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ŒUVRES COMPLÈTES
DB
VOLTAIRE
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CORRESPONDANCE
IX
Années 17G0-17G1. — N" 4282-4793
l'ARIS. - IMPRIMERIE A. QUANTIiN ET C'°
ANCIKKNIi -MAISON J. CLAYE
7, RL'K SAINT-BENOIT
EUVRES COMl^LÉTES
VOLTAIRE
NOLVELLE EDITION
^0T1CES, PKÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE
LBS NOTES DB TOUS LES C0MMBNTATEUK3 BT DBS NOTES NOUVaLLUS
Conforme pour le texte à l'édition de Bkucuot
EiMllCmii DES DÉCOUVERTES LES PLUS liÉCENTES
ET MISE AU COUKANT
DES TRAVAUX QUI OM PAIIU JUSQU'A CB JOUR
PRÉCÉDÉE DE LA
VIE DE VOLTAIRE
PAR COiNDOUCET
ET d'autres étu des isiog HAPHIQUES
Ornée d'un portrait en pied d'après la statue du foyer de la Comédie française
COUllESPONDAiXCE
IX
(Années 1760-1701. — iN<" 4282-4793;
gCF|
PARIS
GARMER FRERES, LIRRAIRES-ÉDITEURS
l>, IILL DES S \I\TS-l'EllES, 0
• '-V
CORRESPONDANCE
4282. — A MADAME LA COMTKSSH D'AUGKNTAL.
h"" octobre.
Charmante madame Scaliger, la lettre, le savant commentaire
du 2k, redoublent ma vénération. M. le duc de Villars s'habille
pour jouer, à huis clos, Gengiskan^; la Denis se requinque;
deux grands acteurs, par parenthèse. On rajuste mon honnet,
et je saisis ce temps pour vous remercier, pour vous dire la
centième partie de ce que je voudrais vous dire. Je suis devenu
un peu sourd, mais ce n'est pas à vos remarques, ce n'est pas à
vos bontés-.
Voilà à peu près tous les ordres de ma souveraine exécutés
en courant. Toutes les judicieuses critiques scaligériennes ont
trouvé un V. docile, un V. reconnaissant, un V. prompt à se cor-
riger, et quelquefois un V. opiniâtre, qui dispute comme un
pédant, et qui encore vous supplie h genoux d'accepter ses chan-
gements, de faire ùler ce détestable
Car tu m'as déjà dil (|iie cet audacieux^;
et il vous conjure, plus que jamais, d'ajouter au palhctique
du tableau de Chiiron, au cin(|, ce morceau |)his palbétique
encore :
\.rr6te/.... vous n'aos point mon piMt", etc.
11 me semble que, grâce à vos bontés, tout est à présent assez
arrondi, malgré la multitude de tant d'idées étrangères à Tan-
crcde, ([ui melutinent dei)uis un mois.
M""' Denis partage toute ma reconnaissance. Divins anges,
veillez sur moi ; je vous lulovo. du culte de diilic cl de lati-ie.
1. On nicoiilc qu'un jour, après avoir joue ce rùlo, le duc de Villars demanda
à Voltaire comment il l'avait rempli, et que l'auteur do l'Orphelin lui répondit :
Monseigneur, vous l'avez joué comme un duc et pair. (Ci,.)
2. Il y avait ici dos corrections pour Tancrùdc. (K.)
3. Voyez tome XL, pag'd 557.
41. — Coiiiii;si>c).\nANCi!. IX. 1
2 COUUESrUND.VNCli.
4-283. — A M. FAiniYS
MAIRE ET SUBDÉLliGUÉ DU PAYS DK GEX.
Aux Délices, octobre.
Puisque M. de Flciiry' veut garder l'incognito, je ne sais
|)oint qu'il doit venir, cl je n'ai point l'honneur de lui écrire.
S'il ne se propose que d'aller à Genève pour un jour et demi,
il logera au cabaret et sera fort mal. Il fera un voyage peu
agréable. Il ne verra point les environs ; les portes se ferment à
six heures.
Mais s'il veut faire une halte aux Délices le lundi 13, comme
il se le propose, il fera un léger dîner avec sa compagnie; après
quoi nous aurons l'honneur de le mener à Tournay, où nous lui
donnerons une pièce nouvelle ; de là nous le remènerons, lui et sa
compagnie, souper aux Délices; et après souper, nous le mène-
rons courber à Fcrney. Quoique le château ne soit ni meublé,
ni fini, il y trouvera dans les altiques quatre lits de maître et des
lits pour ses domestiques. De là il prendra son parti ou d'aller
voir Genève, ou de dîner à Ferney, ou de dîner aux Délices.
Ayez la bonté, monsieur, de lui présenter celte requête; il
mettra bon au bas s'il veut nous favoriser. Nous sommes à ses
ordres. Nous avons ici M. le duc de Villars et M. de Sainl-Priest.
Tout s'est arrangé fort bien. On pardonne à la petitesse de ma
maison, au théâtre de Polichinelle, à la médiocre chère, et celle
indulgence nous encourage.
Présentez, je vous prie, mes respects à monsieur l'intendant;
donnez-moi ses ordres précis, et comptez, monsieur, sur le dévoue-
ment entier de votre très-humble et obéissant serviteur.
4284. — A M. L E MARQUIS DE CÏIAUVELIN.
Aux Délices, 3 octobre.
Le baron germanique' qui se charge de rendre ce paquet à
Voire Excellence est un heureux petit baron. Je connais des Fran-
çais qui voudraient bien être à sa place, et faire leur cour à
M. et à M"'^ de Chauvclin. Je n'ai point eu l'honneur de vous
écrire pendant que vous bouleversiez nos limites, et que vous
1. Éditeurs, Baveux et François.
2. Joly de Fleury, intcudant de Bourgogn ■,
Grimm.
ANNÉE 17 GO. 3
rendiez des Savoyards Français, et des Français Savoyards. Je
conçois très-ljjen qu'il y a du plaisir à être Savoyard quand
vous êtes en Savoie. Souvenez-vous, monsieur, que quand vous
prendrez le chemin de Versailles pour donner la chemise' au
roi, vous devez au moins venir changer de chemise dans nos
ermitages.
J'ai riionneur de vous envoyer une partie de la Vie du Selon
et du Lycurgue du Nord. Si la cour de lUissie était aussi diligente
à m'envoyer ses archives que je le suis à les compiler, vous auriez
eu deux ou trois tomes au lieu d'un. Je me souviens d'avoir en-
tendu dire à vos ministres, au cardinal Dubois, à M. de Mor-
ville*, que le czar n'était qu'un extravagant, né pour être contre-
maître d'un navire hollandais; que Pétershourg ne pourrait
subsister ; qu'il était impossible qu'il gardât la Livonie, etc. ;
et voilà aujourd'hui les Russes dans Berlin^ et un Tottleben
donnant ses ordres datés de Sans-Souci! Si j'avais été là, j'aurais
demandé le beau Mercure de Pigalle pour le rendre au roi.
En qualité de tragédien, j'aime toutes ces révolutions-là pas-
sionnément. J'ai et j'aurai contentement. Peut-être, si j'étais sir
Politick'^, je ne les aimerais pas tant. Je ne suis pas trop mécon-
tent de vous autres sur terre, mais vous êtes sur mer de bien
pauvres diables.
Si j'osais, je vous conjurerais à genoux de débarrasser pour
jamais du Canada le ministère de France. Si vous le perdez,
vous ne perdez presque rien ; si vous voulez qu'on vous le rende,
on ne vous rend qu'une cause éternelle de guerre et d'humilia-
tions. Songez que les Anglais sont au moins cinquanlc conlre
un dans l'Amérique septentrionale. Par quelle démence horrible
a-t-on pu négliger la Louisiane, pour acheter, tous les ans,
trois millions cinq cent mille livres de tabac de vos vain-
queurs? N'est-il pas absurde que la France ait dépensé tant
d'argent en Amérique, pour y être la dernière des nations de
l'Europe?
Le zèle me suffoque; je tremble depuis un an pour les Indes
orientales. Un maudit gouverneur de la colonie anglaise à Su-
1. En 17(iO, Chauvclin avait obtenu une des deux charges de maître de la
(jarde-robe.
2. La lettre 173 lui est adressée.
3. Selon VAH de vérifier les dates, Tottleben s'empara de lierlin le 9 octobre
17G0, et selon d'autres, il y entra dès le :•.
4. Voyez, tome III, la Piéruco (de 1738) en tète de la Murl de Ccsar ; et tome
XXIX, page 208.
4 CUllUliSPONDANClî.
nilf, et un ceilaiii coimiiodore qui nous a frottés dans l'Inde,
sont M'Mus me voir; ils liiont assuré que Pondicliéry serait à
CUV dans (lualre mois. Dieu veuille que M. JJcrryer confonde
iiKiii Commodore!
pour me dépiciucrdes malheurs publics et des miens propres
((.•arjenavij;ue malheureusement dans la barque), je me suis mis
à jouer force tragédies, et nous gardons des rôles pour madame
l'ambassadrice. Nous jouîmes Fanime ces jours passés; la scène
est à Saïd, i)elil port de Syrie. Nous eûmes pour spectateur un
Arabe (jui est de Saïd même, qui sait sept ou huit langues, qui
parle très-bien français, et qui eut beaucoup de plaisir. Savez-
^ous bien que j'ai eu un autre arabe? C'est l'abbé d'Espagnac.
Pourquoi faut-il qu'un homme si coriace soit si aimable! Vivent
les gens faciles en allaires! la vie est trop courte pour chipoter.
Vous connaissez la belle lettre* de Luc, où il parle si courtoi-
sement de M. le duc de Choiseul. J'ai bien peur que mes Piusses
n'aient pris aussi une lettre qu'il m'adressait. Cet homme ne mé-
nage pas plus les termes que ses troupes; il perdra ses États
pour avoir fait des épigrammes. Ce sera du moins une aven-
ture unique dans les chroniques de ce monde.
Je suis un grand babillard, monsieur; mais il est si doux de
s'entretenir avec vous des sottises du genre humain, et de vous
ouvrir son cœur! Je compte si fort sur vos bontés que je me suis
laissé aller. Conservez-moi, et madame l'ambassadrice, un peu de
souvenir et de bienveillance. Je vous avertis que M""^ Denis est de-
venue très-digne de jouer les seconds rôles avec M'"* de Chauvelin.
L'oncle et la nièce sont à ses pieds. Je vous présente mon
tendre respect dans la foule de ceux qui vous aiment.
4285. - A M. LE DOCTEUR TROiNCHIIN 2.
Voici, mon cher Esculape, le volume dont vous voulez sans
doute amuser Son Excellence. Je vous demande en grâce de me
le renvoyer au plus tôt. J'ai cherché la lettre de ce J.-J. ou J.-F.
1. Celte lettre, adressée à d'Argens, et datée de Hersmannsdorff, près de Bres-
lan, le 27 août 17C0, est dans la Correspondance littéraire de Grimm, du 15 sep-
tembre suivant. On lit cette phrase dans le dernier alinéa : « Je sais un trait du
duc de.... (Choiseul) que je vous conterai lorsque je vous verrai. Jamais pro-
cédé plu<ï fou et plus inconséquent n'a flétri un ministre de France, depuis que
cette monarchie en a. » —Voyez plus bas la lettre 4317.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 17 60. :j
Si je la trouve, vous l'aurez sur-le-champ. Je vous demande on
grâce de ne pas laisser ignorer à votre ambasscur malade le vif
intérêt que je prends à sa santé. Vous le guérirez, j'en réponds.
Il n'a que trente-quatre ans, et j'en ai soixante et onze.
P. S. Je n'aurai pas le dernier; croyez qu'il y a une très-
grande différence entre Paris et une petite ville, que la plaisan-
terie de Hume est fort bonne, et que celle des Dialogues chrétiens
est fort triste. Je ris pour Paris, mais je ne ris point pour Genève.
Non omnibus rideo. Je prends ici la chose très-sérieusement, et je
ne veux pas accoutumer des faquins de libraires à abuser de
mon nom. Je dirai à Vernet qu'il est un fripon, quand il me
plaira; mais je neveux pas qu'on mêle fasse dire. Mon cher
Esculape, croyez-moi, aimez la franchise de mon caractère.
4286. — A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI».
Aux Délices, 3 octobre.
Signor mio amabile, caro protettore di tutte le buone arti, vi
ho scritto per mezzo d' un cavalière chiamato M. Hope, mezzo
Inglese, mezzo Ollandese, e richissimo, dunquc tre volte libero.
Egli va a vcdere tutta 1' Italia et la Grecia ancora.
Ringrazio la sua cortesia per i primi versi délia traduzionc
del Tancredi. Prego il gentile poeta - clie mi fa 1' onore d' abbcl-
lirmi di ferma rsi un poco, perche la tragedia di Tancredi si rap-
presenta in Parigi molto différente da quella cli' io vi mandai
troppo frettolosamente. Bisogna sempre ripulire le nostre opère,
Et maie formatos incudi reddere versus.
Ecco dunquc i nostri comici trastulli andati al diavolo col bel
tempo. IIo fatto sempre i vecchio sul mio piccolo tcalro, e 1' ho
rappresentato troppo naturalmentc. La mia vecchiezza non mi
concède la licenza di vcnire à Bologna. Venite dunquc ad po-
veras Delicias mcas ^.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. l'aradisi.
3. Traduction : Seigneur très-aimable, protecteur des beaux-arts, je vous ai
écrit par l'intermédiaire d'un cavalier nommé M. Hope, demi-Anc-lais. domi-Ilol-
landais, et richissime, par conséquent trois fois libre. Il va visiter tuute l'Italie et
la Grèce par-dessus le marché.
Je rends grâce à votre courtoi'^ie pour les premiers vers de la traduction île
G CORRESPONDANCE
Adit'ii. iiiniisiciir, jo vous respecte, je vous aime de tout mon
cu'ur.
/'. .^'. Ne m'oubliez pas auprès de mou illustre Goldoni, que
i'.iiinc |)liis que jamais.
4-287. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, i octobre, à midi.
Kli 1 mon Dieu, mes anges, vous voilà faciles contre moi ! vous
voilà tles anges exterminateurs. Que votre face ne s'allume pas
contre moi, et regardez-moi en pitié.
Je vous ai écrit une lettre ^ ce matin ; je réponds à votre
courroux du 29. Figurez-vous que je n'ai le temps ni de manger
ni de dormir; la tête me tourne.
1*^ Je vous jure qu'on m'a mandé que Lekain et la Clairon
avaient arrangé le troisième acte à leur fantaisie; mais allons
pied à pied, si je puis, et commençons par le commencement.
2" J'ai déjà dit et je redis que la transfusion des deux scènes
paternelles d'Argire avec Aménaïde en une seule scène, vers la
fin du premier acte, était le salut de la république; j'ai remercié
et je remercie.
3" Je m'en tiens à cette manière de finir le premier acte :
Viens... je le dirai tout... mais il faut tout oser;
Le joug est trop affreux; ma main doit le briser;
La persécution enhardit la faiblesse.
Cela fortifie le caractère d'Aménaïde, et rend en même temps
ses accusateurs moins odieux.
/i" Le second acte commence encore d'une manière plus
forte :
Moi, des remords I qui, moi! le crime seul les donne, etc.
Tancrède. Je prie le gentil poète qui me fait l'honneur de m'embcllir de s'arrêter
un peu, parce que la tragédie de Tancrède qu'on représente à Paris est bien diffé-
rente de celle que je vous mandai avec trop de hâte. Il est besoin de repolir sans
cesse nos œuvres, « et de remettre sur l'cnclame les vers mal formés ».
Voici donc nos amusements comiques qui s'en vont au diable avec le beau
temps. J'ai toujours joué le vieillard sur mon petit théâtre, et je l'ai représenté
trop au naturel. Ma vieillesse ne me permet pas d'aller à Bologne. Venez donc à
no-; pauvres Délices.
I. Elle manque. (Cl.)
ANNÉE 1760. 7
Et c'est Aménaïdc, et non la suivante, qui fait tout ; et il est bien
plus naturel de lui donner de la confiance pour un esclave qui
l'a déjà servie que de remettre tout aux soins de Fanie : cela
était trop d'une petite fille, et cette fermeté du caractère d'Amé-
naïde prépare mieux les reproches vigoureux qu'elle fait ensuite
à son père.
5° Jamais je n'ai eu d'autre idée, au troisième acte, que de
faire apprendre à ïancrède son malheur par gradation ; je n'ai
jamais prétendu qu'il parlât d'abord à Aldamon, comme au con-
fident de son amour ; et quand Tancrède disait, au nom d'Or-
bassan :
Orbassan, l'ennemi, le rival de Tancrèdel
(Scène I.)
il le disait à part; et, pour lever toute équivoque, j'ai mis Vop-
prcsseurde Tancrède, au lieu de rival. J'ai toujours prétendu que
Tancrède, en arrivant dans la ville, avait appris, par le bruit
public, qu'Orbassan devait épouser Aménaïde; c'est une chose
très-naturelle: tout le monde en parle, et Aldamon n'en sait que
ce que la voix publique lui en a appris.
Quand Tancrède demande qui commande les armes dans la
ville, Aldamon peut répondre :
Ce fut, vous le savez, le respectable Argire,
Mai:; Orbassan lui succède.
(Acte m, scène i.)
En un mot, tout l'art de cette scène doit consister dans la
manière dont Tancrède laisse pénétrer son secret par Aldamon,
qui voit, par son émotion, quels sont ses chagrins et ses projets.
Je vais parler de vous était équivoque; vous cependant ne signifie
pas je vous nommerai; il signifie qu'Aménaïde pourra se douter
quel est ce vous; mais cela est trop subtil, et vous m'envoyez vaut
mieux. Ce sont bagatelles.
C" Je suis encor sous le couteau
(Acte III, scène vu.)
est une expression noble et terrible : si on ne la trouve pas
ailleurs, tant mieux ; elle a le mérite de la nouveauté, de la vérité,
et rie l'intérêt. Celle scène a fait un grand ell'el chez moi. Il faut
laisser dire les petits critiques, qui font semblant de s'ellarou-
H COHHESPONDANCE.
cher ilo loul ce (jiii est nouveau, et qui no voudraient que des
expressions triviales; notre lanj^ue n'est déjà que trop stérile.
7" La dernière scène du second acte était aussi nécessaire
fine celle tirrnière scène du troisième; mais comme ce petit
nionoIo^Mic du second ne peut être qu'une expression simple de
la situation (rAniénaïde, conmie ce tableau de son état n'est point
un j^rand combat de passions, il ne faut pas s'attendre à de grands
elïets de ce monologue, mais seulement à rendre le spectateur
satisfait, et à terminer Fade avec rondeur et élégance, sans
refroidir.
8" Si,
0 ma fille! vivez, fiissioz-vous ci-iminelle*,
est dit par un acteur glacé, tel que les acteurs français l'ont
presque toujours été ; si ce vers n'est pas dans la bouche d'un
liomme qui ait déjà pleuré ou fait pleurer, il est clair que ce
vers doit être mal reçu ; mais moi, en le disant, j'arrache des
larmes. J'ai voulu peindre un vieillard faible et malheureux ; c'est
la nature. Il y a un préjugé bien ridicule parmi nous autres
Francs, c'est que tous les personnages doivent avoir la même
noblesse d'âme, qu'ils doivent tous être bien élevés, bien élé-
gants, bien compassés; la nature n'est pas faite ainsi.
9° Le grand point est de toucher;
Inventez des ressorts qui puissent m'atlachcr,
(BoiLEAU, l'Art poel., cli. III v. 26.)
Or Aménaïde est aussi touchante à la lecture qu'au théâtre.
Cependant vous savez, mes anges, que M. de Chauvelin avait été
mécontent du quatrième acte; il avait imaginé d'envoyer un
ambassadeur de Solamir, et de substituer une entrée et une
audience aux sentiments douloureux d'une femme qui a été
condamnée à mort par son père, et qui est à la fois méprisée et
défendue par son amant. Toutes ces idées que chacun a dans sa
tête, de la manière dont on pourrait conduire autrement une
pièce nouvelle, ne serviront jamais qua refroidir un auteur, à lui
ôter tout son enthousiasme. On pourra gagner quelque chose du
côté de l'historique, et on perdra tout l'intérêt. Si Corneille avait
suivi dans le Cid le plan de l'Académie, le Cid était à la glace.
1. Ce vers, qui sortait glace de la bouche de Brizard, n'a pas été conservé
.dans Tancrède. {Va..)
ANNliE 17 0 0. 9
On crie, aux premières représentations, et le couteau, et la
liaine outragcusc, et
...Je ne peux souffrir ce qui n'est pas Tancrède;
(Acte II, scèno i.)
au bout de huit jours on ne crie plus.
10° Les longueurs doivent être accourcies ; mais l'étriqué et
l'étranglé détruit tout. Un sentiment qui n'a pas sa juste étendue
ne peut faire eiïct. Qu'est-ce qu'une tragédie en abrégé?
1^ Nous soutenons toujours que les derniers vers d'Amé-
naïde sont un morceau pathétique, terrible, nécessaire, et nous
en avons eu la preuve :
Arrêtez... vous n'ùtes point mon père, etc.
(Acte V, scène vi.)
On fut transporté.
Je n'ai plus de papier, je n'ai plus ni tête ni doigts. Mon cœur
est navré de douleur si j'ai déplu à mes anges; mais, au nom
de Dieu, ùtez-moi ce
Car tu m'as déjà dit'.
4288. — A M. PALISS0T2.
Octobre.
J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 13. Je dois me plaindre
d'abord à vous de ce que vous avez publié mes lettres sans m(>
demander mon consentement : ce procédé n'est ni de la philo-
sophie ni du monde. Je vous réponds cependant, en vous priant,
par tous les devoirs de la société, de ne point publier ce que je
ne vous écris que pour vous seul.
Je dois vous remercier de la part que vous voulez bien prendre
au succès de Tancrhde, et vous dire que vous avez très-grande raison
de ne vouloir d'appareil et d'action au théùtre qu'autant que l'un
et l'autre sont liés à l'intérêt de la pièce. Vous écrivez Iroj) bien
pour ne pas vouloir que le poète l'emporte sur les décorateurs.
1. Voyez lomo XL. page .j.jT.
2. Cette lettre a été imprimée à la page 3.j7 du tome I" du Stippli'ment au
recueillies lellres de M. de Voltaire, Paris, Xlirouci, 1808, deux volumes in-8" on
in-12. Augcr, qui fut éditeur de ces doux volumes, la donna d'après une copif
écrile de la main du secréluire de Voltaire; je la reproduis ici, sans cherchera
expliquer pourquoi cette copie est si différente de la lettre à Palissot du 2i sep-
tembie (voyez n" 427.3), dont elle est évidemment une autre version; mais c'est le
texte de la lettre du 2i seplimbrc qui est l'authentique. (B.)
10 CORRESPONDANCE.
Je (lois aussi vous dire que la guerre n'est pas de mon goût, mais
qu'on est (luclquofoislbrcéà la faire. Les agresseurs en tout genre
ont tort devant Dieu et devant les hommes. Je n'ai jamais attaqué
persDiine. Fréron m'a insulté des années entières sans que je
l'aie su ; on m'a dit ([ue ce serpent avait mordu ma lime^ avec
des dents aussi envenimées que faibles. Lefranc a prononcé
devant l'Académie un discours insolent dont il doit se repentir
toute sa vie, parce que le public a oublié ce discours, et se sou-
vient seulement des ridicules qu'il lui a valus.
Pour votre pièce des Philosopiies, je vous répéterai toujours
que cet ouvrage m'a sensiblement affligé. J'aurais souhaité que
vous eussiez employé l'art du dialogue et celui des vers, que
vous entendez si bien, à traiter un sujet qui ne dût pas une
partie de son succès à la malignité des hommes, et que vous
n'eussiez point écrit pour flétrir des gens d'un très-grand mérite,
dont (juelques-uns sont mes amis, et parmi lesquels il y en a eu
de malheureux et de persécutés. Le public finit par prendre leur
j)arti ; ou ne veut pas que l'on Immole sur le théâtre ceux que la
cour a opprimés. Ils ont pour eux tous les gens qui pensent,
tous les esprits qui ne veulent point être tyrannisés, tous ceux
qui détestent le fanatisme ; et vous, qui pensez comme eux, pour-
quoi vous êtos-vous brouillé avec eux? 11 faudrait ne se brouiller
qu'avec les sots.
On m'a envoyé un Recueil^ de la plupart des pièces concer-
nant cette querelle. In des intéressés a fait des Notes ^ bien fortes
sur les accusations que vous avez malheureusement intentées
aux philosophes, et sur les méprises où vous êtes tombé dans
ces imputations cruelles. Il n'est pas permis, vous le savez, à un
accusateur de se tromper. C'est encore un grand désagrément
pour moi que notre commerce de lettres ait été empoisonné par
les reproches sanglants qu'on vous fait dans ce Recueil, et par
ceux qu'on m'a faits, à moi, d'entretenir commerce avec celui
qui se déclare contre mes amis.
J'avais été gai avec Lefranc, avec Trublet, et même avec
Fréron ; j'avais été touché de la visite que vous me fîtes aux
Délices; j'ai regretté vivement votre ami M. Patu, et mes senti-
ments, partagés entre vous et lui, se réunissaient pour vous ;
j'avais pris un intérêt extrême au succès de vos talents; vous
1. Allusion à la fable de La Fontaine, livre V, fable .wi.
2. Le Recueil des Facéties parisiennes pour les six premiers mois de l'an 1700.
:{. \oyc7., tome XL, la note 4 de la page ô-jo.
ANNÉE 17G0. H
m'avez fait jouer un triste personnage quand je me suis trouvé
entre vous et mes amis, que vous avez décliirés. Je vous avais
ouvert une voie pour tout concilier; mais, au lieu delà prendre,
vous avez redoublé vos attaques. C'est aux jésuites et aux jansé-
nistes à se détruire, et nous aurions dû les manger^ tranquille-
ment, au lieu de nous dévorer les uns les autres.
4289. — A M. D'ALEMBERT.
8 octobre.
Jai eu, mon très-cher maître, votre discours* et M. de Mau-
dave, et j'ai été Lien content de l'un et de l'autre. Indépendam-
ment de vos bontés pour moi, j'aime tout ce que vous faites;
vous avez un style ferme qui fait trembler les sots. Je vous sais
bon gré de n'avoir pas mis la tragédie dans la foule des genres
de poésie qu'on ne peut lire. Je vous prie, à propos de tragédie,
de ne pas croire que j'aie fait Tancrède comme on le joue à Paris.
Les comédiens m'ont cassé bras et jambes ; vous verrez que la
pièce n'est pas si dégingandée. Heureusement le jeu de M"" Clairon
a couvert les sottises dont ces messieurs ont enrichi ma pièce
pour la mettre à leur ton. Nous l'avons jouée ici; et, si vous y
revenez, nous la jouerons pour vous. Vous seriez étonné de nos
acteurs. GrAce au ciel, j'ai corrompu Genève, comme m'écrivait
votre fou de Jean-Jacques'. Il faut que je vous conte, pour votre
(Vlilicntion, que j'ai fait un singulier prosélyte. Ln ancien olTicier*,
homme de grande condition, retiré dans ses terres h cent cin-
quante lieues de chez moi, m'écrit sans me connaître, me confie
qu'il a des doutes, fait le voyage pour les lever, les lève, et me pro-
met d'instruire sa famille et ses amis, La vigne du Seigneur n'est
l)as mal cultivée. Vous prenez le parti de rire, et moi aussi; mais
En riant quelquefois on rase
D'assez près ces extravagants
A manteaux noirs, à manteaux blancs,
Tant les ennemis d'Allianase,
Honteux ariens de ce temps,
Que les amis de l'hypostase,
Et ces sols qui prennent i)Our base
1. Mfinocons du jésuite!... est le cri des Oreillons, dans le chap. xvi du roman
de Cuiididc.
'2. liélhixions sur la Poésie; vojcz tonio XL, paj^c .j"JG
3. Voyez le passage de sa lettre, t oiiie XL, p.'iL,'c 423.
4. Le marquis d'Arj^ence de Dirac.
42 CORRESPONDANCE.
De leurs cniuiyciix ;irguments
De Haïus quehjuo para pi ira se.
Sur mon bidet, nommé Pégase,
J'éclabousse un peu ces pédants;
Mais il faut que je les écrase
lui riant.
Laissons là ce rondoau ; ce n'est pas la peine de le finir; le
temps est trop cher. M. le chevalier de Maudavc m'a donné des
commentaires snr le Ycidam qui en valent bien d'autres. Il m'a
donné de plus un dieu qui en vaut bien un autre : c'est le Phal-
liim '. Il m'a l'air d'en porter sur lui une belle copie.
Duclos m'a envoyé le T, pour rapetasser cette partie du Dic-
tiornuiirc-. Signa T super caput dolenlium^. Je n'ai pas encore eu
le temps d'y travailler; il nous faut jouer la comédie deux fois
par semaine. Nous avons eu dans notre trou quarante-neuf per-
sonnes à souper qui parlaient toutes h la fois, comme dans
PÉcossaise: cela rompt le chaînon des études. Je donnerais ces
quarante-neuf convives pour vous avoir. A propos, vous frondez
la perruque'^ de Boileau ; vous avez la tète bien près du bonnet.
S'il avait fait une épître à sa perruque, bon ; mais il en parle en
un demi-vers, pour exprimer, en passant, une chose difficile à
dire dans une épître morale et utile.
Si j'ai le temps et le j^énie, je ferai une épître ^ à Clairon, et
je vous promets de n'y point parler de ma perruque.
Il n'y a point de metum Juclxorum^ ; nous avons ici doux
maîtres des requêtes qui m'ont annoncé M. Turgot. Nous allons
avoir un conseiller de grand'chambre'' ; c'est dommage qu'Orner
Joly de Flcury n'y vienne pas.
Luc est remonté sur sa bête, et sa bête est Daun ^
Aimez-moi un peu ; et, s'il y a à Paris quelque bonne et grave
impertinence, ne me la laissez pas ignorer.
1. Ou Phallus. Voyez ce qu'en dit Voltaire, tome XXIX, page 103.
2. Le Dictionnaire de V Académie. (Cl.) — Le travail de Voltaire sur la lettre T
pour le Diclionnaire de l'Académie a été mis, par les éditeurs de Kehl, dans le
Dictionnaire pitilosophique; voyez tome XX.
3. Kzéchiel, cliap. ix, v. 4.
4. D'Alembcrt prétendait, dans ses Réflexions stir la Poésie, que Boileau avait
avili la langue dos dieux en exprimant poétiquement sa perruque. Voltaire, avec
raison, prend ici le parti des faux cheveux blonds du législateur du Parnasse.
Voyez VËpiIre x de Boileau à mes vers, v. 26. (Cl.)
b. C'est ;\ quoi l'avait engagé d'Alembert dans la lettre 4267.
6. Jean, vu, 13.
7. L'abbé d'Espagnac.
8. Voyez tome XL, page 525.
ANNÉE 17 GO. 43
l-2'JO. — A M. ÏIIltRIOT.
8 octobre.
Je vous (lois Lien des réponses, mon ancien ami. Puisque
vous logez chez un médecin', ce n'est pas merveille que vous
soyez malade. Si vous venez aux Délices, vous vous porterez
bien, M""^ Denis vous fera pleurer dans Tancrede tout autant que
M"-^^ Clairon ; et moi, je vous ferai plus d'impression que Crizard ;
je suis un e.Ycellent bonhomme de père.
Je vous enverrai incessamment un Pierre le Grand par M, Dami-
laville.
Je ne i)eux vous donner la Capilotade - que cet hiver; je n"ai
l)as un moment à moi.
J"ai dans mon taudis des Délices M. le duc de Villars, un
intendant ^ un homme d'un grand mérite* qui a fait cent cin-
quante lieues pour me voir, JNous couchons les uns sur les
autres. Il y avait hier quarante-neuf personnes à souper. Nous
jouons aujourd'hui Mahomet; une Palmire ^ jeune, naïve, char-
manie, voix de sirène, cœur sensible, avec deux yeux qui fondent
en larmes; on n'y tient pas : Gaussin était une statue. Nota bene
que jarrache l'ùme au quatrième acte.
Mon église ne se bùtira qu'au printemps. Vous voulez que j'ose
consulter M. Soufflot sur cette église de village, et j'ai fait mon
château sans consulter personne.
J'ai reçu le Pcre de famille; mais je voulais l'édition avec
rt'l)igrai)he grecque, et les deux lettres qui tirent tant de bruits
Bonsoir, mon cher ami; la tête me tourne de plaisir et de
l'a ligue.
Dites-moi donc quelles crili(|ues on fait de Tancrede, cl vale.
4201. — A M. DAMILAMLLI'.
8 octobre.
M. Tliieriol, monsieur, ni'api)ren(l toutes vos bontés; il me
dit aussi (|ue vous avez une bibliolhè(iue choisie. Je devrais,
1. ilyacintlio-Tliéodorc Haron, habile mcdcciii mort à Paris en 1787.
2. Chant XVIII de la Pucelle; voyez la lottrc à d'Alcmbcrt, du G janvier 1701,
3. L'intendant de Uour^,'0;,'nc; voyez la lettre i-83.
4. Le marquis d'Ar|,'ence de Dirac.
;>. M""^ lUIliet; voyez tome \L, [laL'e ôOl.
0. Voyez la note, tome XL, jjage iUO.
^4 COKUESl'OXDANCE.
paicc (|ii"('lle f'sl choisie, ne point hasarder de vous présenter
ce (jiie j'ai iail iniprinicr sur l'icrrc le Grand, et que les lenteurs
de la cour de Pélcrsbourg ont empêché l'année passée de pa-
raître.
Je vous demande le secret; personne n'en a de ma main'.
Je vous prierai de permettre que j'en fasse tenir un par vous à
M. Thieriol, dans quelques jours.
Pardonnez à mon laconisme; je n'ai pas le temps, depuis
quinze jours, de manger et de dormir.
4292. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
8 octobre.
0 divins anges! jugez si je suis fidèle à mon culte; je vais
jouer Zopire ; j'ai deux cents personnes à placer; je fais copier
Tancrhie; je vous écris. Où diahle avez-vous péché, mes anges,
que j'avais un peu d'amertume, quand je suis pénétré de vos
bontés?
Je vous enverrais aujourd'hui Tancrhie, si j'avais seulement
le temps de faire un paquet. Qui, moi de l'amertume, parce que
j'ai pris le parti du troisième acte, et que j'ai cru que Lekain me
l'avait sahoulé? Pour Dieu, laissez-moi mon franc arbitre ; encore
faut-il bien que j'aie mon avis; Dieu a permis à ses créatures de
dire ce qu'elles pensent. Mon cher ange, mandez-moi, je vous
prie, où l'on en est de ce Tancrhie, quel parti on prend. J'ai en-
voyé un long mémoire à Clairon, par Versailles; je vous écris
aussi par Versailles. Je ne veux pas ruiner mes anges par mes
bavarderies. Nous jouons donc iI7fl/io)77e« aujourd'hui. N'a-t-onpas
fait cent critiques de 3Iahomei? Cela empêche-t-i! qu'elle ne doive
faire un effet terrible, qu'elle ne doive déchirer le cœur ! Ah ,
Gaussin ! Gaussin ! si vous aviez la centième partie de Tàme de
M""= Rilliet-! si on avait eu un Séide! Pauvres Parisiens! vous
n'avez point d'acteurs qui pleurent. J'ai un petit mot à vous dire,
mes anges : c'est que presque toutes vos tragédies sont froides,
et vos acteurs aussi, excepté la divine Clairon, et quelquefois
Lekain. Mes yeux se sont ouverts, mais trop tard. Je mourrai
sans avoir fait une pièce selon mon goût.
1. Voltaire avait déjà adressé le premier volume de son Illsloire à Tressan, à
Algarott^, à Chauvelin, etc. (Cl.)
2. M""= Rilliet; voyez Ibme XL, page 5GI.
ANNÉE 1760. Vô
M. le duc de Clioiseul vous a-t-il montré la facétie de ma dé-
dicace^?
Avez- vous reçu un Pierre?
Madame Scaligcr, ne soyez donc plus fâchée contre moi.
C'est que je suis à vos pieds, c'est que je vous aime et révère au
pied de la lettre,
4293.— A MADAME LA :\IARQUISE DU DEFFANT-\
10 octobre.
Si vous n'êtes point W7Î gtwul enfant^, madame, vous n'êtes
pas non plus une pciite vieille. Je suis votre aîné, et je joue la co-
médie deux fois par semaine; et le bon de l'afï'aire c'est que
nous jouons des pièces nouvelles de ma façon, que Paris ne
verra pas, à moins qu'il ne soit Lien sage et bien honnête.
Comme je fais le théâtre, les pièces, et les acteurs, qu'en
outre je bâtis une église et un château, et que je gouverne par
moi-même tous ces tripots-lh ; et que, pour m'achever de peindre,
il faut finir VHisloire de Pierre le Grand, et que j'ai dix ou douze
lettres à écrire par jour, tout cela fait que vous devez me par-
donner, madame, si je ne vous ennuie pas aussi souvent que je
le voudrais.
J'ai pourtant un plaisir extrême à m'entretenir avec vous ; vous
savez que j'aime passionnément votre esprit, votre imagination,
votre façon de penser. Vous aurez la moitié de Pierre incessam-
ment. 11 y a un paquet tout prêt pour vous et pour M. le prési-
dent Ilénault; mais on ne sait comment faire pour dépêcher ces
paquets par la poste.
Je vous avertis que la Préface vous fera pouffer de rire, c!
vous serez tout étonnée de voir que la plaisanterie'' n'est poiiil
déplacée.
J'y joins un chant de la Pucclle^, qui pourra vous faire rire
aussi. Je vous promets encore de vous chercher des fariboles
philosophiques dans ma bibliothèque; mais il faut que vous
iiacliiez que je ne suis guère le maître d'entrer dans ma biblio-
thèque ù présent, [)arce qu'elle est dans rappartement qu'occupe
i. Celle (le Tancrède.
2. Réponse à la leUre de la marquise, du 20 septembre précédent.
3. Voyez tome \L, pape 532.
4. Voltaire veut sans doute parii r de la plaisanterie sur Francus et le mare
chai de Villars, dans la Préface de Pierre le Grand; voyez tome XVJ, page 382.
5. Voyez la lettre 42U0.
4C
COlUU-Sl'OXDANCIi:.
^1. I,. , lue (le Mll.iis, avec tout sou monde. Il nous a Jimio, à huis
rios, (icui^iskau clans l'Orphelin de la Chine; il vaut mieux que
tous vos comédiens de Paris.
Je suis Tort aise, madame, qu'on ait imprimé ma lettre ^ au
roi do l'oiognc. Trois ou quatre lettres par an, dans ce goîlt-là,
écrites aux puissances, ou soi-disant telles, no laisseraient pas
(le l'aire du bien. 11 faut rendre service aux hommes tant qu'on
le pi'ut, (iuoi(iu'ils n'en vaillent guère la peine.
.Mou petit parti d'ailleurs m'amuse heaucoup. J'avoue que
tous mes complices n'ont pas sacrifié aux Grâces; mais, s'ils
étaient tous aimables, ils ne seraient pas si attachés à la bonne
cause. Les gens de bonne compagnie ne font point de prosé-
lytes; ils sont tièdcs-, ils ne songent qu'à plaire; Dieu leur de-
mandera un jour compte de leurs talents.
Vous avez bien raison, madame, d'aimer ['Histoire^ de mon
ami Hume; il est, comme vous savez, le cousin de l'auteur de
l'Écossaise. Vous voyez comme il rend, dans celte histoire, le fana-
tisme odieux.
i\e croyez pas que VHistoire de Pierre le Grand puisse vous
amuser autant que celle des Stuarts; on ne peut guère lire
Pierre qu'une carte géographique à la main ; on se trouve d'ail-
leurs dans un monde inconnu. Lue Parisienne ne peut s'in-
téresser à des combats sur les Palus-Méotides, et se soucie
fort peu de savoir des nouvelles de la grande Permie et des
Samoyèdes. Ce livre n'est point un amusement, c'est une étude.
M. le président Hénault ne veut point que je donne Pierre
chiquette à chiquette ; je ne le voudrais pas non plus, mais j'y
suis forcé. On a un peu de peine avec les Russes, et vous savez
que je ne sacrifie la vérité à personne.
Adieu, madame; si vous aviez des yeux, je vous dirais : Venez
philosopher avec nous, parce que vos yeux seraient égayés pen-
dant neuf mois par le plus agréable aspect qui soit sur la terre ;
mais ce qui fait le charme de la vie est perdu pour vous, et je
vous assure que cela me fait toujours saigner le cœur.
J'ai chez moi un homme d'un mérite rare, homme de grande
condition, ancien officier retiré dans ses terres^ ; il les a quittées
pour venir, à cent cinquante lieues de chez lui, philosopher
1. Voyez n» 4230.
2. Voltaire songeaii au président Ilonault en ccrivaul- ceci.
3. Celle de la maison de Sluart.
i. D'Argence de Dirac, dont il est question plus haut.
ANNÉE 1760. a
dans une retraite. Je ne l'avais jamais vu, je ne savais pas même
qu'il existât ; il a voulu venir, il est venu ; il fait de grands pro-
grès, et il m'enchante. Mais, par malheur, il me vient des inten-
dants' : ces gens-là ne sont pas tous philosophes. Mon Dieu ! ma-
dame, que je hais ce que vous savez'!
Je vais être en relation avec un brame des Indes, par le
moyen d'un officier' qui va commander sur la côte de Coroman-
del, et qui m'est venu voir en passant. J'ai déjà grande envie de
trouver mon brame plus raisonnable que tous vos butors de la
Sorbonne.
Adieu encore une fois, madame ; je vous aime beaucoup plus
que vous ne pensez.
4294. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT *.
Au.\ Délices, 12 octobre.
Qu'est devenu, monsieur, le gros tonneau dont vous aviez eu
la bonté de me flatter après le temps où les chaleurs seraient
passées? Je suis toujours à vos ordres. Je ne sais si on paye
vingt francs par pinte comme par roue de carrosse. J'espère que
les impôts serviront un jour à nous faire boire votre vin en paix.
On dit qu'il y a dans les vignes de Tournay un peu de vin pas-
sable ; mais je le ferai boire aux Genevois, et je ne goûterai que
le vôtre si vous en avez. Permettez-moi de saisir cette occasion
do présenter mon respect à M""' Le Bault, et de vous assurer de
celui avec lequel je serai toute ma vie, etc.
4295. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL.
13 octobre.
Madame Scaliger, savez-vous bien que vous êtes adorable? Des
lettres de quatre pages, des mémoires raisonnes, des bontés de
toute espèce ; mon cœur est tout gros. J'aime mes anges à la
folie. Quand je vous ai envoyé des bribes pour Tancrcde, imagi-
nez-vous, madame, qu'on m'essayait un habit de théâtre pour
Zopire, et un autre pour Zamti ; qu'il fallait compter avec mes
ouvriers, faire mes vendanges et mes répétitions. J'écrivais au
1. Joly de Fli'iiry do L;v Viilottc, iiilendiint de IJoiii'gognc.
2. L'infâme suporstitioii. (Ci..)
3. Le chevalier de Maudave.
4. Éditeur, Tii. l'oisset.
il. — C()llllKSl'OM>\N(.K. I \. 2
,ji CORRESPONDANCE.
courant de la plume, cl un Tancrède sortait de la placeK Cette
place n'est pas lenable : il y avait cent autres incongruités ; je m'en
apercevais bien ; je les corrigeais quand le courrier était parti.
J'envoyais des mémoires à Clairon ; je priais qu'on suspendît les
représentations, qu'on me donnât du temps. Voilà ce qui est lait;
tout est Uni, plus de chevalerie. Vous aurez une nouvelle leçon
quand vous voudrez.
Pour moi, je vais jouer le père de Fanime dans deux heures,
et je vous avertis que je vais faire pleurer. Fanime se tue ; il faut
que je vous confie cette anecdote. Mais comment se tue-t-clle? à
mon gré, de la manière la plus neuve, la plus touchante. Cette
Fanime fait fondre en larmes, du moins M""' Denis fait cet elTet:
car, ne vous déplaise, elle a la voix plus attendrissante que Clai-
ron. Et moi, je vous répète que je vaux cent Sarrasin, et que j'ai
formé une troupe qui gagnerait fort bien sa vie. Ah ! si nous
pouvions jouer devant madame Scaliger !
Mais vous a-t-on envoyé Pierre I''? Cela n'est pas si amusant
qu'une tragédie. Que ferez-vous de la grande Permie et des Sa-
moyèdes? Il y a pourtant une Préface à faire rire, et j'ose vous
répondre qu'elle vous divertira. Je crois que j'étais né plaisant, et
que c'est dommage que je me sois adonné parfois au sérieux. Je
n'ai point vu les fréronades- sur Tancrède; mais je me trompe,
ou Jérôme Carré est plus plaisant que Fréron. Je me mo([ue un
peu du genre humain, et je fais bien ; mais avec cela, comme
mon cœur est sensible, comme je suis pénétré de vos bontés!
comme j'aime mes anges ! Je les chéris autant que je déteste ce
que vous savez. Mon aversion pour cette infamie^ ne fait que
croître et embellir. M. d'Argental est donc à la campagne? Com-
ment peut-il faire pour ne pas sortir à cinq heures? Comment
va la santé de M, de Pont-de-Veyle ?
Quand mon cher ange rcviendra-t-il? Je suis à vos pieds,
divine Scaliger.
42'JG. — A MADEMOISELLE CLAIRON *.
14 octobre.
Je ne conçois pas, mademoiselle, comment on a pu vous dire
qu'il y a de l'inconséquence dans les réponses qu'Aménaïde fait
1. Allusion au moment où Tancrède, sans doute dans le quatrième acte, sortait
de Syracuse pour fuir Aménaïde et combattre Solaniir.
2. Voyez tome V, page 493.
.'?. La superstition, l'hypocrisie, etc. (Cl.)
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNEE 17 GO. 19
à son père au quatrième acte. Vous avez senti sans doute qu'Amé-
naïde ne s'emporte que quand son père s'oppose à l'idée d'aller
trouver Tancrède; aussi ces nouveaux emportements, loin de
contredire ces vers,
Votre vertu se fait des reproches si grands, etc.,
sont la conduite évidente de ce sentiment. Elle n'ose d'abord
dire à son père tout ce qu'elle relient dans son cœur par res-
pect ; et enfin ce respect cède à la douleur. Voilà la marche du
cœur humain. Je vous demande en grâce de ne point écouter
les fausses délicatesses de tant de mauvais critiques, et de vous
en rapporter à votre propre sentiment; il doit être celui de la
nature.
J'ignore encore pourquoi on a dit que votre situation au
deuxième acte n'était pas intéressante avec votre père. Tout ce
que je sais, c'est que le père a été chez moi très-intéressant à ce
second acte. Il pleurait et il faisait pleurer.
J'ai vu aussi l'effet de la fin. Les fureurs d'Aménaïde seraient
écourtées (ce qui est le plus grand des défauts) si elle ne repous-
sait pas son père, à qui elle demande pardon le moment
d'après. Les fureurs d'Oreste sont froides, parce qu'Oreste est
seul, parce qu'il n'y a point d'objet présent qui cause ces fu-
reurs, parce que ces fureurs ne sont pas nécessaires, parce
qu'on s'intéresse très-médiocrement à lui; c'est ici tout le con-
traire.
J'aurais bien d'autres choses à vous dire; mais je crains
d'abuser de vos bontés. Il vaut mieux employer mon temps à
perfectionner ma pièce qu'à la défendre ; et d'ailleurs, vous
avez une autre pièce à jouer. Rien ne réussira que par vous.
Recevez, parmi tant d'autres hommages, ceux du vieux Suisse.
4297. — A MADt:.MOISELLE GLAIUON.
IG octobre.
Relie Molpomène, ma main ne répondra pas à la lettre dont
vous m'honorez, parce qu'elle est un peu impotente; mais mon
cœur, qui ne l'est pas, y répondra.
lînisonnons ensemble, raisonnons.
Les monologues, (|ui ne sont pas des combals de passions, ne
pinui-nt jamais renmcr l'Ame et la transporter. Un monologue,
qui n'est et ne peut être (jue la continuation des mêmes idées et
20 COUIU'SPONDANCE.
(les mC'ines stMitiinents, ii'esl qu'une pièce nécessaire à l'édifice;
cl tout ce (lu'oii lui deinaiide, c'est de ne pas refroidir.
Le mieux, sans contredit, dans votre monologue du second
acte, est (|u'il soit court, mais pas trop court. On peut faire venir
Fanic, et finir par une situation attendrissante. Je tûcherai d'ail-
leurs de fortifier ce petit morceau, ainsi que bien d'autres. Un
a été forcé de donner Tanœxk avant que j'y eusse pu mettre la
dernière main. Cette pièce ne m'a jamais coûté un mois. Vos
talents ont sauvé mes défauts ; il est temps de me rendre moins
indigne de vous.
Je ne suis point du tout de votre avis S ma belle Melpomène,
sur le petit ornement de la Grève, que vous me proposez. Gar-
dez-vous, je vous en conjure, de rendre la scène française dé-
goûtante et horrible, et contentez-vous du terrible. N'imitons pas
ce qui rend les Anglais odieux. Jamais les Grecs, qui entendaient
si bien l'appareil du spectacle, ne se sont avisés de cette inven-
tion de barbares. Quel mérite y a-t-il, s'il vous plaît, à faire con-
struire un échafaud par un menuisici'? En quoi cet échafaud se
lie-t-il à l'intrigue? Il est beau, il est noble de suspendre des
armes et des devises. Il en résulte qu'Orbassan, voyant le bouclier
de Tancrède sans armoiries, et sa cotte d'armes sans faveurs des
belles, croit avoir bon marché de son adversaire ; on jette le gage
de bataille, on le relève ; tout cela forme une action qui sert
au nœud essentiel de la pière. Mais faire paraître un échafaud,
pour le seul plaisir d'y mettre quelques valets de bourreau,
c'est déshonorer le seul art par lequel les Français se distinguent,
c'est immoler la décence à la barbarie ; croyez-en Boileau, qui
dit :
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille, et reculer des yeux.
(L'An jwct., ch. III, V. 53.)
Ce grand homme en savait plus que les beaux esprits de nos
jours.
J'ai crié, trente ou quarante ans, qu'on nous donnât du
spectacle dans nos conversations en vers , appelées tragédies ;
1. Ce fut contre son avis, et à la pluralité des voix, que M"« Clairon fut chargée
de proposer à M. de Voltaire de tendre le théâtre en noir, et de dresser un écha-
faud au troisième acte de Tancrède. Les principes de cette grande actrice n'ont
jamais dilTéré de ceux qui sont établis dans cette lettre. (K.) — Quoi qu'on disent
les éditeurs de Kchl, M""' Clairon n'était guère éloignée de partager l'avis des
comédiens, avis qui était celui de d'Alembcrt. (Ci,.)
ANNÉE 1760. 21
mais je criornis bien davantage si on changeait la scène en
place de Grève. Je vous conjure de rejeter celto abominable ten-
tation.
J'enverrai dans quelque temps Tancride, quand j'aurai pu y
travailler à loisir: car figurez-vous que, dans ma retraite, c'est le
loisir qui me manque. Fanime suivra de près; nous venons de
l'essayer en présence de M. le duc de Villars, de l'intendant de
liourgogue, et de celui de Languedoc'. Il y avait une assemblée
I lès-choisie. Votre rôle est plus décent, et par conséquent plus
attendrissant qu'il n'était; vous y mourez d'une manière qu'on
ne peut prévoir, et qui a fait un efi'et terrible, à ce qu'on dit. La
pièce est prête. Je vais bientôt donner tous mes soins à Tancrede.
Ouand vous aurez donné la vie à ces deux pièces, je vous sup-
plierai d'être malade, et de venir vous mettre entre les mains de
Tronchin, afin que nous puissions être tous à vos pieds.
4298, — DE M. D'ALEMBERT.
Paris, ce 18 octobre.
Jo m'attendais bien, mon cher et grand pliilosophe, que vous seriez con-
tent de l'Indien' que je vous ai adressé, et qui brûlait d'envie d'aller
prendre vos ordres pour les bramines. A l'égard de mon discours, maître
Aliljoron, votre ami et le mien, n'en a pas pensé comme vous. 11 ne l'a ni
lu ni entendu, et en conséquence il vient de faire deux feuilles contre moi
que je n'ai auési ni lues ni entendues, et dans lesquelles je sais seulement
que vous avez votre part. Il prétend que si votre siècle a des bontés pour
vous, la postérité ne vous promet pas poires molles, et il vous met au-des-
sous de tous les poëtes passes, présents et à venir, depuis Homère jusqu'à
l'ompignan. J'ai hésité si je vous annoncerais crûment cette humiliation;
mais je veux être l'esclave des triomphateurs romains, et vous apprendre à
ne pas mettre au pilori, comme vous avez fait, l'honneur de la littérature
française.
Je ne sais pas si les comédiens ont cassé bras et jambes à Tancrede;
mais je sais que, pour un roué, il avait encore très-bonne grâce. Au reste,
je suis bien aise de vous apprendre encore ( car je veux absolument vous
humilier aujourd'hui) que l'on répète à celto occasion ce qu'on a dit régu-
lièrement à chacune de vos pièces, que vous n'avez encore rien fait d'aussi
faible; il est vrai qu'on dit cela les yeux gros, et cela doit essuyer les vôtres.
\raiment je vous félicite de tout mon cœur do la contiuôte' que vous
1. GuignardilcSaint-l'riesl, père ilc cului ([iii, plus tard, fui l'un dos ministres
<lo F.oui3 XVI. (Cf..)
". F.r; chevalier d(! Maudnvc.
:{. Do d'Argenco.
22 CORRESPONDANCE.
vonoz do faire à la vi(jne du Sei(/neui\ Depuis le voyage do la reine do Saba,
il n'y on a point do plus édifiant (pie celui do ce bon gentilhomme qui fait
cent cini|uar)te lieues jiour ôtre bien sûr que deux et un font trois. Il est vrai
que vous étiez fait, j)lus que personne, pour lui persuader que trois no font
ipi'un, car il a dû voir cpio vous en valiez bien trois autres.
Je no douto point que vous ne conserviez précieusement lo dieu* que
M. de Maudavo vous a apporté des Indes. Ces gens-là sont plus sensés que
nous; nous avons fait notre dieu d'une gaufre; les Indiens vont, comme Bar-
llioloméo, di'oil au solide '.
Priapuni,
Maluit esse deum.
,(IIoK., lib. I, sat. vin, v. 2.)
C'est celui-là qu'on peut bien appeler Dieu le père.
Je passe à Boileau d'avoir parlé en vers de sa perruque, mais je ne lui
passe pas de s'être donné là-dessus les violons. La poésie, quoi qu'il en dise,
ne doit se permettre qu'à regret les petits détails qui ne valent pas la
peine qu'ils donnent; elle est faite pour exprimer de grandes choses, nobles
et vraies. Si vous no pensiez pas comme moi, je dirais que vous avez fait,
comme M. Jourdain, de la prose ■' sans le savoir.
Oui, en vérité, vous devez une épllre à M"" Clairon, et je ne vous lais-
serai point en repos que vous n'ayez acquitté cette dette. Je vous permets, pour
vous mettre à votre aise, d'y parler de tout ce qu'il vous plaira, même de
votre perruque; et, s'il vous en faut encore une autre, je vous abandonne
celles de Pompignan, Fréron, et Trublet, que vous avez déjà si bien pei-
gnées.
M. Turgot m'écrit qu'il compte être à Genève vers la fin de ce mois;
vous en serez sûrement très-content*. C'est un homme d'esprit, très-instruit,
et très-vertueux, en un mot, un très-honnête cacoîtac ^, mais qui a de bonnes
raisons pour ne le pas trop paraître : car je suis payé pour savoir que la
cacouaquerie ne mène pas à la fortune, et il mérite de faire la sienne.
Comment diable, quarante-neuf convives^ à votre table, dont deux
maîtres des requêtes et un conseiller de grand'chanibre, sans compter le
duc de Villars et compagnie!
Vous êtes donc comme le père de famille de l'Évangile'', qui admet à
son festin les clairvoyants et les aveugles, les boiteux, et ceux qui marchent
1. C'était un Limgam ou Phallus, très-révéré dans l'Inde. C'est l'instrument
qui distinguait le dieu Priape, et qui était également honoré chez les Romains
comme l'emblème de la génération. — Quant aux gaufres, voyez la lettre de
d'Alembert à Voltaire, du 2 octobre 1762.
2. Contes de La Fontaine, le Calendrier des vieillards.
3. Le Bourgeois yenlilhomme, acte II, scène vi.
4. Très-content eu elïct. Voyez plus bas la réponse de Voltaire, sous le n° 4337.
0. Un philosophe.
6. Voyez la lettre 'fJUO.
7. Luc, chap. mv, v. '21.
ANNÉE 1760 23
droit? Votre maison va être comme la Bourse do Londres : le jésuite et le
janséniste, le catholique et le socinien, le convulsionnaire et l'encyclopédiste,
vont bientôt s'y embrasser de bon cœur, et rire encore de meilleur cœur
les uns des autres. Si vous pouviez encore engager Jean-Jacques Rousseau à
venir à quatre pattes, do Montmorency à Genève, faire amende honorable à
la comédie en se redressant sur ses deux pieds de derrière pour jouer dans quel-
qu'une de vos pièces, ce serait vraiment là une belle cure, et plus belle que
celle de votre campagnard nouveau converti ; mais je crois que pour Jean-
Jacques l'heure de la grâce n'est pas encore venue.
Il me semble, comme à vous, que votre ancien disciple est un peu re-
monté sur sa bêle ^; mais je crains qu'elle ne soit encore un peu récalci-
trante, et je ne le vois pas bien affermi sur ses étriers. Mais, ii propos do
bêle, que dites-vous de la figure que nous faisons sur la nôtre? Que dites-
vous de ce fameux duc de Broglie,
Sage en projets, et vif dans les combats,
Qui va veneer les malheurs de la France-?
Il me semble qu'il perd sa réputation sou à sou; c'est se ruiner assez plate-
mont.
En attendant, nous avons perdu le Canada. Voilà le fruit de la besogne
de ce grand cardinal ' que vous appeliez si bien Margot la bouquetière, et
dont j'osais dire autrefois, en lui entendant lire ses poésies, que si on cou-
pait les ailes aux Zéphyrs et à l'Amour, on lui couperait les vivres. Nous
ne nous attendions pas, vous et moi, qu'il nous prouverait un jour, par le traité
de Versailles, que sa prose vaudrait encore moins que ses vers. Nous n'au-
rions pas cru cela, lorsqu'il lisait à l'Académie son poëme '' contre les incré-
dules, pour attraper un petit bénéfice de Yarchimage Yebor^, qui l'écoutait
en branlant sa vieille tète de singe, et qui semblait lui dire : « Non, non,
vous n'aurez rien, quoi que vous disiez; on ne m'attrape ])as ainsi. » Que
Dieu le bénisse, lui, ses vers, et sa prose ! On dit qu'il a permission d'aller
se promener dans ses abbayes; on aurait dû l'envoyer promener quatre ans
])lus tôt. 11 ne reste plus qu'à savoir ce que nous allons devenir, et quel parti
nous allons prendre.
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La guerre est un opprobre, et la paix un devoir *.
Quant à nos sottises intestines, elles commencent à foisonner un peu
moins dans ce moment-ci. Il n'y a rien do nouveau, que jo sache, du cpiar-
1. Le pi^néral Daun, battu compI(';temcnt par Frédéric pn-s de Torpau, le
3 novembre sui-vant.
2. Ces vers sont du Pauvre Diable : voyez tome X.
3. Bcrnis.
4. Intitulé la Religion vengée, dont la première édition est di' 1795.
.5. Anagramme de IJoyer.
6. Parodie des derniers vers du second acte do Mérope. tome IV, page 220.
2i CORRESPONDANCE.
lii«r gônéral do V Encyclopédie ot do la J'alissolerie. La i)lnlosophio osten-
Irt'O 011 (luailior d'hiver. Dieu vouillo (ju'on l'y laisse respirer!
Adieu, mon cher et ilkislro niaUre; continuez à rire de tout ce qui so
passe. J'en ris tout autant que vous, quoique je sois dans la poôio; heureux
qui, comme vous, a trouvé moyen de sauter dehors! Vous ne vous plaindrez
pas que cette épitre est une ledrc de Lacédêmonien ^ : pourvu qu'elle ne
vous paraisse pas une lettre de Béotien 2, je serai consolé de mon bavardage.
A propos, vraiment j'oubliais de vous dire que je suis raccommodé, vaille
que vaille, avec M'"" du Déliant; elle prétend qu'elle n'a point protégé Pa-
lissol ni Fréroii, et j'ai tout mis aux pieds, non du pendu, mais de Socrato.
Ainsi, qu'elle ne sache jamais ce que je vous avais écrit ^ pour me plaindre
d'elle: cela me ferait de nouvelles tracasseries que je veux éviter.
4209. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 18 octobre.
Je prends la liberté, madame, de faire passer par vos mains
ma réponse* à M"' Clairon, et je vous supplie instamment de
vous joindre à moi pour empêcher lavilissement le plus odieux
qui puisse déshonorer la scène française et achever notre déca-
dence. Que M. d'Argental et tous ses amis emploient leur crédit
pour sauver la France de cet opprobre !
J'ai encore une grâce à vous demander, qui ne regarde que
moi : c'est de dissiper mes continuelles alarmes sur l'impression
dont on me menace. Il y a certainement dans Paris des exem-
plaires de Tancrède conformes à la leçon des comédiens. Il est
certain que, pour peu qu'on attende, la pièce paraîtra dans toute
sa misère, pendant que je passe le jour et la nuit à la corriger
d'un bout à l'autre, à la rendre moins indigne de vous et du
public. Vous en recevrez incessamment une nouvelle copie, et je
pense qu'il sera convenable, de toutes façons, de la reprendre vers
la Saint-Martin. On sera obligé de transcrire de nouveau tous les
rôles. Il n'y en a pas un seul où je n'aie fait des changements. Si
ces changements valent quelque chose, c'est à vous que j'en suis
redevable, c'est à votre goût, à l'intérêt que vous avez pris à
l'ouvrage, à vos réflexions, aussi solides que fines. Si je me suis
un peu récrié contre quelques vers qu'on a été forcé de substi-
i. Allusion à un mot de Voltaire dans l'avant-dernier alinéa de la lettre 4143.
2. Les plaisanteries sur l'esprit des Béotiens ont été renouvelées des Grecs
relativement à celui des Champenois.
3. Voyez, entre autres, la lettre 4110, second alinéa, où il est question des p
honoraires, h propos de M""" du DeiTant.
■4. La lettre 4297.
ANNÉE 1760. 25
tuer à la Mte, si ces vers m'ont paru défectueux, c'est l'amour de
l'art, et non l'amour-propre, qui s'est révolté en moi. Je n'ai pas
senti avec moins de reconnaissance la nécessité de plusieurs
changements, je n'en ai pas moins approuvé vos remarques, et
plusieurs vers mis à la place des miens.
M. d'Argental sera-t-il encore longtemps à la campagne? Il
me paraît qu'en son absence vous commandez l'armée avec bien
du succès. Je me flatte que vos troupes préviendront les irrup-
tions des housards libraires. Quand jouera-t-on la Belle Péni-
tente ^1 M''-^ Clairon est-elle cette pénitente? Elle seule peut faire
réussir cette détestable pièce anglaise ; mais je me flatte que
l'auteur qui s'abaisse à chercher des modèles chez les barbares
se sera fort éloigné de son modèle. Si notre scène devient an-
glaise, nous sommes bien avilis; nous ne sommes déjà que les
traducteurs de leurs romans. IN'avons-nous pas déjà baissé assez
pavillon devant l'Angleterre? C'est peu d'être vaincus, faut-il en-
core être copistes? 0 pauvre nation! Madame, le cœur me saigne,
mais il est à vous.
4300. - A M. THIERIOT.
19 octobre.
Voici, mon ami, une lettre de change de quatre Pierre ^ sur
Robin-»iow/o/?. Je vous prie de donner un exemplaire de ma part
au ferme et aimable Protagoras ' ; et quand il aura lu mon Pierre,
vous le lui ferez relier bien proprement. Faites des trois autres
exemplaires ce qu'il vous plaira, et tâchez qu'aucun ne vous
ennuie. Quand vous voudrez venir dans ma chaumière, nous
vous voiturerons, puis vous hébergerons, chaufferons, blanchi-
rons, raserons et égayerons.
L'intendant de Bourgogne vint dans mon trou, ces jours pas-
sés, avec le fils de l'avocat général, qui eu a usé si cordialement
avec nous; il avait un cortège de proconsul. Le duc de Villars
était chez moi ; nous allions jouer Fanime ou Mèdime (le nom n'y
fait rien ; Fanime est plus sonore, à cause de l'alpha). Nous n'en
mîmes pas plus grand pot au feu; nous étions cinquante-deux à
1. Caliste, tragédie imitée, par Colardeau, de celle que Nicolas Kowc, mort
en 1718, donna. sous le titre de tiie Fair Pénitent. La pièce franrais(\ dans laquelle
1^*= Clairon remplit le principal rôle, fut représentée le 12 novembre 1700, et
jouée dix fois.
2. Quatre cxomplaires du premier volume de l'Histoire de Pierre le Grand ix
prendre chez Hobiu, libraire au Palais-Hoyal.
3. D'Alemb.ri.
Î6 CORRESPONDANCE.
table. L'iiitoiulaiil alla coucher à Forney, sa troupe ù Toiirnay,
la inieniie aii.v Délices, Je reçus fort nol)leinent, fort dignement,
le fils (le l'avocat fïénéral. Son oncle me dit que, dans quelques
années, il succéderait* à son père. «Souvenez-vous alors, lui
dis-je, que vous devez être l'avocat de la nation. » Le jeune
lioinine m'attendrit; il phMira à Fanime.
Jo no Ir punis point (les fautes de son père *.
Il faut que Pompignan m'envoie son fils '\
J'ai lu deux brochures'' : l'une est de La Noue,
/Erugo mera; ... :
(HoR., lib. I, sat. iv, v. 101.)
l'autre, d'une bonne âme ; mais cette âme se trompe, sur le second
acte de Tancrhle. Il est vrai que les comédiens l'ont induit en
erreur. Tancrcde est tout autre chose que ce que vous avez vu au
théâtre. J'espère qu'à la reprise ils joueront ma pièce, et non pas
la leur. Ils me doivent cette petite condescendance, puisque je
leur ai donné le produit des représentations et de l'impression.
Mon cher ami, il serait plus doux pour moi de faire pour l'amitié
ce que j'ai fait pour les talents. Ce que vous me mandez de La
Popelinière passe mes conceptions. Quelle disparate ! Les fer-
miers généraux sont cependant les seuls qui aient de l'argent à
Paris.
Adieu. Vous intéressez-vous beaucoup au Canada? Quid novi?
4301, — A M. LE CONSEILLER TRONCHIN^.
21 octobre.
Voilà donc les Autrichiens et les Russes qui soupent et
couchent dans lîerlin avec les Brandebourgeoises, après que les
1. Omer-Louis-François Joly de Fleury, né en avril 1743, fut nommé substitut
du procureur général en 17C2, avocat général en 1767, procureur du nouveau par-
lement créé en 1771, etc. Quant à l'avocat général Omer Joly de Fleury, il venait
de se remarier, tout rabougri qu'il était, à une jeune femme dont il devint veuf
en 1762. (Cl.)
2. Vers de Mahomet, acte II, scène v; voyez tome IV, page 127.
3. M""= de Pompignan accoucha, le 8 décembre 1760, d'un fils auquel furent
donnés les prénoms de ./ean-George-Louis-Marie.
4. Voyez tome V. page 493.
•). Éditeurs, de Cayrol et François,
ANNÉE 17 60. 27
Prussiens ont soupe et couché dans Dresde avec des Saxonnes.
C'est la loi du talion. Luc méritait d'être puni. C'est un vau-
rien. Mais j'ai peur qu'il ne soit trop puni , et que nous ne
soyons un jour les dupes de tout ceci sur terre comme nous
l'avons été sur mer.
Les Russes ont pris pour eux: à Berlin toutes les vieilles :
soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, nul Age ne les re-
butait; tout était bon. Ils disaient qu'il fallait laisser les jeunes
aux Autrichiens, qui ne saut pas si robustes que les Russes. Mon
Dieu ! que je suis loin d'être Russe, et que vous en êtes près.
Je vous embrasse ex toto corde.
4302. — A M. DUCLOS.
A Ferney, 22 octobre.
Vous êtes ferme et actif, vous aimez le bien public; vous êtes
mon homme, et je vous aime de tout mon cœur. L'Académie n'a
jamais eu un secrétaire tel que vous.
Venons d'al)ord, monsieur, à ce Dictionnaire que l'Académie
va faire imprimera
Vous aurez votre T^ dans un mois ou six semaines. Vous n'at-
tendez pas après le T quand vous êtes à VA.
Non vraiment, je ne me repose point. Robin-woî^/on, vendeur
de brochures au Palais-Royal, correspondant de Cramer, et
chargé de vous présenter un Pierre, a dû commencer par s'ac-
quitter de ce devoir.
Vous êtes très-louable d'avoir fait sentir au vieux Crébillon sa
faute \ Je ne m'amuse guère à lire les approbations : je ne savais
pas que l'auteur de Rliadamiste et d'Èlectrc eût eu l'indignité d'ap-
prouver une pièce qui est la honte de la littérature; c'était se
joindre aux lâches persécuteurs des véritables gens de lettres.
Mais le bonhomme radote depuis longtemps.
Puissiez-vous réunir et venger les philosophes , qu'on a voulu
désunir et accabler! Est-il possible que ceux qui pensent soient
avilis ])ar ceux qui ne i)ensent pas ! Il liiul (pic je vous conte que
1. CeUe quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie franço\sz parut au
commencement de 1702. (Cl.) — La première édition est de 169i, année où naquit
Voltaire.
2. Ce travail de Voitairea été joint au Piclionnaire pliihsopliiquc, à la lettre T;
voyez tome XX.
3. Comme censeur, il avait dunné son approbation pour riniprcssion des Phi-
losophes; voyez tome V, pajîeiflri; et XL, 382,
28 CORFIHSI'ONDANCE.
nous allions jouer iiiio pièce nouvelle aux Délices; M. le duc de
Villars, notre confrère, y était; arrive le frère d'Orner de Fleury,
noire intendant de lîour^^ogne, avec le fils d'Onier. Il fut bien
reçu, on lui lit fête, on lui donna la comédie. Jl me présenta
le fils d'Oiner comme graine d'avocat général. « Monsieur, dis-je
au jeune liomme, souvenez-vous qu'il faut être l'avocat de la
nation, et non des Chaumeix. » D'ailleurs tout se passa à mer-
veille.
Je prends acte avec vous que le Tancrcde que vous avez vu
n'est pas fout à fait mon TancrMe, mais celui des comédiens, qui
l'ont ajusté à leur fantaisie, et qui l'ont orné d'une soixantaine
de A'ers de leur cru, assez aisés' à reconnaître. Ils en ont usé
comme de leur bien, parce que je leur ai abandonné le profit de
la représentation et de l'édition. J'ai envoyé une petite dédicace
à M"" de Pompadour et à M. le duc de Choiseul ; ils l'ont ap-
prouvée. Je lui parle (à M""^ de Pompadour), dans cette Èpitre,
du bien qu'elle a fait aux gens de lettres; je commence par citer
Crébillon, et même avec quelque éloge, car il faut être poli;
cela rend le procédé de Crébillon plus indigne. Je ne savais
pas alors qu'il se fût dégradé au point d'être le receleur de
Palissot.
Je finis, mon respectable confrère, i)ar me féliciter de voir à
la tête de nos travaux académiques un bomme de votre trempe.
Parlez, agissez, écrivez hardiment; le temps est venu où le bon
sens ne doit plus être opprimé par la sottise. Laissons le peuple
recevoir un bât des bâtiers qui le bâtent, mais ne soyons pas
bâtés. L'honnête liberté est notre partage.
Comptez sur l'estime infinie, le dévouement, la fidélité, l'ami-
tié du Suisse V.
4303. — A M. LE CONSEILLER LE BAULTi.
Aux Délices, 22 octobre (1760).
Monsieur, les maçons et les charpentiers, et ejusdem farinx ho-
mmes, m'ont ruiné. Il est dur pour un voisin de la Bourgogne
de dépenser en pierres ce qu'on pourrait mettre en vin. Voilà
pourquoi j'ai eu l'indignité de préférer un tonneau de 260 livres
à un de /j50. J'ai beaucoup de vin assez bon pour des Genevois
qui se portent bien ; mais à moi malade, il faut un restaurant
I. Éditeur, Th. Foissot.
ANNÉE 1760. 29
bouri;Liignon. Voulez-vous boire à nous deux votre tonneau
(le hôO ? Envoyez-m'en la moitié, et pardonnez à ma lésine. L'an-
née prochaine je serai hardi si les Anglais ne nous prennent pas
Pondichéry, et si on ne nous impose pas un quatrième vingtième.
Francliement, tout ceci est un peu dur.
Alille respects à madame. C'est avec les mêmes sentiments
(juc j'aurai toujours l'honneur d'être, etc.
4301. — A .M. DE ClIENEVIÈRES «.
22 octobre.
Mon cher ami, la meilleure nouvelle que vous nous ayez ja-
mais apprise, c'est quand vous nous annonçâtes M"' de Bazin-
court- : cela vaut mieux pour nous que les prétendus dix millions
de sucre et de café. Je vous souhaite ce qui s'en faut, et je vous
souhaite surtout d'être directeur d'hôpitaux militaires qui ne
soient pas si loin de chez nous, et où il y ait moins de malades
et moins de blessés. L'Allemagne a été fort malsaine pour les
Français.
On prétend que Paris rit toujours autant qu'il murmure; que
les soupers sont aussi gais avec de la vaisselle de terre qu'avec
celle d'argent ; qu'on va vous donner des pièces nouvelles, bonnes
ou mauvaises, panem et circenses. Il ne faut que cela dans votre
bonne ville. J'ai donné circenses dans mes terres ; pour panem,
j'en mérite, puisque je le sème. J'ai aussi du vin, je voudrais
que vous vinssiez le boire.
4305. — A M. *** 3.
S'il y a des esprits de travers parmi vous, comme il y
en a dans toutes les communautés, il me semble que les bons
n'en doivent pas payer pour les méchants, ot qu'on n'en doit
pas moins estimer un IJourdalouc, parce qu'on méprise un
Garasse.
Ce monde-ci est une guerre continuelle; on a des ennemis et
des alliés. Nous voilà alliés contre le gazetier janséniste, et je
I. Editeurs, de Cayrol et François.
•J. Elle était chez Vollairc depuis plus d'un an.
3. Dans les éditions de Kehl, cette lettre était int\{ii\ôc Frafimcut d tinjcsuilc,
et classée à la lin de 17.51). La tian.s|)ositioii on octobie 1700 e^5t de M. Clo-
gODtion. (li.j
30 CORUESPONDANCIî.
souhaite ({ik' le Juurnat ilr Trévoux ne me lasse pas trinfidélités.
11 ne laiil pas rcsseniljicr au bon David, qui pillait égalcuicnl les
Juils et les Philistins.
Dans cette }i;uerre interminable d'auteurs contre auteurs, de
journaux contre journaux, le public ne prend d'abord aucun
parti (jue celui de rire; ensuite il en prend un autre, c'est celui
d'oublier i\ jamais tous ces combats littéraires. Le gazetier ecclé-
siastique s'imagine que l'Europe s'occupera longtemps de ses
feuilles ; mais le temps vient bientôt où l'on nettoie la maison
et où l'on détruit les toiles des araignées. Chaque siècle produit
tout au plus dix ou douze bons ouvrages; le reste est emporté
par le torrent du fleuve de l'ouhli. Eh ! qui se souvient aujour-
d'hui des querelles du Père Bouhours et de Ménage? Et si Racine
n'avait pas fait ses tragédies, saurait-on qu'il écrivit contre Port-
Koyal? Presque tout ce qui n'est que personnel est perdu pour le
reste des hommes.
4306. — A M. DE RUFFEY<.
24 octobre, à Ferncy.
Sans une demi-douzaine de tragédies, une centaine d'hôtes,
une église et un théâtre à bâtir, je vous aurais dit plus tôt, mon
cher confrère, combien je vous ai regretté. MM. deVarenne^
n'ont vu qu'une petite partie de nos travaux que nous appelons
amusements. Je vous assure que les affaires les plus sérieuses ne
prennent pas plus de temps. Les amusements qui n'en prennent
guère sont les petites corrections qu'on inflige aux Pompignan
et aux autres impertinents qui, étant à peine gens de lettres,
osent vouloir décrier les véritables gens de lettres , calomnier
leur siècle et déshonorer la nation. Il faut se moquer des sots et
faire trembler les méchants. Je ne crois pas que vous ayez sitôt
Tancixdc^; vous ne connaissez probablement cette tragédie que
par les malsemaines de maître Aliboron dit Fréron : comptez
qu'elle ne ressemble point du tout à ce qu'en dit ce polisson. Je
l'avais faite à la vérité pour moi, pour les plaisirs de ma cam-
pagne. On a voulu la jouer à Paris. J'en ai fait présent aux comé-
1. Éditeur, Th. Foissct.
2. Jacques Varcnne père, et son fils aîné Varcnno de Bcost, tous deux secré-
taires des États de Bourjrogne. Varcnne ds Béost était correspondant de PAca-
demie des sciences, et frère du savant agronome, Vareune de Feuille. (Note du
premier éditeur.)
'■\. Joué le 3 septembre 17(>0.
ANNÉE 1760. 31
diens. Ils y ont gagné de l'argent. Ainsi, hors Fréron, tout le
monde est content. Je le serais fort si \ous pouviez franciiir les
montagnes, et faire ce qu'ont fait MM. de Varenne. Je les ai trop
peu vus, et je voudrais vous voir beaucoup.
Mille respects à M"" de Ruffcy.
P. S. Il y a un homme chez vous qui m'envoie de vieilles
nouvelles ^ Je lui dois, je crois, une année. Voudricz-vous avoir
la bonté de lui faire payer son louis? M. Troncbin de Lyon rem-
bourse tout. Je ne me mêle que de lire et de barbouiller, et sur-
tout de vous aimer.
4307. — A M. JEAN SCIIOU VALOW.
A Ferncy, 25 octobre.
Je reçois, par M. de Kaiserling, la lettre dont vous m'avez
honoré, du 11 septembre- {nouveau style), avec les Mémoires
sur le commerce, et sur les campagnes en Perse. Je n'ai point
encore entendu parler de M. Pousclikin, et du paquet qu'il
devait me faire parvenir de la part de Votre Excellence; j'ai tou-
jours jugé qu'il s'arrêterait à Vienne, pour le mariage de l'archi-
duc'. Vous venez de donner une belle fête à ce prince; vos
troupes, dans Berlin, font un plus bel effet que tous les opéras
de Metastasio. C'est moi, monsieur, qui suis inconsolable de
n'avoir pu faire ma cour à monsieur votre neveu; jugez avec
quels transports j'aurais reçu un homme de votre nom, et digne
d'en être. Je vois souvent M. de Soltikof ; je vous assure qu'il
mérite de plus en plus votre bienveillance.
Il est bien dur d'être si loin de vous. J'ignore encore si un
ballot envoyé, il y a un an, à l'adresse de M. de Kaiserling à
Vienne, est parvenu à Votre Excellence ; j'ignore si elle a reçu
un autre ballot envoyé par Hambourg; celui-là me tient moins
au cœur ; il ne contenait qu'une espèce d'eau des Barbades*, que
je prenais la liberté de vous offrir.
Vous sentez, monsieur, que je ne puis bAtir la seconde aile
de Tédifice, si je n'ai des matériaux; vous avez commencé, vous
achèverez. On est content du i)reniier volume; le libraire en a
i. Probabloniont lo Dullntin de Dijon.
2. On fin .'11 août., selon Vancicn style, suivi p.ir Icîs Husscs.
3. Josrpii-Benoll-Ansnstc (Joscpli II, empereur eu 17G5), marié à Isabelle di
Parme le 0 ortobiv ITC.O. (Ci..)
i. I.a raissn d'eau de Coltiidon. dont il est question dans lu lettre 398;{.
3:S CORUKSPONDANCIi:.
(I(''j;i (l(''l)il('' cinq mille exemplaires; Pierre le Grand et vous, vous
laites sa Ibrliine : c'est votre destinée h tous les deux de faire du
bien. Mais comment puis-je continuer, si je n'ai pas le précis des
négociations de ce grand homme, et la continuation du Journal?
J'ajoute que j'ai besoin de quelques éclaircissements sur leczaro-
\\i\/.. Je suis à vos ordres, et je vous réponds que je ne vous
ferai pas attendre; mais aidez-moi; ne me réduisez pas à répéter
les mauvaises histoires du sieur Nestesuranoi S et de tant d'autres.
Jl n'est pas dans votre caractère d'abandonner une si noble
entreprise ; je suis persuadé qu'elle doit plaire à la digne fille de
Pierre le Grand. Disposez de votre secrétaire, de votre partisan
le plus vif, de celui qui sera toute sa vie, avec le plus tendre
respect, etc.
J'ai eu l'impudence de porter chez M, de Soltikof le portrait
de votre secrétaire.
i308. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL.
A Fcrney, 25 octobre.
Je me mets plus que jamais aux pieds de madame Scaliger,
Je ne sais si M. le Parmesan est encore à la campagne ; je prends
le parti d'adresser la pièce à M. de Chauvelin ; il y a plus de deux
cents vers de changés, en comparant cette leçon à celle de la
première représentation. C'est sur cette dernière leçon que nous
venons de la jouer, et j'ose assurer que vous seriez bien étonnée
des acteurs et du parterre. Enfin, madame, je recommande à
vos bontés cet ouvrage, qui est en partie le vôtre. Je vous dois,
madame, ce que j'ai pu y faire de passable. Il est bien important
qu'on prévienne les détestables éditions dont on me menace. Je
mérite que les acteurs aient la complaisance de jouer ma pièce
telle que je l'ai laite, et que M""^ Clairon ne m'immole point à ses
caprices ; et vous méritez surtout qu'on fasse ce que vous voulez.
Je ne demande que trois ou quatre représentations vers la Saint-
Martin. Il sera nécessaire que tous les acteurs recopient leurs
rôles, car il n'y en a point qui ne soit cbangé. J'aurai l'honneur
de vous envoyer incessamment la dédicace à M""^ de Pompadour;
M. de Choiseul prétend que la dédicace de Choisy * ne lui a pas
fait tant de plaisir.
1. Rousset de Missj'.
'2. Où Louis XV avait fait construire le bâtiment appelé le Petit-Château. La
chapelle du p-and commua avait un tableau de sainte Clolilde par Carie Vanloo.
Le pt'intre avait donm'i à la sainte la fiyure de M"'' de Pompadour.
ANNKE 1700. 33
Je ne mets point mon nom à la dédicace; c'est un usage que
j'ai banni : 11 est trop ridicule d'écrire une dissertation comme
on écrit une lettre, avec un très-obéissant serviteur.
Par une raison à peu près semblable, c'est-à-dire par l'aver-
sion que j'ai toujours eue pour fourrer mon nom à la tête de
mes opuscules, je souhaite que Praiilt le supprime; on sait assez
que j'ai fait Tancrhde. Il n'eût pas été mal que ceux qui ont le
profit de l'édition eussent mis quatre lignes d'avertissement;
toutes ces petites choses peuvent aisément être arrangées par vos
ordres.
Nous venons de jouer encore Fanime avec des applaudisse-
ments bien plus forts que ceux qu'on avait donnés à Tancri^dc;
c'est que Fanime a été jouée mieux qu'elle ne le sera jamais.
Je voudrais que vous pussiez voir un chevalier Micault^, frère
du garde du trésor royal ; il y était. Vous aurez cette Fanime sous
votre protection, au moment que vous la demanderez.
Mais une chose à quoi vous ne vous attendez pas, c'est que
vous aurez Oreste; j'ai voulu en venir à mon honneur; je regarde
Orcste à présent comme un de mes enfants les moins bossus ; vous
en jugerez.
Je n'aime pas assurément un échafaud sur le théâtre, mais
j'y verrais volontiers les furies ; les Athéniens pensaient ainsi.
Je suppose, madame, que vous avez reçu, il y a quelques
jours, une grande lettre de moi, et une pour Clairon, le tout à
l'adresse de M. de Chauvelin-, que j'ai aussi chargé de Tancrhde.
Vous ai-je dit que nous avons joué devant le fils d'Omer de
FIcury? }\. l'abbé d'Espagnac arriva trop tard ; il eût été agréable
d'avoir un grand-chambrier pour spectateur.
0 chers anges! que je voudrais vous revoir! Mais je hais
Paris. Je ne peux travailler que dans la retraite; je travaillerai
pour vous jusqu'à la fin de ma vie. Vive le tripol!
i3U'J . — A MAI) \ M !•: D'ÉPI .N A I .
25 octobre 17C.0,
M. Lefranc de Pompigiian, historiographe manqué des En-
lanls do Franco, a riiomieur d'envoyer à M"" d'Épinai les ré-
lloxions salutaires (pio lui a ;i(lr<'ss('cs un froi-e de la charité de
1. O- militaire est nommo dans la lettre ti M"" d'Arircutal, du "2 janvier 1703.
Son frire se nommait Micaiilt d'ilarvclai.
'_'. L'intendant des linaiices-.
41. — ConnESPONDANCE. IX. 3
3i C()l{Ui:Sl'()M)A.\CE.
IJnyoïmo'. Oiioi(iue ces réflexions soient très-judicieuses, M. Le-
IVanc (le l'onipignan est déterminé à i^rivcv Vunivers de sesimmor-
lels écrits si ïniiiLurs et autres continuent à les trouver plats,
(lél('stal)ies, et exécral)les. C'est à l'univers à voir ce qu'il aime le
mieux, il n'y a point de milieu. Moi, je sais bien ce que je préfére-
rais : ce serait d'aller présenter à M""- d'Épinai l'hommage de mon
respect, de mon admiration, et de ma reconnaissance. Si j'ai le
malheur de ne pouvoir lui porter ce tribut à la campagne, je
volerai le lui ollVir aussitôt que je la saurai à Paris.
J'envoie aussi des Car à notre ami de Saint-Cloud ; il faut
bien lo dédommager un peu de son ennui, car j'imagine qu'il
réside toujours auprès des grands.
i310.. — A M. LE K AIN.
Aux Délices, 26 octobre.
Je réponds, mon cher ami, à votre lettre du 15 d'octobre. J'ai
envoyé à M. d'Argeutal la tragédie de Tancrhic, dans laquelle
vous trouverez une différence de plus de deux cents vers; je
demande instamment qu'on la rejoue suivant cette nouvelle
leçon, qui me paraît remplir l'intention de tous mes amis. Il
sera nécessaire que chaque acteur fasse recopier son rôle ; et il
n'est pas moins nécessaire de donner incessamment au public
trois ou quatre représentations avant que vous mettiez la pièce
entre les mains de l'imprimeur. Ne doutez pas que, si vous tar-
dez, cette tragédie ne soit furtivement imprimée ; il en court des
copies; on m'en a fait tenir une horriblement défigurée, et qui
est la honte de la scène française. Il est de votre intérêt de pré-
venir une contravention qui serait très-désagréable pour vous et
pour moi.
Je me flatte que vous n'êtes pas de l'avis de M"* Clairon, qui
demande un échafaud- ; cela n'est bon qua la Grève, ou sur le
théâtre anglais ; la potence et des valets de bourreau ne doivent
pas déshonorer la scène de Paris, Puissions-nous imiter les
Anglais dans leur marine, dans leur commerce, dans leur phi-
losophie, mais jamais dans leurs atrocités dégoûtantes ! M"'= Clai-
ron n'a certainement pas besoin de cet indigne secours pour
toucher et pour attendrir les cœurs.
•1. Probablement la satire intitulée la Vanité, par ttn frère de la doctrine
cliri'Lienne; voyez tome X.
2. Voyez la lettre 4297.
ANNEE 17(3 0. 33
Je TOUS donnerai quoique jour une pièce où vous pourrez éta-
ler un appareil plus noble et plus convenable, .\ous avons joué
ici Fanime avec des applaudissements bien singuliers ; M""' Denis y
déploya les talents les plus supérieurs, elle fit pleurer des gens
qui n'avaient jamais connu les larmes; enfin elle ne fut point
indigne de jouer le rôle de Fanime, qui est celui de M"" Clairon.
Quand vous voudrez, vous aurez cette pièce ; mais il faut com-
mencer par Tancrhde.
Je vous prie très-instamment de me mander quelle pièce vous
comptez mettre sur le théâtre vers la Saint-Martin ; mettez-moi
un peu au fait de votre marche. Vous savez combien je m'inté-
resse à vos succès et à vos avantages; comptez sur l'amitié invio-
lable de votre très-humble, etc.
4311. — A -M. ÏURGOT'.
Aux Délices, près de Genève, 2(5 octobre.
Vous arrivez, monsieur, dans ma chapelle de village quand
la messe est dite ; mais nous la recommencerons pour vous.
Cette chapelle est un théâtre de Polichinelle, où nous jouons des
pièces nouvelles avant qu'on les abandonne au bras séculier de
Paris. Vous n'aurez qu'à commander et la troupe sera à vos
ordres.
Vous venez, monsieur, par un vilain temps dans un pays
qu'il ne faut voir que dans le beau temps; son seul mérite con-
siste dans des vues charmantes.
Vous voulez voir Genève : il n'y a que des marchands occu-
pés de gagner trois sous sur le change, des prédicants calvinistes
durs cl ennuyeux, mais une cinquantaine de gens d'esprit très-
philosophes. Il n'y vient que des malades pour consulter Tron-
chin, et vous vous portez bien. Les cabarets y sont très-mauvais
et très-chers. Les portes de la ville se ferment à cinq heures, et
alors un étranger est embarrassé de sa personne. La campagne
est très-agréabic; mais ce n'est pas au mois de novembre.
Vous voyez, monsieur, que je ne veux pas vous surftiire.
Je suis dans ma chaumière ; on la nomme les Délices, parce
(jue rien n'est plus délicieux que d'y être libre et indépendant.
Klle est située sur le chemin de Lyon, à une portée de canon de
l;i \ill(' (le (;;i!\in. Vous verrez une longue mui-aille, une porte à
1. Kdi leurs, de Cuvrol et François.
;j„ CORRESPONDANCE.
baireaux verts, un grand berceau vert sur celte muraille. C'est
là mon bonpfc. Je vous conseille, monsieur, et je vous supplie
d'y descendre,
Alqiie liumilt's luiiiiUiio Ciisiis.
Vous ne serez pas l()p;é magnifiquement; il s'en i'aut beau-
coup. En qualité de comédiens, nous n'avons (jue des loges ; et,
comme reclus, nous n'avons que des cellules. Nous logerons
vos équipages, vos gens; personne ne sera gêné. Vous aurez
des livres, et, si vous voulez, même des manuscrits que vous ne
trouverez point ailleurs. Si vous voulez voir Genève, vous verrez
cette ville de vos fenêtres, et vous irez tant qu'il vous plaira.
Voilà, monsieur, ma déclaration et mes très-humbles prières. Je
ne puis trop vous remercier de l'honneur que vous daignez me
faire, et vous savoir assez de gré de votre voyage pliilosopbique.
Vous vous accommoderez de notre médiocrité et de notre liberté
républicaine.
Omilte mirari beatae
[•"uiiiuai et opes slrepilumque Romae.
Vous verrez un vieux rimailleur philosophe, enchanté de
rendre tout ce qu'il doit à un homme de votre mérite.
Jail'bonneur d'être, avec les sentiments les plus respectueux,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
P. S. Permettez que je ])résente mes respects à M. de La Micho-
dière '.
i:n-2. — A .UADA.^IE LA MARQUISE DU DEFFANT.
Aux Délices, 27 octobre.
Ceci n'est point une lettre, madame, c'est seulement pour
vous demander si vous avez reçu deux volumes de l'ennuyeuse
Histoire de Russie, l'un pour vous, l'autre pour le président
Hénault. M. Bouret ou M. Le Normand doit vous avoir fait
remettre ce paquet. J'ignore pareillement si M. d'Alembert a reçu
le sien. Voulez-vous, madame, avoir la bonté de lui demander
s'il lui est parvenu? 11 vous fait quelquefois sa cour, et je vous
ou (Y'iicite tous deux : vous ne trouverez assurément personne
1. Iiitcndîint d'Auvcr^îiC.
ANNÉE ^700. 37
qui ait plus d'esprit, plus d'iuui^niiatiou, et plus de connaissances
que lui.
Je vous disais, madame, que je ne vous écrivais point, mais
je veux vous écrire. J'ai pourtant bien des affaires : un laboureur
qui hAtit une église et un théAtre, qui fait des pièces et des
acteurs, et qui visite ses cliamps, n'est pas un homme oisif,
^'importe, il faut que je vous dise que je viens de crier vive le
roi! en apprenant que les Français ont tué quatre mille Anglais *
à coups de baïonnette. Cela n'est pas humain, mais cela était
fort nécessaire.
Je ne sais pas si le roi de Prusse aura longtemps la vanité de
])ayer régulièrement la pension à M. d'Alembert; ce serait aux
Russes à la payer, sur les huit millions qu'ils viennent de prendre
à Berlin. Dieu merci, il ne s'est pas encore passé une semaine
sans grandes aventures, depuis que j'ai quitté le poète Sans-
Souci : j'ai peur de lui avoir porté malheur. Je souhaite qu'il
finisse sa vie aussi sagement et aussi tranquillement que moi ;
mais il n'en fera rien.
Je n'ai nulle nouvelle du frère Menoux, ni de frère Mala-
grida, ni de frère Berthier, ni d'Omer de FIcury, ni de Fréron.
J'aurai l'honneur de vous envoyer quelque insolence îe plus tôt que
je pourrai.
Prenez toujours la vie en patience, madame ; et s'il y a quelque
bon moment, jouissez-en gaiement. Je me plains îitout le monde
(le M"" Clairon, qui a la fantaisie de vouloir qu'on lui mette un
échafaud tendu de noir sur le théûtre, parce qu'elle est soupçon-
née d'avoir fait une infidélité à son fiancé. Cette imagination abo-
minable n'est bonne que pour le théâtre anglais. Si l'échafaud
était pour Fréron, encore passe; mais pour Clairon, je ne le peux
souffrir.
.Ne voilà-t-il pas une belle idée de vouloir changer la scène
française en place de Grève! Je sais bien que la plupart de nos
tragédies ne sont que des conversations assez insipides, et que
nous avons manqué jusqu'ici d'action et d'appareil ; mais quel
appareil pour une nation polie qii'iuie potence et des valets de
bourreau!
Je vous adresse mes plaintes, madame, parce que vous avez
du goût; et je vous prie de crier à pleine tête contre cette bar-
1. 1,1' iii,-ii-f[iiis (h', flastrios îivail mis en l'iiiio. le It» ocldljn-, .■iu\ environs de
Woscl, quinze inillL- Ilanovi'icns cominîindi's p;ir Ir prince lu-réiliiain! de Hriins-
wick, Icjquol servait, sous les ordres du prime rcrdinaiid, son oncle, p'énéral en
chef des troupes anjjlaises et hanovrienni.'s.
38 CORRESPONDANCE.
I)arie. Voilà ma \o\lro finie; je vais voir mes greniers el mes
granges.
Je vous présente mon tendre respect, et je vous aime encore
plus que mon l)lé et mon vin ; j'ai fait pourtant d'assez bon vin,
et beaucoup. Je parie, madame, que vous ne vous en souciez
guère ; voilà comme l'on est à Paris.
•i313. — A M. TIIIERIOT.
A Fcrnc}-, 27 octobre.
Je vous dis et redis, mon vieil ami, qu'il me faut des fréro-
nades* où il est question de Taiwrhde ; il y a une bonne àmc qui
se charge d'en faire un assez plaisant usage.
Avez-vous des Pierre? Avez-vous donné un Pierre à Protago-
ras? Que faites-vous chez votre médecin-? Quid novi de litteratis
et maleftciatis?
Que dites-vous de Clairon, qui voulait un échafaud sur le
théâtre? Mon ami, il faut battre les Anglais, et ne pas imiter leur
barbare scène. Qu'on étudie leur philosophie; qu'on foule aux
pieds comme eux les infâmes préjugés; qu'on chasse les jésuites^
et les loups; qu'on ne combatte sottement ni l'attraction, ni l'ino-
culation ; qu'on apprenne d'eux à cultiver la terre ; mais qu'on
se garde bien d'imiter leur théâtre sauvage.
Vous verrez bientôt, à ce que j'espère, Tancrcde d^^s son cadre.
M. et M"'^ d'Argental m'ont bien servi ; ils m'ont fait corriger bien
des fautes : voilà de vrais amis. Les comédiens m'ont tailladé assez
mal à propos ; mais tout sera réparé à la reprise. Voyez cette
reprise; je suis le plus trompé du monde, ou Tancr'cde doit faire
pleurer toutes les petites filles à chaudes larmes.
J'ai bien peur que l'état de M. le duc de Bourgogne'' ne soit
fatal aux spectacles. Le roi perd bien des enfants; il soutient de
rudes épreuves de toutes façons. On ne le plaint point assez ; et
quoiqu'on l'aime, on ne l'aime point assez. Allez, allez, messieurs
les Parisiens, Dieu vous le conserve, et M""- de Pompadour!
Elle n'a fait que du bien, et vous n'êtes que des ingrats. Yale,
amice.
1. Les articles do VAnm-e littéraire; voyez tome V, page 493.
2. Baron.
3. La première attaque eut lieu contre eux le 17 avril 17G1, dans un Discours
de l'abbède Chauvclin.
i. Ce frère aîné de Louis XVI mourut le 22 mars 176i.
ANNÉE I7G0. 39
4314. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
'27 octobiT.
Mon divin ange, j'apprends que tous êtes revenu à Paris :
vous allez donc reprotéger Tancrhle. Vous devez avoir la nouvelle
leçon entre les mains ; je l'ai envoyée à M™' Scaliger.
J'attends tout de mes anges, car les anges de ténèbres me
persécutent. On m'a fait tenir une copie de Tancrède capable de
déshonorer l'autour, les comédiens, et les protecteurs, et de faire
renoncer à la chevalerie et au théâtre. Il est sûr que bientôt ce
détestable ouvrage sera imprimé, comme il est sûr que Pondi-
chéry sera pris. J'imagine, mon cher ange, que vous préviendrez
l'une de ces deux turpitudes ; que vous ferez jouer Tancrhle,
vienne la Saint-Martin; et alors vous aurez la dédicace, que je
fortifierai de quelque nouvelle outrecuidance, car il faut montrer
aux sots que les philosophes ont autant d'appui que les persécu-
teurs des philosophes, et de meilleurs appuis.
Il est donc arrivé malheur au Pierre des Cramer. Ils l'avaient
mis sous la protection de M. de Malesherbes, et on l'a fait moi-
sir à la chambre syndicale, en attendant qu'on l'eût contrefait.
On assure que Moncrif avait été nommé pour examinateur de
VWstoirc de Russie. L'auteur des Chats^ n'est pas trop fait pour juger
Pierre le Grand; il y a loin de sa gouttière au Volga et au Jaïk.
Ces petites aventures ne me réconcilient pas avec la bonne
ville.
Adieu; je reviendrai quand ils seront changés -.
Je ne peux, mon cher ange, m'empêcher de vous répéter ce
que j'ai dit à M""= Scaliger de l'elTet prodigieux que M'"" Denis a
fait dans Fanime. Aota bene que vous aurez cette Fanimc quand il
vous [)laira. Je vous supplierai de me renvoyer cette dernière
copie avec la première, la plus ancienne de toutes : car il faut
confronter, et quand il n'y aurait qu'un vers heureux à se voler
à soi-même, il ne faut rien négliger ; les vieillards sont un peu
avares.
Ai-jc dit ;i M d'Argenlal que nous avionsjoué Fanimc devant
le fils d'Onicr de Tleury? ('.(.'la nous porta malheur; elle fui mal
jouée ce juur-là ; cependant elle fit assez d'ell'et.
1. Allusion à V Histoire des chats, qui avait valu à Moncrif le litre d'historio-
2. Dernier vers du Russe à Paris; voyez tome X.
40 CORRESPONDANCE.
J'ai f,M-nvcmeiit recommandé à Orner minor^ de ne pas alta-
(|ii(M- oiiverlciiient la raison quand il serait avocat dudil seigneur
roi..
Mon cher ange, que dirons-nous cVOreste? Mettrons-nous des
furies dans ce tripot grec? Je les aimerais mieux qu'une potence
dans Tancrhle; il faut que Clairon ait perdu l'esprit. Opposez-
vous ù cette horreur, et n'ayons rien à l'anglaise, qu'une marine,
et la philosophie.
l\e va-t-on pas jouer une pièce - de Lemierre ? Il m'a écrit, ce
Lemierrc ; mais où est sa demeure? je n'en sais rien. Je prends la
Jiherté de joindre ici ma réponse, et de vous supplier de la lui
faire tenir par la poste d'un sou.
La correspondance emporte tout le temps, sans cela vous
auriez une pièce nouvelle. Mes divins anges, courage. Je crois
Luc bien mal : mais je suis Russe.
4315. — A M. HELVÉTIUS.
27 octobre.
Je ne sais où vous prendre, mon cher philosophe ; votre lettre
n'était ni datée, ni signée d'un //; car encore faut-il une petite
marque dans la multiplicité des lettres qu'on reçoit. Je vous ai
reconnu à votre esprit, à votre goût, à l'amitié que vous me té-
moignez.
J'ai été très-touché du danger où vous me mandez que votre
très-aimable et respectable femme a été, et je vous supplie de
lui dire combien je m'intéresse à elle.
Oh bien ! je ne suis pas comme Fontenelle, car j'ai le cœur
sensible, et je ne suis point jaloux, et, de plus, je suis hardi et
ferme ; et si l'insolent frère Le Tellier m'avait persécuté comme
il voulut persécuter ce timide philosophe, j'aurais traité Le Tel-
lier comme Borthier. Croiriez-vous que le fils d'Omer Fleury est
venu coucher chez moi, et que je lui ai donné la comédie? Il
est vrai que la fête n'était pas pour lui ; mais il en a profité aussi
bien que son oncle, l'intendant de Bourgogne, lequel vaut
mieux qu'Omer. J'ai reçu le fils de notre ennemi avec beaucoup
de dignité, et je l'ai exhorté à n'être jamais l'avocat général de
Cliaumeix,
Mon cher philosophe, on aura beau faire : quand une fois
une nation se met à penser, il est impossible de l'en empêcher.
I. Voyez les lettres 4300 et 430'2.
-. Tvréc, tragédie jouée en 1701.
ANNÉE 1700. 41
Ce siècle commence à être le triomphe de la raison ; les jésuites,
les jansénistes, les hypocrites de robe, les hypocrites de cour,
auront beau crier, ils ne trouveront dans les honnêtes gens
qu'horreur et mépris. C'est l'intérêt du roi que le nombre des
])hilosophes augmente, et que celui des fanatiques diminue.
iXous sommes tranquilles, et tous ces gens-là sont dos perturba-
tours: nous sommes citoyens, et ils sont séditieux; nous culti-
vons la raison en paix, et ils la persécutent ; ils pourront faire
brûler quelques bons livres, mais nous les écraserons dans la so-
ciété, nous les réduirons à être sans crédit dans la bonne com-
pagnie; et c'est la bonne compagnie seule qui gouverne les opi-
nions des hommes. Frère Elisée* dirigera quelques badaudes,
frère Menoux quelques sottes de Nancy ; il y aura encore quelques
convulsionnaircs au cinquième étage ; mais les bons serviteurs de
la raison et du roi triompheront à Paris, à Voré-, et même aux
Délices.
On envoya à Paris, il y a deux mois, des ballots de VHistoire
(le Pierre le Grand; Robin devait avoir l'honneur de vous en pré-
senter un, à M. Saurin un autre. J'apprends qu'on a soigneuse-
mont gardé les ballots à la chambre nommée syndicale, jusqu'à
ce qu'on eût contrefait le livre à Paris : grand bien leur fasse!
Je vous embrasse, vous aime, vous estime, vous exhorte à ras-
sembler les honnêtes gens, et à faire trembler les sots.
V., (jui attend II.
431G. — A M. LE COMTF. D' A 11 H K XT AI .
28 octobre.
Pardon à mes divins anges. Jamais le prophète Grimni ne met
au bas de ses lettres un petit signe qui les fasse reconnaître; ja-
mais il ne donne son adresse. Je prends le parti devons adresser
ma réponse^ Lekain m'a mandé qu'il avait en vain combattu
M"" Clairon quand elle me coupait mes membres, quand elle
m'étriquait le second acte auquel la dernière scène est absolu-
mont nécessaire, quand elle écourlail ses fureurs, etc. J'ai ré-
pondu à Lekain, j'ai écrit à Clairon, j'ai soumis ma lettre aux
anges, j'ai étalé le plus noble zèle contro la (irèvo*.
1. J.-Fr. Copel, connu sous le nom do I'. i;ii><i;o, nù à Hosannon on 172<i.
2. Château d'IIclvélius (Orne),
3. Elle n'a pas èti!; recueillie. (Ci.
4. Allusion à Véchafaud; voyez lettre 4207.
42 CORRESPONDANCE.
Après avoir totalement perdu de vue Tancrcde pendant liuit
jours, je viens de le relire... Pièce théâtrale, pièce touchante,
sur ma parole; pain quotidien pour les comédiens. Je demande
la reprise h la Saint-Martin, avec toutes les entrailles d'un père.
A propos de père, n'y a-t-il point quelque âme charitable qui
puisse avertir Ih'harû-Arfjirc d'être moins de fn'rjidis'/
Kloignoz-voiis! sorloz!
Vous nV^les pins ma fillo *, clc. . . .
Je dis cela avec des sanglot^ mêlés d'indignation; je versais
des larmes en disant :
Mais elle était ma fille... et voilà son époux.
(Acte II, scène m)
Je pleurais avec Tancrède ; je frissonnais quand on amenait
ma fdle ; je me rejetais dans les bras de Tancrède et de mes sui-
vants. On s'intéressait à moi comme h ma fille. Je suis faible,
d'accord ; un vieux bonhomme doit l'être : c'est la nature pure.
Mohadar^ est plus beau, j'en conviens. Autre pain quotidien que
cette pièce de Fanime;yen viendrai à mon honneur, grâce à mes
anges. Soyez donc juste, madame Scaliger; songez qucdevingtcri-
tiques j'en ai adopté dix-neuf. Je suis pénétré de reconnaissance
et de la plus profonde estime pour votre bonne tête; mais, ma
foi, les comédiens n'y entendent rien. Ils m'avaient gâté mon
Orphelin chinois, ils cassaient mes magots. Employez donc votre
autorité pour que le hipot de Paris joue Tancrcde comme il vient
d'être joué au tripot de Tournay.
La iMuse limonadière me persécute^; si M""= Scaliger, qui se
connaît à tout, voulait lui faire une petite galanterie de trente-
six livres, je serais quitte. Permettez-vous que je vous prie d'en-
voyer la lettre* à Thieriot par la poste d'un sou? Pardonnez-moi
toutes mes insolences.
1. Voyez tome V, page 56 i.
2. Le porsoniiag-e appelé Mohadar dans la pièce quand elle était intitulée
Fanime ou Médime est nommé Benassar dans Zidime.
3. M"" d'Ar.s-ental avait envoyé à M. de Voltaire un quatrain à sa louange, par
M""' Hourette. (K.)
— Voyez tome XL, page 537.
i. Probablement celle du 27 octobre, n" 4313.
ANNEE 17(30. 43
4317. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DK PRUSSE.
Le 31 octobre.
Je VOUS suis obligé de la part que vous prenez à quelques bonnes for-
tunes passagères que j'ai escroquées au hasard. Depuis ce temps les Russes
ont fait une furalion^ dans le Brandebourg; j'y suis accouru, ils se sont
sauvés tout de suite, et je me suis tourné vers la Saxe, où les affaires de-
mandaient ma présence. Nous avons encore deux grands mois de campagne
par devers nous; celle-ci a été la plus dure et la plus fatigante de toutes;
mon tempérament s'en ressent, ma santé s'affaiblit, et mon esprit baisse à
proportion que son étui menace ruine.
Je ne sais quelle lettre - on a pu intercepter, que j'écrivis au marquis
d'Argens^; il se peut qu'elle soit de moi; peut-être a-t-elle été fabriquée
à Vienne.
Je ne connais le duc de Choiseul ni d'Eve ni d'Adam. Peu m'importe
qu'il ait des sentiments pacifiques ou guerriers. S'il aime la paix, pourquoi
ne la fait-il pas? Je suis si occupé de mes affaires que je n'ai pas le temps
de penser à celles des autres. Mais laissons là tous ces illustres scélérats,
ces fléaux de la terre et de l'humanité.
Dites-moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d'écrire l'histoire des
loups et des ours de la Sibérie? et que pourrez-vous rapporter du czar, qui
ne se trouve dans la Vie de Charles XII? Je ne lirai point l'Iiistoire de ces
barbares; je voudrais même pouvoir ignorer qu'ils habitent notre hémi-
sphère.
Votre zèle s'enflamme contre les jésuites et contre les superstitions.
Vous faites bien de combattre contre l'erreur; mais croyez-vous (jua le
monde changera? L'esprit humain est faible; plus des trois quarts des
hommes sont faits pour l'esclavage du plus absurde fanatisme. La crainte
du diable et de l'enfer leur fascine les yeux, et ils détestent le sage qui veut
les éclairer. Le gros de notre espèce est sot et méchant. J'y recherche en
vain cette image de Dieu dont les tliéologiens assurent qu'elle porte l'em-
preinte. Tout homme* a une bèlc féroce en soi; peu savent l'enchaîner, la
plupart lui lâchent le frein lorsque la terreur des lois ne les retient pas.
\ous me trouverez i)eut-ôlre trop misanthrope. Je suis malade; je souffre;
L't j'ai alfaire ii une demi-douzaine de coquins'" et do coquines cpii démon-
teraient un Socrate, un Anlonin même. Vous êtes heureux de suivre le con-
1. Frrdôric, en fabriquant ce mot, le faisait sans doute dériver du verbe latin
furari, par allusion aux rapines de Tottlciien.
2. Citée dans le septième alinéa de la lettre i28i.
3. Le 27 août 1760.
4. On no voit pas que Frédi'ric fasse ici d'exception en faveur des rois; et les
rois sont aussi des hommes. (Ci..)
.'i. Frédéric donnait le titre de cousin à quelques-uns do ces coquins. Quant
aux coquines, c'étaient, scion lui, la l'ompadour, ot les impératrices Elisabeth et
Marie-Thérèse.
44 CORRESPONDANCE.
soil (lo Canditlo, i-l do vous borner à cultiver votre jardin. Il n'est pas don né
à tout le monde d'en faire autant. 11 faut que le bœuf trace un sillon, que
le rossi,i,'nol rlianle, que le dauphin nage, et que je fasse la guerre.
IMus je fais ce métier, et plus jo me persuade que la fortune y a la plus
grande part. Je no crois pas que je le ferai longtemps; ma santé baisse à
vued'œil, et je pourrais bien aller bientôt entretenir Virgile de la Ilenriac/e^
et descendre dans ce pays où nos ciiagrins, nos plaisirs, et nos espérances,
ne nous suivent plus; où votre beau génie et celui d'un goujat sont réduits
à la môme valeur, où enfin on se retrouve dans l'étal qui précéda la nais-
sance.
l'eut-t^tre dans peu vous pourrez vous amuser à faire mon épilapiie. Vous
direz que j'aimai les bons vers, et que j'en fis de mauvais; que je ne fus pas
assez stupide pour ne ])as estimer vos talents; enfin vous renJrez de moi le
compte que babour rendit de Paris au génie Ituriel ^
\'oiciune grande lettre pour la position où je me trouve. Je la trouve un
peu noire, cependant elle partira telle qu'elle est; elle ne sera point inter-
ceptée en chemin, et demeurera dans le profond oubli où je la condamne.
Adieu; vivez heureux, et dites un petit henedicile en faveur des pauvres
philosophes qui sont en purgatoire.
P'É DÉRIC.
4318. — jDE LORD LYïTELTO^s.
Sir, I hâve received tho lionour of your letter dated from your castle at
Tornex in Burgundy, by which I find I was guilty of an error in callingyour
1. Voyez tome XXI, page 16.
2. Ainsi que la lettre de Voltaire (voyez n" 425 i), la réponse de Lyttelton est
sans date. En les plaçant à plus d'un mois d'intervalle, je ne crois pas m'éloigner
beaucoup de la vérité. Voici la traduction de la réponse de Lyttelton :
« Monsieur, j'ai reçu l'honneur de votre lettre datée de votre château de
Tournay en Bourgogne, qui m'apprend que j'ai commis une erreur en appelant votre
retraite un exil. Lorsqu'on fera une nouvelle édition de mes Dialogues, soit en
anglais, soit en français, j'aurai soin de corriger cette faute. J'ai bien du regret de
n'en avoir pas été instruit plus tôt; je l'aurais fait disparaître de la première édi-
tion de la traduction française qui vient d'être publiée, sous mes yeux, à Londres.
Vous rendre justice est un devoir que je dois à la vérité et à moi-même; et vous
y avez un meilleur titi-e que les passe-ports que vous me dites avoir procurés à
des seigneurs anglais. Vous y avez droit, monsieur, par les sentiments profonds
de respect que je vous porte, et qui ne naissent point des privilèges que le roi de
France a bien voulu accorder à vos terres, mais des rares talents que vous avez
reçus de Dieu même, et du rang élevé que vous tenez dans la république des
lettres, ^otre souverain s'est honoré en vous accordant des grâces qui ont
ajouté peu d'éclat au nom de Voltaire.
i( Je pense entièrement comme vous que Dieu est le père de tous les hommes;
et je croirais blasphémer sa bonté en la restreignant à une seule secte; je pense
même qu'aucun de nous ne peut être bon aux yeux de ce père commun s'il n'est
bon et bienveillant pour tous ses semblables. C'est avec plaisir que je trouve ces
ANNEE 17(30. 4a
retirement « an exile ». When anolher éditions ïliallbemadeofmy Dialogues,
eitlier in English or in French, I will lake caro that Itiis enor sliall be cor-
rected; and I ani very sorry I was not apprized of il sooner, tliat I might
liave correcled it in Ihe fiist édition of a French translation, just published
under niy inspection in London. To do you justice is a duly I owe to Iruth
and rnvsflf; and you liave a much better tille to it tlian froni the passporls
you ï-av vou liave procured for Englisli noblemen : you are enlilied to it,
sir, bv tlie liigb sentiments of respect I hâve for you, which are not paid to
tlie privilcfjes, you tell nie, your king bas confirmed to your lands, but to
the noble lolenls God lias given you, and the superior rank you hold in the
republic of letlers. The favours done you by your sovereign are an honour
to him, but add litlle lustre to the name of Voltaire.
1 entirelv agrée with you, c Ihat God is Ihe fatlier of ail nian kind »;
and should think it blaspheniy to confine his goodness to a sect; nor do I
believe that any of his créatures are good in his sight, if they donotextend
llieir benevolence to ail his création. 'Jhese opinions 1 rejoice lo see in
your Works, and shall be very happy to be convinced that the liberly of
your thoughls and your pen, upon subjects of philosophy and religion, ne-
ver cxceeded the bounds of tliis generous principle, which is authorized by
révélation as much as by reason; or that you disapprove, in your hours of
sobcr reflection, any irregular sallies of fancy, which cannot be junlijied,
tliough they may be excused, by t!ie vivacity and fire of a great genius.
1 hâve ttic honour to be, sir, etc.
4319. — A M. Tim: l'.IOT '.
1" novembre.
Le temps presse: je n'ai qu'un mot à vous dire, mon cher
ami. On me mande qu'à l'abbaye Saint-Antoine il y a une petite-
fillo du grand Corneille qui a les sentiments des héros de son
p:rand-père, et qui n'a pas la fortune que les libraires de Corneille
ont laite en imprimant ses œuvres. Connaissez-vous M. Lebrun,
mêmes opinions dans vos ouvrages; et je serais très-heureux d'être convaincu que
la liberté de vos pensées et de votre plume, sur les matières de philosophie et de
religion, ne vous a jamais entraîné hors dos bornes de ce g:rnéroux principe, qui
n'ust pas moins fondé sur la révélation que sur la raison; ou que vous désap-
prouvez, d.Mis CCS heures de calme et de réflexions, les saillies irréiiulièrcs d'ima-
frina(ion qui ne peuvent être justifiées (quoiqu'elles puissent cire excusées) par la
vivacité ei le feu d'un prand i^prit.
« J'ai l'honneur d'ùlic, monsieur, etc. »
Fréron, qui donna une traduction de cette réponse dans r.huii'i' litti'rairc,
I7G1, tome JII, pa^e 28.'$. no reproduisit pas la dernière phrase du premier alinéa,
s'iit (|ue cette suppression vienne de la censure, soit (ce <iu'il est permis de
pcn'ior) qu'elle ait été faite par lo traducteur. (B.)
1. Éditeurs, de Cayrol et l'rançois.
46 COUUKSPONDANCE.
serr('t;iin' de M. le \)v\ncj' de Conli? Ma lottro est courte, pardon;
mais on ne pt'Ul i)as faire des pièces, les jouer, et écrire de longues
lettres.
.W2t). — A M. r.K COMTK D' A KG K MAL.
Au\ Dt-lices, K' novembre.
Je reçois, mon respectable et chamnaut ami, votre lettre du
27 d'octobre. Jl m'arrive rarement d'accuser les dates avec cette
exactitude; mais ici la chose est très-importante pour le tripot,
et le tripot ne m'a jamais été si cher.
Celui' qui grilïbnne ma lettre (car je ne peux pas grififonncr
ce matin, et je vais dire pourquoi), celui, dis-je, qui grilTonne
prétend qu'il fit le paquet de Tancrhle le 24 d'octobre; et moi, je
crois que ce paquet fut envoyé le 21. Il est toujours très-sûr
qu'il fut adressé à M. de Chauveiin, avec un Pierre; et si vous
ne l'avez pas reçAi, voilà une de ces occasions où il est heu-
reux que M. le duc de Ghoiseul ait les postes dans son départe-
ment.
Je m'imagine que M. et M"" d'Argental ne seront pas mécon-
tents de ma docilité et de mon travail ; et s'il y a encore quelque
chose à faire, ils n'ont qu'à parler. J'ai écrit une grande lettre -
à M'"« d'Argental sur les décorations de la Grève; je me flatte
qu'elle sera entièrement de mon avis, et que nous ne serons pas
réduits à imiter en France les usages abominables de l'Angle-
terre.
Voici pourquoi je n'écris pas de ma main : c'est que je suis
dans mon lit, après avoir joué hier, vendredi au soir, le bon-
homme Mohadar assez pathétiquement; mais je n'ai pas appro-
ché du sublime de M"'« Denis. J'aurais donné une de mes métai-
ries pour que M Clairon fût là. La fortune, qui me favorise
depuis quelque temps, malgré maître Aliboron dit Fréron, m'a
envoyé parmi les voyageurs qui viennent ici un Arabe qui a sa
maison à quelques lieues de Saïd, lieu de la scène. Figurez-vous
quel plaisir de jouer devant un compatriote! il parle français
comme nous. 11 paraît que notre langue s'étend à proportion que
notre puissance diminue.
Je vous ai demandé de vouloir bien me faire tenir par M. de
Courteilles la plus ancienne et la plus nouvelle copie de Fa-
1. Jean-Louis Wagnièrc.
2. LeUre 4299.
ANNÉE 17G0. 47
nime que vous ayez ; et sur-le-cliamp vous aurez mon dernier
mot.
Voudriez-vous avoir la charité de vous informer s'il est vrai
qu'il y ait une M"^- Corneille*, petite-fille du grand Corneille,
âgée de seize ans? Elle est, dit-on, depuis quelques mois à l'ab-
baye de Saint-Antoine. Cette abbaye est assez riche pour entre-
lonir noblement la nièce de Chimène et d'Emilie; cependant on
dit qu'elle est comme Lindane-, qu'elle manque de tout, et qu'elle
n'eu dit mot. Comment pourrioz-vous faire pour avoir des infor-
mations de ce fait, qui doit intéresser tous les imitateurs de son
grand-père, bons ou mauvais?
Je suis plus fâché que vous de donner Vllisioire île Pierre le
Grand volume à volume, comme le Paysan parvenu^; mais ce
n'est pas ma faute, c'est celle de la cour de Pétersbourg, q_ui ne
m'envoie pas ses archives aussi vite que je les mets en œuvre ; il
1. Fonlenelle, mort en 1757, avait partagé sa fortune entre quatre légataires,
dont deux (M"'" de Marsilly et de Latour-du-Pin de Martainville) étaient petites-
filles de Thomas Corneille. Ce testament fut attaqué par Jean-François Corneille
et ses deux sœurs, qui avaient pour aïeul un Pierre Corneille, avocat à Rouen, et
cousin de l'auteur tragique, et qui perdirent leur procès. Leurs adversaires leur
donnèrent cependant quelques secours. Jean-François Corneille, qui, pendant cinq
ans, n'eut d'autre ressource pour lui, sa femme, et leur fille, qu'une place de
mouleur eu bois à 2i francs par mois, se retrouva bientôt dans l'indigence. Il s'a-
dressa, en prenant le titre de neveu du grand Corneille, aux comédiens français,
qui donnèrent à son profit, le 10 mars 1760 (jour de la réception de Lefranc de
Pompignan à l'Académie française), une représentation de liodogune et des Bour-
geoises de qualité. Le produit fut de six mille livres, avec lesquelles Jean-François
(lorneille éteignit quelques dettes, et paya les premiers mois de pension de sa
fil le à l'abbaye Saint-Antoine. Voltaire venait probablement de recevoir l'ode de
Le Brun (voyez lettre 43'2i), lorsqu'il pria d'Argental de prendre des informations
sur M"'= Corneille. Marie-Françoise Corneille, fille de Jean-François, née le 22 avril
17V2, avait alors dix-huit ans. Voltaire se chargea de son sort, la fit venir chez
lui, où elle reçut de l'éducation, lui assura une rente, la dota richement, en la
mariant, le 13 février 1763, à un gentilhomme de sou voisinage, nommé Dupuils.
La générosité de Voltaire lui attira quelques désagréments, comme on le verra.
Les descendants de Thomas Corneille, qui avaient, après le gain de leur procès,
fait peu de chose pour leurs parents, ne firent rien pour leur parente en 1760;
loin de là, l'abbé de Latour-du-Pin alla jusqu'à solliciter une lettre de cachet pour
faire enlever .VI"'' Corneille de chez Voltaire (voyez la lettre à Damilaville, du
1 i mais 1761).
Jean-François Corneille avait, depuis le commencement de 1760, un emploi de
VS livres par mois. Chamousset lui procura, la mémo année, une commission
dans les hôpitaux de l'armée, et, en 1761, une place de facteur de la petite poste
de Paris, récemment établie. Plus tard, J.-F. Corneille eut un bureau de labac à
Évrenx. Il était \enu à Fcrney en avril 1762. (I$.)
2. l'ersonnage de l'Écossaise; voyez tome \.
:?. La |)ri-niière édition de ce roman de Marivaux est de 1731, rinq volume-;
in-12.
48
COUIJI'SI'ONDAXCE.
laiit me fdiiniir (le la |)aill<', si on vent ([tie je cuise des briques ^
La |)r('race lui laite dans un l('uii)s où j'étais très-drôle; le sys-
tème de de (luifîues uia ]»arii du ])lus énorme ridicule. Je con-
seille à l'abbé BarlhéicuiN - de tirer sou épingle du jeu; je
voudrais, de plus, désliabitucr le monde de recourir à Sem,
Cham, et Japhet, et à la tour de Babel. Je n'aime pas que l'his-
toire soit traitée comme les Mille et une Nuits.
Eu vérité, vous devriez bien inspirer à M. le duc de Choiseul
mon goilt pour la Louisiane. Je n'ai jamais conçu comment on
a pu choisir le plus détestable pays du nord^ qu'on ne peut
conserver que par des guerres ruineuses, et qu'on ait aban-
donné le plus beau climat de la terre, dont on peut tirer du
tabac, de la soie, de l'indigo, mille denrées utiles, et faire encore
un commerce plus utile avec le Mexique.
Je vous déclare que, si j'étais jeune, si je me portais bien, si
je n'avais pas bAti Ferney, j'irais m'établir à la Louisiane.
A propos de Ferney, j'ai vu M. l'abbé d'Espagnac. Croiriez-
vous bien que M. de Fleury, intendant de Bourgogne, m'a amené
le fils de mon ennemi, Omer de Fleury? Je l'ai reçu comme si
son père n'avait jamais fait de plats réquisitoires.
Mon divin ange, et vous, madame Scaliger, autre ange, je suis
à vos pieds.
^•î'ii. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFAiM'i.
P'' novembre 1700.
Oui, monsieur, j'ai reçu votre beau présent; c'est M. Le Normand qui
me l'a envoyé. Je donnai le môme jour au président son exemplaire. Vous
avez dû recevoir, il y a déjà longtemps, son remerciement. D'Alembert n'a
eu votre livre que ces jours-ci. Ne croyez point, je vous prie, que j'ai tort
si vous n'avez pas eu de mes nouvelles; mon premier soin fut de lire votre
Préface et deux ou trois chapitres. Je vous écrivis sur-le-champ, de ma
propre main, une lettre de huit pages, et j'employai à cet ouvrage une de
mes insomnies. Au réveil de mon secrélaire, je le lui donnai à lire : il n'en
put presque rien déchiffrer. Je ne me souvenais plus de ce que j'avais écrit.
Je fus si dépitée que je résolus d'attendre, pour vous écrire, que j'eusse
entièrement fini votre livre. Ce qui est plaisant, c'e^t qu'hier, en finissant
la dernière page, j'ai reru votre dernière lettre. C'est immense, monsieur,
1. Exode, V. 7.
2. J.-J. Barthélémy, alors membre de l'Académie des belles-lettres, si connu,
plus tard, par le Voyage du jeune Anacharsis.
3. Le Canada.
4. Correspondance complète, édition de Lescurc, 18Co.
ANNtE 17(30. /.9
co que j'ai à vous dire; d'abord je vous déclare que vous n'avez ni juge-
ment ni goût si vous n'êtes pas content de votre Ui&loire : la préface est
charmante; vous traitez messieurs les faiseurs de recherches comme ils le
méritent; il y a tant de manières d'être ennuyeux qu'en vérité cela crie
vengeance de se mettre à la lorture pour en chercher de nouvelles. Je ne
pense pas absolument comme vous sur les portraits et anecdotes, mais à
l'explication il se trouverait peut-être (jue nous pensons de même. Les por-
traits imaginés, et les anectotes fausses ou falsiûées, font de l'iiisloire d'in-
dignes romans.
Vos descriptions de l'empire de Russie, les établissements, les réformes,
les voyages du czar, tout cela m'a paru admirable. Ce qui regarde la guerre
ne m'a pas fait autant de plaisir; mais c'est que vous aviez tout dit sur cet
article dans la Vie de Charles XII. Je l'ai reçu en même temps que le
czar. Je ne soulfre pas qu'on dise qu'il y ait la moindre contradiction.
Je vois, monsieur, (|ue vous êtes fort au fait de ce que je fais ; je vou-
drais que vous le fussiez aussi bien de tout ce que je pense; vous ne
trouveriez rien à redire, et vous conviendriez que je ne suis point injuste
dans les jugements (jue je porte, ni déraisonnable dans u: a conduite. J'ai
mis beaucoup d'impartialité dans la guerre des philosophes; je ne saurais
adorer leur Encyclopédie, qui peut être est adorable, mais dont quelques
articles (jue j'ai lus m'ont ennuyée à la mort. Je no saurais admettre pour
législateurs des gens qui n'ont que de l'esprit, peu de talent et point de
goût; qui, ([uoique très-honnèles gens, écrivent les choses les plus malsoa-
nantes sur la morale; dont tous les raisonnements tont des sophismes, des
paradoxes. On vo.t clairement qu'ils n'ont d'autre but (jue de courir après
une célébrité où ils ne parviendront jamais; ils ne jouiront pas même de la
gloriole des Fontenelle et Lamolte, qui sont oubliés depuis leur mort; mais
eux, ils le seront de leur vivant; j'en excepte, à toutes sortes d'égards,
M. d'Alembert, quoiqu'il ait été mon délateur au[)rés de vous; mais c'est
un égarement que je lui pardonne, et dont la cause mérite quelque indul-
gence : c'est le plus hunnête homme du monde, qui a le cœur bon, un
excellent esprit, beaucoup de justesse, du goût sur bien des choses; mais
il y a de certains articles qui sont devenus pour lui affaires de parti, et sur
lesquels je ne lui trouve pas le sens comumn, par exemple l'echafaud
(le .M"« Clairon, sur lequel je n'ai pas attendu vos ordres pour me
iransporler de colère. J'ai dit mot pour mot h'S mêmes choses que vous me
dites, et d'Alembert sera bien surpris quand je lui donnerai à lire votre
letlre; ce sera un grani triomphe. .Mais, monsieur, iipprenez ([u'il n'y a
|)lus rien ii faire; tout est perdu dans ce pays-ci, tout est en anarchie; cha-
cun se croit le premier dans son genre, et chacun croit posséder tous les
gemos, et moi je dirai ce qu'un refrain di^ chanson disait d'un premier
ministre de Ferrie, à son retour d'un exil : c Lui ii l'écart, tous les hommes
étaient égaux. » Vous avez actuellement avec \ous un homme de ma con-
naissance, .M. Turgoi; c'est un homme d'esprit, mais (|ui ne.-t pas absolu-
ment de votre genre.
Comment s appelle cet homme ipu a fait cent cinquante lieues |)our v0"-i?
il. — Cor.ii lisro.M) A.NCK. 1\. 4
r,o CORRESPONDANCE.
venir trouver ', et ([iii est depuis six mois avec vous? Je l'en estime et l'en
aimo tant que je serais presque tentée clo lui en faire faire des compliments.
N'oul)liez pas que vous me promettez des insolences. Au nom de
tout ce fpie voiLs n'aimez pas, ayez soin do mon amusement, et soyez bien
persuadé que, hors vous, tout me parait languissant, fade et ennuyeux. Je
crains hicn ([uc celle lettre n'ait tous ces défauts.
«■2-2. — A M. LI' COMTE D'ARGEMAL.
3 novembre.
Je demande pardon d'écrire si souvent. Il est vrai qu'on ne
doit pas oublier ses anges, raais il ne faut pas non plus les
importuner. Je voudrais savoir si M'"« d'Argental est guérie de sa
fluxion ; j'en ai une bonne, et c'est ce qui fait que je n'écris point
de ma main.
J'ignore encore si mes anges ont reçu la nouvelle copie de
Tannrdc, par la voie de M. de Chauvelin ; il y a aujourd'hui plus
de huit jours que mes anges devraient l'avoir. La marche de la
fin du second acte, ainsi que celle du premier, me paraît de la
plus grande convenance ; mais les deux derniers vers du second
acte me semblent faibles, et ne sont pas assez attendrissants ; je
demande en grAce à mes anges de faire mettre à la place :
Peut-être il punira ma destinée affreuse;
Allons... je meurs pour lui, je meurs moins malheureuse-.
Au premier acte, dans la scène du père et de la ùWe, Aménaïde
répèle trop le mot peut-être.
Cette témérité
Vous offense peut-être^ et vous semble une injure.
Je prie qu'on mette à la place :
Cette témérité
Est peu respectueuse, et vous semble une injure ■'.
Dans la même scène il faut absolument changer ces vers :
Les étrangers, la cour, et les mœurs de Byzance,
iront il jamais pour nous des objets odieux.
1. D'Argencc de Dirac.
2. Voyez tome V, page 3C6.
3. Voyez tome V, page 563.
AN^EE 17 60. 54
La raison en est que celui qui vient combattre pour Aménaïde
est étranger; je prie qu'on mette :
Solamir, et Tancrède, et la cour de Byzance,
Sont également craints, et sont tous odieux i.
Lo reste me semble bien exposé, bien filé. Je demande instam-
ment qu'on n'ait pas la barbarie de m oter,
Ainsi l'ordonne, hélas! la loi de riiyménée.
(Acte II, scène iv.)
Il faut regarder Aménaïde comme déjà mariée par paroles de
présents, selon l'usage de l'antique chevalerie. En effet, son père
lui dit, au premier acte :
Ce noble chevalier a reçu votre foi;
(Scène m, v. 4 et 5.)
La loi ne peut plus rompre un nœud si légitime.
(Scène iv.)
Mais il faut que Lorédan dise à Orbassan, dans la quatrième
scène du deuxième acte :
Orbassan, comme vous nous sentons votre injure;
Nous allons l'effacer au milieu des combats.
Le crime rompt l'hymen; oubliez la parjure;
Son supplice vous venge, et ne vous flétrit pas.
Cela rend, à mon gré, la situation de tous les personnages plus
épineuse, plus touchante; ce que dit Orbassan à Aménaïde est
plus convenable, et doit faire plus d'effet. J'ai relu hier le reste avec
Ix'aucoup d'attention; je crois que je ne peux plus rien faire à
cet ouvrage. Je me flatte que M. et M"" d'Argental auront la bonté
do le faire jouer tel qu'il est. La versification n'en est pas
pompeuse, mais le style m'en paraît assez touchant. Les person-
nages (lisent ce qu'ils doivent dire; et toutes les pierres de l'édi-
lico mo paraissent assez bien liées. J'attends avec impatience des
nouvelles de M. d'Argental.
15()l)in-///o(//o;( avait ordre de lui présenter les premiers exem-
plaires (lu Cztir; il ost bien étrange (pi'il ne l'ait pas fait. Nous
attendons auj(jur(riiiij M. Tuigot, mais je crois (ju'il ne verra
I. \(iy(;z tomf V, pages Ml et M'.l.
52 CORRESPONDANCE.
poiul notre tripot. Je ne peux pas jouer la comédie avec une
fluxion. Qu'est-ce donc que cette Belle Pmilenle? N'en a-t-on pas
déjà joué une*? Daignez me mander si c'est M"'' Clairon qui est
l)énitcntc. Pour moi, je suis bien pénitent de n'avoir pu faire de
Tancvcde une pièce absolument digne de vos bontés ; mais,
pourvu qu'elle en mérite une partie, c'est assez pour un ma-
lingre; votre indulgence fera le reste. Mille tendres respects.
4323. — A M. DE liASTIDE 2,
Je n'imagine pas, monsieur le Spectateur du monde, que vous
projetiez de remplir vos feuilles du monde physique. Socrate,
Épictète, et Marc-Aurèle, laissaient graviter toutes les sphères les
unes sur les autres, pour ne s'occuper qu'à régler les mœurs.
Est-ce donc le monde moral que vous prenez pour objet de vos spé-
culations? Mais que lui voulez-vous, à ce monde moral que les pré-
cepteurs des nations ont déjà tant sermonné avec tant d'utilité?
Il est un peu fâcheux pour la nature humaine, j'en con-
viens avec vous, que l'or fasse tout, et le mérite presque rien;
que les vrais travailleurs, derrière la scène, aient à peine une
subsistance honnête, tandis que des personnages en titre fleu-
rissent sur le théâtre; que les sots soient aux nues, et les génies
dans la fange ; qu'un père déshérite six enfants vertueux, pour
combler de biens un premier-né qui souvent le déshonore ; qu'un
malheureux, qui fait naufrage ou qui périt de quelque autre
façon dans une terre étrangère, laisse au hsc de cet État la for-
tune de ses héritiers.
On a quelque peine à voir, je l'avoue encore, ceux qui
labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le
luxe; de grands propriétaires qui s'approprient jusqu'à l'oiseau
qui vole, et au poisson qui nagc; des vassaux tremblants qui
n'osent délivrer leurs maisons du sanglier qui les dévore; des
fanati(iues qui voidraient brûler tous ceux qui ne prient pas
Dieu comme eux; des violences dans le pouvoir, qui enfantent
\. La tragédie représentée, pour la première fois, le 27 avril! 750, au Théâtre-
Français, sous le titre de Caliste, dix ans avant celle de Colardeau, est attribuée
à différents auteurs, et, entre autres, au marquis de Thibouville. Aucun d'eux n'a
daigné légitimer cet enfant bâtard et mort-né. (Cl.)
