■ ^"^^
\
à
t'^
l— £
1
•
-^^^
co
t^'v
î..*l
^ 'r-:
I ^-^
yvJ-r
2. f âjr f-;
a<^i
t^
^^
v</..
r^v
Xi>«
^4
S^<
^^-t
•i^>^
«?<
^"^tr-i
cr^i
"^"Si
mmè
<rrc<:-
P^^.^<f'
-^■^^~- - -^
. •ït^-
y^^rrn
.=^^'
b?-2^(SS^<â«ri
ŒUVRES COMPLÈTES
DB
VOLTAIRE
39
CORRESPONDANCE
VII
Années 1756-1758. — N»» 3129-3739
PARIS. — IMPRIMERIE A. QUANTIN ET C'^
ANCIEiNNE MAISON J. GLAYE
'!, RUK SAINT-BENOIT
(EUVRES COMPLÈTES
DE
VOLTAIRE
NOUVELLE ÉDITION
AVEC
NOTICES, PRÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQLE
LES NOTES DE TOUS LES COMMENTATEURS ET DES NOTES NOUVaLLSS
Conforme pour le texte à l'éditioii de Beuchot
EMUCHIE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉCENTES
ET MISS AU COURANT
DES TRAVAUX QUI ONT PARU JUSQU'A CE JOUR
PRÉCÉDÉE DE LA
VIE DE VOLTAIRE
PAR CONDOKGET
ET d'autres Études biographiques
Os HCC d'un portrait en pied d'après la statue du foyer de la Comédie-Française
CORRESPONDANCE
VII
(Années 1756-1758. — N"' 3129-3739)
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
0, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
1880
CORRESPONDANCE
3129. — DE M. LE DUC DE LA VALLIÈRE i.
A Versailles, ce 1'"' mars 1756.
J'ai reçu, mon cher Voltaire, le sermon- que vous m'avez envoyé, et
malgré la saine philosophie qui y règne, il m'a inspiré encore plus de res-
pect pour son auteur que pour sa morale. Un autre effet encore qu'il m'a
fait, c'est qu'il m'a déterminé à vous demander la plus grande marque
d'amitié que vous puissiez me donner. Vous avez près de soixante ans ^, je
l'avoue. Vous n'avez pas la santé la plus robuste, je le crois ; mais vous avez
le plus beau génie et la tête la plus harmonieuse, j'en suis sûr; et en com-
mençant une nouvelle carrière sous le nom d'un jeune homme de quinze
ans, dùt-il vivre plus que Fontenelle, vous lui fourniriez de quoi se rendre
l'homme le plus illustre de son siècle. Je ne crains donc pas de vous de-
mander de m'envoyer des psaumes embellis par vos vers; vous seul avez
été et êtes digne de les traduire; vous effacerez Rousseau, vous inspirerez
l'édification, et vous me mettrez à portée de faire le plus grand plaisir à
madame***^. Ce n'est plus Merope^, Lully ni Métastase qu'il nous faut,
mais un peu de David. Imitez-le, enrichissez-le. J'admirerai votre ouvrage,
et je n'en serai point jaloux, pourvu qu'il me soit réservé, à moi pauvre
pécheur, de le surpasser avec ma Belzabée. Je serai content ; et vous ajou-
terez à ma satisfaction en m'accordant ce que je vous demande avec là plus
grande instance. Donnez-moi une heure par jour; ne les montrez à per-
sonne, et incessamment j'en ferai faire une édition au Louvre, qui fera autant
d'iionneur à l'auteur que de plaisir au public. Je vous le répète, je suis sûr
qu'elle en sera enchantée; et je le serai que ce soit par vous que je puisse
lui faire un aussi grand plaisir. Je compte sur votre amitié, vous savez qu'il
y a longtemps; ainsi j'attends incessamment les prémices d'un succès cer-
tain que je vous prépare. Je ne vous tiens pas quitte pour cela de la Mérope
royale ni de la justification de ma chère amie Jeanne...
1. Mémoires sur Voltaire, etc., jxar Lonçchamp et Wagnière, 1826.
2. Le Poème sur le Désastre de Lisbonne.
3. Il en avait alors soixante-deux.
4. De Pompadour.
5. Voltaire avait promis à M. de La Vallière sa tragédie de Méropè mise en
opéra par le roi de Prusse.
39. — Correspondance. VIL 1
2 CORRESPONDANCE.
Adieu, mon cher A'oUaire, jatlends de vos nouvelles avec la plus grande
impatience. Vous ôtes sûr de ma sincère aniilié; vous pouvez l'Olre aussi
de ma véritable reconnaissance.
3130. — A M. IJi:HTli.\.MJ<.
Aii^ DiMiccs, 7 mars 1750.
En arri\aiit, mon cher et Ininiaiii i)liilosoplic, à mes petites
Délices, j'ai été instruit des i)]ainles injustes que forme ici un
libraire. Je conçois que tout lijjraire doit aspirer à vous imprimer,
mais que ceux de votre pays doivent avoir la préférence. Ensuite
on vous imprimera partout. J'attends avec la plus grande impa-
tience votre dissertation sur les tremblements de terre. Vous
connaissez si bien les montagnes que vous devez connaître aussi
les cavernes. Vous nous instruirez sur tous les recoins de notre
habitation, et principalement sur le grand architecte qui l'a bâtie.
Je reviendrai le plus tôt que je pourrai à mon petit ermitage
de Monrion, après quoi je compte venir vous apportera Berne
et soumettre à votre jugement et à celui de M. le banneret de
Freudenreich mes rêveries dont vous avez voulu voir l'ébauche.
Vousverrez que j'aurai profité de vos sages et judicieuses réflexions.
Il est vrai que des vers ne sont que des vers, c'est-à-dire des baga-
telles difficiles, dans lesquelles on ne s'exprime pas toujours
comme on voudrait. Je vous supplie de ne montrer à personne
ces misères. Votre prose me dégoûte un peu de la poésie. Il est
honteux à mon âge de songer à des rimes. Je ne dois penser
([u'à vivre obscur et tranquille et à mourir avec confiance dans
la bonté infinie de notre commun maître, dont vous parlez si
noblement. Je vous embrasse bien tendrement. V.
Je reçois dans ce moment cette brochure sur les tremblements
de terre. Je me flatte avec raison que vous nous donnerez des
conjectures plus satisfaisantes.
Cette dissertation me ramène encore au tout est bicn^.
Je sais que dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du jilaisir nous essuyons nos pleurs.
Mais le plaisir s'envole et passe comme une ombre;
Nos chagrins, nos regrets, nus perles, sont sans nombre,
1. Matiasin universel, 1838-1839, tome VI.
2. On s^ait que Voltaire combat Voplimismed&nn son poiimc sur le trrmbliMiifnt
de terre de Lisbonne.
ANNÉE 17o6. 3
Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir ;
Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l'être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion ;
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison % etc.
Voilà à peu près comme je voudrais finir, mais il est bien
difficile de dire en vers tout ce qu'on voudrait. Ayez la bonté de
communiquer cette esquisse à votre respectable ami. Voici de
beaux jours, je ne m'en porte pas mieux. Conservez votre santé
et aimez-moi. V.
3131. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA «
Aux Délices, près de Genève, 9 mars 1756.
Madame, le tout est bien recevrait un terrible soufflet si les
nouvelles qui se débitent touchant une cour de votre voisinage
avaient la moindre vraisemblance. Le mal moral serait bien au-
dessus du mal physique, et ce serait bien pis qu'un tremblement
de terre; mais il n'est pas possible de croire de pareilles hor-
reurs. Les hommes sont plus prompts à croire le crime au'à le
commettre.
Si la Thuringe a eu sa petite part de la secousse de la terre,
ce n'est qu'un léger mouvement, une faible éclaboussure qui est
venue d'Afrique dans les États de Votre Altesse sérénissime. Tout
le mal vient de messieurs de la Barbarie : c'est à Tétuan , à
Méquinez, que les grands coups ont été portés. Les maliométans
ont été plus maltraités que les chrétiens.
Le roi de Prusse me fait savoir qu'il fait jouer le 27 de ce mois
son opéra de Mérope. Il ne tient qu'à moi d'aller entendre à Ber-
lin de la musique italienne. J'aimerais bien mieux venir entendre
Votre Altesse sérénissime à Gotha, jouir des charmes de sa con-
versation, lui renouveler mes sincères hommages. Que n'ai-je
pu vivre à ses pieds ! Me voici de retour dans cette retraite que
monseigneur le prince votre fils honora une année de sa pré-
sence. Je l'ai embehie, afin qu'elle fût moins indigne un jour de
recevoir un des princes, vos enfants, s'ils voyageaient devers nos
Alpes.
1. Ces vers se retrouvent à la fin de ce poème.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
4 CORRESPONDANCE.
Mais qu'il mo serait plus doux tic me mettre encore aux pieds
de leur adorable mère! Ciotlia est toujours dans mon cœur.
Recevez, madame, les profonds respects d'un liommc éter-
nellement dévoue à Votre Altesse sérénissime.
3132. — A M. TIlO.NCHliN, DE LYON'.
Délices, 10 mars 17.jG.
Songez que celte berline peut servir à nous mener à Lyon,
en cas que le conseil de ville me commande une inscription
pour son théâtre, et une tragédie pour la dédicace. Tout serait
prêt aux ordres de la ville. Mais il serait impossible de l'aire la
dédicace sans prendre M"'' Clairon pour grande prêtresse. Vous
seriez bien homme à arranger tout cela, car de quoi ne vien-
driez-vous pas à bout?
3133. — A M. DUPONT,
AV oc AT.
Aux Délices, 10 mars.
Mon cher ami, le séjour de Colmar n'a point été triste pour
moi ; j'y travaillais, je vous voyais, et je vous regrette. J'ai passé
l'hiver à Monrion avec notre ami de Brenles. Nous aurions bien
voulu que le temps des vacances eût été en hiver, et que vous
eussiez pu venir dans cet ermitage. Celui où je suis à présent vous
plairait davantage : j'ai trouvé, en arrivant, des Heurs épanouies
dans mes parterres.
Comptez ([uc les environs du lac Léman ne sont point bar-
bares ; les habitants le sont encore moins. Il n'y a point de ville
où il y ait plus de gens d'esprit et de philosophes qu'à Genève.
Ma maison ne désemplit pas, et j'y suis libre. Je suis au désespoir
que votre destinée vous fixe à Colmar, car probablement je n'y
retournerai pas, et vous ne viendrez point à mes Délices, 11 faut
(jue vous souteniez la cause de la veuve, de l'orphelin, et du juif
d'Alsace. Courage ! plaidez et aimez les deux Suisses qui vous
aiment, et qui font mille compliments à M""^ Dupont. Ne nous
oubliez pas auprès de monsieur et de madame-, etc.
1. Kevuc suisse, iKô'i, page iOi.
-1. M. et M"" de Klingliii.
ANNÉE no6.
3134. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 12 mars.
Il faut, mon ancien ami, que l'âge ait dépravé mon goût. Je n'ai
pu tâter des deux plats que vous m'avez envoyés par M. Bouret,
Je vous remercie, et je ne peux guère remercier l'auteur.
Si vous avez l'ancienne Religion naiurellc, en quatre chants,
je vous prie de me l'envoyer.
Si vous avez à vous défaire d'un nombre de livres curieux,
envoyez-moi la liste et le prix.
Si vous aimez les vers honnêtes et décents, voici ceux^ qui
termineront le sermon sur Lisbonne ; lûchez-les pour apaiser les
cerbères.
Quel est l'ignorant qui veut qu'on mette Vouvrier au lieu du
portier-? Cet ignorant-là n'a pas lu saint Paul.
Il ne tient qu'à moi d'aller voir l'opéra de Méropc, de la com-
position du roi de Prusse, qu'il fait exécuter le 27 mars; mais je
n'irai pas.
En retrouvant votre dernière lettre, j'ai vu que vous m'y disiez
de vous envoyer la nouvelle édition de mon Petit Carême par la
poste, et que vous vouliez la faire réimprimer sur-le-champ, à
l'usage des âmes dévotes. J'obéis donc à votre bonne intention,
mon ancien ami. Si on ne veut pas se servir de la préface des
éditeurs de Genève, il en faut une qui soit dans le même goût,
et qui dise combien ces deux poèmes ont été tronqués et défi-
gurés. Il est très-triste assurément qu'on les ait imprimés sans
avoir mon dernier mot; mais le voici. Je fais aussi la guerre aux
Anglais 3 à ma façon.
J'espère que M. le maréchal de Richelieu leur prouvera, à
la sienne, qu'il y a pour eux du mal dans ce monde. Je vous
embrasse.
3135. — A MADAME DE FONTAINE.
A Monrion, 17 mars.
Ma chère enfant, je savais, il y a longtemps, qu'jE'scu/ape-Tron-
chin était à Paris; et j'ai été fidèle à un secret qu'il ne m'avait
i. Vers 207 et suivants du Poème sur le Désastre de Lisbonne; tome IX,
2. Vers 91 du même pocme, que Voltaire appelle ici son Petit Carême. On lit
aussi dans Isaïe, chap. xlv, v. 9 : « Numquid dicet lutum fujulo suo, etc. »
3, Allusion à Voptimisme de Pope.
6 CORRESPONDANCE.
pas dit. Jp le déclare indigne de sa réputation s'il ne vous donne
pas un cul et des tétons. Vous forez très-bien de venir avec
MM. Tronchin et Labat; une femme ne peut se damner en voya-
geant avec son directeur, ni mal se porter on courant la poste
avec son médecin.
Votre frère a donc quitté son pot ù beurre' pour vous; et il
va soutenir la cause du grand-conseil contre k-s gens tenant la
cour du parlement, Nous l'embrassons tendrement, votre sœur et
moi. Nous comptions aller faire un petit tour à Lyon, pour la dé-
dicace du beau temple dédié à la comédie, que la ville a fait bAtir
moyennant cent mille écus. C'est un bel exemple que Lyon donne
à Paris, et qui ne sera pas suivi ; mais l'autel ne sera pas prêt, et
on ne pourra y officier qu'à la fin de juin-. Nous viendrons ou
vous recevoir à Lyon, ou nous vous y reconduirons des petites Dé-
lices du lac. Enfin nous nous verrons, et tout s'arrangera, et je
dirai : Tout est bien.
C'est Satan qui a fait imprimer l'ébauche démon sermon. J'ai,
dans un accès de dévotion, augmenté l'ouvrage de moitié, et j'ai
pris la liberté de raisonner à fond contre Pope, et de plus, très-
chrétiennement. Il y a sans doute beaucoup de mal sur la terre,
et ce mal ne fait le bien de personne, à moins qu'on ne dise que
votre constipation a été prévue de Dieu pour le bonheur des
apothicaires. Je souffre depuis quarante ans, et je vous jure que
cela ne fait de bien à personne. La maladie de M. de Séchelles*
ne fera aucun bien à l'État. Pour la comédie* de La Noue, elle
lui fera quelque bien, quoiqu'on dise qu'elle ne vaut pas grand'-
chose.
Votre sœur se donne quelquefois des indigestions de truite,
et fait toujours sa cour à Alceste^ et à Admète. Je fais de mon
côté de la mauvaise prose et de mauvais vers. Je griffonne quel-
ques articles pour VEncyclopccUc; je bAtis une écurie, je plante
des arbres et des fleurs, et je tâche de rendre l'ermitage dos Dé-
1. Sans doute l'abbaye de SccUières, où l'abbé ^licrnol allait de temps en temp'^.
2. L'ouverture de la salle de spectacle de Lyon eut lieu le 30 août 1750; voyez
]es Archives historiques, statistiques, et littéraires du déparlement du lihône,
tome XIII, page 437.
3. Vo^ez la note, tome XXXM, page 55.
4. La Coquette corrigée, citée plus haut dans la lettre 3090, reprise avec succès
le 27 novembre 1750. M"" Denis, auteur do la comédie trés-inconnuc de la Co-
quette punie, prétendait que La Noue lui avait pille « les plus belles situations et
les meilleurs vers de sa i)ièce ». {Correspondance lilléraii"- de Grimni, V, 30i, édi-
tion de 1829.)
5. M""= Denis avait entrepris une tragédie d'Alceste.
ANiNÉE 1756.
lices moins indigne de vous recevoir. Je vous embrasse tendre-
ment, vous et les vôtres, et frère et fils, et vous recommande un
cul et des tétons, ma chère nièce.
3136. — A M. BERTRAND 1.
Aux Délices, 18 mars 175G.
Mon cher philosophe, on est quelquefois bien honteux de
remplir ses devoirs. J'ai cru en remplir un en vous envoyant ce
gros recueil, mais soyez bien sûr que je sens combien un tel
hommage est à plusieurs égards indigne d'un homme qui pense
si bien. A force d'avoir écrit on finit par souhaiter de n'avoir
jamais écrit, on sent la vanité et le néant de tous ces amuse-
ments de l'oisiveté. S'il y a dans ce ramas informe quelque
chose qui demande grâce pour le reste, et qui puisse vous faire
passer un demi-quart d'heure sans ennui, je serais presque
consolé d'avoir perdu tant de temps dans ces pénibles et frivoles
occupations. Peut-être VHistoirc f/ènérale qu'on imprime méri-
tera-t-elle un peu plus vos regards, parce que j'ai choisi des ma-
tières plus intéressantes. Je n'ai point songé dans cet ouvrage à
avoir de l'esprit, mais à donner à ceux qui en ont de fréquentes
occasions de réfléchir. Ce seront les lecteurs sages qui feront
mon livre, et il sera meilleur entre vos mains que dans d'autres,
J'étais las des historiens qui m'apprenaient que Volfang épousa
Éléonore et que Jean succéda à Pierre. J'ai voulu voir quid
turpe, qiiid utile, quid non. Et vous le verrez bien mieux que
moi.
M'"" de Freudenreich est-elle à Berne? Voulez-vous bien lui
présenter mes respects et ceux de toute ma famille, que j'ai ras-
semblée au bord du lac? Ne m'oubliez pas, je vous en supplie,
auprès de monsieur le banneret si vous lui écrivez.
Je crois que le siège du port Mahon tire à sa fin, et qu'avant
le mois d'août les habitants des îles Cassérides n'auront plus
d'île dans la Méditerranée. Il est bon que chacun reste chez soi.
Je vous embrasse tendrement, mon cher ami. V.
1. Magasin universel, 1838-1830, tome VI.
CORRESPONDANCE.
3137. — A M. BERTRAND '.
Aux Dclicc!, 18 mars IT.T».
Jo reçois dans le moment, mon cher monsieur, votre lettre
toute i)leine d'étranges nouvelles qui demandent un peu de con-
firmation.
Le docteur Tronchin vient coucher chez moi à Monrion sur
sa route, mais l'objet de son voyage est encore très-incertain
pour le public.
Voici une antre nouvelle non moins singulière : (■"est que je
suis iiivili; à all(M' entondrc, le 27 de ce mois, à Berlin, l'opéra de
Mcropc ([ue le roi de Prusse a composé sur ma tragédie. S'il n'y
avait (]iie de ces événements-là dans h; monde, tout serait bien.
J'ai plus d'envie de venir vous voir à Berne que d'aller entendre
à Berlin de la musique italienne; mandez-moi, je vous prie, quel
jour M. le banneret de Freudenreich partira. Car je ne veux
aller à Berne qu(! quand il y sera. Dites-moi aussi, je vous en prie,
si vous avez reçu mon paquet ; continuez-moi vos bontés. V.
:!138. -DE COLIM A M. DLI'ONT?.
A Monrion, près de Lausanne, 20 mars IToG.
Je ne ni'allendais pas à la lettre cliarmante que je viens de recevoir; je
me croyais oul)lié de vous et du reste du genre humain pour no faire con-
naître ma lourde existence qu'à l'homme dont je suis le barbouilleur. Je
vous remercie tendrement, orateur aimable, de votre souvenir; je vous
remercierais encore bien plus tendrement, si M"'" Dupont vous eût chargé
d'un petit mot [)0ur moi dans votre lettre. Des Suisses pourraient-ils me
faire oublier un iionmie comme vous? Peut-il y avoir une Lausanienne,
quelque jolie qu'elle soit, qui puisse eifacer de mon cœur la reconnaissance
que je dois à vos anciennes bontés? Pouvez-vous penser que l'amour me
fait négliger l'amitié? No peut-on pas aimer à la fois une maîtresse et un
ami ? Schœpflin vous dira que je lui parle toujours de vous dans toutes mes
lettres. J'oserais vous importuner quehjuefius si le digeste, le code, Bartole,
Cujas, et tant d'autres gros docteurs dont vous êtes souvent entouré, ne
m'effrayaient pas.
Je vais vous parler de mes occupations des bords du lac Léman, et des
livres que nous faisons. Vous seriez bien étonné si vous voyiez actuelle-
ment ce maigre philosophe ijuc vous vîtes jadis dans un caveau de la rue
1. Magasin universel, 1838-1830, tome VI.
2. Lettres inédites de Voltaire, etc., 1821.
ANNÉE 1756. 9
des Juifs. Quel changement! Il est tout aussi maigre que vous l'avez vu;
mais il a une maison de campagne assez bien ornée près de Genève ; il en
a une autre près de Lausanne, et il est en marché pour en louer une autre
à Rolle, qui est à peu près à moitié chemin de Genève à Lausanne. Cette
dernière maison le décidera à aller plus souvent de Monrion aux Délices et
des Délices à Monrion. Il a six chevaux', quatre voitures, cocher, postillon,
deux laquais, valet de chambre, un cuisinier français, un marmiton, et un
secrétaire : c'est moi qui ai cet honneur. Les dîners qu'on donne aujourd'hui
sont un peu plus splendides que ne l'étaient ceux qu'on donnait à Colmar,
et on a presque tous les jours du monde à dîner. Voilii pour le luxe; faites
à présent vos réflexions, et vous, qui êtes avocat, conciliez le passé avec le
présent.
L'article des belles-lettres ne va pas mal; je ne cesse d'écrire, et je suis
obligé de vous dire que nous faisons plus de besogne en un jour que votre
abbé matériel n'en fait en un an. L'Histoire universelle est toute faite; elle
se rejoint au Siècle de Louis XIV, et fait ainsi un cours d'histoire com-
plet, depuis Charlemagne jusqu'à la dernière guerre. Cet ouvrage aurait
effrayé tout autre historien que le nôtre. Vous savez qu'on n'a jamais fait
d'histoire aussi aisément et à meilleur marché; mais il ne faut dans cette
histoire qu'y goûter la beauté du style et y profiter de quelques réflexions
et de quelques coups de pinceau qui font de temps en temps le tableau de
l'univers en peu de traits. Tout cela n'a rien coûté à notre historien. Vous
trouverez dans celte Histoire nniverselle un grand chapitre sur Louis XIII :
on ne l'a fait qu'avec le secours du seul Le Yasser, dont ce chapitre est un
très-petit extrait fait par un homme de goùt^. L'édition des Œuvres mêlées
va être finie, et je pense que J\IM. Cramer la mettront bientôt en vente.
1. Il y a sur ces sis chevaux une anecdote fort originale et bien peu connue.
A peine installé aux Délices, M. de Voltaire fit acquisition d'un étalon danois ex-
cessivement vieux, avec lequel il se proposait d'établir un haras dans sa terre. Il
avait cette demi-douzaine de vieilles juments dont parle Colini, pour le traîner, lui
et sa nièce; et pour réaliser son beau projet, il se résolut, un matin, à aller à
pied pour livrer les six demoiselles aux plaisirs de l'étalon ; il espérait être dédom-
magé de cette petite gêne par une belle race de chevaux danois nés aux Délices.
Ses essais ne furent point heureux : les efforts du vieux Danois ne fructifièrent
point, et Voltaire écrivit, à cette occasion, un chapitre sur les causes de la stéri-
lité. xMais voici le curieux. On assure que le philosophe, avant d'avoir reconnu
l'impuissance de son Danois, tout fier de la race nouvelle qu'il allait perpétuer en
France, donnait chaque jour, après le dîner, aux personnes qui venaient le voir
le spectacle des joyeux ébats de son sultan; il voulait surtout le montrer aux
femmes qui venaient diner chez lui : « Venez, mesdames, s'écriait-il, voir le spec-
tacle le plus auguste; vous y verrez la nature dans toute sa majesté. »
Cette folie donna à M. Huber, si connu pour ses découpures, l'idée d'un
petit tableau en ce genre, qui se vendit quinze louis. {Note du premier éditeur.)
2. Voilà un ouvrage assez lestement apprécié; et, pour un homme d'esprit,
M. Colini en montre bien peu dans ce jugement, que l'opinion publique n'a pas
confirmé. Il aurait fallu, peut-être, que M. de Voltaire inventât les faits de VHis-
toire universelle, pour plaire à M. Colini : sans doute, alors, il eût dit que c'était
un ouvrage neuf. ( Note du premier éditeur.)
10 CORRESPONDANCE.
L'édition de Vl/isfoire universelle ne se dôbifeia qu'après. J'ignore par quel
moyen vous comptez vous procurer un exemplaire de celte nouvelle édition
des Œuvres. Vous no ferez pas mal de tâcher de l'avoir : vous y trouverez
une foule de pièces nouvelles. Mais ce qui vous surprendra (et que ceci soit
dit entre nous), c'est que vous y trouverez une pièce qu'on vous fit lire il y
a quelque temps: c'est un poëme sur la Relifjion naturelle. Le titre fait
sentir que cet ouvrage n'est pas d'un chrétien, et je crois (juc l'auteur a
mieux rempli son but que votre abbé n'a rempli le sien sur l'immatérialité
de l'âme. Personne ne sait que cet ouvrage sera inséré dans cette nouvelle
édition; les Cramer, qui ont débité un petit avis sur cette édition, n'en parlent
pas, et je vous prie en grâce de n'en rien dire à personne, afin de ne pas
inspirer de curiosité aux fanatiques et aux prêtres, toujours |»rèts à courir
sur ceux qui ont la réputation de vouloir leur cogner sur les doigts. Est-il
possible que noire philosophe ne sente point le tort que cet ouvrage peut
lui faire? On lui a toujours reproché d'être déiste; il a voulu toujours sou-
tenir que non, pour éviter les tracasseries et les persécutions : actuellement
il a l'aveuglement d'imprimer qu'il l'est, et de croire que cet ouvrage ne lui
fera qu'honneur. Cette pièce, précédée d'une autre, fait la clôture de l'édition,
sous le tilre de Sujijjle'mcul aux Mrlaufjes de lilterature, etc. Cette autre
pièce placée sous ce titre est encore un poëme sur la Deslruclion de Lis-
bonne, ou Examen de cet axiome : tout est bien. Vous savez que c'est
Pope qui a dit que loul ce qui est est bien. Les tremblements de terre qui
ont renversé Lisbonne ont fait dire à notre poëte que tout n'est pas bien;
il fit un poëme sur cet événement terrible, et lorsque ce poëme n'était en-
core qu'une ébauche, il eut la bêtise de le lire à quelques Suisses. Ces
Suisses, s'imaginant que le poêle combattait l'axiome de Pope, crurent qu'il
n'admettait que la proposition contraire, savoir que dans ce monde tout est
mal. Cette bévue de quelques Suisses n'a pas laissé de lui faire quelque
petite tracasserie. Le poêle se plaint, à la vérité, que nous habitions un globe
qui paraît miné, et (pie nous soyons exposés à des événements si affreux;
mais il se résigne à la volonté de Dieu. Comme je suis convaincu du secret
de votre part, je vais vous transcrire le commencement de ce poëme.
O malheureux mortels! 6 terre déplorable!
O de tous les fléaux assc ni blaire elTro^vable !
D'inutiles douleurs éternel entretien!
Philosophes trompés, qui criez : Tout est bien,
Accourez, contemplez ces ruines «fTrcuscs,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants, l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore.
Qui. sanglants, déchirés, et pal|)itants encore,
Knterrés sous leurs toits terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours.
Au\ cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous, etc.
ANNÉE 1756. 41
Je vous ai ennuyé plus que do raison. Pardonnez ce griffonnage ; je vous
ai écrit fort à la hâte et avec crainte. N'oubliez pas un homme qui vous
sera attaché toute sa vie. Schœpflin vous dira que je voudrais pouvoir
quitter les bords de ce lac à la première occasion. S'il se présente quelque
chose, cher ami, ne m'oubliez pas : vous ne sauriez croire combien je vous
serai obligé, et combien mon esclavage est dur. Je présente mes tendres
respects à M"'" Dupont. Adieu : recommandez-moi à ceux qui ont quelque
bonté pour moi. Je vous serai tendrement et inviolablement attaché toute
ma vie.
GOLINI.
3139. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
Aux Délices, près de Genève, ce 22 mars.
Madame, voici une petite aventure qui n'est qu'une bagatelle,
mais qui me devient importante et pour laquelle j'ai recours au
cœur noble et généreux de Votre Altesse sérénissime. Elle se
souvient peut-être que j'achevai, dans mon heureux séjour à
Gotha, un petit poëme sur la Religion nalurcUc, que j'avais com-
mencé et esquissé à Berlin pour le roi de Prusse. Je le finis à
vos pieds, et je l'adressai à celle dont les bontés me sont si chères
et le suffrage si précieux. M'"^ la margrave de Baireuth a répandu,
depuis quelques mois, des copies de l'ouvrage, tel qu'il était,
quand je l'avais donné au roi son frère. Enfin, j'apprends que
l'ouvrage est imprimé à Paris ; il est plein de fautes, et, ce qu'il
y a de plus triste pour moi, c'est qu'il n'est point adressé à cette
adorable princesse que j'appelais, avec tant de raison,
Souveraine sans faste, et femme sans faiblesse.
C'est avec le nom du roi de Prusse qu'il paraît. Je ne sais s'il
conviendrait à présent que je fisse réimprimer l'ouvrage dédié
à un îiutre qu'au roi de Prusse : cet hommage ne serait d'aucun
prix pour Votre Altesse sérénissime, et déplairait peut-être à un
roi qui est votre voisin. Je ne sais de plus s'il conviendrait que
la descendante d'Ernest le Pieux adoptât ce que le roi de Prusse,
un peu moins pieux, peut adopter. J'ignore si Votre Altesse séré-
nissime souffrirait que la dédicace fût commune cà vous et à lui.
Vous savez, madame, combien le sujet est délicat, et je pense
que Votre Altesse sérénissime souhaitera que son nom ne paraisse
qu'à la tête de cet ouvrage, qui ne pourra être une source de
1. Édhcurs, Bavoux et François.
12 CORRESPONDANCE.
disputes. Vous Ctos une divinité à laquelle on ne doit ])résenter
que des offrandes pures et sans tache.
Il y a un petit article dans la pièce qui est entre vos mains,
qui sera dans un éternel oubli. Les bruits abominables qui cou-
raient se sont trouvés faux; le médecin Troncliin était à Paris,
dans le temps qu'on le disait .'i Casscl. Le public est né calom-
niateur; il saisit toujours cruellement les plus légers prétextes.
Ce n'est qu'à des vertus conmie les vôtres qu'il rend toujours
justice, et ce n'est qu'à un cœur comme le vôtre que je serai tou-
joursatfacbé, madame, avec le profond respect, la reconnaissance
(}ue jedois à \oti'c Altesse sérénissime,
P. S. — Pardonnez, madame, si j'ai dicté cette lettre; je suis
très-malade et très-faible ; mais les sentiments qui m'attachent
avec tant de respect et de zèle à Votre Altesse sérénissime et
à votre auguste maison n'en sont pas moins forts \
3140. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
Aux Délices, 22 mars.
Mon cher ange, vous avez raison; il vaudrait mieux faire des
tragédies que des poèmes sur les Malheurs de Lisbonne ot sur la Loi
naturelle. Ces deux ouvrages sont donc imprimés à Paris, pleins
de lacunes et de fautes ridicules, et on est exposé à la criaillerie.
M""^ de Fontaine a dû vous donner, il y a longtemps, le poème
sur l'i Loi naturelle. On lui a donn(!' le titre de Religion naturelle^,
à la bonne heure; mais il fallait l'imprimer plus correct. C'est
une faible esquisse que je crayonnai pour le roi de Prusse, il y a
près de trois ' ans, précisément avant la brouillcric. La margrave
1. MM. Bavoux et François ont publié sous la date du 2i mars une lettre à la
môme, qui semble faire double emploi avec la lettre ci-dessus, et que voici :
Il Madame, j'apprends dans l'instant qu'on a aussi imprimé, h Paris, le Poëme
SJir la l{c!i(jion naturelle, qui était adressé à Votre Altesse sérénissime. Un de mes
amis, à qui je l'avais confié, après l'avoir rctoucbé, a jugé à propos de le donner
pour faire voir qu'il vaut mieux que celui qui n'était pas sous le nom d'une prin-
cesse. Personne ne sait à (juclle princesse il est dédie, et je crois qu'il faut qu'on
l'ignore : ce sera un petit mjstùre entre la divinité et le sacrificateur. Je pense que la
grande maîtresse des cœurs sera de mon avis. Je n'ai que le temps, au départ de la
poste, de renouveler à Votre Altesse sérénissime mon profond respect, mon attache-
ment, et l'envie de me voir encore h vos pieds avant de mourir. »
2. Colini dit par erreur, dans ses Mémoires, que ce titre fut le seul donné au
poëme dont il s'agit, de l'aveu de Voltaire. (Cl.)
3. Lisez : cinq.
ANNÉE 1756. 43
de Baireuth en a donné des copies, et j'en suis fôché pour plus
d'une raison. Que faire ? il faudra le publier, après y avoir mis
sagement la dernière main. J'en fais autant de la jérémiade sur
Lisbonne. C'est actuellement un poème de deux cent cinquante
vers. Il est raisonné, et je le crois très-raisonnable. Je suis fâché
d'attaquer mon ami Pope, mais c'est en l'admirant. Je n'ai peur
que d'être trop orthodoxe, parce que cela ne me sied pas ; mais
la résignation à l'Être suprême sied toujours bien.
Encore une fois une tragédie vaudrait mieux; mais le génie
poétique est libre et commande; il faut attendre l'inspiration.
J'apprends qu'on a imprimé la Religion naturelle^ à M"'" la du-
chesse de Gotha, aussi bien que celle au roi de Prusse. Je me
vois comme l'àne de Buridan'.
3141. — A MADEMOISELLE PICTET».
Quand vos yeux séduisent les cœurs,
Vos mains daignent coiffer les tètes;
Je ne chantais que vos conquêtes,
Et je vais chanter vos faveurs.
Voilà ce que c'est, ma belle voisine, de faire des galanteries à
des jeunes gens comme moi! Ils vont s'en vanter partout. Vous
me tournez la tête encore plus que vous ne la coiffez, mais vous
en tournerez bien d'autres.
Mille tendres respects à père et mère, etc.
314^. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 28 mars.
Si je n'avais pas une nièce, mon héros, vous m'auriez vu à
Lyon. Je vous aurais suivi à Toulon, à Minorque. Vous auriez eu
votre historien avec vous, comme Louis XIV. Que les vents et la
fortune vous accompagnent ! Je ne peux répondre d'eux, mais je
réponds que vous ferez tout ce que vous pourrez faire. Si jamais
1. Voyez l'Avertissement sur ce poëme, tome IX.
2. Voyez, tome IX, les vers 14-17 du chant XII de la Pucelle.
3. i\l"'= Charlotte Pictet, fille de Pierre Piolet avait fait présent à Voltaire d'un
bonnet qu'elle avait peint de sa main. Elle devint la femme de Samuel Constant
de Rcbecque. (B.)
U CORRESPONDANCE.
vous pouvez avoir la Lonlô do nio faire ])arvenir un petit journal
de votre expédition, je tâcherai d'en enciiàsser les i)articulantés
les plus Intéressantes pour le public, et les plus glorieuses pour
vous, dans une espèce d'/y/.s/o/rc f/incrale qui va depuis Charlemag^ie
jusqic'ii nos jours. Je voudrais que mon grelle lût celui de l'im-
mortalité. Vous m'aiderez à l'empêcher de périr. Il est venu à
mon ermitage des Délices des Anglais qui ont vu votre statue à
(lùnos; ils disent qu'elle est belle et ressemblante. Je leur ai dit
qu'il y avait dans Minorque un sculpteur bien supérieur. Réus-
sissez, monseigneur; votre gloire sera sur le marbre et dans tous
les cœurs. Le mien en est rempli ;"il vous est attaché avec la plus
vive tendresse et le plus profond respect.
Je me flatte que vous serez bien content de M. le duc de
Fronsac. On dit qu'il sera digne de vous; il commence de bonne
heure.
Oserai-je vous demander unegrùce ? Ce serait de daigner vous
souvenir de moi, avec M. le prince de Wurtemberg, qui sert, je
crois, sous vos ordres, et qui m'honore des bontés les plus con-
stantes.
Vous m'avez parlé de certaines rapsodies sur Lisbonne et sur
[a RclhjUm naturelle. Vraiment vous avez bien autre chose à faire
qu'à lire mes rêveries ; mais quand vous aurez quelque insomnie,
elles sont bien à votre service.
3143. — A M. JJERTRAND,
A BERNE.
Au.\ Délices, 30 mars.
Vous direz, mon cher monsieur, que je suis un étourdi, et
vous aurez raison. J'envoyai cotte lettre h M. de Soigneux' de
Correvon, magistrat de Lausanne. Je mis son adresse au lieu de
la vôtre. J'étais si malade que je ne savais ce que je faisais. M. de
Soigneux m'a renvoyé la lettre, sans savoir pour qui elle est. Je
vous rends votre bien, c'est-à-dire mes liomnuigos et mon cœur,
qui sont certainement à vous de droit.
Vous me mandez que M""= de Giez vous a montré ce dessus de
lettre; c'est pur zèle de sa part. Le cachet étaitsurmonté d'un H :
on disait à Lausanne que 11 voulait dire Ilaller; mais ce n'est pas
le style d'un homme si respectable. On disait qu'il y a d'autres
1 . G£il)ricl SciKiieux, seigneur de Correvon, né à Lausanne vers la (in du xvii* siùcle ;
auteur de quelques ouvrages utiles, mort en 177G, dans sa ville natale.
ANNÉE 1756. i|5
Ilaller. Tant mieux pour eux, s'ils ressemblent un peu à ccgmiuP
homme. Mais que ne dit-on pas à Lausanne ?
Je n'entre point dans les tracasseries; je ne suis point de la
paroisse. Je vis dans la retraite, je souffre mes maux patiemment.
Je reçois de mon mieux ceux qui me font l'honneur de me venir
voir. Je vous aime à jamais, et voilà tout. V.
3144. —A M3I. CR;AMER FRÈRES 2.
Je ne peux que vous remercier, messieurs, de l'honneur que
vous me faites d'imprimer mes ouvrages ; mais je n'en ai pas
moins de regret de les avoir faits. Plus on avance en âge et en
connaissances, plus on doit se repentir d'avoir écrit. Il n'y a
presque aucun de mes ouvrages dont je sois content, et il y en
a quelques-uns que je voudrais n'avoir jamais faits. Toutes les
pièces fugitives que vous avez recueillies étaient des amusements
de société qui ne méritaient pas d'être imprimés. J'ai toujours
eu d'ailleurs un si grand respect pour le public que, quand j'ai
fait imprimer laHenriade et mes tragédies, je n'y ai jamais mis
mon nom; je dois, à plus forte raison, n'être point responsable
de toutes ces pièces fugitives qui échappent à l'imagination, qui
sont consacrées à l'amitié, et qui devaient rester dans les porte-
feuilles de ceux pour qui elles ont été faites.
A l'égard de quelques écrits plus sérieux, tout ce que j'ai à
vous dire, c'est que je suis né Français et catholique ; et c'est
principalement dans un pays protestant que je dois vous mar-
quer mon zèle pour ma patrie, et mon profond respect pour la re-
ligion dans laquelle je suis né, et pour ceux qui sont à la tête de
cette religion. Je ne crois pas que dans aucun de mes ouvrages
il y ait un seul mot qui démente ces sentiments. J'ai écrit
l'histoire avec vérité ; j'ai abhorré les abus, les querelles et les
crimes ; mais toujours avec la vénération due aux choses sacrées,
que les hommes ont si souvent fait servir de prétexte à ces que-
relles, à ces abus et à ces crimes. Je n'ai jamais écrit en théolo-
gien ; je n'ai été qu'un citoyen zélé, et plus encore un citoyen
de l'univers. L'humanité, la candeur, la vérité, m'ont toujours
1. Dans la bibliothèque cantonale de Berne, ville natale d'Albert de Ilaller, est
un buste avec cette inscription : Le grand Haller. (Cl.)
2. Cette lettre est imprimée dans le premier volume des OEuvres de Voltaire,
1756. Elle doit être antérieure au 12 avril, jour où Voltaire écrivait à Thicriot
que l'édition était finie depuis quelques jours. (B.)
16 CORRESPONDANCE.
conduit dans la morale et dans riiistoiro. S'il se trouvait dans
CCS écrits quelques expressions rcpnJliensibles, je serais le pre-
mier à les condamner et à les réformer.
Au reste, i)uisque vous avez rassemblé mes ouvrages, c'est-
à-dire les fautes ([ucj'ai pufaire, je vous déclare que je n'ai point
commis daulres fautes ; que toutes les pièces qui ne seront point
dans votre édition sont supposées, et que c'est à cette seule édi-
tion que ceux qui me veulent du mal ou du bien doivent ajouter
foi. S'il y a dans ce recueil quelques pièces pour lesquelles le
public ait de l'indulgence, je voudrais avoir mérité encore
plus cette indulgence par un plus grand travail. S'il y a des
choses que le public désapprouve, je les désapprouve encore
davantage.
Si quelque chose peut me faire penser que mes faibles ou-
vrages ne sont pas indignes d'être lus des lionnétes gens, c'est
que vous en êtes les éditeurs. L'estime que s'est acquise depuis
longtemps votre famille dans une république où régnent l'esprit,
la i)1iil()sophie, et les mœurs; celle dont vous jouissez person-
nellement, les soins que vous prenez, et votre amitié pour moi,
combattent la défiance que j'ai de moi-même. Je suis, etc.
3145. — A M. LE COMTE D'AUGENTAL.
Aux Délices, i'^"' avril.
Je reçois votre lettre du 2k mars, mon divin ange ; que de
choses j'ai i\ vous dire! M'"* d'Argental a toujours mal au pied ! et
le messie Tronchin est à Paris! Jl dit que je suis sage et que je
me porte bien :ah! n'en croyez rien. Mon procureur dit qu'il
m'avait envoyé une procuration : c'est ce (lu'un i)ioc'iii('ur doit
envoyer; mais il n'en était rien avant vos bontés et a^ant que
M. l'abbé de Cliauvelin eût daigné employer auprès de lui son
élo(iuencc. J'écris» à M. l'abbé de Chauvelin ])our le remercier;
je ne sais point sa demeure ; je lui écris à Paris.
Vous me parlez d'une M"' Cuéant- ; voilà ce que c'est que
d'écrire trop tard! les Bonneau' sont plus alertes. Lu lionneau
i. Celte lettre nous est inconnue. (Cl.)
2. M"'- (Inéant était une jeune actrice d'une fiqure charmante, dit Crimm dans
sa Correspondance lilléraire du l*"" octobre 1758. Née vers la fin de 1734, elle
fut reçue le l'2 décembre 175i au Théâtre-Français, où elle avait paru, dès l'àgc
de trois et do six ans, dans des rôles d'enfants. Elle mourut, le 12 octobre 1758,
de la petite vérole. (Cl.)
3. Voyez la Pucellc, chant I, vers 54 et CO.
ANNÉE l7o6. <7
m'a écrit, il y a un mois, pour M"-^ Hus, et mon respect pour le
métier ne m'a pas permis de refuser. J'ai signé ; j'ai donné Naninc
à cette Hus ; ce n'est pas ma faute : je ne suis qu'un pauvre
Suisse mal instruit.
On me défigure à Paris ; mon Petit Carême est imprimé d'une
manière scandaleuse. La jérémiade sur Lisbonne et la Loi naturelle
sont deux pièces dignes de la primitive Église ; Satan en a fait
les éditions. A qui dois-je m'adresser pour vous faire tenir mes
sermons avec les notes ? Parlez donc, écrivez donc un petit mot.
Quand vous n'auriez pas eu la bonté de mettre à la raison mon
procureur, je ne laisserais pas de songer pour vous à quelque
drame bien extraordinaire, bien tendre, bien touchant, si Dieu
m'en donne la force et la grâce. Mais que faire? comment faire?
et à quoi bon travailler pour des ingrats ?jMoi Suisse! moi fournir
la cour et la ville! Je prêche Dieu, et on dit au roi que je suis
athée. Je prêche Confucius, et on lui dit que je ne vaux pas Cré-
billon. Le roi de Prusse ne m'a pas traité avec reconnaissance,
et on imprime une Religion naturelle où je le loue' à tour de bras
Comment soutenir tous ces contrastes? Heureusement j'ai une
jolie maison et de beaux jardins; je suis libre, indépendant;
mais je ne digère point, et je suis loin de vous, et je mourrai
probablement sans vous revoir.
On me mande que les Anglais sont à Port-Mahon. On me
mande que nos affaires de Cadix- sont désespérées, et vous ne
me dites pas comment va votre petit fait; vous me ferez prendre
les tragédies en horreur. M""" Denis vous fait des compliments
sans fin, et moi des remerciements et des reproches. Je vous
embrasse. Je vous aime de tout mon cœur.
3146. — A M. BLAXCHET.
Au.\ Délices, prôs de Genève, 3 avril.
Recevez, monsieur, mes très-sincères remerciements de l'ou-
vrage Mngénieux et profond que vous avez eu la bonté de m'en-
1. La Harpe prétend que Voltaire, après ses brouilleries avec Frédéric, passa
quelque temps chez la margrave de Baireuth : c'est une erreur; il confond cette
princesse avec la duchesse de Saxe-Gotha. Si Voltaire fût allé chez Wilhelniine
api-ès sa sortie de Potsdam, il n'eût pas dit à Frédéric, dans la lettre 2.5.J0 de
(avril) 1753 : « Je suis au désespoir de n'être point allé à Baireuth. »
2. Voyez les notes de la lettre 1889.
3. Jean Blanchet, né à Tournon en 17'2i, mort à Paris en 1778, avait été jé-
suite, puis médecin. Il est auteur de VArt du citant, 1755, in-1'2; nouvelle édition,
1756, in-12.
3y. — CORRESPO.NDANCE. VII. 2
^8 CORRESPONDANCE.
voyor. Il respire le goût et la connaissance des beaux-arts. Le
physicien y conduit toujours le musicien, La tel ouvrage ne
pouvait être fait que dans le plus éclairé des siècles. Je souhaite
(ju'il lornic des artistes dignes de vos leçons. Je n'en serai pas le
témoin, mais j'applaudis de loin aux progrès de l'art dont ou
vous sera redevable.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments d'estime, etc.
3147. — A M. L'.VBBÈ DE CONDILLAC,
A PAnis.
Vous serez peut-être étonné, monsieur, que je vous fasse si
tard des remerciements que je vous dois depuis si longtemps;
plus je les ai différés, et plus ils vous sont dus. Il m'a fallu passer
une année entière au milieu des ouvriers et des historiens. Les
ajustements de ma campagne, les événements contingents de ce
monde, et je ne sais quel Orphelin de la Chine qui s'est venu jeter
à la traverse, ne m'avaient pas permis de rentrer dans le laby-
rinthe de la métaphysique. Enfin j'ai trouvé le temps de vous
lire avec l'attention que vous méritez. Je trouve que vous avez
raison dans tout ce que j'entends, et je suis sûr que vous auriez
raison encore dans les choses que j'entends le moins, et sur les-
quelles j'aurais quelques petites difficultés. 11 me semble que
personne ne pense ni avec tant de profondeur ni avec tant de
justesse que vous.
J'ose vous communiquer une idée que je crois utile au genre
humain. Je connais de vous trois ouvrages : VBsai sur l'origine
des connaissances humaines-, le Traite des Scnsatio)is, et celui des
Animaux. Peut-être, quand vous fîtes le premier, ne songiez-
vous pas à faire le second, et, quand vous travaillâtes au second,
vous ne songiez pas au troisième. J'imagine que, depuis ce
temps-là, il vous est venu quelquefois la pensée de rassembler en
un corps les idées qui régnent dans ces trois volumes, et d'en
faire un ouvrage méthodique et suivi qui contiendrait tout ce
qu'il est permis aux hommes de savoir en métaphysique. Tantôt
vous iriez plus loin que Locke, tantôt vous le combattriez, et
souvent vous seriez de son avis. 11 me semble qu'un tel livre
1. Etienne Bonnot de Condillac, frère puîné de l'abbé de Mabl\ , naquit à Gre-
noble le 30 septembre 1714, et mourut le 3 août 1780.
2. Cet ouvrage parut en 1746; le Traité des Sensations vit le jour vers
novembre 1754, et fut suivi, un an après, du Traité des Animaux.
.. ANNÉE 1756. 49
manque à notre nation ; tous la rendriez vraiment philosophe :
elle cherche à l'être, et vous ne pouvez mieux prendre votre
temps.
Je crois que la campagne est plus propre pour le recueille-
ment d esprit que le tumulte de Paris, Je n'ose vous offrir la
mienne, je crains que l'éloignement ne vous fasse peur ; mais,
après tout, il n'y a que quatre-vingts lieues en passant par Dijon.
Je me chargerais d'arranger votre voyage : vous seriez le maître
chez moi comme chez vous : je serais votre vieux disciple ; vous
en auriez un plus jeune dans M"'" Denis, et nous verrions tous
trois ensemble ce que c'est que l'âme. S'il y a quelqu'un capable
d'inventer des lunettes pour découvrir cet être imperceptible,
c'est assurément vous. Je sais que vous avez, physiquement par-
lant, les yeuï du corps aussi faibles que ceux de votre esprit
sont perçants. Vous ne manqueriez point ici de gens qui écri-
raient sous votre dictée. Nous sommes d'ailleurs près d'une ville
où l'on trouve de tout, jusqu'à de bons métaphysiciens. M. Tron-
chin n'est pas le seul homme rare qui soit dans Genève. Voilà
bien des paroles pour un philosophe et pour un malade. Ma fai-
blesse m'empêche d'avoir l'honneur de vous écrire de ma main,
mais elle n'ôte rien aux sentiments que vous m'inspirez. En un
mot, si vous pouviez venir travailler dans ma retraite à un
ouvrage qui vous immortaliserait, si j'avais l'avantage de vous
posséder, j'ajouterais à votre livi'e un chapitre du bonheur. Je
vous suis déjà attaché par la plus haute estime, et j'aurai l'hon-
neur d'être toute ma vie, monsieur, etc.
3148. — A M. BERTRAND 1.
Aux Délices, près de Genève, 6 avril 1756.
Me voilà toujours cloué à mes Délices, mon cher monsieur, en
proie aux maladies et aux ouvriers. Je travaille à me défaire de
tout cela pour venir rendre mes hommages à Berne. J'y viendrai
lirele catéchisme dont vous me parlez, car en véritéje me sens un
peu de votre religion, je suis indulgent comme vous, j'aime Dieu
et le genre humain, et je ne damne personne. Ce n'est pas que
l'auteur de la lettre anonyme n'ait fait une action damnable ou
tout au moins condamnable : ce n'est point là du fanatisme tout
1. Six Lettres inédites de Voltaire, brochure in-8» (sans lieu ni date) de
M. Cl. Perroud.
20 CO.RRESf'iONDANCE.
pur, c'est une mécliaiiccté réfléchie : j'avoue avec vous que l'au-
teur est un fou, mais c'est un fou très-dangereux. Jl écrit une
lettre de Lausanne contre les premiers ecclésiastiques et les pre-
miers magistrats du i)ays : il me dit dans cette lettre que ceux
qui me font l'honneur de venir chez moi écrivent à Berne contre
moi. Il envoie sa lettre cachetée à un de ses parents à Ilerne, et
le prie de mettre le dessus de la lettre. Ce parent se prête inno-
cemment à cette manœuvre, dont il ne soupçonne pas la mali-
gnité. Ce sont de ces clioses qu'on peut aisément savoir de
M. Hoherty, employé à la poste de Berne. Pour comhle de perver-
sité, ce hrouillon a cacheté sa lettre d'un cachet surmonté de la
lettre II, et a répandu lui-même dans Lausanne qu'un magistrat
de Berne m'avait écrit une lettre de rejjroche. Aies amis m'ont
conseillé d'écrire à M. de Ilaller, me Jlattant qu'il pourrait me
mettre au fait de cette manœuvre, dans laquelle on semblait
abuser de son nom, et qu'il en serait indigné. On m'avait dit
qu'il avait quelque intendance sur les postes, et c'est cette raison
qui lue détermina à prendre la liberté de m'adresser à lui. Je
n'osai pas lui exi)li(juer ce que la lettre anonyme contenait; je me
contentai de lui parler on général, pour obtenir quelques éclair-
cissements. Je suis actuellement tout éclairci : je sais de quelle
main ce trait infûme est parti, et je suis persuadé que vos magis-
trats ne soulTriraient point qu'un homme écri\ît de Lausanne
des calomnies contre les premiers de Lausanne, et les envoyât
par la poste de Berne pour faire croire que sa lettre est écrite
par quelqu'un de ses souverains. Cet abus de toutes les lois et
ce manque de respect à ses maîtres n'est pas tolérahle. Je vous
supplie, monsieur, de vouloir bien communiquer ma lettre à
M. de Freudenreich et à M. de Haller, Je sais qu'il y a bien des
tracasseries à Lausanne, mais jo ne m'en mêle point. Je n"ai été
qu'une seule fois dans cette ville. On m'a dit que de jeunes mi-
nistres n'ont pas i)our leurs anciens toute la considération qu'ils
leur doivent ; ([ue quelquefois même ils prêchent les uns contre
les autres; mais ce n'est pas à moi à prendre connaissance de
ces petits scandales. Ln malade doit se tenir au coin de son feu,
et un étranger doit se taire.
Bonsoir, mon cher philosophe religieux et humain. Mille
respects, je vous en prie, à M. le banneret de Freudenreich et
à M. le J)aron de Ilaller.
ANNÉE 1756. 21
.UW. — A M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, près de Genève, 12 avril.
J'ai tant fait de vers, mon digne et ancien ami, que je suis
réduit à vous écrire en prose. J'ai différé à vous donner de mes
nouvelles, comptant vous envoyer à la fois le Poëmesur le Désas-
tre de Lisbonne, sur le Tout est bien, et sur laLoi naturelle, ouvrages
dont on a donné à Paris des éditions toutes défigurées. Obligé
de faire imprimer moi-même ces deux poëmes, j'ai été dans la
nécessité de les corriger. Il a fallu dire ce que je pense, et le
dire d'une manière qui ne révoltât ni les esprits trop philosophes
ni les esprits trop crédules. J'ai vu la nécessité de bien faire con-
naître ma façon dépenser, qui n'est ni d'un superstitieux ni d'un
athée: et yose croire que tous les honnêtes gens seront de mou
avis.
Genève n'est plus la Genève de Calvin, il s'en faut beaucoup ;
c'est un pays rempli de vrais philosophes. Le christianisme rai-
sonnable de Locke est la religion de presque tous les ministres ;
et l'adoration d'un Être suprême, jointe à la morale, est la reli-
gion de presque tous les magistrats. Vous voyez, par l'exemple
de Tronchin, que les Genevois peuvent apporter en France quel-
que chose d'utile. Vous avez eu, cette année, des bords de notre
lac, l'insertion de la petite vérole S Idamé, et la Relir/ion natu-
relle.
Mes libraires se sont donné le plaisir d'assembler dans leur
ville les chefs du conseil et de l'Église, et de leur lire mes deux
poëmes ; ils ont été universellement approuvés dans tous les
points. Je ne sais si la Sorbonne en ferait autant. Comme je ne
suis pas en tout de l'avis de Pope, malgré l'amitié que j'ai eue
pour sa personne, et l'estime sincère que je conserverai toute ma
vie pour ses ouvrages, j'ai cru devoir lui rendre justice dans ma
préface, aussi bien qu'à notre illustre ami M. l'abbé du Resnel-,
qui lui a fait l'honneur de le traduire, et souvent lui a rendu le
service d'adoucir les duretés de ses sentiments. Il a fallu encore
faire des notes. J'ai tâché de fortifier toutes les avenues par les-
quelles l'ennemi pouvait pénétrer. Tout ce travail a demandé du
temps. Jugez, mon cher et ancien ami, si un malade chargé de
1. Voyez une note sur la lettre 3121.
2. Je ne connais aucune édition du Poëme sur le Désastre de Lisbonne dont la
Préface contienne le nom de l'abbé du Resnel. (B.)
n GORRESPONDANCR.
collo })eso^no, et encore d'une ///.s^out inurrrsrllc, qu'on imprime,
et ([ui plante, et qui l'ait bètir, et qui établit une espèce de petite
colonie, a le temps d'écrire à ses amis. Pardonnez-moi donc si
je i)arais si paresseux, dans le temps (jue je suis le plus occupé.
Mandez-moi comment je peux vous adresser mon Tout n'est
pas bien et ma Religion naiurelle. J'ignore si vous êtes encore à
Paris ; je ne sais où est M. labhé du Resnel. Je vous écris presque
au hasard, sans savoir si vous recevrez ma lettre, M""^ Denis
vous l'ait mille compliments. V.
P. S. Il y a longtemps que je n'ai vu les paperasses dont les
Cramer ont farci leur édition : s'ils ont jugé une petite i)ièce en
vers qui vous est adressée digne d'être imi)rimée, ils se sont
trompés ; mais le plaisir de voir un petit monument de notre
amitié m'a empêclié de m'opposer à l'impression.
31o0- — A M. TIIIERIOT.
Aux Déli.-ps, 1-2 avril.
Je dicte ma lettre, mon cher et ancien ami, i)arce que je ne
me porte pas trop bien. C'est tout juste le cas de combattre plus
que jamais le système de Pope.
I]oniie ou mauvaise santti
Fait noire pliilosophie ^ .
Mandez-moi comment je peux vous envoyer quelques exem-
plaires de mes lumenlations de Jérémie sur Lisbonne, et de mon
testament en vers, où je parle de la religion naturelle d'une ma-
nière en vérité très-édifianle. J'ai arrondi ces deux ouvrages
autant que j'ai pu ; et, quoique j'y aie dit tout ce que je pense,
je me llatlc i)Ourtant d'avoir trouvé le secret de ne pas offenser
beaucouf) de gens. Je rends compte de tout dans mes préfaces,
et j'ai misa la fin des poèmes des notes assez curieuses. Je ne
sais si les théologiens de Paris me rendront autant de justice que
ceux de Genève. Il y a plus de philosophie sur les bords de
notre lac qu'en vSorbonne. Le nombre des gens (jui pensent rai-
sonnablement se multiplie tous les jours. Si cela continue, la
raison rentrera un jour dans ses droits ; mais ni vous ni moi ne
1. Ce sont les deux dcrniei-s vers de l'ode de Cliaulicu sm;- la Première Attaque
de goutte.
ANNÉE 1756. 23
Terrons ce beau miracle. Je suis fâché que vous ayez perdu
l'idée de venir à mes Délices; elles commencent à mériter leur
nom : elles sont bien plus jolies qu'elles ne l'étaient quand votre
petit aimable Patu y fit un pèlerinage. Je vous assure que c'est
une jolie retraite, bien convenable à mon fige et à ma façon de
penser. Je ne fais pas de si beaux vers que Pope, mais ma mai-
son est plus belle que la sienne, et on y fait meilleure chère,
grftce aux soins de M'"" Denis ; et je vous réponds que les jardins
d'Épicure ne valaient pas les miens. Si jamais vous vous ennuyez
des rues de Paris, et que vous vouliez faire un voyage philoso-
phique, je me chargerai volontiers de votre équipage. Dites, je
vous en prie, à Lambert, que je vais lui envoyer les poèmes de
Lisbonne oXûelaLoi naturelle. Dites-lui, en même temps, qu'il aurait
bien dû s'entendre avec les Cramer pour l'édition de mes rêve-
ries. Il était impossible que cette édition ne se fît pas sous mes
yeux ; vous savez que je ne suis jamais content do moi, que je
corrige toujours ; et il y a telle feuille que j'ai fait recommencer
quatre fois. L'édition est finie depuis quelques jours. Puisque
Lambert en veut faire une, il me fera grand plaisir de mettre
votre nomi à la tête du premier Discours sur VHornme; le qua-
trième- est pour un roi, et le premier sera pour un ami: cela
est dans l'ordre.
Bonsoir: je vous embrasse,
3151. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG,
A STRASBOURG.
Au.v Délices, près de Genève, 12 avril.
J'ai déchiffré votre lettre, madame, avec le plus grand plaisir
du monde. Ne jugez point, s'il vous plaît, de mon attachement
pour vous par mon long silence. Ma mauvaise santé, ma pro-
fonde retraite, l'éloignement où je suis de tout ce qui se passe dans
le monde, le peu de part que j'y prends, tout cela fait que je n'ai
rien à mander aux personnes dont le commerce m'est le plus cher.
Je n'ai presque plus de correspondance à Paris, Le célèbre Tron-
chin, qui gouvernait ici ma malheureuse santé, m'a abandonné
pour aller détruire des préjugés en France, et pour donner la
1. Voyez les Variantes de ce Discours, et la lettre du 6 décembre 1738, à
Thicriot.
2. C'est-à-dire le cinquième.
24 CORRESPONDANCE.
petite vérole h nos princes'. Je ne doute pas qu'il ne réussisse,
malgré les cris de la cour et des sots. Tout allait à merveille le
5 du mois. M""^ de Villeroi- attend la première place vacante
pour être inoculée. Les enfants de M. de La lioclioroucauld et de
M. le maréchal delîellc-lsle se disputent le pas. lia plus de vogue
que la Duchapl', et il la mérite bien. C'est un homme haut de
six pieds, savant comme un Ksculape, et beau comme Apollon.
Il n'y a point de femme qui ne fût fort aise d'être inoculée par
lui. Nous commençons à prendre les systèmes des Anglais ; mais
il faudrait apprendre aussi à les battre sur mer. Je crois actuel-
lement M. do Piicliclicu en chemin pour aller voir s'il y a d'aussi
beau marbre à Port-Mahon qu'à Gênes, et si on y fait d'aussi
belles statues. Il pourra bien rencontrer sur sa route quelque
brutal d'amiral anglais qu'il faudra écarter à coups de canon;
mais je me llatte que le gouvernement a bien pris ses mesures,
et que les Français arriveront avant les Anglais. Ceux-ci ont plus
de deux cents lieues de mer à traverser, et M. de Richelieu n'a
qu'un trajet de soixante-dix lieues à faire : ce qui peut s'exécuter
en quarante heures très-aisément, par le beau temps que nous
avons.
Quoique je ne sois pas grand nouvelliste, il faut pourtant,
madame, que je vous dise des nouvelles de TAmérique. Il est
vrai qu'il n'y a pas de roi Nicolas ; mais il n'en est pas moins vrai
(|ue les jésuites sontautant de rois au Paraguai. Le roi d'Espagne
envoie quatre vaisseaux de guerre contre les rèvèrcmls pires. Cela
est si vrai que moi, qui vous parle, je fournis ma part d'un de
ces quatre vaisseaux. J'étais, je ne sais comment, intéressé dans
un navire considi'rable qui partait pour lUienos-Ayres; nous l'a-
vons fourni au gouvernement pour transporter des troupes ; et,
pour achever le plaisant de cette aventure, ce vaisseau s'appelle
le Pascal; il s'en va combattre la morale relâchée. Cette petite anec-
dote ne déplaira pas à votre amie*: elle ne trouvera pas mauvais
que je fasse la guerre aux jésuites, quand je suis en terre héré-
tique.
Avouez, madame, que ma destinée est singulière. Je vous
assure que nous regrettons tous les jours, M""^ Denis et moi, que
1. Le duc de Chartres, el M"'' d'Orléans, sa sœur, n6s en 1750.
2. Jeanue-Louiso-Constance, fille du duc d'Auniont. Sa mère était morte de la
petite vérole en 17.j3. N'éc en 1731, mariée, en 1747, à Gab.-L.-F. de Neuville, duc
de Villeroi, dont le père était mort de la même maladie vers la fin de 173'2.
3. Marchande de modes,
i. M""^ de Brumath.
ANNÉE 1756. 25
mes Délices nesoientpasauprès de l'île Jard. Mais songez, s'il vous
plaît, que je vois le lac et deux rivières^ de ma fenêtre, que j'ai
eu des fleurs au mois de février, et que je suis libre. Voilà bien
des raisons, madame ; mais elles ne m'empêchent pas de regretter
l'île Jard. Daignez faire souvenir de moi monsieur votre fils. Je
vous renouvelle mon tendre respect.
315-2. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY^.
Aux Délices, près de Genève, 12 avril 17.j6.
En revenant, monsieur, à mon petit ermitage qu'on nomme
les Délices, je reçois presque à la fois votre lettre et votre présent.
M. Troncbin, qui me faisait vivre, m'a abandonné pour aller
Inoculer des princes ; vous réparez le tort que me fait son ab-
sence en daignant m'envoyer du vin de Bourgogne, qui vaudra
mieux pour moi que tous ses remèdes.
Il ne me manque, monsieur, que d'avoir l'honneur de boire
ce vin avec vous. J'ai aussi des vignes, mais ce sont des vignes
plus hérétiques qu'à Genève : elles sont maudites de Dieu et de
l'Église. Ma retraite est d'ailleurs aussi agréable qu'elle puisse
l'être; je m'y attache tous les jours, et je sens que je ne pourrai
la quitter que pour venir vous remercier de vos bontés. Ce que
vous me mandez de la santé de M. de La Marche me pénètre de
douleur : c'est le plus ancien ami qui me reste ; la mort m'a en-
levé presque tous les autres. Je me flatte encore de le retrouver à
Dijon avec vous, si ma santé me permet de faire ce voyage. Adieu,
monsieur, recevez les tendres remerciements de votre très-
humble et très-obéissant serviteur. V.
'Je suis fort en peine de M. le maréchal de Richelieu : j'ai bien
peur qu'il ne trouve des vaisseaux anglais dans son chemin
avant d'arriver à Minorque; mais s'il peut ou les devancer ou les
battre, il prendra Port-xMahon, il vengera la France, et reviendra
comblé de gloire. Adieu, monsieur, je vous réitère mes remer-
ciements et les tendres sentiments avec lesquels je serai toute
ma vie votre très-humble et très-obéissant serviteur. V.
1. Le Rhône et l'Arve.
2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Ce post-scriptum seulement a été puhlié par Beuchot.
26 CORRESrONDANCE.
315:!. — A M. DLI'ONT,
AVOCAT.
Aux Délices, 16 avril.
Lo Suisse Voltaire envoie au pliilosoplie de Colmar, pour ses
a'ufs de Pâques, ces deux petits sermons^ de carême. M'^'-' Denis
et lui l'aimeront toujours.
315i. — DE M. DUPONT î.
J'ai reçu vos deux sermons : qu'ils sont beaux, mon révérend père !
Ali! que j'aurais de goût pour le pain de la parole, si ceux qui le distri-
buent savaient le pétrir comme vous !
Vous faites ressusciter en moi des germes de sentiments ([ui languis-
saient. Vous remontez les ressorts de mon âme, et je m'aperçois ipie si vous
vouliez, vous pourriez bien faire mon esprit, comme il me souvient que
vous faisiez votre corps. Quoique vous n'ayez jamais tort avec moi, j'oserai
cependant vous dire que le Tout est bien n'est pas mal. Jl serait assez gentil
que cette leçon fit des progrès. Les conséquences en sont admirables; mais
vous voulez faire votre paix, et vous sacrifiez une assez bonne citadelle dont
le parti peut se passer. Votre Loi iiaurelle est divine. Si les législateurs
hébreux et auti-es parlaient ainsi, quel charme de les écouter ! Je ne vous en
dirai pas davantage, mon révérend père, crainte de vous mal louer. Il fau-
drait savoir parler comme vous pour s'en acquitter dignement. Adieu.
Prêchez de temps en temps, et n'attendez pas la fin du carême pour m'en-
voyer vos sermons, sans quoi je pourrai bien aller en Suisse pour les
cntondre.
Je ne sais rien dire autre chose à M™*^ Denis, sinon que je l'admire, et
que j'ose l'aimer.
3155. — A M. LE DUC D'UZÈS».
Au.\ Délices, pris de Genève, 16 avril.
Vous voyez, monsieur le duc, l'excuse de mon lonj^; silence
flans la liberté que je prends de ne pas écrire de ma main. Mes
yeux ne valent pas mieux que le reste de mon corps. Il faut que
vous ayez plus de courage que moi, puisque vous écrivez de si
jolies lettres avec un rhumatisme ; mais c'est que vous avez au-
tant d'esprit que de courage,
1. ^I. de Voltaire m'a écrit ce billet en m'en voyant ses deux poCines sur le
Désastre de Lisbonne et la Loi naturelle. (Xotcde Dupont.)
2. Lettres inédites de Voltaire, etc., t821.
3. Voyez tome XXXVII, page 175.
ANNÉE 4 7oC). 27
Il est vrai, monsieur le duc, que je me suis avisé, il y a quel-
ques années, d'argumenter en vers sur la Religion naturelle avec
le roi de Prusse. C'était tout juste immédiatement avant que lui
et moi chétif nous fissions l'un et l'autre une petite brèche à
cette religion naturelle, en nous fâchant très mal à propos, .Mais
il n'est pas rare à la nature humaine de voir le bieni et de faire
le mal. On a imprimé à Paris ce petit ouvrage depuis quelque
temps, mais entièrement défiguré, et on y a joint des fragments
d'une jérémiade sur le Désastre de Lisbonne et d'un examen de cet
axiome Tout est bien. Toutes ces rêveries viennent d'être recueil-
lies à Genève; on les a imprimées correctement avec des notes
assez curieuses. Si cela peut amuser votre loisir, je donnerai le
paquet à M. de Rhodon-, qui sans doute trouvera des occasions
de vous le faire tenir.
Puisque vous me parlez des péchés de ma jeunesse, je vous
assure que vous n'avez point la véritalile Jeanne. Celle qu'on a
imprimée et celles qui courent en manuscrit resseml)lent à toutes
les filles qui prennent le beau nom de pucelles sans avoir Tlion-
neur de l'être. Bien des gens à qui le sujet plaisait se sont avisés
de remphr les lacunes. Je peux vous assurer que ce motdefîien-
Aimè^ n'est pas dans mon original ; il n'est fait que pour le Can-
tiques des canliques. Si mon âge, mes maladies, et mes occupations,
me permettaient de revoir ces anciennes plaisanteries, qui ne
sont plus pour moi de saison, et si le goût vous en demeurait,
je me ferais un plaisir de mettre entre vos mains l'ouvrage tel
que je l'ai fait; mais ce n'est pas là une besogne de malade.
Quant à la foule de mes autres sottises, les frères Cramer en
achèvent l'impression à Genève. Je n'en fais point les honneurs,
lis ont entrepris cette édition* à leurs risques et périls, et j'ai eu
des raisons pour ne pas vouloir en garder plusieurs exemplaires
en ma possession. Ma santé, d'ailleurs, est dans un état si déplo-
1. Médée, dans le septième livre des Métamorphoses d'Ovide, dit :
Video meliora, {iroboquc ;
Détériora scquor.
2. Ce ^I. de Rhodon était sans doute un Genevois que Voltaire appelle le fier,
te vaillant Rliodon, dans le chant II de la Guerre civile de Genève.
3. Voltaire fait allusion à ces vers sur Louis XV, qui se lisaient dans quelques
manuscrits de la Pucelle (chant XV) :
Louis le quatorzième,
Aieul d'un roi qu'un méprise et qu'on aime.
4. Vo3'ez la lettre 314L
28 CORRESPONDANCE.
rablo, que j'évite avec soin tout ce fjiii pourrait entraîner quelque
discussion.
Je fais des vœux, en qualité de bon Français et de serviteur
de M. le maréclial de IJirlioiieu, pour qu'il arrive dans l'île de
Minorque avant les Anglais ; et je crois qu'on a beau jeu ([uand
on part de Toulon, et qu'on joue contre des gens qui ne sont pas
encore partis de Portsmoutli. J'oserais bien penser comme vous,
monseigneur, sur Calais; mais vous avez probablement à la cour
qucbiue Annibal qui croit qu'on ne peut vaincre les Romains que
dans Rome^.
Pardonnez, nionsoigneur, à un pauvre malade ([ui peut à
])f'ine écrire, et ([iii aous assure de son tendre respect et de son
entier dévouement.
3156. — A M. LF MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 16 avril.
C'est un trait digne de mon héros de daigner songer ;'» son
vieux petit Suisse, quand il s'en va prendre ce Port-Malion.
Savez-vous bien, monseigneur, que l'île de Minorque s'appelait
autrefois l'île d'Aplirodise, et qu'Aplirodise, en grec, c'est Vénus?
Je me llatte que vous donnerez pour le mot : Venus victrix; cela
vous siéra à merveille. Ce mot-là ne réussit pas mal à un de vos
devanciers, qui eut aussi allaire en son temps aux Anglais et
aux dames-.
Je ne conçois pas comment les Anglais pourraient s'opposer
à votre expédition. Ils ont quatre cent cin(]uante lieues à tra-
verser avant d'être dans la mer de vos îles Baléares ; et quand
même ils arriveraient à temps, auront-ils assez de troupes? Vous
n'avez [)i\s cent lieues de traversée. Si le sud-ouest vous est con-
traire, ne l'est-il pas aussi aux Anglais? Enlln j'ai la meilleure
opinion du monde de votre entreprise. Il vient tous les jours des
\nglais dans ma retraite. Ils me paraissent très-facbés d'avoir
chez eux des llanovriens, et ils ne croient pas qu'on puisse vous
empêcber de prendre Port-Malion, fussiez-vous quinze jours aux
îles d'IIyères. Comme on peut avoir quelques moments de loisir
sur le Foudrinjunt, dans le cbemin, je prends la libcrtc grande^ de
1. Annibal l'a prédit, croj'ons-cn co grand liomnio :
On no vaincra jamais les Romains que dans Romo.
(Mitinidale, acte III, se. i.)
2. Le cardinal de Richelieu, arrii'To-prrand-nnclc du maivclial.
3. Mémoires du chevalier de Gramont, chaii. m.
ANNÉE 1736. 29
VOUS envoyer mes Sermons : ils ne sont ni gais ni galants ; ils
conviennent au saint temps de Pâques. Ils sont bien sérieux,
mais votre sphère d'activité s'étend à tous les objets. S'ils vous
ennuient, vous n'avez qu'à les jeter dans la mer. Je ne dirai Tout
est bien que quand vous aurez pris la garnison de Port-Malion
prisonnière de guerre. En attendant, je songe assez tristement
aux choses de ce monde. J'ai reçu de Huenos-Ayres le détail de la
destruction de Quito ; c'est pis que Lisbonne. Notre globe est
une mine, et c'est sur cette mine que vous allez vous battre.
Vous savez que les jésuites du Paraguai s'opposent très-sain-
tement aux ordres du roi d'Espagne i. Il envoie quatre vaisseaux
chargés de troupes pour recevoir leur bénédiction. Le hasard a
fait que je fournis, pour ma part, un de ces vaisseaux dont une
petite partie m'appartenait. Ce vaisseau s'appelle le Pascal. Il est
juste que Pascal combatte les jésuites; et cela est plaisant. Pardon
de bavarder si longtemps avec mon héros. M""= Denis et moi, nous
lui présentons nos tendres respects, nos vœux, nos espérances,
notre impatience.
3t57. — A MADAME DE FONTAINE,
A PARIS.
Aux Délices, 16 avril.
Les Délices sont un hôpital, ma chère nièce; nous sommes
sur le côté, votre sœur et moi ; notre Esculape-Trouchin ne peut
pas être partout. Songez à conserver la santé qu'il vous a rendue.
Il arrive bien souvent, dans les maladies chroniques comme les
nôtres, qu'un remède agit heureusement les quinze premiers
jours, et cesse ensuite de faire son eflet. C'est ce que j'ai éprouvé
toute ma vie, et que je souhaite que vous n'éprouviez pas.
Dès que votre sœur et moi nous aurons repris un peu de
force, nous ferons un petit voyage ^ indispensable. Ne manquez
pas de nous écrire toujours aux Délices, et de nous informer de
votre marche, afin que nous puissions aller au-devant de vous,
et que nous ne soyons pas d'un côté tandis que vous arriverez
de l'autre.
Je crois qu'on ne s'embarrasse pas plus à Paris de nos flottes
et de la vengeance qu'il faut prendre des Anglais que du système
de Pope et de la Loi naturelle. Cependant je suis fâché qu'on ait
1. Voyez la lettre 309G.
2. A Berne et à Soleure.
30 CORRESPONDANCE.
imprimé mos petits sermons: jo les ai rendus beaucoup plus
corrects et i)lus édifiants, avec de belles notes Tort instructives
pour les curieux. Je vous enverrai tout cela comme je i)ourrai.
Vous voyez «pie je suis bon Français ; je conihats les Anj^lais à ma
façon. Je suis comme Diogène, qui remuait son tonneau pendant
que tout le monde se préparait à la guerre dans Athènes.
Je pourrai bien écrire rpiclquc j)elite flagornerie ^ à notre
docteur, si j'ai quelques moments heureux; mais à présent à
peine puis-jc dicter une mauvaise lettre en prose, et vous dire
combien jo vous aime.
Uonsoii-, ma chère nièce; j'embrasse votre frère, et fils, et
mari, et tout ce que vous aimez.
31Ô8. — A M. TJ',0.\CHIN2,
M K D K C I \ .
Auï Délices, 18 avril.
Depuis que vous m'avez quille,
Je retombe dans ma soulTrance;
Mais je m'immole avec gaité,
Quand vous assurez la santé
Aux iietits-fils des rois de Franco.
\'olre absence, mon cher Esculape, ne me coûte que la perte
d'une santé faible et inutile au monde. Les Français sont accou-
tumés à sacrifier de tout leur C(eur quelque chose de plus à leurs
princes.
Monseigneur le duc d'Orléans et vous, vous serez tous deux
bénis dans la postérité.
II est des préjugés utiles,
11 en est de bien dangereux ;
11 fallait, pour triompher d'eux,
Un père, un héros courageux,
Secondé do vos mains habiles.
Autrefois à ma nation
J'osai parler dans mon jeune âge
De cette invcalatiun^
1. Vojcz la lettre suivante,
2. Théodore Troiuhin. fils d'un riclie banquier de Genève, y naquit en 1700.
fut élève de lioerhaave, et devint lui-monio uu célèbre médecin. Il est mort à
Paris le 30 novembre 1781.
3. Voyez tome XXll, ijuye 111.
ANNÉE i7o6 3t
Dont, grâce à vous, on fait iisago.
On la traita de vision ;
On la reçut avec outrage,
Tout ainsi que YaUraclion i.
J'étais un trop faible interprète
De ce vrai qu'on prit pour erreur,
Et je n'ai jamais eu l'honneur
De passer chez moi pour prophète.
Comment recevoir, disait-on,
Des vérités de l'Angleterre !
Peut-il se trouver rien do bon
Chez des gens qui nous font la guerre !
Français, il fallait consulter
Ces Anglais qu'il vous faut combattre :
Rougit-on de les imiter,
Quand on a si bien su les battre '?
Egalement à tous les yeux
Le dieu du jour doit sa carrière ;
La vérité doit sa lumière
A tous les temps, à tous les lieux.
Recevons sa clarté chérie,
Et, sans songer quelle est la main
Qui la présente au genre humain,
Que l'univers soit sa patrie.
Une vieille duchesse anglaise aima mieux autrefois mourii*
de la fièvre que de guérir avec le quinquina, parce qu'on appe-
lait alors ce remède la poudre des jésuites. Beaucoup de dames
jansénistes seraient très-fâchées d'avoir un médecin moliniste.
Mais, Dieu merci, messieurs vos confrères n'entrent guère dans
ces querelles. Ils guérissent et tuent indifféremment les gens de
toute secte.
On dit que vous prendrez votre chemin par Lunéville. Faites
vivre cent ans le hienfaiteur - de ce pays-là, et revenez ensuite
dans le vôtre. Imitez Hippocrate, qui préféra sa patrie à la cour
des rois.
Vos deux enfants me sont venus voir aujourd'hui; je les ai
reçus comme les fils d'un grand homme. Mille compliments à
xM. de Lahat, si vous avez le temps de lui parler.
Je vous embrasse tendrement.
1. Voyez tome XXII, page 132.
2. Stanislas, surnommé le Bienfaisant,
32 CORRESPONDANCE.
:51.j9. — A .M. lîOliDlîS 1.
Aux Délices, avril.
Soyez bien sûr, monsieur, que votre lettre me fait i)lus de
plaisir que tout ce que vous auriez pu nrenvoyer d'Italie, soit opéra,
soit (ifiinis Dei. Nous sommes très-fticliés, M"" Denis et moi, que
vous n'ayez pas pu prendre votre route par Genève. Après avoir
vu des ])alais et des cascades, et après avoir entendu des Miserere
à quatre chœurs, vous auriez vu, dans une retraite paisible,
deux espèces de philosophes pénétrés de votre mérite. J'ai eu
longtemps un extrême désir de faire le voyage dont vous reve-
nez ; mais ù présent je n'ai plus d'autre passion que celle de res-
ter tranquille chez moi, et d'y pouvoir recevoir des hommes
comme vous. Je fais bien plus de cas d'un être pensant (]uc de
Saint-Pierre de r.ome; et ce n'est pas trop la peine, à mon âge,
d'aller dans un pays où il faut demander la permission de pen-
ser à un dominicain.
M. l'abbé Pernetti - m'a mandé qu'il fallait deux vers pour
l'inscription de votre salle de spectacle, et qu'il ne fallait que
deux vers. La langue française, qui, par malheur, est très-ingrate
pour le style lapidaire, rend cette besogne assez malaisée. Quatre
vers en ce genre sont plus aisés à faire que deux. Cependant je
vous prie de dire à M. l'abbé Pernetti que j'essayerai de lui obéir
et de lui plaire. J'ai encore heureusement du temps devant moi ; on
dit que votre salle ne sera prête que pour l'automne. Je me flatte
qu'avant ce temps-là il faudra faire des inscriptions pour la sta-
tue de M. le maréchal de Richelieu, à Minorque.
Adieu, monsieur; conservez-moi une amitié dont jf sens vive-
ment tout le prix.
31G0. — DE M. LE DUC DE LA VALL1ÈRE3.
A \ersailles, ce "i^ avril 17.")(î.
Je vais irpondrc iivec le plus grand plaisir du monde, mon clier Vol-
taire, à toutes les (|uestions (|ue vous me faites : commençons par le moins
intéressant, et le plus aisé. J'habite toujouis Montrouge ; je suis comme
Proserpine, juste la moitié de ma vie à Versailles, l'autre moitié dans ma
1. Ch. Bordes, auquel est adresst^c la lettre 2061.
2. Nous ne connaissons jusqu'à présent aucune lettre de Voltaire à Jacques
Pernetti, antérieure à celle du 22 au^'ustc ITCiO. (Cl.)
3. Mémoires sur Voltaire, etc., par Lons^champ et Wagniére, 182G.
ANNÉE 1756. 33
retraite délicieuse à tous égards; jamais un inoment à Paris; je ne vais plus
à Champs; il m'est impossible, à la vie que je mène, d'en jouir, et je le
regarde précisément comme une maîtresse qui serait allée s'établir au nou-
veau monde. Il se pourrait quelquefois qu'il m'en revînt des images
agréables, mais je ne m'en croirais pas moins dans le cas d'en prendre une
autre. Quant à l'abbé de Voisenon, hélas! dans ce moment-ci c'est une
brebis égarée; l'Amour me l'a ravi. Plus épris qu'un jeune écolier, il ne
quitte plus l'objet de sa tendresse, et je crains d'autant plus pour sa sanlé
(jue je ne crois point du tout qu'elle soit d'accord ni avec son ardeur ni avec
son bonheur. DeUx accès d'asthme ne me l'ont point encore ramené; il
touche au troisième, et je le reverrai : mauvais moment, comme vous voyez,
pour lui proposer ce que je désire; et puis, à tout seigneur tout honneur '.
Passons au plus intéressant. Un rayon de la grâce a éclairé, mais sans
ivresse-; quelques changements médiocres en sont le seul témoignage. On
ne va plus au spectacle, on a fait maigre trois jours de la semaine, pendant
tout le carême, mais sous la condition qu'on n'en serait point incommodée.
Les moments qu'on peut donner à la lecture sont vraisemblablement em-
ployés à de bons livres ; au reste, la même vie, les mêmes amis, et je me
flatte d'être du nombre ; aussi aimable qu'on a jamais été, et plus de crédit
que jamais. Voilà la position où l'on est, et qui fait qu'on voudrait des
psaumes de votre façon. L'on vous connaît, on vous a admiré, et l'on veut
vous lire encore; mais l'on est bien aise de vous prescrire l'objet de ses
lectures. Ainsi, je vous le répète, il faut que vous nous donniez une heure
par jour, et bientôt vous verrez que vous aurez satisfait et à nos désirs, et à
votre réputation. Je vous le dis encore, et en vérité sans fadeur, de tout
temps vous avez été destiné à faire cet ouvrage. Vous vous le devez, et à
nous aussi, et c'est une marque d'attention à laquelle le bon prophète sera
très-sensible; je le serai aussi très-sincèrement à cette preuve d'amitié de
votre part, et j'en attends incessamment les heureux essais.
A l'égard de l'opéra prussien [Mérope]^ de la fm de la Pucelle que vous
m'avez promise, et des autres choses que vous me faites espérer, envoyez-
les à Genève, à M. Vasserot de Chàteauvieux : il me les enverra par le
premier ballot qu'il m'adressera. Je vous demande deux exemplaires de
vos deux poëmes avec les notes', l'un pour M'"" de Pompadour, l'autre
pour moi. Envoyez-les-moi par la poste avec une première enveloppe à
mon nom, et par-dessus une autre à M. de Malesherbes, premier président
de la cour des aides. Il est accoutumé à en recevoir beaucoup pour moi. Vous
feriez bien d'y joindre un ou deux psaumes, je vous en remercie d'avance^.
1. On peut conjecturer de ce que dit ici le duc de La Vallière que Voltaire,
en éludant la demande qu'on lui faisait touchant des psaumes, aurait engagé le
duc à s'adresser à l'abbé de Voisenon, qu'on appelait l'évêque de Alontrouge,
pour remplir un thème qui était plus de sa compétence que de celle d'un laïque.
2. Il s'agit ici de M""^ de Pompadour.
3. Sur la Loi naturelle et sur le Désastre de Lisbonne.
4. Voltaire ne fit point de psaumes. — Voyez tome IX, page 481, et ci-après la
lettre à Thieriot du 11 juin 1759.
39. — CORRESPO.NDANCE. VII. 3
34 CORRESPONDANCE.
3101. — A M. PAUIS-DtVERNEY I.
Aux Délices, le 26 avril.
Il y a un mois, monsieur, quo je devais vous renouveler mes
remerciements, car il y a un mois que je jouis du ])laisir de voir
s'épanouir sous mes fenêtres les belles fleurs que vous eûtes la
bonté de m'envoyer l'an passé. Je fais d'autant plus de cas des
plaisirs de cette espèce que malbcureusement je n'en ai plus
guère d'autres. Pour vous, monsieur, vous jouissez d'un bonheur
plus précieux, de la santé, de la considération, et de la gloire
que vous avez acquise. Ce sont là de belles fleurs qui valent
mieux que des jacinthes, dos renoncules, et des tulipes.
Je crois que ni vous ni moi ne serons fâchés d'apprendre la
prise de Minorque par M. le maréchal de Richelieu. Vous vous êtes
toujours intéressé à sa gloire, comme je l'ai vu prendre à cœur
fout ce qui vous regardait. S'il venge la France des pirateries
anglaises, il lui faudra une nouvelle statue à Port-Mahon ; et si
les Anglais ont été assez malavisés pour ne pas prendre de justes
mesures, ils auront la réputation d'avoir été de bons pirates et
de très-mauvais politiques.
Adieu, monsieur; conservez-moi un souvenir qui me sera tou-
jours infiniment précieux. Vous voulez bien que je présente ici mes
très-luimbles obéissances à monsieur votre frère-. Je le crois à
présent à Brunoy, comme vous à Plaisance ^ n'ayant plus l'un et
l'autre que des occupations douces qui exercent l'esprit sans le
fatiguer. Vivez l'un et l'autre plus que le cardinal de Kleury,
avec le plaisir et la gloire d'avoir fait plus de bien à vos amis
que jamais ce ministre n'en a fait aux siens, supposé qu'il en
ait eu.
31G2. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA».
Aux Délices, près de Genève, 26 avril.
Madame, je me doutais bien de quel avis serait Votre Altesse
sérénissime. Le plaisant de raiïairc, c'est qu'à Paris, (juand on a
1. Juseiili P;iris-I)uverney, le troisième des quatre frères Paris, créateur de
l'École militaire, dont il fut intendant j mort le 17 juillet 1770.
2. Paris de Moiitmarlel.
3. ;\Iaison de campaj^ne de Pàris-Duvernoy.
4. Editeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 17 56. 3S
VU l'ouvrage adressé à une princesse, on a cru que cette prin-
cesse était une sœur^ de..., et on l'a imprimé avec son nom. Je
n'ai eu qu'à me taire, et je laisse les prêtres et les philosophes
se battre.
Les Français et les x\nglais doivent se battre, à présent, un
peu plus sérieusement. M. de Richelieu attaque à présent le
Port-Mahon, et la flotte anglaise n'a pas encore paru pour le
défendre. Si elle n'arrive que pour être témoin de la prise,
l'Angleterre perdra son crédit dans l'Europe.
Il est toujours très-conflrmé, par les lettres que je reçois de
Buenos-Ayres, que les jésuites font, de leur côté, très-respectueu-
sement la guerre au roi d'Espagne, et qu'ils empêchent les
peuples du Paraguai de lui obéir.
Les mêmes lettres m'apprennent les détails inouïs de la des-
truction de Quito, au Pérou. C'est bien pis qu'à Lisbonne : la
terre y a tremblé pendant trois mois. Le Tout est bien est un peu
dérangé en Amérique, en Europe et en Afrique. Il se passe tou-
jours des scènes sanglantes en Asie, tant en Perse que dans l'In-
doustan. Jugez, madame, s'il est doux de vivre à Gotha.
On dit, à Genève, que Votre Altesse sérénissime pourrait bien
y envoyer le prince son second fils, pour y faire quelque temps
ses études. Que ne suis-je assez heureux pour que cette nouvelle
soit vraie! ou plutôt, que ne puis-je, dès à présent, venir faire
la cour à la mère, et mettre à ses pieds un cœur qui sera tou-
jours pénétré pour elle et pour toute son auguste famille du
plus profond respect et du plus inviolable attachement I
3163. — DE STANISLAS,
ROI DE POLOGNE.
A Luuéville, le -7 avril.
J'ai reçu, monsieur, avec un plaisir sensible votre lettre-, que M. le
comte de Tressan m'a rendue. Je suis charmé de voir que dans votre
retraite, qui pourrait faire croire que vous avez renoncé aux amorces du
monde, vous vous souveniez de ceux qui ne vous oublieront jamais. Je ne
saurais répondre à ce que vous me dites de plus flatteur que par vos propres
idées. On peut envier en effet aux cantons que vous habitez la douceur
dont ils jouissent par votre présence, et pUiindre ceux qui en sont privés.
Si vous m'attribuez le désir de rendre mes sujets heureux, soyez persuadé
1. La margrave de Baireuth, sœur de Frédéric II.
2. Sans doute celle dont il est question dans la lettre 3098.
36 CORRESPONDA^^CE.
qu'en vous (lêclanint celui de cœur, un des plus vifs plaisirs que je ressens
est de vous savoir, i)artout où vous ôLes, aussi parfaitement content que
vous le méritez, et aussi constamment que je suis, avec toute estime et con-
sidération, votre tros-ancctionné,
Stanislas, roi.
3164. — A M. LE MAKEGFf AL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, près de Genève, aM-il.
Prenez Port-Malioii, mon licros; c'est mon affaire. Vous savez
qu'un fou d'Anglais parie vingt contre un, à bureau ouvert dans
Londres, qu'on vous mènera prisonnier en Angleterre avant
quatre mois. J'envoie commission à Londres de déposer vingt
guinécs contre cet extravagant, et j'espère bien gagner quatre
cents livres sterling, avec quoi je donnerai un beau feu de joie
le jour que j'apprendrai que vous avez fait la garnison de Saint-
Philippe prisonnière de guerre. Je ne suis pas le seul qui parie
pour vous. Vous vengerez la France, et vous enrichirez plus d'un
Français. Je me flatte que, malgré la fatigue et les chaleurs, la
gloire vous donne de la santé, à vous et à M. le duc de Fronsac.
\ ous avez auprès de vous toute votre famille. Permettez-moi de
souhaiter que vous buviez tous à la glace dans ce maudit fort
de Saint-Philippe, couronnés de lauriers comme des Romains
triomphant des Carthaginois.
Je n'ose pas vous supplier d'ordonner h un de vos secrétaires
de m'envoyer les bulletins; mais, si vous pouvez me faire cette
faveur, vous ne pouvez assurément en honorer personne plus
intéressé à vos succès.
l\'rmettez que les deux Suisses vous présentent leur tendre
respect.
3165. — A M. TUIEIIIOT.
Au.v Délices, 30 avril.
Je viens de lire la gazette, et, en conséquence, je vous prie,
mon ancien ami, de faire corriger la nole^ sur IJayle, s'il en est
temps. Je ne veux point me brouiller avec gens qui traitent si
1. Voyez la lotlre 3166. L'arrûl de la cour de parlement du 9 avril 1756, sur le
réquisitoire d'Omer Joly de Flcury. condamnait à être supprimés ou lacérés et
brûlés, non le Dictionnaire de Baijle, mais son Analyse raisonnee (par le Jésuite
de Mai-sy), 17.55, 4 vol. in-12 (auxquels Robiuet en ajouta quatre en 1773); la Cliris-
tiade, dont il est parlé tome \X, page 3"2; les première et seconde parties de
V Histoire iltt peuple de Dieu, par Berrmjer.
ANNÉE 1756. 37
durement Pierre Bayle. Le parlement de Toulouse honora un
peu plus sa mémoire; mais altri tcmpi, altre cure.
L'auteur des Notes sur le Sermon de Lisbonne ne pouvait pré-
voir qu'on ferait une Saint-Bartliélemy de Bayle, du pauvre
jésuite Berruyer, de l'évêque de Troyes^ et de je ne sais quelle
Christiade. Il faut retrancher tout ce passage : « Je crois devoir
adoucir ici, etc. » (page 20), et mettre tout simplement: « Tout
sceptique qu'est le philosophe Bayle , il n'a jamais nié la
Providence, etc. ; » et, à la fin de la note, il faut retrancher
ces mots : « C'est que les hommes sont inconséquents, c'est
qu'ils sont injustes. » Ces mots étaient une prophétie; suppri-
mons-la. Les prophètes n'ont jamais eu beau jeu dans ce monde.
Mettons à la place : « C'est apparemment pour d'autres raisons
qui n'intéressent point ces principes fondamentaux, mais qui
regardent d'autres dogmes non moins respectables. » Je vous
prie, mon ancien ami, de ne pas négliger cette besogne ; elle est
nécessaire. Il se trouve, par un malheureux hasard, que la note,
telle qu'elle est, deviendrait la satire du discours d'un avocat
général- et d'un arrêt du parlement; on pourrait inquiéter le
libraire, et savoir mauvais gré à l'éditeur ; le pauvre père Ber-
ruyer sera de mon avis. Tâchez donc, mon ancien ami, de rac-
commoder par votre prudence la sottise du hasard.
Je crois actuellement M. de Bichelieu dans Port-Mahon ; il
n'est pas allé là par la cheminée^.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
3166. — A M. LE COMTE D'ARGE^^TAL.
Aux Délices, 3 mai.
Thieriotme mande, mon divin ange, que vous avez été content
de l'édition de mes sermons, que ma morale vous a plu, que les
Notes ont eu votre approbation ; mais vous saviez l'affront qu'on
venait de faire au père de l'Église des sages, à Bayle. On -s enait
de le traiter comme le père Berruyer et comme la Christiade;
on l'associait à l'évêque de Troyes. On brûlait tout, et Ancien et
Nouveau Testament, et mandements, et philosophie. Cette capilo-
tade est assez singulière, et le discours de M. Joly peu courtois
4. Voyez tome XVI, page 88.
2. Omer Jolj' de Fleury.
3. Richelieu s'introduisait chez .Al™" de La Popelinière par une cheminée tour-
nante.
38 CORRESPONDANCE.
pour lo i)hilosophe do Rottonlam. Alon niaiivais ange voulut
que, précisément dans ce temps-là, il se soit î,dissé au hout de
mon Pelil Carême une note sur lîaylc qui devient tout juste la
satire d'un jugement que j'ignorais, et du discours éloquent de
M. Joly de Fleury, que je n'avais pu deviner. Je n'ai été informé
que par les gazettes de l'arrêt contre l'Écriture sainte et contre
Bayle. .l'ai écrit aussitôt à Thieriot, l'éditeur; je l'ai prié de ré-
former ma scandaleuse note faite si innocemment. Je ne veux
pas être brillé avec la Bible; à moi n'apjjartient tant (riionneur.
Il est certain qu'il y a deux ou trois petits mots qui doivent dé-
plaire beaucoup à M. Joly de Fleury : « Que ceux qui se déchaî-
nent contre Laylc apprennent de lui à raisonner et à être mo-
dérés; » et, à la lin de la note: « C'est qu'ils sont injustes, »
Encore une fois, je ne pouvais deviner que des hommes qui
raisonnent, qui sont modérés et justes, traitassent Bayle comme
ils l'ont fait ; mais je ne dois pas le leur dire. Vous venez toujours
à mon secours, mon ange; mais en est-il temps? et Thieriot
n'a-t-il pas déjà fait imprimer ma bévue? Je vous supplie aussi
de ne pas permettre qu'on gâte ce vers :
L'empereur ne peut rien sans ses chers électeurs ^
Le mot de cher est celui dont il se sert en leur écrivant. Ce sont
ces mots propres et caractéristiques qui font le mérite d'un vers.
Qu'avec ses électeurs est dur et faible. Je voudrais bien n'être ni
brûlé ni mutilé.
Je mérite ces grâces de vous, puisque je vous fais faire deux
tragédies à la fois sous mes yeux. La première est ce Dotoniatc,
ce Mcèphore, que .le conseiller- genevois raccommode; la se-
conde est Alccste, à laquelle votre très-humble servante, ma
nièce, travaille tout doucement. Il ne reste plus que moi ; mais
je vous ai déjà dit qu'il me fallait du temps, de la santé, et
flatus dicinus. J'attends le moment de la grâce. Si mon état con-
tinue, je serai un juste à qui la grâce aura manqué. Je ne peux
d'ailleurs songer à présent qu'à Port-Mahon. Je me flatte que
vous apprendrez ])ientùt la réduction de toute l'île. Ce sera là un
beau coup de théâtre, un beau dénoilmcnt; mais, en vérité, il
est plus aisé de prendre Minorque que de faire une bonne tra-
gédie à mon âge. Je ne connais plus les acteurs ; je suis loin de
1. Im Loi naturelle, seconde partie, v. 11».
2. l'r. Tronchin.
ANNÉE 17o6. 39
TOUS, Les sujets sont épuisés, et moi aussi. Il n'y a que le cœur
qui soit inépuisable. Je voudrais bien que les talents fussent
comme l'amitié, qu'ils augmentassent avec les années. Adieu ;
mille tendres respects à tous les anges.
3167. — A 31. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 3 mai.
Mon liiros, recevez mon petit compliment^ ; il aura du moins
le mérite d'être le premier. Je n'attends pas que les courriers
soient arrivés. Il n'y aurait pas grand mérite à vous envoyer de
mauvais vers quand tout le monde vous chantera. Je m'y prends
à l'avance ; c'est mon droit de vous deviner. Je vous crois à pré-
sent dans Port-Mahon ; je crois la garnison prisonnière de
guerre ; et si la chose n'est pas faite quand j'ai l'honneur de
vous écrire, elle le sera à la réception de mon petit compliment.
Une flotte anglaise peut arriver. Eh bien ! elle sera le témoin de
votre triomphe. Enfin pardonnez-moi si je me presse. Vous vous
pressez encore plus d'achever votre expédition. Il y a longtemps
que je vous ai entendu dire que vous étiez primc-sautier-.
Depuis plus de quarante années
Vous avez été mon héros;
J'ai présagé vos destinées.
Ainsi quand Acliille à Scyros
Paraissait se livrer en proie
Aux jeux, aux amours, au repos,
Il devait un jour sur les flots
Porter la flamme devant Troie :
Ainsi quand Pliryné dans ses bras
Tenait le jeune Alcibiade,
Phryné ne le possédait pas,
Et son nom fut dans les combats
Égal au nom de Miltiade.
Jadis les amants, les époux,
Tremblaient en vous voyant paraître ;
Près des belles et près du maître
Vous avez fait plus d'un jaloux;
Enfin c'est aux héros à l'être.
C'est rarement que dans Paris,
1. Riclielieu était entré h Port- Mahon vers le 20 avril; mais il ne parvint à
s'emparer du fort Saint-Philippe que le 28 juin suivant.
2. Montaigne, livre H, chapitre x.
40 CORRESPONDANCE.
Parmi les festins et les ris,
On démôle un j^rand caractère;
Le préjugé ne conroil pas
Que celui ([ui sait l'art de plaire
Sache aussi sauver les Étals :
Le grand homme échappe au vulgaire.
Mais lorsqu'aux champs de Fontenoi
Il sert sa pairie et son roi ;
Quand sa main des peuples de Gônes
Défend les jours et rompt les chaînes;
Lorsque, aussi prompt que les éclairs,
Il chasse les tyrans des mers
Des murs de Minorque opprimée.
Alors ceux qui l'ont méconnu
En parlent comme son armée.
Ciiacun dit : Je l'avais prévu.
Le succès fait la renommée.
Homme aimable, illustre guerrier,
En tout temps l'honneur de la France,
Triom[)hez de l'Anglais allier.
De l'envie, et de l'ignorance.
Je ne sais si dans Port-Mahon
Vous trouverez un statuaire;
Mais vous n'en avez plus affaire :
Vous allez graver votre nom
Sur les débris dé l'Angleterre ;
Il sera béni chez l'Ibère,
Et chéri dans ma nation.
Des deux Richelieu sur la terre
Les exploits seront admirés;
Déjà tous deux sont comparés,
Et l'on ne sait qui l'on préfère-
Le cardinal affermissait
Et partageait le rang suprême
D'un maître qui le haïssait;
Vous vengez un roi qui vous aime.
Le cardinal fut plus puissant.
Et même un peu trop redoutable :
Vous me paraissez bien j>lus grand,
Puisque vous êtes plus aimable.
Pardon, nionsoip:nour, d'un si énorme bavardage; vous avez
bien autre chose à faire.
ANNÉE 1756. 41
3168. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 5 mai.
Madame, je suis rempli d'étonncment et de reconnaissance à
la lecture de votre lettre, et j'ai, de plus, bien des remords. Com-
ment ai-je pu être si longtemps sans vous écrire', moi qui ai
encore des yeux ? et comment avez-vous fait, vous qui n'en avez
plus ?
Vous avez donc de petites parallèles que vous appliquez sur
le papier, et qui conduisent votre main? Vous n'avez plus besoin
de secrétaire avec ce secours; il ne vous faut plus qu'un lecteur.
Je ne lui ai donné guère d'occupation depuis longtemps ; mais
je n'en ai pas été moins occupé de vous, moins touché de votre
état. Je m'étais interdit presque tout commerce, n'écrivant que
de loin en loin des réponses indispensables. Accablé une année
entière, sans relâche, de travaux sous lesquels ma santé succom-
bait, et ayant de plus l'occupation d'une maison et d'un jardin,
et même de l'agriculture; enseveli dans les Alpes, dans les livres,
et dans les ouvrages de la campagne, je me sentais incapable de
vous amuser, et encore plus de vous consoler: car, après avoir
dit autrefois assez de bien des plaisirs de ce monde-, je me suis
mis à chanter ses peines. J'ai fait comme Salomon, sans être
sage ; j'ai vu que tout était à peu près vanité * et affliction, et qu'il
y a certainement du mal sur la terre.
Vous devez être de mon avis, madame, dans l'état où vous
êtes; et je crois qu'il n'y a personne qui n'ait senti quelquefois
que j'ai raison. Des deux tonneaux de Jupiter, le plus gros est
celui du mal : or, pourquoi Jupiter a-t-il fait ce tonneau aussi
énorme que celui de Gîteaux*? ou comment ce tonneau s'est-il
fait tout seul ? Cela vaut bien la peine d'être examiné. J'ai ou cette
charité pour le genre humain; car pour moi, si j'osais, je serais
assez content de mon partage.
Le plus grand bien auquel on puisse prétendre est de mener
une vie conforme à son état et à son goût. Quand on en est venu
là, on n'a point à se plaindre ; et il faut soufl'rir ses coliques pa-
tiemment.
1. La dernière lettre de Voltaire à M'"« du Deffant était du 1 juillet 1754.
2. Voyez, tome X, le Mondain ou la Défense du Mondain.
3. Ecclésiaste, chap. i^"".
4. Rabelais, dans son Gargantua, livre I"^"", chap. xxxviii, parle de la tonne de
Citeaux ; mais Le Duchat observe qu'il y a méprise, et qu'il fallait citer la tonne
de Clairvaux. (B.)
42 CORRESPONDANCE.
Je présume, madnnie, que vous lirez un l)ien meilleur parti
encore de votre situation que moi de la mienne. Vous êtes faite
pour la société ; la vôtre doit être recherchée par tous ceux qui
sont dignes de vivre avec vous. La privation de la vue vous rend
le commerce de vos amis plus nécessaire, et par conséquent plus
agréable: car les plaisirs ne naissent que des besoins. Il vous
fallait absolument Paris, vous auriez péri de chagrin à la cam-
pagne; et moi, je ne peux ])lus vivre que dans la retraite où je
suis. .\os maux sont dilVérents, et il nous faut de diUércnts re-
mèdes.
Il est vrai qu'il est triste d'achever sa vie loin de vous, et c'est
une des choses ({ui me font conclure que tout n'est pas bien. Tout
doit être bien pour M. le président Ilénault. S'il y a quelqu'un pour
qui le ])on tonneau soit ouvert, c'est lui. M. le maréchal de nichelieu
en boira sa bonne part, s'il prend les forts de Port-Malion. Cette
île deMinorque s'appelait autrefois l'île de Vénus; il est juste que
ce soit à M. de Richelieu qu'elle se rende.
Adieu, madame; soyez sûre que le bord du lac Léman n'est
pas l'endroitde la terre où vous êtes le moins chérie et respectée.
3169. — A M. THIEIllOT i.
Au-\ DtMices, 8 mai.
Votre lettre du 27 avril, mon ancien ami, a croisé la mienne.
Je ne sais si Lambert a impi'imé les sei-mons en question, mais
j'ai toujours sur les remarques les mêmes scrupules. J'en ai
aussi beaucoup sur les deux vers qu'on a substitués. Les chers
électeurs est le mot pro[)i-e. C'est le terme dont se servent toujours
les empereurs en leur écrivant ; et on est trop heureux quand le
mot propre devient une plaisanterie. Avec ses électeurs est d'une
l)latitude extrême. Le Père Berruyer peut trouver fort bon qu'on
le brûle; mais je vous demande en grâce qu'on ne me mutile
point..
Je sais bien que delà (jrùce ardent a se toucher- est une expres-
sion un peu hardie; mais elle est plus supportable que le vers
(fu'on a mis à la place ^ par la raison que mon vers dit quelque
chose, et que l'autre ne dit rien. Je vons prie d'avoir égard à toutes
mes requêtes, si vous faites imprimer ma rapsodie.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Vers 21 de la troisiùnie partie de la Loi naturelle.
3. « 'i'amlis qu'à ce bourreau loin d'oser l'arracher. »
ANNÉE 1706. 43
Je voudrais bien avoir les Pensées du citoyen de Montmartre';
vous êtes à portée de me les envoyer. Je ne sais ))()int encore
quand les Cramer mettront en vente leur édition. Je vais passer
quelques jours à mon ermitage, au bord du lac. Je vais de re-
traite en retraite. Vous qui êtes dans le fracas de Paris, au milieu
de ce qu'il y a de bon et de mauvais, vous devriez bien me mander
ce que vous croyez digne de l'être.
Bonsoir, mon cher ami ; portez-vous mieux que moi ; je serais
trop heureux si j'avais de la santé-.
3170. — DE CHARLES-THÉODORE,
ÉLECTEUR PALATIN.
Dusseldorf, ce 8 mai.
Je VOUS suis bien obligé, monsieur, du nouvel ouvrage que vous m'avez
envoyé, et que j'ai lu avec bien du plaisir et de la satisfaction. Ces deux
morceaux de poésie peuvent être mis au nombre de vos autres ouvrages,
desquels on peut dire, à bien juste titre, l'axiome de Pope : Toal ce qui
est est bien. En effet cela convient mieux à vos ouvrages, en particulier,
qu'à l'espèce humaine en général.
Je serais bien charmé si la belle saison où nous allons entrer me procu-
rait le plaisir de vous revoir à Schwetzingen cet été. Je compte y être au
commencement de juin. Peut-être que le changement d'air fera du bien à
votre santé. Sûrement je serai bien charmé de pouvoir passer bien des
heures si utilement et si agréablement avec une personne de votre mérite.
Soyez persuadé de l'estime avec laquelle je suis, etc.
Charles-Théodore, électeur.
3171. — A M. COLLM.
A Monrion, jeudi au soir, 13 mai.
Moucher Colini, je vous suis obligé de toutes vos attentions.
M"'« Denis répondra sur l'article de Palais^. Pour moi, j'ai à cœur
que Loup fasse un marché avec le batelier, et qu'il vous en in-
struise avant de conclure.
Je crois qu'il faudra que vous changiez de chambre, pendant
que l'on mettra en couleur le vestibule de l'escalier. Il faudra
1. Pensées philosophiques d'un citoyen de Montmartre, la Haye, 175G. Pamijlilet
du jésuite Sennemaud contre les pliilosophes.
2. Ce dernier alinéa est de la main de Voltaire.
3. Voltaire entend parler ici d'un provision de paille à prendre probablement
à Plain-Palais, quartier voisin des murs de Genève. — Loup était un domestique
de Voltaire agriculteur. (Cl.)
44 CORRESPONDANCE.
aussi que les iillcs, qui iogont on luiul, incllont leurs lits dans l'an-
cienne maison, ou ailleurs. Ce sera l'affaire de peu de jours. J'ai
extrêmement à cœur ce petit ouvrap:e, qui rendra la maison plus
projjre. Je vous prie d'ordonner <|u'on fasse travailler les che-
vaux, sans les trop fatiguer. .Nous ne partons pour Berne que
samedi malin.
Je ne puis trop vous remercier de l'attention que vous avez
eue de faire observer à MM. Cramer qu'il faut donner un coup
de ciseau à tous les cartons. Ayez, je vous prie, le soin de les
engager à n'y pas manquer.
Je vous embrasse; j'ai grande envie de vous revoir.
3172. — A M. COLIM.
A Monrion, l.j mai.
La bise nous a retenus; nous ne partons pour Berne que de-
main dimanche, au matin. Je suis très-sensible à tous vos soins.
Je recommande à votre grande industrie la porte grillée qui ne
ferme point. Si vous en venez à bout, je vous croirai un grand
arcliilecte. Pourriez-vous vous amuser à faire un nouveau plan
du jardin des Délices, où il n'y eût que des points en crayon?
Nous le remplirons ensemble à mon retour.
Je compte sur les coups de ciseaux des fratelli Cramer ; je vou-
drais aussi qu'ils allassent lentement avec Louis XIVS à qui j'ai
encore quelques coups de pinceau à donner.
M'""^ Denis vous a demandé un manteau fourré qui deviendra
inutile ; il ne le sera pas d'avoir nos lettres. Je crois qu'on pourrait
les adresser à Berne, où nous resterons quatre ou cinq jours au
moins.
Allez un peu aux nouvelles chez le résident-. II faut savoir
se i Francesi abbiano baltuto, o lo siano stati.
M"'" Denis, notre surintendante, approuve l)caucoup le marché
de la paille.
Addio, caro. V.
1. Le Siècle de Louis XIV faisait partie de Tcdition de 17o6 de ïEssai sur
l'UisUiiie ijéni'rale devenu Essai sur les Mœurs.
2, MontiJtTou.v, nommé dans la lettre 2914.
ANNÉE 17o6. 45
3173. — A M. COLINI.
A Berne ', 18 mai.
Si vous nous envoyez quelques lettres adressées aux Délices,
ne nous en envoyez à Berne qu'une fois, et gardez les suivantes
jusqu'à nouvel ordre, mon cher Colini: car nous sommes un peu
en l'air. Nous irons à Soleure-, delà nous retournons à Monrion,
et nous regagnons ensuite notre lac de Genève.
Je vous prie d'ordonner qu'on refasse le talus que les eaux
avaient emporté vers la Brandie, qu'on le sème de fenasse, et qu'on
laisse deux petites rigoles pour l'écoulement des eaux à travers les
liaies; c'est Loupqui doit prendre ce soin. Il faut que les charpen-
tiers fassent en diligence le berceau qui doit être posé vis-à-vis
la Brandie, et que l'on prépare des couleurs pour le peindre. Je
vous prie d'ordonner aux jardiniers d'arroser les fleurs et les
gazons de la terrasse. Je compte retrouver tout très-propre. Il faut
que Boësse ' presse les travailleurs. Voilà de bien menus détails.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
3174. — A M. COLINI.
A Berne, 23 mai.
Il faut que Loup fasse venir de gros gravier, qu'on en répande,
et qu'on raffermisse depuis le pavé de la cour jusqu'à la grille
qui mène aux allées des vignes. Ce gravier ne doit être répandu
que dans un espace de la largeur de la grille. Les jardiniers de-
vraient déjà avoir fait deux boulingrins carrés, à droite et à gauche
de cette allée de sable, en laissant trois pieds à sabler aux deux
extrémités de ce gazon, comme je l'avais ordonné.
Je prie M. Colini de recommander cet ouvrage, qui est très-
1. Voltaire alla voir à Berne le pasteur Bertrand, les avoyers Steiger et Tiller,
ainsi que le bannei'et Freudenreich. Il descendit à l'auberge du Faucon, rue du
Marché. (Cl.)
2. Chavigny, ambassadeur de France en Suisse, résidait à Soleure, et ce fut
lui que Voltaire alla y voir. Colini, qui parle de ce voyage dans ses Mémoires,
n'en connut jamais le motif précis ; il dit seulement que Voltaire, en allant à
Soleure, devait avoir des vues bien importantes. Je crois que Chavigny proposa à
l'ancien ami de Frédéric de retourner à Potsdam pour y négocier secrètement:
ce que Voltaire eut la prudence de refuser (voyez lettres 3180 et 3183). (Cl.)
— L'ermite des Délices fit un autre voyage à Soleure, comme le prouve la
date de sa lettre du 19 août 1758, à l'abbc de Bernis.
3. Valet de chambi'e de Voltaire.
46 COUllIÏSl'ONDANCF..
aisé à faire. Je recommande à Loup d'avoir soin de fermer la
grille d'entrée de ma maison les dimanches. 11 condamnera la
petite porte jaune «jui va de la cour au jardin, et il empêchera
d'entrer dans le jardin, et de le détruire, comme on a déjà fait.
Les allées de gazon qu'on a semées dans le jardin seraient abso-
lument g;\lées, et c'est une raison à opposer à l'indiscrétion des
inconnus qui veulent entrer malgré les domestiques.
Je prie M. Colini de renvoyer les maçons, au reçu de ma lettre :
ils n'ont plus rien à faire ; mais je voudrais que les charpentiers
pussent se mettre tout de suite après le berceau, du coté de la
Brandie.
Il faut que les domestiques aient grand soin de remuer les
marronniers, d'en faire tomber les hannetons, et de les donner
à manger aux poules.
Voilà à peu près , mon cher Colini , toutes mes grandes
affaires. Ne m.'envoyez point mes lettres à Berne, mais à
JMonrion.
Je vous embrasse. V.
317o. — A M. BERTRA.NDi.
A Monrion, "20 mai 170(5.
Mon cher monsieur, notre hôte- du Faucon doit me par-
donner de ne pas acheter ses tableaux, attendu que les dépenses
nécessaires vont avant le superflu, et qu'il faut commencer par
avoir du linge et des commodes avant d'avoir des curiosités. Je
pourrai, à mon retour à Berne, consoler notre ami Fersen par
quelques achats, car assurément je reviendrai vous voir. Quant
aux six louis d'or, je les lui donne du meilleur de mon cœur. Je
voudrais lui en avoir donné quatre fois davantage et avoir de-
meuré quatre jours de plus auprès de vous; il est vrai que tous
nos gens ayant leur argent à dépenser, indépendamment de ces
six louis, M""= Denis, ma trésorière, avait trouvé la somme un
peu forte, et que, jugeant par là du prix des tableaux, elle a
miieux aimé mettre mon argent à des draps et à des serviettes ;
ainsi, en brave économe, elle a donné la préférence à M. Pan-
chaud. Au reste, j'ai écrit un petit mot de consolation à cet Iwn-
1. Magasin universel, 18:58-1839, tome VI.
2. Voltaire ùtaiL allé voir à IJoruc le pasteur Bertrand, et avait logo à l'auberge
du Faucon, rue du Marché.
ANNÉE 4 756. 47
néte cabaretier, en dépit des vers d'Horace : Cauponibus atque mali-
gnis, perfidus hic caupo.
Je suis très-inquiet de la sauté de monsieur le banneret. La
mienne est pire que jamais. Je vous embrasse tendrement. V,
Point de nouvelles encore des fous français et des fous
anglais. Point de bataille navale, et le fort Mahon est prêt^ de se
rendre.
317G. — A M. THIERIOT.
A JMonrion, le 27 mai.
Je crois, mon ancien ami, que le braiment ^ de l'àne de
Montmartre est aux Délices. Je verrai ce que c'est, à mon retour
dans cet ermitage. Ma nièce de Fontaine y arrive incessamment.
J'aurais bien voulu qu'elle vous eût amené, et que vous aimas-
siez la campagne comme moi. Il y en a de plus belles que la
mienne, mais il n'y en a guère d'aussi agréables. Je suis rede-
venu sybarite, et je me suis fait un séjour délicieux; mais je
vivrais aussi aisément comme Diogène que comme Aristippe. Je
préfère un ami à des rois ; mais, en préférant une très-jolie mai-
son à une cliaumière, je serais très-bien dans la chaumière. Ce
n'est que pour les autres que je vis avec opulence ; ainsi je défie
la fortune, et je jouis d'un état très-doux et très-libre que je ne
dois qu'à moi.
Quand j'ai parlé en vers des malheurs des humains mes
confrères, c'est par pure générosité : car, à la faiblesse de ma
santé près, je suis si heureux que j'en ai honte. Je vous aimerais-
bien mieux encore compagnon de ma retraite qu'éditeur de mes
rêveries.
Les faquins qui poursuivent la mémoire de Bayle méritent le
mépris et le silence. Je vous remercie de supprimer la petite
remarque qui leur donne sur les oreilles. Tout le reste aura
son passe-port chez les honnêtes gens. Il est vrai que cette se-
conde édition paraît bien tard, et qu'on a donné trop de temps
aux sots pour répandre leurs préjugés sur la première. Celle-ci
est aussi forte; mais elle est mesurée et accompagnée de correc-
tifs qui ferment la bouche à la superstition , tandis qu'ils laissent
triompher la philosophie.
i. Voltaire a écrit pi'est : voyez une note, tome XIV, page 418.
2. Les Pensées philosophiques d'un citoyen de Montmartre (175G, in-12) que le
jésuite Sennemaud venait de publier conti'e les philosopUes.
48 CORRESl'ONDANCE.
Je vous ai drjà iiiaiu1(' qiu' je no suis i)as partisan de ce
vers :
Tandis ([ue de la grâce '
mais que j'aime mieux un vers hasardé qu'un vers plat.
Je ne sais pas ce qu'on veut dire par les prétendues dissen-
sions des Cramer-; il n'y en a jamais eu l'ombre. Ce sont des
gens d'une très-bonne famille de Genève, qui ont de l'éducation
et beaucoup d'esprit ; ils sont pénétrés de mes bienfaits, tout
minces qu'ils sont, et ont fait un magnifique présent à mon
secrétaire. Ce secrétaire, par parenthèse, est un Florentin'' très-
aimable, très-bien né, et qui mérite mieux que moi d'être de
l'Académie ddla Crusca.
Vous voilà donc moine de Saint-Victor* ; je l'ai été de Senones.
J'ai travaillé avec don Calmet pendant un mois. Je travaille ac-
tuellement avec des calvinistes, et je m'en trouve bien, excom-
munication à part.
Mandez-moi où il faut vous écrire. Intcrea raie, et me ama.
3177. — A M. TRONCIIIX, DE LYON s.
Monrion, 27 mai.
Nous espérons apprendre la prise du fort Saint-Philippe
par le premier ordinaire. L'amiral Byng ne paraît pas le plus
expéditif des hommes; il ne songe pas que la vie est courte,
et qu'il faut presser sa besogne. .AI. de Richelieu est un peu plus
alerte.
317S. — DE COLIM A M. PIERRE ROUSSEAU e.
Aux Délices, près de Genève, 4 juin 1756.
M. de Voltaire, monsieur, ne peut avoir l'tionneur de vous écrire, étant
actuellement très-malade. Il me charge de vous envoyer l'exemplaire qu'il
vous avait promis. Il n'a pas pu vous en envoyer plus tôt, ayant été long-
temps al)sent de sa maison des Délices auprès de Genève. Vous verrez,
monsieur, combien celte édition est dilTérente de la miséral)le rapsodie que
1. Vers 21 de /a Loi naturelle, troisième partie.
2. Gabriel et Philibert Cramer; voyez la lettre 3144 : Voltaire donnait sans
aucune rétribution ses ouvrages aux fi'ères Cramer.
3. Colini.
4. Abbaye supprimée en t790, et démolie en 1S13. (Cl.)
5. Éditeurs, de Cayrol et François.
6. Bibliothèque royale de Bruxelles, manuscrit 11Ô83.
ANNÉE 1756. 49
l'on a imprimée à Paris, et vous verrez par l'avis des éditeurs que la morale
de SCS ouvrages a autant d'approbateurs que de lecteurs. Dès que M. do
Voltaire pourra trouver quelque chose digne de vous être communiquée, il
ne manquera pas de vous l'envoyer à l'adresse que vous lui avez indiquée.
Jl n'a rien de plus à cœur que de vous témoigner les sentiments d'estime et
d'attachement que vous lui avez inspirés.
J'ai riionneur d'être, monsieur, etc.
Col INI.
3179. — A M. LE COMTE D'ARGEXTAL.
Aux Déhces, 4 juin.
Je VOUS ai envoyé, mon cher ange, mes sermons sous Tenve-
loppe de M. Bouret; mais, comme je me suis avisé de voyager
un mois dans la Suisse, il se peut faire qu'il y ait eu quelque
retardement dans l'envoi.
Vous voyez que la famille des Troncljin est dévouée aux arts ;
mais l'auteur aura des succès moins brillants que Tinoculateur.
Il vaut mieux suivre Esculape qu'Apollon. On a corrigé le Nicè-
phore et Y Alexis selon vos vues, mais non selon vos désirs. L'.l^
ccste est très-bien entre les mains de M""- Denis, puisque cela l'a-
muse, et que de plus c'est le triomphe des femmes. Pour moi, je
vous avoue que je n'aurais jamais osé traiter un pareil sujet. Je
doute fort que Racine en ait eu l'idée. Alceste peut faire à l'Opéra
le plus grand effet. Il eût été k souhaiter que Quinault eût fait
Alceste après Annide, dans le temps de la force de son génie, et
qu'il eût eu Rameau pour musicien.
Je ne protesterai point votre lettre de change pour une tra-
gédie, mais je demanderai du temps pour vous payer. Les édi-
tions de mes anciennes rêveries prennent le peu de temps que
ma misérable santé me laisse. Il faut joindre le Siècle de Louis XIV
à un tableau du monde entier depuis Charkmagne. Vous m'avoue-
rez qu'il est difficile qu'un malade puisse d'une main arranger
le monde et de l'autre faire une tragédie. Au reste, quand j'en
ferai une, je sens bien que je travaillerai pour des ingrats; mais
je travaillerai pour vous, mon cher ange, et vous me tiendrez
lieu du public. Je suis assez animé quand c'est à vous que je veux
plaire; mais, quand vous aurez une pièce du pays des Allobroges,
songez que l'on fait souvent des pièces allobroges à Paris; alors
vous me jugerez avec indulgence.
Auriez-vous lu ce recueil de Lettres^ de J/""' de Maintenon, de
1. Recueillies et retouchées par LaBeaumelle; Amsterdam, 1756, 9 vol. in-12.
39. — Correspondance. VII. 4
50 COKUI£Sl'OM)A.N':ii.
Louis XIV, etc.? y a-t-il quelque cliosedoiil un historien puisse
faire usage? Je ne tous parle que d'histoire: je vous en de-
mande parddu. M""= Denis vous dit les choses les plus tendres.
Elles seront hien rcrues, puisqu'elle fait une tragédie. M"'- de
Fontaine, qui n'en fait point, arrivera dans quelques jours dans
mon ermitage ; il est bien joli. J'en suis fùché, car je m'y attache,
fl il est trop loin de vous, mon cher ange. Mille tendres respects
à M"" d'Argental et à tous vos amis.
3180. — A M. TUIHIUOT.
Aux Délices, 'i juin.
Je reviens dans mon ermitage vers Genève, mon ancien ami,
sans savoir si mes petits sermons ont été imprimés à Paris comme
je les ai faits et comme je vous les ai envoyés ; mais je reçois une
lettre de M. d'Argental, qui met presque en colère ma dévotion.
Il me fait part d'un scrupule que vous avez eu, quand je vous ai
mandé que la condamnation un peu dure des ennemis de Bayle
ferait tort à l'édition et à l'éditeur. ^ ous avez fait comme tous les
commentateurs, vous n'avez pas pris le sens de l'auteur. Quel
galimatias, ne vous en déplaise, de regarder ce danger de l'édi-
Teur autrement que comme le danger d'imprimer un reproche
fait à un corps respectable! Comment avez-vous pu imaginer
que je pusse avoir un autre sentiment? Vous avez la bonté de
faire imprimer un ouvrage qui vous plaît, et je ne veux point
qu'il y ait dans cet ouvrage la moindre chose qui puisse vous
compromettre. Il faut que vous ayez le diable au corps, le
diable des licntley, des lîurmann, des variorum, pour expliquer
ce passage comme vous avez fait. J'attends des exemplaires reliés
de mon recueil de rêveries pour vous en envoyer. Je ne sais pas
quel parti prend Lambert; je voudrais bien ne pas désobliger
Lambert. Je voudrais aussi que les Cramer pussent profiter de
mes dons. 11 est diilicile de contenter tout le monde. Je viens de
parcourir une partie du Citoyen de Montmartre; c'est un àne qui
afliche sa patrie. J'apprends, par une voie très-sûre, que Fréron
et La Ueaumelle ' ont conqjosé cet infâme et ridicule libelle. On
me mande qu'il n'a excité que l'horreur et le mépris.
Cela n'empêche pas que La Beaumelle ne puisse avoir imprimé
dxîs Lettres originales de Louis Xn et de M"- de Maintenon, dont
1. Ce pamphlet n'est d'aucun des deux; voyez page 43.
ANNÉE 4756. 54
on pourra faire quelque usage dans la nouvelle édition du Siècle
de Louis XIV. Un scélérat et un sot peut avoir eu par hasard de
bons manuscrits. Je vous prie de me mander s'il y a quelque
chose d'utile dans ce recueil. Étes-vous à présent moine de
Saint-Victor? Que n'étes-vous venu faire vos vœux dans Tabbaye
des Délices avec M"" de Fontaine! Croyez que mon abbaye en
vaut bien une autre : c'est celle de Tliélème \ On m'en a voulu
tirer en dernier lieu pour aller dans des palais-, mais je n'ai
garde. Je vous embrasse tendrement.
P. S. Je vous envoie une nouvelle édition de mes sermons, et
vous prie de vouloir bien en distribuer à .AIM. d'Alembert, Dide-
rot et Rousseau. Ils m'entendront assez : ils verront que je n'ai
pu m'exprimer autrement, et lisseront édifiés de quelques notes;
ils ne dénonceront point ces sermons.
3181. — A M, DE BRExNLES.
Aux Délices, 9 juin.
Je m'intéresse plus à vous, mon cher ami, et à l'augmenta-
tion de votre famille, qu'à toutes les nouvelles des Iroquois et
de Port-Malion. Je vous prie de me mander où vous en êtes ;
avez-vous une fille ou un garçon? Comment se porte M""- de
Brenles? Instruisez un peu vos amis de tout ce qui vous regarde.
Quand vous verrez M. le bailli de Lausanne, je vous prie de
lui présenter mes obéissances et celles de M'"« Denis. Nous avons
été bien fâchés de partir sans avoir l'honneur de le voir. Avez-
vous reçu un petit paquet que le courrier se chargea, il y a
quelques jours, de vous remettre?
Si, par vos bontés ou par celles de M. Polier de Bottens, je
pouvais avoir un domestique intelligent, et qui même sût un peu
écrire 3, je vous serais infiniment obligé. >I""^ Denis et moi, nous
vous sommes attachés pour jamais. V.
1. Voyez Gargantua, livre I, chap. un.
2. Voyez page 43.
3. Colini quitta Voltaire en juin 1756. Wagnièrc, né vers 1740, mort vers 1807,
et qui était entré chez Voltaire en 1754, lui servait de copiste dès 1755, pendant
l'absence de Colini, à qui il succéda tout à fait en 1757. (B.)
52 . CORRESPONDANCE.
318-2. - A MADAM1-: LA DLCIII-SSE DE SAX E-(iO T II A '.
Aux Délices, près de Genève, 10 juin.
Madame, ({iic ma personne nest-ellc à vos pieds comme mon
cœur V csUKaudra-t-il que je meure sans cette consolation? Le
roi dePrussc veut bien me rappeler auprès de lui; mais Votre
\ltcssc sérénissiine sait que c'est Gotha seul que je regrette. Les
rois font semblant de s'aimer, ils se le disent dans leurs traités;
mais il n'y a qu'une souveraine de ma connaissance qui sache
se faire aimer véritablement. Les cœurs sont à elle ; les rois n'ont
que de l'encens.
Il est vrai, madame, que dans ces Mémoires de M""' de Mainte-
non, dont Votre Altesse sérénissime daigne me parler, l'encens
ne brûle guère pour les souverains. La Beaumelle déchire un
peu les vivants et les morts. Ce qui n'est pas de lui, ce qui est
(fun certain évêque d'Agen, dont il a pillé les mémoires manu-
scrits, est légèrement écrit. Ce qui est de La Beaumelle est d'un
étourdi sans bienséance et sans conséquence, qui veut avoir de
l'esprit à tort et à travers. On ne peut concevoir comment un
homme qui a eu le bonheur d'être en état de dire des vérités,
ayant d'excellents mémoires entre les mains, a pu vomir tant
d'impudents mensonges. Il n'y a point de vérité qu'il n'ait défi-
gurée par des calomnies, et point de calomnie (lu'il ne débite
avec une insolence brutale. Les grands seraient bien à plaindre
si la postérité les jugeait sur de tels écrits : ils sont entre la fiat-
lerie cl la calomnie ; mais la puissance les console.
Je ne sais si je me trompe, madame, mais il me semble qu'il
y a plus de vrai bonheur dans une cour comme la votre que
dans celles qui mettent deux cent mille hommes sous les armes,
et qui quelquefois font naître des millions de murmures justes
ou injustes. Y a-t-il donc quelque chose de préférable à la dou-
ceur do gouverner en repos un peuple heureux? Il paraît que,
dans les circonstances présentes, le peuple anglais ne prétend
guère à ce titre d'heureux; les esprits y paraissent bien divisés.
Tous sont réunis sous votre domination, madame; tout y est
traïKiuille. Si je pouvais me traîner, je me traînerais à Gotha.
Mou sort est de faire des vœux inutiles.
Que Votre Altesse sérénissime et toute son auguste famille
daignent recevoir mon profond respect.
I. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 1706. 53
3183. — A LOUIS-EUGÈNE,
PRINCE DE AVURTEMBEnC.
Aux Délices, li juin.
Un Suisse, un solitaire, un de vos serviteurs les plus tendre-
ment attachés, qui ne lit point les gazettes, qui ne sait rien de ce
qui se passe dans ce monde, sait pourtant que Votre Altesse séré-
nissime est au milieu des coups de canon, dans une île de la
Méditerranée S qui appartenait autrefois à Vénus, ensuite aux
Carthaginois ; qui n'est pas faite pour des Anglais, et qui sera
hientôt tout entière à M. le maréchal de Richelieu. Si vous êtes
là, monseigneur, comme je n'en doute pas, vous avez très-bien
fait d'y venir en si honne con.pagnie. On ne peut pas toujours
être à raffut d'un canon ou au bivouac : on ne peut pas toujours
exposer sa vie, quelque agréal)le que cela soit. Il y a toujours du
temps de reste avec la gloire, et c'est ce qui m'encourage à écrire
à Votre Altesse sérénissime. Je me donne rarement cet honneur,
parce que les plaisirs ne sont pas faits pour moi. Un vieux
malade retiré sur les bords d'un lac n'est plus fait pour entrete-
nir un jeune prince guerrier, quelque philosophe que soit ce
prince.
Si, dans les moments de relâche que vous donne le siège,
vous vous occupez à lire, il paraît depuis peu des Mémoires du
feu marquis de Torcij-, dignes d'être lus de Votre Altesse. Elle y
verra un détail vrai et instructif des humiliations que Louis XIV
eut à essuyer pendant qu'il demandait grâce aux Hollandais.
Vous contribuez actuellement, monseigneur, à une gloire aussi
grande que ces abaissements furent tristes.
La Deaumelle, après avoir déterré, je ne sais comment, les
Lettres de M'"^ de Maintenon, en a inondé le public. Vous verrez
dans ces lettres peu de faits, et encore moins de philosophie.
Le môme La Beaumelle a compilé sur des manuscrits six vo-
lumes de Mémoires^ pour servir â l'histoire de Louis XIV et de sa
cour ; mais il a mêlé au peu de vérités que ces mémoires conte-
naient toutes les faussetés que l'envie de vendre son livre lui a
suggérées, et toutes les indécences de son caractère. Peu d'écri-
vains ont menti plus impudemment.
1. Minorque.
2. Voyez tome XIV, page 55.
3. Voyez tome XXVIII, page 287, et XXVI, 161, où, par erreur, Voltaire ne donne
que cinq volumes à ces 3Iémoircs.
54 COHHESPOXDANCE.
Je VOUS dirai la vérilé, monseigneur, quand je vous dirai qu'il
ne tient qu'à moi d'aller dans un pays' où j'ai fait autrefois ma
cour h Votre Altesse, et que ce n'est pas dans ce pays-là que je
voudrais lui renouveler mes hommages.
Je crois que M. le prince de Beauvau a souvent le bonheur
de vous voir. C'est après vous, monseigneur, celui dont je suis
le plus fâché d'être éloigné. Votre Altesse sérénissime sait à quel
point et avec quel tendre respect je lui serai toujours dévoué.
:!18l. — A M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, près de Genève, 14 juin.
J'ai quelque orgueil, mon héros, de voir une partie de ma
destinée unie à la vôtre. Il est assez plaisant que je sois, après
vous, l'homme le plus réellement intéressé à la prise de Port-
Mahon. Je me suis avisé de faire le prophète. Vous accomplirez
sans doute ma prophétie ; elle est très-claire ; il y en a eu jusqu'ici
peu dans ce goût-là. Votre panégyriste est devenu votre astro-
logue. Par quel hasard faut-il que ma prédiction coure Paris,
avant que le maudit rocher de M. Blakeney se soit rendu? Le
même jour que j'ai reçu la lettre dont vous honorez votre petit
prophète, j'ai appris que mon petit compliment- était répandu
dans Paris. C'est T\\\Qv\Q\,-la-Trompctte qui me dit l'avoir vu et
tenu, et même l'avoir désapprouvé. Il y a longtemps que je vous
avertis que vous aviez probablement quelque secrétaire bel esprit
qui rendait publiques les galanteries que je vous écrivais quel-
quefois. Je suis bien sûr que ce n'est pas moi qui ai divulgué
ma ])rophétie. Je ne l'ai certainement envoyée à personne qu'à
mon hiros; c'était un secret entre le ciel et lui. Thicriot fait
quelquefois sa cour à M""' la duchesse d'Aiguillon : si c'est chez
elle qu'il a vu ma lettre, peut-être M""' d'Aiguillon n'en aura pas
laissé prendre de copie; et, en ce cas, il n'y a que quelques lam-
beaux de publiés.
Voyez, monseigneur, comment notre secret a pu transpirer.
Je vous envoyai cette saillie par M. le duc de Villars, et je ne lui
en fis pas confidence. Nul autre que vous au monde n'a vu la
prédiction. Si vous l'avez fait lire à quelque profanateur de ces
1. La Prusse. — Voyez plus haut, pages 45 et 51. On envoya le duc de Niver-
nais; en ambassade à Potsdani, et Frédéric se moqua du poëte diplomate.
2. Les vers qui font partie de la lettre du 3 mai 175G, h Richelieu.
ANNÉE 17 56. -io
mystères, il iiY a pas grand mal. Vous me justifierez bientôt * ;
vous confondrez les incrédules comme les envieux; on verra
bien que vous êtes un héros, et que je ne suis pas un propbète
de Baal.
Au milieu des coups de canon, vous soucieriez-vous de savoir
que La Beaumelle, qui s'est fait, je ne sais comment, héritier des
papiers de M'"" de Maintenon, a fait imprimer quinze volumes,
soit de Lettres, soit de Mémoires? Ce ramas d'inutilités est relevé
par un tas d'impudences et de mensonges qui est fait tout juste
pour l'avide curiosité du public, 11 y a quatre-vingts ou cent
familles outragées : voilà ce qu'il faut au gros des hommes. Il y
a parmi les Lettres de M"'« de Maintenon une lettre de M. le duc
de Richelieu votre père, qui certainement n'était pas faite pour
être publique. Les termes qui vous regardent sont bien peu me-
surés, et il est désagréable que monsieur votre fils soit à portée
de les voir. Il me paraît bien indécent de révéler ainsi des secrets
de famille du vivant des intéressés.
Mais, après tout, qu'importe qu'on attaque la conduite de M. le
duc de Fronsac- en 1715, pourvu qu'on rende justice à M. le
maréchal de Richelieu en 1756 ?
Prenez votre Mahon, triomphez des Anglais et dos mauvais
discours. Je lève les mains^ au ciel sur mes montagnes, et je
chanterai le Te Deum en terre hérétique,
M""^ Denis et moi nous sommes les deux Suisses qui aiment
le plus votre gloire et votre personne,
3185, — A M. DE BREXLES.
Aux Délice?, 15 juin.
On dit le colonel Constant mort*. Si cela est, j'en suis très-
affligé, et je suis étonné de vivre. Voilà donc, mon cher ami, ce
que c'est que ce fantôme de la vie. On s'en plaint, on la maudit,
on la prodigue, on l'aime, et elle s'évanouit comme une ombre.
1. Cette justification eut lieu le '28 du même mois, jour de la in-lsc du fort
Saint-Philippe.
2. Titre porté par le héros de Voltaire jusqu'en mai 1715,
;5. Comme Moïse. Exode, xvii, 11.
4. Il est probablement question ici de Philippe-Germain Constant, colonel dans
le régiment de Chambrier, au service de Hollande, et second des quatre fils du
lieutenant général Constant de Rebecquo. Le colonel Constant n'était âgé que de
vingt-huit ans quand il mourut : c'était un jeune homme de beaucoup d'esprit.
— Le lieutenant généi-al Constant, que Voltaire, dans sa lettre du 21 janvier 17G5,
56 CORRESPONDANCE,
Paisse madame votre femme avoir fait un heureux! Je suis bien
sûr au moins qu'elle aura fait un honnête homme et un homme
d'esprit.
Toutes vos nouvelles sont aussi fausses que le bonii conte
fIu"on Caisail des catholiques qui ne voulaient point duu catho-
lique ;'i Kchallensi. Je voudrais bien que la nouvelle touchant le
colonel Constant fût aussi fausse. Mille tendres respects à Taccou-
chée et à tous nos amis.
3180. — A M. LI-: COMTE D'ARC. EN TA L.
Aux Délice^;, 15 juin.
Mon cher ange, nos amours sont furieusement traversées. Je
ne pourrai, de plus de trois mois, travaillera cette tragédie* que
vous voulez avec tant d'obstination, et que j'ai déjà esquissée
pour vous])laire. Vous savez que Villars ne peut être partout. On
va Imprimer une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, à la
suite d'une espèce d'Histoire universelle. Je crois vous l'avoir déjà
mandé. Je lis cette compilation ûqs Mémoiirs de lil'"" de Maintenon,
et j'admire comment un homme a l'audace de publier tant de
sottises, tant de mensonges et de contradictions, d'insulter tant
de familles, de parler si insolemment de tout ce qu'il ignore, et
comment on a la bonté de le soutTrir. 11 est assez singulier que
cet homme soit à Paris, et que je n'y sois pas. Il a eu quelques
à Richelieu, appelle gros diable de général au service de Hollande, avait cinq
enfants, savoir :
1" Constant d'Hcrmcnchcs, appelé bel Orosmane, dans la lettre du G février
1757, à d'Argcntal;
2" Philippe-Germain Constant, dont il s'agit dans la lettre ci-dessus;
3" Juste-Louis Constant de Rebecque, mort le 3 février 1812 à Brevans près de
Dôle; père de Ilenri-IJcnjamin Constant, né à Lausanne le 2.^ octobre 1707;
4» Samuel Constant de Rebecque, né en 1729, mort en octobre 1801.); il était
major, au service de Hollande, dans le régiment Cornabé, qu'il quitta un an après
son mariage avec Charlotte Pictct, fille du professeur en droit avec lequel Vol-
taire fut en correspondance; il était homme de lettres, et Benjamin Constant lui
a consacré un article dans la Biographie universelle; après son mariage on l'appela
Constant-Pictct, pour le distinguer de ses autres frères;
b" La marquise de Gentil, qui demeurait à Mon-Bepos, dans un faubourg de
Lausanne, et chez laquelle Voltaire eut une salle de théâtre où il jouait avec ses
acteurs de société.
La famille Constant de Rebecque est originaire d'Aire en Artois, ou Aire-sur-
la-Lys, petite ville du département du Pas-de-Calais. (Cl.)
1. Bourg à trois lieues de Lausanne.
2. Zulime, que l'auteur s'occupait à corriger, et dont il reparle dans sa lettre à
•d'Argenlal, du 20 décembre 1756.
ANNÉE 17 56. 57
bons mémoires, il a noyé le peu de vérités inutiles que contien-
nent les Mémoires de Dangeau, de Hébert, de M'^'^ d'Aumale, dans un
fatras d'impostures de sa façon. II a trouvé le vrai secret d'être
lu et d'être méprisé.
Il avance hardiment que le premier dauphin épousa M"^ Choin.
J'ai toujours entendu dire à ceux qui ont vécu avec elle, et sur-
tout à M""' de Villefranche et à M""' de BolingbrokeS que c'était
un conte ridicule-. Si vous avez pu, mon cher et respectable
ami, déterrer un peu de vérité parmi les anecdotes d'erreur
dont le monde est plein, daignez, à vos heures perdues, vous
amuser à m'instruire, afin que je sorte au plus tôt du bourbier
désagréable de l'histoire, pour me donner tout entier aux choses
que vous aimez.
Vous n'aurez de moi que ce feuillet, une bouteille d'encre est
tombée sur l'autre. M""' Denis et M"" de Fontaine vous embras-
sent. Cette Fontaine, la ressuscitée, est tout étonnée de ma mai-
son et de mes jardins. Elle dit que cela serait bien beau auprès
de Paris; mais je ne le crois pas.
3187. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 16 juin.
Je ne suis pas étonné qu'on dévore ce ramas d'anecdotes où,
parmi quelques vérités indifférentes, tirées des Mémoires de Dan-
geau, de Hiiber, etc., tout fourmille de faussetés, de contradic-
tions, et d'impostures. Le mensonge n'a jamais parlé avec tant
d'impudence. Cela est fait pour être lu des ignorants oisifs,
méprisé des sages, et pour indigner les gens en place. De quel
front ce malheureux ose-t-il assurer que Monseigneur épousa
M"" Choin, et que M'"^ de Berry se maria au comte de Riom?
Quand on avance de tels faits, il faut avoir ses garants. Il était
réservé à ce siècle qu'un gredin parlât de la cour comme s'il y
avait joué un rôle. Il prend la peine de combattre de temps en
temps le Siècle de Louis XIV, et il porte la démence jusqu'à citer
des passages qui n'y ont jamais été.
Je suis bien aise que ce soit un pareil coquin qui ait écrit
1. Née Deschamps de Marsilly; mariée d'abord au marquis de Villette-Murçai,
père de M""^ de Caylus; et ensuite à Bolingbroke.
2. Ce fut toujours l'opinion de Voltaire, Mais M. Monmerqué, éditeur des
Souvenirs de Mme de Caylus (en 1828), n'est pas de cette opinion: il s'appuie sur
les Mémoires complets et authentiques de Sai7it-Simon, tels qu'ils ont été publiés
depuis (1829-30, en vingt-un volumes in-S"), et sur les 3Iémoires de J/"« d'Aumcde.
58 CORUnSPONDAXr.R.
contre vous, 11 so dit citoyen de Montmartre^, il mérite d'être
citoyen d'une cliiounne. Que complcz-vous faire, mon ancien
ami, de l'édition de mes bagatelles? Vous devriez bien venir voir
Tauteur, et joindre votre portefeuille au mien. Xous pourrions
faire quelque chose ensemble. Les Cramer ne se repentent pas
de leur édition, quoiqu'il y en ait tant d'autres. Ils l'ont presque
toute débitée en trois semaines ; je ne m'y attendais pas. L'His-
toire génê raie mévhc. un peu plus d'attention; on y joint le Siècle
(le Louis XIV, avec dos additions et des notes qui sont assez
curieuses. Vous ne nuiriez pas à cet ouvrage ; nous le reverrions
ensemble. Mes nièces auraient soin de vous rendre votre séjour
aux Délices digne du nom que ma maison ose porter. J'y jouis de
la paix, j'y travaille à loisir: cesoritià les vraies délices. Je serais
trop li(!ureii.\; si j'avais de la santé et Taini Thieriot. Valc.
P. S. La lettre- à M. le maréchal do Hichelieu n'était pas
assurément pour le public. Je ne l'ai communiquée à personne.
S'il a fait voir mes prophéties, il les accomplira.
3188. — A M. DUPONT.
Aux Délices, pn'-s de Genève, 20 (juin) IT'iG'.
Je vous avais envoyé, mon cher ami, deux petits ouvrages
assez tristes et assez conformes à l'état où doit être votre âme
après la perte d'un jeune homme de si grande espérance, à qui
vous étiez tendrement attaché*. Vous devez avoir reçu mes jéré-
miades, et vous devez sentir que le Tout est bien de Pope n'est
([u'une plaisanterie qu'il n'est pas bon de faire aux malheureux.
Or, sur cent hommes, il y en a au moins quatre-vingt-dix qui
sont à plaindre. Tout est bien n'est donc pas fait pour lo genre
humain. Je suis honteux de dater ma lettre des Délices en
écrivant à M. de Klinglin. iMais enfin il faut bien que j'aie un
port après avoir essuyé tant d'orages. Je suis très-aise d'être loin
des jésuites et des médecins de Colmar. Ces charlatans-là nui-
sent au corps et à l'âme. Nous avons à présent un vrai médecin''
qui est allé de (îenèvc à Paris apprendre aux Français ù préserver
leurs enfants de la petite vérole en la leur donnant. Ce ne sont
1. Voyez pages 43 et ôO.
2. Du 3 mai précédent, en prose et en vers.
3. Placée par le premier éditeur et par lîeuchot au "20 août, cette lettre, anté-
rieure à la prise do Port-Mahon, ne peut être que du 20 juin au plus tard.
4. Le second fils de M. de Klinglin, atta((ué d'une paralysie depuis long:tcmps.
5. Le docteur Troncliin.
A.XXÉE l7o6. 59
pas Ici des exemples à remettre devant les yeux de monsieur le
premier président: ils redoubleraient trop sa douleur.
SilcPort-Malion n'est pas pris quand vous recevrez ma lettre,
il ne le sera jamais. M'"" Denis et moi, nous vous assurons, vous
et M""= Dupont, de la plus tendre amitié.
Voltaire,
3189. — A MADEMOISELLE *" K
Aux Délices, près de Genève. 20 juin 17."i6.
Je ne suis, mademoiselle, qu'un vieux malade, et il faut que
mon état soit bien douloureux puisque je n'ai pu répondre plus
tôt à la lettre dont vous m'bonorez, et que je ne vous envoie que
de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils:
il ne vous en faut point d'autre que votre goût. L'étude que
vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce
goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner.
Le Tasse et l'Arioste vous rendront plus de services que moi, et
la lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux que toutes les
leçons; mais, puisque vous daignez de si loin me consulter, je
vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps
en possession des suffrages du public, et dont la réputation n'est
point équivoque. Il y en a peu ; mais on profite bien davantage
en les lisant qu'avec tous les mauvais petits livres dont nous
sommes inondés. Les bons auteurs n'ont de l'esprit qu'autant
qu'il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens, et
s'expriment avec clarté. Il semble qu'on n'écrive plus qu'en
énigmes. Rien n'est simple, tout est affecté; on s'éloigne en tout
de la nature, on a le malheur de vouloir mieux faire que nos
maîtres.
Tenez-vous-en, mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La
moindre affectation est un vice. Les Italiens n'ont dégénéré,
après le Tasse et l'Arioste, que parce qu'ils ont voulu avoir trop
d'esprit; et les Français sont dans le même cas. Voyez avec quel
naturel M'"' de Sévigné et d'autres dames écrivent ; comparez ce
1. Le contenu de cette lettre prouve que la personne à qui elle est adressée
n'était pas encore mariée. Les éditeurs de Kehl l'avaient intitulée : .4 M'"" Diipinj,
femme du secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
M"'" Dupuy s'appelait M"*^ Menon ou Manon. La famille de son mari, ne croj'ant
pas que ce fût son véritable nom, a fait des recherches sans rien découvrir qui
pût détruire ou confirmer ses soupçons. M"" Dupuy est nommée Louise Menon
dans l'acte mortuaire de son mari. (B.)
60 CORRESPONDANCE.
style avec les phrases entortillées de nos petits romans ; je tous
cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite
pour leur ressembler. Il y a des pièces de M"" Deshoulières
qu'aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez
que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle
simplicité notre Racine s'exprime toujours. Chacun croit, en le
lisant, qu'il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers.
Croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple,
aussi élégant, ne vaudra rien du tout.
Vos réflexions, mademoiselle, vous en apprendront cent fois
plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons
écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient tou-
jours le mot propre. On s'accoutume à bien parler, en lisant
souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d'expri-
mer simplement et noblement sa pensée sans elTort. Ce n'est
point une étude ; il n'en coûte aucune peine de lire ce qui est
est bon, et de ne lire que cela ; on n'a de maître que son plaisir
et son goût.
Pardonnez, mademoiselle, à ces longues réflexions; ne les
attribuez qu'à mon obéissance à vos ordres.
.T'ai l'honneur d'être avec respect, etc.
3190. — A M. THIERIOT ".
Aux Dùlicos, iC) juin.
Vous ne savez ce que vous dites, mon cher et ancien ami, et
vous faites toujours quelque quiproquo. Vous vous imaginez
d'abord qu'il est question d'un intérêt d'argent pour vous, quand
je vous mande que, si vous laissez subsister la note sui^ Baylc, elle
pourra faire tort a Vèdileur. Il était bien question de cela! Vous
allez vous plaindre à M. d'Argental que j'ai supposé que Lambert
vous faisait un présent! Quel présent pouvait-il vous faire pour
une telle bagatelle? Et, quand je vous écris que vous n'avez pas
entendu le passage de ma lettre, vous me répondez comme si je
vous avais écrit que vous n'entendiez pas un passage de mon
ouvrage : ayez donc un peu plus d'attention et des idées plus
nettes.
Songez bien que je vous demande si Lambert compte ajouter
des pièces fugitives, que je n'ai point, ;'i celles que les Cramer ont
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 175 6.
61
imprimées. Songez que je vous demande si vous en avez quelques-
unes. Songez qu'alors il devrait attendre, et faire à loisir une
édition complète à laquelle vous présideriez. En ce cas, vous
devriez venir aux Délices, et vous ne vous en repentiriez pas.
Vous seriez en quatre jours à Lyon : je vous adresserais à M. Tron-
cliin, le banquier, qui vous fournirait une voiture, et nous cause-
rions. Il y a une Histoire générale qui pourrait mériter vos soins, etc.
Je vous répète, mon cher et ancien ami, que je sais, à n'en
pouvoir douter, que La Beaumelle est l'auteur du Citoyen de
Montmartre, et qu'il l'avait communiqué à Fréron,
Vous avouez donc enfin que cet homme S qui cherchait à
imiter Tacite, n'a imiter que Gacon. Plus vous avez avancé dans
la lecture de ses infâmes rapsodies, plus vous avez dû être indi-
gné. On n"a jamais écrit plus insolemment tant de mensonges
et CCS mensonges sont d'autant plus dangereux qu'ils sont sou-
vent mêlés avec la vérité. Un mot de 31'"^ de Maintenon lui sert
de canevas pour cent impostures. On a mis au pilori des hommes
bien moins coupables.
J'ai lu les Mémoires de Dangeau dont vous me parlez ; il n'y a
pas quatre pages à extraire. J'ai beaucoup retouché le Siècle de
Louis XIV; il terminera VHistoire générale. J'espère qu'un jour je
ferai aimer la vérité.
Je vous embrasse.
3191. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA^.
Aux Délices, près de Genève, 2G juin.
Madame, il y a donc des malheurs aussi pour Votre Altesse
sérénissime? et il faut que les vertus les plus nobles et les plus
pures éprouvent, comme les autres, le sort de l'humanité! Votre
résignation à la Providence, madame, est bien exercée dans la
perte d'un fils aîné ; mais aussi les mêmes vertus qui sont éprou-
vées dans la douleur de cette perte sont récompensées par les
princes qui vous restent. Vous voyez, madame, votre consolation
devant vos yeux, en voyant votre perte. Votre Altesse sérénissime
doit, pour surcroît d'affliction, être accablée de lettres ; je lui
demande pardon d'augmenter le nombre de ceux qui l'affligent
en la voulant consoler. Mais comment pourrais-je ne pas écouter
1. La Beaumelle.
"2. Éditeurs, Bavoux et François.
G2 COKrU'SIMj.NDANCIi.
mon attachcinont et ma douleur? II est impossible à mon cœur
de retenir ses mouvements.
J'ose me joindre ici à la jurande maîtresse des cœurs, à tout
ce qui vous entoure, madame, pour pleurer à vos pieds et à
ceux de monseigneur le duc ; mais aussi je me joins à eux pour
voir dans les princes vos enfants (que Dieu conserve!) les plus
grandes et les plus chères espérances, comme la meilleure con-
solation K
Quand pourrai-je, madame, venir partager tous ces senti-
ments, admirer les vôtres, jouir de vos bontés, et renouveler à
Votre Altesse serénissime, à monseigneur, à toute votre auguste
maison, tous mes vœux, avec mon tendre et profond respect!
310-2. — A .M. Lli COMTE D'AUGE MAL.
Aux Délices, 28 juin.
Mon très-cher ange, j'ai fait venir les frères Cramer- dans
mon ermitage. Je leur ai demandé pourquoi vous n'aviez pas eu,
le premier, ce recueil de mes folies en vers et en prose: ils m'ont
répondu (|uc le ballot ne pouvait encore être arrivé à Paris. Ils
tiisenl ([ue les exemplaires qui sont entre les mains de quehiues
curieux y ont été portés par des voyageurs de Genève; ils en
sont la dupe. Lambert a attrapé un de ces exemplaires, et tra-
vaille jour et nuit à faire une nouvelle édition. Comment avez-
vous pu soupçonner, mon cher ange, que j'aie négligé le pre-
mier de mes devoirs? Votre exemplaire devait vous être rendu
par un nommé M. Dubuisson. Le Dubuisson et les Cramer disent
qu'ils n'ont point tort; et moi, je dis qu'ils ont très-grand tort,
puisque vous êtes mal servi.
Je n'ai point vu les feuilles de Fréron ; je savais seulement
que Caiilina'^ était l'ouvrage d'un fou, versifié par Pradon ; et
Fréron n'en dira pas davantage. C'est cependant à ce détestable
ouvrage qu'on m'immola pendant trois mois; c'est cette pièce
absurde et gothique à laquelle on donna la plus haute faveur.
L'ouvrage de La Beaumelle est bien plus mauvais et bien plus
coupable qu'on ne croit: car qui veut se donner la peine de lire
avec examen? C'est un tissu d'impostures et d'outrages faits à
toute la maison royale et à cent familles. Il est juste que ce
i. La copie que nous avons sous les yeux porte éducation. (A. F.)
2. Voyez lettres 31U et 3176.
3. Tragédie de Crébillon, 1718.
ANNÉE 1756. 6»
malheureux soit accueilli à Paris, et que je sois au pied des
Alpes. Dieu me préserve de répondre à ses personnalités! Mais
c'est un devoir de relever dans les notes du Siècle de Louis XIV les
mensonges qui déshonoreraient ce beau siècle.
J'ai reçu une grande et éloquente lettre ^ de la Durnesnil ;
elle n'était pas tout à fait ivre quand elle me l'a écrite. Je vois
que Clairon lui donne de l'émulation ; mais, si elle veut conser-
ver son talent, il faut qu'elle cesse de boire. M"'' Clairon a des
inclinations plus convenables à son sexe et à son état.
Je vous avoue une de mes faiblesses. Je suis persuadé, et je le
serai jusqu'à ce que l'événement me détrompe, qu'Orcste réussi-
rait beaucoup à présent; chaque chose a son temps, et je crois
le temps venu. Je ne vous dirai pas que ce succès me serait
agréable, je vous dirai qu'il me serait avantageux ; il ouvrirait
des yeux qu'on a toujours voulu fermer sur le peu que je vaux.
Si vous pouviez, mon cher ange, faire jouer Oreste quelque
temps après Sémiramis, vous me rendriez un plus grand service
que vous ne pensez. Vous pourriez faire dire aux acteurs qu'ils
n'auront jamais rien de moi avant d'avoir joué cette pièce.
Je vous remercie de vos anecdotes. Le discours de Louis XIV,
qu'on prétend tenu au maréchal de Boufflers, passe pour avoir
été débité aux maréchaux de Yillars et d'Harcourt. La plaine de
Saint-Denis est bien loin du Quesnoi. Il eût été bien triste de
dire qu'on se ferait tuer aux portes de Paris, quand les anciennes
frontières n'étaient pas encore entamées.
Quoique je sois plongé dans le siècle passé, je voudrais pour-
tant savoir si, dans le temps présent, l'abbé de Bernis est déclaré
contre moi. Je ne le crois pas; je l'ai toujours aimé et estimé, et
j'applaudis à sa fortune"-. Instruisez-moi. Je vous embrasse ten-
drement.
3193. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 2 juillet.
Vos lettres, madame, sont bien aimables ; mais ce n'est pas
sans peine qu'on jouit du plaisir de les lire. Il n'y a point de chat
1. La réponse à celte lettre nous est inconnue. (Cl.)
2. Bernis, qui n'avait pas huit cents livres de revenu en 1744, et qui, dans le
monde littéraire, avait commencé par faire de petits vers contre Voltaire, jouissait,
en 1756, du plus grand crédit auprès de la Pompadour. Il venait de signer le
funeste traité du 1" mai avec le comte de Staremberg, ambassadeur d'Autricbe.
Ci COIIRESPONDANGE.
qui n'avoue que vous le surpassez l)oaucoup. Nous avons enfin
au gîte ce célèbre Trondiin, (|ui vous était, je crois, très-inutile.
Votre régime vaut encore mieux que lui. Ce sera à vous seule
que vous devrez une longue vie. Jouissez-en dans le sein de lamitié
avec .AI""^ de JJrumath. Si je n'étais pas retenu dans mes Délices
par ma famille, j'aurais pu avoir encore la consolation de vous
voir à Strasbourg. L'électeur palatin avait bien voulu m'inviter à
venir lui faire ma cour à Manlieim. Je sens que j'aurais donné
volontiers la préférence à l'île Jard. Vous savez d'ailleurs que j'ai
renoncé aux cours.
Je ne sais pourquoi les parents du maréchal de Richelieu, qui
sont avec lui devant Port-Malion, ont fait courir le fragment
d'une lettre^ que je lui écrivis il y a plus de six semaines, lis
comptaient apparemment prendre le fort Saint-Philippe plus tôt
qu'ils ne le prendront. M. le duc de Villars me mande ^ qu'il
vient d'envoyer encore un renfort de six cents hommes et de
deux cent cinquante artilleurs. On ne dit point qu'on ait pris un
seul ouvrage avancé. Cependant il me paraît qu'on ne doute pas
qu'on ne vienne enfin à bout de cette difficile entreprise. Elle
deviendra glorieuse par les obstacles.
Vous ne vous attendiez pas, madame, qu'un jour la France et
l'Autriche seraient amies. Il ne faut que vivre pour voir des choses
nouvelles. Tout solitaire, tout mort au monde que je suis, j'ai
l'impertinence d'être bien aise de ce traité. J'ai quel([uefois des
lettres de Vienne ; la reine de Hongrie est adorée. Il était juste que
le Dien-Aimè et la Bien-Aimte fussent bons amis. Le roi de Prusse
prétend à une autre gloire ; il a fait un opéra de ma tragédie de
Mèrope; mais il a toujours cent chiquante mille hommes et la
Silésie,
Adieu, madame; recevez mes respects pour vous, pour toute
votre famille, et pour AI""' de Rrumath.
;319i. — A M. LE C0.MT1-: DAUGENTAL.
Aux Délices, 2 juillet.
Avez-vous reçu enfin, mon cher ange, cette édition ' qui est
en chemin dciuiis plus d'un mois?
1. Les vers (jui font, partie de la lettre 3167.
'2. Le fils du maréchal de Villars 6tait en correspondance avec Voltaire depuis
longtemps; mais la seule lettre de ce philosophe au duc, recueillie jusqu'à présent,
est du 25 mars 1702.
3. Imprimée par les frères Cramer.
ANNÉE 1756. 65
C'est une pièce complexe, à ce que je vois, que celle de Port-
Malion. Nous ne touchons pas encore au dénoûment, et bien
des gens commencent à siffler. Ma petite lettre, non trop tôt
écrite, "mais trop tôt envoyée par M. d'Egmont à M"" d'Egmont*,
donne assez beau jeu aux rieurs. On en a supprimé la prose, et
on n'a fait courir que les vers, qui ont un peu l'air de vendre la
peau de Fours avant qu'on l'ait mis par terrée Si M, de Richelieu
ne prend pas ce maudit rocher, il retrouvera à Versailles et à
Paris beaucoup plus d'ennemis qu'il n'y en a dans le fort Saint-
Philippe. Il faut, pour mon honneur, et pour le sien surtout,
qu'il prenne incessamment la ville. Il se trouverait, en cas de
malheur, que mes compliments n'auraient été qu'un ridicule. Je
vous prie de bien dire, mon cher ange, que je n'ai pas eu celui
de répandre des éloges si prématurés. Si M. d'Egmont avait été
un grand politique, il ne les aurait fait courir qu'à la veille de
prendre la garnison prisonnière.
La Beaumelle m'embai-rasse un peu davantage : il est triste
d'être obligé de lui répondre; cependant il le faut. Son livre a
trop de cours pour que je laisse subsister tant d'erreurs et tant
d'impostures. Il attaque cent familles, il prodigue le scandale et
l'injure sans la moindre preuve; il parle de tout au hasard; et
plus il est audacieux dans le mensonge, plus il est lu avec avi-
dité. Je peux vous répondre qu'il y a peu de pages où l'on ne
trouve des mensonges très-aisés à confondre. Il faut les relever,
la preuve en main, dans des notes au bas des pages du Sihcle de
Louis XIV, sans aucune affectation, et par le seul intérêt de la
vérité. Si vous et vos amis vous aviez remarqué quelque chose
d'important, je vous serais bien obligé d'avoir la bonté de m'en
avertir ; peut-être même les yeux du public commencent-ils à
s'ouvrir sur cette insolente rapsodie. On me mande que les gens
un peu instruits en pensent comme moi ; à la longue ils dirigent
le sentiment du public. Nous voilà bien loin de la tragédie,
mon cher ange ; j'ai besoin pour ce travail de n'en avoir aucun
autre sur les bras, de quelque nature que ce soit. Tronchin est
revenu ; je lui donne ma santé à gouverner, et mon âme à vous.
Mille tendres respects à tous les anges.
1. M^'* de Richelieu, née à Montpellier le 1" mars 1740; mariée le 10 février '
1756 au comte d'Egmont-Pignatelli, nommé lieutenant général en 1702.
2. La Fontaine, livre V, fable xx.
39. — CORHESPONDANCE. VII.
66 CORRESPONDANCE.
3195. — A M. LE .MARÉCHAL DUC DL UICIl L LIE U.
Aux Délices, 5 juillet.
(A vous seul.)
Pardonnez à mes importunités, mon héros. Je me flatte que
vous prendrez, ce mois-ci, le rocher et les Anglais. Tant mieux
que la besogne soit difficile, vous en aurez plus de gloire. Vous
connaissez Paris et Versailles; vous savez comme on a murmuré
que la ville de l'Europe la plus forte après Gibraltar n'ait pas été
prise en quatre jours ; et, si vous aviez pu l'emporter d'emblée,
on aurait dit : Cela était bien aisé. Vous triompherez des diffi-
cultés, des Anglais, des sots, et des jalou.x.
Tronchin est revenu de Paris; il en a été l'idole, et jamais
idole n'a reçu plus d'offrandes. 11 a tout vu, tout entendu ; il
connaît tous ceux qui osent vous porter envie. Une certaine
personne 1 lui a parlé avec une confiance étonnante. « Je n'ai
qu'un reproche à me faire, lui a-t-elle dit, c'est d'avoir fait du
mal à M. de M...-; mais j'ai été trompée, etc., etc. »
On a parodié la petite lettre que j'avais eu l'honneur de vous
écrire; tant mieux encore. Je vais préparer des fusées, et je
compte donner un feu le jour que j'apprendrai que vous êtes
entré dans la place. En vérité, vous devriez bien me faire savoir
par un de vos secrétaires dans quel temps à peu près vous sou-
perez dans le fort Saint-Philippe; vous feriez là une bonne
œuvre. Élève du maréchal de Villars et son successeur, battez
les ennemis de la France et les vôtres.
Il y a dans le monde un petit coin de terre où vous êtes
adoré. Le lac de Genève retentit de votre nom. Recevez mes
vœux, mon encens, mon attachement, mon tendre respect.
319G. — A M. DUPOAT,
AVOC.\T.
Au.\ Délices, 6 juillet.
Mon cher ami, il est vrai que l'homme en question' s'est
conduit avec ingratitude envers ma nièce et moi, qui l'avions
1. Ce doit être M"'* de Pompadour.
2. Il s'agit de Maupertuiri.
3. Colini.
ANNÉE 4736. 67
accablé d'amitiés et de présents. J'ai été obligé de le renvoyer.
Je ne me suis jamais trompé sur son caractère, et je sais combien
il est difficile de trouver des hommes.
Je vous avoue que j'en prendrais bien volontiers un de votre
main ; mais j'ai toute ma famille auprès de moi, et un très-grand
nombre de domestiques, de sorte qu'il ne me reste pas un loge-
ment à donner. M"'^ Denis vous fait les plus tendres compli-
ments. Je vous prie, mon clier ami, de ne nous pas oublier
auprès de M. et de M"^ de Klinglin.
Je vous plains toujours d'être à Colmar, et, en vous regret-
tant, je me sais bon gré d'être aux Délices. Je ne connais en
vérité d'autre chagrin que celui d'être séparé de vous. Vous avez
une femme aimable, de jolis enfants. Soyez heureux, s'il est
possible de l'être. Je vous embrasse tendrement. V.
3197. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU i.
Aux Délices, juillet.
Mon héros, je vais aussi brûler de la poudre ; mais je tirerai
moins de fusées que vous n'avez tiré de coups de canon. Ma pro-
phétie a été accomplie encore plus tôt que je ne croyais, en dépit
des malins qui niaient que je connusse l'avenir et que vous en
disposassiez si bien. Je vous vois d'ici tout rayonnant de gloire.
Ce n'est plus aux Anacréons
De chanter avec vous à table;
La mollesse de leurs chansons
N'aurait plus rien de convenable
A vos illustres actions.
11 n'appartient plus qu'aux Pindares
De suivre vos fiers compagnons,
Aux assauts de cent bastions,
Devers les îles Baléares.
J'attends leurs sublimes écrits;
Et s'il est vrai, comme il peut l'être,
Qu'il soit parmi vos beaux esprits
Peu de Pindares dans Paris,
Vos succès en feront renaître.
Ils diront qu'un roi modéré
Vit longtemps avec patience
1. C'est à tort, croyons-nous, qu'on a toujours donné à cette lettre la date du
27 juillet; elle doit être du 7. (G. A.)
6S CORRESPONDANCK.
L'attentat inconsidcTé
D'un [)Cuplo un [)cu trop enivré
De sa maritime puissance;
Qu'on a sagement préparé
La plus légitime vengeance;
Et qu'enfin l'honneur de la France
Par vos exploits est assuré.
Riais pour moi, dans ma décadence,
Faible et sans voix je me tairai;
Jamais je ne me mêlerai
De ces querelles passagères.
Je sais qu'aux marins d'Albion
Vous reproclicz, avec raison,
Quelques procédés de corsaires;
Ce ne sont pas là mes affaires.
Milton, Pope, Swift, Addison,
Ce sage Lock, ce grand Newton,
Sont toujours mes dieux tulélaires.
Deux peuples en valeur égaux
Dans tous les temps seront rivaux.
Mais les philosoplies sont frères.
Vos ministres, par leurs traités,
Ont assujetti la fortune;
Vos vaisseaux, de héros montés,
Ont battu les fils de Neptune ;
Une prudence peu commune
A conduit vos prospérités;
Mais la politique et les armes
Ne font pas mes félicités.
Croyez qu'il est encor des charmes
Sous les berceaux que j'ai plantés.
Je vis en paix, peut-être en sage.
Entre ma vigne et mes figuiers;
Pour embellir mon ermitage,
Envojez-moi de vos lauriers:
Je dormirai sous leur ombrage.
3198. —A M. LE CO.MTE ALGAROTTI.
Aux Délices, 7 juillet.
Ho riccviito colla piîi viva gratiludinc, caro signor niio, ciô
clie ho lello col più gran piacere. Sielc giudicc d' ogiii arte, e
maestro d' ogiii slilc, et doctas scrmonis cujuscumque lUvjux^. On
1. lldiace, livre 111, ode viii, vers 5-3.
ANNÉE i756. 69
m'assure que vous êtes parti de Venise après l'avoir instruite;
que vous allez à Rome et à Naples, On me fait espérer que vous
pourrez faire encore un voyage en France, et repasser par
Genève; je le désire plus que je ne l'espère. Vous trouveriez les
environs de Genève bien changés; ils sont dignes des regards
d'un homme qui a tout vu. Je n'habite que la moindre maison
de ce pays-là ; mais la situation en est si agréable que peut-être,
en voyant de votre fenêtre le lac de Genève, la ville, deux riviè-
res S et cent jardins, vous ne regretteriez pas absolument Pots-
dam. Ma destinée a été de vous voir à la campagne, ne pourrais-
je vous y revoir encore?
Ella troverà difficilmente un pittore tal quale lo vuole, e più
difficilmente ancora un imprésario, o un Swerts, che possa far
rappresentare un opéra conforme aile vostre belle regole; ma
troverà nel mio ritiro des Délices, un dilettante appassionato di
tutto ciô che scrivete, e non meno innamorato délia vostra gen-
tilissima conversazione.
Je suis trop vieux, trop malade, et trop bien posté pour aller
ailleurs. Si je voyageais, ce serait pour venir vous voir à Venise;
miais si vous êtes en train de courir, per Dio, venite a Ginevra.
Farewell, farewell ; I love you sincerely, and for ever.
3199. — A MADAME LA DUCHESSE DE S AXE-GOTII A'-.
Aux Délices, près de Genève, i'2 juillet.
Madame, mon attachement, ma sensibilité extrême pour tout
ce qui intéresse Votre Altesse sérénissime, avaient prévenu la
bonté que vous avez eue de daigner me parler de votre perte.
Je suis persuadé qu'elle éprouve tous les jours de nouvelles con-
solations dans des enfants si chers, si dignes d'elle et si bien
élevés. Elle les voit croître sous ses yeux ; elle est témoin de
leurs progrès. Ce sera là, madame, le plus solide plaisir de votre
vie. D'autres vont le chercher à Venise et à Naples; mais le bon-
heur réel est dans vous, dans votre esprit sage et élevé ; il est
dans la satisfaction d'être aimée. J'y compte pour beaucoup la
grande maîtresse des cœars ; je me flatte que les alarmes sur sa
santé sont évanouies.
On a reconnu, dans Paris, que les Mémoires de 31""' de Main-
i. L'Arve et le Rhône. Voltaire parle d'un troisième fleuve (l'Aire) dans sa
lettre à Adhémar, de juillet 1757.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
70 CORRESPONDANCE.
toion sont autant d'impostures, et que ses lettres, qui sont véri-
tablement d'elle, ne contiennent pas beaucoup d'anecdotes
intéressantes. Je suis persuadé qu'un esprit comme le vôtre s'a-
musera ])cu de tous CCS détails inutiles.
La prise de Port-Mabon et les nouveaux traités occupent
l'Europe davantage. Un homme de l'Académie des sciences, à
Paris, nommé l'abbé de Gua, a voulu la faire trembler. Il a
prédit un tremblement de terre pour le 0 de ce mois ; je me flatte
qu'il n'aura pas été prophète.
Ce fameux Tronchin, qui a été à Paris inoculer nos princes
et guérir tant de personnes, est chez moi actuellement avec une
de mes nièces, qu'il a tirée des portes de la mort. J'aurais bien
voulu qu'il eût été à Gotha dans ses voyages : c'est véritablement
un grand homme; mais je suis encore plus incurable qu'il n'est
habile. Il faut se soumettre à sa destinée. La mienne, madame,
est d'être dévoué à Votre Altesse sérénissime et à toute votre
auguste famille, avec le plus profond respect et le plus tendre
attachement.
3200. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, IG juillet.
Mon cher ange, on voit bien que vous ne m'écrivez pas les
secrets de l'État, car vous m'envoyez vos lettres sans les cacheter.
M. Tronchin, le conseiller de Genève, voit que vous attendez
toujours avec impatience une tragédie; il y a grande apparence
que la sienne' sera la première que vous aurez. Je vous servirai
un peu plus tard. Il est permis d'être lent à mon âge. Vons me
pardonnerez bien de préférer quelque temps Louis XIV aux
héros de l'antiquité. Je ne pourrai être absolument à leurs
ordres et aux vôtres que quand j'aurai mis le Siècle de Louis XIV
dans son nouveau cadre.
Soutirez que je me défie un peu de toutes les anecdotes ; celle
des campements du prince Eugène, depuis le Quesnoi jusqu'à
Montmartre, est plus que suspecte. Comment veut-on qu'on ait
pris à Denain ce projet de campagne? Le prince Eugène n'avait
pas son portefeuille dans les retranchements de Denain, où il
n'était pas. Je ne veux pas ressembler ù ce La Beaumelle, qui
répète tous les bruits de ville à tort et à travers, qui paraît avoir
1. Sans doute celle de Kicépliore.
ANNÉE 4756. 71
été le confident de Monseigneur et de M"« Clioin, et qui parle du
duc d'Orléans comme s'il avait souvent soupe avec lui.
Si jamais on imprime les J/émoù-es du marquis deDangeau, en-
verra que j'ai eu raison de dire qu'il faisait écrire les nouvelles par
son valet de chambre. Le pauvre homme était si ivre de la cour
qu'il croyait qu'il était digne de la postérité de marquer à quelle
heure un ministre était entré dans la chambre du roi. Quatorze
volumes sont remplis de ces détails. Un huissier y trouverait
beaucoup à apprendre, un historien n'y aurait pas grand profit
à faire. Je ne veux que des vérités utiles. J'ai cherché à en dire
depuis le temps de Charlemagne jusqu'à nos jours. C'est peut-
être l'emploi d'un homme qui n'est plus historiographe, car ceux
qui l'ont été ont rarement dit la vérité. Il y en a à présent de
bien agréables à dire à M. le maréchal de Richelieu. J'étais fâché
que ma prophétie courût, parce qu'on pouvait me soupçonner
d'en avoir fait les honneurs; mais j'étais fort aise d'être le pre-
mier à lui rendre justice. Il eut la bonté de me mander, le 29 du
mois passé, l'accomplissement de ma prophétie. Nous autres
voisins du Rhùne, nous savons toujours les nouvelles quelques
jours avant vous autres Parisiens.
M. le duc de Villars avait encore M"« Clairon il y a trois jours.
Je lui ai écrit, à cette Idamé ; et si ma santé le permettait, j'irais
l'entendre à Lyon ; mais je sens que je ne me transplanterais
que pour venir vous voir, mon cher ange. Je pourrais bien faire
cette partie l'année prochaine, avec quelques héros à cothurne
et quelques héroïnes. Il n'est pas mal de se tenir quelque temps
à l'écart : c'est presque le seul préservatif contre l'envie et contre
la calomnie, encore n'est-il pas toujours bien sûr.
Je ne sais pas comment Sémiromis aura réussi sans M"*= Clairon.
Si la demoiselle Dumesnil continue à boire, adieu le tragique! Il
n'y a jamais eu de talents durables avec l'ivrognerie. Il faut être
sobre pour faire des tragédies et pour les jouer.
On me parait de tous côtés très-indigné contre La Beaumelle.
Plusieurs personnes même trouvent assez étrange que cet homme
soit tranquille à Paris, et que je n'y sois pas ; mais ces gens-là ne
voient pas que tout cela est dans l'ordre. Adieu, mon divin ange ;
mes nièces vous embrassent. M""' de Fontaine est un miracle de
Tronchin ; si cela continue, vous la reverrez avec des tétons. Il
fait bien chaud pour jouer Sémiramis; mais Crébillon ne fera-t-il
pas jouer la sienne ? c'est un de ses ouvrages qu'il estime le plus.
Adieu ; mille respects à tous les anges.
72 CORRESPONDANCE.
3201. — A M. LE MAHÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux D(;lices, IG juillet.
Mon hh-os et celui de la France, en vertu du petit Liliet* dont
vous daignâtes m'honorer après votre bel assaut, j'eus l'honneur
de vous dire tout ce que j'en pense, et de vous écrire à Compiègne.
Vous allez être assassiné de poëmes et dodes. Un jésuite de Mùcon,
un aljhé de Dijon, un bel esprit de Toulouse, nfen ont déjà en-
voyé. Je suis le bureau d'adresses de vos triomphes. On s'adresse
k moi comme au vieux secrétaire de votre gloire.
Ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une Histoire de la ré-
volution de Gênes, très-sagement écrite et très-exacte, qui paraît
depuis peu en italien. On m'en a apporté la traduction en français ;
on vous y rend toute la justice qui vous est due^ Je vais inces-
samment la faire imprimer. J'avoue qu'il y a un peu d'amour-
propre à moi de voir que l'Europe vous regarde des mêmes yeux
que je vous ai vu depuis plus de vingt ans ; mais, en vérité, il y
a cent fois plus d'attachement que de vanité dans mon fait.
On dit que M. le ducdeFronsac^ était fait comme un homme
qui vient d'un assaut, quand il a porté la nouvelle. Il était, avec
les grâces qu'il tient de vous, orné de toutes celles d'un brûleur de
maisons. Il tient cela de vous encore. Demandez à votre écuyer
si vous n'aviez pas votre chapeau en clabaud, et si vous n'étiez pas
noir comme un diable, et poudreux comme un courrier, à la
bataille de Fontenoy.
Je vous importune; pardonnez au bavard.
3202. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY\
Aux Délices, 21 juillet IT.jG.
Je ne suis qu'un petit prophète, monsieur ; et vous êtes un
vrai poète, cui mens divinior atque os magna sonaturum. Il faut
avouer que M. le maréchal de Richelieu doit être plus flatté de
vos éloges que de ceux d'un homme qu'on pourrait regarder
comme séduit par un attachement de tant d'années.
Je crois que M. de La IMarche ferait mieux de venir à Genève,
1. Daté du 20 juin, jour où Port-Mahon capitula.
2. Voyez tome XV, page 275.
3. Ce duc, qui avait montré de la valeur au siège de Port-Mahon, venait de
recevoii- la croix de Saint-Louis pour récompense.
4. Éditeur, Th. Foisset.
ANNEE 1756. 73
au temple d'Esculnpe, que (Vnller dans ses terres de Bresse; si
quelqu'un dans le monde est capable de le guérir, c'est M. Tron-
clîin. Ses amis devraient l'engager à prendre ce parti. Il y a moins
loin de ses terres à Genève qu'en Languedoc^
Il est bien triste de voir un homme aussi estimable dans un
si triste état. Adieu, monsieur, les malades comme moi écrivent
peu ; mais vous ne doutez pas des sentiments qui m'attachent à
vous. Ils sont si vrais que j'ose supprimer les cérémonies. V.
3-203. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 21 juillet.
Le succès fait la renommée-.
Vous le voyez bien, mon ancien ami ; une lettre anonyme que
je reçois, selon ma coutume, m'apprend qu'on imprime une cri-
tique dévote^ contre mes ouvrages ; mais ces gens-là seront forcés
d'avouer que je suis prophète. M. le maréchal de Richelieu a
bien voulu témoigner à son Habacuc le gré qu'il lui savait de ses
prédictions en daignant me mander ses succès le jour de la ca-
pitulation. J'ai su sa gloire aux Délices avant qu'on la sût à Com-
piègne. Vous n'imagineriez pas ce que c'était que ce fort Saint-
Philippe : c'était la place de l'Europe la plus forte. Je suis encore
à comprendre comment on en est venu à bout. Dieu merci, vous
autres Parisiens, vous ne regretterez plus M. de Lowendahl. Votre
damné vous a-t-il dit tout ce qui se passe en Allemagne ? Je regarde
les affaires publiques à peu près du môme œil dont je lis Tite-Live
et Polybe.
Non me agitant populi fasces, aut purpura regum,
Aut conjurato descendens Dacus ab Ilistro.
(YiRG., Georg., lib. II, v. 495-97.)
J'attends, avec quelque impatience, le brillant philosophe
d'Alembert*- peut-être va-t-il plus loin que Genève, mais il y a
apparence qu'il prendrait mal son temps. A l'égard du philo-
4. M. de La Marche était allé consulter la Faculté de Montpellier.
2. Trente-sixième vers de la lettre du 3 mai 1756 à Richelieu.
3. C'était peut-être quelque mandement. Du reste, ce fut vers cette époque
que parut l'Anti- Naturaliste, ou Examen du poème de la Religion naturelle ;
Berlin, 1756, in-S" de 21 pages.
4. Il passa quelques jours aux Délices, avec Patu, dans le mois d'août suivant.
74 CORRESPONDANCE.
sophc' un peu plus dur, dont vous me parlez, je crois qu'il ne
sera heureux ni sur les bords de la Sprée, ni sur les bords de la
Seine. On dit que ce n'est pas chose aisée d'être heureux :
Ilic est,
Est Ulubris, elc
(HoR., lib. I, epitre xi, v. 29.)
Je ne reçois que des lettres remplies d'indignation et de mépris
pour CCS insolents Mémoires de M'"" de Mainlenon. Je vous avoue
que c'est une espèce de livre toute neuve. Le faquin parle de
tous les grands hommes, de tous les princes, comme s'il avait
vécu familièrement avec eux, et débite ses impostures avec un
air de confiance, de hauteur, de familiarité, de plaisanterie, qui
en imposera aux barons allemands et aux lecteurs du .\ord. On
me conseille de le confondre dans quelques notes, au bas des
pages du Siècle de Louis XIV, qu'on réimprime avec Vllistoire géné-
rale.
Si les Mémoires de ce Cosnac- sont imprimés, je vous prie de
me les envoyer. Vous avez la voie sûre de M. Bouret. Puis-je m'a-
dresser à vous, mon ancien ami, pour les livres que vous jugerez
dignes d'être lus? Vous m'aviez promis les deux sermons^ de
Lambert.
Je ne vous ai point envoyé l'énorme édition des Cramer, parce
que j'ai jugé que vous auriez presque en même temps celle* de
Paris; cependant, si vous en êtes curieux, je vous la ferai tenir.
Il y a bien des fautes; je suis aussi mauvais correcteur d'impri-
merie que mauvais auteur. Interea vale et scribe, amice, amico
vcteri.
320k — A M. L'ABBK DE VOISENOX.
Aux Délices, 24 juillet.
Vraiment, notre grand-aumônier, c'est bien à un vieux Suisse
de faire des épithalames !
Vous êtes prêtre de Cytlière ;
Consacrez, bénissez, chantez
\. ^laiipcrtuis.
2. Daniel de Cosnac, né en \&2G, évoque de Valence, puis archevêque d'Aix,
mort en 1708.
3. Les poômes de hi Loi naturelle et du Désastre de Lisbonne, dont une nou-
velle édition paraissait dcpiiis la lin de juin.
4. Imprimée par Lambert, à qui Voltaire faisait présent de ses ouvrages
comme aux Cramer.
ANNÉE 1736. 75
Tous les nœuds, toutes les beautés
De la maison de La Vallière.
Mais, tapi dans vos voluptés,
Vous ne songez qu'à votre affaire.
Vous passez les nuits et les jours
Avec votre grosse bergère ;
Et les légitimes amours
Ne sont pas votre ministère.
M"'= Denis rPIelvétique se souvient toujours de vous avec
grand plaisir, comme elle le doit. J'ai ici une paire de nièces^ fort
aimables, qui égayent ma retraite. Mon lac n'a point de vapeurs,
quoi que vous en disiez. J'en ai quelquefois, mon cher abbé ; mais
si vous étiez jamais capable de venir consulter M. Troncliin,
quand vous serez bien épuisé, ce ne serait pas à lui, ce serait à
vous que je devrais ma santé : car gaieté vaut mieux que méde-
cine. Il est doux d'être retiré du monde, mais encore plus doux
de vous voir.
Vous avez fait, mon cher abbé, une action de bon citoyen, de
recommander au prône d'un avocat général les infamies de La
Beaumelle. Mais ce parlement a tant grêlé sur le persil qu'il ne
faut plus qu'il grêle. Une censure de ces messieurs fait seulement
acheter un livre. Les libraires devraient les payer pour faire brûler
tout ce qu'on imprime. Le public a plus de besoin de gens éclairés,
qui fassent voir les grossières impostures dont le livre de La
Beaumelle est plein ; mais il est bien honteux qu'un tel homme
ait trouvé de la protection.
Adieu, très-aimable et très-indigne prêtre. Ayez toujours assez
de vertu pour aimer de pauvres Suisses qui vous aiment de tout
leur cœur.
3205. — A M. DESMAIIIS K
Aux Délices, 24 juillet.
Mon cher élève, qui valez mieux que moi, le grand Tronchin
vous a donc tiré d'affaire. Il a fait revenir de plus loin une de
mes nièces qui est actuellement dans mon ermitage, où je vou-
drais bien vous tenir ; mais les vieux oncles sont un peu plus dif-
ficiles à traiter.
i. M°"s Denis et de Fontaine.
2. Joscph-François-Édouard de Corscmbleu Desmahis, né à SuUy-sur-Loiro en
1722, est mort le 25 février 1761.
76 CORRESPONDANCE.
S'il ne m'a pas encore donné la santé, il m'a donné un grand
plaisir eu m'apportant votre jolie ÉpUrc, et voici ma triste réponse :
Vous ne comptez pas trente liivers,
Les grâces sont votre partage ;
Elles ont dicté vos beaux vers.
Mais je ne sais par quel travers
Vous vous proposez d'être sage.
C'est un mal qui prend à mon âge,
Quand le ressort des passions,
Quand de l'Amour la main divine,
Quand les belles tentations
Ne soutiennent plus la machine.
Trop tôt vous vous désespérez;
Croyez-moi, la raison sévère
Qui trompe vos sens égarés
N'est qu'une attaque passagère.
Vous êtes jeune et fait pour [)Uiire;
Soyez sûr que vous guérirez.
Je vous en dirais davantage
Contre ce mal de la raison,
Que je hais d'un si bon courage;
Mais je médite un gros ouvrage
Pour le vainqueur de Port-Mahon.
Je veux peindre à ma nation
Ce jour d'éternelle mémoire.
Je dirai, moi qui sais l'histoire.
Qu'un géant, nommé Géryon,
Fut pris autrefois par Alcide
Dans la même île, au même lieu
Où notre brillant Richelieu
A vaincu l'Anglais intrépide.
