.  Voilà  bien  du  bavardage.  Je  vois  votre  impatience  d'apprendre  les 
choses  qui  vous  intéressent.  Une  bataille  gagnée-;  Breslau  au  pouvoir  du 
roi;  trente-tiois  mille  prisonniers,  sept  cents  officiers  et  quatorze  généraux 
de  pris,  outre  cent  cinquante  canons  et  quatre  mille  chariots  de  vivres,  de 
bagages,  et  de  munitions,  sont  des  nouvelles  que  je  puis  vous  donner.  Je 
n'ai  pas  fini.  Il  est  resté  quatre  mille  morts  sur  le  champ  de  bataille,  quatre 
mille  blessés  se  sont  trouvés  à  Breslau,  et.  on  compte  quatre  mille  cinq 
cents  (léserleuis.  Vous  pouvez  compter  (pie  c'est  un  fait  non-seulement  avéré 
par  le  roi  et  toute  l'armée,  mais  môme  par  une  foule  de  déserteurs  autri- 
chiens qui  ont  été  ici.  Les  Prussiens  ont  cinq  cents  morts  et  trois  mille 
blessés.  Cette  action  est  unique,  et  parait  fabuleuse.  Les  Autrichiens  étaient 
forts  de  quatre-vingt  mille  hommes:  les  Prussiens  n'en  avaient  que  trente- 
six  raille.  La  victoire  a  été  disputée;  mais  toute  l'affaire  n'a  duré  que  cjuatre 
heures.  Je  ne  me  sens  pas  de  joie  de  ce  prodigieux  changement  de  la  for- 
tune. Je  dois  ajouter  encore  une  anecdote  :  le  corps  que  commandait  le  roi 
avait  fait  quarante-deux  milles  d'Allemagne  en  quinze  jours  de  temps,  et 
n'avait  eu  qu'un  jour  pour  se  reposer  avant  de  livrer  cette  mémorable  ba- 
taille. Le  roi  peut  dire  comme  César  :  Je  suis  venu,  j'ai  vu,  j'ai  vaincu.  Il 
me  mande  qu'il  n'est  embarrassé  à  présent  que  de  nourrir  et  de  placer  ce 
prodigieux  nomlire  do  prisonniers.  La  lettre  que  vous  lui  avez  écrite,  oà 
vous  lui  demandez  la  relation  de  la  bataille  de  Mersbourg^,  a  été  enlevée 
avec  la  mienne.  Heureusement  il  n'y  avait  rien  qui  puisse  vous  faire  du 
tort.  Je  vous  adresse  la  lettre  ci-jointe  pour  le  chapeau  rouge  *.  Pour  des 
co(iuineries,  il  n'y  en  a  point;  pour  des  douceurs,  je  n'en  réponds  pas. 

Nous  avons  eu,  il  y  a  trois  jours,  trois  secousses  d'un  tremblement  de 
terre,  à  quatre  milies  d'ici;  on  dit  que  la  première  était  forte,  et  qu'on  a 
entendu  des  bruits  souterrains.  Il  n'a  causé  aucun  dommage.  On  n'a  point 
d'exemple  d'un  pareil  phénomène  dans  ce  pays;  je  vous  laisse  le  soin  d'en 
trouver  la  raison.  Bien  des  compliments  à  iM™^  Denis.  Soyez  persuadé  da 
toute  mon  estime. 

WiLIlE  LMINK  . 


1.  Linaiii,  à  qui  est  adiesséc  une  lettre  du  12  mars  1758. 

2.  Celle  du  b  décembre. 

3.  Ou  de  Roshach. 

l.  Le  cardinal  de  Tenciii. 


ANNÉE    1757.  337 

3498.  —  DE   MADAME    D'ÉPINAI  A   M.   GRIMM '. 

...  Je  vais  passer  deux  ou  trois  jours  cliez  Voltaire  avec  M.  Tronchin. 
En  vérité,  j'apprends  tous  les  jours  des  traits  nouveaux  de  Tronchin,  qui 
m'inspirent  pour  lui  un  respect  et  une  considération  inconcevables  :  sa  cha- 
rité, son  désintéressement,  sa  tendresse  et  ses  soins  pour  sa  femme,  sont 
sans  exemple;  et  je  puis  vous  répondre,  à  présent  que  je  la  connais,  que 
c'est  bien  la  plus  insupportable  et  la  plus  maussade  créature  qui  existe.  Si 
jamais  je  découvre  un  défaut  à  cet  homme...  j'en  frémis  d'avance,  il  faudra 
peut-être  le  mépriser,  car  il  doit  être  épouvantable.  Bonsoir,  mon  ami,  je 
finirai  ma  lettre  chez  Voltaire,  n'ayant  pas  le  temps  aujourd'hui... 

Deux  jours  de  distance. 

On  n'a  le  temps  de  rien  faire  avec  A' oltaire,  je  n'ai  que  celui  de  fermer 
ma  lettre,  mon  ami;  j'ai  passé  ma  journée  seule  avec  lui  et  sa  nièce;  et  il 
est  en  vérité  las  de  me  faire  des  contes.  Tandis  que  je  lui  ai  demandé  la 
permission  d'écrire  quatre  lignes,  afin  que  vous  ne  soyez  pas  inquiet  de  ma 
santé,  qui  est  bonne,  il  m'a  témoigné  le  désir  de  rester  pour  voir  ce  que 
disent  mes  deux  grands  yeux  noirs  quand  j'écris.  Il  est  assis  devant  moi,  il 
tisonne,  il  rit,  il  dit  que  je  me  moque  de  lui  et  que  j'ai  l'air  de  faire  sa 
critique.  Je  lui  réponds  que  j'écris  toutes  qu'il  dit,  parce  que  cela  vaut  bien 
tout  ce  que  je  pense...  Je  retourne  ce  soir  à  la  ville,  où  je  répondrai  à  vos 
lettres...  Il  n'y  a  pas  moyen  de  rien  faire  ici.  Bonjour.  Souvenez-vous  de 
moi  si  M.  Diderot  fait  quelque  chose  qui  puisse  m'ètre  envoyé.  Ses  ouvrages 
me  font  un  si  grand  plaisir  que  je  suis  digne  de  cette  confiance. 

3i99.  —  A  M.    BERTRAND. 

A  Lausanne,  27  décembre. 

Je  vous  souhaite  une  bonne  et  tranquille  année,  mon  clicr 
philosophe,  car  rien  de  bon  sans  tranquillité.  J'épargne  une 
lettre  inutile  à  monsieur  le  banneret  et  à  madame  -  ;  mais  je  m'a- 
dresse à  vous  pour  leur  présenter  mes  tendres  respects,  et  mes 
vœux  bien  sincères  pour  leur  conservation  et  pour  leur  félicité, 
dont  ils  sont  si  dignes.  Ma  nièce  se  joint  à  moi  et  partage  tout 
mon  attachement.  Que  nous  serions  flattés  s'ils  pouvaient  honorer 
de  leur  présence  ce  séjour  tranquille,  cette  petite  retraite  de  Lau- 
sanne que  nous  avons  ornée  dans  l'espérance  de  les  y  recevoir 
un  jour  avec  vous!  Iste  angidus  mihi  semper  ridet  ^  Je  ne  crois  pas 

1.  Mémoires  et  Correspondances  de  i/»««  d'Épinai.  Paris,  Charpentier,  18G5. 
2  vol.  in-18. 

2.  De  Freudenreich. 

3.  Horace,  livre  II,  ode  vi,  vers  13-14. 

39. — Cor.r.ESPOND ANCe.  VIT.  22 


338  CORRESPONDANCE. 

qiio  j'aille  jamais  ailleurs,  nialf;ré les  sollicitations  qu'on  méfait. 
Quand  on  est  aussi  agréablement  établi,  il  ne  faut  pas  clianger. 
Patria  ubi  bene  doit  être  ma  devise. 

J'ai  lu  enfin  rarliclc  Genive  de  ÏEticyclopèdie,  qui  fait  tant  de 
bruit. 

Non  nostruin  inler  vos  tanlas  componere  lites. 

(ViKG.  ccl.  m,  V.  108.) 

Je  trouve  seulement  les  Genevois  très-heureux  de  n'avoir  que  de 
ces  petites  querelles  paisibles,  tandis  qu'on  s'égorge  depuis  le  lac 
des  Puants  1  jusqu'à  l'Oder,  et  qu'on  teint  de  sang  la  terre  et  les 
mers. 

Il  faut  que  ceux  qui  sont  destinés  à  prêcher  la  paix  soient  au 
moins  pacifiques.  Le  grand  mal,  messieurs,  qu'on  vous  accuse 
un  peu  de  variations!  Eh!  qui  n'a  pas  varié?  Le  premier  siècle 
ressemble-t-il  au  quatrième?  et  milonl  Pierre-  n'a-t-il  pas  couvert 
de  rubans  et  de  franges  l'habit  simple  et  uni  qu'il  avait  reçu  d'un 
père  très-uni? 

Les  dogmes  ne  se  sont-ils  pas  accumulés  d'âge  en  ùge?  On  dit 
que  vous  revenez  à  la  simplicité  des  premiers  temps,  que  vous 
abandonnez  l'architecture  gothique,  chargée  de  vains  ornements, 
pour  la  noble  architecture  des  Grecs.  Vous  fait-on  si  grand  tort? 

M.  d'Alembert,  à  ce  que  vous  dites,  serait  très-fâché  que  des 
inquisiteurs  le  louassent  d'être  tout  prêt  à  faire  briller  des  héré- 
tiques. Sans  doute  il  recevrait  fort  mal  ce  bel  éloge,  qu'il  n'a 
jamais  mérité;  mais  en  est-il  de  même  de  ceux  qu'il  loue  de  vou- 
loir embrasser  la  simplicité  des  premiers  temps? Il  ne  dit  que  ce 
qu'il  leur  a  entendu  dire  vingt  fois.  Il  révèle  leur  secret,  je 
l'avoue;  mais  ce  secret  est  celui  de  la  comédie;  rien  n'est  plus 
public  parmi  vous  autres  que  ce  secret.  S'ils  désavouent  leurs 
sentiments,  ils  se  feront  peu  d'honneur;  s'ils  les  publient,  ils 
s'attireront  des  disputes.  Que  faut-il  donc  faire?  rien;  se  taire, 
vivre  en  paix,  et  manger  son  pain  à  l'ombre  de  son  figuier; 
laisser  aller  le  monde  comme  il  va,  recommander  la  morale  et 
la  bienfaisance,  et  regarder  tous  les  hommes  comme  nos  frères. 
C'est  ce  que  je  leur  souliaite.  Je  vous  embrasse  tendrement,  mou 
cher  théologien,  humain  et  philosophe. 


1.  Dans  le  Canada. 

2.  C'est-à-dire  saint  Pierre,  ou   iilulôt   le  vicaire   de  Jésus-Christ,  le   pontife 
romain. 


ANNEE    1757.  339 

3500.    —  A   M,   VER  NES. 

A  Lausanne,  29  décembre. 

Oui,  je  vous  tiens,  mon  ami,  et,  tout  jeune  que  vous  êtes,  je 
vous  fais  mon  prêtre.  Je  signe  votre  profession  de  foi  \  à  condi- 
tion que  ni  vous  ni  votre  aimable  Arabe-  vous  n'y  changerez 
jamais  rien,  et  que  vous  ne  mettrez  jamais,  comme  mt7o/'(P  Pierre, 
ni  nœud  d'épaule  ni  ruban  sur  votre  bel  habit  uni. 

Ayez  la  bonté  de  me  garder  les  grands  hommes  lyonnais'* 
jusqu'à  mon  retour.  Le  grand  homme  du  jourMii'a  fait  faire 
des  compliments,  et  va  peut-être  donner  une  nouvelle  bataille 
pour  ses  étrennes.  Il  est  vrai  qu'il  a  fait  conduire  à  Spandau  ^  le 
théologien  de  Prades,  qu'il  a  soupçonné  d'avoir  eu  quelque 
commerce  avec  la  pauvre  reine  de  Pologne.  Je  ne  sais  si  de 
Prades  l'a  confessée  et  communiée  ;  mais  avouez  que  c'est  une 
singulière  destinée  pour  un  gentilhomme  bordelais  d'être  ex- 
communié à  Paris,  chanoine  en  Silésie,  et  prisonnier  à  Spandau. 
Que  ne  venait-il  sur  les  bords  de  mon  lac  1  II  aurait  signé  votre 
Catéchisme,  et  aurait  vécu  paisiblement. 

Or  çà,  carissime  (rater  in  Deo,  et  in  Serveto,  êtes-vous  bien  fâché, 
dans  le  fond  du  cœur,  qu'on  dise  dans  VEncydopùdie  que  vous 
pensez  comme  Origène,  et  comme  deux  mille  prêtres  qui  signè- 
rent leur  protestation  contre  le  pétulant  Athanase?  le  bonhomme 
Abauzif^  ne  rit-il  pas  dans  sa  barbe?  Vous  voilà  bien  malade  que 
quelques  gros  Hollandais  vous  traitent  d'hétérodoxes!  Serez-vous 
bien  lésés  quand  on  vous  reprochera  d'être  des  infâmes,  des 
monstres,  qui  ne  croient  qu'un  seul  Dieu  plein  de  miséricorde? 
Allez,  allez,  vous  n'êtes  pas  si  fâchés.  Soyez  comme  Dorine  qui 
aimait  Lycas,  comme  vous  devez  le  savoir.  Lycas  s'en  vanta,  et 
Dorine,  qui  en  fut  bien  aise,  dit  : 


1.  Le  Catéchisme  d'Ostervald,  corrigé  et  amélioré  par  Jacob  Vernes. 

2.  Al)auzit  ;  voyez  la  fin  de  la  lettre  3t92. 

3.  Voyez  la  lettre  précédente. 

4.  liechercJies  pour  servir  à  l'histoire  de  Lyon,  ou  les  Lyonnais  dignes  de 
mémoire,  ilhl,  deux  volumes  petit  in-8",  ouvrage  de  Jacques  Pernetti,  né  en  1696, 
mort  en  1777. 

o.  Frédéric,  qui  avait  gagné  les  batailles  de  Roshacii  et  de  Lissa,  les  b  novembre 
et  5  décembre. 

6.  Bastille  prussienne.  —  L'abbé  de  Prades  n'y  était  pas  renfermé.  Il  avait  la 
ville  de  Magdebourg  pour  prison.  (B.) 

7.  Voyez  la  lettre  3i92. 


340  CORRESPONDANCE. 

Lycas  est  peu  discret 
D'avoir  dit  mon  secret'. 

D'Alenibcrt  ost  Lycas,  vous  autres  êtes  Dorinc,  et  moi  je  suis  tout 
à  vous,  très-tendrement. 

Au  reste,  si  quelque  urlliuduxc  ou  hétérodoxe  m'accusait 
d'avoir  la  moindre  part  à  l'article  Genève,  je  vous  supplie  instam- 
ment de  rendre  ^t^^loire  à  la  vérité.  J'ai  appris  le  dernier  toute 
cette  allai  re.  Je  ne  veux  que  le  repos,  et  je  le  souhaite  à  tous  mes 
confrères,  moines,  curés,  ministres,  séculiers,  réguliers,  trini- 
taires,  unitaires,  quakers,  moraves,  Turcs,  Juifs,  Chinois,  etc., 
etc.,  etc.,  etc.,  etc. 

3501.  —  A  .AI.   D'ALEMIiERÏ. 

Lausanne,  29  décembre. 

(Tibi  aoli.) 

Mon  cher  et  courageux  philosophe,  je  viens  de  lire  et  de  re- 
lire votre  excellent  article  Gcncve.  Je  pense  que  le  conseil  et  le 
pcui)le  \ous  doivent  dos  remerciements  solennels  ;  vous  en  mé- 
ritez des  prêtres  mêmes;  mais  ils  sont  assez  lâches  pour  désa- 
vouer leurs  sentiments,  que  vous  avez  manifestés,  et  assez  inso- 
lents pour  se  plaindre  de  l'éloge  ([iie  vous  leur  avez  donné 
d'approcher  un  peu  de  la  raison.  Ils  se  remuent,  ils  aboient;  ils 
voudraient  engager  les  magistrats  i\  solliciter  à  la  cour  un  désa- 
veu de  votre  part;  mais  assurément  la  cour  ne  se  mêlera  pas  de 
ces  huguenots,  et  vous  soutiendrez  noblement  ce  que  vous  avez 
avancé  en  connaissance  de  cause.  Vernet,  ce  Vernet  convaincu 
d'avoir  volé  des  manuscrits,  convaincu  d'avoir  supposé  une  lettre 
de  feu  (jiannone-;  Vernet,  qui  lit  imprimer  à  Genève  les  deux 
détestables  premiers  volumes  de  celte  prétendue  Histoire  univer- 
selle; Vernet,  qui  reçut  trois  livres  par  feuille  du  libraire  ;  Vernet, 
le  professeur  de  théologie,  n'a-t-il  pas  imprimé,  dans  je  ne  sais 
quel  CaU'cliisinc'^  qu'il  m'a  donné  et  que  j'ai  jeté  au  feu,  n'a-t-il 
pas  imprimé,  dis-je,  que  la  révélation  peut  être  de  quelque  utilité? 
n'avez-vous  pas  vingt  fois  entendu  dire  à  tous  les  ministres  qu'ils 
ne  regardent  pas  Jésus-Christ  comme  Dieu?  Vous  avez  donc 
déclaré  la  vérité,  et  nous  verrons  s'ils  auront  l'audace  et  la  bas- 
sesse de  la  trahir. 

\,  Vers  d'Alcesle,  opéra  de  Quinault,  acte  I,  scène  iv. 

2.  Jacob  Vernet,  en  1738,  avait  publié  des  Anecdotes  ecclésiastiques  tirées  de 
l'Histoire  de  ^aples  de  Giannonc. 

3.  Instruction  ciirétienne,  ou  Catéchisme  familier  pour  les  enfants,  17*1,  ia-12. 


ANNÉE    1737.  34< 

Quelque  chose  qu'il  arrive,  il  demeurera  consigné  dans  un 
livre  immortel  qu'il  y  a  eu  des  prêtres,  ou  soi-disant  tels,  qui 
ont  osé  ne  croire  qu'un  dieu,  et  encore  un  dieu  qui  pardonne, 
un  dieu  pardonncur,  comme  disent  les  Turcs. 

Vous  me  donnez  l'article  Historiographe  à  traiter,  mes  chers 
maîtres.  Je  n'ai  point  ici  la  minute  de  l'article  Histoire.  Il  me 
semble  que  je  le  fis  bien  vite,  et  que  je  le  corrigeai  encore  plus 
vite  et  plus  mal.  Il  serait  nécessaire  que  je  le  revisse,  afin  que 
je  ne  plaçasse  point  au  mot  Historiographe  ce  que  j'aurais  mis  au 
mot  Histoire,  et  que  je  pusse  mieux  mesurer  ces  deux  articles. 

Si  donc  vous  avez  quinze  jours  devant  vous,  renvoyez-moi 
Histoire.  Cela  est  ridicule,  je  le  sais  bien  ;  mais  je  serais  plus  ri- 
dicule de  donner  un  mauvais  article.  Je  vous  renverrai  le  ma- 
nuscrit trois  jours  après  l'avoir  reçu.  Ayez  la  bonté  de  l'envoyer 
contre-signe  à  Lausanne. 

Je  cherche,  dans  les  articles  dont  vous  me  chargez,  à  ne  rien 
dire  que  de  nécessaire,  et  je  crains  de  n'en  pas  dire  assez;  d'un 
autre  côté,  je  crains  de  tomber  dans  la  déclamation. 

Il  me  paraît  qu'on  vous  a  donné  plusieurs  articles  remplis  de 
ce  défaut  ;  il  me  revient  toujours  qu'on  s'en  plaint  beaucoup.  Le 
lecteur  ne  veut  qu'être  instruit,  et  il  ne  l'est  point  du  tout  par 
ces  dissertations  vagues  et  puériles,  qui,  pour  la  plupart,  ren- 
ferment des  paradoxes,  des  idées  hasardées,  dont  le  contraire  est 
souvent  vrai  ;  des  phrases  ampoulées,  des  exclamations  qu'on  sif- 
flerait dans  une  académie  de  province,  qui  sont  bien  indignes 
de  figurer  avec  tant  d'articles  admirables. 

M.  le  ministre  Vernes  vous  a,  je  crois,  donné  l'article  Humeur; 
mais  si  vous  ne  l'aviez  pas  de  sa  main,  je  me  serais  proposé.  Il 
me  semble,  par  exemple,  qu'on  doit  d'abord  définir  ce  qu'on  en- 
tend par  ce  mot  ;  ensuite  rechercher  la  cause  de  fhumeur,  faire 
voir  qu'elle  ne  vient  que  d'un  mécontentement  secret,  d'une  tris- 
tesse dans  les  hommes  les  plus  heureux,  en  montrer  les  incon- 
vénients ;  cela  ne  demande,  à  mon  avis,  qu'une  demi-page  ;  mais 
chacun  veut  étendre  ses  articles.  On  oublie,  comme  dit  Pascal, 
qu'on  est  ligne,  et  on  se  fait  centre.  On  veut  occuper  une  grande 
niche  dans  votre  panthéon;  on  ose  dire  je  et  moi  dans  YOtre  Diction- 
naire. Ah!  que  je  suis  fâché  de  voir  tant  de  stras  avec  vos  beaux 
diamants!  Mais  vous  répandez  votre  éclat  sur  les  stras.  J'attends 
avec  impatience  le  Père  de  famille^.  Je  salue  et  j'embrasse  l'illustre 
auteur. 

1.  Ce  drame   de   Didei'ot,  imprimé  en  1758,  ne  fut  joué  au  Théâtre-Français 
qu'en  février  1761, 


342  COUUKSl'ONDAXCE. 


3502.   —  DU   .MADAMT;  LA   MAIÎfiltAVi:   DK    li  AIT.  K ITII. 

Le  2  janvier,  rar,  pràco  an  ciel,  nou<'  avons 
fini  la  plus  funeste  des  années. 

Vous  me  dites  tant  de  clioscs  obligeantes  sur  celle  qui  court,  (\ue  c'est 
un  sujet  de  reconnaissance  de  plus  pour  moi.  Je  vous  souhaite  tout  ce  qui 
peut  vous  rendre  parfaitement  heureux.  Pour  ce  qui  me  regarde,  j'aban- 
donne mon  sort  à  la  destinée.  On  forme  souvent  des  vœux  qui  nous  seraient 
préjudiciables  s'ils  s'accomplissaient;  aussi  n'en  fais-je  plus.  Si  quelque 
chose  au  monde  peut  contenter  mes  désirs,  c'est  la  paix.  Je  pense  comme 
vous  sur  la  guerre  ;  nous  avons  un  tiers  qui  pense  certainement  comme 
nous,  mais  peut-on  toujours  suivre  sa  façon  de  penser?  Ne  faut-il  pas  se 
soumettre  à  bien  dos  préjugés  établis  depuis  que  le  monde  existe?  L'homme 
court  après  le  clinciuant  de  la  réputation,  chacun  la  cherche  dans  son  métier 
et  dans  ses  talents  ;  on  veut  s'immortaliser.  Ne  faut-il  pas  chercher  cette 
gloire  chimérique  dans  les  idées,  vraies  ou  fausses,  que  l'esprit  de  l'homme 
s'en  fait?  Démocrite  avait  bien  raison  de  rire  de  la  folie  humaine. 

Je  vois  une  hypocrite  ^,  d'un  côté,  courant  les  processions  et  implorant 
les  saints,  occupée  à  brouiller  toute  l'Europe,  et  à  la  priver  de  ses  habitants. 
Je  vois,  de  l'autre  côté,  un  pl)ilosophe-  faire  couler  (quoique  avec  regret) 
des  flots  de  sang  humain.  Je  vois  un  peuple  avare  ^  conjuré  à  la  perte  des 
mortels,  pour  accumuler  ses  richesses.  Mais  baste  !  je  pourrais  trop  voir, 
et  cela  n'est  pas  nécessaire.  11  faut  vous  contenter,  pour  cette  fois,  de  mon 
vtM-biage  et  de  mes  réflexions,  car  je  n'ai  point  de  nouvelles  depuis  la  der- 
nière lettre  que  vous  avez  reçue  de  moi. 

Ce  que  vous  me  proposez  est  un  peu  scabreux;  je  m'explique  sur  ce 
sujet  dans  la  lettre*  que  je  vous  adresse.  J'en  reviens  à  ma  vieille  phrase, 
que  l'on  est  sourd  dans  voire  pairie.  Si  je  pouvais  vous  parler,  vous  juge- 
riez peut-être  différemment  que  vous  ne  faites.  Le  roi  est  dans  le  cas  d'Or- 
phée •%  si  sa  bonne  fortune  ne  le  tire  d'affaire.  11  souhaite  la  paix,  mais  il  y 
a  bien  des  mais.  Si  elle  ne  se  fait  avant  le  printemps,  toute  l'Allemagne 
sera  ruinée  et  désolée.  L'état  oi'i  elle  se  trouve  déjà  est  affreux.  Quelque 
conduite  sage  qu'on  tienne,  on  ne  peut  se  mettre  à  l'abri  des  violences  et 
du  pillage.  Je  ne  finirais  point  si  je  vous  faisais  un  détail  des  malheurs  qui 
l'accablent.  C'est  une  honte  que,  dans  un  siècle  policé,  on  en  agisse  avec 

1.  Marie-Thérèse. 

2.  Frédéric. 

3.  Les  Angflais. 

4.  On  ne  sait  quelle  est  cette  lettre,  où  il  s'agissait  sans  doute  de  paix.  (Cl.) 

5.  Des  femmes,  par  excès  d'amour,  mirent  Orphée  en  pièces^  la  Pompadour, 
Elisabeth  et  Maric-Tliérèse,  par  un  excès  conti-airc,  en  eussent  fait  autant  de  Fré- 
déric, prince  très- peu  soucieux  du  sexe  féminin,  et  qui,  do  plus,  composait  des 
vers  contre  elles.  Voj'cz  sa  lettre  du  18  mai  1750,  à  Voltaire;  il  s'y  compare  aussi 
à  Orphée,  en  songeant  au  sort  que  lui  réservaient  ses  trois  illuslrisximes  enne- 
mies. (Cl.) 


ANNÉE    1758.  343 

tant  de  cruauté.  Le  roi  n'en  souffre  point.  IMalgré  tout  ce  qu'on  en  dit,  le 

peuple  saxon  l'aime,  mais  la  noblesse  le  hait,  parce  qu'elle  est  privée  des 

pensions  et  des  appointements  qu'elle  retirait.  On  débite  contre  lui  des 

calomnies  atroces.  Peut-on  y  ajouter  foi  ?  elles  viennent  de  ses  ennemis. 

L'envie  a  persécuté  tous  les  grands  hommes;  il  faut  y  joindre  l'animosité. 

Que  n'est-on  sourd  quand  elle  lance  ses  traits  empoisonnés?...  Encore  une 

fois,  il  faut  que  je  finisse,  car  je  m'aperçois  que  je   bavarde  trop.   Soyez 

persuadé  de  toute  mon  estime,  et  que  je  serai  toute  ma  vie  la  véritable 

amie  du  frère  Suisse. 

Wilhi:lmine  . 

3503.   —  A    M.   D'ALEMBERT. 

A  Lausanne,  3  janvier. 

Le  peu  que  je  vicus  de  lire  du  septième  tome,  mon  cher  grand 
liomme,  confirme  bien  ce  que  j'avais  dit  quand  vous  commençâtes, 
que  vous  vous  tailliez  des  ailes  pour  volera  la  postérité.  Comptez 
que  je  vous  révère,  vous  et  M.  Diderot. 

Il  y  a  encore  quelques  gens  d'un  grand  mérite  qui  ont  mis  de 
belles  pierres  à  vos  pyramides.  Pour  moi  cliétif,  et  mes  compa- 
gnons, nous  devons  vous  demander  pardon  pour  nos  petits  cail- 
loux ;  mais  vous  les  avez  exigés.  En  voici  trois  pour  le  commen- 
cement de  votre  huitième  volume.  Je  me  suis  hâté,  parce  que, 
?il^rès  Hahacuc,  Habile  doit  venir.  Je  vous  demande  en  grâce  de 
ne  pas  retrancher  un  mot  de  la  fin;  il  me  semble  que  ce  que 
j'ai  dit  doit  être  dit. 

L'article  Hémistiche,  que  vous  m'avez  confié,  sera  plus  long, 
quoiqu'il  semble  devoir  être  plus  court.  Je  voudrais  y  donner 
en  vers  de  petits  préceptes  et  de  petits  exemples  de  la  manière 
dont  on  peut  varier  l'uniformité  des  hémistiches  ;  j'aurais  peut- 
être  encore  quelques  nouveautés  à  dire,  mais  je  ne  suis  qu'un 
vieux  Suisse.  Vous  autres  Parisiens,  vous  jetterez  mes  hémistiches 
au  feu,  s'ils  ne  vous  plaisent  pas. 

Quand  aurai-je  le  Pcre  de  famille?  On  m'a  dit  que  cela  est 
extrêmement  touchant.  L'auteur  prouve  que  les  géomètres  et  les 
métaphysiciens  ont  un  cœur. 

Pour  les  prêtres,  ils  n'en  ont  point.  J'ignore  si  l'hérétique  de 
Prades^  a  conspiré  contre  le  roi  de  Prusse.  Je  ne  le  crois  pas;  mais 
les  prêtres  hérétiques  de  Genève  conspirent  contre  nous;  il  n'y 
a  sorte  d'atrocité  que  quelques-uns  d'eux  n'aient  faite  contre 
le  mot  Atroce-;  mais  je  les  attends  à  l'article  Servet.  En  attendant, 

1.  Voyez  la  lettre  3o00. 

2.  Voyez  les  lettres  3340,  3476,  340 i. 


344  CORRESPONDANCE. 

ils  doivent  vous  écrire.  Je  vous  prie  Irès-instammcnl  de  leur 
mander,  pour  toute  réponse,  que  vous  avez  reçu  leur  lettre,  que 
vous  leur  rendrez  service  autant  que  vous  le  pourrez,  et  que  vous 
me  chargez  de  leur  signifier  vos  intentions  et  définir  cette  afiaire. 
Je  vous  assure  que,  mes  amis  et  moi,  nous  les  mènerons  beau 
train;  ils  boiront  le  calice  jusqu'à  la  lie.  Faites  ce  que  je  vous 
demande,  et  laissez  agir  vos  amis;  vous  serez  content.  J'attends  à 
Lausanne  Histoire  contre-signée.  Je  suis  un  peu  Incommodé  des 
moucbcs  dont  mon  appartement  est  plein,  vis-à-vis  des  glaces 
éternelles  des  Alpes.  11  y  a  toujours  dans  ce  monde  quelque 
mouche  qui  me  pique  ;  mais  cela  ne  m'empêchera  pas  de  vous 
servir. 

On  dit  breslau  repris  par  le  roi  de  Prusse;  cela  pourrait 
bien  êtreS  car  il  y  a  plus  d'un  mois  qu'il  ne  m'a  envoyé  de  vers. 
Je  le  crois  très-occupé,  et  vous  aussi.  Ainsi  je  finis  en  vous  em- 
brassant de  tout  mon  cœur  ;  ainsi  fait  M""  Denis. 

Le  Suisse  V. 

3;j0i.   —  A  M.   TUONCHIN,   DE  LYO-N«. 

Lausanne,  3  janvier  1758. 

Voici  ce  que  le  confident  de  madame  la  margrave  m'écrit  : 

«  On  croit,  comme  vous,  qu'il  faut  faire  la  paix.  Le  roi  de 
Prusse  le  désire,  à  ce  qu'il  paraît.  Je  voulais  vous  dire  les  obstacles 
que  j'envisage;  mais  les  ordres  de  Son  Altesse  royale  m'obligent 
à  renvoyer  mes  idées  à  une  autre  poste.  Je  ne  sais  si  elle  vous 
écrira  par  celle-ci  ;  mais  je  peux  vous  assurer  que  vous  n'êtes 
oublié  ni  dans  les  succès  ni  dans  les  triomphes.  » 

Cette  année  sera  peut-être  celle  de  nos  malheurs,  comme  1757 
a  été  l'année  des  vicissitudes.  Si  la  victoire  de  Lissa  est  aussi 
complète  que  le  roi  de  Prusse  le  dit;  s'il  a  vingt  mille  i)risonniers 
comme  il  s'en  vante,  malgré  l'improbabilité  du  nombre;  s'il  est 
secouru  des  Anglais,  comme  il  y  a  grande  apparence,  voilà  en 
Alloniagne  une  balance  établie,  et  les  deux  plats  de  la  balance  se- 
ront chargés  de  cadavres  et  vides  d'argent.  L'Allemagne  sera  divi- 
sée et  adaiblie,  et,  en  ce  cas,  la  France  sera  plus  heureuse  que  si 
elle  avait  agrandi  la  maison  d'Autriche  par  des  victoires  funestes. 

Mais  aussi,  d'un  autre  côté,  s'il  arrive  de  nouvelles  infortunes 

1.  Cela  clail  rlTcctivcmoiit. 

'2.  Kditcurs,  de  Cayrol  et  François. —  Cette  lettre,  toute  diplomatique,  cs^t  fort 
curieuse. 


ANNÉE    175  8.  34.5 

aux  armées  de  France  ;  si  les  Hanovriens,  aidés  des  Prussiens, 
fontenl758cequeles  pandoursfirenten  1742;  s'ils  nous  chassent, 
si  nos  armées  et  notre  argent  sont  dissipés,  si  enfin  la  Prusse 
victorieuse  se  réunit  un  jour  avec  l'Autriche  contre  la  France, 
et  si  les  anciennes  haines  l'emportent  sur  les  nouveaux  traités, 
la  France  aurait  alors  autant  à  craindre  qu'à  se  repentir,  et  ce 
ne  serait  qu'en  ruinant  ses  finances  qu'elle  pourrait  résister  sur 
mer  et  sur  terre. 

Prenons  à  présent  la  chose  d'une  autre  face.  Il  peut  se  faire 
que  le  maréchal  de  Piichelieu  batte  l'armée  de  Hanovre,  que  les 
Russes  et  les  Suédois  fassent  la  guerre  sérieusement,  que  les 
Autrichiens,  alors  plus  libres  dans  leurs  opérations,  pressent  le 
roi  de  Prusse  malgré  toutes  ses  victoires. 

Encore  un  autre  cas  plus  vraisemblable.  Que  tous  les  succès 
soient  balancés,  que  le  roi  de  Prusse  désire  sincèrement  la  paix, 
comme  je  le  crois,  la  France  ne  peut-elle  pas  alors  conclure  cette 
paix  avec  bienséance  ?  Mais,  dans  tous  les  cas  possibles,  le  roi  de 
Prusse  peut-il  se  détacher  des  Anglais,  qui  lui  érigent  une  statue, 
et  qui  vont  lui  donner  des  subsides?  La  France  peut-elle  se  dé- 
tacher de  la  maison  d'Autriche,  pour  n'avoir  plus  aucun  allié?  Il 
parait  qu'on  s'est  mis  dans  un  labyrinthe  dont  aucun  fil  ne  peut 
nous  tirer,  et  qu'on  n'en  peut  sortir  que  l'épée  à  la  main. 

En  effet,  que  proposer?  Et  à  qui  faire  des  propositions?  Sera- 
ce  aux  Hanovriens,  après  la  rupture  de  leur  capitulation  ?  au 
roi  de  Prusse,  après  avoir  été  si  honteusement  battus  par  lui  ? 
aux  Autrichiens,  après  des  traités  si  récents  ?  Peut-on  négocier 
séparément  avec  quelque  puissance  ?  Et  n'est-on  pas  réduit  à 
attendre  que  tous  les  partis,  également  affaiblis  et  déchirés,  dé- 
sirent une  paix  nécessaire? 

La  postérité  aura  peine  à  croire  qu'un  marquis  de  Brande- 
bourg se  soit  soutenu  seul  contre  la  France,  l'Autriche,  la  moitié 
de  l'empire,  la  Russie,  la  Suède;  mais  enfin  ce  miracle  est  arrivé, 
il  subsiste,  et  tout  ce  que  la  France  peut  faire  aujourd'hui,  c'est 
de  se  soutenir  contre  Hanovre.  Cette  humiliation  est  étrange  et 
unique  ;  mais  il  la  faut  dévorer. 

Je  suis  très-persuadé  que  si  la  personne  respectable  que  vous 
connaissez,  et  qui  connaît  si  bien  l'Europe,  avait  été  à  la  tête  des 
afl'aires,  elles  ne  seraient  pas  dans  ces  tristes  termes.  Plût  à  Dieu 
qu'il  fît  servir  son  génie  et  les  ressources  de  sa  prudence  à  finir 
glorieusement  un  tel  embarras  ? 

Son  Éminence  aura  incessamment  une  lettre  de  la  sœur; 
mais  que  peut  faire  le  frère?  Il  désire  la  paix,  oui;  mais  à  condi- 


34f.  CORRESI'ONDANCE. 

lion  qu'il  gardora  loiitc  la  Sih'sio,  à  condition  qu'il  restera  uni 
avec  Hanovre,  dont  il  est  garant.  Encore  une  fois,  je  ne  vois 
qu'un  nuage  épais,  et  je  n'espère  que  dans  les  lumières  de 
l'homme  supérieur  qui  peut  percer  ce  nuage. 

Je  vous  ai  confié  mes  doutes  et  mon  ignorance;  c'est  tout  ce 
que  j'ai  à  vous  présenter  pour  vosétrennes. 

En  voici  bien  d'une  autre!  A  ])on  jour,  bonne  œuvre. 

Le  joui-  do  l'an,  une  couturière,  apprentie  femme  de  chambre 
de  ma  nièce,  déclare  qu'elle  est  grosse  d'un  laquais,  nommé  André: 
pourrait-on  recevoir  la  pauvrette  à  Lyon?  Elle  a  l'honneur  d'être 
huguenote,  et  mon  laquais  celui  d'être  papiste  :  franchement, 
il  faudrait  que  monsieur  le  cardinal  la  convertît;  elle  est  jeune, 
jolie;  ce  serait  une  œuvre  pie  ;  mais,  en  attendant, il  faut  qu'elle 
accouche.  Y  a-t-il  quelque  Ame  honnête  qui  pût  se  charger  d'elle 
et  mettre  son  enfant  aux  orphelins  de  Lyon  ? 

3oOj.   —  A    M.    LE    COiNSEILLK  r,    LK   RAULTi. 

A  Lausanne,  3  janvier. 

Vos  bouteilles,  monsieur,  sont  arrivées;  je  n'ai  d'autre  chagrin 
que  de  ne  les  pas  boire  avec  vous.  J'en  ai  deux  paniers  à  Lau- 
sanne, et  les  deux  autres  sont,  je  crois,  à  Genève.  M.  Cathala  ou 
M.  Tronchin  vous  feront  toucher  ce  que  je  vous  dois,  mais  ils  ne 
pourront  vous  témoigner  ma  reconnaissance. 

On  dit  Breslau  repris  parle  roi  de  Prusse;  il  y  a  trois  mois 
qu'il  m'écrivait  qu'il  voulait  mourir,  et  que  je  le  consolais.  A  pré- 
sent il  renverse  tout  devant  lui.  Mais  il  ne  boit  pas  de  si  bon  vin 
de  Bourgogne  que  moi.  M™"  Denis  et  moi,  nous  vous  souhaitons 
bonne  année  et  bonne  vinée,  à  vous,  monsieur,  et  à  M""  Le  Bault. 

Recevez  la  respectueuse  reconnaissance  du  Suisse 

VOLTAIIiE. 

3506.—  A   MADAME    LA   DUCHESSE    DE   SAXE-GOTHA  ï. 

A  Lausanne,  i  janvier. 

A  tous  croates,  pandours,  housards,  qui  ces  présentes  ouvri- 
ront, salut,  et  peu  de  butin. 

Pandours  et  croates,  laissez  passer  cette  lettre  à  Son  Altesse 
sérénissime  M""  la  duchesse  de  Saxe-Gotha,  qui  est  aussi  aimable, 
aussi  bienfaisante,  aussi  noble,  aussi  douce,  aussi  éclairée  que 

■1.  Lettres  de  Voltaire  ù  M.   h  conseiller  Le  BauH;  Pari.s,  Didier  cl  C-',  1808. 
2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1758.  347 

VOUS  êtes  ignorants,  durs,  pillards  et  sanguinaires.  Sachez  qu'il 
n'y  a  rien  à  gagner  pour  vous  si  vous  prenez  ma  lettre  en  chemin, 
et  que  ce  n'est  pas  là  un  hutin  qui  vous  convienne.  Vous  me 
feriez  une  extrême  peine,  dont  il  ne  vous  reviendrait  rien  du 
tout.  D'ailleurs  il  ne  doit  être  rien  de  commun  entre  M"'<=  la  du- 
chesse de  Gotha  et  vous,  vilains  pandours.  Elle  est  le  modèle 
parfait  de  la  politesse,  et  vous  ne  savez  pas  vivre  ;  elle  a  beaucoup 
d'esprit,  et  vous  n'avez  jamais  rien  lu,  vous  n'avez  pas  le  moindre 
goût;  vous  cherchez  à  rendre  ce  monde-ci  le  plus  abominable  des 
mondes  possibles,  et  elle  voudrait  qu'il  fût  le  meilleur.  Il  le  serait 
sans  doute,  si  elle  en  était  la  maîtresse. 

Il  est  vrai  qu'elle  est  un  peu  embarrassée  avec  le  système 
de  Leibnitz  ;  elle  ne  sait  comment  faire,  avec  tant  de  mal  phy- 
sique et  moral,  pour  vous  prouver  l'optimisme  ;  mais  c'est  vous 
qui  en  êtes  cause,  maudits  housards  ;  c'est  par  vous  que  le  mal 
est  dans  le  monde  ;  vous  êtes  les  enfants  du  mauvais  principe. 

Je  vous  conjure,  au  nom  du  bon  principe,  de  ne  jamais  entrer 
dans  ses  États  ;  j'espère  encore  y  aller  un  jour,  et  je  ne  veux  point 
y  trouver  de  vos  traces. 

Madame,  si  ces  messieurs  sont  un  peu  honnêtes.  Votre  Altesse 
sérénissime  recevra  sans  doute  mes  profonds  respects  et  mon 
très-tendre  attachement  en  1758.  Monseigneur  le  duc,  toute  votre 
auguste  famille,  daigneront  se  souvenir  de  moi.  La  grande  maî- 
tresse des  cœurs  ne  m'oubliera  pas.  N'a-t-elle  pas  pris  soin  de 
quelque  pauvre  Français  blessé  à  Rosbach  ?  ne  lui  a-t-elle  pas 
donné  des  bouillons  ? 

Je  veux  finir,  madame,  par  faire  réparation  à  messieurs  les 
housards.  Je  me  flatte  qu'ils  n'ont  point  ravagé  vos  États,  que 
Votre  Altesse  sérénissime  est  en  paix  au  milieu  de  la  guerre,  et 
que  la  sérénité  de  sa  beHe  âme  se  répand  sur  son  pays.  Je  ne  suis 
qu'un  pauvre  Suisse,  mais  il  n'y  a  persoune,  dans  les  treize  cantons, 
qui  désire  plus  d'être  à  vos  pieds  que  moi.  Qu'on  fasse  la  paix,  et 
je  fais  un  pèlerinage  dans  votre  temple,  qui  est  celui  des  Grâces. 
Je  réitère  à  Votre  Altesse  sérénissime  mon  respect  et  mes  vœux. 

Le  Suisse  V. 

3507.   —   DE   MADAME    LA   MARGRAVE   DE   BAIREUTH. 

LETTRE      DES     PANDOURS     AU     FRÈRE     SUISSE. 

Pourquoi  nous  nommez-vous  vilains  ?  Nous  pillons,  nous  saccageons,  et 
nous  sommes  larrons  privilégiés,  cela  est  vrai.  Sommes-nous  en  cela  plus 


348  CORRESPONDANCE. 

condamnablos  que  coux  (|ui  irouvornont  le  monde,  que  les  auteurs  qui 
dérobent  les  pensées  d'autrui,  et  qw  les  saints  du  paradis,  qui,  pour  fonder 
des  ésilises  et  des  couvents,  s'approi)riaienl  les  biens  du  peuple  et  des  par- 
ticuliers? Non,  assurément.  Rendez-nous  donc  plus  de  justice,  et  souhaitez, 
au  lieu  de  nous  injurier,  que  les  souverains  de  l'Europe  suivent  à  l'avenir 
notre  exemple  :  qu'ils  deviennent  aussi  avides  que  nous  de  posséder  vos 
lettres;  qu'ils  apprennent,  par  leur  lecture,  à  devenir  philosophes,  et  pan- 
dours  de  la  vertu.  Si  jamais  nous  avons  le  bonheur  de  vous  attraper,  nous 
tâcherons  de  piller  votre  esprit  et  \os  connaissances,  pour  nous  venger  de 
votre  mépris.  Nos  rossinantes  seront  alors  métamorphosés  en  Pégases,  et 
nous  saurons  bien,  avec  le  secours  d'une  certaine  dame  qui  se  nomme  Rai- 
son, vous  empêcher  de  faire  des  neuvaines  contre  nous.  Adieu. 

P.  S.  J'ai  reçu  toutes  vos  lettres,  et  j'y  réponds  à  la  fois.  Le  plan  de  la 
comédie  italienne^  n'est  pas  tout  à  fait  assez  juste;  mais  il  me  siérait  mal 
de  vouloir  critiquer  vos  ouvrages.  La  sœur  de  Mezzettin  n'ose  se  mêler  que 
de  ce  qui  la  regarde;  et  d'ailleurs  il  est  bien  dangereux  d'entreprendre  de 
jouer  la  comédie,  puisqu'on  risque  d'être  enlevé  par  les  pandours,  ou  que 
les  rôles  ne  soient  interceptés.  Il  y  a  plus  de  quatre  semaines  que  je  n'ai 
aucunes  nouvelles  du  roi.  Il  se  peut  qu'il  m'ait  écrit,  ce  que  je  crois  très- 
sûrement;  mais  je  pense  que  ses  lettres  ont  peut-être  pris  des  routes  qui  ne 
conduisent  pas  ici. 

On  dit  que  les  Français  ont  reçu  un  petit  échec  à  Bremen,  et  qu'il  y  a 
ou  sept  mille  hommes  de  battus.  Les  Suédois  sont  au  pis  en  Poméranie. 
Leur  cavalerie  s'est  retirée  dans  l'île  de  Rugen.  L'infanterie  est  à  Stralsund, 
où  on  les  a  bloiiues  et  où  on  va  les  bombarder.  Voilà  tout  ce  que  je  sais.  Mon 
frère  de  Prusse  m'a  adressé  cette  lettre  -  pour  vous.  Vous  pouvez  voir  par 
la  date  combien  les  lettres  arrivent  régulièrement  ici.  Je  plains  votre  aveu- 
glement de  ne  croire  qu'un  dieu,  et  de  renier  J Comment  ferez-vous 

pour  plaider  votre  cause?  Si  quelque  chose  pouvait  me  divertir  encore,  ce 
serait  de  voir  votre  apologie.  Adieu;  donnez-moi,  je  vous  prie,  de  vos 
nouvelles,  et  surtout  de  celles  de  mon  amante  "Wniille  le  ciel  qu'elles  soient 
bonnes  I 

AN  ILIIKI.  MINI-  . 

J'ai  oublié  de  vous  dire  que  c'est  moi  qui  suis  la  pamioure.  Je  me  suis 
méprise,  et  j'ai  envoyé  un  papier  blanc  au  roi  au  lieu  de  votre  lettre,  que 
j'ai  retiouvée.  Je  l'ai  fait  repartir.  Si  elle  arrive  à  bon  port,  vous  aurez 
bientôt  réponse. 

1.  Ceci  fait  allusion  à  quelque  passage  d'une  des  lettres  perdues.  Peut-être 
s'ag:it-il  d'un  projet  de  paix.  (B.) 

2.  Elle  est  perdue,  ainsi  que  toute  la  correspondance  entre  Voltaire  et  le 
prince  Aususte-Guillauine,  né  en  172'2,  devenu  prince  royal  en  17ifl,  mort  le 
12  juin  17.j8. 

3.  Le  cardinal  de  Tencin,  avec  lequel  elle  voulait  négocier  la  pai.\. 


ANNÉE    17  38.  34(j 

3508.  —  A    MADAME   LA    COMTESSE    DE    LUTZELBOURG. 

A  Lausanne,  où  je  serai  tout  l'hiver,  5  janvier. 

Eh  bien  !  madame,  monsieur  votre  fils  n'a  donc  perdu  qu'un 
cheval,  et  a  gagné  de  la  gloire!  Je  lui  en  fais  comme  à  vous, 
madame,  mon  très-tendre  compliment.  Je  me  flatte  qu'il  n'a  pas 
été  moins  heureux  dans  la  bataille  qu'on  dit  que  M.  le  maréchal 
de  Richelieu  a  gagnée  le  26  décembre  ^  contre  M.  le  prince  de 
Brunswick.  J"ai  gagné,  à  Potsdam,  plus  de  cinquante  louis  à  ce 
prince  aux  échecs;  mais  il  vaut  mieux  gagner  au  beau  jeu  que 
M.  de  Richelieu  joue.  Je  n'ai  aucun  détail  de  cette  grande  journée 
qui  venge  l'honneur  de  nos  armes,  et  qui  lave  dans  le  sang  liano- 
yrien  la  perfidie  dont  on  les  accuse,  et  la  honte  de  l'armée  de 
Soubise. 

Vous  abandonnez  donc  Marie-Thérèse,  depuis  que  le  roi  de 
Prusse  bat  ses  troupes,  reprend  Breslau^,  et  a  quarante  mille  pri- 
sonniers ?  Ah  !  madame,  ne  changez  pas  avec  la  fortune.  Je  vous 
ai  vue  si  bonne  x\utrichienne  !  Mais  surtout  ayez  soin  de  votre 
santé.  Faites  comme  moi  ;  mon  appartement  est  si  chaud  que  j'y 
suis  incommodé  des  mouches  en  voyant  quarante  lieues  de  neiges. 
Je  me  suis  arrangé  une  maison  à  Lausanne  qu'on  appellerait  palais 
en  Italie  ;  quinze  croisées  de  face  en  cintre  donnent  sur  le  lac  à 
droite,  à  gauche,  et  par  devant.  Cent  jardins  sont  au-dessous  de 
monjardin*.  Le  grand  miroir  du  lac  les  baigne.  Je  vois  toute  la 
Savoie  au  delà  de  cette  petite  mer,  et,  par  delà  la  Savoie,  les  Alpes 
qui  s'élèvent  en  amphithéâtre,  et  sur  lesquelles  les  rayons  du  soleil 
forment  mille  accidents  de  lumière.  M.  des  Alleurs  n'avait  pas 
une  plus  belle  vue  à  Constantinople.  Dans  cette  douce  retraite, 
ou  ne  regrette  point  Potsdam. 

Avez-vous  toujours  M'"''  de  Brumath  dans  votre  île  ?  Vivez-y 
longtemps  heureuse  avec  elle.  Je  ne  laisse  pas  de  déchiffrer  votre 
écriture,  et  j'attends  vos  lettres  avec  impatience  à  Lausanne. 

Le  Suisse  V. 


1.  Ce  fut  le  25  décembre  qu'eut  lieu  le  combat  où  les  Hanovriens  perdirent 
cinq  à  six  cents  hommes  et  cent  cinquante  chariots. 

2.  Breslau,  pris  par  les  Autrichiens  le  24  novembre,  avait  été  repris  par  les 
Prussiens  le  20  décembre;  voyez  la  lettre  3521. 

3.  Entre  autres  celui  de  Monrion. 


330  CORRESPONDANCE. 

2:MK  —  A    M.    LE    COMTI-:    D'AUdi:  NTAL. 

A  Lausanne,  5  janvier. 

Le  roi  de  Prusse,  en  parlant  à  M.  Mitclicll,  ministre  d'Angle- 
terre, de  la  belle  entreprise  de  la  flotte  anglaise  sur  nos  côtes,  lui 
dit  :  «  Eli  bien  !  que  faites-vous  à  présent  ?  —  Nous  laissons  faire 
Dieu,  ré|)ondit  Mitchell.  —  Je  ne  vous  connaissais  pas  cet  allié, 
dit  le  roi.  —  C'est  le  seul  à  qui  nous  ne  payons  pas  de  subsides, 
répliqua  Mitcliell.  —  Aussi,  dit  le  roi,  c'est  le  seul  qui  ne  vous 
assiste  pas.  » 

Voilà,  mon  cher  ange,  les  dernières  nouvelles  après  la  prise 
de  Breslau.  Le  roi  de  Prusse  a  quarante  mille  prisonniers  à  pré- 
sent, en  nous  comptant.  Je  fais  dos  vœux  et  je  crains  pour  M.  de 
Richelieu,  Quoiqu'il  ait  refusé  un  malheureux  quart  de  part  à 
Lekain,  je  l'aime  toujours.  Mais  que  diable  allait-il  faire  dans  cette 
galère*?  Et  vous,  pourquoi  avez-vous  une  maison  dans  une  mau- 
dite île-?  C'est  l'aifaire  de  AI.  de  lioullongne^  de  vous  la  payer. 
Son  père  l'aurait  peinte;  il  a  peint  le  plafond  de  la  Comédie. 

Mais  daignez  donc  me  dire  ce  qu'où  fait  en  faveur  des  pauvres 
auteurs  qui  viennent  se  faire  siffler  sous  ce  plafond.  De  mon 
temps,  on  ne  cherchait  pas  à  les  consoler.  Nous  allons,  nous 
autres  Suisses,  donner  nos  comédies  gratis;  nous  ne  payons  ni 
auteurs  ni  acteurs;  mais  aussi  nous  ne  sommes  point  siffles.  Nous 
n'avons  point  de  premier  gentilhomme,  et  nous  ne  jouons  point 
à  la  cour.  Lekain  m'a  fait  faire  des  habits  pour  Zamti  et  pour 
Narbas.  Nous  jouerons  la  Femme  qui  a  raison;  et,  si  cette  femme 
et  Fanimc  font  plaisir,  nous  vous  les  enverrons. 

Pour  comble  de  bénédiction,  il  nous  vient  un  ])eintro  assez 
bon.  Il  ne  peint  qu'en  pastel:  il  travaillera  sur  ma  maigre  effigie, 
pour  vous  et  pour  les  Quarante.  Il  faudra  une  copie  à  l'huile 
pour  mes  confrères  qui  ne  veulent  pas  de  crayons.  Vous  aurez 
l'original,  mon  cher  et  respectable  ami;  cela  est  bien  juste.  Il  y 
a  une  comédie  du  roi  de  Prusse,  intitulée  le  Singe  de  la  mode; 
nous  pourrions  bien  la  jouer,  tandis  qu'il  fait  de  si  terribles  tra- 
gédies en  Allemagne.  La  catastrophe  était  peu  attendue  :  vous 
n'auriez  pas  dit,  au  !•'■■  d'octobre,  qu'il  écraserait  tout,  quand 
vous  autres  le  teniez  pour  écrasé,  et  qu'il  m'écrivait  qu'il  était 

1.  Molière,  l'ourlcries  de  Scapin,  acte  II,  scène  ii. 

2.  Voyez  la  Icttic  il.'iO.j. 

3.  Jean  de  lîmiliongne,  ne  en  1090,  nomme  contrôleur  général  des  finances  le 
25  aususte  1757,  était  fils  aîné  de  Luuis  Boullongnc,  mort  premier  peintre  du  roi 
en  1733.  (Cl.) 


ANNÉE    1758.  351 

perdu  et  qu'il  voulait  mourir,  etqiiej'essuyaisdeloiii  ses  larmes, 
que  je  ne  veux  plus  essuyer  de  près.  Il  n'y  a  qu'à  vivre  pour  voir 
des  prodiges. 

Adieu,  mon  divin  ange.  Ah!  si  vous  pouviez  voir  ma  maison, 
qui  forme  un  cintre  sur  mon  jardin,  et  qui  voit  d'un  côté  quinze 
lieues  de  lac,  et  sept  de  l'autre,  et  qui  a  le  lac  en  miroir  au  bout 
du  jardin,  et  la  Savoie  par  delà  ce  lac,  et  les  Alpes  au  delà  de 
cette  Savoie,  vous  me  diriez  :  Tenez-vous  là.  Mais  je  suis  trop 
loin  de  vous. 

3510.  —  DE  CHARLES-THÉODORE, 

KLECTEUU     PALATIN. 

Je  VOUS  suis  très-obligé,  monsieur,  des  souhaits  que  vous  me  faites  pour 
la  nouvelle  année,  que  je  vous  souhaite  aussi  très-heureuse.  Celle  que  nous 
avons  finie  ne  l'a  guère  été  pour  bien  du  monde  :  jamais  tant  de  sang  n'a 
été  répandu.  Je  ne  crois  pas  qu'on  trouve  dans  l'histoire  un  exemple  que, 
dans  une  seule  campagne,  on  ait  donné  dix  batailles.  Il  n'y  a  guère  d'ap- 
parence que  l'hiver  nous  ramène  la  paix.  Votre  santé  ne  vous  permettra-t-- 
elle  plus  de  me  donner  le  plaisir  de  vous  revoir,  et  de  vous  assurer  de  toute 
l'estime  que  vous  méritez,  et  que  j'aurai  toujours  pour  vous? 

Charles-Théodore,    électeur. 

3511.    —  DE    MADAME   D'ÉPINAI  A  M.   GRIMM». 

Le  courrier  a  manqué  deux  fois,  et  je  suis  dans  une  grande  disette.  Il  y 
aura  demain  huit  jours  que  je  n'ai  reçu  de  vos  nouvelles,  mon  tendre  ami; 
aussi  je  suis  un  peu  triste;  à  peine  ai-je  le  courage  d'écrire  :  voilà  ce  que 
c'est  que  d'être  à  plus  de  cent  lieues  l'un  de  l'autre.  Je  vais  cependant  faire 
un  effort  et  tâcher  de  vous  dire  ce  que  je  pense  de  Voltaire,  en  attendant 
que  j'aie  le  courage  de  vous  pai'ler  do  moi  et  de  ce  qui  me  concerne. 

Eh  bien  !  mon  ami,  je  n'aimerais  pas  à  vivre  de  suite  avec  lui;  il  n'a 
nul  principe  arrêté,  il  compte  trop  sur  sa  mémoire,  et  il  en  abuse  souvent  ; 
je  trouve  qu'elle  fait  tort  quelquefois  à  sa  conversation  ;  il  redit  plus  qu'il 
ne  dit,  et  ne  laisse  jamais  rien  faire  aux  autres.  Il  ne  sait  point  causer,  et  il 
humilie  l'amour-propre;  il  dit  le  pour  et  le  contre,  tant  qu'on  veut,  toujours 
avec  des  nouvelles  grâces  à  la  vérité,  et  néanmoins  il  a  toujours  l'air  de  se 
moquer  de  tout,  jusqu'à  lui-môme.  Il  n'a  nulle  philosophie  dans  la  tête;  il 
est  tout  hérissé  de  petits  préjugés  d'enfants;  on  les  lui  passerait  peut-être 
en  faveur  de  ses  grâces,  du  brillant  de  son  esprit  et  de  son  originalité,  s'il  ne 
s'affichait  pas  pour  les  secouer  tous.  Il  a  des  inconséquences  plaisantes,  et  il 
est  au  milieu  de  tout  cela  très-amusant  à  voir.  Mais  je  n'aime  point  les  gens 
qui  ne  font  que  m'arauser.  Pour  madame  sa  nièce,  elle  est  tout  à  fait  comique. 

1.  Mémoires  et  Correspondances  de  J/'"«  d'Épinai;  1865. 


3o2  CORRESPONDANCE. 

Il  paraît  ici  depuis  (|iiel(]ue.s  jours  un  livre  qui  a  vivement  échauffé  les 
léles\  et  qui  cause  des  discussions  fort  intéressantes  entre  différentes  per- 
sonnes de  ce  pays,  parce  (|uc  l'on  prétend  (jue  la  constitution  de  leur  gou- 
vernenicnl  y  est  intéressée:  Voltaire  s'y  trouve  mêlé  pour  des  propos  assez 
vifs  qu'il  a  tenus  à  ce  sujet  contre  les  prôtres.  La  grosse  nièce  trouve  fort 
mauvais  que  tous  les  magistrats  n'aient  pas  pris  fait  et  cause  pour  son  oncle. 
Elle  jette  tour  ii  tour  ses  grosses  mains  et  ses  petits  bras  par-dessus  sa  tête, 
maudissant  avec  des  cris  inhumains  les  lois,  les  républiques,  et  surtout  ces 
polissons  de  républicains  qui  vont  à  pied,  qui  sont  obligés  de  souffrir  les 
criaillerics  de  leurs  prêtres,  et  qui  se  croient  libres.  Cela  est  tout  a  fait  bon 
à  entendre  et  à  voir 

3512.  —  A  M.    TFIIERIOT. 

Lausanne,  5  janvier. 

Le  cacouac-  de  Lausanne  vous  souhaite  santé  et  prospérité.  Je 
ne  sais  pas  comment  les  supérieurs  des  jésuites,  qui  d'ordinaire 
réparent  par  la  prudence  la  folie  qu'ils  ont  faite  de  s'enrôler  à 
quinze  ans,  peuvent  souffrir  de  telles  iniperlinences  dans  leurs 
bas  officiers.  Ils  se  font  des  ennemis  irréconciliables;  ils  se 
rendent  l'horreur  et  le  mépris  de  tous  les  honnêtes  gens.  Voilà 
de  plaisants  marauds,  de  croire  soutenir  la  religion  par  des 
libelles  dilfamatoires,  et  de  mériter  le  pilori  en  préchant  les 
bonnes  mœurs  ! 

Les  prédicants  de  Genève  seront  plus  sages,  et  je  crois  qu'ils 
se  garderont  bien  de  s'exposer  au  ridicule  en  attaquant  ÏEnaj- 
clopédie. 

J'attends  avec  impatience  la  tragédie^  de  l'homme  à  talent 
qui  a  eu  le  bon  esprit  de  quitter  les  jésuites,  et  le  courage  de 
donner  à  vos  dames  une  belle  pièce  sans  amour.  J'espère  qu'il 
n'en  sera  pas  de  cette  pièce  comme  de  tant  d'autres,  qui  ont 
paru  avec  éclat  pour  être  plongées  ensuite  dans  un  éternel  oubli. 

Il  y  a  en  effet,  mon  cher  et  ancien  ami,  de  beaux  articles 
dans  le  septième  tome  de  V Encyclopédie;  mais  ce  ne  sont  pas  les 
miens.  Ce  ne  sont  pas  non  plus  les  déclamations  vagues  et  plates 
qui  se  trouvent  là  en  trop  grand  nombre,  mais  les  articles  vrai- 

•1.  L'article  Genève,  de  d'Alcmbcrt,  fini  venait  do  paraître  dans  le  Vif  volume 
de  Y  Encyclopédie. 

2.  Ce  nom  désigne  les  philosophes.  J.-N.  Morcau,  mort  en  1803,  avait  publié 
Nouveau  Mémoire  pour  servir  et  l'Histoire  des  Cacouacs,  1757,  petit  in-8".  Le 
Catéchisme  et  Décisions  des  cas  de  conscience,  à  l'usage  des  Cacouacs,  etc.,  publié 
en  1758,  est  d'un  abbé  de  Saint-Cyr.  (B.) 

3.  Iphigénie  en  Tauride,  par  Guimond  do  La  Touche. 


ANNÉE    1758.  353 

ment  utiles  concernant  les  sciences  et  les  arts.  Ce  sera  un  ou- 
vrage immortel,  et  si  les  entrepreneurs  avaient  mieux  choisi 
leurs  ouvriers,  ce  serait  un  ouvrage  parfait.  Ils  me  donnent  quel- 
quefois des  articles  peu  intéressants  à  faire  ;  mais  tout  m'est  bon, 
et  je  me  tiens  trop  heureux  et  trop  honoré  de  mettre  quelques 
cailloux  à  ce  magnifique  édifice.  Je  ne  suis  pourtant  pas  sans 
occupations  dans  ma  douce  retraite  ;  j'y  passerai  tout  l'hiver.  On 
n'a  point  une  plus  belle  vue  à  Constantinople,  et  on  n'y  est  pas 
si  ])ien  logé.  J'irai  ensuite  revoir  mes  tulipes  aux  Délices.  J'at- 
tends toujours  le  gros  tonneau  d'archives  qu'on  m'emballe  de 
Pétersbourg;  mais  il  ne  partira  qu'après  le  dégel  des  Russes, 
c'est-à-dire  au  mois  de  mai.  En  attendant,  j'ajoute  à  V Histoire 
générale  les  chapitres  de  la  religion  mahométane,  des  posses- 
sions françaises  et  anglaises  en  Amérique,  des  anthropophages, 
des  jésuites  du  Paraguai,  des  duels,  des  tournois,  du  com- 
merce, du  concile  de  Trente,  et  bien  d'autres.  C'est  à  M.  de 
Richelieu  et  au  roi  de  Prusse  à  terminer  cette  histoire.  Je  ne  sais 
à  présent  où  est  mon  disciple.  Il  disait,  il  y  a  quelque  temps,  à 
Mitchell ,  le  ministre  d'Angleterre,  à  propos  de  la  cacata  de  la 
flotte  d'Albion  :  «  Eh  bien  !  que  faites-vous  à  présent  ?  —  Sire, 
nous  laissons  faire  Dieu.  —  Ah  !  je  ne  savais  pas  qu'il  fût  votre 
allié.  —  Sire,  c'est  le  seul  à  qui  nous  ne  payons  pas  de  sub- 
sides. —  C'est  aussi  le  seul  qui  ne  vous  assiste  pas,  » 

Voilà  une  plaisante  conversation. 

Vide,  scribe,  et  ama. 

3513.  —  A   31.   DE  CHENE  VIÈRES  1, 

A  Lausanne,  5  janvier. 

Je  ne  me  porte  pas  assez  bien,  mon  cher  monsieur,  pour  vous 
répondre  en  vers  ;  mais  mon  état  languissant  ne  m'empêche  pas 
de  sentir  le  mérite  des  vôtres. 

Mêlez,  je  vous  prie,  à  vos  vers  un  peu  de  prose  qui  m'in- 
struise des  détails  de  la  victoire  qu'on  dit  remportée,  le  26  dé- 
cembre, par  M,  le  maréchal  de  Richelieu.  Je  n'ai  encore  que  des 
bruits  vagues.  Il  est  bien  étrange  que  cette  nouvelle  ne  soit  pas 
encore  confirmée  dans  un  pays  qui  a  trois  régiments  à  notre  ser- 
vice dans  cette  armée.  On  dit  M"'"  la  duchesse  d'Orléans  malade, 
sans  espoir  de  guérison.  Cette  triste  nouvelle  est-elle  vraie?  La 
mort  est  partout,  dans  les  palais,  dans  les  chaumières,  dans  les 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 
o9.  —  Correspondance.  VII.  23 


334  CORRESPONDANCE. 

champs  de  carnage,  qu'on  appelle  les  champs  d'honneur;  et  les 
douleurs  du  corps  et  les  peines  de  l'esprit  sont  pour  la  vie. 
Écrivez-moi,  vous  me  rendrez  la  vie  douce. 

3514.  —  A  M.  DARGETi. 

A  Lausanne,  8  janvier. 

Vous  me   demandez,  mon  cher  et   ancien  compagnon  de 
Potsdam ,   comment  Cinéas  s'est  raccommodé  avec  Pyrrhus-. 
C'est,  piemièrcment,  que  Pyrrhus  lit  un  opéra  de  ma  tragédie 
de  Mérope,  et  me  l'envoya  ;  c'est  qu'ensuite  il  eut  la  honte  de 
m'oiïrir  sa  clef,  qui  n'est  pas  celle  du  paradis,  et  toutes  ses  fa- 
veurs, ([ui  ne  conviennent  plus  à  mon  ùge;  c'est  qu'une  de  ses 
sœurs  \  qui  m'a  toujours  conservé  ses  hontes,  a  été  le  lien  de  ce 
petit  commerce  qui  se  renouvelle  quelquefois  entre  le  héros-poële- 
philosophe-guerrier-malin-singulier-hrillant-fier-modeste,  etc., 
et  le  Suisse  Cinéas  retiré  du  monde.  Vous  devriez  hicn  venir  faire 
quelque  tour  dans  nos  retraites,  soit  de  Lausanne,  soit  des  Dé- 
lices ;  nos  conversations  pourraient  être  amusantes.  Il  n'y  a  point 
de  plus  hel  aspect  dans  le  monde  que  celui  de  ma  maison  de 
Lausanne.  Figurez-vous  quinze  croisées  de  face  en  cintre,  un 
canal  de  douze  grandes  lieues  de  long  que  l'œil  enfile  d'un  côté, 
et  un  autre  de  quatre  ou  cinq  lieues,  une  terrasse  qui  domine 
sur  cent  jardins,  ce  môme  lac  qui  présente  un  vaste  miroir  au 
hout  de  ces  jardins,  les  campagnes  de  la  Savoie  au  delà  du  lac, 
couronnées  des  Alpes  qui  s'élèvent  jusqu'au  ciel   en   amphi- 
théâtre; enfin  une  maison  où  je  ne  suis  incommodé  que  des 
mouches^  au  milieu  des  plus  rigoureux  hivers.  M'""  Denis  l'a 
ornée  avec  le  goût  d'une  Parisienne.  Nous  y  faisons  beaucoup 
meilleure  chère  que  Pyrrhus;  mais  il  faudrait  un  estomac:  c'est 
un  point  sans  lequel  il  est  difficile  aux  Pyrrhus  et  aux  Cinéas 
d'être  heureux.   Nous  répétilmes  hier  une  tragédie  *  ;  si  vous 
voulez  un  rôle,  vous  n'avez  qu'à  venir.  C'est  ainsi  que  nous  ou- 
blions les  querelles  des  rois  et  celles  des  gens  de  lettres,  les  unes 
alTreuscs,  les  autres  ridicules. 

On  nous  a   donné  la  nouvelle  prématurée  d'une  bataille^ 

1.  Cette  lettre  fut  imprimée,  dès  1758,  dans  le  Journal  encyclopédique  :  ce  qui 
contraria  beaucoup  Voltaire;  voyez  n"'  3C33,  30i3,  3058. 

2.  Cinéas  dési,i;nc  Voltaire;  Pyrrhus,  le  roi  de  Prusse  :  vojcz  lettre  3011. 

3.  La  margrave  de  Baireuth. 

4.  Voyez  la  lettre  3508. 

5.  Zulime,  refaite  sous  le  nom  de  Faniine. 

6.  Vov  y.  la  lettre  3508. 


ANNÉE    i7o8.  355 

entre  M.  le  maréchal  de  Richelieu  et  M.  le  prince  de  Brunswick. 
Il  est  vrai  que  j'ai  gagné  aux  échecs  une  cinquantaine  de  pistoles 
à  ce  prince  ;  mais  on  peut  perdre  aux  échecs,  et  gagner  à  un  jeu 
où  l'on  a  pour  seconds  trente  mille  baïonnettes.  Je  conviens  avec 
vous  que  le  roi  de  Prusse  a  la  vue  hasse  et  la  tête  vive  ;  mais  il  a 
le  premier  des  talents  au  jeu  qu'il  joue,  la  célérité.  Le  fonds  de 
son  armée  a  été  discipliné  pendant  plus  de  quarante  ans.  Songez 
comment  doivent  combattre  des  machines  régulières,  vigoureuses, 
aguerries,  qui  voient  leur  roi  tous  les  jours,  qui  sont  connues 
de  lui,  et  qu'il  exhorte,  chapeau  bas,  à  faire  leur  devoir.  Souvenez- 
vous  comme  ces  drùles-là  font  le  pas  de  côté  et  le  pas  redoublé  ; 
comme  ils  escamotent  les  cartouches  en  chargeant,  comme  ils 
tirent  six  à  sept  coups  par  minute.  Enfin  leur  maître  croyait 
tout  perdu,  il  y  a  trois  mois  ;  il  voulait  mourir  ;  il  me  faisait  ses 
adieux  en  vers  et  en  prose  ;  et  le  voilà  qui,  par  sa  célérité  et  par 
la  discipline  de  ses  soldats,  gagne  deux  grandes  batailles  ^  en  un 
mois,  court  aux  Français,  vole  au  Autrichiens,  reprend  Breslau, 
a  plus  de  quarante  mille  prisonniers,  et  fait  des  épigrammes. 
Nous  verrons  comment  finira  cette  sanglante  tragédie,  si  vive  et 
si  compliquée.  Heureux  qui  regarde  d'un  œil  tranquille  tous  ces 
grands  événements  du  meilleur  des  mondes  possibles  ! 

Je  n'ai  point  encore  tiré  au  clair  l'aventure  de  l'abbé  de 
Prades.  On  l'a  dit  pendu  ;  mais  la  renommée  ne  sait  souvent  ce 
qu'elle  dit.  Je  serais  fâché  que  le  roi  de  Prusse  fit  pendre  ses 
lecteurs.  Vous  ne  me  dites  rien  de  M.  Duverney  ;  vous  ne  me 
dites  rien  de  vous  -.  Je  vous  embrasse  bien  tendrement,  et  j"ai 
une  terrible  envie  de  vous  voir. 

Le  Suisse  V. 

3515.   —  A   M.  D'ALEMBERT. 

A  Lausanne,  8  janvier. 

On  se  vante  à  Genève  que  vous  êtes  obligé  de  quitter  VEncij- 
clopédie,  non-seulement  à  cause  de  l'article  de  Genève,  mais  pour 
d'autres  raisons  que  les  prêtres  n'expliquent  pas  à  votre  avantage. 
Si  vous  avez  quelque  dégoût,  mon  cher  philosophe,  mon  cher 
ami,  je  vous  conjure  de  le  vaincre  ;  ne  vous  découragez  pas  dans 
une  si  belle  carrière.  Je  voudrais  que  vous  et  M.  Diderot,  et  tous 

1 .  Vojez  la  lettre  3500. 

2.  Darget  était  sous-gouverneur  de  TÉcole  militaire,  dont  Pàris-Duverney  avait 
l'intendance. 


356  CORRlîSl'ONDANGli. 

VOS  associés,  protestassent  qu'en  cflct  ils  abandonneront  lou- 
vrage,  s'ils  ne  sont  libres,  s'ils  ne  sont  à  Fabri  de  la  calomnie,  si 
on  n'impose  pas  silence,  par  exemple,  aux  nouveaux  Garasses 
qui  vous  appellent  des  cacouacs  '.  Mais  que  vous  seul  renonciez  à 
ce  grand  ouvrage,  tandis  que  les  autres  le  continueront  ;  que 
vous  fournissiez  ce  malbeurcux  triomphe  à  vos  indignes  enne- 
mis, que  vous  laissiez  penser  que  vous  avez  été  forcé  de  quitter  : 
c'est  ce  que  je  ne  souffrirai  jamais,  et  je  vous  conjure  instam- 
ment d'avoir  toujours  du  courage.  Il  eût  fallu,  je  le  sais,  que  ce 
grand  ouvrage  eût  été  fait  et  imprimé  dans  un  pays  libre,  ou 
sous  les  yeux  d'un  prince  philosophe;  mais,  tel  qu'il  est,  il  aura 
toujours  des  traits,  dont  les  gens  qui  pensent  vous  auront  une 
éternelle  obligation. 

Que  veulent  dire  ceux  qui  vous  reprochent  d'avoir  trahi  le 
secret  de  Genève  ?  Est-ce  en  secret  que  Vernet,  qui  vient  d'établir 
une  commission  de  prêtres  contre  vous,  a  imprimé  que  la  révé- 
lation esl  utile?  Esi-ce  en  secret  que  le  mot  de  Triniiù  ne  se  trouve 
pas  une  fois  dans  son  Catéchisme  ?  Est-ce  en  secret  que  les  autres 
impertinents  prêtres  de  Hollande  ont  voulu  le  condamner?  Vous 
n'avez  dit  que  ce  que  savent  toutes  les  communions  protestantes  ; 
votre  livre  est  un  registre  public  des  opinions  publiques.  Ne 
vous  rétractez  jamais,  et  ne  paraissez  pas  céder  à  ces  misérables 
en  renonçant  à  V Encyclopédie.  Vous  ne  pourriez  faire  une  olus 
mauvaise  démarche,  et  sûrement  vous  ne  la  ferez  pas.  On  vous 
écrira  une  lettre  emmiellée  ;  ne  vous  y  laissez  pas  attraper,  de 
quelque  part  qu'elle  vienne.  On  écrira  à  M.  de  Malesherbes  ; 
c'est  à  lui  de  vous  soutenir,  et  vous  n'avez  besoin  d'être  soutenu 
de  personne. 

Enfin,  au  nom  des  lettres  et  de  votre  gloire,  soyez  ferme,  et 
travaillez  à  V Encyclopédie. 

Voici  Hcmisliclie  et  Heureux-.  J'ai  lâché  de  rendre  ces  articles 
instructifs  ;  je  déteste  la  déclamation.  Bonsoir  ;  expliquez-moi, 
je  vous  en  prie,  toutes  vos  intentions  ;  et  comptez  que  vous  n'avez 
ni  de  plus  grand  admirateur  ni  d'ami  plus  attaché  que 

le  vieux  Suisse  V. 

1.  \'oyez  une  noie  de  la  leltrc  3512. 

2.  Voyez  tomo  \L\,  pages  328  et  343.       ' 


ANNÉU:    ITjS.  3o7 

3516.  —  A  M.  TRONCIIIN,   DK  LYONi. 

Lausanne,  8  janvier. 

La  prise  de  Breslau,  celle  de  tant  d'officiers  et  de  tant  de 
troupes,  le  siège  de  Scliweidnitz,  celui  même  d'Olmiitz  dont  on 
parle,  achèvent  d'établir  dans  l'Allemagne  l'équilibre  que  nos 
armées  ont  tâché  en  vain  de  déranger.  La  France  est  bien  servie 
sans  le  vouloir,  et  doit  remercier  le  roi  de  Prusse  de  l'avoir  battue. 
Pour  peu  qu'il  poursuive  le  cours  de  ses  victoires,  il  faudra  que 
l'Autriche  soit  la  première  à  demander  la  paix.  Je  ne  serais  point 
étonné  que  les  bras  des  Russes  et  des  Suédois  ne  s'engourdissent, 
et  que  le  roi  de  Prusse  fût  plus  puissant  que  jamais. 

Toute  la  Franconie  est  à  présent  inondée  de  troupes.  Il  faut 
aller  manger  aujourd'hui  ce  pays-là,  après  avoir  dévoré  les  au- 
tres. Il  est  difficile  que  les  lettres  m'arrivent  de  Baireuth  comme 
elles  arrivaient.  Je  me  suis  borné  à  faire  dans  mes  lettres  en 
général  des  vœux  pour  la  paix.  Il  est  plaisant  d'avoir  des  remords 
de  lâcher  ce  terrible  mot.  Je  l'ai  souhaitée  à  tout  le  monde.  Le 
prince  de  Saxe-Hildbourghausen  -  doit-il  être  si  fâché  qu'on  lui 
en  souhaite  sa  part  ?  Il  rôde  autour  de  Baireuth  ;  c'est  un  homme 
de  mauvaise  humeur,  et  s'il  s'ouvre  les  lettres,  il  est  tout  propre  à 
prendre  pour  une  trahison  les  souhaits  d'un  bon  Suisse. 

Quant  à  la  petite  Suissesse  huguenote  ■'  qui  s'avise  de  faire 
tout  en  douceur  des  métis  avec  un  papiste,  si  on  peut  la  faire 
accoucher  à  Lyon  chez  quelque  honnête  et  charitable  dévote,  si 
on  peut  mettre  son  enfant  aux  orphelins,  je  l'adresserai  à  la  per- 
sonne que  vous  aurez  la  bonté  d'indiquer,  en  qualité  de  femme, 
de  légitime  épouse  ;  elle  pourra  gagner  quelque  chose  à  son 
autre  métier,  qui  est  celui  de  couturière.  Quant  à  sa  conversion, 
après  ses  couches,  ce  sera  l'affaire  de  quelque  chanoine  :  car  il 
n'y  a  pas  moyen  de  proposer  cette  bonne  œuvre  à  un  cardinal 
et  à  un  archevêque  de  l'âge  de  Son  Éminence. 

3517.    —  DE   M.   L'ABBÉ   AUBERT*. 

A  Paris,  le  10  de  janvier  1758. 

O  toi  dont  les  sublimes  chants 
Imitent  les  sons  fiers  des  clairons,  des  trompettes, 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Commandant  l'armée  cVexécution,  et  battu  avec  Soubise  h  Rosbach. 

3.  Voyez  la  lettre  du  3  janvier  au  même. 

4.  J.-L.  Aubert.  né  en  1731,  mort  en  181  i,  envoyait  à  Voltaire  le  voluma  qu'il 


3o8  CORRESPONDANCE. 

Diiii^ne  écoult-r  mus  cliansonncttes, 
Daigne  favoriser  mes  timides  accents. 
Des  cœurs  aml)itioux  admirable  interprète, 
Ta  musc  fait  parler  les  princes,  les  héros. 
La  mienne  fait  jaser  le  serin,  la  fauvette; 
Par  l'organe  de  l'àne  elle  enseigne  les  sots. 

Si  quelquefois,  dans  d'heureuses  images, 
.l'ai  peint  avec  succès  le  vice  ou  la  vertu, 
Voltaire,  c'est  à  toi  que  l'hommage  en  est  dû  : 
J'ai  relu  cent  fois  tes  ouvrages. 

J'ai  toujours  pensé,  monsieur,  que  le  premier  devoir  d'un  homme  qui 
voulait  se  faire  un  nom,  dans  quelque  genre  de  poésie  que  ce  fût,  était  de  se 
former  sur  vos  ouvrages;  et  le  second,  de  vous  offrir  ses  essais.  Je  m'acquitte 
de  ce  dernier,  en  comptant  beaucoup  sur  votre  indulgence  et  sur  vos  avis. 
Jusqu'à  présent  les  personnes  (jue  j'ai  consultées  m'ont  toutes  donné  des  con- 
seils si  opposés  que  je  ne  sais  quel  parti  prendre.  L'un  me  reproche  d'imiter 
trop  La  Fontaine,  et  l'autre  de  ne  pas  l'imiter  assez;  celui-ci  se  plaint  que  mes 
morales  sont  trop  longues,  celui-là  qu'elles  sont  trop  courtes;  un  troisième 
voudrait  m'obliger  à  les  supprimer  toutes,  alléguant  pour  raison,  malgré 
l'exemple  de  tous  les  fabulistes,  que  le  but  d'une  fable  doit  se  faire  sentir 
assez  de  soi-même  pour  se  passer  de  celte  espèce  de  commentaire  que  l'on 
appelle  morale.  Il  y  en  a  qui  voudraient  que  mes  fables  fussent  toutes  aussi 
simples  que  celle  de  la  Cigale  et  la  Fourmi,  comme  si  un  fabuliste  était 
condamné  à  n'être  lu  que  par  des  enfants. 

Cotte  variété  d'opinions  sur  mon  recueil  m'a  mis  souvent  dans  le  cas  de 
m'appliqucr  la  fable  du  Meunier,  son  fils,  et  V âne. 

Parbleu,  dit  le  meunier,  est  bien  fou  du  cerveau. 
Qui  prétend  contenter  tout  le  monde  et  son  père. 

■N'ous  voyez,  monsieur,  combien  j'ai  besoin  d'être  fixé  par  des  avis  sûrs  et 
dont  on  ne  puisse  appeler.  Je  mo  déciderai,  monsieur,  d'après  les  vôtres,  si 
je  vaux  la  peine  que  l'auteur  de  la  flenriadesacvOie  quelques  moments  à  la 
lecture  d'une  cinquantaine  de  fables,  et  qu'il  daigne  m'éci'ire  ce  qu'il  en 
pense.  J'attends,  monsieur,  cette  faveur  de  votre  attention  à  encourager  les 
talents  naissants;  et  je  me  ferai  en  tout  temps  honneur  de  prendre  des  leçons 
du  plus  beau  génie  do  France.  Je  suis,  etc. 


3:)18.   —   DR    M.    GUniM   A   'MM)\:\IK    D'EPINAIL 

J'arrive  do  la  Comédie;  on  m'a  demandé  s'il  était  vrai  que  vous  ne 
bougiez  de  chez  Voltaire  et  que  vous  y  faisiez  les  honneurs.  J'ai  répondu  que 


avait  publié  sous  le  titre  de  Fahlcs  nouvelles,  17."iO,  in-12.  Voltaire  lui  répondit 
22  mars;  voyez  la  lettre  3ô87. 

i.  Mémoires  et  Correspondances  de  M""^  d'Épinai.  Pari^,  Charpentier,  1805. 


ANNÉE    17o8.  3o9 

M.  de  Voltaire  vous  avait  fait  beaucoup  de  politesses,  et  que  vous  y  aviez 
dîné  deux  fois.  Vous  voyez,  ma  tendre  amie,  que  pour  peu  que  vos  lettres 
prêtent  à  la  méchanceté  et  à  l'envie,  on  ne  manquera  pas  d'en  faire  usage; 
c'est  surtout  à  votre  époux  qu'il  ne  faut  parler  que  de  la  pluie  et  du  beau 
temps,  car  j'ai  découvert  que  c'est  à  lui  que  vous  devez  ce  ridicule  propos. 
11  est  fier  pour  vous  des  avances  que  vous  a  faites  Voltaire,  comme  si  vous  ni' 
les  méritiez  pas.  Recommandez  bien  à  Linant  de  ne  jamais  rendre  compte 
de  tout  ce  que  vous  faites... 


3519.  —  DE  MADAME   D'EPINAI   A   M.   GRIMMi. 

...  IMon  sauveur  m'a  raconté,  ce  matin,  qu'un  marquis  de  B***  venait 
d'arriver  ici  pour  voir  Voltaire,  et  le  consulter  sur  je  ne  sais  quel  poëme 
qu'il  a  fait  :  il  ne  le  connaît  pas,  mais  il  a  une  lettre  d'un  homme  de  ses  amis 
pour  sa  femme,  qui  est  à  Genève,  et  qui  gouverne  despotiquement  Voltaire. 
Cette  femme  est  une  manière  de  bel  esprit^  à  ce  que  l'on  dit  :  elle  se  croit 
philosophe,  parce  qu'elle  fait  passablement  des  vers;  sa  manie  est  d'endoc- 
triner; elle  a  séduit  Voltaire;  et  le  mari,  qui  est  bonhomme,  et  qui  est  pétri 
de  complaisance,  a  fait  semblant  de  croire  à  sa  mauvaise  santé,  et  a  contenté, 
en  la  menant  à  Genève,  la  vanité  qu'elle  avait  de  jouer  un  rôle.  Eh  bien  ! 
ce  mari,  c'est  M.  d'Épinai,  et  cette  femme,  c'est  moi.  M.  Tronchin  m'a  crue 
plus  philosophe  que  je  ne  le  suis,  en  me  faisant  ce  récit.  J'avoue,  mon  ami, 
que  j'en  ai  été  très-affectée.  Cependant,  comme  dit  le  docteur,  quel  tort 
réel  cela  peut-il  me  faire?  Je  n'en  sais  rien,  mais  il  est  humiliant  d'être 
tympanisée  ainsi.  De  tous  ceux  qui  ont  ri  de  cette  histoire,  qui  est-ce  qui 
a  intérêt  à  l'approfondir?  Me  voilà  traduite  en  ridicule!  On  ne  parlera  pas 
de  moi,  en  leur  présence,  qu'ils  ne  se  disent  :  «  Ah  !  c'est  cette  femme  bel 
esprit  ! ...  » 

Le  lendemain. 

Nous  arrivons  de  chez  Voltaire;  il  était  plus  aimable,  plus  gai,  plus  ex- 
travagant qu'à  quinze  ans;  il  m'a  fait  toutes  sortes  de  déclarations  les  plus 
plaisantes  du  monde.  «  Votre  malade,  disait-il  à  M.  Tronchin,  est  vraiment 
philosophe;  elle  a  trouvé  le  grand  secret  de  tirer  de  sa  manière  d'être  le 
meilleur  parti  possible;  je  voudrais  être  son  disciple;  mais  le  pli  est  pris, 
je  suis  vieux.  Nous  sommes  ici  une  troupe  de  fous  qui  avons,  au  contraire, 
tiré  de  notre  manière  d'être  le  plus  mauvais  parti  possible.  Qu'y  faire  ?  Ah! 

ma  philosophie!  c'est  une  aigle  dans  une  cage  de  gaze Si  je  n'étais  pas 

mourant,  je  vous  aurais  dit  tout  cela  en  vers....  » 

t.  Mémoires  et  Correspondances  de  M'»*'  d'Épinai.  Paris,  Charpentier,  1865. 


3G0  CORRESPONDANCE. 

3520.  —  A  M  AD  AMI-:    DK    FONTAINE, 

A     l'A  m  S. 

A  Lausanne,  10  janvier. 

Si  VOUS  veniez,  ma  chère  nièce,  passer  l'hiver  à  Lausanne,  et 
l'été  aux  Délices,  vous  pourriez  aous  vanter  d'être  dans  les  deux 
plus  helles  situations  de  l'Europe,  et  vous  auriez  la  comédie 
partout.  Nous  la  jouons  à  Lausanne,  nous  la  voyons  auprès  de 
(ienève  ;  et  si  les  prédicants  en  croient  M.  dWlemhert  leur  hon 
ami,  ils  l'auront  bientôt  dans  leur  ville  :  cela  est  plus  honnête 
que  d'aller  s'égorger  en  Allemagne,  comme  font  tant  de  gens, 
parce  qu'ils  n'ont  pas  mieux  à  faire.  Si  on  était  sensé,  on  ne  son- 
gerait qu'à  passer  une  vie  douce. 

Je  crois  votre  santé  à  présent  raffermie.  ïronchin  a  com- 
mencé, le  régime  et  l'exercice  ont  achevé  l'ouvrage.  Vous  vous 
êtes  fait  un  plan  de  vie  agréable  ;  vous  avez  un  fils  qui  fait  votre 
consolation  ;  vous  avez  des  amis,  vous  êtes  libre  \  et  enfin  vous 
êtes  aimable  :  vous  devez  être  heureuse. 

J'ai  reçu  une  lettre  de  monsieur  voire  fils,  dont  je  suis  très- 
content.  Il  me  paraît  s'être  formé  en  peu  de  temps  ;  voilà  ce  que 
c'est  que  d'avoir  une  mère  qui  est  de  bonne  compagnie.  Il  m'ap- 
prend que  vous  avez  chez  vous  M.  de  La  Bletterie-,  qui  veut 
bien  quelquefois  encourager  ses  études  :  il  est  trop  heureux 
d'être  à  portée  de  recevoir  des  avis  d'un  homme  de  ce  mérite. 

Vous  aurez,  je  crois,  ma  maigre  effigie  que  vous  demandez 
pour  l'Académie  et  pour  vous.  Il  y  a  dans  Lausanne  un  peintre 
do  passage,  qui  peint  en  pastel  presque  aussi  bien  que  vous. 
Quelque  répugnance  que  j'aie  à  faire  crayonner  ma  vieille  mine, 
il  faut  bien  s'y  résoudre,  et  être  complaisant  :  c'est  bien  l'être 
([ue  de  jouer  la  comédie  à  mon  âge,  et  de  souffrir  qu'on  m'envoie 
de  Paris  des  habits  de  Zamti  et  de  Narbas^  C'est  une  fantaisie 
de  votre  sœur  :  elle  en  a  bien  d'autres  qui  deviennent  les  mien- 
nes. Elle  fait  ajuster  la  maison  de  Lausanne  comme  si  elle  était 
située  sur  le  Palais-Royal.  Il  est  vrai  que  la  position  en  vaut  la 
peine.  La  pointe  du  sérail  de  Gonstantinople  n'a  pas  une  plus 
belle  vue  ;  je  ne  suis  d'ailleurs  incommodé  que  des  mouches  au 


1.  Elle  était  veuve  depuis  17.56. 

2.  Jean-Pliilippe-René  de  La  Bletterie,  né  à  Rennes  en  iG96,  mort  en  1772; 
Voltaire  ne  l'a  pas  mi-nagé  en  17G8  et  1701);  voyez  tome  XXVIII,  page  i;  et,  tome  X, 
les  Poésies  mêlées. 

3.  Personnages  de  l'Orphelin  de  la  Chine  et  de  Mérope. 


ANNÉE    1758.  361 

milieu  de  l'iiiver.  Je  voudrais  vous  tenir  dans  cette  maison  déli- 
cieuse ;  je  n'en  suis  point  sorti  depuis  que  je  suis  à  Lausanne. 
Je  ne  peux  me  lasser  de  la  vue  de  vingt  lieues  de  ce  beau  lac,  de 
cent  jardins,  des  campagnes  de  la  Savoie,  et  des  Alpes  qui  les 
couronnent  dans  le  lointain  ;  mais  il  faudrait  avoir  un  estomac, 
ma  chère  nièce  :  cela  vaut  mieux  que  l'aspect  de  Gonstantlnople. 

Si  vous  savez  quelque  cliose  du  procès  de  M.  d'Alembert  avec 
les  prédicants  de  Calvin,  et  de  sa  prétendue  renonciation  à  l'En- 
ci)clopi:dic,iç,  VOUS  prie  de  m'en  faire  part. 

Avez -vous  lu  la  tragédie  dUphigènie  en  Tauride?  L'auteur^  me 
l'a  envoyée,  mais  je  ne  l'ai  pas  encore  reçue.  Pour  moi,  je  ne  tra- 
vaille plus  que  pour  notre  petit  théâtre  de  Lausanne.  Il  vaut  mieux 
se  réjouir  avec  ses  amis  que  de  s'exposer  à  un  public  toujours 
dangereux.  Je  suis  très-loin  de  regretter  le  parterre  de  Paris;  je  ne 
regrette  que  vous.  Mille  compliments  au  grand  écuyerde  Cyrus-. 

Quoi  qu'on  en  dise,  on  aurait  eu  grand  besoin  de  nos  chars 
contre  la  cavalerie  de  Luc  ^.  Il  voulait  mourir  il  y  a  trois  mois, 
et  à  présent  le  voilà  au  comble  de  la  gloire.  Il  ne  m'écrit  plus  ; 
les  honneurs  changent  les  mœurs.  Adieu,  ma  chère  enfant. 

3521.   —   DE  M.   D'ALEMBERT. 

Paris,  1 1  janvier. 

Je  reçois  presque  en  même  temps  vos  deux  dernières  lettres,  mon  très- 
cher  et  très-illustre  philosophe,  et  je  me  hâte  d'y  répondre.  J'ai  reçu,  il  y  a 
quelques  jours,  une  lettre  du  docteur  Tronchin*,  qui  m'écrit  au  nom  de  vos 
ministres  pour  me  porter  leurs  plaintes  ;  mais  la  manière  dont  ils  se  plaignent 
suffirait  pour  faire  connaître  la  vérité  de  ce  que  j'ai  dit,  et  l'embarras  où 
ils  sont.  Ils  prétendent  que  je  les  ai  accusés  de  n'élre  pas  chrétiens,  et  se 
taisent  sur  le  reste.  Ma  réponse  a  été  bien  simple;  si  M.  Tronchin  veut  vous 
la  communiquer,  je  me  flatte  que  vous  la  trouverez  raisonnable  et  mesurée. 
Je  réponds  donc  à  l'ambassadeur  que  je  n'ai  pas  dit  un  mot,  dans  l'article 
Genève,  qui  puisse  faire  croire  que  les  ministres  de  Genève  ne  sont  pas 
chrétiens;  que' j"ai  dit,  au  contraire,  qu'ils  respectaient  Jésus-CIirist  et  les 
Écritures  :  ce  qui  suffit,  selon  leurs  propres  principes,  pour  être  réputé 
chrétien.  Du  reste,  comme  M.  Troncliin  ne  m'a  dit  mot  ni  sur  le  socinia- 
nisme,  ni  sur  l'enfer,  ni  sur  la  divinité  du  Verbe,  je  ne  lui  réponds  rien  non 

1.  Voyez  les  lettres  3373  et  3549. 

2.  Le  marquis  de  Florian.  Vojez  lettre  3363. 

3.  Le  roi  de  Prusse.  Voyez  lettre  3380. 

4.  La  lettre  de  Tronchin  à  d'Alembert  a  été  imprimée  dans  les  OEitvres  post- 
humes de  d'Alembert  (1799,  deux  volumes  in-12),  tome  I,  page  415.  La  réponse 
de  d'Alembert  se  trouve  à  la  page  271  du  tomo  II  de  la  troisième  édition  des  Lot' 
très  critiques  d'un  voyageur  anglais  (par  Vernet),  176G,  in-S". 


3G2  CORRliSPONDANCE. 

plus  sur  lous  CCS  objets,  cl  je  Teins  d'ignorer  leurs  cris.  Comme  je  ne  tioule 
pas  que  ma  réponse  à  M.  Troncliin  no  m'attire  une  seconde  lettre,  je  ferai 
ce  que  vous  me  conseillez,  et  je  leur  répondrai  que  vous  voulez  bien  vous 
chavs^cv  (U)  finir  criii'  fi/faire.  io  vous  prie  donc,  en  cas  de  nouvelles  plaintes 
de  leur  part,  de  leur  signifier  :  1"  que  je  n'ai  rien  avancé  dans  l'article 
Genève  que  je  n'aie  recueilli  de  leurs  conversations,  et  de  l'opinion  qui  m'a 
paru  générale  à  Genève  sur  la  manière  actuelle  de  penser  du  clergé  ;  2°  que  ce 
n'est  point,  par  conséquent,  un  secret  que  j'ai  violé,  puisque  c'est  une  chose 
avouée  de  tout  le  monde,  et  que  d'ailleurs  ce  n'est  point  tète  à  tête,  mais 
en  présence  de  témoins,  que  j'ai  eu  des  conversations  avec  eux;  3°  que,  bien 
loin  d'avoir  eu  dessein  de  les  offenser  par  ce  que  j'ai  dit,  j'ai  cru  au  con- 
traire leur  faire  honneur,  persuadé  comme  je  suis  que,  de  toutes  les  sociétés 
séparées  de  l'Église  romaine,  les  sociniens  sont  les  plus  conséquents,  et  que, 
quand  on  ne  reconnaîtra,  comme  font  les  protestants,  ni  tradition  ni  autorité 
de  l'Église,  la  religion  chrélienne  doit  se  réduire  à  l'adoration  d'un  seul 
dieu,  par  la  médiation  de  Jésus-Christ. 

On  m'assure  que  ces  messieurs  vont  envoyer  une  députation  à  la  cour 
de  France  pour  m'obliger  de  me  rétractei'.  Je  ne  sais  si  la  cour  leur  fera 
l'honneur  de  les  écouter,  ni  ce  qu'elle  exigera  de  moi;  mais  je  sais  bien  que 
je  ne  répondrai  jamais  autre  chose  que  ce  que  vous  venez  de  lire.  Savez- 
vous,  pour  comble  de  sottise,  que  cet  article  Genève  a  pensé  être  dénoncé 
au  parlement,  à  ce  |)arloment  [ilus  intolérant  et  plus  ridicule  encore  que  le 
clergé  qu'il  persécute  ?  On  prétend  que  je  loue  les  ministres  de  Genève  d'une 
manière  injurieuse  à  l'Église  catholique.  Ce  qui  doit  pourtant  me  rassurer, 
c'est  que  j'ai  trouvé  d'honnêtes  prêtres  de  paroisse  qui  regardent  ce  môme 
article  comme  fort  avantageux  à  l'Église  romaine,  parce  que  j'y  prouve, 
disent-ils,  par  les  faits,  ce  que  Hossuet  a  démontré  par  le  raisonnement,  que 
le  protestantisme  mène  au  socinianisme.  Tout  cela  n'est-il  pas  bien  plaisant  ? 

On  ne  pcnl  s"('mpêclu>r  (l\>n  pleurer  et  d'en  rire'. 

J'ai  reçu  vos  deux  articles  Habile  et  Hauteur-  avec  leurs  dérivés  ;  je  vous 
en  remercie  de  tout  mon  cœur,  et  je  vous  enverrai  au  premier  jour,  sous 
enveloppe,  l'article  llisloire;  mais  vous  pouvez  ne  vous  pas  presser  sur  le 
reste.  J'ignore  si  \' Encyclopédie  sera  continuée;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'elle  ne  le  sera  pas  par  moi.  Je  viens  de  signifier  à  M.  de  Malesherbes  et 
aux  libraires  qu'ils  pouvaient  me  chercher  un  successeur.  Je  suis  excédé 
des  avanies  et  des  vexations  de  toute  espèce  (jue  cet  ouvrage  nous  attire. 
Les  satires  odieuses  et  môme  infâmes  qu'on  publie  contre  nous,  et  qui  sont 
non-seulement  tolérées,  mais  protégées,  autorisées,  applaudies,  commandées 
môme  par  ceux  qui  ont  l'autorité  en  main;  les  sermons,  ou  plutôt  les  tocsins 
qu'on  sonne  à  Versailles  contre  nous,  en  présence  du  roi,  nemine  réclamante, 
l'inquisition  nouvelle  et  inlolérable  qu'on  veut  exercer  contre  V Encyclopédie, 
en  nous  donnant  de  nouveaux  censeurs  plus  absurdes  et  plus  intraitables 

1.  Regnard,  Fu/Zcs-  amoureuses,  acte  II,  scène  vr. 

2.  Voyez  tome  XIX,  pages  324  et  327. 


ANNÉE    17:3  8.  363 

qu'on  n'en  poucrail  trouver  à  Goa;  toutes  ces  raisons,  jointes  à  plusieurs 
autres,  m'obligent  de  renoncer  pour  jamais  k  ce  maudit  travail. 

Rien  n'est  plus  vrai  ni  plus  juste  que  ce  que  vous  me  mandez  suv  V Eue y- 
clopédie.  Il  est  certain  que  plusieurs  de  nos  travailleurs  y  ont  mis  bien  des 
choses  inutiles,  et  quelquefois  de  la  déclamation;  mais  il  est  encore  plus 
certain  que  je  n'ai  pas  été  le  maître  que  cela  fut  autrement.  Je  me  flatte  qu'on 
ne  jugera  pas  de  même  de  ce  que  plusieurs  de  nos  auteurs  et  moi  avons 
fourni  pour  cet  ouvrage,  qui  vraisemblablement  demeurera  à  la  postérité 
comme  un  monument  de  ce  que  nous  avons  voulu  et  de  ce  que  nous  n'avons 
pu  faire. 

Oui,  vraiment,  votre  disciple  a  repris  Breslau^,  avec  une  armée  tout  en- 
tière qui  était  dedans,  et  des  magasins  de  toute  espèce.  On  dit  même  au- 
jourd'hui que  Schweidnitz  s'est  rendu  le  30^.  Ainsi  voilà  les  Autrichiens  hors 
de  Silésie,  et  sans  armée.  J'ai  bien  peur  que  nous  autres  Français  nous  ne 
soyons  aussi  bientôt  sans  armée  et  sur  le  Rhin.  Que  je  suis  fâché  que  le 
plus  grand  prince  de  notre  siècle  ait  contristé  celui  qui  était  si  digne  d'écrire 
son  histoire  !  Pour  moi,  comme  Français  et  comme  j)hilosophe,  je  ne  puis  que 
m'afïliger  de  ses  succès.  Nos  Parisiens  ont  aujourd'hui  la  tète  tournée  du  roi 
de  Prusse.  Il  y  a  cinq  mois  qu'ils  le  traînaient  dans  la  boue;  et  voilà  les 
gens  dont  on  ambitionne  le  suffrage  î 

Je  n'ai  point  de  nouvelles  de  notre  hèréliqtie  de  Prades;  maisj'ai  peine 
à  croire,  comme  vous,  qu'il  ait  trahi  son  bienfaiteur.  Voilà  un  long  bavar- 
dage, mon  cher  philosophe;  mais  je  cesse  de  vous  ennuyer  en  vous  embras- 
sant de  tout  mon  cœur. 


3522.   —  A   M.   DIDEROT. 

Est-il  ])ien  vrai,  monsieur,  que  tandis  que  vous  rendez  service 
au  genre  humain,  et  que  vous  l'éclairez,  ceux  qui  se  croient  nés 
pour  l'aveugler  aient  la  permission  de  faire  un  libelle  pério- 
dique^ contre  vous  et  contre  ceux  qui  pensent  comme  vous? 
Quoi!  on  permet  aux  Garasses  d'insulter  les  Varronsetlcs  Plines! 

Quelques  ministres  de  Genève  ont  eu  la  rage,  en  dernier  lieu, 
de  vouloir  Justifier  l'assassinat  juridique  de  Servet:  le  magistrat 
leur  a  imposé  silence;  les  plus  sages  ministres  ont  rougi  pour 
leurs  confrères  bafoués  ;  et  il  sera  permis  à  je  ne  sais  quels  pé- 
dants jésuites  d'insulter  leurs  maîtres! 

N'êtes-vous  pas  tenté  de  déclarer  que  vous  suspendrez  VEn- 
cydopcdie  jusqu'à  ce  qu'on  vous  ait  fait  justice?  Les  Guignards 
ont  été  pendus,  et  les  nouveaux  Garasses  devraient  être  mis  au 

1.  Voyez  la  lettre  3oOS. 

2.  Schweidnitz  ne  fut  pris  que  le  16  mars  1758. 

3.  La  Religion  vengée,  etc.  ;  voyez  la  lettre  3293  . 


364  CORRESPONDANCE. 

pilori.  Mandez-moi,  je  vous  prie,  les  noms  de  ces  malheureux. 
Je  les  traiterai  scion  leur  mérite  dans  la  nouvelle  édition  qui  se 
prépare  de  V Histoire  générale.  Que  je  vous  plains  de  ne  pas  faire 
V Encyclopédie  dans  un  pays'lihre!  Faut-il  que  ce  dictionnaire, 
cent  fois  plus  utile  que  celui  de  Bayle,  soit  gêné  par  la  su- 
perstition, qu'il  devrait  anéantir;  qu'on  ménage  encore  des 
coquins  qui  ne  ménagent  rien;  que  les  ennemis  de  la  raison, 
les  persécuteurs  des  philosophes,  les  assassins  de  nos  rois,  osent 
encore  parler  dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre! 

On  dit  que  ces  monstres  veulent  faire  les  plaisants,  et  qu'ils 
prétendent  venger  la  religion,  qu'on  n'attaque  point,  par  des 
lihellcs  diffamatoires,  qui  devraient  servir  h  allumer  les  hûchcrs 
de  leurs  sodomiles  prêtres,  si  on  n'avait  pas  autant  d'indulgence 
qu'ils  ont  de  fureur. 

Votre  admirateur  et  votre  partisan  jusqu'au  tomheau. 

Le  Suisse  libre. 

3ô23.   —  A   M.   LE   PRÉSIDENT   DE   RUFFEV. 

De  Lausanne,  le  12  janvier t75S. 

Votre  souvenir,  monsieur,  m'est  bien  sensible,  et  vous  devez 
penser  que  j'applaudis  de  tout  mon  cœur  au  parti  que  vous  avez 
pris  d'être  entièrement  libre  -.  Si  jamais  il  vous  prend  fantaisie 
d'user  de  cette  liberté  pour  venir  voir  nos  cantons,  je  tâcherai 
de  vous  recevoir  un  peu  mieux  que  je  n'ai  fait  à  Colmar.  J'ai 
une  maison  assez  agréable  à  Lausanne  ;  j'y  vois  de  mon  lit  ce 
beau  lac,  qui  baigne  cent  jardins  au-dessous  de  ma  terrasse,  qui 
forme  à  droite  et  à  gauche  un  canal  de  douze  lieues,  une  mer 
tranquille  vis-à-vis  de  mes  fenêtres,  et  qui  arrose  les  campagnes 
de  la  Savoie,  couronnées  des  Alpes  dans  le  lointain.  Le  Grand 
Turc  n'a  pas  une  plus  belle  vue;  mais  le  Grand  Turc  est  jeune, 
vigoureux,  et  a  autant  de  filles  qu'il  veut.  Sans  ce  petit  avan- 
tage, je  ne  lui  envierais  rien.  Je  passe  l'hiver  à  Lausanne,  nous 
y  jouons  la  comédie,  et  quclcpiefois  assez  bien.  Ensuite  nous 
allons  passer  la  belle  saison  dans  l'autre  ermitage  des  Délices, 
où  nous  trouvons  la  troupe  de  Lomoine.  Le  petit  ermitage  des 
Délices  me  plaît  encore  plus  que  Lausanne.  Le  paysage  est  moins 
vaste,  mais  beaucoup  plus  pittoresque.  Quelques  livres  dans  ces 

1.  Éditeur,  Th.  Foissct. 

2.  M.  do  RufTcy  venait  de  résigner  sa  présidence  à  la  chambre  des  comptes  , 
dont  il  demeura  président  honoraire. 


ANNÉE    1758.  365 

deux  retraites,  quelques  bouteilles  de  vin  de  M.  Le  Bault,  votre 
compatriote,  et  de  temps  en  temps  bonne  compagnie,  voilà  de 
quoi  ne  pas  regretter  Paris. 

Oaiitto  mirari  beatae 
Fumum  et  opes  strepitumque  Romœ. 

Ces  retraites  surtout  conviennent  à  un  malade  qui  ne  peut 
guère  sortir  de  chez  lui.  Si  j'avais  de  la  santé,  je  viendrais  vous 
voir  à  Dijon.  Mais  vous,  qui  vous  portez  bien,  vous  devriez  bien 
venir  faire  un  pèlerinage  chez  nos  bons  Suisses. 

Adieu,  monsieur;  il  n'y  a  point  de  Suisse  qui  vous  soit  plus 
sincèrement  attaché  que  l'ermite  V. 

3524.  —  A  31.   PALISSOT. 

Lausanne,  12  janvier. 

Tout  ce  qui  me  viendra  de  vous,  monsieur,  me  sera  toujours 
très-précieux,  et  j'attends  avec  impatience  les  Lettres^  que  vous 
m'annoncez.  Si  vous  revenez  chez  les  hérétiques,  après  vous  être 
muni  d'indulgences  à  Avignon,  je  vous  ferai  les  honneurs  de 
Lausanne,  mieux  que  je  ne  vous  fis  ceux  de  Genève.  Vous  y 
verrez  une  plus  belle  situation.  J'y  possède  une  maison  char- 
mante. Mes  retraites  sont  un  peu  épicuriennes.  Mon  ermitage 
des  Délices,  auprès  de  Genève,  est  un  peu  mieux  qu'il  n'était. 
Celui  de  Lausanne  est  pour  l'hiver,  les  Délices  pour  les  belles 
saisons;  et  en  tout  temps  je  serai  charmé  de  vous  recevoir. 

Je  suis  bien  fâché  que  votre  aimable  compagnon  ^  de  voyage 
nous  ait  été  enlevé,  iXous  le  regretterons  ensemble,  et  vous  me 
consolerez  de  sa  perte.  Ma  mauvaise  santé  me  laissera  assez  de 
sensibilité  pour  être  bien  vivement  touché  des  agréments  de 
votre  commerce.  Je  parle  souvent  de  vous  avec  M.  Vernes.  Vous 
avez  en  nous  deux  vrais  amis.  V. 

352o.    —   A   M.    SÉNAC  DE    MEILHAN», 

CHEZ     M.     SÉNAC,     PREMIER     llÉDECliN     DU     ROI,    A     VERSAILLES. 

A  Lausanne,  12  janvier. 

Mes  yeux  ne  sont  pas  trop  bons,  monsieur,  mais  ils  ont  grand 
plaisir  a  lire  vos  lettres.  Vous  jugez  très-bien  ;  il  y  a  des  vers  un 

1.  Petites  Lettres  sur  les  grands  philosophes,  par  Palissot,  1707,  in-12. 

%  Patu;  voyez  tome  XXXVIII,  page  501. 

3.  Cette  lettre  est  dans  Beuchot;  M.  de  Lescure,  dans  son  volume  les  Auto- 


366  CORRESPONDANCE. 

peu  durs  dans  l'ouvrage  *  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en- 
voyer.  Quand  vous  vous  amusez  à  en  faire,  les  vôtres  ont  [)lus 
de  douceur,  de  facilité  et  de  grâce.  Mais  je  sens  aussi  l'horrible 
difficulté  de  faire  une  pièce  telle  que  celle-ci;  et  cette  difficulté 
me  rend  bien  indulgent.  D'ailleurs  on  ne  doit  sentir  que  les 
beautés  d'un  auteur  qui  commence  ;  le  public  même  a  besoin 
de  l'encourager.  Probablement  l'auteur  est  sans  fortune  ;  c'est 
encore  une  raison  de  plus  pour  disposer  en  sa  faveur.  On  peut 
même  dire  de  lui  : 

.     .     .    Spirat  tragiciim  satis,  et  féliciter  audet. 

(HoR.,  lib.  II,  ep.  I,  V.  ICG.) 

Il  m'a  toujours  paru  qu'au  théâtre  le  public  était  moins  flatté 
de  l'élégance  continue  d'une  belle  poésie  qu'il  n'était  frappé  de 
la  beauté  des  situations.  Enfin  je  me  fais  un  plaisir  de  chercher 
toutes  les  raisons  qui  peuvent  justifier  le  succès  d'un  jeune 
homme  qui  a  besoin  d'encouragement.  Nous  allons  jouer  des 
pièces  de  théâtre  dans  ma  retraite  de  Lausanne,  où  je  passe  mes 
hivers,  et  nous  sentons  tout  le  prix  de  l'indulgence. 

Je  me  vanterai  à  M""'  la  marquise  de  Gentil-,  qui  est  une  de 
nos  actrices,  que  vous  voulez  bien  me  conserver  un  peu  de  sou- 
venir. Pour  moi,  je  ne  vous  oublierai  jamais. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  présenter  mes  obéissances  à 
monsieur  votre  père  et  à  monsieur  votre  frère,  et  d'être  persuadé 
de  mes  sentiments,  qui  vous  attachent  pour  jamais  le  Suisse  V. 

M""=  Denis  vous  fait  ses  compliments. 

352G.   —  A  M.   TRO.XCIIIN,   DE  LYON». 

Lausanne,  13  janvier. 

Voici  la  réponse  à  Son  Éuiincnce.  Ce  n'est  pas  sans  peine 
que  les  lettres  arrivent.  Madame  la  margrave  nrapi)rend  *  (pi'une 
lettre  de  son  frère  à  moi  et  une  de  moi  à  lui  ont  été  prises  par 
les  housards  du  prince  Hildbourghausen,  qui  saisissent  tout  ce 
qu'ils  trouvent.  Heureusement,  je  n'écris  rien  que  la  cour  de 
Vienne  et  celle  de  Versailles  ne  puissent  lire  avec  édification. 

graphes,  Paris,  Gay,  1805,  l'a  reproduite  d'après  l'original,  que  lui  avait  commu- 
niqué M.  le  comte  Le  Coultcux  de  Cauteleu;  il  nous  a  fourni  ([uclqucs  corrections 
et  additions. 

1.  Sans  doute  Iphiçjcnic  en  Tauridc. 

2.  Née  Constant;  voyez  lettre  3185. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

4.  Dans  une  lettre  du  27  décembre  17.j7. 


ANNÉE    17oS. 