2. Jciin-Frjiiirois de nastide, né à Marseille en 1724, mort à Milan en 1798,
après avoir publié le Xaiiveau Sjicclatcur, 17.')8, huit volumes in-12, en donna une
suite qu'il intitula le Monde comme il est, 1700, deux volumes in-12. 11 donna une
nouvelle suite sous ce titre : le Monde, 1761, deux volumes in-12. (B.)
ANNÉE 17 60. 53
d'autres violences dans le peuple; le droit du plus fort faisant
la loi, non-seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à
citoyen.
Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous
les lieux, vous voudriez la changer ! Voil;i votre folie, h vous
autres moralistes. Montez en chaire avec Rourdalouc, ou prenez
la plume avec La Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours
comme il va. Un gouvernement qui pourrait pourvoir à tout en
ferait plus en un an que tout Tordre des frères prêcheurs n'en a
fait depuis son institution.
Lycurgue en fort peu de temps éleva les Spartiates au-dessus
de l'humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina, il
y a plus de deux mille ans, ont encore leur effet à la Chine.
Mais, comme ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner,
si vous avez de si grandes démangeaisons de réforme, réformez
nos vertus, dont les excès pourraient à la fin préjudicier à la
prospérité de l'État. Cette réforme est plus facile que celle des
vices. La liste des vertus outrées serait longue ; j'en indiquerai
quelques-unes, vous devinerez aisément les autres.
On s'aperçoit, en parcourant nos campagnes, que les enfants
de la terre ne mangent que fort au-dessous du besoin : on a peine
à concevoir cette passion immodérée pour l'abstinence. On croit
même qu'ils se sont mis dans la tête qu'ils seront i)lus saints en
faisant jeûner les bestiaux.
Qu'arrive-t-il? Les hommes et les animaux languissent, leurs
générations sont faibles, les travaux sont suspendus, et la culture
en souffre.
La patience est encore une vertu que les campagnes outrent
peut-être. Si les exacteurs des tributs s'en tenaient à la volonté
du prince, patienter serait un devoir; mais questionnez ces
bonnes gens qui nous donnent du pain, ils vous diront (jue la
façon de lever les impôts est cent fois plus onéreuse que le tribut
même. La patience les ruine, et les propriétaires avec eux,
La chaire évangélique a cent fois reproché aux grands et aux
rois leur dureté envers les indigents. Cette capitale s'est corrigée
h toute outrance : les antichambres regorgent de serviteurs mieux
nourris, mieux vêtus que les seigneurs des paroisses d'où ils
sortent. Cet excès de charité (Me des soldats à la patrie, et des
cultivateurs aux terres.
Il ne faut pas, monsieur le Spcctaleur du monde, que le projet
de réformer nos vertus vous scandalise : les fondateurs des ordres
religieux se sont réformés les uns les autres.
54 CORRESPONDANCE.
Une aulro raison qui doit vous encourager, c'est qu'il est
pcut-ôlrc plus facile de discerner les excès du bien que de pro-
noncer sur la nature du mal. Croyez-moi, monsieur le Spectateur,
je ne saurais trop vous le dire, attachez-vous à réformer nos
vertus; les hommes tiennent trop à leurs vices.
4324. — A M. LE BRUN «.
A Ferney, 5 novembre.
Je vous ferais, monsieur, attendre ma réponse quatre mois
au moins, si je prétendais la faire en aussi beaux vers que les
vôtres. Il faut me borner à vous dire en prose combien j'aime
votre Ode et votre proposition. Il convient assez qu'un vieux
soldat du grand Corneille tâche d'être utile à la petite-fille de son
général. Quand on bûtit des châteaux et des églises, et qu'on a
des parents pauvres à soutenir, il ne reste guère de quoi faire
ce qu'on voudrait pour une personne qui ne doit être secourue
que par les plus grands du royaume.
Je suis vieux ; j'ai une nièce qui aime tous les beaux-arts, et
qui réussit dans quelques-uns : si la personne dont vous me
parlez, et que vous connaissez sans doute, voulait accepter auprès
de ma nièce l'éducation la plus honnête, elle en aurait soin
comme de sa fille, je chercherais à lui servir de père ; le sien
n'aurait absolument rien à dépenser pour elle; on lui payerait
son voyage jusqu'à Lyon. Elle serait adressée, à Lyon, à
M. Tronchin^ qui lui fournirait une voiture jusqu'à mon châ-
teau, ou bien une femme irait la prendre dans mon équipage.
Si cela convient, je suis à ses ordres, et j'espère avDir à vous
remercier, jusqu'au dernier jour de ma vie, de m'avoir procuré
1. Ponce-Denis Écouchard Le Brun, ne à Paris en 1729, mort en 1807, avait
adressé à Voltaire une Ocle en faveur de la famille du grand Cûrneille. La per-
sonne que Le Brun recommandait à Voltaire ne descendait pas de P. Corneille,
mais d'un de ses cousins (voyez la note, page 47). Le Brun fit imprimer son Ode
avec des fragments de sa lettre d'envoi, la réponse de Voltaire, que voici, et une
seconde lettre de Le Brun (voyez la note, tome XXIV, pag-e 159). La lettre de
Voltaire y est datée du cinq novembre; cependant elle porte la date du cinq octo-
bre dans l'édition des OEuvres de Le Brun donnée par Ginguené, mais mutilée
par la censure impériale, 1811, quatre volumes in-S". Il se peut que l'original
porto octobre; mais c'est sans doute par une erreur que Voltaire a commise quel-
quefois (voyez, entre autres, la lettre 1733, tome XXXVI, page 369), et que Le Brun
aura corrigée à l'impression. La réponse de Le Brun à la lettre de Voltaire est
du 12 novembre, et, comme le remarque M. Clogenson, dut être prompte.
2. Tronchin, banquier à Lyon.
ANNÉE 17 00, 55
l'honneur de faire ce que devait faire M. de Fontenclle. Une
partie de l'éducation de cette den»oisellc serait de nous voir
jouer quelquefois les pièces de son grand-père, et nous lui ferions
broder les sujets de Cinna et du Cid.
J'ai riionneur d'être, avec toute l'estime et tous les sentiments
que je vous dois, monsieur, votre, etc.
Voltaire.
4325. — A M. JlvAN SCIIOUVALOW.
7 novembre.
Monsieur, on a fait, en deux mois, trois éditions du premier
volume de VHistoire de Russie. Les ennemis de votre empire n'en
sont pas trop contents; ils sont un peu fâchés qu'on leur fasse
voir votre grandeur, et surtout votre mérite. Cependant amis et
ennemis demandent le second volume avec empressement, et je
suis réduit à dire que les matériaux me manquent pour élever
la seconde aile de votre édifice. Il n'est pas possible d'y travailler
sans avoir des notions justes, non-seulement de ce que Pierre le
Grand a fait dans ses États, mais aussi de ce qu'il a fait avec
les autres États, de ses négociations avec Gorz et le cardinal
Albéroni, avec la Pologne, avec la Porte ottomane, etc. Il serait
aussi bien nécessaire d'avoir quelques éclaircissements sur la
catastrophe du czarowitz. Je vous dirai, en passant, qu'il est
certain qu'il y a une femme qu'on a prise, dans quelques pro-
vinces de l'Europe, pour la veuve du czarowitz même; c'est celle
dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer la petite histoire ^ Elle
n'est pas digne d'être mise à côté des faux Démétrius.
Je reviens, monsieur, aux deux sujets de mes afflictions, qui
sont d'ignorer si Votre Excellence a reçu mes ballots, et de ne
recevoir aucunes instructions.
Je vous répète que je n'ai point entendu parler du gen-
tilhomme- qui est à Vienne, et que vous avez bien voulu charger
de ([uehpies paquets. Je ne peux finir cette lettre sans vous dire
combien votre nation a acquis d'bonncur i)ar la capitulation de
licrlin. On dit (pie vous avez donné rexem|)le de la plus exacte
discipline, qu'il n'y a eu ni meurtre ni pillage. Le [jcuple de
1. Voyez plus liant la loUrc 4261. — Qiiiiml la (laine irAubaii niomtil dans le
village de Vili-y, à une lieue do l'aris, en février 1771, on consigna dans son acte
de. décès qu'elle s'appelait, non pas Cliarloltc de Bruuswick-Woifcubutlel, mais
Marie-Elixdln'lh Ditinehon. (Cl.)
2. Pouscbkin.
56 CORRESPONDANCr:.
Pierre le Grand eut autrefois besoin de modèle, et aujourd'liui
il en sert aux autres.
Adieu, monsieur; employez votre secrétaire, et recevez le
sincère et tendre respect de V.
43-20. — A M. DE S AINT-LA MBK RT '.
Aux Délices.
Je viens, mon très-aimable Tibulle, de vous écrire une lettre^
où il ne s'agit que de Cbarles XII. Je suis plus à mon aise en
vous parlant de vous, en vous ouvrant mon cœur, en vous disant
combien il est pénétré du bon office que vous me rendez.
Vraiment je vous enverrai toutes les Pucelles que vous vou-
drez, à vous et à M'"" de Boufflers ; rien n'est plus juste.
J'ai couru comme vous, depuis quelques années, qu'il fallait
faire des tragédies tragiques, et arracber le cœur au lieu de l'ef-
fleurer. Nous n'avons guère été, jusqu'à présent, que de beaux
discoureurs; il viendra quelqu'un qui rendra le poignard de
Melpomène plus trancbant^ mais... je serai mort.
Je n"ai point l'bonneur d'être de l'avis deFolard sur Cbarles XII.
Je ne suis point soldat, je n'entends rien à la baïonnette; mais
je trouve, suivant toutes les règles de la mètoposcopie, que c'était
une borrible imprudence d'attaquer cinquante ou soixante mille
hommes, dans un camp retranclié à Narva, avec huit mille cinq
cents hommes harassés, et dix pièces de canon. Le succès ne jus-
tifie point, à mes yeux, cette témérité. Si les Russes ne s'étaient
pas soulevés contre le duc de Croï, Charles était perdu sans res-
source. Il fallait un assemblage de circonstances imprévues, et
un aveuglement inouï, pour que les Russes perdissent cette
bataille.
Une faute plus impardonnable, c'est d'avoir laissé prendre
i. Charles-François de Saint-Lambert, né à Vézelise en Lorraine le IG décem-
bre 1716, mort à Paris le 9 février 1803, auteur du poème des Saisons, public
en 1769. Ses relations avec M"'« du Châtelet, sur lesquelles on peut consulter les
Mémoires de Longcliamp, causèrent la mort de cette dame. (B.)
2. Cette lettre, qui devait sans doute être montrée à Stanislas, est citée plus
bas dans celle qui porte le n" 4331. C'est tout ce que nous en connaissons.
3. Dans le chant IV (vers 177-178) de son poëme des Saisons, Saint-Lambert
a dit do Voltaire :
Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scèno,
D'un poignari plus tranchant il arma Melpomèno.
Saint-Lambert a donc pris de Voltaire l'expression de poignard plus tranchant.
ANNÉE 17 GO. 57
ringrie, tandis qu'il s'amusait à humilier Auguste, Le siège de
Pultava, dans l'hiver, pendant que le czar marchait à lui, me
paraît, comme au comte Piper, l'entreprise d'un desespéré qui ne
raisonnait point. Le reste de sa conduite, pendant neuf ans, est
de don Quichotte.
Quand le maréclial de Saxe admirerait cet enragé, cela ne me
ferait rien ; et je répondrais au maréchal de Saxe : Vous faites
mieux encore que vous ne dites.
Mais Apollon me tire par l'oreille, et me dit : De quoi te
mêles-tu ? Ainsi, je me tais, et je vous demande pardon.
Je reviens, comme don Japhet, à ce qui est de ma compé-
tence. Vous souvenez-vous que vous vouliez que je raccommo-
dasse le moule d'Oreste, et que je lui fisse des oreilles * ? Je vous
ai obéi à la fin. Il y a du pathos, ou je suis trompé. \ous le
jouerons l'année prochaine sur un petit théâtre de polichinelles,
si je suis en vie; vous devriez bien y venir, si vos nerfs vous le
permettent. Je vous jure qu'il vaut mieux aller aux Délices qu'à
Potsdam.
Je nie doutais bien que l'odorat d'un nez comme le vôtre
serait un peu chatouillé des parfums que j'ai brûlés à riionncur
de Lefranc de Pompignan. Il est bon de corriger quelquefois
les impertinents. Il y a quelques messieurs qui allaient répandre
les ténèbres, et souffler la persécution, si on ne les avait pas
arrêtés tout court par le ridicule.
Si vous voyez frère Jean des Enlommrures Menoux, dites-lui, je
vous prie, que j'ai de bon vin ; mais j'aimerais encore mieux le
boire avec vous qu'avec lui.
Mes respects, je vous prie, h M'"" de Boufllers et ù madame sa
sœur-.
Comment faire pour vous envoyer un gros paquet?
Je vous aime, je vous remercie; je vous aimerai foute ma vie.
Je n'ai point de lettres de monsieur le gouverneur de nitclic ' :
c'est un paresseux.
1. Allusion au conte do La Fontaine, intitulé le Faiseur d'oreilles et le liac-
commodeur de moules.
2. M"" de BassompiciTC, à laquelle sont adressés six vers dans les Poésies
mêlées, tome X.
3. ïressan; vo^ez lettre -4208.
58 CORRESPONDANCE.
Vrll. — A M. T R 0 N C 1 1 1 N , I) !•: L V 0 .\ ' .
Délices, 8 novembre.
Los cfTcts publics se soiitioiulronl sans doute, puisque voilà
un lieutenant de police à la tête de la marine-. Je crois bien que
ce n'est pas vous qui avez fait les quatre vers pour le roi de
Prusse ; ce n'est pas moi non plus. Il m'en envoya plus de deux
cents l'année passée. Mais à présent, s'il en fait ce sont des
élégies.
4328. — A MADAME BELOTS.
10 novembre.
Il y a plus de quinze jours que V. a envoyé à M'"' la
veuve B. l'histoire du C* Plusieurs de ces paquets, quoique pro-
tégés par des intendants des postes, n'ont point été rendus à leur
adresse. Si M""' B. a quelque autre débouché, elle n'a qu'à
l'indiquer, et elle aura son C. sur-le-champ. Elle fait fort bien
de voir M. 11.% car ce M. H. a du génie, de l'esprit, et un cœur
charmant. D'ailleurs la terre de Voré est un plus beau séjour, et
plus à portée d'elle que le trou des Délices, qui n'est qu'une
chaumière dans une très-belle vue. On n'ose pas se flatter qu'elle
daigne venir dans cette chaumière ; on le souhaite seulement, et
on s'en reconnaît indigne. Quelques philosophes y viennent de
temps en temps. M""- B. me paraît aussi philosophe qu'eux tous.
Elle sait que je l'ai prise une fois pour M"" de Sévigné àson style ;
mais je n'aurais jamais pris M'"« de Sévigné pour elle : car, en
fait de raison, cette M"'^ de Sévigné est une grande caillette. Je
présente à M""^ B. mes très-humbles et très-sincères compliments.
4329. — A M. LE COMTE D'APxGEMAL.
10 novembre.
Vous êtes mes anges plus que jamais; vous persévérez dans
votre ministère de gardiens. Voici, mon cher et respectable ami,
ce que j'ai pu à peu près répondre à votre lettre et au mémoire
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Berrycr.
3. Éditeurs de Cayrol et François.
4. Czar.
:.. llelvétiu^.
ANNÉE 17 00. 59
de AI™" Scaliger. Je prévois que ma réponse sera inutile, puis-
qu'elle n'arrivera qu'après que Tancrède aura été joué à Ver-
sailles; mais du moins j'aurai la consolation d'avoir fait mon
devoir. Si vous avez encore quelques petits scrupules, je suis h
vos ordres.
Êles-vous toujours dans l'idée de faire imprimer T>incrcdei>t{V
provision ? En ce cas, je vous supplie de faire transcrire sur la
pièce les changements que vous trouverez dans mon mémoire.
Vos bontés ne se lassent pas.
Vous imaginez donc que je suis assez mallial)ilepour fourrer
dans la dédicace quelque chose que la marquise n'ait pas
approuvé? Je ne suis pas si niais. Voici cette dédicace mot pour
mot, telle que M. le duc de Choiseul me l'a renvoyée, munie du
grand sceau des petits appartements. J'ai plus d'une raison de
faire cette dédicace, et je crois que vous les devinez toutes.
Et vous, madame Scaliger, vous me croyez donc assez Suisse
pour ignorer que mon intendant de Bourgogne est le frère de
mon cher avocat général? Sachez que ce frère m'a amené son
neveu, propre fils de son frère. J'ai soupçonné sa mère' d'avoir
été une habile femme, car le jeune candidat est d'une taille fine
et élancée, et son père est tout rabougri.
Nous avons à présent M. Turgot, qui vaut mieux que tout le
parquet. Celui-là n'a pas besoin de mes instructions, il m'en
donnerait; c'est un philosophe très-aimable, \ouslui avons joué
Fanime et les Ensorceli's-: il dit qu'il n'avait pas pleuré à Tancrède,
et je l'ai vu pleurer à Fanime ; mais c'est que M'"* Denis a la voix
attendrissante, et quand nous jouons ensemble on n'y tient pas.;
George III' ne changera pas la face de l'Europe; celle de Lue-
change tous les jours.
Mille tendres respects à tous les anges.
4330. — A M. DE CHENE V1Î:RKS '.
Aux Délices, Jl novembre.
Vous verrez bientôt, mon ami. M"' de Bazincourt'- ; elle
va des Délices au couvent, de la comédie à vêpres, de chez
1. Madeleino-Gcnevfève-Mûlanie Desvicux, morte an cominenccnieiit de 17 i7.
2. Farodii! de Topera des Surprises de l'Amour, de Bernard, par M"" l'avart,
(Jnérin, e( Ilarni; I7o7.
3. Gcorf,'c II était mort le 25 octobre précédent.
4. Éditeurs, de Cayrol et Françofs.
5. Voyez la dernière lettre à Clicnevières.
CO GORRESPONDANCn:.
moi riiez rarcliovêqiic de Paris. Elle aura eu tous les lionnôtes
plaisirs mondains, et aura celui de faire son salut. Elle doit
d'abord vous embrasser pour elle, comme de raison, et ensuite
pour moi. Je me flatte que M, Tarclievêquc nous la renverra, dès
que je ferai bAtir une éj^lise.
Voici les deux cartes qui manquaient à Pierre.
Je vous embrasse.
Voilà donc encore le roi de Prusse devant Dresde, et c'est c'i
recommencer !
4331. — A M. LE COMTE DE TRESSAN.
A l'erncj', 12 novembre.
l{espectal)le et aimable gouverneur de la Lorraine allemande
et de mes sentiments, mon cœur a bien des choses à vous dire;
mais permettez qu'une autre main que la mieune les écrive,
parce que je suis un peu malingre.
Premièrement, ne convenez-vous pas qu'il vaut mieux être
gouverneur de Bitcbe que de présider à une académie quel-
conque? Ne convenez-vous pas aussi qu'il vaut mieux être hon-
nête homme et aimable qu'hypocrite et insolent? Ensuite n'êtes-
vous pas de l'avis de VEccUsiaste^, qui dit que tout est vanité,
excepté de vivre gaiement avec ce qu'on aime?
Je m'imagine, pour mon bonheur, que vous êtes très-heureux,
et je crois que vous l'êtes de la manière dont il faut l'être dans
ce temps-ci, loin des sots, des fripons, et des cabales. Vous ne
trouverez peut-être pas cà Bitcbe beaucoup de philosophes; vous
n'y aurez point de spectacles, vous y verrez peu de chaises de
poste en cul de singe ; mais, en récompense, vous aurez tout le
temps de cultiver votre beau génie, d'ajouter quelques connais-
sances de détail à vos profondes lumières; vos amis viendront
vous voir ; vous partagerez votre temps entre Lunéville, Bitcbe, et
Toul, Et qui vous empêchera de faire venir auprès de vous des
artistes et des gens de mérite qui contribueront aux agréments
de votre vie? Il me semble que vous êtes très-grand seigneur;
cinquante mille livres de rente à Bitcbe sont plus que cent cin-
quante mille à Paris. Je ne vous dirai pas que votre règne vous
advienne -, mais que les gens qui pensent viennent dans votre
1. I, 2; et III, 12.
2. « Advcniat rcginim tuum. » (Matthieu, chap. vi, vers. 10} Luc, chap. .\i,
vers. 2.)
ANNÉE 1700. 61
règne. Si je n'étais pas aux Délices, je crois que je serais à Bitclie,
malgré iVère Menoux.
Frère Saint-Lambert, (jui est mon véritable frère (car Menoux
n'est que Taux frère), frère Saint-Lambert, dis-je, qui écrit en
vers et en prose comme vous, m'a mandé que le roi Stanislas
n'était pas trop content que je préférasse le législateur Pierre au
grand soldat Charles. J'ai fait réponse ^ qne je ne pouvais m'em-
pêclier, en conscience, de préférer celui qui bAtit des villes à
celui qui les détruit; et que ce n'est pas ma faute si Sa Majesté
polonaise elle-même a fait plus de bien à la Lorraine par sa
bienfaisance que Charles \1I n'a fait de mal à la Suède par son
opiniâtreté. Les Russes donnant des lois dans Berlin, et empê-
chant que les Autrichiens ne fissent du désordre, i)rouvent ce
que valait Pierre. Ce Pierre, entre nous, vaut bien l'autre Pierre-
Simon Harjone-.
Vous devez actuellement avoir reçu mon Pierre: il me fâche
beaucoup de ne vous l'avoir point porté; mais il a fallu jouer le
vieillard sur notre petit théâtre, avec notre petite troupe, et je
l'ai fait d'après nature. Je suis enchaîné d'ailleurs au char de
Gérés comme à celui d'Apollon ; je suis maçon, laboureur, vigne-
ron,, jardinier. Figurez-vous que je n'ai pas un moment à moi,
et je ne croirais pas vivre si je vivais autrement : ce n'est qu'en
s'occupant qu'on existe.
^oilà en partie ce (|ui me rend grand |)artisan de M. le maré-
chal de l]elle-Isle^; il travaille pour le bien public du soir au
matin, comme s'il avait sa fortune à faire. Tout son malheur est
que le succès de ses travaux ne dépend pas de lui. Le maréchal
de Daun ne me paraît pas si grand travaiihnir.
xMon très-aimable gouverneur, vous êtes plus heureux que
tous ces messieurs-là ; vous êtes le maître de votre temps, et moi,
je voudrais bien employer tout le mien auprès de vous,
ht'cevez le tendre et respectueux témoignage de tous les sen-
tiniciils ([ui m'attachent à vous pour lotilc ma \i('.
Le Suisse \ .
1. C(!tte ré|)ot)9e nous est inconnue; voyez pajjc .M»,
2. Voyez tome XX, pages 2\'.i et h'.i2.
3. Ministre de la {,'ue<Te depuis le nmis de mars 17J8, mort le 20 janvier 17G1.
62 CORRESF'ONDANCE.
43^2. — A M. COLIiM.
Aux Délices, 12 novembre.
Je VOUS écris, mon clior Colini, pour vous et pour M. Ilarold '.
11 nie mande que vous avez traduit un opéra, et que bientôt vous
en ferez; je viendrai sûrement les entendre. Ma mauvaise santé,
mes bûtiments, m'ont empêché, cette année, de l'aire ma cour
à Son Excellence électorale ; mais, pour peu que j'aie assez de
force, l'année qui vient, pour me mettre dans un carrosse, soyez
sûr que je viendrai vous voir. Je fais mille tendres compliments
à M. Ilarold. Je ne peux pas actuellement écrire de ma main ; je
deviens bien vieux et bien malade. 11 est vrai que j'ai joué la
comédie ; mais je n'ai joué que des rôles de vieillards caco-
chymes .
Les fers sont au feu pour la petite affaire- que vous savez;
mais on ne pourra battre ce fer que quand les choses qui se
décident par le fer auront été entièrement jugées. Je vous em-
brasse de tout mon cœur.
4333. — A M. LE COMTE D'ARGENïAL.
12 novembre 1700.
Il est vrai; mon cher ange, que Dieu a voulu qu'il grasseyât;
mais il joue tout avec vérité, avec chaleur : il est doux, sociable,
conciliant; il doublera tout, il ne se refusera à rien. Voyez s'il
mérite votre protection par son talent autant que par ses mœurs.
Il a vu Fanime. Il vous dira des nouvelles de mon tripot. iMes
respects k celui de Paris ^.
4334. — A M. JEAx\ SCHOUVALOW.
Aux Délices, près Genève, 15 novembre.
Monsieur, dans les dernières lettres que j'ai eu l'honneur de
vous écrire, je ne me suis occupé que de votre admirable entre-
1. Cet Anglais, ami de Colini, étaitattaché à la personne de l'électeur Charles-
Théodore. L'opéra traduit de l'italien par Colini était intitulé Cajo Fabrizio. 11
avait été représenté sur le théâtre du palais de Manheim.
2. Toujours Taffaire de Francloit.
3. Cette lettre, imprimée, en 1817, dans l'édition en douze volumes in-S",
tome X, page 298, y est accompagnée de cette note, qui paraît de d'Argental :
Ai-purlt-e ]iar un coinrdien aiiiiiel il s'intrressait. Le comédien doit être Bussy.
Voyez !a lettre a d'Argental du •.'.■) juillet 1700.
ANNÉE 17 00 63
prise d'élever un monument au fondateur de votre empire et de
votre gloire. Je vous ai témoigné mon zèle ; j'ai insisté sur la
nécessité où vous êtes aujourd'hui d'achever promptement la
seconde aile de votre édiûce.
Je ne vous ai point dit comhien les ennemis de votre nation
sont fùchés contre moi : c'est encore une raison de plus qui
redouble mon zèle pour la gloire de votre pays, et qui me rend
la mémoire de Pierre le Grand plus précieuse. Me voilà natura-
lisé Russe, et votre auguste impératrice sera obligée, en con-
science, de m'envoyer une sauvegarde contre les Prussiens.
Je voudrais savoir surtout si la digne fdle de Pierre le (Jraiid
est contente de la statue de son [)ère, taillée aux Délices par un
ciseau que vous avez conduit.
Je vous fais encore mes compliments sur l'exemple de Tordre,
de l'observation du droit des gens, et de toutes les vertus ci-
viles et militaires, que vos compatriotes ont donné à la prise de
Berlin.
4335. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGEXTAL.
l.j novembre.
Je reçois, madame, toutes vos bontés du 7 novembre, tous
les témoignages de votre attention angélique , de votre goût, de
votre zèle inaltérable pour Tancrèdc. Je n'ai qu'un moment pour
y répondre; il est une heure trois quarts, la poste part à deux
heures. Que vais-je devenir? Prault m'écrit quon imprime par-
tout Tancrcde défiguré, qu'il va le défigurer aussi. Mes anges
peuvent-ils parer à ce coup funeste? Je vais être déshonoré;
M""' de l*ompadour croira que je me suis moqué d'elle. Ae me
reste-t-il qu'un parti, celui de faire vite imprimer ù Genève, et
d'envoyer la pièce imprimée par la poste, en désavouant l'édi-
tion de Prault? J'aurai l'honneur d'écrire' le 17 à mes anges ce
(|U(' j'aurai pensé à tête reposée. Mon cœur, qui va plus vite que
ma tête, vous écrit lui tout seul ; il est pénétré pour vous de la
plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.
I. Si ccUc lettre lut écrite, elle a écliaijpé au.v reclicrclies de nos prédéces-
seurs.
04 CORRESPONDANCE.
4336. — A I\I. PnAULT FILS'.
Aux Délices, l.j novembre.
Je VOUS ai écrit, monsieur, par M. d'Argental. Apparemment
(jue vous n'aviez pas encore reçu ma lettre à la date de la vôtre
(lu j novembre. M. d'Argental était, je crois, alors à la campagne.
Je doute fort qu'on ait imprimé Tancrhle dans les provinces. Ce
qu'il y a de sûr, c'est qu'on ne peut pas imprimer ma tragédie,
puisqu'elle n'est pas achevée et que je la corrige encore tous les
jours. Je ne sais pas quand les comédiens la rejoueront. 11 y a
plus de cent vers dans mon manuscrit dilFérents de la pièce qui
a été jouée. Comme je n'étais pas sur les lieux, les comédiens ont
pris sur eux de changer mon ouvrage comme ils l'ont voulu.
Si vous l'imprimiez telle qu'elle a été jouée, vous donneriez une
pièce toute défigurée, dans laquelle on a été obligé de mettre à
la hâte des vers qui pèchent contre la langue et contre la poésie.
Cette démarche serait très-désagréable pour vous et pour moi.
Je serais d'autant plus obligé de désavouer la pièce qu'elle
ne doit paraître qu'avec une très-longue dédicace à M"'"= de Pom-
padour. Cette dédicace, qui sert aussi de préface, a été vue par
M""^ de Pompadour et par ses amis. Ce serait leur manquer à
tous que de leur avoir envoyé cette dédicace sans l'imprimer. On
serait, avec raison, très-mécontent de votre précipitation.
Je vous conseille d'engager M"*" Clairon à reprendre sans délai
Tancvhdc, afin que vous puissiez l'imprimer sur-le-champ. Je
saisirai toujours avec empressement toutes les occasions de vous
faire plaisir.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
1337. — A 31. D'ALEMBERT.
Mon cher maître, mon digne philosophe, je suis encore tout
plein de M. Turgot. Je ne savais pas qu'il eût fait l'article Exis-
lencc; il vaut encore mieux que son article. Je n'ai guère vu
(rhomnie i)lus aimable ni plus instruit; et, ce qui est assez rare
chez nos métai)hysiciens, il a le goût le plus fin et le plus sûr. Si
vous avez plusieurs sages de cette espèce dans votre secte, je
J. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 17G0. Go
tremble pour V infâme; elle est perdue dans la bonne compagnie.
M. Doleyre* n'est pas encore venu cboz les fidèles des Délices;
s'il y vient, il sera reçu comme un initié chez ses frères. Il me
paraît que Tinfant parmesan sera bien entouré. Il aura un Con-
dillac et un Dcleyre; si, avec cela, il est bigot, il faudra que la
grùce soit forte.
Vous n'aurez ni échafaud ni potence à Tancrède, mais vous
aurez une grande bière et un drap mortuaire à la Belle Pénitente - :
ainsi consolez-vous.
Si vous voyez notre diaconesse. M'"" du Dcfl'ant, saluez-la
pour moi en Belzébuth ; dites-lui que je ne sais plus comment
faire pour lui envoyer des infamies. Il devient plus difficile que
jamais de confier de gros paquets à la poste. J'aurai l'honneur
de lui écrire incessamment. Ce qui me manque le plus dans ma
retraite, c'est le loisir. Il faut que je plante, et le czar Pierre me
lutine: je ne sais comment m'y prendre avec monsieur son fils;
je ne trouve point qu'un prince mérite la mort pour avoir voyagé
de son côté quand son père courait du sien, et pour avoir aimé
une fille quand son père avait la gonorrhée.
Luc me mande' qu'il est un peu scandalisé que j'aie fait,
dit-il, l'histoire des loups et des ours : cependant ils ont été à
Berlin des ours très-bien élevés.
Nous attendons demain les détails de la bataille entre Luc ol
le cunctateur. On dit que Fabius a tué beaucoup de Prussiens,
fait trois mille prisonniers, pris trente drapeaux. Il court un
bruit que Luc, après sa défaite, a donné le lendemain un second
combat, et qu'il a eu l'avantage. Tous ces illustres massacres ne
sont pas tirés au clair; mais le résultat presque infaillible de
cette guerre sera que les philosophes perdront un protecteur de
la philosophie. Ce protecteur est un peu malin et dangereux,
mais enfin c'était un bon appui pour les fidèles. Travaillez, mon
cher Paul, à la vigne du Seigneur. Un homme de votre trompe
fait plus de bien que cent sots ne font de mal. C'est un grand
plaisir de voir croître son petit troupeau. Vous ne serez point
mordu des loups, vous êtes aussi sage qu'intrépide. Vous ne vous
commettez point, vous ne jetez la semence que dans le bon ter-
rain. Que Dieu répande ses saintes bénédictions sur vous et les
1. Autour de riirticlc Fanatisme dans i'I:ncyr[vpé(lie:\oyoz ti-inc\IX. page 73;
et aussi XL, 40G.
2. Calisle, tra^'édic de (lolardeau.
3. Le tue 4317.
-IL — ConnespoNUANCK. L\. 5
66 CORRESPONDANCR.
vôtres! Mille respects ix M"'^ du Deiïaut. Comptez qu'il y a peu
de femmes qui aient autant d'esprit qu'elle. Il faut qu'elle aime
les frères de tout son cœur, et comme je vous aime.
4338. — A M. DUCLOS K
10 novembre.
C'est pour vous donner avis, mon cher et illustre confrère,
que je vous ai adressé un paquet et une lettre sous l'enveloppe
de M. Jannel; vous m'aviez mandé que je pouvais me servir de
cette voie. Vous croyez bien que ce n'est pas la lettre T qui est
dans le paquet; c'est un Czar. Peut-être n'avez-vous pas encore
prévenu M. Jannel de l'envoi que je devais vous faire, et ce pa-
quet pourrait bien rester à la poste. Je vous disais dans ma lettre
que M. Duvergier, l'un des cent bras de M. de Montmartel, a
ordre de payer les 600 francs, et que vous n'avez qu'à faire écrire
le nom de M. Duvergier sur mon billet.
Aujourd'hui je vous écris sur ce qu'on m'a mandé que Fréron,
dans l'une de ses feuilles , s'avise de dire que, dans la dernière
assemblée publique, il n'y avait que douze académiciens, que
les autres dédaignent trop le corps pour paraître au nombre de
ses membres. Voilà à peu près le sens de ce qu'on m'a mandé. Si
cela est, souffrirez-vous que ce misérable insulte impunément
l'Académie? J'ai vu un temps où il aurait été puni. C'est à vous
à voir ce que vous devez et ce que vous pouvez faire. Je m'en
rapporte bien à vous.
Je suis à vos ordres avec les sentiments que je vous dois.
4339. — A M. LE DUCD'UZÈS.
19 novembre.
Monsieur le duc, béni soit Dieu de ce que vous êtes un peu
malade ! Car, lorsque les personnes de votre sorte ont de la santé,
elles en abusent, elles éparpillent leur corps et leur âme de tous
les côtés; mais la mauvaise santé retient un être pensant chez
soi, et ce n'est qu'en méditant beaucoup qu'on se fait dos idées
justes sur les choses de ce monde et de l'autre ; on devient soi-
même son médecin. Rien n'est si pauvre, rien n'est si misérable,
que de demander à un animal en bonnet carré ce que l'on doit
croire. Il y a longtemps que je sais que vous cherchez la vérité
1. Éditeurs, do Cajrol et François.
ANNÉE 1760. 67
dans vous-même. Ce que vous me fîtes l'honneur de m'cnvoyer,
il y a quelques années \ fait voir que vous avez lame plus forte
que le corps. Si vous avez perfectionné cet ouvrage, il sera utile
aux autres comme à vous-même.
Les plaisanteries et les ouvrages de théâtre, dont vous me
parlez, ne sont que des amusements, des bagatelles difficiles;
l'étude principale de l'homme est celle dont on s'occupe le moins.
Presque personne ne s'avise d'examiner d'où il vient, où il est,
pourquoi il est, et ce qu'il deviendra. La plupart de ceux mêmes
qui passent pour avoir le sens commun ne sont pas au-dessus
des enfants qui croient les contes de leurs nourrices ; et le pis
de l'alTairc est que souvent ceux qui gouvernent n'en savent pas
plus que ceux qui sont gouvernés : aussi, quand ils deviennent
vieux et qu'ils sont abandonnés à eux seuls, ils traînent une
vieillesse imbécile et méprisable; le doute, la crainte, la fai-
blesse, empoisonnentleurs derniersjours; l'Ame n'est jamais forte
([ue quand elle est éclairée. Regardez-vous donc comme un des
hommes les plus heureux d'avoir su penser de bonne heure;
vous vous êtes préparé des ressources sûres pour tous les temps
de votre vie. Je voudrais bien que ma mauvaise santé et que mon
âge avancé me permissent, monsieur le duc, de venir être quel-
quefois à Uzès le témoin des progrès de votre esprit; je voudrais
m'éclairer et me fortifier auprès de vous; mais, dans l'état où je
suis, je ne peux plus sortir de ma retraite; il ne me reste qu'à
souhaiter que vous vous portiez assez bien pour venir consulter
M. Tronchin. Il y a des malades qui ont la force de faire cent
lieues pour se faire tAtcr le pouls à Genève, et qui ensuite se
trouvent assez bien pour s'en retourner. Soyez persuadé, mon-
sieur le duc, de l'estime infinie, de l'attachement, et du profond
respect du solitaire à qui vous avez fait l'honneur d'écrire.
43 iO. — A M. 1) AM1LA\ ILLK.
10 iiovcmbiv.
Dieu me devait un homme tel que vous, monsieur. Vous
aimez Ai)oll()n et Cérès, cl je sacrifie à l'un et ;"i l'autre; vous dé-
testez le fanatisme et l'hypocrisie, je les ai abhorrés depuis que
j'ai eu l'ùge de raison ; vous aimez M. Thieriot, et il y a environ
quarante ans que je le chéris comme l'homme de Paris (jiii aime
le plus sincèrement la littérature et qui a le goût le plus épuré;
I. En nOT ; vojcz la leUro IClliU.
Gs CORRESPONDANCE.
VOUS vous êtes lié avec M. Diderot, pour qui j'ai une estime égale
à son mérite ; la lumière qui éclaire son esprit écliauIFe son cœur.
Je ne me console point qu'un si beau génie, à qui la nature a
donné de si grandes ailes, les voie rognées par le ciseau des ca-
fards. Celui d'Atropos coupera bientôt les miennes; mais, en
attendant, je m'en sers avec quelque satisfaction pour tomber
sur les cliats-buants qui veulent nous manger. Ces petits amu-
sements me délassent quand j'ai tenu la cliarrue de la même
main qui osa crayonner la bonté de Henri IV et le fanatisme
de Mabomet.
Je vous remercie, moi et mon petit pays, du Mémoire^ sur les
blés. Je crois que, de tous les- poètes, je suis le plus utile à la
France; j'ai défriclié une lieue de pays, je fais vivre deux cents
personnes qui mouraient de faim. Ampbion arrangeait des
pierres, et je secours des bommes. Voilà les droits, monsieur,
que j'ai à votre amitié. J'ai renoncé au tumulte de Paris; on y
perd son temps, et ici je l'emploie. Celui que je crois le mieux
employé est le moment où je lis vos lettres, et celui auquel je
vous assure de mon estime sincère et de mon altacbement véri-
table.
Permettez que je mette dans ce paquet une lettre pour l'ami
avec lequel vous avez transporté la sagesse à la taverne.
4341, — A M. THIERIOT.
19 novembre.
Mon cber et ancien ami, vos dernières lettres sont cbar-
mantes; mais vous ne disiez pas que vous aviez gobelotté au
cabaret avec M. Damilaville; il me paraît digne de boire et de
penser avec vous.
Embrassez pour moi l'abbé Mords-les; c'est un grand malheur
que deux ou trois lignes- échappées à sa juste indignation aient
arrêté sa plume ; il était en beau train. Je ne connais personne
qui soit plus capable de rendre service à la raison.
Quoi ! vous ne saviez pas qu'il y a, dans Vllistoirc de l'Aca-
démie des sciences, un Mémoire de M. Le Rond, jeune homme de
\. Mémoire contenait le détail et le résultat d'un grand nombre d'expériences
faites l'année dernière par un laboureur du Vexin, pour parvenir à connaître ce
qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire celte corruption ; Paris,
Imprimerie royale, 1760, iii-i". L'auteur s'appelait de Goufreville, et était fermier
près de Vernon.
2. Voyez tome XL. iKigc 4L2.
ANNÉE 17(30. fO
quatorze ans* qui promettait beaucoup? M. Le Rond a bien tenu
parole; mais, soit Le Hond, soit d'Alembert, dites-lui bien qu'il
est l'espoir de notre petit troupeau et celui dont Israël attend le
plus. Il est liardi, mais il n'est point téméraire ; il est né pour faire
trembler les bypocrites, sans leur donner prise sur lui. Qu'il
marche dans la voie du Seigneur, et qu'il ne craigne rien.
J'attends avec impatience les réilexions de A/',/oy;/i//r-Diderot"-
sur Tancnilc. Tout est dans la sphère d'activité de son génie; il
passe des hauteurs de la métaphysique an nv'tier d'un tisserand,
et de là il Ta au théùtre. Quel dommage qu'un génie tel que le
sien ait de si sottes entraves, et qu'une troupe de coqs d'Inde soit
venue à bout d'enchaîner un aigle !
J'ai l'orgueil d'espérer que ses idées se rencontreront avec les
miennes, et que ma pièce est comme il la désire: car elle est fort
différente de celle qu'il a plu aux comédiens de charpenter sur
le théâtre ; je crois vous l'avoir déjà dit.
Frère Jean des Entommeures 3Ienoux m'épouvanterait à table,
mais je ne le crains point ailleurs; et ni lui ni personne ne m'em-
pêchera de dire la vérité.
Le roi est content de VHistoirc de Pierre le Grand ; M™° de
Pompadour pense de même. M. le duc de Choiseul , en digne
ministre des affaires étrangères, en fait plus de cas que de celle
de Charles XII; c'est là le cas de dire :
Principibus placuisse viris non ullima laus est;
(IIoR., lib. I, op. XVII, V. 35.)
et j'y ajoute :
Jesuilis placuisse viris non maxima laus est.
Ne manquez pas de m'envoyer presto, presto, le Mémoire rai-
sonné du roi de Portugal ^ contre les révérends pères, et comptez
que cela figurera dans la Capilotade.
1. Dans V Histoire de l'Académie des sciences, in-l", volume imprimo en 17 U,
page 30, un court îiriicle fait mention de M. Le linnd d'Alciiilierl, cinume avant
lionne, en 17o'.), à l'Académie, un Mémoire relatif au calcul intégral ; mais en
1739 d'Alembert avait accompli sa vinirt et unième année. Au reste l'article se
termine ainsi : « On a trouvé dans M. d'Alembert beaucoup de capacité et d'exacti-
tude. » (Ci,.)
'2. Voyez ci-après la lettre de Diderot, du 28 novembre, n" i35l.
3. Manifeste du roi de l'orlufial, contenant les erreurs impies et séditieuses que
les retiiiieux de la compagnie de Jésus ont enseinnées aux criminels qui ont été
punis, et qu'ils se sont efforcés de répandre parmi les peuples de ce royaume:
Lisbonne (17.">0), iii-12 de 81 pages. La traduction française est avant le tc\le por-
tugais.
70 COURESPONDANCE.
Voici une petite lettre de cliange pour un exemplaire de mes
sottises; je vous prie de les envoyer chercher chez lîohin-)»ou/o//,
de les faire relier proprement et promptemeut, et de les donner
à P/rt/ox-Diderot.
On inc mande que la Corneille en question descend de
Thomas, et non de Pierre'; en ce cas, elle aurait moins de
droits aux empressements du public. J'avais imaginé de la donner
pour compagne à M""' Denis, nous aurions joué ensemble le Cid
et Ciuna, et nous aurions pourvu à son éducation comme à sa
subsistance. Mandez-moi ce que vous aurez appris d'elle, et je
verrai, comme je l'ai mandé- à M. Le Brun, ce qu'un pauvre
soldat peut faire pour la fille de. son général.
Portez-vous bien , mon cher ami ; j'entre dans ma soixante
et septième année , et j'ai encore assez de feu dans les inter-
valles de mes souffrances, que je supporte assez gaiement.
Vivons et philosophons. Je vous embrasse de tout mon
cœur.
4342. — A M. DEVAUX.
Je ne sais, mon cher Panpan, si Alexandre se connaissait en
vers aussi bien que vous, et j'aime bien autant votre taudis que
ses tentes. A'os petits vers sont fort jolis; en vous remerciant.
Mais, à propos, Tihulle de Saint-Lambert doit avoir reçu un gros
paquet^ contre-signe La Reynière, adressé à Nancy. Je crains
quelque méprise.
Vous voyez donc souvent M""= de Boufflers*. Que vous êtes
heureux, ô Panpan !
4343. — A M. PIERRE ROUSSEAU s.
21 novembre 1760.
La personne à qui vous avez écrit, monsieur, est très-sen-
sible à vos attentions et voudrait les mériter ; elle ne manquera
pas de vous envoyer, sous l'enveloppe de M. Naudet, les paquets
que vous paraissez désirer, dès qu'elle aura retrouvé les papiers
1. Ce n'était ni do l'un ni de l'autre j voyez la note sur la lettre i320.
2. Lettre 4324.
3. Il est question de ce gros paquet à la fin de la lettre 432G.
4. La maîtresse du bon roi Stanislas.
5. Bibliothèque royale de Belgique, mst n" 11583. Communiquée par M. ¥.
Brunetière.
ANNEE 17(3 0. 71
qui VOUS seront de quelque usage : on ne peut mieux les placer
qu'entre vos mains. Les deux chants dont a ous parlez furent re-
trouvés, il y a quelques années, dans le cabinet d'un prince qui
seul les avait possédés; je doute qu'on en ait à Paris des copies
fidèles; je peux vous assurer que personne ne connaît le véritable
ouvrage, composé il y a plus de trente ans, retouché depuis dix
ou douze, et ensuite oublié entièrement par son auteur.
A l'égard de la petite pièce fugitive dont vous parlez, vous lui
feriez une peine extrême de la rendre publique. Quelques cu-
rieux, il est vrai, l'ont dans leurs portefeuilles, mais elle est très-
défectueuse, et d'ailleurs le sujet qu'elle traite serait très-désa-
gréable à rappeler; vous êtes très-instamment prié, monsieur, de
ne pas souiller un journal utile par une telle misère. On tâchera
de vous dédommager par des choses nions indignes de vous.
Celui qui a l'honneur de vous écrire vous fait ses plus sincères
compliments.
13 ii. — A M. LE DR UN.
Aux Di'-lices, 22 novembre.
Sur la dernière lettre ^ que vous me faites l'honneur de m'é-
crire, monsieur, sur le nom de Corneille, sur le mérite de la
personne qui descend de ce grand homme, et sur la lettre que
j'ai reçue d'elle, je me détermine avec la plus grande salisfaction
à faire pour elle ce que je pourrai. Je me flatte qu'elle ne sera
point effrayée d'un séjour à la campagne, où elle trouvera quel-
quefois des gens de mérite, qui sentent tout celui de son grand-
oncle. M. Delaleu, notaire très-connu à Paris, et qui demeure
dans votre voisinage, rue Sainle-Croix-de-la-Bretonnerie, vous
remboursera sur-le-champ, et à l'inspection de cette lettre, ce
<iue vous aurez déboursé pour le voyage de M"*^^ Corneille. Elle
n'a aucun préparatif à faire; on lui fournira, en arrivant, le
linge et les habits convenables. M. Tronchin, banquier de Lyon,
sera prévenu de son arrivée, et prendra le soin de la recevoir à
Lyon, et de la faire conduire dans les terres que j'habite. Puisque
vous daignez, monsieur, entrer dans ces petits détails, je m'en
rapporte entièrement à votre bonne volonté, et à l'intérêt (pie vous
prenez à un nom qui doit être si cher à tous les gens de lettres.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime et l'amitié dont vous m'ho-
norez, monsieur, votre, etc., etc.
VOLTAIIIE,
1. Datée (Jii 12 novcmlirj l"()0, clans le tomi.' IV ilos OEnircs df Lo Uinn.
72 COU H lis POND ANC!-.
4345. — A MADEMOISELLE CORNEILLE'.
Aux Délices, 22 novembre.
Votre nom, mademoiselle, votre mérite, et la lettre - dont vous
m'honorez, augmentent dans M"" Denis et dans moi le désir de
vous recevoir, et de mériter la préférence que vous voulez bien
nous donner. Je dois vous dire que nous passons plusieurs mois
de l'année dans une campagne auprès de Genève ; mais vous y
aurez toutes les facilités et tous les secours possibles pour tous
les devoirs de la religion ; d'ailleurs notre principale habitation
est en France, à une lieue de là, dans un château très-logeable
que je viens de faire bâtir, et où vous serez beaucoup plus com-
modément que dans la maison d'où j'ai l'honneur de vous écrire.
Vous trouverez, dans l'une et dans l'autre habitation, de quoi vous
occuper, tant aux petits ouvrages de la main qui pourront vous
plaire qu'à la musique et à la lecture. Si votre goût est de vous
instruire de la géographie, nous ferons venir un maître qui sera
très-honoré d'enseigner quelque chose à la petite-fille du grand
Corneille ; mais je le serai beaucoup plus que lui de vous voir
habiter chez moi.
J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre, etc.
43i6. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
2.J novembre.
Rien n'est plus importun, mes divins anges, qu'un pauvre
diable d'auteur qui a fait une pièce à la hâte, qui ne la corrige
pas trop à loisir, et qui est imprimé à cent heues. Jugez de ma
syndérèse par ma lettre à Prault, que j'ai l'honneur de vous en-
voyer. Je vous supplie de vouloir bien me faire tenir les feuilles
imprimées, sous l'enveloppe de M. de Courteilles, avant qu'elles
soient tirées : car vous jugez bien qu'il y aura toujours quelques
vers à changer, et peut-être aussi quelques lignes de prose dans la
dédicace. L'Académie m'a chargé de travailler à quelques feuilles
de son dictionnaire; cette occupation déroute un peu de la poésie,
et il y a bien longtemps que je suis dérouté. Les bâtiments et les
jardins, et tout le train d« la campagne, font encore plus de tort
aux vers que le Dictionnaire de VAcadcmie.
1, Voyez une note sur la lettre 4320.
2, La lettre de Marie Corneille était jointe à celle de Le Brun, du 12 novembre.
Elle n'est point imprimée. (B.)
ANNÉE 1760. 73
A propos d'AcadémiG, ne voudrioz-vous pas avoir la bonté de
lui donner mon portrait? Qu'importe qu'il soit mal ou bien? je
n'irai pas me faire peindre à soixante et sept ans. Il s'agit seule-
ment que Fréron ne soit pas en droit de dire qu'on n'a pas voulu
de moi à l'Académie, même en peinture. A propos d'Académie
encore, il y a M. Lemierre, grand remporteur de prix, et auteur
û'Hijpermneslre, à qui je devais une lettre. J'ignorais son gîte. Je
pris la liberté de vous adresser ma lettre. Je n"ai p int lu son
Hypermnestre sans i^laisir . Voiir le Colardeau, je ne le connais pas;
on dit qu'il fait de très-beaux vers; il occupera longtemps 31"*^ Clai-
ron. Est-il vrai qu'elle arrive, sur le théAtre, tv'o/t-e? C'est dom-
mage que cette action théùtrale ne se soit pas passée sur la scène :
cela est plus plaisant qu'un écliafaud. J'ai donc du temps pour
me raccommoder avec M''-^ Clairon ; elle daignera donc ne point
écourter mon malbeureux second acte. Elle est accoutumée à
couper bras et jambes aux pièces nouvelles, pour les faire aller
plus vite. Bientôt les tragédies consisteront en mines et en pos-
tures.
Souvent l'excès d'un mal nous conduit dans un pire.
(BoiLEAU, l'An pocl., ch. I, V. 61.)
Et Luc, Luc, quel diable d'homme ! Voilà donc comme je serai
trop vengé.
On parle encore de deux ou trois petits massacres, mais je
n'en veux rien croire.
Mille tendres respects,
i3i7. — A M. GADRIEL CRAMKR'.
Je ne crois pas qu'il soit convenable d'imprimer actuellement
des Tancrble pour Paris. Comme j'ai fait présent du privilège de
l'édition parisienne à M"^ Clairon et à Lekain, leur libraire serait
en droit de crier. Je pense donc qu'il faut n'en tirer que le
nombre d'exemplaires que M. Cramer peut débiter en Suisse, en
Allemagne, et dans la province.
Lorsqu'on aura débité le dix-huitième volume des OEuvres
complètes, on en donnera un dix-neuvième au bout de six mois.
Ce dix-neuvième contiendra Tancrhlc, Zulime, et deux autres
pièces, avec quelques petits chapitres assez intéressants.
Voilà, mon cher ami, quelle est ma sage résolution.
1. ):;Jiteur3, Bavoux el François.
74 CORRESPONDANCE.
Vous pourrez (railleurs réimprimer rz/ts^o/Ve ^cnnY//r quand il
vous plaira, en allendant le deuxième volume du Czar, qui ne
lardera ])as à être entre vos mains dès que j'aurai reçu mes
instructions. Tant qu'il y aura, dans mon corps, je ne sais quoi
qu'on appelle mon àme, je planterai des arbres ou je ferai rou-
ler Ja presse, et même quand je serai damné vous aurez de quoi
glaner.
Je ne crois point du tout les exagérations que l'on débite à
Genève sur Lkc et le Cunctatcur ^ ; j'attends le Boiteux,
Gardez-vous de mettre mon nom au dix-buitième volume^,
et envoyez-moi deux exemplaires des dernières feuilles pour
compléter les deux exemplaires que j'ai ; plus trois exemplaires
complets. Yak.
«iS. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL.
20 novembre.
Après avoir écrit bier au soir, à la bâte, à mes anges, je me
coucbai avec des scrupules sur Tancrcde, et nommément sur l'en-
vie que j'aurais de prendre des libertés anglaises et italiennes,
en retranchant des lettres qui m'incommodent. A mon réveil, je
reçois la lettre de M. d'Argenlal et de U'"" Scaliger.
Comment ferez-vous, mes anges, pour vous débarrasser de
moi? Pourquoi M. d'Argental a-t-il mal aux yeux? Comment
M. Fournier 3 trouve-t-il cela? pourquoi le souffre-t-il ? Est-ce
Calislc qui a fait trop pleurer mon cber ange? est-ce moi qui l'ai
trop fatigué par mes paperasses?
Crèbillon mon maUre. Bonne plaisanterie, que Fréron prend
pour du sérieux. Il faut pourtant ne pas trop cbanger ce que
madame la marquise a approuvé.
Voulez-vous que f ai regardé comme mon ?7i«?/;-c^? Pobtesse ne
coûte rien, et fait toujours un bon elfet.
Voici la grande question : Jouera-t-on Fanime cet hiver ? Non,
à ce que je présume. Pourquoi? parce qu'il y a au troisième acte
un embrouillamini qui me déplaît, et au cinq il y a deux poi-
gnards qui me font delà peine. On a beaucoup pleuré, d'accord ;
1. Le général autrichien Daun.
2. De ses OEuvres éditées par Cramer.
3. Médecin du duc d'Orléans, et qui était aussi celui de d'Argental.
4. Voyez tome V, page iOo.
ANNÉE 17G0. 75
mais il y a des gens bien malins à Paris. La fin de Fanime,déc\\'i-
rante, tragique; sou përc l'amadoue :
ô mon père !
J'cn-suis indigne \
avec un éclat de voix douloureux, et elle se tue. Bravo. Mais le
poignard d'Énide et le poignard de Fanime, ces deux poignards
me tuent. Que faire donc ? donner Tancrcde au mois de décembre,
l'imprimer en janvier, et rire ; ensuite nous verrous. Vous aurez
de mes nouvelles ; vous ne mourrez pas de faim.
C'est assez parler Voltaire, parlons Corneille. Je suis bien fûclié
que cette demoiselle ne descende pas en droite ligne du père de
Cinna; mais son nom suffit, et la chose paraît décente. Vous avez
TU cette demoiselle, mes divins anges; c'est à vous qu'on
s'adresse quand Voltaire est sur le tapis. Connaissez-vous un Le
Brun, un secrétaire de M. le prince de Conti? C'est lui qui m'a
encorneillé; il m'a adressé une Ode au nom de Pierre. C'est à lui
que j'ai dit : Envoyez-la-moi; qu'on paye son voyage, qu'on
l'adresse à M, Troncliin, à Lyon, etc. Mais il vaudrait bien mieux
que ce fût M"'" d'Argental qui daignât arranger les choses : cela
serait plus honorable pour Pierre, pour M'''^ Corneille, et pour moi ;
mais je n'ai pas le front d'abuser à ce point des bontés dont on
m'honore. Cependant, je le répète, il convient que M""- d'Argental
soit la protectrice. Tout ce qu'elle fera sera bien fait. Nul trousseau
pour ce mariage. M"" Denis lui fera faire habits et linge. Nous
lui donnerons des maîtres, et dans six mois elle jouera Chimène.
Je suis à vos pieds, divins anges.
43i9. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCK DE DIRAC.
27 novembre.
Monsieur, le philosophe des Alpes, et sa nièce, et tout ce qui
a eu riionneurdc vous voir, vous regrettent. 11 nous est venu des
philosophes depuis vous, mais aucun ne vous fera jamais oublier.
Jugez combien Lucrèce est beau en latin, puisc^i'il vous fait tant
de plaisir dans un si mauvais franrais ; et jugez du peu que nous
valons, nous autres modernes, puiscpie aucun Franrais n'a osé
dire la dixième partie de ce que Lucrèce disait aux Bomains sans
témérité et sans crainte. On se plaint des fermiers généraux et
1. Zulime, acte V, scène dernière.
70 CORRESPONDANCE.
dos intciulants; mais combien devrait-on s'élever contre des mi-
sérables qui mettent des impôts sur l'esprit, et qui tyrannisent la
l)ensée! L'ignorance et l'infùme superstition couvrent la terre ;
(|uelques ])ersonnes échappent à ce fléau, le reste est au rang
des bêtes de somme ; et on a si bien fait qu'il faut des efforts pour
secouer le joug infime qu'on a mis sur nos têtes. Nous sommes
parvenus à regarder comme un homme hardi celui qui pense
que deux et deux font quatre.
Jouissez, monsieur, de votre raison, dont si peu d'hommes
jouissent, et ajoutez-y la jouissance de la vie dans votre belle
terre, dans le sein de votre famille, et dans la société de vos
amis, surtout dans celle de M, de La Ramière, à qui nous faisons
nos très-humbles compliments, et qui me paraît bien digne de
votre amitié.
Adieu, monsieur ; si le plaisir d'être aimé doit être compté
pour quelque chose, soyez sûr que vous le serez toujours dans la
petite retraite que vous avez daigné habiter. Votre petite chambre
s'appelle la cellule du philosophe. Recevez mes tendres respects.
4350. — A M. TRONCIIIX, DE LYON i.
28 novembre.
Il pourra se faire que dans quelques jours une demoiselle de
dix-huit ans vienne se présenter à vous : c'est la petite-fille du
grand Corneille, la petite-nièce de Cinna et de Chimène. Il est
juste que je prenne quelque soin de la descendante de mon
maître. Les vassaux sont obligés de nourrir les filles de leur sei-
gneur. Supposé qu'elle vienne, nous vous demandons, M""" De-
nis et moi, toutes vos bontés pour elle ; nous supposons que ce
sera vers le temps de VEscalade. Si vers ce temps-là quelque dame
de Lyon va à Genève, ne pourrait-on pas s'arranger ? Je crois que
M'"" d'Argental voudra bien se charger de son voyage à Lyon ; celui
de Genève se fera comme vous le jugerez à propos. Vous voyez
que nous faisons aller et venir des filles; c'est toujours vous qui
favorisez ce beau commerce, et vous devez assurément prendre
votre droit de passage. Cependant rien n'est si édifiant que nos
filles ; nous les tirons du couvent, et nous les renvoyons dévotes.
Le prince Henri est très-malade de la poitrine ; c'est dom-
mage, car il jouait très-joliment dans mes pièces ^
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. A Berlin, en IT.Hî.
ANNÉE 17 60. 77
4351. — DE M. DIDEROT.
Paris, 28 novembre 17C0.
Monsieur et cher maître, l'ami Thieriot aurait bien mieux fait de vous
entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, ii l'hôtel de Clermont-
Tonnerre, lui, l'ami Daniila\ ille, et moi, et des transports d'admiration et de
joie auxquels nous nous livrâmes, deux ou trois heures de suite, en causant
de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser
de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur
votre dernière pièce. C'est bien à regret que je vous les communique; mais
puisque vous l'exigez, les voici.
Rien à objecter à votre premier acte. 11 commence avec dignité, marche
de même, et finit en nous laissant dans la plus grande attente.
Mais l'intérêt ne me semble pas s'accroître au second, à proportion des
événements. Pourquoi cela? Vous le savez mieux que moi : c'est que les
événements ne sont presque rien en eux-mêmes, et que c'est de l'art ma-
gique du poëte qu'ils empruntent toute leur importance. C'est lui qui nous
fait des terreurs, etc.
Tant qu'Argire ne me montrera pas la dernière répugnance à croire
Aménaïde coupable de trahison, malgré la preuve qu'il pense en avoir; tant
que la tendresse paternelle ne luttera pas contre cette preuve, comme elle
le doit; tant que je n'aurai pas vu ce malheureux père se désoler, appeler
sa fille, embrasser ses genoux, s'adresser aux chefs de l'État, les conjurer
par ses cheveux blancs, chercher à les fléchir par la jeunesse de son enfant,
tout tenter pour sauver cette enfant, l'acte n'aura pas son effet. Je ne pren-
drai jamais à Aménaïde plus d'intérêt que je n'en verrai prendre à son père.
Tâchez donc qu'Argire soit plus père, s'il se peut, et que je connaisse da-
vantage Aménaïde. Ne serait-ce pas une belle scène que celle où le père la
presserait de s'ouvrir à lui, où Aménaïde ne pourrait lui répondre?
Le troisième acte est de toute beauté. Rien à lui comparer au théâtre,
ni dans Racine, ni dans Corneille. Ceux qui n'ont pas approuvé qu'on redit
à Tancrède ce qui s'était passé avant son arrivée sont des gens qui n'ont ni
le goût de la vérité, ni le goût de la simplicité; à force de faire les enten-
dus, ils montrent qu'ils ne s'entendent à rien. Dieu veuille que je n'encoure
pas la même censure de votre part !
Ali! mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la scène, à
demi renversée sur les bourreaux qui l'environnent, ses genoux se dérobant
sous elle, les yeux fermés, les bras tombants, comme morte; si vous en-
tendiez le cri qu'elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus
convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pa-
thétique que toutes les ressources do l'art oratoire n'atteignent pas.
J'ai dans la tête un moment de théâtre où tout est muet, et où le spec-
tateur reste suspendu dans les plus terribles alarmes.
Ouvrez vos portefeuilles; voyez l'E^ther du Poussin parais^^ant devant
Assuérus: c'est la Clairon allant au supplice. .Mais pourquoi. Xmenaïdo n'est-
78 CORRESPONDANCE.
elle pas soutenue par ses femmes, comme l'Esther du Poussin? Pourquoi ne
vois-jo pas sur la scène le môme groupe?
Après ce troisième acte, je ne vous dissimulerai pas que je tremblai
pour le quatrième; mais je ne lardai pas à me rassurer. Beau, beau.
Le cinquième me parait traîner. 11 y a deux récitatifs. I! faut, je crois,
en sacrifier un et marclier plus vile. Ils vous diront tous comme moi : Sup-
primez, supprimez, et l'acte sera parfait.
Est-ce là tout? Non, voici encore un point sur lequel il n'y a pas d'appa-
rence que nous soyons d'accord. ïancrède doit-il croire Aménaïdo cou-
pable? et s'il la croit coupable, a-l-elle droit de s'en offenser? Il arrive. Il
la trouve convaincue de trahison par une lettre écrite de sa propre main,
abandonnée de son père, condamnée à mourir, et conduite au supplice :
quand sera-t-il permis de soupçonner une femme, si l'on n'y e?t pas autorisé
par tant de circonstances? Vous m'opposerez les mœurs du temps el la belle
confiance que tout chevalier devait avoir dans la constance et la vertu de
sa maîtresse. Avec tout cela il mesemblerail plus naturel qu'Aménaïde re-
connût que les apparences les plus fortes déposent contre elle; qu'elle en ad-
mirât d'autant plus la générosité de son amant; que leur première entrevue
se fît en présence d'Argire el des principaux de l'I'Llat; qu'il fût impossible
à Aménaïde de s'exjiliquer clairement; que Tancrède lui répondît comme il
fait, et qu'Aménaïde, dans son désespoir, n'accusât que les circonstances. Il
y en aurait bien assez pour la rendre malheureuse et intéressante.
Et lorsqu'elle apprendrait les périls auxquels Tancrède est exposé, et
qu'elle se résoudrait à voler au milieu des combattants et à périr s'il le faut,
pourvu qu'en expirant elle puisse tendre les bras à Tancrède, et lui crier :
Tancrède, j'étais innocente; croyez-vous alors que le spectateur le trouverait
étrange?
Voilà, monsieur et cher maître, les puérilités qu'il a fallu vous <;crire.
Revenez sur votre pièce; laissez-la comme elle est, et soyez sûr, quoi que
vous fassiez, que cette tragédie passera toujours pour originale, et dans son
sujet, el dans la manière dont il est traité.
On dit que M"" Clairon demande un échafaud dans la décoration : ne le
souffrez pas, mort-dieu! C'est peut-être une belle chose en soi; mais si le
génie élève jamais une potence sur la scène, bientôt les imitateurs y accro-
cheront le pendu en personne.
M. Thieriot m'a envoyé de votre part un exemplaire complet de vos
Œuvres. Qui est-ce qui le méritait mieux que celui qui a su penser el qui
a le courage d'avouer depuis dix ans, à qui le veut entendre, qu'il n'y a
aucun auteur français qu'il aimàl mieux être que vous?
En effet, combien de couronnes diverses rassemblées sur votre seule
tête? vous avez fait la moisson de tous les lauriers, et nous allons glanant
sur vos pas, et ramassant, par-ci par-là, quelques méchantes petites feuilles
que vous avez négligées, et que nous nous attachons fièrement sur l'oreille,
en guise de cocarde, pauvres enrôlés que nous sommes !
Vous vous êtes plaint, à ce qu'on m'a dit, que vous n'aviez pas entendu
parler de moi au milieu de l'aventure scandaleuse qui a tant avili les gans
ANNÉE 17 00. 79
de lettres et tant amusé les gens du monde. C'est, mon cher maître, que
j'ai pensé qu'il me convenait de me tenir tout à fait à l'écart; c'est que ce
parti s'accordait également avec la décence et la sécurité; c'est qu'en pareil
cas il faut laisser au public le soin de la vengeance; c'est que je ne connais
ni mes ennemis ni leurs ouvrages; c'est que je n'ai lu ni les Petites Lettres
sur les grands philosophes^, ni cette satire dramatique- où l'on me traduit
comme un sot et comme un fripon; ni ces préfaces où l'on s'excuse d'une
infamie qu'on a commise, en m'imputant do prétondues méchancetés que je
n'ai point faites, et des sentiments absurdes que je n'eus jamais.
Tandis que toute la ville était en rumeur, retiré paisibleiiicnt dans mon
cabinet, je parcourais votre Histoire universelle^. Quel ouvrage! c'est là
(]u'on vous voit élevé au-dessus du globe qui tourne sous vos pieds, saisis-
sant par les cheveux tous ces scélérats illustres qui ont bouleversé la terre,
à mesure qu'ils se présentent; nous les montrant dépouillés et nus, les mar-
quant au front d'un fer chaud, et les enfonrant dans la fange de l'ignominie
pour y rester à jamais.
Les autres historiens nous racontent des faits pour nous apprendre des
faits. Vous, c'est pour exciter au fond do nos âmes une indignation forte
contre le mensonge, l'ignorance, l'hypocrisie, la superstition, le fanatisme,
la tyrannie; et cette indignation reste lorsque la mémoire des faits est passée.
Il me semble que ce n'est que depuis que je vous ai lu que je sache que
de tout temps le nombre des méchants a été le plus grand et le plus fort;
celui des gens de bien, petit et persécuté; que c'est une loi générale à la-
quelle il faut se soumettre; que de toutes les séductions la plus grande est
celle du despotisme; qu'il est rare qu'un être passionné, quelque heureuse-
ment qu'il soit né, ne fasse pas beaucoup de mal quand il peut tout; que la
nature humaine est perverse; et que, comme ce n'est pas un grand bonheur
de vivre, ce n'est pas un grand malheur que de mourir.
J'ai pourtant lu la Vanité, le Pauvre Diable, et le Russe; la vraie satire
qu'Horace avait écrite, et que Rousseau et Boileau ne connurent point, mon
cher maître, la voilii. Toutes ces pièces fugitives sont charmantes.
Il est bon que ceux d'entre nous qui sont tentés de faire des sottises
sachent qu'il y a, sur les bords du lac de Genève, un homme armé d'un
grand fouet dont la pointe peut les atteindre jusqu'ici.
Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la
grande entreprise*? Incessamment le manuscrit sera com[)lct, les planches
gravées, et nous jetterons tout ii la fois onze volumes in-folio sur nos enne-
mis.
Quand il en sera temps, j'invoquerai votre secours.
Adieu, monsieur et clier maître. Pardonnez à ma paresse. Ayez toujours
1. Ouvia;^o de Palissot; voyez tome X.WIX, pago 3Gj.
2. La contK-ilic des Philosophes, par le mùmo.
3. Intitulée depuis Essai sur les Mœurs, etc.
4. V Encyclopédie, (\u\ avait 6t(i suspendue (voyez la note, tome XXIV, pa^'C iil'i),
et dont les di.\ derniers volumes do texte parurent en 170j.
80 CORRESPONDANCE.
do l'amiliù pour moi. Conservez-vous; songez quelquefois qu'il n'y a aucun
homme au monde dont la vie soit plus précieuse à l'univers que la vôtre;
et l'oni})i(jnianos semel arrogantes sublimi tanrje flagello.
Je suis, etc.
Diderot,
•4352. — A M. LE COMTE ALGAUOTTI.
A Ferney, 28 novembre.
Un de mes chagrins, monsieur, ou plutôt mon seul chagrin,
est de ne pouvoir vous écrire de ma main combien vous êtes
aimable. Vous parlez d'Horace^ comme un homme qui aurait
été son intime ami, coir.me si vous aviez vécu de son temps. 11
est juste qu'on connaisse à fond les caractères auxquels on res-
semble. Pour César, j'imagine que vous auriez fait un voyage
dans nos Gaules avec le fils de Cicéron, au lieu d'aller à Péters-
bourg, et que vous l'auriez empêché de se brouiller avec Labié-
nus, Je ne sais comment vous faites votre compte, mais on
croirait que vous avez vécu familièrement avec tous ces gens-là.
Je vous fais encore de très-sérieux remerciements sur votre
Voyage de Russie -, Il y a toujours quelque cliose à apprendre avec
vous, de la zone tempérée à la zone glaciale.
J'ai eu l'honneur de vous envoyer la première partie de r///6-
toire du czar, et c'est probablement celle que vous avez. Vous
me permettrez, s'il vous plaît, de vous citer dans la seconde ;
j'aime à me faire honneur de mes garants ; il y a plaisir à rendre
justice à des contemporains tels que vous. D'ailleurs l'histoire
d'un fondateur est pour les sages ; et V Histoire de Charles AY/pIai-
rait aux amateurs des romans, si ce don Quichotte, au moins,
avait eu une Dulcinée. On n'a aujourd'hui à écrire que des mas-
sacres en Allemagne, des processions à Rome, et des facéties à
Paris.
L^L'tus sum, non validus, scd tut amantissimiis.
43o3. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
29 novembre.
Telle est dans nos États la loi de l'hyraénée;
C'est la rcli^'ion lâchement profanée,
1. L'Essai sur Horace d'Algarotti a été traduit à la tête des Chefs-d'œuvre
d'Horace; Lyon, 1787, deux volumes in-12.
2. Voyez la note 2, tome XL, page 533.
AXNKt: '17(J0. 81
C'est la patrie enfin que nous devons venger.
L'infidèle en nos murs appelle l'étranger, etc.
(Tuntrède, acte II, scène iv.)
II faut avouer, mes divins anges, que je suis Tliomme aux
inadvertances. On change un vers, et on oublie d'envoyer les
corrections devenues nécessaires aux vers suivants, et on fatigue
ses anges horriblement. On ne sait plus où Ton est. II faut reco-
pier la pièce, tous les rôles : c'est la toile de Pénélope. Je suis ù
vos genoux» je vous demande pardon, je meurs de honte. II y a
l)lus de cent vers corrigés dans cette maudite Chevalerie; tout cela
est épars dans mes lettres. Si vous pouvez attendre, je crois que
le meilleur parti est de vous envoyer la pièce bien recopiée.
Vous êtes les maîtres de tout ; mais, en cas que vous fassiez im-
primer, je vous demande toujours en grâce de m'envoyer les
feuilles.
J'apprends que messieurs les dévots et MM. de Pompignan se
sont beaucoup remués sur la notivelle que j'étais chez Delaleu,
à Paris. J'apprends que les dévotes sont fAchées de voir une
Corneille aller dans la terre de réprobation, et qu'elles veulent
me l'enlever. A la bonne heure; elles lui feront sans doute un
sort plus brillant, un établissement plus solide dans ce monde-ci
et dans l'autre ; mais je n'aurai eu rien à me reprocher. ÎXous
ve)'rons qui l'emportera de cette cabale ou de vous. Vous devez
savoir que tout cela a été traité, pour et contre, au lever du roi.
Chacun a dit son mot. Voilà de grandes affaires ; mais Pondichéry
est plus important.
(Jue dites-vous de la Didon, de M. Lefranc de Pompignan,
suivie du Fat punl^l On est bien drôle à Paris!
Mille tendres respects.
i3.ji. — A M. SHXAC DE AIEILHAN ».
.'JO novoiiibrc.
Je sens bien vivement vos bontés, monsieur; je vous supplie
de ne me [)as oublier auprès de monsieur votre père. Je suis bien
1. Le y novoinl)re 17tiO, un iJosai-lcurs di; la (Comédie IVaiirdise ayant annoncé
roinme cela se pratiquait alors, qu'ils donneraient le jour suivant Didon et le Fat
puni, le parterre, se rappelant aussitôt les Facéties de Voltaire, avait fait un
malin rap|)roclicmcnt entre l'auteur de la tra;,'édie et le litre de la comédie. Cette
iraietc du [«ublic parisien fut cause r[uo l'on donna le lendemain une autre petite
liiéce que te Fat puni, qui est d(ï l'ont-de-Veylc. (Cl.)
2. Les Autorjraplies..., par M. de Lcscure. Paris, Gay, 186j.
41. — COIIIIKSI'O.NDANCK. I \. fi
82 CORRESPONDANCE.
flaltô de son ressouvenir, et je serai reconnaissant toute ma vie
de son digne cl noble procédé. J'aurai à lui écrire dans quelques
jours pour une allaire de son ministère, et qui mérite son atten-
tion. Il y a presque sous les fenêtres de mon château, au pays
de Gex, un marais qui infecte le pays. Le village où ce marais
prend naissance est désert; il n'y reste plus qu'un habitant. Le
reste est mort de la contagion, ou s'est réfugié ailleurs. Les
bestiaux qui paissent auprès du marais meurent. La négligence
amènera la peste. J'ai présenté des regrets au conseil, j'ai proposé
de dessécher le marais à mes frais ; on a envoyé un commissaire
sur les lieux. Rien ne s'est pu faire. J'enverrai à monsieur votre
père les certificats des magistrats de la province. Il s'agit du bien
public. Il faudra bien qu'il s'en mêle, et que la chose réussisse.
Les faux dévots ne me trouveront-ils pas bien impie de vouloir
changer le cours de la nature et de prévenir la peste?
Le solitaire est tendrement attaché au pèlerin, V.
435;). — A M. TRONGHIN, DE LYO^ *.
l""' décembre.
Il faut que vous m'aidiez à faire une bonne œuvre. Mes bâti-
ments en souifriront; mais il faut courir au plus pressé et au
plus plaisant.
Voici ce plaisant. Les jésuites qui demeurent à Ornex, auprès
de Ferney, ne doivent aimer que les biens célestes. Ils ne
sont là que pour convertir des huguenots ; mais pour les conver-
tir, il ne faut pas s'emparer de leur bien. Deux vieilles damnées,
nommées M"" Baltazard, possédaient à Ornex un bien d'environ
dix-huit mille livres de France. Les frères jésuites ont acquis
saintement ce domaine en achetant à vil prix les dettes des
créanciers, en payant six cents livres pour douze cents, et le reste
en messes. J'ai déterré les héritiers véritables 2, pauvres gentils-
hommes se battant très-bien pour le roi, et n'ayant pas de quoi
chasser les jésuites de leur héritage. Ils n'ont que de la poudre
et leur épée; cela ne suffit pas : il faut de l'argent; c'est moi qui
l'avance. Je crois bien que je déplairai à frère Berthier ; mais je
crois que je ne vous déplairai pas, et que tous les honnêtes gens
m'en sauront gré ; votre ville n'en sera pas fâchée. Que faire
donc, mon cher ami ? L'impossible pour m'envoyer sur-le-champ
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. :\1M. Dcsi)rez de Crassy.
ANNEE 1700. 83
dix-huit mille livres en or pour être déposées à Gex. Ils no por-
teront de longtemps intérêt, d'accord ; il faudra ne travailler de
longtemps aux embellissements de Ferncy, volontiers. Il est si
agréable de chasser des jésuites qu'il faut tout sacrifier à cette
œuvre pie.
Ainsi donc, mon cher ami, secret et argent. Cette petite anec-
dote figurera un jour dans l'histoire de la compagnie de Jésus*
et dans la mienne.
■i3of.. — A M. JEAX SCHOUVALOU'.
Ferncy, par Genève, 2 décembre.
Monsieur, je dois confier à votre prudence et à votre bonté
pour moi que le roi de Prusse m'a su très-mauvais gré d'avoir
travaillé à l'Histoire de Pierre le Grand et à la gloire de votre em-
|)ire. Il m'en écrit dans les termes les plus durs*, et sa lettre
ménage aussi peu votre nation que l'historien. Je ne croyais pas
choquer ce prince en célébrant un grand homme; je ne m'at-
tendais pas à l'injustice que j'essuie ; mais je me flatte que votre
auguste impératrice, que la digne fille de Pierre le Grand sera
aussi contente du monument élevé ù son père que le roi de Prusse
en est fâché. V.
43Ô7. — A M. TRO.NCIII.N, DE LYON 3.
5 décembre.
Ne croyez pas, mon cher huguenot, que mon zèle pour la
maison du Seigneur et ma tendre aflection pour la compagnie
(le Jésus me fassent jeter dix-huit mille livres dans le lac. Ils
seront déposés au greffe, et la terre me répondra de mon ar-
gent. Figurez-vous que les révérends ont eu le bien de M"» lial-
tazard i)our sept à huit mille livres, et qu'il vaut douze cents
livres annuellement avec une administration médiocre.
Je vous dirai, pour vous réjouir, que ces bonnes gens ont
ollert mille écus à l'un des héritiers, pour l'engager ù leur re-
mettre les titres de sa famille et à la frustrer de ses droits.
Lliommc auquel ils se sont adressés est un officier incapable
1. V(.yoz, Ir.iii.- WI, hi noit; V d.; la page 100; et lomc WVII, page 407
2. Voyez plus haut la lellrc 4317.
3. Éditeurs, de Cayrol et Fruiirois.
84 CORRESPOiNDANCE.
(l'une action si lâche. Il a été outré de la proposition, et la tur-
pitude des saints sera bientôt mise au grand jour. Je ne réponds
j)as qu'ils ne fassent quelque miracle qui leur conserve le bien
usurpé, comme, par exemple, quelque faux contrat, quelque
vieux titre de donation ; en ce cas je n'en serai encore que pour
(|iiatre ou cinq cents livres que j'aurai avancées. 11 se peut encore
(|u'ils demandent une somme plus forte que celle qui sera dépo-
sée; ce serait alors une difficulté embarrassante : il s'agira de
savoir si les héritiers naturels seront tenus de donner plus
d'argent qu'ils n'en avaient reçu quand ils mirent, eux ou leurs
auteurs, cet héritage en antichrèse. C'est une matière à procès,
sans doute; et nous verrons alors si, en donnant encore quel([ue
surplus, la terre vaudra le principal que nous donnerons ; en un
mot, je ne risque rien, et tout le danger que je cours est de
donner aux jésuites une nouvelle gloire s'il arrivait quelque
empêchement dirimant, ce que je ne prévois pas. Alors les dix-
huit mille livres passeraient du grefle de Gex dans la bourse
d'un de vos auditeurs. M, des Franches, qui demande dix-huit
mille livres. Il est fort riche, et payera bien. Et je passerai ce qui
me reste de vie à faire de la terre le fossé, et à mettre mes chers
voisins les jésuites dans la voie du salut.
Qu'est-ce donc que ce M. de JMably qui croit avoir fait une
comédie? Est-ce un fils de l'abbé de Mably, ci-devant secrétaire
du cardinal de ïencin? Que n'apprend-il plutôt à chiffrer. Je
renverrai incessamment à monsieur votre frère l'énorme et inli-
siblo paquet, avec une lettre honnête pour ce pauvre monsieur.
4358. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT '.
Au château de Ferney, par Genève, 5 décembre.
Monsieur, vous ne m'avez rien écrit sur vos vignes cette an-
née. Je me flatte que la bénédiction de Jacob est tombée sur vous
comme sur nos cantons. Nous ne sommes pas dignes, nous et
notre vin de Gex, de la prodigieuse quantité que nous en avons ;
mais nous faisons plus de cas de deux de vos tonneaux que de
trente des nôtres. Si donc, monsieur, vous avez un tonneau de
vin ordinaire et un d'excellent, je boirai l'un et l'autre à votre
santé, en cas que vous vouliez bien me le permettre. Permettez-
moi d'assurer M"" LeBault de mon respect; c'est avec les mêmes
sentiments ([uej'ai l'honneur d'être, etc.
1. Éditeur, de Maudat-Graacey.
ANNÉE 1760. 85
4359. — A M. SKNACi.
PREMIER MÉDECIN" Dl ROI.
Au.v Délices, 6 décembre.
Ma partie pensante, monsieur, sait tout ce qu'elle vous doit ;
elle vous en remercie, elle y sera sensible jusqu'à ce qu'elle no
pense plus. Ma partie animale vous présente les papiers ci-joints,
concernant la peste dont nous sommes menacés. Je sais qu'il y a
peste et peste. Je ne prétends pas que celle qui dépeuple nos
liameaux, dans un coin des Alpes, ait l'insolence de ressembler
à celle de Marseille- ; je sais qu'il faut se tenir h sa place, mais
enfin si on néglige l'objet de ma requête, la chose peut aller loin.
Il s'agit de quelques malheureux; mais ces malheureux, ignorés
et délaissés, sont sujets du roi, et il étend ses regards sur les
derniers de ses peuples. L'affaire dont il s'agit me paraît du res-
sort de votre archiàtrie. Si, sans vous compromettre, vous pou-
vez, monsieur, appuyer notre Mémoire^, vous aurez le plaisir
de faire du bien. Je vous prends là par votre faible. Soyez
très-sûr que* si on ne remédie pas au mal, la contagion est à
craindre. Nous sommes obligés d'abandonner le château de Fer-
ney immédiatement après l'avoir achevé, et de nous réfugier on
terre huguenote. Voyez, monsieur, ce que vous pouvez faire pour
nos corps et pour nos âmes, La mienne est celle de votre ancien
partisan, qui a l'honneur d'être, avec tous les sentiments qu'il
vous doit, monsieur, votre, etc,
4360. — A M. THIERIOT.
8 décembre.
Je n'ai pas un moment à moi, mon cher ami; je suis, depuis
un mois, accablé de travail et d'affaires. Plus on vieillit, plus il
faut s'occuper. Il vaut mieux mourir que de traîner dans l'oisi-
veté une vieillesse insipide ; travailler, c'est vivre.
Quand M"" Rodoyunc'' viendra, elle sera bien reçue. M"" Denis
1. Voyez tome XL, papre ili.
2. La peste de 1720, dont on ne peut rappeler les ravnpes saD?> soncrcr à 1,<
rliarité t^-vanj^éliquc de iJelsunce. ((^i.).
3. il nous est inconnu, ((^i..)
i. Voltaire, en appelant ainsi Marie Corneille, faisait sans doute au^si allusion
à la représentation de Hodogune, donnée par les acteurs de la Comédie franraisc
au profit de François Corneille; voyez une note sur la lettre 4120.
80 CORUESPONDANClî.
110 lui a point ('crit de lettre, mais deux lignes au bas de ma
lellro.
M. Le Brun est le maître de son Ode, mais il ne devait pas, je
crois, faire imprimer ma prose'.
Je vous prie dedireà M. de Bastide- que si je trouve quelques
rogatons qu'il puisse insérer dans son Monde, je vous les adres-
serai. Pardon si je ne lui écris pas. Je ne sais auquel entendre.
La journée n'a que vingt-quatre heures.
Votre ouvrage' thèologko-fudaïco-rabbinko -philosophique est
peut-être fort bon, mais j'aimerais autant qu'on n'eût pas mis le
titre de Berne, et à monsieur VOracle des philosophes, pour faire
croire que c'est moi qui suis le rabbin. Heureusement on ne m'y
reconnaîtra pas.
M"'^ la première présidente Mole* ferait bien mieux de me
payer soixante mille livres que son frère, le banqueroutier
frauduleux Bernard, m'a volées, à moi et à ma nièce, que de
gémir sur le bien que je fais à M"" Corneille, et qu'elle ne fait
pas.
Vous me dites que Lefranc de Pompignan n'a pas voulu
aller à l'Académie ; je le crois : il y serait mal accueilli. Il alla
se plaindre, ces jours passés, à monsieur le dauphin, qui dit tout
haut :
Noire ami Pompignan pense ôtre quelque choses.
Qui est l'auteur de VHomme de letlns^? Il y a du bon.
1. Voyez tome XXIV, page 159.
■2. Voyez ci-dessus, la lettre 4323.
3. L'Oracle des anciens fidèles, pour servir de suite et d'éclaircissement à
la sainte Bible; Berne, 1760, in-1'2. Voltaire, dans sa lettre à Damilaville du
12 juillet 1703, attribue cet ouvrage à Bigex. (B.)
4. Bonne-Félicité Bernard, mariée, en 1733, à Matthieu-François Mole, nommé
premier président du parlement le 12 novembre 1757.
5. Il paraît que ce fut en s'adressant au président Ilénault que le dauphin
cita ce vers, le dernier de la satire de Voltaire intitulée la Vanité. Voyez les
■Mémoires de M™" du Hausset, page 129, édition de 1824.
6. VHomme de lettres, traduit de l'italien de Bartoli, p&v le Père de Livoy, ne
parut qu'en 17G8, en deux volumes in-12. Ce fut en 1774 que Bignicourt repro-
duisit, sous le titre de l'Homme du monde et l'Homme de lettres, ses Pensées,
publiées en 1755. Le discours en vers de Chamfort, intitulé l'Homme de lettres,
est de 17C6. Je crois donc que l'ouvrage dont Voltaire veut parler est celui qui
est intitulé Amusements d'un homme de lettres, ou Jugements raisonnes et connus
de tous les livres qui ont paru pendant l'année 1759; Paris, 1700, in-12; qui n'esi
toutefois autre chose (au titre près) que la Semaine littéraire, publiée, en 1759,
pa-r d'Aquin de Chàtcaulyon et de Caux. (B.)
A.NXlîl- -ITCiO. 87
Qui est l'auteur i\u Savetier ^ 2 Apparemment quelqu'un delà
profession. Le gaillard savetier- de La Fontaine vaut mieux.
Je m'intéresse à l'abbé du Resnel ; je suis de son âge. Je
m'intéresse à Ballot', et plus à vous. Vous avez donc soixante et
trois, et moi soixante-sept. Je suis quehiuefois assez gai pour mon
àgC; demandez à Lefranc.
Vale, vive, scribe, lœtare.
Venez ici, vous et vos nerfs.
43GI. — A M. TIIONCHIN, DE LYON*.
Délices, 8 décembre.
L'affaire des frères jésuites commence à être sourdement
connue dans la ville de cet enragé de Calvin. Notre procureur
général n'en est pas fâché. D. de Ch,, notre secrétaire d'État,
qui a été le prête-nom des jésuites pour acheter le bien des
orphelins, est un peu honteux; mais il se range ci son devoir.
Il se pourra faire que les frères jésuites soient forcés à offrir
aux héritiers une somme de 2,000 écus et plus pour les apaiser ;
il se pourra que les héritiers s'en contentent. En ce cas, j'aurai
dégraissé les enfants d'Ignace, j'aurai vidé leur bourse et comblé
leur honte, et je chanterai alléluia en reprenant mon argent.
Louez Dieu de tout cela. J'avoue que les jésuites me damneront ;
mais Dieu, qui n'est ni jésuite, ni janséniste, ni calviniste, ni
anabaptiste, ni papiste, me sauvera.
Dans ce moment un jésuite sort de chez moi; il s'est venu
soumettre, ils rendront le bien. Je vous donnerai le détail de
cette aventure. 11 faut toujours que les Tronchin entrent dans les
bonnes affair^^s.
Pour M"" Chimène et Rodogune, quand elle viendra, je la
recommande h vos bontés.
Si les Délices sont bien jolies, Ferney a son mérite. Tout est
bientôt dans son cadre, et le cadre est cher. Il nous en coûtera
1. bus ou le Savetier du coin, Genôvo (Paris), 1700, polit in-S» de "23 pages,
est un pot'nie satirique ilo (îroubcr de riroubcntliall, mais qu'on attribuait à
Voltaire, sans doute parce qu'un se rappelait les vers de sou premier des Discours
sur l'Homme; voyez tome 1\.
2. Livre VIII, fable ii.
3. Voyez tome XXXIII, page 50:>, et les Mémoires de Marmontcl, livre IV.
Voltaire a signé dos noms de Malllùcu Ballot une do ses Pompionades en 1700
(voyez les On, dans les l'oèsies méli'es, tome .\).
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
88 COIUIESI'ONDANGE.
100,000 francs de la Saint-Jean 17G0 ù la Saint-Jean 1761. En
conscience, je ne puis faire la chose ù moins. Que voulez-vous,
il m'en restera assez. Mes nièces sont bien pourvues; nous avons
de bonnes maisons, bien meublées, d'assez grosses rentes. Nous
naissons tout nus; on nous enterre avec un méchant drap qui ne
vaut pas quatre sous : qu'avons-nous de mieux à faire qu'à nous
réjouir dans nos œuvres pendant les deux moments que nous
rampons sur ce globe ou globule? Intérim ride et vale.
4362. - A M. LE BRUN.
Aux Délices, 9 décembre.
Les dernières lettres, monsieur, que j'ai eu l'honneur de rece-
voir de vous augmentent la satisfaction que j'ai de pouvoir être
utile à l'unique héritière du grand nom de Corneille. J'ai relu avec
un nouveau plaisir votre Ode, que vous avez fait imprimer. Ma
Réponse à vos Lettres ne méritait certainement pas de paraître à
la suite de votre Ode. Les lettres qu'on écrit avec simplicité, qui
partent du cœur, et auxquelles l'ostentation ne peut avoir part,
ne sont pas faites pour le public. Ce n'est pas pour lui qu'on fait
le bien, car souvent il le tourne en ridicule. La basse littérature
cherche toujours à tout empoisonner; elle ne vit que de ce
métier. Il est triste que votre libraire Duchêne ait mis le titre de
Genève à votre Ode^, à votre lettre, et à ma réponse; il semble-
rait que j'ai eu le ridicule de faire moi-même imprimer ma
lettre. Vous savez que quand la main droite fait quelque bonne
œuvre -, il ne faut pas qu'elle le dise h la main gauche.
Je vous supplie très-instamment de faire ôter ce titre de
Genève. Votre Ode doit être imprimée hautement à Paris; c'est
dans l'endroit où vous avez vaincu que vous devez chanter le
Te Deum.
On n'imprime que trop à Paris sous le titre de Genève. On
croit que j'habite cette ville, on se trompe beaucoup: je ne dois
d'ailleurs habiter que mes terres ; elles sont en France, et le
séjour doit m'en être d'autant plus agréable que le roi a daigné
les gratifier des plus grands privilèges. Ma mauvaise santé m'a
forcé de vivre dans le voisinage de M. Tronchin. Mon goût et mon
tige me font aimer la campagne ; et ma reconnaissance pour Sa
Majesté, qui m'a comblé de bienfaits, me rend encore plus chère
i. Voyez tome WH', page lô9.
2. Matthieu, vi, 3.
ANNf.E 17G0. 89
cette campagne, dans laquelle j'aurai le plaisir de parler de vous
à la petite-fille du grand Corneille.
Comptez, monsieur, que j'ose me croire au rang de vos amis,
indépendamment de la formule du très-humble et très-obéissant
ser\iteur.
Voltaire.
4363. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL.
9 décembre.
REMONTHANCES DE VOLTAIRE A SES A:tGES GARDIENS.
De Dcliciis clamavl :
\'' Mes anges ne cesseront-ils jamais d'être comme Dieu, qui
commande des choses impossibles?
2'* Mes anges me croiront-ils de fer quand je suis d'argile, et
prendront-ils zèle pour puissance ?
3° Voudront-ils de suite deux pères ^ condamnant leurs filles,
et s'en repentant ? Ne faut-il pas un intervalle entre des choses
qui ont quelque ressemblance?
h" i\e vaut-il pas mieux avoir le plaisir de donner la comédie
du sieur Hurtaud, jouir de l'incognito, passer du tragique au
comique, et rire sous cape de toutes les sottises du public?
Nota benc que je me flatte que mes anges verront que le Droit du
Seifjncur ne ressemble en aucune manière à Nanine.
5° Ou je suis une bête, ou le Droit du Seigneur est comique et
intéressant.
6" Je crie à mes anges : Trouvez cela comique et intéressant,
vous dis-je, et faites-le jouer adroitement.
7° Je les supplie de vouloir bien faire envoyer le paquet ci-
joint à la pauvre aveugle M""= du iJeffant. Si elle a perdu les yeux,
elle n'a pas perdu sa langue; il faut consoler les affligés. Je
demande pardon de la liberté grande-.
8" A propos de la liberté grande, ci ma lettre^ à M. LcMuierrc?
9" Dans peu vous aurez nouvelle offrande.
10° Pour Dieu, laissons là Fanime pour qurl(]U(' lenips.
Il faut présenter toujours des recjuétes au conseil. Je suis
occupé à chasser les jésuites d'un terrain qu'ils avaient usurpé
i. Aijjiro, darT» Tancrède, ot P.onassar, dans Fanime (ou Zulime)
'_'. Mi'moires de (iiammonl. cliap. m.
.3 Voyez l'avanl-dernior alinéa de Ju lettre '»31V
90 CORRESPONDANCIÎ.
sur des orphelins 1 : cela est plus difficile qu'une tragédie, mais
j'en viendrai h bout, et cela sera plaisant; mais il n'y a pas
moyen de combattre les jésuites, et de rapetasser Fanime; il faut
choisir,
11^ J'attends les feuilles^ de Prault; je lui taillerai de la
besogne.
\2° J'attends Bodogune^. Je n'avais imploré les bontés de
M"" d'Argental, dans cette affaire, que pour lui témoigner mon
respect, et pour mettre Bodogune sous une protection plus hon-
nête que celle de M. Le Brun, quoique M. Le Brun soit fort hon-
nête. Je remercie tendrement M. comme M""= d'Argental de toutes
leurs bontés pour Bodogune,
13° Qui est l'auteur du Savetier du coin? Il pense bien, mais
il est trop savetier. Qui a fait l'Homme de lettres? Il écrit mieux,
mais cela n'est pas piquant.
14° Voici le gros article. Je iraime point cette ophthalmie;
les maux des yeux sont sérieux. Soyez bien sage, mon cher ange,
que j'aime comme mes yeux ; rafraîchissez-vous, couchez-vous
de bonne heure; ayez peu d'affaires; tenez-vous gai surtout:
c'est le remède universel.
Je baise le bout de vos ailes.
43Gi. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
0 décembre.
II y a plus de six semaines, madame, que je n'ai pu jouir
d'un moment de loisir : cela est ridicule, et n'en est pas moins
vrai. Comme vous ne vous accommodez pas que je vous écrive
simplement pour écrire, j'ai l'honneur de vous dépêcher deux
petits manuscrits qui me sont tombés entre les mains. L'un me
paraît merveilleusement philosophique et moral ; il doit par
conséquent être au goût de peu de gens; l'autre^ est une plai-
sante découverte que j'ai faite dans mon ami Ézéchiel.
i. MM. de Crassy.
2. Celles de la tragédie de Tancrède, que Prault imprimait.
3. M"--- Corneille; voyez la lettre 4360.
4. Cet autre petit manuscrit était très-probablement celui de l'article Ézéciiiei.
du Dictionnaire philosophique. Cet article parut, en l7Gi, dans la première
édition du même ouvrage, que Voltaire appelle Dictionnaire d'idées dans sa
lettre à M'"'= du Dcflant du 18 février 1760. Le déjeuner d'Ézéchiel ne ragoùta
guère la marquise; voyez à ce sujet la lettre que Voltaire lui écrivit le 15 jan-
vier 1761. (Cl.)
ANNÉE 1760. 91
On ne lit point assez Ézéchiel. J'en recommande la lecture
tant que je peux ; c'est un homme inimitable. Je ne demande pas
que ces rogatons vous divertissent autant que moi, mais je vou-
drais qu'ils vous amusassent un quart d'heure.
J'ai tenu bon contre M. d'Argental. Il aurait beau me démon-
trer la beauté d'un échafaud, j'aime fort le spectacle, l'appareil,
toutes les pompes du démon ; mais pour la potence, je suis son
serviteur. Je le renvoie à Despréaux :
Mais il est dos objets que fart judicieux
Doit offrir à l'oreille, et reculer des yeux'.
D'ailleurs je suis fâché contre les Anglais. Non-seulement ils
m'ont pris Pondichéry, ci ce que je crois ^ mais ils viennent
d'imprimer que leur Shakespeare, madame, est infiniment au-
dessus de (jillcs.
Figurez-vous, madame, que la tragédie de Richard Ilf, qu'ils
comparent à China, tient neuf années pour l'unité de temps, une
douzaine de villes et de champs de bataille pour l'unité de lieu,
et trente-sept événements principaux pour unité d'action ; mais
c'est une bagatelle.
Au premier acte, Richard dit qu'il est bossu et puant, et que,
pour se venger de la nature, il va se mettre à être un liypocrite et
un coquin. En disant ces belles choses, il voit passer un enterre-
ment ( c'est celui du roi Henri VI) ; il arrête la bière et la veuve \
qui conduit le convoi. La veuve jette les hauts cris; elle lui
reproche d'avoir tué son mari. Richard lui répond qu'il en est
fort aise, parce qu'il pourra plus commodément coucher avec
elle. La reine lui crache au visage; Richard la remercie, et pré-
tend que rien n'est si doux que son crachat. La reine l'appelle
crapaud : « Vilain crapaud, je voudrais que mon crachat fût du
poison. — Eh bien! madame, tuez-moi si vous voulez; voilà mon
épée. » Elle la prend : « Va, je n'ai pas le courage de te tuer moi-
même... Non, ne te tue pas, puisque tu m'as trouvée jolie. » Elle
va enterrer son mari, et les deux amants ne parlent i)lus que
d'amour dans le reste de la pièce.
1. Ces vers du chant III ilc l'Ail poeliqite sont citôs plus haut dans la j-ttrc
i2'J7.
2. Voltaire avait prédit depuis lonL,'teinps la i)risc de cette ville, rciuisc aux
Anglais par Lally, le IG janvier 17(1!.
3. C'est iady Anne, vcuvo du prince Edouard, fils de lluiiri M.
92 CORRESPONDANCE.
N'cst-il pas vrai que si nos porteurs d'eau faisaient des pièces
de UiéAtre, ils les feraient plus lionnêtes ?
Je vous conte tout cela, madame, parce que j'en suis plein.
N'est-il pas triste que le même pays qui a prodit Newton ait pro-
duit ces monstres, et qu'il les admire?
Portez -vous bien, madame; tAchez d'avoir du plaisir : la
chose n'est pas aisée, mais n'est pas impossible.
Mille respects de tout mon cœur.
43G5. — A M. JOLY DE FLEUR Y',
INTENDANT DE BOURGOGNE.
Aii.v Délices, près de Genève, 10 décembre 17C0.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous envoyer la lettre de M. de
Courteilles, et ma déclaration en forme de requête en consé-
quence de sa lettre.
Je ne puis mieux m'adresser, monsieur, pour engager M. le
président de Brosses h signer au bas de ma requête qu'il se désiste
comme moi de la haute justice ci-devant contestée. C'est à vous,
monsieur, c'est à votre équité que je dois la justice que le conseil
m'a rendue 2.
Permettez que je joigne à ce paquet une autre requête plus
importante.
J'ai l'honneur d'être avec bien du respect et de la reconnais-
sance ^ monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
SoufTrirez-vous que M. et M'"*' du But trouvent ici les assu-
rances de mes obéissances très-humbles?
436G. — AU ROI, EN SON CONSEIL 4.
Sire, François de Voltaire, gentilhomme ordinaire de votre
chambre, possesseur actuel des terres de Tournay, Prégny et
1. Éditeur, H. Beaune.
2. On voit que Voltaire avait en partie obtenu grain de cause au conseil. Un
arrêt de cette juridiction avait en effet enjoint au président de Brosses de justifier
de ses droits à la justice de la Perrière.
3. Ce dernier mot a été ajouté sur l'original avec une autre plume.
4. Éditeur, H, Beaune.
ANNÉE 17 GO. 93
Chambézy, pays de Gex, dans votre province de Bourgogne, repré-
sente très-humbleraent à Votre Majesté qu'une rixe étant survenue
au lieu nommé la Perrière, près de Prégny, au mois d'août 1758,
un nommé Pancliaud fut condamné par la justice ordinaire au
bannissement et à l'amende de cent livres envers le seigneur de
Tournay et Prégny, comme si ce lieu de la Perrière dépendait
de la baute justice de Prégny ; mais ayant été prouvé que ce lieu
dépend uniquement de N otre Majesté, et les preuves en ayant été
administrées à votre conseil, ledit François de Voltaire déclare
bumblement qu'il ne doit point recevoir l'amende de cent livres
adjugée à son profit, laquelle appartient à Votre Majesté.
11 joint à sa déclaration sa très-bumble requête (ju'ii plaise
à Votre Majesté et à son conseil la {sic) décbarger des frais du
procès fait au nommé Pancliaud.
Voltaire.
4367, — A M. IIEROX.
Au\ Délices, 10 décembre.
Monsieur, j'obéis à vos ordres avec autant de reconnaissance
que de joie. J'ai l'honneur de vous envoyer ma requête contenant
ma déclaration que je renonce à la baute justice de la Perrière,
qu'elle appartient au roi, et que l'amende prononcée en ma
faveur ne m'appartient pas.
J'envoie un double de ma roquêlc à monsieur l'intendant de
Bourgogne, et je le supplie de vouloir bien exiger que M. le pré-
sident de Brosses signe ce double, comme il le doit.
Si M. de Brosses fait qucl([ues difticultés, j'aurai toujours
rempli mon devoir. Vous avez dû recevoir, monsieur, mon autre
requête contre la peste ^ ; je vous importune bcaucouj). Il semble
que j'aie des affaires exprès pour avoir des occasions de vous
renouveler les marques de ma reconnaissance, et du respect
avec lequel j'ai riiuniieur d'êlre, monsieur, etc.
\ OLTAlllE.
4308. — A M. nUPO.NT.
10 décembre.
Si VOUS aviez été cwichs, mon cliei- ami, vous seriez venu dans
mes beaux ermitages; je vous y aurais possédé; vous auriez eu
1. Voyez plus hauL lu lettre lit.M
yi CORlUiSPONDANCK.
la comédie, et bien jouée, et des pièces nouvelles ; vous auriez
chassé, vous auriez vu frère Adam S qui est redevenu tout jésuite ;
mais vous êtes sponsus et paterfamilias. Je ne vous plains point,
parce que vous avez une femme et des enfants aimables ; mais je
me plains, moi, d'être toujours loin de vous. Nous ne vous oublions
ni aux Délices ni à Ferney; nous faisons souvent commémo-
ration de vous, M'"« Denis et moi. Savez-vous Lien que, dans mes
retraites, je n'ai pas un moment de loisir; qu'il a fallu toujours
bùtir, planter, écrire, faire des pièces, des théâtres, des acteurs?
Tenez, voilà les Facéties pour vous amuser, et Pierre le Grand pour
vous ennuyer. Yak, aniice.
43GD. — A M. IIELVÉTIUS.
12 décembre.
Mon cher philosophe, il y a longtemps que je voulais vous
écrire. La chose qui me manque le plus, c'est le loisir ; vous sa-
vez que ce
• La Serre
Volume sur volume incessamment desserre -.
J'ai eu beaucoup de hesogne. Vous êtes un grand seigneur qui
aflermez vos terres ; moi, je lahoure moi-même, comme Cincin-
natus: de façon que j'ai rarement un moment à moi.
J'ai lu une héroïde d'un disciple de Socrate ^ dans laquelle
j'ai vu des vers admirables. J'en fais mon compliment à l'auteur,
sans le nommer. La pièce est un peu raide. Bernard de Fonte-
nelle n'eût jamais ni osé ni pu en faire autant. Le parti des sages
ne laisse pas d'être considérahle et assez fier. Je vous le répète,
mes frères, si vous vous tenez tous par la main, vous donnerez la
loi. Rien n'est plus méprisable que ceux qui vous jugent ; vous
ne devez voir que vos disciples.
Si vous avez reçu un Pierre, ce n'est pas Simon Barjone ; ce
n'est pas non plus le Pierre russe que je vous avais dépêché par
la poste ; ce doit être un Pierre en feuilles que Rohin-mou^ou
devait vous remettre. Je vous en ai envoyé deux reliés, un pour
1. Voyez la note, tome XXVII, page 408.
2. Ce vers est le vingtième de la parodie connue sous le titre de Chapelain
décoiffé, attribuée à Boileau.
3. Un disciple de Socrate aux Athéniens, héroïde; à Athènes, Olymp. xcv,
an I, in-S" de seize pages. On a attribué cet ouvrage à Voltaire. Barbier dit qu'il
est de Marmontci; mais il n'est dans aucune édition de ses OEuvres. (B.)
ANNti: I7G0. 93
TOUS, et Tautro i)our M. Saurin. 11 a [)Ili à messieurs les inten-
dants des postes de se départir des courtoisies qu'ils avaient ci-
devant pour moi; ils ont prétendu qu'on ne devait envoyer
aucun livre relié. Douze exemplaires ont été perdus: c'est l'antre
du lion.
De quelles tracasseries me parlez -vous? Je n'en ai essuyé ni
pu essuyer aucune. Est-ce de frère Menoux? Ah! rassurez-vous ;
les jésuites ne peuvent me faire de mal ; c'est moi qui ai l'hon-
neur de leur en faire. Je m'occupe actuellement à déposséder
les frères jésuites d'un domaine qu'ils ont acquis auprès de
mon château. Ils l'avaient usurpé sur des orphelins, et avaient
obtenu lettres royaux pour avoir permission de garder la vigne de
Naboth^ Je les fais déguerpir, mort-dieu ! Je leur fais rendre
gorge, et la Providence me bénit. Je n'ai jamais eu un plaisir
plus pur. Je suis un peu le maître chez moi, par parenthèse.
Vous ai-je dit que le frère et le fils d'Omer sont venus chez
moi, et comme ils ont été reçus? Vous ai-je dit que j'ai envoyé
Pierre au roi, et qu'il l'a mieux reçu* que le Discours et le
Mémoire de Lefranc de Pompignan? Vous ai-je dit que M""= de
Pompadour et M. le duc de Choiseul m'honorent d'une protec-
tion très-marquée? Croyez-moi, mes frères, notre petite école de
l)hilosophes n'est pas si déchirée. Il est vrai que nous ne sommes
ni jésuites ni convulsionnaires, mais nous aimons le roi, sans
vouloir être ses tuteurs ^ et l'État, sans vouloir le gouverner.
Il peut savoir qu'il n'a point de sujets plus fidèles que nous,
ni de plus capables de faire sentir le ridicule des cuistres qui
voudraient renouveler les temps de la Fronde.
K'avez-vous pas bien ri du voyage de Pompignan à la cour
avec Fréron ? et de l'apostrophe de monsieur le dauphin :
Kl l'ami l'ompignan pense ôtro quoique chose' ?
^ oilù à quoi les vers sont bons quelquefois ; on les cite, comme
vous voyez, dans les grandes occasions.
J'ai vu un Oracle^ des anciens fulclcs ; cela est hardi, adroit, et
savant. Je soupçonne l'abbé Mords-les d'avoir rendu ce petit ser-
vice.
1. Les liais, liv. III, chap. xxi.
2. Voyez paj;*' (>•'.
3. CV'tuil la protention du parlement.
\. Voyez la lettre 4360.
0. N'oyez ibid.
96 CORRliSPONDANCE.
Dieu VOUS conserve dans la sainte union avec le petit nombre!
Frappez, et ne vous commettez pas. Aimons toujours le roi, el
délestons les fanatiques.
4;370. — A M. DESPRKZ DE CRASSY, L'AINÉ,
A CItASSY '.
Monsieur, si vous avez été malade, je le suis encore ; mais
la ditrérence de vous à moi, c'est que la vieillesse rend mes
maux incurables; ils sont bien soulagés parle plaisir que me
donne le gain de votre procès. Je voudrais être en état de vous
donner des preuves du respectueux attachement avec lequel j'ai
riionneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant
serviteur.
Voltaire.
437]. — A M. LE COMTE D'ARGEiXTAL.
15 décembre.
Voilà la véritable leçon, mes divins anges. Voyez combien il
est difficile d'arriver au but; combien ce maudit art desvers est
difficile; quel tort irréparable on me ferait si on imprimait Tan-
cr'ede sans que je l'eusse corrigé. Mes anges, vous m'avez embar-
qué; empêchez que je ne fasse naufrage. Commeutvont les deux
yeux démon ange gardien ? ont-ils lu Calisie? Ah, mésanges!
j'ai bien peur qu'on ne corrompe entièrement la tragédie par
toutes ces pantomimes de M"" Clairon, Croyez-moi, une chambre
tapissée de noir ne vaut pas des vers bien faits et bien tendres.
Il n'y a que les convulsionnaires^ qui se roulent par terre. J'ai
crié quarante ans pour avoir du spectacle, de l'appareil, de
l'action tragique ; mais domandavo acqua, non tcmpestà.
El puis, comment le public français peut-il adopter la barbarie
anglaise, le viol anglais ^ la confusion anglaise, la marche an-
glaise d'une pièce anglaise ! Pauvres Français, vous êtes dans la
fange de toutes façons, et j'en suis fâché,
0 mes anges! ramenez donc le bon goût.
1. Billet inédit communiqué par M. Armand Gasté, maître de conférences à la
Faculté des lettres de Caen. La signature est seule autographe. Le billet est do
la main d'un secrétaire. L'adiesse est à monsieur de Prez de Crassier, l'aîné, à
Crassier.
2. En 17.j9 et en 1760, les convulsionnai/ es se crucifiaient et se donnaient
encore des coups de bûche. La Correspondance littéraire de Grimm, 15 avril 1761,
contient des renseignements curieux sur leurs miracles.
3. Voyez plus haut le second alinéa de la lettre 43i6.
ANNEE 17 60. 97
4372. — .V M. PRAULT FIL.S'.
Aux Délices...
Aa reste, je n'ai jamais mis mon nom à aucun de mes
ouvrages. Je ne le mets pas même à la fin de mou épître à
M"" de Pompadour. On sait assez que Tancrkle est de moi.
J'ajoute encore que le manuscrit que je viens deuvoyer à
M. d'Argcntal est chargé de notes marginales instructives qui
contribueront à votre débit.
i:J73. — A M. TlIltniOT 2.
l.j décembre.
Il y a longtemps que l'ami Tliicriot voulait avoir un des
chants ûclu Puccllc, ouvrage que personne ne connaît, et dont il
n'a jamais paru que dos fragments altérés. Voici un chant que
j'ai retrouvé ; c'est le dernier : ce n'est pas le plus gai ; mais j'en-
voie ce que je trouve dans mes papej-asses. Si cela peut amuser
M. Damilaville et M. Tliicriot, l'auteur joyeux en sera plus joyeux.
L'ami Thieriot pourra divertir beaucoup l'ami Protagoras, eu
lui disant que j'ai chassé les jésuites d'un domaine considérable
qu'ils avaient près de mon château. Ils l'avaient usurpé sur de
pauvres gentilshommes, mes voisins, dont j'ai pris hautement la
cause : les jésuites se sont soumis; cela ne leur était jamais ar-
rivé. La province me bénit, et moi je bénis Dieu.
437 i. — A M. DE liRE.NLES.
Aux Délices, 16 déoembre.
Vous souvenez-vous de moi ? Pour moi, je vous aimerai tou-
jours, quoiqiieje ne sois plus Suisse. Voici, mon cher monsieur,
de quoi il est question. Vous savez que j'ai acheté des terres en
France pour être plus libre ; une descendante du grand Corneille
vient dansces terres; vous serez peut-être surpris qu'une nièce de
lîodogune sache à peine lire et écrire ; mais son père, malheu-
reusement réduit à l'état le plus indigent, et, plus malheureuse-
ment encore, al)andonné de Fonteiielle, n'avait pas eu de quoi
donner à sa tille les comincnceiiienls de la plus mince éduca-
1. Ivditcurs, de Cayrol et Fram.oi'S.
2. Éditeur-*, de Cayrol et François.
VI. — ConnKbPo.NUANCi:. IX. 7
98 CORRESPONDANCE.
tion. On m'a recommandé cette infortunée ; j'ai cru qu'il conve-
nait h un soldai de nourrir la tille de son général. Elle arrive
chez moi ; elle a appris un peu à lire et à écrire d'elle-même ;
on la dit aimable ; je me ferai un plaisir de lui servir de père,
et de contribuer à son éducation, qu'elle seule a commencée. Si
vous connaissez quelque pauvre lionmie qui sache lire, écrire,
et ([ui puisse même avoir une teinture de géographie et d'his-
toire, qui soit du moins capable de l'apprendre, et d'enseigner
le lendemain ce qu'il aura appris la veille, nous le logerons,
chauiïerons, blanchirons, nourrirons, abreuverons, et payerons,
mais payerons très-médiocrement, car je me suis ruiné à bâtir
des châteaux, des églises, et des théâtres. Voyez, avez-vous
quelque pauvre ami? vous m'avez déjà donné un Corbo dont je
suis fort content. Ses gages sont médiocres, mais il est très-bien
dans le château deTournay ; son frère n'est pas mieux dans celui
de Ferney. Notre savant pourrait avoir les mêmes appointements.
Décidez ; bonsoir ; mille compliments à madame votre femme.
Ètes-YOUS enfin un père heureux ? Valc, amice. V.
4375. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL.
IG décembre.
Je vous excède encore ; Rodogune* est à Lyon, chez Tronchin,
entre quatre garçons. On la présentera probablement à M""= de
Groléc^ qui ne manquera pas de lui manier les tétons, selon sa
louable coutume : c'est un honneur qu'elle fait à toutes les filles
et femmes qu'on lui présente. Est-il vrai que l'abbé de Latour-du-
Pin ' avait grande envie de rompre ce voyage? Il m'est très-im-
portant de savoir ce qui en est. Dites-moi, je vous prie, madame,
tout ce que vous savez de cette aventure de roman.
Je reviens au roman de Tancrède.ie vous conjure, mes anges,
encore une fois, de bien recommander à Prault de suivre exacte-
ment la leçon que je lui envoie, et de n'y pas changer une vir-
gule. C'est le placet de Caritidès; on n'en peut rien retrancher K
Nous venons déjouer, ma nièce et moi, la scène du père et de la
lille, au second acte ;
1. M"^ Corneille.
2. Tante de d'Argental.
3. 11 aoUicilait une lettre de cachet pour faire enlever M"'= Corneille de Fer-
ney ; voyez une note sur la lettre 4320.
4. Molière, les Fâcheux, acte III, scène ii.
ANNtE 1760. 99
Qu'entends-jo ? vous, mon pcrel
— Moi, ton père!... est-ce à toi de prononcer ce nom?
(Scùns II.)
Vous pouvez ^tre convaincus que cela jette dans l'acte un atten-
drissement, un intérêt qui manquait. Cet acte, qui paraissait
froid, doit être brûlant, s'il est bien joué.
A propos de froid, c'est un secret silr, pour faire de la glace,
que de placer des détails liistoriques au milieu de la passion, à
moins que ces détails ne soient récbaullés par quelques inter-
jections, par des retours sur soi-même, par des figures qui ra-
niment la langueur historique.
Mais, craignant do lui nuire en cherchant h le voir,
Il crut que m'avcrtir était son seul devoir '.
Ces deux vers ralentissent. Je raisonne poésie avec mes anges,
je disserte ; ils me le pardonnent.
Non-seulement ces détails sont froids, mais le spectateur est
en droit de dire : En quoi donc cet esclave craignait-il de nuire
à Tancrède? pourquoi, étant dans son camp, n'a-t-il pas cherché
à le voir? il devait, sans doute, tout faire pour approcher de
Tancrède. Il serait difficile de répondre à cette critique.
Ne vaut-il pas mieux supposer, en général, que mille obstacles
ont empêché l'esclave d'aller jusqu'à Tancrède? Aménaïde, en se
plaignant de ces obstacles et de la destinée qui lui a toujours
été contraire, en faisant parler ses douleurs, en se livrant à l'es-
pérance, intéresse bien davantage; tout devient plus naturel et
plus animé. Enfin je resupplie, je reconjure à genoux M. et
M'"* d'Argental de s'en tenir à mon dernier mot. J'ose espérer que
la reprise sera favorable ; mais que mes anges se niettent à la
tête du parti raisonnable, qui n'est ni pour les tragédies à ma-
rionnettes ni pour les tragédies à conversations ; qu'ils sou-
tiennent rigoureusement le grand et véritable genre, celui du
cinquième acte de Roclogune, iVAilialie, et peut-être du quatrième
acte de Mahomet, du troisième de Tancrhle, de Scmiramis, etc.
Vous devez avoir un chant de la Puccllc; il n'est pas correct
malheureusement; le meilleur y nuuKiue. Vous avez Acanthe*.
Oh, pardieu 1 que manquc-l-il à Acanthe? nous sommes fous
1. Voyez tome V, pa^e 50 i,
2. C'est le nom d'un pcrbounagc du Droit du Seigneur.
1(0 COUUESl'ONDANCE.
d'AcantliC ; que vous êtes à plaindre, si Acanthe ne vous plaît
pas !
l'ardon; voici une réponse pour Lekain; vous m'enverrez
l)ronK'ni'r.
4310. — A M. LEKAIX.
IG décembre.
Je n'ai voulu vous répondre, mon cher Roscius, que quand
j'aurais vu enfin toute celte confusion dans les rôles de Tancrhde
un peu déhrouillée, quand vous seriez déharrassés de la Belle
Pcnitente, et quand vous seriez prêts à reprendre Tancrhde.
Gn\ce aux bontés de M. et M""^ d'Argcntal, tout est en ordre;
et si la pièce reste au théùtre, ce sera uniquement à leur bon goût
et à leurs attentions infatigables qu'on en aura l'obligation. Je
vous prie de vouloir bien vous conformer entièrement, dans la
représentation, à l'édition de Prauit. Rien n'est plus ridicule que
de voir jouer d'une façon ce qui est imprimé d'une autre. Il ne
faut jamais sacrifier l'élocution et le style à l'appareil et aux
attitudes. L'intérêt doit être dans les choses qu'on dit, et non pas
dans de vaines décorations. L'appareil, la pompe, la position des
acteurs, le jeu muet, sont nécessaires; mais c'est ([uand il en ré-
sulte quelque beauté, c'est quand toutes ces choses ensemble
redoublent le nœud et l'intérêt. Un tombeau, une chambre ten-
due de noir, une potence, une échelle, des personnages qui se
battent sur la scène, des corps morts qu'on enlève, tout cela est
fort bon à montrer sur le Pont-Neuf, avec la rareté, la curiosité.
Mais quand ces sublimes marionnettes ne sont pas essentielle-
ment liées au sujet, quand on les fait venir hors de propos, et
uniquement pour divertir les garçons perruquiers qui sont dans
le parterre, on court un peu de risque d'avilir la scène française,
et de ne ressembler aux barbares Anglais que par leur mauvais
côté. Ces farces monstrueuses amuseront pendant quelque temps,
et ne feront d'autre effet que de dégoûter le public de ces nou-
veaux spectacles et des anciens.
Je vous exhorte donc, mon cher ami, de ne soufl'rir d'appareil
au théâtre que celui qui est noble, décent, nécessaire.
Pour ce qui est de Tancrcde,\Q crois que, d'abord, vos cama-
rades doivent conformer leur rôle à l'imprimé ; qu'ensuite ils
doivent en faire une répétition, parce qu'il y a environ deux
cents vers dilférentsde ceux qu'on a récités aux premières repré-
sentations. Je crois même qu'il y en a beaucoup plus de deux
cents; je crois encore que vous devez donner deux représenta-
ANNKli: I7(i0. 101
lions avant que Prault mette son édition en vente. Si la pièce
réussit, illa vendra beaucoup mieux quand ces deux représenta-
tions l'auront fait valoir, et lui auront donné un nouveau prix.
Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous prie de me
donner de vos nouvelles et des miennes.
4377. — A M. LE COMTE D'AUGE MAL.
16 décembre au soir.
Je reçois le paquet de mes anges à six heures du soir; je le
renvoie à huit. Il partira demain avec mes remerciements, qui
doivent être fort longs, et avec ma courte honte d'avoir coûté
tant de peines à ceux à qui je ne peux faire beaucoup de plaisir.
Vous devez être regoulés de Tanaide; il n'y a que votre jjonté
qui vous soutienne. On n'a jamais fait pour un pauvre diable
d'auteur ce que vous avez daigné faire pour moi. Je crois enfin
cette pièce un peu mieux arrondie que quand je la fis si à la
hâte* ; je la crois même plus touchante, et c'est là le principal.
Avec des vers bien faits, bien compassés, on ne tient rien si le
cœur n'est ému.
J'avais bien raison de vouloir revoir l'édition de Prault. Dai-
gnez jeter les yeux sur la pièce, et vous verrez que j'ai fait toutes
les corrections indispensables. Son édition était ridicule et ab-
surde. Prault aura un peu à remanier, c'est le terme de l'art;
mais c'est une peine et une dépense très-médiocres. Il a très-
grand tort de craindre que l'édition des Cramer ne croise la
sienne. Les Cramer n'ont point commencé ; ils n'ont point l'ou-
vrage, et ils ne l'imprimeront que pour les pays étrangers. D'ail-
leurs j'enverrai incessamment au petit Prault un ouvrage- sur
les théâtres que je crois assez neuf et assez intéressant. Le zèle
de la patrie m'a saisi ; j'ai été indigné d'une brochure anglaise
dans laquelle on préfère hautement Shakespeare à Cornoiih'. J'ai
voulu venger l'oncle, en ayant chez moi la nièce. J'amuserai
d'abord mes anges de ce petit traité, et je supplierai très-instam-
ment que Prault ne sache pas qu'il est de moi, ou du moins ([u'il
mérite les petits services que je peux lui rendre, en feignant de
les ignorer.
Comme je n'ai nul goi"il à voir mon nom à la tète de mes sol-
i. En moins d'im mois; voyez tomo V, pa;:c iO-2.
2. Appel à toutes les ualions de l'Europe ; voyez tome XXIV, pnso 191.
102 COHHKSl'ONDANCIi.
lises, on folles, ou sérieuses, ou tragiques, ou comiques, permet-
tez-moi, mes chers anges, d'exiger que celui des comédiens ne
s'y trouve jias plus que le mien. A quoi sert-il de savoir qu'un
nommé IJrizard a joué platement mon plat père? qu'est-ce que
cela fait aux lecteurs? J'ai une aversion invincible pour cette cou-
tume nouvellement introduite.
Mes anges, je commence à souhaiter la paix. Il est vrai que
je fais chez moi la guerre aux jésuites, mais elle ne coûte rien ;
je les chasse, et je triomphe. Mais la guerre contre les Anglais
vous ruine, et c'est vous qu'on chasse. J'attends avec impa-
tience ce qui adviendra, dans votre tripot, de la convocation des
pairs.
La montagne en travail enfante une souris.
(La Fontaine, liv. V, fab. x.)
Daignez me mander des nouvelles de l'Écossaise, et des roga-
tons que je vous ai envoyés. Je souhaite à Tcrée beaucoup de
prospérités, et que les vers de Pliilomèle soient le chant du
rossignol. Mais M. Lemierre a-t-il reçu une certaine lettre* que
je pris la liberté d'adresser à M. d'Argental, ne sachant pas la
demeure du père de Térèe? Pardon, je dois vous excéder.
4378. — A M. PRAULT FILS «.
M. de Voltaire a reçu la lettre de M. Prault, et la tragédie de
Tancrede imprimée avec VÉpître. Il remercie M. Prault de l'atten-
tion qu'il a eue de ne point faire tirer les feuilles imprimées;
elles sont pleines de fautes, d'omissions, et de contre-sens; cela
ne pouvait être autrement, presque chaque acteur s'étant donné
la liberté d'arranger son rôle à sa fantaisie, pour faire valoir ses
talents particuliers aux dépens de la pièce, et l'auteur n'ayant
plus reconnu son ouvrage lorsqu'on lui envoya le détestable
manuscrit qui était entre les mains des comédiens.
Les divers changements qu'il envoya pour réparer ce désordre
augmentèrent encore la confusion; on joignit ce qu'on devait
séparer, et on sépara ce qu'on devait joindre; on ôta ce qu'on
devait garder, et on garda ce qu'on devait ôter. M. Prault peut
i. Citée dans la lettre 431i, et dans quelques autres.
2. Nous croyons que cette lettre est à sa place plutôt ici qu'en avant de la
lettre à d'Argental du 25 novembre,, où elle est ordinairement placée. (G. A.)
ANNÉE 17 60. -103
surtout s'en apercevoir à la page 9 et à la page 32, dans laquelle
Orbassan répète à la fin de son dernier conidet, en très-mauvais
vers, tout ce qu'il vient de dire eu vers assez passables. M. de
Voltaire a corrigé, avec toute l'attention et tout le soin possibles,
toutes les feuilles; il recommande instamment à M. Prault de se
conformer entièrement à la copie qu'on lui renvoie par M. d'Ar-
gental.
Le libraire a un intérêt sensible à ne point s'écarter du ma-
nuscrit ; on peut l'assurer que si les comédiens ne se conforment
dans la représentation à la pièce imprimée, cela fera très-grand
tort au libraire.
M. de Voltaire n'est point dans l'usage de faire imprimer les
noms des acteurs ; jamais cela ne s'est pratiqué du temps de Cor-
neille et Racine ; il ne met point son nom à la tête de son propre
ouvrage, et, par cette raison, il exige absolument qu'on n'y mette
pas le nom des autres.
Il ne conçoit pas la crainte que M. Prault fait paraître de
l'édition prétendue des frères Cramer: ils n'ont point la pièce;
ils ne commenceront leur édition que quand M. Prault aura mis
la sienne en vente. Tout Genevois qu'ils sont, ils trouvent très-
bon et très-juste que M. de Voltaire favorise un libraire de Paris
pour un ouvrage joué à Paris. M, Prault demande quelque chose
pour ajouter à Tancnde; M""' la marquise de Pompadour a désiré
qu'on n'y ajoutât rien. Pour faire plaisir à M. Prault, on lui fera
tenir incessamment un morceau curieux \ historique et litté-
raire, servant de réponse à un livre anglais dans lequel on a mis
la tragédie de Londres infiniment au-dessus de celle de Paris. Le
manuscrit qui sert de réponse à l'ouvrage anglais contient une
histoire succincte et vraie des théâtres de la Grèce, de l'Italie
moderne, de Paris, et de Londres ; l'auteur a été obligé de citer
des sermons latins du xv° siècle remplis d'ordures. Ces citations,
qui sont nécessaires pour faire connaître l'esprit du temps, ne
passeraient point à la censure, mais elles passeront certainement
cl la lecture; ainsi M. Prault ne doit demander permission à per-
sonne, ni l'imprimer sous son nom, et il doit garder le secret à
celui qui lui fait ce petit présent. M. Prault s'apercevra bien que
l'ouvrage est d'un savant; ainsi il ne peut Otrc de M. de Voltaire,
qui se donne pour un ignorant.
A propos de censure, M. Prault est encore prié de ne point
mettre ù la fin de Tancnde la formule impertinoiile de la per-
1. VAppel à toutes la nalions; Vnyc/. tvmc XXIV, page 101.
<04 COUUESPONDANCK.
mission de |)olicc et du privilèrjc; cela n'est bon qu'à rester
dans les grefles pour tenir lieu de sûreté aux libraires; mais le
public n'a que faire de ces pauvretés.
Je prie instamment AI. Prault de vouloir bien se conformer à
tout ce que dessus, et d'être sûr de mon amitié.
4379. — A M.JEAN S C H 0 U V A L O W,
Ferncy, par Genève, 20 décembre.
Monsieur, je vous souhaite la bonne année ; votre pauvre se-
crétaire n'a plus que cela à faire: Votre Excellence m'a cassé aux
gages. Il y a un siècle que je n'ai eu de vos nouvelles, et je suis
toujours dans une profonde ignorance touchant les paquets que
j'ai eu l'honneur de vous envoyer. Le gentilhomme qui devait
venir de Vienne à Genève est apparemment amoureux de quelque
Allemande. Nuls papiers, nulle instruction pour achever votre
Histoire de Pierre le Grand. Enfin ma consolation, monsieur, est
de compter toujours sur vos bonnes grâces, sur votre zèle pour
la mémoire d'un fondateur et d'un grand homme. Vous n'aban-
donnerez pas votre ouvrage. J'ai toujours le bonheur de parler
de vous à M. de Soltikof. Il est plus digne que jamais de votre
bienveillance. Vous le verrez un jour très-savant, et jamais la
science n'aura logé dans une plus belle àme.
Je vous réitère, monsieur, mes souhaits pour votre prospérité,
et pour celle de votre auguste impératrice.
Recevez le tendre respect de votre, etc. V.
4380. — A M. DES HAUTERAIESi,
A PARIS,
21 décembre.
Monsieur, j'avais déjà lu vos Doutes; ils m'avaient paru des
convictions. Je suis bien flatté de les tenir de la main de l'auteur
même. Les langues que vous possédez et que vous enseignez
sont nécessaires pour connaître l'antiquité ; et cette connais-
sance de l'antiquité nous montre combien on nous a trompés en
tout.
C'est l'empereur Kang-hi, autant qu'il m'en souvient, qui
montra à frère Parennin, jésuite de mérite et mandarin, un vieux
I. Voyez la note 2, tome XL, page i98.
ANXKl- ITdO. 105
livre de géométrie dans lequel il est dit que la proposition du
carré de l'iiypothénuse était connue du temps des premiers rois.
Les Indiens revendiquent cette démonstration. Ce petit procès
littéraire au bout du monde dure depuis quatre ou cinq mille
ans; et nous autres, qu'étions-nous il y a vingt siècles? des bar-
bares qui ne savions pas écrire, mais qui égorgions des filles et
des petits garçons à l'honneur de Tentâtes, comme nous en avons
égorgé, en 1572, à l'honneur de saint Barthélémy.
Un officier' qui commande dans un fort près du Gange, et
qui est l'ami intime d'un des principaux bramins, m'a apporté
une copie des quatre Ycidam, qu'il assure être très-fidèle. 11 est
difficile que ce livre n'ait au moins cinq mille ans d'antiquité.
C'est bien à nous, qui ne devons notre sacrement de baptême
qu'aux usages des anciens Gangarides qui passèrent chez les
Arabes, et que notre Seigneur Jésus-Christ a sanctifiés ; c'est bien
à nous, vraiment, à combattre l'antiquité de ceux qui nous ont
fourni du poivre de toute anti([uité! Le monde est bien vieux;
les habitants de la Gaule cisalpine sont bien jeunes, et souvent
bien sots ou bien fous.
Si quelqu'un peut les rendre plus raisonnables, c'est vous,
monsieur; mais on dit qu'il y a des aveugles qui donnent des
coups de pied dans le ventre ù ceux qui veulent leur rendre la
lumière. Je suis, etc.
4381. — A M. DAQUI\s.
Au château de Ferney, 22 décembre.
Vous êtes donc, monsieur, devenu censeur et hebdomadaire.
Comme censeur, vous avez pour moi de l'indulgence, et je
vous prie, comme hebdomadaire, de me faire part de vos Se-
maines^.
Je viens d'en lire un morceau où vous assurez que je suis
heureux. Vous ne vous trompez pas. Je me crois le plus heureux
des hommes ; mais il ne faut pas que je le dise : cela est trop
cruel pour les autres.
Vous citez .M. de Chamberlan, auquel vous prétendez que j'ai
écrit que tous les hommes sont nés avec une égale portion d'in-
telligence. Dieu me [)réserve d'avoir jamais écrit celte fausseté !
\. Le chevalier do Maudavo ; voyez la lettre i2G7.
2. l^lditeiirs, de Cayrol et François.
3. La Semaine lillvraij'e.
106 COUR ES POND ANGE.
J'ai, (lès l'Ago do douze ans, senti et pensé tout le contraire. Je
devinai dès lors le nombre prodi,t,Meux de choses pour lesquelles
je n'avais aucun talent. J'ai connu que mes organes n'étaient pas
disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J'ai éprouvé
que je n'avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à
chaque homme : Tu pourras aller jusque-là, et tu n'iras pas plus
loin. J'avais quelque ouverture pour apprendre les langues de
l'Europe, aucune pour les orientales : non omnia possumus onines.
Dieu a donné la voix aux rossignols et l'odorat aux chiens ; en-
core y a-t-il des chiens qui n'en ont pas. Quelle extravagance
d'imaginer que chaque homme aurait pu être un Newton! Ah!
monsieur! vous avez été autrefois de mes amis, ne m'attribuez
pas la plus grande des impertinences.
Quand vous aurez quelque Semaine curieuse, ayez la bonté
de me la faire passer par M. Thieriot, mon ami ; il est, je crois,
le vôtre. Comptez toujours sur l'estime, sur l'amitié d'un vieux
philosophe qui a la manie à la vérité de se croire un très-bon
cultivateur, mais qui n'a pas celle de croire qu'on ait tous les
talents. Je prends un intérêt très-vif à tout ce qui vous touche, à
vos succès, à votre bonheur, soyez-en bien persuadé.
4382. — A M. THIERIOT.
22 décembre.
Un M. Chamberlan, dans le Censeur hebdomadaire, prétend
que je lui ai écrit que la divine Providence nous accorde à tous
une partie égale d'intelligence. Je ne crois pas avoir jamais écrit
une pareille sottise ; mais si je l'ai écrite, je la rétracte. Je n'ai
jamais prétendu avoir une tête organisée comme un Newton,
un Rameau. Je n'aurais jamais trouvé la base fondamentale ni
le calcul intégral. Il n'y a que le sage du stoïcien qui soit tout,
même cordonnier', comme dit Horace.
Est-il vrai 2 que Frelon vient d'être mis au For-l'Évêque ?
4383. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
A Ferncy, 22 décembre.
Il y a eu, madame, de la réforme dans les postes. Les gros
paquets ne passent plus. Je doute fort que vous ayez reçu ceux
1. Et sutor bonus. (Lib. I, sat. m, v. 125.)
2. T^asp-Frèron était effectivement en prison, mais il n'y resta pas longtemps j
ANNÉE 1760. < 07
que j'ai eu Thonneur de vous adresser, et j'en suis très en peine.
Je vous prie très-instamment de me tirer de cette inquiétude. Les
rogatons' que j'avais trouvés sous ma main, pour vous amuser
ou pour vous ennuyer un quart d'heure, sont des misères, je
le sais bien ; mais je serais affligé qu'elles eussent passé dans
d'autres mains que les vôtres.
Comment vous amusez-vous, madame? que faites-vous de ces
journées qui paraissent quelquefois si longues dans une vie si
courte? Comment le président- s'accommode-t-il d'être septua-
génaire? Pour moi, qui touche à ce bel Age de la maturité, je me
trouve très-bien d'avoir à gouverner les dix-sept ans de M"'^ Cor-
neille. Elle est gaie, vive, et douce, l'esprit tout naturel ; c'est ce
qui fait apparemment que Fontenelle l'a si mal traitée.