Je dirai qu'ainsi que Paphos
Minor({ue à Vénus fut soumise;
Vous voyez bien que mon licrus
Avait double droit à la prise.
Je suis prophète quelquefois;
Malgré l'envie et la critique,
J'ai prédit ses heureux exploits;
Et l'on prétend (jue je lui dois
Encore une ode pindarique.
Mais les odes ont peu d'appas
Pour les guerriers et pour moi-même,
Et je conçois qu'il ne faut pas
Ennuyer les héros qu'on aime.
ANNÉE 1756. 77
Je conçois aussi qu'il ne faut pas ennuyer ses amis. Je finis
au plus vite, en vous assurant que je vous aime de tout mon
cœur.
Volt.
3206. — A M. TROiXCHIN, DE LYON 1.
Délices, 24 juillet.
On est transporté, à Vienne, de cette alliance avec la France,
dont Gliarles-Quint ne se serait pas douté.
Marie-Thérèse a eu la bonté de me faire dire de sa part des
choses très-agréables. Je ne suis pas honni partout.
3207. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU 2.
Aux Délices, 24 juillet.
Dieu me préserve d'importuner mon héros; mais je ne peux
m'empêcher de lui rendre compte d'une lettre que M. de Ram-
sault, ingénieur en chef à Lille, m'a écrite. Il se moque du
monde de s'adresser à moi. J'envoie très-liumhlement à mon
htros copie de ma réponse, et je m'en tiens là, comme de raison.
Je n'ose, monseigneur, vous envoyer de mes rêveries ; on dit
que vous allez être encore plus occupé que vous ne l'étiez à
Minorque, et que c'est dans un autre goût. Vous allez donc,
comme votre grand-oncle, changer la face de l'Europe! L'impéra-
trice-reine et le comte de Kaunitz ont eu la bonté de me faire
dire de leur part des choses très-agréables. Je crois que c'est à
vous que je les dois.
Vos succès m'enivrent toujours de joie ; mais ils n'augmentent
point mon respectueux et tendre attachement.
3208. — A M. DE RAMSAULT, LE PÈRE 3.
Du 24 juillet.
Je vais obéir à vos ordres, monsieur, avec un extrême plaisir.
Je ne serai que votre secrétaire ; il n'appartient pas à un pauvre
ermite comme moi de prétendre à quelque crédit auprès des
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cajrol et François.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
78 CORRESPONDANCE.
liéros. Je peux les a/Tublor de grandes odes ennuyeuses; mais
ce n'est pas à moi d'obtenir un brevet de lieutenant-colonel pour
un brave officier, digne de servir sous M. le maréchal de Riche-
lieu, et dont le mérite est connu du général. Tout ce que je
peux et tout ce que je dois faire, c'est de me vanter ù monsieur le
maréchal d'avoir l'honneur d'être votre ami, et de m'intéresser
passionnément à toute votre famille et à son avancement. C'est
avec ces sentiments inallérables que je serai toute ma vie, mon-
sieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur^
3209. — A M. PARIS-DUVERNEY.
Aux Délices, le 26 juillet.
Votre lettre, monsieur, augmente la joie que les succès de
M. le maréchal de Richelieu m'ont causée. Votre amitié pour
lui, qui ne s'est jamais démentie, justifie bien mon attachement.
Une si belle action fait sur vous d'autant plus d'effet que vous
formez au roi des sujets qui apprendront à l'imiter. Vous vous
êtes fait une carrière nouvelle de gloire par cette belle institu-
tion - qu'on doit à vos soins, et qui sera une grande époque dans
l'histoire du siècle présent. Le nom de M. le maréchal de Riche-
lieu ira à la postérité, et le vôtre ne sera jamais oublié.
Les événements présents fourniront probablement une ample
matière aux historiens. L'union des maisons de France et d'Au-
triche, après deux cent cinquante ans d'inimitiés ; l'Angleterre,
qui croyait tenir la balance de TEuropc, abaissée en six mois de
temps; une marine formidable créée avec rapidité; la plus
grande fermeté déployée avec la plus grande modération : tout
cela forme un bien magnifique tableau. Les étrangers voient
avec admiration une vigueur et un esprit de suite, dans le mi-
nistère, que leurs préjugés ne voulaient pas croire. Si cela con-
tinue, je regretterai bien de n'être plus historiographe de France.
Mais la France, qui ne manquera jamais ni d'hommes d'État ni
d'hommes de guerre, aura toujours aussi de bons écrivains,
dignes de célébrer leur patrie.
Je ne suis plus bon à rien ; ma santé m'a rendu la retraite
1. A cette lettre est attachée la note suivante, de la main de Voltaire : M. de
liamsault de Torlonval, capitaine dans le llainaut, ayant servi dans l'expédition
de Minurqiie, demande un brevet de lieutcnant-culoneL (A. F.)
2. L'École royale militaire.
ANNÉE 1756. 79
nécessaire. Il eût été plus doux pour moi de cultiver des fleurs
auprès de Plaisance ^ qu'auprès de Genève ; mais j'ai pris ce que
j'ai trouvé. J'aurais eu bien difficilement un séjour plus agréable
et plus convenable. Le fameux docteur Tronchin vient souvent
chez moi. J'ai presque toute ma famille dans ma maison. La
meilleure compagnie, composée de gens sages et éclairés, s'y
rend presque tous les jours, sans jamais me gêner. Il y vient
beaucoup d'Anglais, et je peux vous dire qu'ils font plus de cas
de votre gouvernement que du leur.
Vous souiTrez sans doute, monsieur, avec plaisir ce compte
que je vous rends de ma situation. Je vous dois, en grande
partie, la douceur de ma fortune ; je ne l'oublierai point. Je vous
serai attaché jusqu'au dernier moment de ma vie.
Je vous prie, quand vous verrez monsieur votre frère-, de
vouloir bien l'assurer de mes sentiments, et de compter sur ceux
avec lesquels j'ai l'honneur d'être si véritablement, etc.
3210. — DE M. D'ALEMBERT.
A Lyon, ce 28 juillet.
Puisque la montagne ne veut pas venir à Mahomet^ il faudra donc, mon
cher et illustre confrère, que Mahomet aille trouver la montagne. Oui, j'aurai
dans quinze jours le plaisir de vous embrasser et de vous renouveler l'as-
surance de tous les sentiments d'admiration que vous m'inspirez. Je compte
être à Genève au plus tard le 10 du mois prochain, et y passer le reste du
mois. Je vous y porterai les vœux de tous vos compatriotes, et leur re-
gret de vous voir si éloigné d'eux. Je m'arrête ici quelques jours pour y
voir un très-petit nombre d'amis qui veulent bien me montrer ce qu'il
y a de remai-quable dans la ville, et surtout ce qu'il peut être utile de
connaître pour le bien de notre Encyclopédie. Je me refuse à toute autre
société, parce que je pense avec Montaigne^ « que d'aller de maison en
maison faire montre de son caquet, est un métier très-messéant à un
homme d'honneur «. Nous avons ici une comédie détestable et d'excel-
lente musique italienne médiocrement exécutée. Le bruit a couru ici que
vous deviez venir entendre M"'^ Clairon, dans la nouvelle salle, et voir
jouer ce rôle d'Idamé qui a fait tourner la tète à tout Paris. Je craignais
fort que vous ne vinssiez à Lyon pendant que j'irais à Genève, et que
nous ne jouassions aux barres; mais on me rassure en m'apprenant que vous
restez à Genève. La nouvelle salle est très-belle et digne de Soufïlot, qui l'a
1. Campagne de Pàris-Duvernej'.
2. Pàris-Montmartel.
3. Livre III, chapitre vni.
80 CORRESPONDANCE.
fait construire. C'est la première que nous ayons en France, et je serais
d'avis d'y mettre pour inscription :
longo post tempore venit.
(ViBG., ccl. I, V. 30.)
Adieu, mon clicr et illustre confrère; rien n'est égal au désir que j'ai
de vous embrasser, de vous remercier de toutes vos bontés pour nous, et
de vous en demander de nouvelles. Permettez-moi d'assurer mesdames vos
nièces de mes sentiments. Vale, vale. '
3211. —A UN ACADÉMICIEN DE LYON'.
Aux Délices, 29 juillet 17.!iG.
Vous avez bien raison, monsieur; de jeunes polissons qui,
par malheur, savent lire et écrire, s'introduisent dans la répu-
blique des lettres comme les bourdons se glissent dans les
ruches des abeilles.
Celui dont vous me parlez-, en revenant de Copenhague, oîi
il s'était donné pour professeur de belles-lettres, s'arrêta en 1752
à Berlin. Je tâchai de lui rendre quelques légers services. Il
m'en paya en entrant dans les tracasseries que le philosophe de
Saint-Malo^ me suscita dans cette ville.
Ayant quitté Berlin, il parcourut PAllemagne, cherchant des
libraires qui pussent acheter des scandales ; il en trouva un à
Francfort-sur-le Mein, où il lit réimprimer mon Siècle de Louis XIV
avec des notes satiriques et calomnieuses, pleines d'erreurs et
de sottises.
Il vient de reproduire ce tissu de fautes et d'impostures dans
son roman des .Mémoires de il/""" de Maintenon. Je ne suis pas sur-
pris que ce livre soit connu comme vous me le dites. Il flatte la
malignité humaine par des contes scandaleux sur les premières
personnes de l'État et sur divers personnages qui ne se seraient
jamais attendus de se trouver là. Ce qu'il y a de plus malheu-
reux, c'est ([ue, dans certains chapitres, il imite assez bien le
style de Tacite et reproduit quelques-unes de ses maximes. Ce
maraud y montre bien de l'esprit, mais il aurait dû en faire un
meilleur usage. Comme la vérité est le meilleur fondement du
1. Publiée par IM. (".. JJrunct dans le Dibliopliilc hcUjc, tome lil.
2. La Beaumelle.
3. iMaupertuis, ué à Saint-Malo, en 1G9S.
ANNÉE 4 756. 81
succès des livres historiques, il est probable pourtant que le sien
n'aura qu'une vogue éphémère.
Mes sentiments pour vous seront plus durables, et vous pour-
rez comptez pour toujours sur l'attachement avec lequel, etc.
3212. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 2 août.
Si j'avais quelque vingt ou trente ans de moins, il se pour-
rait à toute force, mon cher et illustre ami, que je me parta-
geasse entre vous et M"'' Clairon ; mais, en vérité, je suis trop
raisonnable pour ne vous pas donner la préférence. J'avais
promis, il est vrai, de venir voir à Lyon VOrphelin chinois; et,
comme il n'y avait à ce voyage que de l'amour-propre, le sacrifice
me paraît bien plus aisé. M""^ Denis devait être de la partie de
l'Orphelin; elle pense comme moi, elle aime mieux vous attendre.
Ceci est du temps de l'ancienne Grèce, où l'on préférait, à ce
qu'on dit, les philosophes.
Le bruit court que vous venez avec un autre philosophe ^ Il
faudrait que vous le fussiez terriblement l'un et l'autre pour ac-
cepter les bouges indignes qui me restent dans mon petit ermi-
tage ; ils ne sont bons tout au plus que pour un sauvage comme
Jean-Jacques, et je crois que vous n'en êtes pas à ce point de
sagesse iroquoisc. Si pourtant vous pouviez pousser la vertu
jusque-là, vous honoreriez infiniment mes antres des Alpes en
daignant y coucher. Vous me trouveriez bien malade ; ce n'est
pas la faute du grand Tronchin : il y a certains miracles qu'on
fait, et d'autres qu'on ne peut faire. Mon miracle est d'exister, et
ma consolation sera de vous embrasser. Ma champêtre famille
vous fait les plus sincères compliments.
3213. — A M. LE KAIN.
Aux Délices, 4 août "-.
Mon cher Lekain, tout ce qui est aux Délices a reçu vos com-
pliments et vous fait les siens, aussi bien qu'à tous vos cama-
1. Patu, qui avait déjà fait un pèlerinage aux Délices avec Palissot, en octobre
17.55.
2. C'est à tort que les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et François.
l'ont placée à l'année 1757. Elle est de 1756. (G. A.)
39. — Correspondance. VII. 6
82 CORRESPONDANCE.
rades. Puisque vous osez enfin observer le costume, rendre l'ac-
tion théâtrale, et étaler sur la scène toute la pompe convenable,
soyez sûr que votre spectacle acquerra une grande supériorité.
Je suis trop vieux et trop malade pour espérer d'y contribuer;
mais si j'avais encore la force de travailler, ce serait dans un goût
nouveau, digne des soins que vous prenez et de vos talents. Je
suis borné, à présent, h m'intérosser à vos succès. On ne peut y
prendre plus de part, ni être moins en état de les seconder. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
3214. — A M. LE COMTE D'ARC, EXT AL.
Aux Délices, 4 août.
Mon cher ange, je suis bien malingre-, mais, puisqu'on a res-
suscité Sémiramis, il faut bien que je ressuscite aussi. On dit que
Lekain s'est avisé de paraître, au sortir du tombeau de sa mère,
avec des bras qui avaient l'air d'être ensanglantés : cela est un
tant soit peu anglais, et il ne faudrait pas prodiguer de pareils
ornements. Voilà de ces occasions où l'on se trouve tout juste
entre le sublime et le ridicule, entre le terrible et le dégoûtant.
Mon absence n'a pas nui au succès ; de mon temps, les choses
n'auraient pas été si bien. J'ai gagné quelque chose à être mort,
car c'est l'être que de vivre sans digérer au pied des Alpes. Je
sens que les Tronchin n'y font rien. Le miracle de M™'= de Fon-
taine subsiste, mais je ne suis pas homme à miracles. Il faut
être jeune pour faire honneur à son médecin ; mais, mon ange
consolateur, aurai-je encore la force de faire quelque chose qui
vous plaise ? J'ai bien peur que le talent des tragédies ne passe
plus vite que le goût de les voir jouer. Vous n'êtes pas épuisé;
mais, par malheur, ne le serais-je pas? Il se présente en Suède
un sujet de tragédie^; s'il y avait quelque épisode de Prusse, on
pourrait trouver de quoi faire cinq actes. On aura dorénavant
à Paris de l'indulgence pour moi, depuis qu'on me tient pour
trépassé.
Je ne conseillerais pas à La Beaumellc de donner une pièce ;
il en a pourtant fait une-; mais il est si protégé et si heureux
1. Le baron de Ilorn et quelques autres seigneurs venaient d'ôtrc décapités à
Stockholm, le 13 juillet, pour avoir essayé de rétablir l'autorité arbitraire, tant à
leur profit qu'à celui d'Adolphe-Frédéric, beau-frère du roi do Prusse.
2. La Beaumellc, pendant son séjour à la Bastille, en 1753 (voyez tome XV,
pa"e87), avait commencé une tragédie intitulée Virginie, ou les Déccmvirs. A défaut
ANNÉE 'ITSe. 83
qu'on pourrait le siffler. Il faut qu'il soit disgracié de quelques
rois, et alors le parterre le prendra en amitié. M''^^ de Graffigny a
une comédie^ toute prête; son succès me paraît sûr. Elle est
femme, le sujet sera un roman; il y aura de l'intérêt, et on
aimera toujours l'auteur de Ccnie. Pour M'"'= du Boccage, elle
s'est livrée au poëme épique. On m'a envoyé trois tragédies de
Paris et de province. Il en pleut de tous côtés, sans compter
l'opéra de 3Ièrope du roi de Prusse. Vous voyez que les arts sont
toujours en honneur. Bonsoir, mon cher et respectable ami;
mille respects à tous les anges.
3215. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU-
Aux Délices, 4 août.
Il me semble, monseigneur, que toutes les lettres adressées
à mon héros doivent lui être rendues, et que messieurs de la
poste de Compiègne auraient pu vous renvoyer à Marseille la
lettre que je vous adressai à la cour- quand vous eûtes donné
ce bel assaut ; mais apparemment que l'on n'aime pas les mau-
vais vers dans ce pays-là. Il se peut aussi que les directeurs de
la poste vous aient attendu à Compiègne de jour en jour, et vous
attendent encore. Je ne ressemble point au général Blakeney^,
je ne peux sortir de ma place. La raison en est que je suis assiégé
par une file de médecines dont le docteur Tronchin m'a cir-
convenu. Que n'ai-je un moment de force et de santé! je par-
tirais sur-le-champ, je viendrais vous voir dans votre gloire;
je laisserais là toute ma famille, qui se passerait bien de moi
dans mon ermitage.
Vous croyez bien que j'ai un peu interrogé le voyageur dont
vous me parlez *, et vous devez vous en être aperçu quand je
vous mandais que ce n'était pas des seuls Anglais que vous
triomphiez. Vous avez, comme tous les généraux, essuyé les
propos de l'envie et de l'ignorance. Souvenez-vous comme on
traitait le maréchal de Villars avant la journée de Denain. Vous
avez fait comme lui, et on se tait, et on admire, et l'enthousiasme
que vous inspirez est général. On a mal attaqué, disait-on; il fallait
d'encre, de plume, et de papier, il en avait écrit sept cents vers sur des assiettes
d'étain, avec la pointe d'une aiguille.
1. La Fille d'Aristide, drame joué sans succès le 29 avril 1738.
2. Voj'ez lettres 3197 et 3201.
3. Blakeney défendait le fort Saint-Philippe.
4. Tronchin; voyez la lettre 3190.
84 COIîRESPONDANCE.
absolument envoyer M. dcLa Vallière* pour tirer juste. Au milieu
(le tous ces beaux raisonnements arrive la nouvelle de la prise;
voilà jus(iua présent le plus beau moment de votre vie, Qu'cst-il
arrivé de là? Qu'on ne vous conteste- plus le service que vous
avez rendu à Fontenoy. Port-Malion confirme tout, et met le sceau
à votre gloire. Il se pourra bien faire que vous ne soyez pas le
premier dans le cœur de la belle personne' que vous savez ; mais
vous serez toujours considéré, honoré, et je vous regarde comme
le premier homme du royaume, C'est une place que vous vous
êtes donnée, et que rien ne vous ôtera. Il me pleut de tous côtés
de mauvais vers pour vous ; vous devez en être excédé. Pour
vous achever, il faut que je prenne aussi la liberté de vous
envoyer ce que j'écrivais ces jours-ci à mon petit Desmahis, Ce
Desmahis est fort aimable; vous ne vous en soucierez guère,
vous avez bien autre chose à faire.
Nous sommes tous ici aux pieds de notre lUros.
3216. — A M. LE COMTE D'ARGE.NTAL.
7 août.
Mon divin ange, voici le Botonlatc achevé et réparé à peu près
comme vous l'avez voulu. L'auteur^ est un homme très-aimable,
et porte un nom qui doit réussir à Paris. Je ne doute pas que les
comédiens n'acceptent une pièce qui vaut beaucoup mieux que
tant d'autres qu'ils ont jouées, et je doute encore moins du suc-
cès quand elle sera bien mise au théâtre. Je vous demande vos
bontés, et nous sommes deux qui serons pénétrés de recon-
naissance.
Mon cher ange, les bras ensanglantés^ sont bien anglais;
mais, si on les souffre, je les souffre aussi.
Si cet honnête La Beaumelle est enfermé", je n'en suis pas
surpris; il avait dit dans ses Mémoires, en parlant de la maison
royale : « On s'allie plaisamment dans cette maison-là. »
On dit qu'il avait fait imprimer une Pucclle en dix-huit chants,
pleine d'horreurs.
1. Général d'artillerie, né en 1007, mort en 1759; voyez tome XV, page 210.
'2. On le conteste encore aujourd'hui.
3. M""' de Pompadour.
i. Fr. Tronchin, conseiller d'État de Genève.
î). Allusion à Lekain jouant le rôle de Ninias dans Sémiramis.
0. Mis pour la seconde fois à la Bastille, le 6 août 17ô6, La Beaumelle n'en
sortit que le 1" septembre 1757.
ANNÉE 1756. 85
Je ne savais pas que ce fût M. de Sainte-Palaye^ qui m'eût
honoré du Glossaire; voulez-vous bien lui donner le chiffon
ci-joint ?
La poste part; je n'ai que le temps de vous dire que vous
êtes le plus aimable et le plus regretté des hommes.
3217. — A M. THIERIOT.
Aux Délices. 9 août.
Mon cher et ancien ami, je ne sais ce que c'est que cette Cri-
tique dh'ote dont vous me parlez -. Est-ce une critique imprimée?
est-ce seulement un cri des âmes tendres et timorées? Vous me
feriez plaisir de me mettre au fait. Je m'unis, à tout hasard, aux
sentiments des saints, sans savoir ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils
pensent.
On me mande qu'on a défendu à l'évêque de Troyes' d'im-
primer des mandements ; c'est défendre à la comtesse de Pim-
besche * de plaider.
Est-il vrai qu'on joue Sèmiramis? que Tombre n'est pas ridi-
cule, et que les bras de Lekain ^ ne sont pas mal ensanglantés ?
Vous ne savez rien de ces bagatelles; vous négligez le théâtre;
Yous n'aimez que les anecdotes, et vous ne m'en dites point.
Je ne sais guère de nouvelles de Suède. J'ai peur que ma
divine l Irique ne soit traitée par son sénat avec moins de res-
pect et de sentiment qu'on n'en doit à son rang, à son esprit, et à
ses grâces.
Vous saurez que l'impératrice-reine ^ m'a fait dire des choses
très-obligeantes. Je suis pénétré d'une respectueuse reconnais-
sance. J'adore de loin; je n'irai point à Vienne; je me trouve
trop bien de ma retraite des Délices. Heureux qui vit chez soi
avec ses nièces, ses livres, ses jardins, ses vignes, ses chevaux,
ses vaches, son aigle, son renard, et ses lapins, qui se passent la
patte sur le nez ! J'ai de tout cela, et les Alpes par-dessus, qui
font un effet admirable. J'aime mieux gronder mes jardiniers
que de faire ma cour aux rois.
1. J.-B. de La Curne de Sainte-Palaye, né à Auxerre en 1697, mort le l" mars
1781, avait publié le Projet cV un glossaire français, 175G, in-4". Aucune des lettres
que lui adressa Voltaire n"a encore vu le jour. (B.)
2. Voyez lettre 3203.
3. Mathias Poncet de La Rivière.
4. Personnage des Plaideurs de Racine.
ij. Voj^ez lettre 3214.
G. Marie-Thérèse.
86 CORRESPONDANCE.
J'attends l'cncyclopèdc d'Alembcrt, avec son imagination et
sa philosophie. Je voudrais bien que vous en fissiez autant, mais
vous en êtes incapable.
Est-il vrai que Plutus-Apollon-VoiieVinn'VG a doublé la pension
de madame son épouse '? ïronchin prétend qu'elle a toujours
quelque chose au sein ; je crois aussi qu'elle a quelque chose
sur le cœur. Je aous prie de lui présenter mes hommages, si
elle est feiumc îi les recevoir.
C'est grand dommage qu'on n'imprime pas les mémoires de
ce fou d'évêque Cosnac !
Pour Dieu, envoyez-moi, signé JanneP ou Couret, tout ce
qu'on aura écrit pour ou contre les Mémoires de Scarron-Main-
tenon.
Intérim vale et scribe. /Eger sum, sed tuus.
3218. - A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Aux Délices, 18 août.
Vous êtes donc comme messieurs vos parents, que j'ai eu
l'honneur de connaître très-gourmands ; vous en avez été malade.
Je suis pénétré, monsieur, de votre souvenir; je m'intéresse à
votre santé, <à vos plaisirs, à votre gloire, à tout ce qui vous
touche. Je prends la liberté de vous ennuyer de tout mon cœur.
Vous avez vraiment fait une œuvre pie de continuer les aven-
tures de Jeanne, et je serais charmé de voir un si saint ouvrage
de votre façon. Pour moi, qui suis dans un état à ne plus toucher
Siuxpucelles, je serai enchanté qu'un homme aussi fait pour elles
que vous l'êtes daigne faire ce que je ne veux plus tenter.
Tùchoz de me faire tenir, comme vous pourrez, cette honnête
besogne, qui adoucira ma cacochyme vieillesse. Je n'ai pas eu la
force d'aller à Plombières : cela n'est bon que pour les gens qui
se portent bien, ou pour les demi-malades.
J'ai actuellement chez moi M. d'Alembert, votre ami, et très-
digne de l'être. Je voudrais bien que vous fissiez quelque jour le
même honneur à mes petites Délices, Vous êtes assez philosophe
pour no pas dédaigner mon ermitage.
1. Cette première femme de La Popelinièrc mourut d'un cancer au sein vers^lc
commencement de novembre 17.")0.
2. Intendant général des postes, qui violait le secret des lettres et en com-
muniquait des extraits à Louis XV : aussi fut-il bientôt clievalicr de l'onlre du
roi. (,Cl.)
ANNÉE 1756. 87
Je VOUS crois plus que jamais sur les Anglais; mais je ne
peux comprendre comment ces dogues-là, qui, dites-vous, se
battirent si bien à Ettingen^, vinrent pourtant à bout de vous
battre. Il est vrai que depuis ce temps-là vous le leur avez bien
rendu. Il faut que cbacun ait son tour dans ce monde.
Pour l'Académie françoise ou française, et les autres acadé-
mies, je ne sais quand ce sera leur tour. Vous ferez toujours bien
de rbonneur à celles dont vous serez. Quelle est la société qui ne
clierchera pas à posséder celui qui fait le charme de la société?
Dieu donne longue vie au roi de Pologne ! Dieu vous le conserve,
ce bon prince qui passe sa journée à faire du bien, et qui. Dieu
merci, n'a que cela à faire ! Je vous supplie de me mettre à ses
pieds. Je veux faire mon petit bâtiment chinois à son honneur,
dans un petit jardin ; je ferai un bois, un petit Chaudeu grand
comme la main, et je le lui dédierai.
W" Clairon est à Lyon ; elle joue comme un ange des Idamé,
des Mérope, des Zaïre, des Alzire. Cependant je ne vais point la
voir. Si je faisais des voyages, ce serait pour vous, pour avoir
la consolation de rendre mes respects à M'"^ de Boufflers, et à
ceux qui daignent se souvenir de moi. Vous jugez bien que si je
renonce à la Lorraine, je renonce aussi à Paris, où je pourrais
aller comme à Genève, mais qui n'est pas fait pour un vieux
malade planteur de choux.
Comptez toujours sur les regrets et le très-tendre attache-
ment de V.
3219. — DE M. J.-J. rxOUSSEAU^.
Le 18 août 1756.
Vos deux derniers poëmes, monsieur, me sont parvenus dans ma soli-
tude, et quoique tous mes amis connaissent l'amour que j'ai pour vos écrits,
je ne sais de quelle part ceux-ci me pourraient venir, à moins que ce ne soit
de la vôtre. J'y ai trouvé le plaisir avec l'instruction, et reconnu la main du
maître : ainsi je crois vous devoir remercier à la fois de l'exemplaire et de
l'ouvrage. Je ne vous dirai pas que tout m'en paraisse également bon, mais les
choses qui m'y déplaisent ne font que m'inspirer plus de confiance pour celles
qui me transportent : ce n'est pas sans peine que je défends quelquefois ma
raison contre les charmes de votie poésie; mais c'est pour rendre mon
admiration plus digne de vos ouvrages que je m'efforce de n'y pas tout
admirer.
1. Dettingen, le 27 juin t743. Voyez tome XV, page 214 et suiv.
2. Cette lettre a été plusieurs fois imprimée séparément. J'en ai sous les j'eux
deux éditions, l'une in-S", 1759 (peut-être 1756); l'autre in-r2, 1764. (B.)
88 COHRESPONDANCE.
Je ferai plus, monsieur; je vous dirai sans détour, non les l)eautés que
j'ai cru sentir dans ces deux poënies : la tàclio effrayerait ma paresse; ni
même les défauts qu'y remarqueront peut-être de i)lus habiles gens que moi,
mais les déplaisirs qui troublent en cet instant le goût que je prenais à vos
leçons, et je vous les dirai encore attendri d'une première lecture où mon
cœur écoutait avidement le vôtre, vous aimant comme mon frère, vous
honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous reconnaîtrez dans
mes intentions la franchise d'une àme droite, et dans mes discours le ton
d'un ami de la vérité qui parle à un pliiloso|)he. D'ailleurs, plus votre second
poëme m'enchante, plus je prends librement parti contre le premier. Car,
si vous n'avez pas craint de vous opposer à vous-même, pourquoi crain-
drais-je d'être de votre avis? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup
à des sentiments que vous réfutez si bien.
Tous mes griefs sont donc contre votre Poï'me sur le Désastre de Lis-
bonne, parce que j'en attendais des effets plus dignes del'humanitéqui paraît
vous l'avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibnitz d'insulter ii nos
maux, en soutenant que tout esl bien, et vous amplifiez tellement le tableau
de nos misères que vous en aggravez le sentiment. Au lieu des consolations
que j'espérais, vous ne faites que m'allliger; on dirait que vous craignez que
je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce me
semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal.
Ne vous y trompez pas, monsieur, il arrive tout le contraire de ce que
vous vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel me console
pourtant dans les mômes douleurs que vous me peignez comme insuppor-
tables. Le poëme de Pope adoucit mes maux, et, me porte à la patience ; le
vôtre aigrit mes peines, m'excite au murmure, et, m'ôtant tout, hors une
espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition
qui règne entre ce que vous établissez et ce que j'éprouve, calmez la per-
plexité qui m'agite j et dites-moi qui s'abuse du sentiment ou de la raison.
« Homme, prends patience, me disent Pope et Leibnitz; les maux sont
un effet nécessaire de la nature et de la constitution de cet univers. L'Être
éternel et bienfaisant qui le gouverne eût voulu l'en garantir : de toutes les
économies possibles il a choisi celle qui réunissait le moins de mal et le plus
de bien : ou, pour dire la même chose encore plus crûment s'il le faut, s'il
n'a pas mieux fait, c'est qu'il ne pouvait mieux faire. »
Que me dit maintenant votre poëme? « Souffre à jamais, malheureux!
S'il est un Dieu qui t'ait créé, sans doute qu'il est tout-puissant, il pouvai
prévenir tous tes maux; n'espère donc jamais qu'ils finissent, car on ne
saurait voir pourquoi tu existes, si ce n'est pour souffrir et mourir. » Je ne
sais ce qu'une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l'optimisme
et que la fatalité même ; pour moi, j'avoue qu'elle me paraît plus cruelle
encore que le manichéisme. Si l'embarras de l'origine du mal vous forçait
d'altérer quelqu'une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa
puissance aux dépens de sa bonté? S'il faut choisir enlie deux erreurs,
j'aime encore mieux la première.
Vous ne voulez pas, monsieur, qu'on regarde votre ouvrage comme un
ANNÉE 1736. 89
poëme contre la Providence, et je me garderai bien de lui donner ce nom,
quoique vous ayez qualifié do livre contre le genre humain ' un écrit où
je plaidais la cause du genre humain contre lui-même. Je sais la distinction
qu'il faut faire entre les intentions d'un auteur et les conséquences qui
peuvent se tirer de sa doctrine. La juste défense de moi-même m'oblige
seulement à vous faire observer qu'en peignant les misères humaines mon
but était excusable, et même louable, à ce que je crois : car je montrais aux
hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes, et par conséquent
comment ils les pouvaient éviter.
Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral ailleurs
que dans l'homme libre, perfectionné, partant corrompu; et quant aux maux
physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme
il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l'homme fait
partie, et alors la question n'est point pourquoi l'homme n'est pas parfaite-
ment heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré
qu'excepté la mort, qui n'est presque un mal que par les préparatifs dont
on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre
ouvrage. Sans quitter votre sujet de Libonne, convenez, par exemple, que
la nature n'avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages,
et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus égale-
ment, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-
être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain,
à vingt lieues de là, tout aussi gais que s'il n'était rien arrivé. Mais il faut
rester, s'opiniàtrer autour des masures, s'exposer à de nouvelles secousses,
parce que ce qu'on laisse vaut mieux que ce qu'on peut emporter. Combien
de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l'un ses
habits, l'autre ses papiers, l'autre son argent? Ne sait-on pas que la per-
sonne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et
que ce n'est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le
reste ?
Vous auriez voulu, et qui ne l'eût pas voulu de même, que le tremble-
ment se fût fait au fond d'un désert plutôt qu'à Lisbonne. Peut-on douter
qu'il ne s'en forme aussi dans les déserts? iAIais nous n'en parlons point,
parce qu'ils ne font aucun mal aux messieurs des villes, les seuls hommes
dont nous tenions compte. Ils en font peu même aux animaux et aux sau-
vages qui habitent épars ces lieux retirés, et qui ne craignent ni la chute
des toits ni l'embrasement des maisons. Mais que signifierait un pareil pri-
vilège? Serait-ce donc à dire que l'ordre du monde doit changer selon nos
caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui inter-
dire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n'avons qu'à y bâtir une
ville ?
Il y a des événements qui nous frappent souvent plus ou moins selon
les faces sous lesquelles on les considère, et qui perdent beaucoup de l'hor-
1. C'est dans sa lettre à J.-J. Rousseau, du 30 août 1755, que Voltaire qualifiait
ainsi le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
90 CORRESPONDAN'CE.
leur qu'ils inspirent au premier aspect, quand on veut les examiner de près.
J'ai appris dans Zadirj ', et la nature me confirme de jour en jour qu'une
mort accélérée n'est pas toujours un mal réel, et qu'elle peut (}uelquefois
passer pour un bien rohitif. Do tant d'hommes écrasés sous les ruines de
Lisbonne, plusieurs sans doute ont évité de plus grands malheurs; et malgré
ce qu'une pareille description a do touchant et fournit ii la poésie, il n'est
pas sûr qu'un seul de ces infortunés ait plus souffert que si, selon le cours
ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort
qui l'est venue surprendre. Est-il une fin plus triste que celle d'un mourant
qu'on accable de soins inutiles, qu'un notaire et des liéritiers ne laissent
pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit ii leur aise, et à qui
des prêtres barbares font avec art savourer la mort! Pour moi, je vois par-
tout que les maux auxquels nous assujettit la nature sont beaucoup moins
cruels que ceux que nous y ajoutons.
Mais quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos misères
à force de belles institutions, nous n'avons pu jusqu'à présent nous perfec-
tionner au point de nous rendre généralement la vie à charge, et de préférer
le néant à notre existence; sans quoi le découragement et le désespoir se
seraient bientôt emparés du plus grand nombre, et le genre humain n'eût
pu subsister longtemps. Or s'il est mieux pour nous d'être que de n'être pas,
c'en serait assez pour justifier notre existence, quand même nous n'aurions
aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à soulfrir, et
que ces maux seraient aussi grands que vous les dépeignez. Mais il est dif-
ficile de trouver sur ce sujet de la bonne foi chez les hommes et de bons
calculs chez les philosophes, parce que ceux-ci, dans la comparaison des
biens et des maux, oublient toujours le doux sentiment de l'existence, indé-
pendant de toute autre sensation, et que la vanité de mépriser la mort
engage les autres à calomnier la vie, à peu près comme ces femmes qui,
avec une robe tachée et des ciseaux, prétendent aimer mieux des trous que
des taches.
Vous pensez avec Érasme que peu de gens voudraient renaître aux mêmes
conditions (ju'ils ont vécu ; mais tel tient sa marchandise fort haute, qui en
rabattrait beaucoup s'il avait quelque espoir de conclure le marché. D'ailleurs,
monsieur, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela? des riches
peut-être, rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables; toujours
ennuyés de la vie, et tremblant de la perdre? peut-être des gens de lettres,
de tous les ordres d'hommes le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réflé-
ciiissant, et par conséquent le plus malheureux? Voulez-vous trouver des
hommes de meilleure composition, ou, du moins, communément jilus sin-
cères, et qui, formant le plus grand nombre, doivent au moins pour cela
être écoutés par préférence? Consultez un honnête bourgeois qui aura passé
une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition ; un bon artisan
(pii vit commodément de son métier; un paysan môme, non de France où
l'on prétend (pi'il faut les faire mourir do misère afin qu'ils nous fassent
1. Chapitre xx ; vojcz tome XXI, page 89.
ANNÉE '1736. 9j
vivre, mais du pays, par exemple, où vous êtes, et généralement de tout
pays liijro; j'ose poser en foit cpi'il n'y a peut-être pas dans le Ilaut-Valais
un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n'acceptât
volontiers, au lieu même du paradis, le marché de renaître sans cesse pour
végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me font croire que c'est sou-
vent l'abus que nous faisons de la vie qui nous la rend à charge; et j'ai bien
moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d'avoir vécu que de celui qui
peut dire avec Caton : Nec me vixisse pœnilet, qtconiam ila vixi ut frustra
me nalum non exislimem. Cela n'empêche pas que le sage ne puisse quel-
quefois déloger volontairement, sans murmure et sans désespoir, quand la
nature ou la fortune lui portent bien distinctement l'ordre du départ. Mais
selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie
humaine, elle n'est pas, à tout prendre, un mauvais présent; et si ce n'est
pas toujours un mal de mourir, c'en est fort rarement un de vivre.
Nos différentes manières de penser sur tous ces articles m'apprennent
pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes pour moi : car je
n'ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de
nos opinions que celui de la vérité, et qu'entre deux hommes d'avis con-
traire, ce que l'un croit démontré n'est souvent qu'un sophisme pour l'autre.
Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne des êtres si bien décrite
par Pope, vous dites qu'il n'est pas vrai que si l'on ôtait un atome du monde
le monde ne pourrait subsister. Vous citez là-dessus M. de Crousaz ; puis
vous ajoutez que la nature n'est asservie à aucune mesure précise ni à
aucune forme précise; que nulle planète ne se meut dans une courbe abso-
lument régulière; que nul être connu n'est d'une figure précisément mathé-
matique ; que nulle quantité précise n'est requise pour nulle opération ; que
la nature n'agit jamais rigoureusement; qu'ainsi on n'a aucune raison d'as-
surer qu'un atome de moins sur la terre serait la cause de la destruction
de la terre. Je vous avoue que, sur tout cela, monsieur, je suis plus frappé
de la force de l'assertion que de celle du raisonnement, et qu'en cette occa-
sion je céderais avec plus de confiance à votre autorité qu'à vos preuves.
A l'égard de M. de Crousaz, je n'ai point lu son écrit contre Pope^, et
ne suis peut-être pas en état de l'entendre; mais ce qu'il y a de très-cer-
tain, c'est que je ne lui céderai pas ce que je vous aurai disputé, et que j'ai
tout aussi peu de foi à ses preuves qu'à son autorité. Loin de penser que la
nature ne soit point asservie à la précision des quantités et des figures, je
croirais tout au contraire qu'elle seule suit à la rigueur cette précision, parce
qu'elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens, et mesurer
la force à la résistance. Quant à ses irrégularités prétendues, peut-on
douter qu'elles n'aient toutes leur cause physique? Et suffit-il de ne la pas
apercevoir pour nier qu'elle existe ? Ces apparentes irrégularités viennent
sans doute de quelques lois que nous ignorons, et que la nature suit tout
aussi fidèlement que celles qui nous sont connues; de quelque agent que nous
■1. Commentaire sur la traduction en vers, de M. l'abbé du Resncl, de V Essai
de M. Pope sur l'Homme, 1738, in-12.
92 CORRESPONDANCE.
n'apercevons pas, et dont l'obstacle ou le concours a des mesures fixes dans
toutes ses opérations; autrement il faudrait dire nettement qu'il y a des ac-
tions sans principe et des effets sans cause, ce qui répugne à toute philosophie-
Supposons deux poids en équilibre, et pourtant inégaux ; qu'on ajoute
au plus jjctit la quantité dont ils diffèrent : ou les deux poids resteront en-
core en équilibre, et l'on aura une cause sans effet, ou l'équilibre sera rompu,
et l'on aura un effet sans cause. Mais si les poids étaient de fer, et qu'il y
eût un grain d'aimant caché sous l'un des deux, la précision de la nature
lui ôterait alors l'apparence de la précision, et à force d'exactitude elle
paraîtrait en manquer. Il n'y a pas une figure, pas une opération, pas une
loi, dans le monde physique, à laquelle on ne puisse appliquer quelque
exemple semblable h celui que je viens de proposer sur la pesanteur.
Vous dites que nul être connu n'est d'une figure précisément mathéma-
tique : je vous demande, monsieur, s'il y a quelque figure possible qui ne
le soit pas, et si la courbe la plus bizarre n'est pas aussi régulière aux yeux
de la nature qu'un cercle parfait aux nôtres. J'imagine, au reste, que si
quelque corps pouvait avoir cette apparente régularité, ce ne serait que
l'univers même, en le supposant plein et borné : car les figures mathéma-
tiques n'étant que des abstractions, n'ont de rapport qu'à elles-mêmes, au
lieu que toutes celles des corps naturels sont relatives à d'autres corps et à
des mouvements qui les modifient. Ainsi cela ne prouverait encore rien
contre la précision de la nature, quand même nous serions d'accord sur
ce que vous entendez par ce mot de précision.
Vous distinguez les événements qui ont des effets, de ceux qui n'en ont
point; je doute que cette distinction soit solide. Tout événement me semble
avoir nécessairement quelque effet ou moral, ou physique, ou composé des
deux, mais qu'on n'aperçoit pas toujours, parce que la filiation des événe-
ments est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme, en
général, on ne doit pas chercher des effets plus considérables que les événe-
ments qui les produisent, la petitesse des causes rend souvent l'examen
ridicule, quoique les effets soient certains, et souvent aussi plusieurs effets
presque imperceptibles se réunissent pour produire un événement considé-
rable. Ajoutez que tel effet ne laisse pas d'avoir lieu quoiqu'il agisse hors
du corps qui l'a produit. Ainsi la poussière qu'élève, un carrosse peut ne
rien faire il la marche do la voiture, et influer surqplle du monde. Mais
comme il n'y a rien d'étranger à l'univers, tout ce qui s'y fait, agit néces-
sairement sur l'univers même.
Ainsi, monsieur, vos exemples me paraissent plus ingénieux que con-
vaincants. Je vois mille raisons plausibles pourquoi il n'était peut-être pas
indifférent à l'Europe qu'un certain jour l'héritière de Bourgogne fût bien ou
mal coiffée, ni au destin do Home que César tournât les yeux à droite ou ii
gauche, et cracliàt de l'un ou de l'autre côté, en allant au sénat le jour qu'il
y fut puni. En un mot, en me rappelant le grain de sable cité par Pascal ^,
1. Pascal a dit : « Croniwell allait ravager toute la chrétienté : la famille royale
était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans ua petit grain de sable qui se
ANNÉE 1756. 93
jo suis à quelques égards de l'avis de votre Bramine * ; et de quelque ma-
nière qu'on envisage les choses, si tous les événements n'ont pas des effets
sensibles, il me parait incontestable que tous en ont de réels dont l'esprit
humain perd aisément le fil, mais qui ne sont jamais confondus pai- la
nature.
Vous dites qu'il est démontré que les corps célestes font leur révolution
dans l'espace non résistant. C'était assurément une très-belle chose à dé-
montrer; mais, selon la coutume des ignorants, j'ai très-peu de foi aux
démonstrations qui passent n)a portée. J'imaginerais que, pour bâtir celle-
ci, l'on aurait à peu près raisonné de cette manière. Telle force agissant selon
telle loi doit donner aux astres tel mouvement dans un milieu non résis-
tant; or les astres ont exactement le mouvement calculé: donc il n'y a point
de résistance. Riais qui peut savoir s'il n'y a pas peut-être un million
d'autres lois possibles, sans compter la véritable, selon lesquelles les mômes
mouvements s'expliqueraient mieux encore dans un fluide que dans le vide
par celle-ci ? L'horreur du vide n'a-t-elle pas longtemps expliqué la plu-
part des effets qu'on a depuis attribués à l'action de l'air? D'autres expé-
riences ayant ensuite détruit l'horreur du vide, tout ne s'est-il pas trouvé
plein? N'a-t-on pas rétabli le vide sur de nouveaux calculs? Qui nous
répondra qu'un système encore plus exact ne le détruira pas derechef?
Laissons les difficultés sans nombre qu'un physicien ferait peut-être sur la
nature de la lumière et des espaces éclairés ; mais croyez-vous de bonne
foi que Bayle, dont j'admire avec vous la sagesse et la retenue en matière
d'opinions, eût trouvé la vôtre si démontrée ? En général, il semble que les
sceptiques s'oublient un peu sitôt qu'ils prennent le ton dogmatique, et
qu'ils devraient user plus sobrement que personne du terme de démontrer.
Le moyen d'être cru quand on se vante de ne rien savoir, en affirmant tant
de choses ?
Au reste, vous avez fait un correctif au système de Pope, en observant
qu'il n'a aucune gradation proportionnelle entre les créatures et le créateur,
et que si la chaîne des êtres créés aboutit à Dieu, c'est parce qu'il la tient,
et non parce qu'il la termine. Sur le bien du tout préférable à celui de sa
partie, vous faites dire à l'homme : Je dois être aussi cher à mon maître,
moi être pensant et sentant, que les planètes qui probablement ne sentent
point. Sans doute cet univers matériel ne doit pas être plus cher à son auteur
qu'un seul être pensant et sentant; mais le système de cet univers qui pro-
duit, conserve et perpétue tous les êtres pensants et sentants, doit lui être
plus cher qu'un seul de ces êtres ; il peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt
par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la
conservation du tout. Je crois, j'espère valoir mieux aux yeux de Dieu que
met dans son urètre. Rome même allait trembler sous luij mais ce petit gravier,
qui n'était rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée, et
le roi rétabli. » Mais Cromwell est mort d'une fièvre, et non de la piei-re ni de la
gravelle. (B.)
1. Rousseau veut sans doute parler de l'Ermite, l'un des personnages de Zadij ;
voyez tome XXI, page 80.
94 CORRESPONDANCE.
la terre d'une planète; mais si les planètes sont habitées, comme il est pro-
bable, pourquoi vaudrais-je mieux à ses yeux que tous les habitants de
Saturne ? On a beau tourner ces idées en ridicule, il est certain que toutes
les analogies sont pour cette population, et qu'il n'y a que l'orgueil humain
qui soit contre. Or cette population supposée, la conservation de l'univers
semble avoir pour Dieu môme une moralité qui se multiplie par le nombre
des mondes habités.
Que le cadavre d'un homme nourrisse des vers, des loups ou des phmtes,
ce n'est pas, je l'avoue, un dédommagement de la mort de cet homme;
mais si, dans le système de cet univers, il est nécessaire à la conservation
du genre humain qu'il y ait une circulation de substance entre les hommes,
les animaux, et les végétaux, alors le mal particulier d'un individu contribue
au bien général. Je meurs, je suis mangé des vers; mais mes enfants, mes
frères, vivront comme j'ai vécu, et je fais par l'ordre de la nature, et pour
tous les hommes, ce que firent volontairement Codrus, Curtius, les Décies,
les Philènes, et mille autres pour une petite partie des hommes.
Pour revenir, monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu'on
ne peut l'examiner convenablement sans distinguer avec soin le mal parti-
culier, dont aucun philosophe n'a jamais nié l'existence, du mal général, que
nie l'optimiste. 11 n'est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou
non; mais s'il était bon que l'univers fût, et si nos maux étaient inévitables
dans la constitution de l'univers. Ainsi l'addition d'un article rendrait, ce
semble, la proposition plus exacte; et au lieu de Tout est bien, il vaudrait
peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout;
alors il est très-évident qu'aucun homme ne saurait donner de preuves
directes ni pour ni contre, car ces preuves dépendent d'une connaissance
parfaite de la constitution du monde et du but de son auteur, et celte con-
naissance est incontestablement au-dessus de l'intelligence humaine : les
vrais principes de l'optimisme ne peuvent se tirer ni des propriétés de la
matière, ni de la mécanique de l'univers, mais seulement par induction des
perfections de Dieu, qui préside à tout : de sorte qu'on ne prouve pas l'exis-
tence de Dieu par le système de Pope, mais le système de Pope par l'exis-
tence de Dieu; et c'est, sans contredit, de la question de la providence
qu'est dérivée celle de l'origine du mal. Que si ces deux questions n'ont
pas été mieux traitées l'une que l'autre, c'est qu'on a toujours si mal rai-
sonné sur la providence que ce qu'on en a dit d'absurde a fort embrouillé
tous les corollaires qu'on pouvait tirer de ce grand et consolant dogme.
Les premiers qui ont gàlé la cause de Dieu sont les prêtres et les
dévots, qui no souffrent pas que rien se fasse selon l'ordre établi, mais font
toujours intervenir la justice divine à des événements purement naturels, et,
pour être sûrs de leur fait, punissent et châtient les méchants, éprouvent ou
récompensent les bons indilTéremment avec des biens ou des maux, selon
l'événement. Je ne sais, pour moi, si c'est une bonne théologie; mais je
trouve que c'est une mauvaise manière de raisonner, de fonder indilTérem-
ment sur le pour et le contre les preuves de la providence, et de lui attri-
buer sans choix tout ce qui se ferait également sans elle.
ANNÉE 1756. 95
Les philosophes, à leur tour, ne me paraissent guère plus raisonnables
quand je les vois s'en prendre au ciel de ce qu'ils ne sont pas impassibles,
crier que tout est perdu quand ils ont mal aux dents, ou qu'ils sont pauvres,
ou qu'on les vole, et charger Dieu, comme dit Sénèque, de la garde de leur
valise. Si quelque accident tragique eût fait périr Cartouche ou César dans
leur enfance, on aurait dit : Quel crime avaient-ils commis? Ces deux bri-
gands ont vécu, et nous disons : Pourquoi les avoir laissés vivre? Au con-
traire, un dévot dira dans le premier cas : Dieu voulait punir le père en lui
ôtant son enfant; et dans le second : Dieu conservait l'enfant pour le châti-
ment du peuple. Ainsi, quelque parti qu'ait pris la nature, la providence a
toujours raison chez les dévots, et toujours tort chez les philosophes. Peut-
être, dans l'ordre des choses humaines, n'a-t-elle ni tort ni raison, parce
que tout tient à la loi commune, et qu'il n'y a d'exception pour personne.
Il est à croire que les événements particuliers ne sont rien ici-bas aux yeux
du maître de l'univers; que sa providence est seulement universelle; qu'il
se contente de conserver les genres et les espèces, et de présider au tout
sans s'inquiéter de la manière dont chaque individu passe cette courte vie.
Un roi sage, qui veut que chacun vive heureux dans ses États, a-t-il besoin
de s'informer si les cabarets y sont bons ? Le passant murmure une nuit
quand ils sont mauvais, et rit tout le reste de ses jours d'une impatience
aussi déplacée, commoraiidi eniia nalura diversorium nohis, non habi-
tandi dedil.
Pour penser juste à cet égard, il semble que les choses devraient être
■considérées relativement dans Tordre physique, et absolument dans l'ordre
moral: de sorte que la plus grande idée que je puis me faire de la provi-
dence est que chaque être matériel soit disposé le mieux qu'il est possible
par rapport au tout, et chaque être intelligent et sensible le mieux qu'il est
possible par rapport à lui-même; ce qui signifie en d'autres termes que,
pour qui sent son existence, il vaut mieux exister que ne pas exister. Mais
il faut appliquer cette règle à la durée totale de chaque être sensible, et non
à quelque instant particulier de la durée, tel que la vie humaine : ce qui
montre combien la question de la providence tient à celle de l'immortalité
de l'âme, que j'ai le bonheur de croire, sans ignorer que la raison peut en
douter, et à celle de l'éternité des peines, que ni vous, ni moi, ni jamais
homme pensant bien de Dieu, ne croirons jamais.
Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun, il me
semble qu'elles se rapportent toutes à celle de l'existence de Dieu. Si Dieu
existe, il est parfait; s'il est parfait, il est sage, puissant, et juste; s'il est
sage et puissant, tout est bien; s'il est juste et puissant, mon âme est im-
mortelle; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour
moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l'univers : si l'on m'ac-
corde la première proposition, jamais on n'ébranlera les suivantes; si ou la
nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences.
Nous ne sommes ni l'un ni l'autre dans ce dernier cas : bien loin du
moins que je puisse rien présumer de semblable de votre part, en lisant le
recueil de vos Œuvres, la plupart m'offrent les idées les plus grandes, les
96 CORRESPONDANCE.
I»lus douces, les plus consolantes de la Divinité; et j'aime bien mieux un
cliix'tieii do votre faron qua de celle do la Sorbonne.
Quant à moi, jo vous avouerai naïvement que ni le pour ni le contre ne
me paraissent démontrés sur ce point par les lumières de la raison, et que
si le théiste ne fonde son sentiment que sur des probabilités, l'athée, moins
précis encore, ne me paraît fonder le sien que sur des possibilités con-
traires; do plus, les objections de part et d'autre sont toujours insolubles,
parce qu'elles roulent sur des choses dont les hommes n'ont point de véri-
table idée. Je conviens de tout cela, et pourtant je crois en Dieu tout aussi
fortement que je croie aucune autre vérité, parce que croire et ne croire
pas sont les choses du monde qui dépendent le moins de moi; que l'état de
doute est un état trop violent pour mon âme; que, quand ma raison flotte,
ma foi no peut rester longtemps en suspens, et se détermine sans elle;
qu'enfin mille sujets de préférence m'attirent du côté le plus consolant, et
joignent le poids de l'espérance à l'équilibre de la raison.
Ue me souviens que ce qui m'a frappé le plus fortement en toute ma
vie, sur l'arrangement fortuit de l'univers, est la vingt et unième pensée
philosophique, où l'on montre, par les lois de l'analyse des sorts, que,
quand la quantité des jets est infinie, la difficulté de l'événement est plus
que suffisamment compensée par la multitude des jets, et que par conséquent
l'esprit doit être plus étonne de la durée hypothétique du chaos que de la
naissance réelle de l'univers. C'est, en supposant le mouvement néce.s-
saire, ce qu'on a jamais dit de plus fort à mon gré sur celte dispute, et,
quant à moi, je déclare que je n'y sais pas la moindre réponse qui ait le
sens commun, ni vrai, ni faux, sinon do nier comme faux ce qu'on ne peut
pas savoir, que le mouvement soit essentiel à la matière. D'un autre côté,
je ne sache pas qu'on ait jamais expliqué par le matérialisme la génération des
corps organisés et la perpétuité des germes; mais il y a cette différence
entre ces deux positions opposées que, bien que l'une et l'autre me semblent
également convaincantes, la dernière seule me persuade. Quant à la pre-
mière, qu'on vienne me dire que d'un jet fortuit de caractères la llenriade
a été composée, je le nie sans balancer; il est plus possible au sort d'ame-
ner qu'à mon esprit de le croire, et je sens qu'il y a un point où les impos-
sibilités morales équivalent pour moi à une certitude physique. On aura
beau me parler do l'éternité des temps, je ne l'ai point parcourue; de l'in-
finité des jets, je ne les ai point comptés, et mon incrédulité, tout aussi peu
philosophique qu'on voudra, triomphera là-dessus de la démonstration
môme. Je n'ompèciie pas ([ue, ce que j'appelle sur cela preuve de se/iti-
menl, on no l'appollo préjugé; et je no donne point cette opiniâtreté de
croyance coinnio un modèle; mais, avec une bonne foi peut-être sans
exem[)lo, j(î la donno coinnie uiio in\ incible disposition de mon âme, que
jamais rien ne pourra surmonter, tient jusqu'ici je n'ai point à mo plaindre,
et qu'on no peut alta(iuer sans cruauté.
1 . Paraî^raphc extrait des OEuvres cl Correspondance inédites de J.-J. Roussea u,
publiées par M. G. Strcckeiscn-.Moullou; Paris, Michel Lévy frères, 18(31.
ANNÉE IT.iG. 97
Voilà donc une vcrité dont nous partons tous deux, à l'appui de laquelle
vous sentez combien l'optimisme est facile à défendre et la providence à
justifier ; et ce n'est pas à vous qu'il faut répéter les raisonnements rebattus,
mais solides, qui ont été faits si souvent à ce sujet. A l'égard des philo-
so})lies qui ne conviennent pas du principe, il ne faut point disputer avec
eux sur ces matières, parce que ce qui n'est qu'une preuve de sentiment
pour nous ne peut devenir pour eux une démonstration, et que ce n'est
pas un discours raisonnable de dire à un homme : Vous devez croire ceci
parce que je le crois. Eux, de leur côté, ne doivent point non plus disputer
avec nous sur ces mêmes matières, parce qu'elles ne sont que des corollaires
de la proposition principale qu'un adversaire honnête ose à peine leur op-
poser, et qu'à leur tour ils auraient tort d'exiger qu'on leur prouvât le corol-
laire indépendamment de la proposition qui lui sert de base. Je pense qu'ils
ne le doivent pas encore par une autre raison : c'est qu'il y a de l'inhumanité
à troubler les âmes paisibles et à désoler les hommes à pure perte, quand ce
qu'on veut leur apprendre n'est ni certain ni utile. Je pense, en un mot, qu'à
votre exemple on ne saurait attaquer trop fortement la superstition, qui
trouble la société, ni trop respecter la religion, qui la soutient.
3Iais je suis indigné comme vous que la foi de chacun ne soit pas dans
la plus parfaite liberté, et que l'homme ose contrôler l'intérieur des con-
sciences oii il ne saurait pénétrer, comme s'il dépendait de nous de croire
ou de ne pas croire dans des matières où la démonstration n'a point lieu, et
qu'on pût jamais asservir la raison à l'autorité. Les rois do ce monde ont-ils
donc quelque inspection dans l'autre, et sont-ils en droit de tourmenter leurs
sujets ici-bas pour les forcer d'aller en paradis? Non. Tout gouvernement
humain se borne par sa nature aux devoirs civils, et quoi qu'en ait pu dire
le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien l'État, il ne doit compte à
personne de la manière dont il sert Dieu.
J'ignore si cet être juste ne punira point un jour toute tyrannie exercée
en son nom; je suis bien sûr, au moins, qu'il ne la partagera pas, et ne
refusera le bonheur éternel à nul incrédule vertueux et de bonne foi. Puis-
je, sans offenser sa bonté et même sa justice, douter qu'un cœur droit ne
rachète une erreur involontaire, et que des mœurs irréprochables ne vaillent
bien mille cultes bizarres prescrits par les hommes et rejetés par la raison ?
Je dirai plus : si je pouvais, à mon choix, acheter les œuvres aux dépens
de ma foi, et compenser à force de vertu mon incrédulité supposée, je ne
balancerais pas un instant, et j'aimerais mieux pouvoir dire à Dieu : «J'ai
fait, sans songer à toi, le bien qui t'est agréable, et mon cœur suivait ta
volonté sans la connaître, » que de lui dire, comme il faudra que je fasse un
jour : «Hélas! je t'aimais, et n"ai cessé de t'offenser; je t'ai connu, et n'ai
rien fait pour te plaire. »
Il y a, je l'avoue, une sorte de profession de foi que les lois peuvent im-
poser; mais, hors les principes de la morale et du droit naturel, elle doit
être purement négative, parce qu'il peut exister des religions qui attaquent
les fondements de la société, et qu'il faut commencer par exterminer ces
religions pour assurer la paix de l'État : de ces dogmes à proscrire, l'into-
39. CORnESPOXDANCE, VII. 7
98 CORRESPONDANCE.
lérance est sans difTiculté le plus odieux. IMais il faut la prendre à sa source :
car les fanatitiues les plus sanguinaires changent de langage selon la for-
tune, et ne prCclient que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus
forts. Ainsi, j'appelle intolérant par principe tout homme qui s'imagine qu'on
ne peut ôtre homme de bien sans croire tout ce qu'il croit, et damne impi-
toyablement ceux qui ne pensent pas commo lui. En effet, les fidèles sont
rarement d'humeur à laisser les réprouvés en paix dans ce monde; et uq
saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le métier du
diable : que, s'il y avait des incrédules intolérants qui voulussent forcer le
peuple à ne rien croire, je ne les bannirais pas moins sévèrement que ceux
qui veulent forcer à croire tout ce qui leur plaît.
Je voudrais donc qu'on eût, dans cliaquo Ktat, un code moral ou une
espèce de profession de foi civile ([ui contînt [)Ositivement les maximes
sociales que chacun serait tenu d'admettre, et négativement les maximes
anatiques qu'on serait tenu de rejetcM-, non comme impies, mais comme
séditieuses. Ainsi, toute religion (jui pourrait s'accorder avec le code serait
admise; toute religion qui ne s'y accorderait pas serait proscrite; et chacun
serait libre de n'en avoir point d'autre que le code même. Cet ouvrage fait
avec soin serait, ce me semble, le livre le plus utile qui jamais ait été com-
posé, et peut-être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, monsieur, un sujet
pour vous; je souhaiterais passionnément que vous voulussiez entreprendre
cet ouvrage, et l'embellir de votre poésie, afin que chacun pouvant l'ap-
prendre aisément, il portât dès l'enfance dans tous les cœurs ces sentiments
de douceur et d'humanité qui brillent dans vos écrits, et qui man(|uèrent
toujours aux dévots. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire au
moins à votre âme. Vous nous avez donné, dans votre poëme sur la Religion
naturelle, le catéchisme de l'homme; donnez-nous maintenant dans celui
que je vous propose le catéchisme du citoyen. C'est une matière à méditer
longtemps, et peut-être à réserver pour le dernier de vos ouvrages, afin
d'achever, par un bienfait au genre humain, la jibis brillante carrière que
jamais homme de lettres ait parcourue.
Je ne puis m'empècher, monsieur, de remarquer à ce propos une oppo-
sition bien singulière entre vous et moi dans le sujet de cette lettre. Ras-
sasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au
sein de l'abondance : bien sûr de l'immortalité, vous philosophez paisible-
ment sur la nature de l'àme; et si le corjis ou le cœur souffre, vous avez
Tronchin pour médecin et pour ami; vous ne trouvez pourtant que mal sur
la terre; et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d'un ma! sans remède,
je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve (jue tout est bien. D'où
viennent ces contradictions apparentes? vous l'avez vous-même expliqué :
vous jouissez; mais j'espère, et l'espérance embellit tout.
J'ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre (|ue vous en aurez
à l'achever; pardonnez-moi, grand homme, un zèle peut-être indiscret, mais
qui ne s'épancherait pas avec vous si je vous estimais moins. A Dieu ne
plaise que je veuille offenser celui de mes contemporains dont j'honore le
plus les talents, et dont les écrits parlent le mieux à mon cœur 1 mais il
ANNÉE '17 56. 99
s'agit de la cause de la providence dont j'attends tout. Après avoir si long-
temps puisé dans vos leçons des consolations et du courage, il m'est dur
que vous m'ôtiez maintenant tout cela pour ne m'oiïrir qu'une espérance
incertaine et vague, plutôt comme un palliatif actuel que comme un dédom-
magement à venir. Non, j'ai trop souffert en cette vie pour n'en pas attendre
une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter
un moment de l'immortalité de l'âme et d'une providence bienfaisante. Je la
sens, je la crois, je la veux, je l'espère, je la défendrai jusqu'à mon dernier
soupir; et ce sera de toutes les disputes que j'aurai soutenues la seule où
mon intérêt ne sera pas oublié.
Je suis, avec respect, monsieur, etc.
3220. —A M. PIERRE ROUSSEAU i.
Aux Délices, 20 août.
Il se passera plus de trois mois, monsieur, avant que les
Cramer soient en état de donner VHisloire universelle dont vous
me parlez. J'y travaille autant que ma mauvaise santé me le per-
met, et, dès que l'ouvrage sera prêta paraître, je tâcherai de faire
ce que \ous désirez de moi. Je voudrais être en état de vous
donner, monsieur, des preuves plus solides de l'estime véritable
et de tous les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être.
3221. — A M. THIERI0T2.
Aux Délices, 20 août.
Pourquoi donc cet honnête homme de La Beaumelle est-il à
la Bastille ? 11 avait fait un si beau livre, et M'"" Geoffrin le prônait
tant!
J'ai entre les mains les Annales politiques de l'abbé de Saint-
Pierre ; c'est un fou sérieux, qui traite Louis XIV de grand enfant.
Je crois que je trouverai dans ce manuscrit beaucoup plus à réfu-
ter qu'à imiter. Il est probable qu'il sera bientôt imprimé.
Si vous voyez Lambert, mon ancien ami, je vous prie de lui
dire que la tête lui tourne de réimprimer la détestable rapsodie
de la prétendue Histoire universelle qu'on a donnée sous mon nom,
et ce recueil encore plus mauvais de la Guerre de ilii.
Il prend bien mal son temps encore de réimprimer VHistoire
du Siècle de Louis XIV, lorsque je l'ai augmentée d'un grand tiers.
1. Bibliothèque royale de Bruxelles, manuscrit 11583.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
100 CORRESPONDANCE.
Il doit, pour son intérêt et pour son lionnour, attendre que 1 "édi-
tion des Cramer, qui va depuis Charlemaj^ne jusqu'à 1756, ait paru.
Faites-lui entendre raison, si vous pouvez, je vous en conjure.
Nous avons ici d'Alembert et Patu; ce sont deux mérites dif-
férents. Patu va gagner ses pardons à Rome ; si vous voulez en
faire autant, passez par Genève. Je vous rendrai ])ientôt M. d'Alem-
bert; c'est un des meilleurs philosophes de l'Europe, et, qui plus
est, un des plus aimables.
,1'avais déjà le projet du Glossaire; ce sera un livre nécessaire
pour l'intelligence des auteurs français du moyen âge : je ne
doute pas que M. de Sainte-Palaye ne trouve de grands secours
dans les langues du Nord; on ne saurait s'en passer pour tous
les vieux mots qui ne sont pas dérivés du latin.
Imprime-t-on ce drôle de corps de Cosnac, évêque de Valence?
On parle d'une tragédie nouvelle : mais vous n'êtes pas de ce
tripot. Une vraie tragédie se joue à Stockholm, et il s'en prépare
ailleurs. Tu, Tityre, lentus in umbra, et moi aussi. Je vous embrasse
de tout mon cœur. Mes respects à M'"' La Popelinière. Quid novi?
Vale.
3222. — A M. TRONCHIX, DE LYON'.
Des Délices, 21 août IT.^G.
On m'écrit de Paris qu'on parie à Londres , à bureau ouvert ,
vingt contre un que M. le maréchal de Richelieu sera mené pri-
sonnier en Angleterre avant quatre mois, et celui qui me l'écrit
a envoyé vingt guinées, à ce qu'il dit, pour en gagner quatre
cents. Je parierais bien vingt contre un, mais il est encore plus
doux de mettre un contre vingt. Si la chose est ainsi, faisons for-
tune aux dépens de l'Angleterre. Je veux bien parier cinquante
louis pour M. de Richelieu, et compte ne rien hasarder. Je vous
conseille d'en faire autant: cela vaut mieux que Cadix. Informez-
vous, je vous prie, de cette folie anglaise, et punissons-la.
M. le docteur Troncbin continue ses miracles, mais il ne peut
rien sur monsieur le conseiller votre frère. Ce n'est que dans sa
famille qu'il ne fait point de prodiges, mais il y a des miracles
impossibles. On dit des choses si extraordinaires du roi de
Pologne et du roi de Suède; mais je ne les crois point. U faut
attendre le dénomment de tout ceci. Quand le dernier des Autri-
chiens aura tué le dernier des Prussiens, cela n'empêcherait pas
1. Revue suisse, 1855, page 404.
ANNEE 175 0. 101
qu'il fallût songer à ses petites aiïaires. Je n'ai besoin dans le
moment présent que des secours de votre Esculape ; paralytique
d'une jambe, mordu à l'autre par mon singe S ne digérant point,
et ayant souvent la ûèvre, je suis un corps très-ridicule. Je vous
écris comme je peux.
3223. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 2.
Aux Délices, 23 août 1756.
Madame, Voptimisme et le tout est bien reçoivent, en Suède,
de terribles échecs. On se bat sur mer, on se menace sur terre.
Heureuse encore une fois la terre promise de Gotha, où l'on est
tranquille et heureux sous les auspices de Votre Altesse sérénis-
sime! Elle a donc lu les lettres de cette femme singulière, veuve
d'un poëte burlesque et d'un grand roi, qui naquit protestante et
qui contribua à la révocation de l'édit de Nantes, qui fut dévote
et qui fit l'amour. Je ne sais, madame, si vous aurez trouvé beau-
coup de lettres intéressantes.
A l'égard des Mémoires de La Beaumelle, c'est l'ouvrage d'un
imposteur insensé qui a quelquefois de l'esprit, mais qui en a
toujours mal à propos. Ses calomnies viennent de le faire enfer-
mer à la Bastille pour la seconde fois : c'était un chien enragé
qu'on ne pouvait plus laisser dans les rues. C'est une étrange
fatalité que ce soit un pareil homme qui ait été cause de ce
qu'on appelle mon malheur à la cour de Berlin. Pour moi,
madame, je ne connais d'autre malheur que d'être loin de Votre
Altesse sérénissime.
On est grand nouvelliste dans le pays que j'habite ; on pré-
tend qu'il y a, dans une partie de l'Allemagne, des orages prêts
à crever. Heureusement ils sont loin de vos États. Je n'ose,
madame, vous demander si Votre Altesse sérénissime pense
qu'il y ait guerre cette année : il ne m'appartient pas de faire
des questions ; mais je sais que Votre Altesse sérénissime voit
les choses d'un coup d'œil bien juste. Son opinion déciderait,
en plus d'une conjoncture, de ce qu'on doit penser. Plus d'un
1. Voltaire avait donné le nom de Luc à un gros singe dangereux; pendant la
guerre de Sept ans, le roi de Prusse n'était connu aux Délices que sous ce nom.
Son singe qu'il chicanait, le mordit à la jambe: les domestiques étaient prêts à
tuer le singe; Voltaire le sauva de leurs mains en s'imputant à lui-même la colère
du singe. {Note du conseiller Tronchin.)
2. Éditeurs, Bavoux et François.
<02 CORRESPONDANCE.
particulier est intéressé aux affaires générales; qu'elle me par-
donne de lui en parler, et qu'elle daigne recevoir, avec sa bonté
ordinaire, mon profond respect et mon inviolable atfacbement.
3224. — A MADAME LA COMTESSE DE LLTZELP.OURG.
Aux DiJlices, 23 août.
])i (os-moi donc, madame, vous qui êtes sur les bords du
Rhin, si notre chère Marie-Thérèse, impératrice-reine, dont la
tête me tourne, prépare des efforts réels pour reprondre sa Silé-
sie. Voilà un beau moment, et si elle le manque, elle n'y revien-
dra plus. Ne seriez-vous pas bien aise de voir deux femmes, deux
impératrices*, peloter un peu notre grand roi de Prusse, notre
Salomon du Nord F Pour moi, dans ma douce retraite, au bord de
mon lac, je ne sais aucune nouvelle ; je n'apprends rien que par
les gazettes. Elles me disent qu'on coupe des têtes- en Suède ;
mais elles ne me disent rien de cette reine Llrique que j'ai vue
si belle, pour qui j'ai fait autrefois des vers, et qui, sans vanité,
en a fait aussi pour moi^. Je suis très-fâché qu'elle se soit brouil-
lée si sérieusement avec son purlemenl. Le nC<re fait, dit-on, des
remontrances pour une taxe sur les cartes, et brûle des mande-
ments d'évêque. On vous envoie dans votre Alsace un confesseur,
un martyr * de la constitution, que j'ai vu quelque temps fort
amoureux, et dont sa maîtresse était aussi mécontente que ses
créanciers. Les saints sont d'étranges gens.
Portez-vous bien, madame; faites du feu dès le mois de sep-
tembre. Traitez le climat du Rhin comme je traite celui du lac.
Vivez avec une amie charmante. Souvenez-vous quelquefois de
moi. M""' Denis et moi, nous vous présentons nos respects. Il est
triste pour nous que ce soit de si loin.
3225. — A M. PALISSOT.
Aux Délices, 27 août 17."(6.
Tout malade que je suis, monsieur, il faut que je me donne
la consolation de vous remercier de votre lettre ; elle est très-
1. Celle de Russie (Elisabeth) était récemment intervenue dans l'alliance do
l'Autriche et de la France.
2. Vojoz plus haut, lettre 321 i.
3. Vojez tome XWVII, page S8.
4. Poncet de La Rivière, évèquc de Troj-es, avait été exilé à l'abbaye de Meur-
barck, dans le fond de l'Alsace.
J
ANNÉE 1756. 103
judicieuse, et je suis fort sensible à la confiance que vous me
témoignez 1. J'ai cFailleurs un intérêt véritable à voir tous ces
petits nuages dissipés. Je me regarde comme votre ami après
votre pèlerinage. Je suis l'ami des personnes dont vous me par-
lez 2, et vous êtes tous dignes de vous aimer les uns les autres.
Jai eu dans ma vie quelques petites querelles littéraires, et j'ai
toujours vu qu'elles m'avaient fait du mal. Quand il n'y aurait
que la perte du temps, c'est beaucoup. On dit que vous em-
ployez votre loisir à faire des ouvrages qui me donnent une
grande espérance et beaucoup d'impatience. Je parle souvent
de vous avec M. Yernes. Pardonnez une si courte lettre à un
malade.
32-2G. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU».
Au\ Délices. 27 août.
Vraiment, monseigneur, je suis un plaisant homme pour
venir faire ma cour à mon héros. Je suis dans mon lit, n'en
pouvant plus, et j'ai une nièce qui se meurt : ce n'est pas votre
protégée Denis, c'est sa sœur. Conservez votre santé : un géné-
ral d'armée en a grand besoin, et probablement vous ne vous
en tiendrez pas à la prise de Mahon. Vous donnez à M. le duc
de Fronsac une éducation singulière ; je crois que peu de per-
sonnes de son espèce auront vu au même âge d'aussi grandes
choses que lui. Je crois que ma chère Marie-Thérèse a bien
envie de prendre ce temps-là pour reprendre, si elle peut, la
Silésie. Nous attendons toujours des nouvelles consolantes de
quelque petit commencement d'hostilités : le feu peut se mettre
tout d'un coup aux quatre coins de l'Europe; quel plaisir pour
vous autres héros!
Je meurs de douleur de ne pas venir vous contempler tout
rayonnant de gloire. Je me dépique en vous fourrant dans une
grande diable d'Histoire générale que j'ai commencée par Char-
lemagne, et que je finis par vous. J'ai pris l'expédition de Mahon
pour ma dernière époque. Cela me soulage dans mon état de
malingre. Je fais mille vœux pour vous. Jouissez longtemps et
gaiement de toute votre gloire, et conservez vos anciennes ])ontés
pour votre ancien adorateur.
1. Palissot parlait, dans sa lettre, de tracasseries que lui avait fait susciter sa
comédie du Cercle, ou les Originaux, et les attribuait au comte de Tressan.
2. Le comte de Tressan, le duc de Villars, Vernes.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
104 CORRESPONDANCE.
3227. — A M. LE DOCTEUR THONCHIiN'.
Les dévotes sont toujours après leur diroctour ; les gourmandes
crient après un médecin quand elles ont mangé trop de jambon.
Mon cher Esculape, vous êtes accoutumé aux faiblesses hu-
maines : pardonnez à quatre ou cinq femmes compatissantes
qui voulurent hier vous faire courir à heure indue pour une
petite indigestion. Vous savez que ces bagatelles n'ont pas de
suite dans les J)ons tempéraments.
Les deux nièces et l'oncle sont tous sous votre domination, et
vous sont attachés comme on doit l'être.
3228. — A M. BERTRAND,2.
PREMIER PASTEUR, A BERNE.
Aux Délices, 3 septembre.
Mon cher philosophe, les Délices sont devenues un petit
hôpital. J'ai une nièce très-malade, ce n'est pas M"" Denis. C'est
une autre bonne parente, qui a fait le voyage de Paris à Genève
pour son pauvre oncle le malingre. Je n'ai pas eu un jour de
santé depuis que je vous ai vu ; il est vrai que malgré mes souf-
frances je me suis amusé à esquisser un essai de l'histoire géné-
rale jusqu'à nos jours. J'ai trouvé que les malheurs du prince
Edouard, le voyage de l'amiral Anson autour du globe, la révo-
lution de Gênes, la prise de Madras et la cruelle récompense
donnée à La Bourdonnaie en le mettant trois ans à la Bastille;
j'ai trouvé, dis-je, que tout cela pouvait fournir quelques ré-
flexions philosophiques. Je n'écris l'histoire qu'autant qu'elle
peut être utile à la raison et aux mœurs, et je néglige tous les
faits, qui ne sont bons que dans les gazettes.
Il me semble que j'avais eu l'honneur de voir cette jeune
M""' de Freudenreich que la mort vient d'enlever. Je suis sensible-
ment touché de tout ce qui regarde ceux qui portent ce nom.
Je vais écrire à monsieur le banneret. M'"" Denis vous fait mille
compliments,
1. Nous cro.yons que ce billet sans date, édité par MM. de Cayrol et François,
doit avoir place à cette époque ou être rejeté au mois de juin 17ô8. (G. A.)
2. Six Lettres inédites de Voltaire, broch. ia-8" (sans lieu ni date) de M. Cl.
Perroud.
ANNÉE I7o6. 405
Comptez, mon cher monsieur, sur la tendre et inviolable
amitié de
Voltaire,
3229. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 6 septembre.
Mon divin ange, vous n'avez point encore répondu au Boto-
niate; je vous crois un peu embarrassé avec la cour de Constan-
tinople et avec l'auteur ^ II s'est senti animé par les réflexions
que vous aviez eu la bonté de faire sur son ouvrage ; il a corrigé
sa pièce plus facilement que je n'en puis faire une ; il vous l'a
envoyée, tirez-vous de là comme vous pourrez. Mon cher ange,
j'aime à voir des conseillers faire des tragédies. Je ne peux pas
vous faire la même galanterie que ce bon M. Tronchin ; je vous
écris au chevet du lit de M"" de Fontaine, qui est très-malade, et
que l'autre Tronchin aura bien de la peine à tirer d'affaire. Je
ne me porte guère mieux qu'elle. C'aurait été un beau coup
d'aller à Lyon voir le maréchal de Richelieu, et entendre
M"" Clairon ; mais nous donnons la préférence à Tronchin sur
les autres grands personnages du siècle. C'est bien dommage
d'être malade dans une si belle saison et dans un aussi beau
séjour ; la seule situation de mon petit ermitage devrait rendre
la santé.
Je ne peux guère, mon cher ange, vous parler de mes amu-
sements de théâtre, au milieu des inquiétudes que M'"" de Fon-
taine me donne, et des continuelles souffrances qui me persé-
cutent ; altri tempi, altre cure. Je m'intéresse encore moins à tout
ce qui se passe sur ce pauvre globe, depuis Stockholm, où l'on
coupe des têtes, jusqu'à Paris, où l'on fait des remontrances et
de très-mauvais vers. Je ne m'intéresse qu'à vous et à vos anges.
M'""^ Denis vous fait les plus tendres compliments. Adieu, mon
cher et respectable ami ; je serais bien affligé de mourir sans
vous embrasser. Vous êtes tout ce que je regrette.
•1. Le conseiller Tronchin.
106 CORRESPONDANCE.
3-230. — A M. LE MAHÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, G seiitcmlirc.
Je ne conçois pas trop comment mon héros, environné, tout
du long de la route, d'affaires, de feux de joie, de fusées, de
bals, de comédies, de cris de joie, de battements de mains, de
femmes, do filles, daigne encore trouver le temps de donner
une lettre à Florian^ pour moi. Je vous remercie tendrement,
monseigneur. Soyez bien persuadé que je serais venu vous faire
ma cour à Lyon ; mais je crains pour la vie d'une de mes nièces.
Troncliin sera un grand médecin s'il la tire d'allairo.
Quand vous pourrez m'envoyer quelque petit détail de votre
belle expédition de Mahon, je vous serai vraiment très-obligé;
mais à présent je ne fais qu'un tableau général dos grands évé-
nements, et je ne peins qu'à coups do brosse. Puisque j'avais
commencé une Histoire générale, il a fallu la finir; et, dans cette
bistoii'o, ce qui fait le plus d'honneur à la nation, y est marqué
en peu de mots-. Je dis que vous avez sauvé Gênes, que vous
avez contribué plus que personne au gain de la bataille de Fon-
tenoy. Je parle de l'assaut de Berg-op-Zoom, pour mettre au-
dessus de cotte entreprise l'assaut général que vous avez donné
à des ouvrages bien moins entamés que ceux de Berg-op-Zoom:
tout cola sans affectation, sans avoir l'air de vouloir parler de
vous, et comme conduit par la force des événements. J'aurai
eu du moins le plaisir de finir une Histoire générale par vous.
Il est venu, dans mon trou des Délices, un petit garçon haut
comme Ragotin, nommé Dufour, qui a fait un petit divertisse-
mont à Lyon en Votre honneur et gloire. Il dit que c'est vous
qui me l'avez adressé, qu'il va à Paris, qu'il veut être votre secré-
taire, qu'il faut que je lui donne une lettre pour vous. Je lui
donnerai donc cette lettre, qui contiendra que le porteur est le
petit Dufour, et vous ferez du petit Dufour tout ce qu'il vous
plaira; mais je serai fort surpris si le petit Dufour peut vous
al)ordor. On dit qu'un abbé* va ù Vienne. J'espère qu'il bénira
l'aiglo à doux létos, et qu'il maudira celui qui n'en a qu'une.
Les ermites suisses vous présentent leurs tendres respects.
1. Le marquis de Florian.
2. Voyez la lettre à. Richelieu, du 4 février 1757.
3. L'abbé de Bernis.
ANNÉE 1756. /|07
3231. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 10 septembre.
Mon ancien ami, je tous assure que Tronchin est un grand
homme ; il vient encore de ressusciter M""- de Fontaine. Esculape
ne ressuscitait les gens qu'une fois ; et ceux qui se sont mêlés de
rendre la vie aux morts ne se sont jamais avisés de donner une
seconde représentation sur le même sujet. Tronchin en sait plus
qu'eux; je voudrais qu'il pût un peu gouverner M""' de La Pope-
linière, car je sais qu'elle a hesoin de lui, et plus qu'elle ne
pense ; mais je ne voudrais pas qu'elle nous enlevât notre Escu-
lape; je voudrais qu'elle le vînt trouver. Vous seriez du voyage;
comptez que c'est une chose à faire.
Vous devez savoir à présent, vous autres Parisiens, que le
Saîomon du Nord s'est emparé de Leipsick. Je ne sais si c'est là
un chapitre de Machiavel ou de VAnti- Machiavel, si c'est d'accord
avec la cour de Dresde, ou malgré elle ;
ea cura i\\i\%lam
Non me sollicitât '
Je songe à faire mûrir des muscats et des pêches ; je me promène
dans des allées de fleurs de mon invention, et je prends peu d'in-
térêt aux affaires des Vandales et des Misuiens.
Je vous suis très-obligé des rogatons du Pont-Neuf, et des
belles pièces suédoises. Il y a un mois que j'avais ce monument
suédois de liberté- et de fermeté.
Ce n'est pas là une brochure ordinaire. Seriez-vous homme à
procurer à ma très-petite bibliothèque quelques livres dont je
vous enverrai la note? Vous seriez bien aimable. Je crois que
Lambert se mordra les pouces de m'avoir réimprimé ; dix volumes
sont durs à la vente. Dieu le bénisse, et ceux qui liront mes sot-
tises! Pour moi, je voudrais les oublier,
Farcwell, my old friend; I am sick.
1. ViRG. jEn., lib. IV, v. 379.
2. Le parti des Bonnets et celui des Chapeaux, en Surde. s'entendaient alors
sur un point: c'était de restreindre la prérogative royale, vainement défendue par
le baron de Horn.
108 CORRESPONDANCE.
3232. — A M. LK PRÉSIDENT DE RUFFEVi.
Aux Délices, 12 septembre.
J'écris quand je peux, mon cher monsieur ; je dérobe ce petit
moment à mes alarmes et à mes souffrances pour vous remer-
cier de votre souvenir. J'ai chez moi une nièce qui a été long-
temps entre la vie et la mort-. Je ne suis guère mieux. Ainsi
tenez-moi compte avec votre bonté ordinaire de mon triste laco-
nisme. J'avais conseillé à M. de La Marche de venir voir Tron-
chin, quoique Tronchiu ne me guérisse pas.
J'ai pour voisin le président de Brosses'; c'est un homme
qui paraît très-instruit. Mais je ne ])eux profiter d'un si boii
voisinage. Je peux à peine vous mander que je vous suis tendre-
ment attaché.
Le malade V.
3233. — A M. J.-J. ROUSSEAU.
Aux Délices, 12 septembre *.
Mon cher philosophe, nous pouvons, vous et moi, dans les
intervalles de nos maux, raisonner en vers et en prose ; mais,
dans le moment présent, vous me pardonnerez de laisser là
toutes ces discussions philosophiques ^ qui ne sont que des
amusements. Votre lettre est très-belle ; mais j'ai chez moi une
de mes nièces qui, depuis trois semaines, est dans un assez
grand danger; je suis garde-malade, et très-malade moi-môme.
J'attendrai que je me porte mieux, et que ma nièce soit guérie,
pour oser penser avec vous. M. Tronchin m'a dit que vous vicn-
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. M""-' de Fontaiue.
3. Ceci paraît marquer le commencement des rapports de Voltaire avec de
Brosses. Ils sont plus caractérisés dans une lettre de ce dernier à M. de Ruffcj-, on
date du li octobre lloQ.
« Je n'ai guère pu profiter, écrivait-il, ile l'agréable voisinage de Voltaire,
n'ayant passé qu'une soirée à mon aise avec lui, Tronchin, Jalabcrt et d'Alem-
bert, l'encyclopédiste, qui s'y trouva. Nous nous ajournâmes à un grand dîner
pour le sui-lendemain. Mais, l'une de ses nièces étant tombée malade à l'extré-
mité, la partie ne put avoir lieu. Elle a toujours été fort mal, de sorte que je n'ai
vu l'oncle que deux autres fois depuis, et assez succinctement. »
4. C'est d'après M. Clogcnson que je date cette lettre du 12 septembre; avant
lui, elle était datée du 21. (B.)
5. Voyez la lettre de J.-J. Rousseau, n" 3219.
ANNÉE 1756. 109
drioz enfin dans votre patrie. M. d'Alemhert vous dira quelle vie
philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle mériterait
le nom qu'elle porte si elle pouvait vous posséder quelquefois.
On dit que vous haïssez le séjour des villes ; j'ai cela de commun
avec vous. Je voudrais vous ressembler en tant de choses que
cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. L'état
où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage.
Comptez que, de tous ceux qui vous ont lu, personne ne
vous estime plus que moi, malgré mes mauvaises plaisanteries^;
et que, de tous ceux qui vous verront, personne n'est plus dis-
posé h vous aimer tendrement.
Je commence par supprimer toute cérémonie.
323i. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 13 septembre - ...
Priez bien Dieu, madame, avec votre chère amie, M"'*= de
Brumath, pour notre Marie-Thérèse; et si vous avez des nou-
velles d'Allemagne, daignez m'en faire part. Notre Salomon du
Nord vient de faire un tour de maître Gonin ; nous verrons
quelles en seront les suites.
On dit que la France envoie vingt-quatre mille hommes à
cette belle Thérèse, sous le commandement du comte d'Estrées,
et que cette noble impératrice confie trois de ses places en
Flandre à la bonne foi du roi. Les Hollandais n'auront plus pour
barrière que leurs canaux et leurs fromages. Ne seriez-vous
pas bien aise de voir Salomon à Vienne, à la cour de la reine de
Saba? Je suis bien étonné qu'on m'attribue le compliment à la
Chcvre"; c'ect une pièce faite du temps du cardinal de Richelieu.
Je ne suis point au fond de mon village, comme le dit le compli-
ment ; et il s'en faut beaucoup que j'aie à me plaindre de cette
Chèvre.
Je n'ai à me plaindre que de Salomon; mais j'oublie tous les
rois dans ma retraite, où je me souviens toujours de vous.
1. Lettre 3000,
2. Cette lettre, toujours mise aii 13 août, ne peut être que du mois de sep-
tembre, puisque Voltaire y fait allusion à l'entrée soudaine de Frédéric en Saxe,
et que ce coup se fit le 29 août. (G. A.)
3. Il s'agit de quatorze vers de Maynard qu'on attribuait à Voltaire, et qu'on
appliquait au comte d'Argenson, surnommé la C/ièvre. Voyez tome XIV, au Catalogue
des écrivains du Siècle de Louis XIV, l'article Maynard.
110 C01UlliSlM)NDANCE.
J'ai chez moi une de mes nièces qui se meurt. Je me meurs
toujours aussi ; mais je vous aime de tout mon cœur.
323.J. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL.
Aux Délices, 13 septembre.
Mon cher ant^e, vous vous êtes tiré d'affaire très-couraf!:ouse-
ment avec notre conseiller d'État. Cet Apollon-T ronchin n'aurait
pas réussi à Paris comme VEsculape-Tvonch'w. Notre Esculape
nous gouverne à présent ; il y a un mois que la pauvre M"" de
Fontaine est entre ses mains. Je ne sais qui est le plus malade
d'elle ou de moi; nous avons hesoin l'un et l'autre de patience
et de courage. M"" Denis espère que vingt-quatre mille Français
passeront bientôt par Francfort; elle leur recommandera un cer-
tain M. Freytag, agent du Salomon du Nord, lequel s'avise quel-
quefois de faire mettre des soldats, avec la baïonnette au bout
du fusil, dans la chambre des dames. Je voudrais que M. le ma-
réchal de Hichclieu commandât cette armée. Puisque les Fran-
çais ont battu les Anglais, ils pourront bien déranger les rangs
des Vandales. Avez-vous vu le vainqueur de Mahon dans sa
gloire? S'est-il montré aux spectacles? A-t-il été claqué comme
M"'" Clairon? On dit que M"" de Graffigny va donner une comédie
grecques où l'on pleurera beaucoup plus qu'à Cénie. Je m'inté-
resse de tout mon cœur à son succès; mais des tragédies bour-
geoises, en prose, annoncent un peu le complément de la déca-
dence.
On dit que Marie-Thérèse est actuellement l'idole de Paris,
et que toute la jeunesse veut actuellement s'aller battre pour
elle en Bohême. Il peut résulter de là quelque sujet de tragédie.
Je ne me soucie pas que la scène soit bien ensanglantée, pourvu
que le bon M. Freytag soit pendu. On attend, dans peu de jours,
la décision de cette grande affaire. On ne sait encore s'il y aura
paix ou guerre. Le Salomon du Nord a couru si vite que la reine
de Saba pourrait bien s'arrêter. La paix vaut encore mieux que
la vengeance. Adieu, mon cher et respectable ami ; portez-vous
mieux que moi, et aimez-moi.
1. Im Fille d'Arlstiilc.
ANNÉE 1756. in
3230. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE -GOTII A i.
Aux Délices, li scptembie l'oG.
Madame, voilà une de ces occasions où il aurait fallu, à la
tête de l'électorat de Saxe, quelque héros de la branche aînée,
qui eût la grandeur de vos sentiments et la sagesse de votre es-
prit. Je me flatte, au moins, que si la guerre s'allume, l'heureuse
tranquillité dont jouissent les États de Votre Altesse sérénissime
ne sera point troublée. Qui sait à présent, madame, sur quelle
tête cet orage crèvera? Je suis comme les Russes qui, lorsqu'on
leur demande si leur autocratrice ira à la promenade, répon-
dent : « Il n'y a que Dieu et saint Nicolas qui le sachent. » On a
déjà donné les ordres, en France, pour assembler environ vingt
mille hommes auprès de Metz. Mais c'est une démarche prudente,
qui n'annonce pas encore l'effusion du sang humain.
Quelque chose qui arrive, il est probable que nous autres,
bons Suisses, nous serons toujours tranquilles. Tout indifférents
que nous paraissons, nous sommes curieux, et nous attendons
le dénoûment avec impatience. Mais, parmi tant d'agitations,
mes vœux les plus ardents sont pour la prospérité de Votre Al-
tesse sérénissime et de son auguste famille. Je me flatte qu'elle
jouit d'une santé parfaite; je la souhaite à la grande maîtresse
des cœurs, et je me mets à vos pieds, madame, avec le plus pro-
fond respect et l'attachement le plus inviolable.
3237. — A M. THIERIOT ^.
Aux Délices, 17 septembre.
Mon ancien ami, tout le monde fait des sottises. Les frères
Cramer en ont fait une très-ridicule ; je leur ai lavé leur tête
genevoise. Ce sont gens de mérite; mais ils ne connaissent point
Paris.
J'apprends que M"'" de Là Popelinière est guérie radicalement
l)ar M. Castera. Cela est-il vrai? Je la prie de croire que je m'y
intéresse véritablement.
i\jmo de Fontaine est très-mal: M. Tronchin aura bien de la
peine à la tirer d'affaire. Je serais inconsolable de la perdre.
Quicl non de Salomon et de la reine de Saba?
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
112 CORRESPONDANCE.
Mes respects à M"" de (iraffigny; mes compliments de ce
qu'elle donne une sœur à Génie. Je suis bien loin de rimer pour
un théâtre que je ne verrai plus,
3238. — A M. l'ICTET,
PROFESSEUR.
J'ai lu ce morceau du jésuite CastcP, descendant de Garasse
en droite ligne ; disant des injures d'un ton assez comique. Il est
le cynique des jésuites, comme ce pauvre ciioycn est le cynique
des philosophes. Mais Rousseau n'a jamais dit d'injures à per-
sonne, et il écrit beaucoup mieux que Caste! : voilà deux grands
avantages.
32.39. — A M. LE COMTE D'ARGE^TAL.
Aux Délices, 20 septembre.
Mon divin ange, après des Chinoises vous voulez des Afri-
caines^; mais il y aurait beaucoup à travailler pour rendre les
côtes de Tunis et d'Alger dignes du pays de Confucius. Vous
vous imaginez peut-être que, dans mes Délices, je jouis de tout
le loisir nécessaire pour recueillir ma pauvre âme; je n'ai pas
un moment à moi. La longue maladie de M°"' de Fontaine et
mes souffrances prennent au moins la moitié de la journée; le
reste du jour est nécessairement donné aux processions de
curieux qui viennent de Lyon, de Genève, de Savoie, de Suisse,
et même de Paris. Il vient presque tous les jours sept ou huit per-
sonnes dîner chez moi ; voyez le temps qui me reste pour des
tragédies. Cependant si vous voulez avoir V Africaine telle qu'elle
est à peu près, en changeant les noms, je pourrais bien vous
l'envoyer, et vous jugeriez si elle est plus présentable que le
Botoniate^. Il faudrait, je crois, changer les noms, pour ne pas
révolter les Dumesnil et les Gaussin ; mais il faudrait encore
plus changer les choses.
1. Castcl (Louis-lîertrand), que Voltaire a traite de Zo/le après l'avoir appelé
Euclide, né à Montpellier on 1688, est mort le 11 janvier 17Ô7. 11 avait publié, au
commencement de 1750, l'Homme moral opposé à l'homme physique de M. R***
(Rousseau), lettres philosophiques oii Von réfute le déisme du jour. Si, comme je
le présume, c'est de cet ouvrage que parle Voltaire, sa lettre peutôtre antérieure
à septeuibre. (B.)
2. Zulime.
3. Du conseiller ïronchin.
ANNÉE \l'ob. 113
Le roi de Prusse est plus expéditif que moi. Il se propose de
tout finir au mois d'octobre, de forcer l'auguste Marie-Thérèse
de retirer ses troupes, défaire signe à l'autocratrice de toutes les
Russies de ne pas faire avancer ses Russes, et de retourner faire
jouer à Berlin un opéra ^ qu'il a déjà commencé. Ses soldats, en
ce cas, reviendront gros et gras de la Saxe, où ils ont bu et
mangé comme des affamés.
Mon cher ange, quelle est donc votre idée avec le vainqueur
de Malion? Il faut d'abord que ces frères Cramer impriment les
sottises de l'univers en sept volumes ; et ces sottises pourront
encore scandaliser bien des sots. Il faut, en attendant, que je
reste dans ma très-jolie, très-paisible, et très-libre retraite. M. le
comte de Gramont^, qui est ici à la suite de Troncliin, disait
hier, en voyant ma terrasse, mes jardins, mes entours, qu'il ne
concevait pas comment on en pouvait sortir. Je n'en sortirais,
mon divin ange, que pour venir passer quelques mois d'hiver
auprès de vous. Je n'ai pas un pouce de terre en France ; j'ai
fait des dépenses immenses à mes ermitages sur les bords de
mon lac; je suis dans un âge et d'une santé à ne me plus trans-
planter. Je vous répète que je ne regrette que vous, mon cher et
respectable ami. Les deux nièces vous font les plus tendres com-
pliments,
32i0. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, l'"'' octobre.
Mon très-aimable ange, tout mon temps se partage entre les
douleurs de M'"" de Fontaine et les miennes. Je n'en ai pas pour
rendre notre Africaine digne de vos bontés. Songez que,
pour ce changement
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment^!
Il me faut une année. Vous briseriez le roseau fêlé, si vous don-
niez actuellement un ouvrage si imparfait. Le succès des magots
de la Chine est encore une raison pour ne rien hasarder de mé-
diocre. Promettez à M"" Clairon pour l'année prochaine, et soyez
sûr, mon cher ange, que je tiendrai votre parole. Je ne sais si
\. Celui de Mérope.
2, Nommé brigadier des armées du roi en 17i7.
3. RACI^E, Andromaque, acte IV, scènç in.
39. — Correspondance. VII. 8
^14 CORKESPONDANCE.
ie me trompe, mais je crois que le vainqueur de Alalion gouver-
nera les comédiens en 1757 1 ; alors vous aurez beau jeu. Attendez,
ie vous en conjure, ce temps favorable. J'espère que notre
ZuUme paraîtra alors avec tous ses appas, et n'en parlera point. 11
Y a des cboses essentielles à faire. C'est une maison dans laquelle
il n'y a encore qu'un assez bel appartement. J'avoue que M '^ Clairon
serait honnêtement logée, mais le reste serait au galetas. Laissez-
moi, je vous en supplie, travailler à rendre la maison suppor-
table Je serai bientôt débarrassé de celte Histoire générale a la-
quelle je ne peux suffire. Un fardeau de plus me tuerait, dans le
triste état où je suis. Enfin je vous conjure, par l'amitie que
vous avez pour moi, et qui fait la consolation de ma vie, de ne
rien précipiter. Je vous aurai autant d'obligation de cette pré-
caution nécessaire que je vous en ai de vos démarches auprès
de mon héros. Je reconnais bien la bonté de votre cœur à tout
ce que vous faites ; mais vous pouvez compter beaucoup plus sur
Zulime que je ne dois me flatter sur les choses^ dont vous me
parlez à la fin de votre lettre. Il n'y a pas d'apparence, mon cher
et respectable ami, que les rancuniers perdent leur rancune. Je
ne prévois pas d'ailleurs que je puisse, à mon âge, quitter une
retraite dont je ne peux me défaire, et qui est devenue nécessaire
à ma situation et à ma santé ; mais je ne veux avoir d'autre idée
que celle de pouvoir encore vous embrasser, avant de Imir ma
vie douloureuse.
M- de Fontaine est mieux aujourd'hui. Les deux sœurs et
l'oncle se disputent à qui vous aimera davantage : mais il laut
qu'on me cède. , .r , ■^ . r .
Il court un nouveau manifeste du Salomon du ^onl: il est toit
long; vous en jugerez. Il paraît qu'on ne peut guère se conduire
pluVhardiment dans des circonstances plus délicates.
On me mande que votre archevêque^' fait un tour dans le
pays d'Astrée et de Céladon; il en reviendra avec les mœurs
douces du grand druide Adamas*.
1. Richelieu, premier gentilhomme do la chamhre, fut enectivcmc.u d'année
^" ï^'Argental et Richelieu son,.eaient alors, mais hien inutilement, à faire
revenir l'auteur de la Henriadc à Paris. , , • ^,
3 Christophe de Beaumont, d'abord exilé à Conflans, sa nuu.on de plaisance,
fui ensuite relégué momentanément au château de la Roque et a la Trappes (Cl )
4 On iiJ Atamas dans les éditions de Kehl : l'édition de M. Renoua,-d porte
Adamas, vrai nom d'un prince des Druides dans VAslréc. La Fontaine a dit dans
son Cas de conscience :
Le grand druide Adauias.
ANNÉE 1756. 115
Adieu ; on ne peut être plus pénétré que je le suis de la con-
stance généreuse de votre amitié. Vous sentez qu'il est nécessaire
à mon être de vous revoir encore; mais je le souhaite bien plus
que je ne l'espère.
3241. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 6 octobre.
Je ne vous écris pas si souvent, monseigneur, que quand
vous preniez Minorque. J'imagine toujours qu'on a encore plus
d'affaires à la cour qu'à l'armée. Les riens prennent quelquefois
plus de temps que des assauts ; et d'ailleurs il ne faut pas vexer
d'ennui les lic)-os qu'on aime ^.
Un Anglais me mande qu'on veut dresser dans Londres une
statue à Blakeney-. J'ai répondu qu'apparemment on mettrait
cette statue dans votre temple.
Vous avez vu sans doute le dernier manifeste du Salomon du
Nord. Ce Salomon est prolixe ; mais on peut se donner carrière à
la tête de cent mille hommes.
La reine de Saha ne répond point, mais elle agit. Je voudrais
que vous commandassiez une armée dans ces circonstances, et
que Salomon apprît par vous à connaître une nation qu'il ne con-
naît point du tout.
Voici les nouvelles que je reçus hier; si elles sont vraies,
mon Salomon sera un peu embarrassé. Il m'a proposé, il y a
quatre mois, de le venir voir ; il m'a offert biens et dignités ; je
sais qu'elles sont transitoires; je les ai refusées. Le roi ne s'en
soucie guère; mais je voudrais qu'il pût en être informé. Le
Suisse Voltaire et la Suissesse Denis sont toujours pénétrés pour
vous d'amour et de respect.
3242. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, G octobre.
Si je ne me mourais pas d'un vilain rhumatisme, madame,
je crois que je mourrais de joie des nouvelles que vous avez eu
la bonté de m'envoyer. Mais sont-elles bien vraies? Si vous en
avez la confirmation, achevez mes plaisirs.
1. Voyez le dernier vers de la lettre 3205.
2. Voyez une des notes sur la lettre 3215.
^^6 CORRESPONDANCE.
Vous avez bien raison .le détester le style (ruu polisson ^ qui
veut faire le plaisant, et parler en homme de cour des princes et
des femmes dont il n'a jamais vu l'antichambre 11 y a encore
une raison de uiépriser son livre: c'est que, d'un bout al autre,
il contient un tissu de mensonges ou de contes train.-s dans les
rues II est très-bien à la Bastille, pour quelques iiiq.ostures pu-
nissables • notre chère Marie-Thérèse y est pour quelque chose*.
Si Marie-Thérèse est victorieuse, comme je l'espère, et si ]e suis
en vie, ce que je n'espère guère, vous pourriez bien encore
revoir à l'île Jard votre ancien courtisan , qui vous sera atta-
ché jusqu'au dernier soupir de sa vie. Mille respects à votre
digne amie.
3243. — A M. D'ALEMBEUT.
Aux Délices, 0 octobre.
Nous avons été sur le point, mon cher philosophe universel
de savoir M- de Fontaine et moi, ce que devient l'ùme quand
son confrère est passé. Nous espérons rester encore quelque
temps dans notre ignorance. Toutes nos petites Délices vous font
les plus tendres compliments. Les ridicules de Conflans et la-
venture de Pirna* feront une assez bonne figure un jour dans
l'histoire; mais ce n'est pas là mon affaire. Dieu m'en préserve!
Je suis assez embarrassé du passé sans me mêler encore du pré-
sent Si vous avez quelques articles de VEncyclopédie à me donner,
avez la bonté de vous y prendre un peu à l'avance. Un malade
n'est pas toujours le maître de ses moments. Je tâcherai de vous
servir mieux que je n'ai fait. Je suis bien mécontent de 1 article
Histoire J'avais envie de faire voir quel est le style convenable à
une histoire générale, celui que demande une histoire particu-
lière celui que des mémoires exigent. Jaurais voulu faire voir
combien Thoiras l'emporte sur Daniel, et Clarendon sur le car-
dinal de Retz II eût été utile de montrer qu'il n'est pas permis
à un compilateur^ des mémoires des autres de s'exprimer comnie
un contemporain; que celui qui ne donne les faits que de la
l- 'S.^TwLres de M- deMaintenon(Usre XIII, chap. .er), LaBeaumelle
dit que la cour'dc Vienne était soupçonnée de réparer par ses empoisonneurs les
fautes de ses ministres. (B.)
•\ Vovpz tome XV, paçe 383; et XVI, 8R. ,,..•• i <:„
t Pim.,lon,ie.nps bloquée par les Prussien., se rendit a d.scret.on a la fia
de la campagne de 1750.
b. Allusion aux Mémoires compiles par La Beaumelk.
ANNÉE 1756. 117
seconde main n'a pas le droit de s'exprimer comme celui qui
rapporte ce qu'il a vu et ce qu'il a fait ; que c'est un ridicule, et
non une beauté, de vouloir peindre avec toutes leurs nuances
les portraits des gens qu'on n'a point connus; enfin il y avait
cent choses utiles à dire, qu'on n'a point dites encore; mais
j'étais pressé et j'étais malade, j'étais accablé de cette maudite
Histoire générale ^ que vous connaissez. Je vous demande pardon
de vous avoir si mal servi. S'il était temps, je pourrais vous
donner quelque chose de mieux; mais, ne pouvant répondre
d'un jour de santé, je ne peux répondre d'un jour de travail. Je
ne connais point le Dictionnaire-; je n'ai point souscrit. Je courais
le monde quand vous avez commencé ; je l'achèterai quand il
sera fini. Mais je fais réflexion qu'alors je serai mort ; ainsi je
vous prie de proposer à Briasson^ de m'envoyer les volumes
imprimés ; je lui donnerai une lettre de change sur mon no-
taire.
Ce qu'on m'a dit des articles de la théologie et de la méta-
physique me serre le cœur. Il est bien cruel d'imprimer le con-
traire de ce qu'on pense.
Je suis encore fâché qu'on fasse des dissertations, qu'on
donne des opinions particulières pour des vérités reconnues.
Je voudrais partout la définition et l'origine du mot, avec des
exemples.
Pardon, je suis un bavard qui dit ce qu'il aurait dû faire, et
qui n'a rien fait qui vaille. Si on met votre nom dans un diction-
naire, il faudra vous définir le plus aimable des hommes. C'est
ainsi que pense le Suisse V.
3244. - A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 10 octobre.
Souvenez-vous, mon Itéros , que, dans votre ambassade à
Vienne, vous fûtes le premier qui assurâtes que l'union des mai-
sons de France et d'Autriche était nécessaire, et que c'était un
moyen infaillible de renfermer les Anglais dans leur île, les
Hollandais dans leurs canaux, le duc de Savoie dans ses mon-
tagnes, et de tenir enfin la balance de l'Europe.
L Voyez tome XI, rAvertissement de Beuchot en tête de VEssaisur les Mœurs.
-. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, Arts, et Métiers; voyez
la note, tome XXIV, page 132.
3. Libraire à qui est adressée plus haut la lettre 3119.
„8 CORItESPONDANCE.
L'événemeni .Km clin vous justifier. C'est une belle époque
Bour un liisloriori que cette union, si elle est durable.
■^ Vo^i ec que .u'écril une grande princesse', plus mteressee
qu'une autre auï affaires présentes par son no.n et par ses
2h s . l,a manière dont le roi de Prusse en use avec ses vo,s,ns
■ e l'indignation générale. Il n'y aura plus de sûreté depu.s
eWesr jusqu'à la mer Baltique. Le corps gerntamque a intere
que cette puissance soit très-réprimoe. In empereur sera, moms
Tcraindre, car nous espérons que la France mamtiendra tou-
iours les droits des princes. »
On me iiiando do Vionno qu'on y est très-ombarrasse ; appa-
remment qu'on ne compte pas trop sur la promptitude et lafTec-
tion des Russes.
Tl ne m'appartient pas de fourrer mon nez dan. toutes ces
grandes affaires; mais je pourrais bien -us ceTt.ûer que
Phomme'- dont on se plaint n'a jamais ete attacbe a la Fiance,
et vous pourriez assurer M de Pompadour quen son parti-
culier elle n'a pas sujet de se louer de lui. Je ^^^« ;;;;; l^^^'
pératrice a parlé, il y a un mois, '^-^^^.^^^^^"P ^téf , e„
M- de Pompadour ^ elle ne serait peut-être pas fàchee d en
être instruite par tous, et, comme vous aimez à dire des choses
a-réables, vous ne manquerez peut-être pas cette occasion.
^ Si j'osds un moment parler de moi, je vous dira.s que je n ai
jamais conçu comment on^ avait de l'humeur con re moi de
mes coquetteries avec le roi de Prusse. Si on savait quil ma
baisé ui\ jour la main, toute maigre qu'elle est, pour me aii-e
rester chez lui, on me pardonnerait de m'être ^^^^'^^ J^''' ['' ''
on savait que, cette année, on m'a offert carte blanche, on
avouerait que je suis un philosophe guéri de ma passion.
J'ai, je vous l'avoue, la petite vanité de désirer que deux per-
sonnes Me sachent; et ce n'est pas une vanité, mais une de ica-
tesse de mon cœur, de désirer que ces deux personnes le sachent
par vous. Qui connaît mieux que vous le temps et la manière de
placer les choses? Mais j'abuse de vos bontés et de votre pa-
tience. Agréez le tendre respect du Suisse.
Je vous demande pardon du mauvais bulletin de Cologne que
1. Probablcmonl la duchesse de Saxe-Gotha.
2. Frédéric, que la cour do Versailles et quelques Parisiens comparaient alois
à Mandrin; voyez ci-après, page 127.
3. Marie-Thcrèso écrivit à M™' de Pompadour.
4. Louis XV et la Pompadour
5. Encore Louis XV et la Pompadour
ANNÉE 1756. 449
je VOUS envoyai dernièrement; on forge des nouvelles dans ce
pays-là.
3245. —POUR M. ET MADAME DE MOXTPÉROUX,
ET POIR EDX SEULS *.
Sous môme toit vivre avec ce qu'on aime
Est un plaisir digne des gens de bien ;
Votre amitié des deux parts est extrême,
Juste, éprouvée ; allez, ne craignez rien
Du temps qui fuit, ni de l'hymen lui-même.
3246. —A M. TRONCHIN, DE LYOX'^
Délices, 14, octobre.
^ Quand le dernier des Autrichiens aurait tué le dernier des
Prussiens, cela n'empêcherait pas qu'il ne fallût songer à ses
petites affaires. Je n'ai besoin, dans le moment présent, que des
secours de notre Esculape ; paralytique d'une jambe, mordu
de l'autre par mon singe , ne digérant point et ayant souvent
la fièvre, je suis un corps très-ridicule : je vous écris comme
je peux.
J'ai lu, monsieur, la discussion. Tout ce que je comprends,
c'est que nos plénipotentiaires au traité d'Utrecht ne connaissent
pas trop l'Acadie, et cela n'arrive que trop souvent. Il faudrait
que l'auteur de la discussion eût eu la bonté de faire graver une
carte. Mais les cartes seront toujours embrouillées, et les Fran-
çais ont la mine de perdre à ce jeu, puisqu'ils jouent avec leur
pauvre Canada contre quatre cents lieues d'un très-beau pays ;
mais ils ne perdront pas grand' chose.
3247. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 14 octobre.
Si M'"'' de La Popelinière n'est pas guérie cet hiver, il faut
que son mari lui donne un beau viatique pour aller trouver
Escidapc-Tronchin. au printemps. Dieu lit dans les cœurs, et
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Cet alinéa termine, dans la Revue suisse, une lettre adressée à Tronchin de
Lyon, le 21 août 1756, que nous avons donnée sous le n" 3222.
120 r.OHUI-slMiM) ANCH.
Troiicllin dnns los corps. Il a ressuscit*' doux fois ina nièco de
Fontaine ; il a guéri une iii^angrène de vieillard. M"" de Muy', qui
est arrivée mourante à Genève il y a trois mois, a des joues, et
vient chez moi coiiïée en pyramide. Il me fait vivre. Veuitc ad me,
omnes qui lahoralis^. Ce sont là de vrais miracles, mais ils sont
aussi rares que les faux ont été communs. Je me Halte que AI"" de
La Popelinière sera du petit nombre des élus.
Pendant que Troncliin conserve la vie à trois ou quatre per-
sonnes, on en lue vingt mille en Bohême. Je ne sais pas encore le
détail de la grande bataille \ Les relations sont différentes. Il paraît
vraisemblable que notre Salomon est vainqueur. Heureux qui vit
tranquille sur lo l)ord de son lac, loin du trône et loin de l'envie !
Meltez-moi à part, je vous prie, un Derham^ et les Mimoires^
de Philippe V. Je vous demanderai d'autres livres à mesure que
les besoins viendront, et vous enverrez la cargaison par la dili-
gence, afin de n'en pas faire à deux fois. Je suis très-sensible au
soin que vous avez la bonté de prendre.
Vous me parlez de vers qu'on m'attribuait ; n'est-ce pas une
petite pièce qui finit ainsi :
Votre bonheur serait égal au niien^?
Us ont plus de cent ans, et ils ont été faits pour le cardinal
de Richelieu.
Je ne suis pas fâché d'être loin du centre des faux bruits
et des tracasseries. J'ose encore espérer qu'il y a des hommes
plus puissants que moi qui seront moins heureux que moi.
En vous remerciant, mon ancien ami, de m'avoir procuré le
plaisir de pouvoir être auprès de notre docteur le commission-
naire d'une personne^ dont je voudrais rendre la vie longue et
heureuse.
Si vous avez des nouvelles,
Candidus iniperti
Vale, ami ce.
1. Née Ilennin-Liôlard. mariée, en 1744, au marquis de Muy, nommé lieute-
nant général en 1718; morte en 1704.
2. Maitliieu, xi, 28.
S. Gaijnée à Lowositz, le 1" octobre, par Frédéric. II.
4. Voyez tome XXVIII, pape 217.
5. Mémoires pour servir à l'Histoire d'Espagne, sous le règne de Philippe V,
rédigés on espagnol par le marquis de Saint-Philippe, traduits, «elon Barbier, par
de Alaudave; Hàfi, quatre volumes in-12.
6. Vers de Maynard; voyez tome XIV, page 103.
7. M"* de La Popelinière.
ANNÉE 1756. 421
3248. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
Aux Délices, 22 octobre.
Madame, il ne reste à moi, pauvre perclus, que la liberté de
la main droite pour remercier Votre Altesse sérénissime. Je con-
nais tous les manifestes du roi de Prusse. Le meilleur, à ce qu'on
dit, est une bataille gagnée au commencement du mois, vers les
frontières de la Bobême. Voilà déjà environ vingt mille hommes
morts pour cette querelle, dans laquelle aucun d'eux n'avait la
moindre part. C'est encore un des agréments du meilleur des
mondes possibles. Quelles misères, et quelles horreurs! La meil-
leure de toutes les demeures possibles est certainement celle de
Gotha, et je sais bien quelle est la meilleure des princesses pos-
sibles.
Conservez, madame, la paix de vos États, comme vous con-
servez celle de l'âme. Je suis toujours dans cet ermitage si pré-
cieux pour moi, puisqu'il a été habité par un prince dont le sou-
venir m'est si cher. Je croisses frères déjà en état de faire goûter
à leur mère le plaisir de voir leurs progrès. Je serai attaché pour
jamais à cette auguste famille. Je m'intéresse bien plus à Gotha
qu'àPirna-.
Je supplie la grande maîtresse des cœurs de répondre de mes
sentiments et de mon profond respect pour Votre Altesse séré-
nissime.
3249. — A M. ÏRONCHIiX, DE LYOX 3.
Délices, 23 octobre.
Vous savez qu'on prétend que le roi de Pologne a échappé* à
ce diable de Salomon du Nord ; il y a des temps où c'est un
grand bonheur de sortir de chez soi. On ajoute que les housards
de Nadasti vont droit à Berlin par le plus court ; mais on n'est
encore bien informé de rien, pas même de la bataille du l'"''.
Voilà un premier acte de tragédie embrouillé et sanglant ;
toute la pièce sera dans ce goût. J'aime mieux votre théâtre de
Lyon.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Où les Saxons capitulèrent le 17 octobre.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
4. Il se retira en Pologne.
<22 CORRKSl'ONDAXCE.
3250. — A MAIMMr: LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 25 octobre.
Jai toujours mon liiumatisme, madame, et, de plus, j"ai été
mordu par mon singe le jour de la nouvelle, vraie ou fausse, de
la d('l'aite de votre armée. Je suis au lit comme un des blessés.
Pardonnez-moi de ne vous pas écrire de ma main. Je me por-
terai certainement mieux quand vous m'apprendrez que vos amis
les serviteurs de Marie ont fait un petit tour vers Berlin. Nous
nous flattons au moins que le roi de Pologne est hors de danger
et hors de chez lui . Il est bien triste que ce qui pût lui arriver de
mieux fût de sortir de ses États. Il y a des gens qui prétendent
qu'il va en Pologne armer la Pospolite* en sa faveur; mais la
Pospolitc fait rarement des efforts pour ses souverains, et leur
fournit aussi pou de troupes que d'argent. Si vous avez quelques
nouvelles, madame, daignez en faire part aux solitaires des
Délices. Vous savez que les bords du Rhin sont plus près du
thé;\tre des événements que les paisibles bords de notre lac ;
nous ne sommes encore bien informés d'aucun détail. Cela est
triste pour ceux qui s'intéressent à Marie, et assurément, personne
ne lui est plus attaché que moi depuis trois ans-. Mais je vous le
suis bien davantage, madame, et depuis plus longtemps. Mille
tendres respects aux deux dignes amies.
3251. — A M. TROXCIIIN, DE LYON^.
Délices, 30 octobre.
Ce qu'on dit du désastre du roi de Pologne commence à me
faire croire que le Salomon du Nord finira par avoir raison. On
prétond qu'il a dit : « J'ai un projet; s'il réussit, je suis le maître
de l'Europe; sinon, je m'en » Et moi aussi, et j'aime mieux ma
solitude que toutes les cours. Laissons les héros s'égorger et
vivons tran(piilles. J'ai chez moi M, le duc do Villars, que j'ai
engagé à venir consulter le docteur pour une sciatique, et il se
1. Réunion générale de la noblesse polonaise pour aller à la guerre; mais son
service n'était pas obligatoire plus de six semaines, ni à plus de quatre lieues
hors des frontières. (B.)
2. C'est-à-dire depuis le mois de juin 17.^3, époque où Voltaire, opprimé à
Francfort, n'avait pas inutilement imploré la protection de la cour de Vienne. (Cl.)
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE i7o6. 123
trouve que je suis affublé moi-même d'une sciatique plus vio-
lente que la sienne.
P. S. Je ne sais point de détails des fourches caudines du
roi de Pologne : s'il a fait un traité, je tiens tout fini : s'il ne l'a
pas fait, je crois la guerre générale.
3252. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, l*^"" novembre.
Je n'ai point eu de cesse, mon héros, que je n'aie fait venir
dans mon ermitage M. le duc de Villars, de son trône de Pro-
vence', pour le faire guérir par Troncliin d'un léger rhumatisme;
et moi, j'en ai un goutteux, horrible, universel, que Tronchin ne
guérit point, et qui m'a empêché de vous écrire. Quel plaisir
m'a fait ce gouverneur des oliviers, quand il m'a parlé de vos
lauriers et de l'idolâtrie qu'on a pour vous sur toutes les côtes !
Je vous avais envoyé de très-fausses nouvelles que je venais
de recevoir de Strasbourg. J'en reçois de Vienne qui ne sont
que trop vraies. On y est dans un chagrin de dépit et de conster-
nation extrême. Il est certain que l'impératrice hasardait tout
pour délivrer le roi de Pologne. M. de Brown avait fait passer
douze mille hommes par des chemins qui n'ont jamais été pra-
tiqués que par des chèvres ; il avait envoyé son fils au roi de
Pologne. Ce prince n'avait qu'à jeter un pont sur l'Elbe, et
venir à lui. Il promit pour le 9, puis pour le 10, le 12, le 13,
et enfin il a fait son malheureux traité ^ des fourches caudines.
Les Anglais et les guinées ont persuadé, dit-on, ses ministres.
On mande de Fontainebleau qu'on a prié le ministre^ du roi
de Prusse de s'en retourner. Je n'ose le croire ; je ne crois rien,
et j'espère peu. On prétend que le roi de Prusse môle actuelle-
ment les piques de la phalange macédonienne à sa cavalerie. Ce
sont les mêmes piques dont mes compatriotes les Suisses se sont
servis longtemps. Je ne suis pas du métier, mais je crois qu'il y
a une arme, une machine bien plus sûre, bien plus redoutable ;
elle faisait autrefois gagner sûrement des batailles. J'ai dit mon
secret à un officier S ne croyant pas lui dire une chose impor-
1. Le duc de Villars était gouverneur de Provence.
2. La capitulation de l'armée saxonne, du 15 octobre 1756.
3. Le baron de Kniphausen.
4. Le marquis de Florian; voyez la lettre du 31 mai 1757.
Ui CORRESPOND Wr.i:.
tante, et n'imaginant pas qu'il pût sDriir de ma tête un avis dont
on pilt faire usage dans ce beau métier de détruire l'espèce
humaine. Il a pris la chose sérieusement. Il m'a demandé un
modèle; il Ta porté à M. d'Argenson. On l'exécute à présent en
petit; ce sera un fort joli engin. On le montrera au roi. Si cela
réussit, il y aura de quoi étouffer de rire que ce soit moi qui sois
l'auteur de cette machine destructive. Je voudrais que vous com-
mandassiez l'armée, et que vous tuassiez force Prussiens avec
mon petit secret.
J'ai eu la vanité de souhaiter qu'on sût mes nobles refus à
votre cour. J'aurais celle d'aller à Vienne, si j'étais jeune et in-
gambe, et si je n'étais pas dans mes Délices avec votre servante;
mais je suis un rêveur paralytique, et je mourrai de douleur de
ne pouvoir vous faire ma cour avant de mourir. Je n'ai de libre
que la main droite; je m'en sers comme je peux pour renouveler
mon très-tendre respect à mon hèrus, qui daignera me conserver
son souvenir.
3253. — A M. LE COMTK D'ARGENTAL.
Aux Délices, 1'^'" novembre.
Mon très-cher ange, il y a longtemps que je ne vous ai parlé
du tripot K M. le duc de Villars est venu de Provence dans mon
ermitage, et il a insisté sur Zulime comme vous-même. Je l'avais
engagé à venir se faire guérir, parle grand Tronchin, d'un petit
rhumatisme que le soleil de Marseille et d'Aix n'avait pu fondre.
A peine est-il arrivé que j'ai été pris d'un rhumatisme général
sur tout mon pauvre corps, et notre Tronchin n'y peut rien. Il me
reste une main pour vous écrire ; mais il n'y a pas chez moi une
goutte de sang poétique qui ne soit figée. Heureusement nous
avons du temps devant nous. Vous savez comment s'est terminée
la pièce de Pirna-, par des sifflets. Il a rendu enfin le livre de
Poésie'^ ; le voilà libre, sans armée et sans argent. On est déses-
péré à Vienne. Le diable de Salomon l'emporte et l'emportera.
S'il est toujours heureux et plein de gloire, je serai justifié de
mon ancien goût pour lui ; s'il est battu, je serai vengé.
1. Voltaire désignait ainsi la Comédie française en particulier, et quelquefois
aussi ce qui concernait le théâtre en général.
2. Voyez une des notes de la lettre 3243.
3. Voltaire, parlant des revers du roi de Prusse, dit qu'il a rendu enfin le livre
de poésie, par allusion aux nianvais traitements que Frej tag avait fait essuyer à
Voltaire sous prétexte de ravoir Vœuvrc de poésie.
ANNÉE 17oG. 125
J'espère que vous verrez bientôt M'"« de Fontaine, qui a été
sur le point de mourir aux Délices pour avoir abusé do la santé
que Tronchin lui avait rendue, et pour avoir été gourmande.
M. le marécbal de Richelieu me mande que ce qui paraît fai-
sable à votre amitié et à la bonté de votre cœur ne Test guère à
la prévention. Je m'en suis toujours douté, et je crois connaître
le terrain. Il faut que votre archevêque reste à Conflans, et moi
aux Délices ; chacun doit remplir sa vocation. La mienne sera
de vous aimer, et de vous regretter jusqu'à mon dernier moment.
On me mande qu'il y a une édition infâme de la Pucelle'-, que
cet honnête homme de La Beaumelle avait fait imprimer, et
qu'on débite dans Paris ; mais heureusement les mandements font
plus de bruit que les Pucelles.
Vous ne m'avez jamais parlé de l'état de M. de La Marche.
Je voulais qu'il vînt se mettre entre les mains de Tronchin, mais
on dit qu'il est dans un état à ne se mettre entre les mains de
personne. 0 pauvre nature humaine ! à quoi tiennent nos cer-
velles, notre vie, notre bonheur ! Portez-vous bien, vous, M™'^ d'Ar-
gental, et tous les anges ; et conservez-moi une amitié qui em-
bellit mes Délices, qui me console de tout, et qui seule peut me
rendre quelque génie.
3254. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 2.
Aux Délices, près de Genève, 2 novembre.
Madame, Votre Altesse sérénissime daigne m'envoyer le détail
des malheurs qui environnent vos frontières. Ils ne pénètrent
point jusqu'à vos États, et c'est une grande consolation. Qui sait
même si la fortune, qui change si souvent la face de la terre, ne
pourrait pas amener les choses au point que la branche aînée ^
reprît les droits dont Charles-Quint l'a dépouillée autrefois? Je
ne souhaite de mal à personne; mais il m'est permis de souhaiter
du bien à l'héroïne à laquelle je suis si attaché. Mais, probable-
ment, tout se bornera à du sang répandu dans les gorges de la
Bohême, et à de l'argent pris dans la Saxe. On dit que les Saxons
payent au soldat prussien sept groschen par jour et un richdaller
à chaque officier. Il faut fournir encore toutes les provisions, qui
sont immenses ; et, quelque ordre que le roi de Prusse mette
1. Il est douteux que La Beaumelle ait été l'éditeur de la Pucelle. (B.)
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. De Saxe.
n>6 CORUL.Sl'O.NDANCE.
dans les finances do rélectorat, cet État sera ruiné pour long-
temps.
Il paraît bien difficile que rimpératrice-rcine soit longtemps
en état de soutenir la guerre contre la Prusse, l'Angleterre, la
Hesse, etc. Sur quel prétexte, d'ailleurs, la ferait-elle après le
traité du roi de Prusse avec la Saxe? Elle n'aura plus Télecteur
de Saxe ù secourir ; elle ne pourra manifester le dessein secret
de reprendre la Siiésic; elle n'est pas assez riche pour soudoyer
une armée de Russes. 11 se peut donc faire qu'on ait la paix cet
hiver, et c'est assurément ce qu'on doit désirer. Mais il se peut
aush.i que ropiniîitreté fasse durer les malheurs du genre humain.
Très-souvent une guerre continue, par cela seul quelle a été
commencée. Il faut s'attendre à tout; mais je ne serai point sur-
pris si le roi de Prusse fait et donne un opéra au mois de janvier
dans Berlin, après avoir donné une bataille en Bohême au mois
de septembre.
Que je voudrais être dans votre cour, madame! que je vou-
drais être aux pieds de Votre Altesse sérénissime ! .Mais il y a
une nièce qui gouverne ma vieillesse, et qui ne veut plus passer
par Francfort.
Je suis bien inquiet sur la santé de la grande maîtresse des
cœurs : le ciel conserve la vôtre, madame, et celle de votre
auguste famille! Agréez mon profond respect et ma reconnais-
sance.
3255. — A M. TRONCHIN, DE LYO^ '.
Délices, 6 novembre.
Les Anglais enchériront le sucre ; il sera cher à Leipsick ;
mais les bottes y seront à bon marché, si on vont! la garde-
robe du comte de Briihl-. On dit que les Busses avancent ; mais
je n'ai ni foi, ni espérance en eux. Ils n'ont point d'intérêt à la
question, et on n'a pas de quoi les payer. Intcrim Salomon rit :
attendons.
P. S. N'avez-vous pas ri des réponses du roi de Prusse aux
articles de la capitulation des fourches caudines? Il se moque
de l'univers, et s'en moquera. Il fera sa paix dans un mois, et
ira faire jouer dans Berlin un opéra de sa façon.
On dit le pape mourant^ ; c'est dommage. Si tous ses prédé-
1. Editeurs, de Cajrol cl François.
2. Voyez la lettre du 9 novembre à la ducbcsse de Sa.\e-Gotba {n" 3257).
3. Benoit XIV.
ANNÉE i7o6. 127
cesseurs lui eussent ressemblé, il n'y eût point eu de guerres de
religion dans le monde.
Qui aurait dit qu'un marquis de Brandebourg aurait renvoyé
d'un seul coup un roi de Pologne sur la Vistule, et fait douze
mille mendiants sur le Rhône ^?
32.jG. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 9 novembre.
Eli bien ! madame, est-il vrai que ces Russes, ces Tartares
marchent? Pourquoi donc les Francs, les Gaulois, ne marchent-
ils pas? Est-il vrai que le primat de Pologne a dit à la diète que
son roi était empêché, et que la diète s'est séparée sur-le-champ?
Il faut avoir la tête tournée pour vouloir régner sur ces gens-là.
On bafoue leur roi, on pille sa maison, on le fait prisonnier, on
lui donne à manger par une chatière, et les Polonais vont boire
chacun chez soi. M. le comte d'Estrées vous a-t-il donné quelques
espérances de redresser tant de torts? xMon Dieu! que je m'inté-
resse à cette bagarre ! Votre cœur et le mien ont pris parti. Je
suis fâché d'être si loin du théâtre où cette grande tragédie se
joue. On sèche en attendant des nouvelles. M. de Rroglie et
M. de Valori- reviennent-ils? Le roi de Pologne est-il en sûreté?
a-t-il un lit? est-il à Kœnigstein? est-il à Varsovie? Le comte de
Briihl s'est-il sauvé? M. de Brown a-t-il livré un nouveau com-
bat? Tâchez donc, madame, d'avoir des no uvelles d'Allemagne.
Daignez m'en faire part. Il me paraît que 5a/omo?i-MANDmN' est
le maître en Saxe comme à Berlin, L'Angleterre fera des efforts
pour lui. Le nord de l'Allemagne lui fournira des soldais. Il y
aura deux cent mille hommes de part et d'autre. Cette belle
affaire n'est pas prête à finir.
Que dites-vous de Salomon, qui, étant à Dresde, dans le palais
du roi de Pologne, se montrait h la fenêtre, ayant à ses côtés
deux gros ministres luthériens ? Le peuple criait : Vivat! Ah ! le
saint roi !
On m'a promis une singulière pièce*; mais oserais-je vous
l'envoyer ? On craint son ombre en pareil cas,
1. La guerre de Saxe nuisait beaucoup à la fabrique de Lyon.
2. Le marquis de Valori, auquel est adressée la lettre 1717.
3. Allusion aux chansons qui coururent les rues de Versailles et de Paris à
cette époque, et dans lesquelles Frédéric était appelé Mandrin.
i. C'est la pièce de vers qui commence ainsi (Voyez tome X.} :
G Salomon du Nord, etc.
^•28 CUKUESl'UMJA.NCi:.
11 fait un \ciil du nord qui me lue. Callcutruns-nous bien,
madame; point de vent roulis. Mille tendres respects à vous,
madame, et à votre amie.
3257. — A MADAMK LA DLCII ESSK DK SAXE-GOTIIA '.
Au\ Délices, pit'js de Genève, 9 noveiubie.
Madame, madame, madame, la pièce que Votre Altesse séré-
nissime m'envoie est terrible ! Il est difficile d'y répliquer; il est
plus difficile encore de répliquer à cent cinquante mille hommes.
Le jugement de ce grand procès est entre les mains du Dieu des
armées. Qui sait si un jour la branche aînée...? Je me tais,
madame, je me borne toujours à faire des vœux pour votre
auguste personne. Je ne sais point où est le roi de Pologne ;
j'ignore ce quest devenu le comte do lîniiil- avec ses trois cents
paires de bottes et ses trois cents perruques. On prétend que les
Russes marchent. Vos États auront donc, au printemps prochain,
trois ou quatre cent mille meurtriers dans leur voisinage ! Puissent
Gotha et Altembourg être comme la toison de Gédéon, qui était
sèche quand il pleuvait autour d'elle!
Cette guerre n'a pas la mine de finir sitôt. Aurait-on jamais
pensé que l'Autriche, la France et la Russie, marcheraient contre
un prince de l'Empire? Dieu seul sait ce qui arrivera. Le comte
d'Estrées et riiitendant de l'armée de France doivent déjà être à
Vienne. Ah! sans ma nièce, je serais à Gotha, je serais à vos pieds,
et, de ce beau rivage, je contemplerais les tempêtes ; j'appren-
drais de la bouche de Votre Altesse sérénissimc ce qu'on doit
penser de ces grands événements. On dit que M. de Broglie et
M. de Valori retournent à Paris, et qu'on enverra à leur place
quatre-vingt mille ambassadeurs. Et c'est une querelle de Canada
qui ébranle ainsi TEurope! Ah! que ce meilleur des mondes pos-
sibles est aussi le plus fou! Mais il faut aimer un monde dont
Votre Altesse sérénissime est l'ornement.
Daignez, madame, agréer moji profond respect.
1. Editeurs, Bavoux et François.
2. Le comte de Briilil, premier ministre et favori d'Auguste III, électeur de
Saxe, était célèbre dans toute l'Europe par son extravagante somptuosité. Frédéric
disait de lui : « C'est l'homme de ce siècle qui a le plus d'habits, de montres, de
dentelles, de perruques, de bottes, de souliers et de pantoufles. » Tout cela fut
la proie du vainqueur de Pirna. (A. F.)
ANNÉE 175 6. 429
3258. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 10 novembre.
La vie est un songe, mon ancien ami ; M""' de La Popelinière
vient donc de finir le sien *; je rêve encore un peu, mais je suis
bientôt à bout. Notre grand Tronchin aurait guéri votre amie;
il a rendu la santé à M""' de Fontaine, mais il n'en a pas fait
autant à son oncle; je suis perclus, pour le présent, de la moitié
du corps. J'ai engagé M, le duc de Villars à venir se faire guérir
ici d'un petit rhumatisme ; nous l'avons crevé de truites et de
gelinottes. Il s'en est retourné dans sa province avec la santé
d'un athlète. Il n'en est pas de même de votre ancien ami :
Je ne suis plus qu'une ombre paralytique. Il est triste de s'en
aller pour jamais chacun de son côté, sans se revoir.
Si l'envie vous prend de faire un pèlerinage pour votre santé
et de venir prendre des lettres de vie signées Tronchin, je vous
hébergerai dans mon château de Gaillardin-, aux Délices, ou à
Monrion ; je vous voiturerai, je vous crèverai. Qu'allez-vous devenir
à présent? Logerez-vous chez la fille^ du comte de Rochester, ou
chez M. de La Popelinière, ou chez les moines de Saint-Victor?
Envoyez-moi toujours Philippe F* et le bonhomme Dcrham;
joignez-y ce qu'il vous plaira de curieux. Je ne sais actuellement
quels livres vous demander. Je suis si malade que je ne peux plus
guère lire, et je fais plus de cas d'une prise de rhubarbe que de
l'Éncidc. Je ne crois pas même avoir la force de lire les excom-
munications de votre archevêque, ni les solécismes de la Sorbonne;
on dit qu'elle a mis supplicaturi, pour supplicaturos ; mais qu'ils
soient ridiculi ou ridicidos, cela ne m'importe guère.
Mandez-moi quels beaux legs M'"" de La Popelinière vous a
laissés, et quelle belle nouvelle action son mari a faite.
Si vous m'envoyez une cargaison de livres, adressez-la par la
diligence ii M. Robert Tro)}chin, banquier à Lyon. Adieu, bonsoir,
je n'en peux plus. En vérité, il faudrait revoir ses vieux amis.
N'avez-voùs pas par hasard soixante ans, et moi soixante-deux ?
Allons, allons.
1. Elle mourut vers le commencement de novembre 1756.
2. Gaillardin (supposé en Brie) est le lieu de la scène des Vacances, comédie
de Dancourt.
3. La comtesse de Sandwich.
4. Voyez la lettre 3247.
39. — Correspondance. VII. 9
430 CORRESPONDANGli.
3259. — A M. D'ALEMBERT,
Aux Délices, où nous voudrions bien vous tenir,
13 novembre.
Mon cher maître, je serai bientôt hors d'état de mettre des
points cl des virgules à votre grand trésor des connaissances
iuimaines. Je tacherai pourtant, avant de rejoindre Yarchimwje
Yebor^ et ses confrères, de remplir la lâche que vous vouliez me
donner.
Voici Froid et une petite queue à Français par un a, Galant et
Garant'^; le reste viendra si je suis en vie.
Je suis bien loin de penser qu'il faille s'en tenir aux défini-
tions et aux exemples ; mais je maintiens qu'il en faut partout, et
(jue c'est l'essence de tout dictionnaire utile. J'ai vu par hasard
quelques articles de ceux qui se font, comme moi, les garçons de
cette grande boutique : ce sont pour la plupart des dissertations
sans méthode. On vient d'imprimer dans un journal l'article
Femme^, qu'on tourne horriblement en ridicule. Je no poux croire
que vous ayez souffert un tel article dans un ouvrage si sérieux :
Chloè presse du genou vn pctit-mmlre, et chiffonne les dentelles d'un
autre. Il semble que cet article soit fait parle laquais de Gil-Blas.
J'ai vu Enthousiasme, qui est meilleur ; mais on n'a que faire
d'un si long discours pour savoir que l'enthousiasme doit être
gouverné par la raison. Le lecteur veut savoir d'où vient ce mot,
pourquoi les anciens le consacrèrent à la divination, à la poésie,
à l'éloquence, au zèle de la superstition ; le lecteur veut des
exemples de ce transport secret de l'àme appelé enthousiasme ;
onsuilo il est permis de dire que la raison, qui préside à tout,
doit aussi conduire ce transport. Enfin je ne voudrais dans votre
Dictionnaire que vérité et méthode. Je ne me soucie pas qu'on me
donne son avis particulier sur la comédie, je veux qu'on m'en
apprenne la naissance et les progrès chez chaque nation : voilà ce
qui plaît, voilà ce qui instruit. On ne lit point ces petites décla-
mations dans lesquelles un autour no donne queses propres idées,
qui no sont qu'un sujet de dispute. C'est le malheur de presque
tous les littérateurs d'aujourd'hui. Pour moi, je tremble toutes
les fois que je vous présente un article. Il n'y en a point qui ne
1. Boyer, mort en 1755.
2. Voyez ces articles dans le Dictionnaire philosophique.
3. Cet article est de Dcsmahis.
ANNÉE 47o6. <3<
demande le précis d'une grande érudition. Je suis sans livres,
je suis malade, je vous sers comme je peux. Jetez au feu ce qui
vous déplaira.
Pendant la guerre des parlements et des évêquesS les gens
raisonnables ont beau jeu, et vous aurez le loisir de farcir VEn-
cyclopédie de vérités qu'on n'eût pas osé dire il y a vingt ans.
Quand les pédants se battent, les philosophes triomphent.
S'il est temps encore de souscrire, j'enverrai à Briasson l'argent
qu'il faut; je ne veux pas de son livre - autrement. M"" Denis vous
fait les plus tendres compliments ; je vous en accable. Je suis
fâché que le philosophe Duclos ait imaginé que j'ai autrefois
donné une préférence à un prêtre sur lui; j'en étais bien loin,
et il s'est bien trompé. Adieu ; achevez le plus grand ouvrage du
monde.
32G0. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTII A 3,
Aux Délices, près de Genève, 14 novembre.
Madame, j'eus hier l'honneur d'écrire à Votre Altesse sérénis-
sime, par un Anglais nommé M. Keat, qui se propose de voir,
en Allemagne, ce qu'il y a de plus digne d'un être pensant, et
par conséquent de vous faire sa cour. Mais ne sachant pas trop
quand il partira, je ne veux pas laisser arriver l'année 1757
sans renouveler à Votre Altesse sérénissime, à monseigneur le
duc et à toute votre auguste maison, les respectueux sentiments
qui m'attachent pour jamais à elle. Je me flatte que les princes
vos enfants vous donneront toujours de plus en plus, madame,
des sujets de consolation et de joie. Puisse la grande maîtresse
des cœurs jouir d'une santé qui tienne de l'égalité de son âme !
La vôtre, madame, aura peut-être de quoi s'exercer au milieu
des orages qui semblent prêts à fondre de tous côtés dans le voi-
sinage de ses États. Je me flatte qu'elle n'aura à faire usage que
de son humanité et de sa compassion pour ses voisins, et que ses
propres États seront à l'abri. C'est tout ce que peut dire un soli-
taire qui voit de loin toutes ces tempêtes. La Saxe paraît bien mal-
heureuse, mais aussi la patrie que Votre Altesse sérénissime
gouverne paraît jusqu'à présent bien fortunée; c'est à quoi je
m'intéresse le plus. Mais de quel prix peuvent être à vos yeux les
sentiments d'un ermite inutile ?
1. Voyez tome XV, page 376; et XVI, 85.
2. V Encyclopédie.
3. Éditeurs, Baveux et François.
132 CORRESPONDANCE.
Il n'y a que votre bonté qui puisse leur en donner. Conservez
cette bonté, madame, à un serviteur attaché à Votre Altesse séré-
nissime avec le plus profond respect.
3201. — A M. LE K AIN.
Au.\ Délices, 20 novembre 175G.
Votre souvenir m'est bien agréable, mon cher monsieur ; un
malade n'est pas trop exact à répondre; maisje n'en suis pas moins
sensible à vos succès, et à ce qui vous regarde. On a dû porter
chez vous, depuis longtemps, l'exemplaire dont vous parlez. Il n'y
a pas d'apparence que je puisse hasarder encore de nouveaux ou-
vrages pour votre théâtre : il vient un temps où l'on ne doit songer
([u'à la retraite. Nous serions charmés. M'"' Denis et moi, de vous
voir encore dans mon ermitage, que vous trouveriez assez embelli.
11 faudrait que monseigneur de Villars vous engageât à faire un
voyage à Marseille ; la troupe aurait grand besoin de vos leçons,
et il serait fort utile que les bous acteurs de Paris allassent tous
les ans inspirer le bon goût en province. Nous vous faisons mille
compliments. M"* Denis et moi. V.
32G2. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 23 novembre.
Ah ! madame, je ne compte pas sur les Russes; qui les payerait?
Mais s'ils veulent se payer par leurs mains, ce seront de chers
barbares. Dieu aide et bénisse Marie-Thérèse ! Mais je vois contre
elle, au printemps, cent cinquante mille court-vêtus de Prussiens,
traînant après eux les Saxons pour leur faire la cuisine ; je vois
les Hanovriens, les Hessois, et des guinées. Il fallait avoir mieux
prisses mesures; toutefois j'espère encore en la Providence. Le
dernier mémoire de Salomon, avec pièces justificatives S en im-
pose beaucoup ; il faut lui opposer des succès ; les raisons ne
donnent pas un pouce de terrain. On m'a envoyé bien des pa-
piers; tous sont inutiles. Vivons doucement. Prions Dieu pour
Marie, vous, votre amie, et moi. Si vous savez quelque chose,
souvenez-vous de rermite qui vous est attaché jusqu'au tombeau.
1. C'est le comte de Ilertzberg, né en 1725, mort en 1795, qui est auteur du
}fémoiie raisonné sur la conduite des cours de Vienne et de Saxe, et sur leurs
desseins dangereux contre le roi de Prusse, avec les pièces originales et justifica-
tives qui en fournissent les preuves; 1756, in-4°.
ANNÉE «75.6. <33
3263. — A M. TIIIERIOT.
Aux Délices, 28 novembre.
Je sais persuadé, mon ancien ami, que vous ne serez pas privé
du petit legs que vous a fait M""^ de La Popelinière^ Son mari,
qui en avait usé si généreusement avec elle, en usera de même
avec vous. Il aime à faire des choses nobles. Je compterais autant
sur son caractère que sur son billet. Je n'ose vous prier d'ajouter
au petit paquet de livres que vous m'envoyez cette infâme édi-
tion de la Pucelle qu'on dit faite par La Beaumelle et par d'Arnaud "-.
Je ne devrais pas infecter mon cabinet de ces horreurs; mais il
faut tout voir. Je me flatte que les honnêtes gens ne m'impute-
ront pas de telles indignités. En vérité, il faudrait faire un exemple
de ceux qui en imposent ainsi au public, et qui répandent le scan-
dale sous le nom d'autrui.
On me parle encore de je ne sais quels vers 'qui courent contre
le roi de Prusse. Ceux qui me soupçonnent me connaissent bien
mal. C'est le comble de la lâcheté d'écrire contre un prince à qui
on a appartenu.
Je vous fais mon compliment de quitter vos moines \ Il n'y a
que leur bibliothèque de bonne ; et vous avez à deux pas celle
du roi, qui est meilleure.
Mes respects à I\I'"« de Sandwich ; je crois qu'elle n'est pas fâ-
chée des humiliations que les whigs essuient. La France joue à
présent un beau rôle dans l'Europe. On sent encore mieux cette
gloire dans les pays étrangers qu'à Paris. On entend la voix libre
des nations : elles parlent toutes avec respect, jusqu'aux Anglais
mêmes; il leur manquait d'être humbles.
Adieu; la goutte et la calomnie me tracassent. Je vous em-
brasse.
3264. — A M. LE COMTE D'ARGENÏAL.
Aux Délices, 28 novembre.
Comment voulez-vous, mon cher ange, que je fasse ûçsZuUme
et des chevaleries, quand les calomnies de Paris viennent me
1. Cette dame avait légué un diamant à Thiei'iot.
2. Voltaire a reconnu son erreur quant à d'Arnaud; voyez lettre 3272.
3. La pièce : 0 Salomon du Nor-d.
4. Ceux de l'abbaye Saint-Victor.
134 CORRESPONDANCE.
glacer dans mes Alpes? Cette infâme édition que La Beaumelle et
d'Arnaud avaient, dit-on, faite de concert, n'a que trop de cours.
Je vois les personnes à qui je suis le plus attaché, attaquées indi-
gnement sous mon nom. M"" de Pompadour y est outragée d'une
manière infâme : et comment encore se justifier de ces horreurs?
comment écrire à M"" de Pompadour une lettre qui ferait rougir
et celui qui l'écrirait et colle qui la recevrait? On i)arle aussi de
yers sanglants contre le roi de Prusse, que la môme malignité
m'impute 1. Je vous avoue que je succombe sous tant de coups
redoublés. Le corps ne s'en porte pas mieux, et Tcsprit se flétrit
par la douleur. S'il me restait quelque génie, pourrais-je mettre
ù travailler un temps qu'il faut employer continuellement à dé-
truire l'imposture? Je n'ai plus ni santé, ni consolation, ni espé-
rance; et je n'éprouve, au bout de ma carrière, que le repentir
d'avoir consacré aux belles-lettres une vie qu'elles ont rendue
malheureuse. Si je m'étais contenté de les aimer en secret, si
j'avais toujours vécu avec vous, j'aurais été heureux; mais je me
suis livré au public, et je suis loin de vous: cela est horrible.
f
3265. — A M. PIERRE ROUSSEAU,
A LIÈGE.
Aux Délices, 28 novembre.
J'ai vu dans votre journal de novembre, monsieur, des vers
qu'on m'attribue; ils commencent ainsi :
C'est par ces vers, enfants de mon loisir,
Que j'égayais les soucis du vieil âge;
0 don du ciol, etc. 2.
Sans examiner si ces vers sont bons ou mauvais, je peux vous
jurer, monsieur, que non-seulement je n'en suis pas l'auteur, mais
que je regarderais comme une démence bien condamnable à
mon âge des plaisanteries qui ont pu m'amuser il y a trente ans.
Ceux qui achèvent ainsi sous mon nom des ouvrages si peu dé-
cents sont assurément plus coupables que je ne le serais d'en
faire mon occupation. Je ne me reconnais dans aucune des édi-
tions qui ont paru du petit poème dont vous me parlez. J'ai en-
1. Voyez la lettre 3'2ô(>.
2. Ces vers sont répilocrue de l'édition de 1756; ils sont maintenant placés
avec les variantes du \\P chant.
ANNÉE 4 756. 435
core vu dans vos précédents journaux une prétendue lettre de
moi à M. le maréchal de Richelieu, où il est dit qu'on a perdu
le Pinde : je n'ai jamais écrit cette lettre. Plus j'estime votre
journal, qui ne me paraîtrait que pour la vérité, et plus je crois
de mon devoir de vous la faire connaître.
Je reçois dans ce moment une lettre de M. de Caussade, datée
de Liège. Il me parle d'un projet d'ahréger et de rectifier les
Mémoires de iM""^ de Mnintenon. Tout ce que je peux répondre, c'est
qu'il n'y a dans ces Mémoires que des choses triviales, entière-
ment défigurées, ou des anecdotes entièrement fausses. On peut
s'en convaincre par les dates seules des événements. Ces sortes
d'ouvages excitent d'ahord la curiosité, et tombent ensuite dans
un éternel oubli.
Je fais mes compliments à M. de Caussade, et j'ai l'honneur
d'être, etc.
32G0. — A 31. D'ALEMBERT.
29 novembre.
J'envoie, mon cher maître, au bureau qui instruit le genre
humain. Gazette, Généreux, Genre de style. Gens de lettres, Gloire et
Glorieux, Grand et Grandeur, Goût, Grâce, et Grave'-.
Je m'aperçois toujours combien il est difficile d'être court et
plein, de discerner les nuances, de ne rien dire de trop et de
ne rien omettre. Permettez-moi de ne traiter ni Généalogie ni
Guerre littéraire ; j'Ai de l'aversion pour la vanité des généalogies :
je n'en crois pas quatre d'avérées, avant la fin du xiir siècle,
et je ne suis pas assez savant pour conciher les deux généalogies
absolument différentes de notre divin Sauveur-.
A l'égard des Guerres littéraires, je crois que cet article, con-
sacré au ridicule, ferait peut-être un mauvais effet à côté de
l'horreur des véritables guerres. Il conviendrait mieux au mot
Littéraire, sous le nom de Disputes littéraires, car, en ce cas, le mot
guerre est impropre, et n'est qu'une plaisanterie.
Je me suis pressé de vous envoyer les autres articles, afin que
vous eussiez le temps de commander Généalogie à quelqu'un de
vos ouvriers. On a encore mis ce maudit article Femme dans la
Gazette littéraire de Genève, et on l'a tourné en ridicule tant qu'on
a pu. Au nom de Dieu, empêchez vos garçons de faire ainsi les
i. Voyez ces articles dans le Dictionnaire philosophique.
2. Voyez saint Mathieu, cb. i, et saint Luc, ch. m.
136 CORRESPONDANCE.
mauvais plaisants : croyez que cola fait grand tort à l'ouvrage.
On se plaint généralement de la longueur des dissertations; on
veut de la méthode, des vérités, des définitions, des exemples.
On souhaiterait que chaque article lïit traité comme ceux qui
ont été maniés par vous et par M. Diderot.
Ce qui regarde les belles-lettres et la morale est d'autant plus
difficile à faire que tout le monde en est juge, et que les matières
paraissent plus aisées ; c'est là surtout que la prolixité dégoûte
le lecteur.
Voudra-t-on lire dans un dictionnaire ce qu'on ne lirait pas
dans une brochure détachée? J'ai fait ce que j'ai pu ])our n'être
point long; mais je vous répète que je crains toujours de faire
mal, quand je songe que c'est pour vous que je travaille. J'ai tâché
d'être vrai; c'est là le point principal.
Je vous prie de me renvoyer Farticle Histoire, dont je ne suis
point content, et que je veux refondre, puisque j'en ai le temps.
Vous pourriez me faire tenir ce paquet contre-signe chancelier, à
la première occasion.
Vous ou M. Diderot, vous ferez sans doute Idée et Imafjination ;
si vous n'y travaillez pas, et que la place soit vacante, je suis à
vos ordres. Je ne pourrai guère travailler à beaucoup d'articles
d'ici à six ou sept mois; j'ai une tâche un peu difTérente à rem-
plir; mais je voudrais employer le reste de ma vie à être votre
garçon encyclopédiste. La calomnie vient de Paris par la poste
me persécuter au pied des Alpes. J'apprends quon a fait des vers
sanglants 1 contre le roi de Prusse, qu'on a la charité de m'im-
puter. Je n'ai pas sujet de me louer du roi de Prusse; mais, in-
dépendamment du respect que j'ai pour lui, je me respecte assez
moi-même pour ne pas écrire contre un prince à qui j'ai appar-
tenu.
On dit que La Beaumelle et d'Arnaud ont fait imprimer une
Pucelle de leur façon, où tous ceux qui m'honorent de leur amitié
sont outragés; cela est digne du siècle. Il y aura un bel article
de Siècle à fiiire, mais je ne vivrai pas jusque-là. Je me meurs;
je vous aime de tout mon cœur et autant que je vous estime.
M'"' Denis vous en dit autant,
I. Voyez la lettre S'iôG.
ANNÉE 1756. 437
3267. — A M. PALISSOT.
30 novembre.
Votre lettre, monsieur, est venue très à propos pour me con-
soler du départ de ftl. d'Alembert et de M. Patu. Ils ont passé
quelques jours dans mon ermitage, qui est un peu plus agréable
que vous ne l'avez vu^ Il mériterait le nom qu'il porte si j'y
jouissais d'un peu de santé. Pardonnez à l'état où je suis, si je
ne vous écris pas de ma main. Je dois sans doute à votre amitié
les bontés dont M. le ducd'Ayen- et M'"' la comtesse de La Marck
veulent bien m'honorer; je me flatte que vous voudrez bien leur
présenter mes très-humbles remerciements. Je suis si sensible
à leur souvenir que je prendrais la liberté de leur écrire si je
n'étais pas tenu au lit par mes soulTrances, qui ont beaucoup re-
doublé. Mon dessein était d'accompagner M. Patu jusqu'à Lyon,
et d'y entendre M'" Clairon sur le plus beau théâtre de France.
Il est triste pour la capitale qu'elle n'ait pas assez d'émulation
pour imiter au moins la province. Adieu, monsieur; conservez-
moi les sentiments d'amitié que vous me témoignez. Je vous as-
sure qu'il me sont bien chers.
M. Vernes^ qui vient de m'envoyer votre adresse, que vous
ne m'aviez pas donnée, vous fait ses compliments.
3268. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 8 décembre.
Je vous souhaite de bonnes et de belles années, c'est-à-dire
celles auxquelles vous êtes accoutumé, monseigneur; et je m'y
prends tout exprès un peu à l'avance, car vous allez être accablé
de lettres dans ce temps-là. Je me trompe encore, ou vous entrez
en exercice de premier gentilhomme de la chambre, ou vous in-
stallerez * M. le duc de Fronsac, ce qui ne vous occupera pas moins.
1. Au mois d'octobre 1755.
2. Louis de Noailles, né à Versailles le 21 avril 1713; connu, de 1737 à 1766,
sous le titre de duc d'Ayen, et ensuite sous celui de duc de Noailles; nommé ma-
réchal de France le 30 mars 1777. La Correspondance contient, à son adresse, une
lettre du 30 mars 1777. — La comtesse de La Marck (Marie-Anne-Françoise de
Noailles), nommée dans la lettre du l'"' décembre 1755, à Palissot, était une des
sœurs du ducd'Ayen. (Cl.)
3. Jacob Vernes, auquel est adressée la lettre 3106.
4. Louis XV, après l'expédition de Minorque, avait donné au duc de Fronsac
138 COUHESPONDANCE.
Et qui sait si, au printemps, vous n'irez pas encore commander
quelque armée? Qui sait si vous ne ferez pas gagner des batailles
à l'impératrice? Vous n'aviez pas déplu îi sa mc're, vous seriez le
vengeur de la fille. Les grenadiers français ne seraient pas fAchés'
de vous suivre, et d'opposer leur impétuosité aux pas mesurés
des Prussiens. Milord Maréchal', qui m'est venu voir dans mon
trou ces jours passés, dit des choses bien étonnantes. Il prétend
qu'à la dernière bataille ce sont huit bataillons seulement ([ui ont
soutenu tout l'eflort de l'armée autrichienne. Je m'imagine que
contre vous il en aurait fallu un peu davantage. Je voudrais vous
y voir, tout paralytique que je suis. Il me semble que vous êtes
fait pour notre nation, et elle pour vous.
Nous avons ici le frère d'un nouveau secrétaire d'État d'An-
gleterre; il chante vos louanges, et non pas celles de son pays. Il
vient chez moi beaucoup d'Anglais; jamais je ne les ai vus si polis:
je pense qu'ils vous en ont l'obligation.
Commandez des armées ou donnez des fêtes ; quelque chose
que vous fassiez, vous serez toujours le premier des Français à
mes yeux, et le plus cher à mon cœur, qui vous appartient avec
le plus profond respect. Ma nièce partage mes sentiments. J'écris
rarement ; mais que voulez-vous que dise un solitaire, un Suisse,
un malingre?
32G9. — A 31. DE Cil E>. E VI ÈRE S 2.
(irand merci, mon cher confrère, de votre petite pastorale'.
Vous possédez la langue de Cythère;
Si vos beaux faits égalent voire voix,
Vous êtes maître en l'art divin de plaire.
En fait d'amour, il faut parler et faire;
Ce dieu fripon ressemble assez aux rois:
Le bien servir n'est pas petite affaire.
Ilélas I il est plus aisé mille fois
De les clianlor (jue de les satisfaire.
la survivance de la ihaipo tic premier gentilhomme de la chambre, charge à
raison de laipicUe le maréchal de Uichelieii fut de service, ou d'année, on 1757,
1. George Keith,
2. François de (;hencviéres, premier commis au bureau de la g-uerre, né le
22 novembre 1699, à la Rochefoucauld, mort le 13 novembre 1779, a publié
Détails militaires, 17oO-G8, si\ volumes in- 12", et les Loisirs de M. de C", 1761,
deux volumes petit in-12". (B.)
3. 11 avait envoyé son ballet de Mysis et Glaucé à Voltaire.
ANNÉE 1756. 439
Il se peut pourtant que vous ayez autant de talents pour le ser-
vice de Mysis * que vous en avez pour faire de jolis vers : en ce cas,
je vous fais réparation d'honneur.
Si vous avez quelque nouvelle intéressante, je vous prie de m'en
faire part, quoique en prose. Je vais faire lire 3hjsis à M"'" Denis
la paresseuse, qui n'écrit point, mais qui vous aime véritable-
ment.
3270. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 13 décembre.
Vous avez, mon cher et illustre maître, très-grande raison sur l'article
Fem/ne^ et autres; mais ces articles ne sont pas de mon bail : ils n'entrent
point dans la partie mathématique, dont je suis chargé, et je dois d'ailleurs
à mon collègue la justice de dire qu'il n'est pas toujours le maître ni de
rejeter ni d'élaguer les articles qu'on lui présente. Cependant le cri public
nous autorise à nous rendre sévères, et à passer dorénavant par-dessus toute
autre considération ; et je crois pouvoir vous promettre que le septième
volume n^iura pas de pareils reproches à essuyer.
J'ai reçu les articles que vous m'avez envoyés, dont je vous remercie de
tout mon cœur. Je vous ferai parvenir incessament l'article ^fs^otre contre-
signé. Nos libraires vous prient de vouloir bien leur adresser dorénavant
vos paquets sous l'enveloppe de M. de Malesherbes, afin de leur en épargner
le port, qui est assez considérable. Quelqu'un s'est chargé du mot Idée.
Nous vous demandons l'article Imagiimlion; qui peut mieux s'en acquitter
que vous? Vous pouvez dire coamie M. Guillaume^ : Je le prouve par
?non drap.
Le roi lient actuellement son lit de justice pour cette belle affaire du
parlement et du clergé ;
Et l'Eglise triomphe ou fuit en ce moment * .
Tout Paris est dans l'attente de ce grand événement, qui me paraît à
moi bien petit en comparaison des grandes affaires de l'Europe. Les prêtres
et les robins aux prises pour les sacrements vis-à-vis ^ les grands intérêts-
qui vont se traiter au parlement d'Angleterre, vis-à-vis la guerre de Bohême
et de Saxe, tout cela me paraît des coqs qui se battent vis-à-vis des armées
en présence.
Personne ne croit ici que les vers contre le roi de Prusse *^ soient votre
i. Dans ce ballet, l'Amour est déguisé sous le nom de Mysis.
2. Voyez les lettres 3'2.')9 et 32C6.
3. Dans l'Avocat Patelin, comédie de Brueys, acte III, scène ii.
4. liajazet, acte I, scène ii.
5. C'est par ironie que ce mot est employé ici; voyez tome V, page 413.
6. Voyez lettre 32ôt3.
140 CORRESPONDANCE.
ouvrage, excepté les gens qui ont absolument résolu do croire que ces vers
sont de vous, quand nnôme ils seraient d'eux. J'ai vu aussi cette petite édi-
tion de la J'ucelle ; on prétend qu'elle est de l'auteur* du Testament poli-
tique d'Albéroni; mais, comme on sait que cet auteur est voire ennemi, il
me paraît ((ue cela ne fait pas grand effet. D'ailleurs les exemplaires en sont
fort rares ici, et cela mourra, selon toutes les apparences, en naissant. Je
vous exhorte cependant là-dessus au désaveu - le i)lus authentique, et je
crois que le meilleur est do donner enfin vous-même une édition de la
Pucelle que vous puissiez avouer. Adieu, mon cher et illustre maître; nous
vous demandons toujours pour notre ouvrage vos secours et votre indul-
gence.
Mon collègue vous fait un million de compliments. Permettez que
M""' Denis trouve ici les assurances de mon respect. Vous recevrez, au
commencement de l'année prochaine, Y Encyclopédie. Quelques circon-
stances, qui ont obligé à réimprimer une partie du troisième volume, sont
cause que vous ne l'avez pas dès à présent. Ilerum vale, et nos ama.
3271. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 3.
Aux Délices, 14 décembre.
Madame, le jeune gentilhomme anglais nommé M, Keat,
qui aura l'honneur de rendre cette lettre à Votre Altesse sérénis-
sinie, me fait crever de jalousie. Ce n'est pas que son mérite, qui
n'inspire que des sentiments agréahles, fasse naître en moi la
triste passion de l'envie; mais il a le bonheur de voir et d'en-
tendre Votre Altesse sérénissime. Ce bonheur m'est refusé; il y a
là de quoi mourir de douleur. Il peut du moins rendre bon té-
moignage de mon chagrin; il peut dire si je regrette autre chose
dans le monde que le séjour de Gotha.
Il arrivera peut-être dans le temps qu'on donnera quelque
bataille, qu'on prendra quelque ville dans le voisinage de vos
Étals. Mais il verra dans la cour de Votre Altesse sérénissime ce
qu'il aime : la paix, la concorde, l'union, la douceur d'une vie
égale, espèce de félicité qu'on trouve rarement dans les cours,
félicité que vous donnez, madame, et que vous goûtez.
Puisse l'année 1757 être aussi heureuse pour elle et pour toute
son auguste famille qu'elle commence malheureusement pour ses
voisins! Je me mets à ses pieds pour cette année et pour toutes
celles de ma vie.
\. Maubort de Gouvost.
2. Voyez les lettres 327fi et 33 iO.
3. Editeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 4756. 444
Je serai toujours, avec rattachement le plus inviolable et le
plus profond respect, madame, de Votre Altesse sérénissimc le
très-humble et très-obéissant serviteur.
3272. — A M. THIERIOT.
Le 19 décembre.
On m'a enfin envoyé de Paris une de ces abominables éditions
de la Pucelle. Ceux qui m'avaient mandé, mon ancien ami, que
La Beaumelle et d'Arnaud avaient fabriqué cette œuvre d'iniquité,
se sont trompés, du moins à l'égard de d'Arnaud. Il n'est pas
possible qu'un homme qui sait faire des vers ait pu en griffonner
de si plats et de si ridicules. Je ne parle point des horreurs dont
cette rapsodie est farcie : elles font frémir l'honnêteté comme le
bon sens ; je ne sais rien de si scandaleux ni de* si punissable.
On dit qu'on a découvei't que La Beaumelle en était l'auteur, et
qu'on l'a transféré de la Bastille pour le mettre à Vincennes dans
un cachot; mais c'est un bruit populaire qui me paraît sans fon-
dement. Tout ce que je sais, c'est qu'un tel éditeur mérite mieux.
Voilà assurément une manœuvre bien criminelle. Les hommes
sont trop méchants. Heureusement il y a toujours d'honnêtes gens
parmi les monstres, et des gens dégoût parmi les sots. Quiconque
aura de l'honneur et de l'esprit me plaindra qu'on se soit servi
de mon nom pour débiter ces détestables misères. Si vous savez
quelque chose sur ce sujet aussi triste qu'impertinent, faites-moi
l'amitié de m'en instruire.
Mandez-moi surtout si vous avez votre diamants Je m'inté-
resse beaucoup plus à vos avantages qu'à ces ordures, dont je vous
parle avec autant de dégoût que d'indignation.
Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
3273. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, près de Genève, 20 décembre.
Je suis honteux, monseigneur, d'importuner mon héros, qui
a bien autre chose à faire qu'à lire mes lettres ; mais je ne de-
mande qu'un mot de réponse pour le fatras ci-dessous.
1° Un Anglais vint chez moi, ces jours passés, se lamenter du
sort de l'amiral Byng, dont il est ami. Je lui dis que vous m'aviez
1. Légué à Thieriot par M'"'' de La Popelinière.
142 CORUIîSPONDANCE.
fait l'honneur de nie mander (jue ce marin n'était point dans son
tort, et qu'il avait fait ce qu'il avait pu. Il me répondit que ce seul
mot de vous poui'rail le jiistifior' ; que aous aviez l'ait la fortune
de Ulakency par l'estime dont vous l'avez puJjliqucmcnt honoré;
et que, si je voulais transcrire les paroles favorables que vous
m'avez écrites pour r.yn^% il les enverrait en Angleterre. Je vous
en demande la permission ; je ne veux et je ne dois rien faire
sans votre aveu. Voilà pour le vainqueur de Malion.
2° Voici une autre requête pour le premier gentilhomme de
la chambre : c'est qu'il ait la bonté d'ordonner qu'on joue Rome
sauvée à la cour cet hiver, sous sa dictature. La Noue quitte à
Pâques, et M. d'Argental prétend que cette faveur de votre part
est de la dernière importance.
Ce tendre d'Argental me mande qu'il a poussé bien plus loin
ses sollicitations-; mais ce serait étrangement abuser de vos bon-
tés, qu'il ne faut certainement pas hasarder en ce temps-ci.
J'apprends que La Beaumelle, avant de faire pénitence, avait
apporté une édition de la Pucellc, où il a fourré un millier de
vers de sa façon ; qu'on la vend publiquement, qu'elle est rem-
plie d'atrocités contre les personnes les plus respectables, et que
c'est l'ouvrage le plus criminel qu'on ait jamais fait en aucune
langue. On donne cette horreur sous mon nom. Elle est si mala-
droite qu'il y a dans l'ouvrage deux endroits assez piquants contre
moi-même. 11 y a bien des choses dignes des halles, mais il suf-
fira d'un dévot pour m'attribuer cette infamie. Je crois que c'est
un torrent qu'il faut laisser passer. La vérité perce à la longue,
mais il faut du temps et de la patience. Vous en avez beaucoup
de lire mes lettres au milieu de vos occupations. Votre nouvel
hôtel, la Guienne, l'année d'exercice! vous ne devez pas avoir du
temps de reste. J'en abuse ; je vous en demande pardon. J'ose
attendre deux petits mots. Je vous renouvelle mon tendre res-
pect, et M""' Denis se joint à moi.
3274. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 20 décembre.
Mon cher ange, j'ai vu cette infamie que l'on impute h La
Beaumelle, et que je n'impute qu'à un diable, et à un sot diable.
11 y a deux endroits assez piquants contre moi dans cette rapso-
i. Voyez tome XV, pap:o3i0.
2. Relativement au retour de Voltaire à Paris.
ANNÉE 17o6. 443
die digne des halles, qu'on a osé imprimer sous mon nom. Je
n'ai jamais vu d'ailleurs d'ouvrage plus digne à la fois de mépris
et de châtiment; mais je crois à présent le parlement et le puhlic
occupés de soins plus pressants que celui de juger un petit
libelle. Je me console parla juste espérance que les honnêtes
gens et les gens de goût me rendront justice. Vous y contribuez
plus que personne, vos amis vous secondent ; il serait bien
étrange que la vérité ne triomphât pas, quand c'est vous qui
l'annoncez.
Si cette aflfreuse calomnie a des suites, je suis très-sûr que
vous serez le premier à m'en instruire. Je crois qu'à présent je
n'ai rien à faire qu'à déplorer tranquillement la méchanceté
des hommes. M. le duc de La Vallière m'a mandé les mêmes
choses que vous ; il veut bien se charger d'assurer M""= de Pom-
padour de mon attachement et de ma reconnaissance pour
ses bontés, et il répond qu'elle ne prêtera point l'oreille à la
calomnie ^
Ce n'est pas assurément le temps que M. le maréchal de
Richelieu entame ce que votre amitié généreuse lui a suggéré,
et je suis bien loin de lui laisser seulement envisager que je
veuille mettre ses bontés à l'épreuve. Pour Rome sauvée et les
autres pièces, ce sont là des choses qu'on peut demander har-
diment. Je n'y ai pas manqué, et j'espère que vous vous joindrez
à moi.
Zulime ne sera plus Zulinie, elle changera de nom sans chan-
ger de caractère. Le lieu de la scène ne sera plus le même. Il y
aura quelques scènes nouvelles; et, comme les deux derniers
actes sont absolument dilTérents de ceux qui furent joués, la pièce
sera en effet toute neuve. Le reste viendra quand il pourra,
quand j'aurai de la santé, de la force, de la tranquillité; quand
la calomnie ne viendra plus assiéger mon ermitage, désoler mon
cœur, et éteindre mon pauvre génie. Je vous embrasse avec
larmes, mon respectable ami.
Il n'est pas douteux que La Beaumelle n'ait été l'auteur et
l'éditeur, avec ses associés, de cet abominable ouvrage; je le
reconnais à cent traits. Voilà pour la seconde fois qu'il fait
imprimer mes propres ouvrages farcis de tout ce que sa rage
1. Allusion aux vers qui commencent ainsi, dans les variantes du chant II de
la Pucelle:
Telle plutôt cette heureuse grisette
Que la nature, etc.
144 COIUŒSPONDANCE.
pouvait lui dicter. Il y a des horreurs contre le roi même. Leur
platitude ne les rend pas moins criminelles. Ce libelle est un
crime de lèse-majesté, et il se vend impunément dans Paris.
3215. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, où l'on vous regrette, 22 décembre.
Mon cher maître, mon aimable philosophe, vous me rassurez
sur Tarticlc Femme; vous m'encouragez à vous représenter en
général qu'on se plaint de la longueur des dissertations vagues
et sans méthode que plusieurs personnes vous fournissent pour
se faire valoir; il faut songer à l'ouvrage, et non à soi. Pourquoi
n'avez-vous pas recommandé une espèce de protocole ù ceux qui
vous servent, étymologies, définitions, exemples, raison, clarté,
et brièveté? Je n'ai vu qu'une douzaine d'articles, mais je n'y ai
rien trouvé de tout cola. On vous seconde mal ; il y a de mauvais
soldats dans l'armée d'un grand général. Je suis du nombre;
mais j'aime le général de tout mon cœur.
Si j'étais à Paris, je passerais ma vie dans la P)ibIiothèque du
roi, pour mettre quelques pierres à votre grand et immortel édi-
fice. Je m'y intéresse pour l'honneur de ma patrie, pour le vôtre,
pour l'utilité du genre humain. Si j'avais eu l'honneur de voir
M. Duclos quand il vous donna l'article Etiquette, je l'aurais
détrompé de l'idée vague où l'on est que Charles-Quint établit
dans ses autres États l'étiquette de la maison de Bourgogne. Celles
de Vienne et de Madrid n'y ont aucun rapport. Mais surtout, si
je travaillais à Paris, je ferais bien mieux que je ne fais ; je n'ai
ici aucun livre nécessaire.
Les tracasseries civiles de France sont tristes, mais les guerres
civiles d'Allemagne sont aflreuses. La campagne prochaine sera
probablement bien sanglante. Continuez à instruire ce monde,
que tant de gens désolent.
L'édition infirme de la Pucelle m'afflige ; mais la justice que
vous me rendez, ainsi que tous les gens d'honneur et de goût,
me console.
M""^ Denis et moi, nous vous embrassons de tout notre cœur.
ANNÉE 17o6. 145
3276. — A M. PIERRE ROUSSEAU i.
Parmi les nouvelles affligeantes pour les bons citoyens, clans
plusieurs parties de l'Europe, il y en a de bien désagréables dans
la littérature. On se contentait autrefois de critiquer les auteurs,
on a fait succéder à cette critique permise un brigandage inouï ;
on fait imprimer leurs ouvrages falsifiés et infectés de tout ce
qu'on croit pouvoir nourrir la malignité, pour favoriser le
débit. Voici comme s'explique, sur ce criminel abus, M. l'abbé
Trublet, dans sa préface des Lettres- de feu M. de Lamotte :
« On donne de nouvelles éditions des ouvrages des gens
célèbres, pour avoir occasion d'y répandre les notes les plus
scandaleuses et les traits les plus satiriques contre leurs auteurs.
Il était réservé à notre siècle de voir pratiquer dans les lettres
ce brigandage, »
Le sage auteur de cette remarque parlait ainsi en ilbh, à
l'occasion du Siècle de Louis XIV, dont M. La Beaumelle s'avisa de
faire et de vendre une édition chargée de tout ce que l'ignorance
a de plus hardi, et de ce que l'imposture a de plus odieux. La
même aventure se renouvelle depuis cinq ou six mois. Le même
éditeur a falsifié plusieurs lettres de M'"'= de Maintenon, et en a
supposé quelques-unes de M. le maréchal de Villars, de M. le
duc de Richelieu, qu'ils n'ont jamais écrites ; et c'est encore là
le moindre abus dont on doit se plaindre dans la publication
scandaleuse des prétendus Mémoires de M'"« de Maintenon.
Le comble de ces manœuvres infâmes est une édition d'un
poème intitulé la Pucelle d'Orléans. L'éditeur a le front d'attribuer
cet ouvrage à l'auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, û'Ahire,
du Siècle de Louis XIV: et, tandis que nous attendons de lui une
Histoire générale, et qu'il travaille encore au Dictionnaire encyclo-
pédique, on ose mettre sur son compte le poème le plus plat, le plus
bas, et le plus grossier qui puisse sortir de la presse. En voici
quelques vers pris au hasard :
Louis s'en vint du fond des Pays-Bas
Pour cogner Charle et heurter le trépas....
( La Pucelle, Variantes du ch. IL)
1. Les éditeurs de Kehl ont donné cette lettre comme supposée écrite de Paris.
2. L'abbé Trublet lui-même dit que l'éditeur des Lettres de M. de Lamotte,
1754, in-12, est l'abbé Leblanc, à qui est adi'essée la lettre 5G3.
39. — COURESPONDANCE. VIL 10
146 CORRESPONDANCli.
Là, les lépreux, les femmes bien apprises,
Devaienl changer de robe et de chemises....
L'heureux Villars, bon l-'r;mr;iis, plein de cœur,
Gagna le quitte ou douijle avec Eugène....
Pour les idiots ce fut une ironipetle ;
Le drôle avait étudié sa bote.
Il dit que Dieu, roulé dans un buisson,
A lui ciiétif avait donné leçon....
(Var. du ch. III.)
Il les pria, de la part de madame,
A manger caille, oie, et bœuf au gros lard....
(Var. du cli. IV.)
Sous le foyer d'un grand feu de charbon,
La tètp hors d'un énorme chaudron..,.
Pendez, pendez, le vilain sendjlait dire :
Baiser soubrette est péché dont la loi, etc....
( Var. du cli. V. )
Agnès baisait, Agnès était saillie....
A ses baisers il veut que l'on riposte,
Et qu'on l'invite à courir chaque poste....
(Var. du ch. X.)
Chandos, suant et soufllant connue un bœuf,
Tàte du doigt si l'autre est une fille;
Au diable soit, dit-il, ma sotte aiguille....
(Var. du ch. XIII.)
Lecteur, ma Jeanne aura son pucelage
Jusqu'à ce que les vierges du Seigneur,
Malgré leurs veux, sachent garder le leur.
( Var. du ch. XXI.)
La plume se refuse à trauscrirc le tissu des sottes et abomi-
nables obscénités de cet ouvrage de ténèbres. Tout ce qu'on
respecte le plus y est outragé autant que la rime, la raison, la
poésie, et la langue. On n'a jamais vu d'écrit ni si plat, ni si cri-
minel ; et c'est ce langage des balles qu'on a le front d'attribuer
à l'auteur de la Hcnriadc, contre lecpiel même on trouve dans le
l)oëme deux ou trois traits parmi tant d'autres qui attaquent
grossièrement les plus honnêtes gens du monde. Ceux qui,
trompés j)ar le titre, ont acheté cette misérable rapsodie, ont
ANNÉE 1756. 447
conçu l'indignation qu'elle mérite. Si une telle horreur parvient
jusqu'à vous, monsieur, elle excitera en vous les mêmes senti-
ments, et vous n'aurez pas de peine à les inspirer au public.
3277. — DE M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Ce...'.
Je suis très-touché, monsieur, de l'affaire de l'amiral Byng : je puis vous
assurer que tout ce que j'ai vu et entendu de lui est entièrement à son hon-
neur. Après avoir fait tout ce qu'on pouvait raisonnablement attendre de
lui, il ne doit pas être blâmé pour avoir souffert une défaite. Lorsque deux
généraux disputent pour la victoire, quoiqu'ils soient également gens d'hon-
neur, il faut nécessairement que l'un des deux soit battu ; et il n'y a contre
M. Byng que de l'avoir été. Toute sa conduite est celle d'un habile marin,
et digne d'être admirée avec justice. La force des deux flottes était au
moins la même : les Anglais avaient treize vaisseaux, et nous douze, mais
beaucoup mieux équipés et plus nets. La fortune, qui préside à toutes les
batailles, particulièrement à celles qu'on livre sur mer, nous a été plus favo-
rable qu'à nos adversaires, en faisant faire un plus grand effet à nos bou-
lets dans leurs vaisseaux. Je suis convaincu, et c'est le sentiment général,
que si les Anglais avaient opiniâtrement continué le combat, toute leur
flotte aurait été détruite. 11 ne peut y avoir d'acte plus. insigne d'injustice
que ce qu'on entreprend actuellement contre l'amiral Byng. Tout homme
d'honneur, tout officier des armées doit prendre un intérêt particulier à cet
événement.
Richelieu.
3278. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 27 décembre.
Je ne conçois rien, madame, h l'aventure de la lettre du 3 no-
vembre dont vous me faites l'honneur de me parler ; mais aussi
je n'entends pas davantage toutes les aventures de ce bas monde.
Évêques, parlements, Saxons, Prussiens, Autrichiens, Russes,
tout cola me confond. Il y a douze mille ouvriers à Lyon qui
mendient leur pain, parce que le roi de Prusse a dérangé le
commerce de Leipsick ; et ce monarque prétend que Leipsick lui
a beaucoup d'obligation. La famine menace la Saxe et la Bohème.
1. Cette lettre ou fragment de lettre (voyez n° 3315) que provoqua celle de
Voltaire à Richelieu, du 20 décembre 1756 (voyez n" 3273), doit être de la même
année, et probablement du 25 ou 26 décembre 1756, mais a pu ne parvenir au.\
Délices que dans les premiers jours de janvier 1757.
448 CORRESPONDANCE.
Laissons les hommes fairo leur commun malhour, et jouissons
de notre licurcusc lran(|uillilé, vous à l'île Jard, et moi aux
Délices. Je ne me plains que d'être trop loin de vous. Ne croyons
rien de tout ce qu'on nous dit. Il est vrai qu'un misérable s'est
avisé de faire une édition infâme d'une Pucelle; mais il n'est pas
vrai que je dusse retourner en France. Dieu me préserve de
quitter la retraite charmante que je me suis faite, et qui mérite
son nom de Délices! Quand on s'est fait à notre âge, madame,
une retraite agréa])le, il faut en jouir ; c'est le parti sage que vous
avez pris, et dans lequel il faut persister.
Permettez-moi de présenter mes respects à monsieur le pre-
mier président d"AIsace et à M"" de klinglin, et surtout à mon-
sieur votre fils. Attendons patiemment l'issue des troubles d'Alle-
magne. Laissons les gens oisifs écrire au nom du cardinal de
r.iehelieu. Ce monde est un orage ; sauve qui peut.
M"" Denis vous souhaite des années de santé et de tranquil-
lité en nombre ; nous en faisons autant pour M""' de Brumath.
Nous n'oublions pas Marie' ; mais nous craignons que les Prus-
siens ne troublent la maison archiducale. Adieu, madame; con-
servez vos bontés au bon Suisse V.
3279. — A M. D'ALEMBERT.
28 décembre.
Je vous renvoie Histoire, mon cher grand homme ; j'ai bien
peur que cela ne soit trop long; c'est un sujet sur lequel on a de
la peine à s'empêcher de faire un livre. Vous aurez incessam-
ment Imarjinaiion, qui sera plus court, plus philosophique, et par
conséquent moins mauvais. Avez-vous Idole et Idolâtrie? c'est un
sujet qui n'a pas encore été traité depuis qu'on en parle. Jamais
on na adoré les idoles ; jamais culte public n'a été institué pour
du bois et de la pierre ; le peuple les a traitées comme il traite
nos saints. Le sujet est délicat^ mais il comporte de bien bonnes
vérités qu'on peut dire.
Comment pouvez-voiis avoir du temps de reste, avec le Diction-
naire de l'univers sur les bras?
M"" Df'iiis et moi, nous vous souhaitons la bonne année tout
simplciiiiiil.
1. I/impératrice Maric-Thcrèse.
2. \oyuz tome XI\, page 402, et, ci-après, la lettre à Diderot, du 26 juin
ITÔS.
ANNÉE 1757. 149
3280. — A MADAME DU BOCCAGE.
Aux Délices, route de Genève, 30 décembre.
Comment faites-vous, madame, pour nous donner à la fois
tant de plaisir et tant de jalousie? Nous avons reçu. M"" Denis et
moi, votre présent ^ avec transport; nous le lisons avec le même
sentiment. C'est après la lecture du second chant que nous inter-
rompons notre plaisir pour avoir celui de vous remercier. Ce
second chant surtout nous parait un effort et un chef-d'œuvre de
l'art. Nous ne pouvons différer un moment à nous joindre avec
tous ceux qui vous diront combien vous faites d'honneur à un
art si difficile, à notre siècle, que vous enrichissez, et à votre
sexe, dont vous étiez déjà l'ornement. Que vous êtes heureuse,
madame! Tout le monde, sans doute, vous rend la môme justice
que nous. On ne falsifie point, on ne corrompt point les beaux
ouvrages dont vous gratifiez le public, tandis que moi, chétif, je
suis en proie à des misérables qui, sous le nom d'une certaine
Pucelle, impriment tout ce que la grossièreté a de plus bas, et ce
que la méchanceté a de plus atroce. Je me console en vous lisant,
madame ; et, permettez-moi de le dire, en comptant sur votre
justice et votre amitié. Vous la devez, madame, à un homme qui
sent aussi vivement que moi tout ce que vous valez, qui s'inté-
resse à votre gloire, et qui vous sera toujours attaché luaigré
l'éloignement.
M""^ Denis vous dit les mêmes choses que moi ; nous vous
remercions mille fois. Nous allons reprendre notre lecture ; nous
vous aimons, nous vous admirons. Comment vous dire que je
suis comme un autre, madame, avec respect, etc.
3281. — A M. LE CONSEILLER TRONCHIN^.
2 janvier 1757.
Voici, mon cher ami, la lettre que je reçois de M. le maréchal
de Richeheu; il m'exhorte à la montrer, k en faire usage. Elle lui
fera honneur et pourra servir à l'amiral Byng. Votre ancien ami
de coUége, notre Esculape, craint que cette lettre venant d'un
1. La Colombiade, ou la Foi portée au nouveau monde, poëme épique en dix
chants; 1756, in-8°.
2. Éditeurs, de Cavrol et François.
■150 CORRESPONDANCE.
Français no fasse plus do tort que de bien à l'amiral ; je ne pense
pas ainsi. Je suis persuadé qu'un pareil témoignage ne peut
nuire et peut boaucoup servir. Voyez comment vous pourrez
l'envoyer en Angleterre; voyez s'il est à propos de l'insérer dans
la Gazette d'Amsterdam. Il s'agit de sauver un innocent, un
infortuné. Votre maxime est : Homo sum; humani nihil a me alie-
nvm puto.
3282. — A l/AMIllAL BVNG'.
1707.
Monsieur, quoique je vous sois presque inconnu, je pense
qu'il est de mon devoir de vous envoyer une copie de la lettre
<|ue je viens de recevoir de M. le marécbal de Richelieu ; l'hon-
neur, riiumanité, l'équité, m'ordonnent de la faire passer entre
vos mains. Ce témoignage si noble et si inattendu de l'un des
plus sincères et des plus généreux de mes compatriotes me fait
présumer que vos juges vous rendront la même justice.
Je suis avec respect.
Voltaire.
3283. — A M. LE MARKCIIAL DUC DE RICHELIEU.
Aux DiJlices, pivs de. Genève, 3 janvier I7.j7.
L'humanité et moi, nous vous remercions de votre lettre. J'en
ai donné copie selon vos ordres, monseigneur. Si elle ne fait pas
beaucoup de bien à l'amiral IJyng, elle vous fera au moins beau-
coup d'honneur ; mais je ne doute pas qu'un témoignage comme
le vôtre ne soit d'un très-grand poids. Vous avez contribué à faire
13lakeney pair d'Angleterre; vous sauverez l'honneur et la vie à
l'amiral Byng.
Le Mémoire de l'envoyé de Saxe, présenté aux États-(iénéraux,
et qui est une réponse au Mémoire justificatif du roi de Prusse, fait
partout la plus vive impression. Je n'ai guère vu de pièce plus
forte et mieux écrite. Si les raisons décidaient du sort des États,
le roi de Pologne serait vengé; mais ce sont les fusils et la marche
redoublée qui jugent les causes des souverains et des nations.
Les Prussiens ont quitté Leipsick ; ils sont en Lusace, où l'on
1. Cette lettre est probablement du môme jour que celle qui suit. Voltaire
envoyait à Byng copie de la lettre 3J77.
ANNEE 17 57. -151
se bat au milieu des neiges. On me mande de Vienne qu'on y a
une crainte de ces Prussiois , très-indécente. Je voudrais vous voir
conduire contre eux gaiement des Français de bonne volonté,
et voir ce que peut sous vos ordres la furia francese contre
le pas de mesure et la grave discipline; mais je craindrais que
quelque balle vandale n'allât déranger l'estomac du plus aimable
homme de l'Europe.
Je vous écris, monseigneur, dès que j'ai quelque chose à vous
mander. Alors mon cœur et ma plume vont vite. Mais quand je ne
vois que mes arbres et mes paperasses, que voulez-vous que le
Suisse vous mande? Mes paroles oiseuses auraient-elles beau jeu au
milieu de toutes vos occupations, de tous vos devoirs, des tracas-
series parlementaires et épiscopales, et delà crise de l'Europe?
Vous voilà-t-il pas bien amusé, quand je vous souhaiterai cin-
quante années heureuses, quand je vous dirai que la Suissesse
Denis et le Suisse Voltaire vous adorent? Vous avez bien affaire
de nos sornettes! Conservez-moi vos bontés, et agréez mon très-
tendre respect.
3284. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
Aux Délices, près de Genève, 4 janvier.
Madame, Votre Altesse sérénissime a peut-être reçu, ou du
moins recevra bientôt, un Essai sur l'Histoire générale, depuis Char-
lemagne jusqu'à nos jours. Je mets k ses pieds le premier exem-
plaire. Il n'a pas une belle couverture, mais j'aurais attendu trop
longtemps à vous rendre mon hommage. Il se passe actuelle-
ment, madame, des choses qui nous paraissent bien étonnantes,
bien funestes ; mais si on lit les événements des autres siècles,
on y voit encore de plus grandes calamités. Tous les temps ont
été marqués par des malheurs publics. L'ambition a toujours
bouleversé la terre, et deux ou trois personnes ont toujours fait
le malheur de deux ou trois cent mille.
La relation dont Votre Altesse sérénissime daigne me parler
dans sa dernière lettre n'était point dans son paquet; mais je
présume que c'est la même qui se vend publiquement dans notre
Suisse. Toutes les pièces de ce grand procès s'impriment ici ;
mais qui jugera ce procès? La fortune probablement. Cette fortune
dépend beaucoup des baïonnettes et de la discipline militaire.
On disait que les Prussiens s'emparaient d'Erfurt : ce bruit se
1. Éditeurs, Bavoux et François.
1o2 CORRESPONDANXE.
trouve faux ; mais ce qui est vrai, c'est que Erfurt devait appar-
tenir à votre auj,'iiste uiaison.
Je ne lais point de réflexions, je fais des vœux, et tous mes
vœux sont pour le bonheur d'une princesse dont je regrette la
présence tous les jours de ma vie, dont les éloges sont sans cesse
dans la bouche de tous ceux qui ont approché d'elle, et dont
mon ca'ur sera toujours le sujet. Ah! si je pouvais quitter une
famille qui a tout quitté pour moi, je sais bien où j'irais porter
mon profond respect.