367 


Madame  la  margrave  me  dit  qu'elle  écrit  beaucoup  de  co- 
quetteries à  Son  Éminence,  mais  point  de  coquincries.  Il  est  assez 
difficile,  en  effet,  de  faire  des  coquineries  à  présent.  On  craint 
de  manquer  à  ses  alliés  ;  on  craint  de  se  trouver  seul,  et  je  crois 
que  tous  les  partis  sont  un  peu  embarrassés.  Il  ne  m'appartient 
pas  assurément  de  prévoir  ;  il  m'appartient  à  peine  de  voir  ; 
mais  bien  des  gens,  qui  ont  des  yeux,  disent  qu'après  les  actions 
inouïes  du  roi  de  Prusse  il  est  moralement  impossible  que 
l'Autriche  prévale.  Voilà  un  bel  exemple  de  ce  que  peut  la  disci- 
pline militaire,  et  de  ce  que  peut  la  présence  d'un  roi  qui  court 
entre  les  rangs  de  ses  troupes  avant  la  bataille,  et  qui  appelle 
beaucoup  de  ses  soldats  par  leur  nom.  11  a  quarante  mille 
prisonniers  ;  madame  sa  sœur  me  le  certifie  encore.  Sa  célérité 
et  ses  armes  ont  donc,  en  moins  de  quatre  mois,  rétabli  cette 
balance  que  nous  voulions  si  prudemment  détruire.  Il  est  vrai 
que  c'est  par  des  miracles  qu'il  l'a  rétablie;  mais  nous  ne  pou- 
vions pas  les  prévoir,  et  si  la  maison  d'Autriche  n'est  pas  absolue 
en  Allemagne,  ce  n'est  pas  notre  faute.  La  France  s'épuise  et  a 
dépensé  trois  cents  millions  d'extraordinaire  en  deux  ans.  Jai 
été  témoin  des  déprédations  et  du  brigandage  des  finances  dans 
la  guerre  de  1741.  Ce  talent  s'est  bien  perfectionné  dans  la 
guerre  présente.  La  paix  paraîtra  bientôt  nécessaire  à  tout  le 
monde.  Si  Son  Éminence  veut  écrire,  et  si  les  choses  viennent  au 
point  qu'elle  écrive  sérieusement,  on  pourra  trouver  une  voie 
plus  sûre  que  celle  dont  je  me  suis  servi  jusqu'ici,  et  cette  voie 
sera  praticable  incessamment. 

3527.  —  DE    FRÉDÉRIC   II,   ROI    DE   PRUSSE. 

A  Breslau,  le  IG  janvier. 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  %%  de  novembre,  et  du  2  de  janvier*,  en  même 
temps.  J'ai  à  peine  le  temps  de  faire  de  la  prose,  bien  moins  des  vers  pour 
répondre  aux  vôtres.  Je  vous  remercie  de  la  part  que  vous  prenez  aux  heu- 
reux hasards  qui  m'ont  secondé  à  la  fin  d'une  campagne  où  tout  semblait 
perdu.  Vivez  heureux  et  tranquille  à  Genève;  il  n'y  a  que  cela  dans  le 
monde;  et  faites  des  vœux  pour  que  la  fièvre  chaude  héroïque  de  l'Europe 
se  guérisse  bientôt,  pour  que  le  triumvirat-  se  détruise,  etque  les  tyrans  de  cet 
univers  ne  puissent  pas  donner  au  monde  les  chaînes  qu'ils  lui  préparent. 

Fédéric. 

Je   ne   suis   malade  ni  de   corps  ni  d'esprit,  mais  je  me  repose  dans 

1.  On  n'a  point  trouvé  ces  lettres;  et  plusieurs  autres  manquent  également. 

2.  Le  triumvirat  féminin  dont  il  est  question  dans  une  note  de  la  lettre  3502 


3u8  COUHJ-SrUMJA.NClî. 

ma  chambre.  Voilà  co  qui  a  donné  lieu  aux  bruits  que  mes  ennemis  ont 
semés.  Mais  je  peux  leur  dire  comme  DémosUiène  aux  Athéniens  :  «  Eh 
bien  !  si  Philippe  était  mort,  que  serait-ce?  ô  Athéniens!  vous  vous  feriez 
bientôt  un  autre  IMiilippe.  » 

0  Autricliiens!  votre  ambition,  votre  désir  de  tout  dominer,  vous 
feraient  bientôt  d'autres  ennemis;  et  les  libertés  germaniques  et  celles  de 
l'Europe  ne  manqueront  jamais  de  défenseurs. 

3528.  —  A  [M.  TRO.NCIIIN,   DE   LYON'. 

Lausanne,  17  janvier. 

Malgré  les  liousards  d'IIildbourghausen,  voici  encore  une 
lettre,  et  les  mesures  sont  prises  pour  que  ce  petit  commerce  de 
galanterie  ne  soit  pas  interrompu.  S'il  y  a  du  mal,  je  m'en  lave 
les  mains  :  je  suis  comme  la  bonne  vieille  qui  disait  :  «  Il  est 
vrai  que  je  les  ai  mis  tous  deux  au  lit;  mais  je  ne  me  mêle  de 
rien.  » 

Lx'vêque  de  lîreslau  s'est  enfui  en  Moravie  et  a  abandonné 
son  troupeau.  L'impératrice  court  les  processions,  et  fait  des 
neuvaines  pour  son  carnaval.  Le  roi  de  Prusse  a  fait  mettre  en 
prison  un  certain  Kiou  ou  Kieu,  général  d'infanterie,  le  lende- 
main qu'il  a  été  nommé  général. 

La  personne  respectable  à  qui  mon  cher  correspondant 
donnera  Tincluse  apprendra  peut-être  une  autre  nouvelle  en 
lisant  cette  lettre,  c'est  qu'on  désire  la  paix  très-sincèrement.  La 
paix  et  la  Silésie  sont  deux  bonnes  choses.  Le  roi  de  Prusse  en 
a  déjà  une,  et  qui  sait  si  Son  Éminence  ne  pourrait  pas  parvenir 
à  donner  l'autre  ?  Ses  conseils  ne  doivent-ils  pas  être  écoutés  ? 
l\'cst-il  pas  à  portée  de  les  donner?  Et  n'en  a-t-on  pas  un  besoin 
qui  deviendra  tous  les  jours  plus  grand  ?  Pour  moi,  j'espère  en 
sa  prudence  et  en  ses  lumières. 

On  dit  en  Allemagne  que  si  le  roi  de  Prusse  envoie  quinze 
mille  hommes  du  côté  de  Cassel,  l'armée  française,  délabrée, 
pourra  se  trouver  en  presse  entre  messieurs  de  Prusse  et  messieurs 
de  Hanovre.  Franchement,  il  serait  bien  humiliant  detre  frotté 
deux  fois  par  le  marquis  ^ 

En  vérité,  il  serait  digne  de  Son  Éminence  de  prévenir  tous 
les  désastres  ;  mais  je  dois  me  borner  à  faire  des  souhaits,  et 
m'en  tenir  au  rùle  de  la  bonne  vieille. 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Le  roi  de  Prusse,  marquis  de  Brandebourg. 


ANNÉE    1758.  369 

J'ai  pourtant  une  chose  assez  grave  à  dire,  et  sur  laquelle 
Son  Éniincnce  peut  compter  :  c'est  que  le  roi  de  Prusse  n'aime 
point  du  tout  les  Anglais,  et  se  soucie  fort  peu  de  Hanovre. 

3529.  -    A  M.  D'ALEMBERT. 

A  Lausanne,  19  janvier. 

Je  reçois,  mon  cher  philosophe,  votre  lettre  du  11.  Je  vous 
dirai  que  je  viens  de  lire  votre  article  Géométrie.  Quoique  je  sois 
un  peu  rouillé  sur  ces  matières,  j'ai  eu  un  plaisir  très-vif,  et  j'ai 
admiré  les  vues  fines  et  profondes  que  vous  répandez  partout. 

Je  vous  ai  envoyé  Hémistiche  et  Heureux  S  que  vous  m'avez 
demandés.  Hémistiche  n'est  pas  une  commission  bien  brillante. 
Cependant,  en  ornant  un  peu  la  matière,  j'en  aurai  peut-être  fait 
un  article  utile  pour  les  gens  de  lettres  et  pour  les  amateurs.  Rien 
n'est  à  dédaigner,  et  je  ferai  le  mot  Virgule  quand  vous  le  voudrez. 
Je  vous  répète  que  je  mettrai  toujours  avec  grand  plaisir  des 
grains  de  sable  à  votre  pyramide  ;  mais  ne  l'abandonnez  donc 
pas,  ne  faites  donc  pas  ce  que  vos  ridicules  ennemis  voulaient  ; 
ne  leur  donnez  donc  pas  cet  impertinent  triomphe. 

Il  y  a  quarante  ans  et  plus  que  je  fais  le  malheureux  métier 
d'homme  de  lettres,  et  il  y  a  quarante  ans  que  je  suis  accablé 
d'ennemis. 

Je  ferais  une  bibliothèque  des  injures  qu'on  a  vomies  contre 
moi,  et  des  calomnies  qu'on  a  prodiguées.  J'étais  seul,  sans 
aucun  partisan,  sans  aucun  appui,  et  livré  aux  bêtes  comme  un 
premier  chrétien.  C'est  ainsi  que  j'ai  passé  ma  vie  à  Paris.  Vous 
n'êtes  pas  assurément  dans  cette  situation  cruelle  et  avilissante, 
qui  a  été  l'unique  récompense  de  mes  travaux.  Vous  êtes  des 
deux  Académies,  pensionné  du  roi  2.  Ce  grand  ouvrage  de  VEn- 
cyclopédie,  auquel  la  nation  doit  s'intéresser,  vous  est  commun 
avec  une  douzaine  d'hommes  supérieurs  qui  doivent  s'unir  à 
vous.  Que  ne  vous  adressez-vous  en  corps  à  M.  de  Malesherbes? 
que  ne  prescrivez-vous  les  conditions  ?  On  a  besoin  de  votre  ou- 
vrage ;  il  est  devenu  nécessaire  ;  il  faudra  bien  qu'on  vous  faci- 
lite les  moyens  de  le  continuer  avec  honneur  et  sans  dégoût.  La 
gloire  de  M.  de  Malesherbes  y  est  intéressée.  On  doit  vous  sup- 
plier d'achever  un  ouvrage  qui  doit  toujours  se  perfectionner, 
et  qui  devient  meilleur  à  mesure  qu'il  avance. 

1.  Voyez  la  lettre  3515. 

2.  D'Alembert  était  au  nombre  des  pensionnaires  dans  l'Académie  des  sciences. 

39.  —  CORIIESPONDANCE.   VII.  24 


370  CORRESPONDANCi:. 

Je  ne  conçois  pas  coninicnt  tous  ceux  qui  Iravaillcnl  ne  s'as- 
seniblcnl  pas,  et  ne  déclarcnl  pas  qu'ils  renonceront  à  tout  si 
on  ne  les  soutient  ;  mais,  après  la  promesse  d'être  soutenus,  il 
faut  qu'ils  travaillent.  Faites  un  corps,  messieurs;  un  corps  est 
toujours  respectable.  Je  sais  bien  que  ni  Cicéron  ni  Locke  n'ont 
été  obligés  de  soumettre  leurs  ouvrages  aux  commis  de  la  douane 
des  pensées  ;  je  sais  qu'il  est  honteux  qu'une  société  d'esprits 
supérieurs,  qui  travaillent  pour  le  bien  du  genre  humain,  soit 
assujettie  à  des  censeurs  indignes  de  vous  lire  ;  mais  ne  pouvez- 
vous  pas  choisir  quelques  réviseurs  raisonnables?  M.  de  Males- 
hcrbes  ne  peut-il  pas  vous  aider  dans  ce  choix  ?  Ameutez-vous, 
et  vous  serez  les  maîtres.  Je  vous  parle  en  républicain  ;  mais 
aussi  il  s'agit  de  la  république  des  lettres.  0  la  pauvre  répu- 
blique! 

Venons  à  l'article  Genève.  Ln  ministre  me  mande  qu'on  vous 
doit  des  remerciements  ;  je  crois  vous  l'avoir  déjà  dit.  D'autres  se 
fôchent,  d'autres  font  semblant  de  se  fâcher  ;  quelques-uns 
excitent  le  peuple  ;  quelques  autres  veulent  exciter  les  magis- 
trats. Le  théologien  Vernet,  qui  a  imprimé  que  la  révélation  est 
utile  ^,  est  à  la  tête  de  la  commission  ù[iXh\iQ  pour  voir  ce  qu'on  doit 
/■fl/n' ;  le  grand  médecin  ïronchin  est  secrétaire  de  cette  com- 
mission, et  vous  savez  combien  il  est  prudent.  Vous  n'ignorez 
pas  combien  on  a  crié  sur  l'âme  atroce  de  Calvin,  mot  qui  n'était 
pas  dans  ma  lettre-  à  Thieriot,  imprimée  dans  le  Mercure  galant, 
et  très-fautivement  imprimée.  J'ai  une  maison  dans  le  voisinage 
qui  me  coûte  plus  de  cent  mille  francs  aujourd'hui  ;  on  n'a  point 
démoli  ma  maison.  Je  me  suis  contenté  de  dire  à  mes  amis  que 
Vâme  atroce  avait  été  en  elfct  dans  Calvin,  et  n'était  point  dans 
ma  lettre.  Les  magistrats  et  les  prêtres  sont  venus  dîner  chez 
moi  comme  à  l'ordinaire.  Continuez  à  me  laisser  avec  Tronchin 
le  soin  de  la  plaisante  affaire  des  sociniens  de  Genève  ;  vous  les 
reconnaissez  pour  chrétiens,  comme  M.  Chicancau  reconnaît 
M""  de  l'imbcsche 

Pour  femme  très-scnséc  cl  do  bon  jugement'. 

Il  suffit.  Je  suis  seulement  très-fûché  que  deux  ou  trois  lignes 
vous  empêchent  de  revenir  chez  nous.  Je  vous  embrasse  ten- 
drement. 

\ .  Voj'ez  page  340. 

2.  Voyez  lettre  3340. 

3.  Les  Plaideurs,  acte  II,  scène  iv. 


ANNÉE    17;38.  374 

P.  S.  Permettez-moi  seulement  les  politesses  avec  ces  soci- 
niens  lionleux  ;  ce  n'est  pas  le  tout  de  se  moquer  d'eux,  il  faut 
encore  être  poli.  Moquez-vous  de  tout,  et  soyez  gai. 

3530.  —  A  M.  BERTRAND. 

PREMIER   PASTEUR,  A  CERNE  1. 

A  Lausanne,  19  janvier. 

J'ai  été  un  peu  malade,  mon  cher  philosophe,  c'est  un  trihut 
que  je  paye  à  toutes  les  saisons.  Et  ce  tribut  mange  ceux  de  l'a- 
mitié que  je  vous  dois.  Je  ne  vous  ai  point  écrit,  j'ai  laissé 
prendre  Breslau,  et  Lignitz,  et  peut-être  Schweidnitz,  et  les  troupes 
prussiennes  entrer  en  Moravie  sans  me  lamenter  le  moins  du 
monde  avec  vous  sur  les  misères  humaines.  J'ai  laissé  les  pas- 
teurs de  Genève  s'assembler,  se  remuer,  s'agiter,  proposer,  con- 
tredire, et  ne  savoir  que  faire,  sans  vous  en  dire  le  moindre  mot. 
11  y  en  a  quelques-uns  qui  disent  qu'on  »'«  que  des  grâces  à  rendre 
à  M.  d'Alemhert,  qui  a  peint  le  clergé  suisse  plus  sage  que  le  clergé 
français  ;  d'autres  sont  fâchés  sérieusement,  d'autres  affectent  de 
l'être.  Le  temps  adoucira  tout.  Ce  petit  orage  ne  submergera 
pas  ceux  qui  ne  sont  pas  de  l'avis  de  VOmousios,  et  petit  à  petit 
on  reviendra  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple  et  de  plus  naturel.  Les 
affaires  d'Allemagne  sont  un  peu  plus  intéressantes.  On  dit 
Shweidnitz  pris,  ne  pourrait-on  point  en  demeurer  là  ?  Si  l'impéra- 
trice voulait  renoncer  à  la  Silésie,  on  ne  pillerait  plus,  on  n'égor- 
gerait plus.  Mais  quidquid  délirant  reges ,plectuntur  Achivi  :  c'est  mon 
refrain.  Madame  la  margrave  de  Baireuth  me  mande  que,  le 
23  et  le  2k  décembre  dernier,  il  y  eut  des  tremblements  de  terre 
considérables  autour  de  sa  ville,  à  quatre  milles  à  la  ronde,  pré- 
cédés de  bruits  souterrains  assez  effrayants.  Voilà  encore  de 
quoi  mettre  dans  votre  greffe.  Il  résultera  de  vos  observations  que 
les  tremblements  sont  plus  fréquents  que  les  aurores  boréales. 
On  ne  faisait  attention  autrefois  qu'aux  aurores  boréales  singu- 
lières qui  étaient  suivies  de  quelque  grand  événement.  On  ne 
parlait  que  des  tremblements  qui  engloutissaient  des  villes,  on 
négligeait  les  autres.  On  découvrira  peut-être  qu'il  y  a  une  dou- 
zaine de  tremblements  de  terre  année  commune  dans  notre  petit 
globe  et  que  c'est  une  suite  naturelle  de  sa  constitution.  J'ai 
bien  peur  que  la  guerre   et  les  autres  fléaux  ne  soient  aussi 

1.  Six  Lettres  inédites  de  Voltaire,  publiées  par  Cl.  Perroud. 


372  C0RRESP0NDANC1-. 

une  suite  nécessaire  de  notre  malheureuse  constitution  morale. 
Adieu,  la  constitution  de  mon  unie  est  de  vous  être  attaché, 
Mille  tendres  respects  à  M.  et  M""^  de  Frcudenreich,  V, 

3531.   —  DE   COLIM  A   M.   DUPONT'. 

A  Strasbourg,  i9  janvier  1758. 

Vos  jolies  lettres,  mon  cher  avocat,  me  font  un  plaisir  extrême;  elles 
sont  remplies  d'un  feu  et  d'une  littérature  agréable  que  n'ont  pas  d'ordinaire 
gens  qui  étudient  le  code. 

Voici  l'Épitro  au  roi  de  Prusse  qui  court  ici.  Les  luthériens  la  trouvent 
plaisante,  et  ne  cessent  de  se  dire  : 

Nous  verrons  si  Frédéric 
A  étudié  le  droit  public  -. 

Est-elle  en  effet  du  philosophe  des  Délices,  ou  non  ?  C'est  à  vous  à  en 
juger. 

Personne  n'est  mieux  instruit  que   moi  de  l'aventure  du  bonnet  dont 

i.  Lettres  inédites  de  Voltaire;  Paris,  P.  Mongie,  1821. 

2.  Ce  sont  les  deux  derniers  vers  de  celte  épitre  que  nous  reproduisons,  mais 
qui,  la  simple  lecture  le  démontre,  n'est  pas  de  Voltaire. 

Alexandre  et  Salomon, 

Quoi  qu'en  disent  les  poètes, 

N'ont  point  fait  ce  que  vous  Taites  : 

L'un  n'avait  point  de  canon. 

Et  bravait,  dans  ses  conquêtes, 

Les  dangers  en  sûreté; 

L'autre,  épris  de  mille  flammes, 

Mourut  dans  la  volupté, 

Au  milieu  d'un  tas  de  femmes. 

Vous  courez  avec  fierté. 

Sans  songer  à  votre  vie, 

Par  la  trisle  Germanie. 

Vous  allez  toujours  botté, 

Sans  parfums  et  sans  parure, 

Sans  avoir  un  cuisinier; 

"Votre  lit  est  sur  la  dure. 

C'est  ainsi  qu'en  grand  guerrier. 

On  vous  craint  en  Moravie, 

A  Paris,  en  Moscovic. 

Vous  menez  de  toutes  parts 

Vos  soldats,  vos  étendards. 

Vous  passez  monts  et  rivières, 

Vous  donnez  actions  meurtrières, 

Et  toujours  alerte,  aux  champs. 

Vous  alfrontez  tous  les  temps. 

Vous  volez  dans  la  Thuringe, 

Sans  fourgon,  sans  plats,  sans  lin^o. 

Les  Germains  et  les  Français 

Vous  attendent  au  passage; 

Par  un  jirompt,  heureux  succès. 

Vos  soldats,  pleins  do  courage, 


ANNÉE    l7o8.  373 

vous  mo  parlez.  La  voici.  Une  jeune  Genevoise,  jolie,  charmante,  appelée 
M"'-  Pictet,  fit  présent  à  notre  philosophe  d'un  bonnet  qu'elle  avait  peint  de 
sa  main.  Il  l'en  remercia  par  la  petite  lettre  suivante  : 

(Suit  la  lettre  que  nous  avons  donnée  sous  le  n"  31-41.) 


Les  défont,  prennent  lenr  camp. 
A  ce  triste  contre-temps, 
Le  Français  se  sauve  et  jure  • 
Mais  après  cette  aventure. 
Vous  volez  comme  un  éclair 
Attaquer,  en  Silésie, 
L'Autrichien,  déjà  si  fier 
Qui  pensait  avoir  ravie 
Une  fleur  cà  vos  États. 
Mais  par  de  sanglants  combats 
Vous  chassez  de  vos  provinces 
Cette  foule  de  soldats 
Commandés  par  tant  de  princes. 
A  Breslau  vos  grenadiers 
Vont  placer  mille  mortiers. 
Ils  entourent  cette  place  : 
Votre  ardeur  et  leur  audace 
Y  répandent  la  terreur  ; 
Et  l'armée'qui  la  garde 
Se  soumet,  dans  sa  frayeur, 
Au  vainqueur,  qui  la  bombarde. 
Au  milieu  de  tant  d'exploits 
On  dispute  à  Ratisbonno  : 
Chaque  État  donne  sa  voix; 
On  y  craint  votre  personne. 
Mais  entin,  dans  un  recès 
Émané  de  la  diète. 
Par  suffrage  on  y  décrète 
Qu'on  fera  votre  procès.    . 
Ce  sera  chose  plaisante 
Quand,  campé  sous  une  tente. 
On  viendra  vous  annoncer 
Le  greffier  du  saint  empire. 
N'allez  pas  vous  courroucer  : 
Il  commencera  par  dire 
Qu'il  vient  là  pour  vous  instruire 
Que  du  ban  l'arrêt  formol 
Vous  ordonne,  sans  appel, 
De  suspendre  vos  ravages, 
Vos  conquêtes,  vos  carnages. 
Vous  allez  bien  enrager. 
Quand  il  vous  faudra  songer 
A  quitter  la  Germanie, 
Vos  soldats,  vos  officiers, 
Vos  États  et  vos  lauriers. 
Cependant  de  Westphalie 
Le  fameux  double  traite. 
Des  docteurs  si  respecté. 
Veut  que  lorsque,  par  ses  armes, 
Un  héros  rapidement 
Va  répandre  des  alarmes, 
Il  s'arrête  aveuglément. 
Le  grand  Struve  nous  l'assure. 
Tout  professeur  nous  le  jure. 
Nous  verrons  si  Frédéric 
A  étudié  le  droit  public. 


374  CORRESPONDANCE. 

Ce  bonnet  tournait  encore  plus  la  tôle  à  la  louche  ouvrière  ^  Furieuse 
du  présent  et  do  la  ieltre,  elle  lit  clandestinement  faire  de  son  côté  un  bon- 
net magnifique,  digne  d'un  sultan.  On  le  mit  un  jour  sur  la  cheminée  du 
philosophe,  avant  qu'il  fût  levé.  La  belle  voulut  être  témoin  de  son  étonne- 
ment.  il  se  lève;  il  aperçoit  ce  bonnet;  il  se  doute  de  l'aventure,  et  ne  fait 
semblant  de  rien.  Elle  croit  que  le  bonnet  n'est  pas  assez  visible;  elle  va 
le  changer  de  place.  Le  philosophe  se  promène  toujours  à  côté  du  turban 
sans  vouloir  le  voir.  Piquée  de  cette  opiniàlreté,  elle  est  enfin  obligée  de 
ui  faire  observer  le  bonnet.  11  lui  en  fait  des  remerciements  et  des  compli- 
ments; et  elle  lui  fait  avouer  que  son  bonnet  est  plus  beau  que  celui  de  la 
jeune  Genevoise.  Si  l'aventure  d'Alceste  -  vous  a  paru  tragique,  celle-ci 
doit  vous  paraître  comique.  A  quarante-cinq  ans  être  jalouse  d'un  oncle  qui 
en  a  soixante-quatre;  cela  est  neuf!  Je  me  souviens  toujours  du  poëte  qui 
couchait  avec  sa  servante  :  il  disait  que  c'était  une  licence  poétique.  Adieu, 
mon  cher  avocat;  songez  un  peu  à  moi  et  à  mon  projet,  et  aimez-moi 
toujours 

3532.   —  DE   M.   D'ALEMCERT. 

A  Paris,  20  Janvier. 

C'est  à  tort,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  que  vous  vous  plaignez  de 
mon  silence;  vous  avez  dû  recevoir,  il  y  a  plusieurs  jours,  une  longue 
lettre  ^  de  moi,  dont  le  bavardage  vous  aura  sans  doute  ennuyé.  Je  vous  y 
faisais  part  de  mes  dispositions  par  ra[)port  à  l'article  Genève  ;  ces  disposi- 
tions sont  toujours  les  mêmes,  et  aucune  autorité  divine  ni  humaine  ne 
pourra  les  changer.  Tant  que  ces  messieurs  se  borneront  à  se  plaindre 
(comme  ils  l'ont  fait  par  la  lettre  que  le  docteur  Tronchin  m'a  écrite)  (pie 
je  les  ai  taxés,  dans  l'article  Genève,  de  n'être  pas  chrétiens,  ma  réponse 
sera  bien  simple.  Elle  se  bornera  à  leur  représenter,  comme  j'ai  fait  dans 
ma  réponse,  que  je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  ce  dont  ils  m'accusent;  mais  s'ils 
portent  leurs  plaintes  plus  loin,  s'ils  disent  que  j'ai  trahi  leur  secret,  et  que 
je  les  ai  représentés  comme  sociniens,  je  leur  répondrai,  et  je  répondrai  à 
toute  la  terre,  s'il  le  faut,  que  j'ai  dit  la  vérité,  et  une  vérité  notoire  et 
publique,  et  que  j'ai  cru,  en  la  disant,  faire  honneur  à  leur  logique  et  à  leur 
judiciaire.  Voilà  tout  ce  qu'ils  auront  de  moi;  et  soyez  sûr,  quelque  chose 
qu'ils  fassent,  qu'homme,  dieu,  ange,  ni  diable,  ne  m'en  feront  pas  dire  da- 
vantage. 

A  l'égard  de  \' Encijclopédie,  quand  vous  me  pressez  de  la  reprendre, 
vous  ignorez  la  position  oii  nous  sommes,  et  le  déchaînement  de  l'autorité 
contre  nous.  Des  brochures  et  des  libelles  ne  sont  rien  en  eux-mêmes;  mais 


1.  C'est  M""^  Denis  que  cette  galante  épilhète  désigne.  {jSole  du  premier  édi- 
teur.) 

2.  Ceci  fait  allusion  à  une  tragédie  d'Alceste  composée  par  M'"'  Denis  (Id.). 

3.  La  lettre  3ô2!. 


ANNÉE    173  8.  373 

des  libelles  protégés,  autorisés,  commandés  même  par  ceux  qui  ont  l'auto- 
rité en  main,  sont  quelque  chose,  surtout  quand  ces  libelles  vomissent  contre 
nous  les  personnalités  les  plus  odieuses  et  les  plus  infâmes.  Observez  d'ail- 
leurs que  si  nous  avons  dit  jusqu'à  présent  dans  V Encyclopédie  quelques 
vérités  hardies  et  utiles,  c'est  que  nous  avons  eu  affaire  à  des  censeurs 
raisonnables,  et  que  les  docteurs  n'ont  censuré  que  la  théologie,  qui  est 
faite  pour  être  absurde,  et  qui  cependant  l'est  moins  dans  V Encuclopi'die 
qu'elle  ne  pourrait  l'être,  ftlais  qu'on  établisse  aujourd'hui  ces  mêmes  doc- 
teurs pour  réviseurs  généraux  de  tout  l'ouvrage,  et  qu'on  nous  donne  par 
ces  moyens  des  entraves  intolérables,  c'est  à  quoi  je  ne  me  soumettrai 
jamais.  11  vaut  mieux  que  l'Encyclopédie  n'existe  pas  que  d'être  un  réper- 
toire de  capucinades.  Je  ne  sais  quel  parti  Diderot  prendra;  je  doute  (ju'il 
continue  sans  moi;  mais  je  sais  que,  s'il  continue,  il  se  prépare  des  tracas- 
series et  du  chagrin  pour  dix  ans.  En  un  mot,  il  faut  qu'on  dise  de  nous  : 

Non  slbi,  sed  patrise  scripserunt; 

Nec  plus  scripserunt  quani  illa  voluit. 

C'est  une  parodie  de  l'épitaphe  du  maréchal  de  Catinat,  où  il  y  a  vieil  au 
lieu  de  scripserunt. 

Adieu,  mon  cher  et  illustre  philosophe;  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur.  Voilà  votre  Alcibiade^,  qui  revient  plus  couvert  de  gale  que  de 
gloire,  et  votre  disciple-,  qui  traite  le  iMecklenbourg  comme  il  a  fait  la  Saxe. 
On  dit  que  l'armée  autrichienne  est  détruite  par  l'affaire  du  3  et  la  prise  de 
Breslau. 

P.  S.  Les  libraires  n'ont  plus  d'exemplaires  de  mes  Mélanges^;  il  faut 
que  je  les  réimprime.  Je  tâcherai,  en  attendant,  de  vous  les  trouver;  mon 
exemplaire  est  trop  raturé  pour  que  je  vous  l'envoie. 


3533.   —  A  M.   DIDEROT. 

Voilà  deux  lettres  de  suiteS  monsieur;  mais  il  faut  que  je  me 
confie  à  votre  discrétion,  à  votre  probité,  à  votre  zèle  pour  la 
philosophie.  On  vous  engage  à  demander  une  rétractation  à 
M.  d'Alemhert.  Il  se  déshonorerait  à  jamais,  lui  et  le  Dictionnaire. 
S'il  avait  révélé  un  secret,  il  aurait  eu  tort;  mais  il  a  imprimé 
publiquement  ce  qui  est  très-public.  Le  livre  où  le  professeur 
Vernet,  professeur  de  la  science  absurde,  dit  que  la  révélation 

1.  Richelieu. 

2.  Le  roi  de  Prusse. 

3.  Mélanges  de  littérature,  d'histoire  et  de  philosophie  {p:ir  d'AIcnibcrt)  ;  1753, 
in-12;  réimprimés  et  augmentes.  Les  dernières  éditions  ont  cinq  volumes.  (B.) 

4.  D'après  ce  début,  on  doit  croire  que  cette  lettre  a  suivi  de  près  le  n"  3522. 


376  CORRESPONDANCli. 

est  de  quelque  utilité,  et  ne  dit  pas  un  mot  de  l'enfer,  ni  de  la 
très-sainte  et  individuelle  Trinité,  ce  livre  est  imprimé  à  Genève. 
On  ne  le  lit  point,  je  l'avoue;  mais  il  existe.  De  quoi  s'avisent 
aujourd'hui  les  prédicanis  de  Genève  de  renier  leur  foi? 
Graignenl-ils  de  manquer  de  soutiens?  Ne  pense-l-on  pas  comme 
eux  dans  toute  l'Angleterre,  dans  la  moitié  de  la  Hollande,  dans 
tous  les  États  du  roi  de  Prusse? On  touche  à  une  grande  révolu- 
tion dans  l'esprit  humain,  et  on  vous  en  a,  monsieur,  la  princi- 
pale obligation.  L'article^  dont  on  fait  semblant  de  se  plaindre 
est  un  coup  important  dont  il  ne  faut  pas  perdre  le  fruit.  Il  dé- 
masque les  ennemis  de  l'Église,  et  c'est  beaucoup  ;  il  les  force, 
ou  à  s'avilir  en  reniant  leur  créance,  ou  à  convenir  tacitement 
qu'on  ne  les  a  pas  calomniés.  En  un  mot,  il  serait  infAme  que  le 
Dictionnaire  encyclopédique  se  rétractât  d'une  assertion  avancée 
en  connaissance  de  cause  par  un  témoin  oculaire.  11  est  de  la 
dernière  importance  que  M,  d'Alembert  continue  à  vous  aider, 
et  qu'on  ne  souffre  dans  le  Dictionnaire  rien  de  ce  qu'on  a  dit 
dans  l'article  en  question.  Ne  vous  laissez  entamer  par  personne, 
et  songez  qu'il  faut  faire  justice  des  Garasses. 

353 i.  —  .A  -M.    THIEUIOT. 

Lausanne,  21  janvier. 

Eh  bien,  mon  ancien  et  tranquille  ami,  comment  traite-t-on 
les  cacouacs^  La  guerre  est  donc  partout;  et  tandis  qu'on  s'exter- 
mine en  Allemagne  au  milieu  des  neiges,  on  atlaijue  de  tous 
côtés  les  pauvres  encyclopédistes  à  Paris.  Je  crois  que  je  leur  ai 
porté  malheur  en  travaillant  pour  eux.  Messieurs  les  prêtres  de 
Genève  se  plaignent  que  M.  d'Alembert  leur  fasse  l'honneur  de 
les  ranger  parmi  les  philosophes.  Ils  disent  que  ce  nom  n'a  ja- 
mais convenu  à  gens  de  leur  espèce,  et  ils  demandent  réparation. 
M.  d'Alembert,  de  son  côté,  fatigué  de  toutes  les  criailleries  de 
ses  adversaires,  et  persécuté  sourdement  parles  enfants  d'Ignace, 
sans  pouvoir  i)laire  aux  enfants  de  Calvin,  renonce  à  VEncyclo- 
pidie;  mais  il  faut  espérer  qu'il  ne  persistera  pas  dans  son  dépit. 
11  ne  faut  pas  que  le  maréchal  de  Saxe  quitte  le  commandement 
de  l'armée  parce  qu'il  a  des  tracasseries  à  la  cour. 

J'ai  reçu  VIphigènie  que  M,  de  La  Touche  a  eu  la  bonté  de 
m'envoyer.  iNous  pourrions  bien  la  jouer  cet  hiver  dans  notre 

4.  L'article  Genève,  par  d'Alembert,  dans  VEncycloiwdie. 


ANNÉE    1738.  377 

tripot  de  Lausanne.  M.  d'Alembert  conseille  à  messieurs  de  Ge- 
nève d'avoir  dans  leur  ville  une  troupe  de  comédiens  de  bonnes 
mœurs  :  c'est  ce  que  nous  nous  flattons  d'être  à  Lausanne.  Ma 
nièce  et  moi,  nous  avons  de  très-bonnes  mœurs  dont  j'enrage; 
mais  il  faut  bien  à  mon  âge  avoir  ce  petit  mérite.  Nous  avons 
une  fille  1  du  général  Constant,  et  une  belle-fdle  de  ce  fameux 
marquis  de  Langalerie-,  qui  ont  aussi  les  meilleures  mœurs  du 
monde,  quoiqu'elles  soient  assez  belles  pour  en  avoir  de  très- 
mauvaises.  Enfin  notre  troupe  est  fort  édifiante,  et,  de  plus,  elle 
est  quelquefois  fort  bonne.  On  ne  peut  guère  passer  plus  douce- 
ment sa  vie,  loin  des  horreurs  de  la  guerre  et  des  tracasseries 
littéraires  de  Paris.  Ali  !  mon  ami,  que  les  grosses  gelinottes  sont 
bonnes,  mais  qu'elles  sont  difficiles  à  digérer!  mon  cuisiner  et 
mon  apothicaire  me  tuent.  Adieu,  je  suis  fâché  de  ne  vous  point 
revoir. 

3533.  —  A    M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

A  Lausanne,  22  janvier. 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  13,  mon  cher  et  respectable  ami, 
mais  rien  de  M.  de  Choiseul-'.  J'ai  présumé,  par  ce  que  vous  me 
dites,  qu'il  s'agissait  d'obtenir  un  congé  pour  monsieur  son  fils 
blessé  et  prisonnier.  Je  doute  fort  que  le  roi  de  Prusse  voulût,  à 
ma  chétive  recommandation,  s'écarter  des  idées  qu'il  s'est  pres- 
crites, et  je  suis  d'autant  moins  à  portée  de  lui  demander  une 
pareille  grâce  pour  M.  de  Choiseul,  que  je  lui  écrivis  S  il  y  a  huit 
jours,  en  faveur  d'un  Genevois  qui  est  dans  le  même  cas,  et  qui 
probablement  restera  estropié  à  Mersbourg. 

Mais  le  roi  de  Prusse  a  une  sœur  qui  doit  avoir  quelque  crédit 
auprès  de  lui,  et  à  qui  je  puis  tout  demander.  Je  lui  ai  écrit  de 
la  manière  la  plus  pressante,  et  je  lui  ai  recommandé  M.  le  mar- 
quis de  Choiseul  comme  je  le  dois.  Ne  doutez  pas  qu'elle  n'en 
écrive  au  roi  son  frère  :  il  ne  doit  lui  rien  refuser.  Je  crois  que 
le  roi  de  Prusse  peut  s'amuser  actuellement  à  faire  des  grâces; 
il  n'y  a  pas  moyen  de  se  battre  avec  six  pieds  de  neige  ;  aussi 

1.  Voltaire  veut  désigner  M'"'=  Constant  d'Hermenches,  née  de  Seigneux,  de 
laquelle  il  reparle  dans  la  lettre  3503,  et  qui  était  belle-fille  du  général  Constant 
(voyez  page  50.) 

2.  La  marquise  de  Gentil,  née  Constant. 

3.  Le  comte  de  Choiseul,  à  qui  est  adressée  la  lettre  2i2i.  —  Son  fils,  Renaud- 
César-Louis,  connu  sous  le  titre  de  vicomte  de  Choiseul.  avait  été  nommé  guidon 
de  gendarmerie  en  mars  17i9,  à  l'âge  de  quinze  ans. 

4.  Cette  lettre  manque,  ainsi  que  celle  de  Voltaire  à  la  margrave  de  Baireuth. 


378  CORRESPONDANCE. 

Schweitlnitz  n'est  pas  pris';  mais  j'ai  toujours  grand'peur  que 
M,  de  Ricliclicu  ne  se  trouve  entre  les  Ilanoviiens  et  les  Prus- 
siens. On  se  moque  de  tout  cela  dans  votre  Paris,  et  pourvu  que 
les  rentes  de  ril(Jtel  de  Ville  soient  payées,  et  qu'on  ait  quelques 
spectacles,  on  se  soucie  fort  peu  que  les  armées  périssent.  La 
chose  peut  pourtant  devenir  sérieuse,  et  vos  sybarites  peuvent  un 
jour  gémir. 

Pour  moi,  mon  cher  ange,  qui  ne  m'occupe  que  des  siècles 
passés,  je  ne  crois  pas  devoir  cette  année  m'exposer  au  refus  de 
la  médaille-.  Qui  diable  a  imaginé  cette  médaille?  On  ne  l'aurait 
pas  donnée  à  Fauteur  de  Britannicus,  qui  n'eut  que  cinq  repré- 
sentations, et  on  l'aurait  donnée  à  l'auteur  de  Règulus^l  Fi  donc! 
il  n'y  a  de  médailles  que  celles  que  la  postérité  donne.  Il  faut  un 
ami  comme  vous  pour  le  temps  présent,  et  de  beaux  vers  pour 
l'avenir;  mais  je  suis  plus  sensible  à  TOtre  amitié  qu'aux  vains 
applaudissements  de  quelques  connaisseurs  obscurs,  qui  pour- 
ront dire  dans  cent  ans  :  Vraiment  ce  drôle-là  avait  quelques 
talents. 

iAlille  respects  i\  M"""  d'Argental  et  à  tout  auge. 

3530.  —  A  .AI.   GROSLEY'*. 

Lausanne,  22  janvier. 

Je  ne  reçus  qu'hier,  monsieur,  les  deux  dissertations  dont 
vous  avez  bien  voulu  m'honorer.  Je  les  ai  lues  avec  beaucoup  de 
plaisir,  et  je  ne  perds  pas  un  moment  pour  vous  en  faire  mes 
remerciements.  Je  vois  que  non-seulement  vous  avez  beaucoup 
lu,  mais  (jue  vous  avez  bien  lu,  et  que  vous  réiléchissez  encore 
mieux.  Je  crois  comme  vous,  monsieur,  (jue  l'abbé  de  Saint- 
Réal  (homme  qu'il  ne  faut  pas  regarder  connue  un  historien)  a 
fait  un  roman  de  la  conspiration  de  Venise  ;  mais  on  ne  peut 
douter  que  le  fond  ne  soit  vrai.  Le  procurateur  Nani  le  dit  posi- 
tivement; et  je  me  souviens  que  l'abbé  Conti,  noble  vénitien 
très-instruit,  et  qui  est  mort^  dans  une  extrême  vieillesse,  regar- 
dait la  cons[)iratlon  du  marquis  de  Cedmar  comme  une  chose 


1.  Voyez  page  305. 

2.  Louis  XV  venait  d'ordonner  que  les  auteurs  dont  les  pièces  auraient  eu  un 
grand  succès  au  tlièùtre,  pour  la  première  fois  lui  seraient  présentés  ;  pour  la 
seconde,  auraient  une  médaille;  pour  la  troisième,  obticndraicnit  une  pension. 

3.  Cette  tragédie  de  Pradon  (1088)  eut  vingt-sept  représentations  de  suite. 

4.  Pierre-Jean  Grosley,  né  à  Troyes  on  1718,  mort  le  i  novembre  1785. 

5.  En  17i9. 


ANNÉE    1758.  3:9 

Irès-avôréc.  Comment  ne  le  serait-elle  pas,  puisque  le  sénat  ren- 
voya cet  ambassadeur  sur-le-champ,  et  qu'il  fit  mourir  tant  de 
complices  ?  Eût-on  fait  cet  outrage  au  roi  d'Espagne  ?  Se  fùt-on 
joué  ainsi  de  la  vie  de  tant  de  malheureux,  pour  supposer  à 
l'Espagne  une  entreprise  criminelle  ?  On  craignait  alors  beaucoup 
les  Espagnols  en  Italie.  Venise,  qui  n'était  point  en  guerre  avec 
eux,  voulait  les  ménager.  Eût-ce  été  les  ménager  que  leur  im- 
puter une  pareille  trahison  ?  On  fensevelit  autant  qu'on  put  dans 
le  silence,  et  le  sénat  avait  en  cela  très-grande  raison.  Comment 
vouliez-vous  que  ce  même  sénat  empêchât  ensuite  la  promotion 
de  Bedmar  au  cardinalat?  Les  Vénitiens  ont-ils  jamais  eu  de  cré- 
dit à  Rome?  L'entreprise  de  Cedmar  contre  Venise  était  une  rai- 
son de  plus  pour  lui  procurer  le  chapeau,  plutôt  qu'une  raison 
pour  fexclure. 

Ne  rangez  pas  non  plus  la  conspiration  des  poudres  parmi  les 
suppositions  ;  elle  n'est  que  trop  véritable.  Personne  en  Angle- 
terre ne  forme  le  moindre  doute  aujourd'hui  sur  cette  entreprise 
infernale.  La  lettre  de  Piercy,  qui  existe,  la  mort  qu'il  reçut  à  la 
tête  de  cent  cavaliers,  le  supplice  de  dix  conjurés,  le  discours  de 
Jacques  I"  au  parlement,  sont  des  preuves  contre  lesquelles  les 
jésuites  n'ont  jamais  opposé  que  des  objections  méprisées.  C'est 
en  respectant  vos  lumières  que  je  vous  fais  ces  observations;  et 
c'est  avec  bien  de  festime  que  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur, 
votre,  etc. 

3537.   —  A   M.    COLINI. 

A  Lausanne,  23  janvier. 

Je  suis  très-sensible  à  votre  sonvenir,  mon  cher  Colini,  et  je 
vous  souhaite  un  état  assuré  et  tranquille,  qui  puisse  vous  faire 
oublier  les  agréments  de  votre  beau  pays.  Je  me  trouve  mieux 
que  jamais  de  celui  que  j'ai  choisi  pour  ma  retraite.  J'ai  beau- 
coup embelli  les  Délices,  et  j'ai  pris  enfin  une  maison'  à  Lau- 
sanne, que  j'ai  très-oruée,  et  dans  laquelle  on  est  entièrement  à 
l'abri  des  rigueurs  de  la  saison.  Je  vois,  de  mon  lit,  quinze  lieues 
de  ce  beau  lac  que  vous  connaissez.  C'est  le  plus  bel  aspect  que 
j'aie  jamais  vu  ;  c'est  \k  que  je  m'inquiète  assez  peu  de  tous  les 
bouleversements  de  l'Allemagne.  Vous  devez  vous  intéresser  à 
l'Autriche,  puisque  vous  gouvernez  un  Autrichien-,  et  que  vous 


1.  Voyez  la  lettre  3364. 

2.  Le  fils  du  comte  de  Sauer. 


380  CORRESPONDANCE. 

êtes  né  sous  la  domination  de  r('ni[)cnnir.  Plus  lioiircux  qui  est 
né  libre  !  Je  vous  embrasse. 


3Ô38.   —  A  M.  TUOACHI.N,    DE   LYON». 

Lausanne,  2G  janvier. 

Le  départ  de  M.  l'abbé  de  Saint-Germain  des  Prés-  et  les 
nouvelles  mesures  qu'on  prend  ne  laissent  guère  imaginer  (ju'on 
veuille  entrer  dans  les  sages  mesures  d'un  homme  que  son 
esprit,  ses  lumières  et  son  expérience,  devraient  faire  écouter. 
L'humeur  d'un  coté,  certain  intérêt  de  l'autre,  auront  vraisem- 
blablement plus  de  crédit  de  près  que  la  raison  qui  vient  de  loin. 

3539.  —   A  MADAME    DE    FONTAINE, 

A      PARIS. 

Lausanne,  20  janvier. 

Je  rerois  votre  lettre  du  19,  ma  chère  nièce,  et  je  me  flatte  que 
vous  aurez  la  bonté  de  m'accuser  la  réception  de  celles  que  je 
vous  ai  envoyées  par  M.  d'Alcmbert.  11  faut  d'abord  que  je  justilie 
M.  Constant  ^  que  vous  appelez  gros  Suisse.  Il  n'est  ni  Suisse,  ni 
gros.  Nous  autres  Lausannais,  qui  jouons  la  comédie,  nous  sommes 
du  pays  roman,  et  point  Suisses.  11  envoya,  avant  de  partir,  cher- 
cher la  boîte  chez  M"'"  de  Fontaine.  On  alla  chez  la  fermière 
générale,  qui  envoya  promener  le  courrier,  et  qui  dit  qu'elle  n'en- 
voyait jamais  rien  à  Lausanne. 

On  peint,. il  est  vrai,  la  charpente  de  mon  visage;  mais  c'est 
à  condition  que  vous  le  copierez.  Votre  sœur  attend  l'habit  d'idamé 
avec  plus  d'impatience  que  je  n'attends  ceux*  de  Narbas  et  de 
Zamti.Sielleavait  bienfait,  elle  se  serait  habillée  à  sa  fantaisie,  sans 
suivre  la  fantaisie  des  autres,  et  sans  vous  donner  tant  de  peines. 
Pour  moi,  avec  sept  ou  huit  aunes  d'élod'e  de  Lyon,  j'aurais  très- 
bien  arrangé  mes  guenilles  de  vieux  bonhomme.  Je  n'aime  à 
imiter  ni  le  jeu,  ni  le  style,  ni  la  manière  de  se  mettre  ;  cliacun 
a  son  goût,  bon  ou  mauvais.  U'""  Denis  a  cru  qu'on  ne  pouvait 
avoir  une  jarretière  bien  faite  sans  la  faire  venir  de  Paris  à  grands 
frais  ;  elle  voulait  que  je  lisse  faire  mon  jardin  des  Délices  à  Paris; 


1.  Editeurs,  de  Cajrol  et  François. 

2.  Le  comte  de  Clerniont,  qui  rcniplarail  Riciielicu. 

3.  Sans  doute  Samuel  Constant  de  Uebccque;  voyez  une  note  de  la  lettre  3185. 

4.  Voltaire  a\ait  cliarcé  Lekain  de  cette  commission. 


ANNÉE    17o8.  381 

mais  comme  ce  jardin  est  pour  moi,  j'ai  été  mon  jardinier,  et  je 
m'en  trouve  très-bien.  Vous  en  jugerez,  s'il  vous  plaît.  J'aurais 
tout  aussi  Lien  été  mon  tailleur,  et  je  voudrais  que  vous  pussiez 
en  juger.  Toutes  ces  dépenses  réitérées  ruinent  quand  on  a 
acheté,  réparé,  raccommodé,  meublé  une  maison  spacieuse,  et 
qu'on  l'embellit;  mais  il  ne  faut  pas  y  prendre  garde  :  il  ne  faut 
songer  qu'à  la  bonté  que  vous  avez  d'entrer  dans  ces  misères. 

Je  ne  crois  pas  que  l'abbé  de  Prades^  soit  à  Breslau,  et  je 
crois  encore  moins  qu'on  le  fouette  avec  un  écriteau  au  dos-: 
car,  s'il  avait  au  dos  cette  l)elle  devise,  ce  serait  sur  l'écriteau 
qu'on  frapperait.  Peut-être  le  fouette-t-on  sur  le  cul;  mais  cela 
est  sujet  à  des  inconvénients.  Les  théologiens  disent  que  cette 
façon  peut  occasionner  ce  qu'ils  appellent  des  pollutions.  Je  crois 
encore  moins  qu'on  ait  exigé  à  Paris  des  cartons  pour  l'article 
Genève;  la  cour  se  soucie  peu  de  nos  hérétiques,  et  d'ailleurs  il  n'est 
pas  possible  d'aller  proposer  un  carton  à  tous  les  souscripteurs 
qui  ont  reçu  le  livre.  Il  n'y  a  pas  quatre  lecteurs  qui  l'achètent 
sans  avoir  souscrit. 

Je  ne  crois  pas  non  plus  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu 
soit  disgracié  :  il  n'a  point  perdu  la  bataille  de  Rosbach  ;  il  a  passé 
l'Aller,  il  a  fait  reculer  les  Hanovriens,  il  a  fait  de  son  mieux.  On 
ne  doit  punir  que  la  mauvaise  volonté,  et  le  roi  est  toujoursjuste. 

Je  ne  crois  point  encore  qu'il  faille  vingt  ans  pour  détromper 
le  public  sur  une  très-mauvaise  pièce^;  mais  je  crois  fermement 
que  le  public  d'aujourd'hui  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  travaille 
pour  lui,  en  quelque  genre  que  ce  puisse  être. 

Voilà,  ma  chère  nièce,  tout  ce  que  je  crois,  et  tout  ce  que  je 
ne  crois  pas.  Je  vous  ai  ouvert  le  fond  de  mon  cœur.  Si  vous  avez 
quelque  chose  à  croire  dans  ce  monde,  croyez  que  ce  cœur  est  à 
vous.  Vous  ne  me  dites  point  si  vous  continuez  à  vous  frotter  cir- 
culairement  avec  de  l'arthanite^  si  vous  mangez,  si  vous  digérez, 
si  vous  êtes  agréablement  logée.  Il  faut,  s'il  vous  plaît,  que  vous 
m'instruisiez  de  votre  manière  d'exister,  car  mon  être  s'intéresse 
tendrement  au  vôtre. 

Savez-vous  si  c'est  à  Paris  qu'on  élève  le  prince  de  Parnle^ 


1.  Voyez  page  420. 

2.  Voyez  lettre  3555. 

3.  Allusion  sévère  à  VIphigénie  en  Tauricle. 

4.  L'arthanite  est  le  nom  ancien  du  cyclamen  europœum,  L.,  que  les  Français 
appellent  vulgairement  pain  de  pourceau.  {Note  de  M.  de  Cayrol.) 

5.  Ferdinand,  né  en  1751,  duc  de  Parme  en  17Go,  dépossédé  par  la  Révolution, 
mort  en  1802,  père  de  Louis,  roi  d'Étrurie,  mort  en  1803. 


382  CORRESPONDANCE. 

011  si  ral)])é  (lo  Cf)n(lill;ic  va  à  Parme  lui  approndro  à  l'aisonnor? 
Savoz-Yous  quand  il  part?  Scrioz-vous  icimnc  à  Jiii  persuader  de 
prendre  sa  mute  par  Genève  et  par  Turin?  S'il  fait  ce  voyage  cet 
hiver,  nous  le  recevrions  à  Lausanne,  nous  le  mènerions  aux 
Délices,  et  de  là  nous  le  guinderions  par  le  mont  Cenis  à  Turin, 
de  Turin  dans  le  Milanais,  et  du  Milanais  dans  le  Parmesan. 
Portez-vous  bien,  et  aimez-nous. 


35i0.  —  A   MADAME   LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA'. 

A  Lausanne,  '27  janvier  17.j8. 

AUK    IIOUS.VnDS,    ET    A  UT  R  E  S  M  E  SS  I  E  UR  S    DE    CETTE    ESrfcCE. 

l\IourU'iors  à  brcvcl,  avides  do  pillage, 

Ne  prenez  point  ma  letu-e;  et  souvenez-vous  bien 

Qu'en  saisissant  mes  vers  peu  faits  pour  votre  usage, 

Vous  n'y  gagneriez  jamais  rien. 

llousards,  j'écris  à  Dorothée, 
Aux  grâces,  à  l'esprit,  aux  plus  nobles  appas, 
A  la  douce  vertu,  de  faiblesse  exemptée; 

Cela  ne  vous  regarde  pas. 

Madame,  après  avoir  présenté  cette  petite  requête  aux  liou- 
sards,  je  remercie  d'abord  Votre  Altesse  sérénissime  de  la  lettre 
dont  elle  m'honore,  en  date  du  17  janvier,  et  j'ose  assurer  que  je 
rends  bien  à  la  grande  maîtresse  des  cœurs  toutes  ses  caresses. 
Ma  lettre  du  27  septembre  de  l'année  passée  aurait  eu  le  temps 
d'aller  aux  Indes  :  je  l'avais  donnée  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu, 
dans  l'idée  qu'il  viendrait  vous  faire  sa  cour,  et  me  flattant, 
madame,  que  quand  il  verrait  Votre  Altesse  sérénissime,  on  ne 
se  battrait  plus  sur  votre  territoire.  Apparemment  que  le  dépit 
de  ne  pas  jouir  de  l'honneur  de  vous  voir  lui  aura  fait  longtemps 
garder  ma  lettre,  et  qu'il  l'aura  retrouvée  en  faisant  ses  paquets. 

Je  suis  toujours  Suisse,  madame;  mais  quand  serai-je  Thu- 
ringien  ?  et  quand  la  Thuringe  n'entend ra-t-elle  plus  parler  de 
marches,  de  contremarches  et  de  combats?  Ilélas  !  on  ne  nous  fait 
pas  espérer  la  paix  pour  cette  année  ;  ce  meilleur  des  mondes 
possibles  a  encore  quelques  années  à  souffrir.  Votre  Altesse  séré- 
nissime reverra  peut-être  encore  le  héros  formidable  et  aimable 
à  qui  elle  a  fait  les  honneurs  de  son  palais,  et  qui  semblait  dans 
ce  temps  critique  n'avoir  rien  à  faire  qu'à  lâcher  de  lui  i)Iaire.  Je 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE    1758.  383 

TOUS  avoue,  madame,  que  j'aurais  bien  voulu  me  trouver  là  ;  mais 
j'ai  bien  peur  d'être  condamné  à  rester  sur  les  bords  de  mon  lac  : 
du  moins  ces  bords  sont  paisibles,  et  ceux  des  fleuves  allemands 
ne  le  seront  pas.  On  dit  que  le  Danemark  entre  aussi  dans  la 
querelle  ^  On  dit  qu'on  va  faire  de  tous  côtés  de  nouveaux  efforts. 
Que  me  reste-t-il  qu'à  plaindre  le  genre  humain  dans  ma  re- 
traite? 

J'avais  procuré  au  roi  de  Prusse  un  abbé  de  Prades,  prêtre, 
docteur,  hérétique,  et  lecteur  de  Sa  Majesté.  On  prétend  qu'il  a 
trahi  son  bienfaiteur,  et  qu'il  est  puni  à  Breslau  d'un  supplice 
bien  étrange  pour  un  prêtre.  Je  ne  veux  point  le  croire,  mais  je 
ne  sais  à  qui  en  demander  des  nouvelles  :  c'est  d'ailleurs  bien  peu 
de  chose  parmi  tant  de  désastres  publics.  Je  gémis  sur  ces  mi- 
sères; je  souhaite  à  Votre  Altesse  sérénissime  le  bonheur  qu'elle 
mérite.  Je  me  mets  à  ses  pieds  et  à  ceux  de  son  auguste  famille 
avec  le  plus  profond  respect. 

L  Ermite. 

3541.  —  DE   M.    D'ALEMBERT. 

Paris,  28  janvier. 

Je  suis  infiniment  flatté,  mon  très-cher  et  illustre  philosophe,  du  suffrage 
que  vous  accordez  à  l'article  Géométrie.  J'en  ai  fait  beaucoup  d'autres  pour 
ce  septième  volume,  dont  je  désirerais  fort  que  vous  fussiez  content,  et  oii 
j'ai  tâché  de  mettre  de  l'instruction  sans  verbiage,  tels  que  Force,  Fonda- 
mental, Gravitalion,  Gravité,  Forme  substantielle,  Fortuit,  Fornication, 
Formulaire,  Futur  contingent.  Frères  de  la  Charité,  Fortune,  etc.  Vous 
trouverez  aussi,  à  la  fin  de  l'article  Goût,  des  réflexions  sur  l'application  de 
l'esprit  philosophique  aux  matières  de  goût,  oii  j'ai  tâché  de  mettre  de  la 
vérité  sans  déclamation  :  car  je  déteste  la  déclamation,  à  votre  exemple  ; 
mais  vous  avez  bien  mieux  à  faire  que  de  lire  tout  cela.  Envoyez-nous  de 
quoi  nous  faire  lire,  et  ne  nous  lisez  point. 

Oui,  sans  doute,  mon  cher  maître,  V Encyclopédie  est  devenue  un  ou- 
vrage nécessaire,  et  se  perfectionne  à  mesure  qu'elle  avance;  mais  il  est 
devenu  impossible  de  l'achever  dans  le  maudit  pajs  où  nous  sommes.  Les 
brochures,  les  libelles,  tout  cela  n'est  rien  ;  mais  croiriez-vous  que  tel  de 
ces  libelles  a  été  imprimé  par  des  ordres  supérieurs,  dont  M.  de  Malesherbes 
n'a  pu  empêcher  l'exécution  ?  Croiriez-vous  qu'une  satire  atroce  contre 
nous,  qui  se  trouve  dans  une  feuille  périodique  qu'on  appelle  les  Affiches 
de  province^,  a  été  envoyée  de  Versailles  à  l'auteur,  avec  ordre  de  l'impri- 

1.  Le  Danemark  mit  sur  pied  dix-huit  mille  hommes  d'infanterie  et  six  mille 
de  cavalerie  pour  protéger  Hambourg,  Lubeck,  et  les  possessions  du  duc  de  Hols- 
tein-Gottorp.  La  France  lui  fournit  des  subsides.  (G.  A.) 

2.  Annonces,  Affiches  et  Avis  divers,  dits  Affiches  de  province,  rédigés  par 
Meusnier  de  Querlon,  et  depuis  par  l'abbé  de  Fontenai.  (B.) 


384  CUIUll-SrONDANCE. 

mer;  et  qu  a|)rès  avoir  résislé  autant  qu'il  a  pu,  jusqu'à  s'exposer  à  perdre 
son  gagne-pain,  il  a  enfin  imprime  celle  satire  en  l'adoucissant  do  son 
mieux  ?  Ce  qui  en  reste,  après  cet  adoucissement  fait  par  la  discrélion  du 
jn'éleur,  c'est  que  nous  formons  une  secte  qui  a  juré  la  ruine  de  toute  so- 
ciété, de  tout  gouvernement,  et  de  toute  morale.  Cela  est  gaillard;  mais 
vous  sentez,  mon  cher  philosophe,  que  si  on  imprime  aujourd'hui  de  pa- 
reilles choses,  par  ordre  exprès  de  ceux  qui  ont  l'autorité  en  main,  ce  n'est 
pas  pour  en  rester  là;  cela  s'appelle  amasser  les  /"«f/o^s  au  septième  volume 
pour  nous  jeter  dans  le  feu  au  huitième.  Nous  n'avons  plus  de  censeurs 
raisonnables  à  espérer,  tels  que  nous  en  avions  eu  jusqu'à  présent.  M,  de 
I\Ialeshcrbes  a  reçu  là-dessus  les  ordres  les  plus  précis,  et  en  a  donné  de 
pareils  aux  censeurs  qu'il  a  nommés.  D'ailleurs,  quand  nous  obtiendrions 
qu'ils  fussent  changés,  nous  n'y  gagnerions  rien  ;  nous  conserverions  alors  le 
ton  que  nous  avons  pris,  et  l'orage  recommencerait  au  huitième  volume.  Il 
faudrait  donc  quitter  de  nouveau,  et  cette  comédie-là  n'est  pas  bonne  à 
jouer  tous  les  six  mois.  Si  vous  connaissiez  d'ailleurs  M.  de  Malesherbes; 
si  vous  saviez  combien  il  a  peu  de  nerf  et  de  consistance,  vous  seriez  con- 
vaincu que  nous  ne  pourrions  compter  sur  rien  avec  lui,  même  après  les 
promesses  les  plus  positives.  Mon  avis  est  donc,  et  je  persiste,  qu'il  faut 
laisser  là  V Encyclopédie,  et  attendre  un  temps  plus  favorable  (qui  ne  re- 
viendra peut-être  jamais)  pour  la  continuer.  S'il  était  possible  qu'elle  s'im- 
primât dans  le  pays  étranger,  en  continuant,  comme  de  raison,  à  se  faire  à 
l'aris,  je  reprendrais  demain  mon  travail;  mais  le  gouvernement  n'y  con- 
sentira jamais,  et  quand  il  le  voudrait  bien,  est-il  possible  que  cet  ouvrage 
s'imprime  à  cent  ou  deux  cents  lieues  des  auteurs? 

Par  toutes  ces  raisons  je  persiste  en  ma  thèse'. 

Parlons  un  peu  de  Genève  et  de  vos  ministres.  Je  n'ai  garde,  monsieur 
le  plénipotentiaire  de  VEnci/clopédie,  de  vous  interdire  les  politesses  avec 
ces  sociniens  honteux  ;  mais  surtout  ne  passez  pas  les  politesses  et  vos 
pouvoirs;  point  de  rétractation  ni  directe  ni  indirecte.  Dites-leur  bien  de  ma 
part  que  je  n'ai  point  violé  leur  secret,  que  je  n'ai  rien  dit  qui  ne  soit  connu 
de  toute  l'Europe,  et  sur  quoi  ils  so  justifieraient  vainement;  qu'enfin  j'ai 
cru  leur  faire  beaucoup  d'honneur  en  les  représentant  comme  les  prêtres  du 
monde  qui  ont  le  plus  de  logique.  Proposez-leur  à  signer  cette  petite  pro- 
fession de  foi  de  deux  lignes  :  «  Je  soussigné  crois,  comme  article  de  foi, 
que  les  peines  de  l'enfer  sont  éternelles,  et  que  Jésus-Christ  est  Dieu,  égal 
en  tout  à  son  Père;  »  vous  verrez  les  pharisiens  aux  prises  avec  les  sadu- 
céens,  et  nous  aurons  les  rieurs  pour  nous. 

La  comiriission  ét;iblie  pour  savoir  ce  qu'il  faut  faire  ressemble  au 
grand  conseil  qui  se  tint  à  Dresde,  le  lendemain  du  jour  que  Charles  XII  y 
passa-;  et  je  crois  qu'elle  aura  la  même  issue. 


1.  Vers  77  de  hi  Coupe  encltantee,  conte  de  La  Fontaine. 

2.  Vojcz  tome  XVI,  page  230. 


ANNÉE    173  8.  385 

Je  reviens  à  V Encyclopédie  ;  je  doute  fort  que  votre  article  Histoire 
puisse  passer  avec  les  nouveaux  censeurs,  et  je  vous  renverrai  cet  article 
quand  vous  voudrez,  pour  y  faire  les  changements  que  vous  avez  en  vue. 
Mais  rien  ne  presse;  je  doute  que  le  huitième  volume  se  fasse  jamais.  Voyez 
donc  la  foule  d'articles  qu'il  est  impossible  de  faire  :  Hérésie,  Hiérarchie, 
Indulgence,  Infaillibililé,  Immortalité,  Immatériel,  Hébreux,  Hobbisme, 
Jésus-Christ,  Jésuites,  Inquisition,  Jansénistes,  Intolérance,  etc.,  et  tant 
d'autres  !  Encore  une  fois,  il  faut  nous  en  tenir  là.  A  vos  moments  perdus 
jetez  les  yeux,  je  vous  prie,  sur  Figure  de  la  terre,  au  sixième  volume. 

3.j42.   —  A   M.   D'ALEMBERT. 

A  Lausanne,  de  mon  lit,  d'où  je  vois  dix  lieues  de  lac, 
29  janvier. 

N'appelez  point  vos  lettres  du  bavardage,  mon  digne  et  cou- 
rageux philosophe;  il  faut,  s'il  vous  plaît,  s'entendre  et  parler  de 
ses  affaires. 

On  fait  une  grande  profession  de  foi  à  Genève  ;  vous  aurez  le 
plaisir  d'avoir  réduit  les  hérétiques  à  publier  un  catéchisme.  On 
se  plaint  de  l'article  des  Comédiens,  inséré  dans  celui  de  Genève  ; 
mais  vous  avez  joint  ce  petit  mot  de  la  comédie  à  la  requête  des 
citoyens  qui  vous  en  ont  prié.  Ainsi  d'un  côté  vous  n'avez  fait  que 
céder  à  l'empressement  des  bourgeois,  et  de  l'autre  vous  n'avez 
fait  que  répéter  le  sentiment  des  prêtres,  sentiment  publié  dans 
le  catéchisme  d'un*  de  leurs  théologiens,  et  débité  publiquement 
devant  vous  dans  toutes  les  conversations. 

Quand  je  vous  ai  supplié  de  reprendre  M/îcj/cZopéc/ie.'j'ignorais 
à  quel  excès  de  brutalité  on  avait  poussé  les  libelles,  et  j'étais  bien 
loin  de  soupçonner  qu'ils  fussent  autorisés.  Je  vous  ai  écrit  une 
grande  lettre  par  M'"^  de  Fontaine  ;  elle  est  votre  voisine  ;  ne 
pourriez-vous  pas  passer  chez  elle  ? 

Il  serait  triste  qu'on  crût  que  vous  quittez  V Encyclopédie  à  cause 
de  l'article  Genève,  comme  on  affecte  d'en  faire  courir  le  bruit  ; 
mais  il  serait  encore  plus  triste  de  continuer  en  étant  exposé  à 
des  dégoûts  qui  doivent  vous  révolter  autant  qu'ils  déshonorent 
la  nation.  Étes-vous  bien  uni  avec  M.  Diderot  et  les  autres  asso- 
ciés ?  Funiculus  triplex  di/ficillime  rumpitur-.  Quand  vous  signifierez 
tous  ensemble  que  vous  ne  travaillerez  qu'avec  l'assurance  de  la 
liberté  honnête  qu'il  vous  faut,  et  de  la  protection  qu'on  vous 
doit,  il  faudra  bien  qu'on  en  vienne  à  vous  prier  de  ne  pas  priver 

1.  Jacob  Veruet;  voyez  lettre  3.^0l. 

2.  Ecclésiasle,  chap.  iv,  vers.  12. 

39.  —  Correspondance.  VII.  25 


386  CORRESPONDANCE. 

Ja  Franco  d'un  monument  devenu  nécessaire.  Les  criailleries  pas- 
seront, et  l'ouvrage  restera. 

Il  est  beau  de  quitter  tous  ensemble  et  de  donner  des  lois  ;  il 
serait  désagréable  pour  vous  de  quitter  seul  :  il  ne  faut  point  que 
la  tête  se  sépare  du  corps. 

Quand  vous  donnerez  le  premier  volume,  faites  rougir  dans 
une  préface  les  lâches  qui  ont  permis  qu'on  insullîit  à  ceux  qui 
seuls  aujourd'hui  travaillent  pour  la  gloire  de  la  nation  ;  et,  pour 
Dieu,  ne  souffrez  plus  les  insipides  déclamations  qu'on  insère 
dans  YoivG  Encyclopédie.  .\e  donnez  pas  à  nos  ennemis  le  droit  de 
se  plaindre  que  ceux  qui  n'ont  eu  aucun  succès  dans  les  arts,  où 
ils  ont  même  été  siffles,  osent  donner  les  règles  de  ces  arts,  et 
prendre  pour  règles  leurs  ridicules  imaginations.  Bannissez  la 
morale  triviale  dont  on  enfle  certains  articles.  Le  lecteur  veut 
savoir  les  difl"érentes  acceptions  d'un  mot,  et  déteste  un  fade  lieu 
commun  sur  ce  mot.  Qui  vous  force  à  déshonorer  Y  Encyclopédie 
par  cet  entassement  de  fadeurs  et  de  fadaises  qui  donne  un  si 
l)eau  champ  aux  critiques?  et  pourquoi  joindre  du  velours  de 
gueux  à  vos  étoffes  d'or?  Rendez-vous  les  maîtres  absolus,  ou  aban- 
donnez tout.  Malheureux  enfants  de  Paris,  il  fallait  faire  cet 
ouvrage  dans  un  pays  libre.  Vous  avez  travaillé  pour  des  libraires  *  ; 
ils  ont  recueilli  le  profit,  et  vous  recueillez  les  persécutions. 
Tout  cela  me  fait  trouver  ma  retraite  charmante.  Je  vous  y  re- 
grette de  tout  mon  cœur.  Plût  à  Dieu  que  vous  n'eussiez  point 
vu  de  prêtres  quand  vous  vîntes  chez  nous!  Mettez-moi  au  fait  de 
tout,  je  vous  en  prie. 

3543.  —  A  MADAME   LA  COMTESSE   DE  LUTZELBOURG. 

l"  février. 

Je  suis  bien  touché  du  souvenir  de  M.  le  comte  de  Lutzel- 
bourg.  Je  lui  souhaite  des  campagnes  heureuses  pendant  l'été, 
et  de  bons  quartiers  d'hiver  ;  point  de  coups  de  fusil,  de  grosses 
pensions  et  des  honneurs,  et  quelquefois  une  douce  retraite  à 
l'île  Jard  avec  la  plus  aimable  et  la  plus  respectable  femme  du 
monde,  qui  est  madame  sa  mère. 

La  conversation  du  roi  de  Prusse-  et  de  l'Anglais  Mitchell  est 


1.  Voltaire,  quoique  Tun  des  collaborateurs  do  ÏEncyclopcdic,  à  laquelle  il 
n'avait  pu  souscrire  qu'à  la  fin  de  1756,  ne  manquait  pas  d'en  payer  chaque  vo- 
hime  à  Briasson  ;  voyez  la  fin  de  la  lettre  3'259. 

2.  Voyez  lettres  3509  et  3512. 


ANNÉE    1758.  387 

imprimée ,  et  n'en  est  guère  plus  vraie.  Il  se  peut  faire  à  toute 
force  qu'un  ministre  anglais  ait  parlé  de  Dieu  ;  mais  il  ne  se  peut 
qu'il  ait  dit  au  marquis  de  Brandebourg  que  Dieu  était  le  seul  à 
qui  l'Angleterre  ne  donnât  pas  de  subsides,  attendu  que  le  mar- 
quis n'eu  a  jamais  reçu,  et  que  le  Danemark  est  actuellement  le 
seul  État  qui  reçoive  des  guinées. 

Je  vous  supplie,  madame,  de  vous  tenir  bien  chaudement. 
Je  n'ai  plus  de  mouches;  mais  j'ai  de  la  neige,  et  autant  qu'il  y 
en  a  sur  l'Aller.  Portez-vous  bien,  et  moquez-vous  du  monde. 
Mille  respects. 

3544.  —  A    M.  JEAN  SCHOUVALOW. 

Lausanne,  5  février. 

Monsieur,  la  dernière  lettre  que  Votre  Excellence  m'a  fait 
l'honneur  de  m'écrire  me  ûatte  que,  dans  quelque  temps,  vous 
voulez  bien  m'envoyer,  non-seulement  les  documents  authen- 
tiques du  règne  de  Pierre  le  Grand,  mais  encore  ceux  qui  peuvent 
servir  à  la  gloire  de  votre  nation,  jusqu'à  ces  jours.  En  effet, 
monsieur,  tout  ce  qu'on  a  fait  depuis  lui  est  une  suite  de  ses  éta- 
blissements. C'est  à  lui  qu'il  faut  rapporter  tout  ce  que  les  Russes 
ont  fait  de  grand  et  de  mémorable.  Je  fais  des  vœux  pour  la 
prospérité  de  son  auguste  et  digne  fille.  Sa  gloire  m'est  aussi 
chère  que  celle  du  grand  homme  dont  elle  est  née.  Je  regarderai, 
monsieur,  comme  la  plus  grande  faveur  les  instructions  que  vous 
voudrez  bien  me  donner.  Le  plaisir  que  vous  me  procurez  de 
rendre  justice  à  un  héros,  à  l'impératrice  régnante,  et  à  votre- 
nation,  sera  le  plus  agréable  travail  de  ma  vie.  J'espère  qu'il  me 
sera  permis  de  vous  en  marquer  ma  reconnaissance. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  tous  les  sentiments  que  je  vous 
dois,  etc.  V. 

3545.  —   A   M.    D'ALEMBERT. 

5  février. 

A  la  réception  de  votre  lettre  du  28,  j'ai  lu  vite  les  articles 
dont  vous  parlez,  homme  selon  mon  cœur,  mon  vrai,  mon  cou- 
rageux philosophe.  Ces  articles  augmentent  mes  regrets.  Non,  il 
n'est  pas  possible  que  la  saine  partie  du  public  ne  vous  rede- 
mande à  grands  cris  ;  mais  il  faut  absolument  que  tous  ceux  qui 
ont  travaillé  avec  vous  quittent  avec  vous.  Seront-ils  assez  indignes 
du  nom  de  philosophes,  assez  lâches  pour  vous  abandonner? 
J'écrivis  d'abord  à  M.  Diderot,  et  je  lui  dis  ce  que  je  pense  ;  je  lui 


38S  CORRESPONDANCE. 

ai  écrit  cncoro.  J'ai  rodomandi'  mos  arliclcs,  et  je  n';\\  point  eu 
de  réponse  *:  ce  procédé  est  rare. 

La  profession  de  foi  des  socinicns  honteux  est  sous  presse  et 
presque  finie.  Les  ])rêtres  qui  la  font  ont  voulu  parler  au  nom 
des  magistrats  couinie  au  leur,  et  les  magistrats  ne  l'ont  pas 
souffert.  Ils  ont  consumé  un  grand  mois  à  ce  bel  ouvrage.  «  Voilà 
qui  est  l)ien  long,  disait-on. —  Il  faut  un  peu  de  temps,  répondit 
Iliiber-,  quand  il  s'agit  de  donner  un  état  à  Jésus-Christ.  »  La 
seule  politesse  que  je  fasse  consiste  à  dire  que  vous  avez  fait  beau- 
coup d'honneur  à  la  ville,  que  votre  article'  est  l'éloge  de  la 
liberté,  et  que  le  gouvernement  doit  être  flatté  ;  que  d'ailleurs 
TOUS  n'avez  certainement  voulu  blesser  personne. 

Qui  donc  a  eu  la  bassesse  d'envoyer  un  libelle  en  province'"! 
Est-ce  quelque  confesseur  de  quelque  dame  du  palais  ? 

M""-  de  Pompadour  seml)]ail  faite  pour  protéger  VEncyclophlie. 
L'abbé  de  Bernis  doit  chérir  cet  ouvrage,  s'il  a  le  temps  de  le 
lire.  Ne  se  feront-ils  pas  tous  deux  lionncur  d'en  être  le  soutien? 
Je  n'en  sais  rien,  je  vois  tout  de  trop  loin.  Mettez-moi  au  fait, 
je  vous  en  prie;  point  tant  de  cachets  quand  vous  m'écrirez; 
quatre  donnent  du  soupçon,  un  seul  n'en  donne  pas. 

Je  ne  me  console  point  que  les  fanatiques  vous  rendent  Paris 
désagréable,  et  vous  empêchent  de  revoir  les  Délices.  Mais  pour- 
quoi n'y  pas  revenir?  Quand  la  profession  de  foi  est  faite,  la  paix 
l'est  aussi. 

Que  Paris  est  encore  bête!  Cicérou  et  Lucrèce  passèrent-ils 
par  les  mains  des  censeurs  de  livres?  Pourquoi  cette  rage  contre 
la  philosophie?  Je  ne  m'accoutume  point  à  voir  les  sages  écrasés 
par  les  sots.  J'ai  le  cœur  navré. 

354G.   —  A  M.   LE   COMTI-    D'ARGENTAL. 

A  Lausanne,  5  février. 

Je  me  flatte,  mon  divin  ange,  que  M.  le  comte  de  Choiseul  a 
reçu  ma  lettre;  je  lui  fais  mon  compliment,  et  surtout  au  prince 
Henri,  qui  a  prévenu  sa  sœur  :  c'était  ù  qui  des  deux  ferait  une 
action  honnête.  Ce  Henri  est  très-aimable;  ce  n'est  pas  Henri  IV, 


1.  Elle  est  ci-apn''s,  lettre  3.")rj0. 

2.  Jean  Hubor,  né  à  Genève  en    17-J'2,  célèbre  par  ses  découpures  de  papier; 
voyez  une  note  de  la  lettre  ^'i.")?. 

3.  L'article  GK\i:vE,  dans  VEncijcloprdie. 

4.  Allusion  au\  Afiiches  de  province  ;  voyez  la  lettre  3ôil. 


ANNÉE    1738.  389 

mais  il  a  dos  grâces,  des  talents,  de  la  douceur,  et  c'est  lui  qui 
était  à  la  tête  de  cinq  bataillons  devant  qui  toute  votre  armée 
prit  la  poudre  d'escampette  le  5  novembre,  journée  qui  a  changé 
la  destinée  de  l'Allemagne.  Je  reconnais  bien  mes  cliers  compa- 
triotes à  l'enthousiasme  où  ils  sont  à  présent  pour  le  roi  de 
Prusse,  qu'ils  regardaient  comme  Mandrin  Ml  y  a  cinq  ou  six 
mois.  Les  Parisiens  passent  leur  temps  à  élever  des  statues  et  à 
les  briser  ;  ils  se  divertissent  à  siffler  et  à  battre  des  mains  ;  et, 
avec  bien  moins  d'esprit  que  les  Athéniens,  ils  en  ont  tous  les 
défauts,  et  sont  encore  plus  excessifs. 

Je  m'affermis  tous  les  jours  dans  l'opinion  qu'il  ne  faut  pas 
perdre  un  demi-quart  d'heure  de  sommeil  pour  leur  plaire.  La 
persécution  excitée  contre  VEncyclophlie  achève  de  me  rendre 
mon  lac  délicieux;  je  goûte  le  plaisir  d'être  mieux  logé  que  les 
trois  quarts  de  vos  importants,  et  d'être  entièrement  libre.  Si  j'a- 
vais été  à  la  tête  de  l'Encyclopédie,  je  serais  venu  où  je  suis;  jugez 
si  j'y  dois  rester. 

La  littérature  est  un  brigandage;  le  théâtre  est  une  arène  où 
on  est  livré  aux  bêtes  ;  et  une  médaille-  pour  deux  succès,  qui 
d'ordinaire  sont  deux  exemples  de  mauvais  goût,  n'est  qu'une  sot- 
tise de  plus.  Les  fous  de  la  cour  portaient  autrefois  des  médailles; 
c'est  apparemment  celles-là  qu'on  donnera. 

Nos  médailles  sont  ici  d'excellents  soupers;  nous  n'avons 
point  de  cabales  :  on  regarde  comme  très-grande  faveur  d'être 
admis  à  nos  spectacles.  Les  habits  sont  magnifiques,  nos  acteurs 
ne  sont  pas  mauvais,  IVP"®  Denis  est  devenue  supérieure  dans  les 
rôles  de  mère;  je  ne  suis  pas  mauvais  pour  les  vieux  fous;  nous 
ne  pouvons  commencer  que  dans  quinze  jours,  parce  que  nous 
avons  eu  des  malades  :  voilà  l'état  des  choses.  Je  suis  très-touché 
de  l'état  de  M""=  d'Argental  ;  il  faut  qu'elle  vienne  à  Épidaure 
consulter  Esculape.  M""'  d'Épinai  a  obtenu  des  nerfs.  M"'  de  Muy 
a  été  guérie,  ma  nièce  Fontaine  a  été  tirée  de  la  mort.  Il  faut 
aller  à  Lyon  voir  son  oncle  ;  de  là,  dans  une  terre  qui  est  à 
M.  de  Mondorge  ou  à  son  frère;  et,  de  cette  terre,  aux  Délices. 

Je  vous  prie  de  dire  à  M,  le  chevalier  de  Chauvelin'  que  je 
lui  souhaite  quelque  étisie,  quelque  marasme,  quelque  atrophie, 
afin  qu'il  prenne  son  chemin  par  Genève,  quand  il  retournera  à 
Turin. 

1 .  Voyez  la  lettre  3256. 

2.  Voyez  la  lettre  3535. 

3.  Ambassadeur  près  le  roi  de  Sardaigne.  —  Il  portait  le  titre  de  marquis 
lorsque  Voltaire  lui  adressa  une  lettre  le  6  novembre  1759. 


390  CORRÏÏSPOXn.WCR. 

Mais  qiiVst  dovoniic  I;i  maison  de  votro  île?  Oc  ne  dcmandez- 
Tous  un  remboursement  sur  Hanovre  ou  sur  Clèvcs? 

Comment  vont  vos  affaires  de  Cadix?  Ne  recevez-vous  pas 
quelques  déi)ris  de  temps  en  temps?  Vivez  heureux,  mon  cher 
ange;  ce  sont  les  vœux  du  plus  maigre  Suisse  des  Treize-Can- 
tons. 

35i7.   —  A   M.   TRONCIIIN,    DE    LYON  >. 

Lausanne,  5  février. 

Vous  sentez  combien  je  dois  m'intéresser  à  une  chose  ^  qui 
doit  se  faire  tôt  ou  tard,  qu'on  fera  peut-être  un  jour  avec  un 
très-grand  désavantage,  et  qu'on  pourrait  faire  aujourd'liui  avec 
une  utilité  bien  reconnue.  Je  souhaite  que  des  intérêts  particu- 
liers ne  s'opposent  pas  à  un  si  grand  bien  ;  en  tout  cas,  vivons 
tout  doucement,  et  laissons  les  hommes  être  aussi  fous,  aussi 
méchants  et  aussi  malheureux  qu'ils  veulent  l'être.  Je  juge  par 
les  lettres  que  je  reçois  de  Pétersbourg  que  les  Russes  vont 
recommencer  la  guerre  ;  mais  aussi  toute  l'Angleterre  se  déclare 
pour  le  roi  de  Prusse.  Le  parlement  a  déjà  voté  un  suhside  d'une 
commune  voix.  11  faudrait  un  dieu  pour  faire  la  paix  dans  ces 
circonstances. 

3oi8.   —  DE   M.   D'ALEMBEP.T. 

A  Paris,  8  février. 

Vous  m'écrivez,  mon  cher  et  grand  philosophe,  de  votre  lit,  où  vous 
voyez  dix  lieues  de  lac,  et  moi  je  vous  réponds  de  mon  trou',  où  je  vois 
le  ciel  long  de  trois  aunes''.  Ce  trou  suffirait  pourtant  à  mon  bonheur,  si  la 
persécution  ne  venait  pas  m'y  chercher;  mais  la  violence  à  laquelle  elle  est 
montée,  et  l'autorité  de  ceux  qui  l'exercent,  me  font  envier  le  sort  de  ceux 
qui  peuvent  avoir  un  trou  ailleurs. 

J'ai  découvert  encore  de  nouvelles  airocités  depuis  ma  dernière  lettre. 
Il  est  très-certain  que  l'on  a  forcé  M.  de  Malesherbes  à  laisser  imprimer  les 
Caconacs'^;  il  est  très-certain  que  la  satire  plus  que  violente  insérée  contre 
nous  dans  les  Affiches  de  province  vient  des  bureaux  d'un  ministre^  aussi 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  La  paix. 

3.  Maison  de  la  vitrière,  nourrice  de  d'Alembort,  rue  Michol-le-Comte.  (Cl.) 

4.  Die  qiiibus  in  terris 

Très  patcat  cœli  spatium  non  amplius  ulnas. 

(ViRG.,  ccl.  ni,  V.  104.) 

5.  Voyez  lettre  3512. 

6.  Bernis. 


ANNÉE    17:i8. 


391 


cacouac  pour  le  moins  que  nous,  niuis  qui  a  oru  pouvoir  faire  sa  cour  au 
redoutable  protecteur  des  cacouacs  par  un  sacrifice  in  anima  vili  ^.  Jugez  à 
présent,  mon  cher  et  illustre  maître,  s'il  est  possible  d'achever  dans  cette 
terre  de  perdition  le  monument  que  nous  avions  commencé  d'élever  à  la 
gloire  des  lettres.  Diderot  se  borne  à  dire  qu'il  ne  peut  pas  continuer  sans 
moi.  J'ignore  quel  parti  il  prendra  en  dernière  instance;  mais  je  sais  que, 
s'il  continue,  il  se  prépare  des  chagrins  de  toute  espèce  :  Dieu  veuille  l'en 
préserver  !  mais  c'est  son  affaire.  Il  me  paraît  d'ailleurs  impossible,  d'un 
côté,  que  cet  ouvrage  se  continue  sur  le  même  pied  qu'auparavant;  de 
l'autre,  qu'il  puisse  se  continuer  sur  un  autre  pied;  et  il  vaut  mieux  le 
laisser  imparfait  que  d'en  faire  une  espèce  de  satyre  à  tête  d'hoaune  et  à 
pieds  de  bête. 

Je  suis  plus  fâché  que  vous  des  déclamations  et  des  trivialités  qu'on  a 
insérées  dans  VEncyclopédiej  mais  croyez  que  je  n'en  ai  pas  été  le  maître. 
Comme  je  n'ai  proprement  de  juridiction  que  sur  la  partie  mathématique, 
la  voie  de  représentation  est  la  seule  dont  je  puisse  user  sur  le  reste;  d'ail- 
leurs M.  Diderot  a  été  souvent  dans  l'impossibilité  de  faire  autrement.  Tel 
auteur  qui  nous  est  utile  par  un  grand  nombre  de  bons  articles  exige  sou- 
vent, pour  prix  de  ce  qu'il  nous  donne  de  bon,  qu'on  admette  aussi  ce  qu'il 
fournit  de  mauvais.  Nous  nous  serions  trouvés  tout  seuls,  si  nous  avions 
voulu  tyranniser  nos  collègues.  C'est  un  petit  ou  un  grand  mal,  si  vous 
voulez,  que  l'on  a  été  forcé  d'endurer  pour  un  plus  grand  bien. 

Vous  ne  me  parlez  plus  de  votre  disciple;  en  avez-vous  des  nouvelles? 
le  voilà  plus  couvert  de  gloire  que  jamais.  J'oubliais  de  vous  dire  que  les 
Cacouacs  sont  de  l'auteur^  d'une  mauvaise  brochure  intitulée  l'Observateur 
hollandais^  qui,  n'osant  plus  tourner  le  roi  de  Prusse  en  ridicule,  depuis 
ses  victoires,  s'est  jeté  sur  Y  Encyclopédie.  Envoyez-moi,  je  vous  prie,  par 
M.  de  Malesherbes,  ou  autrement,  la  Profession  de  foi  de  vos  ministres. 
J'ai  proposé  à  M.  de  Cubières'^  de  leur  en  faire  signer  une  fort  courte  :  «  Je 
reconnais  que  Jésus-Christ  est  Dieu,  égal  et  consubstantiel  à  son  Père.  » 
«  Ils  ne  signeront  pas  cela,  me  dit  W.  de  Cubières.  —  Si  cela  est,  lui 
répondis-je,  j'ai  eu  raison:  car  vous  savez  que  le  consubstantiel  est  le 
grand  mot,  l'homoousios  du  concile  de  Nicée,  à  la  place  duquel  les  ariens 
voulaient  l'homoiousios'*.  Ils  étaient  hérétiques  pour  ne  s'écarter  de  la  foi 
que  d'un  iota  ^.  » 

O  miseras  hominum  mentes  ^.,. 
Adieu,  mon  cher  et  illustre  maître;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

1.  Allusion  à  l'aventure  de  Muret  dans  une  hôtellerie  en  Italie. 

2.  Moreau. 

3.  Ou  de  Lubière;  voyez  lettre  3480. 

4.  Voyez  tome  XI,  page  149, 

5.  Matthieu,  v,  18. 

6.  Lucrèce,  livre  II,  vers  1 4. 


392  CORRESPONDA?>'Ci:. 

3519.  —  A  M.  LI-    COMTI-    D'ARGENTAL. 

A  Lausanne,  0  février. 

Avcz-vous,  lisez-vous  VEnnjclopètlie,  mon  cher  ange?  Savez- 
vous  les  tracasseries,  les  tribulations  qu'elle  essuie?  J'ai  retiré 
mes  enjeux,  et  j'ai  mandé  à  M.  Diderot  de  me  renvoyer  les  ar- 
ticles et  les  papiers  concernant  cet  ouvrage,  et  j'ai  pris  la  liberté 
de  stipuler  qu'il  renverrait  chez  vous  les  papiers  cachetés;  vous 
me  le  permettrez,  sans  doute  :  ce  n'est  plus  la  peine  de  travailler 
pour  une  entreprise  qui  va  cesser  d'être  utile,  et  qui  est  traversée 
de  tous  côtés.  Si  Diderot,  qui  est  entouré  de  sacs  comme  Perrin 
Dandin,  et  qui  est  accablé  du  fardeau,  oubliait  mes  paperasses, 
j'ose  vous  supplier  de  vouloir  bien  envoyer  chez  lui,  rue  Ta- 
ranne,  quand  vous  serez  à  la  Comédie. 

Nous  allons,  nous  autres  Suisses,  jouer  Fanime  et  la  Femme 
qui  a  raison.  Je  pense  qu'il  faut  différer  longtemps  pour  le  tripot^ 
de  Paris,  et  laisser  dégorger  Iphigcnie  en  Crimée-.  Par  ma  foi, 
vous  autres  Parisiens,  vous  n'avez  pas  le  sens  commun  ;  Luc 
n'en  a  pas  davantage  d'avoir  commencé  cette  horrii)le  guerre 
qui  lui  a  donné,  à  la  vérité,  de  la  gloire,  mais  qui  le  rend  très- 
malheureux,  lui  et  onze  ou  douze  cent  mille  hommes  ses  sem- 
l)lal)les,  s'il  y  a  quelque  chose  de  semblable  à  Luc.  Je  ne  vois 
que  folie  et  bêtise.  Intérim,  vale.  Heureux  qui  digère  tranquille- 
ment! Comment  va  la  santé  de  M"""  d'Argcntal? 

35:;0.  —   A   M.    TROXCIIIN,   DE   LYON  3. 

Lausanne,  9  février. 

La  triste  lettre  est  partie.  Si  on  osait,  on  vous  dirait  qu'il  est 
ù  craindre  que  la  France  ne  fasse  la  guerre  en  dupe,  et  qu'elle 
ne  perde  beaucoup  d'argent  et  beaucoup  d'hommes  pour  ne 
rien  gagner  du  tout,  et  pour  aguerrir  et  agrandir  ses  ennemis 
naturels.  Peut-être  eût-il  mieux  valu  bâtir  des  vaisseaux  et  en- 
voyer dix  mille  hommes  prendre  les  possessions  anglaises;  le 
gain  aurait  au  moins  dédommagé  de  la  dépense. 

En  vérité,  sans  les  commerçants  qui  sont  occupés  sans  cesse 

1.  La  Comédie  française. 

2.  C'est  Vlphigétiie  en  Tauride  de  Guiniond  de  La  Touche;  Voltaire  l'appelait 
Iphigénie  en  Criméejk  cause  de  la  dureté  de  la  versification. 

3.  Éditeurs,  de  Cajrol  et  François. 


ANNÉE    17;j8.  393 

à  réparer  les  pertes  que  fait  le  gouvernement,  il  y  a  longtemps 
que  la  France  serait  ruinée.  Vous  ne  me  saurez  pas  mauvais  gré 
de  celte  petite  réflexion. 


3551.  —  A   MADAME   D'ÉPINAI. 

Madame,  je  suis  malade  et  garde-malade;  ces  deux  belles 
fonctions  n'empêcheront  pas  que  je  ne  sois  rongé  de  remords  de 
ne  vous  point  faire  ma  cour.  Je  suis  tous  les  jours  tenté  de 
m'iiabiller  (ce  que  je  n'ai  fait  qu'une  fois  pour  vous  depuis  trois 
mois),  et  d'entreprendre  le  voyage  de  Genève.  Je  ferai  ce  voyage 
pour  vous,  madame,  dès  que  ma  nièce  sera  mieux.  Je  vous 
demande  des  nouvelles  de  votre  santé,  et  je  vous  présente  mes 
profonds  respects. 

Le  Suisse  V. 

3552.   —  A;m.   DARGET. 

A  Lausanne,  10  février  1758. 

Je  vois  avec  douleur,  mon  cher  et  ancien  ami,  que,  dans  le 
meilleur  des  mondes  possibles  de  Leibnitz,  vous  paraissez  n'a- 
voir pas  le  meilleur  lot;  et  que  lorsque  tout  est  bien,  votre 
vessie  est  toujours  un  peu  mal.  Vous  ne  semblez  guère  plus  con- 
tent de  votre  fortune  que  de  votre  vessie.  Durum,  sed  levius  sit 
paticntia.  J'ai  toujours  été  fort  surpris  que  les  personnes  qui 
vous  aiment  et  qui  connaissent  vos  talents  ne  vous  aient  pas 
utilement  employé  comme  ils  le  pouvaient.  Il  se  fait  actuelle- 
ment des  fortunes  immenses  dans  des  entreprises  auxquelles 
vous  aviez  travaillé  autrefois.  Il  me  semble  qu'il  y  avait  de  la 
justice  à  ne  vous  pas  exclure.  Le  moindre  intérêt  dans  ces  af- 
faires est  une  chose  très-considérable.  Si  vous  avez  i)erdu  toute 
espérance  de  ce  côté,  vous  goûterez  Vauream  mediocritatem  d'Ho- 
race. lAIais  il  faut  songer  à  votre  santé,  qui  est  le  véritable  bien. 
J'éprouve  qu'on  peut  très-bien  prendre  patience  dans  un  état  de 
langueur  et  de  faiblesse  ;  mais  on  la  perd  dans  la  souffrance 
continuelle.  Vous  êtes  à  portée  des  soulagements  :  que  seriez- 
vous  devenu  en  Prusse  loin  des  secours?  Vous  me  paraissez  bien 
informé  de  ce  pays-là.  Je  crois  celui  qui  en  est  le  maître  encore, 
plus  malheureux  cent  fois  que  vous.  Sa  santé  est  très-dérangée; 
il  n'a  ni  plaisirs  ni  amis,  et  il  est  embarrassé  dans  un  laby- 
rinthe dont  on  ne  peut  sortir  qu'à  travers  des  flots  de  sang. 
Quelque  chose  qui  arrive,  il  est  à  plaindre.  Il  est  difficile  que 


394  CORRESPOND  A  XCK. 

la  France  et  rAulriclie  lui  paidoiiiu'iit,  et  qu'à  la  loiif^uo  il  ne 
succombe  pas. 

J'ai  oublié  le  nom  du  premier  écuyer  du  prince  de  Prusse, 
ffui  me  venait  voir  quelquefois:  ne  vous  en  ressouvenez-vous 
point?  Il  me  semble  quil  ('tait  originaire  de  Saxe.  Le  général 
kiow  léiait  aussi  ;  mais  je  ne  le  crois  point  arquebuse,  comme 
(in  Ta  dit.  .Je  ne  crois  ])oint  non  plus  au  carcan  de  l'abbé  de 
Prades.  Comment,  et  en  quoi  aurait-il  trabi  le  roi  de  Prusse?  Il 
n'était  certainement  auprès  du  roi,  en  campagne,  que  pour  lui 
faire  la  lecture.  Du  moins  le  roi  me  l'a  mandé  ainsi,  quatre  jours 
avant  la  bataille  de  Rosbach.  II  ne  lui  faisait  point  part  de  ses 
desseins  militaires,  qu'il  ne  confie  pas  même  à  ses  officiers  géné- 
raux; il  ne  le  cbargeait  pas  de  négociations.  L'al)bé  de  Prades 
n'avait  pas  plus  de  crédit  à  Breslau  que  vous  et  moi  ;  il  n'y  con- 
naît personne.  Je  maintiens  qu'il  n'a  pu  traliir  le  roi  de  Prusse. 
Il  aura  écrit  quelque  lettre  indiscrète  ;  et  ce  qui  n'est  point  un 
crime  ailleurs  en  est  un  dans  ce  pays-là,  vu  les  circonstances 
présentes.  Voilà  ce  que  je  pense:  je  crois  l'abbé  de  Prades  aussi 
mauvais  cbrétien  que  La  Metfrie;  mais  ce  n'est  point  un  traître. 
Je  peux  me  tromper,  j'attendrai  que  le  temps  me  désabuse. 

Le  prince  Henri  m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire  de  Dresde, 
où  il  est  adoré.  La  princesse  Amélie  est  allée  à  lîreslau,  ce  qui 
m'étonne  beaucoup.  M""^  la  margrave  de  Baireuth  a  une  santé 
pire  que  la  vôtre.  Elle  est  enchantée  des  victoires  de  son  frère; 
mais  elle  craint  les  revers,  et  elle  est  lasse  de  tant  de  dévasta- 
tions. Comptez  qu'on  doit  se  trouver  très-heureux  dans  une 
douce  retraite.  Ce  M,  Coste,  dont  vous  me  parlez,  n'est-il  pas 
parent  du  traducteur  de  Locke? 

Le  papier  me  manque,  Vale,  et  me  ama.  V. 

3553.  —  A  M.  TUONCIIIN,    DE  LYON». 

Lausanne,  12  février. 

Si  ce  n'était  par  un  excès  de  bonté  que  Son  Éminence  veut 
bien  me  confier  la  copie  de  sa  lettre,  je  soupçonnerais  un  peu 
d'amour-propre.  On  ne  peut  écrire  avec  plus  de  dignité,  ni  avec 
plus  de  sagesse,  ni  dans  une  meilleure  intention.  Mais  celui  qui  a 
écrit  cette  lettre  est  supérieur  à  l'amour-propre.  Mes  applaudisse- 
ments lui  feront  moins  de  plaisir  que  la  situation  des  afTaires  ne 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    nSS.  39d 

doit  lui  faire  de  peine.  On  est  dans  un  labyrinthe  dont  on  ne 
peut  guère  sortir  que  dans  des  ruisseaux  de  sang  et  sur  des  corps 
morts.  C'est  une  chose  bien  triste  d'avoir  à  soutenir  une  guerre 
ruineuse  sur  mer,  pour  quelques  arpents  de  glace  en  Acadie,  et 
de  voir  fondre  des  armées  de  cent  mille  hommes  en  Allemagne, 
sans  avoir  un  arpent  à  y  prétendre.  J'aurais  des  volumes  de 
réflexions  inutiles  à  faire  sur  cette  double  position  :  c'est  pour- 
quoi je  n'en  fais  point;  je  me  contente  d'encourager  la  sœur  et 
même  le  frère  à  se  servir  dans  l'occasion  de  la  voie  déjà  em- 
ployée. Comptez  qu'avant  dix-huit  mois  la  cour  sera  bien  lasse 
des  dépenses  exorbitantes  prodiguées  pour  des  intérêts  étran- 
gers, contraires  au  véritable  intérêt,  dépenses  encore  augmentées 
par  la  déprédation  la  plus  ruineuse.  Alors  on  pourra  écouter 
ceux  qui  proposeront  un  plan  de  pacification. 

Vous  avez  déjà  appris  que  le  collet  rouge  de  JM.  l'abbé  de 
Bernis  est  surmonté  du  collier  de  l'ordre.  Ce  collet  fera  bientôt 
place  à  une  barrette. 

3554.  —  A  M.    LE    COMTE    DE   TRESSAN. 

Lausanne.  12  février. 

J'ai  pris  l'énorme  liberté,  monsieur,  de  vous  envoyer  une 
bibliothèque  complète  de  fatras  imprimés  à  Genève,  chez  les 
frères  Cramer  ;  je  vous  en  demande  bien  pardon.  J'aimerais  mieux 
un  quart  d'heure  de  votre  conversation  que  les  dix-sept  volumes^ 
qu'on  doit  avoir  l'honneur  de  vous  adresser  de  ma  part. 

J'ai  reçu  une  lettre  assez  singulière  et  des  vers  plus  étranges 
d'un  séminariste  de  Toul,  nommé  M.  Légier.  Il  se  renomme  de 
vous.  Je  n'ai  pu  lui  faire  réponse,  parce  que  je  suis  très-malade. 
C'est  tout  ce  que  je  peux  faire  que  de  vous  écrire  ces  quatre 
lignes.  Voici  la  copie-  de  ce  qu'on  lui  répond  pour  moi. 

Je  vous  présente  mon  respect  et  mon  regret  de  mourir  sans 
vous  voir. 


1.  Voici  quelle  était  la  distribution  de  ces  di.x-sept  volumes  in-S"  :  Tomel",  la 
Henriade,  avec  les  pièces  relatives;  II,  Mélanges  de  poésies,  de  littérature,  d'his- 
toire et  de  philosophie;  III,  Mélanges  de  philosophie  ;  IV,  Mélanges  de  littérature, 
d'histoire,  et  de  philosophie  ;  \,  Suite  des  Mélanges  de  littérature,  d'histoire  et  de 
philosophie;  VI,  Histoire  de  Charles  XII,  roi  de  Suède;  VII-X,  Théâtre;  XI-WII^ 
Essai  sur  l'Histoire  générale.  (B.) 

2.  «  M.  de  Voltaire,  gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi,  et  ancien 
chambellan  du  roi  de  Prusse,  n'a  jamais  demeuré  à  Ripaille  en  Savoie.  Il  a  une 
terre  sur  la  route  de  Genève  et  celle  de  France.  II  ne  connaît  pas  plus  l'ode  dont 


396  CORRESPONDANCE, 

3555.  —   A   M.   D'ALKMIlKr.T. 

Lausanne,  13  février. 

Je  vous  deinaDdc  on  grùcc,  mon  cher  et  grand  philosophe, 
de  me  dire  pourquoi  Duclos  en  a  mal  usé  avec  vous.  Est-ce  là 
le  temps  où  les  ennemis  delà  superstition  devraient  se  hrouiller? 
Ne  devraient-ils  pas  au  contraire  se  réunir  tous  contre  les  fana- 
tiques et  les  fripons?  Quoi  !  on  ose  dans  un  sermon,  devant  le 
roi,  traiter  de  dangereux  et  d'impie  un  livre  approuvé,  muni 
d'un  privilège  du  roi,  un  livre  utile  au  monde  entier,  et  qui  fait 
rhonneur  de  la  nation!  (Je  ne  parle  que  d'une  bonne  moitié  du 
livre.)  Et  tous  ceux  qui  ont  mis  la  main  à  cet  ouvrage  ne  mettent 
pas  la  main  à  l'épée  pour  le  défendre!  ils  ne  composent  pas  un 
l)ataillon  carré  !  ils  ne  demandent  pas  justice  !  M.  de  Maleshcrbes 
na-t-il  pas  été  attaqué  comme  vous  et  vos  confrères  dans  ce 
discours  de  harengère,  appelé  sermon,  prononcé  par  Garasse- 
Chapelain  S  qui  prêche  comme  Chapelain  faisait  des  vers? 

Je  vous  ai  déjà  mandé  que  j'avais  écrit  à  Diderot  il  y  a  plus 
de  six  semaines  :  premièrement,  pour  le  prier  devons  encourager 
sur  l'article  Genève,  en  cas  que  l'on  eut  voulu  vous  intimider;secon- 
(lement,  pour  lui  dire  qu'il  faut  qu'il  se  joigne  à  vous,  qu'il  quitte^ 
avec  vous,  qu'il  ne  reprenne  l'ouvrage  qu'avec  vous.  Je  vous  le 
répète,  c'est  une  chose  infâme  de  n'être  pas  tous  unis  comme 
des  frères  dans  une  occasion  pareille.  J'ai  encore  écrit  pour  que 
Diderot  me  renvoie  mes  lettres,  mon  article  Histoire,  les  articles 
Hauteur,  Hautain,  Hèmisliehe,  Heureux,  Habile,  Imagination,  Ido- 
lâtrie, etc.  Je  ne  veux  pas  dorénavant  fournir  une  ligne  à  VEn- 
cyclopcdie.  Ceux  qui  n'agiront  pas  comme  moi  sont  des  lâches, 
indignes  du  nom  d'hommes  de  lettres;  et  je  vous  prie  de  leur 
signifier  cela  de  ma  part.  Mais  je  veux  absolument  que  Diderot 
rcmolte  mes  lettres  et  mes  articles  chez  M.  d'Argental,  en  un 
pa(iuet  ])ien  cacheté. 

on  lui  parle  que  la  maison  de  Ripaille.  Il  est  actuellcniont  malade.  Sa  famille  a 
ouvert  le  paquet  qui,  sûrement,  n'est  pas  pour  M.  de  Voltaire,  puisqu'on  j-  parle 
de  choses  dont  il  n'a  aucune  connaissance.  Il  y  a  des  vers  dans  ce  paquet  qui  sont 
sans  doute  pour  quoique  autre.  Au  reste,  la  famille  et  les  amis  de  .AI.  de  Aoltairc 
avertissent  .M.  Lé^icr  que  la  religion,  l'honneur,  les  hienséances  les  plus  communes, 
et  le  savoir-vivre,  ne  permettent  d'écrire  do  pareilles  choses  ni  à  des  personnes 
qu'on  connaît,  ni  à  des  personnes  qu'on  ne  connaît  pas.  »  —  Cette  réponse  avait 
été  probahlement  écrite  sous  la  dictée  de  Voltaire. 

1.  Charles-Jean-Baptistc  Le  Chapelain,  jésuite,  né  à  Rouen  en  1710,  mort  en 
1779.  Ses  Sennona,  dont  un  contre  V Encyclopédie  {\oycz  la.  lettre  3560),  parurent 
en  1767,  six  volumes  in-12.  (15.) 


ANNÉE    1738.  397 

Je  ne  sais  pas  ce  qui  peut  autoriser  son  impertinence  de  ne 
me  point  répondre  ;  mais  rien  ne  peut  justifier  le  refus  de  me 
restituer  mes  papiers.  1!  faut  avoir  un  style  net  et  un  procédé 
net. 

Les  Russes  sont  à  Kœnigsberg.  L'année  1758  vaudra  bien  la 
dernière.  D'ailleurs  on  ne  fait  que  mentir.  La  fessade  et  le  car- 
can de  l'abbé  de  Prades  sont  des  contes  ;  mais  il  est  triste  qu'on 
les  fasse.  Quiconque  est  là  s'expose  au  moins  à  faire  dire  qu'il 
est  fessé.  Féliciter  vivit  qui  libère  vivit. 

Que  fait  Jean-Jacques  chez  les  Bataves  ^  ?  que  va-t-il  imprimer  ? 
sa  rentrée  dans  le  giron  de  l'Église  de  Genève. 

Ce  n'est  point  Huber  qui  a  dit  que  les  prédicants  étaient  oc- 
cupés à  donner  un  état  à  Jésus-Christ,  c'est  M"""  Cramer  ;  elle  en 
dit  quelquefois  de  bonnes.  La  lenteur  et  l'embarras  de  ces  gens- 
là  vous  justifient  à  jamais. 

3550,   —  A  M.   LE   COMTE   DE   TRESSAN. 

A  Lausanne,  13  février. 

Je  reçois,  monsieur,  une  réponse  à  la  lettre  que  j'eus  Tlion- 
neur  de  vous  écrire  hier.  Votre  bonté  m'avait  prévenu.  Je  ne 
'savais  pas  que  vous  eussiez  déjà  reçu  le  fatras  énorme  dont  vous 
voulez  bien  charger  les  tablettes  de  votre  bibliothèque.  Il  y  a  là 
bien  des  inutilités  ;  mais,  si  on  se  réduisait  à  l'utile,  VEncyclo- 
pédie  même  n'aurait  pas  tant  de  volumes.  Il  y  a  d'excellents  ar- 
ticles, et  celui  de  Génie'^  n'est  pas  le  moindre.  Si  vous  étiez 
encore  dans  les  gardes,  n'est-il  pas  vrai  que  vous  auriez  arrêté  ce 
Père  Chapelain'  qui  prêche  comme  l'autre  Chapelain  faisait  des 
vers,  et  qui  a  l'insolence  de  condamner,  devant  le  roi,  un  livre 
muni  du  sceau  du  roi  ?  Ces  marauds-là  ont  peut-être  raison  de 
crier  contre  la  vérité,  et  de  sonner  l'alarme  quand  leur  ennemi 
est  aux  portes  ;  mais  on  n'a  pas  raison  de  souffrir  leurs  imper- 
tinentes et  punissables  clameurs. 

Voilà  le  temps  où  tous  les  philosophes  devraient  se  réunir. 
Les  fanatiques  et  les  fripons  forment  de  gros  bataillons,  et  les 
philosophes  dispersés  se  laissent  battre  en  détail  :  on  les  égorge 
un  à  un  ;  et  pendant  qu'ils  sont  sous  le  couteau,  ils  se  brouillent 
ensemble,  et  prêtent  des  armes  à  l'ennemi  commun.  D'Alembert 

1.  Rousseau  passa  l'année  17.58  à  Montmorencj-. 

2.  L'article  est  anonyme,  et  Saint-Lambert  en  est  l'auteur. 

3.  Voyez  page  précédente. 


398  CORRESPONDANCE. 

fait  l)icn  de  quitter,  cl  lesaiilrcs  font  làclieinent  de  coiitiiiuer.  Si 
vous  avez  du  crédit  sur  Diderot  et  consorts,  vous  ferez  une  action 
de  grand  général  de  les  engager  à  se  joindre  tous,  à  marciier 
serré,  à  demander  justice,  et  à  ne  reprendre  l'ouvrage  que  quand 
ils  auront  obtenu  cecju'on  leur  doit,  justice  et  liberté  honnête.  Il 
est  infâme  de  travailler  à  un  tel  ouvrage  comme  on  rame  aux 
galères.  II  me  semble  que  les  exhortations  d'un  homme  comme 
vous  doivent  avoir  du  poids  :  c'est  à  vous  de  donner  du  cœur 
aux  lûches. 

Vous  pensez  comme  il  faut  dUphigènic  en  Crimée^;  mais  ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  les  hadauds  de  Paris  se  sont  trom- 
pés, et  ce  ne  sera  pas  la  dernière. 

Vous  persistez  donc  dans  le  goCit  de  la  physi(iue  ;  c'est  un 
amusement  pour  toute  la  vie.  Vous  êtes-vous  fait  un  cabinet 
d'histoire  naturelle?  Si  vous  avez  commencé,  vous  ne  finirez 
jamais.  Pour  moi,  j'y  ai  renoncé,  et  en  voici  la  raison  :  un  jour, 
en  soufflant  mon  fou,  je  me  mis  i\  songer  pourquoi  du  bois 
faisait  de  la  flamme  ;  personne  ne  me  l'a  pu  dire,  et  j'ai  trouvé 
qu'il  n'y  a  point  d'expérience  de  physique  qui  approche  de  celle- 
là.  J'ai  planté  des  arbres,  et  je  veux  mourir  si  je  sais  comment 
ils  croissent.  Vous  avez  eu  la  bonté  de  faire  des  enfants,  et  vous 
ne  savez  pas  comment.  Je  me  le  tiens  pour  dit,  je  renonce  à  être 
scrutateur  :  d'ailleurs  je  ne  vois  guère  que  charlatanisme  ;  et, 
excepté  les  découvertes  de  Newton  et  de  deux  ou  trois  autres, 
tout  est  système  absurde  ;  l'histoire  de  Gargantua  vaut  mieux. 

Ma  physique  est  réduite  à  planter  des  pêchers  à  l'abri  du 
vent  du  nord.  C'est  encore  une  belle  invention  que  les  poêles 
dans  les  antichambres  ;  j'ai  eu  des  mouches  dans  mon  cabinet 
tout  l'hiver.  Un  bon  cuisinier  est  encore  un  brave  physicien  ; 
cela  est  rare  à  Lausanne.  Plût  à  Dieu  que  le  mien  pût  vous  ser- 
vir de  grosses  truites,  et  que  je  fusse  assez  heureux  pour  i)hilo- 
sopher  avec  vous,  le  long  de  mon  beau  lac,  de  Lausanne  à 
Genève  ! 

Recevez  les  tendres  respects  du  vieux  Suisse  Voltaire. 

3557.   —  DE   M.   D'ALEMDEUT. 

A  Paris,  15  février. 

DùIlM'oI  110  VOUS  tr;iilo  pas  mieux,  mon  cher  maître,  que  ses  meilleurs 
et  ses  plus  anciens  amis.   Pendant  tout  le  temps  que  j'ai  été  à  Lyon  et  à 

1.  Voyez  la  note,  lettre  35*9. 


ANNÉE    17o8.  399 

Genève,  je  n'en  ai  pas  eu  signe  de  vie.  Il  faut  lui  pardonner,  comme  à 
Crispin,  à  cause  de  l'habitude^.  Je  ne  sais  quel  parti  il  prendra,  mais  je 
sais  bien  celui  qu'il  aurait  dû  prendre.  Jusqu'à  présent  il  se  borne  à  dire 
qu'il  ne  peut  pas  continuer  sans  moi.  Il  me  semble  qu'il  devrait  dire  plus, 
mais  ce  sont  ses  affaires.  Il  ne  sait  pas  tous  les  dégoûts  et  toutes  les  tracas- 
series qui  l'attendent.  Au  reste,  nous  n'en  sommes  pas  moins  bons  amis,  et 
nous  le  sommes  assez  pour  que  je  lui  fasse  les  reproches  qu'il  mérite  de  son 
silence  à  votre  égard.  Vos  papiers  sont  entre  mes  mains,  et  n'en  sont  pas 
sortis  ;  je  vous  les  renverrai,  si  vous  le  jugez  à  propos  ;  mais  vous  pouvez 
être  sûr  que  je  ne  les  laisserai  sortir  de  mes  mains  que  par  votre  ordre 
exprès. 

Vous  me  demandez  si  monsieur  et  madame  une  telle-  ne  nous  protègent 
pas.  Pauvre  républicain  que  vous  êtes!  si  vous  saviez  de  quel  bureau  partent 
quelques-unes  des  satires  dont  nous  nous  plaignons  I  si  vous  saviez  que 
l'auteur  des  Cacouacs  est  le  même  que  celui  de  l'Observateur  hollandais, 
cette  insipide  satire  de  nos  ennemis  et  du  roi  de  Prusse  en  particulier;  si 
vous  saviez  enfin  que  l'auteur  des  Affiches  de  province,  où  nous  sommes  à 
peu  près  traités  de  cartouchiens,  est  le  même  que  celui  de  la  Gazette  de 
France,  et  reçoit  l'ordre  des  mêmes  ministres,  vous  sentiriez  combien  vous 
avez  raison  quand  vous  dites  que  vous  voyez  tout  de  trop  loin.  Qu'ils  s'a- 
dressent aux  faiseurs  de  Cacouacs^,  d'Observateur  Irès-hollanc/ais,  de  li- 
belles, et  de  gazettes,  pour  faire  l'Encyclopédie,  s'ils  veulent  que  cet  ouvrage 
se  continue. 