Je lui apprends l'orthographe, mais je n'en ferai point une
savante ; je veux qu'elle apprenne à vivre dans le monde, et à y
être heureuse.
Je vous souhaite les bonnes fêtes, madame, comme disent les
Italiens mes voisins. Cependant vous ne sauriez croire combien
il y a de gens, en Italie ^ qui se moquent des fêtes. Mon Dieu,
que le monde est devenu méchant! C'est la faute de ces maudits
philosophes.
4384. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
22 décembre.
Comment vont les yeux de mon cher et respectable ami, de
mon divin ange? n'importuné-je point un peu trop mes deux
chevaliers? Plût à Dieu que les chevaliers de Toncrcde fussent
aussi preux que vous ! Mais il faut que je vous dise qu'on a joué
à Dijon, à la Rochelle, à Bordeaux, à Marseille, la Femme qui a
raison. Si l'ami Fréron m'a ôté les suffrages de Paris, je suis de-
venu un bon poète en province. Pourquoi, après tout, ne souf-
frirait-on pas la Femme qui a raison dans la capitale? n'y aime-t-on
pas un peu à se réjouir? n'y veut-on que des tombeaux, des
chambres tendues de noir, et des échafauds?
dès qu'il fut libre, il vomit des injures contre Le Drun et Voltaire, au sujet de
M"« Corneillo. (Ci..)
i. Voyci plus liaut le second alinéa de la lettre 4305.
2. Hénault, qui était alors dans sa soixante-seizième année.
3. Ceci rappelle le proverbe italien :
Roma vcdut.i,
Fedo pcrduta.
408 CORRESPONDANCE.
En tout cas, voici Orcsk. Poiinjuoi tous ceux qui aiment
ranti(iuité sont-ils partisans de cet ouvrage? Pensez-vous que
M"^' Clairon ne fît pas un grand effet dans le rôle d'Electre, et
M"" Diimesnil dans celui de Clytemneslre? Croyez-vous que les
cris de Clyteninestre ne fissent pas un ellet terrible?
Vous aurez, mes anges, un autre petit paquet par la poste
prochaine, ou je suis bien trompé; mais ce paquet ne sera point
Fanime : pourquoi? parce qu'on ne peut faire qu'une chose à la
fois, parce que je ne suis pas encore content, parce qu'il ne faut
pas voir deux fois de suite un père^ qui dit noblement à sa fille
qu'elle est une catin.
Je vous avoue que j'ai grande envie de savoir si la pièce- de
Ilurlaud vous déplaît autant qu'elle nous a plu; si d'autres roga-
tons vous ont amusés; si vous n'attendez pas incessamment M. le
uiaréchal de Richelieu. Vous me direz que je suis un grand ques-
tionneur; il est vrai, mes anges.
Nous sommes très-contents de W^" Rodogune; nous la trou-
vons naturelle, gaie, et vraie. Son nez ressemble à celui de
M""' de Ruffec'; elle en a le minois de doguin ; de plus beaux
yeux, une plus belle peau, une grande bouche assez appétis-
sante, avec deux rangs de perles. Si quelqu'un a le plaisir d'ap-
procher ses dents de celles-là, je souhaite que ce soit plutôt un
catholique qu'un huguenot ; mais ce ne sera pas moi, sur ma
parole.
Mes divins anges, j'ai soixante et sept ans. Comptez que le
plus beau portrait qu'on puisse faire de moi est celui que je vous
envoyai il y a, je crois, trois ans^; j'étais bien jeune alors. Mille
tendres respects.
4385. — A M. DAMILAVILLE.
22 décembre.
Je profite, monsieur, de vos bontés \ J'ai à peine le temps
d'écrire un mot ; mais ce mot est que je vous suis attaché comme
i. Argirc et Bénassar.
2. Le Droit du Seigneur.
3. La duchesse de Ruffec, veuve, en 1731, du président de Maisons; morte en
septembre 1761.
4. Vers la fin d'avril 1758; voyez les lettres 3603 et 3621.
5. Damilavillc avait le droit, comme premier commis au bureau des Vingtièmes,
de contre-signer les paquets qui en sortaient. Il usa souvent de ce moyen de cor-
respondre avec Voltaire, bien moins pour épargner la bourse de ce riche philo-
sophe que pour mettre leurs lettres à l'abri des infidélités de la poste; ce qui
cependant ne leur réussit pas toujours. (Cl.)
AX.NIÎE 1760. 109
si j'avais l'honneur de vivre avec vous. Il me semble que vous
êtes mon ancien ami.
4380. — A M. DIDEROT'.
Décembre.
Monsieur et mon très-digne maître, jaurais asssurément bien
mauvaise grâce de me plaindre de votre silence, puiscjue vous
avez employé votre temps à préparer neuf volumes de l'Encyclo-
pédie. Cela est incroyable. Il n'y a que vous au monde capable
d'un si prodigieux effort. Vous aurait-on aidé comme vous méri-
tez qu'on vous aide? Vous savez qu'on s'est plaint des déclama-
tions, quand on attendait dos définitions et des exemples ; mais
il y a tant d'articles admirables, les fleurs et les fruits sont répan-
dus avec tant de profusion qu'on passera aisément par-dessus
les ronces. L'infâme persécution ne servira qu'à votre gloire ;
puisse votre gloire servir à votre fortune, et puisse votre travail
immense ne pas nuire à votre santé! Je vous regarde comme un
homme nécessaire au monde, né pour l'éclairer, et pour écraser
le fanatisme et l'hypocrisie. Avec cette multitude de connais-
sances que vous possédez, et qui devrait dessécher le cœur, le
vôtre est sensible. Vous avez grande raison sur ce déchirement
que les spectateurs devraient éprouver, et qu'ils n'éprouvent pas,
au second acte de Tancnde. Mais vous saurez que je venais de
traiter et d'épuiser cette situation dans une tragédie- qui devait
être jouée avant Tancnde, et qu'on n'a reculée que parce qu'il
courait cent copies infidèles de Tancrede par la ville. Je n'ai pas
voulu me répéter. Cependant j'ai corrigé; j'ai refondu plus de
cent cinquante vers dans Tancrede, depuis qu'on l'a représenté
presque malgré moi ; et, parmi ces changements, je n'avais pas
oublié le père d'.Vménaïde au second acte. Mais où trouver des
pères, où trouver des entrailles et des yeux qui sachent pleurer?
Sera-ce dans un métier avili par un cruel préjugé, et parmi des
mercenaires qui même sont honteux de leur profession? 11 n'y a
qu'une Clairon au monde ; tous les grands talents sont rares ; ils
sont presfpie uniijiics. Ce qui m'étonne, c'est que M"' Clai-
ron ne soit pas persécutée. Vous l'avez été bien cruellement :
cela est à sa place ; mais l'opprobre restera aux persécuteurs. Le
iléquisitoire' Joly de Kleury sera un monument de ridicule et de
1. Ilcponsc à sa lettre du 28 n()veinl)re; voyoz-lii ci-dessus, no iUol.
2. l'anime, qui nelnit (|ue Ziiliiiie reloiicliée ; voyez tome 1\.
3. Contre l'Lncijclupédiv.
410 CORRIîSPONDANCn.
honte. Son fils et son frère sont venus me voir ; je leur ai donné
des fêtes ; je les ai fait rougir \
Les dévots et les dévotes s'assemblèrent chez M"'« la pre-
mière présidente de Mole*, il y a quelque temps ; ils déplorèrent
le sort (le M"" Corneille, qui allait dans une maison qui n'est ni
janséniste ni moliniste. Un grand-ciuimbrier qui se trouva là
leur dit : a Mesdames, que ne faites-vous pour M"" Corneille ce
qu'on fait pour elle? » Il n'y en eut pas une qui offrît dix écus.
Vous noterez que M'"" de Mole a eu onze millions en mariage,
et que son frère Bernard, le surintendant de la reine, m'a
fait une banqueroute frauduleuse de vingt mille écus, dont la
famille ne m'a pas payé un sou. Voilà les dévots ; Bernard le
banqueroutier affectait de l'être au milieu des lilles de l'Opéra.
Oui, sans doute, mon cher philosophe, le monde n'est sou-
vent que fausseté et qu'horreurs ; mais il y a de belles âmes. La
raison, l'esprit de tolérance, percent dans toutes les conditions.
Les jésuites sont dans la boue ; les jansénistes perdent leur crédit.
Le roi est très-instruit de leurs manœuvres. M""^ de Pompadour
protège les lettres. M. le duc de Choiseul a une âme noble et
éclairée, et il n'aurait jamais fait de mal à l'abbé Morcllet, sans
deux malheureuses lignes sur une femme mourante. Le roi n'a
point lurimperlinent Mémoire du sieur Lefranc de Pompignan.
Tout le monde s'en moque à la cour comme à Paris. Il n'y a pas
longtemps qu'un homme dont les paroles sont quelque chose dii
au roi qu'on persécutait en France les seuls hommes qui faisaient
honneur à la France. Croyez que le roi sait faire dans son cœur
la distinction qu'il doit faire entre les philosophes qui aiment
l'État, et les séditieux qui le troublent. Vous avez pris un très-
bon parti de ne rien dire, et de bien travailler.
Adieu ; je vous aime, je vous révère, je vous suis dévoué
pour le reste de ma vie.
4387. — A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
Au château de Ferncy, en Bourgogne, 23 décembre.
Monsieur, nous sommes unis par les mêmes goûts, nous cul-
tivons les mêmes arts, et ces beaux arts ont produit l'amitié dont
vous m'honorez. Ce sont eux quilientles âmes bien nées, quand
tout divise le reste des hommes.
1. Voyez les lettres 4300 et 4302.
2. Voyez plus haut la lettre 4360.
ANNÉE 17G0. 4 11
J'ai SU des longtemps que les principaux seigneurs do vos
belles villes d'Italie se rassemblent souvent pour représenter, sur
des tbéàtres élevés avec goût, tantôt des ouvrages dramaticjues
italiens, tantôt même les nôtres. C'est aussi ce qu'ont fait quel-
quefois les princes des maisons les plus augustes et les plus puis-
santes; c'est ce que l'esprit humain a jamais inventé de plus
noble et de plus utile pour former les mœurs et pour les polir ;
c'est là le chef-d'œuvre delà société : car, monsieur, pondant que
le commun des hommes est obligé de travailler aux arts méca-
niques, et que leur temps est heureusement occupé, les grands
et les riches ont le malheur d'être abandonnés à eux-mêmes, à
l'ennui inséparable de l'oisiveté, au jeu, plus funeste que l'ennui,
aux petites factions, plus dangereuses que le jeu et que l'oi-
siveté.
Vous êtes, monsieur, un de ceux qui ont rendu le plus de
services à l'esprit humain dans votre ville de Bologne, cette mère
des sciences. Vous avez représenté à la campagne, sur le théâtre
de votre palais, plus d'une de nos pièces françaises, élégamment
traduites en vers italiens; vous daignez traduire actuellement la
tragédie de Ta/icm/c^; et moi, qui vous imite de loin, j'aurai
bientôt le plaisir de voir représenter chez moi la traduction d'une
pièce de votre célèbre Goldoni, que j'ai nommé et que je nom-
merai toujours le peintre de la nature. Digne réformateur de la
comédie italienne, il en a banni les farces insipides, les sottises
grossières, lorsque nous les avions adoptées sur quelques théû-
trcs de Paris. Une chose m'a frappé surtout dans les pièces de
ce génie fécond : c'est qu'elles finissent toutes par une moralité
qui rappelle le sujet cl l'intrigue de la pièce, et qui prouve que
ce sujet et cette intrigue sont faits pour rendre les hommes plus
sages et plus gens de bien.
Qu'est-ce en cflet que la vraie comédie? C'est l'art d'enseigner
la vertu et les bienséances en action et en dialogues. Que l'élo-
quence du monologue est froide en comparaison! A-t-on jamais
retenu une seule phrase de trente ou (juarantc mille discours
moraux? et ne sait-on pas par cœur ces sentences admirables,
placées avec art dans les dialogues intéressants :
Homo sum : humani niliil a mo alionuin puto *.
1. Cette tragédie fut traduite cii italien pur l'un des amis d'Albcrgati, le comte
Paradisi.
2. Tcrcncc, Ilcaulonlunoruvicnoa.
442 CORRESPONDANCE.
Apprimc in vita esse utile, ut ne (juid niinis '.
Natuia lu illi pator es, consiliis ego, etc. -.
C'est ce qui lait un des grands mérites de Térence; c'est celui
de nos bonnes tragédies, de nos bonnes comédies. Elles n'ont pas
])ro(Uiit une admiration stérile; elles ont souvent corrigé les
hommes. J'ai vu un prince pardonner une injure après une
représentation de la Clémence ci Auguste^. Une princesse, qui avait
méprisé sa mère, alla se jeter à ses pieds en sortant de la scène
où lUiodope demande pardon à sa mère. Un homme connu se
raccommoda avec sa femme, en voyant le Prcjugé à la mode. J'ai
vu l'homme du monde le plus fier devenir modeste après la
comédie du Glorieux; et je pourrais citer plus de six fils de famille
que la comédie de iEnfant prodigue a corrigés. Si les financiers
ne sont plus grossiers, si les gens de cour ne sont plus de vains
petits-maîtres, si les médecins ont abjuré la robe, le bonnet, et les
consultations en latin; si quei([ues pédants sont devenus hommes,
à qui en a-t-on l'obligation? Au théâtre, au seul théâtre.
Quelle pitié ne doit-on donc pas avoir de ceux qui s'élèvent
contre ce premier art de la littérature, qui s'imaginent qu'on doit
juger du théâtre d'aujourd'hui par les tréteaux de nos siècles
d'ignorance, et qui confondent les Sophocle et les Ménandre, les
Varius et les Térence, avec les Tabarin et les Polichinelle !
Mais que ceux-là sont encore plus à plaindre, qui admettent
les Polichinelle et les Tabarin, et qui rejettent les Pohjeucte, les
Athalie, les Zaïre, et les Alzire ! Ce sont là de ces contradictions
où l'esprit humain tombe tous les jours.
Pardonnons aux sourds qui parlent contre la musique, aux
aveugles qui haïssent la beauté : ce sont moins des ennemis de
la société, conjurés pour en détruire la consolation et le charme,
que des malheureux à qui la nature a refusé des organes.
Nos vero dulces leneanl aiite omnia Musœ.
(ViRG., Georfj., lib. II, v. 470.)
J'ai eu le plaisir de voir chez moi, à la campagne, représenter
Alzire, cette tragédie où le christianisme et les droits de l'huma-
1. Térence, Andrlenne.
2. Id., les Addphcs.
3. Cinna. — Le prince dont il s'asit ici était probablement Frédéric II ; mais
quand celui-ci accorda une espèce de grâce au pauvre Franc-Comtois cité par
Voltaire dans ses Mémoires, ce l'ut après uue représentation de la Cleinenza di
Tito, opéra de Métastase. (Cl.)
ANNÉE 17C0. 413
nitc triomphent également. J'ai vu, dans Mèrope, l'amour mater-
nel faire répandre des larmes, sans le secours de l'amour galant.
Ces sujets remuent Yàmc la plus grossière comme la plus délicate ;
et si le peuple assistait à des spectacles honnêtes, il y aurait bien
moins d'àmes grossières et dures. C'est ce qui ût des Athéniens
une nation si supérieure. Les ouvriers n'allaient point porter à
des farces indécentes l'argent qui devait nourrir leurs familles;
mais les magistrats appelaient, dans des fêtes célèbres, la nation
entière à des représentations qui enseignaient la vertu et l'amour
de la patrie. Les spectacles que nous donnons chez nous sont
une bien faible imitation de cette magnificence; mais enfin ils
en retracent quelque idée. C'est la plus belle éducation qu'on
puisse donner à la jeunesse, le plus noble délassement du travail,
la meilleure instruction pour tous les ordres des citoyens ; c'est
presque la seule manière d'assembler les hommes pour les
rendre sociables.
Emollit mores, nec sinit esse feros.
(OviD., II, ex Ponio, ep. ix, v. -IS.)
Aussi je ne me lasserai point de répéter que, parmi vous, le
pape Léon X, l'archevêque Trissino\ le cardinal Bibiena, et,
parmi nous, les cardinaux Richelieu et Mazarin, ressuscitèrent
la scène. Ils savaient qu'il vaut mieux voir l'Œdipe de Sophocle
que de perdre au jeu la nourriture de ses enfants, son temps
dans un café, sa raison dans un cabaret, sa santé dans des réduits
de débauche, et toute la douceur de sa vie dans le besoin et dans
la privation des plaisirs de l'esprit.
11 serait à souhaiter, monsieur, que les spectacles fussent, dans
les grandes villes, ce qu'ils sont dans vos terres et dans les
miennes, et dans celles de tant d'amateurs; qu'ils ne fussent
point mercenaires ; que ceux qui sont à la tête des gouvernements
lissent ce que nous faisons, et ce qu'on fait dans tant de villes.
C'est aux édiles à donner les jeux publics; s'ils deviennent une
marchandise, ils risquent d'être avilis. Les hommes ne s'accou-
tument (juc trop à mépriser les services qu'ils payent. Alors l'in-
térêt, i)lus fort encore que la jalousie, enfante les cabales. Les
Claverct cherchent à i)erdre les Corneille, les Pradon veulent
écraser les Itacine.
C'est une guerre toujours renaissante, dans laquelle la méchan-
ceté, le ridicule, et la bassesse, sont sans cesse sous les armes.
1. Voyez la nolt-, tuiiic IV, im;,'o lS8.
11. — ConnF.SI'ONDANCK. IX. o
114 CORRESPONDANCE.
Un entrepreneur des spectacles de la Foire tâche, à Paris, de
miner les Comédiens qu'on nomme italiens ; ceux-ci veulent
anéantir les Comédiens français par des parodies ; les Comédiens
français se défendent comme ils peuvent; l'Opéra est jaloux d'eux
tous ; chaque compositeur a pour ennemis tous les autres com-
positeurs, et leurs protecteurs, et les maîtresses des protecteurs.
Souvent, pour empêcher une pièce nouvelle de paraître, pour
la faire tomber au théâtre, et, si elle réussit, pour la décrier à
la lecture, et pour abîmer l'auteur, on emploie plus d'intrigues
que les whigs n'en ont tramé contre les torys, les guelfes contre
les gibelins, les molinistes contre les jansénistes, les coccéiens
contre les voéticns, etc., etc., etc., etc.
Je sais de science certaine qu'on accusa PlibJre d'être jansé-
niste. Comment, disaient les ennemis de l'auteur, sera- 1 -il
permis de débiter à une nation chrétienne ces maximes diabo-
liques :
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée;
l'ar un charme fatal vous fûtes entraînée.
( Racine, Pliéihe, acto IV, scène vi.)
N'est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué?
J'ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une
fois, mais trente. On a vu une cal)ale de canailles \ et un abbé
Desfontaines à la tête de celle cabale, au sortir de Bicêtre, forcer
le gouvernement à suspendre les représentations de Mahomet,
joué par ordre du gouvernement. Ils avaient pris pour prétexte
que, dans celle tragédie de Mahomet, il y avait plusieurs traits
contre ce faux prophète qui pouvaient rejaillir sur les convul-
sionnaircs; ainsi ils eurent l'insolence d'empêcher, pour quelque
temps, les représentations d'un ouvrage dédié à un pape, approuvé
par un pape.
Si 31. de l'Empyrée-, auteur de province, est jaloux de quel-
ques autres auteurs, il ne manque pas d'assurer, dans un long
Discours public, que messieurs ses rivaux sont tous des ennemis
de l'État et de l'Église gallicane. Bientôt Arlequin accusera Poli-
chinelle d'être janséniste, moliniste, calviniste, athée, déiste,
collectivement.
Je ne sais quels écrivains subalternes se sont avisés, dit-on,
de faire un Journal chrétien, comme si les autres journaux de
1. Voyez tome IV, page 98.
2. Lefranc de Pompignan; voyez tome XXIV. page 462.
ANNÉE 1760. Ilo
l'Europe étaient idolâtres. M. deSaint-Foix, gentilhomme breton,
célèbre par la charmante comédie de l'Oracle, avait fait un livre'
très-utile et très-agréable sur plusieurs points curieux de notre
histoire de France. La plupart de ces petits dictionnaires ne sont
que des extraits des savants ouvrages du siècle passé : celui-ci
est d'un homme d'esprit qui a vu et pensé. Mais qu"est-il arrivé?
Sa comédie de VOraclc et ses recherches sur l'histoire étaient si
bonnes que messieurs- du Journal chritien l'ont accusé de n'être
pas chrétien. Il est vrai qu'ils ont essuyé un procès criminel, et
qu'ils ont été obligés de demander pardon ; mais rien ne rebute
ces honnêtes gens,
La France fournissait à l'Europe un Dictionnaire encyclopcdique
dont l'utilité était reconnue. Une foule d'articles excellents rache-
taient bien quelques endroits qui n'étaient pas de main de maître.
On le traduisait dans votre langue ; c'était un des plus grands
monuments des progrès de l'esprit humain. Un convulsionnaire^
s'avise d'écrire contre ce vaste dépôt des sciences. Vous ignorez
peut-être, monsieur, ce que c'est qu'un convulsionnaire: c'est un de
ces éncrgumènes de la lie du peuple, qui, pour prouver qu'une
certaine bulle d'un pape est erronée, vont faire des miracles de
grenier en grenier, rôtissant des petites filles sans leur faire de
mal, leur donnant des coups de bûche '' et de fouet pour l'amour
de Dieu, et criant contre le pape. Ce monsieur convulsionnaire se
croit prédestiné parla grâce de Dieu h détruire VEncyclophlie ; il
accuse, selon l'usage, les auteurs de n'être pas chrétiens; il fait
un inlisible libelle^ en forme de dénonciation ; il attaque à tort
et à travers tout ce qu'il est incapable d'entendre. Ce pauvre
homme, s'imaginant que l'article Ame de ce dictionnaire n'a pu
être composé que par un homme d'esprit, et n'écoutant que sa
juste aversion pour les gens d'esprit, se persuade que cet arlicle
doit absolument prouver le matérialisme de son âme; il dénonce
1. Voyez tome X\, pago 3-23; et XXVI, 128.
2. Les abbés Dinouart, Juannet, et Triiblct.
3. Aljraliam-Joscph de Chaunici.\, d'abord marcliand de vinaigre
4. Louis-Adrien Le Paijje, mort en 1802 à Paris, sa ville natale, où il exerraii,
la profession d'avocat, donna un bon nombre de coups du bùclic à sa femme en
1700, deux ou trois jours avant qu'elle accouchât. Le Père Coltu dit que cela ne lit
aucun mal à la dame, et ([u'elle accoucha heureusement ; mais il est vrai aussi
qu'elle en mourut huit jours apiès. (Ci,.)
— Voyez la Correspondance littéraire de Grimni, io avril 1701. Ce Père
r.ottu, fils d'un fripier des Malles, est nommé Coutu dans la Itelation Je la
maladie, etc., du jésuite Uertliier; voyez tome XXIV, page 100.
5. Préjuyés légitimes contre l'Encyclopédie; 17J8-I7J9, quatre volumes in-12.
IIG CORRESPONDANCE.
(Idiic CCI article comme impie, comme épicurien, enfin comme
l'ouvrage d'un philosophe.
Il se trouve que l'article, loin d'être d'un philosophe, est d'un
docteur en théologies qui établit l'immatérialité, la spiritualité,
l'immortalité de l'Ame, de toutes ses forces. Il est vrai que ce
docteur encyclopédiste ajoutait aux bonnes preuves que les phi-
losopiies en ont apportées de très-mauvaises qui sont de lui;
mais enfin la cause est si bonne qu'il ne pouvait l'afl'aiblir. Il
combat le matérialisme tant qu'il peut; il attaciue même le sys-
tème de Locke ; supposant que ce système peut favoriser le maté-
rialisme, il n'entend pas un mot des opinions de Locke; cet
(irticlc enfin est l'ouvrage d'un écolier orthodoxe, dont on peut
plaindre l'ignorance, mais dont on doit estimer le zèle et approu-
ver la saine doctrine. Notre convulsionnaUx défère donc cet article
de Vàme, et probablement sans l'avoir lu. Un magistrat^, accablé
d'aflaires sérieuses, et trompé par ce malheureux, le croit sur sa
parole ; on demande la suppression du livre, on l'obtient : c'est-
à-dire on trompe mille souscripteurs qui ont avancé leur argent,
on ruine cinq ou six libraires considérables qui travaillaient sur
la foi d'un privilège du roi, on détruit un objet de commerce de
trois cent mille écus. Et d'où est venu tout ce grand bruit et cette
persécution ? de ce qu'il s'est trouvé un homme ignorant, or-
gueilleux, et passionné.
Voilà, monsieur, ce qui s'est passé, je ne dis pas aux yeux de
Vunivcrs, mais au moins aux yeux de tout Paris. Plusieurs aven-
tures pareilles, que nous voyons assez souvent, nous rendraient
les plus méprisables de tous les peuples policés, si d'ailleurs nous
n'étions pas assez aimables. Et, dans ces belles querelles, les
partis se cantonnent, les factions se heurtent, chaque parti a
pour lui un folliculaire'^. Maître Aliboron, par exemple, est le fol-
liculaire de M. de l'Emjnjrèe; ce maître Aliboron ne man([ue pas
de décrier tous ses camarades folliculaires, pour mieux débiter
ses feuilles. L'un gagne à ce métier cent écus par an, l'autre
mille, l'autre deux mille; ainsi l'on combat pro/bds. « Il faut bien
que je vive, » disait l'abbé Desfontaines à un ministre* d'État; le
ministre eut beau lui dire qu'il n'en voyait pas la nécessité, Des-
fontaincs vécut; et tant qu'il y aura une pistole à gagner dans
1. L'abbé Yvon ; voyez tome XXVI, page i'28.
2. Omer Joly de Flcury.
3. Faiseur de feuilles. {No(e de Voltaire.)
4. Le comte d'Argenson.
ANNÉE 1760 HT
ce métier, il y aura des Frérons qui décrieront les beaux-arts et
les bons artistes.
L'envie veut mordre, l'iotérêt veut gagner : c'est là ce qui
excita tant d'orages contre le Tasse, contre le Guarini, en Italie;
contre Dryden et contre Pope, en Angleterre; contre Corneille,
Racine, Molière, Quinault, en France. Que n'a point essuyé, de
nos jours, votre célèbre Goldoni ! Et, si vous remontez aux Ro-
mains et aux Grecs, voyez les Prologues de Térence, dans les-
quels il apprend à la postérité que les hommes de son temps
étaient faits comme ceux du nôtre; tutto 7 mondo v fatlo corne la
iiostra famiglia. Mais remarquez, monsieur, pour la consolation
des grands artistes, que les persécuteurs sont assurés du mépris
et de l'horreur du genre humain, et que les bons ouvrages de-
meurent. Où sont les écrits des ennemis de Térence, et les feuilles
des Ravins qui insultèrent Virgile? Où sont les impertinences
des rivaux du Tasse et des rivaux de Corneille et de Molière?
Qu'on est heureux, monsieur, de ne point voir toutes ces
misères, toutes ces indignités, et de cultiver en paix les arts
dApollon, loin des Marsyas et des Midas! Qu'il est doux de lire
Virgile et Homère en foulant à ses pieds les Ravins et les Zoïle,
et de se nourrir d'ambroisie, quand l'envie mange des cou-
leuvres!
Despréaux disait autrefois, en parlant de la rage des cabales :
Qui méprise Colin n'estime point son roi,
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
(Sat. IX, V. 305.)
Le grand Corneille, c'est-à-dire le premier homme par qui la
France littéraire commença à être estimée en Europe, fut obligé
de répondre ains' à ses ennemis littéraires (car les auteurs n'en
ont point d'autres) : « Je déclare que je soumets tous mes
écrits au jugement de l'Église; je doute fort qu'ils en fassent
autant*. »
Je prends la liberté de dire ici la même chose que le grand
Corneille, cl il m'est agréal)le de le dire à un sénateur de la se-
conde ville de l'État du sainl-père ; il est doux encore de le dire
dans des terres aussi voisines des hérétiques que les miennes.
Plus je suis rempli de cliarih' pour leurs pcrsouuf^s et d'iiidul-
1. « Jo 1110 rnnlciilorai dt; dire tjiic je somiifts (nul co qiio j'ai fuit et fiM'ai à
l'avenir à la censure dos puissances tant ecclt^siastiqiios que séciilii res, etc.. .le
ne sais s'ils (les ennemis du théâtre) en voudraient faire autant. » {Avis au lec-
feur, en tùte (.VAltila).
118 CORRESPONDANCE.
gence pour leurs erreurs, plus je suis ferme dans ma foi. Mes
ouvrages sont la Ilenriade, qui peut-être ne déplairait pas au roi
qui en est le héros, s'il revenait dans le monde, et qui ne déplaît
pas au digne héritier» de ce hon roi. J'ai donné quelques tragé-
dies, médiocres à la vérité, mais qui toutes sont morales, et dont
quelques-unes sont chrétiennes. J'ai écrit Yllistoire de Louis XIV,
dans laquelle j'ai célébré ma nation sans la flatter; j'ai fait un
Essai sur l'histoire générale, dans lequel je n'ai eu d'autre intention
que de rendre une exacte justice à toutes les vertus et à tous les
vices; une Histoire de Charles XII, une de Pierre le Grand, fondées
toutes les deux sur les monuments les plus authentiques ; ajoutez-y
une légère explication des découvertes de Newton, dans un temps -
où elles étaient très-peu connues en France. Ce sont là, s'il m'en
souvient, h peu près tous mes véritables ouvrages, dont le seul
mérite consiste dans l'amour de la vérité et de l'humanité.
Presque tout le reste est un recueil de bagatelles que les
libraires ont souvent imprimées sans ma participation. On donne
tous les jours sous mon nom des choses que je ne connais pas.
Je ne réponds de rien. Si Chapelain a composé, dans le siècle
passé, le beau poëme de la Pucelle; si, dans celui-ci, une société
de jeunes gens s'amusa, il y a trente ans, à faire une autre Pu-
celle; si je fus admis dans cette société ; si j'eus peut-être la com-
plaisance de me prêter à ce badinage, en y insérant les choses
honnêtes et pudiques qu'on trouve par-ci par-là dans ce rare ou-
vrage, dont il ne me souvient plus du tout, je ne réponds en
aucune façon d'aucune Pucelle; je nie d'avance à tout délateur
que j'aie jamais vu une Pucelle. On en a imprimé une qui a été
faite apparemment à la place Maubert ou aux Halles; ce sont les
aventures et le langage de ce pays-là. Ceux qui ont été assez
idiots pour s'imaginer qu'ils pouvaient me nuire, en publiant
sous mon nom cette rapsodie, devraient savoir que quand on
veut imiter la manière d'un peintre de l'école du Titien et du
Corrége il ne faut pas lui attribuer une enseigne de cabaret de
village '.
1. Voltaire, en parlant ainsi, avait généreusement oublié ou feignait d'oublier
que Louis XV, plus que majeur (la majorité des rois était fixée à quatorze ans),
avait refusé la dédicace de la Henriade.
2. En 1728 et 1738; voyez, tome XXII, les xiv% xv° et xvi« des Lettres philo-
sophiques; et les Éléments de la Philosophie de Newton.
3. Voici des vers de ce prétendu poëme intitulé ta Pucelle :
Chandos, suant et soufflant comme un bœuf,
Cherche du doigt si l'autre est une fille :
ANNÉE 17 60. 119
On sait assez quel est le malheureux qui a voulu gagner
quelque argent en imprimant, sous le titre de la Puccîle d'Or-
léans, un ouvrage abominable; on le reconnaît assez aux noms
de Luther et de Calvin, dont il parle sans cesse, et qui certaine-
ment ne devaient pas être placés sous le règne de Charles \II.
On sait que c'est un calviniste ^ du Languedoc, qui a falsifié les
Leilrcs de M'"' de Maintenon; qui l'outrage indignement dans sa
rapsodie de la Pucellc; qui a inséré dans cette infamie des vers
contre les personnes les plus respectables, et contre le roi même;
qui a été deux fois en prison à Paris pour de pareilles horreurs,
et qui est aujourd'hui exilé. Les hommes qui se distinguent dans
les arts n'ont presque jamais que de tels ennemis.
Quant à quelques messieurs qui, sans être chrétiens, inondent
le public, depuis quelques années, de satires chrétiennes ; qui
nuiraient, s'il était possible, à notre religion, parles ridicules
appuis qu'ils osent prêter à cet édifice inébranlable; enfin, qui
la déshonorent par leurs impostures; si on faisait jamais quelque
attention aux libelles de ces nouveaux Garasses, on pourrait leur
faire voir qu'on est aussi ignorant qu'eux, mais beaucoup meilleur
chrétien qu'eux.
C'est une plaisante idée qui a passé par la tête do quelques
barbouilleurs de notre siècle, de crier sans cesse que tous ceux
qui ont quelque esprit ^ ne sont pas chrétiens! pensent-ils rendre
en cela un grand service à notre religion? Quoi ! la saine doc-
trine, c'est-à-dire la doctrine apostolique et romaine, ne serait-
elle, selon eux, que le partage des sots? Sans penser cire quelque
chose ', je ne pense pas être un sot ; mais il me semble que si je
Au diable soit, dit-il, la sotte aiguille I
Bientôt le diablo emporte l'étui neuf.
En co moment, on un seul haut-le-corps,
11 mot à bas la bulle créature ;
Il la subjugue, et, d'un rein vigoureux,
Jl fait jouer lo bélier monstrueux.
Il y a mille autres vers plus infâmes, et plus encore dans le style de J.i
plus vile canaille, et que riionnCtclé ne permet pas de rapporter. C'est là ce qu'un
misérable ose imputer ù l'auteur de la Henriadc, de Mcrope et d'Alzin. (A'o/.'
de Vollairc.)
\. La Bcaumolle. (K.)
2. Jean-Georfro Lefranc do Pompignan avait publié, en 17Jl, la Drvotioii
réconcilicc avec l'esprit; mais d'Alembort l't Voltaire, convaincus de l'extrême dif-
férence qu'il y a entre la dévotion ot la religion, disaient que c'était la Réconci-
liation normande, en faisant allusion au titre d'une comédi(> de Dufr.'uy. (Cl.)
:;. \V,yfz p.-iL'f K".
ItO CORRESPONDANCK.
me trouvais jamais avec l'abbé Guyon* dans la rue (car je ne
peux le rencontrer que là), je lui dirais : Mon ami, de quel droit
prétcnds-tu être meilleur chrétien que moi ? est-ce parce que tu
affirmes, dans un livre aussi plat que calomnieux, que je t'ai fait
bonne chère-, quoique tu n'aies jamais dîné chez moi ? est-ce
parce que tu as révélé au puhlic, c'est-à-dire à quinze ou seize
lecteurs oisifs, tout ce que je t'ai dit du roi de Prusse, quoique
je ne t'aie jamais parlé et que je ne t'aie jamais vu? Ne sais-tu
pas que ceux qui mentent sans esprit, ainsi que ceux qui mentent
avec esprit, n'entreront jamais dans le royaume des cieux ?
Je te prie d'exprimer l'unité de l'Église et l'invocation des
saints mieux que moi :
L'Église toujours une, et partout étendue,
Libre, mais sous un chef, adorant en tout lieu,
Dans le bonheur des saints, la grandeur de son Dieu.
(ift llenriade, ch. X, v. 486.)
Tu me feras encore plaisir de donner une idée plus juste de
la transsuhstantiation que celle que j'en ai donnée :
Le Clnùst, de nos péchés victime renaissante,
De ses élus chéris nourriture vivante,
Descend sur les autels à ses yeux éperdus ,
Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n'est plus.
Um llenriade, oh. X, v. 489.)
Crois-tu définir plus clairement la Trinité qu'elle ne l'est
dans ces vers :
La puissance, l'amour, avec l'intelligence,
Unis et divisés, composent son essence.
{La llenriade, ch. X, v. 425.)
Je t'exhorte, toi et tes semhlables, non-seulement à croire les
dogmes que j'ai chantés en vers, mais à remplir tous les devoirs
que j'ai enseignés en prose, à ne te jamais écarter du centre de
l'unité, sans quoi il n'y a plus que trouble, confusion, anarchie.
Mais ce n'est pas assez de croire, il faut faire; il faut être soumis
dans le spirituel à son évêque, entendre la messe de son curé,
1. Auteur d'un libelle intitulé l'Oracle des nouveaux philosophes. Voyez
tome XXVI, page 1.57.
2. Voyez la lettre 4143. cinquième alinéa.
ANNEE i760. 421
communier à sa paroisse, procurer du pain aux pauvres. Sans
vanité, je m'acquitte mieux que toi de ces devoirs, et je conseille
à tous les polissons qui crient d'être chrétiens et de ne point
crier. Ce n'est pas encore assez ; je suis en droit de te citer Cor-
neille :
Servez bien voire Dieu, servez notre monarque.
{Poli/eucle, acte V, scèno vi.)
11 faut, pour être l)on chrétien, être surtout bon sujet, bon
citoyen : or, pour être tel, il faut n'être ni janséniste, ni moli-
niste, ni d'aucune faction ; il faut respecter, aimer, servir son
prince ; il faut, quand notre patrie est en guerre, ou aller se
battre pour elle, ou payer ceux qui se battent pour nous : il n'y
a pas de milieu. Je ne peux pas plus m'aller battre, à l'âge de
soixante et sept ans, qu'un conseiller de grand'chambre : il faut
donc que je paye, sans la moindre difficulté, ceux qui vont se
faire estropier pour le service de mon roi, et pour ma sûreté
particulière.
J'oubliais vraiment l'article du pardon des injures. Les injures
les plus sensibles, dit-on, sont les railleries. Je pardonne de tout
mon cœur à tous ceux dont je me suis moqué.
Voilà, monsieur, à peu près ce que je dirais à tous ces petits
prophètes du coin, qui écrivent contre le roi, contre le pape, et
qui daignent quelquefois écrire contre moi et contre des per-
sonnes qui valent mieux que moi. J'ai le malheur de ne point
regarder du tout comme des Pères de l'Église ceux qui prétendent
qu'on ne peut croire en Dieu sans croire aux convulsions, et qu'on
ne peut gagner le ciel qu'en avalant des cendres du cimetière de
Saint-Médard, en se faisant donner des coups de bûche dans le
ventre, et des claques sur les fesses ^ Pour moi, je crois que si
on gagne le ciel, c'est en obéissant aux puissances établies de
Dieu, et en faisant du bien à son prochain.
Un journaliste a remarqué que je n'étais pas adroit, piiis(]ue
je n'épousais aucune faction, et que je me déclarais également
contre tous ceux qui veulent former des partis. Je fais gloire de
cette maladresse; ne soyons ni à Apollo ni à Paul-, nuiis à Dieu
seul, et au roi que Dieu nous a donné. Il y a des gens (jui entrent
dans un parti pour être quelque chose; il y en a d'antres (|iii
existent sans avoir besoin (r;iuciin parti.
1. r,c sont les mystères des jansénistes royivulsionuaires. (K.)
2. Voyez la première Épltrc de saint Paul aux Corinthiens, chap. i, v. 12.
122 CORRESPONDANCE.
Adieu, monsieur; je pensais ne vous envoyer qu'une tragédie,
et je vous ai envoyé ma profession de foi. Je vous quitte pour
aller à la messe de minuit avec ma famille et la pelitc-fille du
grand Corneille. Je suis fûché d'avoir chez moi quelques Suisses
qui n'y vont pas; je travaille h les ramener au giron; et si Dieu
veut que je vive encore deux ans, j'espère aller baiser les pieds
du saint-père avec les huguenots que j'aurai convertis, et gagner
les indulgences.
In tanto la prego di gradire gli auguri di félicita ch' io le
reco, nella congiuntura délie prossime santé leste natalizie.
4388. — A I\]. CORNEILLE i.
Fcrney, 25 décembre.
Mademoiselle votre fille, monsieur, me paraît digne de son
nom parjSes sentiments. Ma nièce, M""^ Denis, en prend soin
comme de sa fille. Nous lui trouvons de très-bonnes qualités, et
point de défauts. C'est une grande consolation pour moi, dans
ma vieillesse, de pouvoir un peu contribuer à son éducation.
Elle remplit tous ses devoirs de chrétienne. Elle témoigne la plus
grande envie d'apprendre tout ce qui convient au nom qu'elle
porte. Tous ceux qui la voient en sont très-satisfaits. Elle est gaie
et décente, douce et laborieuse ; on ne peut être mieux née. Je
vous félicite, monsieur, de l'avoir pour fille, et vous remercie de
me l'avoir donnée. Tous ceux qui lui sont attachés par le sang,
et qui s'intéressent à sa famille, verront que si elle méritait un
meilleur sort, elle n'aura pas à se plaindre de celui qu'elle aura
eu dans ma maison. D'autres auraient pu lui procurer une des-
tinée plus brillante ; mais personne n'aurait eu plus d'attention
pour elle, plus de respect pour son nom, etpkis de considération
pour sa personne. Ma nièce se joint à moi pour vous assurer de
nos sentiments et de nos soins.
4389. — A M. DESPREZ DE CRASSY 2.
A Fcrney, 25 décembre 17C0.
En vous remerciant de vos perdrix, mon cher monsieur. Je
vous supplie de vouloir bien nous faire l'honneur de venir les
1. Jean-François, père de Marie-Françoise; voyez la note, page 47.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1760. 123
manger avec nous. Nous allons travailler à force à finir notre
petit clu\tcau pour vous y recevoir. M""- Denis vous fait mille
compliments. Je n'avais d'abord songé qu'à servir six gentils-
hommes à qui on faisait injustice ; mais depuis que j'ai l'honneur
de vous connaître, c'est mon ami que je sers.
Recevez les tendres et respectueux sentiments de V.
439(1. — A MADAME D'KPIWI.
A l-i'iney, 26 décembre.
Ma belle philosophe, je ne sais ce qui est arrivé, mais il faut
que M. Bouret fasse une bibliothèque de Czars; il a retenu tous
ceux que je lui avais adressés. Il y a heaucoup de mystères où je
ne comprends rien ; celui-là est du nombre. Ne regrettez plus
Genève, elle n'est plus digne de vous. Les mécréants se déclarent
contre les spectacles. Ils trouvent bon qu'on s'enivre, qu'on se
tue, qu'un de leurs bourgeois, frère du ministre Vernes, cocu de
la façon d'un professeur nommé Nekre S tire un coup de pistolet
au galant professeur, etc., etc. etc. ; mais ils croient offenser
Dieu s'ils souffrent que leurs bourgeois jouent Polyeucle et Athalie.
On est prêt à s'égorger à Neufchûtel, pour savoir si Dieu rôtit les
damnés pendant l'éternité ^ ou pendant quelques années. Ma
belle philosophe, croyez qu'il y a encore des peuples plus sots
que nous.
Quoi! on a pris sérieusement l\hm des hommes ^l quelle pitié!
Il y eut un prêtre nommé fJrown * qui prouva, il y a trois ans, aux
Anglais, ses cliers compatriotes, qu'ils n'avaient ni argent, ni
marine, ni armées, ni vertu, ni courage: ses concitoyens lui ont
répondu en soudoyant le roi de Prusse, en prenant le Canada, en
1. Nccker, — C'était probablement le frère de celui qui a été ministre des
finances. M"'-" Curchod (M'"« Neckcr) nomme lo professeur Nccker dans une lettre
adressée en 1704, la veille de son mariafcc, à M'""' de Brenles. Voyez les Lettres
(livertes recueillies en Suisse par le comte I-Y-dor Golowkin (1S"21), pa;;e tiii. (Cl.)
— M. Necki-r, nommé dans la lettre IlOKl, était sans doute le pérc de ceux
dont il s'agit ici.
2. Vers la fin de 1700, lo pasteur Pctitpicrrc (mort le 14 février 17!'0), ayant
proche contre les peines éternelles do l'iMifer, fut chassé par ses confrères jjoh/-
n'avoir pas voulu, dit J.-.J. Housseau dans le livre XII de ses Conrfs*''<"'S. partie ii.
qu'ils fussent damnés éternellement.
.3. Sur les instances des fermiers pénéraux, le marquis de Mirabeau, auteur
de l'Ami des hommes, avait, pour la Théorie de mpôt, 1700, in-4", été conduit
à Vincennes le 1.5 décembre; il en sortit In 'J5.
4. l'cut-Ctre Arthur Browne, mort en 1773.
424 CORRESPONDANCH.
nous battant clans les quatre parties du monde. Français, répon-
dez ainsi à ce pauvre Ami des hommes! Je suis fâché que le cher
Fréron soit encagé, il n'y aura plus moyen de se moquer de lui;
mais il nous reste Pompignan pour nos menus plaisirs K
Ma chère philosophe, savez-vous que je ramène mes voisins
les jésuites ù leur vœu de pauvreté, que je les mets dans la voie
du salut, en les dépouillant d'un domaine assez considérable
qu'ils avaient usurpé sur six frères gentilshommes- du pays,
tous au service du roi? Ils avaient obtenu la permission da roi
d'acheter à vil prix l'héritage de ces six frères, héritage engagé,
héritage dans lequel ils croyaient que ces gentilshommes ne
pouvaient rentrer, parce que, disènt-ils dans un de leurs Mémoires
que j'ai entre les mains, ces officiers sont trop pauvres pour être
en état de rembourser la somme pour laquelle le bien de leurs
ancêtres est engagé.
Les six frères sont venus me voir ; il y en a un qui a douze
ans, et quî sert le roi depuis trois. Cela touche une âme sen-
sible; je leur ai prêté sur-le-champ sans intérêts tout ce que
j'avais, et j'ai suspendu les travaux de Ferney ; ils vont rentrer
dans leur bien. Figurez-vous que les frères jésuites, pour faire
leur manœuvre, s'étaient liés avec un conseiller d'État de Genève,
qui leur avait servi de prête-nom. Quand il s'agit d'argent, tout
le monde est de la même religion. Enfin j'aurai le plaisir de
triompher d'Ignace et de Calvin ; les jésuites sont forcés de se
soumettre, il ne s'agit plus que de quelques florins pour le Gene-
vois. Cela va faire un beau bruit dans quelques mois. Vous
sentez bien que frère Kroust dira à madame la dauphine que
je suis athée; mais, par le grand Dieu que j'adore, je les attra-
perai bien, eux et l'abbé Guyon, et maître Abraham Chau-
meix, et le Journal chrétien, et l'abbé BrizeP, etc., etc. Non-
seulement je mène la petite-fille du grand Corneille à la messe,
mais j'écris une lettre* à un ami du feu pape, dans laquelle je
prouve (aussi plaisamment que je le peux) que je suis meilleur
chrétien que tous ces fiacres-là; que j'aime Dieu, mon roi, et le
pape ; que j'ai toujours cru la transsubstantiation ; qu'il faut
d'ailleurs payer les impôts, ou n'être pas citoyen. Ma chère phi-
losophe, communiquez cela au Prophète/ voilà comme il faut
1. Le Méchant, acte II, scène i.
2. HIM. Desprcz de Crassy.
3. C'est ainsi que l'abbé Grizel était appelé dans quelques éditions de sa Con-
versation; voyez tome XXIV, page 239.
4. Sans doute celle qui est adressée au marquis Albergati, sous le n" 4387.
ANXÉi;: I7G0. 125
répondre. Ah! ah! tous êtes chrétiens, à ce que vous dites, et
inoi je prouve que je le suis. Il est vrai qu'on imprime uno
Pucelle en vingt chants; mais que m'importe? Est-ce moi qui ai
fait la Pucelle? C'est un ouvrage de société, fait il y a trente ans.
Si j'y travaillai, ce ne fut qu'aux endroits honnêtes et pudiques.
Ah ! ah ! maître Orner, je ne vous crains pas.
Ma belle philosoj)lic, j'embrasse vos amis et votre fils.
i.Wl. — A M. TIIIERIOTi.
20 décembre.
Bon! bon! voilà un excellent renfort pour notre Capilotade
que cet abbé Grizel! Ne manquez pas, je vous prie, de me faire
savoir les suites de cette affaire divine! Comment! cinquante
mille livres volées à la terre pour enrichir le ciel? Cela va être
incessamment dans son cadre. Il est bon aussi de savoir si notre
cher Fréron est écroué pour 12 m" {mois); en ce cas, le For-
l'Évêque sera son Parnasse. Je suis très-affligé de petit Ballot.
Cinquante-sept ans, ce n'est pas Voiture. Nous sommes plus
tenaces, nous autres. Domestick purges procure a long life, dit
Cheyne le docteur. Entendez, par la Lettre à l'Oracle-, lettre à
Vauteur de ÏOracle; c'était brevitaiis causa. Les étincelles doivent
sauter au visage de ceux qui ont brûlé cette excellente brochure.
A^ B. J'ai dépossédé les frères jésuites d'un bien assez consi-
dérable qu'ils avaient usurpé sur six frères, tous officiers du roi.
Je leur ai prêté sans intérêt tout l'argent nécessaire pour ren-
trer dans leur héritage. Je crois vous l'avoir mandé. Cela est bien
pis que la Maladie, la Mort et la Vision du frère Berthier. Pour me
mettre îi l'abri des calomnies de frère Kroust et autres, j'écris
à un sénateur de Bolonia la Grassa', mon ami, très-bien auprès
du pape, grand homme de lettres; je l'instruis de l'état de la
littérature en Gaule; je finis par une belle profession de foi,
nalurollcment et gaiement amenée. C'est une bonne réponse à
tous les criailleurs, de leur dire : Polissons, sachez que je suis
meilleur chrétien que vous et meilleur serviteur du roi.
C'est alors qu'on est le maître absolu dans ses chàloaux.
Il y a une lettre de monsieur l'archevêque de Lyon à uiou-
1. I^lditcurs, do. Cayrol et François. — C'ost à lorl ([u'ils diit cru (jue celte
lettre était de 1770.
2. Il s'apit d(! VOrarte des aud'^ns fulèlcs, réponse à VOracle da philosophes:
voyez la lettre à Thieriot du 8 déceiiibro.
3 All)cr(.'!i(i.
4 26 COIUU'SPONDANCE.
sieur rarclicvôquc de Paris ; cette lettre est un livre, et un très-
bon livre poux ceux qui aiment ces matières, et j'aime tout : tout
m'amuse.
Est-il vrai que princes et pairs ont répondu aux gens tenant
la cour du parlement f[u'ils iront si leur santé le permet?
Vos nouvelles de paix n'ont aucun fondement; j'en sais plus
que vous autres Parisiens.
Intérim vale, et me ama.
4392. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Fcrncy, 28 décembre.
Et les yeux de mon ange, comment vont-ils en 1761 ? Je me
souviens de 1701 tout comme si j'y étais ; c'était hier. Ah ! comme
le temps vole! les hommes vivent trop peu; à peine a-t-on fait
deux douzaines de pièces de théâtre qu'il faut partir. Mais à
quand Tancrhle, et l'édition du petit-fils S franc fleux de Paris?
Je fais une réflexion : c'est qu'il est important, mes anges,
que l'épître à madame la marquise soit datée de Fcrney en Bour-
gogne, 10 d'octobre 1759.
Remarquez toutes mes excellentes raisons; je dis Fcrney,
parce que M'"^- de Pompadour s'est intéressée aux privilèges de cette
terre ; je dis en Bourgogne, afin que les sots et les méchants, dont
il est grande année, n'aillent pas toujours criant que je suis à
Genève; je dis 10 d'octobre 1759, parce qu'elle fut écrite en ce
temps-là -, et surtout parce que si elle n'est point datée, elle pa-
raîtra une insulte au pauvre Ami des Jiommes'\ et à son malheur.
Vous savez que j'ai toujours pensé qu'il faut ou se battre contre
les Anglais, ou payer ceux qui se battent pour nous; que je n'ai
jamais cru la France si déchirée qu'on le dit; que je pense
qu'il y a de grandes ressources après nos énormes fauteo. Ces
sentiments, que j'ai toujours eus, je les exprime dans ma
lettre à M'"« de Pompadour; mais ils deviennent une satire du
livre ûes Impôts, livre imprimé après ma lettre écrite. Je passerais
pour un lâche flatteur qui se fait de fête, et qui est de l'avis des
sous-maîtres, pendant qu'un camarade valet est in ergastulo pour
les avoir contredits. Mes divins anges, ce serait là un triste rôle;
et vous, qui vous chargez de mes iniquités, vous ne voudrez pas
1. Prault. Voyez la lottro 4378.
2. Voyez tome \, page 499.
3. Voyez ci-dessus, page 123.
ANNÉIi 1760. 127
que celle-là me soit imputée. Il ne s'agit donc que de dater mon
épître ; je m'en rapporte à vos attentions tutélaires. M'" Chimcne
prend la plume ; voyons comment elle s'en tirera.
u M. de Voltaire appelle Al. et M"" d'Argental ses anges. Je me
suis aperçue qu'ils étaient aussi les miens : qu'ils me i)ermetlent
de leur présenter ma tendre reconnaissance.
« Corneille. »
Eh Lien ! il me semble que Cliimènc commence à écrire un
peu moins en diagonale.
iMes anges, nous baisons le bout de vos ailes.
Denis, Corneille, et V.
4303. — A M. COLIM.
Au château de Fernej', par Genève, 29 Jéccmbrc.
Les hivers me sont toujours un peu funestes, mon cher Colini ;
vous connaissez ma faible santé ; je ne peux vous écrire de ma
main. J'attendrai que la foule des compliments du jour de l'an
soit passée, pour importuner d'une lettre Son Altesse électorale,
et pour lui présenter mon tendre et respectueux attachement.
J'ai bien peur de n'être plus en état de venir lui faire ma cour.
Je mourrai avec le regret de n'avoir pu finir notre afl'aire de
Francforts Vous savez que les événements s'y sont opposés ; on est
obligé de recommencer sur nouveaux frais, quand on croyait
avoir tout fini ; ce qui ne paraissait pas vraisemblable est arrivé.
Soyez bien sûr que si les affaires se tournent d'une manière plus
favorable, je poursuivrai celle qui vous regarde avec la plus
grande chaleur.
Je m'imagine que vous aurez de beaux opéras. Les hivers
sont d'ordinaire fort agréables dans les cours d'Allemagne. Pour
moi, je passerai mon hiver dans mes campagnes. Il faut que je
cultive mon petit territoire ; j'ai environ deux lieues de pays h
gouverner. Les choses sont bien changées de ce que vous les
avez vues; je n'ai jamais été si heureux que je le suis, quoique
malade et vieux. Je voudrais que vous partageassiez mou bon-
heur.
1. Voyez tome XL, pa^'C 19.
1S8 COIIRESPONDANCE.
i39i. — A M. l'.ERTRAND.
Au cluîteau de Fcrnfïj-, par Genève, 29 décembre.
Je trouve, mon cher inoiisiciir, que le sieur Panchaud a été
bien pressé ; je lui avais fait écrire qu'il devait attendre votre
commodité ^ Soyez sûr que pour moi je serai toujours à vos
ordres, et que je n'aurai jamais de plus grand plaisir que celui
de vous en faire.
J'ignore assez les facéties de Genève ; j'ai oui dire qu'il y avait
des cocus, des professeurs galants, des marchands qui tirent des
coups de pistolet, des prêtres qui nient la divinité de Jésus-
Christ, et qui, avec cela, ne veulent pas être éternellement dam-
nés- ; mais je ne me mêle des affaires de cette ville que pour me
faire payer les dîmes par les citoyens qui sont mes vassaux. J'ai
pourtant rendu un petit service au pays, en chassant les jésuites
d'un domaine assez considérable qu'ils avaient usurpé sur six
frères gentilshommes suisses de votre canton, nommés MM. de
Crassy. Il en coûtera malheureusement quelque chose à un se-
crétaire d'État de Genève, qui s'était fait le prête-nom des jésuites.
L'argent réunit toutes les religions ; je suis tombé k la fois sur
Ignace et sur Calvin. Cela ne m'a pas empêché d'envoyer à
Manheim le mémoire de votre cabinet ; mais ce que je vous ai pré-
dit est arrivé : le temps n'est pas propre.
Je vous souhaite des années heureuses, c'est-à-dire tran-
quilles: car pour des plaisirs vifs, je ne crois pas qu'ils soient de
la compétence du mont Jura. Pourtant un de mes plaisirs les
plus vifs serait de pouvoir assurer encore de vive voix M, et
M'"" de Freudenreich de mon inviolable et tendre reconnais-
sance, et d'embrasser en vous un des plus dignes amis que j'aie
jamais eus. V.
•4395. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferncy, pays de Ge.\, par Genève, 31 décembre.
Les plus aimables et les plus difficiles de tous les anges, c'est
vous, monsieur et madame. Si vous n'êtes pas contents de Ma-
thurin ^ qui nous paraît assez plaisant et tout neuf; si vous avez
1. Il s'agit ici d'argent prêté par Voltaire à son ami.
2. Voyez ci-dessus, page 123.
o. Dans le Droit du Seigneur.
ANNEE 17 GO. 429
la cruauté de l'appeler vieux, quoique je sois prêt à lui donner
trente ans ; si vous voulez que Colette en soit amoureuse (ce que
je ne voulais pas); si vous avez l'injustice de soutenir que le
marquis et Acanthe ne s'aimaient pas depuis quatorze mois, quoi-
qu'ils disent formellement le contraire, et peut-être assez fine-
ment ; si vous n'êtes pas édifiés de voir un sage qui parie de ne
pas succomber, et qui perd la gageure ; si vous n'aimez pas un
débauché qui se corrige ; si vous ne trouvez pas le caractère
d'Acanthe très-original, je peux être très-fiiché, mais je ne peux
ni être de votre avis, ni vous aimer moins.
Je vous supplie, mes cliers anges, de me renvoyer les deux
copies, c'est-à-dire la première, qui n'était qu'un avorton, et la
seconde, que je trouve un enfant assez bien formé, qui vous dé-
plaît.
M""^^ d'Argental est bien bonne de daigner se charger de faire
un petit présent à la Muse limonadicre ^ ; je l'en remercie bien
fort, c'est la seule façon honnête de se tirer d'affaire avec cette
muse.
Je suis très-fiiché que Fréron soit au For-1'Évêquc. Toutes les
plaisanteries vont cesser; il n'y aura plus moyen de se moijiier
de lui.
UAmi des hommes est donc à Vincennes-? ses ouvrages sont
donc traités sérieusement ? il aurait donc quelquefois raison? Il
m'a paru un fou qui a beaucoup de bons moments.
Il court parmi vous autres de singulières nouvelles. Est-il vrai
que les Anglais ont proposé de vous réduire à n'avoir jamais que
vingt vaisseaux, c'est-à-dire à en construire encore dix ou douze?
On ajoute une paix particulière entre Luc et Thérèse ; quand je
la croirai, je croirai celle des jansénistes et des molinistes, des
parlements et des intendants, et des auteurs avec les auteurs.
J'apprends que Messieurs de parlement brûlent tout ce qu'ils
rencontrent, mandements d'évôques. Vieux et Nouveau Testa-
ments' de frère iJerruyer, Ouvrages dcSalomon*, Défense ''de la
nou\ellc morale du bon Jésus contre la murale du dur Aloïse,
1. M""= llourcllc.
2. Voyez la lettre WM).
3. L'Ilislohe du peuple de Dieu, dont la troisième et dernière partie avait
paru en 17.")S, i^t dimt l.i seconde lui supprimée par un arrêt du parlement do
Paris en H.VJ. — NOyiz la lettre .iHJl),
4. l'robablrmCHt le l'rècis du Cantique des canliques, déjà brûlé tn 17ô9.
l). Cette Défense, dont il est qnesdon dans le cinquième alinéa de la lettre
n° VMJO, est mentionnée sous le titre û'Oraclc des anciens lidùlcs a la lin de celle
n" 436'J.
il. — {^OIlllESl'O.NUANtE. I .\. 0
130 CORRESPONDANCE.
c'cst-cVdire la Réponse à l'auteur de l'Oracle des philosophes. Ils brû-
leront bientôt les édits daclit seigneur roi; mais je les avertis qu'ils
n'auront pour eux que les Halles, et point du tout les pairs et
les princes. Je vois toutes ces pauvretés d'un œil bien tranquille,
aux Délices et àFerney. La petite Corneille contribue beaucoup à
la douceur de notre vie ; elle plaît à tout le monde ; elle se forme,
non pas d'un jour à l'autre, mais d'un moment à l'autre. A'e vous
ai-je pas mandé combien son petit gentil esprit est naturel, et que
je soupçonnais que c'était la raison pour laquelle Fontenelle l'avait
désliéritée^ ? Mes cliers anges, permettez que jo prenne la liberté
devons adresser ma réponse - à la lettre que son père m'a écrite,
ou qu'on lui a dictée.
Prault ne m'envcrra-t-il pas son Tancrhle à corriger? Quand
joucra-t-on Tancrede? Pourquoi la Femme qui a raison partout,
hors à Paris? est-ce parce que Wasp en a dit du mal? Wasp triom-
pliera-t-il ? Comment vont les yeux de mon ange?
Eh! vraiment, j'oubliais la meilleure pièce de notre sac,
l'aventure de ce bon prêtre', de ce bon directeur, de ce fameux
janséniste, jadis laquais, qui a volé cinquante mille livres à
M"" d'Egmont.
Maître Omer le prendra-t-il sous sa protection ? Requerra-t-il
en sa faveur ?
4396. — A M. DUVERGER DE SAIM-ÉTIENNE,
GENTILHOMME DL ROI DE POLOGNE ^.
Décembre 1760.
Tout malade que je suis, monsieur, je suis très-honteux de
ne répondre qu'en prose, et si tard, à vos très-jolis vers. Je féli-
cite le roi de Pologne d'avoir auprès de lui un gentilhomme qui
pense comme vous ^ Il serait bien difficile qu'on pensât autre-
ment à la cour d'un prince qui pense si bien lui-même, et qui a
1. C'est à M™'^ du Deffantque Voltaire l'avait écrit; voyez la lettre 4383.
2. Sans doute celle qui est datée plus haut du 25 décembre, et qui pouvait
être restée quelques jours sur le pupitre du philosophe.
3. L'abbé Grizel. Voltaire a reconnu que l'accusation qu'il porte contre cet
abbé, d'avoir volé M"" d'Egmont, est fausse. Ce n'est point cette dame, mais
M. de Tournj-, son héritier, que Grizel a volé; voyez la lettre à Thieriot du
11 janvier 1761. (B.)
4. Il avait adressé à Voltaire, sur la comédie de l'Écossaise, une épître im-
primée dans le Mercure, tome II d'octobre 1760.
5. Je donne cette lettre telle qu'elle est imprimée dans le Mercure, 17C1,
ANNEE 1761. 431
fait renaître, dans la partie da monde qu'il gouverne, les beaux
jours du siècle d'Auguste, l'amour des arts et des vertus
Lorsque j'ai demandé, monsieur, votre adresse à M""" la mar-
quise des Ayvellesi, à qui je dois sans doute vos sentiments, je
me flattais de vous faire de plus longs remerciements. Ma mau-
vaise santé ne me permet pas une plus longue lettre ; mais elle
ne dérobe rien aux sentiments d'estime et de reconnaissance-,
monsieur, de votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4397. — A MADAME LA DLCllESSE DE SAXE-GOTHA».
Madame, il faut donc que l'année 1761 recommence avec la
guerre! Il faut donc que toutes vos vertus, et toute la conciliation
de votre esprit, ne puissent détourner ce fléau de votre voisinage
et même de vos États ! Voilà donc les choses à peu près comme
elles étaient dans le commencement de ces funestes troubles! Il
y a longtemps, madame, que je n'ai pris la liberté de mêler ma
douleur à celle que Votre Altesse sérénissime ressent de tant de dé-
sastres. Les larmes qu'elle verse sur les malheurs de l'Allemagne
sont d'autant plus belles que les désolations qui vous environnent
ne vont point jusqu'à vous. Une princesse ne soulfre guère per-
sonnellement; mais une âme comme la vôtre souffre des peines
d'autrui. J'ignore si l'interruption du commerce, attachée au
fléau de la guerre, n'a point empêché le petit paquet qui conte-
nait VHistoire de Pierre 1"" de parvenir jusqu'à Votre Altesse séré-
nissime.
tome I, page 100. Elle y est sans date. Les éditeurs de Kelil l'ont datée du 1"^' sep-
tembre, et leur texte est ici différent :
« ... comme vous. Cela fait presque pardonner la protection qu'il a prodiguée
à un malheureux tel que Fréron. Ce monarque est comme le soleil, qui luil
également pour les colombes et pour les vipères. »
Stanislas avait, eu 1757, été parrain du fils de Fréron, qui a éié membre de
la Convention, (li.)
1. Maric-lJéatri.v du Chàtelet, mariée à Phil-Fr. d'AmIily des Ayvelles, en 1093.
Voltaire avait sans doute connu, en Lorraine, celte parente de la marquise du
Chàtelet. (Cl.)
2. Dans l'édition de Kehl on lit :
n Avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
Vous m'avez atlondri, votre éiillro est charuiaiiti' ;
En pliilosopho vous ponscï ;
Lindane est dans vos vers plus belle ot plu'i touchante,
Et c'eiit TOUS qui rembellisscz. i
Voyez dans les Puvsics inélres, tome .\, le u" '-J2J.
3. Éditeurs, Uavoux et François.
132 CORRESPONDANCE.
Il faut au moins que je l'amuse d'une petite aventure de nos
climats pacifiques. J'ai quelques terres dans le pays de Gex, aux
portes de (ienève; les jésuites en ont aussi, et ce sont mes voi-
sins. Non contents du royaume du ciel, dont ils sont sûrs, ils
avaient usurpé un domaine très-considérable sur six pauvres
gentilshommes, tous frères, tous mineurs, tous servant dans le
régiment de Deux-Ponts. J'ai pris le parti de ces messieurs. Il
fallait quelque argent ; je l'ai donné. Calvin ne me le rendra pas;
mais enfin j'ai arraché le bien des mains des jésuites, et je
l'ai fait rendre aux propriétaires : voilà, madame, ma bataille de
Lissa. Je sais bien que saint Ignace ne me pardonnera pas; mais
n'est-il pas vrai que je trouverai grâce à vos yeux, madame? Il
n'y a point de saint dont j'ambitionne la protection comme la
vôtre. Je suis sûr que la grande maîtresse des cœurs rira de me
voir vainqueur des jésuites ; elle aimera les guerres qui finissent
par rendre à chacun ce qui lui appartient.
On dit Pondichéry au pouvoir des Anglais : j'y perds quelque
chose; mais si cela donne la paix, je me console.
Je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime et de toute
votre auguste famille, avec le plus tendre respect.
Le Suisse V.
4398. — A 31. HELVÉTIUS,
A PARIS.
A Ferney, 2 janvier 1761.
Je salue les frères, en 1761, au nom de Dieu et de la raison,
et je leur dis : Mes frères,
Odi profaiium vulgus, et arceo.
(HoK., lib. III, od. I.)
Je ne songe qu'aux frères, qu'aux initiés. Vous êtes la bonne com-
pagnie : donc c'est à vous à gouverner le public, le vrai public
devant qui toutes les petites brochures, tous les petits journaux
des faux chrétiens disparaissent, et devant qui la raison reste.
Vous m'écrivîtes, mon cher et aimable philosophe, il y a quelque
temps, que j'avais passé le Rubicon ; depuis ce temps je suis de-
vant Rome. Vous aurez peut-être ouï dire à quelques frères que
j'ai des jésuites tout auprès de ma terre de Ferney ; qu'ils avaient
usurpé le bien de six pauvres gentilshommes, de six frères, tous
officiers dans le régiment de Deux-Ponts ; que les jésuites, pen-
dant la minorité de ces enfants, avaient obtenu des lettres pa-
ANNÉE 1761. 433
tentes pour acquérir à vil prix le domaine de ces orphelins ; que
je les ai forcés de renoncer à leur usurpation, et qu'ils m'ont
apporté leur désistement. Voilà une bonne victoire de philoso-
phes. Je sais bien que frère Kroust cabalera, que frère Berthier
m'appellera athée; uiais je vous répète qu'il ne faut pas plus
craindre ces renards que les loups de jansénistes, et qu'il faut
hardiment chasser aux bétes puantes. Ils ont beau hurler que
nous ne sommes pas chrétiens, je leur prouverai bientôt que
nous sommes meilleurs chrétiens qu'eux. Je veux les battre avec
leurs propres armes,
Mutemus clypeos
(ViRG., .En., II, V. 389.)
Laissez-moi faire. Je leur montrerai ma foi par mes œuvres*,
avant qu'il soit peu. Vivez heureux, mon cher philosophe, dans
le sein de la philosophie, de l'abondance, et de l'amitié. Soyons
hardiment bons serviteurs de Dieu et du roi, et foulons aux pieds
les fanatiques et les hypocrites.
Dites-moi, je vous prie, s'il est vrai que ce cher Fréron soit
sorti de son fort. On l'avait mis là pour qu'il n'eût pas la douleur
de voir encore cette malheureuse Écossaise; mais on se méprit
dans l'ordre : on mit For-l'Évéquc au lieu de Bicêtre. On Jera
probablement un errata à la première occasion.
Je le répète, il y a des choses admirables dans VHéroïdc du
disciple de Socrate -. N'aimez-vous pas cet ouvrage ? II est d'un de
nos frères. Je lui dis : Xaîps.
4399. — A M. LE BRUN.
A Ferney, 2 janvier.
Vous m'avez accoutumé, monsieur, à oser joindre mon nom à
celui de Corneille; mais ce n'est que quand il s'agit de sa potite-
lille. Nous espérons beaucoup d'elle, ma nièce et moi. Nous prenons
soin de toutes les parties de son éducation, jusqu'à ce qu'il nous
arrive un maître digne de l'instruire. Elle a|)prend l'orthographe;
nous la faisons écrire. Vous voyez qu'elle forme bien ses lettres ^
1. Saint Jarriiifs, ii, IS.
2. Voyez uno note de lu lettre WC9.
3. En tète de celte lettre était (jcrit co peu do lignes de la main de M""' Cor-
neille :
« J'ai trop éprouve vos bontés, nicjn^^iciir, pour que jt; ne vous témoif^ne pas
134 CORRESPOXDA?sCE.
et que ses lignes ne sont point en diagonale comme celles de
quelques-unes de nos Parisiennes, Elle lit avec nous à des heures
réglées, et nous ne lui laissons jamais ignorer la signification
des mots. Après la lecture, nous parlons de ce qu'elle a lu, et
nous lui apprenons ainsi, insensiblement, un peu d'histoire. Tout
cela se fait gaiement et sans la moindre apparence de leçon.
J'espère que l'ombre du grand Corneille ne sera pas mécon-
tente ; vous avez si bien fait parler cette ombre, monsieur, qu e
je vous dois compte de tous ces petits détails. Si M"' Corneille
remercie M. Titon, et tous ceux qui ont pris intérêt à elle, souf-
frez que je les remercie aussi. J'espère que je leur devrai une
des grandes consolations de ma vieillesse, celle d'avoir contribué à
l'éducation de la cousine de Chimène, de Gornélic, et de Camille.
Il faut que je vous dise encore qu'elle remplit exactement
tous les devoirs de la religion, et que nos curés et notre évêque
sont très-contents de la manière dont on se gouverne dans mes
terres. Les Berthier, les Guyon, les Gauchat, les Chaumeix, en
seront peut-être fâchés ; mais je ne peux qu'y faire. Les philo-
sophes servent Dieu cl le roi, quoi que ces messieurs en disent.
Nous ne sommes, à la vérité, ni jansénistes, ni molinistes, ni fron-
deurs; nous nous contentons d'être Français et catholiques tout
uniment. Cela doit paraître bien horrible à l'auteur des Nouvelles
ecclésiastiques '-.
Quant à ce malheureux Fréron, dont vous daignez me parler,
ce n'est qu'un brigand que la justice a mis au For-l'Évêque, et un
Marsyas qu'Apollon doit écorcher. Je vois assez, par vos vers et
par votre prose, combien vous devez mépriser tous ces gredins
qui sont l'opprobre de la littérature. Je vous estime autant que je
les dédaigne.
Votre distinction entre le vrai public et le vulgaire est bien
d'un homme qui mérite les suffrages du public ; daignez y joindre
le mien, et comptez sur la plus sincère estime, j'ose dire sur
l'amitié de votre obéissant serviteur.
Voltaire.
ma reconnaissance au commencement de l'année, et toutes les années de ma vie.
Je vous supplie, monsieur, d'ajouter à toutes vos bontés celle de vouloir bien
présenter mes remerciements à M. Titon, à M"° Vilgenou, à M. Dumolard, et à
tous ceux qui ont bien voulu s'intéresser à mon sort. » (Note de Gingucné, édi-
teur des OEuvres de Le Brun.)
1. Voyez la note, tome XXI, page 419.
ANNÉE 1701. 135
4i00. - A M. FYOT DF L \ MARCHE '.
(fii.s.)
A Ferney, 3 janvier 1701.
Monsieur, permettez qu'au commencement de cette année je
vous renouvelle les sentiments de la reconnaissance que je dois
à vos bontés et à toutes celles dont monsieur votre père m'a
honoré si longtemps. Permettez en même temps que j'aie re-
cours à vous, dans un événement qui intéresse toute notre petite
province de Gex, au nom de laquelle jai l'honneur de vous
parler.
Le fils d'un bourgeois de Sacconex, au pays de Gex, a été assas-
siné par un curé d'un village nommé Aloëns, et par plusieurs
paysans complices de ce curé-. Le crime a été commis le 28 dé-
cembre ; nous sommes au 3 janvier, et à peine y a-t-il une faible
procédure commencée par la justice de Gex. J'ai vu le fils du
sieur Decroze blessé, je l'ai vu dans son lit n'attendant que la
mort. Le père, très-âgé et incapable de suivre cette cruelle
afl'aire par son âge et par sa douleur, m'a remis un mémoire que
j'ai envoyé à monsieur le procureur général. Je vous supplie in-
stamment, monsieur, de vouloir bien vous le faire représenter. Les
officiers de la justice de Gex furent très-empressés à faire une
descente sur les lieux, il y a deux ans, au sujet de six noix volées
sur mes terres, et d'un coup de sabre très-léger donné sur le bras
du voleur. Ils entendirent cinquante-deux témoins, ils firent des
informations de vie et de mœurs, croyant que je payerais tous
leurs frais (en quoi ils se sont trompés) ; aujourd'hui qu'il s'agit
de la sûreté publif|ue, d'un assassinat avéré, d'un mourant et de
deux blessés, je crois que nous avons besoin de votre autorité
pour encourager les officiers de Gex à faire toutes les diligences
que mérite un cas si extraordinaire. Nous attendons tout de votre
bonté et de votre pouvoir. Et en mon particulier, monsieur, je
vous aurai plus d'obligation qu'un autre, mes terres toucliant de
tous les côtés au lieu où le crime a été commis, et les habitants
de ce lieu étant d'une férocité qu'on ne peut trop craindre et trop
ré|)rinier.
Je suis avec beaucoup de rcs[)ecl, monsieur, votre très-humble
et très-obéissant serviteui".
\'0LTAIIIE.
1. Kdilour, n. IJcaunc.
2. On |)cnt, lire les (K'-lails de cdc alTairc dans nnc IcUic do Voltaire au pré-
sident de IJnjssen, en date du 30 janvier 17(31.
ne CORRESPONDANCE.
4401. — A MADA:MK I5EL0T'.
1701.
Voltaire est honteux de faire coûter des ports de lettres i\
M"" B. V. lui a envoyé un Pierre. Messieurs de la poste retiennent
tous les livres reliés. On ne sait plus comment faire ; tout com-
merce périt. V. serait fort aise que M'"- R. se partafi:ci\t entre le
Perche et les Alpes; mais le Perche est voisin, et les Alpes sont
bien loin, et le mont Jura est un rude seigneur avec ses neiges.
Si M""' B. voit le philosophe très-aimable II. S elle est suppliée
de lui dire que son frère V. est son plus zélé partisan, plein de
la plus tendre estime pour lui. Il avait envoyé au philosophe H.
et au pliilosoplie Spartacus' un Pierre; tout est arrêté à la poste.
V. gémit de loin sur Jérusalem.
4i02. —A M. DE CHENEVliilRES 4.
Fcrney, 4 janvier s.
Je suis honteux ; je me mettrais dans un trou de souris, mon
cher correspondant. Je ne réponds qu'en vile prose et qu'en cou-
rant à vos aimables vers. Voilà comme sont faits les maçons et
les laboureurs, et j'ai l'honneur de l'être. Voulez-vous bien pour-
tant me mander s'il est vrai qu'on ait joué à Versailles cette
Femme qui a raison qu'on m'impute, et qui est détestablement
imprimée? Le tiers de cet ouvrage est à peine de ma façon. Je
soullVc très-patiemment qu'on me persécute, mais je ne souffre
pas qu'on me rende ridicule.
J'ai envoyé à M. Sénac un mémoire qui semble concerner son
ministère : il s'agit d'un marais qui met la peste dans mon petit
pays. M. Sénac ne se soucie pas qu'on meure entre le mont Jura
et les Alpes; il ne me répond pas.
J'embrasse mon cher correspondant.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Helvétius.
3. Saurin.
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
5. Cette lettre est de 1761 et non de 1763. (G. A.)
ANNÉE 1761. 137
4403. — A M. PRAULT FILS».
4 janvier -.
M. Praiilt doit savoir que le volume à lui envoyé par les frères
Cramer est une chose très-délicate, qu'il ne faut ni demander
une permission, ni mettre mon nom à la tête du livre, ni la pre-
mière lettre de mon nom; que le libraire risquerait beaucoup;
que je n'avoue aucune des pièces que ce livre contient, et que je
les désavoue presque toutes. En un mot, je le prie très-instam-
ment d'Oter : par M. de V., qu'on a mis très-imprudemment.
M. Prault y a un intérêt sensible. Il n'y a qu'à substituer au titre :
Nouveau volume pour joindre aux autres, et rien de plus.
J'attends la tragédie de Tancrède. Comment a-t-il pu s'ima-
giner que je donne Tancrède à d'autres, en même temps qu'à lui?
4i0i. — A M. DE CIDEVILLE,
ni'i; SAINT-PI EH ni;, piii:s du uempar t, a paris.
Au cliàtcau de Fcrnoy, i janvier.
Vous vous êtes blessé avec vos armes, mon cher et ancien
ami ; il n'y a qu'à ne vous plus battre, et vous serez guéri. Dissi-
pation, régime, et sagesse, voilà vos remèdes. Je vous proposerais
ïroncbin, si je me flattais que vous daignassiez venir dans nos
petits royaumes; mais vous préférez les bords de la Seine au beau
bassin de nos Alpes, Je m'intéresse beaucoup terelibus suris^ de
notre grand abbé*. Vous êtes de jeunes gens en comparaison du
vieillard des Alpes. Il ne tient qu'à vous de vous porter mieux
que moi. Je suis né faible, j'ai vécu languissant; j'acquiers dans
mes retraites de la force, et même un peu d'imagination. On ne
meurt point ici. Nous avons une femme d'esprit =* de cent trois
ans, que j'aurais mariée à Fontenelle s'il n'était pas mort jeune.
iNous avons aussi l'héritière du nom de Corneille, et ses dix-
sept ans. Vous savez qu'elle a l'esprit très-naturel , et que c'est
pour cela que Fontenelle l'avait déshéritée ^ Vous savez toutes
mes marches. Il est vrai fjuc j'ai fait rendre le bien (\nc les jésuites
1. l^(litcll^s, de Cayrol et François.
'J. Cette leUrc est de 1701, et non de 1702. (G. A.)
3. On lit dans Horace, livre II, ode iv, vers 21 : « Teretcsquc suras. »
■i. L'abbé du ne.snel.
r». M"" Lullin.
6. Voyez les lettres i:tS3 cl WJ-j,
I3S CORRESPONDANCE.
avaient usurpé sur six frères, tous au service du roi ; mais appre-
nez que je ne m'en tiens pas là. Je suis occupé à présent k pro-
curer à un prêtre ^ un emploi dans les galères. Si je peux faire
pendre un prédicant huguenot,
Sublimi feriani sidéra vcrlice
(Iloii., lil). I, oci. I, V. ■M.)
Je suis comme le musicien de Dufresny en chantant son opéra :
il fa il le tout en badinant. Mais je vous aime sérieusement; autant
en fait M""' Denis. Soyez gai, vous dis-je, et vous vous porterez à
merveille.
Je vous embrasse ex toio corde. V.
4405. — A M. DESPREZ DE CRASSY^.
Aux Délices.
Vous m'avez promis , monsieur, vos bons offices dans l'occa-
sion. Je vous en demande un avec instance, c'est de faire sentir
à l'insolent curé de Versoix qu'il ne lui appartient pas de vous
empêcher de rendre des visites à une fille. Ces drôlcs-là se mettent
k faire la police. Il faut leur apprendre à ne se mêler que de dire
la messe; je vous demande cette grâce instamment. Votre très-
humble et obéissant serviteur.
4406. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Au château de Fernej-, 6 janvier.
Mon cher ange, aidez-moi à venger la patrie de l'insolence
anglicane. Un de mes amis, ami intime, a broché ce mémoire '\
Je m'intéresse à la gloire de Pierre Corneille plus que jamais,
depuis que jai chez moi sa petite-fille. Voyez si la douce réponse
aux Anglais plaît à M""' Scaliger. En ce cas, elle pourrait être im-
primée par Prault petit-fils, sous vos auspices; sinon vous auriez
la bonté de me la renvoyer, car je n'ai que ce seul exemplaire.
J'attends aussi ce Droit du Seigneur que vous n'aimez point, et
que j'ai le malheur d'aimer. Vous m'abandonnez du haut de
votre ciel, ô mes anges! Dites-moi donc ce que vous avez fait de
1. Ancian, curé de ÎMoëns.
•2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. L'Appel à toutes les nations, etc.; voyez tome XXIV, pa8:e i91.
ANNfiE 17G1. 139
Tancrcde, et, de grâce, un petit mot iVOreste; après quoi vous
daignerez m'apprendre si nous aurons la guerre ou la paix.
A propos de guerre, permettez que je vous parle de peste.
Nous sommes menacés de la peste dans notre petit pays de Gex.
J'ai pris la liberté de présenter requête contre elle à M. de Cour-
teilles. Je vous supplie d'appuyer mes très-humbles représenta-
tions : il s'agit d'un marais plein de serpents, qu'apparemment
Fréron, Abraham Chaumeix, Guyon, Gauchat, et les auteurs du
Journal chrétien, ont envoyés.
Mais que deviennent les yeux de M. d'Argental ? Je suis plus
inquiet d'eux que de ma peste.
Est-il vrai qu'on ait joué à Versailles la Femme qui a raison, et
que la reine ait été de l'avis de Fréron ?
Avez-vous lu l'ouvrage ^ évangélique adressé à mon ami Guyon ,
sur l'Ancien et le Nouveau Testament ? Cela est poivré; c'est un
petit livre excellent. Est-il vrai que le théologien de VEncydo-
pèdic, Morellet ou Mords-les, eu soit l'auteur? Quel qu'il soit, son
livre est brûlé et bénit.
Comment suis-je avec M. le duc de Choiscul? Quand revient
le vainqueur de Mahon ?
Ayez pitié de moi, vous dis-je, auprès de M. de Courteilles. Il
est dur d'être pestiféré dans un château qu'on vient de bâtir.
A l'ombre de vos ailes.
4i07. — A M. DAMILAVILLE.
G janvier.
Le solitaire des Alpes fait mille compliments à M. Damilavillc
et à M. Thieriot. Il désire fort d'avoir le livre sur les impôts =,
qui a envoyé son auteur à Vincenncs. M. Thieriot ne pourrait-il
pas adresser ce volume à M. Tronchin, à Lyon, par la diligence,
en cas qu'il soit un peu gros? Mes lettres sont courtes, monsieur,
mais mes travaux sont longs. S'ils vous amusent, pardon à la
brièveté de mon style éi)istolaire. J'ose vous prier de vouloir bien
faire rendre l'incluse. Je ne sais nulle nouvelle de la littérature :
je me recommande à .M. Thieriot comme à vous. .Mille souhaits
per le sanle [este dcl divino natale.
1. L'Oradc des amiens fidèles: voyez la lettrf 1300.
2. Théorie de l'impùl, par le niuriiuis de Mirabeau.
lio correspondanciî:.
4i08. — A M. D'ALEMBERT.
A Fcrncy, G janvier.
Mon cher et aimahlc philosophe, je vous salue, vous et les
frères. La patience soit avec vous ! Marchez toujours en ricanant,
mes frères , dans le chemin de la vérité. Frère nmo///ce-Thieriot
saura que la Capilotade^ est achevée, et qu'elle forme un chant
de Jeanne par voie de prophétie, ou à peu près. Dieu m'a fait la
grAce de comprendre que, quand on veut rendre les gens ridi-
cules et méprisables à la postérité, il faut les nicher dans quelque
ouvrage qui aille à la postérité. Or le sujet de Jeanne étant cher
à la nation, et l'auteur, inspiré de Dieu, ayant retouché et achevé
ce saint ouvrage avec un zèle pur, il se flatte que nos derniers
neveux siffleront les Fréron, les Hayer, les Caveyrac, les Chau-
meix, les Gauchat, et tous les énergumènes , et tous les fripons
ennemis des frères. Vous savez d'ailleurs que je tâche de rendre
service au genre humain, non en paroles, mais en œuvres, ayant
forcé les frères jésuites, mes voisins, à rendre à six gentils-
hommes ^ tous frères, tous officiers, tous en guenilles, un domaine
considérable que saint Ignace avait usurpé sur eux. Sachez en-
core, pour votre édification, que je m'occupe à faire aller un
prêtre aux galères '. J'espère, Dieu aidant, en venir à bout. Vous
verrez paraître incessamment une petite Lettre* al signore mar-
chese Albcrgali Capacdli, senalore dl Bologna la Grassa. Je rends
compte, dans cette épître, de l'état des lettres en France, et sur-
tout de l'insolence de ceux qui prétendent être meilleurs chré-
tiens que nous. Je leur prouve que nous sommes incomparable-
ment meilleurs chrétiens qu'eux. Je prie M. Albergati Capacelli
d'instruire le pape que je ne suis ni janséniste, ni moliniste, ni
d'aucune classe du parlement, mais catholique romain, sujet du
roi, attaché au roi, et détestant tous ceux qui cabalent contre le
roi. Je me fais encenser tous les dimanches à ma paroisse;
j'édifie tout le clergé, et dans peu l'on verra bien autre chose.
Levez les mains au ciel, mes frères. Voilà pour les faquins de
persécuteurs de l'Église de Paris ; venons aux faquins de Genève.
Les successeurs du Picard qui fit brûler Servet, les prédicants
1. Le chant XVIII de la Pucclle.
2. MM. de Crassy.
3. Ancian, curé de Moëns; voyez la lettre à Arnoult, du îj juin 1761; et
Mémoires de Wapnière, I, 39.
4. Du 23 décembre 17G0, n" 4387.
ANNÉE 1761. U4
qui sont aujourd'hui servétiens, se sont avisés de faire une cabale
très-forte dans le couvent de Genève appelé ville, contre leurs
concitoyens qui déshonoraient la religion de Calvin, et les mœurs
des usuriers et des contrebandiers de Genève, au point de venir
quelquefois jouer Alzire et Méropc dans le château de Tournay
en France \ J.-J. Rousseau, homme fort sage et fort conséquent,
avait écrit plusieurs lettres contre ce scandale à des diacres de
TÉglise de Genève, à mon marchand de clous, à mon cordon-
nier. Enfin on a fait promettre à quelques acteurs qu'ils re-
nonceraient à Satan et à ses pompes. Je vous propose pour
problème de me dire si on est plus fou et plus sot à Genève
qu'à Paris.
Je vous ai déjà mandé- que voire ami Nccker a demandé
pardon au consistoire, et a été privé de sa professoreric pour
avoir couché avec une femme qui avait le croupion pourri, et
que le cocu qui lui a tiré un coup de pistolet a été condamné à
garder sa chambre un mois. Sota bene qu'un cocu assassin est
impuni, et que Servet a été brillé à petit feu pour Thypostase.
Nota bene que le curé que je poursuis pour avoir assassiné un de
mes amis chez une fille, pendant la nuit, dit hardiment la
messe ; et voyez comme va le monde.
Je vous prie, mon cher frère, de m'écrire quelque mot d'édi-
fication, de me mander de vos nouvelles et de celles des fidèles.
Je vous embrasse.
Urbis amatorem Fuscuin salvere jubcinus
Ruiis araalores^.
4409. — A M. DA.MIL.VVILLE.
9 janvier.
Permettez-vous, monsieur, que j'abuse si souvent de votre
bonne volonté? Vous verrez au moins que je n'abuse pas de votre
confiance. Je vous envoie mes lettres ouvertes : il me semble
que tout ce que j'écris est j)our vous. Nous sommes des frères
réunis par le même esprit de charité; nous sommes \c pusillus
1. Tournay apparlienl au canton de (Jeiicvt; depuis le '20 novembre 181 j.
2. CcUe IcUn- manque.
3. Horace, livre I, épine x, vers 1-:!.
4. Luc, XII, 3J.
U2 CORllESPONDANCE.
Si VOUS voyez M. Diderot, diles-lui, je vous en prie, qu'il a en
moi le partisan le plus constant et le plus fidèle.
J'ignore, monsieur, si vous avez reçu deux paquets assez gros
et très-édifiants : j'ai ouï dire qu'on était devenu très-difficile à
la poste.
iilO. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
Ferney, le 10 janvier.
Monsieur, je n'ai jamais été du goût de mettre des vers au
bas d'un portrait; cependant, puisque vous voulez en avoir
pour l'estampe de Pierre le Grand , en voici quatre que vous
me demandez :
Ses lois et ses travaux ont instruit les mortels^;
11 fit tout pour son [leuplo, el sa fille l'imite;
Zoroastre, Osiris, vous eûtes des autels,
Et c'est lui seul qui les mérite.
Le seul nom de Pierre le Grand, monsieur, vaut mieux que
ces quatre vers; mais, puisqu'il y est question de son auguste
fille, je demande grâce pour eux.
M. de Soltikof m'a dit qu'il n'avait aucune nouvelle de
M. Pousclikin ; que personne n'en avait eu depuis son départ de
Vienne. Il est à craindre que, dans ce voyage, il n'ait été pris par
les Prussiens. Quoi qu'il en soit, je n'ai aucuns matériaux pour
le second volume. J'ai déjà eu l'honneur de mander plusieurs
fois à Votre Excellence qu'il est impossible de faire une histoire
tolérable sans un précis des négociations et des guerres. Mon
âge avance, ma santé est faible ; j'ai bien peur de mourir sans
avoir achevé votre édifice. Ce qui achèverait de me faire mourir
avec amertume, ce serait d'ignorer si la digne fille de Pierre le
Grand a daigné agréer le monument que j'ai élevé à la gloire
de son père. L'amour qu'elle a pour sa mémoire me fait espérer
qu'elle voudra bien descendre un moment du haut rang où le
ciel l'a placée, pour me faire assurer par Votre Excellence
qu'elle n'est pas mécontente de mon travail. C'est ainsi que
nos rois ont la bonté d'en user, même avec leurs propres sujets.
Les lettres du roi Stanislas, que vous avez eu la bonté de
m'cnvoyer, monsieur, sont une preuve de l'état déplorable où il
4. Ce quatrain est répété, avec quelques différences, dans la lettre duoO mar.-
1761.
ANNÉE 1761. 143
était alors. Je crois que les réponses de l'empereur Pierre le
Grand seraient encore beaucoup plus curieuses. C'est sur de
pareilles pièces qu'il est agréable d'écrire l'bistoire, mais n'ayant
presque rien depuis la bataille et la paix du Prutb, il faut que
je reste les bras croisés. Quand il plaira à Votre Excellence de
me mettre la plume à la main, je suis tout prêt.
Je finis par vous assurer de tous les vœux que je fais
pour votre bonbeur particulier, et pour la ])rns|)érité de vos
armes ^
4ill. — A M. DE CHENEVIKIIES 2.
Aux Délices, 11 janvier.
La paresseuse M""' Denis et son paresseux d'oncle écrivent
bien rarement ; mais ils sentent très-vivement, et sont très-atta-
chés à monsieur et madame de Cbenevières. Si je ne bAtissais
pas deux maisons, je vous écrirais aussi des vers. Je ne biitis pas
comme Ampbion, au son de la lyre!
Est-il vrai que M""^de Pompadoura été malade sérieusement,
et qu'on l'a saignée plusieurs fois? Je dois m'intéresser à sa
santé, je lui ai obligation; et quoique je vive au milieu des
glaces des Alpes et du mont Jura, je n'ai le cœur ni froid ni en-
durci.
4412. — A M. DAMILAVILLE.
11 janvier.
Je vous envoie toujours, monsieur, mes lettres ouvertes : tout
doit être commun entre amis. Celle que je prends la liberté de
vous envoyer pour M. Bagieu est pourtant cachetée ; mais c'est
qu'il s'agit de vér.... Ce n'est pas i)Our moi. Dieu merci; ce n'est
pas non plus pour ma nièce, ce n'est pas pour M"*" Corneille, que
je tiens plus pucelle que la pucelle d'Orléans, et qui est beaucoup
plus aimable ; c'est pour un officier de mes parents dont je
prends soin, et que j'ai laissé aux Délices, injustement soupçonné
et mourant,
l'ardonnez donc la liberté que je pi-ends, et continufv-moi
vos bontés.
I. Dans qochiucs éditions, on trouve ici la rcquôtc à M. le lieutenant criminel
(lu pays de Gex et l'Addition, qui sont tome XXIV, pages 101 à l(5i.
ii. lliJilcurs, de Ca\rol et Franrni'^.
CORRESPONDANCE.
4U3. — A M. DAGIEU
A Ferncy, 11 janvier.
M"'* Denis et moi, monsieur, nous sommes des cœurs sen-
sibles. Vous savez combien votre souvenir nous touche. Nous
avons encore avec nous un cœur de dix-sept ans qui se forme :
c'est l'héritière du nom du grand Corneille. C'est avec les ou-
vrages de son aïeul que nous oublions VAnnèe littéraire et son
digue auteur. Si M. Morand^ veut aimer les gens de lettres, il
ne faut pas qu'il choisisse les pirates des lettres.
Permettez-vous, monsieur, que je vous consulte sur une affaire
plus importante? J'ai auprès de moi un jeune homme de mes
parents'; il fut attaqué, il y a dix-huit mois, d'un rhumatisme
qui ressemblait à une sciatique. Nous l'envoyâmes aux bains
d'Aix ; les douleurs augmentèrent. M. Tronchin lui ordonna
encore les eaux, il y a six mois; il en revint avec une tuuieur
sur le fascia la ta, et toujours souffrant des douleurs d'élancement,
se sentant comme déchiré. Il se ressouvint alors, ou crut se res-
souvenir, qu'il était tombé à la chasse il y avait deux ans. On lui
appliqua les mouches cantharides avant cet aveu, et après cet
aveu on en fut lâché. Les douleurs devinrent plus vives, la tumeur
plus forte. On jugea que le coup qu'il prétendait s'être donné à
la cuisse, en tombant de cheval, avait pu causer une carie dans
le fémur. On lui fit une ouverture de six grands doigts de long,
et très-profonde. On sonda, on ne put pénétrer assez avant ; le
pus coula d'abord assez blanc, ensuite plus foncé, enfin d'une
espèce fétide et purulente. Les douleurs furent toujours les
mêmes, depuis la tête du fémur jusqu'au genou. Ces élancements
se sont fait sentir dans l'autre cuisse. Celle à laquelle on avait
fait l'opération s'est très-enflée, l'autre s'est absolument dessé-
chée. Le pus de la plaie est devenu de jour en jour plus fétide,
tantôt en grande abondance, tantôt en petite quantité; très-sou-
vent la fièvre, des insomnies, mais toujours un peu d'appétit.
On a jugé la tête du fémur cariée et déplacée. Tronchin l'a jugé
à mort. Le chirurgien, qui est assez habile, a pensé de même.
Il se fit une nouvelle tumeur au-dessous de la plaie, il y a
quelques jours; il en coula une grande quantité de sanie puru-
1. Voyez tomeXXXVII, page 40i.
2. Chirurgien-major de l'Hôtel des Invalides, nommé dans la lettre 4228,
Morand était lié avec Fréron.
3. Daumart} voyez la lettre 4i79.
ANNÉE <TGI. Uu
Jente, et son appétit augmenta. Ce n'est point au fascia lata que
cette tumeur nouvelle a percé, c'est près des muscles intérieurs.
Le chirurgien alors s'est avisé de lui demander si, quelque temps
avant de tomber malade, il n'avait pas mérité la vér.... Il a ré-
pondu qu'il avait eu affaire dans Genève à quelipies créatures
qui pouvaient la donner, mais nul symptôme avant-coureur de
celte maladie. Tout se réduit à cette espèce de scialique. Aucune
dartre, aucun bubon, aucune tache, nulle enflure aux aines,
sinon l'enflure présente, qui va de l'os des îles au pied. La chair
de ces parties n'a plus de ressort, le doigt y laisse un creux ; le
pus coule par la nouvelle ouverture, et cependant l'appétit aug-
mente. Il faut quatre personnes pour le porter d'un lit à l'autre.
L'atrophie n'est point sur le visage, la parole est libre et quelque-
fois assez ferme.
Voilà son état depuis quatre mois entiers que l'opération fut
faite. J'ajoute encore que le coccix est écorché, mais que le peu
de sanie qui en sort n'est point de la qualité du pus fétide de la
cuisse. On ne sait si on hasardera le grand remède.
Pardonnez, monsieur, ce long exposé ; daignez me communi-
quer vos lumières. Que pensez-vous des dragées de Kayser? et
croyez-vous que Colomb nous ait rendu un grand service par la
découverte de l'Amérique?
Je suis avec toute l'estime qu'on vous doit, et j'ose dire avec
amitié, monsieur, votre, etc.
441 i. — A M. TIIIERIOT.
11 janvier.
Reçu le Monde^ et la Lettre du primat- des Gaules ; il y a plus
de deux mois, mon cher ami, que j'ai chez moi cette Lettre in-/r
marginée. Sachez qu'en poursuivant frère Berthier, je suis fori
l)ien auprès de mon primat, très-bien avec mon évêque ; qu'in-
cesscMiuuent je serai le favori de l'archevôque de Paris ; et, si \oiis
me fâchez, \c. le serai du pape.
Reçu encore la Thinric de l'Impôt, théorie obscure, tliéorio (]iii
me paraît absurde ; et toutes ces théories viennent mal à propos
pour faire accroire aux étrangers que nous sommes sans res-
source, et qu'on peut nous outrager et nous attaquer impuné-
ment. Voilà de plaisants citoyens et de plaisants a/?ui des Iwmmcs!
1. Oiivnifjf! do IJasliiio; voy,;/, lettre 4:123.
2. Lettre de M. Varchevéqne de l.yun (Moutazot; à M. l'archcvt^iiHC de Paris
(Chr. (le Beuiiiiiuûtj, HliO, ii.-i" ot iii-12.
41. — CounESl'ONDANCE. I\. m
146 COIIUESPONDANCE.
Qu'ils viennent comme moi sur la frontière, ils changeront bien
d'avis; ils verront combien il est nécessaire de faire respecter le
roi et l'État. Par ma foi, on voit les choses tout de travers à Paris.
Vous verrez bientôt une très-singulière Épître^ à Clairon. Je
la loue comme elle le mérite; je fais l'éloge du roi, et c'est mon
cœur qui le fait; je me moque de tout le reste, et même assez
violemment. J'ai souflerl trop longtemps ; je deviens Minos dans
ma vieillesse, je punis les méchants.
P. S. Je suis bien content de l'acquisition de M"" Corneille :
elle fait jusqu'à présent l'agrément de notre maison. 11 est hon-
teux pour la France que quelque grande dame ne l'ait pas prise
auprès d'elle.
Nota bene que le saint abbé Grizel - n'a point volé M""' d'Egmont,
mais bien M. de Tourny. Gardez-vous d'induire les commenta-
teurs en erreur.
4415. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
A Ferney, 13 janvier.
Pardon, madame, pardon : j'ai eu des jésuites à chasser d'un
bien qu'ils avaient usurpé sur des gentilshommes de mon voisi-
nage ; j'ai eu un curé à faire condamner. Ces •bonnes œuvres
ont pris mon temps. Je commence à espérer beaucoup de la
France sur terre, car sur mer je l'abandonne. On paye les rentes,
on éteint quelques dettes. Il y a de l'ordre, malgré toutes nos
énormes sottises. J'ai peine à croire qu'on ôte le commandement
à M. le maréchal de Broglie. Il me semble qu'il s'est très-bien
conduit en conservant Gœttingue.
Avez-vous, madame, M. le comte de Lutzelbourg auprès de
vous? Comment vous trouvez-vous du vent du nord? C'est, je
crois, votre seul ennemi. Songez, madame, que l'hiver de la vie,
qui est si dur, si désagréable pour tant de personnes, et auquel
même il est si rare d'arriver, est pour vous une saison qui a en-
core des fleurs. Vous avez la santé du corps et de resprit. Il est
vrai que vous écrivez comme un chat ,■ mais dans vos plus beaux
jours vous n'eûtes jamais une plus belle main. Voyez-vous quel-
quefois M. de Lucé'? Seriez-vous assez bonne, madame, pour
me rappeler à son souvenir?
i. VÉpîtreà Daphné: voyez tome X.
2. Voyez l'avant-dernier alinéa de la lettre 4393.
3. Ministre du roi de France auprès de Stanislas. Le comte deLucê fut un des
membres honoraires de l'Académie de Nancy.
ANNÉE i761. U7
Madame la marquise* est donc impitoyable, ou tous? Je u'au-
rai donc pas copie de son portrait?
Vivez heureuse et longtemps, madame; nous vous souhaitons,
ma nièce et moi, ces deux petites hagatelles de tout notre cœur.
Mille respects. V.
iilG. — A MADAME LA COMTESSE D'ARGEMAL.
A Ferncy, 1 i janvier.
Que monsieur et madame écrivent h eux deux des lettres
aimables! Je ne peux pas croire que des anges qui écrivent si
bien aient tort sur ce Droit du Seigneur; cependant les écailles ne
sont pas encore tombées de mes yeux^. Mais pourquoi M. d'Ar-
gental n'écrit-il pas? Quoi, pas un mot! aurait-il toujours son
ophthalmie ? S'il n'est que paresseux, je suis consolé. Il a un
charmant secrétaire. Tenez, petite fille, voilà comme les dames
écrivent à Paris. Voyez que cela est droit ; et ce style, qu'en
dites-vous? quand écrirez-vous de même, descendante de Cor-
neille? Cela donne de l'émulation ; elle va vite m'écrire un petit
billet dans sa chambre : c'est, je vous assure, une plaisante édu-
cation.
Je suis à vos pieds, madame, moi et la Muse limonadière ^
Comment, du cercle de mes montagnes, pouvoir reconnaître tant
de bontés?
Voulez-vous vous amuser h lire ce chifl'on*? voulez-vous le
lire à M"° Clairon ? 11 n'y a que vous et M. le duc de Choiseul qui
en ayez. Vous m'allez dire que je deviens bien hardi et un peu
méchant sur mes vieux jours. — Méchant ! non, je deviens Minos,
je juge les pervers. — Mais prenez garde à vous, il y a des gens
qui ne pardonnent point. — Je le sais; et je suis comme eux.
J'ai soixante-sept ans ; je vais à la messe de ma paroisse; j'édifie
mon peuple ; je bâtis une église ; j'y communie, et je m'y ferai
enterrer, mort-dieu! malgré les hypocrites. Je crois en Jésus-
Christ consubsiuniiol à Dieu, en la vierge Marie, mère de Dieu.
LAches persécuteurs, qu'avcz-vous à me dire?— Mais vous avez
fait la Pucelle. — Non, je ne l'ai pas faite; c'est vous qui en êtes
l'auteur; c'est vous qui avez mis vos oreilles à la monture de
1. La marquise de Pompadour.
2. Actes lies apôtres, n, 18.
3. M"" BoureUe.
4. L' ÈpUre à Daphné (M"«Clairun) ; voyez tome X.
148 CORRESPONDANCE.
Jeanne. Je suis bon chrétien, bon serviteur du roi, bon seigneur
de paroisse, bon précepteur de fille, je fais trembler jésuites et
curés ; je fais ce que je veux de ma petite province grande comme
la main, excepté quand les fermiers généraux s'en mêlent ; je
suis homme à avoir le pape dans ma manche quand je voudrai.
Eh bien! cuistres, qu'avez-vous à dire?
Voilà, mes chers anges, ce que je répondrais aux Fantin,
aux Grizel, aux Guyon, et au petit singe noir. J'aime d'ailleurs les
vengeances qui me font poulTer de rire. Et puis, qui est ce
singe noir^2 C'est peut-être Berthier, c'est peut-être Gauchat,
Caveyrac. Tous ces gens-là sont également la gloire de la
France.
J'ai lu la Théorie de l'Impôt; elle me parait aussi absurde que
ridiculement écrite. Je n'aime point ces amis des hommes qui
crient sans cesse aux ennemis de l'État : Nous sommes ruinés ;
venez, il y fait bon.
A vos pieds.
Pour Dieu, daignez m'envoyer ( paroles ne puent point) la
feuille- de l'infâme Fréron contre M. Le Brun. J'avoue que VOde
est bien longue, qu'il y a de terribles impropriétés de style ;
mais il y a de fort belles strophes, et j'aime M. Le Brun : il m'a
fait faire une bonne action, dont je suis plus content de jour en
jour.
4417. — A M. DUM0LARD3.
A Ferney, 15 janvier.
Mon cher ami, nous ne montrons encore que le français à
Gornélie : si vous étiez ici, vous lui apprendriez le grec. Nous ne
1. Voyez la lettre à dArgental, du 30 janvier, et celle à d'Alembert, du
9 février.
2. Voici le passage de VAnnée littéraire dont Thieriot venait d'écrire un mot
à Voltaire, au sujet de Marie Corneille : « Vous ne sauriez croire, monsieur, le
bruit que fait dans le monde cette générosité de M. de Voltaire On en a parlé
dans les gazettes, dans les journaux, dans tous les papiers publics, et je suis per-
suadé que ces annonces fastueuses font beaucoup de peine à ce poëte modeste,
qui sait que le principal mérite des actions louables est d'être tenues secrètes.
Il semble d'ailleurs, par cet éclat, que M. de Voltaire n'est point accoutumé à
donner de pareilles preuves de son bon cœur, et que c'est la chose la plus extra-
ordinaire que de le voir jeter un regard de sensibilité sur une jeune infortunée;
mais il y a près d'un an qu'il fait le même bien au sieur L'Écluse, ancien acteur
de rOpéra-Comique, qu'il loge chez lui, qu'il nourrit, en un mot qu'il traite en
frère. Il faut avouer que, en sortant du couvent, M"'' Corneille va tomber en de
bonnes mains. »
3. Voyez tome V, page 1G7.
ANNÉE 17G1. 149
cessons jusqu'à présent de remercier M. Titon et M. Le Brun de
nous avoir procuré le trésor que nous possédons. Le cœur paraît
excellent, et nous avons tout sujet d'espérer que, si nous n'en
faisons pas une savante, elle deviendra une personne très-aimable,
qui aura toutes les vertus, les grâces et le naturel qui font le
charme de la société.
Ce qui me plaît surtout en elle, c'est son attachement pour
son père, sa reconnaissance pour M. Titon, pour M, Le Brun, et
pour toutes les personnes dont elle doit se souvenir. Elle a été
un peu malade. Vous pouvez juger si M"" Denis en a pris soin ;
elle est très-bien servie; on lui a assigné une femme de chambre
qui est enchantée d'être auprès d'elle ; elle est aimée de tous les
domestiques ; chacun se dispute Thonneur de faire ses petites
volontés, et assurément ses volontés ne sont pas difficiles. Nous
avons cessé nos lectures depuis qu'un rhume violent l'a réduite
au régime et à la cessation de tout travail. Elle commence à être
mieux. Nous allons reprendre nos leçons d'orthographe. Le pre-
mier soin doit être de lui faire parler sa langue avec simplicité
et avec noblesse. Nous la faisons écrire tous les jours : elle m'en-
voie un petit billet, et je le corrige ; elle me rend compte de ses
lectures; il n'est pas encore temps de lui donner des maîtres :
elle n'en a point d'autres que ma nièce et moi. Nous ne lui lais-
sons passer ni mauvais termes ni prononciations vicieuses;
l'usage amène tout. Nous n'oublions pas les petits ouvrages de la
main. Il y a des heures pour la lecture, des heures pour les
tapisseries de petit point. Je vous rends un compte exact de tout.
Je ne dois point omellre que je la conduis moi-même ù la messe
de paroisse. Nous devons l'exemple, et nous le donnons. Je crois
que M. Titon et M. Le Brun ne dédaigneront point ces petits
détails, et qu'ils verront avec plaisir que leurs soins n'ont pas été
infructueux. Je souhaite à M. Titon ce qu'on lui a sans doute
Uint souhaité, les années du mari del'Aurore. Dites, je vous prie,
à M. Le Brun que personne ne lui est plus obligé que moi. On
dit (pie son Ode a encore un nouveau mérite auprès du public
par les impertinences de ce malheureux Fréron. Il est pour-
tant bien honteux qu'on laisse aboyer ce chien. Il me semble
(pi'en bonne police on devrait étouffer ceux (pii sont alta(jués de
la rage.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
150 CORRESPONDANCE.
4iI8. — A M. LE DOCTEUR TRONCHIN '.
Mon cher Esculape, mon petit malade -, après avoir pris sa
seconde dose d'émétique avant-liier, fut encore bien purgé et
rendit un paquet de vers, parmi lesquels il y en avait un de six
pouces de long. Je lui donnai une décoction de rue, de petite
centaurée, de menthe, de chicorée sauvage, et, pour adoucir la
vivacité que cette tisane pourrait porter dans ce sang irrité par
la fièvre, je lui fais prendre de demi-heure en demi-heure, entre
ces potions, une émulsion légère. La fièvre subsiste continue,
avec redoublement, mais moins violente. Il a dormi un peu. La
tête n'est point embarrassée; mais il y a toujours mal. Le bout
de la langue est du rouge le plus vif. Il s'en faut beaucoup que
l'œil soit net; il ne l'est guère, je crois, dans ces maladies. La
peau n'est pas ardente. Ne conviendrait-il pas de lui ôter sa
tisane antivermineuse, qui peut réchauffer, et continuer à
délayer beaucoup les humeurs? Il a toujours la bouche ouverte,
et il lui est difficile de la fermer.
J'entre dans tous les détails ; je voudrais sauver ce petit gar-
çon. Qu'ordonnez-vous?
A propos, la France est aussi malade que lui. Mademoiselle
votre fille est-elle... {illisible ) ?
Secreto. Fils d'Apollon, la petite nièce d'Apollon, M"^ Corneille,
fut autrefois nouée. Son esprit se dénoue aujourd'hui, et son corps
se dénoua le premier, il y a du temps. Elle se sent quelquefois,
du reste, de cette ancienne conformation : faiblesse et douleur
dans la hanche, douleurs rhumatisantes et vagues du côté de la
hanche affligée; en un mot, elle boite et souffre. Quid illi facere?
Mes compliments à M. Tronchin, le procureur général, je
voue en prie.
Nous vous embrassons tous.
4419. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
A Ferney, 15 janvier.
Je commence d'abord par vous excepter, madame; mais si je
m'adressais à toutes les autres dames de Paris, je leur dirais :
C'est bien à vous, dans votre heureuse oisiveté, à prétendre que
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Le petit Pichon. Voyez la lettre du 29 juillet 1757, à Tronchin, de Lyon.
ANNEE I7GI. loi
VOUS n'avez pas un moment de libre! Il vous appartient bien
de parler ainsi à un pauvre homme qui a cent ouvriers et cent
bœufs à conduire, occupé du devoir de tourner eu ridicule les
jésuites et les jansénistes, frappant à droite et h gauche sur saint
Ignace et sur Calvin, faisant des tragédies bonnes ou mauvaises,
débrouillant le chaos des archives de Pétersbourg, soutenant
des procès, accablé d'une correspondance qui s'étend de Pondi-
chéry jusqu'à Rome ! Voilà ce qui s'appelle n'avoir pas un mo-
ment de libre. Cependant, madame, j'ai toujours le temps de vous
écrire, et c'est le temps le plus agréablement employé de ma vie,
après celui de lire vos lettres.
Vous méprisez trop Ézéchiel, madame; la manière légère
dont vous parlez de ce grand homme tient trop de la frivolité de
votre pays. Je vous passe de ne point déjeuner comme lui : il
n'y a jamais eu que Paparel * à qui cet honneur ait été réservé ;
mais sachez qu'Ézéchiel fut plus considéré de son temps qu'Ar-
nauld et Quesnel du leur. Sachez qu'il fut le premier qui osa
donner un démenti à Moïse; qu'il s'avisa d'assurer que Dieu no
punissait pas les enfants des iniquités de leurs pères-, et que cela
fit un schisme dans la nation. Eh! n'est-ce rien, s'il vous plaît,
après avoir mangé de la merde, que de promettre aux Juifs, de
la part de Dieu, qu'ils mangeront delà chair d'homme ^ tout leur
soûl?
Vous ne vous souciez donc pas, madame, de connaître les
mœurs des nations? Pour peu que vous eussiez de curiosité, je
vous prouverais qu'il n'y a point eu de peuples qui n'aient mangé
communément de petits garçons et de petites filles ; et vous
m'avouerez même que ce n'est pas un si grand mal d'en manger
deux ou trois que d'en égorger des milliers, comme nous faisons
poliment en Allemagne.
-M. de Trudaine ' ne sait ce qu'il dit, madame, quand il pré-
tend que je me porte bien ; mais c'est, en vérité, la seule chose
dans lafiuelle il se trompe : je n'ai jamais connu d'esprit plus
juste et plus aimable. Je suis enchanté qu'il soit de votre cour,
et je voudrais qu'on ne vous l'enlevât (luc pour le faire mon
intendant, car j'ai grand besoin d'un intendant cpii m'aime.
1. Chanoine de Vinccnnes.
2. Ézéchiel, xviii, 20.
3. <i Carnes forlium comcdelis, et sanguincm principum terrae bibctis... et
comedclis adipem in saturitatem, et bibctis sanguincm in cbrietatcui, etc. » —
Ézéchiel, cliap. xxxix, vers 18 et 19.
4. Daniel-Charles Trudaine, intendant des linanccs.
452 CORRESPONDANGli:.
J'aime passionnément à être le maître chez moi; les inten-
dants veulent être les maîtres partout, et ce combat d'opinions
ne laisse pas d'être quelquefois embarrassant.
Je ne suis point du tout de l'avis de
Go bon Régent qui gala tout en France ^.
Il prétendait, dites-vous, qu'il n'y avait que des sots ou des
fripons. Le nombre en est grand, et je crois qu'au Palais-Royal
la chose était ainsi ; mais je vous nommerai, quand vous voudrez,
vingt belles âmes qui ne sont ni sottes ni coquines, h commencer
par vous, madame, et par M. le président Hénault. Je tiens de
plus nos philosophes très-gens de bien; je crois les Diderot, les
d'Alembert, aussi vertueux qu'éclairés. Cette idée fait un contre-
p'oids dans mon esprit à toutes les horreurs de ce monde.
Vraiment, madame, ce serait un beau jour pour moi que le
petit souper dont vous me parlez, avec M. le maréchal de Richelieu
et M. le président Hénault; mais, en attendant le souper, je vous
assure, sans vanité, que je vous ferais des contes que vous pren-
driez pour des 31ille et une Nuits, et qui pourtant sont très-véri-
tables.
Oui, madame, j'aurais du plaisir, et le plus grand plaisir du
monde, à vous parler, et surtout à vous entendre. Cela serait
plaisant de nous voir arriver à Saint-Joseph avec M"'^ Denis et
cette demoiselle Corneille, qui sera, je vous jure, le contre-pied
du pédantisme; mais je vous avertis que je ne pourrais jamais
passer à Paris que les mois de janvier et de février.
Vous ne savez pas, madame, ce que c'est que le plaisir de
gouverner des terres un peu étendues ; vous ne connaissez pas la
vie libre et patriarcale : c'est une espèce d'existence nouvelle.
D'ailleurs je suis si insolent dans ma manière de penser, j'ai
quelquefois des expressions si téméraires, je hais si fort les
pédants, j'ai tant d'horreur pour les hypocrites, je me mets si
fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourrais jamais
tenir à Paris plus de deux mois.
Vous me parlez, madame, de ma paix particulière; mais vrai-
ment je la tiens toute faite : je crois même avoir du crédit, si vous
me fâchez ; mais je suis discret, et je mets une partie du souverain
bien à ne demander rien à personne, à n'avoir besoin de per-
sonne, à ne courtiser personne. Il y a des vieillards doucereux.
1. Vers de VÈpilre sur la Calomnie, à M"" du Châtelet, 1733; voyez tome X.
ANNÉE MC\. lo3
circonspects, pleins de ménagements, comme s'ils avaient leur
fortune à faire. Fontenelle, par exemple, n'aurait pas dit son
avis, à Tàge de quatre-vingt-dix ans, sur les feuilles de Frt'ron.
Ceux qui voudront de ces vieillards-là peuvent s'adresser à
d'autres qu'à moi.
Eh bien! madame, ai-je répondu à tous les articles de votre
lettre? Suis-je un homme qui ne lise pas ce qu'on lui écrit? Suis-
je un homme qui écrive à contre-cœur? et aurez-vous d'autres
reproches à me faire que celui de vous ennuyer par mou énorme
bavarderie?
Quand vous voudrez, je vous enverrai un chant * de la Pucelle,
qu'on a retrouvé dans la bibliothèque d'un savant. Ce chant
n'est pas fait, je l'avoue, pour être lu à la cour par l'abbé Grizcl;
mais il pourrait édifier des personnes tolérantes.
A propos, madame, si vous vous imaginez que la Pucelle soit
une pure plaisanterie, vous avez raison. C'est trop de vingt
chants ; mais il y a continuellement du merveilleux, de la poésie,
de l'intérêt, de la naïveté surtout. Vingt chants ne suffisent pas.
L'Arioste, qui en a quarante-huit, est mon Dieu. Tous les poëmes
m'ennuient, hors le sien. Je ne l'aimais pas assez dans ma jeu-
nesse; je ne savais pas assez l'italien. Le Pentateuque et l'Ariosto
font aujourd'hui le charme de ma vie. Mais, madame, si jamais
je fais un tour à Paris, je vous préférerai au Pentateuque.
Adieu, madame; il faut jouer avec la vie jusqu'au dernier
moment, et jusqu'au dernier moment je vous serai attaché avec
le respect le plus tendre.
4i20. — A M. TIIIERIOT.
15 janvier.
Reçu une feuille du Censeur hebdomadaire *, et VHistoire de la
Nièce d'Eschyle^. Je voudrais voir de quel poison se sert l'ami
Frelon pour noircir le zèle, VOde et les soins de M. Le Brun.
Comment sait-il que L'Écluse est venu dans notre maison? et que
peut-il dire de ce L'Écluse? Il finira par s'attirer de méchantes
afl'uires. Vous ne pouvez avoir encore le chant de la Capilotade.
Il faut bien constater l'aventure de Grizel avant de le fourrer là.
1. Lo chant WIII.
2. Cliîiuinfix éiait un des rédacteurs de ce journal.
3. I.a l'ctite A'ièce d'Eschyle, histoire alhcniennc, tradiiilc d'un manuscrit
grec; 1701, iu-X". — Cette petite brochure est attribuée par Daibier au chevalier
Neufville-Montador.
454 CORRESPONDANCE.
J'ai voulu avoir le Recueil * M, parce que j'avais les précédents :
voilà comme on s'enferre souvent.
Il n'y a pas moyen de vous faire tenir encore l'Épître à
M"° Clairon. Il faut attendre qu'elle se porte bien, qu'elle rejoue
Tancrhk, et que certaines gens approuvent les petites hardiesses
de cette Épître. Je suis convaincu que l'acharnement de Fréron
contre un homme du mérite de M. Diderot fera grand bien au
Père de famille:-
Vous demandez des détails sur mon triomphe de gente jesuitica :
ce triomphe n'est qu'une ovation ; nul péril, nul sang répandu.
Les jésuites s'étaient emparés du bien de MM. de Crassy 2, parce
qu'ils croyaient ces gentilshommes trop pauvres pour rentrer
dans leurs domaines. Je leur ai prêté de l'argent sans intérêt
pour y rentrer; les jésuites se sont soumis: l'afTaire est faite. S'il
y a quelque discussion, on fera un i^ciit fa ctum bien propre que
vous lirez avec édification. Voih'i, mon ancien ami, tout ce que
je peux vous mander pour le présent. Intérim, vale.
4421. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY3.
Au château de Fcrnej', paj's de Ge.\, IC janvier 1701,
Ambroise Decroze vous a écrit, monsieur, ou du moins vous
a envoyé son petit mémoire antisacerdotal pour vous amuser;
mais il faut que j'aie aussi l'honneur de vous écrire. Je suis en-
chanté de votre souvenir; j'ai le plaisir d'être rapproché de vous
de plus d'une bonne lieue : c'est toujours cela ; mais le mont Jura
est terrible. Je vous demande en grâce d'embrasser, pour moi,
bien tendrement M, de La Marche, mon contemporain, que j'ai-
merai jusqu'au dernier moment de ma vie. Je voudrais qu'il pût
abandonner pendant quelques jours ses campagnes de Lucullus
pour venir dans mes chaumières. Je serais bien curieux de voir
son Histoire des impôts ^ Le livre de M. Mirabeau "' me paraît d'un
fou qui a de beaux accès de raison. Je suis bien persuadé que
1. C'est-à-dire le tome huitième du recueil A, B, C, D; Fontenoy (Paris),
1745-1762, vingt-quatre volumes in-12, dont les éditeurs furent Perau, Mercier de
Saint-Léger, etc. (B.)
2. Voyez la lettre 4398.
3. Éditeur, Th. Foisset.
4. Manuscrit conservé au château de La Marche, et que l'éditeur de ces lettres
a parcouru. {Note du premier éditeur.)
5. Théorie de l'impôt, Paris, 1760, in-4'' et in-12, par le marquis de Mirabeau,
auteur de Y Ami des hommes. C'était, suivant lui, son chef-d'œuvre.
ANNÉE 170 I. 135
M. de La Marche aura mis plus de vérité, plus de profondeur
dans son ouvrage, et moins de bavarderie. Je suis très-désinté-
ressé sur cette matière, car mes terres sont libres et ne payent
rien au roi ; mais je n'en gémis pas moins sur le sort de notre
petite province de Gex. Les fermiers généraux ont trouvé un beau
secret dans ce petit pays-là : celui de réduire à huit mille habi-
tants, seize à dix-sept mille que le pays en contenait il y a quatre-
vingts ans ; mais en récompense ils entretiennent dans ce pays
de six lieues de long quatre-vingt-douze commis extrêmement
utiles à l'État. Que voulez-vous, monsieur? Tl faut bien qu'il y ait
scandale en ce monde-, mais malheur î\ celui par qui vient scan-
dale!
Je viens, moi, de me donner un petit plaisir qui paraît assez
scandaleux aux jésuites. Ils avaient usurpé un domaine assez
considérable sur six gentilshommes, tous frères, tous officiers,
tous en guenilles; j'ai obligé les révérends pères à déguerpir du
patrimoine d'autrui malgré des lettres patentes du roi, entérinées
au parlement de Dijon. Frère Bcrthier ne manquera pas de dire
qu'on voit bien que j'ai des sentiments très-dangereux, et que
je suis un très-mauvais chrétien.
Je ne sais pas ce qu'est devenu M. Le Cault : il avait la bonté
de me vendre de fort bon vin tous les ans, et il m'abandonne :
mais j'ai pris le parti d'en faire chez moi d'assez passable.
Mille respects à M"" de RufTey.
4422. — A yi. da:\iil.\ville.
10 janvier.
Mille tendres remerciements à M. Damilaville pour toutes ses
bontés. Voici une petite lettre que je le prie, lui ou M. Thieriol.
de vouloir bien faire parvenir à M. Dumolard, par cette petite
poste si utile au public, et que l'ancien ministère avait rebutée
pendant cinquante ans.
Ce M. Dumolard est un homme que je dois beaucoup aimer,
car c'est lui en partie qui nous a procuré M"' Corneille. M. Dami-
laville et M. Thieriol peuvent lire ma lettre à M. Dumolard, et le
petit billet de M"' Corneille. Ils verront si nous savons élever les
jeunes filles.
Je fais une réflexion : M. TJiicMiol me mande ([ue le digne
Fréron a fait une espèce d'accolade de la descendante du grand
Corneille et df L'Kduse, excellent dentiste qui, dans sa jeunesse,
a été acteur de rOpéra-Comique. Si cela est, c'est une insolence
456 CORRESPONDANCE.
très-pnnissablc, et dont les parents de M"« Corneille devraient
demander justice. L'Écluse n'est point dans mon cliAteau ; il est
à Genève, et y est très-nécessaire; c'est un homme d'ailleurs
supérieur dans son art, très-lionnéte homme, et très-estimé. La
licence d'un tel barbouilleur de papier mériterait un peu de cor-
rection.
4i23. — A M. F Y OT DE LA MARCHE,
PREMIER PRÉSIDENT DU PARLEMENT DE BOl'RGOGNE.
Au château de Ferney, pays de Gcx, 18 janvier.
M. de Ruffey, monsieur, m'a fait verser des larmes de joie en
m'apprenant que vous vouliez bien vous ressouvenir de moi, et que
vous vous rendiez à la société, dont vous avez toujours fait le
charme. Mon cœur est encore tout ému en vous écrivant. Songez-
vous bien qu'il y a près de soixante ans que je vous suis atta-
ché ! Mes cheveux ont blanchi, mes dents sont tombées; mais
mon cœur est jeune : je suis tenté de franchir les monts et les
neiges qui nous séparent, et de venir vous embrasser. J'ai honte
de vous avouer que je me regarde dans mes retraites comme un
des plus heureux hommes du monde ; mais vous méritez de
l'être plus que moi, et je vous avertis que je cesse de l'être si
vous ne l'êtes pas. Vous êtes honoré, aimé ; je vous connais une
très-belle âme, une âme charmante, juste, éclairée, sensible; je
peux dire de vous :
Gratia, fama, valetudo, contingif abuade
Quid voveat dulci nutricula majus alumno?
(HoK., lib. I, ep. IV, V. 8 et 10.)
Mais je ne vous dirai pas :
Me pinguem et nitiduni bene curata cute vises.
(Ibid., V. 15.)
Je suis aussi lévrier qu'autrefois, toujours impatient, obstiné,
ayant autant de défauts que vous avez de vertus, mais aimant
toujours les lettres à la folie, ayant associé aux Muses Cérès, Po-
mone, et Bacchus même, car il y a aussi du vin dans mon petit
territoire. Joignant à tout cela un peu de Yitruve, j'ai bâti, j'ai
planté tard, mais je jouis. Le roi m'a daigné combler de bien-
faits ; il m'a conservé la place de son gentilhomme ordinaire. Il a
ANNKt: ITGl. IviT
accordé à mes terres des privilèges que je n'osais demander. Je
ne prends la liberté de vous rendre compte de ma situation que
parce que vous avez daigné toujours vous intéresser un peu à
moi. Je suis si plein de vous que j'imagine que vous me pardon-
nerez de vous parler un peu de moi-même.
Monsieur le procureur général * , monsieur, me mande que
vous lui avez donné Tancrède à lire. Il est donc aussi Musarum
cultor; mais quel Tancrède, s'il vous plaît? Si ce n'est pas M'"- de
Courteilles- ou M. d'Argental qui vous a envoyé cette rapsodie,
vous ne tenez rien. Il y a une copie absurde qui court le monde :
si c'est cet enfant supposé qu'on vous a donné, je vous demande
en grâce de le renier auprès de monsieur le procureur général,
car jene veux pas qu'il ait mauvaise opinion de moi; j'ai envie
de lui plaire.
L'affaire du curé de Moëns, pays de Gex, est bien étrange.
Quoil les complices décrétés de prise de corps, et le chef
ajourné !
Tantuni relligio potuit suadere
(LucKÈCE. de rerum \at., lib I, v. 102.)
Agréez le tendre respect et l'attachement jusqu'à la mort de
votre vieux camarade.
Voltaire.
4i-24. — A M. GABRIEL CRAMER 3.
Je VOUS remercie, caro Gabriele, de vos bontés, et cela bien
tendrement.
L'affaire du pauvre Croze est incompréhensible partout ailleurs
qu'en France, Un prêtre! un assassinat prémédité! Un billet de
garantie donné par ce prêtre à ses complices. Il mérite la roue,
et il est encore impuni.
11 y a (quinze jours que Decroze est entre la vie et la mort,
et son assassin dit la messe ! Le décret n'est |)oint mis à exécution ;
on cherche à temporiser, on veut s'accommoder et transigei'
avec la partie civile.
Quf Philibert (Cramer) aille sur-le-cham[) chez M"" d'Albor-
1. Ouarré de Quintin.
2. Madeleine Fyot de L;i Marclie, mariée, en 17iO, à de Courteilles, alors
ambassadeur en Suisse.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
458 CORRESPONDANCE.
tas; qu'elle fasse dire à Croze père* que s'il est assez lùche pour
marchander le sang de son fils, il deviendra l'horreur du genre
humain.
Qu'on aille chez lui, qu'on l'encourage, qu'il ne rende pas
peines inutiles. Cette affaire m'en donne assez. Que le géant Pictct
coure à Sacconex, qu'il ait la honte de parler à Croze. Il ne faut
pas qu'il épargne l'argent. Un des assassins a plus de dix mille
écus de hien ; le curé est très-riche. 11 y aura des dédommage-
ments très-considérahlcs.
Corpus poetaruml... Envoyez-le-moi donc.
Au nom du hon goût, Allohroges que vous êtes, forme moins
large, marge plus grande pour la prose. Que ces longues lignes
pressées font un mauvais effet à l'œil! Ah! harbares! Quand vous
aurez fini, gardez-vous hien d'envoyer au roi de Prusse. Laissez-
moi ce petit plaisir. Tuus V.
Comment vont les yeux de M"" Gabriel?
4425. — A M. HELVÉTIUS.
Aux Délices, 19 janvier.
Il est vrai, mon très-cher philosophe persécuté, que vous m'avez
un peu mis, dans votre livret in communi martyrum ; mais vous
ne me mettrez jamais in commuiii de ceux qui vous estiment et
qui vous aiment. On vous avait assuré, dites-vous, que vous
m'fliv'e- déplu. Ceux qui ont pu vous dire cette chose qui n'est pas,
comme s'exprime notre ami Swift, sont enfants du diable. Vous,
me déplaire! Et pourquoi ? et en quoi? vous en qui estgratia,
fama ^ ; VOUS qui êtes né pour plaire ; vous que j'ai toujours aimé,
et dans qui j'ai chéri toujours, depuis votre enfance, les progrès
de votre esprit. On avait comme cela dit à Duclos qu';7 m'avait
déplu, et que je lui avais refusé ma voix à l'Académie. Ce sont en
partie ces tracasseries de messieurs les gens de lettres, et encore
plus les persécutions, les calomnies, les interprétations odieuses
des choses les plus raisonnables, la petite envie, les orages con-
tinuels attachés à la littérature, qui m'ont fait quitter la France.
On vend très-bien des terres pendant la guerre, vu que cette
guerre enrichit et messieurs les trésoriers de l'extraordinaire, et
messieurs les entrepreneurs des vivres, fourrages, hôpitaux,
1. Il hésitait à signer la requête du 10 janvier.
2. Voyez la note 2, tome XXXIX, page 559.
.3, Horace, livre I, épltre iv, vers 10.
ANNÉE I7GI. 159
vaisseaux, cordages, bœuf salé, artillerie, chevaux, poudre, et
messieurs leurs commis, et messieurs leurs laquais, et mesdames
leurs catins. J'ai trois terres ici, dont une jouit de toutes fran-
chises, comme le franc-alleu le plus primier ; et le roi m'ayanl
conservé, par un brevet, la charge de gentilhomme ordinaire, je
jouis de tous les droits les plus agréables. J'ai terre aux confins
de France, terre à Genève, maison à Lausanne; tout cela dans
un pays où il n'y a point d'archevêque qui excommunie les livres
qu'il n'entend pas. Je vous offre tout, disposez-en.
Cet archevêques dont vous me parlez, ferait bien mieux
d'obéir au roi, et de conserver la paix, que de signer des torche-
culs de mandements. Le parlement a très-bien fait, il y a quelques
années, d'en brûler quelques-uns, et ferait fort mal de s'occuper
d'un livre de métaphysique, portant privilège du roi. J'aimerais
mieux qu'il me fît justice de la banqueroute du fils- de Samuel
Bernard, juif, fils de juif, mort surintendant de la maison de la
reine, maître des requêtes, riche de neuf millions, et banque-
routier. Vendez votre charge de maître d'hôtel, vende omnia quse
habes, et sequere me'. Il est vrai que les prêtres de Genève et de
Lausanne sont des hérétiques qui méprisent saint Athanase, et
qui ne croient pas Jésus-Christ Dieu ; mais on peut du moins
croire ici la Trinité, comme je fais, sans être persécuté ; faites-
en autant. Soyez bon catholique, bon sujet du roi, comme vous
l'avez toujours été, et vous serez tranquille, heureux, aimé, estimé,
honoré partout, particulièrement dans cette enceinte charmante
couronnée par les Alpes, arrosée par le lac et par le Rhône, cou-
verte de jardins et de maisons de plaisance, et près d'une grande
viJle où l'on pense. Je mourrais assez heureux si vous veniez
vivre ici. Mille respects à madame votre femme.
Notre nièce est très-sensible à l'honneur de votre souvenir.
4i-2G. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCI:: DE DIRAC.
A Ferncy, 20 janvier.
Vous connaissez ma vie, monsieur; mes occupations sont fort
augmentées. Depuis que j'ai eu le malheur de vous perdre*, je
n'ai pas eu un moment à moi. J'ai voulu vous écrire tous les
1. (Christophe do Bcauinont.
2. IJcniard de (Coubcrl.
3. Saint Maltliieii, chap. xiv, vers 21.
4. D'Argcnce avait visité Voltaire en septembre précédent.
460 CORRESPONDANCE.
jours, et je me suis contenté de penser sans cesse à vous. Je vois,
par les lettres dont vous m'honorez, que vous êtes heureux. Il n'y
a que deux sortes de bonheur dans ce monde : celui des sots qui
s'enivrent stupidement de leurs illusions fanatiques, et celui des
philosophes. 11 est impossible à un être qui pense de vouloir tàter
de la première espèce de bonheur, qui tient de l'abrutissement.
Plus vous vous éclairez, et plus vous jouissez. Rien n'est plus
doux que de rire des sottises des hommes, et de rire en connais-
sance de cause. Si vous daignez vous amuser, monsieur, à recher-
cher en quel temps certaines gens s'avisèrent de dire que deux
et deux font cinq, et dans quel temps d'autres docteurs assurèrent
que deux et deux font six, il vous sera aisé de voir que ni le sen-
timent d'Arius ni celui d'Athanase n'étaient nouveaux; et que,
dès le iir siècle, les théologiens, étant devenus platoniciens, se
battirent à coups d'écritoire pour savoir si l'œuf est formé avant
la poule, ou la poule avant l'œuf, et si c'est un péché mortel de
manger des œufs à la coque certains jours de l'année.
Pour votre pâté de perdrix', il nous arrivera heureusemeni
avant le carême ; ainsi nous pourrons en manger en sûreté de
conscience, car vous sentez combien Dieu est irrité, et qu'il a
va de la damnation éternelle, quand on est assez pervers pour
manger des perdrix à la un de février, ou au commencement de
mars.
J'ai fait, depuis votre départ, une terrible action d'impiété :
j'ai contraint les jésuites à déguerpir d'un domaine qu'ils avaient
usurpé sur six gentilshommes mes voisins -, tous frères, tous
officiers du roi, tous servant dans le régiment de Deux-Ponts,
tous braves gens, tous en guenilles.