3285. — DE M. LE COMTE U'ARGKNSONi.
G janvier, à ^'cr?ailles.
Hier au soir, sur les six heures un quart, le roi quitte monsieur le dau-
phin et madame la dauphine pour monter en carrosse et se rendre h Trianon.
Au momenl qu'il met un pied sur le marchepied et qu'il se retourne un peu
de côté, en disant : « Un tel est-il là? » un homme de cinq pieds six pouces
pousse un des cent-suisses, s'avance, et par derrière donne un grand coup
d'un instrument pointu au roi. Le roi se retourne : « Voilà un homme qui
vient de me donner un furieux coup de poing. » 11 porte alors la main sur
la partie, et la voit tout humide de sang. « Je suis blessé, dit-il. Voilà le
coquin qui a fait le coup: qu'on l'arrête; mais qu'on ne lui fasse cependant
point de mal. » En disant ces mots, il se rend dans sa chambre sans être
soutenu, avec sang-froid et tranquillité, pour savoir ce que c'était que cette
blessure.
Sur les discours du roi, M. de Verzeil, exempt des gardes du corps,
l'arrête et lui dit ; » C'est toi, misérable, qui viens de blesser le roi? —
Oui, répond-il, c'est moi-même. » On le fouille, on lui trouve dans la poche
un méchant morceau de bois, armé d'une pointe de fer, en forme de canif,
de la longueur d'un pouce et demi, large do deux lignes, trente louis dans
la poche, une Bible, pas un seul papier. Il était vêtu d'un méchant habit gris»
veste rouge, culotte de panne, et avait le chapeau sur la tête. On a mis
l'homme nu comme la main sans trouver sur lui d'autre renseignement. On
a songé à lui attacher les mains; dès qu'il a aperçu ce dessein : « 11 ne faut
pas de force, dit-il; tenez, les voilà, » en les croisant derrière son dos. On
l'a mené en prison, les fers aux pieds et aux mains.
Monsieur le garde des sceaux et monsieur le chancelier sont venus l'in-
terroger. Us lui ont demandé les raisons de son assassinat. Il a répondu que
c'était son affaire, mais qu'il n'y aurait pas songé si on eût pendu quatre ou
cinq évêques (lui le méritaient. On lui a demandé si son arme était empoi-
sonnée ; il a répondu qu'il n'y avait pas pensé seulement, et cela sur son
àtne. Il avait dans sa poche un Nouveau Testament in-12, d'une jolie édi-
1. Kilitciirs, Bavoux ot François.
ANNÉE 1757. 153
tion; on lui a demandé ce qu'il en faisait; il a répondu qu'il y était fort
attaché. On lui a demandé s'il était seul; il a répondu que non, qu'il avait
plusieurs complices, et que monsieur le dauphin aurait son tour. On l'a
menacé; il a répondu qu'on pouvait le tenailler, qu'il ne nommerait per-
sonne, et qu'il rapporterait tout à la gloire de Dieu et mourrait martyr.
On lui a dit pourquoi il n'avait pas pris une arme plus forte; il a répondu
qu'il n'était pas encore préparé, et qu'il avait compté de faire son coup le
jour des Rois; qu'il le préméditait depuis huit jours, sans avoir eu une occa-
sion favorable; qu'il était resté dans la cour et dans le froid terrible qui
a gelé la Seine, depuis quatre heures jusqu'à six, à attendre le roi. La main
ne lui a point tremblé; cependant le roi n'a été blessé que légèrement,
entre la troisième et quatrième cote ; l'instrument s'est arrêté sur la côte,
et n'a pu aller plus loin. Le roi avait d'ailleurs une camisole de flanelle sur
la peau, une chemise, une autre camisole, veste juste-au-corps, et un volant
de velours noir. Le fer a encore porté sur le? coutures, qui ont émoussé la
pointe du canif, et la graisse du roi lui a été utile. Somme totale, la plaie
sondée et examinée est sans le moindre danger actuel : point de fièvre,
beaucoup de courage et de discours admirables. Je l'ai vu ce matin dans
son lit. Toute la France est à Versailles. Le roi s'est confessé avec beaucoup
de zèle. On lui a demandé ce qu'il voulait qu'on fît du scélérat. « Deman-
dez-le, dit-il, à mon lieutenant, en montrant monsieur le dauphin; car pour
moi je lui pardonne de tout mon cœur. » Le roi n'a jamais été plus digne
d'amour que dans cette circonstance. 11 sera guéri après-demain ; il dort et
est au mieux.
Le scélérat régicide n'e^t point encore connu. Il se dit d'Artois; il se
nomme Damions, et aujourd'hui il a dit qu'il se nomme Lefeure. Il a an-
noncé d'avance que les tortures ne lui feraient rien avouer. Il a pris mon-
sieur le garde des sceaux pour monsieur le chancelier, et lui a demandé
pourquoi il avait quitté sa compagnie. Il a déclaré être de la religion catho-
lique, apostolique et romaine. On lui a bridé les pieds par essai; il n'a rien
avoué. On a changé de méthode; on s'y prend avec douceur. On espère
savoir bientôt qui il est. Il a dit avoir trente-cinq ans. Personne ne le voit ;
il est dans la geôle de Versailles, ayant vingt gardes du corps dedans, et
cinquante fusiliers des gardes françaises et suisses dehors.
Le parlement a demandé au roi la permission de s'assembler aux condi-
tions qu'il lui plairait, pour venger cet assassinat. On rapporte là-dessus des
choses admirables. Il paraît que cet assassin est un fanatique furieux, qui
se persuade mériter le ciel par cette action.
3286. — A M. PIERRE ROUSSEAU i.
A Lausanne, 7 janvier.
J'ai reçu, monsieur, la lettre non datée que tous avez hien
voulu m'écrire : je présume que vous êtes à Liège, puisque c'est
I. Bibliothèque royale de Bruxelles, manuscrit lloS^.
154 CORRESPONDANCE.
à Liège que s'imprime le Journal cncyclojjcdique auquel vous
m'apprenez que vous travaillez. M. Durant, qui ma fait aussi
l'honneur de m'écrirc quelquefois, et qui est, je pense, votre as-
socié, a toujours daté de celte ville. Je me croirais très-heureux,
monsieur, de vous pouvoir être de quelque utilité, à l'un et à
l'autre. Il m'a paru qu'il y avait dans ce journal heaucoup d'ar-
ticles bien faits et intéressants. J'ai lieu de croire qu'ils sont de
vous deux. C'est le seul journal qui me parvienne : je suis très-
peu au fait de la littérature moderne dans mes deux retraites de
Lausanne et du voisinage de (ienève, mais s'il se trouve quelque
occasion de vous marquer, monsieur, combien je suis sensible
à votre politesse, je la saisirai avec empressement. Les maladies
dont je suis accablé ne me permettent pas les longues lettres,
mais elles ne dérobent rien aux sentiments avec lesquels j'ai
l'honneur d'être, monsieur, etc.
3287. — DE CHARLES-THÉODORE,
ÉLECTEIR PALATIN.
Manlicim, ce l'2 janvier.
Je VOUS suis très-obligé, monsieur, de VEssai sur l'Histoire générale
que vous m'avez envoyé. Je le lirai avec toute l'attention que vos ouvrages
méritent à si juste titre. On ne peut s'instruire plus solidement et plus
agréablement que par des faits historiques choisis et traités par un génie
tel que le vôtre.
Vous avez bien raison de dire que les siècles passés n'ont pas produit
d'événements plus singuliers que ceux que nous voyons sous nos yeux. Ce
siècle poli, qui devait môme passer pour un siècle d'or, à peine est-il
au-delà de sa moitié qu'il est souillé par l'assassinat d'un grand roi. Il me
parait que notre siècle ressemble assez à ces sirènes dont une moitié était
une belle nymphe, et l'autre une atTreuse queue de poisson. Ce serait pour
moi une vraie satisfaction de pouvoir m'entretenir avec vous sur de pareilles
matières, et j'espère même que, votre santé vous le permettant, les senti-
ments que vous voulez bien avoir pour moi me procureront bientôt ce plai-
sir. Si en tous cas vous en êtes empêché, faites-moi le plaisir de me confier
vos idées sur la situation présente de l'Europe. Vous pouvez m'écrire en
toute liberté; vous êtes dans un pays libre, et je suis aussi discret et aussi
honnête homme qu'aucun de vos républicains.
Je vous prie d'ôtrc persuadé de l'estime toute particulière avec laquelle
Je suis, etc.
C n A H L E s -T H i; G u 0 u E , électeur.
ANNÉE 1757. 135
3288. — A M. THIERIOT.
A Monrion, 13 janvier.
Eh bien ! vous courez donc de belle eu belle, et vous prétendez
qu'on ne meurt que de cliagriu? ajoutez-y, je vous prie, les indi-
gestions.
Il n'a pas tenu à Robert-François Damiens que le descendant
de Henri IV ne mourût comme ce héros. J'apprends dans le
moment, et assez tard, cette abominable nouvelle. Je ne pouvais
la croire; on me la confirme : elle glace le sang; on ne sait où
Ton en est. Quoi, dans ce siècle! quoi, dans ce temps éclairé!
quoi, au milieu d'une nation si polie, si douce, si légère, un
Ravaillac nouveau! Voilà donc ce que produiront toujours des
querelles de prêtres! Les temps éclairés n'influeront que sur un
petit nombre d'honnêtes gens; le vulgaire sera toujours fana-
tique. Ce sont donc là les abominables effets de la bulle L'nige-
nitus, et des graves impertinences de Quesnel, et de l'insolence
de Le Tellier !
Je n'avais cru les jansénistes et les molinistes que ridicules,
et les voilà sanguinaires, les voilà parricides!
Je vous supplie, mon ancien ami, de me mander ce que vous
saurez de cet incroyable attentat, si votre main ne tremble pas.
Écrivez-moi par Pontarlier : les lettres arrivent deux jours plus
tôt par cette voie. A Monrion, par Pontarlier, s'il vous plaît. C'est
là que je passe mon hiver dans des souffrances assez grandes,
en attendant que votre conversation les adoucisse dans ma petite
retraite des Délices, auprès de Genève.
J"ai cette indigne édition de la Pucelle. Je me flatte qu'on n'en
parle plus. Nous sommes dans le temps de tous les crimes.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
3289. — A M. VERNES,
A GENÈVE.
A Mom-ion, 13 janvier.
C'est une chose bien honorable pour Genève, mon cher et
aimable ministre, qu'on imprime dans cette ville que Servet
était un sot, et Calvin un barbare ^ ; vous n'êtes point calvinistes,
1. Essai sur V Histoire générale.
156 CORRESPONDANCE.
VOUS êtes hommes. En Franco, on est fou ; et vous voyez qu'il y
a des fous furieux *. Ravaillac a laissé des bâtards : j'ai bien peur
que celui-ci ne soit un prêtre janséniste. Les jésuites ont à se
plaindre qu'il ait été sur leur marché.
Je ne sais encore aucun détail de cette horrible aventure. Si
vous apprenez quehfuc chose dans votre ville, où l'on apprend
tout, faites-en part aux solitaires de Monrion. Je suis bien fâché
que vous ne soyez venu dans cet ermitage que quand je n'y étais
])as. M"" Denis et moi, nous vous faisons les plus sincères et les
plus tendres compliments.
3290. — A M. LE CONSEILLER TRONCHIN^.
Monrion, lo janvier.
Je suis bien sensible, mon très-cher ami, à votre intention et
cl celle de notre Esculape.
Il n'y a qu'à lever les épaules de pitié quand un dévot croit
assassiner un roi avec un canif à tailler des plumes; mais il faut
frémir d'horreur quand on voit cet exécrable fou animé de
l'esprit dos convulsionnaires de Saint-Médard, qui a passé dans
sa machine atrabilaire. C'est un chien qui a pris la rage de
quelques autres chiens, sans le savoir. Il faudra ajouter trois ou
quatre lignes au chapitre du jansénisme. Si on avait songé h
rendre les jansénistes et les molinistes aussi ridicules qu'ils le
sont en effet, Pierre Damiens, petit bâtard de Ravaillac, ne se
serait pas servi de son canif.
Le ministère a eu la bonté de m'envoyer les bulletins, et
M. d'Argenson m'a écrit de sa main^ mais je crains les bigots.
On me mande de Vienne que l'impératrice aura en Bohême
cent soixante mille hommes, que les Russes viennent au nombre
de cent mille. On attend les Francs. Jamais l'empire romain n'a
mis tant de monde en campagne; et il s'agit d'une chétive pro-
vince que l'empire romain ignorait, et un marquis de Brande-
bourg a une plus grande armée que Scipion, Pompée et César !
P. S. Vous ne me mandez rien du fanatisme des Pharisiens
et des Parisiens; il y a pourtant eu des placards; on a arrêté
beaucoup de monde. On a mené à la Conciergerie quatre cha-
riots couverts, remplis d'assassins, de cuistres, de témoins vrais
ou faux.
1. On venait d'apprendre l'attentat de Damiens.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Voyez la lettre 3285.
ANNÉE 1757. 157
3291. — A 3IADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH i.
A Monrion, janvier (1757).
Madame, souffrez que je vous réitère mes vœux pour la santé
de Votre Altesse royale, et que je la remercie de ce qu'elle a bien
voulu m'assurer, par M. le marquis d'Adhémar, de la continua-
tion de ses bontés. Je prends la liberté de lui envoyer des nou-
velles de Paris qui pourront lui paraître extraordinaires, et qui
exerceront sa philosophie.
J'ignore si Votre Altesse royale a reçu les exemplaires de
rhistoire que je mets à ses pieds. Je me flatte que le roi son
frère continuera à fournir les plus beaux monuments de l'histoire
moderne. Mais c'est à César qu'il appartient d'écrire ses Com-
mentaires.
Je suis encore persuadé qu'il se souviendra qu'il m'a tiré de
ma patrie; que je quittai pour lui mon roi, mon pays, mes
charges, mes pensions, ma famille.
Je prendrais la liberté de le supplier de m'envoyer des graines
de ses melons, et je demanderais la protection de Votre Altesse
royale s'il était à Berlin.
Mais il a autre chose à faire qu'à honorer de ses melons mes
potagers.
Que Votre Altesse royale et monseigneur daignent toujours
agréer le profond respect et les prières de
Frère Voltaire.
3292. — A M. DE CIDEVILLE.
A MonrioD, le 16 janvier.
- Nous vous sommes très-obligés, monsieur, de nous avoir rassurés sur
l'état du roi, après nos justes alarmes. Toutes les nouvelles s'accordent à
dire qu'il est très-bien, et que cette affreuse catastrophe ne peut avoir au-
cune suite fâcheuse. Il est fort à désirer qu'on puisse faire parler ce monstre.
C'est certainement un fou fanatique ; mais, s'il a des complices, il est bien
essentiel de les connaître. Mandez-moi tout ce que vous saurez. Nous
sommes fort étonnés que vous n'ayez pas encore l'édition de mon oncle et
ï Histoire générale. Il écrit positivement à M. Cramer pour qu'elle vous soit
1. Revue française, mars 1766; tome XIII, page 356.
2. Les quatre premiers alinéas de cette lettre sont de la main de 31"° Denis ;
les trois derniers sont de l'écritui'e de Voltaire.
158 CORRESPONDANCE.
onvoyôe sur-le-champ. Nous sominos à Monrinn depuis huit jours, et nous
no nous y portons pas trop bien l'un et l'autre. Ecrivez-nous toujours aux
Délices, car peul-ôtre \' retournerons-nous bientôt.
J'espère qu'après tant d'alarmes tout sera tranquille dans Paris avant
quinze jours. Si l'on avait fait des petites-maisons pour le clergé et le par-
lement, et qu'on eût jeté sur leurs querelles tout le ridicule qu'elles mé-
ritent, il y aurait eu moins de têtes échaulTées, et par conséquent moins de
fanatiques. Le public a mis trop d'importance à ces misères; de bons ridi-
cules H do grands seaux d'eau, c'est la seule façon d'apaiser tout.
Mon oncle a fait à notre siècle plus d'honneur qu'il ne mérite, quand il
a dit que la philosophie avait assez gagné en France, et que nos mœurs
étaient trop douces actuellement pour craindre que les Français pussent
dorénavant assassiner leur roi. Il est désespéré de s'être trompé, car il aime
véritablement et la France et son roi; mais un fou ne fait pas la nation. Le
roi est aimé, et mérite de l'être, à tous égards.
Adieu, monsieur; songez quelquefois à vos amis des Délices, et soyez
persuadé qu'ils ont pour vous la i)lus tendre et la plus inviolable amitié.
11 faut, mon cher et ancien ami, que la tête ait tourné à ce
huguenot de Cramer, qui m'avait tant promis de tous apporter
mes guenilles.
Les étrangers me reprochent d'avoir insinué, dans plus d'un
endroit, que, vous autres Français, vous êtes doux et philosophes.
Ils disent qu'on assassine trop de rois en France pour des que-
relles de prêtres. Mais un chien enragé d'Arras, un malheureux
convulsionnaire de Saint-Médard, qui croit tuer un roi de France
avec un canif ù tailler des plumes, un forcené idiot, un si sot
monstre a-t-il quelque chose de commun avec la nation? Ce qu'il
y a de déplorable, c'est que l'esprit convulsionnaire a pénétré
dans l'âme de cet exécrable coquin. Les miracles de ce fou de
Paris, l'imbécile Montgeron, ont commencé, et Robert-François
Damieiis a fini. Si Louis XIV n'avait pas donné troi) de poids à
un plat livre de Quesnel, et trop de confiance aux fureurs du
fripon Le Tellier, son confesseur, jamais Louis XV n'eût reçu de
coiq) de canif. Il me paraît impossible qu'il y ait eu un complot:
en ce cas, je suis justifié des éloges de ma nation; s'il y a un
complot, je n'ai rien à dire.
Je vous ombrasse tendrement, vous et le grand abbé*. N'ou-
bliez jamais votre vieux et très-attaché camarade V.
1. L'abbô du Resnol.
ANNÉE 1757. 459
3293. — A M. D'ALEMBERT.
A Monrion, 16 janvier.
Je VOUS envoie, mon cher maître, Varûcle Imagination, comme
un boiteux qui a perdu sa jambe la sent encore un peu. Je vous
demande en grûce de me dire ce que c'est qu'un livre contre ces
pauvres déistes, intitulé la Religion vengée \ et dédié à monsei-
gneur le dauphin, dont le premier tome paraît déjà, et dont les
autres suivront de mois en mois, pour mieux frapper le public,
Savez-vous quel est ce mauvais citoyen qui veut faire accroire
à monsieur le dauphin que le royaume est plein d'ennemis de la
religion? Il ne dira pas au moins que Pierre- Damions, François
Ravaillac, et ses prédécesseurs, étaient des déistes, des philo-
sophes. Pierre Damiens avait dans sa poche un très-joli petit
Testament^ de Mons. Je crois l'auteur parent de Pierre Damiens.
Maudez-moi le nom du coquin, je vous prie, et le succès de
son pieux libelle. Votre France est pleine de monstres de toute
espèce. Pourquoi faut-il que les fanatiques s'épaulent tous les
uns les autres, et que les philosophes soient désunis et dispersés!
Réunissez le petit troupeau ; courage. J'ai bien peur que Pierre
Damiens ne nuise beaucoup à la philosophie,
M'"" Denis et le solitaire Voltaire vous embrassent tendrement,
329i. — A MADAME DE FONTAINE,
A PARIS.
A Monrion, 16 janvier,
Ceci est pour ma nièce, ma compagne en maladies ; pour mon
neveu le juge et le prédicateur, pour mon petit-neveu, pour
M. de Florian, que j'embrasse tous du meilleur de mon cœur.
Nous sommes un peu malades, M"« Denis et moi, à Monrion,
1. La Beligion vengée, ou Réfutation des auteurs impies, par une société de
yens de lettres (Soret, le père Hayer, etc.), t. I, 1757, in-12. Il en a paru, depuis,
vingt autres volumes.
2. Robert-François étaient les seuls pi-énoms de l'assassin insensé de Louis X\ .
3. Voltaire veut donner à entendre que Damiens était l'instrument des jansé-
nistes, en supposant qu'il était poi-teur du N. T. de Mons, dont voici le titre :
Nouveau Testament traduit sur la Vulgate, avec les différences du grec, Mons,
Migeot (Amsterdam, Elzevier), 1()(j7, deux volumes in-12, que le p :-e Colonia a
compris dans sa Bibliothèque jansé)iiste. Le livre trouvé sur Damiens était intitulé
Instruction chrétienne. (B.)
1G0 COKHI-SrONDANCE.
Les bons Suisses ine re|)roclient d'avoir trop loué une nation
et un siècle qui produisent encore des Ravaillac. Je ne m'atten-
dais pas que des querelles ridicules produiraient de tels monstres.
Je crois bien que lîoljcrt-Kranrois Daniiens n'a point de complices;
mais c'est un chien qui a gagné la rage avec les chiens de Saint-
Médard; c'est un reste des convulsions. On ne doit pas me repro-
cher du moins d'avoir tant écrit contre le fanatisme; je n'en ai
pas encore assez dit. S'il y a quelque chose de nouveau, nous
prions instamment M. de Florian, qui n'épargne pas ses peines,
de se souvenir de nous.
Songez à votre santé, ma chère nièce; j'ai fait un fort beau
présent au grand Tronchin le guérisseur : il en est très-content.
Voici ce Testament' que vous demandez, ma chère enfant;
je vous prie d'en donner copie sur-le-champ à M. d'Argental et à
Thieriot. Ce nouveau Testament est meilleur que l'ancien (jui
court sous mon nom.
3295. — A M. PICT ET,
PROFESSE un EN DROIT.
]\Ionrion, ]0 janvier.
Mon très-aimable voisin, les Délices ne sont plus Délices quand
vous n'êtes plus dans le voisinage; il faut alors être à Monriou.
Votre souvenir me console; et l'espérance de vous revoir, au
printemps, me donne un peu de force.
Je suis bien honteux pour ma nation qu'il y ait encore des
Ravaillac ; mais Pierre Damiens n'est heureusement qu'un bâtard
de la maison Ravaillac, qui a cru pouvoir tuer un roi avec un
méchant petit canif à tailler des plumes. C'est un monstre, mais
c'est un fou. Cet horrible accident ne servira qu'à rendre le roi
plus cher à la nation, le parlement moins rétif, el les évéques
plus sages.
Réjouissez-vous à Lyon, avec la meilleure des femmes et la
plus aimable des filles, et comptez sur l'inviolable attachement
des deux solitaires suisses.
1. Voltaire désigne ainsi son poërac de la Relifjion naturelle, dans la lettre
3150.
ANNÉE 1757. 161
3296. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Monrion, 20 janvier.
Mon cher ange, je sens tout le prix de votre souvenir dans
un temps où vous êtes si consterné de l'iiorrible aventure, et si
occupé à remplir le vide immense laissé dans le parlement'.
Votre assiduité à des devoirs nouveaux dont vous êtes dispensé
est un mérite dont le parlement, le public, et la cour, doivent
vous tenir compte. Je me flatte, pour l'honneur de la nation et
du siècle, et pour le mien, qui ai tant célébré cette nation et ce
siècle, qu'on ne trouvera nulle ombre de complicité, nulle ap-
parence de complot dans l'attentat aussi abominable qu'absurde
de ce polisson d'assassin, de ce misérable bâtard de Ravaillac.
J'espère qu'on n'y trouvera que l'excès de la démence : il est
vrai que cette démence aura été inspirée par quelques dis-
cours fanatiques de la canaille : c'est un chien mordu par quel-
ques chiens de la rue, qui sera devenu enragé. Il paraît que le
monstre n'avait pas un dessein bien arrêté, puisque, après tout,
on ne tue point des rois avec un canif à tailler des plumes. Mais
pourquoi le scélérat avait-il trente louis dans sa poche ? Ravaillac
et Jacques Clément n'avaient pas un sou. Je n'ose importuner
votre amitié sur les détails de cet exécrable attentat. Mais com-
ment me justifierai-je d'avoir tant assuré que ces horreurs n'ar-
riveraient plus, que le temps du fanatisme était passé, que la
raison et la douceur des mœurs régnaient en France? Je vou-
drais que dans quelque temps on rejouât Mahomet. Je n'ose vous
parler à présent de cette Histoire générale, ou plutôt de cette
peinture des misères humaines, de ce tableau des horreurs de
dix siècles ; mais, si vous avez le loisir de recueillir les opinions
de ceux qui auront eu le courage d'en lire quelque chose, vous
ino rendrez un vrai service de m'apprendre ce qu'on en pense
et ce que je dois corriger en général : car c'est toujours à me
corriger que je m'étudie. Que fais-je autre chose avec l'ancienne
Znliirw.? Le travail a fait toujours ma consolation: le rabot et la
lime soni toujours mes instruments. Est-il vrai que M, de Sainte-
Palaye succédevq à Fontenelle dans l'Académie? Je lui souhaite
sa place et sa longue vio Adieu, mon cher et respectable ami.
Mille tendres respects à tous leo nuges. Les deux Suisses vous
embrassent.
1. Louis XV venait d'exiler seize conseillers, du nombre desquels était labbé
de Chauvelin,
39. — Correspondance, VII 11
162 CORRESPONDANCE.
3297. —'A MADAME LA COMTESSE DE LLTZELBOURG.
A Monrion, 20 janvier.
J'ai eu cinquante relations, madame, de cette abominable
entreprise d'un monstre^ qui, heureusemeirt, n'était qu'un in-
sensé. Si l'excès de son crime ne lui avait pas ôté l'usage de la
raison, il n'aurait pas imaginé qu'on pouvait tuer un roi avec
un méchant petit canif à tailler des plumes. Ce qu'il y a de plus
frappant, c'est que ce bâtard de Ravaillac avait trente louis d'or
en poche. Ravaillac n'était pas si riche. Vous savez qu'il avait été
laquais chez je ne sais quel homme de robe nommé Maridor, et
que son frère servait actuellement chez un conseiller des en-
quêtes. Ce conseiller a dénoncé ce frère de l'assassin, et ce frère
est probablement très-innocent. Le monstre est un chien qui
aura entendu aboyer quelques chiens des enquêtes, et qui aura
pris la rage. C'est ainsi que le fanatisme est fait. A peine le roi
a-t-il été blessé. Cette abominable aventure n'aura servi qu'à le
rendre plus cher à la nation, et pourra apaiser toutes les que-
relles. C'est un grand bien qui sera produit par un grand crime.
Fontenelle est mort à cent ans-. Je vous souhaite une vie
encore plus longue.
Je passe mon hiver à Monrion près de Lausanne. Cela me
fait retrouver mes Délices beaucoup plus délices au printemps.
Où pourrais-je être mieux que dans le repos, la liberté, et l'a-
bondance?
3208. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, 23 janvier.
La Religion vengée ^, mon cher et illustre philosophe, est l'ouvrage de*
anciens maîtres de François Damiens, des précepteurs de Chàtel et de Ra-
vaillac, dos confrères du martyr Guignard, du martyr Oldcorn, du martyr
Cani])ion *, etc. Je ne connais, comme vous, cette rapsodie que parle titre;
elle ne fait ici aucune sensation, quoicju'il en ait déjà paru plusieurs "«liiers.
Le jésuite Berthier, grand et célèbre directeur du Journal de Trévoux^ est
à la tète de cette belle entreprise, qui tend à décrier auprès du dauphin
les plus honnêtes gens et les plus éclairés de la "duon. Ces gens-là sont le
i. Damions; voyez tome XV, page 389; et tome XVI, page 92.
2. Moins un mois et deux jouis; voyez tome XIV, page 71.
3. Voyez ci-dessus, lettre 3293 .
4. Sur ces trois jésuites, voyez tome XII. pages 493, 057, et tome XIII, page 53.
ANNÉE 1737. /I63
contraire d'Ajax, ils ne cherchent que h nuit pour se battre»; mais lais-
sons-les dire et faire, la raison finira par avoir raison. Malheureusement
vous et moi nous n'y serons plus quand ce bonheur arrivera au genre Im-
main. Quelqu'un qui lit le Journal de Trévoux (car pour moi je rends
justice à tous ces libelles périodiques en ne les lisant jamais) me dit hier
que, dans le dernier journal, vous étiez nommément et indécemment atta-
qué : «Ce poëte, dit-on, qui s'appelle l'ami des hommes, et qui est l'ennemi
du Dieu que nous adorons. » Voilà comme ils vous habillent, et voilà ce que
M. de Malesherbes, le protecteur déclaré de toute la canaille littéraire, laisse
imprimer avec approbation el privilège.
Le malheureux assassin n'a point encore parlé ; il persifle ses juges et
ses gardes; il demande la question, et je crois qu'il ne sollicitera pas long-
temps. C'est un mystère d'iniquité effroyable, dont peut-être on ne saura
jamais les vrais auteurs.
Votre Ilisloire fait beau et grand bruit, comme elle le mérite; le cha-
pitre ^ 0: Henri IV snviowl a charmé tout le monde. J'ai reçu Imagination^,
et je vous en remercie. Adieu, mon cher et illustre confrère ; vous devriez
bien nous donner quelque ouvrage digne de vous sur l'attentat commis en
la personne du roi. En attendant je vous recommande, à vos moments
perdus, les auteurs de la Religion vengée. Vale, et nos ama.
3299. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA*.
A Monrion, près de Lausanne, 28 janvier.
Madame, j'ai l'honneur d'envoyer à Votre Altesse sérénissi-
sirae la meilleure relation^ que j'aie reçue de l'attentat com-
mis contre la personne de Louis XV, cjui ne s'attendait pas à
voir reparaître les Ravaillac. Celui-ci n'est apparemment qu'un
bâtard de la maison de Ravaillac, qui s'est imaginé pouvoir tuer
un roi avec un petit canif à tailler des plumes. Ce qu'il y a de
vraiment déplorable dans cette aventure, c'est que ce malheu-
reux n'a été poussé à un tel crime que pour avoir entendu des
discours atroces, qui ont fait germer dans son cœur la résolution
du parricide. Pierre Damiens n'était qu'un vil fanatique de la
populace, comme l'ont été les assassins des princes d'Orange,
du grand roi Henri IV, et tant d'autres. Son crime n'a été que le
fruit de quelques discours séditieux et emportés, sans but et
1. Iliade, chant XVII, vers 645.
2. Aujourd'hui le chapitre clxxiv de l'Essai sur les Mœurs, tome XII, page
•Juo,
3. Voyez cet article, tome XIX, page 427.
4. Éditeurs, Bavoux et François.
5. Le n» 328:..
164 CORRESPONDANCIÎ.
sans dessein ; du nnoins on n'a pas, jusqu'à présent, découvert la
moindre apparence de complot. C'est un chien qui a gagné la
rage de quelques chiens convulsionnaires et jansénistes qui
ahoyaicnt au hasard. Les jésuites triomphent de Aoir les rois
assassinés par d'autres que par eux et par les jacohins. C'est à
présent le tour des jansénistes. Que d'horreurs, madame, et que
le meilleur des mondes possihles est affreux!
Quatre cent mille soldats vont donc inonder le nord de
l'Allemagne! Il faudra toute la prudence de Votre Altesse séré-
nissime pour que le contre-coup d'un choc si terrible ne se fasse
pas sentir jusque dans vos États. Vous êtes au milieu des parties
belligérantes; puissiez-vous leur inspirer l'esprit de paix et
de justice qui anime votre cœur! Je fais, du fond de ma
retraite, mille vœux pour toute votre auguste maison et pour
Votre Altesse sérénissime, qui connaît mon profond respect
et mon tendre attachement.
3300. — A M. LE DUC D'UZÈS.
A Monrion, près de Lausanne, 28 janvier.
J'ai reçu, monsieur le duc, une lettre à un évêque, qui vaut
beaucoup mieux que le bref du pape. Elle est digne à la fois du
premier pair de France et d'un philosophe. Il y a des pairs
parmi les évêques; mais de philosophes, il y en a bien peu. Le
plus détestable fanatisme lève hardiment la tête, tandis que la
raison demeure à Uzès et dans quelques petits cantons. Les
sages gémissent, et les insensés agissent. Il y a un certain grand
arbre qui ne porte que des fruits d'amertume et de mort : il
couvre encore de ses branches pourries une partie de l'Europe.
Les pays où l'on a coupé ses rameaux empoisonnés sont les
moins malheureux. Je vous remercie du fond de mon cœur,
monsieur le duc, de l'antidote excellent que vous avez eu la
bonté de m'cnvoyer. Qu'on parcoure l'histoire des assassins chré-
tiens, et elle est hien longue, on verra qu'ils ont eu tous la Bible
dans leur poche avec leur poignard, et jamais Cichvn, Platon ni
Yirrjile.
Plus j'entrevois ce qui se passe dans ce vilain monde, plus
j'aime mes retraites allobroges et helvétiques.
ANNÉE 1757. iCo
3301. — DE M. LE COMTE D'ARGENSONi.
De Paris, 30 janvier.
Pierre Damiens est interrogé fréquemment et longuement. Il n'est plus
permis de douter qu'il n'ait des complices. La lettre adressée à monsieur le
dauphin est très-vraie ; vous pouvez compter là-dessus.
On lui marque dans cette lettre que sa vie est en danger, qu'il ne lui
sera pas difficile de se garantir du fer; mais qu'il n'a d'autre moyen d'éviter
le poison qu'en se servant de la poudre renfermée dans la lettre. L'on a fait
essai de cette poudre : c'était le poison le plus subtil. Des consuls de la ville
ont reçu aussi une lettre dans ce goût, datée de Strasbourg. Je ne puis reve-
nir de pareilles abominations. Notre siècle ne vaut pas mieux que les autres.
Il est vrai que l'assassin n'a pas paru proprement un fanatique; mais ce
qui explique cela, c'est qu'il n'est point décidé qu'il n'ait pas espéré de se
sauver, et il y a même apparence du contraire.
L'on débite cent choses nouvelles tous les jours. Tout devient intéres-
sant; il semble que tout a rapport à l'affaire principale qui occupe tous les
honnêtes gens. La Bastille est pleine; on y a renfermé encore une dame du
Mecklembourg ; mais elle doit en sortir aujourd'hui. Il s'agissait d'une lettre
au sujet du roi de Prusse et d'un Autrichien; l'affaire est manquée, et elle
n'a aucun rapport aux affaires d'ici.
Le roi de France vient de changer de ministres. On croit que l'abbé de
Bernis, qui a signé le traité de Vienne, aura les affaires étrangères.
3302. — DE MADA31E DENIS A LEKAIN2.
Février 1757.
Votre lettre, monsieur, m'a fait un plaisir extrême : l'éloignement ne me
fait oublier ni vos grands talents, ni mon ancienne amitié pour vous. On
nous mande de toute part que vous vous surpassez encore dans Sémivamis ;
on dit aussi que M"'' Dumesnil y fait des merveilles.
Mon oncle écrira certainement à M. le maréchal de Richelieu pour le
congé que vous demandez : il n'a pu le faire jusqu'à présent, n'ayant pas
cru convenable de lui parler de comédie dans un moment où le roi a donné
de si justes alarmes à toute la France. Il me charge de vous dire qu'il lui
écrira incessamment. Si vous passez par Lyon, vous seriez bien aimable de
venir nous voir quelques jours aux Délices. Vous les trouveriez bien mieux
nommés actuellement qu'ils n'étaient autrefois, et vous y trouveriez deux
personnes qui vous aiment toujours. Nous nous arrangerions pour que votre
voyage ne vous coûtât rien, et nous pourrions jouer ensemble devant mon
1. Éditeurs, Bavou.x et François.
2. Mémoires de Lekain, page 287.
IGG CORRKSPONDANCE.
oncle AlzirCj Zaïre, Merojie, afin de lui donner envie de vous donner en-
core une pièce. Pensez à cela; nous saurons nos rôles à votre arrivée, et
nous surprendrons tout le monde : pensez-y sérieusement; mais gardez-moi
un secret inviolable, je vous le demande en grâce. Adieu, monsieur, soyez
bien sur que personne ne vous admire avec plus de plaisir que moi.
De. M s.
IWO.J. — A .M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A ^lonrion, 4 février.
Je ne sais si mon ltc)vs aura déjà reçu un fatras d'iiistoire qui
couinicncc à Charlcmagne, et même plus haut, et qui finit par
Je vainqueur de Mahoni. Vous n'aurez guère, monseigneur, le
temps de lire dans votre année d'exercice-; cet exercice a été
violent dans ces dernières horreurs. Vous voyez des choses bien
extraordinaires, mais vous en verrez des exemples dans le fatras
<jue j'ai l'honneur de vous envoyer, 11 est en feuilles. Je n'ai
point de relieur à Monrion, et je crois que vos livres ont une
reliure particulière.
Le roi de Prusse vient de m'écrire une lettre^ tendre; il faut
que ses allai res aillent mal. L'autocratrice* de toutes les Ilussies
veut que j'aille à Pétersbourg. Si j'avais vingt-cinq ans, je ferais
le voyage.
Lekain veut en faire un ; et il se flatte que vous lui donnerez
permission d'aller prêcher à Marseille à Pâques"'. Je n'ose vous
en supplier. 11 n'appartient point à un Suisse de parler des ac-
teurs de Paris. Ce n'est pas assurément le temps de parler de
comédie; il y a des tragédies bien abominables en France, qui
prennent toute l'attention. Ce pauvre marquis d'Argensou, que
vous appeliez \o sccHlnire d'Étal de la république de Platon, est donc
mort'? 11 était mon contemporain: il faut que je fasse mon
paquet. Jouissez, mon hà-os, de votre gloire et d'une vie heu-
1. Les éditions de 17oG et 1T.")7 do VEssai sur l'Histoire génrrale (ou Essai
sur les Mœurs) comprenaient, comme Bcuciiot l'a dit dans son Avertis;<enient en
tète de VEssai sur les Mœurs (tome XI), le Siècle de Louis XIV ; les événements
y étaient conduits jusqu'en juin 17.j6. C'était au chapitre cxcvi que se trouvait le
passage dont Voltaire parle ici, et qu'il a replacé, sauf quelques mots, dans le
chapitre xxxi du Précis du Siècle de Louis XV : voyez lonie W, pages 338-340.
2. Comme premier eentilliummc de la chambre.
3. Datée du 19 janvier, à Dresde. Elle nous est inconnue.
4. Elisabeth.
5. Voyez la leUre3261.
6. Le 20 janvier.
ANNÉE 1757. 467
reuse et longue. Les héros vivent plus longtemps que les philo-
sophes; j'en excepte Fontenelle, dont je vous souhaite l'estomac
et les cent années. Vous voilà doyen de l'Académie: c'est une
bien belle place, mais il la faut conserver. Conservez-moi aussi
vos boutés. Les deux Suisses vous adorent.
3304. — A M. D'ALEMBERT.
A Monrion. 4 février.
Je vous envoie Idole, Molaire, Idolâtrie, mon cher maître;
vous pourriez, vous ou votre illustre confrère, corriger ce que
vous trouverez de mal, de trop, ou de trop peu.
Un prêtre hérétique de mes amis ^ savant et philosophe, vous
ûesûne Liturgie. Si vous agréez sa bonne volonté, mandez-le-moi,
et il vous servira bien.
Il s'élève, à ce que je vois, bien des partis fanatiques contre
la raison ; mais elle triomphera, comme vous le dites, au moins
chez les honnêtes gens ; la canaille n'est pas faite pour elle.
Je ne sais quel prêtre de Calvin s'est avisé d'écrire, depuis
peu, un livre contre le déisme, c'est-à-dire contre l'adoration
pure d'un Être suprême, dégagée de toute superstition. Il avoue
franchement que, depuis soixante ans, cette religion a fait plus
de progrès que le christianisme n'en fit en deux cents années ;
mais il devait aussi avouer que ce progrès ne s'étend pas encore
chez le peuple, et chez les excréments de collège. Je pense
comme vous, mon cher et grand philosophe, qu'il ne serait pas
mal de détruire les calomnies que Garasse-Berthier ose dédier à
monseigneur le dauphin contre la partie la plus sage de la nation.
Ce n'est pas aux précepteurs de Jean Cliàtel, ce n'est pas à des
conspirateurs et à des assassins à s'élever contre les plus pacifi-
ques de tous les hommes, contre les seuls qui travaillent au
bonheur du genre humain.
Je vous dois des remerciements, mon cher maître, sur l'inat-
tention que vous m'avez fait apercevoir touchant l'expérience de
Molyneux et de Bradley-.
Ils appelaient leur instrument parallactique, et ils nommaient
parallaxe de la terre la distance où elle se trouve d'un tropique
à l'autre, etc. J'ai transporté, de ma grâce, aux étoiles fixes ce
qui appartient à notre coureuse de terre.
1. Voltaire désignait ainsi Polier de Bottens.
2. Éléments de la plùlosopliie de Xewton, 2<= partie, chap. i"""".
468 CORRESPONDANCE.
Vous mo feriez grand plaisir de me mander re qu'on reprend
dans cette Histoire générale. Je voudrais ne point laisser d'erreurs
dans un livic (jui peut être de quelque utilité, et qui met tout
doucement sous les yeux les abominations des Campion, des
Oldcorn, des (iiiignard et consorts, dans l'espace de dix siècles.
Je me flatte que vous favorisez cet ouvrage, qui peut faire plus
de bien que des controverses. Unissez, tant que vous pourrez,
tous les pliilosopbes contre les fanatiques.
3305. — A M. LE K AIN i.
A Monrion, prés Lausanne, le 4 février.
Mon cher Lekain, ma recommandation, la recommandation
d'un Suisse, n'est pas d'un grand poids; cependant j'ai écrit-
comme vous l'avez voulu.
Est-il vrai que, le lendemain de cet horril)le assassinat, votre
camarade DuluTuil reçut une lettre adressée à un autre Dubreuil,
laquelle lettre contient ces mots : Fuyez, le coup est manqué? Voilà
des tragédies bien abominables. Je vous embrasse.
P. S. J'écris peu et tard ; mais c'est que je travaille et que je
suis malade.
3306. — A M. LE CONSEILLER TRONCHIXa.
Monrion, h février.
11 me paraît assez sûr que l'Espagne va se déclarer. Le roi de
Prusse vient de m'écrire une lettre très-tendre. L'impératrice de
Russie veut que j'aille à Pétersbourg. Mais je vous réponds bien
que je ne quitterai pas vos Délices.
Il faut que je m'accoutume aux naufrages. Ce ne sont pas seu-
lement mes vaisseaux de Cadix qui périssent; une barque que
j'envoyais de Monrion aux Délices, chargée de bois et de meubles,
est allée au fond du lac. Cela ne m'empêchera pas de jouer le
vieux bonhomme Lusignan dans Zaïre : ce rôle me convient.
On joue tous les jours la comédie à Lausanne; ce n'est pas comme
dans votre ville de Calvin.
Je suis bien fâché de la mort du marquis d'Argenspn,
ex-ministre philosophe. Il y avait cinquante ans que je l'aimais.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. A Richelieu.
3 Editeurs, de Ca3Tol et François.
ANNÉE 1757. 169
3307. — A M. LE PRÉSIDEiM DE UUFFEYi.
A .^loBi'ion, près do Lausanne, 6 février 1757.
Il y a quelques jours, monsieur, que j'ai fait partir à votre
adresse, par Pontarlier, un paquet de quelques livres qui sont au
coche ou à la messagerie, et qui vous seront rendus à votre pre-
mier ordre, en cas que quelque méprise dans l'adresse n'ait pas
permis qu'on les portât chez vous. Si vous jetez les yeux sur cette
histoire, vous n'y trouverez rien de plus fou et de plus atroce que
ce qui se passe aujourd'hui dans Paris. Voilà la suite du jansé-
nisme et du molinisme et des querelles dés prêtres. Il y a en
France deux nations : celle des honnêtes gens, et celle des sau-
vages. C'est le paj's des contrastes. J'ai hien fait de choisir le pays
de l'uniformité. Si j'avais de la santé, je serais heureux et je vous
écrirais de plus longues lettres. Comment va monsieur le premier
président de La Marche ? Comptez que personne ne vous est plus
attaché que le Suisse V.
3308. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Monrion, 6 février.
Moi, aller à Pétcrshourg, mon cher ange! Savez-vous bien que
ma petite retraite des Délices est plus agréable que le palais d'été
de l'autocratrice? Si Dosmont joue la comédie, je la joue aussi;
et je fais le bonhomme Lusignan dans huit jours. Cela me con-
vient fort,
Car à revoir Paris je ne dois plus prétendre;
Vous voyez qu'au tombeau je suis prêt à descendre.
(Zaïre, acte II, scène m.)
Nous avons un bel Orosmane, un fils du général Constant,
qui a soupe avec vous à Argenteuil avec M"" du Bouchet-. Votre
tragédie de Robert-François Damiens, et de tant de fous, n'est
donc pas encore finie ! Je ne sais pas pourquoi les comédiens ne
hasardent pas Mahomet dans ces circonstances.
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. M'"" d'Argental, née du Bouchet. Son mariage, si je ne me trompe, n'était
encore bien connu que des amis intimes de d'Argental, qualifié du titre de comto
vers la fin de mai 1759 seulement. (Cl.)
170 COUIIESI'ONDANCE.
Vous avez une belle ûme d'aimer toujours le tripot au milieu
(le toutes les atrocités qui vous entourent. Les i)lus sages sont
assurément ceux qui cultivent les arts, et qui aiment le plaisir
tandis que les autres se tourmentent.
Le roi de Prusse m'a écrit de Dresde une lettre très-touclianle.
Je ne crois pourtant pas que j'aille à Dcrlin plus qu'à Pétersbourg :
je m'accommode fort de mes Suisses et de mes (Jenevois, On me
traite mieux que je ne mérite. Je suis bien logé dans mes deux
retraites. On vient chez moi ; on trouve bon qu'en qualité de ma-
lade je n'aille chez personne. Je leur donne à dîner et à souper,
et quelquefois à coucher. M""" Denis gouverne ma maison. J'ai
tout mon temps à moi : je grilTonne des histoires, je songe à des
tragédies; et quand je ne souffre point, je suis heureux. Vous
m'avouerez que ce Dosmont a tort de vouloir que je quitte tout
cela pour l'aller entendre à Pétersbourg. S'il avait vu mes plates-
])andes de tulipes au mois de février, il ne me proposerait pas
ses glaces.
On dit que M"" Dumesnil et Lekain se sont en effet surpassés
dans Scmirainis. L'abbé^ coadjuteur de Retz n'aurait-il pas mieux
fait d'aller là qu'à son abbaye ?
Adieu, mon cher et respectable ami. Il n'y a que vous de sage,
j'y compte aussi les anges.
Le Suisse Voltaihe.
33011. — A M. TUOxXCHIA, DL LYON 2.
Monrion, G fi!'vrier.
Celui qui a écrit une lettre chrétienne à un cardinal chrétien
a une âme héroïque et sage, qui distingue la religion de ses
abus. Cela est d'autant plus beau que ces abus ont été sur le point
de lui coûter la vie, et ont assassiné ses prédécesseurs,
La lelti-c touchante que j'ai reçue du roi de Prusse, et l'invi-
tation (jue l'impératrice me fait d'aller à Pétersbourg, ne me
feront pas quitter les Délices. Je n'ai nulle envie d'aller à Paris,
où l'on est complètement fou.
Je ne crois point vous avoir dit combien la catastrophe de
M. d'Argenson' m'a pénétré; le bonhomme Lusignan a été quel-
1. L'abbé de Cliaiivelin, alors exile pour avoir donne sa démission de con-
seiller de la troisième chambre des enquêtes. (Cl.)
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Renvoyé du ministère.
ANNÉE 1757. 47i
ques jours malade. Ce pauvre M. crArgensou avait servi le roi
quarante ans; il va mourir dans l'exil, et, sans l'aumône de foin
que lui fait son neveu, il mourrait dans la misère. De pareils
événements doivent affermir dans l'amour de la philosophie et
de la liherté.
Mes raisons pour croire que l'Espagne joindrait ses flottes à
celles de France contre les Anglais (supposé qu'elle ait des flottes)
étaient fondées sur la convenance des temps, sur les affronts que
les Anglais ont faits à la dignité de la couronne d'Espagne, sur
l'indignation où cette cour est toujours de voir le port de Gi-
braltar entre des mains étrangères, sur les nouvelles démarches
de la cour de France, sur le crédit que l'ambassadeur d'Espagne
à Paris a eu de faire mettre à la Bastille je ne sais quel écrivain
qui avait reproché aux Espagnols leur tiédeur dans une occasion
si pressante. Je me suis trompé. 11 faut que la cour de Madrid ait
peu de vaisseaux, peu de matelots, et peu d'argent.
3310. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA*.
A jMoiiiion, près de Lausanne, 8 février.
Madame, voici les dernières nouvelles ci-jointes, Votre Altesse
sérénissime plaindra la France.
Le roi de Prusse m'a écrit de Dresde, le 19 janvier, une lettre
toute pleine de bonté. La czarine veut que j'aille à Pétersbourg
écrire l'histoire de Pierre l". Ah! madame, si j'allais quelque
part, ce serait à vos pieds. Que Votre Altesse sérénissime conserve
ses bontés pour celui de ses serviteurs qui lui est attaché avec
le plus profond et le plus tendre respect.
3311. — A M. VERNES,
A GENÈVE.
Ce dimanche, à Monrion, février.
Je crois qu'on ne jouera l'Enfant prodigue que samedi, 12 du
mois. Vous pourriez, mon cher monsieur, en qualité de ministre
du saint Évangile, assister à une pièce tirée de l'Évangile même,
et entendre la parole de Dieu dans la bouche de M™' la marquise
de Gentil^, de M"'" d'Aubonne, et de M'"" d'Hermenches, qui valent
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Sœur de Constant d'Hermenches, et, par conséquent, tante de Benjamin
Constant. (Cl.)
il% CORRESPONDANCE.
mieux que les trois Madeloiuos, et qui sont plus respectables. Vous
devriez, vous et M. Claparède*, quitter votre habit de prêtre, et
venir à Monrion en habit d'homme. Nous vous garderons le se-
cret; on ne scandalise point à Lausanne: on y respire les plaisirs
honnêtes et les douceurs de la société.
Bonsoir; vous avez en moi un ami pour la vie. Je suis bien
en peine de mon petit Patu-. Je l'aime de tout mon cœur.
331-2. — A MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
A Monrion, près de Lausanne, pays de Vaud, 8 février.
Madame, je crois que la suite des nouvelles^ que j'ai eu l'hon-
neur d'envoyer à Votre Altesse royale lui paraîtra aussi curieuse
qu'atroce, et que le roi son frère en sera surpris.
Il a eu la bonté de m'écrire une lettre où il daigne m'assurer
de ses bonnes grinces. Mon cœur l'a toujours aimé; mon esprit l'a
toujours admiré, et je crois que je l'admirerai encore davantage.
L'impératrice de lUissie me demande à Pétersbourgpour écrire
l'histoire de Pierre I"; mais Pierre 1"" n'est pas le plus grand
homme de ce siècle, et je n'irai point dans un pays dont le roi
votre frère battra l'armée.
Je ne sais si la nouvelle du changement de ministère en France
est parvenue déjà à Votre Altesse royale. On croit que l'abbé de
Bernis aura le premier crédit. Voilà ce que c'est que d'avoir fait
de jolis vers.
Madame, madame, le roi de Prusse est un grand homme.
Que Votre Altesse royale conserve sa santé; qu'elle daigne,
ainsi que monseigneur, honorer de sa protection et de ses bontés
ce vieux Suisse qui lui a été tendrement attaché avec le plus
profond respect, dès qu'il a en l'honneur d'être admis à sa cour!
Qu'elle n'oublie pas frcrc V '' 1
3313. — A M. DE GIDE VILLE.
A Monrion, 9 février.
Mon cher et ancien ami, je souhaite que le fatras dont je vous
ai surchargé vous amuse. J'ai vu un temps où vous n'aimiez
1. David Ciaparédc ; voyez tome XXV, page 357.
2. Mort six mois plus tard.
3. Relatives à l'attentat du .j janvier précédent.
4. A la suite de cette lettre, Beuchot donne le bulletin de d'Argenson, qui
forme le n» 3301.
ANNÉE 1757. ^3
guère l'histoire. Ce n'est, après tout, qu'un ramas de tracasseries
qu'on fait aux morts.
Mais, à propos de Pierre Damions, lisez le chapitre ^ de
Henri IV. On peut prendre et laisser le livre quand on veut; les
titres courants sont au haut des pages : cela soulage le lecteur ;
il lit ce qui l'intéresse, et laisse le reste. Notre ami le grand abhé
a-t-il reçu son exemplaire? Mais a-t-on le temps de lire au milieu
des belles choses dont Paris retentit chaque jour? Pierre Damiens,
bâtard de Ravaillac, et ses consorts, et les lettres au dauphin, et
les poisons, et les exils, et le remue-ménage, et la guerre, et les
vaisseaux de la compagnie des Indes qu'on nous gobe : tout cela
absorbe l'attention. Les horreurs présentes ne donnent pas le
temps de lire les horreurs passées.
J'ai tendrement regretté le marquis d'Argenson, notre vieux
camarade. Il était philosophe, et on l'appelait à Versailles d'Ar-
gemon la bête. Je plains davantage la chèvre, s'il est vrai qu'on
l'envoie brouter en Poitou... Les fleurs et les fruits de la cour
étaient faits pour elle. Qui m'aurait dit, mon ami, que je serais
dans une retraite plus agréable que ce ministre? Ma situation
des Délices est fort au-dessus de celle des Ormes. Je passe Thiver
dans une autre retraite, auprès d'une ville où il y a de l'esprit et
du plaisir. Nous jouons Zaïre : M""^ Denis fait Zaïre, et mieux que
Gaussin. Je fais Lusignan : le rôle me convient, et l'on pleure.
Ensuite on soupe chez moi ; nous avons un excellent cuisinier.
Personne n'exige que je fasse de visites : on a pitié de ma mau-
vaise santé; j'ai tout mon temps à moi ; je suis aussi heureux
qu'on peut l'être quand on digère mal. En vérité, cela vaut bien
le sort d'un secrétaire d'État qu'on renvoie.
Beatus ille qui piocul negotiis
(HOR., Epod., od. II, V. 1.)
La liberté, la tranquillité, l'abondance de tout, et M""^ Denis,
voilà de quoi ne regretter que vous.
Le roi de Prusse m'a écrit une lettre très-tendre ; l'impératrice
de Russie veut que j'aille à Pétersbourg écrire l'histoire de Pierre,
son père ; mais je resterai aux Délices et à Monrion : je ne veux
ni roi ni autocratrice ; j'en ai tàté ; cela suffit. Les amis et la
philosophie valent mieux; mais il est triste d'être si loin de
vous.
1. Essai sur les Mœurs, cliap. clxxiv.
174 CORRESPONDANCE.
Voilà Fontencllc mort; c'est une place vacante dans votre
cœur; il me la faut. Valc, cl me ama.
Le Suisse V.
331t. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
A Monrion, 9 février.
Est-il vrai ce qu'on m'écrit, que le garde des sceaux^ et
M. d'Argenson sont exilés? que l'abbé de Bernis* a les afTaires
étrangères? Si cela est, celui qui a fait le traité de Vienne mettra
sa gloire à le soutenir.
Le roi de Prusse m'a écrit une lettre assez tendre de Dresde,^
le 19 janvier. La czarine veut que j'aille à Pétersbourg, Je me
tiendrai dans la Suisse, J'ai tàté des cours.
Portez-vous bien, madame, vous et votre aimable amie^
331.x — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
13 février.
Le fragment de votre lettre sur l'amiral Byng\ monseigneur,
fut rendu à cet infortuné par le secrétaire d'État, afin qu'elle pût
servir cl sa justificalion. Le conseil de guerre l'a déclaré brave
liomme et fidèle. Mais en même temps, par une de ces contra-
dictions qui entrent dans tous les événements, il l'a condamné à
la mort, en vertu de je ne sais quelle vieille loi, en le recomman-
dant au pouvoir de pardonner, qui est dans la main du souve-
rain. Le parti acharné contre Byng crie à présent que c'est un
traître qui a fait valoir votre lettre, comme celle d'un homme
par qui il avait été gagné. Voilà comme raisonne la haine ; mais
les clameurs des dogues n'empêchent pas les honnêtes gens de
regarder cette lettre comme celle d'un vainqueur généreux et
juste, qui n'écoute que la magnanimité de son cœur.
Je crois que vous avez été un peu occupé, depuis un mois,
de la foule des événements, ou horribles, ou embarrassants, ou
1. Macliault d'Arnouville.
2. NonuiK' ministre d'État le 2 janvier 17.j7,Beruis fut chargé, si.\ mois après,
du département dos all'aires étrangères.
3. M'"' de Brumalh.
4. Vovez lettre 3277.
ANNÉE 1757. 475
désagréables, qui se sont succédé si rapidement. Les gens qui
vivent philosophiquement dans la retraite ne sont pas les plus à
plaindre. Je crains d'abuser de vos moments et de vos bontés
par une plus longue lettre : il faut un peu de laconisme avec un
premier gentilhomme de la chambre, qui a le roi et le dauphin
à servir, et avec celui qui est fait pour être dans les conseils et à
la tête des armées.
M'"" Denis vous idolâtre toujours, et il n'y a point de Suisse
qui vous soit attaché avec un plus tendre respect que
le Suisse Voltaire.
3316. — A M. LEVESQUE DE BURIGNY*.
A Monrion, 14 février.
L'esprit dans lequel j'ai écrit, monsieur, ce faible Essai sur
l'Histoire (jénèrale, a pu trouver grâce devant vous et devant quel-
ques philosophes de vos amis. Non-seulement vous pardonnez
aux fautes de cet ouvrage, mais vous avez la bonté de m'avertir
de celles qui vous ont frappé. Je reconnais à ce bon office les
sentiments de votre cœur, et le frère de ceux qui m'ont toujours
honoré de leur amitié. Recevez, monsieur, mes sincères et tendres
remerciements. Je passe l'hiver auprès de Lausanne, où je n'ai
point mes livres : le peu que j'en ai pu conserver est à mon petit
ermitage des Délices ; ainsi je n'ai aucun secours pour vérifier
les dates.
Il se peut que l'impératrice Constance fût fille du roi de
Sicile Roger; mais il me semble que ce Roger vivait en 1101 -, et
Henri VI, mari de Constance, en 1195. Il l'épousa, je crois, en
1186. Cette Constance avait des amants longtemps après cette
époque. Il est bien difficile qu'elle soit fille de Roger ; je crois me
souvenir que plusieurs annalistes la font fille de Guillaume : je
consulterai mes Capitulaires, et surtout Giannone^ quoiqu'il ne
soit pas toujours exact.
Le cardinal Polus * pourrait bien avoir écrit la lettre à Léon X,
1. Voyez tome XXXV, page 25.
2. Voyez tome XI, page 408.
3. Pieri'e Giannone, historien napolitain, dont l'ouvrage fut brùIé à Rome en
1726. Il est mort en 1758, après vingt-deux ans de détention, âgé de soixante-douze
ans.
4. Voyez tome XII, page 282.
!76 COKHKSI'ONDANCE.
longtemps avant d'être cardinal. C'est de milord Bolingbroke que
jo tiens ranocdolo de rotto lettre; il en a i)ar]é souvent à M. de
Pouilly votre frère, et à moi.
Adrien JV, au lieu d'Alexandre III, est une inadvertance*:
dans le cours de l'ouvrage, je dis toujours que c'est Alexandre III
qui imposa une pénitence à Henri II, roi d'Angleterre, pour le
meurtre de Thomas IJecket. Je ne manquerai pas de rectifier ces
erreurs, et j'ouhlierai encore moins l'obligation que je vous al.
Il y en a quelques autres encore que je corrige dans la nouvelle
édition que font actuellement les frères Cramer. Ils m'ont arraché
cetouvrage, que j'aurais dû garder longtemps avant de le laisser
exposé aux yeux du public ; maisp, uisqu'il a trouvé grâce devant
les vôtres, je ne peux me repentir.
J'ai l'honneur d'être, avec toute l'estime et la reconnaissance
que je vous dois, monsieur, votre, etc.
:mi. — A M. PALISSOT.
A Monrion, IG AWricr.
Ce que vous me mandez, monsieur, du grand acteur Lckain,
m'afflige et ne me surprend pas. C'est le sort de bien des talents
de ne recueillir que des traverses au lieu de récompenses. Si
vous le voyez, je vous prie de lui dire que j'ai écrit à M. le maré-
chal de Richelieu, pour lui faire obtenir un congé à Pâques.
Mais on m'a répondu qu'il n'était pas possible de lui donner
ce congé cette année, puisqu'il en avait pris un de lui-même
l'année passée. J'aimerais bien mieux qu'on augmentât sa
part que de lui donner un congé. J'écrirai, j'insisterai ; mais
la recommandation d'un Suisse n'a pas grand pouvoir à Ver-
sailles.
Je ne sais où est actuellement votre ami M. Patu, que je pos-
sédai huit jours dans mon ermitage, avant qu'il allât en Italie.
J'avais chez moi alors une de mes nièces* qui commençait à être
bien malade, et qui peut-être n'eut pas pour lui toutes les atten-
tions qu'elle aurait eues si elle avait moins souffert. J'ai peur
que ce petit contre-temps ne lui ait déplu. J'en serais très-fâché;
je l'aime beaucoup, et je sens tout son in(''rite. Si vous lui écrivez,
je vous prie de l'assurer de tous mes sentiments.
1. Elle a été corrigée.
2. M'""' de Fontaine.
ANNÉE 4 757. ^77
Vous me feriez beaucoup de plaisir, monsieur, de présenter
mes respects à M. le duc d'Ayen, et à M"- la comtesse de La Marck^.
Ce sont leurs suffrages qui font ma consolation dans les maux
qui m'affligent. Je ne vis plus pour les sensations agréables,
mais le plaisir de leur plaire me tiendra lieu de tous les autres'.
Comptez, monsieur, sur le sentiment d'une amitié véritable de
ma part.
3318. — A MADAME DE FONTAINE,
A PARIS.
A iMonrion, 19 février.
Qu'est-ce que c'est donc, ma chère nièce, qu'une petite secte
de la canaille, nommée la secte des margouiUistes, nom qu'on
devrait donner à toutes les sectes? On dit que ces misérables
lunatiques, nés des convulsionnaires, et petits-fils des jansénistes
sont ceux qui ont mis, non pas le couteau, mais le canif à la
main de ce monstre insensé de Damiens; que ce sont eux qui
envoient du poison au dauphin dans une lettre, et qui affichent
<los placards : le tout pour la plus grande gloire de Dieu Les
lionnetes gens, par parenthèse, devraient me remercier d'avoir
tant crié toute ma vie contre le fanatisme ; mais les cours sont
(juelquefois ingrates.
Vous savez les coquetteries que me fait le roi de Prusse et
que la czarine m'appelle à Pétersbourg. Vous savez aussi qu'au-
cune cour ne me tente plus, et que je dois préférer la solidité de
mon bonheur dans ma retraite à toutes les illusions. Si j'en vou-
lais sortir, ce ne serait que pour vous ; ma santé exige de la soli-
tude; je m'affaiblis tous les jours.
J'ai fait un effort pour jouer Lusignan ; votre sœur a été
admirable dans Zaïre; nous avions un très-beau et très-bon
Orosmane, un Nérestan excellent, un joli théâtre, une assemblée
qui fondait en larmes; et c'est en Suisse que tout cela se trouve
tandis que vous avez à Paris des margouilUstes. Je vous ai bien
i-ogrettee; mais c'est ce qui m'arrive tous les jours
Ayez grand soin de votre malheureuse santé ; conservez- vous
aimez-moi. Mille tendres compliments à fils, à frère, à secré-
taire . Adieu, ma très-chère nièce; votre sœur ne vous écrit point
1. Voyez une note de la lettre 32G7.
2. Le marquis de Florian, qui épousa M- de Fontaine en 1762.
39. — Cor.RESl'0\D4NCH. vil. Aa
178 CUUUESPONDANCE.
aujoiirdliiii : elle apprend un rùlc. iN'ous ne vous parlons que de
plaisir : in.slruisez-nous des sottises de Paris.
3319. — A M. LE MAHKCHAL DUC DK lUCHELIEU.
19 février.
Oui, sans doute, mon héros, le seci-ètaire d'État de la république
de Platon^ aurait ri et dit quelques bons mots, car il en disait ;
mais tAchez de n'en pas dire.
Votre lettre sur ce pauvre amiral Byng lui a valu du moins
quatre voix favorables, quoique la pluralité l'ait condamné à la
nioi't-. Il se passe dans tous les États des scènes singulières, et
aucune ne vous surprend.
Je vous attends toujours, ou dans le conseil, ou à la tête d'une
armée. Si les services et la capacité donnent les places sous un
monarque éclairé, vous avez assurément plus de droits que per-
sonne. Mais quelque place que vous ajoutiez à celles que vous
occupez, il y en a une que les rois ne peuvent ni donner ni ôter,
c'est celle de la gloire. Jouissez de ce beau poste, il est à l'abri
de la fortune.
Je vous assure, monseigneur, que vous précliez à un converti
(juand vous me conseillez de ne me rendre ni aux coquetteries
du roi de Prusse ni aux bontés de l'impératrice de Russie. Je pré-
fère ma retraite à tout, et cette retraite est d'ailleurs absolument
nécessaire à un malade qui tient à peine à la vie.
Permctlez que je vous envoie ce qu'on m'écrit sur Lekain. S'il
a tant de talents, s'il sert bien, est-il juste qu'il n'ait pas de quoi
vivre, quand les plus mauvais acteurs ont une part entière? C'est
là l'image de ce monde. Puisque vous daignez descendre à ces
petits objets, mcttez-j la justice de votre cœur, et protégez les
talents.
M""' Denis et le Suisse Voltaire vous présentent leurs plus
tendres respects.
1. Le marquis d'Argenson; voyez la lettre du 4 février.
2. Voyez tome XV, page 3i0, où, daus la note i, il faut lire 1757 (au lieu de
1747).
ANNÉE 4 7o7. 479
3320. — A M. TROi\CHIi\, DE LYONi.
Monrion, 19 février.
J'attends avec impatience le mot de l'énigme de l'aventure de
Pierre Damiens. On me mande qu'il y a une petite secte cachée,
composée de la plus basse canaille du parti janséniste, que cette
secte est appelée la secte des margouillistcs, nom digne d'elle; que
ces malheureux sont liés entre eux par des serments exécrables ;
qu'ils ont voulu, non pas tuer le roi, mais le blesser légèrement
pour l'avertir, et qu'ils ont menacé le dauphin du poison. Il n'y
a rien dont le fanatisme ne soit capable.
3321. — A M. DE CHENE VIÈRES^.
Monrion, 19 février.
Il y a huit jours, mon ami, que M''^^ Denis cherche dans ses
paperasses, parmi ses rôles de tragédies, de comédies, d'opéras-
comiques, etc., etc., votre gentille pastorale ^ qu'elle a lue avec
tout le plaisir imaginable. Nous vous la renverrons dès que la
femme de chambre, qui a la garde des archives historiques et de
la musique, l'aura retrouvée. Comme nous avons été entourés
d'ouvriers, et qu'il a fallu essayer cinq ou six habits de théâtre,
il y a eu un peu de confusion. Mais soyez en sûreté; l'ouvrage
n'est pas sûrement sorti de la maison. Nous aA^ons un singe, un
perroquet et un écureuil, que nous ne laissons approcher d'au-
cun papier.
Pardon ; il faut aller répéter au théâtre aujourd'hui ; nous
jouons demain. Tâchez de vous divertir aussi.
3322. — A M. P I C T E T ,
PROFESSRUR EN DROIT.
Monrion, 22 février.
Mon très-cher voisin, la volonté de Dieu soit faite ! Puissiez-
vous bâtir, dans mou voisinage, une maison * digne de la belle
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Caj'rol et François.
3. Mysis et Glaucé.
4. Voyez plus bas la lettre 3342.
180 CORRESPONDANCE.
situation que vous avez, et puisse M"' Pictct avoir un mari digne
d'elle ! Je présente mes respects à M"'* Pictet, et je souhaite à
toute votre famille les prospérités qu'elle mérite. M""' Denis joint
ses sentiments aux miens. Vous n'aurez jamais de voisins qui
vous soient plus sincèrement attachés. V.
3323. — A M. l'IEHHE HOLSSEAU,
A LIÈGE.
A Monrion, près de Lausanne, 24 février.
C'est pour la quatrième fois que j'écris aux frères Cramer, li-
braires, pour leur recommander de vous envoyer VEssoi sur l'His-
toire générale depuis Charlemagnc jusqu'il 17SG. Je suis en droit
d'attendre cette attention de ceux à qui j'ai fait présent de mon
ouvrat^e. L'aîné Cramer est à présent en Hollande, et doit sans
doute vous faire parvenir cette histoire. Ce sont ces frères Cramer
qui m'ont déterminé à m'étahlir où je suis. Ils voulaient im-
primer mes ouvrages, il fallait que je veillasse à l'impression ; la
besogne a duré près de deux ans. J'ai des amis dans ce pays-ci.
J'y ai trouvé des situations plus agréables que Meudon et Saint-
Cloud, des maisons commodes; je me suis établi, pour l'hiver,
auprès de Lausanne, et, pour les autres saisons, auprès de Ge-
nève. !Mais ce que j'ai trouvé de plus commode parmi ces calvi-
nistes, très-différents de leurs ancêtres, c'est que j'ai fait im-
primer à Genève, avec l'approbation universelle', que Calvin
était un très-méchant homme, altier, dur, vindicatif et sangui-
naire. C'est ce que vous verrez dans cette Histoire générale. Genève
est peut-être à présent la ville de l'Europe où il y a le plus de
pliilosophcs. Je suis très-fàché que cette Histoire générale ne soit
pas encore parvenue jusqu'à vous.
A l'égard de ce Portefeuille trouvé^, c'est une rapsodie qu'un
libraire aiïamé, nommé Duchesne, vend à Paris sous mon nom:
c'est un nouveau brigandage de la librairie. On me mande que
les trois quarts de ce recueil sont composés de pièces auxquelles
je n'ai nulle part, et que le reste est pillé des éditions de mes
ouvrages, et entièrement défiguré.
Il n'y a pas grand mal à tout cela, et je pardonne aux misé-
rables ù qui mon nom vaut quelque argent.
{. Voyez la lettre à Thieriot, du 26 mars.
2. Voyez la note, tome M, page 337.
ANNÉE 17 57. 484
3324. — A M. D'ALEMBERT.
Février ^.
Voici une paperasse qu'un savant Suisse me donne pour l'ar-
ticle Isis\ Si l'article n'est pas fait à Paris, si celui-ci est passable,
faites-en usage; sinon, au rebut. Voici encore le mot Liturgie^,
qu'un savant prêtre m'a apporté, et que je vous dépêche, à vous,
illustre et ingénieux fléau des prêtres. J'ai eu toutes les peines
du monde à rendre cet article chrétien. Il a fallu corriger, adou-
cir presque tout; et enfin, quand l'ouvrage a été transcrit, j'ai
été obligé de faire des ratures. Vous voyez, mon cher et sublime
philosophe, quel progrès a fait la raison. C'est moi qui suis
forcé de modérer la noble liberté d'un théologien qui, étant
prêtre par état, est incrédule par sens commun.
On dit, mon très-cher philosophe, qu'il y a dans la canaille
de Paris une secte de margouillistes; ce devrait être le nom de
toutes les sectes.
Ces margouillistes, dérivés des jansénistes, lesquels sont en-
gendrés des augustinistes, ont-ils produit Pierre Damiens ? Por-
tez-vous bien ; éclairez et méprisez le genre humain. N'oubliez
pas de faire mes compliments à votre immortel confrère. Sans
vous deux, et quelques-uns de vos amis, que resterait-il en
France ?
3325. — A M. DIDEROT*.
A Monrion, paj's de Vaud, 28 février.
L'ouvrage^ que vous m'avez envoyé, monsieur, ressemble à
son auteur: il me paraît plein de vertus, de sensibilité et de phi-
losophie. Je pense, comme vous, qu'il y aurait beaucoup à ré-
former au théâtre de Paris. Mais tant que les petits-maîtres se
mêleront sur la scène avec les acteurs, il n'y a rien à espérer.
Le plus impertinent de tous les abus, c'est l'excommunication et
l'infamie attachée au talent de débiter en public des sentiments
1. Cette lettre, datée du 29 février, comme celle qui suit, dans toutes les édi-
tions de Voltaire, est très-probablement du 19. Elle ne peut être, au plus tard,
que du 26 ou du 27. (Cl.)
2. UEncyclojjédie contient deux articles Isis: l'un, anonyme, est de Diderot;
l'autre, de M. de Jaucourt.
3. L'article LnunciE dans V Encyclopédie, est aussi de Diderot.
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
5. Le Fils naturel, drame.
182 CORRESPONDANCE.
vertueux. Cette contradiction irrite ; mais c'est encore une de nos
moindres sottises.
Joublie avec plaisir dans ma retraite tous ceux qui travaillent
à rendre les hommes malheureux ou à les abrutir, et plus j'ou-
blie ces ennemis du genre humain, pins je me souviens de
vous. Je vous exhorte à répandre, autant que vous le pourrez,
dans V Encyclopédie, la noble liberté de votre âme. On ne mettait
point Cicéron dans le donjon dcVinccnnes* pour son livre de
Natura deoiiim. Notre siècle est encore bien barbare. Vale et scribe.
Tvvs V.
332G. — A M. LE COMITE DE BESTUCHEFF^.
A Monrion, février.
Monsieur, j'ai reçu une lettre que j'ai crue d'abord écrite à
Versailles ou dans notre Académie, et c'est vous, monsieur, qui
me faites l'honneur de me l'adresser. V^ous me proposez ce que
je désirais depuis trente ans; je ne pouvais mieux finir ma car-
rière qu'en consacrant mes derniers travaux et mes derniers
jours à un tel ouvrage.
Je ferais le voyage de Pétersbourg si ma santé pouvait le per-
mettre; mais, dans l'état où je suis, je vois que je serai réduit ù
attendre dans ma retraite les matériaux que vous voulez bien me
promettre.
Voici f[uel serait mon plan. Je commencerais par une des-
cription de l'état llorissant où est aujourd'hui l'empire de Russie,
de ce qui rend Pétersbourg recommandable aux étrangers, des
changements faits à Moscou, des armées de l'empire, du com-
merce, des arts, et de tout ce qui a rendu le gouvernement
respectable.
Ensuite je dirais que tout cela est d'une création nouvelle, et
j'entrerais en matière par faire connaître le créateur de tous ces
prodiges. Mon dessein serait de donner ensuite une idée précise
de tout ce que l'empereur Pierre le Grand a fait depuis son avè-
nement à l'empire, année par année.
Si M. le comte de Schouvalow a la bonté, monsieur, comme
vous m'en Jlattez, de me faire parvenir des mémoires sur ces
deux objets, c'est-à-dire sur l'état présent de l'empire et sur tout
1. Allusion à rcmprisonncmcnt de Diderot.
2. Michel, comte de HestiicliofT-Uiiimin, no vers 168G, ambassadeur de l'im-
péralricc Elisabeth à Paris de ITJG à 1700, année où mourut ce diplomate. (Cl.)
ANNÉE 1737. ^183
ce qu'a fait Pierre le Grand, avec une carte géographique de Pé-
tersbourg, une de l'empire, l'histoire de la découverte du Kamt-
chatka, et enfin des renseignements sur tout ce qui peut con-
tribuer h la gloire de votre pays, je ne perdrai pas un instant, et
je regarderai ce travail comme la consolation et la gloire de ma
vieillesse,
La suite des médailles est inutile ; elles se trouvent dans plu-
sieurs recueils, et la matière de ces médailles est d'un prix que
je ne puis accepter. Je souhaiterais seulement que M. le comte
de Schouvalow voulût bien m'assurer que Sa Majesté l'impératrice
désire que ce monument soit élevé à la gloire de l'empereur son
père, et qu'elle agrée mes soins.
Voilà, monsieur, quelles sont mes dispositions. Je me tiendrai
très-honoré et très-heureux si elles s'accordent avec les vôtres :
j'attendrai vos ordres et ceux de M. le comte de Schouvalow, à
qui vous me permettrez de présenter ici mes respects en recevant
les miens.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec tous les sentiments que
je vous dois, etc.
3327. — A M. THIERIOT.
A Monrion, 3 mars.
Je n'entends point parler de vous, mon ancien ami, depuis
que vous lisez l'histoire des sottises humaines depuis Charlemagm.
Je voudrais bien savoir aussi ce que c'est qu'un Portefeuille trouvé ^
On me met en pièces, on se divise mes vêtements, et on jette le
sort sur ma robe.
Je voudrais que vous eussiez passé l'hiver avec moi à Lau-
sanne. Si vous n'aviez été enchaîné, selon votre louable coutume,
au char des jeunes et belles dames, vous auriez vu jouer Zaïre
en Suisse mieux qu'on ne la joue à Paris; vous auriez entendu la
Serva padrona sur un joli théâtre; vous y verriez des pièces nou-
velles exécutées par des acteurs excellents; les étrangers accou-
rir de trente lieues à la ronde, et mon pays romance, mes beaux
rivages du lac Léman, devenus l'asile des arts, des plaisirs, et
du goût; tandis qu'à Paris la secte des margouillistes occupe les
esprits, que le parlement et l'archevêque bataillent pour une
place à l'hôpital et pour des billets de confession, qu'on ne rend
point la justice, et qu'enfin on assassine un roi. Jouissez de tant
1. Voyez tome VI, page 337.
^8i CORRESPONDANCE.
de charmes et de tant de gloire, messieurs les Parisiens, et applau-
dissez encore au CatUina de Crébillon.
3328. — A M. LE COMTE D'AU GE MAL.
A Monrion, 3 mars.
Mon cher ange, on peut mal servir M"' Clairon sans la rater*
absolument. On peut être de commimi martyrum , sans être de fri-
gidis et maleficiatis. Ce sera à peu près le rôle que je jouerai avec
elle. Je lui donnerai, quand vous voudrez, cette ZuUme \ncn
changée et sous un autre nom. Vous déciderez du temps le plus
favorable quand vous serez quitte de la mauvaise tragédie de
lîobert-François Damicns, quand les querelles^ qui anéantissent
le goût des arts seront apaisées, qnand Paris respirera.
Pour l'autre pièce, ce n'est pas une allairc prête; il ne faut
pas d'ailleurs être toujours ce Voltaire qui.
Volume sur volumo incessamment desserre'.
Si on ne souhaite pas ma personne, je veux au moins qu'on sou-
haite mes ouvrages.
Béni soit Dieu qui vous donne la persévérance dans le goût
des beaux-arts, et surtout du tripot de la comédie, tandis qu'on
n'entend parler que des querelles des parlements et des prêtres,
qu'on ne rend point la justice, que la secte des margouillistes
fait de petits progrès, et qu'on assassine des rois! Vous m'approu-
verez de passer mes hivers dans un petit pays où on ne vit que
pour son plaisir, et où Zaïre a été mieux jouée, à tout prendre,
qu'à Paris. J'ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses.
M""^ Denis n'a pas les beaux yeux* de Gaussin, mais elle joue
infinimont mieux qu'elle. On vient de trente lieues pour nous
entendre. Nous mangeons des gelinottes, des coqs de bruyère,
des truites de vingt livres; et, dès que les arbres auront remis
leur livrée verte, nous allons à cet ermitage des Délices, qui
mérite son nom.
Ne sommes-nous pas fort à plaindre? Oui, mon cher et res-
pectable ami, nous le sommes, puisfjue nous vivons loin devons.
1. Allusion à la mésaventure de Ximcnùs, dont il est parlé tome XXXVII,
page .533.
2. Voyez tome XV, page 37(i.
3. Vers du C/irtpt'/«(n rfecoi//*;, parodie qu'on trouve dans les OEuvresde Boileau.
i. La nièce de Voltaire était louche.
ANNÉE 1757. 185
J'ai une extrême curiosité de savoir si on envoie cent mille
hommes* en Allemagne; mais vous ne vous en souciez guère,
et vous ne m'en direz rien. J'aimerais encore mieux que votre
parlement se mît à rendre enfin la justice, et me fit payer de
cinquante mille francs dont ce fat de Bernard ^, fils de Samuel
Bernard, et fat de dix millions, m'a fait banqueroute en mourant.
Adieu, mon divin ange; jugez Damiens, et portez-vous bien.
3329. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA^.
A Monrion, près de Lausanne, 5 mars.
Madame, quoi ! Votre Altesse sérénisme a la bonté de s'excuser
de ne m'avoir pas honoré assez tôt d'une de ses lettres! Elle sent
de quel prix elles sont pour moi. Mais est-il possible qu'elle
daigne être occupée de mon attachement pour elle, et du res-
pectueux, du tendre intérêt que je prends à sa prospérité, tandis
qu'elle se trouve au milieu des alarmes publiques et particulières,
entourée d'armées, et embarrassée peut-être entre le danger de
prendre un parti et celui de n'en prendre aucun? Sa sagesse et
celle de monseigneur le duc me rassurent contre les craintes
que m'inspire la situation violente de l'Allemagne ; il se peut
même, madame, que vos États trouvent quelque avantage dans
le besoin que les deux partis auront des denrées de votre ter-
ritoire. Les princes sages et modérés gagnent quelquefois au
malheur de leurs voisins.
Je n'ai point ici la lettre du roi de Prusse, elle est dans ma
retraite, auprès de Genève. Je passe tous les hivers auprès de
Lausanne, ne pouvant être assez heureux pour les passer à vos
pieds, et ne pouvant quitter une nièce qui s'est sacrifiée pour
moi, et qui a quelque raison de n'oser voyager en Allemagne.
J'ai perdu, madame, le correspondant^ qui me fournissait
les nouvelles dont je faisais part à Votre Altesse sérénissime; il
est parti avant l'armée que la France envoie en Allemagne.
Puisse cette armée contribuer à établir un nouveau traité de
Vestphalie, qui assure la paix et la liberté, le plus précieux de
tous les biens ! Mais qui peut savoir ce qui résultera de tous ces
grands mouvements? On prétend que le roi de Pologne a contre
1. On les envoya.
■ 2. Voyez tome XXXVHI, page 259.
3. Éditeurs, Bavoux et François.
4. Le comte d'Argenson, tombé en disgrâce.
186 CORRESPONDANCE.
lui un violent parti dans la Pologne même, et que les Turcs
pourraient bien empêcher les Russes de se mêler des afl'aires de
l'Allemagne. Le comte d'Étrées vient d'être fait maréchal de
France, avec sept autres. Le scélérat Damiens n'est pas encore
jugé. Les malheurs de la Saxe produisent des banqueroutes dans
toute l'Europe : j'en ai essuyé une violente ; les petits souffrent
des querelles des grands. Recevez, madame, mon profond res-
pect, et pardonnez au papier.
3330. — A MADAME LA MARGRAVE DE RAIREUTH».
A Monrion, 5 mars 1757.
Madame, que Votre Altesse royale daigne me conserver ses
bontés; que Dieu la préserve des Russes, et moi chétif des glaces
de Pétersbourg! J'ai été tenté, un jour qu'il faisait un beau soleil,
d'aller voir, l'été prochain, cette capitale d'un empire nouveau
dont on veut que j'écrive l'histoire. Je me disais: J'irai à Baireuth
me mettre aux pieds de ma protectrice, j'aurai des passe-ports
du roi son frère, que je devrai à la protection de sa bienfaisante
sœur. Mais le vent du nord, mon respect pour les housards, et
les beaux secours qu'un voyageur trouve en Pologne, ont détruit
ma chimère, et je me suis réduit à jouer le bonhomme Lusignan
dans Zaire, devant une grave assemblée suisse. Notre troupe, en
vérité, n'aurait pas été indigne de paraître devant Votre Altesse
royale.
Il y a, madame, une fille d'esprit à Genève, qui chante à peu
près conmie M"" Astrua, et qui est surtout inimitable dans les
opéras-buffa. Ce n'est pas qu'on joue des opéras à Genève : on
n'y chante que des psaumes. .J'ai vu autrefois Votre Altesse royale
dans le goiU de s'attacher une personne d'esprit et à talents. Cette
demoiselle, très-bien née, serait plus faite pour la cour de Bai-
reuth que pour Genève. Mais il ne faut pas parler d'amusements
quand tout se prépare pour une guerre si sérieuse. La cour de
Versailles vient de créer huit maréchaux de France, et cinquante
mille hommes défilent actuellement pour la Flandre. Du moins
les maréchaux des logis sont déjà partis. Le roi votre frère sera
à portée défaire de i)lus grandes choses qu'il n'en a fait encore.
De là il retournera à la philosophie, pour laquelle il est né aussi
bien que pour l'héroïsme, et il se souviendra d'un homme qui
1. Bévue française, mars I8GG, tome XIII, pag:e 358.
ANNÉE 4737. 187
avait quitté pour lui sa patrie. Il ne sait pas combien j'étais
attaché à sa personne. Votre chambellan, madame, qui revient
d'Italie, sait qu'on peut vivre heureux dans ma petite retraite
auprès de Genève, appelée les Délices; mais il sait aussi qu'un
homme qui a fait sa cour à Votre Altesse royale ne peut vivre
heureux ailleurs. Qu'elle me permette de faire mille vœux pour
sa santé : la nature lui a donné tout le reste. Mais à quoi servent
la beauté, la grandeur, l'esprit et les grâces, quand le corps
souffre ?
Que Son Altesse royale et monseigneur agréent le profond
respect et les ferventes prières de
Frère Voltaire.
3331. — A M. DE BRENLES.
Ce dimanche'.
On prétend que monsieur votre beau-frère-, le prêtre, vou-
drait voir une pièce tirée du Nouveau Testament. Nous prêchons
peut-être l'Enfant prodigue jeudi, après quoi on a pour le dessert
un opéra-buffa'. Prenez vos mesures là-dessus, mon cher philo-
sophe ; si ce n'est pas jeudi qu'on prêche, ce sera assurément cette
semaine. Bonsoir ; je vous serai attaché, à vous et à la philosophe
votre compagne, toutes les semaines de ma vie.
3332. — A MADAME DE FONTAINE,
A PARIS.
A Monrion, 6 mars.
Le bonhomme Lusignan dit les choses les plus tendres à
]\Ime (jg Fontaine et consorts; il est devenu à présentie bonhomme
Euphémon dans l'Enfant prodigue : c'est un vieillard qui aime
toujours la bonne compagnie; jugez s'il vous chérit.
Je suis impatient de savoir si votre aimable secrétaire est *
enfin venu à bout, avec M. de Paulmy, d'une affaire qui était
si difficile avec M. d'Argenson. Il est arrivé souvent qu'on a été
i. Probablement le 6 mars. (Cl.)
2. De Brenles avait ti-ois beaux-frères prêtres, qui se nommaient Chavanes.
3. La Serva padrona , voyez la lettre 3327.
4. Le marquis de Fiorian. M. Clogenson dit que l'affaire difficile dont il s'agit
était l'élection (qui n'eut pas lieu) de Voltaire à l'Académie des inscriptions.
Quant aux petits chariots, voyez ci-dessus, la lettre 32o2.
A6S CORRESPONDANCE.
négligé par ceux à cjiii on ('tait attacliô, et qu'on réussit auprès
de ceux dont on devait moins attendre. Je m'intéresse aussi aux
petits chariots: c'est une ciiose qui certainement peut produire de
grands avantages; mais comment faire de tels préparatifs secrè-
tement? tout ce qui est nouveau rel)ute le ministère; et cette
invention nouvelle devient inutile dès qu'elle est sue.
Est-il bien sûr enfin qu'on a fait partir cinquante mille hommes,
qu'on va faire une guerre très-vive au dehors, et que les affaires
s'accommodent au dedans? Pour nous, pauvres Suisses, nous ne
songeons qu'à des plaisirs tranquilles. On croit chez les badauds
de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien
étonné si on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu'on ne la
joue à Paris; on serait plus surpris encore devoir deux cents
spectateurs aussi bons juges qu'il y en ait en Europe. Il y a dans
mon petit pays romance, car c'est son nom, beaucoup d'esprit,
beaucoup de raison, point de cabales, point d'intrigues i)our
persécuter ceux qui rendent service aux belles-lettres. x\ous
sommes libres, et nous n'abusons point de notre liberté, les tri-
bunaux ne cessent point de rendre justice; il n'y a ni mar-
gouillistes, ni convulsionuaires, ni de Robert-François Damicns.
Notre climat vaut mieux que le vôtre ; nous avons plus longtemps
de beaux jours; il n'y a que de très-méchant vin autour de Paris,
et nos coteaux en produisent d'excellent : nous avons mangé,
l'automne et l'hiver, des gelinotes et des griauneaux' que vous
ne connaissez guère. Cependant, ma chère nièce, je vous regrette
de tout mou cœur; portez-vous bien, et aimez-moi.
3333. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
A Monrion, près de Lausanne, 8 mars.
J'ai été malade, madame, et j'ai perdu mon correspondant qui
me mandait bien des nouvelles que j'avais l'honneur de vous
envoyer. Je retombe dans mon néant. Je ne sais plus si les troupes
marchent ou non ; si mon pauvre amiral Byng a eu la tête cassée.
Je sais seulement que les Anglais ont la tête bien dure, ou plutôt
le cœur ; que l'Allenuigne va être bouleversée ; que Paris est bieu
triste; que l'argent est bien rare, et que celte vie n'est pas semée
de roses. La chèvre^ n'a remporté de Paris que le mauvais quoli-
1. Nom vulgaire du petit tétras ou coq de brujère à queue fourchue.
2. Le comte d'Argenson, exilé à sa terre des Ormes.
ANNÉE 4 757. y|89
het : Attendez-moi sous l'orme. Portez-vous bieu, madame; vivez
avec votre digne amie ; méprisez ce malheureux monde comme
il le mérite ; conservez-moi vos bontés.
333i. — A M. DUPONT,
AVOCAT.
A Monrion, près de Lausanne, 10 mars.
Mon cher ami, les Cramer ont dû vous envoyer cette esquisse
des sottises et des atrocités humaines depuis l'illustre brigand
Cliarlemagne, surnommé le saint, jusqu'à nos ridicules jours.
Plus je lis et plus je vois les hommes, plus je regrette votre
société. Je vis pourtant dans le pays le plus libre et le plus tran-
quille de la terre, et où il y a de l'esprit et des talents. Si je vous
disais qu'à LausanneMiousavons joué Zaïre mieux qu'à la Comédie
de Paris; que nous jouons aujourd'hui l'Enfant prodigue; que,
dans peu de jours, nous représentons une pièce nouvelle- ; que
nous avons un très-joli théâtre; que notre société chante des
opéras-bufla après la grande pièce ; qu'on donne des rafraîchis-
sements à tous les spectateurs; qu'ensuite on fait des soupers
excellents, me croiriez-vous? Cela n'est pas d'usage à Colmar;
mais en récompense vous avez des jésuites et des capucins. Soyez
bien sûr que je vous regrette au milieu de tous nos plaisirs : ils
étaient faits pour vous. Voulez-vous bien avoir la bonté de deman-
der pour moi au libraire Schœpflin deux exemplaires des Annales
de l'Empire? ie vous serai très-obligé. Il n'aurait qu'à les faire
remettre au coche à mon adresse, à Lausanne. Je lui en payerai
le prix, ou je lui enverrai VEssai sur l'Histoire générale, à son choix.
Je vous serai très-obligé.
Mille respects, je vous en prie, à monsieur le premier prési-
dent' et à madame la première. M"'^ Denis et moi, nous vous
regrettons également; nous vous aimerons toujours. Nous en
disons autant à M'""' Dupont. ,
1. C'est-à-dire à Mon-Repos, à l'une des extrémités de Lausanne, sur la route
de Vevai. Mon-Repos ou Mont-Repos, qui appartenait alors à la marquise de Gentil,
a appartenu depuis à un ancien agent de change de Paris, M. Perdonnet, né à
Vevai, qui en avait fait un séjour enchanteur. (Cl.)
2. Zulime, remise à neuf, avec un autre titre.
3. Le président de Klinglin, frère de M""' de Lutzelbourg.
190 CORRESPONDANCE.
3335. — A M. DE BRENLES.
Jeudi, 10 mars.
Sœpo, promente deo, fert deus aller opem.
(OviD., Tri.ll., lib. I, elcfe'. ii, v. 4.)
Moucher pliilosopho, un prêtre nous manque pour l'orcliostre
profane; nous en avons un autre. M. d'Ilermencliesi a autant
de ressources que de zèle pour notre tripot. Mais Dieu se venge :
Bairos est enroué; M""" Denis ne peut i)as parler. Cependant
c'est pour demain ; recommandez-nous h la miséricorde divine.
Je vous remercie au nom de la bande joyeuse. Je ne suis
guère joyeux, mais je me livre aux plaisirs des autres.
Poslhabui tamen illorum moa séria ludo.
(ViRo., ecl. VII, V. n.)
Bonsoir, couple de sages, V.
3330. — A M. LE MARQUIS DE TIIIB OUVILLE.
A Monrion, près de Lausanne, 20 mars.
Je ne sais, mon cher confrère, si je vous ai remercié de votre
roman 2, que je n'ai pu encore lire parce que je ne l'ai point
reçu ; mais, au lieu de vous remercier, je vous félicite : on ne
me parle que de son succès dans toutes les lettres de Paris.
M'"" Denis ne peut sitôt vous écrire ; elle joue, elle apprend des
rôles, elle est entourée de tailleurs, de coiflcuses, et d'acteurs.
Il n'y a point de Zulime; je ne sais ce que c'est, et je veux que ni
vous, ni M"" Clairon, ni moi, ne le sachions; mais il y a une
Fanime un peu différente ; nous l'avons jouée à Lausanne dans
notre pays romance; et tout ce que je souhaite, c'est qu'elle soit
aussi bien jouée à Paris: je n'ai jamais vu verser tant de larmes.
Nous avons ici environ deux cents personnes qui valent bien le par-
terre de Paris, qui n'écoutent que leur cœur, qui ont beaucoup
d'esprit, qui ignorent les cabales, et qui auraient sifflé le Catilina
1. Constant d'Herraenches, l'aîné des fils du lieutenant général Constant de
Uebccque. — Ilermenchcs (ou Herraanches) est le nom d'une ancienne terre
scig:neuriale du pays de Vaud.
2. VÈcole de l'AmUir, 1757, dcu.\ volumes in- 12.
ANNÉE 4 757. 191
<lc Crébillon. Je vous embrasse ; je me meurs d'envie de lire
le roman. M""' Denis vous en dira davantage quand elle pourra.
3337. —A M. LÉVESQUE DE BURIGNY.
A Monrion, 20 mars.
On ne se douterait pas, monsieur, qu'un théâtre établi à
Lausanne S des acteurs peut-être supérieurs aux comédiens de
Paris, enfin une pièce nouvelle, des spectateurs pleins d'esprit,
de connaissances, et de lumières, en un mot, tous les soins
qu'entraînent de tels plaisirs m'ont empêché de vous écrire plus
tôt. Je fais trêve un moment aux charmes de la poésie et aux
embellissements singuliers qui ornent notre petit pays romance,
et qui fout naître des fleurs au milieu des neiges du mont Jura
et des Alpes, pour vous réitérer mes sincères et tendres remer-
ciements. Je vous en dois beaucoup pour la bonté que vous avez
eue de remarquer quelques-unes des inadvertances de cette His-
toire générale. Je vous en dois davantage pour la Vie d'Érasme^ et
pour celle de Grotius, que vous voulez bien me promettre. Par
qui pouvaient-ils être mieux célé])rés que par un homme qui a
toute leur science et tous leurs sentiments? J'ai vu un petit ma-
nuscrit de M. de Pouilly (que je regretterai toujours') sur Grotius;
mais c'était un ouvrage très-court, et qui entrait dans fort peu
de détails.
J'attends avec impatience le présent dont vous avez la bonté
de m'houorer. Je ne vous enverrai V Histoire générale qu'avec les
corrections dont je vous ai l'obligation. On en fait usage dans
une seconde édition, mais il faut laisser écouler la première.
Les li])raires à qui j'en ai fait présent se sont avisés d'en tirer
sept mille exemplaires pour une première édition que je ne
regarde que comme un essai, et comme une occasion de re-
cueillir les avis des hommes éclairés. La Vie d'Érasme et celle
de Grotius serviront beaucoup à me remettre dans la bonne
voie.
1. C'est-à-dire à Mon-Repos; voyez page 189.
2. Cet ouvrage parut en 1757; deux volumes in-12''. Lévesque de Burigny, son
auteur, avait publié la Vie de Grotius en 1750.
3. Burigny s'en est peut-être servi.
192 CORRESPONDANCE.
3338. — A M. PALISSOT.
A MonrioD, près de Lausanne.
Votre dernière lettre, monsieur, est remplie de goût et de
raison. Elle redouble Teslime el Tamilié que vous m'avez inspi-
rées. Il est vrai qu'il y a bien des charlatans de physique et de
littérature dans Paris ; mais vous m'avouerez que les charlatans
de politique et de théologie sont plus dangereux et plus haïs-
sables. L'homme^ dont vous me parlez est du moins un philo-
sophe ; il est très-savant, il a été persécuté : il est au nombre de
ceux dont il faut prendre le parti contre les ennemis de la rai-
son et de la liberté.
Les philosophes sont un petit troupeau qu'il ne faut pas
laisser égorger. Ils ont leurs défauts comme les autres hommes;
ils ne font pas toujours d'excellents ouvrages ; mais, s'ils pou-
vaient se réunir tous contre l'ennemi commun, ce serait une
bonne affaire pour le genre humain. Les monstres, nommés
jansénistes et molinistes, après s'être mordus, aboient ensemble
contre les pauvres partisans de la raison et de riiumanité.
Ceux-ci doivent au moins se défendre contre la gueule de
ceux-là.
On m'avertit que le libraire Lambert achève d'imprimer un
énorme fatras; et dans ce chaos il y a quelque germe de philo-
sophie. Je me flatte qu'il vous le présentera ; il me fera un très-
grand plaisir de vous donner cette faible marque des sentiments
que je vous dois. Cette philosophie dont je vous parle exclut les
formes visigothes de votre très-humble. Je vous embrasse.
3339. — A M. SAUR IN K
J'entre dans vos peines, monsieur, et je les partage d'autant
plus que je les ai malheureusement renouvelées, en cherchant la
vérilé. Le doulc par lequel je finis l'article de Lamottc n'est point
une accusation contre feu monsieur votre père; au contraire, je
dis expressément (ju'il ne fut jamais soupçonné de la plus légère
1. Diderot, enferme à \'inccnnes le 24 juillet 17i9.
'2. Voyez tome \IV, page 13."). Cette lettre, publiée dans le Mercure en juin 1813,
y est sans date. On lui donne celle de 1755 à la page 3i'2 des Pièces inédites de
Voltaire, 1820, in-8°. M. Clogenson, avec plus de raison, l'a mise en 1757; mais
elle est peut-être postérieure au ccrtilicat du 30 mars qui est rapjwrté tome XIV,
page 135.
ANNÉE 17 57. i93
satire, pendant plus de trente années écoulées depuis ce funeste
procès. J'aurais dû dire qu'il n'en fut jamais soupçonné dans le
public, car je vous avouerai, avec cette franchise qui règne dans
mon Histoire^, et je vous confierai à vous seul, qu'il me récita
des couplets contre Lamotte. Voici la fin d'un de ces couplets
dont je me souviens :
De tous les vers du froid Lamotte,
Que le fade de Bousset- note,
Il n'en est qu'un seul de mon goùl ;
Quel ? Qui sait être heureux sait tout.
Je ne ferai jamais usage de cette anecdote, mais vous devez
sentir que mon doute est sincère; et il faut bien qu'il le soit,
puisque je l'expose à vous-même. Vous devez sentir encore de
quel poids est le testament de mort du malheureux Rousseau.
Il faut vous ouvrir mon cœur; je ne voudrais pas, moi, à ma
mort, avoir à me reprocher d'avoir accusé un innocent; et, soit
que tout périsse avec nous, soit que notre àme se réunisse à l'Être
des êtres après cette malheureuse vîe, je mourrais avec bien de
l'amertume si je m'étais joint, malgré ma conscience, aux cris
de la calomnie.
Il y a ici une autre considération importante. On m'avait
assuré votre mort, il y a quelques années, et je vous avais
regretté bien sincèrement. J'ai peu de correspondance à Paris,
que je n'ai jamais aimé, et où j'ai très-peu vécu. Je n'ai appris
que par votre lettre que vous étiez encore en vie. Je me trouve
dans la même ville où monsieur votre père habita longtemps :
car je passe mes étés dans une petite terre auprès de Genève, et
mes hivers à Lausanne. Je vois de quelle conséquence il est pour
vous que les accusations consignées contre la mémoire de mon-
sieur votre père, dans le Supplément au Bayle^ dans le Supplé-
ment au Moréri, et dans les journaux, soient pleinement réfutées.
Le temps est venu où je peux tacher de rendre ce service, et
peut-être n'y a-t-il point d'ouvrage plus propre à justifier sa
mémoire qu'une Histoire générale aussi impartiale que la mienne.
On en fait actuellement une seconde édition ; et, quoique le
septième volume soit imprimé, je me hâterai de faire réformer
1. VEssai sur l'Histoire générale (ou Essai sur les Mœurs), édition de 1750.
2. J.-B. de Bousset, compati'iote de Rameau, mort à Paris en 1725.
3. Cette expression désigne ici le Dictionnaire historique de Chaufepic.
39. — Correspondance. VII. 13
104 CORRESPONDANCE.
la feuille qui renferme l'article de .1/. Joseph Saïuin. Il y a encore,
à la vérité, quelques vieillards à Lausanne qui sont bien rétifs,
mais j'espère les faire taire ; et le témoignage d'un historien qui
est sur les lieux sera de quelque poids.
Il ne s'agit ici d'accuser personne; il s'agit de justifier un
homme dont la famille subsiste, et dont le fils mérite les plus
grands égards ; mais je ne ferai rien sans savoir si vous le
voulez, et si les mêmes considérations qui ont retenu votre
plume ne vous portent pas à arrêter la mienne. Parlez-moi avec
la même liberté que je vous parle. Si vous avez quelque chose
de ])articulier à me faire connaître sur l'affaire des couplets,
instruisez-moi, éclairez-moi, et mettez mon cœur à son aise.
Boindin était un fou atrabilaire. Le complot qu'il suppose
entre un poëte, un géomètre, et un joaillier, est absurde ; mais
la déclaration de Rousseau, en mourant, est quelque chose. Je
voudrais savoir si monsieur votre père n'en a pas fait une de son
côté. En ce cas, il n'y aurait pas à balancer entre son testament
soutenu d'une sentence juridique, et le testament d'un homme
condamné par la même sentence. Enfin tous deux sont morts,
et vous vivez ; c'est votre repos, c'est votre honneur qui m'inté-
resse.
On me mande que le libraire Lambert travaille à une édition
de l'i'ssfu sur l'Histoire générale; vous pourriez vous informer de
ce qui en est. J'enverrais à Lambert un article sur monsieur
votre père. Comptez que ce sera une très-grande satisfaction pour
moi de pouvoir vous marquer les sentiments avec lesquels j"ai
l'honneur d'être, etc.
3340. — A M. TIIIERIOT*.
A Monrion, 20 mars.
Mon cher et ancien ami, de tous les éloges dont vous comblez
ce faible Essai sur l'Histoire générale, je n'adopte que celui de l'im-
partialité, de l'amour extrême pour la vérité, du zèle pour le
bien public, qui ont dicté cet ouvrage.
J'ai fait tout ce que j'ai pu, toute ma vie, pour contribuer à
étendre cet esprit de philosophie et de tolérance qui semble
aujourd'hui caractériser le siècle. Cet esprit, qui anime tous les
honnêtes gens de l'Europe, a jeté d'heureuses racines dans ce
i. Cette lettre, imprimée dans le J/erci()-e de mai 1757, l'a aussi été séparé-
ment la même année.
ANNÉE 4 757. i95
pays où d'abord le soin de ma mauvaise santé m'avait conduit,
et où la reconnaissance et la douceur d'une vie tranquille m'ar-
rêtent.
Ce n'est pas un petit exemple du progrès de la raison hu-
maine qu'on ait imprimé à Genève, dans cet Essai sur l'Histoire,
avec l'approbation publique, que Calvin avait une àme atroce '^
aussi bien qu'un esprit éclairé.
Le meurtre de Servet paraît aujourd'hui abominable; les
Hollandais rougissent de celui de Barneveldt.
Je ne sais encore si les Anglais auront à se reprocher celui de
l'amiral Byng.
Mais savez-vous que vos querelles absurdes, et enfin l'attentat
de ce monstre Damiens, m'attirent des reproches de toute l'Eu-
rope littéraire? Est-ce là, me dit-on, cette nation que vous avez
peinte si aimable, et ce siècle que vous avez peint si sage ? A
cela je réponds, comme je peux, qu'il y a des hommes qui ne
sont ni de leur siècle ni de leur pays. Je soutiens que le crime
d'un scélérat et d'un insensé de la lie du peuple n'est point l'efTet
de l'esprit du temps. Châtel et Ravaillac furent enivrés des fureurs
épidémiques qui régnaient en France : ce fut l'esprit du fana-
tisme public qui les inspira ; et cela est si vrai, que j'ai lu une
Apologie pour Jean Cliâter- et ses fauteurs, imprimée pendant le
procès de ce malheureux. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui : le
dernier attentat a saisi d'étonnement et d'horreur la France et
l'Europe.
Nous détournons les yeux de ces abominations dans notre
petit pays romance, appelé autrement le pays de Vaud,lelong des
bords du beau lac Léman ; nous y faisons ce qu'on devrait faire
à Paris : nous y vivons tranquilles, nous y cultivons les lettres
sans cabale.
Tavernier^ disait que la vue de Lausanne sur le lac de Genève
ressemble à celle de Gonstantinople ; mais ce qui m'en plaît da-
vantage, c'est l'amour des arts qui anime tous les honnêtes gens
de Lausanne.
On ne vous a point trompé quand on vous a dit qu'on y avait
■1. Cette expression d'âme atroce n'est dans aucune édition de l'Essai sur
l'Histoire, etc. ; voyez tome XII, page 308.
2. Apologie pour Jean Châtel, par François de Vérone (Jean Boucher), Paris,
1595, in-8°, réimprimée sans nom d'auteur l'année de la mort de Henri IV, 1010,
in-8°.
3. Tavernier (J.-B.), né en 1605, mort en 1686 ou 1689, avait habité longtemps
un château à Aubonne, à quatre lieues de Lausanne.
196 COUIlESPONDANCIi.
joué Zu'ire, l'Enfant prodigue, et d'autres pièces, aussi l)ien qu'on
pourrait les représenter ù Paris; n'en soyez point surpris; on ne
parle, on ne connaît ici d'aulro langue qiie la nôtre ; presque
toutes les familles y sont françaises, et il y a ici autant d'esprit
et de goût qu'en aucun lieu du monde.
On ne connaît ici ni cette plate et ridicule Histoire de la guerre
de iîil , qu'on a imprimée à Paris sous mon nom, ni ce pré-
tendu Portefeuille trouvé, où il n'y a pas trois morceaux de moi,
ni cette infûme rapsodie, intitulée laPucelle d'Orléans, remplie des
vers les plus plats et les plus grossiers que l'ignorance et la stu-
pidité aient jamais fabriqués, et des insolences les plus atroces
([ue l'effronterie puisse mettre sur le papier.
Il faut avouer f|ue depuis quelque temps on a fait à Paris des
choses bien terribles avec la plume et le canif.
Je suis consolé d'être loin de mes amis, en me voyant loin de
toutes ces énormités; et je plains une nation aimable qui produit
des monstres.
3341. —A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHAi.
Lausanne, ii) mars.
Madame, je pourrais bien avoir oublié de joindre dans mes
lettres mes regrets à ceux de Votre Altesse sérénissime, sur la
mort de M. de Waldner. Vous ne devriez pas être étonnée qu'é-
tant occupé de vous, madame, on fît moins d'attention aux
autres objets; mais c'est une erreur de ma plume, et non pas de
mon cœur. Je suis touché sensiblement de tout ce qui intéresse
Votre Altesse sérénissime, et j'avais eu assez longtemps l'honneur
de connaître, à votre cour, M. de Waldner, pour être afHigé de
sa perle. La sensibilité, madame, est le partage de votre auguste
maison. M'"*^ la princesse de Galles sollicite vivement la grùce de
l'amiral Byng, qui certainement ne mérite pas de perdre la vie,
puisipi'il a été reconnu pour un brave officier et pour un bon
citoyen, par la sentence môme qui le condanme. Votre Altesse
sérénissime aura peut-être vu, dans les gazettes, la lettre du
maréchal de lîiclielieu, que j'avais envoyée à cet infortuné. Ce
témoignage d'un ennemi et d'un vainqueur doit avoir quelque
poids auprès de ceux qui aiment l'humanité et la justice, et j'ai
cru remplir le devoir d'un honnête homme en publiant ce
témoignage.
1. Éditeurs, Bavoux cl François.
ANNÉE 1757. I97
II n'y a actuellement d'autres nouvelles en France que la
marche des cent mille hommes. Le plan des opérations de cette
armée n'est point encore connu. Je sais bien que les rois d'An-
gleterre et de Prusse leur opposeront de bonnes troupes ; mais je
ne sais point en quel nombre.
Votre Altesse sérénissime a vu sans doute la dernière réplique
du ministre saxon à la Haye ; on dit qu'il y a un tableau tou-
chant des misères de la Saxe. C'est un triste rôle que d'être
réduit à se plaindre. Votre Altesse sérénissime sait tout ce qui
se passe sur ce funeste théâtre de la guerre. Je voudrais être
à vos pieds et vous entendre, madame, parler de tous ces
malheurs.
Le papier manque au profond respect du Suisse.
3342. — A M. P I C T E T ,
PROFESSECR EN DROIT.
Bloni'ion, 27 mars.
Vous voilà donc, mon très-cher voisin, dans votre charmante
retraite. L'appellerons-nous Caritc, Favorite, Mon-Plaisir, ou Plai-
sance? Il faudra bien la baptiser, et ne pas souffrir qu'un saint'
donne son nom à notre petit canton. Pour moi, je la nommerai
Lolotte. Le nom de votre fille me plaît plus que tous les noms du
calendrier.
Vous avez vu à Lyon un plus beau théâtre que le nôtre, mais
certainement nous avons de meilleurs acteurs à Lausanne qu'à
Lyon. Je ne m'attendais pas à la perfection avec laquelle plusieurs
pièces ont été jouées dans notre pays romance. Quand je parle de
perfection, je parle de l'art de faire verser des larmes à des yeux
qui pleurent difficilement. Une tragédie nouvelle jouée ^ à Lau-
sanne, et peut-être mieux jouée qu'elle ne le sera à Paris, est un
phénomène assez singulier. Ce qui l'est encore davantage, c'est
que nous avons eu douze ministres du saint Évangile, avec tous
les petits proposants ^, à la première représentation. Il faut avouer
que Lausanne donne d'assez bons exemples à Genève.
Je suppose que les frères Cramer vous ont fait tenir ce faible
1. Voltaire substitua le nom de Délices à celui de Saint-Jean.
2. Zulime, que Voltaire intitulait alors Fanline, après l'avoir refaite en grande
. partie.
3. Noms que les calvinistes donnent au.\ jeunes gens qui étudient la théologie
pour être pasteurs.
498 CORRESPONDANCE.
Essai sur l'Histoire générale dont vous me faites l'honneur de me
parler. Noms nous flattons do revoir incessamment les Délices, et
de trouver votre maison bien avancée. Vale, et me ama. Tuvs
semper, V.
J343. — A M. DE MONCRIF.
A Monrion, 27 mars.
Mon cher confrère, j'ai été enchanté de votre souvenir, et
affli.2;é de la bienséance qui empêche le maître* du château
d'écrire un petit mot ; mais je conçois qu'il aura été excédé de
la multitude des lettres inutiles et embarrassantes auxquelles on
n'a que des choses vagues à répondre. 11 est toujours bon qu'il
sache qu'il y a deux espèces de Suisses qui l'aiment de tout leur
cœur. ïavernier, qui avait acheté la terre d'Aubonne, à quelques
lieues de mon ermitage, interrogé par Louis XIV pourquoi il
avait choisi une terre en Suisse, répondit, comme vous savez :
Sire, j'ai été bien aise d'avoir quelque chose qui ne fût qu'a moi.
Je n'ai pas tant voyagé que ïavernier, mais je finis comme lui.
Vous avez donc soixante-neuf ans, mon cher confrère : qui
est-ce qui ne les a pas à peu près? Voici le temps d'être à soi, et
d'achever tranquillement sa carrière. C'est une belle chose que
la tranquillité! Oui, mais l'ennui est de sa connaissance et de sa
famille. Pour chasser ce vilain parent, j'ai établi un théâtre à
Lausanne, où nous jouons Zi-zù-c, Alzire, l'Enfant prodigue, et même
des pièces nouvelles. N'allez pas croire que ce soient des pièces
et des acteurs suisses : j'ai fait pleurer, moi bonhomme Lusi-
gnan, un parterre très-bien choisi; et je souhaite que les Clairon
et les (iaussin jouent comme M""' Denis. 11 n'y a dans Lausanne
que des familles françaises, des mœurs françaises, du goût fran-
çais, beaucoup de noblesse, de très-bonnes maisons dans une
très-vilaine ville. Nous navons de suisse que la cordialité: c'est
l'âge d'or avec les agréments du siècle de fer.
Je suis histrion les hivers à Lausanne, et je réussis dans les
rôles de vieillard : je suis jardinier au printemps, à mes Délices,
près de (ieiiève, dans un climat plus méridional que le vôtre. Je
vois de mon lit le lac, le Rhône, et une autre rivière-. Avez-vous,
mon cher confrère, un plus bel aspect? Avez-vous des tulipes au
mois de mars? Avec cela, on barbouille de la philosophie et de
1. Le comte d'Arjenson, exilé à son château des Ormes, où Moncrif était
alors.
2. L'Arve.
ANNÉE 1757. 199
l'histoire ; on se moque des sottises du genre humain et de la
chaiiatanerie de yos physiciens qui croient avoir mesuré la
terres et de ceux qui passent pour des hommes profonds
parce qu'ils ont dit qu'on fait des anguilles- avec de la pâte
aigre.
On plaint ce pauvre genre humain qui s'égorge dans notre
continent à propos de quelques arpents de glace en Canada. On
est lihre comme l'air depuis le matin jusqu'au soir. Mes vergers,
et mes vignes, et moi, nous ne devons rien à personne. C'est
encore là ce que je voulais, mais je voudrais aussi être moins
éloigné de vous ; c'est dommage que le pays de Vaud ne touche
pas à la Touraine.
Adieu, Tithon et l'Aurore ^ Avez-vous gagné vos soixante et
neuf ans au métier de Tithon ? Je vous embrasse tendrement.
Le Suisse Voltaire.
3341. — DE M. D'ALEMBERT.
Paris'.
J'ai reçu et lu, mon cher et illustre philosophe, l'article Liturgie. Il fau-
dra changer un mot dans les Psaumes, et dire: « Ex ore sacerdotum perfe-
cisli laudem^^ Domine.» Nous aurons pourtant bien de la peine à faire passer
cet article, d'autant plus qu'on vient de publier une déclaration qui inflige
hi peine de viorl^ à tous ceux qui auront publié des écrits tendants à atta-
quer la religion; mais, avec quelques adoucissements, tout ira bien, per-
sonne ne sera pendu, et la vérité sera dite. J'ai fait vos compliments à mon
camarade, qui vous remercie de tout son cœur, et qui compte vous faire
lui-même les siens en vous écrivant incessamment. Je suis charmé que vous
ayez quelque satisfaction de notre ouvrage. Vous y trouverez, je crois,
presque en tout genre d'excellents articles. Il y en a dont nous ne sommes
pas plus contents que vous ne le serez ; mais nous n'avons pas toujours été
les maîtres de leur en substituer d'autres. A tout prendre, je crois que l'ou-
1. Maupertuis.
2. Needham; voyez tome XXVII, page 159.
3. Allusion aux vers de Moncrif intitulés le Rajeunissement inutile, ou les
Amours de Titlion et de VAurore.
4. Cette lettre est, au plus tôt, de la fin de mars, le mandement dont on y
parle étant du 21 mars 1757.
5. « Ex ore infantium et lactenlium perfecisti laudem, propter inimicos tuos,
utdestruas inimicum et ultorera. » (Psaume vni, v. 3.)
6. Le parlement demandait une loi pour punir de mort les auteursde brochures
contre les jésuites; et l'avocat général Joly de Fleury attendait très-impatiemment
cette loi, si digne de son aveugle intolérance. Grimm en dit un mot dans sa Cor-
respondance littéraire du 1" mai 1757. (Cl.)
200 COHUESPONDANCE.
vrage gagne à la lecture, et je compte que le volume septième, auquel nous
travaillons, effacera tous les précédents. Je renverrai aujourd'hui à Briasson
sa Religion veiif/rp,cl ic n'aurai pas lo mCme reprociic à me (aire que vous,
car je ne l'ouvrirai pas. Je vous recommande Gamsse-B(;r\h\pr, qui, à ce
qu'on m'a assuré, vous a encore harcelé dans son dernier journal. Voilà les
ouvrages qui auraient besoin d'être réprimés par des déclarations. Je gage
que le nouveau règlement contre les libelles n'empêchera pas la gazette*
janséniste de paraître h son jour. A propos de jansénistes, savez-vous que
révé(|ue de Soissons- vient de faire un mandement oiî il proche ouvertement
la tolérance, et où vous lirez ces mots : « Que la religion ne doit influer
en rien dans l'état civil, si m n'est pour nous rendre meilleurs citoyens,
meilleurs parents, etc.; que nous devons regarder tous les hommes comme
nos frères, païens ou chrétiens, hérétiques ou orthodoxes, sans jamais per-
sécuter pour la religion qui que ce soit, sous quelque prétexte que ce
soit? » Je vous laisse à penser si ce mandement a réussi à Paris. Adieu,
mon cher confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.
33i5. — A M. PARIS-DUVERNEY3.
27 mars.
Jo prends d'ordinaire, monsieur, le temps où les tnlipes com-
mencent à s'épanouir dans notre petit pays romance, pour vous
remercier des ornements dont vous avez embelli l'un de mes
ermitap:es. Ce ne sont pas seulement des tulipes que je vous dois ;
j'ai depuis longtemps bien d'autres motifs de reconnaissance, et
ils seront toujours chers à mon cœur;
Je m'imagine que vous ne vous êtes pas tenu cette année à
former des officiers dans votre École militaire, et que vous n'avez
pu vous refuser à diriger les subsistances de l'armée qui va vers
le Rhin. Vous êtes fait pour être toujours utile à la patrie, malgré
votre goût pour la retraite. Notre ami M. Darget ne se doutait
pas, quand j'étais avec lui h Potsdam, que la France serait en
guerre contre le roi de Prusse, et que vous seriez les meilleurs
amis des Autrichiens. Rien ne doit vous étonner, et rien ne vous
étonne sans doute, après les changements que vous avez vus en
Europe depuis que vous avez été sur la scène. Vous voyez d'un
œil philosophique toutes ces révolutions, et, en servant voire
1. Les Nouvelles ecclésiastiques, connues sous le titre de Gazette ecclésiastique,
et rédigées alors par des jansénistes, du nombre desquels était Fontaine de La
Roche. (Cl.)
2. Fitz- James, dont Voltaire a souvent parlé ; voyez tome XXV, page 104.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1757. 201
patrie de vos conseils, vous jouissez d'an repos honorable que
vous avez si bien mérité.
Si parmi les agréments de votre retraite de Plaisance^ vous
comptez pour quelque chose le plaisir d'avoir des amis véritable-
ment attachés et pleins de reconnaissance, mettez-moi pour
jamais dans cette liste : car je serai jusqu'au dernier moment
de ma vie, monsieur, avec les sentiments les plus tendres et les
plus inviolables, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
334G. —A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
6 avril.
Vous savez, il y a du temps, mon hcros, la glorieuse victoire
que l'ancien ministère anglais a remportée sur l'amiral Byng à
Portsmouth^ ; mais vous ne savez peut-être pas avec quelle hau-
teur la plus saine partie de la nation joint les cris de l'indigna-
tion et de la pitié à ceux de toute l'Europe. On cite votre témoi-
gnage comme la preuve la plus authentique de l'innocence de
Byng ; et vous avez la gloire d'avoir vaincu les Anglais et de les
faire rougir. Je m'attendais que vous ne vous en tiendriez pas
là ; et, quoique l'exercice d'année de premier gentilhomme de la
chambre soit une très-belle chose, j'espérais que les bords de
l'Elbe pourraient être aussi glorieux pour vous que la Méditer-
ranée, Le roi de Prusse paraît toujours fort gai ; il disait que les
Français lui envoyaient vingt-quatre mille perruquiers : il se
trouve qu'on lui en dépêche cent mille. Il y a là de quoi se pei-
gner, à ce que disent les polissons. Pour moi, je ne me mêle que
des héros de théâtre : nous avons fait à Lausanne une troupe
excellente, et je vous souhaite d'aussi bons acteurs. M. d'Argental
prétend toujours que la comédie est un des premiers devoirs
d'un honnête homme. Le maréchal de Villars aima les spectacles
jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans : faites-en autant, monseigneur;
et que l'héroïsme que vous voyez à Versailles, de quelque côté
que vous tourniez les yeux, ne vous fasse pas négliger les grands
hommes de l'antiquité.
Les deux Suisses, plus Suisses que jamais, vous renouvellent
leurs hommages. Vous connaissez le très-tendre respect du
Suisse V.
i. Près de Nogent-sur-Marne.
2. Byng avait été fusillé le 14 mars.
202 CORRESPONDANCE.
33i7. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Près de Lausanne, 6 avril.
Quand je sais quoique chose, madame, j'écris; quand je ne
sais rien, je me lais. Hors la maladie dont est mort monsieur'^
Damiens, il n'est rien parvenu à ma connaissance. Si vous savez
quelques bagatelles du Rhin, de l'Elbe, du Niémen, ayez la bonté
(rcii luire i)art aux solitaires des Délices. 11 faut regarder tous
ces événements comme une tragédie que nous voyons d'une
bonne loge où nous sommes très à notre aise. Restez longtemps
dans la vôtre avec votre digne amie. Conservez-moi vos bontés,
et priez toutes deux pour Marie-.
3348. — A M. TUONCUI.X, DE LYON s.
3Ionrion, 7 avril.
Il paraît que la nation paye les taxes avec une répugnance
que tous les parlements semblent favoriser. On est obligé d'en-
voyer des troupes à Resançon pour contenir les conseillers et les
écoliers. Le parlement est plus effarouché que jamais. Les belles
déclarations de Damiens qu'il n'avait d'autres complices que tous
ceux dont il avait entendu les discours dans les salles du Palais,
ses aveux qu'il n'avait eu en vue que de venger le parlement et
le peuple, ne rapprocheront pas les esprits. On mande que le
jour de l'exécution il y avait plus de troupes dans Paris que du
temps de la Fronde. On ne parle que d'un mécontentement géné-
ral, qui fait un triste contraste avec le nom de Bien-Aimé que
cette nation avait si justement donné i\ son roi.
Feu Rernard, fils de Samuel Rernard, a fait en mourant ban-
queroute, comme son père l'avait faite adroitementde son vivant.
J'y suis pour environ huit mille livres de rente. Il y a six ans que
cette affaire dure : je pourrais en retirer quelque chose ; mais on
me répond froidement que le parlement ne se mêle plus de
rendre justice.
1. Quand Louis XV parlait de Damiens, dit M""' du Fausset, il le désignait
par CCS mots : « le monsieur qui a voulu me tuer. » Damiens fut tiré à quatre
chevaux, dans la soirée du '28 mars.
2. Voyez la lettre 3278.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1757. 203
3340. — A M. TRONCHIN, DE LYONi.
Monrion, 8 avril.
Vingt conseillers du parlement de la Franche-Comté enlevés
par lettres de cachet, force représentations de tous les parlements,
force murmures très-injustes contre un roi justement nommé
Bien-Aimè, la justice distributivc suspendue, etc., pourraient faire
craindre que tant de loteries non enregistrées- ne soient pas un
jour bien exactement payées, et qu'il ne reste que des billets
blancs aux pauvres metteurs, qui les serreront bien proprement
avec les billets de l'Épargne, d'État, de monnaie, d'ustensiles, de
liquidation, d'emprunt, de banque, etc., etc., tous effets admi-
rables et si beaux qu'une famille qui en aurait pour cent mil-
lions n'aurait pas de quoi acheter une demi-once de pain bis.
3350. — A M. TRONCHIN, DE LYON^.
Délices, 13 avril.
Je vois qu'il faut vivre douze ans pour escompter ses lots
avec avantage. Allons, il faut se résoudre à vivre douze ans. J'ai
déjà fait marché pour neuf à Lausanne ; ce n'est que trois de
plus avec le roi de France, qui est déjà mon débiteur. M. de
Montmartel m'a mandé qu'il me retient pour quatre-vingt mille
livres de billets. Je jette le filet en votre nom, et je hasarde
quatre-vingt mille livres au jeu nouveau que le roi joue avec ses
sujets.
3351. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 20 avril.
Mon liiros, il y a longtemps que j'ai l'honneur d'être de votre
avis sur bien des choses, et j'en serai sans doute encore sur tous
vos acteurs tragiques. Je les crois très-médiocres ; mais Lekain
leur est fort supérieur, à ce que dit le public. Il y a, sur de plus
grands et de plus nobles théâtres, des acteurs qui ne valent pas
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
"1. On venait d'établir des loteries en se passant des parlements.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
204 CORRESPONDANCE.
mieux, et qui sont employés et récompensés. Ce siècle-ci est
plus fécond en loteries qu'en i^'rands hommes : il y aura toujours
des jeunes gens qui rempliront les gnindes places, 11 n'y en aura
pas qui aient votre gloire. C'est surtout chez les étrangers que
cette gloire est mise à son prix : la cabale et l'envie ne peuvent
séduire ceux qui sont sans intérêt, et qui n'en croient que les faits
et la renommée. Je voudrais que vous entendissiez les voyageurs
que je vois quelquefois dans mes ermitages allobroges et suisses:
vous seriez content d'eux et de vous ; mais quoique vous puissiez
avoir quelques jaloux en France, vous devez y avoir bien peu de
rivaux, et je doute qu'il y ait beaucoup d'hommes que le public
ose placer à vos côtés. Vous prétendez qu'il n'y a de bon que la
santé; je sens mieux que vous, mon Mros, de quel prix elle est,
puisque je l'ai perdue; mais, de grâce, comptez la gloire dont
vous jouissez pour quelque chose. Achille, dans Homère, dit que
la gloire est une chimère, quand il est en colère; mais, dans le
fond de son cœur, il l'aime à la folie.
Le Salomon du Nord en aura beaucoup, je parle de gloire et non
de folie, s'il se tire du précipice sur le bord duquel il s'est mis;
il y est avec plus de deux cent mille hommes, et c'en est assez
pour attendre les événements. Les Russes ne paraissent point : il
semble fort difficile aux Autrichiens de pénétrer dans les défilés
de la Silésie, de la Lusace, et de la Saxe. Je crois que vos troupes
pourront aller sans obstacles jusqu'au fond de la Westphalie, et
c'est assurément une grande perte pour lui. Il vous attend peut-
être à Magdebourg : s'il vous donne l)ataille dans les plaines, au-
près de cette ville, il paraît qu'alors il joue un jeu avantageux :
car, s'il est battu , il couvre tout son pays par delà Magdebourg ;
et, s'il vous arrive un malheur, où sera votre retraite?
Il faut que j'aie une terrible confiance en vos bontés pour
oser vous dire les rêveries qui me passent par la tête. Pardon,
monseigneur, si moi, qui ne connais que les événements passés,
et encore assez mal, j'ose parler ainsi du présent devant vous.
C'est à celui qui a fait de grandes choses à juger de la grande
scène qui s'ouvre. La pièce est belle et bien intriguée; si vous
étiez acteur, je répondrais du cinquième acte.
M"" Denis et moi nous sommes réunis toujours dans nos
transports pour vous.
Recevez les tendres respects du Suisse, etc.
I
ANNÉE 17137. 205
3352. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOïHAi.
Aux Délices, près de Genève, 21 avril.
Madame, la bonté de votre cœur vous fait regretter un mi-
nistre-, et celle de votre esprit vous met en état de vous passer
de tout ministre. Votre Altesse sérénissime saura conserver en
paix ses États dans la guerre qui les environne. On dit que le
Hanovre donne enfin l'exemple de la neutralité ; si cela est vrai,
c'est une nouvelle Lien importante. Je voudrais espérer, pour
l'intérêt du genre humain, que cette neutralité pût acheminer à
une bonne paix. Mais l'armée française, dans le pays de Clèves et
dans Wesel, ne permet pas de douter qu'il n'y ait à présent d'autre
chemin à la paix que celui de la guerre.
J'avoue que j'ai peine à voir la véritable raison pour laquelle
le roi de Prusse a évacué une place telle que Wesel. Elle me pa-
rut, il y a quelques années, très-bien fortifiée: rien n'y manquait;
elle pouvait arrêter une armée au moins six semaines. A-t-il eu
un besoin pressant de ses troupes qui gardaient cette place ? ou
veut-il attirer les Français en Westphalie, et peut-être sous
Magdebourg, pour leur livrer bataille avec avantage? Je me gar-
derai bien de vouloir rien deviner. Votre Altesse sérénissime
pourrait m'éclairer, si elle daignait m'honorer de ses lumières;
mais jusque-là, je suis dans une entière obscurité.
On fait plus de libelles en vers et en prose contre le roi de
Prusse qu'il n'y a de régiments qui marchent contre lui. Je me
flatte qu'il ne me soupçonnera d'aucun de ces indignes ouvrages.
Il m'a rendu toutes ses bontés ; il sait combien je le respecte ; et
heureusement il a trop de goût pour m'imputer ces sottises, qui
sont indignes d'un honnête homme, et même d'un écrivain mé-
diocre.
Ce n'est point aux particuliers à se mêler des querelles des
princes. La seule chose dont je me mêle, madame, est d'être
attaché pour ma vie à Votre Altesse sérénissime et à toute votre
auguste maison, avec le plus profond et le plus tendre respect.
Elle me permet de ne pas oublier la grande maîtresse des
cœurs ^
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Waldner.
3. M""^ de Buchwald.
206 CORRESPONDANCE.
3353. — A M. LE MARQUIS DE TIIIBOU VI LLE.
Aux Délices, 8 mai.
Votre roman, mon cher Catilina, fait les délices des Délices.
Nous l'avons reçu contre-signe ïrudaine^ et nous l'avons dé-
voré, M"" Denis serait bien plus propre que moi à vous détailler
tout ce qui nous a fait plaisir. Les nièces entendent mieux que
les oncles à rendre compte des sentiments; elles ont des délica-
tesses que les vieux oncles n'ont pas ; elle vous écrirait vingt pages
si elle n'était pas un peu malade. Pour moi, je m'imagine que
vous viendriez faire un second roman aux Délices si vous n'étiez
pas enchaîné à Neuilly : vous verriez si les bords du lac Léman,
tout Léman qu'il est, ne valent pas bien ceux de la Seine. Au
reste, croyez que je n'ai pas plus d'envie de me mêler des affaires
de votre théâtre que de celles de la Bohême, et j'espère que
M. d'Argental secondera, par sa sagesse, mon goût pour le repos.
Je n'ai que trop été livré au public, et j'aime mieux m'amuser
sans regret avec mes Suisses que de m'exposer à votre parterre.
Il faut avoir l'esprit de son âge, et unir tranquillement sa car-
rière. Jouissez des plaisirs de la vôtre, et, tandis qu'on se bat en
Amérique et en Europe, sur l'Océan et sur la .Méditerranée, vivez
gaiement à Neuilly; continuez à mettre dans vos ouvrages les
agréments de votre vie. Les deux ermites des Délices s'inté-
ressent à vos plaisirs; mais ma compagne vous le dira mieux
que moi.
3334. — A M. LÉVESQUE DE BURIGNY.
Aux Délices, 10 mai.
Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de votre présent.
Vous vous associez à la gloire d'Érasme et de Grotius, eu écrivant
si bien leur histoire. On lira plus ce que vous dites d'eux que
leurs ouvrages. Il y a mille anecdotes dans ces deux Vies, qui
sont bien précieuses pour les gens de lettres. Ces deux hommes
sont heureux d'être venus avant ce siècle; il nous faut aujour-
d'hui quelque chose d'un peu plus fort; ils sont venus au com-
mencement du repas; nous sommes ivres à présent, nous de-
mandons du vin du Cap et de l'eau des Barbades.
1. Daniel-Charles de Trudaiuc, intendant des finances depuis 173 i, mon au
commencement de 1769.
ANNÉE 1757. 207
J'espère vous présenter dans un an, si je vis, cette Histoire
i/èncmle dont vous avez souffert l'esquisse. Je n'ai pas peint les
docteurs assez ridicules, les hommes d'État assez méchants, et la
nature assez folle. Je me corrigerai, je dirai moins de vérités tri-
viales, et plus de vérités intéressantes. Je m'amuse à parcourir les
petites-maisons de l'univers : il y a peut-être de la folie à cela,
mais elle est instructive. L'histoire des dates, des généalogies, des
villes prises et reprises, a son mérite ; mais l'histoire des mœurs
vaut mieux, à mon gré; en tout cas, j'écrirai sur les hommes
moins qu'on n'a écrit sur les insectes *.
Je finis pour reprendre l'histoire de Grotius, et pour avoir un
nouveau plaisir. Conservez-moi vos hontes, monsieur, et soyez
persuadé de la tendre estime de votre, etc.
3353. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN^.
Mai.
Mon cher surintendant des chars de Cyrus, j'ai oublié de vous
dire qu'un petit coffre sur le char, avec une demi-douzaine de
doubles grenades, ferait un ornement fort convenable. J'ai honte,
moi barbouilleur pacifique, de songer à des machines de des-
truction ; mais c'est pour défendre les honnêtes gens qui tirent
mal, contre les méchants qui tirent trop bien. On verra malheu-
reusement, et trop tard, qu'il n'y a pas d'autre ressource.
On disait aujourd'hui Prague^ prise; je n'en veux rien croire.
On m'assure que Frédéric a désarmé Nuremberg, et qu'il en
exige huit cent mille florins d'empire : ce n'est pas là faire la
1. Les Mémoires pour servir à l'Histoire des insectes, par Réaumur, sont en
six volumes ia-4°; l'édition in-4" de l'Essai sur les Mœurs ne forme que trois
volumes.
2. Philippe-Antoine de Claris de Florian naquit à Sauve, en Languedoc, le
8 novembre 1707. Il était retiré du service depuis quelques années, lorsque,
l3 7 mai 1762, il épousa la nièce de Voltaire, Maric-Élisabeth Mignot, veuve de
Nicolas-Joseph de Dompierre de Fontaine. Il se maria, dix ans plus tard, en se-
condes noces, à M""-" Rillet, et conclut un troisième mariage avec une demoiselle
Joli, en 1774. Voilà pourquoi Voltaire, dans sa lettre du 22 janvier 1775, au che-
valier de Florian, neveu du marquis, lui disait : « M. de Florianet a eu bien des
tantes. »
Le marquis de Florian, frère aîné du père de l'auteur d'Estelle, était encore en
correspondance avec Voltaire en 1778, comme le prouve une lettre que ce philo-
sophe lui adressa de Paris à iî/jo«-Ferney, le 15 mars de la même année. (Cl.)
3. Frédéric venait (0 mai) de gagner une grande bataille contre les Autrichiens,
sous les murs de Prague.
208 CUIlUESI•U^DA^XE.
guerre à ses dépens. Il est sûr que les Russes marchent. Voilà
la plus singulière position, depuis la chute de l'empire romain.
Il y aura toujours des fous ([ui se feront égorger, des fous
qui se ruinci'ont, et des gens habiles qui en profiteront; mais
les plus habiles, à mon sens, sont ceux qui restent chez eux.
Conservez votre amitié à V.
3350. — A M. DE CIDEVILLK.
Aux Délices, 18 mai.
J'ai admiré, mon cher et ancien ami, la bonté de votre âme,
dans le compte que vous avez daigné me rendre des aventures
de M"'^ de Ponthieu ' ; mais je n'ai pas été moins surpris de la
netteté de votre exposé dans un sujet si embrouillé. On ne peut
mieux rapporter un mauvais procès ; vous auriez été un excellent
avocat général. J'ai tardé trop longtemps à vous remercier.
Je n'ai nulle envie de me mettre actuellement dans la foule
de ceux qui donnent des pièces au public : il est inutile d'en-
voyer son plat à ceux qu'on crève de bonne chère. Je ne veux
présenter mes oiseaux du lac L('man que dans des temps de
jeûne. Vous savez d'ailleurs qu'on nVst pas oisif pour être un
campagnard ; il vaut bien autant planter des arbres que faire des
vers. Je n'adresse point d^Épître à mon jardinier^ An[oiue;ma.is
j'ai assurément une plus jolie campagne que Boilean, et ce n'est
point la fcrnmre qui ordonne'^ nos soupers.
J'ai eu la curiosité autrefois de voir cette maison de Eoileau :
cela avait l'air d'un fort vilain petit cabaret borgne : aussi Des-
préaux s'en défit-il, et je me flatte que je garderai toujours mes
Délices.
J'en suis plus amoureux, plus la raison m'éclaire'*.
Je n'ai guère vu ni un plus beau plain-pied ni des jardins
l)his agréables, et je ne crois pas que la vue du Bos])liorc soit si
variée. J'aime à vous parler campagne, car, ou vous êtes actuelle-
ment à la votre ', ou vous y allez. On dit que vous en avez fait un
1. Adèle (le l'onthieu, tragédie de Lu Place, représentée, pour la première fois,
le 28 avril IT.y'i.
2. Titre de la xi<= des ÉpHres de Hoiieau.
3. Vojcz VÉpitre vi (de Hoiieau) à M. de Lamoignon, v. 37.
4. Costa peu près le vers d'Armide, acte V, scène i.
5. Launay, près Rouen.
ANNÉE 1737. 209
très-joli séjour; c'est dommage qu'il soit si éloigné de mon lac.
Je me Oatte que la santé de M. l'abbé du Resnel est rafTermie, et
que la vôtre n'a pas besoin de l'être. C'est là le point important,
c'est le fondement de tout, et l'empire de la terre ne vaut pas un
bon estomac. Je soutïre ici bien moins qu'ailleurs, mais je digère
presque aussi mal que si j'étais dans une cour : sans cela, je
serais trop heureux ; mais M'"*" Denis digère, et cela suffit : vous
m'avouerez qu'elle en est bien digne, après avoir quitté Paris
pour moi.
Bonsoir, mon cher et ancien ami. J'ai toujours oublié de vous
demander si les trois académies, dont Fontenelle était le doyen,
ont assisté à son convoi. Si elles n'ont pas fait cet honneur aux
lettres et à elles-mêmes, je les déclare barbares.
3357. — A M. THIERIOT,
CHEZ MADAME LA COMTESSE DE MONTMORENCY,
A PARIS, RUE VIVIENNeI.
Aux Délices, 20 mai 1757.
Vous noterez, s'il vous plaît, mon cher et ancien ami, et je
vous confie tout doucement qu'il y a dans le pays que j'habite
trois ou quatre personnes qui sont encore duxvi" siècle. Elles
ont été fâchées de voir dans le Mercure que tout le monde con-
venait, vers le lac Léman, que Calvin avait une âme atroce'^. Ces
gens-là disent qu'ils n'en conviennent point.
Je crois qu'on pourrait, pour satisfaire leur délicatesse, leur
permettre même de penser que l'àme de Calvin était douce. La
mienne est tranquille, et je ne veux point choquer d'honnêtes
gens avec lesquels je vis en très-bonne intelligence. Vous me
feriez plaisir de me mander qu'on a imprimé cette lettre sur une
copie infidèle, comme sont toutes celles qu'on fait courir manu-
scrites ; que, dans celle que vous avez reçue de ma main, il y a
âme trop austère et non pas âme atroce^. En effet, autant qu'il
peut m'en souvenir, c'était là la véritable leçon. Cette petite atten-
tion de votre part ferait un très-grand plaisir à des personnes que
je dois ménager, et je vous en serais très-obligé. La paix est,
après la santé, le plus grand des biens.
1. Éditeurs, de Caj'rol et François. — Tliieriot, ayant perdu M'"'' de La Pope-
llnière, avait trouvé une nouvelle protectrice.
2. Voyez la lettre à Thieriot du 26 mars.
3. Voyez les chapitres cxxxiii et cxxxiv de V Essai sur les Mœurs.
39. — Cor UEsroNDANCE. VII. 14
2t0 CCRRESPONUANCE.
Je ne sais quand le roi de Prusse la donnera à l'Allemagne.
Ce sera quand il voudra : car s'il achève la campagne comme il
l'a commencée, il donnera des lois.
Ce serait une chose hien glorieuse pour la France, si son
armée réparait les pertes des Autrichiens. Il serait heau, après
avoir résisté deux cents ans à l'Autriche, d'être son seul appui.
Avez-vous lu la pièce nouvelle? Paraît-il quelque hon livre?
Êtes-vous toujours casanier? i^'aurez-vous jamais le courage
d'exécuter votre ancien i)rojet de voir notre lac et vos anciens
amis?
3358. — A M. DARGET.
Aux Délices, 20 mai 1757.
On gâte ses yeux, mon cher et ancien ami, en lisant, en bu-
vant, et en faisant mieux : voyez si vous n'êtes pas coupable de
quelque excès dans ces trois belles opérations. Se frotter les
yeux d'eau tiède en hiver, et d'eau fraîche en été, est tout ce
qu'il y a de mieux : frotter n'est pas le mot, c'est bassiner que je
voulais dire; les remèdes les plus simples sont les meilleurs en
tout genre.
Je vous assure que je suis bien fâché que ce ne soit pas vous
qui achetiez la terre de M. de Boisy. Elle n'est qu'à une lieue de
chez moi. Le château n'est pas si agréable que ma maison, il
s'en faut beaucoup; mais c'est une terre très-vivante, et mon
petit domaine est très-ruinant ; j'ai préféré dulce ntili^.
Eh hien, voilà donc comme on traite ce cher frère, i\ (jui on
dit des choses si tendres dans l'épîtredédicatoire! Je ne sais plus
où j'en suis sur tout cela. Il peut encore arriver malheur : on
peut avancer trop loin; des Cyrus peuvent trouver des Tomiris;
il ne faut qu'un coupe-gorge pour ruiner un grand joueur. J'en-
file des proverbes comme Sancho Pança, mais c'est que je suis
accoutumé aux Don Quichottes : voyez comme a fini Charles XII.
Bienheureux qui vit fort loin de tous ces illustres et dangereux
mortels ! Figurez-vous quePatkul^ a demeuré deux ans à quatre
pas de chez moi : donc il ne faut pas en sortir. Ce monde est un
grand naufrage; sauve qui peut, c'est ce que je dis souvent.
Faites souvenir de moi M""' Dupin. Adieu, mon cher et ancien
ami.
Le Suisse Voltaire,
\. Allusion à Vtitile dulci d'Horace, Art poet., vers 313.
2. Rouô et écartelc par ordre de Charles XII ; voyez tome XVI, page 220.
ANNÉE 17 57. m
3359. — A M, D'ALEMBERT.
Aux Délices, 24 mai.
Voici, mon cher et illustre philosophe, l'article .l/«^cs ^ de mon
prêtre. Ce premier pasteur de Lausanne pourrait bien être con-
damné par la Sorbonne. Il traite l'étoile des mages fort cavalière-
ment. Il me semble que son article est entièrement tiré des pro-
légomènes de dom Calmct, et que mon prêtre n'y ajoute guère
qu'un ton goguenard. Vous en ferez l'usage qu'il vous plaira. 11
y a quelques articles dans le Dictionnaire qui ne valent pas celui
de mon prêtre.
Je suis fâché de voir que le chevalier de Jaucour, à l'article
Enfer-, prétende que l'enfer était un point de la doctrine de Moïse:
cela n'est pas vrai, de par tous les diables! Pourquoi mentir?
L'enfer est une fort bonne chose, mais il est bien évident que
Moïse ne l'avait pas connu. C'est ce monde-ci qui est l'enfer ^
Prague en est actuellement la capitale, la Saxe en est le faubourg;
les Délices seront le paradis quand vous y reviendrez. Vous avez
des articles de théologie et de métaphysique qui me font bien de
la peine; mais vous rachetez ces petites orthodoxies par tant de
beautés et de choses utiles qu'en général le livre sera un service
rendu au genre humain.
M'"*" Denis vous fait mille compliments.
3360. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA*.
Aux Délices, 24 mai.
Madame, Je sais presque aussi malade qu'une armée autri-
chienne. Quand je surprends un petit moment de répit pour
écrire à Votre Altesse sérénissime, je laisse la lettre sur ma table
pour recevoir les ordonnances du docteur Tronchin, et puis je
date tout de travers. Il n'en est pas ainsi de M""' la duchesse de
Gotha. Les lettres dont elle m'honore arrivent avec exactitude, du
jour de leur date. Elle est régulière dans les petites choses comme
1. Cet article, dont une partie pouvait être de Polier de Bottens, ne se trouve
pas dans le Dictionnaire philosophique.
2. Cet article est d'Edme Mallet; voyez la lettre 3382,
3. Le roi de Prusse, après s'être, en 17.^6, emparé de la Saxe sans coup férir,
gagna, le 6 mai 1757, sur l'armée autrichienne, une grande bataille aux portes de
Prague.
4. Éditeurs, Baveux et François.
212 CGHRESPONDANCE.
dans les grandes; je la remercie des relations dont elle a daigné
me faire part.
La ville de Genève, qui n'a guère d'autre emploi que de
gagner de l'argent et de faire des nouvelles, disait déjà que
Prague était prise, et ([ne les Prussiens allaient à Vienne. Peut-
être" tout cela est-il devenu vrai au moment que j'ai riionneur
d'écrire à Votre Altesse sérénissime; peut-être aussi la perte des
Autrichiens n'est pas aussi grande que le prétendent les vain-
queurs ; ils disent que le prince Charles est dans Prague avec des
forces suffisantes, et que le maréchal de Browu, blessé légère-
ment, a rassemblé le reste de l'armée. Ce seront les suites de la
victoire qui la rendront plus ou moins complète. J'imagine qu'un
gourmand qui voudrait faire bonne chère ne devrait pas aller
dîner à présent à l'armée autrichienne.
Nous avons ici un Russe qui jure par saint Nicolas que ses
compatriotes arrivent pour être de la partie: il y a des gens qui
jurent par Frédéric qu'ils seront battus. Mais voilà bien du monde
à battre; et à force de tuer et d'être tué, il ne restera bientôt
plus personne. J'ai bien peur encore que pour éclaircir le genre
humain, le duc de Cumberland, renforcé de quelques Prussiens,
n'aille faire, la baïonnette au bout du fusil, des propositions à
l'armée française, qui s'avance pour le bien de la paix.
Je crois, madame, Dieu me pardonne, qu'il y a des troupes
de Votre Altesse sérénissime dans l'armée hanovrienne ; en ce
cas, madame, voilà mon cœur partagé entre ma fringante patrie
et la Thuringe. Je n'ai qu'à souhaiter que tout le monde retourne
chez soi honnêtement. Je plains seulement ce gros fiscal de l'Em-
pire, qui a perdu à tout cela son papier et son encre. Plût à Dieu
qu'il n'y eût que de l'encre de perdue! La race humaine est bien
méchante et bien malheureuse; mais il faut l'aimer en faveur
de Votre Altesse sérénissime, de votre auguste famille et de la
reine des cœurs. Daignez, madame, accepter mon profond res-
pect.
3301. - A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Monrion, 26 mai.
Feu l'amiral Byng vous assure de ses respects, de sa recon-
naissance, et de sa parfaite estime ; il est très-sensible à votre
procédé, et meurt consolé par la justice que lui rond un si géné-
reux soldat, so gênerons a soldicr; ce sont les propres mots dont il
a chargé son exécuteur testamentaire; je les reçois dans le mo-
Ax\NÉE 17 37. 213
mcnl, en arrivant à Monrion, avec les pièces inutilement justifi-
catives de cet infortuné.
C'est là, mon héros, tout ce que je puis vous dire de l'Angle-
terre, où les amis et les ennemis de l'amiral Byng rendent justice
à votre mérite.
Je crois qu'on ne se doutait pas, en France, de la campagne à
la Turenne que fait le roi de Prusse. Faire accroire aux Autri-
chiens qu'il demande des palissades, sous peine de l'honneur et
de la vie, pour mettre Dresde hors d'insulte ; entrer en Bohême
par quatre côtés, à la mémo heure ; disperser les troupes enne-
mies, s'emparer de leurs magasins; gagner une victoire signalée ^
sans laisser aux Autrichiens le temps de respirer! vous avouerez,
monseigneur, vous qui êtes du métier, que la belle campagne du
maréchal de ïnrenne ne fut pas si belle. Je ne sais jusqu'à quel
point de si rapides progrès pourront être poussés; mais on pré-
tend qu'il envoie vingt mille hommes au duc de Cumberland, et
que bientôt on verra les Prussiens se mesurer contre les Français.
Tout ce que je sais, c'est qu'il en a toujours eu la plus forte
envie. S'il y a une bataille, il est à croire qu'elle sera bien meur-
trière.
Parmi tant de fracas, conservez votre bonne santé et votre
humeur. Daignez, monseigneur, ne pas oublier les paisibles
Suisses, et recevez avec votre bonté ordinaire les assurances de
mon tendre et profond respect. V,
3302. — A M. TRONCHIN, DE LYON 2.
Monrion, 29 mai.
Je vois que je ne serai instruit du sort de mon petit traité
avec l'Altesse électorale palatine qu'à la fin de juin : cela sera
plus commode pour les comptes. J'ai reçu aujourd'hui une lettre
fort agréable de l'électeur, mais qui me renvoie pour les calculs
à son 3Ioras, et son Moras n'a point encore fini. Le roi de Prusse
va un peu plus vite eu besogne ; on prétend qu'il administrera
bientôt les finances de Vienne, comme celles de Saxe. J'augure
assez mal de tout ceci, et je ne serai point surpris s'il arrive
malheur à notre brillante armée, qui manque de pain.
1 . Celle du 6 mai.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
CORHl-SIHJNDAXCl-
3303. — A MADAMF DE FONTAINE.
Aux Délices, 31 mai.
.Te VOUS «lirai crnbord, ma clicro nièco, qno vous avoz udg
santé (l'allilrlc, dont je vous fais de très-sincères compliments;
et (\uo si jamais votre vieux malint^re d'oncle se porte aussi i)ien
que vous, il viendra vous trouver à Ilornoy : ensuite vous sau-
rez que M"" Denis était chargée d'envoyer trois cents livres à
Daumart, dans sa province du Maine, quand il a débarqué chez
vous, lui, son fils, et deux bidets. ,Ie vous prie de lui dire que
je lui donnerai trois cents livres tous les ans, à commencer à
la Saint-.Iean prochaine. Je vous enverrai un mandat à cet effet
sur M. Delaleu, ou vous pourrez avancer cet argent sur les reve-
nus du pupille, et sur la rente qu'il me fait : cela est à votre
choix, j'ignore ce qui convient au jeune Daumart^ ; je sais seu-
lement que cent écus lui conviendront. Trouvez bon que je m'en
tienne à cette disposition, que j'avais déjà faite.
M""' Denis embellit tellement le lac de denève qu'il reste peu
de chose pour les arrière-cousins. Quant à ma bâtarde ûcFanimc,
son protecteur, M. d'Argental, vous dira (pie je ne prétends pas
que cette amoureuse créature se produise sitôt dans le monde.
M"'" de Pontbieu- y l'ait un si grand rôle, et ses compagnes se
présentent avec tant d'empressement, (|iril faut ne se pas pro-
diguer. Quand même la pièce vaudrait ipichpie chose, ce ne
serait pas assez de donner du bon, il faut le donner dans le bon
temps.
A vous mainlenanl, monsieur le capitaine des chariots de
guerre de Cyruss. Vous pouvez être sûr que je n'ai jamais écrit
de ma vie à M. le maréchal d'Étrées, et ([ue, s'il a été instruit de
notre invention guerrière, ce ne peut être que par le ministère.
J'aurais souhaité, pour vous et pour la France, que mon petit
char eût été employé : cela ne coûte pres({ue point de frais; il
faut peu d'hommes, peu de chevaux; le mau\ais succès ne peut
mettre le désordre dans une ligue; quand le canon ennemi fra-
casserait tous vos chariots, ce qui est bien difficile, qu'arriverait-
il?ils vous serviraient de rempart, ils embarrasseraient la marche
1. Arrière-cousin maternel de Voltaire.
2. Adèle de Ponlhieu, iragédic de La Place, représentée pour la première fois
le 28 avril 1757.
3. Le marquis de Florian.
ANNÉE 17 57. 2i5
de l'ennemi qui viendrait à vous. En un mot, cette machine peut
faire beaucoup de bien, et ne peut faire aucun mal :je la regarde,
après l'invention de la poudre, comme l'instrument le plus sûr
de la victoire.
Mais, pour saisir ce projet, il faut des hommes actifs, ingé-
nieux, qui n'aient pas le préjugé grossier et dangereux du train
ordinaire. C'est en s'éloignant de la route commune, c'est en
faisant porter le dîner et le souper de la cavalerie sur des cha-
riots, avant qu'il y eût de l'herbe sur la terre, que le roi de Prusse
a pénétré en Bohême par quatre endroits, et qu'il inspire la ter-
reur.
Soyez sûr que le maréchal de Saxe se serait servi de nos chars
de guerre.
Mais c'est trop parler d'engins destructeurs, pour un pédant
tel que j'ai l'honneur de l'être.
On a imprimé dans Paris une thèse de médecine où l'on traite
notre Esculape-Tronchin de charlatan et de coupeur de bourse.
Il y a répondu par une lettre au doyen ^ de la faculté, digne d'un
grand homme comme lui. Il y répond encore mieux par les cures
surprenantes qu'il fait tous les jours.
Une jeune fille fort riche a été inoculée ici par des ignorants,
et est morte. Le lendemain vingt femmes se sont fait inoculer
sous la direction de Tronchin, et se portent bien.
Je vous embrasse tous du meilleur de mon cœur.
3364. — A M. THIERIOT.
A Monrion, 2 juin.
Je reçois, mon ancien ami, votre très-agréable lettre du 25 de
mai dans mon petit ermitage de Monrion, auquel je suis venu
dire adieu. On joue si bien la comédie à Lausanne, il y a si bonne
compagnie, que j'ai fait enfin l'acquisition d'une belle maison ^
au bout de la ville ; elle a quinze croisées de face, et je verrai
de mon lit le beau lac Léman et toute la Savoie, sans compter
les Alpes. Je retourne demain à mes Délices, qui sont aussi gaies
en été que ma maison de Lausanne le sera en hiver. M-^^ Denis
a le talent de meubler des maisons et d'y faire bonne chère, ce
qui, joint à ses talents de la musique et de la déclamation, com-
1. Winslow était doyen d'âge en 1757.
2. Cette maison est située, à Lausanne, rue du Grand-Cliêne, n» 6, en montant
à gauche, du côté delà promenade de Montbenon. (Cl.)
21G COllRESPONDAXCE.
pose une nièce qui fait Je l)onlieur de ma vie. Je ne vous dirai
pas :
Omitte miiaii beatœ
Fiiniuni cl opes sircpitumque Romae,
(HOR., lib. ni, od. xxii, V. 11-1-2.)
car vous êtes trop admirator Romx et prœstantissimx Monlmo-
renciae.
Ne manquez pas, je vous prie, à présenter mes très-sensil)les
remerciements à M"" la comtesse de Sandwich. 11 faut qu'elle
sache que j'avais connu ce pauvre amiral Byngà Londres \ dans
sa jeunesse; j'imaginais que le témoignage de M. le maréchal de
iJicJielieu en sa laveur pourrait être de quelque poids. Ce témoi-
gnage lui a fait honneur, et n'a pu lui sauver la vie. Il a chargé
son exécuteur testamentaire de me remercier, et de me dire
qu'il mourait mon obligé, et qu'il me priait de présenter à M. de
Richelieu, qu'il appelle a gênerons soldier, ses respects et sa re-
connaissance. J'ai reçu aussi un Mémoire justificatif très-ample,
qu'il a donné ordre en mourant de me faire parvenir. Il est mort
avec un courage qui achève de couvrir ses ennemis de honte.
Si j'osais m'adresser à M'"" la duchesse d'Aiguillon-, je la
prierais de venger la mémoire du cardinal de Richelieu du tort
qu'on lui fait on atlrii)uant le Testament politique. Si elle voulait
faire taire sa belle imagination, et écouter sa raison, qui est en-
core plus belle, elle verrait combien ce livre est indigne d'un
grand ministre. Qu'elle daigne seulement faire attention à l'état
où est aujourd'hui l'Europe; qu'elle juge si un homme d'État,
qui laisserait un testament politique à son roi, oublierait de lui
parler du roi de Prusse, de Marie-Thérèse, et du duc de Hanovre.
\oilà pourtant ce qu'on ose imputer au cardinal de Richelieu.
On avait alors la guerre contre l'empereur, et l'armée du duc de
Weimar était l'objet le plus important. L'auteur du Testament
politique n'en dit pas un mot, et il parle du revenu de la Sainte-
Cbapclle, et il propose de faire payer la taille au parlement. Tous
les calculs, tous les faits, sont faux dans ce livre. Qu'on voie avec
quel mépris en parle Aubery, dans son Histoire du cardinal Mazarin.
Je sais (pi'Aubery est un écrivain médiocre et un h\che llatteur;
mais il était fort instruit, et il savait bien que le Testament poli-
tique n'était pas du grand et méchant homme à qui on l'attribue.
1. De 1 726 à 1728.
2. Voyez tome XXXIII, page 406.
ANNÉE 17 57. 217
Présentez, je vous prie, mes applaudissements et mes remer-
ciements à Gamache le riche S qui lait de si belles noces. Il donne
de grands exemples, qui seront peu imités peut-être par ses cin-
quante-neuf confrères. Je suis très-flatté que mon fatras histo-
rique ne lui ait pas déplu. Il est bon juge en prose comme eu
vers, par la raison qu'il est bon faiseur. Son suffrage m'encou-
ragera beaucoup à fortifier cet Essai de bien des choses qui lui
manquent. Les Cramer se sont trop pressés de l'imprimer. On ne
sait pas à quel point le genre humain est sot, méchant, et fou ;
on le verra, s'il plaît à Dieu, dans une seconde édition.
Vous me dites que cet Essai a trouvé grâce devant M'"*"' d'Ai-
guillon et de SandAvich. La dernière est sans aucun préjugé, la
première n'en a que sur le grand-oncle de son oncle; elle devrait
bien m'en croire sur ce maudit Testament. J'ai examiné tous les
testaments, j'y ai passé ma vie, je sais ce qu'il en faut penser.
Ce qu'on m'avait dit de l'atroce- est une mauvaise plaisanterie
qu'on a voulu faire à deux bonnes gens à qui on prétendait faire
accroire qu'ils devaient pleurer sur leur patriarche; mais ils l'ont
abandonné comme les autres. Nos calvinistes ne sont point du
tout attachés à Calvin. Il y a ici plus de philosophes qu'ailleurs.
La raison fait, depuis quelque temps, des progrès qui doivent
faire trembler les ennemis du genre humain. Plût à Dieu que
cette raison pût parvenir jusqu'à faire épargner le sang dont on
inonde l'Allemagne ma voisine!
P. S. J'arrive aux Délices. Il faut que je vous dise un mot de
Jeanne. Je vous répète que cette bonne créature n'est connue de
personne; elle nous amusera sur nos vieux jours. Je n'y pense
guère à présent. Il faut songer à son jardin et au temporel. Mal-
heureusement, cela prend un temps bien précieux. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
3365. — A M. ÏRONCHIN, DE LY0N3.
Aux Délices, 4 juin.
Je ne suis pas fâché que les Anglais soient punis en Hanovre.
Ils ont été assassins en Amérique, pirates sur mer, receleurs sur
le Gange. Ils méritaient bien quelque petit châtiment. Pour les
1. Gamache le riche, l'un des personnages du. Don Quichotte, désigne ici Leriche
de La Popelinière, qui, tous les ans, mariait quelques jeunes filles, et les grati-
fiait d'une légère dot. (B.)
2. Voyez lettre 3340.
3. Revue suisse, 1855, page 409.
218 CORRESPONDANCE.
afTaires de Boliêmo, jo les crois dans le plasp;rand délahremont.
On est consterné à Vienne'. Je crois comme vous que le maréchal
de Richelieu pourra bien aussi avoir son armée. La France, en ce
cas, aura trois généraux au lieu d'un. Il y a des gens qui préten-
dent qu'un est plus que trois dans cette arithmétique. Ce qui est
sûr, c'est que la France perdra quelques hommes, et prodigieu-
sement d'argent par sa guerre sur terre et sur mer, et que jamais
on n'a fait les choses à plus grands frais.
33GG. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 4 juin.
Ma conscience m'oblige, monseigneur, de aous présenter les
remontrances de mon parlement : ce parlement est le parterre. Je
suis assassiné de lettres qui disent que Lekain est le seul acteur
qui fasse plaisir, le seul qui se donne de la peine, et le seul qui
ne soit pas payé. On se plaint de voir des moucheurs de chan-
delles qui ont part entière, dans le temps que celui qui soutient
le théâtre de Paris n'a qu'une demi-part. On s'en prend à moi;
on dit que vous ne faites rien en ma faveur, et on croit que je ne
vous demande rien ; cependant, je demande avec instance. Je
conviens que Baron avait un plus bel organe que Lekain, et de
plus beaux yeux; mais Baron avait deux parts; et faut-il que
Lekain meure de faim, parce qu'il a les yeux petits et la voix
quelquefois étouffée? Il fait ce qu'il peut; il fait mieux que les
autres : les amateurs font des vers à sa louange; mais il faut
que son métier lui procure des chausses; il n'a que la moitié
d'un cothurne, je vous conjure de lui donner un cothurne tout
J'aimerais mieux vous écrire en faveur de quelque Prussien
que vous auriez fait prisonnier de guerre vers Magdebourg; mais
puisqu'il présent vous êtes occupé d'emplois pacifiques, souffrez
que je vous parle en faveur d'Orosmane,de Mahomet, et de Gengis-
kan. Les /(/ms doivent-ils laisser mourir de faim les héros? On
dit que vos chevaux manquent de fourrages en Vestphalie, et qu'on
leur donne du jambon. Pour Dieu, faites donner à dîner à Lekain,
tout laid qu'il est.
Vous avez dû recevoir les dernières volontés de l'amiral Byng :
les miennes sont que je vous serai attaché tout ma vie avec le
plus tendre respect.
1. Les Autrichiens avaient perdu contre Frédéric la bataille de Prague, le
6 mai 1757.
ANNÉIÎ 1757. 219
3367. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, près de Genève, 4 juin.
Que Dieu protège Marie, et qu'il vous rende sœur Brumatli !
Ne soyez pas surprise, madame, que Frédéric ait eu tant d'avan-
tage sur l'Irlandais^ Brown et sur le prince Charles. Le Conseil
(les Rats- est délniit parle chat Raminagrobis^ Si le maréchal
d'Étrées* ne prévient pas le duc de Cumberland, soyez sûr que
le Raminagrobis enverra vingt mille de ces grands coquins qui
tirent sept coups par minute, et qui, étant plus grands, plus ro-
bustes, mieux exercés que nos petits soldats, et de plus, ayant
des fusils d'une plus grande longueur, auront autant d'avantage
avec la baïonnette qu'avec la tiraillerie.
Que faire à tout cela, madame? Cultiver son champ et sa
vigne, se promener sous les berceaux qu'on a plantés, être bien
logé, bien meublé, bien voiture, faire très-bonne chère, lire de
bons livres, vivre avec d'honnêtes gens au jour la journée, ne
penser ni à la mort, ni aux méchancetés des vivants. Les fous
servent les rois, et les sages jouissent d'un repos précieux. Mille
tendres respects, \. ^
3368. — A DOM FANGE 6,
A SÉNONES.
Aux Délices, 14 juin.
J'admire la force du tempérament de monsieur votre oncle ;
elle est égale à celle de son esprit. Il a résisté en dernier lieu à
1. Ulj'sse-Maximilien, comte de Brown, était d'origine irlandaise, il est vrai;
mais il naquit à Bâle en ITO-"».
2. La Fontaine, liv. II, fable ir.
3. La Fontaine, liv. XU, fables v et xxv.
4. Louis-César Le Tellier, comte d'Étrées, né en 169o, mort en 1771, gagna, le
26 juillet 17Ô7, sur le duc de Cumberland, la bataille de Hastembeck.
5. Dans le catalogue des autographes vendus le 17 avril 1880, sous le n" 116^
une lettre de Wilhelmine de Prusse à Voltaire est décrite ainsi :
« L. a. s., en français; 12 juin 1757, 2 p. 1/2 in-i", cachet. Très-légère déchi-
rure par la rupture du cachet.
« Magnifique lettre où elle fait le plus grand éloge de son frère. « J'ai écrit
« au roi ce que vous me mandez sur son sujet. Il est difficile de le connaître sans
« l'aimer ei sans s'attacher à lui. Il est du nombre de ces phénomènes qui ne
'< paraissent tout au plus qu'une fois dans un siècle...»
G. C'est ainsi que ce nom est écrit à la page 457 de la Vie du très-révérend
220 CORRESPONDANCE.
une maladie à laquelle toiito autre conslitution eût succombé.
Personne au monde n'est plus digne d'une longue vie. Il a em-
ployé la sienne à nous fournir les meilleurs secours pour la con-
naissance do l'antiquité. La plupart de ses ouvrages ne sont
pas seuloment de bons livres, ce sont des livres dont on ne peut
se passer. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien lui dire qu'il
n'y a personne au monde qui ait pour lui plus d'estime que moi.
3300. — \ M. LE M.VUÉGIIAL DUC DE HIC H ELI EU.
Aux Délices, 18 juin.
Il est bien vrai que mon cher d'Argental, le grand amateur du
tripot, devait montrer à mon héros certain histrionage; mais vrai-
ment, monseigneur, vous avez d'autres troupes à gouverner que
celle de Paris, et ce n'est pasle temps de vous parler de niaiseries.
Je voudrais bien pouvoir faire incessamment un petit voyage
vers l'Alsace ou dans le Palatinat. Je n'aime plus à voyager que
pour avoir la consolation de voir mon héros; mais vous ne sauriez
croire combien je suis devenuvieux. Toutes mes misères ontaug-
menté, et un apothicaire est beaucoup ])lus nécessaire à mon
être qu'un général d'armée. J'espère cependant que les grandes
passions, qui font faire de grands efforts, me donneront du
courage.
Donnez-vous le plaisir, je vous en prie, de vous faire rendre
compte par Florian^ de la machine dont je lui ai confié le des-
sin. Il l'a exécutée; il est convaincu qu'avec six cents hommes et
six cents chevaux on détruirait en plaine une armée de dix mille
hommes.
Je lui dis mon secret au voyage qu'il fit aux Délices l'année
passée. 11 en parla à M. d'Argcnson, qui fit sur-le-champ exécuter
le modèle. Si cette invention est utile, comme je le crois, à qui
peut-on la confier qu'à vous ? Un homme à routine, un homme
ù vieux préjugés, accoutumé à la tiraillerie et au train ordinaire,
n'est pas notre fait. Il nous faut un homme d'imagination et de
génie, et le voilà tout trouvé. Je sais très-bien que ce n'est pas à
moi de me mêler de la manière la plus commode de tuer des
hommes. Je me confesse ridicule ; mais enfin, si un moine-, avec
père dom Augustin Calmet, abbé de Senones : 1762, in-S". Cette Vie est de dom
Augustin Fange, son neveu, qui était né au commencement du xviii'' siècle. (B.)
1. Voyez lettre 3355.
2. Voyez tome XII, page 19.
ANNÉE 17o7. 221
du charbon, du soufre, et du salpêtre, a changé l'art de la guerre
dans tout ce vilain globe, pourquoi un barbouilleur de papier
comme moi ne pourrait-il pas rendre quelque petit service in-
cogiiilo? Je m'imagine que Florian vous a déjà communiqué cette
nouvelle cuisine. J'en ai parlé à un excellent officier qui se meurt,
et qui ne sera pas par conséquent à portée d'en faire usage. Il ne
doute pas du succès ; il dit qu'il n'y a que cinquante canons, tirés
bien juste, qui puissent empêcher l'effet de ma petite drôlerie, et
qu'on n'a pas toujours cinquante canons à la fois sous sa main
dans une bataille.
Enfin j'ai dans la tête que cent mille Romains et cent mille
Prussiens ne résisteraient pas. Le malheur est que ma machine
n'est bonne que pour une campagne, et que le secret connu de-
vient inutile ; mais quel plaisir de renverser à coup sûr ce qu'on
rencontre dans une campagne ! Sérieusement, je crois que c'est
la seule ressource contre les Vandales victorieux. Essayez, pour
voir, seulement deux de ces machines contre un bataillon ou un
escadron. J'engage ma vie qu'ils ne tiendront pas. Le papier me
manque; ne vous moquez point de moi ; ne voyez que mon tendre
respect et mon zèle pour votre gloire, et non mon outrecuidance,
et que mon héros pardonne à ma folie.
3370.— A MADABIE DE FONTAINE,
Le .. juin.
Votre idée, ma chère nièce, de faire peindre de belles nudités
d'après iXatoire^ et Boucher, pour ragaillardir ma vieihcsse, est
d'une Ame compatissante, et je suis reconnaissant de cette belle
invention. On peut aisément, en effet, faire copier à peu de frais ;
on peut aussi faire copier, au Palais-Royal, ce qu'on trouvera de
plus beau et de plus immodeste. M. le duc d'Orléans accorde cette
liberté. On peut prendre deux copistes au lieu d'un. Si par hasard
quelque brocanteur de vos amis avait deux tableaux, je vous
prierais de les prendre, ce serait autant d'assuré.
Vous ornerez ma maison du Chêne - comme vous avez orné
des Délices. La maison du Chêne est plus grande, plus régulière-
elle a même un plus bel aspect ; mais c'est le palais d'hiver, c'est
1. Charles Natoire, né à Nîmes en 1700, est mort en 1777; François Boucher,
né à Paris en 1704, est mort en 1770.
2. A Lausanne.
ti'i COKRHSPONDANCE.
pour lo temps do nos spcctaclos; les DcMicos sont pour le temps
des Jlf'urs cl des IViiits. Ce n'est pas mal partager sa A'ie pour un
malingre.
M. ïronchin dit que vous ôtes fort contente de votre santé,
et se vante toujours de la mienne; mais c'est une gasconnade.
Votre sœur est actuellement tout occupée des meubles pour
la maison du Cliéne. Elle insiste beaucoup sur une boule de
lustre qu'elle prétend vous avoir demandée. Elle sera occupée en
liiAcr de ses babits de tbéùtre. Nous espérons que vous viendrez
voir encore nos douces retraites : elles valent bien la vie de Paris,
quand on a passé le temps des premières illusions ; et, en vérité,
Paris n'a jamais été moins regrettable qu'aujourd'bui.
Je suis toujours en peine des succès du cbar assyrien ^ Il y a
certaines plaines dans le monde où il ferait un effet merveilleux.
Je m'y intéresse plus qu'à Fanime-.
Si vous voulez vous amuser, conduisez cette Fanime avec le
fidèle d'Argental. Encore une fois, tout ce que je souhaite, c'est
que M"" Clairon soit aussi touchante dans ce rôle que Ta été
M"" Denis, Si la pièce est bien jouée, elle pourra amuser votre
Paris, tout autant que l'histoire de wonstewr ^ Damiens, que le par-
lement va donner au public en trois* volumes in-4".
Vous ferez comme il vous plaira avec Lekain et Clairon pour
l'impression, si on imprime cette élégie amoureuse on dialogues:
car, après tout, Fanime n'est que cela; mais de l'amour est quelque
chose.
Il y a donc un Pagnon"^ do moins sur le globe. Ces gros petits
crapoussins-là s'imaginent qu'il n'y a qu'à boire et manger; ils
crèvent comme des mouches, et nous maigrelets, nous vivons.
Vivez, aimoz-moi. Mille compliments à frère, à fils, au con-
ducteur du char d'Assyrie.
Bonjour.
1. Voyez leUre 3252.
2. Voltaire a donné à la môme pièce les titres de Zulime, Fatùmc, Mcdiine.
3. Voyez une note de la lettre 33i7.
l. Les Pièces originales du procès fait à Damiens, publiées, en 17^7, par Le
15reton, lirefiicr criminel du parlement de Paris, sont en un vol. in-4", et en quatre
vol. in- 12.
5. Son vrai nom était l'aiijnun. Ce membre de la famille, dont il est question
dans la lettre 795, était secrétaire du roi depuis 1722.
ANNÉE 1757. 223
3371. — A M. JEAN SCHOUVALOW i
CHAMBELLAN DE l'i M PÉ li A TR IC E UE RUSSIE, A MOSCOC.
Aux Délices, 24 juin.
Monsieur, j'ai reçu les cartes que Votre Excellence a eu la bonté
de m'envoyer. Vous prévenez mes désirs, en me facilitant les
moyens d'écrire une Histoire de Pierre le Grand, et de faire con-
naître l'empire russe. La lettre dont vous m'honorez redouble
mon zèle, La manière dont vous parlez notre langue me fait
croire que je travaillerai pour mes compatriotes, en travaillant
pour vous et pour votre cour. Je ne doute pas que Sa Majesté
l'impératrice n'agrée et n'encourage le dessein que vous avez formé
pour la gloire de son père.
Je vois avec satisfaction, monsieur, que vous jugez comme
moi que ce n'est pas assez d'écrire les actions et les entreprises
en tout genre de Pierre le Grand, lesquelles, pour la plupart,
sont connues : l'esprit éclairé, qui règne aujourd'hui dans les
principales nations de l'Europe demande qu'on approfondisse
ce que les historiens effleuraient autrefois à peine.
On veut savoir de combien une nation s'est accrue; quelle
était sa population avant l'époque dont on parle ; quel est, depuis
cette époque, le nombre de troupes régulières qu'elle entretenait,
et celui quelle entretient; quel a été son commerce, et comment
il s'est étendu ; quels arts sont nés dans le pays ; quels arts y ont
été appelés d'ailleurs, et s'y sont perfectionnés ; quel était à peu
près le revenu ordinaire de l'État, et à quoi il monte aujourd'hui;
quelle a été la naissance et le progrès de la marine ; quelle est la
proportion du nombre des nobles avec celui des ecclésiastiques
et des moines, et quelle est celle de ceux-ci avec les cultiva-
teurs, etc.
On a des notions assez exactes de toutes ces parties qui com-
posent l'État, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne;
mais un tel tableau de la Russie serait bien plus intéressant,
parce qu'il serait plus nouveau, parce qu'il ferait connaître une
1. Il y a deux Schowalow, ouplutôt Schouvalow, également correspondants de
Voltaire, qu'ils sont allés tous deux voira Ferney : l'oncle Jean Schouvalow, et le
comte André Schouvalow, le neveu, auteur de VÊpitre à IS'inon. Il s'agit, dans
toute la partie de la correspondance qui va suivre, de Jean Schouvalow-, qui fut
le favori d'Elisabeth, et non de Catherine II. Voyez V Intermédiaire des cher-
clieurs et des curieux, du 30 septembre 1864, page 240.
224 COKilESlMj.NDA.NCl'.
monarchie dont les autres nations n'ont pas des idées Jjien
justes, parce que enfin ces détails pourraient servir à rendre
Pierre le Grand, l'impératrice sa fille, et votre nation, et votre
gouvernement, plus respectables. La réputation a toujours été
comptée parmi les forces véritables des royaumes. Je suis bien
loin de me flatter d'ajouter ù cette réputation : ce sera vous,
monsieur, qui ferez tout en m'envoyant les mémoires que vous
voulez bien me faire espérer, et je ne serai que l'instrument
dont vous vous servirez pour travailler à la gloire d'un grand
homme et d'un grand empire.
Je vous avoue, monsieur, que les médailles sont de trop\ Je
suis confus de votre générosité, et je ne sais comment m'y
prendre pour vous en témoigner ma reconnaissance. Je sens tout
le prix de votre présent ; mais un présent non moins cher sera
celui des mémoires qui me mettront nécessairement en état de
travailler à un ouvrage qui sera le vôtre.
3312. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA^.
Aux Délices, près de Genève, 2i juin, par Lyon et Strasbourg,
chemin un peu long.
Madame, ce sont les lettres dont Votre Altesse sérénissime
m'honore, qui sont charmantes. Vous ressemblez aux déesses
d'Homère qui, selon M""^ Dacier, adoucissent le ton sévàx des
combats. II me semble que votre esprit est, comme vos États, tran-
quille au milieu des agitations publiques.
Le meilleur des mondes possibles est bien vilain depuis deux
ans ; mais il y a longtemps qu'il est sur ce pied-là. Cette nouvelle
secousse n'approche pas encore de celles des siècles passés ; mais
avec le temps on pourra parvenir à égaler toutes les misères et
toutes les horreurs des temps les plus héroïques. Il y aurait
bien du malheur si des armées prussiennes, autrichiennes, rus-
siennes, hanovriennes, françaises, etc., ne ruinaient pas au
moins une cinquantaine de villes, ne réduisaient à la mendicité
quelcfue cinquante mille familles, et ne faisaient périr quatre
ou cinq cent mille hommes. Voilà déjà le quart de Prague en
cendres. On ne peut pas dire encore : Tout est bien; mais cela ne
va pas nuil, et avec le temps l'optimisme sera démontré. Je ne sais
cependant, madame, qui je dois féliciter davantage, ou ceux qui
1. Voyez lettre 3320.
2. Éditeurs, Bavou.v et Franrois.
ANNÉE 1737. 225
sont écrasés par des bombes avec leur femme et leurs enfants,
ou ceux que la nature condamne à souffrir toute leur vie, et qui
sont entre les mains des médecins pour achever leur belle des-
tinée. J'ai l'honneur d'être du nombre des derniers, et sans cela
j'aurais la consolation d'écrire plus souvent à Votre Altesse séré-
nissime.
J'ai quelque envie de vivre, madame, pour voir le dénoû-
ment de toute cette grande tragédie, qui n'en est encore qu'au
second acte. Mais je voudrais vivre surtout pour me mettre à vos
pieds: car, quand même ce monde ne serait pas le meilleur des
mondes, votre cour est assurément pour moi la meilleure des
cours possibles. Je ne sais, madame, aucune nouvelle dans ma
retraite : tant mieux quand il n'y en a point, car la plupart des
nouvelles publiques sont des malheurs. Je suis toujours dans
cette maison de campagne qui m'est chère par le nom du prince
qui l'a occupée. J'y fais des vœux pour la prospérité de Votre
Altesse sérénissime, et pour toute votre auguste maison. Je pense
souvent à la grande maîtresse des cœurs, et, faute de papier, je
finis avec un profond respect.
3373. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 23 juin.
Mon cher ange, je serais bien homme à courir à Plombières
pour y faire ma cour à la moitié de mon ange; mais pourquoi
M'"« d'Argental met-elle son salut dans des eaux? Le grand Tron-
chin prétend qu'elles ne valent rien, et que la nature n'a point
fait nos corps pour s'inonder d'eaux minérales. M"'" de Muy, qui
était mourante, est venue dans notre temple d'Épidaure, et s'en
est retournée jeune et fraîche. C'est le lac qui est la fontaine de
Jouvence; ce n'est pas le précipice de Plombières.
Vous n'allez donc point aux eaux! Vous jugez à Paris, vous y
voyez des Iphigénie^ et des Astarbé^ ; mais, je vous en conjure,
mettez au cabinet les F anime, ou du moins ne donnez cette nour-
riture légère qu'en temps de disette.
Je doute fort que mon héros passe par Plombières pour aller
se battre en Allemagne ; cela n'aurait pas bon air pour un géné-
ral d'armée. Il faut qu'un htros se porte bien, et ne prenne ni ne
1. Iphigénie en Tauride, jouée avec un grand succès le 4 juin, est de Claude
Guimond de La Touche, né en 1723, mort en 17G0.
2. Tragédie de Colardeau, représentée le 27 février 1758.
39. — Correspondance. VII. 15
226 COllRESPONDANCn.
lasse semblant de prondrc les eaux; mais, s'il y va, il sera le
second objet de mon voyage. Ce sera api)aiemment sur la fin
d'août, à la seconde saison, que M"'" d'Argcntal ira boire. Je me
flatte que ma santé, toute faible qu'elle est, mes travaux qui ne
sont que petits, et les soins de la campagne, me permettront cette
excursion hors de ma douce retraite.
Je n'ai point encore reçu la Vie de monsieur Damiens dont vous
m'aviez flatté, mais je viens d'en lire un exemplaire qu'on m'a
prêté. L'ouvrage est bien ennuyeux ; mais il y a une douzaine de
traits singuliers qui sont assez curieux : au bout du compte, cet
abominable homme n'était qu'un fou.
Vous n'êtes pas trop curieux, je crois, de nouvelles allemandes;
et comme vous ne m'en dites jamais de françaises, je devrais
vous épargner mes rogatons tudesques. Cependant je veux bien
que vous sachiez que, dans la pauvre armée du comte de Daun,
il y a treize mille hommes qui n'ont ni culottes ni fusils, et que
l'impératrice leur en fait faire à Vienne. En attendant, ils
montrent leur cul au roi de Prusse; mais il y a cul et cul. A
l'égard de ceux qui sont dans Prague, mal nourris de chair de
cheval, je ne sais pas ce qu'on en fera. Il n'y a pas d'apparence
que le prince Charles imite la retraite des dix mille du maréchal
de BcUe-Islc. Le pain n'est pas à bon marché dans votre armée
de Vestphalie. Vous me croyiez un auteur tragique i, et je ne
suis qu'un gazetier. Mon très-cher ange, je vous aime de tout
mon cœur, et je me dépite bien souvent d'être si loin de vous.
337i. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 2 juillet.
Qui! moi, que je me donne avec mon héros le ridicule do
parler de ce qui n'est pas de mon métier? Non assurément, je
n'en ferai rien. Si vous avez envie d'avoir le modèle en question,
envoyez vos ordres. Faites prier de votre part, ou Florian -, on
Montigny^ de l'Académie des sciences, de venir chez vous. Tous
deux ont travaillé à cette machine. Elle est toute prête. C'est à
mon hcros à en juger, et ce n'est pas à moi chétif à l'ennuyer
1. La Correspondance littéraire de Grimm et Diderot, en mai 17."»', parle d'uni'
tragédie de Saladin, dont s'occupait, disait-on, Voltaire; mais il n'en exist.
aucune trace.
2. Voyez lettre 3252.
3. Voyez ci-dessus, lettre 3097.
ANNÉE 1757. 227
par des explications qui ne donnent jamais une idée nette. Il
n'y a que les yeux qui puissent bien comprendre les machines.
Vous avez sans doute, monseigneur, tous les détails de la
bataille* donnée le 18 en Bohême, et de la sortie exécutée le 21
par le prince Charles. Il paraît qu'on peut battre les Prussiens
sans le secours d'une nouvelle machine. Mais, malgré les vingt-
deux postillons sonnant du cor à Vienne, et malgré les cent
bouches de la Renommée, on ne voit pas encore que les Prus-
siens aient évacué la Bohême. Ils paraissent encore être en force
au camp de Kollin et auprès de Prague.
Je voudrais, pour bien des raisons, que ce fût mon héros qui
les battît complètement. Ah! quelle consolation charmante ce
serait pour votre ancien courtisan, pour votre vieux idolâtre, de
vous voir avant et après vos triomphes! Je ne sais pas trop ce
que pourra mon corps malingre ; mais je réponds bien de mon
àme. Où ne me conduirait-elle pas pour vous faire ma cour?
J'irais partout, hors à Paris. J'imagine que vous ferez plus d'un
tour au delà du Rhin ; que vous verrez l'électeur palatin; que
vous passerez quelquefois dans la maison ^ de campagne qu'il
achève. Il m'honore de beaucoup de bontés. Ce ne sont pas les
caresses du roi de Prusse : il ne me baise pas la main, et il ne
met pas de soldats, la baïonnette au bout du fusil, au chevet du
lit de ma nièce ; mais il daigne me témoigner quelque confiance.
Je ne sais s'il ne serait pas mieux que j'allasse vous faire ma
cour dans ce pays-là que dans Strasbourg, où vous n'aurez pas
un moment à vous. J'aimerais mieux vous tenir un jour à la
campagne, que quatre dans une ville bruyante. Mais où ne
voudrais-je pas vous voir, vous entendre, vous renouveler mon
tendre et profond respect^ !
3375. — A M. TRONCHIN, DE LYON *.
G juillet ]7.'j7.
Corneille comparait Montauron à Auguste, J'ai envie de vous
comparer à Titus, car vous me faites tous les jours des plaisirs.
1. Celle de Kollin, perdue par Frédéric le 18 juin.
2. Celle de Schwetzingen, où Voltaire alla voir Charles-Théodore, en juillet
1758.
3. On trouve, sous le n" 34, page 309, dans les Lettres inédiles de Voltaire,
publiées par P. Dupont en 1826, une lettre du 4 juillet 1757, adressée à Marinon-
tel. Je la crois de Vaucanson, bien qu'elle soit signée Voltaire. (Cl.)
4. Revue suisse, 1855, page 409. Cette lettre, moins quelques phrases, a été
publiée par MM. de Cayrol et François comme adressée au conseiller Tronchin.
228 CORRESPONDANCE.
Je respecte fort ces nouvelles, mais si le prince Charles de Lor-
raine avait battu les Prussiens, pourquoi m'écrit-on de Vienne,
du U juin, qu'on est très-aini^'é qu'il soit sorti de Prague si tard
et si inutilement? Il y a bien des gens qui pensent que l'affaire
du 10 juin* est très-peu de chose ; que les Prussiens, après avoir
attaqué huit fois, se sont retirés en très-bon ordre ; qu'ils n'ont
pas perdu un gros canon, et que les prétendus étendards menés
à Vienne en triomphe ne sont que des enseignes de compagnies,
chaque compagnie ayant la sienne.
Les Autrichiens sont si étonnés de s'être défendus, et d'avoir
repoussé les Prussiens, qu'ils comptent ce premier avantage,
inouï parmi eux, pour une grande victoire. Ce n'est point avoir
vaincu que de ne pas poursuivre vivement son ennemi, et ne le
pas chasser du pays qu'il usurpe. C'est seulement ne pas avoir
été battu. Le temps nous apprendra si le succès du maréchal Daun
aura les suites qu'il doit avoir. Je ne croirai les Autrichiens
pleinement victorieux que quand ils rendront la Saxe à son
maître, et qu'on fera le procès au marquis de Brandebourg dans
F>erlin, Je ne doute pas qu'il ne soit condamné, selon les lois de
l'empire, s'il est malheureux, et qu'on ne donne l'électorat à son
frère. Je tremble cependant pour les vaisseaux du marquis Roux.
Quelque chose cependant qui arrive à ce marquis et à celui de
Brandebourg, je songe à vous faire manger des pêches, à vous
et à vos hoirs. Je vous fais cinq à six petits murs de refends
dans votre potager. Mais aussi, il faut que vous m'accordiez votre
protection auprès du portier des Chartreux, dont vous devez être
bien connu. J'ai besoin de cent pieds d'arbres du clos de ces
bons pères. Voyez, je vous prie, comment il faut s'y prendre. Il
sera beau qu'un huguenot mange les fruits des moines.
3376. — A M. D'ALEMBERT.
G juillet.
Voici encore ce que mon prêtre de Lausanne m'envoie. Ln
laïque de Paris qui écrirait ainsi risquerait le fagot; mais si, par
apostille, on certifie que les articles sont du premier prêtre* de
1. La bataille de Kollin, à la suite de laquelle le loi de Prusse, battu par le
maréchal Daun, et poursuivi par le priuce Charles de Lorraine, recula sur la mon-
tagne des Géants, après avoir levé le sièg:e de Prague, essaya vainement de dé-
fendre les délilcs pour garder ses communications avec la Saxe et la Silésie, et
fit sa retraite sur liautzen et Gorlitz.
2. Polier de Bottons.
ANNÉE 175 7. 229
Lausanne, qui prêche trois fois par semaine, je crois que les
articles poui-ront passer pour la rareté. Je vous les envoie écrits
de sa main, je n'y change rien ; je ne mets pas la main à Ten-
censoir.
Je vous conseille, mon illustre ami, de faire transporter sur
le trésor royal de Paris votre pension de Berlin. Si les choses
continuent du même train, je compte faire une pension au
roi de Prusse ; mais il me semble qu'on chante trop tôt vic-
toire.
3377. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 8 juillet.
Voilà encore de l'érudition orientale de mon prêtre : il est
infatigable. Vous avez sans doute quelque correcteur hébraïque?
Si tous les articles étaient dans ce goût, les libraires n'y trouve-
raient pas leur compte.
Il faut que je vous dise, mon cher et illustre philosophe, que
j'ai fait la recrue d'un jésuite. Il est venu à Genève pour se faire
guérir son estomac par Tronchin ; il ferait tout aussi bien de se
faire guérir de la rage de son fanatisme. Ne vous ai-je pas déjà
parlé de ce vieux fou? Il s'appelle Maire ^; il était théologien de
l'évêque de Marseille Belsunce. Je crois vous avoir déjà mandé
tout cela. Dieu me pardonne! Vous ai-je dit que ce capelan m'a
donné un mandement contre les déistes, composé par lui, Maire,
sous le nom de son évêque ? Vous ai-je dit avec quelle fureur il
déclame contre tous ceux qui croient un Dieu? Il attaque en cent
endroits M. Diderot; il lui reproche de croire en Dieu, avec une
amertume, avec un fiel si étrange! Il exhorte tous les Marseillais
à n'y point croire. Je ne sais encore si l'absurdité de ces gens-là
doit me faire pouffer de rire ou d'indignation. Pure vaut mieux;
mais il y a encore tant de sots que cela met en colère.