Il  faut  que  je  vous  divertisse  un  moment,  au  sujet  de  l'article  Fornica- 
tion. Quatre  évêques  se  trouvèrent,  il  y  a  peu  de  jours,  chez  un  prince  de 
l'Église  romaine,  mon  double  confrère*;  l'article  fut  mis  sur  le  bureau,  lu 
et  pesé  avec  attention;  on  n'y  trouva  à  redire  que  ces  paroles  :  En  faisant 
abstraction  de  la  religion^  de  la  probité  même,  etc.,  qui  furent  vivement 
défendues  par  un  des  assistants  comme  irrépréhensibles  ;  mais  ce  môme 
assistant,  homme  de  tête,  comme  vous  allez  voir,  trouva  un  venin  bien 
caché  dans  la  fin  de  cet  article,  sur  ce  que  j'y  dis  du  peu  de  pouvoir  de  la 
religion  pour  servir  de  frein  aux  crimes.  D'autre  part,  un  vieux  cacouac  de 
mes  amis  m'a  dit  qu'il  avait  lu  cet  article  sur  le  bruit  qu'on  en  faisait,  et 
qu'il  le  trouvait  très-édifiant  et  très-favorable  à  la  religion.  Cela  est  un  peu 
fort,  mais  à  la  bonne  heure;  tout  cela  prouve  que  nos  fanatiques  sentent  les 
coups  sans  savoir  de  quel  côté  ils  viennent. 

J'attends  avec  la  plus  grande  impatience  la  Profession  de  foi  ;  le  mot  de 
votre  ami  Iluber^  est  excellent.  Je  crois  bien  que  nos  sociniens  honteux  y 
auront  été  fort  embarrassés  ;  et  j'imagine  que  cette  Profession  de  foi  mo 


1.  Crispin  rival  de  son  maître,  scène  xxvi. 

2.  L'abbé  de  Berniset  M'"®  de  Pompadour. 

3.  Vojez  une  note  sur  la  lettre  3512. 

4.  Le  cardinal  de  Luynes,  né  en  1703,  mort  en  1788. 

5.  Ce  mot  n'était  pas  de  Huber,  mais  de  M""=  Cramer;  voyez  les  lettres  3545 
et  3555. 


400  COURESI'ONDANCE. 

donnera  bien  gain  de  cause,  car  ou  dil  (ju'il  n'\  a  lii-dedans  non  plus  do 
consubslanliel  ni  û'homoousios  que  dans  mon  œil  ;  et  vous  savez  que  le 
consubslanliel  e.'t,  en  celd^  matière,  rcs  prorsus  subslantialis,  comme 
disait  Newton  de  quel(|uc  cliose  '  de  mieux.  Enfin  nous  la  verrons.  Cu- 
bières  m'a  promis  de  me  l'apporter  dés  qu'il  la  recevrait.  Il  ne  m'a  pas 
trop  caclié  que  cet  article  de  la  Divinité  de  qui  vous  savez  embarrasse 
un  peu  les  ministres,  et  qu'ils  étaient  au  fond  pour  le  l'ère.  «  Ce  qu'il  y 
a  de  certain,  lui  dis-je,  c'est  qu'Arius  et  Eusèbe  de  Nicomédie  auraient 
signé  le  Catéchisme  de  Vernet  sur  cet  article,  ou  plutôt  l'auraient  condamné, 
car  leur  hérésie  consistait  uniquement  à  dire  que  le  Fils  était  semblable  au 
Père,  mais  non  le  même;  et  voilà  pourquoi  les  Pères  de  Nicée  les  ont  ana- 
thématisés.  Il  est  vrai  qu'ils  ont  eu  leur  revanche  à  Sirmicli  et  à  Rimini.  Je 
crois  que  ces  deux  conciles  auraient  retranché  Vernet  de  leur  communion. 
Cubières-  finit  par  me  dii'e  qu'as.surément  on  était  fort  trompé  à  Genève  sur 
mon  compte,  qu'on  m'y  croyait  fort  en  peine,  et  qu'on  ne  savait  pas  com- 
bien je  m'y  réjouissais  à  leurs  dépens. 

Adieu  mon  très-cher  et  très-illustre  philosophe.  On  dit  que  vous  jouez 
la  comédie  à  Lausanne  tant  que  vous  pouvez;  celle  que  nous  jouons  ici  n'est 
pas  si  bonne  que  la  vôtre.  L'année  1758  sera  remarquable  par  deux  époques 
un  pou  dillérentes,  la  déroute  de  V Encyclopédie  et  de  la  Sorbonne.  Cette 
dernière  est  aux  abois;  elle  refuse  de  garder  le  silence  sur  la  Constitution, 
et  ne  veut  plus  se  taire  sur  ce  qu'on  a  eu  tant  de  peine  ii  lui  faire  dire.  Il 
y  a  déjà  des  exilés;  la  théologie  est  f...ue! 


35.J8.  —  A  M,   D'ALEMBERT. 

A  Lausanne.  10  février. 

On  doit  avoir  envoyé  la  profession  de  foi  à  M.  de  MalesliefLes 
pour  M.  d'AleinbciH  ;  il  doit  être  content.  Les  hérétiques  se 
plaignent  modestement  qu'on  dise  qu'ils  ont  du  respect  pour 
Jésus-Christ  :  ils  prétendent  que  ce  mot  de  respect  est  beaucoup 
trop  faible  ;  ils  ont  de  la  passion,  du  goût  pour  lui.  A  l'égard 
des  peines  éternelles,  ils  disent  qu'on  en  menace.  Cela  peut  être 
regardé  comme  comminatoire  ;  cela  peut  aussi  avoir  son  eflet. 
Ainsi  tout  le  monde  doit  être  content.  Moi,  je  ne  le  suis  pas,  et 
je  redemande  tous  mes  articles  et  les  lettres  écrites  par  moi  à 
M.  Diderot. 

Je  regarderai  comme  une  làdu'lé  infâme  la  faiblesse  de  tra- 
vailler encore  au  Dictionnaire  cncyclopcdique,  à  moins  qu'on  n'ob- 
tienne une  satisfaction  aulhonlique. 


1.  C'est  du  repos  que  Newton  parlait  ainsi. 

2.  Lisez  Lubicrc;  voyez  lettre  3i8G. 


ANNÉE    175  8.  494 


3559.  —  DE   M.  DIDEROT  i. 

A  Paris,  ce  19  février  1758. 

Je  vous  demande  pardon,  monsieur  et  cher  maître,  de  ne  vous  avoir  pas 
répondu  plus  tôt.  Quoi  que  vous  en  pensiez,  je  ne  suis  que  négligent.  Vous 
dites  donc  qu'on  en  use  avec  nous  d'une  manière  odieuse,  et  vous  avez  raison. 
Vous  croyez  que  j'en  dois  être  indigné,  et  je  le  suis.  Votre  avis  serait  que 
nous  quittassions  tout  à  fait  Y EncylopécUe  ou  que  nous  allassions  la  conti- 
nuer en  pays  étranger,  ou  que  nous  obtinssions  justice  et  liberté  dans  celui-ci. 
Voila  qm  est  à  merveille  ;  mais  le  projet  d'achever  en  pays  étranger  est  une 
chimère.  Ce  sont  les  libraires  qui  ont  traité  avec  nos  collègues;  les  manuscrits 
qu^iIs  ont  acquis  ne  nous  appartiennent  pas,  et  ils  nous  appartiendraient, 
qu  au  défaut  des  planches  nous  n'en  ferions  aucun  usage.  Abandonner  l'ou- 
\  rage,  c'est  tourner  le  dos  sur  la  brèche,  et  faire  ce  que  désirent  les  coquins 
qui  nous  persécutent.  Si  vous  saviez  avec  quelle  joie  ils  ont  appris  la  déser- 
tion de  d'Alembert,  et  toutes  les  manœuvres  qu'ils  emploient  pour  l'empê- 
cher de  revenir  !  Il  ne  faut  pas  s'attendre  qu'on  fasse  justice  des  brigands 
auxquels  on  nous  a  abandonnés;  et  il  ne  nous  convient  guère  de  le  deman- 
der. Ne  sont-ils  pas  en  possession  d'insulter  qui  il  leur  plaît,  sans  que  per- 
sonne s'en  offense?  Est-ce  à  nous  à  nous  plaindre  lorsqu'ils  nous  associent 
dans  leurs  injures  avec  des  hommes  que  nous  ne  vaudrons  jamais?  Que 
faire  donc?  ce  qui  convient  à  des  gens  de  courage  :  mépriser  nos  ennemis, 
les  poursuivre,  et  proflter,  comme  nous  avons  fait,  de  l'imbécilhté  de  noi 
censeurs.  Faut-il  que  pour  deux  misérables  brochures  nous  oubliions  ce  que- 
nous  nous  devons  à  nous-mêmes  et  au  public?  Est-il  honnête  de  tromper 
1  espérance  de  quatre  mille  souscripteurs,  et  n'avons-nous  aucun  engagement 
avec  les  libraires?  Si  d'Alembert  reprend,  et  que  nous  finissions,  ne  sommes- 
nous  pas  vengés  ?  Ah  !  mon  cher  maître,  où  est  le  philosophe?  où  est  celui  qui 
se  comparait  au  voyageur  du  Boccalini  2?  Les  cigales  l'auront  fait  taire.  Je  ne 
sais  ce  qui  s'ect  passé  dans  sa  tête;  mais  si  le  dessein  de  s'expatrier  n'y  est 
pas  a  cote  de  celui  de  quitter  V Encyclopédie,  il  a  fait  une  sottise.  Le  rè-ne 
des  mathématiques  n'est  plus;  le  goût  a  changé  :  c'est  celui  de  l'histoire 
naturelle  et  des  lettres  qui  domine.  D'Alembert  ne  se  jettera  pas,  à  l'âge  qu'il 
a,  dans  l'étude  de  l'histoire  naturelle  :  et  il  est  bien  difficile  qu'il  fasse  un 
ouvrage  qui  réponde  à  la  célébrité  de  son  nom.  Quelques  articles  de  {'Ency- 
clopédie 1  auraient  soutenu  avec  dignité  pendant  et  après  l'édition.  Voilà  ce 
qu  11  n  a  pas  considéré,  ce  que  personne  n'osera  peut-être  lui  dire,  et  ce  qu'il 
entendra  de  moi:  car  je  suis  fait  pour  dire  la  vérité  à  mes  amis,  et  quelque- 
fois aux  indifférents,  ce  qui  est  plus  honnête  que  sage.  Un  autre  se  réjouirait 
en  secret  de  sa  désertion  :  il  y  verrait  de  l'honneur,  de  l'argent,  et  du  repos 
a  gagner.  Pour  moi,  j'en  suis  désolé,  et  je  ne  négligerai  rien  pour  le  ramoner. 

1.  Cette  réponse  aux  lettres  3522  et  3533  parvint  à  Voltaire  le  26  février; 
voyez  sa  note  ou  apostille  sur  la  lettre  3564. 

2.  Voyez  le  discours  préliminaire  d.'Alzire. 

39.  —  Correspondance.  VII.  26 


402 


COUULSlMJ.NUA.NCli. 


Voici  le  mo.nent  de  lui  M.unlrer  combien  je  lui  suis  aUaciie,  et  je  ne  me 
manquerai  ni  à  moi-môme  ni  à  lui.  Mais,  pour  Dieu,  ne  me  croisez  pas. 
Je  sais  tout  ce  (pie  vous  pouvez  sur  lui,  et  c'est  inutilement  que  je  lui  prou- 
verai qu'il  a  tort  si  vous  lui  dites  qu'il  a  raison.  D'après  tout  cela,  vous 
croire/  que  je  tiens  beaucoup  à  Y  Encyclopédie,  et  vous  vous  tromperez. 
Mon  cher  maître,  j'ai  la  quarantaine  passée;  je  suis  las  de  tracasseries.  Je 
crie  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  :  Le  repos,  le  repos!  Et  d  n'y  a  guère  de 
jour  que  je  ne  sois  tenté  d'aller  vivre  obscur  et  mourir  tranquille  au 
fond  de  ma  province.  Il  vient  un  temps  où  toutes  les  cendres  sont  mêlées; 
alors  que  m'importera  d'avoir  été  Voltaire  ou  Diderot,  et  que  ce  soit  vos 
trois  svllabcs  ou  les  trois  miennes  qui  restent?  Il  faut  travailler;  .1  aul  itre 
utile  On  doit  compte  de  ses  talents.  Être  utile  aux  hommes!  Est-il  bien  sur 
qu'on  fasse  autre  chose  que  les  amuser,  et  qu'il  y  ail  gran<le  différence  entre 
le  philosophe  et  le  joueur  de  flûte'  Ils  écoutent  l'un  et  1  autre  avec  plaisir 
ou  (Ipdain  et  demeurent  ce  qu'ils  sont.  Les  Athéniens  n'ont  jamais  ete  plus 
méchants  qu'au  temps  de  Socrate,  et  ils  ne  doivent  peut-être  à  son  existence 
nu'un  crime  de  plus.  Qu'il  v  ait  là  dedans  plus  dhumeur  que  de  bon  sens, 
ie  le  veux,  et  je  reviens  à  Y rMcyclopé.die.  Les  libraires  sentent  aussi  bien 
que  moi  que  d'Alembert  n'est  pas  un  homme  facile  à  remplacer-,  mais  dsonl 
U-op  d'inierôt  au  succès  de  leur  ouvrage  pour  se  refuser  aux  dépenses,  bi 
ie  peux  eM)érer  de  faire  un  huitième  voh.me,  deux  fois  meilleur  que  le  sep- 
tièL  je  continuerai;  sinon,servi(euràl'/-»cj/c/opeV/.:  j'aurai  perduquinze 

ans  d;  mon  temps  mon  ami  d'Alembert  aura  jeté  par  les  fenè.res  une  qua- 
rantaine de  mille  francs  sur  lesquels  je  comptais,  et  qui  auraient  ete  toute 
ma  fortune;  mais  je  m'en  consolerai,  car  j'aurai  le  repos.  Adieu,  mon  cher 
maître-  portez-vous  bien,  aimez-moi  toujours.  Ne  soyez  plus  fâche,  et  .ui- 
tout  ne  me  redemandez  plus  vos  lettres  :  car  je  vous  les  renverrais  et  n  ou- 
blierais jamais  celte  injure.  Je  n'ai  pas  vos  articles,  ils  sont  entre  les  main=, 
de  d'Alembert,  et  vous  le  savez  bien. 

Je  suis  pour  toujours,  avec   attachement  et  respect,  monsieur  et  che. 

maître,  etc. 

3060.  -A  31.   TUO-NC.IIIN,  DK   LYON<. 

Lausanne,  23  février. 

Il  n'y  a  que  Dieu  qui  sache  ce  que  le  diable  nous  promet 
cette  année.  On  dit  que  le  diable  menace  encore  d'un  nouvel 
emprunt  dans  six  mois.  Ma  foi,  à  force  d'emprunter,  on  sera 
enfin  réduit  à  ne  rien  payer.  Sauve  qui  peut  ! 

1.  Éditeurs  de  Cayrol  cl  François. 


ANNÉE    IToS.  4Q3 

3561.   -  A   MADAME   LA   DUCHESSE    DE  SAXE-GOTIIA  i. 

A  Lausanne,  24  février  17ô8. 

."\fadame,  je  vois  que  Votre  Altesse  sérénissime  est  d'une  dis- 
crétion charmante  avec  nos  seigneurs  Jes  liousards.  Je  souhaite 
qu'ils  aient  autant  de  circonspection  avec  les  blés,  les  moutons 
et  Jes  dindons  de  vos  sujets.  S'ils  pouvaient  vous  voler,  madame 
un  peu  de  vos  grâces,  un  peu  de  la  sagesse  de  votre  esprit,  de  la 
honte  et  de  la  beauté  de  votre  âme,  ils  n'auraient  plus  rien  à 
piller  de  leur  vie.  Mais  Dieu  vous  délivre  d'eux  et  de  leurs  sem- 
blables, héros  ou  pillards,  battants  ou  battus!  Qu'avez-vous  à 
laire,  madame,  de  toutes  ces  querelles,  dans  lesquelles  il  n'y  a 
qua  perdre  beaucoup  et  rien  à  gagner  ?  Pourquoi  vient-on  trou- 
bler un  si  doux  repos  et  des  vertus  si  respectables  ?  Je  crois  que 
la  maîtresse  des  cœurs  trouve  ce  fracas  bien  horrible,  et  prie 
Dieu  de  tout  son  cœur  pour  la  plus  prompte  des  paix  possibles. 
J'oubliai,  madame,  dans  ma  dernière  lettre  aux  liousards,  de 
parler  à  Votre  Altesse  sérénissime  de  M.  de  Lujeai,  qui  a  eîi  le 
bonheur  de  vous  faire  sa  cour,  et  qui  en  est  digne.   C'est  un 
homme  qui  a  autant  de  douceur  dans  les  mœurs  que  de  courage 
Daignez  me  pardonner  :  quand  on  a  l'honneur  de  vous  écrire 
madame,  il  est  bien  difficile  de  penser  à  d'autres  personnes.  On 
nous  a  envoyé  dans  nos  douces  retraites  de  prétendues  relations 
de  nouveaux  massacres  illustres  commis  à  WolfTenbuttel   Helm- 
stadt    auprès  de  Brème,  et  de  gens  arquebuses,  ou  pendus,  ou 
décolles  à  Breslau,  et  d'une  violence  commise  à  Zerbst,  et  de 
l'abbé  de  Prades  martyrisé.  Je  ne  crois  rien  de  tout  cela  :  les 
hommes  font  bien  du  mal;  mais  la  renommée  en  dit  cent  fois 
davantage. 

Il  est  vrai,  madame,  que  pendant  qu'on  s'égorge  dans  vos 
quartiers,  nous  jouons  tout  doucement  la  comédie  à  Lausanne 
II  est  vrai  que  dans  une  heure  nous  allons  jouer  une  pièce  nou- 
velle, intitulée  Fauime,  où  il  n'est  question  que  d'amour.  Je  ne  la 
destine  point  à  Paris  ;  je  ne  songe  jamais  qu'au  pays  où  je  suis 
et  a  Votre  Altesse  sérénissime.  Je  voudrais  bien  que  notre  petit 
théâtre  fût  dans  votre  palais,  au  lieu  d'être  à  Lausanne.  Gela  est 
plus  doux  que  le  théâtre  delà  guerre  :  c'est  à  madame  la  duchesse 
de  Gotha  qu'il  faut  plaire  ;  c'est  elle  qui  doit  juger  de  nos  petits 
talents.  Je  joue  les  rôles  de  vieux  bonhomme  ;  mais  le  rôle  le 

i-  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


404  CORRESPONDANCE. 

plus  flatteur  serait  d'être  aux  pieds  de  Votre  Altesse  sérénissirae. 
Je  m'y  mets  de  loin,  avec  le  plus  profond  respect. 

3i;,G-2.  —   -V   MADAME    D'ÉPINAI. 

Ma  belle  philosophe,  vous  êtes  un  petit  monstre,  une  ingrate, 
une  friponne  ;  vous  le  savez  bien  ;  ce  n'est  pas  la  peine  de  vous 
aimer.  Je  ne  vous  reproche  rien,  mais  vous  savez  tout  ce  que 
l'ai  à  vous  reprocher.  Venez  demain  coucher  chez  nous,  si  vous 
daignez  nous  faire  cet  honneur,  et  si  vous  l'osez.  Venez,  ma  char- 
mante philosophe  !  Ah  !  ah  !  c'est  donc  ainsi  que...  fi  !  quel  infâme 
procédé  !  Mille  respects.  V. 

35G3.    -  A   M.  LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

A  Lausanne,  2o  février. 

Il  ne  s'agit  point,  mon  cher  et  respectable  ami,  des  articles 
qu'on  m'avait  demandés  pour  le  huitième  tome  de  V Encyclopédie  ; 
ils  sont  ïi  présent  entre  les  mains  de  d'Alembert  :  il  s'agit  de 
papiers  que  Diderot  a  entre  ses  mains,  au  sujet  de  VaY{u:\e  Genève, 

cl  des  Cacouacs. 

Il  faut  que  mon  àme  soit  bien  à  son  aise  pour  retravailler  a 
Fanime,  dans  la  multiplicité  de  mes  occupations  et  de  mes  mala- 
dies Nous  la  jouclmes  hier,  et  avec  un  nouveau^  succès.  Je  jouais 
Mohadar;  nous  étions  tous  habillés  comme  les  maîtres  de  l'uni- 
vers. Je  vous  avertis  que  je  jouai  le  bonhomme  de  père  mieux 
que  Sarrazin  :  ce  n'est  point  vanité,  c'est  vérité.  Quand  je  dis 
mieux  j'entends  si  bien  que  je  ne  voudrais  pas  de  Sarrazin 
pour  mon  sacristain.  J'avais  de  la  colère  et  des  larmes,  et  une 
voix  tantôt  forte,  tantôt  tremblante;  et  des  attitudes!  et  un 
bonnet  '  non,  jamais  il  n'y  eut  de  si  beau  bonnet.  Mais  je  veux 
encore  donner  quelques  coups  de  rabot,  à  mon  loisir,  si  Dieu  me 

prête  vie.  ,      ..,  .   • 

Oui  vous  êtes  des  sybarites,  fort  au-dessous  des  Athéniens, 
dans  le'siècle  présent.  La  décadence  est  arrivée  chez  vous  beau- 
coup plus  tût  que  chez  eux  ;  mais  vous  leur  ressemblez  dans 
votre  inconstance.  Vous  traitiez  le  roi  de  Prusse  de  Mandrin  il  y 
a  six  mois;  aujourd'hui,  c'est  Alexandre.  Dieu  vous  bénisse! 
Alexandre  n'a  point  fui  dix  lieues  à  Molwitz,  et  n'a  point  crocheté 

1.  Voltaire  avait  déjà  fait  jouer  Fanime  vers  le  commencement  de  1757;  à 
Lausanne. 


ANNÉE    175  8.  405 

les  armoires^  de  Darius,  pour  avoir  un  prétexte  de  prendre 
l'argent  du  pays.  Peut-être  Alexandre  aurait  récompensé  ïlphi- 
génie  en  Crimée,  comme  il  récompensa  Cliérile^ 

Je  vous  remercie,  mon  divin  ange,  de  ce  que  vous  faites  pour 
ces  Douglas.  C'est  vous  qui  ne  démentez  jamais  votre  caractère, 
et  qui  êtes  toujours  bienfaisant.  Voulez -vous  bien  faire  mes 
compliments  à  U.  de  Chauvelin?  Je  suis  toujours  fâché  qu'il 
s'en  retourne  par  Lj'On  ;  M.  l'abbé  de  Bernis  trouverait  fort  bon 
qu'il  passât  par  les  Délices.  J'ai  reçu  trois  lettres  de  lui,  dans 
lesquelles  il  me  marque  toujours  la  même  amitié.  M""^  de  Pom- 
padour  a  toujours  la  même  bonté  pour  moi.  Il  est  vrai  qu'il  y 
a  toujours  quelques  bigots  qui  me  voient  de  travers,  et  que  le 
roi  a  toujours  sur  le  cœur  ma  chambellanie  ;  mais  je  n'en  suis 
pas  moins  content  dans  la  retraite  que  j'ai  choisie.  Je  n'aime 
point  Aotre  pays,  dans  lequel  on  n'a  de  considération  qu'autant 
qu'on  a  acheté  un  office,  et  où  il  faut  être  janséniste  ou  moliniste 
pour  avoir  des  appuis.  J'aime  un  pays  où  les  souverains  viennent 
souper  chez  moi.  Si  vous  aviez  vu  hier  f  «/urne,  vous  auriez  cabale 
pour  me  faire  avoir  la  médaille.  Mais  qui  donc  jouera  Énide? 
Si  c'est  la  Gaussin,  elle  a  les  fesses  trop  avalées,  et  elle  est 
trop  monotone.  ^1'""=  d'Hermenches  ^  l'a  très-bien  jouée.  Et  que 
dirons-nous  de  la  belle  fille  du  marquis  de  Langalerie,  belle 
comme  le  jour  ?  Et  elle  devient  actrice,  son  mari  se  forme,  tout 
le  monde  joue  avec  chaleur.  Vos  acteurs  de  Paris  sont  à  la  glace. 
Nous  eûmes  après  Fanime  des  rafraîchissements  pour  toute  la 
salle;  ensuite  le  très-joli  opéra  des  Troqueurs'',  et  puis  un  grand 
souper.  C'est  ainsi  que  l'hiver  se  passe  :  cela  vaut  bien  l'empire 
de  M""^  Geoffrin,  etc. 

Il  faut  ajouter  à  ma  lettre  que  la  déclaration  des  prêtres  de 
Genève  justifie  entièrement  d'Alembert.  Ils  ne  disent  point  que 
l'enfer  soit  éternel,  mais  qu'il  y  a  dans  l'Écriture  des  menaces  de 
peines  éternelles  ;  ils  ne  disent  point  Jésus  égal  à  Dieu  le  père  ; 
ils  ne  l'adorent  point  ;  ils  disent  qu'ils  ont  pour  lui  plus  que  du 
respect  ;  ils  veulent  apparemment  dire  du  goût.  Ils  se  déclarent, 
en  un  mot,  chrétiens-déistes. 

i.  Frédéric  II  avait  crocheté  ou  fait  enfoncer  les  armoires  du  roi  de  Pologne, 
à  Dresde,  le  10  septembre  1756. 

2.  En  lui  donnant  un  soufflet  pour  chaque  mauvais  vers. 

3.  Voyez  lettre  3534. 

4.  Paroles  de  Yalé,  musique  de  Dauvergne,  joué  le  30  juillet  1753. 


406  CORRESPONDANCE. 


3564.   —  A   M.   D'ALEiMBERT. 

A  Lausanne.  2.j  fùvrior. 

Dieu  merci,  inoii  ciier  philosophe,  «  tuipiter  allucinaris,  et 
magis  magnos  clericos  non  sunt  magis  magnos  sapientes  '  »  sur 
les  petites  intrigues  de  ce  monde.  Soyez  très-sûr  que  M""^  de 
Pompadour  et  M.  rahbé  de  IJeruis  sont  très- loin  de  se  déclarer 
contre  V Encyclopédie.  L'un  et  l'autre,  je  vous  en  réponds,  pensent 
en  philosophes,  et  agiront  hautement  dans  l'occasion,  quand  on 
le  pourra,  sans  se  compromettre.  Je  ne  réponds  pas  de  deux 
commis,  dont  l'un  est  un  fanatique  imbécile  qui,  grâce  au  ciel, 
est  beaucoup  plus  vieux  que  moi  ;  et  l'autre,  un...  dont  je  ne 
veux  rien  dire. 

Il  y  a  quatre  ou  cinq  barbouilleurs  de  papier,  et  l'auteur  de 
la  Gazette-  en  est  un.  C'est  un  misérable  petit  bel  esprit 'ennemi 
de  tout  mérite.  Quelques  coquins  de  cette  trempe  .se  sont  associés, 
et  les  auteurs  de  VEncydopédie  ne  s'associeraient  pas!  et  ils  ne 
seraient  pas  animés  du  même  esprit  !  et  ils  auraient  la  bassesse 
de  travailler  en  esclaves  à  VEncydopédie,  et  de  ne  pas  attendre 
qu'on  leur  rende  justice,  et  qu'on  leur  promotte  riionnêto  liberté 
dont  ils  doivent  jouir  !  N'y  a-t-il  pas  trois  mille  souscripteurs 
intéressés  à  crier  vengeance  avec  eux  ?  Dès  que  je  fus  informé  de 
l'article  Genève  et  du  bruit  qu'il  excitait,  j'écrivis  à  Diderot,  et  je 
lui  mandai  qu'il  y  allait  de  votre  honneur  à  tout  jamais  si  vous 
vous  rétractiez.  Je  lui  écrivis  aussi  un  petit  billet  au  sujet  du 
malheureux  libelle  des  Cacouacs  ;  je  n'ai  point  eu  de  réponse.  Ce 
n'est  point  paresse,  il  a  écrit  au  docteur  Tronchin,  qui  tenait  la 
plume  du  comité  des  prédicants  de  Genève.  Je  ne  suis  pas  con- 
tent de  sa  lettre  h  Tronchin  ;  mais  je  suis  indigné  de  son  impo- 
litesse grossière  avec  moi.  Vous  pouvez  lui  montrer  cet  article  de 
ma  lettre  ^ 

Je  veux  absolument  qu'il  vous  rende  tout  ce  que  je  lui  ai 
écrit  sur  l'article  Genève  et  sur  les  Cacouacs,  et  qu'il  remette  ces 

1.  Cette  phrase  macaroniqup  est  dans  Rabelais,  Gargantua,  I,  xxxix,  et  dans 
Montaigne,  Essais,  I,  xxiv;  c'est  après  eux  que  Réirnier  a  dit  (satire  III,  vers  256): 

Pardieu,  les  plus  grands  clercs  ao  !(Oiit  pas  les  plus  fins. 

2.  La  Gazette  de  France,  rédigée  alors  par  Mcusnier  de  Querlon,  mort  en  1780. 

3.  Je  reçois  enfin,  ce  2t>.  une  lettre  de  Diderot.  Quel  procédé!  après  deux 
mois!  et  qtielle  misère  de  mollir!  lui,  esclave  des  libraires!  quelle  honte!  {Xote 
de  Voltaire.) 


ANNÉE    1758.  407 

papiers  à  M"'<=  de  Fontaine  ou  à  M.  d'Argental,  ou  à  vous,  que  je 
supplie  de  les  rendre  à  M"^*^  de  Fontaine, 

Au  reste,  je  n'ai  point  de  terme  pour  vous  exprimer  combien 
je  serai  affligé  et  indigné  si  vos  confrères  continuent  à  écrire 
sous  la  potence.  Attendez  seulement  un  an,  et  il  n'y  aura  qu'un 
cri  dans  le  public  pour  vous  engager  à  continuer  en  bommes 
libres  et  respectés, 

M.  de  Maleslierbes  vous  a,  je  crois,  donné  la  Procession  ser- 
vetine  qu'on  lui  a  envoyée  pour  vous,  Servet,  sans  doute,  aurait 
signé  cette  confession.  C'est  là  une  des  belles  contradictions  de 
ce  monde.  Ceux  qui  ont  fait  brûler  Servet  pensent  absolument 
comme  lui,  et  le  disent.  On  vient  d'imprimer  le  socinianisme 
tout  cru  à  \eufcbàtel  ;  il  triomplie  en  Angleterre  ;  la  secte  est 
nombreuse  à  Amsterdam,  Dans  vingt  ans,  Dieu  aura  beau  jeu. 

Tout  ce  qu'on  a  écrit  sur  des  officiers  généraux  prussiens  et 
sur  l'abbé  de  Prades  est  faux  ;  on  ne  dit  que  des  sottises.  L'abbé 
de  Prades  est  aux  arrêts  pour  avoir  mandé  des  nouvelles  assez 
indifférentes,  les  seules  qu'il  pouvait  savoir.  On  traite  à  Paris  les 
hommes  comme  des  singes  ;  ailleurs,  comme  des  ours, 

i'orlunatus  et  ille  deos  qui  novit  agrestes. 

(ViRG.  Georg.,  II,  v.  493.) 

J'attends  les  beaux  jours  pour  aller  voir  mes  Délices.  En  attendant 
nous  jouons  la  comédie,  et  mieux  qu'à  Paris  :  vana  absil  gloria. 

Vive  liber  et  [dix.  Il  faut  que  vous  fassiez  encore  un  voyage  à 
Genève. 

3565.   —    A    MADAME   D'ÉPIxNAI. 

Lausanne,  26  février. 

Vous,  la  goutte,  madame!  Je  n'en  crois  rien;  cela  ne  vous 
appartient  pas.  C'est  le  lot  d'un  gros  prélat,  d'un  vieux  débau- 
ché, et  point  du  tout  d'une  philosophe  dont  le  corps  ne  pèse  pas 
quatre-vingts  livres,  poids  de  Paris,  Pour  de  petits  rhumatismes, 
de  petites  fluxions,  de  petits  trémoussements  de  nerfs,  passe  ; 
mais  si  j'étais  comme  vous,  madame,  auprès  de  M,  Tronchin,  je 
me  moquerais  de  mes  nerfs.  C'est  un  bonheur  dont  je  ne  jouirai 
qu'après  le  retour  du  printemps,  car  je  ne  crois  pas  que  le  se- 
crétaire et  le  chef  des  orthodoxes  veuille  jamais  venir  voir  nos 
divertissements  profanes  et  suisses.  Cependant,  madame,  j'espère 
qu'il  vous  accompagnera  quand  nous  serons  un  peu  en  train, 
qu'il  y  aura  moins  de  neige  le  long  du  lac,  et  que  vos  nerfs  vous 


408  CORRESPONDANCE. 

pormcltront  d'honorer  notre  ermitage  suisse  de  votre  présence. 
Il  fera  pour  vous,  madame,  ce  qu'il  ne  ferait  pas  pour  un  vieux 
papiste  comme  moi  ;  et  il  sera  reçu  comme  s'il  ne  venait  que 
pour  nous. 

Je  vous  remercie,  madame,  de  vos  gros  gobets  ;  j'en  aurai  le 
soin  qu'on  doit  avoir  de  ce  qui  vient  de  vous. 

Permettez  que  je  remercie  ici  M.  Linant';  il  n'a  pas  besoin 
de  son  nom  pour  avoir  droit  à  mon  estime  et  à  mon  amitié;  et 
j'ai  connu  son  mérite  avant  de  savoir  qu'il  portait  le  nom  d'un 
de  mes  anciens  amis.  Je  conviens  avec  lui  que  tout  nous  vient 
du  Levant,  et  j'accepte  avec  grand  plaisir  la  proposition  qu'il 
veut  bien  me  faire  pour  une  douzaine  de  pruniers  originaires 
de  Damas,  et  autant  de  cerisiers  de  Cérasonte.  Ils  s'accommo- 
deront mal  de  mon  terrain  de  terre  à  pot,  maudit  de  Dieu  ; 
mais  j'y  mettrai  tant  de  gravier  et  de  pierraille  que  j'en  ferai  un 
petit  Montmorency.  Je  présente  mes  respects  h  l'élève  de  M.  Li- 
nant, à  M.  de  iMcolaï,  qui  fait  ses  caravanes  de  .Malte  près  du 
lac  de  Genève.  Enfin  je  présente  ma  jalousie  à  tous  ceux  qui 
font  leur  cour  à  M""-  d'Épi nai. 

Au  reste,  je  serais  fàcbé  qu'on  fouettât,  comme  on  le  dit, 
l'abbé  de  Prades  tous  les  jours  de  marché  à  Breslau  :  car,  après 
tout,  je  n'aime  pas  qu'on  fouette  les  prêtres. 

M""'  Denis  se  joint  à  moi,  et  présente  ses  obéissances  à 
M"""  d'Épinai. 

M.  de  Richelieu  est  donc  renvoyé  après  M.  de  Lucé.  La  cour 
est  une  belle  chose  ! 

3566.  —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Lausanne,  20  février. 

Quand  j'écris  au  roi  de  Prusse  et  à  M.  l'abbé  de  Bernis  sur 
des  choses  peu  importantes,  ils  m'honorent  d'une  réponse  dans 
la  huitaine.  J'écrivis  à  M,  Diderot,  il  y  a  deux  mois,  sur  une  af- 
faire très-grave  qui  le  regarde,  et  il  ne  me  donna  pas  signe  de  vie-. 
Je  demandai  réponse  par  quatre  ou  cinq  ordinaires,  et  je  n'en 
obtins  point.  Je  fis  redemander  mes  lettres  ;  j'étais  en  droit  de 
regarder  ce  procédé  comme  un  outrage  ;  il  a  dû  me  blesser 
d'autant  plus  que  j'ai  été  le  partisan  le  plus  déclaré  de  VEncyclo- 

\.  Gouverneur  du  jeune  d'Épinai. 

2.  Le  jour  même  où  il  écrivait  cela,  Voltaire  reçut   la   réponse  de  Diderot  ; 
voyez  la  lettre  3559, 


ANNÉE    1758.  ^^g 

Védie;  j'ai  même  travaillé  à  une  cinquantaine  d'articles  qu'on  a 
bien  voulu  ine  confier  ;  je  ne  me  suis  point  rebuté  de  la  futilité 
des  sujets  qu'on  m'abandonnait,  ni  du  dégoût  mortel  que  m'ont 
donné  plusieurs  articles  de  cette  espèce,  traités  avec  la  même 
ineptie  qu'on  écrivait  autrefois  le  Mercure  galant,  et  qui  désho- 
norent un  monument  élevé  à  la  gloire  de  Ja  nation.  Personne  ne 
s'est  intéressé  plus  vivement  que  moi  à  M.  Diderot  et  à  son  entre- 
prise. Plus  cet  intérêt  est  ardent,  plus  j'ai  dû  être  outré  de  son 
procédé. 

Je  ne  suis  pas  moins  affligé  de  ce  qu'il  m'écrit  enfin  an  bout 
de  deux  mois.  Des  engagements  avec  des  libraires  !  Est-ce  bien  à 
un  grand  homme  tel  que  lui  à  dépendre  des  libraires?  C'est  aux 
libraires  à  attendre  ses  ordres  dans  son  antichambre.  Cette  en- 
treprise immense  vaudra  donc  à  M.  Diderot  environ  30,000  livres  ' 
Elle  devait  lui  en  valoir  200,000  (j'entends  à  lui  et  à  M.  d' Vlem- 
bert,  et  à  une  ou  deux  personnes  qui  les  secondent)  •  et    s'ils 
avaient  voulu  seulement  honorer  le  petit  trou  de  Lausanne  de 
leurs  travaux,  je  leur  aurais  fait  mon  billet  de  200,000  livres  • 
et,  s'ils  étaient  assez  persécutés  et  assez  déterminés  pour  prendre' 
ce  parti,  en  s'arrangeant  avec  les  libraires  de  Paris,  on  trouverait 
bien  encore  le  moyen  de  finir  l'ouvrage  avec  une  honnête  liberté 
et  dans  le  sein  du  repos,  et  avec  sûreté  pour  les  libraires  de 
Pans  et  pour  les  souscripteurs.    Mais  il  n'est  pas  question  de 
prendre  un  parti  si  extrême,  qui  cependant  n'est  pas  imprati- 
cable, et  qui  ferait  honneur  k  la  philosophie. 

Il  est  question  de  ne  pas  se  prostituer  à  de  vils  ennemis  de  ne 
pas  travailler  en  esclaves  des  libraires  et  en  esclaves  des'persé- 
cuteurs  ;  û  s'agit  d'attirer  pour  soi-même  et  pour  son  ouvrao-e  la 
considération  qu'on  mérite.  Pour  parvenir  à  ce  but  essentiel 
que  faut-il  faire?  Rien  ;  oui,  ne  rien  faire,  ou  paraître  ne  rien 
laire  pendant  six  mois,  pendant  un  an.  Il  y  a  trois  mille  sou- 
scripteurs ;  ce  sont  trois  mille  voix  qui  crieront  :  «  Laissez  tra- 
vailler avec  honneur  ceux  qui  nous  instruisentet  qui  honorent  la 
nation.  »  Le  cri  public  rendra  les  persécuteurs  exécrables  Vous 
me  mandez,  mon  cher  et  respectable  ami,  que  monsieur  le  pro- 
cureur général  a  été  très-content  du  septième  volume  •  c'est 
deja  une  bonne  sûreté.  L'ouvrage  est  imprimé  avec  approbation  et 
pnvikge  du  roi;  il  ne  faut  donc  pas  soutTrir  qu'un  misérable^ 

].  Guil.-Fr.-L.  Joly  de  Fleury,  né  en  1710;  frère  aîné  d'Omer  Jolv  de  Fleury 
nomme  maUre  Orner  de  Fleury  dans  la  lettre  du  1-  octobre  1759.  (Cl.)  ^' 

-  Le  jésuite  Le  Chapelain;  voyez  page  396. 


410  CORRESPONDANCi:. 

ose  prêcher  devant  l<!  roi  coiilre  la  laison  iiiii)riiiit'e  une  fois 
avec  privilège  ;  il  ne  laut  donc  |)as  soiill'rir  que  l'auteur  de  Ja  Ga- 
zette dise  dans  Jes  Affiches  de  pruvinee  que  les  précepteurs  de  la 
nation  veulent  anéantir  la  religion  et  corrompre  les  mœurs  ;  il 
ne  faut  donc  pas  souflrir  qu'un  écri\ain  mercenaire  débite  impu- 
nément le  libelle  des  Cacouacs. 

Ces  deux  misérables  ^  dépendent  des  bureaux  du  ministère  ; 
mais  silrement  ce  n'est  pas  M.  l'abbé  de  Bernis  qui  les  encourage, 
ce  n'est  pas  M""-  de  Pompadour. 

Je  suis  persuadé,  au  contraire,  que  M""  de  Pompadour  obtien- 
drait une  pension  pour  M.  Diderot  :  elle  y  mettrait  sa  gloire,  et 
j'ose  croire  que  cela  ne  serait  pas  bien  difficile. 

C'est  à  quoi  il  faudrait  s'occuper  pendant  six  mois.  Que  M.  Di- 
derot, M.  d'Alembert,  M.  de  Jaucourt,  et  l'auteur  de  l'excellent 
article  de  la  Génération-,  déclarent  qu'ils  ne  travailleront  plus,  si 
on  ne  leur  rend  justice,  si  on  leur  donne  des  réviseurs  malin- 
tentionnés ;  et  je  vois  évidemment  ({ue  la  voix  du  public,  qui  est 
la  |)lus  puissante  des  protections,  mettra  ceux  qui  enseignent  la 
nation  sur  le  trône  des  lettres  où  ils  doivent  être.  Alors  M,  d'A- 
lembert devra  travailler  plus  que  jamais;  alors  il  travaillera;  mais 
ilfautavoir  et  la  sagesse  d'être  tous  unis,  et  le  courage  de  persister 
quelques  mois  à  déclarer  qu'on  ne  veut  point  travailler  sub  gladio. 
Cen'estpas  certainement  un  grand  mal  de  faire  attendre  le  public; 
c'est  au  contraire  un  très-grand  bien.  On  amasse  pendant  ce  temps- 
là  des  matériaux,  on  grave  des  planches,  on  se  ménage  des  pro- 
tections, et  ensuite  on  donne  un  huitième  volume  dans  lequel  on 
n'insère  plus  les  plates  déclamations  et  les  trivialités  dont  les 
précédents  ont  été  infectés  ;  on  met  à  la  tête  de  ce  volume  une 
préface  dans  laquelle  on  écrase  les  détracteurs  avec  cette  noblesse 
et  cet  air  de  su|)ériorité  dont  Hercule  écrase  un  monstre  dans  un 
tableau  de  Lebrun. 

En  un  mot,  je  demande  instamment  qu'on  soit  uni,  qu'on 
paraisse  renoncer  à  tout,  (ju'on  s'assure  protection  et  liberté, 
(ju'on  se  donne  tout  le  public  pour  associé,  en  lui  faisant  craindre 
de  voir  tomber  un  ouvrage  nécessaire. 

Tout  le  malheur  \ient  de  ce  que  M.  Diderot  n'a  pas  fait  d'a- 
bord la  même  déclaration  que  .M.  d'Alembert.  11  en  est  encore 


1.  Querldii  et  Morcaii. 

'2.  Albert  do  Ilaller,  savant  prosquo  niiivcrsel,  né  à  Berne  en  1708,  mort  le 
12  décembre  1777.  11  a  été  injuste  envers  Voliairo.qui  a  lini  par  rélrc  envers  lui; 
yoyez  la  lettre  2300. 


ANNÉE   1758.  411 

temps  :  on  viendra  à  bout  de  tout,  avec  l'air  de  ne  plus  vouloir 
travaillera  rien.  Du  temps  et  des  amis,  et  le  succès  est  infaillible. 
Je  suis  en  droit  d'écrire  à  M""'  de  Pompadour  les  lettres  les  plus 
fortes,  et  je  ferai  écrire  des  personnes  de  poids,  si  on  trouve  ce 
parti  convenable. 

Mais  un  borame  qui  est  capable  de  passer  deux  mois  sans  ré- 
pondre sur  des  clioses  si  essentielles  est-il  capable  de  se  remuer 
comme  il  faut  dans  une  telle  aflaire? 

Je  prie  instamment  M.  Diderot  de  brûler  devant  M.  d'Argental 
mon  billet  sur  les  Cacouacs,  dans  lequel  je  me  méprenais  sur 
l'auteur.  J'aime  M.  Diderot,  je  le  respecte,  et  je  suisfàcbé. 

3567.   —    DE   M.   D'ALEMBERT. 

Paris,  26  février. 

Diderot  doit  vous  avoir  répondu,  mon  cher  maître.  Je  ne  sais  ce  qu'il  a 
fait  ni  ce  qu'il  fera  de  vos  lettres.  A  l'égard  de  vos  articles,  ils  sont  tous 
entre  mes  mains,  n'en  sont  pas  sortis,  et,  comme  je  vous  l'ai  mandé,  n'en 
sortiront  que  par  votre  ordre  exprès.  Si  vous  persistez  à  vouloir  qu'on  vous 
les  renvoie,  j'en  ferai  un  paquet  que  je  remettrai  à  M.  d'Argental.  J'y  suis 
d'autant  plus  disposé  que  je  persiste  dans  la  résolution  de  ne  plus  travailler 
à  l'Encyclopédie.  Au  reste,  Diderot  ne  m'avait  rien  dit  de  votre  lettre,  et 
je  n'ai  su  que  par  vous  que  vous  redemandiez  vos  papiers.  Encore  une 
fois,  soyez  sur  que  vous  les  aurez,  au  premier  mot  que  vous  direz;  mais 
soyez  sûr  en  môme  temps  qu'ils  ne  courent  aucun  risque  d'être  jamais 
remis  à  d'autres  qu'à  vous. 

Il  est  vrai  que  j'ai  fort  lieu  de  me  plaindre  de  Duclos,  Dispensez-moi 
du  détail.  L'origine  de  notre  l)rouillerie  vient  de  ce  qu'il  a  voulu  faire 
mettre  dans  ['Encyclopédie  des  choses  auxquelles  je  me  suis  opposé.  Du 
reste,  on  a  fait  sur  notre  désunion  beaucoup  d'histoires  qui  ne  sont  pas 
vraies.  On  n'oublie  rien  pour  semer  la  zizanie  entre  nous.  Ne  dit-on  pas 
dans  Paris  que  vous  avez  lu,  approuvé,  et  conseillé  d'imprimer  une  des 
brochures  qu'on  a  faites  en  dernier  lieu  contre  nous?  J'ai  soutenu  que  cela 
n'était  pas  vrai,  et  je  le  soutiendrai  contre  tous. 

M.  de  Cubières  ^  vient  de  m'envoyer  la  Profession  de  foi  de  Genève, 
('omme  il  serait  facile  d'embarrasser  ces  gens-là  avec  quatre  lignes  de 
réponse!  Mais  je  veux  bien  me  taire,  pourvu  que  les  choses  en  restent  là, 
et  que  cette  Profession  de  foi  ne  soit  pas  un  nouveau  prétexte  d'injures. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  le  prétendu  voyage  de  Jean-Jacques  en  Hol- 
lande. 11  est  toujours  à  Montmorency,  haïssant,  comme  de  raison,  la  nature 
humaine. 

Adieu,  mon  cher  et  grand  philosophe;  je  suis  aussi  dégoûté  de  la  France 

1.  Je  crois  qu'on  doit  lire  Lubière.  (Cl.)  —  Voyez  la  lettre  348(5. 


412  COKUI-SPOXDANCE. 

que  de  Vnncyclopedie.  Je  trouve  bien  heureux  ceux  qui  sont  à  Genève, 
surtout  quand  ils  ne  sont  pas  obliges  de  dire  que  les  ministres  croient  la 
divinité  de  Jésus-Christ,  et  les  peines  éternelles.  Vale. 

3568.  —  A  S.  A.   S.   LE   PRINCE   FRÉDÉRIC-GUILLAUME, 

MAn  GRAVE     DE      RAinELTIl'. 

Lausanne,  'id  févriei-. 

Que  fait  Votre  Altesse  sérénissimc,  monsoignenr?  Où  est-elle 
après  tant  de  vicissitudes  ?  Vous  m'avez  donné  autant  d'alarmes, 
cette  dernière  campaG;ne,  que  vous  m'avez  inspiré  de  respect  et 
d'attachement.  Depuis  longtemps  j'ai  reçu  des  lettres  de  monsei- 
gneur le  prince  de  Prusse  et  de  monseigneur  le  prince  Henri,  et 
je  n'en  ai  pas  reçu  de  vous;  vous  savez  cependant  si  votre  gloire, 
votre  santé,  votre  bonheur,  m'intéressent.  Je  ne  suis  pas  en 
peine  do  la  gloire;  mais  tout  le  reste  m'a  donné  bien  de  l'in- 
quiétude. 

J'ai  l'honneur  d'écrire  à  Votre  Altesse  sérénissime  par  la  voie 
de  M.  Piclet,  d'une  des  meilleures  familles  de  Genève,  homme 
plein  de  mérite,  capitaine  d'un  régiment  d'infanterie  suisse.  C'est 
le  régiment  de  Diesbacli,  celui  qui  a  fait  plus  que  son  devoir  à 
la  triste  journée  de  Rosbach,  et  dans  lequel  J\I.  le  capitaine  Pictet 
s'est  toujours  fait  extrêmement  considérer.  S'il  est  assez  heureux 
pour  être  souvent  auprès  de  votre  personne  et  pour  se  signa- 
ler sous  vos  yeux,  ce  sera  un  nouveau  protecteur  que  j'aurai 
auprès  d'un  prince  à  qui  je  voudrais  faire  ma  cour  tout  le  temps 
de  ma  vie,  excepté  celui  auquel  il  est  occupé  à  voir  tuer  des 
hommes  et  h  courir  parmi  les  corps  morts. 

Ne  pourrais-jo  jamais  me  flatter,  monseigneur,  que,  quand  le 
prince  aura  assez  occupé  son  courage  et  ses  connaissances  mili- 
taires dans  cette  guerre  funeste,  le  philosophe,  en  revenant  en 
France,  daignera  passer  par  ce  petit  pays  roman,  par  ces  bords 
agréables  du  lac  do  Gonève,  où  elle  verrait  un  ermite  qui  la  rece- 
vrait comme  Pliilémon  reçut  les  dieux.  Cette  route  est  tout  aussi 
courte  qu'une  autre.  Le  pays  mérite  d'être  vu  par  Votre  Altesse 
sérénissime;  et  si  le  plus  tendre  allachement,  le  plus  profond 
respect,  méritent  aussi  quelque  chose,  rermite  regarderait  votre 
passage  comme  un  de  ses  plus  beaux  jours.  Conservez  vos  bontés 
pour  cet  ermite. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    -IToS.  413 


3569.   —  A   MADAME   DU   BOCCAGE. 

Nouvelle  Muse,  aimable  Grâce, 
Allez  au  Capitole;  allez,  rapportez-nous 
Les  myrtes  de  Pétrarque  et  les  lauriers  du  Tasse. 
Si  tous  deux  revivaient,  ils  chanteraient  pour  vous  ; 
Et,  voyant  vos  beaux  yeux  et  votre  poésie, 

Tous  deux  mourraient  à  vos  genoux 

Ou  d'amour  ou  de  jalousie. 

Dunque,  o  signora,  dopo  ch'  ella  avrà  veduto  il  coriiuto  sposo 
del  mare  Adriatico,  vedrà  il  padre  délia  Cliiesa,  sarà  coronata 
nel  Campidoglio  dalle  mani  del  buoii  Benedetto^  Ella  dovrebbe 
ritornare  per  la  via  di  Ginevra,  e  trionfare  tra  gli  eretici,  quando 
avrà  ricevuto'la  corona  poetica  dei  santi  cattolici.  Mailsuo  viag- 
gio  è  tutto  per  la  gloria,  e,  nel  suo  gran  volo,  ella  trasciirerà  i 
nostri  lieti  bencliè  umili  tetti.  Il  zio  e  la  nipote  baciano  affettuo- 
samente  la  mano  clie  lia  scritto  tante  belle  cose,  e  si  raccoman- 
dano  alla  sua  benignità  con  ogni  ossequio. 

Good  journey,  Milton's  daugliter,  Camoens's  sister-. 

Comptez,  madame,  que  nous  ne  vous  pardonnerons  pas  de 
n'avoir  point  pris  la  route  de  Genève  ;  mille  tendres  respects. 

3570.  —  A  M.  LE   COMTE    DE  TRESSA\. 

A  Lausanne,  3  mars. 

Mon  adorable  gouverneur,  béni  soit  le  sieur  Légier  '  et  ses 
consorts,  et  ses  mauvais  vers,  et  sa  sottise,  puisque  tout  cela 
m'attire  tant  de  bontés  de  votre  part  !  Soyez  bien  sûr  que  je  ne 
suis  sensible  qu'aux  marques  généreuses  de  votre  amitié,  et 
point  du  tout  à  ces  platitudes  moitié  franc-comtoises  et  moitié 
lotharingiennes.  La  nation  des  petits-collets  et  des  petits  beaux 
esprits  de  province  a  été  oubliée  par  M.  de  Réaumur  dans  V His- 
toire des  insectes;  ainsi  ne  prenons  pas  garde  à  leur  existence. 

1.  Benoît  XIV,  qui  avait  agréé  la  dédicace  de  Mahomet,  en  1745,  mourut  le 
3  mai  1758. 

2.  Traduction  :  Donc,  madame,  quand  vous  aurez  vu  l'époux  cornu  de  l'Adria- 
tique, vous  verrez  le  père  de  l'Église,  vous  serez  couronnée  au  Capitole  par  les 
mains  du  bon  Benoît.  Vous  devriez  retourner  par  la  route  de  Genève  et  triompher 
chez  les  hérétiques  après  avoir  i-eçu  la  couronne  poétique  des  saints  catholiques. 
Mais  votre  voyage  est  tout  pour  la  gloire,  et  dans  son  grand  vol,  vous  franchirez 
nos  gais  mais  humbles  toits.  L'oncle  et  la  nièce  baisent  affectueusement  la  main  qui 
a  écrit  tant  de  belles  choses,  etc.  Bon  voyage,  fille  de  Milton,  sœur  de  Camoëns. 

3.  Voyez  la  lettre  3554. 


414  COnnFSPONDANCE. 

J'étais  fort  malade  ([iiaïul  on  nie  regala  de  ces  ])eaux  vers 
dignes  d'nne  académie  de...  AI""'  Denis  les  renvoya  à  Toul,  l)ien 
cachetés;  elle  est  aussi  sensible  que  moi  à  la  mention  que  vous 
voulez  bien  faire  d'elle.  Vous  Taimcriez  davantage  si  vous  l'aviez 
vue  jouer  avant-hier  dans  une  tragédie  nouvelle,  sur  un  très-joli 
thécltre,  avec  de  très-bons  acteurs  dont  j'étais  le  plus  médiocre. 
Je  ne  me  tirai  pourtant  pas  mal  du  rôle  de  vieillard,  attendu  que 
malheureusement  je  le  joue  d'après  nature.  J'aurais  bien  voulu 
que  monsieur  le  gouverneur  de  Toul  nous  eût  honorés  de  sa 
présence  réelle. 

Les  infamies  et  les  persécutions  dont  on  a  alTnblé  nos  philo- 
sophes Diderot  et  dV\lcml)ert  me  tiennent  plus  au  cœur  que  les 
beaux  vers  de  M.  l'abbé  Légior.  Je  persiste  toujours  dans  mon 
idée  qu'il  faut  déclarer  qu'on  renonce  unanimement  à  VEncyclo- 
ptdic  jusqu'à  ce  qu'on  soit  assuré  d'une  honnête  liberté,  et  d'un 
peu  de  protection.  Trois  mille  souscri[)teurs  se  joindront  à  eux; 
ils  crieront  comme  des  aveugles,  et  le  cri  public  est  la  plus  in- 
faillible des  intrigues  et  la  meilleure  des  protections. 

Vous  avez  vu  sans  doute  que  notre  ami  d'Alembert,  appelé  (>', 
a,  dans  l'article  Genive,  loué  beaucoup  cette  Église  calviniste  de 
n'être  pas  chrétienne;  vous  savez  que  ces  prêtres  en  ont  été  très- 
ébaubis,  et  qu'ils  ont  fait  une  belle  profession  de  foi  dans  la- 
quelle ils  résument,  pour  somme  totale,  qu'ils  ont  de  la  vénéra- 
lion  pour  Jésus,  et  qu'ils  croient  en  Dieu.  Leurs  voisins  leur 
veprochent  k  présent  d'avoir  autrefois  brûlé  Servet,  et  d'aller 
ujourd'hui  plus  loin  que  Servet  :  c'est  un  bon  article  pourThis- 
oirc  des  contradictions  de  ce  monde. 

Voici  le  champ  de  l'histoire  des  meurtres  qui  va  se  rouvrir. 
M.  le  comte  de  Clermont  aura  une  armée  terriblcnuMit  délabrée; 
son  bisaïeul  y  eût  été  bien  empêché.  Qu'aurait  dit  Louis  \IV, 
s'il  avait  vu  un  marquis  de  Brandebourg  résister  mieux  que  lui 
aux  trois  (juarts  de  l'Europe?  Heureux  qui  voit  du  ])ort  tout  ces 
orages  ! 

Je  vais  planter  aux  Délices;  de  là  je  reviens  à  Lausanne  pour 
nos  spectacles;  cela  est  plus  sensé  que  d'aller  en  Allemagne,  Je 
ne  regrette  aucun  roi,  aucun  prince;  mais  je  regrette  fort  le 
gouverneur  de  Toul,  pour  qui  je  suis  pénétré  de  la  plus  tendre 
et  de  la  plus  respectueuse  reconnaissance,  et  à  qui  je  serai  atta- 
ché toute  ma  vie. 

\  .  Les  articles  de  d'Alembert  sont  signés  d"un  0  dans  l'Encyclopédie. 


ANNÉE    \166.  4,|5 

3o7l.  —  A    M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

A  I.ausanno,  :!  mars, 

Mon  cher  ange,  le  porteur  est  M.  de  Crommelin,  né  à  Genève, 
el  homme  de  tous  les  pays.  Il  a  vu  jouer  deux  fois  Fanime  ;  il 
vous  dira  s'il  aime  la  pièce,  et  si  nous  sommes  de  hons  acteurs. 
II  vous  dira  surtout  si  j'avais  un  beau  bonnet  :  il  y  a  peu  de  per- 
sonnes dans  notre  petit  pays  roman  qui  soient  aussi  bons  juges 
que  M,  de  Crommelin.  Je  vous  enverrai  la  pièce  quand  vous 
jugerez  à  propos  qu'elle  soit  jouée,  quand  vous  croirez  avoir 
trouvé  avec  le  public 


ïempora. 


yfoUia  fa  11(1  i 

« 

(ViKii.  .Hn.,  lib.  ]V,  V.  '293.) 

Et  vous  la  trouverez  corrigée,  non  pas  comme  je  laurais  voulu, 
mais  comme  je  l'ai  pu,  au  milieu  des  fatras  historiques,  de  l'em- 
barras des  ameublements,  et  des  soupers. 

Je  n'ai  pu  jouer  encore  la  Femme  qui  a  raison.  Il  faut  que  je 
retourne  à  mes  Délices  pour  planter.  Je  suis  encore  plus  jardi- 
nier que  poète:  c'est  que  je  jouis  de  mon  jardin,  et  que  je  suis 
privé  du  ;r/>0(t  de  Paris.  Je  porte  une  terrible  envie  à  M.  de  Crom- 
melin, qui  aura  le  bonheur  de  vous  voir.  \. 

3572.    —  A  M.    DE    CIDEVILLE. 

A  Lausanne,  3  mars. 

Je  reçois  de  vous,  mon  cher  et  ancien  ami,  deux  lettres  char- 
mantes; vers  et  prose,  tout  me  rappelle  la  bonté  de  votre  cœur 
et  les  grâces  de  votre  esprit.  J'aime  mieux  vous  dire  bien  vite, 
et  tout  simplement,  combien  j'en  suis  touché,'  que  d'attendre 
l'inspiration  et  le  moment  heureux  de  faire  des  vers,  pour  vous 
remercier  dignement.  D'ailleurs  je  suis  plongé  dans  les  détails 
de  l'histoire,  attendu  qu'on  va  réimprimer  cette  Histoire  générale, 
ce  portrait  des  sottises  et  des  horreurs  du  genre  humain  pendant 
huit  à  neuf  siècles. 

Un  peu  d'histrionage  partage  encore  mon  temps.  Nous  avons 
joué  une  pièce  nouvelle  sur  un  très-joli  théâtre;  M""'  Denis  a  été 
applaudie  comme  M"«  Clairon,  et  elle  l'aurait  été  de  môme  à 
Paris.  Je  vous  avertis,  sans  vanité,  que  je  suis  le  meilleur  vieux 


416  CORUESPONnANCE. 

fou  ([ii'il  y  ait  dans  aucune  troupe.  Croyez  que  vous  auriez  été 
bien  surpris  si  vous  aviez  vu,  sur  le  bord  de  notre  lac,  une  tra- 
gédie nouvelle  très-bien  jouée,  très-bien  sentie,  très-bien  jugée, 
suivie  de  danses  exécutées  à  merveille,  et  d'un  opéra-bufTa  en- 
core mieux  exécuté;  le  tout  par  de  belles  femmes,  par  des  jeunes 
gens  bien  faits,  qui  ont  de  l'esprit,  et  devant  une  assemblée  qui 
a  du  goût.  Les  acteurs  se  sont  formés  en  un  an;  ce  sont  des 
fruits  que  les  Alpes  et  le  mont  Jura  n'avaient  point  encore  por- 
tos. César  ne  prévoyait  pas,  quand  il  vint  ravager  ce  petit  coin 
de  terre,  qu'il  y  aurait  un  jour  plus  d'esprit  qu'à  Rouie. 

Comptez  que  les  Iphigènie  elles Astarbé^  ne  nous  épouvantent 
pas,  et  que  notre  pays  roman  n'est  pas  à  dédaigner.  Je  suis  mal- 
heureusement obligé  de  quitter  tout  cela  pour  aller  faire  quel- 
ques jours  le  métier  de  jardinier  aux  Délices.  Chacun  a  son 
Launai-.  Je  cours  du  théâtre  à  mes  plants,  à  mes  vignes,  à  mes 
tulipes;  et  de  là  je  reviens  au  théâtre,  du  théâtre  à  l'histoire,  et 
de  tout  cela  à  votre  amitié,  qui  est  la  première  des  consolations. 

Les  vers  du  roi  de  Prusse,  dont  vous  me  parlez,  étaient  four- 
rés dans  une  lettre  qu'il  m'écrivit  trois  jours ^  avant  la  journée 
de  Rosbach.  La  date  rend  les  vers  très-beaux.  Je  lui  avais  gardé 
le  secret  ;  mais  il  a  donné  lui-même  des  copies  ;  et  vous  savez 
que  les  rois,  qui  sont  les  maîtres  du  bien  d'autrui,  sont  aussi  les 
maîtres  du  leur.  Ce  diable  d'homme  est,  sans  contredit,  celui  de 
tous  les  rois  qui  fait  le  plus  de  vers,  et  qui  donne  le  plus  de  ba- 
tailles. Nous  verrons  comment  le  tout  finira. 

La  canaille  de  vos  convulsionnaires  est,  sans  doute,  digne  des 
petites-maisons;  mais  il  y  a  eu  des  corps,  des  ordres  qui  méri- 
taient d'y  être  admis.  Il  faut  toujours  qu'il  y  ait  en  France 
quoique  maladie  éi)idémique,  et  très-souvent  elle  tombe  sur  les 
cervelles;  si  la  guerre  continue,  elle  tombera  sur  les  bourses, 
j'entends  supra  loculos. 

Vous  ne  me  dites  rien  du  grand  abbé'';  on  parlait  d'un  voyage 
qu'il  devait  faire  au  pays  roman  ;  mais  il  n'osera,  ni  vous  non 
plus. 

Je  vous  embrasse  avec  bien  de  la  tendresse  et  des  regrets. 


1.  Tragédie  de  Colardeau,  jouée  le  27  février  1758. 

2.  Terre  de  Cideville,  près  do  Rouen. 

3.  Lisez  vinçfl-sepl  jours.  La  bataille  de  Rosbach  est  du  5  novembre  1757;  la 
lettre  du  roi  de  Prusse  est  du  9  octobre  ;  voyez  n"  3 130. 

•i.  L'abbé  du  Rcsncl. 


ANNÉE    1758.  4^7 

3573.—  A   MADAME    D'ÉPI?sAI. 

Samedi  matin. 

Venez,  ma  belle  philosophe;  j'aime  mieux  Minerve  qu'Euterpe, 
quoique  Euterpe  ait  son  mérite.  Honorez-nous,  et  instruisez- 
nous.  Vos  gens  couclieront  comme  ils  pourront.  Nous  vous  atten- 
dons demain,  le  saint  jour  du  dimanche. 

3574.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

Lausanne,  7  mars. 

En  réponse  de  votre  lettre  du  26  de  février,  homme  au-dessus 
de  votre  siècle  et  de  votre  pays,  renvoyez-moi  mes  guenilles. 
M.  d'Argental  me  les  fera  tenir  comme  il  pourra,  à  moins  que 
vous  ne  puissiez  encore  les  faire  contre-signer  Malesherbes.  Si 
on  reprend  la  charrue  mal  attelée  de  V Encyclopédie,  et  qu'on 
veuille  de  ces  articles,  je  les  renverrai  corrigés.  Je  ne  cesse  d'ex- 
horter à  tout  quitter,  à  déclarer  qu'on  ne  veut  point  ramer  aux 
galères.  Je  suis  convaincu  que  trois  mille  souscripteurs  vous 
redemanderont  à  grands  cris,  et  que  la  voix  publique  sera  votre 
protection.  Si  vous  êtes  unis,  si  on  tient  ferme,  vous  serez  maîtres 
absolus;  sinon  on  sera  esclave  des  libraires,  des  censeurs,  et 
des  sots. 

Diderot  parle  de  ses  engagements  avec  les  libraires-,  c'est  à 
eux  à  recevoir  vos  ordres  et  les  siens.  Il  parle  d"ane  trentaine  de 
mille  livres;  vous  en  auriez  eu  deux  cent  mille  si  vous  aviez 
voulu  seulement  entreprendre  l'ouvrage  à  Lausanne  ;  et  peut-être, 
si  on  s'entendait,  si  on  avait  du  courage,  si  on  osait  prendre  une 
résolution,  on  pourrait  très-bien  hnir  ici  V Encyclopédie,  l'impri- 
mer ici  aussi  bien  qu'à  Paris,  envoyer  les  tomes  à  Briasson,  qui 
ensuite  donnerait  aux  souscripteurs  les  volumes  des  planches 
qu'on  peut  graver  à  Paris,  sans  que  la  Sorbonne  et  les  jésuites 
s'en  mêlent.  Si  on  était  assez  peu  de  son  siècle  et  de  son  pays 
pour  prendre  ce  parti,  j'y  mettrais  la  moitié  de  mon  bien.  J'au- 
rais de  quoi  vous  loger  tous,  et  très-bien.  Je  voudrais  venir  à 
bout  de  cette  affaire,  et  mourir  gaiement. 

Berne,  Zurich  et  la  Bâta  vie  crient  que  la  vénérable  compagnie 
qui  s'est  fait  rendre  compte  de  votre  article,  et  qui,  ouï  le  rapport,  a 
donné  son  édlt,  est  plus  que  socinienne  ;  mais  cela  ne  fait  aucune 
sensation.  Nous  jouons  la  comédie  à  Lausanne,  et,  par  Dieu, 
mieux  qu'à  Paris;  et  on  la  joue  dans  tous  les  cantons,  dans 

>^9.   —   GOUBESPONDANCE.    VII.  27 


418  CORRESPONDANCE. 

tous  les  villages.  Nous  avons  élahli  rcinpire  des  plaisirs,  et  les 
prêtres  sont  oubliés. 

Plût  à  Dieu  que  les  encyclopédistes  pussent  s'établir  parmi 
nous!  Ils  seraient  reçus  à  bras  ouverts;  mais  ils  n'en  sauront  ja- 
mais jusque-là  ;  ils  resteront  à  Paris,  persécutés  et  mal  payés. 

Quels  sont  les  cuistres,  les  faquins,  les  misérables,  les  théo- 
logiens qui  osent  dire  que  j'ai  approuvé  ce  qu'on  a  vomi  contre 
VEncydopèdie,  c'est-à-dire  contre  moi  ?  Que  tout  me  fait  aimer 
mou  lac  !  et  que  je  sens  mon  bonheur  dans  toute  son  utendue! 
4  propos,  vous  avez  dit,  je  ne  sais  où  dans  V Encyclopédie,  ou  du 
moins  fait  entendre  que  les  lettres  de  Leibnitz,  produites  par 
Kœnig,  n'étaient  pas  de  Leibnitz.  Wolf  les  avait  vues  et  recon- 
nues, et  il  me  Ta  écrit.  Comptez  qu'on  ne  vaut  pas  mieux  à 
Herli'n  qu'à  Paris,  et  qu'il  n'y  a  de  bon  que  la  liberté.  Qu'est-ce 
qu'un  citoyen  de  Genève  qui  se  dit  libre,  et  qui  va  se  mettre  au 
pain  d'un  fermier  général,  dans  un  bois,  comme  un  blaireau ^  ? 
Vale,  et  me  ama. 

3575.  -  A   M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

A  Lausanne,  7  marî?. 

Mon  cher  ange,  êtes-vous  couché  sur  le  testament  de  M.  le 
cardinal  de  Tencin?  A-t-il  laissé  quelque  chose  à  son  Goussaut? 
Yiendrez-vous  à  Lyon  discuter  la  succession  ?  Ce  serait  là  une  belle 
occasion  pour  M"'"  d'Argental  de  venir  consulter  Tronchin  ;  nous 
ferions  un  feu  de  joie  aux  Délices,  non  pas  pour  la  mort  de  l'oncle^ 
mais  pour  le  joyeux  avènement  du  neveu.  J'ai  perdu  dans  cet 
oncle  un  homme  qui,  depuis  trois  mois,  s'était  lié  avec  moi  de 
la  manière  la  plus  intime  et  la  plus  extraordinaire;  mais  il  n'y 
a  pas  moyen  de  vous  dire  comment. 

Il  suffit  que  tout  le  inonde  nous  redemande  Fanimc,  et  que 
nous  la  rejouons  encore  demain. 

Je  persiste,  mon  cher  ange,  à  conseiller  aux  encyclopédistes 
de  s'unir  comme  des  frères,  et  d'être  opiniâtres  comme  des  prêtres  ; 
de  déclarer  qu'ils  abandonnent  tout,  et  de  forcer  le  public  à  se 
mettre  à  leurs  pieds. 

Avez-vous  vu  le  vainqueur  de  Mahon,  qui  ne  devait  pas  aller 
.sur  le  Wéser  ?  Est-il  encore  fâché  contre  moi  de  ce  que,  M-  Denis 

1  J  -J  Rousseau,  qui,  le  9  avril  1750,  avait  accepté  de  M'»«  d'Épinai,  femme 
d'.in  lermiei-  gùuéral,  un  asile  dans  la  vallée  de  Montmorency,  à  l'Ermilarjc,  et  en 
sortit  le  15  décembre  1757. 

2.  Mort  le  2  mars. 


ANNÉE    1758.  4^9 

étant  Irès-maladc  des  suites  de  cette  ancienne  cuisse  S  je  ne  l'ai  pas 
abandonnée  pour  aller  à  Strasbourg  dans  l'antichambre  de  mon- 
sieur le  maréchal,  qui,  en  passant,  le  nez  haut,  au  milieu  de  deux 
haies  d'officiers,  m'aurait  demandé  s'il  y  avait  une  bonne  troupe 
dans  la  ville  ?  Ce  serait  pour  vous,  mon  cher  ange,  que  je  ferais 
cent  lieues. 

3376.   _  A  BI.  THIERI0T2, 

Lausanne,  7  mars  17.j8. 

Liron,  loir,  paresseux,  négligent,  qui  ne  songez  à  rien,  M-^  de 
Graffigny  me  mande  que  vous  m'envoyez  un  histrion  qu'elle  me 
récommande.  M.  Marin  prétend  que  vous  m'avez  envoyé  le  grand 
Saladin  ou  Sala-Heddinl  Rien  de  tout  cela.  Je  n'ai  entendu  parler 
ni  de  cet  envoi,  ni  de  ce  comédien.  Si  vous  vous  perfectionnez 
dans  ce  beau  talent  que  Dieu  vous  a  donné  de  n'avoir  cure  de 
rien,  vous  deviendrez  l'homme  d'Ésope.  Mon  cher  et  ancien  ami 
un  peu  des  offices  de  Cicéron,  s'il  vous  plaît,  un  peu  d'attention 
dans  la  société.  Parce  que  vous  êtes  auprès  de  la  première  ba- 
ronne chrétienne,  et  d'une  dame  pleine  de  grâces  et  d'esprit,  vous 
vous  croyez  en  droit  d'abandonner  net  un  pauvre  Suisse  ':  cela 
n'est  pas  d'un  bon  cœur,  et  vous  trouverez  que  tant  de  néghgence 
est  expressément  condamné  dans  le  livre  de  Amiciiia. 

Que  deviennent  les  encyclopédistes?  continuent-ils  ?  ou  sont-ils 
assez  unis,  assez  fermes  pour  ne  rien  faire  que  quand  on  leur 
rendra  justice?  Pourquoi  le  philosophe  Duclos  est-il  brouillé  avec 
le  philosophe  d'Alembert?  Comment  a-t-on  reçu  le  maréchal  de 
Richelieu?  M.  de  Paulmy  va-t-il  voir  son  oncle  ?  Qui  sera  arche- 
vêque de  Lyon?  Qui  aura  le  chapeau  rouge  de  ce  bon  prélat^  Qui 
montre  à  lire  à  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne? Qui  est  secré- 
taire d'État  de  la  guerre  sous  M.  de  Belle-Isle?  Comment  vous 
portez-vous  ?  Je  vais  jouer  un  beau  rôle  de  vieillard  dans  Fanime  ■ 
c'est  la  quatrième  représentation.  J'ai  le  plus  beau  bonnet  de  la 
terre.  M-  Denis  joue  mieux  que  M^'-^  Clairon;  et  moi,  infiniment 
mieux  que  Sarrazin,  afin  que  vous  le  sachiez.  Nous  avons  appris 
à  vingt  lieues  à  la  ronde  à  avoir  du  plaisir;  nous  avons  fait  d'une 
partie  de  la  Suisse  la  vallée  de  Tempe.  Interbn  vale. 

1.  Allusion  aux  suites  de  l'avanie  de  Francfort  en  1753. 
•    2.  Pièces  inédiles  de  Voltaire,  1820. 
3.  Voyez  une  note  de  la  lettre  3583. 


420  CORRIiSPONDANCK. 

3:,77.   _    A    M.    DE    JIONTPKROUX  S 

ni^SlDENT    DE    FRANCE     A    GENÈVE"-. 

Lausanne,  7  mars. 

Piiisfiue  vous  ne  pouvez  point,  monsieur,  venir  voir  repré- 
senter Fanime,  et  que  vous  vous  en  tenez  à  Patipaille,  avec  la  vé- 
nérable conipai^nio,  avouez  du  moins  que  je  jouis  de  la  vie  à 
Lausanne;  daignez  le  certifier  à  qui  il  appartiendra.  Ajoutez  à  vos 
bontés  que  je  fais  ma  demeure  ordinaire  tout  près  de  vous,  aux 
Délices,  route  do  Lyon  à  Genève.  Je  vous  supplie,  monsieur,  de 
vouloir'bicn  avoir  la  bonté  de  donner  ce  certificat  à  M.  Cathala, 
qui  l'enverra  sur-le-cbamp  à  mon  notaire.  Car 

Omne  lulil  punctuin,  (lui  luiscuiL  utile  diilci. 

(Hou.,  de  Ail.  poet.,  v.  313.) 

En  vérité,  vous  auriez  omnepundum,  si  vous  étiez  témoin  de  la 
manière  dont  nous  jouons  Fanime. 

Je  perds  dans  le  cardinal  de  Tencin  un  très-bon  ami  que  je 
m'étais  fait  depuis  quelques  mois.  Les  cboscs  n'avaient  pas  tou- 
jours été  ainsi.  On  dit  que  c'est  un  signe  mortel  quand  les  vieil- 
lards changent  de  caractère.  Son  Éminence  ne  l'a  pas  porté  loin». 
Dieu  veuille  avoir  son  àme  !  C'était  un  terrible  mécréant,  sicutsunt 
omncs  hujus  farinx  hominesK  Je  vous  montrerai  des  choses  singu- 
lières quand  je  pourrai  avoir  l'honneur  de  dîner  avec  vous  à 
mes  petites  Délices. 

Ou  va  donc  s'égorger  plus  que  jamais  en  Germanie  !  Pendant 
ce  temps-là,  nous  jouons  la  comédie;  on  la  joue  à  Aeufchàtcl,  et 
on  m'attendait  à  Nyon  pour  me  donner  Méropc.  11  n'y  a  plus  de 
plaisir^  qu'en  Suisse;  mais  le  plaisir  le  plus  ilatteur  est  de  vivre 
avec  vous,  monsieur;  et  c'est  ainsi  que  pensent  vos  deux  atta- 

^^^^^  Voltaire  et  Denis. 

1  Celte  lettre,  qui  se  trouve  dans  Beuchot,  a  été  réimprimée  dans  le  Dernier 
Volume  des  OEuvrcs  de  Voltaire,  I8G2,  d'après  l'autographe  alors  en  possession  de 

M.  Soliier,  de  Mantes.  ,-..,■   ,~r- 

2  Le  baron  de  Montpcroux,  comme  rapi.cUc  VAlmanach  royaldo  i  ,1,1  a  liOo, 
remplissait  les  fonctions  de  résident  de  France  à  Genève  depuis  t  ioO.  -  Mort 
ylJ]e  commencement  de  septembre  176o,  Montpéroux  fut  remplacé  a  Genève  par 

Hennin. 

i.  Daus  T.cuchoi:  porte  plus  loin.  .    .      ^  ,       ,•       îor    .i,<. 

4  Rabelais,  Ancien  prologue  du  U-  livre,  7'  almea;  Garganlua,\isi'c  1  ,  tha- 
pitrc  x.v,  dernier  alinéa;  Vanlaurud,  liv.  111,  chap.  xxv,  1"  alinéa. 

r,.  Dans  Beuchot  :  Il  n'y  a  de  p/aisir. 


ANNÉE    1738.  ^g^ 


3578.  —  A   M.  LE   COMTE  DE   TRESSAN. 

Lausanne,  7  mars. 

Je  reçois,  mon  adorable  gouverneur,  une  lettre  de  l'abbé 
Légier,  qui  ne  me  paraît  pas  en  effet  de  la  même  écriture  que 
son  premier  envoi  i;  mais  je  peux  me  tromper.  J'étais  fort  malade, 
et  je  vis  à  peine  la  signature.  Cette  première  fois  il  paraît  re- 
pentant. 

Je  prends  la  liberté  devons  adresser  la  réponse  que  je  lui  fais. 
Il  y  a  quelque  apparence  qu'elle  ne  lui  parviendrait  pas  par  la 
poste,  puisqu'il  dit  n'avoir  pas  reçu  le  paquet  à  lui  envoyé. 

Je  pense  que  cette  noirceur  est  une  affaire  finie.  Il  est  pourtant 
assez  singulier  que  le  maître  de  la  poste  dise  n'avoir  pas  reçu  ce 
paquet  renvoyé.  Cela  pourrait  faire  croire  que  le  maître  de  la 
poste  a  été  du  complot;  je  n'y  entends  rien.  Vous  êtes  sur  les  lieux, 
et  votre  place  vous  autorise  à  vous  faire  rendre  compte  de  cette 
malversation  du  commis  des  postes,  supposé  qu'en  effet  il  soit 
coupable  de  la  suppression  d'un  paquet. 

Je  vous  demande  bien  pardon  de  toutes  les  li])ertés  que  je 
prends  avec  vous;  mais,  après  les  extrêmes  bontés  que  vous 
m'avez  témoignées  dans  cette  affaire  où  l'on  a  l'insolence  de  vous 
compromettre,  après  les  marques  d'amitié  que  vous  m'avez  don- 
nées et  que  je  n'oublierai  de  ma  vie,  je  trouve  dans  vos  bontés 
mêmes  l'excuse  de  toutes  les  peines  que  je  vous  donne. 

Vous  savez  la  mort  du  cardinal  de  Tencin;  son  chapeau  pourra 
couvrir  la  tête  de  l'abbé  de  Bernis.  Vous  voilà  actuellement  sous 
la  coupe  de  y.,  le  gouverneur 2  de  Metz.  Si,  eu  se  chargeant  du 
ministère  de  la  guerre,  il  voulait  troquer  avec  vous  de  gouver- 
nement, ce  cerait  une  bonne  affaire. 

On  assure  que  les  Russes  sont  maîtres  de  tout  le  royaume 
de  Prusse;  que  l'armée  du  prince  de  Clermont  est  entre  Zell  et 
Lunébourg,  et  qu'on  s'attend  à  une  bataille.  Moi,  je  n'assure 
rien,  sinon  que  je  vous  serai  attaché  jusqu'au  dernier  moment 
de  ma  vie,  avec  la  plus  tendre  et  la  plus  respectueuse  reconnais- 
sance. V. 

1.  Voyez  une  note  de  la  lettre  355 i. 

2.  Louis-Marie  Fouquet,  comte  de  Gisors,  né  en  1732,  blessé  mortellement  le 
■23  jum  1758,  à  la  bataille  de  Crevelt. 


422  CORRESPONDANCE. 

3579.  _  A   M.   TRONCHIX,   DE   LYON'. 

Lausanne,  7  mars. 

C'est  grand  dommage,  mon  cher  monsieur,  car  on  comptait 
J)eauroiip  sur  lui-.  On  s'attend  à  des  événements  qui  auraient 
donné  un  grand  poids  à  son  opinion  et  à  ses  bons  offices.  Tout 
est  évanoui.  Dites-moi,  je  vous  prie,  si  ce  triste  événement  ne 
retardera  pas  votre  voyage  à  Paris.  Ilmesemblequelaconliancc 
qu'il  avait  en  vous  peut  rendre  votre  présence  nécessaire  à  Lyon. 
Mon  ami  M.  d'Argental  n'aura-t-il  d'aiUrc  part  à  tout  cela  que  celle 
de  porter  le  deuil?  Son  oncle  ne  lui  a-t-il  rien  laissé?  On  dit  que 
M.  de  Montferratest  son  principal  héritier.  Je  concevrais  plus 
aisément  comment  on  aurait  favorisé  M""=  de  Montferrat. 

3580.  —  A   M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

A  Lausanne,  12  mars. 

Mon  cher  ange,  je  viens  de  lire  un  volume  de  lettres  de 
M""  Aïssé^  écrites  à  une  M"--  Calcndrin  de  Genève.  Cette  Circas- 
sienne  était  plus  naïve  qu'une  Champenoise  ;  ce  qui  me  plaît  de 
ses  lettres*,  c'est  qu'elle  vous  aimait  comme  vous  méritez  d'être 
aimé.  Elle  parle  souvent  de  vous  comme  j'en  parle  et  comme  j'en 

pense. 

Vous  dites  donc  que  Diderot  est  un  bon  homme  ;  je  le  crois, 
car  il  est  naïf.  Plus  il  est  bon  homme,  et  plus  je  le  plains  d'être 
dépendant  des  libraires,  qui  ne  sont  point  du  tout  bonnes  gens, 
et  d'être  en  proie  à  la  rage  des  ennemis  de  la  philosophie.  C'est 
une  chose  pitovable  que  des  associés  de  mérite  ne  soient  ni 
maîtres  de  lcur"ouvrage,  ni  maîtres  de  leurs  pensées  :  aussi  l'édi- 
fice est-il  bâti  moitié  de  marbre,  moitié  de  bouc.  J'ai  prié  d'Alcni- 
bert  de  vous  donner  les  articles  que  j'avais  ébauchés  pour  le  hui- 
tième volume  :  je  vous  supplie  de  vouloir  bien  me  les  renvoyer 
contre-signes,  ou  de  les  donner  à  Jean-Robert  ïronchin,qui  me 
les  apportera  à  son  retour. 

J'avais  toujours  cru  que  Diderot  et  d'Alembert  me  demandaient 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Le  cardinal  de  Tcncin.  ï.,.,.,;„i 

3.  Circassiennc  morte  en  17:W,  que  Voltaire  avait  connue  chez  M.  de  K.uol, 
et  à  laquelle  il  adressa  des  vers  eu  1732;  voyez,  tome  X   les  Poésies  n^ces, 

4.  Ces  lettres  ont  été  imprimées,  pour  la  première  fois,  cq  1787,  in-lb,  avoo 
des  notes  de  Voltaire. 


ANNÉE    1758.  423 

de  concert  les  articles  dont  on  m'envoyait  la  liste;  je  suis  trôs- 
iaché  que  ces  deux  hommes,  nécessaires  l'un  à  l'autre,  soient  dé- 
sunis, et  qu'ils  ne  s'entendent  pas  pour  mettre  le  public  à  leurs 
pieds. 

Pour  moi,  je  me  suis  amusé  à  jouer  Fanime  et  Alzire.  Made- 
moiselle Clairon,  je  vous  demande  pardon,  mais  vous  n'avez  ja- 
mais bien  joué  la  tirade  du  troisième  acte  : 

De  l'hymen,  de  l'amour,  venge  ici  tous  les  droits, 
Punis  une  coupable,  et  sois  juste  une  fois. 

{Alzire,  acte  III,  scène  v.) 

Pourquoi  cela,  mademoiselle  ?  C'est  que  vous  n'avez  jamais  iié 
les  quatre  vers  de  la  fin,  et  appuyé  sur  le  dernier  :  c'est  le  secret. 
Vous  n'avez  jamais  bien  joué  l'endroit  où  Alzire  demande  grâce 
à  son  mari  pour  son  amant,  et  cela  par  la  même  raison.  Vous  êtes 
une  actrice  admirable,  j'en  conviens  ;  mais  M"'®  Denis  a  joué  ces 
deux  endroits  mieux  que  vous.  Et  vous,  vieux  débagouleur  de  Sar- 
razin,  vous  n'avez  jamais  joué  Alvarès  comme  moi,  entendez- 
vous? 

Mon  divin  ange,  depuiscette  maudite  affaire  de  Rosbacli,  tout 
a  été  en  décadence  dans  nos  armées,  comme  dans  les  beaux-arts 
à  Paris.  Je  ne  vois  de  tous  cotés  que  sujets  d'affliction  etde  honte. 
On  dit  pourtant  que  M.  Colardeau  est  remonté  sur  son  Astarbé; 
je  ne  sais  pas  sur  quoi  nos  généraux  remonteront.  Dieu  nous  soit 
en  aide  ! 

Comment  se  porte  M™'  d'Argental  ?  Quelles  nouvelles  sottises 
a-t-on  faites  ?  quel  nouveau  mauvais  livre  avez-vous  ?  quelle  nou- 
velle misère  ?  Si  vous  voyez  ce  bon  Diderot,  dites  à  ce  pauvre 
esclave  que  je  lui  pardonne  d'aussi  bon  cœur  que  je  le  plains. 

3581.  —  A  M.   LINANTi. 

A  Lausanne,  12  mars. 

Quand  je  lis  vos  vers  séduisants, 
Je  ressemble  aux  vieilles  coquettes, 
Qui,  n'osant  plus  avoir  d'amants, 
Baissent  leurs  yeux  et  leurs  cornettes; 
Mais  si  quelque  jeune  galant 

1.  Ce  M.  Linant  n'est  point  de  la  famille  d'un  autre  Linant,  élève  de  M.  de  Vol- 
taire. (K.)  —C'est  celui  dont  il  est  question  dans  les  Mémoires  de  M'"'-  d'Épinai, 
et  ci-dessus,  lettre  3565. 


424  CORRESrOxNDANCE. 

Parle  d'amour  en  leur  présence, 
Adieu  sagesse,  adieu  prudence: 
La  rage  d'aimer  leur  reprend. 

La  rago  des  vers  ne  me  reprend  pas  tout  à  fait,  monsieur  ;  je 
me  contente  de  sentir  le  mérite  des  vôtres.  Il  est  plus  aisé  que 
vous  ne  le  dites  de  faire  entendre  raison  à  mes  Suisses  de  Lau- 
sanne :  il  y  a  Suisses  et  Suisses;  ceux  de  Lausanne dillèrent  plus 
des  Petits-Cantons  que  Paris  des  Bas-Bretons. 

Je  reviendrai  aux  Délices  le  plus  tôt  que  je  pourrai,  pour 
faire  ma  cour  à  M"'"  d'Épinai.  Ne  m'oubliez  pas  auprès  du  grand 
philosophe,  votre  pupille,  etc. 

3582.  —  A  31.   LE   BARO.X   DE   ZUP.LAUBEN<. 

A  Lausanne,  1  i  mars. 

Monsieur,  il  y  a  longtemps  que  je  respectais  votre  nom,  et 
votre  Histoire  militaire  des  Suisses^,  en  France,  m'a  inspiré  pour 
votre  personne  Testime  qu'on  ne  peut  lui  refuser.  Je  conviens 
avec  vous  que  Benjamin  ^^  de  Rohan  était  un  grand  et  digne  chef 
de  parti.  Il  prenait  de  l'argent  des  Espagnols,  superstitieux  ca- 
tholiques, pour  faire  révolter  les  calvinistes  fougueux  de  France; 
il  en  prenait  ensuite  du  roi  de  France  pour  faire  la  paix.  11  fai- 
sait toujours  étaler  une  grande  Bible  sur  une  table  dans  tous  les 
cabarets  où  il  couchait;  d'ailleurs  entendant  mieux  que  personne 
la  manière  dont  on  faisait  la  guerre  dans  ce  temps-là.  J'ai  fait 
mention  de  lui  dans  une  Histoire  gcnèrale,  au  chapitre*  du  mi- 
nistère du  cardinal  de  Richelieu;  mais  je  n'en  ai  parlé,  dans  ce 
tableau  des  malheurs  de  l'univers,  qu'autant  qu'on  le  peut  d'un 
ambitieux  suliailerne  qui  n'a  troublé  qu'une  petite  province  dans 
un  coin  du  monde,  et  qui  n'a  pas  réussi.  Il  aurait  fait  de  plus 
grandes  choses  sur  un  plus  grand  théâtre,  surtout  s'il  eût  em- 
ployé contre  les  ennemis  de  l'État  le  génie  qu'il  employa  contre 
sa  pairie.  Les  liommesqui  n'ont  pas  changé  le  destin  des  États  n'ont 
aujourd'hui  ([u'unc  place  bien  médiocre  dans  les  niches  du  temple 

1.  Béat-Fidùlc-Antoine-Jean-Doniinique  baron  de  La  Tour  Chàlillon-zur-Lau- 
ben  (sur  Lauben),  né  à  Zug  le  3  août  1720,  mort  le  13  mars  1799,  militaire  au 
service  de  la  France,  et  autour  d'un  grand  nombre  d'écrits,  la  plupart  en  français. 

2.  17Ô1-Ô3,  huit  volumes  in-12. 

3.  Henri  (et  non  Benjamin)  duc  de  Rohan,  prince  de  Léon,  né  en  1J79,  mort 
en  1638. 

4.  Au  chapitre  clxxvi  ;  voyez  tome  XIII,  pages  1-32. 


ANNÉE    175  8.  425 

de  la  Gloire,  où  l'on  trouve  une  foule  prodigieuse  de  guerriers. 
On  a  tant  célébré  de  grands  hommes  qu'il  n'y  a  prescjue  plus 
de  grands  hommes.  Cependant,  monsieur,  si  un  homme  de  votre 
mérite  gratifie  le  public  d'une  partie  des  Mémoires  du  duc  de  Rohan 
sur  la  guerre  de  la  Valteline^,  je  me  ferai  un  plaisir  et  un  honneur 
d'obéir  à  vos  ordres,  supposé  que  je  trouve  par  hasard  quelque 
idée  qui  ne  soit  pas  tout  à  fait  indigne  de  vos  peines  et  du  service 
que  vous  rendez  aux  amateurs  de  l'histoire. 


3583.   —  A  M.   THIERIOT  2. 

Aux  Délices,  18  mars. 

Je  crois,  mon  ancien  ami,  que  je  vous  ai  dit  des  injures  dans 
ma  dernière  lettre  ;  j'avais  grand  tort.  Vous  aviez  envoyé  le  grand 
Sala-Heddin^  chez  le  bienfaisant  Bouret,  et  le  bienfaisant  Bouret 
me  l'avait  dépêché.  J'ai  trouvé  mon  Curde  aux  Délices;  je  le  lis 
avec  plaisir  quand  j'ai  arrangé  mon  potager,  et  j'écrirai  à  Fauteur 
quand  j'aurai  achevé  ma  lecture.  Qui  est  donc  ce  M,  Marin?  II 
me  semble  qu'on  se  remet  un  peu  à  l'érudition  orientale  ;  mais 
cela  ne  durera  pas.  Malheur  à  ceux  qui  voudront  entrer  dans  les 
détails  de  ces  Mille  et  une  Nuits  historiques!  C'est  là  qu'il  faut  se 
souvenir  du  précepte  de  La  Fontaine  : 

Loin  d'épuiser  une  matière, 

Il  n'en  faut  prendre  que  la  ileur. 

Je  vous  embrasse, 

3584,  —  A   M.   L'ABBÉ   DE    VO.ISENOxX  *. 

Mars 

Mon  cher  évêque,  j'ai  été  enchanté  de  votre  souvenir  et  de 
votre  beau  mandement  Israélite  :  on  ne  peut  pas  mieux  demander 
à  boire;  c'est  dommage  que  Moïse  n'ait  donné  à  boire  que  de 

1.  Mémoires  et  Lettres  de  Henri  duc  de  Rohan  sur  la  guerre  de  la  Valteline, 
publiés  pour  la  première  fois,  Genève  (Paris),  1758,  trois  volumes  in-12. 

2,  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3,  Histoire  de  Saladin,  de  Marin,  rédacteur  de  la  Gazette  de  France,  connu 
surtout  par  le  qu'es-aco?  de  Beaumarchais.  (A.  F.) 

4.  Le  Journal  encyclopédique  du  l*^""  juillet  1758,  où  cette  lettre  fut  publiée, 
dit  que  Voisenon  avait  signé  sa  lettre  l' Évêque  de  Montrouge;  le  motet  envoyé 
par  l'abbé  à  Voltaire  était  intitule  les  Israélites  sur  la  montagne  d'Oreb. 


426  CORRESPONDANCK. 

l'oau  à  CCS  pauvres  ^^ons;  mais  jo  me  ilallp  que  vous  forez,  pour 
Pâques  prochain,  au  moins  une  noce  de  Cana.  Ce  miracle  est 
au-dessus  de  l'autre,  et  rien  ne  vous  manquera  plus  quand  vous 
aurez  apaisé  la  soif  des  buveurs  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testa- 
ment. Franrhcment,  votre  petit  ouvrage  est  très-bien  fait  et  très- 
lyrique.  Mondonville'  doit  vous  avoir  beaucoup  d'oJjligalion;  et 
j'ai  plus  de  soif  de  vous  revoir  que  vous  n'en  avez  de  venir  à 
mes  petites  Délices  ;  mais  ce  n'est  pas  aux  Délices  qu'il  fallait 
venir,  c'est  à  Lausanne.  M""=  Denis  y  a  la  même  réputation  que 
M"-^  Clairon  a  dans  votre  pays.  Vous  seriez  assez  étonné  de  voir 
des  pièces  nouvelles  en  Suisse,  et  mieux  jouées,  en  général, 
qu'elles  ne  le  seraient  à  Paris  :  c'est  à  quoi  nous  avons  passé 
notre  hiver,  pour  nous  dépiquer  du  malheur  de  nos  armées. 
Nous  vous  aurions  très-bien  logé;  nous  vous  aurions  fait  man- 
ger force  gelinottes  et  de  grosses  truites  ;  nous  vous  aurions 
crevé,  et  M.  Tronchin  vous  aurait  guéri.  Mais  vous  n'êtes  pas 
un  prêtre  à  faire  une  mission  chez  nous  autres  hérétiques; 
jamais  votre  zèle  ne  sera  assez  grand  pour  venir  sur  notre  beau 
lac  de  Genève.  Je  vous  avertis  pourtant  qu'il  y  a  de  très-jolies 
femmes  ù  convertir  dans  Lausanne.  M'""  Denis  se  souvient  tou- 
jours de  vous  avec  bien  de  l'amitié,  et  n'en  compte  pas  sur  vous 
davantage.  Vous  nous  écrivez  une  fois  en  cinq  ans:  nous  recon- 
naissons là  les  mœurs  de  Paris;  encore  est-ce  beaucoup  que,  dans 
vos  dissipations,  vous  vous  soyez  ressouvenu  de  vos  amis,  qui 
ne  vous  oublient  jamais,  et  qui  savent,  autant  que  vos  Parisiennes, 
combien  vous  êtes  aimable.  Nous  ne  regrettons  pas  beaucoup  de 
choses,  mais  nous  regrettons  toujours  le  très-aimable  et  très- 
volage  èvèque  de  Monlrouge. 

3585.  —  A  MADAME   D'ÉPINAI. 

Jeudi. 

Le  malade  V.  présente  ses  respects  à  la  plus  aimable  des 
convalescentes  (et  à  la  plus  heureuse,  puisqu'elle  a  Esculapc- 
Tronchin  à  ses  ordres).  Il  aura  l'honneur  de  lui  envoyer  son 
fiacre,  et  il  se  flatte  qu'elle  voudra  bien  amener  un  homme  * 
d'esprit  et  de  bon  sens  qui  a  onze  ans. 

1.  Jean-Joseph  Cassanéc  de  Mondonvillo,  compositeur  de  musique,  né  à  Nar- 
bonne  en  1715,  mort  en  1773. 

2.  Le  fils  de  M"'<  d'Épinai. 


ANNÉE    4  758.  427 


3586.  —  A  M.  LE  COMTE   DE  TRESSAN. 

Aux  Délices,  22  mars. 

Mon  adorable  gouyerneur,  je  suis  toujours  très-fàché  que  les 
auteurs  de  V Encyclopédie  n'aient  pas  formé  une  société  de  frères  ; 
qu'ils  ne  se  soient  pas  rendus  libres;  qu'ils  travaillent  comme  on 
rame  aux  galères-;  qu'un  livre  qui  devrait  être  l'instruction  dos 
hommes  devienne  un  ramas  de  déclamations  puériles  qui 
tient  la  moitié  des  volumes.  Tout  cela  fait  saigner  le  cœur  ;  mais 
depuis  cinquante  ans  c'est  le  sort  de  la  France  d'avoir  des  livres 
où  il  y  a  de  bonnes  choses,  et  pas  un  bon  livre. 

Nous  sommes  dans  la  décadence  des  talents,  dans  ce  temps 
où  l'esprit  s'est  perfectionné.  Au  reste,  s'il  y  a  de  l'esprit  en  France, 
ce  n'est  pas  parmi  les  gredins  qui  ont  osé  abuser  de  votre  nom, 
et  qui  m'ont  écrit  sous  celui  du  petit  séminariste  de  TouH.  Ces 
misérables  sont  encore  plus  méchants  et  plus  brouillons  qu'ils  ne 
sont  bêtes. 

Cette  première  lettre  qu'ils  m'avaient  écrite  était  datée  de 
Toul,  et  ce  fut  à  Toul  qu'on  la  renvoya,  comme  vous  le  savez.  Il 
est  clair  que  le  maître  de  la  poste  est  du  complot,  puisque  le 
petit  séminariste  n'a  point  reçu  le  paquet  renvoyé,  et  que  je 
viens  de  recevoir  une  seconde  lettre  relative  à  toute  cette  aven- 
ture, dont  l'enveloppe  est  précisément 'de  la  même  main  qui 
avait  écrit  la  première. 

Cette  seconde,  que  je  reçois,  est  d'une  main  contrefaite  ;  rien 
n'est  plus  bas  et  plus  méprisable  que  le  style  et  les  choses  qu'elle 
contient.  On  y  parle  de  vous  d'une  manière  indécente.  Il  y  a  des 
vers  dignes  du  cocher  de  M.  de  Vertamont.  On  m'y  dit  des  injures 
atroces  qui  me  choquent  moins  que  la  manière  insolente  dont 
on  y  parle  de  vous.  Elle  est  signée  Roquentin.  Tout  cela  est  un 
ouvrage  de  canaille.  J'ai  jeté  la  lettre  au  feu;  mais  je  vous  envoie 
l'enveloppe.  Vous  pourrez  savoir  du  maître  de  poste  de  quel 
endroit  elle  est  venue;  le  timbre,  que  je  ne  connais  pas,  peut 
servir  d'indice.  Il  y  a  certainement  dans  toute  cette  aventure 
un  manège  qui  doit  être  découvert  et  réprimé. 

Il  y  a  de  grands  fous  dans  le  monde;  heureusement  cette 
pauvre  espèce-là  n'est  pas  fort  dangereuse.  Celle  qui  inonde 
l'Allemagne  de  sang,  et  qui  met  tant  de  familles  à  la  mendicité, 
est  un  peu  plus  à  craindre. 

1.  Voyez  la  lettre  35o4. 


428  CORRESPONDANCE. 

Si  vous  vous  mctloz  à  voya^'or  autour  de  votre  province,  mon 
cher  f^ouvernour,  tâchez  de  prendre  le  temps  où  nous  jouons  des 
comédies  à  Lausanne  :  nous  vous  en  donnerons  de  nouvelles, 
recreali  prsosentia. 

Vous  vous  imc\^inQz  donc  que  j"ai  un  château  près  de  Lau- 
sanne? Nous  me  laites  trop  d"honneur;  j'ai  une  maison  commode 
et  bien  bAtie  dans  un  faubourg;  elle  sera  château  quand  vous 
y  serez.  Je  fais  actuellement  le  métier  de  jardinier  dans  ma  petite 
retraite  des  Délices,  qui  seraient  encore  plus  délices  si  on  avait 
le  bonheur  de  vous  y  posséder. 

Conservez  vos  bontés  au  Suisse 

VoLTAir.E, 
3587.—  A   yi.    L'ABLl':    AUBERTi, 

A    PARIS. 

Aux  Délices,  2'2  mars. 

Je  n'ai  reçu,  monsieur,  que  depuis  très-peu  de  jours,  dans 
ma  campagne  où  je  suis  de  retour,  la  lettre  i)leinc  d'esprit  et  de 
grâces  dont  vous  m'avez  honoré,  accompagnée  de  votre  livre, 
qui  me  rend  encore  votre  lettre  plus  précieuse.  Je  ne  sais  quel 
contre-temps  a  pu  retarder  un  présent  si  flatteur  pour  moi.  J'ai 
lu  vos  fables  avec  tout  le  plaisir  qu'on  doit  sentir  quand  on  voit 
la  raison  ornée  des  charmes  de  l'esprit.  11  y  en  a  quelques-unes 
qui  respirent  la  philosophie  la  plus  digne  de  l'homme.  Celles  du 
Merle,  du  Patriarche,  des  Fourmis,  sont  de  ce  nombre.  De  telles 
fables  sont  du  sublime  écrit  avec  na'iveté.  Vous  avez  le  mérite  du 
style,  celui  de  l'invention,  dans  un  genre  où  tout  paraissait  avoir 
été  dit.  Je  vous  remercie  et  je  vous  félicite.  Je  donnerais  ici  plus 
d'étendue  à  tous  les  sentiments  que  vous  m'inspirez,  si  le  mau- 
vais état  de  ma  santé  me  permettait  les  longues  lettres;  je  peux 
à  peine  dicter,  mais  je  ne  suis  pas  moins  sensible  à  votre  mérite 
et  à  votre  présent. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  toute  l'estime  que  je  vous  dois,  ctc- 

i.  Réponse  h  la  lettre  3317. 

2.  Labbé  Aubert  repondit  à  la  lettre  de  Voltaire  car  les  vers  que  voici  : 

Ma  muse  n'est  pas  assez  vaine 
Pour  espérer,  par  ses  essais, 
Égaler  les  brillants  surc'S 
Do  l'ingénieux  La  Fontaine: 
Elle  connaît  tout  le  danger 
Du  goût  décidé  qui  l'entrnîne  ; 
Mais  tu  daignas  lencouragcr, 


ANNÉE    1758.  429 


3J88.  —  A  M.   THIERIOT  i. 


Aux  Délices,  22  mars. 


Votre  lettre  du  Ik  mars,  mon  cher  et  ancien  ami,  m'a  fait  un 
grand  plaisir;  mais  il  y  a  un  article  qui  me  fait  bien  de  la  peine  : 
je  vois  avec  douleur  que  le  marquis  d'Adliémar  fait  courir  les 


Et  si  son  vol  est  téméraire, 
Dès  qu'elle  t'a  déjà  su  plaire, 
Que  risque- t-elle  à  s'y  livrer"? 
Depuis  qu'au  pays  de  la  feinto 
Un  vif  penchant  me  fait  errer, 
Sans  cesse  une  importune  crainte 
Devant  moi  venait  se  montrer. 
Aujourd'hui  la  douce  espérance 
Y  guide,  y  ranime  mes  pas; 
Je  cède  aux  séduisants  appas 
D'une  trop  flatteuse  indulgence. 
Eh,  comment  ne  s'enivrer  pas 
D'un  encens  que  la  main  dispense? 

Je  n'ai  pas  les  charmants  pinceaux 

De  l'ami  de  La  Sablière; 

Mais  sur  l'homme  et  sur  ses  défauts, 

Je  puis,  dans  de  riants  tableaux. 

Répandre  à  mon  tour  la  lumière, 

Et,  du  sceptre  jusqu'au  rabot, 

Prouver  à  l'homme  qu'il  est  sot. 

Tous  les  animaux,  dans  mes  fables, 

Lions,  fourmis,  aigles,  moineaux. 

Peuvent,  par  quelques  traits  nouveaux. 

Trahir  l'orgueil  de  mes  semblables. 

Ta  voix  a  chanté  des  héros; 

Mais  qu'il  soit  d'Alhène  ou  de  Rome, 

De  Pétersbourg  ou  de  Paris, 

Tes  philosophiques  écrits 

Font  voir  que  tout  héros  est  homme. 

Écoutons  ce  rustre  hébélé 

Que  fait  raisonner  La  Fontaine  : 

Il  voudrait,  plein  de  vanité, 

Que  celui  qui  créa  le  chêne. 

Dans  ses  œuvres  l'eût  consulté. 

L'homme  est  plus  ou  moins  entêté 

De  quelque  orgueilleuse  faiblesse. 

L'apologue  fut  inventé 

Pour  corriger  avec  adresse 

Des  grands  l'insolente  fierté, 

Des  flatteurs  l'indigne  bassesse. 

Des  petits  l'indocilité. 

Heureux  si,  plein  d'un  zèle  extrême, 

Sur  les  ridicules  d'autrui, 

Un  auteur  corrigeait  lui-même 

Les  défauts  qu'on  remarque  en  lui  ! 

Mais  quoi  que  l'on  en  puisse  dire, 

Fier  d'un  si  glorieux  accueil. 

On  verra  croître  mon  orgueil, 

Si  mes  fables  te  font  sourire. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


430  GORKESPOiNDANCE. 

lettres  qu'on  lui  écrit.  Je  suis  en  peine  de  celle  dont  vous  me 
parlez.  Je  ne  sais  ce  que  c'est.  J'écris  d'abondance  de  cœur  et  de 
plume,  et  quand  on  ])arle  à  un  ami  on  ne  croit  point  parler  au 
public.  D'ailleurs,  dWilhémar  est  grand  maître  de  la  maison  de 
M""=  la  margrave  de  Baireuth.  Je  peux  avoir  écrit  des  choses 
flatteuses  pour  le  roi  son  frère,  (jui  seront  mal  rerues  en  France. 

Envoyez-moi,  je  vous  prie,  copie  de  cette  lettre  qui  court,  et 
mettez-moi  en  repos  :  car  c'est  le  repos  qui  est  aujourd'hui  mon 
point  fixe.  Je  le  goûte  avec  volupté,  et  je  ne  veux  le  perdre  pour 
aucun  roi  du  monde. 

Bonsoir,  je  vous  embrasse. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  l'abbé  Aubert? 

Qu'est  devenu  le  procès  de  ce  Corneilles  qui  est  parent  de 
Pertharite  et  non  pas  de  Cinna  ? 

3589.  —  A  MADAME    DE   GRAFFIGNY. 

Au\  Délices,  22  mars. 

Dieu  conserve  votre  santé,  madame  !  Je  vous  tiens  ce  propos, 
parce  que  je  suis  revenu  malade  à  ma  retraite  des  Délices,  et 
je  sens  que,  sans  la  santé,  on  n'a  ni  plaisir,  ni  philosophie,  ni 
idées. 

Si  j'étais  capable  de  regretter  Paris,  je  regretterais  surtout  de 
ne  me  pas  trouver  à  la  naissance  de  la  Fille  d'Aristide  -,  et  de  ne 
pas  faire  ma  cour  à  madame  sa  mère.  Melpomène  et  Tlialie  sont 
donc  logées  dans  la  même  maison?  Vous  dites  que  M.  de  La 
Touche  '  connaît  les  livres,  et  très-peu  le  monde  ;  mais  c'est  le 
connaître  très-bien  que  de  vivre  avec  vous.  Vous  lui  apprendrez 
comme  le  monde  est  fait,  et  il  verra  en  vous  ce  que  le  monde  a 
de  meilleur.  Vous  le  peindrez  tous  deux  :  vous,  madame,  avec 
le  pinceau  de  Ménandre,  et  lui,  avec  ceux  d'Euripide,  car  vous 
voilà  tous  deux  Grecs. 

Vous  avez  voulu  mettre  un  homme  juste  sur  le  théâtre  ;  il  a 
fallu  chercher  dans  l'ancienne  Grèce  :  nous  n'avons  eu  que 
Louis  Mil  qui  ait  eu  ce  beau  surnom;  Dieu  sait  comme  il  le 
méritait.  Ce  titre  de  Juste  fut  la  définition  d'Aristide,  et  le  sobri- 
quet de  Louis  XI H. 

1.  François  Corneille,  père  de  Marie  Corneille,  intentait  un  procès  à  M""=  Geof- 
frin,  à  qui  Fonlenclle  avait  légué  toute  sa  fortune. 

2.  Comédie  de  M""=  de  Grani|,'ny,  représentée  le  29  avril  1758. 

3.  Guimond  de  La  Touche  (Claude),  né  en  1723,  mort  le  14  février  1700  ;  au. 
teur  i'Iphigénic  en  Tauride. 


ANNÉE    1758.  431 

Quant  au  très-estimable  et  très-brillant  petit- neveu*  du 
ministre  plus  grand  que  juste  de  Louis  le  Juste,  je  vous  félicite 
tous  deux  de  ce  qu'il  vient  oublier  avec  vous  les  tracasseries  de 
la  cour  et  de  l'armée.  Je  ne  puis  pas  me  vanter  à  vous  de  recevoir 
de  ses  lettres,  comme  vous  vous  vantez  de  jouir  des  charmes 
de  sa  conversation  ;  il  m'a  abandonné  :  c'est  depuis  qu'il  est  allé 
guerroyer  cliez  les  Cimbres.  Il  m'avait  donné  rendez-vous  à 
Strasbourg  ;  mais  précisément  dans  ce  temps-là  une  des  cuisses 
de  ma  nièce  s'avisa  de  devenir  aussi  grosse  que  son  corps.  Elle 
avait  déjà  été  à  la  mort  de  cette  maladie  :  c'était  une  suite  de  la 
belle  peur  que  le  roi  de  Prusse  lui  avait  faite  à  Francfort,  Si  tous 
ceux  à  qui  il  fait  peur  avaient  la  cuisse  enflée,  il  faudrait  élargir 
bien  des  chausses.  Je  ne  sais  si  M.  le  maréchal  de  Richelieu  m'a 
trouvé  un  oncle  trop  tendre  de  ne  lui  pas  sacrifier  une  cuisse 
pour  le  voyage  de  Strasbourg;  mais,  depuis  ce  temps-là,  il  a  eu 
la  barbarie  de  ne  me  plus  écrire. 

Je  me  suis  dépiqué  avec  le  roi  de  Prusse,  qui  est  beaucoup 
plus  régulier  que  lui  ;  mais  je  sens  cependant  que  je  ferais  plus 
volontiers  un  voyage  pour  revoir  mon  héros  français  que  mon 
héros  prussien. 

Je  voudrais  bien,  madame,  me  trouver  entre  vous  deux;  ma 
destinée  ne  le  veut  pas  :  elle  m'a  fait  Suisse  et  jardinier.  Je  m'ac- 
commode très-bien  de  ces  deux  qualités.  Heureux  qui  sait  vivre 
dans  la  retraite!  Gela  n'est  pas  aisé  aux  grands  de  ce  monde, 
mais  cela  est  très-facile  pour  les  petits. 

Je  me  trouve  fort  bien,  et  je  suis  toujours,  madame,  votre 
très-fidèle  Suisse. 

3590.  —  A  M.   TRONCHIN,    DE    LYON  2. 

Délices,  22  mars. 

Vous  êtes  un  charmant  correspondant,  monsieur,  un  homme 
bien  attentif,  un  ami  dont  je  connais  tout  le  prix;  vous  devez 
n'avoir  pas  un  moment  à  vous,  et  vous  en  trouvez  pour  m'écrire! 
Paris  ne  vous  a  point  gâté,  et  ne  vous  gâtera  point  '. 

Si  par  hasard  vous  avez  quelque  occasion  de  voir  M,  l'abbé 
de  Bernis,  vous  êtes  bien  homme  à  lui  dire  qu'il  a  en  moi  le  plus 


1.  j4r>v'ère-pctit-neveu,  en  admettant  que  Richelieu  fût  le  fils  du  mari  de  sa 
mère.  (Cl.) 

2.  Editeurs,  de  CajTol  et  François. 

3.  Tronchin  était  allé  à  Paris  pour  la  négociation  d'un  emprunt. 


432  CORRESPONDANCE. 

zélé  de  ses  partisans  et  lo  plus  attarlir  de  ses  serviteurs  ;  vous  ne 
trahirez  ni  votre  conscience  ni  la  mienne.  J'espère  beaucoup 
des  ressources  de  son  esprit.  Toute  notre  destinée  est  entre  les 
mains  de  deux  aljbés^;  Dieu  bénira  nos  armes  et  nos  négocia- 
tions. 

3o01.  —  A  M.  Li:   bai; ON  DE    ZURLAUBE  N. 

Aux  Délices,  près  de  Genève. 

Vous  me  donnez,  monsieur,  une  extrême  envie  de  vous  obéir, 
mais  vous  ne  pouvez  me  donner  le  talent  de  faire  quelque  chose 
d'heureux  qui  remplisse  votre  idée,  et  qui  plaise  au  public  et  à 
vous.  La  langue  française  n'est  guère  propre  aux  inscriptions  et 
aux  épigraphes  ;  cependant,  si  vous  en  voulez  soulîrir  une  médiocre 
à  la  tête  d'un  bon  livre,  et  au  bas  du  poi'trait  du  duc  de  Rolian, 
en  voici  une  que  je  hasarde,  uniquement  pour  oljéir  à  vos 
ordres.  Puisqu'il  s'agit  du  petit  pays  et  de  la  petite  guerre  de  la 
Yalleline,  ne  trouvez  pas  mauvais  <jue  je  trouve  le  théâtre  petit; 
c'est  assez  que  votre  héros  ne  le  soit  pas. 