Je me damne de plus en plus ; je suis actuellement oc-
cupé à poursuivre criminellement un curé' de nos cantons,
lequel a cru qu'il est de droit divin de rosser ses paroissiens. Il
est allé pieusement, à onze heures du soir, chez une dame, avec
cinq ou six paysans armés de butons ferrés, pour empêcher qu'on
ne fît l'amour sans sa permission. Son zèle a été jusqu'à laisser
sur le carreau un jeune homme de famille, baigné dans son sang ;
et s'il ne s'était trouvé un impie comme moi, ce pauvre garçon
était mort, et le curé impuni. Le curé se défend tant qu'il peut :
il dit qu'il ne veut point aller aux galères, et que je serai damné ;
1. La commune de Dirac n'est qu'à deux lieues d'Angoulême, et les pâtés de
perdrix aux truffes qu'on fait dans cette ville sont encore en grand renom. (Gr..)
2. Voyez la lettre 4398.
3. Voyez la requête contre lui ; tome XXIV, pai^e 161.
ANNEE 17GI. ICI
mais heureusement un bon prêtre' vient de prouvera Neufcliàtcl
que l'enfer n'est point du tout éternel ; qu'il est ridicule de penser
que Dieu s'occupe, pendant une infinité de siècles, à rôtir un
pauvre diable. C'est dommage que ce prêtre soit un huguenot,
sans cela ma cause était bonne : je n'aime point ces maudits
liuguenots. Nous avons eu, depuis peu, un cocu à Genève. Ce cocu,
comme vous savez, tira un coup de pistolet à l'amant- de sa
femme. La petite Église de Calvin, qui fait consister la vertu dans
l'usure et dans l'austérité des mœurs, s'est imaginé qu'il n'y avait
de cocus dans le monde que parce qu'on jouait la comédie. Ces
maroufles s'en sont pris aux jeunes gens de leur ville qui avaient
joué sur mon théâtre deTournay, et ils ont eu l'insolence de leur
faire promettre de ne plus jouer avec des Français, qui pour-
raient corrompre les mœurs de Genève ^
Vous voyez, monsieur, qu'on est aussi sot à Genève qu'on est
fou à Paris ; mais je pardonne à ces barbares, parce qu'il y a chez
eux dix ou douze personnes de mérite \ Dieu n'en trouva pas
cinq dans Sodome : je ne suis pas assez puissant pour faire pleu-
voir le feu du ciel sur Genève; je le suis du moins assez pour
avoir beaucoup de plaisir chez moi, au nez de tous ces cagots.
J'en aurais bien davantage, monsieur, si vous étiez encore ici :
vous y verriez la descendante du grand Corneille, que nous avons
adoptée pour fille, M""^ Denis et moi. Son caractère paraît aussi
aimable que le génie de Corneille est respectable.
Adieu, monsieur; nous vous regretterons et nous vous aime-
rons toujours. S'il y a quelqu'un qui pense dans votre pays, faites-
lui mes compliments. M"" Denis vous fait les siens bien tendre-
ment.
ii-27. — A M. LE MARQUIS DE CHALVELI.N.
21 janvier.
Voici, pour Votre Excellence, la négociation la plus imporlanto
que vous ayez jamais fait réussir. Le porteur, avec son bara-
goin, est à la tête d'une troupe d'histrions; il a le privilège dti
gouverneur de Bourgogne; il veut nous donner du plaisir: c'est
donc un homme nécessaire à la société. Une autre troupe d'Iiis-
1. Ferdiit!in(l-01i\ iiT l*('til|)ierr ,
2. Le profossciir Nrckcr.
3. Allusion à quchiucs expressions de la IcUrc de J.-). Rousseau à VoRaii .
du 17 juin 17G0, n" W'y.i.
4. Genèse, wiii, ;(2.
41. — Cou Ri'.^r'()M)AN( E. I \. 11
462 CORRESPONDANCE.
irions, nommés prédicants calvinistes, a eu l'insolence de trouver
mauvais que les Genevois jouassent Alzirc en France, au cliûtcau
(le Tournay. Cette ville d'usuriers corromprait sans doute, en
France, la pureté de ses mœurs. De plus, les faquins à mono-
logue sont si jaloux des gens à dialogue ', qu'ils veulent avoir le
privilège exclusif d'ennuyer le monde. Le porteur a une troupe
catholique : il peut donner du plaisir sur terre de France; mais
les terres de Savoie sont plus à portée. S'il peut s'établir à Ca-
rouge, petit village' aux portes de Genève, il croit nos plaisirs
assurés, et sa fortune faite. Il demande donc votre protection.
0 belle ambassadrice! actrice charmante! portez nos prières
à M. de Chauvelin ; favorisez un art dans lequel vous daignez
exceller; confondez des hérétiques qui prêchent contre la divi-
nité de Jésus-Christ, et contre Athalie etPolyeucte. La descendante
du grand Corneille, qui est aux Délices, vous conjure, par les
mânes de Cinna et de Chimène, de procurer une église dans
Carouge au sacristain que nous vous dépêchons.
Monsieur l'ambassadeur, regardez cette affaire comme la plus
importante de votre vie, ou du moins de la nôtre. Les Délices
seront-elles assez heureuses pour vous reposséder au mois de
mai?
Respect et attachement éternel. Comment se portent le flls et
la mère ?
4428. — A M. THIERIOT.
A Ferney, 21 janvier.
Reçu le petit livre royal De Morihus hrachmanorum. Me voilà
plus confirmé que jamais dans mon opinion que les livres rares
ne sont rares que parce qu'ils sont mauvais ; j'en excepte seule-
ment certains livres de philosophie, qui sont lus des seuls sages,
que les sots n'entendraient pas, et que les sots persécutent.
Je reçois aussi la Divine Légation de Moïse ^ de l'évêque War-
burton, dans laquelle cet évêque prouve que Moïse était inspiré
de Dieu, parce qu'il n'enseignait pas l'immortalité de l'àme.
Point de roman de Jean-Jacques*, s'il vous plaît ; je l'ai lu pour
1. Voyez tome XXIV, page 215.
2. Carouge est aujourd'hui une jolie ville peuplée de plusieurs milliers d'habi-
tants.
3. Voyez la note, tome XXV, page 9.
4. La Nouvelle Hcloïse; voyez, tome XXIV, page 1G5, les Lettres de Voltaire sur
ce roman de J.-J. Rousseau.
ANNÉE 17G1. 463
mon malheur ; et c'eût été pour le sien, si j'avais le temps de
dire ce que je pense de cet impertinent ouvrage. Mais un culti-
vateur, un maçon, et le précepteur de M"" Corneille, et le ven-
geur d'une famille accablée par des prêtres, n'a pas le temps de
parler de romans.
Joue-t-on Tancrcde? joue-t-on le Pcre de famille? 0 mon cher
frère Diderot! je vous cède la place de tout mon cœur, et je vou-
drais vous couronner de lauriers'.
4i29. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA».
Au château de Feniey, pays de Gex, en Bourgogne,
par Genève, 22 janvier.
Madame, moi, n'avoir point écrit à Votre Altesse sérénissime !
Moi, coupable d'ingratitude ! Psou, madame, il est impossible
d'être ingrat avec vous ; il y a trop de plaisir à sentir et à expri-
mer les sentiments qu'on vous doit. Ce n'est qu'avec les en-
nuyeux qu'on est ingrat; on ne l'est jamais envers les vertus
aimables.
J'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Altesse sérénissime tant que
j'ai eu un souffle de vie ; et l'état de faiblesse où je suis me force
aujourd'hui de vous remercier de vos Ijienfaits par une main
étrangère. Je reçois le paquet de M""' de Bassevitz. Je vais la re-
mercier; mais elle permettra que je commence par M"'" la
duchesse de Gotha,
Je m'étais bien donné de garde, madame, d'adresser par la
l)Osteles volumes du Czar Pierre. Le port immense qu'ils auraient
coûté eût été une indiscrétion, et le paquet ne valait pas cette
dépense. J'envoyai le petit ballot par le commissionnaire Obous-
sier, de Lausanne. Il m'a plusieurs fois assuré que le paquet était
arrivé à Francfort; je lui écris encore aujourd'hui pour savoir
le nom de son correspondant. Le peu de sûreté des voitures
publi(iues est, à la vérité, le plus petit malheur de la guerre;
mais il ne laisse pas d'en être un. Quand finira-t-elle donc, ma-
dame, cette guerre funeste? M"'- de Bassevitz n'en souffre-l-elle
pas beaucoup? Son pays n'esl-il pas dévasté et rançonné?
Oscrais-je, madame, prendre la liberté de vous demander où
est à présent monsieur le landgrave de liesse? Serait-il vrai (juil
\. Les deux derniers paragraphes se relrou\cul dans une lettre à Thieriot, du
25 janvier. Voyez ci-après n° 4W.i.
2. Éditeurs, Bavoui et Franrois.
464 CORRKSPONDANCE.
fût gardé à vue, et qu'on ne pût lui écrire les choses les plus
simples qu'en courant quelque risque? N'est-ce pas encore là un
des efTets de cette guerre maudite?
Un de mesétonnements est que le roi de Prusse ait pu envoyer
un détachement de son armée à celle dcscsalliés. Depuis Mithri-
dato, on n'a jamais résisté si longtemps: il fut vaincu par des
Romains; mais le Milhridatc d'aujourd'hui est le seul Romain
que je connaisse. Son poëme sur VAit de la guerre est très-hion
traduit en italien. 11 est plus aisé de traduire ses vers que d'imiter
ses exemples.
Je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime et à ceux
de toute votre auguste famille, avec le plus profond et le* plus
tendre respect.
Le vieux Suisse V.
P. S. La grande maîtresse des cœurs m'a-t-elle entièrement
oublié? Je ne doute pas que Votre Altesse sérénissime n'ait un
ministre à Paris; mais si elle n'en avait pas, elle me permettra
de lui recommander un Genevois nommé Cromelin, dont je ré-
ponds comme de moi-môme. Elle en serait quitte, je crois, pour
1,200 livres de France par an, ou à peu près, et elle serait fidèle-
ment servie. Son Altesse sérénissime permet-elle qu'on insère
ici cette lettre pour M"" de Bassevitz?
4430. _ A MADAME LA COMTESSE DE BASSEVITZ i.
Feniey, 22 janvier 1761.
Une Polonaise, en 1722, vint à Paris, et se logea à quelques
pas de la maison que j'occupais. Elle avait quelques traits de res-
semblance avec l'épouse du czarowitz. Un officier français, nommé
d'Aubant, qui avait servi en Russie, fut étonné de la ressemblance :
cette méprise donna envie à la dame d'être princesse ; elle avoua
ingénument à l'officier qu'elle était la veuve de l'héritier de la
1. Je donne ce morceau, quoique ce ne soit qu'un fragment, parce que le
sujet est très-intéressant, et que la lettre à Scliouvalow, du 21 septembre 17G0,
rend ce fragment précieux.
Le Journal de Paris, du 19 juillet 1782, d'où je l'ai extrait, dit que M™' la
comtesse de B vivait encore à D***, dans le Mecklembourg. C'est aussi à
M™* de Bassevitz qu'est adressée une lettre du 25 déceinbre 1761. (B.)
— Il est assez longuement question de M'"'= d'Aubant ou d'Auban dans la
Correspondance litléraire de Grimm, juin et novembre 1777. Voyez ci-dessus les
lettres 42G4 et 4325.
ANNÉE 1761. 165
Russie ; qu'elle avait fait enterrer une bûche à sa place, pour se
sauver de son mari. D'Aubant fut amoureux d'elle et de sa prin-
cipauté ; ils se marièrent. D'Aubant, nommé gouverneur dans
une partie de la Louisiane, mena sa princesse en Amérique. Le
lionhomme est mort croyant fermement avoir épousé une belle-
sœur d'un empereur d'Allemagne, et la bru d'un empereur de
lîussie ; ses enfants le croient aussi, et ses petits-enfants n'en
douteront pas...
4431. — .\ -M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Au château de Fcrney, 22 janvier.
Mon cher Cicéron, qui ne vivez pas dans le siècle des Cicé-
rons, n'allez pas faire comme l'abbé Sallier et l'abbé de Saint-
Cyr' ; vivez, pour empêcher que la langue et le goût ne se cor-
rompent de plus en plus ; vivez, et aimez-moi. Je vous prie d'avoir
la bonté de me recommander de temps en temps à l'Académie,
comme un membre encore plus attaché à son corps qu'il n'en
est éloigné ; dites-lui que je respecterai et que j'aimerai jusqu'au
dernier moment de ma vie ce corps dont la gloire m'intéresse.
Tùchez, mon cher maître, de nous donner un véritable académi-
cien à la place de l'abbé de Saint-Cyr, et un savant à la place de
l'abbé Sallier. Pourquoi n'aurions-nous pas cette fois-ci M. Dide-
rot? Vous savez qu'il ne faut pas que l'Académie soit un sémi-
naire, et qu'elle ne doit pas être la cour des pairs. Quelques or-
nements dor à notre lyre sont convenables; mais il faut que les
cordes soient à boyau, et qu'elles soient sonores.
On m'a mandé que vous aviez été à une représentation de
Tancrède. Vous ne dûtes pas y reconnaître ma versification; je
ne l'ai pas reconnue non plus. Les comédiens, qui en savent plus
que moi, avaioiit mis beaucoup de vers de leur façon dans la
pièce; ils auront, à la reprise, la modestie de jouer la tragédie
telle que je l'ai faite.
Je ne pciiv m'empécher de vous dire ici que je suis saisi
d'une indignation académique quand je lis nos nouveaux livres.
J'y vois qu'une chose est au pnrfdlt, pour dire qu'elle est bien
faite. J'y vois qu'on a des intérêts à démêler vis-n-cis de ses voi-
sins, au lieu d'avec ses voisins; et ce mailicureuv mot de cis-à-
vis employé';'! tort, à travers.
On ni"cM\o\;i, il y ;i (luchpie l(Mnps, une brochniT dans Ia(pi(Mle
1. L'abbé Sallier était mort le 0 janvier I7(')l ; r;il>l)é do Saint-Cyr, le 1 i.
166 COHRESPONDANCE.
iiiio fille élait bien éduquée. au Jicu de bien élevée. Je parcours un
roman du citoyen de Genève S moitié galant, moitié moral, où
il n'y a ni galanterie, ni vraie morale, ni goût, et dans lequel il
n'y a d'autre mérite que celui de dire des injures à notre nation.
L'auteur dit qu'ù la Comédie les Parisiens calquent les modes fran-
çaises sur l'babit romain. Tout le livre est écrit ainsi ; et, à la
lionte du siècle, il réussira peut-être.
Mon cber doyen. Je siècle passé a été le précepteur de celui-ci;
mais il a fait des écoliers bien ridicules. Combattez pour le bon
goût; mais voudrez-vous combattre pour les morts?
Adieu. Je voudrais que vous fussiez ici ; vous m'aideriez à
rendre M'"' Corneille digne de lire les trois quarts de Cinna, et
presque tout ie rôle de Chimène et de Cornélie : je dis presque
tout, et non pas tout, car je ne connais aucun grand ouvrage
parfait, et je crois même que la chose est impossible.
4i32. — A M. DEODATI DE TOVAZZI.
Au château de Fcrney, en Bourgogne, 24 janvier.
Je suis très-sensible, monsieur, à l'honneur que vous me faites
de m'envoyer votre livre de V Excellence de la langue italienne^;
c'est envoyer à un amant l'éloge de sa maîtresse. Permettez-moi
cependant quelques réflexions en faveur de la langue fran-
çaise, que vous paraissez dépriser un peu trop. On prend sou-
vent le parti de sa femme, quand la maîtresse ne la ménage pas
assez.
Je crois, monsieur, qu'il n'y a aucune langue parfaite. Il en
est des langues comme de bien d'autres choses, dans lesquelles
les savants ont reçu la loi des ignorants. C'est le peuple ignorant
qui a formé les langages ; les ouvriers ont nommé tous leurs in-
struments. Les peuplades, à peine rassemblées, ont donné des
noms à tous leurs besoins ; et, après un très-grand nombre de
siècles, les hommes de génie se sont servis, comme ils ont pu,
des termes établis au hasard par le peuple.
Il me paraît qu'il n'y a dans le monde que deux langues véri-
tablement harmonieuses, la grecque et la latine. Ce sont en effet
-!. Julie.
2. La Dissertation sur l'Excellence de la langue italienne, par Deodati de
Tovazzi, parut en 1761, in-S" de iv et GO pages. On ne trouve pas à la suite les
deux lettres dont Deodati de Tovazzi parle dans son certificat rapporté tome XXV,
page 581.
ANNÉE nci. 1G7
les seules dout les vers aient une vraie mesure, un rhytlime cer-
tain, un vrai mélange de dactyles et de spondées, une valeur
réelle dans les syllabes. Les ignorants qui formèrent ces deux
langues avaient sans doute la tête plus sonnante, loreille plus
juste, les sens plus délicats que les autres nations.
Vous avez, comme vous le dites, monsieur, des syllabes
longues et brèves dans votre belle langue italienne : nous en
avons aussi; mais ni vous, ni nous, ni aucun peuple, n'avons
de véritables dactyles et de véritables spondées. Nos vers sont
caractérisés par le nombre, et non par la valeur des syllabes.
La bclla lingua toscana c la figlia primogenita dcl latino. Mais jouis-
sez de votre droit d'aînesse, et laissez à vos cadettes partager
quelque chose de la succession.
J'ai toujours respecté les Italiens comme nos maîtres; mais
vous avouerez que vous avez fait de fort bons disciples. Presque
toutes les langues de l'Europe ont des beautés et des défauts qui
se compensent. Vous n'avez point les mélodieuses et nobles ter-
minaisons des mots espagnols, qu'un heureux concours df
voyelles et de consonnes rend si sonores : Los rios. los Iwmbres,
las historiasjas costitmbres. Il vous manque aussi lesdiphthongues,
qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux : Les rois,
les empereurs, les exploits, les histoires. Vous nous reprochez nos
c muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre
bouche; mais c'est précisément dans ces e muets que consiste la
grande harmonie de notre prose et de nos vers. Empire, couronne,
diadème, flamme, tendresse, victoire; toutes ces désinences heu-
reuses laissent dans l'oreille un son qui subsiste encore après le
mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts
ne frappent plus les touches.
Avouez, monsieur, que la prodigieuse variété de toutes ces
désinences peut avoir quelque avantage sur les cinq terminaisons
de tous les mots de votre langue. Encore, de ces cinq terminai-
sons faut-il retrancher la dernière, car vous n'avez que sept ou
liuit mots qui se terminent en u; reste donc quatre sons, a, e, i,
0, qui finissent tous les mots italiens.
l>eiisez-vous, de bonne foi, que l'oreille d'un étranger soit
bien flattée, quand il lit, pour la première fois,
c '1 Ciipilano
<;ii(.''l i^ran scpolcro liJjtTÔ di Crislo;
et
MoUo ("l;!! opro col scnno o con la iiiano?
(Le Tasse, Jems. dcliv., di. t, -t
16P. CORRESPONDANCE.
Croyez-vous quo tous ces o soient bien agréables à une oreille
qui n'y est pas accoutumée? Comparez à cette triste uniformité,
si fatigante pour un étranger ; comparez à cette sécheresse ces
deux vers simples de Corneille :
Le destin se déclare, et nous venons d'entendre
Ce qu'il a résolu du beau-père et du gendre.
{La Mort de Pompée, acte I, scène i.)
Vous voyez que chaque mot se termine différemment. Pro-
noncez à présent ces deux vers d'Homère :
E^ ou ^-/i Ta Trpcora ^lacr/ir/iv spiTav-cs
A'^p£u^/î; Te, ava^ àvr^pcov, x.al 8ïoç Kyiklvjq.
[Iliade, liv. I, V. 6.)
Qu'on prononce ces vers devant une jeune personne, soit
anglaise ou allemande, qui aura l'oreille un peu délicate : elle
donnera la préférence au grec, elle souffrira le français, elle sera
un peu choquée de la répétition continuelle des désinences ita-
liennes. C'est une expérience que j'ai faite plusieurs fois.
^ Vos poètes, qui ont servi à former votre langue, ont si bien
senti ce vice radical de la terminaison des mots italiens qu'ils
ont retranché les lettres e et o, qui finissaient tous les mots à l'in-
tinitif, au passé, et au nominatif; ils disent «war pour amare,
iiocqueron pour nocquerono, la stagion pour la stagione, biion pour
huono, malevol pour malevole. Vous avez voulu éviter la cacopho-
nie ; et c'est pour cela que vous finissez très-souvent vos vers par
la lettre canine r, ce que les Grecs ne firent jamais.
J'avoue que la langue latine dut longtemps paraître rude et
barbare aux Grecs, par la fréquence de ses ur, de ses um, qu'on
prononçait our et oum, et par la multitude de ses noms propres,
terminés tous en us ou plutôt en ous. Nous avons brisé plus que
\'ous cette uniformité. Si Rome était pleine autrefois de sénateurs
et de chevaliers en us, on n'y voit à présent que des cardinaux
et des abbés en i.
Vous vantez, monsieur, et avec raison, l'extrême abondance
• le votre langue; mais permettez-nous de n'être pas dans la
disette. Il n'est, à la vérité, aucun idiome au monde qui peigne
toutes les nuances des choses. Toutes les langues sont pauvres à
1. Cet alinéa et le suivant ne sont ni dans le recueil de 1766, ni dans l'édition
originale. (B.)
ANNÉE 1761. 169
cet égard ; aucune ne peut exprimer, par exemple, en un seul
mot, l'amour fondé sur l'estime, ou sur la beauté seule, ou
sur la convenance des caractères, ou sur le besoin d'aimer.
Il en est ainsi de toutes les passions, de toutes les qualités de
notre àme. Ce que l'on sent le mieux est souvent ce qui manque
de terme.
Mais, monsieur, ne croyez pas que nous soyons réduits à
l'extrême indigence que vous nous reprochez en tout. Vous faites
un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre
pauvreté ; vous mettez d'un côté orgoglio, alterirjia, superbia, et de
l'autre, orgueil tout seul. Cependant, monsieur, nous avons or-
gueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance,
insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance^. Tous ces
mots expriment des nuances difl"érentes, de même que chez
vous orgoglio, alterigia, superbia, ne sont pas toujours syno-
nymes.
Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos misères, de
n'avoir qu'un mot pour signifier vaillant.
Je sais, monsieur, que votre nation est très-vaillante quand
elle veut, et quand on le veut ; l'Allemagne et la France ont eu
le bonheur d'avoir à leur service de très-braves et de très-grands
officiers italiens.
L' italico valor non è ancor morto.
Mais, si vous avez valente,prode, animoso, nous avons vaillant,
valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, audacieux,
brave, etc. Ce courage, cette bravoure, ont plusieurs caractères
(liiïérents, qui ont chacun leurs termes propres. Nous dirions
hicn que nos généraux sont vaillants, courageux, braves, etc. ;
mais nous distinguerions le courage vif et audacieux du général -
qui emporta, l'épée à la main, tous les ouvrages de Port-Mahon
taillés dans le roc vif; la fermeté constante, réfléchie et adroite,
avec laquelle un de nos chefs ^ sauva une garnison entière d'une
ruine certaine, et fit une marche de trente lieues à la vue d'une
armée ennemie de trente mille combattants.
1. Mol Irès-rnerfiviue et trop abandonné, est-il dit, entre deux parontlièscs,
duns lo Journal Encyclopédique, \" fùvricr 1701. Voltaire se servait volontiers
dc-s mois outrecuidance et outrecuidant, surtout en écrivant à ses amis. Dcodati
e-t appelé outrecuidant auteur, dans la lettre iiJi.
2. Le man^clial de Richelieu, en \lhCt.
3. Le man-cha! de Bi'lle-Isle, en 17 42. — Siècle de Louis XV, tome XV.
470 CORRESPONDANCE.
Nous exprimerions encore difleremment rintrépidité tran-
quille que les connaisseurs admirèrent dans le petit-neveu' du
héros de la Valteline-, lorsque, ayant vu son armée en déroute
par une terreur panique de nos alliés, ce général, ayant aperçu
le régiment de Dicsbach et un autre, qui faisaient ferme contre
une armée victorieuse, quoiqu'ils fussent entamés par la cavalerie;
et foudroyés par le canon, marcha seul îi ces régiments, loua
leur valeur, leur courage, leur fermeté, leur intrépidité, leur
vaillance, leur patience, leur audace, leur animosité, leur bra-
voure, leur héroïsme, etc. Voyez, monsieur, que de termes pour
un ! Ensuite il eut le courage de ramener ces deux régiments à
petits pas, et de les sauver du péril où leur valeur les jetait ; les
conduisit en bravant les ennemis victorieux, et eut encore le
courage de soutenir les reproches d'une multitude toujours mal
instruite.
Vous pourrez encore voir, monsieur, que le courage, la va-
leur, la fermeté de celui' qui a gardé Cassel etGœttingenS malgré
les efforts de soixante mille ennemis très-valeureux, est un cou-
rage composé d'activité, de prévoyance, et d'audace. C'est aussi
ce qu'on a reconnu dans celui ^ qui a sauvé Vesel. Croyez donc,
je vous prie, monsieur, que nous avons, dans notre langue, l'es-
prit de faire sentir ce que les défenseurs de notre patrie ou de
notre pays ont le mérite défaire.
Vous nous insultez, monsieur, sur le mot de ragoût; vous
vous imaginez que nous n'avons que ce terme pour exprimer
nos mets, nos plats, nos entrées de table, et nos menus. Plût à
Dieu que vous eussiez raison, je m'en porterais mieux! mais
malheureusement nous avons un dictionnaire entier de cuisine.
Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gour-
mand; mais daignez plaindre, monsieur, nos gourmands, nos
goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons.
Vous ne connaissez que le mot de savant; ajoutez-y, s'il vous
plaît, docte, èrudil, instruit, éclaire, habile, lettré; vous trouverez
1. Le prince de Soubise, le 5 novembre 1757. — On voit dans une lettre à
d'Argental, du 2 décembre 1757, que Voltaire savait à quoi s'en tenir sur l'intré-
pidité tranquille de Soubise à Rosbacb.
2. Ce passage, ainsi que d'autres, fut falsifié dans le volume intitulé Lettres
de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse; voyez tome XXV, page 579, et ci-
après, la lettre à Deodati de Tovazzi, du 9 septembre 1766.
3. Le maréchal de Broglie.
4. Le comte de Vaux commandait à Gœttingue.
5. Le marquis de Schomberg fut chargé, par le marquis de Castries, de faire
lever le sicge de Vesel.
ANNÉE 17 6 1. 171
parmi nous le nom et la chose. Croyez qu'il en est ainsi de tous
les reproches que vous nous faites. Mous n'avons point de dimi-
nutifs; nous en avions autant que vous du temps de Marot, et de
Rabelais, et de Montaigne ; mais cette puérilité nous a paru in-
digne d'une langue ennoblie parles Pascal, les lîossuet, les Féne-
lon, les Pellisson, les Corneille, les Despréaux, les Racine, les
Massillon, les La Fontaine, les La Bruyère, etc.; nous avons
laissé à Ronsard, à Marot, à du Bartas, les diminutifs badins en
otte et en ette, et nous n'avons guère conservé que /Jeurette, amou-
rette, fillette, grisette, grandelette, vieillotte, nabote, maisonnette,
villotte; encore ne les employons-nous que dans le style très-
familier. N'imitez pas le Buonmattei S qui, dans sa harangue à
l'Académie de la Crusca, fait tant valoir l'avantage exclusif d'ex-
primer corbello, corbellino, en oubliant que nous avons des cor-
beilles et des corbillons.
Vous possédez, monsieur, des avantages bien plus réels, celui
des inversions, celui de faire plus facilement cent bons vers en
italien que nous n'en pouvons faire dix en français, La raison
de cette facilité, c'est que vous vous permettez ces hiatus, ces bâil-
lements de syllabes que nous proscrivons; c'est que tous vos
mots, finissant en a, e, i, o, vous fournissent au moins vingt fois
plus de rimes que nous n'en avons, et que, par-dessus cela, vous
pouvez encore vous passer de rimes. Vous êtes moins asservis
que nous à l'hémistiche et à la césure ; vous dansez en liberté,
et nous dansons avec nos chaînes.
Mais, croyez-moi, monsieur, ne reprochez à notre langue ni
la rudesse, ni le défaut de prosodie, ni l'obscurité, ni la séche-
resse. Vos traductions de quelques ouvrages français prouve-
raient le contraire. Lisez d'ailleurs tout ce que MM. d'Olivet et
Dumarsais ont composé sur la manière de bien parler notre
langue ; lisez M. Duclos ; voyez avec combien de force, de clarté,
d'énergie, et de grâce, s'expriment MM. d'Alemberl et Diderot.
Quelles expressions pittoresques emploient souvent M. de Hull'on
et AL Helvétius, dans des ouvrages qui n'(Mi [)aiaissenl pas tou-
jours susceptibles!
Je finis cotte lettre trop longue par une seule réflexion. Si le
peuple a formé les langues, les grands hommes les perfectionnent
l)ar les bons livres; et la première de toutes les langues est celle
qui a le plus d'excellents ouvrages.
I. BonuU IUioiimatt(;i, né en lôSl à Floroiii-o, mort en lGi7.
472 CORRESPONDANCE,
J'ai riionnoiir (rêtre, monsieur, avec beaucoup d'estime pour
vous et pour la langue italienne, etc.
4'.33. — A M. THIERIOT'.
Au château de Tournay, 2o janvier.
iMille tendres remerciements à M. Damilaville et à M. Thie-
riol. Point de roman de Jean-Jacques, s'il vous plaît; je l'ai lu
pour mon malheur, et c'eût été pour le sien si j'avais le temps
de dire ce que je pense de cet impertinent ouvrage ; mais un
cultivateur, un maçon, et le précepteur de M"*" Corneille, et le
vengeur d'une famille accablée par des prêtres, na pas le temps
parler de romans.
Voici pourtant, mes amis, une petite réponse que j'ai eu le
temps de faire à M. Deodati; vous me rendrez un important ser-
vice en la faisant imprimer, en la donnant à tous les journaux.
Ni M. de Richelieu, ni le prince de Soubise, "ni le maréchal de
Rroglie, ni M. Diderot, n'en seront fâchés. J'estime qu'il convien-
drait assez que M. Daquin^ imprimât dans son Hebdomadaire
cette petite réponse, et qu'il en envoyât des exemplaires à tous
les intéressés. En voici deux exemplaires, l'un pour M. Deodati,
l'autre pour M. Daquin.
Mille remerciements! Encore une fois, joue-t-on Tancrede?
joue-t-on le Père de famille? 0 mon cher frère Diderot! je vous
cède la place de tout mon cœur, et je voudrais vous couronner
de lauriers.
Mon ancien ami Thieriot saura que Daumart, mon parent ^
n'a point la maladie qu'on supposait. J'ai de l'admiration pour
M. Bagieu ; il a deviné tout ce que Tronchin a vu et tout ce qu'il
a dit.
N'aurai-je point la feuille' contre M. Le Brun, contre M"' Cor-
neille et contre moi ?
J'ai renvoyé à M. Jannel la Pallade'' du roi pour M. Capperon-
nier, bibliothécaire ; j'ai écrit à l'un et à l'autre.
Ainsi M. Thieriot peut m'envoyer le roman ^ Pouplinière, qui
me fera sans doute plus de plaisir que celui de Jean-Jacques.
1. Éditeurs, de Cayrol et François. Voyez la note 1 de la page 163.
2. Rédacteur, avec de Caux, de la Semaine littéraire.
3. De Fréron.
4. Poëme de Frédéric.
5. Daira, par La Popelinière.
ANNÉE 17GI. 173
ii34. —DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES'.
Janvier 1701 -.
Agréez, monsieur, que je vous demande l'explication dune chose tout à
fait singulière que je trouve dans le compte de mes affaires, que Ion vient
de m'envoyer du pays de Gex, pour les années l7o9 et 1760. C'est ii l'article
des payements qu'a faits le nommé Chariot Baudy, d'une coupe de bois que
je lui avais vendue avant notre traité. Il me porte en com[)teeten payement
« quatorze moules de bois vendus à M. de Vollaiie, à trois patagons le
moule ». Et comme il pourrait paraître fort extraordinaire que je payasse
le bois de la fourniture de votre maison, il ajoute pour explication qu'ayant
été vous demander le payement de sa livraison, vous l'aviez refusé en alDr-
mant que je vous avais fait don de ce bois. Je vous demande excuse si je
vous répète un tel propos : car vous sentez bien que je suis fort éloigné de
croire que vous l'ayez tenu, et je n'y ajoute pas la moindre foi. Je ne prends
ceci que pour le discours d'un homme rustique fait pour ignorer les usages
du monde et les convenances; qui ne sait pas qu'on envoie bien à son ami
et son voisin un panier de pèches ou une demi-douzaine de gélinotes, mais
que si on s'avisait de lui faire la galanterie de quatorze moules de bois ou
de six chars de foin, il le prendrait pour une absurdité contraire aux bien-
séances, et il le trouverait fort mauvais.
Le fait, dont je me souviens très-nettement, est que, me parlant en con-
versation de la rareté du bois dans le pays et de la peine que vous aviez ii
en avoir pour votre ménage, j'eus l'honneur do vous répondre que vous en
trouveriez aisément sur place, vers Chariot, de Chambésv , qui vendait
actuellement ceux qu'il avait eus de ma coupe, et que, si vous vouliez, je
lui dirais de vous en fournir; à quoi vous me répliijuàtes que je vous ferais
grand plaisir. Quelque temps après, nous rencontrâmes cet homme, à qui je
dis de vous mener les bois de chauffage dont vous aviez besoin; vous lui
ajoutâtes même de vous en mener deux ou trois voitures dès le lendemain,
parce que vous en manquiez. Voilà toute la part que j'ai à ceci; et je vous
offenserais sans doute si je m'avisais d'y avoir celle de payer la commission.
J'espère que vous voudrez faire incontinent payer cette bagatelle à Chariot,
parce que, comme je me ferai certainement payer de lui, il aurait infailli-
blement aussi son recours contre vous, ce qui ferait une affaire du genre
de celles qu'un houuno tel (jue vous no veut point avoir.
J'ai l'honneur d'être, avec l'atlachoment infini ([uo je vous ai voué, mon-
sieur, etc.
1. Éditeur, Th. Foissct.
'_'. Il paruU qu'il y cul une interruption de six mois dans la correspondance,
la lettre du 10 Juillet 1700 élunt rcttéc sans réponse. {Xole du premier cditeur.)
174 CORRESPONDANCE.
4't3o. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Au château de Ferney, 26 janvier.
Et ces yeux, ces yeux que vous fermez quand vous êtes con-
tent, se portent-ils mieux, mon clicr ange?
J'ai un besoin très-grand d'être fortement recommandé à M. de
Villeneuve \ Est-il possible que je n'aie besoin de personne dans
le pays étranger, et que j'aie besoin d'un intendant en France,
avec mes terres libres? Je ferai une belle requête pour M. le duc
de Clioiseul ; mais je lui ai tant demandé de choses pour les
autres que je n'ose plus lui rien demander pour moi.
J'ai de terribles affaires sur les bras. Je chasse les jésuites
d'un domaine usurpé par eux ; je poursuis criminellement un
curé ; je convertis une huguenote; et ma besogne la plus difficile
est d'enseigner la grammaire k M'" Corneille, qui n'a aucune
disposition pour cette sublime science.
Est-il vrai, monsieur et madame, mes anges tutélaires, est-il
vrai qu'on joue Tancrède?
Est-il vrai qu'on joue aux Italiens une parade intitulée le Comte
de Boursoufle-, sous mon nom? Justice! justice! Puissances célestes,
empêchez cette profanation ; ne souffrez pas qu'un nom que vous
avez toujours daigné aimer soit prostitué dans une affiche de la
Comédie italienne. J'imagine qu'il est aisé de leur défendre d'im-
puter, dans les carrefours de Paris, à un pauvre auteur, une
pièce dont il n'est pas coupable.
J'estime, mes anges, qu'il faut retrancher Lefranc de ce
Panta-odui ^ à M"' Clairon ; nous le retrouverons bien une autre
fois. Il ne faut pas souiller par une satire les louanges de Melpo-
mène. En ôtant Lefranc, tout va, tout se lie.
Et le roman de Jean-Jacques ! A mon gré, il est sot, bourgeois,
impudent, ennuyeux; mais il y a un morceau admirable sur le
suicide*, qui donne appétit de mourir.
Avez-vous vu celui de La Popelinière ou Pouplinière ■ ?
Est-ce vous qui avez envoyé à M. de La Marche notre
Tancrcdc?
1. Dufour de Villeneuve, nommé intendant de Bourgogne en 1760.
2. Voyez tome VU, page 543.
3. Êpître à DapJiné; voyez tome X. Le nom de Lefranc y est resté.
4. La Nouvelle Héloïse, partie 111, lettre xxi.
5. Voyez la lettre 4462.
ANNÉE 17GI. 175
Nous avons ici Ximenès, oui, le marquis de Ximenès *. Hélas !
nous ne vous aurons pas. Nous baisons le bout de vos ailes.
■ii3G. — A M. MARMOMEL.
A Fenicy, 27 janvier.
Après avoir été tant applaudi en vers- à l'Académie, il faut
que vous y soyez applaudi en prose, mon cher ami, dans un
beau discours de réception. Vous fûtes d'abord mon disciple ;
vous êtes devenu mon maître; il faut que vous soyez mon con-
frère. Il me semble que cette place vous est due à plus d'un
égard : ce sera une récompense du mérite, et une consolation de
l'injustice que vous avez essuyée. Je ne regretterai Paris que le
jour où je voudrais vous entendre et vous répondre. Je par-
tagerai du moins tous vos succès, du fond de mes retraites. Si ma
plume pouvait suivre mon cœur, je vous en dirais davantage ;
mais ma mauvaise santé me force d'être court quand l'amitié
voudrait me rendre bien long. Nous avons ici M. de Ximenès,
votre confrère en poésie. Il me paraît n'avoir nulle envie d'être
le Rodrigue de la Gliimène que nous possédons. Sur le nom du
père de Cliiinène, mes respects à votre voisine ^
4437. — A M. LE CONSEILLER LE HAULT^.
Au château de Ferney, pays de Gcx, 29 janvier ITtJl.
Monsieur, M. de Ruffey a pris le département d'Apollon, et
vous de Bacclius avec moi ; je ne m'étais adressé à M. de Ruffey,
pour substituer des tonneaux de vin à l'ilippocrène, que parce
que vous paraissiez ni'abandonner tout à fait. Si Tancndc et
l^ievre vous ont amusé, monsieur, reprenez donc vos nobles
fonctions, je me livre à vous pour toute ma vie; je fais de meil-
leur vin dans la terre de Tournay que M. le président de Rrosses
ne l'imagine; mais il ne vaut pas le vôtre. Daignez donc, mon-
1. D'Argcntal savait quels motifs graves Voltaire avait de se plaindre de
Ximenès.
2. L'Académie française, en l'iid, iivail cninonné l'auteur de VKpUrc aux
poêles, intitulée ks Charmes de l'Elntle. C'eiiiii le troisième trionipiie de .Mar-
montcl en ce genre, et Voltaire le lui avait prédit. (Ci..)
3. Sans doute M"' Clairon.
4. l'kliteur, de Mandat-Cranccy. — Dictée à un secrétaire, bij5'uée seulement
par Voltaire, sauf riutercalation signalée plus loin.
i76 CORRESPONDANCE.
sieur, m'envoycr tous les ans deux tonneaux, l'un de vin d'ordi-
naire , l'autre de nectar, qui me fasse longtemps jouir de la
terre de Tournay; sans trop déplaire au président, je les ai-
merais assez en doubles futailles, le vin se conserve sur sa lie
et s'abonnit.
Le curé de Moëns aurait dû mettre un peu plus d'eau dans
son vin ; je ne sais quelle prérogative les pasteurs du pays de Gex
croient avoir de donner des coups de Mton à leurs ouailles.
J'interrogeai hier un paysan qui avait reçu, il y a quelques
années, cent coups de bâton du môme curé à la porte de l'église ;
il me dit que c'était l'usage. J'avoue, monsieur, que chaque pays
a ses cérémonies. Mais, railleries à part, la nouvelle aventure de
ce prêtre est très-grave et très-punissable : c'est un assassinat pré-
médité dans toutes les formes. J'ai vu le fils de Decroze à la
mort pendant quinze jours. Le curé lui-même alla à une demi-
lieue de chez lui, à dix heures du soir, armer les assassins. C'est
un homme qui fait trembler tout le pays ; il est malheureuse-
ment l'intime ami du substitut de monsieur le procureur général,
et c'est probablement à cette tendre amitié qu'il doit l'indulgence
dont il abuse ; il n'a été qu'assigné pour être ouï, tandis que ses
complices ont été décrétés de prise de corps. Il remue tout le
clergé, il court à Annecy remontrer àl'évêque que tout est perdu
dans l'Église de Dieu si les curés ne sont pas maintenus dans le
droit de donner des coups de bâton à qui il leur plaît.
Mais voici quelque chose d'un peu plus grave et de plus
ecclésiastique. Une sœur du sieur Decroze, assassiné par le curé
de Moëns, voyant son frère en danger de mort, s'est avisée de
faire une neuvaine, et c'est à cela sans doute qu'on doit la
guérison de ce pauvre garçon (qu'il faudra pourtant faire tré-
paner peut-être dans quelque temps) ; une neuvaine ne vaut rien
si on ne se confesse et si on ne communie. Elle se confessa donc.
Mais à qui? A un jésuite, nommé Jean Fessy, ami du curé de
Moëns. Jean Fessy lui dit qu'elle était damnée si elle n'abandon-
nait pas la cause de son frère, et si elle ne forçait pas son père à
se désister de toute poursuite contre le curé, et à trahir le sang
de son fils. Il lui refusa l'absolution * ! La pauvre fille, effrayée et
tout en larmes, vint apprendre cette nouvehe à son père; elle fit
serment devant moi que rien n'était plus véritable. Jugez quel
effet cette scène fait dans Genève et dans toute la Suisse.
1. Ces mots : Il lui relusa l'absolution .' sont ajoutés de la main de Voltaire,
entre deux lignes.
ANNÉE 17GI. 177
Je VOUS supplie de vouloir bien me mander, monsieur, si le
j)èrc n'est pas en droit de faire jurer sa fille en justice, et si le
jrsuite Jean Fessy ne doit pas subir interrogatoire; il me semble
qu'on en usa ainsi dans l'affaire du bienheureux Girard et de la
Cadière; celle-ci est plus affreuse, parce que l'assassinat y est
joint au sacrilège. Ce qu'on appelle la justice de Gex mériterait
i)ienquela véritable justice de Bourgogne daignAt la diriger. Et,
en vérité, on aurait besoin que quelques conseillers du parlement
vinssent mettre un frein au brigandage qui règne dans cette
malbeureuse petite province.
J'ai l'honneur d'être avec tout le respect possible, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4438. — A -M. LE COMTE D' Ai; CENT AL.
Ferncy, 30 janvior.
Mon divin auge et ma divine ange, amusez-vous de cet im-
primés et voyez comme on trouve des jésuites partout; mais
aussi ils me trouvent. Je leur ai ôté la vigne de Naboth. Il leur
en coûte vingt-quatre mille livres : cela apprendra à Berthier
qu'il y a des gens qu'on doit ménager. Il s'agit à présent de pour-
suivre un sacrilège -, Je serai aussi terrible dans le spirituel que
dans le temporel.
Adorables anges, je demande grâce pour ce beau mot :
S'il y sert Dieu, c'est qu'il est exilé 3;
car vous savez que d'ordinaire disgrAce engendre dévotion. Oui,
mort-dieu, je sers Dieu, car j'ai en horreur les jésuites et les jan-
sénistes, car j'aime ma patrie, car je vais à la messe tous les di-
manches, car j'établis des écoles, car je bâtis des églises, car je
vais établir un bùpital, car il n'y a ])lus de pauvres chez moi, en
dépit des commis des gabelles. Oui, je sers Dieu, je crois en
Dieu, et je veux qu'on le sache.
Vous n'êtes pas contents du portrait du petit singe? Kh bien :
en voici iin antre :
Un pelii singe, ignorant, indocile,
Au sourcil noir, au long et noir iiabit,
1. Je ne suis quel peut, Ctrc cet iinpriinô. (B.)
2. Aririan.
3. Variantes de VKpUre à Daphnr-Clairon, où n'est pas épar'^'né /c pr''t >'>, •
Ouicr Joly lie Kleury. (Cl.)
41. — Coiill i:Sl'0\I) ANCK. l \. 1.»
478 CORUESPONDANCE.
Plus noir encore et do cœur et d'esprit,
Hé[)an(l sur moi ses phrases et sa bile.
En grimaçant le monstre s'applauilil
D'être à la fois et Thersite cl Zoïlo ;
IMais, grâce au ciel, il est un roi puissant,
Sage, éclairé, etc.
Le singe se reconnaîtra s'il veut ; je ne peux faire mieux quant
ù présent. Je n'ai que trois gardes ; si j'en avais davantage, je vous
réponds que tous ces drôles s'en trouveraient mal. Il faut verser
son sang pour servir ses amis et pour se venger de ses ennemis,
sans quoi on n'est pas digne d'être homme. Je mourrai en bra-
vant tous ces ennemis du sens commun. S'ils ont le pouvoir (ce
que je ne crois pas) de me persécuter dans l'enceinte de quatre-
vingts lieues de montagnes qui touchent au ciel, j'ai. Dieu merci,
quarante-cinq mille livres de rente dans les pays étrangers,
et j'ahandonnerai volontiers ce qui me reste en France pour
aller mépriser ailleurs à mon aise, et d'un souverain mépris,
des bourgeois insolents * dont le roi est aussi mécontent que
moi.
Pardonnez, mes divins anges, à cet enthousiasme : il est
d'un cœur né sensible ; et qui ne sait point haïr ne sait point
aimer.
Venons k présent au tripnt, et changeons de style.
Vous vous plaignez de n'avoir T^o'mt Fanime. Quoi ! vous voulez
donner tout de suite deux vieillards radoteurs qui grondent leurs
filles : n'avez-vous pas de honte ? Ne sentez -vous pas quelle pro-
<ligieuse difTérence il y a entre la fin de Tancrède et la fin
(le Fanime? Attendez, vous dis-je, attendez Pâques fleuries. Je
vous remercie bien humblement, bien tendrement, de toutes
vos bontés charmantes, et de votre tasse pour la Muse limona-
dière.
Je vois d'ici M"" Clairon enchanter tous les cœurs ; et si les
sifflets sont pour moi, les battements de mains sont pour elle. Je
m'appelle Pancrace- ; mais je ne veux de ma vie gratter la porte
d'aucun cabinet : j'aimerais mieux gratter la terre. Mon seul
malheur dans ce monde, c'est de n'être pas dans votre cabinet
pour manger avec vous du parmesan, pour boire, car j'aime à
boire, comme vous savez. Puissent les yeux de M. d'Argental ne
1. Les membres du parlement, qui, le 10 janvier 17(31, avaient résolu d'adresser
au roi de très-humliles et très-respectueuses Remontrances.
2. Nom donné au pauvre auteur dans VÉpitre à Daphné ; voyez tome X.
ANNÉP: 1 761. <79
pleurer qu'aux tragédies ! Les miens pleurent d'une absence
qu'un parti triste, mais sagement pris, rend éternelle.
Une autre fois je vous parlerai du Droit du Seùjneur; je ne
peux vous parler aujourd'hui que des justes droits que vous avez
sur mon àme.
Je suis malingre ; j'ai diclé, et peut-être avec mauvaise hu-
meur : excusez un vieillard v<'rt.
4i3!). — A M. LK liRUM.
Au château de Ferney, pays do Ge.\ eu Bouivofc'ne,
par Genève, 30 janvier.
Permettez-moi, monsieur, d'être aussi en colère contre vous
que je me sens pour vous d'estime et d'amitié. Vous auriez bien
dû m'envoyer plus tôt la lettre insolente de ce coquin de Fréron,
depuis la [page l/j5 jusqu'à la page 16/j. Je n'insisterai point ici
sur les mauvaises critiques qu'il fait de votre Ode. Parmi ses cen-
sures de mauvaise foi, il y en a quelques-unes qui pourraient
éblouir, et, si vous réimprimez votre ode, je vous demande en
grùce de consulter quelque ami d'un goût sé\ère, et surtout de
ménager l'impatience des lecteurs français, qui, d'ordinaire, ne
peut souffrir dans une ode que quinze ou vingt strophes tout au
plus. Le sujet est si beau, et il y a dans votre ode des morceaux
si touchants, que vous vous êtes vous-même imposé la nécessité
de rendre votre ouvrage parfait. Un des grands mojens de le per-
fectionner est de l'accuurcir, et de sacrifier quelques expressions
auxquelles l'oreille française n'est pas accoutumée.
Je n'ai jamais fait un ouvrage de longue haleine sans con-
sulter mes amis. M. d'Argental m'a fait corriger plus de deux
cents vers dans Tancrcde, et m'en a fait retrancher plus de cent ;
et la pièce est encore très-loin de mériter les bontés dont il l'a
honorée.
Croyez-moi, monsieur, il faut que nos ouvrages appartienm'i;l
ù nos amis et 'i nous.
Vir liomis fl piiidciis versus ri'|)ii'lioii(Ie( iiioilos,
Culpabil duios
(llou., de An juiii., V. Mrj-ue.)
Je me sens vivement intéressé à voire gloiic, et je crois qu'il
vous sera très-aisé de rendre toute voire ode digne de voire gé-
nie, de la noblesse d'àme qui vous Ta inspirée, et du bujel iiilé-
ressant qui en est l'objet.
480 CORRESPONDANCE.
Vous nu> pardonnerez sans doute la liberté que je prends; les
soMis que nous avons pris tous deux du grand nom de Corneille
doivent nous lier à jamais. Je regarde jusqu'à présent comme un
bienfait Thonneur et le plaisir que vous avez procurés à ma vieil-
lesse; W"" Corneille paraît mériter, de phis, tous les soins que
vous avez pris d'elle. Ma nièce l'élève et la traite comme sa fille;
mais plus le nom de Corneille est respectable, et plus vos soins,
ceux de M. Titon, et ceux de ma nièce, ont l'approbation de tous
les honnêtes gens; plus l'outrage que Fréron ose faire à cette
demoiselle et à vos bontés est punissable.
Monsieur le chancelier et M. de Malesherbes peuvent lui per-
met tre de dire son avis à tort et à travers sur des vers et de la prose;
mais ils ne doi\ent certainement pas souffrir qu'il insulte per-
sonnellement M""^ Denis, M"' Corneille, et vous-même, monsieur,
qui nous avez procuré l'honneur que nous avons. Le nom de La-
moignon est respectable, mais celui de Corneille l'est aussi ; et, sans
compter deux cents ans de noblesse qui sont dans la famille des
Corneille, la France doit aimer assez ce nom pour demander le
châtiment du coquin qui ose insulter la seule personne qui le porte.
M""* Denis est née demoiselle, et est veuve d'un gentilhomme
mort au service du roi : elle est estimée et considérée; toute sa
famille est dans la magistrature et dans le service. Ces mots de
Fréron^ : <( M"'^ Corneille va tomber entre bonnes mains, » mé-
ritent le carcan.
Le sieur L'Écluse, qui n'avait certainement que faire à tout
cela, se trouve insulté dans la même page ; il est vrai qu'étant
jeune il monta sur le théâtre; mais il y a plus de vingt-cinq ans
qu'il exerce avec honneur la profession de chirurgien-dentiste.
Il est faux qu'il loge chez moi ; il y est venu, il y a un an, pour
avoir soin des dents de ma nièce-. Je le traite, dit-il, comme mon
frère, et il insinue que je ne fais nulle différence entre une demoi-
selle de condition du nom de Corneille et un acteur de la Foire.
J'ai reçu M. de L'Écluse avec amitié, et avec la distinction que
mérite un chirurgien habile et un homme très-estimable tel que
lui. Il y a, d'ailleurs, quatre mois entiers qu'il n'est plus chez
moi, et qu'il exerce sa profession à Genève, où il est très-hono-
rablement accueilli. J'enverrai, s'il le faut, les témoignages des
syndics de Genève, qui certifieront tout ce que j'ai l'honneur de
vous dire.
i. Voyez une noie de la lettre 44 IG.
2. M""-- Denis.
ANNÉE 17G1. 181
Le résultat do la lettre insolente de Fréron est que vous
m'avez envoyé une fille de qualité pour être élevée par une dan-
seuse de corde. C'est outrager aussi M. Tilon , M"* de Vilgenou,
madame votre femme, et tous ceux qui se sont intéressés à lédu-
cation de M"-^ Corneille. Je ne doute pas que, si vous présentez
les choses sous ce point de vue à monseigneur le prince de Conti,
il ne trouve que Fréron mérite punition. On devrait en parler
aux ministres, et je crois même que c'est une afTairc du ressort
du lieutenant criminel : jamais rien n'a été plus marqué au coin
du libelle dift'amatoire que ses quatre lignes de la page 16Z|. Vous
pourriez, monsieur, engager son père à signer un pouvoir ù un
procureur. Ma nièce, M. de L'Écluse, et moi, nous pourrions
intervenir au procès. Je vous supplie, monsieur, de m'instruire
au plus tôt de ce que vous aurez fait, et de me dire ce qu'on
me conseille de faire. Nous allons, d'ailleurs, envoyer nos
plaintes h monsieur le chancelier. Voici copie de la lettre de
M""^ Denis.
Je vous présente mes respects.
Voltaire,
N. D. Il faut mettre la page 16/i entre les mains de mon
procureur, nommé Pinon du Coudrai, rue de Bièvre, et atta-
quer Fréron à la Tournelle; c'est le droit de la noblesse.
iliO. — DK M AD A. M K DENIS,
A MONSIEUR LE CHANCELIER DE FRANCE '.
Fcrney, 30 janvier.
Je me joins au cri de la nation contre un homme qui la déshonore. Un
nommé Fréron insulte toutes les familles : il m'outrage personnellement,
moi, M"' Corneille, alliée à tout ce qu'il y a de plus grand en France, et por-
tant un nom plus respectable que ses alliances. Je suis la veuve d'un gen-
tilhomme mort au service du roi; je prends soin de la vieillesse de mon
oncle, qui a l'honneur d'être connu de vous. J'ai recueilli chez moi la petite
nièce du grand Corneille, et je me suis fait un honneur de présider à son
éducation. Ce n'est pas au nommé Fréron, dont on tolère les impertinentes
feuilles sur des points de littérature, à oser entrer dans le secret des familles,
à insulter la noblesse, et à noircir publitpiement de couleurs abominables
une bonne action cju'il est fait pour ignorer. Sa page 1G4 est un libelle dif-
1. Le chancelier était Guillaumo de Lainoi^'non, d<'; \o G mars 10S3, mort en
1772, père de Malcaherbos.
18J CORRESPONDANCE.
famatoire: nous en demandons justice, moi, I\I"" Corneille, mon oncle, et un
autre citoyen, tous cgaleniont outrairés.
Si cette insolence n'était pas ropi'imce, il n'y aurait plus de familles
en sûreté.
J'i i riionncur d'entre, e'c.
4441. _ A M. LF', PRÉSIDENT DE BROSSES'.
Au château de Fcrncy, 30 janvier 1701.
Il ne s'agit plus ici, monsieur, de Charles Baudy, et de
quatre moules de bois; il est question du bien public, de la ven-
geance du sang répandu, de la ruine d'un homme que vous
protégez, du crime d'un curé qui est le fléau de la province, et
du sacrilège joint à l'assassinat. Le procurer de cet infortuné
Decroze est à Dijon ; Girod, qui conduit l'aiTaire, n'entend point
du tout la procédure criminelle. Le curé de Moëns emploie le
sacré, le profane, le ciel et la terre pour accabler l'innocence,
que vous protégez. Il est inouï qu'un homme, convaincu d'avoir
été chercher lui-même, à une demi-lieue de chez lui, des assas-
sins dans un cabaret; de les avoir armés, d'avoir frappé le pre-
mier, d'avoir encouragé les autres à frapper, n'ait été qu'assigné
pour être ouï, tandis que ses complices, cent fois moins cou-
pables, ont été décrétés de prise de corps.
Il est beaucoup plus étrange que le curé de Moëns ait obtenu
une attestation de vie et de mœurs du conseil de la ville de
Gex, malgré la réclamation du notaire conseiller Vaillet, au fils
duquel ce même curé de Moëns donna un soufflet en public,
l'an 1758, soufflet pour lequel il essuya un procès criminel dont
la minute est au grelTe, et qu'il accommoda pour cent écus.
J'ai entre les mains les dépositions de cinq personnes qu'il a
rouées de coups; il est essentiel que les preuves de tous ces
excès soient jointes au procès, pour contrebalancer, ou plutôt
pour anéantir l'indigne certificat que cet insolent curé a arraché
à la complaisance des conseillers de Gex. Le sieur Girod ne veut
pas comprendre de quelle importance est cette réquisition, et
combien elle sert à détruire les défenses du curé, qui prétend
n'être sorti de chez lui à dix heures du soir, et n'avoir armé
cinq hommes de bâtons ferrés que dans une sainte intention,
que pour empêcher le scandale.
Un avocat de Paris, que j'ai fait venir, est d'une opinion bien
i. Éditeur, Th. Foisset.
ANNÉE 17G1. 183
différente du sieur Girod ; il prétend que cette réquisition est
d'une nécessité indispensable. Vous savez sans doute à présent,
monsieur, que le sacrilège est joint à l'assassinat. Le jésuite Jean
Fessy, aumônier du résident à Genève, a osé refuser l'absolution
à la fille Decroze, jusqu'à ce qu'elle eût engagé son père à cesser
toute poursuite, jusqu'à ce que la sœur eût trahi le sang de son
frère, et le père le sang de son fils.
Mon avocat assure que, dans des cas pareils, on exige le ser-
ment de la fille et le serment du confesseur. Ces deux serments,
quand ils sont contradictoires, ne décident rien; mais les juges
voient aisément de quel côté est le parjure. Il est même à croire;
que Fessy ne se parjurera pas, car je sais qu'il est persuadé par
le curé de Moèns, et qu'il croit qu'il ne s'était rendu le 28 dé-
cembre au logis où soupait Decroze que pour prêcher la morale
à coups de bâtons, selon ces paroles : Contrains-les d'entrer.
Il est donc indispensable que le jésuite Fessy soit mis en
cause; et pour ne vous point fatiguer, monsieur, je vous prie de
renvoyer ma lettre à M. Girod, avec une simple apostille do
votre main, ou dictée par vous.
Tous les gentilshommes du pays sont dans l'indignation 1;;
plus violente, mais aucun ne secourt Decroze; je suis son seul
appui; je lui prête de l'argent, comme j'en ai prêté à MM. de
Crassy, gentilshommes au service du roi, pour rentrer dans leui-
bien usurpé* par les jésuites; mais je serai obligé d'abandonner
Decroze, s'il n'a pas de courage, et s'il ne fait pas toutes les
poursuites que doit faire un père qui a son fils à venger d'un
monstre.
Au reste, monsieur, vous ne pouvez mieux placer votre pro-
tection et votre pitié que dans cette affaire, qui crie vengeance
à Dieu et aux hommes.
J'ai l'honneur d'être, avec le plus respectueux attachemciil,
monsieur, votre très-humble, etc.
VOLTAIUE.
1. Lisez arhelé; voyez la Ii;Urc à ni;lvol,iiis du 2 janvier ITfil. Ce bien avaii
été régulièrement vendu pendant la minorité de MM. de Crassy pour éteiniin»
une dette. Ils y rentrèrent sans résistance, en vertu du retrait li;;nagcr. {Note du
premier éditeur.)
484 CORRESPONDAXCl-
i42. — A M. LE BRUN.
A Ferncy, 31 janvier.
Il est, monsieur, de la plus grande importance de venger le
nom de Corneille et le public. Voici le cerliiicat ^ de M""- Denis
et la procuration du sieur L'Écluse. Ce cliiiurgien a droit de
demander justice d'un outrage qui peut le décréditer dans l'exer-
cice de sa profession. Je payerai bien volontiers tous les frais du
procès. Cet infâme Fréron n'est pas digne de sentir vos beaux
vers : qu'il sente la force de votre prose et le bras de la justice.
Le bon bomme Corneille, conduit par vous, écrasera le monstre.
Je vous embrasse avec la plus tendre amitié et la plus par-
faite estime.
Voltaire.
4443. — A M. ÏHIERIOT.
A Ferney, 31 janvier.
Je reçois des lettres bien aimables de M. Damilaville et de
M. Thieriot : j'en avais grand besoin, car mes contemporains
meurent de tous côtés, et je me porte assez mal. Cependant
VÉpître à M"*^ Clairon sera envoyée à mes amis probablement par
la poste procliaiue, après quoi j'aurai grand soin de tout ce
qu'ils me recommandent : il faut mourir au lit d"honneur.
Je suis très-fâclié que les impies aient rayé de ma pancarte
le culte et les exercices de religion % parce que je remplis tous ces
devoirs avec la plus grande exactitude. On ne devait pas non
plus mettre dans les terres, au lieu de mes terres, parce que je ne
suis pas obligé d'aller à la messe dans les terres d'autrui, mais
suis obligé d'y aller dans les miennes. Mes amis verront la preuve
de ce que je prends la liberté de leur représenter dans ma lettre '
à M. le marquis Albergati.
La nécessité de remplir tous les devoirs de la religion chez
moi m'est d'autant plus sévèrement imposée que je suis comp-
table de l'éducation que je donne à M"" Corneille. J'ai lu malheu-
reusement la page 1G4 de Fréron \ dans laquelle il dit que « je
1. A cette lettre étaient joints le certificat de M'"^ Denis et la procuration
signée L'Écluse du Tilloy, donnant pouvoir de poursuivre, en son nom, répa-
ration, dommages et intérêts. (Note de Ginguené, éditeur des OEuvres de Le Brun.)
2. Voyez tome XXIV, page 159.
3. Lettre 4387.
4. Voyez une note de la lettre tU6.
ANNÉE 1701. 485
fais élever M"' Corneille, au sortir du couvent, par un bateleur
de la Foire que je traite en frire depuis un an ; et que M"' Cor-
neille aura une plaisante éducation ».
Ces lignes diflaniatoircs sont d'autant plus punissables qu'elles
outragent personnellement M"" Corneille, et surtout M"" Denis, ma
nièce, qui l'élève comme sa fille. Mes amis et le public sentiront
aisément que M"° Corneille, étant chez moi, ne peut jamais trou-
ver un mari que par la conduite la plus irréprochable. Fréron
la perd sans ressource, en avançant faussement que je la fais
élever par L'Écluse. Il est très-faux que L'Écluse soit chez moi;
il y a environ six mois qu'il exerce sa profession de chirurgien-
dentiste à Genève, et qu'il n'est sorti de celte ville. M"" Denis,
qui l'avait mandé, il y a environ huit mois, pour lui accommo-
der les dents, ne l'a pas revu deux fois depuis ce temps-là ; il
travaille sans relâche à Genève, et y rend de très-grands services.
Il est très-permis au nommé Fréron de critiquer tant qu'il
voudra des vers et de la prose, mais il ne lui est permis ni
d'attaquer une dame, veuve d'un gentilhomme mort au service
du roi, ni une demoiselle alliée aux plus grandes maisons du
royaume, et qui porte un nom plus grand que ses alliances; ni
même le sieur L'Écluse, qui peut avoir joué autrefois la comédie,
mais qui est chirurgien du roi de Pologne, et auquel le reproche
d'avoir été acteur peut faire un très-grand tort dans sa profession.
Ces trois dilTamations réunies forment un corps de délit dont il
est nécessaire de demander justice. Le père de M"*^ Corneille
outragée doit agir en son nom sans aucun délai,
La poste va partir; je n'ai que le temps d'ajouter à ma lettre
que je persiste toujours dans mon opinion sur les finances. Il y
a eu beaucoup de dissipation et de brigandage, je l'avoue; mais
quand on a contre les Anglais une guerre si funeste, il faut, ou
que toute la nation combatte, ou que la moitié de la nation
s'épuise à payer la moitié qui verse son sang pour elle. J'ai une
pension du roi, je rougirais de la recevoir tant ([u'il y aura des
officiers cpii souffriront'.
Je suis pénétré de la plus tondre reconnaissance pour toutes
les bontés assidues de M. Daniilavillc et de M. Thieriot. Plura
alias.
1. Voyez la lettre à M""" de Lutzclbourg, du 10 mars 17G1.
486 CORRESPONDANCIL
4444. — A M. L'ABBÉ DE LA PORTE'.
2 février.
Je réitère c'i M. l'abbé de La Porte toutes les assurances de
mon estime pour lui et de ma reconnaissance. La première
feuille de l'année 17G1 m'a paru un chef-d'œuvre en son genre.
J'ai toujours sur le cœur que messieurs de la poste n'aient pas
daigné lui faire parvenir, il y a trois mois, mon paquet et ma
lettre. Je lui fais mes sincères remerciements.
4415. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, 2 février.
Anges de paix, mais anges de justice, voici le Panta-od&i du
sieur Abraham Chaumeix, tel qu'on me l'a envoyé de Paris; je
l'ai fait copier fidèlement. Je ne connais point
Le petit singe à face de Tlicrsito-;
mais si cet homme est tel qu'on me le mande, il mérite l'exécra-
tion publique, et je ne connais personne qui doive craindre de
démasquer un personnage si ridicule et si odieux. Quand on
joint les mensonges de Sinon au style de Zoïle, à l'impudence
de Thersite, et à la figure de Ragotin, on doit s'attendre de rece-
voir en public le châtiment qu'on mérite ; et ceux qui n'ont pas
la force en main pour se venger font très-bien de payer les Ther-
site et les Zoïle dans leur propre monnaie. Se reconnaîtra qui
voudra dans cette fidèle peinture. On n'en craint point les con-
séquences, on est bien aise même que Thersite sache à quel
point on le hait et on le méprise ; on en fera profession publique
1. Joseph de La Porte, né à Belfort (Haut-Rhin), en 1713, mort en décembre
1779. Il avait d'abord travaillé à quelques ouvrages périodiques, en société avec
Fréron, et, entre autres, à V Année lilléraire. Brouillé momentanément avec le
principal auteur de ce journal, l'abbé de La Porte commença, en 1758, à publier
l'Observateur littéraire. La première feuille de cet écrit périodique pour l'année
1761, dont Voltaire parle ici comme d'un chef-d'œuvre en son genre, contenait un
article sur l'année littéraire, journal dans lequel l'abbé de La Porte voyait « un
dessein formé de censurer, d'avilir, de décrier des chefs-d'œuvre, et nos écri-
vains les plus célèbres placés au-dessous des plus obscurs littérateurs ». (Cl.) —
Voyez tome XXIV, page 188.
2. Voyez la lettre à d'Alembert, du 9 février, n* 4i56.
ANNÉE 17G1. 187
quand il le faudra. Le chevalier d'Aidie^ vient de mourir en
revenant de la chasse; on mourra volontiers après avoir tiré sur
les bêtes puantes. D'ailleurs on n'a rien à perdre en France, cl
on trouvera partout ailleurs des éta])lisscments assez avantageux
pour braver avec sécurité, et pour confondre avec les armes de
la vérité, les délateurs hypocrites et les calomniateurs impu-
dents. Je ne connais l'homme* dont il est question qu'à ces
titres; et si je le rencontrais, je le lui dirais en face, s'il a une
face.
Pardonnez, mes divins anges, h cette petite digression un peu
aigrelette ; il y a longtemps que je couve ce fiel dans le fond de
mon cœur : voilà ma bile purgée. Je me rends à tous les charmes
de votre commerce, à votre douceur, à vos grâces. Je suis doux
comme vous, quand je me suis vengé.
Je ne crois pas que l'auteur du Panta-otlai doive le lâcher si tôt.
Il n'y a que Thieriot, je crois, qui en soit en possession. Je lui
mande d'attendre, et il attendra. Il faut tendre actuellement
(nutos les cordes de son àme pour punir Fréron de son inso-
lence, et pour lui procurer quelque peine afflictive salutaire, qui
lui apprenne à ne plus insulter une fille de condition, et le nom
de Corneille, dans ses infamies littéraires. L'Écluse, qui n'est
point celui de l'Opéra-Comique, mais chirurgien du roi de Polo-
gne, a donné sa procuration, et demande justice. M"" Denis a en-
voyé son certificat. Le nommé Fréron est très-punissable, et le
procès criminel ne sera pas long. Le Brun a toutes les pièces; il
ne manque que la procuration du bonhomme Corneille : je mets
le tout sous votre protection. Vous êtes bon, mais vous êtes ferme;
et c'est ici qu'il faut l'être.
Mon contemporain ', le président de La Marche, m'a écrit une
lettre pleine d'esprit.
Le maréchal de Bclle-Isle est-il mort*? M. de Choiseul a-t-il la
guerre-'? M. de Chauvclin, le ministère de paix?
Pleurez-vous toujours? Je pleure votre absence.
t. Rotiré dans ses torrcs en Porigord depuis la mort, di> M""-" .\i<;sé, sa niaî-
Ircssc, il mourut en 17.">8, après avoir marié la lillc qu'il eut d'elle à un gentil-
homme de ses voisins. (B.)
2. Ouier Joly de Fleury, avocat giîné'ral.
3. Voltaire était l'alné, de quelques mois seulement, du président, à qui isi
adressée plus haut la lettre ii'23, et les premières de la Correspoiulancc.
4. Oui, le 26 janvier 1701.
5. Choiseul remplaça ISelIc-Ialc au ministère de la guerre, tout en restant
chargé des affaires étrangères.
CORRESPONDANCE.
iii6. —A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY'.
Vous me permettez, monsieur, de vous importuner sur la
malheureuse aflaire du sieur Decroze. Il joint à la douleur
d'avoir vu son fils prêt- {sic) de mourir par un assassinat, celle
de voir l'assassin triompher de son affliction. Il est soutenu par
une cahale puissante contre un pauvre homme sans secours',
qui n'a ni assez d'intelligence, ni peut-être assez de fortune pour
le suivre dans les détours de la chicane la plus odieuse et la plus
longue. Ce curé, assez connu à Dijon par une foule de procès
qu'il y est venu soutenir, attend que les cicatrices des plaies
faites au jeune Decroze puissent être fermées, afin qu'il paraisse
que les blessures n'ont été que légères, et que l'assassinat passe
pour une simple querelle; mais je peux vous assurer que le
temps, qui est le seul refuge du curé, laissera toujours paraître
les preuves de son attentat. Le crâne a été ouvert, et le lieute-
nant criminel lui-même a vu le malade en danger de mort. Je
l'ai vu moi-même en cet état. J'apprends que le curé a appelé
du décret d'ajournement personnel et de prise de corps rendu
à Gex. Il fonde ses malheureuses défenses sur une méprise
qu'on dit être dans les dépositions. On a déposé en efïet que:
ledit curé avait été Loire chez M"'" Burdet le 27, veille de l'assas-
sinat, et il se trouve que ce n'est que le 26 ; mais cette erreur de
date n'emporte point une erreur de fait, et cette petite méprise
est aisément corrigée au récolement et aux confrontations.
Il se fonde encore sur la mauvaise réputation de la dame Bur-
det, chez laquelle l'assassinat s'est commis, et qu'il a frappée
lui-même. Mais si la dame Burdet est une femme diffamée, pour-
quoi allait-il boire chez elle? Pourquoi part-il d'une demi-lieue de
sa maison pour aller à dix heures du soir chez cette femme avec
des gens armés? Il a l'audace de dire que c'était pour arrêter le
scandale; mais est-ce à lui à exercer la police? L'exerce-t-on à
coups de bâton ? Lui est-il permis d'entrer pendant la nuit chez
une ancienne bourgeoise du lieu, très-bien alliée, qui soupait
paisiblement avec ses amis ? Les violences précédentes de ce curé,
le procès qui lui fut intenté par le notaire Vaillet pour avoir
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. Voyez la note, tome XIV, page 418.
3. Decroze père parait avoir été ce qu'on nommait alors un bourgeois de
campagne. Voltaire lui avait ouvert sa bourse, et le président de Brosses y joi-
gnait son appui.
ANNÉE ITiil. -189
donné des coups de bûton à son fils, ses querelles continuelles,
son ivrognerie qui est publique, ne sont-elles pas des présomp-
tions frappantes qu'il n'était venu cbez la dame Burdet que dans
le dessein qu'il a exécuté? Une irruption faite pendant la nuit,
avec des hommes armés, dans une maison paisible, peut-elle
être regardée comme une rixe ordinaire? Un laïque en pareil
cas ne serait-il pas dès longtemps dans les fers? Cependant ce
prêtre, aussi artificieux que violent, soulève le clergé en sa
faveur. L'évêque de Genève' soutient que c'est à lui seul de le
juger; qu'il n'est pas permis aux juges séculiers de connaître des
délits des prêtres, et qu'il n'est coupable que d'un zèle un peu
inconsidéré. On intimide le pauvre Dccroze-, on emploie le pro-
fane et le sacré pour lui fermer la bouche; et enfin le jésuite
Fessy a porté l'abus de son ministère jusqu'à refuser l'absolu-
tion à la sœur de l'assassiné, jusqu'à ce qu'elle portât son père et
son frère à se désister de leurs justes poursuites. Ce malheureux
curé du village de Moëns, s'imaginant très-faussement que c'était
moi seul qui encourageais un père malheureux à demander
vengeance du sang de son fils, a porté les habitants de son vil-
lage à me couper la communication des eaux, et m'a fait propo-
ser de me donner le double des eaux qu'on voulait m'ûter si je
pouvais obtenir de Dccroze un désistement. L'évêque m'a mandé,
on propres termes, que pour quelques gouttes de sang il ne fal-
lait pas faire tant de vacarme.
Voilà l'état où sont les choses; et sans la justice du parlement
de Bourgogne, tout le pauvre petit pays de Gex serait dans le
plus déplorable bouleversement.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voilà ce que j'écris à des magistrats du parlement. Je conjure
\I. le président de Rufi'ey de |)arler à M, de La Marche, au pre-
mier président de la Tournclle, cl de ])i'otéger les inl'oi'tunés
o[)primés.
•4ii7. — A M. Li; iii;i N.
-1 frvrier.
J'ai riioiinoiir, moiisiour, ilc vous cciirc encore au sujet de
M" Corncilli' ; vous ne laisserez point votre bonne œuvre inipar-
I. lîiort, ovùi[iii' d'Aiiiiei'} . à iiui est udiesiùi; la li'Urc 3718.
190 CORRESPONDAiNGE.
faite, et, après l'avoir sauvée de la pauvreté, vous la sauverez du
déshonneur. J'écris à M. Dumolard en conformité ^
Vous avez dil recevoir le certificat de M"'" Denis ; voici celui
du résident de France. J'ai eu l'honneur de vous envoyer la pro-
curation du sieur L'Écluse du ïilloy, pour se joindre à la plainte
de M. Corneille. Le sieur L'iîcluse n'est point celui qui a monté
sur lo théâtre de la Foire *, je le crois son cousin ; il est seigneur
de la terre du Tilloy en GAtinais'.
Je vous réitère, monsieur, qu'il ne s'agit que d'une procuration
de M. Corneille; que l'affaire ne fera nulle difficulté; que Fréron
sera condamné à une peine infamante et à de gros dédommage-
ments. Je suis bien sûr que vous saisirez une occasion aussi fa\()-
rable, et que M. d'Argental vous aidera de tout son pouvoir. Ce
n'est point au parlement qu'il faut s'adresser, comme je le
croyais, mais au lieutenant criminel, dont le nommé Fréron est
naturellement le gibier.
Je vous réitère encore, monsieur, que j'ai été indispensable-
ment obligé d'envoyer un petit avertissement ", pour faire savoir
que votre libraire a eu tort de mettre l'édition de vos lettres et
des miennes sous le nom de Genève. C'est une chose très-impor-
tante pour moi ; il ne faut pas qu'on croie dans le public que je
fasse imprimer à Genève aucune brochure. En effet, on n'en im-
prime aucune dans cette ville, dont je suis éloigné de deux lieues,
et il est nécessaire qu'on le sache : vous en sentez toutes les con-
séquences.
Je vous ai rendu, monsieur, toute la justice que jeivous dois
dans cet avertissement, et je me suis livré à tout ce que mon goût
et mon cœur m'ont dicté. Je confie à votre amitié et à votre pru-
dence la copie de la lettre que j'écrivis à votre sujet ^ Soyez per-
suadé, monsieur, que je vous suis attaché comme le père
de M""^ Corneille doit vous l'être.
Je présente mes respects à M""= Le Brun.
Voltaire.
1. La lettre à Dumolard est perdue.
2. Voltaire dissimulait ici la vérité, dans rintention d'empêcher Fréron de
nuire à Marie Corneille. (Cl.)
3. La seigneurie du Tilloj-, possédée par L'Écluse, qui débuta à l'Opéra-
Comiqueen 1737; elle est située près de Montarg-is, dans le Gàtinais Orléanais.
4. Voj'ez tome XXIV, page 159.
y. Cette lettre est perdue, si ce n'est celle à Dumolard, n° 4ii7.
ANNÉE I7GI. 191
44 i8. — A M. SAURI.N.
Fcrncy, 2 février.
Toutes les fois qu'un frère gratifie le public de quoique bon
ouvrage auquel on applaudit S je me jette à genoux dans mon
petit oratoire ; je remercie Dieu, et je m'écrie : 0 Dieu des bons
esprits! Dieu des esprits justes, Dieu des esprits aimables, répands
ta miséricorde sur tous nos frères ; continue à confondre les sots,
les hypocrites et les fanatiques! Plus nos frères feront de bons
ouvrages, en quelque genre que ce puisse être, plus la gloire de
ion saint nom sera étendue. Fais toujours réussir les sages, fais
siffler les impertinents. Puissé-je voir, avant de mourir, ton fidèle
serviteur Helvélius et ton serviteur fidèle Saurin dans le nombre
des Quarante I
Ce sont les vœux les plus ardents du moine Voltarius, qui,
du fond de sa cellule, se joint à la communion des frères, les
salue, et les bénit dans l'esprit d'une concorde indissoluble. Il se
flatte surtout quele vénérable frère Helvélius rassemblera, autant
qu'il pourra, les fidèles dispersés, les sauvera du venin du basilic,
et de la morsure du scorpion, et des dents des Fréron et des
Palissot. Nous recommandons aussi aux combattants du Seigneur
les persécuteurs fanatiques qu'il faut dévouer à l'exécration
publique.
Pourquoi l'auteur des Mœurs du lonps, qui peint si bien son
monde, ne peindrait-il pas un Omer?
Car est le peintre indigne de louange,
Qui ne sait peindre aussi bien diable qu'ange*.
.l'embrasse frère Saurin bien tendrement.
Frère V.
4ii9. — A M. UA.MlLAVlLLi:.
i''einc3-, '2 février.
Je réitère ù M. Damilaville et à M. Tliieriot mes sincères
remerciements de la bonté (ju'ils ont de publier ma déclaration '
1. Les Mœurs du leuips, coiiicdic en uii acte et en |)ruso, junéc. le 2'2 décem-
bre 1760.
2. .Maiiot, Épllrc à ceux qui, après l'Iipijrainuic du beau Iclin, en firent
d'autres.
3. C'csl l'.liis que nous avons donné lonie WIV, pa^je ï'.àK
492 CORRESPONDANCE.
sur mes lettres et sur celles de M'"* Denis, imprimées à Paris sous
le nom de Genève. Il m'est très-important que Genève, qui n'est
qu'à une lieue de mon séjour, ne passe point pour un magasin
clandestin d'éditions furtives. Je leur ai très-grande obligation
de vouloir bien détruire ce soupçon injuste, qui n'est déjà que
trop répandu.
Je les supplie aussi très-instamment de ne rien changer à ma
déclaration. L'article du culte et des devoirs de \a.7-eligion est essen-
tiel. Je dois parler de ces devoirs, parce que je les remplis ; et
que surtout j'en dois l'exemple à M"" Corneille que j'élève. 11 ne
faut pas qu'après les calomnies punissables de Fréron on puisse
soupçonner que M""' Denis et moi nous ayons fait venir l'héritière
du nom de Corneille aux portes de Genève» pour ne pas professer
hautement la religion du roi et du royaume. On a substitué à cet
article nécessaire que je iii'occupe de ce qui intéresse mes amis. On
doit concevoir combien cela est déplacé, pour ne rien dire de
plus. Je ne dois point compte au public de ce qui intéresse
mes amis, mais je lui dois compte de la religion de M'^" Cor-
neille.
J'insiste, avec même chaleur, sur le changement qu'on veut
faire dans ce que je dis de VOde de M. Le Brun. Je dis qu'il y a dans
son ode des strophes admirables, et cela est vrai. Les trois dernières
surtout me paraissent aussi sublimes que touchantes; et j'avoue
qu'elles me déterminèrent sur-le-champ à me charger de M'^^ Cor-
neille, et à l'élever comme ma fille. Ces trois dernières strophes
me paraissent admirables, je le répète. Vous voulez mettre à la
place sentiments admirables; mais un sentiment de compassion
n'est point admirable : ce sont ces strophes qui le sont. Je
demande en grâce qu'on imprime ce que j'ai dit, et non pas ce
qu'on croit que j'ai dû dire. Je sais bien qu'il y a des longueurs
dans l'ode, et des expressions hasardées. Le partage de M. Le
Brun est de rendre son ode parfaite en la corrigeant, et le mien
est de louer ce que j'y trouve de parfait.
Observez, je vous prie, mes chers amis, que M. Le Brun trou-
verait très-mauvais que je me bornasse à faire l'éloge de ses sen-
timents, quand je lui dois celui des beautés réelles qui sont dans
son ode.
Je renvoie à mes deux amis VÉpîire d'Abraham Chaumeix à
M"" Clairon, telle que l'ai reçue de Paris, M, Thieriot peut se
donner le plaisir de porter ces étrenncs à Melpomène, Mon cor-
1. Voyez le texte et la note, tome XXIV, pages 159- ICO.
ANNÉE 1751. -193
respondant de Paris a mis l'abbé Guyou en note' ; d'autres pré-
tendent qu'il fallait un autre nom. Valele.
M. ïhieriot ne se dessaisira pas du Pnnta-o'hi-.
iiûO. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA».
Aux Délices, 5 fL\rier.
Madame, pardonnez encore à un pauvre vieillard malade, prêt
à quitter le plus misérable des mondes possibles pour aller voir
s'il est digne d'un meilleur; pardonnez-lui s'il n'écrit pas de sa
main à Votre Altesse sérénissime, et s'il ose lui envoyer un pa-
quet dont le port serait une indiscrétion avec un comte de l'em-
pire.
Mais une princesse de Saxe ne prendra pas garde aux frais; je
ne trouve que cette façon de lui faire parvenir sûrement mes
hommages. Elle verra par cette quatrième lettre du commission-
naire Oboussier combien la voie des chariots de poste est infidèle.
Si elle daigne envoyer à M'"* de Bassevitz un des deux exem-
plaires, elle prendra la voie la plus convenable : les princes font
tout ce qu'ils veulent, et surtout les princesses. S'il est ainsi, ma-
dame, renvoyez donc les huit mille hommes que Votre Altesse
sérénissime nourrit, à moins qu'ils ne vous payent régulièrement.
Je suppose que, dans de telles circonstances, elle a un agent à
Paris, et si elle n'en a point, j'ose toujours lui proposer le Gene-
vois Gromelin à très-bon marché.
Est-il vrai, madame, que le roi de Prusse soit dangereusement
malade? Est-il vrai que le roi de Pologne soit mort? Voudriez-
vous du trône de Pologne, madame? Quel pauvre trône, et que
tous les rois de la terre sont à plaindre! Je ne connais d'heureux
([ue le roi de Danemark. Je suis persuadé que la grande maî-
iresse des cœurs est de mon avis. Voyez quelle serait votre situa-
tion, si la souveraineté de Dresde était restée dans votre bianohe!
Geux à qui Gliarles-Quint donna votre héritage pensaient-ils ([ue
l'électorat ferait le malheur de leurs descendants? Qu'on est
trompé dans tous ses projets, et que la grandeur est entourée de
|)récipices!
1. Voyez cette noti" (tome X) : flic |ior(c sur le vers qui commence |par liel
esprit faux.
2. C'était le picuiier lilif de VLpilrc a Diipliné (M"' Clairon),, du l'"' jjin-
\if;il7«)l.
3. Éditeurs, Baveux et Fran(;ois.
'il. — C.or.nrspoMj wr.K. I X. IH
4 9i CORRESPONDANCK
On prétend, madame, que la princesse votre fille fera le bon-
heurd'un prince d'Angleterre; c'est assurément le plus beau pré-
sent qu'on puisse faire à cette nation.
Je n'écris plus au roi de Prusse; je renonce à lui. Il n'a que
de l'esprit et de l'ambition ; il ne m'aidera ni à vivre, ni à mou-
rir. A mon âge, on ne doit s'attacher qu'à un cœur comme le
vôtre : je trouve en vous tout ce que je désire en lui ; s'il eût eu
vos vertus, je l'aurais adoré.
Je ne fatigue point cette fois-ci Votre Altesse sérénissime d'uno
lettre pour M'"^ de Bassevitz ; je ne veux d'autre consolation dans
mes souffrances que celle de vous ouvrir mon cœur, et démettre
aux pieds de Votre Altesse sérénissime mes vœux ardents pour
elle et pour toute votre auguste famille.
Le vieux Suisse V.
4451. — A M. FABRY i.
Aux Délices, î) février.
Monsieur, si le vent est moins violent dimanche, je vous prii^
à dîner à deux heures précises ; nous viendrons à Ferney exprès
pour vous. Vous ne devez pas douter de mon amitié, et je compte
sur la vôtre. L'affaire du marais sera très-aisée à arranger. Elle
est très -importante. Mon malheureux parent-, qui est paraly-
tique depuis un an, ne l'est que pour être allé à la chasse au-
près de ce marais pernicieux. On a enterré, il y a un mois, à
Ferney, un jeune homme que la même cause avait réduit au
même état; un de mes gens a été grièvement malade ; tous les
bestiaux qui paisssent auprès de ce lieu infecté sont d'une mai-
greur affreuse. Vous savez que le village de Magny est désert ; ce
marais fait tous les jours des progrès, et s'étend jusque dans mes
terres. La négligence impardonnable des habitants et des sei-
gneurs des environs mettra enfin la contagion dans une province
déjà assez malheureuse. J'en ai rendu compte à monsieur le con-
trôleur général, et au premier médecin du roi, qui a trouvé la
chose très-sérieuse. Je vous ai demandé, monsieur, pour com-
missaire dans cette partie. Je suis très-persuadé que vous vous
joindrez à nous avec tout le zèle que vous avez pour le bien public.
Quelque parti qu'on prenne, je serai très-content, pourvu que le
marais soit desséché au printemps. Tout doit être sacrifié au
i. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Daumart.
AXNÉK 17 01. 195
bien du pays, et tout le sera sans doute, puisque vous avez la
bonté d'entrer dans cette opération absolument nécessaire.
Nous vous présentons, M""' Denis et moi, nos très-liumblos
obéissances. Soyez persuadé, monsieur, que c'est avec les senti-
ments les plus vrais, et l'attacliement le plus sincère, que je serai
toute ma vie votre très-bumble et très-obéissant serviteur.
4452. - A AI. FVOT DE LA MARCHE'.
Aux Délices, G février 1761.
Soufl'rez que je vous remercie de votre lettre, je la regarde
comme un bienfait. Vous y peignez la plus belle àme du monde.
Elle mérite bien d'être la plus beureuse. Nous sommes sur le soir
d'une bien courte journée ; j'espère que cette soirée vous sera
très-agréable. Si vous ne daignez pas franchir nos montagnes pour
venir voir notre délicieux vallon entouré d'horreurs, je descen-
drai sûrement chez vous du haut du mont Jura, pourvu que je
puisse jouir de vos bontés et de votre charmant commerce dans
une de vos campagnes : car, sans haïr les hommes, je hais les villes.
On n'y est point libre; on n'y jouit point de ses amis ni de soi-
même. C'est vous, et non Dijon, que je veux voir. Je suis h h\
porte de Genève, et je n'y entre jamais.
Vous voyez combien je suis éloigné en tout de ce très-bol
esprit, Fontenelle, que vous voulez que je prenne pour modèle :
donnez-moi doncson cœur insensible, donnez-moi son indilTérencc
pour tout ce qui n'était pas l'art de montrer de l'esprit et de le
faire valoir. Faites-moi renaître Normand. Je suis bien loin d'être
dans sa position. Jugez-en par le petit brimboi-ion que je vous
envoie. Vous verrez qu'il n'est pas ici question de défendre des
Lettres du chevalier d'Her...,, ou des églogues, ou des dialogues
dans lesquels les morts font des pointes. 11 s'agit des plus détes-
tables calomnies; il s'agit de parer des coups mortels. Qui dé-
fend ses vers et sa prose est un sot ; qui ne détruit |)as la calom-
nie est un lùche. Il était réservé au siècle où nous vivons d'accu-
ser d'irréligion tous les auteurs dont on est jaloux. Si on avait
liiissé faire Lefranc, si on ne l'avait j)as couvert de ridicule,
l'usage se serait établi de n'être reçu à l'Académie qu'à condition
de déclamer contre les philosopbes, H s'élevait une cabal»'
infâme de fanali(|ues et d'iispocrites. Il a r;i||ii Jes faire taire.
I. Édiluur, Th. l'ui-^bcl. — Vovcz la Icllrc 'tl.T.
196 COHUE SPOND ANGE.
C'est un service que j'ai rendu à l'Académie et aux lettres, et je
vous prie de croire que cela ne m'a pas beaucoup coûté.
J'ai fait partir de Saint-Claude deux petits ballots de mes rêve-
ries, l'un h monsieur le premier président, l'autre à monsieur le
procureur général. Je les suppose arrivés. Je vous supplie, mon-
sieur, de vouloir bien en donner avis à M. de Quintin quand vous
le verrez. Je ne lui écris point. Il ne faut pas lettres inutiles aux
hommes en place. Je ne demande pas que monsieur votre fils
m'honore des mômes bontés que vous; mais je me flatte qu'il en
aura toujours un peu. Je sais qu'il est digne du plus respectable
et du plus aimable des pères. Daignez ne me pas oublier auprès
de M. de RulTcy ; il m'a paru qu'il a un cœur fait pour vous.
Mille très-tendres respects.
Votre contemporain V.
4io3. — A M. LE BRUN.
A Ferney, G février.
Mon cher correspondant saura que le lieutenant de police
envoya ordre à ce nommé Fréron, il y a un mois, de venir chez
lui, et qu'il lui lava sa tête d'âne, au sujet de M"' Corneille. C'est
à JVI""' Sauvigny 1 que nous en avons l'obligation ; je croyais que
M. Le Brun en était instruit.
J'attends VAne Uttcraire - avec bien de l'impatience.
ViQ?, Anecdotes'^ sur Fréron sont du sieur La Harpe, jadis son
associé, et friponne par lui. Thieriot m'a envoyé ces Anecdotes
écrites de la main de La Harpe.
Voici quelques exemplaires qui me restent. On m'assure que
tous les faits sont vrais.
Le d'Arnaud* dont vous me parlez, monsieur, a été nourri et
pensionné par moi, à Paris, pendant trois ans. C'était l'abbé Mous-
sinot, chanoine de Saint-Merrj, qui payait la rente-pension que
je lui faisais. Je le fis aller à la cour du roi de Prusse ; dès lors il
devint ingrat : cela est dans la règle.
1. M""^ Berthier de Sauvigny, femme de l'intendant de Paris, sœur de Durey
de Morsan. Voltaire fut en correspondance avec elle.
2. L'Ane littéraire, ou les Aneries de M« Aliboron, dit Fr. (Fréron), devait
se publier tous les quinze jours par cahier de 72 pages in-12. Je crois que la col-
lection se compose d'un seul volume in-12 de iv et 129 pages, que j'ai sous les
\ eux. Le Brun en était l'auteur. (B.)
3. Voyez tome XXIV, paye 181.
4. Baculard d'Arnaud.
ANNÉE 1761. 197
Je suis fôché quo l'avocat ' de M"' Clairon ait fait un plat livre,
plus fâché qu'on l'ait brûlé, et plus fùché encore que notre siècle
soit si ridicule.
Mille tendres amitiés.
VOLT.MRE.
4454. — A M. D AMILA VILLE.
J'abuse un peu, monsieur, des bontés de l'aimable correspon-
dant que Dieu m'a donné : voici encore un exemplaire de la
lettre al signor Albergati-, avec la jolie estampe de Gravelot,
Voici à présent tous mes besoins, que j'expose à votre charité.
Je voudrais que .M. de Saint-Foix pût voir la lettre à M, Alber-
gati; c'est une petite amende honorable qu'on lui doit. Je voudrais
que la petite vengeance honnête que j'ai prise de l'outrecuidant
auteur de VExcellence italienne^ fût publique, et- que copie colla-
tionnée fût envoyée aux intéressés dudit mémoire. Je voudrais
que M. Thieriot n'atténuât point les témoignages d'estime que je
dois à M. Le Brun*; et que M. Le Brun fît punir Martin Fréron,
non pas d'avoir trouvé son ode mauvaise, mais d'avoir outragé
personnellement M. Corneille, sa fille, et M'"^ Denis, qui daigne
lui donner l'éducation la plus respectable.
Il me semble que tous les honnêtes gens devraient se liguer
pour obtenir le châtiment de Martin : car enfin, monsieur, quelle
famille sera en sûreté s'il est permis à un folliculaire d'entrer
dans le secret des familles, de dire qu'une tille de condition sort
du couvent pour être élevée par un bateleur, d'insulter au mal-
heur de son père, de dire qu'il vit d'un emploi de cinquante
francs par niois^? Si l'on abandonne ainsi l'honneur des familles
à l'insolence d'un gazctier, il faudra se faire justice soi-même.
Je prie M. Thieriot de vouloir bien m'envoyer les recueils l.L*"' :
je sais bien que ces petits recueils ne sont qu'un artifice d'éditeur
pour attraper de l'argent, et qu'il est même fort imporliiuMil de
vendre en détail, en des in-i2, ce qui se trouve dans des in-folio,
mais puis(iue j'ai H, il faut bien avoir I.
1. Iluornc de La Motlin. Voyez la noto, tome WIV, page 23'.».
2. Celle da 23 décembre 1760. n» 4387.
3. Doodali de Tovazzi. Voyez la lettre 4i32.
4. Voyez le troisiùme alinéa do la lettre ItiO.
a. Voyez une note delà lettre '»3'20.
0. La Buite du Recueil A, B, C, I), etc.; voyez la lettre iiJC
in CORRESPONDANCE.
J'ai lu le roman de Houssoau, mais j'attends avec une impa-
tience extrême celui de La Popelinière^
Mille tendres amitiés à tous les frères; je les prie de s'unir
toujours à moi dans l'amour de Dieu et du roi, et dans la haine
des hypocrites et des fanatiques.
4455. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL
De profiindis clamam. J'ignore tout du pied de mes Alpes.
Joue-t-on Tancrhle? Personne ne m'en dit mot. Réussit-elle? est-
olle tombée? J'ai vraiment bien pris mon temps pour écrire^ h
M. le duc de Choiseul !
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait!
{La Fontaine, VII, ix.)
Le voilà donc chargé de la guerre et de la paix. Deux minis-
tères à la fois! Plus de plaisirs, plus de soupers. Il est mort, s'il
veut allier tout cela. Ce qui regarde M"" Corneille paraît-il aussi
important à mes anges qu'à moi? Ont-ils le temps d'y penser?
N'ont-ils pas eux-mêmes un peu d'affaires? Je ne sais par quel
oubli je n'ai pas répondu à Lekain. Il y a un arrangement pour
Œdipe. Eh ! mon cher ange, n'êtcs-vous pas le maître absolu de
tout? à quoi sert ma voix? Je n'en fais usage que pour vous
regretter. Oui, tous les rôles sont bien distribués; oui, tout est
bien. Mais M. de Richelieu est-il à Versailles? entrera-t-il au con-
seil? et maître Omer, que fait-il brûler? quel plat et calomnieux
réquisitoire fait-il imprimer? J'ai cet homme en tête. J'aime VEg-
dcsiaste^; le roi l'avait lu à son souper. Il fut fait pour M""- de
Pompadour. Et un Orner!... Ah!
Ce petit singe à face de Thersite *
doit être puni. Que je hais ces monstres! Plus je vais en avant,
plus le sang me bout. Le roman de Jean-Jacques excite aussi un
peu ma mauvaise humeur.
1. Voyez lettre 4462.
2. Cette lettre, comme tcant d'autres de Voltaire à Choisciil, est restée incon-
nue. (Cl.)
3. Le Précis de VEcclésiaste ; voyez tome IX.
4. Voyez lettre 4i38.
ANNÉE 1761. 199
Ne regrettez-vous pas le chevalier d'Aidie'? Tous nos contem-
porains s'en vont. Je n'ai que deux jours à vivre; mais je les
emploierai à rendre les ennemis de la raison ridicules.
Je baise le bout de vos ailes ; mais vos yeux! vos yeux!
UoG. — A M. D'ALEMBERT.
A Fcrncy, 9 février.
Mon cher et grand philosophe, vous devenez plus nécessaire
que jamais aux fidèles, aux gens de lettres, à la nation. Gardez-
vous bien d'aller jamais en Prusse: un général ne doit point
quitter son armée. J'ai vu un extrait de votre Discours- à l'Aca-
démie : en vérité, vous faites luire un nouveau jour aux yeux
des gens de lettres. Je sais avec quelle bonté vous avez parlé de
moi; j'y suis d'autant plus sensible que vous me couvrez de
votre égide contre les gueules des Cerbères ; mais mon intérêt
n'entre pour rien dans mon admiration. Pouvez-vous me confier
le discours entier? Vous savez que je n'ai pas abusé de la pre-
mière faveur ' ; je serai aussi discret sur la seconde.
M, de Maleshcrbes insulte la nation en permettant les infùmes
personnalités de Fréron : on aurait dû lui faire déjà un procès
criminel. Ce n'est pas de M. de Malesherbes que je parle. De
quel droit ce malheureux ose-t-il insulter M"-^ Corneille, et dire
que « son père, qui a un emploi à cinquante francs par mois, la
tire de son couvent pour la faire élever chez moi par un bateleur
de la Foire »? Lne calomnie si odieuse est capable d'empêcher
cette fille de se marier. Mon cher philosophe, je vous jure que
nous donnons à W' Corneille l'éducation que nous donnerions à
une -Montmorency ou à une Chùtillon, si on nous l'avait confiée.
Nous y mettons nos soins, notre honneur. Si ou ne punit pas ce
Fréron, on est bien lâche. J'espère encore dans les sentimculs
^l'honneur qui animent M. Tilon et M. Le Brun. Il n'y a qu'à faire
signer une procuration au bonhomme Corneille, et la chose ira
d'elle-même.
Vous n'avez pas probablement toute l'Kpître* d'Abraham Chau-
i. V03CZ une note de la leUie iii5.
2. G(! discours, lu à l'Acadcrnic française, dans une séance publique, I»'
19 janvier 1701, est intitulé llcllcxiunx sur l'Histoire. D'Alembort y faisait un plcgc
indirect et délicat de Voltaire arrachant la famille du (irand Corneille A l iiidi-
fjence où elle lanyuissail ignorée. (Ci,.)
3. Voyez le commencement de la lettre i i2G.
i. L'LpUre à Daphné: voyez tome X.
200 COKKESPONDANCH.
meix à M"- Clairon. Je ne crois pas qu'il faille la publier si tôl ;
il faut attendre du moins que Ckiiron soit guérie, et Kréron
châtié.
Ne mettrez-vous point Diderot dans l'Académie? Personne ne
respecte l'abbé Le Blanc * plus que moi; mais je ne crois pas
qu'avec tout son mérite il doive passer devant Diderot.
Un grand homme comme lui devrait au contraire employer
son crédit pour procurer à M. Diderot cette faible consolation de
toutes les injustices qu'il a essuyées. Nous remettons tout à votre
prudence ; vous savez agir comme écrire.
Votre Chaumeix ne s'appelle-t-il pas Sinon dans son nom de
baptême? N'cst-il pas détaché par quelque Llysse, et Omer n'est-il
pas dans le cheval ?
Il y a des gens assez malavisés pour dire que
Le petit singe à face de Thersite^
s'appelle un Omer dans le pays des singes : voyez la méchanceté !
Je pense que voici le temps de faire sentir aux pédants en rabat,
en soutane, en perruque, en cornette, qu'on les brave autant
qu'on les méprise.
Pour moi, qui n'ai que deux jours à vivre, je les mettrai à
persécuter les persécuteurs ; mais surtout je les mettrai à vous
aimer.
44.57. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
9 février.
Voici la plus belle occasion, mon cher ange, d'exercer votre
ministère céleste. Il s'agit du meilleur office que je puisse rece-
voir de vos bontés.
Je vous conjure, mon cher et respectable ami, d'employer
tout votre crédit auprès de M. le duc de Ghoiseul , auprès de ses
amis; s'il le faut, auprès de sa maîtresse, etc., etc. Et pourquoi
osé-je vous demander tant d'appui, tant de zèle, tant de vivacité,
et surtout un prompt succès? Pour le bien du service, mon cher
ange; pour battre le duc de Brunswick. M. Gallatin, officier aux
gardes suisses, qui vous présentera ma très-humble requête, est
de la plus ancienne famille de Genève ; ils se font tuer pour
nous, de père en fils, depuis Henri IV. L'oncle de celui-ci a été
1. Voyez foine \XXIV, page 31.
t. Voyez ]a IrUre a d'Argeiilal, du 30 janvier.
ANNÉE 1761. 201
tué devant Ostende ; son frère l'a été à la malheureuse et abomi-
nable journée de Rosbacli, à ce que je crois ; journée où les réi^i-
ments suisses firent seuls leur devoir. Si ce n'est pas à Hosbacli.
c'est ailleurs; le fait est qu'il a été tué. Celui-ci a été blessé: il
sert depuis dix ans; il a été aide-major, il veut l'être. Il faut des
aides-majors qui parlent bien allemand, qui soient actifs, intelli-
gents: il est tout cela. Enfin vous saurez de lui précisément ce
qu'il lui faut ; c'est en général la permission d'aller vite chercher
la mort à votre service. Faites-lui cette grâce, et qu'il ne soit point
tué, car il est fort aimable, et il est neveu de cette M"" Calen-
drin » que vous avez vue étant enfant. Madame sa mère est bien
aussi aimable que M"" Calendrin,
4458. — A M. COLIM.
Au château de Ferncy. 9 février.
Mon cher Colini, vous voilà agrégé au nombre des bons au-
teurs*. Votre livre m'a paru très-bien fait, très-commode, et très-
utile : je vous en fais mes compliments et mes remerciements.
Je donnerai volontiers les mains à ce que vous me proposez ^ cl
à tout ce qui pourra vous être agréable.
Vous m'avez envoyé une traduction d'opéra *, et je vous envoie
une tragédie ^ 11 est vrai que je ne prends pas souvent la liberté
d'écrire à votre adorable maître ; mais je suis vieux, infirme, et
inutile : je ne dois songer qu'à mourir tout doucement, comme
font force honnêtes gens qui ne sont pas plus nécessaires que moi
au tripot de ce monde. Je n'ai guère de quoi amuser un grand
prince du fond de mes retraites entre le mont Jura et les Alpes :
mais je lui serai attaché jusqu'au tombeau, et je vous aimerai
toujours.
1. Ou Calandrini, nommée au commencement de la lettre 3580.
2. Colini avait envoyé à Voltaire son Discours sur l' Histoire dWUemagti)'.
1761.
3. Colini avait alors l'intention de publier une ('-dition des OKu\tcs ilo Voltain^.
Voyez plus Las la permission que celui-ci lui en donna; elle est imprimée sous
forme de lettre, n" 'mJ2.
i. Voyez lettre 4332.
.'). Tancrède.
a02 CORRESPONDANCE.
ii59. — A CHARLES-THÉODORE,
KLECTEUR PALATIN.
P'crnc}-, 9 février.
Ce pauvre vieillard suisse, cet homme si trompé dans tous les
événements qui arrivent depuis quatre ans, ce solitaire si attaché
h Votre Altesse électorale, qui voudrait être ù vos pieds, et qui n'y
est pas; cet amateur du théâtre, qui aurait pu entendre les
heaux opéras représentés dans le palais de Manheim, et qui peut
à peine représenter le rôle du vieillard dans Tancrède chez des
Allohroges calvinistes, prend la liberté de mettre aux pieds de
Votre Altesse électorale une nouvelle édition de ce Tancrède, dont
il eut l'honneur de lui envoyer les prémices. La tragédie présente
de l'Europe me fait verser plus de larmes que Tancrède n'en a fait
répand rc à Paris. On pleure les malheurs publics et les particuliers,
et voilà à quoi l'on passe son temps dans le meilleur des mondes
possibles. La Jérusalem céleste, où j'aurai l'honneur d'aller tenir
mon coin incessamment, nous dédommagera de tout cela, et ce
sera un vrai plaisir. Ma vraie Jérusalem serait à Schwetzingen.
Je me mets à vos pieds, monseigneur, avec le plus profond
respect.
Le petit Suisse V.
4460. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES».
Le 11 février 1761.
Je vois, monsiour, par plus d'une preuve, que vous vous intéressez très-
vivement au sieur Decroze, et aux excès et mauvais traitements faits à son flls
par le sieur Ancian, curé de Moiins. Je ne prends pas moins d'intérêt que vous
au sieur Decroze. C'est un très-lionnôte homme, que je connais et que j'aime
depuis fort longtemps. De plus, sa plainte est juste, et le curé veut en vain
couvrir ses violences, si extraordinaires, du prétexte de mettre le bon ordre
dans sa paroisse. On no peut assurément plus mal s'y prendre, et ce n'est
pas à des remontrances de cette espèce que le fils de Decroze devait être
exposé de la part du curé, s'il se trouvait répréhensible pour être allé chez
une femme de mauvaise vie, chez qui d'ailleurs il ne se passait en ce mo-
ment ni bruit ni scandale. J'ai pris soin de me faire très-bien informer du
fait par des personnes impartiales. Je vous dirai même que j'ai vu les infor-
mations qui sont les seules choses que les juges écoulent en pareille matière;
et quoique je n'aie pas été fâché d'être instruit de cette manière directe, je
1. Éditeur, Tli. Foisset.
ANNEE 17GI. 203
n'ai pas laissé que de beaucoup gronder celui qui était en état de les mon-
trer, car en cela il a violé la règle, dont on ne doit jamais se départir.
Le fait me paraît clair en ce qu'il contient : il est grave, et peut-être pré-
médité; mais vous ne devez pas douter que, lorsque l'on en viendra aux con-
frontations, les accusés ne fassent les derniers eflort-; pour faire tomber par
des reproches les principales dépositions des témoins, et ompè. lier qu'elles
ne soient lues à la Tournello. .le vois assez d'avance quels sont les reproches
bons ou mauvais qu'ils allégueront contre chacun. Je suis très-fàché do la
chaleur et de la cabale que j'apprends qu'on met de part et d'autre dans cette
affaire. Ceci est un procès criminel comme cent mille autres, (jui veut être
suivi comme tous autres, sans déclamations exlrajudicielles qui n'y servent
à rien, et en le renfermant dans le fait même et dans la résolution constante
de ne pas quitter prise que l'on n'ait eu justice de l'outrage.
J'ai appris qu'il y avait encore plusieurs témoins qui pouvaient être en-
tendus dans une plus ample information, et que vous en aviez fait venir
quelques-uns chez vous, où ils avaient déclaré ce qu'ils savaient. J'en suis
fiiché, et je ne voudrais pas qu'on pût objecter que l'on a cherché à prati-
quer d'avance des témoins, qui en pareil cas doivent être d'une impartialité
complète et reconnue. Trop de chaleur nuit souvent aux affaires, et ce
serait bien fort contre votre intention si celle que vous montrez pour Decroze
allait par malheur procurer cet effet. J'apprends que les fugitifs, sur ce (|u'ils
ont connu sans doute que le bailliage de Gex inclinait fort à l'indulgence
pour le curé, étaient venus d'eux-mêmes se mettre en prison. Leur dé-
claration, s'ils étaient fortement pressés par le juge, comme ils devaient
l'être, et comme ils le seront ici à la Tournelle, servirait beaucoup à éclaircir
s'il y a eu préméditation et complot dans cette mauvaise action, comme j'ai
lieu de le présumer par le guet que Duby faisait à la porte de cette fenuiio, et
par une autre circonstance de fait encore plus grave.
L'affaire va bientôt venir à la Tournelle. où elle fera la matière d'une
audience pulilique. C'est Hi qu'on peut donner des mémoires et dire tout ce
qu'on jugera nécessaire a la défense de la cause. Cette audience est pour
juger préalablement si le décret d'ajournement personnel contre le curé
répond ou non aux qualités des charges. J'ai vu d'avance sur ceite uffaire
M. le président de Rochefort, qui est le chef de la Tournelle. Je lui ai nette-
ment exposé le fait tel rju'il est, et je lui ai remis tous les mémoires ma-
nuscrits et imprimés que j'avais lii-dessns. Le sieur Decroze peut être certain
que je suivrai son atfaire, et sans relàciie.
Vous voudriez que Decroze fit assigner le père jésuite sur le refus d'ab-
solution fait à sa fille. Ci^tlo démarche |)Ourrail i)lus embarrasser l'affaire
quelle n'y servirait peut-être. La matière est fort délicate. Quoique la con-
duite.du jésuite soit très-répréhensihle, c'est peut-être ici un de ces cas où
il devient très-diflicile d'y mettre ordre. Je serais bien en peine do dire
quelles peines 1rs lois humaines peuvent infliger ii un prêtre qui ne veut pas
trouver sa pénitente en état d'être absoute. La malice des hommes est au-
dessus de leur sagesse, et il y a bien d'autres cas dunl les lois ne sauraient
venir a bout.
204 CORRESPONDANCE.
Jo no vous parle plus de Charles Baudy, ni des quatre moules de bois
(lisez quatorze; c'est un chiffre que vous avez omis : nous appelons cela
lapsus linguœ). J'ai peut-Mre m(^me eu tort de vous en parler, car il est vrai
que c'est Charles Baudy qui me doit, et que vous ne me devez rien, mais k
lui, de qui jo me ferai payer, et qui sans doute n'aura nulle peine à se faire
aussi bien payer de vous. Si je vous en ai parlé, peut-ôtre trop au long, ce
n'a été que comme ami et voisin, en qualité d'homme qui vous aime et
vous honore, n'ayant pu m'empôcher de vous représenter combien cette
contestation allait devenir publiquement indécente, soit que vous refusassiez
à un paysan le payement de la marchandise que vous avez prise près de lui,
soit que vous prétendissiez faire payer à un de vos voisins une commission
que vous lui aviez donnée. Je ne pense pas qu'on ait jamais ouï dire qu'on
ait fait à personne un présent de quatorze moules de bois, si ce n'est à un
couvent do capucins.
J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus parfaits, monsieur, etc.
— A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Voilà le cas de mourir; tout abandonne Voltaire. Voltaire a
écrit deux lettres * à M. le duc de Ghoiseul : point de réponse.
Je lui pardonne ; il est surchargé. Petit-fils Prault n'a pas daigné
ra'envoyer un Tancrède; je ne lui pardonne pas. Mais que mes
anges ne m'instruisent ni delà santé de M"'' Clairon, ni d'aucune
particularité du tripot, ni du retour de M. de Richelieu, ni de la
façon dont certaine épître dèdicatoire ^ a été reçue, ni de l'unique
représentation de la Chevalerie, ni du Père de famille: c'est le
comble du malheur. A quoi dois-je attribuer ce détestable silence ?
Mon cher ange a-t-il toujours mal aux yeux , comme moi à tout
mon corps? Le secrétaire^ que je préfère à tous les secrétaires
d'État serait-il malade ou serait-elle malade? Mes anges sont-ils
absorbés dans la lecture du roman de Jean-Jacques*, ou de celui
de La Popelinière ''? Chacun se peint dans ses romans. Le héros
de La Popelinière est un homme auquel il faut un sérail ; celui
de Jean-Jacques est un précepteur qui prend le pucelage de son
écolière pour ses gages. Si jamais M. d'Argental fait un roman,
il prendra pour son héros un homme aimable qui saura aimer,
i. Elles sont perdues.
2. Celle de Tancrède, que Voltaire appelle souvent la Chevalerie.
3. M'"» d'Argental.
4. La Nouvelle Héloïse.
5. Voyez la lettre suivante.
ANNÉE 1701. 205
mais qui laissera languir son ancien ami dans rattentc dune
de ses lettres.
Hélas! j'écris, mais avec bien de la peine; ma main pèse
deux cents livres, ma tête aussi. Je ne sais ce que j'ai ; vrai-
ment, je suis bien loin de faire une tragédie. La vie est trop
courte. Puisse la viMrc être bien longue, ù mes divins anges!
4iG'2. — A -M. DE LA POPKLIM tlIlH i.
Au château de Ferncj-, pays de Gc.\, lô lévrier 17()l.
J'aime autant les romans orientaux, monsieur, que je déleste
les romans suisses* : recevez mes remerciements, et croyez que
mon estime pour vous est égale au plaisir que vous m'avez fait.
J'ai dévoré votre Daïra^; je vais la faire lire à W" Corneille. Je
ne peux mieux commencer son éducation. On dit que vous avez
eu le malbeur d'être loué par Fréron*. Cela est triste; mais le
suffrage des honnêtes gens doit vous consoler. S'il est vrai,
monsieur, que vous ayez fait imprimer vos comédies, je vous
prie de ne me point oublier dans la distribution de vos grâces.
Vous devez avoir reçu autant de compliments que vous avez
donné de Daïra. Continuez, monsieur, à cultiver cette aimable
partie de la littérature, et goûtez longtemps les plaisirs de l'es-
prit, après avoir goûté tous les autres. Vous serez connu par de
beaux ouvrages et de belles actions.
J'ai l'honneur d'être, avec une estime et un attachement
bien véritables, monsieur, votre très-humble et très-obéissant ser-
viteur.
^ OLTAIRE.
ii03. — A M. 1J-: IJHU.N.
Au château de Ferney, ir> février.
11 y a longtemps, monsieur, que je ne suis surpris de rien;
mais je suis allligé (ju'on traite si légèrement l'honneur d'uni;
famille res|)ect;il)le. 8i un gentilhomme en ac, arrivé de (lasrognc.
voyait sa lille insultée dans les f<niilles de Fréron ; si l'on disait
1. Voyi-z |;i iiolc.'!, loine X.WIN, iki-i; i.t.
-2. 1.(1 Nouvelle lidoisc di; J.-J. Il(.nss,ini.
3. Dairit, liisloire orieiUalc en tiualri' parties, 17<)1, deux volumes iii-1'2 : on
tira virii:l-(inq (ïxeinphiircs in-8» cl deux in-i". Voltaire, mal;,'ré ce (juMl eu écrit
il l'ttuteur, n'en faisait aucun cas; voyez la tin di' la lettre il79.
i. Année lUléraire, 17U1, tome I, pagcB 1-iO.
206 COllUliSl'OiNDANCE.
d'elle (fii'clle est élevée par un bateleur de l'Opéra, il en deman-
derait vengeance et l'obtiendrait. L'honneur d'une famille n'a
rien de commun avec de mauvaises critiques littéraires. Le déni
de justice dont on nous menace en cette occasion n'est qu'une
suite de l'indigne mépris ([ue la nation a toujours fait des belles-
lettres qui font sa gloire. Que Fréron dise de la fille d'un con-
seiller au ChcUclet ce qu'il a dit de M"*^ Corneille, il sera mis au
cachot, sur ma parole; mais il aura outragé la descendante du
grand Corneille impunément, parce que l'impertinence française
ne considère ici que la parente d'un auteur élevée par un auteur.
Telle est, monsieur, la manière de penser, orgueilleuse et basse
à la fois, des légers citoyens de Paris.
C'est une chose honteuse que M. de Malesherbes soutienne
ce monstre de Fréron, et que le Journal des Savants ne soit payé
que du produit des feuilles scandaleuses d'un homme couvert
d'opprobre. Mais vous m'ouvrez une voie que je crois qu'il faut
tenter, c'est celle de M. le comte de Saint-Florentin : il hait Fré-
ron, il protège beaucoup L'Écluse; vous avez en main, monsieur,
le certificat de M""^ Denis, celui du résident de France à Genève,
la procuration de L'Écluse même. Ne pourriez-vous pas faire
adresser toutes ces pièces à M. de Saint-Florentin, avec une lettre
de M. Corneille, qui lui représenterait l'outrage fait à lui et à sa
fille, les mots : de belle éducation au sortir du couvent ! etc. ; mots
qui seuls sont capables d'empêcher cette demoiselle de se marier?
Une lettre forte et touchante, telle que vous savez les écrire,
ferait peut-être quelque elTet, Il est certain que si cette démarche
est sans succès, elle n'est pas dangereuse : il est donc clair qu'on
la doit faire.
Le pis aller après cela, monsieur, serait de livrer ce coquin ci
l'indignation du public, en démontrant sa calomnie. L'Écluse est
un homme de cinquante ans, très-raisonnable, et qui a de l'es-
prit ; mais nous sommes éloignés de lui confier l'éducation de
M"*" Corneille. Je vous répète, monsieur, que nous avons pour
elle les soins et les égards que nous aurions pour une Montmo-
rency ; que nous y mettons notre gloire. Non-seulement M"'' Cor-
neille est devenue notre fille, mais nous la respectons. Et une
preuve de nos attentions, c'est qu'elle ne sait rien de l'indigne
outrage que le dernier des hommes a osé lui faire.
Je ne vous écris point de ma main, parce que j'ai un peu de
goutte.
J'ajoute seulement, monsieur, que si M. de Saint-Florentin
ne punit pas le coquin, si vous dédaignez de lui donner cent
AN.NEt; I7G1. 207
coups de bâton en présence de M. Corneille le père, ce sera tou-
jours au moins une petite consolation de démontrer dans tous
les journaux qu'il n'est qu'un lâche calomniateur.
Je vois bien qui sont les gens dont vous me parlez, qui se
donnent le petit plaisir de faire aboyer ce misérable; mais les
jésuites ont très-grand tort avec moi : il ne tenait ([u a eux de
faire taire leur frère licrthier; les rieurs ne sont pas pour eux,
et je fais pis que de me moquer d'eux, puisque je viens de les
chasser d'un domaine qu'ils avaient usurpé sur des orphelins.
C'est toujours quelque chose d'avoir fait une telle blessure à une
des têtes de l'hydre. Puissent les fanatiques et les hypocrites
être écrasés ! Mais quand on ne peut les exterminer, il faut vivre
loin d'eux. Cependant il est dur d'être en même temps loin de
vous.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
VOLTAIliE.
4464. — A M. DUPONT.
Aux Délices, 15 février.
Mon cher Dupont, je vous plains bien d'être où vous êtes :
vous avez trop d'esprit pour être heureux à Colmar. Que n'êtes-
vous à la place des sots dont Paris abonde! Vous nous en dé-
feriez.
Voici deux petits rogatons^ pour vous amuser : c'est tout ce
([u'on m'a envoyé do plus nouveau.
Adieu. Croyez bien fermement que je vous aimerai toute ma
vie. \.
iiOfi. — A M. LE CO.NSLilLLEU LIv liAULT».
Au\ Délices, 10 février 1701.
Vous me permettrez, monsieur, de vous importuner sur la
malheureuse allaire du sieur Decroze. Il joint à la douleur
d'avoir vu son fils prêt de mourir par un assassinat, celle de voir
1. Probablement les Lellrcs sur lu iXuuvelle llclutse et les Anecdotes sur
Fréron ; voyez tome XXIV.
2. Kdileiir, de Mandat-Granccy. — Pareille lettre, dans la piiblicatiuii de
M. Foissct sur Voltaire et le président de Brosses, est adressée à M. de Ruffey.
Aussi cette pièce cst-clle eu entier de la main d'un sccrétairo, mais si,:,'née. puis
datée par Voltaire lui-mC'ine, qui l'a certainement relue. {Sole du iircimer édi-
teur.)
Î08 COHUE S POND ANGE.
l'assassiu triompher de son affliction ; il est soutenu par une
cabale puissante contre un pauvre homme sans secours, qui n'a
ni assez d'intelligence, ni peut-être assez de fortune pour le suivre
dans les détours de la chicane la plus odieuse et la plus longue.
Ce curé, assez connu à Dijon par une foule de procès qu'il y est
venu soutenir, attend que les cicatrices des plaies faites au jeune
Decrozc puissent être fermées, afin qu'il paraisse que les bles-
sures n'ont été que légères, et que l'assassinat passe pour une
simple querelle. Mais je peux vous assurer que le temps, qui est
le seul refuge du curé, laissera toujours paraître les preuves de
son attentat. Le crâne a été ouvert, et le lieutenant criminel lui-
même a vu le malade en danger de mort : je l'ai vu moi-même
en cet état. J'apprends que le curé a ap])elé du décret d'ajourne-
ment personnel et de prise de corps rendu à C.ex. Il fonde ses
malheureuses défenses sur une méprise qu'on dit être dans les
dépositions. On a déposé en effet que ledit curé avait été boire
chez M""^ Curdet, le 27, veille de l'assassinat, et il se trouve que
ce n'est que le 26 ; mais cette erreur de date n'emporte point une
erreur de fait, et cette petite méprise est aisément corrigée au
récolement et aux confrontations.
Il se fonde encore sur la mauvaise réputation de la dame
Burdet, chez laquelle l'assassinat s'est commis, et qu'il a frappé
lui-même. Mais si la dame Burdet est une femme diffamée, pour-
quoi allait-il boire chez elle? Pourquoi part-il d'une demi-lieue
de sa maison pour aller à dix heures du soir chez cette femme
avec des gens armés? Il a l'audace de dire que c'était pour arrê-
ter le scandale, mais est-ce à lui d'exercer la police? L'exerce-t-on
à coups de bâton ? Lui est-il permis d'entrer par force pendant
la nuit chez une ancienne bourgeoise du lieu, très-bien alliée,
qui soupait paisiblement avec ses amis? Les violences précédentes
de ce curé, le procès qui lui fut intenté par le notaire Vaillet,
pour avoir donné des coups de bâton à son fils, ses querelles con-
tinuelles, son ivrognerie, qui est publique, ne sont-elles pas des
présomptions frappantes qu'il n'était venu chez la dame Burdet
que dans le dessein qu'il a exécuté. Une irruption faite pendant
la nuit, avec des hommes armés, dans une maison paisible,
peut-elle être regardée comme une rixe ordinaire? Un laïque,
en pareil cas, ne serait-il pas dès longtemps dans les fers?
Cependant ce prêtre, aussi artificieux que violent, soulève le
clergé en sa faveur. L'évêque de Genève soutient que c'est à lui
seul de le juger, qu'il n'est pas permis aux juges séculiers de
connaître des délits d'un prêtre, et qu'il n'est coupable que d'un
AXNEH 1761. 209
zolc un ppu inconsidéré : on inliniide le pauvre Dccroze ; on
emploie le profane et le sacré pour lui l'ernier la bouche, et enfin
le jésuite Fessy a porté l'abus de son ministère jusqu'à refuser
l'absolution à la sœur de l'assassiné jusqu'à ce qu'elle portât son
père et son frère à se désister de leurs justes poursuites. Ce
malheureux curé du village de Moèns, s'imaginant très-fausse-
ment que c'était moi seul qui encourageais un père malheureux
à demander vengeance du sang de son fils, a porté les habitants
de son village à me couper la communication des eaux, et m'a
fait proposer de me donner le double des eaux qu'on voulait
m'ôter si je pouvais obtenir de Decroze un désistement. L'évéque
m'a chanté en propres termes que, pour quelques gouttes de
sang, il ne fallait pas faire tant de vacarme. Voilà l'état où sont
les choses, et sans la justice du parlement de Bourgogne, tout
le pauvre petit pays de Gex serait dans le plus déplorable boule-
versement.
J'ai l'honneur d'être, avec beaucoup de respect, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4iGG. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
1<> février.
Ce n'est pas aux yeux que j'ai mal, c'est à la main écrivante.
On dit que j'ai la goutte, mes divins anges, et que je suis le plus
maigre des goutteux. Non, ce n'est pas moi qui ne réponds point
aux articles des lettres, c'est vous, vous qui parlez. Je n'avais
oublié que l'article d'OE'^/iy^cetj'ai réparé bien vite celle omission.
Mais vous, avez-vous répondu à mes justes plaintes contre
Prault pelit-ûls, qui n'a pas seulement daigné m'envoyer un
exemplaire de sa petite drôlerie de Tancrcde? M'avez-vous dit un
mot du Père de famille^ Si vous aviez daigné m'instruire de la
maladie de M. de Belle-Isle, je n'aurais pas pris sottement ce
temps-là pour importuner M. le dur, de Cliojscul de iiios facéties.
J'ai si bien pris mon temps ipril ne m'a poini fail de réponse;
mais n'allez pas l'imiler.
Je ne suis pas excessivement couiciit de \\" d,. Pompadodi-',
mais aussi je ne suis |)as fàcln- coiitn' elle ; je iroinc sculcnicnl
lu Musc litiioiuuliirc i)lus attentive ipi elle.
I. Oui •,'arcJîiii lu '•il.MH-i: sur la (l.'ulicaco à ollu failc de Tancrètlc.
4L — CoiiiiEsiM).\i)A\i;i:. I\. 14
"210 GOIUIESPONDANCI'.
J'ip^norc aussi si M. le duc de lîicliclieu est à Versailles. C'est
encore un de nos liomnies exacts, qui vous écrivent une lettre de
huit pages, et qui vous laissent là des années entières.
Acharnement pour raiïaire du curé^? non; vivacité? oui. Et
puis, quand j'ai rendu ce service à l'Église, je fais un chant de
la Pucelle.
Je n'ai point trouvé d'autre façon de ri-pondre à tous les fa-
quins qui m'accusent de n'être pas bon chrétien, que de leur
dire que je suis meilleur chrétien qu'eux. Je fais plus, je le
prouve; mais mon christianisme ne va pas jusqu'à pardonner à
Orner. Je n'ai point de fiel contre Fréron ; c'est à lui à me détester,
puisque je l'ai rendu ridicule-, et que je l'ai fait bafouer de Paris
à Vienne. J'aurais voulu, il est vrai, pour mon divertissement,
qu'on lui eût fait dire deux mots par le lieutenant criminel, au
sujet de M"" Corneille ; si cela ne se peut, il faut tâcher de prendre
une autre route. M. Corneille père peut se plaindre à M. de Saint-
Florentin ; j'en écris à M. Le Brun. Il est bon de tenter toutes
les voies : car ce n'est pas assez de rendre Fréron ridicule ; l'écra-
ser est le plaisir. J'ai quelque maltalent contre M. de Malesherbes,
qui protège les feuilles de ce monstre ; mais toutes ces belles
passions s'anéantissent devant la haine cordiale que je porte à
l'impudent Orner. Cependant la violence de cette juste haine
peut céder à la raison ; et puisque je ne peux lui couper la main
dont il a écrit son infâme réquisitoire', qu'on lui a dicté, je l'a-
bandonne à sa pédanterie, à son hypocrisie, à sa méchanceté
(le singe, et à toute la noirceur de son noir caractère. Que le
Panta-odai'^ reste un ouvrage de société entre les mains de trois
ou quatre personnes ; que M"" Clairon n'en ait pas même d'exem-
plaire, et que le plus profond mépris fasse place à ma juste
colère, colère d'autant plus véhémente que je l'ai couvée un an
entier.
Mes anges, si j'avais cent mille hommes, je sais bien ce que
je ferais ; mais comme je ne les ai pas, je communierai à Pâques,
et vous m'appellerez hypocrite tant que vous voudrez. Oui,
pardieu, je communierai avec M-^^ Denis et M'"" Corneille, et,
si vous me fâchez, je mettrai en rimes croisées le Tantuni ergo^.
1. Voyez tome XXIV, page 161.
2. Par la comédie de l'Ecossaise.
3. Contre le Précis de l'Ecclésiaste; voyez ci-dessus, page 198.
4. L'Èpître à Daphné, tome X.
5. Premiers mots de l'avant-dernier verset de la prose du Saint-Sacrement,
par lesquels on désigne le plus souvent cette prose.
ANNÉE 1701. 211
Je m'aperçois que cette lettre est plus brûlabie que VEcclé-
siasle; ainsi je vous supplie de vous souvenir do moi au coin de
votre cheminée.
A propos, qui vous a dit que je faisais une tragédie? Je suis
fùché de vous ôter cette douce illusion. Cette lanterne vient de
ce que M"'^ Denis, qui est toujours folle du DroU du Seigneur,
avait mandé àsasœur que nous jouerions quelque chose de nou-
veau et de merveilleux, mais sans lui dire de quoi il était ques-
tion. Gardez-moi, je vous prie, un éternel secret, mes divins
anges, sur ce Droit du Seigneur, qui m'enchante.
Pour Fanime, je la regarderai toute ma vie comme un ouvrage
médiocre ; et ce beau-fils qui rend Fanime à son père, pour s'en
débarrasser, me paraîtra toujours un des i)lus plats personnages
qui aient jamais existé. Il y a des morceaux touchants, d'ac-
cord : on y pleure, je le passe ; mais je ne juge point d'un visage
par un nez et par un menton : je veux du tout ensemble. Vive
Tancrède! cette pièce me paraît bien faite, neuve, singulière.
Cependant nous verrons ce que je pourrai faire pour obéir ù
vos ordres, au saint temps de Pâques. Et la dissertation ^ contre
ces barbares Anglais, vous n'en parlez pas? Mes divins anges,
je vous regarde comme la consolation et l'honneur de ma \ie.
Je suis bien faible ; mais je vous aime fortement.
18 fcviier.
Tenez, mes gloutons, vous demandiez une tragédie, voila un
chant* de la Puceile : c'est envoyer une grive à des gens (pii
veulent manger un dindon ; mais on donne ce qu'on a.
Tenez, voilù encore des Lettres^ sur le roman de Jean-Jacques :
mandez -moi qui les a faites, ô mes anges, qui avez le nez lin 1 Et
le Pire de famille, qu'est-il devenu?
iiOT. — A M. DAMILAN ILIj;.
JS ffM-icr.
Je salue tendrement les frères, j'élève mon cœur ii eux, et je
prie Dieu [)Our le succès du Perc de famille.
J'envoie aux frères une petite cargaison conlenanl un cliaiil
(le la Pucellc, et les Lettres sur la Aourclle Jlrloisc ou Aluïsia de
1. L'Appela toutes les nations, voyci tume \\1\, pa-c 101.
-. I^c XIX", celui do JJorollit'i'.
J. Voyez CCS Lettres sur la .\uuvclle Ilcluisc, luiiie .\.\1V, pugv Kl."».
212 CORRESPONDANCE.
.Ican-JtuMiiics, nuxquolles M. le marquis de Ximcnès n'a faitimlle
(liriiciillé de mettre son nom, attendu qu'il ne craint pas plus
Joan-Jacques que Jean-Jacques ne semble craindre ses lecteurs.
La Nouvelle Hèloïse et Dah'a m'ont fait relire Zaytle : qu'on fasse
quelque nouvelle tragédie, je relirai Racine.
J'ai demandé à M. Thieriot les recueils I, K, L, M, N^ ; il faut
bien que j'aie tout l'alphabet. Je suis très-fâché qu'il y ait une
ville en France, nommée Paris, où il soit permis h un Fréron
d'insulter l'héritière du nom de Corneille ; on ne m'écrit sur cela
que des lanternes. Si Fréron en avait dit autant de la petite-fille
d'un laquais dont le père fût conseiller du parlement ou de la
cour des aides, on mettrait Fréron au cachot. Il est digne de ceux
qui laissaient mourir de faim la cousine de Cinna de ne la pas
venger : cela redouble mon mépris pour les bourgeois qui font
le gros dos parce qu'ils ont un ofiice.
Je prie instamment M. Thieriot de mettre au cabinet VÉpître
d'Abraham Chaumeix à M"" Clairon. Ce n'est pas qu'on craigne
Le petit singe à face do Tliersite-,
Au sourcil noir,
et au cœur noir ; on a pour lui autant d'horreur que pour Fréron.
C'est dommage qu'un aussi insolent etaussi absurde persécuteur
ne soit puni que par des vers et par l'exécration publique; il est
bien heureux d'avoir affaire à des philosophes qui ne peuvent se
venger que par le mépris. Je voudrais l)ien voir un de ces fa-
quins, si fiers de leurs petites charges, voyager dans les pays
étrangers : il ferait une plaisante figure à côté d'un homme de
mérite.
4468. — A M. LE BRUA.
Au château de f'erney, 19 février.
Plus j'y fais réflexion, plus je suis sûr, monsieur, que nous
ne trouverons personne à Paris qui prenne intérêt à M"^ Corneille
et à son nom ; vous ne trouverez que ceux qui ont été outragés
par Fréron assez justes pour le poursuivre ; les autres en rient.
Dites à un de vos amis qu'on vient de faire un libelle contre
vous, la première idée qui lui viendra sera de vous demander
où il se vend, et s'il est bien salé.
1. Voyez une note de la lettre ii20.
2. Voyez lettre 4438.
ANNKE 17GI. 213
Je pense que ce qu'il y aurait de plus honnête, de plus doux,
et de plus modéré à l'aire, ce serait d'assommer de coups de bù-
toD le nommé Fréron à la porte de M. Corneille. Le second parti
est celui que j'ai eu l'honneur de vous proposer, c'est que vous
vouliez bien dicter une requête à xM. Corneille pour le lieutenant
criminel. .\'est-il pas en droit d'attendre quelque attention pour
son nom? n'esl-il pas en droit de dire qu'il demande ré[)aration
de l'insulte faite à sa fille et à lui? On lui reproche, dans des
lignes diffamatoires, d'avoir fait sortir sa fille du couvent pour
la faire élever par un l)ateleur de la Foire. Il est (aux que ce
L'Écluse ait été bateleur; il est, depuis vinj^t ans, chirurgien du
roi de Pologne; il est faux qu'elle soit élevée par lui ; il est faux
qu'elle soit dans la maison où le calomniateur suppose qu'il est;
il est faux que le sieur L'Écluse soit môme venu dans cette mai-
son depuis plus de cinq mois. M"" Corneille est dans la maison
la plus honnête et la plus réglée, auprès d'un vieillard presque
septuagénaire, qui lui a assuré tout d'un coup de quoi être à
l'abri de l'indigence le reste de sa vie; elle est auprès d'une dame
de cinquante ans, qui lui tient lieu de mère, et qui ne la perd
pas un instant de vue. Un homme très-estimable, qui a servi de
précepteur à M""^ la marquise de Tessé, veut bien à présent lui
donner des leçons. Elle mérite tous les soins qu'on prend d'elle ;
son cœur paraît digne de l'esprit de son grand-oncle, et je vous
assure qu'on ne peut avoir une conduite plus noble et plus
décente que la sienne.
Voilà, monsieur, l'éducation de bateleur qu'on lui donne. Le
père du grand Corneille était noble; M"' Corneille a près de deux
cents ans de noblesse ; elle est alliée aux plus grandes maisons
du royaume, et on la laisse outrager impunément dans des
lignes diffamatoires d'un Fréron ; et des gens ont la bêtise de
m'écrire que je dois mépriser les petits traits que Fréron a la
bonté de me décocher, comme si c'était moi dont il s'agît dans
cette affaire, comme si j'étais une jeune demoiselle à marier!
Ah! monsieur, croyez que dans nos affaires les hommes nous
conseillent fort mal, parce qu'ils ne se mettent jamais à notre
place : il ne faut prendre de conseil que de soi-même, et des cir-
constances où l'on se trouve,
il n'est point du tout hors (ra|)|)arenc(' ipi'il se prc'senle Itieii-
tôt un parti pour Al"' Corneille; et je |)(mi\ \oiis assurer (|ue les
feuilles de Fréron, ([u'on lit dans les |)ro\iiices. lui feront grand
tort, et |)()urronl empêcher son élahlissemenl. .le ne vous avance
rien ici, monsieur, sans de très-jiisles raisons. Voyez donc s'il
2U CORRESPONDANCE.
n'est pns ronvonabic que le père, qui nous a confié sa fille, re-
pousse liaiitenient les bruits qui la désbonorent?
11 est indubitable que le lieutenant de police fera comparaître
le coquin, et cette scène produira une relation de vous qu'on
pourra mettre dans tous les papiers publics. Elle sera vraie, elle
sera foi'le et toucbanle, parce que vous l'aurez faite. Elle con-
vaincra Fréron de calomnie, et décréditera ses indignes feuilles,
indignement soutenues par M. de Maleslierbes.