On prétend les affaires du roi de Prusse pires que jamais. On
dit qu'il lève en Silésie ce qu'ils appellent le quatrième homme,
et que ce quart des habitants ne veut pas se faire tuer pour lui ;
que les officiers désertent, qu'il en a fait arquebuser quarante.
Quel diable de Salomon! Mais peut-être que tout cela n'est pas
vrai. Intérim, vale.
1. Charles-Antoine Maire, mort en 1765.
230 COriKESPONDANCK.
3378. — A M. LE MARQUIS DE COURTIVRON.
Aux Délices, 12 juillet.
Moiisiour, vous savez qu'il laut pardonner aux malades; ils
ne remplissent pas leurs devoirs comme ils voudraient. Il y a
loni^teiiips (juc je vous dois les plus sincères remerciements de
votre lellre obligeante et instructive.
Je commence par vous prier de vouloir bien faire souvenir
de moi M. le comte de Lauraguais^; je ne savais pas qu'il fût
aussi cbiniistc. Le sujet de ses deux .Mémoires est bien curieux.
Non-seulement il est physicien, mais il est inventeur. On lui
devra une opération nouvelle.
A regard de Constantin, je vous répondrai (]ue, si je ne
m'étais pas imposé une autre tûche, celle-là me plairait beau-
coup; mais on serait obligé de dire des vérités bien hardies, et
de montrer la honte d'une révolution qu'on a consacrée par les
plus révoltants éloges.
II est vrai que, dans les états généraux, les députés de la
noblesse mettaient un moment un genou en terre ; il est vrai
aussi que les usages ont toujours varié en France : ce sont des
fantômes que le pouvoir absolu a fait disparaître.
Ce que vous me dites des chapitres de Bourgogne, de Lor-
raine, et de Lyon, fait voir que les usages de rempirc ont plus
longtemps subsisté que ceux de France. La Lorraine, la Comté,
et tout ce qui borde le Rhône, étaient terre d'empire.
A l'égard de la petite anecdote sur le premier président de
Mesmes-, il est très-vrai que l'abbé de Chaulieu le régala de ce
petit couplet :
Juge, qui te déplaces,
Courtisan berné,
f)es grands (juc tu lasses
Jouet obstiné,
Sur notre Parnasse
Le laurier d'Horace
T'est donc destiné.
1. Voyez tome V, papes 405 et 406.
2. Jean-Antoine de .Mesmes, né en 10(11, reçu à l'Acatlomic eu 1710, mort en
1723. D'Alembcrt, dans son Eloye du président de Mesmex, rapporte la pièce entière
dont Voltaire ne cite que sept vers, et l'attribue à J.-B. Rousseau, contre lequel
Danchet fit alors le couplet qu'on peut voir tome XXII, page 335.
ANNÉE i7o7. 234
Mais cela n'a rien de commun avec l'affaire de Rousseau*,
qui est un chaos d'iniquités et de misères, et l'opprobre de la
littérature.
Le dernier maréchal de Tessé est en effet un terme impropre,
c'est un anglicisme, the late marshalL J'étais Anglais alors, je ne
le suis plus depuis qu'ils assassinent nos officiers- en Amérique,
et qu'ils sont pirates sur mer ; et je souhaite un juste châtiment
à ceux qui troublent le repos du monde.
Ce que je souhaite encore plus, monsieur, c'est la continua-
lion de vos bontés pour votre très-humble, etc.
3379. — A M. DE GIDE VILLE.
Aux Délices, prôs du lac de Genève, i5 juillet.
Mon cher et ancien ami, j'ai l'air bien paresseux ; je ne vous
ai point remercié de la belle exposition de la tragédie d'Iphigènie
en Tauride, que vous m'avez envoyée. De maudites occupations
que je me suis faites emportent tout le temps. On sort fatigué
de son travail; on dit, j'écrirai demain : la mauvaise santé
vient encore affaiblir les bonnes résolutions, et on croupit long-
temps dans son péché. C'est là la confession de l'ermite des
Délices.
Je vous crois à présent dans vos Délices de Normandie, vers
les bords de votre Seine'. Vous y jugerez la famille d'Agamemnon
à la lecture, vous verrez si les vers sont bien faits, si on les retient
aisément, si l'ouvrage se fait relire : car c'est là le grand point,
sans lequel il n'y a pas de salut.
La tragédie qu'on joue en Bohême n'est pas encore à son der-
nier acte. La pièce devient très-implexe. J'espère que le vain-
queur de Malion* y jouera un beau rôle épisodique. Celui des
peuples, qui représentent le chœur, sera toujours le môme ; il
payera toujours la guerre et la paix, les belles actions et les sot-
tises.
On a cru d'abord le roi de Prusse perdu par la victoire du
comte de Daun, et par la délivrance de Prague ; mais il est encore
au milieu de la Uohéme, et maître du cours de l'Elbe jusqu'en
1. Voyez tome XXII, pages 333 et suiv.
2. L'assassinat de Jumonville, vers la fin de mai 17Ô4, auquel Voltaire fait
allusion, a fourni à Thomas le sujet d'un poëme publié par lui en 1759.
3. Launa}'.
4. Richelieu, le Jiéros de Voltaire.
232 CORKESPONDxVNXE.
Saxe. On croit qucnfin il succombera. Tous les chasseurs s'as-
semblent pour faire une Saint-Hubert à ses dépens. Français,
Suédois, Russes, se mêlent aux Autrichiens ; quand on a tant
d'ennemis, et tant d'efforts à soutenir, on ne peut succomber
qu'avec gloire. C'est une nouveauté dans l'histoire que les plus
grandes puissances de l'Europe aient été obligées de se liguer
contre un marquis de Brandebourg; mais avec cette gloire, il
aura un grand malheur: c'est qu'il ne sera plaint de personne.
Il ne savait pas, lorsque je le quittais que mon sort serait pré-
l'érable au sien. Je lui pardonne tout, hors la barbarie vandale
dont on usa avec M"" Denis. Adieu, mon cher ami. V.
3380. — A MADAME DE FONTAINE,
A PARIS.
Aux Délices, 18 juillet.
Ma chère nièce, mille amitiés à vous et aux vôtres. Que faites-
vous à présent? Il y a un an que vous étiez bien malade à mes
Délices, mais il paraît aujourd'hui que vous vous passez à mer-
veille du docteur. Êtes-vous à Paris? êtes-vous à la campagne?
allez-vous à IIornoi?vous amusez-vous avec le philosophe- du
grand conseil? Votre fils n'a-t-ilpas déjà six pieds de haut? Met-
tez-moi au fait, je vous en prie, de votre petit royaume. Quant à
celui de France, il me paraît qu'il fait grande chère et beau feu.
Il jette l'argent par Jes fenêtres; il emprunte à droite et à
gauche, à sept, h huit pour cent ; il arme sur terre et sur mer.
Tant de magnificence rend nos Normands de Genève cir-
conspects; ils ne veulent pas prêter à de si grands seigneurs ; et
ils disent que le dernier emprunt de quarante millions n etrenne
pas.
Pour vous, monsieur le grand écuyer de Cyrus, je crois que
vous avez montré la curiosité, la rareté de la tactique assyrienne
et persane à un moderne qui se moque quelquefois du temps
présent et du temps passé. Je m'imagine qu'à i)résent on croit
n'avoir pas besoin de machines pour achever la ruine de Luc\
Mais quand j'écrivis au héros de Malion qu'il fallait qu'il vît
1. Le 20 mars 17r>3.
'2. L'abbé Migiiot.
3. Ce mot, qui désigne le roi de Prusse, n'est, dit-on, qu'un .inagramme qui
rappelle les goûts du monarque. Wagniére cependant dit que Voltaire donnait le
nom de Luc à Frédéric, parce que ce monarque l'avait mordu comme un singe qui
s'appelait Luc. (B.)
ANNEE 17o7. 233
notre char d'Assyrie, on avait alors besoin de tout. Les clioses
ont changé du 6 de juin au 18; et on croit tout gagné parce
qu'on a repoussé Luc à la septième attaque. Les choses peuvent
encore éprouver un nouveau changement dans huit jours, et
alors le char paraîtra nécessaire; mais jamais aucun général
n'osera s'en servir, de peur du ridicule en cas de mauvais succès.
Il faudrait un homme absolu, qui ne craignît point les ridicules,
qui fût un peu machiniste, et qui aimât l'histoire ancienne.
Mandez-moi, je vous prie, quelque chose de l'histoire moderne
de vos amusements. Je vous embrasse tous de tout mon cœur,
Valete.
3381. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU'.
Aux Délices, 19 juillet.
Mon héros, c'est à vous à juger des engins meurtriers, et ce
n'est pas à moi d'en parler. Je n'avais proposé ma petite drôlerie
que pour les endroits où la cavalerie peut avoir ses coudées
franches, et j'imaginais que partout où un escadron peut aller
de front, de petits chars peuvent aller aussi. Mais puisque le vain-
queur de Malion renvoie ma machine aux anciens rois d'Assyrie,
il n'y a qu'à la mettre avec la colonne de Folard dans les archives
de Babylone, J'allais partir, monseigneur ; j'allais voir mon
héros; et je m'arrangeais avec votre médecin La Virottc -, que
vous avez très-bien choisi, autant pour vous amuser que pour
vous médicamenter dans l'occasion. M""" Denis tombe malade,
et même assez dangereusement. Il n'y a pas moyen de laisser
toute seule une femme qui n"a que moi, au pied des Alpes, pour
un héros qui a trente mille hommes de bonne compagnie auprès
de lui. Je suis homme à vous aller trouver en Saxe, car j'imagine
que vous allez dans ces quartiers-là. Faites, je vous en prie, le
moins de mal que vous pourrez à ma très-adorée M""= la duchesse
de Gotha, si votre armée dîne sur son territoire. Si vous passiez
par Francfort, M""' Denis vous supplierait très-instamment d'avoir
la bonté de lui faire envoyer les quatre oreilles de deux coquins,
l'un nommé Freytag, résident sans gages du roi de Prusse à
Francfort, et qui n'a jamais eu d'autres gages que ce qu'il nous
a volé; l'autre^ est un fripon de marchand, conseiller du roi de
1. L'autographe appartient à M. Bérard, qui l'a fait imprimer dans la cin-
quième livTaison de V Isographie ; et c'est de son consentement que je donne ici
cette lettre. (B.)
2. Voyez tome XXXVII, page 561.
3. Schmit.
"234 CORRESPONDANCE.
Prusse. Tous deux eurent l'impudence d'arrêter la veuve d'un
officier du roi, voyageant avec un passe-port du roi. Ces deux
scL'h'rats lui firent mettre des baïonnettos dans le ventre, et
touillèrent dans ses poches. Quatre oreilles, en vérité, ne sont
pas trop pour leurs mérites.
Je crois que le roi de Prusse se défendra jusqu'à la der-
nière extrémité. Je souhaite que vous le ])renie/ prisonnier, et
je le souhaite pour vous et jjoiir lui, pour .son bien et pour le
vôtre. Son grand défaut est de n'avoir jamais rendu justice ni
aux rois qui peuvent l'accabler, ni aux généraux qui peuvent le
battre. Il regardait tous les Français comme des marquis de
comédie, et se donnait le ridicule de les mépriser, en se don-
nant celui de les copier. Il a cru avoir formé une cavalerie
invincible, que son père avait négligée, et avoir perfectionné
encore l'infanterie de son père, disciplinée pendant trente ans
par le prince d'Anhalt. Ces avantages, avec beaucoup d'argent
comptant, ont tenté un cœur ambitieux, et il a pensé que son
alliance avec le roi d'Angleterre le mettrait au-dessus de tout.
Souvenez-vous que, quand il fit son traité S et qu'il se moqua de
la France, vous n'étiez point parti pour Mahon. Les Français se
laissaient prendre tous leurs vaisseaux, et le gouvernement sem-
blait se borner à la plainte, 11 crut la France incapable même
de ressentiment; et je vous réponds qu'il a été bien étonné
quand vous avez pris Minorque. Il faut à présent qu'il avoue
qu'il s'est trompé sur bien des choses. S'il succombe, il est éga-
lement capable de se tuer et de vivre en philosophe. Mais je vous
assure qu'il disputera le terrain jus(|u'au dernier moment. Par-
donnez-moi, monseigneur, ce long verbiage. Plaignez-moi de
n'être pas auprès de vous. M""= Denis, qui est à son troisième accès
d'une fièvre violente, vous renouvelle ses sentiments. Comptez
que nos deux cœurs vous appartiennent.
3382. — DE M, D'ALEMHERT,
A Paris, 21 juillet.
J'ai reçu, il y a dojii (luchiiio temps, mon cher et très-illustre confrère,
les articles Magie, Matjicien, et Mages, de votre prêtre de Lausanne. J'ai
en môme temps envoyé voire lettre- à Briasson, qui m'a fait dire ipie vos
commissions étaient déjà faites avant qu'il la reçût.
Los articles que vous nous envoyez de ce prédicateur hétérodoxe sont
\. Avec les Anglais, du 10 janvier 1700,
2, Elle manque à la Correspondance.
ANNÉE 1757. 235
peut-ôtre une des plus grandes preuves des progrès de la philosophie dans
•ce siècle. Laissez-la faire, et, dans vingt ans, la Sorbonne, toute Sorbonne
qu'elle est, enchérira sur Lausanne. Nous recevrons avec reconnaissance
tout ce qui nous viendra de la même main. Nous demandons seulement
permission à votre hérétique de faire patte de velours dans les endroits oii
il aura un peu trop montré la griffe ; c'est le cas de reculer pour mieux
sauter. A propos, vous faites injure au chevalier de Jaucour de mettre sur
son compte l'article Enfer; il est de notre théologien, docteur et professeur
de Navarre \ qui est mort depuis à la peine, et qui sait actuellement si
l'enfer de la nouvelle loi est plus réel que celui de l'ancienne. Au reste, cet
article Enfer n'est pas sans mérite : l'auteur y a eu le courage de dire qu'on
ne pouvait pas prouver l'éternité des peines par la raison ; cela est fort pour
un sorboniste.
Sans doute nous avons de mauvais articles de théologie et de métaphy-
sique; mais, avec des censeurs tliéologiens et un privilège, je vous défie de
les faire meilleurs. 11 y a d'autres articles, moins au jour, où. tout est réparé.
Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d'avec ce que nous avons
dit. Vous serez, je crois, content de notre septième volume, qui paraîtra
dans deux mois au plus tard^.
Les affaires de Bohême ont bien changé de face depuis un mois. Voilà,
je crois, ma pension à tous les diables; mais j'en suis d'avance tout consolé.
Si la guerre dure, je ne réponds pas que celles ^ du trésor royal soient
mieux payées.
3383. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 23 juillet.
Voici encore de la besogne de mon prêtre. Je ne me soucie
guère de Mosaïm, pas plus que de Cliérubim. Si mon prêtre vous
ennuie, brûlez ses guenilles, mon illustre ami.
Le maréchal de Richelieu a l'air d'aller couper le poing du
payeur de la pension * berlinoise. Prenez vos mesures ; tout ceci
va mal. Il n'y a que quelque énorme sottise autrichienne ou
française ^ qui puisse sauver mon ancien disciple. Je lui ai écrit ^
sur la mort de sa mère. J'ai peur qu'il ne soit dans le cas de
recevoir plus d'un compliment de condoléance. Pour vous, mon
cher philosophe, il ne faudra jamais vous en faire; vous serez
1. Edmc Mallet, né à Melun en 1713, mort à Paris le 2ô septembre 1755.
2. Ce volume de l'Encyclopédie ne parut qu'en novembre 1757.
3. Allusion à la pension dont Voltaire fut toujours très-mal pa3'é par le trésor
royal. (Cl.)
4. Cette pension, accordée par Frédéric à d'Alembert, était de 1,200 livres.
5. Le prince de Soubise se chargea de commettre cette énorme sottise le
o novembre suivant. (Cl.)
6. Cette lettre est une de celles qui sont perdues. (B.)
2:^6 CORRESPONDANCE.
heureux par vous-même, et voilà ce que les philosophes ont au-
dessus des rois. Mes compliments à l'autre consul, M. Diderot.
338i. — A M. LE MARQUIS D'ADHÉMAR.
Il n'est chère que de vilain , monsieur le grand-maître. Vous
écrivez rarement; mais aussi, quand vous vous y mettez, vous
écrivez des lettres charmantes. Vous n'avez pas perdu le talent
de faire de jolis vers ; les talents ne se rouillent point auprès de
votre adorable princesse.
Pour moi, dans la retraite où la raison m'attire,
Je goûte en paix la Liberté.
Cette sage divinité,
Que tout mortel ou regrette ou désire,
Fait ici ma félicité.
Indépendant, heureux, au soin de l'abondance,
Et dans les bras de l'amitié,
Je ne puis regretter ni Berlin ni la France ;
Et je regarde avec pitié
Les traités frauduleux, la sourde inimitié,
Et les fureurs de la vengeance.
Mes vins, mes fruits, mes fleurs, ces campagnes, ces eaux,
IMes fertiles vergers, et mes riants berceaux;
Trois fleuves', que do loin mon œil cliarmé contemple,
Mes pénates brillants, fermés aux envieux;
Voilà mes rois, voilà mes dieux.
Je n'ai point d'autre cour, je n'ai point d'autre temple.
Loin des courtisans dangereux,
Loin des fanatiques alVreux,
L'étude me soutient, la raison m'illumine ;
Je dis ce que je pense 2, et fais ce que je veux ;
Mais vous êtes bien plus heureux :
Vous vivez près de Wilhelmine.
Vous devez revoir incessamment un chambellan de Son
Altesse royale, qui est presque aussi malade que moi, mais qui
est presque aussi aimable que vous. J'ai eu quelquefois le bon-
heur de le posséder dans mon ermitage des Délices, où nous
1. Le Rhône, l'Arve, et l'Aire, qui se jette dans l'Arve, au confluent de cette
rivière et du Rhône.
2. Fari quœ sentiat: devise de Voltaire empruntée à Horace.
ANNÉE 1757. 237
avons bu à votre santé. M""' Denis, la compagne de ma retraite
et de ma vie heureuse, vous aime toujours, et vous fait les plus
tendres compliments; je vous fais les miens sur votre dignité de
grand-maître. Souvenez-vous que j'ai été assez lieureux pour poser
la première pierre de cet édifice ; ne m'oubliez jamais auprès de
monseigneur et de Son Altesse royale ; je voudrais pouvoir leur
faire ma cour encore une fois, avant que de mourir. Ils ont un
frère qu'il faudra toujours regarder comme un grand homme,
quoi qu'il en arrive, et dont j'ambitionnerai toujours les bontés,
quoi qu'il soit arrivé. Comptez, monsieur, sur ma tendre amitié,
et sur tous les sentiments qui m'attacheront à vous pour jamais.
Le Suisse V.
3385. — A M. COLINI.
Aux Délices, 29 juillet.
Je vous remercie des bonnes nouvelles que vous m'avez
envoyées, et je souhaite qu'elles soient toutes vraies. Il pourrait
bien venir un temps où les Freytag et les Schmit seraient obligés
de rendre ce qu'ils ont volé ; et vous ne perdriez pas à cette
affaire. Vous me feriez un sensible plaisir de me mander tout ce
que vous apprendrez.
J'ai été sur le point de faire un tour à Strasbourg, pour y
voir M. le maréchal de Richelieu. Une maladie de M""" Denis
m'en a empêché. J'aurais été fort aise devons revoirS et de vous
donner des assurances de mou amitié.
3386. — A 31. D'ALEMBERT.
Juillet.
Et toujours mon prêtre ! et moi, je ne donne rien ; mais c'est
que je suis devenu Russe. On m'a chargé de Pierre le Grand ;
c'est un lourd fardeau.
Je prie l'honnête homme qui fera Matière de bien prouver
que le je ne sais quoi qu'on nomme Matière peut aussi bien pen-
ser que le je ne sais quoi qu'on appelle Esprit.
Ronsoir, grand et aimable philosophe ; le Suisse Voltaire vous
embrasse.
1. Colini, alors à Strasbourg, y était gouverneur du fils du comte de Sauer.
238 CORRESPONDANCE.
3387. — A M. Tl'.ONCHlN, DE LYON'.
Délices, "Jl» juillet.
J'ai une grAcc à vous demander; c'est pour les Pichon. Ces
Pichon sont une race de femmes de chambre et de domestiques,
transplantée à Paris par M'"' Denis et consorts. Un Pichon vient
(le uioiuir à Paris, et laisse de petits Pichon. J"ai dit qu'on ni'en-
voyAt un Pichon de dix ans pour l'élever ; aussitôt un Pichon est
parti pour Lyon. Ce pauvre petit arrive, je ne sais comment; il
est à la garde de Dieu. Je vous prie de le prendre sous la vôtre.
Cet enfant est ou va être transporté de Paris à Lyon parle coche
ou par charrette. Comment le savoir? où le trouver? J'apprends
par une Pichon des Délices que ce petit est au panier de la dili-
gence. Pour Dieu, daignez vous en informer; envoyez-le-nous
de panier en panier ; vous ferez une bonne œuvre. J'aime mieux
élever un Pichon que servir un roi; fût-ce le roi des Vandales-.
Vous savez la prise de Gabel et du beau régiment le vieux
Wurteni])crg à parements noirs: plus, cinq cents housards pri-
sonniers. Si on prend Gôrlitz, ([iii est au delà de Gabel, on est
en Silésio; cependant l'ennemi est toujours en r>ohéme. On se
livre dans Vienne à une joie folle; on chante les chansons du
pont Neuf sur le roi de Prusse.
3388. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 3.
Aux Délices, 30 juillet 1757.
Madame, les lettres vont toujours comme les armées ; tout
arrive, et je me flatte que les bataillons et les escadrons dont
l'Allemagne est rcm|)lic n'empêcheront point mes hommages de
parvenir aux pieds de Votre Altesse sérénissime.
M. le maréchal de Richelieu a voulu que je l'allasse voir sur
la frontière. Je l'aurais accompagné volontiers s'il avait été en
ambassade à Gotha; mais son vojage n'étant point du tout paci-
fique, et ma passion de voyager n'étant que pour votre cour,
je suis resté dans mon petit ermitage des Délices, où je con-
serve précieusement un banc qu'avait fait faire le prince votre
fils, d'où l'on voit le lac et le Rhône, et sur lequel je regrette
1. Éditeurs, do Cayrol et François.
2. Frédéric II.
3. Éditeurs, Bavou.x et François.
ANNÉE 1757. 23^
souvent ce prince, qui avait toute la ])onté du caractère de sa
mère.
Les affaires publiques ont bien changé, madame, depuis deux
mois, et changeront peut-être encore. Il en résulte qu'il y aura
plus de morts, et plus de vivants malheureux.
Je me flatte toujours que les États de Votre Altesse sérénis-
sime seront préservés des fléaux qui désolent tant d'autres. Votre
sagesse et votre modération feront toujours votre bonheur et
celui de vos sujets, tandis que l'ambition fait ailleurs tant d'in-
fortunés.
Je ne sais si M. de Thun, qui avait l'honneur d'élever mon-
seigneur le prince héréditaire, a celui d'être en correspondance
avec Votre Altesse sérénissime. Il paraît qu'il a un poste de con-
fiance à Paris. La reine, mère du roi de Prusse, a été regrettée
généralement. L'impératrice a fait son éloge. C'était, en effet,
une princesse pleine d'humanité et de douceur. Il faut avouer
qu'en fait de bonté d'àme les hommes ne valent pas les femmes ;
elles paraissent créées pour adoucir les mœurs du genre humain,
et elles sont la plus belle preuve du meilleur des mondes pos-
sibles, La grande maîtresse des cœurs et moi nous savons bien à
qui nous pensons, quand nous parlons de la meilleure des prin-
cesses possibles. Je la supplie de recevoir, avec sa bonté ordinaire,
mon profond respect, et je demande la même grâce à toute son
auguste famille.
3389. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGEMAL.
Aux Délices, 1^"' août.
J'aurais bien voulu, madame, être le porteur de ma lettre -^
quelque arrêt qu'ait rendu notre grand docteur Tronchin contre
les eaux de Plombières, je serais venu au moins vous les voir
prendre. Vous savez quel serait l'empressement de vous faire ma
cour; mais je ne suis pas comme vous, madame, je ne me porte
pas assez bien pour faire cent lieues. M'"* Denis, que je comptais
vous amener, s'est trouvée aussi malade, et n'a pu s'éloigner de
notre docteur, en qui est notre salut. J'ai un double regret, celui
de n'avoir point fait le voyage de Plombières, et celui de voir
que vous n'avez pas donné la préférence à Tronchin, qui engraisse
les dames, sur des eaux chaudes qui les amaigrissent. Ah ! ma-
dame, que n'êtes-vous venue à Genève! que n'ai-je pu vous rece-
voir dans mon petit ermitage! Vous auriez passé par Lyon, vous
240 CORRESPONDANCE.
auriez vu l'illustre et saint oncle', qui vous aurait donné mille
préservatifs contre les poisons du pays hérétique où je suis; et
plût à Dieu que M. d'Argcntal vous eût accompagnée! Mais je ne
suis pas heureux. Je ne sais pas positivement quel est votre mal,
mais je crois très-positivement que M. Tronchin vous aurait
guérie; enfin, je suis réduit à souhaiter que Plombières fasse ce
que Tronchin aurait fait.
Nous avons presque tous les jours, dans notre ermitage, des
nouvelles des succès qu'on ol)tient du Dieu des armées en Bohême
contre mon ancien et étrange Salomon du Nord. On lui prend
toujours quelque chose. Cependant il reste en Loheme, il y est
cantonné, il est toujours maître de la Saxe et de la Silésic. Que
m'importe tout cela, madame, pourvu que vous vous portiez
bien? Soyez heureuse, et ne vous embarrassez pas qui est roi et
qui est ministre. Pour moi, j'oublie tous ces messieurs aussi par-
faitement que je me souviendrai toujours de vous. Retournez à
Paris bien saine et bien gaie ; ayez beaucoup de plaisir, si vous
pouvez, et jamais d'ennui. Amusez-vous de la vie, il faut jouer
avec elle; et quoique le jeu ne vaille pas la chandelle, il n'y a
pourtant pas d'autre parti à prendre. Vous avez encore un des
meilleurs lots dans ce monde. Je ne sais de triste dans mon lot
que d'être éloigné de vous. Daignez m'en consoler en conservant
vos bontés au Suisse V.
3390.— A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELIiOU RG.
Aux Délices, 6 août.
Madame, vous avez eu la consolation de voir monsieur votre
fils : mais où va-t-il ? où est-il? Pardonnez à mes questions, et
soullrez l'intérêt que j'y prends. On dit à Paris que le maréchal
de Richelieu va prendre le commandement de l'armée du maré-
chal d'Élrées, et j'en doute. On dit que ce maréchal d'Élrées a
gagné une bataille le 26 juillet-, et j'en doute encore. Les affaires
du roi do Prusse paraissent bien mauvaises. On ne parle que de
postes emportés par les Autrichiens, de convois coupés, de maga-
sins pris. On ajoute que les officiers prussiens désertent, et que
le roi de Prusse en a fait arquebuser quarante pour s'attacher
les autres davantage ; on dit qu'il a fait mettre eu prison un
prince d'Anhalt^ On me mande de l'armée autrichienne que le
1. Le cardinal de Tcncin.
2. Voyez une note de la lettre 3367.
3. Maurice d'Anhalt.
AA.NEE 17 57. 241
roi de Prusse est sans ressource. Voici bientôt le temps où
M""= Denis pourrait demander les oreilles de ce coquin de Franc-
fort, qui eut l'insolence défaire arrêter dans la rue, la baïonnette
dans le ventre, la femme d'un officier du roi de France, voya-
geant avec le passe-port du roi son maître.
On croit à Vienne que si le roi de Prusse succombe, il sera
mis au ban de l'empire, et que ceux qui ont abusé de son pou-
voir seront punis.
Les Russes avancent dans la Prusse. L'ennemi pulilic sera pris
de tous côtés. Vive Marie-Tliérèse! Portez-vous bien, madame,
pour voir le dénoûment de tout ceci.
3391. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
Alix Délices, près de Genève, 7 août..
Avant d'avoir reçu les mémoires dont Votre Excellence m'a
llatté, j'ai voulu vous faire voir du moins, par mon empresse-
ment, que je cherche à n'en être pas indigne. J'ai l'honneur de
A ous envoj'er huit chapitres de VHistoire de Pierre V^ : c'est une
légère esquisse que j'ai faite sur des mémoires manuscrits du
général Le Fort^ sur des Relations de la Chine, et sur les
Mémoires de Stralemberg- et de Perry^ Je n'ai point fait usage
d'une Vie de Pierre le Grand, faussement attribuée au prétendu
Ijoïard Acstesuranoy, et compilée par un nommé Roussel^ en
Hollande. Ce n'est qu'un recueil de gazettes et d'erreurs très-
mal digéré; et d'ailleurs un homme sans aveu, qui écrit sous
un faux nom, ne mérite aucune créance. J'ai voulu savoir
d'a])ord si vous approuveriez mon plan, et si vous trouvez que
j'accorde la vérité de l'histoire avec les bienséances.
Je ne crois pas, monsieur, qu'il faille toujours s'étendre sur
les détails des guerres, à moins que ces détails ne servent à carac-
tériser quelque chose de grand et d'utile. Les anecdotes de la vie
privée ne me paraissent mériter d'attention qu'autant qu'elles
font connaître les mœurs générales. On peut encore parler de
quelques faiblesses d'un grand homme, surtout quand il s'en est
corrigé. Par exemple, l'emportement du czar avec le général
Le Fort peut être rapporté, parce que sou repentir doit servir
1. Voyez tome XVI, page 159.
2. V^oyez ibid., page 246.
3. Voyez tome XVIII, page 604; et XXVII, 3Ô7.
4. Rousset de Missy ; voyez tome XXXIV, page 227.
39. — Cor.nESPONDANCE. VII. 10
242 COKIU-SIMJNDA.NCE.
d'un bel exemple; copendaiil, si vous jugez que cette anecdote
doive cire supprimée, je la sacrillerai très-aisément. Vous savez,
monsieur, que mon principal ohjet est de raconter tout ce que
Pierre 1" a lait d'avantageux pour sa patrie, et de peindre ses
heureux commencements qui se perfectionnent tous les jours
sous le règne de son auguste fille.
Je me flatte que vous voudrez bien rendre compte de mon
zèle à Sa Majesté, et que je continuerai avec son agrément. Je
sens bien qu'il doit se passer un peu de temps avant que je re-
çoive les mémoires que vous avez eu la bonté de me destiner.
Plus j'attendrai, plus ils seront amples. Soyez sûr, monsieur, que
je ne négligerai rien pour rendre à votre empire la justice qui
lui est due. Je serai conduit à la l'ois par la fidélité de Tbistoire
et par l'envie de vous plaire. Vous pouviez choisir un meilleur
historien, mais vous ne pouviez vous confier à un homme plus
zélé. Si ce monument devient digne de la postérité, il sera
toul entier à votre gloire, et j'ose dire à celle de Sa Majesté
l'impératrice, ayant été composé sous ses auspices.
J'ai riioiineur, etc.
P. S. M, de Wetsiof m'a dit que Votre Excellence voulait
envoyer quatre jeunes Russes étudier dans le pays que j'habite.
Lausanne est bien moins chère que Genève, et je me chargerai
de les établir à Genève avec tout le zèle et toute lattention que
méritent vos ordres.
Nota. Il paraît important de ne point intituler cet ouvrage
Vie ou Histoire de Pierre l"' ; un tel titre engage nécessaii'ement
rhistorien à ne rien supprimer. 11 est forcé alors de dire des
vérités odieuses ; et s'il ne les dit pas, il est déshonoré sans faire
honneur à ceux qui l'emploient. 11 faudrait donc prendre pour
tilrc, ainsi ([ue pour sujet, la Russie sous Pierre I"; une telle an-
nonce écarte toutes les anecdotes de la vie privée du czar qui
pourraient diminuer sa gloire, et n'admet que celles qui sont
liées aux grandes choses qu'il a commencées et qu'on a conti-
nuées depuis lui. Les faiblesses ou les emportements de son
caractère n'ont rien de commun avec ces objets importants,
et l'ouvrage alors concourt également à la gloire de Pierre le
Grand, de l'impératrice sa fille, et de sa nation. On travaillera
sur ce plan avec l'agrément de Sa Majesté, qui est nécessaire.
ANNÉE 1737. 2*3
3392. — A M. TROXCHIN, DE LYONi.
Délices, 8 août.
Je serais bien mortifié si M. de Richelieu était assez malheu-
reux pour être nommé à la place du maréchal d'Étrées, qui,
après des marches à la Fabius, vient de gagner une bataille -
à la Scipion. Une telle démarche rendrait le gouvernement
et le maréchal de Richelieu également odieux, et il n'aurait
rien de mieux à faire qu'à embrasser le maréchal d'Étrées,
le féliciter, servir sous lui deux jours, remercier le roi, et s'en
retourner. Mais heureusement je crois M. de Richelieu destiné
ailleurs.
3393. — A M. JEA.X SCHOUVALOW.
Des Délices, 11 août.
Monsieur, celle-ci est pour informer Votre Excellence que je
lui ai envoyé une esquisse de VHistoire de l'empire de Russie sous
Pierre le Grand, depuis Michel Romanof^ jusqu'cà la bataille de
Narva. Il y a des fautes que vous reconnaîtrez aisément. Le nom
du troisième ambassadeur qui accompagna l'erûpereur dans ses
voyages est erroné. Il n'était point chancelier, comme le disent
les Mémoires de Le Fort, qui sont fautifs en cet endroit. Je ne
vous ai envoyé, monsieur, ce léger crayon qu'afln d'obtenir de
vous des instructions sur les erreurs où je serais tombé. C'est
une peine que vous n'aurez pas sans doute le temps de prendre;
mais il vous sera bien aisé de me faire parvenir les corrections
nécessaires. Le manuscrit que j'ai eu l'honneur de vous adresser
n'est qu'une tentative pour être instruit par vos ordres. Le
paquet a été envoyé à Paris, le 8 (nouveau style), à M. de Beck-
tejef*, et, en son absence, à monsieur l'ambassadeur \
Je me suis muni, monsieur, de tout ce qu'on a écrit sur
Pierre le Grand, et je vous avoue que je n'ai rien trouvé qui
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. La bataille de Hastenibeck.
3. C'est-à-dire depuis 1613 jusqu'au 30 novembre 1700.
4. Becktejeff (ou Beckteîeff) figure dans VAimanuch royal de 1757 comme
chargé des afifaires de l'impéralrice Elisabeth auprès de Louis XV.
5. Le comte de Bestucheff.
244 CUUIŒSPONDANGE.
puisse mn donner les luiniôros qnc j'aurais désirées. Pas un mot
sur rélablisscmenl des luaiiulaclurcs, rlcu sur les communica-
tions des fleuves, sur les travaux publics, sur les monnaies, sur
la jurisprudence, sur les armées de terre et de mer. Ce ne sont
que des compilations Irès-défectueuses de quelques manifestes,
de quelques écrits publics, qui n'ont aucun rapport avec ce qu'a
fait Pierre I" de ^rand, de nouveau, et d'utile. En un mot, mon-
sieur, ce qui mérite le mieux d'être connu de toutes les nations
ne l'est en effet de personne. J'ose vous répéter que rien ne vous
fera plus d'honneur, rien ne sera plus digne du règne de l'impé-
ratrice que d'ériger ainsi, dans toute la terre, un monument à
la gloire de son père. Je ne ferai qu'arranger les pierres de ce
grand édifice. Il est vrai que l'histoire de ce grand homme doit
être écrite d'une manière intéressante : c'est à quoi je consacrerai
tous mes soins. J'observerai d'ailleurs avec la plus grande exac-
titude tout ce que la vérité et la bienséance exigent. Je vous
enverrai tout le manuscrit dès qu'il sera achevé. Je me flatte que
ma conduite et mon zèle ne déplairont pas à votre auguste
souveraine, sous les auspices de laquelle je travaillerai sans
discontinuer, dès que les mémoires nécessaires me seront par-
venus.
3394. — A MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTHi.
Aux Délices, août 1757.
Madame, mou cœur est touché plus que jamais de la bonté et
de la confiance que Votre Altesse royale daigne me témoigner.
Comment ne serais-je pas attendri avec transport? Je vois que
c'est uniquement votre belle àme qui vous rend malheureuse.
Je me sens né pour être attaché avec idolâtrie à des esprits supé-
rieurs et sensibles qui pensent comme vous. Vous savez combien,
dans le fond, j'ai toujours été attaché au roi votre frère. Plus
ma vieillesse est tranquille, plus j'ai renoncé à tout; plus je me
fais une patrie de la retraite, et plus je suis dévoué à ce roi phi-
losophe. Je ne lui écris rien que je ne pense du fond de mon
cœur, rien que je ne croie très-vrai ; et, si ma lettre paraît con-
venable à Votre Altesse royale, je la supplie delà protéger auprès
de lui comme les précédentes.
Votre Altesse royale trouvera dans cette lettre des choses qui
se rapportent à ce qu'elle a pensé elle-même. Quoique les pre-
1. Reine française, mars 1806; tome XIII, pag:e 3G0.
ANNEE 17o7. 243
mières insinuations pour la paix n'aient pas réussi, je suis per-
suadé qu'elles peuvent enfin avoir du succès.
Permettez que j'ose vous communiquer une de mes idées.
J'imagine que le maréchal de Uichelieu serait flatté qu'on s'adros-
sùt à lui. Je crois qu'il pense qu'il est nécessaire de tenir une
balance, et qu'il serait fort aise que le service du roi son maître
s'accordât avec l'intérêt de ses alliés et avec les vôtres. Si, dans
l'occasion, vous vouliez le faire sonder S cela ne serait pas difficile.
Personne ne serait plus propre que M. de Richelieu à remplir
un tel ministère. Je ne prends la liberté d'en parler, madame,
que dans la supposition que le roi votre frère fût obligé de
prendre ce parti; et j'ose vous dire qu'en ce cas il vous aurait
beaucoup d'obligation, quand môme les conjonctures le force-
raient à faire des sacrifices. Je hasarde cette idée, non pas comme
une proposition, encore moins comme un conseil ; il ne m'ap-
partient pas d'oser en donner, mais comme un simple souhait
qui n'a sa source que dans mon zèle.
Voltaire.
3395. — a m. palissot.
Aux Délices, 13 août.
Je hasarde, monsieur, ce petit mot de réponse rue du Dau-
phin, où vous demeuriez l'année passée, et où je suppose que
vous êtes encore. Votre jugement sur la pièce nouvelle- confirme
ce qu'on m'en a déjà mandé. Je sens combien le métier est dif-
ficile, et je vous jure que je ne voudrais pas le recommencer.
J'ai été longtemps en peine de votre ami M. Patu. Je désire
de tout mon cœur qu'il repasse par mon petit ermitage à son
retour; mais il sera triste qu'il y revienne seul'^ Il avait un com-
pagnon de voyage que je regretterai toujours, et à qui je sou-
haiterais un emploi auprès de mon lac hérétique plutôt qu'eu
terre papale.
C'est une chose bien flatteuse pour moi que M""= la princesse
de Robecq'* ait bien voulu ne pas m'oublier. J'ambitionnais
1. Voyez le troisième alinéa de la lettre 3402.
2. Sans doute Iphigénie en Tauride.
3. Patu, lors de son premier voyage à Genève et aux Délices, en octobre 1755,
était accompagné de Palissot. Lors du second, en novembre 1756, il était avec
d'Alembert.
4. Anne-Maurice de Montmorency, fille du maréchal duc de Luxembourg et
de 3Iarie-Sophie Colbert-Seignelai ; mariée, en 1745, à Anne-Louis-Alexandre de
246 CORRESPONDANCE.
son sulTra^e, quand clic ornait les i)rcmicrcs loges de sa pré-
sence; je désirais son souAcnir;jc Tcn remercie l)ien respectueu-
sement, et je vous prie de me mettre à ses pieds. Soyez sûr,
monsieur, que votre souvenir n'est pas moins précieux pour moi
que celui des belles princesses.
Xm. — DE CHARLKS-ÏIIKODORE,
ÉLECTEUR PALATrN.
Schwetzingen, ce 15 août .
Ce n'est que la quantité d'afTaires dont j'ai été occupé, monsieur, qui
m'a fait retarder si longtemps à répondre aux lettres^ que vous m'avez
écrites. Je suis très-obligé au petit Suisse de ses justes réflexions sur Ra?ni-
nagrobis-, dont les affaires vont à présent très-mal. 11 faut espérer que cela
l'obligera de souscrire à des conditions de paix qui rendront le calme à
l'Europe.
Je suis bien charmé que l'affaire de la rente viagère'' ait été terminée à
votre satisfaction. Comptez qu'en toute occasion je serai fort aise de contri-
buer à tout ce qui pourra vous être agréable.
Vous me ferez plaisir, monsieur, de me dire votre sentiment sur la nou-
velle tragédie d'Jjj/iigénie en Tauride'', qui a eu un si brillant succès à
Paris; je n'en ai vu, jusqu'à présent, qu'un extrait. On en dit la versifica-
tion un peu dure, et qu'elle sera moins goûtée à la lecture qu'à la représen-
tation. 11 est si difficile de vous ressembler, et même d'approcher de vos
talents ! Je regrette infiniment que votre santé me prive du bonheur d'en
j)Ouvoir profiter.
Je suis avec une parfaite estime, etc.
C H A R L E s - T H K 0 1) o n K , élcctour .
:!307. — DE MADAME LA MARGRAVE DE P.AIREUTII.
Le 10 août.
On ne connaît ses amis que dans le malheur. La lettre que vous m'avez
écrite fait bien honneur à votre façon de penser. Je ne saurais vous témoi-
gner combien je suis sensible à votre procédé. Le roi l'est autant que moi.
Montmorency, prince de Robecq; elle mourut le 4 juillet 1700, deu.v mois après la
première représentation de la comédie des Philosopltes, où elle se fit porter mou-
rante.
1. Ces lettres n'ont pas été recueillies. (Cl.)
2. Le roi de Prusse.
3. Voltaire avait place entre les mains de l'électeur palatin une partie de son
bien.
i. Voyez lettre 3373.
ANNÉE 47:37. 247
Vous trouverez ci-joint un billet ^ qu'il m'a ordonné de vous ren:icltrc. Ce
grand lionimo est toujours le même. 11 soutient ses infortunes avec un cou-
rage et une fermeté dignes de lui. 11 n'a pu transcrire la lettre qu'il vous
écrivait. Elle commençait par des vers. Au lieu d'y jeter du sable, il a pris
l'encrier, ce qui est cause qu'elle est coupée. Je suis dans un état affreux,
et ne survivrai pas à la destruction de ma maison et de ma famille. C'est
l'unique consolation qui me reste. Vous aurez de beaux sujets de tragédies
à travailler. O temps ! ô mœurs ! Vous ferez peut-être verser des larmes par
une représentation illusoire, tandis qu'on contemple d'un œil sec les mal-
heurs de toute une maison contre laquelle, dans le fond, on n'a aucune
plainte réelle.
Je ne puis vous en dire davantage; mon Ame est si troublée que je ne
sais ce que je fais. Mais, quoi qu'il puisse arriver, soyez persuadé que je suis
plus que jamais votre amie.
WiLHELMIXE.
3.398. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Au\ Délices, J9 août.
Je commence, mon cher ange, par vous dire que Troncliin
s'est trompé sur les eaux de Plombières, et que j'en suis très-aise.
J'avais pris la liberté d'écrire à M'"" d'Argental contre les eaux,
et je me rétracte ; mais à l'égard des eaux d'Aix-la-Chapelle, je
trouve que ce serait au duc de Cumbeiiand à les prendre, et non
pas au maréchal d'Étrées. Il vient de gagner une bataille ; il faut
que M. de Richelieu en gagne deux, s'il veut qu'on lui pardonne
d'avoir envoyé aux eaux un général heureux. A l'égard du roi de
Prusse, l'affaire n'est pas finie, il s'en faut beaucoup. Il est encore
maître absolu de la Saxe ; et si les Anglais envoient quinze mille
hommes à Stade, l'armée de France peut se trouver dans une
position embarrassante. Je me hâte de quitter cet article pour
venir à celui de Fanime. Je vous avoue que je ne suis guère en
train à présent de rapetasser une tragédie amoureuse, et que le
czar Pierre a un peu la préférence. Gomment voulez-vous que je
résiste à sa fille? Il ne s'agit pas ici de redire ce qui s'est passé
aux batailles de Narva et de Pultava ; il s'agit de faire connaître
un empire de deux mille lieues d'étendue, dont à peine on avait
entendu parler il y a cinquante ans. Il me semble que ce n'est
pas une entreprise désagréal)le de crayonner cette création nou-
velle : c'est un beau spectacle de voir Pétersbourg naître au
1. C'est probablement ce billet dont Voltaire cite une phrase dans le troisième
alinéa de la lettre 3il3.
248 COKHESPONDANCE.
milieu d'une guerre ruineuse, et devenir une des plus belles
et des plus grandes villes du monde; de voir des flottes où il
n'y avait pas une barque de pêcliour, des mers se joindre, des
manufactures se former, les mœurs se polir, et l'esprit liumain
s'étendre.
J'ai au bord de mon lac un Russe' qui a été un des ministres
de Pierre le Grand dans les cours étrangères. Il a beaucoup
d'esprit, il sait toutes les langues, et m'apprend bien des choses
utiles. J'ai vu chez moi des jeunes gens nés en Sibérie : il y en
a un que j'ai pris pour un- petit-maître de Paris. C'est donc,
mon cher ange, ce vaste tableau de la réforme du plus grand
empire de la terre qui est l'objet de mon travail. Il n'importe pas
que le czar se soit enivre, et qu'il ait coupé quelques têtes ^ au
fruit ; il importe de connaître un pays qui a vaincu les Suédois
et les Turcs, donné un roi à la Pologne, et qui venge la maison
d'Autriche. On me fait copier les archives, on me les envoie.
Cette marque de confiance mérite que j'y sois sensible. Je n'ai à
craindre d'être ni satirique ni flatteur, et je ferai bien tout mon
possible pour ne déplaire ni à la fille de Pierre le Grand ni au
public. Je me suis laissé entraîner à me justifier auprès de vous
sur cet ouvrage, que j'entreprends, qui convient à mon ùge, à
mon goût, aux circonstances où je me trouve. Une autre fois
je vous parlerai au long de cette pauvre Fanime; mais je crois
qu'il faut laisser oublier le grand succès de Vlphigènie en Tauridc.
Mes Russes prirent la Tauride il y a dix-huit ans. Adieu, mon
divin ange ; je vous embrasse mille fois.
3399. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Dclices, 21 août.
■Mon lieras, c'est en treml)laiil (jue je vous écris. Je n'aurais
pas été peut-être importun à Strasbourg, mes lettres peuvent l'être
quand vous êtes i\ la tête de votre armée. Je vous jure que, sans
la maladie de ma nièce, j'aurais assurément fait le voyage. Je
voudrais vous suivre à Magdebourg, car je m'imagine que vous
l'assiégerez. Il y a plus de quatre mois que j'eus l'honneur de
vous mander qu'on en viendrait là. Je ne prévoyais pas alors
que ce serait vous qui vous mesureriez contre le roi de Prusse ;
1. Sans doute M. de WctsloiT.
2. C'est sans doute aussi SoltikofT.
3. Voyez tome XXXIV, page ii3.
ANNEE 1757. 249
mais vous savez avec quelle ardeur je le souhaitais. Vous irez
peut-être à Berlin, et d'Argens viendra au-devant de vous.
Sérieusement, vous voilà chargé d'une opération aussi bril-
lante qu'en ait jamais fait le maréchal de Villars. Je vous con-
nais, vous ne traiterez pas mollement cette alïaire-là ; et, soit
que vous ayez en tête le duc de CumLerland, soit que vous vous
adressiez au roi de Prusse, il est certain que vous agirez avec la
plus grande vigueur. Je ne sais pas ce que c'est que la dernière
victoire remportée sur le duc de Cumberland ^ ; j'ignore si c'est
une grande bataille, si les ennemis avaient assez de forces, si les
Anglais viennent ajouter quinze mille hommes aux Hanovriens;
mais ce que je sais, c'est que vous êtes dans la nécessité de faire
quelque chose d'éclatant, et que vous le ferez.
Permettez que je vous parle du commissaire du roi pour les
domaines des pays conquis : c'est un M. de Laporte, qui sera sans
doute chargé plus d'une fois de vos ordres. J'espère que vous en
serez très-content. Vous le trouverez très-empressé à vous obéir.
Je fais, dans ma retraite, mille vœux pour vos succès, pour
votre gloire, pour votre retour triomphant.
Favori de Vénus, de Minerve, et de Mars, soyez aussi heureux
que le souhaitent votre ancien courtisan le Suisse Voltaire et sa
nièce.
3400. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Aux Délices, 22 août.
Un Cramer, mon cher maître, m'a dit de vos nouvelles, que
vous vous portiez mieux que jamais, que vous vous souvenez
encore de moi, et que vous voulez que j'envoie mon maigre
visage pour mettre à côté de votre grosse face. Tout cela est-il
vrai? et ma physionomie ne sera-t-elle point de contrebande?
Que faites-vous de tant de portraits? Bientôt le Louvre ne les
contiendra pas. Portez-vous bien et conservez-vous, voilà le grand
point ; c'est peu de chose d'exister en peinture. Si j'avais un
portrait de Cicéron, je l'encadrerais avec le vôtre. Mais pour moi,
je ne serai tout au plus qu'avec Gampistron ou Crébillon. Dites-
moi, je vous prie, si, révérence parler, vous n'êtes pas notre
doyen ? Il me semble que cette sublime dignité roule entre M. le
maréchal de Bichelieu et vous.
J'ai bien une autre question à vous faire. Olivet n'est-il pas
1. Voyez lettre 3367.
230 CORRESPONDANCE.
dans mon voisinage près do Saint-Claude? N'allez-vons jamais
clioz vous? Ne pourrait-on pas espérer devons voir dans mon
ermitage des Délices? Je mourrais content. Intérim, vale, et tuum
discipulum ama.
3i01. — A M.
Aux Délices, 23 août 1757.
Je VOUS renvoie ci-joint, monsieur, mon testament, que j'avais
mis en dépôt chez vous en juin 1750, S'il y a quelque codicille à
l'aire, je serai obligé de suivre la jurisprudence du pays où je
suis, et la loi de France établie pour les testaments faits Qn pays
étranger. Il n'y aura ni discussion, ni embarras, ni dettes, et
puisque vous voulez Lien être mon exécuteur testamentaire,
■\ous trouverez que vous n'êtes pas chargé d'une régie difficile;
ce qu'il y aura à recevoir de Cadix, ce qu'on devra de mes
rentes viagères, les liquidations de mes droits sur la succession
do r>ernard et dans la régie de Goesbriant, seront au i)rofit de
mes héritiers.
Vous ne devez pas douter de ma reconnaissance et de celle
de M""' Denis. Je me flatte que vous me continuerez vos bons
offices et vos soins obligeants pour m'aidor à passer tranquille-
ment ce qui me reste à vivre.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Voltaire.
3402. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
(a vous SEL'L. )
Mon h(:ro<i, vous avez vu et vous avez fait dos choses extraor-
dinaires. En voici une qui ne l'est pas moins, et qui ne vous sur-
prendra pas. Je la confie à vos bontés pour moi, à vos intérêts,
à votre prudence, à votre gloire.
Le roi de Prusse s'est remis à m'écrire avec quelque confiance.
Il me mande qu'il est résolu de se tuer, s'il est sans ressource ;
et madame la margrave sa sœur m'écrit qu'elle finira sa vie si
le roi son frère finit la sienne. Il y a grande apparence qu'au
moment où j'ai l'honneur de vous écrire le corps d'armée de
M. le prince de Soubiseestaux mains avec les Prussiens. Quelque
J. Éditeur, H. Rcaune. — Communiquée par AL Le Sorurier, conseiller à la cour
de cassation; cette lettre provient de M. de Dompierre d'Hornoy. (H. B.)
ANNÉE 4 737. 251
chose qui arrive, il y a encore plus d'apparence que ce sera vous
qui terminerez les aventures de la Saxe et du Brandebourg,
comme vous avez terminé celles de Hanovre et de la Hesse. Vous
courez la plus belle carrière où on puisse entrer en Europe ; et
j'imagine que vous jouirez de la gloire d'avoir fait la guerre et
la paix.
Il ne m'appartient pas de me mêler de politique, et j'y renonce
comme aux chars des Assyriens; mais je dois vous dire que,
dans ma dernière lettre^ à 'Sl""= la margrave de Baireuth, je n'ai pu
nvempêcher de lui laisser entrevoir combien je souhaite que vous
joigniez la qualité d'arbitre à celle dégénérai. .Terne suis imaginé
que, si l'on voulait tout remettre à la bonté et à la magnanimité
du roi, il vaudrait mieux qu'on s'adressât à vous qu'à tout autre ;
en un mot, j'ai hasardé cette idée sans la donner comme con-
jecture ni comme conseil, mais simplement comme un souhait
qui ne peut compromettre ni ceux à qui on écrit, ni ceux dont
on parle- ; et je vous en rends compte sans autre motif que celui
de vous marquer mon zèle pour votre personne et pour votre
gloire. Vous n'ignorez pas que M'"^ de Baireuth a voulu déjà enta-
mer une négociation qui n'a eu aucun succès; mais ce qui n'a
1. Voyez le troisième alinéa de la lettre 339 L
2. L'idée de M. de Voltaire fut adoptée, comme on le voit par les lettres sui-
vantes; et elle aurait épargné de très-grands malheurs à la France, si elle eût
produit à la cour l'effet qu'on pouvait raisonnablement en attendre.
Lettre de S. M. le roi de Prusse à M. le maréchal de Richelieu.
A Rote, le 6 septembre l~ô~.
Je sens, monsieur le duc. que l'on ne vous a pas mis dans le poste où vous
êtes pour négocier; je suis cependant très-persuadé que le neveu du grand cardi-
nal de Richelieu est fait pour signer des traités comme pour gagner des batailles.
Je m'adresse à vous par un effet de l'estime que vous inspirez à ceux qui ne vous
connaissent pas même particulièrement. Il s'agit d'une bagatelle, monsieur: de
faire la paix, si on lèvent bien. J'ignore quelles sont vos instructions; mais, dans
la supposition qu'assuré de la rapidité de vos progrès le roi votre maître vous
aura mis en état de travailler à la pacification de l'Allemagne, je vous adresse
M. Delchetet, dans lequel vous pouvez prendre une confiance entière. Quoique
les événements de cette année ne devraient pas me faire espérer que votre cour
conserve encore quelque disposition favorable pour mes intérêts, je ne puis cepen-
dant me persuader qu'une liaison, qui a duré seize années, n'ait pas laissé quel-
que trace dans les esprits: peut-être que je juge des autres par moi-même. Quoi
qu'il en soit enfin, je préfère de confier mes intérêts au roi votre maître plutôt
qu'à tout autre. Si vous n'avez, monsieur, aucune instruction relative aux propo-
sitions que je vous fais, je vous prie d'en demander, et de m'informer de leur
teneur. Celui qui a mérité des statues à Gênes, celui qui a conquis l'ile de ^li-
norque, malgré des obstacles immenses, celui qui est sur le point de subjuguer
la basse Saxe, ne peut rien faire de plus glorieux que de travailler à rendre la
232 C 0 K R E S P 0 N D AN C l- .
pas réussi dans un temps peut réussir dans un autre, et chaque
chose a son point de maturilé. Je n'ajoute aucune réflexion ; je
crois scuiomeiit devoir vous dire que, dans le cas où l'on puisse
résoudre le roi de Prusse à remettre tout entre vos mains, ce
ne sera que par madame la margrave sa sœur qu'on pourra y
réussir.
J'espère (juc ma lettre ne sera pas prise par des housards
prussiens ou autrichiens; je ne signe ni ne date. Vous con-
naissez mon ermitage; j'ose vous supplier de m'écrire seulement
quatre mots qui m'instruisent que vous avez reçu ma lettre.
J'ai eu l'honneur de mettre sous votre protection une lettre
pour M""' la duchesse de Saxe-Gotha. Plus d'une armée mange
son pauvre pays, et, tout galant que vous êtes, vous y avez
quelque part. Vous ne pouvez toujours contenter toutes les
dames.
Permettez que j'ajoute que vous avez parmi vos aides de camp
un comte de Divonne\ mon voisin, qu'on dit très-aimable, et
très-empressé à vous bien servir. Vous êtes très-bien en médecins
et en aides de camp. Ils sont bien heureux. Que ne puis-je,
comme eux, être ù portée de voir mon héros!
paix à l'Europe. Ce sera, sans contredit, le plus beau de vos lauriers. Travaillez-y,
monsieur, avec cette activité qui vous fait faire des progrès si rapides, et soyez
persuadé que personne ne vous en aura plus de reconnaissance, monsieur le duc,
que votre fidèle ami,
F É D É n I c .
Réponse de M. le maréchal de Richelieu au roi de Prusse.
Sire, quelque supériorité que Votre Majesté ait en tout genre, il y aurait peut-
être beaucoup à gagner pour moi de négocier, plutôt qu'à combattre vis-à-vis un
héros tel que Votre Majesté. Je crois que je servirais le roi mon maître d'une
façon qu'il préférerait à des victoires si je pouvais contribuer au bien d'une paix
générale. Mais j'assure Votre Majesté que je n'ai ni instructions ni notions sur les
moyens d'y pouvoir parvenir.
Je vais envoyer un courrier pour rendre compte des ouvertures que Votre Ma-
jesté veut bien me faire, et j'aurai l'honneur de lui rendre la réponse de l'affaire
dont je suis convenu avec M. Delchetet.
Je sens, comme je le dois, tout le prix des choses flatteuses que je reçois d'un
prince qui fait l'admiration de l'Europe, et qui, si j'ose le dire, a fait encore plus
la mienne particulière. Je voudrais bien au moins pouvoir mériter ses bontés en
le servant dans le grand ouvrage qu'il parait désirer, et auquel il croit que je
peux contribuer; je voudrais surtout pouvoir lui donner des preuves du profond
respect avec lequel je suis, etc. (K.)
1. Divonneest une commune située entre Prangins et Gex.
ANNÉE 1737. 253
3i03. — A MADAME DE FONTAINE,
Aux Délices, 27 août.
Ma chère enfant, je vous avoue que je suis fâché de faire
venir des tableaux et des glaces pour Lausanne ; j'aimerais mieux
les placer à Hornoi ; mais me voilà Suisse pour le reste de ma
vie. M"" Denis a voulu une belle maison à Lausanne ; les Délices
s'embellissent tous les jours. Nous jouons la comédie à Lausanne;
on nous la donne aux portes de Genève. On représenta hier
Alzire, et, quand j'arrivai, tous les Genevois me reçurent avec
battements de mains. Il n'y a pas moyen de quitter ces héré-
tiques-là. Quand, avec une mauvaise santé, on est parvenu à la
septième dizaine de son âge, il ne faut plus songer qu'à mourir
tranquille, et tous les lieux doivent être égaux.
Je n'ai point de messe en musique, comme La Popelinière ;
je n'ai point un trio de complaisantes, mais je m'accommode
assez de ma médiocrité; on peut être heureux sans être roi ni
fermier général.
Le bruit court, dans notre Suisse, que M. le prince de Conli^
veut faire revivre ses droits sur le comté de Neufchâtel.En effet,
il était le légitime héritier, et c'est une province que le roi de
Prusse pourrait perdre. Vos Français sont dans Hanovre; j'espère
qu'ils souperont à Berlin en 1758, au plus tard.
3404. — A MADAME LA MARGRAVE DE RAIREUTH-'.
Aux Délices, 29 août 1757.
Madame, j'ai été touché jusqu'aux larmes de la lettre dont
Votre Altesse royale m'a honoré. Je vous demanderais la permis-
sion de venir me mettre à vos pieds, si je pouvais quitter cette
nièce infortunée, et j'ose dire respectable, qui m'a suivi dans ma
retraite, et qui a tout abandonné pour moi; mais, dans mon obscu-
rité, je n'ai pas perdu un moment de vue Votre Altesse royale et
son auguste maison. Votre cœur généreux, madame, est à de
rudes épreuves. Ce qui s'est passé en Suède, ce qui arrive en
Allemagne, exerce votre sensibilité. Il est à présumer, madame,
que l'orage ne s'étendra pas à vos États. Mais votre âme en ressent
toutes les secousses, et c'est par le cœur seul que vous pouvez
1. Louis-François de Bourbon, prince de Conti, mort en 177G.
2. Revue française, mars I8G65 tome XIII, page 361.
254 CORRESPONDANCE.
être malheureuse. Puisseul de si justes alarmes ne pas altérer
votre santé ! C'est sans duutc ce que vous représentent mieux que
moi ceux qui sont attachés à Votre Altesse royale. Il est bien à
souhaiter pour elle, et pour l'Allemagne, et pour l'Europe, qu'une
bonne paix Tondée sur tous les anciens traités finisse tant de
troubles et de malheurs; mais il ne paraît pas que cette paix soit
si prochaine.
Dans ces circonstances, madame, me sera-t-il permis de mettre
sous votre protection cette lettre que j'ose écrire à Sa Majesté le
roi votre frère? Votre Altesse royale la lui fera tenir si elle le juge
convenable -, elle y verra du moins mes sentiments, et je suis sûr
qu'elle les approuvera. Au reste, je ne croirai jamais les choses
désespérées tant que le roi aura une armée. Il a souvent vaincu,
il peut vaincre encore; mais, si le temps et le nombre de ses
ennemis ne lui laissent que son courage, ce courage sera res-
pecté de rEurope. Le roi votre frère sera toujours grand, et, s'il
éprouve des malheurs comme tant d'autres princes, il aura une
nouvelle sorte de gloire. Je voudrais qu'il fût persuadé de son
mérite personnel : il est au point que beaucoup de personnes de
tout rang le respectent plus comme homme que comme roi. Qui
doit sentir mieux que vous, madame, ce que c'est que d'être
supérieure à sa naissance !
Je serais trop long si je disais tout ce que je pense, et tout ce
que mon tendre respect m'inspire. Daignez lire dans le cœur de
Frère Voltaire.
3405. — A M. D'ALEMBERT.
Au Cliônoi, 29 août.
Mg voici, mon cher et illustre philosophe, à Lausanne ; j'y ar-
range une maison où le roi de Prusse pourra venir loger quand
il viendra de Neufchâtel, s'il va dans ce beau pays, et s'il est tou-
jours philosophe. Il m'a écrit, en dernier lieu, une lettre hé-
roïque et douloureuse. J'aurais été attendri, si je n'avais songé
à l'aventure de ma nièce, et à ses quatre baïonnettes.
Je recommande à-mon prêtre moins d'hébraïsme et plus de
philosophie; mais il est plus aisé de copier le Targum que de
penser. Je lui ai donné Messie *- à faire ; nous verrons comme il
s'en tirera.
1. Rue de Lausanne où Voltaire avait une belle maison.
2, Voyez la note, tome XX, page G2.
ANNÉE 4757. 255
Je n'ai point vu notre théologal de VEncyclopèdie; ce prêtre
est allé à Évian, en Savoie. Il déménage ; Dieu le conduise! Il est
impossible que dans la ville de Calvin, peuplée de vingt-quatre
mille raisonneurs, il n'y ait pas encore quelques calvinistes; mais
ils sont en très-petit nombre et assez bafoués. Tous les honnêtes
gens sont des déistes par Christ. Il y a des sots, il y a des fana-
tiques et des fripons ; mais je n'ai aucun commerce avec ces ani-
maux, et je laisse braire les ânes sans me mêler de leur mu-
sique.
On dit que vous viendrez leur donner une petite leçon. N'ou-
bliez pas alors les Délices, et venez faire un petit tour au Chêne;
c'est le nom de mon ermitage lausannais. Les uns ont leurs chênes,
les autres ont leurs ormes^ ; mais il faut être dans les lieux qu'on a
choisis, et non pas dans ceux où l'on vous envoie. J'aimerais
mieux être à Tobolsk de mon gré, qu'au Vatican par le gré d'un
autre. J'ai encore de la peine à concevoir qu'on ne prenne pas
de l'aconit, quand on n'est pas libre. Si vous avez un moment de
loisir, mandez-moi comment vont les organes pensants de Rous-
seau, et s'il a toujours mal à la glande pinéale. S'il y a une preuve
contre l'immatérialité de l'âme, c'est cette maladie du cerveau ;
on a une lluxion sur l'àme comme sur les dents. Nous sommes
de pauvres machines. Adieu ; vous et M, Diderot, vous êtes de
belles montres à répétition, et je ne suis plus qu'un vieux tour-
nebroche; mais ce tournebroche est monté pour vous estimer
et vous aimer plus que personne au monde : ainsi pense la ma-
chine de ma nièce.
Je rouvre ma lettre, je me suis à grand'pcine souvenu de ma
face; j'en ai si peu ! Si vous voulez me fourrer à côté de Campis-
tron et de Crébillon, ma face est à vos ordres. M'"" de Fontaine
fera tout ce que vous ordonnerez. J'aimerais mieux avoir la vôtre
aux Délices.
3406. — A M. DE BRENLES.
Au Chêne 2, le l"'" septembre 1757.
Mais, mon cher embaucheur, savez-vous qu'il est fort dur
d'être à Lausanne quand vous n'y êtes point? Vous faites des
enfants, et vous ne m'en dites mot; vous m'avez débauché, et
1. Terre du comte d'Argenson, où il était exilé depuis le 1'='' février 1757.
2. Le Chêne est la dernière rue de Lausanne, du côté de Genève, et celle qui
sert de communication entre la ville et la belle promenade publique nommée
Montbenon. {JSote de M. Golowkin.)
2u6 CORRESPONDANCE.
VOUS me laissez là. Notre bailli est bien plus bonnête que vous; il
est venu voir la comédie auprès de (ienève. 11 y a mené sa fille
et sa nièce. Il a dîné aux Délices, et vous nous méprisez posi-
tivemonl. Mille tendres respects à M'"" de Hrenles. mille souhaits
pour le petit.
Je vous embrasse en vous grondant.
3407.— A M. TUONCHI.N, DK LYON'.
Lausanne, 1"^'" septembre I7.">7.
On me mande de l'armée de Bohême qu'on croit le roi de
Prusse perdu sans ressource. Mais il en est jusqu'au dernier coup,
à cet abominable lansquenet de la guerre. Je suis occupé à le
consoler, ainsi que M""' de Baireuth, sa sœur. Le roi m'écrit qu'il
lui restait à vendre cher sa vie, etje l'exhorte à vivre en cas qu'il
soit absolument malheureux. Pour les autres rois, je ne m'en mêle
pas.
3408. — A M. LE CONSEILLER TUONCIIIN^
Au Chêne, à Lausanne, 2 septembre.
Je vous dirai que dans une lettre devienne, du 2h août, nous
lisons ces paroles : « Nous recevons la confirmation d'une glo-
rieuse victoire remportée par le colonel James ù Landshut, en
Silésic, avec cinq ou six bataillons contre huit mille Prussiens,
commandés par deux généraux. La perte de l'ennemi passe trois
millf hommes; tandis que la nôtre, ce qui est peu croyable, mais
ce qui est très-vrai, n'est que de dix-sept morts et de quatre-vingt-
un blessés, »
Cette nouvelle a besoin, dans mon Église, d'un nouveau
sacrement de confirmation. Or, mes amis, ouvrez les yeux et les
oreilles. Le roi de Prusse m'écrit « qu'il ne doute pas que je
ne me sois intéressé h ses succès et à ses malheurs, et qu'il lui
reste à vendre cher sa vie, etc.» La margrave de Bairoutli m'écrit
une lettre lamentable, et je suis actuellement occupé à consoler
l'un et l'autre. Je ne hais pas ces petites révolutions: elles amusent
et elles exercent ; elles afl'ermissent la philosophie.
1. Revue suisse, 1855, page 412.
2. Éilitcurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1757. 257
3409. — A M. BERTRAND.
Lausanne, 4 septembre. {Part le 6.)
Plus la robe dont vous me parlez, monsieur, est salie ailleurs*,
plus la vôtre est pure. Je conseille aux gens en question de faire
laver la leur, mais je ne gâterai pas la mienne en me frottant à
eux. La robe royale est plus dangereuse encore; elle est trop
souvent ensanglantée. S'il y a quelques nouvelles touchant les
barbaries du meilleur des mondes possibles, vous me ferez un grand
plaisir de soulager un peu ma curiosité. Vous ne me parlez point
de la réponse que tous m'aviez annoncée dans votre précédente.
Je vous demande en grâce de me dire si elle paraîtra ; et, en cas
qu'elle paraisse, je vous supplie instamment de faire ajouter que
je n'ai aucune connaissance de cette dispute historique et cri-
tique, et que la lettre' qui m'est attribuée dans le Mercure de France,
et sur laquelle cette dispute est fondée, n'est point du tout con-
forme à l'original. Ce que je vous dis est la pure et l'exacte vérité ;
en un mot, n'étant point de la paroisse, je ne dois pas entrer dans
les querelles des curés.
Je suis très-fâché de la destitution de >I, de Paulmy^ ; plût à
Dieu qu'il fût resté en Suisse ! il aurait écrit des lettres intelligibles
et agréables.
Mille tendres respects à M. et M™<= de Freudenreich. Si vous
voyez M. l'avoyer Steiger, je vous supplie de lui dire que M""' de
Fontaine lui fait ses compHments, et que je lui présente mon
respect.
Je vous embrasse, mon cher philosophe, du meilleur de mon
cœur. V.
3410. — A M. BERTRAND.
Au Chêne, à Lausanne, 9 septembre.
Mon cher théologien, mon cher philosophe, mon cher ami,
vous avez donc voulu absolument qu'on répondît à la lettre'' du
Mercure de Xeufchâtcl. M. Polier de Bottens, qui méditait de son côté
1. A Genève, c'est à Jacob Vernet que Voltaire fait allusion.
2. La lettre à Thieriot, du 26 mars 1757; voyez n" 3340.
3. Le marquis de Paulmy, devenu le successeur du comte d'Argenson son
oncle, le 2 février 1757, comme ministre de la guerre, remplit ces fonctions jus-
qu'au 22 mars 17.58. Il avait été ambassadeur en Suisse, de 1748 à 1751.
4. Probablement la Lettre de Vernet, dont il est parlé tome XJÎ, page 303.
39. — CORRESPONDA.NCE. VII. 17
258 COKKESPONDANCE.
une réponse, vient de m'apprendre qu'il von a une qui paraît
sous vos auspices. Il m'a dit quelle est très-sage et très-modérée :
cela seul mêlerait croire (ju'elle est votre ouvrage. Mais, soit que
vous ayez fait une bonne action, soit que j'en aie l'obligation à un
de nos amis, c'est toujours ù vous que je dois mes remerciements,
.je lirai un journal pour l'amour de vous, et je ne lirai que ceux
où vous aurez part. Il n'y a plus qu'une chose qui m'embarrasse.
Vous savez avec quelle indignation tous les honnêtes gens de la
ville voisine des Délices avaient vu l'écrit auquel vous avez daigné
faire répondre. Je leur avais promis non-seulement de ne jamais
combattre cet adversaire, mais d'ignorer qu'il existât. Je vais
perdre toute la gloire de mon silence et de mon indifférence. On
verra paraître une réfutation, on m'en croira l'auteur, ou du
moins on pensera que je l'ai recherchée. On dira que c'est là le
motif de mon voyage à Lausanne ; ajoutez, je vous en supplie, à
votre bienfait celui de me permettre de dire que je ne l'ai point
mendié. Que votre grâce soit gratuite comme celle de Dieu.
Puisque la lettre est remplie, dit-on, de la modération la plus
sage, n'est-il pas juste qu'on en fasse honneur à l'auteur? Doileau
se vanta, en prose et en vers S d'avoir eu Arnauld pour apolo-
giste. Ne pourrai-je pas prendre la même liberté avec vous? Je
pars demain pour ma petite retraite des Délices; j'espère que j'y
trouverai vos ordres. J'ai besoin de quelque preuve qui fasse voir
que je n'ai point manqué à ma parole. Une chose à laquelle je
manquerai encore moins, c'est à la reconnaissance que je vous
dois.
Il paraît que M. de Paulmy n'a point perdu sa place, et que le
colonel Janus^ n'a point gagné de victoire. Los fausses nouvelles
dont nous sommes inondés sont assurément le moindre mal de
la guerre.
Gomme j'allais cacheter ma lettre, je reçois la vôtre; vous me
mettez au fait en partie. Il y a un petit fou ' à Genève, mais aussi
il y a dos gens fort sages. J'aurais bien voulu que M. P)achy eilt
été votre voisin : c'est un homme fort aimable, philosophe,
instruit ; on en aurait été bien content.
Il faut que je présente une requête par vos mains à .AI. le ban-
neret de Freudonrcich, protecteur do mon ermitage du Ghêne.
\. Voyez VÊpitrc x (de Boilcauj, à mes vers; v. 122.
2. Alûqné par deux majors-généraux autrichiens, près de Landslmt, le 14 au-
guste précédent, Janus, colonel au service de Frédéric II, les avait repoussés vive-
ment. (Ci.)
3. Vcrnet,
ANNÉE 4 757. 2o9
M. le docteur Tronchin m'a défendu le vin blanc. M. le hailli de
Lausanne a toujours la bonté de me permettre que je fasse venir
mon vin de France.
Mais à présent que je suis dans la ville, il me faudra un peu
plus de vin, et je crains d'abuser de l'indulgence et des bons of-
fices de monsieur le bailli .Quelques personnes m'ont dit qu'il fallait
obtenir une patente de Berne; je crois qu'en toute affaire le
moindre bruit que faire se peut est toujours le mieux. Je m'ima-
gine que la permission de monsieur le bailli doit suffire; ne pour-
riez-vous pas consulter sur mon gosier M. le banneret de Freuden-
reicb? Je voudrais bien pouvoir avoir l'honneur d'humecter un
jour, dans la petite retraite du Chêne, les gosiers de M. et de
M'"'' de Freudenreich, et le vôtre. Je retourne demain aux Délices,
voir mes prés, mes vignes et mes fruits, et mener ma vie pasto-
rale ; c'est la plus douce et la meilleure. Je vous embrasse ten-
drement. V.
3411. — A M. THIERIOT.
Aux Délices.
Je suis vir desideriorwn : premièrement, parce que te desidero
in Deliciis meis; secondement, parce que desidero les paperasses
de Hubert^ M. de La Popelinière m'a flatté que le compère com-
pilait.
Je vous prie, mon ancien ami, de bien remercier Po///on(??7i de
ses faveurs; et je vous avertis que si vous n'avez pas la bonté de
hâter un peu votre besogne moscovite, ma maison russe sera
bcitie avant que vous m'ayez envoyé votre brique. J'ai reçu de
Pétersbourg des cartes et des plans qui m'étonnent. Le pays n'a
que cinquante ans de création, et la magnificence égale déjà l'é-
tendue de l'empire,
Pierre était un ivrogne, un brutal parfois : je le sais bien ;
mais les Romulus et les Thésée ne sont que de petits garçons
devant lui. Vous en voyez les effets. Elisabeth expédie, le mémo
matin, des ordres pour les frontières delà Chine, et pour envoyer
cent mille hommes contre mon disciple Frédéric, roi de Prusse.
1. On lit Hubert dans la première impression de cette lettre, à la page 3G2
des Pièces inédites, 1820, in-8". Dans la lettre à Thieriot, du 12 septembre (voyez
n" 3415), imprimée dans les éditions de Kelil, on lit aussi Hubert, et on donne à
ce personnage le titre d'abbé. Cet auteur, dont Voltaire désirait les écrits, no peut
être celui qu'il appelle Hébert dans ses lettres 318(5 et 3187, et des mémoires
duquel il parle comme les connaissant déjà.
260 CORRESPONDANCE.
Ce sont là ces soldats qui n'avaient que des bâtons brûlés par le
bout à Narva,qui ont ensuite vaincu Charles XII, qui ont lait fuir
les janissaires, et fait passer les Suédois sous les fourches caudines.
Joignez h ces miracles un opéra italien, une comédie, des sciences,
et vous verrez que le sujet est beau.
Je suis lâché de la mort de M'""^^ de Rochester-Sandwich. C'est
une bonne tête qui est rongée de vers. La cervelle de Newton et
celle d'un capucin sont de même nature ; cela est bien cruel, mais
qu'y l'aire?
Ipse Epicurus obit dccurso himine vitae ^.
Si j'avais eu de la santé, et point de nièce, j'aurais pu faire un
petit tour avec le vainqueur de Mahon ; mais je ne quitte plus ce
que j'aime pour des héros.
On ne croit pas que mon disciple puisse résister; il faudra
qu'il meure h la romaine, ou qu'il s'en console à la grecque;
qu'il se tue, ou qu'il soit philosophe. Voilà un grand exemple ;
mais nous n'en sommes encore qu'aux premiers^actes de la pièce :
il faut voir le dénoûment. 11 arrive toujours dans les affaires
quelque chose à quoi on ne s'attend point.
Intérim, vale; et mémento de l'alibé Hubert et du Suisse V.
3412, — A M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU 2.
Si j'étais moinsvieux, moins infirme, je n'écrirais point à mon
héros; je viendrais en Allemagne, je serais témoin de sa nouvelle
gloire. Mais, monseigneur, je suis condamné par la nature à
planter des choux, quand vous allez cueillir des lauriers. J'aurai
du moins des protecteurs auprès de vous.
Messieurs de Ghàteauvieux, qui se chargent de ma lettre, ont
l'honneur et le plaisir de servir sous tous. Ce sont de braves gen-
tilshommes de nos cantons, qui se sont mis à aimer la France de
tout leur cœur, et qui vont l'aimer bien davantage en combat-
tant sous vos ordres. Ils ont levé, il y a quelques années, des
compagnies à leurs dépens'; ils sont fils d'un des chefs les plus
respectables de la république de Genève. Gomme je suis Genevois
1. Lucn-cc, livre III, vers 1055.
2. Les éditeurs, MM. de Cayrol et François, ont daté cette lettre du mois de
mai. Elle ne peut être que postérieure à ce mois.
'^. On a là l'origine des Suisses de Chùteauvicux, qui ont tant fait parler d'eux
sjut3 la Révolution.
ANNÉE 1757. 261
six mois do l'année, et que me voilà dans mon semestre, je n'ai
pu choisir de meilleurs garants démon tendre et respectueux at-
tachement pour vous. Je suis extrêmement attaché à toute leur
famille, et je ne me conduis pas maladroitement avec vous en
prenant, pour vous faire ma cour, les plus sages et les plus braves
officiers du monde, qui ambitionnent, autant que moi, de vous
plaire.
Recevez, avec votre bonté ordinaire, le profond et tendre
respect du Suisse V.
3413. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL
Aux Délices, 12 septembre.
Mon divin ange, moi, qui n'ai point pris les eaux de Plom-
bières, je suis bien malade, et je suis puni de n'avoir point été
faire ma cour à W"" d'Argental. Je voudrais qu'on eût brûlé, avec
la fausse Jeanne, le détestable auteur de cette infâme rapsodie.
Elle est incontestablement de La Beaumelle ; mais s'il n'est pas
ars^, il est en lieu^ où il doit se repentir.
On dit que c'est l'abbé de Bernis qui a ménagé le rétablisse-
ment du^ parlement; si cela est, il joue un bien beau rôle dans
l'Europe et en France. Je ne lui ai jamais écrit depuis mon ab-
sence ; j'ai toujours craint que mes lettres ne parussent intéres-
sées, et je me suis contenté d'applaudir à sa fortune, sans l'en
féliciter. Qui eût cru, quand le roi de Prusse faisait autrefois des
vers contre lui, que ce serait lui qu'il aurait un jour le plus à
craindre*?
Les affaires de ce roi, mon ancien disciple et mon ancien per-
sécuteur, vont de mal en pis. Je ne sais si je vous ai fait part de
la lettre^ qu'il m'a écrite il y a environ trois semaines: J'ai appris,
dit-il, que vous vous étiez intéressé à mes succès et à mes malheurs;
il ne me reste qu'à vendre cher ma vie, etc., etc. Sa sœur, la mar-
grave de Baireuth, m'en écrit une beaucoup plus lamentable.
Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine e.
1. Vieux mot ; participe du verbe arder, ou ardre, qui fsignific brûler.
2. La Beaumelle, mis à la Bastille au mois d'août 1756, en était sorti le
l*' septembre 1757 pour se rendre en Languedoc, lieu de son exil.
3. Ce rétablissement venait d'avoir lieu le l"^"" septembre.
4. Dans son Épitre au comte de Gotter, Frédéric avait dit, vers 398 :
Et je laisse à Bemis sa stérile abondance.
5. Le billet cité dans la lettre 3397.
6. Molière, Tartuffe, acte IV, scène m.
2bî CORRESPONDANCE.
Mon cher ange, j'écrirai ])oiii' lîrizanP tout ce que tous or-
donnorez. Ayez la J)onté de la'iiistriiiro de son admission dans le
rang des héros, dès qu'on l'aura reçu. J'espère que l'autre héros
de Mahon gouvernera mieux son armée que le tripot de la
Comédie. A propos de Mahon, savez-vous que l'amiral Byng m'a
l'ail remettre, en mourant, sa justification-'? Me voilà occupé à
juger Pierre le Grand et l'amiral Byng; cela n'empêchera pas que
je n'obéisse à vos ordres tragiques,
Si qua
Nuniina laeva sinunt, auditque vocatus Apollo.
(Geonj., lib. IV, v. C.)
En voilà beaucoup ])our un malade.
M'"" Denis et le Suisse Voltaire vous embrassent tendrement.
3414. — A MADAME LA COMTESSE DE LLTZELI50 URG.
Aux Délices, 12 septembre.
Voilà de grandes révolutions, madame, et nous ne sommes
pas encore au bout. On dit que dix-huit mille Hanovriens vien-
nent de débarquer à Stade. Ce n'est pas une petite affaire. Je
souhaite que M. de Kichelieu parc sa tête des lauriers qu'on a
fourrés dans sa poche. Je souhaite à monsieur votre fils hon-
neur et gloire sans blessure, et à vous, madame, une santé
inaltérable. Le roi de Prusse vient de m'écrire une lettre très-
touchante; mais j'ai toujours l'aventure de M"" Denis sur le
cœur. Si je me portais bien, j'irais faire un tour à Francfort
dans l'occasion. On dit que, malgré les belles et bonnes paroles
du roi, messieurs des plaids l'ont encore les difficiles^ Je ne puis
le croire. Mais tout cela importe fort peu à un philosophe qui
vit dans la retraite, et qui n'a ni rois, ni parlements, ni prêtres.
J'en souhaite autant à tout le genre humain. Adieu, madame.
L'oncle et la nièce vous seront toujours bien attachés.
1. J.-B. Brilard. dit Brizard, né à Orléans en 1721, débuta sur la scène fran-
çaise le 30 juillet 1757, fut reçu en mars 1758, se retira en 1786, et mourut le 30
janvier 1791.
2. Voyez tome XV, page 340.
3. Voyez loiiie XVI, pages 99-100.
ANNÉE 17 37. 263
3415. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 12 septembre.
J"ai reçu un gros paquet des Mémoires de l'abbé Hubert S
une lettre de M. de La Popelinière, et rien de son compère. Le
compère est-il malade ? méprise-t-il ses anciens amis parce qu'ils
sont des Suisses? est-il à la campagne? dans quelque terre des
Montmorency ? S'il n'était pas occupé auprès des grandes et belles
dames, je lui dirais : Venez passer l'hiver à Lausanne, dans
une très-belle maison que je viens d'ajuster, et puis venez pas-
ser l'été aux Délices ; on vous donnera des spectacles l'hiver, et
vous verrez, l'été, le plus beau pays de la terre ; et vous appren-
drez, messieurs les Parisiens, qu'il y a des plaisirs ailleurs que
chez vous. De plus, vous mangerez des gelinottes, dont vous ne
tàtez guère dans votre ville ; mais vous êtes des casaniers. Écri-
vez-moi donc; morbleu, quel paresseux! Adieu. Vale, amice.
Cette lettre des Délices vous viendra peut-être par Versailles.
3416. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 12 septembre.
Votre lettre m'a sensiblement touchée; celle que vous m'avez adressée
pour le roi a fait le même effet sur lui. J'espère que vous serez satisfait de
sa réponse pour ce qui vous concerne ; mais vous le serez aussi peu que moi
de ses résolutions. Je m'étais flattée que vos réflexions feraient quelque im-
pression sur son esprit. Vous verrez le contraire dans le billet ci-joint.
Il ne me reste qu'à suivre sa destinée, si elle est malheureuse. Je ne
me suis jamais piquée d'être philosophe. J'ai fait mes efforts pour le devenir.
Le peu de progrès que j'ai fait m"a appris à mépriser les grandeurs et les
richesses; mais je n'ai rien trouvé dans la pliilosophie qui puisse guérir les
plaies du cœur, que le moyen de s'affranchir de ses maux en cessant de
vivre. L'état où je suis est pire que la mort. Je vois le plus grand homme
du siècle, mon frère, mon ami, réduit à la plus affreuse extrémité. Je vois
ma famille entière exposée au dangers et aux périls, ma patrie déchirée par
d'impitoyables ennemis, le pays où je suis peut-être menacé de pareils
malheurs. Plût au ciel que je fusse chargée toute seule des maux que je
viens de vous décrire ! Je les souffrirais, et avec fermeté.
Pardonnez-moi ce détail. Vous m'engagez, par la part que vous prenez à
ce qui me regarde, de vous ouvrir mon cœur. Hélas ! l'espoir en est presque
banni. La fortune, lorsqu'elle change, est aussi constante dans ses persécu-
1. Vovez une note sur la lettre 34H.
264 COUKESPONDANCIi.
lions que dans ses faveurs. L'histoire est pleine de ces exemples; mais je
n'y en ai point trouvé de pareils à celui que nous voyons, ni une guerre
aussi inhumaine et cruelle, parmi des peuples policés. Vous gémiriez si
vous saviez la triste situation de l'Allemagne et do la Prusse. Les cruautés
que les Russes commettent dans cette dernière font frémir la nature. Que
vous êtes heureux dans votre ermitage, oiî vous vous reposez sur vos lau-
riers, et où vous pouvez philosopher de sang-froid sur l'égarement des
hommes ! Je vous y souhaite tout le bonheur imaginable. Si la fortune nous
favorise encore, comptez sur toute ma reconnaissance ; et je n'oublierai
jamais les marques d'attachement que vous m'avez données : ma sensibilité
vous en est garant ; je ne suis jamais amie à demi, et je le serai toujours
véritablement de frère Voltaire.
WlLIIELMINE.
Bien des compliments à M""' Denis; continuez, je vous prie, d'écrire
au roi.
3417. — A M. TUONCHIN, DE LYON'.
Délices, 13 septembre.
On dit qu'on pai-lc à Ja Haye d'entamer des négociations;
cela vaut mieux que d'entamer des provinces. Est-ce que le
ministère de France voudrait rendre la maison d'Autriche toute-
puissante, pour avoir le plaisir de se venger aujourd'hui, et pour
être accablé un jour?
3418.— A M. DE CIIAMPB ONIN ',
TRiiMIEa COMMIS DANS LES BUBEAUX DES FORTIFICATIONS.
Au.\ Délices, route de Genève, 15 septembre.
J'avais, monsieur, recommandé expressément qu'on vous
envoyAt les exemplaires reliés. J'apprends avec chagrin que
les libraires sont tout aussi malhonnêtes qu'autrefois; rien ne
change; je vous en demande pardon. On vous a présenté là un
énorme fatras ; je vous crois heureusement trop occupé pour
avoir le temps d'y jeter la vue. Je vous fais mon compliment sur
tous les nouveaux ouvrages faits à Mardick. La gloire de la
Franco est rétablie de toutes façons. Je m'y intéresse du fond
de ma retraite, dans laquelle j'ai renoncé à tout, excepté à aimer
ma patrie et mes amis. Je vous réponds un peu tard, parce que
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Fils de M"" de Champbonin à qui sont adressées les lettres 41."j et autres.
Il avait, en 1738, servi quelquefois de secrétaire à Voltaire, pendant son séjour à
Circv.
ANNÉE 4757. 265
je ne suis revenu que depuis peu de jours à mon petit ermi-
tage. Je plante d'un côté, je bâtis d'un autre. Il faut occuper
doucement sa vieillesse.
Ne m'oubliez pas, je vous prie, auprès de madame votre mère,
quand vous lui écrirez, et comptez toujours sur le souvenir et
sur l'amitié du Suisse V.
3419. — A M. BERTRAND,
A BERNE.
Aux Délices, 21 septembre.
Je vous écris, mon cher monsieur, en sortant de l'Orphelin de
la Chine, qui a été assez bien joué. Je crois qu'incessamment vous
aurez la même troupe à Berne ; elle sera dans votre ville. Vous
n'êtes pas gens à chercher votre plaisir ailleurs que chez vous.
On ne parle plus du tout à Berne de la querelle qu'une ^ ou deux
personnes très-méprisées ont voulu exciter. L'indignation contre
ces brouillons subsiste, et leurs sottises sont livrées à l'oubli, digne
punition des sots. Je vous remercie bien tendrement de toutes
vos attentions obligeantes pour du vin que je voudrais bien boire
avec vous. J'écris à M. le bailli de Lausanne, ne voulant rien
faire sans son aveu. Il est vrai que le vin de la Côte méfait mal à
la gorge; mais je risquerais volontiers des esquinancies pour
jouir de la liberté et de la douceur helvétiques. J'espère que ma
maison de Lausanne sera prête pour le mois de novembre.
On m'écrit de Vienne que le combat - entre les Russes et les
Prussiens a été entièrement à l'avantage des Russes, et que le
comte de Dohna, que le roi de Prusse envoyait pour commander
à la place du général Lehwald, est très-dangereusement blessé.
On presse vivement à Vienne et à Ratisbonne la cérémonie du
ban de l'empire. On s'attend, pendant ce temps-là, à une bataille
entre les troupes du roi de Prusse et celles du prince de Soubise,
vers Eisenach.
Si, après cela, nous avons la paix, il faut avouer qu'elle sera
chèrement achetée. Il paraît ici une espèce d'Histoire du roi de
Prusse; c'est l'ouvrage d'un gredin, cela fait mal au cœur. J'ai peur
que le fiscal de l'empire n'ajoute un chapitre à cette histoire.
Mille tendres respects à M. et à M"'* de Freudenreich. Adieu,
mon très-cher philosophe.
1. Jacob Vernet.
2. Livré le 30 août 1757, près de J.-egerndorff, par le feld-maréchal Apra.\ia, que
Lebwald, feld-maréchal de Frédéric II, y avait attaqué.
266 CORRESPONDANCE.
3420. — A MADAMi: LADICFfFSSE DE SAXE-GOTHA'.
Aux Délices, 22 septembre.
Madame, deux ou trois armées du meilleur des mondes pos-
sibles m'ont privé de la consolation de recevoir des lettres de
Votre Altesse sérénissime; je n'en ai pas été moins touché de
tous les événoiiients qui ont pu regarder vos États. Je me suis
intéressé à eux comme à ma patrie, et à votre personne, madame,
comme à ma protectrice, à qui j'ai voué un attachement qui
durera autant que ma vie.
On a dit, sur les bords du lac de Genève, que Votre Altesse
sérénissime y enverrait un des princes ses enfants ; si cela était
vrai, madame, que je serais heureux de pouvoir recevoir vos
ordres, soit pour Lausanne, soit pour Genève, et de montrer au
fils tous les sentiments respectueux qui m'attachent à la mère!
J'adresse cette lettre à M. le maréchal de Richelieu, dans l'espé-
rance qu'il la fera rendre avec sûreté ;\ Votre Altesse sérénissime ;
je me flatte même qu'elle pourra parvenir dans un temps où
toutes les difficultés seront aplanies, et où vos États jouiront de
la tranquillité que votre sagesse et celle de monseigneur le duc
leur aura procurée.
J'eus riiouneur de recevoir, il y a peu de temps, une lettre -
du roi de Prusse, dans laquelle il me dit qu'il ne lui reste plus
qu'à vendre cher sa vie. Mais sa vie est trop j)récieuse, trop
marquée par de beaux événements, pour quil songe à la finir;
et il est trop philosophe pour ne savoir pas supporter des revers.
Qui eût dit, madame, qu'un jour je prendrais la liberté de le
consoler? Voilà de ces révolutions bien capables de détromper
des grandeurs humaines, si quelque chose pouvait désabuser les
hommes.
Puissent ces grands mouvements ne point porter dans vos
États les calamités qui les suivent! Puisse votre santé n'être pas
plus altérée que votre courage! Que Votre Altesse sérénissime
daigne recevoir, avec sa bonté ordinaire, mon profond respect
pour sa personne et pour toute son auguste famille, aux pieds de
qui je me mets.
1. Editeurs, F5avou.\ et François.
2. Le billot cité dans la lettre 3397.
ANNÉE i7o7. 267
3421.— A M. TROXCUIX, DE LYOX'.
Délices, 27 septembre.
Vous pourriez bien me faire un plaisir en vous confiant à
mon amitié et à ma discrétion. Je sais à qui - M"'" la margrave
■de Baireutli s"est adressée pour une négociation qui n'a pas réussi.
Vous avez souvent des conversations avec un homme ^ qui est
au fait, quoiqu'il soit éloigné du cahinet et que les idées de ce
cabinet puissent changer d'un jour à Fautre. Ses lumières et son
expérience, jointes à sa correspondance, peuvent le mettre en
état de juger si on est effectivement dans l'intention d'abandon-
ner le roi de Prusse à toute la rigueur de sa mauvaise destinée,
en cas qu'il soit sans ressource, et si on veut détruire absolu-
ment une balance qu'on a jugée longtemps nécessaire. Vous
pourriez aisément, dans la conversation, savoir ce qu'en pense
fhomme instruit dont j'ai l'honneur de vous parler. Comptez
que ni vous ni lui ne serez point compromis; fiez-vous à ma
parole d'honneur, et ne regardez point la prière que je vous fais
€omme refî"et d'une vaine curiosité. J'ai quelque intérêt ta être
instruit, et vous me rendriez un très-grand service de m'informer
de ce que vous aurez pu conjecturer.
Si M. de Soubise ne s'est pas retiré en deçà d'Eisenach, il est
à croire que le roi de Prusse lui a livré bataille. Je peux vous
assurer qu'il en avait une terrible envie.
3422. — A M. DE LA MICHODIÈRE^,
INTF. NDAN'T d'aUVERG\E.
Monsieur, c'est à Breslau, à Londres, et à Dordrecht, qu'on
€ommença, il y a environ trente ans, à supputer le nombre des
habitants par celui des baptêmes. On multipUa, dans Londres,
le nombre des baptêmes par 35, à Breslau, par 33, M. de Ker-
seboum, magistrat de Dordrecht, prit un milieu. Son calcul se
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Le maréchal de Richelieu.
3. Le cardinal de Tencin.
4. Cette lettre, datée ainsi : Ferney, novembre, dans l'édition de Kehl, ne fut
certainement écrite ni à Ferney^ ni en novembre 1757. Voltaire n'acheta Ferney
que vers octobre 1758, et ce fut dès octobre 1757 que J.-B.-Fr. de La Michodière,
né le 2 septembre 1720, passa de l'intendance do Riom à celle de Lyon. (Ci..)
2G8 CORRESPONUANCE.
troiivn tn'S-jiistc: cnr, sV-tant donne'' la poino do compter un par
un tous les habitants de cette |)etite ville, il vrrifia que sa règle
de SU était la plus sûre.
Cependant elle ne l'est ni dans les villes dont il part beaucoup
d'émigrants, ni dans celles où viennent s'établir beaucoup d'étran-
gers ; et, dans ce dernier cas, on ajoute pour les étrangers un
supplément qu'il n'est pas malaisé de faire.
Toutes ces régies ne sont pas d'une justesse mathématique;
vous savez mieux que moi, monsieur, qu'il faut toujours se con-
tenter de l'à-peu-près. La fameuse méridienne de France n'est
certainement pas tirée en ligne droite ; le roi n'a pas le même
revenu tous les ans, et le complet n'est jamais dans les troupes.
Il n'y a que Dieu qui ait fait au juste le dénombrement des
combattants du peuple d'Israël, qui se trouva de six cent mille*
hommes au l)out de deux cent quinze ans, tous descendants do
Jacob, sans compter les femmes, les vieillards, et les enfants.
Les habitants de Clermont en Auvergne ne peuvent avoir
augmenté dans cette miraculeuse progression. Ceux qui ont
Il attribué quarante-cinq mille citoyens à cette ville ont presque
"' autant exagéré que l'historien Josèphe, qui comptait douze cent
mille âmes dans Jérusalem pendant le siège. Jérusalem n'en a
jamais pu contenir trente mille.
Lorsque j'étais à Bruxelles-, on me disait que la ville avait
I cinquante mille habitants : le pensionnaire, après avoir pris
toutes les instructions qu'il pouvait, m'avoua qu'il n'en avait pas
trouvé dix-sept mille ^
J'ai fait usage de la règle de 34 à Genève ; elle s'est trouvée un
peu trop forte. On compte dans Genève environ vingt-cinq mille
habitants; il y naît environ sept cent soixante-quinze enfants,
année commune : or 775 multiplié par 34 donne 2G,350.
La règle de 33 donnerait 25,575 têtes à Genève'. Cela posé,
monsieur, il paraît évident qu'il y a tout au plus vingt mille per-
sonnes à Clermont, et ce nombre ne doit pas vous paraître extraor-
dinaire; les hommes ne peuplent pas comme le prétendent ceux ^
qui nous disent froidement qu'après le déluge il y avait des mil-
1. II est question de six cent trois mille cinq cent cinquante dans le chapitre i*^*"
des Nombres, verset iti.
2. En 1710, t7H. et 1742.
3. En 1824, on comptait cent douze mille habitants à Bruxelles. (Cl.)
4. C'était ce nombre d'habitants que des hommes bien informés comptaient
encore à Genève en 1823. (Cl.)
" 5. Le père Petau; voyez tome XX VII, page 73.
ANNÉE 17o7. 269
lions d'hommes sur la terre. Les enfants ne se font pas à coups de
plume, et il faut des circonstances fort heureuses pour que la
population augmente d'un vingtième en cent années. Un dénom-
brement fait en 1718, probablement très-fautif, ne donne à Cler-
mont que l,32Zi feux; si on comptait (en exagérant) dix per-
sonnes par feu, ce neseraitquel3,2/(0tétcs;etsi, depuis ce temps,
le nombre en était monté à vingt mille, ce serait un progrès
dont il n'y a guère d'exemples. Il vaut mieux croire que l'auteur
du dénombrement des feux s'est trompé ; mais, quand même il
se serait trompé de moitié, quand même il y aurait eu le double de
feux qu'il suppose, c'est-à-dire 2,648, jamais on ne compte que
cinq à six habitants par feu ; mettons-en six : il y aurait eu
15,888 habitants à Clermont; et, depuis ce temps, le nombre se
serait accru jusqu'à vingt mille par une administration heureuse,
et par des événements que j'ignore.
Tout concourt donc, monsieur, à persuader que Clermont
ne contient en effet que vingt mille habitants ; s'il s'en trouvait
quarante mille sur environ 588 baptêmes par an, ce serait un
prodige unique dont je ne pourrais demander la raison qu'à vos
lumières.
Voilà, monsieur, ce que mes faibles connaissances me per-
mettent de répondre à la lettre dont vous m'avez honoré. Cette
lettre me fait voir quelle est votre exactitude et votre sage appli-
cation dans votre gouvernement; elle me remplit d'estime pour
vous, monsieur ; et ce n'est que par pure obéissance à vos ordres
que je vous ai exposé mes idées, que je dois en tout soumettre
aux vôtres. Vous êtes à portée de faire une opération beaucoup
plus juste que ma règle. On vient, dans toute l'étendue de la
domination de Berne, d'envoyer dans chaque maison compter le
nombre des maîtres, des domestiques, et même des chevaux. Il
est vrai qu'on s'en rapporte à la bonne foi de chaque particulier,
dans le seul pays de l'Europe où l'on ne paye pas la moindre
taxe au souverain, et où cependant le souverain est très-riche.
Mais, sous une administration telle que la vôtre, quel particulier
pourrait déranger, par sa réticence, une opération utile qui ne
tend qu'à faire connaître le nombre des habitants, et à leur pro-
curer des secours dans le besoin ?
J'ai l'honneur d'être avec la plus respectueuse estime, etc.
Voltaire,
270 CURKLSl'O-NDANCli.
3i23. — A -M. LE COMTE D'A R G E. M AL.
Aux DL-lires, F"" octobre.
Je ne vous ai point encore parlé, mon divin ange, de M. et
de M'"" de Montferrat', qui sont venus bravement faire inoculer
leur fils unifine à Genève. Ils viennent souvent dîner dans mon
petit erniitagc, où ils voient des gens de toutes les nations, sans
excepter le pays d'xVlzire.
Nous avons aux portes de Genève une troupe dans laquelle il
y a quelques acteurs passables. J'ai eu le plaisir de voir jouer
L'Orphelin de la Chine, pour la première fois de ma vie. J'ai, dans
plus d'un endroit, souhaité des Clairon et des Lekain ; mais on
ne peut tout avoir. C'est vous, mon cher et respectable ami, que
je souhaite toujours, et que je ne vois jamais. Vous m'allez dire
qu'après avoir vu des comédies je devrais être encouragé à en
donner; que je devrais vous envoyer Fanime dans son cadre pour
le mois de novembre ; mais je vous conjure de vous rendre aux
raisons que j'ai de différer. Empêchez, je vous en supplie, qu'on
ne me prodigue à Paris. Ce serait actuellement un très-grand
chagiin pour moi d'être livré au public. Il viendra un temps
plus favorable, et alors vous gratifierez les comédiens de cette
Fanime, quand vous la jugerez digne de paraître, Nous nous
amuserons ci donner des essais sur notre petit théâtre de Lau-
sanne, et nous vous enverrons ces essais; mais point de Paris à
présent. Comptez que ce n'est point dégoût, c'est sagesse : car,
en vérité, rien n'est si sage que de s'amuser paisiblement de ses
travaux, sans les exposer aux critiques de votre parterre. Je vous
supplie instamment de me mander s'il est vrai que vous ayez à
Paris ou à la cour un comte de Gotter -, grand-maréchal de la
maison du roi de Prusse, tout fraîchement débarqué, pour de-
mander quelque accommodement qui sera, je crois, plus difficile
à négocier que ne l'a été funion de la France et de l'Autriche.
Je reçois assez souvent des lettres du roi de Prusse, beaucoup
plus singulières, beaucoup plus étranges que toute sa conduite
avec moi depuis vingt années. Je vous jure que la chose est
curieuse. Je vois tout à présent avec tranquillité. Je suis heureux
1. La niarf[uisc de Montforrat est la dame dont le nom figure en tète d'un
madrigal imprimé dans le tome X.
2. C'est sans doute à ce comte que Voltaire avait adresse, en 1753, la lettre
2Gjtt.
ANNÉE 1 757. 271
au pied des Alpes ; mais je n'y serais pas si l'envie et le brigan-
dage qui régnent à Paris dans la littérature ne m'avaient arraché
à ma patrie et à vous. Je me flatte que M'"" d'Argental continue
à jouir d'une bonne santé. Je vous embrasse tendrement, mon
cher et respectable ami.
3424. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, l" octobre.
Vraiment, je n'ai point eu cette lettre que vous m'écrivîtes
huit jours après m'avoir envoyé les Mémoires de Hubert. Il se
perdit, dans ce temps-là, un paquet du courrier de Lyon, sans
qu'on ait pu jamais savoir ce qu'il est devenu. Les amants et les
banquiers sont ceux qui perdent le plus à ces aventures. Je ne
suis ni l'un ni l'autre, mais je regrette fort votre lettre. Nous
avons depuis longtemps, mon ancien ami, celle de FécUrlc au
très-aimable et très-humain conjuré anglais réfugié ', gouverneur
de Neufchâtel. Je vous assure que j'en reçois de beaucoup plus
singuhères encore, et de lui et de sa famille. J'ai vu bien des
choses extraordinaires en ma vie ; je n'en ai point vu qui appro-
chassent de certaines choses qui se passent et que je ne peux
dire. Ma philosophie s'afl'ermit et se nourrit de toutes ces vicis-
situdes.
Vous ai-je mandé que M. et M""' de Montferrat sont venus ici
bravement faire inoculer un fils unique qu'ils aiment autant que
leur propre vie ? Mesdames de Paris, voilà de beaux exemples.
M'^" la comtesse de Toulouse ne pleurerait pas aujourd'hui M. le
duc d'Antin^, si on avait eu du courage. Un fils du gouverneur
du Pérou, qui sort de mon ermitage, me dit qu'on inocule dans
le pays d'Alzire. Les Parisiens sont vifs et tardifs.
Ce ne sont pas les auteurs de VEncijclopédie qui sont tardifs ;
je crois le septième tome imprimé, et je l'attends avec impa-
tence. La cour de Pétersbourg n'est pas si prompte ; elle m'envoie
toutes les archives de Pierre le Grand. Je n'ai reçu que le recueil
de tous les plans, et un des médaillons d'or grands comme des
patènes.
Je vous assure que je suis bien flatté que les descendants des
i. Lord Keith, appelé aussi milorcl Maréchal.
2. Louis de Pardaillan de Gondrin, dernier duc d'Antin, né en 1727, mort en
Allemagne en 1757 ; petit-fils et filleul de M"^* de Gondrin, à laquelle est adressée
une épître; voyez tome X.
272 CORRESPONDANCl-.
Lisois soient contents de ce qui m'est échappé, par-ci par-là,
sur leur respectable maison. Nous autres badauds de Paris, nous
devons rliérir les Montmorency par-dessus toutes les maisons du
royaume. Ils ont été nos défenseurs nés; ils étaient les premiers
seigneurs, sans contredit, de notre Ile-de-France, les premiers
officiers de nos rois, et, presque en tout temps, les chefs de la
gendarmerie royale. Ils sont aux autres maisons ce qu'une belle
dame de Paris est à une belle dame de province ; et, en qualité
de Parisien et de barbouilleur de papier, j'ai toujours eu ce nom
en vénération. Ce serait bien autre chose si je voyais la beauté
près de laquelle vous avez le bonheur de vivre.
Quel est donc ce paquet que vous m'envoyez contre-signe
Bouret? Je voudrais bien que ce fût un paquet russe : car j'ai
actuellement plus de correspondance avec la grande Permie et
Arcliangcl qu'avec Paris. Est-il vrai que M. Bouret n'a plus le
portefeuille des fermes générales, et qu'il est réduit à ne plus
songer qu'à son plaisir? Bonsoir; je vous quitte pour aller
planter.
Mais planter à cet âge !
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage ;
Assurément il radotait^.
Au moins, je radote heureusement; et je finis plus tranquil-
lement que je n'ai commencé. Vale, amice.
Le Suisse V.
3425. — A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Octobre 1757.
Sire, ne vous effrayez pas d'une longue lettre, qui est la seule
chose qui puisse vous effrayer.
J'ai été reçu chez Votre Majesté avec des bontés sans nombre ;
je vous ai appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma
vieillesse m'a laissé toute ma vivacité pour ce qui vous regarde,
en la diminuant pour tout le reste. J'ignore encore, dans ma re-
traite paisible, si Votre Majesté a été à la rencontre du corps
d'armée de M, de Soubise, et si elle s'est signalée par de nou-
veaux succès. Je suis peu au fait de la situation présente des
affaires; je vois seulement qu'avec la valeur de Charles XII, et
1. Le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes; Fables de La Fontaine, XI, viii.
ANNÉE l7o7. 273
avec un esprit bien supérieur au sien, vous vous trouvez avoir
plus d'ennemis à combattre qu'il n'en eut, quand il revint à Stral-
sund ; mais il y a une chose bien sûre, c'est que vous aurez plus
de réputation que lui dans la postérité, parce que vous avez
remporté autant de victoires sur des ennemis plus aguerris que
les siens, et que vous avez fait à vos sujets tous les biens qu'il
n'a pas faits, en ranimant les arts, en fondant des colonies, en
embellissant les villes. Je mets à part d'autres talents aussi supé-
rieurs que rares, qui auraient suffi à vous immortaliser. Vos
plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun de ces mérites :
votre gloire est donc absolument hors d'atteinte. Peut-être cette
gloire est-elle actuellement augmentée par quelque victoire ; mais
nul malheur ne vous l'ôtera. Ne perdez jamais de vue cette idée,
je vous en conjure.
Il s'agit à présent de votre bonheur; je ne parlerai pas au-
jourd'hui des Treize-Cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire
à Votre Majesté combien elle est aimée dans le pays que j'habite ;
mais je sais qu'en France elle a beaucoup de partisans : je sais
très-positivement qu'il y a bien des gens qui désirent le maintien
de la balance que vos victoires avaient établie. Je me borne à
vous dire des vérités simples, sans oser me mêler, en aucune
façon, de politique: cela ne m'appartient pas. Permettez-moi seu-
lement de penser que si la fortune vous était entièrement con-
traire, vous trouveriez une ressource dans la France, garante de
tant de traités ; que vos lumières et votre esprit vous ménage-
raient cette ressource; qu'il vous resterait toujours assez d'États
pour tenir un rang très-considérable dans l'Europe; que le Grand-
Électeur, votre bisaïeul, n'en a pas été moins respecté pour
avoir cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi, en-
core une fois, de penser ainsi eu vous soumettant mes pensées.
Les Caton et les Othon, dont Votre Majesté trouve la mort belle,
n'avaient guère autre chose à faire qu'à servir ou qu'à mourir ;
encore Othon n'était-il pas stjr qu'on l'eût laissé vivre : il prévint,
par une mort volontaire, celle qu'on lui eût fait souffrir. Nos
mœurs et votre situation sont bien loin d'exiger un tel parti ; en
un mot, votre vie est très-nécessaire : vous sentez combien elle
est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l'hon-
neur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l'Europe
ne sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c'est un
devoir pour un homme tel que vous de se réserver aux événe-
ments. J'ose vous dire bien plus : croyez-moi, si votre courage
vous portait à cette extrémité héroïque, elle ne serait pas approu-
30. — Cor.r.ESPONDANCE. VII. 18
?74 C (J R U L S l' U .\ U A SCE.
vc'C, VOS partisans la condainiicraient, et vos ennemis en triom-
pheraient. Sonf^ez encore aux outrages que la nation fanatique
des l)i,u:ots forait à votre UK-moiro. Voilci tout le prix que votre
nom recueillerait d'une mort \olontaire, et, en vérité, il ne fau-
drait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plai-
sir d'insulter à votre nom si respectable.
i\e vous ofr(Misez pas de la liix'rté avec laquelle vous parle un
vieillard qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d'après
une longue expérience, qu'on peut tirer de très-grands avantages
du malheur. Mais heureusement nous sommes très-loin de vous
voir réduit à des extrémités si funestes, et j'attends tout de votre
courage et de votre esprit, hors le parti malheureux que ce
même courage peut me faire craindre. Ce sera une consolation
|)Our moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un roi philo-
sophe.
3426. — A l'IlÉDtr.K: II, I! 01 DE PRUSSE.
Octobre.
Sire, votre Èfntrc^ d'Erfurt est pleine de morceaux admirables
et louchants. Il y aura toujours de très-belles choses dans ce
ouc vous ferez, et dans ce que vous écrirez. Souffrez que je vous
dise ce que j'ai écrit à Son Altesse royale votre digne sœur, que
cette Épître fera verser des larmes si vous n'y parlez pas des vôtres.
Mais il ne s'agit pas ici de discuter avec Votre Majesté ce qui peut
perfectionner ce monument d'une grande ùme et d'un grand
génie; il s'agit de vous et de l'intérêt de toute la saine partie du
genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre
conservation.
Vous voulez mourir; je ne vous parle pas ici de l'horreur
douloureuse que ce dessein m'inspire. Je vous conjure de soup-
çonner au moins que, du haut rang où vous êtes, vous ne pou-
vez guère voir quelle est l'opinion des hommes, quel est l'esprit
du temps. Comme roi, on ne vous le dit pas; comme philosophe
et comme grand homme, vous ne voyez que les exemples des
gi'ands hommes de l'antiquité. Vous aimez la gloire, vous la
mettez aujourd'hui à mourir d'une manière que les autres
hommes choisissent rarement, et qu'aucun des souverains de
l'Europe n'a jamais imaginée, depuis la chute de l'empire romain.
Mais, hélas ! sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous
i. Adressée au marquis d'Argons le •23 septembre. Voltaire en donne un extrait
de (juatre-vingt-six vers dans ses Mémoires.
ANNÉE 4 7 57. 275
VOUS obstiner à un projet qui vous la fera perdre? Je vous ai
déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos en-
nemis, et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra
lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.
J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne
vous regardera comme le martyr de la liberté. Il faut se rendre
justice; vous savez dans combien de cours on s'opiniàtre à re-
garder votre entrée en Saxe comme une infraction du droit des
gens. Que dira-t-on dans ces cours? Que vous avez vengé sur
vous-même cette invasion ; que vous n'avez pas pu résister au
chagrin de ne pas donner la loi. On vous accusera d'un déses-
poir prématuré, quand on saura que vous avez pris cette résolu-
tion funeste dans Erfurt, quand vous étiez encore maître de la
Silésie et de la Saxe. On commentera votre Épitre d'Erfurt; on en
fera une critique injurieuse; on sera injuste, mais votre nom en
soulfrira.
Tout ce que je représente à Votre Majesté est la vérité même.
Celui que j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans
le fond de son cœur.
Il sent qu'en effet, s'il prend ce funeste parti, il y cherche un
honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu'il ne veut pas
être humilié par des ennemis personnels ; il entre donc dans ce
triste parti de l'amour-propre du désespoir. Écoutez contre ces
sentiments votre raison supérieure ; elle vous dit que vous n'êtes
point humilié, et que vous ne pouvez l'être ; elle vous dit qu'étant
homme comme un autre, il vous restera (quelque chose qui
arrive) tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux:
biens, dignités, amis. Un homme qui n'est que roi peut se croire
très-infortuné quand il perd des États ; mais un philosophe peut
se passer d'États. Encore, sans que je me mêle en aucune façon
de politique, je ne peux croire qu'il ne vous en restera pas assez
pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez
mieux mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint,
la reine Christine, le roi Casimir, et tant d'autres, vous soutien-
driez ce personnage mieux qu'eux tous; et ce serait pour vous
une grandeur nouvelle. Enfin tous les partis peuvent convenir,
hors le parti odieux et déplorable que vous voulez prendre.
Serait-ce la peine d'être philosophe, si vous ne saviez pas vivre
eu homme privé, ou si, en demeurant souverain, vous ne saviez
pas supporter l'adversité ?
Je n'ai d'intérêt dans tout ce que je dis que le bien public et
le vôtre. Je suis bientôt dans ma soixante et cinquième année,
2!76 c()Kiii:>i"oM)A.\(:i:.
je suis ué inlinnc ; je n'ai qu'un niomcnl à vivre ; j'ai été bien
malheureux, vous le savez ; mais je mourrais heureux, si je vous
hiissais sur la torro motlant on |)rnlir|U(' ce que vous avez si sou-
vent écrit.
3427. — A M. DAllGET.
Aux Délices, 5 octobre 17ô7.
JJénis soient les ilusses, qui m'ont procuré une de vos lettres,
mon cher monsieur! Vous êtes un homme charmant; on voit
bien que vous n'abandonnez pas vos amis au besoin. Mais com-
ment l'écrit, que vous avez la bonté de m'envoyer, vous est-il
parvenu? Savez-vous bien que c'est pour moi que le roi de
Prusse avait bien voulu faire rédiger ce mémoire? 11 est parmi
mes paperasses depuis 1738, et j'en ai même fait usage dans les
dernières éditions de la Vie de Charles XII. Je l'ai négligé depuis
comme un échafaudage dont on n'a plus besoin. J'en avais même
égaré une partie, et vous avez la bonté de m'en faire parvenir une
copie entière dans le temps qu'il peut m'être plus utile que
jamais. Il est vrai que l'impératrice de Russie a paru souhaiter
que je travaillasse à riiistoire du règne de son père, et que je
donnasse au public un détail de cette création nouvelle. La plu-
part des choses que M. de Vokenrodt a dites étaient vraies autre-
fois, et ne le sont plus. Pétersbourg n'était autrefois qu'un amas
irrégulier de maisons de bois; c'est à présent une ville plus belle
que Berlin, peuplée de trois cent mille hommes; tout s'est per-
fectionné à peu près dans cette proportion. Le czar a créé, et ses
successeurs ont achevé. On m'envoie toutes les archives de
Pierre le Grand. Mon intention n'est pas de dire combien il y
avait de vessies de cochon à la fête des cardinaux qu'il célébrait
tous les ans, ni combien de verres d'eau-de-vie il faisait boire
aux filles d'honneur à leur déjeuner, mais tout ce qu'il a fait pour
le bien du genre humain dans l'étendue de deux mille lieues de
|)ays. Aous ne nous attendions pas, mon cher ami, quand nous
étions à Potsdaui, que les Russes viendraient à Kœnigsberg avec
cent pièces de gros canon, et que M. de Richelieu serait dans le
môme temps aux portes de Magdebourg. Ce qui pourra peut-être
encore vous étonner, c'est que le roi de Prusse m'écrive aujour-
d'hui, et que je sois occupé à le consoler. Nous voilà tous épar-
pillés. Vous souvenez-vous qu'entre vous et Algarotti c'était à qui
décamperait le premier? Mais que devient votre fils? est-il tou-
jours là? ou bien avez-vous la consolation de le voir auprès de
ANNÉE 1757. 277
VOUS? Je vous serais très-obligé de m'en instruire. J'aime encore
mieux des mémoires sur ce qui vous regarde que sur l'empire
de Russie ; cependant, puisque vous avez encore quelques anec-
dotes sur ce pays-là, je vous serai aussi fort obligé de vouloir
bien m'en faire part. J'ai reçu votre paquet contre-sigué Bouret :
cette voie est prompte et sûre. Je m'amuserai dans ma douce
retraite avec l'empire de Russie, et je verrai en philosophe les
révolutions de l'Allemagne, tandis que vous formerez de bons
officiers dans l'École militaire. M. Duverney doit être déjà bien
satisfait des succès de cet établissement, par lequel il s'immor-
talise. Il faut qu'il travaille et qu'il soit utile jusqu'au dernier
moment de sa vie. Je me flatte que la vôtre est heureuse , que
votre emploi vous laisse du loisir, et que vous ne vous repentez
pas d'avoir quitté les bords de la Sprée. Il ne reste plus là que ce
pauvre d'Argens; je le plains, mais je plains encore plus son
maître. Mon jardin est beaucoup plus agréable que celui de
Potsdam, et heureusement on n'y fait point de parade. Je me
laisse aller, comme je peux, au plaisir de m'entretenir avec vous
sans beaucoup de suite, mais avec le plaisir qu'on sent à causer
avec son compatriote et son ami. Il me semble que nous nous
retrouvons; je crois vous voir et vous entendre. Conservez votre
amitié au Suisse Voltaire.
3428. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 5 octobre.
Voilà qui est plaisant, mon cher ange! M. Darget m'envoie
un manuscrit * que le roi de Prusse fit rédiger pour moi, il y a
près de vingt ans, et dont j'ai déjà fait usage dans les dernières
éditions de Charles XII. Je ne lui en suis pas moins obligé. Il me
promet quelques autres anecdotes que je ne connais pas. C'est
donc vous qui vous mettez à favoriser l'histoire, et qui faites des
infidélités au tripot? Je vous renouvelle la prière que je vou^ ai
faite par ma précédente ; et cette prière est d'attendre. Laissons
Iphigcnie en Crimée - reparaître avec tous ses avantages ; ne nous
présentons que dans les temps de disette ; ne nous prodiguons
point, il faut qu'on nous désire un peu. Eh bien ! ce M. de Gotter
i. Voyez la lettre 790 de Frédéric à Voltaire, du 13 novembre 1737; il y est
question d'une histoire manuscrite du czar.
2. Iphifjénie en Tauride, dont la reprise eut lieu, à la Comédie française, dans
la première quinzaine de décembre 1757.
278 coui{i:si'umjam.i-:.
est-il à Paris, cummc on Je dit? Personne ne m'en parle, et je
suis bien curieux. Je voudrais vous écrire quatre pages, et je
finis parce que la poste part. Nous faisons ici des mariages;
nous rendons service, M"" Denis et moi, à notre petit pays roman,
et nous allons jouer en trois actes la Femme qui a raison^.
Mille tendres respects.
3429. — DE MADA:\1E LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 8 octobre.
Vos lettres me sont toutes liien juirvomies. L'agitation de mon esprit a
si fort accablé mon corps que je n'ai pu vous répondre plus lot. Je suis
surprise que vous soyez étonné de notre désespoir. 11 faut que les nouvelles
soient bien rares dans vos cantons, puisque vous ignorez ce qui se passe
dans le monde. J'avais dessein de vous faire une relation détaillée de l'en-
chaînement de nos malheurs. Ma faiblesse y a mis obstacle. Je ne vous la
ferai que très-abrégée. La bataille de Kollin était déjà gagnée, et les Prus-
siens étaient les maîtres du champ de bataille, sur la m.ontagne, à l'aile
droite des ennemis, lorsqu'un ceitain mauvais génie-, que vous n'aimez
point, s'avisa, contre les ordres exprès qu'il avait reçus du roi, d'attaquer
le corps de bataille autrichien; ce qui causa un grand intervalle entre l'aile
gauche prussienne, qui était victorieuse, et ce corps. Il empêcha aussi que
cette aile fût soutenue. Le roi boucha le vide avec deux régiments de cava-
lerie. Une décharge de canons à cartouches les fit reculer et fuir. Les Autri-
chiens, qui avaient eu le temps de se reconnaître, tombèrent en flanc et à
dos sur les Prussiens. Le roi, malgré son habileté et ses peines, ne put
remédier au désordre. Il fut en danger d'être pris ou tué. Le premier batail-
lon des gardes à pied lui donna le temps de se retirer, en se jetant devant
lui. 11 vit massacrer ces braves gens, qui périrent tous, à la réserve de deux
cents, après avoir fait une cruelle boucherie des ennemis. Le blocus de
Prague fui levé le lendemain ^. Le roi forma deux armées; il donna le com-
mandement de l'une à mon frère de Prusse*, et garda l'autre. Il tira un
cordon depuis Lissa jusqu'à Leutmeritz, oij il posa son camp. La désertion
se mit dans son armée. De près de trente mille Saxons, à peine il en resta
deux à trois mille. Le roi avait en face l'armée de Nadasli ; mon frère, qui
était à Lissa, celle de Daun. IMon fière tirait ses vivres de Zittau; le roi,
du magasin de Leutmeritz. Daun passa l'Elbe, et déroba une marche au
1. Comédie do Voltaire; voj'cz tome IV, page 573.
2. On ne sait si la margrave fait allusion ici à ([uclque manœuvre imprudente
du prince Maurice d'Anhalt, nommé vers la fin de cette lettre, ou à Sa sacrée
Majeslr le Hasard, dont Voltaire parle à Frédéric II au commencement de sa
lettre du 30 mars 17ô9. (Cl.)
3. Le 19 juin 17o7.
'i. Angustc-Guillaume, mort en juin 17ô8.
ANNÉE 1757. 279
prince de Prusse. Il prit Gabei, où étaient quatre bataillons prussiens, et
marcha à Zitlau. Le prince décampa pour aller au secours de cette ville. Il
perdit les équipages et les pontons, les voitures étant trop larges et ne pou-
vant passerpar les chemins étroits des montagnes. Il arrivaà temps poursiiuver
la garnison, et une partie du magasin. Le roi fut obligé de rentrer en Saxe.
Les deux armées combinées campèrent à Bautzen et Bernstadt; celle des
Autrichiens, entre Gorlitz et Schonaw, dans un poste inattaquable. Le 17 de
septembre, le roi marcha à l'ennemi pour tâcher de s'emparer de Gorlitz.
Les deux armées en présence se canonnèrent sans effet; mais les Prussiens
parvinrent à leur but, et prirent Gorlitz. Ils se campèrent alors depuis Bern-
stadt, sur les hauteurs de Jauernick, jusqu'à la Neiss, où le corps du géné-
ral Winterfeld commençait, s'étendant jusqu'à Radomeritz. L'armée du
prince de Soubise, combinée avec celle de l'empire, s'était avancée jusqu'à
Erfurt. Elle pouvait couper l'Elbe, en se postant à Leipsick, ce qui aurait
rendu la position du roi fort dangereuse. Il quitta donc l'armée, dont il
donna le commandement au prince de Bevern, et marcha avec beaucoup de
précipitation et de secret sur Erfurt^. Il faillit à surprendre l'armée de
r^mpire; mais ces troupes craintives s'enfuirent en désordre dans les défi-
lés impénétrables de la Thuringe, derrière Eisenach. Le prince de Soubise,
trop faible pour s'opposer aux Prussiens, s'y était déjà retiré. Ce fut à Erfurt,
et ensuite à Naumbourg, où le destin déchaîna ses flèches empoisonnées
contre le roi II apprit l'indigne traiié- conclu p;ir le duc de Cumberland,
la marche du duc de Richelieu, la mort et la défaite de Winterfeld^, qui
fut attaqué par tout le corps de Nadasti, consistant en vingt-quatre mille
hommes, et n'en ayant que six mille pour se défendre; l'entrée des Autri-
chiens en Silésie, et celle des Suédois dans l'Ucker-Marck^, où ils sem-
blaient prendre la route de Berlin. Joignez à cela la Prusse, depuis 3Iemmel
jusqu'à Kœnigsberg, réduite en un vaste désert : voilà un échantillon de nos
infortunes. Depuis, les Autrichiens se sont avancés jusqu'à Breslau L'habile
conduite du prince de Bevern les a empêchés d'y mettre le siège. Ils sont
présentement occupés à celui de Schweidnitz. Un de leurs partis, de quatre
mille hommes, a tiré des contributions de Berlin même. L'arrivée du prince
Maurice^ leur a fait vider le pays du roi. Dans ce moment, on vient me dire
que Leipsick 6 est bloqué; mon frère de Prusse y est fort malade; le roi est
à Torgau; jugez de mes inquiétudes et de mes douleurs; à peine suis-je en
état de finir cette lettre. Je tremble pour le roi, et qu'il ne prenne quelque
1. Ce fut à Erfurt que Frédéric composa son Éj;//cc au marquis d'Argen-s, citée-
plus haut.
2. Celui du 8 septembre, à Closter-Sewen.
3. J.-Ch. Winterfeld, mort le 7 septembre, l'un des meilleurs lieutenants du
roi de Prusse, devenu son ami, s'était engagé comme simple soldat vers 172ô.
4. L'Ucker-Marck (et non V ter-Marc) était autrefois une des trois Marches de
l'électorat de Brandebourg.
5. Maurice d'Anhalt, né en J7j'2 comme le roi de Prusse, qui le fit feld-maré-
clial de ses troupes; mort le 12 avril 1760. — Il est nommé dans la lettre 3390.
6. Voyez plus bas la letti-e 3io9.
280 COU a lis POND AN CE.
résolution violente. Adieu ; souliailez-uioi la mort, c'est ce (|ui pourra m'ar-
rivcr de plus heureux.
WlLII i: 1 M I NE .
3430. — DK FP. K DKIîK; 11, IlOI DK PRUSSE C
(Buitstcdt) 9 octobre 17.57.
Je suis homme, il suffit, et né pour la souffrance;
Aux rigueurs du destin j'oppose ma constance.
.Mais avec ces sentiments, je suis bien loin de condamner Caton et
Olhon ; le dernier n'a eu de beau moment en sa vie que celui do sa mort.
Croyez que si j'étais Voltaire,
Et particulier comme lui,
Me contentant du nécessaire,
Je verrais voltiger la fortune légère,
Et m'en moquerais aujourd'hui.
Je connais l'ennui des honneurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,
Ces misères de toute espèce,
Et ces détails de petitesse
Dont il faut s'occuper dans le sein des grandeurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poëte et souverain.
Quand du ciseau fatal, en tranchant mon destin,
Atropos m'aura vu plongé dans la nuit noire,
Qu'importe l'honneur incertain
De vivre après ma mort au temple dé Mémoire?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans l'histoire.
Nos destins sont-ils donc si beau.v?
Le doux plaisir et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
Ont toujours fui des grands la pompe et les travaux.
Ainsi la fortune volage
I\'a jamais causé mes ennuis,
Soit qu'elle me flatte ou m'outrage,
Je dormirai toutes les nuits
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état fait notre loi ;
Il nous oblige, il nous engage
A mesurer notre courage
Sur ce qu'exige notre emploi.
Voltaire dans son ermitage,
Dans un pays dont l'héritage
Est son antique bonne foi,
Peut s'adonner on paix à la vertu du sage,
1. Il paraît que cette lettre fut longtemps en route; Voltaire n'y répondit que
le 13 novembre, vovez n° 3449.
ANNÉE 1757. 281
Dont Platon nous marqua la loi.
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.
Fédéric^
3431. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 16 octobre.
Accablée par les maux de l'esprit et du corps, je ne puis vous écrire
qu'une petite lettre. Vous en trouverez une ci-jointe^ qui vous récompen-
sera au centuple de ma brièveté. Notre situation est toujours la môme : un
tombeau fait notre point de vue. Quoique tout semble perdu, il nous reste
des choses qu'on ne pourra nous enlever : c'est la fermeté et les sentiments
du cœur. Soyez persuade de notre reconnaissance, et de tous les sentiments
que vous méritez par votre attachement et votre façon de penser, digne
d'un vrai philosophe.
WiLHELMIA'E.
3432. — A M. BERTRAND»,
PASTEUR A BERNE.
Aux Délices, 16 octobre.
Mon cher ami, votre paquet doit être à Lausanne, avec celui
de M. Polier de Bottens. Je lui écris pour qu'il vous le fasse
tenir. Vos occupations sont tranquilles et agréables, tandis que
le mal moral et le mal physique inondent la terre. On croyait
le 7, à Strasbourg, qu'il y avait eu une bataille, et on craignait
beaucoup, parce que le courrier ordinaire avait manqué. Tra-
vaillez, mon cher ami, sur les productions merveilleuses de la
terre. Les philosophes examinent avec peine ce que les rois
détruisent si aisément. Sondez la nature des métaux, qu'ils
ravissent ou qu'ils emploient à la destruction. Leur cœur et ceux
de leurs importants esclaves est plus dur que tous les miné-
raux dont vous parlerez. Mes tendres respects à M. et à M"" de
Freudenreich, qui ont, ainsi que vous, un cœur si différent de
celui des princes.
1. Le 8 octobre, Frédéric écrivait à la margrave de Baireuth : « J'ai ri des
exhortations du patriarche Voltaire; je prends la liberté de vous envoyer ma
réponse. »
2. La lettre précédente.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
COUKESl'ONDANCE.
3433. — A M. Vi: R.NES i.
A Lausanne, ce 18...
Je VOUS remercie, mon cher ami, de la belle catéchèse. Je
vous prie de pousser la boulé d'Ame jusqu'à dire que je suis très-
content, et que surtout j'admire la modération avec laquelle elle
est écrite.
Je necroispasqu'avant Charles-Quint, Krançoisl^et Henri VIII,
on ait connu une balance politique. Le premier modèle de cette
balance peut se trouver en Grèce, dans les guerres des Athéniens,
des Spartiates et des Thébains. Mais ce système ne sortit point de
la Grèce, et il ne paraît pas qu'on l'ait suivi contre les Romains,
qui mangèrent les nations une à une, sans qu'il y eût de véri-
tables ligues formées pour arrêter ces brigands. Personne ne
songea à établir une balance contre le tyran Karl, surnommé
Magne. Enfin, je ne vois cette politique bien clairement établie
que par les Médicis en Italie, et par Henri VIII dans une grande
partie de l'Europe.
Continuez l'histoire de votre patrie; ce travail vous fera beau-
coup d'honneur. Vous avez raison de dire que Calvin joue le
rôle de Cromwell dans l'aflaire de l'assassinat de Servet. Hélas!
ce pauvre Servet avait déclaré nettement que la divinité habitait
en Jésus-Christ, et plus nettement qu'on ne le déclare aujourd'hui.
Puisse l'Être éternel faire miséricorde à Jehan Chauvin de Noyon,
en Picardie, pour un si grand crime !
3434.— A M. TROXCHIN, DE LYON».
Lausanne, 20 octobre.
^"otre amitié, monsieur, et votre probité éclairée me for-
tifient contre la répugnance que j'aurais naturellement à com-
muniquer des idées qui peut-être sont très-hasardées ; je vous
les soumets avec confiance.
Il n'a tenu qu'à moi, il y a près de deux ans, d'accepter du
roi de Prusse des biens dont je n'ai pas besoin, et ce qu'on ap-
pelle des honneurs, dont je n'ai que faire. Il m'a écrit en dernier
lieu avec une confiance que je juge même trop grande et dont
je n'abuserai pas. Madame la margrave m'étonnerait beaucoup si
elle faisait le voyage de Paris ; elle était mourante il y a quinze
i. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Kditeurs. do Cayrol et François.
ANNEE /17ô7. 283
jours, et je doute qu'elle puisse et qu'elle veuille entreprendre
ce voyage. Ce qu'elle m'a écrit, ce que le roi son frère m'a
écrit, est si étrange, si singulier, qu'on ne le croirait pas, que je
ne le crois pas moi-même, et que je n'en dirai rien, de peur de
lui faire trop de tort.
Je dois me borner à vous avouer qu'en qualité d'homme très-
attaché à cette princesse, d'homme qui a appartenu à son frère,
et surtout d'homme qui aime le bien public, je lui ai conseillé
de tenter des démarches à la cour de France. Je n'ai jamais pu
me persuader qu'on voulût donner à la maison d'Autriche plus
de puissance qu'elle n'en a jamais eu en Allemagne sous Ferdi-
nand II, et la mettre en état de s'unir à la première occasion
avec l'Angleterre plus puissamment que jamais. Je ne me mêle
point de politique ; mais la balance en tout genre me parait bien
naturelle.
Je sais bien c[ue le roi de Prusse, par sa conduite, a forcé ia
cour de France à le punir et à lui faire perdre une partie de ses
États. Elle ne peut empêcher à présent que la maison d'Autriche
ne reprenne sa Silésie, ni même que les Suédois ne se ressai-
sissent de quelque terrain en Poméranie, Il faut sans doute que
le roi de Prusse perde beaucoup ; mais pourquoi le dépouiller de
tout? Quel beau rôle peut jouer Louis XV en se rendant l'arbitre
des puissances, en faisant les partages, en renouvelant la célèbre
époque de la paix de Westphalie ! Aucun événement du siècle de
Louis XIV ne serait aussi glorieux.
Il m'a paru que madame la margrave avait une estime parti-
culière pour un homme respectable^ que vous voyez souvent.
J'imagine que si elle écrivait directement au roi une lettre tou-
chante et raisonnée, et qu'elle adressât cette lettre à la per-
sonne dont je vous parle, cette personne pourrait, sans se com-
promettre, l'appuyer de son crédit et de son conseil. Il serait, ce
me semble, bien difficile qu'on refusât l'offre d'être l'arbitre de tout,
et de donner des lois absolues à un prince qui croyait, le 17 juin,
en donner à toute l'Allemagne. Qui sait même si la personne
principale, qui aurait envoyé la lettre de madame la margrave
au roi, qui l'aurait appuyée, qui l'aurait fait réussir, ne pourrait
pas se mettre à la tête du congrès qui réglerait la destinée de
l'Europe? Ce ne serait sortir de sa retraite honorable que pour
la plus noble fonction qu'un homme puisse faire dans le monde ;
ce serait couronner sa carrière de gloire.
1. Le cardinal de Tcncin.
284 CORRESPOxNDANCE.
Je VOUS avouerai 4ii<' le roi de Prusso (Hait, il y a quin/e
jours, très-loin de se prêter à une telle soumission. Il était dans
dos sentiments extrêmes et l)icn opposés; mais ce qu'il ne vou-
lait pas liier, il peut le vouloir demain; je n'eu serais pas surpris,
et, quelque parti qu'il prenne, il ne nrétonnera jamais.
Peut-être que la personne principale dont je vous parle ne vou-
drait pas conseiller une nouvelle démarche à madame la mar-
grave; peut-être cet homme sage craindrait que ceux qui ne
sont pas de son avis dans le conseil l'accusassent d'avoir engagé
cette négociation pour faire prévaloir Fautorité de ses avis et
de sa sagesse; peut-être verrait-il à cotte entremise des ohstacles
qu'il est à portée d'apercevoir mieux que personne; mais s'il voit
les obstacles, il voit aussi les ressources. Je conçois qu'il ne vou-
dra pas se compromettre; mais si, dans vos conversations, vous
lui expliquez mes idées mal digérées, s'il les modifie, si vous
entrevoyez qu'il ne trouvera pas mauvais que j'insiste auprès de
madame la margrave, et même auprès du roi son frère, pour les
engager à se remettre en tout à la discrétion du roi, alors je pour-
rais écrire avec plus de force que je n'ai fait jusqu'à présent. J'ai
parlé au roi de Prusse, dans mes lettres, avec beaucoup de
liberté : il m'a mis en droit de lui tout dire ; je puis user de ce
droit dans toute son étendue, à la faveur de mon obscurité. Il
m'écrit par des voies assez sûres ; j'ose vous dire que, si ces lettres
avaient été prises, il aurait eu cruellement à se repentir. Je con-
tinue avec lui ce commerce très-étrange ; mais je lui écrirai ce
que je pense avec plus de fermeté et d'assurance, si ce que je
pense est approuvé de la personne dont vous approchez, \o\is
jugez bien que son nom ne serait jamais prononcé.
Je sais bien qu'après les procédés que le roi de Prusse a
eus avec moi, il est fort surprenant qu'il m'écrive, et que je
sois peut-être le seul homme à présent qu'il ait mis dans la né-
cessité de lui parler comme on ne parle point aux rois ; mais la
chose est ainsi. C'est donc à vous, mon cher monsieur, à déve-
loi)per à l'homme respectable dont il est question ma situation
et mes sentiments avec votre prudence et votre discrétion ordi-
naires. Je n'ai besoin de rien sur la terre que de santé; toute
mon ambition se borne à n'avoir pas la colique, et je crois que
le roi de Prusse serait très-heureux s'il pensait comme moi.
BILLET S H 1> A K É.
J'ai quelque envie de jeter au feu la lettre que je viens de
vous écrire ; mais on ne risque rien en conliant ses châteaux eu
ANNÉE IToT, 285
Espagne à son ami. Vous pourriez, dans quelque moment de
loisir, dire la substance de ma lettre à la personne en question ;
vous pourriez même la lui lire, si vous y trouviez jour, si vous
trouviez la chose convenable, s'il en avait quelque curiosité.
Vous en pourriez rire ensemble; et, quand vous en aurez bien
ri, je vous prierai de me renvoyer ce songe que j'ai mis sur le
papier, et que je ne crois bon qu'à vous amuser un moment.
3435. — A M. BERTRAND.
Lausanne, 21 octobre.
Il y a, mon très-cher philosophe, force méchants et force
fous en ce bas monde, comme vous le remarquez très à propos ;
mais vous êtes la preuve qu'il y a aussi des gens vertueux et
sages. Les La Beaumelle et les insectes de cette espèce pourraient
nous faire prendre le genre humain en haine; mais des cœurs
tels que M. et M™^ de Freudenreich nous raccommodent avec lui.
Il s'en trouve de cette trempe à Genève. Les brouillons qui ont
répondu avec amertume à vos sages insinuations sont désap-
prouvés de leurs confrères, et ont excité l'indignation des magis-
trats. Pour moi, j'ai tenu la parole que j'ai donnée de ne rien lire
des pauvretés que des gens de très-mauvaise foi se sont avisés
d'écrire. Toute cette basse querelle est venue de ce que j'ai
donné VHistoire générale aux Cramer, au lieu d'en gratifier un
autre. Le chef de la cabale^ est celui-là même qui avait fait im-
primer VHistoire générale en deux volumes, lorsqu'elle était im-
parfaite, tronquée, et très-licencieuse. Il s'élève contre elle lors-
qu'elle est complète, vraie, et sage. Je n'ai fait que produire les
lettres de ce tartufe, par lesquelles il me priait de lui donner
mon manuscrit. Elles l'ont couvert de confusion. Il se meurt de
chagrin : je le plains, et je me tais. Il demanda, il y a six se-
maines, au conseil, communication du procès de Servet, On le
refusa tout net. Hélas! il aurait vu peut-être qu'on brûla ce
pauvre diable avec des bourrées vertes où les feuilles étaient
encore; il fit prier maître Jehan Calvin, ou Chauvin, de deman-
der au moins des fagots secs ; et maître Jehan répondit qu'il ne
pouvait en conscience se mêler de cette affaire. En vérité, si un
Chinois lisait ces horreurs, ne prendrait-il pas nos disputeurs
d'Europe pour des monstres?
1. Jacob Vernct.
280 C 0 K l{ i: S l' U X U A N C E .
Ajoiiloiis, pour couroniici- l'œuvre, que c'est un aiiti-triiiilaire
qui veut aujourd'liui juslilier la mort de Servet.
Ouaiu temcro in nosmel legem sancimus iniquam !
(HoR., liv. I, sat. III, V. 07.)
Je vais écrire pour avoir des nouvelles de Syracuse. Il n'est pas
juste qu'elle j)erde l'honneur de son tremblement; il faut qu'il
soit enregistré dans legrelTe de mon philosophe.
Je n'ai point encore déballé mes livres. La maison est pleine
de charpentiers, de maçons, de bruit, de poussière, et de fumée.
Je l'aime, malgré le tourment qu'elle me donne, à cause du plai-
sir qu'elle me donnera.
Bonsoir, mon vertueux ami. Dieu nous donne la paix cet
hiver, ou au plus tard le printemps! Si j'osais, je lui demande-
rais un peu de santé; mais je n'irai pas le prier de déranger
l'ordre des choses pour donner un meilleur estomac à un sque-
lette de cinq pieds trois pouces de haut sur un pied et demi de
circonférence. Tout malingre que je suis, je ne me plains guère ,
et je vous aime de tout mon cœur.
3i3G. — DE M. TRONCHIN, DE LYON «.
Lyon, 24 octobre.
J'ai reçu, monsieur, avant-hier la lettre dont vous m'avez honoré le "20,
et hier je fus en campagne pour la communiquer à la personne. Je lui en
fis lecture; bien loin de la regarder comme un songe, il en a été enchanté.
« Apparemment, dit-il, que si ce projet s'exécute, le paquet de madame la
margrave lui parviendra par vous, monsieur?» Je lui ai répondu que vous
suivriez la môme route commencée. Il est bien content des vers galants que
vous avez faits pour M'"" de iMontferrat, et très-sensible à toutes les poli-
tesses dont vous l'avez comblée.
Si vous usez de comparaison avec la réception faite il y a trois ans, vous
devez le trouver extraordinaire ; mais je vous prie d'observer la circon-
stance de ses places et les avis qu'il avait alors de la cour. Je puis bien
vous assurer de la répugnance qu'il avait et de son penchant à être agréable
à tous. Dans cet intervalle de temps, la façon de penser a bien changé;
on arrive au vrai par la communication des idées, et s'il avait le plaisir de
vous voir il présent, vous en seriez aussi édifié que vous l'avez été peu. Il
y a quelque temps que je lui entendis faire publiquement votre éloge, et il
y avait des gens de même étolTe que lui.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1757. 287
Mon suffrage sur votre excellente lettre n'est pas d'un grand poids ; mais
je ne puis assez vous dire combien je suis content, et combien je désire que
des vues aussi sages et utiles à l'Europe soient couronnées du succès par la
continuation de vos soins éclairés et les suites de votre crédit sur l'esprit du
roi de Prusse et de madame sa sœur, et leur confiance en vous. De mon
côté, je ne perdrai pas un instant pour tout ce dont je serai chargé.
NOTE EN RÉPONSE, DICTÉE PAR M. LE CARDINAL DE TENCIN
A M. TRONC HIN.
Le plan est admirable; je l'adopte en entier, à l'exception de l'usage
qu'il voudrait faire de moi en me mettant à la tête de la négociation. Je n'ai
besoin ni d'honneurs ni de biens, et, comme lui, je ne songe qu'à vivre en
évêque philosophe. Je me chargerai très-volontiers de la lettre de madame
la margrave, et je pense qu'elle ferait très-bien, dans la lettre qu'elle m'é-
crira, d'y mettre les sages réilexions que M. de Voltaire emploie dans la
sienne, concernant l'agrandissement de la maison d'Autriche. Elle ferait bien
de ine dire quelque chose de flatteur pour l'abbé de Bernis, qui a les affaires
étrangères et le plus grand crédit à la cour.
Apparemment que si ce projet s'exécute, le paquet de madame la mar-
grave me parviendra par M. de Voltaire.
3437. — DE CHARLES-THÉODORE,
ÉLECTEUR PALATIN.
^Manheim, ce 23 octobi'e.
J'ai reçu, monsieur, avec bien de la reconnaissance, l'importante nou-
velle que vous m'avez communiquée; vous pouvez être persuadé du secret
inviolable que je vous garderai. Vous me donnez, dans cette occasion, une
preuve bien réelle des sentiments que vous voulez bien avoir pour moi. Je
serai très-charmé d'être à portée de pouvoir vous faire plaisir, et vous témoi-
gner la reconnaissance et la parfaite estime avec lesquelles je suis, etc.
Charles-Théodore, électeur.
3438. — A M. THIERIOT.
Au Chêne, 26 octobre.
Je vous envoie, mon cher ami, la réponse que je devais à
M. d'Héguerty * : elle a traîné quelques jours sur mon bureau.
1. Ce négociant, qui avait fait paraître, en 1754, un Essai sur les intérêts du
commerce maritime, venait de publier (1757, deux volumes in-r2) des Remarques
sur plusieurs branches de commerce et de navigation, et il avait envoyé cet ou-
vrage à Voltaire.
288 CORRESPONDANCE.
Si vous le voyez, je vous prie de lui dire combien je suis satisfait
de son ouvrage et reconnaissant de son présent.
J'aime le commerce pour le bien public, car, pour le mien,
je ne devrais pas trop l'aimer. Je m'étais avisé, il y a quelques
années, de mettre une partie de mon avoir entre les mains des
commerçants de Cadix. Je trouvais qu'il était beau de recevoir
des lettres de la Vera-Cruz et de Lima. Messieurs de Gades et
des Colonnes d'Hercule peuventy avoir gagné ; et j'y ai beaucoup
perdu. Je n'en suis pas moins persuadé que le commerce est
l'âme d'un État. C'est ainsi que j'aime les beaux-arts et que je les
crois toujours utiles, malgré tout le mal que l'envie attachée
aux arts m"a pu faire. Dites-moi, je vous prie, à propos de ces
arts que tant de coquins déshonorent, s'il est vrai que le misé-
rable La Beaumelle soit sorti ^ de sa Bastille en même temps que
votre archevêque est revenu de Conflans, et l'abbé Chauvelin de
son exil. Puisque le roi est en train de donner la paix à ses sujets,
j'espère qu'il la donnera à l'Europe. Si, dans les circonstances
présentes, il en est le pacificateur, il jouera un plus beau rôle
que Louis XIV.
Vous ne m'avez point parlé de M""" de Sandwich; ne vous
a-l-elle pas laissé par son testament quelque marque de son souve-
nir? Qu'est devenu le diamant que vous avait laissé cette pauvre
M'"' de La Popelinière? Ètes-vous encore puni de vous être atta-
ché à elle?
Je n'ai rien reçu encore de Pétersbourg.
. . . . Pendent opéra inleirupta, minœque
Murorum ingénies
(YiRG., /En., liv. IV, V. 88.)
J'ai grand'peur que Fliydropisie d'Elisabeth ne nuise à Vflis-
toire de Pierre. Ce qui se passe à présent mérite un petit mor-
ceau curieux. Il fournira, si je vis, un ou deux chapitres à
Vllisioire générale que vous aimez. Il ne sera pas inutile de faire
voir comment le pays sablonneux de Brandebourg avait formé
une puissance contre laquelle il a fallu de plus grands efforts
qu'on n'en a jamais fait contre Louis XIV. J'ai sur ces événements
(les anecdotes uniques ; mais c'est à présent le temps de se taire.
Quant à cette pauvre Jeanne, je vous réitère que personne ne
connaît la véritable. Si jamais vous venez sur les bords de mon
1. Oui. lo i*"" septembre 1757.
ANNÉE 1757. 289
lac, nous la lirons au pied de la statue de messer Ludovico Ariosto.
Intérim, vale. Secl quid nom?
3439. — A M. VERNESi.
Au Chêne, à Lausanne, 26 octobre.
Je regrette sensiblement le petit Patu : il aimait tous les arts,
et son âme était candide. Je suis toujours étonné de vivre quand
je vois des jeunes gens mourir. Tout sert, mon cher monsieur, à
me convaincre du néant de la vie et du néant de tout.
J'ai peine à croire l'armistice dont on parle. S'il y en avait un,
il ne pourrait être que dans le goût de celui du duc de Curaber-
land - ; et le roi de Prusse me trompera fort s'il signe un pareil
traité. Je le crois dans un triste état. Il aura bientôt plus de be-
soin d'être philosophe que grand capitaine.
Tâchez de convertir M""'= de Montferrat ; c'est la plus belle vic-
toire que vous puissiez remporter; mais je tiens la place impre-
nable.
M'"" Denis vous fait ses compliments. Elle est occupée du
matin au soir à embellir la maison de Lausanne. Elle me rend
trop mondain ; mais il faut tout souffrir.
Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
3440. — A M, TROxNCHIN, DE LYON 3.
Lausanne, 27 octobre.
Je suis très-flatté, mon cher monsieur, que mes rêves n'aient
pas déplu à un homme qui a autant de solidité dans l'esprit
que la personne respectable à qui vous les avez communiqués.
Ce qui me fait croire encore que les songes peuvent devenir des
réalités, c'est que j'ai lieu de penser qu'on travaille déjà à ce que
j'ai proposé. Il est question, à ce que je présume, d'une négocia-
tion entre le roi de Prusse et M. le maréchal de Richelieu, et
elle pourrait bien finir par quelque chose de semblable à celle
de M. le duc de Cumberland : c'est de quoi vous pourrez parler à
Son Éminence, qui peut-être en est déjà instruite.
■ 1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. A Closter-Zeven, le 8 septembre.
3. Éditeui's, de Cayrol et François.
39. — Correspondance. VII, 19
29a CORRESPONDANCE.
3ill. — A M. l'ALISSOT.
Au Chônc, à Lausanne, 29 octobre.
La mort de ce pauvre petit Patu * me touche bien sensible-
ment, monsieur. Son goût pour les arts et la candeur de ses
mœurs me l'avaient rendu très-cher. Je ne vois point mourir de
jeune homme sans accuser la nature; mais, jeunes ou vieux,
nous n'avons presque qu'un moment ; et ce moment si court, à
quoi est-il employé? J'ai perdu le temps de mon existence à com-
poser un énorme fatras dont la moitié n'aurait jamais dû voir le
jour. Si, dans l'autre moitié, il y a quelque chose qui vous amuse
c'est au moins une consolation pour moi. Mais, croyez-moi, tout
cela est bien vain, bien inutile pour le bonheur. Ma santé n'est
pas trop bonne : vous vous en apercevrez à la tristesse de mes
réflexions. Cependant je m'occupe avec M-' Denis à embellir mes
retraites auprès de Genève et de Lausanne. Si jamais vous faites
un nouveau voyage vers le Rhône, vous savez que sa source- est
sous mes fenêtres. Je serais charmé de vous voir encore, et de
philosopher avec vous. Conservez votre souvenir au Suisse V.
3U2. — A M. DUPONT,
AVOCAT.
Au Chônej à Lausanne, 5 novembre.
Croyez-moi, je renonce à toutes les chimères
Qui m'ont pu séduire autrefois ;
Les faveurs du public et les faveurs des rois
Aujourd'liui ne me touchent guères.
Le fantôme briUant de rimmortalité
Ne se présente plus à ma vue éblouie.
Je jouis du présent, j'achève en paix ma vie
Dans le sein de la liberté.
Je l'adorai toujours, et lui fus infidèle;
J'ai bien réparé mon erreur ;
Je ne connais de vrai bonheur
Que du jour que je vis pour elle.
1. Vojcz tome XWVIH, pa:.ie ;jOI.
'2. Voltaire, d'après ce qu'il en dit ici et en d'autres lettres, semblerait avoir
cni ((uo le lac Léman, à sa sortie de Genève, donne naissance au Rhùne; c'est
tout le contraire. La source de ce fleuve part du mont Furka, aux confins du can-
ton d'Uri, et ses eaux, après avoir parcouru le canton du Valais dans toute sa
longueur, forment le beau lac dont Voltaire a dit :
Mon lac est le premier, etc.
ANNÉE 1757. 294
Mon bonheur serait encore plus grand, mon cher Dupont,
si vous pouviez le partager. Libre dans ma retraite auprès de
Genève, libre auprès de Lausanne, sans rois, sans intendant,
sans jésuites 1; n'ayant d'autres devoirs que mes volontés; ne
voyant que des souverains qui vont à pied, et qui viennent dîner
chez moi; aussi agréablement logé qu'on puisse l'être; tenant,
avec ma nièce, une fort bonne maison, sans aucun embarras, il
ne me manque que vous. Nos spectacles de Lausanne ne com-
menceront qu'en janvier. C'est malheureusement le temps où
vous plaidez :
Et pro sollicitis non tacitus reis,
Et centum puer arliuni.
(HoR., lib. IV, ocl. I. ^
C'est grand dommage que vous soyez à Colmar. Une femme,
des enfants et des plaideurs, vous arrêtent dans votre haute Alsace.
Vous seriez bien content de la vie de Lausanne et des agréments
de ma petite terre des Délices ; mais votre destinée vous retient
où vous êtes.
Quand je vous dis que j'ai renoncé aux rois, cela ne m'em-
pêche pas de recevoir souvent des lettres du roi de Prusse. Je
suis occupé depuis trois mois à le consoler : c'est une belle et
douce vengeance. Il avoue que je suis plus heureux que lui, et
cela me suffit. J'ai fait depuis peu, avec l'électeur palatin, une
affaire aussi bonne qu'avec le duc de Wurtemberg. Voilà comme
il faut en user avec les souverains, et ne jamais dépendre d'eux.
J'embrasse M'"« Dupont et vos enfants aimables. Vale, vive {dix,
cl me ama.
Mes respects à M. et M'"'' de Khnglin.
Voltaire.
3443. — A M. TROx\CHIN, DE LYON 2.
Délices, 5 novembre.
Les gens 3 dont je vous parlais dans mes dernières lettres me
paraissent toujours dans le plus grand désespoir, et se vantent
de résolutions extrêmes ; mais , pour se consoler, vous voyez
1. Allusion aux jésuites Kroust, Merat, etc., dont les intrigues avaient empêché
Voltaire, en 1754, de s'établir à Horbourg, près de Colmar. (Cl.)
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. La margrave de Baireuth et Frédéric II.
292 CORRESPONDANCE.
qu'ils prennent tout l'argent qu'ils peuvent». Les héros ressem-
blent toujours par un coin aux voleurs de nuit : ils vont droit
au coiïre-fort; après quoi, ils étalent de grands sentiments. Je
n'ai pas encore tiré Lien au clair l'afTaire de Berlin. Je ne sais si
le général Iladislr- aura pris dans cette ville autant d'argent que
les Prussiens en ont tiré de Leipsick.
Au reste, je n'aurai de nouvelles des principaux personnages
que dans un mois. On^ a été si occupé qu'on a lait un quiproquo
en cachetant. On m'a envoyé une lettre pour une autre. Cette
méprise pourrait faire croire qu'on n'a pas l'esprit bien libre.
3444. - A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, .5 novembre.
Je sais bien que quand on fait des marches savantes, quand
on a quatre-vingt mille hommes et de grandes affaires, un héros
ne répond guère à un pauvre diable de Suisse. Mais, en vérité,
monseigneur, je vous ai mandé une anecdote assez singulière,
assez intéressante, assez importante pour devoir me flatter que
vous voudrez bien ne me pas laisser dans l'incertitude inquié-
tante si vous avez reçu ou non ma lettre. Les choses sont toujours
dans le même état. On persiste dans la première résolution qu'on
avait prise*: on dit qu'on l'exécutera si l'on est poussé à bout.
Je vous ai mandé que j'avais pris la liberté de conseiller qu'on
s'adressât à vous préférablement à tout autre. Je vous dcmaiide
en grâce au moins de mander, par un secrétaire, à votre ancien
courtisan, le Suisse Voltaire, si vous avez reçu la lettre dans
laquelle je vous faisais part d'une chose aussi singulière.
M""= Denis se porte toujours fort mal, et vous présente ses
hommages, aussi bien que le solitaire votre admirateur, affligé
de votre silence.
3445. — A M. TRO-NCHIN, DE LYON».
Délices, 7 novembre.
Je crois Leipsick secouru après avoir payé. Les Autrichiens y
sont venus quelques jours trop tard. On est ivre de joie à Vienne
1. Les Prussiens avaient mis à contribution Leipsick.
2*. Ou mieux Ihuldick, général autrichien qui pénétra dans Berlin, et mit aussi
la ville à contribution.
3. La margrave.
4. Vojez la lettre 3i02.
5. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1757. 293
d'avoir été deux jours dans Berlin, et d'avoir emporté deux cent
mille écus h celui qui prenait tout. Ils ont bien promis d'y reve-
nir. L'impératrice a dit : « Daun m'a fait plus de bien ; mais
Hadisli m'a fait plus de plaisir, » La révolution va grand train .
Les Autrichiens font tout; les Français semblent se borner aux
quartiers d'hiver. Le temps dévoilera ce mystère,
Esculape-Tronchin nous attire ici toutes les jolies femmes de
Paris. Elles s'en retournent guéries et embellies. Il est allé au-
devant de M'"« d'Épinai, qui s'est trouvée mal sur le chemin de
Lyon à Genève, Il lui rendra la santé comme aux autres. Je ne
crois d'autres miracles que les siens. Nous avons aussi l'abbé de
Nicolaï, qu'il arracha dans Paris à dix-huit saignées et à la mort.
Enfin je vis, et je le remercie aussi pour ma part.
3446. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 8 novembre.
Cela est d'une belle âme, mon cher ange, de m'envoyer de
quoi vous faire des infidélités. Je veux avoir des procédés aussi
nobles que vous ; vous trouverez le premier acte assez changé.
C'est toujours beaucoup que je vous donne des vers quand je suis
abîmé dans la prose, dans les bâtiments, et dans les jardins.
J'ai bien moins de temps à moi que je ne croyais ; on s'est mis à
venir dans mes retraites; il faut recevoir son monde, dîner, se
tuer, et, qui pis est, perdre son temps. J'en ai trouvé pourtant pour
votre Fanime- maisjcvousavertisque jela veux un peu coupable,
c'est-à-dire coupable d'aimer comme une folle, sans avoir d'autres
motifs de sa fuite que les craintes que l'amour lui a inspirées
pour son amant. Je serai d'ailleurs honteux pour le public s'il
reçoit cette tragédie amoureuse plus favorablement que Rome
sauvée et qvCOreste; cela n'est pas juste. Une scène de Cicéron, une
scène de César, sont plus difficiles à faire, et ont plus de mérite
que tous les emportements d'une femme trompée et délaissée.
Le sujet de Fanime est bien trivial, bien usé ; mais enfin vos pre-
mières loges sont composées de personnes qui connaissent mieux
l'amour que l'histoire romaine. Elles veulent s'attendrir, elles
veulent pleurer, et avec le mot d'amour on a cause gagnée avec
elles. Allons donc, mettons-nous à l'eau de rose pour leur plaire.
•Oublions mon âge. Je ne devrais ni planter des jardins, ni faire
des vers tendres; cependant j'ai ces deux torts, et j'en demande
pardon à la raison.
294 CORRESPONDANCE.
Je ne décide pas plus outre Brizard et Blainville qu'cnfrc Ge-
nrve et I\ome\ Je vous envoie, selon vos ordres, mon compliment
à J'un et à l'autre, et vous choisirez.
Vraiment, on- m'a demandé déjà la cliarpente de mon visage
pour l'Académie. Il y a un ancien portrait' d'après La Tour, cliez
ma nièce do Fontaine: il faut qu'elle fasse une copie de ce hareng
sauret; mais elle est actuellement avec son ami* et ses dindons
dans sa terre, et ne reviendra que cet hiver. Vous aurez alors
ma maigre figure. D'AIemhert s'était chargé auprès d'elle de cette
importante négociation. Je ne suis pas fùclié que mon Salomon
du Nord ait quelques partisans dans Paris, et qu'on voie que je
n'ai pas loué un sot. Je m'intéresse à sa gloire par amour-propre,
et je suis bien aise en même temps, par raison et par équité,
qu'il soit un peu puni. Je veux voir si l'adversité le ramènera à
la philosophie. Je vous jure qu'il y a un mois qu'il n'était guère
philosophe; le désespoir remportait; ce n'est pas un rôle désa-
gréable pour moi de lui avoir donné dans cette occasion des con-
seils très-paternels. L'anecdote est curieuse. Sa vie et, révérence
parler, la mienne sont de plaisants contrastes; mais enfin il
avoue que je suis plus heureux que lui : c'est un grand point et
une belle leçon. Mille respects à tous les anges.
34 i7. — A AI. DARGET.
Aux Délices, 9 de novembre 1757.
Vous aurez votre part, mon cher et ancien ami, à VHistoirc de
Russie, si ma mauvaise santé me permet d'achever cet ouvrage.
Je vous remercie de votre nouveau présent. Ce gros Maustein
est, je pense, celui qui a été massacré par des pandours. 11 est
plaisant que lui, qui était aussi pandour qu'eux, se soit avisé
d'être auteur. Je lui avais conseillé de retrancher au moins le
récit de son bel exploit de recors, quand il alla saisir le maré-
chal de Munich, et qu'il l'emmena garrotté avec son écharpe. Je
me souviens que le maréchal Keith était de mon avis, et qu'il
trouvait fort n)auvais qu'un lieutenant-colonel se vantât de cette
action dhuissier à verge. Mais je vois, par votre manuscrit, qu'il
jQ'a pu résister au plaisir que donne la gloire; son nouveau
1. Henriadc, ch. II, vers 5.
2. L'abbô d'Olivct.
.3. Ce portrait est de 1731, d'autres disent de 1730.
li. Le niar(iui>< de Florian.
ANNÉE 4 7o7. 295
maître l'a toujours aimée, et ne l'a pas toujours bien connue.
Ce Pyrrhus n'a pas toujours écouté ses Cinéas. Je ne suis pas
surpris qu il vous ait rendu votre fils ; mais pourquoi n'a-t-il pas
permis que tout le bien de cet enfant sortît avec lui ? Apparem-
ment qu'en cas d'un malheur (qui n'arrivera pas, à ce que j'es-
père), ce bien devrait revenir aux parents de sa mère; mais les
parents de sa mère n'étaient pas, ce me semble, ses sujets.
Enfin vous voilà fixé. Votre fils fait votre consolation, vous
êtes tranquille; et il paraît que vous avez borné vos désirs : car,
si je ne me trompe, vous étiez à portée de faire une fortune assez
considérable dans bien des emplois dont vos anciens amis ont
disposé. Je vous prie de ne me pas oublier auprès de M. de Crois-
mare, et de vouloir bien recevoir en échange de vos manuscrits
(je vous les renverrai dans quelques semaines) le fatras de mes
rêveries imprimées, que les Cramer de Genève sont chargés de
vous remettre. Si on m'avait consulté pour l'impression, il y en
aurait quatre fois moins ; mais la manie des gens à bibliothèque
est aussi grande que celle des auteurs. Poco e bene devrait être la
devise des barbouilleurs de papier et des lecteurs; c'est juste-
ment tout le contraire. Je joins à mes anciennes folies colle de
bcâtir près de Lausanne, et de planter des jardins près de Genève.
Chacun a son Sans-Souci ; mais les housards ne viendront pas
dans le mien. Je voudrais que vous pussiez voir mes retraites :
nous avons tous les jours du monde de Paris, et vous êtes
l'homme que je désirerais le plus de posséder. Mais il faut y re-
noncer, et me contenter de vous aimer de loin. Adieu; conservez-
moi un souvenir qui m'est bien cher,
3448. — A M. TRONCHIN, DE LYOXi.
\ 1 novembre 1757.
« On- est aigri par l'infortune; on dit qu'on hasarderait une
seconde démarche, si on avait quelque succès qui pût ne pas
jeter d'humiliation sur ce qu'on propose. On paraît actuellement
déterminé à des partis terribles. »
Voilà ce qu'on me mande, mon cher correspondant. C'est le
précis de deux longues lettres bien singulières. Vous pouvez en
faire part à la personne respectable'^ et sage dont on doit suivre
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
'2. La margrave, au sujet de Frédéric.
3. Toujours le cardinal do Tencin.
296 CORRESPONDANCE.
les lumières. Ses conseils seront des ordres pour moi ; et jamais
elle ne sera comproniiso.
On parle l)eaucoii[) d'une convention secrète : cela n'est pas
impossible; mais je n'y crois pas encore, attendu que cet événe-
ment serait bien conlradicloire avec tout ce qu'on m'écrit.
3iW. — A FRKDl-RIG II, ROI DK PRUSSE.
13 novembre.
Sire, votre Épître^ à d'Argens m'avait fait trembler; celle -
dont Votre Majesté m'honore me rassure. Vous sembliez dire un
triste adieu dans toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de
votre vie. Non-seulement ce parti désespérait un cœur comme le
mien, qui ne vous a jamais été assez développé, et qui a toujours
été attaché h votre personne, quoi qu'il ait pu arriver; mais ma
douleur s'aigrissait des injustices qu'une grande partie des
hommes ferait à votre mémoire.
Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables parle
sens que par les circonstances où ils sont faits :
Poui" moi, menacé du naufrage,
Je dois, en aiïrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.
Ces sentiments sont dignes de votre ûme; et je ne veux en-
tendre autre chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez
jusqu'à la dernière extrémité avec votre courage ordinaire. C'est
une des preuves de ce courage supérieur aux événements, de
faire de beaux vers dans une crise où tout autre pourrait à peine
faire un peu de prose. Jugez si ce nouveau témoignage de la
supériorité de votre ûme doit faire souhaiter que vous viviez. Je
n'ai pas le courage, moi, d'écrire en vers à Votre Majesté dans la
situation où je vous vois; mais permettez que je vous dise tout
ce que je pense.
Premièrement, soyez très-sûr que vous avez plus de gloire
que jamais. Tous les militaires écrivent de tous côtés qu'après
vous être conduit à la bataille du 18-' comme le prince de Coudé
à Senef, vous avez agi dans tout le reste en Turenne. (Irotius
1. Du -3 septembre l'i'û.
2. Du '.> octdbre; voyez lettre 3i30.
3. La bataille de KoUin, perdue par Frédéric le 18 juin 1757.
ANNÉE 17o7. 297
disait : « Je puis souffrir les injures et la misère, mais je ne
peux vivre avec les injures, la misère, et l'ignominie ensemble. »
Vous êtes couvert de gloire dans vos revers ; il vous reste de grands
États; l'hiver vient; les choses peuvent changer. Votre Majesté
sait que plus d'un homme considérable pense qu'il faut une ba-
lance, et que la politique contraire est une politique détestable ;
ce sont leurs propres paroles.
J'oserai ajouter encore une fois^ que Charles XII, qui avait
votre courage avec infiniment moins de lumières et moins de
compassion pour ses peuples, fit la paix avec le czar sans s'avilir.
Il ne m'appartient pas d'en dire davantage, et votre raison supé-
rieure vous en dit cent fois plus.
Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa
vie est nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront,
aux philosophes qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient,
croyez-moi, beaucoup de peine à justifier devant le public une
mort volontaire, contre laquelle tous les préjugés s'élèveraient.
Je dois ajouter que, quelque personnage que vous fassiez, il sera
toujours grand.
Je prends, du fond de ma retraite, plus d'intérêt à votre sort
que je n'en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette re-
traite serait heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée,
si je pouvais être assuré de votre vie, que le retour de vos bontés
me rend encore plus chère.
J'apprends que monseigneur le prince de Prusse est très-
malade : c'est un nouveau surcroît d'affliction, et une nouvelle
raison de vous conserver. C'est très-peu de chose, j'en conviens,
d'exister pour un moment au milieu des chagrins, entre deux
éternités qui nous engloutissent; mais c'est à la grandeur de
votre courtige à porter le fardeau de la vie, et c'est être vérita-
blement roi que de soutenir l'adversité en grand homme.
3450. — A M. ET A MADAME D'ÉPlNAïa.
Je ne suis point encore assez heureux pour être en état d'aller
rendre mes devoirs à M. et à M"'" d'Épinai. On m'assure que ma-
dame se porte déjà beaucoup mieux ; nous l'assurons, M""" Denis
1. Il l'avait déjà dit dans la lettre 3425.
2. Louise-Florence-Pétronille Tardieu d'Esclavelles, née vers 1725, mariée en
1745 à M. de Lalive d'Épinai, fermier général, morte en 1785. Ses Mémoires et
Correspondance ont été publiés en 1818, trois vol. in-S", et en 1865, 2 vol. in-18.
208 CORRESPONDANCE.
et moi, de l'inU'-rrl vif qiio nous y prenons, et de notre empres-
sement à recevoir ses ordres.
.ii.M. — A M. TRONCIIIN, DE LYON '.
Délices, 17 novembre.
Voici encore une requête de l'insatiable M'"" Denis. Ces Pari-
siennes-là n'ont jamais fini : elles épuisent la patience et les bon-
tés de M. ïroncliin ; elles mettent leur oncle à la besace. Cepen-
<1ant je crois que le roi de Prusse y met l'armée de Soubise- ; on
s'enfuit, dit-on, de tous côtés, sans vivres et sans équipa^çes.
Voilà un nouveau coup de la fortune. Cette bataille peut laisser
le roi de Prusse maître absolu de la Saxe, et le mettre au prin-
temps en état de faire face de tous côtés. 11 peut arriver à nos
troupes ce qui leur arriva en 17/(2 dans ces quartiers-là. Je doute
qu'à présent on demande grâce.
3452. —A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELIiOURG.
Aux Délices, 19 novembre.
Je n'ai que le temps et à peine la force, madame, de vous
dire en deux mots combien je suis affligé du dernier malbeur'.
On doit le sentir plus vivement à Strasbourg qu'ailleurs. Je ne
sais si monsieur votre iils était dans cette armée. En ce cas, je
tremble pour lui. Si vous avez une relation, je vous supplie de
vouloir bien me l'envoyer.
M""= Denis est très-malade. Je la garde. Pardon d'écrire si peu.
Je répare cela en aimant beaucoup. Vous connaissez mon tendre
respect.
3453. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Au\ Délices, 19 novembre.
Vous avez un cœur plus tendre que le mien, mon cber ange;
vous aimez mieux mes tragédies que moi. Vous voulez qu'on
parle d'amour, et je suis bontcux de nommer ce beau mot avec
ma barbe grise. Toutes mes bouteilles d'eau rose sont à l'autre
bout du grand lac, à Lausanne. J'y ai laissé Faiiime et la Femme
1. Éditeurs, de Cayrol et Franrois.
2. La l)ataille de Rosbacli avait été livrée le 5 novembre.
3. Celui du 5 novembre, à Rosbach, oti les princes de Saxe-IIildbouryliaiisen et
Riiban-Sùubise perdirent tout, fors la vie. (Cr-.)
ANNÉE 4 757. 299
{jui a raison, et tout l'attirail de Melpomène et de Thalie; c'est à
Lausanne qu'est le théâtre. Nous plantons aux Délices, et actuel-
lement je ne pourrais que traduire les Gcorgiques. Cependant je
vous envoie à tout hasard le petit hillet^ que vous demandez. Je
croyais l'avoir mis dans ma dernière lettre; j'ai encore des dis-
tractions de poëte, quoique je, ne le sois plus guère.
Je serais bien fâché, mon divin ange, de donner des spectacles
nouveaux à votre honne ville de Paris, dans un temps où vous ne
devez être occupé qu'à réparer vos malheurs et votre humiliation;
il faut qu'on ait fait ou d'étranges fautes, ou que les Français
soient des lévriers qui se soient hattus contre des loups. Luc
n'avait pas vingt-cinq mille hommes, encore étaient-ils harassés
de marches et de contre-marches. Il se croyait perdu sans res-
source, il y a un mois; et si bien, si complètement perdu, qu'il
me l'avait écrit; et c'est dans ces circonstances qu'il détruit une
armée de cinquante mille hommes. Quelle honte pour notre na-
tion ! Elle n'osera plus se montrer dans les pays étrangers. Ce
serait là le temps de les quitter, si malheureusement je n'avais
fait des établissements fort cliers, que je ne peux plus aban-
donner.
Ces correspondances-, dont on vous a parlé, mon cher ange,
sont précisément ce qui devrait engager à faire ce que vous avez
eu la Ijonté de proposer, et ce que je n'ai pas demandé. Je trouve
la raison qu'on vous a donnée aussi étrange que je trouve vos
marques d'amitié naturelles dans un cœur comme le vôtre.
Si M""' de Pompadour avait encore la lettre que je lui écrivis
quand le roi de Prusse m'enqulnaudn^ à Berlin, elle y verrait que
je lui disais qu'il viendrait un temps où l'on ne serait pas fâché
d'avoir des Français dans cette cour. On pourrait encore se sou-
venir que j'y fus envoyé en 17/(3, et que je rendis un assez grand
service; mais M, Amelot, par qui l'affaire avait passé, ayant été
renvoyé immédiatement après, je n'eus aucune récompense.
Enfin je vois beaucoup de raisons d'être bien traité, et aucune
d'être exilé de ma patrie : cela n'est fait que pour des coupables,
et je ne le suis en rien.
Le roi m'avait conservé une espèce de pension que j'ai depuis
1. Le compliment dont il est question dans le deuxième alinéa de la lettre 3446.
2. Avec Frédéric, que Voltaire engageait, au mois d'août précédent, à faire la
paix,
3. Mot dont La Fontaine enrichit notre langue, en 1680, dans sa satire inti-
tulée le Florentin.
300 CORRESPONDANCE.
quarante ans\ à tilrc de déilommagcmcnt; ainsi ce n'était pas
un bienfait, c'était une dette comme des rentes sur PHùtel de
Ville. Il y a sept ans que je n'en ai demandé le payement; vous
7oyez que je n'importune pas la cour.
Le portrait que vous daignez domandcr, mon cher ange, est
celui d'un homme qui vous est bien tendrement uni, et qui ne
regrette que vous et votre société dans tout Paris, L'Académie
aura la copie du portrait point par La Tour. Il faut que je vous
aime autant que je fais poui' songer à me faire peindre à pré-
sent. Quant au roman- que vous m'envoyez, il faudrait en aimer
l'auteur autant que je vous aime, pour le lire-, et vous savez que
je n'ai pas beaucoup de temps à perdre. Il faut que je démêle dans
l'Histoire du monde, depuis Charlemagne jusqu'à nos jours, ce qui
est roman et ce qui est vrai. Cette petite occupation ne laisse
guère le loisir de lire les Anecdotes syriennes et égyptiennes.
Puisque vous avez un avocat nommé Doutremont^ je chan-
gerai ce nom dans la Femme qui a raison ; j'avais un Doutremont
dans cette pièce. Je me suis déjà brouillé avec un avocat qui se
trouva par hasard nommé Gri[)on : il prétendit que j'avais parlé
de lui, je ne sais où.
M, le maréchal de Richelieu me boude et ne m'écrit point.
Il trouve mauvais que je n'aie pas fait cent lieues pour l'aller
voir,
3454. — A FRKDÉniC II, ROI DE PRUSSE i.
Aux Délices, 19 novembre 1757.
Vous devez, dites-vous, vivre et mourir en roi ;
Je vois qu'en roi vous savez vivre :
Quand partout on croit vous poursuivre,
Partout vous répandez l'elTroi.
A revenir vers vous vous forcez la victoire;
Général et soldat, génie universel,
Si vous viviez autant que votre gloire,
Vous seriez inimoilcl.
Sire, je dois remplira la fois les devoirs d'un citoyen et ceux
d'un cœur toujours attaché à Votre Majesté, être fâché du mal-
1. La ponsion élait de 2,000 francs, et datait de 1719.
2. Celui du nian[uis de Thibouville; voj-ez la note do la pag-c suivante.
3. Voyez la note, loine IV, paf;e 573.
4. Der FreymiUhuje, Rerlin, 1803, pages 89 et 90.
ANNÉE 1737. 301
lieur des Français, et applaudir à vos admirables actions, plaindre
les vaincus et vous féliciter.
Je supplie Votre Majesté de daigner me faire parvenir une
relation. Vous savez que depuis plus de vingt ans votre gloire
en tout genre a été ma passion. Vos grandes actions m'ont jus-
tifié. Souffrez que je sois instruit des détails. Accordez cette grAce
à un homme aussi sensible à vos succès qu'il l'a été à vos mal-
heurs, qui n'a jamais cessé un moment de vous être attaché,
malgré tous les géants dont on disséquerait la cervelle, et malgré
la poix résine dont on couvrirait les malades.
Je ne sais si une âme exaltée prédit l'avenir. Mais je prédis
que vous serez heureux, puisque vous méritez si bien de l'être,
3455. —A M. LE MARQUIS DE TIIIBOUVILLE.
Aux Délices, novembre.
M""= Denis est malade, mon cher ami ; je lui lis, d'une voix un
peu cassée, vos histoires amoureuses d'Egypte et de Syrien Vous
faites nos plaisirs dans notre retraite. M'"'' Denis est, à la vérité,
un peu paresseuse ; mais vous savez qu'une femme qui souffre
sur sa chaise longue, au pied des Alpes, a peu de choses à man-
der; c'est à vous, qui êtes au milieu du fracas de Paris, au centre
des nouvelles et des tracasseries, à consoler les malades solitaires
par vos lettres. Nous avons renoncé au monde ; mais nous l'ai-
merions si vous nous en parliez. Nous pensons qu'un homme
qui écrit si bien les aventures syriaques et égyptiennes pourrait
nous égayer beaucoup avec les parisiennes ; mais vous ne nous
en dites jamais un mot. Cela refroidit le zèle de M'"^ Denis ; elle
dit qu'elle s'intéresse presque autant à ce qui se passe entre
Mersbourg et Weissenfeld qu'à ce qui s'est fait à Memphis, Nous
sommes consternés de la dernière aventure. Ma nièce croyait
que cinquante mille Français pourraient la venger des quatre
baïonnettes de Francfort. Elle s'est trompée.
Elle vous fait mille tendres compliments ; et je vous renou-
velle, du fond de mon cœur, les sentiments qui m'attachent à
vous depuis si longtemps.
Nous avons une comédie nouvelle, que nous jouerons à Lau-
sanne ; y voulez-vous un rôle ?
1. Les Dangers des j]assions (par Tliibouville), 1758 (fin 1757), deux volumes
in-12. (B.)
302 CORKESI'ONUANCE.
3ijG. — A DO. M I ANGE ",
AliKK DE SÉ.NOXES.
20 novembre.
Il sorait dilficile, monsieur, de faire une inscription digne de
l'oncle et du neveu; à défaut de talent, je vous offre ce que me
dicte mon zèle :
Des oracles sacrés que Dieu daigna nous rendre,
Son travail assidu perça l'obscurité ;
il fit plus : il les crut avec simplicité,
Et fut, par ses vertus, digne de les entendre.
Il me semble, au moins, que je rends justice à la science, à
la foi, à la modestie, à la vertu de feu dom Calmet ; mais je ne
pourrai jamais célél)rer, ainsi que je le voudrais, sa mémoire,
qui me sera infiniment chère, etc.
3i57. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 20 novembre.
Je vois par vos lettres, mon ancien ami, ([ue la rivière d'Ain
en a englouti une vers le temps de la mort de M"" de Sandwich :
car je n'ai jamais reçu celle par laquelle vous me parliez de la
mort et du testament de cette philosophe anglaise, de votre pen-
sion remise, etc. Je vous répète qu'il se noya dans ce temps-là
un courrier, et que jamais on n'a retrouvé sa malle.
Je crois qu'on serait moins affligé à Paris et à Versailles si
les courriers qui ont apjiorté la nouvelle de la dernière bataille
s'étaient noyés en chemin. Je n'ai point encore de détails, mais
on dit le désastre fort grand, et la terreur plus grande encore.
Le roi de Prusse se croyait perdu, anéanti sans ressource, quinze
jours auparavant, et le voilà triomiihant aujourd'hui : c'est un
de ces événements qui doivent confondre toute la politique. La
postérité s'étonnera toujours qu'un électeur de Brandebourg,
après une grande bataille perdue contre les Autrichiens, après
la ruine totale de ses alliés, poursuivi en Prusse par cent mille
Russes vainqueurs, resserré par deux armées françaises qui pou-
vaient tomber sur lui à la fois, ait pu résister à tout, conserver
SCS conquêtes, et gagner une des plus mémorables batailles qu'on
1. Voyez la lettre 3308.
ANNÉE 4 757. 303
ait données dans ce siècle. Je vous réponds qu'il va substituer
les épigrammes aux épîtres chagrines. Il ne fait pas bon à pré-
sont pour les Français dans les pays étrangers. On nous rit au
nez, comme si nous avions été les aides de camp de M. de Sou-
bise. Que faire? Ce n'est pas ma faute. Je suis un pauvre philo-
sophe qui n'y prends ni n'y mets ; et cela ne m'empêchera pas
de passer mon hiver à Lausanne, dans une maison charmante,
où il faudra bien que ceux qui se moquent de nous viennent
dîner.
Tros Rutulusve fuat, nuUo discrimine habebo.
{/Eh., X, V. 108.)
Ce qui me console, c'est que nous avons pris dans la Méditer-
ranée un vaisseau anglais chargé de tapis de Turquie, et que
j'en aurai à fort bon compte. Cela tient les pieds chauds, et il
est doux de voir de sa chambre vingt lieues de pays, et de n'a-
voir pas froid. S'il y a quelque chose de nouveau à Paris,
mandez-le-moi, je vous en prie; mais vous n'écrivez que par
boutades. Ayez vite la boutade d'écrire à votre ancien ami, qui
vous aime.
3458. — A BIADAME D'É FINAL
André est un paresseux qui n'a pas porté mes billets écrits
hier au soir, selon ma louable coutume. Ces billets demandaient
les ordres du ressusciteur et de la ressuscitée. Le carrosse ou le
fiacre le plus doux est à leurs ordres, à midi.
Je n'ai pas un moment de santé ; je ne mange plus, et j'ai des
indigestions. Je suis sans inquiétude, et je ne dors point. C'est
la vecchiaia, la debolezza; et c'est ce qui fait que je n'ai pu encore
aller chez les dévotes^ du révérend père Tronchin,
A midi précis le fiacre part.
Frère V.
3459. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH^.
Le 23 novembre.
Mon corps a succombé sous les agitations de mon esprit, ce qui m'a em-
pêchée de vous répondre. Je vous entretiendrai aujourd'hui de nouvelles
bien plus intéressantes que celles de mon individu. Je vous avais mandé
1. Mesdames d'Épinai, de Montferrat, etc.
2. Cette lettre contient la suite du récit fait par la margrave dans celle qui
porte le n" 3429.
304 CORRESPONDANCE.
que l'arméo des alliés bloquait Lcipsick; jo continue ma narration. Le 26, le
roi se jeta dans la ville avec un corps de dix mille hommes; le maréchal
Keitli * y était déjà entré avec un [jareil nombre de troupes. 11 y eut une vive
escarmouche entre les Autrichiens, ceux de l'empire, et les Prussiens; les
derniers remportèrent tout l'avantage, et prirent cin(i cents Autrichiens.
L'armée alliée se retira à Mersbourg; elle brûla le pont de cette ville et
celui de Weissenfeld; celui de Halle avait déjà été détruit. On prétend que
cette subite retraite fut causée par les vives représentations de la reine do
Pologne, qui prévit avec raison la ruine totale de Leipsick, si on continuait
à l'assiéger. Le projet des Français était de se rendre maîtres de la Sale. Le
roi marcha sur Mersbourg, où il tomba sur l'arrière-garde française, s'em-
para de la ville, oiî il Dt cinq cents prisonniers français. Les Autrichiens pris à
l'escarmouche devant Leipsick avaient été enfermés dans un vieux château
sur les murs de la ville. Ils furent obligés de céder leur glle aux cinq cents
F'rançais, parce qu'il était plus commode, et on les mit dans la maison de
correction. C'est pour vous marquer les attentions qu'on a pour votre nation,
que je vous fais part de ces bagatelles. Le maréchal Keilh marcha à Halle,
oiî il rétablit le pont. Le roi, n'ayant point de pontons, se servit de tréteaux
sur lesquels on assura des planches, et releva de cette façon les deux ponts
de Mersbourg et de Weissenfeld. Le corps qu'il commandait se réunit à
celui du maréchal Keith, à Bornerode. Ce dernier avait tiré à lui huit mille
hommes commandés par le prince Ferdinand de Brunswick-. On alla recon-
naître, le 4, l'ennemi campé sur la hauteur de Saint-Michel; le poste n'étant
pas attaquable, le roi fit dresser le camp à Rosbach, dans une plaine. Il
avait une colline à dos, dont la pente était fort douce. Le 5, tandis que le
roi dînait tranquillement avec ses généraux, deux patrouilles vinrent
l'avertir que les ennemis faisaient un mouvement sur leur gauche. Le roi se
leva de table ; on rappela la cavalerie, qui était au fourrage, et on resta
tranquille, croyant que l'ennemi marchait à Freibourg, petite ville qu'il
avait à dos; mais on s'aperçut qu'il tirait sur le flanc gauche des Prussiens.
Sur quoi le roi fit lever le camp, et défila par la gauche sur cette colline, ce
qui se fit au galop, tant pour l'infanterie que pour la cavalerie. Cette ma-
nœuvre, scion toute apparence, a été faite pour donner le change aux Fran-
çais. Aussitôt, comme par un coup do silllet, cette armée en confusion fut
rangée en ordre de bataille sur une ligne. Alors l'artillerie fit un feu si ter-
rible que des Français auxquels j'ai parlé disent que chaque coup tuait ou
blessait huit ou neuf personnes. La mousqueterie ne fit pas moins d'effet. Les
Français avançaient toujours en colonne, pour attaquer avec la baïonnette.
Ils n'étaient plus qu'à cent pas des Prussiens, lorsque la cavalerie prus-
sienne, prenant un détour, vint tomber en flanc sur la leur avec une furie
incroyable. Les Français furent culbutés et mis en fuite. L'infanterie, atta-
quée en flanc, foudroyée par les canons, et chargée par six bataillons et le
régiment des gendarmes, fut taillée en pièces et entièrement dispersée.
1. Jacques Kcitb, frère puîné de milord Maréchal.
2. Né le 11 janvier 1721; mort à Brunswick, en 1792, le 3 juillet.
ANNÉE 17o7.
305
Le princo Henri, qui commandait à la droite du roi, a eu la plus grande
part à cette victoire, où il a reçu une légère blessure. La perte dos Français
est très-grande. Outre cinq mille prisonniers, et plus de trois cents olliciers
pris dans cette bataille, ils ont perdu pres(|ue toute l'artillerie. Au reste, je
vous mande ce que j'ai appris de la bouche des fuyards, et de quelques rap-
ports d'otliciers prussiens. Le roi n"a eu que le temps de me notifier sa
victoire, et n'a pu m'envoyer la relation. Le roi distingue et soigne les offi-
ciers français comme il pourrait faire les siens propres. Il a fait panser les
blessés en sa présence, et a donné les ordres les plus précis pour qu'on ne
leur laisse manquer de rien. Après avoir poursuivi l'ennemi jusiju'à Spiel-
berg, il est retourné à Leipsick, d'où il est reparti, le '10, pour marcher à
Torgau. Le général Marschall, des Autrichiens, faisant mine d'entrer dans
le Brandebourg avec treize ou quatorze mille hommes, à l'approche des
Prussiens ce corps a rétrogradé à Bautzen en Lusace. Le roi le poursuit
pour l'attaquer, s'il le peut. Son dessein est d'entrer ensuite en Silésie. Mal-
heureusement nous avons appris aujourd'hui la reddition de Schweidnitz
(pii s'est rendu le 13, après avoir soutenu l'assaut: ce qui me rejette dans
les plus violentes inquiétudes. Pour répondre aux articles de vos deux lettres
je vous dirai que la surdité devient un mal épidémique en France. Si j'osais,
j'ajouterais qu'on y joint l'aveuglement. Je pourrais vous dire bien des
choses de bouche, que je ne puis confier à la plume, par où vous seriez
convaincu des bonnes intentions qu'on a eues. On les a encore. J'écrirai au
premier jour au cardinal'. Assurez-le, je vous prie, de toute mon estime,
et dites-lui que je persiste toujours dans mon système de Lyon, mais que
je souhaiterais beaucoup que bien des gens eussent sa façon de penser;
qu'en ce cas nous serions bientôt d'accord. Je suis bien folle de me mêler
de politique. Mon esprit n'est plus bon qu'à être mis à l'hôpital. Vous me
faites faire des elîbrts tant d'esprit que de corps pour écrire une si longue
lettre. Je ne puis vous procurer que le plaisir des relations. Il faut bien que
j'en profite, ne pouvant vous en procurer de plus grands, et tels que ma
reconnaissance les désire. Bien des compliments à M""*^ Denis, et comptez
que vous n'avc/- pas de meilleure amie que
WiLHELMINE.