Sur  un  plus  grand  théâtre  il  aurait  dû  paraître; 
Il  agit  en  héros,  en  sage  il  écrivit; 
Il  fut  mémo  un  grand  homme  en  combattant  son  maître, 
Et  plus  grand  loisqu'il  le  servit. 

Vous  voudriez,  sans  doute,  de  meilleurs  vers,  monsieur,  et 
moi  aussi  ;  mais  il  y  a  longtemps  que  j'ai  renoncé  à  rimer.  Une 
chose  à  laquelle  je  sens  que  je  ne  renoncerai  jamais,  c'est  aux 
sentiments  d'estime  que  je  vous  dois,  et  à  l'envie  de  vous  plaire. 
Pardonnez  cette  courte  prose  et  ces  plats  vers  à  un  pauvre 
malade. 

3592.  —  A   MADAME   D'ÉPINAI. 

Mars. 

Vraiment,  madame,  vous  me  faites  bien  de  l'honneur  de 
croire  que  je  suis  assez  sage  pour  inspirer  la  sagesse.  Je  serai 
seulement  le  témoin  de  celle  de  monsieur  votre  fils,  de  tout  son 
mérite,  et  de  son  envie  de  vous  plaire.  Je  vois  bien  qu'il  vous  a 
gAtée;  vous  êtes  si  accoutumée  à  le  voir  au-dessus  de  son  ùge 
que  quand  il  s'en  rapproche  vous  êtes  tout  étonnée.  Il  vous  a 
accoutumée  à  une  perfection  bien  rare;  il  vous  a  rendue  diffi- 

1.  L'abbé  de  Bcrnis  et  l'abbé  de  Clcrnionl. 


ANNÉE    175  8.  433 

cilc.  Je  serai  enchanté  de  le  voir,  lui  et  son  aimable  mentor.  Mais 
pourquoi  suis-je  à  la  fois  si  près  et  si  éloigné  de  la  mère?  Pour- 
quoi me  suis-je  interdit  Genève?  Pourquoi  ne  suis-je  plus  jardi- 
nier? Je  devrais  vous  faire  ma  cour  tous  les  jours,  et  je  serais  le 
plus  assidu  de  vos  courtisans  si  mon  goût  décidait  de  mes 
marches.  Mais  vous  étendez  votre  empire  sur  les  absents  comme 
sur  les  présents.  Personne  ne  sent  plus  tout  votre  mérite,  ne 
vous  est  attaché  plus  véritablement  et  avec  plus  de  respect  que 
le  Suisse  V. 

3593.  —   A    M.    D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  25  mars. 

Vous  m'apprenez  que  je  suis  mort, 
Je  le  crois,  et  j'en  suis  bien  aise; 
Dans  mon  tombeau,  fort  à  mon  aise, 
De  vos  vivants  je  plains  le  sort. 
Loin  du  séjour  de  la  folie, 
Des  rois  sagement  séquestré, 
J'apprends  à  jouir  de  la  vie 
Du  jour  que  je  fus  enterré. 

Me  voilà  revenu  à  mes  Délices.  Je  ne  peux  pas  ôter  de  la  tête 
des  prêtres  l'idée  que  j'ai  été  votre  complice.  Je  me  recommande 
contre  eux  à  Dieu  le  pire,  car,  pour  le  fils,  vous  savez  qu'il  a  aussi 
peu  de  crédit  que  sa  mère  à  Genève.  Au  reste,  on  peut  fort  bien 
n'être  pas  l'intime  ami  de  ces  messieurs,  et  vivre  tout  douce- 
ment. Je  suis  très-fàché  que  vous  ne  veniez  pas  voir  vos  sociniens 
en  allant  en  Italie,  très-fâché  que  vous  ayez  abandonné  VEncyclo- 
pèdie,  et  encore  plus  fâché  que  Diderot  et  consorts  ne  l'aient  pas 
abandonnée  avec  vous.  Si  vous  vous  étiez  tenus  unis,  vous  don- 
neriez des  lois.  Tous  les  cacouacs  devraient  composer  une  meute  • 
mais  ils  se  séparent,  et  le  loup  les  mange.  J'ai  reçu  depuis  peu 
une  lettre  du  cacouac  roi  de  Prusse;  mais  j'ai  renoncé  à  lui 
comme  à  Paris,  et  je  m'en  trouve  à  merveille.  Allez  voir  le  pape 
et  tâchez  de  repasser  par  les  Délices;  j'en  ai  fait  un  séjour  qui 
mente  le  nom  qu'elles  portent.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  sur  la 
terre  un  être  plus  libre  que  moi.  Voilà  comme  vous  devriez  vivre. 
^  ous  avez  déjà  la  plus  grande  réputation  que  mortel  puisse  avoir; 
mais  le  roi  de  Prusse  en  a  aussi,  et  n'en  est  pas  plus  heureux.  Je 
prie  Dieu  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi  de  vous.  Mon  grand  philo- 
sophe, soyez  à  jamais  libre  et  heureux;  je  vous  aime  autant  que 
je  vous  estime. 

39.  —  Correspondance.  VII.  28 


434  CORRESPONDANCE. 

3594.  -  DE   FUKDÉUIC    II,    KOI    DK  PRUSSE  i. 

(Grussau,  mars  l"ô8.) 

J'ai  reçu  volrc  leltie  de  Lausanne,  du  22.  En  vérité,  tous  les  panégyriques 
que  l'on  prononce  pendant  la  vie  des  princes  me  paraissent  aus=i  suspects 
que  les  ox-volo  oITerts  à  des  images  qui  cessent  de  faire  des  miracles;  et, 
après  tout  qui  sont  ceux  qui  apprécient  la  réputation?  Souvent  les  fautes 
de  nos  adversaires  font  tout  notre  mérite.  J'ignore  s'il  y  a  un  Turretin  pri- 
sonnier ^  il  Berlin.  Si  cela  est,  il  peut  retourner  à  sa  patrie  sans  que  1  Etal 
coure  le  moindre  risque.  On  dit  que  vous  faites  jouer  la  comédie  aux  Suisses  ; 
il  ne  vous  manque  que  de  faire  danser  les  Hollandais.  Si  vous  vouliez  fau-e 
un  Akcikia,  vous  auriez  bonne  matière  en  recueillant  les  sottises  qui  se  font 
dans  notre  bonne  Europe.  Les  gens  méritent  d'être  fessés,  et  non  pas  mon 
pauvre  président,  qui  pourrait  avoir  fait  un  livre  sans  beaucoup  1  examiner; 
mais  ce  livre  n'a  fait  ni  ne  fera  jamais  dans  le  monde  le  mal  que  font  es  so  - 
lises  héroïques  des  politiques.  S'il  vous  reste  encore  une  dent,  employez-la 
à  les  mordre:  c'est  bien  employé.  Les  mauvais  vers  pleuvent  ic;  mais  vos 
-rande^  affaires  de  votre  comédie  sont  trop  respectables  pour  que  je  veuille 
vous  distraire  par  ces  balivernes.  Adieu.  Je  suis  ici  dans  un  couvent-  ou 
l'abbe  dira  des  messes  pour  vous,  pour  votre  âme,  et  pour  vos  comédiens. 

3595.  -  A   M.  LE    COMTE   D'AUGENTAL. 

Aux  Délices,  4  avril. 

Mon  clier  et  respectable  ami,  je  ne  devrais  être  étonné  de  rien 
à  mon  âge.  Je  le  suis  pourtant  de  ce  testament.  Je  sais,  a  n'en 
pouvoir  douter,  que  le  testateur  '  était  riiomme  du  sacre  collège 
qui  avait  le  plus  d'argent  comptant.  Il  y  a  sept  ou  huit  ans  que 
l'homme"  de  confiance  dont  vous  me  parlez  lui  sauva  cinq  cent 
mille  livres  qui  étaient  en  dépôt  chez  un  homme  d'aiïaires  dont 
le  nom  ne  me  revient  pas;  c'est  celui  qui  se  coupa  la  gorge  pour 
faire  hanqueroute,  ou  qui  fit  croire  qu'il  se  l'était  coupée  On 
eut  le  temps  de  retirer  les  cin(i  cent  mille  livres  avant  cette  belle 

aventure.  , 

Certainement,  si  M""  de  Groléc"  ne  se  retire  pas  a  Grenoble, 

1.  OEuvres  de  Frôdéric  le  Grand,  Berlin,  18Ô-2,  tome  XXIII,  pa?;o  19.  -  Cette 
lettre  est  tirée  de  la  Bibliotlièquc  de  l'Ermitage  de  Saint-l'etcrsbourg-. 

2.  Vovez  la  lettre  3601.  .,    ^  , 

3.  Frédéric  avait  alors  son  quartier  général  i\  (h-ussau.  ou   il   demeura  du 
20  mars  au  IS  avril;  voyez  le  dernier  alinéa  do  la  lettre  3598. 

4.  Le  cardinal  de  Tcncin. 

5.  Tronchin.  banquier  à  Lyon.  ,      „ .         ,i 

6.  La  comtesse  de  Grolée,  sœur  du  cardinal  de  Tencin  et  tante  de  d  Argental. 


ANNÉE    17o8.  435 

si  elle  reste  à  Lyon,  l'homme  de  confiance  sera  l'homme  le  plus 
propre  à  vous  servir  ;  et  vous  croyez  hien,  mon  cher  ange,  que  je 
ne  manquerai  pas  à  l'encourager,  quoiqu'un  homme  qui  vous 
a  vu  et  qui  vous  connaît  n'ait  assurément  nul  besoin  d'aiguillon 
pour  s'intéresser  à  vous. 

Je  suis  charmé  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  ait  exigé 
du  cardinal,  votre  oncle,  l'action  honnête  qu'il  fit  quand  il  vous 
assura  une  partie  de  sa  pension  ;  mais  s'il  faut  toujours  envoyer 
de  nouvelles  armées  se  fondre  en  Allemagne,  il  est  à  craindre 
qu'à  la  fin  les  pensions  ne  soient  mal  payées.  Heureux  ceux  dont 
la  fortune  est  indépendante  !  Je  ne  reviens  point  de  votre  singu- 
lière aventure  de  cette  maison  dans  une  île  ^  que  les  Anglais  ont 
brûlée.  Il  faut  au  moins  que,  par  un  dédommagement  très-légi- 
time, la  pension  vous  soit  payée  exactement. 

Je  ne  sais  si  M.  le  maréchal  de  Richelieu  a  beaucoup  de  crédit 
à  la  cour;  je  crois  que  vous  le  voyez  souvent.  Je  ne  suis  pas  trop 
content  de  lui.  Je  vous  ai  déjà  dit  qu'il  s'était  figuré  que  je  devais 
courir  à  Strasbourg  pour  le  voir  à  son  passage,  lorsqu'il  alla 
commander  cette  malheureuse  armée.  M'""  Denis  était  alors  très- 
malade  ;  elle  avait  la  fièvre.  Vous  vous  souvenez  que  le  roi  de 
Prusse  lui  avait  fait  enfler  une  cuisse-  il  y  a  cinq  ans;  cette 
cuisse  renflait  encore;  les  maux  que  les  rois  causent  n'ont  point 
de  fin.  M.  de  Richelieu  a  trouvé  mauvais  apparemment  que  je  ne 
lui  aie  pas  sacrifié  une  cuisse  de  nièce.  Il  ne  m'a  point  écrit,  et 
le  bon  de  l'afl'aire  est  que  le  roi  de  Prusse  m'écrit  souvent.  Ce- 
pendant je  veux  toujours  plus  compter  sur  M.  de  Richelieu  que 
sur  un  roi.  Il  est  vrai  que,  dans  mon  agréable  retraite,  ni  les 
monarques  ni  les  généraux  d'armée  ne  troublent  guère  mon 
repos. 

Je  suis  toujours  affligé  que  Diderot,  d'Alembert,  et  autres,  ne 
soient  pas  réunis,  n'aient  pas  donné  des  lois,  n'aient  pas  été 
libres,  et  je  suis  toujours  indigné  que  V Encyclopédie  soit  avilie  et 
défigurée  par  mille  articles  ridicules,  par  mille  déclamations 
d'écolier  qui  ne  mériteraient  pas  de  trouver  place  dans  le  Mer- 
cure. Voilà  mes  sentiments,  et,  parbleu,  j'ai  raison. 

Mille  tendres  respects  à  tous  les  anges.  Je  vous  embrasse 
tant  que  je  peux. 

1.  Les  îles  de  Rhé  et  d'ALx,  qui  appartenaient  alors  à  M.  d'Argental,  avaient 
été  ravagées  par  les  Anglais.  Le  roi  en  a  fait  depuis  l'acquisition.  (K.) 

2.  Voyez  la  lettre  3589. 


436  CORRESPOXDANCii. 


3J9G.   —  A    .M.    Dli    nUL.NLES. 


Le  pape  et  moi,  mon  cher  ami,  nous  sommes  encore  un  peu 
en  vie.  Sa  Sainteté  pisse,  et  ma  prolanéité  ne  digère  point:  mais 
je  ne  suis  pas  si  plaisant  que  le  pape.  Son  chirurgien  s"ai)pelle 
Ponce;  il  sondait  Benoît  XIV,  et  Benoît  lui  disait  :  «  Ah!  Ponce, 
tu  as  crucifié  le  maître,  et  tu  crucifies  encore  le  vicaire.  » 

Je  compte  vous  venir  embrasser  dès  que  ma  santé  me  per- 
mettra d'aller  à  .Monrion.  Mille  tendres  respects  à  madame  votre 
femme.  Adieu  ;  aimez  vivant  celui  que  vous  avez  daigné  regretter 
mort',  et  comptez  que  mon  àme  sera  à  vous  tant  quelle  sera 
dans  sou  triste  étui. 

^'0LÏAIIU•:. 

:;597.   —  A  M.    JIÎA.N   SCIIOL"  VALO  \V. 

Aux  Drlices,  près  de  Genovo.  '20  avril. 

Monsieur,  je  me  console  du  retardement  des  instructions  que 
Votre  Excellence  veut  bien  m'envoyer,  dans  l'espérance  qu'elles 
n'en  seront  que  plus  amples  et  plus  détaillées.  La  création  de 
Pierre  le  Grand  devient  chaque  jour  plus  digne  de  laltentiou  de 
la  postérité.  Tout  ce  qu'il  a  créé  se  perfectionne  sous  l'empire  de 
son  auguste  fille  l'impératrice,  à  qui  je  souhaite  une  vie  plus 
longue  que  celle  du  grand  homme  dont  elle  est  née.  Je  me  ilatte, 
monsieur,  que  ceux  qui  sont  chargés  par  Votre  Excellence  du 
soin  de  rédiger  ces  mémoires  n'oublieront  ni  les  belles  cam- 
pagnes contre  les  Turcs,  ni  celles  contre  les  Suédois,  ni  ce  que 
votre  illustre  nation  fait  aujourd'hui.  Plus  votre  empire  sera  bien 
connu,  plus  il  sera  respecté.  Il  n'y  a  point  d'exemple  sur  la  terre 
d'une  nation  qui  soit  devenue  si  considérable  en  tout  genre,  en  si 
peu  de  temps.  Il  ne  vous  a  fallu  qu'un  demi-siècle  pour  embras- 
ser tous  les  arts  utiles  et  agréables.  C'est  surtout  ce  prodige  unique 
que  je  voudrais  développer.  Je  ne  serai,  monsieur,  que  votre  se- 
crétaire dans  cette  grande  et  noble  entreprise.  Je  ne  doute  i)as 
que  votre  attachement  pour  l'impératrice  et  pour  votre  patrie  ne 
vous  ait  porté  à  rassembler  tout  ce  qui  pourra  contribuer  à  la 
gloire  de  l'une  et  de  l'autre.  La  culture  des  terres,  les  manufac- 
tures, la  marine,  les  découvertes,  la  police  publique,  la  disci- 
pline militaire,  les  lois,  les  mœurs,  les  arts,  tout  entre  dans  votre 

J.  On  avait  fait  courir  le  bruit  de  la  mort  do  Voltaire j  vojez  la  lettre  3Ô93. 


ANNÉE    1758.  437 

plan.  Il  ne  doit  manquer  aucun  fleuron  à  cette  couronne.  Je 
consacrerai  avec  zèle  les  derniers  jours  de  ma  vie  à  mettre  en 
œuvre  ces  monuments  précieux,  bien  persuadé  que  la  collection 
que  je  recevrai  de  vos  bontés  sera  digne  de  celui  qui  me  l'en- 
voie, et  répondra  à  la  grandeur  et  à  l'universalité  de  ses  vues 
patriotiques.  J'ai,  etc. 

3598.  —A  MADAME   LA  DUCHESSE    DE    SAXE-GOTH\i. 

A  Lausanne,  28  avril. 

Madame,  quoique  les  bords  du  lac  de  Genève  soient  très- 
beaux,  on  ne  laisse  pas  d'y  être  malade  ;  et  c'est  ce  qui  sauve 
souvent  à  Votre  Altesse  sérénissime  des  lettres  importunes  de 
ma  part.  Dieu  a  bien  fait,  madame,  de  me  rendre  malade  ;  sans 
quoi  elle  aurait  plus  de  mes  lettres  qu'elle  n'a  eu  chez  elle  de 
housards.  On  me  flatte  qu'elle  est  délivrée  aujourd'hui  de  ces 
hôtes  dangereux,  et  que  les  dindons  de  ses  sujets  sont  en  sûreté. 

J'ignore  assez  ce  qui  se  passe  dans  le  monde,  mais  il  se  pour- 
rait faire  que  les  visites  des  armées  auraient  beaucoup  coûté  à 
Vos  Altesses  sérénissimes.  L'État  de  Berne  a  fort  souvent  de  l'ar- 
gent à  placer;  si  elle  en  avait  besoin  pour  quelques  arrange- 
ments, et  qu'elle  voulût,  dans  l'occasion,  m'honorer  de  ses  com- 
mandements, je  tâcherais  de  la  servir  d'une  manière  dont  elle 
ne  serait  pas  mécontente.  Mais  je  présume  que,  malgré  les  irrup- 
tions que  son  pays  a  essuyées,  la  sagesse  de  sou  gouvernement 
la  met  à  l'abri  des  ressources  que  le  gouvernement  de  France 
est  toujours  obligé  de  chercher.  Je  ne  cesse  d'être  étonné,  ma- 
dame, que  le  roi  de  France,  qui  n'est  qu'auxiliaire  dans  cette 
guerre,  et  dont  les  troupes  ont  dû  vivre  si  longtemps  aux  dépens 
d'autrui,  ait  pourtant  emprunté  trois  cents  millions  depuis  deux 
ans,  tandis  que  le  roi  de  Prusse,  qui  a  soutenu  les  efi'orts  de  la 
moitié  de  l'Europe  depuis  le  même  temps,  n'a  pas  mis  un  sou 
d'impôt  sur  ses  sujets.  Tout  ce  qui  s'est  passé  doit  être  compté 
parmi  les  prodiges.  Gustave-Adolphe  fit  des  choses  moins  extraor- 
dinaires. Puissent  ces  grands  événements  être  suivis  d'une  heu- 
reuse paix,  dont  il  paraît  que  tout  le  monde  a  grand  besoin  !  Il 
y  a  malheureusement  plus  de  soldats  que  de  laboureurs.  Chaque 
puissance  a  beaucoup  perdu,  sans  qu'aucune  ait  réellement  gagné, 
et  il  ne  résultera  de  toutes  ces  vicissitudes  que  du  sang  répandu 
et  des  villes  ruinées. 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


438  CORRESPONDANCE. 

Le  roi  de  Prusse  m'écrivit,  il  y  a  un  mois,  qu'il  était  on  Silé- 

sie,  dans  un  couvent  avec  raljl)é  de  Prades^  Je  ne  sais  où  il  est 

à  présent  ;  mais  moi,  madaino,  je  voudrais  être  à  vos  pieds  et  à 

ceux  de  votre  auguste  laniilJe. 

L'ermite  suisse  V. 


3Ô99.  —  A   MADAME  LA  COMTESSE   DE   LUTZELBO  LP.G. 

Lausanne,  29  avril. 

Ce  n'est  pointa  mon  cœur,  ce  n'est  point  à  mon  âme,  ce  n'est 
point  à  ma  main,  ce  n'est  point  à  mon  visage,  madame,  que  vous 
devez  vous  en  prendre,  si  je  n'ai  pas  eu  l'honneur  do  vous  écrire 
depuis  si  longtemps;  c'est,  ne  vous  déplaise,  à  mon  derrière,  qui  . 
m'a  joué  de  fort  cruels  tours.  On  souiïrc  de  partout,  madame, 
dans  ce  monde-ci.  Il  y  a  pourtant  du  bon  dans  la  vie.  Le  ma- 
riage de  monsieur  votre  fils-,  par  exemple,  est  une  des  bonnes 
choses  que  je  connaisse.  Vingt  mille  francs  de  pension  pour 
épouser  sa  maîtresse!  Il  n'y  a  rien  assurément  de  si  bien  arrangé 
etde  si  heureux.  M""-  Denis  et  moi  nous  vous  en  faisons,  madame, 
les  plus  sincères  compliments.  Vous  voilà  très-heureuse  par 
monsieur  votre  fds  ;  soyez-le  toujours  par  vous-même.  Jouissez 
d'une  santé  toujours  égale,  que  vous  devrez  à  votre  sage  régime 
et  à  votre  tranquillité.  Quelque  chose  qui  arrive  sur  les  bonis  du 
Rhin,  vers  Wésel,  soyez  contente  k  l'île  Jard;  quelques  millions 
que  le  roi  emprunte,  soyez  payée  de  vos  revenus  :  Aoilà  ce  que 
je  vous  souhaite  du  meilleur  démon  cœur.  Si  vous  avez  quelques 
nouvelles,  amusez-vous-en,  et  daignez  m'en  amuser;  mais  ne 
perdons  ni  le  sommeil  ni  l'appétit  :  supportons  les  malheurs  du 
genre  humain  tout  doucement.  Adieu,  madame.  La  philosophie 
est,  après  la  santé,  ce  que  je  connais  de  mieux.  Je  vous  suis 
toujours  attaché  avec  le  plus  tendre  respect. 

3G00.  —  A   M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

Alix  Délices,  i  mai. 

Mon  divin  ange,  j'avoue  d'abord  que  l'envie  de  vous  voir  est 
très-capable  de  me  faire  donner  les  conseils  les  plus  intéressés. 
Je  ferais  des  friponneries  pour  obtenir  de  vous  un  petit  voyage 

1.  Vo3ez  la  fin  de  la  lettre  3ufli. 

2.  Avec  M"""  de  Crôvecœur. 


ANNÉE    1758.  439 

aux  Délices  ;  mais  si  je  suis  capable  de  ne  pas  écouter  un  si 
grand  intérêt,  je  vous  dirai  que  le  vôtre  est  assurément  de  faire 
un  tour  à  Lyon.  Soyez  bien  sûr  que  le  confident'  vous  servira 
comme  vous  méritez  d'être  servi  ;  mais  votre  présence  fera  bien 
mieux.  Ce  serait  une  façon  bien  simple,  bien  honnête,  de  vous 
faire  prier  par  M'"'^  de  Grolée  de  venir  la  voir.  Je  suis  persuadé 
que  le  confident  n'aura  pas  de  peine  à  lui  faire  dire  qu'elle  en 
meurt  d'envie,  quoique,  à  son  âge,  on  n'ait  peut-être  d'autre 
envie  que  celle  de  vivre;  mais  s'il  lui  reste  quelque  étincelle  de 
bon  goût,  comment  ne  souhaitcra-t-ellepas  ardemment  de  vous 
avoir  quelque  temps  auprès  d'elle  ? 

Je  vous  crois  bien  gauche,  mon  cher  et  respectable  ami, 
quand  il  s'agit  de  mitonner  un  héritage  ;  mais  le  confident  tra- 
vaillera pour  vous.  Votre  unique  besogne  est  de  plaire,  et  c'est  à 
quoi  vous  réussissez  mieux  que  personne  au  monde,  sans  même 
y  songer.  Le  confident  sera  à  Lyon  au  mois  de  mai  ;  plût  à  Dieu 
que  vous  y  fussiez  au  mois  d'août  !  Voilà  peut-être  une  belle  chi- 
mère; mais  je  ne  connais  point  de  vérité  qui  me  fasse  autant  de 
plaisir  qu'une  si  chère  illusion.  Et  pourquoi  serait-ce  une  chi- 
mère? Vous  sentez  bien  qu'il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre;  les 
visites  qu'on  doit  à  des  dames  de  quatre-vingts  ans  ne  peuvent 
guère  être  difî"érées.  C'est  à  M'""  de  Grolée  à  vous  payer  de  votre 
maison  de  l'île  d'Aix  ^  puisque  le  gouvernement  ne  peut 
vous  indemniser.  M'"«  de  Crèvecœur  a  eu  vingt  mille  francs  de 
pension  pour  épouser  le  fils  de  M-"^  de  Lutzelbourg^  Si  ou  fait 
beaucoup  de  pareils  arrangements,  il  ne  reste  pas  de  quoi  payer 
les  maisons  brûlées  ;  il  ne  restera  pas  même  de  quoi  empêcher 
qu'on  en  brûle  d'autres,  s'il  est  vrai  qu'on  ait  pris  les  vaisseaux 
de  M.  du  QuesneS  et  si  les  affaires  de  terre  sont  aussi  délabrées 
qu'on  le  dit.  Cependant  a-t-on  joué  la  Fille  d'Aristide'^?  A-t-on 
donné  quelque  tragédie  nouvelle?  Recommencc-t-on  le  travail 
de  VEncyclopcdie?  D'Alembert  se  laisse-t-il  fléchir?  Je  voudrais 
bien  savoir  où  l'on  en  est,  afin  de  m'arranger  pour  mes  petits 
articles. 

Mes  respects  à  M""=  d'Argental  et  à  tous  les  anges. 

1.  Tronchln,  banquier  à  Lyon  ;  voyez  la  lettre  3595. 

2.  Voyez  la  lettre  3595. 

3.  Maréchal  de  camp  depuis  le  commencement  de  1748;  promu  au  grade  de 
lieutenant  général  vers  la  fin  de  1759. 

4.  Ange  du  Quesne  (ou  le  marquis  du  Quesne),  chef  d'escadre  depuis  1755; 
petit-neveu  du  grand  du  Quesne.  Son  père  (du  Quesne-Monnier),  aussi  chef  d'es- 
cadre, eut  les  deux  bras  amputés  à  l;i  suite  d'un  combat  sur  mer  en  1  705. 

5.  De  M"<=  de  Graffigny. 


4i0  CORRESPONDANCE. 

3G0I.  —  A    M.    TUONCIIIN,    DE    LYON*. 

Délices,  5  mai. 

Quoique  M.  le  chevalier  des  Soupirs  m'envoie  des  triplicala 
de  son  arrivée  sur  la  côte  de  Coromandel,  je  tremble  pour  nos 
(iflaires  d'Orient  et  d'Occident.  Je  voudrais  que  le  Canada  fût  au 
fond  de  la  mer  Glaciale,  même  avec  les  révérends  pères  jésuites 
de  Québec,  et  que  nous  fussions  occupés  à  la  Louisiane  à  planter 
du  cacao,  de  l'indigo,  du  tabac  ot  des  mûriers,  au  lieu  de  payer 
tous  les  ans  quatre  millions  pour  nos  nez  à  nos  ennemis  les 
Anglais,  qui  entendent  mieux  la  marine  et  le  commerce  que 
messieurs  les  Parisiens. 

Le  roi  de  Prusse  m'a  accortlé  un  congé  pour  un  de  vos  Gene- 
vois prisonniers-;  c'est  un  Turre tin, famille  honorée  ici  presque 
comme  les  Tronchin.  Cette  petite  aventure  m'a  fait  un  extrême 
plaisir.  Je  n'ai,  Dieu  merci,  rien  à  demander  pour  moi  à  aucun 
roi  de  ce  bas  monde,  et  je  suis  enchanté  d'obtenir  pour  les 
autres. 

3G02.    —   A   M.   THIEniOT. 

Aux  Délices,  8  mai. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  il  me  paraît  qu'on  n'est  pas  plus 
instruit  du  secret  de  l'historiographe  de  toutes  les  Russics  que 
de  celui  de  la  Pucdle.  Ce  sont  les  mystères  de  mon  gouvernement. 
Si  vous  voulez  y  être  initié,  vous  n'avez  qu'à  venir  dans  ma  chan- 
cellerie; mais  je  suis  bien  sûr  qu'on  ne  quitte  point  déjeunes, 
belles  et  brillantes  baronnes  chrétiennes-'  pour  des  Suisses  héré- 
tiques. 

L'énigme  de  M la  duchesse  d'Orléans'  est  une  attropc-Fonce- 

magne.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  les  belles  se  sont  moquées 
des  savants.  Voici  comme  ou  pourrait  lui  répondre,  en  assez 
mauvais  vers  : 

Votre  énigme  n'a  point  de  mot; 
Ex])liquei'  chose  inexplicable, 

1.  Éditeurs,  de  Cajrol  et  François. 
'2.  Voyez  la  lettre  3.V.)i. 

3.  M""^  de  ^lontniorency. 

4.  Louisc-IIcnrictte  de  Bourbon,  mariée,  en  décembre  17i3,  à  Louis-Philippe 
d'Orléans,  alors  duc  de  Chartres;  morte  le  9  février  1759.  L'énigme  que  cette 
princesse  avait  donnée  à  deviner  à  l'auteur  à'OEdipe  est  dans  le  tome  \  {Poésies 
mêlées),  avec  les  douze  vers  ci-dessus. 


ANNÉE    1758.  441 

Est  ou  d'un  docteur  ou  d'un  sot  : 
L'un  et  l'autre  est  assez  sembla'ole. 
Mais  si  l'on  donne  à  deviner 
Quelle  est  la  princesse  adorable 
Qui  sur  les  cœurs  sait  dominer 
Sans  chercher  cet  empire  aimable, 
Pleine  de  goût  sans  raisonner, 
Et  d'esprit  sans  faire  l'habile, 
Cette  énigme  peut  étonner, 
Mais  le  mot  n'est  pas  difficile. 

Je  serai  fort  aise  que  Marmontel,  qui  a  certainement  de 
l'esprit  et  du  talent,  et  qu'on  a  dégoûté  fort  mal  à  propos,  ait  au 
moins  le  bénéfice  du  MercureK  Ce  sera  un  antidote  contre  les 
poisons  de  Fréron. 

Je  doute  fort  que  ceux  qui  vous  ont  dit  que  Fréret  a  mis 
Newton  en  poudre  soient  des  connaisseurs.  J'ai  lu  autrefois  le 
manuscrit  de  Fréret  ;  il  fut  composé  avant  que  le  système  de 
Newton  fût  imprimé.  Fréret  et  le  jésuite  Souciet%  autre  savan- 
tasse,  écrivirent  tous  deux  contre  Newton,  sur  un  faux  exposé 
de  son  système,  qui  parut  alors  dans  un  de  ces  journaux  dont 
l'Europe  est  accablée.  Fréret  ne  savait  ce  qu'il  disait  ;  j'ignore  s'il 
l'a  mieux  su  depuis.  Je  ferai  venir  ce  livre  ^  pour  le  joindre  à 
tout  ce  que  j'ai  sur  cette  matière. 

II  y  a  une  excellente  histoire*  des  finances,  depuis  1595 
jusqu'en  1721.  Si  vous  rencontrez  l'auteur,  qui  est  un  M.  de 
Forbonnais,  directeur  des  monnaies,  dites-lui  que  je  le  fais 
contrôleur  général  des  finances. 

Pourriez-vous  à  votre  loisir  me  faire  un  petit  catalogue  des 
bons  livres  qui  ont  paru  depuis  dix  ans?  Je  crois  qu'il  sera  court  ; 
mais  je  veux  avoir  tout  ce  qui  peut  être  utile,  et  même  les  livres 
médiocres  dans  lesquels  il  y  a  du  bon  :  car  on  peut  toujours  tirer 
aurum  ex  stercore  Ennii. 

Intérim  vale,  et  mihl  scribe. 


1.  Le  brevet  de  ce  journal  venait  d'être  accordé  (fin  d'avril)  à  IMarmontcl,  à  la 
prière  de  M™"  de  Pompadour. 

2.  Etienne  Souciet,  mort  en  17ii;  frère  aîné  de  deux  autres  jésuites. 

3.  Défense  de  la   Chronologie,  etc.  (par  Nie.   Fréret,  mort  en   17i9);  Paris, 
i  708,  in  4'\ 

i.  Recherches  et  Considérations  sur  les  finances  de  France,  etc.;  lîùle,  1758, 
deux  volumes  in-4''. 


•Uà  CORRESPONDANCE. 

360?..  —  A    M.    LE    COMTE   D'AU  CENT  AL. 

.\ii.\  Délices,  8  mai. 

Mon  clior  ani;o,  il  doit  y  avoir  une  petite  caisse  plate,  qui 
contient  quelque  chose  d'assez  plat,  à  votre  adresse,  au  bureau 
des  coches  de  Dijon.  Cette  platitude  est  mon  portrait.  In  gros  et 
gras  Suisse,  ])arbouilleur  en  pastel,  qu'on  m'avait  vanté  comme 
un  IJaphaël,  me  vint  peindre  à  Lausanne,  il  y  a  six  semaines,  en 
bonnet  de  nuit  et  en  robe  de  chambre.  Je  fis  partir  ma  maigre 
effigie  par  le  coche  de  Dijon,  ou  par  les  voituriers.  Une  madame 
Rameau,  commissionnaire  de  Dijon,  s'est  chargée  de  vous  faire 
tenir  ce  barbouillage.  Je  vous  demande  pardon  pour  ma  face  de 
carême  ;  mais  non -seulement  vous  l'avez  permis,  vous  l'avez 
ordonné,  et  j'obéis  toujours  tôt  ou  tard  h  mon  cher  ange.  Est-il 
vrai  que  la  Fille  d' Aristide  le  Juste  ait  été  aussi  maltraitée  par  le 
parterre  parisien  que  son  père  le  fut  par  les  Athéniens?  Cela  n'est 
pas  poli  ;  heureusement  vous  aurez  bientôt  M""^  du  Boccage, 
qui  revient  1,  dit-on,  avec  une  tragédie.  M""  Geoffrin  ne  nous 
donncra-t-elle  rien  ? 

J'ignore  ce  qu'on  fait  sur  mer  et  sur  terre.  Il  paraît  que  les 
chiens  de  la  guerre,  comme  dit  Shakespeare,  cessent  de  mordre 
et  môme  d'aboyer  ;  les  Anglais  admirent  cette  expression.  Je 
suis  toujours  émerveillé  de  ce  qui  se  passe  ;  celui  que  vous  ap- 
peliez tous  Mandrin-,  il  y  a  deux  ans,  il  y  a  un  an,  devient  un 
homme  supérieur  à  Gustave-Adolphe  et  à  Charles  XII,  par  les 
événements.  On  sera  réduit  à  faire  la  paix.  Dieu  nous  doit  cette 
douce  humiliation!  Cependant  nous  avons  une  assez  bonne  troupe 
aux  portes  de  Genève.  La  nièce  et  l'oncle  vous  baisent  les  ailes. 

3G0i.   —  A   M.    liERTRAND. 

Aux  Délices,  9  mai. 

Vraiment,  mon  cher  philosophe,  il  vous  est  venu  là  une  très- 
bonne  idée.  Vous  pouvez  donner  aisément  une  cinquantaine 
d'articles  d'histoire  naturelle,  et  surtout  l'article  Tremblement  de 
terre  vous  est  dévolu  de  droit.  Je  vais  sur-le-champ  écrire  aux 
encyclopédistes,  et  leur  donner  part  du  service  que  vous  voulez 

1.  D'Italie. 

2.  Frédéric;  voyez  la  leUrc  3250. 


ANNÉE    1713  8.  443 

])ien  leur  rendre.  J'insisterai  pour  qu'on  vous  envoie  les  exem- 
plaires dcjù  imprimés. 

J'ai  été  fort  malade  à  Lausanne.  Les  Délices  réparent  un  peu 
le  mal  que  Lausanne  m'a  fait.  Je  ne  sais  si  M.  de  Freudenreich 
ne  viendra  pas  cette  année  dans  nos  cantons;  je  me  flatte  qu'en 
ce  cas  vous  serez  du  voyage,  et  que  j'aurai  l'honneur  de  recevoir 
dans  mon  petit  ermitage  les  personnes  à  qui  je  suis  le  plus  at- 
taché. Vous  verrez  mes  petites  Délices  un  peu  plus  ajustées 
qu'elles  n'étaient.  Je  cultive  aussi  l'histoire  naturelle  ;  mais  c'est 
en  plantant  des  arbres,  en  faisant  des  terrasses,  des  allées,  des 
potagers.  Je  fais  plus  de  cas  d'une  bonne  pêche  que  de  toutes  les 
coquilles  du  monde.  J'ai  reçu  votre  Gazette  italienne  des  fan- 
taisies qui  passent  par  la  tête  de  nous  autres  écrivains  en 
Europe.  On  écrit  tant  que  je  suis  honteux  d'écrire;  mais  cela 
amuse.  Quand  faudra-t-il  envoyer  le  payement  de  ce  journal  ?  et 
à  qui?  Je  ne  sais.  Dieu  merci,  aucune  nouvelle  ;  il  me  semble 
qu'il  y  a  plus  de  quinze  jours  qu'on  n'a  massacré  personne.  C'est 
une  époque  singulière. 

Mille  respects,  je  vous  prie,  à  M.  et  à  M""^  de  Freudenreich, 

Nous  avons  une  assez  bonne  comédie  aux  portes  de  Genève. 
Cette  ville  n'a  point  encore  de  théâtre  comme  Amsterdam  ;  mais 
quand  il  y  aura  quelques  millions  de  plus  dans  la  ville,  il  faudra 
bien  alors  avoir  du  plaisir. 

Je  vous  embrasse  du  meilleur  de  mon  cœur.  V. 


3605.  —DE  M.    MARMONTELi. 

De  Versailles,  le  15  mai. 

Monsieur,  il  y  avait  autrefois  un  jeune  homme  que  vous  aimiez  comme 
votre  enfant,  et  qui  vous  respectait  comme  son  père  en  Apollon.  Cet  enfant 
eut  la  faiblesse  et  le  malheur  de  s'éloignerde  son  père;  le  ciel  l'en  punit.  Il 
fit  des  Égyptus^  qui  tombèrent;  il  fil  d'autres  sottises;  en  un  mot,  rien  ne 
lui  prospéra. 

Dans  l'amertume  de  ses  regrets,  il  dit:  «J'irai  vers  mon  père;  »  et,  pour 
se  présenter  avec  la  robe  blanche,  il  alla  se  purifier  chez  les  cacouacs.  Parmi 
ce  peuple  vertueux  et  persécuté  tout  retentissait  de  votre  nom.  Ce  fils,  qui 
vous  aimait  toujours,  mêla  sa  faible  voix  à  ce  concert  de  louanges,  et  s'écria 
comme  tout  le  monde  :  «  Mon  père  est  la  lumière  de  son  siècle;  il  est  revêtu 
de  force  et  de  grâce;  il  porte  d'une  main  le  pinceau  de  la  Poésie,  de  l'autre 

1.  Voltaire  répondit  à  cette  lettre  le  19  mai. 

2.  Tragédie  de  Marmontel,  jouée  le  5  février  1753,  non  imprimée. 


444  CORRESPOND  ANC  E. 

le  compas  de  la  Raison;  il  grave  la  véritt'  sur  (J(;s  tablos  de  diainanls;  il 
trace  avec  des  fleurs  les  sentiers  de  l'Art  et  du  Goût;  il  vole  sur  les  ailes  du 
Génie.  '>  Votre  fds  vous  loua,  et  il  fut  loué.  L'ange  de  la  Prospérité  le  prit 
parla  main,  le  conduisit  dans  une  campagne  riante  et  fertile,  et  lui  dit: 
«  Voilà  le  champ  que  je  t'ai  réservé;  si  tu  veux  que  je  te  donne  des  mois- 
sons abondantes,  jette-toi  dans  le  sein  de  ton  père,  et  obtiens  de  lui  ([u'il 
le  sème.  » 

Je  suis  avec  une  piét('  filiale,  etc. 

3(300.   —  A   M.    LE   COMTK    D'ARGKNTAL 

Aux  Délices,  15  mai. 

Je  suis  chargé,  mon  cher  ange,  de  vous  supplier  encore  de 
vouloir  bien  donner  un  petit  coup  d'aiguillon  au  rapporteur  de 
MM.  de  Douglas.  Je  plains  plus  que  jamais  les  plaideurs  que 
les  rapporteurs  négligent.  Il  y  a  huit  ans  que  M""^  Denis  et  moi 
nous  sommes  très-négligés  dans  une  aflaire  plus  grave  que 
celle  de  MM.  de  Douglas.  Mon  émerveillement  dure  toujours 
que  le  fils  de  Samuel  •  nous  ait  fait  banqueroute,  six  mois  après 
avoir  pris  notre  argent,  et  qu'il  ait  trouvé  le  secret  de  IVicasser 
liuil  millions,  obscurément  et  sans  plaisir.  Votre  premier  pré- 
sident-, son  beau-frère,  ne  serait-il  pas,  entre  nous,  un  peu 
engagé  par  son  honneur  et  par  celui  de  sa  place  à  faire  finir 
une  affaire  si  odieuse?  Le  fils  d'un  banqueroutier,  dans  notre 
Suisse,  ne  peut  jamais  parvenir  à  aucun  emploi,  à  moins  d'avoir 
payé  les  dettes  de  sou  père  ;  mais  c'est  que  nous  sommes  des 
barbares,  et  vous  autres,  gens  polis,  vous  donnez  vite  une  belle 
charge  d'avocat  général  au  fils  d'un  banqueroutier  frauduleux. 
Cependant  une  partie  de  la  succession  entre  dans  les  coffres  du 
receveur  des  consignations,  qui  prend  d'abord  cinq  pour  cent 
par  an  pour  garder  l'argent,  et  qui  gagne  six  pour  cent  à  le  l'aire 
valoir,  le  tout  pendant  vingt  années. 

Est-ce  là  faire  droit?  est-ce  là  comme  on  juge? 

(Racine,  les  Plaideurs,  acte  I,  scùno  vu.) 

Pardon  ;  je  suis  un  peu  en  colère,  parce  que  j'ai  perdu  environ 
le  ({uart  de  mon  bien  en  opérations  de  cette  espèce  ;  mais  je  ne 
dois  pas  me  plaindre  devant  celui  dont  les  Anglais  ont  brûlé  la 
maison. 


\.  Samuel  Bernard. 

2.  Matthieu-François  Mole,  premier  président  du  parlement  depuis  le   12  no- 
vembre 1757;  né  en  1705,  mort  en  1793. 


ANNÉE    175  8.  445 

Mon  divin  ange,  je  songe  à  une  chose.  Si  Babet  ^  vous  pro- 
curait une  ambassade  !  Vous  me  direz  que  vous  êtes  trop  honnête 
homme  pour  négocier  ;  mais  il  y  a  des  honnêtes  gens  partout. 
Je  voudrais  que  vous  relevassiez  M.  de  Chavigny"-.  Comptez  que 
tous  nos  Suisses  seraient  enchantés.  Que  sait-on  ?  Ce  que  je  vous 
dis  là  n'est  point  si  sot  ;  pensez-y. 

Ma  nièce  Fontaine  est  à  Lyon  ;  j'espère  qu'elle  m'apportera 
mes  paperasses  encyclopédiques.  Savez-vous  des  nouvelles  de  cette 
Encyclopédie?  Je  les  aime  mieux  que  les  nouvelles  publiques,  qui 
sont  presque  toujours  affligeantes,  .Mille  respects  à  tous  les 
anges.  Je  baise  toujours  le  bout  de  vos  ailes. 

Le  Suisse  V. 

3G07.   —  A  MADAiVIE   DE  GRAFFIGNY. 

Aux  Délices,  IG  mai. 

Je  suis  bien  sensible,  madame,  à  la  marque  de  confiance 
que  vous  me  donnez.  Nous  pouvons  nous  dire  l'un  à  l'autre  ce 
que  nous  pensons  du  public,  de  cette  mer  orageuse  que  tous  les 
vents  agitent,  et  qui  tantôt  vous  conduit  au  port,  tantôt  vous 
brise  contre  un  écueil  ;  de  cette  multitude  qui  juge  de  tout  au 
hasard,  qui  élève  une  statue  pour  lui  casser  le  nez,  qui  fait  tout 
à  tort  et  à  travers  :  de  ces  voix  discordantes  qui  crient  hosanna  le 
matin,  et  crucifuje  le  soir;  de  ces  gens  qui  font  du  bien  et  du 
mal  sans  savoir  ce  qu'ils  font.  Les  hommes  ne  méritent  cer- 
tainement pas  qu'on  se  livre  à  leur  jugement,  et  qu'on  fasse 
dépendre  son  bonheur  de  leur  manière  de  penser.  J'ai  tàté  de 
cet  abominable  esclavage,  et  j'ai  heureusement  fini  par  fuir  tous 
les  esclavages  possibles. 

Quand  j'ai  quelques  rogatons  tragiques  ou  comiques  dans 
mon  portefeuille,  je  me  garde  de  les  envoyer  à  votre  parterre. 
C'est  mon  vin  du  cru  ;  je  le  bois  avec  mes  amis.  J'histrionne  pour 
mon  plaisir,  sans  avoir  ni  cabale  à  craindre,  ni  caprice  à  essuyer. 
Il  faut  vivre  un  peu  pour  soi,  pour  sa  société  ;  alors  on  est  en 
paix.  Qui  se  donne  au  monde  est  en  guerre  ;  et,  pour  faire  la 
guerre,  il  faut  qu'il  y  ait  prodigieusement  à  gagner,  sans  quoi 
on  la  fait  en  dupe  :  ce  qui  est  arrivé  quelquefois  à  quelques  puis- 
sances de  ce  monde. 

Au  reste,  les  cabales  n'empêcheront  jamais  que  vous  ne  soyez 


1.  L'abbé,  comte  de  Bernis,  ministre  des  affaires  étrangère^. 

2.  Voyez  page  45. 


446  CORRKSPONDANCE. 

la  personne  du  monde  qui  a  rosprit  le  plus  aimal)le  et  le  meil- 
leur goût.  Je  n'ose  vous  prier  de  m'envoyer  votre  (irecque';  mais 
je  vous  avoue  pourtant  que  les  lettres  de  la  mère  me  donnent 
une  grande  envie  de  voir  la  Fille.  Comptez,  madame,  sur  la 
tendre  et  respectueuse  amitié  du  Suisse  Y. 

3G08.   —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  19  mai. 

Mon  cher  et  respectable  ami,  je  bénis  actuellement  les  Anglais 
qui  ont  brûlé  volrc  maison.  Puissiez-vous  être  payé,  cl  eux  con- 
fondus! Pardon  de  vous  importuner  de  V Encyclopédie.  Vous  ai- 
meriez mieux  une  tragédie  ;  mais  il  faut  que  je  m'adresse  à  vous, 
pour  ne  pas  perdre  mon  temps.  J'ai  fait  des  recherches  très- 
pénibles  pour  rendre  les  articles  Histoire  et  A/o/a/ric  intéressants  et 
instructifs;  je  Iravaillcà  tous  les  autres.  Mon  temps  m'est  très-pré- 
cieux. Ce  serait  me  faire  perdre  une  chose  irréparable,  m'outrager 
sensiblement,  et  donner  beau  jeu  aux  ennemis  de  ï Encyclopédie, 
d'avoir  avec  moi  un  mauvais  procédé,  tandis  que  je  me  tue  à 
faire  valoir  cet  ouvrage,  et  k  procurer  des  travailleurs.  Je  vous 
demande  en  grâce  d'exiger  de  Diderot  une  réponse  catégorique 
et  prompte.  Je  ne  sais  s'il  entend  les  arts,  et  s'il  a  le  temps  d'en- 
tendre le  monde.  Mon  cher  ange,  vous  qui  entendez  si  bien  l'a- 
uiilié,  vous  pardonnerez  mes  imporlunités. 

3609.   —  A   M.   M  AU  M  ON  TEL. 

Aux  Délice^,  19  mai. 

Digne  cacouac,  fils  de  cacouac,  fdi  mi  clilecte,  in  quo  benc 
complacui-,  gr;\ces  vous  soient  rendues  pour  vous  être  souvenu 
de  moi  dans  votre  planète  de  Mercure  !  Quoique  je  ne  sois  plus 
de  ce  monde,  j'apprends  que  votre  bénéfice,  qui  n'est  pas  simple, 
est  pourtant  chargé  de  grosses  pensions.  Il  y  a  plus  de  quinze 
ans  que  je  n'ai  lu  aucun  Mercure;  mais  je  vais  lire  tous  ceux  qui 
paraîtront.  Je  vous  prie  de  me  faire  inscrire  parmi  les  souscri- 
vants. Quand  vous  n'aurez  rien  de  nouveau,  je  pourrai  vous 
fournir  quelque  sottise  qui  ne  paraîtra  pas  sous  mon  nom,  et 
qui  servira  à  remplir  le  volume.  Je  vous  eml)rasse  de  tout  mon 
cœur,  et  je  me  réjouis  avec  le  public  de  ce  qu'un  ouvrage  si 

1.  La  Fille  d'Aristide. 

2.  Hic  estfilius  meus  dilectus,  in  quo  niihi  bonc  complacui.  (Matthieu, xvii, 5.) 


ANNEE    1758.  447 

longtemps  décrié  est  enfin  tombé  entre  les  mains  d'un  véritable 
homme  d'esprit  et  d'un  philosophe  capable  de  le  relever  et  d'eu 
faire  un  très-bon  journal.  Adieu  ;  nos  Délices  vous  font  mille 
compliments. 

2610.  —   DE  CHARLES-THÉODORE, 

ÉLECTEUR  PALATIN. 

3Ianheim.  le  23  mai. 

Je  ne  pouvais  rien  apprendre  de  plus  agréable,  monsieur,  que  le  projet 
que  vous  avez  fait  de  venir  ici.  J'irai  le  27  de  ce  mois  à  Schwetzingen  *, 
où  je  vous  aUendrai  avec  la  plus  grande  impatience.  Quel  bonheur  en  effet 
de  jouir  de  votre  compagnie,  et  de  converser  avec  un  homme  tel  que  vous  ! 
Je  m'en  fais  un  tel  plaisir  d'avance  que  j'espère  bien  que  votre  santé  ni  les 
housards  ne  me  tromperont  pas  dans  mon  attente.  C'est  alors  que  je  pour- 
rai raisonner  bien  plus  librement  avec  le  petit  Suisse  sur  les  grandes  révo- 
lutions que  nous  voyons  présentement.  Vous  connaissez  les  sentiments  de  la 
parfaite  estime  que  j'aurai  toujours  pour  le  pelil  Suisse. 

Charles-Théodore,  électeur. 

3611.  —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  24  mai. 

Mon  divin  ange,  je  vous  envoie  de  la  prose.  Vous  aimeriez 
mieux  une  tragédie,  je  le  sais  bien  ;  et  j'aimerais  mieux  travailler 
pour  vous  que  pour  VEncydopklie;  mais,  entre  nous,  il  est  plus 
aisé  de  faire  le  métier  de  Diderot  que  celui  de  Racine.  Je  vous 
demande  en  grâce  de  lire  cet  article  Histoire;  il  me  semble  qu'il 
y  a  quelque  chose  d'assez  neuf  et  d'assez  utile  ;  mais  si  vous  n'en 
jugez  pas  ainsi,  j'en  jugerai  comme  vous.  J'ai  plus  de  foi  à  votre 
goût  que  je  n'ai  d'amour-propre. 

Je  n'en  ai  point  sur  mon  portrait,  c'est  d'amour-propre  dont 
je  parle.  Vous  dites  que  le  portrait  ne  me  ressemble  pas  ;  vous 
êtes  la  belle  Javotte,  et  moi  le  beau  Cléon.  Vous  croyez  donc 
qu'après  huit  ans^  la  charpente  de  mon  visage  n'a  point  changé. 
Je  vous  jure,  en  toute  humilité,  que  le  portrait  ressemble.  Je  le 
trouve  encore  bien  honnête  à  mon  âge  de  soixante-quatre  ans  ; 
et  si  vous  vouliez  vous  entendre  avec  mon  patron  d'Olivet,  pour 
en  faire  tirer  une  copie  et  la  nicher  dans  l'Académie,  au-dessous 
de  la  grosse  et  rubiconde  face  de  M.  l'abbé  de  Bernis,  vous  em- 

1.  Voltaire  arriva  chez  l'électeur  vers  le  milieu  de  juillet  suivant. 

2.  Voltaire  avait  Iquitté  Paris  à  la  fin  de  juin  1750;  mais  il  était  allé  passer 
quelques  semaines  à  Plombières,  avec  d'Argental,  en  1754. 


448  CORRESPONDANCE. 

pêclicricz  nos  amis  les  thivols  do  dire  (jifon  n'a  pas  osé  nietlre  la 
mine  d'un  i)iolanc  conmie  moi  au-dessous  du  plus  gras  des  abbés. 
J'aurais  plus  de  raison,  mon  clier  et  respectable  ami,  de  vous  de- 
mander votre  efiigic  que  vous  de  demander  la  mienne;  mais 
jespère  vous  voir  eu  personne.  Je  ne  peux  pas  concevoir  que 
M""'  de  Grolée  ne  vous  prie  pas  à  mains  jointes  de  venir  la  voir, 
et  alors  je  serai  un  homme  heureux.  J'aurais  bien  des  choses  à 
vous  dire  à  présent  secreto  ;  et  surtout  sur  le  ridicule  dont  je  suis 
ailiiblé  de  ne  pouvoir  venir  qu'après  la  paix.  Celte  aventure  est 
d'un  très-bon  comique. 

Il  est  vrai,  mon  cher  ange,  que  dans  les  horreurs  et  les  vicis- 
situdes de  cette  guerre,  il  y  a  eu  des  scènes  bouiïonnes  comme 
dans  les  tragédies  de  Sbakespcare,  Premièrement,  le  roi  de  Prusse, 
qui  a  un  petit  grain  dans  la  tête,  fait  un  opéra  en  vers  français 
de  ma  tragédie  de  Mèrope,  en  faisant  son  traité^  avec  l'Angleterre, 
et  m'envoie  ce  beau  chef-d'œuvre  ;  ensuite,  quand  il  est  battu,  et 
que  les  Hanovriens  sont  chassés  d'Hanovre,  il  veut  se  tuer  :  il  fait 
son  paquet;  il  prend  congé  en  vers  et  en  prose;  moi,  qui  suis 
bon  dans  le  fond,  je  lui  mande  qu'il  faut  vivre.  Je  le  conseille 
comme  Cinéas  conseillait  Pyrrhus-.  J'aurais  voulu  même  (ju'il 
se  fat  adressé  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  pour  finir,  tout  en 
cédant  quelque  chose.  Arrive  alors  l'inconcevable  affaire  de  Ros- 
bach  ;  et  voilà  que  mon  homme,  qui  voulait  se  tuer,  tue  en  un 
mois  Français,  Autrichiens,  et  est  lé  maître  des  affaires.  Cette 
situation  peut  changer  demain,  mais  elle  est  très-affermie  au- 
jourd'hui. 

Or,  maintenant  je  suppose  que  les  Autrichiens  ont  intercepté 
mes  lettres  :  y  a-t-il  là  de  quoi  leur  donner  la  moindre  inquié- 
tude? n'est-ce  pas  le  lion  qui  craint  une  souris  ?  qu'ai-je  à  faire  à 
tout  cela,  s'il  vous  plaît  ?  Toutle  monde,  je  crois,  souhaite  la  paix. 
Si  on  empêche  de  venir  dans  votre  ville  tous  ceux  qui  désirent  la 
fin  de  tant  de  maux,  il  ne  viendra  chez  vous  personne.  J'avoue 
que  je  voudrais  que  M.  de  Staremberg  fût  bien  persuadé  que 
personne  n'a  plus  applaudi  que  moi  au  traité  de  Versailles,  en 
qualité  de  spectateur  de  la  pièce;  j'ai  battu  des  mains  dans  un  coin 
du  parterre. 

C'est  une  chose  rare  que,  le  roi  Prusse  m'ayant  tant  fait  de  mal, 
les  Autrichiens  m'en  fassent  encore.  Patience;  Dieu  est  juste.  Mais, 
en  attendant  que  je  sois  récompensé  dans  l'autre  monde,  votre 


1.  Le  16  janvier  175G. 

2.  Voyez  page  325. 


ANNÉE    1758.  449 

ami,  le  chevalier  de  Chauvelin,  l'ambassadeur,  ne  pourrait-il  pas, 
à  votre  instigation,  dire  un  petit  mot  de  moi  à  cet  ambassadeur 
impérial  et  royal  ?  Ne  pourrait-il  pas  lui  glisser  qu'il  y  a  un  bar- 
bouilleur de  papier  qui  a  trouvé  son  traité  admira])lc,  et  qui  dé- 
sire d'en  écrire  un  jour  les  suites  heureuses^  ?  Ce  serait  là  une 
belle  négociation  ;  M.  de  Chauvelin  verrait  ce  que  M.  de  Starem- 
berg  pense.  Pour  moi,  je  pense  que  ce  monde  est  fou,  et  que 
vous  êtes  le  plus  aimable  des  hommes. 

3612.  —A  MADAME  LA  DUCHESSE  DE    SAXE-GOTHA  2. 

Aux  Délices,  20  mai. 

Madame,  le  jour  même  où  je  reçus  la  lettre  dont  Votre  Altesse 
sérénissime  m'honora,  j'exécutai  ses  ordres  ;  j'écrivis  à  Berne  à  un 
des  principaux  membres  du  conseil.  On  assembla  incontinent  la 
chambre  des  iinances.  Il  se  trouva,  madame,  que  dans  l'intervalle 
de  ma  première  lettre  et  des  ordres  reçus  d'elle  en  conséquence, 
la  chambre  des  finances  de  Berne  avait  prêté  àlavilledeBremeiî 
quatre-vingt  mille  écus  qu'elle  avait  à  placer.  Votre  Altesse  séré- 
nissime voit  que  toutes  les  aflaires  de  ce  monde  tiennent  à  bien 
peu  de  chose.  Quinze  jours  plus  tôt,  l'aflaire  aurait  eu  un  succès 
aisé  et  prompt.  Je  vais  me  tourner  du  côté  de  Genève.  L'État  n'est 
pas  riche,  il  s'en  faut  bien;  mais  les  particuliers  le  sont.  Il  est 
vrai  que  ces  particuliers  ont,  enhuitjoursdetemps,  placé  quatre 
millions  en  rentes  viagères  à  dix  pour  cent;  cependant  il  y  a  en- 
core des  citoyens  qui  se  croiraient  heureux  de  confier  leur  argent 
à  la  chambre  des  finances  de  Vos  Altesses  sérénissimes. 

Pour  donner,  madame,  un  plus  plein  éclarcissement  de  la 
manière  dont  les  Genevois  placent  leur  argent,  je  ferai  d'abord 
observer  que,  dès  qu'il  y  a  un  emprunt  ouvert  en  rentes  viagères 
en  France,  les  pères  de  famille  y  placent  leur  bien,  soit  sur  leur 
tête,  soit  sur  celle  de  leurs  enfants.  Quand  il  n'y  a  point  de  tels 
emprunts,  ils  prêtent  à  Paris,  à  terme,  à  la  caisse  des  fermiers 
généraux  du  royaume,  et  retirent  actuellement  six  pour  cent  de 
leur  argent  ;  mais,  à  la  paix,  ils  n'en  retireront  que  cinq. 

Puisse-elle  bientôt  arriver,  cette  paix  si  désirable  pour  les 
peuples  et  même  pour  les  princes  !  La  guerre  ruine  les  grands  et 
les  petits,  pour  enrichir  ceux  qui  pillent  les  cours  et  les  armées 
en  les  servant.  L'Europe  gémit,  tandis  que  quelques  entrepreneurs 

1.  Ces  suites  étaient  déjà  très-maliieureuses.  (Cl.) 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


39.    —   COHRESPO\DA\CE.    VII. 


29 


•ioO  CORRESPONDANCE. 

(le  vivres,  ou  de  fourrages,  oud'hôpitaux,  s'engraissent  du  malheur 
public.  On  dit  que  l'armée  qu'on  appelle  de  l'empire  est  morte 
d'inanition  et  qu'il  n'en  reste  rien,  que  la  plupart  des  soldats  sont 
retournés  chez  on\  se  faire  laboureurs  ou  janli  niers  :  je  voudrais 
que  tous  les  soldats  du  monde  prissent  ce  parti.  La  terre  a  plus 
besoin  d'être  cultivée  que  d'être  ensanglantée.  Je  fais  toujours 
des  vœux,  madame,  pour  le  territoire  de  la  Thuringe.  Si  la  féli- 
cité des  penplcs  dépend  des  vertus  des  souverains,  le  pays  de  Gotha 
doit  être  le  plus  heureux  de  la  terre. 

Je  prends  la  liberté  de  présenter  mon  profond  respect  à  mon- 
seigneur le  duc,  et  à  toute  votre  auguste  famille;  je  suis  enchanté 
que  la  grande  maîtresse  des  cœurs  se  porte  bien  ;  je  me  mets  aux 
pieds  de  Votre  Altesse  sérénissime. 

U Ermite  suisse. 

3GI3.  —  A  M.  JEAN  SCHOUVALOW. 

!'''■  de  juin  '. 

J'ai  l'honneur  d'envoyer  à  Votre  Excellence  un  second  cahier, 
c'est-à-dire  un  second  essai  qui  a  besoin  de  vos  lumières  et  de 
vos  bontés.  Ce  sont  plutôt  des  matériaux  qu'un  édifice  commencé, 
et  c'est  à  vous  à  daigner  me  dire  si  ces  matériaux  doivent  être 
employés,  et  à  m'indiqucr  les  nouveaux  qui  pourraient  me  servir. 
Il  y  a  un  an  que  je  fais  des  recherches  dans  toute  l'Europe.  La 
matière  est  bien  belle,  mais  les  cours  sont  bien  rares.  Presque 
tous  ceux  qui  pouvaient  me  servir  de  bouche  sont  morts,  et  il 
est  difficile  de  démêler  la  vérité  dans  la  foule  des  mémoirescon- 
tradicloires  qui  me  sont  parvenus.  On  m'a  communiqué  beaucoup 
de  petits  détails  indignes  de  la  majesté  de  l'histoire  et  du  héros 
dont  j'écris  la  vie.  Je  marche  toujours  à  travers  des  broussailles 
et  des  épines,  pour  arriver  jusqu'à  la  personne  de  Pierre  le  Grand. 
C'est  lui  que  je  cherche  à  rendre  toujours  grand,  jusque  dans 
les  plus  petites  choses  ;  et  il  me  semble  que  cette  grandeur  re- 
jaillit sur  son  épouse,  l'impératrice  Catherine. 

J'ai  pensé  qu'il  fallait  un  peu  adoucir  quelquefois  le  style  sé- 
vère qu'imposent  les  grands  objets  de  la  politique  et  de  la  guerre, 
varier  son  sujet,  l'égayer  même  avec  discrétion  et  avec  mesure, 
lui  ôlcr  l'air  insipide  d'annales,  l'air  rebutant  de  la  compilation, 
l'air  sec  que  donnent  les  petits  faits  rangés  scrupuleusement  sui- 

1.  C'est  sans  doute  par  erreur  que  tous  les  éditeurs  ont  daté  cette  lettre  de 
Ferney,  dont,  à  ce  moment,  il  n'était  pas  encore  question. 


ANNÉE    1738.  451 

vant  leurs  dates.  Il  faut  plaire  au  grand  nombre  des  lecteurs  ; 
et  ce  n'est  qu'en  sachant  jeter  de  l'intérêt  et  de  la  variété  dans 
son  ouvrage  qu'on  peut  se  faire  lire,  ou  plutôt,  monsieur,  ce  n'est 
qu'en  vous  consultant.  Il  y  aura  des  défauts  qu'il  faudra  imputer 
à  la  faiblesse  de  ma  santé,  à  mon  âge  avancé,  et  non  au  défaut 
de  mon  zèle.  Je  reprendrais  de  nouvelles  forces  si  je  pouvais  me 
flatter  de  satisfaire  votre  cour  par  mon  travail,  et  surtout  l'auguste 
fille  du  héros  dont  j'écris  l'histoire.  Peut-être,  en  lisant  les  deux 
essais  que  je  vous  soumets,  il  vous  viendra  quelque  nouvelle 
idée.  Vous  pouvez,  monsieur,  me  faire  fournir  quelques  pièces 
utiles;  disposez  de  moi  et  du  peu  de  temps  qui  me  reste  à  tra- 
vailler et  à  vivre. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  le  zèle  le  plus  empressé,  etc. 

3614.  —  A  31.    BERTRAND. 

Aux  Délices,  7  juin. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  philosophe,  de  l'ouvrage^  sur 
l'ancienne  langue  de  notre  pays  roman.  Je  voudrais  seulement 
qu'il  fût  plus  long. 

Les  libraires  de  Paris  me  paraissent  aussi  intéressés  que  tous 
les  libraires  de  ce  monde,  et  je  ne  sais  s'ils  entendent  bien  leurs 
intérêts.  Il  faut  que  les  marchands,  associés  pour  débiter  nos 
pensées,  tiennent  un  grand  conseil  dans  lequel  on  décidera,  à 
la  pluralité  des  voix,  s'il  est  convenable  à  leur  république  d'en- 
voyer un  exemplaire  de  leur  Encyclopédie  à  un  homme  qui  veut 
bien  avoir  la  bonté  de  travailler  pour  eux.  Briasson,  le  libraire, 
me  mande  qu'il  attend  le  résultat  de  ce  grand  conseil.  On  a  mis 
bien  des  sottises  dans  V Encyclopédie,  les  libraires  en  font  de  leur 
côté  ;  ainsi  va  le  monde,  ainsi  vont  nos  affaires  de  terre  et  de 
mer.  Mille  tendres  respects  à  M.  et  M"'«  Freudenreich.  Bonsoir, 
mon  cher  philosophe. 

Le  malade  suisse  V. 

3615.  —  A  M.   LE   COMTE   DE    TRESSAN. 

7  juiu. 

M.  de  Florian  ne  sera  pas  assurément  le  seul,  mon  très-cher 
gouverneur,  qui  vous  écrira  du  petit  ermitage  des  Délices;  c'est 

1.  Recherches  sur  les  langues  anciennes  et  modernes  de  la  Suisse,  etc.,  par  Éiie 
Bertrand;  1758,  in-8°. 


452  CORin-SPONDANCE. 

un  plaisir  dontj'aiirai  aussi  ma  pari.  Il  y  a  bion  longtemps  que 
je  n'ai  joui  de  cette  consolation.  Ma  déplorable  santé  rend  ma 
main  aussi  paresseuse  que  mon  cœur  est  actif;  et  puis  on  a  tant 
de  choses  ci  dire  qu'on  ne  dit  rien.  Il  s'est  passé  des  aventures 
si  singulières  dans  ce  monde  qu'on  est  tout  ébahi,  et  qu'on  se 
tait;  et,  comme  cette  lettre  passera  par  la  France,  c'est  encore 
une  raison  pour  ne  rien  dire.  Quand  je  lis  les  Lettres  de  Cicéron, 
et  que  je  vois  avec  quelle  liberté  il  s'explique  au  milieu  des  guerres 
civiles,  et  sous  la  domination  de  César,  je  conclus  qu'on  disait 
plus  librement  sa  pensée  du  temps  des  Romains  que  du  temps 
des  postes.  Cette  belle  facilité  d'écrire  d'un  bout  de  l'Europe  à 
l'autre  traîne  avec  elle  un  inconvénient  assez  triste  :  c'est  qu'on 
ne  reçoit  pas  un  mot  de  vérité  pour  son  argent.  Ce  n'est  que  quand 
les  lettres  passent  par  le  territoire  do  nos  bons  Suisses  qu'on  peut 
ouvrir  son  cœur.  Par  quelque  poste  que  ce  billet  passe,  je  peux 
au  moins  vous  assurer  que  vous  n'avez  ni  de  plus  vieux  serviteur, 
ni  de  plus  tendrement  attaché  que  moi.  Peut-être,  quand  vous 
aurez  la  bonté  de  m'écrire  par  la  Suisse,  me  direz-vous  ce  que 
vous  |)ensez  sur  bien  des  choses;  par  exemple,  sur  V Encyclopédie, 
sur  la  Fille  d'Aristide,  sur  l'Académie  française.  xM'aurai-je  jamais 
le  bonheur  de  m'entretenir  avec  vous  ?  N'irai-je  jamais  à  Plom- 
bières? Pourquoi  Tronchin  ne  m'ordonne-t-il  point  les  eaux? 
Pourquoi  ma  retraite  est-elle  si  loin  de  votre  gouvernement, 
quand  mon  cœur  en  est  si  près  ? 

Mille  tendres  respects. 

Le  Suisse  Voltaire. 

3G16.    -  A   M.   D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  7  juin. 

Par  ma  foi,  mon  grand  et  aimable  indépendant  philosophe, 
vous  devriez  apporter  votre /))//un?î'V/?/c  à  Genève.  Qui  vous  em- 
pêche de  passer  par  le  mont  Cenis?  Quoi  !  parce  que  quelques 
marmottes  du  pays,  en  manteau  noir,  ont  signé  qu'ils  sont  d'ac- 
cord avec  vous  dans  le  fond,  et  ont  un  peu  biaisé  sur  la  forme, 
vous  éviteriez  de  passer  par  une  ville  où  tous  les  honnêtes  gens 
vous  estiment  et  vous  considèrent  comme  ils  doivent  !  Qui  vous 
empêche  de  venir  coucher  chez  M.  INeckerS  ù  la  ville,  et  chez 
moi,  à  la  campagne  ?  Pour  moi,  je  pense  que  rien  ne  serait  mieux 

1.  Probablement   Charles-Frcdcric  Nccker,  mort  professeur  de  droit   civil    à 
Genève  en  ^60;  père  de  Jacques  Neckcr,  ministre  sous  Louis  XVI. 


ANNÉE    1758.  453 

pour  VOUS  et  pour  les  Genevois,  Vous  feriez  voir  hardiment  que, 
clans  le  siècle  où  nous  sommes,  les  disputes  sur  la  consubstan- 
tialité  n'altèrent  point  l'union  des  gens  sages,  et  qu"on  commence 
à  devenir  plus  humain  que  théologien  ;  en  un  mot,  pour  la  ra- 
reté du  fait,  pour  l'édification  publique,  et  pour  mon  plaisir,  je 
vous  prie  de  passer  hardiment  par  chez  nous.  S'il  y  a  des  sots, 
il  faut  les  braver  ;  et  d'ailleurs  un  sujet,  un  pensionnaire  du  roi 
de  France,  un  académicien,  doit  être  respecté  dans  une  ville  qui 
est  sous  la  protection  du  roi,  et  qui  ne  subsiste  que  par  l'argent 
qu'elle  gagne  avec  la  France,  argent  dont  elle  fait  cent  fois  plus 
de  cas  que  de  Vhomoiousios. 

Vous  avez  fait  en  digne  philosophe  de  dédier  la  Dynamique  à 
un  disgraciée  Ce  n'est  pas  qu'il  entende  un  mot  de  votre  livre; 
mais  il  sera  plus  flatté  de  votre  attention  qu'il  ne  l'eût  été  quand 
il  donnait  des  audiences. 

Je  vous  remercie  de  la  bonté  que  vous  avez  de  me  faire  par- 
venir votre  ouvrage.  J'en  entendrai  ce  que  je  pourrai,  car  j'ai  bien 
renoncé  à  la  physique  depuis  qu'aucune  académie  n'a  pu  m'ap- 
prendre  le  secret  de  se  laver  les  mains  dans  du  plomb  fondu  sans 
se  faire  de  mal,  secret  connu  de  tous  les  charlatans;  et  celui  de 
chasser  les  mouches  d'une  maison,  comme  font  les  bouchers 
de  Strasl)ourg.  Si  vous  savez  ces  grandes  choses,  je  vous  prie  de 
m'en  faire  part. 

Allez  voir  faire  un  pape-,  vous  ne  verrez  pas  grand'chose;  un 
bel  opéra  est  plus  agréable. 

Je  suis  persuadé  que  vos  voyages  ne  vous  feront  pas  oublier 
V Encyclopédie.  Vous  l'embellirez  aux  articles  Rome,  et  Pape,  et 
Moines,  et  vous  leur  direz  tout  doucement  leurs  vérités. 

J'ai  changé  ffisîoire  ;  j'en  ai  fait  un  article  outrecuidant.  S'il 
passe,  à  la  bonne  heure;  sinon,  je  me  passerai  bien  qu'on  l'im- 
prime. Mes  nièces  et  l'oncle  suisse  vous  aiment  de  tout  leur  cœur. 

3617.   —  DE   DIDEROT». 

14  juin  1758. 

Si  je  veux  de  vos  articles,  monsieur  et  cher  maître,  est-ce  qu'il  peut  y 
avoir  de  doute  à  cela?  Est-ce  qu'il  ne  faudrait  pas  faire  le  voyage  de  Genève 
et  aller  vous  les  demander  à  genoux,  si  on  ne  pouvait  les  obtenir  qu'à  ce 

1.  Le  comte  d'Argenson. 

2.  Le  6  juillet  1758,  Charles  Rezzonico  succéda,  sous  le  nom  de  Clément  XIII, 
à  Benoît  XIV,  mort  le  3  mai  précédent, 

3.  OEuvres  complètes  de  Diderot,  édition  Assézat,  tome  XIX,  pagre  453. 


4)34  CORRESPONDANCE. 

prix?  Choisissez,  écrivez,  envoyez,  envoyez  souvent.  Je  n'ai  pu  accepter  vos 
offres  plu^  tôt;  mon  arrangement  avec  les  libraires  est  à  peine  conclu.  Nous 
avons  fait  ensemble  un  beau  traité,  comme  celui  du  diable  et  du  paysan  de 
La  Fontaine  :  les  feuilles  sont  pour  moi,  le  grain  est  pour  eux;  mais  au 
moins  ces  fouilles  me  seront  assurées.  Voilii  ce  que  j'ai  gagné  à  la  désertion 
de  mon  collègue.  Vous  savez  sans  doute  qu'il  continuera  de  donner  sa  par- 
tie mathématique.  Il  n'a  pas  dépendu  de  moi  qu'il  ne  fit  mieux.  Je  croyais 
l'avoir  ébranlé;  mais  il  faut  qu'il  se  promène.  11  est  tourmenté  du  desir  de 
voir  l'Italie.  Qu'il  aille  donc  en  Italie;  je  serai  content  de  lui  s'il  revient 
heureux,  etc. 

3018.  —  A  M.  LE  COMTE   D'ARGENTAL. 

].■>  juin. 

Mon  divin  ange,  ce  paquet  contient  de  plats  articles  pour  ce 
Dictionnaire  encyclopédique.  L'article  Ilcunvx  a  pourtant  quelque 
chose  d'intC'ressant,  ne  fût-ce  que  par  le  sujet.  Il  n'appartient 
guère  à  un  homme  éloigné  de  vous  de  traiter  cette  matière. 

Si  vous  avez  la  bonté  de  donner  ces  paperasses  avec  Histoire, 
on  commence  à  présent  le  huitième  volume,  et  votre  présent 
sera  bien  reçu.  Diderot  ne  m'a  point  écrit  :  c'est  un  homme  dont 
il  est  plus  aisé  d'avoir  un  livre  qu'une  lettre.  Il  est  vrai  qu'il  n'a 
pas  trop  de  temps,  et  qu'on  peut  lui  pardonner.  Ce  n'est  qu'à  la 
campagne  qu'on  a  du  temps,  encore  n'en  ai-je  guère. 

Il  est  toujours  bon,  mon  cher  ange,  de  dire  aux  auteurs  que 
leur  pièce  est  bonne.  Il  n'y  a  que  moi  à  qui  on  puisse  dire  fran- 
chement la  vérité;  d'ailleurs  lapièce^  en  question  est  si  intriguée, 
si  chargée,  que  je  n'y  comprends  plus  rien.  On  dit  que  les  places 
du  parlement  ont  été  mises  au  double,  et  que  cela  indispose  le 
public  contre  l'auteur;  il  n'y  a  que  le  temps  qui  décide  du  mérite 
des  ouvrages.  Il  faut  donc  attendre. 

Je  rends  mille  grâces  à  votre  aimable  ami,  au  plus  aimable 
des  ambassadeurs  2.  Je  suis  pénétré  de  reconnaissance  pour  vous 
et  pour  lui.  Sa  médiation  sera  d'autant  mieux  placée  qu'elle 
sera  seulement  refTel  de  la  bonté  de  son  cœur,  qu'elle  ne  paraîtra 
point  mendiée,  qu  elle  ne  pourra  embarrasser  en  rien  la  personne 
à  qui  cette  médiation  s'adressera,  et  que  probablement  elle  sera 
très-bien  reçue.  Rien  ne  presse;  et  on  peut  attendre  très-patiem- 
ment le 

mollia  fandi 


Tempora. 


1.  Sans  doute  la  Fille  d'Aristide. 

2.  Cliauvelin. 


ANNÉE    l7o8.  455 

Ce  qui  me  tient  beaucoup  plus  au  cœur,  c'est  que  vous  veniez 
à  Ljon,  mon  cher  ange.  Il  faut  absolument  que  Tronchin,  qui 
va  partir,  fasse  cette  négociation  \  et  qu'il  la  fasse  de  lui-même, 
et  qu'il  y  réussisse.  Comptez  qu'il  entend  ces  affaires-là  comme 
celles  du  change.  Mon  Dieu,  le  joli  coup  que  ce  serait!  On  est 
riche  comme  un  puits.  On  radote.  J'aurais  le  bonheur  de  vous 
voir.  J'ai  toujours  peur  de  radoter  moi-même  en  me  livrant  trop 
à  mes  idées;  mais  pardonnez-moi  la  plus  douce  illusion  du 
monde. 

]y|me  (le  Fontaine  vous  rapportera  Fanime  et  la  Femme  qui  a 
raison.  Si  ces  misères  vous  amusent,  elles  en  amuseront  bien 
d'autres. 

Je  me  flatte  que  M""^  d'Argental  est  en  bonne  santé.  Je  baise 
les  ailes  de  tous  les  anges. 

Je  fais  mille  tendres  compliments  à  M.  de  Sainte-Palaye  ;  je 
suis  aussi  honoré  qu'enchanté  de  l'avoir  pour  confrère  ^. 

3619.  —  A  aiADAME  LA   COMTESSE   DE   LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  16  juin. 

Vous  avez  dû,  madame,  avoir  M.  le  prince  de  Soubise,  qui 
probablement  a  passé  par  Strasbourg  pour  aller  prendre  sa 
revanche.  M.  le  comte  de  Ciermont  joue  peut-être  sa  première 
partie  au  moment  où  je  vous  écris  ^  En  attendant,  nous  payons 
les  cartes.  Permettez-moi  de  vous  demander  où  est  monsieur 
votre  fils  pendant  toutes  ces  aventures.  Ne  sert-il  pas  toujours? 
N'a-t-il  pas  été  de  son  lit  de  mariage  à  son  lit  de  camp  ?  Était-il 
dans  l'armée  de  Hanau  ?  Est-il  dans  l'armée  du  P»hin  ?  Je  fais  tou- 
jours des  vœux  pour  sa  conservation,  pour  son  avancement,  et 
pour  la  tranquillité  de  votre  vie. 

J'ai  été  sur  le  point,  madame,  de  venir  vous  faire  une  visite. 
Je  promets  tous  les  ans  à  monseigneur  l'électeur  palatin  de  lui 
aller  faire  ma  cour.  Je  viendrais  vous  demander  un  lit,  et  jouir 
de  la  consolation  de  causer  avec  vous,  si  je  pouvais  faire  le 
voyage  ;  mais  ma  mauvaise  santé  et  ma  famille,  que  j'ai  auprès 

1.  Il  s'agissait  d'exciter  M™'^  de  Grolée  à  engager  son  neveu  d'Argental  à  la 
venir  voir  à  Lyon.  Voltaire  espérait  de  cette  entrevue  des  suites  avantageuses 
pour  son  ami. 

2.  Jean-Baptiste  de  La  Curne  de  Sainte-Palaye,  né  à  Auxerre  en  1697,  reçu 
à  l'Académie  française  en  1758,  à  la  place  de  Boissy,  est  mort  le  l"'  mars  1781. 

3.  Quelques  jours  plus  tard,  le  23  juin,  Louis  de  Bourbon-Condé,  comte  de 
Ciermont,  fut  battu  près  de  Crevait  par  le  prince  Ferdinand  de  Brunswick. 


4.jG  CORRlîSPONDANCE. 

de  moi,  me  retiennent.  Dnignez  au  moins  m'apprendre  quelques 
bonnes  nouvelles  des  bords  de  votre  lUiin,  JN'otre  lac  de  Genève 
est  plus  tranquille;  on  n'y  extermine  que  des  truites  qui  pèsent 
Irenle  livres;  et  on  y  est  presque  dégoûté  de  la  félicité  paisible 
qu'on  y  goûte.  Nous  sommes  trop  heureux,  et  les  Allemands  et 
les  Français  sont  trop  à  plaindre.  Vous  n'avez  vu  dans  votre  vie 
que  des  niallieurs.  Vivez  heureuse  au  milieu  de  tant  de  désola- 
lions,  s'il  est  possible.  Pourquoi  donc  votre  pauvre  neveu  a-t-il 
choisi  le  voisinage  de  Lyon  pour  sa  maison  de  campagne?  Que 
de  misère  générale  et  particulière  dans  ce  monde!  Consolez-vous 
avec  votre  très-aimable  chanoinesse*,  et  conservez  vos  bontés 
pour  les  ermites  du  lac.  V. 

3620,  —  A    M.   TRONC  H  IN,    DE   LYON  2. 

Délices,  16  juin. 

Vous  savez  combien  je  suis  flatté  de  vous  voir  réussir  dans 
tout  ce  que  vous  entreprenez.  Nous  savions  déjà  l'affaire  des  six 
millions  ;  mais  je  ne  dis  à  personne  que  vous  êtes  chargé  de  cette 
grande  affaire  ■■^;  c'est  un  triomphe  qui  ne  sera  pas  longtemps 
ignoré.  M.  de  La  Bat,  votre  ami,  prétend  qu'il  sera  difflcile  aux 
Génois  de  fournir  tout  d'un  coup  cette  somme,  et  peut-être  la 
Suisse,  toute  Suisse  qu'elle  est,  serait-elle  en  état  de  donner  ce 
que  les  Génois  n'auront  pas  de  prêt.  En  ce  cas,  je  pourrais,  en 
qualité  de  Suisse,  mettre  mon  denier  de  la  veuve  dans  cette 
grande  offrande,  s'il  y  avait  place  dans  le  tronc. 

Il  s'en  faut  bien  que  nos  affaires  militaires  soient  conduites 
comme  vous  traitez  les  affaires  de  linance.  La  marche  du  prince 
Ferdinand  de  Brunswick  et  son  passage  du  Pdiin  sont  un  cbef- 
d'œuvre  de  l'art  militaire,  cl  ce  n'en  est  pas  un  de  l'avoir  laissé 
passer.  Voilà  un  terrible  événement. 

3621.   —   A   M.   LE   COMTE    D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  16  juin. 

Mon  cher  ange,  je  cours  grand  risque  de  vous  déjilaire,  en  ne 
vous  envoyant  que  la  prose  pour  ÏEncyclopvdie,  au  lieu  de  vous 
dépêcher  des  cargaisons  de  vers  pour  Clairon  et  pour  Lekain.  Je 

1.  M"""  de  llruiiialli. 

2.  Ediieurs,  do  Cayrol  et  François. 

3.  Voyez  le  post-scriptum  do  la  lettre  3624. 


A>,"x\ÉE    IToS.  457 

fais  partir,  sous  l'enveloppe  de  M.  do  Cliauvelin,  Imagination  et 
Idolâtrie;  ce  sont  deux  morceaux  qui  m'ont  coûté  bien  de  la  peine. 
C'est  une  entreprise  hardie  de  prouver  qu'il  n'y  a  point  eu  d'ido- 
iàtres.  Je  crois  la  chose  prouvée,  et  je  crains  de  l'avoir  trop  dé- 
montrée. C'est  à  vous  à  protéger  les  vérités  délicates  que  j'ai  dites 
dans  les  articles  Idolâtrie  et  Imagination.  Elles  pourront  passer  au 
tribunal  des  examinateurs,  si  elles  ne  sont  pas  annoncées  sous 
mon  nom.  Ce  nom  est  dangereux  et  met  tout  bon  théologien  en 
garde. 
Enfin, 

.     .     .     .     nostrorum  sermonum  candide  jndex, 

(HoR.,  lib.  I,  cp.  IV.) 

voyez  si  vous  pouvez  avoir  la  bonté  de  donner  ces  articles  à 
Diderot,  Je  vous  ai  déjà  envoyé  celui  d'Histoire  par  M.  de  Chau- 
velin  ;  tout  cela  composerait  un  livre.  J'ai  sacrifié  mon  temps  à 
VEncyclopédie;  je  ne  plaindrai  pas  mes  peines  si  le  livre  devient 
meilleur  de  jour  en  jour,  et  je  souhaite  que  mes  articles  soient 
les  moins  bons. 

Peut-être  est-ce  prendre  bien  mal  son  temps  de  vous  parler  de 
ce  qui  ne  peut  occuper  que  des  philosophes,  tandis  qu'il  se  passe 
tant  de  choses  qui  doivent  intéresser  tout  le  monde. 

Je  me  flatte  au  moins  que  vous  n'avez  de  maison  ni  à  Saint- 
Malo^  ni  sur  les  bords  du  lUiin. 

Puisse  M.  le  comte  de  Clermont  battre  les  Hanovriens  ! 
Puissent  les  Anglais,  qui  sont  descendus  près  de  Saint-Malo,  ne 
pas  retourner  chez  eux  !  Et  puissiez-vous  approuver  et  faire  ap- 
prouver///sfo/'/'é',  Idolâtrie,  Imagination!  Je  n'en  ai  plus,  de  celte 
imagination  ;  mais  les  sentiments  qui  m'attachent  à  vous  sont 
plus  vifs  que  jamais. 

J'ajoute  encore  un  petit  mot  sur  ma  triste  figure.  Je  vous  jure 
que  je  suis  aussi  laid  que  mon  portrait;  croyez-moi.  Le  peintre 
n'est  pas  bon,  je  l'avoue  ;  mais  il  n'est  pas  flatteur.  Faites-en  faire, 
mon  cher  ange,  une  copie  pour  l'Académie,  Qu'importe,  après 
tout,  que  l'image  d'un  pauvre  diable,  qui  sera  bientôt  poussière, 
soit  ressemblante  ou  non  ?  Les  portraits  sont  une  chimère  comme 
tout  le  reste.  L'original  vous  aimera  bien  tendrement  tant  qu'il 
vivra. 

t.  Le  5  juin,  les  Anglais  mouillèrent  à  Cancale  près  de  Saint-Malo,  et  débar- 
quèrent le  lendemain  quatorze  à  quinze  mille  hommes  pour  assiéger  cette  ville; 
mais  ils  se  rembarquèrent  les  12,  13  et  14  du  même  mois. 


458  CORRESPONDANCE. 

302-2.  —  A  ^].    LK  COMTi:   D' ARC  KM  AL. 

Aux  Délices.  21  juin. 

Premièrement,  mon  divin  ange,  le  confident  Troncliin  fera 
sa  principale  occupation  tle  ménager  mon  bonheur,  c'est-à-dire 
de  vous  attirer  à  Lyon;  et  je  veux  absolument  croire  qu'il  en  vien- 
dra à  bout. 

Quant  à  la  négociation  d'un  très-aimable  ambassadeur*,  je 
n'en  connais  pas  de  plus  facile,  et  je  vous  aurai  la  plus  grande 
obligalioii,  à  vous  et  à  lui,  du  petit  mot,  en  général,  qu'il  veut 
bien  avoir  la  bonté  de  dire  de  lui-même.  Il  peut  très-aisément, 
et  sans  se  compromettre,  encourager  les  sentiments  favorables 
qu'on  2  me  conserve;  il  peut  faire  regarder  comme  une  chose 
honnête,  et  môme  honorable,  de  recevoir  un  ancien  camarade  en 
poésie,  en  Académie,  et  non  pas  en  visage.  Il  y  a  du  mérite,  il  y 
a  de  la  gloire  à  faire  certaines  actions,  et  tout  cela  peut  être  re- 
présenté sans  être  mendié,  et  sans  autre  dessein  que  de  vouloir 
échauffer,  dans  le  cœur  d'un  homme  qui  se  pique  de  sentiments, 
les  bontés  dont  votre  aimable  ambassadeur  lui  donne  l'exemple. 
C'est  d'ailleurs  un  plaisir  de  dire  à  un  auteur  que  je  suis  un  des 
plus  ardents  partisans  de  sa  pièce  ',  et  que  je  la  prône  partout.  Je 
ne  veux  point  qu'on  me  donne  un  éloge.  Je  ne  veux  rien,  mais 
je  désire  ardemment  que  votre  ancien  ami  parle  à  votre  ancien 
ami  comme  vous  parleriez  vous-même,  et  je  vous  prie  de  remer- 
cier d'avance  votre  ambassadeur. 

Il  faut  que  je  vous  confie,  mon  cher  ange,  que  je  vais  passer 
quelques  jours  à  la  campagne,  chez  monseigneur  l'électeur  pa- 
latin. Je  laisserai  mes  nièces  se  réjouir  et  apprendre  des  rôles  de 
comédie  pendant  ma  petite  absence.  Je  ne  peux  remettre  ce 
voyage  ;  il  faut  que ,  pour  mon  excuse ,  vous  sachiez  que  ce 
prince  m'a  donné  les  marques  les  plus  essentielles  de  sa  bonté  ; 
qu'il  a  daigné  faire  un  arrangement  pour  ma  petite  fortune  et 
pour  celle  de  ma  nièce;  que  je  dois  au  moins  l'aller  voir  et  le  re- 
mercier. M.  l'abbé  tle  Demis  a  bien  voulu  m'envoyer,  de  la  part 
du  roi,  un  passe-port  dans  lequel  Sa  Majesté  me  conserve  le  titre 
de  son  gentilhomme  ordinaire,  de  façon  que  mon  petit  voyage  se 
fera  avec  tous  les   agréments  possibles.  J'aimerais   mieux,  je 

1.  Chauvelin. 

2.  L'abbé  de  Bernis. 

3.  Sans  doiilc  lo  traité  de  Versailles,  en  1750. 


ANNÉE    1758.  459 

VOUS  en  réponds,  en  faire  un  pour  venir  remercier  M""  la  prin- 
cesse de  Robecq  de  la  bonté  qu'elle  a  de  m'accorder  son  suffrage. 
Elle  a  bien  senti  que  rien  ne  devait  être  plus  glorieux  et  plus  con- 
solant pour  moi.  C'est  à  vous  que  je  dois  l'honneur  de  son  sou- 
venir, et  c'est  par  vous  que  mes  remerciements  doivent  passer. 
Adieu,  mon  cher  et  respectable  ami  ;  je  pars  dans  quelques  jours, 
et,  à  mon  retour,  je  ne  manquerai  pas  de  vous  écrire. 

3623.  —  A  MM.  DESMAHIS  ET  DE   MARGENCY'. 

Ainsi  Bachaumont  et  Chapelle 
Écrivirent  dans  le  bon  temps; 
Et  leurs  simples  amusements 
Ont  rendu  leur  gloire  immortelle. 
Occupés  d'un  heureux  loisir, 
Éloignés  de  s'en  (aire  accroire, 
Us  n'ont  cherclié  que  le  plaisir, 
Et  sont  au  temple  de  Mémoire. 
Vous  avez  leur  art  enchanteur 
D'embellir  une  bagatelle  ^  ; 
Ils  vous  ont  servi  de  modèle, 
Et  vous  auriez  été  le  leur. 

Mais  ils  écrivaient  au  gros  gourmand,  au  buveur  Broussin, 
avec  lequel  ils  soupaient  ;  et  vous  n'écrivez ,  messieurs ,  qu'à  un 
vieux  philosophe  qui  cultive  la  terre.  Je  finis  comme  Virgile  com- 
mença, par  les  Gèorgiques.  Voilà  tout  ce  que  j'avais  de  commun 
avec  lui  ;  j'y  ajoute  encore  que  les  Horaces  de  nos  jours  m'écrivent 
de  très-jolis  vers.  Souvenez-vous  qu'Horace  fit  un  voyage  vers 
Naples,  où  il  rencontra  ce  Virgile,  qui  était,  disait-il,  un  très-bon 
homme  ^. 

Je  suis  bon  homme  aussi  ;  mais  ce  n'est  pas  assez  pour  de 
beaux  esprits  de  Paris,  et  il  faudrait  quelque  chose  de  mieux 
pour  vous  faire  entreprendre  le  voyage  des  Alpes,  qui  n'est  pas  si 
plaisant  que  celui  d'Horace  votre  devancier. 

Je  crois  que,  malgré  les  mauvais  vers  qui  pleuvent,  il  y  a  en- 
core dans  Paris  assez  de  goût  pour  que  les  commis  de  la  poste 

i.  Adrien  Quiret  de  Margency  était  lié  avec  Desmahis,  qui  se  l'adjoignit  dans 
la  composition  du  Voyage  à  Saint-Germain,  connu  aussi  sous  le  titre  de  Voyage 
d'Éponne. 

2.  Le  Voyage  à  Saint-Germain,  que  les  deux  auteurs  de  cette  jolie  bagatelle 
avaient  envoyé  à  Voltaire,  avec  une  lettre  en  prose  et  en  vers. 

3.  Livre  I,  satire  v,  v.  40  (voyage  de  Rome  à  Brindes). 


4f>0  CORRESPONDANCE. 

n'ignorent  pas  );i  (loiiiciiic  dos  gens  do  votre  espèce.  Vous  ne 
m'avez  point  donné  d'adresse;  je  prosenlo,  à  tout  hasard,  mes 
obéissances  tros-liumblos  à  mes  deux  confrères.  Le  gentilhomme 
ordinaire  de  la  chambre  du  roi  est  doublement  mon  camarade, 
car  le  roi  m'a  conservé  mon  brevet ';  mais  le  dieu  des  vers  m'a 
ôté  le  sien.  Rien  n'est  si  triste  qu'un  poète  vétéran. 

Nunc  itaque  et  versus  et  caetera  ludicra  pono. 

(HoR.,  lib.  I,  ep.  I,  V.  10.) 

Mais  j'aime  les  vers  passionnément,  quand  on  en  fait  comme 
vous.  Je  me  borne  à  vous  lire,  et  à  vous  dire  combien  je  vous 
estime  tous  deux. 

3024.  —  A   M.    LK   C  O:\1TE   D'ARGENT  AL. 

(a  vols   sedl. ) 

2i  juin. 

Mon  cher  ange,  encore  un  mot  avant  que  je  parte  pour  le 
Palatinat.  Il  paraît,  par  le  compte  que  me  rend  le  confident,  que 
la  tante-  prétend  que  la  santé  de  la  nièce  ne  lui  permettra  pas 
<le  faire  un  voyage  à  Lyon.  Cette  extraordinaire  tante  dit  qu'elle 
n'a  à  présent  qu'un  appartement,  et  qu'elle  n'en  aura  deux  qu'en 
1759,  à  la  Saint-Jean.  Elle  ajoute  qu'alors  M.  de  Pont-de-Veyle 
viendra;  et  moi,  j'ajoute  qu'il  serait  bien  peu  convenable  que  les 
deux  frères  ne  vinssent  point.  Nous  les  logerions  aux  Délices, 
nous  leur  donnerions  la  comédie  ;  enfin,  je  ne  peux  me  défaire 
de  l'idée  charmante  de  vous  revoir. 

Je  reçois  dans  ce  moment  la  lettre  de  Diderot.  Vous  avez  dû 
voir  Imagination  et  Idolâtrie.  Je  crois  que  ce  dernier  article,  tout 
neuf  qu'il  est,  est  si  vrai  qu'il  passera  chez  l'examinateur  théo- 
logien, pourvu  qu'il  ne  lui  soit  pas  donné  sous  mon  nom.  Don- 
nez-moi, mon  cher  ange,  la  consolation  de  recevoir  une  lettre 
de  vous,  dans  un  mois,  aux  Délices,  à  mon  retour  de  Manheim. 
Adieu,  mon  cher  et  respectable  ami. 

P.  S.  J'ai  oublié  de  vous  dire  que  Tronchin  a  été  chargé  de 
l'emprunt  des  six  millions  que  la  ville  de  Lyon  fournit  au  roi. 
Puisse-l-il  réussir  auprès  de  la  tante  comme  auprès  du  contrô- 
leur général  ! 


1.  Voyez  la  lettre  précédente. 

2.  M'"»  de  Groléc. 


ANNÉE    1758.  46i 

3625.  —  A  MADAME    LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA'. 

Aux  Délices,  '2i  juin. 

Madame,  je  viens  enfin  de  trouver  à  Genève  le  seul  homme 
qui  puisse  prêter  de  l'argent  à  Votre  Altesse  sérénissime.  J'ai 
retardé,  pour  venir  à  bout  de  cette  aflfaire,  un  voyage  que  je  suis 
obligé  de  faire  chez  monseigneur  l'électeur  palatin.  Je  pars  avec 
la  satisfaction  de  donner  à  Votre  Altesse  sérénissime  une  preuve 
de  ma  respectueuse  et  tendre  reconnaissance,  et  avec  la  douleur 
de  ne  pouvoir  venir  me  mettre  à  vos  pieds.  Il  ne  s'agira,  madame, 
que  de  faire  écrire,  ou  par  un  de  vos  ministres,  ou  par  votre 
banquier  de  Francfort,  à  M.  de  La  Bat,  baron  de  Grandcourt,  à 
Genève.  Que  Votre  Altesse  sérénissime  ne  soit  ni  surprise  ni 
fâchée  contre  moi  de  la  liberté  que  je  prends  de  servir  de  cau- 
tion. C'est  un  usage  de  républicains,  quand  ils  contractent  avec 
des  princes,  et  cet  usage  est  même  établi  à  Paris.  Ce  n'est  qu'une 
formalité  entre  M.  de  La  Bat  et  moi,  dans  laquelle  Vos  Altesses 
sérénissimes  n'entrent  pour  rien  ;  et  je  regarde  comme  le  plus 
heureux  jour  de  ma  vie  celui  où  je  peux  leur  marquer  avec  quel 
tendre  respect  je  leur  suis  attaché. 

Je  me  flatte  que  Votre  Altesse  sérénissime  touchera  cinquante 
mille  florins  d'empire  soit  à  Francfort,  soit  à  Amsterdam,  sur  le 
premier  ordre  qu'elle  donnera.  Je  prends  la  liberté  d'assurer 
Votre  Altesse  sérénissime  qu'il  est  très-convenable,  dans  le  temps 
présent  où  l'argent  est  si  rare,  qu'un  grand  prince  comme  mon- 
seigneur le  duc  de  Saxe-Gotha  indemnise  M.  de  La  Bat  de  la 
perte  réelle  qu'il  fait  en  retirant  son  argent  de  France  pour  vous 
le  remettre.  Sa  délicatesse  ne  lui  permet  pas  de  demander  un 
autre  intérêt  que  de  cinq  pour  cent  pendant  les  quatre  années 
qu'il  vous  laisse  son  argent  ;  et  votre  générosité,  madame,  ne 
vous  permettra  pas  de  ne  lui  point  accorder  de  votre  pure  vo- 
lonté un  pour  cent  de  plus  :  c'est  une  bagatelle.  Votre  ministre 
peut  lui  écrire  dans  cette  idée;  un  simple  billet  que  votre  ban- 
quier de  Francfort  ou  d'Amsterdam  lui  enverra  signé  de  mon- 
seigneur le  duc  et  de  Votre  Altesse  sérénissime  terminera  toute 
l'affaire.  Les  choses  de  ce  monde  ne  méritent  pas  qu'on  y  con- 
sume plus  de  temps.  Que  ne  puis-je,  madame,  employer  tout 
le  temps  de  ma  vie  à  vous  témoigner  mon  zèle  inviolable!  Puisse 
bientôt  la  paix,  nécessaire  aux  princes  et  aux  peuples,  rendre 

1.  Editeurs,  Bavoux  et  François, 


4G2  CORKESPOXDANCE. 

à  votre  auguste  famille  le  repos,  f[ul  est  la  récompense  de  la 
vertu  ! 

Conservez,  madame,  vos  bontés  à  votre  vieux  Suisse,  qui  n'ou- 
blie pas  la  grande  maîtresse  des  cœurs. 


:iG2G.   —  A   M.   DIDEHOT. 

Aux  Délices,  26  juin. 

Vous  ne  douiez  pas,  monsieur,  de  l'honneur  et  du  plaisir  que 
je  me  fais  de  mettre  quelquefois  une  ou  deux  briques  à  votre 
grande  pyramide.  C'est  bien  dommage  que,  dans  tout  ce  qui 
regarde  la  métaphysique  et  même  l'histoire,  on  ne  puisse  pas 
dire  la  vérité.  Les  articles  qui  devraient  le  plus  éclairer  les 
hommes  sont  précisément  ceux  dans  lesquels  on  redouble  l'erreur 
et  rignorance  du  public.  On  est  obligé  de  mentir,  et  encore  est- 
on  persécuté  pour  n'avoir  pas  menti  assez.  Pour  moi,  j'ai  dit  si 
insolemment  la  vérité  dans  les  articles  Histoire,  Imagination,  et 
Jdolàirie,  que  je  vous  prie  de  ne  les  pas  donner  sous  mon  nom  à 
l'examen.  Ils  pourront  passer  si  on  ne  nomme  pas  l'auteur;  et, 
s'ils  passent,  tant  mieux  pour  le  petit  nombre  de  lecteurs  qui 
aiment  le  vrai.  Je  vais  faire  un  petit  voyage  à  la  cour  palatine. 
Cette  diversion  m'empêche  d'ajouter  de  nouveaux  articles  à  ceux 
que  M.  d'Argcntal  veut  bien  se  charger  devons  rendre.  J'enverrai 
seulement  Humeur  {moral),  et  je  l'adresserai  à  Briasson. 

Je  vous  avais  trouvé  deux  aides-maçons,  dont  l'un*  est  un 
savant  dans  les  langues  orientales,  et  l'autre  un  amateur  de  l'his- 
toire naturelle,  qui  connaît  toutes  les  curiosités  des  Alpes,  et  qui 
peut  donner  de  bons  mémoires  sur  les  fossiles  et  sur  les  chan- 
gements arrivés  ti  ce  globe,  ou  globule,  qu'on  nomme  la  terre. 
Ces  deux  messieurs  ne  demandaient  qu'un  exemplaire,  afin  de 
se  régler  par  ce  qui  a  déjà  été  imprimé.  L'un  d'eux  a  fourni 
quelques  articles,  mais  il  ne  paraît  pas  que  les  libraires  veuillent 
leur  faire  ce  petit  présent.  Il  y  a  grande  apparence  qu'on  peut  se 
passer  de  leurs  secours. 

Je  souhaite  que  vos  peines  vous  procurent  autant  d'avantages 
que  de  gloire.  Comptez  qu'il  n'y  a  personne  au  monde  qui  fasse 
plus  de  vœnx  pour  votre  bonheur,  et  qui  soit  plus  pénétré  d'es- 
time et  d'attachement  pour  vous  que 

le  petit  Suisse. 

1.  L'»n  était  Polier  de  Bottcns;  Élio  Beiliand  était  l'autre. 


ANNÉE    1758.  463 

3627.  —A  MADAME   LA  COMTESSE   DE   LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  26  juin. 

Je  fais,  madame,  ce  voyage  que  je  croyais  ne  pouvoir  pas 
faire.  Je  vais  à  la  cour  palatine.  Ce  qui  m'a  déterminé,  c'est  que 
vous  êtes  sur  la  route.  Je  voyage  à  très-petites  journées,  en  qua- 
lité de  malade.  Je  vous  demande  un  lit  dans  votre  île  Jard.  Je 
me  fais  une  idée  charmante  et  la  plus  douce  des  consolations 
de  vous  faire  ma  cour,  de  causer  avec  vous  sur  le  passé,  sur 
le  présent,  et  même  sur  l'avenir.  Mon  voyage  sera  très-court, 
mais  il  sera  très-agréable,  puisque  j'aurai  le  bonheur  de  vous 
revoir. 

Le  Suisse  Voltaire. 

P.  S.  Je  reçois  dans  le  moment  la  lettre  de  M.  l'abbé  de  Klin- 
glin  ;  je  compte  l'en  venir  remercier  incessamment. 

3628.—   A   MON  IMPITOYABLE   ESCULAPE   (TRONCHIN)i. 

Mon  cher  grand  homme,  le  rôle  de  confidente  n'est  pas 
dangereux  :  il  n'y  a  point  de  rôle  comique  qui  ne  demande  plus 
d'action  et  de  voix.  Une  confidente  dit  son  avis  tout  doucement  à 
sa  maîtresse.  Votre  présidente  a  une  dureté  au  foie  que  le  plaisir 
seul  peut  fondre.  Mais  vous  êtes  son  maître  et  le  nôtre,  et  nous 
sommes  tous  vos  brebis  :  conduisez-nous. 

On  parle  d'une  victoire  du  roi  de  Prusse;  on  parle  de  la 
suite  de  la  victoire^  du  prince  de  Brunswick;  on  parle  dhor- 
reurs.  A  Paris,  on  murmure  ;  à  Versailles,  on  ne  dit  mot.  Inté- 
rim vale. 

3629.  —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  30  juin. 

Mon  cher  ange,  quand  j'allais  partir  pour  Manheim,  M-«  du 
Boccage  est  venue  juger  entre  Genève  et  Rome,  et  j'ai  retardé  mon 
voyage.  On  a  donné  pour  elle  une  représentation  de  la  Femme 
qui  a  raison;  elle  en  a  été  si  contente  qu'elle  a  voulu  absolument 
vous  l'apporter.  J'ai  obéi  dès  qu'elle  m'a  prononcé  votre  nom.  Il 
est  vrai  que  nous  n'espérons,  ni  elle  ni  moi,  que  cette  pièce  soit 

1-  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  La  victoire  de  Crevelt,  remportée  sur  les  Français  le  23  juin. 


46i  CORRESPONDANCE. 

aussi  bien  jouée  à  Paris  qu'elle  l'a  été  à  Genève,  à  moins  que  ce 
ne  soit  Préville  qui  fasse  le  principal  rôle.  Vous  avez  un  La  ïlio- 
rillièrc  et  un  lîonneval  '■  qui  sont  l'antipode  du  comique.  Je  suis 
toujours  émerveillé  de  la  disette  où  vous  êtes  de  gens  à  talent.  Je 
ne  sais  si  la  Femme  qui  a  raison  vaut  quelque  chose,  et  si  l'on 
n'est  pas  plus  difficile  à  Paris  qu'à  Genève.  J'ignore  surtout  si  on 
peut  être  i)lai.saiit  à  mon  âge  ;  c'est  à  vous  à  en  décider,  à  donner 
la  pièce  si  vous  la  jugez  passable,  et  à  la  jeter  au  feu  si  vous  la 
croyez  mauvaise.  Pour  Fanime,  nous  la  jouerons  encore  à  Lau- 
sanne, s'il  vous  plaît;  après  quoi  vous  en  serez  le  maître  absolu, 
comme  vous  l'êtes  de  l'auteur.  Je  vais  faire  un  voyage  dont  je 
n'ai  pu  me  dispenser;  et  le  seul  voyage  que  je  voudrais  faire 
m'est  interdit.  11  est  triste  de  courir  chez  des  princes,  et  de  ne 
pas  voir  son  ami. 

J'ai  vu  enfin  les  Sept  Péchés  mortels^  de  M.  de  Chauvelin;  c'est 
le  plus  aimable  damné  du  monde.  Je  le  remercie  du  huitième 
péché  mortel  qu'il  veut  faire,  en  disant  à  qui  vous  savez  '  combien 
je  lui  suis  attaché,  etc. 

Je  me  flatte  que  M'""  d'Argental  est  en  bonne  santé.  Mes  res- 
pects ù  tous  les  anges.  Adieu,  mon  cher  et  respectable  ami.  Je 
me  console  toujours  de  mon  voyage,  eu  espérant  une  lettre  de 
vous  à  mon  retour. 

3G:50.  —  DE  MADAME   DU  BOCC'AGE 
A    M  A  D  A  M  E     D  U    1>  K  11  U  ON  '*. 

De  Lyon,  ce  8  juillet  17.^». 

Vous  me  rocominamiez,  ma  clière  sœur,  do  visitor  Nimos;  nous  avons 
prévenu  vos  désirs.  M.  du  Boccage,  malgré  la  goutte,  à  l'aide  do  ses  por- 
teurs, l'a  parcouru  avec  moi. 

...  Revenons  à  ce  petit  temple  de  pierre,  le  plus  parfait,  le  moins  mutilé 
de  ceux  qui  restent  dos  Césars...  L'abbé  Barthélémy  ■'  a  pris  le  dessin  des 

1.  Anne  Maurice  Le  Noir  de  La  Thorillière,  reçu  à  la  Comédie  française  on 
1722,  mort  le  23  octobre  1759.  —  Bonneval,  reçu  au  même  théâtre  en  janvier 
1742,  se  retira  en  1773. 

2.  C'est  à  l'occasion  de  cette  pièce  que  Voltaire  adressa  à  M""^  de  Chauvelin 
sept  vers  qui  sont  dans  les  Poésies,  tome  X. 

3.  L'ahbc  de  Bernis. 

4.  Recueil  des  OEuvrcs  de  M>^<^  du  Boccage,  Lyon,  Périsse,  1762,  tome  III. 
page  395.  —  Marie-Anne  Le  Pag-e,  épouse  de  Fiquct  du  Boccage   (17 10-18 10\  à 

aquelle  ses  contemporains  avaient  donné  pour  devise  :  Forma  Venus,  arle  Mi- 
nerva.  Ses  lettres,  adressées  à  sa  sœur,  M""=  du  Perron,  ont  survécu  à  ses  poëmes 
et  à  ses  tragédies. 

0.  L'auteur  du  Voyage  du  Jeune  AnacJiaisis  (171G-1795). 


ANNÉE    1758.  465 

trous  ffii'on  voit  encore  au  frontispice  pour  restituer  les  lettres  d'airain  qui 
sans  doute  y  furent  attachées.  Cet  aimable  antiquaire  a  retrouvé  l'alphabet 
palmyrien  perdu  ;  il  découvrira  bien  le  nom  du  vrai  fondateur  de  cet  édi- 
fice, que  tant  d'autres  cherchèrent  en  vain.  Louons  le  bon  goût  de  M,  de 
Bà ville  \  qui,  pendant  son  intendance  en  Languedoc,  le  fit  réparer  à  ses 
frais...  M.  Séguier'-,  un  de  ses  savants  habitants,  qui,  par  amitié  pour  M.  le 
marquis  de  iMaffei^,  passa  une  partie  de  sa  vie  dans  l'État  de  Venise,  m'a 
fait  voir  une  rareté  qu'il  en  a  rapportée.  Ce  sont  des  poissons  pétrifiés, 
communs  dans  les  montagnes  de  Vérone...  De  là  à  Lyon,  les  chemins  du 
Dauphiné  ne  sont  pas  trop  bons;  mais  j'ai  infiniment  à  me  louer  de  cette 
belle  ville  (Lyon),  du  marquis  de  Rochebaron  qui  y  commande,  delà  com- 
tesse de  GrosléeS  à  qui  M°^«  d'Argental  m'a  fait  l'honneur  de  me  recom- 
mander, et  de  M.  Bordes,  homme  de  beaucoup  d'esprit,  qui  m'en  a  fait  voir 
la  bonne  compagnie,  le  beau  théâtre  bâti  par  M.  Soufflet,  la  place  de  Belle- 
cour,  la  plus  spacieuse  qui  soit  en  France,  et  l'hôtel  de  ville,  d'une  grande 
architecture.  On  y  rajuste  une  salle  magnifique  pour  y  tenir  les  assemblées 
de  l'Académie.  Je  suis  très-flattée  de  la  grâce  qu'on  m'a  faite,  ainsi  que  dans 
les  lycées  d'Italie,  d'inscrire  mon  nom  dans  ce  temple  des  Muses.  Les  ingé- 
nieux membres  qui  l'habitent  m'ont  même  admise  dans  une  de  leurs  assem- 
blées particulières;  M.  de  Fleurieu^,  leur  savant  secrétaire,  y  lut  un  bon 
discours  sur  les  dialogues  des  anciens;  M.  de  Bory,  gouverneur  de  Pierre- 
Encise,  de  jolies  poésies,  et  M.  Bordes,  une  très-belle  ode  sur  la  guerre... 
Je  fus  engagée  à  dîner  avec  mes  savants  confrères;  M.  de  Maupertuis,  qui 
attend  ici  l'instant  de  retourner  en  Prusse,  paraissait  empressé  d'être  de  la 
partie.  Il  apprit  mon  dessein  d'aller  voir  M.  de  Voltaire,  et  fit  aussitôt  dire 
qu'il  était  incommodé. 

En  dépit  de  sa  haine,  dès  que  le  pied  de  mon  compagnon  de  voyage  fut 
rétabli,  nous  volâmes  à  Genève,  et  arrivâmes  à  propos.  L'objet  le  pliis  in- 
téressant de  notre  course  était  au  moment  d'aller  pour  quelque  temps  chez 
l'électeur  palatin  g.  Cet  Orphée  qui  attire  à  lui  tout  ce  qui  passe  à  cent 
heues  à  la  ronde  eut  la  bonté  de  retarder  son  départ,  de  nous  loger  dans 
sa  charmante  habitation,  de  quitter  son  lit  de  sybarite,  et  de  m'y  mettre, 
moi  qui,  par  goût,  couche  à  Paris  sur  un  chevet  de  carmélite,  et  depuis 
deux  mois  par  nécessité  sur  la  paille,  de  cabaret  en  cabaret.  Enfin  je  ne  pou- 
vais dormir  aux  Délices  à  force  d'en  avoir.  Je  me  consolerais  de  cette  in- 
somnie si  le  génie  du  maître  de  la  maison,  croyant  le  posséder  sous  ses 

1.  Nicolas  de  Lamoignon.   seigneur  de  Bâville,  frère  du  président  de  Lamoi- 
gnon,  célèbre  parBoileau  (16i8-l7'24).  Intendant  de  Lansuedoc  de  168.5  à  1718. 

2.  Jean-François  Séguier  (1703-1784),  né  à  Nîmes,  antiquaire  et  botaniste. 
6.  L  auteur  de  la  Mérope  italienne. 

4.  La  comtesse  de  Grolée,  tante  de  d'Argental  et  de  Pont-de-Veyle,  sœnr  du 
cardinal  de  Tencin,  archevêque  de  Lyon. 

5.  Claret  de  Fleurieu,  père  du  comte  de  Fleurieu,  ministre  de  la  marine  sous 
Louis  XVI. 

6.  Charles-Théodore  (1724-1799),  sur  lequel  Voltaire  s'était  constitué  13.000  livres 
de  rentes  viagères,  et  qu'il  visita  du  20  juillet  au  7  août. 


39.  —   CORRESPO.NDANCE.    VII. 