Pardonnez, monsieur, si je dicte toutes mes lettres: mon étal
est bien languissant; mais je me sens encore de la chaleur dans
le cœur, et surtout pour vous, à qui je dois les sentiments de la
plus tendre estime.
De tout mon cœur, votre très-humble et très-obéissant ser-
viteur.
Voltaire.
4409. — A MADAME D'ÉPINAI.
A Fcincv, le 19 février.
Quoique ma belle philosophe n'écrive qu'à des huguenots,
cependant un bon catholique lui envoie ces petites Lettres^. On
suppose, en les lui envoyant, qu'elle est très-engraissée ; si cela
n'est pas, elle peut passer la page 20, où l'on reprend un peu
vivement l'ami Jean-Jacques d'avoir trouvé que les dames de
Paris sont maigres ; il ajoute qu'elles sont un peu bises, mais
comme ma belle philosophe nous a paru très-blanche, elle pourra
lire cette page 20 sans se démonter; à l'égard des autres pages,
elle en fera ce qu'elle voudra.
On se flatte que le Père de famille a été joué, et qu'il l'a été
avec succès ; ce succès est bien nécessaire et bien important : il
pourrait contribuer à mettre Diderot de l'Académie ; ce serait une
espèce de sauvegarde, contre les fanatiques et les hypocrites de
la ville et de la cour, qui blasphèment la philosophie et qui in-
sultent à la vertu. Pour Jean-Jacques, ce n'est qu'un misérable
qui a abandonné ses amis, et qui mérite d'être abandonné de
tout le monde. Il n'a dans son cœur que la vanité de se montrer
dans les débris du tonneau de Diogène, et d'ameuter les passants
pour leur faire contempler son orgueil et ses haillons. C'est
dommage, car il était né avec quelques demi-talents, et il au-
1. Sur la Nouvelle Iléloïse, voj'cz tome XXIV, page 165.
AN.NKE I7GI. 215
rait eu pcut-C'tro un talent tout entier s'il avait été docile et
honnête.
Je fais mes compliments à toute la famille, à tous les amis de
ma belle philosophe ; je tiens qu'elle vaut beaucoup mieux que
M"" de Wolmar. Prend-elle son café, ou le café, dans l'entre-sol?
Je la supplie aussi de me dire si les jardins de la Chevrette ne
sont pas plus beaux que ceux de l'Étange'. Qu'elle sache, au
reste, que ceux de Ferney ne sont pas sans mérite. Si elle voulait
faire encore un petit voyage dans le pays, non de Vaud, mais de
Gex, on lui donnerait un petit chapitre tous les matins en pre-
nant le chocolat, ou du chocolat. Je prie \g proph'de de me pro-
phétiser quelque chose de bon sur le Pire de famille. Mille res-
pects; et si la belle philosophe est paresseuse, mille injures.
liTO. — A M. F ADR Y ^
A Ferney, lundi 20.
C'est en courant, mon cher monsieur, que j'ai l'honneur do
vous avertir que votre mémoire sur le sieur Sédillot est entre les
mains de M. de Montigny, commissaire nommé par le conseil
pour examiner les sels de la Franche-Comté. Il se connaît en sels
et en Sédillots. Il est l'intime ami de M. de Trudaine, et un peu
mon parent. Il se charge de votre affaire. Je vous réponds qu'elle
est en bonnes mains.
Je suis à vos ordres pour ma vie. Votre très-humble obéissant
serviteur.
4171. — A MADAME D'KPI.NAI.
A Ferney, 23 février.
Monsieur l'intendant ' de Lyon me mande qu'on a représenté
h Lyon, avec le i)Ius grand succès, le Phe de famille; qu'il y a été
attendri jusqu'aux larmes, etc., etc., etc. Je ne doute pas (jue cet
ouvrage n'ait autant de succès à Paris. Je supplie ma belle phi-
losophe de faire parvenir ce petit billet* à Platon. La réussite de
sa pièce me paraît une affaire très-iniporlanfe: cela réchaulfe \o
public, cela ou\re la porte de l'Acadi-niie, cela lait taire lesfana-
1. Voltaire fait sans doute allusion ici au jardin du baron d'Ftanpe, jardin
voisin du bosquet où un baiser de Julie brûla Saint-Preux jusqu'à la moelle. (Cl.'i
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. La Micliodi.'rc, à qui est adressée la lettre 3422.
4. Il est perdu. (B.)
216 CORRESPONDANCE.
tiques ol les fripons. Puissent toutes les bénédictions être répau-
dues sur nos frères! Puisse la lumière éclairer tous les yeux, et
l'humanité pénétrer tous les cœurs!
ii72. — A M. SÉNAC,
CONSKILLER d'ÉTAT, 1' K K M I K R MÉDECIN D li ROI, A VERSAILLES.
Au cliâlciui (le Fcrncy, pays de Gcx, 24 février 17G1.
Monsieur, recevez tous mes remerciements et ceux de toute
la petite province de Gex, de la bonté que vous avez eue de sou-
tenir notre bon droit contre un marais empesté qui nous désole
et qui cause la mort à un de mes parents, lequel lutte en vain
depuis cinq mois contre la carie de ses os. Je suis pénétré de vos
bontés. Permettez-moi de renouveler les assurances de mon atta-
chement à messieurs vos fils.
Je serai toute ma vie, avec la plus sincère reconnaissance,
monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4473. — A M. FABRY2.
Aux Délices, 21 février 1761.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous envoyer la lettre de M. de
Montigny, où vous verrez ce qu'on pense du sieur Sédillot; j'y
joins une lettre de M. de Villeneuve à monsieur l'intendant de
Lyon. J'écris à M. de Villeneuve pour le remercier, et en même
temps pour lui dire combien la province vous a d'obligations. Je
lui fais un petit tableau des malheurs du pays de Gex, et des torts
que le sieur Sédillot a faits à ce petit coin du monde, qui sans
vous serait accablé. J'ai écrit en conformité à M. de Courteilles
et à M. de Trudaine.
J'ai vu M. Myrani, que vous avez eu la bonté de m'envoyer.
Vous me rendez cette province chère ; je contribuerai, autant qu'il
me sera possible, au dessèchement que vous projetez de tous les
marais; et mon principal soin sera toujours de seconder, autant
qu'il sera en moi, vos volontés et vos vues pour le bien public.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments qui vous sont
dus, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
1. Les Autographes, par M. de Lescure, 1865.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
ANXF.E 170 1. 217
4i7i. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
'2i février.
L'Évangile a raison de dire, monsieur : Si le sel s'évanouit,
avec quoi salera-t-on * ? Grâce à la prudence de votre cuisinier, et
à quatre doigts de lard bien placés entre les perdrix et la croûte,
votre pâté- est arrivé frais et excellent, et il y a huit jours que
nous en mangeons. Nous avons fait grande commémoration de
vous, le verre à la main, non sans regretter le temps où vous
avez bien voulu être de nos frères, dans votre petite cellule des
fleurs.
Je ne mérite pas tout à fait les compliments dont vous m'ho-
norez sur l'expulsion du gros frère Fessy'; j'ai bien eu l'avantage
de chasser les jésuites de cent arpents de terre qu'ils avaient
usurpés sur des officiers du roi; mais je ne peux leur ôter les
terres qu'ils possédaient auparavant, et qu'ils avaient obtenues
par la confiscation des biens d'un gentilhomme : on ne peut pas
couper toutes les têtes de l'hydre.
Si vous êtes curieux de nouvelles de philosophie, je vous dirai
qu'un officier*, commandant d'un petit fort sur la côte de Coro-
mandel , m'a apporté de l'Inde l'évangile des anciens brachmanes ;
c'est, je crois, le livre le plus curieux et le plus ancien que nous
ayons; j'en excepte toujours l'Ancien Testament, dont vous con-
naissez la sainteté, la vérité et l'ancienneté. Une chose fort plai-
sante, c'est que tous les peuples anciens croyaient l'immortalité
de l'ûme quand les Juifs n'en croyaient pas un mot.
Si vous voulez des nouvelles de nos armées, le régiment de
Champagne s'est battu comme un lion, et a été battu comme un
chien. Si vous voulez des nouvelles de la marine, on nous prend
nos vaisseaux'' tous les jours. Si vous aimez mieux des nou\ elles
de finances, nous n'avons pas le sou.
Je vous aime, et je vous regrette de (oui mon cn'iir.
1. « Quoil si sal evanuerit, in quo salictur? » (Matthieu, chapitre v, verset 13.
2. Voyez lultrc 44'20.
3. Fesse était le vrai nom de ce siipcTieiir de Jésuites d'Ornex, lieu où demeu-
rait le l'iTC Adam, avant la tninslatiun du donilcile de ce ilcriiier à Ferney. (Ci..)
— Voyez les lettres de Voltaire à Bordes, du il) avril 1773; à Maupi-ou, do mars 1771;
a Vasselier, du 13 novembre 177.j.
4. Le chevalier de Maudave.
5. Les Anfriais, au mois d'ffctohre I7G0, avaient pris ou détruit, vi r> l.i
Jamaïque ot Cuiia, plusieurs frégates françaises, telles que la Sirène, la Valiur,
la FUur-de-Lis, etc. (Cl.)
2i8 CORRESPONDANCE.
Ii75. — DU PKRE FESSY, JÉSUITE, A M. LE BAULT".
Genève, 2.") février 17G1.
Monsieur, vous avez vu sans doute un m('moiro imprimé, qu'on m'as-
sure ôtre Irès-n-pandu à Dijon; il est date du 30 janvier 1761, et signé
Ambroise Decrozc père et Joseph Decroze fils, Vachat procureur, de
présent à Dijon. Il est fait à l'occasion du procès criminel intenté au sieur
Ancian, curé deMoons, village du pays de Gex, que Decroze accuse d'avoir
assassiné son fils, le Zi décembre 17G0, chez la veuve Burdet, à 3Iagny,
hameau de la paroisse de IMoiins.
Je me flatle, monsieur, sur ce que j'ai éprouvé de vos bontés pour moi,
lors de l'enregistrement de lettres patentes que je poursuivais à Dijon, en
1758, et que je n'aurais pas obtenu sans vous, je me flatte que vous avez
été aussi indigné que fâché de me voir figurer pour ma part dans cet odieux
libelle. Je ne doute pas que vos lumières n'aient aisément percé le tissu
d'horreurs dans lequel on s'efforce de m'y envelopper.
On a dans ce pays-ci les preuves les plus convaincantes que l'auteur du
mémoire est M. de Voltaire, et il ne s'en cache pas. Je laisse d'abord à part
ce qui regarde le curé de Moëns dans ce mémoire : le procès criminel se
poursuit, et on prononcera bientôt; mais souffrez que je vous dérobe quel-
ques moments pour vous exposer ce qui me concerne.
Cet exposé, la réputation que vous avez si bien méritée, et le crédit que
vous avez dans votre illustre compagnie et dans tout Dijon, sont ce que je
connais de plus propre à dissiper les noires impressions que le mémoire
pourrait y avoir fait naître sur ma conduite. D'autant plus que le procès
du curé de Moëns, quel que puisse être le jugement du bailliage de Gex,
ne manquera pas d'être porté à Dijon, et qu'il y sera sans doute fait quelque
mention du mémoire qui parle de moi.
Ce n'est pas que je ne sache bien que, malgré la violence et les déclama-
tions de l'auteur, par lesquelles il veut apparemment s'acquitter d'une par-
tie de ce qu'il doit au Père Berlhier, l'auteur du Journal de Trévoux, ma
défense, chez tous les gens raisonnables et tant soi peu instruits de notre
religion, ne soit très-aisée, très-courte et très-simple. La voici : la fille de
Decroze s'est présentée à moi au confessionnal ; je l'ai écoutée, je lui ai dit
ce qu'exigeait mon ministère. Je ne sais rien de plus, et n'ai plus rien à
dire.
Mais outre cette défense générale et de droit, je vous dois à vous, mon-
sieur, un détail plus circonstancié de ce qui a précédé et accompagné le
fait, afin que vous puissiez connaître et embrasser ma cause dans toute son
étendue, me plaindre, me défendre, m'honorer de vos conseils.
Indépendamment des motifs anciens et généraux de la haine qu'a pour
les jésuites M. de Voltaire, et des preuves toutes récentes qu'il vient d'en
donner à notre maison d'Ornex, au sujet du bien BaUazard, l'affaire qu'il
1. Éditeur, de 3Iandat-Granccy.
ANNÉE 17G1. 219
poursuit actuellomont à toute outrance contre le curé do Moi^ns, qu'il sait
que nous ne condamnons pas comme lui, a ranimé sa fureur contre nous :
il a cherché tous les moyens de réunir quelques victimes de sa haine, pour
les frapper du môme coup, ou les uns par les autres.
On m'avait déjà tendu un piège le lendemain de la fête des Rois; on
m'attendit ce jour-là sur le grand chemin, à Sacconex, village où Decroze,
maître horloger, demeure; on voulait me prier de passer chez lui à mon
retour de Genève, dans le temps qu'on disait Decroze fils mourant, afin de
me faire ensuite assigner en justice pour rendre témoignage de l'état pré-
tendu désespéré dans lequel le jeune homme aurait feint de se trouver. Ce
projet ne réussit pas parce que je fus obligé de rester à Genève ce jour-là et
plusieurs jours de suite, et qu'avant que je pusse repasser par Sacconex le
prétendu assassiné se portait à merveille. Il fallut donc se retourner autre-
ment, et, comme on ne voulait pas me manquer, voici comment on s'y prit.
Vous avez pu voir, monsieur, par le mémoire même du 30 janvier, qu'il
y avait eu précédemment une première pièce imprimée, en forme de plainte,
sur le prétendu assassinat, pièce composée également par M. de Voltaire,
signée par Decroze le père, et datée du 3 janvier. Dans cette i)lainte, dont
on m'assure qu'il y aà Dijon quantité d'exemplaires, l'auteur se déchaîne avec
fureur contre le curé de Moëns et y répand à pleine main la calomnie. Les
Genevois eux-mêmes en ont été aussi indignés que les catholiques, et per-
sonne n'a craint de dire tout haut ce qu'il en pensait.
Je vais tous les samedis au soir d'Ornex à Genève pour y aider à des-
servir le dimanche la chapelle du roi. En y allant je passe par Sacconex, où
je confesse les sœurs grises, qui y ont un établissement. La fîllo aînée de
Decroze, qui selon le bruit public gouverne tout dans la maison de son
père, et a tout crédit sur son esprit, cette fille qui, de sa vie, ne s'était
venue confesser à moi, y vint pour la première fois le samedi 24 janvier; je
l'écoutai; je continuai ensuite ma route, et me rendis à Genève à nuit tom-
bante.
Vous allez juger si c'est à tort (jue je présume (pie la démarche de cetîe
fille était un piège qu'on m'avait tendu. Dès le lendemain dimanche 25 jan-
vier, sur le récit que la fille fit à son père, comme il lui plut, de ce qui s'était
passé entre elle et moi au confessionnal, et sur la nouvelle qu'en donna, le
dimanche matin, Decroze à M. de Voltaire, celui-ci, au comble de sa joie,
se hâte de f.dre faire des copies du billet de Decroze, ou plus probablement
en fabrique lui-même un, au nom de Decroze, dans lequel il dépeint tragi-
quement la douleur du père, qui se |)laint à lui, son unicpie protecteur,
dans l'amertume do son cœur, d'un nouveau trait arrivé la veille, en faveur
do l'assassin de son fils, par le refus, disait-il entre autres choses, (pie le
PèreFessy, jésuite d'Ornex, avait fait de l'absolution à sa lille jiiS(iu'à ce
qu'elle eût engagé son père à rétracter la plainte qu'il avait fait im[>rimer
contre le curé do Muions.
M. do Voltaire fait faire i>ar son .secnHaire et par d'autres personnes (jui
se trouvaient ciiez lui une foule de copies do ce billet, il en distribue à huit
ou dix personnes qui dînaient chez lui, et à (puilro heures après midi il y
220 CORUIiSPOND\NCE.
on aviiil tlans toutes les meilleures maisons do Genève, et qui avaient été
portées par ses gens.
Il avait mal pris son champ do bataille; les Genevois haussèrent les
épaules sur une pareille extravagance, ils opinèrent aux petites-maisons pour
le protecteur et pour le protégé ; ils savent que sur ce qui regarde soit
directement soit indirectement la confession un piôtre ne peut qu'être muet.
J'avais craint d'abord, ce qu'il était naturel que j'appréhendasse, que ces
billets ne fussent dans Genève une occasion de décrier nos sacrements; la
façon de penser des Genevois me rassura, et mon indignation se tourna en
mépris pour un adversaire qui, pour avoir voulu tirer trop fort contre moi,
avait manqué son but. Je m'attendais bien que le fiel dont cet homme se
nourrit fermenterait plus violemment encore après avoir été inutilement
répandu dans ces billets; mais j'avoue que son nouveau mémoire du 30 jan-
vier a surpassé mon attente. Je ne le connais que depuis huit ou dix jours;
la discrétion et l'amitié s'étaient jointes à la vie retirée que je mène, pour
me le laisser ignorer. J'ai été véritablement ému à la lecture que j'en ai
faite, moins cependant par la noirceur des traits sous lesquels on m'y repré-
sente que par la licence aussi artificieuse qu'effrénée avec laquelle on ose y
faire servir ce qu'il y a de plus auguste et de plus saint, dans une religion
qu'on déchire partout ailleurs, à couvrir les imputations les plus calom-
nieuses et les plus atroces.
Je ne m'arrête pas à vous faire remarquer le tour, digne du plus bas far-
ceur, par lequel il substitue à mon nom de baptême, qui est Joseph, le
nom de Jean, pour faire avec celui de Fessy un composé dans le goût
sublime du théâtre de la Foire, ou des gentillesses de la Pucelle.
Mais doit-on laisser impunies l'audace et la témérité d'un homme qui
compose, qui fait imprimer sous le nom d'un autre, qui répand dans tout le
royaume des libelles aussi diffamants (jue la plainte du 3 et le nouveau
mémoire du 30 janvier? Je dis, imprimer sous le nom d'un autre, parce que
j'ai plus que des présomptions, surtout pour le mémoire du 30, qu'il était
déjà imprimé, et publié à Dijon, avant que M. de Voltaire eût arraché la
signature de Decroze père et fds.
Jetions d'une personne très-digne de foi que quelqu'un, qui est fort lié
avec Decroze père, a assuré à cette personne que, dix ou douze jours au
moins avant la date de ce mémoire, Decroze, qu'il voyait souvent, lui avait
paru dans la plus vive inquiétude, et que, lui .en ayant demandé le sujet,
Decroze lui avait répondu qu'il était excédé des visiies et des persécutions
([u'il avait continuellement à essuyer de la part de M. de Voltaire, qui vou-
lait absolument le contraindre à signer un mémoire extrêmement violent et
dont il craignait fort que la signature ne le perdît.
Une autre personne, très-digne de foi aussi, vient de m'assurer qu'elle
tient de Decroze fils que ce n'a été qu'à son corps défendant qu'il a signe
ce même mémoire chez M. de Voltaire, lequel, ennuyé du refus constant
(ju'il faisait de le signer, le prit au collet, le fit asseoir de force, lui mit la
plume à la main, et, lui tenant sous le nez le mémoire manuscrit, le contrai-
gnit à v mettre son nom.
ANNÉE 17G1. 224
Voilà, monsieur, les indignes manœuvres par lesquelles cet homme, plein
de fiel et de venin, exhale dans tout le pays et dans toute la France ses
fureurs contre quiconque lui déplaît, par lesquelles il se fait redouter de
ceux mOme qui devaient peut-être l'accabler et le punir. Le grand crime du
curé de Moëns lui-même n'est pas le prétendu assassinat de Decroze fils,
quoique dans cette affaire le curé ait commis par zèle une très-grande impru-
dence. Son crime est de n'avoir pas pliedevantM.de Voltaire, dans un procès
extrêmement juste qu'avait ce cure avec les habitants de Ferney pour les
pauvres de sa paroisse, et qu'il a gagné avec dépens au parlement de Dijon;
c'est surtout d'avoir représenté avec force à M. de Voltaire, qui s'était
emparé d'un chemin nécessaire aux habitants du pays, sans en avoir fourni
un autre, le préjudice qu'il portait aux paroisses voisines, et qu'il n'avait
pas droit de leur porter. M. de Voltaire a été obligé de rendre le chemin,
et ne s'est pas caché qu'il fera pendre le curé s'il peut, dùt-il (c'est ce qu'il
a ajouté;, faute d'argent comptant, retirer les quatorze à quinze mille livres
qu'il a consignées à Gex pour ôter aux jésuites d'Ornex le bien Baltazard.
Croiriez-vous, monsieur, que cet homme vraiment rare dans son espèce
a eu l'extravagance de s'afficher plus singulièrement encore. On a, ces jours
derniers, recelé et confronté à Gex les témoins dans l'afTaire du curé : la
veuve Burdet, témoin principal contre lui, et dont la mauvaise vie est publi-
que, s'y rendit comme les autres; mais comment pensez-vous qu'elle y vint?
Dans un carrosse à quatre chevaux de M. de Voltaire; elle y monta à Fer-
ney, chez lui, se rendit à Gex, et de Gex elle revint triomphalement à Fer-
ney, c'est-à-dire l'espace de trois grandes lieues. Jugez de refret ([u'a dû
produire à Gex et dans tout le pays cette scène singulière.
Je ne vous cacherai pas que, pour arrêter, s'il est possible, les fureurs de
cet homme, et nous plaindre de ce qu'il ne cesse de faire contre nous, nous
nous sommes adressés au ministre, et lui avons envoyé un exemplaire du
MKMnoire du 30 janvier. Nous espéronsqu'onaura quelque égard à la justice de
nos plaintes. L'on assure ici que M. de Voltaire se dispose à partir au plus tôt
pour Dijon, pour poursuivre l'affaire qu'il a suscitée à M. Dauphin de Cha-
pciuirouge, au sujet du domaine Baltazard à Ornex, que nous n'avons pas
|iii aciiuérir encore, qui avait été cédé en anlichrèse \yàY les auteurs de
M\L Deprez de Crassy, et dans lequel M. de Voltaire veut bien moins faire
r(Mitrer ces messieurs qu'empêcher les jésuites de l'avoir. Que j'aurais d'anec-
dotes à vous raconter là-dessus; mais il y a trop longtemps (jne j'abuse de
voli-e patience, je les réserve pour une autre fois, au cas (pie ma prolixité
d'aujourd'hui ne vous ait pas tout à fait rebuté.
Me |)ermellez-vons, monsieur, d'assurer M'"" Le Baull do mon respect et
de ma reconnaissance, et de la prier de vouloir bien vous aider à rabaltro
les coups que ce vilain mémoire peut m'avoir portés dans votre ville, à moi
(d aux jésuites en général. Un chevalier et uni» chevalière comme elle et
vous, monsieur, sont très ca|)ables de faire valoir une cause plus désespérée
que la nôtre.
J'ai l'honneur d'être avec autant do reconnaissance que d(^ respect, mon-
sieur, votre très-humblo et très-obéissant serviteur.
Flissv, jésuite.
222 CORRESPONDANCE.
4470. — DE M. DIDEROT '.
A Paris, ce 2(1 février 1701.
Ce n'est pas moi qui l'ai voulu, mon cher maître, co sont eux qui ont
imaginé que l'ouvrai^'o pourrait réussir au théâtre; et puis les voila qui se
saisissent de ce triste Père de famille^ et qui le coupent, le taillent, le châ-
trent, le rognent ii leur fantaisie. Ils se sont distribué les rôles entre eux, et ils
ont joué sans que je m'en sois mêlé. Je n'ai vu que les deux dernières répéti-
tions, et je n'ai encore assisté à aucune représentation. J'ai réussi ii la pre-
mière autant qu'il est possible quand presque aucun des acteurs n'est et ne
convient à son rôle. Je vous dirais lii-dessus des choses assez plaisantes si
l'honnôleté toute particulière dont les comédiens ont usé avec moi ne m'en
empêchait. Il n'y a que Brizard, qui faisait le Père de famille, et M'"" Pré-
ville, qui faisait Cécile, qui s'en soient bien tirés. Ce genre d'ouvrage leur
était si étranger que la plupart m'ont avoué qu'ils tremblaient en entrant sur
la scène comme s'ils avaient été à la première fois. 31"'" Préville fera bien-
tôt une excellente actrice, car elle a de la sensibilité, du naturel, de la finesse
et de la dignité. On m'a dit, car je n'y étais pas, que la pièce s'était soutenue
de ses propres ailes et que le poète avait enlevé les suffrages en dépit de
l'acteur. A la seconde représentation, ils y étaient un peu plus : aussi le
succès a-t-il été plus soutenu et plus général, quoiqu'il y eût une cabale for-
midable. N'est-il pas incroyable, mon cher maître, que des hommes à qui
on arrache des larmes fassent au même moment tout leur possible pour
nuire à celui qui les attendrit? L'àme de l'homme est-elle donc une caverne
obscure que la vertu partage avec les furies? S'ils pleurent, ils ne sont pas
méchants; mais si, tout en pleurant, ils souffrent, ils se tordent les mains, ils
grincent les dents, cOinment imaginer qu'ils soient bons? Tandis qu'on me
joue pour la troisième fois, je suis à la table de mon ami Damilaville et je
vous écris sous sa dictée que si le jeu des acteurs eût un peu plus répondu
au caractère de la pièce, j'aurais été ce qu'ils appellent aux nues, et que,
malgré cela, j'aurai le succès qu'il faut pour contrister mes ennemis. Il s'est
■élevé du milieu du parterre des, voix qui ont dit : « Quelle réplique à la
satire des Philosophes ! » Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais
quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique, et je ne m'en
soucie guère; mais je voulais qu'on vît un homme qui porte au fond de son
cœur l'image de la vertu et le sentiment de l'humanité profondément gra-
vés, et on l'aura vu. Ainsi Mo'ise peut cesser de tenir les mains élevées vers
le ciel. On a osé faire à la reine l'éloge de mon ouvrage. C'est Brizard qui
m'a apporté cette nouvelle de "Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais
combien vous avez désiré le succès de votre disciple, et j'en suis touché.
Mon attachement et mon hommage pour toute ma vie.
On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la
cabale.
1. OEuvres de Diderot, édition Assézat et Tourneux.
ANNÉE 4 76 1. 223
ii77. — A M. DAMILAVILLEi.
27 février.
Rcrii K. Cl L -. Enivré du succès du Pcre de famille, je crois
qu'il iaut tout tenter, à la première occasion, pour mettre M. Di-
derot de l'Académie: c'est toujours une espèce de rempart contre
les fanatiques et les fripons. Si je peux exécuter quelques ordres
l)our M. Damilaville auprès de M. de Courteilles, je suis tout prêt
et trop heureux.
Les frères ont-ils reçu un chant de Dorothée*, retrouvé dans
d'anciennes paperasses, et des lettres du marquis de Ximenès sur
le roman de J.-J.*?
J'assomme les frères de petites dépenses : je prie M. Thieriot
de mettre tout sur son agenda. Il y a longtemps qu'il ne m'a
écrit : il ne sait pas que j'aime passionnément ses lettres. Mille
tendres amitiés.
4i78. — A M. D'ALEMDERT.
Au château de Ferney, pays de Gex, 27 février.
Vous êtes un franc savant, dans votre charmante et drôle de
lettre*; vous concluez dans votre cœur pervers que je n'ai point
été à la messe de minuit, parce que mon lil)raire hérétique a mis
le 23 pour le 2'i ". Vous triomphez de cette erreur, mon cher et
grand philosophe, comme un Saumaise ou un Scaliger; mais
vous êtes fort plaisant, ce que les Scaliger n'étaient pas. Sachez
<[ue vos honnes plaisanteries ne m'ôteront point ma dévotion, et
qu'il n'y a d'autre parti à prendre que de se déclarer meilleur
chrétien que ceux qui nous accusent de n'être [)as chrétiens. J'ai
un évéque' qui est un sot, et qui me regarde comme un persé-
cuteur de l'Église de Dieu parce que je poursuis vivement la
condamnation d'un curé grand diseur de messes et assassin. Je
conjure mon évéque, \n{v les entrailles de Jésus-Christ, de se
1. Dïins les éditions de Kciil, cette lettre r.imiiieuce |p.u- nu alinéa dont,
d'ajjrés Griniui, on a fait une leUrc; voyez n" iil2.
2. hujdxueil A, H, (', i-tr. Voyez une note de la lettre ii2(l.
3. C'est le chant XVllI de la Pucelle, édition de I7tj2, ei le MX"" des éditions
actuelles.
4. Voyez tome XXIV, pa-e 1().">.
5. Celte lettre di;d'Aleniherl nianque. (Cl.)
G. On ne sait dans quel ouvrage se trouve cette faute.
7. Biord ou Uiort.
224 COIUIESPONDANGE.
joindre ;i moi ])oiir ôtcr le scandale de la maison d'Israël; les
impies diront que je me moque, mais je ne rougirais point de
mon père céleste devant eux : quand on a l'honneur de rendre
le pain bénit à Pùques, on peut aller partout la tête levée.
Je regarde le succès du Pure de fauilUr comme une preuve
évidente de la bénédiction de Dieu et des progrès des frères; il
est clair que le public n'était pas mal disposé contre cet homme
qu'on a voulu rendre si odieux ; point de cabales, point de mur-
mures : le public a fait taire les Palissot et les Fréron ; le public
est donc pour nous.
Comptez, mon cher et vrai pbilosophe, que je suis de bon
cœur pour la langue française. J'avoue qu'elle est bien lâche sous
la plume de nos bavards ; mais elle est bien ferme et bien éner-
gique sous la vôtre.
J'apprends qu'il y a vingt-cinq candidats pour l'Académie ;
je conseille qu'on fasse l'abbé Le Blanc portier; je vous réponds
qu'alors personne ne voudra plus entrer. M. de Malesherbes avilit
la littérature, j'en conviens ; il est philosophe, et il fait tort à la
philosophie, d'accord ; il aime le chamaillis ; il fait payer le Jour-
nal des savants, qui ne se vend point, par le produit des infamies
de Fréron, qui se vendent : c'est le dernier degré de l'opprobre.
Mais un impudent ^ Orner qui se fait en plein parlement le se-
crétaire et l'écolier d'Abraham Chaumeix , un lâche délateur
public qui cite faux publiquement, un vil ennemi de la vertu et
du sens commun, voilà ce qu'il faudrait faire assommer dans la
cour du Palais par les laquais des philosophes.
Envoyez-moi, je vous prie, pour me consoler, votre roide
Discours sur l'histoire ^ prononcé avec tant d'applaudissements
dans l'Académie. On dit que cette journée fut brillante ; j'ai d'au-
tant plus besoin de votre Discours qu'on réimprime^ actuelle-
ment mes insolences sur VHistoirc gcnénde. J'avais trop ménagé
mon monde; mais.
Qui i)'a plus qu'un moment à vivre
N'a plus rien à dissimuler.
(QuiNAULT, Atijs, acte I, scène vi.)
1. Allusion au réquisitoire du 23 février 17ô9 contre V Encyclopédie.
2. Voyez lettre 4456.
3. Les sept premiers volumes de cette édition de l'Essai sur l'Histoire géné-
rale, augmentée et très-corrigée, parurent à Genève sou* la date de 1761 : le hui-
tième ne vit le jour qu'en 1763.
ANNÉE 17Gt. -225
Il faut peindre les choses dans toute leur vérité, c'est-à-dire dans
toute leur horreur.
Je vous embrasse, vous aime, estime et révère.
4479. — A MADAME DE FONTAINE,
A 110 II \0 Y.
A Ferncy, '27 février.
Nos montagnes cou\ertcs de neige, et mes cheveux, devenus
aussi blancs qu'elles, m'ont rendu paresseux, ma chère nièce;
j'écris trop rarement. J'en suis très-laché, car c'est une grande
consolation d'écrire aux gens qu'on aime : c'est une belle in-
vention que de se parler, de cent cin([uante lieues, pour vingt
sous,
Avez-vous lu le roman de Rousseau? Si vous ne l'avez pas lu.
tant mieux ; si vous l'avez lu, je vous enverrai les Lettres du mar-
quis de Ximenès sur ce roman suisse'.
Nous montrons toujours l'orthographe à la cousine issue de
germain de Pulijructe et de Cinna. Si celle-là fait jamais une tra-
gédie, je serai bien attrapé; elle fait du moins de la tapisserie. Je
crois que c'est un des beaux-arts, car Minerve, comme vous savez,
était la première tapissière du monde. 11 n'y a que la profession
de tailleur qui soit au-dessus, Dieu ayant été lui-même le pre-
mier tailleur, et ayant fait des culottes pour Adam ^ quand il le
chassa du paradis terrestre à coups de i)ied au cul.
Votre sœur embellit les dedans de Ferney, et moi, je me ruine
dans les dehors. C'est une terrible affaire que la création; vous
avez très-bien fait de vous borner à rapetasser. Je vous crois
actuellement bien à votre aise dans votre château ; mais je vous
plains de n'avoir ni grand jardin, ni grand lac : ce n'est pas
assez d'avoir trois mille gerbes de champart, il faut que la vue
soit satisfaite.
Le grand ècuijer de Cyrus^ aura beau faire, il ne formera
point de paysage où la nature n'en a pas mis. J'ai |)cnr ipia la
longue le terrain no vous dégoillc. Quand vous voudrez voir
quelque chose «le Iml au-dessus des Délices, venez chez nous à
Ferney; surtout n'allez jamais à Paris : ce séjour n'est bon (juc
pour' les gens à illusion, ou pour les fermiers généraux. Vive la
1. Voyez tome XXIV, [iJif^o 10.").
2. Ou lit dans la Genèse, m, '![ : « Fecil qiioiim; Domiiuis Deus AJœ et uxori
cjus tunicas peliiceas. »
3. Le marquis de Florian, rjiii rpousa M'"" do Foulaiuc eu mai J7G2.
il. — (;oiiui:si'o.M)A\(;u. I .\. 15
226 CORRESPONDANCE.
caiiipagiic, ma chère nièce ; vivent les terres, et surtout les terres
libres, où l'on est chez soi maître absolu, et où l'on n'a point de
vingtièmes à payer! C'est beaucoup d'être indépendant, mais
d'avoir trouvé le secret de l'être en France, cela vaut mieux que
d'avoir fait la Ilcnriadc.
Nous allons avoir une troupe de bateleurs auprès des Dé-
lices ', ce qui fait deux avec la nôtre. En attendant que nous
ouvrions notre théâtre, je m'amuse à chasser les jésuites d'un
terrain qu'ils avaient usurpé , et à tâcher de faire envoyer aux
galères un curé de leurs amis. Ces petits amusements sont né-
cessaires à la campagne : il ne faut jamais être oisif.
Votre jurisconsulte- est-il à Ilornoy ou à Paris? Votre con-
seiller-clerc ^ qui écrit de si jolies lettres, tous les jours de cour-
rier, à ses parents, est-il allé juger? Le grand ècwjer travaillc-t-il en
petits points? Montez-vous à cheval? Daumarf' est au lit depuis
cinq mois, sans pouvoir remuer. Tronchin vous a guérie, parce
qu'il ne vous a rien fait ; mais, pour avoir fait quelque chose à
Daumart, ce pauvre garçon en mourra ; ou sa vie sera pire que
la mort. C'est une bien malheureuse créature que ce Daumart ;
mais son père était encore plus sot que lui, et son grand-père
encore plus. Je n'ai pas connu le bisaïeul, mais ce devait être un
rare homme.
J'ai commencé ma lettre par le roman de Rousseau, je veux
finir par celui de La Popclinière. C'est, je vous jure, un des plus
absurdes ouvrages qu'on ait jamais écrit : pour peu qu'il en fasse
encore un dans ce goût, il sera de l'Académie.
Bonsoir ; portez-vous bien. Je ne vous écris pas de ma main :
on dit que j'ai la goutte, mais ce sont mes ennemis qui font cou-
rir ce bruit-là. Je vous embrasse de tout mon cœur.
4480. — A MADAME BELOT^.
Vous savez, madame, combien le solitaire des Alpes aime vos
charmantes lettres; mais, tout Suisse qu'il est, il n'aime point du
tout les romans suisses, et il déteste l'insolent orgueil d'un valet
de Diogène qui insulte notre nation. Il est enchanté que la pièce
de M. Diderot ait triomphé de la cabale. C'est une réparation
1. A Car 0 lige.
2. Son fils.
3. L'abbé Mignot.
4. Vojez letti-c 4413.
5. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNEE 17(31. 227
triionneur que le public lui l'ail d'avoir écouté la prétendue co-
médie des l'hilosojihrs.
Le solitaire voit avec une extrême consolation que le public a
des égards pour les gens qui pensent. M"" Belot doit trouver son
compte à cette disposition des esprits. On lui réitère du fond du
cœur les assurances de la plus respectueuse estime.
4181. — A M. DAMILA VILLE.
A Ferncj', 3 mars.
Voici, monsieur, mon ultimalian^ à M. Deodati. Monsieur le
censeur hebdomadaire S à qui je fais mes compliments, peut insérer
ce traité de paix dans son journal.
Je regarde le jour du succès du Père de farnille comme une
victoire que la vertu a remportée, et comme une amende hono-
rable que le public a faite d'avoir soulTert Tinfàme satire intitulée
la Comédie des Philosophes.
Je remercie tendrement .Al. Diderot de m'avoir instruit d'un
succès auquel tous les honnêtes gens doivent s'intéresser; je lui
en suis d'autant plus obligé que je sais qu'il n'aime guère à
écrire. Ce n'est que par excès d'humanité qu'il a oublié sa pa-
resse avec moi ; il a senti le plaisir qu'il me faisait. Je doute
qu'il sache à quel point cette réussite était nécessaire. Les affaires
de la philosophie ne vont point mal; les monstres qui la persé-
cutaient seront du moins humiliés.
J'avais demandé à M. Thieriot l'Intcrprèluliou de la iXalure^; il
m'a oublié.
iMille tendresses à tous les frères.
4 i82. — A .M. D ' A L K .M li E II T.
3 mars,
A quelijue chose près, je suis de votre avis en tout, mon cher
et vrai i)hilosoi)he. J'ai lu avec transport votre petite drôlerie *
sur l'hisloire, et j'en conclus ((ue vous êtes seul digne d'être histo-
rien ; mais daignez dire ce que vous enteiulez par la défense que
vous faites d'écrire l'histoire de son siècle. .Me condamnez-vous à
1. VoUaire appcliiit ainsi ses Stances à M. Deodali de Tovaisi, du !" février
1701 ; voyez tome VIII.
2. Journal ilt'jii citi'; dans La letlio 4120.
3. Voyez la ncile, tunn; Xf., page 424.
4. EApression de .Molière dans l'ourccawjnac, acte I, scène ii.
228 CORRliSPOxNDANCE.
ne i)oinl dire, en 1761, ce que Louis XIV faisait de bien et de mal
vu 1()G2? Ave/ la bonté de me donner le commentaire de votre
loi.
Je ne sais pas encore s'il est bon de prendre les clioses à
rebours ^ Je conçois bien qu'on ne court pas grand risque de se
tromper quand on prend à rebours les louanges que des fripons
lâches donnent à des fripons puissants; mais si vous voulez
qu'on commence par le xvir siècle avant de connaître le xvi* et
le xv% je vous renverrai au conte du Bélier^, qui disait à son
camarade : Commence par le commencement.
J'aime à savoir comment les jésuites se sont établis, avant
d'apprendre comment ils ont fait assassiner le roi de Portugal '.
J'aime à connaître l'empire romain, avant de le voir détruit par
des Albouins et des Odoacres ; ce n'est pas que je désapprouve
votre idée, mais j'aime la mienne, quoiqu'elle soit commune.
J'ai bien de la peine à vous dire qui l'emporte chez moi du
plaisir que m'a fait votre dissertation, ou de la reconnaissance
que je vous dois d'avoir si noblement combattu en ma faveur;
cela est d'une àme supérieure. Je connais bien des académiciens
qui n'auraient pas osé en faire autant. Il y a des gens qui ont
leurs raisons pour être lâches et jaloux; il fallait un homme de
votre trempe pour oser dire tout ce que vous dites. Quelques
personnes vous regardent comme un novateur ; vous l'êtes sans
doute ; vous enseignez aux gens de lettres à penser noblement.
Si on vous imite, vous serez fondateur ; si on ne vous imite pas,
vous serez unique.
Voulez-vous me permettre d'envoyer votre discours au Jour-
nal encyclopédique? Il faut que vous permettiez qu'on publie ce
qui doit instruire et plaire; je vous le demande en grâce pour
mon pauvre siècle, qui en a besoin.
Adieu, être raisonnable et libre; je vous aime autant que je
vous estime, et c'est beaucoup dire.
1. D'Alembert, dans ses Réflexions sur r Histoire, proposait de l'enseigner â
rebours; « en commençant par les temps les plus proches de nous, et finissant
par les plus reculés ».
2. Ouvrage d'Hamilton; voyez tome XIV, page 78.
3. Joseph I"; voyez tome XV, pages 173 et 395.
AXNÉK 170 1. 2:9
4483. - A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAM.
Au cliâtcau do Ferney, G niar<.
Vous serez étonnée, madame, de recevoir lettres sur lettres *
d'un homme que vous avez traité de négligent. Vous me mandez
que vous vous ennuyez : pour peu que je continue, je saurai
bien d'où vient cette maladie. Mais si mes lettres et la Pucd'.e
entrent pour quelque chose dans cette léthargie, je crois que les
six tomes* de Jean-Jacques sont pour le moins aussi coupables
que moi. Je pense que voilà le cas de souhaiter d'être sourde,
puisque la perte de vos yeux vous laisse encore des oreilles pour
entendre toutes nos sottises.
Je sais qu'il y a des personnes assez déterminées pour soute-
nir ce malheureux fatras intitulé Roman ;mi\ïs, quelque courage
ou quelques bontés qu'elles aient, elles n'en auront jamais assez
pour le relire. Je voudrais que M'"'' de La Fayette revînt au monde,
et qu'on lui montrât un roman suisse.
Franchement, tout est de même parure, depuis les remon-
trances et les réquisitoires jusqu'à nos romans et nos comédies.
Je trouve que le siècle de Louis XIV s'embellit tous les jours. 11
me semble que, du temps de Molière et de Chapelle, j'aurais été
fâché d'être dans le pays de Gex; mais actuellement c'est un fort
bon parti.
Vous me demandez, madame, ce que c'est que M"' Corneille;
ce n'est ni Pierre ni Thomas : elle joue encore avec sa poupée ;
mais elle est très-heureusement née, douce et gaie, bonne, vraie,
reconnaissante, caressante sans dessein et par goût. Elle aura du
bon sens; mais, pour le bon ton, comme nous y avons renoncé,
elle le prendra où elle pourra. Ce ne sera pas chez M'"- de Wol-
mar'. Nous n'avons aucune envie, madame, d'aller à Clarens \
depuis que vous avez déclaré qu'on ne vous trouvait pas là. Nous
sentons tous qu'il faudrait aller à Saint-Joseph ■■; mais les trans-
migrations sont trop diniciles. J'ai l'honneur d'être à moitié
Suisse, indépendant, heureux. Les mots de Paris et de couvent
m'ellrayent autant que votre société charmante m'attire.
1. Fv.i (lorni.';rc étan( du 1.') janvier, il doit y pu avoir de perdues. (B.)
2. C'est le nombre de volumes qu'a la première édition de la Nouvelle Iléloise.
3. Principal pcrsonnaj^c de la Nouvelle llcloisc.
i. C.larens ^on prononce Cl(iran), que Kousscaii a rendu à jamais célèbre, est
villai:e prés de Vévai, sur le lac Léman.
b. Communauté où demeurait M"" du Doffant.
230 COKRESPONDANCn.
Je n'avais point d'idée du l)onlieur réservé ù la vieillesse dans
la retraite. Après avoir bien réfléchi à soixante ans de sottises que
j'ai vues et que j'ai faites, j'ai cru m'apercevoir que le monde
n'est que le tliéûtre d'une petite guerre continuelle, ou cruelle,
ou ridicule, et un rainas de vanité à faire mal au cœur, comme
le dit très-bien le bon déiste de Juif qui a pris le nom de Salomon
dans l'Ecdmasle *, que vous ne lisez pas.
Adieu, madame; consolez-vous de votre existence, et poussez-
la cependant aussi loin que vous pourrez. J'ai trouvé, dans le
roman de Jean-Jacques, une lettre^ sur le suicide, que j'ai trou-
vée excellente, quoique ridiculem.ent placée ; elle ne m'a pourtant
donné aucune envie de me tuer, et je sens que je ne me serais
jamais donné un coup de pistolet par la tète pour un baiser acre
de M""' de Wolmar.
J'ai eu l'honneur devons envoyer un petit chant de la Pucelle,
par Versailles ; je ne sais plus comment faire,
iiSi. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT».
Au château de Ferncy, 8 mars 17GL
Monsieur, je vous prie d'avoir la bonté de m'informer par
quelle voie vous m'envoyez de votre nectar de Bourgogne. Cela
m'est important, parce que je crois qu'il y a des droits à payer
pour la sortie de France, et il serait triste de payer comme étran-
ger quand on est bon Français et surtout quand on est Bour-
guignon comme j'ai l'honneur de l'être. Il est vrai que je suis
séparé de vous par d'abominables montagnes, et je crois que
votre vin fait le grand tour, et arrive par Versoy. Je vous serai
très-obligé de vouloir bien me mettre au fait de la géographie de
mes deux tonneaux. Cette affaire est plus agréable que celle de ce
maudit curé. Je sais fort bien, monsieur, que votre tribunal n'a
rien à démêler avec celui de la confession, et qu'il y a une diffé-
rence énorme entre la justice que vous rendez, et l'abus que les
jésuites font quelquefois de ce beau sacrement de pénitence. Je
me doute bien qu'on ne peut que les tympaniser et non les action-
ner; mais je ne veux point prendre parti dans cette affaire,
attendu que j'ai été assigné en témoignage, et qu'il faut qu'un
témoin ait l'air impartial. Ce beau procès ira sans doute au par-
1. Chapitre i", verset 3.
2. Lettre XXI, partie m.
3. Éditeur, de Mandat-Grancey.
ANNÉE 17GI. 231
Icment. Cela apprendra du moins aux curés du petit pays deGex
à ne point aller battre les femmes chez elles pendant la nuit;
Jésus-Christ ne les battait point; je me llatle que le parlement de
Bourgogne ne souffrira chez les prêtres, ni les billets de confes-
sion, ni les coups de bAton *.
Cependant buvons, mille respects à M""- Le Bault; et avec les
mêmes sentiments, monsieur, votre très-humble et très-obéis-
sant serviteur.
Voltaire.
4485. — A M. LE PnÉSIDKXT DE RUFFEY ?.
Au château de Ferney, pays de Gex, 8 mars 17G1.
Nous travaillons à force, monsieur, pour vous recevoir dans
notre petit ermitage de Bourgogne, au mois d'août. Ne vous
figurez pas de trouver une maison comme la vôtre, ou comme
celle de M. de La Marche. Ce que mon curé appelle chûteau
n'est qu'une très-petite maison, bâtie pour un philosophe et faite
uniquement pour des philosophes.
Si vous venez donc avec M. le président de La Marche, com-
mencez par oublier toutes vos magnificences, et songez que vous
allez chez Baucis et Philémon.
La grande affaire du curé de Moëns ne tintera pas sitôt aux
oreilles du parlement de Dijon ; il faut auparavant (|u'ellc étour-
disse longtemps les nôtres. Tout le clergé prend part à ce procès ;
les curés du pays prétendent qu'ils ont le droit incontestable de
donner des coups de bâton aux laïques, et que cela leur fut ac-
cordé par le premier concile de Latran. Ils ajoutent que quiconque
témoigne contre eux est excommunié ipso fado; et comme nous
sommes dans le saint temps des PAques, il se pourra bien faire
qu'on refuse la communion à tous les mauvais chrétiens qui ont
prétendu qu'il n'était pas absolument permis h un curé d'aller
assassiner un jeune homme chez une femme pendant la nuit.
Je vous remercie tendrement, en (pialité de laupie, de vos
bontés pour le pauvre battu.
J'ai été a|)|)elé en lémoigmi^e sur cette belle aiïaire. J'a\ais
vu- le crAne du jeune luuuuie eiilr'ouverl ; je l'avais vu [(ciidaiit
i. Le commcncnmont de la letlro jn<!qii'ii Cependanl piiralt avoir clO écrit par
lin secrétaire; la fin est de la main de Noliain; lui-uiémc. {Xule du premier édi-
teur.)
2. Éditeur, Th. Foisset.
?32 CORRESPONDANCE.
(liiinzc jours entre la vie et la mort; et l'honnête curé qui l'avait
mis en cet état m'a soutenu que c'était un érésypèlc ; je ne crois
pas qu'il y ait dans l'Église un plus impudent coquin que ce
prêtre. Aussi l'évêque savoyard prend vigoureusement son parti.
Avez-vous lu le roman de Rousseau J.-J.i ? Cela ne me paraît
ni dans le goût de TèUmaqiie, ni dans celui de Za'ùle. J'aurai
l'honneur de vous envoyer par la poste des exemplaires du
rogaton que vous me demandez^ par l'adresse que vous m'in-
diquez.
Mille respects à M'"" de RufToy, comme à vous.
4186.— A M. PIERRE R0USSEAU3.
Au château de Ferney, pays de Gcx, 10 mars 1761.
La personne en question a reçu le paquet du k mars. Il faut
qu'on ait envoyé à Bouillon une copie défigurée. Voici ce que
porte l'original que nous avons sous les yeux :
Au camp du roi les prêtres le portèrent
Et de leurs pleurs les chemins arrosèrent.
Paul Tirconel, homme en tout violent,
Prenait toujours son parti promplement.
Il détesta depuis cette aventure,
Et femme, et fille, et toute la nature.
Il monte un barbe, et courant, sans valets,
L'œil morne et sombre, et ne parlant jamais.
Le cœur rongé, va dans son humeur noire
Droit a Paris, loin des rives de Loire.
En peu de jours il arrive à Calais, etc.
Le manuscrit que nous avons est de l'année 1740, et nous le
croyons écrit de la propre main de l'auteur, quel qu'il soit.
On a vu une Ode sur la guerre dans le Recueil III; cette ode
est quatre fois trop longue, et pleine de fautes contre la langue.
Elle est d'un étranger qui a beaucoup d'esprit.
On est ici entièrement de l'avis de l'auteur du Journal encyclo-
pédique sur la Nouvelle Uéloïse. On la regarde comme un mélange
monstrueux de débauche et de lieux communs de morale, sans
1. La Nouvelle Hcloisc.
2. La Lettre à un sénateur bolonais (le marquis Albergati CapacelH).
3. Bibliothèque royale de Belgique, mst 11583. Communiquée par M. F. Bru-
netière.
ANNKE 1761. 233
intrigue, sans évcnomcnts, sans génie, sans intérêt ; apparemment
que l'auteur du journal n'a publié dans son journal un extrait
contre sa propre pensée que pour mieux se donner le droit de
faire sentir toute l'impertinence de ce roman.
On fait mille compliments à M. R., et on lui est très-dévoué.
On le remercie du petit imprimé, il n'était pas assurément fait
pour souiller le Journal encyclopédique; cela n'est bon que pour
Fréron.
4487. — A MADAME LA COMTESSE DE LITZE LBO L RG.
A Ferncy, 10 mars.
Pour Dieu, madame, envoyez-moi le portrait de M"" de Pom-
padour; j'aimerais mieux avoir le vôtre, mais vous ne voulez pas
vous faire peindre; il faut faire quelque chose pour ses amis,
madame. Si vous n'avez pas de copiste à Strasbourg, osez me
confier l'original. J'ai de la probité, je suis exact, je ne le garde-
rai pas quinze jours. Faites-moi cette petite faveur, je vous en
conjure.
Où est actuellement monsieur votre fils? Je plains ses clievaux,
quelque part qu'il soit, car je crois les retraites promptes et les
fourrages rares. Il est plaisant d'avoir dépensé cinq ou six cents
millions pour quelques voyages dans la liesse en quatre ans. On
aurait fait le tour du monde à meilleur marché. Je n'ai d'autre
nouvelle dans mon enceinte de montagnes, sinon qu'on ne me
paye point ; mais je plains beaucoup plus ceux qu'on égorge que
ceux qu'on ruine.
Avez-vous actuellement, madame, auprès de vous votre fidèle
compagne*? Vous portez-vous bien? Êtes-vous contente? Je ren-
contrai hier dans mon chemin un borgne, et je me réjouis
d'avoir encore deux yeux. Je rencontrai ensuite un homme qui
n'avait qu'une jambe, et je me félicitai d'en avoir deux, toutes
mauvaises qu'elles sont. Quand on a passé un certain Age, il n'y a
guère que cette faron-là d'être heureux : cela n'est pas bien bril-
lant, mais c'est toujours une petite consolation, lu beau soleil
est encore un grand plaisir ; mais il me semble que vous n'avez
jamais cbaud survos bords du Ithin. N'avez-vous pas fait embellir
et peigner votre jardin ? Autre ressource qui n'est pas à négliger.
Je vous avertis, madame, cpie j'ai fait les plus beaux potagers du
royaume; vous ne vous en souciez guère, Puisslez-vous avoir le
1. M"" de Brumntli.
234 CORRESPONDANCE.
goiU (le cet nninsemcnt! Mais on ne se donne rien. Si vous n'êtes
pas née jardinière, vous ne le serez jamais.
4488. — A M. DE C IIEN E VIÈRES i.
A Fernej', 14 mars*.
Je ne vous ai point remercié, mon cher ami, de toutes vos
attentions; nous avons été occupés à jouer la comédie; il a fallu
faire le théâtre, la pièce et les acteurs. J'en excepte M""' Denis, que
sa nature a faite une excellente actrice. M"" Corneille l'est deve-
nue. Je ne m'étais pas attendu qu'elle développerait un talent si
marqué. Elle dit des vers comme son oncle les faisait. Nous
avons un théâtre digne d'elle, mieux entendu, mieux orné, plus
éclairé que celui de Paris ; et, ce qui est fort extraordinaire, nous
avons un auditoire composé de très-bons juges. Il y a beaucoup
d'esprit dans l'enceinte de nos montagnes, et point de cabales ;
on ne vient à notre spectacle que pour avoir du plaisir. Que ne
pouvons-nous jouir de celui de vous y voir ! Je vous embrasse.
4489. — A M. FARRY3.
Je suis tout prêt sans doute, mon cher monsieur, à tirer la
commune de Fernex ou Ferney du bourbier où le chicaneur Bu-
dée de Montréal l'avait plongée ; et, quoiqu'il me reste très-peu
d'argent, attendu qu'on me pille de tous côtés, cependant je
payerai volontiers pour ces malheureux.
J'ai passé l'acte dans cette vue, mais suivant le bon plaisir de
monsieur l'intendant. Il faut donc qu'il réforme son bon plaisir; il
faut donc qu'ayant ordonné que tout le village se cotise il ordonne
à présent que les communiers empruntent. Je laisse h vos soins,
à votre prudence et à vos bontés, l'arrangement de cette petite
affaire. Tout ce que vous déterminerez sera bien fait. Vous êtes
accoutumé à débrouiller des choses plus difficiles, et vous mettez
partout de la facilité et de la justice. Quand vous voudrez me
communiquer vos idées et vos ordres sur le très-inculte et très-
misérable pays de Gex, je tâcherai de marcher à votre suite.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments d'estime et de
confiance qu'on vous doit, monsieur, votre très-humble et très-
obéissant serviteur.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Cette lettre est de 1761, et non de 1763.
3. Éditeurs, Bavoiix et François.
ANNÉE 17 61. 235
4490. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Fernoy. 10 mars.
C'est pourtant aiijourdlnii le jeudi de l'absoute, mes chers
anges, et Lekain n'est point arrivé. J'ai ouï dire des choses qui
percent le cœur. Est-il donc bien vrai que Lekain ait été en prison
pour n'avoir eu un congé que de M. le duc d'Aumont, et pour
n'en avoir pas pris deux? .M"- Corneille avait appris trois rôles;
notre théâtre était tout arrangé, et surtout nous nous attendions
à voir Lekain muni de vos lettres et de vos ordres. Toutes ces
belles espérances ont été détruites par la noble sévérité du pre-
mier gentilhomme de la chambre.
J'espérais encore que Lekain m'apporterait une édition de ce
Tancrhle qui doit tant à vos bontés, et de cette petite vengeance
que j'ai tirée de Voutrecu iilance tingWiSQ. Le Prault petit-fils est un
petit drôle : il va criant que cette justification * de Corneille, que
ce plaidoyer contre Shakespeare, que cette préférence donnée à
la politesse française sur la barbarie anglaise, est un ouvrage de
votre créature des Alpes.
Ce Prault est peu discret
D'avoir dit mon secret*.
Ce Prault a joué d'un tour i'i Cramer. Il y un nouveau tome*
tout garni de facéties : c'est Candide, Socmte, l'Ecossaise, et choses
hardies. (( Envoyez-moi ce tome par la poste, écrit Prault à Cra-
mer, afin que je juge de son mérite, et que je voie si je peux me
charger de quinze cents de vos exemplaires. » Cramer envoie
son tome comme un sot ; Prault l'imprime en deux jours, et pro-
bablement y met mon nom pour me faire brûler par Orner. Ah!
mes chers anges, que ce coquinet ôte mon nom! Il no faut pas
être brûlé tous les six mois.
.Mes chers anges, il est vrai que j'ai un beau sujets ([ue je
pense i)ouvoir donner un peu de force à la tragédie française,
((110 j'imagine qu'il y a encore une route, que je ressemble h
ringf'iiieur du roi de Narzingue % qui s'avisait de toutes sortes de
1. I,' Appel à tonl('s les nations de l'Europe; voyez tome XXIV, page l'.U.
2. Quinaull, Alceste, acte I, scène iv.
.3. Il est intitulé Seconde Suite de% Mi'lnnrjcs de litlcruture, d'histoire, et de
philosophie.
4. Cm sujet était celui de Don Vèdir.
î>. Voltaire désigne ainsi Mauperluis.
236 CORIllîSPONDANCE.
sottises; mais attendons le moment de l'inspiration pour tra-
vailler. Je suis à présent dans les horreurs de VHistoire géné-
rale qu'on réimprime; mais que de changements! le tableau
n'était qu'en miniature ; il est grand. Mes anges verront le
genre humain dans toute sa turpitude, dans toute sa démence.
Omer frémira- je m'en moque : Orner n'aura jamais ni un aussi
joli chûteau que moi, ni de si agréables jardins. Vous saurez que
j'ai fait des jardins qui sont comme la tragédie que j'ai en tête;
ils ne ressemblent à rien du tout. Des vignes en festons, à perte
de vue; quatre jardins champêtres, aux quatre points cardinaux;
la maison au milieu; presque rien de régulier. Dieu merci! ma
tragédie sera plus régulière, mais aussi neuve. Laissez-moi faire;
plus je vieillis, plus je suis hardi. Mes chers anges, soyez aussi
hardis; faites jouer Oreste; faites une brigue, je vous en prie;
qu'on entende les cris de Glytemnestre, que Clairon et Dumesnil
joutent, que Lekain fasse frissonner : les comédiens me doivent
cette complaisance. Vous m'allez dire : Fanime, Fanime; eh bien!
il est vrai que Fanime, Énide, et le père, sont d'assez beaux
rôles; mais l'amant est benêt, soyez-en sûrs. Il faut que je donne
une meilleure éducation à ce fat; il faut du temps. J'ai VHistoire
générale et une demi-lieue de pays à défricher, et des marais à
dessécher, et un curé à mettre aux galères : tout cela prend
quelques heures d'un pauvre malade.
Voici une Èpilre sur l'Agriculture dont vous ne vous soucierez
point; vous n'aimez pas la chose rustique, et j'en suis fou. J'aime
mes bœufs, je les caresse, ils me font des mines. Je me suis fait
faire une paire de sabots ; mais si vous faites jouer Oreste, je les
troquerai contre deux cothurnes, sous l'ombrage de vos ailes.
Et vos yeux ? parlez-moi donc de vos yeux.
4491. — A M. D'ALEMBERT.
A Feniey, 19 mars.
Mon très-digne et ferme philosophe, vrai savant, vrai bel
esprit, homme nécessaire au siècle, voyez, je vous prie, dans
mon ÈpUre à M""' Denise une partie de mes réponses à votre
énergique lettre.
Mon cher archidiacre et archi-ennuyeux Trublet est donc de
l'Académie ! Il compilera un beau discours de phrases de La-
i. Sur l'Agriculture; voyez tome X.
AXNI^E 1761. 237
inotle. Je voudrais que vous lui répondissiez, cela ferait un Ijeau
contraste. Je crois que vous accusez à tort C/aru/i-d'Ulivet ; 11
n'est pas homme à donner sa voix à l'aumônier d'Iloudard et do
Fontenelle. Imputez tout au surintendant de la reine '.
Ce qu'il y a de désespérant pour la nature humaine, c'est
que ce ïrublet est athée comme le cardinal de ïencin, et que ce
malheureux a travaillé au Journal chrétien pour entrer à l'Aca-
démie par la protection de la reine. Les philosophes sont désu-
nis; le petit troupeau se mange réciproquement, quand les loups
viennent à le dévorer. C'est contre votre Jean-Jacques que je suis
le plus en colère. Cetarchi-fou, qui aurait pu être quel(|ue chose
s'il s'était laissé conduire par vous, s'avise de faire bande à part;
il écrit contre les spectacles, après avoir fait une mauvaise comé-
die * ; il écrit contre la France, qui le nourrit ; il trouve quatre
ou cinq douves pourries du tonneau de Diogène, il se met dedans
pour aboyer; il abandonne ses amis; il m'écrit, à moi, la plus
impertinente lettre que jamais fanatique ait grilTonnée. Il me
mande, en propres mots : « Vous avez corrompu Genève, pour
prix de l'asile qu'elle vous a donné ' ; » comme si je me sou-
ciais d'adoucir les mœurs de Genève, comme si j'avais besoin
d'un asile, comme si j'en avais pris un dans cette ville de prèdi-
iwits sociniens, comme si j'avais quelque obligation à cette ville.
Je n'ai point fait de réponse à sa lettre ; M. de Ximenès a répondu
pour moi, et a écrasé son misérable roman *. Si Rousseau avait
été un homme raisonnable à qui on ne pût reprocher qu'un
mauvais livre, il n'aurait pas été traité ainsi. Venons à Pancmce-
Colardeau. C'est un courtisan de Pompignan et de Fréron ; il
n'est pas mal de plonger le museau de ces gens-là dans le bour-
bier de leurs maîtres.
Mon digne philosophe, que deviendra la vérité? que deviendra
la philosophie? Si les sages veulent être fermes, s'ils sont hardis,
s'ils sont liés, je me dévoue pour eux; mais s'ils sont divisés,
s'ils abandoiment la cause commune, je ne songe plus (ju'à ma
charruo, à mes bœufs, et à mes moutons. Mais, en cultivant la
teri'e, je |)rierai Dieu (jue vous l'éclairiez toujours, et vous me
tiendrez lieu de public.
1. Le présiilciit llcnaull.
2. Narcisse, ou l'Amant de lui-même.
3. Voyez les eiprcssions de J.-J. Rousseau dans la lettre UoJ, tome \L,
page i'-'3.
4. Ximenès laissa mcllrc son nom aux Lettres sur la IS'uuvelle llcloisc, qui
fconl de Voltaire; voyci lomo XXIV, pa{je lOJ.
238 CORUESPONDANCE.
Que dites-vous du bonnet carrée de Midas-Omcv?
Je vous embrasse tendre nicnl.
4492. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
A Fcrncy, pays de Gcx, 19 mars.
Vos lettres sont venues à bon port, mon très-cher maître. Les
veredarii sont exacts, parce qu'il leur en revient quelque chose.
Il est vrai que j'ai été obligé d'avertir que je ne recevais point de
lettres d'inconnus, et vous trouverez que j'ai eu raison quand
vous saurez que très-souvent la poste m'apportait pour cent francs
de paquets de gens discrets qui m'envoyaient leurs manuscrits à
corriger ou à admirer. Le nombre des fous mes confrères, quos
scribendi cacoethes tenet-, est immense. Celui des autres fous, à
lettres anonymes, n'est pas moins considérable. Mais pour vous,
mon cher abbé, qui êtes très-sage, et qui m'aimez, sachez qu'une
de vos lettres est un de mes plus grands plaisirs, et serait ma
plus chère consolation, si j'avais besoin d'être consolé.
Vous parlez de brochures ; il y a autant de feuilles dans Paris
qu'à mes arbres ; mais aussi la chute des feuilles est fréquente.
On en a imprimé une de moi où il est question de vous ^ et de
la langue française, à laquelle vous avez rendu tant de services.
C'est une réponse que j'avais faite à M. Deodati Tovazzi, qui
disait un peu trop de mal de notre langue.
Je savais que l'archidiacre ^ de Fontenelleet de Lamottc était
admis pour compiler, compiler des phrases à notre tripot, et
qu'on vous accusait d'avoir molli en cette occasion. Je crois, mon
cher maître, qu'on vous calomnie.
L'abbé Trublel m'avait pétrifié ^.
Mais pourquoi ne serait-il pas de l'Académie ? L'abbé Cotin
eji était bien : j'attends l'abbé Le Blanc avec une impatience
t. Allusion à ces vers de VÉpitre à i/'»« Denis :
Sous son bonnet carré, que ma main jette à bas,
Je découvre en riant la tête de Midas.
2. Juvéïial, satire vu, vers 51-52, a dit :
Tenet iusanabilo multos
Scribendi cacoethes.
3. Voyez, page 171, un passage de la lettre 4i32.
4. Trublet.
5. Vers du Pauvre Diable; voyez tome X.
ANNÉE <76l. 239
extrême. J'ai une querelle avec vous sur les vers croisés. Je
trouve qu'ils sauvent l'uniformité de la rime, qu'on peut se pas-
ser avec eux de frhrcs luis, et qu'ils sont harmonieux.
LiceiUia sumpla pudeiiter
(II-i:., (le Art.jwcl., V. 51.)
n'est pas mal; mais je vous dirai à l'oreille que c'est un écueil.
Il y a dans ce genre de vers un rliytlime caché fort difllcile à
attraper. Si quelqu'un m'imite, il courra des risques. J'aimerais
passionnément à m'entretenir avec vous de littérature, et à pleu-
rer sur la notre. Mais vous vous moquez de moi avec votre ban-
lieue; il faudrait que je fusse d'avance imhécile de quitter les
deux lieues de pays que je possède, et où je suis indépendant,
pour Arcueil et pour Gentilly. Tenez, tenez, voici ma réponse
dans ce paquet :
Ad urbe//i non desccndet vates tuus;
(HOR., lib. I, ep. vu, v. H.)
Omilte mirari beata)
Fumum, et opes, strepitunKjue Paris.
(IL.R., Iir, ud. X\IX, V. II.)
Je n'ai eu l'idée du bonheur que depuis que je suis chez moi
dans la retraite. Mais quelle retraite! J'ai quelquefois cinquante
personnes à table ; je les laisse avec M""= Denis, qui fait les hon-
neurs, et je m'enferme. J'ai bûti ce qu'en Italie on appelle un
palazzo; mais je n'en aime que mon cabinet de livres, senectutcm
(liant K Vivez, mou cher abbé; on n'est point vieux avec de la
santé. Je veux, avant de mourir, vous adresser une Épître sur le
peu d'usage que font nos littérateurs de vos préceptes et de vos
exemples. Quel style que celui d'aujourd'hui! M nombre, ni har-
monie, ni grâce, ni décence. Chacun cherche à faire des sauts
périlleux. Je laisse les (iilles sur leur corde h\chc, et j(,' cultive
comme je peux mes champs et ma raison.
M. de Chimènc vous remercie : il a du goût; il étudie beau-
coup; il a lu vos ouvrages; il aime mieux votre préface sur de
Xaturti clcorum, et votre Histoire de lu l'hilosopltic, (jue les tours (k'
force de Jean-Jac([ues, lecpicl Jean-Jacques mérite la petite cor-
rection ((u'il a reeue. Adieu encore une fois.
1. Cici;ron, diiiis son oraison l'io Aiclua pueta, caii. vu, ilil : « Adolcsceutiaiii
aluni, scucctulcni oblucluiil. »
240 COIUIESPONDANCE.
4493. — A M. DAMILAVILLL;.
A Feniey, 10 mars.
Je suis fâché contre M. Tliieriot le paresseux ; je suis enchanté
de M. Damilaville le diligent. Je reçois nnlerprèlalion de la
nature^, livre auquel je n'avais pu encore parvenir, non plus
qu'au sujet qu'il traite. Je vais le lire, et je suis sûr que je trou-
verai cent traits de lumière dans cet abîme.
Voilà donc Jean-Jacques politique- ; nous verrons s'il gouver-
nera l'Europe comme il a gouverné la maison deM""^ de Wolmar.
C'est un étrange fou. Il m'écrivit, il y a un an ' : Vous avez cor-
rompu la ville de Genlve, pour prix de l'asile quelle vous a donné. Ce
pauvre bâtard de Diogène voulait alors se faire valoir parmi ses
compatriotes en décriant les spectacles ; et, dans son faux enthou-
siasme, il s'imaginait que je vivais à Genève, moi qui n'y ai pas
couché deux nuits depuis cinq ans. Il a l'insolence de me dire
que j'ai un asile à Genève, à moi qui ai pour vassaux plusieurs
des magistrats de sa république, parmi lesquels il n'y en a pas
un qui ne le regarde comme un insensé. Il m'olTense de gaieté
de cœur, moi qui lui avais offert non pas un asile, mais ma
maison, où il aurait vécu comme mon frère. Je fais juge M. Dide-
rot, M. ïhieriot, et tous nos amis, du procédé de Jean-Jacques ;
et je leur demande si, quand un détracteur de Corneille, de
Racine, de Molière, fait un roman dont le héros va au b , et
dont l'héroïne fait un enfant avec son précepteur, il ne mérite
pas bien le mépris dont M. de Ximenès daigne l'accablera
L'abbé Trublet a donc la place du maréchal de Belle-Isle?
vous verrez qu'il n'aura que celle de l'abbé Cotin.
Monsieur Thieriot le paresseux, un petit mot, je vous prie.
Quand il faudra écrire à M. de Courteilles, ordonnez.
4i9i. — A M. MARMONTEL.
A Ferney, 21 mars.
Consolons-nous, mon cher ami, vous avec l'espérance, moi
avec ma charrue. L'abbé Cotin était de l'Académie; mais des
hommes de mérite en furent aussi, et vous en serez.
i. Voyez la note, tome XL, page 42i.
2. J.-J. Rousseau venait de publier son Extrait du projet de paix perpcluelle
de l'abbé de Saint- Pierre, 1761, in-8?.
3. Voyez, tome XL, page 423, le dernier alinéa do sa lettre du 17 juin 1700.
4. Voyez tome XXI V, page 103.
ANNÉE I7G1. -241
Inlerea facit indignatio versum.
(.JuvEN., sat., I, lib. I, V. "9.)
Je vous envoie mes motifs de consolation. Courage, mon cher
élève; le public vous nomme, et il siOle l'abbé Trublet*. Vous
avez pour vous M"'" de Pompadour et vos talents. Puissiez-vous
revenir aux Délices, et ne jamais souper avec M. et M'"' de Wolmar !
Je vous embrasse de tout mon cœur.
4495. — A M. LE K AIN.
Au château de Ferney, 23 mars.
Nous comptions sur vous, et nous ne comptons plus sur rien
que sur notre amitié pour vous et sur vos sentiments. Mandez-
nous, mon cher Roscius, ce que c'est que votre triste aventure,
à laquelle nous nous intéressons bien vivement, M"'<= Denis et
moi. Il y a près d'un mois que je n'ai reçu de lettres de M. d'Ar-
gental. Le petit Prault ne m'a pas seulement envoyé un exem-
plaire de Tancrède. Vous voyez que je suis aussi abandonné que
vous êtes persécuté. Au surplus, prenez tout gaiement; faites-
vous applaudir, cela console de tout.
J'ignore si on pourra déterminer M"" Dumesnil à jouer Cly-
temnestrc ; mais je sais que vous ferez bien valoir le rùlc d'Oreste.
Je suis déterminé à ne rien donner à moins qu'on ne joue cette
pièce; vos camarades me doivent peut-être cette complaisance.
Je vous prie d'en parler à M. d'Argcntal, et de me répondre sur
tous ces articles; celui qui vous regarde est le plus intéressant
pour moi. Je vous embrasse.
4496. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA-'.
A Ferney, pays de Gc.\, par Genève, 25 mars.
Madame, Votre Altesse sérénissime daigne bien connaître
mon cœur : je suis attaché ù votre grande maîtresse, et pour
elle-même, et pour vous. Votre amitié prouve combien elle est
digne d'être aimée. Je supplie Votre Altesse sérénissime de vou-
loir bien me permettre «lue j'insère dans ce paquet un petit mot
qui lui fasse connaître (pie je lui suis attaché, comme je l'étais
1. .Nomini'; à l'Académie française à la place de I5elle-Isle, il y fut reçu le
13 avril 1701.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
41. — Coiiii i: '•iKM) \.\c.E. I\. H)
242 CORRESPONDANCE.
quand j'avais le bonheur de partager avec elle l'honneur d'être
dans votre cour \ Nous sommes tous condamnés à cette funeste
séparation qu'elle vient d'essuyer. Tout finit, et finit bien vite.
Cette réllexion, que l'on fait si souvent, devrait bien porter les
souverains à ne pas précipiter la fin de tant de milliers d'hommes.
Mais il est dit qu'ils feront des malheureux et qu'ils le seront
aussi : voilù leur destinée.
Vous êtes donc débarrassée de nous 2, madame ; voilà, je crois,
sept ou huit mille de vos courtisans et de vos admirateurs hors
de vos États. Ils doivent peut-être quelque argent à Votre Altesse
sérénissiine, et l'on paye mieux en temps de paix qu'en temps
de guerre.
Je ne sais comment elle a pu trouver, pendant tout ce remue-
ménage, le temps de lire Tancrede. Cette pièce vaut mieux à la
représentation qu'à la lecture; cela faisait un beau spectacle
de chevalerie. Mais à mon âge, un pauvre malade fait des vers
qui sont aussi faibles que lui. 11 y a une épître à la fin, dans
laquelle Votre Altesse sérénissime m'aura trouvé plaisamment
dévot; mais c'est qu'il y a des gens qui sont bien sottement
hypocrites, et d'autres furieusement fanatiques. Ce monde-ci est
une guerre perpétuelle de prince à prince, de prêtre à prêtre, de
peuple à peuple, de barbouilleur à barbouilleur de papier. Le
seul papier que j'emploie bien est celui où je présente mon pro-
fond respect à Votre Altesse sérénissime.
Le Suisse V.
4497. — A M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 26 mars.
Mon cher et ancien ami, nous sommes tous malades. Nous avons
quitté Ferney pour revenir aux Délices, à portée des Tronchin.
M'"' Denis se fait saigner, et moi je cherche à faire diversion en
vous écrivant. Si on saigne aussi la petite-nièce du grand Cor-
neille, je demanderai que l'on mette quelques gouttes de son
sang dans mes veines, si faire se peut, pour la première tragédie
que je ferai.
M. de Chimène est le seul de la maison qui ait résisté à l'épi-
démie; il s'était purgé par les Lettres sur Jean-Jacques. Voici un
Rescrit de Vempereur de la Chine ' sur la Paix perpétuelle que ce
1. En 1753.
2. De Brog-lie s'était replié sur Hanau et Francfort.
3. N'oyez tome XXIV, pai^e 231.
ANNÉE 17 6.1. 243
Jean-Jacques va nous procurer. Assurez-vous de cela, en atten-
dant la diète européane. Ce petit rogaton n'enflera pas beau-
coup le paquet. Je voudrais vous envoyer une grande diable
tVÉpître en vers à M"^^ Denis, sur l'Agriculture, que nous aimons
tous deux. Si vous en êtes curieux, demandez-la à M. d'Argental
ou à M, Thieriot; elle ne vaut pas le port.
Je vous suppose à Paris, sanurn et hilarcm; je suis hilaris, mais
non sanus : si j'avais de la santé, on verrait beau jeu...
Adieu ; je vous embrasse tendrement. V.
4498. — A M. DAMILAVILLE.
20 mars.
J'envoie aux amis ce rogaton; cela amuse un moment.
J'ai reçu la fade imitation * de la Mort et de l'Apparition du
révérend Père Berthier.
0 imitatorcs, servum pecus !
I(HOK., lib. I. op. XIX.)
L'épigramme- sur ce pauvre La Coste, associé de Fn-roii,
vaut mieux, et n'est point imitée.
Je fais mes compliments à mes frères, et je retourne à mes
maçons. j
Diruit, îcdificat
Insanire putes, etc.
(HoR., lit). I, ep. I.)
4499. — A M. !LE |BRUi\.
Aux Délices, 20 mars.
Je confie, monsieur, à votre probité, à votre zèle, et à votre
prudence, qu'un gentilhomme des environs de Gcx, nommé
M. de Crassier', capitaine au régiment de Deux Ponts, nous a
demandé M"' Corneille en mariage pour un gentiihoMime do ses
parents.
Celui (jui avait (•ctlc alliance en vue demaiidaii une tille
noide, bien élevée, et dont les mœurs convinssent à la simj)li-
cité d'un pays qui tient beaucoup de la Suisse. Le hasard a fait
1. Sans doute la Relation de la maladie, de la confession, et tic la fin de M. d'
Voltaire; Genève, 1701, in-12; facétie anonyme de Sélis, mort en 1S02. (Cl.)
2. Voyez cette épigranime, tome X, dans les Poésies mêlées, auuco 1701.
3. Crassy, que Voltaire écrit quolrjuufois Crassier.
244 CORRESPONDANCE.
que la feuille de Fréron, dans laquelle M"- Corneille est déshono-
rée, a été lue par ce gentilhomme; il y a lu que « le père de la
demoiselle est une espèce de petit commis de la poste de deux
sous, t\ 50 livres par mois de gages, et que sa fille a quitté son
couvent pour venir recevoir chez moi son éducation d'un bate-
leur de la Foire ». Cette insulte a fait beaucoup de bruit à Genève,
où les feuilles du nommé Fréron sont lues. On a les yeux sur
notre maison. Le scandale a circulé dans toute la province. Le
gentilhomme qui se proposait pour M"' Corneille a été très-
refroidi, et il est vraisemblable que cet établissement n'aura pas
lieu. Enfin M"" Corneille a été instruite des lignes diffamatoires
de Fréron. Jugez de son état et de son aflliction! Elle a pris le
parti d'envoyer un mémoire de dix ou douze lignes à M. le
comte de Saint-Florentin; à M. Seguier, avocat général; et à mon-
sieur le lieutenant de police*. Nous lui avons conseillé cette dé-
marche. Ce mémoire est aussi simple que court ; et, pour peu
qu'il y ait encore de justice et d'honneur chez les hommes, la
plainte de M"'' Corneille doit faire une grande impression. Nous
savons bien que M. Seguier ne se mêlera pas directement de
cette affaire; mais, étant informé qu'il est personnellement outré
contre ce monstre de Fréron, nous avons cru qu'il était bon de
lui adresser un mémoire.
Nous pensons, M'''-^ Denis et moi, que si vous voulez bien, mon-
sieur, appuyer les justes plaintes d'une demoiselle qui porte le
nom de Corneille, qui vous a déjà tant d'obligations, et qui se
trouve publiquement déshonorée par un scélérat, enfin qui est
sur le point de perdre un établissement avantageux, vous réus-
sirez infailliblement en représentant à M. de Saint-Florentin, et à
M. de Sartine, déjà instruit de l'atrocité du nommé Fréron, l'im-
pudence avec laquelle il diffame en six lignes une famille entière,
le tort irréparable qu'il fait à une demoiselle d'un nom respec-
table ; vous engagerez aisément M. Seguier à protéger cette vic-
time que Fréron immole à sa méchanceté.
Je le répète, monsieur, si on avait fait cet outrage à la fille
d'un procureur, l'auteur de l'insulte serait puni.
Vous communiquerez sans doute ma lettre à M. du Tillet,
qui doit ressentir plus vivement que personne l'auront et le tort
i. Antoine-Raymond-Jean-Gualbert-Gabrlel de Sartine, né à Barcelone en
1729, lieutenant général de police depuis le l'^'" décembre 1759 jusqu'en mai
1774; ministre de la marine la même année, et jusqu'en 1780; mort à Tarragone
en 1801. (B.)
ANNÉE 1761. Î45
faits c\ M"" Corneille. Il me semble que vous pouvez parler forte-
ment à M. de Saint-Florentin et à M. de Sartiue. J'ose même
présumer que monseigneur le prince de Conti accordera sa pro-
tection à la vertu et à la noblesse insultées; je ne sais par quelle
méprise on a pu confondre la diffamation de cette demoiselle
avec des critiques de vers. Il s'agit ici de l'honneur. Nous atten-
dons tout de vous, et de l'auguste maison où vous êtes.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire,
4500. — DE CHARLES-THÉODORE ',
ÉI.ECTEIR PALATIN'.
Manheim, ce 28 mars.
Je vous suis très-obligé, monsieur, de la belle tragédie de Tnncrède,
que vous m'avez envoyée, avec la très-édifianle lettre- qui la suit. On vous
lit toujours avec un nouveau plaisir. Tout le monde littéraire vous prie de
lui donner encore beaucoup de vos ouvrages avant d'aller habiter la Jérusa-
lem céleste. Vous êtes si admiré sur la terre ! restez-y tant que vous pour-
rez; et, s'il vous est possible, venez bientôt revoir un de ceux qui vous ad-
mirent le plus. Si j'ai tardé longtemps à vous écrire, c'est que je n'ai pu le
faire plus tôt. J'ai été accablé d'affaires, sans les soins que l'électrice me
donne dans sa grossesse. Si vous venez à Schwetzingen, ,vous verrez un
papa jouer avec un enfant; et après l'avoir bercé, s'entretenir avec plaisir
avec son cher Suisse, pour qui j'aurai toujours une vraie estime.
Charles-Théodore, électeur.
4501. — A .MADAME RELOT».
Aux Délices, 29 mars.
Vous avez trouvé le secret
De philosopher et de rire,
Et de votre charmante lyre
Vous faites un joli silllet
Pour silller notre ami Trublet,
Que je révère, et dont j'admiro
La [)rofondeur et le ca(iuel.
Badinez, tandis (]u'il compile;
Égayez souvent par vos sons
La pesanteur do son beau style,
1. Rôponsc à la Iciiro iiô'.t. Vo^-ez ci-après, n" 4525.
2. Sans doute lu Icltn; 4432.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
Î46 CORRESPONDANCE.
Et bafouez dans vos chansons
Son journal^ et son évangile.
A présent, venons au fait, madame. Vous n'ôtes pas riche ;
voici ce que j'ai imaginé, et ce que vous refuserez si la pro-
position offense votre honneur. Un jeune magistrat^ de Dijon
a fait une comédie, et il veut être ignoré à cause des fleurs de
lis et de la grave sottise de monsieur son père le président. Vou-
lez-vous, pouvcz-vous garder le plus profond secret? On vous
fera tenir la pièce. Vous partagerez les honoraires do la repré-
sentation et de l'impression. Je crois que la comédie aura du
succès. Elle est en vers, en cinq actes. Vous ferez la préface, et
la pièce s'en débitera mieux. Si cette offre vous choque, j'en de-
mande pardon cà vos charmes et à votre esprit.
Le laboureur V.,
secrétaire de l'empereur de la Chine 3,
P. S. Souvenez-vous que ce malheureux petit .Jean-Jacques,
le transfuge, m'écrivit il y a un an : Vous corrompez ma republique
pour prix de l'asile qu^elle vous a donné.
4502. —A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY.
Au château de Ferney, 29 mars.
Le pauvre maçon de Ferney, monsieur, travaille à force pour
se mettre en état de vous recevoir tant bien que mal dans sa
chaumière, vous et M. de La Marche. Je ne compte pas trop sur
M. de Poiit-dc-Veyle, lequel ne pense pas qu'il y ait de salut
hors de Paris. Pour moi, ce n'est pas Paris que j'aime, c'est
Dijon; et si je n'étais pas maçon, laboureur, barbouilleur de
papier, et malade, je quitterais mes ateliers et mon médecin pour
venir jouir de la société charmante que je trouverais dans votre
ville. Vous verrez, par la petite ÉpUre^ ci-jointe, si je suis attaché
à la campagne.
C'est c\ vous, monsieur, que je dois des remerciements de la
place dont votre Académie ^ veut bien m'honorer. Je vous supplie
1. Le Journal chrétien.
2. Voltaire aitribue ici le Droit du Seigneur au fils du président Legouz de
Saint-Seine.
3. Voyez, tome XXIV, page 231, le Bescrit de l'empereur de la Chine.
4. IJÉpitre sur l'Agriculture ; voyez tome X.
5. Voltaire fut nommé membre honoraire de l'Académie de Dijon le 3 avril 1761 ;
ANNfiE 17 64. 247
de lui faire agréer mes profonds respects et ma sincère recon-
naissance. Ce sera une raison de plus pour ni'engager au voyage
de Dijon, s'il peut y avoir quelque nouveau motif après celui de
vous embrasser, vous et vos amis. J'espère que nous raison-
nerons de tout cela au mois d'auguste, dans ma chaumière de
Ferney.
J'ai l'honneur d'être, avec l'attachement le plus inviolable,
monsieur, etc.
Voltaire.
4503. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, "29 mars.
II faut que j'aie commis quelque grande iniquité dont je ne
me suis pas accusé en faisant mes pàques, car mes anges ont
détourné de moi leur face^ et leur plume. Je leur dirai comme
le prophète : Je vous ai joué de la flûte, et vous n'avez point dansé-;
je leur ai envoyé vers et prose, point de nouvelles, nul signe de
vie. J'essuie d'ailleurs plus d'une tribulation. Prault a imprimé
Tancrhde. Non-seulement il ne l'a point imprimé tel que je l'ai
fait, mais ni Prault, ni Lekain, ni M"" Clairon, qui en ont eu le
profit, n'ont daigné m'en faire tenir un exemplaire. En récom-
pense, on a imprimé Tancrède entièrement altéré, et d'une ma-
nière qui, dit-on, me couvre de honte. Prault donne au public,
sous mon nom, l'Apologie' de Corneille et de Racine, malgré
tout ce que j'ai exigé de lui. II faut donc m'armer de patience,
et me résigner. Mes chers anges, ne m'abandonnez pas dans mes
détresses. J'ai surtout une grûce à vous demander : c'est de me
garder un profond secret sur le Droit du Seigneur, et de ne pas
empêcher qu'une personne démérite'', qui est dans la pauvreté,
relire quelque éinolumont de ce petit ouvrage, que j'ai retouché
avec le plus grand soin. C'est une chose que jai infiniment à
cœur ; et vous êtes trop bons pour ne pas vous prêter à mes fai-
blesses.
Vous ne m'avez point écrit depuis le roman do Joan-Jacques.
Seriez-vous do ceux qui ont pris lo parti do ce petit Diogène
manqué? Savez-vous qu'il y a dix-huit mois que ce fou sérieux
mais M. de Iiiifr«:y lui avait écrit lo 21 mars pour lui oITiir et- titre au nom de la
conipaL'iiic.
1. Psaume xxix, verset 8.
2. Matlh., xr, 17; Luc, vu, 32.
3. L'Appel à toutes (es nations de l'Europe; voyez tome XXIV, paire 101.
4. M"" Belol; voyez la lettre 4501.
24S CUHKESPONDANCE,
lit une cabale, tla fond de son village, à Genève, pour empêcher
la comédie, et qu'il m'écrivit à moi : «Vous corrompez ma répu-
blique, pour prix de l'asile qu'elle vous a donné »?
Ne vous l'ai-je pas mandé, et ne trouvez-vous pas qu'il est
trop doucement puni?
Ne soyez pas fâché contre Fanime. Tant que son amant ne
sera qu'un sot, elle ne sera pas digne de paraître.
Dites-moi, je vous en conjure, si M. le duc de Choiseul a tou-
jours de la bonté pour moi, et si par hasard nous pouvons espé-
rer la paix. Mais surtout instruisez-moi comment vont les yeux
et la santé de mes anges, et ne mettez pas mon cœur au déses-
poir.
450i. — A M. DE CHAMPFLOUR 1.
Toarnay, pays de Gex, 30 mars.
J'ai lu, monsieur, dans les gazettes, un article qui m'a fait
frémir, et qui vous regarde. Vous savez qu'il y a longtemps que
je m'intéresse à vous ; je vous prie de vouloir bien me mander
ce qu'il en est. Je suis retiré du monde, dans d'assez belles terres,
sur les frontières de Genève et de la Suisse, et je prends d'ordi-
naire fort peu de part à toutes les nouvelles ; mais celle-ci vous
a rappelé à mon souvenir, et j'ai senti réveiller en moi tous les
sentiments de mon ancienne amitié.
Je ne sais si monsieur votre père est encore en vie ; je le
plaindrais bien d'avoir été témoin d'une catastrophe si cruelle.
Je voudrais savoir si madame votre femme n'est point la sœur de
M. de La Porte, trésorier des pays conquis. Il est fort mon ami,
et c'est une raison de plus qui m'attache à votre famille. Vous me
ferez plaisir de me tirer de l'inquiétude où cette triste nouvelle
m'a mis.
J'ai l'honneur, etc.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire du roi,
comte de Tournay.
1. Cette lettre (dont l'original autographe porte 30 mars pour toute date, et
est adressée à M. de Champflour fils, à Clermont-Ferrand) appartient peut-être à
l'année 1759. Elle semble, dans tous les cas, antérieure à celle du 30 juillet 1761,
écrite au même. (Cl.)
ANNÉE 176 1. 249
4505. — A M. JEAN SCIIOU VALO W.
Aux Délices, 30 mars.
Monsieur, je reçois dans ce moment, par la voie de Vienne,
la lettre de Votre Excellence, en date du 20 janvier, la lettre pour
M. de Soltikof, et le mémoire sur le Kamtscliatka, dont vous
voulez bien m'honorer. Vous daignez ajouter à vos bontés celle
de me dire que vous travaillez à me fournir le canevas du second
volume. Je suis tout prêt ; je m'arrange pour mettre en œuvre
tous vos matériaux, malgré celui ' que l'histoire d'un législateur,
d'un grand homme, irrite si furieusement. Les expressions dont
il se sert contre le père et contre son auguste fille sont si hor-
ribles qu'on n'ose les répéter. J'oublie pour jamais ces injures,
et celui qui en est coupable. Elles n "ont servi qu'à redoubler
mon zèle pour la gloire de Pierre le Grand, et pour celle de
votre valeureuse nation, que Sa Majesté l'impératrice rend heu-
reuse, et que Votre Excellence éclaire et encourage par les
bienfaits qu'elle répand, et par la protection qu'elle donne aux
arts.
Votre Excellence doit avoir reçu la petite inscription ^ qu'elle
m'avait fait la grâce de me demander. Je la fis sur-le-champ ;
vos ordres m'inspirent. Voici à peu près les vers tels qu'il m'en
souvient :
Ses lois et ses travaux ont instruit les mortels ;
Il les rendil heureux, et sa fille l'imite,
Jupiter, Osiris, vous eûtes des autels,
Et c'est lui seul qui les mérite.
Je me flatte, monsieur, qu'une histoire vraie et authentique
fera plus d'effet que tous ces éloges, qui ne sont que la bordure
du tableau. Ce sont les grandes actions qui louent les grands
hommes. Peut-être le paquet dans lequel j'avais inséré cette in-
scription a-t-il été perdu. La plupart de nos envois réciproques
n'ont pas été si heureux que vos armes. Je vois que Votre Excel-
lence n'a reçu encore ni l'eau des I]arbadcs\ ni les ballots envoyés
ù feu M. (Jolowkin, ni ceux de M. le duc de Chuiseul, ni ceux de
notre ambassadeur à Vienne. J'en ressens une véritable peine.
1. Le rui de Piu^-o; voyez lettre iitl'
2. Voyez lettre iHO.
:!. Voir la lettre 4307.
îoO CORRESPONDANCE.
Je regrette surtout les papiers dont vous aviez chargé M. Pou-
schkin. Je vois par votre lettre, monsieur, que vous lui aviez
confié un présent dont je sens tout le prix, et dont je fais les plus
tendres remerciements à Votre Excellence. Elle est trop bonne;
mes frais sont tro}) peu de chose, mes peines trop bien employées.
Un simple portrait de votre auguste impératrice, un de vous,
monsieur, aurait fait ma récompense la plus chère. Il n'est pas
juste qu'il vous en coûte, et que vous payiez les accidents qui
peuvent être arrivés à M. Pouschkin et à mes ballots. Vous ne
savez donc pas que je regarde comme un des plus grands bien-
faits le soin dont vous avez daigné me charger ; il fait le charme et
l'honneur de ma vieillesse. Recevez avec votre bonté ordinaire le
tendre et inviolable respect de Voltaire pour Votre Excellence. V.
4506. —AU RKVÉREND PÈRE BETTINELLI',
A VÉRONE.
Mars.
Si j'étais moins vieux, et si j'avais pu me contraindre, j'aurais
certainement vu Rome, Venise, et votre Vérone ; mais la liberté
suisse et anglaise, qui a toujours fait ma passion, ne me permet
guère d'aller dans votre pays voir les frères inquisiteurs, à moins
que je n'y sois le plus fort. Et comme il n'y a pas d'apparence
que je sois jamais ni général d'armée ni ambassadeur, vous
trouverez bon que je n'aille point dans un pays où l'on saisit,
aux portes des villes, les livres qu'un pauvre voyageur a dans sa
valise. Je ne suis point du tout curieux de demander à un domi-
nicain permission de parler, dépenser, et délire; et je vous dirai
ingénument que ce lâche esclavage de l'Italie me fait horreur. Je
crois la basilique de Saint-Pierre de Rome fort belle ; mais j'aime
mieux un bon livre anglais, écrit librement, que cent mille co-
lonnes de marbre. Je ne sais pas de quelle liberté vous me par-
lez auprès de Monte-Baldo, mais j'aime beaucoup celle dont
parle Horace : Fari quse sentiat^; je ne connais de liberté que
celle dont on jouit à Londres. C'est celle où je suis parvenu,
1. Xavier Bcttinelli, né à Mantoue en juillet 1718, n'était pas frère servite,
comme quelques personnes l'ont pensé, mais jésuite. Il finit sa longue et labo-
rieuse carrière dans sa ville natale, le 13 septembre 1808. Parmi ses tragédies il
s'en trouve une qui est traduite de Voltaire, c'est Rome sauvée. — On lit dans les
Mélanges de littérature de Suard, tome I, pages 17 à 32 (1803), un article intitulé
De Voltaire et du poète italien Bettinelli. (Cl.)
2. Horace, livre I, épître iv, vers 9.
ANNEE 1761. îol
après l'avoir cherchée toute ma vie. La félicité que je me suis
faite redouble par votre commerce. Je recevrai, avec la plus
tendre reconnaissance, les instructions que vous vouiez bien me
promettre sur l'ancienne littérature italienne, et j'en ferai certai-
nement usage dans la nouvelle édition de VHistoire générale,
histoire de l'esprit humain beaucoup plus que des horreurs de
la guerre et des fourberies de la politique. Je parlerai des gens
de lettres beaucoup plus au long que dans les premières, parce
qu'après tout ce sont eux qui ont civilisé le genre humain : l'his-
toire qu'on appelle civile et religieuse est trop souvent le tableau
des sottises et des crimes.
Je fais grand cas du courage avec lequel vous avez osé dire
que le Dante était un fou, et son ouvrage un monstre. J'aime
encore mieux pourtant dans ce monstre une cinquantaine de vers
supérieurs à son siècle que tous les vermisseaux appelés sonetti.
qui naissent et meurent à milliers aujourd'hui dans l'Italie, de
Milan jusqu'à Ofrante.
Algarotti a donc abandonné le triumvirat ^ comme Lépidus :
je crois que, dans le fond, il pense comme vous sur le Dante, Il
est plaisant que, même sur ces bagatelles, un homme qui pense
n'ose dire son sentiment qu'à l'oreille de son ami. Ce monde-ci
est une pauvre mascarade. Je conçois à toute force comment on
peut dissimuler ses opinions pour devenir cardinal ou pape;
mais je ne conçois guère qu'on se déguise sur le reste. Ce qui
me fait aimer l'Angleterre, c'est qu'il n'y a d'hypocrite en aucun
genre. J'ai transporté l'Angleterre chez moi, estimant d'ailleurs
infiniment les Italiens, et surtout vous, monsieur, dont le génie
et le caractère sont faits pour plaire à toutes les nations, et qui
mériteriez d'être aussi libre que moi.
Pour le polisson nommé Marini, qui vient de ftiire imprimer
le Dante à Paris, dans la collection des poètes italiens-, c'est un
I. Fruproni, Bettinelli, et Alprarotii, composaient ce triumvirat littéraire, en
Italie; mais, dit Ginpiiené (fiioriraphie universelle, tome IV, paire il2), les opi-
nions soutoniics clans les Lettres de Virgile « contre les deux p:rande.s lumières
de la poésie italienne, et surtout contre le Dante, brouillèrent IJottinelli avec
Alirarolti ».
'i. C'est on janvier 1708, ou peut-être à la fin de l'année 17()7, que :\Iarcel
Frault proposa, par souscription, une Collection des meilleurs auteurs dans la
langue italienne. La Divine Comédie eu forme les deux premiers volumes, dont le
frontispice fçravé porte le millésime 17G8. Trenle-tmis volumes de la collection, y
compris le vocabulaire, portent la même date. Il est diflicile (pi'ils aient tous été
imprimés la mCme année. Peut-ôtrc les fronlisjiices ont-ils été refaits pour quel-
ques volumes. Ce qui est certain, c'est que dans cette collection, en tète du prc-
252 CORRESPONDANCE.
marcliand qui vient établir sa boutique, et qui vante sa mar-
chandise ; il dit des injures à Bayle et à moi, et nous reproche
comme un crime de préférer Virgile à son Dante. Ce pauvre
liomme a beau dire, le Dante pourra entrer dans les bibliothèques
des curieux, mais il ne sera jamais lu. On me vole toujours un
tome dcl'Arioste, on ne m'a jamais volé un Dante.
Je vous prie de donner au diable il signor Marini et tout son
enfer, avec la panthère que le Dante rencontre d'abord dans son
chemin, sa lionne et sa louve. Demandez bien pardon à Virgile
qu'un poète de son pays l'ait mis en si mauvaise compagnie.
Ceux qui ont quelque étincelle de bon sens doivent rougir de cet
étrange assemblage, en enfer, du Dante, de Virgile, de saint Pierre,
et demadona Béatrice. On trouve chez nous, dans le xviii" siècle,
des gens qui s'efforcent d'admirer des imaginations aussi stupide-
ment extravagantes et aussi barbares ; on a la brutalité de les
opposer aux chefs-d'œuvre de génie, de sagesse et d'éloquence,
que nous avons dans notre langue, etc. 0 temporal o judicium!
4507. — A MADAME DE FONTAINE i.
Puisque vous aimez la campagne, ma chère nièce, je vous
envoie la petite Èpitre adressée à votre sœur sur l'ÂgricuUure. Le
droit de champart, et tous les droits seigneuriaux que vous avez,
ne sont pas si favorables à la poésie que la charrue et les mou-
tons. Virgile a chanté les troupeaux et les abeilles, et n'a jamais
parlé du droit de champart. Je vous ferai une épître pour vous
confirmer dans le juste mépris que vous semblez avoir pour le
tumulte et les inutilités de Paris, et dans votre heureux goût pour
les douceurs de la retraite.
Il est vrai que Ferney est devenu un des séjours les plus
riants de la terre. Je joins à l'agrément d'avoir un château d'une
johe structure, et celui d'avoir planté des jardins singuliers, le
plaisir solide d'être utile au pays que j'ai choisi pour ma retraite.
J'ai obtenu du conseil le dessèchement des marais qui infectaient
la province, et qui y portaient la stérilité. J'ai fait défricher des
mier volume du Dante, est une Vie de ce poëte par l'abbé Marini, et à la suite
deux lettres de Martinelli au comte d'Oxford, où Voltaire est maltraité. Si mes
conjectures sur les nouveaux titres mis aux deux volumes du Dante étaient
fausses, la lettre de Voltaire ne serait pas de 1761, et se trouverait avoir été mal
placée par mes prédécesseurs. (B.)
1. Dans toutes les éditions de Voltaire cette lettre est datée du 1"' février.
C'est une erreur. Elle ne peut être que de la fin de mars. (G. A.)
ANNÈL 1761. 253
bruyères immenses; en un mot, j'ai mis en prati(iac toute la
théorie de mon Épître, Si vous ne venez pas voir cette terre, qui
doit vous appartenir un jour, je vous avertis que je viendrai
bouleverser llornoy, y planter, et y bùtir: car il l'aut fine je me
serve de la truelle ou de la plume.
Lekain devait venir jouer la comédie avec nous à Pi^ques;
mais il m'a fallu communier sans jouer. J'ai édifié mes parois-
siens, au lieu de les amuser ; et M. de Richelieu s'est avisé de
mettre Lekain en pénitence dans ce saint temps.
Je veux vous donner avis de tout. L'impératrice de Russie
m'avait envoyé son portrait avec de gros diamants : le paquet a
été volé sur la route. J'ai du moins une souveraine de deux mille
lieues de pays dans mon parti : cela console des cris des polissons.
Ma chère nièce, je fais encore plus de cas de votre amitié.
Adieu; j'embrasse tout ce que vous aimez ^
4508. — A AI. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, l"" avril.
A peine avais-je fait partir mes doléances qu'une lettre de
mes anges, du 25 de mars, est venue me consoler et m'encou-
rager ; sur-le-champ, la rage du tripot m'a repris. J'ai déniché
un vieil Orcste; et, presto, presto, j'ai fait des points d'aiguille à la
reconnaissance d'Orestc et d'Éleclrc, et à la mort de Clylemnestre;
puis, étant de sang-froid, j'ai écrit la pancarte du privilège, et
la requête aux comédiens pour les rôles ; et j'envoie le tout à mes
chers anges, félicitant mon respectable ami de la guérison de
ses deux yeux, qui vont mieux que mes deux oreilles.
M. d'Argenlal voit, et moi je n'entends guère. Surdité annonce
décadence ; mais la main va et grilfonne.
Vous saurez que M. de Lauraguais a fait aussi son Oreste*, et
qu'il est juste qu'il soit joué sur le Ihéûtre qu'il a embelli; mais
il permet que je passe avant, pour lui faire bientôt place. Sa
folie d'être rc|)résenté n'est pas une folie nécessaire, et la mienne
l'est. On a eu l'injustice de me reprocher d'avoir traité le même
sujet ([uo. Cn'billon mon innîtrc^, comme si Kuripide n'avait pas
1. On avîiil musii ii celle Icitn; ilcu.v nlinéas irune aiitio loUi'c ([ui est du
comm(;nct'mcnl ilo l'annéo 17(52, où on les retrouveia.
2. Sa |)ièce est iniitulcc Clytemncslrc, trciijédic en cinq actes et en vers, 17GI,
in-S". Elle est dédiée à Voltaiic, qui lui avait dédié l'Écossaise; voyez tome V,
page 405.
3. Voir la lettre 4318 à d'Ai-'reiilal, tioisièino alinéa.
254 CORRESPONDANCE.
fait son Electre adirés celle de Sophocle; mais enfin il fut joué;
on ne lui fit pas un crime d'avoir travaillé sur le même sujet, on
ne voulut pas le perdre auprès de M""' de Pompadour. Mon Pam-
mèue ne vaut pas le Palamède de Crébillon ; mais peut-être ma
Clytemncstre vaut mieux que la sienne ; et c'est quelque chose
d'avoir fait cinq actes sans amour, quand on est Français. Si
M"'- Dumesnil s'imagine que Clytemncstre n'est pas le premier
rôle , elle se trompe ; mais il faut que M'"' Clairon soit persuadée
que le premier est Electre. Je mets le tout à l'ombre de vos ailes.
Signalez vos bontés et votre crédit.
M. le duc de La Vallière, tout grave auteur qu'il est, m'a donc
trompée Voilà de la pâture pour les Fréron. Heureusement, je
connais des sermons tout aussi ridicules que le Recueil des Facé-
ties, et j'en ferai usage pour l'édification du prochain. Pour l'a-
mour de Dieu, dites-moi ce que vous pensez de la paix. Pour
moi, je ne l'attends pas si tôt.
Est-il bien vrai que l'abbé Coyersoit exilé*, et que son appro-
bateur soit en prison? Et pourquoi? qu'a-t-on donc vu ou voulu
voir dans VHistoire de Sobieski'^ qui puisse mériter cette sévérité?
S'agit-il de religion? la fureur du fanatisme a-t-elle pu être portée
jusqu'à trouver partout des prétextes de persécution? que diront
nos pauvres philosophes? dans quel pays des singes et des tigres
êtes-vous ? Mes chers anges, que no pouvez-vous être les anges
exterminateurs des sots!
4509. — A M. FYOT DE LA .MARCHE*
(fils).
Aux Délices, par Genève, l*^^"" avril 1761. ^ ~->
Monsieur, je vous demande très-humblement pardon de ne
vous point écrire de ma main, mais c'est que je suis très-malade;
mais j'ai une plus grande indulgence à vous demander pour le
fatras que j'ai pris la liberté de vous offrir. J'aurais bien mieux
fait, monsieur, de venir vous faire ma cour, à vous et à monsieur
votre père, dans le temps de vos vacances : car il me paraît que
1. Voyez tome XXIV, page 191.
2. Coyer (Gabriel-François), né à Beaume-les-Dames en 1707, mort en 1782,
avait reçu l'ordre de quitter Paris, et alla voir Voltaire (voyez lettre 4663). Le
censeur ou approbateur de son livre était Coqueley, à qui est adressée lu lettre du
24 auguste 1767.
3. 1761, trois volumes in-12.
4. Éditeur, H. Beaune.
ANNÉE 17G1. 255
ce n'est guère que dans ce temps que les gens inutiles, comme
moi, et qui sont sans affaires, doivent se présenter à ceux qui
sont à la tête des affaires publiques. J'ai une passion extrême de
profiter du loisir dont jouit monsieur votre père ; quand je songe
quMl y a près de cinquante ans qu'il m'honore d'une bienveil-
lance qui ne s'est jamais démentie, je me regarde comme bien
coupable de n'avoir pas encore passé le mont Jura pour venir
lui rendre mes très-tendres hommages. Vous entrez, monsieur,
pour beaucoup dans mes remords.
Je prends la liberté, monsieur, de vous supplier de l'assurer
qu'il n'y a personne au monde qui ait pour lui une vénération
plus tendre que la mienne. Regardez-moi, je vous en prie, comme
une créature de votre maison, comme une personne attachée à
votre nom, et au mérite du père et du fils ; je vous regarde
comme mes patrons, quoique je n'aie de procès ni avec mes
vassaux, ni avec mes voisins.
J'ai l'honneur d'être avec le plus sincère respect, monsieur,
votre très-huml)le et très-obéissant serviteur.
Voltairf:.
4510. — A MADAME D'ÉPLXAI.
Ma belle philosophe, amusez-vous un moment de ce chiffon ',
cl si vous voyez M. Diderot, priez-le de faire mes compliments
au cher abbé Trublet. J'aime à mettre ces deux noms ensemble.
Les contrastes font toujours un plaisant effet, quoi que le monde
en dise.
Amusez-vous toujours des sottises du genre humain ; il faut
en profiter ou en rire.
Rousseau Jean-Jacques, que j'aurais pu aimer s'il n'était pas
né ingrat ; Jean-Jacques qui appelle M. (Irimm un Allemand nommé
Grimm^, Jean-Jacques qui m'écrit"- que j'ai corrompu sa ville de
Genève..., c'est un fou, vous dis-je, avec sa pai.v perpétuelle; il
s'est brouillé avec tous ses amis. C'est un jx-iii Diogène (jui ne
mérite pas la pitié des Aristippes.
Adieu, madame. Je suis plusl'Acbé ({iK^jauiais (|ii'il y ;ii( cent
1. Le Ikscrit de l'empereur de la Chine, à l'occasion du Piinji;T di: vm\ Ph.nPK-
tlei.i.k; vo\ez tomo XXIV, paj^c 231.
'2. Voyez la Iciin' du J.-J. Ilousseau, du 17 juin 1700, ci-dossus, u" 4103,
tome XL, pa;;c i21.
3. Voyez tome XL, pajjc i'23.
256 CORRESPONDANCE.
lieues cnlrc la Clicvrctte et Ferney. Mais il y a bien plus loin
encore entre vous et les plats personnages de ce siècle.
4511.— A M. LE COMTE D'ARGIiNTAL.
3 avril.
Il faut apprendre à mes ang^s gardiens que la feuille de Fré-
ron ^ qu'on a traitée de bagatelle, a eu les suites les plus désa-
gréables. Un gentillàtre bourguignon voulait l'épouser (cette
Corneille) ; il a vu la feuille; il a vu que M"*' Corneille était fille
d'un paysan qui subsistait d'un emploi de cinquante livres par mois,
à la poste de deux sous. Il n'a jamais lu le Cid; il a cru qu'on le
trompait quand on lui disait que M""^ Corneille avait deux cents
ans de noblesse : le mariage a été rompu. Il est bien étrange
qu'on souffre de telles personnalités, uniquement parce qu'on
croit que je suis compromis. Nous demandons à M. de Malesberbes
qu'il exige au moins une rétractation formelle du coquin ; qu'il
dise « qu'il demande pardon au public d'avoir outragé un nom
respectable, en disant que M"'^^ Corneille avait quitté le couvent
pour aller recevoir une nouvelle éducation du sieur L'Écluse,
acteur de l'Opéra-Comique ; qu'il avoue qu'il a été grossièrement
trompé, et qu'il se repcnl d'avoir donné ce scandale ».
Mon cher ange, prenez le sort de M"'' Corneille à cœur, nous
vous en conjurons. Je jure bien de ne jamais travailler pour le
théâtre si on profane ainsi le nom de notre père.
Voici un mémoire- bien bas; mais c'est aussi du plus bas
des hommes dont il s'agit. Je le tiens de Thieriot : cela paraît
avoir un air de grande vérité. Est-il possible qu'on protège un tel
misérable? Si M. de Malesherbes savait le tort qu'il se fait en
autorisant Fréron, il cesserait de protéger ses turpitudes.
Ayez la bonté de m'apprendre ce que c'est que la déconvenue
de cet abbé Coyer. Je m'y intéresse infiniment; c'est un de nos
frères.
La littérature est trop déshonorée et trop persécutée à Paris;
et mon aversion pour cette ville est égale à mon idolâtrie pour
mes anges.
Je les supplie de me répondre sur Orcstc, sur la pièce d'Hur-
taud ^ sur M. de Malesherbes. De la paix, je ne m'en soucie
guère ; je sais bien qu'elle ne se fera pas.
1. Voyez une note de la lettre 4416.
2. Les Anecdotes sur Fréron: voyez tome XXIV, page 181.
3. Le Droit du Sci'j'ieiir: voyez tome VI, page 1.
ANNÉE 1761. 257
A M. COLI.XI.
Au château de Ferney. le 4 avril.
Je ne peux que remercier quiconque veut bien se donner a
peine d'imprimer mes faibles ouvrages *, pourvu qu'on n'y insère
rien d'étranger, rien contre la religion catlioliquc, que je pro-
fesse, rien contre l'état dont je suis membre, ni contre les mœurs,
que j'ai toujours respectées.
Si l'on suit la dernière édition des frères Cramer-, il faut en
corriger les fautes, que tout liommc de lettres apercevra aisé-
ment.
Mais j'avertis ceux qui veulent se charger de cette édition
que les frères Cramer réimpriment actuellement avec célérité
et exactitude VEssai sur VHistoirc générale depuis Charlcmagne
jusqu'à nos jours, corrigée et augmentée de moitié. J'avertis
encore qu'ils préparent une nouvelle édition ' avec de très-belles
estampes, et qu'il vaudrait mieux s'entendre avec eux que de
hasarder un partage dangereux pour les uns et pour les autres.
Je ne tire aucun profit de mes ouvrages, je n'en ai (juc la peine :
je souhaite seulement que les libraires ne se ruinent pas dans
des entreprises qui me font honneur.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire de la cliamhre du roi.
4513. — A y\. GEORGE KEATE, ESQ. »,
.NAN'DOS COFFEEUOUSE, LO\DOi\.
Au château de Ferney, pays de Gc,\, en Bourgogne,
par Genève, 4 avril 17G1.
Monsieur, il est bien triste de ne pas vous faire de ma main
les sincères et tendres remerciements que je vous dois, et il
est difficile de les exprimer. Votre livre m'a paru excellonl en
son genre, sage, vrai, et écrit précisément du slylc dont il le
fallait écrire, ce qui n'est pas une chose commune ; bien pou de
1. Colini renonça à donner une édition des OEuvrcs de Voltaire.
2. L'édition do 1750, en di.\-scpt volumes in-8".
3. L'édition in-S", dont il parut treize volumes en 17Gi. On y joignait les huit
volumes de l'Kasaisur Vllisloire générale, 17GI a 1763, et le volume de la Pucelle
publié en 17(32; ce qui portait la collection à vingt-deux volumes. (B.)
4. Communiquée à Vlllustraled Lxindun News, par M. llcnderson.
41. — ConilKSI'O.NUANCE. I \. 17
jf?8 CORRESPONDANCE.
gons savent proportionner leur esprit aux sujets qu'ils traitent.
Jugez, monsieur, combien l'honneur que vous m'avez fait m'est
précieux. J'ai écrit sur-le-champ au conseil de Genève pour le
féliciter de la gloire qu'a la république d'avoir été si bien célé-
brée par vous, et si bien encouragée à mériter toujours ce que
vous dites d'elle. Je n'ai point renoncé à mes petites Délices, qui
sont dans le territoire de Genève, elles me seront toujours chères,
puisque j'ai eu le bonheur de vous y posséder quelquefois; mais
je donne la préférence à un château que j'ai fait bâtir dans le
pays de Gex, en Bourgogne. J'ose me flatter que milord Bour-
lington en aurait été content : mes jardins ne sont point à la
française; je les ai faits les plus irréguliers et les plus cham-
pêtres que j'ai pu. J'ose les croire tout à fait à l'anglaise, car
j'aime la liberté, et je hais la symétrie. Je suis les leçons de
M. Thull, en fait d'agriculture ; et je fmis ma carrière comme
Virgile avait commencé la sienne, en cultivant la terre; il s'en-
nuya du lac de Mantoue, et je ne m'ennuie point de celui de
Genève. Si je regrette quelque chose au monde, ce sont les bords
de la Tamise. Si jamais quelque jeune Anglais qui vous ressemble
vient à Genève, je vous supplie de me l'adresser, afin que j'aie
souvent le plaisir de lui parler de vous. Adieu, monsieur, comp-
tez que je serai pénétré toute ma vie de l'estime, de l'amitié et
de la reconnaissance que je vous dois.
Voltaire.
4514. - A M. LE BRUN.
Au château de Fernc}^, 6 avril.
Voici , monsieur, une seconde édition du mémoire que
M. Thieriot m'avait fait tenir. La première était trop pleine de
fautes. Si vous voulez encore des exemplaires, vous n'avez qu'à
parler. Il n'est que trop vrai que le libelle diffamatoire de ce
coquin de Fréron a eu des suites désagréables que j'ai confiées à
votre discrétion. Je me suis fait un devoir de vous donner part
de tout ce qui regarde M"'= Corneille. C'est à vous que je dois
l'honneur de l'élever. Encore une fois, je ne peux m'imaginer
que M. de Malesherbes refuse ce qu'on lui demande. Il ne
s'agit que d'un désaveu nécessaire : ce désaveu, à la vérité, décré-
ditera les feuilles de Fréron; mais M. de Malesherbes partagerait
lui-même l'infamie de Fréron, s'il hésitait à rendre cette légère
justice. En cas qu'il soit assez mal conseillé pour ne pas faire ce
qu'on lui propose et ce qu'il doit, il peut savoir qu'il met les
AXXKE nei. 259
offensés en droit do se plaindre de lui-même; que le nom de Cor-
neille vaut bien le sien, et qu'il se trouvera des Ames assez
généreuses pour venger l'honneur de M"' Corneille de l'opprobre
qu'un protecteur de Fréron ose jeter sur elle. Le nom de Fréron
est sans doute celui du dernier des hommes, mais celui de son
protecteur serait t'i coup sûr l'avant-dernier.
Vous aurez sans doute, monsieur, la gloire de terminer cette
affaire: je n'y suis pour rien personnellement ; je pouvais avoir
chez moi L'Écluse, sans avoir à rendre compte à personne; mais
il n'est pas permis d'imprimer que M"^ Corneille est élevée par
L'Écluse, par un acteur de l'Opéra-Comique. Mon indignation
contre ceux qui tolèrent cette insolence subsiste toujours dans
toute sa force. M"' Corneille, vivante, vaut mieux sans doute
qu'un Baqueville mort, et mort fou. Cependant on a mis Fréron
au For-l'Évéque pour avoir raillé ce fou, qui n'était plus ^ ; et on
le laisse impuni quand il outrage indignement W^' Corneille.
Vous voyez, monsieur, que ni le temps, ni l'injustice des liommes,
n'affaiblissent mes sentiments. Je trouve dans votre caractère la
même constance : c'est une nouvelle raison qui m'attache à vous.
Elle se joint à tant d'autres que je me sens pour vous la plus
sincère amitié; elle supplée au bonheur qui me manque de vous
avoir vu. Votre, etc.
VOLTAIUE.
Permettez que je vous adresse cette petite lettre ^ pour M. Cor-
neille, et ayez la bonté de présenter mes respects à M. Titon et
aux dames qui sont chez lui.
i.jl5. — A -M. DAM IL A VILLE.
0 avril.
M. Damilaville me pcrmettra-t-il de lui adresser ce paquet
pour M. Le Brun, que je le supplie de vouloir bien lui faire tenir?
Je demande encore s'il est bien vrai que l'abbé Coyer soit exilé,
et pourquoi ?
Je crois qu'il n'est que trop vrai que AL le maréchal de
Richelieu a donné à Marmontel une exclusion, sans retour*,
pour l'Académie. Les gens de lettres ne paraissent pas fort en
faveur.
1. Anecdotes sur Ffi'ron: voyez tome XXIV, page 181.
2. (Jette IcUrc est perdue.
3. Marmoutcl fut reçu ù l'Acadiimio française le 22 décembre 1703.
260 CORRESI'ONDANCE.
M. Tliicriot veut-il bien m'cnvoyer un certain Almanacli
d'église où l'on trouve la succession des patriarches de Constan-
tinople? Cela n'est pas bien agréable; mais cela peut être utile
à un homme qui écrit l'histoire quand il ne laboure pas.
On m'a envoyé une réponse* à la Théorie de l'impôt. Si le style
de la réponse est aussi inintelligible que celui de la Théorie, peu
de lecteurs apprendront à gouverner l'État.
On dit que Rameau écrit ^ contre un philosophe sur la mu-
sique; j'aimerais mieux qu'il lit un opéra.
4516. — A M. n.ELVÉTIUS».
Avril 1761.
Mademoiselle protégeait l'abbé Cotin ; la .reine protège l'abbé
Trublet; c'est le sort des grands génies.
Principibus placiiisse viris non ultima laus est.
^Hou., ép. VII, liv. I.)
On m'assure cependant que M. Saurin entrera cette fois-ci*.
Cela est juste; quand on a reçu un sot, il faut avoir un homme
d'esprit pour faire le contre-poids. Vous allez sans doute à Voré.
Mes respects à Midas Omer avant votre départ ; mais mille amitiés
réelles à M. Saurin.
0 philosophes, philosophes! soyez unis contre les ennemis de
la raison humaine. Écrasez l'infâme tout doucement.
4517. — A M. FABRY3.
9 avril 1761, à Ferney.
Monsieur, je ne peux plus me plaindre de la fermière en
question, puisque vous la protégez. C'est la faute de La Croix de
n'avoir pas acquitté les droits de ses planches, et tout cela n'est
qu'un malentendu.
On rendrait sans doute, monsieur, un grand service au pays
en faisant saigner tous les marais. Je ne doute pas que tous les
1. Elle est de Pesselier; voyez lettre 4522.
2. En 1761 Rameau publia un in-4° intitulé Origine des sciences, suivie d'une
controverse. (B.)
3. Éditeurs, Bavoux et François.
4. Il fut admis en effet
5. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 1761. 561
particuliers no concourent à donner, chacun sur leur terrain,
l'écoulement nécessaire aux eaux. Ceux qui refuseraient ce ser-
vice y seront sans doute forcés.
M. Vaillet vous a parlé, monsieur, dun règlement pour les
•taupes, que vous avez paru approuver; je le crois très-utile, et je
pense que ce sera une nouvelle obligation que vous aura cette
petite province.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que vous me
connaissez, monsieur, votre très-humble et très-obéissant ser-
viteur.
4518. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 9 avril.
Je VOUS remercie, mon cher maître, de m'avoir envoyé votre charmante
Épilre sur l' Agricullure,q\iïne parle guère d'agriculture, et qui n'en vaut que
mieux. C'est, à mon avis, un des plus agréables ouvrages que vous ayez
faits. Des gens de votre connaissance, qui en ont pensé comme moi, et qu;
ne sont pas descendus d'Ismaël, car
Ils servent et Baal et le Dieu d'Israël',
l'ont trouvée si bonne qu'ils ont voulu la lire à la reine; mais il y avait deux
vers malsonnants et offensant les oreilles pieuses, qu'il a fallu corriger
pour mettre votre épUrc en habit décent, et pour la rendre propre à être
portée au pied du trône; et croiricz-vous que c'est moi qui ai fait cette
correction? J'ai donc mis le bon mari (CÈve au lieu du sol jnari, qui était
pourtant la vraie épithète; et, au lieu de inangerla moitié de sa pomme,
qui est plaisant, j'ai mis (jouter de la fatale pomme, qui est bien plat; mais
cela est encore trop bon pour Versailles.
Riez, si vous voulez, de cette petite anecdote; mais, s'il vous plaît, riez-
en tout seul, et n'allez pas en écrire à Paris, comme vous avez fait de ce que
je vous ai mandé au sujet^ des parrains de l'archidiacre. L'abbé d'Olivet me
dit l'autre jour à l'Académie, d'un ton cicéronien : « Vous Otes un fripon,
vous avez écrit à Genève que j'avais molli dans l'affaire do Trublet. » Je
niai le fait, à la vérité assez faiblement. Il me répondit qu'il en avait la
preuve dans sa poche, et je no lui demandai point à la voir; je craignais
d'ôtre trop confondu. Peu m'importe d'avoir dos tracasseries avec d'Olivet,
et m(>me avec d'autres; mais il vaut encore mieux n'en pas avoir. C'est pour-
quoi, si vous voulez savoir les nouvelles de l'école, promettez-moi que vous
no me vendrez plus, et commencez par no pas parler de ceci, mémo ii
d'Olivet.
i. Il y a dans Atlialie, acte III, scène ni :
Jo ne sers ni Baal ni le Dieu d'israôl.
2. Voyez la lettre 4i92.
262 CORRESPONDANCE.
Je suis sûr, au moins autant qu'on le pont être, que le surintendant^ do
la reine a nommé Saurin ; mais il est vrai que je no lui ai parlé que la
veille de l'élection, et il se pourrait bien qu'avant ce temps-là il en eût
servi un autre : c'est ce que je ne sais pas assez positivement pour pouvoir
vous l'assurer. Après tout, c'est ce qu'il est fort peu important d'approfon-
dir; par malheur le vin et Trublel sont lires, il faul les boire.
Nous recevons aujourd'hui l'évCque de Limoges-, qui ne sait pas lire, et
Batteux^, qui ne sait pas écrire; mais on revanche nous avons un directeur*
qui sait lire et écrire, qui s'en pique du moins. Je m'attends à un grand
déluge d'esprit, et je crois qu'il faudra qu'on me tienne, comme à Rémond
do Saint-Marc, la télé bien ferme. A lundi prochain la réception de l'archi-
diacre, qui évoquera sûrement l'ombre de Fonlenelle, et à qui le directeur
fera apparemment compliment sur ses bonnes fortunes, car il prétend en
avoir eu beaucoup par le confessionnal et par la prédication.
Nous avons encore une place vacante à l'Académie; mais ce ne sera pas,
je crois, pour Marmontel. M. le duc d'Aumont fait peur à ces messieurs.
Vous devez juger par là qu'ils ne sont pas fort braves. Ainsi nous aurons eu
sept places vacantes à la fois, et nous n'aurons pas choisi le seul homme
qu'il nous convenait de prendre. Je ne ferais qu'en rire (car il n'y a que
cela de bon), tant qu'ils n'iront pas jusqu'à l'avocat^ sans causes, auteur
des Cacouacs : car pour lors cela passerait la raillerie, et je pourrais bien les
prier de nommer Chaumeix ou Omer à ma place, surtout si vous vouliez en
même temps donner la vôtre à frère Berthier-
Je viens à Jean-Jacques, non pas à Jean-Jacques Lefranc de Pompi-
gnan, qui pense cire quelque chose ^, mais à Jean-Jacques Rousseau, qui
pense être cynique, et qui n'est qu'inconséquent et ridicule. Je veux qu'il
vous ait écrit une lettre impertinente, je veux que vous et vos amis vous
ayez à vous en plaindre; malgré tout cela, je n'approuve pas que vous vous
déclariez publiquement contre lui comme vous faites, et je n'aurai sur cela
qu'à vous répéter vos propres paroles : Que deviendra le petit troupeau, s'î7
est désuni et dispersé'''? Nous ne voyons pas que ni Platon, ni Aristote,
ni Sophocle, ni Euripide, aient écrit contre Diogène, quoique Diogène leur
ait dit à tous des injures. Jean-Jacques est un malade de beaucoup d'esprit,
et qui n'a d"osprit que quand il a la fièvre. Il ne faut ni le guérir, ni l'ou-
trager.
A propos, j'oubliais de vous demander si vous avez reçu un mémoire que
j'ai fait sur l'inoculation*, et dans lequel je crois avoir prouvé, non que
1. Le président Ilénault.
2. Coetlosquet.
3. Charles Battcux, né en 1713, mort en 1780, avait été élu à l'Académie fran-
çaise à la place de Odet- Joseph Devaux de Giry, abbé de Saint-Cyr.
4. Le duc de Nivernais.
6. Morcau.
6. Voyez le dernier vers de la satire intitulée la Vanité, tome X.
7. C'est en effet ce que dit Voltaire, en d'autres termes, dans sa lettre 4491.
8. D'Alembert venait de publier les deux premiers volumes d'Opuscules mathé-
ANNEE 176t. 263
l'inoculation est mauvaise, mais que ses partisans ont assez mal raisonné
jusqu'ici, et ne se sont pas doutés de la question. Ce mémoire, très-clair, à
ce que je crois, et très-impartial, a été lu il y a six mois à une assemblée
publique de l'Académie des sciences, et m'a paru avoir fait beaucoup d'im-
pression sur les auditeurs. On vient d'imprimer dans une gazette (à la vérité
assez obscure) qu'un médecin de Ciermont en Auvergne ayant inoculé son
fils, le fils est mort de l'inoculation, et que le père est mort de chagrin. Ce
fait, s'il est vrai, serait très-fàcheux contre l'inoculation, quoique au fond il
ne soit pas décisif. Adieu, mon cher confrère; je ne vous écrirai pourtant
plus de l'Académie française; je crains qu'il ne faille dire do ce titre-là ce
que Jacques Roastbeef dit du nom de monsieur : Il y a tant de faquins
qui le portent^ ! Adieu.
4519. — DE M. LE DUC DE LA VALLIÈUE «.
A Montrouge, ce 9 avril 1761.
Je VOUS ai mis dans l'erreur^, mon cher ami, et j'en suis fâché. Si on
vous la reproche, nommez-moi; je le trouverai certainement très-bon. Je
peux, sans rougir, avouer que je me suis trompé; mais je ne peux avoir la
même tranquillité lorsque je sens que je vous ai exposé à la critique des
envieux. Votre amitié pour moi, le goût que vous me connaissez pour les
livres et pour feuilleter souvent ceux que j'ai, vous ont persuadé que vous
pouvioz avec sécurité employer une citation que je vous envoyais; je vous ai
abusé, j'en suis honteux, et je l'avoue. Cet aveu simple et de bonne foi vous
empêchera sans doute de m'en savoir mauvais gré. Si j'en avais bien envie
cependant, je pourrais prêter quelque apparence à ma justification, puisqu'il
est très-vrai que je tiens ce passage d'un homme Irès-éclairé qui me l'ap-
porta pour le faire mettre en vers, et qui me dit l'avoir tiré des sermons de
Codrus; mais puisipie je voulais vous l'envoyer, je pouvais auparavant faire
ce que j'ai fait depuis que je l'ai trouvé dans l'Appel aux nnlions, consulter
mon exemplaire. J'y aurais sans doute trouvé ce conte; mais j'aurais vu en
môme temps qu'Urcous Codrus, loin d'être un fameux prédicateur, était au
contraire un fameux libertin; qu'il avait fait imprimer ses œuvres sous le
titre de Sermones feslivi, etc.; qu'elles contiennent quelques discours assez
orduriers, et beaucoup de poésies galantes; (ju'il n'a jamais songé à travail-
ler pour la chaire. La première édition parut en 1502, in-lolio; et la seconde,
qui est celle que jo vous ai citée, est en effet do \o\'6, in-4", et le passage
(|ui commence; par Qnœdani ruslici uxur'^, aie, est bien à la |>age Gl. Sans
mntxqnes, ou Mrnioirex sur difj'i'rcnts sujets de f/('o»i('//v'c(vf)yi'/. la note 2, tome XL,
pnUc r)'^')); le (lixièini! de ces Mémoires émit consacré à rcxamcii du calcul des
probabililûs, cl, par occasion, l'auteur y traitait de rinoculation. (B.)
1. Le Français ù Londres, Aa Boissy, scène viii.
2. Voyez lelire 2K8(J, tome XXXVllI, page 350.
3. Voyez rAvertisscmenl de Beucbot en lùte de VAmnd à toutes les nations de
l'Europe, toineXXI\'. jia-c I9L
4. Voyez tome XXIV, page 21j.
254 CORRESPONDANCE.
entrer dans une plus longue dissertation sur le seigneur Urceus Codrus,
qui certainement n'a jamais tant fait parler do lui, je vois que ma faute est
d'avoir traduit Sermones comme l'on traduit CoUegium, ou d'avoir eu trop
de confiance en celui qui m'api)orta ce fameux passage. Qu'on en pense ce
qu'on voudra, je m'y soumets; mais je désire qu'on soit bien convaincu que
vous n'avez d'autre tort en cette occasion que de vous en être rapporté à
moi. Faites imprimer ma lettre*, si vous le jugez à propos. Loin d'en être
fâché, je le désire avec ardeur, puisque ce sera une occasion de vous don-
ner aulhentiquement une preuve de la sincère amitié que j'ai toujours eue
pour vous. Que ne puis-je trouver celle de vous en donner de la véritable
admiration que m'inspire la supériorité de vos talents !
Le duc DE La VALLiiiHE.
4520. — A M. DUCLOS.
Fprnej', 10 avril
Je vous assure, monsieur, que vous me faites grand plaisir en
m'apprenant que l'Académie va rendre à la France et à l'Europe
le service de publier un recueil de nos auteurs classiques, avec
des notes qui fixeront la langue et le goût, deux choses assez
inconstantes dans ma volage patiie. Il me semble que M"'- Cor-
neille aurait droit de me bouder, si je ne retenais pas le grand
Corneille pour ma part. Je demande donc à l'Académie la per-
mission de prendre cette tâche, en cas que personne ne s'en
soit emparé.
Le dessein de l'Académie est-il d'imprimer tous les ouvrages
de chaque auteur classique? Faudra-t-il des notes sur Agèsilas et
sur Attila , comme sur Cinna et sur Rodogiine? Voulez-vous avoir
la bonté de m'instruire des intentions de la compagnie ? Exige-
t-elle une critique raisonnée? Veut-elle qu'on fasse sentir le bon,
le médiocre et le mauvais? qu'on remarque ce qui était autrefois
d'usage, et ce qui n'en est plus? qu'on distingue les licences des
fautes? Et ne propose-t-elle pas un petit modèle auquel il faudra
se conformer ? L'ouvrage est-il pressé? Combien de temps me don-
nez-vous ?
Puisqu'on veut bien placer ma maigre figure sous le visage
i. Elle a été imprimée dès 1761, à la suite de la Lettre de M. de Voltaire à
M. le duc de La Vallière, in-8° de ving:t-huit pages, contenant, pages 1-20, la
lettre au duc de La Vallière (voyez n° 4531); pages 21-22, une traduction de la
lettre à milord Lyttelton (voyez n" 4254); pages 23-24, une traduction delà réponse
de milord Lyttelton (voyez n» 4318); pages 2.5-2G, la réponse à Trublet (voyez
n" 4534); le dernier feuillet, paginé 1-2, contient la lettre du duc, qui avait paru
dans le Journal encyclopédique du 15 mai 1761.
ANNÉE 1761. 265
rebondi de M. le cardinal de Bernis , j'aurai l'honneur de vous
envoyer incessamment ma petite tête en perruque naissante.
L'original aurait bien voulu venir se présenter lui-même, et
renouveler à l'Académie son attachement et son respect; mais les
laboureurs, les vignerons et les jardiniers, me font la loi : e uitido
fit rusticus^. Comptez cependant que, dans le fond de mon cœur,
je sais très-bien qu'il vaut mieux vous entendre que de planter
des mûriers blancs.
4521. — A M. L'ABBÉ D'OLIVKT.
A Ferney, tout près de votre Franche-Comté, 10 avril.
Mais, mon maître, est-ce que vous n'auriez point reçu un pa-
quet que je fis partir, il y a trois semaines, à l'adresse que vous
m'aviez donnée ? ou mou paquet ne méritait-il pas un mot de
vous? ou êtes-vous malade? ou êtes-vous paresseux?
Eh bien ! voilà votre ancien projet de donner un recueil d'au-
teurs classiques qui fait fortune. Rien ne sera plus glorieux pour
l'Académie, ni plus utile pour les Français et pour les étrangers.
Il est temps de prévenir (j'ai presque dit d'arrêter) la décadence
de la langue et du goût. Quel grand homme prenez-vous pour
votre part? Pour moi, j'ai l'impudence de demander Pierre Cor-
neille. C'est La Rose qui veut parler des campagnes de Turenne.
Je vous dirai : Cornellum, Olivetc, relegi.
Qui, quid ûi magnum, quid lurpe, quid utile, quid non,
Planius ac nielius Rousseau mullisque docebal;
(HOR , lib. I, ep. II, 3, 4.)
et j'ajouterai :
Quamscit utcrquc, libens, censebo, cxerceat arlem.
(IIOR., lib. 1, cp. XIV, U.)
La tragédie est un art que j'ai peut-être mal cultivé ; mais je
suis de ces barbouilleurs qu'on appelle curieux , et qui, étant in
peine capables d'égaler Person -, connaissent très-bien la louche
des grands maîtres. En un mot, si personne n'a retenu le lot de
Corneille, je le demande, et j'en écris à M. Dnclos. Je crois que
1. Horace, livre I, l'iiltro vu, vers 83.
2. Connu par l'épipramme de J.-U. Ilousscau (livre II, xwiii) :
O.icon, rimailleur sutialtorno,
V;inlo Person lo barbouiUuur.
20(5 CORRESPONDANCE.
VOUS avez fait une Irès-Lonnc acquisition dans M. Saurin. Il est
littérateur et homme de génie. Dites-moi qui se charge de La
Fontaine. Je l'avais autrefois commencé sur le projet que vous
aviez ; mais je ne sais ce que cela est devenu. J'ai perdu dans
mes fréquentes tournées les trois quarts de mes paperasses, et il
m'en reste encore trop. Vive, vale, scribe, Ciccroniane Olivete.
4522. — A M. DAMILAVILLE.
II avril.
Je salue toujours les frères et les fidèles ; je m'unis à eux dans
l'esprit de vérité et de charité. Nous avons des faux frères dans
l'Église : Jean-Jacques, qui devait être apôtre, est devenu apostat ;
sa lettre, de laquelle j'ai rendu compte aux frères, et dont je n'ai
point de réponse, était le comble de l'absurdité et de l'insolence.