3460. — A M. TRONCHIN, DE LYON 2.
Délices, 23 novembre.
Vous aurez reçu les relations de vos Genevois, par lesquelles
il est bien constaté qu'on avait conduit l'armée dans un coupe-
gorge, entre deux plateaux garnis d'artillerie. Il y a, dit-on,
dans l'histoire un exemple de cette faute. Les choses ont bien
changé; vous ne devez plus vous attendre à cette belle lellre
1. De Tencin.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
39. —Correspondance. VII. 20
.^06 CORRESPONDANCE.
dont il (Mail question. Je vous assuro qu'on est bien fier. Nous
verrons si M. le maréchal de Richelieu rabaissera ou augmentera
cette fierté.
P. S. Le roi de Prusse avoue qu'il a eu cent liommos de tués
et deux cent soixante de blessés dans notre bataille des éperons.
Voyez la malice d'avoir placé de l'artillerie sur des plateaux sans
f[ue nos généraux s'en soient doutés !
34G1. — A .MADAME LA DUCHESSE DE S AXE-GOTIIA i.
Aux Dôlices, près de Genève, 2i novembre.
Madame, la lettre dont Votre Altesse sérénissime m'honore
est un grand témoignage de la générosité de votre cœur. Vos
États ont été le théâtre de la guerre, et vous daignez penser à
moi. Quel jour, madame, que celui où elle a daigné m'écrire-!
C'est celui où cette nation, dans laquelle vous avez trouvé des
gens aimables, était bien malheureuse; c'est celui où un roi, à
qui ses ennemis ne peuvent refuser leur admiration, se couvrait
de gloire par la plus habile conduite et par le plus grand cou-
rage. Il a dû repasser par vos États, madame, des milliers de
blessés. Encore si c'étaient de vos maudits Croates, qui sont si
incivils? Mais ce sont des gens très-polis, et qui certainement
avaient eu pour Votre Altesse sérénissime tout le respect qu'on
lui doit. Plût à Dieu que cette sanglante journée fût au moins
un acheminement à une paix générale! C'est tout ce que je peux
dire. Je plains ma nation ; je m'intéresse tendrement à tout ce
([ni vous touche, madame. J'admire l'homme dont Votre Altesse
sérénissime me parle; je la remercie de tout ce qu'elle aura
daigné lui dire de moi. Je n'ai en vérité d'autre objet, d'autre
espérance que la retraite, et ù mon Age la tranquillité est le
comble de la fortune. Mais il est toujours bien doux de n'être
pas haï de ceux qu'on admire. C'est à vos bontés, madame, que
je dois les siennes. Il a été assez grand pour me confier ses
malheurs, et il est peut-être actuellement si occupé qu'il ne me
parlera pas de ses succès, ou, s'il daigne m'en parler, ce sera
avec une modération qui relèvera sa gloire.
Je me mets à vos pieds, madame, avec la plus vive reconnais-
sance, avec le plus profond et le plus tendre respect. Je ne rc-
1. l^Mitcurs, Bavoux et François.
2. Le jour de la bataille de Rosbach.
ANNÉE 1757. 307
grette que de ne pouvoir être témoin des progrès des princes vos
enfants, et de ne point voir leur auguste mère. Je présente les
mêmes respects et les mêmes regrets à monseigneur.
La grande maîtresse des cœurs ne donne-t-elle pas du bouillon
à quelque blessé dans le meilleur monde possible ?
3462. — A MADAME D'É FINAL
Heureusement M'"'' d'Épinai ne craint point le froid ; sans cela
je craindrais bien pour elle ce maudit vent du nord qui tue
tous les petits tempéraments. Puisse-t-il, madame, respecter vos
grands yeux noirs et vos pauvres nerfs! Quand lionorerez-vous
notre cabane de votre présence? V.
3463. — A M. BERTRAND,
26 novembre.
Mon clier et humain philosophe, l'aîné Cramer est en Por-
tugal, le cadet court et fait l'amour; je lui parlerai de souscrire,
et je crois qu'il le fera.
César disait que les Français étaient quelquefois plus
qu'hommes, et quelquefois moins que femmes. Ils n'ont pas été
hommes avec le roi de Prusse.
Il ne faut pas renoncer sitôt à sa religion pour quelques
objections spécieuses. On vous a envoyé des pétrifications. Eh
bien ! y en a-t-il de plus singulières que le concha Yeneris et la
langue du chien marin? Cependant ni les chiens marins ne sont
venus déposer leur langue en Calabre, ni Vénus n'y a laissé son
bijou. On vous a montré des coquilles. Eh bien! y avait-il de
meilleures huîtres que dans le lac Lucrin? et tous les lacs n'ont-
ils pas pu fournir des huîtres et des poissons? Que la mer soit
venue à cinquante lieues dans les terres, qu'elle forme et qu elle
absorbe des îles, cela est commun ; mais qu'elle ait formé la
chaîne des montagnes du globe, cela me paraît physiquement
impossible. Tout est arrangé, tout est d'une pièce.
Si quid novisti rectius istis,
Candidus imperti^
Intérim, vale, et me ama. Je fais un beau jardin que la mer
n'engloutira pas. V.
1. HoR., lib. I, ep. VI, v. 67.
308 CORRESPONDANCE.
34Gi. - Ul- MADA^IK LA MAUGRAVE DE 15 AIR EUT H.
Le 30 novembre.
Schweidnitz est pris S et le prince Charles battu. Ccst ainsi que la vie
de l'homme est un mélange de biens et de maux. Les irailres Saxoiis ont
causé par leur rébellion la reddition de la place, qui a pourtant essuyé un
assaut avant de se rendre. Je n'ai encore aucune particularité de la bataille
de Breslau ; tout ce (lue je sais est que le prince Charles, avec une armée
de près de soixante mille hommes, a attaqué le prince de Bevern, qui a
peine en avait la moitié, et que la victoire de ce dernier est complète.
Le roi était déjà sur les frontières de Silésie, lorsqu'il apprit cette heureuse
nouvelle 2. Il marche en hâte pour couper la retraite au.v Autrichiens. Je
doute qu'il y parvienne, étant trop éloigné. 11 s'est emparé de tous leurs
magasins en Lusace: ce qui a obligé le corps de MarschalP a se retirer.
J';,i reçu deux de vos lettres, avec des incluses pour le roi, que je lui
enverrai par la première occasion. J'ai pris la liberté d'en tirer copie. Adhé-
mar vous a fait, à ce qu'il m'a dit, une relation de la bataille, sans (luoi je
vous l'aurais envovée. Je ne veux point priver le roi de ce plaisir. Vous la
recevrez de sa main; elle vaudra sans doute beaucoup mieux que toutes les
autres. J'espère que le retour de la fortune aura banni toute idée sinistre
de son esprit. Si le maréchal de Richelieu s'était avancé, c'était fait de sa
vie. 11 serait tombé sur lui, et serait mort l'épée à la main. Je puis vous
assurer que c'était son dessein, ce que je puis prouver par ses lettres. Je
n'osais vous le dire alors, puisqu'il me l'avait confié sous le secret. Nous
avons quatre mille lièvres ou fuvards de l'armée de l'empire campés dans
le pays. Ce sont autant de loups affamés qui pourraient bien nous communi-
quer leur faim. Ces pauvres gens ont été huit jours sans vivres, ne buvant
que de l'eau bourbeuse, et dormant à la belle étoile ; on les a prépares de
cette façon à marcher au combat. Les Français étaient un peu mieux; mais
ils manquaient aussi de pain. L'Allemagne n'est point faite pour les armées
françaises ; on en a déjà vu l'exemple dans la dernière guerre, il sera renou-
velé dans celle-ci. Je souhaite leurs i>orles et leurs maux aux Autrichiens.
J'ai un chien de tendre pour eux, qui m'empêche de leur vouloir du mal;
le roi ne leur en fait qu'avec peine. Il l'a bien prouvé; il pouvait les abî-
mer, s'il avait voulu les poursuivre comme il le fallait. Qu'il est à plaindre !
il passe ses jours dans le sang et dans le carnage. C'est le destin des héros,
mais un destin bien triste pour un philosophe. Continuez, je vous prie, a
1. Le 12 novembre, par le général autrichien Nadasii.
2 La nouvelle était fausse. Auguste-Guillaume, duc de Rrunswick-Bevem,
battu le 22 novembre, prés do Breslau, par le prince Charles-Alexandre de Lor-
raine et par Daun, était tombé au pouvoir des Autrichiens quelques jours plus
tard. (Ci,.)
3. Général autrichien cité plus haut, lettre S-t^'J, page JUo.
ANNÉE 17o7. 309
me donner de vos nouvelles. Vos lettres font mon unique récréation. Sovez
persuadé de toute mon estime.
WiLIIELMINE.
Mes amitiés à M"'' Denis.
3465. — A MADAME D'ÉPINAI.
Madame, quand je vous appelai la véritable philosophe des
femmes, cela n'empêcha pas que notre docteur ne fût le véritable
philosophe des hommes. Il s'hititula fort mal à propos singe de la
philosophie. Plût à Dieu que je fusse son singe! Mais, madame,
faut-il que la pluie empêche deux têtes comme la vôtre et la
sienne de venir raisonner dans mon ermitage? Nous aurons
l'honneur de venir chez vous, madame, quand vous l'ordon-
nerez, quand vous voudrez nous recevoir, et que je serai quitte
de ma colique.
Je vous présente mon respect. V.
3406. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 2 décembre.
Mon cher et respectable ami, dès que yoxis m'eûtes écrit que
celui 1
Qui miscuit utile dulci,
(HoR., rff Arte poet., v. 3-13.)
voulait bien se souvenir de moi, je lui écrivis pour l'en remer-
cier. Je crus devoir lui communiquer quelques rogatons très-
singuliers qui auront pu au moins l'amuser. J'ai pris la liberté
de lui écrire avec ma naïveté ordinaire, sans aucune vue quelle
qu'elle puisse être. Il est vrai que j'ai une fort singulière corres-
pondance, mais assurément elle ne change pas mes sentiments ;
et, dans l'âge où je suis, sohtaire, infirme, je n'ai et ne dois
avoir d'autre idée que de finir tranquillement ma vie dans une
très-douce retraite. Quand j'aurais vingt-cinq ans et de la santé,
je me garderais bien de fonder l'espérance la plus légère sur un
prince qui, après m'avoir arraché à ma patrie, après m'avoir
forcé, par des séductions inouïes, à m'attacher auprès de lui, en
a usé avec moi et avec ma nièce d'une manière si cruelle.
Toutes les correspondances que j'ai ne sont dues qu'à mon
1. L'abbé do Bernis.
3t0 CORRESPONDANCE.
l)arl)Ouillagc d'iiistoricn. On m'rcrit do Vionno ot do Péforshourg
aussi bien que des pays où Je roi de Prusse perd et gagne des
batailles. Je ne m'intéresse à aucun événement que comme
Français. Je n'ai d'autre intérêt et d'autre sentiment que ceux
que la France m'inspire ; j'ai en France mon l)ion ot mon cœur.
Tout ce que je souhaite, comme citoyen et comme homme,
c'est qu'à la fin une paix glorieuse venge la France des pirateries
anglaises, et des infidélités qu'elle a essuyées ; c'est qne le roi soit
pacificateur et arbitre, couîme on le fut aux traités de Vostphalie.
Je désire de n'avoir pas le temps de faire l'Histoire du czar
Pierre, et quelque mauvaise tragédie, avant ce grand événe-
ment '.
Si vous pouvez rencontrer, mon divin ange, la personne -
(liii a bien voulu vous parler de moi, dites-lui, je vous prie, que
j'aurais été bien consolé de recevoir deux lignes de sa main, par
lesquelles il eût seulement assuré ce vieux Suisse des sentiments
qu'il vous a témoignés pour moi.
Savez-vous que le roi <]o Prusse a marché, le 10 do novembre,
au général Marscball, qui allait onlrer avec quinze mille hommes
en Brandebourg, et qui a reculé en Lusace ? Vous pourriez bien
entendre parler encore d'une bataille. Ne cessera-t-on point de
s'égorger? Nous craignons la famine dans notre petit canton. Un
tremblement de terre vient d'engloutir la moitié des îles Açores,
dont on m'avait envoyé le meilleur vin du monde ; la reine de
Pologne ^ vient de mourir de chagrin ; on se massacre en Amé-
rique ; les Anglais nous ont pris vingt-cinq a aisseaux marchands.
Que faire? (iémir en paix dans sa tanière, et vous aimer de tout
son cœur.
31G7. — A I\I. D'ALKMl'.KP.T.
An\ Di'lice?. 2 dùcemljrc.
Dumarsais n'a commencé à vivre, mon cher philosophe, que
depuis qu'il est mort ; vous lui donnez l'existence et l'immor-
talité ''. Vous faites à jamais votre éloge par les Éloges que vous
1. La pacificatinn ^L'iiéralo ne s'opéra qu'en février 1703.
2. Encore l'abbo de Bernis.
;j. :Marie-Josèplie d'Autriclic, fille de rempcroiir .Joseph, est morte ;\ Dresde le
17 novembre 17.j7. Elle était la mère de la dauphine qui donna le jour à Louis XVJ,
Louis XVIII, et Charles X. (B.)
4. Allusion à son Êlouc, par d'Alembert, qui estdan^ le tome VII de l'Encyclo-
pédie.
ANNÉE 17o7. 311
faites. On m'apprend que celui de Genève* se trouve dans le
nouveau tome de V Encyclopédie; mais on prétend que vous y louez
la modération de certaines gens. Hélas ! vous ne les connaissez
point ; les Genevois ne disent point leur secret aux étrangers.
Les agneaux que vous croyez tolérants seraient des loups si on
les laissait faire. Ils ont, en dernier Heu, joué saintement un tour
abominable à un citoyen philosophe qu'ils ont empêché d'entrer
dans la magistrature, par une calomnie trop tard reconnue et
trop peu punie. Tutto H monclo e falto corne la nostra famiglia.
Je suis persuadé que vous êtes toujours exactement payé de
votre pension brandebourgeoise. J'ai consolé pendant deux mois
le roi de Prusse ; à présent il faut le féliciter. Il est vrai que ses
États ne sont pas encore en sûreté ; mais il y a mis sa gloire, et
il est encore en état de payer douze cents francs. Courage ; con-
tinuez, vous et vos confrères, à renverser le fantôme - hideux,
ennemi de la philosophie et persécuteur des philosophes.
M""^^ Denis vous fait mille comphments.
3468. — A M. TRONCHIN, DE LYON 3.
2 décembre.
L'homme respectable* qui pense comme il doit a fait sans
doute de très-justes réflexions sur l'aventure du 5. Vous pouvez
être très-sûr que tout était fini si on s'était emparé des hauteurs
que le roi de Prusse garnit de cavalerie et de canons sans ([u'on
s'en aperçût. On était trois fois plus près de ces hauteurs que lui.
Le général Marschall entrait en Saxe avec quinze mille hommes.
Tout a été perdu par une seule faute hien grossière. L'artil-
lerie prussienne emportait nos gens dix à dix, et on s'enfuit de
tous côtés. Le roi de Prusse se donna le soir le plaisir de de-
mander des draps à une dame d'un château voisin, chez laquelle
il soupa, pour faire des bandages à nos hlessés. On ne peut nous
humilier avec plus de générosité. La reine de Pologne est morte
de chagrin. La France se ruine. Voilà encore quarante millions
en rentes viagères.
Les mêmes intentions qu'on avait, on les a encore : « J'écrirai
au premier jour à M. le c. de T.^ Assurez-le, je vous prie, de
1. Allusion à l'article Genève.
2. LTn/dme fanatisme. (Cl.)
3. Éditeui's, de Cayrol et François.
4. Le cardinal de ïencin.
312 CORRESPONDANCE.
toiilc mon estime ; cl diles-liii (iiio jo i)or.siste toujours dans mon
s\stcin(;. »
\oilà les propres mots qu'on m'écrit du 23 novembre. Je
su|)piic ([u'on écrive en droiture, si cela se peut, sans hasarder
<iue les lettres soient ouvertes sur la route. Il n'appartient (|u'à
l;i prudence de Son Éminence de conduire cette aiïaire très-
é])ineuso, et de donner les conseils convenables dans des cir-
constances où l'on ménage avec une attention scrupuleuse
d'autres puissances.
Je ne fais d'autre office que celui d'un grisou' qui rend les
lettres; mais mon cœur s'acquitte d'un autre devoir auquel il
s'attache uniquement: celui d'aimer son roi, sa patrie et le bien
public, de ne me mêler absolument de rien que de l'aire des vœux
pour la prospérité de la France, et de mériter l'estime de celui
dont je respecte les lumières autant que la personne.
34G9. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
2 dccenibre.
Ne pourriez-vous point, mon cher ange, faire tenir à M. 1.
de P>. 2 la lettre f[uc je vous écris? Vous me feriez grand plaisir.
Serait-il jjossible qu'on eût imaginé que je m'intéresse au roi de
Prusse? J'en suis pardieu bien loin. 11 n'y a mortel au monde
qui fasse plus de vœux pour le succès des mesures présentes.
J'ai goûté la vengeance de consoler un roi qui m'avait maltraité;
il n'a tenu qu'à M. de Soubise que je le consolasse davantage. Si on
s'était emparé des hauteurs que le diligent Prussien garnit d'ar-
tillerie et de cavalerie, toutétait fini. Le général Marschall entrait
de son côté dans le Brandebourg. Nous voilà renvoyés bien loin,
avec une honte qui n'est pas courte. Figurez-vous que, le soir
de la bataille, le roi de Prusse, soupant dans un château voisin
chez une bonne dame, prit tous ses vieux draps pour faire des
bandages à nos blessés. Quel plaisir pour lui ! que de géné-
rosités adroites, qui ne coûtent rien et qui rendent beaucoup !
et que de bons mots, et que de plaisanteries ! Cependant je le
tiens perdu si on veut le perdre et se bien conduire. Mais qu'en
reviendra-t-il à la France? de rendre l'Autriche plus puissante
que du temps de Ferdinand II, et de se ruiner pour l'agrandir!
Le cas est embarrassant. Point de Fanimc quand on nous bat et
I. Valet vêtu de gris, sans livrée.
"1. L'abbé de Bernis.
ANNÉE 1757. 313
qu'on se moque de nous ; attendons des hivers plus agréables.
Bonsoir, mon divin ange.
Nota bene que ce que j'ai confié à M. 1. de B. prouve que le
roi de Prusse était perdu si on s'était bien conduit. Ce n'est pas
là chercher à déplaire à Marie-Thérèse, et ce que j'ai mandé
méritait un mot de réponse vague, un mot d'amitié.
3470. — A MADAME D'ÉPINAI.
Pour aujourd'hui, malgré mon respect pour les deux grands et
beaux yeux de la véritable philosophe, je demande la permis-
sion de la robe de chambre.
J'attends aussi le véritable philosophe^ avec impatience. J'en-
voie le fiacre à midi. V.
3471. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
3 décembre.
Je VOUS écrivis par le dernier ordinaire, mon cher et respec-
table ami, un petit barbouillage assez indéchiffrable, avec une
lettre ostensible pour une personne- qui a été de vos amis, et
que vous pouvez voir quelquefois. J'ai bien des choses à y ajouter ;
mais l'état de la santé de M'"« d'Argental doit passer devant. Je
voudrais que vous fussiez tous ici comme M"'' d'Épinai, M""= de
Montferrat, et tant d'autres. Notre docteur Tronchin fortifie les
femmes ; il ne les saigne point, il ne les purge guère ; il ne fait
point la médecine comme un autre. Voyez comme il a traité ma
nièce de Fontaine ; il l'a tirée de la mort.
Vous ne m'avez jamais parlé de M"'" de Montferrat ; c'est pour-
tant un joli salmigondis de dévotion et de coquetterie. Je ne sais
où prendre M"" de Fontaine à présent, pour avoir ces portraits.
L'affaire commence à m'intéresser, depuis que vous voulez bien
avoir la triste ressemblance de celui qui probablement n'aura
jamais le bonheur de vous revoir. Mais moi, pourquoi n'aurai-je
pas, dans mes Alpes, la consolation de vous regarder sur toile,
et de dire : Voilà celui pour qui seul je regrette Paris ? C'est à
moi à demander votre portrait, c'est moi qui ai besoin de conso-
lation.
Je reviens à ma dernière lettre. Il est certain qu'on a pris ou
i. Tronchin, à qui ce billet était adressé aussi.
2. L'abbé de Bernis.
314 CORRESPONDANCE.
donné furieusemont le change, quand on vous a parlé. Que-
pourrait-on attribuer ù mes correspondances? quel ombrage
pourrait en prendre la cour de Vienne? Quel prétexte singulier!
Je voudrais qu'on filt aussi persuadé de mes sentiments à la cour
de France qu'on Test ù la cour de l'impératrice. Mais, quels que
soient les sentiments d'un particulier obscur, ils doivent être
comptés pour rien; s'ils l'étaient pour quelque chose, la personne
en question* devrait me savoir un assez grand gré des choses-
que je lui ai confiées. S'il a pensé que cette confidence était la
suite de l'intérêt <[uc je prenais encore au roi de Prusse, et si
une autre personne- a eu la même idée, tous deux se sont bien
trompés ; je les ai instruits d'une chose qu'il fallait qu'ils sus-
sent. M'"* de Pompadour, à qui j'en écrivis d'abord, m'en parut
satisfaite par sa réponse. L'autre, à qui vous m'avez conseillé
d'écrire, et h qui je devais nécessairement confier les mêmes
choses qu'à M""' de Pompadour, ne m'a pas répondu. Vous sentez
combien son silence est désagréable pour moi, après la démarche
que vous m'avez conseillée, et après la manière dont je lui ai
écrit. Ne pourriez-vous point le voir? Ne pourriez-vous point,
mon cher ange, lui dire à quel point je dois être sensible à un
tel oubli? S'il parlait encore de mes correspondances, s'il mettait
en avant ce vain prétexte, il serait bien aisé de détruire ce pré-
texte en lui faisant connaître que, depuisdeuxans, le roi de Prusse
me proposa, par l'abbé de Prades, de me rendre tout ce qu'il
m'a\ait ùté. Je refusai tout sans déplaire, et je laissai voir seu-
lement que je ne voulais qu'une marque d'attention pour ma
nièce, qui pût réparer, en quelque sorte, la manière indigne
dont on en avait usé envers elle. Le roi de Prusse, dans toutes ses
lettres, ne m'a jamais parlé d'elle. M""' la margrave de lîaireuth
a été beaucoup plus attentive. Vous voilà bien au fait de toute ma
conduite, mon divin ange, et vous savez tous les elTorts que le
roi de Prusse avait faits autrefois pour me retenir auprès de lui.
Vous n'ignorez pas qu'il me demanda lui-même au roi. Cette
malheureuse clef de chambellan était indispensablement néces-
saire à sa cour. On ne pouvait entrer aux s|)ectacles sans être
bourré par ses soldats, à moins qu'on n'eût quehjue pauvre marque
qui mît à l'abri. Demandez à Darget comme il fut un jour re-
poussé et houspillé. Il avait beau crier : Je suis sccnlairc ! On le
bourrait toujours.
I. L'al)bé de Rernis.
'1. .M""^ de l'onipadûur.
ANNÉE 1757. 315
Au reste le roi de Prusse savait l)ieu que je ne voulais pas
rester là toute ma vie ; et ce fut la source secrète des noises. Si
vous pouviez avoir une conversation avec l'homme en question i, il
me semble que la bonté de votre cœur donnerait un grand poids
à toutes ces raisons; vous détruiriez surtout le soupçon qu'on pa-
raît avoir conçu que je m'intéresse encore à celui dont j'ai tant
à me plaindre.
Enfin à quoi se borne ma demandQ? A rien autre chose qu'à
une simple politesse, à un mot d'honnêteté qu'on me doit d'autant
plus que c'est vous qui m'avez encouragé à écrire. Ne point ré-
pondre à une lettre dont on a pu tirer des lumières, c'est un ou-
trage qu'on ne doit point faire à un homme avec qui on a vécu,
et qu'on n'a connu que par vous.
Encore un mot, c'est que si on vous disait : (( J'ai montré la
lettre ; on ne veut pas que je réponde à un homme qui a conseillé,
il y a six semaines, au roi de Prusse de s'accommoder )>, vous
pourriez répondre que je lui ai conseillé aussi d'abdiquer plutôt
que de se tuer comme il le voulait, et qu'il me répondit, cinq -
jours avant la bataille :
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir on roi.
Tout cela est fort étrange. Je confie tout à votre amitié et à
votre sagesse. Ma conduite est pure, vous la trouverez même
assez noble. Le résultat de tout ceci, c'est que mon procédé avec
votre ancien ami, ma lettre, et ma confiance, méritent ou qu'il
m'écrive un mot, ou, s'il ne le peut pas, qu'il soit convaincu de
mes sentinients, et qu'il les fasse valoir : voilà ce que je veux de-
voir à un cœur comme le vôtre.
3472. — A M. BERTRAND.
Aux Délices, 5 décembre.
Je crois que les Prussiens seraient bien plus capables de venir
en France, mon très-cher philosophe, que les huîtres à l'écaillé
du Malabar d'être venues, comme vous le prétendez, sur l'Apen-
nin ou les Alpes. Chaque science a son roman, et voilà celui de
la physique. Si les poissons des Indes étaient arrivés chez nous,
t. Bernis.
"i. Lisez vingt-sepl jours.
316 CORRESPONDANCE.
comme nos missionnaires vont clioz eux, ils y auraient peuplé, et
on les trouverait ailleurs que sur nos montagnes. J'avoue qu'il y
a quelquefois des vérités bien peu vraisemblables; par exem))le,
que vingt mille Prussiens aient battu quarante-cinq mille hommes,
et n'aient eu que quatre-vingt-douze morts. La honte des Français
et des Cercles devient encore plus humiliante, depuis que les
Aulricliiens viennent d'escalader, en treize endroits, les retran-
chements des l'riissiens, sous les murs de Breslau, et de rem-
porter une victoire complète'. Le comte de Daun nous venge
et nous avilit. Le roi de Prusse m'avait écrit une lettre toute farcie
de vers, trois- jours avant la bataille de Mersbourg; il me disait:
Quand je suis voisin du naufrage,
Il faut, en atlrontanl l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.
Nous verrons comment il soutiendra le revers de Breslau ;
on pourra donner encore une ou deux batailles avant la fin de
l'année.
Je vous envoie la lettre d'une folle que je ne connais pas; il
faut que quelqu'un se soit diverti à lui écrire sous mon nom.
Comme il est question devousà la (in de la lettre, etde M.deVatteF
votre ami, vous saurez peut-être quelle est cette extravagante.
Mille tendres respects, je vous prie, à M. et à M""" de Freudenreich.
Bonsoir, mon clier philosophe.
La folle a mis son portrait dans la lettre. Le voici ; elle est
jolie. La connaissez -vous? V.
3i73. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Dùlices, 5 décembre.
Le petit Gayot'*, madame, ne nous apprend rien ; mais pour-
quoi ne m'apprenez-vous pas que, le 22, les serviteurs de Marie-
Thérèse ont attaqué, en treize endroits, les retranchements des
Prussiens sous Breslau, les ont tous emportés, et ont gagné une
1. Le 22 novembre pri^cédent.
2. Lisez vingt-sept. — Par la bataille de Mcrsbourg-, Voltaire désigne ici celle
du 5 novembre t757 ; le village de Rosbacb étant à peu de distance de la ville de
Mersbourg ou Merscbourg.
3. Emmericb de Vattcl, publiciste, né en 171i, à Couvet, village du Val-de-
Travers, dans le canton de Xeufcbàtel.
4. Voyez une note sur la lettre 2042.
ANNÉE 1757. 317
bataille meurtrière et décisive qui nous venge et qui redouble
notre bonté ? Les Français sont beureux d'avoir de tels alliés. Si
le roi de Prusse avait les mains libres, je plaindrais fort de pauvres
troupes éloignées de leur pays, n'ayant point de marécbal de
Saxe à leur tête, et ayant appris à faire très-mal le pas prussien,
tout étourdis et tout sots de paraître devant leurs maîtres, qui
leur enseignent le pas redoublé en arrière. Le roi de Prusse
m'avait écrit, trois jours ^ avant la bataille du 5 :
Quand je suis voisin du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.
Nous n'avons pas voulu qu'il mourut; mais les généraux autri-
chiens le veulent. Portez-vous bien, madame, vous et votre digne
amie. M'"^ Denis, qui se porte mieux, vous présente ses obéis-
sances très-bumbles.
3474. — A M. D'ALE.MBERT.
Aux Délices, 6 décembre.
Je reçois, mon très-cher et très-utile philosophe, votre lettre
du l'^'' de décembre. Je ne sais si je vous ai assez remercié de
l'excellent ouvrage- dont vous avez honoré la mémoire de Du-
marsais, qui sans vous n'aurait point laissé de mémoire ; mais
je sais que je ne pourrai jamais vous remercier assez de m'avoir
appuyé de votre éloquence et de vos raisons, comme on dit que
vous l'avez fait à propos du meurtre infâme de Servet, et de la
vertu de la tolérance, dans l'article Genève. J'attends ce volume
avec impatience. Des misérables ont été assez du vr siècle
pour oser, dans celui-ci, justifier l'assassinat de Servet; ces mi-
sérables sont des prêtres^ Je vous jure que je n'ai rien lu de ce
qu'ils ont écrit; je me suis contenté de savoir qu'ils étaient l'op-
probre de tous les honnêtes gens. L'un de ces coquins a demandé
au conseil des Vingt-Cinq de Genève communication de ce procès
qui rendra Calvin à jamais exécrable; le conseil a regardé cette
demande comme un outrage. Des magistrats détestent le crime
auquel le fanatisme entraîna leurs pères, et des prêtres veulent
canoniser ce crime ! Vous pouvez compter que ce dernier trait
1. Lisez vingt-sept jours.
2. Voyez la lettre 3467,
3. Jacob Vernet était du nombre de ces prêtres. (Cl.)
318 CORRESPONDANCE.
les rond aussi oilioiix qu'ils doivent l'être. J'en ai reçu dos com-
pliments de tous les honnêtes gens du pays.
Quel est donc cet autre jeune prêtre qui veut vous faire passer
pour usurier^ ? Est-ce que vous auriez emprunté à usure à la
bataille dolvuUin-, lorsque votre Prussien paraissait devoir mal
payer les pensions? Mais vous m'avouerez qu'à la bataille du 5*
tout le monde dut vous avancer de l'argent. Voici un nouveau
rabat-joie pour les pensions, arrivé le 22 devant Breslau*.
Les Autrichiens nous vengent et nous humilient terriblement.
Ils ont fait à la fois treize attaques aux retranchements prussiens,
et ces attaques ont duré si.x heures; jamais victoire n'a été plus
sanglante et plus horriblement belle. iNous autres drôles de Fran-
çais, nous sommes plus expéditifs; notre all'aire est faite en cinq
minutes.
Le roi de Prusse m'écrit toujours des vers, tantôt en désespéré,
tantôt en héros; et moi, je tâche d'être philosophe dans mon er-
mitage. Il a obtenu ce qu'il a toujours désiré, de battre les Français,
de leur plaire, et de se moquer d'eux; mais les Autrichiens se
moquent sérieusement de lui. i\otre honte du 5 lui a donné de
la gloire, mais il faudra qu'il se contente de cette gloire passa-
gère trop aisément achetée. Il perdra ses États avec ceux qu'il a
pris, à moins que les Français ne trouvent encore le secret de
perdre toutes leurs armées, comme ils firent dans la guerre
àellki.
Vous me parlez d'écrire son histoire : c'est un soin dont il ne
chargera personne; il prend ce soin lui-même. Oui, vous avez
raison, c'est un homme rare. Je reviens à vous, homme aussi cé-
lèbre dans votre espèce que lui dans la sienne; j'ignorais abso-
lument la sottise dont vous me parlez ; je vais m'en informer, cl
vous me ferez lire le Mercure^.
Je fais comme Caton, je finis toujours ma harangue en disant :
Deleatur Carlkago. Comptez qu'il y a des traits dans VÉlogc de
Dumarsais qui font un grand bien. Il ne faut que cinq ou six
1. Dans le Choix littéraire, 17.Vj-C0, vinst-quatre volumes in-S», dont Vernes
était l'oditeur, à l'occasion de l'article Aniti':n,VGES (de VEiicyclopcdic), on accus^ait
■d'Alembert de favoriser l'usure. Voyez la lettre de d'Aleinbert dans le Mercure de
décembre 17.j7, paj^e 97. (H.)
2. Voyez une note de la lettre 337G.
3. La bataille de Rosbach, gagnée par Frédéric, le 5 novembre, sur les armées
impériale et française.
4. Les Prussiens y avaient été battus, et s'étaient retirés; la ville se rendit le
2i aux Autricbiens.
b. On y avait imprimé la lettre n" 33 iO.
ANNÉE 1757. 319
philosophes qui s'entendent pour renverser le colosse. Il ne s'agit
pas d'empêcher nos laquais d'aller à la messe ou au prêche; il
s'agit d'arracher les pères de famille à la tyrannie des imposteurs,
et d'inspirer l'esprit de tolérance. Cette grande mission a déjà
d'heureux succès. La vigne de la vérité est bien cultivée par des
d'Alembert, des Diderot, des Bolingbroke, des Hume, etc. Si votre
roi de Prusse avait voulu se horner à ce saint œuvre, il eût vécu
heureux, et toutes les académies de l'Europe l'auraient béni. La
vérité gagne, au point que j'ai vu, dans ma retraite, des Espa-
gnols et des Portugais détester l'Inquisition comme des Français.
Macte animo, generose puer ; sic itur ad astra.
(ViKG., /En., IX, V. 641.)
Autrefois on aurait dit : Sic itur ad ignem.
Je suis fâché des simagrées de Dumarsais à sa mort. On a
imprimé que ce provincial Deslandes, qui a écrit d'un style si
'ç>Ymh\c\d\V Histoire critique de la philosophie, avait recommandé,
en mourants qu'on brûlât son livre des grands hommes morts
en plaisantant. Et qui diable savait qu'il eût fait ce livre? M'"'^ Denis
vous fait mille compliments. Le bavard vous embrasse de tout
son cœur. Voyez-vous quelquefois l'aveugle clairvoyante 2? Si vous
la voyez, dites-lui que je lui suis toujours très-attaché.
3475. — A M. TRO.XCHIN, DE LYON 3.
7 décembre.
Vous devez savoir la journée des dix-sept ponts jetés en même
temps sur l'Oder, des treize attaques faites à la fois aux retran-
chements prussiens, et du sang répandu pendant six heures, et
des Prussiens battus, et de leurs canons pris, et de leur retraite
dans Breslau, et de Breslau bloquée. J'attends de Vienne un plus
ample détail. Voilà ce qu'on m'a marqué en gros et à la hâte, à
l'arrivée des postillons cornant du cor et annonçant dans Vienne,
Je 25 novembre, cette grande affaire du 22, qui nous venge et
<]ui nous humilie.
1. André-François Boureau Deslandes, né à Pondichéry en 1C90, mort à Paris
■le 11 avril 17.">7. Son livre a pour titre : lUtlexions sur les grands hommes qui
^ont morts en plaisantant.
2. M'""^ du Deffant.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
320 CORRESPONDANCE.
Je serai l)ion stupéfait si on veut écouter à Versailles des
propositions du roi de Prusse; ce qu'on y craint leplus, après le
feu roulant, c'est dcdonner le plus léger ombragea l'impératrice.
On ne peut plus séparer ce qu'un moment a uni. Le roi de Prusse
peut encore donner une bataille, dire des bons mots, plaire aux
vaincus, etdécbirer des draps pour faire des bandages aux blessés;
c'est ce qu'il fit le 5 novemjjre au soir; mais, à la fin, il faut qu'il
succombe, à moins qu'on ne se conduise comme en 17/)2. Je ne
sais encore nulle nouvelle positive de la fidélité des Hanovriens
et des Messois ; mais il est bien sûr que, sans les Autrichiens, nous
serions perdus.
Qui aurait dit au cardinal de Richelieu que les Français de-
vraient un jour leur salut en Allemagne aux armes autrichiennes,
l'eût bien étonné. Cosi va il mondo. Fan Icga ogni, re, papi, impe-
radori ; doman saranno capitali nemici.
3i7C. — A M. THIEIilOT.
Aux Délices, 7 décembre.
Vous avez su, mon ancien ami, comment les Français ont été
vengés par les Autrichiens, Dix-sept ponts jetés en un moment
sur l'Oder, des retranchements attaqués en treize endroits à la
fois, une victoire aussi complète que sanglante, l'artillerie prus-
sienne prise, Breslau bloquée : ce sont là des consolations et des
encouragements. Il faut espérer que M. le duc de Richelieu ré-
parera de son côté le malheur de M. de Soubise. Le roi de Prusse
m'écrit toujours des vers en donnant des batailles ; mais soyez
sûr que j'aime encore mieux ma patrie que ses vers, et que j'ai
tous les sentiments que je dois avoir. Je n'ai point lu les roga-
tons pédantcsquos de je ne sais quel maMiouroux qui a voulu
justifier le meurtre de Servct. Je sais seulement que ces écrits
sont ici regardés avec mépris et avec horreur de tous les hon-
nêtes gens sans. exception. Comptez qu'il est heureux de vivre
avec des magistrats qui vous disent : iNous détestons l'injustice do
nos pères, et nous regardons avec exécration ceux qui veulent la
justifier.
Vous voyez, mon ancien ami, quels progrès a faits la raison.
C'est à ces progrès qu'on doit le peu d'elTet des billets de confes-
sion et de vos dernières querelles. En d'autres temps elles au-
raient bouleversé le royaume.
J'ai lu et relu l'Éloge de Dumarsais, et je bénis la noble h^^-
ANNÉE 4757. 321
diesse de M. d'Alembert; j'attends le septième volume de VEnaj-
clopédie. Tous les articles ne peuvent être égaux, mais il y en a
d'admirables dans chaque volume.
Je suis bien aise que les poëtes fassent fortune quand leurs
ouvrages ne le font pas, et qu'un poëte succède à un fermier
général. J'ai aussi quelquefois chez moi une fermière générale,
c'est M'"" d'Épinai ; mais je ne réi)0userai pas : elle a un mari
jeune et aimable. Pour elle, c'est à mon gré une des femmes qui
ont le meilleur esprit. Si ses nerfs étaient comme son âme et en
avaient la force, elle ne serait pas à Genève entre les mains de
M. Tronchin. Nous ne sommes jamais sans quelque belle dame
de Paris. On ira bientôt à Genève comme on va aux eaux, et on
s'en trouvera mieux.
Fcrchault Réaumur^ avait, je crois, dix-sept mille francs de
pension pour avoir gâté du fer et de la porcelaine, et pour avoir
disséqué des mouches. Il a été bien payé. Vous avez, messieurs,
autant de charlatanisme en physique qu'en médecine ; mais enfin
il est toujours beau d'encourager des arts utiles.
Si quicl noi'i, scribe vetcri amico.
3477. — A M. TRONCHIN, DE LYON 2.
8 décemlire.
Je soupçonne que la lettre de madame la margrave ^ est déjà en
chemin ; mais cette première ne sera qu'une lettre de compli-
ment. Si vous voulez me faire tenir la réponse, je la ferai passer
avec sûreté et promptitude par la Franconie, et je vous adres-
serai celles qui pourront venir de ce pays-là, en cas que cette
voie convienne à la personne sage et respectable à qui je vous
prie de présenter mon respect.
Je sais historiquement que Versailles est tout à la maison
d'Auuiche, et qu'il est bien délicat d'entamer quelque négociation
qui donnerait de l'ombrage à ceux qui ont l'intérêt le plus puis-
sant de seconder aveuglément la cour de Vienne. Je ne crois pas
d'ailleurs qu'on puisse traiiersans elle. Comment se soutiendrait-
on dans le pays de Hanovre, si on otTensait un allié si nouveau,
1. René-Anloiiie Ferchault de Réaunmr, moi't le 18 octobre 1757 à son château
de la Bermondière, situé sur la rive gauche de la Mayenne, tout près de la route
dWlençou à Donifrout. (Cl.)
2. Éditeurs, de Caj'rol et François.
3. Au cardinal de Bernis.
39. — Correspondance. VIL 21
•ôli C()KIU'SIM)M)A.NCI'.
et qui va devenir si considérable ? Tout cela est entouré d'épines.
Je ne fais de vœux que pour le bonheur public. Pourquoi faut-il
que le roi de Prusse ne se soit pas résolu à faire des sacrifices !
:\lais... j'aurais bien dos clioses à dire qu'on ne peut guère confier
au [)api('r... cependant... adiou.
3478. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
Au\ Délices, 10 décembre.
Mon cher et respectable ami, je reçois une lettre de Babel ^^
qui a troqué son panier de Jleurs contre le portefeuille de mi-
nistre. J'en suis enchanté. 31. Amelot ni même M. de Saint-
Contest n'écrivaient pas de ce style. Je vous remercie de m'avoir
[)rocuré un bouquet de fleurs de la grosse Babet.
lîengaînez mes inquiétudes; mais si, dans l'occasion, on vous
parlait encore de mes correspondances, assurez bien que ma
première correspondance est celle de mon cœur avec la France.
J'ai goûté la vengeance de consoler le roi de Prusse, et cela me
suffit. 11 est battant d'un côté et battu de l'autre ; à moins d'un
nouveau miracle, il sera perdu. Il valait mieux être philosophe.
commc il se vantait de l'être.
3479. —DE MADAME D'ÉPINAI A M. GRIMM^.
Je comptais, mon tendre ami, passer ma matinée avec vous; mais je
suis privée aujourd'hui de cette unique et douce consolation. M. d'Épi nai
ne fait que de partir, et le courrier en va faire autant. Je n'écris qu'à ma
mère, et à vous ce mot pour vous dire que je me porte bien, et que mon
sauveur-', iiui est adoraljle, me ralwclic et me yrondc presque autant que vous.
Il me mène aujourd'lmi chez Voltaire pour la première fois. Je n'ai pa^
voulu me presser de me rendre aux instances continuelles que lui et sa
nièce m'ont faites. Il m'a écrit presque tous les jours les plus jolis billets du
monde; j'ai répondu verbalement : je me suis contentée de lui envo}er
mon mari, mon fils et M. Linant; et je me suis tenue tranquille J'y vais
enfin; mais il me tarde d'être de retour pour causer un peu Ji^rement avec
vous... Bon! l'on m'annonce que le courrier est p«iii, et voilà ma lettre
retardée de ((uatre jours! Si vous allez ctre inquiet, je serai désolée. On
m'attend, bonjour donc; à ce soir.
1. Bcrnis, surnommé IJabet la Bouquetière, avait remplacé Rouille au\ affaires
étrangères en juin 1707. (Cl.)
2. Mémoires et Correspondances de J/""-' d'Épinai. Paris, Charpentier, 1863,
2 vol. in-18.
3. Le docteur Tronchin.
ANNÉE 1757. 323
Lo soir.
... J'arrive de chez Voltaire. Je suis fort contente du grand homme; il
m'a accablée do politesses. Ce n'est pas sa faute si nous sommes revenus
ce soir en ville: il voulait nous garder. J'ai fort bien soutenu cette journée;
ainsi soyez tranquille. A demain.
3i80. — A MADAME DE FONTAINE.
Aux Délices, 10 décemljre.
Que faites-vous, ma paresseuse nièce ? Gomment vous portez-
vous ? Aurez-vous le temps do faire copier le portrait de votre^
oncle pour l'Académie française? D'Alembert se chargera de le
donner, puisqu'on le demande. Je l'ai promis, et je vous prie de
dégager ma parole. J'aime mieux les tableaux que vous m'avez
envoyés pour Lausanne : cela est plus gai que le squelette d'un
vieil académicien.
Je n'ai point eu de vos nouvelles depuis longtemps. Il s'est
passé d'étranges choses. J'ai consolé Luc; je lui ai donné des
conseils de philosophe, et il a été trop roi pour les suivre. Il nous
a battus indignement. Il valait mieux, dira votre ami '■, faire courir
des chariots d'Assyrie en rase campagne que de se faire assommer
entre deux collines, et d'être obligés de s'enfuir avec honte devant
six bataillons prussiens, sans avoir combattu. Quand M. de
Gustine ^ est mort de ses blessures, le roi de Prusse a dit : « Je
plains les Français, je regrette leur vie et leur gloire. » Il a fait
déchirer les draps d'une dame auprès de Mersbourg pour faire
des bandages à nos blessés, et il nous accable de bons mots. Les
Autrichiens n'en disent point, mais ils battent ses troupes ; ils
nous vengent et nous humilient.
Vous savez que le prince de Bevern, son meilleur général, est
prisonnier; que Breslau appartient du 23 de novembre à l'im-
pératrice; que les Autrichiens vont marcher vers Berlin; que
peut-être cà présent M. de Richelieu a donné bataille aux troupes
du roi d'Angleterre, qui ne sont pas plus honnêtes sur terre que
sur mer : le droit des gens est devenu une chimère, mais le droit
du plus fort n'en est point une. Voilà probablement le système
de l'Europe qui va entièrement changer. Mais que nous importe?.
Nous n'avons que notre maigre individu à conserver.
t. Le marquis de Florian.
2. Marc-Antoine, marquis de Custine, maréchal de camp, blessé mortellement
à Rosbach.
32i COHKI-SPO.NDANCE.
Ayez soin de \olrc santé. Aoiis avons toujours ici de i)elles
dames de Paris ; uue I\I""= de Monlferrat est venue faire inoculer
son fils, M""- d'Kpinai vient demander des nerfs à Troncliin ; que
ne venez-vous en demander aussi ? J'embrasse toute votre famille,
et vous surtout, et de tout mon cœur.
3i8l. — A M. ÏRONCIIIN, DE LYON '.
Délices, JO décembre 17;j7.
Vous savez sans doute le général prussien de Bcvern fait pri-
sonnier de guerre par le général Beck le 22 novembre, Breslau
rendu au prince Charles de Lorraine le 23, et les trois bataillons
prussiens qui étaient restés dans la ville, obligés de ne point
servir de toute la guerre. Ce sont là les plus heureux soldats du
roi de Prusse. .le reçois une lettre de madame la margrave, et des
compliments de monsieur son frère, à qui il faudra en faire bientôt
de très-grands de condoléance. Madame la margrave ne savait pas
encore la perte de Breslau, et elle croyait la bataille indécise. Le
roi de Prusse était certainement allé en Lusace. Où irait-il à
présent? Betournera-t-il pour se joindre aux Hanovriens contre
M. de Bichelieu ? Ira-t-il se faire tuer par les Autrichiens ?
Madame la margrave témoigne la plus sensible reconnaissance
pour les sentiments de la personne respectable que vous voyez
quelquefois. Je voudrais que son frère s'ai)andonnàt entièrement
à ses conseils, et que, voyant sa gloire affermie et ses États
perdus, il se remît entièrement et de bonne foi à l'arbitrage du
roi. S'il s'obstine, il risque à la lin d'être mis au ban de l'empire,
à moins que le diable ou nos sottises ne lui donnent encore des
ressources.
3i82. — A M. DARGET.
10 décembre 17")7 ■
Mon cher et ancien ami, j'ai lu le projet de TliApHal ; il en
faudrait un bien grand pour y mettre nos pauvres soldats de
l'armée de Soubisc, qui ont manque bien longtemps de pain.
1. Hcviic .'!i/(s.s-c, isr»."», page 489.
*2. C'est dan* l'édition de IJàle qu'ont été imprimés, pour la première fois, les
trois alinéas qui forment cette lettre; le premier alinéa faisait une letti-e qui
n'avait point de date ; les deux autres alinéas formaient une autre lettre datée du
10 décembre. 11 me semble que le tout doit appartenir à une seule et même lettre.
Cette disposition faite, je n'avais pas à hésiter pour la date. ( H.)
ANNÉE 17 57. 325
Heuroiisoment les Autrichiens nous vengent ; ils gagnent une
bataille longue et meurtrière sous les murs de Breslau, ils pren-
nent le prince Bevern prisonnier, ils sont dans Breslau. L'impé-
ratrice reprend sa chère Silésie, excepté Neisse, et la Barba-
rini, qu'elle n'a pas encore, mais qu'elle aura sûrement, à moins
d'un miracle, et Dieu n'en fait point pour notre mécréant. Je lui
donne des conseils de Ginéas, et j'ai peur qu'il ne finisse bientôt
comme Pyrrhus. Vous souvenez-vous de quel air je prenais la
liberté de corriger ses vers et sa prose? Je lui parle de même
sur son état. C'est la seule vengeance que je puisse prendre, et
elle est fort honnête. Sa gloire est en sûreté : après nous avoir bien
battus, et nous avoir accablés de bons mots et de caresses, il ne
devrait plus songer qu'à vivre tranquille, à ne pas s'exposer à la
cérémonie du ban de l'empire, et à devenir philosophe. II devrait
aussi quelque honnêteté à ma nièce; mais il n'est pas galant. Je
me Hatle que M. de Richelieu fera décimer les Hanovriens. Je
ne sais comment les sujets du roi d'Angleterre se sont mis à
mériter la hart sur terre et sur mer.
Je reviens à l'hôpital dont j'étais parti : il est clair que cette
maison ne sera pas sitôt fondée; mais je vous prie d'assurer M. de
Ghamousset de ma sincère et stérile estime; je voudrais qu'on le
fît prévôt des marchands. Il est honteux qu'un homme qui a des
intentions si nobles, et qui paraît si exact et si laborieux, ne soit
pas en place : c'est un malheur public qu'il ne soit pas employé.
Mais vous ! quand le serez-vous ? Vous êtes une preuve que
les talents ne sont pas tous mis en œuvre. Je bénis Dieu que vous
ayez quitté Berlin ; mais je suis fâché que vous n'ayez pas trouvé
mieux à Paris, où vous deviez trouver tout. Mes compliments,
je vous prie, au laborieux mortel à qui je dois de belles tulipes.
Didier Voltaire.
3483. —A M. ÏROACIILV, DE LYOXi.
Délices, 11 décembre.
La ratification de la capitulation de Stade n'arriva de la cour
à M. le maréchal de Richelieu que le 12 novembre Les Hano-
vriens se sont crus en droit de ne la pas tenir, surtout après la
belle aventure de l'armée de Soubise. M. de Linar ne signifia à
M. le maréchal de Richelieu que le 28 la rupture totale. Les Ila-
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
326 CORRESPONDANCE.
novricns, les Hessois avec les Brunswickois qui se laissent
entraîner, étaient le 28 à llarbourg, au nombre de trente-huit
mille hommes, et M. de Richelieu n'en avait encore que trente
mille. On parle d'un corps de dix mille Prussiens qui vient
renforcer encore larmée ennemie. La saison est dure pour les
Français, le danger est grand, l'absence de Chevert triste,
l'exemple de larmée de Soubise funeste.
*
Iliacos intra muros peccatur et extra.
Madame la margrave me mande, du 29, qu'elle ne croit pas
qu'il reste un seul Français en Allemagne dans six mois : elle
peut se tromper, et son frère aussi. De tous côtés la crise est
violente. Bonsoir, mon cher ami.
3484. — A MADAME D'É FIXAI.
C'est grand dommage, madame, que vous n'existiez pas : car,
lorsque vous êtes, personne assurément n'est mieux. Je n'existe
guère, mais je souhaite passionnément de vivre pour vous faire
ma cour. Si vous craignez les escalades S daignez venir jouir de
la tranquillité dans notre cabane, lorsque nous aurons battu les
Savoyards, Honorez-nous de votre présence ; nous la préférons
à tout. Nous sommes à vos ordres et à vos pieds.
Les Hanovriens ont trente-huit mille hommes, cl M. de Ri-
chelieu n'en avait pu encore rassembler que trente mille le 28 no-
vembre. Si les Autrichiens n'étaient pas aussi bien conduits que
nous sommes mal dirigés, il ne reviendrait de Français que ceux
qui déserteraient.
3483. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL.
Aux Délices, 12 décembre-
Mon cher ange, voici le i)lus grand service que vous puissiez
jamais me rendre. Je ne peux vous dire à quel point je m'inté-
resse à celle aflaire. Il s'agit de gagner au conseil un procès qui
paraît bien juste, et dont le succès dépend de M. de Courteilles-.
1. Allusion à la /"^/c dite de l Escalade, q\iQ l'on célébrait tous les ans, à Genève,
le 12 décembre, en commémoration du succès avec lequel les Genevois, au mois de
décembre 1602, avaient repoussé l'attaque nocturne des troupes du duc de Savoie.
2. Intendant des finances,
ANNÉE 4 757. 327
C'est contre un receveur du domaine qu'on plaide; et les des-
cendants du grand Budée doivent l'emporter sur un receveur,
quand ils ont la justice pour eux. Je vous demande, avec la plus
tendre instance, de parlera M. de Courteilles avec la plus grande
force. Je vous aurai une éternelle obligation.
MM. de Douglas, qui sont joints à MM. Budée^ deBoisy, vous
rendront ce billet.
348G. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 12 décembre.
Vous savez, mon cher philosophe, tous les murmures de la
synagogue. M. de Cubières- a dû vous en parler. Ces drôles
osent se plaindre de l'éloge que vous daignez leur donner, de
croire un Dieu, et d'avoir plus de raison que de foi.
Quelques-uns m'accusent d'une confédération impie avec
vous. Vous savez mon innocence. Ils disent qu'ils protesteront
contre votre article. Laissez-les protester, et moquez-vous d'eux.
Ils auront beau jurer qu'ils croient la Trinité ; leurs camarades
de Hollande, de Suisse, et d'Allemagne, savent bien qu'il n'en
est rien. Ils n'auront que la honte d'avoir renié inutilement leur
créance. Mais a^ous, à qui quelques-uns se sont ouverts, vous qui
êtes instruit de leur foi par leur bouche, ne vous rétractez pas:
il y va de votre salut, votre conscience y est engagée. Ces gens-
là vont se couvrir de ridicule ; chaque démarche qu'ils font de-
puis le tombeau du diacre Paris, la place où ils ont assassiné
Servet, et jusqu'à celle où ils ont assassiné Jean Hlis, les rend
tous également l'opprobre du genre humain. Fanatiques papistes,
fanatiques calvinistes, tous sont pétris de la même m.... détrem-
pée de sang corrompu. Vous n'avez pas besoin de mes saintes
exhortations pour soutenir la gale que vous avez donnée au
troupeau de Genève. Vous serez ferme, je n'en suis pas en peine;
mais je ne peux m'empêcher de vous parler de leurs criailleries,
A l'égard de Luc^, tantôt mordant, tantôt mordu, c'est un
bien malheureux mortel ; et ceux qui se font tuer pour ces mes-
1. Un de ces MM. Budée, en 1758, vendit la terre de Fernej' à Voltaire. (Cl.)
2. Au lieu de ce nom, cité dans quelques autres lettres de A'oltaire et de
d'Alembert, en 1758, je pense qu'on doit lire celui de Lubière. Il y avait alors
à Genève un M. de Lubière dont M™'' d'Épinai parle dans une lettre du 1" oc-
tobre 17G0, à Tronchin le conseiller d'État, et auquel elle écrivit au mois de
mars 17G5. (Cl.)
3. Le roi de Prusse ; voyez lettre 3380.
328 CORRESPONDANCE.
siciirs-là sont de tonihios inilx-cilcs. (Janloz-moi le secret avec
les rois et avec Jes ])rcti('s, cl croyez que je vous suis attaché avec
l'estime inliiiie et la reconnaissance que je vous dois.
Le vieux Suisse V.
.3i87. — A M. M) AMI-: D'ÉPINM.
Je demande anjonrd'liiii la poi'inissioii de la robe de chaml)re
à M"'MrKi)inai. Chacun doit être \ètasui\anl son ctat. M"'" d"É-
pinai doit être coiirée par les Grâces, et il me faut un bonnet de
nuit,
3488. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 17 décembre.
Il faut que vous me pardonniez, mon cher ange; je suis un
bon Suisse qui a^ais trop pris les choses à la lettre. Vous me
mamliez qu'on a plus de ménagements et plus de jalousies qu'un
amant et une maîtresse, et que mes correspondances mettaient
obstacle à un retour qu'on pourrait attribuer à ces correspon-
dances mêmes. Daignez considérer que le temps où vous me
parliez ainsi était précisément celui où le bon Suisse n'avait fait
aucune difficulté d'avouer à M""^ de Pompadour ces liaisons que
je crus un peu dangereuses, sur votre lettre. Rien n'est assuré-
ment plus innocent que ces liaisons : elles se sont bornées, comme
je vous l'ai dit, à consoler un roi qui m'avait fait beaucoup de
mal, et à recevoir les confidences du désespoir dans lequel il
était plongé alors. Je vous avertis que le roi de Prusse et l'impé-
ratrice pourraient voir les lettres que j'ai écrites à Versailles,
sans que ni Tun ni l'autre i)ùt m'en savoir le moindre mauvais
gré. J'avais cru seulement ([ue le désespoir où je voyais le roi de
Prusse pouvait être un acheminement à une paix générale, si
nécessaire à tout le monde, et ([u'il faudra bien faire à la fin. Je
ne m'attendais pas alors que nos chers compatriotes se couvri-
raient d'opi)robre, et qu'une armée de cinquante mille hommes
fuirait comme des lièvres devant six bataillons dont les justau-
corps viennent ù la moitié des fesses; je ne prévoyais pas que les
Ilanovriens assiégeraient Harbourg, et qu'ils seraient plus forts
que M. de Itichclieu. Nous avons grand besoin d'être heureux
dans ce pays-là, car nous y sommes en horreur pour nos bri-
gandages S et méprisés pour notre lâcheté du 5 de novembre.
1. Le maréchal de Richelieu levait aloi:; des contributions énormes sur les
ANNÉE 17o7. 329
Les Autrichiens disent qu'ils n'ont pris Brcslau, et ga^né la ba-
taille, que parce qu'ils n'avaient pas de Français avec eux. Enfin
nous n'avons d'appui en Allemagne que ces mêmes Autrichiens,
qui se moquent de nous. Il faut espérer que M. de Richelieu
rétablira notre crédit et notre gloire, et que les succès de Marie-
Thérèse nous piqueront d'honneur. Si le roi de Prusse était
tombé sur nous après sa victoire, nos armées découragées se
seraient trouvées entre les Ilanovriens enragés contre nous, et
les Prussiens vainqueurs : il ne revenait peut-être pas un Fran-
çais d'Allemagne. Je me flatte enfin que tout sera réparé. Vous
voyez que je suis aussi bon Français que bon Suisse. Tout bon
que je suis, j'ai toujours sur le cœur les quatre baïonnettes que
ma nièce eut dans le ventre. J'aurais voulu que le roi de Prusse
eût réparé cette infamie ; mais je vois qu'il est difficile de venir
à bout de lui, même en lui prenant Breslau.
Au moment où je griffonne, la nouvelle vient de Francfort
que nous avons été malmenés devant Harbourg; je n'en veux
rien croire : ce sont des hérétiques qui le mandent; passons vite.
On a joué à Vienne l'Orphelin de la Chine; l'impératrice l'a
redemandé pour le lendemain ; voilà des nouvelles du tripot assez
agréables. Le tripot de la guerre n'est pas si plaisant. Venons à
l'article du portrait; donnez-moi des dents et des joues, et je me
fais peindre par Vanloo. En attendant, mon cher ange, envoyez
aux charniers Saints-Innocents : mon effigie est là trait pour
trait.
J'ai actuellement chez moi M'""^ d'Épinai, qui vient demander
des nerfs à Tronchin. Il n'y a point là de salmigondis'- ; cela est
philosophe, bien net, bien décidé, bien ferme. Je la quitte pour-
tant, et je vais au Palais-Lausanne. Vous verrez, mon cher ange,
des Écossais francisés, des Douglas qui ont des terres dans mon
voisinage, qui ont un procès au conseil, au rapport de M. de
Courteilles. Je baise pour eux le bout de vos ailes; je vous de-
mande votre protection. Mais vous ! vous ! vous avez une affaire -
et point d'audience ; cela est drôle. Pour Dieu, expliquez-moi
cela, et vale, et ama nos.
peuples sans défense. Ce fut après cotte campagne que Richelieu fit construire à
Paris le fameux Pavillon de Hanovre, qu'on voit encore. (Cl.)
1. Allusion à 3I'»<= de Montferrat.
2. Il s'agissait sans doute de quelque réclamation de d'Argental, au sujet
d'une maison brûlée par les Anglais dans une île voisine de la Uochelle.
330 CORRESPONDANCK.
lilSO. — A MADAME D'I-PJNAI.
On est aux pieds de Ja vcrilablo pliilusoplie ; on est pénétre
de regrets de la quitter, et de remords de n'être point allé à Ge-
nève; on demande pardon. On souliailo trois ou quatre ans^ de
langueur à la vraie philosophe, afin qu'elle ait besoin quatre ans
du grand Tronchin. Les deux ermites lui sont attachés avec
tous les sentiments qu'elle inspire. Ah! si elle pouvait venir à
Lausanne !
3490. — A M. TRO.NCHI.N, DE LYON 2.
Lausanne, 20 décembre.
Vous savez la nouvelle yictoirc du roi de Prusse^; les cin-
quièmes jours du mois lui sont favorahles. M. le maréchal Keith,
qui m'écrit du 8 au milieu de ses montagnes, ne me mande point
que les Prussiens aient repris Breslau, comme on le dit.
Ce qu'il y a de plus triste, et ce que je ne veux pas croire,
c'est qu'une lettre de l'armée de Richelieu parle aussi d'une
hataille que nous venons de perdre contre les Hanovriens\ Si
malheureusement celte nouvelle se confirme, voilà cent mille
hommes et deux cents millions de perdus, comme dans la guerre
de 17/jl. Dans ces circonstances malheureuses, vous m'avouerez
que les a flaires géuérales seraient plus difficiles à ajuster que
des hillels de confession. Peut-être le résultat de tant de vicissi-
tudes sera que la cour de France aurait pu donner la paix, il y
a quatre mois, et ne pourra pas même la recevoir dans deux.
Dieu veuille que la nouvelle de la prétendue défaite de M. de
liichelieu soit sans fondement, et que les prophéties de madame
la margrave soient fausses ! Ses desseins sont plus agréahles que
ses prophéties. Elle ne respire que la paix. Le chaos serait heau
à débrouiller. 11 serait hien rare de s'accommoder avec le roi de
Prusse sans se hrouiller avec l'impératrice, et de rester maître
du Hanovre sans avoir à craindre le roi de Prusse. Mais je crois
1. M"'° d'Épinai dcinoura environ deux ans à Genève, et ce fut en 1758 et en
1759 qu'elle y imprima clle-mùme, a\cc une petite imprimerie à elle prûtée par
GaulVecourt, ami de J.-J. Rousseau, les ouvrages intitulés Lettres à mon fils, et
Mes Moments heureux, volumes rares, dont elle ne donna pas même un exem-
plaire à Voltaire. (Cl.)
2. Éditeurs, de Cayrol et François,
3. Celle do Lissa, 5 drcoml)re.
4. Fausse nouvelle.
AXiXÉE 1757. 831
que les d'Ossat ^ et les r»iclielieu auraient peine à résoudre un
pareil problème. Qui en sait plus qu'eux tous le résoudra. Mais
il y a sur les bords de notre Rhône, et près de la cathédrale
où vous n'allez point, un homme- qui peut-être est le seul ca-
pable dans l'Europe de voir et de faire ce qui est convenable.
J'ose penser que cet homme sage attendra : il sait qu'on n'ac-
commode guère les procès que quand les deux parties n'ont plus
d'argent pour plaider.
3491. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Lausanne, 20 décembre, au soir.
Quand les Prussiens tuent tant de monde, il faut bien aussi
que je vous assassine de lettres, mon cher ange. Il est difficile
que vous ayez su plus tôt que nous autres Suisses la nouvelle
victoire-^ du roi de Prusse, près de Neumarck en Silésie. Ce
diable de Salomon est un terrible Philistin. La renommée le dit
déjà dans Breslau ; mais il ne faut pas croire toujours la renom-
mée. Elle parle d'une bataille entre 31. de Puchelieu et les Hano-
vriens; elle prétend que nous avons été très-malmenés^, et je
n'en veux rien croire, car, si cela était vrai, nous perdrions en-
core cent mille hommes et deux cents millions, comme dans la
guerre de 1741, dont Dieu nous préserve! Peut-on songer à des
Fanime à l'eau rose, quand on joue des tragédies si sanglantes?
Dites-moi donc, je vous en prie, si vous êtes content, si vous
avez eu ce que vous appelez votre audience ^ Écrivez-moi un
mot pour consoler le Suisse.
3492. — A M. VERNE s.
A Lausanne, 2i décembre, au soir.
Voici, monsieur, ce que me mande M. d'Alembert : « J'écris
à votre ami .M. Vernes; il pourra vous communiquer ma lettre.
L Célèbre diplomate, né en J536, mort en ICOi.
2. Le cardinal de Tencin.
3. Celle du 5 décembre, remportée près de Leuthen et de Lissa, par Frédéric,
sur Daun et le prince Charles de Lorraine. — Breslau, dont les Autrichiens
s'étaient emparés le 22 novembre 1757, se rendit à Frédéric le 20 décembre sui-
vant. (Cl.)
4. C'était une fausse nouvelle. Richelieu obtint même un avantage sur les
Hanovriens, dans un combat, le 25 décembre.
5. Relativement à la maison incendiée par les Anglais.
332 r.ORRESPOXn.WCF.
11 me pai'.nîl qiio cos niossicurs n'ont i);is lu l'article Genève, ou
qu'ils so plaignent de ce (|iii n'y est pas', n
Or, i)iiisquc vous voilà mon ami déclaré à Paris, communi-
quez-moi donc, mon cher ami, cette lettre de M. d'Alembert. Je
n'ai |)oint encore le nouveau tome de V Encyclopédie, et j'ignore
absohimenl de quoi il s'agit. Je sais seulement, en général, que
M. d'Alembert a voulu donner à votre ville des témoignages de
son estime. 11 dit que le clergé de France l'accuse de vous avoir
trop loués, tandis que vous autres vous vous plaignez de n'être
pas loués comme il i'aut. Que vous êtes heureux, dans votre petit
coin de ce monde, de n'avoir que de pareilles plaintes à faire,
tandis qu'on s'égorge ailleurs!
Puissent tous vos confrères perpétuer cette heureuse paix,
celte huuKinité, cette tolérance qui console le genre humain de
tous les maux auxquels il est condamné! Qu'ils détestent le
meurtre abominable de Servet, et les mœurs atroces qui ont
conduit à ce meurtre, comme le parlement de Paris doit détester
l'assassinat infâme dont on fit périr Anne du Bourg, et comme
les Hollandais doivent pleurer sur la cendre des Barneveldt et
des de Witt. Chaque nation a des horreurs à expier, et la péni-
tence qu'on en doit faire est d'être liumain et tolérant.
Pse soyons ni calvinistes, ni papistes, mais frères, mais ado-
rateurs d'un Dieu clément et juste. Ce n'est point Calvin qui lit
votre religion : il eut l'honneur d'y être reçu, et vous avez parmi
vous des esprits plus philosophes et plus modérés que lui, qui
font l'honneur de votre république.
Bonsoir. Quand il s'agit de paix et de tolérance, je suis trop
babillard. Mes compliments à notre Arabe-.
3403. — DE MADAME D'ÉPI.XAI A M. GRnnP.
J'ai encore passé une journée chez Vollaire. J'ai été reçue avec des
égards, des respects, des altenlions ([uc je suis portée à croire que je mé-
rite, mais auxquels cependant je ne suis guère accoutumée. Il m'a fort
demandé de vos nouvelles, de celles de Diderot et do tous nos amis. Il s'est
1. La lellre d'où sont extraites ces doux phrases, et qui est perdue, doit être
celle dont on parle dans le n" 3i7i.
2. Firniin Ahauzit, descendant d'un nnklcciu arabo, était né à Uzès en 1679,
et est mort en 17(57.
3. Mémoires et Correspondances de M"'" d'Épinai. Paris, Charpentier, t86o;
-2. vol. iu-18.
ANNÉE 1757. 333
mis en quatre pour être aimable; il ne lui est pas diilicile d'y réussir. Mal-
gré cela, à vue de pays, j'aimerais mieux vivre habituellement avec
M. Diderot, qui, par parenthèse, n'est pas vu ici comme il le mérite. Croi-
riez-vous ([u'on ne parle que de d'Alembert, lorsqu'il est question de
V Encyclopédie? J'ai dit ce qui en était et ce que j'ai dû dire. Je n'ai dit
que la vérité; mais si j'eusse menti, je serais crue de même: quand je
parle, il y a autant d'yeux et de bouches ouvertes que d'oreilles; cela est
bien nouveau et me fait rire.
La nièce de Voltaire est à mourir de rire : c'est une petite grosse femme,
toute ronde, d'environ cinquante ans, femme comme on ne l'est point, laide
et bonne, menteuse sans le vouloir et sans méchanceté; n'ayant pas d'esprit
et en paraissant avoir; criant, décidant, politiquant, versifia!, t, raisonnant,
déraisonnant; et tout cela sans trop de prétentions, et surtout sans choquer
personne; ayant par-dessus tout un petit vernis d'amour masculin, qui perce
à travers la retenue qu'elle s'est imposée. Elle adore son oncle en tant
qu'oncle et en tant qu'homme ; Voltaire la cliérit, s'en moque et la révère :
en un mot, cette maison est le refuge et l'assemblage des contraires, et un
spectacle charmant pour les spectateurs...
3i94. — A M. BERTRAND.
A Lausanne, 2i décembre.
Mon cher pliilosoplie, si votre thermomètre à l'air est si au-
dessous de ]a glace, je m'imagine que le thermomètre de votre
appartement est, comme le mien, tout près de l'eau bouillante.
Je compte passer mon hiver dans le climat doux que je me suis
fait au milieu des glaces, et que la liberté me rend encore plus
doux.
Je plains le roi de Prusse d'acquérir tant de gloire aux dépens
de tant de sang. Je plains les Français qui vont se faire tuer à
deux cents lieues de leur pays, et les Suisses qui les accompa-
gnent, et les peuples qu'ils pillent, et les ministres de Genève
qui, lassés de leur vie douce, veulent l'empoisonner en excitant
contre eux-mêmes une tempête dont M. d'Alembert ne fera que
rire. Je n'ai point vu l'article ; je sais seulement que d'Alembert
n'a eu d'autre intention que de faire leur éloge. 11 faut qu'ils le
méritent par leur circonspection.
J'avais vu les petits vers de l'horloger ^ de Genève ; on les a
un peu rajustés, mais il est toujours singulier qu'un horloger
fasse de si jolies choses. Sa pendule va juste, et il paraît qu'il
pense comme vous. C'est aussi le sentiment de tous les magis-
I. Il s'appelait Rival : ses vers sont rapportés dans le Commentaire historique.
334 COKHLSPONDANCi:.
trats de Genève sans exception. Vous voyez que les mœurs se
sont perfectionnées; on déteste les atrocités de ses pères. Les
misérables qui voudraient justifier l'assassinat de Servet, ou de
du liourg, ou de Harncveldt, et de tant d'autres, sont indignes
de leur siècle. Quoi qu'en dise l'horloger, un historien n'a point
tort de regarder la conduite de Calvin envers Servet comme très-
criminelle. Lu ministre de Genève a chargé depuis peu un
de ses amis de consulter des manuscrits de Calvin qui sont à
Paris dans la Bibliothèque royale. 11 croyait y trouver sa justifi-
cation ; son ami y a trouvé tant de choses atroces qu'il en est
honteux. Malheur à quiconque est encore calviniste ou papiste !
Ne se contentera-t-on jamais d'être chrétien! Hélas! Jésus-Christ
n'a fait brûler personne; il aurait fait souper avec lui Jean Hus
et Servet.
J'ai acheté auprès de Genève une maison qui me coûte plus
de cent mille livres; Yoilà ce que je brûlerais demain, si la tolé-
rance et la liberté que j'ai cherchées étaient proscrites. J'ai quitté
des rois pour cette liberté, et je serai encore libre auprès d'eux
([uand je le voudrai. Mais il yaut mieux être à soi-même qu'à un
roi ; et c'est ce qui me retient sur les bords du lac Léman, où je
voudrais bien vous embrasser.
Mille respects à M. et M""' de Freudenreich. V.
3495. — A M. TROXCHIN, DK LYON».
Lausanne, 24 décembre.
Je viens d'expédier- sûrement la lettre de Son Éminence.
Je reçois dans ce moment des nouvelles du roi de Prusse et
de madame la margrave du 12 décembre, par un officier princi-
pal de la maison de M""^^ de Baircuth, en qui elle a une grande con-
fiance. La victoire du roi de Prusse n'est pas si décisive qu'on le
disait. Il n'a point Breslau^ Les Autrichiens sont rassemblés
sous Scliweidnitz. 11 y aura encore du sang répandu, et celui qui
préviendrait tant de calamités par une bonne paix serait le
bienfaiteur du genre humain. Le roi de Prusse écrit à sa sœur
u qu'il est bien las de tant de carnage et de barbare gloire »,
1. Édileure, de Cayrol et François.
2. A la margrave de Baircuth.
3. Il reprit lirosiau le 10.
ANNÉE l7o7. 333
3496. — A MADAME D'EPI\AI.
A Lausanne, 26 décembre.
Des préjugés sage ennemie,
Vous de qui la philosopliie,
L'esprit, le cœur, et les beaux yeux.
Donnent également envie
A quiconque veut vivre heureux
De passer près de vous sa vie ;
Vous êtes, dit-on, tendre amie;
Et vous seriez encor bien mieux,
Si votre santé raffermie
Et votre beau genre nerveux
Vous en donnaient la fantaisie.
Heureux ceux qui vous font la cour, malheureux ceux qui
TOUS ont connue et qui sont condamnés aux regrets! Le hibou
des Délices est à présent le hibou de Lausanne : il ne sort pas
de son trou ; mais il s'occupe avec sa nièce de toutes vos bontés.
Il se Halte qu'il y aura de beaux jours cet hiver, car après vous,
madame, c'est le soleil qui lui plaît davantage. Il a dans sa ma-
sure un petit nid bien indigne de vous recevoir; mais quand nous
aurons de beaux jours et des spectacles, peut-être, madame, ne
dédaignerez-vous point de faire un petit voyage le long de notre
lac. Vous aurez des nerfs; M. Tronchin vous en donnera ; j'espère
qu"il vous accompagnera. Tous nos acteurs s'efforceront de vous
plaire; nous savons que l'indulgence est au nombre de vos
bonnes qualités.
Je vous demande votre protection auprès du premier des mé-
decins, et du plus aimable des hommes, et je lui demande la
sienne auprès de vous. Mais si vous voyez la tribu Tronchin, et
des Jallabert^ et des Grommelin, etc., comme on le dit, vous ne
sortirez point de Genève, vous ne viendrez point à Lausanne.
L'oncle et la nièce en meurent de peur.
Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire, le respect et le
sincère attachement du hibou suisse.
Me permettez-vous, madame, de présenter mes respects à
M. l'abbé de Nicolaï? Je voudrais bien que monsieur votre fils,
qui est si au-dessus de son âge et si digne de vous, et son ai-
1. J. Jallabei't, professeur de philosophie à Genève, où il mourut en 1768. Quant
à Grommelin, Voltaire le nomme dans sa lettre du 24 décembre 1758, à Thieriot.
336 CORKESI'O.NDANCI-.
inablc ^'ouvcrucur ', voulussent bien se souvenir du Suisse de
Lausanne.
;{H)7. — DK MADAM1-: LA MAlKil'.AVi: DE 15 AIR E L" m.
Le 27 décembre.
Si mon corps voulait se prêter aux insinuations de mon esprit, vous
recevriez toutes les postes de mes nouvelles. Je suis, me direz-vous, aussi
cacochvtne que vous, et cependant j'écris. A cela je vous réponds qu'il n'y
a qu'un Voltaire dans le monde, et qu'il ne doit pas juger d'autrui par lui-
mijme. Voilà bien du bavardage. Je vois votre impatience d'apprendre les
choses qui vous intéressent. Une bataille gagnée-; Breslau au pouvoir du
roi; trente-tiois mille prisonniers, sept cents officiers et quatorze généraux
de pris, outre cent cinquante canons et quatre mille chariots de vivres, de
bagages, et de munitions, sont des nouvelles que je puis vous donner. Je
n'ai pas fini. Il est resté quatre mille morts sur le champ de bataille, quatre
mille blessés se sont trouvés à Breslau, et. on compte quatre mille cinq
cents (léserleuis. Vous pouvez compter (pie c'est un fait non-seulement avéré
par le roi et toute l'armée, mais môme par une foule de déserteurs autri-
chiens qui ont été ici. Les Prussiens ont cinq cents morts et trois mille
blessés. Cette action est unique, et parait fabuleuse. Les Autrichiens étaient
forts de quatre-vingt mille hommes: les Prussiens n'en avaient que trente-
six raille. La victoire a été disputée; mais toute l'affaire n'a duré que cjuatre
heures. Je ne me sens pas de joie de ce prodigieux changement de la for-
tune. Je dois ajouter encore une anecdote : le corps que commandait le roi
avait fait quarante-deux milles d'Allemagne en quinze jours de temps, et
n'avait eu qu'un jour pour se reposer avant de livrer cette mémorable ba-
taille. Le roi peut dire comme César : Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Il
me mande qu'il n'est embarrassé à présent que de nourrir et de placer ce
prodigieux nomlire do prisonniers. La lettre que vous lui avez écrite, oà
vous lui demandez la relation de la bataille de Mersbourg^, a été enlevée
avec la mienne. Heureusement il n'y avait rien qui puisse vous faire du
tort. Je vous adresse la lettre ci-jointe pour le chapeau rouge *. Pour des
co(iuineries, il n'y en a point; pour des douceurs, je n'en réponds pas.
Nous avons eu, il y a trois jours, trois secousses d'un tremblement de
terre, à quatre milies d'ici; on dit que la première était forte, et qu'on a
entendu des bruits souterrains. Il n'a causé aucun dommage. On n'a point
d'exemple d'un pareil phénomène dans ce pays; je vous laisse le soin d'en
trouver la raison. Bien des compliments à iM™^ Denis. Soyez persuadé da
toute mon estime.
WiLIlE LMINK .
1. Linaiii, à qui est adiesséc une lettre du 12 mars 1758.
2. Celle du b décembre.
3. Ou de Roshach.
l. Le cardinal de Tenciii.
ANNÉE 1757. 337
3498. — DE MADAME D'ÉPINAI A M. GRIMM '.
... Je vais passer deux ou trois jours cliez Voltaire avec M. Tronchin.
En vérité, j'apprends tous les jours des traits nouveaux de Tronchin, qui
m'inspirent pour lui un respect et une considération inconcevables : sa cha-
rité, son désintéressement, sa tendresse et ses soins pour sa femme, sont
sans exemple; et je puis vous répondre, à présent que je la connais, que
c'est bien la plus insupportable et la plus maussade créature qui existe. Si
jamais je découvre un défaut à cet homme... j'en frémis d'avance, il faudra
peut-être le mépriser, car il doit être épouvantable. Bonsoir, mon ami, je
finirai ma lettre chez Voltaire, n'ayant pas le temps aujourd'hui...
Deux jours de distance.
On n'a le temps de rien faire avec A' oltaire, je n'ai que celui de fermer
ma lettre, mon ami; j'ai passé ma journée seule avec lui et sa nièce; et il
est en vérité las de me faire des contes. Tandis que je lui ai demandé la
permission d'écrire quatre lignes, afin que vous ne soyez pas inquiet de ma
santé, qui est bonne, il m'a témoigné le désir de rester pour voir ce que
disent mes deux grands yeux noirs quand j'écris. Il est assis devant moi, il
tisonne, il rit, il dit que je me moque de lui et que j'ai l'air de faire sa
critique. Je lui réponds que j'écris toutes qu'il dit, parce que cela vaut bien
tout ce que je pense... Je retourne ce soir à la ville, où je répondrai à vos
lettres... Il n'y a pas moyen de rien faire ici. Bonjour. Souvenez-vous de
moi si M. Diderot fait quelque chose qui puisse m'ètre envoyé. Ses ouvrages
me font un si grand plaisir que je suis digne de cette confiance.
3i99. — A M. BERTRAND.
A Lausanne, 27 décembre.
Je vous souhaite une bonne et tranquille année, mon clicr
philosophe, car rien de bon sans tranquillité. J'épargne une
lettre inutile à monsieur le banneret et à madame - ; mais je m'a-
dresse à vous pour leur présenter mes tendres respects, et mes
vœux bien sincères pour leur conservation et pour leur félicité,
dont ils sont si dignes. Ma nièce se joint à moi et partage tout
mon attachement. Que nous serions flattés s'ils pouvaient honorer
de leur présence ce séjour tranquille, cette petite retraite de Lau-
sanne que nous avons ornée dans l'espérance de les y recevoir
un jour avec vous! Iste angidus mihi semper ridet ^ Je ne crois pas
1. Mémoires et Correspondances de i/»«« d'Épinai. Paris, Charpentier, 18G5.
2 vol. in-18.
2. De Freudenreich.
3. Horace, livre II, ode vi, vers 13-14.
39. — Cor.r.ESPOND ANCe. VIT. 22
338 CORRESPONDANCE.
qiio j'aille jamais ailleurs, nialf;ré les sollicitations qu'on méfait.
Quand on est aussi agréablement établi, il ne faut pas clianger.
Patria ubi bene doit être ma devise.
J'ai lu enfin rarliclc Genive de ÏEticyclopèdie, qui fait tant de
bruit.
Non nostruin inler vos tanlas componere lites.
(ViKG. ccl. m, V. 108.)
Je trouve seulement les Genevois très-heureux de n'avoir que de
ces petites querelles paisibles, tandis qu'on s'égorge depuis le lac
des Puants 1 jusqu'à l'Oder, et qu'on teint de sang la terre et les
mers.
Il faut que ceux qui sont destinés à prêcher la paix soient au
moins pacifiques. Le grand mal, messieurs, qu'on vous accuse
un peu de variations! Eh! qui n'a pas varié? Le premier siècle
ressemble-t-il au quatrième? et milonl Pierre- n'a-t-il pas couvert
de rubans et de franges l'habit simple et uni qu'il avait reçu d'un
père très-uni?
Les dogmes ne se sont-ils pas accumulés d'âge en ùge? On dit
que vous revenez à la simplicité des premiers temps, que vous
abandonnez l'architecture gothique, chargée de vains ornements,
pour la noble architecture des Grecs. Vous fait-on si grand tort?
M. d'Alembert, à ce que vous dites, serait très-fâché que des
inquisiteurs le louassent d'être tout prêt à faire briller des héré-
tiques. Sans doute il recevrait fort mal ce bel éloge, qu'il n'a
jamais mérité; mais en est-il de même de ceux qu'il loue de vou-
loir embrasser la simplicité des premiers temps? Il ne dit que ce
qu'il leur a entendu dire vingt fois. Il révèle leur secret, je
l'avoue; mais ce secret est celui de la comédie; rien n'est plus
public parmi vous autres que ce secret. S'ils désavouent leurs
sentiments, ils se feront peu d'honneur; s'ils les publient, ils
s'attireront des disputes. Que faut-il donc faire? rien; se taire,
vivre en paix, et manger son pain à l'ombre de son figuier;
laisser aller le monde comme il va, recommander la morale et
la bienfaisance, et regarder tous les hommes comme nos frères.
C'est ce que je leur souliaite. Je vous embrasse tendrement, mou
cher théologien, humain et philosophe.
1. Dans le Canada.
2. C'est-à-dire saint Pierre, ou iilulôt le vicaire de Jésus-Christ, le pontife
romain.
ANNEE 1757. 339
3500. — A M, VER NES.
A Lausanne, 29 décembre.
Oui, je vous tiens, mon ami, et, tout jeune que vous êtes, je
vous fais mon prêtre. Je signe votre profession de foi \ à condi-
tion que ni vous ni votre aimable Arabe- vous n'y changerez
jamais rien, et que vous ne mettrez jamais, comme mt7o/'(P Pierre,
ni nœud d'épaule ni ruban sur votre bel habit uni.
Ayez la bonté de me garder les grands hommes lyonnais'*
jusqu'à mon retour. Le grand homme du jourMii'a fait faire
des compliments, et va peut-être donner une nouvelle bataille
pour ses étrennes. Il est vrai qu'il a fait conduire à Spandau ^ le
théologien de Prades, qu'il a soupçonné d'avoir eu quelque
commerce avec la pauvre reine de Pologne. Je ne sais si de
Prades l'a confessée et communiée ; mais avouez que c'est une
singulière destinée pour un gentilhomme bordelais d'être ex-
communié à Paris, chanoine en Silésie, et prisonnier à Spandau.
Que ne venait-il sur les bords de mon lac 1 II aurait signé votre
Catéchisme, et aurait vécu paisiblement.
Or çà, carissime (rater in Deo, et in Serveto, êtes-vous bien fâché,
dans le fond du cœur, qu'on dise dans VEncydopùdie que vous
pensez comme Origène, et comme deux mille prêtres qui signè-
rent leur protestation contre le pétulant Athanase? le bonhomme
Abauzif^ ne rit-il pas dans sa barbe? Vous voilà bien malade que
quelques gros Hollandais vous traitent d'hétérodoxes! Serez-vous
bien lésés quand on vous reprochera d'être des infâmes, des
monstres, qui ne croient qu'un seul Dieu plein de miséricorde?
Allez, allez, vous n'êtes pas si fâchés. Soyez comme Dorine qui
aimait Lycas, comme vous devez le savoir. Lycas s'en vanta, et
Dorine, qui en fut bien aise, dit :
1. Le Catéchisme d'Ostervald, corrigé et amélioré par Jacob Vernes.
2. Al)auzit ; voyez la fin de la lettre 3t92.
3. Voyez la lettre précédente.
4. liechercJies pour servir à l'histoire de Lyon, ou les Lyonnais dignes de
mémoire, ilhl, deux volumes petit in-8", ouvrage de Jacques Pernetti, né en 1696,
mort en 1777.
o. Frédéric, qui avait gagné les batailles de Roshacii et de Lissa, les b novembre
et 5 décembre.
6. Bastille prussienne. — L'abbé de Prades n'y était pas renfermé. Il avait la
ville de Magdebourg pour prison. (B.)
7. Voyez la lettre 3i92.
340 CORRESPONDANCE.
Lycas est peu discret
D'avoir dit mon secret'.
D'Alenibcrt ost Lycas, vous autres êtes Dorinc, et moi je suis tout
à vous, très-tendrement.
Au reste, si quelque urlliuduxc ou hétérodoxe m'accusait
d'avoir la moindre part à l'article Genève, je vous supplie instam-
ment de rendre ^t^^loire à la vérité. J'ai appris le dernier toute
cette allai re. Je ne veux que le repos, et je le souhaite à tous mes
confrères, moines, curés, ministres, séculiers, réguliers, trini-
taires, unitaires, quakers, moraves, Turcs, Juifs, Chinois, etc.,
etc., etc., etc., etc.
3501. — A .AI. D'ALEMIiERÏ.
Lausanne, 29 décembre.
(Tibi aoli.)
Mon cher et courageux philosophe, je viens de lire et de re-
lire votre excellent article Gcncve. Je pense que le conseil et le
pcui)le \ous doivent dos remerciements solennels ; vous en mé-
ritez des prêtres mêmes; mais ils sont assez lâches pour désa-
vouer leurs sentiments, que vous avez manifestés, et assez inso-
lents pour se plaindre de l'éloge ([iie vous leur avez donné
d'approcher un peu de la raison. Ils se remuent, ils aboient; ils
voudraient engager les magistrats i\ solliciter à la cour un désa-
veu de votre part; mais assurément la cour ne se mêlera pas de
ces huguenots, et vous soutiendrez noblement ce que vous avez
avancé en connaissance de cause. Vernet, ce Vernet convaincu
d'avoir volé des manuscrits, convaincu d'avoir supposé une lettre
de feu (jiannone-; Vernet, qui lit imprimer à Genève les deux
détestables premiers volumes de celte prétendue Histoire univer-
selle; Vernet, qui reçut trois livres par feuille du libraire ; Vernet,
le professeur de théologie, n'a-t-il pas imprimé, dans je ne sais
quel CaU'cliisinc'^ qu'il m'a donné et que j'ai jeté au feu, n'a-t-il
pas imprimé, dis-je, que la révélation peut être de quelque utilité?
n'avez-vous pas vingt fois entendu dire à tous les ministres qu'ils
ne regardent pas Jésus-Christ comme Dieu? Vous avez donc
déclaré la vérité, et nous verrons s'ils auront l'audace et la bas-
sesse de la trahir.
\, Vers d'Alcesle, opéra de Quinault, acte I, scène iv.
2. Jacob Vernet, en 1738, avait publié des Anecdotes ecclésiastiques tirées de
l'Histoire de ^aples de Giannonc.
3. Instruction ciirétienne, ou Catéchisme familier pour les enfants, 17*1, ia-12.
ANNÉE 1737. 34<
Quelque chose qu'il arrive, il demeurera consigné dans un
livre immortel qu'il y a eu des prêtres, ou soi-disant tels, qui
ont osé ne croire qu'un dieu, et encore un dieu qui pardonne,
un dieu pardonncur, comme disent les Turcs.
Vous me donnez l'article Historiographe à traiter, mes chers
maîtres. Je n'ai point ici la minute de l'article Histoire. Il me
semble que je le fis bien vite, et que je le corrigeai encore plus
vite et plus mal. Il serait nécessaire que je le revisse, afin que
je ne plaçasse point au mot Historiographe ce que j'aurais mis au
mot Histoire, et que je pusse mieux mesurer ces deux articles.
Si donc vous avez quinze jours devant vous, renvoyez-moi
Histoire. Cela est ridicule, je le sais bien ; mais je serais plus ri-
dicule de donner un mauvais article. Je vous renverrai le ma-
nuscrit trois jours après l'avoir reçu. Ayez la bonté de l'envoyer
contre-signe à Lausanne.
Je cherche, dans les articles dont vous me chargez, à ne rien
dire que de nécessaire, et je crains de n'en pas dire assez; d'un
autre côté, je crains de tomber dans la déclamation.
Il me paraît qu'on vous a donné plusieurs articles remplis de
ce défaut ; il me revient toujours qu'on s'en plaint beaucoup. Le
lecteur ne veut qu'être instruit, et il ne l'est point du tout par
ces dissertations vagues et puériles, qui, pour la plupart, ren-
ferment des paradoxes, des idées hasardées, dont le contraire est
souvent vrai ; des phrases ampoulées, des exclamations qu'on sif-
flerait dans une académie de province, qui sont bien indignes
de figurer avec tant d'articles admirables.
M. le ministre Vernes vous a, je crois, donné l'article Humeur;
mais si vous ne l'aviez pas de sa main, je me serais proposé. Il
me semble, par exemple, qu'on doit d'abord définir ce qu'on en-
tend par ce mot ; ensuite rechercher la cause de fhumeur, faire
voir qu'elle ne vient que d'un mécontentement secret, d'une tris-
tesse dans les hommes les plus heureux, en montrer les incon-
vénients ; cela ne demande, à mon avis, qu'une demi-page ; mais
chacun veut étendre ses articles. On oublie, comme dit Pascal,
qu'on est ligne, et on se fait centre. On veut occuper une grande
niche dans votre panthéon; on ose dire je et moi dans YOtre Diction-
naire. Ah! que je suis fâché de voir tant de stras avec vos beaux
diamants! Mais vous répandez votre éclat sur les stras. J'attends
avec impatience le Père de famille^. Je salue et j'embrasse l'illustre
auteur.
1. Ce drame de Didei'ot, imprimé en 1758, ne fut joué au Théâtre-Français
qu'en février 1761,
342 COUUKSl'ONDAXCE.
3502. — DU .MADAMT; LA MAIÎfiltAVi: DK li AIT. K ITII.
Le 2 janvier, rar, pràco an ciel, nou<' avons
fini la plus funeste des années.
Vous me dites tant de clioscs obligeantes sur celle qui court, (\ue c'est
un sujet de reconnaissance de plus pour moi. Je vous souhaite tout ce qui
peut vous rendre parfaitement heureux. Pour ce qui me regarde, j'aban-
donne mon sort à la destinée. On forme souvent des vœux qui nous seraient
préjudiciables s'ils s'accomplissaient; aussi n'en fais-je plus. Si quelque
chose au monde peut contenter mes désirs, c'est la paix. Je pense comme
vous sur la guerre ; nous avons un tiers qui pense certainement comme
nous, mais peut-on toujours suivre sa façon de penser? Ne faut-il pas se
soumettre à bien dos préjugés établis depuis que le monde existe? L'homme
court après le clinciuant de la réputation, chacun la cherche dans son métier
et dans ses talents ; on veut s'immortaliser. Ne faut-il pas chercher cette
gloire chimérique dans les idées, vraies ou fausses, que l'esprit de l'homme
s'en fait? Démocrite avait bien raison de rire de la folie humaine.
Je vois une hypocrite ^, d'un côté, courant les processions et implorant
les saints, occupée à brouiller toute l'Europe, et à la priver de ses habitants.
Je vois, de l'autre côté, un pl)ilosophe- faire couler (quoique avec regret)
des flots de sang humain. Je vois un peuple avare ^ conjuré à la perte des
mortels, pour accumuler ses richesses. Mais baste ! je pourrais trop voir,
et cela n'est pas nécessaire. 11 faut vous contenter, pour cette fois, de mon
vtM-biage et de mes réflexions, car je n'ai point de nouvelles depuis la der-
nière lettre que vous avez reçue de moi.
Ce que vous me proposez est un peu scabreux; je m'explique sur ce
sujet dans la lettre* que je vous adresse. J'en reviens à ma vieille phrase,
que l'on est sourd dans voire pairie. Si je pouvais vous parler, vous juge-
riez peut-être différemment que vous ne faites. Le roi est dans le cas d'Or-
phée •% si sa bonne fortune ne le tire d'affaire. 11 souhaite la paix, mais il y
a bien des mais. Si elle ne se fait avant le printemps, toute l'Allemagne
sera ruinée et désolée. L'état oi'i elle se trouve déjà est affreux. Quelque
conduite sage qu'on tienne, on ne peut se mettre à l'abri des violences et
du pillage. Je ne finirais point si je vous faisais un détail des malheurs qui
l'accablent. C'est une honte que, dans un siècle policé, on en agisse avec
1. Marie-Thérèse.
2. Frédéric.
3. Les Angflais.
4. On ne sait quelle est cette lettre, où il s'agissait sans doute de paix. (Cl.)
5. Des femmes, par excès d'amour, mirent Orphée en pièces^ la Pompadour,
Elisabeth et Maric-Tliérèse, par un excès conti-airc, en eussent fait autant de Fré-
déric, prince très- peu soucieux du sexe féminin, et qui, do plus, composait des
vers contre elles. Voj'cz sa lettre du 18 mai 1750, à Voltaire; il s'y compare aussi
à Orphée, en songeant au sort que lui réservaient ses trois illuslrisximes enne-
mies. (Cl.)
ANNÉE 1758. 343
tant de cruauté. Le roi n'en souffre point. IMalgré tout ce qu'on en dit, le
peuple saxon l'aime, mais la noblesse le hait, parce qu'elle est privée des
pensions et des appointements qu'elle retirait. On débite contre lui des
calomnies atroces. Peut-on y ajouter foi ? elles viennent de ses ennemis.
L'envie a persécuté tous les grands hommes; il faut y joindre l'animosité.
Que n'est-on sourd quand elle lance ses traits empoisonnés?... Encore une
fois, il faut que je finisse, car je m'aperçois que je bavarde trop. Soyez
persuadé de toute mon estime, et que je serai toute ma vie la véritable
amie du frère Suisse.
Wilhi:lmine .
3503. — A M. D'ALEMBERT.
A Lausanne, 3 janvier.
Le peu que je vicus de lire du septième tome, mon cher grand
liomme, confirme bien ce que j'avais dit quand vous commençâtes,
que vous vous tailliez des ailes pour volera la postérité. Comptez
que je vous révère, vous et M. Diderot.
Il y a encore quelques gens d'un grand mérite qui ont mis de
belles pierres à vos pyramides. Pour moi cliétif, et mes compa-
gnons, nous devons vous demander pardon pour nos petits cail-
loux ; mais vous les avez exigés. En voici trois pour le commen-
cement de votre huitième volume. Je me suis hâté, parce que,
?il^rès Hahacuc, Habile doit venir. Je vous demande en grâce de
ne pas retrancher un mot de la fin; il me semble que ce que
j'ai dit doit être dit.
L'article Hémistiche, que vous m'avez confié, sera plus long,
quoiqu'il semble devoir être plus court. Je voudrais y donner
en vers de petits préceptes et de petits exemples de la manière
dont on peut varier l'uniformité des hémistiches ; j'aurais peut-
être encore quelques nouveautés à dire, mais je ne suis qu'un
vieux Suisse. Vous autres Parisiens, vous jetterez mes hémistiches
au feu, s'ils ne vous plaisent pas.
Quand aurai-je le Pcre de famille? On m'a dit que cela est
extrêmement touchant. L'auteur prouve que les géomètres et les
métaphysiciens ont un cœur.
Pour les prêtres, ils n'en ont point. J'ignore si l'hérétique de
Prades^ a conspiré contre le roi de Prusse. Je ne le crois pas; mais
les prêtres hérétiques de Genève conspirent contre nous; il n'y
a sorte d'atrocité que quelques-uns d'eux n'aient faite contre
le mot Atroce-; mais je les attends à l'article Servet. En attendant,
1. Voyez la lettre 3o00.
2. Voyez les lettres 3340, 3476, 340 i.
344 CORRESPONDANCE.
ils doivent vous écrire. Je vous prie Irès-instammcnl de leur
mander, pour toute réponse, que vous avez reçu leur lettre, que
vous leur rendrez service autant que vous le pourrez, et que vous
me chargez de leur signifier vos intentions et définir cette afiaire.
Je vous assure que, mes amis et moi, nous les mènerons beau
train; ils boiront le calice jusqu'à la lie. Faites ce que je vous
demande, et laissez agir vos amis; vous serez content. J'attends à
Lausanne Histoire contre-signée. Je suis un peu Incommodé des
moucbcs dont mon appartement est plein, vis-à-vis des glaces
éternelles des Alpes. 11 y a toujours dans ce monde quelque
mouche qui me pique ; mais cela ne m'empêchera pas de vous
servir.
On dit breslau repris par le roi de Prusse; cela pourrait
bien êtreS car il y a plus d'un mois qu'il ne m'a envoyé de vers.
Je le crois très-occupé, et vous aussi. Ainsi je finis en vous em-
brassant de tout mon cœur ; ainsi fait M"" Denis.
Le Suisse V.
3;j0i. — A M. TUONCHIN, DE LYO-N«.
Lausanne, 3 janvier 1758.
Voici ce que le confident de madame la margrave m'écrit :
« On croit, comme vous, qu'il faut faire la paix. Le roi de
Prusse le désire, à ce qu'il paraît. Je voulais vous dire les obstacles
que j'envisage; mais les ordres de Son Altesse royale m'obligent
à renvoyer mes idées à une autre poste. Je ne sais si elle vous
écrira par celle-ci ; mais je peux vous assurer que vous n'êtes
oublié ni dans les succès ni dans les triomphes. »
Cette année sera peut-être celle de nos malheurs, comme 1757
a été l'année des vicissitudes. Si la victoire de Lissa est aussi
complète que le roi de Prusse le dit; s'il a vingt mille i)risonniers
comme il s'en vante, malgré l'improbabilité du nombre; s'il est
secouru des Anglais, comme il y a grande apparence, voilà en
Alloniagne une balance établie, et les deux plats de la balance se-
ront chargés de cadavres et vides d'argent. L'Allemagne sera divi-
sée et adaiblie, et, en ce cas, la France sera plus heureuse que si
elle avait agrandi la maison d'Autriche par des victoires funestes.
Mais aussi, d'un autre côté, s'il arrive de nouvelles infortunes
1. Cela clail rlTcctivcmoiit.
'2. Kditcurs, de Cayrol et François. — Cette lettre, toute diplomatique, cs^t fort
curieuse.
ANNÉE 175 8. 34.5
aux armées de France ; si les Hanovriens, aidés des Prussiens,
fontenl758cequeles pandoursfirenten 1742; s'ils nous chassent,
si nos armées et notre argent sont dissipés, si enfin la Prusse
victorieuse se réunit un jour avec l'Autriche contre la France,
et si les anciennes haines l'emportent sur les nouveaux traités,
la France aurait alors autant à craindre qu'à se repentir, et ce
ne serait qu'en ruinant ses finances qu'elle pourrait résister sur
mer et sur terre.
Prenons à présent la chose d'une autre face. Il peut se faire
que le maréchal de Piichelieu batte l'armée de Hanovre, que les
Russes et les Suédois fassent la guerre sérieusement, que les
Autrichiens, alors plus libres dans leurs opérations, pressent le
roi de Prusse malgré toutes ses victoires.
Encore un autre cas plus vraisemblable. Que tous les succès
soient balancés, que le roi de Prusse désire sincèrement la paix,
comme je le crois, la France ne peut-elle pas alors conclure cette
paix avec bienséance ? Mais, dans tous les cas possibles, le roi de
Prusse peut-il se détacher des Anglais, qui lui érigent une statue,
et qui vont lui donner des subsides? La France peut-elle se dé-
tacher de la maison d'Autriche, pour n'avoir plus aucun allié? Il
parait qu'on s'est mis dans un labyrinthe dont aucun fil ne peut
nous tirer, et qu'on n'en peut sortir que l'épée à la main.
En effet, que proposer? Et à qui faire des propositions? Sera-
ce aux Hanovriens, après la rupture de leur capitulation ? au
roi de Prusse, après avoir été si honteusement battus par lui ?
aux Autrichiens, après des traités si récents ? Peut-on négocier
séparément avec quelque puissance ? Et n'est-on pas réduit à
attendre que tous les partis, également affaiblis et déchirés, dé-
sirent une paix nécessaire?
La postérité aura peine à croire qu'un marquis de Brande-
bourg se soit soutenu seul contre la France, l'Autriche, la moitié
de l'empire, la Russie, la Suède; mais enfin ce miracle est arrivé,
il subsiste, et tout ce que la France peut faire aujourd'hui, c'est
de se soutenir contre Hanovre. Cette humiliation est étrange et
unique ; mais il la faut dévorer.
Je suis très-persuadé que si la personne respectable que vous
connaissez, et qui connaît si bien l'Europe, avait été à la tête des
afl'aires, elles ne seraient pas dans ces tristes termes. Plût à Dieu
qu'il fît servir son génie et les ressources de sa prudence à finir
glorieusement un tel embarras ?
Son Éminence aura incessamment une lettre de la sœur;
mais que peut faire le frère? Il désire la paix, oui; mais à condi-
34f. CORRESI'ONDANCE.
lion qu'il gardora loiitc la Sih'sio, à condition qu'il restera uni
avec Hanovre, dont il est garant. Encore une fois, je ne vois
qu'un nuage épais, et je n'espère que dans les lumières de
l'homme supérieur qui peut percer ce nuage.
Je vous ai confié mes doutes et mon ignorance; c'est tout ce
que j'ai à vous présenter pour vosétrennes.
En voici bien d'une autre! A ])on jour, bonne œuvre.
Le joui- do l'an, une couturière, apprentie femme de chambre
de ma nièce, déclare qu'elle est grosse d'un laquais, nommé André:
pourrait-on recevoir la pauvrette à Lyon? Elle a l'honneur d'être
huguenote, et mon laquais celui d'être papiste : franchement,
il faudrait que monsieur le cardinal la convertît; elle est jeune,
jolie; ce serait une œuvre pie ; mais, en attendant, il faut qu'elle
accouche. Y a-t-il quelque Ame honnête qui pût se charger d'elle
et mettre son enfant aux orphelins de Lyon ?
3oOj. — A M. LE COiNSEILLK r, LK RAULTi.
A Lausanne, 3 janvier.
Vos bouteilles, monsieur, sont arrivées; je n'ai d'autre chagrin
que de ne les pas boire avec vous. J'en ai deux paniers à Lau-
sanne, et les deux autres sont, je crois, à Genève. M. Cathala ou
M. Tronchin vous feront toucher ce que je vous dois, mais ils ne
pourront vous témoigner ma reconnaissance.
On dit Breslau repris parle roi de Prusse; il y a trois mois
qu'il m'écrivait qu'il voulait mourir, et que je le consolais. A pré-
sent il renverse tout devant lui. Mais il ne boit pas de si bon vin
de Bourgogne que moi. M™" Denis et moi, nous vous souhaitons
bonne année et bonne vinée, à vous, monsieur, et à M"" Le Bault.
Recevez la respectueuse reconnaissance du Suisse
VOLTAIIiE.
3506.— A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA ï.
A Lausanne, i janvier.
A tous croates, pandours, housards, qui ces présentes ouvri-
ront, salut, et peu de butin.
Pandours et croates, laissez passer cette lettre à Son Altesse
sérénissime M"" la duchesse de Saxe-Gotha, qui est aussi aimable,
aussi bienfaisante, aussi noble, aussi douce, aussi éclairée que
■1. Lettres de Voltaire ù M. h conseiller Le BauH; Pari.s, Didier cl C-', 1808.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1758. 347
VOUS êtes ignorants, durs, pillards et sanguinaires. Sachez qu'il
n'y a rien à gagner pour vous si vous prenez ma lettre en chemin,
et que ce n'est pas là un hutin qui vous convienne. Vous me
feriez une extrême peine, dont il ne vous reviendrait rien du
tout. D'ailleurs il ne doit être rien de commun entre M"'<= la du-
chesse de Gotha et vous, vilains pandours. Elle est le modèle
parfait de la politesse, et vous ne savez pas vivre ; elle a beaucoup
d'esprit, et vous n'avez jamais rien lu, vous n'avez pas le moindre
goût; vous cherchez à rendre ce monde-ci le plus abominable des
mondes possibles, et elle voudrait qu'il fût le meilleur. Il le serait
sans doute, si elle en était la maîtresse.
Il est vrai qu'elle est un peu embarrassée avec le système
de Leibnitz ; elle ne sait comment faire, avec tant de mal phy-
sique et moral, pour vous prouver l'optimisme ; mais c'est vous
qui en êtes cause, maudits housards ; c'est par vous que le mal
est dans le monde ; vous êtes les enfants du mauvais principe.
Je vous conjure, au nom du bon principe, de ne jamais entrer
dans ses États ; j'espère encore y aller un jour, et je ne veux point
y trouver de vos traces.
Madame, si ces messieurs sont un peu honnêtes. Votre Altesse
sérénissime recevra sans doute mes profonds respects et mon
très-tendre attachement en 1758. Monseigneur le duc, toute votre
auguste famille, daigneront se souvenir de moi. La grande maî-
tresse des cœurs ne m'oubliera pas. N'a-t-elle pas pris soin de
quelque pauvre Français blessé à Rosbach ? ne lui a-t-elle pas
donné des bouillons ?
Je veux finir, madame, par faire réparation à messieurs les
housards. Je me flatte qu'ils n'ont point ravagé vos États, que
Votre Altesse sérénissime est en paix au milieu de la guerre, et
que la sérénité de sa beHe âme se répand sur son pays. Je ne suis
qu'un pauvre Suisse, mais il n'y a persoune, dans les treize cantons,
qui désire plus d'être à vos pieds que moi. Qu'on fasse la paix, et
je fais un pèlerinage dans votre temple, qui est celui des Grâces.
Je réitère à Votre Altesse sérénissime mon respect et mes vœux.
Le Suisse V.
3507. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
LETTRE DES PANDOURS AU FRÈRE SUISSE.
Pourquoi nous nommez-vous vilains ? Nous pillons, nous saccageons, et
nous sommes larrons privilégiés, cela est vrai. Sommes-nous en cela plus
348 CORRESPONDANCE.
condamnablos que coux (|ui irouvornont le monde, que les auteurs qui
dérobent les pensées d'autrui, et qw les saints du paradis, qui, pour fonder
des ésilises et des couvents, s'approi)riaienl les biens du peuple et des par-
ticuliers? Non, assurément. Rendez-nous donc plus de justice, et souhaitez,
au lieu de nous injurier, que les souverains de l'Europe suivent à l'avenir
notre exemple : qu'ils deviennent aussi avides que nous de posséder vos
lettres; qu'ils apprennent, par leur lecture, à devenir philosophes, et pan-
dours de la vertu. Si jamais nous avons le bonheur de vous attraper, nous
tâcherons de piller votre esprit et \os connaissances, pour nous venger de
votre mépris. Nos rossinantes seront alors métamorphosés en Pégases, et
nous saurons bien, avec le secours d'une certaine dame qui se nomme Rai-
son, vous empêcher de faire des neuvaines contre nous. Adieu.
P. S. J'ai reçu toutes vos lettres, et j'y réponds à la fois. Le plan de la
comédie italienne^ n'est pas tout à fait assez juste; mais il me siérait mal
de vouloir critiquer vos ouvrages. La sœur de Mezzettin n'ose se mêler que
de ce qui la regarde; et d'ailleurs il est bien dangereux d'entreprendre de
jouer la comédie, puisqu'on risque d'être enlevé par les pandours, ou que
les rôles ne soient interceptés. Il y a plus de quatre semaines que je n'ai
aucunes nouvelles du roi. Il se peut qu'il m'ait écrit, ce que je crois très-
sûrement; mais je pense que ses lettres ont peut-être pris des routes qui ne
conduisent pas ici.
On dit que les Français ont reçu un petit échec à Bremen, et qu'il y a
ou sept mille hommes de battus. Les Suédois sont au pis en Poméranie.
Leur cavalerie s'est retirée dans l'île de Rugen. L'infanterie est à Stralsund,
où on les a bloiiues et où on va les bombarder. Voilà tout ce que je sais. Mon
frère de Prusse m'a adressé cette lettre - pour vous. Vous pouvez voir par
la date combien les lettres arrivent régulièrement ici. Je plains votre aveu-
glement de ne croire qu'un dieu, et de renier J Comment ferez-vous
pour plaider votre cause? Si quelque chose pouvait me divertir encore, ce
serait de voir votre apologie. Adieu; donnez-moi, je vous prie, de vos
nouvelles, et surtout de celles de mon amante "Wniille le ciel qu'elles soient
bonnes I
AN ILIIKI. MINI- .
J'ai oublié de vous dire que c'est moi qui suis la pamioure. Je me suis
méprise, et j'ai envoyé un papier blanc au roi au lieu de votre lettre, que
j'ai retiouvée. Je l'ai fait repartir. Si elle arrive à bon port, vous aurez
bientôt réponse.
1. Ceci fait allusion à quelque passage d'une des lettres perdues. Peut-être
s'ag:it-il d'un projet de paix. (B.)
2. Elle est perdue, ainsi que toute la correspondance entre Voltaire et le
prince Aususte-Guillauine, né en 172'2, devenu prince royal en 17ifl, mort le
12 juin 17.j8.
3. Le cardinal de Tencin, avec lequel elle voulait négocier la pai.\.
ANNÉE 17 38. 34(j
3508. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
A Lausanne, où je serai tout l'hiver, 5 janvier.
Eh bien ! madame, monsieur votre fils n'a donc perdu qu'un
cheval, et a gagné de la gloire! Je lui en fais comme à vous,
madame, mon très-tendre compliment. Je me flatte qu'il n'a pas
été moins heureux dans la bataille qu'on dit que M. le maréchal
de Richelieu a gagnée le 26 décembre ^ contre M. le prince de
Brunswick. J"ai gagné, à Potsdam, plus de cinquante louis à ce
prince aux échecs; mais il vaut mieux gagner au beau jeu que
M. de Richelieu joue. Je n'ai aucun détail de cette grande journée
qui venge l'honneur de nos armes, et qui lave dans le sang liano-
yrien la perfidie dont on les accuse, et la honte de l'armée de
Soubise.
Vous abandonnez donc Marie-Thérèse, depuis que le roi de
Prusse bat ses troupes, reprend Breslau^, et a quarante mille pri-
sonniers ? Ah ! madame, ne changez pas avec la fortune. Je vous
ai vue si bonne x\utrichienne ! Mais surtout ayez soin de votre
santé. Faites comme moi ; mon appartement est si chaud que j'y
suis incommodé des mouches en voyant quarante lieues de neiges.
Je me suis arrangé une maison à Lausanne qu'on appellerait palais
en Italie ; quinze croisées de face en cintre donnent sur le lac à
droite, à gauche, et par devant. Cent jardins sont au-dessous de
monjardin*. Le grand miroir du lac les baigne. Je vois toute la
Savoie au delà de cette petite mer, et, par delà la Savoie, les Alpes
qui s'élèvent en amphithéâtre, et sur lesquelles les rayons du soleil
forment mille accidents de lumière. M. des Alleurs n'avait pas
une plus belle vue à Constantinople. Dans cette douce retraite,
ou ne regrette point Potsdam.
Avez-vous toujours M'"'' de Brumath dans votre île ? Vivez-y
longtemps heureuse avec elle. Je ne laisse pas de déchiffrer votre
écriture, et j'attends vos lettres avec impatience à Lausanne.
Le Suisse V.
1. Ce fut le 25 décembre qu'eut lieu le combat où les Hanovriens perdirent
cinq à six cents hommes et cent cinquante chariots.
2. Breslau, pris par les Autrichiens le 24 novembre, avait été repris par les
Prussiens le 20 décembre; voyez la lettre 3521.
3. Entre autres celui de Monrion.
330 CORRESPONDANCE.
2:MK — A M. LE COMTI-: D'AUdi: NTAL.
A Lausanne, 5 janvier.
Le roi de Prusse, en parlant à M. Mitclicll, ministre d'Angle-
terre, de la belle entreprise de la flotte anglaise sur nos côtes, lui
dit : « Eli bien ! que faites-vous à présent ? — Nous laissons faire
Dieu, ré|)ondit Mitchell. — Je ne vous connaissais pas cet allié,
dit le roi. — C'est le seul à qui nous ne payons pas de subsides,
répliqua Mitcliell. — Aussi, dit le roi, c'est le seul qui ne vous
assiste pas. »
Voilà, mon cher ange, les dernières nouvelles après la prise
de Breslau. Le roi de Prusse a quarante mille prisonniers à pré-
sent, en nous comptant. Je fais dos vœux et je crains pour M. de
Richelieu, Quoiqu'il ait refusé un malheureux quart de part à
Lekain, je l'aime toujours. Mais que diable allait-il faire dans cette
galère*? Et vous, pourquoi avez-vous une maison dans une mau-
dite île-? C'est l'aifaire de AI. de lioullongne^ de vous la payer.
Son père l'aurait peinte; il a peint le plafond de la Comédie.
Mais daignez donc me dire ce qu'où fait en faveur des pauvres
auteurs qui viennent se faire siffler sous ce plafond. De mon
temps, on ne cherchait pas à les consoler. Nous allons, nous
autres Suisses, donner nos comédies gratis; nous ne payons ni
auteurs ni acteurs; mais aussi nous ne sommes point siffles. Nous
n'avons point de premier gentilhomme, et nous ne jouons point
à la cour. Lekain m'a fait faire des habits pour Zamti et pour
Narbas. Nous jouerons la Femme qui a raison; et, si cette femme
et Fanimc font plaisir, nous vous les enverrons.
Pour comble de bénédiction, il nous vient un ])eintro assez
bon. Il ne peint qu'en pastel: il travaillera sur ma maigre effigie,
pour vous et pour les Quarante. Il faudra une copie à l'huile
pour mes confrères qui ne veulent pas de crayons. Vous aurez
l'original, mon cher et respectable ami; cela est bien juste. Il y
a une comédie du roi de Prusse, intitulée le Singe de la mode;
nous pourrions bien la jouer, tandis qu'il fait de si terribles tra-
gédies en Allemagne. La catastrophe était peu attendue : vous
n'auriez pas dit, au !•'■■ d'octobre, qu'il écraserait tout, quand
vous autres le teniez pour écrasé, et qu'il m'écrivait qu'il était
1. Molière, l'ourlcries de Scapin, acte II, scène ii.
2. Voyez la Icttic il.'iO.j.
3. Jean de lîmiliongne, ne en 1090, nomme contrôleur général des finances le
25 aususte 1757, était fils aîné de Luuis Boullongnc, mort premier peintre du roi
en 1733. (Cl.)
ANNÉE 1758. 351
perdu et qu'il voulait mourir, etqiiej'essuyaisdeloiii ses larmes,
que je ne veux plus essuyer de près. Il n'y a qu'à vivre pour voir
des prodiges.
Adieu, mon divin ange. Ah! si vous pouviez voir ma maison,
qui forme un cintre sur mon jardin, et qui voit d'un côté quinze
lieues de lac, et sept de l'autre, et qui a le lac en miroir au bout
du jardin, et la Savoie par delà ce lac, et les Alpes au delà de
cette Savoie, vous me diriez : Tenez-vous là. Mais je suis trop
loin de vous.
3510. — DE CHARLES-THÉODORE,
KLECTEUU PALATIN.
Je VOUS suis très-obligé, monsieur, des souhaits que vous me faites pour
la nouvelle année, que je vous souhaite aussi très-heureuse. Celle que nous
avons finie ne l'a guère été pour bien du monde : jamais tant de sang n'a
été répandu. Je ne crois pas qu'on trouve dans l'histoire un exemple que,
dans une seule campagne, on ait donné dix batailles. Il n'y a guère d'ap-
parence que l'hiver nous ramène la paix. Votre santé ne vous permettra-t--
elle plus de me donner le plaisir de vous revoir, et de vous assurer de toute
l'estime que vous méritez, et que j'aurai toujours pour vous?
Charles-Théodore, électeur.
3511. — DE MADAME D'ÉPINAI A M. GRIMM».
Le courrier a manqué deux fois, et je suis dans une grande disette. Il y
aura demain huit jours que je n'ai reçu de vos nouvelles, mon tendre ami;
aussi je suis un peu triste; à peine ai-je le courage d'écrire : voilà ce que
c'est que d'être à plus de cent lieues l'un de l'autre. Je vais cependant faire
un effort et tâcher de vous dire ce que je pense de Voltaire, en attendant
que j'aie le courage de vous pai'ler do moi et de ce qui me concerne.
Eh bien ! mon ami, je n'aimerais pas à vivre de suite avec lui; il n'a
nul principe arrêté, il compte trop sur sa mémoire, et il en abuse souvent ;
je trouve qu'elle fait tort quelquefois à sa conversation ; il redit plus qu'il
ne dit, et ne laisse jamais rien faire aux autres. Il ne sait point causer, et il
humilie l'amour-propre; il dit le pour et le contre, tant qu'on veut, toujours
avec des nouvelles grâces à la vérité, et néanmoins il a toujours l'air de se
moquer de tout, jusqu'à lui-môme. Il n'a nulle philosophie dans la tête; il
est tout hérissé de petits préjugés d'enfants; on les lui passerait peut-être
en faveur de ses grâces, du brillant de son esprit et de son originalité, s'il ne
s'affichait pas pour les secouer tous. Il a des inconséquences plaisantes, et il
est au milieu de tout cela très-amusant à voir. Mais je n'aime point les gens
qui ne font que m'arauser. Pour madame sa nièce, elle est tout à fait comique.
1. Mémoires et Correspondances de J/'"« d'Épinai; 1865.
3o2 CORRESPONDANCE.
Il paraît ici depuis (|iiel(]ue.s jours un livre qui a vivement échauffé les
léles\ et qui cause des discussions fort intéressantes entre différentes per-
sonnes de ce pays, parce (|uc l'on prétend (jue la constitution de leur gou-
vernenicnl y est intéressée: Voltaire s'y trouve mêlé pour des propos assez
vifs qu'il a tenus à ce sujet contre les prôtres. La grosse nièce trouve fort
mauvais que tous les magistrats n'aient pas pris fait et cause pour son oncle.
Elle jette tour ii tour ses grosses mains et ses petits bras par-dessus sa tête,
maudissant avec des cris inhumains les lois, les républiques, et surtout ces
polissons de républicains qui vont à pied, qui sont obligés de souffrir les
criaillerics de leurs prêtres, et qui se croient libres. Cela est tout a fait bon
à entendre et à voir
3512. — A M. TFIIERIOT.
Lausanne, 5 janvier.
Le cacouac- de Lausanne vous souhaite santé et prospérité. Je
ne sais pas comment les supérieurs des jésuites, qui d'ordinaire
réparent par la prudence la folie qu'ils ont faite de s'enrôler à
quinze ans, peuvent souffrir de telles iniperlinences dans leurs
bas officiers. Ils se font des ennemis irréconciliables; ils se
rendent l'horreur et le mépris de tous les honnêtes gens. Voilà
de plaisants marauds, de croire soutenir la religion par des
libelles dilfamatoires, et de mériter le pilori en préchant les
bonnes mœurs !
Les prédicants de Genève seront plus sages, et je crois qu'ils
se garderont bien de s'exposer au ridicule en attaquant ÏEnaj-
clopédie.
J'attends avec impatience la tragédie^ de l'homme à talent
qui a eu le bon esprit de quitter les jésuites, et le courage de
donner à vos dames une belle pièce sans amour. J'espère qu'il
n'en sera pas de cette pièce comme de tant d'autres, qui ont
paru avec éclat pour être plongées ensuite dans un éternel oubli.
Il y a en effet, mon cher et ancien ami, de beaux articles
dans le septième tome de V Encyclopédie; mais ce ne sont pas les
miens. Ce ne sont pas non plus les déclamations vagues et plates
qui se trouvent là en trop grand nombre, mais les articles vrai-
•1. L'article Genève, de d'Alcmbcrt, fini venait do paraître dans le Vif volume
de Y Encyclopédie.
2. Ce nom désigne les philosophes. J.-N. Morcau, mort en 1803, avait publié
Nouveau Mémoire pour servir et l'Histoire des Cacouacs, 1757, petit in-8". Le
Catéchisme et Décisions des cas de conscience, à l'usage des Cacouacs, etc., publié
en 1758, est d'un abbé de Saint-Cyr. (B.)
3. Iphigénie en Tauride, par Guimond do La Touche.
ANNÉE 1758. 353
ment utiles concernant les sciences et les arts. Ce sera un ou-
vrage immortel, et si les entrepreneurs avaient mieux choisi
leurs ouvriers, ce serait un ouvrage parfait. Ils me donnent quel-
quefois des articles peu intéressants à faire ; mais tout m'est bon,
et je me tiens trop heureux et trop honoré de mettre quelques
cailloux à ce magnifique édifice. Je ne suis pourtant pas sans
occupations dans ma douce retraite ; j'y passerai tout l'hiver. On
n'a point une plus belle vue à Constantinople, et on n'y est pas
si ])ien logé. J'irai ensuite revoir mes tulipes aux Délices. J'at-
tends toujours le gros tonneau d'archives qu'on m'emballe de
Pétersbourg; mais il ne partira qu'après le dégel des Russes,
c'est-à-dire au mois de mai. En attendant, j'ajoute à V Histoire
générale les chapitres de la religion mahométane, des posses-
sions françaises et anglaises en Amérique, des anthropophages,
des jésuites du Paraguai, des duels, des tournois, du com-
merce, du concile de Trente, et bien d'autres. C'est à M. de
Richelieu et au roi de Prusse à terminer cette histoire. Je ne sais
à présent où est mon disciple. Il disait, il y a quelque temps, à
Mitchell , le ministre d'Angleterre, à propos de la cacata de la
flotte d'Albion : « Eh bien ! que faites-vous à présent ? — Sire,
nous laissons faire Dieu. — Ah ! je ne savais pas qu'il fût votre
allié. — Sire, c'est le seul à qui nous ne payons pas de sub-
sides. — C'est aussi le seul qui ne vous assiste pas, »
Voilà une plaisante conversation.
Vide, scribe, et ama.
3513. — A 31. DE CHENE VIÈRES 1,
A Lausanne, 5 janvier.
Je ne me porte pas assez bien, mon cher monsieur, pour vous
répondre en vers ; mais mon état languissant ne m'empêche pas
de sentir le mérite des vôtres.
Mêlez, je vous prie, à vos vers un peu de prose qui m'in-
struise des détails de la victoire qu'on dit remportée, le 26 dé-
cembre, par M, le maréchal de Richelieu. Je n'ai encore que des
bruits vagues. Il est bien étrange que cette nouvelle ne soit pas
encore confirmée dans un pays qui a trois régiments à notre ser-
vice dans cette armée. On dit M"'" la duchesse d'Orléans malade,
sans espoir de guérison. Cette triste nouvelle est-elle vraie? La
mort est partout, dans les palais, dans les chaumières, dans les
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
o9. — Correspondance. VII. 23
334 CORRESPONDANCE.
champs de carnage, qu'on appelle les champs d'honneur; et les
douleurs du corps et les peines de l'esprit sont pour la vie.
Écrivez-moi, vous me rendrez la vie douce.
3514. — A M. DARGETi.
A Lausanne, 8 janvier.
Vous me demandez, mon cher et ancien compagnon de
Potsdam , comment Cinéas s'est raccommodé avec Pyrrhus-.
C'est, piemièrcment, que Pyrrhus lit un opéra de ma tragédie
de Mérope, et me l'envoya ; c'est qu'ensuite il eut la honte de
m'oiïrir sa clef, qui n'est pas celle du paradis, et toutes ses fa-
veurs, ([ui ne conviennent plus à mon ùge; c'est qu'une de ses
sœurs \ qui m'a toujours conservé ses hontes, a été le lien de ce
petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le héros-poële-
philosophe-guerrier-malin-singulier-hrillant-fier-modeste, etc.,
et le Suisse Cinéas retiré du monde. Vous devriez hicn venir faire
quelque tour dans nos retraites, soit de Lausanne, soit des Dé-
lices ; nos conversations pourraient être amusantes. Il n'y a point
de plus hel aspect dans le monde que celui de ma maison de
Lausanne. Figurez-vous quinze croisées de face en cintre, un
canal de douze grandes lieues de long que l'œil enfile d'un côté,
et un autre de quatre ou cinq lieues, une terrasse qui domine
sur cent jardins, ce môme lac qui présente un vaste miroir au
hout de ces jardins, les campagnes de la Savoie au delà du lac,
couronnées des Alpes qui s'élèvent jusqu'au ciel en amphi-
théâtre; enfin une maison où je ne suis incommodé que des
mouches^ au milieu des plus rigoureux hivers. M'"" Denis l'a
ornée avec le goût d'une Parisienne. Nous y faisons beaucoup
meilleure chère que Pyrrhus; mais il faudrait un estomac: c'est
un point sans lequel il est difficile aux Pyrrhus et aux Cinéas
d'être heureux. Nous répétilmes hier une tragédie * ; si vous
voulez un rôle, vous n'avez qu'à venir. C'est ainsi que nous ou-
blions les querelles des rois et celles des gens de lettres, les unes
alTreuscs, les autres ridicules.
On nous a donné la nouvelle prématurée d'une bataille^
1. Cette lettre fut imprimée, dès 1758, dans le Journal encyclopédique : ce qui
contraria beaucoup Voltaire; voyez n"' 3C33, 30i3, 3058.
2. Cinéas dési,i;nc Voltaire; Pyrrhus, le roi de Prusse : vojcz lettre 3011.
3. La margrave de Baireuth.
4. Voyez la lettre 3508.
5. Zulime, refaite sous le nom de Faniine.
6. Vov y. la lettre 3508.
ANNÉE i7o8. 355
entre M. le maréchal de Richelieu et M. le prince de Brunswick.
Il est vrai que j'ai gagné aux échecs une cinquantaine de pistoles
à ce prince ; mais on peut perdre aux échecs, et gagner à un jeu
où l'on a pour seconds trente mille baïonnettes. Je conviens avec
vous que le roi de Prusse a la vue hasse et la tête vive ; mais il a
le premier des talents au jeu qu'il joue, la célérité. Le fonds de
son armée a été discipliné pendant plus de quarante ans. Songez
comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses,
aguerries, qui voient leur roi tous les jours, qui sont connues
de lui, et qu'il exhorte, chapeau bas, à faire leur devoir. Souvenez-
vous comme ces drùles-là font le pas de côté et le pas redoublé ;
comme ils escamotent les cartouches en chargeant, comme ils
tirent six à sept coups par minute. Enfin leur maître croyait
tout perdu, il y a trois mois ; il voulait mourir ; il me faisait ses
adieux en vers et en prose ; et le voilà qui, par sa célérité et par
la discipline de ses soldats, gagne deux grandes batailles ^ en un
mois, court aux Français, vole au Autrichiens, reprend Breslau,
a plus de quarante mille prisonniers, et fait des épigrammes.
Nous verrons comment finira cette sanglante tragédie, si vive et
si compliquée. Heureux qui regarde d'un œil tranquille tous ces
grands événements du meilleur des mondes possibles !
Je n'ai point encore tiré au clair l'aventure de l'abbé de
Prades. On l'a dit pendu ; mais la renommée ne sait souvent ce
qu'elle dit. Je serais fâché que le roi de Prusse fit pendre ses
lecteurs. Vous ne me dites rien de M. Duverney ; vous ne me
dites rien de vous -. Je vous embrasse bien tendrement, et j"ai
une terrible envie de vous voir.
Le Suisse V.
3515. — A M. D'ALEMBERT.
A Lausanne, 8 janvier.
On se vante à Genève que vous êtes obligé de quitter VEncij-
clopédie, non-seulement à cause de l'article de Genève, mais pour
d'autres raisons que les prêtres n'expliquent pas à votre avantage.
Si vous avez quelque dégoût, mon cher philosophe, mon cher
ami, je vous conjure de le vaincre ; ne vous découragez pas dans
une si belle carrière. Je voudrais que vous et M. Diderot, et tous
1 . Vojez la lettre 3500.
2. Darget était sous-gouverneur de TÉcole militaire, dont Pàris-Duverney avait
l'intendance.
356 CORRlîSl'ONDANGli.
VOS associés, protestassent qu'en cflct ils abandonneront lou-
vrage, s'ils ne sont libres, s'ils ne sont à Fabri de la calomnie, si
on n'impose pas silence, par exemple, aux nouveaux Garasses
qui vous appellent des cacouacs '. Mais que vous seul renonciez à
ce grand ouvrage, tandis que les autres le continueront ; que
vous fournissiez ce malbeurcux triomphe à vos indignes enne-
mis, que vous laissiez penser que vous avez été forcé de quitter :
c'est ce que je ne souffrirai jamais, et je vous conjure instam-
ment d'avoir toujours du courage. Il eût fallu, je le sais, que ce
grand ouvrage eût été fait et imprimé dans un pays libre, ou
sous les yeux d'un prince philosophe; mais, tel qu'il est, il aura
toujours des traits, dont les gens qui pensent vous auront une
éternelle obligation.
Que veulent dire ceux qui vous reprochent d'avoir trahi le
secret de Genève ? Est-ce en secret que Vernet, qui vient d'établir
une commission de prêtres contre vous, a imprimé que la révé-
lation esl utile? Esi-ce en secret que le mot de Triniiù ne se trouve
pas une fois dans son Catéchisme ? Est-ce en secret que les autres
impertinents prêtres de Hollande ont voulu le condamner? Vous
n'avez dit que ce que savent toutes les communions protestantes ;
votre livre est un registre public des opinions publiques. Ne
vous rétractez jamais, et ne paraissez pas céder à ces misérables
en renonçant à V Encyclopédie. Vous ne pourriez faire une olus
mauvaise démarche, et sûrement vous ne la ferez pas. On vous
écrira une lettre emmiellée ; ne vous y laissez pas attraper, de
quelque part qu'elle vienne. On écrira à M. de Malesherbes ;
c'est à lui de vous soutenir, et vous n'avez besoin d'être soutenu
de personne.
Enfin, au nom des lettres et de votre gloire, soyez ferme, et
travaillez à V Encyclopédie.
Voici Hcmisliclie et Heureux-. J'ai lâché de rendre ces articles
instructifs ; je déteste la déclamation. Bonsoir ; expliquez-moi,
je vous en prie, toutes vos intentions ; et comptez que vous n'avez
ni de plus grand admirateur ni d'ami plus attaché que
le vieux Suisse V.
1. \'oyez une noie de la leltrc 3512.
2. Voyez tomo \L\, pages 328 et 343. '
ANNÉU: ITjS. 3o7
3516. — A M. TRONCIIIN, DK LYONi.
Lausanne, 8 janvier.
La prise de Breslau, celle de tant d'officiers et de tant de
troupes, le siège de Scliweidnitz, celui même d'Olmiitz dont on
parle, achèvent d'établir dans l'Allemagne l'équilibre que nos
armées ont tâché en vain de déranger. La France est bien servie
sans le vouloir, et doit remercier le roi de Prusse de l'avoir battue.
Pour peu qu'il poursuive le cours de ses victoires, il faudra que
l'Autriche soit la première à demander la paix. Je ne serais point
étonné que les bras des Russes et des Suédois ne s'engourdissent,
et que le roi de Prusse fût plus puissant que jamais.
Toute la Franconie est à présent inondée de troupes. Il faut
aller manger aujourd'hui ce pays-là, après avoir dévoré les au-
tres. Il est difficile que les lettres m'arrivent de Baireuth comme
elles arrivaient. Je me suis borné à faire dans mes lettres en
général des vœux pour la paix. Il est plaisant d'avoir des remords
de lâcher ce terrible mot. Je l'ai souhaitée à tout le monde. Le
prince de Saxe-Hildbourghausen - doit-il être si fâché qu'on lui
en souhaite sa part ? Il rôde autour de Baireuth ; c'est un homme
de mauvaise humeur, et s'il s'ouvre les lettres, il est tout propre à
prendre pour une trahison les souhaits d'un bon Suisse.
Quant à la petite Suissesse huguenote ■' qui s'avise de faire
tout en douceur des métis avec un papiste, si on peut la faire
accoucher à Lyon chez quelque honnête et charitable dévote, si
on peut mettre son enfant aux orphelins, je l'adresserai à la per-
sonne que vous aurez la bonté d'indiquer, en qualité de femme,
de légitime épouse ; elle pourra gagner quelque chose à son
autre métier, qui est celui de couturière. Quant à sa conversion,
après ses couches, ce sera l'affaire de quelque chanoine : car il
n'y a pas moyen de proposer cette bonne œuvre à un cardinal
et à un archevêque de l'âge de Son Éminence.
3517. — DE M. L'ABBÉ AUBERT*.
A Paris, le 10 de janvier 1758.
O toi dont les sublimes chants
Imitent les sons fiers des clairons, des trompettes,
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Commandant l'armée cVexécution, et battu avec Soubise h Rosbach.
3. Voyez la lettre du 3 janvier au même.
4. J.-L. Aubert. né en 1731, mort en 181 i, envoyait à Voltaire le voluma qu'il
3o8 CORRESPONDANCE.
Diiii^ne écoult-r mus cliansonncttes,
Daigne favoriser mes timides accents.
Des cœurs aml)itioux admirable interprète,
Ta musc fait parler les princes, les héros.
La mienne fait jaser le serin, la fauvette;
Par l'organe de l'àne elle enseigne les sots.
Si quelquefois, dans d'heureuses images,
.l'ai peint avec succès le vice ou la vertu,
Voltaire, c'est à toi que l'hommage en est dû :
J'ai relu cent fois tes ouvrages.
J'ai toujours pensé, monsieur, que le premier devoir d'un homme qui
voulait se faire un nom, dans quelque genre de poésie que ce fût, était de se
former sur vos ouvrages; et le second, de vous offrir ses essais. Je m'acquitte
de ce dernier, en comptant beaucoup sur votre indulgence et sur vos avis.
Jusqu'à présent les personnes (jue j'ai consultées m'ont toutes donné des con-
seils si opposés que je ne sais quel parti prendre. L'un me reproche d'imiter
trop La Fontaine, et l'autre de ne pas l'imiter assez; celui-ci se plaint que mes
morales sont trop longues, celui-là qu'elles sont trop courtes; un troisième
voudrait m'obliger à les supprimer toutes, alléguant pour raison, malgré
l'exemple de tous les fabulistes, que le but d'une fable doit se faire sentir
assez de soi-même pour se passer de celte espèce de commentaire que l'on
appelle morale. Il y en a qui voudraient que mes fables fussent toutes aussi
simples que celle de la Cigale et la Fourmi, comme si un fabuliste était
condamné à n'être lu que par des enfants.
Cotte variété d'opinions sur mon recueil m'a mis souvent dans le cas de
m'appliqucr la fable du Meunier, son fils, et V âne.
Parbleu, dit le meunier, est bien fou du cerveau.
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
■N'ous voyez, monsieur, combien j'ai besoin d'être fixé par des avis sûrs et
dont on ne puisse appeler. Je mo déciderai, monsieur, d'après les vôtres, si
je vaux la peine que l'auteur de la flenriadesacvOie quelques moments à la
lecture d'une cinquantaine de fables, et qu'il daigne m'éci'ire ce qu'il en
pense. J'attends, monsieur, cette faveur de votre attention à encourager les
talents naissants; et je me ferai en tout temps honneur de prendre des leçons
du plus beau génie do France. Je suis, etc.
3:)18. — DR M. GUniM A 'MM)\:\IK D'EPINAIL
J'arrive do la Comédie; on m'a demandé s'il était vrai que vous ne
bougiez de chez Voltaire et que vous y faisiez les honneurs. J'ai répondu que
avait publié sous le titre de Fahlcs nouvelles, 17."iO, in-12. Voltaire lui répondit
22 mars; voyez la lettre 3ô87.
i. Mémoires et Correspondances de M""^ d'Épinai. Pari^, Charpentier, 1805.
ANNÉE 17o8. 3o9
M. de Voltaire vous avait fait beaucoup de politesses, et que vous y aviez
dîné deux fois. Vous voyez, ma tendre amie, que pour peu que vos lettres
prêtent à la méchanceté et à l'envie, on ne manquera pas d'en faire usage;
c'est surtout à votre époux qu'il ne faut parler que de la pluie et du beau
temps, car j'ai découvert que c'est à lui que vous devez ce ridicule propos.
11 est fier pour vous des avances que vous a faites Voltaire, comme si vous ni'
les méritiez pas. Recommandez bien à Linant de ne jamais rendre compte
de tout ce que vous faites...
3519. — DE MADAME D'EPINAI A M. GRIMMi.
... IMon sauveur m'a raconté, ce matin, qu'un marquis de B*** venait
d'arriver ici pour voir Voltaire, et le consulter sur je ne sais quel poëme
qu'il a fait : il ne le connaît pas, mais il a une lettre d'un homme de ses amis
pour sa femme, qui est à Genève, et qui gouverne despotiquement Voltaire.
Cette femme est une manière de bel esprit^ à ce que l'on dit : elle se croit
philosophe, parce qu'elle fait passablement des vers; sa manie est d'endoc-
triner; elle a séduit Voltaire; et le mari, qui est bonhomme, et qui est pétri
de complaisance, a fait semblant de croire à sa mauvaise santé, et a contenté,
en la menant à Genève, la vanité qu'elle avait de jouer un rôle. Eh bien !
ce mari, c'est M. d'Épinai, et cette femme, c'est moi. M. Tronchin m'a crue
plus philosophe que je ne le suis, en me faisant ce récit. J'avoue, mon ami,
que j'en ai été très-affectée. Cependant, comme dit le docteur, quel tort
réel cela peut-il me faire? Je n'en sais rien, mais il est humiliant d'être
tympanisée ainsi. De tous ceux qui ont ri de cette histoire, qui est-ce qui
a intérêt à l'approfondir? Me voilà traduite en ridicule! On ne parlera pas
de moi, en leur présence, qu'ils ne se disent : « Ah ! c'est cette femme bel
esprit ! ... »
Le lendemain.
Nous arrivons de chez Voltaire; il était plus aimable, plus gai, plus ex-
travagant qu'à quinze ans; il m'a fait toutes sortes de déclarations les plus
plaisantes du monde. « Votre malade, disait-il à M. Tronchin, est vraiment
philosophe; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d'être le
meilleur parti possible; je voudrais être son disciple; mais le pli est pris,
je suis vieux. Nous sommes ici une troupe de fous qui avons, au contraire,
tiré de notre manière d'être le plus mauvais parti possible. Qu'y faire ? Ah!
ma philosophie! c'est une aigle dans une cage de gaze Si je n'étais pas
mourant, je vous aurais dit tout cela en vers.... »
t. Mémoires et Correspondances de M'»*' d'Épinai. Paris, Charpentier, 1865.
3G0 CORRESPONDANCE.
3520. — A M AD AMI-: DK FONTAINE,
A l'A m S.
A Lausanne, 10 janvier.
Si VOUS veniez, ma chère nièce, passer l'hiver à Lausanne, et
l'été aux Délices, vous pourriez aous vanter d'être dans les deux
plus helles situations de l'Europe, et vous auriez la comédie
partout. Nous la jouons à Lausanne, nous la voyons auprès de
(ienève ; et si les prédicants en croient M. dWlemhert leur hon
ami, ils l'auront bientôt dans leur ville : cela est plus honnête
que d'aller s'égorger en Allemagne, comme font tant de gens,
parce qu'ils n'ont pas mieux à faire. Si on était sensé, on ne son-
gerait qu'à passer une vie douce.
Je crois votre santé à présent raffermie. ïronchin a com-
mencé, le régime et l'exercice ont achevé l'ouvrage. Vous vous
êtes fait un plan de vie agréable ; vous avez un fils qui fait votre
consolation ; vous avez des amis, vous êtes libre \ et enfin vous
êtes aimable : vous devez être heureuse.
J'ai reçu une lettre de monsieur voire fils, dont je suis très-
content. Il me paraît s'être formé en peu de temps ; voilà ce que
c'est que d'avoir une mère qui est de bonne compagnie. Il m'ap-
prend que vous avez chez vous M. de La Bletterie-, qui veut
bien quelquefois encourager ses études : il est trop heureux
d'être à portée de recevoir des avis d'un homme de ce mérite.
Vous aurez, je crois, ma maigre effigie que vous demandez
pour l'Académie et pour vous. Il y a dans Lausanne un peintre
do passage, qui peint en pastel presque aussi bien que vous.
Quelque répugnance que j'aie à faire crayonner ma vieille mine,
il faut bien s'y résoudre, et être complaisant : c'est bien l'être
([ue de jouer la comédie à mon âge, et de souffrir qu'on m'envoie
de Paris des habits de Zamti et de Narbas^ C'est une fantaisie
de votre sœur : elle en a bien d'autres qui deviennent les mien-
nes. Elle fait ajuster la maison de Lausanne comme si elle était
située sur le Palais-Royal. Il est vrai que la position en vaut la
peine. La pointe du sérail de Gonstantinople n'a pas une plus
belle vue ; je ne suis d'ailleurs incommodé que des mouches au
1. Elle était veuve depuis 17.56.
2. Jean-Pliilippe-René de La Bletterie, né à Rennes en iG96, mort en 1772;
Voltaire ne l'a pas mi-nagé en 17G8 et 1701); voyez tome XXVIII, page i; et, tome X,
les Poésies mêlées.
3. Personnages de l'Orphelin de la Chine et de Mérope.
ANNÉE 1758. 361
milieu de l'iiiver. Je voudrais vous tenir dans cette maison déli-
cieuse ; je n'en suis point sorti depuis que je suis à Lausanne.
Je ne peux me lasser de la vue de vingt lieues de ce beau lac, de
cent jardins, des campagnes de la Savoie, et des Alpes qui les
couronnent dans le lointain ; mais il faudrait avoir un estomac,
ma chère nièce : cela vaut mieux que l'aspect de Gonstantlnople.
Si vous savez quelque cliose du procès de M. d'Alembert avec
les prédicants de Calvin, et de sa prétendue renonciation à l'En-
ci)clopi:dic,iç, VOUS prie de m'en faire part.
Avez -vous lu la tragédie dUphigènie en Tauride? L'auteur^ me
l'a envoyée, mais je ne l'ai pas encore reçue. Pour moi, je ne tra-
vaille plus que pour notre petit théâtre de Lausanne. Il vaut mieux
se réjouir avec ses amis que de s'exposer à un public toujours
dangereux. Je suis très-loin de regretter le parterre de Paris; je ne
regrette que vous. Mille compliments au grand écuyerde Cyrus-.
Quoi qu'on en dise, on aurait eu grand besoin de nos chars
contre la cavalerie de Luc ^. Il voulait mourir il y a trois mois,
et à présent le voilà au comble de la gloire. Il ne m'écrit plus ;
les honneurs changent les mœurs. Adieu, ma chère enfant.
3521. — DE M. D'ALEMBERT.
Paris, 1 1 janvier.
Je reçois presque en même temps vos deux dernières lettres, mon très-
cher et très-illustre philosophe, et je me hâte d'y répondre. J'ai reçu, il y a
quelques jours, une lettre du docteur Tronchin*, qui m'écrit au nom de vos
ministres pour me porter leurs plaintes ; mais la manière dont ils se plaignent
suffirait pour faire connaître la vérité de ce que j'ai dit, et l'embarras où
ils sont. Ils prétendent que je les ai accusés de n'élre pas chrétiens, et se
taisent sur le reste. Ma réponse a été bien simple; si M. Tronchin veut vous
la communiquer, je me flatte que vous la trouverez raisonnable et mesurée.
Je réponds donc à l'ambassadeur que je n'ai pas dit un mot, dans l'article
Genève, qui puisse faire croire que les ministres de Genève ne sont pas
chrétiens; que' j"ai dit, au contraire, qu'ils respectaient Jésus-CIirist et les
Écritures : ce qui suffit, selon leurs propres principes, pour être réputé
chrétien. Du reste, comme M. Troncliin ne m'a dit mot ni sur le socinia-
nisme, ni sur l'enfer, ni sur la divinité du Verbe, je ne lui réponds rien non
1. Voyez les lettres 3373 et 3549.
2. Le marquis de Florian. Vojez lettre 3363.
3. Le roi de Prusse. Voyez lettre 3380.
4. La lettre de Tronchin à d'Alembert a été imprimée dans les OEitvres post-
humes de d'Alembert (1799, deux volumes in-12), tome I, page 415. La réponse
de d'Alembert se trouve à la page 271 du tomo II de la troisième édition des Lot'
très critiques d'un voyageur anglais (par Vernet), 176G, in-S".
3G2 CORRliSPONDANCE.
plus sur lous CCS objets, cl je Teins d'ignorer leurs cris. Comme je ne tioule
pas que ma réponse à M. Troncliin no m'attire une seconde lettre, je ferai
ce que vous me conseillez, et je leur répondrai que vous voulez bien vous
chavs^cv (U) finir criii' fi/faire. io vous prie donc, en cas de nouvelles plaintes
de leur part, de leur signifier : 1" que je n'ai rien avancé dans l'article
Genève que je n'aie recueilli de leurs conversations, et de l'opinion qui m'a
paru générale à Genève sur la manière actuelle de penser du clergé ; 2° que ce
n'est point, par conséquent, un secret que j'ai violé, puisque c'est une chose
avouée de tout le monde, et que d'ailleurs ce n'est point tète à tête, mais
en présence de témoins, que j'ai eu des conversations avec eux; 3° que, bien
loin d'avoir eu dessein de les offenser par ce que j'ai dit, j'ai cru au con-
traire leur faire honneur, persuadé comme je suis que, de toutes les sociétés
séparées de l'Église romaine, les sociniens sont les plus conséquents, et que,
quand on ne reconnaîtra, comme font les protestants, ni tradition ni autorité
de l'Église, la religion chrélienne doit se réduire à l'adoration d'un seul
dieu, par la médiation de Jésus-Christ.
On m'assure que ces messieurs vont envoyer une députation à la cour
de France pour m'obliger de me rétractei'. Je ne sais si la cour leur fera
l'honneur de les écouter, ni ce qu'elle exigera de moi; mais je sais bien que
je ne répondrai jamais autre chose que ce que vous venez de lire. Savez-
vous, pour comble de sottise, que cet article Genève a pensé être dénoncé
au parlement, à ce |)arloment [ilus intolérant et plus ridicule encore que le
clergé qu'il persécute ? On prétend que je loue les ministres de Genève d'une
manière injurieuse à l'Église catholique. Ce qui doit pourtant me rassurer,
c'est que j'ai trouvé d'honnêtes prêtres de paroisse qui regardent ce môme
article comme fort avantageux à l'Église romaine, parce que j'y prouve,
disent-ils, par les faits, ce que Hossuet a démontré par le raisonnement, que
le protestantisme mène au socinianisme. Tout cela n'est-il pas bien plaisant ?
On ne pcnl s"('mpêclu>r (l\>n pleurer et d'en rire'.
J'ai reçu vos deux articles Habile et Hauteur- avec leurs dérivés ; je vous
en remercie de tout mon cœur, et je vous enverrai au premier jour, sous
enveloppe, l'article llisloire; mais vous pouvez ne vous pas presser sur le
reste. J'ignore si \' Encyclopédie sera continuée; ce qu'il y a de certain, c'est
qu'elle ne le sera pas par moi. Je viens de signifier à M. de Malesherbes et
aux libraires qu'ils pouvaient me chercher un successeur. Je suis excédé
des avanies et des vexations de toute espèce (jue cet ouvrage nous attire.
Les satires odieuses et môme infâmes qu'on publie contre nous, et qui sont
non-seulement tolérées, mais protégées, autorisées, applaudies, commandées
môme par ceux qui ont l'autorité en main; les sermons, ou plutôt les tocsins
qu'on sonne à Versailles contre nous, en présence du roi, nemine réclamante,
l'inquisition nouvelle et inlolérable qu'on veut exercer contre V Encyclopédie,
en nous donnant de nouveaux censeurs plus absurdes et plus intraitables
1. Regnard, Fu/Zcs- amoureuses, acte II, scène vr.
2. Voyez tome XIX, pages 324 et 327.
ANNÉE 17:3 8. 363
qu'on n'en poucrail trouver à Goa; toutes ces raisons, jointes à plusieurs
autres, m'obligent de renoncer pour jamais k ce maudit travail.
Rien n'est plus vrai ni plus juste que ce que vous me mandez suv V Eue y-
clopédie. Il est certain que plusieurs de nos travailleurs y ont mis bien des
choses inutiles, et quelquefois de la déclamation; mais il est encore plus
certain que je n'ai pas été le maître que cela fut autrement. Je me flatte qu'on
ne jugera pas de même de ce que plusieurs de nos auteurs et moi avons
fourni pour cet ouvrage, qui vraisemblablement demeurera à la postérité
comme un monument de ce que nous avons voulu et de ce que nous n'avons
pu faire.
Oui, vraiment, votre disciple a repris Breslau^, avec une armée tout en-
tière qui était dedans, et des magasins de toute espèce. On dit même au-
jourd'hui que Schweidnitz s'est rendu le 30^. Ainsi voilà les Autrichiens hors
de Silésie, et sans armée. J'ai bien peur que nous autres Français nous ne
soyons aussi bientôt sans armée et sur le Rhin. Que je suis fâché que le
plus grand prince de notre siècle ait contristé celui qui était si digne d'écrire
son histoire ! Pour moi, comme Français et comme j)hilosophe, je ne puis que
m'afïliger de ses succès. Nos Parisiens ont aujourd'hui la tète tournée du roi
de Prusse. Il y a cinq mois qu'ils le traînaient dans la boue; et voilà les
gens dont on ambitionne le suffrage î
Je n'ai point de nouvelles de notre hèréliqtie de Prades; maisj'ai peine
à croire, comme vous, qu'il ait trahi son bienfaiteur. Voilà un long bavar-
dage, mon cher philosophe; mais je cesse de vous ennuyer en vous embras-
sant de tout mon cœur.
3522. — A M. DIDEROT.
Est-il ])ien vrai, monsieur, que tandis que vous rendez service
au genre humain, et que vous l'éclairez, ceux qui se croient nés
pour l'aveugler aient la permission de faire un libelle pério-
dique^ contre vous et contre ceux qui pensent comme vous?
Quoi! on permet aux Garasses d'insulter les Varronsetlcs Plines!
Quelques ministres de Genève ont eu la rage, en dernier lieu,
de vouloir Justifier l'assassinat juridique de Servet: le magistrat
leur a imposé silence; les plus sages ministres ont rougi pour
leurs confrères bafoués ; et il sera permis à je ne sais quels pé-
dants jésuites d'insulter leurs maîtres!
N'êtes-vous pas tenté de déclarer que vous suspendrez VEn-
cydopcdie jusqu'à ce qu'on vous ait fait justice? Les Guignards
ont été pendus, et les nouveaux Garasses devraient être mis au
1. Voyez la lettre 3oOS.
2. Schweidnitz ne fut pris que le 16 mars 1758.
3. La Religion vengée, etc. ; voyez la lettre 3293 .
364 CORRESPONDANCE.
pilori. Mandez-moi, je vous prie, les noms de ces malheureux.
Je les traiterai scion leur mérite dans la nouvelle édition qui se
prépare de V Histoire générale. Que je vous plains de ne pas faire
V Encyclopédie dans un pays'lihre! Faut-il que ce dictionnaire,
cent fois plus utile que celui de Bayle, soit gêné par la su-
perstition, qu'il devrait anéantir; qu'on ménage encore des
coquins qui ne ménagent rien; que les ennemis de la raison,
les persécuteurs des philosophes, les assassins de nos rois, osent
encore parler dans un siècle tel que le nôtre!
On dit que ces monstres veulent faire les plaisants, et qu'ils
prétendent venger la religion, qu'on n'attaque point, par des
lihellcs diffamatoires, qui devraient servir h allumer les hûchcrs
de leurs sodomiles prêtres, si on n'avait pas autant d'indulgence
qu'ils ont de fureur.
Votre admirateur et votre partisan jusqu'au tomheau.
Le Suisse libre.
3ô23. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEV.
De Lausanne, le 12 janvier t75S.
Votre souvenir, monsieur, m'est bien sensible, et vous devez
penser que j'applaudis de tout mon cœur au parti que vous avez
pris d'être entièrement libre -. Si jamais il vous prend fantaisie
d'user de cette liberté pour venir voir nos cantons, je tâcherai
de vous recevoir un peu mieux que je n'ai fait à Colmar. J'ai
une maison assez agréable à Lausanne ; j'y vois de mon lit ce
beau lac, qui baigne cent jardins au-dessous de ma terrasse, qui
forme à droite et à gauche un canal de douze lieues, une mer
tranquille vis-à-vis de mes fenêtres, et qui arrose les campagnes
de la Savoie, couronnées des Alpes dans le lointain. Le Grand
Turc n'a pas une plus belle vue; mais le Grand Turc est jeune,
vigoureux, et a autant de filles qu'il veut. Sans ce petit avan-
tage, je ne lui envierais rien. Je passe l'hiver à Lausanne, nous
y jouons la comédie, et quclcpiefois assez bien. Ensuite nous
allons passer la belle saison dans l'autre ermitage des Délices,
où nous trouvons la troupe de Lomoine. Le petit ermitage des
Délices me plaît encore plus que Lausanne. Le paysage est moins
vaste, mais beaucoup plus pittoresque. Quelques livres dans ces
1. Éditeur, Th. Foissct.
2. M. do RufTcy venait de résigner sa présidence à la chambre des comptes ,
dont il demeura président honoraire.
ANNÉE 1758. 365
deux retraites, quelques bouteilles de vin de M. Le Bault, votre
compatriote, et de temps en temps bonne compagnie, voilà de
quoi ne pas regretter Paris.
Oaiitto mirari beatae
Fumum et opes strepitumque Romœ.
Ces retraites surtout conviennent à un malade qui ne peut
guère sortir de chez lui. Si j'avais de la santé, je viendrais vous
voir à Dijon. Mais vous, qui vous portez bien, vous devriez bien
venir faire un pèlerinage chez nos bons Suisses.
Adieu, monsieur; il n'y a point de Suisse qui vous soit plus
sincèrement attaché que l'ermite V.
3524. — A 31. PALISSOT.
Lausanne, 12 janvier.
Tout ce qui me viendra de vous, monsieur, me sera toujours
très-précieux, et j'attends avec impatience les Lettres^ que vous
m'annoncez. Si vous revenez chez les hérétiques, après vous être
muni d'indulgences à Avignon, je vous ferai les honneurs de
Lausanne, mieux que je ne vous fis ceux de Genève. Vous y
verrez une plus belle situation. J'y possède une maison char-
mante. Mes retraites sont un peu épicuriennes. Mon ermitage
des Délices, auprès de Genève, est un peu mieux qu'il n'était.
Celui de Lausanne est pour l'hiver, les Délices pour les belles
saisons; et en tout temps je serai charmé de vous recevoir.
Je suis bien fâché que votre aimable compagnon ^ de voyage
nous ait été enlevé, iXous le regretterons ensemble, et vous me
consolerez de sa perte. Ma mauvaise santé me laissera assez de
sensibilité pour être bien vivement touché des agréments de
votre commerce. Je parle souvent de vous avec M. Vernes. Vous
avez en nous deux vrais amis. V.
352o. — A M. SÉNAC DE MEILHAN»,
CHEZ M. SÉNAC, PREMIER llÉDECliN DU ROI, A VERSAILLES.
A Lausanne, 12 janvier.
Mes yeux ne sont pas trop bons, monsieur, mais ils ont grand
plaisir a lire vos lettres. Vous jugez très-bien ; il y a des vers un
1. Petites Lettres sur les grands philosophes, par Palissot, 1707, in-12.
% Patu; voyez tome XXXVIII, page 501.
3. Cette lettre est dans Beuchot; M. de Lescure, dans son volume les Auto-
366 CORRESPONDANCE.
peu durs dans l'ouvrage * que vous avez eu la bonté de m'en-
voyer. Quand vous vous amusez à en faire, les vôtres ont [)lus
de douceur, de facilité et de grâce. Mais je sens aussi l'horrible
difficulté de faire une pièce telle que celle-ci; et cette difficulté
me rend bien indulgent. D'ailleurs on ne doit sentir que les
beautés d'un auteur qui commence ; le public même a besoin
de l'encourager. Probablement l'auteur est sans fortune ; c'est
encore une raison de plus pour disposer en sa faveur. On peut
même dire de lui :
. . . Spirat tragiciim satis, et féliciter audet.
(HoR., lib. II, ep. I, V. ICG.)
Il m'a toujours paru qu'au théâtre le public était moins flatté
de l'élégance continue d'une belle poésie qu'il n'était frappé de
la beauté des situations. Enfin je me fais un plaisir de chercher
toutes les raisons qui peuvent justifier le succès d'un jeune
homme qui a besoin d'encouragement. Nous allons jouer des
pièces de théâtre dans ma retraite de Lausanne, où je passe mes
hivers, et nous sentons tout le prix de l'indulgence.
Je me vanterai à M""' la marquise de Gentil-, qui est une de
nos actrices, que vous voulez bien me conserver un peu de sou-
venir. Pour moi, je ne vous oublierai jamais.
Je vous prie de vouloir bien présenter mes obéissances à
monsieur votre père et à monsieur votre frère, et d'être persuadé
de mes sentiments, qui vous attachent pour jamais le Suisse V.
M""= Denis vous fait ses compliments.
352G. — A M. TRO.XCIIIN, DE LYON».
Lausanne, 13 janvier.
Voici la réponse à Son Éuiincnce. Ce n'est pas sans peine
que les lettres arrivent. Madame la margrave nrapi)rend * (pi'une
lettre de son frère à moi et une de moi à lui ont été prises par
les housards du prince Hildbourghausen, qui saisissent tout ce
qu'ils trouvent. Heureusement, je n'écris rien que la cour de
Vienne et celle de Versailles ne puissent lire avec édification.
graphes, Paris, Gay, 1805, l'a reproduite d'après l'original, que lui avait commu-
niqué M. le comte Le Coultcux de Cauteleu; il nous a fourni ([uclqucs corrections
et additions.
1. Sans doute Iphiçjcnic en Tauridc.
2. Née Constant; voyez lettre 3185.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
4. Dans une lettre du 27 décembre 17.j7.
ANNÉE 17oS.
367
Madame la margrave me dit qu'elle écrit beaucoup de co-
quetteries à Son Éminence, mais point de coquincries. Il est assez
difficile, en effet, de faire des coquineries à présent. On craint
de manquer à ses alliés ; on craint de se trouver seul, et je crois
que tous les partis sont un peu embarrassés. Il ne m'appartient
pas assurément de prévoir ; il m'appartient à peine de voir ;
mais bien des gens, qui ont des yeux, disent qu'après les actions
inouïes du roi de Prusse il est moralement impossible que
l'Autriche prévale. Voilà un bel exemple de ce que peut la disci-
pline militaire, et de ce que peut la présence d'un roi qui court
entre les rangs de ses troupes avant la bataille, et qui appelle
beaucoup de ses soldats par leur nom. 11 a quarante mille
prisonniers ; madame sa sœur me le certifie encore. Sa célérité
et ses armes ont donc, en moins de quatre mois, rétabli cette
balance que nous voulions si prudemment détruire. Il est vrai
que c'est par des miracles qu'il l'a rétablie; mais nous ne pou-
vions pas les prévoir, et si la maison d'Autriche n'est pas absolue
en Allemagne, ce n'est pas notre faute. La France s'épuise et a
dépensé trois cents millions d'extraordinaire en deux ans. Jai
été témoin des déprédations et du brigandage des finances dans
la guerre de 1741. Ce talent s'est bien perfectionné dans la
guerre présente. La paix paraîtra bientôt nécessaire à tout le
monde. Si Son Éminence veut écrire, et si les choses viennent au
point qu'elle écrive sérieusement, on pourra trouver une voie
plus sûre que celle dont je me suis servi jusqu'ici, et cette voie
sera praticable incessamment.
3527. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
A Breslau, le IG janvier.
J'ai reçu votre lettre du %% de novembre, et du 2 de janvier*, en même
temps. J'ai à peine le temps de faire de la prose, bien moins des vers pour
répondre aux vôtres. Je vous remercie de la part que vous prenez aux heu-
reux hasards qui m'ont secondé à la fin d'une campagne où tout semblait
perdu. Vivez heureux et tranquille à Genève; il n'y a que cela dans le
monde; et faites des vœux pour que la fièvre chaude héroïque de l'Europe
se guérisse bientôt, pour que le triumvirat- se détruise, etque les tyrans de cet
univers ne puissent pas donner au monde les chaînes qu'ils lui préparent.
Fédéric.
Je ne suis malade ni de corps ni d'esprit, mais je me repose dans
1. On n'a point trouvé ces lettres; et plusieurs autres manquent également.
2. Le triumvirat féminin dont il est question dans une note de la lettre 3502
3u8 COUHJ-SrUMJA.NClî.
ma chambre. Voilà co qui a donné lieu aux bruits que mes ennemis ont
semés. Mais je peux leur dire comme DémosUiène aux Athéniens : « Eh
bien ! si Philippe était mort, que serait-ce? ô Athéniens! vous vous feriez
bientôt un autre IMiilippe. »
0 Autricliiens! votre ambition, votre désir de tout dominer, vous
feraient bientôt d'autres ennemis; et les libertés germaniques et celles de
l'Europe ne manqueront jamais de défenseurs.
3528. — A [M. TRO.NCIIIN, DE LYON'.
Lausanne, 17 janvier.
Malgré les liousards d'IIildbourghausen, voici encore une
lettre, et les mesures sont prises pour que ce petit commerce de
galanterie ne soit pas interrompu. S'il y a du mal, je m'en lave
les mains : je suis comme la bonne vieille qui disait : « Il est
vrai que je les ai mis tous deux au lit; mais je ne me mêle de
rien. »
Lx'vêque de lîreslau s'est enfui en Moravie et a abandonné
son troupeau. L'impératrice court les processions, et fait des
neuvaines pour son carnaval. Le roi de Prusse a fait mettre en
prison un certain Kiou ou Kieu, général d'infanterie, le lende-
main qu'il a été nommé général.
La personne respectable à qui mon cher correspondant
donnera Tincluse apprendra peut-être une autre nouvelle en
lisant cette lettre, c'est qu'on désire la paix très-sincèrement. La
paix et la Silésie sont deux bonnes choses. Le roi de Prusse en
a déjà une, et qui sait si Son Éminence ne pourrait pas parvenir
à donner l'autre ? Ses conseils ne doivent-ils pas être écoutés ?
l\'cst-il pas à portée de les donner? Et n'en a-t-on pas un besoin
qui deviendra tous les jours plus grand ? Pour moi, j'espère en
sa prudence et en ses lumières.
On dit en Allemagne que si le roi de Prusse envoie quinze
mille hommes du côté de Cassel, l'armée française, délabrée,
pourra se trouver en presse entre messieurs de Prusse et messieurs
de Hanovre. Franchement, il serait bien humiliant detre frotté
deux fois par le marquis ^
En vérité, il serait digne de Son Éminence de prévenir tous
les désastres ; mais je dois me borner à faire des souhaits, et
m'en tenir au rùle de la bonne vieille.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Le roi de Prusse, marquis de Brandebourg.
ANNÉE 1758. 369
J'ai pourtant une chose assez grave à dire, et sur laquelle
Son Éniincnce peut compter : c'est que le roi de Prusse n'aime
point du tout les Anglais, et se soucie fort peu de Hanovre.
3529. - A M. D'ALEMBERT.
A Lausanne, 19 janvier.
Je reçois, mon cher philosophe, votre lettre du 11. Je vous
dirai que je viens de lire votre article Géométrie. Quoique je sois
un peu rouillé sur ces matières, j'ai eu un plaisir très-vif, et j'ai
admiré les vues fines et profondes que vous répandez partout.
Je vous ai envoyé Hémistiche et Heureux S que vous m'avez
demandés. Hémistiche n'est pas une commission bien brillante.
Cependant, en ornant un peu la matière, j'en aurai peut-être fait
un article utile pour les gens de lettres et pour les amateurs. Rien
n'est à dédaigner, et je ferai le mot Virgule quand vous le voudrez.
Je vous répète que je mettrai toujours avec grand plaisir des
grains de sable à votre pyramide ; mais ne l'abandonnez donc
pas, ne faites donc pas ce que vos ridicules ennemis voulaient ;
ne leur donnez donc pas cet impertinent triomphe.
Il y a quarante ans et plus que je fais le malheureux métier
d'homme de lettres, et il y a quarante ans que je suis accablé
d'ennemis.
Je ferais une bibliothèque des injures qu'on a vomies contre
moi, et des calomnies qu'on a prodiguées. J'étais seul, sans
aucun partisan, sans aucun appui, et livré aux bêtes comme un
premier chrétien. C'est ainsi que j'ai passé ma vie à Paris. Vous
n'êtes pas assurément dans cette situation cruelle et avilissante,
qui a été l'unique récompense de mes travaux. Vous êtes des
deux Académies, pensionné du roi 2. Ce grand ouvrage de VEn-
cyclopédie, auquel la nation doit s'intéresser, vous est commun
avec une douzaine d'hommes supérieurs qui doivent s'unir à
vous. Que ne vous adressez-vous en corps à M. de Malesherbes?
que ne prescrivez-vous les conditions ? On a besoin de votre ou-
vrage ; il est devenu nécessaire ; il faudra bien qu'on vous faci-
lite les moyens de le continuer avec honneur et sans dégoût. La
gloire de M. de Malesherbes y est intéressée. On doit vous sup-
plier d'achever un ouvrage qui doit toujours se perfectionner,
et qui devient meilleur à mesure qu'il avance.
1. Voyez la lettre 3515.
2. D'Alembert était au nombre des pensionnaires dans l'Académie des sciences.
39. — CORIIESPONDANCE. VII. 24
370 CORRESPONDANCi:.
Je ne conçois pas coninicnt tous ceux qui Iravaillcnl ne s'as-
seniblcnl pas, et ne déclarcnl pas qu'ils renonceront à tout si
on ne les soutient ; mais, après la promesse d'être soutenus, il
faut qu'ils travaillent. Faites un corps, messieurs; un corps est
toujours respectable. Je sais bien que ni Cicéron ni Locke n'ont
été obligés de soumettre leurs ouvrages aux commis de la douane
des pensées ; je sais qu'il est honteux qu'une société d'esprits
supérieurs, qui travaillent pour le bien du genre humain, soit
assujettie à des censeurs indignes de vous lire ; mais ne pouvez-
vous pas choisir quelques réviseurs raisonnables? M. de Males-
hcrbes ne peut-il pas vous aider dans ce choix ? Ameutez-vous,
et vous serez les maîtres. Je vous parle en républicain ; mais
aussi il s'agit de la république des lettres. 0 la pauvre répu-
blique!
Venons à l'article Genève. Ln ministre me mande qu'on vous
doit des remerciements ; je crois vous l'avoir déjà dit. D'autres se
fôchent, d'autres font semblant de se fâcher ; quelques-uns
excitent le peuple ; quelques autres veulent exciter les magis-
trats. Le théologien Vernet, qui a imprimé que la révélation est
utile ^, est à la tête de la commission ù[iXh\iQ pour voir ce qu'on doit
/■fl/n' ; le grand médecin ïronchin est secrétaire de cette com-
mission, et vous savez combien il est prudent. Vous n'ignorez
pas combien on a crié sur l'âme atroce de Calvin, mot qui n'était
pas dans ma lettre- à Thieriot, imprimée dans le Mercure galant,
et très-fautivement imprimée. J'ai une maison dans le voisinage
qui me coûte plus de cent mille francs aujourd'hui ; on n'a point
démoli ma maison. Je me suis contenté de dire à mes amis que
Vâme atroce avait été en elfct dans Calvin, et n'était point dans
ma lettre. Les magistrats et les prêtres sont venus dîner chez
moi comme à l'ordinaire. Continuez à me laisser avec Tronchin
le soin de la plaisante affaire des sociniens de Genève ; vous les
reconnaissez pour chrétiens, comme M. Chicancau reconnaît
M"" de l'imbcsche
Pour femme très-scnséc cl do bon jugement'.
Il suffit. Je suis seulement très-fûché que deux ou trois lignes
vous empêchent de revenir chez nous. Je vous embrasse ten-
drement.
\ . Voj'ez page 340.
2. Voyez lettre 3340.
3. Les Plaideurs, acte II, scène iv.
ANNÉE 17;38. 374
P. S. Permettez-moi seulement les politesses avec ces soci-
niens lionleux ; ce n'est pas le tout de se moquer d'eux, il faut
encore être poli. Moquez-vous de tout, et soyez gai.
3530. — A M. BERTRAND.
PREMIER PASTEUR, A CERNE 1.
A Lausanne, 19 janvier.
J'ai été un peu malade, mon cher philosophe, c'est un trihut
que je paye à toutes les saisons. Et ce tribut mange ceux de l'a-
mitié que je vous dois. Je ne vous ai point écrit, j'ai laissé
prendre Breslau, et Lignitz, et peut-être Schweidnitz, et les troupes
prussiennes entrer en Moravie sans me lamenter le moins du
monde avec vous sur les misères humaines. J'ai laissé les pas-
teurs de Genève s'assembler, se remuer, s'agiter, proposer, con-
tredire, et ne savoir que faire, sans vous en dire le moindre mot.
11 y en a quelques-uns qui disent qu'on »'« que des grâces à rendre
à M. d'Alemhert, qui a peint le clergé suisse plus sage que le clergé
français ; d'autres sont fâchés sérieusement, d'autres affectent de
l'être. Le temps adoucira tout. Ce petit orage ne submergera
pas ceux qui ne sont pas de l'avis de VOmousios, et petit à petit
on reviendra à ce qu'il y a de plus simple et de plus naturel. Les
affaires d'Allemagne sont un peu plus intéressantes. On dit
Shweidnitz pris, ne pourrait-on point en demeurer là ? Si l'impéra-
trice voulait renoncer à la Silésie, on ne pillerait plus, on n'égor-
gerait plus. Mais quidquid délirant reges ,plectuntur Achivi : c'est mon
refrain. Madame la margrave de Baireuth me mande que, le
23 et le 2k décembre dernier, il y eut des tremblements de terre
considérables autour de sa ville, à quatre milles à la ronde, pré-
cédés de bruits souterrains assez effrayants. Voilà encore de
quoi mettre dans votre greffe. Il résultera de vos observations que
les tremblements sont plus fréquents que les aurores boréales.
On ne faisait attention autrefois qu'aux aurores boréales singu-
lières qui étaient suivies de quelque grand événement. On ne
parlait que des tremblements qui engloutissaient des villes, on
négligeait les autres. On découvrira peut-être qu'il y a une dou-
zaine de tremblements de terre année commune dans notre petit
globe et que c'est une suite naturelle de sa constitution. J'ai
bien peur que la guerre et les autres fléaux ne soient aussi
1. Six Lettres inédites de Voltaire, publiées par Cl. Perroud.
372 C0RRESP0NDANC1-.
une suite nécessaire de notre malheureuse constitution morale.
Adieu, la constitution de mon unie est de vous être attaché,
Mille tendres respects à M. et M""^ de Frcudenreich, V,
3531. — DE COLIM A M. DUPONT'.
A Strasbourg, i9 janvier 1758.
Vos jolies lettres, mon cher avocat, me font un plaisir extrême; elles
sont remplies d'un feu et d'une littérature agréable que n'ont pas d'ordinaire
gens qui étudient le code.
Voici l'Épitro au roi de Prusse qui court ici. Les luthériens la trouvent
plaisante, et ne cessent de se dire :
Nous verrons si Frédéric
A étudié le droit public -.
Est-elle en effet du philosophe des Délices, ou non ? C'est à vous à en
juger.
Personne n'est mieux instruit que moi de l'aventure du bonnet dont
i. Lettres inédites de Voltaire; Paris, P. Mongie, 1821.
2. Ce sont les deux derniers vers de celte épitre que nous reproduisons, mais
qui, la simple lecture le démontre, n'est pas de Voltaire.
Alexandre et Salomon,
Quoi qu'en disent les poètes,
N'ont point fait ce que vous Taites :
L'un n'avait point de canon.
Et bravait, dans ses conquêtes,
Les dangers en sûreté;
L'autre, épris de mille flammes,
Mourut dans la volupté,
Au milieu d'un tas de femmes.
Vous courez avec fierté.
Sans songer à votre vie,
Par la trisle Germanie.
Vous allez toujours botté,
Sans parfums et sans parure,
Sans avoir un cuisinier;
"Votre lit est sur la dure.
C'est ainsi qu'en grand guerrier.
On vous craint en Moravie,
A Paris, en Moscovic.
Vous menez de toutes parts
Vos soldats, vos étendards.
Vous passez monts et rivières,
Vous donnez actions meurtrières,
Et toujours alerte, aux champs.
Vous alfrontez tous les temps.
Vous volez dans la Thuringe,
Sans fourgon, sans plats, sans lin^o.
Les Germains et les Français
Vous attendent au passage;
Par un jirompt, heureux succès.
Vos soldats, pleins do courage,
ANNÉE l7o8. 373
vous mo parlez. La voici. Une jeune Genevoise, jolie, charmante, appelée
M"'- Pictet, fit présent à notre philosophe d'un bonnet qu'elle avait peint de
sa main. Il l'en remercia par la petite lettre suivante :
(Suit la lettre que nous avons donnée sous le n" 31-41.)
Les défont, prennent lenr camp.
A ce triste contre-temps,
Le Français se sauve et jure •
Mais après cette aventure.
Vous volez comme un éclair
Attaquer, en Silésie,
L'Autrichien, déjà si fier
Qui pensait avoir ravie
Une fleur cà vos États.
Mais par de sanglants combats
Vous chassez de vos provinces
Cette foule de soldats
Commandés par tant de princes.
A Breslau vos grenadiers
Vont placer mille mortiers.
Ils entourent cette place :
Votre ardeur et leur audace
Y répandent la terreur ;
Et l'armée'qui la garde
Se soumet, dans sa frayeur,
Au vainqueur, qui la bombarde.
Au milieu de tant d'exploits
On dispute à Ratisbonno :
Chaque État donne sa voix;
On y craint votre personne.
Mais entin, dans un recès
Émané de la diète.
Par suffrage on y décrète
Qu'on fera votre procès. .
Ce sera chose plaisante
Quand, campé sous une tente.
On viendra vous annoncer
Le greffier du saint empire.
N'allez pas vous courroucer :
Il commencera par dire
Qu'il vient là pour vous instruire
Que du ban l'arrêt formol
Vous ordonne, sans appel,
De suspendre vos ravages,
Vos conquêtes, vos carnages.
Vous allez bien enrager.
Quand il vous faudra songer
A quitter la Germanie,
Vos soldats, vos officiers,
Vos États et vos lauriers.
Cependant de Westphalie
Le fameux double traite.
Des docteurs si respecté.
Veut que lorsque, par ses armes,
Un héros rapidement
Va répandre des alarmes,
Il s'arrête aveuglément.
Le grand Struve nous l'assure.
Tout professeur nous le jure.
Nous verrons si Frédéric
A étudié le droit public.
374 CORRESPONDANCE.
Ce bonnet tournait encore plus la tôle à la louche ouvrière ^ Furieuse
du présent et do la ieltre, elle lit clandestinement faire de son côté un bon-
net magnifique, digne d'un sultan. On le mit un jour sur la cheminée du
philosophe, avant qu'il fût levé. La belle voulut être témoin de son étonne-
ment. il se lève; il aperçoit ce bonnet; il se doute de l'aventure, et ne fait
semblant de rien. Elle croit que le bonnet n'est pas assez visible; elle va
le changer de place. Le philosophe se promène toujours à côté du turban
sans vouloir le voir. Piquée de cette opiniàlreté, elle est enfin obligée de
ui faire observer le bonnet. 11 lui en fait des remerciements et des compli-
ments; et elle lui fait avouer que son bonnet est plus beau que celui de la
jeune Genevoise. Si l'aventure d'Alceste - vous a paru tragique, celle-ci
doit vous paraître comique. A quarante-cinq ans être jalouse d'un oncle qui
en a soixante-quatre; cela est neuf! Je me souviens toujours du poëte qui
couchait avec sa servante : il disait que c'était une licence poétique. Adieu,
mon cher avocat; songez un peu à moi et à mon projet, et aimez-moi
toujours
3532. — DE M. D'ALEMCERT.
A Paris, 20 Janvier.
C'est à tort, mon cher et illustre philosophe, que vous vous plaignez de
mon silence; vous avez dû recevoir, il y a plusieurs jours, une longue
lettre ^ de moi, dont le bavardage vous aura sans doute ennuyé. Je vous y
faisais part de mes dispositions par ra[)port à l'article Genève ; ces disposi-
tions sont toujours les mêmes, et aucune autorité divine ni humaine ne
pourra les changer. Tant que ces messieurs se borneront à se plaindre
(comme ils l'ont fait par la lettre que le docteur Tronchin m'a écrite) (pie
je les ai taxés, dans l'article Genève, de n'être pas chrétiens, ma réponse
sera bien simple. Elle se bornera à leur représenter, comme j'ai fait dans
ma réponse, que je n'ai pas dit un mot de ce dont ils m'accusent; mais s'ils
portent leurs plaintes plus loin, s'ils disent que j'ai trahi leur secret, et que
je les ai représentés comme sociniens, je leur répondrai, et je répondrai à
toute la terre, s'il le faut, que j'ai dit la vérité, et une vérité notoire et
publique, et que j'ai cru, en la disant, faire honneur à leur logique et à leur
judiciaire. Voilà tout ce qu'ils auront de moi; et soyez sûr, quelque chose
qu'ils fassent, qu'homme, dieu, ange, ni diable, ne m'en feront pas dire da-
vantage.
A l'égard de \' Encijclopédie, quand vous me pressez de la reprendre,
vous ignorez la position oii nous sommes, et le déchaînement de l'autorité
contre nous. Des brochures et des libelles ne sont rien en eux-mêmes; mais
1. C'est M""^ Denis que cette galante épilhète désigne. {jSole du premier édi-
teur.)
2. Ceci fait allusion à une tragédie d'Alceste composée par M'"' Denis (Id.).
3. La lettre 3ô2!.
ANNÉE 173 8. 373
des libelles protégés, autorisés, commandés même par ceux qui ont l'auto-
rité en main, sont quelque chose, surtout quand ces libelles vomissent contre
nous les personnalités les plus odieuses et les plus infâmes. Observez d'ail-
leurs que si nous avons dit jusqu'à présent dans V Encyclopédie quelques
vérités hardies et utiles, c'est que nous avons eu affaire à des censeurs
raisonnables, et que les docteurs n'ont censuré que la théologie, qui est
faite pour être absurde, et qui cependant l'est moins dans V Encuclopi'die
qu'elle ne pourrait l'être, ftlais qu'on établisse aujourd'hui ces mêmes doc-
teurs pour réviseurs généraux de tout l'ouvrage, et qu'on nous donne par
ces moyens des entraves intolérables, c'est à quoi je ne me soumettrai
jamais. 11 vaut mieux que l'Encyclopédie n'existe pas que d'être un réper-
toire de capucinades. Je ne sais quel parti Diderot prendra; je doute (ju'il
continue sans moi; mais je sais que, s'il continue, il se prépare des tracas-
series et du chagrin pour dix ans. En un mot, il faut qu'on dise de nous :
Non slbi, sed patrise scripserunt;
Nec plus scripserunt quani illa voluit.
C'est une parodie de l'épitaphe du maréchal de Catinat, où il y a vieil au
lieu de scripserunt.
Adieu, mon cher et illustre philosophe; je vous embrasse de tout mon
cœur. Voilà votre Alcibiade^, qui revient plus couvert de gale que de
gloire, et votre disciple-, qui traite le iMecklenbourg comme il a fait la Saxe.
On dit que l'armée autrichienne est détruite par l'affaire du 3 et la prise de
Breslau.
P. S. Les libraires n'ont plus d'exemplaires de mes Mélanges^; il faut
que je les réimprime. Je tâcherai, en attendant, de vous les trouver; mon
exemplaire est trop raturé pour que je vous l'envoie.
3533. — A M. DIDEROT.
Voilà deux lettres de suiteS monsieur; mais il faut que je me
confie à votre discrétion, à votre probité, à votre zèle pour la
philosophie. On vous engage à demander une rétractation à
M. d'Alemhert. Il se déshonorerait à jamais, lui et le Dictionnaire.
S'il avait révélé un secret, il aurait eu tort; mais il a imprimé
publiquement ce qui est très-public. Le livre où le professeur
Vernet, professeur de la science absurde, dit que la révélation
1. Richelieu.
2. Le roi de Prusse.
3. Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie {p:ir d'AIcnibcrt) ; 1753,
in-12; réimprimés et augmentes. Les dernières éditions ont cinq volumes. (B.)
4. D'après ce début, on doit croire que cette lettre a suivi de près le n" 3522.
376 CORRESPONDANCli.
est de quelque utilité, et ne dit pas un mot de l'enfer, ni de la
très-sainte et individuelle Trinité, ce livre est imprimé à Genève.
On ne le lit point, je l'avoue; mais il existe. De quoi s'avisent
aujourd'hui les prédicanis de Genève de renier leur foi?
Graignenl-ils de manquer de soutiens? Ne pense-l-on pas comme
eux dans toute l'Angleterre, dans la moitié de la Hollande, dans
tous les États du roi de Prusse? On touche à une grande révolu-
tion dans l'esprit humain, et on vous en a, monsieur, la princi-
pale obligation. L'article^ dont on fait semblant de se plaindre
est un coup important dont il ne faut pas perdre le fruit. Il dé-
masque les ennemis de l'Église, et c'est beaucoup ; il les force,
ou à s'avilir en reniant leur créance, ou à convenir tacitement
qu'on ne les a pas calomniés. En un mot, il serait infAme que le
Dictionnaire encyclopédique se rétractât d'une assertion avancée
en connaissance de cause par un témoin oculaire. 11 est de la
dernière importance que M, d'Alembert continue à vous aider,
et qu'on ne souffre dans le Dictionnaire rien de ce qu'on a dit
dans l'article en question. Ne vous laissez entamer par personne,
et songez qu'il faut faire justice des Garasses.
353 i. — .A -M. THIEUIOT.
Lausanne, 21 janvier.
Eh bien, mon ancien et tranquille ami, comment traite-t-on
les cacouacs^ La guerre est donc partout; et tandis qu'on s'exter-
mine en Allemagne au milieu des neiges, on atlaijue de tous
côtés les pauvres encyclopédistes à Paris. Je crois que je leur ai
porté malheur en travaillant pour eux. Messieurs les prêtres de
Genève se plaignent que M. d'Alembert leur fasse l'honneur de
les ranger parmi les philosophes. Ils disent que ce nom n'a ja-
mais convenu à gens de leur espèce, et ils demandent réparation.
M. d'Alembert, de son côté, fatigué de toutes les criailleries de
ses adversaires, et persécuté sourdement parles enfants d'Ignace,
sans pouvoir i)laire aux enfants de Calvin, renonce à VEncyclo-
pidie; mais il faut espérer qu'il ne persistera pas dans son dépit.
11 ne faut pas que le maréchal de Saxe quitte le commandement
de l'armée parce qu'il a des tracasseries à la cour.
J'ai reçu VIphigènie que M, de La Touche a eu la bonté de
m'envoyer. iNous pourrions bien la jouer cet hiver dans notre
4. L'article Genève, par d'Alembert, dans VEncycloiwdie.
ANNÉE 1738. 377
tripot de Lausanne. M. d'Alembert conseille à messieurs de Ge-
nève d'avoir dans leur ville une troupe de comédiens de bonnes
mœurs : c'est ce que nous nous flattons d'être à Lausanne. Ma
nièce et moi, nous avons de très-bonnes mœurs dont j'enrage;
mais il faut bien à mon âge avoir ce petit mérite. Nous avons
une fille 1 du général Constant, et une belle-fdle de ce fameux
marquis de Langalerie-, qui ont aussi les meilleures mœurs du
monde, quoiqu'elles soient assez belles pour en avoir de très-
mauvaises. Enfin notre troupe est fort édifiante, et, de plus, elle
est quelquefois fort bonne. On ne peut guère passer plus douce-
ment sa vie, loin des horreurs de la guerre et des tracasseries
littéraires de Paris. Ali ! mon ami, que les grosses gelinottes sont
bonnes, mais qu'elles sont difficiles à digérer! mon cuisiner et
mon apothicaire me tuent. Adieu, je suis fâché de ne vous point
revoir.
3533. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Lausanne, 22 janvier.
J'ai reçu votre lettre du 13, mon cher et respectable ami,
mais rien de M. de Choiseul-'. J'ai présumé, par ce que vous me
dites, qu'il s'agissait d'obtenir un congé pour monsieur son fils
blessé et prisonnier. Je doute fort que le roi de Prusse voulût, à
ma chétive recommandation, s'écarter des idées qu'il s'est pres-
crites, et je suis d'autant moins à portée de lui demander une
pareille grâce pour M. de Choiseul, que je lui écrivis S il y a huit
jours, en faveur d'un Genevois qui est dans le même cas, et qui
probablement restera estropié à Mersbourg.
Mais le roi de Prusse a une sœur qui doit avoir quelque crédit
auprès de lui, et à qui je puis tout demander. Je lui ai écrit de
la manière la plus pressante, et je lui ai recommandé M. le mar-
quis de Choiseul comme je le dois. Ne doutez pas qu'elle n'en
écrive au roi son frère : il ne doit lui rien refuser. Je crois que
le roi de Prusse peut s'amuser actuellement à faire des grâces;
il n'y a pas moyen de se battre avec six pieds de neige ; aussi
1. Voltaire veut désigner M'"'= Constant d'Hermenches, née de Seigneux, de
laquelle il reparle dans la lettre 3503, et qui était belle-fille du général Constant
(voyez page 50.)
2. La marquise de Gentil, née Constant.
3. Le comte de Choiseul, à qui est adressée la lettre 2i2i. — Son fils, Renaud-
César-Louis, connu sous le titre de vicomte de Choiseul. avait été nommé guidon
de gendarmerie en mars 17i9, à l'âge de quinze ans.
4. Cette lettre manque, ainsi que celle de Voltaire à la margrave de Baireuth.
378 CORRESPONDANCE.
Schweitlnitz n'est pas pris'; mais j'ai toujours grand'peur que
M, de Ricliclicu ne se trouve entre les Ilanoviiens et les Prus-
siens. On se moque de tout cela dans votre Paris, et pourvu que
les rentes de ril(Jtel de Ville soient payées, et qu'on ait quelques
spectacles, on se soucie fort peu que les armées périssent. La
chose peut pourtant devenir sérieuse, et vos sybarites peuvent un
jour gémir.
Pour moi, mon cher ange, qui ne m'occupe que des siècles
passés, je ne crois pas devoir cette année m'exposer au refus de
la médaille-. Qui diable a imaginé cette médaille? On ne l'aurait
pas donnée à Fauteur de Britannicus, qui n'eut que cinq repré-
sentations, et on l'aurait donnée à l'auteur de Règulus^l Fi donc!
il n'y a de médailles que celles que la postérité donne. Il faut un
ami comme vous pour le temps présent, et de beaux vers pour
l'avenir; mais je suis plus sensible à TOtre amitié qu'aux vains
applaudissements de quelques connaisseurs obscurs, qui pour-
ront dire dans cent ans : Vraiment ce drôle-là avait quelques
talents.
iAlille respects i\ M""" d'Argental et à tout auge.
3530. — A .AI. GROSLEY'*.
Lausanne, 22 janvier.