30 


466  CORRESPONDANCE. 

rideaux,  s'était  emparé  de  moi  et  me  rcmlait  (ii^ne  de  ia-couionne  de  laurier 
dont  cet  Homère  m'a,  hier  à  table,  galamment  coiiïée.  Jl  joint  ;i  l'élégance 
d'un  homme  de  cour  toutes  les  grâces  et  l'ii-propos  (pic  l'esjjrit  répand  sur 
la  politesse;  et  me  parait  plus  jeune,  plus  content,  en  meilleure  santé 
qu'avant  son  départ  en  Prusse.  Sa  conversation  n'a  rien  perdu  de  ses  agré- 
ments, et  son  àme  plus  libre  y  mélo  encore  plus  de  gaieté.  J'en  ai  moins 
joui  que  je  ne  le  désirais.  Il  a  fallu  voir  Genève  et  les  jolis  lieux  de  plai- 
sance qui  l'environnent;  répondre  aux  prévenances  qu'on  a  bien  voulu  m'y 
faire  en  faveur  de  mon  hôte,  et  voir  deux  de  ses  pièces  ^  sur  un  théâtre 
hors  d'un  faubourg-,  n'étant  pas  permis  d'en  avoir  dans  la  ville.  Je  ne  vous 
dirai  point  si  le  spectacle  était  bon  :  la  nouveauté  des  acteurs,  la  célébrité 
de  l'auteur,  sa  présence,  tout  me  Gt  illusion,  tout  me  plut  et  me  prit  des 
heures  que  j'aurais  voulu  passer  à  causer  avec  lui.  Ajoutez  que  pendant  les 
cinq  jours  que  je  l'ai  vu,  sa  bonne  crème  et  ses  truites  tiop  séduisantes  me 
donnèrent  une  indigestion.  Il  fait  bonne  chère  et  a  toujours  chez  lui  la  meil- 
leure compagnie  de  Genève,  lieu  où,  proportion  gardée,  il  y  a  plus  de  gens 
d'esprit  qu'ailleurs.  M™*  Denis  y  vit  fort  aimée,  et  le  mérite.  Je  l'ai  revue 
avec  un  grand  plaisir,  et  la  trouve  heureuse  d'être  la  consolation  d'un  oncle 
admiré  do  toute  l'Europe,  qui,  vaincpieur  de  l'envie,  jouit  de  son  vivant  de 
l'approbation  que  les  génies  rares  n'obtiennent  guère  que  de  la  postérité. 
Je  vous  plais  et  je  me  complais  en  vous  parlant  longuement  de  cet  iiomme 
fameux.  Je  l'ai  quitté  à  regret,  d'autant  plus  que  si  nous  n'avions  pas  laissé 
nos  malles  ici,  nous  l'aurions  accompagné  sur  le  chemin  de  Manheim 
(comme  il  eut  la  politesse  do  nous  le  proposer),  et  serions  revenus  par  la 
Lorraine,  pour  y  admirer  les  merveilles  du  sage  qui  y  règne.  Au  lieu  de 
prendre  cette  agréable  route,  il  a  fallu  retourner  à  la  capitale  des  Gaules 
en  balconnant  sans  cesse  :  j'appelle  ainsi  voyager  sur  un  chemin  fort  étroit, 
au  bord  des  précipices. 

3631.   —  A  M.   DE   SAINT-LAMBERT. 

Le  0  juillet  1758. 

Mon  cher  Tibullc,  votre  lettre  a  ragaillardi  le  vieux  Lucrèce. 
Je  ne  me  pendrai  absolument  pas  comme  fil  le  bon  philosophe, 
et  j'ai  la  plus  grande  envie  de  vivre  avec  tous.  Je  suis  pénétré  àes 
bontés  de  M.  de  Boufllers,  et  je  voudrais  l'en  venir  romcrcier. 
Voici  mon  cas  :  je  suis  depuis  quelques  jours  cher,  rélecteur  pa- 
latin; par  reconnaissance,  je  lui  suis  attaché,  tout  souverain 
qu'il  est,  parce  qu'il  m'a  fait  un  très-grand  plaisir,  et  j'ai  fait 
cent  quarante  lieues  pour  lui  dire  que  je  lui  suis  obligé.  J'en 

1.  L'une  était  la  Femme  qui  n  raison,  comédie  en  trois  actes  et  en  vers,  com- 
posée, en  17  i9,  pour  une  fôte  donnée  au  roi  Stanislas,  puis  remise  en  un  acte. 

2.  Celui  qu'il  avait  établi  dans  sa  maison  de  Lausanne,  rue  du  Grand  Chénc.  n^C, 
du  côté  de  la  promenade  de  Montbenon,  maison  acquise  au  printemps  de  17o7. 


ANNÉE    ^7o8.  467 

ferais  davantage  pour  votre  cour,  pour  31""^  de  Boufflers  et  pour 
vous. 

J'ai  toute  ma  famille  dans  un  de  mes  ermitages  nommé  les 
Délices,  auprès  de  Genève.  Je  suis  devenu  jardinier,  vigneron  et 
laboureur.  Il  faut  que  je  fasse  en  petit  ce  que  le  roi  de  Pologne 
fait  en  grand;  que  je  plante,  déplante,  et  bâtisse  des  nids  à  rat 
quand  il  rêve  des  palais.  Je  déteste  les  villes,  je  ne  puis  vivre  qu'à 
la  campagne,  et,  étant  vieux  et  malingre,  je  ne  peux  vivre  que 
chez  moi  ;  il  est  fort  insolent  d'avoir  deux  chez-moi,  et  d'en  vou- 
loir un  troisième  ;  mais  ce  troisième  m'approcherait  de  vous.  J'ai 
très-bonne  compagnie  à  Lausanne  et  à  Genève  ;  mais  vous  êtes 
meilleure  compagnie.  Mes  Délices  n'ont  que  soixante  arpents, 
coûtent  fort  cher,  et  ne  me  rapportent  rien  du  tout  :  c'est  d'ail- 
leurs terre  hérétique  dans  laquelle  je  me  damne  visiblement,  et 
j'ai  voulu  me  sauver  avec  la  protection  du  roi  de  Pologne.  Fon- 
tenoy  m'a  paru  tout  propre  à  faire  mon  salut,  attendu  qu'il  me 
rapporte  dix  mille  livres  de  rente  et  que  j'enrage  d'avoir  des 
terres  qui  ne  me  rapportent  rien.  Je  ne  peux  abandonner  abso- 
lument mes  Délices,  qui  sont,  révérence  parler,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  joli  au  monde  pour  la  situation.  Craon  est  un  beau  nom; 
Fontenoy  aussi,  à  cause  de  la  bataille.  Craon  n'est-il  pas  une 
maison  de  plaisance,  et  puis  c'est  tout?  Il  n'y  a  rien  là  à  cultiver, 
à  labourer  et  planter.  J'ai  une  nièce  qui  joue  Mérope  et  Aizire  à 
merveille,  toute  grosse  et  courte  qu'elle  est,  et  qui,  malgré  le 
droit  des  gens  de  Puffendorf  et  de  Grotius,  a  été  traînée  dans  les 
boues  à  Francfort-sur-le-Mein,  en  prison,  au  nom  de  Sa  gracieuse 
Majesté  le  roi  de  Prusse  ;  et  comme  ce  monarque  ne  fait  rien 
pour  elle,  du  moins  jusqu'à  présent,  je  me  crois  obligé,  en  con- 
science, de  lui  laisser  une  bonne  terre,  un  bon  fonds,  un  bien 
assuré  :  voilà  ce  qui  m'a  fait  penser  à  Fontenoy.  Il  n'y  a  plus 
qu'une  petite  difficulté,  c'est  de  savoir  si  on  vend  cette  terre. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  tête  me  tourne  de  l'envie  de  vous  revoir. 
Ma  recounaissance  à  M""^  de  Boufflers.  Si  vous  voyez  l'évêque  de 
Toul  S  diteb-lui  que  le  bruit  de  ses  sermons  est  venu  jusque 
dans  le  pays  de  Cahiu,  et  que  ce  bruit-là  m'a  converti  tout 
net. 

Avez-vous  à  Commercy  M.  de  Tressan?  C'est  bien  le  meilleur 
et  le  plus  aimable  esprit  qui  soit  en  France  ;  et  M.  Devaux,  jadis 
Panpan ,  est-il  aussi  à  Commercy  ?  Conservez-moi  un  peu  d'ami- 
tié. Comment  va  votre  machine,  jadis  si  frêle?  Je  suis  un  sque- 

1.  Claude  Drouas  de  Boussey,  né  en  1713,  sacré  évèque  de  Toul  en  1754. 


468  CORRESPONDANCE. 

lelte  de  soixanto-quatrc  ans,  mais  avec  des  sentiments  vifs,  tels 

que  vous  les  inspirez. 

Mandez-moi  aux  Délices  près  de  Genève  de  quoi  il  est  question, 

et  raimez  un  peu 

le  Suisse  Voltaire. 


3632.   —A   MADAME   LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA». 

A  Schwctzingcn,  IG  juillet. 

Madame,  je  n'arrive  que  dans  ce  moment  à  Schwetzingen, 
maison  de  plaisance  de  monseigneur  l'électeur  palatin,  ayant  été 
assez  longtemps  malade  en  chemin.  Je  trouve  la  lettre  du  /(juillet 
dont  m'honore  Votre  Altesse  sérénissime. 

Je  commence  par  lui  souhaiter  d'abord,  et  à  toute  son  auguste 
famille,  une  neutralité  tranquille,  qui  la  mette  à  l'abri  des  dévas- 
tations cruelles  que  l'Allemagne  éprouve.  Je  ne  vois  partout  que 
des  malheurs,  et  Dieu  sait  quand  ils  finiront.  Les  misères  pu- 
l)liques  sont  cimentées  de  sang,  et  tous  les  partis  ont  des  larmes 
à  répandre.  J'ose  assurer  monseigneur  le  duc  que  c'est  un  coup 
de  hasard  que  j'aie  trouvé  M.  La  Bat,  après  avoir  frappé  eu  vain 
à  trente  portes.  Je  pense,  madame,  qu'il  en  coûtera  moins  à  Vos 
Altesses  sérénissiraes  en  traitant  par  un  de  vos  ministres  avec  ce 
Genevois  que  si  vous  aviez  emprunté  à  Berne,  et  que  tout  sera 
plus  prompt  et  plus  facile  :  car  Berne  ne  prête  aux  princes  qu'avec 
la  garantie  de  leurs  États,  ce  qui  entraîne  toujours  des  lenteurs 
et  des  frais,  et  j'imagine  que  La  Bat  fera  toucher  de  l'argent  sur 
une  simple  lettre  d'un  de  vos  ministres.  Cette  insolence  que  j'ai 
eue,  madame,  de  me  faire  caution,  est  entre  La  Bat  et  moi.  Mais 
cela  n'exige  assurément  aucun  billet  de  la  part  de  Vos  Altesses 
sérénissimes  ;  La  Bat  n'a  pas  l'honneur  de  les  connaître  :  c'est  un 
négociant  chargé  de  famille,  qui  veut  prendre  ses  sûretés.  Mais 
moi,  madame,  je  vous  suis  attaché  depuis  longtemps.  Je  connais 
votre  cœur  et  votre  manière  de  penser  généreuse  ;  la  bonté  de 
votre  belle  âme  ne  voudra  pas  m'olTcnser  par  un  billet.  Les  sen- 
timents dont  elle  daigne  m'honorer  sont  Je  meilleur  des  billets. 

Je  me  flatte  que  sa  santé  est  actuellement  meilleure.  Je  crains 
bien  que  les  désastres  publics  ne  l'aient  altérée.  Prions  Dieu  qu'il 
rende  bientôt  à  l'Allemagne  la  paix  dont  elle  a  besoin.  On  s'attend 
encore  à  des  bataillos  do  tous  côtés.  S'il  y  avait  quelque  nouvelle 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE    1758.  469 

fayoraljle  au  genre  humain,  jaurais  llionneur  de  la  mander; 
mais  on  ne  doit  s'attendre  qu'à  du  carnage.  Que  dit  à  tout  cela  la 
grande  maîtresse  des  cœurs?  Je  crois  qu'elle  gémit;  autant  en 
fait  le  bon  Suisse  V.,  qui  se  met  aux  pieds  de  Vos  Altesses  séré- 
nissimes  avec  le  plus  profond  respect.  V. 

P.  S.  Si  jamais  Vos  Altesses  sérénissimes  avaient  quelque 
chose  à  faire  dire  au  ministre  des  affaires  étrangères  en  France, 
je  les  supplie  de  me  charger  de  leurs  ordres,  en  cas  qu'elles 
n'aient  point  de  ministre  à  Paris.  Je  m'en  acquitterai  avec  le 
zèle  qu'elles  me  connaissent.  M.  Fabbé  de  Bernis,  qui  m'honore 
de  ses  bontés,  est  un  des  plus  aimables  hommes  de  l'Europe. 

3633.  —  A  31.  DARGET. 
A  Schwetzingenj  près  Manheim,  17  juillet  1758. 

Mon  ancien  ami,  mon  ancien  camarade  de  Potsdam,  mevoiLà 
confondu.  J'ai  été  obligé  de  faire  un  petit  voyage  à  la  cour  de 
monseigneur  l'électeur  palatin,  à  qui  j'ai  les  plus  grandes  obliga- 
tions. On  voyage  quelquefois  chez  les  princes  par  intérêt.  J'ai  fait 
cent  trente  lieues  par  reconnaissance,  et  c'est  un  grand  effort 
d'avoir  quitté  pour  quelques  jours  mes  petites  Délices,  où  ma  fa- 
mille est  rassemblée.  Adressez,  je  vous  prie,  à  ces  Délices  votre 
réponse  sur  ce  qui  me  confond  si  terriblement.  Le  voici  :  je  ré- 
pondis \  le  8  janvier,  à  une  de  vos  lettres.  Vous  m'aviez  écrit 
avec  confiance,  et  je  vous  écrivis  de  même.  On  m'apporte  le 
Journal  encyclopédique  de  Liège  (mois  de  juillet),  et  j'y  trouve  ma 
lettre  tout  du  long.  Quel  démon  vous  a  dérobé  cette  lettre,  qui, 
assurément,  n'était  pas  faite  pour  être  rendue  publique  ?  J'ai 
grand'peur  qu'elle  ne  fasse  un  très-mauvais  effet.  A  qui  donc  en 
avez-vous  laissé  prendre  copie?  Pourquoi  est-elle  imprimée? 
Quel  est  l'auteur  du  Journal  encyclopédique -1  Instruisez-moi  de 
tout.  Mettez  un  peu  de  baume  sur  la  blessure  que  vous  m'avez 
faite,  et  continuez-moi  votre  amitié.  Elle  a  toujours  été  prudente, 
et  je  me  flatte  qu'elle  empêchera  que  la  publication  de  cette  lettre 
n'ait  des  suites  désagréables  pour  moi. 

Vous  savez ,  mon  ancien  ami ,  que  nous  sommes  dans  un 
temps  de  jalousies  et  d'ombrages.  Il  serait  bien  triste  que  mon 
repos  fût  troublé  par  une  lettre  que  je  vous  ai  écrite  dans  l'elfu- 

1.  Voyez  la  leUre  3514. 

2.  Voltaire  le  savait  bien. 


470  CORRESPONDANCE. 

sion  de  mon  cœur.  Ce  cœur  est  toujours  à  vous;  il  est  toujours 
français,  et  ne  cessera  d'aimer  ses  anciens  amis.  Je  suis  persuadé 
que  vous  irez  au-devant  de  tout  ce  qui  pourrait  me  faire  de  la 
peino.  Rassurez  et  aimez  votre  compagnon  de  Potsdam,  votre 
t)on  Suisse  V. 

Écrivez-moi,  je  vous  prie,  aux  Délices,  où  je  retournerai 
bientôt. 

3G3i.  —  A  M.   JEAN   SCHOUVALOW. 

A  Schwetzingcn,  maison  de  plaisance  de  monseigneur 
rélcctcur  palatin,  17  juillet. 

Monsieur,  j'ai  reçu,  en  passant  à  Strasbourg,  le  paquet  dont 
vous  m'avez  honoré,  par  le  courrier  de  Vienne.  J'ai  lu  toutes  vos 
remarques  et  toutes  vos  instructions.  Je  suis  confirmé  dans  l'opi- 
nion que  vous  étiez  plus  capable  que  personne  au  monde  d'écrire 
riiistoire  de  Pierre  le  Grand.  Je  ne  serai  que  votre  secrétaire,  et 
c'est  ce  que  je  voulais  être. 

La  plus  grande  difficulté  de  ce  travail  consistera  à  le  rendre 
intéressant  pour  toutes  les  nations:  c'est  là  le  grand  point.  Pour- 
quoi tout  le  monde  lit-il  l'histoire  d'Alexandre,  et  pourquoi  celle 
de  Gengis-kan,  qui  fut  un  plus  grand  conquérant,  trouve-t-elle 
si  peu  de  lecteurs  ? 

J'ai  toujours  pensé  que  l'histoire  demande  le  même  art  que 
la  tragédie,  une  exposition,  un  nœud,  un  dénoùment,  et  qu'il 
est  nécessaire  de  présenter  tellement  toutes  les  figures  du  tableau 
qu'elles  fassent  valoir  le  principal  personnage  sans  afi'ectcr  ja- 
mais l'envie  de  le  faire  valoir.  C'est  dans  ce  principe  que  j'écrirai 
et  que  vous  dicterez. 

Si  ma  mauvaise  santé  et  les  circonstances  présentes  le  per- 
mettaient, j'entreprendrais  le  voyage  de  Pétersbourg,  je  travaille- 
rais sous  vos  yeux,  et  j'avancerais  plus  en  trois  mois  que  je  ne 
ferai  en  une  année  loin  de  vous;  mais  les  peines  que  vous  vouiez 
bien  prendre  suppléeront  à  ce  voyage. 

Ce  que  j'ai  eu  l'honneur  d'envoyer  à  Votre  FAcellence  n'est 
qu'une  première  et  légère  esquisse*  du  grand  tableau  dont  vous 
me  fournissez  l'ordonnance. 

Je  vois,  par  vos  Mémoires,  que  le  baron  de  Stralemheim  ,  qui 
nous  a  donné  de  meilleures  notions  de  la  Russie  qu'aucun  étran- 
ger, s'est  pourtant  trompé  dans  plusieurs  endroits.  Je  vois  que 

I.  Voltaire  l'avait  adressée  à  Scliouvalow  un  an  auparavant.  (Cl.) 


ANNÉE    1758.  471 

VOUS  relevez  aussi  quelques  méprises  dans  lesquelles  esc  tombé 
M.  le  général  Le  Fort  lui-même,  dont  la  famille  m'a  communiqué 
les  Mémoires  manuscrits.  Vous  contredites  surtout  un  manuscrit 
très-précieux,  que  j'ai  depuis  plusieurs  années,  de  la  main  d'un 
ministre  ^  public  qui  résida  longtemps  à  la  cour  de  Pierre  le 
Grand.  Il  dit  bien  des  choses  que  je  dois  omettre,  parce  qu'elles 
ne  sont  pas  à  la  gloire  de  ce  monarque,  et  qu'heureusement  elles 
sont  inutiles  pour  le  grand  objet  que  nous  nous  proposons. 

Cet  objet  est  de  peindre  la  création  des  arts,  des  mœurs,  des 
lois,  de  la  discipline  militaire,  du  commerce,  de  la  marine,  de 
la  police,  etc.,  et  non  de  divulguer  ou  des  faiblesses  ou  des  dure- 
tés qui  ne  sont  que  trop  vraies.  Il  ne  faut  pas  avoir  la  lâcheté  de 
les  désavouer,  mais  la  prudence  de  n'en  point  parler,  parce  que 
je  dois,  ce  me  semble,  imiter  Tite-Live,  qui  traite  les  grands  ob- 
jets, et  non  Suétone,  qui  ne  raconte  que  la  vie  privée. 

J'ajouterai  qu'il  y  a  des  opinions  publiques  qu'il  est  bien  dif- 
ficile de  combattre.  Par  exemple,  Charles  XII  avait  en  effet  une 
valeur  personnelle  dont  aucun  prince  n'approche.  Cette  valeur, 
qui  aurait  été  admirable  dans  un  grenadier,  était  peut-être  un 
défaut  dans  un  roi. 

M.  le  maréchal  de  Schvverin,  et  d'autres  généraux  qui  ser- 
virent sous  lui,  m'ont  dit  que,  quand  il  avait  arrangé  le  plan  gé- 
néral d'un  combat,  il  leur  laissait  tous  les  détails;  qu'il  leur 
disait  :  «  Faites  donc  vite;  toutes  ces  minuties  dureront-elles  en- 
core longtemps  ?  »  et  il  partait  le  premier,  à  la  tête  de  ses  dra- 
bans,  se  faisait  un  plaisir  de  frapper  et  de  tuer,  et  paraissait 
ensuite,  après  la  bataille,  d'un  aussi  grand  sang-froid  que  s'il  fut 
sorti  de  table. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  les  hommes  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  pays  appellent  un  héros^;  mais  c'est  le  vulgaire  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  pays  qui  donne  ce  nom  à  la  soif  du  car- 
nage. Un  roi  soldat  est  appelé  un  héros;  un  monarque  dont  la  va- 
leur est  plus  réglée  et  moins  éblouissante,  un  monarque  législa- 
teur, fondateur  et  guerrier,  est  le  véritable  grand  homme,  et  le 
grand  homme  est  au-dessus  du  héros.  Je  crois  donc  que  vous 
serez  content  quand  je  ferai  cette  distinction.  Permettez-moi  de 
soumettre  à  vos  lumières  une  observation  plus  importante. 
Olearius,  et,  depuis,  le  comte  de  Carlisle,  ambassadeur  à  Mos- 
cou, regardent  la  Russie  comme  un  pays  où  presque  tout  était 

1.  C'était  sans  doute  de  Printzen;  voyez  tome  XXXIV,  pages  343  et  443. 

2.  Voyez  la  Pucelle,  ch.  XIX,  2. 


472  CORRESPONDANCE. 

encore  à  faire.  Leurs  témoignages  sont  respectables,  et,  si  on  les 
contredisait  en  assurant  que  la  Russie  connaissait  dès  lors  les 
conimodilcs  de  la  vie,  on  diminuerait  la  gloire  de  Pierre  I", 
à  qui  on  doit  presque  tous  les  arls  :  il  n'y  aurait  plus  alors  de 
création. 

Il  se  peut  que  quelques  seigneurs  aient  vécu  avec  splendeur, 
du  temps  du  comte  de  Carlisle  ;  mais  il  s'agit  d'une  nation 
entière,  et  non  de  quelques  boïards.  11  faut  que  l'opulence  soit 
générale,  il  faut  que  les  commodités  de  la  vie  se  trouvent  dans 
tous  les  ordres  de  l'État,  sans  quoi  une  nation  n'est  point  encore 
formée,  et  la  société  n'a  point  reçu  son  dernier  degré  de  per- 
fection. 

Il  est  peu  important  que  l'on  ait  porté  un  manteau  par-dessus 
une  soutane  ;  cependant,  par  pure  curiosité,  je  désire  savoir 
pourquoi,  dans  toutes  les  estampes  de  la  relation  d'Olearius,  les 
habits  de  cérémonie  sont  toujours  un  manteau  par-dessus  la 
soutane,  retroussé  avec  une  agrafe.  Je  ne  peux  m'empêcher  de 
regarder  cet  habillement  ancien  comme  très-noble. 

Quant  au  mot  tsar,  je  désirerais  savoir  dans  quelle  année  fut 
écrite  la  Bible  slavone,  où  il  est  question  du  tsar  David  et  du  tsar 
Salomon.  J'ai  plus  de  penchant  à  croire  que  tsar  ou  thsar  vient 
de  sha^  que  de  césar;  mais  tout  cela  n'est  d'aucune  consé- 
quence. 

Le  grand  objet  est  de  donner  une  idée  précise  et  imposante 
de  tous  les  établissements  faits  par  Pierre  P%  et  des  obstacles 
qu'il  a  surmontés  :  car  il  n'y  a  jamais  eu  de  grandes  choses  sans 
de  grandes  difficultés. 

J'avoue  que  je  ne  vois,  dans  sa  guerre  contre  Charles  XII, 
d'autre  cause  que  celle  de  sa  convenance,  et  que  je  ne  conçois 
pas  pourquoi  il  voulait  attaquer  la  Suède  vers  la  mer  Baltique, 
dans  le  temps  que  son  premier  dessein  était  de  s'établir  sur  la 
mer  Noire.  Il  y  a  souvent  dans  l'histoire  des  problèmes  bien  dif- 
ficiles à  résoudre. 

J'attendrai,  monsieur,  les  nouvelles  instructions  dont  vou? 
voudrez  bien  m'iionorer,  sur  les  campagnes  de  Pierre  le  Grand, 
sur  la  paix  avec  la  Suède,  sur  le  procès  de  son  fils,  sur  sa  mort, 
sur  la  manière  dont  on  a  soutenu  les  grands  établissements  qu'il 
a  commencés,  et  sur  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  la  gloire  de 
votre  empire.  Le  gouvernement  de  l'impératrice  régnante  est  ce 

1.  Chah,  chah,  ou  schah,  selon  d'autres.  Le  mot  Chah  est  chez  les  Perses  ce 
qu'est  celui  de  roi,  re,  rey,  kœnig,  king,  etc.,  en  Europe.  (Cl. 


ANNÉE    17  58.  473 

qui  me  paraît  le  plus  glorieux,  puisque  c'est  de  tous  les  gouver- 
nemeuts  le  plus  humain. 

Un  grand  avantage  dans  VHistoire  de  Russie  est  qu'il  n'y  a  point 
de  querelles  avec  les  papes.  Ces  misérables  disputes,  qui  ont 
avili  l'Occident,  ont  été  inconnues  chez  les  Russes. 


3635.  —  A   MADAME  LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA  i. 

A  Schwetzingen,  26  juillet. 

Madame,  Votre  Altesse  sérénissime  honore  de  trop  de  bontés 
et  de  trop  d'éloges  un  homme  qui  n'a  fait  que  son  devoir.  Je 
serais  indigne  de  votre  bienveillance,  et  même  de  mon  attache- 
ment à  votre  personne,  si  j'en  avais  usé  autrement.  Il  n'y  a  pas 
d'ailleurs  grand  mérite  ;  il  n'y  a  que  du  bonheur  à  vous  avoir 
enfin  trouvé  à  Genève  ce  La  Bat  qui  prête  de  l'argent,  tandis 
que  chacun  resserre  le  sien  ou  le  perd.  Je  lui  ai  surtout  bien  re- 
commandé, madame,  de  mettre  dans  cette  affaire  toute  la  faci- 
lité et  la  promptitude  possibles,  me  chargeant  de  tous  les  hasards 
qu'un  républicain  croit  toujours  courir  quand  il  négocie  avec 
des  princes.  Je  n'ai  pris  ce  parti,  madame,  que  pour  accélérer 
la  remise  qu'il  doit  faire  à  Vos  Altesses  sérénissimes.  Je  sais  bien 
que  je  ne  cours  aucun  risque. 

Je  ne  suis  point  étonné  qu'au  22  juillet  votre  ministre  n'ait 
point  encore  reçu  de  réponse  de  ce  M.  La  Bat.  Depuis  que  je  suis 
chez  monseigneur  l'électeur  palatin,  je  n'ai  encore  reçu  aucune 
lettre  de  ma  famille,  que  j'ai  laissée  dans  mes  petites  Délices, 
auprès  de  Genève.  Peut-être  les  débordements  de  toutes  les  ri- 
vières sont-ils  cause  de  ce  retardement;  peut-être  ce  La  Bat  est- 
il  dans  le  canton  de  Berne,  dans  sa  baronnie  de  Grandcourt, 
qu'il  a  achetée.  Je  lui  écris  dans  le  moment  pour  le  presser  de 
remplir  la  parole  qu'il  m'a  donnée.  Je  lui  mande  qu'il  faut  passer 
par-dessus  toutes  les  formalités  ;  qu'il  faut  envoyer  son  argent 
sur  un  simple  billet  de  Vos  Altesses  sérénissimes;  que  je  me  charge 
de  tout,  et  qu'enfin  je  lui  réponds  de  la  valeur  de  vos  simples 
promesses,  qui  sont  assurément  bien  au-dessus  des  contrats. 

Dès  que  je  serai  à  Genève,  madame,  je  ne  manquerai  pas  d'aller 
présenter  mes  respects  et  mes  services  à  messeigneurs  les  princes 
de  Mecklembourg.  Mais  ce  ne  serait  pas  à  Genève  que  j'irais,  si 
j'étais  le  maître  de  mon  temps  et  de  mes  marches  :  ce  serait 
auprès  de  la  plus  vertueuse  et  de  la  plus  aimable  princesse  de 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


474  CORRESPONDANCE. 

l'Europe,  toujours  ('gale  dans  le  honlicur  et  dans  l'adversité, 
toujours  bienfaisante,  et  digne  surtout  d'avoir  toujours  avec  elle 
la  grande  maîtresse  des  cœurs.  Je  redouble  mes  vœux  pour 
votre  auguste  famille.  Je  supplie  monseigneur  le  duc  d'agréer 
mes  profonds  respects.  Que  \otrc  Altessse  sérénissime  conserve 
toujours  ses  bontés  à  son  Suisse  V. 

3030.  —  DE  M.  d'ali:mi5i:rt. 

A  Paris,  ce  30  juillet. 

Cette  lettre  vous  sera  rendue,  mon  ctier  et  très-illustre  confrère,  par 
M.  l'abbé  Morelleti,  qui,  quoique  théologien  et  presque  docteur,  fait  le  voyage 
de  Lyon  à  Genève  tout  exprès  pour  vous  voir,  et  pour  aller  de  là  s'en  van- 
ter à  Homo,  où  il  coni|ite  se  rendre  pour  le  conclave,  qui  probablement  ne 
tardera  pas  à  se  tenir.  Je  suis  seulement  fâché  qu'il  n'ait  pas  à  vous  de- 
mander des  lettres  de  recommandation  pour  votre  ami  Benoit  XIY.  Vous 
serez  moins  étonné  de  l'empressement  qu'un  théologien  a  de  vous  voir, 
sans  avoir  envie  de  vous  convertir,  quand  vous  saurez  que  ce  théologien 
est  celui  de  X Encyclopédie,  mais  non  pas  l'auteur  de  l'article  Enfer,  qui 
vous  a  tant  scandalisé.  M.  l'abbé  Morellet  est  une  nouvelle  et  excellente 
acquisition  que  nous  avons  faite;  il  est  le  quatrième  théologien  auquel  nous 
avons  eu  recours,  depuis  le  commencement  de  Y  Encyclopédie.  Le  pre- 
mier a  été  excommunié,  le  second  expatrié,  et  le  troisième  est  mort*.  Nous 
ne  saurions  en  élever  un;  Dieu  veuille  que  cela  ne  porte  point  de  préju- 
dice à  notre  nouveau  collègue!  J'ose  vous  assurer  que  vous  en  serez  fort 
content.  Vous  le  trouverez  aussi  tolérant,  et  probablement  beaucoup  plus 
aimable  que  votre  prêtre'  de  Lausanne;  et  je  crois  que  vos  minisires  de 
Genève,  en  le  voyant,  prendront  assez  bonne  opinion  de  la  Sorbonne,  de- 
puis que  V Encyclopédie  se  l'est  associée.  Je  me  ilatte  que,  par  amitié  pour 
moi,  et  par  l'estime  que  vous  prendrez  bientôt  pour  lui,  vous  voudrez  bien 
lui  procurer,  dans  le  pays  oiî  vous  êtes,  tous  les  agréments  qui  dépendront 
fie  vous.  Adieu,  mon  ciier  confrère;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur, 
et  j'espère  que  vous  voudrez  bien  présenter  notre  théologien  à  M"'"  Denis. 
Celui-là  Uii  permettrait  bien  de  jouer  la  comédie  à  Genève;  il  serait  même 
homme  à  y  prendre  un  rôle. 

3637.  —  A  M.  JEAN    SCHOUVALOW. 

A  Schwetzingen,  l'^'"  août. 

Monsieur,  les  agréments  de  la  cour  palatine  ne  m'empêchent 
pas  de  songer  à  la  gloire  de  Pierre  le  Grand,  et  au  soin  que  vous 

1.  André  Morellet,  né  à  Lyon  en  1727,  mort  le  12  janvier  1819. 

2.  Le  premier  est  Yvon;  le  second  est  de  Prades  ;  le  troisième,  Mallet,  auteur 
de  l'article  Enfek. 

3.  Polier  de  Bottens. 


ANNÉE    1758.  475 

prenez  de  l'immortaliser.  Les  Mémoires  que  Votre  Excellence  a 
bien  voulu  m'envoyer  seront  mes  guides.  Je  ne  vous  avais  en- 
voyé la  première  esquisse  ^  que  pour  savoir  de  vous  si  l'ordre 
dans  lequel  j'ai  travaillé  est,  en  général,  conforme  à  vos  vues. 
Les  faits,  les  dates,  s'arrangeront  aisément,  et,  pour  peu  que  j'aie 
de  santé,  le  bâtiment  dont  vous  aurez  fourni  les  matériaux  sera 
bientôt  achevé. 

Permettez-moi,  monsieur,  de  joindre  ici  un  petit  Mémoire  des 
nouvelles  instructions  que  je  demande,  au  sujet  des  remarques 
sur  la  première  esquisse. 

Au  reste,  je  regarde  les  médailles  de  l'impératrice  comme  la 
marque  la  plus  flatteuse  de  votre  bienveillance,  et  comme  un 
témoignage  de  la  perfection  où  les  arts  sont  parvenus  dans  votre 
empire. 

J'ai  eu  l'honneur  de  voir  à  la  cour  de  l'électeur  palatin  le 
jeune  M.  de  Woronzow-.  Il  est  une  preuve  que  l'esprit  est  formé 
de  bonne  heure  dans  votre  pays  ;  mais  vous,  monsieur,  vous  en 
êtes  une  preuve  plus  frappante.  J'apprends  que  vous  n'avez  que 
vingt-cinq  ans,  et  je  suis  étonné  de  la  profondeur  et  de  la  mul- 
tiplicité de  vos  connaissances.  De  tels  exemples  redoublent  la 
reconnaissance  qu'on  doit  à  Pierre  le  Grand  d'avoir  amené  tous 
les  arts  dans  un  pays  où  les  hommes  naissent  avec  tant  de  génie. 
Mon  attachement  redouble  pour  vous,  monsieur,  aussi  bien  que 
la  reconnaissance  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

MÉMOIRE    D'INSTRUCTIONS    JOINT    A    LA   LETTRE. 

Le  baron  de  Stralemberg  ^  n'est-il  pas,  en  général,  un  homme 
bien  instruit  ?  Il  dit,  en  efl'et,  qu'il  y  avait  seize  gouvernements, 
mais  que  de  son  temps  ils  furent  réduits  à  quatorze.  Apparem- 
ment, depuis  lui,  on  a  fait  un  nouveau  partage. 

La  Livonie  n'est-elle  pas  la  province  la  plus  fertile  du  Nord  ? 
Si  vous  remontez  en  droite  ligne,  quelle  province  produit  autant 
de  froment  qu'elle  ? 

Brème  étant  plus  éloignée  de  la  Livonie  que  Lubeck,  et  étant 
])ien  moins  puissante,  est-il  vraisemblable  qu'elle  ait  commercé 
avec  la  Livonie  avant  Lubeck  ? 

En    1514,    l'ordre   Teutonique  n'était-il  pas  suzerain  de  la 


1.  Consistant  en  huit  chapitres.  (Cl.) 

2.  Sans  doute  le  comte  Alexandre  Woronzow.  mort  en  décembre  1805. 

3.  Ou  Strahlenbera:. 


47G  CORRKSPONDANCE. 

Livonie  ?  Albcrl  de  liraiidcbourg  ne  céda-t-il  pas  ses  droits  h  Gau- 
tier de  Plettenberg,  en  15LV?  et  le  grand-prieur  de  Livonie  ne 
ful-il  pas  déclaré  prince  de  l'empire  germanique  en  1530?  Ces 
faits  sont  constatés  dans  la  plupart  des  annalistes  allemands. 

11  est  dit,  dans  le  petit  essai  envoyé  ci-devant,  que  le  capi- 
taine Chanccllnr  remonta  la  rivière  de  la  Dvina  ;  mais  il  n'est 
point  dit  qu'il  arriva  à  lAloscou  par  eau,  ce  qui  eût  été  absurde. 

On  lit  dans  VHisloire  du  commerce  de  Venise'^  que  les  Vénitiens 
avaient  bûti  le  petit  bourg  qu'ils  appelaient  i?a??a^  vers  la  mer 
Noire  ;  et  de  là  vient  le  proverbe  vénitien,  ire  a  la  Rana.  Les 
Génois  s'en  emparèrent  depuis  ;  cependant  les  remarques  en- 
voyées par  M.  de  Stralemberg  m'apprennent  que  les  Génois 
bâtirent  Rana. 

Pour  ce  qui  regarde  les  Lapons,  il  y  a  grande  apparence  que, 
s'étant  mêlés  avec  quelques  natifs  du  nord  de  la  Finlande,  leur 
sang  a  pu  être  altéré;  mais  j'ai  vu,  il  y  a  vingt*  ans,  chez  le  roi 
Stanislas,  deux  Lapons  dont  le  roi  Charles  XII  lui  avait  fait 
présent.  Ils  étaient  probablement  d'une  race  pure  ;  leur  beauté 
naturelle  s'était  parfaitement  conservée,  leur  taille  était  de  trois 
pieds  et  demi,  leur  visage  plus  large  que  long,  des  yeux  très- 
petits,  des  oreilles  immenses.  Ils  ressemblaient  à  des  hommes  à 
peu  près  comme  les  singes.  Il  est  vraisemblable  que  les  Samoyèdes 
ont  conservé  toutes  leurs  grAces,  parce  qu'ils  ont  eu  l'occasion 
de  se  mêler  aux  autres  nations,  comme  les  Lapons  ont  fait.  L'un 
et  l'autre  peuple  paraît  une  production  de  la  nature  faite  pour 
leur  climat,  comme  leurs  rangifères  ou  rennes.  Un  vrai  Lapon, 
un  vrai  Samoyède,  un  rangifère,  ont  bien  l'air  de  ne  point  venir 
d'ailleurs. 

Si,  du  temps  de  ce  Cosaque  qui,  selon  le  baron  de  Stralem- 
berg,  découvrit  et  conquit  la  Sibérie  avec  six  cents  hommes,  les 
chefs  des  Sibériens  s'appelaient  isan^,  comment  ce  titre  peut-il 
venir  de  ctsar?  Est-il  probable  qu'on  se  fût  modelé  en  Sibérie 
sur  l'empire  romain  ? 

Knhs  signifie-t-il  originairement  duc?  Ce  mot  duc,  aux  x"- 
et  xie  siècles,  était  absolument  ignoré  dans  tout  le  Nord  ? 
Knls  ne  signifie-t-il  pas  seigneur?  Ne  répond-il  pas  originai- 


\.  Co  fut  en  lo'il. 

2.  L'Essai  de  r Histoire  du  commerce  de  Venise,   1720,  in-12,  ne  parle  pas  de 
Rana,  ni  du  proverbe  vénitien  rapporté  par  Voltaire. 

3.  On  doit  sans  doute  lire  Tana,  au  lieu  de  Rana. 

4.  Lisez  dix.  Voltaire  ne  put  aller  à  la  cour  de  Stanislas  avant  le  commence- 
ment de  1748. 


ANNÉE    175  8.  477 

rement  au  mot  ftaron?  N'appelait-ou  pas  knh  un  possesseur  d'une 
terre  considérable  ?  Ne  signifie-t-il  pas  chef  comme  mii^za  ou  kan 
le  signifie  ?  Les  noms  des  dignités  ne  se  rapportent  exactement 
les  uns  aux  autres  en  aucune  langue. 

Je  suis  bien  aise  que  l'agriculture  n'ait  jamais  été  négligée 
en  Russie  ;  elle  l'a  beaucoup  été  en  Angleterre,  et  encore  plus  en 
France  ;  et  ce  n'est  que  depuis  environ  quatre-vingts  ans  que  les 
Anglais  ont  su  tirer  de  la  terre  tout  ce  qu'ils  en  pouvaient  tirer. 
Leur  terre  est  très-fertile  en  froment,  et  cependant  ce  n'est  que 
depuis  peu  de  temps  qu'ils  sont  parvenus  à  s'enrichir  par  l'agri- 
culture. Il  a  fallu  que  le  gouvernement  donnât  des  encourage- 
ments à  cet  art,  qui  paraît  très-aisé,  et  qui  est  très-difiicile. 

Je  suis  fort  surpris  d'apprendre  qu'il  était  permis  de  sortir  de 
Piussie,  et  que  c'était  uniquement  par  préjugé  qu'on  ne  voyageait 
pas.  Mais  un  vassal  pouvait-il  sortir  sans  la  permission  de  son 
boïard  ?  Un  boïard  pouvait-il  s'absenter  sans  la  permission  du 
czar  ? 

Je  voudrais  savoir  quel  nom  on  donnait  à  l'assemblée  des 
boiards  qui  élut  Michel  Fédérowitz.  J'ai  nommé  cette  assemblée 
sénat,  en  atteudantqueje  sache  quelle  était  sa  vraie  dénomination. 
Pourrait-on  l'appeler  diète,  convocation?  Enfin  était-elle  conforme 
ou  contraire  aux  lois  ? 

Quand  une  fois  la  coutume  s'introduisit  de  tenir  la  bride  du 
cheval  du  patriarche,  cette  coutume  ne  devint-elle  pas  une  obli- 
gation, ainsi  que  l'usage  de  baiser  la  pantoufle  du  pape?  Et  tout 
usage  dans  l'Église  ne  se  tourne-t-il  pas  en  devoir  ? 

La  question  la  plus  importante  est  de  savoir  s'il  ne  faudra  pas 
glisser  légèrement  sur  les  événements  qui  précèdent  le  règne  de 
Pierre  le  Grand,  afin  de  ne  pas  épuiser  l'attention  du  lecteur,  qui 
est  impatient  de  voir  tout  ce  que  ce  grand  homme  a  fait. 

On  suivra  exactement  les  Mémoires  envoyés.  A  l'égard  de 
l'orthographe,  on  demande  la  permission  de  se  conformer  à 
l'usage  de  la  langue  dans  laquelle  on  écrit  ;  de  ne  point  écrire 
Moskwa,  mais  Mosca;  d'écrire  Véronise,  Moscou,  Alexiovis,  etc. 
On  mettra  au  bas  des  pages  les  noms  propres  tels  qu'on  les  pro- 
nonce dans  la  langue  russe. 

N.  B.  Il  serait  nécessaire  que  je  fusse  instruit  du  temps  où  les 
diverses  manufactures  ont  été  établies,  de  la  manière  dont  on 
s'y  est  pris,  et  des  encouragements  qu'on  leur  a  donnés. 


47S  CORUESPONDANCE. 

3G38.  —  A  M.  COLIM. 

A  Schwetzingen,  2  août. 

Je  compte  arriver,  mon  cher  Colini,  lundi  au  soir,  7  du  cou- 
rant, à  Strasbourg,  et  je  me  llatte  de  vous  y  embrasser.  Je  cou- 
cherai ce  jour-là  chez  M.  Turckeim,  et  mardi  chez  M""^  la  com- 
tesse de  Lutzelbourg. 

On  se  réjouit  à  Schwetzingen  comme  on  faisait  quand  nous  y 
séjournâmes  en  1753.  Les  choses  sont  cliangées  ailleurs. 

Je  vous  embrasse  du  meilleur  de  mon  cœur.  V. 

3039.    —    A   MADAME   LA   COMTESSE   DE  LUTZELBOURG. 

J'ai  vu  les  Van  der  Meulen,  après  bien  des  peines.  Ils  sont, 
comme  je  l'avais  prévu,  des  répétitions,  des  seconds  originaux  de 
la  main  de  maître,  et  sont  très-beaux.  Il  y  en  a  six  surtout  qui 
méritent  d'orner  un  palais;  un  septième  est  assez  peu  de  chose. 
J'ai  vu  aussi  un  Van  Dyck  qui  vaut  tous  les  Van  der  Meulen.  Son 
seul  défaut  est  sa  grandeur.  Je  voudrais  que  l'impératrice  achetût 
cette  belle  collection. 

Je  pars,  madame,  avec  une  douleur  très-vive.  Vous  m'avez 
donné  la  plus  grande  envie  du  monde  de  troquer  la  Suisse  contre 
la  Lorraine.  Il  faut  absolument  être  votre  voisin. 

Mon  cœur  est  à  vous,  madame,  avec  le  plus  tendre  respect. 

3640.  —  A   MADAME  LA   DUCHESSE    DE   SAXE-GOTHA». 

A  Colmar,  en  Alsace,  14  août. 

Madame,  je  reçus  en  partant  de  la  cour  palatine  la  lettre  par 
laquelle  Votre  Altesse  sérénissime  daignait  m'apprendre  que  son 
affaire  était  presque  finie  avec  le  Genevois  La  Bat,  nouveau  baron 
de  (Irandcourt.  Je  suis  sensiblement  affligé  que  les  descendants 
d'Albert  le  Dépravé  aient  eu  besoin  du  Genevois  La  Bat.  Mais  je 
me  tiens  le  plus  heureux  des  hommes  d'avoir  reçu  des  ordres  de 
Vos  Altesses  sérénissimes  dans  celte  occasion.  Si  les  horreurs  de 
la  guerre  continuent,  s'il  y  a  quelque  autre  moyen  de  prouver 
mon  zèle  et  mon  attachement  à  la  plus  digne  princesse  que  j'aie 
jamais  vue,  je  serai  toujours  tout  prêt  tant  que  j'aurai  un  reste 
de  vie.  Si  j'avais  été  en  Angleterre  ou  en  Hollande,  je  me  serais 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE    1758.  479 

VU  à  portée  de  procurer  des  sommes  plus  considérables,  et  pro- 
bablement à  un  meilleur  prix. 

Je  tremble  toujours,  madame,  que  la  guerre  n'approclie  de 
vos  terres  et  ne  ravage  encore  ce  qui  reste  de  Troie^.  Il  paraît  que 
le  parti  est  pris  d'armer  toutes  les  aigles,  tous  les  vautours,  tous 
les  faucons  contre  l'aigle  des  anciens  Alains  et  Vandales.  Moi, 
qui  suis  un  pauvre  vieux  pigeon,  je  m'en  retourne  à  mon  co- 
lombier, et  je  vais  redoubler  mes  gémissements  et  mes  vœux 
pour  la  paix  publique.  Il  paraît  qu'en  général  tous  les  peuples  et 
beaucoup  de  princes  sont  bien  las  de  cette  guerre,  où  il  y  a  tant 
à  perdre  et  rien  à  gagner.  Je  ne  sais,  madame,  aucune  nouvelle 
depuis  que  j'ai  quitté  la  cour  palatine.  S'il  se  passait  quelque 
chose  dans  vos  quartiers,  je  supplie  Votre  Altesse  sérénissime  de 
daigner  m'en  faire  donner  part.  L'intérêt  que  je  prends  à  tout  ce 
qui  arrive  dans  le  voisinage  de  ses  États  autorise  cette  liberté. 

J'ai  eu  l'honneur  de  voir  à  Schwetzingen  messeigneurs  les 
princes  de  Mecklembourg,  qui  m'ont  paru  très-aimables  et  très- 
bien  élevés.  Que  vont-ils  faire  à  Genève  ?  Ce  n'est  pas  là  qu'ils 
apprendront  le  métier  des  armes,  auquel  ils  se  destinent.  On  ne 
connaît  dans  ce  pays-là  que  des  disputes  très-paisibles  de  soci- 
niens,  disputes  dont  tout  prince  s'embarrasse  fort  peu.  Je  vais 
porter,  madame,  dans  ce  séjour  tranquille  mon  respect  pour 
Votre  Altesse  sérénissime,  pour  toute  votre  auguste  maison,  et 
mon  éternel  attachement. 

Le  Suisse  V. 

3641.  —  DE  MADAME    LA   MARGRAVE    DE    BADE-DOURLACH  s. 

A  Carlsruhe,  le  17  août. 

Monsieur,  je  viens  de  recevoir  la  lettre  très-obligeante  que  vous  venez 
de  m'écrire.  Si  j'avais  pu  vous  prouver  dans  toute  son  étendue  la  considé- 
ration que  j'ai  pour  vous,  j'oserais  alors  me  flatter,  monsieur,  de  mériter 
votre  estime.  La  reconnaissance  que  vous  me  devriez  me  tiendrait  lieu  de 
mérite,  et,  à  quelque  prix  que  je  me  visse  assurée  de  votre  amitié,  cela  me 
suffirait  toujours  pour  me  rendre  trop  heureuse. 

Votre  pastel  est  en  train.  Jamais  je  n'ai  travaillé  avec  plus  de  plaisir.  Je 
m'abandonne  à  l'idée  charmante  que  cela  vous  empêchera  d'oublier  une 

1.  Racine,  Andromaque,  acte  I,  scène  11. 

.  .  .  Relliquias  Troja  es  ardonto  reccptas. 
(. £■)(.,  lib.  VII,  V.  244.) 

'i.  Charlotte-Louise  de  Hesse-Darmstadt,  mariée,  en  1751,  à  Charles-Frédéric 
de  Bade-Doiirlach  ;  morte  le  8  avril  1783. 


480  CORRESPONDANCE. 

personne  cjui  vous  est  acquise.  C'est  peuL-ôlre  une   illusion,  mais  ne   me 
l'oloz  point,  monsieur,  j'en  suis  trop  charmée. 

J'ai  rendu  compte  au  margrave  '  de  la  justice  que  vous  rendez  à  nos 
sentiments  pour  vour,  et  des  politesses  que  vous  me  dites  à  ce  sujet;  il  en 
est  pénétré.  J'aurais  bien  voulu  que  vous  fussiez  revenu  sur  vos  pas  pour 
connaître  par  vous-même  l'elfet  que  votre  départ  faisait  surnous.  Nos  regrets 
exprimaient  notre  admiration  et  notre  estime.  Enfin,  monsieur,  vous  êtes 
bien  fêté  parmi  nous;  et  comme  vous  avez  si  bien  su  développer  le  cœur  de 
Zaïre,  pourquoi  ignoreriez-vous  le  mien?  Permettez  que  je  vous  renvoie  à 
cette  connaissance,  pour  vous  faire  compren;lre  quels  sont  les  sentiments 
d'estime  et  de  considération  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  pour  toute 
ma  vie,  monsieur,  votre  très-alfectionnée  servante, 

Caroline,  margrave  de  Bade-Dourlacii. 

P.  S.  N'oubliez  pas,  monsieur,  de  revenir  ciiez  nous.  Le  margrave  et 
moi,  nous  vous  en  sollicitons.  Vous  savez  bien  qu'une  écolière  vous  attend  . 


3Gi2.    —  A  M.    L'ABBÉ    COMTE    DE    BERXIS  *. 

A  Soleure,  19  août. 

Le  vieux  Suisse,  monseigneur,  apprend  dans  ses  tournées 
que  cette  tête  qualifiée  carrée  par  M.  de  Gliavigny'  est  ornée  d'un 
J)onnet  qui  lui  sied  très-bien.  Votre  Émincnce  doit  être  excédée 
des  compliments  qu'on  lui  a  faits  sur  la  couleur  de  son  habit, 
que  j'ai  vue  autrefois  sur  ses  joues  rebondies,  et  qui,  je  crois,  y 
doit  être  encore. 

Mes  trente-huit  confrères  ont  pu  vous  ennuyer,  et  c'est  un 
devoir  à  quoi,  moi  trente-neuvième,  je  ne  dois  pas  manquer.  Je 
dois  prendre  plus  de  part  qu'un  autre  à  cette  nouvelle  agréable, 
puisque  vous  avez  daigné  honorer  mon  métier  avant  d"ètre  de 
celui  du  cardinal  de  Richelieu.  Je  me  souviendrai  toujours ,  et  je 
m'enorgueillirai  que  notre  Mécène  ait  été  Tibulle.  Gentil  Bernard 
doit  en  ôlre  bien  fier  aussi. 


1.  Né  en  1728,  mort  le  10  juin  1811. 

2.  François-Joachim  de  Pierre  de  Bernis  naquit  à  Saint-Marcel  d'Ardèche,  en 
Vivarais,  le  2'2  mai  1715.  Ce  fut  au  cardinal  de  Fleury  qu'il  répondit  :  «  Eh  bien, 
monsclgnaur,  j'attendrai.  »  —  Reçu  à  l'AcaJémie  française  à  la  fin  de  174i,  et 
noniinê  à  diverses  ambassades,  de  1751  à  1757,  année  au  commencement  de 
laquelle  il  fut  fait  ministre  d'État,  sa  faveur  et  son  pouvoir  n'avaient  fait  qu'aug- 
menter encore.  Désigné  pour  être  cardinal,  après  la  mort  de  Tencin,  il  reçut  le 
bonnet  rouge  le  2  octobre  1758;  mais,  presque  en  mémo  temps,  il  fut  remplacé  par 
le  duc  de  Choiseul  au  ministère  des  affaires  étrangères,  et  envoyé  en  exil  d'après 
un  ordre  de  Louis  XV.  Bernis  est  mort  à  Rome  le  2  novembre  179i.   (Cl.) 

3.  Ambassadeur  eu  Suisse,  demeurant  à  Soleure  même. 


ANNÉE    1758.  481 

J'imagine  que  Votre  Éminence  n'a  eu  ni  le  temps  ni  la  volonté 
peut-être  de  répondre  à  la  proposition  qu'on  lui  a  faite  sur  l'An- 
gleterre, Si  vous  ne  vous  en  souciez  pas,  je  vous  jure  que  je  ne 
m'en  soucie  guère,  et  que  tous  mes  vœux  se  bornent  à  vos  suc- 
cès. Je  n'imagine  pas  comment  quelques  personnes  ont  pu  soup- 
çonner que  mon  cœur  avait  la  faiblesse  de  pencberun  peu  pour 
qui  vous  savez  \  pour  mon  ancien  ingrat.  On  ne  laisse  pas  d'avoir 
de  la  politesse,  mais  on  a  de  la  mémoire,  et  on  est  attaché  aussi 
vivement  qu'inutilement  à  la  bonne  cause,  qu'il  n'appartient 
qu'à  vous  de  défendre.  Je  ne  suis  pas,  en  vérité,  comme  les  trois 
quarts  des  Allemands.  J'ai  vu  partout  des  éventails  où  l'on  a 
peint  l'aigle  de  Prusse  mangeant  une  fleur  de  lis  ;  le  cheval 
d'Hanovre  donnant  un  coup  de  pied  au  cul  à  M.  de  Richelieu  ; 
un  courrier  portant  une  bouteille  d'eau  de  la  reine  d'Hongrie, 
de  la  part  de  l'impératrice,  à  M-"''  de  Pompadour.  Mes  nièces 
n'auront  pas  assurément  de  tels  éventails  à  mes  petites  Délices, 
où  je  retourne.  On  est  Prussien  à  Genève  comme  ailleurs,  et 
plus  qu'ailleurs;  mais,  quand  vous  aurez  gagné  quelque  bonne 
bataille,  ou  l'équivalent,  tout  le  monde  sera  Français  ou  Fran- 
çois. 

Je  ne  sais  pas  si  je  me  trompe,  mais  je  suis  convaincu  qu'à  la 
longue  votre  ministère  sera  heureux  et  grand,  car  vous  avez  deux 
choses  qui  avaient  auparavant  passé  de  mode,  génie  et  constance. 
Pardonnez  au  vieux  Suisse  ses  bavarderies.  Que  Votre  Éminence 
lui  conserve  les  bontés  dont  la  belle  Babet  l'honorait.  3Iisce  con- 
siliis  jocos\  Agréez  le  profond  et  tendre  respect  d'un  Suisse  qui 
aime  la  France,  et  qui  attend  la  gloire  de  la  France  de  vous. 

36i3.   —   A   M.    PIERRE    ROUSSEAU, 

A    LIEGE. 

A  Lausanne,  24  août. 

En  revenant  de  Schwetzingen,  château  de  monsieur  l'électeur 
palatin,  j'ai  reçu  à  mon  passage  les  deux  lettres  que  vous  avez 
bien  voulu  m'écrire.  Il  est  vrai  que  les  choses  écrites  à  M.  Darget 
avec  la  liberté  de  l'amitié  ne  devaient  pas  être  publiques,  et  que 
ma  lettre  ^  n'a  pas  été  imprimée  bien  fidèlement  ;  mais  c'est  là 

1.  Le  roi  de  Prusse. 
.  2.  Horace,  livre  IV,  ode  xii,  vers  27,  a  dit  : 

Misce  stultitiam  eonsiliis  brevem. 

3.  C'est  le  n»  3514. 

39.  —  Correspondance.  VII.  31 


482  CORRESPONDANCE. 

un  des  plus  légers  chagrins  qu'on  puisse  avoir  dans  ce  monde. 
Ces  bagatelles  sont  conlondues  dans  la  l'oule  des  malheurs 
publics. 

Je  désire  fort  ([ue  la  nécessité  où  l'on  est  de  chercher  des  di- 
versions à  tant  de  désastres  ramène  un  peu  les  hommes  aux 
belles-lettres,  qui  sont  toujours  consolantes.  Votre  Journal,  mon- 
sieur, sera  continuellement  une  des  plus  agréables  lectures  qui 
puissent  amuser  les  gens  de  goût.  Je  n'aurais  guère  que  des 
fleurs  très-fanées  à  vous  ofl"rir  pour  votre  parterre';  et  d'ailleurs 
on  dit  qu'il  y  a  des  épines  qui  blesseraient  certains  lecteurs  dé- 
licats. Si  jamais  je  fais  des  psaumes,  je  vous  prierai  d'en  inonder 
votre  livre  ;  mais  je  le  ferais  tomber.  En  attendant,  je  le  lis  avec 
un  très-grand  plaisir, 

364i.  —  A  M.    Li:    MARQUIS    D'ADHÉMAR  ". 

(Août  1758.) 

Monsir,  j'ai  bien  reçu  la  gracieuse  lettre  qu'avez  écrite  à  moi 
Suisse,  concernant  la  paix  générale  ou  faite  ou  prête  à  faire  sous 
la  médiation  de  Son  Excellence  de  Spada.  Être  une  grande  tête 
«  monsir  Spada  ».  J'ai  vu  d'une  satisfaction  grande  que  l'on  com- 
mencerait par  pendre  plusieurs  ministres  ;  mais  je  voudrais  un 
peu  plus  de  particularités,  par  exemple  savoir  si  on  les  pendra 
quatre  à  quatre,  ou  six  à  six.  Je  suis  grandement  ébahi,  monsir, 
de  sti  roi  qui  court  la  prétantaine,  et  qui  rosse  trois  grandes 
nations  l'une  après  l'autre.  J'ai  écrit  à  un  savant  bénédictin,  mon 
cousin  issu  de  germain,  pour  qu'il  lui  plaise  chercher  dans  tous 
ses  livres  s'il  y  a  mention  par  hasard  d'un  pareil  homme  que  sti 
roi,  et  j'attends  sa  réponse.  Je  croyais  avoir  approché  (sont  à  pré- 
sent cinq  ans  passés)  de  sti  grand  homme,  mais  ce  n'était  pas 
celui-là,  car  vous  saurez  que  celui  que  j'ai  vu  avait  un  visage 
doux  et  des  grands  yeux  bleus,  et  qu'il  avait  un  esprit  fort 
agréable,  mon  bon  monsir,  et  qu'il  disait  des  bons  mots,  et  qu'il 
faisait  les  i)lus  joulies  choses  du  monde  tant  en  prose  qu'en  vers, 
tout  en  se  jouant,  et  qu'il  était  bien  philosophe.  Oh!  c'est  celui-là 
que  je  regretterai  toujours,  car  je  suis  philosophe  aussi,  moi, 
mais  par  intervalles,  et  j'aime  beaucoup  un  grand  roi  qui  est  tout 
comme  un  homme. 

Je  crois.  Dieu  me  pardonne,  mon  bon  monsir,  que  j'irai  le 
Voir  quand  il  sera  de  loisir,  car  je  suis  curieux  des  grandes 

i.  Revue  française,  mars  1806;  tome  XIII,  page  870. 


ANNÉE    17o8.  433 

raretés.  Mais  je  suis  si  vieux,  si  vieux,  mon  bon  monsir,  et  lui  si 
grandement  grand,  que  je  n'aurai  jamais  la  force  d'aller  là.  Nous 
faisons  tous  les  jours  des  prières  pour  sa  sainte  conservation, 
dans  nos  saintes  églises.  Tous  nos  frères  vous  donnent  le  haiser 
de  paix. 

3645.  —  A  MADAME  LA  COMTESSE  DE  LUTZELBOURG. 

Une  lettre  de  vous,  madame,  que  j'ouvre  en  arrivant  à  ma 
cabane  des  Délices,  me  rend  mou  séjour  plus  agréable  ;  mais 
aussi  elle  me  fait  regretter  l'île  Jard.  Puissiez-vous,  madame, 
n'être  pas  noyée  une  seconde  fois  dans  votre  île  !  Puissiez-vous 
n'y  recevoir  que  d'agréables  nouvelles  de  l'armée  où  est  monsieur 
votre  fils! 

Je  plains  fort  ceux  qui  ont  des  maisons  de  campagne  à  Louis- 
bourgi.  Ils  s'en  sont  défaits,  comme  vous  savez,  en  faveur  des 
Anglais,  qui  sont  maîtres  de  l'île,  de  la  ville,  de  la  garnison,  de 
nos  vaisseaux,  etc.  Il  ne  nous  restera  bientôt  plus  rien  dans 
l'Amérique  septentrionale.  Mais  afin  de  ne  point  faire  de  jaloux, 
ils  vont  caresser  toutes  nos  côtes  de  France  les  unes  après  les 
autres.  Vous  savez  que  la  désolation  de  Paris  est  grande,  non 
parce  que  Louisbourg  est  pris,  non  parce  que  nous  sommes 
battus  partout,  et  que  nous  allons  l'être  encore,  mais  parce 
qu'on  manque  d'argent,  et  qu'on  craint  de  nouveaux  impôts.  On 
a  du  moins  le  plaisir  de  se  plaindre  et  de  crier  contre  tous  ceux 
qui  conduisent  notre  mauvaise  barque. 

Je  ne  dois  plus  penser  à  Cliampignelle^,  madame,  j'apprends 
que  la  terre  est  substituée.  La  maison  du  prince  Esterliazy  ou 
comte  Esterbazy  est,  je  pense,  une  maison  de  fille,  un  petit 
pavillon  pour  souper  et  pour  ne  point  dormir.  Ce  n'est  pas  là 
mon  fait;  il  me  faut  une  belle  et  bonne  terre,  bien  vivante.  Mais 
on  passe  sa  vie  en  projets,  et  on  meurt  au  milieu  de  ses  rêves. 
Je  vous  remercie  bien  vivement,  madame,  de  la  bonté  que 
vous  avez  eue  de  faire  mention  de  moi  dans  votre  lettre  à  votre 
amie  de  Versailles^;  j'en  suis  d'autant  plus  aise  que  je  ne  lui 
demande  rien,  et  je  me  bornais  à  soubaiter  qu'elle  sût  que  je 
conserverai  toute  ma  vie  de  la  reconnaissance  pour  elle.  Un  tel 
sentiment  est  toujours  assez  bien  reçu  ;  mais  il  doit  l'être  encore 

1.  Pris  par  les  Anglais  le  27  juillet  1758. 

2.  Ou  ChampigneuUe.  Il  y  a  une  commune  de  ce  nom  aux  environs  do  Nancy. 

3.  Sans  doute  la  Pompadour. 


484  CORRESPONDANCE. 

mieux  quand  il  passe  par  vos  mains  :  il  en  a  l'air  plus  vrai.  C"est 
un  véritable  service  que  vous  m'avez  rendu,  et  auquel  je  suis  très- 
sensible. 

J'ai  envoyé  au  margrave  de  I]ade-Dourlacli  la  note  des 
tableaux  de  Van  der  Meulen  et  du  beau  Van  Dycki.  L'immen- 
sité de  ces  tableaux  ne  leur  permet  de  place  que  dans  une 
galerie  de  prince.  Les  galeries  genevoises  ne  sont  pas  faites  pour 
eux. 

Adieu,  madame;  je  serai  toujours  fâché  que  Genève  soit  si 
loin  de  Strasbourg.  M'""  Denis  vous  assure  de  son  attachement. 
Vous  connaissez  les  sentiments  de  l'oncle,  qui  vous  est  dévoué 
pour  la  vie. 

3GiG.  —  A   M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

Aux  Délices,  28  août. 

Me  voilà  rendu  à  mon  ermitage  des  Déhces,  mon  divin  ange, 
après  un  voyage  h  la  cour  palatine,  aussi  agréable  qu'il  était  né- 
cessaire. Votre  lettre,  qui  m'attendait,  redouble  le  seul  chagrin 
que  je  puisse  avoir,  en  m'ôtant  l'espérance  de  vous  embrasser. 
Los  tantes*  et  les  débarbouillées  sont  donc  d'étranges  personnes! 
11  ne  faut  pas  songer  à  réformer  des  têtes  aussi  mal  faites.  D'ail- 
leurs, mes  établissements  et  les  dépenses  considérables  que  j'y 
ai  faites  ne  me  permettent  pas  de  me  transplanter.  J'avais  voulu 
acheter  une  terre,  uniquement  dans  la  vue  d'avoir  un  bien  solide 
que  je  pusse  laisser  à  mes  héritiers,  comptant  fort  peu  sur  la 
nature  des  autres  biens  qui  peuvent  périr  en  un  jour;  mais  cela 
est  encore  aussi  difficile  que  de  faire  entendre  raison  à  des 
dévotes. 

Je  me  flatte  que  votre  ami^  a  parlé  de  lui-même  :  je  serais 
fâché  qu'on  crût  que  je  l'ai  prié  de  faire  cette  démarche  ;  mais  je 
n'en  aurais  pas  moins  d'obligation  à  vos  bontés  et  aux  siennes. 
Vous  avez  donc  aussi  des  coliques,  mon  respectable  ami!  Ce 
serait  bien  le  cas  de  venir  consulter  Tronchin,  en  dépit  destantes; 
mais  ces  mêmes  coliques  vous  empêchent  de  venir  dans  lo  temple 
d'Épidaure,  et  c'est  ce  qui  me  désespère.  Je  vous  conjure  de  me 
mander  des  nouvelles  de  votre  santé;  ne  me  laissez  pas  sans 
consolation. 

1.  Il  est  question  plus  h.iut  de  ces  tableaux,  dans  la  lettre  3G39. 

2.  Allusion  à  M""'  de  Grolco. 

3.  Le  chevalier  de  Chau\elin,    qui   portait   le    titre   de  marquis  depuis  son 
mariage. 


ANNÉE    17  08.  48;; 

M""'  du  Boccagevousa  donc  montré  notre  Femme  qui  a  raison. 
Elle  nous  a  amusés  en  Savoie  ;  mais  il  se  pourrait,  à  toute  force, 
que  le  goût  des  Parisiens  fût  un  peu  différent  de  celui  des  Sa- 
voyards. M'""  Denis  ne  m'a  point  encore  fait  voir  vos  commen- 
taires critiques.  Je  ne  crois  pas,  en  général,  que  Fanime  et 
M"""  Diiru^  soient  des  personnes  bien  merveilleuses:  elles  peuvent 
avoir  quelque  succès  par  le  mérite  des  actrices  ;  mais  entre  le 
succès  et  la  gloire  la  différence  est  grande.  Je  connais  des  armées 
et  des  généraux  qui  n'ont  eu  ni  l'un  ni  l'autre.  Toutes  les  pièces 
des  Français  sont  aujourd'hui  sifflées  de  l'Europe.  On  dit  que 
nous  n'avons  ni  auteurs,  ni  acteurs,  ni  argent  pour  payer  les 
places.  Nous  voilà  in  fece  Romidi.  Où  est  le  temps  où  l'on  donnait 
Ipltigènie  au  retour  de  la  campagne  de  1672? 

Il  ne  faut  songer  qu'à  vivre  dans  la  retraite  ;  et,  si  les  choses 
continuent  à  aller  du  même  train,  on  n'aura  plus  même  de 
quoi  y  vivre.  Comment  se  porte  M™"  d'Argental?  Mille  tendres 
respects  à  tous  les  anges.  M""'  Denis  et  M'"'  de  Fontaine  vous  font 
mille  compliments;  et  moi,  je  suis  pénétré  de  reconnaissance. 

3647.   —  A  M.   DE   CIDEVILLE. 

Aux  Délices,  1'=''  septembre. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  je  reviens  dans  mes  chères  DéHces, 
après  un  assez  long  voyage  à  la  cour  palatine.  Je  trouve,  en  arri- 
vant, vos  jolis  vers,  dans  lesquels  vous  ne  paraissez  pas  trop 
content  de  Paris  ;  et  je  crois  fermement  que  vous  avez  raison. 
Mais  avez-vous,  dans  votre  Launai,  un  peu  de  société?  Il  me 
semble  que  la  retraite  n'est  bonne  qu'avec  bonne  compagnie. 

Vous  savez,  mon  cher  Cideville, 
Que  ce  fantôme  ailé  qu'on  nomme  le  bonheur 
jN'habite  ni  les  champs,  ni  la  cour,  ni  la  ville. 
Il  faudrait,  nous  dit-on,  le  trouver  dans  son  cœur; 
C'est  un  fort  beau  secret  qu'on  chercha  d'âge  en  âge. 
Le  sage  fuit  des  grands  le  dangereux  appui, 
Il  court  à  la  campagne,  il  y  sèche  d'ennui  ; 

J'en  suis  bien  fâché  pour  le  sage. 

Ce  n'est  pas  des  sages  comme  vous  et  moi  que  je  parle;  je 
suis  bien  sûr  que  l'ennui  n'approche  pas  plus  de  votre  Launai 
que  de  mes  Délices.  Je  prends  acte  surtout  que  je  n'ai  pas  quitté 

1.  Personnage  de  la  Femme  qui  a  )-aison  ;  voyez  tome  IV. 


486  CORRESPONDANCE. 

mes  pénates  champêtres  par  inquiétude,  pour  aller  chez  1  élec- 
teur palatin  par  vanité.  Je  vous  avouerai  que  j'ai  mis  dans  cette 
cour,  et  entre  les  mains  de  Télecteiu',  une  partie  de  mon  bien, 
qu'on  pille  presque  partout  ailleurs.  Il  a  bien  voulu  avoir  la  bonté 
de  faire  avec  moi  un  petit  traité  qui  me  met  en  sûreté,  moi  et 
les  miens,  pour  le  reste  de  ma  vie. 
Le  bon  Horace  dit  : 

Det  vitam,  det  opes;  aequum  mi  animum  ipse  parabo. 

(Lib.  I,  ep.  XVIII,  112.) 

Il  aurait  dû  ajouter  det  amicos;  mais  vous  me  direz  que  c'est 
notre  afifaire,  et  non  celle  du  ciel.  C'est  l'amitié  de  mes  nièces  qui 
fait  de  près  le  bonheur  de  ma  vie  ;  c'est  la  vôtre  qui  le  fait  de 
loin  : 

Exceplo  quod  non  simul  cs&Qin,  caetera  laetus. 

(HoR.,  lib.  I,  ép.  X,  50.) 

Je  vous  ai  bien  souvent  regretté,  et  votre  souvenir  m'a  consolé. 
Vous  n'êtes  pas  homme  à  franchir  les  Alpes,  et  à  me  venir  voir 
sur  les  bords  de  mon  lac,  comme  .M""'  du  Boccage;  vous  vous 
contentez  de  cueillir  les  fleurs  d'Anacréon  dans  vos  jardins; 
vous  n'allez  pas  chercher  comme  elle  la  couronne  du  Tasse  au 
Capitole, 

Satis  beatus  unicis  Sabinis. 

(HoR.,  lib.  Il,  od.  XVIII,  14.) 

Adieu,  mon  cher  et  ancien  ami  ;  mes  deux  nièces,  toute  ma 
famille,  vous  font  les  plus  tendres  compliments.  V. 

Eh  bien,  les  Anglais  ont  donc  quitte  vos  côtes  normandes, 
nonobstant  clameur  de  haro!  Est-il  vrai  qu'ils  ont  pris  beaucoup 
de  canons,  de  vaches,  de  filles,  et  d'argent?  Le  Canada  va  donc 
être  entièrement  perdu,  le  commerce  ruiné,  la  marine  anéantie, 
tout  notre  argent  enterré  en  Allemagne?  Je  vous  trouve  très- 
heureux,  mon  cher  Cideville,  de  posséder  la  terre  de  Launai.  Je 
n'ai  aux  Délices  que  l'agréable,  et  vous  possédez  l'agréable  et 
l'utile. 

Beatus  illc  qui,  procul  ridiculis, 
Fœcunda  rura  bobus  exercel  suis  ! 

(HoR.,  Épo(i.,  II,  I.) 


ANNÉE    17o8.  487 

36i8.  —  A   M.  TRONCHIN,  DE  LYON<. 

Au\  Délices,  2  septembre. 

J'ai  été  sur  le  point  craclieter  auprès  de  Nancy  une  très-jolie 
terre  :  ce  qui  aurait  assuré  à  mes  héritiers  un  fonds  plus  solide 
que  des  papiers  sur  le  roi  et  sur  la  compagnie  des  Indes.  Le 
marché  était  très-avantageux,  et  c'est  pour  cela  qu'il  a  manqué. 
Quant  aux  bonnes  nouvelles  de  nos  armées,  je  ne  les  crois  pas. 
Une  planche,  vite  une  planche  dans  le  naufrage!  Vendons  nos 
effets  royaux,  dès  que  nous  le  pourrons  honnêtement. 

3649.  —  A  31.    LE    COMTE  ALGAROTTI. 

Aux  Délices,  2  septembre. 

Ritorno  dalle  sponde  del  Reno  aile  mie  Delizie;  qui  vedo  la 
signora-  errante  ed  amabile;  qui  leggo,  mio  caro  cigno  di  Pa- 
dova,  la  vostra  vezzoza  lettera.  Siete  dunque  adesso  a  Rologna^a 
grassa,  ed  avete  lasciato  Venezia  la  ricca.  E,  per  tutti  i  santi, 
perche  non  venire  al  nostro  paese  libero,  voi  che  vi  dilettate 
ne  viaggiare,  voi  che  godete  d'  amici,  d'  applausi,  di  novi 
amori,  dovunque  andate?  Vi  è  più  facile  di  venire  tra  i  Pappa- 
fighi  che  non  è  a  me  di  andare  fra  i  Papimani.  Ov'  è  la  raccolta 
délie  vostre  leggiadre  opère?  dove  la  potrô  io  trovare?  dove  l' 
avete  mandata?  per  quai  via?  non  lo  so.  Aspetto  li  fîgliuoli 
per  consolarmi  dell'  assenza  del  padre.  Voi  passate  i  vostri 
begli  anni  tra  1'  amore  e  la  virtù.  Orazio  vi  direbbe  : 

Oiium  tu,  inter  scabiem  taiitani,  et  contagialucri, 
Nil  parvum  sapias,  et  adhuc  sublimia  cures. 

(Lib.  I,  épist.  xii,  14.) 

Ed  il  Petrarca  soggiugnerebbe  : 

Non  lasciar  la  magnanima  tua  impresa. 

La  signora  di  Rentinck  è,  corne  il  re  di  Prussia,  condannata 
dal  Consiglio  aulico,  e  questa  povera  Marfisa  non  èseguita  da  un 
esercito  per  difendersi  ^. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  La  comtesse  de  Bentinck;  vo\ez  ci-après,  la  lettre  3687. 

3.  Traduction  :  Je  suis  de  retour  des  bords  du  Rhin  à  mes  Délices;  là,  je  vois 
la  dame  errante  et  aimable;  là  je  lis,  mon  cher  cygne  de  Padoue,  votre  char- 
mante lettre.  Vous  êtes  donc  maintenant  à  Bologne  la  grasse,  et  vous  avez  quitté 


488  COlUlESPONDANCt:. 

Cette  pauvre  milady  Blakakcr,  ou  comtesse  de  Pimbesche, 
va  encore  plaider  à  Vienne.  C'est  bien  dommage  qu'une  femme 
si  aimable  soit  si  mallicurcuse  ;  mais  je  ne  vois  partout  que  des 
gens  à  plaindre,  à  commencer  parle  roi  de  France,  limpératrice, 
le  roi  de  Prusse,  ceux  qui  meurent  à  leur  service,  ceux  qui  s'y 
ruinent,  cl  à  finir  par  d'Argens. 

Félix  qui  poluil  reium  cognoscerc  causas! 
Forlunalus  cl  ille  deos  qui  novit  agrestes  ! 

Le  premier  vers  est  pour  vous,  le  second  pour  moi.  Pour 
milady  Montagne  ^  je  doute  que  son  ûme  soit  à  son  aise.  Si  vous 
la  voyez,  je  vous  supplie  de  lui  présenter  mes  respects. 

Farewell,  jlos  Ilaliœ,  farcwell,  wise  man 
Whose  ^agacity  lias  found  tlie  secret 
To  part  from  Argaleon  -  witliout  being 
Molested  by  him. 

Si  jamais  vous  repassez  les  Alpes,  souvenez-vous  de  votre  an- 
cien ami,  de  votre  ancien  partisan 

le  Suisse  Voltaire. 


3650.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

Aux  Délices,  2  septembre. 

Vous  vouliez,  mon  cher  philosophe,  aller  voir  le  saint-père, 
et  vous  restez  à  Paris.  Je  ne  voulais  point  aller  en  Allemagne,  et 
j'en  reviens.  Je  trouve,  en  arrivant,  votre  Dynamique.  Je  lis  le 
Discours  préliminaire;  je  vous  admire  toujours,  et  je  vous  re- 
mercie de  tout  mon  cœur. 

Comment  va  V Encyclopédie'^  Est-il  vrai  que  Jean-Jacques  écrit 

Venise  la  riche.  Et,  par  tous  les  saints,  pourquoi  ne  pas  venir  dans  notre  pays 
libre,  vous  qui  aimez  à  voyager,  vous  qui  trouvez  des  amis,  des  applaudissements, 
de  nouvelles  amours,  partout  où  vous  allez?  Il  vous  est  plus  facile  de  venir  parmi 
les  Papcfiprues  qu'à  moi  de  me  rendre  chez  les  Papimanes.  Où  en  est  le  recueil  de 
vos  agréables  ouvrages?  Où  pourrai-je  le  trouver?  Où  l'avez-vous  expédié?  par 
quelle  voie?  je  ne  le  sais.  J'attends  les  enfants  pour  me  consoler  de  l'absence  du 
père.  Vous  passez  vos  belles  années  entre  l'amour  et  la  vertu.  Horace  vous  dirait... 
et  Pétrarque  ajouterait:  N'abandoimez  pas  votre  magnanime  entreprise.  La  com- 
tesse de  Bcntinck  est  comme  le  roi  de  Prusse,  condamnée  par  le  Conseil  aulique, 
et  cette  pauvre  Marphise  n'est  pas  suivie  d'une  armée  pour  la  défendre. 

1.  Cette  dame  était  alors  à  Venise  ou  dans  les  environs. 

2.  Allusion  à  Frédéric  II,  qu'Algarotti  avait  quitté  sans  se  brouiller  avec  lui. 


ANNÉE    1758.  489 

contre  vous,  et  qu'il  renouvelle  la  querelle  de  l'article  de  Genève  ^  ? 
On  dit  bien  plus,  on  dit  qu'il  pousse  le  sacrilège  jusqu'à  s'élever 
contre  la  comédie,  qui  devient  le  troisième  sacrement  de  Genève. 
On  est  fou  du  spectacle  dans  le  pays  de  Calvin. 

Nos  mœurs  changent,  Bi'utus  ;  il  faut  changer  nos  lois. 

{La  Mort  de  César,  acte  III,  scène  iv.) 

On  a  donné  trois  pièces  nouvelles  faites  à  Genève  même,  en  trois 
mois  de  temps,  et  de  ces  pièces  je  n'en  ai  fait  qu'une. 

Voilà  l'autel  du  dieu  inconnu  à  qui  cette  nouvelle  Athènes 
sacrifie.  Rousseau  en  est  le  Diogène,  et,  du  fond  de  son  tonneau, 
il  s'avise  d'aboyer  contre  nous.  Il  y  a  en  lui  double  ingratitude. 

Il  attaque  un  art  qu'il  a  exercé  lui-même,  et  il  écrit  contre 
vous,  qui  l'avez  accablé  d'éloges.  En  vérité,  magis  magnos  clericos 
non  sunt  magis  magnos  sopientes'-^. 

N'êtes-vous  pas  à  Paris  dans  la  consternation  ?  Le  roi  de 
Prusse  est  dans  l'embarras,  Marie-Thérèse  est  aux  expédients, 
tout  le  monde  est  ruiné.  Rousseau  n'est  pas  le  plus  grave  fou  de 
ce  monde.  Ah  !  quel  siècle  !  quel  pauvre  siècle  !  Répondez  à  mes 
questions,  et  aimez  un  solitaire  qui  regrette  peu  d'hommes  et 
peu  de  choses,  mais  qui  vous  regrettera  toujours,  qui  vous  admire 
et  qui  vous  aime. 

36ol.    —   A   M.    C0LINI3. 

Aux  Délices,  2  septembre. 

Mon  cher  Colini,  je  n'ai  que  le  temps  de  vous  dire,  en  partant 
pour  Lausanne,  que  ma  lettre  à  Pierron  ''  a  été  lue  par  l'électeur; 
que  la  première  place  qui  vaquera  sera  pour  vous  ;  mais  vous 
savez  qu'on  attend  quelquefois  longtemps.  Je  vous  assure  que  je 
ne  négligerai  aucune  occasion  de  vous  trouver  quelque  place 
qui  vous  convienne.  Je  vous  prie  de  faire  pour  moi  les  plus 
tendres  remerciements  à  M.  Vammeister  Langhans,  dont  je  n'ou- 
blierai jamais  les  procédés  charmants.  Souvenez-vous  de  moi 
auprès  de  M.  Schœpflin  et  de  M.  de  Gervasi. 


1.  J.-J.  Rousseau,  citoyen  de  Genève,  à  M.  d'Aîembert,  sur  son  article  Genève, 
dans  le  septième  volume  de  ^Encyclopédie,  et  particulièrement  sur  le  projet  d'éta- 
blir un  théâtre  de  comédie  en  cette  ville;  1758,  in-8"'. 

2.  Vojez  les  lettres  du  25  février  1758  et  du  1  i  juillet  1773. 

3.  Colini  était  encore  à  Strasbourg,  et  il  ne  quitta  cette  ville  que  vers  la  fia 
de  1759,  pour  aller  à  Manheim. 

4.  Homme  de  confiance  de  Charles-Théodore. 


490  COUUESPONDANGE. 

Si  Marie-Thérèse  et  mes  Russes  ont  quelques  succès,  ne  me 
les  laissez  pas  ignorer  :  il  faut  avoir  de  quoi  se  consoler  de  tout 
le  mal  qui  nous  arrive. 

Quel  est  donc  raiiriahlc  Italien  qui  m'envoie  des  choses  si 
agréables  ?  Quel  qu'il  soit,  je  le  remercie  de  tout  mon  cœur,  et  je 
lui  dois  autant  d'ostimc  que  de  reconnaissance. 

3652.   —  A  MADAME   DU   15  OC  CAGE. 

Aux  Délices,  3  septembre. 

En  revoyant,  madame,  mon  petit  ermitage,  mon  premier 
devoir  est  de  vous  remercier,  vous  et  M.  du  Boccage,  de  l'hon- 
neur que  vous  avez  bien  voulu  faire  aux  ermites.  Je  pourrais  en 
concevoir  bien  de  la  vanité,  je  pourrais  vous  redire  ici  tout  ce 
que  vous  avez  entendu  de  Paris  jusqu'à  Rome  ;  mais  vous  devez 
être  lasse  de  compliments.  Permettez-moi  seulement  de  vous 
dire  que,  malgré  tous  vos  talents  et  tout  votre  mérite,  je  vous  ai 
trouvée  la  femme  du  monde  la  plus  simple,  la  plus  aisée  à  vivre, 
la  plus  digne  d'avoir  des  amis,  quoique  vous  soyez  très-faite  pour 
avoir  mieux.  Si  l'intérêt  que  j'ai  toujours  pris,  madame,  à  vos 
succès  et  à  votre  gloire,  pouvait  me  donner  quelques  droits  à 
votre  amitié,  j'oserais  vous  la  demander  instamment.  Il  y  a 
grande  apparence  que  je  finirai  dans  la  retraite  une  vieillesse 
infirme  ;  mais  ce  sera  pour  moi  une  grande  consolation  de  pou- 
voir compter  sur  la  bienveillance  d'une  personne  qui  fait  tant 
d'honneur  à  son  siècle  et  k  son  sexe.  Quel  triste  siècle,  madame  ! 
et  que  la  disette  des  talents  en  tous  genres  est  effrayante  !  Je  ne 
vois  que  des  livres  sur  la  guerre,  et  nous  sommes  battus  partout  ; 
que  des  brochures  sur  la  marine  et  sur  le  commerce,  et  notre 
commerce  et  notre  marine  s'anéantissent;  que  de  fades  raison- 
neurs qui  ont  un  peu  d'esprit,  et  il  n'y  a  pas  un  homme  de  génie. 
Notre  siècle  vit  sur  le  crédit  du  siècle  de  Louis  XIV.  On  parle,  il 
est  vrai,  dans  les  pays  étrangers,  la  langue  que  les  Pascal,  les 
Despréaux,  les  Rossuet,  les  Racine,  les  Molière,  ont  rendue  uni- 
verselle ;  et  c'est  dans  notre  propre  langue  qu'on  dit  aujourd'hui 
dans  l'Europe  que  les  Français  dégénèrent.  S'il  y  a  quelque 
homme  de  mérite  en  France ,  il  est  persécuté  ;  Diderot,  d'A- 
lembert,  n'y  trouvent  que  des  ennemis.  Ilclvétius  a  fait,  dit-on, 
un  excellent  ouvrage  S  et  on  s'efforce  de  le  rendre  criminel.  Il 

1.  De  l'Esprit,  17.")8,  in-l".  Lo  pi-ivilccrc  accordé  le  12  mai  pour  Timprcssion  de 
ce  livre  avait  été  révoqué  lo   10  août.   Jean-Pierre  Tcrcier  (né  en    1704,  mort  en 


ANNÉE    1758.  491 

faut,  madame,  que  le  petit  nombre  dos  sages  ne  s'expose  pas  à  la 
méchanceté  des  fous  ;  il  faut  qu'ils  vivent  ensemble,  et  qu'ils 
fuient  le  public. 

J'ai  eu  la  faiblesse,  madame,  de  laisser  sortir  de  notre  petit 
coin  des  Alpes  cette  Femme  qui  a  raison.  Si  elle  avait  raison,  elle 
n'aurait  pas  fait  le  voyage  de  Paris  ;  c'est  un  amusement  de  so- 
ciété ;  mais  vous  avez  voulu  la  porter  à  M.  d'Argental,  J'ai  été 
trop  flatté  de  vos  bontés  pour  résister  à  vos  ordres  ;  mais  il 
faudra  ([ue  cette  bagatelle,  qui  a  servi  à  nous  amuser,  reste  dans 
les  mains  de  nos  amis.  Je  suis  las  du  triste  métier  de  paraître  en 
public  ;  cela  est  pardonnable  dans  le  temps  des  illusions,  et  ce 
temps  est  passé  pour  moi.  J'aime  les  Muses  pour  elles-mêmes, 
comme  Fénelon  voulait  qu'on  aimât  Dieu  ;  mais  je  redoute  le 
public.  Que  revient-il  de  se  commettre  avec  lui  ?  de  l'embarras, 
des  tracasseries  de  comédiens,  des  jalousies  d'auteurs,  des  cri- 
tiques, des  calomnies.  On  n'entend  point,  à  cent  lieues,  le  petit 
bruit  des  louanges  ;  celui  des  sifflets  est  perçant,  et  porte  au  bout 
du  monde.  Pourquoi  troubler  mon  repos,  que  j'ai  cherché,  et 
que  j'ai  trouvé  après  tant  d'orages  ? 

Vos  bontés  pour  moi  sont  plus  précieuses  sans  doute  que  toute 
la  petite  fumée  de  la  vaine  gloire  dont  il  n'arrive  pas  un  atome 
dans  mon  ermitage  ;  j'y  ai  vu  la  vraie  gloire,  quand  je  vous  y  ai 
possédée  ;  je  n'en  veux  pas  d'autre. 

Tous  les  habitants  de  notre  retraite  se  joignent  à  moi,  ma- 
dame, pour  vous  dire  combien  vous  êtes  aimable.  Conservez 
quelque  bonté,  je  vous  en  conjure,  pour  le  vieux  Suisse  Vol- 
taire, à  qui  vous  faites  encore  aimer  la  France,  et  qui  est  plein 
pour  vous  de  respect,  d'estime,  et  de  tous  les  sentiments  que 
vous  méritez. 

3653.—  A  MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA  i. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  0  septembre. 

Madame,  revenu  dans  mon  ermitage  suisse  le  cœur  pénétré 
de  douleur  de  n'avoir  pu  faire  ma  cour  à  Votre  Altesse  sérénis- 
sime,  je  n'ai  point  retrouvé  le  baron  genevois  2,  qui  est  actuelle- 
ment dans  sa  magnifique  baronnie.  Je  suppose,  madame,  qu'il 

1767),  qui  avait  donné  son  approbation  comme  censeur,  non-seulement  fut  obligé 
de  donner  sa  démission,  mais  il  fut  privé  de  sa  place  de  premier  commis  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères.  (B.) 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  La  Bat,  baron  de  Grandcourt. 


492  CORRESPONDANCE. 

a  consommé  entièrement  l'affaire  en  question.  S'il  y  avait  quel- 
que difficulté  (ce  que  je  ne  crois  pas),  j'irais  le  trouver  dans  son 
beau  château,  au  i)remier  ordre  de  Votre  Altesse  sérénissime,  et 
je  lui  laverais  la  tête  d'importance.  Si  je  m'étais  trouvé  en  Hol- 
lande plutôt  qu'en  Suisse,  madame,  j'aurais  pu  donner  plus 
d'étendue  à  mon  zèle  et  vous  procurer  une  somme  plus  forte.  Il 
me  semble  que  le  peu  qu'on  a  trouvé  à  Genève  n'est  guère  digne 
de  vous  être  offert. 

Il  faut  espérer  qu'une  paix,  devenue  nécessaire  à  tout  le 
monde,  fera  cesser  enfin  le  malheur  public,  dont  il  n'y  a  guère 
de  particulier  qui  ne  se  ressente.  Par  quelle  fatalité,  madame, 
faut-il  que  toute  votre  prudence,  toute  la  sagesse  de  votre  admi- 
nistration ait  été  inutile,  et  que,  n'ayant  rien  à  gagner  dans  ces 
secousses  de  l'Europe,  vous  y  ayez  tant  perdu  !  La  dernière  vic- 
toire du  roi  de  Prusse^  sur  les  Russes  nous  apportera-t-elle  une 
paix  tant  désirée?  Sa  gloire  sera-t-elle  inutile  au  genre  humain  ? 

Je  ne  sais  pas  un  mot  des  affaires  dans  ma  solitude.  J'ai  ignoré 
longtemps  que  ce  jeune  prince  que  j'avais  eu  l'honneur  de  voir 
élever  dans  votre  palais,  et  dont  monseigneur  était  le  tuteur, 
s'était  marié,  avait  eu  un  fils,  et  était  mort.  J'igudre  si  la  tutelle 
de  l'enfant  qu'il  a  laissé  appartient  à  votre  branche  ;  tout  ce  que 
je  sais,  c'est  que  personne  au  monde  ne  s'intéresse  plus  que  moi, 
madame,  à  tous  les  avantages  de  Votre  Altesse  sérénissime,  J"ai 
vu  des  princes  charmants  qui  doivent  remplir  toutes  vos  espé- 
rances ;  la  princesse,  votre  fille,  promettait  de  ressembler  en  tout 
à  son  auguste  mère.  Permettez,  madame,  tant  de  curiosité.  Ces 
dignes  objets  de  consolation  sont  présents  sans  cesse  à  mon  sou- 
venir ;  mon  cœur  est  toujours  plein  de  Gotha.  Je  ne  suis  qu'un 
vieux  Suisse  ;  mais  quand  je  serais  un  jeune  Parisien,  je  regret- 
terais votre  cour  et  votre  auguste  famille,  et  la  grande  maîtresse 
des  cœurs.  Agréez,  madame,  mon  profond  respect. 

365i.  —  A  M.  TRONC  H  IN,  DE  LYON  2. 

Délices,  9  septembre. 

Je  doute  fort  que  riiomme  le  plus  adroit  eût  pu  engager 
messieurs  de  Berne  à  vous  prêter  deux  millions.  Ils  donnent  des 
régiments  pour  de  l'argent,  et  n'en  prêtent  point  à  la  France. 
C'est  un  système  ([u'il  serait  difficile  de  changer.  Il  est  certain 

1.  A  Zorndorf,  près  Uc  Custrin,  le  25  août. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    17  58.  493 

qu'ils  viennent  de  donner  au  landgrave  de  Hesse  cent  mille  écus 
qu'ils  lui  avaient  promis.  Le  résident  d'Angleterre  qui  est  à 
Berne  y  a  plus  de  crédit  que  l'ambassadeur. 

Les  nouvelles  d'Allemagne  varient  si  fort,  les  Prussiens  exagè- 
rent tant  et  sont  si  gascons,  les  Paisses  sont  si  menteurs,  Paris  est 
si  peu  instruit,  que  je  ne  crois  rien  et  que  je  ne  vous  mande  rien. 

3655.  —  A    M.    HENNIN  1. 

Septembre. 

Je  supplie  instamment  M.  Hennin  de  vouloir  bien  excuser  un 
malade  s'il  n'a  pas  l'honneur  d'aller  le  voir,  et  je  le  supplie  de 
ne  pas  oublier  l'homme  du  monde  qui  a  été  le  plus  tôt  et  le  plus 
sensible  à  son  mérite.  Je  me  flatte  qu'avant  d'aller  sur  la  tombe 
du  pauvre  Patu  il  n'oubliera  pas  le  squelette  des  Délices.  V. 

3650.  —  A  M.    LE    PRÉSIDENT    DE    BROSSES  2. 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  9  septembre  1758. 

J'ai  lu  avec  un  extrême  plaisir  ce  que  vous  avez  écrit  sur  les 
Terres  australes  ;  mais  serait-il  permis  de  vous  faire  une  proposi- 
tion qui  concerne  le  continent?  Vous  n'êtes  pas  homme  à  faire 
valoir  votre  terre  de  Tournay.  Votre  fermier  Chouet  en  est  dé- 
goûté, et  demande  à  résilier  son  bail.  Voulez-vous  me  vendre 
votre  terre  à  vie  ?  Je  suis  vieux  et  malade.  Je  sais  bien  que  je  fais 
un  mauvais  marché  ;  mais  ce  marché  vous  sera  utile  et  me  sera 
agréable.  Voici  quelles  seraient  les  conditions  que  ma  fantaisie, 
qui  m'a  toujours  conduit,  soumet  à  votre  prudence. 

Je  m'engage  à  faire  bâtir  un  joli  pavillon  des  matériaux  de 
votre  très-vilain  château,  et  je  compte  y  mettre  vingt-cinq  mille 
livres.  Je  vous  payerai  comptant  vingt-cinq  autres  mille  livres. 

Tous  les  embellissements  que  je  ferai  à  la  terre ,  tous  les 
bestiaux  et  les  instruments  d'agriculture  dont  je  l'aurai  pourvue, 
vous  appartiendront.  Si  je  meurs  avant  d'avoir  achevé  le  bâti- 
ment, vous  aurez  par  devers  vous  mes  vinq-cinq  mille  livres,  et 
vous  achèverez  le  bâtiment  si  vous  voulez.  Mais  je  tâcherai  de  ne 
pas  mourir  de  deux  ans,  et  alors  vous  serez  joliment  logé  sans 
qu'il  vous  en  coûte  rien.  De  plus,  je  m'engage  à  ne  pas  vivre  plus 
de  quatre  ou  cinq  ans. 

1.  Pierre-Michel  Hennin,  né  à  Magny  (Seine-et-Oise)  le  30  août  1728,  mort  à 
Paris  le  5  juillet  1807. 

2.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


494  CORRESPONDANCK. 

Moyennant  cos  oiïros  honnêtes,  je  demande  la  pleine  posses- 
sion de  votre  terre,  de  tous  vos  droits,  meubles,  bois,  bestiaux, 
et  même  du  curé,  et  que  vous  me  garantissiez  tout  jusqu'à  ce  que 
ce  curé  m'enterre.  Si  ce  plaisant  marché  vous  convient,  mon- 
sieur, vous  pouvez,  d'un  mot,  le  rendre  sérieux  :  la  vie  est  bien 
courte  pour  que  les  affaires  soient  longues. 

J'ajoute  encore  un  polit  mot  ;  j'ai  embelli  mon  trou  intitulé 
les  Délices.  J'ai  embelli  une  maison  à  Lausanne.  Ces  deux  effets, 
grâce  à  ma  façon,  valent  actuellement  le  double  de  ce  qu'ils  va- 
laient. Il  en  sera  autant  de  votre  terre.  Voyez  ce  que  vous  en 
pensez.  Vous  ne  vous  en  déferez  jamais  dans  l'état  où  elle  est. 

Quoi  (|iiil  en  soit,  je  vous  demande  le  secret,  et  j'ai  l'honneur 
d'être,  d'ailleurs,  avec  la  plus  respectueuse  estime,  monsieur, 
votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

3057.   —   DI-:    M.    LK   PRÉSIDENT  DE   lîROSSESi. 

A  Dijon,  le  li  septembre  1758. 

Si  j'avais  élé  dans  votre  voisinage,  monsieur,  lorsque  vous  fîtes  une 
acquisition  si  près  de  la  ville,  en  admirant  avec  vous  le  physique  des  bords 
de  notre  lac,  j'aurais  eu  l'honneur  de  vous  dire  à  l'oreille  que  le  moral  du 
caractère  des  habitants  demandait  que  vous  vous  plaçassiez  sur  France, 
par  deux  raisons  capitales  :  l'une,  qu'il  faut  cire  chez  soi;  l'autre,  qu'il  ne 
faut  pas  être  chez  les  autres.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  cette  répu- 
l>li(|uc  me  fait  aimer  les  monarchies  :  j'avais  grand  besoin  d'une  raison 
Iiareille.  Je  vous  aurais  dès  lors  volontiers  ofTcrt  mon  château,  s'il  avait  été 
digne  d'être  la  demeure  ordinaire  d'un  homme  si  célèbre  ;  mais  il  n'a  pas 
môme  l'honneur  d'être  une  antiquité,  ce  n'est  qu'une  vieillerie.  Il  vous 
vient  en  fantaisie  de  le  rajeunir  comme  iMemnon.  J'approuve  fort  ce  projet, 
dont  vous  ne  savez  peut-être  pas  que  M.  d'Argental  avait  eu  ci-devant 
l'idée  pour  votre  établissement.  Entrons  en  matière. 

Je  vous  remettrai,  à  titre  de  propriété  ii  vie,  tout  ce  dont  le  sieur  Chouet 
jouit  à  titre  de  bail;  avec  cette  différence  encore  qu'il  n'a  pas  la  faculté  d'y 
faire  de  bâtiments  neufs,  que  je  vous  accorderai  avec  une  générosité  sans 
bornes,  (luellc  fju'en  puisse  être  la  dépense.  Ce  que  cette  vente  comprend 
est  acluellcmont  afTcM-mé  i)ar  le  bail,  3,000  livres,  et  i)Our  les  années  suivantes 
3,200  ot  3,300  livres.  Car  j'ai  remis  ceci  au  sieur  Chouet  à  prix  très-médiocre 
en  commençant.  Vous  verrez  les  actes.  En  tout  état  de  cause,  je  serai  de 
mon  côté  bien  aise  do  me  défaire  de  cet  homme  de  très-mauvaise  conduite, 
que  je  n'aurais  jamais  placé  là  si  je  n'eusse  ignoré  pour  lors  ses  aventures 
précédentes  :  il  ne  s'y  enrichirait  pas  plus  à  trois  mille  trois  cents  sols  qu'à 

1.  Éditeur,  Th.  Foissct. 


ANNÉE    1758.  49:5 

trois  niiUo  trois  cents  livres.  Lui-mc'me  no  sera  pas  fàclié  de  (juitter,  con- 
naissant sa  totale  incapacité. 

Vous  me  demandez  terre,  seigneurie,  prés,  vignes,  droits,  meubles,  bois, 
bestiaux,  curé,  and  ail.  Reprenons  ceci  article  par  article  avec  un  com- 
mentaire. Je  vais  tâcher  de  le  faire  moins  long  que  celui  que  j'ai  écrit  sur 
Sallusle,  que  je  n'ose  plus  ni  relire,  ni  publier,  de  peur  de  m'enorgueillir  du 
talent  que  j'ai  eu  de  faire  un  gros  in-4"  d'un  très-petit  in-12. 

Terre,  seigneurie,  prés,  vignes,  droits.  —  Convenu. 

Meubles.  —  Convenu.  Mais  je  vous  avertis  qu'il  n'y  en  a  guère. 

Bois.  —  Vous  l'entendez  sans  doute  comme  un  usufruitier  a  les  bois 
d'une  terre  :  car  vous  savez  qu'il  n'a  pas  droit  de  les  couper,  et  qu'ils 
n'entrent  point  dans  les  jouissances  viagères.  Les  bois  ne  sont  pas  dans  le 
bail  du  sieur  Cliouet,  si  ce  n'est  pour  le  pâturage,  le  chauffage,  la  glandée 
(articles  annuels). 

Bestiaux.  —  Sur  les  bestiaux,  il  y  a  une  observation  à  faire  à  l'égard  du 
troupeau  de  vaches.  Il  est  du  bail,  par  conséquent  de  la  vente.  iMais  vous 
savez  que,  dans  ce  pays-là,  c'est  un  fonds  dans  les  terres.  Il  sera  convenu 
qu'après  vous  on  le  rendra  en  même  nombre  et  valeur  qu'il  aura  été  livré. 

Curé.  —  Sous  la  figure  d'un  ours,  ce  curé  est  un  très-bon  homme,  fort 
droit,  chose  rare.  Je  vous  remets  là  un  effet  précieux.  Quoique  harangueur, 
il  parle  mal;  mais  il  pense  bien.  Sérieusement,  si  nous  finissons,  je  vous  le 
recommande. 

Vous  voulez  construire  un  bâtiment  de  vingt-cinq  mille  francs;  je  n'en 
doute  pas,  c'est  votre  intention,  et  je  ne  suis  pas  ici  pour  vous  contrarier. 
Mais  la  volonté  de  l'homme  est  ambulatoire.  Il  faut  prendre  garde  qu'il  n'en 
soit  pas  de  ceci  comme  de  la  dot  calculée  de  Frosine^  Cet  article  n'est 
pas  tant  un  payement  qu'une  proposition  (raisonnable  par  rapport  à  vous)  de 
faire  là  quelque  chose  autant  que  cela  vous  plaira  et  vous  conviendra. 
Lorsque  mon  vieux  vilain  château,  logeable  pour  moi  pendant  quinze  jours 
tous  les  trois  ans,  pour  un  fermier  et  pour  mes  pressoirs  pendant  toute  l'an- 
née, sera  une  fois  détruit,  je  me  trouverais  fort  embarrassé  si,  par  le  hasard 
des  événements,  les  choses  venaient  à  en  rester  là.  Voyez  de  quoi  vous 
voulez  que  nous  convenions  ex  œquo  et  bono,  soit  pour  un  terme  fixé  à  la 
construction,  soit  pour  la  somme  que  vous  y  mettrez. 

Vous  m'offrez  vingt-cinq  mille  livres  comptant.  Mettez  la  main  sur  le  pour- 
point :  ce  n'est  pas  assez.  Il  y  a  3,000,  puis  3,300  livres  de  rente  daHS  le  bail 
actuel.  Cela  vaut  trente  mille  livres.  Je  dirais  bien  trente-trois.  3Iais  je  n'ai 
jamais  qu'un  mot,  et  s'il  m'arrivait  d'en  avoir  plusieurs,  ce  ne  serait  jamais 
avec  vous,  dont  je  fais  un  cas  infini,  et  avec  qui  je  souhaite  extrêmement 
de  former  ici  une  liaison  d'amitié. 

Vous  vous  obligez  à  ne  vivre  que  quatre  ou  cinq  ans;  point  de  cet 
article,  s'il  vous  plaît,  sinon  marché  nul.  J'exige  au  contraire,  après  le  traité 
conclu,  que  vous  viviez  le  reste  du  siècle  pour  continuer  à  l'illustrer  et  à 
l'éclairer.  La  Providence  se  ferait  de  belles  affaires  si   elle  ne  vous  laissait 

1.  Voyez  V Avare,  acte  II,  scùnc  vi. 


496  CORRESPONDAxNCE. 

ici-bas  plus  longtemps  que  Fonlenelle.  Elle  n'est  pas  déjà  si  bien  aujourd'hui 
avec  le  public. 

Je  vous  garderai  le  secret  le  plus  exact,  et  j'ai  l'honneur  de  vous  le  de- 
mander de  môme  à  mon  égard,  surtout  par  une  raison  qui  nous  intéresse 
tous  deux.  J'ai  tiré  jadis  cet  avantage  du  malheur  de  mes  pères,  huguenots 
dès  le  temps  de  Calvin,  que  leur  terre  est  de  l'ancien  dénombrement.  Nous 
n'en  sommes  fâchés  ni  vous  ni  moi,  pour  qui  les  édits  bursaux  n'ont  pas 
des  attraits  vainqueurs.  On  a  bien  voulu  me  continuer  ce  droit  en  dernier 
lieu  dans  le  renouvellement  du  cadastre;  apparemment  (ju'on  ne  m'a  pas 
cru  assez  bon  calliolique  pour  édifier  notre  ami  Helvétius*.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  droit,  selon  la  teneur  du  privilège,  est  pour  ma  famille,  ou  en  cas 
de  vente  à  un  Genevois,  Suisse,  etc.  Autrement,  il  se  perd  et  ne  se  re- 
couvre pas  par  réacliat.  Or  on  pouirait  bien  ne  pas  vous  trouver  assez  bon 
huguenot  pour  être  privilégié.  Au  reste,  il  ne  s'agit  que  de  manier  ceci  un 
peu  délicatement,  ce  qui  ne  sera  point  du  tout  difficile. 

Je  suis  si  fidèle  au  secret  que  je  n'en  ai  sonné  mot  à  M"'^  de  Brosses,  de 
peur  qu'elle  ne  se  mît  de  la  conversation.  Mais,  comme  Dieu  permet  que 
tout  se  découvre,  elle  s'avisera  sans  doute  alors  de  demander  la  chaîne  du 
marché.  Je  ne  sais  pas  de  combien.  C'est  une  femme  à  prétentions.  Elle  ira 
peut-être  croire  qu'une  chaîne  si  belle  devrait  être  éiernelle.  Agissons 
politiquement.  Commencez  par  me  corrompre.  En  fait  de  terres,  je  suis 
vénal  comme  un  Anglais.  Quand  nous  serons  tous  deux  contre  elle,  nous 
la  réduirons.  Je  retiens  encore  le  droit  d'aller  un  jour  passer  quelques  mo- 
ments dans  votre  nouvel  ermitage,  à  vous  entendre  parler  do  l'histoire 
présente  et  passée.  Vous  avez  sur  l'Oder  un  ami  qui  n'est  pas  le  mien.  Les 
Russes  me  vont  donner  huit  jours  d'insomnie,  et  Louisbourg  m'en  a  déjà 
coûté  autant.  Je  ne  puis  me  mettre  dans  la  tète  la  sage  maxime  italienne  : 
Per  il  tempo  e  per  la  Signoria  non  pigliarli  malinconia. 

3658.  —  A   M.   DARGET. 

Aux  Dl'Hccs,  10  septembre  1758. 

Mon  ancien  ami,  vous  n'avez  point  répondu  à  la  lettre  que  je 
vous  écrivis  de  Manheim  -.  Vous  sentez  que,  dans  les  circonstances 
présentes,  il  est  bien  triste  que  cette  lettre  par  laquelle  j'avais 
répondu  avec  confiance  à  vos  ouvertures  ait  été  imprimée  dans 
les  journaux  et  falsiliée.  Vous  me  feriez  un  plaisir  extrême  de 
me  renvoyer  ma  lettre,  afin  que  je  pusse  la  confronter  avec  celle 
qui  a  couru,  et  que  j'eusse  une  ])iècc  justificative  toute  prête.  Je 
sens  que  vous  avez  été  aussi  indigné  que  moi  de  cet  abus  que  les 
journalistes  se  permettent  de  publier  les  secrets  des  particuliers 


1.  Dont  le  livre  de  l'Esprit  venait  de  paraître,  et  commençait  à  faire  bruit. 

2.  C'est  le  n»  3033. 


ANNÉE    il58.  497 

sans  eu  demander  la  permission.  C'est  violer  un  des  premiers 
droits  de  la  société  ;  et  quand  la  fausseté  est  jointe  à  cette  har- 
diesse, c'est  un  crime.  Je  crois  que  le  journaliste  n'a  pas  eu  mau- 
vaise intention,  mais  il  ne  m'a  pas  moins  nui.  Il  m'a  écrit,  il  a  fait 
une  espèce  de  désaveu  ^  que  je  dois  à  vos  soins  et  à  votre  pro- 
bité, et  dont  je  vous  remercie.  Je  n'ai  point  voulu  irriter  cet 
homme  par  des  plaintes,  qui  sont  inutiles  quand  la  chose  est 
faite,  et  qui  ne  peuvent  qu'aigrir.  Il  ne  s'attendait  pas  que  le  roi 
de  Prusse  remporterait  sur  les  Russes  une  victoire  si  complète 
et  si  mémorable-.  Il  faut  à  présent  se  taire  sur  les  succès  inouïs 
de  ce  monarque,  et  sur  les  malheurs  de  la  France.  Vous  me 
feriez  plaisir  de  me  mander  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  plusieurs  édits 
pécuniaires,  et  si  on  continue  de  payer  les  rentes  de  l'Hôtel  de 
Ville  et  de  la  compagnie  des  Indes.  Vous  avez  du  moins  une 
planche  dans  le  naufrage  général.  Vous  êtes  bien  placé  à  l'École 
militaire,  école  dont  on  a  grand  besoin.  Je  vous  souhaite  tout  le 
bonheur  que  vous  méritez,  et  suis  à  vous  pour  jamais  bien  ten- 
drement. 

Le  Suisse  V. 

3659.    —  DE  M.    HENNIN  3. 

Turin,  17  septembre  17.58. 

Monsieur,  quitter  les  Délices  pour  traverser  les  montagnes  de  Savoie, 
c'est  passer  des  riches  campagnes  de  l'Egypte  dans  les  déserts  de  Chanaan; 
aussi  ai-je  souvent  tourné  la  tête  vers  cette  heureuse  colline  où  vous  avez 
dressé  votre  tente.  J'ai  comparé  la  liberté  dont  vous  y  jouissez  à  l'esclavage 
volontaire  que  je  me  suis  imposé,  et  je  me  suis  trouvé  aussi  enfant  que  les 
autres  hommes.  Cette  idée  m'allait  affliger;  j'ai  repris  mes  joujoux  pour 
m'en  distraire.  J'ai  examiné  avec  attention  tous  les  objets  qui  se  sont  offerts 
successivement  à  mes  yeux,  rochers,  torrents,  animaux,  plantes,  minéraux. 
J'ai  suivi  les  diverses  nuances  qui  joignent  l'espèce  humaine  à  celle  des 
brutes,  à  mesure  qu'on  s'enfonce  dans  les  contrées  les  moins  fréquentées;  et 
malgré  la  lenteur  de  ma  marche,  l'ennui  ne  m'a  point  approché. 

Arrivé  à  Saint-Jean  de  Maurienne,  je  me  suis  informé  de  la  fin  de  mon 
pauvre  ami  Patu.  Ses  hôtes  m'ont  dit  qu'un  instant  après  être  descendu  de 

1.  Imprimé  sous  le  titre  à'A\ns  au  public,  dans  le  Journal  encyclopédique  du 
15  août  1758,  page  147. 

2.  La  bataille  de  Zorndorf,  près  de  Custrin,  où,  suivant  quelques-uns,  la  vic- 
toire fut  indécise  ;  où,  suivant  d'autres,  elle  resta  aux  Russes,  qui  cependant,  après 
onze  heures  et  demie  de  combat,  perdii-ent  cent  trois  canons,  au  moins  quinze  mille 
morts,  et  deux  mille  prisonniers.  (B.) 

3.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 

39.    —   CORUESPONDANCE.    VII.  32 


498  CORRESPONDANCE. 

sa  voiture,  il  olail  loml)C"  en  faiblesse,  et  s'était  endormi  insensiblement  du 
sommeil  éternel... 

A  l'ouverture  do  son  coffre,  ces  bonnes  gens  jugèrent  que  le  mort 
avait  été  un  homme  d'esprit,  et  ils  l'enterrèrent  parmi  les  nobles  à  la  cathé- 
drale. Pour  des  montagnards,  ce  trait  est  louable. 

J'ai  réfléchi,  monsieur,  sur  l'inscription  (jue  vous  avez  eu  la  bonté  de 
faire  pour  orner  la  tombe  de  mon  amii.  outre  qu'elle  ne  parle  pas  de  lui, 
il  me  semble  qu'on  ne  peut  guère  tiaiter  un  pays  de  Irisles  déserts  à  la 
barbe  de  ses  habitants.  Je  joins  ici  celle  que  je  me  propose  d'y  faire  graver, 
si  vous  l'approuvez.  Mon  but  est  qu'on  sache  en  Savoie  quel  était  celui 
dont  j'ai  pleuré  la  perte. 

Vous  voyez  tous  les  jours  des  gens  qui  vous  parlent  du  mont  Cenis 
comme  d'un  passage  affreux.  Je  ne  l'ai  pas  trouvé  tel.  11  n'est  pas  vrai  que 
du  sommet  on  découvre  la  France  et  l'Italie.  Ce  prétendu  sommet  est  une 
vallée  assez  étendue,  enfermée  de  toutes  parts  par  des  montagnes  fort  hautes. 
A'oilà  comme  les  fausses  relations  se  perpétuent. 

Je  me  suis  acquitté,  monsieur,  de  ce  dont  vous  m'aviez  chargé  pour 
M.  le  marquis  de  Chauvelin  -,  et  je  puis  vous  assurer  qu'il  y  a  été  sensible 
11  se  propose  de  passer  par  Genève  à  son  premier  voyage  de  Paris. 

Vous  ne  vous  attendez  pas  sans  doute  que  je  vous  parle  do  Turin.  Je  n'y 
ai  encore  vu  que  l'opéra  bouffon  :  les  paroles  sont  de  Goldoni,  et  la  musique 
de  Scarlati.  11  y  a  deux  acteurs  très-bons  et  une  jolie  chanteuse.  C'est,  je 
vous  assure,  une  très-agréable  ressource  pour  un  arrivant. 

J'ose  vous  prier  de  présenter  mes  respects  à  vos  dames.  Je  suis  très-fàché 
que  la  nécessité  m'ait  rangé  au  nombre  des  êtres  éphémères  qui  les  im- 
portunent continuellement,  et  je  me  ferai  un  devoir  de  réparer  ce  tort,  s'il 
m'est  possible,  à  mon  retour. 