Pourquoi a-t-on mis (comme on le dit) à la Bastille le censeur
de Sobieski, et pourquoi laisse-t-on impuni le censeur de V Année
littéraire, qui donne son infâme approbation à des lignes infâmes
contre une fille respectable ^ ?
Pesselier m'a envoyé son ouvrage contre la Théorie de l'impôt -.
Je voudrais qu'on renvoyât toutes ces théories à la paix, et qu'on
ne parlât point du gouvernement dans un temps où il faut le
plaindre, et où tout bon citoyen doit s'unir à lui.
Je prie M. Thieriot de m'envoyer Quand parlera-t-elle^? Il faut
bien que je rie comme les autres, et il n'y a guère de critique
dont on ne puisse profiter.
Je recommande l'incluse aux frères, et les remercie tendre-
ment de leur zèle,
4523. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Ferney, 11 avril.
Personne au monde n'a jamais adressé plus de prières que
moi à ses anges gardiens. Ce Tancrlde est, dit-on, rejoué et reçu
avec quelque indulgence, comme une pièce à laquelle vos bons
avis ont ôté quelques défauts, et on pardonne à ceux qui restent;
mais je ne reçois ni l'exemplaire de Tancrlde ni celui de V Apo-
logie'' de mes maîtres contre les Anglais. Vous m'avouerez, mes
1. Voyez une note de la lettre 4416.
2. Doutes proposés à l'auteur de la Théorie de l'inipôl, 1701, in-12.
3. Voyez tome V, page 493.
4. Appel à toutes les yialions de l'Europe; voyez tome XXIV, page 191.
ANNÉE 1761. 267
anges, que cela n'est pas juste. Souffrez que je recommande en-
core Oresie à vos bontés : voyez si ces petits cliangemcnts que je
vous envoie sont admissibles.
J'ai une autre supplique à présenter : le petit Prault, qui ne
m'a pas envoyé un Tancrède, n'a pas mieux traité M""' de Pom-
padour et M. le duc de Choiseul, malgré toutes ses promesses. Je
soupçonne qu'ils n'en sont pas trop contents, et qu'ils croient
que j'ai manqué à mon devoir. Ils ne peuvent savoir que je ne
me suis pas mêlé de l'édition. Il eût été assez placé (jne Lekain
ou M"^ Clairon eût présenté l'ouvrage. Tout le fruit que j'ai re-
cueilli de mes peines aura été, peut-être, de déplaire à ceux dont
je voulais mériter la bienveillance, et d'être immolé à une paro-
die : tout cela est l'état du métier. Ne vaut-il pas mieux planter,
semer, et bâtir?
J'ai écrit en dernier lieu à M. le duc de Choiseul une lettre'
dont il a dû être content. Je crois bien que le fardeau immense -
dont il est chargé ne lui permet pas de faire réponse à des gens
aussi inutiles que moi; il y avait pourtant dans ma lettre quelque
chose d'utile. Enfin je demande en grâce à M. d'x4rgcntal de m'ap-
prendre si je suis en grâce auprès de son ami.
iMalgré les petits désagréments que j'essuie sur Tancrède, j'ai
toujours du goût pour Oreste. Ce serait une action digne de mes
anges de faire enfin triompher la simplicité de Sophocle des
cabales des soldats de Corbulon '.
Mille tendres respects.
4.u24. — A M. COL INI.
Fernc3', le li avril 1701.
Je ressens bien vivement, mon cher Colini, l'extrême bonté
de monseigneur l'électeur, qui daigne me parler de son bonheur ',
et qui fait le mien. Je ferai l'impossible pour venir prendre
part à la joie publique dans Sclnvetzingen, et c'en sera une bien
grande pour moi de vous y voir, et de pouvoir vous être de
quelque utilité. Je vous ai envoyé ce (pic vous me demandiez
pour l'édition \
Je 'VOUS embrasse de tout mon cœur.
i. Elle manque. (B.)
2. Le ininislère des afTaircs étrangères et celui de la guerre, qu'il réunissait.
'.\. Voyez la note, toiiu; XXXMI, pa^'e 'kW.
4. Voyez la lettre 45(10.
5. Voyez la lettre 4.'J12.
268 CORRESPONDANCI".
452"). —A CHARLES-THÉODORE 1,
ÉLECTEUR PALATIN.
A Fcrney, le 14 avril.
Que je suis touché ! que j'aspire
A voir briller cet heureux jour,
Ce jour si cher à votre cour,
A vos États, à tout l'empire!
Que j'aurais de plaisir à dire,
En voyant combler votre espoir :
J'ai vu l'enfant que je désire,
Et mes yeux n'ont plus rien à voir!
Je ressemble au vieux Siniéon -,
Chacun de nous a son messie;
J'ai pour vous plus de passion
Que pour Joseph et pour Marie.
Monseigneur, que Votre Altesse électorale me pardonne mon
petit enthousiasme un peu profane, la joie le rend excusable. Je
ne sais ce que je fais, ma lettre manque à l'étiquette. Du temps
de la naissance du duc de Bourgogne, tous les polissons se mirent
à danser dans la chambre de Louis XIV. Je serais un grand po-
lisson dans Schwetzingen si je pouvais, dans le mois de juillet,
être assez heureux pour me mettre aux pieds du père, de la
mère, et de l'enfant. Un fils et la paix, voilà ce que mon cœur
souhaite à Vos Altesses électorales; et un fils sans la paix est
encore une bien bonne aventure. Je me mets à vos genoux,
monseigneur; je les embrasse de joie. Agréez, vous et ma-
dame l'électrice, ma mauvaise prose, mes mauvais vers, mou
profond respect, mon ivresse de cœur, et daignez conserver des
bontés à votre petit Suisse, etc.
4526. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Fernej', 17 avril.
Plus anges que jamais, et moi plus endiablé, la tête me tourne
de ma création de Ferney. Je tiens une terre à gouverner pire
1. Réponse à la lettre 4500.
2. Saint Luc, Evangile, chap. ii, verset 25.
ANNÉE 1761. 269
qu'un royaume : car un ministre n'a qu'à ordonner, et le pauvre
campagnard des Alpes est obligé de faire tout lui-même ; il n'a
jamais de loisir, et il en faut pour penser. Ainsi donc, mésanges,
TOUS pardonnerez à ma tête épuisée.
1° Oresle se recommande à vos divines ailes.
Ma mère en fait autant
est le commencement d'une chanson plutôt que d'un vers tra-
gique^
Quelquefois un misérable hémistiche coûte.
Il a montré pour nous l'amitié la plus tendre;
11 révérait mon père, il pleurait sur sa cendre.
Et ma mère l'invoquai Ainsi donc les mortels
Se baignent dans le sang, et tremblent aux autels.
(Acto IV, scène m.)
Voilà, je crois, la sottise amendée.
Il est plaisant que Bernard m'ait volé, et que je n'ose pas le
dire- ; mais un riche vaut mieux ^ et grâces vous soient rendues.
Le produit net des cent soixante et treize journaux est fort plai-
sant et plus honnête ; mais savez-vous bien que vous faites Jean-
Jacques un très-grand seigneur? Vous lui donnez là cent mille
écus de rente. La compagnie des Indes, sans le tabac, ne pour-
rait en donner autant à ses actionnaires. Vous êtes généreux, mes
anges.
J'ai une curiosité extrême de savoir si M""" de Pompadour et
M. le duc de Choiseul ont reçu leur exemplaire* de Prault,
Autre curiosité, de savoir si on joue la seconde scène du second
acte de Tancruk comme elle est imprimée dans l'édition de Cra-
mer, et comme elle ne l'est pas dans l'édition de ce Prault. Je
vous conjure de me dire la vérité. Je trouve la façon de Cramer
1. Cet hémistiche a été conservé acte IV, scène m.
2. 11 était frère de la première présidente Mole, qui ne paya point ses dettes,
mais qui trouvait fort mauvais qu'on dit f(u'il avait volé ses créanciers. (K.)
3. Malj,'ré le consentemeut que parait donner ici Voltaire, on n'a pas mis
Qu'un riche t'ait volu;
le nom «le Hcrnard est resté dans rbémislichc ; voyez, tome X, ït'lpUrc sur
l'Agriculture.
4. De la tragédie de Tancrède.
270 CORRESPONDANclî.
plus altnchantc, plus Ihéûtrale, plus favorable à de bons acteurs.
Ai-jc tort?
Lekain ne m'a point écrit.
Si vous étiez des anges sans préjugés, vous verriez quele Droit
du Seigneur n'est pas à dédaigner; que le fonds en était bon; que
la forme y a été mise à la fin ; qu'il n'y a pas une de vos critiques
dont on n'ait profité ; que la pièce est tout le contraire de ce que
vous avez vu; en un mot, je vous conjure de la laisser passer
sous le masque en son temps.
Il faut un autre amant à Fanime. Je lui en fournirai un; mais
le Czar m'attend, et VIHstoire générale se réimprime, augmentée
de moitié, et la journée n'a que vingt-quatre heures, et je ne
suis pas de fer.
Je n'ai point la nouvelle reconnaissance d'Oreste et d'Electre;
daignez me l'envoyer, ou j'en ferai une autre. Je suis entouré de
vers, de prose, de comptes d'ouvriers ; je ne peux me recon-
naître. Il est très-vrai qu'il s'agit d'un mariage pour M"" Cor-
neille, et que l'emploi de valet de poste a arrêté le soupirante
Voilà ce qu'a produit Fréron : et on protège cet homme!
Le Brun est un bavard. Il m'avait insinué, dans ses premières
lettres, que je ne devais pas laisser M'"" Corneille dans l'indigence
après ma mort. Je lui ai mandé que j'avais fait là-dessus mon
devoir. Il l'a dit, et il a tort.
Que voulez -vous donc de plus terrible, de plus affreux, à la
mort de Clytemnestre, que de l'entendre crier? II n'y a point là
de ])eaux vers à faire : c'est le spectacle qui parle ; et ce qu'on
dit, en pareil cas, affaibht ce qu'on fait.
Mais songez que Tcrèe^ et Oreste tout de suite, voilà bien
du grec, voilà bien de l'horreur ; il faut laisser respirer. Je vou-
drais une petite comédie entre ces deux atrocités, pour le bien
du tripot.
Daignerez-vous répoudre à tous mes points? Je n'en peux
plus, mais je vous adore:
Pour Dieu, dites-moi si vous ne trouvez pas le mémoire contre
les jésuites hien fort et bien concluant? Comment s'en tireront-
ils? Je les ai fait plier tout d'un coup sans mémoire; je les ai
fait sortir d'un domaine qu'ils usurpaient. Ils n'ont pas osé plai-
der contre moi ; mais il ne s'agissait que de cent soixante mille
livres.
1. Voyez la lettre 4511.
2. Térée, tragédie de Lemierre, fut jouée le 25 mai 1761.
ANNÉE I7G1. 271
4527. — A M. D'ALEMBERT.
A Ferney, '20 avril.
Je me liàte de vous répondre, mon grand calculateur de
petite vérole, plein d'esprit et de génie, et antipode des calcula-
teurs, que ililigo adhuc Ciceronianum Olivelum, quia oplimus gram-
malicus, quia il fut mon maître, et qu'il me donnait des claques
sur le cul quand j'avais quatorze ans. Je ne dirai pas qu'il en a
menti, mais il a dit la chose qui n'est pas. Qu'il vous montre
ma lettre, s'il l'ose. Certainement votre nom n'y est pas. Il peut
avoir quelque finesse, ayant été jésuite. Il a voulu se jouer de
votre vivacité parisienne, et vous arracher votre secret. Vous
avez peut-être donné dans le panneau. Soyez très-sûr que je
ne vous compromettrai jamais, et que vous pouvez donner
l'essor avec moi à votre très-plaisante imagination en toute
sûreté.
Vous me paraissez bien honnête de dire qu'un homme de
trente ans peut en espérer trente autres. La vie commune ne s'é-
tend qu'à vingt-deux ans sur la masse totale. Je n'ai pas encore
bien examiné votre compte ; je vais vous relire : à Paris on ne
relit point. Vive la campagne, où le temps est à nous! En géné-
ral, je vois que vous en savez plus que votre sourdaud^ Je vous
remercie de votre bon mari. Il faut avouer que la reine est bien
bonne, et que si elle était la maîtresse, nous aurions un siècle
bien éclairé. Je vous donne mon blanc-seing pour ma place à
l'Académie, à la première fantaisie que vous aurez de résigner :
cela sera assez plaisant, et c'est une facétie qu'il ne faut pas
manquer. Faites la lettre de remerciement, et je vous réponds
de la signer. A l'égard de Jean-Jacques, s'il n'était qu'un incon-
séquent, un petit bout d'homme pétri de vanité, il n'y aurait pas
grand mal ; mais qu'il ait ajouté à l'impertinence de sa lettre
l'infamie de cabalcr du fond de son village, avec des pédants
sociniens, pour m'empêcher d'avoir un théàli-c à Tournay, ou
\. La Condaminc, reçu à PAcadémie française le 12 janvier 1701, avait fait,
sur sa réception, ce quatrain, qu'il lit circuler :
Apollon n'avait plus que trontc-huit apdtrcs;
La Cundamino outre uux vient s'asseoir aujuuril'liui.
Il est bion sour.l, tant mieux pour lui ;
Mais non muel, et tant pis pour les autres.
Piron r/iduisit cette épigramme on quatre vers do huit syllabes; et l'on a souvent
pris la version do Piron pour le texte do La Condamino. (B.)
272 CUUUliSPONDANGE.
du moins pour empêcher ses concitoyens, qu'il ne connaît pas,
do jouer avec moi ; qu'il ait voulu, par cette indigne manœuvre,
se préparer un retour triomphant dans ses rues basses* : c'est
l'action d'un coquin, et je ne lui pardonnerai jamais. J'aurais
tâché de me venger de Platon s'il m'avait joué un pareil tour;
à plus forte raison du laquais de Diogèue. Je n'aime ni ses ou-
vrages ni sa personne, et son procédé est haïssable. L'auteur de
la Nouvelle Aloïsin n'est qu'un polisson malfaisant. Que les philo-
sophes véritables fassent une confrérie comme les francs-maçons,
qu'ils s'assemblent, qu'ils se soutiennent, qu'ils soient fidèles à
la confrérie, et alors je me fais brûler pour eux. Cette académie
secrète vaudrait mieux que l'académie d'Athènes et toutes celles
de Paris ; mais chacun ne songe qu'à soi, et on oublie le premier
des devoirs, qui est d'anéantir Vinf....
Je vous prie, mon grand philosophe, de dire à M""= du Deffant
combien je lui suis attaché. Je lui écrirai quelque jour une
énorme lettre. J'aime à penser avec elle ; je voudrais y souper :
je l'aime d'autant plus que j'ai les sots en horreur. Mes compli-
ments à l'abbé Trublet; j'attends sa harangue avec l'impatience
du parterre qui a des sifflets en poche, et qui ne voit pas lever
la toile.
A propos, haïssez-vous toujours M. de Chimène, ouXimenès?
Il vient d'acheter une maison, des prés, des vignes, et des champs,
dans le pays de Gex. Voilà le fruit apparemment de VÉpître sur
l'Agriculture. Je suis devenu un malin vieillard. II y a longtemps
que j'ai fait la Capilotade ^ ; c'est un chant qui entre dans la Pucelle :
il y aura toujours place pour les personnes que vous me recom-
manderez. J'ai souffert quarante ans les outrages des bigots et
des polissons. J'ai vu qu'il n'y avait rien à gagner à être modéré,
et que c'est une duperie : il faut faire la guerre, et mourir noble-
ment
Sur un tas de bigots immolés à mes pieds.
Riez et aimez-moi ; confondez Vinf... le plus que vous pourrez.
N. B. J'ai lu le Mémoire contre les jésuites banqueroutiers^.
L'avocat a raison : aucun jésuite ne peut traiter sans engager
1. A Genève.
2. Le chant XVIII de la Pucelle.
3. Mémoire à consulter, et Consultation pour Jean Lyoncy, créancier et syndic
de la masse de la raison de commerce établie à Marseille sous le nom de Lyoncy
frères et Gouffre, contre le corps et société des pères jésuites, 1761, iQ-12, signé
Lalourcé, avocat.
ANNÉE 1761. 273
ses supérieurs. Quand je les ai chassés d'un domaine qu'ils
avaient usurpé, il a fallu que le provincial signùt le désiste-
ment; mais je les ai chassés sans hruit, je n'ai eu que la moitié
du plaisir.
4528. — A M. DAMILAVILLE.
A Fcrney, le 22 avril.
Je suis le partisan de M. Diderot, parce qu'à ses profondes
connaissances il joint le mérite de ne vouloir point jouer le phi-
losophe, et qu'il l'a toujours été assez pour ne i)as sacrifier à
d'infùnies préjugés qui déshonorent la raison. Mais qu'un Jean-
Jacques, un valet de Diogène, crie, du fond de son tonneau,
contre la comédie, après avoir fait des comédies (et même dé-
testables); que ce polisson ait l'insolence dem'écrirei que je
corromps les mœurs de sa patrie ; qu'il se donne l'air d'aimer sa
patrie (qui se moque de lui) ; qu'enfin, après avoir changé trois
fois de religion, ce misérable fasse une brigue avec des prêtres
sociniens de la ville de Genève pour empêcher le peu de Gene-
vois qui ont des talents de venir les exercer dans ma maison
(laquelle n'est pas dans le petit territoire de Genève) : tous ces
traits rassemblés forment le portrait du fou le plus méprisable
que j'aie jamais connu. M. le marquis de Ximenès a daigné s'a-
baisser jusqu'à couvrir de ridicule son ennuyeux et impertinent
roman-. Ce roman est un libelle fort plat contre la nation qui
donne à l'auteur de quoi vivre ; et ceux qui ont traité les quatre
jolies lettres de M. de Ximenès de libelles ont extravagué. Un
homme de condition est au moins en droit de réprimer l'inso-
lence d'un J.-J., qui imprime qu'il y a vingt contre un à jmricr
que tout gentilhomme descend d'un fripon^.
Voilà, mon cher monsieur, ce que je pense hautement, et ce
que je vous prie de dire à M. Diderot. Il ne doit pas être à se
repentir d'avoir apostrophé ce "pauvre homme comme grand
homme, et de s'être écrié : 0 Rousseau! dans un dictionnaire*. Il
se trouve, à la fin de compte, que ô nousseau! ne signifie que
ô insensé! Il faut connaître ses gens avant de leur prodiguer des
louanges. J'écris tout ceci pour vous.
•Prault petit-fils est un petit sut : il a imprimé ÏAppcl aux
1. Voyez la lettre <lu 17 juin 17ii(l, ii" il.i.;.
2. Voyez tome XXIV, [mf^e Ki."».
3. Nouvelle Héloise, proiniéro p.irtie, lettre iai
4. Au mot K\CYC.i,oi'i':i)ii:.
il. — Coiir.KSI'O.NDANCli. IX,
274 CORRESPONDANCE.
nations avec autant de fautes qu'il y a de lignes. Que M. Thieriot
ne s'cxpliquait-il? Je lui aurais envoyé, depuis deux ans, de quoi
se faire un honnête pécule en rogatons.
Vous me trouverez un peu de mauvaise humeur ; mais com-
ment voulez-vous que je ne sois pas outré? Je bâtis un joli
théâtre à Ferney, et il se trouve un Jean-Jacques, dans un vil-
lage de France, qui se ligue avec deux coquins, prêtres calvi-
nistes, pour empêcher un bon acteur^ de jouer chez moi.
Jean-Jacques prétend qu'il ne convient pas à la dignité d'un
horloger de Genève déjouer Cinna chez moi avec M"« Corneille.
Le polisson! le polisson! S'il vient au pays, je le ferai mettre dans
un tonneau, avec la moitié d'un manteau sur son vilain petit
corps à bonnes fortunes.
Pardonnez à ma colère, monsieur, vous qui n'aimez point les
enthousiastes hypocrites.
4529. — A M. DE VARENNES^.
Ferney, 22 avril.
Vous ne pouvez douter, monsieur, que je ne reçoive avec
bien du plaisir la mainlevée de l'anathème prononcé contre mes
troupes ^ Il est bien difficile d'excommunier les soldats sans que
les éclaboussures des foudres sacrées ne frappent un peu les
officiers. La contradiction ridicule d'être payé par le roi, et de
n'être pas enterré par son curé, est d'ailleurs une de ces imper-
tinences les plus dignes de nos lois et de nos mœurs. Si l'on par-
vient à nous défaire de cette barbarie, on rendra service à la
nation. J'attends le livre'* avec impatience; mais je doute fort
qu'il produise un autre effet que celui de nous convaincre de
notre sottise. Rien de plus commun que de nous prouver que
nous avons tort, et rien de plus rare que de nous corriger.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime que vous m'avez inspi-
rée, etc.
1. Probablement Aufresne, dont Voltaire parle plusieurs fois; voyez, entre
autres, la lettre à d'Argental du 29 octobre 1764.
2. Probablement Jacques de Varennes, mort vers 1780, ancien grelïier des
états de Bourgogne.
3. Les comédiens.
4. De Huerne de La Mothe; voyez la note, tome XXIV, page 239.
ANNÉE 1761. 275
4530. — A M. TIIIERIOT.
Fcrnc}', -"2 avril.
Mon ancien ami, je vous croyais opulent, ou du moins
arrondi. AI. Damilaville me mande qu'il y a quelque brèche à
votre rotondité. Voici une idée qui m'est venue. Un magistrat de
Dijon, jeune et de beaucoup d'esprit, a fait une comédie très-
singulière S et ne voudrait pour rien au monde être connu. Son
idée est de la faire jouer, et de partager les honoraires entre
celui qui se chargera du délit, et un secrétaire très-affectionné,
vieux serviteur de la maison.
Ils auront aussi le profit de l'édition. Voyez si vous pouvez
vous charger de cette besogne. Je crois que ce n'est pas une
mauvaise alfaire.
L'auteur exige un profond secret : êtes-vous en état de faire
lire cette comédie au tripot, sans vous commettre et sans com-
mettre personne? Je remplis la mission dont l'amitié me charge.
Mandez-moi votre résolution.
J'ai demandé un almanach où l'on trouve les patriarches
grecs. J'en ai besoin, non pas que je prenne un vif intérêt à
l'Église grecque, mais en qualité de pédant.
On m'a promis un livre- contre l'cxconmiunication dos comé-
diens. L'auteur doit me l'envoyer.
Dumolard m'a demandé une trêve de la part de l'abbé
Trublet ; il dit qu'il ne compilera plus. Je donne donc l'absolution
à l'archidiacre, mon confrère.
4531. — A M. LE DUC DE LA VALLIÈRE,
GUAND-FAUCOrVXIER DE FRANCE '.
Votre procédé, monsieur le duc, est de l'ancienne chevalerie :
vous vous exposez pour sauver un homme qui s'est mis en péril
'd votre suite; mais la petite erreur dans laquelle vous m'avez
1. Voyez l'Avortisscmcnt de Bcuchot, en tûlo du Droit du Seiijiieur, imnc VI,
pa^'C 3. Le ina^fistrat était Lcgouz de Gerland.
• 2. Celui de lluerne de La Motlie.
3. Cette lettre est une réponse au n" KjI'J. Dans les éditions de Kelil et dans
beaucoup d'autres, on l'a mise dans les Mi-langes littéraires; on l'a (juoiquefois
datée du juin 1701. Elle doit ôtro de la (in d'avril, puisque le 8 mai (vo^ez lettre
4.5il). Vullttire avait déjà nouvelle de la manière dont elle avait été accueillie à la
cour. Li'. Journal encydopùdi'tm du 15 mai 1701 contient la lettre de La Vulliôro
du 9 avril (voyez n" 45l'J,^, et la réponse do Voltaire. (B.)
276 CORRESPONDANCE.
induit sert fi déployer votre profonde érudition ; peu de grands-
fauconniers auraient déterré les Sermones festivi, imprimés en
1502. Raillerie à part, vous faites une action digne de votre belle
ûme, en vous mettant pour moi à la brèche.
Vous me disiez dans votre première lettre qu'Urccus Codrus
était un grand prédicateur, vous m'apprenez dans votre seconde
que c'était un grand libertin, mais cependant qu'il n'était pas
cordelier. Vous demandez pardon ù saint François d'Assise, et à
tout l'ordre séraphique, de la méprise où vous m'avez fait tom-
ber. Je prends sur moi la pénitence ; mais il reste toujours i)our
véritable que les mystères représentés à l'hôtel de Bourgogne
étaient beaucoup plus décents que la plupart des sermons du
xvr siècle. C'est sur ce point que roule la question.
Mettons qui nous voudrons à la place d'Urceus Codrus, et
nous aurons raison. Il n'y a pas un mot dans les mystères qui
alarme la pudeur et la piété. Quarante associés, qui font et qui
jouent des pièces saintes en français, ne peuvent s'accorder à
déshonorer leurs pièces par des indécences qui révolteraient le
public, et qui feraient fermer le théâtre. Mais un prédicateur
ignorant, qui n'a nul usage des bienséances, peut mêler dans
son sermon quelques sottises, surtout quand il les prononce en
iatin.
Tels étaient, par exemple, les sermons du cordelier Maillard,
que vous avez sans doute dans votre riche et immense biblio-
thèque; vous verrez, dans son sermon du jeudi de la seconde
semaine du carême, qu'il apostrophe ainsi les femmes des avo-
cats qui portent des habits garnis d'or ^ : a Vous dites que vous
êtes vêtues suivant votre état : à tous les diables votre état et
vous-mêmes, mesdemoiselles ! Vous me direz peut-être : Nos maris
ne nous donnent point de si belles robes; nous les gagnons de la
peine de notre corps : à trente mille diables la peine de votre
corps, mesdemoiselles! »
Je ne vous répète que ce trait, de frère Maillard, pour ménager
votre pudeur; mais si vous voulez vous donner le soin d'en
chercher de plus forts dans le même auteur, vous en trouverez
de dignes d'Urceus Codrus. Frère André et Menot étaient fort
fameux pour les turpitudes : la chaire, à la vérité, ne fut pas
toujours souillée par des obscénités ; mais longtemps les sermons
ne valurent pas mieux que les mystères de l'hôtel de Bourgogne.
Il faut avouer que les prétendus réformés de France furent
1. Quadragésime, sermon xw.
ANNÉE ITGI. 277
les premiers qui mirent quelque raison dans leurs discours,
parce qu'on est obligé de raisonner quand on veut changer les
idées des hommes. Cette raison était encore hien loin de l'élo-
quence. La chaire, le harreau, le théâtre, la philosophie, la lit-
térature, la théologie, tout chez nous fut, à quelques exceptions
près, fort au-dessous des pièces qu'on joue aujourd'hui à la Foire.
Le hon goût en tout genre n'étahlit son empire que dans le
siècle de Louis XIV : c'est là ce qui me détermina, il y a long-
temps, à donner une légère esquisse de ce temps glorieux ; et
vous avez remarqué que, dans cette histoire, c'est le siècle qui
est mon héros encore plus que Louis XIV lui-même, quelque
respect et quelque reconnaissance que nous devions à sa mémoire.
Il est vrai qu'en général nos voisins ne valaient guère mieux
que nous. Comment s'est-il pu faire que l'on prêchât toujours,
et que Ton prêchât si mal? Comment les Italiens, qui s'étaient tirés
depuis si longtemps de la harharie en tant de genres, n'étaient-
ils pour la plupart, dans la chaire, que des Arlequins en surplis;
tandis que la Jérusalem du Tasse égalait l'Iliade, que iOrlando
furioso surpassait fOdyssée, que le Paslor fido n'avait point de
modèle dans l'antiquité, et que les Raphaël et les Paul Véronèse
exécutaient réellement ce qu'on imagine desZeuxis et des Apelle?
Il n'est pas douteux, monsieur le duc, que vous n'ayez lu le
concile de Trente; il n'y a point de duc et pair, à ce que je
pense, qui n'en lise quelques sessions tous les matins. Avez-vous
remarqué le sermon de l'ouverture de ce concile par l'évêque de
Bitonto?
Il prouve, premièrement, que le concile est nécessaire parce
que plusieurs conciles ont déposé des rois et des emi)ereurs;
secondement, parce que, dans l'Éniide, Jupiter assemhlc le concile
des dieux; troisièmement, parce qu'à la création de l'homme
et à l'aventure de la tour de Bahel Dieu s'y prit en forme de
concile. Il assure ensuite que tous les prélats doivent se rendre
à Trente, comme dans le cheval de Troie : enfln, que la porte
du paradis et du concile est la même; que l'eau vive en découle,
et que les Pères doivent en arroser leur cœur comme dos terres
sèches : faute de quoi, le Saiiit-Ksprit leur ouvrira la houche
comme à Halaam et à Caïphe.
Voilà ce qui fut prêché devant les élals généraux (U^ la chré-
tienlé. Quel préjugé divin en faveur d'un concile! Le sermon de
saint Antoine de Padoue aux poissons est encore plus fameux en
Italie (|U(; celui de M. de IJilonto. On pourrait donc excuser noire
frère André et notre frère Garasse, et tous nos Gilles de la chaire
278 CORRESPONDANCE.
des xvr et xvii" siècles, s'ils n'ont pas mieux valu que nos maîtres
les Italiens.
Mais quelle était la source de cette grossièreté absurde, si
universellement répandue en Italie du temps du Tasse ; en France,
du temps de Montaigne, de Charron, et du chancelier de L'Hos-
pital ; en Angleterre, dans le siècle de Bacon? Comment ces
hommes de génie ne réformaient-ils pas leurs siècles? Prenez-
vous-en aux collèges qui élevaient la jeunesse, et à l'esprit mona-
cal et théologal qui mettait la dernière main à notre barbarie,
que les collèges avaient ébauchée. Un génie tel que le Tasse lisait
Virgile, et produisait la Jérusalem; un Machiavel lisait Térence,
et faisait la Mandragore ; mais quel moine, quel docteur lisait
Cicéron et Démosthène? Un malheureux écolier, devenu imbé-
cile pour avoir été forcé pendant quatre ans d'apprendre par
cœur Jean Despautère, et ensuite devenu fou pour avoir soutenu
une thèse sur l'universel de la jjart de la cJiose et de la pensée, et
sur les catégories, recevait en public son bonnet et ses lettres
de démence, et s'en allait prêcher devant un auditoire dont les
trois quarts étaient plus imbéciles que lui, et plus mal élevés.
Le peuple écoutait ces farces théologiques, le cou tendu, les
yeux fixes, la bouche ouverte, comme les enfants écoutent des
contes de sorciers, et s'en retournait tout contrit. Le même
esprit qui le conduisait aux facéties de la Mère sotte le conduisait
à ces sermons ; et on y était d'autant plus assidu qu'il n'en coû-
tait rien. Car mettez un impôt sur les messes, comme on le pro-
posa dans la minorité de Louis XIV, personne n'entendra la messe.
Ce ne fut guère que du temps de Coeffeteau et de Balzac que
quelques prédicateurs osèrent parler raisonnablement, mais en-
nuyeusement ; et enfin Bourdaloue fut le premier en Europe qui
eut de l'éloquence en chaire. Je rapporterai encore ici le témoi-
gnage de Burnet, évêque de Salisbury, qui dit, dans ses Mémoires,
qu'en voyageant en France il fut étonné de ces sermons, et que
Bourdaloue réforma les prédicateurs d'Angleterre comme ceux
de France.
Bourdaloue fut presque le Corneille de la chaire, comme
Massillon en a été depuis le Bacine : non que j'égale un art à
moitié profane à un ministère presque saint, non que j'égale
non plus la difficulté médiocre de faire un bon sermon à la dif-
ficulté prodigieuse et inexprimable de faire une bonne tragédie ;
mais je dis que Bourdaloue voulut raisonner comme Corneille,
et que Massillon s'étudia à être aussi élégant en prose que Racine
l'était en vers.
ANNÉE 1761. 279
Il est vrai qu'on reprocha souvent à nourdaloue, comme à
Corneille, d'être un peu trop avocat, de vouloir trop prouver
au lieu de toucher, et de donner quelquefois de mauvaises
preuves. Massillon, au contraire, crut qu'il valait mieux peindre
et émouvoir : il imita Racine, autant qu'on peut l'imiter en prose,
en prêchant cependant que les auteurs dramatiques sont damnés :
car il faut bien que chaque apothicaire vante son onguent, et
damne celui de son voisina Son style est pur, ses peintures sont
attendrissantes.
Relisez ce morceau sur l'humanité des grands :
(( Hélas! s'il pouvait être quelquefois permis d'être sombre,
bizarre, chagrin, à charge aux autres et à soi-même, ce devrait
être à ces infortunés que la faim, la misère, les calamités, les
nécessités domestiques, et tous les plus noirs soucis environnent.
Ils seraient bien plus dignes d'excuse si, portant déjà le deuil,
l'amertume, le désespoir souvent dans le cœur, ils en laissaient
échapper quelques traits au dehors. Mais que les grands, que les
heureux du monde, à qui tout rit et que les joies et les plaisirs
accompagnent partout, prétendent tirer de leur félicité même
un privilège qui excuse leurs chagrins bizarres et leurs caprices;
qu'il leur soit plus permis d'être fâcheux, inquiets, inabordables,
parce qu'ils sont plus heureux; qu'ils regardent comme un droit
acquis à la prospérité d'accabler encore du poids de leur hu-
meur des malheureux qui gémissent déjà sous le joug de leur
autorité et de leur puissance : grand Dieu! serait-ce donc là le
privilège des grands? »
Souvenez-vous ensuite de ce morceau de Britannicus :
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs;
Vos jours, toujours sereins, coulent dans les plaisirs :
L'empire en est pour vous l'inépuisable source;
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l'univers, soigneux de les entretenir,
S'empresse à l'efTacer de votre souvenir.
Britannicus est seul : quelque ennui (jui lo presse,
Il ne voit dans son sort que moi qui s'intéresse,
El n'a pour tout plaisir, seigneur, que quehpies pleurs
Qui lui font quehjuefois oublier ses maliiours.
(Acto II, scî'no III.)
Je crois voir, dans la comparaison de ces deux morceaux, le
1. Le monologue fut en tout temps jaloux du dialogue, a dit Voltaire ; voyez
tome XXIV, page 215.
280 CORRKSPONDANCE.
disciple qui tàclic de luUer coiilro le maître. Je vous cnmoiilrc-
rais vingt exemples, si je ne craignais d'être long.
Wassillon et Cheminais savaient IJacine par cœur, et dégui-
saient les vers de ce divin poëte dans leur prose pieuse. C'est
ainsi que plusieurs prédicateurs venaient apprendre chez Baron
l'art de la déclamation, et rectifiaient ensuite le geste du comé-
dien par le geste de l'orateur sacré. Rien ne prouve mieux que
tous les arts sont frères, quoique les artistes soient bien loin de
l'être.
Le malheur des sermons, c'est que ce sont des déclamations
dans lesquelles on dit trop souvent le pour et le contre. Le même
homme qui, dimanche dernier, assurait qu'il n'y a point de féli-
cité dans la grandeur; que les couronnes sont des épines ; que
les cours ne renferment que d'illustres malheureux ; que la joie
n'est répandue que sur le front du pauvre, prêche, le dimanche
suivant, que le peuple est condamné à l'affliction et aux larmes,
et que les grands de la terre sont plongés dans des délices dan-
gereuses.
Ils disent, dans Pavent, que Dieu est sans cesse occupé du
soin de fournir à tous nos besoins ; et, en carême, que la terre
est maudite. Ces lieux communs les mènent jusqu'au bout de
l'année par des phrases fleuries et ennuyeuses.
Les prédicateurs, en Angleterre, ont pris un autre tour qui
ne nous conviendrait guère. Le livre de la métaphysique la plus
profonde est le recueil des sermons de Clarke, On dirait qu'il
n'a prêché que pour les philosophes. Encore ces philosophes
auraient pu lui demander à chaque période un long éclaircisse-
ment ; et le Français à Londres, à qui on ne prouve rien\ aurait bien-
tôt laissé là le prédicateur. Son recueil fait un excellent livre,
que très-peu de gens sont capables d'entendre. Quelle différence
entre les temps et entre les nations! et qu'il y a loin de frère
Garasse et de frère André aux Clarke et aux Massillon!
Dans l'étude que j'ai faite de l'histoire, j'en ai toujours tiré ce
fruit que le temps où nous vivons est de tous les temps le plus
éclairé, malgré nos très-mauvais livres, et malgré la foule de
tant d'insipides journaux ; comme il est le plus heureux, malgré
nos calamités passagères. Car quel est l'homme de lettres qui ne
sache que le bon goût n'a été le partage de la France qu'à com-
mencer au temps de Cinna et des Provinciales? Et quel est l'homme
1. « Non, monsieur, on ne me démontre rien; on ne me persuade pas même.
(Le Français à Londres, par Boissy, scène xvi.)
ANNÉE 1761. 28<
un peu versé dans notre histoire qui puisse assigner un temps
plus heureux, depuis Clovis, que le temps qui s'est écoulé depuis
que Louis XIV commença à régner par lui-même jusqu'au mo-
ment où j'ai rhonneur de vous parler? Je défie l'homme de la
plus mauvaise humeur de me dire quel siècle il voudrait préférer
au nuire.
Il faut être juste : il faut convenir, par exemple, qn"un géo-
mètre de vingt-quatre ans en sait beaucoup plus que Descartes,
qu'un vicaire de paroisse prêche [)his raisonnabloniont que le
grand aumônier de Louis XII. La nation est plus instruite, le
style en général est meilleur : par conséquent les esprits sont
mieux faits aujourd'hui qu'ils ne l'étaient autrefois.
Vous me direz que nous sommes à présent dans la décadence
du siècle, et qu'il y a beaucoup moins de génie et de talents que
dans les beaux jours de Louis XIV : oui, le génie baisse et bais-
sera nécessairement; mais les lumières sont multipliées : mille
peintres du temps de Salvalor lîosa ne valaient pas lîaphaël et
Michel-Ange; mais ces mille peintres médiocres, que Raphaël et
Michel-Ange avaient formés, composaient une école infiniment
supérieure à celle que ces deux grands hommes trouvèrent éta-
blie de leur temps. Nous n'avons à présent, sur la fin de notre
beau siècle, ni de Massillon, ni de Bourdaloue, ni de Bossuet,
ni de Fénelon ; mais îe plus ennuyeux de nos prédicateurs d'au-
jourd'hui est un Démosthène en comparaison de tous ceux qui
ont prêché depuis saint Rémi jusqu'au frère Garasse.
Il y a plus de distance de la moindre de nos tragédies aux
pièces de Jodelle, que de VAthalie de Racine aux Machabi'es de La-
motte et au Moïse de l'abbé Xadal. En un mot, dans tous les arts
de l'esprit, nos artistes valent bien moins qu'au commencement
du grand siècle et dans ses beaux jours; mais la nation vaut
mieux. Nous sommes inondés, ti la vérité, de pitoyables bro-
chures, et les miennes se mêlent à la foule : c'est une multitude
prodigieuse de moucherons et de chenilles qui prouvent l'abon-
dance des fruits et dos (leurs ; vous ne voyez pas de ces insectes
dans une terre stérile ; et remarquez que, dans cette foule im-
mense de ces petits écrits, tous ell'acés les uns par les autres, et
tous précipités au bout de quelques jours dans un oubli éternel,
il y a fiuclqiiefois plus de goi1l et de finesse que vous n'en trou-
veriez dans tous les livres écrits avant les Uilrcs pivcincialcs.
Voilà l'état de nos richesses de l'esprit comparées à une indi-
gence de [)lus (]o, douze cents années.
Si vous examinez à présent nos mœurs, nos lois, notre gou-
282 COUKI'SPONDANCE.
yernemcnt, notre société, vous trouverez que mon compte est
juste. Je date depuis le moment où Louis XIV prit en main les
rênes ; et je demande au plus acharné frondeur, au plus triste
pané.ayristc des temps passés, s'il osera comparer les temps où
nous vivons à celui où l'archevêque de Paris ^ portait au parle-
ment un poignard dans sa poche. Aimera-t-il mieux le siècle
précédent, où l'on tuait le premier ministre- ù coups de pistolet
dans la cour du Louvre, et où l'on condamnait sa fcmme^ à être
brûlée comme sorcière? Dix ou douze années du grand Henri IV
paraissent heureuses, après quarante ans d'abominations et
d'horreurs qui font dresser les cheveux; mais, pendant ce peu
d'années que le meilleur des princes employait à guérir nos bles-
sures, elles saignaient encore de tous côtés : le poison de la Ligue
infectait encore les esprits; les familles étaient divisées; les
mœurs étaient dures ; le fanatisme régnait partout, hormis à la
cour. Le commerce commençait à naître, mais on n'en goûtait
pas encore les avantages; la société était sans agréments; les
villes, sans police ; toutes les consolations de la vie manquaient
en général aux hommes. Et, pour comble de malheur, Henri IV
était haï. Ce grand homme disait au duc de Sully : « Ils ne me
connaissent pas ; ils me regretteront, »
Remontez à travers cent mille assassinats commis au nom
de Dieu sur les débris de nos villes en cendres jusqu'au temps
de François I", vous voyez l'Italie teinte de notre sang, un roi
prisonnier dans Madrid , les ennemis au milieu de nos pro-
vinces.
Le nom de Père du peuple est resté à Louis XII ; mais ce père
eut des enfants bien malheureux, et le fut lui-même : chassé de
l'Italie, dupé par le pape, vaincu par Henri VIII, obligé de don-
ner de l'argent à sou vainqueur pour épouser sa sœur^ il fut
bon roi d'un peuple grossier, pauvre, et privé d'arts et de manu-
factures. Sa capitale n'était qu'un amas de maisons de bois, de
paille, et de plâtre, presque toutes couvertes de chaume. Il vaut
mieux, sans doute, vivre sous un bon roi d'un peuple éclairé et
opulent, quoique malin et raisonneur.
Plus vous vous enfoncez dans les siècles précédents, plus vous
trouvez tout sauvage ; et c'est ce qui rend notre histoire de France
1. Le cardinal de Retz; il n'était encore que coadjuteur; voyez tome XIV,
page 191.
2. Le maréchal d'Ancre ; voyez tome XII, page 576.
3. Voyez ibid., page 077,
4. Marie d'Angleterre ; voyez tome XII, page 202.
ANNÉE 17GI. 283
si dégoûtante, qu'on a été obligé d'en faire des Abrégés chronolo-
giques à colonnes, où tout le nécessaire se trouve, et où l'inutile
seul est omis, pour sauver l'ennui d'une lecture insupportable à
ceux de nos compatriotes qui veulent savoir en quelle année la
Sorhonne fut fondée; et aux curieux qui doutent si la statue
équestre qui est dans la calbédrale gotbique de Paris est de Phi-
lippe de Valois ou de Philippe le Lel.
Ne dissimulons point; nous n'existons que depuis environ
six vingts ans : lois, police, discipline militaire, commerce, ma-
rine, beaux-arts, magnificence, esprit, goût, tout commence à
Louis XIV, et plusieurs avantages se perfectionnent aujourd'hui.
C'est là ce que j'ai voulu insinuer, en disant que tout était
bar])are chez nous auparavant, et que la chaire l'était comme
tout le reste. L reçus Codrus ne valait pas trop la peine que
je vous parlasse longtemps de lui ; mais il m'a fourni des
réflexions qui pourront être utiles si vous avez la bonté de les
redresser.
P. S. Dans l'éloge que je viens de faire de ce siècle, dont je
vois la fin, je ne prétends point du tout comprendre le libraire
qui a imprimé VAppel aux nations^, en faveur de Corneille et de
Racine, contre Shakespeare et Otway ; et j'avouerai sans peine
que Piobert Estienne imprimait plus correctement que lui. Il a
mis des ccrlitudes pour des attitudes; profanes pour anciennes; votre
sœur, \)Ouv ma sœur, et quelques autres contre-sens qui défigurent
un peu cette importante brochure. Comme c'est un procès qui
doit être jugé à Pétersbourg, à Berlin, à Vienne, à Paris, et à
Rome, par les gens qui n'ont rien à faire, il est bon que les
pièces ne soient point altérées,
4532. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY».
Fcrncy, le 2i avril 1701.
On m'a traité comme un jxnit enfant : on m'a envoyé des
confitures de Dijon ; mais je ne sais pas (pii m'a fait cette galan-
terie'. Je soupçonne M. le président de Huffey, et je le supplie
de vouloir bien me dire ce qui en est ou ce qu'il en sait.
Je vous avais répondu, monsieur, sur une proposition que
i. Voyez tome XXIV, page 191.
2. Éditeur, Th. Foissel.
3. C'ctail iM. Quiirn; di; Quint in, procureur général au parlcmenl do Dijon, à
qui Vollaire avait envoyé ses ouvrages.
284 CORRESPONDANCE.
VOUS m'aviez faites Je vous adressai un assez gros paquet sous
l'cuveloppctlc M. de Yarcnncs-. Depuis ce temps, nulle nouvelle.
On a sans doute changé d'avis. Je n'en changerai jamais sur
votre compte ni sur la hardiesse que j'ai de vous attendre au mois
d'août dans ma chaumière de Ferney, encore ouverte de tous
côtés. Je vous emhrassc de tout mon cœur, philosophiquement
et sans cérémonie.
4533. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Ferney, 27 avril.
H Per Dcos immortales, libi incumhit, Ciceroniane Olivete,
officium (aut onus) reddendi meam generoso Truhleto episto-
lam. » Qui a transmis la lettre doit transmettre la réponse ; cela est
le protocole des négociateurs. Je conçois vos peines, cave Olivele.
Qui magis damât, magis sapit, comme dit Rabelais. Si jamais vous
êtes dégoûté du sanctuaire des Quarante, venez faire un petit
tour chez mes compatriotes. Je serais enchanté de vous revoir,
et M'"« Denis partagerait ma joie.
Je parle naïvement à l'abbé Trublet. Vous verrez que je suis
tout aussi simple que lui.
Qu'est-ce qu'une consultation de M'" Clairon * contre les
excommunications? Quel elTct cela fait-il? Je vous le deman-
derais si vous aimiez à écrire; mais vous êtes un paresseux...
que j'aime.
453i. — A M. L'ABBÉ TRUBLET*.
Au château de Ferney, ce 27 avril.
Votre lettre et votre procédé généreux, monsieur, sont des
preuves que vous n'êtes pas mon ennemi, et votre livre vous fai-
sait soupçonner de l'être. J'aime bien mieux en croire votre lettre
1. Celle d'accepter une place à l'Académie de Dijon.
2. Ce paquet contenait l'Épître sur V Agriculture, etc.
3. Elle est en tête de l'ouvrage de Huerne; voyez la note, tome XXIV, pag-e239.
4. Trublet (voyez tome XXXIV, page 491), reçu à l'Académie le 13 avril 1761,
avait envoyé à Voltaire son discours de réception. Formey, dans ses Souvenirs,
II, 187, date cette lettre de Voltaire du 27 août. C'est une erreur évidente, puis-
que la réponse de Trublet est du 10 mai (voyez lettre 4542). Formey croyait iné-
dite la lettre de Voltaire, qui avait été imprimée depuis de longues années dans
les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse (voyez tome XXV, page 579);
dans M. de Voltaire peint par lui-même, 17G8, etc.; dans le tome VI des Pièces
intéressantes et i)eu connues, publiées par de La Place. (B.)
ANNÉE 1761. 285
que votre livre : vous aviez imprimé que je vous faisais bâiller',
et moi j'ai laissé imprimer que je me mettais à rire. Il résulte
de tout cela que vous êtes difficile à amuser, et que je suis mau-
vais plaisaut ; mais enfin, en bâillant et en riant, vous voilà mon
confrère, et il faut tout oublier en bons cbrétiens et en bons
académiciens.
Je suis fort content, monsieur, de votre harangue, et très-
reconnaissant de la bonté que vous avez de me l'envoyer ; à l'égard
de votre lettre,
Nardi parvus onyx cliciet cadum.
(HoR., lib. IV, od. XII, V. 17.)
Pardon de vous citer Horace, que vos héros, MM. de Fontenelle
et de Lamotte-, ne citaient guère. Je suis obligé, en conscience,
de vous dire que je ne suis pas né plus malin que vous, et que,
dans le fond, je suis bon homme. Il est vrai qu'ayant fait ré-
flexion, depuis quelques années, qu'on ne gagnait rien à l'être,
je me suis mis à être un peu gai, parce qu'on m'a dit que cela
est bon pour la santé. D'ailleurs je ne me suis pas cru assez im-
portant, assez considérable, pour dédaigner toujours certains
illustres ennemis qui m'ont attaqué personnellement pendant
une quarantaine d'années, et qui, les uns après les autres, ont
essayé dem'accabler, comme si je leur avais disputé un évêché
ou une place de fermier général. C'est donc par pure modestie
que je leur ai donné enfin sur les doigts. Je me suis cru précisé-
ment à leur niveau ; et in arenam ciim œqualihus dcscendi, comme
dit Cicéron.
Croyez, monsieur, que je fais une grande dilfércnce entre
vous et eux ; mais je me souviens que mes rivaux et moi, quand
j'étais à Paris, nous étions tous fort peu de chose, de pauvres
écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les autres en
prose, quelques-uns moitié prose, moitié vers, du nombre des-
1. Dans son morceau De la l'oésic et des Poëtes, au touio IV ilo, ses Essais de lit-
térature, rtilibi'i Trublct avait imprimé : « On a osé dire do la Ilenhade, et on l'a
dit sans malignité :
Je no sais pas pourquoi jo bilillo ou la lisant.
. . . Ce n'est point le po(5tc qui ennuie et fait hàillor dans la llcnriade, c'est
la poésie, ou phitùi les vers, h
2. L'abbé Trui)let a donné dos A/emo/rcs /)OMr .vc;t'iV à l'hisloire de la vie et
des oiwraiies de Fontenelle, 17.')0. in-12, n<ll, in-1'2. On avait iiii|iiiiiié à la suite
VArticle de M. île Lamotte, par M. l'abbé Goujet, revu et au<ime>ilé par M. l'abbé
Trublel, et tiré du Dictionnaire de Morcri, édition de Paris, 17./J.
286 CORRESPONDANCE.
quels j'avais l'iionncur d'être ; infatigables auteurs de pièces mé-
diocres, grands compositeurs de riens, pesant gravement des
œufs de mouche dans des balances de toile d'araignée. Je n'ai
presque vu que de la petite charlataneric: je sens parfaitement
la valeur de ce néant; mais comme je sens également le néant
de tout le reste, j'imite le Vejanius d'Horace :
Vejanius, armis
Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.
(Lib. I, ep. I, V. '1-5.)
C'est de cette retraite que je vous dis très-sincèrement que je
trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que vous avez
fait, que je vous pardonne cordialement de m'avoir pincé, que
je suis fâché de vous avoir donné quelques coups d'épingle, que
votre procédé me désarme pour jamais, que bonhomie vaut
mieux que raillerie, et que je suis, monsieur mon cher con-
frère, de tout mon cœur, avec une véritable estime et sans com-
pliment, comme si de rien n'était, votre, etc.
4535. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Fcrney, par Genève, 27 avril.
J'envoie à mes anges un morceau scientifique ^ en réponse à
la généreuse lettre de M. le duc de La Vallière. Je crois que
Thieriot fera imprimer tout cela pour l'édification du prochain ;
mais si Thieriot n'a pas assez de crédit, je me mets toujours sous
les ailes de mes anges. Je ne suis pas fâché de faire voir tout
doucement que le théâtre est plus ancien que la chaire, et qu'il
vaut mieux.
Je ne sais qui a fait la Consultation de iW* Clairon à un avocat.
Je ne connaissais pas l'anecdote du reposoir et des mille écus ;
je vois qu'on ne fait rien sur la terre, en enfer, et au ciel, que
pour de l'argent ; une religion qui veut attacher de l'infamie à
Cimia est elle-même ce qu'il y a de plus infâme. Il faut pourtant
ne pas se mettre en colère ; mais comment lire, sans se fâcher,
le détestable style du détestable avocat qui a fait un mémoire si
inhsible?
Ou me mande qu'on n'entend pas un mot de ce que dit Le-
kain, qu'il étouffe de graisse, et que les autres acteurs, excepté
i. C'est la lettre 4531.
ANNÉE I7G1. 287
M"*^ Clairon, font étouffer d'ennui : cela est-il vrai? J'en serais
fâché pour Orestc. Daignez-vous toujours aimer cet Orcsie? Con-
servez au moins vos bontés pour celui qui a purgé ce beau sujet
des amours ridicules qui l'avaient défiguré.
J'ai peur que le congrès ne commence tard, et que la guerre
ne dure longtemps.
M. de Ximcnès achève de se ruiner à faire jouer son Don Carlos
à Lyon, et moi, à bâtir une église. Comme le monde est fait!
453G. — A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
Fernej', l"" mai.
Monsieur, ne jugez pas de mes sentiments par mon long
silence ; je suis accablé de maladies et de travaux. Horace pour-
rait me dire :
Tu secanda marmora
Locas sub ipsuni funus; et, sepulcri
Immeinor, struis domos.
(Lib. ir, od. XVIII, V. 17-10.)
Figurez-vous ce que c'est que d'avoir à défricher des déserts,
et à faire bâtir des maisons à l'italienne par des Allobroges ;
d'avoir à finir VHisloire du czar Pierre; et d'ajuster un théâtre
pour des gens qui se portent bien, dans le temps (^uon n'en peut
plus.
Je crois que le signor Carlo Goldoni y serait lui-même très-
embarrassé, et qu'il faudrait lui pardonner s'il était un peu pa-
resseux avec ses amis. Je reçois dans le moment son nouveau
théâtre. Je partage, monsieur, mes remerciements entre vous et
lui. Dès que j'aurai un moment à moi, je lirai ses nouvelles
pièces, et je crois que j'y trouverai toujours cette variété et ce na-
turel charmant qui font son caractère. Je vois avec peine, en ou-
vrant le livre, qu'il s'intitule ;;oc7c du duc de Parme; il me semble
que Téreuce ne s'appelait point le poète de Scipion : on ne doit
être le poète de personne, surtout (juand on est celui du public.
iJ me paraît que le génie n'est point une charge de cour, et que
les beaux-arts ne sont i)oint faits pour être dépendants.
Je présente le sentiment de la plus vive reconnaissance à
M. Paradisi. Je me Halle ([u'il aura un peu de pitié de mon état,
et qu'il trouvera bon que je le joigne ici avec vous, monsieur,
au lieu de lui écrire en droiture. Je ne lui manderais pas des
288 CORRESPONDANCE.
choses diiïérciites de celles que je vous dis. Je lui dirais combien
je l'estime, et à quel point je suis pénétré de l'honneur qu'il me
fait. Vous voyez, monsieur, que je suis obligé de dicter mes
lettres. Je n'ai plus la force d'écrire ; j'ai toutes les infirmités de
la vieillesse, mais dans le fond du cœur tous les goûts de la jeu-
nesse. Je crois que c'est ce qui me fait vivre. Comptez, monsieur,
que tant que je vivrai je serai fâché que les truites du lac de
Genève soient si loin des saucissons de Bologne, et que je serai
toujours, avec tous les sentiments que je vous dois, voire servi-
teur. Di cuore.
VOLTAIIIE.
4537. — A M. DUC LOS,
A Ferney, l'"' mai.
Après le Dictionnaire de l'Académie, ouvrage d'autant plus utile
que la langue commence à se corrompre, je ne connais point
d'entreprise plus digne de l'Académie, et plus honorable pour la
littérature, que celle de donner nos auteurs classiques avec des
notes instructives.
Voici, monsieur, les propositions que j'ose faire à l'Académie,
avec autant de défiance de moi-môme que de soumission à ses
décisions. Je pense qu'on doit commencer par Pierre Corneille,
puisque c'est lui qui commença à rendre notre langue respec-
table chez les étrangers. Ce qu'il y a de beau chez lui est si su-
blime qu'il rend précieux tout ce qui est moins digne de son
génie: il me semble que nous devons le regarder du même œil
que les Grecs voyaient Homère, le premier en son genre, et l'u-
nique, même avec ses défauts. C'est un si grand mérite d'avoir
ouvert la carrière, les inventeurs sont si au-dessus des autres
hommes, que la postérité pardonne leurs plus grandes fautes.
C'est donc en rendant justice à ce grand homme, et en même
temps en marquant les vices de langage où il peut être tombé,
et même les fautes contre son art, que je me propose de faire
une édition in-4° de ses ouvrages.
J'ose croire, monsieur, que l'Académie ne me désavouera
pas, si je propose de faire celte édition pour l'avantage du seul
homme qui porte aujourd'hui le nom de Corneille, et pour celui
de sa fille.
Je ne peux laisser à M"" Corneille qu'un bien assez médiocre;
ce que je dois à ma famille ne me permet pas d'autres arrange-
ments. Nous tâchons, M""= Denis et moi, de lui donner une édu-
ANNKl^ 17GI. 289
cation cligne de sa naissance. II me paraît de mon devoir d'in-
struire rAcadémie des calomnies que le nommé Fréron a répan-
dues au sujet de cette éducation. Il dit, dans une des feuilles de
cette année*, que cette demoiselle, aussi respectable par son
infortune et par ses mœurs que par son nom, est élevée chez
moi par un bateleur de la Foire, que je loge et que je traite
comme mon frère.
Je peux assurer l'Académie, qui s'intéresse au nom de Cor-
neille, et à qui je crois devoir compte de mes démarches, que
cette calomnie absurde n'a aucun fondement; que ce prétendu
acteur de la Foire est un chirurgien-dentiste du roi de Pologne,
qui n'a jamais babité au chftteau de Ferney, et qui n'y est venu
exercer son art qu'une seule fois. Je ne conçois pas comment le
censeur des feuilles du nommé Fréron a pu laisser passer un
mensonge si personnel, si insolent, et si grossier, contre la nièce
du grand Corneille.
J'assure l'Académie que celte jeune personne, qui remplit
tous les devoirs de la religion et de la société, mérite tout l'in-
térêt que j'espère qu'on voudra bien prendre à elle. Mon idée est
que l'on ouvre une simple souscription, sans rien payer d'a-
vance.
Je ne doute pas que les plus grands seigneurs du royaume,
dont plusieurs sont nos confrères, ne s'empressent à souscrire
pour quelques exemplaires. Je suis persuadé même que toute la
famille royale donnera l'exemple.
Pendant que quelques personnes zélées prendront sur elles
le soin généreux de recueillir ces souscriptions, c'est-à-dire seu-
lement le nom des souscripteurs, et devront les remettre à vous,
monsieur, ou à celui qui s'en chargera, les meilleurs graveurs
de Paris entreprendront les vignettes et les estampes à un prix
d'autant plus raisonnable qu'il s'agit de l'honneur des arts et de
la nation. Les planches seront remises ou à l'imprimeur de l'A-
cadémie, ou à la personne que vous indiquerez. L'imprimeur
m'enverra des caractères qu'il aura fait fondre par le meilleur
fondeur de Paris : il me fera venir aussi le meilleur papier de
France ; il m'enverra un habile compositeur et un habile ouvrier.
Ainsi tout se fera par des Français, et chez des Français. Ce
libraire n'aura aucune avance à faire; les deniers de ceux qui
acquerront l'ouvrage imprimé seront remis ii une pei*sonne
nommée par l'Acadéinic, et le prolil sera [)artagé entre l'héritier
1. Vdyt-z une noie di- la lettre iH(i.
41. — (ionnisi'OM) ANCK. 1\. 19
S90 CORRKSPONDAXGE.
(lu nom (lo Corneille et voire libraire, sous le nom (lu(|uel les
œuvres tic Corneille seront imprimées; la plus i^rosse part,
comme de raison, pour M. Corneille.
Je supplie l'Académie de daigner en accepter la dédicace.
Chaque amateur souscrira pour tel nombre d'exemplaires qu'il
voudra.
Je crois que chaque exem[)lairc pourra revenir à cinquante
livres.
Les sieurs Cramer se feront un plaisir et un honneur de pré-
sider sous mes yeux à cet ouvrage ; on leur donnera pour leurs
honoraires un certain nombre d'exemplaires pour les pays étran-
gers.
Je prendrai la liberté de consulter quelquefois l'Académie
dans le cours de l'impression. Je la supplie d'observer que je no
peux me charger de ce travail, à moins que tout ne se fasse
sous mes yeux ; ma méthode étant de travailler toujours sur les
épreuves des feuilles, attendu que l'esprit semble plus éclairé
quand les yeux sont satisfaits. D'ailleurs il m'est impossible de
me transplanter, et de quitter un moment un pays que je dé-
friche.
Je peux répondre que l'édition une fois commencée sera
faite au bout de six mois. Telles sont, monsieur, mes proposi-
tions, sur lesquelles j'attends les ordres de mes respectables con-
frères.
Il me paraît que cette entreprise fera quelque honneur à
notre siècle et à notre patrie ; on verra que nos gens de lettres
ne méritaient pas l'outrage qu'on leur a fait, quand on a osé
leur imputer des sentiments peu patriotiques, une philosophie
dangereuse, et même de l'indifférence pour l'honneur des arts
qu'ils cultivent.
J'espère que plusieurs académiciens voudront bien se charger
des autres auteurs classiques. M. le cardinal de Bernis et monsieur
l'archevêque de Lyon* feraient une chose digne de leur esprit
et de leurs places de présider à une édition des Oraisons funèbres
et des Sermons des illustres Bossuet et Massillon. Les Fables de La
Fontaine ont besoin de notes, surtout pour l'instruction des étran-
gers. Plus d'un académicien s'offrira à remplir cette tâche, qui
paraîtra aussi agréable qu'utile.
Pour moi, j'imagine qu'il me convient d'oser être le commen-
tateur du grand Corneille, non-seulement parce qu'il est mon
i. Montazct.
ANNEE 17 61. 291
maîtro, mais parce que riiérilier do son nom est un 'nouveau
motif qui niattachcà la gloire de ce grand homme.
Je vous supplie donc, monsieur, de vouloir bien faire convo-
quer une assemblée assez nombreuse pour que mes offres soient
examinées et rectifiées, et que je me conforme en tout aux ordres
que l'Académie voudra bien me faire parvenir i)ar vous, etc.
4538. — A M. r-E COMTE D'ARGENTAL.
l"" mai.
Permettez, mes anges, que je fasse passer par vos mains cette
lettre à M. Duclos, ou plutôt à l'Académie, en réponse à la pro-
position que notre secrétaire m'a faite de travailler à donner au
public nos auteurs classiques. Il est vrai que j'ai un peu d'occu-
pation : car, excepté de fendre du bois, il n'y a sorte do métier
que je ne fasse.
Cependant mettez-vous Orrstr à l'ombre de vos ailes?
Pardon, encore une fois; mais je n'ai pu m'empêcher de don-
ner beaucoup de temps k cette pièce du temps de François I"*.
Ce sujet m'a tourné la tête. Vous dites que c'est à peu près ce
que j"ai fait de plus mauvais en ce genre ; M-" Denis soutient que
c'est ce que j'ai fait de mieux.
Je vous demande pardon ; mais je donne la préférence cotte
fois-ci à M""- Denis. Pour W^ Corneille, elle n'est pas encore dans
le secret. Nous lui apprenons toujours k lire, à écrire, à chif-
frer, et, dans un an, nous lui ferons lire le Cid. Elle n'a pas
le nez tourné au tragique. M. de Ximenès n'est pas non plus
dans la confidence : il fait jouer cette semaine Don Carlos à
Lyon, ot est trop occupé do sa gloire |)our f[u'on lui confie
des bagatelles.
Mes anges, je suis accablé de tant de riens, si surchargé de
billevesées, et si faible, que vous me pardonnerez le laconisme
de ma lettre.
\(tifi hriif pourtant ([iie j'jii |)i'is la liberté de vous adresser,
p;ii- M. Troiichin, ma triste (igure pour l'Académie, (jui la de-
mande; n'allez i)as faire le diflicile comme sur la pièce d'Hur-
taud. Ayez la bonté de souffrir cette enseigne à bière; je la mets
sous votre protection, et Ifurtaud aussi, qui brigue, je crois, une
place d'Arlequin.
1. Voyez tome VI, page (i.
292 CORUESI'ONDANGE.
4539. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Les divins anges auront de VOrcslc tant qu'ils voudront. J'ai
relu les fureurs : je n'aime pas ces fureurs étudiées, ces décla-
mations; je ne les aime pas, môme dans Amlromaqm. Je ne sais
ce qui m'est arrivé, mais je ne suis content ni de ce que je fais,
ni de ce que je lis. 11 y a surtout une consultation d'avocat, pour
M"" Clairon, qui est du style des charniers Saints-Innocents.
J'ai pardonné à l'archidiacre ^ ; j'oublie Fréron ; mais Omer me
le payera.
Les jésuites sont bien impudents d'oser dire que frère La
Valette ne faisait pas le commerce, et qu'il ne vendait que les
denrées du cru. Je connais un homme d'honneur, un brave
corsaire, qui l'a vu, déguisé en matelot, courir les colonies
anglaises et hollandaises, et qui l'a accompagné dans un voyage
à Amsterdam.
Je suis encore plus indigné de tout ce que je vois que de tout
ce que je lis. Je regrette fort le chevalier d'Aidie-, car il était
bien fâché contre le genre humain. Je crois que je n'aime que
mes anges et Ferney.
M. le duc de Choiseul m'a écrit une fort jolie lettre; mais il
est si grand seigneur que je n'ose l'aimer.
Le cardinal de Bernis est à Lyon. Je ne l'ai pas prié de ve-
nir dans mon job séjour. Je ne suis pas arrangé encore, et il est
cardinal.
Je vous demanderai encore en grâce de lire le Droit du Sei-
gneur, ou l'Écueil du Sage. Je vous dis qu'il faut que vous ayez
des âmes de bronze, si vous n'en êtes pas contents. 11 est vrai
que c'est tout autre chose que ce que vous avez vu ; mais son-
geons à Oreste. J'y travaille dans l'instant.
4540. — A M. D'ALEMBERT.
7 ou 8 de mai.
Monsieur le Protée, monsieur le multiforme, je crois que
votre Discours sur V étude ' est celui de vos ouvrages qui m'a l'ait
1. Tniblet; voyez la lettre 4534.
1. \'oyez une note de la lettre 4445.
3. Apologie de Vétude, lue à l'Académie française le 13 avril 1761.
A.NXLE 1761. 293
le plus (le plaisir, soit parce que c'est le deriiicr, soit parce que
je m'y retrouve. Somme totale, vous êtes grand penseur et grand
metteur en œuvre ; mais ce n'est pas assez de montrer qu'on a
plus d'esprit que les autres. Allons donc, rendez quelque service
au genre humain; écrasez le fanatisme, sans pourtant risquer
de tomber, comme Samson, sous les ruines du temple qu'il dé-
molit; faites sentir à notre siècle toute sa petitesse et tout son
ridicule; renversez ses idoles. Qui sont ces polissons qui ont fait
brûler cette consultation de ce polisson qui a répondu à M"' Clairon
par du galimatias 1? A-t-on jamais rien vu de plus sot que le
livre de cet avocat, et de plus impertinent que l'arrêt qui le con-
damne? La séance contre VEncycIopèdic, et le réquisitoire aussi
insolent qu'absurde de maître Aliboron-Omer, ne sont-ils pas du
xiv^ siècle? Faut-il qu'une troupe de convulsionnaires soit toute-
puissante? et ne doit-on pas rougir, quand on est homme, de ne
pas sonner le tocsin contre ces ennemis de l'humanité? Ne dé-
truisit-on pas dans Athènes la tyrannie des trente, et n'est-ce pas
par le ridicule qu'il faut détruire dans Paris la tyrannie des cent
quatre-vingts? On se plaignait autrefois des jésuites; mais saint
Médard devient plus à craindre que saint Ignace. Si on ne peut
étrangler le dernier molinistc avec les boyaux du dernier jansé-
niste, rendons ces perturbateurs du repos public ridicules aux
yeux des honnêtes gens. Qu'ils n'aient plus pour eux que le fau-
bourg Saint-Marceau et les Halles. Mon cher philosophe, vous
vous déclarez l'ennemi des grands et de leurs flatteurs, et vous
avez raison ; mais ces grands protègent dans l'occasion, ils peuvent
faire du bien; ils méprisent l'infùme : ils ne persécuteront jamais
les philosophes, pour peu que les philosophes daignent s'huma-
niser avec eux. .Mais pour vos pédants de Paris, qui ont acheté
un office ; pour ces insolents bourgeois, moitié fanatiques, moitié
imbéciles, ils ne peuvent faire que du mal.
iNotrc f Acad('iiiie a donné pour sujet de son prix les
louanges d'un chancelier janséniste, persécuteur de toute vérité,
mauvais cartésien, ennemi de Newton, faux savant et faux hon-
nête homme*. Passe pour le maréchal de Saxe, (pii aimait les
filles, et tpii ne |)ersécutail personne. Je suis indigné de ce qui
m'est revenu de Paris. .le ne connais que vous qui jjuissiez ven-
ger la raison. Dites liaidiiuent et foi'iement tout ce (|ue vous avez
sur le (•()'\iv. i-'rappez, et cache/ voire iii.iiii. Ou vous recoiinalti"a;
1. Vojoz lîi noie, tonn; XXIV, pa.'e 2'M).
2. L(' cliaiicclior (l'.\i,'ii('s8i'!iii. Lf prix fut nMn|ior;r pnr Tli mia^'
294 CORRESPONDANCE.
je veux Lieu croire qu'on en ait l'esprit, qu'on ait le nez assez
bon ; mais on ne pourra vous convaincre, et vous aurez détruit
l'empire des cuistres dans la bonne compagnie : en un mot, je
vous recommande l'infâme; faites-moi ce plaisir avant que je
meure; c'est le point essentiel. UOracle des fidèles^ devrait faire
une prodigieuse sensation ; mais la nation est trop frivole pour
un livre qui demande de l'attention.
A propos, je n'ai pas ici mes calculs de la vie humaine ; mais
il est clair que nous autres animaux à deux pieds nous n'avons
que vingt-deux ans dans le ventre, l'un portant l'autre. Expliijuoz-
moi comment, à trente ans, on doit espérer soixante? J'en ai
soixante-sept, et je suis bien malingre. Je voudrais vous voir
avant de rendre mon corps et mon âme aux quatre éléments.
Dites, je vous prie, à M"'^ du Deffant combien je lui suis
attaché. Elle pense et parle, et il y en a de par le monde qui ne
savent pas même parler.
4541. — A M. DAMILAVILLE.
J'envoie aux philosophes le seul exemplaire que j'aie du
Procès du Théâtre anglais^, seul procès que nous puissions gagner
aujourd'hui contre messieurs d'Albion. M. Damilaville, ou M. Thie-
riol, doit avoir la lettre de M. le duc deLa Yallière, et la réponse.
M. le duc de La Vallière a lu cette réponse à M""^ de Pompadour,
à M. le duc de Choiseul ; ils en ont été très-contents, et il me
mande qu'il faut sur-le-champ l'imprimer.
Les Anglais nous font bien du mal au dehors, et la superstition
au dedans. Ne mettra-t-on point ordre à tout cela? Les échos de
nos montagnes nous disent que Celle-Isle est pris ^ : c'est le der-
nier coup porté à notre commerce maritim'e. Il faut songera cul-
tiver la terre.
Voici une lettre pour Protagoras^
On n'a d'autre exemplaire de VÉpUre sur VAgricullure que
celui qu'on a reçu, à ce qu'on croit, par la voie des philosophes :
on le renverra purgé des fautes typographiques dont il four-
mille, avec VAppel aux nations, qui est aussi plein de fautes à
1. Voyez une note de la lettre 4360.
2. VAppel à toutes les nations de l'Europe; voyez tome XXIV, page 191.
3. Belle-Isle ne fut pris que le 7 juin.
4. D'Alembert; c'est la lettre précédente.
ANNÉE 1701. 295
chaque page; et il y aura corrections et additions tant qu'on en
pourra faire.
Il est fort triste qu'on ait imprimé VÉpUre à la demoiselle
Clairon' : le public se soucie fort peu qu'on dise en vers à une
actrice qu'elle joue bien; mais il aime fort à voir un pédant,
ignorant, et malhonnête homme, démasqué et trahie dans la
fange où sa famille aurait dil croupir; un persécuteur de la phi-
losophie et de la littérature, bourgeois insolent, fier de sa petite
charge, un délateur absurde de la raison, traité comme il le
mérite. C'est précisément le portrait de ce faquin qu'on a re-
tranché; le reste ne valait pas la peine d'être dit.
On embrasse les philosophes, et on les prie d'inspirer i)our
Vinf... toute l'horreur qu'on lui doit.
A-t-on joué Tèrèe-? 8i l'auteur est philosophe, je lui souhaite
prospérité. Qu'on lie J.-J. ; que tous les frères soient unis.
4512. — DE .^1. L'ABBÉ TRLBLET.
Paris, ce 10 mai.
Mille grâces, monsieur et très-illustre confrère, de la réponse dont vous
m'avez lionoré. Elle est aussi ingénieuse qu'obligeante, et, ce qui vaut bien
mieux encore, elle est Irès-gaie. C'est la preuve de votre bonne santé, la seule
chose qui vous reste à prouver. Puissiez-vous la conserver longtemps, et
avec elle tous les agréments et tout le feu de votre génie! C'est le vœu de
vos ennemis mômes; et s'ils n'aiment pas votre personne, ils aiment vos
ouvrages; il n'y a point d'exception là-dessus; et malheur à ceux iju'il fau-
drait excepter!
Pour moi, j'aime tout, les écrits et l'auteur, et je suis, avec autant d'at-
tachement que d'estime, monsieur et très-illustre confrère, votre très-
humble et très-obéissant .^^erviteur.
Trublkt.
A M. III-LVÉTILS.
•le su|)pose, mon cher pliiloso])he, ((ue vous jouisse/, à i)résent
des douceurs de la retraite à la «-ampagne. Plilt à Dieu ([ue vous
y goûtassiez les douceurs |)lus nécessaires d'une entière indé|)en-
dance, et que vous pussiez vous livrer à ce noble amour de la
vérité, sans craindre ses indignes ennemis! Klle est donc plus
1. Eptlre li Daphné ou Paiita-odat ; viiyez tome X.
'2. Trugédic lie Lemiorrc, jouùc on 1701.
296 CORRESPONDANCE.
perséculéc que jamais? Voilà un pauvre l)avardi rayé du tableau
des bavards, et la consultation de M"e Clairon incendiée. Une
pauvre fille demande à être clirétienne, et on ne veut pas qu'elle
le soit. Eh! messieurs les inquisiteurs, accordez-vous donc! Vous
condamnez ceux que vous soupçonnez de n'être pas chrétiens ;
vous brûlez les requêtes des filles qui veulent communier : on
ne sait plus commcntfaire avec vous. Les jansénistes, les convul-
sionnaires, gouvernent donc Paris! C'est bien pis que le règne
des jésuites; il y avait des accommodements avec le cicP, du
temps qu'ils avaient du crédit ; mais les jansénistes sont impi-
toyables. Est-ce que la proposition honnête et modeste d'étran-
gler le dernier jésuite avec les boyaux du dernier janséniste' ne
pourrait amener les choses ù quelque conciliation?
Je suis bien consolé de voir Saurin de l'Académie. Si Lefranc
de Pompignan avait eu dans notre troupe l'autorité qu'il y pré-
tendait, j'aurais prié qu'on me rayât du tableau, comme on a
exclu Ilaerne de la matricule des avocats.
Je trouve que notre philosophe Saurin a parlé bien ferme ; il
y a même un trait^ qui semble vous regarder, et désigner vos
persécuteurs : cela est d'une âme vigoureuse. Saurin a du cou-
rage dans l'amitié, et Orner ne le fait pas trembler. Il me revient
que cet Omcr est fort méprisé de tous les gens qui pensent. Le
nombre est petit, je l'avoue; mais il sera toujours respectable :
c'est ce petit nombre qui fait le public, le reste est le vulgaire.
Travaillez donc pour ce petit public, sans vous exposer à la
démence du grand nombre. On n'a point su quel est l'auteur de
VOracle des fidèles ; il n'y a point de réponse à ce livre. Je tiens
toujours qu'il doit avoir fait un grand effet sur ceux qui l'ont lu
avec attention. Il manque à cet ouvrage de l'agrément et de
l'éloquence ; ce sont là vos armes, daignez vous en servir. Le
Nil, disait-on, cachait sa tête, et répandait ses eaux bienfai-
santes; faites-en autant, vous jouirez en paix et en secret de
votre triomphe. Hélas! vous seriez de notre Académie avec
M. Saurin, sans le malheureux conseil qu'on vous donna de
demander un privilège; je ne m'en consolerai jamais. Enfin,
mon cher philosophe, si vous n'êtes pas mon confrère dans une
1. Huerne de La Mothe ; voyez tome XXIV, page 230.
2. Voyez le Tartuffe, acte IV, scène v.
3. Voyez page 293.
4. Voltaire veut sans doute parler de l'alinéa où il est question de vils ora-
teurs, et qui commence par : Les hommes qui portent envie, etc.
ANNÉE 176i. 297
compagnie qui avait besoin de vous, soyez mon confrère dans le
petit nombre des élus qui marchent sur le serpent et sur le
basilic. Je vous recommande Vinf.... Adieu ; l'amitié est la conso-
lation de ceux qui se trouvent accablés par les sots et par les
méchants.
45ii. - A M. DLCLOS «.
Aux Délices, 13 mai.
Je compte, monsieur, dans une entreprise qui regarde l'hon-
neur de la nation, consulter l'Académie, et je dois d'autant plus
recourir à sa décision, pour cette petite préface que je mets au
devant du Cid, qu'il s'agit ici de l'Académie même et de son fon-
dateur. C'est à elle à m'apprendre si j'ai concilié ce que je dois
au public, à Corneille, au cardinal de Richelieu, à elle, et sur-
tout à la vérité.
J'ose croire, monsieur, qu'il ne serait pas mal à propos qu'on
indiquât une assemblée extraordinaire. Je vous préviens d'abord
que je tiens de M. de Vendôme l'anecdote dont je parle'. Vous
sentez combien elle est vraisemblable, et que je n'oserais la rap-
porter si elle n'était très-vraie.
Il me paraît qu'il ne sera pas indifTérent qu'on sache que
l'Académie daigne s'intéresser à mon projet. Le roi, notre pro-
tecteur, est le premier à donner l'exemple. Sa générosité charme
tous les gens de lettres. Corneille sera plus honoré cent ans après
sa mort qu'il ne le fut de son vivant ; c'est à moi de ne pas flétrir
ses lauriers en y touchant.
Je vous enverrai VHoracc de Corneille avec les notes, dès que
vous m'assurerez qu'on voudra bien les examiner.
4545. — A M. LE COMTE DE KAYSERLING,
A VIEWK.
Aux Délices, prés Genève, li mai.
Monsieur, voici un essai de ce que vous m'avez demandé; je
vous prie de le lire, et de l'envoyer à M, Schouvalow. Vous vous
apercevez que j'ai travaillé sur des mémoires que je me suis
procurés. C'est à M. de Schouvalow à décider si ces mémoires
de ministres oculaires, qui sont très-véridiques, doivent être
1. l-lditoiiis, de Ciiyrol et François.
"1. L'anecdote sur la ('omrdic di's Tuileries : voyez t<imc XWl, paire -05.
298 COIlKESl'ONDANCE.
employés ou non. Comme je ne suis dans mon travail que le
secrétaire de M. de Scliouvalow, je ne veux rien dire qui ne soit
conforme à ses vues et au juste ménagement qu'il doit garder.
Si j'avais plus de santé et moins d'afïfiires, je le servirais
mieux ; mais je lui donne du moins les témoignages du zèle le
])lus empressé, et de la plus grande envie de lui plaire. Regardez-
moi comme un ami pénétré de votre mérite, qui vous chérit et
qui vous respecte.
Voltaire.
'KiiO. — A M. FYOT DE LA MARCHE i.
A Eerney en Bourgogne, '20 mai 17()l.
En qualité de bon Bourguignon, monsieur, et presque de
Franc-Comtois, je dois joindre mon petit tribut de joie et d'ac-
clamations et de compliments, qui ne sont pas du bout de la
plume, mais du cœur, à tous ceux qui sont adressés de toutes
parts à votre aimable et respectable famille. Vous voilà trois pre-
miers présidents-; je suis fâché de n'avoir point encore de
procès : je n'en ai qu'avec l'air, qui est toujours troublé du vent
du nord ; avec la terre, qui ne répond pas à mes travaux; avec
l'eau, que la sécheresse a tarie; et pour compléter les quatre
éléments, je n'ai plus de l'eu dans les veines.
J'ai imaginé, pour me réchaufïer, d'imprimer les œuvres du
grand Corneille, avec des notes pour l'instruction des amateurs
et des auteurs et des étrangers. L'Académie française a envie de
donner à l'Europe des auteurs classiques. Je commence par
celui qui a commencé à rendre notre langue respectable. J'ai
proposé que le profit de l'édition fût pour l'héritier de ce grand
homme qui est dans la misère. L'idée a été reçue avec accla-
mations par l'Académie et par tout Paris. L'édition aura l'hon-
neur d'être faite dans votre ressort. Je me flatte que cette entre-
prise aura votre approbation et celle de M. de Ruffey. Je serais
trop flatté de mettre la première pierre à cet édifice en votre pré-
sence et sous vos auspices. M. de RufTey m'a fait entrevoir, mon-
1. Editeur, ïh. Foisset.
2. M. Fyot de Neuilly (Jacques-Philippe), frère de l'ancien premier président
de La Marche, venait d'être nommé premier président du parlement de Besançon ;
mais il n'accepta point. Les deux autres premiers présidents étaient Claude-Phi-
lippe, alors premier président honoraire du parlement de Bourgogne, et son fils
Jean-Philippe, premier président titulaire du même parlement. {Note du premier
éditeur.)
ANNÉE 1761. 299
sieur, un bonlieur que je dOm-Q plus que je ne l'espère ; il disait
(]u"au mois d'août je pourrais répéter après Virgile :
Amal bonus olia Daplmis;
Ipsi l.Ttilia voces ad sidéra lollunl
Intonsi montes.
Ma chaumière n'est pas digne de yous recevoir; mais mon
cœur est digne de vous rendre ses hommages. Je vous les renou-
velle de trop loin avec le plus tendre res[)ect.
Voi.TAiiu:.
Permettez-moi de présenter mes respects à monsieur votre
fils.
45i7. — A M. DE CIDKVILLE.
Aii.\ Dolices, le 20 mai.
Mon cher et ancien ami, nos ermitages entendent souvent
prononcer votre nom. A'ous disons plus d'une fois : Que n'cst-il
ici! il ferait des vers galants pour la nièce du grand Corneille,
nous parlerions ensemble de Cinna, et nous conviendrions
qn'Athalie, qui est le chef-d'œuvre de la belle poésie, n'en est
pas moins le chef-d'œuvre du fanatisme.
Il me semble que Grégoire VII et Innocent IV ressemblent à
Joad comme lîavaillac ressemble à Damiens.
Il me souvient d'un poème intitulé la Ihicclk, que, par paren-
thèse, personne ne connaît. Il y a dans ce poème une petite liste
des assassins sacrés, pas si petite pourtant; elle finit ainsi :
Et .Méiol)a(], assassin d'Ilobad,
El Henadad, et la reine Allialic
Si méchamment mise à inurl par ,h)Ai)'.
\'ous voyez, mou cbci' ami, (|ii(' V(jus vous êtes i-cncdMlrc avec
cet auteur.
Je pardonne doue à tous ceux doul je me suis moqué, t't no-
lamment à larchidiacrc Trubicl, et même à frère Hertliier, à con-
dition (|ue les j('suites, (|ue j'ai déposséib's d'un bientpi'ils avaient
usur|)é à ma porte, payeront h-ur contingent de la souiuie à ([uoi
tous les frères sont condamnés solidairement.
1. Cliaiit \\I, vers l't'i. Le tuile est un peu iliirereuL de la ciUUi
300 CORRESPONDANCE.
J'ai un beau procès contre un promoteur '. Ainsi je finis, mon
ancien ami, en vous envoyant une petite réponse faite à la hâte
pour votre très-aimable dame*. Je la fais courte, pour ne pas
enfler le paquet; c'est la troisième d'aujourd'hui dans ce goût,
et le Czar m'appelle. Vale. V.
4548. — A M. IMBERT 5.
20 mai.
Il y a longtemps, monsieur, que j'aurais dû vous remercier
de votre lettre et de vos ofTres également obligeantes. Pardonnez
à un malade, à un maçon, à un agriculteur accablé de petits
maux et de petits détails, si je n'ai pas eu l'honneur de vous ré-
pondre plus tôt.
La bienveillance que vous témoignez pour les talents et pour
le mérite de l'excellent acteur* que je regarde comme mon ami
exige ma reconnaissance. Je doute fort que vos occupations'
vous laissent le temps d'aller aux spectacles. C'est pourtant un
délassement fort honnête, quoi qu'en dise le bâtonnier "^ des
avocats de Paris ; et ceux qui sont à la tête de la police savent
assez combien les spectacles sont utiles. Je suis fâché que, dans
un siècle aussi éclairé que le nôtre, il se trouve encore des per-
sonnes qui veulent flétrir un art qui fait l'honneur de la France.
Il me paraît, par votre lettre, qu'il a encore de zélés partisans.
J'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant ser-
viteur,
45i9. — A M. LE COMTE D'APiGENTAL.
21 mai.
Mes anges, mon noble courroux contre maître Le Dain et
consorts commence à s'apaiser un peu, puisque maître Loyola
a eu sur les doigts; mais cette noble colère renaît contre tout
prêtre, à l'occasion d'un beau procès qu'on me fait pour des
murs de cimetière. Je bâtissais une jolie église dans un désert;
1. Voyez ci-après une note sur la lettre 4ol)G,
2. M""' Élie de Beaumont. Voyez tome X, l'épître qui commence par ce vers :
S'il est au nionds une beauté, oie.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
4. Lckain.
5. Cet Imbcrt était receveur général de^ domaines.
6. Dains, dénonciateur de Huerne.
ANNÉE 1761. 301
je n'essuie que des chicanes affreuses pour prix de mes bienfaits.
Ce qu'il y a de pis, c'est que cet aijoniinablc procès me fait
perdre mon temps, trésor plus précieux que l'argent qu'il me
coûte. Adieu le Czar, adieu ÏHistoire (jènèrale, et tragédie, et comé-
die, et amusements de la campagne, et défrichements, 11 faut
combattre, et je suis très-malade : voilà mon état.
Je vous enverrai pourtant, mes divins auges, ce Droit du Sei-
gneur, ou l'Écucil du Sage; mais voici ce qui m'est arrivé. J'en
avais deux copies; on a fait partir deux seconds actes, au lieu
du premier et du second, dans le paquet destiné à celui qui doit
faire présenter cet anonyme. Dès que la méprise sera réparée,
et qu'un de mes seconds actes sera revenu, vous aurez les cinq.
Mais, hélas! à présent je ne suis ni plaisant ni touchant, je ne
suis que M. Cliicaneau : voilà une triste fin. 11 valait mieux mou-
rir d'une tragédie que d'un procès.
Priez Dieu, mes anges gardiens, que j'aie assez de tête pour
soutenir tout cela. Il me semble qu'il faut de la santé pour avoir
l'esprit courageux. Mou cœur ne se ressent point de mon état ;
il est plus à vous que jamais.
4550. — A M. FABRY 1.
Ferncv, 22 mai.
Il est bien doux, mon cher monsieur, d'être servi si à point
nommé par un ami aussi bienfaisant et aussi éclairé que vous
l'êtes. Vos bons offices sont plus cliers à M Denis et à moi que
le procédé d'un promoteur très-ignorant n'est odieux. Il s'est
conduit d'une manière qui mérite d'être réprimée par le parle-
ment : il a osé défendre, au nom de ré\êque, aux habitants de
Ferney, de s'assembler et de délibérer, selon l'usage, au sujet de
leur église.
Tous les hai)itants sont venus aujourd'hui nous trouver d'un
commun accord. La convocation s'est faite en règle. Ils ont
dressé par-devant notaire un acte par lecjuel ils ratifient la con-
vention de leur syndic et du curé avec M"" Denis et moi. Ils
désavouent tout ce <[m s'est pu faire et dire contre le dessein le
plus noble et le plus généreux; ils appi()u\(Mil loul, el nous
remercient de nos bontés.
Ils ont déposé de l'insolence du promoteur, (jui a pris sur lui
de leur défendre de s'assembler. Le cuié s'est joint à nous par un
1. Éditeurs, Bavoux et François.
302 COUHIiSl'ONDANCE.
acte pailiciilici'. ^lallct de (lonèvc, qui est un très-iiircliaiit
honinic, est runique cause de cette levée de boucliers. C'est lui
qui avait excité deux ou trois séditieux du village à s'aller plaindre
au promoteur, et ù se soulever contre leur syndic, contre leur
curé et contre nous. Ces séditieux, pour couvrir leur délit, ont
signé aujourd'hui l'acte d'approbation comme les autres. Nous
envoyons toutes ces pièces au parlement, et nous nous mettons
le curé, la communauté, et le seigneur et dame de Ferney, sous
la protection de la cour, contre les entreprises du promoteur
d'un évoque savoyard S qui n'est pas roi de France. Nous requé-
rons dépens, dommages et intérêts, contre ceux qui nous ont
troublés dans la fabrique de notre église, ou plutôt dans la répa-
ration d'icelle, et qui nous coûtent plus de mille écus.
Nous nous flattons d'apprendre aux prêtres qu'ils ne sont pas
les maîtres du royaume.
Je rends compte à M. le duc de Choiseul de cet attentat des
officiers d'un évêque étranger.
Nous vous réitérons, monsieur, ma nièce et moi, nos très-
humbles et très-tendres remerciements; nous comptons sur
votre amitié, comme sur votre zèle pour les droits des citoyens,
et nous nous souviendrons toute notre vie du service que vous
voulez bien nous rendre.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec l'attachement le plus
Inviolable, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
4551. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT \
A Ferney, pays de Gex, 23 mai.
JMonsieur, il ne s'agit pas toujours de vin de Bourgogne; on a
quelquefois du vin d'absinthe à avaler. Je vous supplie de perdre
un quart d'heure à lire ces pièces, de les communiquer à* mon-
sieur le procureur général, à qui je ne prends pas la liberté
d'écrire, mais dont j'implore la protection avec la vôtres
Quand ces pièces auront été lues, je vous supplie, monsieur.
ï. Biort, évêque d'Annecy.
2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Il s'agissait du procès fait par Voltaire à l'officialité de Gex, au sujet de
l'église bâtie par le philosophe à Ferney. L'officialité avait, je crois, interdit cette
église pour diverses irrégularités canoniques commises à l'occasion de sa construc-
tion. Voltaire appelait comme d'abus de la sentence de l'official devant le parle-
ment de Dijon. {Kote du premier éditeur).
ANNÉE 1701. 303
de les faire donner à AI. l'avocat Ariioult, afin qu'il fasse au
nom de M"" Denis, dame de Ferne\ , du curé de Fernex , et de la
commune, tout ce qui sera de droit.
Nous nous mettons tous sous la protection de la cour.
J'ai l'honneur, etc.
45ÔJ. — A M. DAM I LA VILLE.
Le 2i mai.
On est accablé d'afTaircs et de travaux. Il faut défricher une
lieue de l)ruyères et l'Histoire de Pierre /"'', faire réimprimer
VHistoire (jènèrale, où le genre humain sera point trait pour trait,
et ne le sera pas en beau.
On demande le plus profond secret sur la pièce' du conseiller
de Dijon.
On n'a plus la petite épître à M"' Clairon : ce sont des baga-
telles qu'on a faites en déjeunant, et dont on ne se souvient
plus.
Le nom du vengeur de Corneille contre les Anglais ne doit
point être mis à cette brochure ^ Jamais de nom : à quoi bon?
Si on trouve quelque ■ rogaton, on l'enverra ; mais les rogatons
sont aux Délices.
M"' Corneille a l'âme aussi sublime que son grand-oncle ; elle
mérite tout ce que je fais pour son nom. J'ai relu le Cid; Pierre,
je vous adore !
Le Dain ' est un grand fat, et l'avocat condamné un pauvre
homme. Paris est bien fou.
Quand M. ïhieriot aura fait jouer la pièce bourguignonne*,
qu'il vienne à Ferney et aux Délices,
La lettre à l'Académie^ n'est qu'un détail de librairie; et
d'ailleurs on ne doit point l'imprimer sans son ordre. Valete.
N. B. Je serais bien surpris si ce pédant d'Agucsseau, si ce
plat janséniste, ennemi des gens de lettres, avait fait (pielque
chose de passable sur l'art du théâtre. Il aurait bien mieux fait
d'aller voir C//)/!a et Plùdre. C'était un homme très-médiocre, un
demi-savant orgueilleux; et si j'avais ét('' à rVcadémie...
1. /.(■ Droit du Seiyneur ; voyez tome VI, page :L
2. IJAppel à toutes les nations de l'Europe fut iinpriin.' sans nom (raiitiiii .
'.\. Voyez la note loine XXIV, pagc^ 'J:{9.
4. Le Droit du Seiyneur.
5. La lettre à Duclos, du 1" mai, n" 4537.
304 CORRESPONDANCE.
4553. — A M. BERTRAND.
Ferney, 2i mai.
M. de Voltaire et M"" Denis seront enchantés de revoir M. Ber-
trand. Ils lui enverraient un carrosse s'ils avaient actuellement
des chevaux à leur disposition. Sitôt que les chevaux seront
revenus, on sera aux ordres de M. Bertrand. V.
4554. — A M. JEAN SGHOUVALOW.
Ferney, par Genève, 2i mai.
Monsieur, j'ai reçu par M'"' la comtesse de Bentinck, digne
d'être connue de vous et d'être votre amie, la lettre dont vous
m'avez honoré en date du 11-22 avril. Je savais déjà, monsieur,
que vous aviez reçu sept lettres à la fois de M. de Soltikof,
écrites en divers temps. Je vous en ai écrit plus de douze depuis
le commencement de l'année'. Il y a longtemps que Votre Excel-
lence m'a fait l'honneur de m'écrire que les infidèles dans les
postes et dans les voitures publiques sont une suite des fléaux
de la guerre; je m'en suis apeçu plus d'une fois avec douleur.
La triste aventure de M. Pouschkin a été encore un nouvel
obstacle à notre correspondance, et à la continuation des tra-
vaux auxquels je me suis voué avec tant de zèle. J'ai tout aban-
donné ^ pour m'occuper uniquement du second tome de V Histoire
de Pierre le Grand. J'ai été assez heureux pour trouver à acheter
les manuscrits d'un homme qui avait demeuré très-lontemps en
Russie. Je me suis procuré encore la plupart des négociations
du comte de Bassevitz. Aidé de ces matériaux, j'en ai supprimé
tout ce qui pourrait être défavorable, et j'en ai tiré ce qui pour-
rait relever la gloire de votre patrie. Je vais porter quelques
nouveaux cahiers à M. de Soltikof. Je vous jure que si j'avais
eu de la santé, je vous aurais épargné, et à moi-même, tant de
peines et tant d'inquiétudes; j'auraisfait le voyage dePétersbourg,
soit avec M. le marquis de L'Hospital, soit avec M. le baron de
Breteuil ; mais puisque la consolation de vous faire ma cour, de
recevoir vos ordres de bouche, et de travailler sous vos yeux,
m'est refusée, je tâcherai d'y suppléer de loin, en vous sei'vant
autant que je le pourrai.
1. On n'en a que deux; voyez lettres 4il0 et 4505.
2. 11 avait interrompu son travail sur les tragédies de P. Corneille.
ANNÉE 176). 305
M. de Soltikof me tient quelquefois lieu de vous, monsieur;
il me semble que j'ai Tlionneur de vous voir et de vous entendre
quand il me parle de vous, quand il me fait le portrait de votre
belle àme, de votre caractère généreux et bienfaisant, de votre
amour pour les arts, et de la protection que vous donnez au
mérite en tout genre. Soyez bien sûr que de tous ces mérites que
vous encouragez , celui de M. de Soltikof répond le mieux à vos
intentions. Il passe des journées entières à s'instruire, et les
moments qu'il veut bien me donner sont employés à me parler
de vous avec la plus tendre reconnaissance. Son cœur est digne
de son esprit; il écliaulïerait mon zèle, si ce zèle pouvait avoir
besoin d'être excité.
Je crois pouvoir ajouter à cette lettre que, depuis les reproches
cruels que m'a faits un certain homme* d'écrire Vhistoire des ours
et des loups, je n'ai plus aucun commerce avec lui. Je sais très-
bien qui sont ces loups ; et si je pouvais me flatter que la plus
auguste des bergères, qui conduit avec douceur de beaux trou-
peaux, daigne être contente de ce que je fais pour son père, je
serais bien dédommagé de la perte que je fais de la protection
d'un des gros loups de ce monde.
J'ai l'honneur d'être avec l'attachement le plus inviolable et
le plus tendre respect, monsieur, de Votre Excellence le très-
humble, etc.
Le vieux Mouton broutant au pied des Alpes.
4555. — A MA DAM K DE FONTAINE,
31 mai.
Ma chère nièce, à présent que vous avez passé huit jours
avec M. de Silhouette, vous devez savoir l'histoire de la finance
sur le bout de votre doigt. Je crois (ju'il pense comme l'Ami des
hommes', qu'il n'est pas l'ami d'un las de fripons qui ont su se
faire respecter ot se rendre nécessaires, en s'a|)propriant l'argent
comptant de la nation; mnis je crois que M. de Silhouette est un
médecin qui a voulu donner trop tôt réniéli(iue à son malade.
Le duc de Sully ne put remettre l'ordre dans les finances que
pendant la i)ai\-. Je sais rpu' les déprédations sont horribles, et
je sais aussi que ceux (|ui oui été assez juiissanls [)our les faire le
1. Frédéric II; voyez paj,'o i'î.
'2. Titre d'un oiivruj,'.! du iii;in[iiiH de- Mirabeau; voyez tome \\. pai^c 21'.).
il. — 'ioiinKSI'ONDANC, !.. '\. ■.>()
306 CORRESPONDANCE.
sont assez pour n'être pas punis. Ma chère nièce, tout ceci est
un naufrage; sauve qui peut! est la devise de chaque pauvre par-
ticulier. Cultivons donc notre jardin comme Candide : Cérès,
Pomone, et Flore, sont de grandes saintes, mais il faut fêter
aussi les Muses.
J'aurai peut-être fait encore une tragédie avant que la petite
Corneille ait lu le Cid. 11 me semble que je fais plus qu'elle pour
la gloire de son nom : j'entreprends une édition de Corneille,
avec des remarques qui peuvent être instructives pour les étran-
gers, et même pour les gens de mon pays. L'Académie doit faire
imprimer nos meilleurs auteurs du siècle de Louis XIV dans ce
goût; du moins elle en a le projet, et j'en commence l'exécution.
Cette édition de Corneille sera magnifique, et le produit sera
pour l'enfant qui porte ce nom, et pour son pauvre père, qui ne
savait pas, il y a quatre ans, qu'il y eût jamais eu un Pierre
Corneille au monde.
Le parlement prend mal son temps pour se déclarer contre
les spectacles, et pour faire brûler, par l'exécuteur des hautes
œuvres, l'œuvre d'un pauvre avocat ^ qui vient de donner une
très-ennuyeuse mais très-sage consultation sur l'excommuni-
cation des comédiens. Les jansénistes et les convulsionnaires
triomphent au parlement; mais ils n'empêcheront pas M"*^^ Clairon
de faire verser des larmes à ceux qui sont dignes de pleurer ; et
les pédants, ennemis des plaisirs honnêtes, perdront toujours
leur cause au parlement du parterre et des loges.
Je crois que la petite brochure^ de M. Dardelle pourra vous
divertir : je vous l'envoie, en vous embrassant, vous et les vôtres,
de tout mon cœur.
4o56. — A MADAME D'ÉPINAI.
Mai.
Je renvoie à M. Dardelle, sous les auspices de ma belle philo-
sophe, les exemplaires qu'il m'avait fait tenir, et dont on ne peut
faire aucun usage dans nos cantons. Si d'ailleurs il y a dans cet
écrit quelque chose contre les mœurs, usages, église, coutumes
du pays de M. Dardelle, je le condamne de cœur et de bouche.
Je suis très-fâché d'avance que l'ouvrage m'ait été communiqué,
et je serais au désespoir que l'infâme eût sur moi la moindre
1. Huei-ne de La Molhe; voyez la note, tome XXIV, page 239.
2. La Conversation de monsieur l'Intendant des Menus (voyez tome XXIV,
page 239), que Voltaire disait être d'un M. Dardelle.
ANNÉE 176 1. 307
prise. Je m'en remets à la bonté, à la sagesse, à la discrétion, et
à la piété de ma belle philosophe. V.
4057. — A M. DAM ILA VILLE.
Mai.
Pourrait-on déterrer dans Paris quehiae pauvre diable d'avo-
cat, non pas dans le goût de Le Dain, mais un de ces gens qui,
étant gradués et mourant de faim, pourraient être juges de
village? Si je pouvais rencontrer un animal de cette espèce, je
le ferais juge de mes petites terres de Tournay et Ferney : il
serait chauflé, rasé, alimenté S porté, payé.
J'ai un besoin pressant du malheureux Droit ecclésiastique,
qui ne devrait pas être un droit. J'ai un procès pour un cime-
tière. Il faut défendre les vivants et les morts contre les gens
d'église. Mille pardons de mes importunités, mes chers philo-
sophes.
Mes compliments de condoléance à frère Berthier et à frère
La Valette; mille louanges à maître Le Dain, qui traite Corneille
d'infâme ; mais il ne faut montrer la Conversation de Vahhè Grizel
et de l'intendant des Menus qu'au petit nombre des élus dont la
conversation vaut mieux que celle de maître Le Dain. Ou supphe
les philosophes de ne montrer le cher Grizel qu'aux gens dignes
d'eux, c'est-à-dire à peu de personnes.
Je souhaite que M. Lcmierre soit bien damné, bien excom-
munié, et que sa pièce réussisse beaucoup: car on dit que c'est
un homme de mérite, et qui est du bon parti. Je prie les frères
de vouloir bien m'envoyer des nouvelles de Tcrée-.
Courez tous sus à Vinf... habilement. Ce qui m'intéresse,
c'est la propagation de la foi, de la vérité, le progrès de la philo-
sophie, et l'avilissement de Vin/'....
Je vous donne ma bénédiction du fond de mon cabinet et de
mon cœur,
io.-.S. _ A M. LH COMTK D'AIST, K NTAL.
Mai.
Ce n'est pas ma faute, ô chers anges! si M. Dardelle a fait la
sottise ci-jointe. Je la condamne comme outrecuidante; mais je
I- Aliraont(^, rasé, dùsaltoré, porK"',
est un vers du Joueur de Ho(,'nard, acte III, scùiiu m.
2. Trugtjdie de Leiiiierre.
308 CORRESPONDANCE.
pardonne à ce pauvre Dardelle, qui a fait, je crois, quelques
comédies, cl qui ne peut souffrir qu'on l'appelle inf;\me. Ce
monde est une guerre: ce Dardelle est un vieux soldat qui pro-
Lablemcnt mourra les armes à la main.
Pour moi, mes divins anges, je travaillerai pour le tripot,
malgré ce beau titre d'infâme que ce maraud de Le Dain nous
donne si libéralement. Et vous autres, protecteurs du tripot,
n'avez -vous pas aussi votre dose d'infamie ?
Eh bien ! que fait Tèrée? Que fera Oreste?
Pièce nouvelle a remotis.
La czarine impératrice de toutes les Russics veut la moitié de
son Czar, qui lui manque K
Ah! si vous saviez combien j'ai de fardeaux à porter, et com-
bien je suis faible, vous me plaindriez.
N. B. Si Corneille n'était pas né en France, j'aurais en hor-
reur un pays qui a fait naître Le Dain et Omer.
4559. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Mai.
Fi, les vilains hommes qui boivent de ça ! Donnez-m'en encore
pour trois sous, disait une brave Allemande.
Vous en voulez donc encore, mes divins anges? En voici, et
grand bien vous fasse ! Toute la cargaison est pour le petit trou-
peau des honnêtes gens; les libraires n'en doivent point tâter, et
le pain des forts ne doit pas être jeté aux chiens 2.
Laissez là vos procès ; donnez-nous des tragédies. Cela est
bientôt dit. Voici, mes divins anges, le commentaire de votre
texte : Vous faites des dépenses considérables pour rebâtir une
église; des prêtres vous font un procès criminel pour des os de
morts dérangés dans un cimetière, et ils veulent que vous soyez
puni de vos bienfaits; vous êtes uni avec vos vassaux et avec
votre curé; vous avez une procuration d'eux tous pour appeler
comme d'abus au parlement; les entrepreneurs restent les bras
croisés, et demandent des dommages : abandonnez les entrepre-
1. Voltaire n'avait encore public que la première partie de l'Histoire de Pierre
le Grand.
2. Dans la strophe 21 de la prose de la fête du Saint-Sacrement {Lauda, Siony
Salvatorem), on lit :
Ecce panis angelorum
Non miUendus cauibus.
ANNÉE nci. 309
neurs, votre curé, vos vassaux ; laissez là les intérêts du corps
delà noblesse, qu'elle vous a fait l'honneur de vous confier;
voyez périr une malheureuse petite province que vous commen-
ciez à tirer de la plus horrible misère ; laissez là les défriche-
ments, les dessèchements des marais ; le tout pour nous faire
vite une mauvaise tragédie qui ne pourra certainement être que
détestable au milieu de tous ces tracas.
0 anges! que me demandez-vous? Pour Dieu, laissez-moi
achever mes alfaires. Je me suis fait une patrie et des devoirs ;
qui m'exhortera mieux que vous à les remplir? Il faut avoir
l'esprit net pour faire une tragédie ; laissez-moi nettoyer ma
tête.
A propos de scandale du texte, en avez-vous jamais vu un
qui approche de celui d'Oolla et d'Ooliba, dans la Lettre^ de ce
cher M. Eralou à ce cher M. Clocpitre?
On dit qu'il y a trois jeunes gens qui s'élèvent : un Eratou,
un Clocpitre, et un Dardelle, et qu'ils promettent beaucoup.
Quoi, Tcrèe honni! PhilomHe sïiWéo au printemps! Cela n'est
pas juste.
Faire payer le magasin de Vesel à M. de Prusse, voilà ce qui
me paraît juste, ou du moins très-bien fait.
Mais ce pauvre Lekain! Ah! quand il serait beau comme le
jour, il n'aurait rien eu-.
Et l'ami Pompignan qui fait la Vie du feu duc de Bourgogne, et
qui 1 prononcé un beau discours sur l'amour de Dieu !
Dieu conserve longtemps le roi !
i:m. — A M. LE BRUN.
Mai 17Gi.
M"'" Denis, M'"" Corneille, et moi, monsieur, nous sommes
infiniment sensibles à votre souvenir. M"'- Corneille est plus
aimalilc que jamais; tout le monde aime son caractère gai, doux,
et égal ; clic joue très-joliment la comédie. Sa i)clitc fortune est
déjà en bon train. Elle a environ 1,500 livres de rente. Dans les
rentes viagères que le roi vient de créer, les souscriptions lui
1. Vdjez cette Lettre on tûto ilii l'ircis du Canli'iue des cuntiiucs, tome IX.
'2. On lui refusait la part entière. (K.) — Lekain avait part entière de socié-
taire de la (ioinédie française depuis l7.jS. 11 faut donc ou que l'explication
donnée par li;s éditeurs de Kelil soit fausse, ou que cette phrase soit bien anté-
rieure à 1761.
310 COHRI'SI'ONDANCE.
feront un l'oiuls considérable. Vous verrez qu'elle finira par tenir
une bonne maison.
Je suis fAcbé de ne pas voir le nom de monseigneur le prince
de Conti dans la liste de ses souscripteurs.
Voici ce qu'on m'écrit de Marseille. L'abbé de La Coste est
mort à Toulon S et laisse une place vacante. On ajoute :
La Costc est mort. Il vatiue dans Toulon,
Par celte porte, un emploi d'importance.
Le honéfice exige résidence.
Et tout I*aris vient d'y nommer Fréron.
Permettez que je vous embrasse sans cérémonie.
Voltaire.
4561. — A M. DE C HENE VIÈRE S «.
l"juin.
On m'a dit, mon cber ami, que M'"'' de Paulmy-' mérite les
jolis vers que vous avez faits pour elle. Je ne crois pas qu'elle en
reçoive de pareils des palatins et des starostes.
Il y a bien longtemps que je ne vous ai donné signe de vie ;
mais c'est que je ne suis pas en vie. J'ai été accablé de mille
petites affaires qui font mourir en détail : les procès inévitables
quand on a des terres, des défrichements, des dessèchements de
marais.
Est-il bien vrai que M. de Bussy est parti pour l'Angleterre^?
Nous aurons donc la paix, et nous en aurons l'obligation à M. le
duc de Choiseul. Que de fêtes et que de mauvais vers il essuiera,
du moins de ma part !
1. Emmanuel-Jean de La Coste, moine célestin, quitta son couvent. Revenu
en France, et y vivant d'industrie, il imagina une loterie établie chez l'étranger,
fit des dupes, et fut, le 28 août 1760, condamné par le lieutenant général de
police au carcan pendant trois jours, à la marque, et aux galères à perpétuité. Il
mourut avant d'y arriver. J'ai sous les yeux une gravure du temps, qui le repré-
sente debout, attaché au carcan. (B.)
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Femme du marquis de Paulmy, ambassadeur en Pologne, et fille du prési-
dent Fyot de La Marche.
4. Bussy, premier commis aux afTaires étrangères, venait, en eff"et, de partir.
Le même jour 23 mai, qu'il s'embarquait à Calais, l'envoyé anglais Stanley s'em-
barquait à Douvres pour Versailles. (G. A.)
ANNÉE 1761. 311
.io62. — A M. LEK.AIN.
Aux Déliros. 2 juin '.
Mon cher Roscius, vous n'êtes pas licureux, et à vous rien.
Et ce privilège-? est-ce moins que rien? Ne le lùcliez point pour-
tant sans que Prault petit-fils vous paye. Ma santé est bien faible,
et il y a grande apparence que je ne serai plus excommunié ;
mais, à ma place, vous aurez force jeunes gens qui se damneront
volontiers avec vous. Mes respects à maître Le Dain, quand vous
le verrez ; pour le sieur Dardelle, c'est un mécréant avec lequel
je ne veux avoir aucun commerce. Je vous embrasse de tout
mon cœur, et vous exhorte à faire votre salut le plus tôt que vous
pourrez. V.
im3. — A M. ARXOULT,
AVOCAT, DOYEN DE 1,'t M VK n S ITÉ , A DIJON.
A Ferney, le -"i juin.
J'ai peur, monsieur, de vous avoir fait envisager l'aventure
de mon église comme une affaire plus considérable qu'elle ne
l'est en effet. Je pense que nous ne serions réduits, le curé, les
paroissiens, et moi, à en appeler comme d'abus qu'en cas
que notre officiai de village nous fît signifier quelque grimoire,
conî.ine je le craignais dans les premiers mouvements de cette
sottise.
J'ai fait venir de Paris le seul livre qui traite, dit-on, de ces
besognes : c'est la Pratique de la juridiction ecclésiastique de Du-
casse, grand vicaire en son vivant. Ce livre, assez mauvais, ne
m'a donné aucune lumière ; et c'est ce qui arrive presque tou-
jours en affaire. Le bruit public, dans le petit pays sauvage de
Gex, est qu'on se repent de cette équipée ; mais qui ])ayora les
frais de leur procédure? On ne m'a rien fait signifier ; mais je
présume que je n'ai d'autre chose ;'i faire qu'à continuer mon
bAtimont. Onand j'aurai aciievé mon église, il faudra bien qu'on
la bénisse; ol je ne vois i)as, quand je suis d'accord avec tous
les paroissions, qu'on i)uisse me faire de chicane. Je sens bien
qu'il est désagréable d'avoir été si mal payé de mes bienfaits;
1. C'est à Inrt f(iM! nnicliiii ;i mis cette lettre à l'aiinre 17(12; elle est de 1701.
(G. A.;
2. Sans doute celui de Tancrède.
3<2 CORHnSPONDANCE.
mais je ne crois pas que je doive faire un procès à mes chevaux
s'ils ruent dans l'écurie que je leur ai fait bûtir.
Pour l'aflairc du curé de Moëns\ la sentence de Gex me
parait ridicule. Je ne sais si vous êtes chargé de celte affaire : je
le souhaite au moins, pour apprendre aux curés de ce canton
barbare à ne pas employer leur temps à distribuer des coups de
bâton aux hommes, aux femmes, et aux petits garçons; le zèle
de la maison du Seigneur ne doit pas aller jusqu'à assommer les
gens.
J'ai l'honneur d'être, etc.
45Ci. — A M. JEAA SCIIOUVALOW.
A Ferncy, 8 juin.
Monsieur, votre très-aimable M. Soltikof vient de me régaler
d'un gros paquet dont Votre Excellence m'honore. Il contient les
estampes d'un grand homme, quelques lettres de lui, et une de
vous, monsieur, qui m'est aussi précieuse, pour le moins, que
tout le reste. Mon premier devoir est de vous faire mes remer-
ciements, et de vous assurer que je me conformerai à toutes
vos intentions. Je bâtis pour vous la maison dont vous m'avez
fourni les matériaux; il est juste que vous soyez logé à votre
aise.
Je crois avoir déjà rempli une partie de vos vues, en décla-
rant que je ne prétendais pas faire l'histoire secrète de Pierre le
Grand, et en trompant ainsi la malignité de ceux qui haïssent sa
gloire et celle de votre empire. Je sais bien que, dans les com-
mencements, je ne pouvais pas faire taire l'envie ; mais si l'ou-
vrage est écrit de manière à intéresser les lecteurs, le livre reste,
et les critiques s'évanouissent. C'est ce qui est arrivé à VHistoire
de Charles XII, longtemps combattue, et enfin reconnue pour vé-
ritable. Le certificat du roi Stanislas- ne porte que sur les faits
militaires et politiques; ce certificat est déjà une grande pré-
somption en faveur de la vérité avec laquelle j'écris l'histoire de
votre législateur; et des preuves plus fortes se tireront des mé-
moires que Votre Excellence daignera me communiquer. Je n'ai
pris, dans les mémoires de M. de Bassevitz, et dans ceux que je
me suis procurés, que ce qui peut contribuer à la gloire de votre
1. Voyez tome XXIV, page 161.
2. Voyez tome XVI, pages 142-143.
ANNÉE 17(i1. 313
patrie et à celle de Pierre I-"" ; j'abaiuloiiiio le reste à la malignité
de vos ennemis et des miens, M. le duc de Clioiseul et tons nos
meilleurs juges ont trouvé (jue j'ai fait voir assez heureusement,
dans ma préface, qu'il ne faut écrire que ce qui est digne de la
postérité, et qu'il faut laisser les petits détails aux petits faiseurs
d'anecdotes. Ce sera à vous, monsieur, à me prescrire l'usage
que je devrai faire des particularités que les mémoires manuscrits
de M. deBassevitz m'ont fournies. Encore une fois, je ne suis que
votre secrétaire. Il est bien vrai que vous avez choisi un secré-
taire trop vieux et trop malade ; mais il vous consacre avec joie
le peu de temps qui lui reste à vivre. J'admirais Pierre l" eu
bien des choses, et vous me l'avez fait aimer. Le bien que vous
faites aux lettres dans votre patrie me la rend chère. Quelqu'un
a fait le Russe à Paris^ ; je me regarde comme un Français en
Russie. Disposez d'un homme qui sera, tant qu'il respirera, avec
l'attachement le plus vrai, et les sentiments les plus remplis de
respect et d'estime, etc.
4565, — A M. ARNOULT,
J'ai fait usage sur-le-champ, monsieur, de vos bons avis et de
votre modèle de sommation auprès du pauvre promoteur sa-
voyard, et du malin procureur du roi de la caverne de Gex. Je
n'ai pu parler de ma nef, qui, n'étant point encore abattue quand
je vous envoyai mes paperasses, rendait mon église très-idoine
à dire et entendre messe; car, selon Ducasse- et selon le droit
ecclésiastique, on peut dire messe quand la majeure partie de
l'église n'est point entamée ; mais ayant depuis lait jeter la nef
par terre avec partie du chœur, et ayant rebùti à mesure, il n'y
avait plus moyen de se |)Iaindre qu'on allût célébrer ailleurs. Je
ne prétends point toucher à l'encensoir; mais (juand j'aniai
achevé mon église, ce sera à l'évéque d'Annecy à voir s'il la vciil
rebénir ou non, et m'excommunier comme je le mérite, ])Our
m'élre ruiné à faire des pilastres d'une pierre aussi chère et
aussi belle (juc le marbre. Je suis le martyr de mon zèle et de
nia piété : une bonne àme trouve ses consolations dans sa con-
science.
1. Voyez code satire, toirn; X.
2. Voyez lettre 4563.
3U CORRESPONDANCE.
En qiKilité de possesseur de terres et de Mtisscur d'églises,
j'ai des procès sacrés et profanes ; les prêtres et les huguenots
sont conjurés contre moi. Un Mallet vous a consulté, monsieur,
pour avoir un chemin à travers mes jardins ; je vous supplie de
ne point aider ce mécréant contre moi, et d'être l'avocat des
fidèles. Je me fais votre client, et je crois que je vais finir ma
vie comme M. Chicaneau, à cela près que je voudrais me loger
auprès de mon avocat S comme il se logeait près de son juge;
et que je n'en peux venir à hout, étant obligé de faire ici mon
métier de maçon et de laboureur, qui va devant celui de plai-
deur.
J'ai l'honneur d'être, etc.
4566. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY.
Ferney, 9 juin.
Quoique je sente parfaitement, mon cher président, que ce
n'est qu'à vous que je dois l'honneur d'être Bourguignon, cepen-
dant je crois de mon devoir de remercier l'Académie, et encore
plus de mon devoir de faire passer le remerciement par vos
mains. Vous avez, je crois, un confrère infiniment aimable, c'est
M. de Quintin^ : non-seulement il m'écrit des lettres charmantes,
mais je lui ai obligation. Il mérite bien mes remerciements au-
tant que l'Académie. Vous voilà chargé de ma reconnaissance,
j'en aurai bien davantage si vous venez dans mes cabanes; M. de
La Marche me le fait espérer. Je suis bien malingre, mais je
tâcherai de vivre jusqu'au mois de septembre pour vous rece-
voir; vous savez peut-être que j'ai des procès pour le sacré et
pour le profane ^ Puisque je suis en train de m'adresser à vos
1. C'était près de son juge que Chicaneau s'était venu loger; voyez les Plai-
deurs, acte I, scène v.
2. Louis Quarré de Quintin, nommé procureur général au parlement de Bour-
gogne en survivance de son père, le 18 avril 17'2i, l'un des directeurs de l'Aca-
démie de Dijon le 31 juillet '1762, procureur général démissionnaire en 1765,
mort à Dijon le 4 juillet 1768. C'est un des correspondants auxquels le président
de Brosses adressa ses Lettres sur l'Italie. Girault, dans une note répétée par
Beuchot, confond ce magistrat avec François Quarré de Quintin son père, reçu
avocat général le 2 janvier 1698, et procureur général le 18 mars 1709. (Th. F.)
3. Le procès pour le sacré avait trait aux irrégularités canoniques repro-
chées à Voltaire à l'occasion de la reconstruction d'une église à Ferney. Celui
pour le profane était tout à fait étranger au président de Brosses, quoi qu'en ait
dit Girault, copié à tort ici par Beuchot. Il était relatif à un droit de passage
prétendu par un sieur Mallet à travers les jardins de Voltaire à Ferney. (Th. F.) —
Voir sur ces deux points la lettre de Voltaire à l'avocat Arnoult du 9 juin 1761.
ANNÉE ^TGI. 315
bontés, souffrez encore que je mette dans ce paquet une lettre
pour mon avocat, M. Arnoult*, qui me paraît homme d'esprit.
Mille pardons, et mille remerciements. V.
4567. — A CIIARLES-TIIKODOUE,
ÉLECTECR PALATIX.
A Ferney, le 9 juin.
Est-ce une fille, est-ce un i^^argon??
Je n'en sais rien ; la Providence
Ne dit point son secret d'avance,
Et ne nous rend jamais raison.
Grands, petits, riches, gueux, fous, sages,
Tous aveugles dans leurs efforts.
Tous à tâtons font des ouvrages
Dont ils ignorent les ressorts.
C'est bien là que l'homme est machine;
Mais le machiniste est là-haut.
Qui fait tout de sa main divine
Comme il lui plaît, et comme il faut.
Je bénis ses dons invisibles,
Car vous savez que tout est bien.
On ne peut se plaindre de rien
Au meilleur des mondes possibles.
S'il vous donne un prince, tant mieux
Pour tout l'État et pour son père;
Et s'il a votre caractère,
C'est le plus beau présent dos cieux.
Si d'une fille il vous régale.
Tant mieux encor ; c'est un bonheur :
En grâce, en beautés, en douceur,
Je la vois à sa mère égale.
0 couple auguste ! heureux époux t
L'esprit prophétique m'enq)orlo :
Fille ou garçon, il no m'importe,
L'enfant sera digne do vous.
1. C'oM la IntUc 4"»rM.
("était un (garçon, qui ne vécut que quelques instants ; voyez les lettres iOOO
1
et 4611
346 CORRESPONDANCE.
Monseigneur, il m'importe cependant; et je partirais en poste
pour savoir ce qui en est si cette Providence, qui lait tout pour
le mieux, ne me traitait pas misérablement. Elle maltraite fort
votre petit vieillard suisse, et m'a fait l'individu le plus ratatiné
et le plus souffrant de ce meilleur des mondes. Je ferais vraiment
une belle figure au milieu des fêtes de Vos Altesses électorales!
Ce n'était que dans l'ancienne Egypte qu'on plaçait des sque-
lettes dans les festins. Monseigneur, je n'en peux plus. Je ris
encore quelquefois; mais j'avoue que la douleur est un mal. Je
suis consolé si Votre Altesse électorale est heureuse. Je suis plus
fait pour les extrêmes-onctions que pour les baptêmes.
Puisse la paix servir d'époque à la naissance du prince que
j'attends! Puisse son auguste père conserver ses bontés au
malingre, et agréer les tendres et profonds respects du petit
Suisse ! etc.
45G8. — A M. JEAN SCIIOUVALOW".
A Fernej', 11 juin.
Monsieur, vous vous êtes imposé vous-même le fardeau de
l'importunité que mes lettres, peut-être trop fréquentes, doivent
vous faire éprouver: voilà ce que c'est que de m'avoir inspiré de
la passion pour Pierre le Grand et pour vous : les passions sont
un peu babillardes.
Votre Excellence a dû recevoir plusieurs cahiers qui ne sont
que de très-faibles esquisses ; j'attendrai que vous fassiez mettre
en marge quelques mots qui me serviront à faire un vrai tableau;
ils ont été écrits à la hâte. Vous distinguerez aisément les fautes
du copiste et celles de l'auteur, et tout sera ensuite exactement
rectifié : j'ai voulu seulement pressentir votre goût.
Dès que j'ai pu avoir un moment de loisir, j'ai lu les re-
marques- sur le premier tome, envoyées par duplicata, des-
quelles je n'ai reçu qu'un seul exemplaire, l'autre ayant été
perdu, apparemment avec les autres papiers confiés à M. Pou-
schkin.
Je vous prierai en général, vous, monsieur, et ceux qui ont
fait ces remarques, de vouloir bien considérer que votre secré-
taire des Délices écrit pour les peuples du Midi, qui ne pro-
noncent point les noms propres comme les peuples du Nord.
1. Nous avons cité cette lettre tome XVI, pages 391 et 419.
2. Elles étaient de J.-F. Muller, à qui est adressée la lettre 1834 (tome XXXVI,
page 456.
ANNÉE 1761. 3t7
J'ai déjà eu l'honneiir de remarquer avec vous' qu'il n'y cul
jamais de roi de Perse appelé Darius, ni de roi des Indes appelé
Porus; que l'Euphrate, le Tigre, l'Inde, elle Gange, ne furent
jamais nommés ainsi parles nationaux, et que les Grecs ont tout
grécisé.
Graiis dédit ore rotundo
Musa loqui
(HoK., de Art. poct., .3-23-24.)
Pierre le Grand ne s'appelle point Pierre chez vous; permettez
cependant que l'on continue à l'appeler Pierre; à nommer Mos-
cow, Moscou ; et la Moskowa, la Moska, etc.
J'ai dit que les caravanes pourraient, en prenant un détour
par la Tartarie indépendante, rencontrer à peine une montagne
de Pétersbourg à Pékin, et cela est très-vrai : en passant par les
terres des Éluths, par les déserts des Kalmouks-Kotkos, et par le
pays des Tartares de Kokonor, il y a des montagnes à droite et
à gauche; mais on pourrait certainement aller à la Chine sans
en franchir presque aucune; de môme qu'on pourrait aller par
terre, et très-aisément, de Pétersbourg au fond de la France,
presque toujours par des plaines. C'est une observation physique
assez importante, et qui sert de réponse au système, aussi faux
que célèbre, que le courant des mers a produit les montagnes
qui couvrent la terre. Ayez la bonté de remarquer, monsieur,
que je ne dis pas qu'on ne trouve point de montagnes de Péters-
bourg à la Chine ; mais je dis qu'on pourrait les éviter en pre-
nant des détours.
Je ne conçois pas comment on peut me dire quon ne connaît
point la Hussie noire. Qu'on ouvre seulement le dictionnaire de
La Martinière au mot Russie, et presque tous les géographes, on
trouvera ces mots : Russie noire, entre la Volhinie et la Podolic, etc.
Je suis encore très-étonné qu'on me dise que la ville que vous
appelez kiow ou Kioff ne s'appelait point autrefois kiovio, La
Martinière est do mon avis : et si on a détruit les inscriptions
grecques, cela n'enq)êclie pas qu'elles n'aient existé.
J'ignore si celui qui transcrivit les mémoires à moi envoyés
par vous, monsieur, est un Allemand : il écrit JwanWassiliewitscii,
et moi j'écris Ivan Basilovilz ; cela donne lieu à ({uelques mé-
prises dans les remanjues.
Il y en a une bien étrange à propos du quartier de Moscou
1. Si c'est daus une IcUro, cllo imraU pcrdui.'. (15.)
318 CORRESPONDANCE.
appelé la Ville chinoise. L'observateur dit que « ce quartier por-
tait ce nom avant qu'on eût la moindre connaissance des Chinois
et de leurs marchandises ». J'en appelle à Votre Excellence :
comment peut-on appeler quelque chose chinois, sans savoir que
la Chine existe? Dirait-on la valeur russe, s'il n'y avait pas une
Russie ?
Est-il possible qu'on ait pu faire de telles observations? Je
serais bien heureux, monsieur, si vos importantes occupations
vous avaient permis de jeter les yeux sur ces manuscrits que
vous daignez me faire parvenir. L'écrivain prodigue les 5, c, k, h,
allemands. La rivière que nous appelons Ycronise, nom très-doux
i\ prononcer, est appelée, dans les mémoires, Woronestch; et,
dans les observations, on me dit que vous prononcez Voronége :
comment voulez-vous que je me reconnaisse au milieu de toutes
ces contrariétés? J'écris en français; ne dois-je pas me conformer
à la douceur de la prononciation française?
Pourquoi, lorsqu'en suivant exactement vos mémoires, ayant
distingué les serfs des évêques et les serfs des couvents, et ayant
mis pour les serfs des couvents le nombre de 721,500, ne daigne-
t-on pas s'apercevoir qu'on a oublié un zéro en répétant ce
nombre à la page 59 1, et que cette erreur vient uniquement du
libraire, qui a mal mis le chiffre en toutes lettres ?
Pourquoi s'obstine-t-on à renouveler la fable honteuse et
barbare du czar Ivan Basilovitz, qui voulut faire, dit-on, clouer
le chapeau d'un prétendu ambassadeur d'Angleterre, nommé
Bèze, sur la tête de ce pauvre ambassadeur? Par quelle rage ce
czar voulait-il que les ambassadeurs orientaux lui parlassent
nu-tête? L'observateur ignore- t-il que, dans tout l'Orient, c'est
un manque de respect que de se découvrir la tête? Interrogez,
monsieur, le ministre d'Angleterre, et il vous certifiera qu'il n'y
a jamais eu de Bèze ambassadeur ; le premier ambassadeur fut
M. de Carhsle.
Pourquoi me dit-on qu'au vi* siècle on écrivait à Kiovie sur
du papier, lequel n'a été inventé qu'au xii^ siècle^ ?
L'observation la plus juste que j'aie trouvée est celle qui con-
cerne le patriarche Photius. Il est certain que Photius était mort
longtemps avant la princesse Olha ; on devait écrire Polyeucte
au lieu de Photius : Polyeucte était patriarche de Constautinople
1. La faute est corrigée depuis longtemps; voyez la note, tome XVI, page 419.
2. On croit que le papier de linge est du xii« siècle, et le papier de coton du
neuvième. (B.)
ANNEE 1761. 319
au temps de la princesse Ollia. C'est une erreur de copiste que
j'aurais dû corriger en relisant les feuilles imprimées' : je suis
coupable de cette inadvertance, que tout homme qui sera de
bonne foi rectifiera aisément.
Est-il possible, monsieur, qu'on me dise, dans les observa-
tions, que le patriarchat dc,Constantinople était le plus ancien ?
C'était celui d'Alexandrie; et il y avait eu vingt évéques de Jéru-
salem avant qu'il y en eût un à Byzance.
Il importe bien vraiment qu'un médecin hollandais se nomme
Vangad ou Vangardt! Vos mémoires, monsieur, l'appellent Vangad,
et votre observateur me reproche de n'avoir pas bien épelé le
nom de ce grand personnage. Il semble qu'on ait cherché à me
mortifier, à me dégoûter, et à trouver, dans l'ouvrage fait sous
vos auspices, des fautes qui n'y sont pas.
J'ai reçu aussi, monsieur, un mémoire intitulé Abrégé des
recherches de l'antiquité des Russes, tire de l'Histoire étendue à la-
quelle on travaille.
On commence par dire, dans cet étrange mémoire, « que
l'antiquité des Slaves s'étend jusqu'à la guerre de Troie, et que
leur roi Polimène alla avec Anténor au bout de la mer Adria-
tique, etc. » C'est ainsi que nous écrivions l'histoire il y a mille
ans; c'est ainsi qu'on nous faisait descendre de Francus par
Hector, et c'est apparemment pour cela qu'on veut s'élever contre
ma préfaces dans hKjueile je remarque ce qu'on doit penser de
ces misérables fables, \oiis avez, monsieur, trop de goût, trop
d'esprit, trop de lumières, pour soulTrir qu'on étale un tel ridi-
cule dans un siècle aussi éclairé.
Je soupçonne' le même Allemand d'être l'auteur de ce mé-
moire, car je vois Juanovitz, Basilovitz, orthographiés ainsi : Wa-
novitsch, Wassiliewitsch. Je souhaite à cet homme plus d'esprit
et moins de consonnes.
Croyez-moi, monsieur, tenez-vous-en à Pierre le (jrand ; je
vous al)andonne nos Chilpéric, Childéric, Sigebert, Caribert, et
je m'en tiens à Louis \1V.
Si Votre Excellence pense comme moi, je la supplie de m'en
instruire. J'attends l'honneur de votre réponse, avec le zèle et
l'envie de vous plaire (juc vous me couiuiissez ; et je croirai tou-
jours avoir très-bien employé mon temps, si je vous ai convaincu
1. Le passage a été changé; voyez loine \V1, page iîJJ.
2. Voyez tome XVI, page :i82. '
3. Les soupçons étaient justes.
320 CORRESPONDANCE.
des sontimoiits pleins de vénération et d'attachement avec les-
quels je serai toute ma vie, monsieur, de Votre Excellence, etc.
4560. — A M. FABRY K
Fcrney, 14 juin.
Monsieur, il y a plusieurs articles sur lesquels il faut que
j'aie l'honneur de vous écrire. Premièrement, je dois vous re-
nouveler mes remerciements. Je crois que vous savez combien
on a été indigné à Dijon de la malhonnêteté et de l'insolence
absurde avec laquelle on s'est conduit au sujet de l'église de
Ferney; j'ai bien voulu continuer à la faire bâtir, quoique je
dusse attendre qu'on eût eu avec moi les procédés qu'on me
devait.
Il serait à souhaiter que M. de Villeneuve voulût bien venir
à Ferney au mois de septembre ou d'octobre. Il y trouverait
M. de Montigny, le commissaire du roi pour les sels, et on
pourrait, je crois, finir alors l'affaire du baron Sédillot. Nous
aurons dans ce temps M. le premier président de La Marche,
qui n'aime point du tout les friponneries des regrattiers : il
est fort lié avec monsieur l'intendant, et il l'encouragerait à
terminer.
Je vous propose actuellement, monsieur, de sauver les tètes,
les bras et les jambes à une centaine de. personnes. On bâtit ac-
tuellement un théâtre à Châtelaine ; il a la réputation de n'être
point du tout solide. Les curieux qui l'ont été voir disent que les
poutres ont déjà fléchi, et sont sorties de leurs mortaises. On ne
veut point aller à ce spectacle, à moins que vous n'ayez la
bonté d'envoyer deux charpentiers experts pour visiter la salle
et faire le rapport. Si vous vouliez m'envoyer un ordre pour
Jacques Gaudet, charpentier de Moëns, et pour François-Louis
Landry, qui travaillent tous deux chez moi à Ferney, j'irais avec
eux, et je vous enverrais leur rapport signé d'eux.
Je vous recommande, monsieur, les bras et les jambes de
ceux qui aiment la comédie ; pour mon cœur, il est à vous, et
je serai toute ma vie, monsieur, votre très-humble et très-obéis-
sant serviteur.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 1761. 321
4570. — A M. ARNOULT,
A DIJON.
A Fcrney, le lo juin.
J'eus l'honneur, monsieur, de vous mander, il y a quelques
jours*, que j'avais fait ce que vous m'aviez prescrit pour arrêter
le cours des procédures odieuses et téméraires qu'on faisait au
sujet de l'église que je fais bâtir à Dieu. J'ai découvert depuis
qu'il y a une ordonnance du roi, de 1627, qui défend, à l'ar-
ticle XIV, à tout curé d'être promoteur ou officiai.
Or, monsieur, l'official et le promoteur qui ont fait les procé-
dures ridicules dont je me plains sont tous deux curés dans le
pays. Je crois être en droit d'exiger qu'ils soient condamnés soli-
dairement à me rembourser tous les dommages, etc., qu'ils
m'ont causés en elTarouchant et dispersant tous mes ouvriers
par leur descente illégale, etc.
La justice séculière a discontinué ses procédures absurdes;
mais la prétendue justice cléricale a continué les siennes.
Non missura cutein, nisi plena cruoris, liirudo.
aïoK., de An poil., V. 476.)
Elle a encore interrogé mes vassaux séculiers et mes ou-
vriers, malgré la signification que j'ai faite suivant votre déli-
béré. Ces démarches, illégales et insolentes autant qu'insolites,
rebutent ceux qui travaillent pour moi.
Votre nouveau client vous importunera souvent, monsieur.
Le sieur Dccroze est aussi le vôtre dans son aifaire contre le
curé Aucian*, au sujet de l'assassinat de son fils. II est certain
que ce malheureux a été amoureux de la dame Burdet, bour-
geoise de Magny, et de très-bonne famille, qu'il n'a jamais ap-
pelée que la prusliluée. Il est prouvé d'ailleurs que cet abomi-
nable prêtre a passé sa vie à donner et à recevoir des coups de
bâton. Vous avez les pièces entre les mains : je vous demande en
grâce de i)resser cette affaire; j'aurai très-soin (jue vous ne per-
diez, pas vos peines. Vous me paraissez l'ennemi des usurpations
et des violences ecclésiastiques; vous signalerez également votre
équité, votre savoir, et votre élofjuence.
Je vous soumets cette pancarte : vous y veirez, monsieur,
1. Lo !t juin; voyez Icltre i'.A)'.>.
2. Voyez Ioiik; .\X1V, page Kil.
•il. — (lonnKsi'ONnANCK. I \. 2!