Je ne reçus qu'hier, monsieur, les deux dissertations dont
vous avez bien voulu m'honorer. Je les ai lues avec beaucoup de
plaisir, et je ne perds pas un moment pour vous en faire mes
remerciements. Je vois que non-seulement vous avez beaucoup
lu, mais (jue vous avez bien lu, et que vous réiléchissez encore
mieux. Je crois comme vous, monsieur, (jue l'abbé de Saint-
Réal (homme qu'il ne faut pas regarder connue un historien) a
fait un roman de la conspiration de Venise ; mais on ne peut
douter que le fond ne soit vrai. Le procurateur Nani le dit posi-
tivement; et je me souviens que l'abbé Conti, noble vénitien
très-instruit, et qui est mort^ dans une extrême vieillesse, regar-
dait la cons[)iratlon du marquis de Cedmar comme une chose
1. Voyez page 305.
2. Louis XV venait d'ordonner que les auteurs dont les pièces auraient eu un
grand succès au tlièùtre, pour la première fois lui seraient présentés ; pour la
seconde, auraient une médaille; pour la troisième, obticndraicnit une pension.
3. Cette tragédie de Pradon (1088) eut vingt-sept représentations de suite.
4. Pierre-Jean Grosley, né à Troyes on 1718, mort le i novembre 1785.
5. En 17i9.
ANNÉE 1758. 3:9
Irès-avôréc. Comment ne le serait-elle pas, puisque le sénat ren-
voya cet ambassadeur sur-le-champ, et qu'il fit mourir tant de
complices ? Eût-on fait cet outrage au roi d'Espagne ? Se fùt-on
joué ainsi de la vie de tant de malheureux, pour supposer à
l'Espagne une entreprise criminelle ? On craignait alors beaucoup
les Espagnols en Italie. Venise, qui n'était point en guerre avec
eux, voulait les ménager. Eût-ce été les ménager que leur im-
puter une pareille trahison ? On fensevelit autant qu'on put dans
le silence, et le sénat avait en cela très-grande raison. Comment
vouliez-vous que ce même sénat empêchât ensuite la promotion
de Bedmar au cardinalat? Les Vénitiens ont-ils jamais eu de cré-
dit à Rome? L'entreprise de Cedmar contre Venise était une rai-
son de plus pour lui procurer le chapeau, plutôt qu'une raison
pour fexclure.
Ne rangez pas non plus la conspiration des poudres parmi les
suppositions ; elle n'est que trop véritable. Personne en Angle-
terre ne forme le moindre doute aujourd'hui sur cette entreprise
infernale. La lettre de Piercy, qui existe, la mort qu'il reçut à la
tête de cent cavaliers, le supplice de dix conjurés, le discours de
Jacques I" au parlement, sont des preuves contre lesquelles les
jésuites n'ont jamais opposé que des objections méprisées. C'est
en respectant vos lumières que je vous fais ces observations; et
c'est avec bien de festime que j'ai l'honneur d'être, monsieur,
votre, etc.
3537. — A M. COLINI.
A Lausanne, 23 janvier.
Je suis très-sensible à votre sonvenir, mon cher Colini, et je
vous souhaite un état assuré et tranquille, qui puisse vous faire
oublier les agréments de votre beau pays. Je me trouve mieux
que jamais de celui que j'ai choisi pour ma retraite. J'ai beau-
coup embelli les Délices, et j'ai pris enfin une maison' à Lau-
sanne, que j'ai très-oruée, et dans laquelle on est entièrement à
l'abri des rigueurs de la saison. Je vois, de mon lit, quinze lieues
de ce beau lac que vous connaissez. C'est le plus bel aspect que
j'aie jamais vu ; c'est \k que je m'inquiète assez peu de tous les
bouleversements de l'Allemagne. Vous devez vous intéresser à
l'Autriche, puisque vous gouvernez un Autrichien-, et que vous
1. Voyez la lettre 3364.
2. Le fils du comte de Sauer.
380 CORRESPONDANCE.
êtes né sous la domination de r('ni[)cnnir. Plus lioiircux qui est
né libre ! Je vous embrasse.
3Ô38. — A M. TUOACHI.N, DE LYON».
Lausanne, 2G janvier.
Le départ de M. l'abbé de Saint-Germain des Prés- et les
nouvelles mesures qu'on prend ne laissent guère imaginer (ju'on
veuille entrer dans les sages mesures d'un homme que son
esprit, ses lumières et son expérience, devraient faire écouter.
L'humeur d'un coté, certain intérêt de l'autre, auront vraisem-
blablement plus de crédit de près que la raison qui vient de loin.
3539. — A MADAME DE FONTAINE,
A PARIS.
Lausanne, 20 janvier.
Je rerois votre lettre du 19, ma chère nièce, et je me flatte que
vous aurez la bonté de m'accuser la réception de celles que je
vous ai envoyées par M. d'Alcmbert. 11 faut d'abord que je justilie
M. Constant ^ que vous appelez gros Suisse. Il n'est ni Suisse, ni
gros. Nous autres Lausannais, qui jouons la comédie, nous sommes
du pays roman, et point Suisses. 11 envoya, avant de partir, cher-
cher la boîte chez M"'" de Fontaine. On alla chez la fermière
générale, qui envoya promener le courrier, et qui dit qu'elle n'en-
voyait jamais rien à Lausanne.
On peint,. il est vrai, la charpente de mon visage; mais c'est
à condition que vous le copierez. Votre sœur attend l'habit d'idamé
avec plus d'impatience que je n'attends ceux* de Narbas et de
Zamti.Sielleavait bienfait, elle se serait habillée à sa fantaisie, sans
suivre la fantaisie des autres, et sans vous donner tant de peines.
Pour moi, avec sept ou huit aunes d'élod'e de Lyon, j'aurais très-
bien arrangé mes guenilles de vieux bonhomme. Je n'aime à
imiter ni le jeu, ni le style, ni la manière de se mettre ; cliacun
a son goût, bon ou mauvais. U'"" Denis a cru qu'on ne pouvait
avoir une jarretière bien faite sans la faire venir de Paris à grands
frais ; elle voulait que je lisse faire mon jardin des Délices à Paris;
1. Editeurs, de Cajrol et François.
2. Le comte de Clerniont, qui rcniplarail Riciielicu.
3. Sans doute Samuel Constant de Uebccque; voyez une note de la lettre 3185.
4. Voltaire a\ait cliarcé Lekain de cette commission.
ANNÉE 17o8. 381
mais comme ce jardin est pour moi, j'ai été mon jardinier, et je
m'en trouve très-bien. Vous en jugerez, s'il vous plaît. J'aurais
tout aussi Lien été mon tailleur, et je voudrais que vous pussiez
en juger. Toutes ces dépenses réitérées ruinent quand on a
acheté, réparé, raccommodé, meublé une maison spacieuse, et
qu'on l'embellit; mais il ne faut pas y prendre garde : il ne faut
songer qu'à la bonté que vous avez d'entrer dans ces misères.
Je ne crois pas que l'abbé de Prades^ soit à Breslau, et je
crois encore moins qu'on le fouette avec un écriteau au dos-:
car, s'il avait au dos cette l)elle devise, ce serait sur l'écriteau
qu'on frapperait. Peut-être le fouette-t-on sur le cul; mais cela
est sujet à des inconvénients. Les théologiens disent que cette
façon peut occasionner ce qu'ils appellent des pollutions. Je crois
encore moins qu'on ait exigé à Paris des cartons pour l'article
Genève; la cour se soucie peu de nos hérétiques, et d'ailleurs il n'est
pas possible d'aller proposer un carton à tous les souscripteurs
qui ont reçu le livre. Il n'y a pas quatre lecteurs qui l'achètent
sans avoir souscrit.
Je ne crois pas non plus que M. le maréchal de Richelieu
soit disgracié : il n'a point perdu la bataille de Rosbach ; il a passé
l'Aller, il a fait reculer les Hanovriens, il a fait de son mieux. On
ne doit punir que la mauvaise volonté, et le roi est toujoursjuste.
Je ne crois point encore qu'il faille vingt ans pour détromper
le public sur une très-mauvaise pièce^; mais je crois fermement
que le public d'aujourd'hui ne vaut pas la peine qu'on travaille
pour lui, en quelque genre que ce puisse être.
Voilà, ma chère nièce, tout ce que je crois, et tout ce que je
ne crois pas. Je vous ai ouvert le fond de mon cœur. Si vous avez
quelque chose à croire dans ce monde, croyez que ce cœur est à
vous. Vous ne me dites point si vous continuez à vous frotter cir-
culairement avec de l'arthanite^ si vous mangez, si vous digérez,
si vous êtes agréablement logée. Il faut, s'il vous plaît, que vous
m'instruisiez de votre manière d'exister, car mon être s'intéresse
tendrement au vôtre.
Savez-vous si c'est à Paris qu'on élève le prince de Parnle^
1. Voyez page 420.
2. Voyez lettre 3555.
3. Allusion sévère à VIphigénie en Tauricle.
4. L'arthanite est le nom ancien du cyclamen europœum, L., que les Français
appellent vulgairement pain de pourceau. {Note de M. de Cayrol.)
5. Ferdinand, né en 1751, duc de Parme en 17Go, dépossédé par la Révolution,
mort en 1802, père de Louis, roi d'Étrurie, mort en 1803.
382 CORRESPONDANCE.
011 si ral)])é (lo Cf)n(lill;ic va à Parme lui approndro à l'aisonnor?
Savoz-Yous quand il part? Scrioz-vous icimnc à Jiii persuader de
prendre sa mute par Genève et par Turin? S'il fait ce voyage cet
hiver, nous le recevrions à Lausanne, nous le mènerions aux
Délices, et de là nous le guinderions par le mont Cenis à Turin,
de Turin dans le Milanais, et du Milanais dans le Parmesan.
Portez-vous bien, et aimez-nous.
35i0. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
A Lausanne, '27 janvier 17.j8.
AUK IIOUS.VnDS, ET A UT R E S M E SS I E UR S DE CETTE ESrfcCE.
l\IourU'iors à brcvcl, avides do pillage,
Ne prenez point ma letu-e; et souvenez-vous bien
Qu'en saisissant mes vers peu faits pour votre usage,
Vous n'y gagneriez jamais rien.
llousards, j'écris à Dorothée,
Aux grâces, à l'esprit, aux plus nobles appas,
A la douce vertu, de faiblesse exemptée;
Cela ne vous regarde pas.
Madame, après avoir présenté cette petite requête aux liou-
sards, je remercie d'abord Votre Altesse sérénissime de la lettre
dont elle m'honore, en date du 17 janvier, et j'ose assurer que je
rends bien à la grande maîtresse des cœurs toutes ses caresses.
Ma lettre du 27 septembre de l'année passée aurait eu le temps
d'aller aux Indes : je l'avais donnée à M. le maréchal de Richelieu,
dans l'idée qu'il viendrait vous faire sa cour, et me flattant,
madame, que quand il verrait Votre Altesse sérénissime, on ne
se battrait plus sur votre territoire. Apparemment que le dépit
de ne pas jouir de l'honneur de vous voir lui aura fait longtemps
garder ma lettre, et qu'il l'aura retrouvée en faisant ses paquets.
Je suis toujours Suisse, madame; mais quand serai-je Thu-
ringien ? et quand la Thuringe n'entend ra-t-elle plus parler de
marches, de contremarches et de combats? Ilélas ! on ne nous fait
pas espérer la paix pour cette année ; ce meilleur des mondes
possibles a encore quelques années à souffrir. Votre Altesse séré-
nissime reverra peut-être encore le héros formidable et aimable
à qui elle a fait les honneurs de son palais, et qui semblait dans
ce temps critique n'avoir rien à faire qu'à lâcher de lui i)Iaire. Je
1. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 1758. 383
TOUS avoue, madame, que j'aurais bien voulu me trouver là ; mais
j'ai bien peur d'être condamné à rester sur les bords de mon lac :
du moins ces bords sont paisibles, et ceux des fleuves allemands
ne le seront pas. On dit que le Danemark entre aussi dans la
querelle ^ On dit qu'on va faire de tous côtés de nouveaux efforts.
Que me reste-t-il qu'à plaindre le genre humain dans ma re-
traite?
J'avais procuré au roi de Prusse un abbé de Prades, prêtre,
docteur, hérétique, et lecteur de Sa Majesté. On prétend qu'il a
trahi son bienfaiteur, et qu'il est puni à Breslau d'un supplice
bien étrange pour un prêtre. Je ne veux point le croire, mais je
ne sais à qui en demander des nouvelles : c'est d'ailleurs bien peu
de chose parmi tant de désastres publics. Je gémis sur ces mi-
sères; je souhaite à Votre Altesse sérénissime le bonheur qu'elle
mérite. Je me mets à ses pieds et à ceux de son auguste famille
avec le plus profond respect.
L Ermite.
3541. — DE M. D'ALEMBERT.
Paris, 28 janvier.
Je suis infiniment flatté, mon très-cher et illustre philosophe, du suffrage
que vous accordez à l'article Géométrie. J'en ai fait beaucoup d'autres pour
ce septième volume, dont je désirerais fort que vous fussiez content, et oii
j'ai tâché de mettre de l'instruction sans verbiage, tels que Force, Fonda-
mental, Gravitalion, Gravité, Forme substantielle, Fortuit, Fornication,
Formulaire, Futur contingent. Frères de la Charité, Fortune, etc. Vous
trouverez aussi, à la fin de l'article Goût, des réflexions sur l'application de
l'esprit philosophique aux matières de goût, oii j'ai tâché de mettre de la
vérité sans déclamation : car je déteste la déclamation, à votre exemple ;
mais vous avez bien mieux à faire que de lire tout cela. Envoyez-nous de
quoi nous faire lire, et ne nous lisez point.
Oui, sans doute, mon cher maître, V Encyclopédie est devenue un ou-
vrage nécessaire, et se perfectionne à mesure qu'elle avance; mais il est
devenu impossible de l'achever dans le maudit pajs où nous sommes. Les
brochures, les libelles, tout cela n'est rien ; mais croiriez-vous que tel de
ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs, dont M. de Malesherbes
n'a pu empêcher l'exécution ? Croiriez-vous qu'une satire atroce contre
nous, qui se trouve dans une feuille périodique qu'on appelle les Affiches
de province^, a été envoyée de Versailles à l'auteur, avec ordre de l'impri-
1. Le Danemark mit sur pied dix-huit mille hommes d'infanterie et six mille
de cavalerie pour protéger Hambourg, Lubeck, et les possessions du duc de Hols-
tein-Gottorp. La France lui fournit des subsides. (G. A.)
2. Annonces, Affiches et Avis divers, dits Affiches de province, rédigés par
Meusnier de Querlon, et depuis par l'abbé de Fontenai. (B.)
384 CUIUll-SrONDANCE.
mer; et qu a|)rès avoir résislé autant qu'il a pu, jusqu'à s'exposer à perdre
son gagne-pain, il a enfin imprime celle satire en l'adoucissant do son
mieux ? Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrélion du
jn'éleur, c'est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute so-
ciété, de tout gouvernement, et de toute morale. Cela est gaillard; mais
vous sentez, mon cher philosophe, que si on imprime aujourd'hui de pa-
reilles choses, par ordre exprès de ceux qui ont l'autorité en main, ce n'est
pas pour en rester là; cela s'appelle amasser les /"«f/o^s au septième volume
pour nous jeter dans le feu au huitième. Nous n'avons plus de censeurs
raisonnables à espérer, tels que nous en avions eu jusqu'à présent. M, de
I\Ialeshcrbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis, et en a donné de
pareils aux censeurs qu'il a nommés. D'ailleurs, quand nous obtiendrions
qu'ils fussent changés, nous n'y gagnerions rien ; nous conserverions alors le
ton que nous avons pris, et l'orage recommencerait au huitième volume. Il
faudrait donc quitter de nouveau, et cette comédie-là n'est pas bonne à
jouer tous les six mois. Si vous connaissiez d'ailleurs M. de Malesherbes;
si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez con-
vaincu que nous ne pourrions compter sur rien avec lui, même après les
promesses les plus positives. Mon avis est donc, et je persiste, qu'il faut
laisser là V Encyclopédie, et attendre un temps plus favorable (qui ne re-
viendra peut-être jamais) pour la continuer. S'il était possible qu'elle s'im-
primât dans le pays étranger, en continuant, comme de raison, à se faire à
l'aris, je reprendrais demain mon travail; mais le gouvernement n'y con-
sentira jamais, et quand il le voudrait bien, est-il possible que cet ouvrage
s'imprime à cent ou deux cents lieues des auteurs?
Par toutes ces raisons je persiste en ma thèse'.
Parlons un peu de Genève et de vos ministres. Je n'ai garde, monsieur
le plénipotentiaire de VEnci/clopédie, de vous interdire les politesses avec
ces sociniens honteux ; mais surtout ne passez pas les politesses et vos
pouvoirs; point de rétractation ni directe ni indirecte. Dites-leur bien de ma
part que je n'ai point violé leur secret, que je n'ai rien dit qui ne soit connu
de toute l'Europe, et sur quoi ils so justifieraient vainement; qu'enfin j'ai
cru leur faire beaucoup d'honneur en les représentant comme les prêtres du
monde qui ont le plus de logique. Proposez-leur à signer cette petite pro-
fession de foi de deux lignes : « Je soussigné crois, comme article de foi,
que les peines de l'enfer sont éternelles, et que Jésus-Christ est Dieu, égal
en tout à son Père; » vous verrez les pharisiens aux prises avec les sadu-
céens, et nous aurons les rieurs pour nous.
La comiriission ét;iblie pour savoir ce qu'il faut faire ressemble au
grand conseil qui se tint à Dresde, le lendemain du jour que Charles XII y
passa-; et je crois qu'elle aura la même issue.
1. Vers 77 de hi Coupe encltantee, conte de La Fontaine.
2. Vojcz tome XVI, page 230.
ANNÉE 173 8. 385
Je reviens à V Encyclopédie ; je doute fort que votre article Histoire
puisse passer avec les nouveaux censeurs, et je vous renverrai cet article
quand vous voudrez, pour y faire les changements que vous avez en vue.
Mais rien ne presse; je doute que le huitième volume se fasse jamais. Voyez
donc la foule d'articles qu'il est impossible de faire : Hérésie, Hiérarchie,
Indulgence, Infaillibililé, Immortalité, Immatériel, Hébreux, Hobbisme,
Jésus-Christ, Jésuites, Inquisition, Jansénistes, Intolérance, etc., et tant
d'autres ! Encore une fois, il faut nous en tenir là. A vos moments perdus
jetez les yeux, je vous prie, sur Figure de la terre, au sixième volume.
3.j42. — A M. D'ALEMBERT.
A Lausanne, de mon lit, d'où je vois dix lieues de lac,
29 janvier.
N'appelez point vos lettres du bavardage, mon digne et cou-
rageux philosophe; il faut, s'il vous plaît, s'entendre et parler de
ses affaires.
On fait une grande profession de foi à Genève ; vous aurez le
plaisir d'avoir réduit les hérétiques à publier un catéchisme. On
se plaint de l'article des Comédiens, inséré dans celui de Genève ;
mais vous avez joint ce petit mot de la comédie à la requête des
citoyens qui vous en ont prié. Ainsi d'un côté vous n'avez fait que
céder à l'empressement des bourgeois, et de l'autre vous n'avez
fait que répéter le sentiment des prêtres, sentiment publié dans
le catéchisme d'un* de leurs théologiens, et débité publiquement
devant vous dans toutes les conversations.
Quand je vous ai supplié de reprendre M/îcj/cZopéc/ie.'j'ignorais
à quel excès de brutalité on avait poussé les libelles, et j'étais bien
loin de soupçonner qu'ils fussent autorisés. Je vous ai écrit une
grande lettre par M'"^ de Fontaine ; elle est votre voisine ; ne
pourriez-vous pas passer chez elle ?
Il serait triste qu'on crût que vous quittez V Encyclopédie à cause
de l'article Genève, comme on affecte d'en faire courir le bruit ;
mais il serait encore plus triste de continuer en étant exposé à
des dégoûts qui doivent vous révolter autant qu'ils déshonorent
la nation. Étes-vous bien uni avec M. Diderot et les autres asso-
ciés ? Funiculus triplex di/ficillime rumpitur-. Quand vous signifierez
tous ensemble que vous ne travaillerez qu'avec l'assurance de la
liberté honnête qu'il vous faut, et de la protection qu'on vous
doit, il faudra bien qu'on en vienne à vous prier de ne pas priver
1. Jacob Veruet; voyez lettre 3.^0l.
2. Ecclésiasle, chap. iv, vers. 12.
39. — Correspondance. VII. 25
386 CORRESPONDANCE.
Ja Franco d'un monument devenu nécessaire. Les criailleries pas-
seront, et l'ouvrage restera.
Il est beau de quitter tous ensemble et de donner des lois ; il
serait désagréable pour vous de quitter seul : il ne faut point que
la tête se sépare du corps.
Quand vous donnerez le premier volume, faites rougir dans
une préface les lâches qui ont permis qu'on insullîit à ceux qui
seuls aujourd'hui travaillent pour la gloire de la nation ; et, pour
Dieu, ne souffrez plus les insipides déclamations qu'on insère
dans YoivG Encyclopédie. .\e donnez pas à nos ennemis le droit de
se plaindre que ceux qui n'ont eu aucun succès dans les arts, où
ils ont même été siffles, osent donner les règles de ces arts, et
prendre pour règles leurs ridicules imaginations. Bannissez la
morale triviale dont on enfle certains articles. Le lecteur veut
savoir les difl"érentes acceptions d'un mot, et déteste un fade lieu
commun sur ce mot. Qui vous force à déshonorer Y Encyclopédie
par cet entassement de fadeurs et de fadaises qui donne un si
l)eau champ aux critiques? et pourquoi joindre du velours de
gueux à vos étoffes d'or? Rendez-vous les maîtres absolus, ou aban-
donnez tout. Malheureux enfants de Paris, il fallait faire cet
ouvrage dans un pays libre. Vous avez travaillé pour des libraires * ;
ils ont recueilli le profit, et vous recueillez les persécutions.
Tout cela me fait trouver ma retraite charmante. Je vous y re-
grette de tout mon cœur. Plût à Dieu que vous n'eussiez point
vu de prêtres quand vous vîntes chez nous! Mettez-moi au fait de
tout, je vous en prie.
3543. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
l" février.
Je suis bien touché du souvenir de M. le comte de Lutzel-
bourg. Je lui souhaite des campagnes heureuses pendant l'été,
et de bons quartiers d'hiver ; point de coups de fusil, de grosses
pensions et des honneurs, et quelquefois une douce retraite à
l'île Jard avec la plus aimable et la plus respectable femme du
monde, qui est madame sa mère.
La conversation du roi de Prusse- et de l'Anglais Mitchell est
1. Voltaire, quoique Tun des collaborateurs do ÏEncyclopcdic, à laquelle il
n'avait pu souscrire qu'à la fin de 1756, ne manquait pas d'en payer chaque vo-
hime à Briasson ; voyez la fin de la lettre 3'259.
2. Voyez lettres 3509 et 3512.
ANNÉE 1758. 387
imprimée , et n'en est guère plus vraie. Il se peut faire à toute
force qu'un ministre anglais ait parlé de Dieu ; mais il ne se peut
qu'il ait dit au marquis de Brandebourg que Dieu était le seul à
qui l'Angleterre ne donnât pas de subsides, attendu que le mar-
quis n'eu a jamais reçu, et que le Danemark est actuellement le
seul État qui reçoive des guinées.
Je vous supplie, madame, de vous tenir bien chaudement.
Je n'ai plus de mouches; mais j'ai de la neige, et autant qu'il y
en a sur l'Aller. Portez-vous bien, et moquez-vous du monde.
Mille respects.
3544. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
Lausanne, 5 février.
Monsieur, la dernière lettre que Votre Excellence m'a fait
l'honneur de m'écrire me ûatte que, dans quelque temps, vous
voulez bien m'envoyer, non-seulement les documents authen-
tiques du règne de Pierre le Grand, mais encore ceux qui peuvent
servir à la gloire de votre nation, jusqu'à ces jours. En effet,
monsieur, tout ce qu'on a fait depuis lui est une suite de ses éta-
blissements. C'est à lui qu'il faut rapporter tout ce que les Russes
ont fait de grand et de mémorable. Je fais des vœux pour la
prospérité de son auguste et digne fille. Sa gloire m'est aussi
chère que celle du grand homme dont elle est née. Je regarderai,
monsieur, comme la plus grande faveur les instructions que vous
voudrez bien me donner. Le plaisir que vous me procurez de
rendre justice à un héros, à l'impératrice régnante, et à votre-
nation, sera le plus agréable travail de ma vie. J'espère qu'il me
sera permis de vous en marquer ma reconnaissance.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que je vous
dois, etc. V.
3545. — A M. D'ALEMBERT.
5 février.
A la réception de votre lettre du 28, j'ai lu vite les articles
dont vous parlez, homme selon mon cœur, mon vrai, mon cou-
rageux philosophe. Ces articles augmentent mes regrets. Non, il
n'est pas possible que la saine partie du public ne vous rede-
mande à grands cris ; mais il faut absolument que tous ceux qui
ont travaillé avec vous quittent avec vous. Seront-ils assez indignes
du nom de philosophes, assez lâches pour vous abandonner?
J'écrivis d'abord à M. Diderot, et je lui dis ce que je pense ; je lui
38S CORRESPONDANCE.
ai écrit cncoro. J'ai rodomandi' mos arliclcs, et je n';\\ point eu
de réponse *: ce procédé est rare.
La profession de foi des socinicns honteux est sous presse et
presque finie. Les ])rêtres qui la font ont voulu parler au nom
des magistrats couinie au leur, et les magistrats ne l'ont pas
souffert. Ils ont consumé un grand mois à ce bel ouvrage. « Voilà
qui est l)ien long, disait-on. — Il faut un peu de temps, répondit
Iliiber-, quand il s'agit de donner un état à Jésus-Christ. » La
seule politesse que je fasse consiste à dire que vous avez fait beau-
coup d'honneur à la ville, que votre article' est l'éloge de la
liberté, et que le gouvernement doit être flatté ; que d'ailleurs
TOUS n'avez certainement voulu blesser personne.
Qui donc a eu la bassesse d'envoyer un libelle en province'"!
Est-ce quelque confesseur de quelque dame du palais ?
M""- de Pompadour seml)]ail faite pour protéger VEncyclophlie.
L'abbé de Bernis doit chérir cet ouvrage, s'il a le temps de le
lire. Ne se feront-ils pas tous deux lionncur d'en être le soutien?
Je n'en sais rien, je vois tout de trop loin. Mettez-moi au fait,
je vous en prie; point tant de cachets quand vous m'écrirez;
quatre donnent du soupçon, un seul n'en donne pas.
Je ne me console point que les fanatiques vous rendent Paris
désagréable, et vous empêchent de revoir les Délices. Mais pour-
quoi n'y pas revenir? Quand la profession de foi est faite, la paix
l'est aussi.
Que Paris est encore bête! Cicérou et Lucrèce passèrent-ils
par les mains des censeurs de livres? Pourquoi cette rage contre
la philosophie? Je ne m'accoutume point à voir les sages écrasés
par les sots. J'ai le cœur navré.
354G. — A M. LE COMTI- D'ARGENTAL.
A Lausanne, 5 février.
Je me flatte, mon divin ange, que M. le comte de Choiseul a
reçu ma lettre; je lui fais mon compliment, et surtout au prince
Henri, qui a prévenu sa sœur : c'était ù qui des deux ferait une
action honnête. Ce Henri est très-aimable; ce n'est pas Henri IV,
1. Elle est ci-apn''s, lettre 3.")rj0.
2. Jean Hubor, né à Genève en 17-J'2, célèbre par ses découpures de papier;
voyez une note de la lettre ^'i.")?.
3. L'article GK\i:vE, dans VEncijcloprdie.
4. Allusion au\ Afiiches de province ; voyez la lettre 3ôil.
ANNÉE 1738. 389
mais il a dos grâces, des talents, de la douceur, et c'est lui qui
était à la tête de cinq bataillons devant qui toute votre armée
prit la poudre d'escampette le 5 novembre, journée qui a changé
la destinée de l'Allemagne. Je reconnais bien mes cliers compa-
triotes à l'enthousiasme où ils sont à présent pour le roi de
Prusse, qu'ils regardaient comme Mandrin Ml y a cinq ou six
mois. Les Parisiens passent leur temps à élever des statues et à
les briser ; ils se divertissent à siffler et à battre des mains ; et,
avec bien moins d'esprit que les Athéniens, ils en ont tous les
défauts, et sont encore plus excessifs.
Je m'affermis tous les jours dans l'opinion qu'il ne faut pas
perdre un demi-quart d'heure de sommeil pour leur plaire. La
persécution excitée contre VEncyclophlie achève de me rendre
mon lac délicieux; je goûte le plaisir d'être mieux logé que les
trois quarts de vos importants, et d'être entièrement libre. Si j'a-
vais été à la tête de l'Encyclopédie, je serais venu où je suis; jugez
si j'y dois rester.
La littérature est un brigandage; le théâtre est une arène où
on est livré aux bêtes ; et une médaille- pour deux succès, qui
d'ordinaire sont deux exemples de mauvais goût, n'est qu'une sot-
tise de plus. Les fous de la cour portaient autrefois des médailles;
c'est apparemment celles-là qu'on donnera.
Nos médailles sont ici d'excellents soupers; nous n'avons
point de cabales : on regarde comme très-grande faveur d'être
admis à nos spectacles. Les habits sont magnifiques, nos acteurs
ne sont pas mauvais, IVP"® Denis est devenue supérieure dans les
rôles de mère; je ne suis pas mauvais pour les vieux fous; nous
ne pouvons commencer que dans quinze jours, parce que nous
avons eu des malades : voilà l'état des choses. Je suis très-touché
de l'état de M""= d'Argental ; il faut qu'elle vienne à Épidaure
consulter Esculape. M""' d'Épinai a obtenu des nerfs. M"' de Muy
a été guérie, ma nièce Fontaine a été tirée de la mort. Il faut
aller à Lyon voir son oncle ; de là, dans une terre qui est à
M. de Mondorge ou à son frère; et, de cette terre, aux Délices.
Je vous prie de dire à M, le chevalier de Chauvelin' que je
lui souhaite quelque étisie, quelque marasme, quelque atrophie,
afin qu'il prenne son chemin par Genève, quand il retournera à
Turin.
1 . Voyez la lettre 3256.
2. Voyez la lettre 3535.
3. Ambassadeur près le roi de Sardaigne. — Il portait le titre de marquis
lorsque Voltaire lui adressa une lettre le 6 novembre 1759.
390 CORRÏÏSPOXn.WCR.
Mais qiiVst dovoniic I;i maison de votro île? Oc ne dcmandez-
Tous un remboursement sur Hanovre ou sur Clèvcs?
Comment vont vos affaires de Cadix? Ne recevez-vous pas
quelques déi)ris de temps en temps? Vivez heureux, mon cher
ange; ce sont les vœux du plus maigre Suisse des Treize-Can-
tons.
35i7. — A M. TRONCIIIN, DE LYON >.
Lausanne, 5 février.
Vous sentez combien je dois m'intéresser à une chose ^ qui
doit se faire tôt ou tard, qu'on fera peut-être un jour avec un
très-grand désavantage, et qu'on pourrait faire aujourd'liui avec
une utilité bien reconnue. Je souhaite que des intérêts particu-
liers ne s'opposent pas à un si grand bien ; en tout cas, vivons
tout doucement, et laissons les hommes être aussi fous, aussi
méchants et aussi malheureux qu'ils veulent l'être. Je juge par
les lettres que je reçois de Pétersbourg que les Russes vont
recommencer la guerre ; mais aussi toute l'Angleterre se déclare
pour le roi de Prusse. Le parlement a déjà voté un suhside d'une
commune voix. 11 faudrait un dieu pour faire la paix dans ces
circonstances.
3oi8. — DE M. D'ALEMBEP.T.
A Paris, 8 février.
Vous m'écrivez, mon cher et grand philosophe, de votre lit, où vous
voyez dix lieues de lac, et moi je vous réponds de mon trou', où je vois
le ciel long de trois aunes''. Ce trou suffirait pourtant à mon bonheur, si la
persécution ne venait pas m'y chercher; mais la violence à laquelle elle est
montée, et l'autorité de ceux qui l'exercent, me font envier le sort de ceux
qui peuvent avoir un trou ailleurs.
J'ai découvert encore de nouvelles airocités depuis ma dernière lettre.
Il est très-certain que l'on a forcé M. de Malesherbes à laisser imprimer les
Caconacs'^; il est très-certain que la satire plus que violente insérée contre
nous dans les Affiches de province vient des bureaux d'un ministre^ aussi
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. La paix.
3. Maison de la vitrière, nourrice de d'Alembort, rue Michol-le-Comte. (Cl.)
4. Die qiiibus in terris
Très patcat cœli spatium non amplius ulnas.
(ViRG., ccl. ni, V. 104.)
5. Voyez lettre 3512.
6. Bernis.
ANNÉE 17:i8.
391
cacouac pour le moins que nous, niuis qui a oru pouvoir faire sa cour au
redoutable protecteur des cacouacs par un sacrifice in anima vili ^. Jugez à
présent, mon cher et illustre maître, s'il est possible d'achever dans cette
terre de perdition le monument que nous avions commencé d'élever à la
gloire des lettres. Diderot se borne à dire qu'il ne peut pas continuer sans
moi. J'ignore quel parti il prendra en dernière instance; mais je sais que,
s'il continue, il se prépare des chagrins de toute espèce : Dieu veuille l'en
préserver ! mais c'est son affaire. Il me paraît d'ailleurs impossible, d'un
côté, que cet ouvrage se continue sur le même pied qu'auparavant; de
l'autre, qu'il puisse se continuer sur un autre pied; et il vaut mieux le
laisser imparfait que d'en faire une espèce de satyre à tête d'hoaune et à
pieds de bête.
Je suis plus fâché que vous des déclamations et des trivialités qu'on a
insérées dans VEncyclopédiej mais croyez que je n'en ai pas été le maître.
Comme je n'ai proprement de juridiction que sur la partie mathématique,
la voie de représentation est la seule dont je puisse user sur le reste; d'ail-
leurs M. Diderot a été souvent dans l'impossibilité de faire autrement. Tel
auteur qui nous est utile par un grand nombre de bons articles exige sou-
vent, pour prix de ce qu'il nous donne de bon, qu'on admette aussi ce qu'il
fournit de mauvais. Nous nous serions trouvés tout seuls, si nous avions
voulu tyranniser nos collègues. C'est un petit ou un grand mal, si vous
voulez, que l'on a été forcé d'endurer pour un plus grand bien.
Vous ne me parlez plus de votre disciple; en avez-vous des nouvelles?
le voilà plus couvert de gloire que jamais. J'oubliais de vous dire que les
Cacouacs sont de l'auteur^ d'une mauvaise brochure intitulée l'Observateur
hollandais^ qui, n'osant plus tourner le roi de Prusse en ridicule, depuis
ses victoires, s'est jeté sur Y Encyclopédie. Envoyez-moi, je vous prie, par
M. de Malesherbes, ou autrement, la Profession de foi de vos ministres.
J'ai proposé à M. de Cubières'^ de leur en faire signer une fort courte : « Je
reconnais que Jésus-Christ est Dieu, égal et consubstantiel à son Père. »
« Ils ne signeront pas cela, me dit W. de Cubières. — Si cela est, lui
répondis-je, j'ai eu raison: car vous savez que le consubstantiel est le
grand mot, l'homoousios du concile de Nicée, à la place duquel les ariens
voulaient l'homoiousios'*. Ils étaient hérétiques pour ne s'écarter de la foi
que d'un iota ^. »
O miseras hominum mentes ^.,.
Adieu, mon cher et illustre maître; je vous embrasse de tout mon cœur.
1. Allusion à l'aventure de Muret dans une hôtellerie en Italie.
2. Moreau.
3. Ou de Lubière; voyez lettre 3480.
4. Voyez tome XI, page 149,
5. Matthieu, v, 18.
6. Lucrèce, livre II, vers 1 4.
392 CORRESPONDA?>'Ci:.
3519. — A M. LI- COMTI- D'ARGENTAL.
A Lausanne, 0 février.
Avcz-vous, lisez-vous VEnnjclopètlie, mon cher ange? Savez-
vous les tracasseries, les tribulations qu'elle essuie? J'ai retiré
mes enjeux, et j'ai mandé à M. Diderot de me renvoyer les ar-
ticles et les papiers concernant cet ouvrage, et j'ai pris la liberté
de stipuler qu'il renverrait chez vous les papiers cachetés; vous
me le permettrez, sans doute : ce n'est plus la peine de travailler
pour une entreprise qui va cesser d'être utile, et qui est traversée
de tous côtés. Si Diderot, qui est entouré de sacs comme Perrin
Dandin, et qui est accablé du fardeau, oubliait mes paperasses,
j'ose vous supplier de vouloir bien envoyer chez lui, rue Ta-
ranne, quand vous serez à la Comédie.
Nous allons, nous autres Suisses, jouer Fanime et la Femme
qui a raison. Je pense qu'il faut différer longtemps pour le tripot^
de Paris, et laisser dégorger Iphigcnie en Crimée-. Par ma foi,
vous autres Parisiens, vous n'avez pas le sens commun ; Luc
n'en a pas davantage d'avoir commencé cette horrii)le guerre
qui lui a donné, à la vérité, de la gloire, mais qui le rend très-
malheureux, lui et onze ou douze cent mille hommes ses sem-
l)lal)les, s'il y a quelque chose de semblable à Luc. Je ne vois
que folie et bêtise. Intérim, vale. Heureux qui digère tranquille-
ment! Comment va la santé de M""" d'Argcntal?
35:;0. — A M. TROXCIIIN, DE LYON 3.
Lausanne, 9 février.
La triste lettre est partie. Si on osait, on vous dirait qu'il est
ù craindre que la France ne fasse la guerre en dupe, et qu'elle
ne perde beaucoup d'argent et beaucoup d'hommes pour ne
rien gagner du tout, et pour aguerrir et agrandir ses ennemis
naturels. Peut-être eût-il mieux valu bâtir des vaisseaux et en-
voyer dix mille hommes prendre les possessions anglaises; le
gain aurait au moins dédommagé de la dépense.
En vérité, sans les commerçants qui sont occupés sans cesse
1. La Comédie française.
2. C'est Vlphigétiie en Tauride de Guiniond de La Touche; Voltaire l'appelait
Iphigénie en Criméejk cause de la dureté de la versification.
3. Éditeurs, de Cajrol et François.
ANNÉE 17;j8. 393
à réparer les pertes que fait le gouvernement, il y a longtemps
que la France serait ruinée. Vous ne me saurez pas mauvais gré
de celte petite réflexion.
3551. — A MADAME D'ÉPINAI.
Madame, je suis malade et garde-malade; ces deux belles
fonctions n'empêcheront pas que je ne sois rongé de remords de
ne vous point faire ma cour. Je suis tous les jours tenté de
m'iiabiller (ce que je n'ai fait qu'une fois pour vous depuis trois
mois), et d'entreprendre le voyage de Genève. Je ferai ce voyage
pour vous, madame, dès que ma nièce sera mieux. Je vous
demande des nouvelles de votre santé, et je vous présente mes
profonds respects.
Le Suisse V.
3552. — A;m. DARGET.
A Lausanne, 10 février 1758.
Je vois avec douleur, mon cher et ancien ami, que, dans le
meilleur des mondes possibles de Leibnitz, vous paraissez n'a-
voir pas le meilleur lot; et que lorsque tout est bien, votre
vessie est toujours un peu mal. Vous ne semblez guère plus con-
tent de votre fortune que de votre vessie. Durum, sed levius sit
paticntia. J'ai toujours été fort surpris que les personnes qui
vous aiment et qui connaissent vos talents ne vous aient pas
utilement employé comme ils le pouvaient. Il se fait actuelle-
ment des fortunes immenses dans des entreprises auxquelles
vous aviez travaillé autrefois. Il me semble qu'il y avait de la
justice à ne vous pas exclure. Le moindre intérêt dans ces af-
faires est une chose très-considérable. Si vous avez i)erdu toute
espérance de ce côté, vous goûterez Vauream mediocritatem d'Ho-
race. lAIais il faut songer à votre santé, qui est le véritable bien.
J'éprouve qu'on peut très-bien prendre patience dans un état de
langueur et de faiblesse ; mais on la perd dans la souffrance
continuelle. Vous êtes à portée des soulagements : que seriez-
vous devenu en Prusse loin des secours? Vous me paraissez bien
informé de ce pays-là. Je crois celui qui en est le maître encore,
plus malheureux cent fois que vous. Sa santé est très-dérangée;
il n'a ni plaisirs ni amis, et il est embarrassé dans un laby-
rinthe dont on ne peut sortir qu'à travers des flots de sang.
Quelque chose qui arrive, il est à plaindre. Il est difficile que
394 CORRESPOND A XCK.
la France et rAulriclie lui paidoiiiu'iit, et qu'à la loiif^uo il ne
succombe pas.
J'ai oublié le nom du premier écuyer du prince de Prusse,
ffui me venait voir quelquefois: ne vous en ressouvenez-vous
point? Il me semble quil ('tait originaire de Saxe. Le général
kiow léiait aussi ; mais je ne le crois point arquebuse, comme
(in Ta dit. .Je ne crois ])oint non plus au carcan de l'abbé de
Prades. Comment, et en quoi aurait-il trabi le roi de Prusse? Il
n'était certainement auprès du roi, en campagne, que pour lui
faire la lecture. Du moins le roi me l'a mandé ainsi, quatre jours
avant la bataille de Rosbach. II ne lui faisait point part de ses
desseins militaires, qu'il ne confie pas même à ses officiers géné-
raux; il ne le cbargeait pas de négociations. L'al)bé de Prades
n'avait pas plus de crédit à Breslau que vous et moi ; il n'y con-
naît personne. Je maintiens qu'il n'a pu traliir le roi de Prusse.
Il aura écrit quelque lettre indiscrète ; et ce qui n'est point un
crime ailleurs en est un dans ce pays-là, vu les circonstances
présentes. Voilà ce que je pense: je crois l'abbé de Prades aussi
mauvais cbrétien que La Metfrie; mais ce n'est point un traître.
Je peux me tromper, j'attendrai que le temps me désabuse.
Le prince Henri m'a fait l'honneur de m'écrire de Dresde,
où il est adoré. La princesse Amélie est allée à lîreslau, ce qui
m'étonne beaucoup. M""^ la margrave de Baireuth a une santé
pire que la vôtre. Elle est enchantée des victoires de son frère;
mais elle craint les revers, et elle est lasse de tant de dévasta-
tions. Comptez qu'on doit se trouver très-heureux dans une
douce retraite. Ce M, Coste, dont vous me parlez, n'est-il pas
parent du traducteur de Locke?
Le papier me manque, Vale, et me ama. V.
3553. — A M. TUONCIIIN, DE LYON».
Lausanne, 12 février.
Si ce n'était par un excès de bonté que Son Éminence veut
bien me confier la copie de sa lettre, je soupçonnerais un peu
d'amour-propre. On ne peut écrire avec plus de dignité, ni avec
plus de sagesse, ni dans une meilleure intention. Mais celui qui a
écrit cette lettre est supérieur à l'amour-propre. Mes applaudisse-
ments lui feront moins de plaisir que la situation des afTaires ne
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE nSS. 39d
doit lui faire de peine. On est dans un labyrinthe dont on ne
peut guère sortir que dans des ruisseaux de sang et sur des corps
morts. C'est une chose bien triste d'avoir à soutenir une guerre
ruineuse sur mer, pour quelques arpents de glace en Acadie, et
de voir fondre des armées de cent mille hommes en Allemagne,
sans avoir un arpent à y prétendre. J'aurais des volumes de
réflexions inutiles à faire sur cette double position : c'est pour-
quoi je n'en fais point; je me contente d'encourager la sœur et
même le frère à se servir dans l'occasion de la voie déjà em-
ployée. Comptez qu'avant dix-huit mois la cour sera bien lasse
des dépenses exorbitantes prodiguées pour des intérêts étran-
gers, contraires au véritable intérêt, dépenses encore augmentées
par la déprédation la plus ruineuse. Alors on pourra écouter
ceux qui proposeront un plan de pacification.
Vous avez déjà appris que le collet rouge de JM. l'abbé de
Bernis est surmonté du collier de l'ordre. Ce collet fera bientôt
place à une barrette.
3554. — A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Lausanne. 12 février.
J'ai pris l'énorme liberté, monsieur, de vous envoyer une
bibliothèque complète de fatras imprimés à Genève, chez les
frères Cramer ; je vous en demande bien pardon. J'aimerais mieux
un quart d'heure de votre conversation que les dix-sept volumes^
qu'on doit avoir l'honneur de vous adresser de ma part.
J'ai reçu une lettre assez singulière et des vers plus étranges
d'un séminariste de Toul, nommé M. Légier. Il se renomme de
vous. Je n'ai pu lui faire réponse, parce que je suis très-malade.
C'est tout ce que je peux faire que de vous écrire ces quatre
lignes. Voici la copie- de ce qu'on lui répond pour moi.
Je vous présente mon respect et mon regret de mourir sans
vous voir.
1. Voici quelle était la distribution de ces di.x-sept volumes in-S" : Tomel", la
Henriade, avec les pièces relatives; II, Mélanges de poésies, de littérature, d'his-
toire et de philosophie; III, Mélanges de philosophie ; IV, Mélanges de littérature,
d'histoire, et de philosophie ; \, Suite des Mélanges de littérature, d'histoire et de
philosophie; VI, Histoire de Charles XII, roi de Suède; VII-X, Théâtre; XI-WII^
Essai sur l'Histoire générale. (B.)
2. « M. de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, et ancien
chambellan du roi de Prusse, n'a jamais demeuré à Ripaille en Savoie. Il a une
terre sur la route de Genève et celle de France. II ne connaît pas plus l'ode dont
396 CORRESPONDANCE,
3555. — A M. D'ALKMIlKr.T.
Lausanne, 13 février.
Je vous deinaDdc on grùcc, mon cher et grand philosophe,
de me dire pourquoi Duclos en a mal usé avec vous. Est-ce là
le temps où les ennemis delà superstition devraient se hrouiller?
Ne devraient-ils pas au contraire se réunir tous contre les fana-
tiques et les fripons? Quoi ! on ose dans un sermon, devant le
roi, traiter de dangereux et d'impie un livre approuvé, muni
d'un privilège du roi, un livre utile au monde entier, et qui fait
rhonneur de la nation! (Je ne parle que d'une bonne moitié du
livre.) Et tous ceux qui ont mis la main à cet ouvrage ne mettent
pas la main à l'épée pour le défendre! ils ne composent pas un
l)ataillon carré ! ils ne demandent pas justice ! M. de Maleshcrbes
na-t-il pas été attaqué comme vous et vos confrères dans ce
discours de harengère, appelé sermon, prononcé par Garasse-
Chapelain S qui prêche comme Chapelain faisait des vers?
Je vous ai déjà mandé que j'avais écrit à Diderot il y a plus
de six semaines : premièrement, pour le prier devons encourager
sur l'article Genève, en cas que l'on eut voulu vous intimider;secon-
(lement, pour lui dire qu'il faut qu'il se joigne à vous, qu'il quitte^
avec vous, qu'il ne reprenne l'ouvrage qu'avec vous. Je vous le
répète, c'est une chose infâme de n'être pas tous unis comme
des frères dans une occasion pareille. J'ai encore écrit pour que
Diderot me renvoie mes lettres, mon article Histoire, les articles
Hauteur, Hautain, Hèmisliehe, Heureux, Habile, Imagination, Ido-
lâtrie, etc. Je ne veux pas dorénavant fournir une ligne à VEn-
cyclopcdie. Ceux qui n'agiront pas comme moi sont des lâches,
indignes du nom d'hommes de lettres; et je vous prie de leur
signifier cela de ma part. Mais je veux absolument que Diderot
rcmolte mes lettres et mes articles chez M. d'Argental, en un
pa(iuet ])ien cacheté.
on lui parle que la maison de Ripaille. Il est actuellcniont malade. Sa famille a
ouvert le paquet qui, sûrement, n'est pas pour M. de Voltaire, puisqu'on j- parle
de choses dont il n'a aucune connaissance. Il y a des vers dans ce paquet qui sont
sans doute pour quoique autre. Au reste, la famille et les amis de .AI. de Aoltairc
avertissent .M. Lé^icr que la religion, l'honneur, les hienséances les plus communes,
et le savoir-vivre, ne permettent d'écrire do pareilles choses ni à des personnes
qu'on connaît, ni à des personnes qu'on ne connaît pas. » — Cette réponse avait
été probahlement écrite sous la dictée de Voltaire.
1. Charles-Jean-Baptistc Le Chapelain, jésuite, né à Rouen en 1710, mort en
1779. Ses Sennona, dont un contre V Encyclopédie {\oycz la. lettre 3560), parurent
en 1767, six volumes in-12. (15.)
ANNÉE 1738. 397
Je ne sais pas ce qui peut autoriser son impertinence de ne
me point répondre ; mais rien ne peut justifier le refus de me
restituer mes papiers. 1! faut avoir un style net et un procédé
net.
Les Russes sont à Kœnigsberg. L'année 1758 vaudra bien la
dernière. D'ailleurs on ne fait que mentir. La fessade et le car-
can de l'abbé de Prades sont des contes ; mais il est triste qu'on
les fasse. Quiconque est là s'expose au moins à faire dire qu'il
est fessé. Féliciter vivit qui libère vivit.
Que fait Jean-Jacques chez les Bataves ^ ? que va-t-il imprimer ?
sa rentrée dans le giron de l'Église de Genève.
Ce n'est point Huber qui a dit que les prédicants étaient oc-
cupés à donner un état à Jésus-Christ, c'est M""" Cramer ; elle en
dit quelquefois de bonnes. La lenteur et l'embarras de ces gens-
là vous justifient à jamais.
3550, — A M. LE COMTE DE TRESSAN.
A Lausanne, 13 février.
Je reçois, monsieur, une réponse à la lettre que j'eus Tlion-
neur de vous écrire hier. Votre bonté m'avait prévenu. Je ne
'savais pas que vous eussiez déjà reçu le fatras énorme dont vous
voulez bien charger les tablettes de votre bibliothèque. Il y a là
bien des inutilités ; mais, si on se réduisait à l'utile, VEncyclo-
pédie même n'aurait pas tant de volumes. Il y a d'excellents ar-
ticles, et celui de Génie'^ n'est pas le moindre. Si vous étiez
encore dans les gardes, n'est-il pas vrai que vous auriez arrêté ce
Père Chapelain' qui prêche comme l'autre Chapelain faisait des
vers, et qui a l'insolence de condamner, devant le roi, un livre
muni du sceau du roi ? Ces marauds-là ont peut-être raison de
crier contre la vérité, et de sonner l'alarme quand leur ennemi
est aux portes ; mais on n'a pas raison de souffrir leurs imper-
tinentes et punissables clameurs.
Voilà le temps où tous les philosophes devraient se réunir.
Les fanatiques et les fripons forment de gros bataillons, et les
philosophes dispersés se laissent battre en détail : on les égorge
un à un ; et pendant qu'ils sont sous le couteau, ils se brouillent
ensemble, et prêtent des armes à l'ennemi commun. D'Alembert
1. Rousseau passa l'année 17.58 à Montmorencj-.
2. L'article est anonyme, et Saint-Lambert en est l'auteur.
3. Voyez page précédente.
398 CORRESPONDANCE.
fait l)icn de quitter, cl lesaiilrcs font làclieinent de coiitiiiuer. Si
vous avez du crédit sur Diderot et consorts, vous ferez une action
de grand général de les engager à se joindre tous, à marciier
serré, à demander justice, et à ne reprendre l'ouvrage que quand
ils auront obtenu cecju'on leur doit, justice et liberté honnête. Il
est infâme de travailler à un tel ouvrage comme on rame aux
galères. II me semble que les exhortations d'un homme comme
vous doivent avoir du poids : c'est à vous de donner du cœur
aux lûches.
Vous pensez comme il faut dUphigènic en Crimée^; mais ce
n'est pas la première fois que les hadauds de Paris se sont trom-
pés, et ce ne sera pas la dernière.
Vous persistez donc dans le goCit de la physi(iue ; c'est un
amusement pour toute la vie. Vous êtes-vous fait un cabinet
d'histoire naturelle? Si vous avez commencé, vous ne finirez
jamais. Pour moi, j'y ai renoncé, et en voici la raison : un jour,
en soufflant mon fou, je me mis i\ songer pourquoi du bois
faisait de la flamme ; personne ne me l'a pu dire, et j'ai trouvé
qu'il n'y a point d'expérience de physique qui approche de celle-
là. J'ai planté des arbres, et je veux mourir si je sais comment
ils croissent. Vous avez eu la bonté de faire des enfants, et vous
ne savez pas comment. Je me le tiens pour dit, je renonce à être
scrutateur : d'ailleurs je ne vois guère que charlatanisme ; et,
excepté les découvertes de Newton et de deux ou trois autres,
tout est système absurde ; l'histoire de Gargantua vaut mieux.
Ma physique est réduite à planter des pêchers à l'abri du
vent du nord. C'est encore une belle invention que les poêles
dans les antichambres ; j'ai eu des mouches dans mon cabinet
tout l'hiver. Un bon cuisinier est encore un brave physicien ;
cela est rare à Lausanne. Plût à Dieu que le mien pût vous ser-
vir de grosses truites, et que je fusse assez heureux pour i)hilo-
sopher avec vous, le long de mon beau lac, de Lausanne à
Genève !
Recevez les tendres respects du vieux Suisse Voltaire.
3557. — DE M. D'ALEMDEUT.
A Paris, 15 février.
DùIlM'oI 110 VOUS tr;iilo pas mieux, mon cher maître, que ses meilleurs
et ses plus anciens amis. Pendant tout le temps que j'ai été à Lyon et à
1. Voyez la note, lettre 35*9.
ANNÉE 17o8. 399
Genève, je n'en ai pas eu signe de vie. Il faut lui pardonner, comme à
Crispin, à cause de l'habitude^. Je ne sais quel parti il prendra, mais je
sais bien celui qu'il aurait dû prendre. Jusqu'à présent il se borne à dire
qu'il ne peut pas continuer sans moi. Il me semble qu'il devrait dire plus,
mais ce sont ses affaires. Il ne sait pas tous les dégoûts et toutes les tracas-
series qui l'attendent. Au reste, nous n'en sommes pas moins bons amis, et
nous le sommes assez pour que je lui fasse les reproches qu'il mérite de son
silence à votre égard. Vos papiers sont entre mes mains, et n'en sont pas
sortis ; je vous les renverrai, si vous le jugez à propos ; mais vous pouvez
être sûr que je ne les laisserai sortir de mes mains que par votre ordre
exprès.
Vous me demandez si monsieur et madame une telle- ne nous protègent
pas. Pauvre républicain que vous êtes! si vous saviez de quel bureau partent
quelques-unes des satires dont nous nous plaignons I si vous saviez que
l'auteur des Cacouacs est le même que celui de l'Observateur hollandais,
cette insipide satire de nos ennemis et du roi de Prusse en particulier; si
vous saviez enfin que l'auteur des Affiches de province, où nous sommes à
peu près traités de cartouchiens, est le même que celui de la Gazette de
France, et reçoit l'ordre des mêmes ministres, vous sentiriez combien vous
avez raison quand vous dites que vous voyez tout de trop loin. Qu'ils s'a-
dressent aux faiseurs de Cacouacs^, d'Observateur Irès-hollanc/ais, de li-
belles, et de gazettes, pour faire l'Encyclopédie, s'ils veulent que cet ouvrage
se continue.
Il faut que je vous divertisse un moment, au sujet de l'article Fornica-
tion. Quatre évêques se trouvèrent, il y a peu de jours, chez un prince de
l'Église romaine, mon double confrère*; l'article fut mis sur le bureau, lu
et pesé avec attention; on n'y trouva à redire que ces paroles : En faisant
abstraction de la religion^ de la probité même, etc., qui furent vivement
défendues par un des assistants comme irrépréhensibles ; mais ce môme
assistant, homme de tête, comme vous allez voir, trouva un venin bien
caché dans la fin de cet article, sur ce que j'y dis du peu de pouvoir de la
religion pour servir de frein aux crimes. D'autre part, un vieux cacouac de
mes amis m'a dit qu'il avait lu cet article sur le bruit qu'on en faisait, et
qu'il le trouvait très-édifiant et très-favorable à la religion. Cela est un peu
fort, mais à la bonne heure; tout cela prouve que nos fanatiques sentent les
coups sans savoir de quel côté ils viennent.
J'attends avec la plus grande impatience la Profession de foi ; le mot de
votre ami Iluber^ est excellent. Je crois bien que nos sociniens honteux y
auront été fort embarrassés ; et j'imagine que cette Profession de foi mo
1. Crispin rival de son maître, scène xxvi.
2. L'abbé de Berniset M'"® de Pompadour.
3. Vojez une note sur la lettre 3512.
4. Le cardinal de Luynes, né en 1703, mort en 1788.
5. Ce mot n'était pas de Huber, mais de M""= Cramer; voyez les lettres 3545
et 3555.
400 COURESI'ONDANCE.
donnera bien gain de cause, car ou dil (ju'il n'\ a lii-dedans non plus do
consubslanliel ni û'homoousios que dans mon œil ; et vous savez que le
consubslanliel e.'t, en celd^ matière, rcs prorsus subslantialis, comme
disait Newton de quel(|uc cliose ' de mieux. Enfin nous la verrons. Cu-
bières m'a promis de me l'apporter dés qu'il la recevrait. Il ne m'a pas
trop caclié que cet article de la Divinité de qui vous savez embarrasse
un peu les ministres, et qu'ils étaient au fond pour le l'ère. « Ce qu'il y
a de certain, lui dis-je, c'est qu'Arius et Eusèbe de Nicomédie auraient
signé le Catéchisme de Vernet sur cet article, ou plutôt l'auraient condamné,
car leur hérésie consistait uniquement à dire que le Fils était semblable au
Père, mais non le même; et voilà pourquoi les Pères de Nicée les ont ana-
thématisés. Il est vrai qu'ils ont eu leur revanche à Sirmicli et à Rimini. Je
crois que ces deux conciles auraient retranché Vernet de leur communion.
Cubières- finit par me dii'e qu'as.surément on était fort trompé à Genève sur
mon compte, qu'on m'y croyait fort en peine, et qu'on ne savait pas com-
bien je m'y réjouissais à leurs dépens.
Adieu mon très-cher et très-illustre philosophe. On dit que vous jouez
la comédie à Lausanne tant que vous pouvez; celle que nous jouons ici n'est
pas si bonne que la vôtre. L'année 1758 sera remarquable par deux époques
un pou dillérentes, la déroute de V Encyclopédie et de la Sorbonne. Cette
dernière est aux abois; elle refuse de garder le silence sur la Constitution,
et ne veut plus se taire sur ce qu'on a eu tant de peine ii lui faire dire. Il
y a déjà des exilés; la théologie est f...ue!
35.J8. — A M, D'ALEMBERT.
A Lausanne. 10 février.
On doit avoir envoyé la profession de foi à M. de MalesliefLes
pour M. d'AleinbciH ; il doit être content. Les hérétiques se
plaignent modestement qu'on dise qu'ils ont du respect pour
Jésus-Christ : ils prétendent que ce mot de respect est beaucoup
trop faible ; ils ont de la passion, du goût pour lui. A l'égard
des peines éternelles, ils disent qu'on en menace. Cela peut être
regardé comme comminatoire ; cela peut aussi avoir son eflet.
Ainsi tout le monde doit être content. Moi, je ne le suis pas, et
je redemande tous mes articles et les lettres écrites par moi à
M. Diderot.
Je regarderai comme une làdu'lé infâme la faiblesse de tra-
vailler encore au Dictionnaire cncyclopcdique, à moins qu'on n'ob-
tienne une satisfaction aulhonlique.
1. C'est du repos que Newton parlait ainsi.
2. Lisez Lubicrc; voyez lettre 3i8G.
ANNÉE 175 8. 494
3559. — DE M. DIDEROT i.
A Paris, ce 19 février 1758.
Je vous demande pardon, monsieur et cher maître, de ne vous avoir pas
répondu plus tôt. Quoi que vous en pensiez, je ne suis que négligent. Vous
dites donc qu'on en use avec nous d'une manière odieuse, et vous avez raison.
Vous croyez que j'en dois être indigné, et je le suis. Votre avis serait que
nous quittassions tout à fait Y EncylopécUe ou que nous allassions la conti-
nuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci.
Voila qm est à merveille ; mais le projet d'achever en pays étranger est une
chimère. Ce sont les libraires qui ont traité avec nos collègues; les manuscrits
qu^iIs ont acquis ne nous appartiennent pas, et ils nous appartiendraient,
qu au défaut des planches nous n'en ferions aucun usage. Abandonner l'ou-
\ rage, c'est tourner le dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins
qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la déser-
tion de d'Alembert, et toutes les manœuvres qu'ils emploient pour l'empê-
cher de revenir ! Il ne faut pas s'attendre qu'on fasse justice des brigands
auxquels on nous a abandonnés; et il ne nous convient guère de le deman-
der. Ne sont-ils pas en possession d'insulter qui il leur plaît, sans que per-
sonne s'en offense? Est-ce à nous à nous plaindre lorsqu'ils nous associent
dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais? Que
faire donc? ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis,
les poursuivre, et proflter, comme nous avons fait, de l'imbécilhté de noi
censeurs. Faut-il que pour deux misérables brochures nous oubliions ce que-
nous nous devons à nous-mêmes et au public? Est-il honnête de tromper
1 espérance de quatre mille souscripteurs, et n'avons-nous aucun engagement
avec les libraires? Si d'Alembert reprend, et que nous finissions, ne sommes-
nous pas vengés ? Ah ! mon cher maître, où est le philosophe? où est celui qui
se comparait au voyageur du Boccalini 2? Les cigales l'auront fait taire. Je ne
sais ce qui s'ect passé dans sa tête; mais si le dessein de s'expatrier n'y est
pas a cote de celui de quitter V Encyclopédie, il a fait une sottise. Le rè-ne
des mathématiques n'est plus; le goût a changé : c'est celui de l'histoire
naturelle et des lettres qui domine. D'Alembert ne se jettera pas, à l'âge qu'il
a, dans l'étude de l'histoire naturelle : et il est bien difficile qu'il fasse un
ouvrage qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de {'Ency-
clopédie 1 auraient soutenu avec dignité pendant et après l'édition. Voilà ce
qu 11 n a pas considéré, ce que personne n'osera peut-être lui dire, et ce qu'il
entendra de moi: car je suis fait pour dire la vérité à mes amis, et quelque-
fois aux indifférents, ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouirait
en secret de sa désertion : il y verrait de l'honneur, de l'argent, et du repos
a gagner. Pour moi, j'en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramoner.
1. Cette réponse aux lettres 3522 et 3533 parvint à Voltaire le 26 février;
voyez sa note ou apostille sur la lettre 3564.
2. Voyez le discours préliminaire d.'Alzire.
39. — Correspondance. VII. 26
402
COUULSlMJ.NUA.NCli.
Voici le mo.nent de lui M.unlrer combien je lui suis aUaciie, et je ne me
manquerai ni à moi-môme ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas.
Je sais tout ce (pie vous pouvez sur lui, et c'est inutilement que je lui prou-
verai qu'il a tort si vous lui dites qu'il a raison. D'après tout cela, vous
croire/ que je tiens beaucoup à Y Encyclopédie, et vous vous tromperez.
Mon cher maître, j'ai la quarantaine passée; je suis las de tracasseries. Je
crie depuis le matin jusqu'au soir : Le repos, le repos! Et d n'y a guère de
jour que je ne sois tenté d'aller vivre obscur et mourir tranquille au
fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées;
alors que m'importera d'avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos
trois svllabcs ou les trois miennes qui restent? Il faut travailler; .1 aul itre
utile On doit compte de ses talents. Être utile aux hommes! Est-il bien sur
qu'on fasse autre chose que les amuser, et qu'il y ail gran<le différence entre
le philosophe et le joueur de flûte' Ils écoutent l'un et 1 autre avec plaisir
ou (Ipdain et demeurent ce qu'ils sont. Les Athéniens n'ont jamais ete plus
méchants qu'au temps de Socrate, et ils ne doivent peut-être à son existence
nu'un crime de plus. Qu'il v ait là dedans plus dhumeur que de bon sens,
ie le veux, et je reviens à Y rMcyclopé.die. Les libraires sentent aussi bien
que moi que d'Alembert n'est pas un homme facile à remplacer-, mais dsonl
U-op d'inierôt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses, bi
ie peux eM)érer de faire un huitième voh.me, deux fois meilleur que le sep-
tièL je continuerai; sinon,servi(euràl'/-»cj/c/opeV/.: j'aurai perduquinze
ans d; mon temps mon ami d'Alembert aura jeté par les fenè.res une qua-
rantaine de mille francs sur lesquels je comptais, et qui auraient ete toute
ma fortune; mais je m'en consolerai, car j'aurai le repos. Adieu, mon cher
maître- portez-vous bien, aimez-moi toujours. Ne soyez plus fâche, et .ui-
tout ne me redemandez plus vos lettres : car je vous les renverrais et n ou-
blierais jamais celte injure. Je n'ai pas vos articles, ils sont entre les main=,
de d'Alembert, et vous le savez bien.
Je suis pour toujours, avec attachement et respect, monsieur et che.
maître, etc.
3060. -A 31. TUO-NC.IIIN, DK LYON<.
Lausanne, 23 février.
Il n'y a que Dieu qui sache ce que le diable nous promet
cette année. On dit que le diable menace encore d'un nouvel
emprunt dans six mois. Ma foi, à force d'emprunter, on sera
enfin réduit à ne rien payer. Sauve qui peut !
1. Éditeurs de Cayrol cl François.
ANNÉE IToS. 4Q3
3561. - A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTIIA i.
A Lausanne, 24 février 17ô8.
."\fadame, je vois que Votre Altesse sérénissime est d'une dis-
crétion charmante avec nos seigneurs Jes liousards. Je souhaite
qu'ils aient autant de circonspection avec les blés, les moutons
et Jes dindons de vos sujets. S'ils pouvaient vous voler, madame
un peu de vos grâces, un peu de la sagesse de votre esprit, de la
honte et de la beauté de votre âme, ils n'auraient plus rien à
piller de leur vie. Mais Dieu vous délivre d'eux et de leurs sem-
blables, héros ou pillards, battants ou battus! Qu'avez-vous à
laire, madame, de toutes ces querelles, dans lesquelles il n'y a
qua perdre beaucoup et rien à gagner ? Pourquoi vient-on trou-
bler un si doux repos et des vertus si respectables ? Je crois que
la maîtresse des cœurs trouve ce fracas bien horrible, et prie
Dieu de tout son cœur pour la plus prompte des paix possibles.
J'oubliai, madame, dans ma dernière lettre aux liousards, de
parler à Votre Altesse sérénissime de M. de Lujeai, qui a eîi le
bonheur de vous faire sa cour, et qui en est digne. C'est un
homme qui a autant de douceur dans les mœurs que de courage
Daignez me pardonner : quand on a l'honneur de vous écrire
madame, il est bien difficile de penser à d'autres personnes. On
nous a envoyé dans nos douces retraites de prétendues relations
de nouveaux massacres illustres commis à WolfTenbuttel Helm-
stadt auprès de Brème, et de gens arquebuses, ou pendus, ou
décolles à Breslau, et d'une violence commise à Zerbst, et de
l'abbé de Prades martyrisé. Je ne crois rien de tout cela : les
hommes font bien du mal; mais la renommée en dit cent fois
davantage.
Il est vrai, madame, que pendant qu'on s'égorge dans vos
quartiers, nous jouons tout doucement la comédie à Lausanne
II est vrai que dans une heure nous allons jouer une pièce nou-
velle, intitulée Fauime, où il n'est question que d'amour. Je ne la
destine point à Paris ; je ne songe jamais qu'au pays où je suis
et a Votre Altesse sérénissime. Je voudrais bien que notre petit
théâtre fût dans votre palais, au lieu d'être à Lausanne. Gela est
plus doux que le théâtre delà guerre : c'est à madame la duchesse
de Gotha qu'il faut plaire ; c'est elle qui doit juger de nos petits
talents. Je joue les rôles de vieux bonhomme ; mais le rôle le
i- Éditeurs, Bavoux et François.
404 CORRESPONDANCE.
plus flatteur serait d'être aux pieds de Votre Altesse sérénissirae.
Je m'y mets de loin, avec le plus profond respect.
3i;,G-2. — -V MADAME D'ÉPINAI.
Ma belle philosophe, vous êtes un petit monstre, une ingrate,
une friponne ; vous le savez bien ; ce n'est pas la peine de vous
aimer. Je ne vous reproche rien, mais vous savez tout ce que
l'ai à vous reprocher. Venez demain coucher chez nous, si vous
daignez nous faire cet honneur, et si vous l'osez. Venez, ma char-
mante philosophe ! Ah ! ah ! c'est donc ainsi que... fi ! quel infâme
procédé ! Mille respects. V.
35G3. - A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Lausanne, 2o février.
Il ne s'agit point, mon cher et respectable ami, des articles
qu'on m'avait demandés pour le huitième tome de V Encyclopédie ;
ils sont ïi présent entre les mains de d'Alembert : il s'agit de
papiers que Diderot a entre ses mains, au sujet de VaY{u:\e Genève,
cl des Cacouacs.
Il faut que mon àme soit bien à son aise pour retravailler a
Fanime, dans la multiplicité de mes occupations et de mes mala-
dies Nous la jouclmes hier, et avec un nouveau^ succès. Je jouais
Mohadar; nous étions tous habillés comme les maîtres de l'uni-
vers. Je vous avertis que je jouai le bonhomme de père mieux
que Sarrazin : ce n'est point vanité, c'est vérité. Quand je dis
mieux j'entends si bien que je ne voudrais pas de Sarrazin
pour mon sacristain. J'avais de la colère et des larmes, et une
voix tantôt forte, tantôt tremblante; et des attitudes! et un
bonnet ' non, jamais il n'y eut de si beau bonnet. Mais je veux
encore donner quelques coups de rabot, à mon loisir, si Dieu me
prête vie. , .., . •
Oui vous êtes des sybarites, fort au-dessous des Athéniens,
dans le'siècle présent. La décadence est arrivée chez vous beau-
coup plus tût que chez eux ; mais vous leur ressemblez dans
votre inconstance. Vous traitiez le roi de Prusse de Mandrin il y
a six mois; aujourd'hui, c'est Alexandre. Dieu vous bénisse!
Alexandre n'a point fui dix lieues à Molwitz, et n'a point crocheté
1. Voltaire avait déjà fait jouer Fanime vers le commencement de 1757; à
Lausanne.
ANNÉE 175 8. 405
les armoires^ de Darius, pour avoir un prétexte de prendre
l'argent du pays. Peut-être Alexandre aurait récompensé ïlphi-
génie en Crimée, comme il récompensa Cliérile^
Je vous remercie, mon divin ange, de ce que vous faites pour
ces Douglas. C'est vous qui ne démentez jamais votre caractère,
et qui êtes toujours bienfaisant. Voulez -vous bien faire mes
compliments à U. de Chauvelin? Je suis toujours fâché qu'il
s'en retourne par Lj'On ; M. l'abbé de Bernis trouverait fort bon
qu'il passât par les Délices. J'ai reçu trois lettres de lui, dans
lesquelles il me marque toujours la même amitié. M""^ de Pom-
padour a toujours la même bonté pour moi. Il est vrai qu'il y
a toujours quelques bigots qui me voient de travers, et que le
roi a toujours sur le cœur ma chambellanie ; mais je n'en suis
pas moins content dans la retraite que j'ai choisie. Je n'aime
point Aotre pays, dans lequel on n'a de considération qu'autant
qu'on a acheté un office, et où il faut être janséniste ou moliniste
pour avoir des appuis. J'aime un pays où les souverains viennent
souper chez moi. Si vous aviez vu hier f «/urne, vous auriez cabale
pour me faire avoir la médaille. Mais qui donc jouera Énide?
Si c'est la Gaussin, elle a les fesses trop avalées, et elle est
trop monotone. ^1'""= d'Hermenches ^ l'a très-bien jouée. Et que
dirons-nous de la belle fille du marquis de Langalerie, belle
comme le jour ? Et elle devient actrice, son mari se forme, tout
le monde joue avec chaleur. Vos acteurs de Paris sont à la glace.
Nous eûmes après Fanime des rafraîchissements pour toute la
salle; ensuite le très-joli opéra des Troqueurs'', et puis un grand
souper. C'est ainsi que l'hiver se passe : cela vaut bien l'empire
de M""^ Geoffrin, etc.
Il faut ajouter à ma lettre que la déclaration des prêtres de
Genève justifie entièrement d'Alembert. Ils ne disent point que
l'enfer soit éternel, mais qu'il y a dans l'Écriture des menaces de
peines éternelles ; ils ne disent point Jésus égal à Dieu le père ;
ils ne l'adorent point ; ils disent qu'ils ont pour lui plus que du
respect ; ils veulent apparemment dire du goût. Ils se déclarent,
en un mot, chrétiens-déistes.
i. Frédéric II avait crocheté ou fait enfoncer les armoires du roi de Pologne,
à Dresde, le 10 septembre 1756.
2. En lui donnant un soufflet pour chaque mauvais vers.
3. Voyez lettre 3534.
4. Paroles de Yalé, musique de Dauvergne, joué le 30 juillet 1753.
406 CORRESPONDANCE.
3564. — A M. D'ALEiMBERT.
A Lausanne. 2.j fùvrior.
Dieu merci, inoii ciier philosophe, « tuipiter allucinaris, et
magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes ' » sur
les petites intrigues de ce monde. Soyez très-sûr que M""^ de
Pompadour et M. rahbé de IJeruis sont très- loin de se déclarer
contre V Encyclopédie. L'un et l'autre, je vous en réponds, pensent
en philosophes, et agiront hautement dans l'occasion, quand on
le pourra, sans se compromettre. Je ne réponds pas de deux
commis, dont l'un est un fanatique imbécile qui, grâce au ciel,
est beaucoup plus vieux que moi ; et l'autre, un... dont je ne
veux rien dire.
Il y a quatre ou cinq barbouilleurs de papier, et l'auteur de
la Gazette- en est un. C'est un misérable petit bel esprit 'ennemi
de tout mérite. Quelques coquins de cette trempe .se sont associés,
et les auteurs de VEncydopédie ne s'associeraient pas! et ils ne
seraient pas animés du même esprit ! et ils auraient la bassesse
de travailler en esclaves à VEncydopédie, et de ne pas attendre
qu'on leur rende justice, et qu'on leur promotte riionnêto liberté
dont ils doivent jouir ! N'y a-t-il pas trois mille souscripteurs
intéressés à crier vengeance avec eux ? Dès que je fus informé de
l'article Genève et du bruit qu'il excitait, j'écrivis à Diderot, et je
lui mandai qu'il y allait de votre honneur à tout jamais si vous
vous rétractiez. Je lui écrivis aussi un petit billet au sujet du
malheureux libelle des Cacouacs ; je n'ai point eu de réponse. Ce
n'est point paresse, il a écrit au docteur Tronchin, qui tenait la
plume du comité des prédicants de Genève. Je ne suis pas con-
tent de sa lettre h Tronchin ; mais je suis indigné de son impo-
litesse grossière avec moi. Vous pouvez lui montrer cet article de
ma lettre ^
Je veux absolument qu'il vous rende tout ce que je lui ai
écrit sur l'article Genève et sur les Cacouacs, et qu'il remette ces
1. Cette phrase macaroniqup est dans Rabelais, Gargantua, I, xxxix, et dans
Montaigne, Essais, I, xxiv; c'est après eux que Réirnier a dit (satire III, vers 256):
Pardieu, les plus grands clercs ao !(Oiit pas les plus fins.
2. La Gazette de France, rédigée alors par Mcusnier de Querlon, mort en 1780.
3. Je reçois enfin, ce 2t>. une lettre de Diderot. Quel procédé! après deux
mois! et qtielle misère de mollir! lui, esclave des libraires! quelle honte! {Xote
de Voltaire.)
ANNÉE 1758. 407
papiers à M"'<= de Fontaine ou à M. d'Argental, ou à vous, que je
supplie de les rendre à M"^*^ de Fontaine,
Au reste, je n'ai point de terme pour vous exprimer combien
je serai affligé et indigné si vos confrères continuent à écrire
sous la potence. Attendez seulement un an, et il n'y aura qu'un
cri dans le public pour vous engager à continuer en bommes
libres et respectés,
M. de Maleslierbes vous a, je crois, donné la Procession ser-
vetine qu'on lui a envoyée pour vous, Servet, sans doute, aurait
signé cette confession. C'est là une des belles contradictions de
ce monde. Ceux qui ont fait brûler Servet pensent absolument
comme lui, et le disent. On vient d'imprimer le socinianisme
tout cru à \eufcbàtel ; il triomplie en Angleterre ; la secte est
nombreuse à Amsterdam, Dans vingt ans, Dieu aura beau jeu.
Tout ce qu'on a écrit sur des officiers généraux prussiens et
sur l'abbé de Prades est faux ; on ne dit que des sottises. L'abbé
de Prades est aux arrêts pour avoir mandé des nouvelles assez
indifférentes, les seules qu'il pouvait savoir. On traite à Paris les
hommes comme des singes ; ailleurs, comme des ours,
i'orlunatus et ille deos qui novit agrestes.
(ViRG. Georg., II, v. 493.)
J'attends les beaux jours pour aller voir mes Délices. En attendant
nous jouons la comédie, et mieux qu'à Paris : vana absil gloria.
Vive liber et [dix. Il faut que vous fassiez encore un voyage à
Genève.
3565. — A MADAME D'ÉPIxNAI.
Lausanne, 26 février.
Vous, la goutte, madame! Je n'en crois rien; cela ne vous
appartient pas. C'est le lot d'un gros prélat, d'un vieux débau-
ché, et point du tout d'une philosophe dont le corps ne pèse pas
quatre-vingts livres, poids de Paris, Pour de petits rhumatismes,
de petites fluxions, de petits trémoussements de nerfs, passe ;
mais si j'étais comme vous, madame, auprès de M, Tronchin, je
me moquerais de mes nerfs. C'est un bonheur dont je ne jouirai
qu'après le retour du printemps, car je ne crois pas que le se-
crétaire et le chef des orthodoxes veuille jamais venir voir nos
divertissements profanes et suisses. Cependant, madame, j'espère
qu'il vous accompagnera quand nous serons un peu en train,
qu'il y aura moins de neige le long du lac, et que vos nerfs vous
408 CORRESPONDANCE.
pormcltront d'honorer notre ermitage suisse de votre présence.
Il fera pour vous, madame, ce qu'il ne ferait pas pour un vieux
papiste comme moi ; et il sera reçu comme s'il ne venait que
pour nous.
Je vous remercie, madame, de vos gros gobets ; j'en aurai le
soin qu'on doit avoir de ce qui vient de vous.
Permettez que je remercie ici M. Linant'; il n'a pas besoin
de son nom pour avoir droit à mon estime et à mon amitié; et
j'ai connu son mérite avant de savoir qu'il portait le nom d'un
de mes anciens amis. Je conviens avec lui que tout nous vient
du Levant, et j'accepte avec grand plaisir la proposition qu'il
veut bien me faire pour une douzaine de pruniers originaires
de Damas, et autant de cerisiers de Cérasonte. Ils s'accommo-
deront mal de mon terrain de terre à pot, maudit de Dieu ;
mais j'y mettrai tant de gravier et de pierraille que j'en ferai un
petit Montmorency. Je présente mes respects h l'élève de M. Li-
nant, à M. de iMcolaï, qui fait ses caravanes de .Malte près du
lac de Genève. Enfin je présente ma jalousie à tous ceux qui
font leur cour à M""- d'Épi nai.
Au reste, je serais fàcbé qu'on fouettât, comme on le dit,
l'abbé de Prades tous les jours de marché à Breslau : car, après
tout, je n'aime pas qu'on fouette les prêtres.
M""' Denis se joint à moi, et présente ses obéissances à
M""" d'Épinai.
M. de Richelieu est donc renvoyé après M. de Lucé. La cour
est une belle chose !
3566. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Lausanne, 20 février.
Quand j'écris au roi de Prusse et à M. l'abbé de Bernis sur
des choses peu importantes, ils m'honorent d'une réponse dans
la huitaine. J'écrivis à M, Diderot, il y a deux mois, sur une af-
faire très-grave qui le regarde, et il ne me donna pas signe de vie-.
Je demandai réponse par quatre ou cinq ordinaires, et je n'en
obtins point. Je fis redemander mes lettres ; j'étais en droit de
regarder ce procédé comme un outrage ; il a dû me blesser
d'autant plus que j'ai été le partisan le plus déclaré de VEncyclo-
\. Gouverneur du jeune d'Épinai.
2. Le jour même où il écrivait cela, Voltaire reçut la réponse de Diderot ;
voyez la lettre 3559,
ANNÉE 1758. ^^g
Védie; j'ai même travaillé à une cinquantaine d'articles qu'on a
bien voulu ine confier ; je ne me suis point rebuté de la futilité
des sujets qu'on m'abandonnait, ni du dégoût mortel que m'ont
donné plusieurs articles de cette espèce, traités avec la même
ineptie qu'on écrivait autrefois le Mercure galant, et qui désho-
norent un monument élevé à la gloire de Ja nation. Personne ne
s'est intéressé plus vivement que moi à M. Diderot et à son entre-
prise. Plus cet intérêt est ardent, plus j'ai dû être outré de son
procédé.
Je ne suis pas moins affligé de ce qu'il m'écrit enfin an bout
de deux mois. Des engagements avec des libraires ! Est-ce bien à
un grand homme tel que lui à dépendre des libraires? C'est aux
libraires à attendre ses ordres dans son antichambre. Cette en-
treprise immense vaudra donc à M. Diderot environ 30,000 livres '
Elle devait lui en valoir 200,000 (j'entends à lui et à M. d' Vlem-
bert, et à une ou deux personnes qui les secondent) • et s'ils
avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lausanne de
leurs travaux, je leur aurais fait mon billet de 200,000 livres •
et, s'ils étaient assez persécutés et assez déterminés pour prendre'
ce parti, en s'arrangeant avec les libraires de Paris, on trouverait
bien encore le moyen de finir l'ouvrage avec une honnête liberté
et dans le sein du repos, et avec sûreté pour les libraires de
Pans et pour les souscripteurs. Mais il n'est pas question de
prendre un parti si extrême, qui cependant n'est pas imprati-
cable, et qui ferait honneur k la philosophie.
Il est question de ne pas se prostituer à de vils ennemis de ne
pas travailler en esclaves des libraires et en esclaves des'persé-
cuteurs ; û s'agit d'attirer pour soi-même et pour son ouvrao-e la
considération qu'on mérite. Pour parvenir à ce but essentiel
que faut-il faire? Rien ; oui, ne rien faire, ou paraître ne rien
laire pendant six mois, pendant un an. Il y a trois mille sou-
scripteurs ; ce sont trois mille voix qui crieront : « Laissez tra-
vailler avec honneur ceux qui nous instruisentet qui honorent la
nation. » Le cri public rendra les persécuteurs exécrables Vous
me mandez, mon cher et respectable ami, que monsieur le pro-
cureur général a été très-content du septième volume • c'est
deja une bonne sûreté. L'ouvrage est imprimé avec approbation et
pnvikge du roi; il ne faut donc pas soutTrir qu'un misérable^
]. Guil.-Fr.-L. Joly de Fleury, né en 1710; frère aîné d'Omer Jolv de Fleury
nomme maUre Orner de Fleury dans la lettre du 1- octobre 1759. (Cl.) ^'
- Le jésuite Le Chapelain; voyez page 396.
410 CORRESPONDANCi:.
ose prêcher devant l<! roi coiilre la laison iiiii)riiiit'e une fois
avec privilège ; il ne laut donc |)as soiill'rir que l'auteur de Ja Ga-
zette dise dans Jes Affiches de pruvinee que les précepteurs de la
nation veulent anéantir la religion et corrompre les mœurs ; il
ne faut donc pas souflrir qu'un écri\ain mercenaire débite impu-
nément le libelle des Cacouacs.
Ces deux misérables ^ dépendent des bureaux du ministère ;
mais silrement ce n'est pas M. l'abbé de Bernis qui les encourage,
ce n'est pas M""- de Pompadour.
Je suis persuadé, au contraire, que M"" de Pompadour obtien-
drait une pension pour M. Diderot : elle y mettrait sa gloire, et
j'ose croire que cela ne serait pas bien difficile.
C'est à quoi il faudrait s'occuper pendant six mois. Que M. Di-
derot, M. d'Alembert, M. de Jaucourt, et l'auteur de l'excellent
article de la Génération-, déclarent qu'ils ne travailleront plus, si
on ne leur rend justice, si on leur donne des réviseurs malin-
tentionnés ; et je vois évidemment ({ue la voix du public, qui est
la |)lus puissante des protections, mettra ceux qui enseignent la
nation sur le trône des lettres où ils doivent être. Alors M, d'A-
lembert devra travailler plus que jamais; alors il travaillera; mais
ilfautavoir et la sagesse d'être tous unis, et le courage de persister
quelques mois à déclarer qu'on ne veut point travailler sub gladio.
Cen'estpas certainement un grand mal de faire attendre le public;
c'est au contraire un très-grand bien. On amasse pendant ce temps-
là des matériaux, on grave des planches, on se ménage des pro-
tections, et ensuite on donne un huitième volume dans lequel on
n'insère plus les plates déclamations et les trivialités dont les
précédents ont été infectés ; on met à la tête de ce volume une
préface dans laquelle on écrase les détracteurs avec cette noblesse
et cet air de su|)ériorité dont Hercule écrase un monstre dans un
tableau de Lebrun.
En un mot, je demande instamment qu'on soit uni, qu'on
paraisse renoncer à tout, (ju'on s'assure protection et liberté,
(ju'on se donne tout le public pour associé, en lui faisant craindre
de voir tomber un ouvrage nécessaire.
Tout le malheur \ient de ce que M. Diderot n'a pas fait d'a-
bord la même déclaration que .M. d'Alembert. 11 en est encore
1. Querldii et Morcaii.
'2. Albert do Ilaller, savant prosquo niiivcrsel, né à Berne en 1708, mort le
12 décembre 1777. 11 a été injuste envers Voliairo.qui a lini par rélrc envers lui;
yoyez la lettre 2300.
ANNÉE 1758. 411
temps : on viendra à bout de tout, avec l'air de ne plus vouloir
travaillera rien. Du temps et des amis, et le succès est infaillible.
Je suis en droit d'écrire à M""' de Pompadour les lettres les plus
fortes, et je ferai écrire des personnes de poids, si on trouve ce
parti convenable.
Mais un borame qui est capable de passer deux mois sans ré-
pondre sur des clioses si essentielles est-il capable de se remuer
comme il faut dans une telle aflaire?
Je prie instamment M. Diderot de brûler devant M. d'Argental
mon billet sur les Cacouacs, dans lequel je me méprenais sur
l'auteur. J'aime M. Diderot, je le respecte, et je suisfàcbé.
3567. — DE M. D'ALEMBERT.
Paris, 26 février.
Diderot doit vous avoir répondu, mon cher maître. Je ne sais ce qu'il a
fait ni ce qu'il fera de vos lettres. A l'égard de vos articles, ils sont tous
entre mes mains, n'en sont pas sortis, et, comme je vous l'ai mandé, n'en
sortiront que par votre ordre exprès. Si vous persistez à vouloir qu'on vous
les renvoie, j'en ferai un paquet que je remettrai à M. d'Argental. J'y suis
d'autant plus disposé que je persiste dans la résolution de ne plus travailler
à l'Encyclopédie. Au reste, Diderot ne m'avait rien dit de votre lettre, et
je n'ai su que par vous que vous redemandiez vos papiers. Encore une
fois, soyez sur que vous les aurez, au premier mot que vous direz; mais
soyez sûr en môme temps qu'ils ne courent aucun risque d'être jamais
remis à d'autres qu'à vous.
Il est vrai que j'ai fort lieu de me plaindre de Duclos, Dispensez-moi
du détail. L'origine de notre l)rouillerie vient de ce qu'il a voulu faire
mettre dans ['Encyclopédie des choses auxquelles je me suis opposé. Du
reste, on a fait sur notre désunion beaucoup d'histoires qui ne sont pas
vraies. On n'oublie rien pour semer la zizanie entre nous. Ne dit-on pas
dans Paris que vous avez lu, approuvé, et conseillé d'imprimer une des
brochures qu'on a faites en dernier lieu contre nous? J'ai soutenu que cela
n'était pas vrai, et je le soutiendrai contre tous.
M. de Cubières ^ vient de m'envoyer la Profession de foi de Genève,
('omme il serait facile d'embarrasser ces gens-là avec quatre lignes de
réponse! Mais je veux bien me taire, pourvu que les choses en restent là,
et que cette Profession de foi ne soit pas un nouveau prétexte d'injures.
Je ne sais ce que c'est que le prétendu voyage de Jean-Jacques en Hol-
lande. 11 est toujours à Montmorency, haïssant, comme de raison, la nature
humaine.
Adieu, mon cher et grand philosophe; je suis aussi dégoûté de la France
1. Je crois qu'on doit lire Lubière. (Cl.) — Voyez la lettre 348(5.
412 COKUI-SPOXDANCE.
que de Vnncyclopedie. Je trouve bien heureux ceux qui sont à Genève,
surtout quand ils ne sont pas obliges de dire que les ministres croient la
divinité de Jésus-Christ, et les peines éternelles. Vale.
3568. — A S. A. S. LE PRINCE FRÉDÉRIC-GUILLAUME,
MAn GRAVE DE RAinELTIl'.
Lausanne, 'id févriei-.
Que fait Votre Altesse sérénissimc, monsoignenr? Où est-elle
après tant de vicissitudes ? Vous m'avez donné autant d'alarmes,
cette dernière campaG;ne, que vous m'avez inspiré de respect et
d'attachement. Depuis longtemps j'ai reçu des lettres de monsei-
gneur le prince de Prusse et de monseigneur le prince Henri, et
je n'en ai pas reçu de vous; vous savez cependant si votre gloire,
votre santé, votre bonheur, m'intéressent. Je ne suis pas en
peine do la gloire; mais tout le reste m'a donné bien de l'in-
quiétude.
J'ai l'honneur d'écrire à Votre Altesse sérénissime par la voie
de M. Piclet, d'une des meilleures familles de Genève, homme
plein de mérite, capitaine d'un régiment d'infanterie suisse. C'est
le régiment de Diesbacli, celui qui a fait plus que son devoir à
la triste journée de Rosbach, et dans lequel J\I. le capitaine Pictet
s'est toujours fait extrêmement considérer. S'il est assez heureux
pour être souvent auprès de votre personne et pour se signa-
ler sous vos yeux, ce sera un nouveau protecteur que j'aurai
auprès d'un prince à qui je voudrais faire ma cour tout le temps
de ma vie, excepté celui auquel il est occupé à voir tuer des
hommes et h courir parmi les corps morts.
Ne pourrais-jo jamais me flatter, monseigneur, que, quand le
prince aura assez occupé son courage et ses connaissances mili-
taires dans cette guerre funeste, le philosophe, en revenant en
France, daignera passer par ce petit pays roman, par ces bords
agréables du lac do Gonève, où elle verrait un ermite qui la rece-
vrait comme Pliilémon reçut les dieux. Cette route est tout aussi
courte qu'une autre. Le pays mérite d'être vu par Votre Altesse
sérénissime; et si le plus tendre allachement, le plus profond
respect, méritent aussi quelque chose, rermite regarderait votre
passage comme un de ses plus beaux jours. Conservez vos bontés
pour cet ermite.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE -IToS. 413
3569. — A MADAME DU BOCCAGE.
Nouvelle Muse, aimable Grâce,
Allez au Capitole; allez, rapportez-nous
Les myrtes de Pétrarque et les lauriers du Tasse.
Si tous deux revivaient, ils chanteraient pour vous ;
Et, voyant vos beaux yeux et votre poésie,
Tous deux mourraient à vos genoux
Ou d'amour ou de jalousie.
Dunque, o signora, dopo ch' ella avrà veduto il coriiuto sposo
del mare Adriatico, vedrà il padre délia Cliiesa, sarà coronata
nel Campidoglio dalle mani del buoii Benedetto^ Ella dovrebbe
ritornare per la via di Ginevra, e trionfare tra gli eretici, quando
avrà ricevuto'la corona poetica dei santi cattolici. Mailsuo viag-
gio è tutto per la gloria, e, nel suo gran volo, ella trasciirerà i
nostri lieti bencliè umili tetti. Il zio e la nipote baciano affettuo-
samente la mano clie lia scritto tante belle cose, e si raccoman-
dano alla sua benignità con ogni ossequio.
Good journey, Milton's daugliter, Camoens's sister-.
Comptez, madame, que nous ne vous pardonnerons pas de
n'avoir point pris la route de Genève ; mille tendres respects.
3570. — A M. LE COMTE DE TRESSA\.
A Lausanne, 3 mars.
Mon adorable gouverneur, béni soit le sieur Légier ' et ses
consorts, et ses mauvais vers, et sa sottise, puisque tout cela
m'attire tant de bontés de votre part ! Soyez bien sûr que je ne
suis sensible qu'aux marques généreuses de votre amitié, et
point du tout à ces platitudes moitié franc-comtoises et moitié
lotharingiennes. La nation des petits-collets et des petits beaux
esprits de province a été oubliée par M. de Réaumur dans V His-
toire des insectes; ainsi ne prenons pas garde à leur existence.
1. Benoît XIV, qui avait agréé la dédicace de Mahomet, en 1745, mourut le
3 mai 1758.
2. Traduction : Donc, madame, quand vous aurez vu l'époux cornu de l'Adria-
tique, vous verrez le père de l'Église, vous serez couronnée au Capitole par les
mains du bon Benoît. Vous devriez retourner par la route de Genève et triompher
chez les hérétiques après avoir i-eçu la couronne poétique des saints catholiques.
Mais votre voyage est tout pour la gloire, et dans son grand vol, vous franchirez
nos gais mais humbles toits. L'oncle et la nièce baisent affectueusement la main qui
a écrit tant de belles choses, etc. Bon voyage, fille de Milton, sœur de Camoëns.
3. Voyez la lettre 3554.
414 COnnFSPONDANCE.
J'étais fort malade ([iiaïul on nie regala de ces ])eaux vers
dignes d'nne académie de... AI""' Denis les renvoya à Toul, l)ien
cachetés; elle est aussi sensible que moi à la mention que vous
voulez bien faire d'elle. Vous Taimcriez davantage si vous l'aviez
vue jouer avant-hier dans une tragédie nouvelle, sur un très-joli
thécltre, avec de très-bons acteurs dont j'étais le plus médiocre.
Je ne me tirai pourtant pas mal du rôle de vieillard, attendu que
malheureusement je le joue d'après nature. J'aurais bien voulu
que monsieur le gouverneur de Toul nous eût honorés de sa
présence réelle.
Les infamies et les persécutions dont on a alTnblé nos philo-
sophes Diderot et dV\lcml)ert me tiennent plus au cœur que les
beaux vers de M. l'abbé Légior. Je persiste toujours dans mon
idée qu'il faut déclarer qu'on renonce unanimement à VEncyclo-
ptdic jusqu'à ce qu'on soit assuré d'une honnête liberté, et d'un
peu de protection. Trois mille souscri[)teurs se joindront à eux;
ils crieront comme des aveugles, et le cri public est la plus in-
faillible des intrigues et la meilleure des protections.
Vous avez vu sans doute que notre ami d'Alembert, appelé (>',
a, dans l'article Genive, loué beaucoup cette Église calviniste de
n'être pas chrétienne; vous savez que ces prêtres en ont été très-
ébaubis, et qu'ils ont fait une belle profession de foi dans la-
quelle ils résument, pour somme totale, qu'ils ont de la vénéra-
lion pour Jésus, et qu'ils croient en Dieu. Leurs voisins leur
veprochent k présent d'avoir autrefois brûlé Servet, et d'aller
ujourd'hui plus loin que Servet : c'est un bon article pourThis-
oirc des contradictions de ce monde.
Voici le champ de l'histoire des meurtres qui va se rouvrir.
M. le comte de Clermont aura une armée terriblcnuMit délabrée;
son bisaïeul y eût été bien empêché. Qu'aurait dit Louis \IV,
s'il avait vu un marquis de Brandebourg résister mieux que lui
aux trois (juarts de l'Europe? Heureux qui voit du ])ort tout ces
orages !
Je vais planter aux Délices; de là je reviens à Lausanne pour
nos spectacles; cela est plus sensé que d'aller en Allemagne, Je
ne regrette aucun roi, aucun prince; mais je regrette fort le
gouverneur de Toul, pour qui je suis pénétré de la plus tendre
et de la plus respectueuse reconnaissance, et à qui je serai atta-
ché toute ma vie.
\ . Les articles de d'Alembert sont signés d"un 0 dans l'Encyclopédie.
ANNÉE \166. 4,|5
3o7l. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A I.ausanno, :! mars,
Mon cher ange, le porteur est M. de Crommelin, né à Genève,
el homme de tous les pays. Il a vu jouer deux fois Fanime ; il
vous dira s'il aime la pièce, et si nous sommes de hons acteurs.
II vous dira surtout si j'avais un beau bonnet : il y a peu de per-
sonnes dans notre petit pays roman qui soient aussi bons juges
que M, de Crommelin. Je vous enverrai la pièce quand vous
jugerez à propos qu'elle soit jouée, quand vous croirez avoir
trouvé avec le public
ïempora.
yfoUia fa 11(1 i
«
(ViKii. .Hn., lib. ]V, V. '293.)
Et vous la trouverez corrigée, non pas comme je laurais voulu,
mais comme je l'ai pu, au milieu des fatras historiques, de l'em-
barras des ameublements, et des soupers.
Je n'ai pu jouer encore la Femme qui a raison. Il faut que je
retourne à mes Délices pour planter. Je suis encore plus jardi-
nier que poète: c'est que je jouis de mon jardin, et que je suis
privé du ;r/>0(t de Paris. Je porte une terrible envie à M. de Crom-
melin, qui aura le bonheur de vous voir. \.
3572. — A M. DE CIDEVILLE.
A Lausanne, 3 mars.
Je reçois de vous, mon cher et ancien ami, deux lettres char-
mantes; vers et prose, tout me rappelle la bonté de votre cœur
et les grâces de votre esprit. J'aime mieux vous dire bien vite,
et tout simplement, combien j'en suis touché,' que d'attendre
l'inspiration et le moment heureux de faire des vers, pour vous
remercier dignement. D'ailleurs je suis plongé dans les détails
de l'histoire, attendu qu'on va réimprimer cette Histoire générale,
ce portrait des sottises et des horreurs du genre humain pendant
huit à neuf siècles.
Un peu d'histrionage partage encore mon temps. Nous avons
joué une pièce nouvelle sur un très-joli théâtre; M""' Denis a été
applaudie comme M"« Clairon, et elle l'aurait été de môme à
Paris. Je vous avertis, sans vanité, que je suis le meilleur vieux
416 CORUESPONnANCE.
fou ([ii'il y ait dans aucune troupe. Croyez que vous auriez été
bien surpris si vous aviez vu, sur le bord de notre lac, une tra-
gédie nouvelle très-bien jouée, très-bien sentie, très-bien jugée,
suivie de danses exécutées à merveille, et d'un opéra-bufTa en-
core mieux exécuté; le tout par de belles femmes, par des jeunes
gens bien faits, qui ont de l'esprit, et devant une assemblée qui
a du goût. Les acteurs se sont formés en un an; ce sont des
fruits que les Alpes et le mont Jura n'avaient point encore por-
tos. César ne prévoyait pas, quand il vint ravager ce petit coin
de terre, qu'il y aurait un jour plus d'esprit qu'à Rouie.
Comptez que les Iphigènie elles Astarbé^ ne nous épouvantent
pas, et que notre pays roman n'est pas à dédaigner. Je suis mal-
heureusement obligé de quitter tout cela pour aller faire quel-
ques jours le métier de jardinier aux Délices. Chacun a son
Launai-. Je cours du théâtre à mes plants, à mes vignes, à mes
tulipes; et de là je reviens au théâtre, du théâtre à l'histoire, et
de tout cela à votre amitié, qui est la première des consolations.
Les vers du roi de Prusse, dont vous me parlez, étaient four-
rés dans une lettre qu'il m'écrivit trois jours ^ avant la journée
de Rosbach. La date rend les vers très-beaux. Je lui avais gardé
le secret ; mais il a donné lui-même des copies ; et vous savez
que les rois, qui sont les maîtres du bien d'autrui, sont aussi les
maîtres du leur. Ce diable d'homme est, sans contredit, celui de
tous les rois qui fait le plus de vers, et qui donne le plus de ba-
tailles. Nous verrons comment le tout finira.
La canaille de vos convulsionnaires est, sans doute, digne des
petites-maisons; mais il y a eu des corps, des ordres qui méri-
taient d'y être admis. Il faut toujours qu'il y ait en France
quoique maladie éi)idémique, et très-souvent elle tombe sur les
cervelles; si la guerre continue, elle tombera sur les bourses,
j'entends supra loculos.
Vous ne me dites rien du grand abbé''; on parlait d'un voyage
qu'il devait faire au pays roman ; mais il n'osera, ni vous non
plus.
Je vous embrasse avec bien de la tendresse et des regrets.
1. Tragédie de Colardeau, jouée le 27 février 1758.
2. Terre de Cideville, près do Rouen.
3. Lisez vinçfl-sepl jours. La bataille de Rosbach est du 5 novembre 1757; la
lettre du roi de Prusse est du 9 octobre ; voyez n" 3 130.
•i. L'abbé du Rcsncl.
ANNÉE 1758. 4^7
3573.— A MADAME D'ÉPI?sAI.
Samedi matin.
Venez, ma belle philosophe; j'aime mieux Minerve qu'Euterpe,
quoique Euterpe ait son mérite. Honorez-nous, et instruisez-
nous. Vos gens couclieront comme ils pourront. Nous vous atten-
dons demain, le saint jour du dimanche.
3574. — A M. D'ALEMBERT.
Lausanne, 7 mars.
En réponse de votre lettre du 26 de février, homme au-dessus
de votre siècle et de votre pays, renvoyez-moi mes guenilles.
M. d'Argental me les fera tenir comme il pourra, à moins que
vous ne puissiez encore les faire contre-signer Malesherbes. Si
on reprend la charrue mal attelée de V Encyclopédie, et qu'on
veuille de ces articles, je les renverrai corrigés. Je ne cesse d'ex-
horter à tout quitter, à déclarer qu'on ne veut point ramer aux
galères. Je suis convaincu que trois mille souscripteurs vous
redemanderont à grands cris, et que la voix publique sera votre
protection. Si vous êtes unis, si on tient ferme, vous serez maîtres
absolus; sinon on sera esclave des libraires, des censeurs, et
des sots.
Diderot parle de ses engagements avec les libraires-, c'est à
eux à recevoir vos ordres et les siens. Il parle d"ane trentaine de
mille livres; vous en auriez eu deux cent mille si vous aviez
voulu seulement entreprendre l'ouvrage à Lausanne ; et peut-être,
si on s'entendait, si on avait du courage, si on osait prendre une
résolution, on pourrait très-bien hnir ici V Encyclopédie, l'impri-
mer ici aussi bien qu'à Paris, envoyer les tomes à Briasson, qui
ensuite donnerait aux souscripteurs les volumes des planches
qu'on peut graver à Paris, sans que la Sorbonne et les jésuites
s'en mêlent. Si on était assez peu de son siècle et de son pays
pour prendre ce parti, j'y mettrais la moitié de mon bien. J'au-
rais de quoi vous loger tous, et très-bien. Je voudrais venir à
bout de cette affaire, et mourir gaiement.
Berne, Zurich et la Bâta vie crient que la vénérable compagnie
qui s'est fait rendre compte de votre article, et qui, ouï le rapport, a
donné son édlt, est plus que socinienne ; mais cela ne fait aucune
sensation. Nous jouons la comédie à Lausanne, et, par Dieu,
mieux qu'à Paris; et on la joue dans tous les cantons, dans
>^9. — GOUBESPONDANCE. VII. 27
418 CORRESPONDANCE.
tous les villages. Nous avons élahli rcinpire des plaisirs, et les
prêtres sont oubliés.
Plût à Dieu que les encyclopédistes pussent s'établir parmi
nous! Ils seraient reçus à bras ouverts; mais ils n'en sauront ja-
mais jusque-là ; ils resteront à Paris, persécutés et mal payés.
Quels sont les cuistres, les faquins, les misérables, les théo-
logiens qui osent dire que j'ai approuvé ce qu'on a vomi contre
VEncydopèdie, c'est-à-dire contre moi ? Que tout me fait aimer
mou lac ! et que je sens mon bonheur dans toute son utendue!
4 propos, vous avez dit, je ne sais où dans V Encyclopédie, ou du
moins fait entendre que les lettres de Leibnitz, produites par
Kœnig, n'étaient pas de Leibnitz. Wolf les avait vues et recon-
nues, et il me Ta écrit. Comptez qu'on ne vaut pas mieux à
Herli'n qu'à Paris, et qu'il n'y a de bon que la liberté. Qu'est-ce
qu'un citoyen de Genève qui se dit libre, et qui va se mettre au
pain d'un fermier général, dans un bois, comme un blaireau ^ ?
Vale, et me ama.
3575. - A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Lausanne, 7 marî?.
Mon cher ange, êtes-vous couché sur le testament de M. le
cardinal de Tencin? A-t-il laissé quelque chose à son Goussaut?
Yiendrez-vous à Lyon discuter la succession ? Ce serait là une belle
occasion pour M"'" d'Argental de venir consulter Tronchin ; nous
ferions un feu de joie aux Délices, non pas pour la mort de l'oncle^
mais pour le joyeux avènement du neveu. J'ai perdu dans cet
oncle un homme qui, depuis trois mois, s'était lié avec moi de
la manière la plus intime et la plus extraordinaire; mais il n'y
a pas moyen de vous dire comment.
Il suffit que tout le inonde nous redemande Fanimc, et que
nous la rejouons encore demain.
Je persiste, mon cher ange, à conseiller aux encyclopédistes
de s'unir comme des frères, et d'être opiniâtres comme des prêtres ;
de déclarer qu'ils abandonnent tout, et de forcer le public à se
mettre à leurs pieds.
Avez-vous vu le vainqueur de Mahon, qui ne devait pas aller
.sur le Wéser ? Est-il encore fâché contre moi de ce que, M- Denis
1 J -J Rousseau, qui, le 9 avril 1750, avait accepté de M'»« d'Épinai, femme
d'.in lermiei- gùuéral, un asile dans la vallée de Montmorency, à l'Ermilarjc, et en
sortit le 15 décembre 1757.
2. Mort le 2 mars.
ANNÉE 1758. 4^9
étant Irès-maladc des suites de cette ancienne cuisse S je ne l'ai pas
abandonnée pour aller à Strasbourg dans l'antichambre de mon-
sieur le maréchal, qui, en passant, le nez haut, au milieu de deux
haies d'officiers, m'aurait demandé s'il y avait une bonne troupe
dans la ville ? Ce serait pour vous, mon cher ange, que je ferais
cent lieues.
3376. _ A BI. THIERI0T2,
Lausanne, 7 mars 17.j8.
Liron, loir, paresseux, négligent, qui ne songez à rien, M-^ de
Graffigny me mande que vous m'envoyez un histrion qu'elle me
récommande. M. Marin prétend que vous m'avez envoyé le grand
Saladin ou Sala-Heddinl Rien de tout cela. Je n'ai entendu parler
ni de cet envoi, ni de ce comédien. Si vous vous perfectionnez
dans ce beau talent que Dieu vous a donné de n'avoir cure de
rien, vous deviendrez l'homme d'Ésope. Mon cher et ancien ami
un peu des offices de Cicéron, s'il vous plaît, un peu d'attention
dans la société. Parce que vous êtes auprès de la première ba-
ronne chrétienne, et d'une dame pleine de grâces et d'esprit, vous
vous croyez en droit d'abandonner net un pauvre Suisse ': cela
n'est pas d'un bon cœur, et vous trouverez que tant de néghgence
est expressément condamné dans le livre de Amiciiia.
Que deviennent les encyclopédistes? continuent-ils ? ou sont-ils
assez unis, assez fermes pour ne rien faire que quand on leur
rendra justice? Pourquoi le philosophe Duclos est-il brouillé avec
le philosophe d'Alembert? Comment a-t-on reçu le maréchal de
Richelieu? M. de Paulmy va-t-il voir son oncle ? Qui sera arche-
vêque de Lyon? Qui aura le chapeau rouge de ce bon prélat^ Qui
montre à lire à monseigneur le duc de Bourgogne? Qui est secré-
taire d'État de la guerre sous M. de Belle-Isle? Comment vous
portez-vous ? Je vais jouer un beau rôle de vieillard dans Fanime ■
c'est la quatrième représentation. J'ai le plus beau bonnet de la
terre. M- Denis joue mieux que M^'-^ Clairon; et moi, infiniment
mieux que Sarrazin, afin que vous le sachiez. Nous avons appris
à vingt lieues à la ronde à avoir du plaisir; nous avons fait d'une
partie de la Suisse la vallée de Tempe. Interbn vale.
1. Allusion aux suites de l'avanie de Francfort en 1753.
• 2. Pièces inédiles de Voltaire, 1820.
3. Voyez une note de la lettre 3583.
420 CORRIiSPONDANCK.
3:,77. _ A M. DE JIONTPKROUX S
ni^SlDENT DE FRANCE A GENÈVE"-.
Lausanne, 7 mars.
Piiisfiue vous ne pouvez point, monsieur, venir voir repré-
senter Fanime, et que vous vous en tenez à Patipaille, avec la vé-
nérable conipai^nio, avouez du moins que je jouis de la vie à
Lausanne; daignez le certifier à qui il appartiendra. Ajoutez à vos
bontés que je fais ma demeure ordinaire tout près de vous, aux
Délices, route do Lyon à Genève. Je vous supplie, monsieur, de
vouloir'bicn avoir la bonté de donner ce certificat à M. Cathala,
qui l'enverra sur-le-cbamp à mon notaire. Car
Omne lulil punctuin, (lui luiscuiL utile diilci.
(Hou., de Ail. poet., v. 313.)
En vérité, vous auriez omnepundum, si vous étiez témoin de la
manière dont nous jouons Fanime.
Je perds dans le cardinal de Tencin un très-bon ami que je
m'étais fait depuis quelques mois. Les cboscs n'avaient pas tou-
jours été ainsi. On dit que c'est un signe mortel quand les vieil-
lards changent de caractère. Son Éminence ne l'a pas porté loin».
Dieu veuille avoir son àme ! C'était un terrible mécréant, sicutsunt
omncs hujus farinx hominesK Je vous montrerai des choses singu-
lières quand je pourrai avoir l'honneur de dîner avec vous à
mes petites Délices.
Ou va donc s'égorger plus que jamais en Germanie ! Pendant
ce temps-là, nous jouons la comédie; on la joue à Aeufchàtcl, et
on m'attendait à Nyon pour me donner Méropc. 11 n'y a plus de
plaisir^ qu'en Suisse; mais le plaisir le plus ilatteur est de vivre
avec vous, monsieur; et c'est ainsi que pensent vos deux atta-
^^^^^ Voltaire et Denis.
1 Celte lettre, qui se trouve dans Beuchot, a été réimprimée dans le Dernier
Volume des OEuvrcs de Voltaire, I8G2, d'après l'autographe alors en possession de
M. Soliier, de Mantes. ,-..,■ ,~r-
2 Le baron de Montpcroux, comme rapi.cUc VAlmanach royaldo i ,1,1 a liOo,
remplissait les fonctions de résident de France à Genève depuis t ioO. - Mort
ylJ]e commencement de septembre 176o, Montpéroux fut remplacé a Genève par
Hennin.
i. Daus T.cuchoi: porte plus loin. . . ^ , ,• îor .i,<.
4 Rabelais, Ancien prologue du U- livre, 7' almea; Garganlua,\isi'c 1 , tha-
pitrc x.v, dernier alinéa; Vanlaurud, liv. 111, chap. xxv, 1" alinéa.
r,. Dans Beuchot : Il n'y a de p/aisir.
ANNÉE 1738. ^g^
3578. — A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Lausanne, 7 mars.
Je reçois, mon adorable gouverneur, une lettre de l'abbé
Légier, qui ne me paraît pas en effet de la même écriture que
son premier envoi i; mais je peux me tromper. J'étais fort malade,
et je vis à peine la signature. Cette première fois il paraît re-
pentant.
Je prends la liberté devons adresser la réponse que je lui fais.
Il y a quelque apparence qu'elle ne lui parviendrait pas par la
poste, puisqu'il dit n'avoir pas reçu le paquet à lui envoyé.
Je pense que cette noirceur est une affaire finie. Il est pourtant
assez singulier que le maître de la poste dise n'avoir pas reçu ce
paquet renvoyé. Cela pourrait faire croire que le maître de la
poste a été du complot; je n'y entends rien. Vous êtes sur les lieux,
et votre place vous autorise à vous faire rendre compte de cette
malversation du commis des postes, supposé qu'en effet il soit
coupable de la suppression d'un paquet.
Je vous demande bien pardon de toutes les li])ertés que je
prends avec vous; mais, après les extrêmes bontés que vous
m'avez témoignées dans cette affaire où l'on a l'insolence de vous
compromettre, après les marques d'amitié que vous m'avez don-
nées et que je n'oublierai de ma vie, je trouve dans vos bontés
mêmes l'excuse de toutes les peines que je vous donne.
Vous savez la mort du cardinal de Tencin; son chapeau pourra
couvrir la tête de l'abbé de Bernis. Vous voilà actuellement sous
la coupe de y., le gouverneur 2 de Metz. Si, eu se chargeant du
ministère de la guerre, il voulait troquer avec vous de gouver-
nement, ce cerait une bonne affaire.
On assure que les Russes sont maîtres de tout le royaume
de Prusse; que l'armée du prince de Clermont est entre Zell et
Lunébourg, et qu'on s'attend à une bataille. Moi, je n'assure
rien, sinon que je vous serai attaché jusqu'au dernier moment
de ma vie, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnais-
sance. V.
1. Voyez une note de la lettre 355 i.
2. Louis-Marie Fouquet, comte de Gisors, né en 1732, blessé mortellement le
■23 jum 1758, à la bataille de Crevelt.
422 CORRESPONDANCE.
3579. _ A M. TRONCHIX, DE LYON'.
Lausanne, 7 mars.
C'est grand dommage, mon cher monsieur, car on comptait
J)eauroiip sur lui-. On s'attend à des événements qui auraient
donné un grand poids à son opinion et à ses bons offices. Tout
est évanoui. Dites-moi, je vous prie, si ce triste événement ne
retardera pas votre voyage à Paris. Ilmesemblequelaconliancc
qu'il avait en vous peut rendre votre présence nécessaire à Lyon.
Mon ami M. d'Argental n'aura-t-il d'aiUrc part à tout cela que celle
de porter le deuil? Son oncle ne lui a-t-il rien laissé? On dit que
M. de Montferratest son principal héritier. Je concevrais plus
aisément comment on aurait favorisé M""= de Montferrat.
3580. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Lausanne, 12 mars.
Mon cher ange, je viens de lire un volume de lettres de
M"" Aïssé^ écrites à une M"-- Calcndrin de Genève. Cette Circas-
sienne était plus naïve qu'une Champenoise ; ce qui me plaît de
ses lettres*, c'est qu'elle vous aimait comme vous méritez d'être
aimé. Elle parle souvent de vous comme j'en parle et comme j'en
pense.
Vous dites donc que Diderot est un bon homme ; je le crois,
car il est naïf. Plus il est bon homme, et plus je le plains d'être
dépendant des libraires, qui ne sont point du tout bonnes gens,
et d'être en proie à la rage des ennemis de la philosophie. C'est
une chose pitovable que des associés de mérite ne soient ni
maîtres de lcur"ouvrage, ni maîtres de leurs pensées : aussi l'édi-
fice est-il bâti moitié de marbre, moitié de bouc. J'ai prié d'Alcni-
bert de vous donner les articles que j'avais ébauchés pour le hui-
tième volume : je vous supplie de vouloir bien me les renvoyer
contre-signes, ou de les donner à Jean-Robert ïronchin,qui me
les apportera à son retour.
J'avais toujours cru que Diderot et d'Alembert me demandaient
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Le cardinal de Tcncin. ï.,.,.,;„i
3. Circassiennc morte en 17:W, que Voltaire avait connue chez M. de K.uol,
et à laquelle il adressa des vers eu 1732; voyez, tome X les Poésies n^ces,
4. Ces lettres ont été imprimées, pour la première fois, cq 1787, in-lb, avoo
des notes de Voltaire.
ANNÉE 1758. 423
de concert les articles dont on m'envoyait la liste; je suis trôs-
iaché que ces deux hommes, nécessaires l'un à l'autre, soient dé-
sunis, et qu'ils ne s'entendent pas pour mettre le public à leurs
pieds.
Pour moi, je me suis amusé à jouer Fanime et Alzire. Made-
moiselle Clairon, je vous demande pardon, mais vous n'avez ja-
mais bien joué la tirade du troisième acte :
De l'hymen, de l'amour, venge ici tous les droits,
Punis une coupable, et sois juste une fois.
{Alzire, acte III, scène v.)
Pourquoi cela, mademoiselle ? C'est que vous n'avez jamais iié
les quatre vers de la fin, et appuyé sur le dernier : c'est le secret.
Vous n'avez jamais bien joué l'endroit où Alzire demande grâce
à son mari pour son amant, et cela par la même raison. Vous êtes
une actrice admirable, j'en conviens ; mais M"'® Denis a joué ces
deux endroits mieux que vous. Et vous, vieux débagouleur de Sar-
razin, vous n'avez jamais joué Alvarès comme moi, entendez-
vous?
Mon divin ange, depuiscette maudite affaire de Rosbacli, tout
a été en décadence dans nos armées, comme dans les beaux-arts
à Paris. Je ne vois de tous cotés que sujets d'affliction etde honte.
On dit pourtant que M. Colardeau est remonté sur son Astarbé;
je ne sais pas sur quoi nos généraux remonteront. Dieu nous soit
en aide !
Comment se porte M™' d'Argental ? Quelles nouvelles sottises
a-t-on faites ? quel nouveau mauvais livre avez-vous ? quelle nou-
velle misère ? Si vous voyez ce bon Diderot, dites à ce pauvre
esclave que je lui pardonne d'aussi bon cœur que je le plains.
3581. — A M. LINANTi.
A Lausanne, 12 mars.
Quand je lis vos vers séduisants,
Je ressemble aux vieilles coquettes,
Qui, n'osant plus avoir d'amants,
Baissent leurs yeux et leurs cornettes;
Mais si quelque jeune galant
1. Ce M. Linant n'est point de la famille d'un autre Linant, élève de M. de Vol-
taire. (K.) —C'est celui dont il est question dans les Mémoires de M'"'- d'Épinai,
et ci-dessus, lettre 3565.
424 CORRESrOxNDANCE.
Parle d'amour en leur présence,
Adieu sagesse, adieu prudence:
La rage d'aimer leur reprend.
La rago des vers ne me reprend pas tout à fait, monsieur ; je
me contente de sentir le mérite des vôtres. Il est plus aisé que
vous ne le dites de faire entendre raison à mes Suisses de Lau-
sanne : il y a Suisses et Suisses; ceux de Lausanne dillèrent plus
des Petits-Cantons que Paris des Bas-Bretons.
Je reviendrai aux Délices le plus tôt que je pourrai, pour
faire ma cour à M"'" d'Épinai. Ne m'oubliez pas auprès du grand
philosophe, votre pupille, etc.
3582. — A 31. LE BARO.X DE ZUP.LAUBEN<.
A Lausanne, 1 i mars.
Monsieur, il y a longtemps que je respectais votre nom, et
votre Histoire militaire des Suisses^, en France, m'a inspiré pour
votre personne Testime qu'on ne peut lui refuser. Je conviens
avec vous que Benjamin ^^ de Rohan était un grand et digne chef
de parti. Il prenait de l'argent des Espagnols, superstitieux ca-
tholiques, pour faire révolter les calvinistes fougueux de France;
il en prenait ensuite du roi de France pour faire la paix. 11 fai-
sait toujours étaler une grande Bible sur une table dans tous les
cabarets où il couchait; d'ailleurs entendant mieux que personne
la manière dont on faisait la guerre dans ce temps-là. J'ai fait
mention de lui dans une Histoire gcnèrale, au chapitre* du mi-
nistère du cardinal de Richelieu; mais je n'en ai parlé, dans ce
tableau des malheurs de l'univers, qu'autant qu'on le peut d'un
ambitieux suliailerne qui n'a troublé qu'une petite province dans
un coin du monde, et qui n'a pas réussi. Il aurait fait de plus
grandes choses sur un plus grand théâtre, surtout s'il eût em-
ployé contre les ennemis de l'État le génie qu'il employa contre
sa pairie. Les liommesqui n'ont pas changé le destin des États n'ont
aujourd'hui ([u'unc place bien médiocre dans les niches du temple
1. Béat-Fidùlc-Antoine-Jean-Doniinique baron de La Tour Chàlillon-zur-Lau-
ben (sur Lauben), né à Zug le 3 août 1720, mort le 13 mars 1799, militaire au
service de la France, et autour d'un grand nombre d'écrits, la plupart en français.
2. 17Ô1-Ô3, huit volumes in-12.
3. Henri (et non Benjamin) duc de Rohan, prince de Léon, né en 1J79, mort
en 1638.
4. Au chapitre clxxvi ; voyez tome XIII, pages 1-32.
ANNÉE 175 8. 425
de la Gloire, où l'on trouve une foule prodigieuse de guerriers.
On a tant célébré de grands hommes qu'il n'y a prescjue plus
de grands hommes. Cependant, monsieur, si un homme de votre
mérite gratifie le public d'une partie des Mémoires du duc de Rohan
sur la guerre de la Valteline^, je me ferai un plaisir et un honneur
d'obéir à vos ordres, supposé que je trouve par hasard quelque
idée qui ne soit pas tout à fait indigne de vos peines et du service
que vous rendez aux amateurs de l'histoire.
3583. — A M. THIERIOT 2.
Aux Délices, 18 mars.
Je crois, mon ancien ami, que je vous ai dit des injures dans
ma dernière lettre ; j'avais grand tort. Vous aviez envoyé le grand
Sala-Heddin^ chez le bienfaisant Bouret, et le bienfaisant Bouret
me l'avait dépêché. J'ai trouvé mon Curde aux Délices; je le lis
avec plaisir quand j'ai arrangé mon potager, et j'écrirai à Fauteur
quand j'aurai achevé ma lecture. Qui est donc ce M, Marin? II
me semble qu'on se remet un peu à l'érudition orientale ; mais
cela ne durera pas. Malheur à ceux qui voudront entrer dans les
détails de ces Mille et une Nuits historiques! C'est là qu'il faut se
souvenir du précepte de La Fontaine :
Loin d'épuiser une matière,
Il n'en faut prendre que la ileur.
Je vous embrasse,
3584, — A M. L'ABBÉ DE VO.ISENOxX *.
Mars
Mon cher évêque, j'ai été enchanté de votre souvenir et de
votre beau mandement Israélite : on ne peut pas mieux demander
à boire; c'est dommage que Moïse n'ait donné à boire que de
1. Mémoires et Lettres de Henri duc de Rohan sur la guerre de la Valteline,
publiés pour la première fois, Genève (Paris), 1758, trois volumes in-12.
2, Éditeurs, de Cayrol et François.
3, Histoire de Saladin, de Marin, rédacteur de la Gazette de France, connu
surtout par le qu'es-aco? de Beaumarchais. (A. F.)
4. Le Journal encyclopédique du l*^"" juillet 1758, où cette lettre fut publiée,
dit que Voisenon avait signé sa lettre l' Évêque de Montrouge; le motet envoyé
par l'abbé à Voltaire était intitule les Israélites sur la montagne d'Oreb.
426 CORRESPONDANCK.
l'oau à CCS pauvres ^^ons; mais jo me ilallp que vous forez, pour
Pâques prochain, au moins une noce de Cana. Ce miracle est
au-dessus de l'autre, et rien ne vous manquera plus quand vous
aurez apaisé la soif des buveurs de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment. Franrhcment, votre petit ouvrage est très-bien fait et très-
lyrique. Mondonville' doit vous avoir beaucoup d'oJjligalion; et
j'ai plus de soif de vous revoir que vous n'en avez de venir à
mes petites Délices ; mais ce n'est pas aux Délices qu'il fallait
venir, c'est à Lausanne. M""= Denis y a la même réputation que
M"-^ Clairon a dans votre pays. Vous seriez assez étonné de voir
des pièces nouvelles en Suisse, et mieux jouées, en général,
qu'elles ne le seraient à Paris : c'est à quoi nous avons passé
notre hiver, pour nous dépiquer du malheur de nos armées.
Nous vous aurions très-bien logé; nous vous aurions fait man-
ger force gelinottes et de grosses truites ; nous vous aurions
crevé, et M. Tronchin vous aurait guéri. Mais vous n'êtes pas
un prêtre à faire une mission chez nous autres hérétiques;
jamais votre zèle ne sera assez grand pour venir sur notre beau
lac de Genève. Je vous avertis pourtant qu'il y a de très-jolies
femmes ù convertir dans Lausanne. M'"" Denis se souvient tou-
jours de vous avec bien de l'amitié, et n'en compte pas sur vous
davantage. Vous nous écrivez une fois en cinq ans: nous recon-
naissons là les mœurs de Paris; encore est-ce beaucoup que, dans
vos dissipations, vous vous soyez ressouvenu de vos amis, qui
ne vous oublient jamais, et qui savent, autant que vos Parisiennes,
combien vous êtes aimable. Nous ne regrettons pas beaucoup de
choses, mais nous regrettons toujours le très-aimable et très-
volage èvèque de Monlrouge.
3585. — A MADAME D'ÉPINAI.
Jeudi.
Le malade V. présente ses respects à la plus aimable des
convalescentes (et à la plus heureuse, puisqu'elle a Esculapc-
Tronchin à ses ordres). Il aura l'honneur de lui envoyer son
fiacre, et il se flatte qu'elle voudra bien amener un homme *
d'esprit et de bon sens qui a onze ans.
1. Jean-Joseph Cassanéc de Mondonvillo, compositeur de musique, né à Nar-
bonne en 1715, mort en 1773.
2. Le fils de M"'< d'Épinai.
ANNÉE 4 758. 427
3586. — A M. LE COMTE DE TRESSAN.
Aux Délices, 22 mars.
Mon adorable gouyerneur, je suis toujours très-fàché que les
auteurs de V Encyclopédie n'aient pas formé une société de frères ;
qu'ils ne se soient pas rendus libres; qu'ils travaillent comme on
rame aux galères-; qu'un livre qui devrait être l'instruction dos
hommes devienne un ramas de déclamations puériles qui
tient la moitié des volumes. Tout cela fait saigner le cœur ; mais
depuis cinquante ans c'est le sort de la France d'avoir des livres
où il y a de bonnes choses, et pas un bon livre.
Nous sommes dans la décadence des talents, dans ce temps
où l'esprit s'est perfectionné. Au reste, s'il y a de l'esprit en France,
ce n'est pas parmi les gredins qui ont osé abuser de votre nom,
et qui m'ont écrit sous celui du petit séminariste de TouH. Ces
misérables sont encore plus méchants et plus brouillons qu'ils ne
sont bêtes.
Cette première lettre qu'ils m'avaient écrite était datée de
Toul, et ce fut à Toul qu'on la renvoya, comme vous le savez. Il
est clair que le maître de la poste est du complot, puisque le
petit séminariste n'a point reçu le paquet renvoyé, et que je
viens de recevoir une seconde lettre relative à toute cette aven-
ture, dont l'enveloppe est précisément 'de la même main qui
avait écrit la première.
Cette seconde, que je reçois, est d'une main contrefaite ; rien
n'est plus bas et plus méprisable que le style et les choses qu'elle
contient. On y parle de vous d'une manière indécente. Il y a des
vers dignes du cocher de M. de Vertamont. On m'y dit des injures
atroces qui me choquent moins que la manière insolente dont
on y parle de vous. Elle est signée Roquentin. Tout cela est un
ouvrage de canaille. J'ai jeté la lettre au feu; mais je vous envoie
l'enveloppe. Vous pourrez savoir du maître de poste de quel
endroit elle est venue; le timbre, que je ne connais pas, peut
servir d'indice. Il y a certainement dans toute cette aventure
un manège qui doit être découvert et réprimé.
Il y a de grands fous dans le monde; heureusement cette
pauvre espèce-là n'est pas fort dangereuse. Celle qui inonde
l'Allemagne de sang, et qui met tant de familles à la mendicité,
est un peu plus à craindre.
1. Voyez la lettre 35o4.
428 CORRESPONDANCE.
Si vous vous mctloz à voya^'or autour de votre province, mon
cher f^ouvernour, tâchez de prendre le temps où nous jouons des
comédies à Lausanne : nous vous en donnerons de nouvelles,
recreali prsosentia.
Vous vous imc\^inQz donc que j"ai un château près de Lau-
sanne? Nous me laites trop d"honneur; j'ai une maison commode
et bien bAtie dans un faubourg; elle sera château quand vous
y serez. Je fais actuellement le métier de jardinier dans ma petite
retraite des Délices, qui seraient encore plus délices si on avait
le bonheur de vous y posséder.
Conservez vos bontés au Suisse
VoLTAir.E,
3587.— A yi. L'ABLl': AUBERTi,
A PARIS.
Aux Délices, 2'2 mars.
Je n'ai reçu, monsieur, que depuis très-peu de jours, dans
ma campagne où je suis de retour, la lettre i)leinc d'esprit et de
grâces dont vous m'avez honoré, accompagnée de votre livre,
qui me rend encore votre lettre plus précieuse. Je ne sais quel
contre-temps a pu retarder un présent si flatteur pour moi. J'ai
lu vos fables avec tout le plaisir qu'on doit sentir quand on voit
la raison ornée des charmes de l'esprit. 11 y en a quelques-unes
qui respirent la philosophie la plus digne de l'homme. Celles du
Merle, du Patriarche, des Fourmis, sont de ce nombre. De telles
fables sont du sublime écrit avec na'iveté. Vous avez le mérite du
style, celui de l'invention, dans un genre où tout paraissait avoir
été dit. Je vous remercie et je vous félicite. Je donnerais ici plus
d'étendue à tous les sentiments que vous m'inspirez, si le mau-
vais état de ma santé me permettait les longues lettres; je peux
à peine dicter, mais je ne suis pas moins sensible à votre mérite
et à votre présent.
J'ai l'honneur d'être, avec toute l'estime que je vous dois, ctc-
i. Réponse h la lettre 3317.
2. Labbé Aubert repondit à la lettre de Voltaire car les vers que voici :
Ma muse n'est pas assez vaine
Pour espérer, par ses essais,
Égaler les brillants surc'S
Do l'ingénieux La Fontaine:
Elle connaît tout le danger
Du goût décidé qui l'entrnîne ;
Mais tu daignas lencouragcr,
ANNÉE 1758. 429
3J88. — A M. THIERIOT i.
Aux Délices, 22 mars.
Votre lettre du Ik mars, mon cher et ancien ami, m'a fait un
grand plaisir; mais il y a un article qui me fait bien de la peine :
je vois avec douleur que le marquis d'Adliémar fait courir les
Et si son vol est téméraire,
Dès qu'elle t'a déjà su plaire,
Que risque- t-elle à s'y livrer"?
Depuis qu'au pays de la feinto
Un vif penchant me fait errer,
Sans cesse une importune crainte
Devant moi venait se montrer.
Aujourd'hui la douce espérance
Y guide, y ranime mes pas;
Je cède aux séduisants appas
D'une trop flatteuse indulgence.
Eh, comment ne s'enivrer pas
D'un encens que la main dispense?
Je n'ai pas les charmants pinceaux
De l'ami de La Sablière;
Mais sur l'homme et sur ses défauts,
Je puis, dans de riants tableaux.
Répandre à mon tour la lumière,
Et, du sceptre jusqu'au rabot,
Prouver à l'homme qu'il est sot.
Tous les animaux, dans mes fables,
Lions, fourmis, aigles, moineaux.
Peuvent, par quelques traits nouveaux.
Trahir l'orgueil de mes semblables.
Ta voix a chanté des héros;
Mais qu'il soit d'Alhène ou de Rome,
De Pétersbourg ou de Paris,
Tes philosophiques écrits
Font voir que tout héros est homme.
Écoutons ce rustre hébélé
Que fait raisonner La Fontaine :
Il voudrait, plein de vanité,
Que celui qui créa le chêne.
Dans ses œuvres l'eût consulté.
L'homme est plus ou moins entêté
De quelque orgueilleuse faiblesse.
L'apologue fut inventé
Pour corriger avec adresse
Des grands l'insolente fierté,
Des flatteurs l'indigne bassesse.
Des petits l'indocilité.
Heureux si, plein d'un zèle extrême,
Sur les ridicules d'autrui,
Un auteur corrigeait lui-même
Les défauts qu'on remarque en lui !
Mais quoi que l'on en puisse dire,
Fier d'un si glorieux accueil.
On verra croître mon orgueil,
Si mes fables te font sourire.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
430 GORKESPOiNDANCE.
lettres qu'on lui écrit. Je suis en peine de celle dont vous me
parlez. Je ne sais ce que c'est. J'écris d'abondance de cœur et de
plume, et quand on ])arle à un ami on ne croit point parler au
public. D'ailleurs, dWilhémar est grand maître de la maison de
M""= la margrave de Baireuth. Je peux avoir écrit des choses
flatteuses pour le roi son frère, (jui seront mal rerues en France.
Envoyez-moi, je vous prie, copie de cette lettre qui court, et
mettez-moi en repos : car c'est le repos qui est aujourd'hui mon
point fixe. Je le goûte avec volupté, et je ne veux le perdre pour
aucun roi du monde.
Bonsoir, je vous embrasse.
Qu'est-ce que c'est que l'abbé Aubert?
Qu'est devenu le procès de ce Corneilles qui est parent de
Pertharite et non pas de Cinna ?
3589. — A MADAME DE GRAFFIGNY.
Au\ Délices, 22 mars.
Dieu conserve votre santé, madame ! Je vous tiens ce propos,
parce que je suis revenu malade à ma retraite des Délices, et
je sens que, sans la santé, on n'a ni plaisir, ni philosophie, ni
idées.
Si j'étais capable de regretter Paris, je regretterais surtout de
ne me pas trouver à la naissance de la Fille d'Aristide -, et de ne
pas faire ma cour à madame sa mère. Melpomène et Tlialie sont
donc logées dans la même maison? Vous dites que M. de La
Touche ' connaît les livres, et très-peu le monde ; mais c'est le
connaître très-bien que de vivre avec vous. Vous lui apprendrez
comme le monde est fait, et il verra en vous ce que le monde a
de meilleur. Vous le peindrez tous deux : vous, madame, avec
le pinceau de Ménandre, et lui, avec ceux d'Euripide, car vous
voilà tous deux Grecs.
Vous avez voulu mettre un homme juste sur le théâtre ; il a
fallu chercher dans l'ancienne Grèce : nous n'avons eu que
Louis Mil qui ait eu ce beau surnom; Dieu sait comme il le
méritait. Ce titre de Juste fut la définition d'Aristide, et le sobri-
quet de Louis XI H.
1. François Corneille, père de Marie Corneille, intentait un procès à M""= Geof-
frin, à qui Fonlenclle avait légué toute sa fortune.
2. Comédie de M""= de Grani|,'ny, représentée le 29 avril 1758.
3. Guimond de La Touche (Claude), né en 1723, mort le 14 février 1700 ; au.
teur i'Iphigénic en Tauride.
ANNÉE 1758. 431
Quant au très-estimable et très-brillant petit- neveu* du
ministre plus grand que juste de Louis le Juste, je vous félicite
tous deux de ce qu'il vient oublier avec vous les tracasseries de
la cour et de l'armée. Je ne puis pas me vanter à vous de recevoir
de ses lettres, comme vous vous vantez de jouir des charmes
de sa conversation ; il m'a abandonné : c'est depuis qu'il est allé
guerroyer cliez les Cimbres. Il m'avait donné rendez-vous à
Strasbourg ; mais précisément dans ce temps-là une des cuisses
de ma nièce s'avisa de devenir aussi grosse que son corps. Elle
avait déjà été à la mort de cette maladie : c'était une suite de la
belle peur que le roi de Prusse lui avait faite à Francfort, Si tous
ceux à qui il fait peur avaient la cuisse enflée, il faudrait élargir
bien des chausses. Je ne sais si M. le maréchal de Richelieu m'a
trouvé un oncle trop tendre de ne lui pas sacrifier une cuisse
pour le voyage de Strasbourg; mais, depuis ce temps-là, il a eu
la barbarie de ne me plus écrire.
Je me suis dépiqué avec le roi de Prusse, qui est beaucoup
plus régulier que lui ; mais je sens cependant que je ferais plus
volontiers un voyage pour revoir mon héros français que mon
héros prussien.
Je voudrais bien, madame, me trouver entre vous deux; ma
destinée ne le veut pas : elle m'a fait Suisse et jardinier. Je m'ac-
commode très-bien de ces deux qualités. Heureux qui sait vivre
dans la retraite! Gela n'est pas aisé aux grands de ce monde,
mais cela est très-facile pour les petits.
Je me trouve fort bien, et je suis toujours, madame, votre
très-fidèle Suisse.
3590. — A M. TRONCHIN, DE LYON 2.
Délices, 22 mars.
Vous êtes un charmant correspondant, monsieur, un homme
bien attentif, un ami dont je connais tout le prix; vous devez
n'avoir pas un moment à vous, et vous en trouvez pour m'écrire!
Paris ne vous a point gâté, et ne vous gâtera point '.
Si par hasard vous avez quelque occasion de voir M, l'abbé
de Bernis, vous êtes bien homme à lui dire qu'il a en moi le plus
1. j4r>v'ère-pctit-neveu, en admettant que Richelieu fût le fils du mari de sa
mère. (Cl.)
2. Editeurs, de CajTol et François.
3. Tronchin était allé à Paris pour la négociation d'un emprunt.
432 CORRESPONDANCE.
zélé de ses partisans et lo plus attarlir de ses serviteurs ; vous ne
trahirez ni votre conscience ni la mienne. J'espère beaucoup
des ressources de son esprit. Toute notre destinée est entre les
mains de deux aljbés^; Dieu bénira nos armes et nos négocia-
tions.
3o01. — A M. Li: bai; ON DE ZURLAUBE N.
Aux Délices, près de Genève.
Vous me donnez, monsieur, une extrême envie de vous obéir,
mais vous ne pouvez me donner le talent de faire quelque chose
d'heureux qui remplisse votre idée, et qui plaise au public et à
vous. La langue française n'est guère propre aux inscriptions et
aux épigraphes ; cependant, si vous en voulez soulîrir une médiocre
à la tête d'un bon livre, et au bas du poi'trait du duc de Rolian,
en voici une que je hasarde, uniquement pour oljéir à vos
ordres. Puisqu'il s'agit du petit pays et de la petite guerre de la
Yalleline, ne trouvez pas mauvais <jue je trouve le théâtre petit;
c'est assez que votre héros ne le soit pas.
Sur un plus grand théâtre il aurait dû paraître;
Il agit en héros, en sage il écrivit;
Il fut mémo un grand homme en combattant son maître,
Et plus grand loisqu'il le servit.
Vous voudriez, sans doute, de meilleurs vers, monsieur, et
moi aussi ; mais il y a longtemps que j'ai renoncé à rimer. Une
chose à laquelle je sens que je ne renoncerai jamais, c'est aux
sentiments d'estime que je vous dois, et à l'envie de vous plaire.
Pardonnez cette courte prose et ces plats vers à un pauvre
malade.
3592. — A MADAME D'ÉPINAI.
Mars.
Vraiment, madame, vous me faites bien de l'honneur de
croire que je suis assez sage pour inspirer la sagesse. Je serai
seulement le témoin de celle de monsieur votre fils, de tout son
mérite, et de son envie de vous plaire. Je vois bien qu'il vous a
gAtée; vous êtes si accoutumée à le voir au-dessus de son ùge
que quand il s'en rapproche vous êtes tout étonnée. Il vous a
accoutumée à une perfection bien rare; il vous a rendue diffi-
1. L'abbé de Bcrnis et l'abbé de Clcrnionl.
ANNÉE 175 8. 433
cilc. Je serai enchanté de le voir, lui et son aimable mentor. Mais
pourquoi suis-je à la fois si près et si éloigné de la mère? Pour-
quoi me suis-je interdit Genève? Pourquoi ne suis-je plus jardi-
nier? Je devrais vous faire ma cour tous les jours, et je serais le
plus assidu de vos courtisans si mon goût décidait de mes
marches. Mais vous étendez votre empire sur les absents comme
sur les présents. Personne ne sent plus tout votre mérite, ne
vous est attaché plus véritablement et avec plus de respect que
le Suisse V.
3593. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 25 mars.
Vous m'apprenez que je suis mort,
Je le crois, et j'en suis bien aise;
Dans mon tombeau, fort à mon aise,
De vos vivants je plains le sort.
Loin du séjour de la folie,
Des rois sagement séquestré,
J'apprends à jouir de la vie
Du jour que je fus enterré.
Me voilà revenu à mes Délices. Je ne peux pas ôter de la tête
des prêtres l'idée que j'ai été votre complice. Je me recommande
contre eux à Dieu le pire, car, pour le fils, vous savez qu'il a aussi
peu de crédit que sa mère à Genève. Au reste, on peut fort bien
n'être pas l'intime ami de ces messieurs, et vivre tout douce-
ment. Je suis très-fàché que vous ne veniez pas voir vos sociniens
en allant en Italie, très-fâché que vous ayez abandonné VEncyclo-
pèdie, et encore plus fâché que Diderot et consorts ne l'aient pas
abandonnée avec vous. Si vous vous étiez tenus unis, vous don-
neriez des lois. Tous les cacouacs devraient composer une meute •
mais ils se séparent, et le loup les mange. J'ai reçu depuis peu
une lettre du cacouac roi de Prusse; mais j'ai renoncé à lui
comme à Paris, et je m'en trouve à merveille. Allez voir le pape
et tâchez de repasser par les Délices; j'en ai fait un séjour qui
mente le nom qu'elles portent. Je ne crois pas qu'il y ait sur la
terre un être plus libre que moi. Voilà comme vous devriez vivre.
^ ous avez déjà la plus grande réputation que mortel puisse avoir;
mais le roi de Prusse en a aussi, et n'en est pas plus heureux. Je
prie Dieu qu'il n'en soit pas ainsi de vous. Mon grand philo-
sophe, soyez à jamais libre et heureux; je vous aime autant que
je vous estime.
39. — Correspondance. VII. 28
434 CORRESPONDANCE.
3594. - DE FUKDÉUIC II, KOI DK PRUSSE i.
(Grussau, mars l"ô8.)
J'ai reçu volrc leltie de Lausanne, du 22. En vérité, tous les panégyriques
que l'on prononce pendant la vie des princes me paraissent aus=i suspects
que les ox-volo oITerts à des images qui cessent de faire des miracles; et,
après tout qui sont ceux qui apprécient la réputation? Souvent les fautes
de nos adversaires font tout notre mérite. J'ignore s'il y a un Turretin pri-
sonnier ^ il Berlin. Si cela est, il peut retourner à sa patrie sans que 1 Etal
coure le moindre risque. On dit que vous faites jouer la comédie aux Suisses ;
il ne vous manque que de faire danser les Hollandais. Si vous vouliez fau-e
un Akcikia, vous auriez bonne matière en recueillant les sottises qui se font
dans notre bonne Europe. Les gens méritent d'être fessés, et non pas mon
pauvre président, qui pourrait avoir fait un livre sans beaucoup 1 examiner;
mais ce livre n'a fait ni ne fera jamais dans le monde le mal que font es so -
lises héroïques des politiques. S'il vous reste encore une dent, employez-la
à les mordre: c'est bien employé. Les mauvais vers pleuvent ic; mais vos
-rande^ affaires de votre comédie sont trop respectables pour que je veuille
vous distraire par ces balivernes. Adieu. Je suis ici dans un couvent- ou
l'abbe dira des messes pour vous, pour votre âme, et pour vos comédiens.
3595. - A M. LE COMTE D'AUGENTAL.
Aux Délices, 4 avril.
Mon clier et respectable ami, je ne devrais être étonné de rien
à mon âge. Je le suis pourtant de ce testament. Je sais, a n'en
pouvoir douter, que le testateur ' était riiomme du sacre collège
qui avait le plus d'argent comptant. Il y a sept ou huit ans que
l'homme" de confiance dont vous me parlez lui sauva cinq cent
mille livres qui étaient en dépôt chez un homme d'aiïaires dont
le nom ne me revient pas; c'est celui qui se coupa la gorge pour
faire hanqueroute, ou qui fit croire qu'il se l'était coupée On
eut le temps de retirer les cin(i cent mille livres avant cette belle
aventure. ,
Certainement, si M"" de Groléc" ne se retire pas a Grenoble,
1. OEuvres de Frôdéric le Grand, Berlin, 18Ô-2, tome XXIII, pa?;o 19. - Cette
lettre est tirée de la Bibliotlièquc de l'Ermitage de Saint-l'etcrsbourg-.
2. Vovez la lettre 3601. ., ^ ,
3. Frédéric avait alors son quartier général i\ (h-ussau. ou il demeura du
20 mars au IS avril; voyez le dernier alinéa do la lettre 3598.
4. Le cardinal de Tcncin.
5. Tronchin. banquier à Lyon. , „ . ,i
6. La comtesse de Grolée, sœur du cardinal de Tencin et tante de d Argental.
ANNÉE 17o8. 435
si elle reste à Lyon, l'homme de confiance sera l'homme le plus
propre à vous servir ; et vous croyez hien, mon cher ange, que je
ne manquerai pas à l'encourager, quoiqu'un homme qui vous
a vu et qui vous connaît n'ait assurément nul besoin d'aiguillon
pour s'intéresser à vous.
Je suis charmé que M. le maréchal de Richelieu ait exigé
du cardinal, votre oncle, l'action honnête qu'il fit quand il vous
assura une partie de sa pension ; mais s'il faut toujours envoyer
de nouvelles armées se fondre en Allemagne, il est à craindre
qu'à la fin les pensions ne soient mal payées. Heureux ceux dont
la fortune est indépendante ! Je ne reviens point de votre singu-
lière aventure de cette maison dans une île ^ que les Anglais ont
brûlée. Il faut au moins que, par un dédommagement très-légi-
time, la pension vous soit payée exactement.
Je ne sais si M. le maréchal de Richelieu a beaucoup de crédit
à la cour; je crois que vous le voyez souvent. Je ne suis pas trop
content de lui. Je vous ai déjà dit qu'il s'était figuré que je devais
courir à Strasbourg pour le voir à son passage, lorsqu'il alla
commander cette malheureuse armée. M'"" Denis était alors très-
malade ; elle avait la fièvre. Vous vous souvenez que le roi de
Prusse lui avait fait enfler une cuisse- il y a cinq ans; cette
cuisse renflait encore; les maux que les rois causent n'ont point
de fin. M. de Richelieu a trouvé mauvais apparemment que je ne
lui aie pas sacrifié une cuisse de nièce. Il ne m'a point écrit, et
le bon de l'afl'aire est que le roi de Prusse m'écrit souvent. Ce-
pendant je veux toujours plus compter sur M. de Richelieu que
sur un roi. Il est vrai que, dans mon agréable retraite, ni les
monarques ni les généraux d'armée ne troublent guère mon
repos.
Je suis toujours affligé que Diderot, d'Alembert, et autres, ne
soient pas réunis, n'aient pas donné des lois, n'aient pas été
libres, et je suis toujours indigné que V Encyclopédie soit avilie et
défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations
d'écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le Mer-
cure. Voilà mes sentiments, et, parbleu, j'ai raison.
Mille tendres respects à tous les anges. Je vous embrasse
tant que je peux.
1. Les îles de Rhé et d'ALx, qui appartenaient alors à M. d'Argental, avaient
été ravagées par les Anglais. Le roi en a fait depuis l'acquisition. (K.)
2. Voyez la lettre 3589.
436 CORRESPOXDANCii.
3J9G. — A .M. Dli nUL.NLES.
Le pape et moi, mon cher ami, nous sommes encore un peu
en vie. Sa Sainteté pisse, et ma prolanéité ne digère point: mais
je ne suis pas si plaisant que le pape. Son chirurgien s"ai)pelle
Ponce; il sondait Benoît XIV, et Benoît lui disait : « Ah! Ponce,
tu as crucifié le maître, et tu crucifies encore le vicaire. »
Je compte vous venir embrasser dès que ma santé me per-
mettra d'aller à .Monrion. Mille tendres respects à madame votre
femme. Adieu ; aimez vivant celui que vous avez daigné regretter
mort', et comptez que mon àme sera à vous tant quelle sera
dans sou triste étui.
^'0LÏAIIU•:.
:;597. — A M. JIÎA.N SCIIOL" VALO \V.
Aux Drlices, près de Genovo. '20 avril.
Monsieur, je me console du retardement des instructions que
Votre Excellence veut bien m'envoyer, dans l'espérance qu'elles
n'en seront que plus amples et plus détaillées. La création de
Pierre le Grand devient chaque jour plus digne de laltentiou de
la postérité. Tout ce qu'il a créé se perfectionne sous l'empire de
son auguste fille l'impératrice, à qui je souhaite une vie plus
longue que celle du grand homme dont elle est née. Je me ilatte,
monsieur, que ceux qui sont chargés par Votre Excellence du
soin de rédiger ces mémoires n'oublieront ni les belles cam-
pagnes contre les Turcs, ni celles contre les Suédois, ni ce que
votre illustre nation fait aujourd'hui. Plus votre empire sera bien
connu, plus il sera respecté. Il n'y a point d'exemple sur la terre
d'une nation qui soit devenue si considérable en tout genre, en si
peu de temps. Il ne vous a fallu qu'un demi-siècle pour embras-
ser tous les arts utiles et agréables. C'est surtout ce prodige unique
que je voudrais développer. Je ne serai, monsieur, que votre se-
crétaire dans cette grande et noble entreprise. Je ne doute i)as
que votre attachement pour l'impératrice et pour votre patrie ne
vous ait porté à rassembler tout ce qui pourra contribuer à la
gloire de l'une et de l'autre. La culture des terres, les manufac-
tures, la marine, les découvertes, la police publique, la disci-
pline militaire, les lois, les mœurs, les arts, tout entre dans votre
J. On avait fait courir le bruit de la mort do Voltaire j vojez la lettre 3Ô93.
ANNÉE 1758. 437
plan. Il ne doit manquer aucun fleuron à cette couronne. Je
consacrerai avec zèle les derniers jours de ma vie à mettre en
œuvre ces monuments précieux, bien persuadé que la collection
que je recevrai de vos bontés sera digne de celui qui me l'en-
voie, et répondra à la grandeur et à l'universalité de ses vues
patriotiques. J'ai, etc.
3598. —A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTH\i.
A Lausanne, 28 avril.
Madame, quoique les bords du lac de Genève soient très-
beaux, on ne laisse pas d'y être malade ; et c'est ce qui sauve
souvent à Votre Altesse sérénissime des lettres importunes de
ma part. Dieu a bien fait, madame, de me rendre malade ; sans
quoi elle aurait plus de mes lettres qu'elle n'a eu chez elle de
housards. On me flatte qu'elle est délivrée aujourd'hui de ces
hôtes dangereux, et que les dindons de ses sujets sont en sûreté.
J'ignore assez ce qui se passe dans le monde, mais il se pour-
rait faire que les visites des armées auraient beaucoup coûté à
Vos Altesses sérénissimes. L'État de Berne a fort souvent de l'ar-
gent à placer; si elle en avait besoin pour quelques arrange-
ments, et qu'elle voulût, dans l'occasion, m'honorer de ses com-
mandements, je tâcherais de la servir d'une manière dont elle
ne serait pas mécontente. Mais je présume que, malgré les irrup-
tions que son pays a essuyées, la sagesse de sou gouvernement
la met à l'abri des ressources que le gouvernement de France
est toujours obligé de chercher. Je ne cesse d'être étonné, ma-
dame, que le roi de France, qui n'est qu'auxiliaire dans cette
guerre, et dont les troupes ont dû vivre si longtemps aux dépens
d'autrui, ait pourtant emprunté trois cents millions depuis deux
ans, tandis que le roi de Prusse, qui a soutenu les efi'orts de la
moitié de l'Europe depuis le même temps, n'a pas mis un sou
d'impôt sur ses sujets. Tout ce qui s'est passé doit être compté
parmi les prodiges. Gustave-Adolphe fit des choses moins extraor-
dinaires. Puissent ces grands événements être suivis d'une heu-
reuse paix, dont il paraît que tout le monde a grand besoin ! Il
y a malheureusement plus de soldats que de laboureurs. Chaque
puissance a beaucoup perdu, sans qu'aucune ait réellement gagné,
et il ne résultera de toutes ces vicissitudes que du sang répandu
et des villes ruinées.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
438 CORRESPONDANCE.
Le roi de Prusse m'écrivit, il y a un mois, qu'il était on Silé-
sie, dans un couvent avec raljl)é de Prades^ Je ne sais où il est
à présent ; mais moi, madaino, je voudrais être à vos pieds et à
ceux de votre auguste laniilJe.
L'ermite suisse V.
3Ô99. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBO LP.G.
Lausanne, 29 avril.
Ce n'est pointa mon cœur, ce n'est point à mon âme, ce n'est
point à ma main, ce n'est point à mon visage, madame, que vous
devez vous en prendre, si je n'ai pas eu l'honneur do vous écrire
depuis si longtemps; c'est, ne vous déplaise, à mon derrière, qui .
m'a joué de fort cruels tours. On souiïrc de partout, madame,
dans ce monde-ci. Il y a pourtant du bon dans la vie. Le ma-
riage de monsieur votre fils-, par exemple, est une des bonnes
choses que je connaisse. Vingt mille francs de pension pour
épouser sa maîtresse! Il n'y a rien assurément de si bien arrangé
etde si heureux. M""- Denis et moi nous vous en faisons, madame,
les plus sincères compliments. Vous voilà très-heureuse par
monsieur votre fds ; soyez-le toujours par vous-même. Jouissez
d'une santé toujours égale, que vous devrez à votre sage régime
et à votre tranquillité. Quelque chose qui arrive sur les bonis du
Rhin, vers Wésel, soyez contente k l'île Jard; quelques millions
que le roi emprunte, soyez payée de vos revenus : Aoilà ce que
je vous souhaite du meilleur démon cœur. Si vous avez quelques
nouvelles, amusez-vous-en, et daignez m'en amuser; mais ne
perdons ni le sommeil ni l'appétit : supportons les malheurs du
genre humain tout doucement. Adieu, madame. La philosophie
est, après la santé, ce que je connais de mieux. Je vous suis
toujours attaché avec le plus tendre respect.
3G00. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Alix Délices, i mai.
Mon divin ange, j'avoue d'abord que l'envie de vous voir est
très-capable de me faire donner les conseils les plus intéressés.
Je ferais des friponneries pour obtenir de vous un petit voyage
1. Vo3ez la fin de la lettre 3ufli.
2. Avec M""" de Crôvecœur.
ANNÉE 1758. 439
aux Délices ; mais si je suis capable de ne pas écouter un si
grand intérêt, je vous dirai que le vôtre est assurément de faire
un tour à Lyon. Soyez bien sûr que le confident' vous servira
comme vous méritez d'être servi ; mais votre présence fera bien
mieux. Ce serait une façon bien simple, bien honnête, de vous
faire prier par M'"'^ de Grolée de venir la voir. Je suis persuadé
que le confident n'aura pas de peine à lui faire dire qu'elle en
meurt d'envie, quoique, à son âge, on n'ait peut-être d'autre
envie que celle de vivre; mais s'il lui reste quelque étincelle de
bon goût, comment ne souhaitcra-t-ellepas ardemment de vous
avoir quelque temps auprès d'elle ?
Je vous crois bien gauche, mon cher et respectable ami,
quand il s'agit de mitonner un héritage ; mais le confident tra-
vaillera pour vous. Votre unique besogne est de plaire, et c'est à
quoi vous réussissez mieux que personne au monde, sans même
y songer. Le confident sera à Lyon au mois de mai ; plût à Dieu
que vous y fussiez au mois d'août ! Voilà peut-être une belle chi-
mère; mais je ne connais point de vérité qui me fasse autant de
plaisir qu'une si chère illusion. Et pourquoi serait-ce une chi-
mère? Vous sentez bien qu'il n'y a pas de temps à perdre; les
visites qu'on doit à des dames de quatre-vingts ans ne peuvent
guère être difî"érées. C'est à M'"" de Grolée à vous payer de votre
maison de l'île d'Aix ^ puisque le gouvernement ne peut
vous indemniser. M'"« de Crèvecœur a eu vingt mille francs de
pension pour épouser le fils de M-"^ de Lutzelbourg^ Si ou fait
beaucoup de pareils arrangements, il ne reste pas de quoi payer
les maisons brûlées ; il ne restera pas même de quoi empêcher
qu'on en brûle d'autres, s'il est vrai qu'on ait pris les vaisseaux
de M. du QuesneS et si les affaires de terre sont aussi délabrées
qu'on le dit. Cependant a-t-on joué la Fille d'Aristide'^? A-t-on
donné quelque tragédie nouvelle? Recommencc-t-on le travail
de VEncyclopcdie? D'Alembert se laisse-t-il fléchir? Je voudrais
bien savoir où l'on en est, afin de m'arranger pour mes petits
articles.
Mes respects à M""= d'Argental et à tous les anges.
1. Tronchln, banquier à Lyon ; voyez la lettre 3595.
2. Voyez la lettre 3595.
3. Maréchal de camp depuis le commencement de 1748; promu au grade de
lieutenant général vers la fin de 1759.
4. Ange du Quesne (ou le marquis du Quesne), chef d'escadre depuis 1755;
petit-neveu du grand du Quesne. Son père (du Quesne-Monnier), aussi chef d'es-
cadre, eut les deux bras amputés à l;i suite d'un combat sur mer en 1 705.
5. De M"<= de Graffigny.
4i0 CORRESPONDANCE.
3G0I. — A M. TUONCIIIN, DE LYON*.
Délices, 5 mai.
Quoique M. le chevalier des Soupirs m'envoie des triplicala
de son arrivée sur la côte de Coromandel, je tremble pour nos
(iflaires d'Orient et d'Occident. Je voudrais que le Canada fût au
fond de la mer Glaciale, même avec les révérends pères jésuites
de Québec, et que nous fussions occupés à la Louisiane à planter
du cacao, de l'indigo, du tabac ot des mûriers, au lieu de payer
tous les ans quatre millions pour nos nez à nos ennemis les
Anglais, qui entendent mieux la marine et le commerce que
messieurs les Parisiens.
Le roi de Prusse m'a accortlé un congé pour un de vos Gene-
vois prisonniers-; c'est un Turre tin, famille honorée ici presque
comme les Tronchin. Cette petite aventure m'a fait un extrême
plaisir. Je n'ai, Dieu merci, rien à demander pour moi à aucun
roi de ce bas monde, et je suis enchanté d'obtenir pour les
autres.
3G02. — A M. THIEniOT.
Aux Délices, 8 mai.
Mon cher et ancien ami, il me paraît qu'on n'est pas plus
instruit du secret de l'historiographe de toutes les Russics que
de celui de la Pucdle. Ce sont les mystères de mon gouvernement.
Si vous voulez y être initié, vous n'avez qu'à venir dans ma chan-
cellerie; mais je suis bien sûr qu'on ne quitte point déjeunes,
belles et brillantes baronnes chrétiennes-' pour des Suisses héré-
tiques.
L'énigme de M la duchesse d'Orléans' est une attropc-Fonce-
magne. Ce n'est pas la première fois que les belles se sont moquées
des savants. Voici comme ou pourrait lui répondre, en assez
mauvais vers :
Votre énigme n'a point de mot;
Ex])liquei' chose inexplicable,
1. Éditeurs, de Cajrol et François.
'2. Voyez la lettre 3.V.)i.
3. M""^ de ^lontniorency.
4. Louisc-IIcnrictte de Bourbon, mariée, en décembre 17i3, à Louis-Philippe
d'Orléans, alors duc de Chartres; morte le 9 février 1759. L'énigme que cette
princesse avait donnée à deviner à l'auteur à'OEdipe est dans le tome \ {Poésies
mêlées), avec les douze vers ci-dessus.
ANNÉE 1758. 441
Est ou d'un docteur ou d'un sot :
L'un et l'autre est assez sembla'ole.
Mais si l'on donne à deviner
Quelle est la princesse adorable
Qui sur les cœurs sait dominer
Sans chercher cet empire aimable,
Pleine de goût sans raisonner,
Et d'esprit sans faire l'habile,
Cette énigme peut étonner,
Mais le mot n'est pas difficile.
Je serai fort aise que Marmontel, qui a certainement de
l'esprit et du talent, et qu'on a dégoûté fort mal à propos, ait au
moins le bénéfice du MercureK Ce sera un antidote contre les
poisons de Fréron.
Je doute fort que ceux qui vous ont dit que Fréret a mis
Newton en poudre soient des connaisseurs. J'ai lu autrefois le
manuscrit de Fréret ; il fut composé avant que le système de
Newton fût imprimé. Fréret et le jésuite Souciet% autre savan-
tasse, écrivirent tous deux contre Newton, sur un faux exposé
de son système, qui parut alors dans un de ces journaux dont
l'Europe est accablée. Fréret ne savait ce qu'il disait ; j'ignore s'il
l'a mieux su depuis. Je ferai venir ce livre ^ pour le joindre à
tout ce que j'ai sur cette matière.
II y a une excellente histoire* des finances, depuis 1595
jusqu'en 1721. Si vous rencontrez l'auteur, qui est un M. de
Forbonnais, directeur des monnaies, dites-lui que je le fais
contrôleur général des finances.
Pourriez-vous à votre loisir me faire un petit catalogue des
bons livres qui ont paru depuis dix ans? Je crois qu'il sera court ;
mais je veux avoir tout ce qui peut être utile, et même les livres
médiocres dans lesquels il y a du bon : car on peut toujours tirer
aurum ex stercore Ennii.
Intérim vale, et mihl scribe.
1. Le brevet de ce journal venait d'être accordé (fin d'avril) à IMarmontcl, à la
prière de M™" de Pompadour.
2. Etienne Souciet, mort en 17ii; frère aîné de deux autres jésuites.
3. Défense de la Chronologie, etc. (par Nie. Fréret, mort en 17i9); Paris,
i 708, in 4'\
i. Recherches et Considérations sur les finances de France, etc.; lîùle, 1758,
deux volumes in-4''.
•Uà CORRESPONDANCE.
360?.. — A M. LE COMTE D'AU CENT AL.
.\ii.\ Délices, 8 mai.
Mon clior ani;o, il doit y avoir une petite caisse plate, qui
contient quelque chose d'assez plat, à votre adresse, au bureau
des coches de Dijon. Cette platitude est mon portrait. In gros et
gras Suisse, ])arbouilleur en pastel, qu'on m'avait vanté comme
un IJaphaël, me vint peindre à Lausanne, il y a six semaines, en
bonnet de nuit et en robe de chambre. Je fis partir ma maigre
effigie par le coche de Dijon, ou par les voituriers. Une madame
Rameau, commissionnaire de Dijon, s'est chargée de vous faire
tenir ce barbouillage. Je vous demande pardon pour ma face de
carême ; mais non -seulement vous l'avez permis, vous l'avez
ordonné, et j'obéis toujours tôt ou tard h mon cher ange. Est-il
vrai que la Fille d' Aristide le Juste ait été aussi maltraitée par le
parterre parisien que son père le fut par les Athéniens? Cela n'est
pas poli ; heureusement vous aurez bientôt M""^ du Boccage,
qui revient 1, dit-on, avec une tragédie. M"" Geoffrin ne nous
donncra-t-elle rien ?
J'ignore ce qu'on fait sur mer et sur terre. Il paraît que les
chiens de la guerre, comme dit Shakespeare, cessent de mordre
et môme d'aboyer ; les Anglais admirent cette expression. Je
suis toujours émerveillé de ce qui se passe ; celui que vous ap-
peliez tous Mandrin-, il y a deux ans, il y a un an, devient un
homme supérieur à Gustave-Adolphe et à Charles XII, par les
événements. On sera réduit à faire la paix. Dieu nous doit cette
douce humiliation! Cependant nous avons une assez bonne troupe
aux portes de Genève. La nièce et l'oncle vous baisent les ailes.
3G0i. — A M. liERTRAND.
Aux Délices, 9 mai.
Vraiment, mon cher philosophe, il vous est venu là une très-
bonne idée. Vous pouvez donner aisément une cinquantaine
d'articles d'histoire naturelle, et surtout l'article Tremblement de
terre vous est dévolu de droit. Je vais sur-le-champ écrire aux
encyclopédistes, et leur donner part du service que vous voulez
1. D'Italie.
2. Frédéric; voyez la leUrc 3250.
ANNÉE 1713 8. 443
])ien leur rendre. J'insisterai pour qu'on vous envoie les exem-
plaires dcjù imprimés.
J'ai été fort malade à Lausanne. Les Délices réparent un peu
le mal que Lausanne m'a fait. Je ne sais si M. de Freudenreich
ne viendra pas cette année dans nos cantons; je me flatte qu'en
ce cas vous serez du voyage, et que j'aurai l'honneur de recevoir
dans mon petit ermitage les personnes à qui je suis le plus at-
taché. Vous verrez mes petites Délices un peu plus ajustées
qu'elles n'étaient. Je cultive aussi l'histoire naturelle ; mais c'est
en plantant des arbres, en faisant des terrasses, des allées, des
potagers. Je fais plus de cas d'une bonne pêche que de toutes les
coquilles du monde. J'ai reçu votre Gazette italienne des fan-
taisies qui passent par la tête de nous autres écrivains en
Europe. On écrit tant que je suis honteux d'écrire; mais cela
amuse. Quand faudra-t-il envoyer le payement de ce journal ? et
à qui? Je ne sais. Dieu merci, aucune nouvelle ; il me semble
qu'il y a plus de quinze jours qu'on n'a massacré personne. C'est
une époque singulière.
Mille respects, je vous prie, à M. et à M""^ de Freudenreich,
Nous avons une assez bonne comédie aux portes de Genève.
Cette ville n'a point encore de théâtre comme Amsterdam ; mais
quand il y aura quelques millions de plus dans la ville, il faudra
bien alors avoir du plaisir.
Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. V.
3605. —DE M. MARMONTELi.
De Versailles, le 15 mai.
Monsieur, il y avait autrefois un jeune homme que vous aimiez comme
votre enfant, et qui vous respectait comme son père en Apollon. Cet enfant
eut la faiblesse et le malheur de s'éloignerde son père; le ciel l'en punit. Il
fit des Égyptus^ qui tombèrent; il fil d'autres sottises; en un mot, rien ne
lui prospéra.
Dans l'amertume de ses regrets, il dit: «J'irai vers mon père; » et, pour
se présenter avec la robe blanche, il alla se purifier chez les cacouacs. Parmi
ce peuple vertueux et persécuté tout retentissait de votre nom. Ce fils, qui
vous aimait toujours, mêla sa faible voix à ce concert de louanges, et s'écria
comme tout le monde : « Mon père est la lumière de son siècle; il est revêtu
de force et de grâce; il porte d'une main le pinceau de la Poésie, de l'autre
1. Voltaire répondit à cette lettre le 19 mai.
2. Tragédie de Marmontel, jouée le 5 février 1753, non imprimée.
444 CORRESPOND ANC E.
le compas de la Raison; il grave la véritt' sur (J(;s tablos de diainanls; il
trace avec des fleurs les sentiers de l'Art et du Goût; il vole sur les ailes du
Génie. '> Votre fds vous loua, et il fut loué. L'ange de la Prospérité le prit
parla main, le conduisit dans une campagne riante et fertile, et lui dit:
« Voilà le champ que je t'ai réservé; si tu veux que je te donne des mois-
sons abondantes, jette-toi dans le sein de ton père, et obtiens de lui ([u'il
le sème. »
Je suis avec une piét(' filiale, etc.
3(300. — A M. LE COMTK D'ARGKNTAL
Aux Délices, 15 mai.
Je suis chargé, mon cher ange, de vous supplier encore de
vouloir bien donner un petit coup d'aiguillon au rapporteur de
MM. de Douglas. Je plains plus que jamais les plaideurs que
les rapporteurs négligent. Il y a huit ans que M""^ Denis et moi
nous sommes très-négligés dans une aflaire plus grave que
celle de MM. de Douglas. Mon émerveillement dure toujours
que le fils de Samuel • nous ait fait banqueroute, six mois après
avoir pris notre argent, et qu'il ait trouvé le secret de IVicasser
liuil millions, obscurément et sans plaisir. Votre premier pré-
sident-, son beau-frère, ne serait-il pas, entre nous, un peu
engagé par son honneur et par celui de sa place à faire finir
une affaire si odieuse? Le fils d'un banqueroutier, dans notre
Suisse, ne peut jamais parvenir à aucun emploi, à moins d'avoir
payé les dettes de sou père ; mais c'est que nous sommes des
barbares, et vous autres, gens polis, vous donnez vite une belle
charge d'avocat général au fils d'un banqueroutier frauduleux.
Cependant une partie de la succession entre dans les coffres du
receveur des consignations, qui prend d'abord cinq pour cent
par an pour garder l'argent, et qui gagne six pour cent à le l'aire
valoir, le tout pendant vingt années.
Est-ce là faire droit? est-ce là comme on juge?
(Racine, les Plaideurs, acte I, scùno vu.)
Pardon ; je suis un peu en colère, parce que j'ai perdu environ
le ({uart de mon bien en opérations de cette espèce ; mais je ne
dois pas me plaindre devant celui dont les Anglais ont brûlé la
maison.
\. Samuel Bernard.
2. Matthieu-François Mole, premier président du parlement depuis le 12 no-
vembre 1757; né en 1705, mort en 1793.
ANNÉE 175 8. 445
Mon divin ange, je songe à une chose. Si Babet ^ vous pro-
curait une ambassade ! Vous me direz que vous êtes trop honnête
homme pour négocier ; mais il y a des honnêtes gens partout.
Je voudrais que vous relevassiez M. de Chavigny"-. Comptez que
tous nos Suisses seraient enchantés. Que sait-on ? Ce que je vous
dis là n'est point si sot ; pensez-y.
Ma nièce Fontaine est à Lyon ; j'espère qu'elle m'apportera
mes paperasses encyclopédiques. Savez-vous des nouvelles de cette
Encyclopédie? Je les aime mieux que les nouvelles publiques, qui
sont presque toujours affligeantes, .Mille respects à tous les
anges. Je baise toujours le bout de vos ailes.
Le Suisse V.
3G07. — A MADAiVIE DE GRAFFIGNY.
Aux Délices, IG mai.
Je suis bien sensible, madame, à la marque de confiance
que vous me donnez. Nous pouvons nous dire l'un à l'autre ce
que nous pensons du public, de cette mer orageuse que tous les
vents agitent, et qui tantôt vous conduit au port, tantôt vous
brise contre un écueil ; de cette multitude qui juge de tout au
hasard, qui élève une statue pour lui casser le nez, qui fait tout
à tort et à travers : de ces voix discordantes qui crient hosanna le
matin, et crucifuje le soir; de ces gens qui font du bien et du
mal sans savoir ce qu'ils font. Les hommes ne méritent cer-
tainement pas qu'on se livre à leur jugement, et qu'on fasse
dépendre son bonheur de leur manière de penser. J'ai tàté de
cet abominable esclavage, et j'ai heureusement fini par fuir tous
les esclavages possibles.
Quand j'ai quelques rogatons tragiques ou comiques dans
mon portefeuille, je me garde de les envoyer à votre parterre.
C'est mon vin du cru ; je le bois avec mes amis. J'histrionne pour
mon plaisir, sans avoir ni cabale à craindre, ni caprice à essuyer.
Il faut vivre un peu pour soi, pour sa société ; alors on est en
paix. Qui se donne au monde est en guerre ; et, pour faire la
guerre, il faut qu'il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi
on la fait en dupe : ce qui est arrivé quelquefois à quelques puis-
sances de ce monde.
Au reste, les cabales n'empêcheront jamais que vous ne soyez
1. L'abbé, comte de Bernis, ministre des affaires étrangère^.
2. Voyez page 45.
446 CORRKSPONDANCE.
la personne du monde qui a rosprit le plus aimal)le et le meil-
leur goût. Je n'ose vous prier de m'envoyer votre (irecque'; mais
je vous avoue pourtant que les lettres de la mère me donnent
une grande envie de voir la Fille. Comptez, madame, sur la
tendre et respectueuse amitié du Suisse Y.
3G08. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 19 mai.
Mon cher et respectable ami, je bénis actuellement les Anglais
qui ont brûlé volrc maison. Puissiez-vous être payé, cl eux con-
fondus! Pardon de vous importuner de V Encyclopédie. Vous ai-
meriez mieux une tragédie ; mais il faut que je m'adresse à vous,
pour ne pas perdre mon temps. J'ai fait des recherches très-
pénibles pour rendre les articles Histoire et A/o/a/ric intéressants et
instructifs; je Iravaillcà tous les autres. Mon temps m'est très-pré-
cieux. Ce serait me faire perdre une chose irréparable, m'outrager
sensiblement, et donner beau jeu aux ennemis de ï Encyclopédie,
d'avoir avec moi un mauvais procédé, tandis que je me tue à
faire valoir cet ouvrage, et k procurer des travailleurs. Je vous
demande en grâce d'exiger de Diderot une réponse catégorique
et prompte. Je ne sais s'il entend les arts, et s'il a le temps d'en-
tendre le monde. Mon cher ange, vous qui entendez si bien l'a-
uiilié, vous pardonnerez mes imporlunités.
3609. — A M. M AU M ON TEL.
Aux Délice^, 19 mai.
Digne cacouac, fils de cacouac, fdi mi clilecte, in quo benc
complacui-, gr;\ces vous soient rendues pour vous être souvenu
de moi dans votre planète de Mercure ! Quoique je ne sois plus
de ce monde, j'apprends que votre bénéfice, qui n'est pas simple,
est pourtant chargé de grosses pensions. Il y a plus de quinze
ans que je n'ai lu aucun Mercure; mais je vais lire tous ceux qui
paraîtront. Je vous prie de me faire inscrire parmi les souscri-
vants. Quand vous n'aurez rien de nouveau, je pourrai vous
fournir quelque sottise qui ne paraîtra pas sous mon nom, et
qui servira à remplir le volume. Je vous eml)rasse de tout mon
cœur, et je me réjouis avec le public de ce qu'un ouvrage si
1. La Fille d'Aristide.
2. Hic estfilius meus dilectus, in quo niihi bonc complacui. (Matthieu, xvii, 5.)
ANNEE 1758. 447
longtemps décrié est enfin tombé entre les mains d'un véritable
homme d'esprit et d'un philosophe capable de le relever et d'eu
faire un très-bon journal. Adieu ; nos Délices vous font mille
compliments.
2610. — DE CHARLES-THÉODORE,
ÉLECTEUR PALATIN.
3Ianheim. le 23 mai.
Je ne pouvais rien apprendre de plus agréable, monsieur, que le projet
que vous avez fait de venir ici. J'irai le 27 de ce mois à Schwetzingen *,
où je vous aUendrai avec la plus grande impatience. Quel bonheur en effet
de jouir de votre compagnie, et de converser avec un homme tel que vous !
Je m'en fais un tel plaisir d'avance que j'espère bien que votre santé ni les
housards ne me tromperont pas dans mon attente. C'est alors que je pour-
rai raisonner bien plus librement avec le petit Suisse sur les grandes révo-
lutions que nous voyons présentement. Vous connaissez les sentiments de la
parfaite estime que j'aurai toujours pour le pelil Suisse.
Charles-Théodore, électeur.
3611. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 24 mai.
Mon divin ange, je vous envoie de la prose. Vous aimeriez
mieux une tragédie, je le sais bien ; et j'aimerais mieux travailler
pour vous que pour VEncydopklie; mais, entre nous, il est plus
aisé de faire le métier de Diderot que celui de Racine. Je vous
demande en grâce de lire cet article Histoire; il me semble qu'il
y a quelque chose d'assez neuf et d'assez utile ; mais si vous n'en
jugez pas ainsi, j'en jugerai comme vous. J'ai plus de foi à votre
goût que je n'ai d'amour-propre.
Je n'en ai point sur mon portrait, c'est d'amour-propre dont
je parle. Vous dites que le portrait ne me ressemble pas ; vous
êtes la belle Javotte, et moi le beau Cléon. Vous croyez donc
qu'après huit ans^ la charpente de mon visage n'a point changé.
Je vous jure, en toute humilité, que le portrait ressemble. Je le
trouve encore bien honnête à mon âge de soixante-quatre ans ;
et si vous vouliez vous entendre avec mon patron d'Olivet, pour
en faire tirer une copie et la nicher dans l'Académie, au-dessous
de la grosse et rubiconde face de M. l'abbé de Bernis, vous em-
1. Voltaire arriva chez l'électeur vers le milieu de juillet suivant.
2. Voltaire avait Iquitté Paris à la fin de juin 1750; mais il était allé passer
quelques semaines à Plombières, avec d'Argental, en 1754.
448 CORRESPONDANCE.
pêclicricz nos amis les thivols do dire (jifon n'a pas osé nietlre la
mine d'un i)iolanc conmie moi au-dessous du plus gras des abbés.
J'aurais plus de raison, mon clier et respectable ami, de vous de-
mander votre efiigic que vous de demander la mienne; mais
jespère vous voir eu personne. Je ne peux pas concevoir que
M""' de Grolée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir,
et alors je serai un homme heureux. J'aurais bien des choses à
vous dire à présent secreto ; et surtout sur le ridicule dont je suis
ailiiblé de ne pouvoir venir qu'après la paix. Celte aventure est
d'un très-bon comique.
Il est vrai, mon cher ange, que dans les horreurs et les vicis-
situdes de cette guerre, il y a eu des scènes bouiïonnes comme
dans les tragédies de Sbakespcare, Premièrement, le roi de Prusse,
qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français
de ma tragédie de Mèrope, en faisant son traité^ avec l'Angleterre,
et m'envoie ce beau chef-d'œuvre ; ensuite, quand il est battu, et
que les Hanovriens sont chassés d'Hanovre, il veut se tuer : il fait
son paquet; il prend congé en vers et en prose; moi, qui suis
bon dans le fond, je lui mande qu'il faut vivre. Je le conseille
comme Cinéas conseillait Pyrrhus-. J'aurais voulu même (ju'il
se fat adressé à M. le maréchal de Richelieu, pour finir, tout en
cédant quelque chose. Arrive alors l'inconcevable affaire de Ros-
bach ; et voilà que mon homme, qui voulait se tuer, tue en un
mois Français, Autrichiens, et est lé maître des affaires. Cette
situation peut changer demain, mais elle est très-affermie au-
jourd'hui.
Or, maintenant je suppose que les Autrichiens ont intercepté
mes lettres : y a-t-il là de quoi leur donner la moindre inquié-
tude? n'est-ce pas le lion qui craint une souris ? qu'ai-je à faire à
tout cela, s'il vous plaît ? Toutle monde, je crois, souhaite la paix.
Si on empêche de venir dans votre ville tous ceux qui désirent la
fin de tant de maux, il ne viendra chez vous personne. J'avoue
que je voudrais que M. de Staremberg fût bien persuadé que
personne n'a plus applaudi que moi au traité de Versailles, en
qualité de spectateur de la pièce; j'ai battu des mains dans un coin
du parterre.
C'est une chose rare que, le roi Prusse m'ayant tant fait de mal,
les Autrichiens m'en fassent encore. Patience; Dieu est juste. Mais,
en attendant que je sois récompensé dans l'autre monde, votre
1. Le 16 janvier 175G.
2. Voyez page 325.
ANNÉE 1758. 449
ami, le chevalier de Chauvelin, l'ambassadeur, ne pourrait-il pas,
à votre instigation, dire un petit mot de moi à cet ambassadeur
impérial et royal ? Ne pourrait-il pas lui glisser qu'il y a un bar-
bouilleur de papier qui a trouvé son traité admira])lc, et qui dé-
sire d'en écrire un jour les suites heureuses^ ? Ce serait là une
belle négociation ; M. de Chauvelin verrait ce que M. de Starem-
berg pense. Pour moi, je pense que ce monde est fou, et que
vous êtes le plus aimable des hommes.
3612. —A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 2.
Aux Délices, 20 mai.
Madame, le jour même où je reçus la lettre dont Votre Altesse
sérénissime m'honora, j'exécutai ses ordres ; j'écrivis à Berne à un
des principaux membres du conseil. On assembla incontinent la
chambre des iinances. Il se trouva, madame, que dans l'intervalle
de ma première lettre et des ordres reçus d'elle en conséquence,
la chambre des finances de Berne avait prêté àlavilledeBremeiî
quatre-vingt mille écus qu'elle avait à placer. Votre Altesse séré-
nissime voit que toutes les aflaires de ce monde tiennent à bien
peu de chose. Quinze jours plus tôt, l'aflaire aurait eu un succès
aisé et prompt. Je vais me tourner du côté de Genève. L'État n'est
pas riche, il s'en faut bien; mais les particuliers le sont. Il est
vrai que ces particuliers ont, enhuitjoursdetemps, placé quatre
millions en rentes viagères à dix pour cent; cependant il y a en-
core des citoyens qui se croiraient heureux de confier leur argent
à la chambre des finances de Vos Altesses sérénissimes.
Pour donner, madame, un plus plein éclarcissement de la
manière dont les Genevois placent leur argent, je ferai d'abord
observer que, dès qu'il y a un emprunt ouvert en rentes viagères
en France, les pères de famille y placent leur bien, soit sur leur
tête, soit sur celle de leurs enfants. Quand il n'y a point de tels
emprunts, ils prêtent à Paris, à terme, à la caisse des fermiers
généraux du royaume, et retirent actuellement six pour cent de
leur argent ; mais, à la paix, ils n'en retireront que cinq.
Puisse-elle bientôt arriver, cette paix si désirable pour les
peuples et même pour les princes ! La guerre ruine les grands et
les petits, pour enrichir ceux qui pillent les cours et les armées
en les servant. L'Europe gémit, tandis que quelques entrepreneurs
1. Ces suites étaient déjà très-maliieureuses. (Cl.)
2. Éditeurs, Bavoux et François.
39. — COHRESPO\DA\CE. VII.
29
•ioO CORRESPONDANCE.
(le vivres, ou de fourrages, oud'hôpitaux, s'engraissent du malheur
public. On dit que l'armée qu'on appelle de l'empire est morte
d'inanition et qu'il n'en reste rien, que la plupart des soldats sont
retournés chez on\ se faire laboureurs ou janli niers : je voudrais
que tous les soldats du monde prissent ce parti. La terre a plus
besoin d'être cultivée que d'être ensanglantée. Je fais toujours
des vœux, madame, pour le territoire de la Thuringe. Si la féli-
cité des penplcs dépend des vertus des souverains, le pays de Gotha
doit être le plus heureux de la terre.
Je prends la liberté de présenter mon profond respect à mon-
seigneur le duc, et à toute votre auguste famille; je suis enchanté
que la grande maîtresse des cœurs se porte bien ; je me mets aux
pieds de Votre Altesse sérénissime.
U Ermite suisse.
3GI3. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
!'''■ de juin '.
J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Excellence un second cahier,
c'est-à-dire un second essai qui a besoin de vos lumières et de
vos bontés. Ce sont plutôt des matériaux qu'un édifice commencé,
et c'est à vous à daigner me dire si ces matériaux doivent être
employés, et à m'indiqucr les nouveaux qui pourraient me servir.
Il y a un an que je fais des recherches dans toute l'Europe. La
matière est bien belle, mais les cours sont bien rares. Presque
tous ceux qui pouvaient me servir de bouche sont morts, et il
est difficile de démêler la vérité dans la foule des mémoirescon-
tradicloires qui me sont parvenus. On m'a communiqué beaucoup
de petits détails indignes de la majesté de l'histoire et du héros
dont j'écris la vie. Je marche toujours à travers des broussailles
et des épines, pour arriver jusqu'à la personne de Pierre le Grand.
C'est lui que je cherche à rendre toujours grand, jusque dans
les plus petites choses ; et il me semble que cette grandeur re-
jaillit sur son épouse, l'impératrice Catherine.
J'ai pensé qu'il fallait un peu adoucir quelquefois le style sé-
vère qu'imposent les grands objets de la politique et de la guerre,
varier son sujet, l'égayer même avec discrétion et avec mesure,
lui ôlcr l'air insipide d'annales, l'air rebutant de la compilation,
l'air sec que donnent les petits faits rangés scrupuleusement sui-
1. C'est sans doute par erreur que tous les éditeurs ont daté cette lettre de
Ferney, dont, à ce moment, il n'était pas encore question.
ANNÉE 1738. 451
vant leurs dates. Il faut plaire au grand nombre des lecteurs ;
et ce n'est qu'en sachant jeter de l'intérêt et de la variété dans
son ouvrage qu'on peut se faire lire, ou plutôt, monsieur, ce n'est
qu'en vous consultant. Il y aura des défauts qu'il faudra imputer
à la faiblesse de ma santé, à mon âge avancé, et non au défaut
de mon zèle. Je reprendrais de nouvelles forces si je pouvais me
flatter de satisfaire votre cour par mon travail, et surtout l'auguste
fille du héros dont j'écris l'histoire. Peut-être, en lisant les deux
essais que je vous soumets, il vous viendra quelque nouvelle
idée. Vous pouvez, monsieur, me faire fournir quelques pièces
utiles; disposez de moi et du peu de temps qui me reste à tra-
vailler et à vivre.
J'ai l'honneur d'être, avec le zèle le plus empressé, etc.
3614. — A 31. BERTRAND.
Aux Délices, 7 juin.
Je vous remercie, mon cher philosophe, de l'ouvrage^ sur
l'ancienne langue de notre pays roman. Je voudrais seulement
qu'il fût plus long.
Les libraires de Paris me paraissent aussi intéressés que tous
les libraires de ce monde, et je ne sais s'ils entendent bien leurs
intérêts. Il faut que les marchands, associés pour débiter nos
pensées, tiennent un grand conseil dans lequel on décidera, à
la pluralité des voix, s'il est convenable à leur république d'en-
voyer un exemplaire de leur Encyclopédie à un homme qui veut
bien avoir la bonté de travailler pour eux. Briasson, le libraire,
me mande qu'il attend le résultat de ce grand conseil. On a mis
bien des sottises dans V Encyclopédie, les libraires en font de leur
côté ; ainsi va le monde, ainsi vont nos affaires de terre et de
mer. Mille tendres respects à M. et M"'« Freudenreich. Bonsoir,
mon cher philosophe.
Le malade suisse V.
3615. — A M. LE COMTE DE TRESSAN.
7 juiu.
M. de Florian ne sera pas assurément le seul, mon très-cher
gouverneur, qui vous écrira du petit ermitage des Délices; c'est
1. Recherches sur les langues anciennes et modernes de la Suisse, etc., par Éiie
Bertrand; 1758, in-8°.
452 CORin-SPONDANCE.
un plaisir dontj'aiirai aussi ma pari. Il y a bion longtemps que
je n'ai joui de cette consolation. Ma déplorable santé rend ma
main aussi paresseuse que mon cœur est actif; et puis on a tant
de choses ci dire qu'on ne dit rien. Il s'est passé des aventures
si singulières dans ce monde qu'on est tout ébahi, et qu'on se
tait; et, comme cette lettre passera par la France, c'est encore
une raison pour ne rien dire. Quand je lis les Lettres de Cicéron,
et que je vois avec quelle liberté il s'explique au milieu des guerres
civiles, et sous la domination de César, je conclus qu'on disait
plus librement sa pensée du temps des Romains que du temps
des postes. Cette belle facilité d'écrire d'un bout de l'Europe à
l'autre traîne avec elle un inconvénient assez triste : c'est qu'on
ne reçoit pas un mot de vérité pour son argent. Ce n'est que quand
les lettres passent par le territoire do nos bons Suisses qu'on peut
ouvrir son cœur. Par quelque poste que ce billet passe, je peux
au moins vous assurer que vous n'avez ni de plus vieux serviteur,
ni de plus tendrement attaché que moi. Peut-être, quand vous
aurez la bonté de m'écrire par la Suisse, me direz-vous ce que
vous |)ensez sur bien des choses; par exemple, sur V Encyclopédie,
sur la Fille d'Aristide, sur l'Académie française. xM'aurai-je jamais
le bonheur de m'entretenir avec vous ? N'irai-je jamais à Plom-
bières? Pourquoi Tronchin ne m'ordonne-t-il point les eaux?
Pourquoi ma retraite est-elle si loin de votre gouvernement,
quand mon cœur en est si près ?
Mille tendres respects.
Le Suisse Voltaire.
3G16. - A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 7 juin.
Par ma foi, mon grand et aimable indépendant philosophe,
vous devriez apporter votre /))//un?î'V/?/c à Genève. Qui vous em-
pêche de passer par le mont Cenis? Quoi ! parce que quelques
marmottes du pays, en manteau noir, ont signé qu'ils sont d'ac-
cord avec vous dans le fond, et ont un peu biaisé sur la forme,
vous éviteriez de passer par une ville où tous les honnêtes gens
vous estiment et vous considèrent comme ils doivent ! Qui vous
empêche de venir coucher chez M. INeckerS ù la ville, et chez
moi, à la campagne ? Pour moi, je pense que rien ne serait mieux
1. Probablement Charles-Frcdcric Nccker, mort professeur de droit civil à
Genève en ^60; père de Jacques Neckcr, ministre sous Louis XVI.