Je  vous  supplie  d'être  persuadé  de  la  sincérité  des  sentiments  avec  les- 
quels j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

A    LA    MKMOmE     D  F.     C.  T.  A  L  D  E- P  I  E  R  R  E     PATI, 
É  C  U  Y  E  R  ,       AVOCAT      AU       PARLEMENT       DE        PARIS, 
NÉ    A    PARIS,    I.E    ..    OCTOBRE    1729. 

Il  eut  dans  un  corps  faible 

Un    cœur    sensible   et    généreux, 

Un  esprit  vif  et  pénétrant. 

Il   cultiva  la  littérature  et  la  poésie, 

El  ses  premiers  succès 

1.  Ilcnnin,  se  rendant  en  Italie  en  17:)S.  voulut  faire  placer  \inc  inscription 
sur  la  tombe  de  son  ami,  et  il  parla  de  ce  projet  à  Voltaire,  qm  lui  donna  les  vers 
suivants,  écrits  sur  une  carte  : 

Tendre  et  pure  amitié  dont  j'ai  senti  les  charmes, 
Tu  conduisis  mes  pas  dans  ces  tristes  déserts; 
Tu  posas  cette  tombe,  et  tu  gravas  ces  vers 
Que  mes  yeux  arrosaient  de  larmes. 

2.  Ambassadeur  de  France  à  Turin. 


ANNÉE    1758.  499 

Lui  présageaient    une  grande  réputation. 
Estimé  en  Angleterre, 

Applaudi  à  Rome, 

Chéri  dans  sa  patrie, 

Il  mourut  à   Saint-Jean  de  Maurienne, 

Dans  le  cours  de  ses  voyages , 

Le  20  août  17li7. 

P.-M.  H.,  son  compatriote  et  son  ami, 

Après  avoir  versé  des  pleurs  sur  sa  tombe, 

Y  a  fait  graver  cette  épitaphe 

Le  9  septembre  17'àS. 

Je  souliuite,  monsieur,  que  ce  bavardage  vous  déplaise;  la  mémoire  de 
mon  ancien  ami  ne  pourra  qu'y  gagner. 


3600.    —  A    M.    THIERIOT. 

Aux  Délices,  17  septembre. 

II  faut  reprendre  où  nous  en  étions,  mon  ancien  ami.  J'ai  été 
un  peu  de  temps  par  monts  et  par  vaux  ;  me  voilà  rendu  à  ma 
famille  et  à  mes  amis,  dans  mes  chères  Délices.  Que  faites-vous? 
où  êtes-vous?  avez-vous  reçu  un  manuscrit  concernant  la  Russie, 
que  M.  l'abbé  Menet  doit  vous  avoir  remis  ?  11  y  a  un  domestiqiie 
de  M'"''  de  Fontaine  qui  repartira  bientôt  pour  notre  lac  ;  je  vous 
serai  très-obligé  d'envoyer  le  manuscrit  chez  elle.  Je  suppose  que 
vous  êtes  toujours  chez  M""^  de  Montmorency,  et  que  votre  vie 
est  douce  et  tranquille  ;  j'en  connais  qui  ne  le  sont  pas.  Je  n'ai 
pas  été  précisément  aux  champs  de  Mars  ;  mais  j'étais  assez  près 
de  ces  vilains  champs,  quand  les  Hanovriens  battaient  une  aile  de 
notre  armée,  prenaient  Dusseldorf,  et  repassaient  le  Rhin  à  leur 
aise.  Mes  chers  Russes  sont  venus  depuis  d'Archangel  et  d'Astra- 
kan pour  se  faire  égorger  à  Custrin.  Nous  sommes  malheureux 
sur  terre  et  sur  mer,  et  on  dit  que  l'artillerie  prussienne  porto 
jusqu'à  Paris,  où  elle  estropie  la  main  droite  de  nos  payeurs  des 
rentes.  Je  suis  honteux  d'être  chez  moi,  en  paix  et  aise,  et  d'avoir 
quelquefois  vingt  personnes  à  dîner,  quand  les  trois  quarts  de 
l'Europe  souffrent. 

J'avais  lu  dans  un  journal  que  M,  Helvétius  a  fait  un  livre 
sur  VEsprii,  comme  un  seigneur  qui  chasse  sur  ses  terres  ;  un 
livre  très-bon,  plein  de  littérature  et  de  philosophie,  approuvé 
par  un  premier  eommis  ^  des  affaires  étrangères  ;  et  j'apprends 
aujourd'hui  qu'on  a  condamné  ce  livre,  et  qu'il  le  désavoue 

1.  Tercier:  voyez  lettre  3G52. 


500  CORRESPONDANCE. 

comme  un  ouvrago  dicté  par  lo  (lia1)le.  Je  voudrais  bien  lire  ce 
livre,  pour  le  condamner  aussi  '  ;  tâchez  de  me  le  procurer. 
Vous  voyez,  sans  doute,  quelquefois  cet  infernal  Helvétius  ;  de- 
mandez-lui son  livre  pour  moi,  Mais  vous  êtes  un  paresseux,  un 
perdùjiorno ;  vous  n'en  ferez  rien.  Je  vous  connais  ;  allons,  cou- 
rage ;  remuez-vous  un  peu.  Je  suis  aussi  paresseux  que  vous,  et 
je  viens  de  faire  trois  cents  lieues.  On  dit  que  cela  est  fort  sain  ; 
cependant  je  ne  m'en  porte  pas  mieux.  Une  de  vos  lettres  me 
fera  probablement  beaucoup  de  bien.  Je  suis  toujours  tout  ébaubi 
d'être  venu  à  mon  Age  avec  une  santé  si  maudite.  Vous  qui  êtes, 
à  peu  de  chose  près,  mon  contemporain,  et  qui  êtes  gras  comme 
un  moine,  n'oubliez  pas  le  plus  maigre  des  Suisses,  qui  vous 
aime  de  tout  son  cœur. 

P.  S.  Quest-ce  qu'un  livre  de  Jean-Jacques  contre  la  comédie -? 
Jean-Jacques  est-il  devenu  Père  de  l'Église  ? 

3661.   -   A  MADA.MK  LA   COMTESSE   DE   LUÏZELBOURG. 

Aux  Délices,  20  septembre. 

On  ne  sait  plus  que  croire  et  que  penser,  madame.  Hier,  tout 
le  monde  avoue  que  les  Russes  ont  été  détruits  ;  aujounThui,  tout 
le  monde  avoue  que  les  Russes  sont  ressuscites  pour  battre  le 
roi  de  Prusse.  La  nouvelle  vous  sera  venue  de  Paris  de  la  défaite 
des  Anglais  auprès  de  Saint-Malo.  C'est  du  baume  sur  la  bles- 
sure que  la  perte  de  Louisbourg  nous  a  faite.  Je  voudrais  bien, 
en  qualité  de  curieux,  et  encore  plus  d'homme  pacifique,  savoir 
ce  que  c'est  que  cet  armistice  entre  le  maréchal  de  Contades  et 
M.  le  prince  de  Rrunswick  ;  je  voudrais  un  armistice  éternel 
entre  les  hommes. 

Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  madame,  des  petites  co- 
quetteries que  vous  faites  en  ma  faveur  en  Lorraine.  Vous  savez 
combien  j'aimerais  une  terre  qui  me  rapprocherait  de  vous  : 
mais  M.  de  Fontenoy  '  veut  à  présent  vendre  trois  cent  mille 
livres  son  Champignelle  *,  qui  ne  rapporte  pas  plus  de  six  mille 
livres  de  rente.  M--  de  Mirepoix  et  M"'"  de  Roufllers  veulent  me 
vendre  Craon  ;  mais  il  est  substitué,  et  ce  marché  est  difficile  à 
conclure. 

1.  Voltaire  en  a  critiqué  plusieurs  passages  :  voyez  tome  XIX,  page  23;  X.\, 
321  ;  mais  il  prend  sa  défense,  tome  XIX,  375;  XX^  ,  -47 i. 

2.  Voyez  la  lettre  3C)J0. 

3.  Le  comte  de  Fontenoy,  ou  Fontenoy-sur-Mosclle.  prés  de  Toul. 

4.  Voyez  lettre  3645. 


ANNÉE    1758.  uOt 

Puisque  Colini  a  Flionncur  de  vous  faire  quelquefois  sa  cour, 
je  vous  prie  instamment,  madame,  de  lui  faire  dire  que  je  lui  ai 
écrit  deux  fois  par  M.  Turckeim,  le  banquier,  et  que  j'ignore  s'il 
a  reçu  mes  lettres  ^  M'""  Denis  vous  présente  ses  respects  : 
autant  en  fait  sou  oncle  le  Suisse.  Il  est  plein  de  reconnaissance 
pour  le  petit  mot  dont  vous  l'avez  honoré  dans  certaine  lettre  =■. 
Portez-vous  bien  surtout. 


3662.   —   A   M.    LE    PRÉSIDENT   DE   BROSSES». 

Aux  Délices,  23  septembre. 

J'avoue,  monsieur,  qu'il  y  a  des  abus  dans  les  républiques 
comme  dans  les  monarchies  :  Ubicumquc  cakulum  ponas,  ibi  nau- 
fragium  invenies.  On  ne  trouve  pas  toujours  naufragium,  mais  on 
trouve  partout  quelque  orage.  Ils  sont  ici  moins  noirs  et  plus 
rares  qu'ailleurs.  Je  suis  très-aise  d'être  dans  un  coin  de  terre, 
dove  non  si  vede  mai  la  faccia  délia  Maesta,  et  où  les  souverains 
m'envoient  demander  mon  carrosse  pour  venir  manger  mon  rôti. 

C'est  pour  augmenter  mon  bonheur,  mon  indépendance,  que 
je  vous  ai  proposé  de  me  préférer  à  Chouet  le  fermier,  fils  du 
doge  Chouet  \  C'est  pour  n'être  ni  en  France,  ni  à  Genève.  Car 
mon  idée  est  de  mourir  parfaitement  libre.  Si  j'achète  à  vie,  il 
faudra  payer  les  lods  au  seigneur  suzerain  ;  il  faudra  solliciter 
un  secrétaire  d'État  et  le  conseil  pour  obtenir  que,  moi  catho- 
lique, je  sois  affranchi  du  dixième  et  de  la  capitation  comme  un 
huguenot.  Mon  grand  plaisir  serait  de  n'avoir  affaire  de  ma  vie 
ni  à  un  seigneur  Paramont,  ni  au  roi  scxint  en  son  conseil,  et  de 
ne  rien  payer  à  personne.  Voyez,  monsieur,  si  la  tournure  que 
j'ai  prise  vous  convient  ;  quittez  un  moment  votre  Salluste,  que 
pourtant  je  voudrais  bien  voir,  et  examinez  mes  propositions. 
Si  elles  sont  acceptées,  il  m'en  coûtera  environ  soixante  mille 
livres,  et  vous  jouirez  peut-être  dans  deux  ans,  peut-être  dans 
un  an,  de  tout  le  fruit  de  mes  peines.  Je  sais  que  je  m'impose  un 
fardeau  onéreux.  Mais  un  degré  d'indépendance  de  plus,  et  sur- 
tout l'honneur  de  votre  amitié,  seront  l'intérêt  de  mon  argent. 

Si  quid  novisli  rectius  istis, 
Candidus  imperti;  si  non,  his  utere  mecum. 

•  1.  Nous  ne  connaissons  que  la  lettre  du  2  septembre. 

2.  A  M'"'^  de  Pompadour. 

3.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

4.  Chouet  le  père  était  syndic  de  Genève  ■-    • 


502  CORRESPONDANCE. 

Si  vous  approuvez  mes  idées,  je  mets  les  maçons  en  besogne, 
je  trace  un  jardin,  je  plante  des  arbres  ù  la  réception  de  votre 
lettre,  et  j'attends  de  vous  du  plant  de  Bourgogne  pour  vous  faire 
boire  du  vin  du  cru  quand  vous  viendrez  voir  votre  royaume 
de  ïoui'uay. 

En  cas  que  j'aie  l'honneur  de  terminer  avec  vous,  il  me 
semble  que  le  secret  sur  la  nature  de  nos  conventions  est  la 
chose  la  plus  convenable.  L'atrairc  des  Russes  n'est  pas  tirée  au 
clair;  mais  les  apparences  sont  qu'ils  ont  perdu  une  très-grande 
bataille.  Laissons  les  fous  s'égorger,  et  vivons  tranquilles.  Le 
fatras  de  l'Esprit  d'IIelvétius  ne  méritait  pas  le  bruit  qu'il  a  fait. 
Si  l'auteur  devait  se  rétracter,  c'était  pour  avoir  fait  un  livre 
philosopliique  sans  méthode,  farci  de  contes  bleus  ! 

Ut  ut  est,  conservez  l'honneur  de  vos  bonnes  grâces  au  vieux 
Suisse  V.,  âgé  de  soixante-quatre  ans,  et  bientôt  de  soixante-cinq. 

Encore  un  mot.  Si  le  problème  que  je  propose  à  résoudre 
paraît  trop  compliqué,  vous  Je  simplifierez  par  l'équation  qui 
vous  paraîtra  la  plus  convenable.  Mais  point  de  seigneur  suzerain, 
point  de  lods  et  ventes,  point  de  vingtièmes,  point  de  capitation, 
point  d'intendant,  ni  de  subdélégué,  si  [as  est. 

A'^oyez,  par  exemple,  monsieur,  si  vous  n'aimeriez  pas  mieux 
que  je  rendisse  le  château  logeable  plutôt  que  d"y  faire  un  pa- 
villon qui  rendrait  ce  château  trop  vilain.  En  ce  cas,  je  vous 
donnerais  une  somme  plus  forte  argent  comptant.  Vous  auriez 
bien  moins  à  rendre  après  ma  mort,  et  votre  terre  serait  toujours 
embellie  et  améliorée.  Vous  pourriez  convenir  de  payer  après  ma 
mort  la  moitié  des  frais  des  réparations  et  embellissements  né- 
cessaires au  château. 

Voilà  de  quoi  exercer  à  la  fois  a  otre  esprit  et  votre  équité.  11 
faudra  qu'il  y  ait  bien  du  malheur  si  nous  ne  nous  arrangeons 
pas. 

Je  vous  présente  mon  respect.  V. 

N.  B.  que  votre  terre  est  dans  un  état  déplorable,  et  qu'on 
détruit  votre  forêt. 

3663.    —  du:    m.   Lli   PRÉSIDENT    DE   I5R0SSES'. 

Septembre  I7ÔS. 

Tel  que  l'ange  de  l'Apocalypse,  qui  avait  un  pied  sur  la  terre  et  l'autre 
sur  la  mer,  vous  voulez  donc,  monsieur,  avoir  un  pied  en  république  et 

1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


ANNÉE    4  7o8.  503 

l'autre  en  monarcliie?  Le  système  est  excellent  quatid  on  a  le  bonheur 
d'être  assez  isolé  pour  le  pouvoir  suivre. 

Le  sage  dit  selon  les  gens  '  : 
Vive  le  Roi  !  vive  la  Ligue  ! 

Mais  tout  le  monde  n'a  pas  des  ailes  à  montrer^.  Et  pour  moi,  je  vous 
avoue  qu'à  l'exception  de  la  Suisse  (que  je  ne  connais  guère,  mais  dont  je 
pense  bien),  je  n'ai  pas  vu  une  république  qui  fût  de  mon  goût.  On  y  est 
désolé  de  piqûres  d'épingles;  au  lieu  que  chez  nous  on  en  est  quitte  pour 
un  coup  d'épée  au  travers  du  corps,  et  tout  est  dit.  Le  manteau  de  la  liberté 
sert  à  couvrir  nombre  de  petites  chaînes.  Ma,  in  lanto,  non  è  cosi  liingo 
che  non  si  vedean  per  di  sotto  due  palme  di  gambe  di  ladro. 

J'aime  bien  pis  que  les  rois  :  j'aime  les  papes.  J'ai  vécu  près  d'un  an  à 
Home  ;  je  n'ai  pas  trouvé  de  séjour  plus  doux,  plus  libre,  de  gouvernement 
plus  modéré.  C"est  dommage  que  les  gens  y  soient  bêtes  au  milieu  de  tant 
de  raisons  d'avoir  des  connaissances  et  de  l'esprit. 

Cette  préférence  que  je  lui  donne  est  pourtant  subordonnée  à  celle  que 
Tournay  mérite  (entre  nous)  sur  tous  les  lieux  de  l'univers.  Avez-vous  vu 
par  un  jour  transparent  cette  terrasse  de  la  Choutagne,  digne  d'un  kiosque 
impérial  : 

A  seat  where  Gods  might  dwell 
Or  wander  witli  delight? 

Convenez  que  cela  est  impayable.  Cependant  vous  me  renvoyez  notre 
projet  de  convention  si  travesti,  si  chargé  de  pretintailles,  qu'il  ne  m'est 
plus  possible  de  le  reconnaître.  Si  je  m'en  souviens  bien,  votre  proposition 
était  d'acheter  cette  terre  à  vie,  avec  faculté  d'y  faire  en  jardins  et  en  bâti- 
ments ce  qu'il  vous  conviendrait  d'y  faire.  Vous  m'offriez  vingt-cinq  mille 
francs;  je  vous  en  demandais  trente.  Le  nouveau  projet  de  convention 
porte  vingt  mille  livres  dont  je  rendrai  environ  la  moitié,  et  la  moitié  aussi 
des  dépenses  que  vous  y  aurez  faites,  selon  l'état  qui  en  sera  dressé.  De- 
puis l'horloge  d'Achaz^  et  le  festin  d'Atrée,  on  n'avait  pas  tant  rétrogradé. 
Je  suis  très-médiocre  calculateur  lorsque  l'on  me  sort  de  la  période  julienne; 
mais  il  ne  faut  pas  être  un  Barème  pour  compter  que  vingt  mille  francs  de 
capital,  pour  trois  mille  deux  cents  francs  de  rente,  font  deux  mille  deux 
cents  francs,  ou,  si  vous  voulez,  mille  deux  cents  francs  de  perte  en  revenu 
annuel  ;  et  que,  puisque  selon  votre  lettre  vous  comptez  y  mettre  soixante 
mille  francs,  j'aurais  au  bout  du  temps  dix  mille  francs  à  rendre  de  mon 
argent,  pour  avoir  perdu  deux  mille  deux  cents  francs  de  rente  pendant  dix 
ans.  Ce  fonds  perdu  est  trop  cher  pour  moi. 

D'autre  part,  le  marché  ne  vaudrait  rien  pour  vous,  qui  ne  devez  songer 

1.  La  Fontaine,  livre  II,  fable  v. 

2.  Allusion  à  la  même  fable  : 

Je  suis  oiseau,  voyez  mes  ailes. 

3.  Isaïe.  xwvni,  8. 


504  CORRESPONDAiNCi:. 

qu'à  jouir  tout  le  plus  tôt  et  le  plus  promptement  qu'il  sera  possible.  Bene 
vivere  et  kvlari,  il  n'y  a  que  cela  dans  le  monde.  Tant  de  clauses  ([ue  con- 
tient co  projet  feraient  naître  dans  l'exésution  une  |)épinière  de  diiïicuités 
qui  la  retarderaient  à  tout  moment,  malgré  la  forte  intention  réci|(ro(|ue  où 
nous  sommes  de  n'en  avoir  jamais  ensemble.  Faisons  notre  marciié  tout  le 
plus  simple  qu'il  sera  possible  et  sans  queue. 

Il  n'y  a  pas  à  beaucoup  près  autant  d'argent  à  mettre  ici  que  vous  le 
crovez.  Qui  diantre  vous  est  allé  suggérer  ce  moulin  de  don  Quichotte? 
C'est  une  fausse  spéculation  que  vous  auriez  bien  vite  reconnue  si  vous 
aviez  vu  vous-même  le  ruisseau  derrière  la  forêt.  A  Dieu  ne  plaise  qu'il  y 
ait  tous  les  ans  autant  d'eau  dans  ce  torrent  qu'il  peut  y  en  avoir  eu  cette 
année!  Il  n'y  a  la  plupart  du  temps  qu'un  filet.  Un  moulin  coûterait  beau- 
coup à  bâtir,  à  entretenir;  il  irait  rarement,  et  ne  rendrait  guère.  Il  y  en  a 
jadis  eu  un  en  cet  endroit,  qu'on  a  été  obligé  d'abandonner  par  cette  raison. 
Rayons  donc  cet  article. 

Pour  le  bâtiment,  ce  n'est  pas  un  si  grand  ilevi,  en  se  contentant  de 
l'accommoder,  que  d'en  faire,  non  une  belle  maison,  mais  un  logement  com- 
mode et  parfaitement  situé.  11  ne  faut  qu'abattre  et  mettre  en  cour  toutes 
ces  vieilleries  indignes^  qui  sont  tant  sur  le  jardin  qu'en  face  du  portail; 
transporter  l'entrée  vis-à-vis  du  portail  actuel;  et,  où  il  est,  construire  un 
logement  sur  le  bel  aspect  en  alignement  de  ce  gros  pavillon  carré,  qui 
servira  d'antichambre.  Si  nous  finissons,  je  vous  dirai  mon  plan  en  détail, 
qui  prendra  cent  fois  plus  d'agrément  en  passant  par  votre  esprit.  Point  de 
terme,  si  vous  voulez;  c'est  une  queue.  Au  hasard  de  la  tontine.  Qui  ga- 
gnera, gagnera.  Si  je  perds...  Mais  je  ne  perdrai  pas,  car  je  gagnerai  assez 
à  mon  gré  en  vous  conservant.  Si  vous  perdez,  qu'est-ce  que  cela  vous 
fera?  Allons,  allons,  finissons,  si  le  cœur  vous  en  dit.  Vous  faites  bien  d'être 
Indépendanl,  mais  il  ne  faut  pas  être  Irembleur.  Si  vous  saviez  le  des- 
sous des  cartes!  si  je  vous  disais  le  secret  de  l'Église!  Avec  un  homme 
tel  que  vous,  je  ne  veux  rien  avoir  de  caché.  Apprenez  que  l'ange  de  la 
Fatalité,  conduisant  Zadigpar  le  monde,  mit  dans  ce  vieux  château  un  talis- 
man qui  fait  qu'on  n'y  meurt  point.  Mon  vieux  oncle  éternel  (devant  Dieu 
soit  son  âme  avec  celle  de  feu  M.  le  comte  de  Gabalis!  ce  que  j'en  dis  ne 
vient  pas  de  mauvais  cœur,  mais  il  ne  m'aimait  guère  et  je  le  lui  rendais 
bien),  or  donc  cet  oncle  infini  y  a  vécu  quatre-vingt-onze  ans,  et  son  père, 
mon  bisaïeul,  quatre-vingts;  sans  parler  du  grand-père  de  ce  dernier,  qui  y 
a  vécu  quatre-vingt-sept  ans.  Ce  n'est  pas  là  une  chronologie  de  Newton  -. 
Il  faut  que  je  sois  fol  de  me  défaire  d'un  lieu  qui  donne  une  immortalité 
bien  plus  réelle  que  ne  fait  l'Académie. 

Encore  voulez-vous  les  choses  avec  des  franchises  immodérées.  Parce 

1.  Ces  vieilleries  indignes  subsistent  encore.  Mais  à  peine  trnuve-t-on  à  Prêgny, 
chef-lieu  de  la  paroisse,  des  gens  qui  sachent  indiquer  le  château  de  Tournay. 
C'est  à  Prégny  qu'est  la  maison  de  campagne  de  M.  de  Sellon.  connue  de  tous  les 
voyageurs  qui  ont  été  à  Genève. 

2.  Allusion  à  la  Défense  de  la  Chronologie  contre  le  système  de  M.  Neioton, 
écrit  posthume  de  Frcrct,  publiée  en  cette  même  année  1758. 


ANNÉE    17u8.  -iOo 

que  je  vous  ai  laissé  entrevoir  une  lueur  de  non-dixièmo,  vous  ne  voulez  ni 
d'intendant,  ni  de  suhdélëgué,  ni  de  roi  en  son  conseil.  Peste!  il  ne  faut  que 
vous  montrer  le  passage  :  qua  data  porta,  ritunt. 

Cela  est  délicieux  ;  en  vérité,  croyez-vous  (jue,  si  j'avais  un  secret  pour 
me  délivrer  de  ces  beaux  messieurs-là,  je  n'eusse  pas  commencé  par  on 
faire  usage  pour  moi-même?  Cependant  je  puis  vous  en  ajuster  une  bonne 
partie  selon  vos  désirs,  en  prenant  les  mesures  mentionnées  au  mémoire 
ci-après.  Je  ne  me  fais  pas  garant  de  votre  capitation.  Si  elle  venait  à  se 
payer  par  valeur  de  la  tête,  vous  en  payeriez  la  moitié  du  royaume. 

Eh  bien!  voilà  votre  diable  d'homme  ^  de  retour  à  Dresde,  avec  sa  troupe 
maudite.  Quel  Juif  errant!  et  quel  dommage  que  tant  d'activité  et  de  talents 
ne  soient  employés  que  pour  le  malheur  de  l'humanité  !  Avec  tout  cela,  s'il 
se  réjouit  beaucoup,  je  n'entends  rien  en  plaisirs;  mais  aussi  je  ne  suis  que 
Parménion.  L'exécution  est  plus  glorieuse  que  le  projet  n'était  bon.  Encore 
finira-t-il,  quel  que  soit  le  dénoùment,  par  avoir  une  santé  et  des  esclaves 
ruinés.  Cependant  rien  de  fait  en  Saxe  cette  année,  à  moins  que  les  Suédois 
qui  s'avancent  en  Brandebourg  ne  soient  ceux  du  grand  Gustave,  Point  de 
paix  prochaine,  et  toujours  continuité  de  flagellationpournous  autres  pauvres 
hères,  qui,  vrais  pantins  de  ces  terribles  Briochés-, 

Duciniur  ut  nervis  alienis  mobile  lignum. 

Chaque  chose  se  compense.  En  payant  les  folies  d'autrui,  nous  achetons  le 
droit  de  niaiser  le  jour  et  de  dormir  la  nuit.  Nous  laissons  couler  le  torrent, 
avec  le  mérite  suranné  d'être  un  peu  plus  honnêtes  gens. 

Avec  beaucoup  d'esprit,  de  nerf  et  d'audace,  c'est  une  étrange  cipollala^ 
que  ce  livre  de  notre  Helvétius.  Je  crois  quelquefois  rencontrer  Montaigne 
ou  Montesquieu;  puis  il  se  trouve  subitement  que  je  n'ai  lu  que  V Apologie 
pour  Hérodote.  Comment  peut-on  se  permettre  un  tel  style  bigarré?  S'il 
manque  de  méthode,  ce  n'est  pas  faute  de  s'être  donné  de  la  peine  pour  en 
avoir  et  pour  en  montrer.  Mais  après  avoir  fait  un  plan  tel  quel,  il  a  voulu 
y  jeter  toutes  sortes  de  choses  anomales,  et  se  servir  des  faits  les  plus 
bizarres  et  les  plus  suspects  pour  en  tirer  des  conclusions  générales.  Con- 
venez pourtant  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier  dans  son  livre,  c'est  le 
privilège  du  roi.  A  bon  compte,  je  suis  bien  aise  que  celui-ci  ait  passé.  Bien 
d'autres,  qui  n'ont  pas  la  tête  si  grosse,  passeront  après  lui.  Je  ne  suis  plus 
en  peine  de  certain  Traité  sur  l'ancienneté  du  Culte  des  dieux  fétiches  en 
Orient*... 

1.  Le  roi  de  Prusse. 

2.  «  Brioché,  fameux  joueur  de  marionnettes,  logé  proche  des  comédiens.  » 
Note  de  Boileau  sur  les  derniers  vers  de  son  épitre  à  Racine  : 

Mais  pour  un  tas  grossier  de  frivoles  esprits,... 
Que,  non  loin  de  la  place  où  Brioché  préside,... 
11  s'en  aille  admirer  le  savoir  de  Pradon. 

3.  Cipollata,  traduction  italienne  du  mot  macédoine. 

4.  Le  Traité  du  Culte  des  dieux  fétiches,  par  i\L  de  Brosses,  publié  à  Genève, 
sans  nom  d'auteur,  en  1760. 


o06  CORUESPONDANCE. 

J'attends  votre  réponse,  si  le  mémoire  ci-joint  vous  agrée.  Sinon,  vou- 
lez-vous acheter  ma  terre  purement  et  simplement?  Je  la  ferai  grande  ou 
petite  comme  vous  le  voudrez,  soit  en  joignant  divers  biens  assez  considé- 
rables que  j'ai  aux  environs,  soit  en  les  laissant  isolés.  C'est  une  pièce  à 
tiroir.  Nous  obtiendrons  bien  de  l'abbé  de  Uernis  la  continuation  du  privi- 
lège. Il  est  votre  confrère  en  Apollon.  Quoi  qu'il  arrive  de  tout  ceci,  ce  que 
je  désire  le  plus  est  que  le  libre  Suisse  V.  veuille  bien  me  conserver  autant 
de  bienveillance  qu'a  pour  lui  d'estime  et  d'admiration  le  despotisé  B. 

M.  de  Fautrière,  retiré  à  Genève,  me  fait  proposer  un  échange  contre  sa 
terre  plus  voisine  des  miennes  de  Bresse.  Mais  je  n'ai  pas  une  fort  grande 
envie  d'avoir  affaire  à  lui. 


3GGi.    —  A    M.    PILAVOl-XE  i, 

A    S  L  r.  A  T  E  . 

Aux  Délices,  près  de  Genève,  le  25  septembre. 

Je  suis  très-flatté,  monsieur,  que  vous  ayez  bien  voulu,  au 
fond  de  l'Asie,  vous  souvenir  d'un  ancien  camarade.  Vous  me 
faites  trop  d'honneur  de  me  qualifier  de  bourgeois  de  Gen'cve.  Tout 
amoureux:  que  je  suis  de  ma  liberté,  cette  maîtresse  ne  m'a  pas 
assez  tourné  la  tête  pour  me  faire  l'enoncer  à  ma  patrie.  D'ailleurs, 
il  faut  être  huguenot  pour  être  citoyen  de  Genève,  et  ce  n'est  pas  un 
si  beau  titre  pour  qu'on  doive  y  sacrifier  sa  religion.  Cela  est 
bon  pour  Henri  IV,  quand  il  s'agit  du  royaume  de  France-,  et 
peut-être  pour  un  électeur  de  Saxe,  quand  il  veut  être  roi  de 
Pologne  ;  mais  il  n'est  pas  permis  aux  particuliers  d'imiter  les 
rois. 

II  est  vrai  qu'étant  fort  malade  je  me  suis  mis  entre  les 
mains  du  plus  grand  médecin  de  l'Europe,  M.  Tronchin,  qui  ré- 
side à  Genève  ;  je  lui  dois  la  vie.  J'ai  acheté  dans  son  voisinage, 
moitié  sur  le  territoire  de  France,  moitié  sur  celui  de  Genève,  un 
domaine  assez  agréable,  dans  le  plus  bel  aspect  de  la  nature. 
J'y  loge  ma  famille,  j'y  reçois  mes  amis,  j'y  vis  dans  l'abondance 
et  dans  la  liberté.  J'imagine  que  vous  en  faites  à  peu  près  autant 
à  Surale  ;  du  moins  je  le  souhaite. 

Vous  auriez  bien  dû,  en  m'écrivant  de  si  loin,  m'apprendrc 
si  vous  êtes  content  de  votre  sort,  si  vous  avez  une  nombreuse 


1.  Maurice  Pilavoine,  membre  du  conseil  de  compagnie  des  Indes,  avait  appris 
à  balbutier  du  latin  avec  Voltaire.  Il  était  probablement  né  à  Surate,  mais,  en 
1758,  11  habitait  Pondichéry.  (Ci..) 

2.  Allusion  au  mol  de  Henri  IV  :  Paris  laul  bien  une  messe. 


ANNÉE    IloS.  o07 

famille,  si  votre  santé  est  toujours  ferme.  Nous  sommes  à  peu 
près  du  même  âge,  et  nous  ne  devons  plus  songer  l'un  et  l'autre 
qu'à  passer  doucement  le  reste  de  nos  jours.  Le  climat  où  je 
suis  n'est  pas  si  beau  que  celui  de  Surate  ;  les  bords  de  l'Inde 
doivent  être  plus  fertiles  que  ceux  du  lac  Léman.  Vous  devez 
avoir  des  ananas,  et  je  n'ai  que  des  pèches;  mais  il  faut  que 
chacun  fasse  son  propre  bonheur  dans  le  climat  où  le  ciel  la 
placé. 

Adieu,  mon  ancien  camarade  ;  je  vous  souhaite  des  jours 
longs  et  heureux,  et  suis,  de  tout  mon  cœur,  votre,  etc. 


3665.  —  A  M.  II  EN  A"  IN. 

Aux  Délices,  25  septembi'e. 
(partira  quand   pourra.) 

La  lettre  ^  dont  vous  m'honorez,  monsieur,  marque  bien  la 
bonté  de  votre  cœur.  Vous  voulez  bien  vous  souvenir  d'un  homme 
qui  n'a  d'autre  mérite  que  d'avoir  été  infiniment  sensible  au 
vôtre,  et  vous  avez  rempli  pour  feu  notre  pauvre  Patu-  des  de- 
voirs dont  les  amitiés  ordinaires  se  dispensent.  J'ignore  si  mes 
remerciements  vous  trouveront  encore  à  Turin  ;  je  présume  que 
vous  laissez  partout  votre  adresse,  et  qu'on  peut  vous  écrire  en 
toute  sûreté.  Je  vous  demanderai  en  grâce  de  revoir  mon  ermitage, 
au  retour  de  vos  voyages  ;  mais  c'est  une  chose  que  je  désire 
plus  que  je  ne  l'espère.  Vous  me  retrouverez  aussi  tranquille 
que  vous  m'avez  laissé,  et  probablement  je  ne  sortirai  pas  de 
chez  moi  pendant  que  vous  courrez  le  monde. 

Vous  reviendrez 

spoliis  Oi'ientis  oniistus. 

{XiRG. ,.Eneid.,  lib.  I,  v.  -293.) 


Personne  n'a  jamais  mis  plus  à  profit  ses  voyages  ;  vous  vous 
instruisez  de  tout,  en  attendant  que  vous  soyez  fjxé  par  quelque 
poste  agréable,  11  n'en  est  point  dont  vous  ne  soyez  digne.  Vous 
avez  devant  vous  l'avenir  le  plus  flatteur  ;  vous  joindrez  toujours 
l'étude  aux  affaires,  et  par  là  votre  vie  sera  continuellement  et 
solidement  occupée.  Je  ne  connais  point  d'état  préférable  au 

•J.  Hennin  avait  écrit  de  Turin  à  Voltaire,  le  17  septembre;  voyez  n»  3659. 
2.  Voyez  page  497. 


508  CORHESPONDAXCE. 

vôtre.  Il  est  d'autant  plus  a,G:réal)le  qu'il  est  de  votre  choix,  et  que 
le  roi  vous  paye  pour  satisfaire  votre  goût. 

Hiiid  vovcat  dulci  nutricula  inajus  alumno? 

(HoR.,  lib.  I,  ep.  IV,  V.  8.) 

Vous  aurez  sans  doute  entendu  dire,  comme  nous,  de  bien 
fausses  nouvelles  ;  que  les  Russes  ont  battu  le  roi  de  Prusse, 
dans  un  second  combat  qui  ne  s'est  point  donné,  et  que  les 
Anglais  ont  levé  le  siège  de  Louisbourg,  dont  ils  sont  en  pleine 
possession.  Le  monde  est  composé  de  mensonges ,  ou  proférés, 
ou  manuscrits,  ou  imprimés.  Mais  une  vérité  sur  laquelle  vous 
pouvez  compter,  monsieur,  c'est  que  vous  êtes  regretté  partout 
où  vous  avez  paru,  et  particulièrement  dans  l'ermitage  de  votre 
très-humble  et  obéissant  serviteur. 

Le  vieux  Suisse  V. 

36GG.  —  A   MADAME   LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTIÎA '. 

Aux  Délices,  2G  septembre. 

Madame,  par  la  lettre  du  16,  dont  Votre  Altesse  sérénissime 
m'honore,  je  vois  qu'elle  est  très-contente  du  baron  ^  qui  ne  lui 
a  pas  encore  fait  toucher  sa  somme  au  bout  de  trois  mois.  De 
là  je  conclus  que  Votre  Altesse  sérénissime  est  très-indulgente, 
et  mon  baron  un  grand  lanternier.  Je  ne  l'ai  point  vu  ;  il  est 
dans  sa  superbe  baronnie,  sur  le  bord  du  lac  Morat,  moi  sur  le 
lac  de  Genève  ;  et  je  m'aperçois  que  la  vie  est  courte,  et  les  affaires 
longues.  Aon-seulement  elle  est  courte,  cette  vie,  mais  le  peu  de 
moments  qu'elle  dure  est  bien  malheureux.  Le  canon  gronde 
de  tous  côtés  autour  de  vos  États.  Je  trouve  que  c'est  un  gi-and 
effet  de  votre  sagesse  de  ne  point  chercher  à  vous  charger  de 
dettes.  Dans  ces  temps  de  calamités,  il  vaut  mieux  certainement 
se  retranclier  que  s'endetter. 

Il  mo  paraissait  bien  naturel  que  la  branche  de  Gotha  fiU 
tutrice  de  la  branche  de  V^^eimar  ;  mais  dans  les  troubles  qui 
vous  entourent,  c'est  là  une  de  vos  moindres  peines. 

La  nouvelle  victoire  du  roi  de  Prusse  auprès  de  Custrin  n'est 
contestée,  ce  me  semble,  que  par  écrit.  Il  paraît  bien  clair  que 
les  Russes  ont  été  battus,  puisqu'ils  ne  paraissent  point.  S'ils 
étaient  vainqueurs,  ils  seraient  dans  Berlin,  et  le  roi  de  Prusse 


i.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 
2.  La  Bat. 


ANNÉE   1758.  309 

ne  serait  ])as  dans  Dresde.  Je  ne  vois  jusqu'ici  que  du  carnage, 
et  les  clioscs  sont  h  peu  près  au  même  point  où  elles  étaient  au 
commencement  de  la  guerre.  Six  armées  ravagent  l'Allemagne  : 
c'est  là  tout  le  fruit  qu'on  en  a  tiré.  La  guerre  de  Trente  ans  fut 
infiniment  moins  meurtrière.  Dieu  veuille  que  celle-ci  n'égale 
pas  l'autre  en  durée,  comme  elle  la  surpasse  en  destructions  !  La 
grande  maîtresse  des  cœurs  n'est-elle  pas  bien  désolée  ?  Ne  gémit- 
elle  pas  sur  ce  pauvre  genre  humain  ?  Il  me  semble  que  je 
serais  un  peu  consolé  si  j'avais  l'honneur  de  jouir  comme  elle, 
madame,  de  votre  conversation.  Ne  vous  attendez-vous  pas  tous 
les  jours  à  quelque  événement  sanglant  vers  Dresde  et  vers  la 
Lippe  ?  Le  roi  de  Prusse  me  mande,  au  milieu  de  ses  combats  et 
de  ses  marches,  que  je  suis  trop  heureux  dans  ma  retraite  pai- 
sible ;  il  a  bien  raison  :  je  le  plains  au  milieu  de  sa  gloire,  et  je 
vous  plains,  madame,  d'être  si  près  des  champs  d'honneur. 

Je  présente  mes  profonds  respects  à  monseigneur  le  duc  ;  je 
fais  toujours  mille  vœux  pour  la  prospérité  de  toute  votre  maison. 
Vous  savez,  madame,  avec  quel  tendre  respect  ce  vieux  Suisse  est 
attaché  à  Votre  Altesse  sérénissime. 

3667.  —  A  MADAME    LA   MARGRAVE   DE    BAIREUÏRi. 

Aux  Délices,  27  septembre. 

Madame,  si  ce  billet  trouvait  Votre  Altesse  royale  dans  un 
moment  de  santé  et  de  loisir,  je  la  supi^lierais  de  faire  envoyer 
au  grand  homme  son  frère  cette  réponsf  du  Suisse;  mais  mon 
soin  le  plus  pressé  est  de  la  supplier  d'envoyer  à  Tronchin  un 
détail  de  sa  maladie. 

Vous  n'avez  jamais  eu,  madame,  tant  de  raisons  d'aimer  la 
vie,  vous  ne  savez  pas  comment  cette  vie  est  chère  à  tous  ceux 
qui  ont  eu  le  bonheur  d'approcher  de  Votre  Altesse  royale  ; 
comptez  que,  s'il  est  quelqu'un  sur  la  terre  capable  de  vous 
donner  du  soulagement  et  de  prolonger  des  jours  si  précieux^ 
c'est  Tronchin.  Au  nom  de  tous  les  êtres  pensants,  madame,  ne 
négligez  pas  de  le  consulter,  et  s'il  était  nécessaire  qu'il  se  rendît 
auprès  de  votre  personne,  ou  si,  ne  pouvant  pas  y  venir,  il  jugeait 
que  vous  pouvez  entreprendre  le  voyage,  il  n'y  aurait  pas  un 
moment  à  perdre.  Il  faut  vivre  :  tout  le  reste  n'est  rien.  Je  suis 
pénétré  de  douleur  et  d'inquiétude  ;  ces  sentiments  l'emportent 

1.  Revue  française,  mars  1866;  tome  XIII,  page  371. 


510  CORRESPONDANCE. 

encore  sur  le  profond  respect  el  le  tendre  attachement  du  vieux 

frère  ermite  suisse. 

Voltaire. 

J'espî're  que  monseigneur  sera  de  mon  avis. 

36G8.  —   DE   FRÉDÉRIC   H,    ROI    DK    PRUSSE. 

Ramcnau,  28  septonibrc  17.^8. 

Je  suis  fort  obliiré  au  solitaire  des  Délices  de  la  part  qu'il  prend  aux 
aventures  du  don  Quichotte  du  Nord  :  ce  don  Ouicliotte  mène  la  vie  des 
comédiens  de  campagne,  jouant  tantôt  sur  un  théâtre,  tantôt  sur  un  autre, 
quelquefois  sifflé,  quelquefois  applaudi.  La  dernière  pièce  qu'il  a  jouée' 
était  la  Thébaïde;  à  peine  y  resta-t-il  le  moucheur  de  chandelles.  Je  ne  sais 
ce  qui  arrivera  de  tout  ceci;  mais  je  crois,  avec  nos  bons  épicuriens,  que 
ceux  qui  se  tiennent  sur  l'amphilhéàtre  sont  plus  heureux  que  ceux  qui  se 
tiennent  sur  les  tréteaux.  Quoique  je  sois  par  voie  et  par  chemin,  j'en- 
tends à  bâtons  rompus  parler  de  ce  qui  se  passe  dans  la  république  des 
lettres,  et  cette  bavarde  à  cent  bouclies  ne  dit  point  ce  que  vous  faites. 
J'aurais  envie  de  crier  à  vos  oreilles  :  Tu  dors,  Drutus.  Voici  trois  ans 
écoulés  qu'il  ne  paraît  point  de  nouvelles  éditions  de  vos  ouvrages;  que 
faitos-vous  donc?  Au  cas  que  vous  ayez  fait  quelque  chose  de  nouveau,  je 
vous  prie  de  me  l'envoyer.  D'ailleurs,  je  vous  souhaite  toute  la  tranquillité 
et  tout  le  repos  dont  je  ne  jouis  pas.  Adieu. 

FÉDÉIUC. 


3669.  —  A   MADAME    LA   COMTESSE   DE   LUTZELBOURG. 

Aux  Délices,  2  octobro. 

Vos  nouvelles  de  Choisy,  madame,  ne  sont  pas  les  plus  fidèles. 
On  a  imaginé  à  la  cour  de  bien  fausses  consolations.  Il  est  bien 
triste  d'être  réduit  à  feindre  des  victoires.  Les  combats  du  26  et 
du  27  sont  ])ons  à  mettre  dans  les  Mille  et  une  Nuits.  Il  est  très-cer- 
tain que  les  Russes  n'ont  point  paru  après  leur  défaite  du  25 2,  et 
il  est  bien  clair  que  le  roi  de  Prusse  les  a  mis  hors  d'état  de  lui 
nuire  de  longtemps,  puisqu'il  est  allé  paisiblemeut  secourir  son 
frère  et  faire  reculer  l'armée  autrichienne,  Croiriez-vous  que  j'ai 
reçu  deux  lettres  de  lui  depuis  sa  victoire?  Je  vous  assure  que 
son  style  est  celui  d'un  vaiii(]ueur.  Je  doute  fort  qu'on  ait  tué 
trois  mille  hommes  aux  Anglais,  auprès  de  Saint-Malo;  mais 


1.  La  bataille  de  Zorndorf;  voyez  lettre  SG.iS. 

2.  Du  25  août  ;  voyez  lettre  3658. 


ANNÉE    l7o8.  514 

j'avoue  que  je  le  souhaite.  Cela  n'est  pas  humain;  mais  peut-on 
avoir  pitié  des  pirates  ? 

La  paix  n'est  pas  assurément  prête  h  se  faire.  A  combien  Stras- 
bourg est-il  taxé  ?  Pour  nous,  nous  ne  connaissons  ni  guerre,  ni 
impôts.  Nos  Suisses  sont  sages  et  heureux.  J'ai  bien  la  mine  de 
ne  les  pas  quitter,  quoique  la  terre  de  Craon  soit  bien  tentante. 

Adieu,  madame  ;  je  vous  présente  mes  respects,  à  vous  et  à 
votre  amie,  et  vous  suis  attaché  pour  ma  vie.  V. 

3G70.  —  A  M.  T HIER  10 T. 

Aux  Délices,  3  octobre. 
Urbis  amator  '  crédule  Galle^ 

vous  êtes  donc  tous  fous  avec  votre  bataille  du  2G  !  Le  fait  est 
que  les  Russes  ont  perdu  environ  quinze  mille  hommes  le  25, 
et  n'avaient  nulle  envie  de  se  Lattre  le  26  ;  que  Frédéric,  après 
les  avoir  vaincus,  et  les  avoir  mis  hors  d'état  de  pénétrer  plus 
avant,  a  couru  dégager  son  frère  ;  qu'il  a  fait  repasser  les  mon- 
tagnes au  comte  de  Daun,  et  qu'on  esta  peu  près  au  même  état 
où  l'on  était  avant  cette  funeste  guerre. 

Maupertuis  crèverait  s'il  savait  que  le  roi  son  maître  m'a  écrit 
deux  lettres  depuis  sa  bataille  de  Custrin  ;  mais  je  n'en  suis  ni 
enorgueilli  ni  séduit. 

Les  deux  couplets^  sur  le  livre  d'Helvétius  sont  assez  jolis; 
mais  il  me  paraît  qu'en  général  il  y  a  beaucoup  d'injustice  et 
bien  peu  de  philosophie  à  taxer  de  matérialisme  l'opinion  que 
les  sens  sont  les  seules  portes  des  idées.  L'apôtre  de  la  raison,  le 
sage  Locke,  n'a  pas  dit  autre  chose  ;  et  Aristote  l'avait  dit  avant 
lui.  Le  gros  de  votre  nation  ne  sera  jamais  philosophe,  quelque 
peine  qu'on  prenne  à  l'instruire. 

J'ai  reçu  les  manuscrits  concernant  la  Russie  :  ce  sont  des 
anecdotes  de  médisance,  et  par  conséquent  cela  n'entre  pas  dans 
mon  plan. 

Pour  Jean-Jacques,  il  a  beau  écrire  contre  la  comédie,  tout 
Genève  y  court  en  foule.  La  ville  de  Calvin  devient  la  ville  des 
plaisirs  et  de  la  tolérance.  Il  est  vrai  que  je  ne  vais  presque  jamais 
à  Genève;  mais  on  vient  chez  moi,  ou  plutôt  chez  mes  nièces. 
Mon  ermitage  est  charmant  dans  la  belle  saison. 

1.  Horace,  livre  P"",  épître   x,  vers  1. 

2.  Ces  couplets    sont  dans   la    Correspondance  littéraire  de  Grimm,  l""""  sep- 
tembre 1758. 


512  COKHi:SIM).\DA.\CI-:. 

1  Je  vous  suis  li'rs-()l)]i^('',  mou  cher  et  ancion  ami,  du  livre* 
que  vous  me  deslinez.  Le  bruit  ([ii'a  l'ait  ce  livre  m'a  engagé  à 
relire  Locke.  J'avoue  qu'il  esl  un  ix'udillus:  mais  il  parlait  à  des 
esprits  prévenus  et  ignorants,  auxquels  il  fallait  présenter  la  raison 
sous  tous  les  aspects  et  sous  toutes  les  formes.  Je  trouve  que  ce 
grand  homme  n'a  pas  encore  la  réputation  qu'il  mérite.  C'est  le 
seul  mélapliysicien  raisonnable  que  je  connaisse;  et,  ai)rès  lui, 
je  mets  Hume. 

Bonsoir;  il  est  vrai  que  je  me  suis  amusé  avec  la  Femme  qui  a 
raison;  mais  c'est  pour  notre  troupe,  et  non  pas  pour  la  vôtre  : 
Scurror  mihi,  non  populo'^. 

Madras  pris  !  quel  conte  !  il  n'y  a  que  des  La  Dourdonnais  qui 
le  prennent.  Ils  en  ont  été  bien  payés! 

3671.—  A   M.    DE    FORMONT. 

3  octobre. 

Mon  cher  philosophe,  votre  souvenir  m'enchante;  vous  êtes 
un  gros  et  gras  épicurien  de  Paris,  et  moi,  un  maigre  épicurien 
du  lac  de  (Icnève;  il  est  bon  que  les  frères  se  donnent  quelque- 
fois signe  de  vie.  M""'  du  Déliant  est  plus  philosophe  que  nous 
deux,  puisqu'elle  supporte  si  constamment  la  privation  de  la  vue, 
et  quelle  prend  la  vie  en  patience.  Je  m'intéresse  tendrement, 
non  pas  à  son  bonheur,  car  ce  fantôme  n'existe  pas,  mais  à  toutes 
les  consolations  dont  elle  jouit,  à  tous  les  agréments  de  son  esprit, 
aux  charmes  de  sa  société  délicieuse.  Je  voudrais  bien  en  jouir, 
sans  doute,  de  cette  société  délicieuse,  j'entends  de  la  vôtre  et 

de  la  sienne;  mais  allez  vous  faire avec  votre  Paris  :  je  ne 

l'aime  point,  je  ne  l'ai  jamais  aimé.  Je  suis  cacochyme  ;  il  me 
faut  des  jardins,  il  me  faut  une  maison  agréable  dont  je  ne  sorte 
guère,  et  où  l'on  vienne.  J'ai  trouvé  tout  cela,  j'ai  trouvé  les  plaisirs 
de  la  ville  et  de  la  campagne  réunis,  et  surtout  la  plus  grande 
indépendance.  Je  ne  connais  pas  d'état  préférable  au  mien  ;  il  y 
aurait  de  la  folie  à  vouloir  en  changer.  Je  ne  sais  si  j'aurai  cette 
folie;  mais,  au  moins,  c'est  un  mal  dont  je  ne  suis  pas  attaqué 
à  présent,  malgré  toutes  vos  grâces. 

\.  Les  trois  derniers  alinéas  de  cette  lettre  semblent  appartenir  à  une  auti-e 
lettre  que  ce  qui  précède.  (15.) 

2.  Celui  d'Hclvétius;  voj-oz  lettre  36.V2. 

3.  Horace,  livre  I",  épîlrc  xvii,  vers  19.  dit  : 

Scurror  ogo  ipse  mihi,  populo  tu. 


ANNÉE    1738.  513 

Je  ne  regrette  ni  IphUjcnic  en  Crimée,  ni  Hypennncslrc^;  je 
crains  seulement  plus  encore  pour  la  perte  des  fonds  publics  que 
pour  celle  des  talents,  La  compagnie  des  Indes,  le  commerce,  la 
marine,  me  paraissent  encore  plus  en  décadence  que  le  bon 
goût.  Jamais  on  n'a  tant  fait  de  livres  sur  la  guerre,  et  jamais 
nos  armes  n'ont  été  plus  malheureuses.  J'ai  trente  volumes  sur 
le  commerce,  et  il  dépérit.  Ni  les  livres  sur  Vesprit  et  sur  la  ma- 
tière, ni  les  arrêts  du  conseil  sur  ces  livres,  ne  remédieront  à 
tant  de  maux. 

Que  dites-vous  de  la  défaite  de  mes  Russes  ?  C'est  bien  pis  qu'à 
Narva  ;  tout  est  mort,  ou  blessé,  ou  pris.  Il  y  a  eu  trois  batailles 
consécutives.  Les  Prussiens  n'ont  eu  que  trois  mille  hommes  de 
tués  ;  mais  ils  ont  dix  mille  blessés,  au  moins.  Si  le  comte  de 
Daun  tombait  sur  eux  dans  ces  circonstances,  peut-être  ferait-il 
aux  Prussiens  ce  que  ceux-ci  ont  fait  aux  Russes,  Il  y  a  une  tra- 
gédie anglaise  dans  laquelle  le  souffleur  vient  annoncer  à  la  fin 
que  tous  les  acteurs  de  la  pièce  ont  été  tués  ;  cette  cruelle  guerre 
pourra  bien  finir  de  même. 

Nota  qu'il  n'est  pas  vrai  qu'on  ait  battu  trois  fois  les  Russes, 
comme  on  le  dit;  c'est  bien  assez  d'une. 

Présentez,  je  vous  en  prie,  mes  très-tendres  respects  à  M'""  du 
Deffant,  et  souvenez-vous  quelquefois  du  vieux  Suisse  Voltaire, 
qui  vous  aimera  toujours. 

:5()72.  —  A   M.   DAPiGET. 

Aux  Délices,  4  octobre  1758. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  et  ancien  compagnon  de  Potsdam, 
d'avoir  renvoyé  la  pancarte.  Elle  ne  m'a  pas  paru  si  terrible  ; 
mais  il  est  bon  de  prendre  ses  précautions  dans  un  temps  où  l'on 
pend  les  gens  pour  des  paroles. 

Est-il  permis  du  moins  de  vous  écrire  que,  tous  tant  que  vous 
êtes  à  Paris,  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites  avec  votre  prétendue 
seconde  bataille  des  Russes,  et  leur  prétendue  victoire?  Chimères 
toutes  pures,  messieurs; je  vous  ai  comparés  aux  petites  filles,  qui 
s'imaginent  que  les  hommes  sont  toujours  debout.  Vous  pensez 
qu'on  donne  des  batailles  tous  les  jours.  Cette  cruelle  guerre  n'est 
pas  prête  à  finir.  Je  m'unis  à  votre  Te  Deum  pour  la  déconfiture 

1.  Tragédie  de  Lcniierre,  représentée  le  31  août  1758. 

39.   —  Cor.KESPONDANCE.   V  II.  33 


514  C0RRES1M)NI)A\CE. 

dos  pirates  anglais  près  de  Saiiit-Mulo'  ;  c'est  toujours  une  con- 
solation. 

Vous  souvenez-voiis  du  petit  Franclicville,  qui  avait  passé  de 
mon  taudis  au  palais  du  prince  de  Prusse?  Le  prince  Henri  lui 
conserve  ses  ai)pointenienls  ;  il  m'a  promis  de  me  venir  voir. 

Le  roi  de  Prusse  m'a  écrit  deux  lettres  depuis  son  affaire  avec 
les  Russes.  Je  vous  assure  (pril  n'a  pas  le  style  d'un  homme 
vaincu. 

Je  n'abandonne  point  du  tout  Pierre  le  Grand,  quoiqu'on  ait 
battu  les  troupes  de  sa  fille  ;  je  suis  trop  fidèle  à  mes  engage- 
ments. 

Je  n'ai  jamais  reçu  le  paquet  du  25  de  juillet  dont  vous  parlez; 
mais  je  recevrai  avec  la  plus  grande  satisfaction  les  lettres  que 
vous  voudrez  bien  écrire  à  votre  ancien  ami  le  campagnard,  et 
heureux  campagnard. 

3673,  —  A    M.    Dt;    CIDEVILLE. 

Aux  Délices,  4  octobre. 

Que  les  Russes  soient  battus,  que  Louisbourgsoit  pris,  qu'Hel- 
vétius  ait  demandé  pardon  de  son  livre,  qu'on  débite  à  l>aris  de 
fausses  nouvelles  et  de  mauvais  vers,  que  le  parlement  de  Paris 
ait  fait  pendre  un  huissier  pour  avoir  dit  des  sottises,  ce  n'est  pas 
ce  dont  je  m'inquiète  ;  mais  M.  Ango  de  Lézeau,  et  quatre  années 
qu'il  me  doit,  sont  le  grave  sujet  de  ma  lettre.  Peut-être  M.  Ango 
me  croit-il  mort;  peut-être  l'est-il  lui-môme.  S'il  est  en  vie,  où 
est-il  ?  S'il  est  mort,  où  sont  ses  héritiers?  Dans  l'un  et  l'autre  cas, 
à  qui  dois-je  m'adresser  pour  vivre? 

Pardonnez,  mon  ancien  ami,  à  tant  de  questions.  Je  me  trouve 
un  peu  embarrassé  ;  j'ai  essuyé  coup  sur  coup  plus  d'une  ban- 
queroute, Notre  ami  Horace  dit  tranquillement  : 

Del  vitam,  dct  opes;  œquum  mi  aniimun  ipse  parabo. 

(Lib.  I,  epist.  xviii,  112.) 

Vraiment  je  le  crois  bien  ;  voilà  un  grand  effort!  Il  n'avait  pas  af- 
faire à  la  famille  de  Samuel  Bernard  et  à  M.  Ango  de  Lézeau.  Ce 
petit  babouin  crut  faire  un  bon  marché- avec  moi,  parce  que  j'étais 
fluet  et  maigre;  vivimus  tamen,  et  peut-être  Ango  occidit  dans  son 
marquisat. 

1.  Voyez  tome  XV,  page  70. 

2.  Voyez  tome  XXXIII,  page  3o-2;  et  XXXVIII,   189, 


ANNÉE    17  58.  :y\:-y 

Qu'il  soit  mort  ou  vivant,  il  me  semble  que  j  ai  besoin  diin 
lionnête  procureur  normand.  Enconnaîtriez-vous  quelqu'un  dont 
je  pusse  employer  la  prose  ? 

Mais  vous,  que  faites-vous  dans  votre  jolie  terre  de  Launai  ? 
bàtissez-vous?  plantez-vous?  avez-vous  îa  faiblesse  de  regretter 
Paris  ?  ne  méprisez-vous  pas  la  frivolité,  qui  est  l'ànie  de  cette 
grande  ville?  Vous  n'êtes  pas  de  ceux  qui  ont  besoin  qu'on  leur 
dise  : 

Omilte  mirari  beatae 
Fumum  et  opes  strepitumque  Roraae. 

(HoR.,  lib.  III,  od.  XXIX,  v.  II.) 

Cependant  on  dit  que  vous  êtes  encore  à  Paris;  j'adresse  ma 
lettre  rue  Saint-Pierre,  pour  vous  être  renvoyée  à  Launai,  si  vous 
avez  le  bonheur  d'y  être.  Adieu  ;  je  vous  embrasse. 

A'isi  qiiod  non  simul  essem,  crctera  laîtus. 

(HoR.,  lib.  I,  ép.  X,  Y.  50.) 

3674.  —  A   M.   TRONCHIiX,  DE    LYON'. 

Délices,  4  octobre. 

Les  batailles  décisives  et  complètes  n'ont  été  ni  complètes  ni 
décisives;  mais  ce  qui  est  complet,  c'est  le  malheur  des  peuples, 
et  ce  qui  est  décidé,  c'est  que  nous  sommes  des  fous.  Je  tâche 
d'être  philosophe  dans  ma  retraite  ;  mais  je  suis  bien  plus  sûr 
de  mon  amitié  pour  vous  que  de  ma  philosophie. 

Que  la  guerre  continue,  que  la  paix  se  fasse,  vivamus  et  hi- 
bannis.  Le  sucre,  le  café,  tout  cela  est  devenu  bien  cher,  grâce 
aux  déprédations  anglicanes.  Il  faudra  bientôt  demander  à  ces 
pirates  d'Anglais  la  permission  de  déjeuner.  Dieu  les  confonde, 
eux  et  leurs  semblables  qui  désolent  l'Europe  !  et  Dieu  vous  tienne 
en  joie  ! 

La  retraite  du  fils  de  Priam  m'est  suspecte.  Ce  rat  se  retire 
dans  son  fromage  de  Hollande,  parce  qu'il  sent  que  les  souris 
vont  mourir  de  faim. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


o16  CORRESPONDANCE. 

3075.  —  A  M.    liKinr,  AM). 

Aux  Délices,  7  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  suis  parfois  un  paresseux,  un  négligent.  Je 
comptais  vous  écrire  en  vous  envoyant  les  sept  tomos  encyclopé- 
diques, mais  ils  sont  encore  à  Dijon,  l'réparez  toujours  vos  ma- 
tériaux; adressez-les  au  sieur  Briasson,  libraire  à  Paris,  rue  Saint- 
Jacques,  car  je  pourrais  bien  faire  encore  un  petit  voyage.  Je 
n'ai  encore  lu  aucun  des  journaux  italiens;  je  n'en  ai  pas  eu  le 
temps,  quoi([uc  j'aie  l'air  de  n'avoir  rien  à  faire.  Je  les  ferai  relier 
quand  j'en  aurai  un  certain  nombre,  et  alors  je  les  lirai.  Je  me 
flatte  que  l'année  prochaine  M.  de  Freudenreicli  viendra  dans 
nos  cantons,  et  que  vous  serez  de  la  partie.  Je  regarderai  les 
jours  que  je  passerai  avec  vous  comme  les  plus  agréables  de  ma 
vie  :  je  vous  embrasse  du  meilleur  de  mon  cœur.  Aimez-moi, 
tout  paresseux  que  je  suis.  V. 

3076.  —  A  M.    FABRY  i, 

M  A  1  n  E     n  E     G  E  X  . 

Fcrnex,  15  octobre*. 

Je  vous  écris  en  Mte,  monsieur,  et  sans  cérémonie,  chez  M,  de 
Boisy,  où  je  ne  suis  que  pour  un  moment. 

C'est,  monsieur,  pour  avoir  l'honneur  de  vous  dire  que  ma 
conhance  en  vos  bontés  m'a  déterminé  à  entrer  en  marché  de  la 
terre  de  Fcrnex  avec  M.  de  Boisy.  Le  bonheur  d'être  en  relation 
avec  vous  donnerait  un  nouveau  prix  à  ce  petit  domaine.  Je 
compte  l'avoir  à  peu  près  à  quatre-vingt  mille  livres  sans  les  effets 
mobiliers  qui  forment  un  objet  à  part.  On  m'avait  assuré  que  les 
lods  et  ventes  allaient  à  huit  mille  livres.  J'ai  demandé  à  Son 
Altesse  sérénissime  une  diminution  de  moitié,  diminution  que  tous 
les  seigneurs  accordent.  Ainsi  je  me  suis  flatté  que  je  ne  payerais 
que  quatre  mille  livres  :  c'est  sur  ce  pied  que  j'ai  donné  ma  parole 
à  M.  de  Boisy.  La  nature  de  mon  bien,  monsieur,  ne  me  met  pas 
en  état  de  trouver  sur-le-champ  quatre-vingt  mille  livres  pour 
payer  M.  de  Boisy;  il  faut  que  j'emprunte.  Vous  savez,  monsieur, 
combien  il  en  coûte  de  faux  frais  avant  qu'on  soit  en  possession 
d'une  terre;  il  ne  me  serait  guère  possible  de  faire  cette  acqui- 

1.  Communiquée  par  M.  le  vicomte  de  Carrière,  ancien  préfet  de  l'Ardèchc.  (B.) 

2.  L'original  est,  de  la  main  de  Voltaire,  et  sans  indication  d'année.  Une  note 
au  crayon  porte  1759.  Ce  doit  être  1758.  Voyez  la  lettre  du  3  janvier  1759,  au 
même.  Voici,  jusqu'à  piéscnt,  la  première  lettre  qui  soit  connue,  écrite  par  Vol- 
taire de  Fenicx,  qu'il  appela  bientôt  Fcrney,  cl  dont  il  acheta  la  seigneurie.  (B.) 


ANNÉE    17o8.  Sn 

sition  si  je  ne  trouvais  des  facilités  auprès  de  M.  le  comte  de 
La  Marche.  J'ai  écrit  à  son  intendant,  et,  supposant  toujours  que 
les  droits  étaient  de  huit  mille  livres,  j'ai  demandé  une  diminu- 
tion de  moitié. 

Oserai-je  vous  supplier,  monsieur,  de  vouloir  bien  spécifier, 
lorsque  vous  écrirez,  que  c'est  la  somme  de  quatre  mille  livres 
que  je  propose  de  donner? 

On  me  dit  que  Son  Altesse  sérénissime  s'est  réservé  les  deux 
tiers  de  ce  droit.  A  l'égard  de  votre  tiers,  j'en  passerai  par  ce  que 
vous  voudrez  bien  me  prescrire,  et  j'attendrai  vos  ordres  pour 
conclure  ma  négociation  entamée.  Elle  me  procure  l'honneur  de 
vous  assurer  de  mes  sentiments;  et  soit  que  je  sois  possesseur 
de  cette  terre,  soit  que  le  marché  n'ait  pas  lieu,  je  serai  toujours, 
monsieur,  avec  respect,  votre  très-humble  et  très-obéissant  ser- 
viteur. 

Voltaire, 

gentilhomme  ordinaire  du  roi. 

3677.  —   A  M.   BERTRAND. 

Aux  Délices,  16  octobre. 

Mon  cher  ami,  votre  paqnet  doit  être  à  Lausanne,  avec  celui 
de  M.  Polierde  Bottens  ;  je  lui  écris  pour  qu'il  vous  le  fasse  tenir. 
Vos  occupations  sont  tranquilles  et  agréables,  tandis  que  le  mal 
moral  et  le  mal  physique  inondent  la  terre.  On  croyait  le  7,  à 
Strasbourg,  qu'il  y  avait  eu  une  bataille;  et  on  craignait  beau- 
coup, parce  que  le  courrier  ordinaire  avait  manqué.  Travaillez, 
mon  cher  ami,  sur  les  productions  merveilleuses  de  la  terre;  les 
philosophes  examinent  avec  peine  ce  que  les  rois  détruisent  si 
aisément.  Sondez  la  nature  des  métaux  qu'ils  ravissent  ou  qu'ils 
emploient  à  la  destruction;  leur  cœur  et  ceux  de  leurs  importants 
esclaves  sont  plus  durs  que  tous  les  minéraux  dont  vous  parlerez. 
Mes  tendres  respects  à  M.  et  M"'"  de  Freudenreich,  qui  ont,  ainsi 
que  vous,  un  cœur  si  différent  de  celui  des  princes.  V. 

3G78.    —A   M.  DE   CHENE  V  lÈRES  i. 

Aux  Délices,  17  octobre. 

Je  vous  remercie  de  l'opéra,  et  s'il  est  de  vous,  mon  cher  ami, 
je  vous  en  ai  une  double  obligation. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.  —  Cette  lettre  est  peut-être  de  1757,  mais 
assurément  elle  n'est  pas  de  1759.  (G.  A  ) 


518  CORRESPONDANCE. 

Je  no  sais  pas  pourquoi  on  dit  <\\\o,  los  circonstancos  présentes 
ponrraient  me  l'aii'e  re\enir.  Je  ne  suis  établi  à  mes  Délices  que 
pour  ma  santé  ei  pour  mon  plaisir.  I.a  beauté  du  lieu  et  l'agré- 
ment de  ma  retraite,  la  très-bonne  compagnie  qui  y  vient,  sont 
des  liens  qui  m'y  attachent.  Lu  malade  qui  cstauprèsde  M.  ïron- 
cbin  ne  doit  pas  se  transplanter.  Je  regrette  beaucoup  des  amis 
tels  que  vous;  mais  je  ne  puis  regretter  le  monde. 

Ma  nièce  vous  fait  ses  compliments.  Elle  a  été  longtemps 
garde-malade. 

3079.    —   A   MADAMK    LA    DUCIIESSK    DE    SAXE-GOTM  A '. 

Aux  Délices,  17  octobre. 

Madame,  à  la  réception  de  la  lettre  dont  Votre  Altesse  séré- 
nissime  m'honore,  j'écris  encore  au  Genevois  La  Bat,  et  je  lui  dis 
que  ce  n'est  pas  assez  d'être  baron,  qu'il  faut  encore  être  poli. 
Quand  on  a  fait  signer  h  un  grand  prince  un  reçu  d'argent  comp- 
tant, il  est  juste,  à  ce  qu'il  me  semlde,  que  cet  argent  soit  touché. 
Je  ne  m'entends  guère,  madame,  à  ces  négociations  genevoises  ; 
mais  je  soupçonne  que  le  seigneur  baron  La  Bat  aura  demandé 
que  Vos  Altesses  sérénissimes  eussent  à  compter  du  jour  qu'il 
aura  envoyé  ses  lettres  de  change.  Apparemment  les  banquiers 
ne  les  ont  pas  négociées  assez  tôt,  et  le  ministre  de  Vos  Altesses 
sérénissimes  les  a  pressés  sans  doute  de  finir.  Sérieusement, 
madame,  il  est  très-ridicule  qu'elle  ait  été  si  négligemment  servie; 
ses  ordres  doivent  être  exécutés  avec  plus  de  promptitude.  J'ai 
fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  communiquer  à  mon  baron  toute 
mon  envie  de  vous  plaire.  Ah  !  madame,  s'il  avait  fait  comme  moi 
un  séjour  à  Gotha,  s'il  avait  eu  le  bonheur  de  s'approcher  de 
madame  la  duchesse,  il  serait  certainement  plus  diligent,  il  re- 
garderait comme  un  crime  de  faire  attendre  un  moment  Vos 
Altesses  sérénissimes. 

Dieu  veuille  que  ces  cinquante  mille  florins  ne  soient  pas  pris 
par  des  housards!  Nous  sommes  dans  un  temps  où  la  moitié  du 
monde  tue  son  prochain,  et  où  l'autre  le  pille.  Votre  Laudon-, 
madame,  qui  dit  que  Dieu  punit  les  hommes,  est  donc  un  des 
instruments  de  la  justice  divine?  La  punition  est  un  peu  longue, 
et  n'a  pas  l'air  de  iinir  sitôt.  S'il  y  a  cinq  justes  en  faveur  do 
qui  on  puisse  pardonner,  ces  cinq  justes  sont  dans  le  château 

I.  Kdilcurs,  Bavonx  cl  François. 
'2.  Célèbre  général  autricbicn. 


ANNÉE    1758.  oi9 

trErnest  le  Pieux.  Je  suis  au  désespoir  qu'Altemhourg  soit  dans 
le  chemin  des  méchants;  quand  ce  chemin  sera-t-il  libre?  Quand 
pourrai-jc  y  venir  faire  ma  cour  à  Vos  Altesses  sérénissimes? 
Ce  serait  une  belle  occasion  dans  ma  vieillesse,  et  la  plus  chère 
de  mes  consolations,  de  pouvoir  renouveler  à  Vos  Altesses  séré- 
nissimes mon  profond  respect  et  mon  tendre  attachement  :  c'est 
ce  que  demande  à  Dieu  le  Suisse  V. 

3680.  —  A  MADAME    LA    COMTESSE    DE   LUTZELBOURG. 

Au\  Délices,  17  octobre. 

Et  monsieur  votre  fils,  madame,  que  devient-il  ?  J'ai  toujours 
peur;je  vouspriedem'en  dire  des  nouvelles.  On  parle  de  je  ne  sais 
quelles  croquignoles  que  messieurs  de  Hanovre  nous  ont  données 
près  de  Harbourg.  Monsieur  votre  fils  est  toujours  propre  à  s'être 
présenté  là  des  premiers,  et  avoir  fourré  son  nez  plus  avant  qu'un 
autre.  Je  vous  supplie,  madame,  de  dissiper  mes  inquiétudes.  Je 
vais  à  Lausanne  dans  le  moment.  Je  voudrais  ])ien  que  l'île  Jard 
fût  dans  mon  lac.  C'est  avec  une  douleur  extrême  que  j'envisage 
cette  éternelle  séparation.  Avez-vous  toujours  la  consolation  de 
M"'*  de  Brumath  ?  Je  vous  présente  à  toutes  deux  mes  respects 
et  mes  regrets. 

3681.  —  A  M.   THIERIOT. 

18  octobre. 

M.  Helvétius  m'a  envoyé  son  Esprit,  mon  ancien  ami  ;  ainsi 
vous  voilà  délivré  du  soin  de  me  le  faire  parvenir  :  je  ne  veux  pas 
avoir  double  esprit  comme  Elisée  ^  Je  suis  peu  au  fait  des  cabales 
de  votre  Taris  et  de  votre  Versailles;  j'ignore  ce  qui  a  excité  un 
si  grand  soulèvement  contre  un  philosophe  estimable  qui  (à 
l'exemple  de  saint  Matthieu)  a  quitté  la  finance  pour  suivre  la  vé- 
rité-. Il  ne  s'agit,  dans  son  livre,  que  de  ces  pauvres  et  inutiles 
vérités  philosophiques  qui  ne  font  tort  à  personne,  qui  sont  lues 
par  très-peu  de  gens,  et  jugées  par  un  plus  petit  nombre  encore,  en 
connaissance  de  cause.  Il  y  a  tel  homme  dont  la  signature,  mise 
au  bas  d'une  pancarte  mal  écrite,  fait  plus  de  mal  à  une  province 
que  tous  les  livres  des  philosophes  n'en  pourront  jamais  causer. 


1.  IV.  Bois,  II,  9. 

2.  Matthieu,  ix,  9;  voyez  tome  X,  une  des  notes  de  Voltaire  sur  son  Russe  à 
Paris. 


520  CORRESPONDANCE. 

Copondant  ce  sont  ces  philosophos,  incapables  de  nuire,  qu'on 
persécute. 

Je  ne  suis  pas  de  son  avis  en  bien  des  clioses,  il  s'en  faut 
beaucoup;  et  s'il  m'avait  consulté,  je  lui  aurais  conseillé  de  faire 
son  livre  autrement;  mais,  lil  'inil  est,  il  y  a  beaucoup  de  bon, 
et  je  n'y  vois  rien  de  dangereux.  Ou  dira  peut-être  (|ue  j'ai  Jes 
yeux  gâtés. 

Il  faut  qu'Helvétius  ait  quelques  ennemis  secrets  qui  aient 
dénoncé  son  livre  aux  sots,  et  qui  aient  animé  les  fanatif[ues. 
Dites-moi  donc  ce  (jui  lui  a  attiré  un  tel  orage;  il  y  a  cent  clioses 
beaucoup  plus  fortes  dans  l'Esprit  des  lois,  et  surtout  dans  les 
Lettres  persanes.  Le  proverbe  est  donc  bien  vrai  qu'il  n'y  a  ([u'iieur 
et  malheur  en  ce  monde. 

Au  lieu  de  me  faire  avoir  cet  Esprit,  pourriez-vous  avoir  la 
charité  de  m'indiquer  quelque  bon  atlas  nouveau,  bien  fait,  bien 
net,  où  mes  vieux  yeux  vissent  commodément  le  théâtre  de  la 
guerre  et  des  misères  humaines?  Je  n'ai  que  d'anciennes  cartes 
de  géographie;  c'est  peut-être  le  seul  art  dans  lequel  les  derniers 
ouvrages  sont  toujours  les  meilleurs.  11  n'en  est  pas  de  même,  à 
ce  que  je  vois,  des  pièces  de  théâtre,  des  romans,  des  vers,  des 
ouvrages  de  morale,  etc. 

Je  dicte  ce  rogaton,  mon  cher  ami,  parce  que  je  suis  un  peu 
malade  aujourd'hui  ;  mais  j'ai  toujours  assez  de  force  pour  vous 
assurer  de  ma  main  que  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

3G82.  —  A  M.   LE   PUÉSIDEXT  DE   lîROSSES'. 

Aux  Délices,  21  octobre. 

Eh  bien  !  monsieur,  vous  donnerez  donc  la  préférence  à 
M.  de  Fautrière,  quid  tum  si  fuscus  Amintas.^  Si  je  n"ai  pas  Tour- 
nay,  je  serai  au  moins  votre  voisin,  car  il  faut  bien  que  je  vous 
sois  quelque  chose.  Mais  si  vous  concluez  avec  AI.  de  Fautrière, 
je  ne  vous  serai  plus  rien.  Vous  ne  viendrez  plus  dans  votre  grand 
bailliage  de  Gex  :  vous  ne  me  montrerez  point  votre  Salluste.  Je 
serai  privé  du  bonheur  de  vous  entendre.  Ce  sera  donc  .M.  de 
Fautrière  qui  sera  mon  voisin.  Je  suis  bien  trompé,  ou  il  possède 
moins  bien  que  vous  ses  auteurs  latins,  italiens  et  anglais;  et, 
(|uelque  mérite  qu'il  puisse  avoir,  je  vous  jure  que  vous  serez 
très-regretté.  Je  persiste  toujours  ilaus  le  dessein  d'avoir  des  pos- 
sessions en  France,  en  Suisse,  à  Genève,  et  même  en  Savoie.  On 

1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


ANNÉE    17  58.  liH 

(lit,  je  ne  sais  où,  qu'on  ne  peut  servir  deux  maîtres  ;  j'en  veux 
avoir  quatre  pour  n'en  avoir  point  du  tout  et  pour  jouir  pleine- 
ment du  plus  bel  apanage  de  la  nature  humaine  qu'on  nomme 
liberté.  J'ai  toujours  un  très-grand  regret  à  Tournay.  Tout  ce  que 
je  désire,  si  vous  ne  me  le  donnez  pas,  c'est  que  vous  l'aimiez  et 
que  vous  ne  le  donniez  point  à  d'autres. 

Je  voudrais  que  vous  pussiez  vous  plaire  à  l'embellir,  que 
vous  y  bâtissiez,  que  vous  y  vinssiez  tous  les  ans;  mais  vous  n'en 
ferez  rien.  Nous  avons  ici  le  président  de  Ruffey',  et  madame  sa 
femme.  Nous  avons  un  jeune  M.  de  Cussy-,  qui  vient  de  nous 
donner  une  comédie  de  sa  façon  sur  notre  théâtre,  auprès  de 
Genève.  Vous  voyez  que  nous  devons  nos  plaisirs  aux  Dijonnais, 
C'est  d'ailleurs  une  belle  révolution  dans  les  mœurs  que  des 
comédies,  des  danses  et  de  la  musique,  et  surtout  de  la  philoso- 
phie, dans  le  pays  où  ce  brigand  de  Calvin  fit  brûler  ce  fou  de 
Servet  au  sujet  de  Vhomoousios. 

Revenons  à  Tournay;  si  vous  ne  vous  accommodez  pas  avec 
M.  de  Fautrière,  ne  m'oubliez  pas  entièrement.  Comptez  toujours 
sur  la  très-respectueuse  estime  du  libre  Suisse  V. 


3683.   —DE    M.    LE    PRÉSIDENT  DE    BROSSES». 

11  n'y  a,  dit-on,  monsieur,  mal  que  bien  n'en  vienne,  et  parfois  un  plus 
grand  bien.  Je  ne  serai  pas  votre  vendeur,  mais  je  resterai  votre  voisin,  ce 
qui  vaut  encore  mieux  pour  moi.  .le  vis  bien  par  votre  seconde  lettre  que 
c'était,  ainsi  que  vous  me  le  disiez,  une  fantaisie  passagère  que  vous  aviez 
prise  pour  ce  lieu,  et  dont  on  vous  avait  bientôt  dégoûté.  Pour  moi,  vous 
me  trouverez  probablement  toujours  planté  là  comme  un  piquet,  toutes  et 
quantes  fois  que  vous  voudrez  goûter  du  denier  dix  (c'est  la  taxe  apos- 
tolique des  fonds  perdus)  et  avoir  une  certaine  quantité  de  bois  de  con- 
struction dont  nous  conviendrions  selon  le  devis.  Le  pays  m'a  toujours 
charmé,  et  depuis  qu'il  a  acquis  de  nouveaux  agréments  par  votre  présence, 
je  suis  moins  disposé  que  jamais  à  renoncer  à  l'incolat,  malgré  la  proposi- 
tion d'échange  que  M.  de  Fautrière  m'a  fait  faire  par  un  procureur  qu'il  a 
ici,  pour  certaines  affaires  qui  ne  lui  ont  pas  extrêmement  bien  tourné.  Je 
ne  le  connais  point  du  tout;  mais  ce  que  j'en  entends  dire  ne  me  donne 


1.  M.  Richard  de  RufTey,  président  à  la  chambre  des  comptes  de  Dijon. 

2.  Probablement  M.  Dagonneau  de  Bussjr,  dont  l'hôtel  à  Dijon,  rue  Chabot- 
Charny,  était  situé  sur  l'emplacement  qu'avait  occupé  autrefois  un  hospice  appar- 
tenant au  prieuré  d'Époisses,  fondé  en  118.j  par  le  duc  Hugues  III.  Voyez  Cocr- 
TÉPÉE,  II,  148.  (Th.  F.) 

3.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


522  CORRESPONDANCE. 

qu'un  goût  médiocre  pour  liailer  avec  lui  :  il  est  vrai  (|u'il  y  a  de  méchantes 
langues  dans  le  monde,  lîief,  j'attends  le  détail  de  ce  qu'il  me  propose,  et 
lie  puis  en  aucun  cas  m'iinaginer  rien  d'assez  séduisant  pour  m'éloigner  de 
votre  voisinage. 

Si  M'""  de  Brosses  n'eût  été  en  couches,  je  me  serais  mis  de  la  caravane 
pour  vous  aller  voir  avec  M.  et  M'"^  de  Ruffey.  C'est  un  fort  galant  homme 
(|ui  a  bien  des  connaissances,  et  qui  aime  les  vers  avec  passion,  même 
ceux  qu'il  fait.  Sa  femme  a  beaucoup  d'esprit  et  de  gaieté,  et  une  gentillesse 
inépuisable  dans  la  conversation  *.  Mais,  comme  elle  est  tout  à  fait  timide 
avec  les  personnes  qu'elle  ne  connaît  pas,  il  ne  ^erait  pas  étonnant  qu'elle 
n'eût  rien  montré  de  ceci,  et  que  son  génie  eût  tremblé  devant  le  vôtre. 

Vraiment  l'IIélicon  de  Carrouge  nous  a  fait  voir  une  ode  de  M.  do  Bussy 
du  dernier  pindarique,  Vilreo  daturus  nomiiia  ponlo.  Pour  la  comédie 
qu'il  a  donnée  sur  votre  théâtre,  je  ne  la  connais  pas.  Je  soupçonne  seule- 
ment que  sa  pièce  manque  de  conduite-.  Vous  voyez  que  nous  faisons  nos 
efforts  pour  soutenir  la  réputation  (jue  vous  avez  bien  voulu  donner  à  notre 
ville  d'être  en  possession  de  produire  des  gens  célèbres''-  Mais,  après  tout, 
nous  ne  pouvons  pas  toujours  vous  offrir  des  Bossucts,  des  Saumaises,  des 
Rameaux,  des  Crébillons  et  des  Buffons. 

Voulez-vous  donc  toujours  garder  nos  comédiens,  et  ne  pas  nous  les  ren- 
vover  cet  hiver?  Un  théâtre  est  en  effet  bien  comique  sur  la  place  où  fut 
brûlé  Servet.  J'ai  dans  mon  vieux  château  un  vieux  fauteuil  dans  le(piel 
Calvin,  qui  avait  là  sa  petite  maison  de  campagne,  avait  coutume  de  faire 
publiquement  le  prêche.  J'en  veux  faire  un  regalo  aux  comédiens  pour  qu'il 
leur  serve  à  dire  :  Prends  un  siège,  Cinna.  Savez-vous  que  l'observation 
plaisante  que  vous  faisiez  là-dessus  m'a  trouve  au  beau  milieu  du  livre  et 
de  l'enthousiasme  de  Jean-Jacques  \  qui  se  lue  à  faire  le  plus  grand  abus 
possible  de  l'esprit,  et  à  s'époumoner  en  paradoxes.  Par  bonheur  que  ce 
n'est  pas  de  bonne  foi  : 

Nihilo  plus  atrit 
Quam  si  dct  operani,  ut  cuni  ratione  insaniat. 

Mais  voici  bien  d'autres  tragédies.  Que  dites-vous,  monsieur,  de  la  manière 
légère  dont  on  se  met  à  manier  les  souverains  de  l'Europe?  Ce  sont  ces 
fripons  do  jansénistes  qui  auront  fait  le  coup  de  Lisbonne  ^  pour  en  jeter  le 
chat  aux  jambes  aux  jésuites  du  Paraguai.  J'aimerais  mieux  que  ce  fût 
l'affaire  d'Oporto.  Cela  ferait  exemple.  Et  le  roi  de  Suède  ^  est-il  bien  vrai 


1.  Anne-Claude  de  La  Forùt  de  Monlfort,  épouse  de  M.  le  président  Richard  de 
Ruffey. 

2.  M.  de  Bussy-Dagonneau  est  mort  ruiné. 

3.  «  Dijon,  qui  a  produit  tant  d'hommes  de  lettres,  et  où  le  mérite  de  l'esprit 
semble  être  un  des  caractères  des  citoyens.  »  (Voltaire,  Discours  de  réception  à 
l'Académie  française,  en  remplacement  du  président  lîouhier.) 

4.  La  Lettre  sur  les  spectacles,  publiée  en  octobre  1758. 

î).  L'assassinat  du  roi  Joseph-Emmanuel,  le  3  septembre  1758. 
6.  Adolphe-Frédéric,  père  de  Gustave  III.  La  nouvelle  était  fausse. 


ANNÉE    1758.  523 

que  le  sénat  l'ail  déposé?  Et  le  roi  d'Espagne  i,  a-t-il  tout  de  bon  perdu  la 
raison?  Jla  foi,  le  métier  ne  vaut  plus  rien.  J'y  renonce  pour  ma  part,  et  vous 
prie  de  ne  plus  dire  :  Le  royaume  de  Toarnmj.  Parlons-en  pourtant  tou- 
jours autant  qu'il  vous  plaira;  nous  no  conclurons  rien  :  n'impoite,  cela  me 
servira  de  texte  pour  entretenir  la  conversation  avec  vous.  Rien  ne  peut 
m'ètre  plus  agréable  que  ce  commerce,  à  vos  moments  perdus;  et  rien 
n'égale  .les  sentiments  que  je  vous  ai  voués.  Ils  sont  tels  que  vous  les  mé- 
ritez. Toute  autre  expression  ne  les  rendrait  que  faiblement. 

3684.  —  DE    CHARLES-TIIi' ODORE, 

ÉLECTEUR     PALATIN. 

Manheim,  ce  23  octobre. 

Je  vous  suis  bien  obligé,  monsieur,  de  la  pièce  que  vous  m'avez  com- 
muniquée. Vous  avez  bien  raison  de  dire  que  dans  ce  siècle  il  y  a  des  choses 
qui  ne  ressemblent  à  rien,  et  beaucoup  de  riens  qu'on  voudrait  faire  res- 
sembler à  des  choses.  La  seconde  bataille  des  Russes  est  de  ce  nombre,  et 
quantité  d'autres.  On  a  enfin  surpris  ce  grand  homme  dans  son  camp-; 
mais  ses  belles  manœuvres  ont  tout  rétabli.  Il  faut  espérer  que  tant  de  sang 
versé  fera  penser  à  une  paix  qui  est  tant  à  désirer. 

J'espère  que  votre  santé  sera  entièrement  rétablie,  et  que  j'aurai,  l'été 
qui  vient,  la  môme  satisfaction  dont  j'ai  si  peu  joui  cette  année.  Soyez  bien 
persuadé  de  la  parfaite  estime  que  j'aurai  toute  ma  vie  pour  le  petit  Suisse. 

Charles- Théodore,  électeur. 

368o.    —   A  BI.   TRONCIIIN,    DE    LYON  3. 

Délices,  23  octobre. 

Je  ne  sais  encore  si  je  serai  seigneur  de  Fernex  ;  on  exige  pour 
le  droit  gotli  et  vandale  des  lods  et  ventes  le  quart  du  prix.  Il 
faut,  pour  rafraîchissement,  payer  au  roi  le  centième  ;  à  la 
chambre  des  comptes,  le  cinquantième,  etc.  Ainsi,  à  fin  de 
compte,  on  achèterait  le  double.  Je  tâcherai  de  m'arranger  avec 
M.  de  Boisy  d'une  façon  moins  ruineuse. 

Je  n'ai  point  de  nouvelles  depuis  la  victoire  complète  dans 
laquelle  on  n'a  pas  mis  /tOO  hommes  hors  de  combat,  et  depuis 
les  /j,000  Anglais  tués,  lorsqu'il  n'y  en  avait  que  900  en  bataille. 
L'hyperbole  est  une  belle  figure. 

1.  Ferdinand  YI,  mort  fou  en  1759. 

2.  La  journée  de  Hochlcirch  (li  octobre  17o8),  où  pérh-ent  le  feld-maréchal 
Keith  et  le  prince  Maurice  d'Anhalt,  venait  de  coûter  dix  mille  hommes  à  Frédé- 
ric. Ce  fut  à  cette  occasion  que  Clément  XIII  envoya  à  Daim  une  épée  et  une  toque 
bénites.  (Cl.) 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


1324  CORRESPONDANCF. 

3G8G.  —  A    M.    ])i;    CIDKVILLE. 

Aux  Délices,  28  octobre. 

Mon  clior  et  ancion  ami,  j'ai  peur  que  vous  n'ayez  pas  reçu 
un  billet'  adressa  dans  la  rue  Saint-Pierre  à  Paris,  et,  par  renvoi, 
à  votre  terre  de  Laiinai  si  vous  n'étiez  pas  dans  la  grande  vilaine 
ville.  Jl  s'agirait  de  savoir  si  votre  marquis  Ango  de  Lézeau  est 
mort  ou  en  vie;  s'il  a  un  domicile  à  Rouen;  s'il  faut  écrire  au 
château  de  Lézeau  ;  où  est  ce  beau  château  ;  en  un  mot,  comment 
il  tant  faire  pour  se  faire  payer  d'une  dette  de  quatre  années 
d'arrérages,  de  laquelle  Ango  ne  me  donne  aucunes  nouvelles. 
Licet  misccre  scria  cumjocis-.  Il  ne  faut  i)as  abandonner  le  demeu- 
rant. Rem  suam  deserere  lurpisslmum  est,  dit  Cicéron. 

Si  Fédéric  est  aussi  bien  frotté  qu'on  le  dit,  je  ferai  relier  en- 
semble l'hisloirede  Pyrrhus,  de  Picrochole,  la  sienne,  et  la  fable 
du  Pot  au  lait. 

Écrivez-moi,  je  vous  en  prie,  mon  cber  et  ancien  ami,  des 
nouvelles  d'Ango  de  Lézoati,  mais  surtout  des  vôtres.  Que  dites- 
vous  de  ÏKsjirU  d'IIelvétius? 

Je  vous  embrasse  tendrement,   V. 

3G87.   —    A    M.    llKliTHAND. 

Aux  Délices,  28  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  ne  lis  ni  journal  partial  ni  journal  impar- 
tial, et  rarement  les  gazettes,  qui  content  pourtant  que  le  Pyr- 
rhus du  Nord  a  été  totalement  défait.  Cette  nouvelle  est  plus  im- 
|)ortante  que  les  livres  nouveaux  sur  V l'esprit,  sur  la  comédie  de 
(lenève,  et  sur  l'autre  comédie  des  pasteurs  franco-suisses.  M""  de 
Bentinck,  qui  croit  être  grande  Autrichienne  parce  qu'elle  plaide 
à  Vienne\  est  fort  contente  do  lîerno,  et  peu  de  votre  Helvétie  ; 
moi,  je  suis  coulent  de  tout,  et  si  content,  que  je  suis  en  elïet  en 
marché  de  la  seigneurie  de  Fernex.  Mais  il  y  a  tant  de  droits  à 
payer,  tant  de  choses  à  discuter,  les  affaires  sont  si  longues  et  la 
vie  est  si  courte,  que  je  pourrais  bien  me  tenir  dans  mou  petit 
ermitage  des  Délices. 

Di  iiiL'Iiiis  fecoro;  bcnecsl,  iiiliil  amjilius  opto  *. 

1.  C'est  la  lettre  3G73. 

2.  Voyez  la  lettre  3Gi2. 

3.  Voyez  la  lettre  3GW, 

4.  Horace,  livre  P"",  épitre  ii,  vers  4G,  dit  : 

Quod  satis  est,  cui  contingit,  nil  amplius  optot. 


ANNÉE    17  58.  525 

Mon   grand  désir  est  de  vous  revoir,  vous  et  M,  et  M de 

Freudeureich,  à  qui  je  vous  prie  de  présenter  mes  respects.  V. 

3688.  —  A   M.    PESSELIER  i. 

Aux  Délices,  30  octobre. 

Enfin,  monsieur,  à  force  de  recherches,  j'ai  découvert  tout 
ce  que  je  vous  dois.  Ce  rouleau,  dont  vous  m'avez  favorisé,  était 
à  Lausanne  depuis  longtemps,  avec  des  cartes  géographiques  et 
des  estampes  qu'on  m'avait  envoyées  de  Pétershourg.  J'ai  fait  tout 
revenir,  et  je  me  hâte  devons  faire  mes  remerciements.  Je  savais 
déjà,  par  les  vers  agréables  qu'on  a  imprimés  de  vous,  avec  quel 
succès  vous  cultivez  les  belles-lettres,  et  j'avais  vu  dans  VEncyclo- 
péclic  quelles  sont  vos  profondes  connaissances  sur  beaucoup 
d'objets  utiles. 

Onine  tulit  punctum,  qui  miscuit  utile  dulci. 

(HoR.,  de  Art.  poel.,  v.  343.) 

Voilà  votre  devise;  la  mienne  est  :  Si  placeo,  tuum  cst^. 

Mèrope  ne  s'attendait  pas  à  être  traitée  aussi  honorablement 
que  la  finance.  Le  Parnasse  et  le  trésor  royal  vous  ont  bien  de 
l'obligation.  Vous  avez  un  double  droit  à  mon  estime  et  à  ma 
reconnaissance.  Si  j'étais  contrôleur  général,  vous  auriez  une 
pension  :  et  si  je  faisais  encore  des  vers,  je  vous  chanterais. 

Recevez,  monsieur,  les  assurances  de  l'attachement  sincère  du 
vieux  Suisse   V. 

3689.  —  DE    FRÉDÉRIC   II,  ROI    DE    PRUSSE  3. 

Novembre  1758. 

Je  ne  mérite  pas  toutes  les  louanges  que  vous  me  donnez.  Nous  nous 
sommes  retirés  d'affaire  par  des  à-peu-près;  mais  avec  la  multitude  de 
monde  auquel  il  faut  nous  opposer,  il  est  presque  impossible  de  faire  davan- 
tage :  nous  avons  été  vaincus,  et  nous  pouvons  dire,  comme  François  1"  : 
Tout  a  été  perdu,  hors  l'honneur*.  Vous  avez  grande  raison  de  regretter  le 
maréchal  Keith;  c'est  une  perte  pour  l'armée  et  pour  la  société.  Daun  avait 
saisi  l'avantage  d'une  nuit^  qui  laissait  peu  de  place  au  courage;  mais  mal- 

\.  Ch.-Ét.  Pesselier,  né  à  Paris  en  1712,  mort  en  1763. 

2.  Horace,  livre  IV,  ode  m,  vers  24. 

3.  Cette  lettre,  que  donne  Beucbot,  n'est  pas  dans  l'édition  de  Preuss. 

4.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  l'e.xpression  de  François  \"  ;  voyez  tome  XII, 
page  259. 

5.  Vovez  la  lettre  3684. 


526  CORHESPONDANCIi:. 

gré  tout  cela  nous  sommes  encore  debout,  et  nous  nous  préparons  à  de  nou- 
veaux avancements  :  peut-être  que  le  Turc,  plus  cluélien  que  les  puissances 
catholiques  apostoliques,  ne  voudra  pas  que  des  brigands  politiques  se 
donnent  les  airs  de  conspirer  contre  un  prince  qu'ils  ont  offensé,  et  qui  ne 
leur  a  rien  fait.  Vivez  heureux,  et  priez  Dieu  pour  les  malheureux,  appa- 
remment damnés,  par«e  (ju'ils  sont  obligés  de  guerroyer  toujours.  Vale. 

F  li  D  É  n  I  c. 


3G90.    —    A    MADAME    LA    COMTESSE    DE   LUT  ZELHOURG. 

Aux  Délices,  l""  novembre. 

II  me  paraît,  madame,  qu'on  passe  sa  vie  à  voir  des  révolu- 
tions. L'année  passée,  au  mois  d'octobre,  le  roi  de  Prusse  voulait 
se  tuer;  il  nous  tua  au  mois  de  novembre.  Il  est  détruit,  cette 
année,  en  octobre;  nous  verrons  si  nous  serons  battus  le  mois 
prochain.  On  appelle  victoires  complètes  des  actions  qui  sont 
des  avantages  médiocres.  On  cbatite  des  Te  Ikum,  quand  à  peine 
il  y  a  de  quoi  entonner  un  De  profioidis.  On  nous  exagère  de  pe- 
tits succès,  et  on  nous  accable  de  grands  impôts. 

On  (lit  le  monarque  portugais*  blessé  à  Tépaulo,  le  monarque 
espagnol"  blessé  au  cerveau,  le  roi,  ou  soi-disant  tel,  de  Suèdc'', 
gardé  à  vue,  et  celui  de  Pologne*  buvant  et  mangeant  à  nos  dé- 
pens, tandis  que  les  Prussiens  boivent  et  mangent  encore  aux 
dépens  des  Saxons.  Des  autres  rois,  je  n'en  parle  pas.  l^ortez-vous 
bien,  madame,  et  voyez  toujours  d'un  oeil  tranquille  la  sanglante 
tragédie  et  la  ridicule  comédie  de  ce  monde.  Je  tremble  toujours 
que  quelque  balle  de  fusil  ne  vienne  balafrer  le  beau  visage  de 
monsieur  votre  fils,  à  qui  je  présente  mes  respects.  Avez-vous  le 
bonheur  de  posséder  M""^  de  Brumath? 

Voulez-vous  bien  permettre,  madame,  que  je  mette  dans  ce  ])a- 
quet  un  petit  billet  pour  Colini,  qui  vous  est  attaché?  Pardonnez 
cette  liberté  grande  ^  En  voici  encore  une  autre.  Je  vous  demande 
en  grâce,  quand  vous  irez  à  Strasbourg,  de  vouloir  bien  dire  au 
coureur  qu'il  aille,  chemin  faisant,  laver  la  tête  au  banquier 
Turckeim,  et  lui  signihor  que  je  meurs  de  faim,  s'il  ne  songe  pas 
à  moi.  Pardon,  madame;  mais,  dans  l'occasion,  on  a  recours  à 
ce  qu'on  aime.  Mille  tendres  respects.  V. 

1.  Voyez  tome  W,  page  .'50.''». 

2.  Ferdinand  VI,  suriiommr  le  Sage,  mort  fou  ou  à   peu  près,  lo  10  auguste 
1759.  (Cl.) 

3.  Adolphe-Frédéric  de  Holstcin-Eiilfii,  l)eau-frére  du  roi  de  Prusse. 

4.  Frédéric-Auguste  II;  vojoz  tome  XIII,  page 'J 13. 

5.  Mémoi7-es  de  Grammont,  chapitre  m. 


ANNÉE    1758.  527 

3691.  —  A  M.    LE   CONSEILLER    LE    l'.AULTi. 

Aux  Délices,  prùs  de  Genève,  l"^''  novembre. 

Monsieur,  permettez  que  je  vous  parle  d'abord  de  boire:  car 
s'il  est  vrai  que  le  marécbal  de  Daun  ait  déconfit  le  roi  de  Prusse, 
mmc  est  bibcndum,  niinc  pcde  libero  pulsanda  tcllus. 

Je  crois  bien  que  vous  n'avez  pas,  cette  année,  le  meilleur 
vin  du  monde.  Mais  si  vous  en  avez  de  potable,  et  qui  soit  seu- 
lement du  vin  d'ordinaire  à  bon  marclié,  je  vous  en  demande 
trois  tonneaux. 

J'ai  une  autre  grâce  à  vous  demander,  monsieur  ;  je  soumets 
à  vos  lumières  et  je  recommande  à  votre  protection  le  mémoire 
ci-joint-.  Il  est  fondé  sur  la  plus  exacte  vérité,  et  j"ai  toutes  les 
pièces  justificatives;  un  mot  de  vous  à  M.  Drouin  peut  tout  linir, 
et  je  serai  infiniment  sensible  à  votre  bonté.  Je  ne  mets  point 
d'enveloppe  pour  épargner  les  frais  inutiles. 

Je  n'en  suis  pas  avec  moins  de  respect,  monsieur,  votre  très- 
liumble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

3692.  —  A   M.    DE    BREXLES. 

Aux  Délices,  2  novembre. 

Mon  cber  ami,  je  reçois  la  cargaison  de  livres  anglais  sur 
lesquels  je  n'avais  plus  compté.  J'avais  fait  venir,  il  y  a  six  mois, 
les  mêmes  volumes  de  Londres.  Les  uns  seront  dans  mon  ca- 
binet des  Délices  ;  les  autres,  dans  celui  de  Ferney  :  on  n'en  sau- 
rait trop  avoir  :  tous  ces  livres  sont  contre  les  prêtres.  A  qui 
faut-il  que  je  paye?  Je  suis  tout  prêt,  et  je  vous  remercie  de 
tout  mon  cœur. 

On  est  très-irrité,  à  Berne,  contre  le  ministre  de  Vevay  ou 
de  Lausanne,  auteur  du  punissable  libelle  inséré  dans  le  Mer- 
cure suisse^;  et,  s'il  est  découvert,  il  portera  la  peine  de  son 
insolence. 

Vous  avez  bien  raison  de  plaindre  notre  ami  Polier  de  Bottens, 
qui  a  eu  la  faiblesse  de  se  laisser  gourmander  par  des  cuistres. 


1.  Éditeur,  de  Mandat-Grancey. 

2.  Le  mémoire  en  question  manque  dans  la  collection,  et  les  renseignements 
sur  l'affaire  dont  il  traite  nous  manquent  absolument.  (Note  de  M.  de  Mandat- 
Grancey.) 

3.  Il  s'agit  de  la  lettre  de  Lervèche,  insérée  dans  le  Journal  helvétique. 


■i28  CORRESPONDANCE. 

après  avoir  ou  la  force  de  faire  lianliiiient  une  l)onne  œuAre 
qui  devait  imposer  silence  à  ces  marauds.  Je  parle  un  peu  en 
homme  qui  a  des  tours  et  des  mâchicoulis  S  et  qui  ne  craint 
point  le  consistoire. 

Vous  n'êtes  i)oint  venu  aux  DiMices,  mais  j'espère  que  nous 
vous  posséderons  dans  le  château  de  Ferney,  et  que  je  vous 
donnerai,  comme  M.  de  Sotenville,  le  divertissement  de  courre  ini 
lièvre-.  ^Milie  respects  à  M""  de  Brenles.  Bonsoir,  mon  cher 
ami.  V. 

3693.  —  DE   FRÉDÉRIC   II,   ROI   DE    PRESSE. 

Du  6  novembre. 

Il  vous  a  été  facile  de  jugor  de  ma  douleur  par  la  perte  que  j'ai  faite  ^. 
Il  V  a  des  malheurs  réparables  par  la  constance  et  par  un  peu  de  courage; 
mais  il  V  en  a  d'autres  contre  lesquels  toute  la  fermeté  dont  on  veut  s'armer 
cl  tous  les  discours  des  pliilosoplies  ne  sont  que  des  secours  vains  et 
inutiles.  Ce  sont  de  ceux-ci  dont  ma  malheureuse  étoile  m'accable  dans  les 
moments  Ic.n  plus  embarrassants  et  les  plus  remplis  de  ma  vie. 

Je  n'ai  point  été  malade,  comme  on  vous  l'a  dit  ;  mes  maux  ne  consistent 
que  dans  des  coliques  hémorroïdales,  et  quelquefois  néphrétiques.  Si  cela 
eût  dépendu  de  moi,  je  me  serais  volontiers  dévoué  'a  la  mort,  que  ces  sortes 
d'accidents  amènent  tôt  ou  tard,  pour  sauver  et  pour  prolonger  les  jours  de 
celle  qui  ne  voit  plus  la  lumière.  N'en  i)erdez  jamais  la  mémoire,  et  ras- 
semblez, je  vous  prie,  toutes  vos  forces  pour  élever  un  monument  à  son 
honneur.  Vous  n'avez  qu'à  lui  rendre  justice;  et,  sans  vous  écarter  de  la 
vérité,  vous  trouverez  la  matière  la  plus  ample  et  la  plus  belle. 

Je  vous  souhaite  plus  de  repos  et  de  bonheur  que  je  n'en  ai. 

FÉ  DÉRIC. 
369i.    —    A    M.    DE   CIDEVILLE, 

EN     SON    CHATEAl     DE    L  A  l  N  A  I . 

Aux  Délices,  tO  novembre. 

Mon  affaire  avec  le  marquis  Ango  est  fort  sérieuse,  mon  cher 
et  ancien  ami  ;  mais  vous  l'avez  rendue  si  plaisante  par  votre 
aimable  lettre  que  je  ne  peux  plus  m'affliger.  Le  constat  de  cada- 
vere  me  fait  encore  pouffer  de  rire.  Je  crois  ce  puant  marquis 
bien  en  colère  que  je  vive  encore,  et  que  j'aie  douté  de  son 


1.  L'ancien  châtcati  de  Fcrncy.  dont  il  existe  encore  des  dessins,    avait  des 
tours,  ou  plutôt  des  tnurclics. 

2.  Molière.  Georoe  Dandin,  acte  1,  scène  vin. 

3.  La  manirave  de  Raircuth,  sœur  du  roi  de  Prusse,  morte  le  14  octobre  1708. 


ANNÉE    4  758.  529 

existence.  Ce  petit  gnome  ne  vous  a  donc  pas  répondu  ;  jo  le  ferai 
cs/cr  à  <:/ro(7,  de  pardieu,  fût-ce  dans  Argentan*,  en  basse  Norman- 
die. Je  vous  suis  doublement  obligé  de  vos  bons  conseils  et  de 
vos  bonnes  plaisanteries. 

Je  vois  qu'il  n'est  pas  aisé  de  trouver  un  procureur  honnête 
homme,  encore  moins  un  marquis  qui  paye  ses  dettes.  Cet  Ange 
doit  être  furieusement  grand  seigneur,  car  non-seulement  il  ne 
paye  point  ses  créanciers,  mais  il  ne  daigne  pas  leur  faire  civihté. 
Cet  Ango  n'est  point  du  tout  poli. 

Vous  allez  donc  à  Paris,  mon  cher  ami,  chercher  le  plaisir, 
et  ne  le  point  trouver  ;  jouir  de  la  ville,  et  ne  l'aimer  ni  ne  l'es- 
timer, et  y  attendre  le  moment  de  retourner  à  votre  charmante 
terre.  Pour  moi,  j'ai  renoncé  aux  villes  ;  j'ai  acheté  une  assez 
bonne  terre  à  deux  lieues  de  mes  Délices  ;  je  ne  voyage  que  de 
l'une  à  l'autre,  et,  si  j'entreprenais  de  plus  grandes  courses,  ce 
serait  pour  vous. 

Le  roi  de  Prusse  m'écrit  souvent  qu'il  voudrait  être  à  ma 
place  :  je  le  crois  bien  ;  la  vie  des  philosophes  est  bien  au-dessus 
de  celle  des  rois.  Le  maréchal  de  Daun  et  le  greffier  de  l'empire 
instrumentent  toujours  contre  Frédéric,  Les  uns  le  vantent,  les 
autres  l'abhorrent  :  il  n'a  qu'un  plaisir,  c'est  de  faire  parler  de 
lui.  J'ai  cru  autrefois  que  ce  plaisir  était  quelque  chose,  mais  je 
m'aperçois  que  c'est  une  sottise  ;  il  n'y  a  de  bon  que  de  vivre 
tranquille  dans  le  sein  de  l'amitié.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur.  M""'  Denis  en  fait  autant.    V. 

3695.  —  A  M.   BERTRAND. 

Aux  Délices,  il  novembre. 

Je  n'ai  point  connu  de  comte  de  Manstein",  mon  cher  philo- 
sophe, à  moins  que  le  roi  de  Prusse  ne  l'ait  fait  comte  pour  le 
consoler  d'avoir  été  massacré  par  des  pandours.  C'était  un  Pomé- 
ranien  devenu  Russe,  qui  avait  pris  le  comte  de  Munich  à  bras-le- 
corps,  l'avait  colleté,  secoué,  et  mis  dl  sotto,  puis  le  garrotta, 
et  l'envoya  dans  une  charrette  en  Sibérie.  Ensuite,  ayant  peut- 
être  quelque  peur  d'y  aller  à  son  tour,  il  quitta  le  service  d'Eli- 
sabeth pour  celui  de  Frédéric  ;  il  se  mit  à  faire  des  Mémoires. 
J'en  mis  une  partie  en  français;  mais  il  y  a  encore  quelques 

1.  C'est  à   trois  lieues  d'Argentan  qu'était  le  château  de    Laniotte-Lézeau  : 
voyez  la  lettre  3703. 

2.  Voyez  la  lettre  à  Formey,  du  3  mars  1739. 

39.  —  Cour  ESpoMDANCE.  VU.  3i 


530  CORRESPONDANCE. 

fautes;  je  n'eus  pas  le  temps  de  tout  corriger.  Je  crois  que  les 
Cramer  donneront  volontiers  à  la  vcuvt;  vingt-cinq  louis  d'or; 
mais  je  n"ai  i)ii  réussira  en  faire  donner  davantage. 

Je  crois  la  veuve  mal  à  son  aise,  et  le  roi,  son  nouveau 
maître,  pourra  bien  être  hors  d'état  de  faire  des  pensions  aux 
v(Mives. 

Je  ne  lirai  pas  plus,  mon  cher  ami,  les  libelles  (\u  Mercure  ger- 
manique que  ceux  de  Neuchàtel  ;  toutes  ces  pauvretés  tombent 
dans  un  éternel  oubli,  après  avoir  vécu  un  jour. 

Il  est  toujours  question  de  tremblements;  celui  de  Syracuse 
n'a  pas  été  si  considérable,  qu'on  le  disait.  Il  yen  a  eu  un  au 
Havre-de-Grâce,  qui  a  renversé  des  maisons.  Je  n'ai  pas  sur  ces 
phénomènes  des  notions  bien  détaillées;  je  sais  seulement  que  la 
terre  tremble  depuis  deux  ans,  et  que  les  hommes  ensanglantent 
sa  surface  depuis  longtemps. 

Je  plante  en  paix  des  jardins,  et  quand  j'aurai  planté,  je  re- 
viendrai à  Lausanne,  où  je  voudrais  bien  vous  tenir.  Je  vous 
prie,  mou  cher  théologien  raisonnable,  d'assurer  M.  et  M""^  de 
Frcudcnreich  de  mes  respects.  Valcas.   V. 

3696.  —  DE    M.  LE  PRÉSIDENT  DE  BROSSES  i. 

A  Moutfalcon,  par  Màcon,  le  12  novembre. 

Votre  dernière  lettre,  monsieur,  vient  de  m'ètre  renvoyée  dans  ma  terre 
de  Bresse,  où  je  suis  venu  seul  passer  une  quinzaine  de  jours  pour  régler 
quelques  afl'aires.  Je  vois  que  vous  voulez  nie  faire  plus  riche  d'un  capital 
de  dix  mille  écus,  à  moins  que  je  ne  le  mange,  comme  cela  arrivera  infail- 
liblement. Allons,  il  m'en  va  coûter  mille  sept  cents  francs  de  rente,  que  je 
sacrifie  pour  procurer  à  ma  vieille  terre  la  gloire  de  posséder  un  homme 
illustre  qui  l'immorlaliscra  par  quelque  poëme  œre  perennius. 

De  gràco  faites-lui  cet  honneur  de  la  chanter  à  côté  du  lac,  cela  ne  vous 
coule  guère.  Je  vous  livrerai  donc  l'usufruit  viager  de  la  seigneurie,  du 
château,  et  du  domaine  du  château,  tel  et  ainsi  qu'en  jouit  le  sieur  Chouet 
par  son  bail  actuel.  Je  n'entre  pas  dans  le  détail  des  autres  articles  portés 
par  votre  dernier  mémoire  responsif,  parce  qu'il  se  réfère  assez  au  mien,  et 

1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

—  Ceci  est  une  réponse  à  une  lettre  de  Voltaire  qui  s'est  perdue.  Voici  com- 
ment. Après  le  décès  du  président  de  Brossesetdurant  l'émicrration  de  ses  enfants, 
M.  de  Tournay,  son  frère,  resta  dépositaire  de  ses  papiers.  Ce  dernier  étant  mort 
le  21  janvier  1793,  sa  veuve  se  remaria.  Des  personnes  que  j'ai  lieu  de  croire 
bien  informées  assurent  que  le  second  mari  de  celte  dame  avait  gaspillé,  au  pro- 
fit de  quelques  curieux,  la  correspondance  de  Voltaire  avec  le  président.  {Note  du 
premier  éJiteur.) 


ANNÉE    1758.  531 

qu'il  mo  semble  que  nous  sommes  à  [)cu  près  d'accord  là-dessus.  Reste  celle 
chaîne  ou  pot  de  vin,  pour  tequelle  vous  offrez  à  iM'"«  do  Brosses  une  belle 
charrue  à  semoir.  Mais,  outre  que  j'en  ai  une  ici,  je  doute  qu'elle  prenne 
cela  pour  un  meuble  de  toilette.  Je  ne  me  mêle  pas  des  affaires  des  femmes. 
Voyez  si  vous  voulez  démêler  cette  fusée  avec  elle.  Vous  êtes  galant,  vous 
ferez  bien  les  choses.  Et  n'allez  pas  dire:  «Je  ne  suis  point  galant;  ce  sont 
mes  ennemis  qui  font  courir  ce  bruit-là  »  ;  car  elle  n'en  voudra  pas  croire  un 
mot.  Si  vous  avez  quelque  proposition  honnête  à  faire  pour  elle,  je  m'en 
chargerai  volontiers,  et  je  tâcherai  de  vous  en  tirer  à  meilleur  compte.  Que 
si  elle  est  une  fois  à  vos  trousses,  il  faudra  les  Pères  de  la  Mercy  pour  vous 
racheter.  Encore  elle  s'en  va  à  Paris  cet  hiver,  où  elle  compte  manger  beau- 
coup d'argent.  Ceci  la  va  rendre  âpre  comme  tous  les  diables;  ma  foi,  je  vous 
plains. 

Dites-moi  quand  et  comment  vous  voulez  que  nous  fassions  les  actes; 
en  quel  temps  à  peu  près  vous  voudriez  entrer  en  jouissance;  si  vous 
comptez  laisser  le  fermier  actuel  dans  le  bail,  ou  si  vous  entendez  qu'il  sera 
résilié.  En  ce  dernier  cas,  ceci  demande  des  précautions,  et  des  arrange- 
ments à  prendre  de  ma  part  avec  le  sieur  Chouet.  Vous  sentez  assez  que 
cela  ne  se  peut  pas  faire  dans  la  première  minute  ;  mais  cela  n'empêche- 
rait pas  que  vous  ne  puissiez  prendre  vos  mesures  d'avance  sur  ce  que  vous 
pouvez  avoir  dessein  de  faire. 