322 CORRESPONDANCE.
que l'on nie poursuit avec l'inp^ralilude la pins furieuse, tandis
que je me ruine à faire du bien. Il me paraît que c'est là le cas
d'un appel comme d'abus. La loi qui défend aux curés d'exercer
le ministère d'official et de promoteur doit exister : car il n'est
pas naturel que le juge des curés soit curé lui-même ; celte loi
ne serait pas rapportée dans un livre qui sert de code aux prê-
tres, si elle n'avait pas été portée, et si elle n'était pas en vigueur.
Elle est fondée sur les mêmes raisons qui ne soufl'rent pas qu'un
officiai et un promoteur soient pénitenciers.
De tout mon cœur, monsieur, et sans compliment, votre, etc.
4571. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
l.^juin.
Divins anges, ne m'avez-vous pas pris pour un hâbleur qui
vous faisait un portrait exagéré de ses fardeaux et tribulations?
Je ne vous en ai pas dit la moitié ; voici le comble. J'abandonne
ma tragédie*; le cinquième acte ne pouvait être décliirant, et,
sans grand cinquième acte, point de salut. J'ai tourné et retourné
le tout dans ma chétive tête; froid cinquième acte, vous dis-je.
Vous médirez que ce sont mes procès qui m'appauvrissent l'ima-
gination : au contraire, ils me mettent en colère, et cela excite ;
mais mon cinquième acte n'en est pas moins insipide. Je ne sais
plus comment m'y prendre pour trouver des sujets nouveaux :
j'ai été en Amérique et à la Chine ; il ne me reste que d'aller
dans la lune. J'en suis malade ; me voilà comme une femme qui
a fait une fausse couche. Est-il vrai qu'on a représenté Athalie
avec magnificence 2, et que le public s'est enfin aperçu que Joad
avait tort, et qu'Athalie avait raison ?
Protégez-vous la petite Durancy? protégez-vous Crispin-Hur-
taud'? Mais est-il bien vrai qu'on ne prendra point Bellc-Isle?
N'allez pas me laisser là, s'il vous plaît, si je ne trouve pas un
beau sujet ; il ne faut pas chasser un vieux serviteur, parce qu'il
n'est plus bon à rien ; il faut le plaindre et l'encourager.
1. Zulhne, Médime ou Fanime sont trois titres différents donnés à la même
pièce; elle n'a été imprimée que sous le titre de Zulime; voyez tome IV.
2. Le 4 mai 1761, on avait joué Athalie, et les comédiens avaient fait de
grandes dépenses; mais l'affluence et l'empressement du public ne répondirent
pas à leurs espérances. (B.)
3. Nom sous lequel Voltaire donnait le Droit du Seigneur.
ANNÉE 17(1. 323
Avez- VOUS les Trois SuUanes^? On dit que cela est charmant;
point d'intrigue, mais beaucoup d'esprit et de gaieté.
Enûn, mes chers anges, vous avez donc fait grAce au Droit
du Seigneur; vous avez comblé de joie M'"' Denis : elle était folle
de cette bagatelle. Je ne sais si Thieriot sera bien adroit, ni
comment il s'y prend.
Mille tendres respects.
ir,rl. —A M. L'ABBK D'OLIVKT.
A Ferney, 15 juin *.
Mon cher maître, j'avais prié frère Cramer de vous demander
vos conseils sur cette édition de Pierre Corneille, qui ne me don-
nera que bien de la peine, mais qui pourra être utile aux jeunes
gens, et surtout au petit-neveu et à la petite-nièce, qui ne la
liront point : du moins M"^' Corneille ne la lira de longtemps.
Son petit nez retroussé n'est pas tourné au tragique. Il me fau-
dra pour le moins encore un an avant que je la mette au Cid, et
je lui en donne deux pour Héraclius.
Je vois avec douleur, mon cher maître, que le secrétaire per-
pétuel n'a pas eu pour vous toutes les attentions qu'on vous doit.
Mais je crois que vous n'en adoptez pas moins un projet que
vous avez eu il y a longtemps, et que vous m'avez inspiré. Je
n'attends que la réponse à ma lettre, que M. de Nivernais a com-
muniquée à l'Académie, pour entreprendre cet ouvrage. II sera
la consolation de ma vieillesse. Je m'instruirai moi-même en
clierclianl à instruire les autres. J'aurai le bonheur d'être utile à
une famille respectable ; je ne peux mieux prendre congé. Ayez
donc la bonté de me guider. Conseillez, pressez ces éditions de
nos auteurs classiques.
Un iml)écilequi avait autrefois le département de la librairie
fit faire par un malheureux La Serre les préfaces des pièces de
Molière'*. Il faut effacer cette honte.
Au reste, mon cher sous-doyen, vivons ; vous avez d(''jà vécu
environ (jiiinzeans de plus cpie Cicéron, et moi i)liis que Lamotfe.
1. SoUnuin II, ou les Trois Sultanes, coinodio de Favart, jnu'C sur le Tlicilro
Italien le 0 avril ITtil.
'2. C'est à tort que nos prédécesseurs ont classé cette lettre à l'unnce 17G2:
elle est de 1761. (G. A.)
3. Diiclos.
4. Voyez, tome XXIII, page 87.
324 CORRESPONDANCE.
Aclicvoiis à la Fontcnelle. C'est la seule chose que je vous con-
seille d'imiter do lui.
457:1. — A M. L'ABBÉ AUBERT,
Ql'I LUI AVAIT ADRESSÉ LA SECONDE ÉDITION DE SES FABLES.
Au château de Ferncy, 15 juin.
Vous VOUS êtes mis, monsieur, à côté de La Fontajne, et je ne
sais s'il a jamais écrit une meilleure lettre en vers que celle dont
vous m'honorez. Tous les lecteurs vous sauront gré de vos fahles,
et j'ai par-dessus eux une obligation personnelle envers vous.
Je dois joindre la reconnaissance à l'estime, et je vous assure
que je remplis bien ces deux devoirs. Il y en a un troisième dont
je devrais m'acquitter, ce serait de répondre en vers à vos vers
cliarmants; mais vous me prenez trop à votre avantage. Vous
êtes jeune, vous vous portez bien ; je suis vieux et malade. Mon
malheur veut encore que je sois surchargé d'occupations qui
sont bien opposées aux charmes de la poésie. Je peux encore
sentir tout ce que vous valez ; mais je ne peux vous payer en
même monnaie. Faites-moi donc grâce, en me rendant la justice
d'être bien persuadé que personne ne vous en rend plus que
moi. J'ai honte de vous témoigner si faiblement, monsieur, les
sentiments véritables avec lesquelsj'ai l'honneur d'être, votre, etc.
4574. — A M. DAMILAVILLE.
15 juin.
Il ne faut pas rire ; rien n'est plus certain que c'est un homme
de l'Académie de Dijon ^ qui a fait cette drôlerie-. Il est fort
connu de M™' Denis; et cette M"" Denis, quoique fort douce,
mangerait les yeux de quiconque voudrait supprimer la tirade
des romans, surtout dans un second acte'.
J'ai trouvé, moi qui suis très-pudibond, que les jeunes demoi-
selles que leurs prudentes mères mènent à la Comédie pourraient
rougir d'entendre un bailli qui interroge Colette, et qui lui
demande si elle est grosse. Je prierai mon Dijonnais d'adoucir
l'interrogatoire.
Je remercie infiniment M. Diderot de m'envoyer un bailli qui
1. Voltaire y avait été élu le 3 avril 1761.
2. 11 s'agit toujours du Droit du Seignciu-
3. Voyez tome VI, page 28.
ANNÉE i761. 325
sans doute vaudra mieux que celui de la pièce. Je crois qu'il
faut qu'il soit avocat, ou du moins qu'il soit en état d'être reçu
au parlement de Dijon ; en ce cas, je l'adresserais à mon con-
seiller, qui me doit au moins le service de protéger mon bailli.
Sûrement un homme envoyé par M. Diderot est un philosophe
et un homme aimable. Il pourrait aisément être juge de sept ou
huit terres dans le pays, ce qui serait un petit établissement.
Je ne sais pas trop comment frère Thieriot s'ajuste avec les
excommuniés du sieur Le Dain^; frère Thieriot ne doit pas
paraître : je m'en rapporte à lui, il est sage.
J'ai mis mes prêtres à la raison, évêque, officiai, promoteur,
jésuite; je les ai tous battus, et je bâtis mon église comme je le
veux, et non comme ils le voulaient. Quand j'aurai mon bailli
philosophe, je les rangerai tous. Je suis bienfaiteur de l'Église ;
je veux m'en faire craindre et aimer.
Je lève les mains au ciel pour le salut des frères.
J'ai eu aujourd'hui à dîner un M. Poinsinet revenant d'Italie.
Fratres, qui est ce M. Poinsinet-? Il m'a récité d'assez passables
vers. Valete, fralrcs. Frère Thieriot a-t-il le diable au corps de
vouloir qu'on imprime la Conversation du cher Grizel?
Je plains ce pauvre Tèrée^; il est triste que Philonûle soit mal
reçue au mois de mai. On disait que ce M. Lemierre était un
bon ennemi de Vinf... ; courage! qu'il ne se rebute pas, et confu-
sion aux fanatiques, ennemis de la raison et de l'État!
4575. — A M. F ABU Y K
17 juin 1701, à Fcrney.
Je vous réitère, monsieur, mes sincères remerciements. On
voit évidemment que toute cette persécution odieuse n'est que la
suite de l'aventure du curé Ancian. Si les interrogés ne m'ont
point trompé, il n'y a que le nommé Brochu (jui ait fait la dépo-
sition dont vous m'avez parlé, sans pourtant oser se servir du
mot que le sieur Castin allègue. Il est clair que ce IJrochn, ([ui
avaitaccompagné Ancian dans l'assassitjat dont ils ont été accusés,
n'est ({u'uii faux t(Miioin conqjlicc ilu curt'' Ancian, et (iiic son
\. Les comédiens; voyez tome \XIV, page '239.
'J. Antoine-AleAandre-llenri, né à Fontainebleau en 1735, mort en 1700, auteur
de la comédie du Cercle.
3. Cette tragédie de Ixtmiene n'avait pa-^ réussi.
4. Éditeurs. ISavoux et Friimois.
326 CORRESPONDANCE.
témoignage n'était pas même recevable par le sieur Castin. Tous
les autres protestent et jurent qu'ils n'ont pas dit un mot de ce
qu'on leur fait dire, et que s'ils avaient lait la déposition qu'on
leur impute, ils seraient infiniment coupables K
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien m'éclaircir de ce
mystère d'iniquités. Le sieur Castin joue un rôle infûme, et celui
qui le lui fait jouer est encore plus méprisable, Oes gens qui se
portent pour juges, et qui disent qu'ils écriront à M. de Saint-
Florentin, ne sont que de malheureux délateurs que je couvrirai
d'opprobre, et leurs lâches calomnies ne me font aucune peur.
On sera assez instruit qu'ils cherchent à se venger, de la manière
la plus lâche, de la protection que j'ai pu donner à Decroze,
mais je n'ai rempli en cela que mon devoir, puisque Decroze
est mon vassal ; nous verrons alors qui l'emportera', d'un seigneur
qui a vu son vassal blessé et le crâne entr'ouvert, qui a déposé
de ce crime, et qui n'a à se reprocher que de dépenser douze
mille francs pour rebâtir une jolie église, ou d'un curé accusé
d'un assassinat et déjà convaincu de mille violences, qui fait
agir secrètement ses confrères en sa faveur. Il faudra voir de
plus si, en effet, ses confrères sont en droit de faire les fonctions
d'official et de promoteur, malgré les lois du royaume, et si un
évtîque étranger, sous prétexte qu'il n'est pas riche, peut contre-
venir à ces lois. Il n'y a que votre esprit de conciliation, mon-
sieur, qui puisse mettre ces messieurs à la raison. Je suis aussi
touché de la noblesse de vos procédés qu'indigné de la bassesse
des leurs.
J'ai l'honneur d'être avec la plus tendre reconnaissance, mon-
sieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
4576. — A M. FABRY2.
Ferney, ce 18 juin.
Monsieur, il m'est extrêmement important, pour maintenir
le bon ordre dans la terre de Ferney, de savoir qui sont ceux qui
ont osé déposer la calomnie en question le 9 juin dernier, devant
le sieur Castin, qui se dit officiai de Gex. Je sais bien qu'il a fait
une procédure très-illégale et très-répréhensible, en procédant
contre des séculiers, sans intervention de la justice du roi; je
sais encore qu'il a manqué aux lois, en faisant comparaître un
t. Voyez la lettre à Arnoult du G juillet.
2. Editeurs, Bavoux et François.
ANNÉE 17G1. 327
nommé Brocliu, qui était décrété de prise de corps; je sais de
plus (ju'ii n'est nullement en droit d'exercer la charge d'official,
attendu qu'il est curé. Ce n'est pas de toutes ces procédures
méprisables et punissables que je suis inquiet; mais je le suis
beaucoup de savoir qu'il y a dans mes terres des malheureux
assez lAcheset assez ingrats pour déposer des calomnies absurdes
contre leur bienfaiteur. Ils sont coupables même d'avoir comparu,
car aucun séculier ne doit répondre en pareil cas à aucun juge
d'église. Je vous aurais, monsieur, la plus sensible obligation si
vous vouliez bien m'apprcndre leurs noms; il faut, dans une
terre, connaître le caractère de ses vassaux.
Si vous voulez, monsieur, joindre à cette bonté celle de me
renvoyer les plans que vous avez bien voulu permettre que je
misse entre vos mains, et dont j'ai besoin pour mes ouvriers,
vous me ferez un sensible plaisir. Je vous renouvelle mes remer-
ciements et mon attachement.
J'ai l'honneur d'être dans ces sentiments, monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
4577. — A M. L'ABBÉ DELILLE '.
A Fcincy, 19 juin.
On est bien loin, monsieur, d'être inconnu, comme vous le
dites, quand on a lait d'aussi beaux vers^ que vous, et surtout
quand on y répand d'aussi nobles vérités, et des sentiments si
vertueux. Vous pensez en excellent citoyen, et vous vous exprimez
en grand poète. Je m'intéresse d'autant plus à la gloire que vous
assurez à M. Laurent que je m'avise de l'imiter en petit dans une
de ses opérations. Je dessèche actuellement des marais ; mais
j'av(3ue que je ne fais point de bras. Cependant vous avez
daigné parler de moi dans votre épître à cet étonnant artiste.
J'a\ais déjà hi votre ouvnigc (pii a concouru pour le |)rix de
1. Jacques, fils naturel d'Antoirif Mciitaiiii r, avocat, et de M.uii- lliéionymo
l'.éranl, né le 22 juin 1738, prit le nom ilo Delilli', et l'st cnuuu sous le
nom d'abbé Delille. Quoique sous-diacre et grand ennemi des idées nouvelles, il
se maria, pendant la Hévolution, en pays étranjrer, et mourut à Paris le 1"' mai
18l.'5. Sa veuve est mort(! à l'aiis eu novembre ISiJI. (B.)
-'. Iipitre à M. Laurent, chevalier de l'onlrc de Suint-Michel, à l'ocrusiun du
liras artificiel iiit'il a fait pour un soldat invalide; Londres (Paris, Lottin), 1701.
L'abbé Uelille y dit :
Vullain», tour ;\ loiir sublime ot gracieux,
Puul clianler les liûrus, les bellus, v\ k'S dieux.
328 CORRnSPONDANCE.
l'Académie* ; je ne savais pas que je dusse joindre le sentiment
delà reconnaissance à celui de l'estime que vous m'inspiriez. Je
vous félicite, monsieur, d'être en relations avec M. Duverney.
Il forme un séminaire de gens- dont quelques-uns demande-
ront probablement un jour à M. Laurent des bras et des jambes,
La noblesse française aime fort à se les faire casser pour son
maître.
Je fais aussi mon compliment à M, Duverney d'aimer un
homme de votre mérite. 11 en a trop pour ne pas distinguer le
vôtre. Je me vante aussi, monsieur, d'avoir celui de sentir tout
ce que vous valez. Recevez mes remerciements, non-seulement
de ce que vous avez bien voulu m'envoyer vos ouvrages, mais de
ce que vous en faites de si bons.
J'ai l'honneur d'être, etc.
1578. — A M. DAMILAVILLE.
Le 19 juin.
En voyant la mine de ce pauvre abbé du Resnel ^ je n'ai pu
m'empêcher de dire :
Quoiqu'il eût cette mine, il fit pourtant des vers;
11 fut prêtre, mais philosoplie ;
Pliilosophe pour lui, se cachant des pervers.
Que n'ai-je été de cette étoffe!
Frère Thieriot n'aura pas autre chose de moi. Il n'y a pas
moyen de faire une inscription, à moins qu'elle ne soit un peu
piquante, et je ne trouve rien de piquant à dire sur l'abbé du
Resnel. C'était un homme aimable dans la société ; je le regrette de
tout mon cœur, je le suivrai bientôt, et puis c'est tout.
J'ai pris la liberté d'envoyer sous votre enveloppe une lettre*
pour M. Héron, dans laquelle je lui demande une grâce qui
m'est très-nécessaire : c'est de vouloir bien me faire parvenir une
ordonnance du roi qui défend aux archevêques et aux évêques
de prendre des curés pour leurs promoteurs ou officiaux. Cette
loi, qui est de 1627, me paraît fort sage : c'est ce qui fait qu'elle
\. Épître sur l'utilité de la retraite pour hs'gcns de lettres.
2. L'École militaire.
3. Mort le 25 février 1761.
4. Elle manque. (B.)
ANNÉE 17G1. 329
n'est point exécutée. Comme j'aime un peu le remue-ménage,
j'ai envie de faire quelques niches aux prêtres de mon canton.
Rien n'est plus amusant dans la vieillesse.
Je me recommande à tous les frères, en corps et en àme.
iô79. — A M. LE BARON DE BIELIHLI)i.
Aux Délices. 20 juin.
Je crois, monsieur, que votre lettre m'a guéri, car le plaisir
est un souverain remède, et j'ai senti un plaisir bien vif en
voyant que vous vous souvenez de moi. Je ne songe plus qu'à m'a-
muser et à finir gaiement ma carrière ; mais je m'intéresse beau-
coup aux ouvrages sérieux que vous donnez au public. J'attends
avec impatience celui que vous m'annoncez. Apprenez aux princes
à être justes : c'est toujours une consolation pour ceux qui
souffrent de leur ambition, de leurs caprices, de leurs injustices,
de leurs méchancetés. Les hommes aiment à entendre parler du
droit des gens ; ce sont des malades à qui on parle du remède
universel. N'avez-vous pas dit aussi quelque petit mot sur la
liberté? Je m'imagine que vous la goûtez à votre aise dans Ham-
bourg; pour moi, j'en jouis, et je suis depuis six ans dans
l'ivresse de la jouissance, étant assez heureux pour posséder des
terres libres sur la frontière de France, et me trouvant dans une
indépendance entière. Vous souvient-il du temps où il ne vous
était pas permis d'aller dans vos terres? C'est bien cela qui est
contre le droit des gens.
Je souhaite la paix à votre Allemagne; mais je ne peux exalter
mon j\me au point de deviner le temps où toutes ces horreurs
cesseront. Le secret de prévoir l'avenir s'est perdu avec le modeste
président-.
Je vous embrasse de tout mon cœur, sans cérémonie; il n'eu
faut point entre les philosophes. C'est assez de dater sa lettre,
et de signer la première lettre de son nom. V.
\oli-(' li'tlic (lu mois (h; l'cMicr ne m'.-i [vas été rendue par des
gens pressés de s'acciuiltcr de leur coininissiun.
1. Jacqucs-Frùdliric, né à Hambourg,' eu 1710, mort le f» avril 1770, avait coui-
posé, pour le prince de Prusse Au-ruste-Ferdinand, dont il était précC|)teur eu
1745, des Institutions de polili(iue en trois parties. Les deux premières parurent a
la Haye, 1700, deux volumes in- 4°.
2. Maupcrluis.
330 CORRESPONDANCE.
•4580. — A M. LE COMTK D'AROK MAL.
21 juin.
Mes divins an^es, lisez mes rcmontraDces avec attention et
bénignité.
Considérez d'abord que le plan d'un cerveau n'a pas six
pouces de large, et que j'ai pour cent toises au moins de tribu-
lations et de travaux. Le loisir fut certainement le père des
Muses; les a/Taires en sont les ennemies, et l'embarras les tue. On
peut bien à la vérité faire une tragédie, une comédie, ou deux
ou trois cbants d'un poëme, dans une semaine d'biver ; mais vous
m'avouerez que cela est impossible dans le temps de la fenaison
et des moissons, des défrichements et des dessèchements-, et
quand à ces travaux de campagne il se joint des procès, le
tripot de Thémis l'emporte sur celui de Melpomène. Je vous ai
caché une partie de mes douleurs; mais enfin il faut que vous
sachiez que j'ai la guerre contre le clergé. Je bâtis une église
assez jolie, dont le frontispice est d'une pierre aussi chère que le
marbre; je fonde une école, et, pour prix de mes bienfaits, un
curé d'un village voisin, qui se dit promoteur, et un autre curé
qui se dit officiai, m'ont intenté un procès criminel^ pour un
pied et demi de cimetière, et pour deux côtelettes de mouton
qu'on a prises pour des os de morts déterrés.
On m'a voulu excommunier pour avoir voulu déranger une
croix de bois, et pour avoir abattu insolemment une partie d'une
grange qu'on appelait paroisse.
Comme j'aime passionnément à être le maître, j'ai jeté par
terre toute l'église, pour répondre aux plaintes d'en avoir abattu
la moitié. J'ai pris les cloches, l'autel, les confessionnaux, les
fonts baptismaux ; j'ai envoyé mes paroissiens entendre la messe
à une lieue.
Le lieutenant criminel, le procureur du roi, sont venus instru-
menter; j'ai envoyé promener tout le monde; je leur ai signifié
qu'ils étaient des ânes, comme de fait ils le sont. J'avais pris des
mesures de façon que monsieur le procureur général du parle-
ment de Dijon leur a confirmé cette vérité. Je suis à présent sur
le point d'avoir l'honneur d'appeler comme d'abus, et ce ne sera
pas maître Le Dain - qui sera mon avocat. Je crois que je fera]
1. Voyez une noie de la lettre 4506.
2. Voyez la note, tome XXIV, page 239.
ANNÉE 1764. 331
mourir de douleur uion évèque ', sil ne meurt pas auparavant
de gras fondu.
Vous noterez, s'il vous plaît, qu'en même temps je m'adresse
au pape en droiture. Ma destinée est de bafouer Rome, et de la
faire servir à mes petites volontés. L'aventure ûo Maltomet m'en-
courage. Je fais donc une belle requête au saint-père : je demande
des reliques pour mon église, un domaine absolu sur mon cime-
tière, une indulgence in articulo rnortis, et, pendant ma vie, une
belle bulle pour moi tout seul, portant permission de cultiver la
terre les jours de fête sans être damné. Mon évêque est un sot
qui n'a pas voulu donner au mallieureuv petit pays de Ge\ la
permission que je demande ; et cette abominable coutume de
s'enivrer en Tliouneur des saints, au lieu de labourer, subsiste
encore dans bien des diocèses. Le roi devrait, je ne dis pas per-
mettre les travaux cbampêtres ces jours-là, mais les ordonner.
C'est un reste de notre ancienne barbarie de laisser cette grande
partie de l'économie de l'État entre les mains des prêtres.
M. de Courtcilles vient de faire une belle action en faisant
rendre un arrêt du conseil pour les dessèchements des marais. Il
devrait bien en rendre un qui ordonnât aux sujets du roi de
faire croître du blé le jour de Saint-Simon et dxî Saint- Jude-,
tout comme un autre jour. Aous sommes la fable et la risée des
nations étrangères, sur terre et sur mer; les paysans du canton
de Berne, mes voisins, se moquent de moi, qui ne puis labourer
mon champ que trois fois, tandis qu'ils labourent quatre fois le
leur. Je rougis de m'adressera un évê<[ue de lîome, et non pas à
un ministre de France, pour faire le bien de l'Ktat.
Si ma supplique au pape et ma lettre ' au cardinal Passionei
sont prêtes au départ de la poste, je les mettrai sous les ailes de
mes anges, qui auraient la bonté de faire passer mon paquet à
M, le duc de Choiseul : car je veux qu'il en rie et qu'il m'appuie.
Celte négociation sera plus aisée à terminer honorablement que
celle de la paix.
Je passe du tripot de l'Église à celui de la Comédie, Je
croyais que frère Damilaville et frère ïhieriot s'étaient adressés
à mes anges pour cette pièce qu'on prétend être d'après Jodelle,
et (jui est certainement d'un académicien de Dijon*. Ils ont été
si discrets ((u'ils n'ont |)as, jusqu'à présent, osé vous en parler;
1. liionl ou l'.ioit.
2. Le 28 octobre.
'.i. La sup[ili(|iic et la leUrc inanf|uriit. JL)
l. Vojoz lii litiro 4."»7l.
332 CORRESPONDANCE.
il faudra pourtant qu'ils s'adressent à vous, et que vous les
protégiez très-discrètement, sous main, sans vous cacher visi-
blement.
Je ne saurais finir de dicter cette longue lettre sans vous dire
à quel point je suis révolté de l'insolence absurde et avilissante
avec laquelle on afTecte encore de ne pas distinguer le théâtre
de la Foire du théâtre de Corneille, et Gilles de Baron ; cela jette
un opprobre odieux sur le seul art qui puisse mettre la France
au-dessus des autres nations, sur un art que j'ai cultivé toute ma
vie aux dépens de ma fortune et de mon avancement. Cela doit
redoubler l'horreur de tout honnête homme pour la superstition
et la pédanterie. J'aimerais mieux voir les Français imbéciles et
barbares, comme ils l'ont été douze cents ans, que de les voir à
demi éclairés. Mou aversion pour Paris est un peu fondée sur ce
dégoût. Je me souviens avec horreur qu'il n'y a pas une de mes
tragédies qui ne m'ait suscité les plus violents chagrins; il fallait
tout l'empire que vous avez sur moi pour me faire rentrer dans
cette détestable carrière. Je n'ai jamais mis mon nom à rien,
parce (jue mettre son nom à la tête d'un ouvrage est ridicule, et
on s'obstine à mettre mon nom à tout : c'est encore une de mes
peines.
J'ajouterai que je hais si furieusement maître Omer que je
ne veux pas me trouver dans la même ville où ce crapaud noir
coasse. Voilà mon cœur ouvert à mes anges ; il est peut-être un
peu rongé de quelques gouttes de fiel, mais vos bontés y versent
mille douceurs.
Encore un mot ; cela ne finira pas si tôt. Permettez que je
TOUS adresse ma réponse à une lettre de M. le duc de Nivernais*.
L'embarras d'avoir les noms des souscripteurs pour les OEuvres
de l'excommunié et infâme P. Corneille ne sera pas une de nos
moindres difficultés. Il y en a à tout : ce monde-ci n'est qu'un
fagot d'épines.
Vous n'aurez pas aujourd'hui ma lettre au pape, mes divins
anges; on ne peut pas tout faire.
Je vous conjure d'accabler de louanges M. de Courteilles,
pour la bonne action qu'il a faite de faire rendre un arrêt qui
desséchera nos vilains marais.
Voilà une lettre qui doit terriblement vous ennuyer; mais j'ai
voulu vous dire tout.
M"'* Denis et la pupille se joignent à moi.
•1. Voyez la lettre suivante.
ANNÉE 1761. 333
A M. Li: DUC DE NIVERNAIS <.
Aux Délices, 21 juin.
Vous devenez, monseigneur le duc, tout jeune que vous êtes,
le père de l'Académie, et vos discours vous ont rendu cher au
public. La protection que vous donnez aux descendants de Cor-
neille augmente encore, s'il est possible, la vénc'ration qu'on a
pour vous.
Tous mes soins deviendront infructueux, s'il ne se trouve
quelques âmes aussi sensibles et aussi nobles que la vôtre. Je me
flatte que votre nom, imprimé à la tête des souscripteurs, enga-
gera plusieurs personnes à donner le leur. On portera sans doute
le roi à permettre, en qualité de protecteur, qu'il soit regardé
comme le premier bienfaiteur de la famille du grand Corneille.
Je suis bien sûr que, dans l'occasion, vous voudrez bien appuyer
mes propositions de votre crédit et de vos conseils. Je vous en
fais mes très-humbles remerciements : M"* Corneille y joindrait
déjà les siens si les ménagements qu'on doit aux infortunés
m'avaient permis de l'instruire de ce qu'on fait pour elle.
J'ajouterai que je crois convenable que chaque académicien,
non-seulement donne son nom, mais qu'il nous procure des
souscripteurs : car, lorsque les sieurs Cramer seront à Cenève,
comment pourront-ils en avoir à Paris?
Je vous demanderais pardon, monseigneur, de tous ces dé-
tails, si vous aviez moins de générosité; j'ai seulement peur
de n'avoir pas assez de santé pour conduire cette entreprise à
sa fin.
J'attends votre discours avec impatience, et serai toute ma
vie, monseigneur, avec autant d'estime que de respect, etc.
iô8-2. — A M. DE LA PLACE,
A l T E L II DU M E n C l R E -.
•23 juin 17G1.
Sic vos, noti vobis. Dans le n()Mil)ro immense de tragédies, co-
médies, opéras-comi(iues, discoiiis moiaiixel facéties, au nombre
1. Éditeurs, de Cayrol cl François.
2. Cette lettrea été imprimée dans le Merciirr dr 17(11, jnillci, Unnc II, past? SI.
Les éditeurs de Kohi l'avaient placée dans les Mélaïujcs littéraires, après on
avoir impiiiné la plus grande partie en tète de la tragédie de Zuliinc : ce double
emploi se ntrouve dans beaucoup d'éditions. Au reste, cette lettre est imprimée
sans adresse dans le Mercure, et pourrait fort bien Cire rello ([ue, ii;ins le n" i.^SJ,
Voltaire dit adressée à Nicodèmc Tbieriot.
334 COURI-SPONDANCR.
d'environ cinq cent mille, qui font j'honnenr éternel de la France,
on vient d'imprimer une tragédie sous mon nom, intitulée
Zulimr; la scène est en Afri(iue : il est bien vrai qu'autrefois»
ayant été avec Alzire en Amérique, je fis un petit tour en Afrique
avec Zulime, avant d'aller voir Jddmc à la Chine ; mais mon voyage
d'Afrique ne me réussit point. Presque personne dans le parterre
ne connaissait la ville d'Arsénié, qui était le lieu de la scène;
c'est pourtant une colonie romaine nommée Arsinaria ; et c'est
encore par cette raison-là qu'on ne la connaissait pas.
Trémizène est un nom bien sonore, c'est un joli petit royaume ;
mais on n'en avait aucune idée : la pièce ne donna nulle envie
de s'informer du gisement de ces côtes. Je retirai prudemment
ma Hotte.
Kt qujG
Desperat tractata iiitescere posse reliiiquit*.
Des corsaires se sont enfin saisis de la pièce, et l'ont fait im-
primer ; mais, par droit de conquête, ils ont supprimé deux
ou trois cents vers de ma façon, et en ont mis autant de la leur:
je crois qu'ils ont très-bien fait ; je ne veux point leur voler leur
gloire, comme ils m'ont volé mon ouvrage. J'avoue que le dé-
noûment leur appartient, et qu'il est aussi mauvais que l'était le
mien : les rieurs auront beau jeu ; au lieu d'avoir une pièce à
siffler, ils en auront deux.
Il est vrai que les rieurs seront en petit nombre, car peu de
gens pourraient lire les deux pièces : je suis de ce nombre ; et de
tous ceux qui prisent ces bagatelles ce qu'elles valent, je suis
peut-être celui qui y met le plus bas prix. Enchanté des chefs-
d'œuvre du siècle passé, autant que dégoûté du fatras prodigieux
de nos médiocrités, je vais expier les miennes en me faisant le
commentateur de Pierre Corneille. L'Académie a agréé ce travail ;
je me flatte que le public le secondera, en faveur des héritiers
de ce grand nom.
Il vaut mieux commenter Héracllus que de faire Tancrcde, on
risque bien moins. Le premier jour que l'on joua ce Tancrcde,
beaucoup de spectateurs étaient venus armés d'un manuscrit qui
courait le monde, et qu'on assurait être mon ouvrage : il ressem-
blait à cette Zulime.
C'est ainsi qu'un honnête libraire, nommé Grange, s'avisa
d'imprimer une Histoire générale qu'il assurait être de moi, et il
1. Horace, de Acte poetica, 150-151.
A N N I-: 1-: I 7 ij 1 . 335
me le soutenait à moi-nit*me ; il n'y a pas grand mal à tout cela.
Quand on vexe un pauvre auteur, les dix-neuf vingtièmes du
monde l'ignorent, le reste en rit, et moi aussi. Il y a trente à
quarante ans que je prenais sérieusement la chose. J'étais bien
sot!
Adieu, je vous embrasse.
4583. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL.
Aux Délices. i'A juin.
0 mes anges I le coup est violent, le trait est noir, l'embarras
est grand.
Zulime, soit : la voilà baptisée, la voilà Africaine; elle a affaire
à un Espagnol, il n'y a i)lus moyen de s'en dédire. Voici une
petite lettre à Nicodème ïhieriot^ qu'il ne serait pas mal de
faire courir. Allons donc; je vais songer à cette Zulime; la tête
me bout. Serai-je toujours comme Arlequin, qui voulait faire
vingt-deux métiers à la fois ? Patience.
Mille respects, je vous en conjure, à M. le comte de Choiseul ;
comment va sa santé?
Ayez la charité d'envoyer à M. le duc de Choiseul le présont
paquet 2, après en avoir ri.
Qui est ambassadeur à PiOme?Jen'en sais rien. Qiiohpril soit,
il faut qu'il fasse mon affaire au plus vite. Monsieur le comte de
Choiseul, protégez-moi prodigieusement ; je veux que Rezzonico '
m'accorde tout ce que je demande. Quand le seigneur, le curé,
et toute une paroisse, présentent une supplique au pape, et que
cette paroisse est auprès de Genève, et que c'est à moi qu'elle
appartient, le pape est un benêt s'il nous refuse.
J'espère bien que tous les Choiseul me permettront de mettre
leur nom en gros caractères parmi les souscripteurs de Corneille ;
je vais d'abord tàter le roi.
Mes anges, si vous avez deux ou trois âmes à me prêter, en-
voyez-les-moi par la poste, car je n'ai pas assez de la mienne :
toute chétive qu'elle est, elle vous adore.
Avez-vous reçu la cargaison de (Irizel*? Kt les yeux?
1. Peul-rtre le no iô82.
2. Celui qui contcnail la supplif[uo au pnpo et la lettre au cardinal Passion»
dont il est parlé dans la iotlre V.tW.
3. Clément XIII.
4. La Conversation, iinprinn'c tome WIV, pa;;e 23'.».
336 CORRESPONDANM.il.
•ir,8 \. — A -M. [) E C !I V. N V. V I È 1", E S ».
Vos vers sont charmants, mon cher ami ; vous n'en avez ja-
mais fait de si jolis. Je ne m'occupe plus à présent que des vers
des autres. Me voici enfoncé dans ceux de Corneille : j'entre-
prends, avez l'agrément de l'Académie, une magnifique édition
de ses pièces de théAtre, avec des remarques sur la langue et sur
l'art qu'il a créé. Je fais établir une souscription : le produit sera
pour M. Corneille et pour sa fille, qui n'ont d'autre bien que le
nom de Corneille. Le prix de chaque exemplaire, orné de trois
belles vignettes, ne sera que dé quarante livres, et on ne payera
qu'en recevant le livre. Je souscris moi-même pour six exem-
plaires. Presque tous les académiciens en font autant. Nous nous
flattons que le roi permettra que son nom soit à la tête des
souscripteurs.
Ne pourriez-vous me dire, vous qui êtes du pays, comment
on s'y prend auprès de M. de La Vauguyon, pour obtenir de
monsieur le dauphin une action généreuse? Je crois la chose
très-aisée; mais je suis absolument inconnu à M. de La Vau-
guyon. Si vous connaissez quelque belle âme qui veuille pour
quarante livres, et môme pour quatre-vingts, se mettre au rang
des bienfaiteurs du sang de Corneille, et voir son nom imprimé
avec celui du roi, comme lorsqu'on a vendu sa vaisselle, nom-
mez-moi ce noble personnage.
4585. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY*.
Aux Délices, 2i juin.
J'ai reçu, mon cher président, votre belle épîtrc morale. Je
vous dirai d'abord qu'il n'est point vrai que l'abbé d'Olivet ait
quitté l'Académie française, ni qu'on l'ait appelé maraud ^. Ce
mot entre bien dans notre dictionnaire, mais non pas dans nos
séances.
L'affaire de mon église de Ferney est plus sérieuse, car elle
me ruine. Je me suis avisé de faire un portail d'une pierre aussi
1. Éditeurs, de Cayrol et François. — C'est à tort qu'ils avaient daté ce billet
de février. (G. A.)
2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Sur la foi de Micliault le bibliographe, M. de Ruffey avait mandé à Vol-
taire que Duclos avait traité de maraud l'abbé d'Olivet en pleine Académie. {Note
du premier éditeur.)
ANNÉE 1761. 337
chère que le marbre, et plus difficile à tailler. L'olTicial et le pro-
moteur sont encore plus durs que cette pierre. Au lieu de me
remercier et de m'encourager, ils ont commencé un procès avec
autant d'ingratitude que d'impertinence. J'ai même des preuves
ou du moins des semi-preuves qu'ils ont suborné des témoins.
Mais je n'ai certainement rien à craindre, puisqu'un homme tel
que M. de Quintin est procureur général de lîourgogne.
1° Je n'ai rien fait que de concert avec mon curé et les hiibi-
tants, ayant préahiblement l'agrément de l'évêque, il y a plus
d'un an.
2° Si on avait manqué à quelques formalités (ce que je ne
crois pas), c'était au promoteur et à l'official à en avertir amia-
blement. Ils ont manqué au devoir de l'honnêteté et au devoir
de leur place.
3° Le prétendu officiai a instrumenté sans l'intervention du
juge séculier, ce qui est un attentat contre les lois.
h° Il n'est pas plus officiai, et le promoteur n'est pas plus
promoteur, que vous et moi. Il est défendu par les canons et par
l'ordonnance du roi, de 1627, art. Ik, qu'un curé fasse les fonc-
tions d' officiai ou de fromoleur. La raison en est bien sensible : il
serait alors le juge de lui-même. Tout est donc irrégulier et ré-
préhensible dans les procédés et procédures de ces Allobroges.
5" Toute cette alïaire n'est que la suite des animosités qui ont
divisé la province au sujet de l'assassinat dont un curé du pays
a été accusé. Je crois qu'à la fin le parlement sera forcé d'en-
voyer des commissaires dans nos montagnes, au fin fond de la
barbarie.
Venez me voir avec M. de La Marche; il y aura toujours une
messe pour lui, soit que mon église soit bâtie ou non. Mes res-
pects à M'"^' de Ruffey. Nous aurons de quoi la loger si elle veut
être du voyage.
Je vous parlerai' dans quelque tciups d'une entreprise où il
s'agit de l'honneur de la nation', et point du tout tics baihares
du pays de Gex. Vule. V.
J'ai jtris l;i libellé d'envoyer des pa(|uels sous l'en\eloi)pe de
M. de Varennes: le {)ermel-il ?
1. (l(;t nlim'a et le suivant sont seuls do la iii;iin de Voltaire; le surplus île la
lettre n'esi, ix.jni auto;:raplic. {Xote du premier cUilcur.)
2. L'iditiuii de Curneillo.
IIESI'ONDA.M E. I .\ .
338 CORRESPONDANCE.
4580. — A IM. L'AUBÉ D'OLIVET.
24 juin.
Farimdissimc et arrissimc Olivcte, lisez le programme simple et
court à l'Académie. Si on l'approuve, je l'envoie à M. le duc de
Choiseul, à M"'" de Pompadour. Je veux que le roi souscrive;
je veux que le président Hénault fasse souscrire la reine. Je me
charge des princes d'Allemagne et du parlement d'Angleterre. Je
veux la gloire de la France et de l'Académie.
Je crois que je pourrai hardiment, dans un programme im-
primé, donner les noms de tous les académiciens, que je mettrai
immédiatement après les princes, attendu qu'ils sont les con-
frères de Corneille.
Renvoyez-moi, s'il vous plaît, mon programme approuvé. Ncc
patres conscripti concidant nec deficiant.
Il serait convenable que chacun signât mon programme.
M. le duc de Nivernais a déjà souscrit pour dix exemplaires. Qui
sera le hrave académicien qui se chargera de la souscription de
ses frères à croix d'or, à cordons bleus, etc. ? Ciccronis amator,
Cornelium tuere.
4587. — A M. D'ALEMBERT.
Aux Délices, 25 de juin.
Mon cher philosophe, vous n'avez peut-être pas beaucoup de
temps, ni moi non plus; cependant il faut donner signe de vie.
Dites-moi en conscience à quelle distance vous croyez que nous
sommes éloignés du soleil depuis le passage de Vénus, et si vous
pensez que cette Vénus ait un laquais S comme on le prétend.
Pour moi, je suis occupé actuellement de lAf-^ Corneille, et je
vous prie de faire beau bruit à l'Académie pour l'édition des
ouvrages de ce grand homme.
M. l'abbé Grizel - me charge de vous faire ses compliments.
Omitte res cœlesies, et envoyez un petit mot à votre vieil ami V.,
chez M. Damilaville,
1. Voyez la lettre 4003.
2. Principal personnage de la Conversation, tome XXIV, page 239.
ANNÉE 1761. 339
4588. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC
Aux Délices, 25 juin.
J'ai toujours l"air du plus grand paresseux du monde, mon-
sieur, et vous savez que je ne le suis pas. Je n'ai pas réellement
le temps d'écrire une lettre. Je suis surtout occupé actuellement
à une édition des tragédies du grand Corneille, avec des remar-
ques instructives sur la langue et sur l'art du théâtre ; c'est un
surcroît de fardeau à tous ceux que je porte; mais c'est un far-
deau qui m'est cher. L'édition sera magnifique; elle se fait par
souscriptions, et le produit sera pour M"'^ Corneille et pour son
père, seuls descendants de ce grand homme, qui n'ont que son
nom pour héritage. On ne payera rien d'avance. L'Académie fran-
çaise prend un grand intérêt à cet ouvrage. Le roi sera probable-
ment à la tête des souscripteurs, et je me flatte que vous me
permettrez de mettre votre nom dans la liste. Il n'en coûtera que
quarante livres pour chaque exemplaire. Prenez-vous-en à Cinna
et à Rodogune, et à une nouvelle histoire très-longue des hor-
reurs et des superstitions du genre humain, si, après un si long
silence, je vous écris une si courte lettre. Je suis d'un mauvais
commerce; mais je vous suis tendrement attaché pour la vie.
4589. — A M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT. .
25 juin.
Mon clier et respectable confrère, je crois qu'il s'agit de
riionneur de l'Académie et de la France. Il faut fixer la langue,
que vingt mille brochures corrompent; il faut imprimer, avec
des notes utiles, les grands auteurs du siècle de Louis \IV, et
qu'on sache à Pétersbourg et en Ukraine en quoi Corneille est
grand, et en quoi il est défectueux. Vous encouragez cette en-
treprise, qui ne réussira pas si vous ne permettez que je vous
consulte souvent. Je pense qu'il sera honorable pour la France
(le relever le nom de Corneille dans ses descendants. J'étais à
Londres quand on apprit (]uil y avait une fille de Milton aveugle,
vieille, et pauvre; en un quart d'heure elle fut riche. La petite-
lille d'un homme lrès-supéri(uir à Milton n'est, à la vérité, ni
vieille ni aveugle, elle a même de très-beaux yeux, et ce ne sera
1. Éditeurs, de (layrol et François.
340 CORRESPONDANCE.
pas une raison pour que les Français l'abandonnent. Il est vrai
qu'elle est à présent au-dessus de la pauvreté; mais à qui mieux
qu'elle appartiendrait le produit des OEuvres de son aïeul? Les
frères Cramer sont assez généreux pour lui céder le profit de
cette édition, qui ne sera faite que pour les souscripteurs.
Nous travaillons donc pour le nom de Corneille, pour l'Aca-
démie, pour la France. C'est par là que je veux finir ma carrière.
Il en coûtera si peu pour faire réussir cette entreprise! Quarante
francs, chaque exemplaire, sont un objet si mince pour les pre-
miers de la nation qu'on sera problablement empressé à voir
son nom dans la liste des protecteurs de Cinna et du sang de
Corneille,
Je me flatte que le roi, protecteur de l'Académie, permettra
que son nom soit à la tête des souscripteurs. Je charge votre ca-
ractère aussi bienfaisant qu'aimable de nous donner la reine.
Qu'elle ne considère pas que c'est un profane qui entreprend ce
travail ; qu'elle considère la nation dont elle est reine.
Qui sont les noms de vos amis que je ferai imprimer? Pour
combien d'exemplaires souscriront nos académiciens de la
cour? Comptez que les Cramer ne tireront que le nombre des
exemplaires souscrits, et que ce livre restera un monument de
la générosité des souscripteurs, qui ne sera jamais vendu au
public. Fera des petites éditions qui voudra, mais notre grande
sera unique. Vous pouvez plus que personne ; et il sera digne de
celui qui à si bien fait connaître la France de protéger le grand
Corneille, quand il n'y a pas un seul acteur digne de jouer Cinna,
et qu'il y a si peu de gens dignes de le lire.
Il me semble que j'ouvre une porte d'or pour sortir du laby-
rinthe des colifichets où la foule se promène.
Recevez les tendres et respectueux sentiments, etc.
Mille pardons à M""' du Deflant. Cette entreprise ne me laisse
pas un moment, et j'ai des ouvrages immenses, des moutons, et
des procès, à conduire.
•4590. - A M. FYOT DE LA MARCHE i.
Au château de Ferney, par Genève, 26 juin 1761.
Il faut, monsieur, que je vous serve suivant votre goût; il
faut que je prenne la liberté de vous mettre à la tête d'une
bonne action qui se fera dans votre Bourgogne.
1. Éditeur, Th. Foisset.
ANNKE I7GI. 341
J'étais à Londres quand on apprit qu'il y avait une fille de
Milton qui était dans la dernière pauvreté, et incontinent elle
fut riche. J'ai mis dans ma tête de faire voir aux Anglais que
nous savons comme eux honorer les beaux-arts et le sang des
grands hommes, Jai imaginé de faire une niagniticjue édition des
tragédies de Pierre Corneille, avec des notes qui seront peut-être
utiles aux étrangers, et même aux Français. Je finirai ma car-
rière en élevant un monument à mon maître, et en procurant
un établissement à sa petitc-flllo. Le profit de l'édition sera pour
elle et pour son père. Je n'ai pas beaucoup de bien libre; mon
malheureux château et mon église me ruinent, et Dieu seul me
saura gré de cette église, car l'évêque allobroge ne m'en sait
aucun. J'espère que la nation sera un peu plus contente de Tédi-
tion de Corneille, C'est presque le seul moyen de laisser à sa
descendante une fortune digne d'elle. Toute l'Académie con-
court à cette entreprise, et je me flatte que le roi sera à la tête
des souscripteurs. Je souscris pour six exemplaires ; plusieurs
académiciens en font autant, d'autres suivront. L'édition sera
uniquement pour ceux qui auront souscrit ; on ne payera rien
d'avance. Ce sera un monument qui restera dans la famille de
chaque souscripteur. Ils permettront qu'on imprime leurs noms,
parce que ces noms, qui seront les premiers du royaume, en-
courageront les autres. Je demande le vôtre et celui de mon-
sieur votre fils; M. de riun"ey donnera le sien. Je taxe M. de
Brosses à deux exemplaires, à quarante livres pièce. C'est
marché donné pour une terre qu'il m'a vendue un peu chère-
ment. .Nos confrères les académiciens de Paris, qui ont à expier
leur asservissement au cardinal de Richelieu et leur censure du
Ciel, doivent prendre plus d'exemplaires que les autres. J(^ ne
demande pas que Messieurs de Dijon, qui ne sont point coupa-
bles, retiennent un aussi grand nombre d'exemplaires. 11 suffira
d'un ou deux pour chacun. Je voudrais que l'évêciue fût du
nombre ; l'auteur de Polycucte le mérite.
Je vous recommande Corneille et son sang; je finis, car
Cinna et Cornélie m'appellent: il faut faire oublier toutes nos
médiocrités de ce siècle en rendant justice aux chefs-d'œuvre du
siècle de Louis XIV.
Permotlez-moi l;i lihcrlr (\e vous embrasser et de vous as-
surer de mon Ircs-lcndic i-cspcct.
Voltaire.
34* CORRESPONDANCE.
4591. — A M. LE COMTE D'AUGENTAL.
Fernoy, 2(5 juin.
Je n'ai guère la force d'écrire, parce que, depuis quelque
temps, j'écris jour et nuit. Mes anges sauront que je rends grâce
au corsaire qui a fait imprimer Zulime. L'impression m'a fait
apercevoir d'un défaut capital qui régnait dans cette pièce :
c'était l'uniformité des sentiments de l'héroïne, qui disait tou-
jours J'aime; c'est un beau mot, mais il ne faut pas le répéter
trop souvent; il faut quelquefois dire Je hais.
Je commence à être moins mécontent de cet ouvrage que je
ne l'étais, et je me flatte enfin qu'il ne sera pas tout à fait indigne
des bontés dont mes anges l'honorent. Il sera prêt quand ils l'or-
donneront. Je n'abandonnerai pourtant ni les moissons, ni mon
église, ni ma petite négociation avec le pape.
Je relis cet infâme et excommunié Corneille avec une grande
attention. Je l'admire plus que jamais en voyant d'où il est parti.
C'est un créateur ; il n'y a de gloire que pour ces gens-là ; nous
ne sommes aujourd'hui que de petits écoliers. Je suis persuadé
que mes notes au bas des pages des bonnes pièces de Corneille
ne seront pas sans utilité et sans agrément ; elles pourront for-
mer une poétique complète, sans avoir l'insolence et l'ennui du
ton dogmatique.
Je suis résolu à ne faire imprimer que le nombre des exem-
plaires pour lesquels on aura souscrit. Les petites éditions seront
au profit des hbraires ; et s'il y a, comme je le crois, quelque
amour de la véritable gloire dans la nation, la grande édition
assurera quelque fortune aux héritiers du nom du grand Cor-
neille. Je finirai ainsi ma carrière d'une manière honorable, et
qui ne sera pas indigne de l'ancienne amitié dont mes anges
m'honorent.
Je les supplie de vouloir bien me procurer sans délai le nom
de M. le duc d'Orléans par M. de Foncemagne, afin que je l'im-
prime dans le programme.
Je voudrais avoir celui de monsieur le premier président ^r
il me le doit en dédommagement de la banqueroute que son
beau-frère 2 m'a faite. Jamais mon entreprise ne vaudra au sang
de Corneille la moitié de ce que Bernard m'a volé. Je crois avoir
1. Molé.
2. Bernard de Coubcrt.
AN-NÉI-: 17 61. 343
déjà prévenu M. le comte de Choiseul, l'ambassadeur, que je ne
doutais pas qu'il n'honorât ma liste de son nom, et j'attends ses
ordres. Je demande la même grâce à M. de Coiirteilles, à M. de
Maleslier])es, à madame sa sœur, et tous les amis de mes anges.
Je désirerais passionnément la souscription du président de
Meynières, et de quelques membres du parlement, pour expier
les sottises de maître Le Dain et de maître Orner.
Je n'ai point encore écrit à M. le duc de Choiseul sur cette
petite afTaire. Je siipphe monsieur le comte l'ambassadeur d'avoir
la bonté de lui en parler : ils sont aussi tous deux mes anges.
Je vous baise à tous le bout des ailes, et je recommande à vos
bontés Cinna, Horace, Sévère, Cornélie, et la cousine issue de
germain de Cornélie. Si on me seconde avec quelque vivacité,
cette édition ne sera qu'une aflairc de six mois.
Nièce, et Cornélie-chiffon, et V., vous disent tout ce qu'il y a
de plus tendre.
459-2. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
Au château de Fcrney, par Genève, 20 juin 1761.
Madame, mon silence doit avoir dit à Votre Altesse sérénis-
sime que je n'étais pas en état d'écrire. J'avais presque perdu la
vue, en conservant la plus forte envie de revoir Gotha et sa sou-
veraine. J'occupe ma vieillesse, et je trompe mes maux par un
travail très-agréable pour lequel je demande votre protection.
L'Académie française agrée que je fasse une édition des
bonnes tragédies du grand Corneille, avec des notes sur la langue
et sur l'art qu'elle a créés. Cet ouvrage sera principalement utile
aux étrangers. Il se fait par souscription, et l'édition sera magni-
fique. Le produit de cette entreprise est pour tirer de la misère
les restes de la famille du grand Corneille, famille noble, et ((ui
languit dans la pauvreté. Nous imprimons les noms des souscrip-
teurs : je supplie Votre Altesse sérénissimc de permettre que son
nom honore cotte liste. Chaquo académicien souscrit pour six
exemplaires. Ce livre sera du moins un monument de générosité,
si de ma part ce n'est pas un monument do science et de goût.
Puisse la paix donner à l'Europe le loisir de cultiver les arts de
toute espèce! Ce long (léau détruit tout. Ilélas! au premier coup
de canon, je dis : « Kn voilà pour sept ans! » Puissé-jo me trom-
per au moins d'une année!
1. I-lditeurs, Itavoux cl François.
344 CORRESPONDANCE.
M. Stanley* est ù Paris ; il est assidu à nos spectacles; il voit
nos p^éomctres. Il ne parle point de paix; c'est apparemment par
politesse qu'il ne nous parle point de nos besoins.
Je me mets à vos pieds, madame, et à ceux de toute votre
auguste famille. Grande maîtresse des cœurs, recevez mes hom-
mages, et présentez -les à la divine Dorothée.
Le Suisse V.
4593. — A M. LE BRUN.
Au château de Ferncy, par Genève, 2S juin.
Si vous faites justice, monsieur, de l'âne ^ qui étourdit à force
de hraire, n'oubliez pas l'àne qui rue ; vous vengerez sans doute
le sang du grand Corneille de l'insolence calomnieuse avec
laquelle il a voulu flétrir son éducation. Ce sera le sujet d'une
feuille, et ce sujet, manié par vous d'une manière intéressante,
peut rendre ce malheureux exécrable à ceux qui le protègent.
Il n'a en effet que trop de protecteurs, et c'est assez qu'il soit
méchant pour qu'il en ait. Il faut espérer qu'en faisant connaître
ses infamies comme ses ridicules , vous lui ôterez le peu de
vogue qu'il avait, et qui déshonorait la nation.
J'ose espérer que celte nation sera assez touchée de la véri-
tal)1e gloire, pour contribuer à l'édition du grand Corneille, et à
l'avantage des seuls héritiers de son nom. C'est vous, monsieur,
qui avez le premier ouvert cette carrière ; vous en avez l'honneur.
Je ne doute pas que le nom de Conti et de La Marche ne se
trouve à la tête de l'entreprise. S'il arrivait que cette idée ne
réussît point, j'avoue qu'il faudrait compter la France pour la
dernière des nations ; mais je veux écarter une crainte si hon-
teuse, et je veux croire que le grand Corneille a appris à mes
compatriotes à penser noblement.
Je vous supplie de vouloir bien toujours m'écrire sous un
contre-seing, attendu la multiplicité des lettres que Corneille et
Fréron exigeront.
Mille respects à toute la maison du Tillet. Je crois qu'on y
approuvera mon entreprise.
Voltaire.
1. Chargé par le cahinet de Saint-James de conférer avec le cabinet de Ver-
sailles.
2. Le Brun publiait VAne littéraire: voyez la lettre 44.53.
ANNÉE I TOI. 345
4594. — A M. LE COMTE D ARGENTAL.
Au château de Ferncy, -0 juin.
Mais vraiment, mon cher ange, j'ai mal aux yeux aussi; je
soupçonne que c'est en qualité d'ivrogne. Je bois quel<iuefois
demi-setier, je crois mC'me avoir été jus(iu'à cliopine ; et quand
c'est du vin de Bourgogne, je sens qu'il porte un peu aux yeux,
surtout après avoir écrit dix ou douze lettres de ma main par
jour. N'en auriez-vous point fait à peu près autant? L'eau fraîche
me soulage. Qu'ont de commun les pilules de Béloste avec les
yeux? quel rapport d'une pilule avec les glandes lacrymales? Je
sais bien qu'il faut se purger quelquefois, surtout si l'on est
gourmand. Mais savez-vous de quoi les pilules de Béloste sont
composées? Toute pilule échauffe, ou jje suis fort trompé; c'est
le propre de tout ce qui purge en petit volume; j'en excepte les
divins minoratifs, casse et manne, remèdes que nous devons à
nos chers mahométans. Je dis chers mahométans, parce que je
dicte à présent Zulime, que je vous enverrai incessamment; et je
suis persuadé que Zulime ne se purgeait jamais qu'avec de la
casse.
A l'égard de l'autre sujet dont vous me parlez, et auquel je
pense avoir renoncé, il est moitié français et moitié espagnol K
On y voyait un Bertrand du (uiesclin entre don Pèdre le Cruel
et Henri de Transtamare, Marie de Padille, sous un nom plus
noble et plus théâtral, est amoureuse comme une folle de ce don
Pèdre, violent, emporté, moins cruel qu'on ne le dit, amoureux
à l'excès, jaloux de même, ayant à combattre ses sujets, qui lui
reprochent son amour. Sa maîtresse connaît tous ses défauts, et
ne l'en aime que davantage.
Henri de Transtamare est son rival; il lui dispute le troue et
Marie de Padille. Bertrand du Guesclin, envoyé par le roi de
France pour accommoder les deux frères, et pour soutenir Henri
en cas de guerre, fait assembler les états généraux : lus corlis de
Casiille (les députés des états) jjeuvent faire un bel effet sur le
lliéàlre, depuis qu'il n'y a plus de petits-maîtres. Don Pédre ne
l)('iit souffrir ni las cortès, ni du Guesclin, ni son bAtard de frère
Ifciiri; il se croit trahi de tout le monde, et même de sa maî-
tresse, dont il est adoré.
Bertrand est enfin obligé (h; faire avancer les troupes fran-
1. La tragédie de Don Pèdre, qui ne fut iiuiiriuiée (juc (juinze ans après. (K.)
346 CORllESPONDANCK.
(■aisos; il fait à la fois le rôle de protecteur de Henri, d'admoni-
teiir de don Pèdre, d'ambassadeur de France, et de général.
Henri, vainqueur, se propose h Marie de Padille, les mains
teintes du sang de son frère ; et Padille, plutôt que d'accepter la
main du meurtrier de son amant, se tue sur le corps de don
Pèdre. Bertrand les pleure tous deux, donne en quatre mots
quelques conseils h Henri, et retourne en France jouir de sa
gloire.
Voilà en gros quel était mon sujet. Mes anges verront mieux
que moi si on en peut tirer parti. Je me dégoûte un peu de
travailler, en relisant les belles scènes de Corneille. Ce n'est pas
à mon âge que je pourrai marcher sur les traces de ce grand
homme; il me paraît plus honnête et plus sûr de chercher à le
commenter qu'à le suivre, et j'aime mieux trouver des souscrip-
tions pour M"" Corneille que des sifflets pour moi.
Mes anges daigneront encore observer que l'Histoire générale
et le Czar prennent un peu de temps, et que les détails de l'his-
toire nuisent un peu à l'enthousiasme tragique. Une église et des
procès sont encore de terribles étcignoirs; mais s'il me reste
encore quelque feu caché sous la cendre, mes anges souffleront,
et il se ranimera.
Je suppose qu'ils ont reçu mon paquet ^ pour le saint-père,
qu'ils ont ri; que M. le duc de Choiseul a ri, que le cardinal
Passionei rira ; pour le sieur Rezzonico -, il ne rit point. On dit
que mon ami Benoît ^ valait hien mieux.
Je suppose encore que l'affaire des souscriptions corné-
liennes réussira en France; et s'il arrivait (ce que je ne crois
pas) que les Français n'eussent pas de l'empressement pour des
propositions si honnêtes, j'avertis que les Anglais sont tout prêts
à faire ce que les Français auraient refusé. Ce serait une négo-
ciation plus aisée à terminer que celle de M. de Bussy*.
Respect et tendresse.
4595. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
A Fernej', 30 juin.
Monsieur, en attendant que je puisse arranger le terrible
événement de la mort du czarovitz, qui m'arrête, et que j'achève
1. Voyez la lettre 4580.
2. Clément XIII.
3. Benoît XIV, qui avait accepté la dédicace de Mahomet.
4. Bussy, ministre du roi à Londres, était chargé de négocier la paix entre la
France et l'Angleterre.
ANNÉE 47GI. 347
les autres chapitres du second volume, j'ai entrejjris un autre
ouvrage qui ne déroi)era point mon temps, et qui me laissera
toujours prêt à vous servir sur-le-chanq) : c'est une édition des
tragédies tle Pierre Corneille, avec des remarques sur la langue
et sur le goût, lesquelles seront d'autant plus utiles aux étrangers
et aux Français mêmes qu'elles seront revues par l'Académie
française, qui préside à cette entreprise. Ce Corneille est parmi
nous, dans la littérature, ce que Pierre le Grand est chez vous en
tout genre: c'est un créateur, c'est un homme qui a débrouillé
le chaos, et ce n'est qu'à de tels génies qu'appartient la gloire ;
les autres n'ont que de la réputation.
Le produit de cette édition, qui sera magnifique, est pour les
descendants de Pierre Corneille, famille noble tombée dans la
pauvreté. J'ai le plaisir de servir à la fois ma patrie et le sang
d'un grand homme. L'édition, ornée des plus belles gravures,
se fait par souscription, et on ne paye rien d'avance. Elle coû-
tera environ quatre ducats l'exemplaire. Plusieurs princes donnent
leur nom. 11 serait bien honorable pour nous, et bien digne de
votre magnificence, que le nom de Sa Majesté l'impératrice
parût à la tête. Pour le vôtre, monsieur, et pour ceux de quelques-
uns de vos compatriotes touchés de vos exemples, j'ose y compter.
Nous imprimons la liste des souscripteurs; je serais bien décou-
ragé si je n'obtenais pas ce que je demande.
Cette édition de Corneille, avec des estampes, me fait penser
qu'il serait beau d'orner de gravures chaque chapitre de Vllistoirc
de Pierre le Grand; ce serait un monument digne de vous. Le
premier chapitre aurait une estampe qui représenterait des
nations différentes aux pieds du législateur du Nord. La victoire
de Lesna, celle de Pultava, une bataille navale; les voyages du
héros, les arts qu'il appelle dans son pays, les triomphes dans
Moscou et dans Pétersbourg ; enfin cha([ue chapitre serait un sujet
heureux, et vous auriez érigé, monsieur, le plus beau monument
dont l'imprimerie pût jamais se vanter. Je soumets cette idée à
vos lumières et à votre attachement pour la mémoire de Pierre
le (irand, iv votre esprit patriotique, (jiie vous m'avez communi-
qué. Disposez de moi tant (jiieje serai en vie. Les étincelles (,1e
\{)\v(' beau Uwv vont jus([u'à moi.
(jue Votre E.xcellence agrée les respects et le tendre attache-
ment, etc.
348 CORRESPONDANCE.
4596. — DE M. AL15ERGATI CAPACELLI.
A Bologne, 30 juin 1761.
Monsieur, l'amitié est un doux senlimenL qui naît môme parmi les per-
sonnes qui ne se sont jamais vues, s'accroît par des services que l'on se
rend mutuellement, et se nourrit par un commerce de lettres, agréable
moyen de réunir les esprits do ceux qui sont forcés à vivre séparés. L'es-
time est un sentiment plus solide et plus réfléchi, dans lequel la sympathie,
la reconnaissance et le hasard, ne doivent entrer pour rien.
Ce fut quand je vis paraître sur le Théâtre Italien votre admirable Se?;n'-
ramis que j'osai vous écrire pour la première fois, pour avoir certaines
instructions que je crus nécessaires à la justesse de la représentation ^ La
politesse de votre réponse m'encouragea à continuer le commerce entre-
pris. Aux expressions simplement polies et cérémonieuses succédèrent les
aimables et badines; et enfin, à quelques mauvais écrits de mon cru, que
je vous envoyai, vous répondîtes par le don de quelques-unes de vos pro-
ductions qui n'étaient pas encore répandues, et de plusieurs livres anglais
fort rares et fort estimables. Je comple donc le grand Voltaire pour mon
ami, et je m'applaudis de ma conquête. Applaudissoz-vous de votre géné-
rosité, (jui vous a rendu si affectionné envers moi.
Le titre que vous donnez à notre union est trop pompeux pour que j'ose
l'accepter. Je ne fais qu'aimer et admirer les arts que vous possédez en
maître. Je suis à peine initié dans ce goût qui forme la vivacité de vos pen-
sées et de vos expressions.
Vous vous êtes plaint à moi fort souvent des petits-maîtres qui s'érigent
en juges, et parlent décisivement de toutes choses. Mais la France n'est pas
le seul pays qui en soit infecté. Hélas! l'Italie en fourmille; ma patrie en
regorge. Imaginez-vous ce que peut être la copie d'un misérable original.
Plusieurs de nos jeunes gens se transplantent avec leur fantaisie dans votre
pays, et se croient y être sufTisamment naturalisés dès que leur figure est
parée d'une façon extraordinaire, dès qu'ils ont le courage de franchir toutes
les bornes de la bienséance et de la retenue, et dès qu'ils ont acquis un
certain fonds d'impertinence et d'effronterie qui les met au-dessus de tous
les égards. Le bon goût pour le théâtre, grâce à ces messieurs-là, ne bat
que d'une aile, et est prêt à tomber. La musique, la danse, en ont exilé la
brillante comédie et la tragédie passionnée. Bien loin de mettre le temps
à profit, on aime à le tuer. Dans les loges, dans le parterre, ce sont les
spectateurs qui veulent fixer l'attention et se faire remarquer par leur bruit.
Les acteurs doivent être contents de l'argent qu'ils gagnent. Quel dommage
ne serait-ce en effet si les amateurs des spectacles devaient se tenir muets
dans leurs places, et entendre patiemment parler les Voltaire, les Racine, les
Molière, les Goldoni! L'on n'a qu'à faire le tour des loges, et après des-
1. C'est en réponse à cette première lettre d'Albergati Capacelli que Voltaire
lui adressa celle du 4 décembre 1758.
AN-NEE 1761. 349
cendre au partoiTC. pour être extasié des traits d'esprit, des saillies, des
bons mots, et de l'iniportanco des discours qui y régnent, et empêchent
qu'on ne s'endorme aux fadaises de vous autres auteurs. En vérité, mon
ami, quel(|ues-uns de nos théâtres vous consoleraient Lien de la peine que
vous font les spectateurs français.
Le bon sens étant proscrit, il n'est pas étonnant si les opéras et la danse
exercent leur despotisme : car ce sont les spectacles les mieux goûtés par
ces compagnies d'étourdis que l'oisiveté rassemble, que la médisance
anime, et (jue la lubricité soutient. Les eunuques et les danseurs, dont nous
sommes véritablement inondés, sont pour l'art comique et tragique autant
de Goths, d'ilérules, et de Vandales, qui dans les théâtres ont apporté ou
secondé l'ignorance et le mauvais goût. L'extravagance des opéras sérieux,
les grimaces des burlesques, et le mimique des ballets, sont restés maîtres
de la place.
LecéU'bre Goldoni, (jui a mérité vos éloges, a fait connaître que l'on peut
rire sans honle, s'instruire sans s'ennuyer, et s'amuser avec profit. Mais quel
essaim de babillards et de censeurs indiscrets s'éleva contre lui ! Par ceux
que je connais personnellement, je les divise en deux classes : la première
comprend une espèce de savants vétilleux que nous appelons parolai, juo-es
et connaisseurs des mots, qui prétendent que tout est gâté dos qu'une
phrase n'est pas tout à fait cruscanle, dès qu'une parole est tant soi peu
déplacée, ou que l'expression n"est pas assez noble et sublime. Je crois
qu'il y aurait à contester longtemps sur ces imputations ; mais laissons à part
tout débat. La réponse est facile ; c'est Horace qui la donne :
Ubi plura nitent in carminé, non ego paucls
OfTendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana paruni cavit natura '.
Et Dryden ajoute fort censément :
Krrors, like straws, upon the surface flow,
Ile, who would scarch for pearl, must divur bclow'-
L'autre classe, qui est la plus fière, est un corps respectable de plusieurs
nobles des deux sexes, qui crient vengeance contre M. Goldoni, parce qu'il
ose exposer sur la sccno le comte, le marquis, et la dame, avec des caractères
ridicules et vicieux, qui no sont pas parmi nous, ou (jui ne doivent pas être
corrigés. Le crime vraiment est énorme, et le criminel mérite un rigoureux
châtiment. 11 a eu tort de s'en tenir au sentiment de Despréaux :
I,a noblesse, I)aiif,'eau, n'est pas une cbinière,
Quand, sous l'étroite loi d'une vertu sévère,
Un bonune issu d'un saii},' fécond en demi-dieux
1. Horace, de Arte poetica, ;!rj|-3.'t3.
2. (I Les fautca surnagent comme de la paille; celui qui veut des perles doit
plonger au fond. »
350 CORRESPONDANCE.
Suit comme toi la trace où marchaient ses aïeux.
Mais je ne puis souflVir qu'un fat, dont la mollesse
N'a rien pour s'appuyer qu'une vaine noblesse,
Se pare insolemment du mérite d'autrui,
Et me vante un honneur ([ui ne vient pas de lui.
Goldoni devait respecter mômo les travers des gens de condition, et se
borner à un rang obscur et indifférent, qui lui aurait fourni d'insipides
matières pour ses comédies.
Les Athéniens punissaient rigoureusement tout auteur comique dont la
raillerie était générale et indiscrète. Ils voulaient qu'on nommât les person-
nes, quel que fût leur rang, et jugeaient inutile la correction que la comédie
a pour but, dès qu'elle ne décelait la personne ridicule ou vicieuse par son
propre nom. Quel embarras ne serait pas pour Aristophane, pour Ménandre,
la délicatesse de nos jours?
Ridendo dicere verum
Quid vetati?
M. Goldoni a répété tout cela plusieurs fois pour obtenir son pardon ; mais
on ne l'en a pas jugé digne. Je me trouvai à la première représentation del
Cavalière e la Dama, qui est une de ses meilleures pièces; vous en con-
naissez le prix, nous en connaissons tous la vérité; et ce fut justement la
vérité de l'action et des caractères qui souleva contre l'auteur ses premiers
ennemis dans notre ville. On lui reprocha de s'être faufilé trop librement
dans le sanctuaire de la galanterie, et d'en avoir dévoilé les mystères aux
yeux profanes de la populace. Les chevaliers errants se piquèrent de défen-
dre leurs belles : celles-ci les excitèrent à la vengeance par certaine rougeur
de commande, fille apparente de la modestie, mais qui l'est réellement de
la rage et du dépit.
Enfin, monsieur, on pourra jouer sur la scène, dans Pyrrhus, l'amour
d'un roi qui manque à sa parole; dans Sémiramis^ l'impiété d'une reine
qui se porte à verser le sang de son époux pour régner à sa place ; dans
C/tmene, les amoureux transports d'une princesse pour le meurtrier de son
père; et tant d'autres monarques empoisonneurs, traîtres, tyrans, sans qu'il
soit permis d'y exposer nos faiblesses.
Voilà le pi'ocès que l'on fait à Goldoni; imaginez-vous quels en peuvent
être les accusateurs. 11 a fait le sourd; il a continué son train; et par là il
a obtenu la réputation d'auteur admirable et de peintre de la nature, titres
que vous-même lui avez confirmés. Mais revenons.
Je vous remercie de tout mon cœur des compliments que vous me faites
sur mon penchant pour le théâtre, et sur le gotît que j'ai pour la représen-
tation; mais cela a encore ses épines.
Je ris des discours de ces aristarques qui, d'un ton caustique et sévère,
passent la journée à ne rien faire, et médisent cliaritablement de ce que les
autres font. Le chant des cigales est ennuyeux ; mais il faudrait être bien
1. Horace, livre I, satire i, vers 24-25.
ANNÉE ^761. 351
fou, nous dit le cclèl)re I^ocalini, pour se doniior la j)eine de les tuer. Avant
<jue le soleil se couche, elles crèveront toutes d'elles-mùmes.
Ce serait vous ennuyer mortellement que de vous faire un détail de toutes
les contradictions que j'ai soutenues et des oppositions (juc jai rencon-
iréos dans mes amusements de théâtre. 11 n'en a pas fallu davantage pour
faire que ce qui était en moi un simple goût devînt ma passion prédomi-
nante.
C'est l'eflet que sur moi lit toujours la menace.
Le jeu, la table, la chasse, et la danse, seront des passe-temps applaudis,
et c'est par là que la jeunesse de notre rang brille dans le monde; tandis que
la représentation théâtrale sera blâmée, et que l'on tournera en ridicule ceux
qui s'y amusent : c'est estimer plus les hommes qui végètent que ceux qui
vivent. Je ne dis pas qu'on doive ranger au nombre des occupations sérieuses
et importantes le jeu tliéâtral. Je no le conseillerais à un jeune homme
que pour un délassement utile, et |)our un moyen de donner un plein essor
à cette vivacité fougueuse et bouillante qui pourrait se porter à des jeux
moins innocents. Les personnes toujours oisives ou nalurellement slupides
n'ont que faire de ces exercices, et leurs talents n'y suffiraient pas.
Ne croyez pas que je veuille faire rejaillir sur moi l'éloge que je fais de
l'art théâtral. Je l'aime passionnément, je vous l'avoue, mais je m'y connais
à peine dans la médiocrité, et j'en use avec toute la modération; non que
j'en craigne les critiques, mais pour n'en pas émousser en moi le goût qui
m'y entraîne; le papillon revenant sans cesse sur les mêmes fleurs, parce
qu'il ne fait que les effleurer légèrement.
Il ne peut y avoir d'apologie plus sensée et plus éloquente en faveur de
l'art théâtral que ce que vous en dites vous-même dans la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'adresser. Mais vos belles pièces en sont un éloge
encore plus complet.
Votre Tancréde a reçu jusqu'à présent tout le lustre qui pouvait conve-
nir à un excellent ouvrage. Composé par M. de Voltaire, traduit en vers
Lianes par M. Augustin Paradisi, l'un de nos meilleurs poètes, dédié à
JVI"'" de Pompadour, cette aimable Aspasic do notre siècle; on ne peut rieu
ajouter ii sa gloire.
La traduction en est admirable : vous connaissez les laloiils du traduc-
teur, et vous seriez bien aise de le connaître aussi personnellement. Vous
verriez un jeune homme qui joint aux grâces de la plus brillante jeunesse
la maturité d'un véritable savant, sans cet air do pédanterie qui décrie la
sagesse mémo. Ce n'est pas l'amitié que je proteste à co digne cavalier (jui
me fait parler, mais plutôt c'est elle qui me fait taire, crainte do blesser sa
modestie par mes louanges. Jo vais l'avoir avec moi à ma maison do cam-
pagne, où d'ici ÏKiuelques jours jo jouerai Tancrcdc. J'aimerais bien (]U0 la
respectable dame ipii en protège l'impression en protégeât aussi la reprc'-
senlalion et les acteurs. Que ne puis-jo l'en voir spectatrice! ([ue no puis-je
vous y voir auprès d'elle! Jo me vanterais alors d'avoir rassemblé chez moi
les trois Grâces, non pas feintes cl idéales, mais véritables ol réelles.
3S2 CORRESPONDANCE.
A la roprc'sentation do votre rancrè^/e, je joindrai la Pliêih'e ûe Racine,
que j'ai traduite en vers blancs moi-même, n'en déplaise aux mânes du
célèbre écrivain.
Les troubles littéraires qui inquiètent en France la république des
savants ne seraient point à blâmer s'ils étaient les effets d'une noble ému-
lation; mais qu'ils seraient honteux si c'était l'envie et la cabale qui les fît
naître! Je n'ose entrer dans cet examen, faute de connaissances; et quand
même celles-ci ne manqueraient pas, il faudrait garder trop de réserve.
A l'égard de la religion, le pays où vous vivez achève votre apologie.
La religion y est libre, et vous y pourriez sans masque faire paraître au
grand jour votre manière de penser. C'est pourquoi je ne saurais révoquer
en doute la vénération que vous protestez hautement îi notre saint pontife,
et l'entière déférence à son infaillible autorité.
Je me réjouis avec vous des persécutions que forment contre vous, mon-
sieur, vos calomniateurs. Censure, dit très-bien le docteur Swift, is lltc lax
a man pays lo the public foi' being eminent^. Il n'y a pas de pays litté-
raire qui n'ait ses Fréron; mais il n'y a que la France qui puisse se glori-
fier d'un Voltaire ; et si vous êtes en butte aux critiques et aux impostures,
c'est que votre nom excite l'envie aussi bien que l'admiration.
Il est dommage pourtant que l'art satirique soit devenu le partage de
l'ignorance et de la malignité.
On peut à Dcsprcaux pardonner la satire *,
Il joignit l'art de plaire au malheur de médire :
Le miel que cette abeille avait tiré des fleurs
Pouvait de sa piqûre adoucir les douleurs.
Mais pour un lourd frelon méchamment imbécile,
Qui vit du mal qu'il fait, et nuit sans être utile,
On écrase à plaisir cet insecte orgueilleux,
Qui fatigue l'oreille, et qui choque les yeux.
Quelquefois des zélateurs sincères sont censeurs indirects; et alors il
leur faut dire avec Cicéron : Istos homines sine contamelia dimillamus;
sunt eyiim boni viri, et quo7iiam ila ipsi sibi videnlur beuli. Mais il est
fort rare et presque impossible que le zèle sincère produise jamais la médi-
sance.
J'ai lu VOracle des nouveaux philosophes, la Lettre du diable, et d'au-
tres pièces détestables, où l'on vomit contre vous mille injures et invec-
tives. J'y entrevois la rage qui les dicte, et point la raison ni la vérité. Ce
même acharnement vous donne gain de cause, et rend plus facile la décision
entre vous et vos adversaires. Voici ce que dit Loibnitz dans une lettre à la
comtesse de Kilmansegg : « Un cordonnier à Leyde, quand on disputait des
thèses à l'université, ne manquait jamais de se trouver à la dispute publi-
que. Quelqu'un qui le connaissait lui demandait s'il entendait le latin? « Non,
1. « La critique est la taxe qu'un homme paye au public pour être éminent. »
2. Ces vers sont de Voltaire, troisième Discours sur l'Homme; voyez tome L\.
ANNÉE 1761. 353
« dit-il, et je ne veux pas ini^me me donner la peihe de l'entendre. — Pour-
« quoi venez-vous donc si souvent dans cet auditoire ? — C'est que je prends
« plaisir à juger des coups. — Et comment en jugez-vous, sans savoir ce
« qu'on dit? — C'est que j'ai un autre moyen de juger qui a raison. — Et
« comment? — C'est que quand je vois à la mine d'un qucNju'un qu'il se
« fâche, et qu'il se met en colère, je juge que les raisons lui manquent, et
« qu'il a tort. »
11 me semble que cet artisan raisonnait juste, et je m'en tiens à son rai-
sonnement dans plusieurs occasions. En faisant de môme, vous répondrez
par mille remerciements à tous vos persécuteurs. Le temps viendra que tout
le monde pourra s'écrier sur votre compte :
Envy itself is dumb, in wonder lost,
And factions strive who shall applaud himmost'.
Je vais dans peu de jours me tranquilliser à la campagne. Le recueil de
vos ouvrages est l'ami le plus ûdèle, le plus gai, et le plus utile qui m'ac-
compagne. En vous lisant, je répète sans cesse d'après M. Algarotti :
Felice te ! che la robusta prosa
Guidi del pari, e il numéro sonante ;
Gui dcir attico mel nudrii- le Muse,
E ingagliardir d' alto saper Minerva
Non mai di te minor, Roscio d' ogni artc.
Je VOUS souhaite de tout mon cœur long lifc, good heallh, ininlerrap-
led peace, une longue vie, une bonne santé, et une paix non interrompue.
Albergati Capacelli.
4597. — A M. L'ABDK D'OLIVET.
A Fcrney, en Bourgogne, par Genève, 30 juin*.
Mon entreprise, mon cher maître, m'attache de plus en plus
au grand Corneille. Je l'aime autant que vous aimez Cicéron ; et
pliU à Dieu qu'il eût toujours parlé sa langue aussi purement,
aussi noblement que Cicéron parlait la sienne ! Vous avez un
grand avantage sur moi : Cicéron n'a point lait de mauvais ou-
vrages, Corneille en a trop lait, je ne dis pas d'indignes de lui,
je dis absolument indignes du lliéAlre. Je suivrai donc votre
sage conseil, je ne commenterai aucune de ses comédies, excepté
le Menteur, m aucune des tragédies qui n'ont pu rester au (liéàlre.
1. M L'Envie inèine ùionnéc dcviont muette; et les difTéronts partis se dclicul
à qui vous applaudira plus hautcuicul. »
1. C.i-Alc lettre, riassi'e jmr Blmu-IioI à l'année 1702, est de 1701.
41. — ConilKSl'O.NUANCH. l.\. 23
3oi COUHESrONDANCIi.
Ses l)('an\ ouvrages en seront pcnt-êlre plus ])r('cicux, quand ils ne
])araîlr()nt point avec ceux qui pourraient l'aire tort à sa gloire.
Vous, mon cher maître, qui partagez avec l'éloquent Pellisson
rhonneur d'avoir fait l'Histoire de l'Académie avec autant de
sagesse que de vérité, vous êtes plus à portée que personne de
m'instruire si Chapelain n'a pas eu la plus grande part au juge-
ment sur le Cid, jugement très-équitable à mon avis en plusieurs
endroits, mais qui, dans d'autres, me paraît, comme au public,
un peu trop sévère. Si vous avez quelque anecdote sur le fameux
procès, je vous prie de me la communiquer.
Je vous prie surtout d'assurer l'Académie que si elle se plaint
de mon insuffisance dans mes notes sur le grand Corneille,
elle n'accusera pas mon orgueil. Je fuirai ce ton décisif que
prennent nos jeunes auteurs, et qui ne me convient pas plus
qu'à eux.
Où pourrai-je trouver la lettre d'un nommé Claveret, qui dit
tant de mal du Cid, et celle de Balzac, qui lui rend tant de
justice? Ne pourriez-vous point demander à M. l'abbé Cappe-
ronnier tout ce qu'il a dans la Bibliothèque du roi? Je le rendrai
fidèlement. On a déjà daigné m'envoyer des livres qui ne se
trouvent que là, et je les ai rendus aussi bien conditionnés qu'on
me les avait prêtés. J'aurai l'honneur d'en écrire à M. Capperon-
nieri ; mais je me flatte qu'étant prévenu par vous il en sera plus
disposé à m'accorder ses secours.
M. de Chammcville doit aimer les lettres, puisqu'il permet
que vos paquets passent sous son contre-seing. Je ne doute pas
qu'il ne trouve bon que son nom soit imprimé dans la liste des
souscripteurs qui serviront à encourager les autres.
On rejouera bientôt Oreste. Je vous prierai de me dire si cette
pièce sapil antiquilalem, et ce que j'y dois corriger pour l'impres-
sion. Je ne ferai point tort à VÈlcclre de M. Crébillon, et je me
ferai un grand honneur de marcher après lui.
Ama me, et Corncliiim tiierc et Corncliam.
4o98. -A M. ARNOULT,
A DIJOA.
Fernej', le 0 juillet.
Je vous suis obligé, monsieur, des éclaircissements que vous
me donnez. Je pensais qu'il n'était pas permis à un officiai de
Voyez au 13 juillet.
ANXl-1- 176 1. 3û5
citer des séculiers sans riiitcrventioii de la justice du roi; et il
est clair que cet imbécile de Pontas * rapporte tort mal l'ordon-
nance de 1G27. L'official de Gex est dilment oliicial ; mais je crois
qu'il a très-indûment instrumenté le 8 juin. Deux témoins sont
prêts à déclarer qu'il les a voulu induire à déposer contre moi.
Et de quoi s'agit-il, pour l'aire tant de vacarme? d'une croix de
bois qui ne peut subsister devant un portail assez beau que je
lais faire, et qui en déroberait aux yeux toute l'arcbitecture. Il a
fait dire ù un malbeureux f|ue j'ai appelé cette croix figure; à
un autre, que je l'ai appelée poteau: il prétend que six ouvriers
qu'il a interrogés déposent que je leur ai dit, en parlant de cette
croix de bois qu'il fallait transplanter : Olez-mol celte potence. Or
de ces six ouvriers quatre m'ont fait serment, en présence de
témoins, qu'ils n'avaient jamais proféré une pareille imposture,
et qu'ils avaient répondu tout le contraire. Des deux témoins qui
restent, et que je n'ai pu rejoindre, il y en a un qui est décrété
de prise de corps depuis quatre mois, et l'autre est convaincu
de vol.
Au reste, monsieur, je suis bien aise de vous dire que cette
croix de bois, qui sert de prétexte aux petits tyrans noirs de ce
petit pays de Gex, se trouvait placée tout juste vis-à-vis le por-
tail de l'église que je fais bâtir, de façon que la tige et les deux
bras l'olfusquaient entièrement, et qu'un de ces bras, étendu
juste vis-îi-vis le frontispice de mon cliùteau, figurait réellement
une potence, comme le disaient les cbarpentiers. On appelle
potence, en terme de l'art, tout ce qui soutient des clievrons sail-
lants; les chevrons qui soutiennent un toit avancé s'appellent
potence; et quand j'aurais appelé cette ligure potence, je n'aurais
parlé qu'en bon architecte.
J'ai de plus passé un acte authentique par-dcnant notaire
avec h's habitants, par lequel nous sommes convenus que cette
croix (le vilhige serait placée comme je le veux. Vous remar-
([iicrez encore (lu'oii iic la ([('rangea (ju'avec le consciilcuu'iit du
curé.
Ainsi vous voyez, monsieur, (jue voilà le plus imperlinent
|)rétcxte que jamais les ennemis de la justice du roi et des sei-
gneurs puissent picndre pour in(|uiéler un bienfaiteur assez sot
pour se ruiiu-r à bâtir une belle église, dans un pays où Dieu
n'est servi (jue dans des écui'ies. Ceux (jiii me l'onl ce procès de-
1. Joaii I'<»iitas, casuislp, né dans le diocùsu d'Avraiiclics eu lOll
171X.
356 COURES TON DANCE.
vraicnt 6trc plutôt à une mangeoire qu'à un autel. Ils n'ont rien
fait (le|)uis le 8 de juin, mais ils menacent toujours de faire, et
ils mo paraissent aussi insolents que menteurs.
Vous aurez sans doute vu, monsieur, par l'afTaire d'Ancian,
que parmi ces animau\-là il y en a qui ruent. Si ce curé Ancian
est brutal comme un cheval, il est malin comme un mulet, et
rusé comme un renard ; mais, malgré ses ruses, je crois que
vous le prendrez au gîte. Je puis vous assurer que lui et ses con-
frères ont employé toutes les friponneries profanes et sacrées
pour avoir de faux témoins ; ils se sont servis de la confession,
qui met les sots dans la dépendance des prêtres. Je n'ai point
vu les procédures, mais je puis vous assurer, sur mon honneur
et sur ma vie, que ce curé Ancian est un scélérat des plus punis-
sables que nous ayons dans l'Église de Dieu. Il ne peut empêcher,
malgré tous ses artifices et tous ceux de ses confrères, que
Decroze n'ait eu le crâne fendu dans la maison où ce curé alla
faire le train au milieu de la nuit la plus noire, avec quatre
coupe-jarrets. Je ne veux que ce fait : tout le reste me paraît peu
de chose. Le père Decroze peut envoyer aux juges trois serviettes
qu'il conserve teintes du sang de son fils ; elles devraient servir
à étrangler le curé de Moèns, pourvu que préalablement il fût
bien confessé K
Je suppose, monsieur, que vous avez envoyé votre mémoire
à M. de Greilly : c'est encore un curé à relancer. Je vous ai
envoyé à la chasse aux prêtres : si vous voulez venir reconnaître
votre gibier au mois de septembre, comme vous me l'avez fait
espérer, je compte bien que le rendez -vous de chasse sera chez
moi.
Je viens d'écrire au bureau des postes de Genève, pour savoir
si ce n'est point quelque prêtre-commis des postes qui a fait la
friponnerie de faire payer deux fois le port.
Nota benc que je ne mets point mon curé au nombre des bêtes
puantes que vous devez chasser ; je suis d'accord avec lui en tout.
11 est très-reconnaissant, du moins quant à présent; et il peut
servir de piqueur dans la chasse aux renards que nous méditons.
J'ai l'honneur d'être, en bon laïque, monsieur, votre, etc.
1 . Il a été condamné aux galères, par arrêt du parlement de Bourgogne, pour
cet assassinat prémédité. (K.) — Malgré des recherches persévérantes, aucun
document n'est venu jusqu'ici confirmer cette assertion des éditeurs de Kehl. Voyez
Desnoiresterres, Voltaire et J.-J. Rousseau, page 56.
ANNÉE 1761. 357
4599. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
G juillet.
Quoi! dit Alix, cet homme-ci s'endort
Après trois fois! Ali, chien, lu n'es pas carme M
On me dira : Tu n'es pas Sophocle.
Ceci, mes adorables anges, est en réponse de la lettre du
30 de juin, dans laquelle vous me reprochez ma glace. Vraiment
il n'est que trop vrai que TAge, les maladies, les bâtiments, les
procès, peuvent geler un pauvre homme. J'étais peut-être trés-
froid quand j'ai radoubé Orcste, mais je suis très-vif quand vous
avez la bonté de le faire jouer; et cette vivacité, mes chers anges,
est toute en reconnaissance, et non en amour-propre d'auteur.
Cependant, comme cet amour-propre se glisse partout, je vous
prierai de faire jouer Oresie une quatrième l'ois, après l'avoir
annoncé pour trois ; mais en cas qu'elle réussisse, en cas que le
public soit pour la quatrième représentation, et qu'elle soit
comme accordée à ses désirs. Il se i)Ourra qu'en été trois fois
lassent le parterre ; alors je me retirerai avec ma courte honte.
J'insiste beaucoup plus sur ce Pantalon de Hezzopico- ; c'est
un bœuf qui ne sait pas un mot de français, et qui est assez épais
pour ne me pas connaître; mais ce n'est pas à lui que j'écris,
c'est au cardinal Passionei, homme de beaucoup d'esprit, homme
de lettres, et qui fait de Rezzonico le cas qu'il doit. Il y a long-
temps qu'il m'honore de ses bontés. Je ne demande à M. le duc
de Choiseul rien autre chose, sinon qu'il ait la bonté de faire
donner cours à mon paquet. La grAcc est légère ; mais je la
demande très-instamment. Monsieur le comte de Choiseul, pro-
tégez-moi dans cette importante négociation.
Je demande trois ridicules à Rezzonico : qu'il m'en accorde
un, cela me suffira, et s'il me refuse, il n'y a rien de perdu, pas
mémo mon crédit eu cour de Rome.
1. Voici les premiers vers do cette pièce :
Masqué du froc d'un enfant d'Elysée,
Damon pressait s<i-ur Alix ; ot d'abord
Par cet habit la belle humanisi^o,
Avec Damun fut ai»<^nient d'accord.
Lui, pour rhonneur du froc, fil maint effort;
Mais trois exploits mirent bas le gendarme.
Quoi, dit Alix...
Au lieu de trois on lit xlx dans les impressions de cette cpi;^raiiime. (T..)
2. Voyez la fin de la lettre 4594.
3{:>8 CORRESPONDANCE.
Comment, mes procès terminés! Dieu m'en préserve! Jl faut
que M""^ Denis vous ait parlé de quelques anciens procès. Mais,
pour peu que dans ce monde on ait un champ et un pré, ou
qu'on fasse Mtir une église, ou qu'on fasse une ode comme
M. Le Brun, on est en guerre. Mais je ne sais point de plus sotte
guerre que celle qu'on a faite aux Anglais sans avoir cent vais-
seaux de ligne et quarante mille hommes de marine.
Divins anges, si l'abbé Coyer parle comme il écrit, il doit être
fort aimahle^. Mais ma mère, qui avait vu Despréaux, disait que
c'était un bon livre et un sot homme.
La nièce, la pupille, et l'oncle, baisent le bout de vos ailes.
Pour Dieu, que mon paquet parte; c'est tout ce que je veux,
et point de recommandation. Je veux bien être ridicule, mais je
ne veux pas que mes protecteurs le soient. Priez M. le comte de
Choiseul de faire mettre mon paquet romain à la poste par un
de ses laquais. C'est assez pour P.ezzonico et pour moi.
4600. — A M. COLIiM.
Fcrney, 7 juillet.
J'avais écrit à Son Altesse électorale, mon cher Colini, et je
venais encore de l'importuner tout récemment par une lettre
que je vous ai adressée, lorsque j'ai reçu la vôtre du 29 juin, qui
m'apprend que le baptême s'est changé en enterrement, et les
fêtes en tristesse*. J'en suis pénétré de douleur. Mes lettres auront
paru autant de contre-temps, et celle que je prends encore la
liberté de lui écrire ne sera qu'un surcroît de désagrément pour
monseigneur l'électeur.
La dernière que je lui ai écrite^ regardait une souscription
qu'on fait pour les OEuvres de Corneille. On les imprime avec
des notes instructives, on les orne de belles estampes. Cette en-
treprise est au profit de M"" Corneille, seule héritière de ce grand
nom, et nous espérons que celui de Sou Altesse électorale ornera
notre liste des souscripteurs.
1. L'abbé Coyer avait fait un Discours sur la satire contre les 2^hilosophes,
ITGO, in-12. De là sans doute les bonnes dispositions de Voltaire.
2. Voyez lettre 4507.
3. Elle est perdue.
.\NM:E 1761. 359
4G01. — A M. LE MARQUIS ALIîEP.GATI CAPACELLI.
A Fcruej', le 8 j ni Ilot.
Monsieur, depuis longtemps je suis réduit à dicter ; je perds
la vue avec la santé; tout cela n'est point plaisant. Je vois tou-
jours que tutto il mondo c fatlo corne la noslra famiglia. Par tout
pays on trouve des esprits très-mal faits, et i)ar tout pays il faut
se moquer d'eux. On serait vraiment bien à plaindre si un faisait
dépendre son plaisir du jugement des hommes.
Tancrcdc vous a bien de l'obligation, monsieur; Phhlre vous
en aura davantage ^ Je me mets aux pieds de M. Paradisi. Si
jamais j'ai un moment à moi, je lui adresserai une longue
épître; mais le peu de temps dont je peux disposer est consacré
à dicter des notes sur les pièces du grand Corneille qui sont
restées au théâtre. Cet ouvrage, encouragé par l'Académie fran-
çaise-, pourra être de quelque usage aux étrangers qui daignent
apprendre notre langue ])ar les règles, et aux légers Français
qui l'ajjprenuent par routine. Le produit de l'édition sera pour
l'héritière de Corneille, que j'ai l'honneur d'avoir chez moi, et
qui n'a que ce grand nom pour héritage, i\'est-il pas vrai que
vous prendriez chez vous la petite-ûUe du Tasse, s'il y en avait
une? Elle mangerait de vos mortadelles, et boirait de votre vin
noir. La i)etite-fille de Corneille en boira à votre santé dans un
petit chûteau très-joli, en vérité» etqui serait plus joli si je l'avais
bâti près de Bologne.
Vous avez bien raison, monsieur, de vanter ma religion, car
je construis une église qui me ruine. Autrefois, qui bâtissait une
église était sûr d'être canonisé, et moi je risque d'être excommunié
en me partageant entre l'autel et le théâtre. C'est apparemment
ce qui fait que je reçois quelquefois des lettres du diable '; mais
je ne sais pourquoi le diable écrit si mal et a si peu d'esprit. Il
me semble que, du temps du Dante et du Tasse, on faisait des
meilleurs vers en enfer.
J'espère que, dans ce monde-ci, la lettre dont vous m'avez
honoré inspirera le bon goût, et fermera la bouche aux parolai^.
Soyez sûr (jue, du fond de ma retraite, je vous appl.iudirai loii-
1 . Voyez page 351 .
2. Voyez les lettres à Duclos, des !'J juillft et i:J ;i..rit ITlil.
3. Il avilit paru une Epître du diable n M. dr V. (p;ii- Ciiijnul, iiK'dt.'iitO, 17(iO,
in-8".
i. Voyez lettre 4.VJG.
360 CORRESPONDANCE.
jours ; que jo m'intrrosscrai à tous vos succès, à tous vos plaisirs.
Je me regarde comme votre véritable ami, et je vous serai invio-
lablemeiit attaché jusqu'au dernier moment de ma vie.
4C02. —A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Fcrncy, 8 juillet.
Vraiment je prenais bien mon temps pour écrire au cardinal
Passionei. 11 est mort, ou autant vaut; et, à moins qu'il ne m'en-
voie de ses reliques, je n'en aurai point. J'ai peur à présent que
mon paquet^ ne soit parti : je m'abandonne à la Providence.
Pour me dépiquer, mes chers anges, je vous enverrai inces-
samment Zulime. Je me suis raccommodé avec elle, comme vous
savez, mais je suis toujours brouillé avec Pierre le Cruel-.
C'est avec un plaisir extrême que je commente Corneille. Je
ne donnerai de notes que sur les pièces qui restent de lui au
théâtre, et j'ose croire que ces notes ne seront pas inutiles. En
vérité, cet homme-là me fera faire encore une tragédie. Il me
semble que je commence à connaître l'art, en étudiant mon
maître à fond.
Je ne sais comment iront les souscriptions ; mais je travaille
à bon compte. Pourriez-vous avoir la bonté de me dire si Duclos
est revenu ? Je lui crois un zèle actif ({ui me va comme de cire.
Et Oresle, que devient-il? est-il fondu par les chaleurs? M. le
comte de Lauraguais me dédie le sien 3, et il est encore plus
grec, encore plus déclamatcur que le mien.
Orner est un grand cuistre ; mais Corneille est un grand
homme.
Oncle, nièce, et pupille, hommage aux anges.
4603. — DE M. D'ALEMBERT.
A Pontoise, le 9 juillet.
J'ai reçu, mon cher philosophe, votre petit billet en parlant pour la
campagne. 11 est vrai que je suis un peu en retard avec vous; prenez-vous-
en à un gros livre de géométrie* tout plein de calculs, que je fais impri-
mer actuellement, et dont j'espère être bientôt débarrassé. Je ne sais pas
1. Voyez la lettre -iSSO.
2. La tragédie de Don Pèdre.
3. La tragédie de Lauraguais est intitulée Clytemnestre; 1761, in-S".
4. Voyez la lettre 4242.
ANNEE 176 1. 361
de la part de qui vous m'avez envoyé le GrizeP; ce Grizel est un drôle de
corps. Si M*" Iluerneî avait aussi bien plaidé, les rieurs auraient été pour
lui; mais ni M" Huerne, ni M" Le Dain, ni M" Orner, ne sont faits pour
avoir les rieurs de leur côté. Les jésuites m»}mes ne les ont plus depuis
qu'ils se sont brouillés avec la philosophie ; ils sont à présent aux prises
avec les pédants du parlement, qui trouvent que la Société de Jésus est
contraire à la société humaine, comme la Société de Jésus trouve de son
côté que Y ordre du parlement n'est pas de Tordre de ceux qui ont le sens
commun ; et la pliilosophie jugerait que la Société de Jésus et l'ordre du
parlement ont tous deux raison.
Je ne sais ce qui arrivera du laquais de Vénus': j'ai bien peur que ce
ne soit un laquais de louage qui ne lui restera pas longtemps, d'autant que
ledit laquais n'a pas suivi sa maîtresse dans son passage sur le soleil. Si
Fontenelle n'était pas mort, il vous dirait Hi-dessus les plus jolies choses du
monde; par exemple que Vénus a trop de satellites sur la terre pour en
avoir besoin dans le ciel; et que les vieux galants qui ne peuvent plus lui
faire leur cour regretteront le temps où Vénus se promenait toute seule dans
le ciel,
Sans laquais, sans ajustement,
De ses seules grâces ornée, etc. '*.
Son chancelier Trublet vous en dira davantage, pour peu que vous vouliez
savoir le reste. Je vous dirai, moi, plus sérieusement, que nous attendons
les observations faites aux Indes et en Sibérie pour savoir, par la comparai-
son avec celles de France, ii combien de postes nous sommes du soleil, et
s'il nous faut quelques jours de plus oa do moins {)Our y arriver que nous
ne lavons cru jusqu'ici.
Je n'aurai pas besoin d'ameuter l'Académie française sur l'édition de
Pierre (Corneille; il n'y a aucun de nous qui ne se fas-e un plaisir et un
devoir de souscrire, et quelques-uns même pour plusieurs exemplaires.
Cette entreprise fera beaucoup d'honneur à l'entrepreneur, à l'Académie, et à
la nation; et je me (latte qu'elle avertira enfin l'Académie de ce qu'elle doit
faire, de donner des éditions grammaticales des auteurs classiques.
Adieu, mon cher maître; que le ciel vous tienne toujours en joie! N'ou-
bliez pas vos amis et vos admirateurs; je me flatte que vous me comptez
parmi les premiers, et je prends la liberté de me mettre parmi les seconds.
Je no sais s'il en est de même du professeur Formey, et s'il prendra cotte
qualité dans ses lettres aux journalistes, et dans sa BiblioLhèque partiale,
tout i/tipartiah' (|u'olli; prétend être. Vide ilerum.
1. Principal personnapre delà Convcrsalioii, tome \X1V, pap:e 239.
2. Vojez tome XXIV, page 239.
3. Jaitques Leibax, ancien doi-trinain; connu sous le nom de Montaijrnc, né à
N'arbonno le 0 septembre I71G, croyait avoir découvert un satellite de Vénus. Ce
fut le sujet de quelques mémoires; on finit par reconnaître que c'était une illu-
Bion.
4. Vers de Voltaire dans aon épitre des Tu et des Vous; voyez tome X.
362 CORRESPONDANCE.
iGOi. — A M. LI-: 15IUJA;i.
11 juillet.
Il y a des choses bien bonnes et bien vraies dans les trois
brochures que j'ai reçues-. J'aurais peut-être voulu qu'on y
marquât moins un intérêt personnel. Le grand art de cette
guerre est de ne paraître jamais défendre son terrain, et de
ravager seulement celui de son ennemi, de l'accaldcr gaiement;
mais après tout je ne suis pas fAché de voir relever des critiques
très-injustes d'une ode dont j'ai admiré les beautés, et à laquelle
je dois non-seulement M"'' Corneille, mais l'honneur de com-
menter à présent le grand homme auquel elle appartient.
Les oreilles d'àne sont attachées pour jamais au chef de ce
malheureux Fréron. Ou a prouvé ses ûueries, et il y a dans les
trois brochures un grand mélange d'agréable et d'utile.
Je ne savais pas que ce Baculard fut un croupier de Fréron.
J'ai eu soin autrefois de ce Baculard, qu'on appelait d'Arnaud,
comme j'ai soin de M"" Corneille. J'ai été payé d'une ingratitude
dont je crois le cœur de M"" Corneille incapable.
Adieu, monsieur ; je me flatte que le nom de monseigneur le
prince de Conti décorera la liste de ceux qui souscrivent pour la
gloire du grand Corneille et pour l'avantage de sa famille. Je
serai toute ma vie pénétré d'estime et d'attachement pour vous.
Voltaire.
4G0o. — A M. THIERIOT.
Ferney, 11 juillet.
A qui en a donc Protagoms? Je l'avais prié de m'écrire, et il
n'en fait rien. Les philosophes sont bien tièdes. Allez chez lui, je
vous prie, et faites-lui honte ; dites-lui vergogne.
Envoyez-moi, mon cher ami, sur-le-champ la Poétique d'Aris-
tote par la poste, avec contre-seing. J'en ai besoin pour Pierre.
J'ai déjà commenté toute la tragédie d'Horace, la Vie de Corneille,
par Fontenelle ; j'ai commencé le Cid, Médée, et Cinna. J'aurai
fait avant que le caractère, le papier, et les souscriptions soient
venus. Je ne perds point de temps, à cause du ptou ay.pa^
1. Sur l'adresse de cette lettre sont écrits ces mots: « M. Damilaville est venu
pour avoir l'honneur de voir M. Le Brun, et lui remettre cette lettre. » {Note de
■Gingiiené, éditeur des OEuvres de Le Brun.)
2. C'est sans doute la Wasjnie, et les deux premiers numéros de VAne litté-
raire. {Note de Ginguené.)
3. Le terme de la vie .
AN-NÉE 17GI. 363
Il faudra annoncer le Droit ihi Seigneur, ou l'Écueil du Sage,
in tempore opportuno. Per Dio! écrivez-moi donc, ^0lls êtes plus
négligent que Protagoras.
460'^ — A M. nUCLOS.
Au château de Fernoy, 12 juillet.
J'apprends, monsieur, i)ar votre signature que vous êtes à
Paris. Le projet que vous avez approuvé trouve bien delà faveur.
Le roi daigne permettre que son nom soit à la tête des souscrip-
teurs pour deux cents exemplaires ; plusieurs personnes ont
souscrit pour dix, pour douze, pour quinze. Je ne ferai imprimer
le programme que quand j'aurai un assez grand noral3re de
noms illustres. .Ne pourriez-vous pas, vous, monsieur, qui êtes
le premier moteur de cette bonne œuvre, honorable pour la
nation, et peut-être utile, me faire savoir pour combien souscri-
ront nos académiciens, de rore cœli et pinguedinc Icrrx^l
L'ouvrage peut devenir nécessaire aux étrangers qui appren-
nent notre langue par règles, et aux Français qui ne la savent
que par routine. J'ai déjà ébauché Mtdte, le Cid, Cinna ; j'ai com-
menté entièrement /es Iloraces. Je m'instruis en relisant ces chefs-
d'œuvre, mais je m'instruis trop tard.
}tlon commentarium pcrpctuum est attaché sur de petits papiers,
■avec ce qu'on appelle mal à propos ;ja/'» enchanté-, à la fin de
chaque page. Je me suis servi du seul tome que j'ai recouvré
dans ce pays barbare, d'une petite édition' que fit faire Cor-
neille, dans laquelle il inséra toutes ses imitations de Guillain de
Castro, de Lucain, et de Sénèque. Si l'Académie l'agrée, si cela
vous amuse, je vous enverrai le commentaire des Hoi'accs, tout
griffonné qu'il est. L'Académie décidera de mes réllexions, et
vous aurez la bonté de me renvoyer au plus tôt cet exemplaire»
unique.
.Ma nièce, celle de Corneille, et moi, nous vous remercions
de l'intérêt que vous prenez à celle affaire, et de tous vos soins
généreux. V.
1. denèse, xxvii, 2R.
'J. \(jvez lu note, iDUie X.X, pa^rc i7l.
:{. n'est une lîtlilifin de 10i4, dont il parle dans son Avertissement en t^te du
Menteur, cl qu'il demanda à omiuninter à la Bibliotiièquc du roi (voyez ieltro -4008);
mais cette édition n'y était pas. (IJ.j
364 CORRESPONDANCE.
4G07. — A M. LE DUC DE CHOISEULi.
13 juillet.
Monseigneur, vous savez qu'au sortir du grand conseil tenu
pour le testament du roi d'Espagne, Louis XIV rencontra quatre
de ses filles qui jouaient, et leur dit : « Eh bien ! quel parti pren-
driez-vous à ma place? » Ces jeunes princesses dirent leur avis au
hasard. Le roi leur répliqua : « De quelque avis que je sois, j'au-
rai des censeurs. »
Vous daignez en user avec moi, vieux radoteur, comme
Louis XIV avec ses enfants. Vous voulez que je bavarde, bavarde,
et que je compile, compile. Vos bontés, et ma façon d'être, qui
est sans conséquence, me donnent toujours le droit que Gros-
Jean prenait avec son curé.
D'abord je crois fermement que tous les hommes ont été,
sont, et seront menés par les événements. Je respecte fort le car-
dinal de Richelieu ; mais il ne s'engagea avec Gustave-Adolphe
que quand Gustave eut débarqué en Poméranie sans le consulter;
il protita de la circonstance. Le cardinal Mazarin profita de la
mort du duc de Veymar; il obtint l'Alsace pour la France, et le
duché de Rethel pour lui.
Louis XIV ne s'attendait point, en faisant la paix de Ryswick,
que son petit-fils ^ aurait, trois ans après, la succession de
Charles-Quint. Il s'attendait encore moins que l'arrière-petit-
fils* abandonnerait les Français pendant quatre ans aux dépré-
dations de l'Angleterre, maîtresse de Gibraltar. Vous savez quel
hasard fit la paix avec l'Angleterre, signée par ce beau lord
Bolingbroke sur les belles fesses de M'"'^ Pulteney. Vous ferez
comme tous les grands hommes de cette espèce, qui ont mis à
profit les circonstances où ils se sont trouvés.
Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l'avez pour ennemie ;
l'Autriche a changé de système, et vous aussi. La Russie ne met-
tait, il y a vingt ans, aucun poids dans la balance de l'Europe, et
elle en met un considérable. La Suède a joué un grand rôle, et
en joue un très-petit. Tout a changé et changera ; mais, comme
vous l'avez dit, la France restera toujours un beau royaume, et
redoutable h ses voisins, à moins que les classes des parlements
n'y mettent la main.
1. Etienne-François, né en 1719, mort en 1785.
2. Philippe V.
3. Ferdinand VI.
ANNÉE I7GI. 305
Vous savez que les alliés sont comme les amis qu'on appelait
de mon temps au quadrille : on changeait d'amis à chaque
coup.
11 me semble d'ailleurs que Tamitié de messieurs do Drande-
bourg a toujours été fatale à la France. Ils nous abandonnèrent
au siège de Metz, fait par Charles-Quint. Ils prirent beaucoup
d'argent de Louis XIV, et lui firent la guerre. Vous savez que
Luc vous trahit deux fois^ dans la guerre de 17/tl, et sûrement
vous ne le mettrez pas en état de vous trahir une troisième. Sa
puissance n'était alors qu'une puissance d'accident, fondée sur
l'avarice de son père et sur l'exercice à la prussienne. L'argent
amassé a disparu ; il est battu avec son exercice. Je ne crois pas
qu'il reste quarante familles à présent dans son beau royaume
de Prusse. La Poméranie est dévastée ; le Brandebourg, misé-
rable ; personne n'y mange de pain blanc ; on n'y voit que de la
fausse monnaie, et encore très-peu. Ses États de Clèves sont
séquestrés ; les Autrichiens sont vainqueurs en Silésie. Il serait
plus difficile à présentdele soutenir que de l'écraser. Les Anglais
se ruinent à lui donner des secours indiscrets vers la liesse, et,
grâce au ciel, vous rendez ces secours inutiles. Voilà l'état des
choses.
Maintenant, si on voulait parier, il faudrait, dans la règle des
probabilités, parier trois contre un que Luc sera perdu avec ses
vers, et ses plaisanteries, et ses injures, et sa politique, tout cela
étant également mauvais.
Cette afiaire finie, supposé qu'un coup de désespoir ne réta-
blisse pas ses affaires, et ne ruine pas les vôtres, tout finit en
Allemagne. Vous avez un beau congrès, dans lequel vous êtes
toujours garant du traité de Vestphalie, et j'en reviens toujours
à dire que tous les princes d'Allemagne diront : Luc est tombé
parce qu'il s'est brouillé avec la France; c'est à nous d'avoir tou-
jours la France pour protectrice. Certainement, après la chute
de Luc, la reine de Hongrie ne viendra pas vous redemander ni
Strasbourg, ni Lille, ni votre Lorraine. Elle attendra au moins
dix ans, et alors vous lui lâcherez le Turc et le Suédois pour de
l'argent, si vous en avez.
Le grand point est d'avoir beaucoup d'argent. Henri IV se
i)réi)ara à se rendre l'arbitre de l'Europe en faisant faire des
balances d'or par le duc de Sully. Les Anglais ne réussissent
qu'avec des guinées cl un crédit ([ui les décuple. Luc n'a fait
I. Kii juin Hi'i, et cil dcccnibrc 17 ir».
3G6 C 0 U K li S 1» () N JJ A N C E.
Iromhlor quelque temps l'Allemague que parce que sou père
avait plus de sacs que de bouteilles daus ses caves de Ueiiiu.
Nous ne sommes plus au teuips de Fabricius. C'est le plus riclic
(|ni l'emporte, comme, parmi nous, c'est le plus riclie qui acliète
une charge de maître des requêtes, et qui ensuite gouverne l'État.
Cela n'est pas noble, mais cela est vrai.
Les Russes m'embarrassent ; mais jamais l'Autriche n'aura de
(juoi les soudoyer deux ans contre vous.
L'Espagne m'embarrasse, car elle n'a pas grand'chose à
gagner à vous débarrasser des Anglais; mais au moins est-il
sûr qu'elle aura plus de haine pour l'Angleterre que pour vous.
L'Angleterre m'embarrasse, car elle voudra toujours vous
chasser de* l'Amérique septentrionale ; et vous aurez beau avoir
des armateurs, vos armateurs seront tous pris au bout de quatre
ou cinq ans, comme on l'a vu dans toutes les guerres.
Ah! monseigneur, monseigneur, il faut vivre au jour la
journée quand on a affaire à des voisins. On peut suivre un plan
chez soi, encore n'en suit-on guère. Mais quand on joue contre
les autres, on écarte suivant le jeu qu'on a. Un système, grand
Dieu! celui de Descartes est tombé; l'empire romain n'est plus;
Pompignan même perd son crédit : tout se détruit, tout passe.
J'ai bien peur que dans les grandes affaires il n'en soit comme
dans la physique : on fait des expériences, et on n'a point de
système.
J'admire les gens qui disent : La maison d'Autriche va être
bien puissante, la France ne pourra résister. — Eh ! messieurs, un
archiduc vous a pris Amiens, Charles-Quint a été à Compiègne,
Henri V d'Angleterre a été couronné à Paris. Allez, allez, on re-
vient de loin ; et vous n'avez pas à craindre la subversion de la
France, quelque sottise qu'elle fasse.
Quoi! point de système! Je n'en connais qu'un, c'est d'être
bien chez soi ; alors tout le monde vous respecte.
Le ministre des affaires étrangères dépend de la guerre et de
la finance; ayez de l'argent et des victoires, alors le ministre fait
tout ce qu'il veut.
ANXÉK 1761. 367
4008. — A M. CAri'ERONMEr. I.
Au château de Fernej-, en Bourgogne, par Genève, 13 juillet 1701.
Monsieur, je compte dans quelques mois avoir l'honneur do
vous envoyer, pour la Bibliothèque du roi, un manuscrit unique
et curieux. C'est VÈzov.v-Veidam, commentaire du Vculam, loque!
est, chez les Indiens, ce qu'est le Saddcr chez les (iuèbres-.
Cet Ézour-Veidam est traduit de la langue du hanscrit [)ar un
l)rame de beaucoup d'esprit ^ qui est correspondant de notre
compagnie dos Indos, et qui a très-bien appris le français. Il l'a
donné à M. de Maudave, commandant pour le roi dans un petit
fort de la côte do Coromandcl. Ce livre est fait vraisemblable-
ment avant rexpédition d'Alexandre.
Ce que je vous dis l;i, monsieur, n'est pas un artifice pour
obtenir de vous quelques livres dont j'ai besoin. Je vous les de-
manderais hardiment quand il n'y aurait point û'Ézour-Vcidamciu
monde, tant je compte sur vos bontés.
Je fais imprimer les tragédies de Pierre Corneille avec un
commentaire perpétuel, historique et critique, qui sera peut-être
utile aux étrangers qui apprennent notre langue par règle, et à
quelques Français qui la parlent par routine. L'édition sera ornée
des plus belles gravures, et faite avec beaucoup de soin. Nous la
faisons à l'anglaise, c'est-à-dire par souscription, pour le béné-
fice des seules personnes qui restent du grand nom de Corneille.
Le roi a la bonté de souscrire pour deux cents exemplaires; M. le
duc de Choiseul pour vingt. Je me flatte que .AI. le baron de Thiers
voudra bien que son nom soit dans la liste.
Mais vous me rendriez, monsieur, un plus grand service si
vous vouliez bien me prêter une édition de Corneille qui doit
être à la Bibliothèque du roi, dans laquelle on trouve toutes les
imitations de Guillain de Castro, de Lucain, de Sénèque et de
Tile-Live, Corneille donna lui-même celte édition '•. Je n'ai ([uo
le tome du Cid; il y mancinc la première page, (jui conhMiait le
1. J'imprime cette lettre stir roripiiiul inédii qiio je possède, mais sans l'envc-
lo])i)e >ur la(iuelle était l'adresse. Jean Oapperonnier, né en 1710, mnri en 177."»^
i^viiil été nommé bibliolhéraire de la 15iblioihé([ue du roi, rue de liiciielieii, à la
place de l'abbé .Sallicr, mort le 9 janvier 1701. (15.)
-'. Vojez sur ce manuscrit la noie de M. Ileinaud, tome XXVI, paire .'t'.t'i. Le
manuscrit était envoyé le 10 septembre; voyez la lettre à 1M'"« du UetTant, n<"»077.
3. Voltaire le nomme ChunKinlou et Shumonlou; voyez tome M, pnfjc l'J'2 ; et
XXVI, IVXL
i. Cette édition est celle de JOii.
368 CORRESPONDANCE.
litre ot la date. Il y a d'ailleurs beaucoup de pièces fu?;itives sur
la Mèdècjcs Horaccs, le Cid, et Cinna. Je vous renverrai fidèlement,
monsieur, et promptemcnt, ce que vous aurez l)ien voulu me
communiquer. Vous rendrez service aux belles-lettres; la famille
de Corneille et moi nous vous serons également obligés; vous
favoriserez une cntrepi-ise qui n'est pas indigne de vos secours;
et le nom du grand Corneille justifie la liberté que je prends.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que je vous
dois, etc.
N. B. Je reçois en ce moment une lettre de M. Cramer, qui
me dit que vos bontés ont prévenu mes demandes. Soutirez seu-
lement, monsieur, que j'ajoute à mes remerciements la requête
pour cette édition de Corneille dont j'ai l'honneur de vous parler
dans ma lettre.
4609. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
li juillet.
Ce paquet, mes divins anges, contient prose et vers : c'est
d'abord votre pauvre Zulime, ensuite c'est la préface d'un ou-
vrage dont douze vers valent mieux que douze cents de Zulime;
c'est la préface du Cid que je soumets à votre jugement avant de
la faire lire à l'Académie. On dit qu'Oreste n'a pas été mal reçu;
c'est une nouvelle obligation que je vous ai.
Ries moissons sont belles. J'ai heureusement terminé tous mes
procès; il ne me reste plus qu'à bâtir un temple à Corneille en
bâtissant mon église. Mais sera-t-on aussi généreux que le roi?
la nation entrera-t-elle dans mon projet? mes anges ne procure-
ront-ils pas quelques noms à notre liste ?
Auront-ils la bonté d'envoyer l'incluse ^ à M. Duclos?
Bon ! en voilà encore une pour l'abbé Olivetus Ciceronianm.
Pardon mille fois.
4610. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Aux Délices, 14 juillet.
Je viens de relire, care Olivefe, votre belle Histoire de l' Aca-
démie; je tombe sur la page 72 -, où vous invitez les académiciens
i. Celle du 12 juillet; voyez lettre 4606.
2. De l'édition de 1743.
ANNÉE 1 76!. 369
à ne se point refuser les secours d'une critique faite par leurs
confrères. Ne me les refusez donc pas, et ayez la boulé de lire
avec attention la préface du Cid, que j'envoie à M. Duclos, notre
secrétaire, en attendant les remarques sur toute la tragédie des
Horaces.
Quelque occupé que je sois d'ailleurs, j'aurai fini avant que
les libraires puissent commencer. La gloire de la France et de
l'Académie, que je crois intéressée à cette entreprise, me don-
nera des forces, et me fera oublier ma faible santé.
Je ne suis pas en peine de souscriptions, puisque le roi donne
l'exemple. Mais je voudrais pouvoir imprimer dans le programme
les noms des académiciens qui favoriseront le nom de Corneille,
et les mettre à la tête de la nation, qui doit encourager ce travail.
Le prix sera très-modique, il ne passera pas quarante livres;
et si quelque particulier oublie qu'il a souscrit, les princes s'en
souviendront aussi bien que tous ceux qui, sans être princes,
sont soigneux de leur honneur.
M""' de Pompadour souscrit pour cinquante exemplaires, M. le
duc de Choiscul pour vingt, d'autres pour quinze, pour douze.
Enfin je me flatte que la nation fera voir qu'elle sait honorer
le nom d'un graïul homme dans les temps les plus difficiles.
Corneille m'appelle : je vous quitte en vous le recommandant.
4011. — DE CIlARLES-ÏHÉODOnE,
ÉLECTE LR PAI.ATl \.
Schwclzingcn, ce lô juillet.
Je n'ai fait qu'un beau rôve, mon clier malade, qui, je crois, m'a causé
plus de douleur que toutes vos infirmités ne vous en font ressentir. C'est
une affaire faite, il faut se soumettre à la Providence. Je ne vous suis pas
moins obli.^é de vos charmantes lettres, et de l'intérêt que vous prenez à
ce qui me regarde '. Je serai très-aise de contribuera l'édition (k Corneille;
j'y souscrirai pour dix exemplaires.
Votre Henriade va bientôt paraître en beaux vers allemands. J'y fais
travailler un nommé Schwartz, Irès-médiocre conseiller que j'ai, mais très-
bon poëte, et ([ui a déjà traduit toute V Enéide en vers, à la parfaite salis-
faction des amateurs do la poésie allemande. S'il réussit également dans la
Henriade, il pourra se vanter d'avoir enrichi la lilératuro allemande dos
deux meilleurs puiMues épiques ijui existent. Soyez persuadé do l'estimo
particulière que j'aurai toujours pour vous.
CiiARi. lis - TiiiloiJoiu; , olccti'ur.
1. V()3i'z une note do hi lettre 'tht'tl.
il. — CiinrtKSPoMiANCE. IX. 24
370 COUKliSl'UNDANGIi.
4612. — A M. DI' MOM.MARTEL.
Au château de Ferncy, par Genève, IG juillet.
Je ne peux m'cmpôcher, monsieur, de vous remeixier, et de
vous féliciter de favoriser le nom et le sang du grand Corneille.
Le roi a suivi votre exemple, et j'ose vous assurer que cette
petite entreprise fera honneur à la France dans les pays étran-
gers.
Je suis enchanté que la première fois qu'on verra le nom de
M. de Brunoy S on reconnaisse en lui la générosité de son père.
Je présente mes respects k madame sa mère, et vous supplie,
monsieur, de ne me pas oublier auprès de monsieur votre frères
Il ne faut pas écrire de longues lettres à un homme comme
vous, occupé continuellement à servir le roi et l'État,
J'ai l'honneur d'être avec le plus tendre attachement et tous
les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.
4613. — A M. PITT3.
Au château de Fcrney, près de Genève, 19 juillet 1761.
Monsieur, Avhile you weigli the interests of England and
France, your great mind may at one time reconcile Corneille
with Shakespeare. Your name at the liead of subscribers shall
be the greatest honour the letters can receive : fis worthy of
the greatest ministers to protect the greatest writers. I dare not
ask the name of the king ; but I am assuming enough to désire
carnestly so great a favour*.
1. Fils de Pâris-Montmartel.
2. Pàris-Duverney.
3. Cette lettre a été insérée par M. Spiers, dans son Recueil de littérature
anglaise (Étude des prosateurs ançilais) avec cette note : « On donne ici cette lettre
exactement comme elle a été publiée, d'après le manuscrit original, dans la Cor-
respondance of William Pitt, earl of Chatham. »
4. Traduction : Monsieur, pendant que vous pesez dans vos mains les intérêts
de l'Angleterre et de la France*, votre esprit supérieur peut en même temps
■concilier Corneille et Shakespeare. Votre nom à la tête des souscripteurs sera
le plus éclatant honneur que les lettres puissent recevoir ; il est digne des
grands ministres de protéger les grands écrivains. Je n'ose pas demander
le nom du roi; mais je suis assez hardi pour désirer vivement une si haute
faveur.
* Pitt (lord Chatham) était alors ministre des affaires étrangères en Angleterre, et l'on
cherchait à laire la paix.
ANNÉE 17 61. ^S7^
Je suis avec un respect infini pour votre personne et pour vos
grandes actions, monsieur, votre très-luuuble et très-obéissant
serviteur.
Voltaire,
gentilliomme ordinaire de la chambre du roi.
4G14. —A M. D.AMIL.WILLE.
20 juillet.
Il y a plaisir à donner des Orcsle aux frères : les frères sont
toujours indulgents. Je ne sais plus comment la nation est faite :
elle soutire une Electre * de quarante ans qui ne fait point
l'amour et qui remplit son caractère; elle ne siffle pas une pièce
où il n'y a point de partie carrée : il s'est donc fait dans les
esprits un prodigieux changement !
Frère Y a bien mal aux yeux; mais il les a perdus avec
Corneille, et cela console. 11 a été obligé de travailler sur une
petite édition en pieds de mouche. Heureusement, l'en voilà
quitte. Il a commenté 31édce, le Ciel, Cinna, Pompée, Horace,
Polyeucte, Rodogune, Héraclius. 11 reste peu de chose à faire, car
ni les comédies, ni les Agèsilas, ni les Attila, ni les Surctw, etc.,
ne méritent l'honneur du commentaire.
S'il avait des yeux, il pleurerait nos désastres, qui se mulli-
plient cruellement tous les jours. Il demande si l'on se réjouit
■encore à Paris, si on ose aller au spectacle. Il croit ce temps-ci
bien peu favorable pour le Droit du Seigneur ou pour rÉcueil du
Sage. Il a écrit au jeune auteur, lequel est tout abasourdi de la
prise de Pondichéry -, qui lui coûte juste le quart de son bien.
Il n'a pas envie de rire. Je n'ai pu tirer de lui que ces petites
bagatelles qu'il m'envoie, et que je fais tenir aux frères.
Je lui ai fait part de la juste douleur de la demoiselle Dange-
ville, qui ne joue pas le premier rôle. Il y a paru très-sensible:
mais il ne peut qu'y faire. M"' Dangeville embellit tout ce (]iii lui
])asse par les mains. Kn un mot, voilà tout ce que je peux tirer
de mon petit Dijonnais'. 11 est très-fàché; il dit qu'il veut faire
une tragédie :1e premier actesera Hosbach, le dernier Pondichéry,
cl des vessies de cochon pour inlermède. Celui (jiii écrit '• en ril.
1. Voyez page 3HS.
2. Cette prise est du 1*) janvier.
3. 11 donnait le Droit du Seiyncur comme l'ouvrage d'un académicien de Dijon ;
•voyez tome VI, page 3.
4. Wagnière, aucrctaire de Voltaire.
572 CORRESPONDANGIÏ.
pniTo qu'il est né à Lausanne; mais moi, qui suis Français, j'en
pousse (le gros soupirs.
Votre très-humble frère vous salue toujours en Protagoras,
en Lucrèce, en Épicure, en Épictète, en Marc-Antonin, et s'unit
avec vous dans l'horreur que les petits faquins d'Omer doivent
inspirer. Que les misérables Français considèrent qu'il n'y avait
aucun janséniste ni moliniste dans les flottes anglaises qui nous
ont battus dans les quatre parties du monde ; que les polissons
de Paris sachent que M. Pitt n'aurait jamais arrêté l'impression
de VEncyclopcdic; qu'ils sachent que notre nation devient de jour
en jour l'opprobre du genre humain.
Adieu, mes cliers frères.
J'ai reçu la Poétique d'Aristote : je la renverrai incessamment.
Avec ce livre-ià, il est bien aisé de faire une tragédie détestable.
4615. — A M. HELVÉTIUS.
22 juillet.
Mon cher philosophe, l'ombre et le sang de Corneille vous
remercient de votre noble zèle. Le roi a daigné permettre que
son nom fût à la tête des souscripteurs pour deux cents exem-
plaires. Ni maître Le Dain, ni maître Omer, ne suivront ni
l'exemple du roi, ni le vôtre. Il y a l'infini entre les pédants
orgueilleux et les cœurs nobles, entre des convulsionnaires et
des esprits bien faits. Il y a des gens qui sont faits pour honorer
la nation, et d'autres pour l'avilir. Que pensera la postérité quand
elle verra d'un côté les belles scènes de Cinna, et de l'autre
le discours de maître Le Dain, jyrononcè du côté du greffe^? Je
crois que les Français descendent des centaures, qui étaient
moitié hommes et moitié chevaux de bat : ces deux moitiés se
sont séparées; il est resté des hommes, comme vous, par exemple,
et quelques autres ; et il est resté des chevaux qui ont acheté des
charges de conseiller, ou qui se sont faits docteurs de Sorbonne.
Rien ne presse pour les souscriptions de Corneille; on donne
son nom, et rien de plus ; et ceux qui auront dit : Je veux le livre,
l'auront. On ne recevra pas une seule souscription d'un bigot;
qu'ils aillent souscrire pour les Méditations du révérend père Croizet -.
•1. Voyez tome XXIV, page 239.
2. C'est ainsi qu'on désigne quelquefois un ouvrage de J. Croiset (né vers le
milieu du xvu'= siècle, mort en 1738), dont le vrai titre est : Retraite spirituelle
pour un jour de chaque mois, avec des réflexions clirétiennes sur divers sujets de
morale, 1710, quatre volumes iu-12, souvent réimprimés.
ANNÉE 176 1. 373
Peut-être que les remarques que l'on mettra au bas de chaque
page seront une petite poétique, mais non pas comme Lamotte en
faisait à l'occasion de mon Romulus, à l'occasion de mes Macchabées *.
Ah! mon ami, défiez-vous des charlatans, qui ont usur[)é en leur
temps une réputation de passade.
Je vous embrasse en Épicure, en Lucrèce, Cicéron, Platon,
e tutti (luanti.
4016. — A MADAME LA MAUQUISK DU DEFFANT.
22 juillet.
M. le président Ilénault, madame, m'instruit de votre beau
zèle pour Pierre Corneille. Je quitte Pierre pour vous remercier,
et je vous supplie aussi de présenter mes remerciements à M""= de
Luxembourg. Je romps un long silence ; il faut le pardonner au
plus fort laboureur qui soit à vingt lieues à la ronde, ù un vieil-
lard ridicule qui dessèche des marais, défriche des bruyères,
bAtit une église, et se trouve entre deux Pierre le Grand : savoir,
Pierre Corneille, créateur de la tragédie, et l'autre, créateur de
la Russie.
Ce qu'il y a de bon, c'est que M"' Corneille n'a nulle part à
ce que je fais pour son grand-oncle. Elle n'a pas encore lu une
scène de Chimène; mais cela viendra dans quelques années, et
alors elle verra que j'ai eu raison. Maître Le Dain et maître
Omer auront beau dire et beau faire, Pierre est un grand homme
et le sera toujours, et nous sommes des polissons. Qu'on me
montre un homme qui soutienne la gloire de la nation; (ju'on
me le montre, et je promets de l'aimer.
Il faut en revenir, madame, au siècle de Louis XIV en tous
genres : cela me perce le cœur au pied des Alpes; et, de dépit,
je fais faire un baldaquin, et je lis assidûment l'Écriture sainic,
quoique j'aime encore mieux Cinna.
Je joue avec la vie, madame ; elle n'est bonne qu'à cela. Il
faut que chaque enfant, vieux ou jeune, fasse ses bouteilles de
savon. La Butte-Saint-Rocb, et mes montagnes qui fendent les
nues, les riens de Paris, et les riens de la retraite : tout cela est
si égal que je ne conseillerais ni à une Parisienne d'aller dans
les Alpes, ni à une citoyenne de nos rochers d'aller à Paris.
1. La AloUe a donné un Discuurs sur la tranédie à l'occasion de Romulus, et
Discours sur la tragédie à l'occasion des Macchabées, qui sont imprimés avec ces
tragédies.
374 CORRESPONDANCE.
Je vous regrette pourtant, madame, et beaucoup ; M"' Clairon,
un poil; et la plupart de mes chers concitoyens, point du tout. Je
n'ai guère plus de santé que vous ne m'en avez connu; je vis, et
je ne sais comment, et au jour la journée, tout comme les autres.
Je m'imagine que vous prenez la vie en patience, ainsi que
moi ; je vous y exhorte de tout mon cœur, car il est si sûr que
nous serons très-heureux quand nous ne sentirons plus rien
qu'il n'y a point de philosophe qui n'embrasse cette belle idée
si consolante et si démontrée. En attendant, madame, vivez
le plus heureusement que vous pourrez, jouissez comme vous
pourrez, et moquez-vous de tout comme vous voudrez.
Je vous écris rarement, parce que je n'aurais jamais que la
même chose à vous mander; et quand je vous aurai bien répété
que la vie est un enfant qu'il faut bercer jusqu'à ce qu'il s'en-
dorme, j'aurai dit tout ce que je sais.
Un bourgmestre de Middelbourg^, que je ne connais point,
m'écrivit, il y a quelque temps, pour me demander en ami s'il y
a un dieu ; si, en cas qu'il y en ait un, il se soucie de nous; si la
matière est éternelle; si elle peut penser; si l'âme est immortelle ;
et me pria de lui faire réponse sitôt la présente reçue.
Je reçois de pareilles lettres tous les huit jours; je mène une
plaisante vie.
Adieu, madame; je vous aimerai et je vous respecterai jusqu'à
ce que je rende mon corps aux quatre éléments.
4017. — A MADEMOISELLE CLAIRON.
A Ferney, 232.
Si j'avais pu, mademoiselle, recevoir votre réponse avant de
vous avoir écrit mon ÈpUre ^ cette épître vaudrait bien mieux :
car j'ai oublié cette louange qui vous est due d'avoir appris le
costume aux Français. J'ai très-grand tort d'avoir omis cet article
dans le nombre de vos talents; je vous en demande bien pardon,
et je vous promets que ce péché d'omission sera réparé. Ménagez
votre santé, qui est encore plus précieuse que la perfection de
votre art. J'aurais bien voulu que vous eussiez pu passer quelques
mois auprès d'Esculape-ïronchin; je me flatte qu'il vous aurait
1. Voyez la lettre 4621.
2. Beuchot date cette lettre du 23 juillet 176.Î, mais c'est le 23 juillet 1761 qu'elle
a dû être écrite.
3. VÉpître à Daphné.
ANNr-IÎ 17(31. 373
mise en état d'orner longtemps la scène française, à laquelle vous
êtes si nécessaire. Quand on pousse Tart aussi loin que vous, il
devient respectable, même à ceux qui ont la grossièreté barbare
de le condamner. Je ne prononce pas votre nom, je ne lis pas
un morceau de Corneille ou une pièce de Hacine, sans une véhé-
mente indignation contre les fripons et contre les fanatiques qui
ont l'insolence de proscrire un art qu'ils devraient du moins
étudier, pour mériter, s'il se peut, d'être entendus quand ils
osent parler. Il y a tantôt soixante ans que cette infâme supersti-
tion me met en colère. Ces animaux-là entendent bien peu leurs
intérêts de révolter contre eux ceux qui savent penser, parler et
écrire, et de les mettre dans la nécessité do les traiter comme les
derniers des hommes. L'odieuse contradiction de nos Français,
chez qui on flétrit ce qu'on admire, doit vous déplaire autant
({u'à moi et vous donner de violents dégoûts. Plut à Dieu que
vous fussiez assez riche pour ([uitter le théâtre de Paris et jouer
chez vous avec vos amis, comme nous faisons dans un coin du
monde, où nous nous moquons terriblement des sottises et des
sots!
J'ai bien résolu de n'en pas sortir. Mon unique souhait est que
Tronchin soit le seul homme au monde qui puisse vous guérir,
et que vous soyez forcée de venir chez nous.
Adieu, mademoiselle; soyez aussi heureuse que vous méritez
de l'être; croyez que je vous admire autant que je méprise les
ennemis de la raison et des arts, et que je vous aime autant que
je les déteste. Conservez-moi vos bontés ; je sens tout ce que vous
valez : c'est beaucoup dire.
l(5ls. —A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Les divins anges sauront que je reçus avant-hier leur der-
nière lettre, datée de je ne sais plus quand. J'étais auv Délices;
je les ai cédées à M. le duc de Villars, (\\ii s'y établit avec tout
son train. J'ai laissé la lettre de mes anges aux Délices; mais je
me souviens des principaux articles. Il était question vraiment
(le (pi('I(|ues vers, qu'ils aiment mieux comme ils étaient autre-
lois dans l'ancienne Ziidiiic. Mes anges ont raison.