ANNÉE 1758. 453
pour VOUS et pour les Genevois, Vous feriez voir hardiment que,
clans le siècle où nous sommes, les disputes sur la consubstan-
tialité n'altèrent point l'union des gens sages, et qu"on commence
à devenir plus humain que théologien ; en un mot, pour la ra-
reté du fait, pour l'édification publique, et pour mon plaisir, je
vous prie de passer hardiment par chez nous. S'il y a des sots,
il faut les braver ; et d'ailleurs un sujet, un pensionnaire du roi
de France, un académicien, doit être respecté dans une ville qui
est sous la protection du roi, et qui ne subsiste que par l'argent
qu'elle gagne avec la France, argent dont elle fait cent fois plus
de cas que de Vhomoiousios.
Vous avez fait en digne philosophe de dédier la Dynamique à
un disgraciée Ce n'est pas qu'il entende un mot de votre livre;
mais il sera plus flatté de votre attention qu'il ne l'eût été quand
il donnait des audiences.
Je vous remercie de la bonté que vous avez de me faire par-
venir votre ouvrage. J'en entendrai ce que je pourrai, car j'ai bien
renoncé à la physique depuis qu'aucune académie n'a pu m'ap-
prendre le secret de se laver les mains dans du plomb fondu sans
se faire de mal, secret connu de tous les charlatans; et celui de
chasser les mouches d'une maison, comme font les bouchers
de Strasl)ourg. Si vous savez ces grandes choses, je vous prie de
m'en faire part.
Allez voir faire un pape-, vous ne verrez pas grand'chose; un
bel opéra est plus agréable.
Je suis persuadé que vos voyages ne vous feront pas oublier
V Encyclopédie. Vous l'embellirez aux articles Rome, et Pape, et
Moines, et vous leur direz tout doucement leurs vérités.
J'ai changé ffisîoire ; j'en ai fait un article outrecuidant. S'il
passe, à la bonne heure; sinon, je me passerai bien qu'on l'im-
prime. Mes nièces et l'oncle suisse vous aiment de tout leur cœur.
3617. — DE DIDEROT».
14 juin 1758.
Si je veux de vos articles, monsieur et cher maître, est-ce qu'il peut y
avoir de doute à cela? Est-ce qu'il ne faudrait pas faire le voyage de Genève
et aller vous les demander à genoux, si on ne pouvait les obtenir qu'à ce
1. Le comte d'Argenson.
2. Le 6 juillet 1758, Charles Rezzonico succéda, sous le nom de Clément XIII,
à Benoît XIV, mort le 3 mai précédent,
3. OEuvres complètes de Diderot, édition Assézat, tome XIX, pagre 453.
4)34 CORRESPONDANCE.
prix? Choisissez, écrivez, envoyez, envoyez souvent. Je n'ai pu accepter vos
offres plu^ tôt; mon arrangement avec les libraires est à peine conclu. Nous
avons fait ensemble un beau traité, comme celui du diable et du paysan de
La Fontaine : les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux; mais au
moins ces fouilles me seront assurées. Voilii ce que j'ai gagné à la désertion
de mon collègue. Vous savez sans doute qu'il continuera de donner sa par-
tie mathématique. Il n'a pas dépendu de moi qu'il ne fit mieux. Je croyais
l'avoir ébranlé; mais il faut qu'il se promène. 11 est tourmenté du desir de
voir l'Italie. Qu'il aille donc en Italie; je serai content de lui s'il revient
heureux, etc.
3018. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
].■> juin.
Mon divin ange, ce paquet contient de plats articles pour ce
Dictionnaire encyclopédique. L'article Ilcunvx a pourtant quelque
chose d'intC'ressant, ne fût-ce que par le sujet. Il n'appartient
guère à un homme éloigné de vous de traiter cette matière.
Si vous avez la bonté de donner ces paperasses avec Histoire,
on commence à présent le huitième volume, et votre présent
sera bien reçu. Diderot ne m'a point écrit : c'est un homme dont
il est plus aisé d'avoir un livre qu'une lettre. Il est vrai qu'il n'a
pas trop de temps, et qu'on peut lui pardonner. Ce n'est qu'à la
campagne qu'on a du temps, encore n'en ai-je guère.
Il est toujours bon, mon cher ange, de dire aux auteurs que
leur pièce est bonne. Il n'y a que moi à qui on puisse dire fran-
chement la vérité; d'ailleurs lapièce^ en question est si intriguée,
si chargée, que je n'y comprends plus rien. On dit que les places
du parlement ont été mises au double, et que cela indispose le
public contre l'auteur; il n'y a que le temps qui décide du mérite
des ouvrages. Il faut donc attendre.
Je rends mille grâces à votre aimable ami, au plus aimable
des ambassadeurs 2. Je suis pénétré de reconnaissance pour vous
et pour lui. Sa médiation sera d'autant mieux placée qu'elle
sera seulement refTel de la bonté de son cœur, qu'elle ne paraîtra
point mendiée, qu elle ne pourra embarrasser en rien la personne
à qui cette médiation s'adressera, et que probablement elle sera
très-bien reçue. Rien ne presse; et on peut attendre très-patiem-
ment le
mollia fandi
Tempora.
1. Sans doute la Fille d'Aristide.
2. Cliauvelin.
ANNÉE l7o8. 455
Ce qui me tient beaucoup plus au cœur, c'est que vous veniez
à Ljon, mon cher ange. Il faut absolument que Tronchin, qui
va partir, fasse cette négociation \ et qu'il la fasse de lui-même,
et qu'il y réussisse. Comptez qu'il entend ces affaires-là comme
celles du change. Mon Dieu, le joli coup que ce serait! On est
riche comme un puits. On radote. J'aurais le bonheur de vous
voir. J'ai toujours peur de radoter moi-même en me livrant trop
à mes idées; mais pardonnez-moi la plus douce illusion du
monde.
]y|me (le Fontaine vous rapportera Fanime et la Femme qui a
raison. Si ces misères vous amusent, elles en amuseront bien
d'autres.
Je me flatte que M""^ d'Argental est en bonne santé. Je baise
les ailes de tous les anges.
Je fais mille tendres compliments à M. de Sainte-Palaye ; je
suis aussi honoré qu'enchanté de l'avoir pour confrère ^.
3619. — A aiADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 16 juin.
Vous avez dû, madame, avoir M. le prince de Soubise, qui
probablement a passé par Strasbourg pour aller prendre sa
revanche. M. le comte de Ciermont joue peut-être sa première
partie au moment où je vous écris ^ En attendant, nous payons
les cartes. Permettez-moi de vous demander où est monsieur
votre fils pendant toutes ces aventures. Ne sert-il pas toujours?
N'a-t-il pas été de son lit de mariage à son lit de camp ? Était-il
dans l'armée de Hanau ? Est-il dans l'armée du P»hin ? Je fais tou-
jours des vœux pour sa conservation, pour son avancement, et
pour la tranquillité de votre vie.
J'ai été sur le point, madame, de venir vous faire une visite.
Je promets tous les ans à monseigneur l'électeur palatin de lui
aller faire ma cour. Je viendrais vous demander un lit, et jouir
de la consolation de causer avec vous, si je pouvais faire le
voyage ; mais ma mauvaise santé et ma famille, que j'ai auprès
1. Il s'agissait d'exciter M™'^ de Grolée à engager son neveu d'Argental à la
venir voir à Lyon. Voltaire espérait de cette entrevue des suites avantageuses
pour son ami.
2. Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye, né à Auxerre en 1697, reçu
à l'Académie française en 1758, à la place de Boissy, est mort le l"' mars 1781.
3. Quelques jours plus tard, le 23 juin, Louis de Bourbon-Condé, comte de
Ciermont, fut battu près de Crevait par le prince Ferdinand de Brunswick.
4.jG CORRlîSPONDANCE.
de moi, me retiennent. Dnignez au moins m'apprendre quelques
bonnes nouvelles des bords de votre lUiin, JN'otre lac de Genève
est plus tranquille; on n'y extermine que des truites qui pèsent
Irenle livres; et on y est presque dégoûté de la félicité paisible
qu'on y goûte. Nous sommes trop heureux, et les Allemands et
les Français sont trop à plaindre. Vous n'avez vu dans votre vie
que des niallieurs. Vivez heureuse au milieu de tant de désola-
lions, s'il est possible. Pourquoi donc votre pauvre neveu a-t-il
choisi le voisinage de Lyon pour sa maison de campagne? Que
de misère générale et particulière dans ce monde! Consolez-vous
avec votre très-aimable chanoinesse*, et conservez vos bontés
pour les ermites du lac. V.
3620, — A M. TRONC H IN, DE LYON 2.
Délices, 16 juin.
Vous savez combien je suis flatté de vous voir réussir dans
tout ce que vous entreprenez. Nous savions déjà l'affaire des six
millions ; mais je ne dis à personne que vous êtes chargé de cette
grande affaire ■■^; c'est un triomphe qui ne sera pas longtemps
ignoré. M. de La Bat, votre ami, prétend qu'il sera difflcile aux
Génois de fournir tout d'un coup cette somme, et peut-être la
Suisse, toute Suisse qu'elle est, serait-elle en état de donner ce
que les Génois n'auront pas de prêt. En ce cas, je pourrais, en
qualité de Suisse, mettre mon denier de la veuve dans cette
grande offrande, s'il y avait place dans le tronc.
Il s'en faut bien que nos affaires militaires soient conduites
comme vous traitez les affaires de linance. La marche du prince
Ferdinand de Brunswick et son passage du Pdiin sont un cbef-
d'œuvre de l'art militaire, cl ce n'en est pas un de l'avoir laissé
passer. Voilà un terrible événement.
3621. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 16 juin.
Mon cher ange, je cours grand risque de vous déjilaire, en ne
vous envoyant que la prose pour ÏEncyclopvdie, au lieu de vous
dépêcher des cargaisons de vers pour Clairon et pour Lekain. Je
1. M""" de llruiiialli.
2. Ediieurs, do Cayrol et François.
3. Voyez le post-scriptum do la lettre 3624.
A>,"x\ÉE IToS. 457
fais partir, sous l'enveloppe de M. do Cliauvelin, Imagination et
Idolâtrie; ce sont deux morceaux qui m'ont coûté bien de la peine.
C'est une entreprise hardie de prouver qu'il n'y a point eu d'ido-
iàtres. Je crois la chose prouvée, et je crains de l'avoir trop dé-
montrée. C'est à vous à protéger les vérités délicates que j'ai dites
dans les articles Idolâtrie et Imagination. Elles pourront passer au
tribunal des examinateurs, si elles ne sont pas annoncées sous
mon nom. Ce nom est dangereux et met tout bon théologien en
garde.
Enfin,
. . . . nostrorum sermonum candide jndex,
(HoR., lib. I, cp. IV.)
voyez si vous pouvez avoir la bonté de donner ces articles à
Diderot, Je vous ai déjà envoyé celui d'Histoire par M. de Chau-
velin ; tout cela composerait un livre. J'ai sacrifié mon temps à
VEncyclopédie; je ne plaindrai pas mes peines si le livre devient
meilleur de jour en jour, et je souhaite que mes articles soient
les moins bons.
Peut-être est-ce prendre bien mal son temps de vous parler de
ce qui ne peut occuper que des philosophes, tandis qu'il se passe
tant de choses qui doivent intéresser tout le monde.
Je me flatte au moins que vous n'avez de maison ni à Saint-
Malo^ ni sur les bords du lUiin.
Puisse M. le comte de Clermont battre les Hanovriens !
Puissent les Anglais, qui sont descendus près de Saint-Malo, ne
pas retourner chez eux ! Et puissiez-vous approuver et faire ap-
prouver///sfo/'/'é', Idolâtrie, Imagination! Je n'en ai plus, de celte
imagination ; mais les sentiments qui m'attachent à vous sont
plus vifs que jamais.
J'ajoute encore un petit mot sur ma triste figure. Je vous jure
que je suis aussi laid que mon portrait; croyez-moi. Le peintre
n'est pas bon, je l'avoue ; mais il n'est pas flatteur. Faites-en faire,
mon cher ange, une copie pour l'Académie, Qu'importe, après
tout, que l'image d'un pauvre diable, qui sera bientôt poussière,
soit ressemblante ou non ? Les portraits sont une chimère comme
tout le reste. L'original vous aimera bien tendrement tant qu'il
vivra.
t. Le 5 juin, les Anglais mouillèrent à Cancale près de Saint-Malo, et débar-
quèrent le lendemain quatorze à quinze mille hommes pour assiéger cette ville;
mais ils se rembarquèrent les 12, 13 et 14 du même mois.
458 CORRESPONDANCE.
302-2. — A ^]. LK COMTi: D' ARC KM AL.
Aux Délices. 21 juin.
Premièrement, mon divin ange, le confident Troncliin fera
sa principale occupation tle ménager mon bonheur, c'est-à-dire
de vous attirer à Lyon; et je veux absolument croire qu'il en vien-
dra à bout.
Quant à la négociation d'un très-aimable ambassadeur*, je
n'en connais pas de plus facile, et je vous aurai la plus grande
obligalioii, à vous et à lui, du petit mot, en général, qu'il veut
bien avoir la bonté de dire de lui-même. Il peut très-aisément,
et sans se compromettre, encourager les sentiments favorables
qu'on 2 me conserve; il peut faire regarder comme une chose
honnête, et môme honorable, de recevoir un ancien camarade en
poésie, en Académie, et non pas en visage. Il y a du mérite, il y
a de la gloire à faire certaines actions, et tout cela peut être re-
présenté sans être mendié, et sans autre dessein que de vouloir
échauffer, dans le cœur d'un homme qui se pique de sentiments,
les bontés dont votre aimable ambassadeur lui donne l'exemple.
C'est d'ailleurs un plaisir de dire à un auteur que je suis un des
plus ardents partisans de sa pièce ', et que je la prône partout. Je
ne veux point qu'on me donne un éloge. Je ne veux rien, mais
je désire ardemment que votre ancien ami parle à votre ancien
ami comme vous parleriez vous-même, et je vous prie de remer-
cier d'avance votre ambassadeur.
Il faut que je vous confie, mon cher ange, que je vais passer
quelques jours à la campagne, chez monseigneur l'électeur pa-
latin. Je laisserai mes nièces se réjouir et apprendre des rôles de
comédie pendant ma petite absence. Je ne peux remettre ce
voyage ; il faut que , pour mon excuse , vous sachiez que ce
prince m'a donné les marques les plus essentielles de sa bonté ;
qu'il a daigné faire un arrangement pour ma petite fortune et
pour celle de ma nièce; que je dois au moins l'aller voir et le re-
mercier. M. l'abbé tle Demis a bien voulu m'envoyer, de la part
du roi, un passe-port dans lequel Sa Majesté me conserve le titre
de son gentilhomme ordinaire, de façon que mon petit voyage se
fera avec tous les agréments possibles. J'aimerais mieux, je
1. Chauvelin.
2. L'abbé de Bernis.
3. Sans doiilc lo traité de Versailles, en 1750.
ANNÉE 1758. 459
VOUS en réponds, en faire un pour venir remercier M"" la prin-
cesse de Robecq de la bonté qu'elle a de m'accorder son suffrage.
Elle a bien senti que rien ne devait être plus glorieux et plus con-
solant pour moi. C'est à vous que je dois l'honneur de son sou-
venir, et c'est par vous que mes remerciements doivent passer.
Adieu, mon cher et respectable ami ; je pars dans quelques jours,
et, à mon retour, je ne manquerai pas de vous écrire.
3623. — A MM. DESMAHIS ET DE MARGENCY'.
Ainsi Bachaumont et Chapelle
Écrivirent dans le bon temps;
Et leurs simples amusements
Ont rendu leur gloire immortelle.
Occupés d'un heureux loisir,
Éloignés de s'en (aire accroire,
Us n'ont cherclié que le plaisir,
Et sont au temple de Mémoire.
Vous avez leur art enchanteur
D'embellir une bagatelle ^ ;
Ils vous ont servi de modèle,
Et vous auriez été le leur.
Mais ils écrivaient au gros gourmand, au buveur Broussin,
avec lequel ils soupaient ; et vous n'écrivez , messieurs , qu'à un
vieux philosophe qui cultive la terre. Je finis comme Virgile com-
mença, par les Gèorgiques. Voilà tout ce que j'avais de commun
avec lui ; j'y ajoute encore que les Horaces de nos jours m'écrivent
de très-jolis vers. Souvenez-vous qu'Horace fit un voyage vers
Naples, où il rencontra ce Virgile, qui était, disait-il, un très-bon
homme ^.
Je suis bon homme aussi ; mais ce n'est pas assez pour de
beaux esprits de Paris, et il faudrait quelque chose de mieux
pour vous faire entreprendre le voyage des Alpes, qui n'est pas si
plaisant que celui d'Horace votre devancier.
Je crois que, malgré les mauvais vers qui pleuvent, il y a en-
core dans Paris assez de goût pour que les commis de la poste
i. Adrien Quiret de Margency était lié avec Desmahis, qui se l'adjoignit dans
la composition du Voyage à Saint-Germain, connu aussi sous le titre de Voyage
d'Éponne.
2. Le Voyage à Saint-Germain, que les deux auteurs de cette jolie bagatelle
avaient envoyé à Voltaire, avec une lettre en prose et en vers.
3. Livre I, satire v, v. 40 (voyage de Rome à Brindes).
4f>0 CORRESPONDANCE.
n'ignorent pas );i (loiiiciiic dos gens do votre espèce. Vous ne
m'avez point donné d'adresse; je prosenlo, à tout hasard, mes
obéissances tros-liumblos à mes deux confrères. Le gentilhomme
ordinaire de la chambre du roi est doublement mon camarade,
car le roi m'a conservé mon brevet '; mais le dieu des vers m'a
ôté le sien. Rien n'est si triste qu'un poète vétéran.
Nunc itaque et versus et caetera ludicra pono.
(HoR., lib. I, ep. I, V. 10.)
Mais j'aime les vers passionnément, quand on en fait comme
vous. Je me borne à vous lire, et à vous dire combien je vous
estime tous deux.
3024. — A M. LK C O:\1TE D'ARGENT AL.
(a vols sedl. )
2i juin.
Mon cher ange, encore un mot avant que je parte pour le
Palatinat. Il paraît, par le compte que me rend le confident, que
la tante- prétend que la santé de la nièce ne lui permettra pas
<le faire un voyage à Lyon. Cette extraordinaire tante dit qu'elle
n'a à présent qu'un appartement, et qu'elle n'en aura deux qu'en
1759, à la Saint-Jean. Elle ajoute qu'alors M. de Pont-de-Veyle
viendra; et moi, j'ajoute qu'il serait bien peu convenable que les
deux frères ne vinssent point. Nous les logerions aux Délices,
nous leur donnerions la comédie ; enfin, je ne peux me défaire
de l'idée charmante de vous revoir.
Je reçois dans ce moment la lettre de Diderot. Vous avez dû
voir Imagination et Idolâtrie. Je crois que ce dernier article, tout
neuf qu'il est, est si vrai qu'il passera chez l'examinateur théo-
logien, pourvu qu'il ne lui soit pas donné sous mon nom. Don-
nez-moi, mon cher ange, la consolation de recevoir une lettre
de vous, dans un mois, aux Délices, à mon retour de Manheim.
Adieu, mon cher et respectable ami.
P. S. J'ai oublié de vous dire que Tronchin a été chargé de
l'emprunt des six millions que la ville de Lyon fournit au roi.
Puisse-l-il réussir auprès de la tante comme auprès du contrô-
leur général !
1. Voyez la lettre précédente.
2. M'"» de Groléc.
ANNÉE 1758. 46i
3625. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
Aux Délices, '2i juin.
Madame, je viens enfin de trouver à Genève le seul homme
qui puisse prêter de l'argent à Votre Altesse sérénissime. J'ai
retardé, pour venir à bout de cette aflfaire, un voyage que je suis
obligé de faire chez monseigneur l'électeur palatin. Je pars avec
la satisfaction de donner à Votre Altesse sérénissime une preuve
de ma respectueuse et tendre reconnaissance, et avec la douleur
de ne pouvoir venir me mettre à vos pieds. Il ne s'agira, madame,
que de faire écrire, ou par un de vos ministres, ou par votre
banquier de Francfort, à M. de La Bat, baron de Grandcourt, à
Genève. Que Votre Altesse sérénissime ne soit ni surprise ni
fâchée contre moi de la liberté que je prends de servir de cau-
tion. C'est un usage de républicains, quand ils contractent avec
des princes, et cet usage est même établi à Paris. Ce n'est qu'une
formalité entre M. de La Bat et moi, dans laquelle Vos Altesses
sérénissimes n'entrent pour rien ; et je regarde comme le plus
heureux jour de ma vie celui où je peux leur marquer avec quel
tendre respect je leur suis attaché.
Je me flatte que Votre Altesse sérénissime touchera cinquante
mille florins d'empire soit à Francfort, soit à Amsterdam, sur le
premier ordre qu'elle donnera. Je prends la liberté d'assurer
Votre Altesse sérénissime qu'il est très-convenable, dans le temps
présent où l'argent est si rare, qu'un grand prince comme mon-
seigneur le duc de Saxe-Gotha indemnise M. de La Bat de la
perte réelle qu'il fait en retirant son argent de France pour vous
le remettre. Sa délicatesse ne lui permet pas de demander un
autre intérêt que de cinq pour cent pendant les quatre années
qu'il vous laisse son argent ; et votre générosité, madame, ne
vous permettra pas de ne lui point accorder de votre pure vo-
lonté un pour cent de plus : c'est une bagatelle. Votre ministre
peut lui écrire dans cette idée; un simple billet que votre ban-
quier de Francfort ou d'Amsterdam lui enverra signé de mon-
seigneur le duc et de Votre Altesse sérénissime terminera toute
l'affaire. Les choses de ce monde ne méritent pas qu'on y con-
sume plus de temps. Que ne puis-je, madame, employer tout
le temps de ma vie à vous témoigner mon zèle inviolable! Puisse
bientôt la paix, nécessaire aux princes et aux peuples, rendre
1. Editeurs, Bavoux et François,
4G2 CORKESPOXDANCE.
à votre auguste famille le repos, f[ul est la récompense de la
vertu !
Conservez, madame, vos bontés à votre vieux Suisse, qui n'ou-
blie pas la grande maîtresse des cœurs.
:iG2G. — A M. DIDEHOT.
Aux Délices, 26 juin.
Vous ne douiez pas, monsieur, de l'honneur et du plaisir que
je me fais de mettre quelquefois une ou deux briques à votre
grande pyramide. C'est bien dommage que, dans tout ce qui
regarde la métaphysique et même l'histoire, on ne puisse pas
dire la vérité. Les articles qui devraient le plus éclairer les
hommes sont précisément ceux dans lesquels on redouble l'erreur
et rignorance du public. On est obligé de mentir, et encore est-
on persécuté pour n'avoir pas menti assez. Pour moi, j'ai dit si
insolemment la vérité dans les articles Histoire, Imagination, et
Jdolàirie, que je vous prie de ne les pas donner sous mon nom à
l'examen. Ils pourront passer si on ne nomme pas l'auteur; et,
s'ils passent, tant mieux pour le petit nombre de lecteurs qui
aiment le vrai. Je vais faire un petit voyage à la cour palatine.
Cette diversion m'empêche d'ajouter de nouveaux articles à ceux
que M. d'Argcntal veut bien se charger devons rendre. J'enverrai
seulement Humeur {moral), et je l'adresserai à Briasson.
Je vous avais trouvé deux aides-maçons, dont l'un* est un
savant dans les langues orientales, et l'autre un amateur de l'his-
toire naturelle, qui connaît toutes les curiosités des Alpes, et qui
peut donner de bons mémoires sur les fossiles et sur les chan-
gements arrivés ti ce globe, ou globule, qu'on nomme la terre.
Ces deux messieurs ne demandaient qu'un exemplaire, afin de
se régler par ce qui a déjà été imprimé. L'un d'eux a fourni
quelques articles, mais il ne paraît pas que les libraires veuillent
leur faire ce petit présent. Il y a grande apparence qu'on peut se
passer de leurs secours.
Je souhaite que vos peines vous procurent autant d'avantages
que de gloire. Comptez qu'il n'y a personne au monde qui fasse
plus de vœnx pour votre bonheur, et qui soit plus pénétré d'es-
time et d'attachement pour vous que
le petit Suisse.
1. L'»n était Polier de Bottcns; Élio Beiliand était l'autre.
ANNÉE 1758. 463
3627. —A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 26 juin.
Je fais, madame, ce voyage que je croyais ne pouvoir pas
faire. Je vais à la cour palatine. Ce qui m'a déterminé, c'est que
vous êtes sur la route. Je voyage à très-petites journées, en qua-
lité de malade. Je vous demande un lit dans votre île Jard. Je
me fais une idée charmante et la plus douce des consolations
de vous faire ma cour, de causer avec vous sur le passé, sur
le présent, et même sur l'avenir. Mon voyage sera très-court,
mais il sera très-agréable, puisque j'aurai le bonheur de vous
revoir.
Le Suisse Voltaire.
P. S. Je reçois dans le moment la lettre de M. l'abbé de Klin-
glin ; je compte l'en venir remercier incessamment.
3628.— A MON IMPITOYABLE ESCULAPE (TRONCHIN)i.
Mon cher grand homme, le rôle de confidente n'est pas
dangereux : il n'y a point de rôle comique qui ne demande plus
d'action et de voix. Une confidente dit son avis tout doucement à
sa maîtresse. Votre présidente a une dureté au foie que le plaisir
seul peut fondre. Mais vous êtes son maître et le nôtre, et nous
sommes tous vos brebis : conduisez-nous.
On parle d'une victoire du roi de Prusse; on parle de la
suite de la victoire^ du prince de Brunswick; on parle dhor-
reurs. A Paris, on murmure ; à Versailles, on ne dit mot. Inté-
rim vale.
3629. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 30 juin.
Mon cher ange, quand j'allais partir pour Manheim, M-« du
Boccage est venue juger entre Genève et Rome, et j'ai retardé mon
voyage. On a donné pour elle une représentation de la Femme
qui a raison; elle en a été si contente qu'elle a voulu absolument
vous l'apporter. J'ai obéi dès qu'elle m'a prononcé votre nom. Il
est vrai que nous n'espérons, ni elle ni moi, que cette pièce soit
1- Éditeurs, de Cayrol et François.
2. La victoire de Crevelt, remportée sur les Français le 23 juin.
46i CORRESPONDANCE.
aussi bien jouée à Paris qu'elle l'a été à Genève, à moins que ce
ne soit Préville qui fasse le principal rôle. Vous avez un La ïlio-
rillièrc et un lîonneval '■ qui sont l'antipode du comique. Je suis
toujours émerveillé de la disette où vous êtes de gens à talent. Je
ne sais si la Femme qui a raison vaut quelque chose, et si l'on
n'est pas plus difficile à Paris qu'à Genève. J'ignore surtout si on
peut être i)lai.saiit à mon âge ; c'est à vous à en décider, à donner
la pièce si vous la jugez passable, et à la jeter au feu si vous la
croyez mauvaise. Pour Fanime, nous la jouerons encore à Lau-
sanne, s'il vous plaît; après quoi vous en serez le maître absolu,
comme vous l'êtes de l'auteur. Je vais faire un voyage dont je
n'ai pu me dispenser; et le seul voyage que je voudrais faire
m'est interdit. 11 est triste de courir chez des princes, et de ne
pas voir son ami.
J'ai vu enfin les Sept Péchés mortels^ de M. de Chauvelin; c'est
le plus aimable damné du monde. Je le remercie du huitième
péché mortel qu'il veut faire, en disant à qui vous savez ' combien
je lui suis attaché, etc.
Je me flatte que M'"" d'Argental est en bonne santé. Mes res-
pects ù tous les anges. Adieu, mon cher et respectable ami. Je
me console toujours de mon voyage, eu espérant une lettre de
vous à mon retour.
3G:50. — DE MADAME DU BOCC'AGE
A M A D A M E D U 1> K 11 U ON '*.
De Lyon, ce 8 juillet 17.^».
Vous me rocominamiez, ma clière sœur, do visitor Nimos; nous avons
prévenu vos désirs. M. du Boccage, malgré la goutte, à l'aide do ses por-
teurs, l'a parcouru avec moi.
... Revenons à ce petit temple de pierre, le plus parfait, le moins mutilé
de ceux qui restent dos Césars... L'abbé Barthélémy ■' a pris le dessin des
1. Anne Maurice Le Noir de La Thorillière, reçu à la Comédie française on
1722, mort le 23 octobre 1759. — Bonneval, reçu au même théâtre en janvier
1742, se retira en 1773.
2. C'est à l'occasion de cette pièce que Voltaire adressa à M""^ de Chauvelin
sept vers qui sont dans les Poésies, tome X.
3. L'ahbc de Bernis.
4. Recueil des OEuvrcs de M>^<^ du Boccage, Lyon, Périsse, 1762, tome III.
page 395. — Marie-Anne Le Pag-e, épouse de Fiquct du Boccage (17 10-18 10\ à
aquelle ses contemporains avaient donné pour devise : Forma Venus, arle Mi-
nerva. Ses lettres, adressées à sa sœur, M""= du Perron, ont survécu à ses poëmes
et à ses tragédies.
0. L'auteur du Voyage du Jeune AnacJiaisis (171G-1795).
ANNÉE 1758. 465
trous ffii'on voit encore au frontispice pour restituer les lettres d'airain qui
sans doute y furent attachées. Cet aimable antiquaire a retrouvé l'alphabet
palmyrien perdu ; il découvrira bien le nom du vrai fondateur de cet édi-
fice, que tant d'autres cherchèrent en vain. Louons le bon goût de M, de
Bà ville \ qui, pendant son intendance en Languedoc, le fit réparer à ses
frais... M. Séguier'-, un de ses savants habitants, qui, par amitié pour M. le
marquis de iMaffei^, passa une partie de sa vie dans l'État de Venise, m'a
fait voir une rareté qu'il en a rapportée. Ce sont des poissons pétrifiés,
communs dans les montagnes de Vérone... De là à Lyon, les chemins du
Dauphiné ne sont pas trop bons; mais j'ai infiniment à me louer de cette
belle ville (Lyon), du marquis de Rochebaron qui y commande, delà com-
tesse de GrosléeS à qui M°^« d'Argental m'a fait l'honneur de me recom-
mander, et de M. Bordes, homme de beaucoup d'esprit, qui m'en a fait voir
la bonne compagnie, le beau théâtre bâti par M. Soufflet, la place de Belle-
cour, la plus spacieuse qui soit en France, et l'hôtel de ville, d'une grande
architecture. On y rajuste une salle magnifique pour y tenir les assemblées
de l'Académie. Je suis très-flattée de la grâce qu'on m'a faite, ainsi que dans
les lycées d'Italie, d'inscrire mon nom dans ce temple des Muses. Les ingé-
nieux membres qui l'habitent m'ont même admise dans une de leurs assem-
blées particulières; M. de Fleurieu^, leur savant secrétaire, y lut un bon
discours sur les dialogues des anciens; M. de Bory, gouverneur de Pierre-
Encise, de jolies poésies, et M. Bordes, une très-belle ode sur la guerre...
Je fus engagée à dîner avec mes savants confrères; M. de Maupertuis, qui
attend ici l'instant de retourner en Prusse, paraissait empressé d'être de la
partie. Il apprit mon dessein d'aller voir M. de Voltaire, et fit aussitôt dire
qu'il était incommodé.
En dépit de sa haine, dès que le pied de mon compagnon de voyage fut
rétabli, nous volâmes à Genève, et arrivâmes à propos. L'objet le pliis in-
téressant de notre course était au moment d'aller pour quelque temps chez
l'électeur palatin g. Cet Orphée qui attire à lui tout ce qui passe à cent
heues à la ronde eut la bonté de retarder son départ, de nous loger dans
sa charmante habitation, de quitter son lit de sybarite, et de m'y mettre,
moi qui, par goût, couche à Paris sur un chevet de carmélite, et depuis
deux mois par nécessité sur la paille, de cabaret en cabaret. Enfin je ne pou-
vais dormir aux Délices à force d'en avoir. Je me consolerais de cette in-
somnie si le génie du maître de la maison, croyant le posséder sous ses
1. Nicolas de Lamoignon. seigneur de Bâville, frère du président de Lamoi-
gnon, célèbre parBoileau (16i8-l7'24). Intendant de Lansuedoc de 168.5 à 1718.
2. Jean-François Séguier (1703-1784), né à Nîmes, antiquaire et botaniste.
6. L auteur de la Mérope italienne.
4. La comtesse de Grolée, tante de d'Argental et de Pont-de-Veyle, sœnr du
cardinal de Tencin, archevêque de Lyon.
5. Claret de Fleurieu, père du comte de Fleurieu, ministre de la marine sous
Louis XVI.
6. Charles-Théodore (1724-1799), sur lequel Voltaire s'était constitué 13.000 livres
de rentes viagères, et qu'il visita du 20 juillet au 7 août.
39. — CORRESPO.NDANCE. VII.
30
466 CORRESPONDANCE.
rideaux, s'était emparé de moi et me rcmlait (ii^ne de ia-couionne de laurier
dont cet Homère m'a, hier à table, galamment coiiïée. Jl joint ;i l'élégance
d'un homme de cour toutes les grâces et l'ii-propos (pic l'esjjrit répand sur
la politesse; et me parait plus jeune, plus content, en meilleure santé
qu'avant son départ en Prusse. Sa conversation n'a rien perdu de ses agré-
ments, et son àme plus libre y mélo encore plus de gaieté. J'en ai moins
joui que je ne le désirais. Il a fallu voir Genève et les jolis lieux de plai-
sance qui l'environnent; répondre aux prévenances qu'on a bien voulu m'y
faire en faveur de mon hôte, et voir deux de ses pièces ^ sur un théâtre
hors d'un faubourg-, n'étant pas permis d'en avoir dans la ville. Je ne vous
dirai point si le spectacle était bon : la nouveauté des acteurs, la célébrité
de l'auteur, sa présence, tout me Gt illusion, tout me plut et me prit des
heures que j'aurais voulu passer à causer avec lui. Ajoutez que pendant les
cinq jours que je l'ai vu, sa bonne crème et ses truites tiop séduisantes me
donnèrent une indigestion. Il fait bonne chère et a toujours chez lui la meil-
leure compagnie de Genève, lieu où, proportion gardée, il y a plus de gens
d'esprit qu'ailleurs. M™* Denis y vit fort aimée, et le mérite. Je l'ai revue
avec un grand plaisir, et la trouve heureuse d'être la consolation d'un oncle
admiré do toute l'Europe, qui, vaincpieur de l'envie, jouit de son vivant de
l'approbation que les génies rares n'obtiennent guère que de la postérité.
Je vous plais et je me complais en vous parlant longuement de cet iiomme
fameux. Je l'ai quitté à regret, d'autant plus que si nous n'avions pas laissé
nos malles ici, nous l'aurions accompagné sur le chemin de Manheim
(comme il eut la politesse do nous le proposer), et serions revenus par la
Lorraine, pour y admirer les merveilles du sage qui y règne. Au lieu de
prendre cette agréable route, il a fallu retourner à la capitale des Gaules
en balconnant sans cesse : j'appelle ainsi voyager sur un chemin fort étroit,
au bord des précipices.
3631. — A M. DE SAINT-LAMBERT.
Le 0 juillet 1758.
Mon cher Tibullc, votre lettre a ragaillardi le vieux Lucrèce.
Je ne me pendrai absolument pas comme fil le bon philosophe,
et j'ai la plus grande envie de vivre avec tous. Je suis pénétré àes
bontés de M. de Boufllers, et je voudrais l'en venir romcrcier.
Voici mon cas : je suis depuis quelques jours cher, rélecteur pa-
latin; par reconnaissance, je lui suis attaché, tout souverain
qu'il est, parce qu'il m'a fait un très-grand plaisir, et j'ai fait
cent quarante lieues pour lui dire que je lui suis obligé. J'en
1. L'une était la Femme qui n raison, comédie en trois actes et en vers, com-
posée, en 17 i9, pour une fôte donnée au roi Stanislas, puis remise en un acte.
2. Celui qu'il avait établi dans sa maison de Lausanne, rue du Grand Chénc. n^C,
du côté de la promenade de Montbenon, maison acquise au printemps de 17o7.
ANNÉE ^7o8. 467
ferais davantage pour votre cour, pour 31""^ de Boufflers et pour
vous.
J'ai toute ma famille dans un de mes ermitages nommé les
Délices, auprès de Genève. Je suis devenu jardinier, vigneron et
laboureur. Il faut que je fasse en petit ce que le roi de Pologne
fait en grand; que je plante, déplante, et bâtisse des nids à rat
quand il rêve des palais. Je déteste les villes, je ne puis vivre qu'à
la campagne, et, étant vieux et malingre, je ne peux vivre que
chez moi ; il est fort insolent d'avoir deux chez-moi, et d'en vou-
loir un troisième ; mais ce troisième m'approcherait de vous. J'ai
très-bonne compagnie à Lausanne et à Genève ; mais vous êtes
meilleure compagnie. Mes Délices n'ont que soixante arpents,
coûtent fort cher, et ne me rapportent rien du tout : c'est d'ail-
leurs terre hérétique dans laquelle je me damne visiblement, et
j'ai voulu me sauver avec la protection du roi de Pologne. Fon-
tenoy m'a paru tout propre à faire mon salut, attendu qu'il me
rapporte dix mille livres de rente et que j'enrage d'avoir des
terres qui ne me rapportent rien. Je ne peux abandonner abso-
lument mes Délices, qui sont, révérence parler, ce qu'il y a de
plus joli au monde pour la situation. Craon est un beau nom;
Fontenoy aussi, à cause de la bataille. Craon n'est-il pas une
maison de plaisance, et puis c'est tout? Il n'y a rien là à cultiver,
à labourer et planter. J'ai une nièce qui joue Mérope et Aizire à
merveille, toute grosse et courte qu'elle est, et qui, malgré le
droit des gens de Puffendorf et de Grotius, a été traînée dans les
boues à Francfort-sur-le-Mein, en prison, au nom de Sa gracieuse
Majesté le roi de Prusse ; et comme ce monarque ne fait rien
pour elle, du moins jusqu'à présent, je me crois obligé, en con-
science, de lui laisser une bonne terre, un bon fonds, un bien
assuré : voilà ce qui m'a fait penser à Fontenoy. Il n'y a plus
qu'une petite difficulté, c'est de savoir si on vend cette terre.
Quoi qu'il en soit, la tête me tourne de l'envie de vous revoir.
Ma recounaissance à M""^ de Boufflers. Si vous voyez l'évêque de
Toul S diteb-lui que le bruit de ses sermons est venu jusque
dans le pays de Cahiu, et que ce bruit-là m'a converti tout
net.
Avez-vous à Commercy M. de Tressan? C'est bien le meilleur
et le plus aimable esprit qui soit en France ; et M. Devaux, jadis
Panpan , est-il aussi à Commercy ? Conservez-moi un peu d'ami-
tié. Comment va votre machine, jadis si frêle? Je suis un sque-
1. Claude Drouas de Boussey, né en 1713, sacré évèque de Toul en 1754.
468 CORRESPONDANCE.
lelte de soixanto-quatrc ans, mais avec des sentiments vifs, tels
que vous les inspirez.
Mandez-moi aux Délices près de Genève de quoi il est question,
et raimez un peu
le Suisse Voltaire.
3632. —A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA».
A Schwctzingcn, IG juillet.
Madame, je n'arrive que dans ce moment à Schwetzingen,
maison de plaisance de monseigneur l'électeur palatin, ayant été
assez longtemps malade en chemin. Je trouve la lettre du /(juillet
dont m'honore Votre Altesse sérénissime.
Je commence par lui souhaiter d'abord, et à toute son auguste
famille, une neutralité tranquille, qui la mette à l'abri des dévas-
tations cruelles que l'Allemagne éprouve. Je ne vois partout que
des malheurs, et Dieu sait quand ils finiront. Les misères pu-
l)liques sont cimentées de sang, et tous les partis ont des larmes
à répandre. J'ose assurer monseigneur le duc que c'est un coup
de hasard que j'aie trouvé M. La Bat, après avoir frappé eu vain
à trente portes. Je pense, madame, qu'il en coûtera moins à Vos
Altesses sérénissiraes en traitant par un de vos ministres avec ce
Genevois que si vous aviez emprunté à Berne, et que tout sera
plus prompt et plus facile : car Berne ne prête aux princes qu'avec
la garantie de leurs États, ce qui entraîne toujours des lenteurs
et des frais, et j'imagine que La Bat fera toucher de l'argent sur
une simple lettre d'un de vos ministres. Cette insolence que j'ai
eue, madame, de me faire caution, est entre La Bat et moi. Mais
cela n'exige assurément aucun billet de la part de Vos Altesses
sérénissimes ; La Bat n'a pas l'honneur de les connaître : c'est un
négociant chargé de famille, qui veut prendre ses sûretés. Mais
moi, madame, je vous suis attaché depuis longtemps. Je connais
votre cœur et votre manière de penser généreuse ; la bonté de
votre belle âme ne voudra pas m'olTcnser par un billet. Les sen-
timents dont elle daigne m'honorer sont Je meilleur des billets.
Je me flatte que sa santé est actuellement meilleure. Je crains
bien que les désastres publics ne l'aient altérée. Prions Dieu qu'il
rende bientôt à l'Allemagne la paix dont elle a besoin. On s'attend
encore à des bataillos do tous côtés. S'il y avait quelque nouvelle
1. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 1758. 469
fayoraljle au genre humain, jaurais llionneur de la mander;
mais on ne doit s'attendre qu'à du carnage. Que dit à tout cela la
grande maîtresse des cœurs? Je crois qu'elle gémit; autant en
fait le bon Suisse V., qui se met aux pieds de Vos Altesses séré-
nissimes avec le plus profond respect. V.
P. S. Si jamais Vos Altesses sérénissimes avaient quelque
chose à faire dire au ministre des affaires étrangères en France,
je les supplie de me charger de leurs ordres, en cas qu'elles
n'aient point de ministre à Paris. Je m'en acquitterai avec le
zèle qu'elles me connaissent. M. Fabbé de Bernis, qui m'honore
de ses bontés, est un des plus aimables hommes de l'Europe.
3633. — A 31. DARGET.
A Schwetzingenj près Manheim, 17 juillet 1758.
Mon ancien ami, mon ancien camarade de Potsdam, mevoiLà
confondu. J'ai été obligé de faire un petit voyage à la cour de
monseigneur l'électeur palatin, à qui j'ai les plus grandes obliga-
tions. On voyage quelquefois chez les princes par intérêt. J'ai fait
cent trente lieues par reconnaissance, et c'est un grand effort
d'avoir quitté pour quelques jours mes petites Délices, où ma fa-
mille est rassemblée. Adressez, je vous prie, à ces Délices votre
réponse sur ce qui me confond si terriblement. Le voici : je ré-
pondis \ le 8 janvier, à une de vos lettres. Vous m'aviez écrit
avec confiance, et je vous écrivis de même. On m'apporte le
Journal encyclopédique de Liège (mois de juillet), et j'y trouve ma
lettre tout du long. Quel démon vous a dérobé cette lettre, qui,
assurément, n'était pas faite pour être rendue publique ? J'ai
grand'peur qu'elle ne fasse un très-mauvais effet. A qui donc en
avez-vous laissé prendre copie? Pourquoi est-elle imprimée?
Quel est l'auteur du Journal encyclopédique -1 Instruisez-moi de
tout. Mettez un peu de baume sur la blessure que vous m'avez
faite, et continuez-moi votre amitié. Elle a toujours été prudente,
et je me flatte qu'elle empêchera que la publication de cette lettre
n'ait des suites désagréables pour moi.
Vous savez , mon ancien ami , que nous sommes dans un
temps de jalousies et d'ombrages. Il serait bien triste que mon
repos fût troublé par une lettre que je vous ai écrite dans l'elfu-
1. Voyez la leUre 3514.
2. Voltaire le savait bien.
470 CORRESPONDANCE.
sion de mon cœur. Ce cœur est toujours à vous; il est toujours
français, et ne cessera d'aimer ses anciens amis. Je suis persuadé
que vous irez au-devant de tout ce qui pourrait me faire de la
peino. Rassurez et aimez votre compagnon de Potsdam, votre
t)on Suisse V.
Écrivez-moi, je vous prie, aux Délices, où je retournerai
bientôt.
3G3i. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
A Schwetzingcn, maison de plaisance de monseigneur
rélcctcur palatin, 17 juillet.
Monsieur, j'ai reçu, en passant à Strasbourg, le paquet dont
vous m'avez honoré, par le courrier de Vienne. J'ai lu toutes vos
remarques et toutes vos instructions. Je suis confirmé dans l'opi-
nion que vous étiez plus capable que personne au monde d'écrire
riiistoire de Pierre le Grand. Je ne serai que votre secrétaire, et
c'est ce que je voulais être.
La plus grande difficulté de ce travail consistera à le rendre
intéressant pour toutes les nations: c'est là le grand point. Pour-
quoi tout le monde lit-il l'histoire d'Alexandre, et pourquoi celle
de Gengis-kan, qui fut un plus grand conquérant, trouve-t-elle
si peu de lecteurs ?
J'ai toujours pensé que l'histoire demande le même art que
la tragédie, une exposition, un nœud, un dénoùment, et qu'il
est nécessaire de présenter tellement toutes les figures du tableau
qu'elles fassent valoir le principal personnage sans afi'ectcr ja-
mais l'envie de le faire valoir. C'est dans ce principe que j'écrirai
et que vous dicterez.
Si ma mauvaise santé et les circonstances présentes le per-
mettaient, j'entreprendrais le voyage de Pétersbourg, je travaille-
rais sous vos yeux, et j'avancerais plus en trois mois que je ne
ferai en une année loin de vous; mais les peines que vous vouiez
bien prendre suppléeront à ce voyage.
Ce que j'ai eu l'honneur d'envoyer à Votre FAcellence n'est
qu'une première et légère esquisse* du grand tableau dont vous
me fournissez l'ordonnance.
Je vois, par vos Mémoires, que le baron de Stralemheim , qui
nous a donné de meilleures notions de la Russie qu'aucun étran-
ger, s'est pourtant trompé dans plusieurs endroits. Je vois que
I. Voltaire l'avait adressée à Scliouvalow un an auparavant. (Cl.)
ANNÉE 1758. 471
VOUS relevez aussi quelques méprises dans lesquelles esc tombé
M. le général Le Fort lui-même, dont la famille m'a communiqué
les Mémoires manuscrits. Vous contredites surtout un manuscrit
très-précieux, que j'ai depuis plusieurs années, de la main d'un
ministre ^ public qui résida longtemps à la cour de Pierre le
Grand. Il dit bien des choses que je dois omettre, parce qu'elles
ne sont pas à la gloire de ce monarque, et qu'heureusement elles
sont inutiles pour le grand objet que nous nous proposons.
Cet objet est de peindre la création des arts, des mœurs, des
lois, de la discipline militaire, du commerce, de la marine, de
la police, etc., et non de divulguer ou des faiblesses ou des dure-
tés qui ne sont que trop vraies. Il ne faut pas avoir la lâcheté de
les désavouer, mais la prudence de n'en point parler, parce que
je dois, ce me semble, imiter Tite-Live, qui traite les grands ob-
jets, et non Suétone, qui ne raconte que la vie privée.
J'ajouterai qu'il y a des opinions publiques qu'il est bien dif-
ficile de combattre. Par exemple, Charles XII avait en effet une
valeur personnelle dont aucun prince n'approche. Cette valeur,
qui aurait été admirable dans un grenadier, était peut-être un
défaut dans un roi.
M. le maréchal de Schvverin, et d'autres généraux qui ser-
virent sous lui, m'ont dit que, quand il avait arrangé le plan gé-
néral d'un combat, il leur laissait tous les détails; qu'il leur
disait : « Faites donc vite; toutes ces minuties dureront-elles en-
core longtemps ? » et il partait le premier, à la tête de ses dra-
bans, se faisait un plaisir de frapper et de tuer, et paraissait
ensuite, après la bataille, d'un aussi grand sang-froid que s'il fut
sorti de table.
Voilà, monsieur, ce que les hommes de tous les temps et de
tous les pays appellent un héros^; mais c'est le vulgaire de tous
les temps et de tous les pays qui donne ce nom à la soif du car-
nage. Un roi soldat est appelé un héros; un monarque dont la va-
leur est plus réglée et moins éblouissante, un monarque législa-
teur, fondateur et guerrier, est le véritable grand homme, et le
grand homme est au-dessus du héros. Je crois donc que vous
serez content quand je ferai cette distinction. Permettez-moi de
soumettre à vos lumières une observation plus importante.
Olearius, et, depuis, le comte de Carlisle, ambassadeur à Mos-
cou, regardent la Russie comme un pays où presque tout était
1. C'était sans doute de Printzen; voyez tome XXXIV, pages 343 et 443.
2. Voyez la Pucelle, ch. XIX, 2.
472 CORRESPONDANCE.
encore à faire. Leurs témoignages sont respectables, et, si on les
contredisait en assurant que la Russie connaissait dès lors les
conimodilcs de la vie, on diminuerait la gloire de Pierre I",
à qui on doit presque tous les arls : il n'y aurait plus alors de
création.
Il se peut que quelques seigneurs aient vécu avec splendeur,
du temps du comte de Carlisle ; mais il s'agit d'une nation
entière, et non de quelques boïards. 11 faut que l'opulence soit
générale, il faut que les commodités de la vie se trouvent dans
tous les ordres de l'État, sans quoi une nation n'est point encore
formée, et la société n'a point reçu son dernier degré de per-
fection.
Il est peu important que l'on ait porté un manteau par-dessus
une soutane ; cependant, par pure curiosité, je désire savoir
pourquoi, dans toutes les estampes de la relation d'Olearius, les
habits de cérémonie sont toujours un manteau par-dessus la
soutane, retroussé avec une agrafe. Je ne peux m'empêcher de
regarder cet habillement ancien comme très-noble.
Quant au mot tsar, je désirerais savoir dans quelle année fut
écrite la Bible slavone, où il est question du tsar David et du tsar
Salomon. J'ai plus de penchant à croire que tsar ou thsar vient
de sha^ que de césar; mais tout cela n'est d'aucune consé-
quence.
Le grand objet est de donner une idée précise et imposante
de tous les établissements faits par Pierre P% et des obstacles
qu'il a surmontés : car il n'y a jamais eu de grandes choses sans
de grandes difficultés.
J'avoue que je ne vois, dans sa guerre contre Charles XII,
d'autre cause que celle de sa convenance, et que je ne conçois
pas pourquoi il voulait attaquer la Suède vers la mer Baltique,
dans le temps que son premier dessein était de s'établir sur la
mer Noire. Il y a souvent dans l'histoire des problèmes bien dif-
ficiles à résoudre.
J'attendrai, monsieur, les nouvelles instructions dont vou?
voudrez bien m'iionorer, sur les campagnes de Pierre le Grand,
sur la paix avec la Suède, sur le procès de son fils, sur sa mort,
sur la manière dont on a soutenu les grands établissements qu'il
a commencés, et sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de
votre empire. Le gouvernement de l'impératrice régnante est ce
1. Chah, chah, ou schah, selon d'autres. Le mot Chah est chez les Perses ce
qu'est celui de roi, re, rey, kœnig, king, etc., en Europe. (Cl.
ANNÉE 17 58. 473
qui me paraît le plus glorieux, puisque c'est de tous les gouver-
nemeuts le plus humain.
Un grand avantage dans VHistoire de Russie est qu'il n'y a point
de querelles avec les papes. Ces misérables disputes, qui ont
avili l'Occident, ont été inconnues chez les Russes.
3635. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA i.
A Schwetzingen, 26 juillet.
Madame, Votre Altesse sérénissime honore de trop de bontés
et de trop d'éloges un homme qui n'a fait que son devoir. Je
serais indigne de votre bienveillance, et même de mon attache-
ment à votre personne, si j'en avais usé autrement. Il n'y a pas
d'ailleurs grand mérite ; il n'y a que du bonheur à vous avoir
enfin trouvé à Genève ce La Bat qui prête de l'argent, tandis
que chacun resserre le sien ou le perd. Je lui ai surtout bien re-
commandé, madame, de mettre dans cette affaire toute la faci-
lité et la promptitude possibles, me chargeant de tous les hasards
qu'un républicain croit toujours courir quand il négocie avec
des princes. Je n'ai pris ce parti, madame, que pour accélérer
la remise qu'il doit faire à Vos Altesses sérénissimes. Je sais bien
que je ne cours aucun risque.
Je ne suis point étonné qu'au 22 juillet votre ministre n'ait
point encore reçu de réponse de ce M. La Bat. Depuis que je suis
chez monseigneur l'électeur palatin, je n'ai encore reçu aucune
lettre de ma famille, que j'ai laissée dans mes petites Délices,
auprès de Genève. Peut-être les débordements de toutes les ri-
vières sont-ils cause de ce retardement; peut-être ce La Bat est-
il dans le canton de Berne, dans sa baronnie de Grandcourt,
qu'il a achetée. Je lui écris dans le moment pour le presser de
remplir la parole qu'il m'a donnée. Je lui mande qu'il faut passer
par-dessus toutes les formalités ; qu'il faut envoyer son argent
sur un simple billet de Vos Altesses sérénissimes; que je me charge
de tout, et qu'enfin je lui réponds de la valeur de vos simples
promesses, qui sont assurément bien au-dessus des contrats.
Dès que je serai à Genève, madame, je ne manquerai pas d'aller
présenter mes respects et mes services à messeigneurs les princes
de Mecklembourg. Mais ce ne serait pas à Genève que j'irais, si
j'étais le maître de mon temps et de mes marches : ce serait
auprès de la plus vertueuse et de la plus aimable princesse de
1. Éditeurs, Bavoux et François.
474 CORRESPONDANCE.
l'Europe, toujours ('gale dans le honlicur et dans l'adversité,
toujours bienfaisante, et digne surtout d'avoir toujours avec elle
la grande maîtresse des cœurs. Je redouble mes vœux pour
votre auguste famille. Je supplie monseigneur le duc d'agréer
mes profonds respects. Que \otrc Altessse sérénissime conserve
toujours ses bontés à son Suisse V.
3030. — DE M. d'ali:mi5i:rt.
A Paris, ce 30 juillet.
Cette lettre vous sera rendue, mon ctier et très-illustre confrère, par
M. l'abbé Morelleti, qui, quoique théologien et presque docteur, fait le voyage
de Lyon à Genève tout exprès pour vous voir, et pour aller de là s'en van-
ter à Homo, où il coni|ite se rendre pour le conclave, qui probablement ne
tardera pas à se tenir. Je suis seulement fâché qu'il n'ait pas à vous de-
mander des lettres de recommandation pour votre ami Benoit XIY. Vous
serez moins étonné de l'empressement qu'un théologien a de vous voir,
sans avoir envie de vous convertir, quand vous saurez que ce théologien
est celui de X Encyclopédie, mais non pas l'auteur de l'article Enfer, qui
vous a tant scandalisé. M. l'abbé Morellet est une nouvelle et excellente
acquisition que nous avons faite; il est le quatrième théologien auquel nous
avons eu recours, depuis le commencement de Y Encyclopédie. Le pre-
mier a été excommunié, le second expatrié, et le troisième est mort*. Nous
ne saurions en élever un; Dieu veuille que cela ne porte point de préju-
dice à notre nouveau collègue! J'ose vous assurer que vous en serez fort
content. Vous le trouverez aussi tolérant, et probablement beaucoup plus
aimable que votre prêtre' de Lausanne; et je crois que vos minisires de
Genève, en le voyant, prendront assez bonne opinion de la Sorbonne, de-
puis que V Encyclopédie se l'est associée. Je me ilatte que, par amitié pour
moi, et par l'estime que vous prendrez bientôt pour lui, vous voudrez bien
lui procurer, dans le pays oiî vous êtes, tous les agréments qui dépendront
fie vous. Adieu, mon ciier confrère; je vous embrasse de tout mon cœur,
et j'espère que vous voudrez bien présenter notre théologien à M"'" Denis.
Celui-là Uii permettrait bien de jouer la comédie à Genève; il serait même
homme à y prendre un rôle.
3637. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
A Schwetzingen, l'^'" août.
Monsieur, les agréments de la cour palatine ne m'empêchent
pas de songer à la gloire de Pierre le Grand, et au soin que vous
1. André Morellet, né à Lyon en 1727, mort le 12 janvier 1819.
2. Le premier est Yvon; le second est de Prades ; le troisième, Mallet, auteur
de l'article Enfek.
3. Polier de Bottens.
ANNÉE 1758. 475
prenez de l'immortaliser. Les Mémoires que Votre Excellence a
bien voulu m'envoyer seront mes guides. Je ne vous avais en-
voyé la première esquisse ^ que pour savoir de vous si l'ordre
dans lequel j'ai travaillé est, en général, conforme à vos vues.
Les faits, les dates, s'arrangeront aisément, et, pour peu que j'aie
de santé, le bâtiment dont vous aurez fourni les matériaux sera
bientôt achevé.
Permettez-moi, monsieur, de joindre ici un petit Mémoire des
nouvelles instructions que je demande, au sujet des remarques
sur la première esquisse.
Au reste, je regarde les médailles de l'impératrice comme la
marque la plus flatteuse de votre bienveillance, et comme un
témoignage de la perfection où les arts sont parvenus dans votre
empire.
J'ai eu l'honneur de voir à la cour de l'électeur palatin le
jeune M. de Woronzow-. Il est une preuve que l'esprit est formé
de bonne heure dans votre pays ; mais vous, monsieur, vous en
êtes une preuve plus frappante. J'apprends que vous n'avez que
vingt-cinq ans, et je suis étonné de la profondeur et de la mul-
tiplicité de vos connaissances. De tels exemples redoublent la
reconnaissance qu'on doit à Pierre le Grand d'avoir amené tous
les arts dans un pays où les hommes naissent avec tant de génie.
Mon attachement redouble pour vous, monsieur, aussi bien que
la reconnaissance avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.
MÉMOIRE D'INSTRUCTIONS JOINT A LA LETTRE.
Le baron de Stralemberg ^ n'est-il pas, en général, un homme
bien instruit ? Il dit, en efl'et, qu'il y avait seize gouvernements,
mais que de son temps ils furent réduits à quatorze. Apparem-
ment, depuis lui, on a fait un nouveau partage.
La Livonie n'est-elle pas la province la plus fertile du Nord ?
Si vous remontez en droite ligne, quelle province produit autant
de froment qu'elle ?
Brème étant plus éloignée de la Livonie que Lubeck, et étant
])ien moins puissante, est-il vraisemblable qu'elle ait commercé
avec la Livonie avant Lubeck ?
En 1514, l'ordre Teutonique n'était-il pas suzerain de la
1. Consistant en huit chapitres. (Cl.)
2. Sans doute le comte Alexandre Woronzow. mort en décembre 1805.
3. Ou Strahlenbera:.
47G CORRKSPONDANCE.
Livonie ? Albcrl de liraiidcbourg ne céda-t-il pas ses droits h Gau-
tier de Plettenberg, en 15LV? et le grand-prieur de Livonie ne
ful-il pas déclaré prince de l'empire germanique en 1530? Ces
faits sont constatés dans la plupart des annalistes allemands.
11 est dit, dans le petit essai envoyé ci-devant, que le capi-
taine Chanccllnr remonta la rivière de la Dvina ; mais il n'est
point dit qu'il arriva à lAloscou par eau, ce qui eût été absurde.
On lit dans VHisloire du commerce de Venise'^ que les Vénitiens
avaient bûti le petit bourg qu'ils appelaient i?a??a^ vers la mer
Noire ; et de là vient le proverbe vénitien, ire a la Rana. Les
Génois s'en emparèrent depuis ; cependant les remarques en-
voyées par M. de Stralemberg m'apprennent que les Génois
bâtirent Rana.
Pour ce qui regarde les Lapons, il y a grande apparence que,
s'étant mêlés avec quelques natifs du nord de la Finlande, leur
sang a pu être altéré; mais j'ai vu, il y a vingt* ans, chez le roi
Stanislas, deux Lapons dont le roi Charles XII lui avait fait
présent. Ils étaient probablement d'une race pure ; leur beauté
naturelle s'était parfaitement conservée, leur taille était de trois
pieds et demi, leur visage plus large que long, des yeux très-
petits, des oreilles immenses. Ils ressemblaient à des hommes à
peu près comme les singes. Il est vraisemblable que les Samoyèdes
ont conservé toutes leurs grAces, parce qu'ils ont eu l'occasion
de se mêler aux autres nations, comme les Lapons ont fait. L'un
et l'autre peuple paraît une production de la nature faite pour
leur climat, comme leurs rangifères ou rennes. Un vrai Lapon,
un vrai Samoyède, un rangifère, ont bien l'air de ne point venir
d'ailleurs.
Si, du temps de ce Cosaque qui, selon le baron de Stralem-
berg, découvrit et conquit la Sibérie avec six cents hommes, les
chefs des Sibériens s'appelaient isan^, comment ce titre peut-il
venir de ctsar? Est-il probable qu'on se fût modelé en Sibérie
sur l'empire romain ?
Knhs signifie-t-il originairement duc? Ce mot duc, aux x"-
et xie siècles, était absolument ignoré dans tout le Nord ?
Knls ne signifie-t-il pas seigneur? Ne répond-il pas originai-
\. Co fut en lo'il.
2. L'Essai de r Histoire du commerce de Venise, 1720, in-12, ne parle pas de
Rana, ni du proverbe vénitien rapporté par Voltaire.
3. On doit sans doute lire Tana, au lieu de Rana.
4. Lisez dix. Voltaire ne put aller à la cour de Stanislas avant le commence-
ment de 1748.
ANNÉE 175 8. 477
rement au mot ftaron? N'appelait-ou pas knh un possesseur d'une
terre considérable ? Ne signifie-t-il pas chef comme mii^za ou kan
le signifie ? Les noms des dignités ne se rapportent exactement
les uns aux autres en aucune langue.
Je suis bien aise que l'agriculture n'ait jamais été négligée
en Russie ; elle l'a beaucoup été en Angleterre, et encore plus en
France ; et ce n'est que depuis environ quatre-vingts ans que les
Anglais ont su tirer de la terre tout ce qu'ils en pouvaient tirer.
Leur terre est très-fertile en froment, et cependant ce n'est que
depuis peu de temps qu'ils sont parvenus à s'enrichir par l'agri-
culture. Il a fallu que le gouvernement donnât des encourage-
ments à cet art, qui paraît très-aisé, et qui est très-difiicile.
Je suis fort surpris d'apprendre qu'il était permis de sortir de
Piussie, et que c'était uniquement par préjugé qu'on ne voyageait
pas. Mais un vassal pouvait-il sortir sans la permission de son
boïard ? Un boïard pouvait-il s'absenter sans la permission du
czar ?
Je voudrais savoir quel nom on donnait à l'assemblée des
boiards qui élut Michel Fédérowitz. J'ai nommé cette assemblée
sénat, en atteudantqueje sache quelle était sa vraie dénomination.
Pourrait-on l'appeler diète, convocation? Enfin était-elle conforme
ou contraire aux lois ?
Quand une fois la coutume s'introduisit de tenir la bride du
cheval du patriarche, cette coutume ne devint-elle pas une obli-
gation, ainsi que l'usage de baiser la pantoufle du pape? Et tout
usage dans l'Église ne se tourne-t-il pas en devoir ?
La question la plus importante est de savoir s'il ne faudra pas
glisser légèrement sur les événements qui précèdent le règne de
Pierre le Grand, afin de ne pas épuiser l'attention du lecteur, qui
est impatient de voir tout ce que ce grand homme a fait.
On suivra exactement les Mémoires envoyés. A l'égard de
l'orthographe, on demande la permission de se conformer à
l'usage de la langue dans laquelle on écrit ; de ne point écrire
Moskwa, mais Mosca; d'écrire Véronise, Moscou, Alexiovis, etc.
On mettra au bas des pages les noms propres tels qu'on les pro-
nonce dans la langue russe.
N. B. Il serait nécessaire que je fusse instruit du temps où les
diverses manufactures ont été établies, de la manière dont on
s'y est pris, et des encouragements qu'on leur a donnés.
47S CORUESPONDANCE.
3G38. — A M. COLIM.
A Schwetzingen, 2 août.
Je compte arriver, mon cher Colini, lundi au soir, 7 du cou-
rant, à Strasbourg, et je me llatte de vous y embrasser. Je cou-
cherai ce jour-là chez M. Turckeim, et mardi chez M""^ la com-
tesse de Lutzelbourg.
On se réjouit à Schwetzingen comme on faisait quand nous y
séjournâmes en 1753. Les choses sont cliangées ailleurs.
Je vous embrasse du meilleur de mon cœur. V.
3039. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
J'ai vu les Van der Meulen, après bien des peines. Ils sont,
comme je l'avais prévu, des répétitions, des seconds originaux de
la main de maître, et sont très-beaux. Il y en a six surtout qui
méritent d'orner un palais; un septième est assez peu de chose.
J'ai vu aussi un Van Dyck qui vaut tous les Van der Meulen. Son
seul défaut est sa grandeur. Je voudrais que l'impératrice achetût
cette belle collection.
Je pars, madame, avec une douleur très-vive. Vous m'avez
donné la plus grande envie du monde de troquer la Suisse contre
la Lorraine. Il faut absolument être votre voisin.
Mon cœur est à vous, madame, avec le plus tendre respect.
3640. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA».
A Colmar, en Alsace, 14 août.
Madame, je reçus en partant de la cour palatine la lettre par
laquelle Votre Altesse sérénissime daignait m'apprendre que son
affaire était presque finie avec le Genevois La Bat, nouveau baron
de (Irandcourt. Je suis sensiblement affligé que les descendants
d'Albert le Dépravé aient eu besoin du Genevois La Bat. Mais je
me tiens le plus heureux des hommes d'avoir reçu des ordres de
Vos Altesses sérénissimes dans celte occasion. Si les horreurs de
la guerre continuent, s'il y a quelque autre moyen de prouver
mon zèle et mon attachement à la plus digne princesse que j'aie
jamais vue, je serai toujours tout prêt tant que j'aurai un reste
de vie. Si j'avais été en Angleterre ou en Hollande, je me serais
1. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 1758. 479
VU à portée de procurer des sommes plus considérables, et pro-
bablement à un meilleur prix.
Je tremble toujours, madame, que la guerre n'approclie de
vos terres et ne ravage encore ce qui reste de Troie^. Il paraît que
le parti est pris d'armer toutes les aigles, tous les vautours, tous
les faucons contre l'aigle des anciens Alains et Vandales. Moi,
qui suis un pauvre vieux pigeon, je m'en retourne à mon co-
lombier, et je vais redoubler mes gémissements et mes vœux
pour la paix publique. Il paraît qu'en général tous les peuples et
beaucoup de princes sont bien las de cette guerre, où il y a tant
à perdre et rien à gagner. Je ne sais, madame, aucune nouvelle
depuis que j'ai quitté la cour palatine. S'il se passait quelque
chose dans vos quartiers, je supplie Votre Altesse sérénissime de
daigner m'en faire donner part. L'intérêt que je prends à tout ce
qui arrive dans le voisinage de ses États autorise cette liberté.
J'ai eu l'honneur de voir à Schwetzingen messeigneurs les
princes de Mecklembourg, qui m'ont paru très-aimables et très-
bien élevés. Que vont-ils faire à Genève ? Ce n'est pas là qu'ils
apprendront le métier des armes, auquel ils se destinent. On ne
connaît dans ce pays-là que des disputes très-paisibles de soci-
niens, disputes dont tout prince s'embarrasse fort peu. Je vais
porter, madame, dans ce séjour tranquille mon respect pour
Votre Altesse sérénissime, pour toute votre auguste maison, et
mon éternel attachement.
Le Suisse V.
3641. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BADE-DOURLACH s.
A Carlsruhe, le 17 août.
Monsieur, je viens de recevoir la lettre très-obligeante que vous venez
de m'écrire. Si j'avais pu vous prouver dans toute son étendue la considé-
ration que j'ai pour vous, j'oserais alors me flatter, monsieur, de mériter
votre estime. La reconnaissance que vous me devriez me tiendrait lieu de
mérite, et, à quelque prix que je me visse assurée de votre amitié, cela me
suffirait toujours pour me rendre trop heureuse.
Votre pastel est en train. Jamais je n'ai travaillé avec plus de plaisir. Je
m'abandonne à l'idée charmante que cela vous empêchera d'oublier une
1. Racine, Andromaque, acte I, scène 11.
. . . Relliquias Troja es ardonto reccptas.
(. £■)(., lib. VII, V. 244.)
'i. Charlotte-Louise de Hesse-Darmstadt, mariée, en 1751, à Charles-Frédéric
de Bade-Doiirlach ; morte le 8 avril 1783.
480 CORRESPONDANCE.
personne cjui vous est acquise. C'est peuL-ôlre une illusion, mais ne me
l'oloz point, monsieur, j'en suis trop charmée.
J'ai rendu compte au margrave ' de la justice que vous rendez à nos
sentiments pour vour, et des politesses que vous me dites à ce sujet; il en
est pénétré. J'aurais bien voulu que vous fussiez revenu sur vos pas pour
connaître par vous-même l'elfet que votre départ faisait surnous. Nos regrets
exprimaient notre admiration et notre estime. Enfin, monsieur, vous êtes
bien fêté parmi nous; et comme vous avez si bien su développer le cœur de
Zaïre, pourquoi ignoreriez-vous le mien? Permettez que je vous renvoie à
cette connaissance, pour vous faire compren;lre quels sont les sentiments
d'estime et de considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, pour toute
ma vie, monsieur, votre très-alfectionnée servante,
Caroline, margrave de Bade-Dourlacii.
P. S. N'oubliez pas, monsieur, de revenir ciiez nous. Le margrave et
moi, nous vous en sollicitons. Vous savez bien qu'une écolière vous attend .
3Gi2. — A M. L'ABBÉ COMTE DE BERXIS *.
A Soleure, 19 août.
Le vieux Suisse, monseigneur, apprend dans ses tournées
que cette tête qualifiée carrée par M. de Gliavigny' est ornée d'un
J)onnet qui lui sied très-bien. Votre Émincnce doit être excédée
des compliments qu'on lui a faits sur la couleur de son habit,
que j'ai vue autrefois sur ses joues rebondies, et qui, je crois, y
doit être encore.
Mes trente-huit confrères ont pu vous ennuyer, et c'est un
devoir à quoi, moi trente-neuvième, je ne dois pas manquer. Je
dois prendre plus de part qu'un autre à cette nouvelle agréable,
puisque vous avez daigné honorer mon métier avant d"ètre de
celui du cardinal de Richelieu. Je me souviendrai toujours , et je
m'enorgueillirai que notre Mécène ait été Tibulle. Gentil Bernard
doit en ôlre bien fier aussi.
1. Né en 1728, mort le 10 juin 1811.
2. François-Joachim de Pierre de Bernis naquit à Saint-Marcel d'Ardèche, en
Vivarais, le 2'2 mai 1715. Ce fut au cardinal de Fleury qu'il répondit : « Eh bien,
monsclgnaur, j'attendrai. » — Reçu à l'AcaJémie française à la fin de 174i, et
noniinê à diverses ambassades, de 1751 à 1757, année au commencement de
laquelle il fut fait ministre d'État, sa faveur et son pouvoir n'avaient fait qu'aug-
menter encore. Désigné pour être cardinal, après la mort de Tencin, il reçut le
bonnet rouge le 2 octobre 1758; mais, presque en mémo temps, il fut remplacé par
le duc de Choiseul au ministère des affaires étrangères, et envoyé en exil d'après
un ordre de Louis XV. Bernis est mort à Rome le 2 novembre 179i. (Cl.)
3. Ambassadeur eu Suisse, demeurant à Soleure même.
ANNÉE 1758. 481
J'imagine que Votre Éminence n'a eu ni le temps ni la volonté
peut-être de répondre à la proposition qu'on lui a faite sur l'An-
gleterre, Si vous ne vous en souciez pas, je vous jure que je ne
m'en soucie guère, et que tous mes vœux se bornent à vos suc-
cès. Je n'imagine pas comment quelques personnes ont pu soup-
çonner que mon cœur avait la faiblesse de pencberun peu pour
qui vous savez \ pour mon ancien ingrat. On ne laisse pas d'avoir
de la politesse, mais on a de la mémoire, et on est attaché aussi
vivement qu'inutilement à la bonne cause, qu'il n'appartient
qu'à vous de défendre. Je ne suis pas, en vérité, comme les trois
quarts des Allemands. J'ai vu partout des éventails où l'on a
peint l'aigle de Prusse mangeant une fleur de lis ; le cheval
d'Hanovre donnant un coup de pied au cul à M. de Richelieu ;
un courrier portant une bouteille d'eau de la reine d'Hongrie,
de la part de l'impératrice, à M-"'' de Pompadour. Mes nièces
n'auront pas assurément de tels éventails à mes petites Délices,
où je retourne. On est Prussien à Genève comme ailleurs, et
plus qu'ailleurs; mais, quand vous aurez gagné quelque bonne
bataille, ou l'équivalent, tout le monde sera Français ou Fran-
çois.
Je ne sais pas si je me trompe, mais je suis convaincu qu'à la
longue votre ministère sera heureux et grand, car vous avez deux
choses qui avaient auparavant passé de mode, génie et constance.
Pardonnez au vieux Suisse ses bavarderies. Que Votre Éminence
lui conserve les bontés dont la belle Babet l'honorait. 3Iisce con-
siliis jocos\ Agréez le profond et tendre respect d'un Suisse qui
aime la France, et qui attend la gloire de la France de vous.
36i3. — A M. PIERRE ROUSSEAU,
A LIEGE.
A Lausanne, 24 août.
En revenant de Schwetzingen, château de monsieur l'électeur
palatin, j'ai reçu à mon passage les deux lettres que vous avez
bien voulu m'écrire. Il est vrai que les choses écrites à M. Darget
avec la liberté de l'amitié ne devaient pas être publiques, et que
ma lettre ^ n'a pas été imprimée bien fidèlement ; mais c'est là
1. Le roi de Prusse.
. 2. Horace, livre IV, ode xii, vers 27, a dit :
Misce stultitiam eonsiliis brevem.
3. C'est le n» 3514.
39. — Correspondance. VII. 31
482 CORRESPONDANCE.
un des plus légers chagrins qu'on puisse avoir dans ce monde.
Ces bagatelles sont conlondues dans la l'oule des malheurs
publics.
Je désire fort ([ue la nécessité où l'on est de chercher des di-
versions à tant de désastres ramène un peu les hommes aux
belles-lettres, qui sont toujours consolantes. Votre Journal, mon-
sieur, sera continuellement une des plus agréables lectures qui
puissent amuser les gens de goût. Je n'aurais guère que des
fleurs très-fanées à vous ofl"rir pour votre parterre'; et d'ailleurs
on dit qu'il y a des épines qui blesseraient certains lecteurs dé-
licats. Si jamais je fais des psaumes, je vous prierai d'en inonder
votre livre ; mais je le ferais tomber. En attendant, je le lis avec
un très-grand plaisir,
364i. — A M. Li: MARQUIS D'ADHÉMAR ".
(Août 1758.)
Monsir, j'ai bien reçu la gracieuse lettre qu'avez écrite à moi
Suisse, concernant la paix générale ou faite ou prête à faire sous
la médiation de Son Excellence de Spada. Être une grande tête
« monsir Spada ». J'ai vu d'une satisfaction grande que l'on com-
mencerait par pendre plusieurs ministres ; mais je voudrais un
peu plus de particularités, par exemple savoir si on les pendra
quatre à quatre, ou six à six. Je suis grandement ébahi, monsir,
de sti roi qui court la prétantaine, et qui rosse trois grandes
nations l'une après l'autre. J'ai écrit à un savant bénédictin, mon
cousin issu de germain, pour qu'il lui plaise chercher dans tous
ses livres s'il y a mention par hasard d'un pareil homme que sti
roi, et j'attends sa réponse. Je croyais avoir approché (sont à pré-
sent cinq ans passés) de sti grand homme, mais ce n'était pas
celui-là, car vous saurez que celui que j'ai vu avait un visage
doux et des grands yeux bleus, et qu'il avait un esprit fort
agréable, mon bon monsir, et qu'il disait des bons mots, et qu'il
faisait les i)lus joulies choses du monde tant en prose qu'en vers,
tout en se jouant, et qu'il était bien philosophe. Oh! c'est celui-là
que je regretterai toujours, car je suis philosophe aussi, moi,
mais par intervalles, et j'aime beaucoup un grand roi qui est tout
comme un homme.
Je crois. Dieu me pardonne, mon bon monsir, que j'irai le
Voir quand il sera de loisir, car je suis curieux des grandes
i. Revue française, mars 1806; tome XIII, page 870.
ANNÉE 17o8. 433
raretés. Mais je suis si vieux, si vieux, mon bon monsir, et lui si
grandement grand, que je n'aurai jamais la force d'aller là. Nous
faisons tous les jours des prières pour sa sainte conservation,
dans nos saintes églises. Tous nos frères vous donnent le haiser
de paix.
3645. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Une lettre de vous, madame, que j'ouvre en arrivant à ma
cabane des Délices, me rend mou séjour plus agréable ; mais
aussi elle me fait regretter l'île Jard. Puissiez-vous, madame,
n'être pas noyée une seconde fois dans votre île ! Puissiez-vous
n'y recevoir que d'agréables nouvelles de l'armée où est monsieur
votre fils!
Je plains fort ceux qui ont des maisons de campagne à Louis-
bourgi. Ils s'en sont défaits, comme vous savez, en faveur des
Anglais, qui sont maîtres de l'île, de la ville, de la garnison, de
nos vaisseaux, etc. Il ne nous restera bientôt plus rien dans
l'Amérique septentrionale. Mais afin de ne point faire de jaloux,
ils vont caresser toutes nos côtes de France les unes après les
autres. Vous savez que la désolation de Paris est grande, non
parce que Louisbourg est pris, non parce que nous sommes
battus partout, et que nous allons l'être encore, mais parce
qu'on manque d'argent, et qu'on craint de nouveaux impôts. On
a du moins le plaisir de se plaindre et de crier contre tous ceux
qui conduisent notre mauvaise barque.
Je ne dois plus penser à Cliampignelle^, madame, j'apprends
que la terre est substituée. La maison du prince Esterliazy ou
comte Esterbazy est, je pense, une maison de fille, un petit
pavillon pour souper et pour ne point dormir. Ce n'est pas là
mon fait; il me faut une belle et bonne terre, bien vivante. Mais
on passe sa vie en projets, et on meurt au milieu de ses rêves.
Je vous remercie bien vivement, madame, de la bonté que
vous avez eue de faire mention de moi dans votre lettre à votre
amie de Versailles^; j'en suis d'autant plus aise que je ne lui
demande rien, et je me bornais à soubaiter qu'elle sût que je
conserverai toute ma vie de la reconnaissance pour elle. Un tel
sentiment est toujours assez bien reçu ; mais il doit l'être encore
1. Pris par les Anglais le 27 juillet 1758.
2. Ou ChampigneuUe. Il y a une commune de ce nom aux environs do Nancy.
3. Sans doute la Pompadour.
484 CORRESPONDANCE.
mieux quand il passe par vos mains : il en a l'air plus vrai. C"est
un véritable service que vous m'avez rendu, et auquel je suis très-
sensible.
J'ai envoyé au margrave de I]ade-Dourlacli la note des
tableaux de Van der Meulen et du beau Van Dycki. L'immen-
sité de ces tableaux ne leur permet de place que dans une
galerie de prince. Les galeries genevoises ne sont pas faites pour
eux.
Adieu, madame; je serai toujours fâché que Genève soit si
loin de Strasbourg. M'"" Denis vous assure de son attachement.
Vous connaissez les sentiments de l'oncle, qui vous est dévoué
pour la vie.
3GiG. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 28 août.
Me voilà rendu à mon ermitage des Déhces, mon divin ange,
après un voyage h la cour palatine, aussi agréable qu'il était né-
cessaire. Votre lettre, qui m'attendait, redouble le seul chagrin
que je puisse avoir, en m'ôtant l'espérance de vous embrasser.
Los tantes* et les débarbouillées sont donc d'étranges personnes!
11 ne faut pas songer à réformer des têtes aussi mal faites. D'ail-
leurs, mes établissements et les dépenses considérables que j'y
ai faites ne me permettent pas de me transplanter. J'avais voulu
acheter une terre, uniquement dans la vue d'avoir un bien solide
que je pusse laisser à mes héritiers, comptant fort peu sur la
nature des autres biens qui peuvent périr en un jour; mais cela
est encore aussi difficile que de faire entendre raison à des
dévotes.
Je me flatte que votre ami^ a parlé de lui-même : je serais
fâché qu'on crût que je l'ai prié de faire cette démarche ; mais je
n'en aurais pas moins d'obligation à vos bontés et aux siennes.
Vous avez donc aussi des coliques, mon respectable ami! Ce
serait bien le cas de venir consulter Tronchin, en dépit destantes;
mais ces mêmes coliques vous empêchent de venir dans lo temple
d'Épidaure, et c'est ce qui me désespère. Je vous conjure de me
mander des nouvelles de votre santé; ne me laissez pas sans
consolation.
1. Il est question plus h.iut de ces tableaux, dans la lettre 3G39.
2. Allusion à M""' de Grolco.
3. Le chevalier de Chau\elin, qui portait le titre de marquis depuis son
mariage.
ANNÉE 17 08. 48;;
M""' du Boccagevousa donc montré notre Femme qui a raison.
Elle nous a amusés en Savoie ; mais il se pourrait, à toute force,
que le goût des Parisiens fût un peu différent de celui des Sa-
voyards. M'"" Denis ne m'a point encore fait voir vos commen-
taires critiques. Je ne crois pas, en général, que Fanime et
M""" Diiru^ soient des personnes bien merveilleuses: elles peuvent
avoir quelque succès par le mérite des actrices ; mais entre le
succès et la gloire la différence est grande. Je connais des armées
et des généraux qui n'ont eu ni l'un ni l'autre. Toutes les pièces
des Français sont aujourd'hui sifflées de l'Europe. On dit que
nous n'avons ni auteurs, ni acteurs, ni argent pour payer les
places. Nous voilà in fece Romidi. Où est le temps où l'on donnait
Ipltigènie au retour de la campagne de 1672?
Il ne faut songer qu'à vivre dans la retraite ; et, si les choses
continuent à aller du même train, on n'aura plus même de
quoi y vivre. Comment se porte M™" d'Argental? Mille tendres
respects à tous les anges. M""' Denis et M'"' de Fontaine vous font
mille compliments; et moi, je suis pénétré de reconnaissance.
3647. — A M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 1'='' septembre.
Mon cher et ancien ami, je reviens dans mes chères DéHces,
après un assez long voyage à la cour palatine. Je trouve, en arri-
vant, vos jolis vers, dans lesquels vous ne paraissez pas trop
content de Paris ; et je crois fermement que vous avez raison.
Mais avez-vous, dans votre Launai, un peu de société? Il me
semble que la retraite n'est bonne qu'avec bonne compagnie.
Vous savez, mon cher Cideville,
Que ce fantôme ailé qu'on nomme le bonheur
jN'habite ni les champs, ni la cour, ni la ville.
Il faudrait, nous dit-on, le trouver dans son cœur;
C'est un fort beau secret qu'on chercha d'âge en âge.
Le sage fuit des grands le dangereux appui,
Il court à la campagne, il y sèche d'ennui ;
J'en suis bien fâché pour le sage.
Ce n'est pas des sages comme vous et moi que je parle; je
suis bien sûr que l'ennui n'approche pas plus de votre Launai
que de mes Délices. Je prends acte surtout que je n'ai pas quitté
1. Personnage de la Femme qui a )-aison ; voyez tome IV.
486 CORRESPONDANCE.
mes pénates champêtres par inquiétude, pour aller chez 1 élec-
teur palatin par vanité. Je vous avouerai que j'ai mis dans cette
cour, et entre les mains de Télecteiu', une partie de mon bien,
qu'on pille presque partout ailleurs. Il a bien voulu avoir la bonté
de faire avec moi un petit traité qui me met en sûreté, moi et
les miens, pour le reste de ma vie.
Le bon Horace dit :
Det vitam, det opes; aequum mi animum ipse parabo.
(Lib. I, ep. XVIII, 112.)
Il aurait dû ajouter det amicos; mais vous me direz que c'est
notre afifaire, et non celle du ciel. C'est l'amitié de mes nièces qui
fait de près le bonheur de ma vie ; c'est la vôtre qui le fait de
loin :
Exceplo quod non simul cs&Qin, caetera laetus.
(HoR., lib. I, ép. X, 50.)
Je vous ai bien souvent regretté, et votre souvenir m'a consolé.
Vous n'êtes pas homme à franchir les Alpes, et à me venir voir
sur les bords de mon lac, comme .M""' du Boccage; vous vous
contentez de cueillir les fleurs d'Anacréon dans vos jardins;
vous n'allez pas chercher comme elle la couronne du Tasse au
Capitole,
Satis beatus unicis Sabinis.
(HoR., lib. Il, od. XVIII, 14.)
Adieu, mon cher et ancien ami ; mes deux nièces, toute ma
famille, vous font les plus tendres compliments. V.
Eh bien, les Anglais ont donc quitte vos côtes normandes,
nonobstant clameur de haro! Est-il vrai qu'ils ont pris beaucoup
de canons, de vaches, de filles, et d'argent? Le Canada va donc
être entièrement perdu, le commerce ruiné, la marine anéantie,
tout notre argent enterré en Allemagne? Je vous trouve très-
heureux, mon cher Cideville, de posséder la terre de Launai. Je
n'ai aux Délices que l'agréable, et vous possédez l'agréable et
l'utile.
Beatus illc qui, procul ridiculis,
Fœcunda rura bobus exercel suis !
(HoR., Épo(i., II, I.)
ANNÉE 17o8. 487
36i8. — A M. TRONCHIN, DE LYON<.
Au\ Délices, 2 septembre.
J'ai été sur le point craclieter auprès de Nancy une très-jolie
terre : ce qui aurait assuré à mes héritiers un fonds plus solide
que des papiers sur le roi et sur la compagnie des Indes. Le
marché était très-avantageux, et c'est pour cela qu'il a manqué.
Quant aux bonnes nouvelles de nos armées, je ne les crois pas.
Une planche, vite une planche dans le naufrage! Vendons nos
effets royaux, dès que nous le pourrons honnêtement.
3649. — A 31. LE COMTE ALGAROTTI.
Aux Délices, 2 septembre.
Ritorno dalle sponde del Reno aile mie Delizie; qui vedo la
signora- errante ed amabile; qui leggo, mio caro cigno di Pa-
dova, la vostra vezzoza lettera. Siete dunque adesso a Rologna^a
grassa, ed avete lasciato Venezia la ricca. E, per tutti i santi,
perche non venire al nostro paese libero, voi che vi dilettate
ne viaggiare, voi che godete d' amici, d' applausi, di novi
amori, dovunque andate? Vi è più facile di venire tra i Pappa-
fighi che non è a me di andare fra i Papimani. Ov' è la raccolta
délie vostre leggiadre opère? dove la potrô io trovare? dove l'
avete mandata? per quai via? non lo so. Aspetto li fîgliuoli
per consolarmi dell' assenza del padre. Voi passate i vostri
begli anni tra 1' amore e la virtù. Orazio vi direbbe :
Oiium tu, inter scabiem taiitani, et contagialucri,
Nil parvum sapias, et adhuc sublimia cures.
(Lib. I, épist. xii, 14.)
Ed il Petrarca soggiugnerebbe :
Non lasciar la magnanima tua impresa.
La signora di Rentinck è, corne il re di Prussia, condannata
dal Consiglio aulico, e questa povera Marfisa non èseguita da un
esercito per difendersi ^.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. La comtesse de Bentinck; vo\ez ci-après, la lettre 3687.
3. Traduction : Je suis de retour des bords du Rhin à mes Délices; là, je vois
la dame errante et aimable; là je lis, mon cher cygne de Padoue, votre char-
mante lettre. Vous êtes donc maintenant à Bologne la grasse, et vous avez quitté
488 COlUlESPONDANCt:.
Cette pauvre milady Blakakcr, ou comtesse de Pimbesche,
va encore plaider à Vienne. C'est bien dommage qu'une femme
si aimable soit si mallicurcuse ; mais je ne vois partout que des
gens à plaindre, à commencer parle roi de France, limpératrice,
le roi de Prusse, ceux qui meurent à leur service, ceux qui s'y
ruinent, cl à finir par d'Argens.
Félix qui poluil reium cognoscerc causas!
Forlunalus cl ille deos qui novit agrestes !
Le premier vers est pour vous, le second pour moi. Pour
milady Montagne ^ je doute que son ûme soit à son aise. Si vous
la voyez, je vous supplie de lui présenter mes respects.
Farewell, jlos Ilaliœ, farcwell, wise man
Whose ^agacity lias found tlie secret
To part from Argaleon - witliout being
Molested by him.
Si jamais vous repassez les Alpes, souvenez-vous de votre an-
cien ami, de votre ancien partisan
le Suisse Voltaire.
3650. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 2 septembre.
Vous vouliez, mon cher philosophe, aller voir le saint-père,
et vous restez à Paris. Je ne voulais point aller en Allemagne, et
j'en reviens. Je trouve, en arrivant, votre Dynamique. Je lis le
Discours préliminaire; je vous admire toujours, et je vous re-
mercie de tout mon cœur.
Comment va V Encyclopédie'^ Est-il vrai que Jean-Jacques écrit
Venise la riche. Et, par tous les saints, pourquoi ne pas venir dans notre pays
libre, vous qui aimez à voyager, vous qui trouvez des amis, des applaudissements,
de nouvelles amours, partout où vous allez? Il vous est plus facile de venir parmi
les Papcfiprues qu'à moi de me rendre chez les Papimanes. Où en est le recueil de
vos agréables ouvrages? Où pourrai-je le trouver? Où l'avez-vous expédié? par
quelle voie? je ne le sais. J'attends les enfants pour me consoler de l'absence du
père. Vous passez vos belles années entre l'amour et la vertu. Horace vous dirait...
et Pétrarque ajouterait: N'abandoimez pas votre magnanime entreprise. La com-
tesse de Bcntinck est comme le roi de Prusse, condamnée par le Conseil aulique,
et cette pauvre Marphise n'est pas suivie d'une armée pour la défendre.
1. Cette dame était alors à Venise ou dans les environs.
2. Allusion à Frédéric II, qu'Algarotti avait quitté sans se brouiller avec lui.
ANNÉE 1758. 489
contre vous, et qu'il renouvelle la querelle de l'article de Genève ^ ?
On dit bien plus, on dit qu'il pousse le sacrilège jusqu'à s'élever
contre la comédie, qui devient le troisième sacrement de Genève.
On est fou du spectacle dans le pays de Calvin.
Nos mœurs changent, Bi'utus ; il faut changer nos lois.
{La Mort de César, acte III, scène iv.)
On a donné trois pièces nouvelles faites à Genève même, en trois
mois de temps, et de ces pièces je n'en ai fait qu'une.
Voilà l'autel du dieu inconnu à qui cette nouvelle Athènes
sacrifie. Rousseau en est le Diogène, et, du fond de son tonneau,
il s'avise d'aboyer contre nous. Il y a en lui double ingratitude.
Il attaque un art qu'il a exercé lui-même, et il écrit contre
vous, qui l'avez accablé d'éloges. En vérité, magis magnos clericos
non sunt magis magnos sopientes'-^.
N'êtes-vous pas à Paris dans la consternation ? Le roi de
Prusse est dans l'embarras, Marie-Thérèse est aux expédients,
tout le monde est ruiné. Rousseau n'est pas le plus grave fou de
ce monde. Ah ! quel siècle ! quel pauvre siècle ! Répondez à mes
questions, et aimez un solitaire qui regrette peu d'hommes et
peu de choses, mais qui vous regrettera toujours, qui vous admire
et qui vous aime.
36ol. — A M. C0LINI3.
Aux Délices, 2 septembre.
Mon cher Colini, je n'ai que le temps de vous dire, en partant
pour Lausanne, que ma lettre à Pierron '' a été lue par l'électeur;
que la première place qui vaquera sera pour vous ; mais vous
savez qu'on attend quelquefois longtemps. Je vous assure que je
ne négligerai aucune occasion de vous trouver quelque place
qui vous convienne. Je vous prie de faire pour moi les plus
tendres remerciements à M. Vammeister Langhans, dont je n'ou-
blierai jamais les procédés charmants. Souvenez-vous de moi
auprès de M. Schœpflin et de M. de Gervasi.
1. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, à M. d'Aîembert, sur son article Genève,
dans le septième volume de ^Encyclopédie, et particulièrement sur le projet d'éta-
blir un théâtre de comédie en cette ville; 1758, in-8"'.
2. Vojez les lettres du 25 février 1758 et du 1 i juillet 1773.
3. Colini était encore à Strasbourg, et il ne quitta cette ville que vers la fia
de 1759, pour aller à Manheim.
4. Homme de confiance de Charles-Théodore.
490 COUUESPONDANGE.
Si Marie-Thérèse et mes Russes ont quelques succès, ne me
les laissez pas ignorer : il faut avoir de quoi se consoler de tout
le mal qui nous arrive.
Quel est donc raiiriahlc Italien qui m'envoie des choses si
agréables ? Quel qu'il soit, je le remercie de tout mon cœur, et je
lui dois autant d'ostimc que de reconnaissance.
3652. — A MADAME DU 15 OC CAGE.
Aux Délices, 3 septembre.
En revoyant, madame, mon petit ermitage, mon premier
devoir est de vous remercier, vous et M. du Boccage, de l'hon-
neur que vous avez bien voulu faire aux ermites. Je pourrais en
concevoir bien de la vanité, je pourrais vous redire ici tout ce
que vous avez entendu de Paris jusqu'à Rome ; mais vous devez
être lasse de compliments. Permettez-moi seulement de vous
dire que, malgré tous vos talents et tout votre mérite, je vous ai
trouvée la femme du monde la plus simple, la plus aisée à vivre,
la plus digne d'avoir des amis, quoique vous soyez très-faite pour
avoir mieux. Si l'intérêt que j'ai toujours pris, madame, à vos
succès et à votre gloire, pouvait me donner quelques droits à
votre amitié, j'oserais vous la demander instamment. Il y a
grande apparence que je finirai dans la retraite une vieillesse
infirme ; mais ce sera pour moi une grande consolation de pou-
voir compter sur la bienveillance d'une personne qui fait tant
d'honneur à son siècle et k son sexe. Quel triste siècle, madame !
et que la disette des talents en tous genres est effrayante ! Je ne
vois que des livres sur la guerre, et nous sommes battus partout ;
que des brochures sur la marine et sur le commerce, et notre
commerce et notre marine s'anéantissent; que de fades raison-
neurs qui ont un peu d'esprit, et il n'y a pas un homme de génie.
Notre siècle vit sur le crédit du siècle de Louis XIV. On parle, il
est vrai, dans les pays étrangers, la langue que les Pascal, les
Despréaux, les Rossuet, les Racine, les Molière, ont rendue uni-
verselle ; et c'est dans notre propre langue qu'on dit aujourd'hui
dans l'Europe que les Français dégénèrent. S'il y a quelque
homme de mérite en France , il est persécuté ; Diderot, d'A-
lembert, n'y trouvent que des ennemis. Ilclvétius a fait, dit-on,
un excellent ouvrage S et on s'efforce de le rendre criminel. Il
1. De l'Esprit, 17.")8, in-l". Lo pi-ivilccrc accordé le 12 mai pour Timprcssion de
ce livre avait été révoqué lo 10 août. Jean-Pierre Tcrcier (né en 1704, mort en
ANNÉE 1758. 491
faut, madame, que le petit nombre dos sages ne s'expose pas à la
méchanceté des fous ; il faut qu'ils vivent ensemble, et qu'ils
fuient le public.
J'ai eu la faiblesse, madame, de laisser sortir de notre petit
coin des Alpes cette Femme qui a raison. Si elle avait raison, elle
n'aurait pas fait le voyage de Paris ; c'est un amusement de so-
ciété ; mais vous avez voulu la porter à M. d'Argental, J'ai été
trop flatté de vos bontés pour résister à vos ordres ; mais il
faudra ([ue cette bagatelle, qui a servi à nous amuser, reste dans
les mains de nos amis. Je suis las du triste métier de paraître en
public ; cela est pardonnable dans le temps des illusions, et ce
temps est passé pour moi. J'aime les Muses pour elles-mêmes,
comme Fénelon voulait qu'on aimât Dieu ; mais je redoute le
public. Que revient-il de se commettre avec lui ? de l'embarras,
des tracasseries de comédiens, des jalousies d'auteurs, des cri-
tiques, des calomnies. On n'entend point, à cent lieues, le petit
bruit des louanges ; celui des sifflets est perçant, et porte au bout
du monde. Pourquoi troubler mon repos, que j'ai cherché, et
que j'ai trouvé après tant d'orages ?
Vos bontés pour moi sont plus précieuses sans doute que toute
la petite fumée de la vaine gloire dont il n'arrive pas un atome
dans mon ermitage ; j'y ai vu la vraie gloire, quand je vous y ai
possédée ; je n'en veux pas d'autre.
Tous les habitants de notre retraite se joignent à moi, ma-
dame, pour vous dire combien vous êtes aimable. Conservez
quelque bonté, je vous en conjure, pour le vieux Suisse Vol-
taire, à qui vous faites encore aimer la France, et qui est plein
pour vous de respect, d'estime, et de tous les sentiments que
vous méritez.
3653.— A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA i.
Aux Délices, près de Genève, 0 septembre.
Madame, revenu dans mon ermitage suisse le cœur pénétré
de douleur de n'avoir pu faire ma cour à Votre Altesse sérénis-
sime, je n'ai point retrouvé le baron genevois 2, qui est actuelle-
ment dans sa magnifique baronnie. Je suppose, madame, qu'il
1767), qui avait donné son approbation comme censeur, non-seulement fut obligé
de donner sa démission, mais il fut privé de sa place de premier commis au minis-
tère des affaires étrangères. (B.)
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. La Bat, baron de Grandcourt.
492 CORRESPONDANCE.
a consommé entièrement l'affaire en question. S'il y avait quel-
que difficulté (ce que je ne crois pas), j'irais le trouver dans son
beau château, au i)remier ordre de Votre Altesse sérénissime, et
je lui laverais la tête d'importance. Si je m'étais trouvé en Hol-
lande plutôt qu'en Suisse, madame, j'aurais pu donner plus
d'étendue à mon zèle et vous procurer une somme plus forte. Il
me semble que le peu qu'on a trouvé à Genève n'est guère digne
de vous être offert.
Il faut espérer qu'une paix, devenue nécessaire à tout le
monde, fera cesser enfin le malheur public, dont il n'y a guère
de particulier qui ne se ressente. Par quelle fatalité, madame,
faut-il que toute votre prudence, toute la sagesse de votre admi-
nistration ait été inutile, et que, n'ayant rien à gagner dans ces
secousses de l'Europe, vous y ayez tant perdu ! La dernière vic-
toire du roi de Prusse^ sur les Russes nous apportera-t-elle une
paix tant désirée? Sa gloire sera-t-elle inutile au genre humain ?
Je ne sais pas un mot des affaires dans ma solitude. J'ai ignoré
longtemps que ce jeune prince que j'avais eu l'honneur de voir
élever dans votre palais, et dont monseigneur était le tuteur,
s'était marié, avait eu un fils, et était mort. J'igudre si la tutelle
de l'enfant qu'il a laissé appartient à votre branche ; tout ce que
je sais, c'est que personne au monde ne s'intéresse plus que moi,
madame, à tous les avantages de Votre Altesse sérénissime, J"ai
vu des princes charmants qui doivent remplir toutes vos espé-
rances ; la princesse, votre fille, promettait de ressembler en tout
à son auguste mère. Permettez, madame, tant de curiosité. Ces
dignes objets de consolation sont présents sans cesse à mon sou-
venir ; mon cœur est toujours plein de Gotha. Je ne suis qu'un
vieux Suisse ; mais quand je serais un jeune Parisien, je regret-
terais votre cour et votre auguste famille, et la grande maîtresse
des cœurs. Agréez, madame, mon profond respect.
365i. — A M. TRONC H IN, DE LYON 2.
Délices, 9 septembre.
Je doute fort que riiomme le plus adroit eût pu engager
messieurs de Berne à vous prêter deux millions. Ils donnent des
régiments pour de l'argent, et n'en prêtent point à la France.
C'est un système ([u'il serait difficile de changer. Il est certain
1. A Zorndorf, près Uc Custrin, le 25 août.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 17 58. 493
qu'ils viennent de donner au landgrave de Hesse cent mille écus
qu'ils lui avaient promis. Le résident d'Angleterre qui est à
Berne y a plus de crédit que l'ambassadeur.
Les nouvelles d'Allemagne varient si fort, les Prussiens exagè-
rent tant et sont si gascons, les Paisses sont si menteurs, Paris est
si peu instruit, que je ne crois rien et que je ne vous mande rien.
3655. — A M. HENNIN 1.
Septembre.
Je supplie instamment M. Hennin de vouloir bien excuser un
malade s'il n'a pas l'honneur d'aller le voir, et je le supplie de
ne pas oublier l'homme du monde qui a été le plus tôt et le plus
sensible à son mérite. Je me flatte qu'avant d'aller sur la tombe
du pauvre Patu il n'oubliera pas le squelette des Délices. V.
3650. — A M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES 2.
Aux Délices, près de Genève, 9 septembre 1758.
J'ai lu avec un extrême plaisir ce que vous avez écrit sur les
Terres australes ; mais serait-il permis de vous faire une proposi-
tion qui concerne le continent? Vous n'êtes pas homme à faire
valoir votre terre de Tournay. Votre fermier Chouet en est dé-
goûté, et demande à résilier son bail. Voulez-vous me vendre
votre terre à vie ? Je suis vieux et malade. Je sais bien que je fais
un mauvais marché ; mais ce marché vous sera utile et me sera
agréable. Voici quelles seraient les conditions que ma fantaisie,
qui m'a toujours conduit, soumet à votre prudence.
Je m'engage à faire bâtir un joli pavillon des matériaux de
votre très-vilain château, et je compte y mettre vingt-cinq mille
livres. Je vous payerai comptant vingt-cinq autres mille livres.
Tous les embellissements que je ferai à la terre , tous les
bestiaux et les instruments d'agriculture dont je l'aurai pourvue,
vous appartiendront. Si je meurs avant d'avoir achevé le bâti-
ment, vous aurez par devers vous mes vinq-cinq mille livres, et
vous achèverez le bâtiment si vous voulez. Mais je tâcherai de ne
pas mourir de deux ans, et alors vous serez joliment logé sans
qu'il vous en coûte rien. De plus, je m'engage à ne pas vivre plus
de quatre ou cinq ans.
1. Pierre-Michel Hennin, né à Magny (Seine-et-Oise) le 30 août 1728, mort à
Paris le 5 juillet 1807.
2. Éditeur, Th. Foisset.
494 CORRESPONDANCK.
Moyennant cos oiïros honnêtes, je demande la pleine posses-
sion de votre terre, de tous vos droits, meubles, bois, bestiaux,
et même du curé, et que vous me garantissiez tout jusqu'à ce que
ce curé m'enterre. Si ce plaisant marché vous convient, mon-
sieur, vous pouvez, d'un mot, le rendre sérieux : la vie est bien
courte pour que les affaires soient longues.
J'ajoute encore un polit mot ; j'ai embelli mon trou intitulé
les Délices. J'ai embelli une maison à Lausanne. Ces deux effets,
grâce à ma façon, valent actuellement le double de ce qu'ils va-
laient. Il en sera autant de votre terre. Voyez ce que vous en
pensez. Vous ne vous en déferez jamais dans l'état où elle est.
Quoi (|iiil en soit, je vous demande le secret, et j'ai l'honneur
d'être, d'ailleurs, avec la plus respectueuse estime, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
3057. — DI-: M. LK PRÉSIDENT DE lîROSSESi.
A Dijon, le li septembre 1758.
Si j'avais élé dans votre voisinage, monsieur, lorsque vous fîtes une
acquisition si près de la ville, en admirant avec vous le physique des bords
de notre lac, j'aurais eu l'honneur de vous dire à l'oreille que le moral du
caractère des habitants demandait que vous vous plaçassiez sur France,
par deux raisons capitales : l'une, qu'il faut cire chez soi; l'autre, qu'il ne
faut pas être chez les autres. Vous ne sauriez croire combien cette répu-
l>li(|uc me fait aimer les monarchies : j'avais grand besoin d'une raison
Iiareille. Je vous aurais dès lors volontiers ofTcrt mon château, s'il avait été
digne d'être la demeure ordinaire d'un homme si célèbre ; mais il n'a pas
môme l'honneur d'être une antiquité, ce n'est qu'une vieillerie. Il vous
vient en fantaisie de le rajeunir comme iMemnon. J'approuve fort ce projet,
dont vous ne savez peut-être pas que M. d'Argental avait eu ci-devant
l'idée pour votre établissement. Entrons en matière.
Je vous remettrai, à titre de propriété ii vie, tout ce dont le sieur Chouet
jouit à titre de bail; avec cette différence encore qu'il n'a pas la faculté d'y
faire de bâtiments neufs, que je vous accorderai avec une générosité sans
bornes, (luellc fju'en puisse être la dépense. Ce que cette vente comprend
est acluellcmont afTcM-mé i)ar le bail, 3,000 livres, et i)Our les années suivantes
3,200 ot 3,300 livres. Car j'ai remis ceci au sieur Chouet à prix très-médiocre
en commençant. Vous verrez les actes. En tout état de cause, je serai de
mon côté bien aise do me défaire de cet homme de très-mauvaise conduite,
que je n'aurais jamais placé là si je n'eusse ignoré pour lors ses aventures
précédentes : il ne s'y enrichirait pas plus à trois mille trois cents sols qu'à
1. Éditeur, Th. Foissct.
ANNÉE 1758. 49:5
trois niiUo trois cents livres. Lui-mc'me no sera pas fàclié de (juitter, con-
naissant sa totale incapacité.
Vous me demandez terre, seigneurie, prés, vignes, droits, meubles, bois,
bestiaux, curé, and ail. Reprenons ceci article par article avec un com-
mentaire. Je vais tâcher de le faire moins long que celui que j'ai écrit sur
Sallusle, que je n'ose plus ni relire, ni publier, de peur de m'enorgueillir du
talent que j'ai eu de faire un gros in-4" d'un très-petit in-12.
Terre, seigneurie, prés, vignes, droits. — Convenu.
Meubles. — Convenu. Mais je vous avertis qu'il n'y en a guère.
Bois. — Vous l'entendez sans doute comme un usufruitier a les bois
d'une terre : car vous savez qu'il n'a pas droit de les couper, et qu'ils
n'entrent point dans les jouissances viagères. Les bois ne sont pas dans le
bail du sieur Cliouet, si ce n'est pour le pâturage, le chauffage, la glandée
(articles annuels).
Bestiaux. — Sur les bestiaux, il y a une observation à faire à l'égard du
troupeau de vaches. Il est du bail, par conséquent de la vente. iMais vous
savez que, dans ce pays-là, c'est un fonds dans les terres. Il sera convenu
qu'après vous on le rendra en même nombre et valeur qu'il aura été livré.
Curé. — Sous la figure d'un ours, ce curé est un très-bon homme, fort
droit, chose rare. Je vous remets là un effet précieux. Quoique harangueur,
il parle mal; mais il pense bien. Sérieusement, si nous finissons, je vous le
recommande.
Vous voulez construire un bâtiment de vingt-cinq mille francs; je n'en
doute pas, c'est votre intention, et je ne suis pas ici pour vous contrarier.
Mais la volonté de l'homme est ambulatoire. Il faut prendre garde qu'il n'en
soit pas de ceci comme de la dot calculée de Frosine^ Cet article n'est
pas tant un payement qu'une proposition (raisonnable par rapport à vous) de
faire là quelque chose autant que cela vous plaira et vous conviendra.
Lorsque mon vieux vilain château, logeable pour moi pendant quinze jours
tous les trois ans, pour un fermier et pour mes pressoirs pendant toute l'an-
née, sera une fois détruit, je me trouverais fort embarrassé si, par le hasard
des événements, les choses venaient à en rester là. Voyez de quoi vous
voulez que nous convenions ex œquo et bono, soit pour un terme fixé à la
construction, soit pour la somme que vous y mettrez.
Vous m'offrez vingt-cinq mille livres comptant. Mettez la main sur le pour-
point : ce n'est pas assez. Il y a 3,000, puis 3,300 livres de rente daHS le bail
actuel. Cela vaut trente mille livres. Je dirais bien trente-trois. 3Iais je n'ai
jamais qu'un mot, et s'il m'arrivait d'en avoir plusieurs, ce ne serait jamais
avec vous, dont je fais un cas infini, et avec qui je souhaite extrêmement
de former ici une liaison d'amitié.
Vous vous obligez à ne vivre que quatre ou cinq ans; point de cet
article, s'il vous plaît, sinon marché nul. J'exige au contraire, après le traité
conclu, que vous viviez le reste du siècle pour continuer à l'illustrer et à
l'éclairer. La Providence se ferait de belles affaires si elle ne vous laissait
1. Voyez V Avare, acte II, scùnc vi.
496 CORRESPONDAxNCE.
ici-bas plus longtemps que Fonlenelle. Elle n'est pas déjà si bien aujourd'hui
avec le public.
Je vous garderai le secret le plus exact, et j'ai l'honneur de vous le de-
mander de môme à mon égard, surtout par une raison qui nous intéresse
tous deux. J'ai tiré jadis cet avantage du malheur de mes pères, huguenots
dès le temps de Calvin, que leur terre est de l'ancien dénombrement. Nous
n'en sommes fâchés ni vous ni moi, pour qui les édits bursaux n'ont pas
des attraits vainqueurs. On a bien voulu me continuer ce droit en dernier
lieu dans le renouvellement du cadastre; apparemment (ju'on ne m'a pas
cru assez bon calliolique pour édifier notre ami Helvétius*. Quoi qu'il en
soit, le droit, selon la teneur du privilège, est pour ma famille, ou en cas
de vente à un Genevois, Suisse, etc. Autrement, il se perd et ne se re-
couvre pas par réacliat. Or on pouirait bien ne pas vous trouver assez bon
huguenot pour être privilégié. Au reste, il ne s'agit que de manier ceci un
peu délicatement, ce qui ne sera point du tout difficile.
Je suis si fidèle au secret que je n'en ai sonné mot à M"'^ de Brosses, de
peur qu'elle ne se mît de la conversation. Mais, comme Dieu permet que
tout se découvre, elle s'avisera sans doute alors de demander la chaîne du
marché. Je ne sais pas de combien. C'est une femme à prétentions. Elle ira
peut-être croire qu'une chaîne si belle devrait être éiernelle. Agissons
politiquement. Commencez par me corrompre. En fait de terres, je suis
vénal comme un Anglais. Quand nous serons tous deux contre elle, nous
la réduirons. Je retiens encore le droit d'aller un jour passer quelques mo-
ments dans votre nouvel ermitage, à vous entendre parler do l'histoire
présente et passée. Vous avez sur l'Oder un ami qui n'est pas le mien. Les
Russes me vont donner huit jours d'insomnie, et Louisbourg m'en a déjà
coûté autant. Je ne puis me mettre dans la tète la sage maxime italienne :
Per il tempo e per la Signoria non pigliarli malinconia.
3658. — A M. DARGET.
Aux Dl'Hccs, 10 septembre 1758.
Mon ancien ami, vous n'avez point répondu à la lettre que je
vous écrivis de Manheim -. Vous sentez que, dans les circonstances
présentes, il est bien triste que cette lettre par laquelle j'avais
répondu avec confiance à vos ouvertures ait été imprimée dans
les journaux et falsiliée. Vous me feriez un plaisir extrême de
me renvoyer ma lettre, afin que je pusse la confronter avec celle
qui a couru, et que j'eusse une ])iècc justificative toute prête. Je
sens que vous avez été aussi indigné que moi de cet abus que les
journalistes se permettent de publier les secrets des particuliers
1. Dont le livre de l'Esprit venait de paraître, et commençait à faire bruit.
2. C'est le n» 3033.
ANNÉE il58. 497
sans eu demander la permission. C'est violer un des premiers
droits de la société ; et quand la fausseté est jointe à cette har-
diesse, c'est un crime. Je crois que le journaliste n'a pas eu mau-
vaise intention, mais il ne m'a pas moins nui. Il m'a écrit, il a fait
une espèce de désaveu ^ que je dois à vos soins et à votre pro-
bité, et dont je vous remercie. Je n'ai point voulu irriter cet
homme par des plaintes, qui sont inutiles quand la chose est
faite, et qui ne peuvent qu'aigrir. Il ne s'attendait pas que le roi
de Prusse remporterait sur les Russes une victoire si complète
et si mémorable-. Il faut à présent se taire sur les succès inouïs
de ce monarque, et sur les malheurs de la France. Vous me
feriez plaisir de me mander s'il est vrai qu'il y ait plusieurs édits
pécuniaires, et si on continue de payer les rentes de l'Hôtel de
Ville et de la compagnie des Indes. Vous avez du moins une
planche dans le naufrage général. Vous êtes bien placé à l'École
militaire, école dont on a grand besoin. Je vous souhaite tout le
bonheur que vous méritez, et suis à vous pour jamais bien ten-
drement.
Le Suisse V.
3659. — DE M. HENNIN 3.
Turin, 17 septembre 17.58.
Monsieur, quitter les Délices pour traverser les montagnes de Savoie,
c'est passer des riches campagnes de l'Egypte dans les déserts de Chanaan;
aussi ai-je souvent tourné la tête vers cette heureuse colline où vous avez
dressé votre tente. J'ai comparé la liberté dont vous y jouissez à l'esclavage
volontaire que je me suis imposé, et je me suis trouvé aussi enfant que les
autres hommes. Cette idée m'allait affliger; j'ai repris mes joujoux pour
m'en distraire. J'ai examiné avec attention tous les objets qui se sont offerts
successivement à mes yeux, rochers, torrents, animaux, plantes, minéraux.
J'ai suivi les diverses nuances qui joignent l'espèce humaine à celle des
brutes, à mesure qu'on s'enfonce dans les contrées les moins fréquentées; et
malgré la lenteur de ma marche, l'ennui ne m'a point approché.
Arrivé à Saint-Jean de Maurienne, je me suis informé de la fin de mon
pauvre ami Patu. Ses hôtes m'ont dit qu'un instant après être descendu de
1. Imprimé sous le titre à'A\ns au public, dans le Journal encyclopédique du
15 août 1758, page 147.
2. La bataille de Zorndorf, près de Custrin, où, suivant quelques-uns, la vic-
toire fut indécise ; où, suivant d'autres, elle resta aux Russes, qui cependant, après
onze heures et demie de combat, perdii-ent cent trois canons, au moins quinze mille
morts, et deux mille prisonniers. (B.)
3. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
39. — CORUESPONDANCE. VII. 32
498 CORRESPONDANCE.
sa voiture, il olail loml)C" en faiblesse, et s'était endormi insensiblement du
sommeil éternel...
A l'ouverture do son coffre, ces bonnes gens jugèrent que le mort
avait été un homme d'esprit, et ils l'enterrèrent parmi les nobles à la cathé-
drale. Pour des montagnards, ce trait est louable.
J'ai réfléchi, monsieur, sur l'inscription (jue vous avez eu la bonté de
faire pour orner la tombe de mon amii. outre qu'elle ne parle pas de lui,
il me semble qu'on ne peut guère tiaiter un pays de Irisles déserts à la
barbe de ses habitants. Je joins ici celle que je me propose d'y faire graver,
si vous l'approuvez. Mon but est qu'on sache en Savoie quel était celui
dont j'ai pleuré la perte.
Vous voyez tous les jours des gens qui vous parlent du mont Cenis
comme d'un passage affreux. Je ne l'ai pas trouvé tel. 11 n'est pas vrai que
du sommet on découvre la France et l'Italie. Ce prétendu sommet est une
vallée assez étendue, enfermée de toutes parts par des montagnes fort hautes.
A'oilà comme les fausses relations se perpétuent.
Je me suis acquitté, monsieur, de ce dont vous m'aviez chargé pour
M. le marquis de Chauvelin -, et je puis vous assurer qu'il y a été sensible
11 se propose de passer par Genève à son premier voyage de Paris.
Vous ne vous attendez pas sans doute que je vous parle do Turin. Je n'y
ai encore vu que l'opéra bouffon : les paroles sont de Goldoni, et la musique
de Scarlati. 11 y a deux acteurs très-bons et une jolie chanteuse. C'est, je
vous assure, une très-agréable ressource pour un arrivant.
J'ose vous prier de présenter mes respects à vos dames. Je suis très-fàché
que la nécessité m'ait rangé au nombre des êtres éphémères qui les im-
portunent continuellement, et je me ferai un devoir de réparer ce tort, s'il
m'est possible, à mon retour.
Je vous supplie d'être persuadé de la sincérité des sentiments avec les-
quels j'ai l'honneur d'être, etc.
A LA MKMOmE D F. C. T. A L D E- P I E R R E PATI,
É C U Y E R , AVOCAT AU PARLEMENT DE PARIS,
NÉ A PARIS, I.E .. OCTOBRE 1729.
Il eut dans un corps faible
Un cœur sensible et généreux,
Un esprit vif et pénétrant.
Il cultiva la littérature et la poésie,
El ses premiers succès
1. Ilcnnin, se rendant en Italie en 17:)S. voulut faire placer \inc inscription
sur la tombe de son ami, et il parla de ce projet à Voltaire, qm lui donna les vers
suivants, écrits sur une carte :
Tendre et pure amitié dont j'ai senti les charmes,
Tu conduisis mes pas dans ces tristes déserts;
Tu posas cette tombe, et tu gravas ces vers
Que mes yeux arrosaient de larmes.
2. Ambassadeur de France à Turin.
ANNÉE 1758. 499
Lui présageaient une grande réputation.
Estimé en Angleterre,
Applaudi à Rome,
Chéri dans sa patrie,
Il mourut à Saint-Jean de Maurienne,
Dans le cours de ses voyages ,
Le 20 août 17li7.
P.-M. H., son compatriote et son ami,
Après avoir versé des pleurs sur sa tombe,
Y a fait graver cette épitaphe
Le 9 septembre 17'àS.
Je souliuite, monsieur, que ce bavardage vous déplaise; la mémoire de
mon ancien ami ne pourra qu'y gagner.
3600. — A M. THIERIOT.
Aux Délices, 17 septembre.
II faut reprendre où nous en étions, mon ancien ami. J'ai été
un peu de temps par monts et par vaux ; me voilà rendu à ma
famille et à mes amis, dans mes chères Délices. Que faites-vous?
où êtes-vous? avez-vous reçu un manuscrit concernant la Russie,
que M. l'abbé Menet doit vous avoir remis ? 11 y a un domestiqiie
de M'"'' de Fontaine qui repartira bientôt pour notre lac ; je vous
serai très-obligé d'envoyer le manuscrit chez elle. Je suppose que
vous êtes toujours chez M""^ de Montmorency, et que votre vie
est douce et tranquille ; j'en connais qui ne le sont pas. Je n'ai
pas été précisément aux champs de Mars ; mais j'étais assez près
de ces vilains champs, quand les Hanovriens battaient une aile de
notre armée, prenaient Dusseldorf, et repassaient le Rhin à leur
aise. Mes chers Russes sont venus depuis d'Archangel et d'Astra-
kan pour se faire égorger à Custrin. Nous sommes malheureux
sur terre et sur mer, et on dit que l'artillerie prussienne porto
jusqu'à Paris, où elle estropie la main droite de nos payeurs des
rentes. Je suis honteux d'être chez moi, en paix et aise, et d'avoir
quelquefois vingt personnes à dîner, quand les trois quarts de
l'Europe souffrent.
J'avais lu dans un journal que M, Helvétius a fait un livre
sur VEsprii, comme un seigneur qui chasse sur ses terres ; un
livre très-bon, plein de littérature et de philosophie, approuvé
par un premier eommis ^ des affaires étrangères ; et j'apprends
aujourd'hui qu'on a condamné ce livre, et qu'il le désavoue
1. Tercier: voyez lettre 3G52.
500 CORRESPONDANCE.
comme un ouvrago dicté par lo (lia1)le. Je voudrais bien lire ce
livre, pour le condamner aussi ' ; tâchez de me le procurer.
Vous voyez, sans doute, quelquefois cet infernal Helvétius ; de-
mandez-lui son livre pour moi, Mais vous êtes un paresseux, un
perdùjiorno ; vous n'en ferez rien. Je vous connais ; allons, cou-
rage ; remuez-vous un peu. Je suis aussi paresseux que vous, et
je viens de faire trois cents lieues. On dit que cela est fort sain ;
cependant je ne m'en porte pas mieux. Une de vos lettres me
fera probablement beaucoup de bien. Je suis toujours tout ébaubi
d'être venu à mon Age avec une santé si maudite. Vous qui êtes,
à peu de chose près, mon contemporain, et qui êtes gras comme
un moine, n'oubliez pas le plus maigre des Suisses, qui vous
aime de tout son cœur.
P. S. Quest-ce qu'un livre de Jean-Jacques contre la comédie -?
Jean-Jacques est-il devenu Père de l'Église ?
3661. - A MADA.MK LA COMTESSE DE LUÏZELBOURG.
Aux Délices, 20 septembre.
On ne sait plus que croire et que penser, madame. Hier, tout
le monde avoue que les Russes ont été détruits ; aujounThui, tout
le monde avoue que les Russes sont ressuscites pour battre le
roi de Prusse. La nouvelle vous sera venue de Paris de la défaite
des Anglais auprès de Saint-Malo. C'est du baume sur la bles-
sure que la perte de Louisbourg nous a faite. Je voudrais bien,
en qualité de curieux, et encore plus d'homme pacifique, savoir
ce que c'est que cet armistice entre le maréchal de Contades et
M. le prince de Rrunswick ; je voudrais un armistice éternel
entre les hommes.
Je vous remercie de tout mon cœur, madame, des petites co-
quetteries que vous faites en ma faveur en Lorraine. Vous savez
combien j'aimerais une terre qui me rapprocherait de vous :
mais M. de Fontenoy ' veut à présent vendre trois cent mille
livres son Champignelle *, qui ne rapporte pas plus de six mille
livres de rente. M-- de Mirepoix et M"'" de Roufllers veulent me
vendre Craon ; mais il est substitué, et ce marché est difficile à
conclure.
1. Voltaire en a critiqué plusieurs passages : voyez tome XIX, page 23; X.\,
321 ; mais il prend sa défense, tome XIX, 375; XX^ , -47 i.
2. Voyez la lettre 3C)J0.
3. Le comte de Fontenoy, ou Fontenoy-sur-Mosclle. prés de Toul.
4. Voyez lettre 3645.
ANNÉE 1758. uOt
Puisque Colini a Flionncur de vous faire quelquefois sa cour,
je vous prie instamment, madame, de lui faire dire que je lui ai
écrit deux fois par M. Turckeim, le banquier, et que j'ignore s'il
a reçu mes lettres ^ M'"" Denis vous présente ses respects :
autant en fait sou oncle le Suisse. Il est plein de reconnaissance
pour le petit mot dont vous l'avez honoré dans certaine lettre =■.
Portez-vous bien surtout.
3662. — A M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES».
Aux Délices, 23 septembre.
J'avoue, monsieur, qu'il y a des abus dans les républiques
comme dans les monarchies : Ubicumquc cakulum ponas, ibi nau-
fragium invenies. On ne trouve pas toujours naufragium, mais on
trouve partout quelque orage. Ils sont ici moins noirs et plus
rares qu'ailleurs. Je suis très-aise d'être dans un coin de terre,
dove non si vede mai la faccia délia Maesta, et où les souverains
m'envoient demander mon carrosse pour venir manger mon rôti.
C'est pour augmenter mon bonheur, mon indépendance, que
je vous ai proposé de me préférer à Chouet le fermier, fils du
doge Chouet \ C'est pour n'être ni en France, ni à Genève. Car
mon idée est de mourir parfaitement libre. Si j'achète à vie, il
faudra payer les lods au seigneur suzerain ; il faudra solliciter
un secrétaire d'État et le conseil pour obtenir que, moi catho-
lique, je sois affranchi du dixième et de la capitation comme un
huguenot. Mon grand plaisir serait de n'avoir affaire de ma vie
ni à un seigneur Paramont, ni au roi scxint en son conseil, et de
ne rien payer à personne. Voyez, monsieur, si la tournure que
j'ai prise vous convient ; quittez un moment votre Salluste, que
pourtant je voudrais bien voir, et examinez mes propositions.
Si elles sont acceptées, il m'en coûtera environ soixante mille
livres, et vous jouirez peut-être dans deux ans, peut-être dans
un an, de tout le fruit de mes peines. Je sais que je m'impose un
fardeau onéreux. Mais un degré d'indépendance de plus, et sur-
tout l'honneur de votre amitié, seront l'intérêt de mon argent.
Si quid novisli rectius istis,
Candidus imperti; si non, his utere mecum.
• 1. Nous ne connaissons que la lettre du 2 septembre.
2. A M'"'^ de Pompadour.
3. Éditeur, Th. Foisset.
4. Chouet le père était syndic de Genève ■- •
502 CORRESPONDANCE.
Si vous approuvez mes idées, je mets les maçons en besogne,
je trace un jardin, je plante des arbres ù la réception de votre
lettre, et j'attends de vous du plant de Bourgogne pour vous faire
boire du vin du cru quand vous viendrez voir votre royaume
de ïoui'uay.
En cas que j'aie l'honneur de terminer avec vous, il me
semble que le secret sur la nature de nos conventions est la
chose la plus convenable. L'atrairc des Russes n'est pas tirée au
clair; mais les apparences sont qu'ils ont perdu une très-grande
bataille. Laissons les fous s'égorger, et vivons tranquilles. Le
fatras de l'Esprit d'IIelvétius ne méritait pas le bruit qu'il a fait.
Si l'auteur devait se rétracter, c'était pour avoir fait un livre
philosopliique sans méthode, farci de contes bleus !
Ut ut est, conservez l'honneur de vos bonnes grâces au vieux
Suisse V., âgé de soixante-quatre ans, et bientôt de soixante-cinq.
Encore un mot. Si le problème que je propose à résoudre
paraît trop compliqué, vous Je simplifierez par l'équation qui
vous paraîtra la plus convenable. Mais point de seigneur suzerain,
point de lods et ventes, point de vingtièmes, point de capitation,
point d'intendant, ni de subdélégué, si [as est.
A'^oyez, par exemple, monsieur, si vous n'aimeriez pas mieux
que je rendisse le château logeable plutôt que d"y faire un pa-
villon qui rendrait ce château trop vilain. En ce cas, je vous
donnerais une somme plus forte argent comptant. Vous auriez
bien moins à rendre après ma mort, et votre terre serait toujours
embellie et améliorée. Vous pourriez convenir de payer après ma
mort la moitié des frais des réparations et embellissements né-
cessaires au château.
Voilà de quoi exercer à la fois a otre esprit et votre équité. 11
faudra qu'il y ait bien du malheur si nous ne nous arrangeons
pas.
Je vous présente mon respect. V.
N. B. que votre terre est dans un état déplorable, et qu'on
détruit votre forêt.
3663. — du: m. Lli PRÉSIDENT DE I5R0SSES'.
Septembre I7ÔS.
Tel que l'ange de l'Apocalypse, qui avait un pied sur la terre et l'autre
sur la mer, vous voulez donc, monsieur, avoir un pied en république et
1. Éditeur, Th. Foisset.
ANNÉE 4 7o8. 503
l'autre en monarcliie? Le système est excellent quatid on a le bonheur
d'être assez isolé pour le pouvoir suivre.
Le sage dit selon les gens ' :
Vive le Roi ! vive la Ligue !
Mais tout le monde n'a pas des ailes à montrer^. Et pour moi, je vous
avoue qu'à l'exception de la Suisse (que je ne connais guère, mais dont je
pense bien), je n'ai pas vu une république qui fût de mon goût. On y est
désolé de piqûres d'épingles; au lieu que chez nous on en est quitte pour
un coup d'épée au travers du corps, et tout est dit. Le manteau de la liberté
sert à couvrir nombre de petites chaînes. Ma, in lanto, non è cosi liingo
che non si vedean per di sotto due palme di gambe di ladro.
J'aime bien pis que les rois : j'aime les papes. J'ai vécu près d'un an à
Home ; je n'ai pas trouvé de séjour plus doux, plus libre, de gouvernement
plus modéré. C"est dommage que les gens y soient bêtes au milieu de tant
de raisons d'avoir des connaissances et de l'esprit.
Cette préférence que je lui donne est pourtant subordonnée à celle que
Tournay mérite (entre nous) sur tous les lieux de l'univers. Avez-vous vu
par un jour transparent cette terrasse de la Choutagne, digne d'un kiosque
impérial :
A seat where Gods might dwell
Or wander witli delight?
Convenez que cela est impayable. Cependant vous me renvoyez notre
projet de convention si travesti, si chargé de pretintailles, qu'il ne m'est
plus possible de le reconnaître. Si je m'en souviens bien, votre proposition
était d'acheter cette terre à vie, avec faculté d'y faire en jardins et en bâti-
ments ce qu'il vous conviendrait d'y faire. Vous m'offriez vingt-cinq mille
francs; je vous en demandais trente. Le nouveau projet de convention
porte vingt mille livres dont je rendrai environ la moitié, et la moitié aussi
des dépenses que vous y aurez faites, selon l'état qui en sera dressé. De-
puis l'horloge d'Achaz^ et le festin d'Atrée, on n'avait pas tant rétrogradé.
Je suis très-médiocre calculateur lorsque l'on me sort de la période julienne;
mais il ne faut pas être un Barème pour compter que vingt mille francs de
capital, pour trois mille deux cents francs de rente, font deux mille deux
cents francs, ou, si vous voulez, mille deux cents francs de perte en revenu
annuel ; et que, puisque selon votre lettre vous comptez y mettre soixante
mille francs, j'aurais au bout du temps dix mille francs à rendre de mon
argent, pour avoir perdu deux mille deux cents francs de rente pendant dix
ans. Ce fonds perdu est trop cher pour moi.
D'autre part, le marché ne vaudrait rien pour vous, qui ne devez songer
1. La Fontaine, livre II, fable v.
2. Allusion à la même fable :
Je suis oiseau, voyez mes ailes.
3. Isaïe. xwvni, 8.
504 CORRESPONDAiNCi:.
qu'à jouir tout le plus tôt et le plus promptement qu'il sera possible. Bene
vivere et kvlari, il n'y a que cela dans le monde. Tant de clauses ([ue con-
tient co projet feraient naître dans l'exésution une |)épinière de diiïicuités
qui la retarderaient à tout moment, malgré la forte intention réci|(ro(|ue où
nous sommes de n'en avoir jamais ensemble. Faisons notre marciié tout le
plus simple qu'il sera possible et sans queue.
Il n'y a pas à beaucoup près autant d'argent à mettre ici que vous le
crovez. Qui diantre vous est allé suggérer ce moulin de don Quichotte?
C'est une fausse spéculation que vous auriez bien vite reconnue si vous
aviez vu vous-même le ruisseau derrière la forêt. A Dieu ne plaise qu'il y
ait tous les ans autant d'eau dans ce torrent qu'il peut y en avoir eu cette
année! Il n'y a la plupart du temps qu'un filet. Un moulin coûterait beau-
coup à bâtir, à entretenir; il irait rarement, et ne rendrait guère. Il y en a
jadis eu un en cet endroit, qu'on a été obligé d'abandonner par cette raison.
Rayons donc cet article.
Pour le bâtiment, ce n'est pas un si grand ilevi, en se contentant de
l'accommoder, que d'en faire, non une belle maison, mais un logement com-
mode et parfaitement situé. 11 ne faut qu'abattre et mettre en cour toutes
ces vieilleries indignes^ qui sont tant sur le jardin qu'en face du portail;
transporter l'entrée vis-à-vis du portail actuel; et, où il est, construire un
logement sur le bel aspect en alignement de ce gros pavillon carré, qui
servira d'antichambre. Si nous finissons, je vous dirai mon plan en détail,
qui prendra cent fois plus d'agrément en passant par votre esprit. Point de
terme, si vous voulez; c'est une queue. Au hasard de la tontine. Qui ga-
gnera, gagnera. Si je perds... Mais je ne perdrai pas, car je gagnerai assez
à mon gré en vous conservant. Si vous perdez, qu'est-ce que cela vous
fera? Allons, allons, finissons, si le cœur vous en dit. Vous faites bien d'être
Indépendanl, mais il ne faut pas être Irembleur. Si vous saviez le des-
sous des cartes! si je vous disais le secret de l'Église! Avec un homme
tel que vous, je ne veux rien avoir de caché. Apprenez que l'ange de la
Fatalité, conduisant Zadigpar le monde, mit dans ce vieux château un talis-
man qui fait qu'on n'y meurt point. Mon vieux oncle éternel (devant Dieu
soit son âme avec celle de feu M. le comte de Gabalis! ce que j'en dis ne
vient pas de mauvais cœur, mais il ne m'aimait guère et je le lui rendais
bien), or donc cet oncle infini y a vécu quatre-vingt-onze ans, et son père,
mon bisaïeul, quatre-vingts; sans parler du grand-père de ce dernier, qui y
a vécu quatre-vingt-sept ans. Ce n'est pas là une chronologie de Newton -.
Il faut que je sois fol de me défaire d'un lieu qui donne une immortalité
bien plus réelle que ne fait l'Académie.
Encore voulez-vous les choses avec des franchises immodérées. Parce
1. Ces vieilleries indignes subsistent encore. Mais à peine trnuve-t-on à Prêgny,
chef-lieu de la paroisse, des gens qui sachent indiquer le château de Tournay.
C'est à Prégny qu'est la maison de campagne de M. de Sellon. connue de tous les
voyageurs qui ont été à Genève.
2. Allusion à la Défense de la Chronologie contre le système de M. Neioton,
écrit posthume de Frcrct, publiée en cette même année 1758.
ANNÉE 17u8. -iOo
que je vous ai laissé entrevoir une lueur de non-dixièmo, vous ne voulez ni
d'intendant, ni de suhdélëgué, ni de roi en son conseil. Peste! il ne faut que
vous montrer le passage : qua data porta, ritunt.
Cela est délicieux ; en vérité, croyez-vous (jue, si j'avais un secret pour
me délivrer de ces beaux messieurs-là, je n'eusse pas commencé par on
faire usage pour moi-même? Cependant je puis vous en ajuster une bonne
partie selon vos désirs, en prenant les mesures mentionnées au mémoire
ci-après. Je ne me fais pas garant de votre capitation. Si elle venait à se
payer par valeur de la tête, vous en payeriez la moitié du royaume.
Eh bien! voilà votre diable d'homme ^ de retour à Dresde, avec sa troupe
maudite. Quel Juif errant! et quel dommage que tant d'activité et de talents
ne soient employés que pour le malheur de l'humanité ! Avec tout cela, s'il
se réjouit beaucoup, je n'entends rien en plaisirs; mais aussi je ne suis que
Parménion. L'exécution est plus glorieuse que le projet n'était bon. Encore
finira-t-il, quel que soit le dénoùment, par avoir une santé et des esclaves
ruinés. Cependant rien de fait en Saxe cette année, à moins que les Suédois
qui s'avancent en Brandebourg ne soient ceux du grand Gustave, Point de
paix prochaine, et toujours continuité de flagellationpournous autres pauvres
hères, qui, vrais pantins de ces terribles Briochés-,
Duciniur ut nervis alienis mobile lignum.
Chaque chose se compense. En payant les folies d'autrui, nous achetons le
droit de niaiser le jour et de dormir la nuit. Nous laissons couler le torrent,
avec le mérite suranné d'être un peu plus honnêtes gens.
Avec beaucoup d'esprit, de nerf et d'audace, c'est une étrange cipollala^
que ce livre de notre Helvétius. Je crois quelquefois rencontrer Montaigne
ou Montesquieu; puis il se trouve subitement que je n'ai lu que V Apologie
pour Hérodote. Comment peut-on se permettre un tel style bigarré? S'il
manque de méthode, ce n'est pas faute de s'être donné de la peine pour en
avoir et pour en montrer. Mais après avoir fait un plan tel quel, il a voulu
y jeter toutes sortes de choses anomales, et se servir des faits les plus
bizarres et les plus suspects pour en tirer des conclusions générales. Con-
venez pourtant que ce qu'il y a de plus singulier dans son livre, c'est le
privilège du roi. A bon compte, je suis bien aise que celui-ci ait passé. Bien
d'autres, qui n'ont pas la tête si grosse, passeront après lui. Je ne suis plus
en peine de certain Traité sur l'ancienneté du Culte des dieux fétiches en
Orient*...
1. Le roi de Prusse.
2. « Brioché, fameux joueur de marionnettes, logé proche des comédiens. »
Note de Boileau sur les derniers vers de son épitre à Racine :
Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,...
Que, non loin de la place où Brioché préside,...
11 s'en aille admirer le savoir de Pradon.
3. Cipollata, traduction italienne du mot macédoine.
4. Le Traité du Culte des dieux fétiches, par i\L de Brosses, publié à Genève,
sans nom d'auteur, en 1760.
o06 CORUESPONDANCE.
J'attends votre réponse, si le mémoire ci-joint vous agrée. Sinon, vou-
lez-vous acheter ma terre purement et simplement? Je la ferai grande ou
petite comme vous le voudrez, soit en joignant divers biens assez considé-
rables que j'ai aux environs, soit en les laissant isolés. C'est une pièce à
tiroir. Nous obtiendrons bien de l'abbé de Uernis la continuation du privi-
lège. Il est votre confrère en Apollon. Quoi qu'il arrive de tout ceci, ce que
je désire le plus est que le libre Suisse V. veuille bien me conserver autant
de bienveillance qu'a pour lui d'estime et d'admiration le despotisé B.
M. de Fautrière, retiré à Genève, me fait proposer un échange contre sa
terre plus voisine des miennes de Bresse. Mais je n'ai pas une fort grande
envie d'avoir affaire à lui.
3GGi. — A M. PILAVOl-XE i,
A S L r. A T E .
Aux Délices, près de Genève, le 25 septembre.
Je suis très-flatté, monsieur, que vous ayez bien voulu, au
fond de l'Asie, vous souvenir d'un ancien camarade. Vous me
faites trop d'honneur de me qualifier de bourgeois de Gen'cve. Tout
amoureux: que je suis de ma liberté, cette maîtresse ne m'a pas
assez tourné la tête pour me faire l'enoncer à ma patrie. D'ailleurs,
il faut être huguenot pour être citoyen de Genève, et ce n'est pas un
si beau titre pour qu'on doive y sacrifier sa religion. Cela est
bon pour Henri IV, quand il s'agit du royaume de France-, et
peut-être pour un électeur de Saxe, quand il veut être roi de
Pologne ; mais il n'est pas permis aux particuliers d'imiter les
rois.
II est vrai qu'étant fort malade je me suis mis entre les
mains du plus grand médecin de l'Europe, M. Tronchin, qui ré-
side à Genève ; je lui dois la vie. J'ai acheté dans son voisinage,
moitié sur le territoire de France, moitié sur celui de Genève, un
domaine assez agréable, dans le plus bel aspect de la nature.
J'y loge ma famille, j'y reçois mes amis, j'y vis dans l'abondance
et dans la liberté. J'imagine que vous en faites à peu près autant
à Surale ; du moins je le souhaite.
Vous auriez bien dû, en m'écrivant de si loin, m'apprendrc
si vous êtes content de votre sort, si vous avez une nombreuse
1. Maurice Pilavoine, membre du conseil de compagnie des Indes, avait appris
à balbutier du latin avec Voltaire. Il était probablement né à Surate, mais, en
1758, 11 habitait Pondichéry. (Ci..)
2. Allusion au mol de Henri IV : Paris laul bien une messe.
ANNÉE IloS. o07
famille, si votre santé est toujours ferme. Nous sommes à peu
près du même âge, et nous ne devons plus songer l'un et l'autre
qu'à passer doucement le reste de nos jours. Le climat où je
suis n'est pas si beau que celui de Surate ; les bords de l'Inde
doivent être plus fertiles que ceux du lac Léman. Vous devez
avoir des ananas, et je n'ai que des pèches; mais il faut que
chacun fasse son propre bonheur dans le climat où le ciel la
placé.
Adieu, mon ancien camarade ; je vous souhaite des jours
longs et heureux, et suis, de tout mon cœur, votre, etc.
3665. — A M. II EN A" IN.
Aux Délices, 25 septembi'e.
(partira quand pourra.)
La lettre ^ dont vous m'honorez, monsieur, marque bien la
bonté de votre cœur. Vous voulez bien vous souvenir d'un homme
qui n'a d'autre mérite que d'avoir été infiniment sensible au
vôtre, et vous avez rempli pour feu notre pauvre Patu- des de-
voirs dont les amitiés ordinaires se dispensent. J'ignore si mes
remerciements vous trouveront encore à Turin ; je présume que
vous laissez partout votre adresse, et qu'on peut vous écrire en
toute sûreté. Je vous demanderai en grâce de revoir mon ermitage,
au retour de vos voyages ; mais c'est une chose que je désire
plus que je ne l'espère. Vous me retrouverez aussi tranquille
que vous m'avez laissé, et probablement je ne sortirai pas de
chez moi pendant que vous courrez le monde.
Vous reviendrez
spoliis Oi'ientis oniistus.
{XiRG. ,.Eneid., lib. I, v. -293.)
Personne n'a jamais mis plus à profit ses voyages ; vous vous
instruisez de tout, en attendant que vous soyez fjxé par quelque
poste agréable, 11 n'en est point dont vous ne soyez digne. Vous
avez devant vous l'avenir le plus flatteur ; vous joindrez toujours
l'étude aux affaires, et par là votre vie sera continuellement et
solidement occupée. Je ne connais point d'état préférable au
•J. Hennin avait écrit de Turin à Voltaire, le 17 septembre; voyez n» 3659.
2. Voyez page 497.
508 CORHESPONDAXCE.
vôtre. Il est d'autant plus a,G:réal)le qu'il est de votre choix, et que
le roi vous paye pour satisfaire votre goût.
Hiiid vovcat dulci nutricula inajus alumno?
(HoR., lib. I, ep. IV, V. 8.)
Vous aurez sans doute entendu dire, comme nous, de bien
fausses nouvelles ; que les Russes ont battu le roi de Prusse,
dans un second combat qui ne s'est point donné, et que les
Anglais ont levé le siège de Louisbourg, dont ils sont en pleine
possession. Le monde est composé de mensonges , ou proférés,
ou manuscrits, ou imprimés. Mais une vérité sur laquelle vous
pouvez compter, monsieur, c'est que vous êtes regretté partout
où vous avez paru, et particulièrement dans l'ermitage de votre
très-humble et obéissant serviteur.
Le vieux Suisse V.
36GG. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTIÎA '.
Aux Délices, 2G septembre.
Madame, par la lettre du 16, dont Votre Altesse sérénissime
m'honore, je vois qu'elle est très-contente du baron ^ qui ne lui
a pas encore fait toucher sa somme au bout de trois mois. De
là je conclus que Votre Altesse sérénissime est très-indulgente,
et mon baron un grand lanternier. Je ne l'ai point vu ; il est
dans sa superbe baronnie, sur le bord du lac Morat, moi sur le
lac de Genève ; et je m'aperçois que la vie est courte, et les affaires
longues. Aon-seulement elle est courte, cette vie, mais le peu de
moments qu'elle dure est bien malheureux. Le canon gronde
de tous côtés autour de vos États. Je trouve que c'est un gi-and
effet de votre sagesse de ne point chercher à vous charger de
dettes. Dans ces temps de calamités, il vaut mieux certainement
se retranclier que s'endetter.
Il mo paraissait bien naturel que la branche de Gotha fiU
tutrice de la branche de V^^eimar ; mais dans les troubles qui
vous entourent, c'est là une de vos moindres peines.
La nouvelle victoire du roi de Prusse auprès de Custrin n'est
contestée, ce me semble, que par écrit. Il paraît bien clair que
les Russes ont été battus, puisqu'ils ne paraissent point. S'ils
étaient vainqueurs, ils seraient dans Berlin, et le roi de Prusse
i. Éditeurs, Bavoux et François.
2. La Bat.
ANNÉE 1758. 309
ne serait ])as dans Dresde. Je ne vois jusqu'ici que du carnage,
et les clioscs sont h peu près au même point où elles étaient au
commencement de la guerre. Six armées ravagent l'Allemagne :
c'est là tout le fruit qu'on en a tiré. La guerre de Trente ans fut
infiniment moins meurtrière. Dieu veuille que celle-ci n'égale
pas l'autre en durée, comme elle la surpasse en destructions ! La
grande maîtresse des cœurs n'est-elle pas bien désolée ? Ne gémit-
elle pas sur ce pauvre genre humain ? Il me semble que je
serais un peu consolé si j'avais l'honneur de jouir comme elle,
madame, de votre conversation. Ne vous attendez-vous pas tous
les jours à quelque événement sanglant vers Dresde et vers la
Lippe ? Le roi de Prusse me mande, au milieu de ses combats et
de ses marches, que je suis trop heureux dans ma retraite pai-
sible ; il a bien raison : je le plains au milieu de sa gloire, et je
vous plains, madame, d'être si près des champs d'honneur.
Je présente mes profonds respects à monseigneur le duc ; je
fais toujours mille vœux pour la prospérité de toute votre maison.
Vous savez, madame, avec quel tendre respect ce vieux Suisse est
attaché à Votre Altesse sérénissime.
3667. — A MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUÏRi.
Aux Délices, 27 septembre.
Madame, si ce billet trouvait Votre Altesse royale dans un
moment de santé et de loisir, je la supi^lierais de faire envoyer
au grand homme son frère cette réponsf du Suisse; mais mon
soin le plus pressé est de la supplier d'envoyer à Tronchin un
détail de sa maladie.
Vous n'avez jamais eu, madame, tant de raisons d'aimer la
vie, vous ne savez pas comment cette vie est chère à tous ceux
qui ont eu le bonheur d'approcher de Votre Altesse royale ;
comptez que, s'il est quelqu'un sur la terre capable de vous
donner du soulagement et de prolonger des jours si précieux^
c'est Tronchin. Au nom de tous les êtres pensants, madame, ne
négligez pas de le consulter, et s'il était nécessaire qu'il se rendît
auprès de votre personne, ou si, ne pouvant pas y venir, il jugeait
que vous pouvez entreprendre le voyage, il n'y aurait pas un
moment à perdre. Il faut vivre : tout le reste n'est rien. Je suis
pénétré de douleur et d'inquiétude ; ces sentiments l'emportent
1. Revue française, mars 1866; tome XIII, page 371.
510 CORRESPONDANCE.
encore sur le profond respect el le tendre attachement du vieux
frère ermite suisse.
Voltaire.
J'espî're que monseigneur sera de mon avis.
36G8. — DE FRÉDÉRIC H, ROI DK PRUSSE.
Ramcnau, 28 septonibrc 17.^8.
Je suis fort obliiré au solitaire des Délices de la part qu'il prend aux
aventures du don Quichotte du Nord : ce don Ouicliotte mène la vie des
comédiens de campagne, jouant tantôt sur un théâtre, tantôt sur un autre,
quelquefois sifflé, quelquefois applaudi. La dernière pièce qu'il a jouée'
était la Thébaïde; à peine y resta-t-il le moucheur de chandelles. Je ne sais
ce qui arrivera de tout ceci; mais je crois, avec nos bons épicuriens, que
ceux qui se tiennent sur l'amphilhéàtre sont plus heureux que ceux qui se
tiennent sur les tréteaux. Quoique je sois par voie et par chemin, j'en-
tends à bâtons rompus parler de ce qui se passe dans la république des
lettres, et cette bavarde à cent bouclies ne dit point ce que vous faites.
J'aurais envie de crier à vos oreilles : Tu dors, Drutus. Voici trois ans
écoulés qu'il ne paraît point de nouvelles éditions de vos ouvrages; que
faitos-vous donc? Au cas que vous ayez fait quelque chose de nouveau, je
vous prie de me l'envoyer. D'ailleurs, je vous souhaite toute la tranquillité
et tout le repos dont je ne jouis pas. Adieu.
FÉDÉIUC.
3669. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Aux Délices, 2 octobro.
Vos nouvelles de Choisy, madame, ne sont pas les plus fidèles.
On a imaginé à la cour de bien fausses consolations. Il est bien
triste d'être réduit à feindre des victoires. Les combats du 26 et
du 27 sont ])ons à mettre dans les Mille et une Nuits. Il est très-cer-
tain que les Russes n'ont point paru après leur défaite du 25 2, et
il est bien clair que le roi de Prusse les a mis hors d'état de lui
nuire de longtemps, puisqu'il est allé paisiblemeut secourir son
frère et faire reculer l'armée autrichienne, Croiriez-vous que j'ai
reçu deux lettres de lui depuis sa victoire? Je vous assure que
son style est celui d'un vaiii(]ueur. Je doute fort qu'on ait tué
trois mille hommes aux Anglais, auprès de Saint-Malo; mais
1. La bataille de Zorndorf; voyez lettre SG.iS.
2. Du 25 août ; voyez lettre 3658.
ANNÉE l7o8. 514
j'avoue que je le souhaite. Cela n'est pas humain; mais peut-on
avoir pitié des pirates ?
La paix n'est pas assurément prête h se faire. A combien Stras-
bourg est-il taxé ? Pour nous, nous ne connaissons ni guerre, ni
impôts. Nos Suisses sont sages et heureux. J'ai bien la mine de
ne les pas quitter, quoique la terre de Craon soit bien tentante.
Adieu, madame ; je vous présente mes respects, à vous et à
votre amie, et vous suis attaché pour ma vie. V.
3G70. — A M. T HIER 10 T.
Aux Délices, 3 octobre.
Urbis amator ' crédule Galle^
vous êtes donc tous fous avec votre bataille du 2G ! Le fait est
que les Russes ont perdu environ quinze mille hommes le 25,
et n'avaient nulle envie de se Lattre le 26 ; que Frédéric, après
les avoir vaincus, et les avoir mis hors d'état de pénétrer plus
avant, a couru dégager son frère ; qu'il a fait repasser les mon-
tagnes au comte de Daun, et qu'on esta peu près au même état
où l'on était avant cette funeste guerre.
Maupertuis crèverait s'il savait que le roi son maître m'a écrit
deux lettres depuis sa bataille de Custrin ; mais je n'en suis ni
enorgueilli ni séduit.
Les deux couplets^ sur le livre d'Helvétius sont assez jolis;
mais il me paraît qu'en général il y a beaucoup d'injustice et
bien peu de philosophie à taxer de matérialisme l'opinion que
les sens sont les seules portes des idées. L'apôtre de la raison, le
sage Locke, n'a pas dit autre chose ; et Aristote l'avait dit avant
lui. Le gros de votre nation ne sera jamais philosophe, quelque
peine qu'on prenne à l'instruire.
J'ai reçu les manuscrits concernant la Russie : ce sont des
anecdotes de médisance, et par conséquent cela n'entre pas dans
mon plan.
Pour Jean-Jacques, il a beau écrire contre la comédie, tout
Genève y court en foule. La ville de Calvin devient la ville des
plaisirs et de la tolérance. Il est vrai que je ne vais presque jamais
à Genève; mais on vient chez moi, ou plutôt chez mes nièces.
Mon ermitage est charmant dans la belle saison.
1. Horace, livre P"", épître x, vers 1.
2. Ces couplets sont dans la Correspondance littéraire de Grimm, l"""" sep-
tembre 1758.
512 COKHi:SIM).\DA.\CI-:.
1 Je vous suis li'rs-()l)]i^('', mou cher et ancion ami, du livre*
que vous me deslinez. Le bruit ([ii'a l'ait ce livre m'a engagé à
relire Locke. J'avoue qu'il esl un ix'udillus: mais il parlait à des
esprits prévenus et ignorants, auxquels il fallait présenter la raison
sous tous les aspects et sous toutes les formes. Je trouve que ce
grand homme n'a pas encore la réputation qu'il mérite. C'est le
seul mélapliysicien raisonnable que je connaisse; et, ai)rès lui,
je mets Hume.
Bonsoir; il est vrai que je me suis amusé avec la Femme qui a
raison; mais c'est pour notre troupe, et non pas pour la vôtre :
Scurror mihi, non populo'^.
Madras pris ! quel conte ! il n'y a que des La Dourdonnais qui
le prennent. Ils en ont été bien payés!
3671.— A M. DE FORMONT.
3 octobre.
Mon cher philosophe, votre souvenir m'enchante; vous êtes
un gros et gras épicurien de Paris, et moi, un maigre épicurien
du lac de (Icnève; il est bon que les frères se donnent quelque-
fois signe de vie. M""' du Déliant est plus philosophe que nous
deux, puisqu'elle supporte si constamment la privation de la vue,
et quelle prend la vie en patience. Je m'intéresse tendrement,
non pas à son bonheur, car ce fantôme n'existe pas, mais à toutes
les consolations dont elle jouit, à tous les agréments de son esprit,
aux charmes de sa société délicieuse. Je voudrais bien en jouir,
sans doute, de cette société délicieuse, j'entends de la vôtre et
de la sienne; mais allez vous faire avec votre Paris : je ne
l'aime point, je ne l'ai jamais aimé. Je suis cacochyme ; il me
faut des jardins, il me faut une maison agréable dont je ne sorte
guère, et où l'on vienne. J'ai trouvé tout cela, j'ai trouvé les plaisirs
de la ville et de la campagne réunis, et surtout la plus grande
indépendance. Je ne connais pas d'état préférable au mien ; il y
aurait de la folie à vouloir en changer. Je ne sais si j'aurai cette
folie; mais, au moins, c'est un mal dont je ne suis pas attaqué
à présent, malgré toutes vos grâces.
\. Les trois derniers alinéas de cette lettre semblent appartenir à une auti-e
lettre que ce qui précède. (15.)
2. Celui d'Hclvétius; voj-oz lettre 36.V2.
3. Horace, livre I", épîlrc xvii, vers 19. dit :
Scurror ogo ipse mihi, populo tu.
ANNÉE 1738. 513
Je ne regrette ni IphUjcnic en Crimée, ni Hypennncslrc^; je
crains seulement plus encore pour la perte des fonds publics que
pour celle des talents, La compagnie des Indes, le commerce, la
marine, me paraissent encore plus en décadence que le bon
goût. Jamais on n'a tant fait de livres sur la guerre, et jamais
nos armes n'ont été plus malheureuses. J'ai trente volumes sur
le commerce, et il dépérit. Ni les livres sur Vesprit et sur la ma-
tière, ni les arrêts du conseil sur ces livres, ne remédieront à
tant de maux.
Que dites-vous de la défaite de mes Russes ? C'est bien pis qu'à
Narva ; tout est mort, ou blessé, ou pris. Il y a eu trois batailles
consécutives. Les Prussiens n'ont eu que trois mille hommes de
tués ; mais ils ont dix mille blessés, au moins. Si le comte de
Daun tombait sur eux dans ces circonstances, peut-être ferait-il
aux Prussiens ce que ceux-ci ont fait aux Russes, Il y a une tra-
gédie anglaise dans laquelle le souffleur vient annoncer à la fin
que tous les acteurs de la pièce ont été tués ; cette cruelle guerre
pourra bien finir de même.
Nota qu'il n'est pas vrai qu'on ait battu trois fois les Russes,
comme on le dit; c'est bien assez d'une.
Présentez, je vous en prie, mes très-tendres respects à M'"" du
Deffant, et souvenez-vous quelquefois du vieux Suisse Voltaire,
qui vous aimera toujours.
:5()72. — A M. DAPiGET.
Aux Délices, 4 octobre 1758.
Je vous remercie, mon cher et ancien compagnon de Potsdam,
d'avoir renvoyé la pancarte. Elle ne m'a pas paru si terrible ;
mais il est bon de prendre ses précautions dans un temps où l'on
pend les gens pour des paroles.
Est-il permis du moins de vous écrire que, tous tant que vous
êtes à Paris, vous ne savez ce que vous dites avec votre prétendue
seconde bataille des Russes, et leur prétendue victoire? Chimères
toutes pures, messieurs; je vous ai comparés aux petites filles, qui
s'imaginent que les hommes sont toujours debout. Vous pensez
qu'on donne des batailles tous les jours. Cette cruelle guerre n'est
pas prête à finir. Je m'unis à votre Te Deum pour la déconfiture
1. Tragédie de Lcniierre, représentée le 31 août 1758.
39. — Cor.KESPONDANCE. V II. 33
514 C0RRES1M)NI)A\CE.
dos pirates anglais près de Saiiit-Mulo' ; c'est toujours une con-
solation.
Vous souvenez-voiis du petit Franclicville, qui avait passé de
mon taudis au palais du prince de Prusse? Le prince Henri lui
conserve ses ai)pointenienls ; il m'a promis de me venir voir.
Le roi de Prusse m'a écrit deux lettres depuis son affaire avec
les Russes. Je vous assure (pril n'a pas le style d'un homme
vaincu.
Je n'abandonne point du tout Pierre le Grand, quoiqu'on ait
battu les troupes de sa fille ; je suis trop fidèle à mes engage-
ments.
Je n'ai jamais reçu le paquet du 25 de juillet dont vous parlez;
mais je recevrai avec la plus grande satisfaction les lettres que
vous voudrez bien écrire à votre ancien ami le campagnard, et
heureux campagnard.
3673, — A M. Dt; CIDEVILLE.
Aux Délices, 4 octobre.
Que les Russes soient battus, que Louisbourgsoit pris, qu'Hel-
vétius ait demandé pardon de son livre, qu'on débite à l>aris de
fausses nouvelles et de mauvais vers, que le parlement de Paris
ait fait pendre un huissier pour avoir dit des sottises, ce n'est pas
ce dont je m'inquiète ; mais M. Ango de Lézeau, et quatre années
qu'il me doit, sont le grave sujet de ma lettre. Peut-être M. Ango
me croit-il mort; peut-être l'est-il lui-môme. S'il est en vie, où
est-il ? S'il est mort, où sont ses héritiers? Dans l'un et l'autre cas,
à qui dois-je m'adresser pour vivre?
Pardonnez, mon ancien ami, à tant de questions. Je me trouve
un peu embarrassé ; j'ai essuyé coup sur coup plus d'une ban-
queroute, Notre ami Horace dit tranquillement :
Del vitam, dct opes; œquum mi aniimun ipse parabo.
(Lib. I, epist. xviii, 112.)
Vraiment je le crois bien ; voilà un grand effort! Il n'avait pas af-
faire à la famille de Samuel Bernard et à M. Ango de Lézeau. Ce
petit babouin crut faire un bon marché- avec moi, parce que j'étais
fluet et maigre; vivimus tamen, et peut-être Ango occidit dans son
marquisat.
1. Voyez tome XV, page 70.
2. Voyez tome XXXIII, page 3o-2; et XXXVIII, 189,
ANNÉE 17 58. :y\:-y
Qu'il soit mort ou vivant, il me semble que j ai besoin diin
lionnête procureur normand. Enconnaîtriez-vous quelqu'un dont
je pusse employer la prose ?
Mais vous, que faites-vous dans votre jolie terre de Launai ?
bàtissez-vous? plantez-vous? avez-vous îa faiblesse de regretter
Paris ? ne méprisez-vous pas la frivolité, qui est l'ànie de cette
grande ville? Vous n'êtes pas de ceux qui ont besoin qu'on leur
dise :
Omilte mirari beatae
Fumum et opes strepitumque Roraae.
(HoR., lib. III, od. XXIX, v. II.)
Cependant on dit que vous êtes encore à Paris; j'adresse ma
lettre rue Saint-Pierre, pour vous être renvoyée à Launai, si vous
avez le bonheur d'y être. Adieu ; je vous embrasse.
A'isi qiiod non simul essem, crctera laîtus.
(HoR., lib. I, ép. X, Y. 50.)
3674. — A M. TRONCHIiX, DE LYON'.
Délices, 4 octobre.
Les batailles décisives et complètes n'ont été ni complètes ni
décisives; mais ce qui est complet, c'est le malheur des peuples,
et ce qui est décidé, c'est que nous sommes des fous. Je tâche
d'être philosophe dans ma retraite ; mais je suis bien plus sûr
de mon amitié pour vous que de ma philosophie.
Que la guerre continue, que la paix se fasse, vivamus et hi-
bannis. Le sucre, le café, tout cela est devenu bien cher, grâce
aux déprédations anglicanes. Il faudra bientôt demander à ces
pirates d'Anglais la permission de déjeuner. Dieu les confonde,
eux et leurs semblables qui désolent l'Europe ! et Dieu vous tienne
en joie !
La retraite du fils de Priam m'est suspecte. Ce rat se retire
dans son fromage de Hollande, parce qu'il sent que les souris
vont mourir de faim.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
o16 CORRESPONDANCE.
3075. — A M. liKinr, AM).
Aux Délices, 7 octobre.
Mon cher ami, je suis parfois un paresseux, un négligent. Je
comptais vous écrire en vous envoyant les sept tomos encyclopé-
diques, mais ils sont encore à Dijon, l'réparez toujours vos ma-
tériaux; adressez-les au sieur Briasson, libraire à Paris, rue Saint-
Jacques, car je pourrais bien faire encore un petit voyage. Je
n'ai encore lu aucun des journaux italiens; je n'en ai pas eu le
temps, quoi([uc j'aie l'air de n'avoir rien à faire. Je les ferai relier
quand j'en aurai un certain nombre, et alors je les lirai. Je me
flatte que l'année prochaine M. de Freudenreicli viendra dans
nos cantons, et que vous serez de la partie. Je regarderai les
jours que je passerai avec vous comme les plus agréables de ma
vie : je vous embrasse du meilleur de mon cœur. Aimez-moi,
tout paresseux que je suis. V.
3076. — A M. FABRY i,
M A 1 n E n E G E X .
Fcrnex, 15 octobre*.
Je vous écris en Mte, monsieur, et sans cérémonie, chez M, de
Boisy, où je ne suis que pour un moment.
C'est, monsieur, pour avoir l'honneur de vous dire que ma
conhance en vos bontés m'a déterminé à entrer en marché de la
terre de Fcrnex avec M. de Boisy. Le bonheur d'être en relation
avec vous donnerait un nouveau prix à ce petit domaine. Je
compte l'avoir à peu près à quatre-vingt mille livres sans les effets
mobiliers qui forment un objet à part. On m'avait assuré que les
lods et ventes allaient à huit mille livres. J'ai demandé à Son
Altesse sérénissime une diminution de moitié, diminution que tous
les seigneurs accordent. Ainsi je me suis flatté que je ne payerais
que quatre mille livres : c'est sur ce pied que j'ai donné ma parole
à M. de Boisy. La nature de mon bien, monsieur, ne me met pas
en état de trouver sur-le-champ quatre-vingt mille livres pour
payer M. de Boisy; il faut que j'emprunte. Vous savez, monsieur,
combien il en coûte de faux frais avant qu'on soit en possession
d'une terre; il ne me serait guère possible de faire cette acqui-
1. Communiquée par M. le vicomte de Carrière, ancien préfet de l'Ardèchc. (B.)
2. L'original est, de la main de Voltaire, et sans indication d'année. Une note
au crayon porte 1759. Ce doit être 1758. Voyez la lettre du 3 janvier 1759, au
même. Voici, jusqu'à piéscnt, la première lettre qui soit connue, écrite par Vol-
taire de Fenicx, qu'il appela bientôt Fcrney, cl dont il acheta la seigneurie. (B.)
ANNÉE 17o8. Sn
sition si je ne trouvais des facilités auprès de M. le comte de
La Marche. J'ai écrit à son intendant, et, supposant toujours que
les droits étaient de huit mille livres, j'ai demandé une diminu-
tion de moitié.
Oserai-je vous supplier, monsieur, de vouloir bien spécifier,
lorsque vous écrirez, que c'est la somme de quatre mille livres
que je propose de donner?
On me dit que Son Altesse sérénissime s'est réservé les deux
tiers de ce droit. A l'égard de votre tiers, j'en passerai par ce que
vous voudrez bien me prescrire, et j'attendrai vos ordres pour
conclure ma négociation entamée. Elle me procure l'honneur de
vous assurer de mes sentiments; et soit que je sois possesseur
de cette terre, soit que le marché n'ait pas lieu, je serai toujours,
monsieur, avec respect, votre très-humble et très-obéissant ser-
viteur.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire du roi.
3677. — A M. BERTRAND.
Aux Délices, 16 octobre.
Mon cher ami, votre paqnet doit être à Lausanne, avec celui
de M. Polierde Bottens ; je lui écris pour qu'il vous le fasse tenir.
Vos occupations sont tranquilles et agréables, tandis que le mal
moral et le mal physique inondent la terre. On croyait le 7, à
Strasbourg, qu'il y avait eu une bataille; et on craignait beau-
coup, parce que le courrier ordinaire avait manqué. Travaillez,
mon cher ami, sur les productions merveilleuses de la terre; les
philosophes examinent avec peine ce que les rois détruisent si
aisément. Sondez la nature des métaux qu'ils ravissent ou qu'ils
emploient à la destruction; leur cœur et ceux de leurs importants
esclaves sont plus durs que tous les minéraux dont vous parlerez.
Mes tendres respects à M. et M"'" de Freudenreich, qui ont, ainsi
que vous, un cœur si différent de celui des princes. V.
3G78. —A M. DE CHENE V lÈRES i.
Aux Délices, 17 octobre.
Je vous remercie de l'opéra, et s'il est de vous, mon cher ami,
je vous en ai une double obligation.
1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Cette lettre est peut-être de 1757, mais
assurément elle n'est pas de 1759. (G. A )
518 CORRESPONDANCE.
Je no sais pas pourquoi on dit <\\\o, los circonstancos présentes
ponrraient me l'aii'e re\enir. Je ne suis établi à mes Délices que
pour ma santé ei pour mon plaisir. I.a beauté du lieu et l'agré-
ment de ma retraite, la très-bonne compagnie qui y vient, sont
des liens qui m'y attachent. Lu malade qui cstauprèsde M. ïron-
cbin ne doit pas se transplanter. Je regrette beaucoup des amis
tels que vous; mais je ne puis regretter le monde.
Ma nièce vous fait ses compliments. Elle a été longtemps
garde-malade.
3079. — A MADAMK LA DUCIIESSK DE SAXE-GOTM A '.
Aux Délices, 17 octobre.
Madame, à la réception de la lettre dont Votre Altesse séré-
nissime m'honore, j'écris encore au Genevois La Bat, et je lui dis
que ce n'est pas assez d'être baron, qu'il faut encore être poli.
Quand on a fait signer h un grand prince un reçu d'argent comp-
tant, il est juste, à ce qu'il me semlde, que cet argent soit touché.
Je ne m'entends guère, madame, à ces négociations genevoises ;
mais je soupçonne que le seigneur baron La Bat aura demandé
que Vos Altesses sérénissimes eussent à compter du jour qu'il
aura envoyé ses lettres de change. Apparemment les banquiers
ne les ont pas négociées assez tôt, et le ministre de Vos Altesses
sérénissimes les a pressés sans doute de finir. Sérieusement,
madame, il est très-ridicule qu'elle ait été si négligemment servie;
ses ordres doivent être exécutés avec plus de promptitude. J'ai
fait tout ce que j'ai pu pour communiquer à mon baron toute
mon envie de vous plaire. Ah ! madame, s'il avait fait comme moi
un séjour à Gotha, s'il avait eu le bonheur de s'approcher de
madame la duchesse, il serait certainement plus diligent, il re-
garderait comme un crime de faire attendre un moment Vos
Altesses sérénissimes.
Dieu veuille que ces cinquante mille florins ne soient pas pris
par des housards! Nous sommes dans un temps où la moitié du
monde tue son prochain, et où l'autre le pille. Votre Laudon-,
madame, qui dit que Dieu punit les hommes, est donc un des
instruments de la justice divine? La punition est un peu longue,
et n'a pas l'air de iinir sitôt. S'il y a cinq justes en faveur do
qui on puisse pardonner, ces cinq justes sont dans le château
I. Kdilcurs, Bavonx cl François.
'2. Célèbre général autricbicn.
ANNÉE 1758. oi9
trErnest le Pieux. Je suis au désespoir qu'Altemhourg soit dans
le chemin des méchants; quand ce chemin sera-t-il libre? Quand
pourrai-jc y venir faire ma cour à Vos Altesses sérénissimes?
Ce serait une belle occasion dans ma vieillesse, et la plus chère
de mes consolations, de pouvoir renouveler à Vos Altesses séré-
nissimes mon profond respect et mon tendre attachement : c'est
ce que demande à Dieu le Suisse V.
3680. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Au\ Délices, 17 octobre.
Et monsieur votre fils, madame, que devient-il ? J'ai toujours
peur;je vouspriedem'en dire des nouvelles. On parle de je ne sais
quelles croquignoles que messieurs de Hanovre nous ont données
près de Harbourg. Monsieur votre fils est toujours propre à s'être
présenté là des premiers, et avoir fourré son nez plus avant qu'un
autre. Je vous supplie, madame, de dissiper mes inquiétudes. Je
vais à Lausanne dans le moment. Je voudrais ])ien que l'île Jard
fût dans mon lac. C'est avec une douleur extrême que j'envisage
cette éternelle séparation. Avez-vous toujours la consolation de
M"'* de Brumath ? Je vous présente à toutes deux mes respects
et mes regrets.
3681. — A M. THIERIOT.
18 octobre.
M. Helvétius m'a envoyé son Esprit, mon ancien ami ; ainsi
vous voilà délivré du soin de me le faire parvenir : je ne veux pas
avoir double esprit comme Elisée ^ Je suis peu au fait des cabales
de votre Taris et de votre Versailles; j'ignore ce qui a excité un
si grand soulèvement contre un philosophe estimable qui (à
l'exemple de saint Matthieu) a quitté la finance pour suivre la vé-
rité-. Il ne s'agit, dans son livre, que de ces pauvres et inutiles
vérités philosophiques qui ne font tort à personne, qui sont lues
par très-peu de gens, et jugées par un plus petit nombre encore, en
connaissance de cause. Il y a tel homme dont la signature, mise
au bas d'une pancarte mal écrite, fait plus de mal à une province
que tous les livres des philosophes n'en pourront jamais causer.
1. IV. Bois, II, 9.
2. Matthieu, ix, 9; voyez tome X, une des notes de Voltaire sur son Russe à
Paris.
520 CORRESPONDANCE.
Copondant ce sont ces philosophos, incapables de nuire, qu'on
persécute.
Je ne suis pas de son avis en bien des clioses, il s'en faut
beaucoup; et s'il m'avait consulté, je lui aurais conseillé de faire
son livre autrement; mais, lil 'inil est, il y a beaucoup de bon,
et je n'y vois rien de dangereux. Ou dira peut-être (|ue j'ai Jes
yeux gâtés.
Il faut qu'Helvétius ait quelques ennemis secrets qui aient
dénoncé son livre aux sots, et qui aient animé les fanatif[ues.
Dites-moi donc ce (jui lui a attiré un tel orage; il y a cent clioses
beaucoup plus fortes dans l'Esprit des lois, et surtout dans les
Lettres persanes. Le proverbe est donc bien vrai qu'il n'y a ([u'iieur
et malheur en ce monde.
Au lieu de me faire avoir cet Esprit, pourriez-vous avoir la
charité de m'indiquer quelque bon atlas nouveau, bien fait, bien
net, où mes vieux yeux vissent commodément le théâtre de la
guerre et des misères humaines? Je n'ai que d'anciennes cartes
de géographie; c'est peut-être le seul art dans lequel les derniers
ouvrages sont toujours les meilleurs. 11 n'en est pas de même, à
ce que je vois, des pièces de théâtre, des romans, des vers, des
ouvrages de morale, etc.
Je dicte ce rogaton, mon cher ami, parce que je suis un peu
malade aujourd'hui ; mais j'ai toujours assez de force pour vous
assurer de ma main que je vous aime de tout mon cœur.
3G82. — A M. LE PUÉSIDEXT DE lîROSSES'.
Aux Délices, 21 octobre.
Eh bien ! monsieur, vous donnerez donc la préférence à
M. de Fautrière, quid tum si fuscus Amintas.^ Si je n"ai pas Tour-
nay, je serai au moins votre voisin, car il faut bien que je vous
sois quelque chose. Mais si vous concluez avec AI. de Fautrière,
je ne vous serai plus rien. Vous ne viendrez plus dans votre grand
bailliage de Gex : vous ne me montrerez point votre Salluste. Je
serai privé du bonheur de vous entendre. Ce sera donc .M. de
Fautrière qui sera mon voisin. Je suis bien trompé, ou il possède
moins bien que vous ses auteurs latins, italiens et anglais; et,
(|uelque mérite qu'il puisse avoir, je vous jure que vous serez
très-regretté. Je persiste toujours ilaus le dessein d'avoir des pos-
sessions en France, en Suisse, à Genève, et même en Savoie. On
1. Éditeur, Th. Foisset.
ANNÉE 17 58. liH
(lit, je ne sais où, qu'on ne peut servir deux maîtres ; j'en veux
avoir quatre pour n'en avoir point du tout et pour jouir pleine-
ment du plus bel apanage de la nature humaine qu'on nomme
liberté. J'ai toujours un très-grand regret à Tournay. Tout ce que
je désire, si vous ne me le donnez pas, c'est que vous l'aimiez et
que vous ne le donniez point à d'autres.
Je voudrais que vous pussiez vous plaire à l'embellir, que
vous y bâtissiez, que vous y vinssiez tous les ans; mais vous n'en
ferez rien. Nous avons ici le président de Ruffey', et madame sa
femme. Nous avons un jeune M. de Cussy-, qui vient de nous
donner une comédie de sa façon sur notre théâtre, auprès de
Genève. Vous voyez que nous devons nos plaisirs aux Dijonnais,
C'est d'ailleurs une belle révolution dans les mœurs que des
comédies, des danses et de la musique, et surtout de la philoso-
phie, dans le pays où ce brigand de Calvin fit brûler ce fou de
Servet au sujet de Vhomoousios.
Revenons à Tournay; si vous ne vous accommodez pas avec
M. de Fautrière, ne m'oubliez pas entièrement. Comptez toujours
sur la très-respectueuse estime du libre Suisse V.
3683. —DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES».
11 n'y a, dit-on, monsieur, mal que bien n'en vienne, et parfois un plus
grand bien. Je ne serai pas votre vendeur, mais je resterai votre voisin, ce
qui vaut encore mieux pour moi. .le vis bien par votre seconde lettre que
c'était, ainsi que vous me le disiez, une fantaisie passagère que vous aviez
prise pour ce lieu, et dont on vous avait bientôt dégoûté. Pour moi, vous
me trouverez probablement toujours planté là comme un piquet, toutes et
quantes fois que vous voudrez goûter du denier dix (c'est la taxe apos-
tolique des fonds perdus) et avoir une certaine quantité de bois de con-
struction dont nous conviendrions selon le devis. Le pays m'a toujours
charmé, et depuis qu'il a acquis de nouveaux agréments par votre présence,
je suis moins disposé que jamais à renoncer à l'incolat, malgré la proposi-
tion d'échange que M. de Fautrière m'a fait faire par un procureur qu'il a
ici, pour certaines affaires qui ne lui ont pas extrêmement bien tourné. Je
ne le connais point du tout; mais ce que j'en entends dire ne me donne
1. M. Richard de RufTey, président à la chambre des comptes de Dijon.
2. Probablement M. Dagonneau de Bussjr, dont l'hôtel à Dijon, rue Chabot-
Charny, était situé sur l'emplacement qu'avait occupé autrefois un hospice appar-
tenant au prieuré d'Époisses, fondé en 118.j par le duc Hugues III. Voyez Cocr-
TÉPÉE, II, 148. (Th. F.)
3. Éditeur, Th. Foisset.
522 CORRESPONDANCE.
qu'un goût médiocre pour liailer avec lui : il est vrai (|u'il y a de méchantes
langues dans le monde, lîief, j'attends le détail de ce qu'il me propose, et
lie puis en aucun cas m'iinaginer rien d'assez séduisant pour m'éloigner de
votre voisinage.
Si M'"" de Brosses n'eût été en couches, je me serais mis de la caravane
pour vous aller voir avec M. et M'"^ de Ruffey. C'est un fort galant homme
(|ui a bien des connaissances, et qui aime les vers avec passion, même
ceux qu'il fait. Sa femme a beaucoup d'esprit et de gaieté, et une gentillesse
inépuisable dans la conversation *. Mais, comme elle est tout à fait timide
avec les personnes qu'elle ne connaît pas, il ne ^erait pas étonnant qu'elle
n'eût rien montré de ceci, et que son génie eût tremblé devant le vôtre.
Vraiment l'IIélicon de Carrouge nous a fait voir une ode de M. do Bussy
du dernier pindarique, Vilreo daturus nomiiia ponlo. Pour la comédie
qu'il a donnée sur votre théâtre, je ne la connais pas. Je soupçonne seule-
ment que sa pièce manque de conduite-. Vous voyez que nous faisons nos
efforts pour soutenir la réputation (jue vous avez bien voulu donner à notre
ville d'être en possession de produire des gens célèbres''- Mais, après tout,
nous ne pouvons pas toujours vous offrir des Bossucts, des Saumaises, des
Rameaux, des Crébillons et des Buffons.
Voulez-vous donc toujours garder nos comédiens, et ne pas nous les ren-
vover cet hiver? Un théâtre est en effet bien comique sur la place où fut
brûlé Servet. J'ai dans mon vieux château un vieux fauteuil dans le(piel
Calvin, qui avait là sa petite maison de campagne, avait coutume de faire
publiquement le prêche. J'en veux faire un regalo aux comédiens pour qu'il
leur serve à dire : Prends un siège, Cinna. Savez-vous que l'observation
plaisante que vous faisiez là-dessus m'a trouve au beau milieu du livre et
de l'enthousiasme de Jean-Jacques \ qui se lue à faire le plus grand abus
possible de l'esprit, et à s'époumoner en paradoxes. Par bonheur que ce
n'est pas de bonne foi :
Nihilo plus atrit
Quam si dct operani, ut cuni ratione insaniat.
Mais voici bien d'autres tragédies. Que dites-vous, monsieur, de la manière
légère dont on se met à manier les souverains de l'Europe? Ce sont ces
fripons do jansénistes qui auront fait le coup de Lisbonne ^ pour en jeter le
chat aux jambes aux jésuites du Paraguai. J'aimerais mieux que ce fût
l'affaire d'Oporto. Cela ferait exemple. Et le roi de Suède ^ est-il bien vrai
1. Anne-Claude de La Forùt de Monlfort, épouse de M. le président Richard de
Ruffey.
2. M. de Bussy-Dagonneau est mort ruiné.
3. « Dijon, qui a produit tant d'hommes de lettres, et où le mérite de l'esprit
semble être un des caractères des citoyens. » (Voltaire, Discours de réception à
l'Académie française, en remplacement du président lîouhier.)
4. La Lettre sur les spectacles, publiée en octobre 1758.
î). L'assassinat du roi Joseph-Emmanuel, le 3 septembre 1758.
6. Adolphe-Frédéric, père de Gustave III. La nouvelle était fausse.
ANNÉE 1758. 523
que le sénat l'ail déposé? Et le roi d'Espagne i, a-t-il tout de bon perdu la
raison? Jla foi, le métier ne vaut plus rien. J'y renonce pour ma part, et vous
prie de ne plus dire : Le royaume de Toarnmj. Parlons-en pourtant tou-
jours autant qu'il vous plaira; nous no conclurons rien : n'impoite, cela me
servira de texte pour entretenir la conversation avec vous. Rien ne peut
m'ètre plus agréable que ce commerce, à vos moments perdus; et rien
n'égale .les sentiments que je vous ai voués. Ils sont tels que vous les mé-
ritez. Toute autre expression ne les rendrait que faiblement.
3684. — DE CHARLES-TIIi' ODORE,
ÉLECTEUR PALATIN.
Manheim, ce 23 octobre.
Je vous suis bien obligé, monsieur, de la pièce que vous m'avez com-
muniquée. Vous avez bien raison de dire que dans ce siècle il y a des choses
qui ne ressemblent à rien, et beaucoup de riens qu'on voudrait faire res-
sembler à des choses. La seconde bataille des Russes est de ce nombre, et
quantité d'autres. On a enfin surpris ce grand homme dans son camp-;
mais ses belles manœuvres ont tout rétabli. Il faut espérer que tant de sang
versé fera penser à une paix qui est tant à désirer.
J'espère que votre santé sera entièrement rétablie, et que j'aurai, l'été
qui vient, la môme satisfaction dont j'ai si peu joui cette année. Soyez bien
persuadé de la parfaite estime que j'aurai toute ma vie pour le petit Suisse.
Charles- Théodore, électeur.
368o. — A BI. TRONCIIIN, DE LYON 3.
Délices, 23 octobre.
Je ne sais encore si je serai seigneur de Fernex ; on exige pour
le droit gotli et vandale des lods et ventes le quart du prix. Il
faut, pour rafraîchissement, payer au roi le centième ; à la
chambre des comptes, le cinquantième, etc. Ainsi, à fin de
compte, on achèterait le double. Je tâcherai de m'arranger avec
M. de Boisy d'une façon moins ruineuse.
Je n'ai point de nouvelles depuis la victoire complète dans
laquelle on n'a pas mis /tOO hommes hors de combat, et depuis
les /j,000 Anglais tués, lorsqu'il n'y en avait que 900 en bataille.
L'hyperbole est une belle figure.
1. Ferdinand YI, mort fou en 1759.
2. La journée de Hochlcirch (li octobre 17o8), où pérh-ent le feld-maréchal
Keith et le prince Maurice d'Anhalt, venait de coûter dix mille hommes à Frédé-
ric. Ce fut à cette occasion que Clément XIII envoya à Daim une épée et une toque
bénites. (Cl.)
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
1324 CORRESPONDANCF.
3G8G. — A M. ])i; CIDKVILLE.
Aux Délices, 28 octobre.
Mon clior et ancion ami, j'ai peur que vous n'ayez pas reçu
un billet' adressa dans la rue Saint-Pierre à Paris, et, par renvoi,
à votre terre de Laiinai si vous n'étiez pas dans la grande vilaine
ville. Jl s'agirait de savoir si votre marquis Ango de Lézeau est
mort ou en vie; s'il a un domicile à Rouen; s'il faut écrire au
château de Lézeau ; où est ce beau château ; en un mot, comment
il tant faire pour se faire payer d'une dette de quatre années
d'arrérages, de laquelle Ango ne me donne aucunes nouvelles.
Licet misccre scria cumjocis-. Il ne faut i)as abandonner le demeu-
rant. Rem suam deserere lurpisslmum est, dit Cicéron.
Si Fédéric est aussi bien frotté qu'on le dit, je ferai relier en-
semble l'hisloirede Pyrrhus, de Picrochole, la sienne, et la fable
du Pot au lait.
Écrivez-moi, je vous en prie, mon cber et ancien ami, des
nouvelles d'Ango de Lézoati, mais surtout des vôtres. Que dites-
vous de ÏKsjirU d'IIelvétius?
Je vous embrasse tendrement, V.
3G87. — A M. llKliTHAND.
Aux Délices, 28 octobre.
Mon cher ami, je ne lis ni journal partial ni journal impar-
tial, et rarement les gazettes, qui content pourtant que le Pyr-
rhus du Nord a été totalement défait. Cette nouvelle est plus im-
|)ortante que les livres nouveaux sur V l'esprit, sur la comédie de
(lenève, et sur l'autre comédie des pasteurs franco-suisses. M"" de
Bentinck, qui croit être grande Autrichienne parce qu'elle plaide
à Vienne\ est fort contente do lîerno, et peu de votre Helvétie ;
moi, je suis coulent de tout, et si content, que je suis en elïet en
marché de la seigneurie de Fernex. Mais il y a tant de droits à
payer, tant de choses à discuter, les affaires sont si longues et la
vie est si courte, que je pourrais bien me tenir dans mou petit
ermitage des Délices.
Di iiiL'Iiiis fecoro; bcnecsl, iiiliil amjilius opto *.
1. C'est la lettre 3G73.
2. Voyez la lettre 3Gi2.
3. Voyez la lettre 3GW,
4. Horace, livre P"", épitre ii, vers 4G, dit :
Quod satis est, cui contingit, nil amplius optot.
ANNÉE 17 58. 525
Mon grand désir est de vous revoir, vous et M, et M de
Freudeureich, à qui je vous prie de présenter mes respects. V.
3688. — A M. PESSELIER i.
Aux Délices, 30 octobre.
Enfin, monsieur, à force de recherches, j'ai découvert tout
ce que je vous dois. Ce rouleau, dont vous m'avez favorisé, était
à Lausanne depuis longtemps, avec des cartes géographiques et
des estampes qu'on m'avait envoyées de Pétershourg. J'ai fait tout
revenir, et je me hâte devons faire mes remerciements. Je savais
déjà, par les vers agréables qu'on a imprimés de vous, avec quel
succès vous cultivez les belles-lettres, et j'avais vu dans VEncyclo-
péclic quelles sont vos profondes connaissances sur beaucoup
d'objets utiles.
Onine tulit punctum, qui miscuit utile dulci.
(HoR., de Art. poel., v. 343.)
Voilà votre devise; la mienne est : Si placeo, tuum cst^.
Mèrope ne s'attendait pas à être traitée aussi honorablement
que la finance. Le Parnasse et le trésor royal vous ont bien de
l'obligation. Vous avez un double droit à mon estime et à ma
reconnaissance. Si j'étais contrôleur général, vous auriez une
pension : et si je faisais encore des vers, je vous chanterais.
Recevez, monsieur, les assurances de l'attachement sincère du
vieux Suisse V.
3689. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE 3.
Novembre 1758.
Je ne mérite pas toutes les louanges que vous me donnez. Nous nous
sommes retirés d'affaire par des à-peu-près; mais avec la multitude de
monde auquel il faut nous opposer, il est presque impossible de faire davan-
tage : nous avons été vaincus, et nous pouvons dire, comme François 1" :
Tout a été perdu, hors l'honneur*. Vous avez grande raison de regretter le
maréchal Keith; c'est une perte pour l'armée et pour la société. Daun avait
saisi l'avantage d'une nuit^ qui laissait peu de place au courage; mais mal-
\. Ch.-Ét. Pesselier, né à Paris en 1712, mort en 1763.
2. Horace, livre IV, ode m, vers 24.
3. Cette lettre, que donne Beucbot, n'est pas dans l'édition de Preuss.
4. Ce n'est pas tout à fait l'e.xpression de François \" ; voyez tome XII,
page 259.
5. Vovez la lettre 3684.
526 CORHESPONDANCIi:.
gré tout cela nous sommes encore debout, et nous nous préparons à de nou-
veaux avancements : peut-être que le Turc, plus cluélien que les puissances
catholiques apostoliques, ne voudra pas que des brigands politiques se
donnent les airs de conspirer contre un prince qu'ils ont offensé, et qui ne
leur a rien fait. Vivez heureux, et priez Dieu pour les malheureux, appa-
remment damnés, par«e (ju'ils sont obligés de guerroyer toujours. Vale.
F li D É n I c.
3G90. — A MADAME LA COMTESSE DE LUT ZELHOURG.
Aux Délices, l"" novembre.
II me paraît, madame, qu'on passe sa vie à voir des révolu-
tions. L'année passée, au mois d'octobre, le roi de Prusse voulait
se tuer; il nous tua au mois de novembre. Il est détruit, cette
année, en octobre; nous verrons si nous serons battus le mois
prochain. On appelle victoires complètes des actions qui sont
des avantages médiocres. On cbatite des Te Ikum, quand à peine
il y a de quoi entonner un De profioidis. On nous exagère de pe-
tits succès, et on nous accable de grands impôts.
On (lit le monarque portugais* blessé à Tépaulo, le monarque
espagnol" blessé au cerveau, le roi, ou soi-disant tel, de Suèdc'',
gardé à vue, et celui de Pologne* buvant et mangeant à nos dé-
pens, tandis que les Prussiens boivent et mangent encore aux
dépens des Saxons. Des autres rois, je n'en parle pas. l^ortez-vous
bien, madame, et voyez toujours d'un oeil tranquille la sanglante
tragédie et la ridicule comédie de ce monde. Je tremble toujours
que quelque balle de fusil ne vienne balafrer le beau visage de
monsieur votre fils, à qui je présente mes respects. Avez-vous le
bonheur de posséder M""^ de Brumath?
Voulez-vous bien permettre, madame, que je mette dans ce ])a-
quet un petit billet pour Colini, qui vous est attaché? Pardonnez
cette liberté grande ^ En voici encore une autre. Je vous demande
en grâce, quand vous irez à Strasbourg, de vouloir bien dire au
coureur qu'il aille, chemin faisant, laver la tête au banquier
Turckeim, et lui signihor que je meurs de faim, s'il ne songe pas
à moi. Pardon, madame; mais, dans l'occasion, on a recours à
ce qu'on aime. Mille tendres respects. V.
1. Voyez tome W, page .'50.''».
2. Ferdinand VI, suriiommr le Sage, mort fou ou à peu près, lo 10 auguste
1759. (Cl.)
3. Adolphe-Frédéric de Holstcin-Eiilfii, l)eau-frére du roi de Prusse.
4. Frédéric-Auguste II; vojoz tome XIII, page 'J 13.
5. Mémoi7-es de Grammont, chapitre m.
ANNÉE 1758. 527
3691. — A M. LE CONSEILLER LE l'.AULTi.