Il  y  a  un  article  qui  me  peine,  quoique  ce  ne  soit  pas  grand'chose  : 
c'est  celui  des  meubles.  Quand  on  rentrera  là  un  jour  à  venir,  il  n'y  aura 
que  les  quatre  murailles,  et  on  y  sera  comme  le  Fils  de  l'homme,  qui  n'a  pas 
où  reposer  sa  tête.  Convenons  qu'ils  vous  resteront  pour  l'usage  tels  qu'ils 
y  sont,  et  qu'ils  y  seront  laissés  après  vous  tels  qu'ils  seront. 

Je  vous  demande  en  grâce  de  garder  le  plus  grand  secret  sur  notre 
traité,  non-seulement  à  cause  des  arrangements  qu'il  me  faudra  faire  peut- 
être  avec  M.  Chouet,  mais  encore  plus  à  cause  des  précautions  à  prendre 
pour  noire  utilité  réciproque,  tant  sur  l'article  des  franchises  que  sur  les 
demandes  que  l'on  pourrait  vous  faire  sur  le  pied  d'une  aliénation:  si  bien 
qu'il  faut  que  ceci  n'ait  que  l'air  extérieur  d'un  bail  à  vie.  Faites-moi  le 
plaisir  de  me  faire  là-dessus  la  plus  pi'ompte  réponse  qu'il  vous  sera  pos- 
sible, afin  que  je  puisse  prendre  sans  tarder  les  mesures  nécessaires. 

Indépendamment  do  notre  affaire,  c'est  toujours  un  moment  bien  agréable 
pour  moi  que  celui  où  j'ai  l'avantage  de  recevoir  de  vos  lettres.  Je  désire 
avec  empressement  de  vous  des  sentiments  d'amitié;  et  je  puis  dire  que  je 
les  mérite  par  ceux  de  la  plus  grande  estime  et  du  plus  parfait  dévouement 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  porter. 

Brosses  ^ 


i.  Dans  un  catalogue  d'autographes,  vendus  le  17  avril  1880,  nous  relevons, 
sous  le  n"  .52,  la  mention  suivante  :  «  Lettre  de  Ch.-L.-Aug.  Fouquct,  duc  do 
Belle-Isle,  maréchal  de  France,  à  Voltaire,  de  Versailles,  12  novembre  17.")8.  Il  se 
chargera  de  remettre  au  ministre  de  la  marine  le  mémoire  qu'il  lui  a  recom- 
mandé. » 


532  COUUESl'U.NDANClî. 

3697.    —   A   M.   FABRY, 

CHEVALIER     DE     L 'O  R  D  H  E    DE     S  A  I  N  T  -  M  1  C  II  E  I.  ,    PREMIER     SYNDIC    GÉNÊnAI. 
DES    TROIS    ETATS    DU     l'Ai' S    DE    (,  E  X  . 

15  no\  ombre  17ùS. 

Vous  verrez,  mon  cher  monsieur,  par  la  Idtie  ci-jointe,  de 
la  main  de  monseigneur  le  comte  de  La  Marche,  i\im  les  choses 
peuvent  changer  de  pour  au  contre  du  19  septemhrc  au  5  no- 
vembre. Mais  jamais  rien  ne  changera  dans  les  sentiments  que 
j'ai  pour  vous.  Je  me  croirais  trop  heureux  de  pouvoir  contribuer 
au  bien  que  vous  voulez  faire  au  pays.  Monsieur  le  contrôleur 
général  m'a  toujours  honoré  de  son  amitié;  et  quand  vous  vou- 
drez me  donner  vos  ordres,  je  les  remplirai  auprès  de  lui  avec 
toute  la  vivacité  d'un  honmie  qui  est  idolâtre  du  bien  public,  et 
qui  désire  avec  passion  votre  amitié.  Supprimons  les  compli- 
ments, le  cœur  n'en  veut  point. 

Votre  très-liumble  et  très-obéissant  serviteur.  \. 

3698.   —   A  M.  DIDIÎROï. 

Aux  Délices,  K»  novembre. 

Je  vous  remercie  du  fond  de  mon  cœur,  monsieur,  de  votre 
attention  et  de  votre  nouvel  ouvrage ^  Il  y  a  des  choses  tendres, 
vertueuses,  et  d'un  goût  nouveau,  comme  dans  tout  ce  que  vous 
faites;  mais  permettez-moi  de  vous  dire  que  je  suis  affligé  de 
vous  voir  faire  des  pièces  de  théâtre  qu'on  ne  met  point  au  théâtre, 
autant  que  je  suis  fùché  que  Rousseau  écrive  contre  la  comédie-, 
après  avoir  fait  des  comédies. 

J'attends  avec  impatience  votre  nouveau  tome  de  V Encyclopédie; 
je  m'intéresse  bien  vivement  à  ce  grand  ouvrage  et  à  son  auteur; 
vous  méritiez  d'avoir  été  mieux  secondé.  J'aurai  la  hardiesse  de 
vouloir  que  l'article  Idolâtrie  soit  de  moi,  s'il  a  passé,  et  j'aurais 
désiré  que  d'autres  articles  importants  eussent  été  écrits  avec  la 
même  passion  pour  la  vérité.  >»ous  étions  indignés,  l'autre  jour, 
au  mot  Enfer\  de  lire  que  Moïse  en  a  parlé;  une  fausseté  si  évi- 
dente révolte. 

Vingt   articles   de  métaphysique,  et,    en    parlicuhcr,    celui 

1.  Le  Père  de  famille,  imprimé  en  1758,  cL  reiiréscntc  en  17(11. 

2.  Voyez  la  lettre  3050. 

3.  l'ar  .Mallct. 


ANNÉE    17o8.  533 

iVAme\  sont  traités  d'ano  manière  qui  doit  bien  déplaire  à  votre 
cœur  uaïf  et  à  votre  esprit  juste.  Je  me  flatte  que  vous  ne  souf- 
frirez plus  dos  articles  tels  que  celui  de  Femme,  de  Fat,  etc.,  ni 
tant  de  vaines  déclamations,  ni  tant  de  puérilités  et  de  lieux 
communs  sans  principes,  sans  définitions,  sans  instructions. 
.Jugez,  à  ma  franchise,  de  l'intérêt  que  votre  grande  entreprise 
m'a  inspiré. 

Je  n'ai  pu,  malgré  cet  intérêt,  travailler  beaucoup  à  votre 
nouveau  tome.  J'ai  acheté,  à  deux  lieues  de  mes  Délices,  une 
terre  encore  plus  retirée,  où  je  compte  finir  mes  jours  dans  la 
tranquillité,  mais  où  je  me  vois  obligé  de  me  donner  beaucoup 
de  soins  les  premières  années.  Ces  soins  sont  amusants,  et  les 
travaux  de  la  campagne  me  paraissent  tenir  à  la  philosophie  ; 
les  bonnes  expériences  de  physique  sont  celles  de  la  culture  de 
la  terre.  Dans  cet  heureux  oubli  d'un  monde  pervers  et  frivole, 
j'interromprai  mes  travaux  avec  joie  quand  vous  me  demande- 
rez des  articles  intéressants  dont  d'autres  personnes  ne  se  seront 
point  chargées. 

Adieu,  monsieur;  honorez  de  quelque  amitié  un  homme 
qui  vous  est  attaché  comme  il  voudrait  que  tous  les  philosophes 
le  fussent,  et  qui  est  extrêmement  sensible  à  tous  vos  talents. 

3699.  —  A  M.   TRONCHIN,   DE   LYON  2. 

Délices,  18  novembre. 

Je  m'y  prends  tard  pour  acquérir  et  pour  bâtir;  mais  il  faut 
des  amusements  à  la  vieillesse  et  à  la  philosophie.  Je  me  tiens 
plus  heureux  que  le  cardinal  de  Bernis  ;  il  me  mande  que  sa 
mauvaise  santé  l'a  forcé  de  prier  le  roi  de  le  soulager  du  far- 
deau qu'il  avait  sur  les  épaules.  Lui,  une  mauvaise  santé  !  Il 
est  gros  et  gras,  et  les  couleurs  de  son  chapeau  sont  sur  son 
visage.  Je  le  soupçonne  plutôt  d'être  disgracié  que  malade. 

3700.   —  A   M.  LE   PRÉSIDENT  DE   BROSSES». 

A  Ferney,  18  novembre. 

Vous,  monsieur,  qui  êtes  maître  en  Israël,  ayez  la  bonté  d'a- 
bord de  m'instruire  si  on  doit  l'impôt  goth  et  vandale  des  lods 

1.  Par  l'abbé  Yvon.  —  Les  articles  Fat  et  Femme  sont  de  Desmahis. 
i.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 
3.  Éditeur,  Th.  Foissct. 


534  CORRESPO^DA^'CE. 

ot  vente  ([uand  on  achèto  i)oiir  le  lomps  do  sa  courte  vie.  Alors 
je  pourrais  avoir  riionnciir  de  transit,M'r  avec  vous  la  tête  lovée 
quoique  chenue,  et  M""'  de  Brosses  aurait  un  cent  d'épingles.  Ce 
])arti  serait  hion  lu'ofôrablo  à  cohii  d'un  prétendu  bail,  qui  m'ex- 
poserait à  de  grands  oniharras.  Nous  n'avons  pas  de  grands 
génies  à  Ge.x.  Mais  les  bœufs  sont  des  aigles  quand  il  s'agit  d'in- 
térêt ;  et  un  commis,  un  procureur,  etc.,  attrapperait  Homère 
ot  Platon. 

Après  ce  préambule,  je  dois  vous  dire  que  je  n'entendrais 
point  du  tout  garder  noble  Chouct,  fils  de  noble  Cliouot,  syndic. 
Je  respecte  fort  les  Genevois  et  les  ivrognes  :  il  est  l'un  et  l'autre; 
nuiis  je  ne  veux  point  de  lui.  Il  ne  demande  d'ailleurs  (ju^à  sor- 
tir de  la  terre;  il  a  fait  afficher  dans  la  ville  de  Jean  Chauvin* 
(ju'il  cherchait  un  sous-fermier,  et  n'en  a  point  trouvé.  Il  laisse 
votre  terre  dans  un  état  déplorable.  Je  lui  avais  acheté  du  blé 
pour  avoir  le  plaisir  de  faire  dans  mon  ermitage  des  Délices  les 
premières  semailles  que  j'aie  faites  de  ma  vie.  On  n'a  pu  employer 
son  froment:  il  était  plein  d'ivraie  (ce  qui  est  maudit  dans  l'Évan- 
gile), tandis  que,  dans  ma  terre  de  Torney,  j'ai  le  plus  beau  fro- 
ment du  monde  à  deux  pas  de  chez  vous.  On  m'a  fait  espérer  un 
Suisse  qui  ne  boit  i)oinf,  qui  entend  l'économie  d'une  terre,  et 
qui  la  dirigera  sous  mes  yeux. 

Je  veux  bien  consentir  à  vous  laisser  mes  meubles  quand 
je  n'aurai  plus  pour  tout  meuble  que  trois  ais  de  mauvais  sapin. 

Tout  ce  qui  sera  sur  la  terre  ot  dans  la  terre  vous  ai)partion- 
dra;  mais  je,  veux  la  forêt,  qu'on  dégrade  et  dont  j'aurai  soin.  Je 
demande  les  cens,  tous  les  droits  seigneuriaux,  tout  ad  viicnn 
brève  m. 

Mais  ces  lods  et  ventes,  comment  s'en  débarrasser?  Voilà  le 
grand  point  !  Je  n'en  dois  déjà  que  trop  pour  la  terre  de  Ferney  : 
le  droit  goth  m'épuise,  et  je  ne  suis  plus  en  état  de  payer  des 
princes.  Pourvu  que  je  sois  loin  d'eux,  je  suis  content.  Heureux, 
monsieur,  si  je  poux  avoir  l'honneur  de  traiter  avec  vous  et  de 
recevoir  vos  ordres!  Vous  ne  doutez  pas  des  sentiments  de  votre 
très-humble  et  obéissant  serviteur. 

VOLTAir.K, 
gentilhomme  ordinuirc  du  roi. 

1.  Ou  plulùt  Cauviii,  en  latin  Calvinus,  d'où  le  nom  de  Calvin,  qui  a  prôvalu. 


ANNÉE    175  8.  535 


3701.   —   A   M.    LE    CONSEILLER   LE    BAULTi. 

Aux  Délices,  route  de  Genève,  18  novembre  1758. 

Monsieur,  quatre  tonneaux  de  votre  bon  vin  d'ordinaire  sont 
ce  qu'il  me  faut.  Je  pense  qu'on  doit  préférer  une  chère  honnête 
de  tous  les  jours  aux  repas  de  parade.  Ainsi,  monsieur,  puisque 
vous  voulez  bien  que  nous  buvions  de  votre  vin,  pourriez-vous 
avoir  la  bonté  de  m'en  faire  parvenir  quatre  tonneaux  ou  deux 
queues,  à  360  francs  la  queue  ;  les  deux  queues  ou  les  quatre 
tonneaux  enfermés  dans  d'autres  tonneaux,  pour  prévenir  les 
Suisses  qui  voudraient  en  tâter  sur  le  chemin. 

Je  n'ai  appris  que  depuis  peu  que  M.  de  Murard  conseille  nos 
princes;  je  voudrais  qu'il  conseillât  tous  les  rois,  et  leur  fit  faire 
la  paix.  .Te  vous  remercie  bien  tendrement,  monsieur,  de  la 
bonté  que  vous  avez  d'écrire  en  ma  faveur  à  M.  de  Murard.  Il 
n'est  pas  encore  certain  que  ce  soit  M.  le  comte  de  La  Marche - 
qui  reste  possesseur  de  Gex  ;  mais  si  dans  ses  partages  cette  terre 
lui  demeure,  il  aura  là  un  pays  bien  dépeuplé,  bien  misérable, 
sans  industrie,  sans  ressource.  Mon  terrain  est  excellent,  et  cepen- 
dant j'ai  trouvé  cent  arpents  appartenant  à  mes  habitants,  qui 
restent  sans  culture.  Le  fermier  n'avait  pas  ensemencé  la  moitié 
de  ses  terres.  Il  y  a  sept  ans  que  le  curé  n'a  fait  de  mariages,  et 
cependant  on  n'a  point  fait  d'enfants,  parce  que  nous  n'avons 
que  des  jésuites  dans  le  voisinage,  et  point  de  cordeliers.  Genève 
absorbe  tout,  engloutit  tout.  On  ne  connaît  point  l'argent  de 
France,  les  malheureux  ne  comptent  que  par  petits  sous  de  Ge- 
nève, et  n'en  ont  point.  Voilà  les  déplorables  suites  de  la  révoca- 
tion de  l'édit  de  Nantes.  Mais  une  calamité  bien  plus  funeste, 
c'est  la  rapacité  des  fermes  générales,  et  la  rage  des  employés. 
Des  infortunés  qui  ont  à  peine  de  quoi  manger  un  peu  de  pain 
noir  sont  arrêtés  tous  les  jours,  dépouillés,  emprisonnés,  pour 
avoir  mis  sur  ce  pain  noir  un  peu  de  sel  qu'ils  ont  acheté  auprès 
de  leurs  chaumières.  La  moitié  des  habitants  périt  de  misère,  et 
l'autre  pourrit  dans  les  cachots.  Le  cœur  est  déchiré,  quand  on 
est  témoin  de  tant  de  malheurs.  Je  n'achète  la  terre  de  Ferney 
que  pour  y  faire  un  peu  de  bien  ;  j'ai  déjà  la  hardiesse  d'y  faire 
travailler,  quoique  je  n'aie  pas  passé  le  contrat.  Ma  compassion 
l'a  emporté  sur  les  formes  ;  le  prince,  qui  sera  mou  seigneur  do- 

1.  Éditeur,  de  Mandat-Grancey. 

2.  Le  comte  de  La  Marche,  fils  du  prince  de  Conti,  engagiste  du  paj-s  de  Gex. 


536  CORRESPONDANCE. 

minant,  devrait  plutôt  m'aider  à  tirer  ses  sujets  de  l'abîme  de  la 
misère  que  profiter  du  droit  gotli  et  visit,'otli  des  lods  et  ventes.  Je 
suis  persuadé,  monsieur,  que  votre  humanité  et  votre  générosité 
me  prêteront  leurs  secours  pour  tâcher  de  changer  en  hommes 
utiles  des  sujets  qu'on  a  rendus  des  hétes  inutiles. 

Je  serai  toute  ma  vie,  monsieur,  avec  la  plus  respectueuse 
ot  la  plus  tendre  reconnaissance,  votre  très-humble  et  très-obéis- 
sant serviteur. 

Voltaire, 

3702.   —  A   M.    BERTRAND. 

Au  château  de  Ferne}',  pays  de  Gex,  par  Genève, 
20  novembre. 

Mon  cher  ami,  je  suis  bien  fâché  d'avoir  perdu  un  temps  pré- 
cieux à  répondre^  au  misérable  qui  devait  oublier  les  morts  et 
respecter  les  vivants.  Mais  un  homme  d'un  très-grand  mérite  et 
d  un  très-bon  conseil,  qui  m'apporta  ces  jours  passés  le  Mercure 
suisse, matUl  qu'il  fallait  absolument  faire  rougir  et  faire  repentir 
l'ennemi  de  la  société.  J'ai  rempli  les  devoirs  d'un  homme  et  d'un 
ami,  et  c'est  à  ces  deux  titres  que  je  vous  demande  votre  suf- 
frage, y. 

3703.  —  A  M.    DE    GIDE  VILLE. 

A  Fcrney,  25  novembre  ;  mais  écrivez  toujours  aux  Délices. 

Votre  amitié  pour  moi  a  donc  la  malice,  mon  cher  ami,  de 
tarabuster  le  marquis  Ango,  et  de  lui  faire  sentir  que  quelquefois 
les  plus  grands  seigneurs  ne  laissent  pas  d'être  obligés  à  payer 
leurs  dettes,  malgré  les  grands  services  qu'ils  rendent  à  l'État.  Il 
ne  veut  pas  m'écrire;  vous  verrez  qu'il  s'est  rouillé  en  province. 
Cependant  un  Bas-Normand  peut  hardiment  écrire  à  un  Suisse. 
Le  petit  bonhomme  de  marquis  veut  donc  me  donner  une  assi- 
gnation sur  son  trésor  royal,  et,  de  quatre  années,  m'en  payer 
une  à  cause  des  dépenses  qu'il  fait  à  la  guerre!  Je  ferai  signifier 
à  monseigneur  que  je  ne  l'entends  pas  ainsi,  et  que,  lui  ayant 
joué  le  tour  de  vivre  jusqu'.'i  la  fin  de  cette  présente  année,  je 
veux  être  payé  de  mon  du  ou  deu.  On  écrivait  autrefois  dcu  ou 
dub,  parce  que  dû  est  toujours  dubium:  mais  dû,  ou  deu,  ou  dub, 
il  faut  qu'il  paye;  et,  point  d'argent,  point  de  Suisse.  Et  M.  le  surin- 
tendant Ledoux  aura  beau  faire,  je  ferai  brèche  à  son  trésor, 

1.  Il  s'agit  de  la  Réfutation  imprimée  tome  XXIV,  page  79. 


ANNÉE    17r.8.  537 

car  je  Mtis  une  terre;  non  pas  un  marquisat  comme  Lamotte', 
non  un  palais  comme  le  palais  d'Ango,  mais  une  maison  com- 
mode et  rustique,  où  j'entre,  il  est  vrai,  par  deu.v  tours  entre  les- 
quelles il  ne  tient  qu'à  moi  d'avoir  un  pont-levis,  car  j'ai  des 
mâchicoulis  et  des  meurtrières  ;  et  mes  vassaux  feront  la  guerre 
à  Lamotte-Ango. 

Le  fait  est  que  j'ai  acheté,  à  une  lieue-  des  Délices,  une  terre 
qui  donne  heaucoup  de  foin,  de  blé,  de  paille,  et  d'avoine  ;  et  je 
suis  à  présent 

Rusticus,  abnormis  sapions,  crassaque  Minerva. 

(HOR.,  lib.  II,  sut.  II,  V.  3.) 

J'ai  des  chênes  droits  comme  des  pins,  qui  touchent  le  ciel,  et 
qui  rendraient  grand  service  à  notre  marine  si  nous  en  avions 
une.  Ma  seigneurie  a  d'aussi  beaux  droits  que  Lamotte  ;  et  nous 
verrons,  quand  nous  nous  battrons,  qui  l'emportera. 

Nunc  itaque  et  versus,  et  csetera  liidicra  pono. 

(HOR.,  lib.  I,  ep.  I,  V.  10.) 

Je  sème  avec  le  semoir  ;  je  fais  des  expériences  de  physique  sur 
notre  mère  commune  ;  mais  j'ai  bien  de  la  peine  à  réduire 
M"'^  Denis  au  rôle  de  Cérès,  de  Pomone,  et  de  Flore.  Elle  aime- 
rait mieux,  je  crois,  être  Thalie  à  Paris;  et  moi,  non  ;  je  suis 
idolâtre  de  la  campagne,  même  en  hiver.  Allez  à  Paris;  allez, 
vous  qui  ne  pouvez  encore  vous  défaire  de  vos  passions. 

Urbis  amatorem  b'uscum  salvere  jubemus 
Ruris  amatores. 

(HoK.,  lib.  I,  cp.  X,   y,  1.) 

Vami  des  hommes^,  ce  M.  de  Mirabeau,  qui  parle,  qui  parle, 
qui  parle,  qui  décide,  qui  tranche,  qui  aime  tant  le  gouverne- 
ment féodal,  qui  fait  tant  d'écarts,  qui  se  blouse  si  souvent,  ce 
prétendu  ami  du  genre  humain  n'est  mon  fait  que  quand  il  dit  : 
Aimez  l'agriculture.  Je  rends  grâces  à  Dieu,  et  non  à  ce  Mira- 
beau, qui  m'a  donné  cette  dernière  passion.  Eh  bien  !  quittez 

1.  Ce  château,  dont  une  partie  a  été  déniolio,  est  situé  dans  la  commune  do 
Joué-du-Plain,  à  trois  lieues  d'Argentan. 

2.  Lisez  dcu.\  lieues. 

3.  Victor  Riquetti,  marquis  de  Mirabeau,  né  en  1715,  mort  en  1789,  est  auteur 
de  VAmi  des  hommes;  voyez  tome  XX,  page  '2i9. 


538  CORllESPONDANCK. 

donc  votre  aimable  Launai  pour  Paris;  mais  rotoiirncz  'i  Laiinai, 
et  regrettez,  comme  moi,  que  Launai  soit  si  loin  de  Ferncy.  Écri- 
vez-nous quand  vous  serez  à  Paris;  parlez-nous  des  sottises  que 
vous  y  aurez  vues,  et  aimez  toujours  vos  deux  amis  du  lac  de 
Genève,  qui  vous  aiment  de  tout  leur  cœur.   V. 

370i.   —  DF   M.   LE   PRÉSIDENT   DE   BROSSES». 

A  Monlfalcon,  le  27  novembre. 

Comme  notre  droit  féodal,  monsieur,  est  tant  soit  peu  barbaresque,  il  ne 
se  déduit  pas  si  bien  que  la  jurisprudence  papinienne  des  principes  de  la 
droite  raison  éternelle  et  universelle,  surtout  dans  les  points  où  les  premières 
pierres,  n'étant  pas  posées  bien  droit,  les  conséquences  gauchissent  de  plus 
en  plus  (juand  le  cas  devient  anomal  et  singulier  comme  celui-ci. 

11  n'y  a  rien  de  prévu  par  la  loi  pour  les  ventes  à  vie,  chose  très- 
inconnue  autrefois  et  dont  l'usage  ne  s'est  introduit  que  depuis  fort  peu  de 
temps.  La  règle  générale  de  notre  pays  savoyard  est  que  les  lods  sont  dus 
ex  Iranslalione  dominii  per  emplionem.  L'usage  pour  les  ventes  à  réachat, 
auxquelles  les  ventes  à  vie  pourraient  s'équiparer,  est  que  le  lod  est  dû  de  la 
première  vente,  et  non  du  retrait,  parce  que,  disent  les  docteurs,  esl  reso- 
IkUo  et  dislraclus,  polius  quant  conlractus.  Concluez  de  là  que  les  princes, 
à  qui  vous  êtes  las  de  faire  des  libéralités,  ne  manqueront  pas  de  prétexte 
pour  vous  demander,  et  que  vous  aurez  à  leur  répondre  que  vous  n'avez 
rien  à  leur  offrir,  puisque  ce  n'est  qu'une  vente  d'usufruit,  où  il  manque 
translalio  dominii  et  proprielatis  :  (jue,  dans  le  réaciiat  ordinaire,  l'aliéna- 
tion est  certaine  et  le  retour  incertain,  car  il  n'est  que  faculté  et  peut  n'avoir 
jamais  lieu,  au  lieu  qu'il  est  certain  et  de  nécessité  dans  la  vente  viagère. 
Mais  à  quoi  bon  laisser  matière  à  contestation  ?  Il  ne  faut  jamais  avoir  d'af- 
faire où  l'on  soit  défendeur,  c'est  le  mauvais  rôle.  I*ourqiioi  ne  vous  en  pas 
tenir  au  plan  projeté  d'un  bail  apparent  suivi  d'une  vente  réelle  ?  Ne  serez, 
vous  pas  [jarfaitement  le  maître  chez  vous  et  sans  embarras,  quand,  deux 
jours  après  le  bail  à  ferme,  nous  passerons  un  acte  de  vente  où  il  sera 
rescindé  du  consentement  de  toutes  les  parties  et  converti  en  vente  viagère? 
N'ayez  pas  peur  pour  votre  acquisition.  Je  vous  puis  assurer  que  vous  ne 
risquez  rien.  D'ailleurs  il  ne  me  serait  pas  possible  d'adopter  aucune  formule 
publicpio  qui  pût  mettre  en  risque  les  franchises  do  ma  terre,  qui  se  per- 
draient |)ar  aliénation  à  un  Français  ;  et  vous  avez  à  ceci  le  même  intérêt 
que  moi. 

Or  sus,  tant  sur  cet  article-ci  que  sur  beaucoup  d'autres,  on  s'égosille 
à  parler  de  loin,  et  l'on  ne  termine  rien.  Il  faut  faire  en  sorte  de  nous  voir. 
Nous  en  dirons  plus  en  une  demi-heure  qu'en  cent  pages.  J'attends  ici,  sur 
la  fin  de  la  semaine,  un  ecclésiastique  de  mes  amis,  fort  honnête  évéque. 

\.  Éditeur.  Th.  Foissel. 


ANNEE    1758.  o39 

Voulez-vous  que  j'aille  avec  lui  jusqu'à  Belley?  Voulez-vous  avoir  la  boulé 
d'y  venir  passer  24  heures?  Nous  eu  ferons  l'île  de  la  Conférence;  et  je 
m'assure  qu'en  un  moment  nous  aurons  tout  réglé  et  terminé  do  fort  bonne 
grâce  ;  beaucoup  mieux  probablement  que  nous  ne  ferions  sur  la  place 
n\ême,  dans  un  pays,  soit  dit  entre  nous,  de  grand  bavardage.  Je  serai  à 
Belley  au  milieu  de  la  semaine  prochaine,  vers  le  mardi.  Failes-moi  l'hon- 
neur de  m'y  écrire  sans  aucun  retard  un  petit  mot  à  l'évêché  pour  m'ap- 
prendre  votre  résolution.  Vous  ne  doutez  pas  de  l'empressement  extrême 
que  j'aurais  de  vous  voir,  de  vous  embrasser,  de  finir  avec  vous  une  affaire 
qui  nous  mettrait  encore  plus  en  liaison.  De  votre  côté,  vous  ne  serez  pas 
fâché  de  faire  connaissance  avec  un  voisin  homme  d'esprit  et  de  beaucoup 
de  mérite  ^  A  demain  donc  les  affaires,  disait  le  roi  Antigone.  Mais,  tous  les 
jours  de  ma  vie,  elle  vous  est  entièrement  dévouée  par  tous  les  sentiments 
imaginables  d'estime  et  d'attachement. 

Vous  me  mettez  en  colère  contre  Yennemi  qui  a  suscité  ce  maudit 
Chouet  pour  semer  de  l'ivraie  dans  mon  champ  admirable,  où  il  n'a  jamais 
crû  du  blé  que  pour  les  élus.  L'ivrogne  qu'il  est  n'a  donc  pas  assez  de 
s'enivrer  de  mon  vin,  il  veut  encore  s'enivrer  de  mon  blé. 


370Ô.    —  A   M.   BERTRAND. 

Aux  Délices,  27  novembre. 

Vous  vous  y  prenez  un  peu  tard,  mon  cher  ami,  M.  de  Coisy^ 
et  M.  de  Montpéroux  m'ont  desséché,  l'un  en  me  vendant  sa 
terre,  l'autre  en  m'empruntant  ce  qui  me  restait.  Cependant  il  ne 
faut  pas  abandonner  son  ami,  qui  veut  faire  une  bonne  œuvre. 
Je  vole  donc  à  mes  charpentiers  et  à  mes  maçons  cinquante  louis 
d'or  que  je  tous  envoie  en  une  lettre  de  change  que  Panchaud' 
tirera  sur  Lyon.  Je  suis  très-affligéde  ne  pouvoir  faire  mieux  ;  je 
suis  fâché  aussi  de  ne  pouvoir  faire  mieux  pour  le  cuistre  qui  a 
imprimé  ce  libelle  dans  le  Mercure  suisse.  Il  mérite  une  correction 
plus  sévère,  et  ses  insolences  doivent  être  réprimées.  Tout  le 
monde  sait  ici,  aussi  bien  que  lui,  que  le  père  des  Saurin  de 
France  avait  fait  quelques  fredaines  il  y  a  soixante-dix  ans.  Mais 
par  quelle  frénésie  les  réveille-t-il?  Pourquoi  attaquer  les  morts 
et  les  vivants?  de  quel  droit  taxer  d'irréligion  un  homme  qui  fait 
un  acte  très-religieux  en  sauvant  l'honneur  d'une  famille?  Vos 
ministres  de  Lausanne,  qui  en  veulent  un  peu  à  notre  ami  l^olier, 
se  sont  conduits  avec  lui,  dans  cette  affaire,  très-indécemment, 


1.  M.  Cortois  de  Quincy,  évêquc  de  Belley. 

2.  Budée  de  Boisy. 

3.  Banquier  de  Voltaire. 


540  CORRESPONDANCE. 

et  il  a  eu  trop  de  mollesse.  Cotait  là  une  occasion  où  il  devait 
montrer  de  la  fermeté. 

Je  vous  prie  de  présenter  mes  très-hnmhles  et  très-tendres 
remerciements  à  M.  le  banneret  de  Frciidonreicli,  qui  a  bien 
voulu  m'bonorcr  de  ses  bons  offices,  au  sujet  des  droits  des  sei- 
gneuries' du  pays  de  Gex,  Je  ne  lui  écris  point,  de  peur  de  le 
fati,i,Mier  d'une  lettre  inutile;  mais  il  agréera,  avec  sa  bonté 
ordinaire,  les  sentiments  de  reconnaissance  que  j'aurai  pour 
lui  toute  ma  vie,  et  qui  en  auront  plus  de  prix  en  passant  par 
votre  boucbe.  Ne  m'oubliez  pas  auprès  de  M""  de  Freudenreich. 

On  est  très-content  des  sept  articles  que  vous  avez  envoyés 
pour  V Encyclopédie;  je  m'y  attendais  bien. 

Adieu,  moucher  ami;  quand  vous  viendrez  me  voir  dans 
mon  ermitage  de  Fcrney,  vous  y  trouverez  des  jésuites  qui  sont 
plus  riches  que  vous,  mais  qui  no  sont  pas  si  savants. 

Je  vous  embrasse.  Y. 

3706.   —   A  M.    TROXCniN,   DE   LYON  2. 

Délices,  27  novembre. 

Je  me  ruine,  je  le  sais  bien  ;  mais  je  m'amuse.  Je  joue  avec 
la  vie  :  voilà  la  seule  chose  à  quoi  elle  soit  bonne  ;  et  ce  qui  la 
rend  encore  plus  agréable,  ce  sont  des  amis  comme  vous. 

3707.  —  A  MADAME    LA   DUCHESSE   DE   SAXE-GOTII A  3. 

Aux  Délices,  le  27  novembre. 

Madame,  il  y  a  trop  longtemps  pour  mon  cœur  que  je  n'ai  eu 
l'honneur  d'écrire  à  Votre  Altesse  sérénissime.  Pardonnez  à  la 
déplorable  santé  d'un  vieux  Suisse.  Je  n'en  ai  pas  pris  moins 
d'intérêt  à  tout  ce  qui  vous  regarde.  Je  demandais  à  tous  les 
Allemands  qui  venaient  dans  nos  montagnes,  si  les  armées 
n'avaient  point  passé  sur  votre  territoire,  si  on  n'avait  point  fait 
quelque  extorsion  dans  Allembourg,  selon  le  nouveau  droit  des 
gens  de  ce  temps-ci.  J'ai  dit  cent  fois  :  Malheureux  Leipsick! 
mallienreux  Dresde!  mais  que  je  ne  dise  jamais  :  Malheureux 
(jotha  !  Les  succès  ont  donc  été  balancés  Tannée  1 758,  et  le  seront 
probablement  encore  l'année  prochaine,  et  l'année  d'après  ;  et 

1.  Les  terres  de  l'crncj'  et  do  Tournay. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    l7o8.  541 

Dieu  sait  quand  les  malheurs  du  genre  humain  finiiontl  Plus 
je  vois  ces  horreurs,  plus  je  m'enfonce  dans  la  retraite.  J'appuie 
ma  gauche  au  mont  Jura,  ma  droite  aux  Alpes,  et  j"ai  le  lac  de 
Genève  au  devant  de  mon  camp;  un  beau  château  sur  les  limites 
de  la  France,  l'ermitage  des  Délices  au  territoire  de  Genève,  une 
bonne  maison  à  Lausanne  ;  rampant  ainsi  d'une  tanière  dans 
l'autre,  je  me  sauve  des  rois  et  des  armées,  soit  combinées,  soit 
non  combinées.  Malheur  à  quia  des  terres  depuis  le  Rhin  jusqu'à 
la  Vistule!  J'espère  qu'au  moins  Vos  Altesses  sérénissimes  seront 
tranquilles  cet  hiver.  Votre  prudence  fera  le  bonheur  de  vos 
sujets,  et  détournera  l'orage  de  vos  États. 

Je  me  mets  aux  pieds  de  votre  auguste  famille.  Je  joins  mes 
jérémiades  à  celles  que  fait  avec  esprit  la  grande  maîtresse  des 
cœurs  ;  je  salue  la  forêt  de  Thuringe.  Je  supplie  Votre  Altesse 
sérénissime  de  ne  jamais  oublier  le  bon  vieux  Suisse,  qui  lui  est 
attaché  si  tendrement  avec  le  plus  profond  respect. 

3708.  —  A   FRÉDÉRIC  II,   ROI   DE   PRUSSE. 

Décembre. 

'  Ombre  illustre,  ombre  chère,  àme  héroïque  et  pure, 
Toi  que  mes  tristes  yeux  ne  cessent  de  pleurer, 
Quand  la  fatale  loi  de  toute  la  nature 

Te  conduit  dans  la  sépulture, 

Faut-il  te  plaindre  ou  l'admirer? 

Les  vertus,  les  talents,  ont  été  ton  partage; 

Tu  vécus,  tu  mourus  en  sage; 
Et,  voyant  à  pas  lents  a\  ancer  le  trépas, 

Tu  montras  le  même  courage 
Qui  fait  voler  ton  frère  au  milieu  des  combats. 

Femme  sans  préjugés,  sans  vice,  et  sans  mollesse, 
Tu  bannis  loin  de  loi  la  Superstition, 
Fille  de  ITmposture  et  de  l'Ambition, 
Qui  tyrannise  la  Faiblesse. 

Les  Langueurs,  les  Tourments,  ministres  do  la  Mort, 
T'avaient  déclaré  la  guerre; 
Tu  les  bravas  sans  effort, 
Tu  plaignis  ceux  de  la  terre. 

I.  Le  roi  de  Prusse  ne  fut  pas  content  de  ces  vers;  voyez  lettre  3755 j  et,  le 
i  février  1709,  Voltaire  lui  envoya  l'ode  qui  est  dans  le  tome  VIll. 


542  COKIU'SI'O.XDANCE. 

Ilélas!  si  tes  conseils  avaient  pu  l'omporler 
Sur  le  faux  intéicH  d'une  aveuj^le  vengeance, 
Que  de  torrents  do  sang  on  eût  vus  s'arrôter! 
Ouel  hoiilieur  l'iuirail  diX  la  Franco! 

Ton  clier  frère  aujourd'hui,  dans  un  noble  repos, 
Recueillerait  son  âme  à  soi-niûmo  rendue; 

Le  philosophe,  le  héros, 
Ne  sérail  afïligé  que  de  l'avoir  perdue. 

Sur  ta  cendre  adorée  il  jcllerail  des  fleurs 

Du  haut  de  son  char  de  vicloire; 
Et  les  mains  de  la  Paix  et  les  mains  de  la  Gloire 

Se  joindraient  pour  sécher  ses  pleurs. 

Sa  voix  célébrerait  ton  amitié  lidèlc, 

Les  échos  de  Berlin  répondraient  à  ses  chants; 

Ah  !  j'impose  silence  à  mes  tristes  accents, 

11  ir;ippiirLiont  qu'à  lui  de  te  rendre  immortelle. 

Voilà,  sire,  ce  que  ma  douleur  nie  dicta,  quelque  temps  après 
le  premier  saisissement  dont  je  fus  accablé,  à  la  mort  de  ma  pro- 
tectrice. J'envoie  ces  vers  à  Votre  Majesté,  puisqu'elle  l'ordonne. 
Je  suis  vieux  :  elle  s'en  apercevra  bien;  mais  le  cœur,  qui  sera 
toujours  à  vous  et  à  l'adorable  sœur'  que  vous  pleurez,  ne  vieil- 
lira jamais.  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  me  souvenir,  dans  ces 
faibles  vers,  des  efforts  que  cette  digne  princesse  avait  faits  pour 
rendre  la  paix  à  l'Europe.  Toutes  ses  lettres  (vous  le  savez  sans 
doute)  avaient  passé  par  moi.  Le  ministre,  qui  pensait  absolu- 
ment comme  elle,  et  qui  ne  put  lui  répondre  que  par  une  lettre 
qu'on  lui  dicta,  en  est  mort  de  cbagrin-.  Je  vois  avec  douleur, 
dans  ma  vieillesse  accablée  d'infirmités,  tout  ce  qui  se  passe  ;  et 
je  me  console  parce  que  j'espère  que  vous  serez  aussi  beureux 
que  vous  méritez  de  l'être.  Le  médecin  Troncbin  dit  que  votre 
colique  bémorro'idale  n'est  point  dangereuse;  mais  il  craint  que 
tant  de  travaux  n'altèrent  votre  sang.  Cet  homme  est  sûrement 
le  plus  grand  médecin  de  l'Europe,  le  seul  qui  connaisse  la  na- 
ture. 11  m'avait  assuré  qu'il  y  avait  du  remède  pour  l'état  de  votre 

1.  Le  roi  de  Prusse  a  adressé  à  sa  sœur,  la  margrave  de  15aireuth,  plusieurs 
épîtres  en  vers.  On  les  trouve  dans  ses  OEiivres  postltumes,  ainsi  qu'une  àmilord 
Maréchal,  où  Frédéric  parle  longuement  de  la  perte  de  celte  s^œur.  (B.) 

2.  Le  cardinal  de  Tencin;  l'abbé  de  Demis  l'obligea  de  signer  une  lettre  qu'il 
lui  envoya  pour  rompre  toute  négociation,  et  cette  adroite  politique  nous  a  valu 
la  paix  glorieuse  de  1703.  (K.)  —  Vojez  aussi  la  lettre  à  Frédéric,  du  19  mai  175[>. 


ANNÉE    1758.  543 

auguste  sœur,  six  mois  avant  sa  mort.  Je  fis  ce  que  je  pus  pour 
engager  Son  Altesse  royale  à  se  mettre  entre  les  mains  de  Tron- 
chin  ;  elle  se  confia  à  des  ignorants  entêtés,  et  Troncliin  m'an- 
nonça sa  mort  deux  mois  avant  le  moment  fatal.  Je  nai  jamais 
senti  un  désespoir  plus  vif.  Elle  est  morte  victime  de  sa  confiance 
en  ceux  qui  l'ont  traitée.  Conservez-vous,  sire,  car  vous  êtes  né- 
cessaire aux  hommes. 


3709.  —  DE  M.  HELVÉTIUS  '. 

Vous  ne  doutez  pas,  monsieur,  que  je  ne  vous  eusse  adressé  un  exem- 
plaire de  mon  ouvrage  le  jour  même  qu'il  a  paru,  si  j'avais  su  où  vous 
prendre;  mais  les  uns  vous  disaient  à  Manheim,  les  autres  à  Berne,  et  je 
vous  attendais  aux  Délices  pour  vous  envoyer  ce  maudit  livre  qui  excite 
contre  moi  la  plus  violente  persécution.  Vous  saurez  qu'il  est  supprimé, 
que  je  suis  dans  une  de  mes  terres  à  trente  lieues  de  l^aris,  que  dans  ce 
moment  il  ne  m'est  pas  possible  de  vous  en  envoyer,  parce  qu'on  est  trop 
animé  contre  moi.  J'ai  fait  les  rétractations  qu'on  a  voulues,  mais  cela  n'a 
point  paré  l'orage,  qui  gronde  maintenant  plus  fort  que  jamais.  Je  suis  dé- 
noncé à  la  Sorbonne,  peut-être  le  serai-je  à  l'assemblée  du  clergé;  je  ne  sais 
pas  trop  si  ma  personne  est  en  sûreté,  et  si  je  ne  serai  pas  obligé  de  quitter 
la  I^rance.  Rappelez-vous  donc  en  me  lisant  le  mot  d'Horace  :  lies  esl  sacra 
miser.  Je  souhaiterais  que  mon  livre  vous  parût  digne  de  quelque  estime  ; 
mais  quel  ouvrage  peut  mériter  de  trouver  grâce  devant  vous?  L'élévation 
qui  vous  sépare  de  tous  les  autres  écrivains  ne  doit  vous  laisser  apercevoir 
aucune  différence  entre  eux.  Dès  que  je  le  pourrai,  je  vous  enverrai  mon 
ouvrage  comme  un  hommage  que  tout  auteur  doit  à  son  maître,  en  vous 
conseillant  toutefois  de  relire  plutôt  la  moindre  de  vos  brochures  que  mon 
in-4". 

3710.   —  A  M.   LE   CONSEILLER   LE    BAULT2. 

Aux  Délices,  4  décembre  1738. 

Je  vous  remercie  de  vos  bontés,  monsieur,  et  de  vos  quatre 
tonneaux  à  double  futaille,  que  nous  boirons  à  votre  santé  dans 
nos  ermitages.  Je  suis  accommodé  avec  monseigneur  le  comte 
de  La  Marche,  et  je  vais  tâcher  de  faire  uu  peu  de  bien  dans  un 
pays  où  je  ne  vois  que  du  mal.  Je  compte  parmi  les  bonnes 
œuvres  des  plants  de  Bourgogne  ;  ceux  dont  vous  avez  bien  voulu 
me  gratifier  promettent  beaucoup.  Pourriez-vous  pousser  la  bien- 
faisance jusqu'à  m'en  faire  avoir  un  millier?  Mais  je  veux  le 

J.  Correspondance  de  Grimm,  tome  X,  page  103;  édition  Maurice  Tourneux. 
'2.  Editeur,  de  Mandat-Grancey. 


u44  COHRESPONDANCK. 

payer  :  il  ne  faut  pas  être  à  charge  à  ceux  qui  ont  la  bonté  de 
nous  aljreuver. 

Je  suis  avec  la  plus  respectueuse  reconnaissance,  monsieur, 
votre  très-liumble  et  très-obéissant  serviteur. 

\  OI.TAIHE. 

3711.—  A    :\1.    LE   !\IARQUIS   ALBKIIGATI   CAPACELLIi. 

Aux  Délices,  4  décembre. 

Monsieur,  benodetto  sia  il  cielo  clic  v'  ha  inspirato  il  gusto 
del  più  divino  trastullo,  che  e  i  valenti  uomini  e  le  virtuose 
donne  possano  godere,  quaudo  sono  più  di  due  insieme-. 

Vous  vous  adressez  tout  juste  à  un  homme  qui  ne  rougit  point, 
à  son  âge,  de  jouer  encore  la  comédie  avec  ses  amis.  Nous  avons 
à  Lausanne  un  très-joli  théâtre  ;  j'en  fais  bâtir  un  à  une  terre' 
que  j'ai  en  France,  ù  quelques  lieues  de  la  campagne  où  je  suis 
à  présent. 

Les  femmes  se  mettent  comme  elles  veulent,  sans  beaucoup 
de  dépense;  surtout  point  de  cornettes;  un  petit  diadème  de 
perles  fausses,  quelques  rubans,  des  boucles,  ou  un  petit  bonnet. 
Une  femme,  quand  elle  est  jolie,  est  mieux  coiflee  pour  un  écu 
qu'une  laide  pour  mille  pistoles. 

Questo  sia  detto  per  i  viventi;  vengo  adesso  ai  morti.  Quand 
j'ai  fait  jouer  Srmiramis,  j'ai  fait  placer  l'ombre  dans  un  coin, 
au  fond  du  théâtre;  elle  montait  par  une  estrade,  sans  qu'on 
la  vît  monter;  elle  était  entourée  d'une  gaze  noire  ;  tout  dépend 
de  la  manière  dont  sont  placées  les  lumières.  Cela  fait  un  terrible 
elfet,  quand  tout  est  bien  disposé,  car 

Segnius  irritant  aniinos  dcmissa  per  aurcm, 
Quam  quao  sunt  oculis-subjecta  fidelibus... 

(HoR.,  de  Art.  )>ocl.,  v.  180.) 

Vous  me  demandez,  monsieur,  si  on  doit  entendre,  au  pre- 
mier acte,  les  gémissements  de  l'ombre  de  Ninus;  je  vous  répon- 
drai que,  sans  doute,  on  les  entendrait  sur  un  théâtre  grec  ou 


1.  Le  marquis  François  Albergati  Capacelli.  né  à  IJolo.ïnc.  où  il  l'ut  sénaicur  ; 
mort  en  1806. 

2.  Traduction  :  Béni  soit  le  ciel  qui  vous  a  inspiré  le  g:oût  du  plus  divin  amu- 
sement que  les  vaillants  hommes  et  les  vertueuses  dames  puissent  prendre,  quand 
ils  sont  plus  de  deu.x  ensemble. 

3.  A  Tournay. 


ANNÉK    WoS.  oi5 

romain  ;  mais  je  n'ai  pas  osé  le  risquer  sur  la  scène  de  Paris,  qui 
est  plus  remplie  de  petits-maîtres  français,  à  talons  rouges  *,  que 
de  héros  antiques.  Je  ne  conseillerais  pas  non  plus  qu'on  hasar- 
dât cette  nouveauté  sur  un  petit  théâtre  resserré,  qui  ne  laisse 
pas  de  place  à  l'illusion. 

Le  grand  prêtre  Oroès  ne  donne  point  l'épée  de  Ninus  à 
Arsace,  dans  le  premier  acte;  il  la  lui  donne  dans  le  quatrième. 
Je  sauvai  à  l'acteur  l'embarras  de  ceindre  une  épée  et  d'ôterla 
sienne,  en  le  faisant  venir  sans  épée  sur  le  théâtre. 

Le  tonnerre  est  aisément  imité  par  le  bruit  d'une  ou  deux 
roues  dentelées  qu'on  fait  mouvoir  derrière  la  scène  sur  des 
planches  ;  les  éclairs  se  forment  avec  un  peu  d'orcanson. 

Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je  peux  répondre  aux  questions 
que  vous  avez  bien  voulu  me  faire;  mais  je  ne  pourrais  jamais 
répondre  dignement  à  l'honneur  que  je  reçois  de  vous,  ni  vous 
exprimer  assez  les  sentiments  que  je  vous  dois. 

3712.  —  A  M.   THIERIOT. 

A  Ferney,  6  décembre. 

Ce  Ferney  dont  je  vous  écris,  mon  ancien  ami,  est  une  terre 
au  bord  de  ce  lac  que  je  ne  puis  abandonner;  c'est  le  supplé- 
ment des  Délices.  Ex  nitido  fil  nisticus-;  mais,  au  milieu  de  vingt 
maçons  qui  me  rebâtissent  un  château,  et  parmi  les  laboureurs 
à  qui  je  donne  de  nouvelles  charrues  à  semoir,  je  n'oublie  point 
mon  atlas ^  Je  veux  avoir  la  terre  entière  présente  à  mes  yeux 
dans  ma  petite  retraite;  et,  tandis  que  je  me  promène  des  Délices 
à  Ferney  et  à  Lausanne,  je  veux  que  mes  yeux  se  promènent  sur 
la  Lusace  et  sur  la  Bohême,  sur  Louisbourg  et  sur  Pondichéry. 
Di  ijrazia,  amusez-vous  à  me  faire  un  bel  atlas,  bien  complet, 
bien  relié  ;  ayez  la  bonté  de  me  l'envoyer,  par  le  carrosse  de 
Lyon,  à  mon  ami  Tronchin,  non  pas  Tronchin  l'inoculateur, 
mais  Tronchin  le  banquier,  qui  m'est  aussi  utile  que  l'autre, 
j^jme  (jg  Fontaine  vous  payera  les  déboursés  que  vous  aurez  eu  la 
bonté  de  faire.  Vous  aimez  les  livres  et  vos  amis;  ainsi  je  compte 
vous  servir  à  votre  goût,  en  vous  faisant  exercer  votre  double 
métier  d'obliger  et  de  bouquiner.  Je  suis  un  peu  mécontent  des 
bouquins  nouveaux;  mais  je  me  console  cum  veterum  libris.  Dites 

1.  Ils  disparurent  en  1759,  grâce  au  comte  de  Lauraguais;  voyez  t.  V,  p.  405. 

2.  Horace,  lib.  I,  ep.  vu,  v.  83. 

3.  Dans  sa  lettre  3681,  Voltaire  demandait  un  atlas. 

39.  —    CORRESPO.NDANCE.    VII.  35 


546  CUKUI^SI'ONDANCE. 

de  moi  :  Félix  nimiam!  sua  nam  bona  novU\    Quelle  nouvelle 
sottise  avez-vous  dans  votre  pays?  Intérim,  voie. 

37i:i.  —  A  M.  u:  l'UKsiDi:  \T  i)K  I!  nos  SE  s  î. 

Aux  n.';lices,  10  décembic  17ÔS. 

J'aurai  l'honneur,  monsieur,  d'être  à  vos  ordres  demain  matin 
à  Tournav'';  je  vous  offrirai  des  œufs  et  du  fromage  à  Fernev; 
j'espère  que  nous  reviendrons  coucher  à  l'ermitage  des  Délices. 

J\e  soyez  en  peine  ni  de  votre  rhàloau  ni  de  votre  forêt; 
j'édifie  plus  que  je  ne  détruis  (je  parle  d'édifice  et  non  d'édifica- 
tion), et  je  plante  plus  que  je  n'arrache.  Mais  vous  savez  qu'un 
Suisse  ne  peut  être  gêné.  \\.  Troncliin  s'est  bien  trouve''  de  m';noii- 
laissé  la  bride  sur  le  cou.  Il  y  a  un  article  qu'il  faudra  expliquer, 
c'est  celui  des  troupeaux  qui  vous  resteront  à  ma  mort.  Vaches 
et  moutons  aAec  le  chien,  oui  ;  mais  bœufs  et  chevaux,  non.  La 
raison  est  que  j'aurai  probablement  un  haras  à  ïournay,  et  que  les 
bœufs  qui  exploiteront  la  terre  seront  ceux  de  Ferney,  qui  sont 
au  nombre  de  seize.  Je  deviens  patriarche.  Si  vous  vous  fiez  à 
moi,  vous  y  gagnerez  ;  si  vous  vous  défiez,  vous  y  perdrez.  Mais 
vous  ne  perdrez  jamais  les  sentiments  qui  m'attachent  à  vous.  V. 

37li.    —    lîAIL  A   VIE   DE   LA   TEUr.E    DE   TOURNAV^. 

L'an  mil  sept  cent  cinquantc-liuil^  et  le  onze  décembre  après  midi,  par- 
devant  le  notaire  royal  au  bailliage  de  Gex,  soussigné;  et  en  présence  des 
témoins  ci-après  nommés,  fut  présont  iiaul  et  puissant  soigneur  messire 
Cliarlos  de  Brosses,  baron  do  Monlfalcon,  président  à  mortier  au  parlement 
de  Bourgogne,  demeurant  à  Dijon,  lequel  a  par  ces  présentes  remis  à  litre 
do  bail  à  vie,  avec  promesses  do  faire  jouir,  à  commencer  le  vingt-deuxième 
février  prochain,  à  messire  P'rançois-Marie  Arouet  de  Voltaire,  chevalier, 
genlilhonmio  ordinaire  de  la  chambre  du  roi,  demeurant  aux  Délices-sur- 
Sainl-Joan ,  ici  présent  et  acceptant;  assavoir  le  château,  terre  et  sei- 
gneurie do  Tournay,  granges,  écuries,  près,  terres,  vignes  hautes  et  basses, 
bois,  la  forél,  droits  seigneuriaux  honorifiques,  la  dimo  en  dépendant,  les 
censives  et  droits  seigneuriaux  dus  et  relevant  du  château  de  Tournay, 
auquel  efTct   le   terrier  dudit  Tournay   lui   sera   remis  ledit  jour  pour  les 

i.  Allusion  au  vers  4.^8  du  livre  II  des  Gi'ortjiques. 
'2.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

3.  Voltaire  écrivait  oïdinairenicni  Tountey.  Ses  secrétaires  écrivaient  tantôt 
ainsi,  et  tantôt  Tournay.  M.  de  Brosses  avait  adopté  cette  dernière  orlhograplie. 
Le  véritable  nom  est  Tourney  (anciennement  Turmj.\).  (\ote  du  premier  éditeur.) 

4.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


ANNÉli    1758.  547 

exiger;  pour  rire  par  lui  rendu  à  l'expiralioii  de  sa  jouissance,  le  trou- 
peau de  vaclies  It^l  qu'il  a  été  remis  au  fermier  actuel,  pour  en  rendre 
pareil  nombre  et  valeur  suivant  l'estiuiation  qui  en  sera  faite  par  experts  • 
tous  les  meubles  et  effets  d'agriculture  el  futailles;  comme  encore  tous  les 
meubles  meublants  qui  sont  dans  le  château;  toutes  lescjuelles  choses  seront 
remises  ledit  jour  vingt-deux  février  prochain  audit  sieur  preneur,  qui  s'en 
chargera  sur  un  état  et  inventaire  à  double,  dans  lequel  sera  spécifiée  la 
quantité  de  foin  et  de  paille  qui  se  trouveront  dans  les  granges,  et  aussi  la 
quantité  de  terres  ensemencées,  pour  être  rendu  par  ledit  sieur  preneur  à 
la  fin  de  sa  jouissance  au  môme  état,  auquel  temps  Ions  les  )in'ubles  el 
e/fels  qui  se  trouveront  dans  lesdils  hâtiments  sans  exception  appartien- 
dront audit  seigneur  de  Biosses  en  propriété. 

M.  de  Voltaire  aura  la  faculté  de  faire  dans  les  bâtiments  et  fonds  les 
changements  qui  lui  conviendront,  au  moyen  de  quoi  il  restera  chargé  de 
toutes  réparations,  tant  dans  lesdils  bâtiments  que  dans  les  fonds,  el  de 
rendre  le  tout  en  bon  état.  M.  de  Voltaire  aura  la  lAeiue  jouissance  de  la 
forêt  de  Tournay,  et  des  bois  qui  sont  sur  pied  el  non  vendus,  de  laquelle 
il  usera  en  bon  père  de  famille  sans  la  détruire;  c'est-à-dire  en  y  laissant 
par  chaque  pose,  l'une  portant  l'autre,  soixante  arbres  de  ceux  qui  sont  sur 
pied,  et  elle  sera  mise  en  défense  pour  croître  en  taillis. 

Ce  bail  fait  moyennant  la  somme  de  trente-cinq  mille  livres,  qui  ont  été 
payées  présentement  par  ledit  sieur  preneur,  en  lettres  de  change  sur  Lyon, 
payables  la  moitié  en  payement  des  Saints,  et  l'autre  moitié  en  payement 
des  Rois,  dont  ledit  seigneur  de  Brosses  tient  quitte  ledit  sieur  preneur. 

Et  en  outre  31.  de  Voltaire  promet  et  s'oblige  de  faire  dans  lesdits  bâti- 
ments, granges,  fossés,  jardins,  écuries,  en  constructions,  grosses  réparations 
et  améliorations  de  toute  espèce,  avenues,  chemins,  haies  autres  que  celles 
d'entretien  ordinaire,  pendant  le  cours  de  sa  jouissance,  soit  pour  l'utilité, 
soit  pour  l'agrément,  jusques  à  concurrence  de  la  somme  de  douze  mille 
livres,  coinme  faisant  ladite  somme  partie  du  prix  du  présent  bail,  suivant 
la  reconnaissance  et  estimation  par  experts,  relativement  aux  livres  de  dé- 
pense dudit  sieur  preneur,  et  ledit  emploi  des  douze  mille  livres  ne  sera 
point  exigible  si  ledit  sieur  preneur  venait  à  décéder  dans  les  trois  pre- 
mières années,  et  sans  répétition  néanmoins  de  ce  qui  se  trouvera  fait. 

Ledit  seigneur  de  Brosses  s'engage  à  ne  faire  couper  aucun  arbre  dans 
ladite  forêt,  à  la  réserve  de  huit  chênes  ve?idus  à  un.  tonnelier  de  Genève, 
qui  sont  encore  sur  pied,  et  ce  à  compter  de  ce  jour. 

Le  revenu  annuel  de  ladite  terre  ayant  été  estimé  être  de  la  somme  de 
trois  mille  cinq  cents  livres.  Tout  ce  que  dessus  ainsi  convenu  entre  les- 
dites  parties,  qui  ont  promis  l'exécuter  respectivement,  à  peine  de  tous 
dépens,  dommages  et  intérêts,  obligation  de  biens. 

Fait,  lu  et  prononcé  au  château  de  Ferney,  en  présence  de  Bernard  et 
Jacques  Brillon  frères,  laboureurs,  demeurant  audit  Ferney,  témoins  qui 
ont  signé  avec  les  parties,  et  moi  dit  notaire. 

Signé  sur  la  minute:  Brosses,  de  Voltaire,  Jacques  Brillon,  Ber- 
nard Brillon,  et  Girod,  notaire. 


;j43  CORHliSl'ONDANCE. 

Conlrôlé  à  Gex,  le  quinzième  décembre  1738;  reru  quatre-vingt-six 
livres  huit  so\s.  Signé  :  Kods. 

l'ar  expédition  audit  seigneur  de  Brosses, 

GiROD. 

Maïc  Duval,  conseiller  du  roi,  lieutenant  général  au  bailliage  de  Gex, 
certifions  que  M.  Girod,  qui  a  reçu,  expédié  et  signé  l'acte  ci-devant,  est 
notaire  royal  en  ce  bailliage,  et  que  foi  doit  y  ôtre  ajoutée  en  jugement  et 
dehors.  Mn  témoin,  nous  avons  donné  les  présentes  sous  le  sceau  de  ce 
bailliage,  de  nous  signées  à  Gex,  en  notre  hôtel,  ce  six  juin  mil  sept  cent 
soixante-dix-huit. 

Dl  VAL. 

371.J.    —  A  M.   DE   CHENEVIÈRES  1. 

Aux  Délices,  11  décembre. 

Mon  antique  bouche  prend  la  liberté  de  baiser  le  bras  que  le 
roi  de  Pologne  a  orné  d'un  bracelet,  et  je  crois  que  le  contenu  est 
plus  précieux  que  le  contenant. 

Je  vous  remercie  de  toutes  vos  nouvelles.  M.  Silhouette  a  très- 
bien  traduit  Pope  et  Warburton  ;  il  peut  être  contrôleur  général 
tant  qu'il  voudra  -  ;  il  n'y  a  pas  apparence  qu'il  me  fasse  payer 
beaucoup  d'ordonnances. 

Je  ne  connais  pas  de  Boston  aux  Grandes-Indes,  mais  bien 
lioston  dans  la  Nouvelle-Angleterre,  eu  Amérique.  Souvenez-vous 
mon  ami,  des  marmottes  des  Alpes. 

3716.  —  A    M.    TRONCIIIN,    DE    LYON^. 

Délices,  13  décembre. 

Je  suis  bien  plus  coupable  encore  que  vous  ne  le  dites,  et  je 
crois  vous  avoir  fait  ma  confession  par  ma  dernière  lettre  :  car, 
outre  la  terre  de  Ferney,  que  j'ai  achetée  pour  les  miens  et  où  je 
bâtis,  j'ai  encore  acheté  à  vie  le  comté  de  Tournay,  du  président 
(le  Brosses. 

Je  vais  à  présent  vous  ouvrir  mon  cœur  :  ce  cœur  est  trop  à 
vous  pour  vous  être  caché. 

Après  avoir  pris  le  parti  de  rester  auprès  de  votre  lac,  il  fallait 
soutenir  ce  parti  ;  mais  vous  savez  qu'à  Genève  il  y  a  des  prêtres 
comme  ailleurs.  Vous  n'ignorez  pas  qu'ils  ont  voulu  me  jouer 
quelques  tours  de  leur  métier;  ils  ont  continuellement  répandu 

1.  Éiliti'iirs,  de  Cayrol  et  I-'rançois. 

2.  Il  le  fut  pendant  huit  mois. 

3.  Éditeur>:,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉK    1758.  S49 

dans  le  peuple  que  j'étais  Aenu  chercher  un  asile  dans  le  ter- 
ritoire de  Genève,  et  ils  ont  feint  d'ignorer  que  j'avais  fait  à 
Genève  l'honneur  de  la  croire  lihre  et  digne  d'être  habitée  par 
des  philosophes.  J'ai  opposé  la  patience  et  le  silence  à  toutes 
leurs  manœuvres  ;  j'ai  pris  une  belle  maison  à  Lausanne,  pour 
y  passer  des  hivers  ;  et  enfin  je  me  vois  forcé  d'être  le  seigneur 
de  deux  ou  trois  présidents,  et  d'avoir  pour  mes  vassaux  ceux 
qui  osaient  essayer  de  m'inquiéter.  J'ai  tellement  arrangé  l'achat 
de  Tournay  que  je  jouis  pleinement  et  sans  partage  de  tous  les 
droits  seigneuriaux  et  de  tous  les  privilèges  de  l'ancien  dénom- 
brement. 

La  terre  de  Ferney  est  moins  titrée,  mais  non  moins  seigneu- 
riale :  je  n'y  jouis  des  droits  de  l'ancien  dénombrement  que  par 
grâce  du  ministère  ;  mais  cette  grâce  m'est  assurée.  J'aime  à 
planter,  j'aime  à  bâtir  ;  et  je  satisfais  les  seuls  goûts  qui  consolent 
la  vieillesse.  Les  deux  terres,  l'une  compensant  l'autre,  me  pro- 
duisent le  denier  vingt  ;  et  le  plaisir  qu'elles  me  donnent  est  le 
plus  beau  de  tous  les  deniers.  Vous  voyez  dans  quels  détails 
j'entre  avec  vous  ;  j'y  suis  autorisé  par  votre  amitié.  Enfin,  je  me 
suis  rendu  plus  libre,  en  achetant  des  terres  en  France,  que  je  ne 
l'étais  n'ayant  que  ma  guinguette  de  Genève  et  ma  maison  de 
Lausanne.  Vos  magistrats  sont  respectables  ;  ils  sont  sages  ;  la 
bonne  compagnie  de  Genève  vaut  celle  de  Paris  ;  mais  votre 
peuple  est  un  peu  arrogant,  et  vos  prêtres  un  peu  dangereux. 

3717.  —  A  M.   COLI\r. 

Aux  Dclices,  li  décembre. 

Mon  cher  Colini,  j'ai  encore  écrit  à  monseigneur  l'électeur 
palatin.  Point  de  place  vacante  ;  il  faut  attendre.  J'ai  envoyé  un 
ballot  qui  doit  parvenir  bientôt  à  M.  Turckeim.  Vous  pouvez  lui  dire 
que  ce  ballot  est  pour  vous  ;  je  le  prie  d'en  payer  les  frais.  C'est 
Cramer  qui  l'a  dépêché  par  les  voitures  embourbées  de  Suisse. 
Il  contient  trois  exemplaires,  un  pour  M.  Langhans*,  et  deux 
pour  vous.  Si  les  Français,  les  Autrichiens,  les  Russes  et  les 
Suédois,  ne  piquent  pas  mieux  leurs  chiens,  ils  ne  forceront  point 
la  proie  qu'ils  chassent;  Freytag  aura  raison,  et  la  peine  de 
M.  Langlians  sera  perdue.  Addio,  mio  Colini, 

J'ai  acquis  deux  belles  terres  en  France,  dans  le  pays  de  Gex, 
qui  est  un  jardin  continuel.  Si  jamais  vous  êtes  las  du  lîhin, 
j'habite  toujours  près  du  lac.  V. 

1.  Ammeister  ou  premier  magistrat  de  la  ville  de  Strasbourg. 


5;j0  CORRESPONDANCl-. 

371S,  —   A    M.    l'.KJIIT,    KNKOUr:    D'A.N.NKCYi. 

I.")  di'combre  ITHS. 

Monseigneur,  le  curé  d'un  petit  village  nommé  Moëns,  voisin 
de  ma  terre,  a  suscité  un  procès  à  mes  vassaux  de  Ferney,  et, 
ayant  souvent  quitté  sa  cure  pour  aller  solliciter  à  Dijon,  il  a  ac- 
cablé aisément  des  cultivateurs  uniquement  occupés  du  travail 
([ui  sou  lient  leur  vie.  Il  leuraiait  pour  quinze  cents  livres  de  frais 
[jondanl  (ju'ils  labouraient  leurs  cbamps,  et  a  eu  la  cruauté  de 
compter  parmi  ses  frais  de  justice  les  voyages  qu'il  a  faits  pour  les 
ruiner.  Vous  savez  mieux  que  moi,  monseigneur,  combien,  dès 
les  premiers  temps  de  l'Église,  les  saints  Pères  se  sont  élevés 
contre  les  ministres  sacrés  qui  emploient  aux  aiïaircs  tempo- 
relles le  temps  destiné  aux  autels.  Mais  si  on  leur  avait  dit:  n  Un 
prêtre  est  venu  avec  des  sergents  rançonner  de  pauvres  famille?, 
les  forcer  de  vendi'e  le  seul  pré  qui  nourrit  leurs  bestiaux,  et 
ôter  le  lait  à  leurs  enfants,  »  qu'auraient  dit  les  Jérôme,  les  Irénée, 
les  Augustin  ?  Voilà,  monseigneur,  ce  que  le  curé  de  Moëns  est 
venu  faire  à  la  porte  de  mon  cliàteau,  sans  daigner  même  me 
venir  parler.  Je  lui  ai  envoyé  dire  que  j'offrais  de  payer  la  plus 
grande  partie  de  ce  qu'il  exige  de  mes  communes,  et  il  a  ré- 
l)ondu  que  cela  ne  le  satisfaisait  pas. 

Vous  gémissez  sans  doute  que  des  exemples  si  odieux  soient 
donnés  par  des  pasteurs  catboliques,  tandis  qu'il  n'y  a  pas  un 
seul  exemple  qu'un  pasleur  protestant  ait  été  en  procès  avec  ses 
paroissiens-.  11  est  bumiliant  pour  nous,  il  le  faut  avouer,  de  vtir 
dans  des  villages  du  tcriiloirc  de  Genève  des  pasteurs  hérétiques 
qui  sont  au  rang  des  i)lus  savants  hommes  de  l'Europe,  qui  pos- 
sèdent les  langues  orientales,  qui  prêchent  dans  la  leur  avec 
éloquence,  et  qui,  loin  de  poursuivre  leurs  paroissiens  pour  un 
arpent  de  seigle  ou  de  vigne,  sont  leurs  consolateurs  et  leurs 
pères.  C'est  une  des  raisons  qui  ont  dépeuplé  le  canton  que 
j'habite.  Deux  de  mes  jardiniers  ont  quitté,  l'année  précédente, 
notre  religion  pour  embrasser  la  protestante.  Le  village  de  Ho- 
sières  avait  trente-deux  maisons,  et  n'en  a  plus  qu'une;  les  villages 

1.  Celle  lettri'  a  élé  jjublioc  par  Beuiliol  au  l.j  dé'Ci'iiiljrc  Je  raiiiiée  17Ô9. 

2.  Ce  qui  fait  que  jamais  les  curés  i)rotestants  ifont  de  procèsavec  leurs  ouaille<, 
c'est  que  ces  cures  sont  payés  par  l'Étal,  qui  leur  donne  des  gages:  ils  ne  disj)!!- 
lent  ])oint  la  dixième  ou  la  huitième  i,'erbe  à  des  malheureux.  C'est  le  parti  qiio 
limpératricc  Catherine  II  a  pris  dans  son  empire  immense.  La  vexation  des  dîmes 
y  est  inconnue. —  Cette  note  est  dct77li.  lorsque  Voltaire,  dans  son  Commentaire 
historique,  y  lil  imprimer  une  partie  de  sa  letti-c  à  lîiort.  (B.) 


ANNÉE    17  58.  331 

(le  Magny  et  de  lîuisy  ne  soiil  plus  que  des  déserts.  Fcrney  est 
réduit  à  cinq  familles,  ayant  dioit  de  commune,  et  ce  sont  ces 
cinq  pauvres  familles  qu'un  curé  veut  forcer  d'abandonner  leurs 
demeures  pour  aller  chercher  sur  le  territoire  de  la  llorissante  Ge- 
nève le  pain  qu'on  leur  dispute  dans  les  chaumières  de  leurs  pères. 

Je  conjure  votre  zèle  paternel,  votrehumanité,  votre  religion, 
non  pas  d'engager  le  curé  de  Moëns  à  se  relAcher  des  droits  que 
la  chicane  lui  a  donnés:  cela  est  impossible;  mais  à  ne  pas  user 
d'un  droit  si  peu  chrétien  dans  toute  sa  rigueur,  à  donner  les  dé- 
lais que  donnerait  le  procureur  le  plus  insatiable,  à  se  contenter 
de  ma  promesse,  que  j'exécuterai  aussitôt  que  mes  malheureux 
vassaux  auront  rempli  une  formalité  de  justice  préalable  et  né- 
cessaire. J'attends  de  vous  cette  grâce,  ou  plutôt  cette  justice. 

Je  suis,  etc. 

3719.  —  A   M.   JEAX   SCHOUVALOAV. 

Feiney,  par  Genève,  16  décembre. 

Monsieur,  je  vous  souhaite  une  année  remplie  de  toutes  les 
félicités  que  vous  méritez  ;  et  je  ne  me  souhaite,  à  moi,  qu'un 
gros  paquet  qui  puisse  me  mettre  en  état  d'achever  l'histoire  de 
Pierre  le  Grand,  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire,  en  bon 
Israélite,  que  je  ne  peux  faire  ma  brique  quand  on  ne  me  donne 
point  de  paille  ^  J'ai  quelques  instructions  sur  votre  empire,  et 
rien  sur  votre  empereur.  Je  me  suis  procuré  un  grand  loisir 
dans  une  de  mes  terres,  et  je  ne  veux  consacrer  ce  loisir  qu'à 
vous  donner  des  témoignages  de  mon  zèle  et  de  mon  attachement 
pour  votre  personne. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  les  sentiments  que  je  vous  dois,  etc. 

37-20.  —    A    M.    LE    3IARQUIS    DE    V0YER2. 

Au  château  Je  Ferney,  pays  de  Gex,  route  de  Genov'?,  10  décembre. 

Monsieur,  daignez-vous  vous  souvenir  encore  d'un  solitaire  et 
d'un  malade  attaché  à  toute  votre  maison  depuis  qu'il  respire,  et 
à  ^  ous  depuis  que  vous  êtes  né  ?  J'achève  mes  jours  dans  le  pays 
de  Gex.  11  est  vrai  que  j'ai  une  jolie  maison  de  campagne  dans 
le  territoire  helvétique  de  Genève  ;  mais  j'ai  des  terres  considé- 
rables à  deux  lieues  de  Gex,  en  France.  Il  n'y  a  point  de  haras 
dans  le  pays  :  ce  pays  est  très-propre  à  fournir  d'excellents  che- 

1.  Ed'oiU-,  chapitre  v.  versets  7.    10.  12    13,  10,  18. 

2.  Intendant  dos  écurio>  du  roi.  —  Éditeurs,  Bavoux  et  Franrois. 


552  COHHr-SPONDANCH. 

vaux.  Je  possède  liiiit  c;i\;il('s  Tort  hcllcs.  J'ai  aiipnis  de  moi  un 
de  mes  parents,  nomme  Danmart,  moiis(iiietairc  du  roi,  qui  me 
])ai"aît  avoir  beaucoup  de  l,ilriits  poiii-  les  haras. 

Je  vous  oiïre  mes  services,  monsieur,  et  ceux  de  mon  parent. 
On  dit  ([U(\  vous  voulez  bien  prêter  des  étalons  du  roi  aux  sei- 
gneurs des  terres  qui  veulent  s'en  charger  :  c'est  à  vous  à  décider 
jusqu'où  vos  bontés  pour  moi  peuvent  s'étendre.  Je  vous  serai 
très-obligé  de  me  vouloir  bien  honorer  d'une  patente  de  votre 
capitaine  et  directeur  des  haras  dans  le  pays  de  Gex.  Si,  au  l)out 
de  quelque  temps,  vous  êtes  satisfait  de  mon  administration, 
vous  pourrez  alors  donner  des  appointements  à  mon  parent 
Daumart.  Voilà  ma  requête  présentée  ;  j'attends  vos  ordres  et  vos 
bontés.  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

3721.   —  A  M.  LE    CONSEILLER    TRONCHLX  '. 

Fernoy,  17  décembre. 

La  copie  de  ma  lettre  à  Tévêque  d'Annecy  vous  fera  voir, 
mon  cher  ami,  de  quoi  il  est  question.  Il  est  de  la  plus  grande 
importance  qu'on  ait  la  bonté  de  me  communiquer  les  titres  par 
lesquels  la  seigneurie  est  en  possession  de  la  dîme  de  Colovrex, 
conjointement  avec  les  habitants,  nommés  les  pauvres  de  Ferney. 
Les  habitants  de  Ferney  ont  perdu  leur  procès  en  qualité  de 
pauvres,  et  Genève  pourrait  bien  être  attaquée  en  qualité  de  riche. 

Voltaire, 
gentilliomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi. 

3722.   —  A   M.    UELVÉTIUS. 

17  décembre. 

Vos  vers  seml)lent  écrits  par  la  main  d'Apollon; 
Vous  n'en  aurez  [)Our  fruit  que  ma  reconnaissance. 
Votre  livre  est  dicté  par  la  saine  raison; 
Parlez  vile,  et  (juiltez  la  France. 

J'aurais  pourtant,  monsieur,  quelques  petits  reproches  à  vous 
faire  ;  mais  le  plus  sensible,  et  qu'on  vous  a  déjà  fait  sans  doute, 
c'est  d'avoir  mis  Vmultiù  parmi  les  vilaines  passions-  ;  elle  n'était 
pas  faite  pour  si  mauvaise  compagnie.  Je  suis  plus  affligé  qu'un 
autredevotretort.  L'amitié,  qui  m'a  accompagné  au  pied  des  Alpes, 

1.  Éditeurs,  de  Caj-rol  et  François. 

2.  L'avarice,  l'ambition,  rorgucil,  le  despotisme. 


ANNÉE    175  8.  533 

fait  tout  mon  bonlioiir,  et  jo  désire  passionnément  Ja  vôtre.  Je 
vous  avoue  que  le  sort  de  votre  livre  dégoûte  d'en  faire.  Je  m'en 
tiens  actuellement  à  être  seigneur  de  paroisse,  lahoiirr-ur,  maçon, 
et  jardinier  :  cela  ne  fait  point  d'ennemis.  Les  pornies  épiques, 
les  tragédies,  et  les  livres  philosophiques,  rendent  trop  mal- 
heureux. Je  vous  em])rasse  ;  je  vous  estime  infiniment  ;  je  vous 
aime  de  même,  et  je  présente  mes  respects  à  la  digne  épouse  d'un 
philosophe  aimable. 

3723.   —  DE  M.    LE   PRÉSIDENT  DE    BROSSES  i. 

Tournay,  ce  17  décembre  1758. 

V'oiis  pouvez  compter,  monsieur,  sur  toutes  les  facilités  de  ma  part,  et 
sur  ma  parole  d'honneur,  que  je  vous  procarerai  à  Dijon  tous  les  secours 
dont  vous  pourrez  avoir  besoin  pour  que  vous  ne  soyez  jamais  troublé  dans 
la  possession  libre  et  franche  de  tous  droits  de  la  seigneurie  de  Tournay  et 
dépendances  Vous  savez  que,  p.ir  votre  contrat,  tous  les  droits  seigneu- 
riaux sans  exception  vous  appartiennent;  ainsi,  quand  vous  prendrez  le 
titre  de  seigneur  de  Tournay,  dans  les  occasions  qui  vous  paraîtront  conve- 
nables à  vos  intérêts,  je  vous  promets  que  je  le  trouverai  fort  bon,  et  que 
ni  moi  ni  personne  de  ma  famille  ne  vous  fera  de  difficulté.  A  l'égard  aussi 
de  votre  promesse  de  mettre  douze  mille  livres  à  l'amélioration,  embellis- 
sements de  cette  terre,  avenues,  routes  dans  la  forêt,  plants  d'arlire,  jardins, 
comblement  de  fossés,  poite  cochcre,  cour,  appartements,  démolition  de 
tout  le  devant  du  château  du  côté  du  jardin,  grilles  en  bois  ou  en  fer,  vous 
êtes  le  mailre  absolu  généralement  de  tout;  et  je  passerai  sans  difficulté  en 
compte  les  marchés  que  vous  ferez,  les  descentes  sur  les  lieux,  vérifications 
d'architectes  et  d'experts  en  toutes  sortes  d'ouvrages,  arpentage,  devis,  et 
généralement  tout  ce  qui  vous  en  coûtera  pour  l'amélioration  du  terrain, 
embellissements,  léparations,  constructions,  soit  par  rapport  aux  granges, 
maisons,  bergeries,  remises,  écuries,  fossés,  et  pour  le  château  sans  aucune 
exception.  C'est  de  quoi  vous  pouvez  être  sûr,  aussi  bien  que  de  trois  à 
quatre  mille  ceps  de  vigne  de  Bourgogne,  que  vous  voulez  bien  planter, 
et  que  je  vous  enverrai  le  plus  tôt  possible,  ce  qui  sera  dans  le  compte 
des  douze  mille  livres  stipulées. 

Brosse  s. 

Tout  ce  qui  est  ci-dessus  est  conforme  à  ce  que  nous  avons  dit  ensemble 
en  traitant.  Je  vous  prie  seulement  d'avoir  égard  par  rapport  aux  devis  et 
aux  avenues,  d'avoir  la  bonté  et  l'altention  de  faire  comme  vous  feriez  pour 
vous-même  en  bon  père  de  famille,  et  de  ne  me  pas  constituer  en  frais  de 
superfluités;  au  reste,  je  vous  connais  trop  pour  ne  pas  savoir  que  vous  en 
userez  toujours  en  galant  homme,  comme  vous  avez  coutume  de  faire  en 
toutes  occasions. 

1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


oà'i  CORRESPONDAXCK. 

37-2i.  —   A    .M.    LI-:    COMTK  D'ARGENTAL. 

Aux  Dé'liiCfî,  19  di'ccmhro. 

Mon  cher  ange,  vous  étendez  les  deux  bouts  de  vos  ailes  sur 
tous  mes  intérêts.  Vous  voulez  que  je  vous  voie  et  qn'Oresi^' 
réussisse  :  ce  seraient  là  deux  résurrections  dont  la  première  me 
serait  bien  plus  chère  que  l'autre.  Je  suis  un  peu  Lazare  dans 
mon  tombeau  des  xVlpes.  Je  vous  ai  envoyé  mon  visage  de  Lazare, 
il  va  un  an,  et  si  vous  tardez  à  le  faire  placer  à  l'Académie,  sous 
la  face  grasse  de  BuOei  S  bientôt  je  n'en  aurai  plus  du  tout  à  vous 
offrir.  Je  deviens  plus  que  jamais  pomme  tapée.  'Se  comptez 
jamais  de  ma  part  sur  un  visage,  mais  sur  le  cœur  le  plus  tendre, 
toujours  vif,  toujours  neuf  toujours  plein  de  vous. 

Oui,  sans  doute,  la  scène  de  l'urne  est  très-changée  et  très- 
grecque  ;  et  croyez-moi,  les  Français,  tout  Français  qu'ils  sont, 
y  reviendront,  comme  les  Italiens  et  les  Anglais.  Ce  n'est  qu'à  la 
longue  que  les  suffrages  se  réunissent  sur  certains  ouvrages  et 
sur  certaines  gens. 

Il  n'y  avait,  à  mon  sens,  autre  chose  à  reprendre  que  l'instinct 
trop  violent  de  la  nature,  dans  la  scène  de  reconnaissance  ;  et 
pour  rendre  cet  instinct  plus  vraisemblable  et  plus  attendris- 
sant il  n'y  a  qu'un  vers  à  changer.  Electre  dit  : 

D'où  vient  qu'il  sattendril  ?  je  l'entend»  qui  soupire. 

Voici  ce  qu'il  faut  mettre  à  la  place  :  > 

Ol'.ESTE. 

0  mallieureuse  Electre! 

ÉLU  CTHE. 

Il  me  nomme,  il  soupire, 
Les  remords  en  ces  lieux  ont-ils  donc  quelque  empire,  etc.? 

(  Ore.ite,  acte  IV,  scène  v.) 

A  l'égard  de  la  fin,  plus  j'y  pense,  plus  je  crois  qu'il  faut  la 
laisser  comme  elle  est  ;  et  je  suis  très-persuadé,  étant  hors  de 
l'ivresse  de  la  composition,  de  l'amour-propre,  et  de  la  guerre  du 
parterre,  que  cette  pièce,  bien  jouée,  serait  reçue  comme  Srmi- 
7\(mis,  qui  manqua  d'abord  son  coup,  et  qui  fait  aujourd'hui  son 

1.  Berui?. 


ANNÉE    17o8.  5jd 

effet.  Ce  serait  une  consolation  pour  moi,  et  de  la  gloire  pour 
vous,  si  vous  forciez  le  public  à  être  juste. 

Pour  Fanimc,  il  y  a  longtemps  que  j'y  ai  donné  les  coups  de 
pinceau  que  vous  vouliez,  et  je  vous  l'enverrais  sur-le-champ 
si  vous  me  promettiez  que  les  comédiens  n'auraient  pas  Tinso- 
lence  d'y  rien  changer.  Ils  furent  sur  le  point  de  faire  tomher 
COrphelin  de  la  Chine,  en  retranchant  une  scène  nécessaire  qu'ils 
ont  été  obligés  de  remettre.  Ils  allèrent  jusqu'à  donner  à  un  con- 
fident un  nom  qui  est  hébreu'  ;  vous  sentez  combien  cela  irrite 
et  décourage.  La  Femme  qui  a  raison  est  dans  le  même  cas;  mais 
je  vous  avoue  que  j'aime  mieux  cent  fois  labourer  mes  terres, 
comme  je  fais,  que  de  me  voir  e.xposé  à  l'humiliation  d'être  cor- 
rigé et  gâté  par  des  comédiens. 

Quand  je  parle  de  labourer  la  terre,  je  parle  très  à  la 
lettre.  Je  me  sers  du  nouveau  semoir-  avec  succès,  et  je  force 
notre  mère  commune  à  donner  moitié  plus  qu'elle  ne  donnait. 
Vous  souvenez-vous  que,  quand  je  me  fis  Suisse,  le  président  de 
Brosses  vous  parla  de  me  loger  dans  un  château  qu'il  a  entre  la 
France  et  Genève?  Son  château  était  une  masure  faite  pour  des 
hiboux  ;  un  comté,  mais  à  faire  rire  ;  un  jardin,  mais  où  il  n'y 
avait  que  des  colimaçons  et  des  taupes  ;  des  vignes  sans  raisin, 
des  campagnes  sans  blé,  et  des  étables  sans  vaches.  Il  y  a  de  tout 
actuellement,  parce  que  j'ai  acheté  son  pauvre  comté  par  bail 
emphytéotique,  ce  qui,  joint  à  Ferney,  compose  une  grande 
étendue  de  pays  qu'on  peut  rendre  aisément  fertile  et  agréable. 
Ces  deux  terres  touchent  presque  à  mes  Délices.  Je  me  suis  fait 
un  assez  joli  royaume  dans  une  république.  Je  quitterai  mon 
royaume  pour  venir  vous  embrasser,  mon  cher  et  respectable 
ami  ;  mais  je  ne  le  quilterais  pas  assurément  pour  aucun  autre 
avantage,  quel  qu'il  pût  être. 

Ne  pensez-vous  pas  que,  vu  le  temps  qui  court,  il  vaut  mieux 
avoir  de  beaux  blés,  des  vignes,  des  bois,  des  taureaux  et  des 
vaches,  et  lire  les  Gèorgiques,  que  d'avoir  des  billets  de  la  qua- 
trième loterie,  des  annuités  premières  et  secondes,  des  billets 
sur  les  fermes,  et  même  des  comptes  à  faire  à  Cadix?  Qu'en  dites- 
vous  ?  Et  de  Babcta,  quid?  et  quid  de  rege  hispano?  et  des  nouvelles 
destructions  qu'on  nous  promet  pour  l'année  prochaine  ? 

Prenez  du  lait,  madame,  engraissez,  dormez,  et  que  tous  les 
anges  se  portent  bien. 


1.  Sans  doute  le  nom  d'.l^/r  au  lieu  de  celui  d'Étan. 

2.  Celui  de  r.ullin  de  Cliàteauvieu.v. 


556  r.onRESpnxDANci:. 

Jo  fais  tout  ce  que  M.  lo  comte  do  l.a  Alarclio  q\\^o,  jV'crirai 
à  Aloiiin.  J'écris  en  droifiirc  à  5/|5',  qui  a  daigné  urécrire.  Je 
vous  remercie  tendrciiioiil. 


3725.  —A   M.   LI-:   CONSEILLKU    Tr.ONCIIIX^ 

Aii-^  D('liccs,  22  décembre. 

Excès  de  précaution,  mon  clier  monsieur,  est  quelquefois 
nécessaire.  Ce  chien  ne  mord  pas,  disait  le  cardinal  Mazarin,  mais 
il  peut  mnrdre^.  Ma  pelilo  précaution  est  bonne,  et,  quoiqu'on 
m'ait  un  peu  chicané,  j'ai  signé  lo  traité. 

Je  suis  content  de  mes  acquisitions.  Les  bords  de  votre  lac 
m'encliantent  plus  que  jamais;  vos  amis  et  la  bonne  compagnie 
de  Genève  ne  me  pormottont  pas  la  solitude  ;  mes  terres  ne  nie 
permettent  pas  l'oisiveté;  je  goûte  le  plus  parfait  bonheur  dont 
on  puisse  jouir  à  mon  âge,  et  je  plains  plus  d'un  roi  et  plus  d'un 
ministre. 

3726.   —  A   M.   JEAN    SCHOUVALOW, 

A    MOSCOU. 

2i  décembre. 

Monsieur,  j'eus  l'honneur  de  vous  écrire  *  il  y  a  quatre  ou 
cinq  jours  ;  j'ai  reçu,  le  21  de  décembre,  la  lettre  dont  vous 
m'honorez,  du  23  d'octobre,  et  je  ne  sais  à  quoi  attribuer  un  si 
long  retardement.  Je  vous  réitère  mes  prières,  et  je  vous  fais 
mes  très-humbles  remerciements  sur  vos  nouveaux  Mémoires. 
Vous  les  intitulez  :  Réponses  à  mes  objections  ;  permettez-moi 
d'a])ord  de  dire  à  Votre  Excellence  que  je  n'ai  jamais  d'objections 
à  faire  aux  instructions  qu'elle  veut  bien  me  donner;  que  je  fais 
simplement  des  questions,  et  que  je  demande  des  éclaircisse- 
ments à  l'homme  du  monde  qui  me  paraît  le  plus  savant  dans 
l'histoire. 

Nous  ne  sommes  encore  qu'à  l'avenue  du  grand  palais  que 
vous  voulez  bâtir  par  mes  mains,  et  dont  vous  me  tracez  l'or- 
donnance. II  y  a  dans  cette  avenue  quelques  terres  incultes, 
quelques  déserts  qu'il  faut  passer  vite.  Il  est  moins  question  de 
savoir  d'où  vient  le  mot  de  tsar  qnc  de  faire  voir  que  Pierre  I"  a 


1.  oi5  désigne  le  maréchal  de  Richelieu. 

2.  Éditeurs,  de  Ca_yrol  et  François. 

3.  Est-ce  de  Brosses  qu'il  veut  désigner  ici 

4.  C'est  la  lettre  3719. 


été  le  plus  grand  dos  tsars.  Je  me  garderai  bien  de  mettre  en 
question  si  le  blé  de  la  Livonie  vaut  mieux  que  celui  de  la 
Carélie  ;  j'observerai  seulement  ici,  monsieur,  que  l'agriculture 
a  été  très-négligée  dans  toute  l'Europe  jusqu'à  nos  jours. 

L'Angleterre,  dont  vous  me  parlez,  est  un  des  pays  les  plus 
fertiles  en  blé;  cependant  ce  n'est  que  depuis  quelques  années 
que  les  Anglais  ont  su  en  faire  un  objet  de  commerce  immense. 
La  nouvelle  charrue  et  le  semoir  sont  d'une  utilité  qui  semble 
devoir  désormais  prévenir  toutes  les  disettes.  J'en  ai  vu  beau- 
coup d'expériences,  et  je  m'en  sers  avec  succès  dans  deux  de 
mes  terres  en  France  ,  dans  le  voisinage  de  Genève.  Vous  voyez 
par  là  que  les  arts  ne  se  perfectionnent  qu'à  la  longue  ;  et  je  vois 
aussi  quelles  obligations  votre  empire  doit  avoir  à  Pierre  le  Grand, 
qui  lui  a  donné  plusieurs  arts,  et  en  a  perfectionné  quelques- 
uns. 

Je  me  servirai  du  mot  russien,  si  vous  le  voulez;  mais  je  vous 
supplie  de  considérer  qu'il  ressemble  trop  à  prussien,  et  qu'il  en 
paraît  un  diminutif  :  ce  qui  ne  s'accorde  pas  avec  la  dignité  de 
votre  empire.  Les  Prussiens  s'appelaient  autrefois  Borusses,  comme 
vous  le  savez,  et,  par  cette  dénomination,  ils  paraissaient  subor- 
donnés aux  Russes.  Le  mot  de  russe  a  d'ailleurs  quelque  chose 
de  plus  ferme,  de  plus  noble,  de  plus  original,  que  celui  de  rus- 
sien; ajoutez  que  russien  ressemble  trop  à  un  terme  très-désa- 
gréable dans  notre  langue,  qui  est  celui  de  rufjïen;  et,  la  plupart 
de  nos  dames  prononçant  les  deux  ss  comme  les  ff,  il  en  résulte 
une  équivoque  indécente  qu'il  faut  éviter. 

Après  toutes  ces  représentations,  j'en  passerai  par  ce  que 
vous  voudrez;  mais  le  grand  point,  monsieur,  l'objet  important 
et  indispensable,  devant  lequel  presque  tous  les  autres  dispa- 
raissent, est  le  détail  de  tout  ce  qu'a  fait  Pierre  le  Grand  d'utile 
et  d'héroïque.  Vous  ne  pouvez  me  donner  trop  d'instructions  sur 
le  bien  qu'il  a  fait  au  genre  humain,  La  plupart  des  gens  de 
lettres  de  l'Europe  me  reprochent  déjà  que  je  vais  faire  un  pané- 
gyrique, et  jouer  le  rôle  d'un  flatteur  ;  il  faut  leur  fermer  la 
bouche  en  leur  faisant  voir  que  je  n'écris  que  des  vérités  utiles 
aux  hommes. 

J'espère  aussi,  monsieur,  que  vous  voudrez  bien  me  faire 
parvenir  des  mémoires  fidèles  sur  les  guerres  cntre[)rises  par 
Pierre  I"',  sur  ses  belles  actions,  sur  celles  de  vos  compatriotes, 
en  un  mot,  sur  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  la  gloire  de  l'empire 
et  à  la  vôtr(x 


îioS  CORRESPONDANCE. 


3727.  —  A    M.    TlilKlUOT. 

Aux  Délices,  2i  décembre. 

Vous  VOUS  li'oiiipoz,  mon  ancien  nnii,  j'ai  quatre  pattes  an 
Hou  do  doux.  I  n  |)ic(l  à  Lausanne,  dans  une  très-belle  maison 
|)0iir  l'hiver  ;  un  pied  aux  Délices,  près  de  Genève,  où  la  bonne 
conipa,c;nie  vient  me  voir  :  voilà  pour  les  pieds  de  devant.  Ceux 
de  derrière  sont  à  Ferney  et  dans  le  comté  de  Tournay,  que  j'ai 
acheté,  par  bail  emphytéotique,  du  président  de  Brosses. 

M,  Crommelin  se  trompe  beaucoup  davantage  sur  tous  les 
points,  La  terre  de  Ferney  est  aussi  bonne  qu'elle  a  été  négligée; 
j'y  bâtis  un  assez  beau  château  ;  j'ai  chez  moi  la  terre  et  le  bois  ; 
le  marbre  me  vient  par  le  lac  de  Genève.  Je  me  suis  fait,  dans 
le  plus  joli  pays  de  la  terre,  trois  domaines  qui  se  touchent.  J'ai 
arrondi  tout  d'un  coup  la  terre  de  Ferney  par  des  acquisitions 
utiles.  Le  tout  monte  à  la  valeur  de  plus  de  dix  mille  livres  de 
rente,  et  m'en  épargne  plus  de  vingt,  puisque  ces  trois  terres 
défi'ayent  |)rosquc  une  maison  où  j'ai  plus  de  trente  personnes, 
et  plus  de  douze  chevaux  à  nourrir. 

Nave  ferai"  magna  an  parva,  ferar  unus  et  idem. 

(Hou.,  lib.  II,  ep.  II,  V.  200.) 

Je  vivrais  très-bien  comme  vous,  mon  ancien  ami,  avec  cent 
écus  par  mois  ;  mais  M»'*  Denis,  l'héroïne  de  l'amitié,  et  la  vic- 
time de  Francfort,  mérite  des  palais,  des  cuisiniers,  dos  équi- 
pages, grande  chère,  et  beau  feu.  Vous  faites  très-sagement 
d'appuyer  votic  philosophie  de  deux  cents  écus  de  rente  de 
plus. 

Traclari  molli  us  retas 

Imbccilla  volet. 

(UoH.,  lib.   II,  s;it.  II,  V,  S.").) 

Et  il  vous  faut  : 

.     .     .     .  Mundus  vicUi>,  non  déficiente  crumena. 

(Hou.  lit).  I,  op.  n.  V.  11.' 

Aous  serons  plus  heureux,  vous  et  moi,  dans  notre  sphère, 
que  des  ministres  exilés,  peut-être  mémo  que  des  ministres  en 
place.  Jouissez  de  votre  doux  loisir;  mais  je  jouirai  de  mes  très- 


ANNÈK    1758.  559 

douces  occupations,  de  mes  charrues  à  semoir,  de  mes  taureaux, 
de  mes  vaches. 

Ilanc  vitiiin  in  terris  Saturniis  agebat. 

(ViRG.,  Gcoiy.,  lib.  II,  V.  ô.'iS.) 

Quel  fracas  pour  le  livre  de  M.  Ilelvétius!  Voilà  bien  du  bruit 
pour  une  omelctte^l  quelle  pitié!  Quel  mal  peut  faire  un  livre  lu 
par  quelques  philosophes?  J'aurais  pu  me  plaindre  de  ce  livre, 
et  je  sais  à  qui  je  dois  certaine  affectation  de  me  mettre  à  côté 
de  certaines  gens-  ;  mais  je  ne  me  plains  que  de  la  manière  dont 
l'auteur  traite  l'amitié ^  la  plus  consolante  de  toutes  les  vertus. 

Envoyez-moi,  je  vous  prie,  cette  ahominable  justification*  de 
la  Saint-Barthélémy  ;  j'ai  acheté  un  ©urs,  je  mettrai  ce  livre  dans 
sa  cage.  Quoi!  on  persécute  M.  Helvétius,  et  on  souffre  des 
monstres  ! 

Je  ne  connais  \wïnlJeanne,  je  ne  sais  ce  que  c'est;  mais  je 
me  prépare  à  mettre  en  ordre  les  matériaux  qu'on  m'envoie  de 
Russie,  pour  bâtir  le  monument  de  Pierre  le  Créateur,  et  j'aime 
encore  mieux  bâtir  mon  château.  Je  vous  remercie  tendrement 
des  cartes  de  ce  malheureux  univers.  Tuus  V. 

3728.  —  A    M.    LE    PRÉSIDENT   DE    BROSSES  ^ 

Effugit,  evasit,  crupit,  dans  le  temps  qu'on  le  cherchait  partout 
pour  souper,  pour  lui  faire  hommage  lige,  et  que  toute  la  famille 
des  Délices  voulait  demander  ses  ordres.  Mais,  monsieur,  je  ne 
vous  en  tiens  pas  quitte,  et  je  prétends  bien  que  vous  aurez  la 
bonté  de  venir  voir  le  nouvel  appartement  que  je  vais  faire  à 
Tournay,  dès  qu'il  ne  gèlera  plus. 

Eii  bien  !  défendez-vous  au  sage 
De  travailler  pour  le  bonheur  d'autrui  ? 
Cela  même  est  un  bien  ([ue  je  goûte  aujourd'hui. 

A  propos  de  bonheur,  monsieur,  vous  avez  entendu  dire 
quelque  chose  du  bonheur  éternel  que  le  curé  de  Moin^  veut 


1.  C'est  le  mot  de  Des  Barreaux  ;  voj'cz  tome  XXVI,  page  498. 

2.  Dans  le  chap.  xii  du  second  discours,  A'oltaii'e  est  nommé  après  Crobillon. 

3.  Discours  III,  chapitre  xiv. 

4.  L'ouvrage  de  Caveyrac  ;  voyez  tom.'  XXIV,  page  470. 

5.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

6.  Mocas,  paroisse  voisine  de  Feriiey.  Ce  curé  se  nommait  Ancian. 


560  CORRESPONDANCE. 

procurer  à  cinq  familles  de  Ferney  qui  sont  seules  restées  dans 
ce  malheuieu.v  village,  ayant  droit  de  communes.  Jl  veut  les 
envoyer  vile  au  ciel  en  les  faisant  mourir  de  faim.  Ce  scélérat, 
reconnu  i)our  le  plus  exécrable  chicaneur  de  la  province,  alla 
solliciter  trois  i)rocès  à  Dijon,  et  il  a  fait  i)ayer  tous  les  frais  de 
son  séjour  aux  pauvres  de  Ferney,  qui  labouraient  leur  petit 
cliamp  tandis  qu'il  poursuivait  contre  eux  un  procès  dont  ils 
n'étaient  pas  instruits.  Le  fond  de  la  vexation  est  une  dîme  de 
noN  ailles  dont  les  pauvres  de  Ferney,  nommés  pauvres,  et  pauvres 
d'elîet,  sont  en  possession  depuis  plus  d'un  siècle  à  titre  de  cha- 
rité et  de  dédommagement.  M.  de  Montréal,  aussi  processif  que 
ce  détestable  curé,  avait  donné  un  procureur  nommé  Gcnot  à 
ces  pauvres,  et  avait  avancé  cinquante  écus,  qu'il  a  repris.  Le 
Genot,  en  digne  procureur,  a  sucé  ce  qui  restait  de  sang  à  ces 
pauvres,  à  ces  imbéciles.  Le  fonds  est  trente  livres  de  rente,  la 
forme  est  le  diable,  et  mes  pauvres  en  sont  pour  quinze  cents 
livres  de  frais.  La  commune  n'a  pour  tout  bien  qu'un  ix-lit  pré 
submergé,  et  quelques  enfants  ([ue  le  curé  de  Moin  pourra  l'aire 
rôtir  s'il  veut,  pour  lui  et  pour  Paquette  sa  servante.  Pourrait-on, 
monsieur,  présenter  requête  à  la  chambre  des  enquêtes  qui  les 
a  condamnés,  pour  avoir  un  délai  d'une  année?  Vos  belles 
chiennes  de  lois  françoises  ou  françaises,  ou  gombettes  ou  ro- 
maines, permettent-elles  que  des  gens  écorchés  demandent  un 
répit  pendant  lequel  la  peau  leur  reviendra,  pour  la  porter  en 
oll'rande  à  monsieur  le  curé?  Ayez  compassion  des  malheureux  : 
vous  n'êtes  pas  prêtre.  Voyez  au  nom  de  riiumanité  ce  qu'on 
peut  faire  pour  les  idiots  de  Ferney.  Instruisez-moi,  je  vous  eu 
conjure. 

Quoi!  M.  Lebeau*  m'envoie  du  plant  de  Bourgogne,  et  vous 
ne  m'en  envoyez  pas!  et  vous  n'avez  pas  soin  de  votre  vigne! 
Allons  donc,  monsieur,  quatre  mille  petits  ceps  pour  l'amour  de 
Dieu!  Je  fais  déjà  travailler  à  vos  liulins.  Quelle  ])itié!  Dans  quel 
état  noble  ivrogne  Chouet  a  mis  votre  terre!  Que  vous  êtes  heu- 
reux d'avoir  fini  avec  lui!  Venez,  venez  dans  un  an,  vous  trou- 
verez les  choses  bien  changées. 

J'ai  fait  mon  entrée  comme  Sancho-Pança  dans  son  île.  Il  ne 
me  manquait  que  son  ventre.  Votre  curé  m'a  harangué.  Chouet 
m'a  donné  un  repas  splendide  dans  le  goût  de  ceux  d'Horace  et 


\.  Antoine-Jean-Gahrie!  Le  lianll  (^non  Leboau),  une  des  meilleures  têtes  du 
parlement,  et  propriétaire  du  climat  de  Corton,  l'un  des  premiers  crus  de  la 
Bourgogne.  \,Nole  du  premier  éditeur.) 


A\M-E     I7;i8. 


.'iOI 


de  Boileaii,  fait  par  le  traiteur  des  Patis  ou  Paquis*.  Les  sujets 
ont  eiïrayé  mes  chevaux  avec  de  la  mousqueterie  et  des  grenades; 
les  filles  m'ont  apporté  des  oranges  dans  des  corbeilles  garnies 
de  rubans.  Le  roi  de  Prusse  me  mande  que  je  suis  plus  lieureux 
que  lui  ;  il  a  raison,  si  vous  me  conservez  vos  bontés,  et  si  je  ne 
suis  jamais  inquiété  dans  mon  ancien  dénombrement.  Je  vous 
présente  mon  respect. 

Madame,  je  vous  demande  pardon  de  ne  vous  avoir  présenté 
qu'un  demi-cent  d'épingles  ;  mais  vous  êtes  la  fille  de  mon  intime 
ami,  M.  de  Crèvecœur-.  Je  n'ai  plus  le  sou  ;  et  vous  pardonnerez 
la  liberté  grande.  V. 

Le  propre  jour  de  Noël.  Cela  fait  souvenir 
des  IS'oëls  bourguignons. 

3729.   —  A  MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHAS. 
Aux  Délices,  près  de  Genève,  25  décembre. 

Madame,  que  je  plains  Votre  Altesse  sérénissime,  et  qu'elle  a 
besoin  de  toute  la  sérénité  de  sa  belle  âme!  Quoi!  sans  cesse 
entre  l'enclume  et  le  marteau!  Obligée  de  fournir  son  contingent 
pour  le  malheur  de  son  pays,  entourée  d'États  dévastés,  et  n'ayant 
que  des  pertes  à  faire  dans  une  confusion  où  il  n'y  a  rien  à 
gagner  [JOur  elle!  Où  est  le  bel  optimisme  de  Leibnitz  ?  Il  est 
dans  votre  cœur,  et  n'est  que  là. 

Le  roi  de  Prusse  me  mande  toujours  qu'il  est  plus  à  plaindre 
que  moi  ;  et  il  a  très-grande  raison.  Je  jouis  de  mes  ermitages  en 
repos,  et  il  n'a  des  provinces  qu'au  prix  du  sang  de  mille  infortu- 
nés. Au  milieu  des  soins  cruels  qui  doivent  l'agiter  sans  cesse,  il  me 
paraît  bien  autrement  touché  de  la  mort  de  sa  sœur  que  de  celle 
de  son  frère.  Votre  Altesse  sérénissime  connaissait-elle  M""'  la 
margrave  de  Baireuth?Elle  avait  beaucoup  d'esprit  et  de  talents: 
je  lui  étais  très-attaché,  et  elle  ne  s'est  pas  démentie  un  moment 
à  mon  égard.  Vos  vertus,  votre  mérite,  vos  bontés,  font  ma  con- 
solation et  mon  soutien,  après  la  perte  d'une  princesse  à  qui 
j'avais  les  plus  grandes  obligations. 

Je  la  suivrai  bientôt;  ma  caducité  et  mes  continuelles  infir- 
mités ne  me  permettent  pas  d'espérer  de  pouvoir  encore  me 


1.  Hameau  voisin  de  Tournay. 

2.  Voilure  avait  connu,  dès  l'âge  de  sept  ans,  M.   do  Crèvecœur,  neveu  do 
l'abbé  de  Saint-Pierre  et  père  de  M'"'=  de  Brosses.  {Note  du  premier  éditeur.) 

3.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

39.  —  Co^.RESPO.\l)A^CK.   VIL  36 


562  CORRESPONDANCE. 

incttro  à  vos  piods.  Quand  jo  saurai  que  la  tranquillité  est  reve- 
nue dans  vos  États,  quand  j"a|)[)reiidrai  que  les  horreurs  de  la 
guerre  n'approchent  plus  de  votre  charmante  cour,  et  que  le 
vilain  dieu  Mars  ne  trouhle  plus  le  séjour  des  firâces,  alors  je 
m'écrierai  :  Tout  csl  bien!  iwcc  la  grande  maîtresse  des  cœurs. 

Je  présente  mes  vœux  et  mon  respect  à  toute  votre  auguste 
famille.  Le  règne  du  cardinal  de  Bernis  n'a  pas  duré  longtemps. 
Tout  passe;  la  vertu  reste  :  voilà  ce  qui  vous  soutient,  madame. 

Je  me  mets  h  vos  pieds  avec  le  plus  profond  et  le  plus  tendre 
respect. 

3730.  —   A  M.   SAURIN. 

Aux  Délices,  27  décembre. 

Ah!  ah!  vous  êtes  donc  de  notre  trijiot\  et  vous  faites  de  beaux 
vers-,  monsieur  le  philosophe?  Je  vous  en  félicite,  et  vous  en  re- 
mercie. Les  prêtres  d'Isis  n'ont  pas  beau  jeu  avec  vous;  l'arche- 
vêque de  Memphis  vous  lâchera  un  mandement,  et  les  jésuites 
de  Tanis  vous  demanderont  une  rétractation.  Quelle  est  donc 
cette  Adcle  dont  vous  parlez  ?  Est-ce  qu'il  y  a  eu  une  Adcle  ^  ? 

Dites-moi,  je  vous  prie,  ce  que  devient  M.  Helvétius''.  J'au- 
rais un  peu  à  me  plaindre  de  son  livret  si  j'avais  plus  d'amour- 
propre  que  d'amitié.  Je  suis  indigné  de  la  persécution  qu'il 
éprouve. 

Non-seulement  l'article^  en  question  est  imprimé  dans  la 
seconde  édition  des  Cramer,  mais  il  a  excité  la  bile  des  vieux 
pasteurs  de  Lausanne.  Un  prêtre  ^  plus  prêtre  que  ceux  de 
Memphis,  a  écrit  un  libelle  à  cette  occasion.  Les  ministres  se 
sont  assemblés:  ils  ont  censuré  les  trois  bons  et  honnêtes"  pas- 
teurs que  j'avais  fait  signer  en  votre  faveur;  je  lésai  tous  fait 
taire^  Les  avoyers  de  Berne  ont  fait  sentir  leur  indignation  à 


1.  Le  tripot  tragique  et  comique,  ou  la  Comédie  française. 

2.  Aménophis,  jouée   en   1750  (vojez  tome  XXWII,  page   205),    ne  fut   im- 
primée qu'en  1758. 

3.  Dans  la  lettre  335G,  Voltaire  a  fait  mention  de  VAdèle  de  Ponlhieu  de  La 
Place,  dont  Saurin  parle  dans  sa  préface  d'Aménophis. 

4.  Helvétius  faisait  à  Saurin  une  pension  de  3,000  livres.  Lors  du  mariage  de 
Saurin,  il  lui  en  assura  le  capital  (00,000). 

5.  Voyez  la  lettre  précédente. 

0.  Nous  avons  donné  en  variante,  tome  XIV,  page  135,  le  texte  dont  parle  ici 
Voltaire. 

7.  Lervèche;  voyez  lettres  3092,  3770,  3782. 

8.  Signataires  du  certificat  rapporté  tome  XIV,  page  135. 

0.  En  publiant  la  Réfutation  d'un  écrit  anonyme;  voyez  tome  XXIV,  page  79. 


ANNÉE    17o8.  563 

l'auteur  du  libelle  contre  la  mémoire  de  votre  illustre  père,  et 
nous  sommes  demeurés,  votre  honneur  et  moi,  maîtres  du 
champ  de  bataille.  Au  reste,  je  suis  devenu  laboureur,  vigneron, 
et  berger  :  cela  vaut  cent  fois  mieux  que  d'être  à  Paris  homme 
de  lettres. 

Je  vous  embrasse  du  fond  de  mon  tombeau  et  de  mon 
bonheur. 

3731.  —  A  MADAME   LA   MARQUISE   DU  DEFFANT. 

Aux  Délices,  27  décembre. 

J'apprends,  madame,  que  votre  ami  et  votre  philosophe  For- 
mont  a  quitté  ce  vilain  monde.  Je  ne  le  plains  pas  ;  je  vous  plains 
d'être  privée  d'une  consolation  qui  vous  était  nécessaire.  Vous 
ne  manquerez  jamais  d'amis,  à  moins  que  vous  ne  deveniez 
muette;  mais  les  anciens  amis  sont  les  seuls  qui  tiennent  au 
fond  de  notre  être,  les  autres  ne  les  remplacent  qu'à  moitié. 

Je  ne  vous  écris  presque  jamais,  madame,  parce  que  je  suis 
mort  et  enterré  entre  les  Alpes  et  le  mont  Jura;  mais,  du  fond  de 
mon  tombeau,  je  m'intéresse  à  vous  comme  si  je  vous  voyais  tous 
les  jours.  Je  m'aperçois  bien  qu'il  n'y  a  que  les  morts  d'heureux. 

J'entends  parler  quelquefois  des  révolutions  de  la  cour,  et  de 
tant  de  ministres  qui  passent  en  revue  rapidement,  comme  dans 
une  lanterne  magique.  Mille  murmures  viennent  jusqu'à  moi,  et 
me  confirment  dans  l'idée  que  le  repos  est  le  vrai  bien,  et  que 
la  campagne  est  le  vrai  séjour  de  l'homme. 

Le  roi  de  Prusse  me  mande  quelquefois  que  je  suis  plus  heu- 
reux que  lui  :  il  a  vraiment  grande  raison  ;  c'est  même  la  seule 
manière  dont  j'ai  voulu  me  venger  de  son  procédé  avec  ma  nièce 
et  avec  moi.  La  douceur  de  ma  retraite,  madame,  sera  augmen- 
tée, en  recevant  une  lettre  que  vous  aurez  dictée  ;  vous  m'ap- 
prendrez si  vous  daignez  toujours  vous  souvenir  d'un  des  plus 
anciens  serviteurs  qui  vous  restent. 

Vous  voyez  sans  doute  souvent  M.  le  président  Ilénault  ; 
l'estime  véritable  et  tendre  que  j'ai  toujours  eue  pour  lui  me  fait 
souhaiter  passionnément  qu'il  ne  m'oublie  pas. 

Je  ne  vous  reverrai  jamais,  madame;  j'ai  acheté  des  terres 
considérables  autour  de  ma  retraite;  j'ai  agrandi  mon  sépulcre. 
Vivez  aussi  heureusement  qu'il  est  possible  ;  ayez  la  bonté  de 
m'en  dire  des  nouvelles.  Vous  ôtes-vous  fait  lire  le  Pcrc  de  famille? 
cela  n'est-il  pas  bien  comique?  Par  ma  foi,  notre  siècle  est  un 
pauvre  siècle  auprès  de  celui  de  Louis  XIV;  mille  raisonneurs, 


364  CORKESPONDANCR. 

et  pas  un  seul  lioinme  de  génie;  plus  de  grâces,  plus  de  gaieté; la 
disette  d'hommes  en  tout  genre  lait  pitié.  La  France  subsistera; 
mais  sa  gloire,  mais  son  bonJicur,  son  ancienne  supériorité.... 
qu'est-ce  que  tout  cela  deviendra  ? 

Digérez,  madame,  conversez,  prenez  patience,  et  recevez, 
avec  votre  ancienne  amitié,  les  assurances  tendres  et  respec- 
tueuses de  rattachement  du  Suisse 

VOLTAIUE. 
3732.—  A    .Al.    DE    BREXLKS. 

Aux  Délices.  27  décembre. 

Êtes-vous  à  Lausanne?  êtes-vous  à  Ussières,  mon  cher  philo- 
sophe? Je  vois  que  cette  année  vous  vous  passerez  de  comédies: 
il  faudra  vous  en  tenir  aux  sermons  ;  mais,  franchement,  je  crois 
que  nos  acteurs  valent  mieux  que  vos  prédicateurs.  Dites-moi 
par  quel  hasard  malheureux  vous  vous  avisez  d'avoir  un  heau- 
frère  catéchiste*  à  Vevay?  Comment  diable  peut-on  avoir  un 
beau-frère  catéchiste!  Le  pis  est  qu'on  dit  que  ce  beau-frère  ne 
sait  point  son  catéchisme.  C'est  lui  qui  est  l'auteur  d'un  libelle 
contre  les  vivants  et  les  morts,  inséré  dans  le  délicat  Mercure  suisse. 
En  ce  cas,  vous  devez  lui  faire  signifier  que  vous  n'êtes  plus  son 
beau-frère,  attendu  que  vous  laissez  les  morts  pour  ce  qu'ils 
sont,  et  que  vous  êtes  très-aimable  avec  les  vivants.  On  dit  encore 
qu'un  de  vos  libraires  de  Lausanne  a  imprimé  des  Lettres-  sous 
mon  nom,  et  ([u'il  les  a  envoyé  \endre  à  Paris.  Il  me  paraît 
qu'on  fait  argent  de  tout  :  ne  serait-ce  point  M.  Grasset,  à  qui  le 
feu  pape  donna  ses  divins  ouvrages,  qui  serait  l'auteur  de  cette 
nouvelle  friponnerie?  11  ne  me  reste  que  de  le  prier  à  dîner  dans 
un  de  mes  petits  castels,  et  de  le  faire  pendre  au  fruit.  J'ai  lieu- 
reusement  haute  justice  chez  moi  ;  je  ne  l'ai  pas  moyenne  chez 
VOUS;  et  si  M.  Grasset  veut  être  pendu,  il  faut  qu'il  ait  la  bonté 
de  faire  chez  moi  un  petit  voyage.  Franchement  je  vois  que  j'ai 
fait  à  merveille  d'avoir  des  créneaux  et  des  mâchicoulis;  j'étais 
trop  exposé  aux  prêtres  et  aux  libraires.  Cependant,  malgré  les 
beaux-frères  et  les  Grasset,  je  viendrai  vous  voir  le  plus  tôt  que  je 
pourrai,  vous  et  votre  philosophe  de  femme,  à  qui  je  présente 
mes  hommages.  V. 

1.  11  s'appelait  Cliavani,<;  mais  ruiiteur  du  libelle  était  Lervèchc  :   voyez  lettre 

3G92. 

2.  Voltaire  pouvait  croire  qu'il  y  avait  do  ses  lettres  dans  le  volume  imprimé 
par  Grasset.  Mais  ce  volume,  intitulé  Guerre  littéraire,  ne  renfermait  qu'une  seule 
lettre  de  Voltaire  (le  n"  3340). 


ANNÉE    175  8.  [565 

Je  crois  qu'on  a  payé  à  31.  Steiger*  les  bavards  anglais  qu'il 
a  eu  la  bonté  de  faire  venir  pour  moi. 


3733.  —  A  MADAME  DU   BOCCAGE. 

Aux  Délices,  27  décembre. 

Il  est  vrai,  madame,  qu'un  jour,  en  me  promenant  dans  les 
tristes  campagnes  de  Berne  avec  un  illustrissime  et  excellentis- 
sime  avoyer  de  la  république,  on  avait  aposté  le  graveur  de  cette 
république,  qui  me  dessina.  Mais,  comme  les  armes  de  nos- 
seigneurs sont  un  ours,  il  ne  crut  pas  pouvoir  mieux  faire  que 
de  me  donner  la  ûgure  de  cet  animal.  Il  me  dessina  ours,  me 
grava  ours.  Comment  ce  beau  chef-d'œuvre  est-il  tombé  entre 
vos  belles  mains?  Pour  vous,  madame,  quand  on  vous  grave, 
c'est  sur  les  GrAces,  c'est  sur  Minerve  qu'on  prend  modèle. 

Dans  ce  charmanl  assemblage, 
L'ignorant,  le  connaisseur. 
L'ami,  l'amant,  l'amateur, 
Reconnaissent  du  Boccage. 

Je  suis  très-touclié  de  la  mort  de  Formont,  car  je  ne  me  suis 
point  endurci  le  cœur  entre  les  Alpes  et  le  mont  Jura. 

Je  l'aimais,  tout  paresseux  qu'il  était.  Pour  moi,  j'achève  le 
peu  de  jours  qui  me  restent  dans  une  retraite  heureuse.  Je  rends 
le  pain  bénit  dans  mes  paroisses  ;  je  laboure  mes  champs  avec  la 
nouvelle  charrue;  je  bâtis  nel  gusto  italiano;  je  plante  sans  espé- 
rer de  voir  l'ombrage  de  mes  arbres,  et  je  n'ai  trouvé  de  félicité 
que  dans  ce  train  de  vie. 

Je  vous  avoue  que  je  trouve  l'acharnement  contre  Helvétius 
aussi  ridicule  que  celui  avec  lequel  on  poursuivit  le  Peuple  de 
dieu  de  ce  Père  Berruyer-.  Il  n'y  a  qu'à  ne  rien  dire;  les  livres  ne 
font  ni  bien  ni  mal.  Cinq  ou  six  cents  oisifs,  parmi  vingt  millions 
d'hommes,  les  lisent  et  les  oublient.  Vanité  des  vanités,  et  tout  n'est 
que  vanité^.  Quand  on  a  le  sang  un  peu  allumé,  et  qu'on  est  de 
loisir,  on  a  la  rage  d'écrire.  Quelques  prêtres  atrabilaires,  quelques 
clercs,  ont  la  rage  de  censurer.  On  se  moque  de  tout  cela  dans 
la  vieillesse,  et  on  vit  pour  soi.  J'avoue  que  les  fatras  de  ce  siècle 

1.  Cet  avoyer  de  Cerne  avait  envoyé  à  Voltaire  les  livres  anglais  dont  il  parle 
dans  sa  lettre  3692  ;  et  c'est  ce  qu'il  appelle  les  bavards  anglais;  voyez  lettre  3739. 

2.  Voyez  lettres  3165  et  3166. 

3.  Ecclésiaste,  i,  2. 


fi66  CORUESPONDANCi:. 

sont  bien  lourds.  Tout  nous  dit  que  le  siècle  de  Louis  XIV  était 
un  étrange  siècle.  Vous,  niadanie,  qui  êtes  llionneur  du  notre, 
conservez  vos  bontés  pour  l'iiahitant  des  Alpes  qui  connaît  tout 
votre  mérite,  et  qui  est  au  noinhre  des  étrangers  vos  admirateurs. 
Mille  amitiés,  je  vous  en  prie,  à  M.  du  lîoccage. 
Mes  nièces  et  moi,  nous  baisons  humblement  les  feuilles  de 
vos  lauriers. 

373  i.  —  A  M.    BERTRAND. 

Aux  Dcllccs,  27  décembre. 

Ma  foi,  mon  cher  ami,  je  vous  avoue  que  je  n'ai  pas  lu  un 
seul  de  ces  journaux  italiens*.  J'ai  peu  de  moments  à  moi  ;  il  y  a 
autant  de  journaux  que  de  gazettes.  Les  livres  que  je  lis,  en  petit 
nombre,  sont  du  temps  passé;  et,  pour  le  temps  présent,  je  le 
mets  à  cultiver  mes  terres.  D'ailleurs,  il  faut  envoyer  à  Genève 
faire  relier  les  feuilles;  les  ouvriers  font  attendre,  et  le  journal 
devient  un  almanach  de  l'année  passée.  Je  crois  que  je  dois  un 
louis  d"or.  M.  Panchaud  veut-il  bien  le  donner  pour  moi,  sur 
cette  lettre?  je  lui  en  tiendrai  compte.  Pardon,  mille  pardons; 
mais  je  suis  un  peu  surchargé  de  maçons,  charpentiers,  jardi- 
niers, laboureurs.  Ex  nitido  fa  rusticus-;  mais  entièrement  à  vous 
du  fond  de  mon  cœur. 

3735.   —   A  M.   LE   CONSEILLER    TRONCtllNS. 

Délices,  27  décembre. 

On  dit  (|uc  Corde  ou  La  Borde  est  brouillé  avec  Crésus- 
Montmartel.  Dans  quelle  abbaye  enverra-t-on  Borde?  Qu'on  rem- 
plisse la  loterie,  les  rentes  viagères,  tant  qu'on  voudra:  moi,  je 
veux  du  blé,  du  bois,  du  vin,  et  des  fourrages.  Une  terre  reste; 
tout  autre  bien  peut  être  englouti;  je  veux  mourir  laboureur  et 
berger. 

373G.  —  A  M.  LE   CONSEILLER  TRONCHIN*. 

Délices,  28  décembre. 

Le  cardinal  de  Bernis  a  de  quoi  se  consoler,  s'il  digère  et  s'il 
est  philosophe.  Tant  d'exils  ont  l'air  dune  plaisanterie;  mais  ce 
qui  n'est  point  plaisant,  c'est  l'épuisement  de  la  France. 

1.  Dont  il  parle  dans  sa  lettre  3675. 

2.  Horace,  lib.  I,  ep.  vu,  v.  83. 

3.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 

4.  Editeurs,  do  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1758.  567 

3737.  —  A  M.   LE   PRÉSIDENT   DE   Bi'.OSSI-Si. 

29  décembre. 

Pardon  des  impoiliinités,  monsieur;  vous  en  aurez  bien 
d'autres.  Il  ne  s'agit  ici  ni  de  vignes  ni  de  prêtres  :il  est  question 
de  notre  chemin  de  Genève  jusqu'à  Prégny. 

L'illustre  et  sérénissime  rôpublifiue  n'est  point  en  état  de  faire 
cette  dépense.  Tous  nos  vassaux  se  cotisent,  et  on  nous  deniando 
notre  portion  pour  le  ])ien  public  et  pour  vous  et  vos  hoirs. 
Voulez-vous,  monsieur,  me  donner  permission  de  concourir  jus- 
qu'à mille  francs  sur  les  douze  mille  livres  que  je  dois  employer? 
Vous  ne  saunez  mieux  faire.  Soyez  bien  convaincu  que  je  suis 
homme  à  pousser  la  chose  au  delà  de  vingt-quatre  mille.  C'est 
ma  façon,  et  surtout  avec  vous.  Je  suis  connu  pour  tel  dans  le 
pays.  J'ai  déjà  vingt  ouvriers  qui  réparent  les  délabrés  vignobles 
que  noble  ivrogne  Chouet  a  négligés.  Je  ne  suis  pas  comme  le 
î'oi  de  Prusse.  Je  n'aime  point  la  destruction.  On  va  incessam- 
ment réparer  votre  château.  Vous  ne  le  reconnaîtrez  pas.  On 
donne  un  cours  aux  eaux.  Votre  foret  est  dans  un  état  affreux. 
J'y  mettrai  ordre;  tout  est  arrangé. 

Je  vous  disais  qu'il  ne  s'agissait  point  de  vignes!  Eh!  eh!  si 
fait,  de  par  saint  Martin  et  saint  Jean  des  Entommeures,  il  s'en 
agit:  le  temps  est  beau,  et  sera  beau.  Pour  Dieu!  quatre  mille 
ceps,  et  plutôt  cinq  mille!  Vous  gagnerez  le  centuple.  Je  ne  veux 
que  le  bien  de  la  chose;  ce  sera  votre  hls  qui  en  boira  le  vin 
avec  vous. 

Je  compte  faire  travailler  les  paysans  à  notre  chemin  du  châ- 
teau, et  je  suppose  que  vous  avez  donné  vos  ordres  et  vos  instruc- 
tions pour  cette  besogne  nécessaire.  N'allez  pas  cependant,  s'il 
vous  plaît,  vous  dire  seigneur  de  Tournay  avec  les  Genevois  :  car 
c'est  moi  qui  le  suis,  et  vous  m'ôtcriez  le  plus  beau  fleuron  de 
ma  couronne. 

Quand  je  ne  serai  plus  Sosie, 
Sois-le  :  j'en  demeure  d'accord. 

Mais  tant  que  je  le  suis...  je  suis  et  serai  plein  d'attachement, 
d'estime  et  de  respect  pour  vous.  J'attends  vos  ordres  pour  les 
mille  livres.  V. 

1.  Éditeur,  Th.  Foisset. 


5C8  CORRESI'ONDAXCi:. 

37:iS.    —   A   .M.    Li:  CONSKILLKH    Li;    lîALLT'. 

Aux  Délices,  20  d(''cembrc  llnS. 

Je  NOUS  rcinorcic  trc-s-liiiiiihlciuciil ,  iuoiisi<Mii',  de  vos  vins  et 
de  vos  plants.  Voilà  un  bel  exemple  que  vous  donnez  à  M.  le  pré- 
sident de  Brosses.  Il  me  doit  quatre  mille  ceps  pour  que  je  lui  fasse 
Loire,  après  ma  mort,  du  vin  de  Bourgogne  du  cru  de  Tournav: 
il  m'a  vendu  cette  terre  à  vie,  et  j'y  ai  mis  pour  première  con- 
dition qu'il  me  ferait  Bourguignon,  et  que  je  lui  planterais  quatre 
mille  bois  tortus,  du  meilleur.  Si  vous  le  voyez,  monsieur,  ayez 
la  cbarité,  en  digne  compatriote,  de  le  gronder  de  n'avoir  pas 
regardé  cette  promesse  de  vigne  comme  son  premier  devoir. 

Le  temps  est  beau  et  la  terre  est  preste.  Ne  doutez  pas,  mon- 
sieur, que  je  n'aie  d'abord  écrit  à  l'ami  Troncliin,  et,  (piand  je 
lie  l'aurais  pas  fait,  il  n'en  obéirait  pas  moins  ponctuellement  à 
vos  ordres.  Vous  êtes  trop  bon,  monsieur,  d'avoir  demandé  tant 
de  grâces  pour  moi  ;  je  suis  pénétré  de  reconnaissance:  je  me 
flatte  que  monseigneur  le  comte  de  La  Marcbe  me  daignera  don- 
ner quelque  délai,  car  je  n'ai  trouvé  dans  la  terre  de  Ferney  que 
du  délabrement  et  des  procès. 

Permettez-moi,  monsieur,  de  vous  importuner  ici  d'un  procès 
auquel  je  dois  prendre  part.  Il  a  été  jugé  à  la  chambre  des  en- 
quêtes entre  un  curé  de  Moëns^,  notre  voisin,  le  plus  grand,  le 
])lus  dur,  le  plus  infatiga])le  chicaneur  de  la  province;  homme 
riche,  homme  doublement  et  triplement  en  état  de  faire  du  mal, 
comme  étant  prêtre,  riche  et  processif;  entre  ce  curé,  dis-je, 
d'une  part,  et  les  pauvres  de  Ferney,  de  l'autre,  pauvres  de  nom, 
l)auvres  d'effet,  et  pauvres  d'esprit,  aussi  le  traître  ne  leur  laisse 
que  le  royaume  dcscieux.  Il  s'agissait  d'une  dîme  de  novailles  ou 
novales,  d'une  bruyère  défrichée  par  leurs  mains  il  y  a  cent 
soixante  ans;  cela  produit  dix  écus  de  rente.  Il  leur  a  fait  pour 
1,500  francs  de  frais,  et  il  exige,  en  curé  d'enfer,  en  prêtre  de 
Belzébuth,  ces  1,500  francs,  de  malheureux  qui  n'ont  rien  et  qui 
n'ont  pu  ensemencer  leur  terre  cette  année.  Quoi  !  monsieur,  des 
pauvres  qui  ont  dû  plaider  informa  pauperum  seront-ils  mis  en 
|)rison,  comme  il  les  en  menace,  pour  ne  pouvoir  donner  à  cet 
homme  avide  le  reste  de  leur  sang?  Ne  peuvent-ils  présenter  une 
requête  au  parlement  pour  obtenir  des  délais?  N'en  donnez-vous 

1.  Éditeur,  do  ;\Inndat-Grancey. 

2.  Le  curé  Anciaii. 


ANNÉE    MoH.  569 

pas  tous  les  jours  à  dos  débitours?  Au  nom  de  riimnanitù,  mon- 
sieur, mandez-moi,  je  vous  en  conjure,  si  la  chose  est  pos- 
sible, et  daignez  protéger  des  pauvres  prêts  à  déserter  un  pays 
al)andonné. 

Recevez  la  tendre  reconnaissance  et  le  respect  de  votre  très- 
luimble  et  très-obéissant  serviteur. 

VO  LIAI  HE. 

3739.   —  A  M.  DE   BRENLES. 

Aux  Délices,  décembre. 

Agréable  colère! 

Digne  ressentiment  à  voire  a?m  bien  doux  ! 

(Corneille,  le  Ciel,  acto  I,  scène  viii.') 

Je  suis  enchanté,  mon  cher  ami,  de  savoir  que  tous  vos  beaux- 
frères  sont  dignes  de  l'être.  Quoi  !  vous  avez  trois  beaux-frères 
pi'êtres,  et  tous  trois  honnêtes  gens  !  vous  êtes  un  homme  unique. 
Le  prêtre  qui  m'avait  dit  que  le  catéchiste  de  Vevay  ne  savait  pas 
son  catéchisme  est  tombé  là  dans  une  grande  erreur,  mais  il 
n'est  pas  coupable  de  malice  :  Errare  hvmmmm  est,  scd  perseverare 
cliabolicum,  aut  sacerdotale^  On  m'a  mand(''  aussi  qu'il  y  avait 
eu  une  cabale  sacerdotale  contre  notre  ami  Polier,  et  qu'on  avait 
pris  pour  le  mortifier  la  main  de  l'auteur  du  libelle.  Il  paraît 
qu'à  Lausanne  l'oisiveté  est  un  peu  la  mère  du  vice;  je  ne  parle 
pas  des  laïques:  les  gens  du  monde  sont  honnêtes  gens.  Nota  bene 
que  parmi  eux  je  ne  compte  point  les  libraires. 

Oui,  les  Anglais  sont  des  bavards;  leurs  livres  sont  trop  longs. 
Bolingbroke,  Shaftesbury,  auraient  éclairé  le  goure  humain  s'ils 
n'avaient  pas  noyé  la  vérité  dans  des  livres  qui  lassent  la  patience 
des  gens  les  mieux  intentionnés;  cependant  il  y  a  beaucoup  de 
profit  à  faire  avec  eux. 

Après  tout,  mon  cher  ami,  ils  ne  nous  disent  que  ce  que  nous 
savons,  et  encore  n'osent-ils  pas  écrire  aussi  librement  que  nous 
parlons,  vous  et  moi,  quand  j'ai  le  bonheur  de  jouir  de  votre  en- 
tretien. Je  vous  regrette  beaucoup  cet  hiver;  je  suis  homme  à 
venir  faire  un  tour  à  Lausanne  pour  vous  embrasser.  Mille 
tendres  respects  à  votre  chère  philosophe. 

1.  Cette  finale  est  de  Voltaire.  (Cl.) 


TABLE 


DES  MATIÈRES  CONTENUES  DANS  LE  SEPTIEME  VOLUME 

DE   LA   CORRESPONDANCE. 


LETTRES 
1756 


3129.  Du  duc  de  La  VaUière,  l'""  mars  175G.  —  «  J'ai  reçu,  mon  cher 

Voltaire,  le  sermon.  » Loxg.  et  Wag. 

3130.  M.  Bertrand.  Aux  Délices,  7  mars.  —  «  En  arrivant,  mon  cher  et 

humain  philosophe.  > ^tfiQ-  univ. 

3131.  La  duchesse  de  Saxe-Golha.  Délices,  9  mars. —  «  Le  Tout  est  bien 

recevrait.  »... B.  et  F. 

3132.  Tronchin,   de  Lyon.  Délices,  10  mars.  —  «  ....  Song:ez  que  cette 

berline.  » Rev.  suisse. 

3133.  M.  Dupont.  Délices,  10  mars.  —  «  Le  séjour  de  Colmar  n'a  point 

été  triste.  » B. 

3134.  Thieriot.  Délices,  12  mars.  —  «  Il  faut  que  l'âge  ait  dépravé  mon 

goût.   » B. 

3135.  51'"*  de  Fontaine.  Monrion,  17  mars.  —  «  Je  savais,  il  y  a  long- 

temps. )) B. 

3136.  M.  Bertrand.  Délices,  18  mars.  —  «  On  est  quelquefois  bien  hon- 

teu.x.  » Mao-  univ. 

3137.  M.  Bertrand.  Délices,  18  mars. —  «  Je  reçois  dans  le  moment.  ».  Mag.  univ. 

3138.  De  CoUni  à  M.  Dupont.  Monrion,  20  mars.  —  «  Je  ne  m'attendais 

pas.  ) Lett.  in.  1821 

3139.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  22  mars.  —  «  Voici  une  pe- 

tite aventure.  » B.  et  F. 

3140.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  22  mars.  —  «  Vous  avez  raison.  »     .      B. 

3141.  M"*  Pictet.  —  «  Quand  vos  yeux  séduisent  les  cœurs.  > B. 

3142.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  28  mars.  —  «  Si  je  n'avais  pas  une 

nièce.  » B. 

3143.  M.  Bertrand.  Délices,  30  mars.  «  Vous  direz  que  je  suis  un  étourdi.  ->      B. 


572  TAHLE    nnS    MATFERKS. 

31  ii.  MM.  Cramer  frères.  —  «  Je  ne  peux  que  vous  remercier,  n     .     .     .  B. 

31  ij.  Le  coinlc  d'Arg-ental.   Dt'lices,  1"  avril  1756.  —  «   Je  reçois  votre 

lottiv.  » B. 

3140.  M.  Blancliet.  Délices,  .'{  avril.  —  «  Ucccvcz  mes  très-sincères  re- 
merciements. » R. 

3147.  L'abbé  de  (londillac.  —  «  Vous  serez  peut-f'tre  étonné.  »   .     .     .     .  il. 

3148.  M.  Bertrand.  Délices,  G  avril.  —  «  Me  voilà  toujours  cloué.  ».     .  '!i..  Hepr. 
31  i9.  Cideville.  Délices,  12  avril.  —  «  J'ai  tant  fait  de  vers.  «  .     .     .     .  B. 
31.J0.  Thieriol.  Délices,  12  avril.  —  «  Je  dicte  ma  lettre.  » B. 

3151.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  12  avril.  —  «  J'ai  déchiffré 

votre  lettre.  » B. 

3152.  Le  président  de  Ruffey.  Délices,  12  avril.  —  «  En  revenant  à  mon 

petit  ermitage.  » Tn.  F. 

3153.  M.  Dupont.  Délices,  IG  avril.  —  «  Le  Suisse  \  oltaire  envoie.  ».     .       1!. 
315i.  De  M-  Dupont.  —  «  J'ai  reçu  vos  deu.\  sermons.  »  .     .     .     .    Lclt.  in.  1821 

3155.  Le  duc  d'Uzès.  Délices,  16  avril.  —  «Vous  voyez,  monsieur  le  duc.  »      B. 

3 156.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  16  avril.  —  «  C'est  un  trait  digne  de 

mon  héros.   » B. 

3157.  M™"  de  Fontaine.  Délices,  16  avi-il.  —  «  Les  Délices  sont  un  hô- 

pital. » B. 

3158.  ïronchin,  médecin.  Délices,  18  avril.  —  «  Depuis  que  vous  m'a- 

vez quitté.  » B. 

3150.  Bordes.  Délices,  avril.  —  «  Soyez  bien  sur  que  votre  lettre.  »    .     .       B. 

3160.  Du  duc  de  La  Vallière.  22  avril.  —  «  Je  vais  répondre  avec  le  plus 

grand  plaisir.  » Long,  kt  Wag. 

3161.  Pâris-Duverncy.  Délices,  26  avril.  —  «  Jl  y  a  un  mois  que  je  de- 

vais. » B. 

3162.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  26  avril.  —   «  Je  me  doutais 

bien  de  quel  avis.  » B.  et  F. 

3163.  De  Stanislas,  roi  de  Pologne.  27  avril.  —  «  J'ai  reçu  avec  un  plai- 

sir sensible.  » B. 

316i.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  avril.  —  «  Prenez  Port-Mahon.  »  .  Ii. 

3165.  Thieriot.  Délices,  30  avril.  —  «  Je  viens  de  lire  la  gazette.  ».     .     .  B. 

3166.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  3  mai  17.56. —  «  Thieriot  me  mande.  »  B. 

3167.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  3  mai.  —  «  Mon  luh-os,  recevez  mon 

petit  compliment.  » B. 

3168.  La  marquise  du  Deffant.  Délices,  5  mai. — «  Je   suis  rempli  d'éton- 

nemcnt.  » B. 

31G9.  Thieriot.  Délices,  8  mai.  —  «  Votre  lettre  du  27  avril.  »     .     .     .     .  ('..  et  F. 

3170.  Df  Charles-Théodore,  électeur  palatin.  8  mai.  —   »  Je   vous  suis 

bien  obligé.  » B. 

3171.  Colini.  ^lonrion,  jeudi  au  soir,  13  mai.  —  «  Je  vous  suis  obligé  de 

toutes  vo<  attentions.  » B. 

3172.  Colini.  Monrion,  15  mai.  —  «  La  bise  nous  a  retenus. B. 

3173.  Colini.  Berne,  18  mai.  —  «  Si  vous  nous  envoyez  quelques  lettres 

adressées  aux  Délices.  » B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  573 

31 7 i.  Colini.  Berne,  23  mai.  —  «  Il  faut  que  Loup  fasse  venir.  »...       F5. 

3175.  M.  Bertrand.  Monrion,  '26  mai.  —  «  Notre  hôte  du  Faucon.  ».     .  Mag.  univ. 

3176.  Thieriot.  Monrion,  27  mai.  —  «  Je  crois  que  le  braiement.  »...       B. 

3177.  Tronchin,  deLyon.  Monrion,  27  mai. — «Nous  espérons  apprendre.  »  C.  et  F. 

3178.  De  Colini  à  Pierre  Rousseau.  Délices.  4  juin  17.")G.  —  «  M.  de  Vol- 

taire ne  peut  avoir.  » Inéd. 

3179.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  4  juin.  —  «  Je  vous  ai  envoyé.     .     .  1>. 

3180.  Thieriot.  Délices,  i  juin.  —  «  Je  reviens  dans  mon  ermitage.  ".     .  B. 

3181.  M.  de  Brenles.  Délices,  9  juin.  —  «  Je  m'intéresse  plus  à  vous.  «  B. 

3182.  La  duchesse  de  Saxc-Gotha.  Délices,  10  juin. —  «  Que  ma  personne 

n'ost-elle.  » B.  et  F. 

3183.  Louis  Eugène,  prince  de  \Vurtemberg.  Délices,   li  juin.  —  «  Un 

Suisse,  un  solitaire.  » B. 

3184.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  li  Juin.  —  «  J'ai  quelque  orgueil.  ».       B. 

3185.  M.  de  Brenles.  Délices.    15  juin.  —  «   Ou  dit  le  colonel  Constant 

mort.  » B. 

3186.  Le  comte  d'Argental.  Dclices„15  juin. —  «  Nos  amours  sont  furieu- 

sement traversées.  » B. 

3187.  Thieriot.  Délices,  16  juin.  —  «  Je  ne  suis  pas  étonné.  »     .     .     .     .       B. 

3188.  M.  Dupont.  Délices,  20  juin.  —  «  Je  vous  avais  envojé.  ».     .     .     .      B. 

3189.  M"''  ***.  Délices,  20  juin.  —  «  Je  ne  suis  qu'un  vieux  malade.  ».     .       B. 

3190.  Thieriot.  Délices,  26  juin.  —  «  Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites.  ».  C.  et  F. 

3191.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  26  juin.  —  «  11  y  a  donc  des 

malheurs  aussi.  » B.  et  F. 

3192.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  28  juin.  —  «  J'ai  fait  venir  les  frères 

Cramer.  » B. 

3193.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  2  juillet  1756.  —  «  Vos  lettres 

sont  bien  aimables.  » B 

3194.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  2  juillet. —  «  Avez-vous  reçu  enfin.  »       B. 

3195.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  5  juillet.   —  (A  vous  seul.)  «  Par- 

donnez à  mes  importunités.  » B. 

3196.  M.  Dupont.  Délices,  6  juillet.  —  «  Il  est  vrai  que   l'homme  en 

question.  » B. 

3197.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  juillet.  —  «  ^lon  héros,  je  vais  aussi 

brûler.   » B. 

3198.  Le  comte  Algarotti.  Délices,  7  juillet. —  «  Ho  ricevufo  colla  più  viva 

gratitudine.  » B. 

3199.  La  duchesse  de  Saxe-Golha.  Délices.  12  Juillet.  —  «  Mon  attache- 

ment, ma  sensibilité,  i B.  et  F. 

3200.  Le  comte  d'Argental.  Délices,    16  juillet.  —  «  On  voit  bien  que 

vous  ne  m'écrivez  pas.  » B. 

3201.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices.  16  juillet.  —  «  .Alon  héros  et  celui  ilc 

la  France.  » !>• 

3202.  Le  président  de  Ruffey.   Délices,  21  juillet.  —  «  Je  ne  suis  qu'un 

petit  prophète.  » ,     •  Tu.  F. 

3203.  Thieriot.  Délices,  21  juillet.  —  «  Le  succès  fait  la  renommée.         .       V,. 


574  TABLE    DES    MATIÏ-RES. 

3204.  L'abbé  de  Voisenon.  Délices,  '24  juilKi.  —  «  \raiment,  notre  grand 

aumônier.  » B. 

3205.  Desmaliis.  Délices,  2i. juillet.  —  »  Mon  cher  élève,  qui  valez  mieux 

que  moi.  » 15. 

3200.  Tronchin,  de  Lyon.   Délices,   24  juillet.  —  «   On  est  transporte  à 

Vienne.  » C.  et  F. 

3207.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  24  juillet.   —   «  Dieu  me   préserve 

d'importuner,  i» C.  et  F. 

3208.  M.deUamsault  le  père.  24  juillet. —  «  Je  vais  obéir  à  vos  ordres.  ».  C.  et  F. 

3209.  Pàris-Duverney.  Délices,   20  juillet.  —  «  Votre  lettre  augmente  la 

joie.   » B. 

3210.  De  d'Alembert.  28  juillet.  —  «  Puis([ue  la  monta^'ne  ne  veut   pas 

venir.  » .     .       B. 

3211.  A  un  académicien  de  Lyon.  —  «  Vous  avez  bien  raison.  »  .  Bibliopli.  belge. 

3212.  D'xMcmbcrt.  Délices,  2  août  1756.  —  «  Si  j'avais  quelque  vingt.  ».      B. 

3213.  Lekain.  Délices,  4  août.  —  «  Tout  ce  qui  est  aux  Délices.  ».     .     .  C.  et  F. 

3214.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  4  août.  — ^v  Je  suis  bien  malingre.  »      B. 

3215.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  4  août.  —  x  II  me  semble  que  toutes 

les  lettres.  » B. 

3216.  Le  comte  d'Argental.  7  août.  —   ■'  Voici  le  Botoniale  achevé.  »  .     .  B. 

3217.  Thieriot.  Aux  Délices,  9  août. —  u  Je  ne  sais  ce  que  c'est.  »...  B. 

3218.  Le  comte  de  Tressan.  Délices,  18  août.  —  «  Vous  êtes  doue  comme 

messieurs  vos  parents.  » B. 

3219.  De  J.-J.  Rousseau.  Le  18  août.  —  «  Vos  deux  derniers  poëmes.  »  .       B. 

3220.  Pierre  Rousseau.  Délices,  20  août.  —  «  Il  se  passera  plus  de  trois 

mois.  » Inéd. 

3221.  Thieriot.  Délices,  20  août. —  «  Pourquoi  donc  cet  honnête  homme.».  C.  et  F. 

3222.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  21  août.  —  «  On  m'écrit  de  Paris.  »  Rev.  suisse. 

3223.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  23  août.  —  «  L'optimisme  ôt 

le  Tout  est  bien.» B.etF. 

3224.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  23  août.  —  «  Dites-moi  donc, 

madame,  vous  qui   êtes.  » B. 

322.^.  Palissot.  Délices,  27  août.  —  «Tout  malade  que  je  suis.»     ...       B. 

3226.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  27  août.  —  «  \'raiment,  je  suis   un 

plaisant  homme  » C.  et  F. 

3227.  Le  docteur  Tronchin.  —  «  Les  dévotes  sont  toujours.  »     .  C.  et  F.  (Suppl.) 

3228.  M.  Bertrand.  Délices,  3  septembre  1756. —  «  Mon  cher  philosophe, 

les  Délices  sont  devenues.  » Cl.  PtnR. 

3229.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  6  septembre.  —  <   Vous  n'avez  point 

encore  répondu.  » B. 

3230.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  0  septembre.  —  «  Je  ne  conçois  pas 

trop.  »  • B. 

3231.  Thieriot.  Délices,  10  septembre.   —  «  Je   vous  assure  que  Tron- 

chin. » B. 

3232.  Le  président  de  Ruffey.  Délices,   12  septembre.  —  «  J'écris  quand 

je  peux.  )i Th.  F. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  575 

3233.  J.-J.  Rousseau.  Délice?.  12  septombrc.  —  «  Mon  cher  philosophe, 

nous  pouvons.  » H. 

3234.  La  comtesse  de  Lutzclbourg-.  Délices,  13  septembre. —  «  Priez  bicu 

Dieu.  » lî. 

3235.  Le  comte  d'Argental,  Délices,  13  septembre.  —  «  Vous  vous  êtes 

tiré  d'affaire,  i B . 

3236.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  li  septembre. —  «  Voilà  une 

de  ces  occasions.  » C.  et  F. 

3237.  Thieriot.   Délices,  17   septembre.  —  «  Tout  le  monde  fait  des  sot- 

tises. » C.  et  F. 

3238.  M.  Pictet,  professeur.  —  «  J'ai  lu  ce  morceau  du  jésuite  Castel.  ».      B. 

3239.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  20  septembre. —  «  Après  des  Chinoises, 

vous  voulez.  » B. 

3240.  Le  comte   d'Argental.  Délices.  !<''■  octobre  1756.  —    «   Tout  mon 

temps  se  partage.  » B. 

3241.  Le  maréchal  de  Richelieu.  Délices,  6  octobre.  —  «  Je  ne  vous  écris 

pas  si  souvent.  » B. 

3242.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  6  octobre.  —  «  Si  je  ne   me 

mourais  pas.  » B. 

3243.  D'Alembert.  Délices,  9  octobre.  —  «  Nous  avons  été  sur  le  point.  »       B. 

3244.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  10  octobre.  —  «  Souvenez-vous,  mon 

héros.  » B. 

3245.  Pour  M.  et  M"'"=de  Montpéroux,  et  pour  eux  seuls. —  «  Sous  même 

toit.  » G.  et  F.  (Suppl.) 

3246.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  14  octobre. — «  Quand  le  dernier  des 

Autrichiens.  « C.  et  F.  (Suppl.) 

3247.  Thieriot.  Délices,  14  octobre.  —  «  Si  M""=  de  La  Popelinière  n'est 

pas  guérie.  » B. 

3248.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  22  octobre.  —  «  11  ne  reste  à 

moi,  pauvre  perclus.  » B.  et  F. 

3249.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices.  25  octobre.  —  «  Vous  savez  qu'on  pré- 

tend.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3250.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  25  octobre.  —  «  J'ai  toujours 

mon  rhumatisme.  » 13. 

3251.  Tronchin,   de    Lyon.    Délices,    30    octobre. — Ce  qu'on  dit   du  dé- 

sastre. » C.  et  F.  (Suppl.) 

3252.  Le  duc  de  Richelieu.  Délice*,  l"  novembre  17.^6. —  «  Je  n'ai  point 

eu  de  cesse.  » 1>. 

3253.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  l"  novembro.  —  «  11  y  a  longtemps 

que  je  ne  vous  ai  parlé.  » B. 

3254.  La  duchesse   de  Saxe-Gotha.  Délices,  2  novembre.  —  «  Votre  Al- 

tesse sérénissime  daigne  m'envoyer.  » B.  et  F. 

3255.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  f»  novembre.  —  «  Les  Anglais  enché- 

riront le  sucre.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3256.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  9  novembre.  —  «  Eh  bien, 

madame,  est-il  vrai?  » B. 


576  TAIUJ-:    DHS    M  ATI  K H  ES. 

3207.  La  duchesse  de  Sa\e-Gotlia.  Délices,  '.)  iioveiiibie.  —   «    Madame, 

madame,  madame,  la  pii-ce.  » B.  t-i  F 

3258.  Thieriot.  Délices,  10  novembre.  —  «  La  vie  est  un  songe.  »...       li. 

3259.  D'Alembert.  —  «  Aux  Délices,  où  nous  voudrions  bien  vous  tenir, 

13  novembre.  » B. 

3200.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  li  novembre.  —  «  J'eus  hier 

riioiineur  d'écrii'e.  » 15.  et  F 

3'2(j1.  Lckain.    Délices,  2(1    iiovciiihrp.  —  «    \'oire    souvenir  m'est   bien 

agréable.  » !*'• 

3202.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  23  novembre.  —  «  Ah  I  ma- 

dame, je  ne  compte  pas 1j. 

3203.  Thieriot.  Délices,  28  novembre.  —  «  Je  suis  persuadé.  »    .     .     .     .  H. 
32Gi.  Le  comte  d'Aifienfal.  Délices,  28  novembre.  —  «  Comment  voulez- 
vous?  )> B. 

3203.  P.  Rousseau,  à  Liège.   Délices,    28   novembre.   —  «  J'ai  vu  dans 

votre  journal  de  novembre.  » B. 

3206.  D'.\lembert,  29  novembre.— «  J'envoie,  mon  cher  maître,  au  bureau.»      B. 

3267.  Palissot,  30  novembre.  —  «  Votre  lettre  est  venue.  » B. 

3268.  Le  duc  de  llichelieu.  Délices,  8  décembre  1756.  —  «  Je  vous  sou- 

haite de  bonnes  et  belles  années.  » B. 

3209.  M.  de  Chcneviéres.  —  «  Grand  merci,  mon   cher  confrère.  »...       B. 

3270.  De  d'Alembert,  13  décembre.  —  «  \ous  avez,  mon  cher  et  illustre 

maître.  » ^■ 

3271.  La  duchesse  de  Sa.\e-Gotha.  Délices,    li  déceml)re.  —  «   Le  jeune 

gentilhomme  anglais.  » B.  et  F. 

3272.  Thieriot,  19  décembre.  —  «  On  m'a  enlin  envoyé,  i B. 

3273.  Le  duc  de  Kichelieu.  Délices.  20  décembre.  —  «  Je  suis  honteux 

d'importuner.  » ^• 

327 i.  Le  comte  d'Argental.  Délices.  20  décembre.  —  «  J'ai  vu  celte  in- 
famie. ) •     •     •       ^* 

3275.  D'Alembert.  Aux   Délices,  où  l'on  vous   regrette,  22  décembre.  — 

«  Mon  cher  maître,  anon  aimable  philosophe.  " B. 

3270.  P.  Rousseau.  —  «  Parmi  les  nouvelles  allHgeanio.  » V>. 

3277.  Du  duc  de  Richelieu.  —  «  Je  suis  très-touché.  » !'•. 

3278.  La  comtesse  de  Lutzolhourg.  Délices.  27  décembre.—  «  .Te  ne  conçois 

rien.  » "• 

3279.  D'Alembert,  28  décembre.  —  «  Je  vous  renvoie  Ilisloire.  »...      B. 

3280.  .M""-'  du  Boccage.  Délices,  30  décembre.  —  «  Comment  faites-vous?  »      B. 

/ 


1757 


3281.  Le  conseiller  Tronchiii.  2  janvier  1757.-  «  Voici  la  lettre  que  je 

reçois.  » C.  et  F.  (^Suppl.) 

3282.  L'amiral  B\  ug.  —  »  (JuoiqMe  je  vous  sois  presque  inconnu.  »     .     .       B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  o77 

3283.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  3  janvier.  —  «  L'humanité  et  moi.  »      B. 

3284.  La  duchesse  de  Saxc-Gotha.  Délices,  4  janvier.  —  «  Votre  Altesse 

sérénissime  a  peut-être  reçu.    » B.  et  F. 

3285.  Du  comte  d'Argenson,  6  janvier.  —  «  Hier  au  soir.  » B.  et  F. 

328G.  Pierre  Rousseau.  Lausanne,  7  janvier.  —  u  J'ai  reçu  la  lettre  non 

datée.  » Inéd. 

3287.  De  Charles-Théodore,  électeur  palatin.  12  janvier.  —  «  Je  vous  suis 

très-obligé.  » B. 

3288.  Thieriot.  A  Monrion,  13  janvier.  —  «  Eh  bien  !  vous  courez  donc 

de  belle  en  belle.  » B. 

3289.  M.  Vernes,  à  Genève.  3Ionrion,  13  janvier. —  «C'est  une  chose  bien 

honorable.  » B. 

3290.  Le  conseiller  Tronchin.  Monrion,  15  janvier.  —  «  Je  suis  bien  sen- 

sible. » C.  et  F.  (Suppl.) 

3291.  La  margrave  de  Baireuth.  Monrion,  janvier  1757.  —  «  Madame, 

souffrez  que  je  vous  réitère.  » liev.  fr. 

3292.  Cideville.  Monrion,  16  janvier.  —  «  Nous  vous  sommes  très-obligés.  »      B. 

3293.  D'Alembert.  IMonrion,  16  janvier.  —  «  Je  vous  envoie  l'article  Ima- 

gination. » < B. 

3294.  M"""  de  Fontaine.    3Ionrion,   16  janvier.   —    «  Ceci  est  pour  ma 

nièce.  » B. 

3295.  M.  Pictet,  professeur  endroit.  Monrion,  16  janvier.  —  «  Les  Délices 

ne  sont  plus  Délices.  » B. 

3296.  Le   comte   d'Argental.  Monrion,  20  janvier.  —    «  Je  sens  tout  le 

prix.  1) B. 

3297.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Monrion,  20  janvier.  —  «  J'ai  eu  cin- 

quante relations.  > B. 

3298.  De  d'Alembert.  23  janvier.  —  «  La  Religion  vengée  est  l'ouvrage.  »      B. 

3299.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Monrion,  28  janvier.  —  «  J'ai  l'honneur 

d'envoyer  à  Votre  Altesse  sérénissime  » B.  et  F. 

3300.  Le  duc  d'Uzès. Monrion,  28  janvier.  —  «  J'ai  reçu,  monsieur  le  duc.  »      B. 

3301.  Du  comte d''Argenson. 30  janvier.  —  «Pierre  Damiens  est  interrogé.  »  B.  et  F. 

3302.  De  M'»c  Denis  à  Lekain.  Février  1757.  —  «  Votre  lettre  m'a  fait  un 

plaisir  extrême.  » Mém.  Lek. 

3303.  Le  duc  de  Richelieu.  Monrion,  4  février  1757.  —  «  Je  ne  sais  si 

mon  héros.  » B. 

3304.  D'Alembert.  Monrion,  4  février. —  «  Je  vous  envoie  Idole.  »...      B. 

3305.  Lekain.  Monrion,  4  février.  —  «  Ma  recommandation,  la  recomman- 

dation d'un  Suisse.  » C.  et  F. 

3306.  Le  conseiller  Tronchin.  Monrion,  5  février.  —  «  Il  me  paraît  assez 

sûr.  » C.  et  F. 

3307.  Le  président  de  Ruffey.   Monrion,  6  février.  —  Il  y  a  quelques 

jours.  1) Th.  F. 

3308.  Le   comte    d'Argental.  IMonrion,    6   février.  —  «  Jloi,  aller  à   Pé- 

tersbourg.  » B. 

3309.  Tronchin,  de  Lyon.  Monrion,  6  février. — «Celui  qui  a  écrit.  »  C.  et  F.  (Si)|)pl.) 
39.  — Correspondance.  VIL  ^^7 


578  TABLE   DES   MATlf^RES. 

3310.  La  duchesse  de  Saxe-Gollia.    Moniion,   S   février.  —  «   Voici    les 

dernières  nouvelles.  > B.  et  F. 

3311.  Vernes,  à  Genève.  Monrion,  février. —  «  Je  crois  qu'on  ne  jouera.  »      B. 

3312.  La  margrave  de  Baireuth.  Monrion,  8  février.  —  «  Je  crois  que  la 

suite  des  nouvelles.  » ...       li. 

3313.  Cideville.  Monrion,  9  février.  —  «  Je  souhaite  que  le  fatras.  »    .     .       B. 

3314.  La  comtesse  de  Lutzelhour?.  Monrion,  î)  février.  —  «  Est-il  vrai  ce 

qu'on  m'écrit.  » B. 

3315.  Le  duc  de  Richelieu.  13  février. —  «  Le  fragment  de  votre  lettre.  »      B. 

3316.  Lévesque  de  Burigny.  Monrion,  14  février.  —  «  L'esprit  dans  le- 

quel j'ai  écrit.  » B. 

3317.  Palissot.  Monrion,  10  février.  —  «  Ce  que  vous  me  mandez.  »    .     .  B. 

3318.  M"""  de  Fontaine.  Monrion.  10  février.  —  «  Qu'est-ce  que  c'est  donc.  »  B. 

3319.  Le  duc  de  Richelieu.  19  février.  —  «  Oui,  sans  doute,  mon  héros.  »  B. 

3320.  Tronchin,  de  Lyon.  Monrion,  10  février.  —  »  J'attends  avec  impa- 

tience  G.  et  F.  (Suppl.) 

3321.  M.  de  Chenevières.  Monrion,  19  février.  —  «  Il  y  a  huit  jours  que 

M'"«  Denis.  » C.  et  F. 

3322.  Pictet,  professeur  en  droit.  Monrion,  22  février.  —  «  Mon  très-cher 

voisin,  la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  » B. 

3323.  Pierre  Rousseau.  Monrion,  24  février.  —  «  C'est  pour  la  quatrième 

fois.  ) B. 

3324.  D'Alemhcrt.  Février.  —  «  Voici  une  paperasse.  » B. 

3325.  Diderot.  Monrion,  28  février. —  «  L'ouvrage  que  vous  m'avez  envojé.  »  C.  et  F. 

3326.  Le  comte  de  BestuchefT.  Monrion,  février. —  «  J'ai  reçu  une  lettre.  »      B. 

3327.  Thieriot.  Monrion,  3  mars  1757.  —  «  Je  n'entends  point  parler  de 

vous.  ) B. 

3328.  Le  comte  d'Argental.  Monrion,  3  mars.  —  «  On  peut  mal  servir.  »      B. 

3329.  La  duchesse  de  Sa.ve-Gotha.   Monrion,  5  mars.  —  «  Quoi  !  Votre 

Altesse  sércnissime  a  la  bonté  de  s'excuser.  » B.  et  F. 

3330.  La  margrave  de  Baireuth.   Monrion,  5  mars.  —  «  Que  Votie  Al- 

tesse royale  daigne  me    conserver  ses  bontés.  » Bev.  fr. 

3331.  M.  de  Brenlcs.  Ce  dimanche. —  «  On  prétend  que  M.  votre  beau-frère.»      B. 

3332.  M™"  de  Fontaine.  Monrion,  6  mars.  —  «  Le  bonhomme  Lusignan 

dit  les  choses.  » B. 

3333.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Monrion,  8  mars.  —  «J'ai  été  malade.  »       B. 

3334.  M.  Dupont,  avocat.   Monrion,  10   mars.  —  «  Les  Cramer  ont  dû 

vous  envoyer.  » 1». 

.■'33.T.  M.  d>^  lîrenles.  Jeudi,  10  mars.  —  «  Srepc,  premente  dco.  »  .  .  B. 
333(i.  Le  marquis  de   ïhihouville.   Monrion.  20  mars.  —  «  Je  ne   sais, 

mon  cher  confrèii-.  )> B. 

3337.  Lévesque  de  Burigny.  :\Ionrion,  20mars. —  «On  ne  se  douterait  pas.  »  B. 

3338.  Palissot.  Monrion.  —  «  Votre  dernière  lettre  est  remplie  de  goût.  »  B. 

3339.  Saurin.  —  «  J'entre  dans  vos  peines.  » B. 

3340.  Thieriot.  Monrion.   2()   mars.  —  «  De  tous  les  éloges  dont   vous 

comblez.  » ^- 


TABLE    DKS    MATIERES.  :j79 

3341.  La  duchesse  de  Sa.\e-Gotlia.  2G   mars.  —  «  Jo  pourrais  bien  avoir 

oublié.  » B.  et  F, 

3342.  Pictet,  professeur  en  droit.  Monrion,  27  mars.  —  «  Vous  voilà  donc, 

mon  très-cher  voisin.  » B. 

3343.  Moncrif.   Monrion,  27    mars.  —    «   Mon  cher  confrère,  j'ai  été  en- 

chanté. » B. 

3344.  De  d'Alembert.  —  «  J'ai  reçu  et  lu  l'article  Liturgie B. 

3345.  Pàris-Duverney.  27  mars.  —  «  Je  prends  d'ordinaire.  » G.  et  F. 

3346.  Le  duc  de  Richelieu.  6  avril  17.j7. —  «  Vous  savez,  il  y  a  du  temps.  »      D. 

3347.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Près  de  Lausanne,  G  avril.  —  «  Quand 

je  sais  quelque  chose.  » B. 

3348.  Tronchin,  de  Lyon.  Monrion,  7  avril.  —  «  Il  paraît  que  la  nation.  »  C.  et  F. 

3349.  Tronchin,  de  Lyon.  3Ionrion,  8  avril.  —   «   Vingt   conseillers  du 

parlement.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3350.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  13  avril.  —  «  Je  vois   qu'il  faut  vivre 

douze  ans.  » C  et  F.  (Suppl.) 

3351.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  20  avril.  —  «  Mon  héros,  il  y  a  long- 

temps. » B. 

3352.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,   21    avril.  —  «   La  bonté  de 

votre  cœur.  » B.  et  F. 

3353.  Le  marquis  de  Thiitouville.  Délices,  8  mai  1757.  —  «  Votre  roman, 

mon  cher  Catilina.  » B. 

335i.  Lévesque  de  Burigny.  Délices,   lU   mai.  —  «   Je  ne  puis  trop  vous 

remercier.  » B. 

3355.  Le  marquis  de  Florian.  Mai.  —  «  Mon  cher  surintendant  des  chars 

de  Cjrus.  n B. 

3350.  Cideville.  Délices,  18  mai.  —  «  J'ai  admiré  la  bonté.  » B. 

3357.  Thieriot,  chez  la  comtesse  de  Montmorency,  rue  Vivienne.  Délices, 

20  mai.  —  «  Vous  noterez,  s'il  vous  plait.  )i C.  cl  V. 

3358.  Darget.  Délices,  20  mai.  —  «  On  gâte  ses  yeux.  » B. 

3359.  D'Alembert.  Délices,  2i  mai.  —  «  Voici,  mon  cher  et  illustre  philo- 

sophe. » B. 

3360.  La  duchesse  de   Sa.\e-Gotha.  Délices,  24  mai.  —  «  Je  suis  presque 

aussi  malade.  » B.  et  F. 

33t)l.  Le  duc  de  Richelieu.  Monrion,  20  mai. —  «  Feu  l'amiral  Byng  vous 

assure  de  ses  respects.  » B. 

3302.  Tronchin,  de  Lyon.  Monrion,  29  mai.  —  «  Je  vois  que  je  ne  serai 

instruit.  » C.  etF.  (Suppl.) 

33G3.  M""'  de  Fontaine.  Délices,  31  mai.  —  «  Je  vous  dirai  d'abord.  ».     .       B. 

3364.  Thieriot.  Monrion,  2  juin  1757.  —  «  Je  reçois  votre  très-agréable 

lettre  du  25.  » B- 

3365.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  4  juin. —  «  Je  ne  suis  pas  fâché.  »  liev.  suisse. 
3360.  Le   duc  de  Richelieu.   Délices,   4  juin.  —   «  Ma  conscience  m'o- 
blige.  » B. 

3367.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  4  juin.  — «  Que  Dieu  protège 

Marie.  » ^' 


u80  TABLE   DES   MATIÈRES. 

33G8.  Dom  Fange,  à  Senones.  Délices,  14  juin. —  «  J'admire  la  force  du 

tempérament.  » B. 

33G9.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  18  juin.  —  «  1!  est  bien  vrai.  »    .     .      B. 

3370.  M""=  de  Fontaine.  Juin.  —  «  Votre  idée,  ma  chère  nièce.  »...      B. 

3371.  Jean  Schouvaiow,. chambellan  de  rimporatrice  de  Russie,  à  Moscou. 

Délices,  2i  juin.  —  «  J'ai  reçu  les  cartes.  » B. 

3372.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  24  juin,  par  Lyon  et  Strasbourg^, 

chemin  un  peu  long.  —  «  Ce  sont  les  lettres.  » B.  et  F. 

3373.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  25  juin.  —  a  Je  serais  bien  homme 

à  courir.  > B. 

3374.  Leduc  de  Richelieu.  Délices,  2  juillet  17.j7.— «  Qui!  moi,  que  je  me 

donne.  » B- 

3375.  Tronchin,  de  Lyon.  0  juillet.  — «  Corneille  comparait  Montauron  à 

Auguste.    » Rcv.  suisse. 

337C.  D"Alembert,  6  juillet.  —  «  Voici  encore  ce  que  mon  prêtre.  »     .     .      B. 

3377.  D'.\lembcrt.  Délices,  8  juillet. —  «  Voilà  encore  de  l'érudition  orien- 

tale. » B. 

3378.  Le  marquis  de  Courtivron.  Délices,  12  juillet.  —  «  Vous  savez  qu'il 

faut  pardonner.  » B. 

3379.  Cideville.  Délices,  15  juillet.  —  «  Jai  l'air  bien  paresseux.  »     .     .  B. 

3380.  M"''  de  Fontaine.  Délices,  18  juillet. —  «  Mille  amitiés  à  vous.  »     .  B. 

3381.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  19  juillet.  —  «  C'est  à  vous  à  juger.  »  B. 

3382.  De  d'Alembert.  21  juillet.  —  «  J'ai  reçu,  il  y  a  déjà.  » B. 

3383.  D'Alembert.  Délices,  23  juillet.  —  «  Voici  encore  de  la  besogne.  i>.  B. 

3384.  Le  marquis  d'Adhémar.  —  «  Il  n'est  chère  que  de  vilain.    »...  B. 

3385.  Colini.  Délices,  29  juillet.  —  «Je  vous  remercie  des  bonnes  nouvelles.»  B. 

3386.  D'Alembert.  Juillet.  —  «  Et  toujours  mon  prêtre.  » B. 

3387.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  29  juillet.  —  «  J'ai  une  grâce  à  vous 

demander.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3388.  La  duchesse  de  Sa.ve-Gotha.  Délices,  30  juillet.  —  »  Les  lettres  vont 

toujours.  » B.  et  F. 

3389.  La  comtesse  d'Argental.  Délices,  1"""  août  1757.  —  «  J'aurais  bien 

voulu.  » B. 

3390.  La  comtesse  de  Lutzelbourg-.  Délices,  6  août.  —  «  Vous  avez  eu  la 

consolation.  » B. 

3391.  Jean  Schouvaiow.  Délices,  7  août.  —  «  Avant  d'avoir  reçu.  »...      B. 

3392.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  8  août. —  «  Je  serais  bien  mortifié.  »  C.  et  F.  (Sup.) 

3393.  Jean  Schouvaiow.  Délices,  11  août.  —  «  Celle-ci  est  pour  informer 

Votre  Excellence.  ) B. 

3394.  La  margrave  de  Baireulh.  Délices,  août. — «Mon cœur  est  touché.  »  Rcv.  fr. 

3395.  Palissot.  Délices,  15  août.  —  «  Je  hasarde  ce  petit  mot.  > B. 

3396.  De  Charles-Théodore,  électeur  palatin,  15  août.  —  «  Ce  n'est  que  la 

quantité  d'affaires.  > B. 

3397.  De  la  margrave  de  Daireuth.  19 août. —  «  On  ne  connaît  ses  amis.  »      B. 

3398.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  19  août.  —  «  Je  commence  par  vous 

dire.  B. 


TABLE   DES   MATIÈRES.  :;>iH 

3399.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  21  août. — «  C'est  en  tremblant  que  je 

vous  écris.  » B. 

3i00.  L'abljé  d'Olivet.  Délices,  22  août.  —  «  Un  Cramer,  mon  cher  maître.  »      B. 

3401.  A  M***.  Délices,  23  août.  —  «  Je  vous  renvoie  ci-joint  mon  testa- 
ment. » H.  P.. 

3i02.  Le  duc  de  Richelieu.  (.1  vous  seul.)  —  «  Vous  avez  vu  et  vous  avez 

foit.  ). B. 

3i03.  M'""  de  Fontaine.  Délices,  27  août.  —  «  Je  vous  avoue  que  je  suis 

fâché.  » B. 

340i.  La  margrave  de  Baireuth.  Délices,  29  août.  —  «  J'ai  été  touché 

jusqu'aux  larmes.  » Rev.  fr. 

3i0o.  D'Alembert.  Au  Chêne,  29  août.  —  «  Me  voici,  mon  cher  et  illustre 

philosophe,  à  Lausanne.  » B. 

3406.  M,  de  Brenles.  Au  Chêne,  1"  septembre  1757.  —  «  Mais,  mon  cher 

embaucheur.  » B. 

3407.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  l"^"'  septembre.  —  «  On  me  mande 

de  l'armée  de  Bohême.  « Rev.  suisse. 

3408.  Le  conseiller  Tronchin.  Au  Chêne,  2  septembre.  —  «  Je  vous  dirai 

que  dans  une  lettre.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3409.  M.  Bertrand.  Lausanne,  4  septembre  (part,  le  6).  —  «  Plus  la  robe 

dont  vous  me  parlez.  » B. 

3il0.  M.  Bertrand.  Au  Chêne,  à  Lausanne,  9  septembre.  —  «  3Ion  cher 

théologien,  mon  cher  philosophe.  » B. 

34H.  Thieriot.  Aux  Délices.  —  «  Je  suis  vir  desideriorum.  » B. 

3412.  Le  duc  de  Richelieu.  —  «  Si  j'étais  moins  vieux.  » C.  et  F. 

3413.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  12  septembre. —  «  Moi,  qui  n'ai  point 

pris  les  eaux.  » B. 

3414.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  12  septembre.  —  «  Voilà  de 

grandes  révolutions.  » B. 

3415.  Thieriot.  Délices,  12  septembre.  —  «  J'ai  reçu  un  gros  paquet.  ».      B. 

3416.  De  la  margrave  de  Baireuth.  12  septembre.  —  «  Votre  lettre  m'a 

sensiblement  touchée.  » B. 

3417.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  13  septembre.  —  «  On  dit  qu'on  parle 

à  la  Haye.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3418.  M.  de  Champbonin,  premier  commis  dans  les  bureaux  des  fortifi- 

cations. Délices,  15  septembre.  —  «  J'avais  recommandé  expres- 
sément qu'on  vous  envoyât.  » B. 

3419.  M.  Bertrand.  Délices,  21  septembre.  —  «  Je  vous  écris  en  sortant.  »       B. 

3420.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  22  septembre.  —  «  Deux  ou 

trois  années  du  meilleur  des  mondes  possibles.  » B.  et  F. 

3421.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  27  septembre.  —  Vous  pourriez  bien 

me  faire  un  plaisir.    .) C.  et  F.  (Suppl.) 

3422.  M.  de  La  Michodière,  intendant  d'Auvergne.  — «  C"cst  à  Breslau,  à 

Londres.  » B. 

3423.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  1"  octobre  1757.  —  «  Je  ne  vous  ai 

point  encore  parlé.  ».     .     . B. 


o82  TAlUJi    I>LS    MATIÈRES. 

342i.  Thieriot.  Aux  DlHccs,  V  octobre.  —  «  Vraiment,  je  n'ai  point  eu 

rettc  lettre.  » B. 

3i25.  Fiédcric  II,  roi  de  Prusse.  Octobre.  —  «  Sire,  ne  vous  elTrayez  pas.  »  B. 
342(i.  Fiédéric  II,  roi  de  Prusse.  Octobre.  —  «  Votre  Épilre  d'Erfurt  est 

pleine.  ) B. 

;ii27.  Darçret.  Délices,  5  octobre.  —  «  Hcnis  soient  les  Russes.  ».  .  ii. 

3428.  Le  comte  d'Argontal.  Délices,  à  octobre.  —  «  Voilà  qui  est  plaisant.  <>  B. 
3i29.  De  la  margrave  de  Baireuth.  8  octobre.  —  «  Vos  lettres  me  sont 

toutes  bien  parvenues.  » B. 

3t30.  De  Frédéric  11,  roi  de  Prusse.  9  octobre.  —  «  Je  suis  homme,  il 

suffit.  » B. 

3431.  De  la  margrave  de  Baireulli.  10  octobre. —  «  Accablée  par  les  maux.»      B. 

3432.  M.  Bertrand.  Délices,  16  octobre.—  «Votre  paquet  doit  être.  «Cet  F.  (Suppl.) 

3433.  Vernes.  Lausanne,  18  octobre.  —  «  Je  vous  remercie  de  la  belle 

catéchèse.  » C.  et  F. 

3434.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  20  octobre.  — «  Votre  aniiiié  et  votre 

probité.» C.  et  F.  (Suppl.) 

Billet  séparé. 

3435.  Bertrand.  Lausanne,  21  octobre.  —  «  Il  y  a  force  méchants.  ».  .     .       B. 

3436.  De  Tronchin,  de  Lyon.  24  octobre.  —  «  J'ai  reçu  avant-hier.  »  C.  et  F.  (Suppl.) 

Note  en  réponse  dictée  par  M.  le  cardinal  de  Tencin  à  M .  Tronchin. 

3437.  De  Charles  Théodore,  électeur  palatin,  25  octobre.  —  «  J'ai  reçu  avec 

bien  de  la  reconnaissance  l'importante  nouvelle.  » B. 

3438.  Thieriot.  Au  Chêne,  26  octobre.  —  «  Je  vous  envoie  la  réponse.  ».  .  B. 
3i39.  M.  Vernes.  Au  Chùnc,  20  octobre.  —  «  .le  regrette  sensiblement.  ».  C.  et  F. 

3440.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  27  octobre.  —  «  Je  suis  très- flatté 

que  mes  rêves.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3441.  Palissot.  Au  Chêne,  29  octobre. —  «La  mort  de  ce  pauvre  petitPatu.»      B. 

3442.  M.  Dupont,  avocat.  Au  Chône.  .")  novembre  17.')7.  —  «  Croj-ez-moi, 

je  renonce.  » B. 

3443.  Tronchin,  de   Lyon.  Délices,  5  novembre.  —  «  Les  gens  dont  je 

vous  parlais.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3444.  Le  duc  de  Richelieu.  Délices,  .">  novembre.  —  «  Je  sais  bien  que 

quand  on  fait.  » B. 

3415.  Tronchin,   de  Lyon.  Délices,    7   novembre.  —  «   Je  crois  Leipsick 

secouru C.  et  F.  (Suppl.) 

34i6.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  8  novembre.  —  «  Cela  est  d'une  belle 

âme.  » B. 

3i47.  Darget.  Délices,  9  novembre.  —  «  Vous  aurez  votre  part .       B. 

34i8.  Tronchin,  de  Lyon.  11  novembre.  —  «  On  est  aigri  par  l'infor- 
tune. » C.  et  F.  (Suppl.) 

3i49.  Frédéric  11,  roi  de  Prusse.  13  novembre.  —  «  Notre  Épilre  à  d'.\r- 

gens.  » B. 

3450.  M.  et  M"""  d'fiiiinai.  —  «  Je  ne  suis  point  encore.» B. 

3451.  Troiicliin,  de  Lyon.  Délices,  17  novembre.   —  «  Voici  encore  une 

icqui'te.  » C.  et  F.  (Suppl.) 


TABLE    DES    MATIÈRES.  o«J 

3i52.  La  comtesse  de  Lutzclbourg.  Délices,  19  novembre.  —  «  Je  n'ai  que 

le  temps.  » li. 

3i53.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  19  novembre. — «  Vous  avez  un  cœur 

plus  tendre.  > B. 

3454.  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Délices,  19  novembre.  —  «  Vous  devez, 

dites-vous.  » Pu. 

3455.  Le  marquis  de  Thibouville.  Délices,  novembre.  —  «  M'"'^  Denis  est 

malade.  » B. 

3456.  Dom  Fange,  abbé  de  Senones.  20  novemljre.  —  «  11  serait  diflicile 

de  faire.» B. 

3457.  Tbieriot.  Délices,  20  novembre.  —  «  Je  vois  par  vos  lettres.  ».      .  B. 

3458.  M""'  d'Épinai.  —  «  André  est  un  paresseux.  » B. 

3459.  De  la  margrave  de  Baireuth.  23  novembre.  —  «  Mon  curps  a  suc- 

combé. » B. 

3400.  Troncbin,  de  Ljon.  Délices,  23  novembre.  —  «  Vous  avez  reçu  les 

relations.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3461.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  24  novembre.  —  «  La  lettre 

dont  Votre  Altesse  sérénissime  m'honore.  » B.  et  F. 

3402.  M.  d'Épinai.  —  «  Heureusement  M™"  d'Épinai  .  > B. 

3463.  ^I.  Bertrand.  26  novembre.  -     «  Mon  cher  et  humain  philosophe, 

l'aîné  Cramer.  » B. 

3464.  De  la  margrave  de  Baireuth.  30  novembre. —  «  Schweidnitz  est 

pris.  » B. 

3465.  M'"°  d'Épinai.  —  «  Quand  je  vous  appelai.    » B. 

3460.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  2  décembre  1757.  —  k  Dès  que  vous 

m'eûtes  écrit,  i B. 

3467.  D'Alembert.  Délices,  2  décembre.  —  «  Dumarsais  n'a  commencé  à 

vivre.  » B. 

3468.  Troncbin,   de  Ljon.  2   décembre.  —   «  L'homme  respectable  qui 

pense.  » C.  et  F. 

3469.  Le  comte  d'Argental.  2  décembre.  —  «  Ne  pourricz-vous  point.  »  .      B. 

3470.  M"""  d'Épinai.  —  «  Pour  aujourd'hui.  » B. 

3471.  Le  comte  d'Argental.  3  décembre.  —  «  Je  vous  écrivis.  > B. 

3472.  M.  Bertrand.  Délices,  5  décembre.  —  «  Je  crois  que  les  Prussiens.  »      B. 

3473.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  5  décembre.  —  «  Le  petit 

Gayot  ne  nous  apprend  rien.  » B. 

3474.  D'Alembert.   Délices,   6  décembre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du 

l"  de  décembre.  » B. 

3475.  Troncbin,  de  Lyon.  7  décembre.  —  «  Vous  devez  savoir.  ».     .     .     .  C.  ei  F. 

3476.  Tbieriot.  Délices,  7  décembre.  — «  Vous  avez  su  comment.  ».     .     .      B. 

3477.  Troncbin,  de  Lyon.  8  décembre. — «  Je  soupçonne  que  la  lettre.»  C.  et  F.  (Suppl.) 

3478.  Le  comte  d'Argental.  Aux  Délices,  10  décembre.  —  «  Je  reçois  une 

lettre  de  Babel.) l^- 

3479.  De  31"^«  d'Épinai   à  M.  Grimin.  —  «   Je  comptais,  mon  tendre 

ami.  » Mém.  de  .V""  d'Ép. 

3480.  M'""  de  Fontaine.  Délices,  10  décembre.  —  «  Que  faites-vous?  ».    .       B. 


684  TABLE    DES   MATIERES. 

3481.  Tronchin,  de  Lj'on.  Délices,  10  dtVcmbre.  —  «  Vous  savez  sans 

doute.  ».     .    • liev.  Suisse. 

3482.  Darget.  10  décembre.  —  «  J'ai  lu  le  projet  de  l'hôpital.  ».      ...      B. 

3483.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  11  décembre.  —  «  La  ratification  de  la 

capitulation.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3484.  M"""  d'Épinai.  —  «  C'est  grand  dommage.  » B. 

3485.  Le  comte  d'Argcntal.  Délices,  12  décembre.  —  «  Voici  le  plus  grand 

service.  » B. 

3480.  D'Alembcrt.  Délices,  12  décembre.  —  «  Vous  savez  tous  les  mur- 
mures. » B. 

3487.  M""=  d'Épinai.  —  «  Je  demande  aujourd'hui  la  permission.  ».   .     .      B. 

3488.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  17  décembre.  —  «  Il  faut  que  vous 

me  pardonniez.  > B. 

3489.  M"'*  d'Épinai.  —   «  On  est  au.\  pieds.  » B. 

3490.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,   20  décembre  —   «  Vous  savez  la 

nouvelle  victoire.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3491.  Le  comte  d'Argental.  Lausanne,  20  décembre,  au  soir.  —  Quand  les 

Prussiens  tuent  tant  de  monde.  » B. 

3492.  Vernes.  Lausanne,  24  décembre.  —   «  Voici  ce  que  me  mande.  ».      B. 

3493.  De  M"'^  d'Épinai  à  M.  Grimm.  —  «  J'ai  encore  passé  une  jour- 

née. M Mém.  de  M"^<^  d'Ëp- 

3494.  M.  Bertrand.  Lausanne,  24  décembre.  —  «  Si  votre  thermomètre 

à  l'air.  » B. 

3495.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  24  décembre, —  «  Je  viens  d'expédier 

sûrement.» C.  et  F.  (Suppl.) 

3496.  M""'  d'Épinai.  Lausanne,  20   décembre.  —  «  Des   préjugés    sage 

ennemie.  » B. 

3497.  De  la  maj-cjrave  de  Baireuth.  27  décembre.  —  «  Si  mon  corps  vou- 

lait se  prêter.  » B. 

3498.  De  M"'«  d'Épinai  à  M.  Grimm.  —  «  Je  vais  passer  deux  ou  trois 

jours  chez  Voltaire.  » Mém.  de  M»"'  d'Ép. 

3499.  M.  Bertrand.  Lausanne,  27  décembre.  —  «  Je  vous  souhaite  une 

bonne  et  tranquille  année.  » B. 

3.%0.  M.  \crnes.  Lausanne,  29  décembre.  — «  Oui.  je  vous  tiens.  ».  .  .  B. 
3Ô01.  D'Alembcrt.  Lausanne,  29  décembre.  —  «  (  Tibi  soli.)  ]\Ion  cher  et 

courageux  philosophe,  je  viens  de  lire.  » B. 


1758. 

3.502.  De  la  marcjravc  de  Daireulh.  —  u  Le  2  janvier,  car  grâce  au  ciel.»      B. 

3503.  D'Alenibert.  Lausanne,  3  janvier.  —  «  Le  peu  que  je  viens  de  lire.  »      B. 

3504.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  3  janvier.  —  «  Voici  ce  que  le  confi- 

dent. » C.  et  F.  (Suppl.) 

3505.  Le  conseiller  Le  Bault.  Lausanne,  3  janvier. —  ((^os  bouteilles  sont 

arrivées.  » :\lA\D.-Gn. 


TABLE   DES   MATIÈRES.  ."85 

3506.  La  duchesse  de  Saxo-Gotha.  Lausanne,  4  janvier.  —  a  A  tous  croates, 

pandours.  » G.  et  F. 

3507.  De  la  margrave  de  Baireuth.  —  «  Lettre  des  pandours  au  frère 

suisse.  » B. 

3508.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  A  Lausanne,  où  je  serai  tout  l'hiver, 

5  janvier.  —  «  Eh  bien,  madame,  monsieur  votre  fils.  »  .  .     .     .      B. 

3509.  Le  comte  d'Argental.  Lausanne,  5  janvier.  —  «  Le  roi  de  Prusse, 

en  parlant.  » B. 

3510.  De  Charles  Théodore,  électeur  palatin.  —  a  Je  vous  suis  très-obligé.  ».      B. 

3511.  De  M""^  d'Êpinal  à  M.  Grimm.  —  «  Le  courrier  a  manqué  deux 

fois.  » Mém.  de  .]/'»«  d'Ép. 

3512.  Thieriot.  Lausanne,  5  janvier.  —  «  Le  cacouac  de  Lausanne  vous 

souhaite.  » B. 

3513.  M.  de  Chenevières.  Lausanne,  5  janvier.  —  «  Je  ne  me  porte  pas 

assez  bien.  » G.  et  F. 

3514.  Darget.  Lausanne,  8  janvier.  —  «  Vous  me  demandez.  » B. 

3515.  D'Alembert.  Lausanne,  8  janvier.  —  «  On  se  vante  à  Genève.  ».     .      B. 

3516.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  8  janvier.  —  «  La  prise   de  Bres- 

lau.  » G.  et  F.  (Suppl.) 

3517.  De  Vabbé  Aubert.  10  janvier. —  «  0  toi  dont  les  sublimes  chants.  ».      B. 

3518.  De  Grimm  à  M"»^  d'Épinai.  —  «  J'arrive  de  la  Gomèdie.  ».  Mém.  de  M"'^d'Ep. 

3519.  De  M"'«  d'Épinai  à  Grimm.  —  «  Blon  sauveur  m'a  raconté.  »  Mém.  de  iV"'«  d'Ëp. 

3520.  M""=  de  Fontaine.  Lausanne,  10  janvier.  —  «  Si  vous  veniez.  ».  .     .      B. 

3521.  De  d\'ilembert.  11  janvier.  —  «  Je  reçois  presque  en  môme  temps.  »      B. 

3522.  Diderot.  —  «  Est-il  bien  vrai?  » B. 

3523.  Le  président  de  Rufifey.  Lausanne,  12  janvier.  —  «  Notre  souvenir 

m'est  bien  sensible.  » Tu.  F. 

3.524.  Palissot.  Lausanne,  12  janvier.  —  «  Tout  ce  qui  me  viendra.  ».     .      B. 
3525.  Senac  de  Meilhan.  Lausanne,  12  janvier.  —  «  Mes  yeux  ne  sont  pas 

ti'op  bons.  » B.  et  Lesc. 

352G.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  13  janvier.  —  «  \oici  la  réponse  à 

Son  Éminencc  » G.  et  F.  (Suppl.) 

3527.  De  Frédéric  II,   roi  de  Prusse.   16  janvier.   —    «  J"ai  reçu  voire 

lettre  du  22.  » Pn. 

3528.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  17  iainier.  —  «  Jlalgré  les  housards 

d'Hildbourghauscn.  » G.  et  F.  (Suppl.) 

3529.  D'Alembert.  Lausanne,  19  janvier.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  1 1.  »      B. 

3530.  M.  Bertrand,  premier  pasteur  à  Berne.  Lausanne,  19  janvier.  — 

«  J'ai  été  un  peu  malade.  » Cl.  PEnn. 

3531.  De  Colini  à  M.  Dupont.  19  janvier.  —  ((  Vos  jolies  lettres,  mon  cher 

avocat.  » Lctt.  in.  fS2l. 

3.532.  De  d'Alembert.   20  janvier.  —  «  C'est  à  tort,  mon  cher  et  illustre 

philosophe.  » B. 

3533.  Diderot.  —  «  Voilà  deux  lettres  de  suite.  » B. 

3534.  Thieriot.  Lausanne,  21.  —  «  Eh  bien,  mon  ancien   et  tranijuille 

ami.  » B. 


586  TAHLli    DES    .MATIERES. 

3535.  Le  comte  d'Argcntal.  Lausanne,  'ii  janvier.  —  «  J'ai  ruru  votre 

lettre  du  13.  » B. 

3536.  M.  Grosley.  Lausanne,  l'i  janvier.  —  «  Je  ne  reçus  qu'hier.   ».     .  B. 

3537.  Colini.   Lausanne,  23  janvier.  —  «  Je    suis  très-sensible.  ».     .     .  B. 

3538.  Tronchin,    de  Lyon.  Lausanne,    20  janvier.   —   «   Le  départ   de 

M.  l'abbé  de  Saint-Germain  des  Prés.  > G.  et  F.  (SuppL) 

3539.  M'""  de  Fontaine.  Lausanne,  2G  janvier.  —  «  Je  reçois  votre  lettre 

du  19. B. 

3540.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Lausanne,  21  janvier.  —  «  .\u.\  huu- 

sards  et  autres  messieurs  de  cette  espèce.  » 15.  et  F. 

3.j41.  De  d'AIcmbert.  28  janvier.  —  «  Je  suis  infiniment  flatté.  ».     .     .      B. 

3542.  D'AIcmbert.  A  Lausanne,  de  mon  lit,  d'où  je  vois  dix  lieues  de  lac, 

29  janvier.  —  «  N'appelez  point  \os  lettres.  i> B. 

3543.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  1"  février  1758.   —   «  Je  suis  bien 

touché  du  souvenir.   » B. 

3544.  Jean  Schouvalow.  Lausanne,   5  février.   —   «  La   dernière  lettre 

que  Votre  E.xcellence.  » B. 

3  545.  D'Alembert.  5  février.  —  «  A  la  réception  de  votre  lettre.  ».     .     .      B. 
3546.  Le  comte  d'Argental.  Lausanne,  5  février.  —  «  Je  nie  flatte,  mon 

divin    ange.  » B. 

3547.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  5  février.  —  «  Vous  sentez  combien 

je  dois.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3548.  De  d'Alembert.  8  février.  —  «  Vous  m'écrivez  de  votre  lit.  ».     .     .      B. 

3549.  Le  comte  d'Argental.  Lausanne,  9  février.  —  «  Avez-vous,  lisez- 

vous  V Encyclopédie?  » B. 

35.50.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  9  février.  —  «  La  triste  lettre  est 

partie.   » C.  et  F.  (Suppl.) 

3551.  M""=  d'Épinai.  —  «  Je  suis  malade  et  garde-malade.  » B. 

3552.  Darget.  Lausanne,  10  février.  —  «  Je  vois  avec  douleur.  ».     .     .       B. 

3553.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  12  février.  —  «  Si  ce  n'était  par  un 

e.xcès  de  bonté.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3554.  Le  comte  de  Tressan.  Lausanne,  12  février.  —  «  J'ai  pris  l'énorme 

liberté.    » B. 

3555.  D'Alembert.  Lausanne,  13  février.  —  «  Je  vous  demande  en  grâce.  ».      B. 

3556.  Le  comte  de  Tressan.  Lausanne,  13  février.  —  Je  reçois  une  ré- 

ponse. » B. 

3557.  De  d'Alembert.  15  février.  —  «  Diderot  ne  vous  traite  pas  mieux.»       B. 

3558.  D'AIcmbert.   Lausanne,  19  février.  —  «  On  doit  avoir  envoyé.  ».      B. 

3559.  De  Diderot.  19  février.  —  «  Je  vous  demande  pardon.  ».     .     Édit.  Assésot. 

3560.  Tronchin,  de  Lyon.  Lausanne,  23  février.   —  «  11  n'y  a  que  Dieu 

qui  sache.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

356L  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Lausanne,  24  février.  —  «  Je  vois  que 

Votre  Altesse  sérénissime   » B.etF. 

3562.  M'"''  d'Épinai.  —   «  Vous  êtes  un  peiii  monstre.  » B. 

3563.  Le  comte  d'Argental.  Lausanne,  25  février.  —  «  11  ne  s'agit  point 

des  articles.  » B. 


TABLE    DES    MATIERES.  o87 

3oGi.  D'Alcmbcrt.  Lausanne,  25  février.  — Dieu  merci,  mon  cher  philo- 
sophe. » ii. 

35G5.  M'"''  d'Épinai.  Lausanne,  •2(5  lévrier.  —  «  \ous,  la  goût  le,  ma- 
dame! » B. 

35G6.  Le  comte  d'Argentai.  Lausanne,  'ilJ  lévrier.  —  «  Quand  j'écris   au 

roi  de  Prusse.    » 15. 

3567.  De  d'Alembej't.  '26  février.  —  «  Diderot  doit  vous  avoir  répondu.  ».       15. 

3568.  Le  prince  Frédéric-Guillaume,  margrave  de  Baireuth.    Lausanne, 

26  février.  —  «  Que  fait  Votre  Altesse  sérénissime.  »    .     .     .     .       B. 

3569.  M"'"  du  Boccage.  —  «  Nouvelle  Muse.  » B. 

3570.  Le  comte  de  Tressan.  Lausanne,  3  mars  1758.  —  «  Jlon  adorable 

gouverneur,  béni  soit.  » B. 

3571.  Le  comte  d'Argentai.  Lausanne,  3  mars.  —  «  Le  porteur  est  M.  de 

Crommelin.  » B. 

3572.  Cideville.  Lausanne.  3  mars.  —  «  Je  reçois  de  vous.  » B. 

3573.  M"""  d'Épinai.  Samedi  matin.  —  «  Venez,  ma  belle  philosophe.  ».  B. 

3574.  D'Alembcrt.  Lausanne,    7  mars.  —   «  En  réponse  de  votre   lettre 

du  26. B. 

3575.  Le  comte  d'Argentai.  Lausanne,  7  mars.  —  «  Êtes-vous  couché  sur 

le    testament?  » B. 

3576.  Thieriot.  Lausanne,  7  mars.  —  «  Liron,  loir,  paresseux.  »     .     1'.  in.  iS'20. 

3577.  M.    de    Montperoux,    résident  de   France    à  Genève.    Lausanne, 

7  mars.  —  «  Puisque  vous  ne  pouvez  point.  » B. 

3578.  Le  comte  de  Tressan.  Lausanne,  7  mars.  —  «  Je  reçois,  mon  ado- 

rable gouverneur,  n B. 

3579.  Tronchin,    de    Lyon.   Lausanne,  7   mars.    —  «  C'est  grand  dom- 

mage.  » ....     C.    et    F.  (Suppl.) 

3580.  Le  comte  d'Argentai.  Lausanne,  12  mars.  —  «  Je  viens  de  lire  un 

volume.    » B. 

3581.  M.  Linant.    Lausanne,   12  mars.  —  «  Quand  je  lis  vos  vers  sédui- 

sants.   » B. 

3582.  Le  baron  de  Zurlauben.  Lausanne,  14  mars.  —  11  y  a  longtemps 

que  je  respectais.  » B. 

3583.  Thieriot.  Délices,  18  mars.  —  ((  Je  crois  que  je  vous  ai  dit.  ».     .  C.  et  F. 

3584.  L'abbé  de  Voisenon.  Mars.  —  «  Mon  chev  évéque,  j'ai  été  enchanté.  ».      B. 

3585.  M""  d'Épinai.  Jeudi. —  «  Le  malade  V.  vous  présente  ses  respects.  ».      B, 

3586.  Le  couite  de  Tressan.  Délices,  22  mars.  —  «  Je  suis  toujours  très- 

fâché.    )) B. 

3587.  L'abbé  Aubert.  Délices,  22  mars.  —  «  Je  n'ai  reçu.   » 15. 

3588.  Thieriot.  Délices,  22  mars.  —  «  Votre   lettre  du  14  mars.   ».     .     .  C.  et  F. 

3589.  M'""   de  Graffigny.    Délices,    22    mars.   —  «  Dieu    conserve  votre 

santé!    i B. 

3590.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  22  mars.  —  «  Vous  êtes  un  charmant 

correspondant.» C.  et  F.  (Suppl.) 

3591.  Le  baron  de  Zurlauben.  Délices.  —  Vous  nie  donnez  une  extrême 

envie.  » B. 


588  TABLE   DES    MATIÈRES. 

3592.  M™*  d'Épinai.  Mars.  —  «  Vraimont.  vous  me  faites  bien  de  l'hon- 

neui'.  » B. 

3593.  D'Alcmbert.  — Délices,  25  mars.  —  «  Vous  m'apprenez  que  je  suis 

mort.   I) B. 

3594.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Griissau,  mars.  —  «  J'ai  reçu  votre 

lettre  de  Lausanne  du  22.  > Pn. 

3595.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  4  avril  17.^8.  —  «  Je  ne  devrais  ùtre 

étonné  de  rien.  » B. 

3596.  M.  de  Brenles.  —  «  Le  pape  et  moi,  nous  sommes.  » B. 

3.597.  Jean  Schouvalovv.  Délices,  20  avril.  —  «  Je  me  console  du  retarde- 
ment. » B. 

3598.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Lausanne,  28  avril.  —  «  Quoique  les 

bords  du  lac  de  Genève.  » B.  et  F. 

3.599.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Lausanne,  29  avril.  —  «  Ce  n'est  point 

à  mon  cœur.  » B. 

3000.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  4  mai  1758.  —  «  J'avoue  d'abord  que 

l'envie.    > B. 

3001,  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  5  mai.  —   «  Quoique  M.  le  chevalier 

des    Soupirs.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3602.  Thieriot.  Délices,  8  mai.  —  «  Il  me  paraît  qu'on  n'est  pas.  ».     .     .      B. 

3003.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  8  mai.  —  «  Il  doit  y  avoir  une  petite 

caisse.  » B. 

3004.  yï.  Bertrand.  Délices,  9  mai.  —  «  Vraiment,  il  vous  est  venu  là.  »       B. 

3605.  De  Marmontel.  15  mai.  —  «  Il  y  avait  autrefois  un  jeune  homme.  ».      B. 

3606.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  do  mai.  —  «  Je  suis  chargé  de  vous 

supplier.  » B. 

3607.  M™"  de  Graftigny.  Délices,  10  mai.  —  «  Je  suis  bien  sensible.  ».     .      B. 

3608.  Le  comte  d'Argental,  Délices,  19  mai.  —  a  Je  bénis  actuellement 

les  Anglais.  » B. 

3009.  Marmontel.  Délices,  19  mai.  —  «  Digne  cacouac,  fils  de  cacouac.  ».      B. 

3010.  De  Charles -Théodore,  électeur  palatin.  23  mai.  —  «  Je  ne  pouvais 

rien  apprendre.  » B. 

3011.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  2i  mai. — «  Jcvous  envoie  de  la  prose.».      B. 

3612.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  20  mai.  —  «  Le  jour  môme 

où  je  reçus.  » B.  et  F. 

3613.  Jean  Schouvalow.   1"'  juin  1758.  —  «   J'ai  l'honneur  d'envoyer  à 

Votre  E.xcellence.  > B. 

3614.  M.  Bertrand.  Délices,  7  juin.  —  «  Je  vous  remercie.  » B. 

3615.  Le  comte  de  Tressan.  7  juin.  —  «  M.  de  Florian  ne  sera  pas.  ».     .  B. 

3616.  D'Alembert.  Délices,  7  juin.  —   «  P.ir  ma   foi.  mon  grand  et  ai- 

mable indépendant.   » B. 

3017.  De  Diderot.  14  juin  1758.  —  «  Si  je  veux  de  vos  articles!  ».     Ëdil.  Assczat. 

3018.  Le  comte  d'Argental.  15  juin.  —  «  Ce  paquet  contient  de  plats  ar- 

ticles.  » B. 

3619.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  10  juin.  —  «  Vous  avez  dû 

avoir.   ». C.  et  F.  (Suppl.) 


TxVBLE    DES    MATIÈRES.  ^89 

3620.  Tronchiii.  de  Ljon.  Délices,  16  juin.  —  «  Vous  savez  combien  Je 

suis  flatté.   » C.  et  F. 

3621.  Le  comte  d'Arg-ental.  Délices,  16  juin.  —  «  Je  cours  grand  risque.  ».       1!. 

3622.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  21  juin.  —  «  Premièrement,  le  con- 

fident   Tronchin.    h I;. 

3623.  Desmahis  et  de  Margency.  —  «  Ainsi  Bachaumont  et  Chapelle.  ».      b. 

3624.  Le  comte  d'Argental.  (A  vous  seul.)  24  juin.  —  «  Encore  un  mot 

avant  que  je  parte.  » B. 

3625.  A  la  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Délices,  24  juin.  —  «  Je  viens  enfin 

de  trouver.  » B.etF. 

362G.  Diderot.  Délices,  26  juin.  —  «  Vous  ne  doutez  pas.   » 15. 

3627.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  26  juin.  —  «  Je  fais  ce  voyage.  »  B. 

3628.  A  mon  impitoyable  Esculape  [Tronchin].    —    «  Mon  cher  grand 

homme,   le  rôle  de  confidente.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3629.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  30  juin.   —  «  Quand  j'allais  partir 

pour  ^lanheim.  » B. 

3630.  De  M>ne  du  Boccage  à  .¥'««  du  Perron.  8  juillet  1758.  —  «  Vous  me 

recommandez.  » OEuvres  de  J/'"«  du  Boccage. 

3631.  Saint-Lambert.  9  juillet.  —  «  Mon  cher  Tibulle,   votre  lettre  a  ra- 

gaillardi. » B. 

3632.  La  duchesse  de  Sa.ve-Gotha.  Schwetzingen,  16  juillet.  —  «  Je  n'ar- 

rive que  dans  ce  moment.  » B.  et  F. 

3633.  Darget.  Schwetzingen,  17juillet. —  «  Me  voila  confondu.  ».     .     .     .      B. 

3634.  Jean  Schouvalow.  Schwetiingen,  17  juillet.  —  «  J'ai  reçu  en  pas- 

sant à  Strasbourg.  » B. 

3035.  La   duchesse  de   Saxe-Gotha.  Schwetzingen,  26  juillet.  —  «  Votre 

Altesse  sérénissime  honore  de  trop  de  bontés.  » B.  et  F. 

3636.  De  d'Alembert,  30  juillet.  —  «  Cette  lettre  vous  sera  rendue.  ».     .       B. 

3637.  Jean  Schouvalow.  Schwetzingen,  l'^''  août  1758.  —  «  Les  agréments 

de  la  cour  palatine.  » B. 

Mémoire  d'instructions  joint  à  la  lettre. 

3638.  Colini.  Schwetzingen,  2  août,  —  «  Je  compte  arriver.  »      .     .     .     .      B. 

3639.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  —  «  J'ai  vu  les  Van  der  Meulen.  ».     .       B. 

3640.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Colmar,  14  août.  —  «  J'ai  reçu  en  par- 

tant de  la  cour  palatine.  » B.  et  F. 

3641.  De  la  margrave  de  Bade-Dourlach.  17  août. —  «  Je  viens  de  recevoir.  »      B. 

3642.  L'abbé  comte  de  Bernis.  Soleure,  19  août.  —  «  Le  vieux  Suisse  ap- 

prend. ) B. 

3643.  Pierre  Rousseau.  Lausanne,  24  août.  —  «  En  revenant  de  Schwet- 

zingen. » B- 

3644.  Le  marquis  d'Adhémar,  août.  —  «  Monsir,  j'ai  bien  reçu.  »...  Itev.  fr. 

3645.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  —  «  Une  lettre  de  vous.  »     .     .     .     .       B. 

3646.  Le  comte  d'Argental.  Délices,  28  août.  —  «  Me  voilà  rendu  à  mon 

ermitage.  » ^^* 

3047.  Cideville.   Délices,  1"  septembre  1758.  —  «  Je  reviens  dans  mes 

chères  Délices.  » ''• 


590  TABLF-    DUS    MATIÈRES. 

3048.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  2  septembre.  —  «  J"ai  été  sur  le  point 

d'éclater.  » C.  et  F.  (^^uppl.) 

3Ci9.  Le   comte   Algarotti.  Délices,    2  septembre.  —    «    Ritoino    dalle 

spondc.  )> 15- 

3650.  D'Alembert.  Délices,  2  septembre.  —  "  Vous  vouliez  aller  voir.  »  .  I'.. 
.36.51.  Colini.  Délices,  2  septembre. —  «Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  dire.  »  L!. 
3652.  M'""  du  Boccage.  Délices,  3  septembre.—  «  En  revoyant  mon  petit 

ermitage.  » '*• 

30.53.  La   duchesse  de  Sa.ve-Gotha.  Délices,  6  septembre.  —  «  Revenu 

dans  mon  ermitage.  » B.  et  F. 

3054.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  9  septembre.  —  «  -Je  doute  fort  que 

l'homme  le  plus  adroit.  )> C.  et  F.  (Suppl.» 

3055.  Hennin.  Septembre.  —  «  Je  supplie  instamment.  » C. 

3656.  Le  président  de  Brosses.  Délices,  9  septembre.  —  «  J'ai  lu  avec  un 

extrême  plaisir.  » Tii.  F. 

3657.  De  M.  de  Brosses.  14  septembre.  —  «  Si  j'avais  été  dans  votre  voi- 

sinage. » Tu.  F. 

3658.  Darget.  Délices,  16  septembre.  —  «  Vous  n'avez  point  répondu.  ».       B. 
3G59.  De  Hennin.  17  septembre.  —  «  Quitter  les  Délices   pour  traver- 
ser. ) Corresp.  incd. 

3660.  Thieriot.  Délices,  17  septembre.  —  «  Il  faut  reprendre  où  nous  en 

étions.  » Ij- 

3061.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.   Délices,  20  septembre.  —   «  On   ne 

sait  plus  que  croire.  » lî- 

3662.  Le  président  de  Brosses.  Délices,  23  septembre.  —  u  J'avoue  qu'il 

y  a  des  abus.  » Tu.  F. 

3603.  De  M.  de  Brosses.  Septembre.  — «  Tel  que  l'ange  de  l'Apocalypse.  »  Tu.  F. 

3664.  M.  Pilavoinc,  à  Surate.  Délices,  25  septembre.  —  «  Je  suis  très- 

ilatté.  » B. 

3665.  Hennin.  (Partira  quand  pourra.)  Délices,  25  septembre. —  «La  lettre 

dont  vous  m'honorez.  » B. 

3600.  La   duchesse  de   Saxe-Gotha.    Délices,   20  septembre.  —  «  Par  la 

lettre  du  10.  » B.  et  F. 

3607.  La  margrave  de  Baireuih.  Délices,  27  septembre.  —  «  Si  ce  billet 

trouvait  Votre  Altesse  royale  » Rev.fr. 

3668.  De  Frédéric  //,    roi  de    Prusse.   28    septembre.  —  «  Je  suis  fort 

obligé.  » Pu. 

.3669.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  2  octobre  1758. —  «  Vos  nou- 
velles de  Choisy.  » l'. 

3670.  Thieriot.  Délices,  3  octobre.  —  «  Urbis  ainaior.  » !*>• 

3071.  Formonl.  3  octobre.  —  «  Votre  souvenir  m'enchante.  > B. 

3072.  Darget.  Délices,  4  octobre.  —  «  Je  vous  remercie.  » B. 

3673.  Cideville.  Délices,  4  octobre.  —  «  Que  les  Russes  soient  battus.    ».      B. 

3674.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  4  octobre.  —  «  Les  batailles  décisives 

et  complètes.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3675.  M.  Bertrand.  Délices,  7  octobre.  —  «  Je  suis  parfois  un  paresseux.  »    B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  :,\)\ 

3G76.  M.  Fal)ry,  maire  do  Gcx.  Fcrnex,  l")  octobre.  —  «  Je  vous  érris  en 

hâte.  » n. 

3677.  M.  Bertrand.  Délices,  16  octobre.  —  «  Votre  paqnct  doit  C^trc.  »     .       B. 

3678.  M.  de  Chencvières.  Délices,  17  octobre.  —  «  Je  vous  remercie  de 

l'opéra.  » C.  et  F. 

3679.  La  duchesse  de  Saxe  Gotha.  Dclice>!,  17  octobre.  —  «  A  la  réception 

de  votre  lettre.  » B.  ft  F. 

3680.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  17  octobre.  —  «  Et  monsieur 

votre  fils.  » B. 

3681.  ïhieriot,  18  octobre.  —  «  31.  Holvètius  m'a  envoyé.  » B. 

3682.  Le  président  de  Brosses.  Délices,  21  octobre.  —  «  Eh  liien  !  vous 

donnerez  donc  la  préférence.    ^ Tir.  F. 

3683.  De  M.  de  Brosses.  —  «  Il  n'y  a,  dit-on.  »      .........    Tu.  F. 

3684.  De  Charles-Théodore,  électeur  palatin, 2o  octobre.  —  «  Je  vous  suis 

bien  oblig-é.  » B. 

368.").  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  23  octobre.  —  «  Je  ne  sais  encore  si 

je  serai  seigneur  de  Fcrnex.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3686.  Cideville.  Délices,  28  octobre.  —  «  J'ai  peur  que  vous  n'ayez  pas 

reçu.  » B. 

3687.  M.  Bertrand.  Délices,  28  octobre.  —  «  Je  ne  lis  ni  journal.  ».  .     .  B. 

3688.  M.  Pesselier.  Délices,  30  octobre.  —  «  Enfin,  à  force  de  recherches.  »  B. 

3689.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Novembre  1758.  —  «  Je  ne  mérite 

pas  toutes  les  louanges. B. 

3690.  La  comtesse  de  Lutzelbourg.  Délices,  l"^"^  novembre.  —  «  Il  me  paraît 

qu'on  passe  sa  vie.  » 15. 

3691.  Le  conseiller  Le  Bault.  Délices,  1"^  novembre.  —  «  Permettez  que 

je  vous  parle  d'abord  de  boire.  » M.wn.-Gn. 

3692.  31.  de  Brenles.  Délices,  2  novembre.  —  «  Je  reçois  la  cargaison.  ».  .      B. 

3693.  De  Frédéric   II.    roi  de  Prusse.  6  novembre.  —  »  Il  vous  a  été 

facile.  » Pu. 

3694.  Cideville.  Délices,  10  novembre  —  «  Mon  afïaire  avec  le  marquis 

Ango • B. 

3695.  M.  Bertrand.  Délices,  11  novembre.  —  «  Je  n'ai  point  connu.  ».     .       B. 

3696.  De  M.  de  Drosses.  12  novembre. —  «  Votre  dernière  lettre  vient  do 

m'ôtre  l'envoyée.   » Tu.  F. 

3697.  M.  Fabry.  15  novembre.  —  «  Vous  verrez  par  la  lettre  ci-jointe.  ».      B. 

3698.  Diderot.  Délices,  16  novembre.  —  «  Je  vous  remercie  du  fond  de 

mon  cœur.  » B. 

3699.  Tronchin,   de  Lyon.    Délices,   18  novembre.  —  «  Je  m'y   prends 

tard.».        .     • C.  et  F.  (Suppl.) 

3700.  Le  président  de  Brosses.  Fei'ney,   18   novembre,  —   «   Nous   qui 

êtes  maître  en  Israël  » •  Tu.  F. 

3701.  Le  conseiller  Le  Bault.  Délices,  18  novembre. —  «  Quatre  tonneaux 

de  votre  bon  vin  d'ordinaire M.wd.-Gr. 

3702.  M.  Bertrand.  Château  de  Ferney,  20  novemliro.  —  «  Je  suis  bien 

fâché  d'avoir  perdu.  » -     .     .     .       B. 


592  TAHLE    DES    MATIÈRES. 

3703.  Cideville.  Ferncy,  25  novembre;  mais  écrivez  toujours  aux  Délices. 

—  «  Votre  amitié  pour  moi  a  donc  la  malice.  » B. 

370i.  De  M.  de  Drosses.  27  novembre.  —  «  Comme  notre  droit  féodal.  ».  Tu.  F. 
3705.  RI.  Bertrand.  Délices,  27  novembre.  —  «  Vous  vous  y  prenez  un  peu 

tard.  » '5- 

370G.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  27  novembre.  —  «  Je  me  ruine,  je  le 

sais  bien;  mais  je  m'amuse.  > C.  et  F.  (Suppl.) 

3707.  La  duchesse  de  Sa.\e-Gotlia.  Délices,  27  novcmljrc.  —  «  11  y  a  trop 

lonytem|)s  pour  mon  cœur.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3708.  Frédéric  II,  roi  de   Prusse.  Décembre   1758.  —  «  Ombre  illustre, 

ombre  ciiérc.  » B. 

3709.  De  M.  Ilelvétius.  —  «  Vous   ne  doutez  pas,  »  .     .  Grimm.  Édit.  Tourneux. 

3710.  Le  conseiller  Le  Bault.  Délices,  .4  décembre.  —  «  Je  vous  remercie 

de  vos  bontés.  « Mand.-Gr. 

3711.  Le  marquis  Albergati  Capacelli.  Délices,  4  décemore.  —  «  Bencdetto 

sia  il  cielo.  » B. 

3712.  Thicriot.  Ferney,  6  décembre.  —  «  Ce  Ferncy  dont  je  vous  écris.  »      B. 

3713.  Le  président  de  Brosses.  Délices,  10  décembre.  —  «  J'aurai  l'hon- 

neur d'être.  » lu-  F. 

37 li.  Bail  à  vie  de  la  terre  de   Tournaii.  —  »  L'an  mil  sept  cent  cin- 
quante-huit. » Th.  F. 

3715.  31.  de  Chenevières.  Délices,  41  décembre.  —  «  Mon  antique  bouche 

prend  la  liberté.  » C.  et  F. 

3716.  Tronchin,  de  Lyon.  Délices,  13  décembre.  —  «  Je  suis  bien  plus 

coupable  encore.  » C.  et  F.  (  Suppl.) 

3717.  Colini.  Délices,  14  décembre.  —  «  J'ai  encore  écrit  à  monseigneur 

l'électeur  palatin.  » B. 

3718.  M.  Biort,  évéquc  d'Annecy.  15  décembre.  —  «  Le  curé  d'un  petit 

village.  » B. 

3719.  Jean  Schouvalow.  Ferney,  16  décembre.  —  «  Je  vous  souhaite  une 

année  remplie.    » K- 

3720.  Le  marquis  de  Voycr.  Ferney,  10  décembre. —  «  Daignez-vous  vous 

souvenir.  » B.  et  F. 

.3721.  Le  conseiller  Tronchin.  Ferney,  17  déoMiibre.  —  «  La  copie  de  ma 

lettre  à  l'évoque  d'Annecy.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3722.  Ilelvétius,  17  décembre.  —  «  Vos  vers  semblent  écrits.  > B. 

3723.  De  M.  de  Jirosses.  Tournay,   17  décembre,    u   —    Vous   pouvez 

compter.  » Tu.    F. 

3724.  Le  comte  d'Argental.  Délices.  19  décembre.  —  «  Vous  étendez  les 

deux  bouts  de  vos  ailes.  » B. 

3725.  Le  conseiller  Tronchin.   Délices,  22  décembre.  —  «   Excès  de  pré- 

caution est  quelquefois  nécessaire.  » C.  et  F.  (Suppl.) 

3720.    Jean   Schouvalow.    24  décembre.   —   «  J'eus  l'honneur   de    vous 

écrire.  » B. 

3727.  Thieriot.  Délices,  24  décembre.  —  «  Vous  vous  trompez.  »...      B. 

3728.  Le  président  de  Brosses.  —  «  Effugit,  evasit,  erupit.  » Tu.  F. 


TABLE   DES   MATIÈRES.  593 

3729.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  25  décembre. — «  Que  je  plains  Votre 

Altesse  sèrénissime.   » B.  et  F. 

3730.  M.  Saurin.  Délices,  27  décembre.  —  «  Ah  !  ah  !  vous  êtes  donc  de 

notre  tripot.  » 15, 

3731.  La  marquise  du  Deffant.  Délices,  27  décembre.  —  «  J'apprends  que 

votre  ami.  » B. 

3732.  M.  de  Brenles.  Délices,  27  décembre. —  «  Êtes-vous  à  Lausanne?»  B. 

3733.  51™*  du  Boccage.  Délices,  27  décembre. — «  Il  est  vrai  qu'un  jour.  »  B. 

3734.  M.  Bertrand.  Délices,  27  décembre.  —  «  Ma  foi,  je  vous  avoue.  »  .  B. 

3735.  Le  conseiller  Tronchin.  Délices,  27  décembre. —  «  On  dit  que  Borde 

ou  La  Borde.  » G.  et  F.  (Suppl.) 

3736.  Le  conseiller  Tronchin.  Délices,   28  décembre.  —  Le  cardinal   de 

Bernis  a  de  quoi  se  consoler.  » G.  et  F.  (Suppl.) 

3737.  Le  président  de  Brosses,  29  décembre.  —  «  Pardon  des  importunités.  »  Th.  F. 

3738.  Le  conseiller  Le  Bault.  Délices,  29  décembre. — 1<  Je  vous  remercie 

très-humblement  » ^Iand.-Gr. 

3739.  M.  de  Brenles.  Délices,  décembre.  —  «  Agréable  colère  1  »      .     .     .      B. 


PERSO  N^' AGES 

ACXQIELS    SONT    ADRESSÉES    LES    LETTRES    DE    LA    CORRESPONDANCE. 

AcADÉsnccEN  de  Lyon  (un).  Lettre  3211. 

Adhémar  (le  marquis  d').  Lettres  3384,  3644. 

Albergati  Capacelli  (le  marquis  François).  Lettre  3711. 

Alembert  (d').  Lettres  3212,  3243,  3259,  3266,  3275,  3279,  3293,  3304,  3324,  3359, 

3376,3377,  3383,  3386,  3i0j,  3467,  3i74,  3486,  3501,  3503,  3515,  3529,  35i2, 

3545,  3555,  3558,  3564,  3574,  3593,  3616,  3650. 
Algarotti  (le  comte).  Lettres  3198,  3649. 
Anonymes.  Lettres  3189,  3211,  3401. 
Argental  (le  comte  d').   Lettres  3140,  3145,   3166,  3179,  3186,  3192,  3194,  3200, 

3214,  3216,  3229,  3235,  3239,  3240,  3253,  3264,  3274,  3296,  3308,  3328.  3373, 

3398,  3413,  3423,   3428,  3440,  3453,  3460,  3469,  3471,  3478,  3i85,  3i88,  3191, 

3509,  3535,  3546,  3549,  3563,  3566,  3571,  3575,  3.580,  3595,  3600,  3603,  3606, 

3608,  3611,  3618,  3621,  3622,  3624,  3629,  3646,  3724. 
Argental  (M"'^  la  comtesse  d').  Lettre  3389. 
Aubert  (l'abbé).  Lettre  3587. 

Baireuth  (Frédéric-Guillaume,  margrave  de).  Lettre  3568. 

Baireuth  (M™*  la  margrave  de).  Lettres  3291,  3312,  3330,  339i,  3397,  3i04,  3667. 
Bernis  (l'abbé,  comte  de).  Lettre  3642. 
Bertrand,  premier  pasteur  à  Berne.  Lettres  3130,  3136,  3137,  3143,  3148,  3175, 

3228,  3409,  3410,  3419,  3432,  3435,  3463,  3472,  3494,  3499,  3530,  3604,  3014, 

3675,  3677,  3687,  3695,  3702,  3705,  3734. 
39.  —  Correspondance.  VII.  38 


594  TABLE    DES    31  ATI  t  HE  S. 

Bestucheff  (le  comte  de).  Lettre  332G. 

RiortT,  évoque  d'Annecy.  Lettre  3718. 

Bla\ciii:t  (Jean).  Lettre  3146. 

BoccAOE  (M'""  du).  Lettres  3280,  3569,  3652,  3733. 

Bordes  (Charles).  Lettre  3159. 

Brenles  (de).  Lettres  3181,  3185,  3331,  3335,  3i06,  3.596,  3092,  3732,  3739. 

Brosses  (le  président  de).  Lettres  3G.jO,  3662,  3682,  3700,  3713,  3728,  3737. 

BcRir.NY  (Lévesque  de).  Lettres  3310,  3337,  3354. 

Bv\G  (l'amiral  anglais).  Lettre  3282. 

CnAMPHOMN  (de),  le  fils.  Lettre  3il8. 

Chenevières  (de).  Lettres  3209,  3321,  3513,  3678,  3715. 

CnouvALOw.  —  Voyez  Schouvalow. 

CiDEViLLE.  Lettres   31  i9,  3292,  3313,    3350,  3379,  3572,   36i7,  3673,  3086,  369i, 

3703. 
Couxi,  secrétaire  de  Voltaire.  Lettres  3171,   3172,  3173,  3174,  3385,  3537,  3638, 

3651,  3717. 
CoNDiLLAC  (l'abbé  de).  Lettre  3147. 
CouRTiVRON  (le  marquis  de).  Lettre  3378. 
Cramer  (frères).  Lettre  3144. 

Darget.  Lettres  3358,  3i27,  3482,  3514,  3552,  3633,  3658,  3672. 
Df.ffa\t  (M"'<=  la  marquise  du).  Lettres  3168,  3731. 
Desmahis.  Lettres  3205,  3023. 
Diderot.  Lettres  3325,  3.522,  3533,  3026,  3698. 
DcpoNT,  avocat.  Lettres  3133,  3153,  3188,  3196,  333i,  3ii2,  3447. 
Di:puv  (M™»).  Lettre  3189. 
Epinai  (M™«  d').  Lettres  3i50,  3i58,  3402,  3465,  3i70,  3i84,3i87,  3489,  3i96,  3.551, 

3562,  3565,  3573,  3585,  3592. 
Fabry,  maire  de  Ge.\.  Lettres  3676,  3697. 
Fange  (dom).  Lettres  3368,  3456. 
Florian  (le  marquis  de).  Lettre  3355. 
Fontaine  (M""^  de).  Lettres  3135,  3157,  329i,  3318,  3332,  3363,  3370,  3380,  3403, 

3i80,  3.520,  3539. 
FoRMONT.  Lettre  367 1 . 

Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Lettres  3425,  3426,  3449,  3454,  3708. 
Frédéric-Guillaiime,  margrave  de  Baireith.  —  Voyez  Bairelth. 
Graffig\y(M""'  (le).  Lettres  3589,  3007. 
Grosley  (Picrre-Joan).  Lettre  3536. 
Hei.vétius.  Lettre  3722. 
Hennin  (Pierre-Michel).  Lettre  36.55,  3005. 
La  MicHODiiîRE,  intendant  d'Auvergne.  Lettre  3i22. 
Le  Baclt  (le  conseiller).  Lettres  3505,  3691,  3701,  3710,  3738. 
Lekain.  Lettres  3213,  3261,3305. 
Li\A\T.  Lettre  35S1. 
LuTZELBOURG  (.M""=  la  comtessc  de).  Lettres  3151,  3193.  3224,  3234,  32i2,  3250,  3256, 

3262,  3278,  3297,  3314,  3333,  33i7,  3367,  3390,  3il4,  3452,  3473,  3508,  3543, 

3599,  3619,  3627,  3639,  3645,  3661,  3669,  3680,  3690. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  o95 

Margency  (Adrien  Quiret  de).  Lettre  3G23. 

Marmo\tel.  Lettre  3009. 

MONCRiF.  Lettre  3343. 

MoNTPÉROux  (M.  de).  Lettres  3245,  3577. 

Olivet  (l'abbé  d').  Lettre  3400. 

Palissot.  Lettres  3225,  3267,  3317,  3338,  3395,  3441,  3524. 

PARis-DnvERNEY.  Lettres  31G1,  3209,  3345. 

Pesselier  (Charles-Etienne).  Lettre  3688. 

PiCTET  (le  professeur).  Lettres  323S,  3295,  3322,  3342. 

Pictet  (M»'*^  Charlotte).  Lettre  3141. 

PiLAVoiNE  (Maurice).  Lettre  3664. 

Ramsai'lt  (de),  le  père.  Lettre  3208. 

Richelieu  (le  maréchal  de).  Lettres  3142,  3156,  316i,  31G7,  3184,  3195,  3197,  3201, 

3207,  3215,  3226,  3230,  32il,  3244,  3252,  3268,  3273,  3283,  3303,  3315,  3319, 

3346,  3351,  3361,  3366,  3369,  3374,  3381,  3399,  3i02,  3412,  344i. 
RoDSSEAu  (J.-J.).  Lettre  3233. 

Rousseau  (Pierre),  de  Liège.  Lettres  3220,  3265,  3276,  3286,  3323,  3043. 
RuFFEY  (le  président  de).  Lettres  3152,  3202,  3232,  3307,  3523. 
Saint-Lambert.  Lettre  3631. 
Sauri\.  Lettres  3339,  3730. 
Saxe-Gotha  (M""*  la  duchesse  de).  Lettres  3131,  3139,  3162,  3182,  3191,  3199,  3223, 

3236,  3248,  3254,  3257,  3260,  3271,  3284,  3299,  3310,  3329,  3341,  3352,  3360, 

3372,  3388,  3420,  3461,  3506,  3540,  3561,  3598,  3612,  3625,  3632,  3635,  3640, 

3653,  3666,  3679,  3707,  3729. 
ScHouvALOW  (Jean).  Lettres  3371,  3391,  3393,  3544,  3597,  3613,  3634,  3637,  3719. 

3726. 
Sénac  de  Meilha\.  Lettre  3525. 

Thibouville  (le  marquis  de).  Lettres  3336,  3353,  3455. 
Thieriot.  Lettres  3134,  3150,  3165,  3169,  3176,  3180,  3187,  3190,  3203,  3217,  3221, 

3231,  3237,  3247,  3258,  3203,  3272,  3288,  3327,  3340,  3357,  3364,  3411,  3415. 

342i,  3438,  3457,  3470,  3512,  3534,  3576,  3583,  3588,  3602,  3060,  3070,  3681. 

3712,  3727. 
Tressan  (le  comte  de).  Lettres  3218,  3554,  3556,  3570,  3578,  3586,  3615. 
Tronchix  (le  docteur).  Lettres  3158,  3227,  3628. 
TnoNCHiN,  banquier  à  Lyon.  Lettres  3132,  3177,  3206,  3222,  3246,  3249,  3251, 

3255,  3309,  3320,  3348,  3349,  3350,  3362,  3305.  3375,  3387,  3392.  3i07,  3417, 

3421,  3434,  3440,  3443,  3445,  3448,  3451,  3460,  3i68,  3475,  3i77,  3481,  3483, 

3490,  3495,  3504,  3516,  3526,  3528,  3538,  3547,  3550,  3553,  3560,  3579,  3590, 

3601,  3620,  3648,  3654,  3674,  3685,  3699,  3706,  3716. 
Tronchin  (le  conseiller).  Lettres  3281,  3290,  3306,  3408,  3721,  3725,  3735,  3736. 
UzÈs  (le  duc  d').  Lettres  31.55,  3300. 

Ver\es  (le  pasteur  Jacob).  Lettres  3289,  3311,  3433,  3439,  3492,  3500. 
Voisenox  (l'abbé  de).  Lettres  320  i,  3584. 

VoYER  (le  marquis  de),  intendant  des  écuries  du  roi.  Lettre  3720. 
Wurtemberg  (Louis-Eugène,  prince  de).  Lettre  3183. 
ZuRLAUBEX  (le  baron  de).  Lettres  3582,  3591. 


596  TABLE  DES  MATIÈRES. 

PERSONNAGES 

Qll     ONT     Anr.KSSÉ     DES     LETTRES     A      VOLTAIHE- 

Alembert  (d').  Lettres  3210,  3270,  3298,  3344,  3382,  3521,  3532,  3541,  3548,  3557, 

3567,  3630. 
Arge\son  (le  comte  d').  Lettres  3285,  3301. 
Acbert  (l'alibo).  Lettres  3ôI7,  3587. 
Bade-Doirlach  (M'""  la  margrave  de).  Lettre  36il. 
Baireuth  (M""  la  margrave  de).  Lettres  3416,  3429,  3i31,  3459,  3464,  3497,  3502, 

3507. 
Brosses  (le  président  de).  Lettres  3657,  3663,  3683,  3690,  3704,  3723. 
Charles-Théodore,  électeur  palatin.  Lettres  3170,  3287,  3390,  3i37,  3510,  3610, 

3684. 
Diderot.  Lettres  3559,  3617. 
Ddpont,  avocat.  Lettre  3154. 

Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Lettres  3430,  3527,  3594,  3668,  3689,  3693. 
Helvi-îtius.  Lettre  3709. 
Henmn  (Pierre-Michel).  Lettre  3059. 
La  Vallière  (le  duc  de).  Lettres  3129,  3160. 
Marmontel.  Lettre  3605. 
RiCHELiED  (le  maréchal  de).  Lettre  3277. 
Rousseau  (J.-J.).  Lettre  3219. 
Stanislas,  roi  de  Pologne.  Lettre  3163. 
Tencin  (1c  cardinal  de).  Note  dictée  à  Tronchin,  n»  3436. 
Tronchin,  banquier  à  Lj'on.  Lettre  3436. 

PERSONNAGES 

QUI     ONT     ÉCRIT     DES    LETTRES    CONCERNANT     VOLTMRE. 

Boccage  (M"""  du).  Lettre  à  M"""  Duperron,  n»  3630. 

CoLiNi,  secrétaire  de  Voltaire.  Lettre  à  M.  Dupont,  n"  3138.  —  Lcllrc  à  M.  Pierre 

Rousseau,  n»  3178.  —  Lettre  à  M.Dupont,  n°  3531. 
Denis  (M'"'').  Lettre  à  Cideville,  n"  3292.  —  Lettre  à  Lekain,  n"  3302. 
ÉpiNAi  (M"'"  d').  Lettres  à  Grimni,  n»'  3479,  3493,  3498,  3511,  3510. 
Grimm.  Lettre  à  M™'=  d'Épinai,  n°  3.J18. 

DOCUMENT    CONCERNANT    VOLTAIRE. 

Bail  à  vie  de  la  terre  de  Tournay,  n"  3714. 

FIN    DE    LA    TABLE    DU    TOME    XXXIX. 


PARIS.  —  luipr  J    tLAÏE.  —  A.  QUANTIX  et  C"  rue  St-Bcnolt. 


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