Aux Délices, prùs de Genève, l"^'' novembre.
Monsieur, permettez que je vous parle d'abord de boire: car
s'il est vrai que le marécbal de Daun ait déconfit le roi de Prusse,
mmc est bibcndum, niinc pcde libero pulsanda tcllus.
Je crois bien que vous n'avez pas, cette année, le meilleur
vin du monde. Mais si vous en avez de potable, et qui soit seu-
lement du vin d'ordinaire à bon marclié, je vous en demande
trois tonneaux.
J'ai une autre grâce à vous demander, monsieur ; je soumets
à vos lumières et je recommande à votre protection le mémoire
ci-joint-. Il est fondé sur la plus exacte vérité, et j"ai toutes les
pièces justificatives; un mot de vous à M. Drouin peut tout linir,
et je serai infiniment sensible à votre bonté. Je ne mets point
d'enveloppe pour épargner les frais inutiles.
Je n'en suis pas avec moins de respect, monsieur, votre très-
liumble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
3692. — A M. DE BREXLES.
Aux Délices, 2 novembre.
Mon cber ami, je reçois la cargaison de livres anglais sur
lesquels je n'avais plus compté. J'avais fait venir, il y a six mois,
les mêmes volumes de Londres. Les uns seront dans mon ca-
binet des Délices ; les autres, dans celui de Ferney : on n'en sau-
rait trop avoir : tous ces livres sont contre les prêtres. A qui
faut-il que je paye? Je suis tout prêt, et je vous remercie de
tout mon cœur.
On est très-irrité, à Berne, contre le ministre de Vevay ou
de Lausanne, auteur du punissable libelle inséré dans le Mer-
cure suisse^; et, s'il est découvert, il portera la peine de son
insolence.
Vous avez bien raison de plaindre notre ami Polier de Bottens,
qui a eu la faiblesse de se laisser gourmander par des cuistres.
1. Éditeur, de Mandat-Grancey.
2. Le mémoire en question manque dans la collection, et les renseignements
sur l'affaire dont il traite nous manquent absolument. (Note de M. de Mandat-
Grancey.)
3. Il s'agit de la lettre de Lervèche, insérée dans le Journal helvétique.
■i28 CORRESPONDANCE.
après avoir ou la force de faire lianliiiient une l)onne œuAre
qui devait imposer silence à ces marauds. Je parle un peu en
homme qui a des tours et des mâchicoulis S et qui ne craint
point le consistoire.
Vous n'êtes i)oint venu aux DiMices, mais j'espère que nous
vous posséderons dans le château de Ferney, et que je vous
donnerai, comme M. de Sotenville, le divertissement de courre ini
lièvre-. ^Milie respects à M"" de Brenles. Bonsoir, mon cher
ami. V.
3693. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRESSE.
Du 6 novembre.
Il vous a été facile de jugor de ma douleur par la perte que j'ai faite ^.
Il V a des malheurs réparables par la constance et par un peu de courage;
mais il V en a d'autres contre lesquels toute la fermeté dont on veut s'armer
cl tous les discours des pliilosoplies ne sont que des secours vains et
inutiles. Ce sont de ceux-ci dont ma malheureuse étoile m'accable dans les
moments Ic.n plus embarrassants et les plus remplis de ma vie.
Je n'ai point été malade, comme on vous l'a dit ; mes maux ne consistent
que dans des coliques hémorroïdales, et quelquefois néphrétiques. Si cela
eût dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué 'a la mort, que ces sortes
d'accidents amènent tôt ou tard, pour sauver et pour prolonger les jours de
celle qui ne voit plus la lumière. N'en i)erdez jamais la mémoire, et ras-
semblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument à son
honneur. Vous n'avez qu'à lui rendre justice; et, sans vous écarter de la
vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la plus belle.
Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n'en ai.
FÉ DÉRIC.
369i. — A M. DE CIDEVILLE,
EN SON CHATEAl DE L A l N A I .
Aux Délices, tO novembre.
Mon affaire avec le marquis Ango est fort sérieuse, mon cher
et ancien ami ; mais vous l'avez rendue si plaisante par votre
aimable lettre que je ne peux plus m'affliger. Le constat de cada-
vere me fait encore pouffer de rire. Je crois ce puant marquis
bien en colère que je vive encore, et que j'aie douté de son
1. L'ancien châtcati de Fcrncy. dont il existe encore des dessins, avait des
tours, ou plutôt des tnurclics.
2. Molière. Georoe Dandin, acte 1, scène vin.
3. La manirave de Raircuth, sœur du roi de Prusse, morte le 14 octobre 1708.
ANNÉE 4 758. 529
existence. Ce petit gnome ne vous a donc pas répondu ; jo le ferai
cs/cr à <:/ro(7, de pardieu, fût-ce dans Argentan*, en basse Norman-
die. Je vous suis doublement obligé de vos bons conseils et de
vos bonnes plaisanteries.
Je vois qu'il n'est pas aisé de trouver un procureur honnête
homme, encore moins un marquis qui paye ses dettes. Cet Ange
doit être furieusement grand seigneur, car non-seulement il ne
paye point ses créanciers, mais il ne daigne pas leur faire civihté.
Cet Ango n'est point du tout poli.
Vous allez donc à Paris, mon cher ami, chercher le plaisir,
et ne le point trouver ; jouir de la ville, et ne l'aimer ni ne l'es-
timer, et y attendre le moment de retourner à votre charmante
terre. Pour moi, j'ai renoncé aux villes ; j'ai acheté une assez
bonne terre à deux lieues de mes Délices ; je ne voyage que de
l'une à l'autre, et, si j'entreprenais de plus grandes courses, ce
serait pour vous.
Le roi de Prusse m'écrit souvent qu'il voudrait être à ma
place : je le crois bien ; la vie des philosophes est bien au-dessus
de celle des rois. Le maréchal de Daun et le greffier de l'empire
instrumentent toujours contre Frédéric, Les uns le vantent, les
autres l'abhorrent : il n'a qu'un plaisir, c'est de faire parler de
lui. J'ai cru autrefois que ce plaisir était quelque chose, mais je
m'aperçois que c'est une sottise ; il n'y a de bon que de vivre
tranquille dans le sein de l'amitié. Je vous embrasse de tout mon
cœur. M""' Denis en fait autant. V.
3695. — A M. BERTRAND.
Aux Délices, il novembre.
Je n'ai point connu de comte de Manstein", mon cher philo-
sophe, à moins que le roi de Prusse ne l'ait fait comte pour le
consoler d'avoir été massacré par des pandours. C'était un Pomé-
ranien devenu Russe, qui avait pris le comte de Munich à bras-le-
corps, l'avait colleté, secoué, et mis dl sotto, puis le garrotta,
et l'envoya dans une charrette en Sibérie. Ensuite, ayant peut-
être quelque peur d'y aller à son tour, il quitta le service d'Eli-
sabeth pour celui de Frédéric ; il se mit à faire des Mémoires.
J'en mis une partie en français; mais il y a encore quelques
1. C'est à trois lieues d'Argentan qu'était le château de Laniotte-Lézeau :
voyez la lettre 3703.
2. Voyez la lettre à Formey, du 3 mars 1739.
39. — Cour ESpoMDANCE. VU. 3i
530 CORRESPONDANCE.
fautes; je n'eus pas le temps de tout corriger. Je crois que les
Cramer donneront volontiers à la vcuvt; vingt-cinq louis d'or;
mais je n"ai i)ii réussira en faire donner davantage.
Je crois la veuve mal à son aise, et le roi, son nouveau
maître, pourra bien être hors d'état de faire des pensions aux
v(Mives.
Je ne lirai pas plus, mon cher ami, les libelles (\u Mercure ger-
manique que ceux de Neuchàtel ; toutes ces pauvretés tombent
dans un éternel oubli, après avoir vécu un jour.
Il est toujours question de tremblements; celui de Syracuse
n'a pas été si considérable, qu'on le disait. Il yen a eu un au
Havre-de-Grâce, qui a renversé des maisons. Je n'ai pas sur ces
phénomènes des notions bien détaillées; je sais seulement que la
terre tremble depuis deux ans, et que les hommes ensanglantent
sa surface depuis longtemps.
Je plante en paix des jardins, et quand j'aurai planté, je re-
viendrai à Lausanne, où je voudrais bien vous tenir. Je vous
prie, mou cher théologien raisonnable, d'assurer M. et M""^ de
Frcudcnreich de mes respects. Valcas. V.
3696. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES i.
A Moutfalcon, par Màcon, le 12 novembre.
Votre dernière lettre, monsieur, vient de m'ètre renvoyée dans ma terre
de Bresse, où je suis venu seul passer une quinzaine de jours pour régler
quelques afl'aires. Je vois que vous voulez nie faire plus riche d'un capital
de dix mille écus, à moins que je ne le mange, comme cela arrivera infail-
liblement. Allons, il m'en va coûter mille sept cents francs de rente, que je
sacrifie pour procurer à ma vieille terre la gloire de posséder un homme
illustre qui l'immorlaliscra par quelque poëme œre perennius.
De gràco faites-lui cet honneur de la chanter à côté du lac, cela ne vous
coule guère. Je vous livrerai donc l'usufruit viager de la seigneurie, du
château, et du domaine du château, tel et ainsi qu'en jouit le sieur Chouet
par son bail actuel. Je n'entre pas dans le détail des autres articles portés
par votre dernier mémoire responsif, parce qu'il se réfère assez au mien, et
1. Éditeur, Th. Foisset.
— Ceci est une réponse à une lettre de Voltaire qui s'est perdue. Voici com-
ment. Après le décès du président de Brossesetdurant l'émicrration de ses enfants,
M. de Tournay, son frère, resta dépositaire de ses papiers. Ce dernier étant mort
le 21 janvier 1793, sa veuve se remaria. Des personnes que j'ai lieu de croire
bien informées assurent que le second mari de celte dame avait gaspillé, au pro-
fit de quelques curieux, la correspondance de Voltaire avec le président. {Note du
premier éJiteur.)
ANNÉE 1758. 531
qu'il mo semble que nous sommes à [)cu près d'accord là-dessus. Reste celle
chaîne ou pot de vin, pour tequelle vous offrez à iM'"« do Brosses une belle
charrue à semoir. Mais, outre que j'en ai une ici, je doute qu'elle prenne
cela pour un meuble de toilette. Je ne me mêle pas des affaires des femmes.
Voyez si vous voulez démêler cette fusée avec elle. Vous êtes galant, vous
ferez bien les choses. Et n'allez pas dire: «Je ne suis point galant; ce sont
mes ennemis qui font courir ce bruit-là » ; car elle n'en voudra pas croire un
mot. Si vous avez quelque proposition honnête à faire pour elle, je m'en
chargerai volontiers, et je tâcherai de vous en tirer à meilleur compte. Que
si elle est une fois à vos trousses, il faudra les Pères de la Mercy pour vous
racheter. Encore elle s'en va à Paris cet hiver, où elle compte manger beau-
coup d'argent. Ceci la va rendre âpre comme tous les diables; ma foi, je vous
plains.
Dites-moi quand et comment vous voulez que nous fassions les actes;
en quel temps à peu près vous voudriez entrer en jouissance; si vous
comptez laisser le fermier actuel dans le bail, ou si vous entendez qu'il sera
résilié. En ce dernier cas, ceci demande des précautions, et des arrange-
ments à prendre de ma part avec le sieur Chouet. Vous sentez assez que
cela ne se peut pas faire dans la première minute ; mais cela n'empêche-
rait pas que vous ne puissiez prendre vos mesures d'avance sur ce que vous
pouvez avoir dessein de faire.
Il y a un article qui me peine, quoique ce ne soit pas grand'chose :
c'est celui des meubles. Quand on rentrera là un jour à venir, il n'y aura
que les quatre murailles, et on y sera comme le Fils de l'homme, qui n'a pas
où reposer sa tête. Convenons qu'ils vous resteront pour l'usage tels qu'ils
y sont, et qu'ils y seront laissés après vous tels qu'ils seront.
Je vous demande en grâce de garder le plus grand secret sur notre
traité, non-seulement à cause des arrangements qu'il me faudra faire peut-
être avec M. Chouet, mais encore plus à cause des précautions à prendre
pour noire utilité réciproque, tant sur l'article des franchises que sur les
demandes que l'on pourrait vous faire sur le pied d'une aliénation: si bien
qu'il faut que ceci n'ait que l'air extérieur d'un bail à vie. Faites-moi le
plaisir de me faire là-dessus la plus pi'ompte réponse qu'il vous sera pos-
sible, afin que je puisse prendre sans tarder les mesures nécessaires.
Indépendamment do notre affaire, c'est toujours un moment bien agréable
pour moi que celui où j'ai l'avantage de recevoir de vos lettres. Je désire
avec empressement de vous des sentiments d'amitié; et je puis dire que je
les mérite par ceux de la plus grande estime et du plus parfait dévouement
que j'ai l'honneur de vous porter.
Brosses ^
i. Dans un catalogue d'autographes, vendus le 17 avril 1880, nous relevons,
sous le n" .52, la mention suivante : « Lettre de Ch.-L.-Aug. Fouquct, duc do
Belle-Isle, maréchal de France, à Voltaire, de Versailles, 12 novembre 17.")8. Il se
chargera de remettre au ministre de la marine le mémoire qu'il lui a recom-
mandé. »
532 COUUESl'U.NDANClî.
3697. — A M. FABRY,
CHEVALIER DE L 'O R D H E DE S A I N T - M 1 C II E I. , PREMIER SYNDIC GÉNÊnAI.
DES TROIS ETATS DU l'Ai' S DE (, E X .
15 no\ ombre 17ùS.
Vous verrez, mon cher monsieur, par la Idtie ci-jointe, de
la main de monseigneur le comte de La Marche, i\im les choses
peuvent changer de pour au contre du 19 septemhrc au 5 no-
vembre. Mais jamais rien ne changera dans les sentiments que
j'ai pour vous. Je me croirais trop heureux de pouvoir contribuer
au bien que vous voulez faire au pays. Monsieur le contrôleur
général m'a toujours honoré de son amitié; et quand vous vou-
drez me donner vos ordres, je les remplirai auprès de lui avec
toute la vivacité d'un honmie qui est idolâtre du bien public, et
qui désire avec passion votre amitié. Supprimons les compli-
ments, le cœur n'en veut point.
Votre très-liumble et très-obéissant serviteur. \.
3698. — A M. DIDIÎROï.
Aux Délices, K» novembre.
Je vous remercie du fond de mon cœur, monsieur, de votre
attention et de votre nouvel ouvrage ^ Il y a des choses tendres,
vertueuses, et d'un goût nouveau, comme dans tout ce que vous
faites; mais permettez-moi de vous dire que je suis affligé de
vous voir faire des pièces de théâtre qu'on ne met point au théâtre,
autant que je suis fùché que Rousseau écrive contre la comédie-,
après avoir fait des comédies.
J'attends avec impatience votre nouveau tome de V Encyclopédie;
je m'intéresse bien vivement à ce grand ouvrage et à son auteur;
vous méritiez d'avoir été mieux secondé. J'aurai la hardiesse de
vouloir que l'article Idolâtrie soit de moi, s'il a passé, et j'aurais
désiré que d'autres articles importants eussent été écrits avec la
même passion pour la vérité. >»ous étions indignés, l'autre jour,
au mot Enfer\ de lire que Moïse en a parlé; une fausseté si évi-
dente révolte.
Vingt articles de métaphysique, et, en parlicuhcr, celui
1. Le Père de famille, imprimé en 1758, cL reiiréscntc en 17(11.
2. Voyez la lettre 3050.
3. l'ar .Mallct.
ANNÉE 17o8. 533
iVAme\ sont traités d'ano manière qui doit bien déplaire à votre
cœur uaïf et à votre esprit juste. Je me flatte que vous ne souf-
frirez plus dos articles tels que celui de Femme, de Fat, etc., ni
tant de vaines déclamations, ni tant de puérilités et de lieux
communs sans principes, sans définitions, sans instructions.
.Jugez, à ma franchise, de l'intérêt que votre grande entreprise
m'a inspiré.
Je n'ai pu, malgré cet intérêt, travailler beaucoup à votre
nouveau tome. J'ai acheté, à deux lieues de mes Délices, une
terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la
tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup
de soins les premières années. Ces soins sont amusants, et les
travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie ;
les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de
la terre. Dans cet heureux oubli d'un monde pervers et frivole,
j'interromprai mes travaux avec joie quand vous me demande-
rez des articles intéressants dont d'autres personnes ne se seront
point chargées.
Adieu, monsieur; honorez de quelque amitié un homme
qui vous est attaché comme il voudrait que tous les philosophes
le fussent, et qui est extrêmement sensible à tous vos talents.
3699. — A M. TRONCHIN, DE LYON 2.
Délices, 18 novembre.
Je m'y prends tard pour acquérir et pour bâtir; mais il faut
des amusements à la vieillesse et à la philosophie. Je me tiens
plus heureux que le cardinal de Bernis ; il me mande que sa
mauvaise santé l'a forcé de prier le roi de le soulager du far-
deau qu'il avait sur les épaules. Lui, une mauvaise santé ! Il
est gros et gras, et les couleurs de son chapeau sont sur son
visage. Je le soupçonne plutôt d'être disgracié que malade.
3700. — A M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES».
A Ferney, 18 novembre.
Vous, monsieur, qui êtes maître en Israël, ayez la bonté d'a-
bord de m'instruire si on doit l'impôt goth et vandale des lods
1. Par l'abbé Yvon. — Les articles Fat et Femme sont de Desmahis.
i. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Éditeur, Th. Foissct.
534 CORRESPO^DA^'CE.
ot vente ([uand on achèto i)oiir le lomps do sa courte vie. Alors
je pourrais avoir riionnciir de transit,M'r avec vous la tête lovée
quoique chenue, et M""' de Brosses aurait un cent d'épingles. Ce
])arti serait hion lu'ofôrablo à cohii d'un prétendu bail, qui m'ex-
poserait à de grands oniharras. Nous n'avons pas de grands
génies à Ge.x. Mais les bœufs sont des aigles quand il s'agit d'in-
térêt ; et un commis, un procureur, etc., attrapperait Homère
ot Platon.
Après ce préambule, je dois vous dire que je n'entendrais
point du tout garder noble Chouct, fils de noble Cliouot, syndic.
Je respecte fort les Genevois et les ivrognes : il est l'un et l'autre;
nuiis je ne veux point de lui. Il ne demande d'ailleurs (ju^à sor-
tir de la terre; il a fait afficher dans la ville de Jean Chauvin*
(ju'il cherchait un sous-fermier, et n'en a point trouvé. Il laisse
votre terre dans un état déplorable. Je lui avais acheté du blé
pour avoir le plaisir de faire dans mon ermitage des Délices les
premières semailles que j'aie faites de ma vie. On n'a pu employer
son froment: il était plein d'ivraie (ce qui est maudit dans l'Évan-
gile), tandis que, dans ma terre de Torney, j'ai le plus beau fro-
ment du monde à deux pas de chez vous. On m'a fait espérer un
Suisse qui ne boit i)oinf, qui entend l'économie d'une terre, et
qui la dirigera sous mes yeux.
Je veux bien consentir à vous laisser mes meubles quand
je n'aurai plus pour tout meuble que trois ais de mauvais sapin.
Tout ce qui sera sur la terre ot dans la terre vous ai)partion-
dra; mais je, veux la forêt, qu'on dégrade et dont j'aurai soin. Je
demande les cens, tous les droits seigneuriaux, tout ad viicnn
brève m.
Mais ces lods et ventes, comment s'en débarrasser? Voilà le
grand point ! Je n'en dois déjà que trop pour la terre de Ferney :
le droit goth m'épuise, et je ne suis plus en état de payer des
princes. Pourvu que je sois loin d'eux, je suis content. Heureux,
monsieur, si je poux avoir l'honneur de traiter avec vous et de
recevoir vos ordres! Vous ne doutez pas des sentiments de votre
très-humble et obéissant serviteur.
VOLTAir.K,
gentilhomme ordinuirc du roi.
1. Ou plulùt Cauviii, en latin Calvinus, d'où le nom de Calvin, qui a prôvalu.
ANNÉE 175 8. 535
3701. — A M. LE CONSEILLER LE BAULTi.
Aux Délices, route de Genève, 18 novembre 1758.
Monsieur, quatre tonneaux de votre bon vin d'ordinaire sont
ce qu'il me faut. Je pense qu'on doit préférer une chère honnête
de tous les jours aux repas de parade. Ainsi, monsieur, puisque
vous voulez bien que nous buvions de votre vin, pourriez-vous
avoir la bonté de m'en faire parvenir quatre tonneaux ou deux
queues, à 360 francs la queue ; les deux queues ou les quatre
tonneaux enfermés dans d'autres tonneaux, pour prévenir les
Suisses qui voudraient en tâter sur le chemin.
Je n'ai appris que depuis peu que M. de Murard conseille nos
princes; je voudrais qu'il conseillât tous les rois, et leur fit faire
la paix. .Te vous remercie bien tendrement, monsieur, de la
bonté que vous avez d'écrire en ma faveur à M. de Murard. Il
n'est pas encore certain que ce soit M. le comte de La Marche -
qui reste possesseur de Gex ; mais si dans ses partages cette terre
lui demeure, il aura là un pays bien dépeuplé, bien misérable,
sans industrie, sans ressource. Mon terrain est excellent, et cepen-
dant j'ai trouvé cent arpents appartenant à mes habitants, qui
restent sans culture. Le fermier n'avait pas ensemencé la moitié
de ses terres. Il y a sept ans que le curé n'a fait de mariages, et
cependant on n'a point fait d'enfants, parce que nous n'avons
que des jésuites dans le voisinage, et point de cordeliers. Genève
absorbe tout, engloutit tout. On ne connaît point l'argent de
France, les malheureux ne comptent que par petits sous de Ge-
nève, et n'en ont point. Voilà les déplorables suites de la révoca-
tion de l'édit de Nantes. Mais une calamité bien plus funeste,
c'est la rapacité des fermes générales, et la rage des employés.
Des infortunés qui ont à peine de quoi manger un peu de pain
noir sont arrêtés tous les jours, dépouillés, emprisonnés, pour
avoir mis sur ce pain noir un peu de sel qu'ils ont acheté auprès
de leurs chaumières. La moitié des habitants périt de misère, et
l'autre pourrit dans les cachots. Le cœur est déchiré, quand on
est témoin de tant de malheurs. Je n'achète la terre de Ferney
que pour y faire un peu de bien ; j'ai déjà la hardiesse d'y faire
travailler, quoique je n'aie pas passé le contrat. Ma compassion
l'a emporté sur les formes ; le prince, qui sera mou seigneur do-
1. Éditeur, de Mandat-Grancey.
2. Le comte de La Marche, fils du prince de Conti, engagiste du paj-s de Gex.
536 CORRESPONDANCE.
minant, devrait plutôt m'aider à tirer ses sujets de l'abîme de la
misère que profiter du droit gotli et visit,'otli des lods et ventes. Je
suis persuadé, monsieur, que votre humanité et votre générosité
me prêteront leurs secours pour tâcher de changer en hommes
utiles des sujets qu'on a rendus des hétes inutiles.
Je serai toute ma vie, monsieur, avec la plus respectueuse
ot la plus tendre reconnaissance, votre très-humble et très-obéis-
sant serviteur.
Voltaire,
3702. — A M. BERTRAND.
Au château de Ferne}', pays de Gex, par Genève,
20 novembre.
Mon cher ami, je suis bien fâché d'avoir perdu un temps pré-
cieux à répondre^ au misérable qui devait oublier les morts et
respecter les vivants. Mais un homme d'un très-grand mérite et
d un très-bon conseil, qui m'apporta ces jours passés le Mercure
suisse, matUl qu'il fallait absolument faire rougir et faire repentir
l'ennemi de la société. J'ai rempli les devoirs d'un homme et d'un
ami, et c'est à ces deux titres que je vous demande votre suf-
frage, y.
3703. — A M. DE GIDE VILLE.
A Fcrney, 25 novembre ; mais écrivez toujours aux Délices.
Votre amitié pour moi a donc la malice, mon cher ami, de
tarabuster le marquis Ango, et de lui faire sentir que quelquefois
les plus grands seigneurs ne laissent pas d'être obligés à payer
leurs dettes, malgré les grands services qu'ils rendent à l'État. Il
ne veut pas m'écrire; vous verrez qu'il s'est rouillé en province.
Cependant un Bas-Normand peut hardiment écrire à un Suisse.
Le petit bonhomme de marquis veut donc me donner une assi-
gnation sur son trésor royal, et, de quatre années, m'en payer
une à cause des dépenses qu'il fait à la guerre! Je ferai signifier
à monseigneur que je ne l'entends pas ainsi, et que, lui ayant
joué le tour de vivre jusqu'.'i la fin de cette présente année, je
veux être payé de mon du ou deu. On écrivait autrefois dcu ou
dub, parce que dû est toujours dubium: mais dû, ou deu, ou dub,
il faut qu'il paye; et, point d'argent, point de Suisse. Et M. le surin-
tendant Ledoux aura beau faire, je ferai brèche à son trésor,
1. Il s'agit de la Réfutation imprimée tome XXIV, page 79.
ANNÉE 17r.8. 537
car je Mtis une terre; non pas un marquisat comme Lamotte',
non un palais comme le palais d'Ango, mais une maison com-
mode et rustique, où j'entre, il est vrai, par deu.v tours entre les-
quelles il ne tient qu'à moi d'avoir un pont-levis, car j'ai des
mâchicoulis et des meurtrières ; et mes vassaux feront la guerre
à Lamotte-Ango.
Le fait est que j'ai acheté, à une lieue- des Délices, une terre
qui donne heaucoup de foin, de blé, de paille, et d'avoine ; et je
suis à présent
Rusticus, abnormis sapions, crassaque Minerva.
(HOR., lib. II, sut. II, V. 3.)
J'ai des chênes droits comme des pins, qui touchent le ciel, et
qui rendraient grand service à notre marine si nous en avions
une. Ma seigneurie a d'aussi beaux droits que Lamotte ; et nous
verrons, quand nous nous battrons, qui l'emportera.
Nunc itaque et versus, et csetera liidicra pono.
(HOR., lib. I, ep. I, V. 10.)
Je sème avec le semoir ; je fais des expériences de physique sur
notre mère commune ; mais j'ai bien de la peine à réduire
M"'^ Denis au rôle de Cérès, de Pomone, et de Flore. Elle aime-
rait mieux, je crois, être Thalie à Paris; et moi, non ; je suis
idolâtre de la campagne, même en hiver. Allez à Paris; allez,
vous qui ne pouvez encore vous défaire de vos passions.
Urbis amatorem b'uscum salvere jubemus
Ruris amatores.
(HoK., lib. I, cp. X, y, 1.)
Vami des hommes^, ce M. de Mirabeau, qui parle, qui parle,
qui parle, qui décide, qui tranche, qui aime tant le gouverne-
ment féodal, qui fait tant d'écarts, qui se blouse si souvent, ce
prétendu ami du genre humain n'est mon fait que quand il dit :
Aimez l'agriculture. Je rends grâces à Dieu, et non à ce Mira-
beau, qui m'a donné cette dernière passion. Eh bien ! quittez
1. Ce château, dont une partie a été déniolio, est situé dans la commune do
Joué-du-Plain, à trois lieues d'Argentan.
2. Lisez dcu.\ lieues.
3. Victor Riquetti, marquis de Mirabeau, né en 1715, mort en 1789, est auteur
de VAmi des hommes; voyez tome XX, page '2i9.
538 CORllESPONDANCK.
donc votre aimable Launai pour Paris; mais rotoiirncz 'i Laiinai,
et regrettez, comme moi, que Launai soit si loin de Ferncy. Écri-
vez-nous quand vous serez à Paris; parlez-nous des sottises que
vous y aurez vues, et aimez toujours vos deux amis du lac de
Genève, qui vous aiment de tout leur cœur. V.
370i. — DF M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES».
A Monlfalcon, le 27 novembre.
Comme notre droit féodal, monsieur, est tant soit peu barbaresque, il ne
se déduit pas si bien que la jurisprudence papinienne des principes de la
droite raison éternelle et universelle, surtout dans les points où les premières
pierres, n'étant pas posées bien droit, les conséquences gauchissent de plus
en plus (juand le cas devient anomal et singulier comme celui-ci.
11 n'y a rien de prévu par la loi pour les ventes à vie, chose très-
inconnue autrefois et dont l'usage ne s'est introduit que depuis fort peu de
temps. La règle générale de notre pays savoyard est que les lods sont dus
ex Iranslalione dominii per emplionem. L'usage pour les ventes à réachat,
auxquelles les ventes à vie pourraient s'équiparer, est que le lod est dû de la
première vente, et non du retrait, parce que, disent les docteurs, esl reso-
IkUo et dislraclus, polius quant conlractus. Concluez de là que les princes,
à qui vous êtes las de faire des libéralités, ne manqueront pas de prétexte
pour vous demander, et que vous aurez à leur répondre que vous n'avez
rien à leur offrir, puisque ce n'est qu'une vente d'usufruit, où il manque
translalio dominii et proprielatis : (jue, dans le réaciiat ordinaire, l'aliéna-
tion est certaine et le retour incertain, car il n'est que faculté et peut n'avoir
jamais lieu, au lieu qu'il est certain et de nécessité dans la vente viagère.
Mais à quoi bon laisser matière à contestation ? Il ne faut jamais avoir d'af-
faire où l'on soit défendeur, c'est le mauvais rôle. I*ourqiioi ne vous en pas
tenir au plan projeté d'un bail apparent suivi d'une vente réelle ? Ne serez,
vous pas [jarfaitement le maître chez vous et sans embarras, quand, deux
jours après le bail à ferme, nous passerons un acte de vente où il sera
rescindé du consentement de toutes les parties et converti en vente viagère?
N'ayez pas peur pour votre acquisition. Je vous puis assurer que vous ne
risquez rien. D'ailleurs il ne me serait pas possible d'adopter aucune formule
publicpio qui pût mettre en risque les franchises do ma terre, qui se per-
draient |)ar aliénation à un Français ; et vous avez à ceci le même intérêt
que moi.
Or sus, tant sur cet article-ci que sur beaucoup d'autres, on s'égosille
à parler de loin, et l'on ne termine rien. Il faut faire en sorte de nous voir.
Nous en dirons plus en une demi-heure qu'en cent pages. J'attends ici, sur
la fin de la semaine, un ecclésiastique de mes amis, fort honnête évéque.
\. Éditeur. Th. Foissel.
ANNEE 1758. o39
Voulez-vous que j'aille avec lui jusqu'à Belley? Voulez-vous avoir la boulé
d'y venir passer 24 heures? Nous eu ferons l'île de la Conférence; et je
m'assure qu'en un moment nous aurons tout réglé et terminé do fort bonne
grâce ; beaucoup mieux probablement que nous ne ferions sur la place
n\ême, dans un pays, soit dit entre nous, de grand bavardage. Je serai à
Belley au milieu de la semaine prochaine, vers le mardi. Failes-moi l'hon-
neur de m'y écrire sans aucun retard un petit mot à l'évêché pour m'ap-
prendre votre résolution. Vous ne doutez pas de l'empressement extrême
que j'aurais de vous voir, de vous embrasser, de finir avec vous une affaire
qui nous mettrait encore plus en liaison. De votre côté, vous ne serez pas
fâché de faire connaissance avec un voisin homme d'esprit et de beaucoup
de mérite ^ A demain donc les affaires, disait le roi Antigone. Mais, tous les
jours de ma vie, elle vous est entièrement dévouée par tous les sentiments
imaginables d'estime et d'attachement.
Vous me mettez en colère contre Yennemi qui a suscité ce maudit
Chouet pour semer de l'ivraie dans mon champ admirable, où il n'a jamais
crû du blé que pour les élus. L'ivrogne qu'il est n'a donc pas assez de
s'enivrer de mon vin, il veut encore s'enivrer de mon blé.
370Ô. — A M. BERTRAND.
Aux Délices, 27 novembre.
Vous vous y prenez un peu tard, mon cher ami, M. de Coisy^
et M. de Montpéroux m'ont desséché, l'un en me vendant sa
terre, l'autre en m'empruntant ce qui me restait. Cependant il ne
faut pas abandonner son ami, qui veut faire une bonne œuvre.
Je vole donc à mes charpentiers et à mes maçons cinquante louis
d'or que je tous envoie en une lettre de change que Panchaud'
tirera sur Lyon. Je suis très-affligéde ne pouvoir faire mieux ; je
suis fâché aussi de ne pouvoir faire mieux pour le cuistre qui a
imprimé ce libelle dans le Mercure suisse. Il mérite une correction
plus sévère, et ses insolences doivent être réprimées. Tout le
monde sait ici, aussi bien que lui, que le père des Saurin de
France avait fait quelques fredaines il y a soixante-dix ans. Mais
par quelle frénésie les réveille-t-il? Pourquoi attaquer les morts
et les vivants? de quel droit taxer d'irréligion un homme qui fait
un acte très-religieux en sauvant l'honneur d'une famille? Vos
ministres de Lausanne, qui en veulent un peu à notre ami l^olier,
se sont conduits avec lui, dans cette affaire, très-indécemment,
1. M. Cortois de Quincy, évêquc de Belley.
2. Budée de Boisy.
3. Banquier de Voltaire.
540 CORRESPONDANCE.
et il a eu trop de mollesse. Cotait là une occasion où il devait
montrer de la fermeté.
Je vous prie de présenter mes très-hnmhles et très-tendres
remerciements à M. le banneret de Frciidonreicli, qui a bien
voulu m'bonorcr de ses bons offices, au sujet des droits des sei-
gneuries' du pays de Gex, Je ne lui écris point, de peur de le
fati,i,Mier d'une lettre inutile; mais il agréera, avec sa bonté
ordinaire, les sentiments de reconnaissance que j'aurai pour
lui toute ma vie, et qui en auront plus de prix en passant par
votre boucbe. Ne m'oubliez pas auprès de M"" de Freudenreich.
On est très-content des sept articles que vous avez envoyés
pour V Encyclopédie; je m'y attendais bien.
Adieu, moucher ami; quand vous viendrez me voir dans
mon ermitage de Fcrney, vous y trouverez des jésuites qui sont
plus riches que vous, mais qui no sont pas si savants.
Je vous embrasse. Y.
3706. — A M. TROXCniN, DE LYON 2.
Délices, 27 novembre.
Je me ruine, je le sais bien ; mais je m'amuse. Je joue avec
la vie : voilà la seule chose à quoi elle soit bonne ; et ce qui la
rend encore plus agréable, ce sont des amis comme vous.
3707. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTII A 3.
Aux Délices, le 27 novembre.
Madame, il y a trop longtemps pour mon cœur que je n'ai eu
l'honneur d'écrire à Votre Altesse sérénissime. Pardonnez à la
déplorable santé d'un vieux Suisse. Je n'en ai pas pris moins
d'intérêt à tout ce qui vous regarde. Je demandais à tous les
Allemands qui venaient dans nos montagnes, si les armées
n'avaient point passé sur votre territoire, si on n'avait point fait
quelque extorsion dans Allembourg, selon le nouveau droit des
gens de ce temps-ci. J'ai dit cent fois : Malheureux Leipsick!
mallienreux Dresde! mais que je ne dise jamais : Malheureux
(jotha ! Les succès ont donc été balancés Tannée 1 758, et le seront
probablement encore l'année prochaine, et l'année d'après ; et
1. Les terres de l'crncj' et do Tournay.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE l7o8. 541
Dieu sait quand les malheurs du genre humain finiiontl Plus
je vois ces horreurs, plus je m'enfonce dans la retraite. J'appuie
ma gauche au mont Jura, ma droite aux Alpes, et j"ai le lac de
Genève au devant de mon camp; un beau château sur les limites
de la France, l'ermitage des Délices au territoire de Genève, une
bonne maison à Lausanne ; rampant ainsi d'une tanière dans
l'autre, je me sauve des rois et des armées, soit combinées, soit
non combinées. Malheur à quia des terres depuis le Rhin jusqu'à
la Vistule! J'espère qu'au moins Vos Altesses sérénissimes seront
tranquilles cet hiver. Votre prudence fera le bonheur de vos
sujets, et détournera l'orage de vos États.
Je me mets aux pieds de votre auguste famille. Je joins mes
jérémiades à celles que fait avec esprit la grande maîtresse des
cœurs ; je salue la forêt de Thuringe. Je supplie Votre Altesse
sérénissime de ne jamais oublier le bon vieux Suisse, qui lui est
attaché si tendrement avec le plus profond respect.
3708. — A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Décembre.
' Ombre illustre, ombre chère, àme héroïque et pure,
Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,
Quand la fatale loi de toute la nature
Te conduit dans la sépulture,
Faut-il te plaindre ou l'admirer?
Les vertus, les talents, ont été ton partage;
Tu vécus, tu mourus en sage;
Et, voyant à pas lents a\ ancer le trépas,
Tu montras le même courage
Qui fait voler ton frère au milieu des combats.
Femme sans préjugés, sans vice, et sans mollesse,
Tu bannis loin de loi la Superstition,
Fille de ITmposture et de l'Ambition,
Qui tyrannise la Faiblesse.
Les Langueurs, les Tourments, ministres do la Mort,
T'avaient déclaré la guerre;
Tu les bravas sans effort,
Tu plaignis ceux de la terre.
I. Le roi de Prusse ne fut pas content de ces vers; voyez lettre 3755 j et, le
i février 1709, Voltaire lui envoya l'ode qui est dans le tome VIll.
542 COKIU'SI'O.XDANCE.
Ilélas! si tes conseils avaient pu l'omporler
Sur le faux intéicH d'une aveuj^le vengeance,
Que de torrents do sang on eût vus s'arrôter!
Ouel hoiilieur l'iuirail diX la Franco!
Ton clier frère aujourd'hui, dans un noble repos,
Recueillerait son âme à soi-niûmo rendue;
Le philosophe, le héros,
Ne sérail afïligé que de l'avoir perdue.
Sur ta cendre adorée il jcllerail des fleurs
Du haut de son char de vicloire;
Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire
Se joindraient pour sécher ses pleurs.
Sa voix célébrerait ton amitié lidèlc,
Les échos de Berlin répondraient à ses chants;
Ah ! j'impose silence à mes tristes accents,
11 ir;ippiirLiont qu'à lui de te rendre immortelle.
Voilà, sire, ce que ma douleur nie dicta, quelque temps après
le premier saisissement dont je fus accablé, à la mort de ma pro-
tectrice. J'envoie ces vers à Votre Majesté, puisqu'elle l'ordonne.
Je suis vieux : elle s'en apercevra bien; mais le cœur, qui sera
toujours à vous et à l'adorable sœur' que vous pleurez, ne vieil-
lira jamais. Je n'ai pu m'empêcher de me souvenir, dans ces
faibles vers, des efforts que cette digne princesse avait faits pour
rendre la paix à l'Europe. Toutes ses lettres (vous le savez sans
doute) avaient passé par moi. Le ministre, qui pensait absolu-
ment comme elle, et qui ne put lui répondre que par une lettre
qu'on lui dicta, en est mort de cbagrin-. Je vois avec douleur,
dans ma vieillesse accablée d'infirmités, tout ce qui se passe ; et
je me console parce que j'espère que vous serez aussi beureux
que vous méritez de l'être. Le médecin Troncbin dit que votre
colique bémorro'idale n'est point dangereuse; mais il craint que
tant de travaux n'altèrent votre sang. Cet homme est sûrement
le plus grand médecin de l'Europe, le seul qui connaisse la na-
ture. 11 m'avait assuré qu'il y avait du remède pour l'état de votre
1. Le roi de Prusse a adressé à sa sœur, la margrave de 15aireuth, plusieurs
épîtres en vers. On les trouve dans ses OEiivres postltumes, ainsi qu'une àmilord
Maréchal, où Frédéric parle longuement de la perte de celte s^œur. (B.)
2. Le cardinal de Tencin; l'abbé de Demis l'obligea de signer une lettre qu'il
lui envoya pour rompre toute négociation, et cette adroite politique nous a valu
la paix glorieuse de 1703. (K.) — Vojez aussi la lettre à Frédéric, du 19 mai 175[>.
ANNÉE 1758. 543
auguste sœur, six mois avant sa mort. Je fis ce que je pus pour
engager Son Altesse royale à se mettre entre les mains de Tron-
chin ; elle se confia à des ignorants entêtés, et Troncliin m'an-
nonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je nai jamais
senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de sa confiance
en ceux qui l'ont traitée. Conservez-vous, sire, car vous êtes né-
cessaire aux hommes.
3709. — DE M. HELVÉTIUS '.
Vous ne doutez pas, monsieur, que je ne vous eusse adressé un exem-
plaire de mon ouvrage le jour même qu'il a paru, si j'avais su où vous
prendre; mais les uns vous disaient à Manheim, les autres à Berne, et je
vous attendais aux Délices pour vous envoyer ce maudit livre qui excite
contre moi la plus violente persécution. Vous saurez qu'il est supprimé,
que je suis dans une de mes terres à trente lieues de l^aris, que dans ce
moment il ne m'est pas possible de vous en envoyer, parce qu'on est trop
animé contre moi. J'ai fait les rétractations qu'on a voulues, mais cela n'a
point paré l'orage, qui gronde maintenant plus fort que jamais. Je suis dé-
noncé à la Sorbonne, peut-être le serai-je à l'assemblée du clergé; je ne sais
pas trop si ma personne est en sûreté, et si je ne serai pas obligé de quitter
la I^rance. Rappelez-vous donc en me lisant le mot d'Horace : lies esl sacra
miser. Je souhaiterais que mon livre vous parût digne de quelque estime ;
mais quel ouvrage peut mériter de trouver grâce devant vous? L'élévation
qui vous sépare de tous les autres écrivains ne doit vous laisser apercevoir
aucune différence entre eux. Dès que je le pourrai, je vous enverrai mon
ouvrage comme un hommage que tout auteur doit à son maître, en vous
conseillant toutefois de relire plutôt la moindre de vos brochures que mon
in-4".
3710. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT2.
Aux Délices, 4 décembre 1738.
Je vous remercie de vos bontés, monsieur, et de vos quatre
tonneaux à double futaille, que nous boirons à votre santé dans
nos ermitages. Je suis accommodé avec monseigneur le comte
de La Marche, et je vais tâcher de faire uu peu de bien dans un
pays où je ne vois que du mal. Je compte parmi les bonnes
œuvres des plants de Bourgogne ; ceux dont vous avez bien voulu
me gratifier promettent beaucoup. Pourriez-vous pousser la bien-
faisance jusqu'à m'en faire avoir un millier? Mais je veux le
J. Correspondance de Grimm, tome X, page 103; édition Maurice Tourneux.
'2. Editeur, de Mandat-Grancey.
u44 COHRESPONDANCK.
payer : il ne faut pas être à charge à ceux qui ont la bonté de
nous aljreuver.
Je suis avec la plus respectueuse reconnaissance, monsieur,
votre très-liumble et très-obéissant serviteur.
\ OI.TAIHE.
3711.— A :\1. LE !\IARQUIS ALBKIIGATI CAPACELLIi.
Aux Délices, 4 décembre.
Monsieur, benodetto sia il cielo clic v' ha inspirato il gusto
del più divino trastullo, che e i valenti uomini e le virtuose
donne possano godere, quaudo sono più di due insieme-.
Vous vous adressez tout juste à un homme qui ne rougit point,
à son âge, de jouer encore la comédie avec ses amis. Nous avons
à Lausanne un très-joli théâtre ; j'en fais bâtir un à une terre'
que j'ai en France, ù quelques lieues de la campagne où je suis
à présent.
Les femmes se mettent comme elles veulent, sans beaucoup
de dépense; surtout point de cornettes; un petit diadème de
perles fausses, quelques rubans, des boucles, ou un petit bonnet.
Une femme, quand elle est jolie, est mieux coiflee pour un écu
qu'une laide pour mille pistoles.
Questo sia detto per i viventi; vengo adesso ai morti. Quand
j'ai fait jouer Srmiramis, j'ai fait placer l'ombre dans un coin,
au fond du théâtre; elle montait par une estrade, sans qu'on
la vît monter; elle était entourée d'une gaze noire ; tout dépend
de la manière dont sont placées les lumières. Cela fait un terrible
elfet, quand tout est bien disposé, car
Segnius irritant aniinos dcmissa per aurcm,
Quam quao sunt oculis-subjecta fidelibus...
(HoR., de Art. )>ocl., v. 180.)
Vous me demandez, monsieur, si on doit entendre, au pre-
mier acte, les gémissements de l'ombre de Ninus; je vous répon-
drai que, sans doute, on les entendrait sur un théâtre grec ou
1. Le marquis François Albergati Capacelli. né à IJolo.ïnc. où il l'ut sénaicur ;
mort en 1806.
2. Traduction : Béni soit le ciel qui vous a inspiré le g:oût du plus divin amu-
sement que les vaillants hommes et les vertueuses dames puissent prendre, quand
ils sont plus de deu.x ensemble.
3. A Tournay.
ANNÉK WoS. oi5
romain ; mais je n'ai pas osé le risquer sur la scène de Paris, qui
est plus remplie de petits-maîtres français, à talons rouges *, que
de héros antiques. Je ne conseillerais pas non plus qu'on hasar-
dât cette nouveauté sur un petit théâtre resserré, qui ne laisse
pas de place à l'illusion.
Le grand prêtre Oroès ne donne point l'épée de Ninus à
Arsace, dans le premier acte; il la lui donne dans le quatrième.
Je sauvai à l'acteur l'embarras de ceindre une épée et d'ôterla
sienne, en le faisant venir sans épée sur le théâtre.
Le tonnerre est aisément imité par le bruit d'une ou deux
roues dentelées qu'on fait mouvoir derrière la scène sur des
planches ; les éclairs se forment avec un peu d'orcanson.
Voilà, monsieur, tout ce que je peux répondre aux questions
que vous avez bien voulu me faire; mais je ne pourrais jamais
répondre dignement à l'honneur que je reçois de vous, ni vous
exprimer assez les sentiments que je vous dois.
3712. — A M. THIERIOT.
A Ferney, 6 décembre.
Ce Ferney dont je vous écris, mon ancien ami, est une terre
au bord de ce lac que je ne puis abandonner; c'est le supplé-
ment des Délices. Ex nitido fil nisticus-; mais, au milieu de vingt
maçons qui me rebâtissent un château, et parmi les laboureurs
à qui je donne de nouvelles charrues à semoir, je n'oublie point
mon atlas ^ Je veux avoir la terre entière présente à mes yeux
dans ma petite retraite; et, tandis que je me promène des Délices
à Ferney et à Lausanne, je veux que mes yeux se promènent sur
la Lusace et sur la Bohême, sur Louisbourg et sur Pondichéry.
Di ijrazia, amusez-vous à me faire un bel atlas, bien complet,
bien relié ; ayez la bonté de me l'envoyer, par le carrosse de
Lyon, à mon ami Tronchin, non pas Tronchin l'inoculateur,
mais Tronchin le banquier, qui m'est aussi utile que l'autre,
j^jme (jg Fontaine vous payera les déboursés que vous aurez eu la
bonté de faire. Vous aimez les livres et vos amis; ainsi je compte
vous servir à votre goût, en vous faisant exercer votre double
métier d'obliger et de bouquiner. Je suis un peu mécontent des
bouquins nouveaux; mais je me console cum veterum libris. Dites
1. Ils disparurent en 1759, grâce au comte de Lauraguais; voyez t. V, p. 405.
2. Horace, lib. I, ep. vu, v. 83.
3. Dans sa lettre 3681, Voltaire demandait un atlas.
39. — CORRESPO.NDANCE. VII. 35
546 CUKUI^SI'ONDANCE.
de moi : Félix nimiam! sua nam bona novU\ Quelle nouvelle
sottise avez-vous dans votre pays? Intérim, voie.
37i:i. — A M. u: l'UKsiDi: \T i)K I! nos SE s î.
Aux n.';lices, 10 décembic 17ÔS.
J'aurai l'honneur, monsieur, d'être à vos ordres demain matin
à Tournav''; je vous offrirai des œufs et du fromage à Fernev;
j'espère que nous reviendrons coucher à l'ermitage des Délices.
J\e soyez en peine ni de votre rhàloau ni de votre forêt;
j'édifie plus que je ne détruis (je parle d'édifice et non d'édifica-
tion), et je plante plus que je n'arrache. Mais vous savez qu'un
Suisse ne peut être gêné. \\. Troncliin s'est bien trouve'' de m';noii-
laissé la bride sur le cou. Il y a un article qu'il faudra expliquer,
c'est celui des troupeaux qui vous resteront à ma mort. Vaches
et moutons aAec le chien, oui ; mais bœufs et chevaux, non. La
raison est que j'aurai probablement un haras à ïournay, et que les
bœufs qui exploiteront la terre seront ceux de Ferney, qui sont
au nombre de seize. Je deviens patriarche. Si vous vous fiez à
moi, vous y gagnerez ; si vous vous défiez, vous y perdrez. Mais
vous ne perdrez jamais les sentiments qui m'attachent à vous. V.
37li. — lîAIL A VIE DE LA TEUr.E DE TOURNAV^.
L'an mil sept cent cinquantc-liuil^ et le onze décembre après midi, par-
devant le notaire royal au bailliage de Gex, soussigné; et en présence des
témoins ci-après nommés, fut présont iiaul et puissant soigneur messire
Cliarlos de Brosses, baron do Monlfalcon, président à mortier au parlement
de Bourgogne, demeurant à Dijon, lequel a par ces présentes remis à litre
do bail à vie, avec promesses do faire jouir, à commencer le vingt-deuxième
février prochain, à messire P'rançois-Marie Arouet de Voltaire, chevalier,
genlilhonmio ordinaire de la chambre du roi, demeurant aux Délices-sur-
Sainl-Joan , ici présent et acceptant; assavoir le château, terre et sei-
gneurie do Tournay, granges, écuries, près, terres, vignes hautes et basses,
bois, la forél, droits seigneuriaux honorifiques, la dimo en dépendant, les
censives et droits seigneuriaux dus et relevant du château de Tournay,
auquel efTct le terrier dudit Tournay lui sera remis ledit jour pour les
i. Allusion au vers 4.^8 du livre II des Gi'ortjiques.
'2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Voltaire écrivait oïdinairenicni Tountey. Ses secrétaires écrivaient tantôt
ainsi, et tantôt Tournay. M. de Brosses avait adopté cette dernière orlhograplie.
Le véritable nom est Tourney (anciennement Turmj.\). (\ote du premier éditeur.)
4. Éditeur, Th. Foisset.
ANNÉli 1758. 547
exiger; pour rire par lui rendu à l'expiralioii de sa jouissance, le trou-
peau de vaclies It^l qu'il a été remis au fermier actuel, pour en rendre
pareil nombre et valeur suivant l'estiuiation qui en sera faite par experts •
tous les meubles et effets d'agriculture el futailles; comme encore tous les
meubles meublants qui sont dans le château; toutes lescjuelles choses seront
remises ledit jour vingt-deux février prochain audit sieur preneur, qui s'en
chargera sur un état et inventaire à double, dans lequel sera spécifiée la
quantité de foin et de paille qui se trouveront dans les granges, et aussi la
quantité de terres ensemencées, pour être rendu par ledit sieur preneur à
la fin de sa jouissance au môme état, auquel temps Ions les )in'ubles el
e/fels qui se trouveront dans lesdils hâtiments sans exception appartien-
dront audit seigneur de Biosses en propriété.
M. de Voltaire aura la faculté de faire dans les bâtiments et fonds les
changements qui lui conviendront, au moyen de quoi il restera chargé de
toutes réparations, tant dans lesdils bâtiments que dans les fonds, el de
rendre le tout en bon état. M. de Voltaire aura la lAeiue jouissance de la
forêt de Tournay, et des bois qui sont sur pied el non vendus, de laquelle
il usera en bon père de famille sans la détruire; c'est-à-dire en y laissant
par chaque pose, l'une portant l'autre, soixante arbres de ceux qui sont sur
pied, et elle sera mise en défense pour croître en taillis.
Ce bail fait moyennant la somme de trente-cinq mille livres, qui ont été
payées présentement par ledit sieur preneur, en lettres de change sur Lyon,
payables la moitié en payement des Saints, et l'autre moitié en payement
des Rois, dont ledit seigneur de Brosses tient quitte ledit sieur preneur.
Et en outre 31. de Voltaire promet et s'oblige de faire dans lesdits bâti-
ments, granges, fossés, jardins, écuries, en constructions, grosses réparations
et améliorations de toute espèce, avenues, chemins, haies autres que celles
d'entretien ordinaire, pendant le cours de sa jouissance, soit pour l'utilité,
soit pour l'agrément, jusques à concurrence de la somme de douze mille
livres, coinme faisant ladite somme partie du prix du présent bail, suivant
la reconnaissance et estimation par experts, relativement aux livres de dé-
pense dudit sieur preneur, et ledit emploi des douze mille livres ne sera
point exigible si ledit sieur preneur venait à décéder dans les trois pre-
mières années, et sans répétition néanmoins de ce qui se trouvera fait.
Ledit seigneur de Brosses s'engage à ne faire couper aucun arbre dans
ladite forêt, à la réserve de huit chênes ve?idus à un. tonnelier de Genève,
qui sont encore sur pied, et ce à compter de ce jour.
Le revenu annuel de ladite terre ayant été estimé être de la somme de
trois mille cinq cents livres. Tout ce que dessus ainsi convenu entre les-
dites parties, qui ont promis l'exécuter respectivement, à peine de tous
dépens, dommages et intérêts, obligation de biens.
Fait, lu et prononcé au château de Ferney, en présence de Bernard et
Jacques Brillon frères, laboureurs, demeurant audit Ferney, témoins qui
ont signé avec les parties, et moi dit notaire.
Signé sur la minute: Brosses, de Voltaire, Jacques Brillon, Ber-
nard Brillon, et Girod, notaire.
;j43 CORHliSl'ONDANCE.
Conlrôlé à Gex, le quinzième décembre 1738; reru quatre-vingt-six
livres huit so\s. Signé : Kods.
l'ar expédition audit seigneur de Brosses,
GiROD.
Maïc Duval, conseiller du roi, lieutenant général au bailliage de Gex,
certifions que M. Girod, qui a reçu, expédié et signé l'acte ci-devant, est
notaire royal en ce bailliage, et que foi doit y ôtre ajoutée en jugement et
dehors. Mn témoin, nous avons donné les présentes sous le sceau de ce
bailliage, de nous signées à Gex, en notre hôtel, ce six juin mil sept cent
soixante-dix-huit.
Dl VAL.
371.J. — A M. DE CHENEVIÈRES 1.
Aux Délices, 11 décembre.
Mon antique bouche prend la liberté de baiser le bras que le
roi de Pologne a orné d'un bracelet, et je crois que le contenu est
plus précieux que le contenant.
Je vous remercie de toutes vos nouvelles. M. Silhouette a très-
bien traduit Pope et Warburton ; il peut être contrôleur général
tant qu'il voudra - ; il n'y a pas apparence qu'il me fasse payer
beaucoup d'ordonnances.
Je ne connais pas de Boston aux Grandes-Indes, mais bien
lioston dans la Nouvelle-Angleterre, eu Amérique. Souvenez-vous
mon ami, des marmottes des Alpes.
3716. — A M. TRONCIIIN, DE LYON^.
Délices, 13 décembre.
Je suis bien plus coupable encore que vous ne le dites, et je
crois vous avoir fait ma confession par ma dernière lettre : car,
outre la terre de Ferney, que j'ai achetée pour les miens et où je
bâtis, j'ai encore acheté à vie le comté de Tournay, du président
(le Brosses.
Je vais à présent vous ouvrir mon cœur : ce cœur est trop à
vous pour vous être caché.
Après avoir pris le parti de rester auprès de votre lac, il fallait
soutenir ce parti ; mais vous savez qu'à Genève il y a des prêtres
comme ailleurs. Vous n'ignorez pas qu'ils ont voulu me jouer
quelques tours de leur métier; ils ont continuellement répandu
1. Éiliti'iirs, de Cayrol et I-'rançois.
2. Il le fut pendant huit mois.
3. Éditeur>:, de Cayrol et François.
ANNÉK 1758. S49
dans le peuple que j'étais Aenu chercher un asile dans le ter-
ritoire de Genève, et ils ont feint d'ignorer que j'avais fait à
Genève l'honneur de la croire lihre et digne d'être habitée par
des philosophes. J'ai opposé la patience et le silence à toutes
leurs manœuvres ; j'ai pris une belle maison à Lausanne, pour
y passer des hivers ; et enfin je me vois forcé d'être le seigneur
de deux ou trois présidents, et d'avoir pour mes vassaux ceux
qui osaient essayer de m'inquiéter. J'ai tellement arrangé l'achat
de Tournay que je jouis pleinement et sans partage de tous les
droits seigneuriaux et de tous les privilèges de l'ancien dénom-
brement.
La terre de Ferney est moins titrée, mais non moins seigneu-
riale : je n'y jouis des droits de l'ancien dénombrement que par
grâce du ministère ; mais cette grâce m'est assurée. J'aime à
planter, j'aime à bâtir ; et je satisfais les seuls goûts qui consolent
la vieillesse. Les deux terres, l'une compensant l'autre, me pro-
duisent le denier vingt ; et le plaisir qu'elles me donnent est le
plus beau de tous les deniers. Vous voyez dans quels détails
j'entre avec vous ; j'y suis autorisé par votre amitié. Enfin, je me
suis rendu plus libre, en achetant des terres en France, que je ne
l'étais n'ayant que ma guinguette de Genève et ma maison de
Lausanne. Vos magistrats sont respectables ; ils sont sages ; la
bonne compagnie de Genève vaut celle de Paris ; mais votre
peuple est un peu arrogant, et vos prêtres un peu dangereux.
3717. — A M. COLI\r.
Aux Dclices, li décembre.
Mon cher Colini, j'ai encore écrit à monseigneur l'électeur
palatin. Point de place vacante ; il faut attendre. J'ai envoyé un
ballot qui doit parvenir bientôt à M. Turckeim. Vous pouvez lui dire
que ce ballot est pour vous ; je le prie d'en payer les frais. C'est
Cramer qui l'a dépêché par les voitures embourbées de Suisse.
Il contient trois exemplaires, un pour M. Langhans*, et deux
pour vous. Si les Français, les Autrichiens, les Russes et les
Suédois, ne piquent pas mieux leurs chiens, ils ne forceront point
la proie qu'ils chassent; Freytag aura raison, et la peine de
M. Langlians sera perdue. Addio, mio Colini,
J'ai acquis deux belles terres en France, dans le pays de Gex,
qui est un jardin continuel. Si jamais vous êtes las du lîhin,
j'habite toujours près du lac. V.
1. Ammeister ou premier magistrat de la ville de Strasbourg.
5;j0 CORRESPONDANCl-.
371S, — A M. l'.KJIIT, KNKOUr: D'A.N.NKCYi.
I.") di'combre ITHS.
Monseigneur, le curé d'un petit village nommé Moëns, voisin
de ma terre, a suscité un procès à mes vassaux de Ferney, et,
ayant souvent quitté sa cure pour aller solliciter à Dijon, il a ac-
cablé aisément des cultivateurs uniquement occupés du travail
([ui sou lient leur vie. Il leuraiait pour quinze cents livres de frais
[jondanl (ju'ils labouraient leurs cbamps, et a eu la cruauté de
compter parmi ses frais de justice les voyages qu'il a faits pour les
ruiner. Vous savez mieux que moi, monseigneur, combien, dès
les premiers temps de l'Église, les saints Pères se sont élevés
contre les ministres sacrés qui emploient aux aiïaircs tempo-
relles le temps destiné aux autels. Mais si on leur avait dit: n Un
prêtre est venu avec des sergents rançonner de pauvres famille?,
les forcer de vendi'e le seul pré qui nourrit leurs bestiaux, et
ôter le lait à leurs enfants, » qu'auraient dit les Jérôme, les Irénée,
les Augustin ? Voilà, monseigneur, ce que le curé de Moëns est
venu faire à la porte de mon cliàteau, sans daigner même me
venir parler. Je lui ai envoyé dire que j'offrais de payer la plus
grande partie de ce qu'il exige de mes communes, et il a ré-
l)ondu que cela ne le satisfaisait pas.
Vous gémissez sans doute que des exemples si odieux soient
donnés par des pasteurs catboliques, tandis qu'il n'y a pas un
seul exemple qu'un pasleur protestant ait été en procès avec ses
paroissiens-. 11 est bumiliant pour nous, il le faut avouer, de vtir
dans des villages du tcriiloirc de Genève des pasteurs hérétiques
qui sont au rang des i)lus savants hommes de l'Europe, qui pos-
sèdent les langues orientales, qui prêchent dans la leur avec
éloquence, et qui, loin de poursuivre leurs paroissiens pour un
arpent de seigle ou de vigne, sont leurs consolateurs et leurs
pères. C'est une des raisons qui ont dépeuplé le canton que
j'habite. Deux de mes jardiniers ont quitté, l'année précédente,
notre religion pour embrasser la protestante. Le village de Ho-
sières avait trente-deux maisons, et n'en a plus qu'une; les villages
1. Celle lettri' a élé jjublioc par Beuiliol au l.j dé'Ci'iiiljrc Je raiiiiée 17Ô9.
2. Ce qui fait que jamais les curés i)rotestants ifont de procèsavec leurs ouaille<,
c'est que ces cures sont payés par l'Étal, qui leur donne des gages: ils ne disj)!!-
lent ])oint la dixième ou la huitième i,'erbe à des malheureux. C'est le parti qiio
limpératricc Catherine II a pris dans son empire immense. La vexation des dîmes
y est inconnue. — Cette note est dct77li. lorsque Voltaire, dans son Commentaire
historique, y lil imprimer une partie de sa letti-c à lîiort. (B.)
ANNÉE 17 58. 331
(le Magny et de lîuisy ne soiil plus que des déserts. Fcrney est
réduit à cinq familles, ayant dioit de commune, et ce sont ces
cinq pauvres familles qu'un curé veut forcer d'abandonner leurs
demeures pour aller chercher sur le territoire de la llorissante Ge-
nève le pain qu'on leur dispute dans les chaumières de leurs pères.
Je conjure votre zèle paternel, votrehumanité, votre religion,
non pas d'engager le curé de Moëns à se relAcher des droits que
la chicane lui a donnés: cela est impossible; mais à ne pas user
d'un droit si peu chrétien dans toute sa rigueur, à donner les dé-
lais que donnerait le procureur le plus insatiable, à se contenter
de ma promesse, que j'exécuterai aussitôt que mes malheureux
vassaux auront rempli une formalité de justice préalable et né-
cessaire. J'attends de vous cette grâce, ou plutôt cette justice.
Je suis, etc.
3719. — A M. JEAX SCHOUVALOAV.
Feiney, par Genève, 16 décembre.
Monsieur, je vous souhaite une année remplie de toutes les
félicités que vous méritez ; et je ne me souhaite, à moi, qu'un
gros paquet qui puisse me mettre en état d'achever l'histoire de
Pierre le Grand, J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, en bon
Israélite, que je ne peux faire ma brique quand on ne me donne
point de paille ^ J'ai quelques instructions sur votre empire, et
rien sur votre empereur. Je me suis procuré un grand loisir
dans une de mes terres, et je ne veux consacrer ce loisir qu'à
vous donner des témoignages de mon zèle et de mon attachement
pour votre personne.
J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments que je vous dois, etc.
37-20. — A M. LE 3IARQUIS DE V0YER2.
Au château Je Ferney, pays de Gex, route de Genov'?, 10 décembre.
Monsieur, daignez-vous vous souvenir encore d'un solitaire et
d'un malade attaché à toute votre maison depuis qu'il respire, et
à ^ ous depuis que vous êtes né ? J'achève mes jours dans le pays
de Gex. 11 est vrai que j'ai une jolie maison de campagne dans
le territoire helvétique de Genève ; mais j'ai des terres considé-
rables à deux lieues de Gex, en France. Il n'y a point de haras
dans le pays : ce pays est très-propre à fournir d'excellents che-
1. Ed'oiU-, chapitre v. versets 7. 10. 12 13, 10, 18.
2. Intendant dos écurio> du roi. — Éditeurs, Bavoux et Franrois.
552 COHHr-SPONDANCH.
vaux. Je possède liiiit c;i\;il('s Tort hcllcs. J'ai aiipnis de moi un
de mes parents, nomme Danmart, moiis(iiietairc du roi, qui me
])ai"aît avoir beaucoup de l,ilriits poiii- les haras.
Je vous oiïre mes services, monsieur, et ceux de mon parent.
On dit ([U(\ vous voulez bien prêter des étalons du roi aux sei-
gneurs des terres qui veulent s'en charger : c'est à vous à décider
jusqu'où vos bontés pour moi peuvent s'étendre. Je vous serai
très-obligé de me vouloir bien honorer d'une patente de votre
capitaine et directeur des haras dans le pays de Gex. Si, au l)out
de quelque temps, vous êtes satisfait de mon administration,
vous pourrez alors donner des appointements à mon parent
Daumart. Voilà ma requête présentée ; j'attends vos ordres et vos
bontés. J'ai l'honneur d'être, etc.
3721. — A M. LE CONSEILLER TRONCHLX '.
Fernoy, 17 décembre.
La copie de ma lettre à Tévêque d'Annecy vous fera voir,
mon cher ami, de quoi il est question. Il est de la plus grande
importance qu'on ait la bonté de me communiquer les titres par
lesquels la seigneurie est en possession de la dîme de Colovrex,
conjointement avec les habitants, nommés les pauvres de Ferney.
Les habitants de Ferney ont perdu leur procès en qualité de
pauvres, et Genève pourrait bien être attaquée en qualité de riche.
Voltaire,
gentilliomme ordinaire de la chambre du roi.
3722. — A M. UELVÉTIUS.
17 décembre.
Vos vers seml)lent écrits par la main d'Apollon;
Vous n'en aurez [)Our fruit que ma reconnaissance.
Votre livre est dicté par la saine raison;
Parlez vile, et (juiltez la France.
J'aurais pourtant, monsieur, quelques petits reproches à vous
faire ; mais le plus sensible, et qu'on vous a déjà fait sans doute,
c'est d'avoir mis Vmultiù parmi les vilaines passions- ; elle n'était
pas faite pour si mauvaise compagnie. Je suis plus affligé qu'un
autredevotretort. L'amitié, qui m'a accompagné au pied des Alpes,
1. Éditeurs, de Caj-rol et François.
2. L'avarice, l'ambition, rorgucil, le despotisme.
ANNÉE 175 8. 533
fait tout mon bonlioiir, et jo désire passionnément Ja vôtre. Je
vous avoue que le sort de votre livre dégoûte d'en faire. Je m'en
tiens actuellement à être seigneur de paroisse, lahoiirr-ur, maçon,
et jardinier : cela ne fait point d'ennemis. Les pornies épiques,
les tragédies, et les livres philosophiques, rendent trop mal-
heureux. Je vous em])rasse ; je vous estime infiniment ; je vous
aime de même, et je présente mes respects à la digne épouse d'un
philosophe aimable.
3723. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES i.
Tournay, ce 17 décembre 1758.
V'oiis pouvez compter, monsieur, sur toutes les facilités de ma part, et
sur ma parole d'honneur, que je vous procarerai à Dijon tous les secours
dont vous pourrez avoir besoin pour que vous ne soyez jamais troublé dans
la possession libre et franche de tous droits de la seigneurie de Tournay et
dépendances Vous savez que, p.ir votre contrat, tous les droits seigneu-
riaux sans exception vous appartiennent; ainsi, quand vous prendrez le
titre de seigneur de Tournay, dans les occasions qui vous paraîtront conve-
nables à vos intérêts, je vous promets que je le trouverai fort bon, et que
ni moi ni personne de ma famille ne vous fera de difficulté. A l'égard aussi
de votre promesse de mettre douze mille livres à l'amélioration, embellis-
sements de cette terre, avenues, routes dans la forêt, plants d'arlire, jardins,
comblement de fossés, poite cochcre, cour, appartements, démolition de
tout le devant du château du côté du jardin, grilles en bois ou en fer, vous
êtes le mailre absolu généralement de tout; et je passerai sans difficulté en
compte les marchés que vous ferez, les descentes sur les lieux, vérifications
d'architectes et d'experts en toutes sortes d'ouvrages, arpentage, devis, et
généralement tout ce qui vous en coûtera pour l'amélioration du terrain,
embellissements, léparations, constructions, soit par rapport aux granges,
maisons, bergeries, remises, écuries, fossés, et pour le château sans aucune
exception. C'est de quoi vous pouvez être sûr, aussi bien que de trois à
quatre mille ceps de vigne de Bourgogne, que vous voulez bien planter,
et que je vous enverrai le plus tôt possible, ce qui sera dans le compte
des douze mille livres stipulées.
Brosse s.
Tout ce qui est ci-dessus est conforme à ce que nous avons dit ensemble
en traitant. Je vous prie seulement d'avoir égard par rapport aux devis et
aux avenues, d'avoir la bonté et l'altention de faire comme vous feriez pour
vous-même en bon père de famille, et de ne me pas constituer en frais de
superfluités; au reste, je vous connais trop pour ne pas savoir que vous en
userez toujours en galant homme, comme vous avez coutume de faire en
toutes occasions.
1. Éditeur, Th. Foisset.
oà'i CORRESPONDAXCK.
37-2i. — A .M. LI-: COMTK D'ARGENTAL.
Aux Dé'liiCfî, 19 di'ccmhro.
Mon cher ange, vous étendez les deux bouts de vos ailes sur
tous mes intérêts. Vous voulez que je vous voie et qn'Oresi^'
réussisse : ce seraient là deux résurrections dont la première me
serait bien plus chère que l'autre. Je suis un peu Lazare dans
mon tombeau des xVlpes. Je vous ai envoyé mon visage de Lazare,
il va un an, et si vous tardez à le faire placer à l'Académie, sous
la face grasse de BuOei S bientôt je n'en aurai plus du tout à vous
offrir. Je deviens plus que jamais pomme tapée. 'Se comptez
jamais de ma part sur un visage, mais sur le cœur le plus tendre,
toujours vif, toujours neuf toujours plein de vous.
Oui, sans doute, la scène de l'urne est très-changée et très-
grecque ; et croyez-moi, les Français, tout Français qu'ils sont,
y reviendront, comme les Italiens et les Anglais. Ce n'est qu'à la
longue que les suffrages se réunissent sur certains ouvrages et
sur certaines gens.
Il n'y avait, à mon sens, autre chose à reprendre que l'instinct
trop violent de la nature, dans la scène de reconnaissance ; et
pour rendre cet instinct plus vraisemblable et plus attendris-
sant il n'y a qu'un vers à changer. Electre dit :
D'où vient qu'il sattendril ? je l'entend» qui soupire.
Voici ce qu'il faut mettre à la place : >
Ol'.ESTE.
0 mallieureuse Electre!
ÉLU CTHE.
Il me nomme, il soupire,
Les remords en ces lieux ont-ils donc quelque empire, etc.?
( Ore.ite, acte IV, scène v.)
A l'égard de la fin, plus j'y pense, plus je crois qu'il faut la
laisser comme elle est ; et je suis très-persuadé, étant hors de
l'ivresse de la composition, de l'amour-propre, et de la guerre du
parterre, que cette pièce, bien jouée, serait reçue comme Srmi-
7\(mis, qui manqua d'abord son coup, et qui fait aujourd'hui son
1. Berui?.
ANNÉE 17o8. 5jd
effet. Ce serait une consolation pour moi, et de la gloire pour
vous, si vous forciez le public à être juste.
Pour Fanimc, il y a longtemps que j'y ai donné les coups de
pinceau que vous vouliez, et je vous l'enverrais sur-le-champ
si vous me promettiez que les comédiens n'auraient pas Tinso-
lence d'y rien changer. Ils furent sur le point de faire tomher
COrphelin de la Chine, en retranchant une scène nécessaire qu'ils
ont été obligés de remettre. Ils allèrent jusqu'à donner à un con-
fident un nom qui est hébreu' ; vous sentez combien cela irrite
et décourage. La Femme qui a raison est dans le même cas; mais
je vous avoue que j'aime mieux cent fois labourer mes terres,
comme je fais, que de me voir e.xposé à l'humiliation d'être cor-
rigé et gâté par des comédiens.
Quand je parle de labourer la terre, je parle très à la
lettre. Je me sers du nouveau semoir- avec succès, et je force
notre mère commune à donner moitié plus qu'elle ne donnait.
Vous souvenez-vous que, quand je me fis Suisse, le président de
Brosses vous parla de me loger dans un château qu'il a entre la
France et Genève? Son château était une masure faite pour des
hiboux ; un comté, mais à faire rire ; un jardin, mais où il n'y
avait que des colimaçons et des taupes ; des vignes sans raisin,
des campagnes sans blé, et des étables sans vaches. Il y a de tout
actuellement, parce que j'ai acheté son pauvre comté par bail
emphytéotique, ce qui, joint à Ferney, compose une grande
étendue de pays qu'on peut rendre aisément fertile et agréable.
Ces deux terres touchent presque à mes Délices. Je me suis fait
un assez joli royaume dans une république. Je quitterai mon
royaume pour venir vous embrasser, mon cher et respectable
ami ; mais je ne le quilterais pas assurément pour aucun autre
avantage, quel qu'il pût être.
Ne pensez-vous pas que, vu le temps qui court, il vaut mieux
avoir de beaux blés, des vignes, des bois, des taureaux et des
vaches, et lire les Gèorgiques, que d'avoir des billets de la qua-
trième loterie, des annuités premières et secondes, des billets
sur les fermes, et même des comptes à faire à Cadix? Qu'en dites-
vous ? Et de Babcta, quid? et quid de rege hispano? et des nouvelles
destructions qu'on nous promet pour l'année prochaine ?
Prenez du lait, madame, engraissez, dormez, et que tous les
anges se portent bien.
1. Sans doute le nom d'.l^/r au lieu de celui d'Étan.
2. Celui de r.ullin de Cliàteauvieu.v.
556 r.onRESpnxDANci:.
Jo fais tout ce que M. lo comte do l.a Alarclio q\\^o, jV'crirai
à Aloiiin. J'écris en droifiirc à 5/|5', qui a daigné urécrire. Je
vous remercie tendrciiioiil.
3725. —A M. LI-: CONSEILLKU Tr.ONCIIIX^
Aii-^ D('liccs, 22 décembre.
Excès de précaution, mon clier monsieur, est quelquefois
nécessaire. Ce chien ne mord pas, disait le cardinal Mazarin, mais
il peut mnrdre^. Ma pelilo précaution est bonne, et, quoiqu'on
m'ait un peu chicané, j'ai signé lo traité.
Je suis content de mes acquisitions. Les bords de votre lac
m'encliantent plus que jamais; vos amis et la bonne compagnie
de Genève ne me pormottont pas la solitude ; mes terres ne nie
permettent pas l'oisiveté; je goûte le plus parfait bonheur dont
on puisse jouir à mon âge, et je plains plus d'un roi et plus d'un
ministre.
3726. — A M. JEAN SCHOUVALOW,
A MOSCOU.
2i décembre.
Monsieur, j'eus l'honneur de vous écrire * il y a quatre ou
cinq jours ; j'ai reçu, le 21 de décembre, la lettre dont vous
m'honorez, du 23 d'octobre, et je ne sais à quoi attribuer un si
long retardement. Je vous réitère mes prières, et je vous fais
mes très-humbles remerciements sur vos nouveaux Mémoires.
Vous les intitulez : Réponses à mes objections ; permettez-moi
d'a])ord de dire à Votre Excellence que je n'ai jamais d'objections
à faire aux instructions qu'elle veut bien me donner; que je fais
simplement des questions, et que je demande des éclaircisse-
ments à l'homme du monde qui me paraît le plus savant dans
l'histoire.
Nous ne sommes encore qu'à l'avenue du grand palais que
vous voulez bâtir par mes mains, et dont vous me tracez l'or-
donnance. II y a dans cette avenue quelques terres incultes,
quelques déserts qu'il faut passer vite. Il est moins question de
savoir d'où vient le mot de tsar qnc de faire voir que Pierre I" a
1. oi5 désigne le maréchal de Richelieu.
2. Éditeurs, de Ca_yrol et François.
3. Est-ce de Brosses qu'il veut désigner ici
4. C'est la lettre 3719.
été le plus grand dos tsars. Je me garderai bien de mettre en
question si le blé de la Livonie vaut mieux que celui de la
Carélie ; j'observerai seulement ici, monsieur, que l'agriculture
a été très-négligée dans toute l'Europe jusqu'à nos jours.
L'Angleterre, dont vous me parlez, est un des pays les plus
fertiles en blé; cependant ce n'est que depuis quelques années
que les Anglais ont su en faire un objet de commerce immense.
La nouvelle charrue et le semoir sont d'une utilité qui semble
devoir désormais prévenir toutes les disettes. J'en ai vu beau-
coup d'expériences, et je m'en sers avec succès dans deux de
mes terres en France , dans le voisinage de Genève. Vous voyez
par là que les arts ne se perfectionnent qu'à la longue ; et je vois
aussi quelles obligations votre empire doit avoir à Pierre le Grand,
qui lui a donné plusieurs arts, et en a perfectionné quelques-
uns.
Je me servirai du mot russien, si vous le voulez; mais je vous
supplie de considérer qu'il ressemble trop à prussien, et qu'il en
paraît un diminutif : ce qui ne s'accorde pas avec la dignité de
votre empire. Les Prussiens s'appelaient autrefois Borusses, comme
vous le savez, et, par cette dénomination, ils paraissaient subor-
donnés aux Russes. Le mot de russe a d'ailleurs quelque chose
de plus ferme, de plus noble, de plus original, que celui de rus-
sien; ajoutez que russien ressemble trop à un terme très-désa-
gréable dans notre langue, qui est celui de rufjïen; et, la plupart
de nos dames prononçant les deux ss comme les ff, il en résulte
une équivoque indécente qu'il faut éviter.
Après toutes ces représentations, j'en passerai par ce que
vous voudrez; mais le grand point, monsieur, l'objet important
et indispensable, devant lequel presque tous les autres dispa-
raissent, est le détail de tout ce qu'a fait Pierre le Grand d'utile
et d'héroïque. Vous ne pouvez me donner trop d'instructions sur
le bien qu'il a fait au genre humain, La plupart des gens de
lettres de l'Europe me reprochent déjà que je vais faire un pané-
gyrique, et jouer le rôle d'un flatteur ; il faut leur fermer la
bouche en leur faisant voir que je n'écris que des vérités utiles
aux hommes.
J'espère aussi, monsieur, que vous voudrez bien me faire
parvenir des mémoires fidèles sur les guerres cntre[)rises par
Pierre I"', sur ses belles actions, sur celles de vos compatriotes,
en un mot, sur tout ce qui peut contribuer à la gloire de l'empire
et à la vôtr(x
îioS CORRESPONDANCE.
3727. — A M. TlilKlUOT.
Aux Délices, 2i décembre.
Vous VOUS li'oiiipoz, mon ancien nnii, j'ai quatre pattes an
Hou do doux. I n |)ic(l à Lausanne, dans une très-belle maison
|)0iir l'hiver ; un pied aux Délices, près de Genève, où la bonne
conipa,c;nie vient me voir : voilà pour les pieds de devant. Ceux
de derrière sont à Ferney et dans le comté de Tournay, que j'ai
acheté, par bail emphytéotique, du président de Brosses.
M, Crommelin se trompe beaucoup davantage sur tous les
points, La terre de Ferney est aussi bonne qu'elle a été négligée;
j'y bâtis un assez beau château ; j'ai chez moi la terre et le bois ;
le marbre me vient par le lac de Genève. Je me suis fait, dans
le plus joli pays de la terre, trois domaines qui se touchent. J'ai
arrondi tout d'un coup la terre de Ferney par des acquisitions
utiles. Le tout monte à la valeur de plus de dix mille livres de
rente, et m'en épargne plus de vingt, puisque ces trois terres
défi'ayent |)rosquc une maison où j'ai plus de trente personnes,
et plus de douze chevaux à nourrir.
Nave ferai" magna an parva, ferar unus et idem.
(Hou., lib. II, ep. II, V. 200.)
Je vivrais très-bien comme vous, mon ancien ami, avec cent
écus par mois ; mais M»'* Denis, l'héroïne de l'amitié, et la vic-
time de Francfort, mérite des palais, des cuisiniers, dos équi-
pages, grande chère, et beau feu. Vous faites très-sagement
d'appuyer votic philosophie de deux cents écus de rente de
plus.
Traclari molli us retas
Imbccilla volet.
(UoH., lib. II, s;it. II, V, S.").)
Et il vous faut :
. . . . Mundus vicUi>, non déficiente crumena.
(Hou. lit). I, op. n. V. 11.'
Aous serons plus heureux, vous et moi, dans notre sphère,
que des ministres exilés, peut-être mémo que des ministres en
place. Jouissez de votre doux loisir; mais je jouirai de mes très-
ANNÈK 1758. 559
douces occupations, de mes charrues à semoir, de mes taureaux,
de mes vaches.
Ilanc vitiiin in terris Saturniis agebat.
(ViRG., Gcoiy., lib. II, V. ô.'iS.)
Quel fracas pour le livre de M. Ilelvétius! Voilà bien du bruit
pour une omelctte^l quelle pitié! Quel mal peut faire un livre lu
par quelques philosophes? J'aurais pu me plaindre de ce livre,
et je sais à qui je dois certaine affectation de me mettre à côté
de certaines gens- ; mais je ne me plains que de la manière dont
l'auteur traite l'amitié ^ la plus consolante de toutes les vertus.
Envoyez-moi, je vous prie, cette ahominable justification* de
la Saint-Barthélémy ; j'ai acheté un ©urs, je mettrai ce livre dans
sa cage. Quoi! on persécute M. Helvétius, et on souffre des
monstres !
Je ne connais \wïnlJeanne, je ne sais ce que c'est; mais je
me prépare à mettre en ordre les matériaux qu'on m'envoie de
Russie, pour bâtir le monument de Pierre le Créateur, et j'aime
encore mieux bâtir mon château. Je vous remercie tendrement
des cartes de ce malheureux univers. Tuus V.
3728. — A M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES ^
Effugit, evasit, crupit, dans le temps qu'on le cherchait partout
pour souper, pour lui faire hommage lige, et que toute la famille
des Délices voulait demander ses ordres. Mais, monsieur, je ne
vous en tiens pas quitte, et je prétends bien que vous aurez la
bonté de venir voir le nouvel appartement que je vais faire à
Tournay, dès qu'il ne gèlera plus.
Eii bien ! défendez-vous au sage
De travailler pour le bonheur d'autrui ?
Cela même est un bien ([ue je goûte aujourd'hui.
A propos de bonheur, monsieur, vous avez entendu dire
quelque chose du bonheur éternel que le curé de Moin^ veut
1. C'est le mot de Des Barreaux ; voj'cz tome XXVI, page 498.
2. Dans le chap. xii du second discours, A'oltaii'e est nommé après Crobillon.
3. Discours III, chapitre xiv.
4. L'ouvrage de Caveyrac ; voyez tom.' XXIV, page 470.
5. Éditeur, Th. Foisset.
6. Mocas, paroisse voisine de Feriiey. Ce curé se nommait Ancian.
560 CORRESPONDANCE.
procurer à cinq familles de Ferney qui sont seules restées dans
ce malheuieu.v village, ayant droit de communes. Jl veut les
envoyer vile au ciel en les faisant mourir de faim. Ce scélérat,
reconnu i)our le plus exécrable chicaneur de la province, alla
solliciter trois i)rocès à Dijon, et il a fait i)ayer tous les frais de
son séjour aux pauvres de Ferney, qui labouraient leur petit
cliamp tandis qu'il poursuivait contre eux un procès dont ils
n'étaient pas instruits. Le fond de la vexation est une dîme de
noN ailles dont les pauvres de Ferney, nommés pauvres, et pauvres
d'elîet, sont en possession depuis plus d'un siècle à titre de cha-
rité et de dédommagement. M. de Montréal, aussi processif que
ce détestable curé, avait donné un procureur nommé Gcnot à
ces pauvres, et avait avancé cinquante écus, qu'il a repris. Le
Genot, en digne procureur, a sucé ce qui restait de sang à ces
pauvres, à ces imbéciles. Le fonds est trente livres de rente, la
forme est le diable, et mes pauvres en sont pour quinze cents
livres de frais. La commune n'a pour tout bien qu'un ix-lit pré
submergé, et quelques enfants ([ue le curé de Moin pourra l'aire
rôtir s'il veut, pour lui et pour Paquette sa servante. Pourrait-on,
monsieur, présenter requête à la chambre des enquêtes qui les
a condamnés, pour avoir un délai d'une année? Vos belles
chiennes de lois françoises ou françaises, ou gombettes ou ro-
maines, permettent-elles que des gens écorchés demandent un
répit pendant lequel la peau leur reviendra, pour la porter en
oll'rande à monsieur le curé? Ayez compassion des malheureux :
vous n'êtes pas prêtre. Voyez au nom de riiumanité ce qu'on
peut faire pour les idiots de Ferney. Instruisez-moi, je vous eu
conjure.
Quoi! M. Lebeau* m'envoie du plant de Bourgogne, et vous
ne m'en envoyez pas! et vous n'avez pas soin de votre vigne!
Allons donc, monsieur, quatre mille petits ceps pour l'amour de
Dieu! Je fais déjà travailler à vos liulins. Quelle ])itié! Dans quel
état noble ivrogne Chouet a mis votre terre! Que vous êtes heu-
reux d'avoir fini avec lui! Venez, venez dans un an, vous trou-
verez les choses bien changées.
J'ai fait mon entrée comme Sancho-Pança dans son île. Il ne
me manquait que son ventre. Votre curé m'a harangué. Chouet
m'a donné un repas splendide dans le goût de ceux d'Horace et
\. Antoine-Jean-Gahrie! Le lianll (^non Leboau), une des meilleures têtes du
parlement, et propriétaire du climat de Corton, l'un des premiers crus de la
Bourgogne. \,Nole du premier éditeur.)
A\M-E I7;i8.
.'iOI
de Boileaii, fait par le traiteur des Patis ou Paquis*. Les sujets
ont eiïrayé mes chevaux avec de la mousqueterie et des grenades;
les filles m'ont apporté des oranges dans des corbeilles garnies
de rubans. Le roi de Prusse me mande que je suis plus lieureux
que lui ; il a raison, si vous me conservez vos bontés, et si je ne
suis jamais inquiété dans mon ancien dénombrement. Je vous
présente mon respect.
Madame, je vous demande pardon de ne vous avoir présenté
qu'un demi-cent d'épingles ; mais vous êtes la fille de mon intime
ami, M. de Crèvecœur-. Je n'ai plus le sou ; et vous pardonnerez
la liberté grande. V.
Le propre jour de Noël. Cela fait souvenir
des IS'oëls bourguignons.
3729. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHAS.
Aux Délices, près de Genève, 25 décembre.
Madame, que je plains Votre Altesse sérénissime, et qu'elle a
besoin de toute la sérénité de sa belle âme! Quoi! sans cesse
entre l'enclume et le marteau! Obligée de fournir son contingent
pour le malheur de son pays, entourée d'États dévastés, et n'ayant
que des pertes à faire dans une confusion où il n'y a rien à
gagner [JOur elle! Où est le bel optimisme de Leibnitz ? Il est
dans votre cœur, et n'est que là.
Le roi de Prusse me mande toujours qu'il est plus à plaindre
que moi ; et il a très-grande raison. Je jouis de mes ermitages en
repos, et il n'a des provinces qu'au prix du sang de mille infortu-
nés. Au milieu des soins cruels qui doivent l'agiter sans cesse, il me
paraît bien autrement touché de la mort de sa sœur que de celle
de son frère. Votre Altesse sérénissime connaissait-elle M""' la
margrave de Baireuth?Elle avait beaucoup d'esprit et de talents:
je lui étais très-attaché, et elle ne s'est pas démentie un moment
à mon égard. Vos vertus, votre mérite, vos bontés, font ma con-
solation et mon soutien, après la perte d'une princesse à qui
j'avais les plus grandes obligations.
Je la suivrai bientôt; ma caducité et mes continuelles infir-
mités ne me permettent pas d'espérer de pouvoir encore me
1. Hameau voisin de Tournay.
2. Voilure avait connu, dès l'âge de sept ans, M. do Crèvecœur, neveu do
l'abbé de Saint-Pierre et père de M'"'= de Brosses. {Note du premier éditeur.)
3. Éditeurs, Bavoux et François.
39. — Co^.RESPO.\l)A^CK. VIL 36
562 CORRESPONDANCE.
incttro à vos piods. Quand jo saurai que la tranquillité est reve-
nue dans vos États, quand j"a|)[)reiidrai que les horreurs de la
guerre n'approchent plus de votre charmante cour, et que le
vilain dieu Mars ne trouhle plus le séjour des firâces, alors je
m'écrierai : Tout csl bien! iwcc la grande maîtresse des cœurs.
Je présente mes vœux et mon respect à toute votre auguste
famille. Le règne du cardinal de Bernis n'a pas duré longtemps.
Tout passe; la vertu reste : voilà ce qui vous soutient, madame.
Je me mets h vos pieds avec le plus profond et le plus tendre
respect.
3730. — A M. SAURIN.
Aux Délices, 27 décembre.
Ah! ah! vous êtes donc de notre trijiot\ et vous faites de beaux
vers-, monsieur le philosophe? Je vous en félicite, et vous en re-
mercie. Les prêtres d'Isis n'ont pas beau jeu avec vous; l'arche-
vêque de Memphis vous lâchera un mandement, et les jésuites
de Tanis vous demanderont une rétractation. Quelle est donc
cette Adcle dont vous parlez ? Est-ce qu'il y a eu une Adcle ^ ?
Dites-moi, je vous prie, ce que devient M. Helvétius''. J'au-
rais un peu à me plaindre de son livret si j'avais plus d'amour-
propre que d'amitié. Je suis indigné de la persécution qu'il
éprouve.
Non-seulement l'article^ en question est imprimé dans la
seconde édition des Cramer, mais il a excité la bile des vieux
pasteurs de Lausanne. Un prêtre ^ plus prêtre que ceux de
Memphis, a écrit un libelle à cette occasion. Les ministres se
sont assemblés: ils ont censuré les trois bons et honnêtes" pas-
teurs que j'avais fait signer en votre faveur; je lésai tous fait
taire^ Les avoyers de Berne ont fait sentir leur indignation à
1. Le tripot tragique et comique, ou la Comédie française.
2. Aménophis, jouée en 1750 (vojez tome XXWII, page 205), ne fut im-
primée qu'en 1758.
3. Dans la lettre 335G, Voltaire a fait mention de VAdèle de Ponlhieu de La
Place, dont Saurin parle dans sa préface d'Aménophis.
4. Helvétius faisait à Saurin une pension de 3,000 livres. Lors du mariage de
Saurin, il lui en assura le capital (00,000).
5. Voyez la lettre précédente.
0. Nous avons donné en variante, tome XIV, page 135, le texte dont parle ici
Voltaire.
7. Lervèche; voyez lettres 3092, 3770, 3782.
8. Signataires du certificat rapporté tome XIV, page 135.
0. En publiant la Réfutation d'un écrit anonyme; voyez tome XXIV, page 79.
ANNÉE 17o8. 563
l'auteur du libelle contre la mémoire de votre illustre père, et
nous sommes demeurés, votre honneur et moi, maîtres du
champ de bataille. Au reste, je suis devenu laboureur, vigneron,
et berger : cela vaut cent fois mieux que d'être à Paris homme
de lettres.
Je vous embrasse du fond de mon tombeau et de mon
bonheur.
3731. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 27 décembre.
J'apprends, madame, que votre ami et votre philosophe For-
mont a quitté ce vilain monde. Je ne le plains pas ; je vous plains
d'être privée d'une consolation qui vous était nécessaire. Vous
ne manquerez jamais d'amis, à moins que vous ne deveniez
muette; mais les anciens amis sont les seuls qui tiennent au
fond de notre être, les autres ne les remplacent qu'à moitié.
Je ne vous écris presque jamais, madame, parce que je suis
mort et enterré entre les Alpes et le mont Jura; mais, du fond de
mon tombeau, je m'intéresse à vous comme si je vous voyais tous
les jours. Je m'aperçois bien qu'il n'y a que les morts d'heureux.
J'entends parler quelquefois des révolutions de la cour, et de
tant de ministres qui passent en revue rapidement, comme dans
une lanterne magique. Mille murmures viennent jusqu'à moi, et
me confirment dans l'idée que le repos est le vrai bien, et que
la campagne est le vrai séjour de l'homme.
Le roi de Prusse me mande quelquefois que je suis plus heu-
reux que lui : il a vraiment grande raison ; c'est même la seule
manière dont j'ai voulu me venger de son procédé avec ma nièce
et avec moi. La douceur de ma retraite, madame, sera augmen-
tée, en recevant une lettre que vous aurez dictée ; vous m'ap-
prendrez si vous daignez toujours vous souvenir d'un des plus
anciens serviteurs qui vous restent.
Vous voyez sans doute souvent M. le président Ilénault ;
l'estime véritable et tendre que j'ai toujours eue pour lui me fait
souhaiter passionnément qu'il ne m'oublie pas.
Je ne vous reverrai jamais, madame; j'ai acheté des terres
considérables autour de ma retraite; j'ai agrandi mon sépulcre.
Vivez aussi heureusement qu'il est possible ; ayez la bonté de
m'en dire des nouvelles. Vous ôtes-vous fait lire le Pcrc de famille?
cela n'est-il pas bien comique? Par ma foi, notre siècle est un
pauvre siècle auprès de celui de Louis XIV; mille raisonneurs,
364 CORKESPONDANCR.
et pas un seul lioinme de génie; plus de grâces, plus de gaieté; la
disette d'hommes en tout genre lait pitié. La France subsistera;
mais sa gloire, mais son bonJicur, son ancienne supériorité....
qu'est-ce que tout cela deviendra ?
Digérez, madame, conversez, prenez patience, et recevez,
avec votre ancienne amitié, les assurances tendres et respec-
tueuses de rattachement du Suisse
VOLTAIUE.
3732.— A .Al. DE BREXLKS.
Aux Délices. 27 décembre.
Êtes-vous à Lausanne? êtes-vous à Ussières, mon cher philo-
sophe? Je vois que cette année vous vous passerez de comédies:
il faudra vous en tenir aux sermons ; mais, franchement, je crois
que nos acteurs valent mieux que vos prédicateurs. Dites-moi
par quel hasard malheureux vous vous avisez d'avoir un heau-
frère catéchiste* à Vevay? Comment diable peut-on avoir un
beau-frère catéchiste! Le pis est qu'on dit que ce beau-frère ne
sait point son catéchisme. C'est lui qui est l'auteur d'un libelle
contre les vivants et les morts, inséré dans le délicat Mercure suisse.
En ce cas, vous devez lui faire signifier que vous n'êtes plus son
beau-frère, attendu que vous laissez les morts pour ce qu'ils
sont, et que vous êtes très-aimable avec les vivants. On dit encore
qu'un de vos libraires de Lausanne a imprimé des Lettres- sous
mon nom, et ([u'il les a envoyé \endre à Paris. Il me paraît
qu'on fait argent de tout : ne serait-ce point M. Grasset, à qui le
feu pape donna ses divins ouvrages, qui serait l'auteur de cette
nouvelle friponnerie? 11 ne me reste que de le prier à dîner dans
un de mes petits castels, et de le faire pendre au fruit. J'ai lieu-
reusement haute justice chez moi ; je ne l'ai pas moyenne chez
VOUS; et si M. Grasset veut être pendu, il faut qu'il ait la bonté
de faire chez moi un petit voyage. Franchement je vois que j'ai
fait à merveille d'avoir des créneaux et des mâchicoulis; j'étais
trop exposé aux prêtres et aux libraires. Cependant, malgré les
beaux-frères et les Grasset, je viendrai vous voir le plus tôt que je
pourrai, vous et votre philosophe de femme, à qui je présente
mes hommages. V.
1. 11 s'appelait Cliavani,<; mais ruiiteur du libelle était Lervèchc : voyez lettre
3G92.
2. Voltaire pouvait croire qu'il y avait do ses lettres dans le volume imprimé
par Grasset. Mais ce volume, intitulé Guerre littéraire, ne renfermait qu'une seule
lettre de Voltaire (le n" 3340).
ANNÉE 175 8. [565
Je crois qu'on a payé à 31. Steiger* les bavards anglais qu'il
a eu la bonté de faire venir pour moi.
3733. — A MADAME DU BOCCAGE.
Aux Délices, 27 décembre.
Il est vrai, madame, qu'un jour, en me promenant dans les
tristes campagnes de Berne avec un illustrissime et excellentis-
sime avoyer de la république, on avait aposté le graveur de cette
république, qui me dessina. Mais, comme les armes de nos-
seigneurs sont un ours, il ne crut pas pouvoir mieux faire que
de me donner la ûgure de cet animal. Il me dessina ours, me
grava ours. Comment ce beau chef-d'œuvre est-il tombé entre
vos belles mains? Pour vous, madame, quand on vous grave,
c'est sur les GrAces, c'est sur Minerve qu'on prend modèle.
Dans ce charmanl assemblage,
L'ignorant, le connaisseur.
L'ami, l'amant, l'amateur,
Reconnaissent du Boccage.
Je suis très-touclié de la mort de Formont, car je ne me suis
point endurci le cœur entre les Alpes et le mont Jura.
Je l'aimais, tout paresseux qu'il était. Pour moi, j'achève le
peu de jours qui me restent dans une retraite heureuse. Je rends
le pain bénit dans mes paroisses ; je laboure mes champs avec la
nouvelle charrue; je bâtis nel gusto italiano; je plante sans espé-
rer de voir l'ombrage de mes arbres, et je n'ai trouvé de félicité
que dans ce train de vie.
Je vous avoue que je trouve l'acharnement contre Helvétius
aussi ridicule que celui avec lequel on poursuivit le Peuple de
dieu de ce Père Berruyer-. Il n'y a qu'à ne rien dire; les livres ne
font ni bien ni mal. Cinq ou six cents oisifs, parmi vingt millions
d'hommes, les lisent et les oublient. Vanité des vanités, et tout n'est
que vanité^. Quand on a le sang un peu allumé, et qu'on est de
loisir, on a la rage d'écrire. Quelques prêtres atrabilaires, quelques
clercs, ont la rage de censurer. On se moque de tout cela dans
la vieillesse, et on vit pour soi. J'avoue que les fatras de ce siècle
1. Cet avoyer de Cerne avait envoyé à Voltaire les livres anglais dont il parle
dans sa lettre 3692 ; et c'est ce qu'il appelle les bavards anglais; voyez lettre 3739.
2. Voyez lettres 3165 et 3166.
3. Ecclésiaste, i, 2.
fi66 CORUESPONDANCi:.
sont bien lourds. Tout nous dit que le siècle de Louis XIV était
un étrange siècle. Vous, niadanie, qui êtes llionneur du notre,
conservez vos bontés pour l'iiahitant des Alpes qui connaît tout
votre mérite, et qui est au noinhre des étrangers vos admirateurs.
Mille amitiés, je vous en prie, à M. du lîoccage.
Mes nièces et moi, nous baisons humblement les feuilles de
vos lauriers.
373 i. — A M. BERTRAND.
Aux Dcllccs, 27 décembre.
Ma foi, mon cher ami, je vous avoue que je n'ai pas lu un
seul de ces journaux italiens*. J'ai peu de moments à moi ; il y a
autant de journaux que de gazettes. Les livres que je lis, en petit
nombre, sont du temps passé; et, pour le temps présent, je le
mets à cultiver mes terres. D'ailleurs, il faut envoyer à Genève
faire relier les feuilles; les ouvriers font attendre, et le journal
devient un almanach de l'année passée. Je crois que je dois un
louis d"or. M. Panchaud veut-il bien le donner pour moi, sur
cette lettre? je lui en tiendrai compte. Pardon, mille pardons;
mais je suis un peu surchargé de maçons, charpentiers, jardi-
niers, laboureurs. Ex nitido fa rusticus-; mais entièrement à vous
du fond de mon cœur.
3735. — A M. LE CONSEILLER TRONCtllNS.
Délices, 27 décembre.
On dit (|uc Corde ou La Borde est brouillé avec Crésus-
Montmartel. Dans quelle abbaye enverra-t-on Borde? Qu'on rem-
plisse la loterie, les rentes viagères, tant qu'on voudra: moi, je
veux du blé, du bois, du vin, et des fourrages. Une terre reste;
tout autre bien peut être englouti; je veux mourir laboureur et
berger.
373G. — A M. LE CONSEILLER TRONCHIN*.
Délices, 28 décembre.
Le cardinal de Bernis a de quoi se consoler, s'il digère et s'il
est philosophe. Tant d'exils ont l'air dune plaisanterie; mais ce
qui n'est point plaisant, c'est l'épuisement de la France.
1. Dont il parle dans sa lettre 3675.
2. Horace, lib. I, ep. vu, v. 83.
3. Editeurs, de Cayrol et François.
4. Editeurs, do Cayrol et François.
ANNÉE 1758. 567
3737. — A M. LE PRÉSIDENT DE Bi'.OSSI-Si.
29 décembre.
Pardon des impoiliinités, monsieur; vous en aurez bien
d'autres. Il ne s'agit ici ni de vignes ni de prêtres :il est question
de notre chemin de Genève jusqu'à Prégny.
L'illustre et sérénissime rôpublifiue n'est point en état de faire
cette dépense. Tous nos vassaux se cotisent, et on nous deniando
notre portion pour le ])ien public et pour vous et vos hoirs.
Voulez-vous, monsieur, me donner permission de concourir jus-
qu'à mille francs sur les douze mille livres que je dois employer?
Vous ne saunez mieux faire. Soyez bien convaincu que je suis
homme à pousser la chose au delà de vingt-quatre mille. C'est
ma façon, et surtout avec vous. Je suis connu pour tel dans le
pays. J'ai déjà vingt ouvriers qui réparent les délabrés vignobles
que noble ivrogne Chouet a négligés. Je ne suis pas comme le
î'oi de Prusse. Je n'aime point la destruction. On va incessam-
ment réparer votre château. Vous ne le reconnaîtrez pas. On
donne un cours aux eaux. Votre foret est dans un état affreux.
J'y mettrai ordre; tout est arrangé.
Je vous disais qu'il ne s'agissait point de vignes! Eh! eh! si
fait, de par saint Martin et saint Jean des Entommeures, il s'en
agit: le temps est beau, et sera beau. Pour Dieu! quatre mille
ceps, et plutôt cinq mille! Vous gagnerez le centuple. Je ne veux
que le bien de la chose; ce sera votre hls qui en boira le vin
avec vous.
Je compte faire travailler les paysans à notre chemin du châ-
teau, et je suppose que vous avez donné vos ordres et vos instruc-
tions pour cette besogne nécessaire. N'allez pas cependant, s'il
vous plaît, vous dire seigneur de Tournay avec les Genevois : car
c'est moi qui le suis, et vous m'ôtcriez le plus beau fleuron de
ma couronne.
Quand je ne serai plus Sosie,
Sois-le : j'en demeure d'accord.
Mais tant que je le suis... je suis et serai plein d'attachement,
d'estime et de respect pour vous. J'attends vos ordres pour les
mille livres. V.
1. Éditeur, Th. Foisset.
5C8 CORRESI'ONDAXCi:.
37:iS. — A .M. Li: CONSKILLKH Li; lîALLT'.
Aux Délices, 20 d(''cembrc llnS.
Je NOUS rcinorcic trc-s-liiiiiihlciuciil , iuoiisi<Mii', de vos vins et
de vos plants. Voilà un bel exemple que vous donnez à M. le pré-
sident de Brosses. Il me doit quatre mille ceps pour que je lui fasse
Loire, après ma mort, du vin de Bourgogne du cru de Tournav:
il m'a vendu cette terre à vie, et j'y ai mis pour première con-
dition qu'il me ferait Bourguignon, et que je lui planterais quatre
mille bois tortus, du meilleur. Si vous le voyez, monsieur, ayez
la cbarité, en digne compatriote, de le gronder de n'avoir pas
regardé cette promesse de vigne comme son premier devoir.
Le temps est beau et la terre est preste. Ne doutez pas, mon-
sieur, que je n'aie d'abord écrit à l'ami Troncliin, et, (piand je
lie l'aurais pas fait, il n'en obéirait pas moins ponctuellement à
vos ordres. Vous êtes trop bon, monsieur, d'avoir demandé tant
de grâces pour moi ; je suis pénétré de reconnaissance: je me
flatte que monseigneur le comte de La Marcbe me daignera don-
ner quelque délai, car je n'ai trouvé dans la terre de Ferney que
du délabrement et des procès.
Permettez-moi, monsieur, de vous importuner ici d'un procès
auquel je dois prendre part. Il a été jugé à la chambre des en-
quêtes entre un curé de Moëns^, notre voisin, le plus grand, le
])lus dur, le plus infatiga])le chicaneur de la province; homme
riche, homme doublement et triplement en état de faire du mal,
comme étant prêtre, riche et processif; entre ce curé, dis-je,
d'une part, et les pauvres de Ferney, de l'autre, pauvres de nom,
l)auvres d'effet, et pauvres d'esprit, aussi le traître ne leur laisse
que le royaume dcscieux. Il s'agissait d'une dîme de novailles ou
novales, d'une bruyère défrichée par leurs mains il y a cent
soixante ans; cela produit dix écus de rente. Il leur a fait pour
1,500 francs de frais, et il exige, en curé d'enfer, en prêtre de
Belzébuth, ces 1,500 francs, de malheureux qui n'ont rien et qui
n'ont pu ensemencer leur terre cette année. Quoi ! monsieur, des
pauvres qui ont dû plaider informa pauperum seront-ils mis en
|)rison, comme il les en menace, pour ne pouvoir donner à cet
homme avide le reste de leur sang? Ne peuvent-ils présenter une
requête au parlement pour obtenir des délais? N'en donnez-vous
1. Éditeur, do ;\Inndat-Grancey.
2. Le curé Anciaii.
ANNÉE MoH. 569
pas tous les jours à dos débitours? Au nom de riimnanitù, mon-
sieur, mandez-moi, je vous en conjure, si la chose est pos-
sible, et daignez protéger des pauvres prêts à déserter un pays
al)andonné.
Recevez la tendre reconnaissance et le respect de votre très-
luimble et très-obéissant serviteur.
VO LIAI HE.
3739. — A M. DE BRENLES.
Aux Délices, décembre.
Agréable colère!
Digne ressentiment à voire a?m bien doux !
(Corneille, le Ciel, acto I, scène viii.')
Je suis enchanté, mon cher ami, de savoir que tous vos beaux-
frères sont dignes de l'être. Quoi ! vous avez trois beaux-frères
pi'êtres, et tous trois honnêtes gens ! vous êtes un homme unique.
Le prêtre qui m'avait dit que le catéchiste de Vevay ne savait pas
son catéchisme est tombé là dans une grande erreur, mais il
n'est pas coupable de malice : Errare hvmmmm est, scd perseverare
cliabolicum, aut sacerdotale^ On m'a mand('' aussi qu'il y avait
eu une cabale sacerdotale contre notre ami Polier, et qu'on avait
pris pour le mortifier la main de l'auteur du libelle. Il paraît
qu'à Lausanne l'oisiveté est un peu la mère du vice; je ne parle
pas des laïques: les gens du monde sont honnêtes gens. Nota bene
que parmi eux je ne compte point les libraires.
Oui, les Anglais sont des bavards; leurs livres sont trop longs.
Bolingbroke, Shaftesbury, auraient éclairé le goure humain s'ils
n'avaient pas noyé la vérité dans des livres qui lassent la patience
des gens les mieux intentionnés; cependant il y a beaucoup de
profit à faire avec eux.
Après tout, mon cher ami, ils ne nous disent que ce que nous
savons, et encore n'osent-ils pas écrire aussi librement que nous
parlons, vous et moi, quand j'ai le bonheur de jouir de votre en-
tretien. Je vous regrette beaucoup cet hiver; je suis homme à
venir faire un tour à Lausanne pour vous embrasser. Mille
tendres respects à votre chère philosophe.
1. Cette finale est de Voltaire. (Cl.)
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE SEPTIEME VOLUME
DE LA CORRESPONDANCE.
LETTRES
1756
3129. Du duc de La VaUière, l'"" mars 175G. — « J'ai reçu, mon cher
Voltaire, le sermon. » Loxg. et Wag.
3130. M. Bertrand. Aux Délices, 7 mars. — « En arrivant, mon cher et
humain philosophe. > ^tfiQ- univ.
3131. La duchesse de Saxe-Golha. Délices, 9 mars. — « Le Tout est bien
recevrait. »... B. et F.
3132. Tronchin, de Lyon. Délices, 10 mars. — « .... Song:ez que cette
berline. » Rev. suisse.
3133. M. Dupont. Délices, 10 mars. — « Le séjour de Colmar n'a point
été triste. » B.
3134. Thieriot. Délices, 12 mars. — « Il faut que l'âge ait dépravé mon
goût. » B.
3135. 51'"* de Fontaine. Monrion, 17 mars. — « Je savais, il y a long-
temps. )) B.
3136. M. Bertrand. Délices, 18 mars. — « On est quelquefois bien hon-
teu.x. » Mao- univ.
3137. M. Bertrand. Délices, 18 mars. — « Je reçois dans le moment. ». Mag. univ.
3138. De CoUni à M. Dupont. Monrion, 20 mars. — « Je ne m'attendais
pas. ) Lett. in. 1821
3139. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 22 mars. — « Voici une pe-
tite aventure. » B. et F.
3140. Le comte d'Argental. Délices, 22 mars. — « Vous avez raison. » . B.
3141. M"* Pictet. — « Quand vos yeux séduisent les cœurs. > B.
3142. Le duc de Richelieu. Délices, 28 mars. — « Si je n'avais pas une
nièce. » B.
3143. M. Bertrand. Délices, 30 mars. « Vous direz que je suis un étourdi. -> B.
572 TAHLE nnS MATFERKS.
31 ii. MM. Cramer frères. — « Je ne peux que vous remercier, n . . . B.
31 ij. Le coinlc d'Arg-ental. Dt'lices, 1" avril 1756. — « Je reçois votre
lottiv. » B.
3140. M. Blancliet. Délices, .'{ avril. — « Ucccvcz mes très-sincères re-
merciements. » R.
3147. L'abbé de (londillac. — « Vous serez peut-f'tre étonné. » . . . . il.
3148. M. Bertrand. Délices, G avril. — « Me voilà toujours cloué. ». . '!i.. Hepr.
31 i9. Cideville. Délices, 12 avril. — « J'ai tant fait de vers. « . . . . B.
31.J0. Thieriol. Délices, 12 avril. — « Je dicte ma lettre. » B.
3151. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 12 avril. — « J'ai déchiffré
votre lettre. » B.
3152. Le président de Ruffey. Délices, 12 avril. — « En revenant à mon
petit ermitage. » Tn. F.
3153. M. Dupont. Délices, IG avril. — « Le Suisse \ oltaire envoie. ». . 1!.
315i. De M- Dupont. — « J'ai reçu vos deu.\ sermons. » . . . . Lclt. in. 1821
3155. Le duc d'Uzès. Délices, 16 avril. — «Vous voyez, monsieur le duc. » B.
3 156. Le duc de Richelieu. Délices, 16 avril. — « C'est un trait digne de
mon héros. » B.
3157. M™" de Fontaine. Délices, 16 avi-il. — « Les Délices sont un hô-
pital. » B.
3158. ïronchin, médecin. Délices, 18 avril. — « Depuis que vous m'a-
vez quitté. » B.
3150. Bordes. Délices, avril. — « Soyez bien sur que votre lettre. » . . B.
3160. Du duc de La Vallière. 22 avril. — « Je vais répondre avec le plus
grand plaisir. » Long, kt Wag.
3161. Pâris-Duverncy. Délices, 26 avril. — « Jl y a un mois que je de-
vais. » B.
3162. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 26 avril. — « Je me doutais
bien de quel avis. » B. et F.
3163. De Stanislas, roi de Pologne. 27 avril. — « J'ai reçu avec un plai-
sir sensible. » B.
316i. Le duc de Richelieu. Délices, avril. — « Prenez Port-Mahon. » . Ii.
3165. Thieriot. Délices, 30 avril. — « Je viens de lire la gazette. ». . . B.
3166. Le comte d'Argental. Délices, 3 mai 17.56. — « Thieriot me mande. » B.
3167. Le duc de Richelieu. Délices, 3 mai. — « Mon luh-os, recevez mon
petit compliment. » B.
3168. La marquise du Deffant. Délices, 5 mai. — « Je suis rempli d'éton-
nemcnt. » B.
31G9. Thieriot. Délices, 8 mai. — « Votre lettre du 27 avril. » . . . . ('.. et F.
3170. Df Charles-Théodore, électeur palatin. 8 mai. — » Je vous suis
bien obligé. » B.
3171. Colini. ^lonrion, jeudi au soir, 13 mai. — « Je vous suis obligé de
toutes vo< attentions. » B.
3172. Colini. Monrion, 15 mai. — « La bise nous a retenus. B.
3173. Colini. Berne, 18 mai. — « Si vous nous envoyez quelques lettres
adressées aux Délices. » B.
TABLE DES MATIÈRES. 573
31 7 i. Colini. Berne, 23 mai. — « Il faut que Loup fasse venir. »... F5.
3175. M. Bertrand. Monrion, '26 mai. — « Notre hôte du Faucon. ». . Mag. univ.
3176. Thieriot. Monrion, 27 mai. — « Je crois que le braiement. »... B.
3177. Tronchin, deLyon. Monrion, 27 mai. — «Nous espérons apprendre. » C. et F.
3178. De Colini à Pierre Rousseau. Délices. 4 juin 17.")G. — « M. de Vol-
taire ne peut avoir. » Inéd.
3179. Le comte d'Argental. Délices, 4 juin. — « Je vous ai envoyé. . . 1>.
3180. Thieriot. Délices, i juin. — « Je reviens dans mon ermitage. ". . B.
3181. M. de Brenles. Délices, 9 juin. — « Je m'intéresse plus à vous. « B.
3182. La duchesse de Saxc-Gotha. Délices, 10 juin. — « Que ma personne
n'ost-elle. » B. et F.
3183. Louis Eugène, prince de \Vurtemberg. Délices, li juin. — « Un
Suisse, un solitaire. » B.
3184. Le duc de Richelieu. Délices, li Juin. — « J'ai quelque orgueil. ». B.
3185. M. de Brenles. Délices. 15 juin. — « Ou dit le colonel Constant
mort. » B.
3186. Le comte d'Argental. Dclices„15 juin. — « Nos amours sont furieu-
sement traversées. » B.
3187. Thieriot. Délices, 16 juin. — « Je ne suis pas étonné. » . . . . B.
3188. M. Dupont. Délices, 20 juin. — « Je vous avais envojé. ». . . . B.
3189. M"'' ***. Délices, 20 juin. — « Je ne suis qu'un vieux malade. ». . B.
3190. Thieriot. Délices, 26 juin. — « Vous ne savez ce que vous dites. ». C. et F.
3191. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 26 juin. — « 11 y a donc des
malheurs aussi. » B. et F.
3192. Le comte d'Argental. Délices, 28 juin. — « J'ai fait venir les frères
Cramer. » B.
3193. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 2 juillet 1756. — « Vos lettres
sont bien aimables. » B
3194. Le comte d'Argental. Délices, 2 juillet. — « Avez-vous reçu enfin. » B.
3195. Le duc de Richelieu. Délices, 5 juillet. — (A vous seul.) « Par-
donnez à mes importunités. » B.
3196. M. Dupont. Délices, 6 juillet. — « Il est vrai que l'homme en
question. » B.
3197. Le duc de Richelieu. Délices, juillet. — « ^lon héros, je vais aussi
brûler. » B.
3198. Le comte Algarotti. Délices, 7 juillet. — « Ho ricevufo colla più viva
gratitudine. » B.
3199. La duchesse de Saxe-Golha. Délices. 12 Juillet. — « Mon attache-
ment, ma sensibilité, i B. et F.
3200. Le comte d'Argental. Délices, 16 juillet. — « On voit bien que
vous ne m'écrivez pas. » B.
3201. Le duc de Richelieu. Délices. 16 juillet. — « .Alon héros et celui ilc
la France. » !>•
3202. Le président de Ruffey. Délices, 21 juillet. — « Je ne suis qu'un
petit prophète. » , • Tu. F.
3203. Thieriot. Délices, 21 juillet. — « Le succès fait la renommée. . V,.
574 TABLE DES MATIÏ-RES.
3204. L'abbé de Voisenon. Délices, '24 juilKi. — « \raiment, notre grand
aumônier. » B.
3205. Desmaliis. Délices, 2i. juillet. — » Mon cher élève, qui valez mieux
que moi. » 15.
3200. Tronchin, de Lyon. Délices, 24 juillet. — « On est transporte à
Vienne. » C. et F.
3207. Le duc de Richelieu. Délices, 24 juillet. — « Dieu me préserve
d'importuner, i» C. et F.
3208. M.deUamsault le père. 24 juillet. — « Je vais obéir à vos ordres. ». C. et F.
3209. Pàris-Duverney. Délices, 20 juillet. — « Votre lettre augmente la
joie. » B.
3210. De d'Alembert. 28 juillet. — « Puis([ue la monta^'ne ne veut pas
venir. » . . B.
3211. A un académicien de Lyon. — « Vous avez bien raison. » . Bibliopli. belge.
3212. D'xMcmbcrt. Délices, 2 août 1756. — « Si j'avais quelque vingt. ». B.
3213. Lekain. Délices, 4 août. — « Tout ce qui est aux Délices. ». . . C. et F.
3214. Le comte d'Argental. Délices, 4 août. — ^v Je suis bien malingre. » B.
3215. Le duc de Richelieu. Délices, 4 août. — x II me semble que toutes
les lettres. » B.
3216. Le comte d'Argental. 7 août. — ■' Voici le Botoniale achevé. » . . B.
3217. Thieriot. Aux Délices, 9 août. — u Je ne sais ce que c'est. »... B.
3218. Le comte de Tressan. Délices, 18 août. — « Vous êtes doue comme
messieurs vos parents. » B.
3219. De J.-J. Rousseau. Le 18 août. — « Vos deux derniers poëmes. » . B.
3220. Pierre Rousseau. Délices, 20 août. — « Il se passera plus de trois
mois. » Inéd.
3221. Thieriot. Délices, 20 août. — « Pourquoi donc cet honnête homme.». C. et F.
3222. Tronchin, de Lyon. Délices, 21 août. — « On m'écrit de Paris. » Rev. suisse.
3223. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 23 août. — « L'optimisme ôt
le Tout est bien.» B.etF.
3224. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 23 août. — « Dites-moi donc,
madame, vous qui êtes. » B.
322.^. Palissot. Délices, 27 août. — «Tout malade que je suis.» ... B.
3226. Le duc de Richelieu. Délices, 27 août. — « \'raiment, je suis un
plaisant homme » C. et F.
3227. Le docteur Tronchin. — « Les dévotes sont toujours. » . C. et F. (Suppl.)
3228. M. Bertrand. Délices, 3 septembre 1756. — « Mon cher philosophe,
les Délices sont devenues. » Cl. PtnR.
3229. Le comte d'Argental. Délices, 6 septembre. — < Vous n'avez point
encore répondu. » B.
3230. Le duc de Richelieu. Délices, 0 septembre. — « Je ne conçois pas
trop. » • B.
3231. Thieriot. Délices, 10 septembre. — « Je vous assure que Tron-
chin. » B.
3232. Le président de Ruffey. Délices, 12 septembre. — « J'écris quand
je peux. )i Th. F.
TABLE DES MATIÈRES. 575
3233. J.-J. Rousseau. Délice?. 12 septombrc. — « Mon cher philosophe,
nous pouvons. » H.
3234. La comtesse de Lutzclbourg-. Délices, 13 septembre. — « Priez bicu
Dieu. » lî.
3235. Le comte d'Argental, Délices, 13 septembre. — « Vous vous êtes
tiré d'affaire, i B .
3236. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, li septembre. — « Voilà une
de ces occasions. » C. et F.
3237. Thieriot. Délices, 17 septembre. — « Tout le monde fait des sot-
tises. » C. et F.
3238. M. Pictet, professeur. — « J'ai lu ce morceau du jésuite Castel. ». B.
3239. Le comte d'Argental. Délices, 20 septembre. — « Après des Chinoises,
vous voulez. » B.
3240. Le comte d'Argental. Délices. !<''■ octobre 1756. — « Tout mon
temps se partage. » B.
3241. Le maréchal de Richelieu. Délices, 6 octobre. — « Je ne vous écris
pas si souvent. » B.
3242. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 6 octobre. — « Si je ne me
mourais pas. » B.
3243. D'Alembert. Délices, 9 octobre. — « Nous avons été sur le point. » B.
3244. Le duc de Richelieu. Délices, 10 octobre. — « Souvenez-vous, mon
héros. » B.
3245. Pour M. et M"'"=de Montpéroux, et pour eux seuls. — « Sous même
toit. » G. et F. (Suppl.)
3246. Tronchin, de Lyon. Délices, 14 octobre. — « Quand le dernier des
Autrichiens. « C. et F. (Suppl.)
3247. Thieriot. Délices, 14 octobre. — « Si M""= de La Popelinière n'est
pas guérie. » B.
3248. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 22 octobre. — « 11 ne reste à
moi, pauvre perclus. » B. et F.
3249. Tronchin, de Lyon. Délices. 25 octobre. — « Vous savez qu'on pré-
tend. » C. et F. (Suppl.)
3250. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 25 octobre. — « J'ai toujours
mon rhumatisme. » 13.
3251. Tronchin, de Lyon. Délices, 30 octobre. — Ce qu'on dit du dé-
sastre. » C. et F. (Suppl.)
3252. Le duc de Richelieu. Délice*, l" novembre 17.^6. — « Je n'ai point
eu de cesse. » 1>.
3253. Le comte d'Argental. Délices, l" novembro. — « 11 y a longtemps
que je ne vous ai parlé. » B.
3254. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 2 novembre. — « Votre Al-
tesse sérénissime daigne m'envoyer. » B. et F.
3255. Tronchin, de Lyon. Délices, f» novembre. — « Les Anglais enché-
riront le sucre. » C. et F. (Suppl.)
3256. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 9 novembre. — « Eh bien,
madame, est-il vrai? » B.
576 TAIUJ-: DHS M ATI K H ES.
3207. La duchesse de Sa\e-Gotlia. Délices, '.) iioveiiibie. — « Madame,
madame, madame, la pii-ce. » B. t-i F
3258. Thieriot. Délices, 10 novembre. — « La vie est un songe. »... li.
3259. D'Alembert. — « Aux Délices, où nous voudrions bien vous tenir,
13 novembre. » B.
3200. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, li novembre. — « J'eus hier
riioiineur d'écrii'e. » 15. et F
3'2(j1. Lckain. Délices, 2(1 iiovciiihrp. — « \'oire souvenir m'est bien
agréable. » !*'•
3202. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 23 novembre. — « Ah I ma-
dame, je ne compte pas 1j.
3203. Thieriot. Délices, 28 novembre. — « Je suis persuadé. » . . . . H.
32Gi. Le comte d'Aifienfal. Délices, 28 novembre. — « Comment voulez-
vous? )> B.
3203. P. Rousseau, à Liège. Délices, 28 novembre. — « J'ai vu dans
votre journal de novembre. » B.
3206. D'.\lembert, 29 novembre.— « J'envoie, mon cher maître, au bureau.» B.
3267. Palissot, 30 novembre. — « Votre lettre est venue. » B.
3268. Le duc de llichelieu. Délices, 8 décembre 1756. — « Je vous sou-
haite de bonnes et belles années. » B.
3209. M. de Chcneviéres. — « Grand merci, mon cher confrère. »... B.
3270. De d'Alembert, 13 décembre. — « \ous avez, mon cher et illustre
maître. » ^■
3271. La duchesse de Sa.\e-Gotha. Délices, li déceml)re. — « Le jeune
gentilhomme anglais. » B. et F.
3272. Thieriot, 19 décembre. — « On m'a enlin envoyé, i B.
3273. Le duc de Kichelieu. Délices. 20 décembre. — « Je suis honteux
d'importuner. » ^•
327 i. Le comte d'Argental. Délices. 20 décembre. — « J'ai vu celte in-
famie. ) • • • ^*
3275. D'Alembert. Aux Délices, où l'on vous regrette, 22 décembre. —
« Mon cher maître, anon aimable philosophe. " B.
3270. P. Rousseau. — « Parmi les nouvelles allHgeanio. » V>.
3277. Du duc de Richelieu. — « Je suis très-touché. » !'•.
3278. La comtesse de Lutzolhourg. Délices. 27 décembre.— « .Te ne conçois
rien. » "•
3279. D'Alembert, 28 décembre. — « Je vous renvoie Ilisloire. »... B.
3280. .M""-' du Boccage. Délices, 30 décembre. — « Comment faites-vous? » B.
/
1757
3281. Le conseiller Tronchiii. 2 janvier 1757.- « Voici la lettre que je
reçois. » C. et F. (^Suppl.)
3282. L'amiral B\ ug. — » (JuoiqMe je vous sois presque inconnu. » . . B.
TABLE DES MATIÈRES. o77
3283. Le duc de Richelieu. Délices, 3 janvier. — « L'humanité et moi. » B.
3284. La duchesse de Saxc-Gotha. Délices, 4 janvier. — « Votre Altesse
sérénissime a peut-être reçu. » B. et F.
3285. Du comte d'Argenson, 6 janvier. — « Hier au soir. » B. et F.
328G. Pierre Rousseau. Lausanne, 7 janvier. — u J'ai reçu la lettre non
datée. » Inéd.
3287. De Charles-Théodore, électeur palatin. 12 janvier. — « Je vous suis
très-obligé. » B.
3288. Thieriot. A Monrion, 13 janvier. — « Eh bien ! vous courez donc
de belle en belle. » B.
3289. M. Vernes, à Genève. 3Ionrion, 13 janvier. — «C'est une chose bien
honorable. » B.
3290. Le conseiller Tronchin. Monrion, 15 janvier. — « Je suis bien sen-
sible. » C. et F. (Suppl.)
3291. La margrave de Baireuth. Monrion, janvier 1757. — « Madame,
souffrez que je vous réitère. » liev. fr.
3292. Cideville. Monrion, 16 janvier. — « Nous vous sommes très-obligés. » B.
3293. D'Alembert. IMonrion, 16 janvier. — « Je vous envoie l'article Ima-
gination. » < B.
3294. M""" de Fontaine. 3Ionrion, 16 janvier. — « Ceci est pour ma
nièce. » B.
3295. M. Pictet, professeur endroit. Monrion, 16 janvier. — « Les Délices
ne sont plus Délices. » B.
3296. Le comte d'Argental. Monrion, 20 janvier. — « Je sens tout le
prix. 1) B.
3297. La comtesse de Lutzelbourg. Monrion, 20 janvier. — « J'ai eu cin-
quante relations. > B.
3298. De d'Alembert. 23 janvier. — « La Religion vengée est l'ouvrage. » B.
3299. La duchesse de Saxe-Gotha. Monrion, 28 janvier. — « J'ai l'honneur
d'envoyer à Votre Altesse sérénissime » B. et F.
3300. Le duc d'Uzès. Monrion, 28 janvier. — « J'ai reçu, monsieur le duc. » B.
3301. Du comte d''Argenson. 30 janvier. — «Pierre Damiens est interrogé. » B. et F.
3302. De M'»c Denis à Lekain. Février 1757. — « Votre lettre m'a fait un
plaisir extrême. » Mém. Lek.
3303. Le duc de Richelieu. Monrion, 4 février 1757. — « Je ne sais si
mon héros. » B.
3304. D'Alembert. Monrion, 4 février. — « Je vous envoie Idole. »... B.
3305. Lekain. Monrion, 4 février. — « Ma recommandation, la recomman-
dation d'un Suisse. » C. et F.
3306. Le conseiller Tronchin. Monrion, 5 février. — « Il me paraît assez
sûr. » C. et F.
3307. Le président de Ruffey. Monrion, 6 février. — Il y a quelques
jours. 1) Th. F.
3308. Le comte d'Argental. IMonrion, 6 février. — « Jloi, aller à Pé-
tersbourg. » B.
3309. Tronchin, de Lyon. Monrion, 6 février. — «Celui qui a écrit. » C. et F. (Si)|)pl.)
39. — Correspondance. VIL ^^7
578 TABLE DES MATlf^RES.
3310. La duchesse de Saxe-Gollia. Moniion, S février. — « Voici les
dernières nouvelles. > B. et F.
3311. Vernes, à Genève. Monrion, février. — « Je crois qu'on ne jouera. » B.
3312. La margrave de Baireuth. Monrion, 8 février. — « Je crois que la
suite des nouvelles. » ... li.
3313. Cideville. Monrion, 9 février. — « Je souhaite que le fatras. » . . B.
3314. La comtesse de Lutzelhour?. Monrion, î) février. — « Est-il vrai ce
qu'on m'écrit. » B.
3315. Le duc de Richelieu. 13 février. — « Le fragment de votre lettre. » B.
3316. Lévesque de Burigny. Monrion, 14 février. — « L'esprit dans le-
quel j'ai écrit. » B.
3317. Palissot. Monrion, 10 février. — « Ce que vous me mandez. » . . B.
3318. M""" de Fontaine. Monrion. 10 février. — « Qu'est-ce que c'est donc. » B.
3319. Le duc de Richelieu. 19 février. — « Oui, sans doute, mon héros. » B.
3320. Tronchin, de Lyon. Monrion, 10 février. — » J'attends avec impa-
tience G. et F. (Suppl.)
3321. M. de Chenevières. Monrion, 19 février. — « Il y a huit jours que
M'"« Denis. » C. et F.
3322. Pictet, professeur en droit. Monrion, 22 février. — « Mon très-cher
voisin, la volonté de Dieu soit faite! » B.
3323. Pierre Rousseau. Monrion, 24 février. — « C'est pour la quatrième
fois. ) B.
3324. D'Alemhcrt. Février. — « Voici une paperasse. » B.
3325. Diderot. Monrion, 28 février. — « L'ouvrage que vous m'avez envojé. » C. et F.
3326. Le comte de BestuchefT. Monrion, février. — « J'ai reçu une lettre. » B.
3327. Thieriot. Monrion, 3 mars 1757. — « Je n'entends point parler de
vous. ) B.
3328. Le comte d'Argental. Monrion, 3 mars. — « On peut mal servir. » B.
3329. La duchesse de Sa.ve-Gotha. Monrion, 5 mars. — « Quoi ! Votre
Altesse sércnissime a la bonté de s'excuser. » B. et F.
3330. La margrave de Baireuth. Monrion, 5 mars. — « Que Votie Al-
tesse royale daigne me conserver ses bontés. » Bev. fr.
3331. M. de Brenlcs. Ce dimanche. — « On prétend que M. votre beau-frère.» B.
3332. M™" de Fontaine. Monrion, 6 mars. — « Le bonhomme Lusignan
dit les choses. » B.
3333. La comtesse de Lutzelbourg. Monrion, 8 mars. — «J'ai été malade. » B.
3334. M. Dupont, avocat. Monrion, 10 mars. — « Les Cramer ont dû
vous envoyer. » 1».
.■'33.T. M. d>^ lîrenles. Jeudi, 10 mars. — « Srepc, premente dco. » . . B.
333(i. Le marquis de ïhihouville. Monrion. 20 mars. — « Je ne sais,
mon cher confrèii-. )> B.
3337. Lévesque de Burigny. :\Ionrion, 20mars. — «On ne se douterait pas. » B.
3338. Palissot. Monrion. — « Votre dernière lettre est remplie de goût. » B.
3339. Saurin. — « J'entre dans vos peines. » B.
3340. Thieriot. Monrion. 2() mars. — « De tous les éloges dont vous
comblez. » ^-
TABLE DKS MATIERES. :j79
3341. La duchesse de Sa.\e-Gotlia. 2G mars. — « Jo pourrais bien avoir
oublié. » B. et F,
3342. Pictet, professeur en droit. Monrion, 27 mars. — « Vous voilà donc,
mon très-cher voisin. » B.
3343. Moncrif. Monrion, 27 mars. — « Mon cher confrère, j'ai été en-
chanté. » B.
3344. De d'Alembert. — « J'ai reçu et lu l'article Liturgie B.
3345. Pàris-Duverney. 27 mars. — « Je prends d'ordinaire. » G. et F.
3346. Le duc de Richelieu. 6 avril 17.j7. — « Vous savez, il y a du temps. » D.
3347. La comtesse de Lutzelbourg. Près de Lausanne, G avril. — « Quand
je sais quelque chose. » B.
3348. Tronchin, de Lyon. Monrion, 7 avril. — « Il paraît que la nation. » C. et F.
3349. Tronchin, de Lyon. 3Ionrion, 8 avril. — « Vingt conseillers du
parlement. » C. et F. (Suppl.)
3350. Tronchin, de Lyon. Délices, 13 avril. — « Je vois qu'il faut vivre
douze ans. » C et F. (Suppl.)
3351. Le duc de Richelieu. Délices, 20 avril. — « Mon héros, il y a long-
temps. » B.
3352. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 21 avril. — « La bonté de
votre cœur. » B. et F.
3353. Le marquis de Thiitouville. Délices, 8 mai 1757. — « Votre roman,
mon cher Catilina. » B.
335i. Lévesque de Burigny. Délices, lU mai. — « Je ne puis trop vous
remercier. » B.
3355. Le marquis de Florian. Mai. — « Mon cher surintendant des chars
de Cjrus. n B.
3350. Cideville. Délices, 18 mai. — « J'ai admiré la bonté. » B.
3357. Thieriot, chez la comtesse de Montmorency, rue Vivienne. Délices,
20 mai. — « Vous noterez, s'il vous plait. )i C. cl V.
3358. Darget. Délices, 20 mai. — « On gâte ses yeux. » B.
3359. D'Alembert. Délices, 2i mai. — « Voici, mon cher et illustre philo-
sophe. » B.
3360. La duchesse de Sa.\e-Gotha. Délices, 24 mai. — « Je suis presque
aussi malade. » B. et F.
33t)l. Le duc de Richelieu. Monrion, 20 mai. — « Feu l'amiral Byng vous
assure de ses respects. » B.
3302. Tronchin, de Lyon. Monrion, 29 mai. — « Je vois que je ne serai
instruit. » C. etF. (Suppl.)
33G3. M""' de Fontaine. Délices, 31 mai. — « Je vous dirai d'abord. ». . B.
3364. Thieriot. Monrion, 2 juin 1757. — « Je reçois votre très-agréable
lettre du 25. » B-
3365. Tronchin, de Lyon. Délices, 4 juin. — « Je ne suis pas fâché. » liev. suisse.
3360. Le duc de Richelieu. Délices, 4 juin. — « Ma conscience m'o-
blige. » B.
3367. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 4 juin. — « Que Dieu protège
Marie. » ^'
u80 TABLE DES MATIÈRES.
33G8. Dom Fange, à Senones. Délices, 14 juin. — « J'admire la force du
tempérament. » B.
33G9. Le duc de Richelieu. Délices, 18 juin. — « 1! est bien vrai. » . . B.
3370. M""= de Fontaine. Juin. — « Votre idée, ma chère nièce. »... B.
3371. Jean Schouvaiow,. chambellan de rimporatrice de Russie, à Moscou.
Délices, 2i juin. — « J'ai reçu les cartes. » B.
3372. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 24 juin, par Lyon et Strasbourg^,
chemin un peu long. — « Ce sont les lettres. » B. et F.
3373. Le comte d'Argental. Délices, 25 juin. — a Je serais bien homme
à courir. > B.
3374. Leduc de Richelieu. Délices, 2 juillet 17.j7.— « Qui! moi, que je me
donne. » B-
3375. Tronchin, de Lyon. 0 juillet. — « Corneille comparait Montauron à
Auguste. » Rcv. suisse.
337C. D"Alembert, 6 juillet. — « Voici encore ce que mon prêtre. » . . B.
3377. D'.\lembcrt. Délices, 8 juillet. — « Voilà encore de l'érudition orien-
tale. » B.
3378. Le marquis de Courtivron. Délices, 12 juillet. — « Vous savez qu'il
faut pardonner. » B.
3379. Cideville. Délices, 15 juillet. — « Jai l'air bien paresseux. » . . B.
3380. M"'' de Fontaine. Délices, 18 juillet. — « Mille amitiés à vous. » . B.
3381. Le duc de Richelieu. Délices, 19 juillet. — « C'est à vous à juger. » B.
3382. De d'Alembert. 21 juillet. — « J'ai reçu, il y a déjà. » B.
3383. D'Alembert. Délices, 23 juillet. — « Voici encore de la besogne. i>. B.
3384. Le marquis d'Adhémar. — « Il n'est chère que de vilain. »... B.
3385. Colini. Délices, 29 juillet. — «Je vous remercie des bonnes nouvelles.» B.
3386. D'Alembert. Juillet. — « Et toujours mon prêtre. » B.
3387. Tronchin, de Lyon. Délices, 29 juillet. — « J'ai une grâce à vous
demander. » C. et F. (Suppl.)
3388. La duchesse de Sa.ve-Gotha. Délices, 30 juillet. — » Les lettres vont
toujours. » B. et F.
3389. La comtesse d'Argental. Délices, 1""" août 1757. — « J'aurais bien
voulu. » B.
3390. La comtesse de Lutzelbourg-. Délices, 6 août. — « Vous avez eu la
consolation. » B.
3391. Jean Schouvaiow. Délices, 7 août. — « Avant d'avoir reçu. »... B.
3392. Tronchin, de Lyon. Délices, 8 août. — « Je serais bien mortifié. » C. et F. (Sup.)
3393. Jean Schouvaiow. Délices, 11 août. — « Celle-ci est pour informer
Votre Excellence. ) B.
3394. La margrave de Baireulh. Délices, août. — «Mon cœur est touché. » Rcv. fr.
3395. Palissot. Délices, 15 août. — « Je hasarde ce petit mot. > B.
3396. De Charles-Théodore, électeur palatin, 15 août. — « Ce n'est que la
quantité d'affaires. > B.
3397. De la margrave de Daireuth. 19 août. — « On ne connaît ses amis. » B.
3398. Le comte d'Argental. Délices, 19 août. — « Je commence par vous
dire. B.
TABLE DES MATIÈRES. :;>iH
3399. Le duc de Richelieu. Délices, 21 août. — « C'est en tremblant que je
vous écris. » B.
3i00. L'abljé d'Olivet. Délices, 22 août. — « Un Cramer, mon cher maître. » B.
3401. A M***. Délices, 23 août. — « Je vous renvoie ci-joint mon testa-
ment. » H. P..
3i02. Le duc de Richelieu. (.1 vous seul.) — « Vous avez vu et vous avez
foit. ). B.
3i03. M'"" de Fontaine. Délices, 27 août. — « Je vous avoue que je suis
fâché. » B.
340i. La margrave de Baireuth. Délices, 29 août. — « J'ai été touché
jusqu'aux larmes. » Rev. fr.
3i0o. D'Alembert. Au Chêne, 29 août. — « Me voici, mon cher et illustre
philosophe, à Lausanne. » B.
3406. M, de Brenles. Au Chêne, 1" septembre 1757. — « Mais, mon cher
embaucheur. » B.
3407. Tronchin, de Lyon. Lausanne, l"^"' septembre. — « On me mande
de l'armée de Bohême. « Rev. suisse.
3408. Le conseiller Tronchin. Au Chêne, 2 septembre. — « Je vous dirai
que dans une lettre. » C. et F. (Suppl.)
3409. M. Bertrand. Lausanne, 4 septembre (part, le 6). — « Plus la robe
dont vous me parlez. » B.
3il0. M. Bertrand. Au Chêne, à Lausanne, 9 septembre. — « 3Ion cher
théologien, mon cher philosophe. » B.
34H. Thieriot. Aux Délices. — « Je suis vir desideriorum. » B.
3412. Le duc de Richelieu. — « Si j'étais moins vieux. » C. et F.
3413. Le comte d'Argental. Délices, 12 septembre. — « Moi, qui n'ai point
pris les eaux. » B.
3414. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 12 septembre. — « Voilà de
grandes révolutions. » B.
3415. Thieriot. Délices, 12 septembre. — « J'ai reçu un gros paquet. ». B.
3416. De la margrave de Baireuth. 12 septembre. — « Votre lettre m'a
sensiblement touchée. » B.
3417. Tronchin, de Lyon. Délices, 13 septembre. — « On dit qu'on parle
à la Haye. » C. et F. (Suppl.)
3418. M. de Champbonin, premier commis dans les bureaux des fortifi-
cations. Délices, 15 septembre. — « J'avais recommandé expres-
sément qu'on vous envoyât. » B.
3419. M. Bertrand. Délices, 21 septembre. — « Je vous écris en sortant. » B.
3420. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 22 septembre. — « Deux ou
trois années du meilleur des mondes possibles. » B. et F.
3421. Tronchin, de Lyon. Délices, 27 septembre. — Vous pourriez bien
me faire un plaisir. .) C. et F. (Suppl.)
3422. M. de La Michodière, intendant d'Auvergne. — « C"cst à Breslau, à
Londres. » B.
3423. Le comte d'Argental. Délices, 1" octobre 1757. — « Je ne vous ai
point encore parlé. ». . . B.
o82 TAlUJi I>LS MATIÈRES.
342i. Thieriot. Aux DlHccs, V octobre. — « Vraiment, je n'ai point eu
rettc lettre. » B.
3i25. Fiédcric II, roi de Prusse. Octobre. — « Sire, ne vous elTrayez pas. » B.
342(i. Fiédéric II, roi de Prusse. Octobre. — « Votre Épilre d'Erfurt est
pleine. ) B.
;ii27. Darçret. Délices, 5 octobre. — « Hcnis soient les Russes. ». . ii.
3428. Le comte d'Argontal. Délices, à octobre. — « Voilà qui est plaisant. <> B.
3i29. De la margrave de Baireuth. 8 octobre. — « Vos lettres me sont
toutes bien parvenues. » B.
3t30. De Frédéric 11, roi de Prusse. 9 octobre. — « Je suis homme, il
suffit. » B.
3431. De la margrave de Baireulli. 10 octobre. — « Accablée par les maux.» B.
3432. M. Bertrand. Délices, 16 octobre.— «Votre paquet doit être. «Cet F. (Suppl.)
3433. Vernes. Lausanne, 18 octobre. — « Je vous remercie de la belle
catéchèse. » C. et F.
3434. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 20 octobre. — « Votre aniiiié et votre
probité.» C. et F. (Suppl.)
Billet séparé.
3435. Bertrand. Lausanne, 21 octobre. — « Il y a force méchants. ». . . B.
3436. De Tronchin, de Lyon. 24 octobre. — « J'ai reçu avant-hier. » C. et F. (Suppl.)
Note en réponse dictée par M. le cardinal de Tencin à M . Tronchin.
3437. De Charles Théodore, électeur palatin, 25 octobre. — « J'ai reçu avec
bien de la reconnaissance l'importante nouvelle. » B.
3438. Thieriot. Au Chêne, 26 octobre. — « Je vous envoie la réponse. ». . B.
3i39. M. Vernes. Au Chùnc, 20 octobre. — « .le regrette sensiblement. ». C. et F.
3440. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 27 octobre. — « Je suis très- flatté
que mes rêves. » C. et F. (Suppl.)
3441. Palissot. Au Chêne, 29 octobre. — «La mort de ce pauvre petitPatu.» B.
3442. M. Dupont, avocat. Au Chône. .") novembre 17.')7. — « Croj-ez-moi,
je renonce. » B.
3443. Tronchin, de Lyon. Délices, 5 novembre. — « Les gens dont je
vous parlais. » C. et F. (Suppl.)
3444. Le duc de Richelieu. Délices, ."> novembre. — « Je sais bien que
quand on fait. » B.
3415. Tronchin, de Lyon. Délices, 7 novembre. — « Je crois Leipsick
secouru C. et F. (Suppl.)
34i6. Le comte d'Argental. Délices, 8 novembre. — « Cela est d'une belle
âme. » B.
3i47. Darget. Délices, 9 novembre. — « Vous aurez votre part . B.
34i8. Tronchin, de Lyon. 11 novembre. — « On est aigri par l'infor-
tune. » C. et F. (Suppl.)
3i49. Frédéric 11, roi de Prusse. 13 novembre. — « Notre Épilre à d'.\r-
gens. » B.
3450. M. et M""" d'fiiiinai. — « Je ne suis point encore.» B.
3451. Troiicliin, de Lyon. Délices, 17 novembre. — « Voici encore une
icqui'te. » C. et F. (Suppl.)
TABLE DES MATIÈRES. o«J
3i52. La comtesse de Lutzclbourg. Délices, 19 novembre. — « Je n'ai que
le temps. » li.
3i53. Le comte d'Argental. Délices, 19 novembre. — « Vous avez un cœur
plus tendre. > B.
3454. Frédéric II, roi de Prusse. Délices, 19 novembre. — « Vous devez,
dites-vous. » Pu.
3455. Le marquis de Thibouville. Délices, novembre. — « M'"'^ Denis est
malade. » B.
3456. Dom Fange, abbé de Senones. 20 novemljre. — « 11 serait diflicile
de faire.» B.
3457. Tbieriot. Délices, 20 novembre. — « Je vois par vos lettres. ». . B.
3458. M""' d'Épinai. — « André est un paresseux. » B.
3459. De la margrave de Baireuth. 23 novembre. — « Mon curps a suc-
combé. » B.
3400. Troncbin, de Ljon. Délices, 23 novembre. — « Vous avez reçu les
relations. » C. et F. (Suppl.)
3461. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 24 novembre. — « La lettre
dont Votre Altesse sérénissime m'honore. » B. et F.
3402. M. d'Épinai. — « Heureusement M™" d'Épinai . > B.
3463. ^I. Bertrand. 26 novembre. - « Mon cher et humain philosophe,
l'aîné Cramer. » B.
3464. De la margrave de Baireuth. 30 novembre. — « Schweidnitz est
pris. » B.
3465. M'"° d'Épinai. — « Quand je vous appelai. » B.
3460. Le comte d'Argental. Délices, 2 décembre 1757. — k Dès que vous
m'eûtes écrit, i B.
3467. D'Alembert. Délices, 2 décembre. — « Dumarsais n'a commencé à
vivre. » B.
3468. Troncbin, de Ljon. 2 décembre. — « L'homme respectable qui
pense. » C. et F.
3469. Le comte d'Argental. 2 décembre. — « Ne pourricz-vous point. » . B.
3470. M""" d'Épinai. — « Pour aujourd'hui. » B.
3471. Le comte d'Argental. 3 décembre. — « Je vous écrivis. > B.
3472. M. Bertrand. Délices, 5 décembre. — « Je crois que les Prussiens. » B.
3473. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 5 décembre. — « Le petit
Gayot ne nous apprend rien. » B.
3474. D'Alembert. Délices, 6 décembre. — « Je reçois votre lettre du
l" de décembre. » B.
3475. Troncbin, de Lyon. 7 décembre. — « Vous devez savoir. ». . . . C. ei F.
3476. Tbieriot. Délices, 7 décembre. — « Vous avez su comment. ». . . B.
3477. Troncbin, de Lyon. 8 décembre. — « Je soupçonne que la lettre.» C. et F. (Suppl.)
3478. Le comte d'Argental. Aux Délices, 10 décembre. — « Je reçois une
lettre de Babel.) l^-
3479. De 31"^« d'Épinai à M. Grimin. — « Je comptais, mon tendre
ami. » Mém. de .V"" d'Ép.
3480. M'"" de Fontaine. Délices, 10 décembre. — « Que faites-vous? ». . B.
684 TABLE DES MATIERES.
3481. Tronchin, de Lj'on. Délices, 10 dtVcmbre. — « Vous savez sans
doute. ». . • liev. Suisse.
3482. Darget. 10 décembre. — « J'ai lu le projet de l'hôpital. ». ... B.
3483. Tronchin, de Lyon. Délices, 11 décembre. — « La ratification de la
capitulation. » C. et F. (Suppl.)
3484. M""" d'Épinai. — « C'est grand dommage. » B.
3485. Le comte d'Argcntal. Délices, 12 décembre. — « Voici le plus grand
service. » B.
3480. D'Alembcrt. Délices, 12 décembre. — « Vous savez tous les mur-
mures. » B.
3487. M""= d'Épinai. — « Je demande aujourd'hui la permission. ». . . B.
3488. Le comte d'Argental. Délices, 17 décembre. — « Il faut que vous
me pardonniez. > B.
3489. M"'* d'Épinai. — « On est au.\ pieds. » B.
3490. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 20 décembre — « Vous savez la
nouvelle victoire. » C. et F. (Suppl.)
3491. Le comte d'Argental. Lausanne, 20 décembre, au soir. — Quand les
Prussiens tuent tant de monde. » B.
3492. Vernes. Lausanne, 24 décembre. — « Voici ce que me mande. ». B.
3493. De M"'^ d'Épinai à M. Grimm. — « J'ai encore passé une jour-
née. M Mém. de M"^<^ d'Ëp-
3494. M. Bertrand. Lausanne, 24 décembre. — « Si votre thermomètre
à l'air. » B.
3495. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 24 décembre, — « Je viens d'expédier
sûrement.» C. et F. (Suppl.)
3496. M""' d'Épinai. Lausanne, 20 décembre. — « Des préjugés sage
ennemie. » B.
3497. De la maj-cjrave de Baireuth. 27 décembre. — « Si mon corps vou-
lait se prêter. » B.
3498. De M"'« d'Épinai à M. Grimm. — « Je vais passer deux ou trois
jours chez Voltaire. » Mém. de M»"' d'Ép.
3499. M. Bertrand. Lausanne, 27 décembre. — « Je vous souhaite une
bonne et tranquille année. » B.
3.%0. M. \crnes. Lausanne, 29 décembre. — « Oui. je vous tiens. ». . . B.
3Ô01. D'Alembcrt. Lausanne, 29 décembre. — « ( Tibi soli.) ]\Ion cher et
courageux philosophe, je viens de lire. » B.
1758.
3.502. De la marcjravc de Daireulh. — u Le 2 janvier, car grâce au ciel.» B.
3503. D'Alenibert. Lausanne, 3 janvier. — « Le peu que je viens de lire. » B.
3504. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 3 janvier. — « Voici ce que le confi-
dent. » C. et F. (Suppl.)
3505. Le conseiller Le Bault. Lausanne, 3 janvier. — ((^os bouteilles sont
arrivées. » :\lA\D.-Gn.
TABLE DES MATIÈRES. ."85
3506. La duchesse de Saxo-Gotha. Lausanne, 4 janvier. — a A tous croates,
pandours. » G. et F.
3507. De la margrave de Baireuth. — « Lettre des pandours au frère
suisse. » B.
3508. La comtesse de Lutzelbourg. A Lausanne, où je serai tout l'hiver,
5 janvier. — « Eh bien, madame, monsieur votre fils. » . . . . B.
3509. Le comte d'Argental. Lausanne, 5 janvier. — « Le roi de Prusse,
en parlant. » B.
3510. De Charles Théodore, électeur palatin. — a Je vous suis très-obligé. ». B.
3511. De M""^ d'Êpinal à M. Grimm. — « Le courrier a manqué deux
fois. » Mém. de .]/'»« d'Ép.
3512. Thieriot. Lausanne, 5 janvier. — « Le cacouac de Lausanne vous
souhaite. » B.
3513. M. de Chenevières. Lausanne, 5 janvier. — « Je ne me porte pas
assez bien. » G. et F.
3514. Darget. Lausanne, 8 janvier. — « Vous me demandez. » B.
3515. D'Alembert. Lausanne, 8 janvier. — « On se vante à Genève. ». . B.
3516. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 8 janvier. — « La prise de Bres-
lau. » G. et F. (Suppl.)
3517. De Vabbé Aubert. 10 janvier. — « 0 toi dont les sublimes chants. ». B.
3518. De Grimm à M"»^ d'Épinai. — « J'arrive de la Gomèdie. ». Mém. de M"'^d'Ep.
3519. De M"'« d'Épinai à Grimm. — « Blon sauveur m'a raconté. » Mém. de iV"'« d'Ëp.
3520. M""= de Fontaine. Lausanne, 10 janvier. — « Si vous veniez. ». . . B.
3521. De d\'ilembert. 11 janvier. — « Je reçois presque en môme temps. » B.
3522. Diderot. — « Est-il bien vrai? » B.
3523. Le président de Rufifey. Lausanne, 12 janvier. — « Notre souvenir
m'est bien sensible. » Tu. F.
3.524. Palissot. Lausanne, 12 janvier. — « Tout ce qui me viendra. ». . B.
3525. Senac de Meilhan. Lausanne, 12 janvier. — « Mes yeux ne sont pas
ti'op bons. » B. et Lesc.
352G. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 13 janvier. — « \oici la réponse à
Son Éminencc » G. et F. (Suppl.)
3527. De Frédéric II, roi de Prusse. 16 janvier. — « J"ai reçu voire
lettre du 22. » Pn.
3528. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 17 iainier. — « Jlalgré les housards
d'Hildbourghauscn. » G. et F. (Suppl.)
3529. D'Alembert. Lausanne, 19 janvier. — « Je reçois votre lettre du 1 1. » B.
3530. M. Bertrand, premier pasteur à Berne. Lausanne, 19 janvier. —
« J'ai été un peu malade. » Cl. PEnn.
3531. De Colini à M. Dupont. 19 janvier. — (( Vos jolies lettres, mon cher
avocat. » Lctt. in. fS2l.
3.532. De d'Alembert. 20 janvier. — « C'est à tort, mon cher et illustre
philosophe. » B.
3533. Diderot. — « Voilà deux lettres de suite. » B.
3534. Thieriot. Lausanne, 21. — « Eh bien, mon ancien et tranijuille
ami. » B.
586 TAHLli DES .MATIERES.
3535. Le comte d'Argcntal. Lausanne, 'ii janvier. — « J'ai ruru votre
lettre du 13. » B.
3536. M. Grosley. Lausanne, l'i janvier. — « Je ne reçus qu'hier. ». . B.
3537. Colini. Lausanne, 23 janvier. — « Je suis très-sensible. ». . . B.
3538. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 20 janvier. — « Le départ de
M. l'abbé de Saint-Germain des Prés. > G. et F. (SuppL)
3539. M'"" de Fontaine. Lausanne, 2G janvier. — « Je reçois votre lettre
du 19. B.
3540. La duchesse de Saxe-Gotha. Lausanne, 21 janvier. — « .\u.\ huu-
sards et autres messieurs de cette espèce. » 15. et F.
3.j41. De d'AIcmbert. 28 janvier. — « Je suis infiniment flatté. ». . . B.
3542. D'AIcmbert. A Lausanne, de mon lit, d'où je vois dix lieues de lac,
29 janvier. — « N'appelez point \os lettres. i> B.
3543. La comtesse de Lutzelbourg. 1" février 1758. — « Je suis bien
touché du souvenir. » B.
3544. Jean Schouvalow. Lausanne, 5 février. — « La dernière lettre
que Votre E.xcellence. » B.
3 545. D'Alembert. 5 février. — « A la réception de votre lettre. ». . . B.
3546. Le comte d'Argental. Lausanne, 5 février. — « Je nie flatte, mon
divin ange. » B.
3547. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 5 février. — « Vous sentez combien
je dois. » C. et F. (Suppl.)
3548. De d'Alembert. 8 février. — « Vous m'écrivez de votre lit. ». . . B.
3549. Le comte d'Argental. Lausanne, 9 février. — « Avez-vous, lisez-
vous V Encyclopédie? » B.
35.50. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 9 février. — « La triste lettre est
partie. » C. et F. (Suppl.)
3551. M""= d'Épinai. — « Je suis malade et garde-malade. » B.
3552. Darget. Lausanne, 10 février. — « Je vois avec douleur. ». . . B.
3553. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 12 février. — « Si ce n'était par un
e.xcès de bonté. » C. et F. (Suppl.)
3554. Le comte de Tressan. Lausanne, 12 février. — « J'ai pris l'énorme
liberté. » B.
3555. D'Alembert. Lausanne, 13 février. — « Je vous demande en grâce. ». B.
3556. Le comte de Tressan. Lausanne, 13 février. — Je reçois une ré-
ponse. » B.
3557. De d'Alembert. 15 février. — « Diderot ne vous traite pas mieux.» B.
3558. D'AIcmbert. Lausanne, 19 février. — « On doit avoir envoyé. ». B.
3559. De Diderot. 19 février. — « Je vous demande pardon. ». . Édit. Assésot.
3560. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 23 février. — « 11 n'y a que Dieu
qui sache. » C. et F. (Suppl.)
356L La duchesse de Saxe-Gotha. Lausanne, 24 février. — « Je vois que
Votre Altesse sérénissime » B.etF.
3562. M'"'' d'Épinai. — « Vous êtes un peiii monstre. » B.
3563. Le comte d'Argental. Lausanne, 25 février. — « 11 ne s'agit point
des articles. » B.
TABLE DES MATIERES. o87
3oGi. D'Alcmbcrt. Lausanne, 25 février. — Dieu merci, mon cher philo-
sophe. » ii.
35G5. M'"'' d'Épinai. Lausanne, •2(5 lévrier. — « \ous, la goût le, ma-
dame! » B.
35G6. Le comte d'Argentai. Lausanne, 'ilJ lévrier. — « Quand j'écris au
roi de Prusse. » 15.
3567. De d'Alembej't. '26 février. — « Diderot doit vous avoir répondu. ». 15.
3568. Le prince Frédéric-Guillaume, margrave de Baireuth. Lausanne,
26 février. — « Que fait Votre Altesse sérénissime. » . . . . B.
3569. M"'" du Boccage. — « Nouvelle Muse. » B.
3570. Le comte de Tressan. Lausanne, 3 mars 1758. — « Jlon adorable
gouverneur, béni soit. » B.
3571. Le comte d'Argentai. Lausanne, 3 mars. — « Le porteur est M. de
Crommelin. » B.
3572. Cideville. Lausanne. 3 mars. — « Je reçois de vous. » B.
3573. M""" d'Épinai. Samedi matin. — « Venez, ma belle philosophe. ». B.
3574. D'Alembcrt. Lausanne, 7 mars. — « En réponse de votre lettre
du 26. B.
3575. Le comte d'Argentai. Lausanne, 7 mars. — « Êtes-vous couché sur
le testament? » B.
3576. Thieriot. Lausanne, 7 mars. — « Liron, loir, paresseux. » . 1'. in. iS'20.
3577. M. de Montperoux, résident de France à Genève. Lausanne,
7 mars. — « Puisque vous ne pouvez point. » B.
3578. Le comte de Tressan. Lausanne, 7 mars. — « Je reçois, mon ado-
rable gouverneur, n B.
3579. Tronchin, de Lyon. Lausanne, 7 mars. — « C'est grand dom-
mage. » .... C. et F. (Suppl.)
3580. Le comte d'Argentai. Lausanne, 12 mars. — « Je viens de lire un
volume. » B.
3581. M. Linant. Lausanne, 12 mars. — « Quand je lis vos vers sédui-
sants. » B.
3582. Le baron de Zurlauben. Lausanne, 14 mars. — 11 y a longtemps
que je respectais. » B.
3583. Thieriot. Délices, 18 mars. — (( Je crois que je vous ai dit. ». . C. et F.
3584. L'abbé de Voisenon. Mars. — « Mon chev évéque, j'ai été enchanté. ». B.
3585. M"" d'Épinai. Jeudi. — « Le malade V. vous présente ses respects. ». B,
3586. Le couite de Tressan. Délices, 22 mars. — « Je suis toujours très-
fâché. )) B.
3587. L'abbé Aubert. Délices, 22 mars. — « Je n'ai reçu. » 15.
3588. Thieriot. Délices, 22 mars. — « Votre lettre du 14 mars. ». . . C. et F.
3589. M'"" de Graffigny. Délices, 22 mars. — « Dieu conserve votre
santé! i B.
3590. Tronchin, de Lyon. Délices, 22 mars. — « Vous êtes un charmant
correspondant.» C. et F. (Suppl.)
3591. Le baron de Zurlauben. Délices. — Vous nie donnez une extrême
envie. » B.
588 TABLE DES MATIÈRES.
3592. M™* d'Épinai. Mars. — « Vraimont. vous me faites bien de l'hon-
neui'. » B.
3593. D'Alcmbert. — Délices, 25 mars. — « Vous m'apprenez que je suis
mort. I) B.
3594. De Frédéric II, roi de Prusse. Griissau, mars. — « J'ai reçu votre
lettre de Lausanne du 22. > Pn.
3595. Le comte d'Argental. Délices, 4 avril 17.^8. — « Je ne devrais ùtre
étonné de rien. » B.
3596. M. de Brenles. — « Le pape et moi, nous sommes. » B.
3.597. Jean Schouvalovv. Délices, 20 avril. — « Je me console du retarde-
ment. » B.
3598. La duchesse de Saxe-Gotha. Lausanne, 28 avril. — « Quoique les
bords du lac de Genève. » B. et F.
3.599. La comtesse de Lutzelbourg. Lausanne, 29 avril. — « Ce n'est point
à mon cœur. » B.
3000. Le comte d'Argental. Délices, 4 mai 1758. — « J'avoue d'abord que
l'envie. > B.
3001, Tronchin, de Lyon. Délices, 5 mai. — « Quoique M. le chevalier
des Soupirs. » C. et F. (Suppl.)
3602. Thieriot. Délices, 8 mai. — « Il me paraît qu'on n'est pas. ». . . B.
3003. Le comte d'Argental. Délices, 8 mai. — « Il doit y avoir une petite
caisse. » B.
3004. yï. Bertrand. Délices, 9 mai. — « Vraiment, il vous est venu là. » B.
3605. De Marmontel. 15 mai. — « Il y avait autrefois un jeune homme. ». B.
3606. Le comte d'Argental. Délices, do mai. — « Je suis chargé de vous
supplier. » B.
3607. M™" de Graftigny. Délices, 10 mai. — « Je suis bien sensible. ». . B.
3608. Le comte d'Argental, Délices, 19 mai. — a Je bénis actuellement
les Anglais. » B.
3009. Marmontel. Délices, 19 mai. — « Digne cacouac, fils de cacouac. ». B.
3010. De Charles -Théodore, électeur palatin. 23 mai. — « Je ne pouvais
rien apprendre. » B.
3011. Le comte d'Argental. Délices, 2i mai. — « Jcvous envoie de la prose.». B.
3612. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 20 mai. — « Le jour môme
où je reçus. » B. et F.
3613. Jean Schouvalow. 1"' juin 1758. — « J'ai l'honneur d'envoyer à
Votre E.xcellence. > B.
3614. M. Bertrand. Délices, 7 juin. — « Je vous remercie. » B.
3615. Le comte de Tressan. 7 juin. — « M. de Florian ne sera pas. ». . B.
3616. D'Alembert. Délices, 7 juin. — « P.ir ma foi. mon grand et ai-
mable indépendant. » B.
3017. De Diderot. 14 juin 1758. — « Si je veux de vos articles! ». Ëdil. Assczat.
3018. Le comte d'Argental. 15 juin. — « Ce paquet contient de plats ar-
ticles. » B.
3619. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 10 juin. — « Vous avez dû
avoir. ». C. et F. (Suppl.)
TxVBLE DES MATIÈRES. ^89
3620. Tronchiii. de Ljon. Délices, 16 juin. — « Vous savez combien Je
suis flatté. » C. et F.
3621. Le comte d'Arg-ental. Délices, 16 juin. — « Je cours grand risque. ». 1!.
3622. Le comte d'Argental. Délices, 21 juin. — « Premièrement, le con-
fident Tronchin. h I;.
3623. Desmahis et de Margency. — « Ainsi Bachaumont et Chapelle. ». b.
3624. Le comte d'Argental. (A vous seul.) 24 juin. — « Encore un mot
avant que je parte. » B.
3625. A la duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 24 juin. — « Je viens enfin
de trouver. » B.etF.
362G. Diderot. Délices, 26 juin. — « Vous ne doutez pas. » 15.
3627. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 26 juin. — « Je fais ce voyage. » B.
3628. A mon impitoyable Esculape [Tronchin]. — « Mon cher grand
homme, le rôle de confidente. » C. et F. (Suppl.)
3629. Le comte d'Argental. Délices, 30 juin. — « Quand j'allais partir
pour ^lanheim. » B.
3630. De M>ne du Boccage à .¥'«« du Perron. 8 juillet 1758. — « Vous me
recommandez. » OEuvres de J/'"« du Boccage.
3631. Saint-Lambert. 9 juillet. — « Mon cher Tibulle, votre lettre a ra-
gaillardi. » B.
3632. La duchesse de Sa.ve-Gotha. Schwetzingen, 16 juillet. — « Je n'ar-
rive que dans ce moment. » B. et F.
3633. Darget. Schwetzingen, 17juillet. — « Me voila confondu. ». . . . B.
3634. Jean Schouvalow. Schwetiingen, 17 juillet. — « J'ai reçu en pas-
sant à Strasbourg. » B.
3035. La duchesse de Saxe-Gotha. Schwetzingen, 26 juillet. — « Votre
Altesse sérénissime honore de trop de bontés. » B. et F.
3636. De d'Alembert, 30 juillet. — « Cette lettre vous sera rendue. ». . B.
3637. Jean Schouvalow. Schwetzingen, l'^'' août 1758. — « Les agréments
de la cour palatine. » B.
Mémoire d'instructions joint à la lettre.
3638. Colini. Schwetzingen, 2 août, — « Je compte arriver. » . . . . B.
3639. La comtesse de Lutzelbourg. — « J'ai vu les Van der Meulen. ». . B.
3640. La duchesse de Saxe-Gotha. Colmar, 14 août. — « J'ai reçu en par-
tant de la cour palatine. » B. et F.
3641. De la margrave de Bade-Dourlach. 17 août. — « Je viens de recevoir. » B.
3642. L'abbé comte de Bernis. Soleure, 19 août. — « Le vieux Suisse ap-
prend. ) B.
3643. Pierre Rousseau. Lausanne, 24 août. — « En revenant de Schwet-
zingen. » B-
3644. Le marquis d'Adhémar, août. — « Monsir, j'ai bien reçu. »... Itev. fr.
3645. La comtesse de Lutzelbourg. — « Une lettre de vous. » . . . . B.
3646. Le comte d'Argental. Délices, 28 août. — « Me voilà rendu à mon
ermitage. » ^^*
3047. Cideville. Délices, 1" septembre 1758. — « Je reviens dans mes
chères Délices. » ''•
590 TABLF- DUS MATIÈRES.
3048. Tronchin, de Lyon. Délices, 2 septembre. — « J"ai été sur le point
d'éclater. » C. et F. (^^uppl.)
3Ci9. Le comte Algarotti. Délices, 2 septembre. — « Ritoino dalle
spondc. )> 15-
3650. D'Alembert. Délices, 2 septembre. — " Vous vouliez aller voir. » . I'..
.36.51. Colini. Délices, 2 septembre. — «Je n'ai que le temps de vous dire. » L!.
3652. M'"" du Boccage. Délices, 3 septembre.— « En revoyant mon petit
ermitage. » '*•
30.53. La duchesse de Sa.ve-Gotha. Délices, 6 septembre. — « Revenu
dans mon ermitage. » B. et F.
3054. Tronchin, de Lyon. Délices, 9 septembre. — « -Je doute fort que
l'homme le plus adroit. )> C. et F. (Suppl.»
3055. Hennin. Septembre. — « Je supplie instamment. » C.
3656. Le président de Brosses. Délices, 9 septembre. — « J'ai lu avec un
extrême plaisir. » Tii. F.
3657. De M. de Brosses. 14 septembre. — « Si j'avais été dans votre voi-
sinage. » Tu. F.
3658. Darget. Délices, 16 septembre. — « Vous n'avez point répondu. ». B.
3G59. De Hennin. 17 septembre. — « Quitter les Délices pour traver-
ser. ) Corresp. incd.
3660. Thieriot. Délices, 17 septembre. — « Il faut reprendre où nous en
étions. » Ij-
3061. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 20 septembre. — « On ne
sait plus que croire. » lî-
3662. Le président de Brosses. Délices, 23 septembre. — u J'avoue qu'il
y a des abus. » Tu. F.
3603. De M. de Brosses. Septembre. — « Tel que l'ange de l'Apocalypse. » Tu. F.
3664. M. Pilavoinc, à Surate. Délices, 25 septembre. — « Je suis très-
ilatté. » B.
3665. Hennin. (Partira quand pourra.) Délices, 25 septembre. — «La lettre
dont vous m'honorez. » B.
3600. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 20 septembre. — « Par la
lettre du 10. » B. et F.
3607. La margrave de Baireuih. Délices, 27 septembre. — « Si ce billet
trouvait Votre Altesse royale » Rev.fr.
3668. De Frédéric //, roi de Prusse. 28 septembre. — « Je suis fort
obligé. » Pu.
.3669. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 2 octobre 1758. — « Vos nou-
velles de Choisy. » l'.
3670. Thieriot. Délices, 3 octobre. — « Urbis ainaior. » !*>•
3071. Formonl. 3 octobre. — « Votre souvenir m'enchante. > B.
3072. Darget. Délices, 4 octobre. — « Je vous remercie. » B.
3673. Cideville. Délices, 4 octobre. — « Que les Russes soient battus. ». B.
3674. Tronchin, de Lyon. Délices, 4 octobre. — « Les batailles décisives
et complètes. » C. et F. (Suppl.)
3675. M. Bertrand. Délices, 7 octobre. — « Je suis parfois un paresseux. » B.
TABLE DES MATIÈRES. :,\)\
3G76. M. Fal)ry, maire do Gcx. Fcrnex, l") octobre. — « Je vous érris en
hâte. » n.
3677. M. Bertrand. Délices, 16 octobre. — « Votre paqnct doit C^trc. » . B.
3678. M. de Chencvières. Délices, 17 octobre. — « Je vous remercie de
l'opéra. » C. et F.
3679. La duchesse de Saxe Gotha. Dclice>!, 17 octobre. — « A la réception
de votre lettre. » B. ft F.
3680. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, 17 octobre. — « Et monsieur
votre fils. » B.
3681. ïhieriot, 18 octobre. — « 31. Holvètius m'a envoyé. » B.
3682. Le président de Brosses. Délices, 21 octobre. — « Eh liien ! vous
donnerez donc la préférence. ^ Tir. F.
3683. De M. de Brosses. — « Il n'y a, dit-on. » ......... Tu. F.
3684. De Charles-Théodore, électeur palatin, 2o octobre. — « Je vous suis
bien oblig-é. » B.
368."). Tronchin, de Lyon. Délices, 23 octobre. — « Je ne sais encore si
je serai seigneur de Fcrnex. » C. et F. (Suppl.)
3686. Cideville. Délices, 28 octobre. — « J'ai peur que vous n'ayez pas
reçu. » B.
3687. M. Bertrand. Délices, 28 octobre. — « Je ne lis ni journal. ». . . B.
3688. M. Pesselier. Délices, 30 octobre. — « Enfin, à force de recherches. » B.
3689. De Frédéric II, roi de Prusse. Novembre 1758. — « Je ne mérite
pas toutes les louanges. B.
3690. La comtesse de Lutzelbourg. Délices, l"^"^ novembre. — « Il me paraît
qu'on passe sa vie. » 15.
3691. Le conseiller Le Bault. Délices, 1"^ novembre. — « Permettez que
je vous parle d'abord de boire. » M.wn.-Gn.
3692. 31. de Brenles. Délices, 2 novembre. — « Je reçois la cargaison. ». . B.
3693. De Frédéric II. roi de Prusse. 6 novembre. — » Il vous a été
facile. » Pu.
3694. Cideville. Délices, 10 novembre — « Mon afïaire avec le marquis
Ango • B.
3695. M. Bertrand. Délices, 11 novembre. — « Je n'ai point connu. ». . B.
3696. De M. de Drosses. 12 novembre. — « Votre dernière lettre vient do
m'ôtre l'envoyée. » Tu. F.
3697. M. Fabry. 15 novembre. — « Vous verrez par la lettre ci-jointe. ». B.
3698. Diderot. Délices, 16 novembre. — « Je vous remercie du fond de
mon cœur. » B.
3699. Tronchin, de Lyon. Délices, 18 novembre. — « Je m'y prends
tard.». . • C. et F. (Suppl.)
3700. Le président de Brosses. Fei'ney, 18 novembre, — « Nous qui
êtes maître en Israël » • Tu. F.
3701. Le conseiller Le Bault. Délices, 18 novembre. — « Quatre tonneaux
de votre bon vin d'ordinaire M.wd.-Gr.
3702. M. Bertrand. Château de Ferney, 20 novemliro. — « Je suis bien
fâché d'avoir perdu. » - . . . B.
592 TAHLE DES MATIÈRES.
3703. Cideville. Ferncy, 25 novembre; mais écrivez toujours aux Délices.
— « Votre amitié pour moi a donc la malice. » B.
370i. De M. de Drosses. 27 novembre. — « Comme notre droit féodal. ». Tu. F.
3705. RI. Bertrand. Délices, 27 novembre. — « Vous vous y prenez un peu
tard. » '5-
370G. Tronchin, de Lyon. Délices, 27 novembre. — « Je me ruine, je le
sais bien; mais je m'amuse. > C. et F. (Suppl.)
3707. La duchesse de Sa.\e-Gotlia. Délices, 27 novcmljrc. — « 11 y a trop
lonytem|)s pour mon cœur. » C. et F. (Suppl.)
3708. Frédéric II, roi de Prusse. Décembre 1758. — « Ombre illustre,
ombre ciiérc. » B.
3709. De M. Ilelvétius. — « Vous ne doutez pas, » . . Grimm. Édit. Tourneux.
3710. Le conseiller Le Bault. Délices, .4 décembre. — « Je vous remercie
de vos bontés. « Mand.-Gr.
3711. Le marquis Albergati Capacelli. Délices, 4 décemore. — « Bencdetto
sia il cielo. » B.
3712. Thicriot. Ferney, 6 décembre. — « Ce Ferncy dont je vous écris. » B.
3713. Le président de Brosses. Délices, 10 décembre. — « J'aurai l'hon-
neur d'être. » lu- F.
37 li. Bail à vie de la terre de Tournaii. — » L'an mil sept cent cin-
quante-huit. » Th. F.
3715. 31. de Chenevières. Délices, 41 décembre. — « Mon antique bouche
prend la liberté. » C. et F.
3716. Tronchin, de Lyon. Délices, 13 décembre. — « Je suis bien plus
coupable encore. » C. et F. ( Suppl.)
3717. Colini. Délices, 14 décembre. — « J'ai encore écrit à monseigneur
l'électeur palatin. » B.
3718. M. Biort, évéquc d'Annecy. 15 décembre. — « Le curé d'un petit
village. » B.
3719. Jean Schouvalow. Ferney, 16 décembre. — « Je vous souhaite une
année remplie. » K-
3720. Le marquis de Voycr. Ferney, 10 décembre. — « Daignez-vous vous
souvenir. » B. et F.
.3721. Le conseiller Tronchin. Ferney, 17 déoMiibre. — « La copie de ma
lettre à l'évoque d'Annecy. » C. et F. (Suppl.)
3722. Ilelvétius, 17 décembre. — « Vos vers semblent écrits. > B.
3723. De M. de Jirosses. Tournay, 17 décembre, u — Vous pouvez
compter. » Tu. F.
3724. Le comte d'Argental. Délices. 19 décembre. — « Vous étendez les
deux bouts de vos ailes. » B.
3725. Le conseiller Tronchin. Délices, 22 décembre. — « Excès de pré-
caution est quelquefois nécessaire. » C. et F. (Suppl.)
3720. Jean Schouvalow. 24 décembre. — « J'eus l'honneur de vous
écrire. » B.
3727. Thieriot. Délices, 24 décembre. — « Vous vous trompez. »... B.
3728. Le président de Brosses. — « Effugit, evasit, erupit. » Tu. F.
TABLE DES MATIÈRES. 593
3729. La duchesse de Saxe-Gotha. 25 décembre. — « Que je plains Votre
Altesse sèrénissime. » B. et F.
3730. M. Saurin. Délices, 27 décembre. — « Ah ! ah ! vous êtes donc de
notre tripot. » 15,
3731. La marquise du Deffant. Délices, 27 décembre. — « J'apprends que
votre ami. » B.
3732. M. de Brenles. Délices, 27 décembre. — « Êtes-vous à Lausanne?» B.
3733. 51™* du Boccage. Délices, 27 décembre. — « Il est vrai qu'un jour. » B.
3734. M. Bertrand. Délices, 27 décembre. — « Ma foi, je vous avoue. » . B.
3735. Le conseiller Tronchin. Délices, 27 décembre. — « On dit que Borde
ou La Borde. » G. et F. (Suppl.)
3736. Le conseiller Tronchin. Délices, 28 décembre. — Le cardinal de
Bernis a de quoi se consoler. » G. et F. (Suppl.)
3737. Le président de Brosses, 29 décembre. — « Pardon des importunités. » Th. F.
3738. Le conseiller Le Bault. Délices, 29 décembre. — 1< Je vous remercie
très-humblement » ^Iand.-Gr.
3739. M. de Brenles. Délices, décembre. — « Agréable colère 1 » . . . B.
PERSO N^' AGES
ACXQIELS SONT ADRESSÉES LES LETTRES DE LA CORRESPONDANCE.
AcADÉsnccEN de Lyon (un). Lettre 3211.
Adhémar (le marquis d'). Lettres 3384, 3644.
Albergati Capacelli (le marquis François). Lettre 3711.
Alembert (d'). Lettres 3212, 3243, 3259, 3266, 3275, 3279, 3293, 3304, 3324, 3359,
3376,3377, 3383, 3386, 3i0j, 3467, 3i74, 3486, 3501, 3503, 3515, 3529, 35i2,
3545, 3555, 3558, 3564, 3574, 3593, 3616, 3650.
Algarotti (le comte). Lettres 3198, 3649.
Anonymes. Lettres 3189, 3211, 3401.
Argental (le comte d'). Lettres 3140, 3145, 3166, 3179, 3186, 3192, 3194, 3200,
3214, 3216, 3229, 3235, 3239, 3240, 3253, 3264, 3274, 3296, 3308, 3328. 3373,
3398, 3413, 3423, 3428, 3440, 3453, 3460, 3469, 3471, 3478, 3i85, 3i88, 3191,
3509, 3535, 3546, 3549, 3563, 3566, 3571, 3575, 3.580, 3595, 3600, 3603, 3606,
3608, 3611, 3618, 3621, 3622, 3624, 3629, 3646, 3724.
Argental (M"'^ la comtesse d'). Lettre 3389.
Aubert (l'abbé). Lettre 3587.
Baireuth (Frédéric-Guillaume, margrave de). Lettre 3568.
Baireuth (M™* la margrave de). Lettres 3291, 3312, 3330, 339i, 3397, 3i04, 3667.
Bernis (l'abbé, comte de). Lettre 3642.
Bertrand, premier pasteur à Berne. Lettres 3130, 3136, 3137, 3143, 3148, 3175,
3228, 3409, 3410, 3419, 3432, 3435, 3463, 3472, 3494, 3499, 3530, 3604, 3014,
3675, 3677, 3687, 3695, 3702, 3705, 3734.
39. — Correspondance. VII. 38
594 TABLE DES 31 ATI t HE S.
Bestucheff (le comte de). Lettre 332G.
RiortT, évoque d'Annecy. Lettre 3718.
Bla\ciii:t (Jean). Lettre 3146.
BoccAOE (M'"" du). Lettres 3280, 3569, 3652, 3733.
Bordes (Charles). Lettre 3159.
Brenles (de). Lettres 3181, 3185, 3331, 3335, 3i06, 3.596, 3092, 3732, 3739.
Brosses (le président de). Lettres 3G.jO, 3662, 3682, 3700, 3713, 3728, 3737.
BcRir.NY (Lévesque de). Lettres 3310, 3337, 3354.
Bv\G (l'amiral anglais). Lettre 3282.
CnAMPHOMN (de), le fils. Lettre 3il8.
Chenevières (de). Lettres 3209, 3321, 3513, 3678, 3715.
CnouvALOw. — Voyez Schouvalow.
CiDEViLLE. Lettres 31 i9, 3292, 3313, 3350, 3379, 3572, 36i7, 3673, 3086, 369i,
3703.
Couxi, secrétaire de Voltaire. Lettres 3171, 3172, 3173, 3174, 3385, 3537, 3638,
3651, 3717.
CoNDiLLAC (l'abbé de). Lettre 3147.
CouRTiVRON (le marquis de). Lettre 3378.
Cramer (frères). Lettre 3144.
Darget. Lettres 3358, 3i27, 3482, 3514, 3552, 3633, 3658, 3672.
Df.ffa\t (M"'<= la marquise du). Lettres 3168, 3731.
Desmahis. Lettres 3205, 3023.
Diderot. Lettres 3325, 3.522, 3533, 3026, 3698.
DcpoNT, avocat. Lettres 3133, 3153, 3188, 3196, 333i, 3ii2, 3447.
Di:puv (M™»). Lettre 3189.
Epinai (M™« d'). Lettres 3i50, 3i58, 3402, 3465, 3i70, 3i84,3i87, 3489, 3i96, 3.551,
3562, 3565, 3573, 3585, 3592.
Fabry, maire de Ge.\. Lettres 3676, 3697.
Fange (dom). Lettres 3368, 3456.
Florian (le marquis de). Lettre 3355.
Fontaine (M""^ de). Lettres 3135, 3157, 329i, 3318, 3332, 3363, 3370, 3380, 3403,
3i80, 3.520, 3539.
FoRMONT. Lettre 367 1 .
Frédéric II, roi de Prusse. Lettres 3425, 3426, 3449, 3454, 3708.
Frédéric-Guillaiime, margrave de Baireith. — Voyez Bairelth.
Graffig\y(M""' (le). Lettres 3589, 3007.
Grosley (Picrre-Joan). Lettre 3536.
Hei.vétius. Lettre 3722.
Hennin (Pierre-Michel). Lettre 36.55, 3005.
La MicHODiiîRE, intendant d'Auvergne. Lettre 3i22.
Le Baclt (le conseiller). Lettres 3505, 3691, 3701, 3710, 3738.
Lekain. Lettres 3213, 3261,3305.
Li\A\T. Lettre 35S1.
LuTZELBOURG (.M""= la comtessc de). Lettres 3151, 3193. 3224, 3234, 32i2, 3250, 3256,
3262, 3278, 3297, 3314, 3333, 33i7, 3367, 3390, 3il4, 3452, 3473, 3508, 3543,
3599, 3619, 3627, 3639, 3645, 3661, 3669, 3680, 3690.
TABLE DES MATIÈRES. o95
Margency (Adrien Quiret de). Lettre 3G23.
Marmo\tel. Lettre 3009.
MONCRiF. Lettre 3343.
MoNTPÉROux (M. de). Lettres 3245, 3577.
Olivet (l'abbé d'). Lettre 3400.
Palissot. Lettres 3225, 3267, 3317, 3338, 3395, 3441, 3524.
PARis-DnvERNEY. Lettres 31G1, 3209, 3345.
Pesselier (Charles-Etienne). Lettre 3688.
PiCTET (le professeur). Lettres 323S, 3295, 3322, 3342.
Pictet (M»'*^ Charlotte). Lettre 3141.
PiLAVoiNE (Maurice). Lettre 3664.
Ramsai'lt (de), le père. Lettre 3208.
Richelieu (le maréchal de). Lettres 3142, 3156, 316i, 31G7, 3184, 3195, 3197, 3201,
3207, 3215, 3226, 3230, 32il, 3244, 3252, 3268, 3273, 3283, 3303, 3315, 3319,
3346, 3351, 3361, 3366, 3369, 3374, 3381, 3399, 3i02, 3412, 344i.
RoDSSEAu (J.-J.). Lettre 3233.
Rousseau (Pierre), de Liège. Lettres 3220, 3265, 3276, 3286, 3323, 3043.
RuFFEY (le président de). Lettres 3152, 3202, 3232, 3307, 3523.
Saint-Lambert. Lettre 3631.
Sauri\. Lettres 3339, 3730.
Saxe-Gotha (M""* la duchesse de). Lettres 3131, 3139, 3162, 3182, 3191, 3199, 3223,
3236, 3248, 3254, 3257, 3260, 3271, 3284, 3299, 3310, 3329, 3341, 3352, 3360,
3372, 3388, 3420, 3461, 3506, 3540, 3561, 3598, 3612, 3625, 3632, 3635, 3640,
3653, 3666, 3679, 3707, 3729.
ScHouvALOW (Jean). Lettres 3371, 3391, 3393, 3544, 3597, 3613, 3634, 3637, 3719.
3726.
Sénac de Meilha\. Lettre 3525.
Thibouville (le marquis de). Lettres 3336, 3353, 3455.
Thieriot. Lettres 3134, 3150, 3165, 3169, 3176, 3180, 3187, 3190, 3203, 3217, 3221,
3231, 3237, 3247, 3258, 3203, 3272, 3288, 3327, 3340, 3357, 3364, 3411, 3415.
342i, 3438, 3457, 3470, 3512, 3534, 3576, 3583, 3588, 3602, 3060, 3070, 3681.
3712, 3727.
Tressan (le comte de). Lettres 3218, 3554, 3556, 3570, 3578, 3586, 3615.
Tronchix (le docteur). Lettres 3158, 3227, 3628.
TnoNCHiN, banquier à Lyon. Lettres 3132, 3177, 3206, 3222, 3246, 3249, 3251,
3255, 3309, 3320, 3348, 3349, 3350, 3362, 3305. 3375, 3387, 3392. 3i07, 3417,
3421, 3434, 3440, 3443, 3445, 3448, 3451, 3460, 3i68, 3475, 3i77, 3481, 3483,
3490, 3495, 3504, 3516, 3526, 3528, 3538, 3547, 3550, 3553, 3560, 3579, 3590,
3601, 3620, 3648, 3654, 3674, 3685, 3699, 3706, 3716.
Tronchin (le conseiller). Lettres 3281, 3290, 3306, 3408, 3721, 3725, 3735, 3736.
UzÈs (le duc d'). Lettres 31.55, 3300.
Ver\es (le pasteur Jacob). Lettres 3289, 3311, 3433, 3439, 3492, 3500.
Voisenox (l'abbé de). Lettres 320 i, 3584.
VoYER (le marquis de), intendant des écuries du roi. Lettre 3720.
Wurtemberg (Louis-Eugène, prince de). Lettre 3183.
ZuRLAUBEX (le baron de). Lettres 3582, 3591.
596 TABLE DES MATIÈRES.
PERSONNAGES
Qll ONT Anr.KSSÉ DES LETTRES A VOLTAIHE-
Alembert (d'). Lettres 3210, 3270, 3298, 3344, 3382, 3521, 3532, 3541, 3548, 3557,
3567, 3630.
Arge\son (le comte d'). Lettres 3285, 3301.
Acbert (l'alibo). Lettres 3ôI7, 3587.
Bade-Doirlach (M'"" la margrave de). Lettre 36il.
Baireuth (M"" la margrave de). Lettres 3416, 3429, 3i31, 3459, 3464, 3497, 3502,
3507.
Brosses (le président de). Lettres 3657, 3663, 3683, 3690, 3704, 3723.
Charles-Théodore, électeur palatin. Lettres 3170, 3287, 3390, 3i37, 3510, 3610,
3684.
Diderot. Lettres 3559, 3617.
Ddpont, avocat. Lettre 3154.
Frédéric II, roi de Prusse. Lettres 3430, 3527, 3594, 3668, 3689, 3693.
Helvi-îtius. Lettre 3709.
Henmn (Pierre-Michel). Lettre 3059.
La Vallière (le duc de). Lettres 3129, 3160.
Marmontel. Lettre 3605.
RiCHELiED (le maréchal de). Lettre 3277.
Rousseau (J.-J.). Lettre 3219.
Stanislas, roi de Pologne. Lettre 3163.
Tencin (1c cardinal de). Note dictée à Tronchin, n» 3436.
Tronchin, banquier à Lj'on. Lettre 3436.
PERSONNAGES
QUI ONT ÉCRIT DES LETTRES CONCERNANT VOLTMRE.
Boccage (M""" du). Lettre à M""" Duperron, n» 3630.
CoLiNi, secrétaire de Voltaire. Lettre à M. Dupont, n" 3138. — Lcllrc à M. Pierre
Rousseau, n» 3178. — Lettre à M.Dupont, n° 3531.
Denis (M'"''). Lettre à Cideville, n" 3292. — Lettre à Lekain, n" 3302.
ÉpiNAi (M"'" d'). Lettres à Grimni, n»' 3479, 3493, 3498, 3511, 3510.
Grimm. Lettre à M™'= d'Épinai, n° 3.J18.
DOCUMENT CONCERNANT VOLTAIRE.
Bail à vie de la terre de Tournay, n" 3714.
FIN DE LA TABLE DU TOME XXXIX.
PARIS. — luipr J tLAÏE. — A. QUANTIX et C" rue St-Bcnolt.
31»%
^^
-^^^^
^.^^
, .:> :>
•: ^v \
Wê^.
Unirersity of Toronto
Library
DO NOT
REMOVE
THE
GARD
FROM
THIS
POCKET
44^
Acme Library Gard Pocket
Under Pat. "Réf. Index File"
Made by LIBRARY BUREAU
^^^' ^.
\'-'^
"^V^
^
^^k ^^«i^^^HmH
^^^^^^^M|
B^^^L ^'^B4
^^^^^ ^.f j^Ekf^HH
m
I^^^^^B^^«^rS
mm.