Je me jette à leurs pieds pour (pie Zidime se tue : car il ne
faut pas (pic tragi'die finisse comme conu'die, et, autant (pi'on
peut, il faut laisser le poignard dans le cœur des jissistants. Si
vous goûtez cette nouvelle façon de se tuer que je vous envoie,
376 COIUlESPONDAXCIi
vous me ferez grand plaisir. Ne me dites pas que ce pauvre bon-
honiiue de père sera arfligé; il est juste que sa fille coupable
passe le pas, et que le bonhomme de père, qui l'a fort mal élevée,
soit un peu affligé pour sa peine.
Venons à un plus grand objet, à Pierre Corneille. On ne
pourra rien faire, rien commencer, rien même projeter, si l'on
n'a pas d'abord les noms de ceux qui veulent bien souscrire. Il y
a une petite anicroche. Les Œuvres du ihtàtrc de Corneille conilen-
dront cinq volumes in-i". Ces cinq volumes, avec des estampes,
reviendraient à dix louis d'or, et les souscriptions ne seront
que de deux : on ne pourra donc point donner ces inutiles es-
tampes, et on se contentera des remarques utiles. L'ouvrage est
moitié trop bon marché, j'en conviens; mais, avec les bontés du
roi, et les secours des premiers de la nation, les Cramer pour-
ront être honorablement payés de leurs peines, et il y aura en-
core assez d'avantages pour M. et M'"" Corneille. Quand il devrait
un peu m'en coûter, je ne reculerai pas. J'ai déjà commenté à
peu près le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, Polyeucte, Rodogune,
Héraclius. Il me paraît que ce travail sera principalement utile
aux étrangers qui apprennent notre langue; chaque page est
chargée de notes ; je suis un vrai Scaliger. Madame Scaliger,
prenez-moi sous votre protection.
Quant à la drôlerie du petit HurtaudS il en sera tout ce qui
plaira à Dieu. Je suis résigné à tout depuis la mort du cardinal
Passionei, et depuis notre petite défaite auprès de Ham. J'espérais
que le cardinal Passionei me ferait avoir d'admirables privilèges
pour mon église savoyarde. J'ai peur d'échouer dans le sacré
et dans le profane. Je me disais : On va signer la paix dans
Hanovre, tout le monde sera gai et content, on ne songera
plus qu'à aller à la comédie, ou souscrira en foule pour Pierre
Corneille, tous les billets royaux seront payés à l'échéance,
tout le monde se prendra par la main pour danser, depuis Col-
iioure jusqu'à Dunkerque. Voilà mon rêve fini; et le réveil est
triste.
La divine et superbe Clairon augmentera-t-elle ma douleur,
et sera-t-elle fâchée contre moi parce que j'ai été poli avec M. le
comte de Lauraguais^? Mon cher ange lui fera entendre raison;
il me l'a fait entendre si souvent à moi, qui suis plus capricieux
qu'une actrice!
1. Voyez tome VI, page 3.
2. Voyez la lettre 4629.
ANNÉE 1761. 317
Je voudrais bien vous envoyer une partie de mon Commentaire;
mais tout cela est sur de petits papiers comme les feuilles de la
sibylle ; et d'ailleurs rien n'est en vérité moins amusant.
Respects à tous anges.
Le mallieur est sur les yeux; les miens sont affligés aussi,
mais je songe aux vôtres,
461'.». — A MADEMOISELLE FEL«.
Au château de Ferney, par Genève, 29 juillet.
Il me semble, mademoiselle, que je vous dois des remer-
ciements, toutes les années, d'avoir bien voulu venir dans ma
petite retraite ; mais il faut que je vous remercie d'une autre
sorte de plaisir que vous m'avez fait, et que vous ne savez peut-
être pas.
Vous me dites aux Délices qu'il y avait à Paris un liomme
plein d'esprit et de générosité, dont le plus grand plaisir était
celui d'obliger, et que c'était M, de La Borde-. Je m'en suis
souvenu, quand il a été question d'imprimer un Corneille avec
des commentaires, et d'en faire une édition magnifique, au
profit de la famille infortunée de ce grand bomme. J'ai répété
mot pour mot à M. de La Borde, très-indiscrètement, tout ce que
vous m'aviez dit de lui. Je vous assure qu'il n'a pas démenti vos
éloges : il favorise cette entreprise avec tout le zèle d'un excel-
lent citoyen, et il m'a écrit une lettre qui fait bien voir ({u'il
a autant d'esprit que de noblesse d'àme. Je suis si pénétré de
tout ce qu'il daigne faire que je ne puis m'en taire avec vous.
Vous qui avez des talents si supérieurs, mademoiselle, vous
sentez bien mieux que personne combien il sera beau à notre
nation de protéger les talents du grand Corneille cent ans après
sa mort, et vous devez être flattée que ce soit votre ami, M. de
La Borde, qui ait fait les premières démarches. Pardonnez donc
à mon enthousiasme, et comptez que nous en avons toujours
beaucoup pour vous au pied des Alpes, M Denis et moi.
Recevez, avec votre bonté ordinaire, les sentiments respec-
tueux du vieux
VoLTAiriE,
1. Éiliteurs, de Cayrol cl Franrois.
2. Banquier de la cour.
378 CUHKI'Sl'ONDANGK.
4020. — A M. DE CHAMPFLOUR,
ANCIEN LIEl'TENANT PAIITICULIER, A CLERMO\T EN AUVERGNE.
Au chûtoiui de Ferncy, par Genève, 30 juillet.
Ayant quitté, monsieur, ma maison des Délices, près de Ge-
nève, que j'ai cédée à M. le duc de VillarsS j'y ai laissé votre
lettre ; mais quoique je no l'aie pas sous les yeux, elle est dans
mon cœur. Je me suis attendri au souvenir de monsieur votre
père, et je vous prie de ne pas douter que je ne prenne toujours
un vif intérêt à tout ce qui vous regarde. Vous êtes père de
Camille depuis longtemps; vous êtes heureux par votre femme
et par vos enfants; vous l'êtes par votre manière de penser: ce
sont pour moi autant de sujets de joie; elle n'est affaiblie que
par le grand intervalle qui nous sépare. Je finis ma carrière
dans un séjour assez riant, et dans des terres qui ont de beaux
privilèges; il ne me manque que de pouvoir vous assurer de
vive voix des sentiments inviolables avec lesquels j'ai l'honneur
d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4G2I. — A M. *" 2.
Au château de Ferncy en Bourgogne, par Genève, 30 juillet.
Dans une petite transmigration, monsieur, d'une maison à
une autre, la lettre dont vous m'honorâtes en date du l"juin
s'était égarée. M"'" du Perron m'ayant appris à qui je devais cette
lettre, j'ai été fort honteux; j'ai cherché longtemps, et j'ai enfin
trouvé; mais ce que je ne trouverai pas, c'estia solution de votre
problème. Quand on demanda à Panurge lequel il aimait le
mieux d'avoir le nez aussi long que la vue, ou la vue aussi longue
que le nez, il répondit qu'il aimait mieux hoire.
Vous me demandez lequel est le plus plaisant de savoir tout
ce qui s'est fait ou tout ce qui se fera : c'est une question à faire
aux prophètes; ces messieurs, qui connaissaient l'avenir si par-
faitement, étaient sans doute instruits également du passé. Il
1. Honoré-Armand, duc de Villars, né le i octobre 1702, reçu en 1734 à l'Aca-
démie Irançaisc, à la place du maréchal de Villars son père ; mort au mois de
mai 1770.
2. Cette lettre est peut-être adressée au bourgmestre de MidJelbourg dont il
est question dans la lettre 4610, si ce n'est pas un personnage supposé.
ANNÉE 17G1. 379
faut être inspiré de Dieu pour savoir bien parfaitement son pré-
térit, son futur, et même son présent. Notre espèce est fort cu-
rieuse et fort ignorante. Celui qui saurait l'avenir saurait proba-
blement de fort sottes et de fort tristes choses, et entre autres
l'heure de sa mort : ce qui n'est pas extrêmement plaisant à con-
templer. J'aime mieux au fond de la boîte de Pandore l'espérance
que la science, et je suis de l'avis d'Horace :
Piudens futuri temporis exitum
Calii:ino?a iiocle premit Deus.
(Lib. III, od. XXIX.)
Ce que je sais le mieux, c'est que j'ai l'honneur d'être avec
tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.
IG'22. — A M. L'ABP.É D'OLIVET.
Ce vendredi, juillet.
Vous avez très-bien fait, mon cher directeur, de venir chez
la protectrice desarts^. Elle a été flattée de l'hommage du direc-
teur, et, en vérité, vous lui deviez plus que des hommages. Nous
devons être pénétrés de reconnaissance. Ce que je craignais est
arrivé ; la personne qui ne devait rien savoir sait tout. Mais cet
inconvénient ne sert qu'à rendre plus inébranlable une belle
âme née pour faire du bien. Plus notre idée sera sue, plus il la
faut suivre ; et je vous réponds qu'elle sera suivie. Elle est dans
les meilleures mains du monde, comme dans les plus belles. Ceux
de nos confrères qui ne se sont point prêtés à un dessein si hono-
rable et si utile ne sentiront qu'un noble et heureux repentir
quand ils verront qu'une personne qu'on ne prendrait que pour
Hébé ou pour Flore devient notre Minerve, et encourage le pro-
jet qu'ils n'ont pas secondé-.
Tout ce que je souhaite, c'est que cette époque de la gloire de
l'Académie soit jointe à celle de votre directorat ; mais le temps
est bien court.
bonsoir; je vous embrasse toiidrcniciit. Nous pouvez ilirc har-
diment (pic je ne viens point lire noire ode, parce que je suis
plus utilement occupé. L'alTaire mo parait sùvc. Bonsoir encore
une fois.
1. M™' do Pompadour.
2. Lo projet de commentaire sur les classiques français.
380 CORRESPONDANCE.
4023. — A M. LE DUC DE BOUILLON'.
Lo.'il juillet.
Vous voilà, monsoignciir, commo lo marquis de La Farc, qui
commença i\ sentir son talent à peu près à votre Age, quand
certains talents plus précieux étaient sur le point de baisser un
peu, et de l'avertir qu'il y avait encore d'autres plaisirs.
Ses premiers vers furent pour l'amour; les seconds, pour l'abbé
de Ghaulieu, Vos premiers sont pour moi, cela n'était pas juste;
mais je vous en dois plus de reconnaissance. Vous me dites que
j'ai triomphé de mes ennemis : c'est vous qui faites mon triomphe.
Au pied (le mes rochers, au creux de mes vallons,
Pourrais-je regretter les rives do la Seine?
La fille de Corneille écoute mes leçons;
Je suis chanté par un.... [Turenne] :
J'ai pour moi deux grandes maisons
Chez Bellone et chez Melpomène.
A l'abri de ces deux beaux noms,
On peut mépriser les Frelons :
A contempler gaîment leur sottise et leur haine
C'est quelque chose d'être heureux;
Mais c'est un grand plai<ir de le dire à l'Envie,
De l'abattre à nos pieds, et d'en rire à ses yeux.
Qu'un souper est délicieux
Quand on brave, en mangeant, les griffes de harpie!
Que des frères Berthier les cris injurieux
Sont plaisante cérémonie!
Que c'est pour un amant un passe-temps bien doux
D'embrasser la beauté qui subjugue son âme,
Et d'affubler encor du sel d'une épigramme
Un rival factieux et jaloux!
Cela n'est pas chrétien, j'en conviens avec vous;
Mais ces gens, le sont-ils ? Ce monde est une guerre ;
On a des ennemis en tout genre, en tous lieux :
Tout mortel combat sur la terre;
Le diable avec Michel combattit dans les cieux;
On cabale à la cour, à l'église, à l'armée;
Au Parnasse on se bat pour un peu de fumée.
Pour un nom, pour du vent, et je conclus au bout
Qu'il faut jouir en paix, et se moquer de tout.
1. Conforme à roritiinal, qui est à la Bibliothèque de l'Arsenal, mss, belles-
lettres françaises, n" 13'2, in-f°, tome II, page 240.
A -N N i: E t 7 G 1 . 38 1
Cependant, monseigneur, tout en riant on peut faire du
bien. Votre Altesse en veut l'aire à M"- Corneille; vous voulez
que je vous taxe pour le nombre des exemplaires : si je ne con-
sultais que votre cœur, je vous traiterais comme le roi; vous en
seriez pour la valeur de deux cents. Mais comme je sais que
vous allez partout semant votre argent, et que souvent il ne vous
en reste guère, je me réduis à six, et j'augmenterai le nombre
si j'apprends que vous êtes devenu économe.
Je supplie Votre Altesse d'agréer mon profond respect, et de
me conserver vos bontés en Suisse.
Voltaire.
4624. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA i.
Au château de Ferney en Bourgogne, par Genève, 31 juillet 1761.
Madame, j'ai deux ressemblances avec la grande maîtresse
des cœurs : celles des yeux etdel'àme. Mes yeux ne voient presque
plus; mais mon Ame voit toujours, madame, et je suis en idée
aux pieds de Votre Altesse sérénissime.
Elle daigne donc s'intéresser à la race de notre grand Cor-
neille! Je n'en suis pas surpris, puisque ses ouvrages respirent la
grandeur et la vertu, et que sa race est raallieureuse.
11 me semble que ce Corneille n'a jamais peint dos désastres
plus grands que ceux qu'on éprouve depuis Cassel jus({u"au fond
de la Silésie. Cela finira quand il plaira à Dieu, et non pas quand
il plaira aux bommes. On dit que le pbilosopbe Pangloss va
partir de Turquie, et qu'il fera un tour à Genève. Je l'interrogerai
sur les causes secondes et sur la cause première. Mais surtout,
madame, je voudrais l'amener à Gotba : c'est alors qu'il verrait
le meilleur des cbàteaux possibles, et certainement la meilleure
des princesses possibles; mais je ne voudrais point passer au
milieu de ces belles armées, qui ne sont point du tout de mon
goût. Je n'aime les béros que dans Ibistoire et dans la tragédie.
Je n'ai point encore aclievé l'bistoire de ce béros russe nommé
Pierre le Grand, attendu que la cour de Pétersbourg me traite
à peu près comme Pbaraon traitait les Juifs : il leur demandait
de la bri(iue et ne leur donnait point de paille. On me demande
une bistoire, et l'on ne me donne point de matériaux. Il me
semble que monseigneur le prince de Brunswick tiendra son
coin dans l'bistoire; il s'est couvert de gloire dans tontes ses
1. tiliicur.s, nav(^u\ et l'rani.oU.
382 CORKESPONDANCi:.
caini)ayQes. A quoi tout ce Tracas al)Outira-l-il? Les choses res-
teront dans le continent à peu près comme elles étaient. La
guerre de César et de Pompée coûta beaucoup moins de sang,
mais il en résulta l'empire du monde. C'est peut-être une per-
fection de l'art militaire de ne faire presque rien avec les plus
grandes armées. Les forces étant toujours balancées, il n'en i-ésulte
que la misère des peuples : il y a seulement, de part et d'autre,
cinq ou six cents personnes qui font des fortunes immenses à
fournir le nécessaire et le superflu aux meurtriers enrégimentés.
Je suis fâché, madame, de n'avoir plus de papier; il faut
quitter les réflexions pour présenter mon profond respect et mon
inviolable attachement à Votre Altesse sérénissime.
Le vieux Suisse V.
4625. — A M. SÉNAC DE MEILHAN.
Élève du jeune Apollon,
Et non pas de ce vieux Voltaire;
Élève heureux de la raison,
Et d'un dieu plus charmant qui t'instruisit à plaire,
J'ai lu tes vers brillants, et ceux de ta bergère,
Ouvrages de l'esprit, embellis par l'amour :
J'ai cru voir la belle Glycère
Qui chantait Horace à son tour.
Que son esprit me plaît! que sa beauté te touchai
Elle a tout mon suffrage, elle a tous tes désirs.
Elle a chanté pour toi; je vois que sur sa bouche
Tu dois trouver tous les plaisirs.
Je réponds bien mal, monsieur, aux choses charmantes que
vous m'envoyez ; mais, à mon âge, on a la voix un peu rauque.
Lupi Mœrbn videre priores ; vox quoque Mœrim déficit^.
Présentez, je vous prie, mes obéissances à celui qui a soin de
la santé du roi^ au père de ce qu'il y a de plus aimable.
4026. — A M. DE BURIG.NY.
Au château de Ferncy, juillet.
Tout ce que je peux vous dire, monsieur, c'est que feu M. Se-
cousse m'écrivit, il y a quelques années, à Berlin, que son oncle
1- Vox quoquo Mœrim
Jam fugit ipsa : lupi MaTim videre priores.
(ViRG., ccl. i.x, V. 53,54.)
2. Sénac père était médecin du roi.
A.NNÉi- I7GI. 383
avait réglé les droits et les reprises de M"' Desvieux, fondés sur
son contrat avec M. Bossuet K C'est une chose que je vous assure
sur mon honneur. Au reste, c'est à vous à voir si vous croyez
qu'un homme aussi éclairé que lui ait toujours été de honue loi,
surtout en accusant M. de Fénelon d'une hérésie dangereuse,
tandis qu'on ne devait l'accuser que de trop de délicatesse et de
beaucoup de galimatias. Je serais très-affligé si le panégyriste
de Porphyre et de l'ancienne philosophie donnait la préférence
à certaines opinions sur cette philosophie. M. de Meaux: était un
homme éloquent; mais la raison est préférable à l'éloquence.
Vous me ferez beaucoup d'honneur et de plaisir de m'envoyer
votre ouvrage- ; mais vous me foriez un très-grand tort si vous
m'accusiez d'avoir dit que l'éloquent Bossuet ne croyait pas ce
•qu'il disait. J'ai rapporté seulement qu'on prétendait qu'il avait
des sentiments dilïérents de la théologie' ; comme un sage ma-
gistrat qui s'élèverait quelquefois au-dessus de la lettre de la
loi par la force de son génie. Il me paraît qu'il est de l'intérêt
de tous les gens sensés que Bossuet ait été dans le fond plus in-
dulgent qu'il ne le paraissait.
Je me recommande à vous, monsieur, comme à un homme
<le lettres et un i)liilosophe pour qui j'ai toujours eu autant d'es-
time que d'attachement pour votre famille. Si vous voulez bien
me faire parvenir votre ouvrage par M. Janel ou M. Bouret, ce
sera la voie la plus prompte, et j'aurai plus tôt le plaisir de
m'instruire.
Je vous présente mes remerciements, et tous les sentiments
respectueux avec lesquels je serai toujours, monsieur, votre, etc.
40J7. — A M. LL COMTE D'AIIGEMAL.
2 iiiiguste.
Votre grand-chainhricr (rilrricouil vient de mourir, mon
cher ange, après s'être lavé les jambes dans notre lac, pour son
plaisir. Tronchin dit que c'est ])our s'être lavé les jamhes. Le fait
est qu'il est mort, ('((jne je le regrette, parce (ju'ii n'était ni I'hiki-
tique ni fripon.
Enfin donc ce «lue j'ai prédit depuis deux ans est arrivé ; je
criais toujours : Pondichéry ou Ponlichéry ! et, dans toutes mes
1. Voyez loiiK! XI\', page W.
2. Vie de Hussuet, evêquc ik Miuux, 17G1, iii-1'1'.
3. Voyez tome \1V, page 4J.
384 CORRESPOND.\NC[i.
lettres, je disais : Prenez .nardc à Poiulicliéry ! Ceux qui avaient
partie de leur fortune sur la ronipaj^nie des Indes n'ont qu'à se
recommander aux directeurs de riiù[)ital. On a bien raison d'ap-
peler son bien forlune, car un moment le donne, un moment
l'ôte. Vous devez avoir eu une semaine brillante à Paris ; il me
semble qu'en huit jours vous avez eu un lit de justice*, la nou-
velle d'une bataille perdue-, la nouvelle de Pondichérj^ celle
des llcs-sous-le-vent*, celle de la flotte anglaise arrivée devant
Oléron^ et une comédie de Saint-Foix^.
Il n'y a pas de quoi rire l\ tout cela. J'ai le cœur navré. Nous
ne pouvons avoir de ressource que dans la paix la plus honteuse
et la plus prompte. Je m'imagine toujours, quand il arrive quel-
que grand désastre, que les Français seront sérieux pendant six
semaines. Je n'ai pu encore me corriger de cette idée. Je crois
voir tout le monde morne et sans argent, et de là j'infère qu'il
ne faut pas précipiter les représentations de la pièce du petit
Hurtaud, que, par parenthèse, les comédiens attribuent à Saurin
et à Diderot. Préville, qui a le nez plus fin, soutient qu'elle est
de votre marmotte des Alpes. Dieu veuille lui ôter de la tête cette
opinion! M"' Dangeville est fâchée que son rôle de Colette ne soit
pas le premier rôle : on aura de la peine à l'apaiser.
M. le duc de Choiseul a bien voulu me mander que les sou-
scriptions cornéliennes vont à merveille. Il y a donc quelque
chose qui va bien à Paris. On parle, dans nos rochers, de cer-
taines petites brouilleries qui ont retenti jusqu'aux Alpes. Je
crains que M. le duc de Choiseul ne se dégoûte, et qu'il ne
quitte un poste fatigant, comme un médecin, appelé trop tard,
abandonne son malade ; j'en serais inconsolable.
Aimons le théâtre ; c'est la seule gloire qui nous reste. J'en
suis à Htradius : je commence à l'entendre. En vérité, il n'y a de
beau dans cette pièce que quatre vers'' traduits de l'espagnol-
Quand on examine de près les pièces et les hommes, on rabat
un peu de l'estime. Il n'y a que mes anges qui gagnent à être
vus tous les jours. Mais comment vont les yeux?
I. 21 jilillrt.
'1. La bataille de Kirch-Dinker, gagnée le IG juillet, par le prince Ferdinand
sur les maréchaux de Broglie et de Soubise.
3. Pris le 15 janvier.
4. La Dominique, l'une des Antilles, avait été prise par les Anglais le 6 juin.
5. Les Anglais étaient maîtres de Belle-Isle depuis le 7 juin.
6. Le Financier, joué le 20 juillet.
7. Voyez ces vers, tome XVII, page 396.
ANNÉE 1761. 385
Voici un gros paquet pour notre Académie. Jugez, mes anges ;
j'ai autant de foi, pour le moins, à vous qu'à elle.
4G-28. — A MADAME D'ÉPINAI.
A Ferncy, 5 auguste.
J'aurai mon corps-saint, madame, malgré toutes vos bonnes
plaisanteries; et si je n"ai pas un corps entier, j'aurai du moins
pied ou aile. Je trouve cette affaire si comique que je la pour-
suis très-sérieusement ; et j'aurai traité avec le ciel avant que
vous vous soyez accommodée avec l'Angleterre.
Puisque vous avez, madame, frère Saurin à la Chevrette, je
vous prie de vouloir bien vous charger d'une négociation auprès
de lui. Vous savez que malgré les calamités du temps il y a quel-
ques souscriptions en faveur de la race de Corneille. Je ne sais
pas encore si nos malheurs ne refroidiront pas bien des gens;
mais je travaille toujours à bon compte. J'ai commenté le Cid,
Cinna, 3Jédée, Horace, Pompée, Polyeucte, Hèraclius, Rodogune;
beautés, défauts, fautes de langage, imitation des étrangers, tout
est remarqué au bas des pages pour l'instruction de l'ami lec-
teur. J'ai envoyé à notre secrétaire perpétuel de l'Académie une
préface sur le Cid, et toutes les notes sur les Horaces. Je voudrais
bien que M. Saurin, mon confrère, voulût aller à l'Académie, et
examiner un peu ma besogne ; personne n'est plus en état que
lui de juger de cet ouvrage, et il est bon qu'il ait la sanction de
l'Académie, à laquelle il sera dédié.
Quelque chose qui arrive à notre pauvre patrie, Corneille
sera toujours respectable aux autres nations, et j'espère que mon
petit commentaire sera utile aux étrangers qui apprennent notre
langue, et à bien des Français qui croient la savoir. Je m'unis
toujours aux saintes prières de tous les frères, M. le duc de Vil-
lars a pris possession de mes petites Délices ; j'espère qu'il no lui
arrivera pas ce qui vient d'arriver à un beau-frère de M. de La
Poi)elinière, et ii un abbé d'IIéricourt, conseiller de grand'cham-
bre, qui se sont avisés de venir mourir à Genève pour faire
pièce au docteur Tronchin. L'abbé d'IIéricourt est une perte,
car il était prêtre et conseiller, et malgré cela il n'était ni fana-
tique ni fripon.
J'ai dans l'idée, madame, que nous n'aurions point perdu
Pondichéry si M. Dupleix y était resté; il avait des ressources,
nous n'aurions point man(iiié de vivres. Cette belle aventure me
coûte le (juarl de mon bien.
41. — CoURESJ'ONDA.NCli. I \. 25
386 CORRESPONDANCE.
Adieu, madame; je désespère de vous revoir, mais je vous
sci'ai toujours bien respectueusement attaché.
Une grosse fluxion sur les deux yeux me prive de l'honneur
de vous écrire de ma main.
4029. — A MADEMOISELLE CLAIUO.X.
A l'crney, 7 auguste.
Je crois, mademoiselle, que votre zèle pour l'art tragique est
égal à vos grands talents. J'ai beaucoup de choses à vous dire
sur ce zèle, qui est aussi noble que votre jeu.
J'ai été très-aûligé que vos amis aient souffert qu'on ait fait
un si pitoyable ouvrage en faveur du théâtre. Si on s'était
adressé à moi, j'avais en main des pièces un peu plus décisives
que tous les différents ordres dont l'ordre^ des avocats, des fana-
tiques, et des sots, a tant abusé contre ce pauvre lluerne. J'ai en
main la décision du confesseur du pape Clément XII, décision
fondée sur des témoignages plus authentiques que ceux qui ont
été allégués dans ce malheureux mémoire. Cette décision du
confesseur du pape me fut envoyée il y a plus de vingt ans ; je
l'ai heureusement conservée, et j'en ferai usage dans l'édition
que j'entreprends de Corneille^-. Elle sera chargée, à chaque page,
de remarques utiles sur l'art en général, sur la langue, sur la
décence de notre spectacle, sur la déclamation, et je n'oublierai
pas M"' Clairon en parlant de Cornélie.
Vous avez été effarouchée d'une lettre •' que j'ai écrite au sujet
û'Élcctre. J'ai dû récrire dans la situation où j'étais, et ne prendre
rien sur moi ; et je me flatte que vous avez pardonné à mon em-
barras.
Vous voulez jouer Zulimc. J'ai envoyé la pièce, après avoir
consumé un temps très-précieux à la travailler avec le plus
grand soin. Je vous prie très-instamment de la jouer comme je
î'ai faite, et d'empêcher qu'on ne gâte mon ouvrage. Les acteurs
sont intéressés à cette complaisance.
1. Le Discours de Dains (voyez tome XXIV, pages 239-240) commence ainsi :
.( Lu discipline de notre ordre, » et finit par ces mots : u Ainsi, messieurs, c'est
pour remplir le vœu de l'ordre des avocats que j'ai l'honneur de dénoncer à la
cour le livre intitulé Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l'excom-
munication, n
2. C'est ce qu'il a fait; voyez tome XXXI, page 519.
3. Celle lettre, qui parait avoir été adressée au comte de Lauraguais (voyez
la lettre iG18), n'est pas encore imprimée. (B.)
ANNÉE 176 1. 387
Vous vous apercevrez aisément, mademoiselle, de l'excès du
ridicule de l'édition de Tancndc faite à Paris. Vous verrez qu'on
a tâché de faire tomber la pièce en l'imprimant, cl que si on la
joue suivant cette leçon absurde, il est impossible qu'à la longue
elle soit soufferte, malgré toute la supériorité de vos talents.
Vous voyez d'un coup d'œil quelle sottise fait Orbassan, en
répétant, en quatre mauvais vers (page 32), ce qu'il a déjà dit,
et en le répétant, pour comble de ridicule, sur les mêmes rimes
déjà employées au commencement de ce couplet.
Si vous récitez ce mauvais vers' :
On croit qu'à Solamir mou cœur se sacrifie,
VOUS gâtez toute la pièce. Il ne faut [)as que vous imaginiez que
Solamir ait part à votre condamnation. D'où pouvez-vous savoir
qu'on croit vous immoler à Solamir? que veut dire mon cœur se
sacrifie? Il s'agit bien ici de cœurîW s'agit d'être exécutée à mort.
Vous craignez qu'on n'impute à Tancrède la trahison pour la-
quelle vous êtes arrêtée, et c'est pour cela que, lorsqu'au troi-
sième acte vous êtes prête d'avouer tout, croyant Tancrède à
.Messine, vous n'osez plus prononcer son nom dès que vous le
voyez à Syracuse ; mais vous ne devez pas penser à Solamir. On
a fait un tort irréparable à la pièce en la donnant de la manière
dont elle est si ridiculement im|)rimée.
La seconde scène du second acte est tronquée, et d'une sé-
cheresse insupportable. Si votre père ne vous parle que pour
vous condamner, s'il n'est pas désespéré, qui pourra être touché?
qui pourra vous plaindre, quand un père ne vous plaint pas? Sa
(loiilciii-, la v(jtre, ses doutes, vos réponses entrecoupées, ce père
inrorliiné qui vous tend les bras, votre reproche sur sa faiblesse,
votre aveu noble que vous avez écrit une lettre, et que vous avez
dû l'écrire: tout cela est théâtral et louchant; il y a plus, cela
justilie les chevaliers (jui vous condamnent. Si on ne joue pas
ainsi la |)ièce, elle est perdue, elle est au rang de tout<'s les mau-
vaises pièces que l'on a données depuis (juatre-vingts ;iiis, (|n«^ le
jeu des acteurs fait supporter quelqnolois nii lliéAlrc, cl (jue tons
les connaisseurs méprisent à la lecliiiv. lin un i, rcdiliou do
Prault est ridicule, et me couvre de ridicule. Je serai obligé de
la désavouer, puis([u'elle a été faite malgré mes instructions pré-
cises. Je vous prie très-instamment, mademoiselle, de garder
1. Voyez les variantes et la remarque tome V, paf^o 50G.
3,sS CORRESPONDANCE.
celte lettre, et de la montrer aux acteurs quand on jouera Tan-
crcde.
Je vous fais mon compliment sur la manière dont vous avez
joué Electre. Vous avez rendu à l'Europe le théâtre d'Athènes.
Vous avez fait voir qu'on peut porter la terreur et la pitié dans
l'i'ime des Français, sans le secours d'un amour impertinent et
d'une galanterie de ruelle, aussi déplacés dans Éleclre qu'ils le
seraient dans Cornélie. Introduire dans la pièce de Sophocle
une partie carrée ^ d'amants transis est une sottise que tous les
gens sensés de l'Europe nous reprochent assez. Tout amour qui
n'est pas une passion furieuse et tragique doit être hanni du
théâtre ; et un amour, quel qu'il soit, serait aussi mal dans
Electre que dans AtJialie. Vous avez réformé la déclamation, il est
temps de réformer la tragédie, et de la purger des amours insi-
pides, comme on a purgé le théâtre des petits-maîtres.
On m'a flatté que vous pourriez venir dans nos retraites : on
dit que votre santé a besoin de M. Tronchin. Vous seriez reçue
comme vous méritez de l'être, et vous verriez chez moi un assez
joli théâtre, que peut-être vous honoreriez de vos talents sublimes,
en faveur de l'admiration et de tous les sentiments que ma nièce
et moi nous conservons pour vous. M"" Corneille ne dit pas mal
des vers. Ce serait un beau jour pour moi que celui où je ver-
rais la petite-fille du grand Corneille confidente de l'illustre
M"' Clairon.
4630. — A M. DUCL0S2.
Si vous avez quelquefois du loisir à l'Académie, monsieur,
je lui fournirai de l'occupation. Voilà toujours, à bon compte,
ma dédicace. Je vous prie d'y trouver des choses curieuses, et
que l'Académie l'approuve.
J'aurai l'honneur d'envoyer le programme quand j'aurai
consulté mes respectables confrères sur quelques commen-
taires. Celui de Ciima ne tardera pas. Je me flatte que je serai
instruit par leurs décisions, et encouragé par le zèle qu'ils mon-
trent pour la mémoire de Corneille et pour l'unique rejeton de
cette famille.
1. C'est ce qu'on voit dans l'Electre de Crébillon.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNEE 176 1. 389
A M. Ll-KAIN.
Au château de Fcrnc}-, 8 auguste.
Mon cher Rosciiis, je vous écris rarement; la poste est trop
chère pour vous faire payer des lettres inutiles. Je sollicite
M. d'Argental pour le jeune débarqué et dégoûté de Prusse. Vous
pouvez lui dire que j'ai mieux aimé m'adressera celui qui tire
mes amis de prison qu'à celui qui les y fait mettre.
J'ai lu le mémoire de votre avocat contre les excommuniants :
il y a des choses dont il est à souhaiter qu'il eût été mieux
informé. J'avais écrit, il y a quelques années, au confesseur du
pape, à uu théologien pantalon de Venise, à un prétre-buggerone
de Florence, et à un autre de Rome, pour avoir des autorités sur
cette matière ; je crois avoir remis les réponses entre les mains
de M, d'Argental.
Cette excommunication est un reste de la barbarie absurde
dans laquelle nous avons croupi : cela fait détester ceux qu'on
appelle rigoristes ; ce sont des monstres ennemis de la société.
On accable les jésuites, et on fait bien ; mais on laisse dormir
les jansénistes, et on fait mal : il faudrait, pour saisir un juste
milieu, et pour prendre un parti modéré et honnête, étrangler
l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques avec les boyaux de frère Ber-
thier.
Sur ce, je vous embrasse.
Ui:i-2. — A .M . L E C 0 M T E D ' A l\ G E \ T A I. .
Ose-t-on [)arler encore de vers et de prose à Paris, mes
divins anges? Les chaleurs et les malheurs ne font-ils pas un tort
horrible au triput?
Je travaille le jour ii Corneille, et la nuit à Don P'alrcK
Nos souscriptions pourraient bien se ralentir. Sans la prise de
Pondicbéry, je ferais tout à mes dépens.
Je vous ai envoyé les remarques sur les Uoraccs. Voici la pré-
face en forme d'éjjître dédicatoirc à l'Acadr-mie. Je la mets sous
vos ailes, et vous daignerez la recommander à Duclos, quand
vous l'aurez lue. 11 est bon que tout ait la sanction de quarante
personnes; mais j'aurai plus tùt achevé tout l'ouvrage que l'Aca-
1. Voyez tùinc Vil, page 239.
300 r.ORUKSrONDANCE.
demie irauia lu trente de mes remarques. In membre va vite,
les corps ont peine h se remuer.
Dites-moi net, je vous prie, coml)ien vos amis retiennent
d'exemplaires. Tout Corneille commenté en cinq ou six volumes
in-/i", c'est marché donné pour deux louis.
Sans le roi et quelques princes, on ne pourrait donner les
exemplaires à ce prix.
J'ai un autre placet contre Lambert à vous présenter. Je n'a-
vais pas encore eu le temps de lire son Tancrhilc; il s'est plu à
me rendre ridicule : jugez-en par cet échantillon *... Que faire?
cela est dur ; mais Pondichéry est pis ou pire.
Mes divins anges, que la campagne est belle! Vous ne con-
naissez pas ce plaisir-là. Et les yeux? J'écris, moi ; et vous?
4G33. — À M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLP.
Au château de Ferncj-, par Genève, 11 auguste.
Vous verrez, mon cher monsieur, l'état où je suis par ma let-
tre à M. Paradisi', que je vous envoie tout ouverte. Si jamais
je retrouve des yeux et de la santé, j'en ferai bien usage pour
cultiver votre commerce charmant. La belle lettre que vous me
fîtes l'honneur de m'écrire, il y a quelque temps, a été reçue
en France avec un applaudissement universel. On n'a pas été
surpris que vous pensiez bien ; mais on l'a été que vous écriviez
en notre langue avec tant de pureté et d'énergie.
Dans le temps que je pouvais lire, j'ai lu avec un plaisir
extrême les tragédies de M. Varano^, et quand j'aurai des yeux
je les relirai encore. Oserai-je vous supplier de faire mes excuses
à M. Algarotti, auquel je voudrais écrire, et auquel je n'écris
point? Non-seulement il faut qu'il me pardonne, mais qu'il me
plaigne.
Adieu, monsieur, aveugle ou borgne, je prends la liberté de
vous aimer autant que je vous estime. Votre obéissant servi-
teur.
1. Voltaire donnait sans doute ici le relevé de quelques mauvais textes ou fautes
■de l'édition de Tancrède faite par Lambert. (B.)
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. On n'a pas cette lettre.
4. Né à Fcrrare en 1705, mort en 1788.
ANNÉE I7G1. 391
4G3i. — A M. DU CL OS.
Au château de Fcrney, par Genève, 13 auguste.
Je TOUS supplie, monsieur, vous et l'Académie, de prendre
bien à cœur Pierre Corneille et Marie Corneille. Il sera peut-être
bien ennuyeux de lire mes noies sur les Ilnrucrs; mais, avec un
Corneille à la main, le plaisir de lire le texte l'emportera sur lo
dégoût des notes. Ne faites aucune attention à rortliographo;
songez que nous sommes Suisses. On écrit comme on peut, et on
corrigera le tout à l'impression. Trois ou quatre séances pour-
ront amuser l'Académie, et m'éclaireront beaucoup. Si vous avez
le courage d'examiner mon travail, je vous enverrai tous mes
commentaires les uns après les autres.
11 me paraît que dans l'Europe on approuve assez mon entre-
prise. Il faut bien que nous ayons quelque gloire. Pierre nous
en donnera, si l'Académie veut bien donner sa sanction aux
remarques. Elles sont faites pour les étrangers, et peut-être pour
beaucoup de Français.
Je vous demande en grûce de me renvoyer la Préface sur le
Ciel et les Notes sur Hemice, avec un petit mot au bas qui marque
le sentiment de l'Académie. Dès que vous aurez eu la bonté,
monsieur, de me renvoyer ces cabiers, je vous dépêcherai le
Cid.
A l'égard des souscriptions, elles iront comme elles pourront.
Je travaillerai à bon compte, et, s'il le faut, je ferai imprimera
mes dépens. Je crois travailler pour riionncur de la littérature
française; j'attends de l'Académie des lumières et de la protec-
tion.
Adieu, monsieur; je compte sur votre zèle et sur votre bonté
plus que sur tout le reste.
Volt MUE.
'.03.). — A M . D i: L A T O U R A 1 L L V. i .
Au rliàioau de Fcinoy, par ("lenève, Il auguste.
Si jf n't'tais i)ris tonilti- malade, nioiisicur, et si je n'étais pas
même menacé de perdie la vue, j'aurais déjà remercié Son
Altesse sérénissimc de la bonté «{u'elle a eue et de riionneiir
qu'elle m'a fait. L'ouvrage que j'entreprends demanderait de
1. fùlitcur<, de Ca\rol et François.
392 CORRESPONDANCE.
meilleurs yeux et une santé plus robuste. J'espère pourtant que
nous viendrons à bout de tout, avec la protection du petit nom-
bre d'hommes qui suivra l'exemple généreux de M. le prince de
Condé.
L'ouvrage sera beaucoup plus considérable que je ne croyais;
il contiendra cinq ou six volumes m-h°. J'ai déjà commenté le
Ciel, Horace, Ciniia, Pampre, Polyeucle, Rodogune, et HéracUus, et si
je peux me rétablir, le reste suivra bientôt. Les libraires m'ont
fait apercevoir qu'il sera impossible d'orner ces ouvrages d'es-
tampes ; que chaque exemplaire coûterait alors six louis d'or au
lieu de deux. Quoi qu'il arrive, je donnerai mon temps et mon
argent pour le succès d'une entreprise que je crois honorable et
utile à la nation. Le désintéressement des frères Cramer, qui
entreprennent l'édition sous mes yeux, leur fait un honneur qui
est assez rare dans cette profession. J'espère que tout se passera
d'une manière qui ne déplaira pas au public.
Permettez-moi, monsieur, de vous marquer ma surprise sur
ce que vous me mandez au sujet de la lettre de M. le prince de
Condé. Il faut qu'il y ait quelque méprise, et qu'il s'agisse appa-
remment de quelque autre lettre que Son Altesse sérénissime
aura écrite à quelque étranger sur des o])jets importants : car il
n'y a pas d'apparence qu'un Français ait jamais pul)lié une lettre
d'un prince tel que lui, sur quelque objet que ce puisse être, sans
lui en demander la permission ; et ce sont même des permissions
que les hommes qui connaissent leur devoir se gardent bien de
demander. Je vous supplie, monsieur, de lui présenter mon pro-
fond respect et mes vœux sincères pour des succès dignes de son
nom et de son courage.
Vous ne doutez pas, monsieur, des sentiments avec lesquels
j'ai l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur.
4630. — A 31. DAMILAVILLE.
Le 15 auguste.
Que les frères m'accusent de paresse, s'ils l'osent. J'ai tout
Corneille sur les bras, VHistoire générale des Mœurs, le Czar,
Jeanne, etc., etc., et vingt lettres par jour à répondre. Il faut
écrire à M. de La FargueS et je ne sais où le prendre. Il me
semble que frère Thicriot sait sa demeure ; il s'agit de ses vers,
cela est important. Comment va VEncyclopédie? cela est un peu
plus important.
1. Voyez lettre 4041,
ANNÉE 1761. 393
Oui, volontiers, que les sadducéons périssent, mais que les
pharisiens ne soient pas épargnés. On nous défait des chats,
mais on nous laisse dévorer par des chiens.
On a eu grand'peinc à trouver le Grizel^ que demandent les
frères. C'est grand dommage que, pour notre édiOcation, nous
ne puissions pas recouvrer cet ouvrage rare, d'autant plus utile
à la bonne cause qu'il rend la mauvaise extrêmement ridi-
cule.
Frère Thieriot est devenu bien paresseux. Un véritable frère
no devrait-il pas avoir déjà envoyé les nccherchcs sur le Tlu'âtre-?
Il faut le mettre en pénitence. On ne doit pas être tiède sur les
ouvrages et sur le sang du grand Corneille, Frère Thieriot, je
vous l'ai toujours dit, vous êtes un indolent ; vous n'écrivez que
par ])Outade. Point de nouvelles depuis un mois. Vous retardez
l'édition de Corneille : vous êtes coupable. Je ne sais pas trop
comment ira cette entreprise. Pour moi, je ne réponds que de
mon travail et de mon zèle tant que je respirerai. J'ai déjà com-
menté six' tragédies. Je m'instruis par ce travail ; j'espère que
j'en instruirai d'autres, et que le théâtre y gagnera. Si, comme
auteur, je n'ai pu servir ma nation, je la servirai du moins
comme commentateur.
J'emi)rassc les frères, et j'abhorre pi us que jamais les ennemis
de la raison et des lettres.
4037. — A M. LE COMTE D'ArxGENTAL.
Je reçois une loftre de mes anges, du 5 auguste, en revenant
d'une représentation de Tancrcdc, que des comédiens de province
nous ont donnée avec assez d'appareil. Je ne dis pas qu'ils aient
tous joué comme M"" Clairon ; mais nous avions un père qui fai-
sait pleurer, et c'est ce que votre Brizard ne fera jamais. Il faut
pourtant qu'il y ait quelque chose de bon dans cette i)i('('e, car
les hommes, les femmes, et les petits garçons, fondaient en
larmes. On l'a jouée, Dieu merci, comme je l'ai faite, et elle
n'en a pas été plus mauvaise. Les Anglais mémos pleuraient :
nous ne devons plus songer ([u'à les atlciidrir; mais le petit
Bussy* n'est point du tout attendrissant.
\. La Conversation de l'inlcndniil ilrs Mrnnu ; xir.cz tomo XXIV. paire 239.
2. Par IJeaiicliainiis, MX,, un voliiinc in-l" mi trois volimios ])Ciil in-S".
3. 11 parle de huit duns la lettre à M""" d'I^lpinai du .'i ntuit.
4. Chargé de négocier la paix entre la France et l'An^lelerrc.
394 CORRESPONDANCE.
0 mos anges! je vous prédis que Zalimc fera pleurer aussi,
mali>ré ce grand Jjenêl de liamirc à qui, je voudrais donner des
Hasardes.
11 faut que ce soit Fréron qui ait conservé ce vers :
J'abjure un hiclie amour qui me lient sous sa loi.
M'"" Denis a toujours récité :
J'abjure un làclie amour qui vous ravit ma foi.
(Acte V, scL'iic lit.)
Pierre, que vous autres Français nommez le Cruels d'après
les Italiens, n'était pas plus cruel qu'un autre. On lui donna ce
sobriquet pour avoir fait pendre quelques prêtres qui le méri-
taient bien ; on l'accusa ensuite d'avoir empoisonné sa femme,
qui était une grande catin. C'était un jeune bomme fier, cou-
rageux, violent, passionné, actif, laborieux, un homme tel
qu'il en faut au théâtre. Donnez-vous du temps, mes anges,
pour cette pièce; faites-moi vivre encore deux ans, et vouS
l'aurez.
Je vous remercie de tout mon cœur du Cid. Les comédiens
sont des balourds de commencer la pièce par la querelle du
comte et de don Diègue ; ils méritent le soufflet qu'on donne au
vieux bonhomme, et il faut que ce soit à tour de bras. Comment
ont-ils pu retrancher la première scène de Chimène et d'Elvire^,
sans laquelle il est impossible qu'on s'intéresse à un amour dont
on n'aura point entendu parler?
Vous parlez quelquefois de fondements, mes anges, et même,
permettez-moi de vous le dire, de fondements dont on peut très-
bien se passer, et qui servent plus à refroidir qu'à préparer;
mais qu'y a-t-il de plus nécessaire que de préparer les regrets et
les larmes par l'exposition du plus tendre amour et des plus
douces espérances, qui sont détruites tout d'un coup par cette
querelle des deux pères?
Je viens aux souscriptions. Je reçois, dans ce moment, un
billet d'un conseiller du roi, contrôleur des rentes, ainsi couché
par écrit :
« Je retiens deux exemplaires, et payerai le prix qui sera fixé.
Signé Bazard ; 8 d'auguste 1761. »
1. Voyez tome VII, page 252; et XII, 29.
2. Voyez tome XXXI, pages 21 i et 216.
ANNKE 1761. 395
Voilà ce qui s'appelle enleiulre une aflaire. Tout le monde doit
en atïir comme le sieur Bazard. Les Cramer verront comment ils
arrangeront l'édition : ce qui est très-sûr, c'est qu'ils on useront
avec noblesse. Ce n'est point ici une souscription, c'est un avis
que cliaque particulier donne aux Cramer qu'il retient un exem-
plaire, s'il en a envie. Mon lot, à moi, c'est de bien travailler pour
la gloire de Corneille et de ma nation.
Les particuliers auront rexcm|)laire, soitin-/|°, soitin-8\ pour
la moitié moins qu'ils le payeraient chez quelque libraire de
l'Europe que ce pût être. Le bénéfice, pour M"» Corneille, ne
viendra que de la générosité du roi, des princes, et des premières
personnes de l'État, qui voudront favoriser une si noble entre-
prise. M"' Corneille a l'obligation à M'"- de Pompadour et à M. le
duc de Choiseul des quatre cents louis que le roi veut bien don-
ner ; mais elle doit être fort mécontente de monsieur le contrôleur
général, à qui j'ai donné de fort bons dîners aux Délices, et qui
ne m'a point fait de réponse sur les quatre cents louis d'or. Je ne
<lemande pas qu'on les paye d'avance ; mais j'écris à M. de Mont-
martel ^ pour lui demander quatre billets de cent louis chacun,
payables à la réception du premier volume : je ne m'embar-
querai pas sans cette assurance. Je donne mon temps, mon tra-
vail et mon argent; il est juste qu'on me seconde, sans quoi il
n'y a rien de fait. Je veux accoutumer ma nation à être du moins
aussi noble que la nation anglaise, si elle n'est pas aussi brillante
dans les quatre parties du monde. Surtout, avant de rien entre-
prendre, il me faut la sanction de l'Académie. Je vous envoie
donc Cinna, mes chers anges, et je vous prie de le recommander
à M. Duclos. Quand on m'aura renvoyé l'épître dédicatoire et
les observations sur Cinna et les //nraccs-, j'enverrai le reste. Je
souhaite qu'on aille aussi vite que moi ; mais les Français parlent
vite et agissent lentement : leur vivacité est dans les propositions,
otnon dans l'action. Témoin cent projets (juc j'ai vus commencés
avec chaleur, et abandonnés avec dégoût.
0 mes anges! vous ne me parlez point de l'arrêt contre les
jésuites-; je l'ai eu sur-le-champ, cet arrêt, et sans vous. Vous me
dites un mot du petit llurtaud, et rien de Poudichéry. J'avoue
que le tripot est la plus belle chose du monde; mais Poudichéry
et les jésuites sont (juclcjuc chose. Vous me i)arl(v, de IKnfant
prodigue, que les co)nédiens ont gAl('' absolument , et de ycuiinc,
1. Cciio Icilrc inaïKino,
'l. L'nrrùt du G .-inùt I7GI.
396 COUHliSPONDANCE.
qu'ils n'ont pu gfttcr parce ([uc j'y étais. Donnons vite bien des
comédies nouvelles, car, lorsque les jansénistes seront les maî-
tres, ils feront fermer les théâtres, ^ous allons tomber de Cha-
rybde en Scylla. 0 le pauvre royaume! ô la pauvre nation ! J'écris
trop, et je n'ai pas le temps d'écrire.
Mes anges, je baise le bout de vos ailes.
4038. — A M. DE MAIRAN.
A Forne}^, 16 auguste.
Votre lettre du 2 auguste, monsieur, me flatte autant qu'elle
m'instruit. Vous m'avez donné un peu de vanité toute ma vie,
car il me semble que j'ai été de votre avis sur tout. J'ai pensé
invariablement comme vous sur l'estimation des forces, malgré
la mauvaise foi de Maupertuis, et môme de Bernouilli, et de
Musschenbroeck; et comme les vieillards aiment à conter, je
vous dirai qu'en passant à Leyde le frère Musschenbroeck, qui
était un bon machiniste et un bonhomme, me dit : « Monsieur,
les partisans des carrés de la vitesse sont des fripons; mais je
n'ose pas le dire. »
J'ai été entièrement de votre opinion sur l'aurore boréale, et
je souscris à tout ce que vous dites sur le mont Olympe, d'autant
plus que vous citez Homère. J'ai toujours été persuadé que les
phénomènes célestes ont été en grande partie la source des fables.
Il a tonné sur une montagne dont le sommet est inaccessible:
donc il y a des dieux qui habitent sur cette montagne, et qui
lancent le tonnerre; le soleil paraît courir d'orient en occident :
donc il a de bons chevaux ; la lune parcourt un moins grand
espace: donc, si le soleil a quatre chevaux, la lune doit n'en
avoir que deux; il ne pleut point sur la tête de celui qui voit
un arc-en-ciel : donc l'arc-en-ciel est un signe qu'il n'y aura
jamais de déluge, etc., etc.
Je n'ai jamais osé vous braver, monsieur, que sur les Égyp-
tiens; et je croirai que ce peuple est très-nouveau jusqu'à ce
que vous m'ayez prouvé qu'un pays inondé tous les ans, et par
conséquent inhabitable sans le secours des plus grands travaux,
a été pourtant habité avant les belles plaines de l'Asie.
Tous vos doutes et toutes vos sages réflexions envoyées au
jésuite Parennin^ sont d'un philosophe; mais Parennin était sur
1. Lettres de M. de Mairan au Père Parennin, contenant diverses questions
sur la Chine, 1759, in-12, réimprimées en 1770. in-S".
ANNÉE 1761. 397
les lieux, et vous savez que ni lui ni personne n'ont pensé que
les adorateurs d'un chien et d'un bœuf aient instruit le gouver-
nement chinois, adorateur d'un seul Dieu depuis environ cinq
mille ans. Pour nous autres barbares qui existons d'hier, et qui
devons notre religion à un petit peuple abominables rogneur
d'espèces et marchand de vieilles culottes, je ne vous en parle
pas: car nous n'avons été que des polissons en tout genre jusqu'à
l'établissement de l'Académie et au phénomène du Ci<L
Je suis persuadé, monsieur, que vous vous intéressez à la
gloire du grand Corneille. Pressez l'Académie, je vous en sup-
plie, de vouloir bien me renvoyer incessamment l'épître dédica-
toirc que je lui adresse, la préface du Cul, les notes sur le Ciel, les
Homccs, et Cinna, afin que je commence à élever le monument
que je destine à la gloire de la nation. Il me faut la sanction de
l'Académie. Je corrigerai sur-le-champ tout ce que vous aurez
trouvé défectueux: car je corrige encore plus vite et plus volon-
tiers que je ne compose.
Je crois , monsieur, que vous voyez quelquefois M""- Geoffrin ;
je vous supplie de lui dire combien M"« Corneille et moi nous
sommes touchés de son procédé généreux. Elle a souscrit pour
la valeur de six exemplaires : elle ne pouvait répondre plus no-
blement aux impertinences d'un factum ridicule, dont assuré-
ment M"" Corneille n'est point complice. Cette jeune personne
a autant de naïveté que Pierre Corneille avait de grandeur. On
lui lisait Cinna ces jours passés ; quand elle entendit ce vers :
Je vous aime, Emilie, elle ciel me foudroie, etc.
(Acte III, scène iv.)
(( Fi donc, dit-elle, ne prononcez ])as ces vilains mots-là. —
C'est de votre oncle, lui répondit-on. — Tant pis, dit-elle; est-ce
qu'on parle ainsi à sa maîtresse? »
Adieu, monsieur ; je recommande l'oncle et la nièce à votre
zèle, à votre diligence, à votre bon goût, à vos bontés. Je vous
félicite d'une vieillesse plus saine que la mienne; vivez aussi
longtemps que le secrétaire votre prédécesseur*, dont vous avez
le mérite, l'érudition et les grâces.
Le Suisse V.
1. Lt; peuple juif.
li. l'ciiitenellc, mort k cent ans moins un mois et dcu.\ jours, dit Voltaire,
tome XI V, page 7i.
398 CORUESl'ONDANCli.
4G30. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
A Ferney, IG auguste.
Nous sommes vieux Tuu et Fautre, mon cher Cicéron ; par
conséquent il faut se presser. J'ai envoyé à monsieur le secrétaire
perpétuel de l'Académie* l'épître dédicatoire adressée à la com-
paf>nie, le commentaire sur les Horaccs et sur Cinna, et la préface
du Cid. Je vous envoie les remarques sur le Ciel; et je vous sup-
plie, vous qui êtes si au fait de l'histoire littéraire de ce temps-là,
de m'aider de vos lumières. J'attends de votre ancienne amitié
que vous voudrez hien presser un peu l'ouvrage. Nous n'atten-
dons, pour commencer l'impression, que l'approhation du corps
auquel je dédie ce monument, qui me paraît assez honorable
pour notre nation.
Presque tous les amateurs s'accordent à désirer un commen-
taire perpétuel sur toutes les tragédies de Pierre Corneille. Cet
ouvrage n'est ni aussi long ni aussi difilcile qu'on le pense pour
un homme qui depuis longtemps a fait une lecture assidue et
réfléchie de tontes ces pièces : il n'en est point qui n'ait de
beaux endroits. Les remarques sur les fautes pourront être
utiles, et les remarques historiques pourront être intéressantes.
Je ne m'embarrasse point de la manière dont les Cramer im-
primeront l'ouvrage : c'est leur affaire. Il y aura probablement
six ou sept volumes in-4° ; et à deux louis d'or l'exemplaire il y
aurait beaucoup de perte, sans la protection que le roi et les
premiers du royaume accordent à cette entreprise. J'aurai peut-
être l'honneur d'y contril)uer autant que le roi même, car il
faudra que je fasse toutes ies avances, et que je supplée toutes
les non-valeurs ; mais il n'y a rien qu'on ne fasse pour satisfaire
ses pass'ions, et la mienne est d'élever avant ma mort un monu-
ment dont la nation me sache quelque gré. Vous voyez que j'ai
puisé un peu de vanité dans la lecture de votre Cicéron ; mais
je vous avertis qu'il n'y a rien de fait si l'Académie ne me
seconde pas.
Je supplie monsieur le secrétaire de marquer en marge tout
ce qu'il faudra que je corrige, et je le corrigerai sur-le-champ ;
je ne fatiguerai pas l'Académie de mes observations sur Pcrlha-
rile, Agèsilas, Surèna, Attila, Andromède, la Toison d'or, Pidchèric,
en un mot sur les pièces qu'on ne joue jamais, et dont le com-
mentaire sera très-court ; mais je prendrai la liberté de la con-
1. Duclos.
ANNi^E 170 1 399
sultcr sur tous mes doutes. Vous sentez qu'il est important
qu'un tel ouvrage ait la sanction du corps, et qu'on puisse faire
un livre classique qui sera l'instruction des étrangers et des
Français.
Couronnez votre carrière, mon cher ami, en donnant tous
vos soins au succès de notre entreprise.
Je suis obligé de dicter tout ce que j'écris, attendu qu'il ne
me reste plus guère que la parole, et que je dicte en me levant,
on me couchant, en mangeant, et en soullVant.
Vide, care Olivctc.
iOiO. — A M. LE BRUN.
Fcrney, 10 au!;uste'.
.Je fais mon compliment à Tyrtée, et je me flatte que sa trom-
pette héroïque animera les courages.
On vous a trompé, monsieur, si l'on vous a dit que la rente
(|iie j'ai mise sur la tête de M"'' Corneille est pour son père, ou
bien vous avez mis M. Corneille pour mademoiselle dans votre
lettre. Elle a beaucoup de talents et un très-aimable caractère.
J'en suis tous les jours i)lus content, et je ne fais que mon
devoir en m'occupant de sa fortune et de la gloire de son oncle.
J'aurais souhaité que le nom de M. le prince de Conti eût
honoré la liste de ceux qui ont souscrit pour l'oncle et pour la
nièce.
Agréez, monsieur, mes sincères remerciements de votre ode.
Les sullVages du public, et les aboiements de Fréron, contribue-
ront également à votre gloire.
Nous ne doutez pas des sentiments de votre obéissant servi-
teur.
Voltaire.
i(3il. — A M. DK LA FAllC. LIK s.
l'rrncy, 10 auguste.
Aloins je MK'iilo vos beaux vers, monsieur, et |)lus j'en suis
toiiclK'. Les belles re<;oi\enl froidenieiil les cajoleries; mais les
1. C'est il loit, que Bcucliot a dalù cette lettre du 10 avril 1701. elle est liu
lOatif^iiste 17(;i on du 10 avril l'O'J. (('.. A.)
2. Etienne de La Farpue, avocat au parlement de l'au, né à Dax en 1728, mort
en 1795, est auteur de quelques ouvrapes, presque tous réunis sous le titre do
OEuvrt's mêlées, seconde édition, 1780, deux volumes ia-8".
400 CORRESPONDANCE.
laides y sont fort sensibles. Je vous répondrais en vers, si je
n'étais pas entièrement occupé de ceux de Corneille. Chaque
moment que je dérobe au Commentaire que j'ai promis sur les
ouvrages de ce grand homme est un larcin que je lui lais;
mais je ne puis me refuser au plaisir de vous remercier, et de
vous dire avec combien d'estime j'ai l'honneur d'être, monsieur,
votre, etc.
4G42. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY ».
Août 17G1.
Venez, messieurs^, humiles habitare casas. Vous connaissez la
Faucille. Dès qu'on la descend, on voit ma chaumière de Ferney;
c'est là que je vous attends avec le lait de mes vaches et les pou-
lets de ma basse-cour.
Coricium videte senem, cui pauca beati
Jugera sunt.
Venez ; si vous aimez tant les jésuites, il y en a six à ma porte.
Pour des jansénistes, nous n'en avons point; nous n'avons que
des pauvres. Nous n'en avons pas même assez, car nous man-
quons d'hommes.
Je vous attends avec la plus tendre impatience ^.
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. MM. l'ancien premier président de La Marche (Claude-Philippe Fyot), con-
disciple de Voltaire, et le président de Ruffey.
3. MM. de La Marche et de Ruiïey arrivèrent à Ferney dans les premiers jours
de septembre (lettre à d'Argental du 5 de ce mois).
C'est dans ce voyage que M. de La Marche décida Voltaire à ne pas donner sa
pièce du Droit du Seigneur sous le nom de Legouz, non qu'il y eût à Dijon un
maître des comptes de ce nom, comme paraît le croire Beuchot, mais parce qu'une
pareille liberté pouvait fort bien déplaire à Legouz de Gerland et au président
Legouz de Saint-Seine, dont M. de La Marche était proche parent (lettre à d'Ar-
gental du 7 septembre).
C'est également dans ce voyage que le président de Ruffey s'endormit à une
lecture de Zulime (lettre à d'Argental, 14 septembre).
Enfin, c'est pendant ce même séjour du président de RuiTey que fut écrite la
lettre de Voltaire à d'Olivet (n" 4666) que Beuchot a placée à tort à la fin de
septembre.
Cette lettre en effet se termine par ces mots : « Le président de Ruffey, qui est
chez moi, vous fait ses compliments. » Or, le 30 septembre, M. de Ruffey n'était
plus à Ferney, puisqu'on trouve sous cette date une lettre que Voltaire lui adres-
sait à Dijon. {Note du premier éditeur.)
AxNNÉE 17G1. 404
4643. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFAXT.
A Ferncj-, 18 auguste.
J'ai connu des gens, madame, qui se plaignaient de vivre
avec des sots, et vous vous plaignez de vivre avec des gens d'es-
prit. Si vous avez imaginé que vous retrouveriez la politesse et
les agréments des La Farc et des Saint-Aulairc, l'imagination des
Chaulieu, le brillant d'un duc de La Fcuillade, et tout le mérite
du président Ilénault, dans nos littérateurs d'aujourd'hui, je vous
conseille de décompter.
Vous ne sauriez, dites-vous, vous intéresser à la chose publique.
C'est assurément le meilleur parti qu'on puisse prendre; mais
si vous étiez comme moi exposée ù donner à dîner tous les jours
à des Russes, à des Anglais, à des Allemands, vous seriez un peu
embarrassée d'être Française.
Je m'occupe du temps passé pour me dépiquer du temps pré-
sent. Je crois qu'il vaut mieux commenter Corneille que de hre
ce qu'on fait aujourd'hui. Toutes les nouvelles afiligent, et
presque tous les nouveaux livres impatientent.
Mon Commentaire impatientera aussi, car il sera fort long.
C'est une entreprise terrible que de discuter Cinna et Agcsilas,
Rodogune et Attila^ le Ciel et Pcrtharite. Je ne crois pas que,
depuis Scaliger, il y ait eu un plus grand pédant que moi.
L'ouvrage contiendra sept ou huit gros volumes ; cela fait trem-
bler.
Vous devez, madame, avoir actuellement M. le président
Hénault : il faut que vous me protégiez auprès de lui. J'ai en-
voyé à l'Académie l'épître dédicatoire, que je crois curieuse; la
préface sur le Cid, dans laquelle il y a aussi quelques anecdotes
qui pourront vous amuser; les notes sur le Cid, sur les Iloraccs,
sur Cinna, Pompée, Hèraclius, Rodogune. qui ne vous amuseront
point, parce qu'il faut avoir le texte sous les yeux.
Je vouflrais bien que M. le président Ilénault prît tout cela
chez monsieur le secrétaire, et qu'il en dit son avis avec M. de
Nivernais. Je crois qu'il conviendrait qu'ils allassent tous deux
^i l'Académie, et qu'ils méjugeassent : car il me faut la sanction
de la compagnie, cl que l'ouvrage, qui lui est dédié, ne se fasse
que de concert avec elle. Je ne suis point du tout jaloux de mes
opinions; mais je le suis de pouvoir être utile, et je ne peux
l'être qu'avec l'approbation de l'Académie. C'est une négociation
41. — ConBiiSi'ONUANCi:. IX. 20
402 COKUESPONDAiNCIÎ.
que je mets entre vos mains, madame-, celle de M. de Biissy sera
plus difficile.
Vous vous plaignez de n'avoir rien qui vous occupe : occupez-
Tous de Pierre Corneille, il en vaut la peine par son sublime et
par l'excès de ses misères.
Je vous sais bon gré, madame, de lire Vllistoirc cV Angleterre
par Thoiras ; vous la trouverez plus exacte, plus profonde, et plus
intéressante que celle de notre insipide Daniel. Je ne pardonne-
rai jamais à ce jésuite d'avoir plus parlé de frère Cotton que de
Henri IV, et de laisser à peine entrevoir que ce Henri IV soit un
grand homme.
Si vous aimez l'histoire, je vous en enverrai une dans quel-
ques mois*, qui est fort insolente, et que je crois vraie d'un bout
à l'autre ; mais actuellement laissez-moi avec le grand Corneille.
Je vous réitère, madame, les remerciements de ma petite
élève, qui porte un si beau nom, et qui ne s'en doute pas. Je me
mets aux pieds de M"'« la duchesse de Luxembourg.
Adieu, madame; vivez aussi heureuse qu'il est possible ; tolé-
rez la vie : vous savez que peu de personnes en jouissent. Vous
vous êtes accoutumée à vos privations ; vous avez des amis,
TOUS êtes sûre que quand on vient vous voir, c'est pour vous-
même. Je regretterai toujours de n'avoir point cet honneur, et je
vous serai attaché bien véritablement jusqu'au dernier moment
de ma vie.
4644. — A M. DUCLOS.
18 auguste.
J'ai toujours oublié, monsieur, de vous parler de la personne
qui prétendait vous apporter des papiers de ma part. Je n'ai eu
l'honneur de vous en adresser que par M. d'Argental. Vous avez
dû recevoir l'épitre dédicatoire à la compagnie, la préface sur
le Cid, les notes sur le Cid, les Horaces et Cinna. Je vous prie de
communiquer le tout à M. le duc de Nivernais et à M. le prési-
dent Hénault ; mais il serait plus convenable encore que le tout
lût examiné à l'Académie ; vos observations feraient ma loi. Les
autres pièces suivront immédiatement, et les Cramer commence-
ront à imprimer sans aucun délai.
Les souscriptions que nous avons suffiront pour entamer
l'entreprise, en cas que nous puissions compter sur le payement
1. La nouvelle édition de VEssai sur VHistoire générale.
ANNÉE 176 1. 403
des quatre cents louis que le roi dai,2:nc accorder. Nous comptons
môme être en état de prier les gens de lettres qui ne sont pas
riches de vouloir bien accepter un exemplaire comme un hom-
mage que nous devons à leurs lumières, sans recevoir d'eux un
payement qui ne doit être fait que par ceux que la fortune met
en état de favoriser les arts. Il me paraît qu'une condition essen-
tielle pour cet ouvrage, assez important et dédié à l'Académie,
est que les noms des académiciens se trouvent dans la liste des
souscripteurs.
M. le duc de Nivernais a commencé par
souscrire pour 12 exemplaires.
M. le cardinal de Bcrnis 12 —
M. le duc de lîichelieu 12 —
M. le duc de Villars G —
M. le comte de Clermont 0 —
M. le président Hénault 2 —
Je prends la liberté, en qualité d'entrepreneur de cette affaire,
et de père de M"" Corneille, de souscrire pour cent. Ce n'est
point par vanité, c'est par nécessité, parce que, si l'on se sert
de grand papier, et s'il y a huit volumes, comme le prétendent
MM. Cramer, les frais iront à cinquante mille livres.
J'avais écrit à monsieur le coadjuteur*, en le remerciant de
la bonté qu'il a eue de m'envoycr son discours, et à M. Watelet^
connu par son goût pour les arts, et par ses talents : je n'en ai
point eu de réponse. Je vous avouerai qu'il serait honteux pour
l'Académie, dont tant de grands seigneurs sont membres, que
des fermiers généraux fissent puisqu'elle en cette occasion : cela
jetterait même sur notre compagnie un ridicule dont les Frérons
n'abuseraient que trop. M. l'archevêque de Lyon ^ souscrira
comme le cardinal do Hernis ; mais pour imprimer son nom dans
la liste, il convient qu'il soit appuyé de celui du coadjuteur de
Strasbourg, et du précepteur de M. le duc de Bourgogne*. C'est
ce que vous pouvez proposer, monsieur, avec plus de bienséance
que personne, dans la place où vous êtes.
Sera-t-il dit que nos grands seigneurs ne viendront à l'Aca-
démie que le jour de leur réception, (ju'ils se contenteront de
faire un discours, et qu'ils dédaigneront d'entrer dans un des-
1. I.oiiis-Hi'n^-l-ldoiianl do Rohan, roadjutcur do Strasbourb', reçu lo 11 Juin
17UI ; no en 173i, mort en 180;». La lettre est perdue. (B.)
2. (Iclte lettre manque aussi.
3. Montazcl.
4. Coeliosquct.
404 COIUIESPONDANCE.
sein honorable pour l'Académie et pour la France? Je compte
sur vous, monsieur, comme sur le protecteur le plus vif de cette
entreprise digne de vous. Je vous prie de m'éclairer et de me
soutenir dans toutes les difficultés attachées à tout ce qui est
nouveau et estimable.
Je prévois que MM. Cramer persisteront dans la résolution de
donner l'édition ïn-h" tome à tome, de trois en trois mois, sans
aucunes estampes, et que l'ouvrage, qui coûterait au moins trois
louis d'or chez les libraires, n'en coûtera que deux. Il y aurait
une très-grande perte sans les bontés du roi et de plusieurs
princes de l'Europe, sans la générosité de M. le duc de Choiseul
et de M"'* de Pompadour.
Ce ne sont point proprement des souscriptions qu'on demande;
il n'y a point de conditions à faire avec ceux qui donnent leur
temps, leur argent, et leur travail, pour l'honneur delà nation.
Nous ne demandons que le nom de quiconque voudra avoir un
livre utile à bon marché, alin que les libraires proportionnent
le nombre des exemplaires au nombre des demandeurs, et que
ceux qui auront eu la bassesse de craindre de donner deux
louis pour s'instruire ne puissent jamais avoir un livre qu'ils
seraient indignes de posséder. Pardon de ma noble colère.
Je compte absolument sur vous, au nom de Pierre et de
Marie Corneille.
4045. — A M. L'ABBÉ D'OLIVETi.
Au château de Ferney, 20 auguste 2.
Vous m'aviez donné, mon cher chancelier ^ le conseil de ne
commenter que les pièces de Corneille qui sont restées au
1. Cette lettre, imprimée dans le Journal encyclopédique du 1*'' octobre 1761,
pages 116-126, fut réimprimée séparément en un cahier de quinze pages in-12.
C'est ce dernier texte que j'ai suivi; mais j'y ajoute les variantes du Journal en-
cyclopédique: cela donnera la clef d'une phrase de la lettre de d'Alembert, du
31 octobre. En me conformant aux éditions dont j'ai parlé, la lettre à d'Olivet se
trouve plus ample d'un tiers environ que dans les éditions de Kehl, où elle était
placée dans les Mélanges littéraires. La suppression date de 1765, année où parut
le troisième volume des Nouveaux Mélanges, qui contient cette lettre à d'Olivet.
Ce n'est pas tout, j'ai ajouté en note un long fragment d'une lettre à l'abbé
d'Olivet, relatif à Corneille, et qui pourrait bien avoir fait partie de la lettre du
20 auguste, ou d'un de ses projets (voyez n" 4678). (B.)
2. Les éditions portent août; car c'est ainsi que Voltaire écrivait; mais depuis
la lettre à Thieriot du il août 1700 (n» 4224) j'ai mis auguste. Je ne suis pas plus témé-
3. Au lieu de « Mon cher chancelier », le Journal encyclopédique dit « Mon
cher maître ».
ANNEE 1761. 405
théâtre. Vous vouliez me soulager ainsi d'une partie de mon far-
deau, et j'y avais consenti, moins par paresse que par le désir
de satisfaire plus lot le public ; mais j'ai vu que dans la retraite
j'avais plus de temps qu'on ne pense, et ayant déjà commenté
toutes les pièces de Corneille qu'on représente, je me vois en état
de faire quelques notes utiles sur les autres.
Il y a plusieurs anecdotes curieuses qu'il est agréable de
savoir. Il y a plus d'une remarque à faire sur la langue. Je
trouve, par exemple, plusieurs mots qui ont vieilli parmi nous,
qui sont même entièrement oubliés, et dont nos voisins les
Anglais se servent heureusement. Ils ont un terme pour signifier
cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité,
ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute; et
ils rendent cette idée par le mot humeur, humour, qu'ils pro-
noncent yumor; et ils croient qu'ils ont seuls cette humeur; que
les autres nations n'ont point de terme pour exprimer ce carac-
tère d'esprit. Cependant c'est un ancien mot de notre langue,
employé en ce sens dans plusieurs comédies de Corneille. Au
reste, quand je dis que cette humeur est une espèce d'urbanité,
je parle à un homme instruit qui sait que nous avons appliqué
mal à propos le mot d'urbanité à la politesse, et qu'urbauiias
signifiait à Rome précisément ce qu'humour signifie chez les
Anglais. C'est en ce sens qu'Horace dit * : Frontis ad urbanx dcs-
cendi prœmia, et jamais ce mot n'est employé autrement dans
cette satire que nous avons sous le nom de Pétrone, et que tant
d'hommes sans goilt ont prise pour l'ouvrage d'un consul Pétro-
nius *.
Le mot partie se trouve encore dans les comédies de Corneille
pour esprit. Cet homme a des parties. C'est ce que les Anglais
appellent parts. Ce terme était excellent : car c'est le propre de
l'homme de n'avoir que des parties ; on a une sorte d'esprit, une
sorte de talent, mais on ne les a pas tous. Le mot esprit est trop
vague; et quand on vous dit : Cet homme a de l'esprit, vous avez
raison de demander du quel.
Que d'expressions nous manquent aujounlliiii. (jui cljiiciit
énergiques du temps de Corneille! et que de pertes nous avons
faites, soit par pure négligence, soit par trop de délicatesse! On
raiiequc mes prcilôcessours, qui, on imprinifiiit l:i Cune<<p(niil(ince, ont substitué
les a aux 0 que portent les aulogruplies. L'hahitudc ou, si l'on veut, la routine l'em-
portait sur les raisonnements allégués par Voltaire. (B.)
i. Livre I, épitre i\, vers 11.
2. Voyez tome XXVII, page 261.
406 CORUESI'ONDANCE.
assignait, on appointait un temps, un rendez-vous ; celui qui,
dans le moment marqué, arrivait au lieu convenu, et qui n'y
trouvait pas son prometteur, était desappointe. Nous n'avons aucun
mot pour exprimer aujourd'hui cette situation d'un homme qui
tient sa parole, et à qui on en manque.
1 Qu'on arrive aux portes d'une ville fermée, on est, quoi?
Nous n'avons plus de mot pour exprimer cette situation : nous
disions autrefois forclos; ce mot, très-expressif, n'est demeuré
qu'au barreau. Les affres de la mort, les angoisses d'un cœur
navré, n'ont point été remplacées.
Nous avons renoncé à des expressions absolument nécessaires,
dont les Anglais se sont heureusement enrichis. Une rue, un
chemin sans issue, s'exprimait si bien par non-passe, impasse,
que les Anglais ont imité! et nous sommes réduits au mot bas et
impertinent de cul-de-sac, qui revient si souvent, et qui désho-
nore la langue française.
Je ne finirais point sur cet article, si je voulais surtout entrer
^ci dans le détail des phrases heureuses que nous avions prises
des Italiens, et que nous avons abandonnées. Ce n'est pas
d'ailleurs que notre langue ne soit abondante et énergique; mais
elle pourrait l'être bien davantage. Ce qui nous a ôté une partie
de nos richesses, c'est cette multitude de livres frivoles dans les-
quels on ne trouve que le style de la conversation, et un vain
ramas de phrases usées et d'expressions impropres. C'est cette
malheureuse abondance qui nous appauvrit.
Je passe à un article plus important, qui me détermine à
commenter jusqu'à Pertharite. C'est que dans ces ruines on
trouve des trésors cachés. Qui croirait, par exemple, que le
germe de Pyrrhus et d'Andromaque est dans Pertharite? qui croi-
rait que Racine en ait pris les sentiments, les vers même? Rien
n'est pourtant plus vrai, rien n'est plus palpable. Un Grimoald,
dans Corneille, menace une Rodelinde de faire périr son fils au
berceau si elle ne l'épouse.
Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
Le va faire périr, ou le faire régner 2,
Pyrrhus dit précisément, dans la même situation :
1. Cet alinéa n'était pas dans les deux impressions de 1761, dont j'ai parlé
dans la première de mes notes sur cette lettre; mais il est dans l'impression de
1765. (B.)
2. Ces vers sont prononcés par Garibalde dans Pertharite, acte liï, scène i.
ANXKE 17 61. 407
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner*.
Grimoald, dans Corneille, veut punir
sur ce fils innocent
La dureté d'un cœur si peu reconnaissant*.
Pyrrhus dit, dans Racine :
Le fils me répondra des mépris de la mère'.
Rodclinde dit à Grimoald :
Comte, pensos-y bien, et, pour m'avoir aimée,
N'imprime point de tache à tant de renommée;
Ne crois que ta vertu, laisse-la seule agir,
De peur qu'un tel efîort no te donne à rougir.
On i)ul)lierait de toi que le cœur d'une femme,
Plus que ta propre gloire, aurait touché ton âme;
On dirait qu'un héros si grand, si renommé,
Ne serait qu'un tyran, s'il n'avait point aimé*.
Andromaque dit à Pyrrhus :
Seigneur, (juc faites- vous, et que dira la Grèce?
Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse,
Et qu'un dessein si beau, si grand, si généreux,
Passe pour le transport d'un esprit amoureux?
Non, non, d'un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans lui faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s'il le faut, lui donner un asile:
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d'Achille''.
i;iinil;iti()ii est visible; la ressemblance est eiilière, II y a bien
plus, cl je vais vous étonner : tout le fond des scènes d'OresIc et
<rHermione est pris d'un (iaribalde et d'un Kdurige, personnag.,
inconnus de cette malheureuse pièce inconnue. (Juaiul il n"\
es
1. Andromaque, acte III, scène vu.
2. C'est encore Garibalde qui prononce ces vers dans Pcrtharitc, acte III
«cène I.
3. Andromaque, aric I, sci'nciv.
4. Perthanle, acte II, scùnc v.
5. Andromaque, acte I, Bcèno iv.
408 CORRESPONDANCE.
aurait que ces noms barbares, ils eussent suffi pour faire tomber
Pertharitc; et c'est à quoi Coileau fait allusion quand il dit :
Oui de tant de héros va choisir Childebrand^
Mais Garibalde, tout Garibalde qu'il est, ne laisse pas de jouer
avec son Éduige absolument le même rôle qu'Oreste avec Her-
mione. Éduige aime encore Grimoald, comme Ilermione aime
Pyrrhus : elle veut que Garibalde la venge d'un traître qui la
quitte pour Rodelindc. Ilermione veut qu'Oreste la venge de
Pyrrhus, qui la quitte pour Andromaque.
ÉDUIGE.
Pour gagner mon amour il faut servir ma haine *.
HERMIONE.
Vengez-moi, je crois tout '.
GARIBALDE.
Lo pounez-vous, madame? et savez-vous vos forces?
Savez-vous de l'amour quelles senties amorces?
Savez-vous ce qu'il peut? et qu'un visage aimé
Est toujours trop aimable à ce qu'il a charmé?
Non, vous vous abusez, votre cœur vous abuse*, etc.
ORESTE.
Et vous le haïssez! Avouez-le, madame,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme;
Tout nous traliit, la voix, le silence, les yeux;
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux ^.
Ces idées, que le génie de Corneille avait jetées au hasard,
sans en profiter, le goût de Racine les a recueillies et les a mises
en œuvre ; il a tiré de l'or, en cette occasion, de stcrcorc Ennii^.
1. Art poétique, III, 2i2.
2. Pertharite, acte II scène i .
3. Andromaque, acte IV, scène m.
4. Pertharite, acte II, scène i.
5. Andromaque, acte II, scène ii.
G. Parmi les divers morceaux qui sont à la suite des Lettres chinoises, etc.
(premières éditions; voj-ez tome XXIX, page 451), est un Fragment d'une lettre
à M. Vabhé d'Olivet : ce très-long Fragment est sans date. Je ne l'ai, sauf erreur,
vu dans aucune édition des OEuvres de Voltaire. J'ai pensé que je pouvais le pla-
cer ici.
« Les raisonneurs sans génie, et qui dissertent aujourd'hui sur le siècle du
ANNÉE 1761. 409
Corneille ne consultait personne, et Racine consultait Roi-
leau: ainsi l'un tomba toujours depuis Hiraclius, et l'autre s'éleva
continuellement.
On croit assez communément que Racine amollit et avilit
génie, répètent souvent cette antithèse de La Bruyèn?, que Racine a peint les
hommes tels qu'ils sont, et Corneille tels qu'ils devraient être. Ils répètent une
insigne fausseté, car jamais ni Bajazet, ni Xipharès, ni Britannicus, ni Hippolyte,
ne firent l'amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine; et
jamais César n'a dû dire dans le Pompée de Corneille, à Cléopàtre, qu'il n'avait
combattu à Pharsale que pour mériter son amour avant de l'avoir vue. Il n*a
jamais dû lui dire que son glorieux litre de premier du monde, à présent effectif,
est anobli par celui de captif de la petite Cléopàtre âgée de quinze ans, qu'on lui
amena dans un paquet de linge longtemps après Pharsale.
« Ni Cinna ni i"\Ia.\ime n'ont dû être tels que Corneille les a peints. Le devoir
de Cinna ne pouvait être d'assassiner Auguste pour plaire à une fille qui n'exis-
tait point. Le devoir do Maxime n'était pas d'être sottement amoureux de cette
même fille, et de trahir à la fois Auguste, Cinna, et sa maîtresse. Ce n'était pas
là ce Maxime à qui Ovide écrivait qu'il était digne de son nom :
Maxime, qui tanti mensuram nominis impies.
a Le devoir de Félix dans Polyeucte n'était pas d'être un lâche barbare qui
faisait couper le cou à son gendre,
Pour acquérir par là de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.
M On a beaucoup et trop écrit depuis Aristote sur la tragédie. Les deux grandes
règles sont que les personnages intéressent et que les vers soient bons; j'entends
d'une bonté propre au sujet. Écrire en vers pour les faire mauvais est la plus
haute de toutes les sottises.
« On m'a vingt fois rebattu les oreilles de ce prétendu discours de Pierre
Corneille : Ma pièce est finie, je n'ai plus que les vers à faire. Ce propos fut tenu
par Ménandre plus de deux mille ans avant Corneille, si nous en crojons Plu-
tarque dans sa question : Si les Athéniens ont plus excellé dans les armes que dans
les lettres. Ménandre pouvait à toute force s'exprimer ainsi, parce que des vers de
comédie ne sont pas les plus difficiles; mais dans l'art tragique la difficulté est
presque insurmontable, du moins chez nous.
M Dans le siècle passé, il n'y eut que le seul Racine qui écrivit des tragédies
avec une pureté et une élégance presque continue ; le charme de cette élégance a
été si puissant que les gens do lettres et de goût lui ont pardonné la monotonie
de ses déclarations d'amour, et la faiblesse de quelques caractères, en faveur de
sa diction enchanteresse.
« Je vois dans l'homme illustre qui le précéda des scènes sublimes, dont ni
Lope de Voga, ni Calduron, ni Shakespeare, n'avaient pas même pu concevoir la
moindre idée, et qui sont très-.supérieurcs à ce qu'on admira dans Soi)hoclo et
dans Euripide. .Mais aussi j'y vois dos t^is de l)arbarismes et de solécismcs qui
révoltent, et do froids raisonnements alambiquès qui irlacent. J'y vois enfin vingt
pièces entières, dans lesquelles à peine y a-t-il un morceau qui demande grùce
pour le reste.
i( La [ircuvc incontestable de cette vérité est, par exemple, dans les deux Béré-
nice du Racine et de Corneille. Le plan de ces deux pièces est également mauvais,
410 COllRESPONDANCi:.
mi-inc le ihéùtre par ces déclarations d'amour qui ne sont que
trop on possession de notre scène. Mais la vérité me force
d'avouer que Corneille en usait ainsi avant lui, et que Rotron n'y
manquait pas avant Corneille.
également indienne du Ihéàtre tragique. Ce défaut même va jusqu'au ridicule.
Mais par quelle raison est-il impossible de lire la Bérénice de Corneille? Par
quelle raison est-elle au-dessous des pièces de Pradon, de Riupéroux, de Danchet,
de Pécliantré, de Pellegrin? Et d'où vient que la Bérénice de Racine se fait lire
avec tant de plaisir, à quelques fadeurs près? d'où vient qu'elle arrache des
larmes? C'est que les vers sont bons. Ce mot comprend tout, sentiment, vérité,
décence, naturel, pureté de diction, noblesse , force, liarmonie, élégance, idées
profondes, idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images terribles.
Otcz ce mérite à la divine tragédie d'Athalie, il ne lui restera rien ; ôtez ce mérite
au quatrième livre de VÈnéide et au discours de Priam à Achille dans Homère,
ils seront insipides. L'abbé Dubos a très-grande raison; la poésie ne charme que
par les beaux détails.
« Si tant d'amateurs savent par cœur des morceaux admirables des Horaces,
de Cinna, de Pompée, de Polyeucte, de Bodogune, c'est que ces vers sont très-
bien faits. Et si on ne peut lire ni Théodore, ni Pertharite, ni Don Sanche d'A-
ragon, ni Attila, ni Agésilas, ni Pulchérie, ni la Toison d'or, ni Surénn, etc.,
etc., etc., c'est que presque tous les vers en sont détestables. H faut être de bien
mauvaise foi pour s'efforcer de les excuser contre sa conscience.
« Quelquefois môme de misérables écrivains ont osé donner des éloges à cette
foule de pièces aussi plates que barbares, parce qu'ils sentaient bien que les leurs
étaient écrites dans ce goût : ils demandaient grâce pour eux-mêmes.
« Ce qui m'a le plus révolté dans Corneille, c'est cette profusion de maximes
atroces qui a fait dire à des sots que Corneille devait être du conseil d'Etat. On
me dit qu'il a pris ces sentences dans Lucain; et moi, je dis que ces sentences
sont encore plus condamnables dans Lucain que dans lui. L'auteur de la Pharsale
tombe d'abord dans une contradiction que l'auteur de la tragédie de Pompée ne
s'est point permise : c'est de dire que Ptolémée est un enfant plein d'innocence
{puer est, innocua est œtas), et de dire, quelques vers après, que Photin conseilla
l'assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers et qui connaissait
les tyrans.
At mclior suadere malis, et nosse tyrannos,
Ausus Pompeium letho damnare Potliinus.
« Mais j'ai toujours vu avec chagrin, et je l'ai dit hardiment, que le Photin
de Corneille débite plus de maximes fades et horribles de scélératesse que le Pho-
tin de Lucain; maximes d'ailleurs cent fois plus dangereuses quand elles sont
récitées devant des princes, avec toute la pompe et l'illusion du théâtre, que lors-
qu'une lecture froide laisse à l'esprit la liberté d'en sentir l'atrocité.
« Je ne m'en dédis point : je ne connais rien de si alTreux que ces vers :
Le droit dos rois consiste à ne rien épargner;
La timide équité détruit l'art do réfjnor;
Quand on craint d'être injuste on a toujours à craindre,
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,
Et voler sans scrupule au crime qui le sert.
M Vous avez vu très-judicieusement, monsieur, que non-seulement ces maximes
sont exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais
ANNEE 1761. 411
Il n'y a aucune de leurs pièces qui ne soit fondoe en partie
sur cette passion ; la seule différence est qu'ils ne l'ont jamais
bien traitée, qu'ils n'ont jamais parlé au cœur, qu'ils n'ont jamais
attendri : l'amour n'a été touchant que dans les scènes du Ciel.
imitées de Gnillain de Castro; et Corneille a mis de l'amour
jusque dans le sujet terrible iVŒdipe.
Vous savez que j'osai traiter ce sujet il y a quarante-sept ans.
J'ai encore la lettre de M. Dacier, à qui je montrai le troisième
acte, imité de Soi)boclo. 11 m'exhorte, dans cette lettre de 171/| \
à introduire les chœurs, et à ne point parler d'amour dans un
sujet où cette passion est si impertinente. Je suivis son conseil,
je lus l'esquisse de la pièce aux comédiens. Ils me forcèrent à
retrancher une partie des chœurs, et à mettre au moins quelque
souvenir d'amour dans Philoctètc, afin, disaient-ils, qu'on par-
donnât l'insipidité de Jocaste et d'OEdipe en faveur des sentiments
de Philoctète.
Le peu de chœurs même que je laissai ne furent i)oint exé-
qu'ellcs sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées. Il ne s'agit pas
du droit des rois; il est question de savoir si on recevra Pompée ou si on le
livrera à César. 11 faut plaire au \ainqueur ; ce n'est pas là un droit des rois. Pto-
lémée est un vassal qui craint d'offenser César son maître. J'ai exprimé sans mé-
nagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie qui font frémir
l'honnêteté et le sens commun. J'ai dit et j'ai du dire combien sont horribles à la
fois et ridicules ces autres vers que nous avons entendu réciter au tliéàtre :
Chacun a ses vertus, ainsi qu'il a ses dieux...
Le sceptre absout toujours la main la plus coupable...
Le crime n'est forfait que pour les malheureux...
Oui, lorsque de nos soins la justice est l'objet,
Elle y doit emprunter le secours du forfait, etc...
M On ne peut dire plus mal des choses plus infûmes et plus sottes. Cependant il
y a des gens d'assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes. Point
de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne cause qui n'ait
un adversaire; mais à la longue le vrai l'emporte, surtout quand il est soutenu
par des esprits tels que le vôtre.
« Si rien n'est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédies qui
parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance
est divine, qu'on s'iuiniortalise par des crimes, rien n'est plus fade aussi que ce»
héroïnes qui nous rabattent les oreilhïs de leur vertu. C'est un grand art dans
Racine que Néron ne dise jamais qu'il aime le crime, et ([ue Junio ne se vante
point d'être vertueuse.
« Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous
saviz mieux que moi. »
Tout en croyant que ce morceau a fait partie d'une des rédactions de la lettre
à d'Olivcl, du 20 auguste, je suis loin de garantir (jiic c'était précisément ici qu'il
était. (H.)
1. Dans le Commentaire Iiistoririuc, on donne à la lettre de Dacier la date de
17i;}.
4i8 CORRRSPONDANCK.
Cillés. Tel était le détestable goût de ce temps-là. On représenta
quelque temps après Athalie, ce chef-d'œuvre du théùtre. La
nation dut apprendre que la scène pouvait se passer d'un genre
qui dégénère quelquefois en idylle et en églogue. Mais comme
Athalie était soutenue par le pathétique de la religion, on s'ima-
gina qu'il fallait toujours de l'amour dans les sujets profanes.
Enfin Mérope, et en dernier lieu Orcste, ont ouvert les yeux du
public. Je suis persuadé que l'auteur iVÊlcctre ^ pense comme
moi, et que jamais il n'eût mis deux intrigues d'amour dans le
plus sublime et le plus effrayant sujet de l'antiquité, s'il n'y avait
été forcé par la malheureuse habitude qu'on s'était faite de tout
défigurer par ces intrigues puériles, étrangères au sujet : on en
sentait le ridicule, et on l'exigeait des autres.
Les étrangers se moquaient de nous ; mais nous n'en savions
rien. Nous pensions qu'une femme ne pouvait paraître sur la
scène sans dire faime en cent façons, et en vers chargés d'épi-
thètes et de chevilles. On n'entendait que mn flamme, et mon âme;
mes feux, et mes vœux; mon cœur, et mon vainqueur. Je reviens à
Corneille, qui s'est élevé au-dessus de ces petitesses dans ses
belles scènes des Horaces, de Cinna, de Pompée, etc. Je reviens à
vous dire que toutes ses pièces pourront fournir quelques anec-
dotes et quelques réflexions intéressautes.
Ne vous effrayez pas si tous ces commentaires produisent
autant de volumes que votre Gicéron. Engagez l'Académie à me
continuer ses bontés, ses leçons, et surtout donnez-lui l'exemple^.
Les libraires de Genève qui entreprennent cette édition, avec le
consentement de la compagnie, disent que jamais livre n'aura
été donné à si bas prix. Il faut que cela soit ainsi, afin que ceux
dont la fortune n'égale pas le goût et les lumières puissent jouir
commodément de ce petit avantage. On compte môme le pré-
senter aux gens de lettres qui ne seraient pas en état de l'ac-
quérir. G'est d'ordinaire aux grands seigneurs, aux hommes
puissants et riches, qu'on donne son ouvrage; on doit faire pré-
cisément le contraire : c'est à eux à le payer noblement, et c'est
aussi le parti que prennent, dans cette entreprise, les premiers
de la nation, et ceux qui ont des places considérables ; ils se
sont fait un honneur de rendre ce qu'on doit au grand Gorneille
près de cent ans après sa mort, et dans les temps les plus diffi-
ciles.
1. Crébillon.
2. C'était ici que se terminait cette lettre dans les éditions depuis 1765. (B.)
ANNÉE 17G1. m
Je crois même qu'il n'y a point d'exemple, dans l'histoire de
notre littérature, de ce qui vient d'arriver. Figurez-vous que
deux personnes que je n'ai jamais eu l'honneur de voir, à qui je
n'avais même jamais écrit, et que je n'avais point fait solliciter,
ont seules commencé cette entreprise, avec un zèle sans lequel
elle n'aurait jamais réussi.
L'une est M'"" la duchesse de Grammont, qui l'a protégée, l'a
recommandée, a fait souscrire un nombre considérable d'étran-
gers, et qui enfin, n'écoutant que sa générosité et sa grandeur
d'ùme, a fait pour M"'^ Corneille tout ce qu'elle aurait fait si cette
jeune héritière d'un si beau nom avait eu le bonheur d'être con-
nue d'elle.
Je vous avoue, mon cher confrère, que les pièces du grand
Corneille ne m'ont pas plus touché que cet événement. xNotre
autre bienfaiteur (le croiricz-vous?) est le banquier delà cour,
M. de La Borde, qui, sans me connaître, sans m'en prévenir, a
procuré plus de cent souscriptions; et c'est une chose que nous
n'avons apprise ici que quand elle a été faite.
Pendant qu'on favorisait ainsi notre entreprise avec tant de
générosité sans que je le susse, je prenais la liberté de faire sup-
plier le roi, notre protecteur, de permettre que son nom fût à
la tête de nos souscripteurs. Je proposais qu'il voulût bien nous
encourager pour la valeur de cinquante exemplaires ; il en prenait
deux cents. J'en demandais une douzaine à Son Altesse royale
monseigneur l'infant duc de Parme, il a souscrit pour trente.
Nos princes du sang ont presque tous souscrit, M. le duc de Ghoi-
seul s'est fait inscrire pour vingt. M""' la marquise de Pompadour,
à qui je n'en avais pas même écrit, en a pris cinquante.
Monsieur son frère, douze.
Parmi nos académiciens S M. le comte de Clermont, M. le
cardinal de Demis, iM, le maréchal de Richelieu, M. le duc de
Nivernais, se sont signalés les premiers.
i. Voici ce qu'on lisait dans le Journal encyclopédique :
B Parmi nos académiciens, monseigneur le comte de Clcrnioiit, M. le cardinal
du Bernis, M. le maréchal do Ilicliolieu, M, le duc de Mvcniais, M. Duclos,
M. d'Alcmljcrt, M. Walelct, se sont signalés les premiers.
« Plusieurs particuliers ont suivi ci' noble <'.\emji!e. lùilin ([uo direz-vous, etc. »
Ce passage e.xplifiue les remerciements contenus dans la lettre de d'Alembert,
du 31 octobre. Voltaire, dans sa lettre à d'Olivel de la lin d'octobre, dit d'ajouter
aux noms des académiciens souscripteurs ceux de « M, le duc do Villars, M. l'ar-
cbevùquc de Lyon, M. l'ancien évé(jue do Limo;;c8 ». L'addition devait se faire à
rimjjrcssion, qui devait être dans le Mercure; mais la lettre à d'Ulivct n'y fut pas
imprimée. (B.)
414 COUUKSl'ONbANCK.
Non-seulement M. Watelet prend cinq exemplaires, mais il a
la bonté de dessiner et de graver le frontispice. Il nous aide de
SCS talents et de son argent.
Enthi que direz-vous quand je vous apprendrai que M. Bou-
ret, qui méconnaît à peine, a souscrit pour vingt-quatre exem-
plaires?
Tout cela s'est fait avant qu'il y eût la moindre annonce
imprimée, avant qu'on sût de quel prix serait le livre.
La compagnie des fermes générales a souscrit pour soixante.
Plusieurs autres compagnies. ont suivi cet exemple.
Cette noble émulation devient générale. A peine le premier
bruit de cette édition projetée s'est répandu en Allemagne que
monseigneur l'Électeur palatin, M""-" la duchesse de Saxe-Gotha,
se sont empressés de la favoriser.
A Londres, nous avons eu milord Chestcrlield, milord Lyttel-
ton, M. Fox le secrétaire d'État, M. le duc de Gordon, M. Crawford,
et plusieurs autres.
Vous voyez, mon cher confrères que tandis que la politique
divise les nations, et que le fanatisme divise les citoyens, les
belles-lettres les réunissent. Quel plus bel éloge des arts, et quel
éloge plus vrai! Autant on a de mépris pour des misérables qui
déshonorent la littérature par leurs infamies périodiques, et
pour d'autres misérables qui la persécutent, autant on a de res-
pect pour Corneille dans toute l'Europe.
Les libraires de Genève - qui entreprennent cette édition
entrent généreusement dans toutes nos vues; ils sont d'une
famille qui depuis longtemps est dans les conseils; l'un d'eux
en est membre. Us pensent comme on doit penser; nul intérêt,
tout pour l'honneur.
Ils ne recevront d'argent de personne avant d'avoir donné le
premier volume. Ils livreront pour deux louis d'or douze ou
treize tomes in-S" avec trente-trois belles estampes. Il y a certai-
nement beaucoup de perte. Ce n'est donc point par vanité que
j'ai osé souscrire pour cent exemplaires, c'était une nécessité
absolue ; et sans les bienfaits du roi, sans les générosités qui
viennent à notre secours, l'entreprise était au rang de tant de
projets approuvés et évanouis.
. Je vous demande pardon d'une si longue lettre : vous savez
\. Dana le Journal encyclopédique, on lit : « Mon cher commentateur de Cicé-
ron. »
2. Les Cramer.
ANXKE 1761. 415
que les commentateurs ne iiiiis.sont point, et^ souvent ne disent
que ce qui est inutile.
Si vous voulez que je dise de bonnes choses, écrivez-moi, etc.
Voltaire.
4040. — A iM. LE DR UN.
20 auguste.
Je suis affligé, monsieur, pour monseigneur le prince de
Conti et pour tous, qu'il soit le seul de tous les princes qui
refuse de voir son nom parmi ceux qui favorisent le sang du
grand Corneille. Je serais encore plus fâché si ce refus était la
suite de la malheureuse querelle avec Tinfûme Fréron. Vous
m'aviez écrit que je pouvais compter sur Son vVltessesérénissime;
il est dur d'être détrompé. L'ouvrage mérite par lui-même la
protection de tous ceux qui sont à la tête de la nation ; M"' Cor-
neille la mérite encore plus. Je saurai bienvenir à bout de cette
entn^prise honorable sans le secours de personne; mais j'aurais
voulu, pour l'honneur de mon pays, être plus encouragé, d'au-
tant plus que c'est presque le seul honneur ([ui nous reste. L'in-
famie dont les Fréron et quelques autres couvrent la littérature
exige que tout concoure à relever ce qu'ils déshonorent. Secon-
dez-moi, au nom des Horaccs et de Cinna.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4047. — A M. DU CLOS 2.
"1 aujjustc.
J'ai eu l'honneur, monsieur, de vous adresser l'épître dédica-
toire à la compagnie, la préface sur le Cid, le commentaire per-
pétuel sur Cinna et les Horaccs : voici le commentaire sur le Cid,
.M. d'Olivet en a un (pii est un peu plus ample ; mais il sera aisé
de rendre les deux exemplaires conformes, (|uaiul on aura eu la
bonté de me les renvoyer. M'AL Cramer n'attendent plus (|ue la
sanction de l'Académie pour commencer l'impression. Mon [)arti
est pris de coniincntci' toutes les tragédies ; il y aura six ou sept
gros volumes, ou liuil in-/|\ Comme j'ai fixé le prix à deux louis
d'or, il y aurait beaucoup de perte, au lieu de bénéfice pour
.M"' Cnnieille, sans le secours que le roi nous donne et sans la
géïKNositiJ des piciniers de la n;ili(jn.
i. Dans le Journal cncyclupcdinuc il y a : » cl ([u'ils ne tliscut (jue, etc. »
2. Éditeurs, do Cayrol et François.
416 CORIIESPONDANCE.
Je ne memClerai en aucune façon de ce qu'on appelle impro-
prement soHscriplions. Quiconque voudra avoir le livre n'aura
qu'à envoyer son nom au libraire de l'Académie, ou au portier
de l'Académie, ou écrire directement à MM. Cramer, Je donnerai
mon temps, mon travail et mon argent, pour cette entreprise ;
et, dès que les Cramer auront commencé, le public aura un
volume tous les trois mois. Je vous demande en grâce de secon-
der mou zèle.
Ne pourriez-vous pas nommer des commissaires pour exa-
miner chacun de mes commentaires? Il me semble que M. Sau-
rin pourrait nous rendre de grands services. Mais il n'y a pas un
moment à perdre : songez que j'ai soixante-huit ans, que je n'ai
qu'un souflle de vie, et que si je mourais inler opus, l'ouvrage
irait comme moi à tous les diables.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
4648. — A M. DAMILAVILLE.
Le 24 auguste.
M. Lcgouz \ maître des comptes, à Dijon, jeune homme qui
aime les arts et les Cacouacs, veut bien qu'on sache que le Droit
du Seigneur, alias l'Écueil du sage, est de lui. Il m'envoie cette
petite addition et correction, que les frères jugeront absolument
nécessaire. Je crois que la pièce de M. Legouz restera au théâ-
tre, et qu'ainsi le nom de philosophe y restera en honneur. Je
m'imagine que frère Platon ne sera pas fâché.
Il est absolument nécessaire que M. Legouz soit reconnu. Il
compte enjoliver cette petite drôlerie par une préface en l'hon-
neur des Cacouacs, qui sera un peu ferme, et qui parviendra en
cour, comme dit le peuple. Il y aura aussi une épître dédica-
toire qui ira en cour. Mais si un gros fin de Préville s'obstine à
dire qu'il croit l'ouvrage d'un certain V , tout est manqué,
tout est perdu.
Il est absolument nécessaire qu'on ne me soupçonne pas de
ce que je n'ai pas fait. On doit faire entendre aux comédiens
qu'ils se font grand tort à eux-mêmes s'ils s'opiniàtrent à me
charger de cette iniquité. C'est M. Legouz, vous dis-je, qui a
fait cette coïonnerie.
1. Voyez la noie, tome VI, page 3; Voltaire renonça à prendre ce nom par
égard pour le président Fyot de La Marche, dont Legouz était le parent. Voyez
la lettre à d'Argental, du 7 septembre, n" 4664.
ANNÉE 1761. 417
J'ai reçu de mes frères les Recherches sur les Théâtres de ce
Bcaucliamps', et il n'y a pas grand profita faire. C'est le sort de
la plupart des livres. Il faudra tâcher que les Commentaires de
Corneille ne méritent pas qu'on en dise autant. C'est une terrible
entreprise que ce Commentaire; j'y perds mon temps et les yeux.
Comment se porte frère Tliieriot? Il est bien heureux de ne
rien commenter; s'il lui fallait faire des notes sur Ayrsilus et
Attila, il serait aussi embarrassé que moi.
Voici une petite lettre pour frère d'Alembert* ; dirons-nous
aussi frère Dumolard? Ce sera comme vous voudrez.
iGiO. — A -M. SÉ.XAC DE MEILHANS.
CHEZ M. SÉNAC, PREMIER MÉDECIN DL ROI, A VERSAILLES.
Au château de Fernoy, par Genève, 2i auguste 1761.
Je me hâte, monsieur, de vous remercier au nom de
M"-^^ Corneille et au mien : j'espère que nous commencerons inces-
samment l'édition projetée, dès que l'Académie m'aura envoyé
les notes qu'elle a entre les mains sur les principales pièces. Je
ne propose que des doutes, et c'est à l'Académie à décider, afin
que cet ouvrage puisse être un livre classique utile aux étran-
gers qui apprennent notre langue par principes, et aux Fran-
çais qui ne la savent que par l'usage. Les remarques sur l'art
dramatique ne seront pas inutiles aux amateurs. Il me semble
que je ne pouvais mieux finir ma carrière qu'en tâchant d'élever
un monument à l'honneur des arts et de la nation. Je suis
enchanté que vous vouliez bien y contribuer. Vous agissez comme
bon citoyen et comme un homme qui m'honore de sou amitié :
ces deux motifs me sont bien sensibles.
La petite anecdote dont on vous a régalé sur M"" Corneille
est tout juste le contraire de ses sentiments et de sa conduite.
Nous sommes, M""^ Denis et moi, également contents de celte
enfant. Elle fait la consolation de notre vie.
Pour l'anecdote de frère Menou, j'ignore enroro si elle est
vraie; je ne conçois pas trop comment on peut coiulamner aux
galères dans un pays où il n'y a point de port de mer : c'est peut-
\. Voy(;z la noti-, pa^re 3'.)3.
2. CcUe lettre est perdue, à moins que ce ne soit celle qui est ci-après, à la
date du 31, et qui, en effet, est petite; mais je n'ose sur cela seul faire la trans-
position. (B.)
3. Les Autographes, par M. de Loscure, 1860.
41. — ConnF.si'o.NDA.NCK, 1,\. 27
418 COIUIESPONDANCI-:.
Ctre un miracle de saint Ignace. Adieu, monsieur, je vous quitte
pour le grand Corneille.
Nous aurons huit ou neuf volumes in-Zt". Ils ne coûteront que
deux louis d'or. On ne peut avoir du sublime à meilleur mar-
ché. Permettez-moi de faire mille compliments à monsieur votre
père et à monsieur votre frère.
Votre obéissant serviteur. V.
4GoO. — A MADAME D'ÉPI.NAI.
24 auguste.
Ma belle philosophe, je ne suis pas comme vous ; je suis très-
aise que frère Saurin soit marié : il fera de !)ons cacouacs, nous
en avons besoin; c'est aux philosophes qu'il appartient de faire
des enfants. 11 faudrait que tous les petits couteaux qu'on ven-
dait pour châtrer les Montsoreau servissent aux Omer, aux Joly
de Fleury, et empêchassent cette graine de pulluler. Si je me
mariais, je prierais frère Saurin de faire des enfants à ma
femme.
Je voudrais bien, madame, vous voir avec vos sahots, je vous
montrerais les miens ; vous me diriez s'ils sont du bon faiseur.
J'en ai réellement à Ferney. J'ai cédé les Délices au duc de
Villars, qui a toujours des souliers fort mignons; mais malheu-
reusement il n'a point de jambes, et il est venu prier Tronchin
de lui en donner.
Je crois que j'ai porté- malheur aux jésuites ; vous savez que
je les ai chassés d'un petit domaine qu'ils avaient usurpé ; le par-
lement n'a fait que m'imiter. On me mande que le parlement
de Nancy a condamné frère Menou aux galères ; je crois l'arrêt
fort juste, car le moyen qu'un parlement puisse avoir tort! Frère
Menou aurait bonne grâce à ramer avec l'abbé de La Coste;
mais le parlement de Nancy n'est pas français, et il n'y a point de
port de mer en Lorraine. Adieu, madame ; Corneille m'appelle.
Permettez-moi mille compliments à tout ce qui vous environne.
4G51. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
24 auguste.
Qu'est-ce que c'est donc que cette humeur qui persécute mon
ange sur son visage et sur sa main? Pourquoi mon ange ne vient-
il pas à Genève? Il y a plus de six mois qu'il doit être entre les
mains des médecins de Paris; ne doit-il pas savoir à quoi s'en
ANiNÉE 17G1. 449
tenir? Tronchin est le premier liomme du monde pour ces
maux-là. Le duc de Villars est venu porter sa misère aux
Délices : on disait qu'il y mourrait ; il se porte bien au bout de
quinze jours. L'abbé d'Héricourt, gourmand do la grand'cliam-
bre, s'est tué pour s'être baigné les jambes dans le lac, avec une
indigestion ; mais les gens sages vivent.
Je prévois que vous viendrez aux Délices, et que je serai le
plus beureux des hommes ; oui, mes anges, vous y viendrez.
Vous devez à présent savoir à quoi vous en tenir sur Pierre
et Marie Corneille. Je me donnerai bien de garde de faire im-
primer un programme avant d'avoir fait ma recrue de têtes cou-
ronnées; et quant aux particuliers, c'est à prendre ou à laisser.
Je ne me mêlerai que de bien travailler.
Ceux qui chipotent et qui s'en vont disant : « L'aurous-nous
in-Zi°, l'aurons-nous in-8»? aurons-nous pour deux louis huit
ou dix volumes (avec trente-trois estampes) qui coûteraient dix
louis, et (Jui ne pourraient paraître que dans trois ans? » sont de
plaisantes gens ; mais c'est l'affaire des Cramer, et non la mienne :
je ne me charge que de me tuer de travail, et de souscrire.
J'ai découvert enfin qui est l'auteur du Droit du Seigneur, ou
l'Kcueil du Sage; c'est M. Legouz^ jeune maître des comptes de
Dijon, et de plus académicien de Dijon. Il est bon de fixer le
public par un nom, de peur que le mien ne vienne sur la langue.
Vous êtes charmant, continuez la mascarade.
Divins anges, tout ce que vous me dites de la Compagnie in-
dienne est bol et bon ; mais il est dur de vendre sept cents francs
ce qu'on a acheté quatorze cents. Voilà le nœud, voilà le mal, et
ce mal n'est i)as le soûl.
Comme j'ai aujourd'hui quinze lettres ^ à écrire, et Pcriharilc
à achever, je m'arrache au doux plaisir d'écrire à mes anges, et
je finis en remerciant M. le comte de Choiseul pour la dame du
Fresnoy, qui est grosse comme la tonne d'ifeidolborg.
Est-il vrai que frère Menou soit condamné aux galères i)ar le
parlement de Nancy? Cela serait curieux; mais il y a p(Mi de
ports de mer en Lorraine.
Voilà donc monsieur l'abbé' coadjulour grand-cliambrier.
Les jésuites lui doivent un compliment.
Mille Icndies respects.
1. Voyez pufc'c 410.
2. Do CCS quinze IcUrcs on n'en a (ino qualre ou ciii((, en y comptanl colle à
d'AIcmbcrt, dont il a été pariô i>vl'^q 417.
3. De Cliauvelin.
420 CORKESI'0^"DANCE.
4G52. — A M. JACOB VERBES,
PASTEUR A S lÎLlGNY.
Ferne}', 25 auguste 1761.
Je suis Irès-fAché, monsieur, que vous soyez si éloigné de
moi. Vous devriez bien venir coucher à Ferney, quand vous ne
prêchez pas; il ne faut pas être toujours avec son troupeau; on
peut venir voir quelquefois les bergers du voisinage.
Je n'ai point lu l'Aine de M. Charles Bonnet' ; il fautqu'il y ait
une furieuse tête sous ce bonnet-là, si l'ouvrage est aussi bon
que vous le dites. Je serai fort aise qu'il ait trouvé quelques nou-
veaux mémoires sur l'àme : le troisième chant de Lucrèce me pa-
raissait avoir tout épuisé. Je n'ai pas trop actuellement le temps
de lire des livres nouveaux.
A l'égard de messieurs les traducteurs anglais, ils se pressent
trop. Ils voulaient commencer par VHlstoire ghùrale ; on leur a
mandé de n'en rien faire, attendu que Gabriel Cramer et Phili-
bert Cramer vont en donner une nouvelle édition un peu plus
curieuse que la première. On n'avait donné que quelques souf-
flets au genre humain, dans ces archives de nos sottises; nous y
ajouterons force coups de pied dans le derrière : il faut finir
par dire la vérité dans toute son étendue. Si vous veniez chez
moi, je vous ferais voir un petit manuscrit indien- de trois mille
ans qui vous rendrait très-ébahi ',
Je vous embrasse en Bco solo.
1. Essai analytique sur les facultés de l'âme. (K.)
2. C'est celui dont il est question dans la note de M. Reinaud, tome XXVl,
page 392.
3. Les éditeurs de Kehl et Bouchot donnent iii un fragment qui n'est pas dans
l'original, communiqué à M. II. Beaune par M. Théodore Vernes, petit-fils du cor-
respondant de Voltaire. Voici ce fragment :
« Venez voir mon église ; elle n'est pas encore bénite, et on ne sait encore
si elle est calviniste ou papiste. En attendant, j'ai mis sur le frontispice : Deo
soli*. Voyez si vos damnés de camarades ne devraient pas avoir plus de tendresse
pour moi qu'ils n'en ont. Votre plaisant Arabe** m'a abandonné tout net, depuis
qu'il est de la barbare compagnie : il suffit d'entrer là pour avoir l'âme coriace.
j\e vous avisez jamais d'endurcir votre joli petit caractère quand vous serez de la
vénérable.
« Mes compliments à M"'" de Wolmar, et à son faux germe ***. »
• Dans sa lettre à d'Argental du 14 septembre, Voltaire donne autrement cette inscrip-
tion.
** Probablement Abauzit.
*" Nouvelle Uclohc, première partie, lettre lxiii.
ANNEE 176 1. 421
4053. — A M. COLIM.
Forncy, 25 auguste.
Mes yeux nie refusent encore le service. Je vous envoie, mon
cher Florentin, une lettre pour monseigneur l'électeur que je
n'ai pu écrire moi-même'. Nous n'avons pas encore commencé
notre Corneille; il n'y a que moi de prêt. S'il restait encore quel-
que argent aux Français pour faire des souscriptions, ils de-
vraient en faire pour reprendre Pondichéry; mais il est plus
aisé d'imprimer Corneille que d'avoir des flottes. Nous voilà à peu
près comme les Italiens, nous n'avons que la gloire des beaux-
arts, et encore ne l'avons-nous guère. Adieu ; je voudrais bien
vous revoir avant de mourir, et je l'espère encore.
4G5 i. — A -M . JE A .\ S C H 0 U V A L 0 W.
Fernej^ 26 auguste.
Monsieur, ce sera pour moi un honneur infini, un grand en-
couragement pour les arts, que vous protégez, et pour la jeune
héritière du nom de Corneille, qu'on puisse voir à la tête des
souscriptions le nom de votre auguste souveraine, et le vôtre. Je
crois vous avoir déjà mandé que le roi de France souscrit pour
la valeur de deux cents exemplaires, et plusieurs princes à pro-
portion. Je me fais une joie extrême de voir cette entreprise ho-
norable secondée par le Mécène de la Russie.
Ce travail ne m'empêchera pas d'amasser toujours des ma-
tériaux pour votre monument. Je ne rebuterai rien, dans l'espé-
rance de trouver quelque chose d'utile dans le fatras des plus
grandes inutilités. Je suis trompé quelquefois dans mon calcul :
j'acquiers quchiuefois de gros paquets de manuscrits où je ne
trouve rien du tout, d'autres qui ne sont remplis que de satires
et d'anecdotes scandaleuses que je ne manque pas de jeter au
feu, de peur qu'après moi quelque libraire n'en fasse usage.
Heureusement toutes ces satires n'étaient (jue manuscrites; et
s'il en est qu('l(|ues-unes qui aient échappé à mes reclierclies,
elles ne feront pas fortune.
Ma santé ne me pernicl |)res(iue |)lus de sortir de chez moi :
la consolation de mes dernières années sera uniquement de tra-
1. Celte lettre manque. (B.)
42-> CORRESPONDANCE.
va il loi- pour vous, car je compte que Corneille ne me coûtera pas
plus de quatre à cinq mois; disposez de tout le reste de mes mo-
ments. Nous ne tarissons point sur le compte de Votre Excellence,
M. de Soltikof et moi; nous ne parlons de vous qu'avec enthou-
siasme. Le cardinal Passionei était le seul homme en Europe qui
vous ressemblât : nous venons de le perdre ^ Il ne reste que vous
en Europe qui donniez aux arts une protection distinguée, cons-
tante, et éclairée; et je vous regarde, après Pierre le Grand,
comme l'homme qui fait le plus de bien à votre nation.
J'ai l'honneur d'être, etc.
4055. — A MADExMOISELLE CLAIRON.
Je me hâte de vous répliquer, mademoiselle. Je m'intéresse
autant que vous à l'honneur de votre art, et si quelque chose
m'a fait haïr Paris et détester les fanatiques, c'est l'insolence de
ceux qui veulent flétrir les talents. Lorsque le curé de Saint-
Sulpice, Languet, le plus faux et le plus vain de tous les hommes,
refusa la sépulture à M"'^ Lecouvreur^, qui avait légué mille
francs à son église, je dis à tous vos camarades assemblés qu'ils
n'avaient qu'à déclarer qu'ils n'exerceraient plus leur profession
jusqu'à ce qu'on eût traité les pensionnaires du roi comme les
autres citoyens qui n'ont pas l'honneur d'appartenir au roi. Ils
me le promirent, et n'en tirent rien. Ils préférèrent l'opprobre
avec un peu d'argent à un honneur qui leur eût valu davantage.
Ce pauvre Iluerne^ vous a porté un coup terrible en voulant
vous servir; mais il sera très-aisé aux premiers gentilshommes
de la chambre de guérir cette blessure. Il y a une ordonnance
du roi, de 16/jl, concernant la police des spectacles, par laquelle
il est dit expressément : « Nous voulons que l'exercice des comé-
diens, qui peut divertir innocemment nos peuples (c'est-à-dire
détourner nos peuples de diverses occupations mauvaises), ne
puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation
dans le commerce public. »
Et, dans un autre endroit de la déclaration, il est dit que,
s'ils choquent les bonnes mœurs sur le théâtre, ils seront notés
d'infamie.
1. Voyez tome XXXVI, page 42i.
2. Voyez tome XXII, page G9; et, tome IX, la pièce intitulée la Mort de
ili"<^ Lecoiivreur.
3. Voyez la note, tome XXIV, page 239.
ANNÉE 17GI. 423
Or, comme un prêtre serait noté d'infamie s'il choquait les
bonnes mœurs dans l'église, et qu'un prêtre n'est point infâme
en remplissant les fonctions de son état, il est évident que les
comédiens ne sont point infimes par leur état, mais qu'ils sont,
comme les prêtres, des citoyens payés par les autres citoyens
pour parler en public bien ou mal.
Vous remarquerez que cette déclaration du roi fut enret^istrée
au parlement.
Il ne s'agit donc que de la faire renouveler. Le roi peut
déclarer que, sur le compte à lui rendu par les quatre premiers
gentilshommes de sa chambre, et sur sa proi)re expérience, que
jamais ses comédiens n'ont contrevenu à la déclaration de 16/il,
il les maintient dans tous les droits de la société, et dans toutes
les prérogatives des citoyens attachés particulièrement à son
service : ordonnant à tous ses sujets, de quelque état et condi-
tion qu'ils soient, de les faire jouir de tous leurs droits naturels
et acquis, en tant que besoin sera. Le roi peut aisément rendre
cette ordonnance, sans entrer dans aucun des détails qui se-
raient trop délicats.
Après cette déclaration, il serait fort aisé de donner ce qu'on
appelle les honneurs de la sépulture, malgré la prêtraille, au
premier comédien qui décéderait. Au reste, je compte faire
usage des décisions de monsignor Cerati, confesseur de Clé-
ment XII, dans mes notes sur Corneille^
Venons maintenant aux pièces que vous jouerez cet aul(unne.
Vous faites très-bien de commencer par celle de M. Cordier- : il
ne faut pas lasser le public en le bourrant continuellement des
pièces du même homme. Ce public aime passionnément à siffler
le même rimailleur qu'il a applaudi ; et tout l'art de M"" Clairon
n'ôtera jamais au parterre cette bonne volonté attachée à l'es-
pèce humaine.
Pour le Tancrctle de Praiilt, il est imperlinenl d'un bout à
l'autre. Pour ce vers barbare ' :
Clici- Tiincrodo, ô toi seul qui incMitas ma foi!
quel est rignoiaiil (|iii a fait ce vers abominable? quoi est l'Allo-
brogf (jiii a Ici'iiiIim' im ii('iiiisticli(> par le tenue sml .sui\i d'un
1. Voyez tomo XXXI, paf,'!» 519.
2. Zaruicma, Inicrdio, par l'ubbé Edmond Cordiii- de Saini-Fiimiii (né ii Oi
léans vers 1730, mort vers 1X10), ne fut jouée que le 17 mars \',(\1.
3. Voyez tome V, page 500.
424 CORRIÎSI'ONDANCE.
qui? Il faut ignorer les premières règles tic la versification pour
écrire ainsi. Les gens instruits remarquent ces sottises, et une
bouche comme la vôtre ne doit pas les prononcer. Cela res-
semble à ce vers :
La belle Phyllis, qui brûla pour Corydon.
J'ai maintenant une grûce à vous demander : on m'écrit
qu'on vous a lu une comédie intitulée l'Écueil du Sage, et que
quelques-uns de vos camarades font courir le bruit que cette
pièce est de moi. Vous sentez bien qu'étant occupé à des ouvrages
qui ont besoin de vos grands talents, je n'ai pas le temps de tra-
vailler pour d'autres. Je serais trcs-mortifié que ce bruit s'accré-
ditât, et je crois qu'il est de votre intérêt de le détruire. Votre
comédie peut tomber; et si la malice m'impute cet ouvrage,
cela peut faire grand tort à la tragédie à laquelle je travaille.
Parlez-en sérieusement, je vous en prie, à vos camarades; je
suis très-résolu à ne leur donner jamais rien si on m'impute ce
que je n'ai pas fait. Ce qu'on peut hardiment m'attribuer, c'est
la plus sincère admiration et le plus grand attachement pour
vous.
4656. — A MADAME BELOTi.
Au château de Fcrney, par Genève, 27 auguste.
Je suis fâché, madame, de m'intéresser si inutilement k vous ;
mais je crois que vous faites fort bien de prendre le parti qu'on
vous conseille. Les typographes de Paris sont bien plus en état
de faire un bon parti que les typographes de Genève, attendu
que les frais sont moins considérables à Paris, et que ceux
du transport sont immenses.
D'ailleurs, vous jouirez bien plus tôt de votre réputation et
du petit avantage qui peut la suivre en faisant travailler à Paris.
Votre ouvrage^ paraîtra deux jours après l'impression; et dans
votre premier plan il paraîtrait six mois après. Ainsi, à marché
égal, vous y gagneriez encore beaucoup. Je pense qu'il n'y a pas
à balancer.
Je suis très-flatté que M. de Valori veuille bien se souvenir de
moi. Si vous le voyez, madame, je vous serai très-obligé de lui
présenter mes très-humbles obéissances.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Une traduction de Hume, qu'elle voulait faire imprimer à Genève. (A. F.)
ANNÉE 176 1. 425
Il me semble que les nouvelles sont de jour en jour plus affli-
geantes. Ce temps-ci n'est guère favorable aux lettres, et je doute
qu'il en vienne un plus heureux. Il y a bien des gens qui n'achè-
tent point de livres, parce qu'ils n'ont point de quoi acheter un
habit. Ce n'est plus le temps où l'on avait vingt aunes de drap
sur un billet signé GermanicusK Je plains le siècle; il est aussi
infortune que ridicule.
Vous me parlez, madame, de M. Forbonnais*; il ne sait pas
les obligations que je lui ai : c'est l'homme du monde avec le-
quel je me suis le plus instruit,
4657. — A M. LE COMTE D'AP.GENTAL.
Ferney, 28 auguste.
Mes anges verront que je ne suis pas paresseux ; ils s'amuse-
ront de Pohjeucle. Quand ils s'en seront amusés, ils pourront le
donner à monsieur le secrétaire perpétuel, à condition que mon-
sieur le secrétaire rendra à mes divins anges l'épîtrc dédicatoire,
le Cid, Horace, et Ciima. Mais vous verrez que l'Académie mettra
beaucoup plus de temps à éplucher mes remarques que je n'eu
ai mis à les faire.
Je crois malheureusement que l'entreprise ira à dix volumes;
cela me fait trembler : le temps devient tous les jours moins fa-
vorable, mais je n'en travaillerai pas moins. M. de Montmartcl
me mande que c'est une opération de finance fort difficile. Il ne
veut pas même s'engager h donner des billets payables dans
neuf mois. Voilà ce que c'est que d'être battu dans les quatre
parties du monde : cela serre les cœurs et les bourses. Le public
fait trop de commentaires sur la perte du Canada et dos Indos
orientales, et sur les trois vingtièmes, pour se soucier beaucoup
des Comyncnlaires sur Corneille. Il me semble que tout va ûc tra-
vers, hors ce qui dépend uniquement de moi ; cela n'est pas mo-
deste, mais cela est vrai. Je commence même à croire ([u'un
certain drame ébauché^ fera un assez passable ell'et au théâtre,
si Dieu me prête vie.
Vous lri(»Mi|)boz, nous m'avez l'cuiis tout oiilicr nu /;//*(»/, que
j'avais abandonné; mais je suis toujours éixnnanté (ju'on ail le
i. C'est la proposition que Prailon, autour de Gcnminicu.i, fit à un drapier.
2. Célt'-ijre économiste.
3. Don l'èdre; voyez tome VII, p;i|^c "237.
426 COUIIKSPONDANCE.
front de s'amuser à Paris, et d'aller au spectacle, comme si nous
venions de faire la paix de Nimèguc.
Est-il vrai qu'on va jouer une comédie moitié bouffonne,
moitié intéressante, comme je les aime? est-il vrai qu'elle est de
M. Legouz \ auditeur des comptes de Dijon? est-il vrai qu'il y a
un rôle d'Acanthe que vous aimez autant que Nanine? Qui joue
ce rôle d'Acanthe? est-ce M"° Gaussin? est-ce M''" lins?
Que devient votre humeur? levons connais une humeur fort
douce ; mais celle qui attaque les yeux est fort aigre. TAcliez
donc d'être assez malade pour venir vous faire guérir par Tron-
chin ; cela serait bien agréable.
Je baise, en attendant, le bout des ailes de mes anges.
4658. — A M. LE COMTE D'ARGEMAL.
Ferney, •>! aug-uste.
On est un peu importun ; on présente Pompée aux anges,
accompagné d'une lettre à monsieur le secrétaire perpétuel,
lequel a renvoyé les Homces avec quelques notes académiques.
Mes anges sont suppliés de donner Pompée avant Pohjcucte. Je traite
Corneille tantôt comme un dieu, tantôt comme un cheval de
carrosse; mais j'adoucirai ma dureté en revoyant mon ouvrage.
Mon grand objet, mon premier objet est que l'Académie veuille
bien lire toutes mes observations, comme elle a lu celles des
Horaces : cela seul peut donner à l'ouvrage une autorité qui en
fera un ouvrage classique. Les étrangers le regardent comme
une école de grammaire et de poésie.
Mes anges rendront un vrai service à la littérature et à la
nation s'ils engagent tous leurs amis de l'Académie, et les amis
de leurs amis, à prendre mon entrei)rise extrêmement à cœur.
Il faut tâcher que tout le monde en soit aussi enthousiasmé que
moi. PJen ne se fait sans un peu d'enthousiasme.
Quand joue-t-on le Droit du Seujneur, et qui joue?
Tout va-t-il de travers comme de coutume ?
4659. — A M. DU CL os.
31 auguste.
J'ai reçu, monsieur, l'épître dédicatoire, la préface sur le Cid,
et les remarques sur les Horaces. Je crois que l'Académie rend un
1. Voyez la note, page 416.
ANNÉE 4761. 427
très-grand service à la littérature et à la nation, en dai,G:nant
examiner un ouvrage qui a pour but l'honneur de la France et
de Corneille. Voilà la véritable sanction que je demande; elle
consiste à nVinstruire. Il faut toujours avoir raison, et un parti-
culier ne peut jamais s'en flatter. Je trouve toutes les notes sur
mes observations très-judicieuses. Il n'en coûte qu'un mot dans
vos assemblées; et, sur ce mot, je me corrige sans difficulté et
sans peine : c'est la seule façon de venir à bout de mon entre-
prise. Je remercie infiniment la compagnie, et je la conjure de
continuer. Je lui envoie des choses un peu indigestes; mais, sur
ses avis, tout sera arrangé, soigné pour le fond et pour la forme;
et je ne ferai rien annoncer au public que quand j'aurai soumis
au jugement de l'Académie les observations sur les principales
pièces de Corneille. Plus cet ouvrage est attendu de tous les
gens de lettres de l'Europe, plus je crois devoir me conduire avec
précaution. Je ne prétends point avoir d'opinion à moi; je dois
être le secrétaire de ceux qui ont des lumières et du goût. Rien
n'est ])lus capable de fixer notre langue, qui se parle à la vérité
dans l'Europe, mais qui s'y corrompt. Le nom de Corneille et les
bontés de l'Académie opéreront ce que je désire.
Quant aux honneurs qu'on rendait à ce grand homme S je
sais bien qu'on battait des mains quelquefois quand il rci)arais-
sait après une absence ; mais on en a fait autant à M"" Camargo -.
Je peux vous assurer que jamais il n'eut la considération qu'il
devait avoir. J'ai vu, dans mon enfance, beaucoup de vieillards
qui avaient vécu avec lui : mon père, dans sa jeunesse, avait fré-
quenté tous les gens de lettres de ce temps; plusieurs venaient
encore chez lui. Le bonhomme Marcassus^ fils de l'auteur de
VHistoire grecque, avait été l'ami de Corneille. Il mourut chez mon
père, à l'Age de quatre-vingt-quatre ans. Je me souviens de tout
ce (ju'il nous contait, comme si je l'avais entendu hier. Soyez sûr
que Corneille fut négligé de tout le monde, dans les dernières
vingt années de sa vie. Il me semble que j'entends encore ces
bons vieillards Marcassus, Réminiac, Tauvières, Régnier, gens
aujourd'hui très-inconnus, en i)nrler avec indignation. Eh ! ne
reconnaissez-vous pas là, messieurs, la nature liuiuaine? Le con-
traire serait un jjrodige.
i. Vojcz ci-apn'-s la Icttiv à rabln; d'Olivot, n" .'»r.(')ri.
2. Danseuse célèbre.
3. Dont Voltaire parle tome XXIII, paçrc 1(18, et qui était fils de Ticrre di
Marcassus, m'; en 158i, mort on ICOi.
428 CORRESPONDANCE.
C'est une raison de plus pour vous intéresser au monument
que j'élève à sa gloire. Présentez, je vous prie, monsieur, mes
remerciements et mes respects à la compagnie, etc.
4GC0. - A M. D ' A L E .M V, E l\ T.
31 auguste.
Messieurs de l'Académie françoise ou française, prenez bien
cl cœur mon entreprise, je vous en prie; ne manquez pas les
jours des assemblées; soyez bien assidus. Y a-t-il rien de plus
amusant, s'il vous plaît, que d'avoir un Corneille à la main, de se
faire lire mes observations, mes anecdotes, mes rêveries, d'en
dire son avis en deux mots, de me critiquer, de me faire faire
un ouvrage utile, tout en badinant? J'attends tout de vous, mon
cher confrère.
Il me paraît que M. Duclos s'intéresse à la chose. Je me flatte
que vous vous en amuserez, et que je verrai quelquefois de vos
notes sur mes marges. Encouragez-moi beaucoup, car je suis
docile comme un enfant; je ne veux que le bien de la chose;
j'aime mieux Corneille que mes opinions; j'écris vite, et je cor-
rige de même ; secondez-moi, éclairez-moi, et aimez-moi.
4661. — DK M. WILLIAM PITT '.
Saint-James's square, septembre 4, 1761.
The pressure of business is but a feeble reason for having deferred
answering the lionour of a lelter from M. de Voltaire, and on so interesting
a subjecl. For who so insensible to the true spirit of poetry, as not to ad-
mire the Works and respect Iho poslerity of the great Corneille? Or what
more flattering than to second, in any manner, those pious cares oiïered to
the mânes of the founder of French tragedy by the genius wiio was reser-
ved to perfect it?
1 feel the high value of the favourable sentiments you are so good as to
express on my suliject, and am happy in this occasion of assuring you of
the distinguishcd considération witli which I hâve the honour (o bs^, etc.
W. PiTT.
1. Môme source que la lettre 4613.
2. Traduction : L'embarras des affaires n'est qu'un faible motif pour avoir dif-
féré de répondre à l'honneur d'une lettre de M. de Voltaire, et sur un sujet aussi
intéressant. Qui peut être, en effet, assez insensible aux charmes de la poésie
pour ne pas admirer les ouvrages et respecter les descendants du grand Corneille?
Est-il rien de plus honorable que de seconder, de toutes les manières possibles,
les pieux hommages rendus à la mémoire du fondateur de la tragédie française
par le génie à qui il était réservé de la perfectionner?
Je sens tout le prix des sentiments flatteurs que vous voulez bien m'adresser,
ANNEE 17 6 1. 4î9
4662. — A M. LE CO.MTE D'ARGENTAL.
5 septembre.
Mes divius anges, quand vous voudrez des commentaires cor-
néliens, vous n'avez qu'à tinter. M. de La Marclic, qui arrive, ne
m'empêchera pas de travailler. Je l'ai trouvé en très-bonne santé.
Il est gai, il ne paraît pas qu'il ait jamais soufl'ert. Aous avons
commencé par parler de vous; et j'interromps le torrent de nos
paroles pour vous le mander. Est-il possible que vous ne m'ayez
pas mandé le ministère de M. le comte de Cboiseul, et que je
l'apprenne par le public? Ah ! mes anges, que je suis fâché contre
vous !
Toute votre cour de Parme souscrit pour notre Corneille;
votre prince S pour trente exemplaires. M. du Tillot, M. le comte
de Rochechouart, souscrivent. La liste sera belle. Je voudrais
savoir comment vous avez trouvé la lettre à mou cicéronien
Olivet '-.
Vous doutiez-vous que le germe à' Andromaqm fût dans Pcr-
thorite? il y a des choses curieuses à dire sur les pièces les plus
délaissées. L'ouvrage devient immense; mais, malgré cela, j'es-
père qu'il sera très-ulile. 11 fera dix volumes in-/i°, ou treize in-S'^ ^
^'importe, je travaillerai toujours, et les Cramer s'arrangeront
comme ils pourront et comme ils voudront.
Y a-t-il quelque nouvelle du Droit du Seigneur? M. Legouz ''
vous enverra une plaisante préface".
Mes anges, je baise le bout de vos ailes.
4603. — A M. DAM IL A VILLE.
Le 7 septembre.
Comment, morbleu! frère Damilaville, (jui est à la lélo do
trente bureaux, se donne de la peine pour \v,s frères, se tré-
mousse, écrit ; et frère Thieriot, (jui n'a rieu à faire, ne nous
cl je saisis avec bnnlicur coUc occasion de vous assurer de la considération très-
dislinguùe avec laquelle j'ai l'honneur d'ùtre, etc.
1. Don l'liilii)|)e, duc de Panne, né le 15 mars 1720, mort le 18 juillet 1705.
2. La lettre du 20 auguste; voye/, n" iliij.
3. L'édition forma douze volumes in-S".
4. Voyez pa;,'c 410.
.5. Cette Préface, dont Vnliaire reparle encore dans sa lettre du 7 septembre,
110 nous est pas parvenue, {li.)
430 CORRKSPONDANCE.
lionne pas la moindre nouvelle!... il écrit une foison un mois!...
Quel paresseux nous avons là! Vive frère Damilaville!
Un de nos frères m'a régalé d'un !,n-os paquet qui contient un
gros poème en cinq gros chants, intitulé la Religion d'accord avec
la Raison. Je ne doute en aucune manière de cet accord; mais
les frères me condamnent-ils à lire tant de vers sur une chose
dont je suis si persuadé? Je n'ai pas un moment à moi, et ma
faible santé ne me permet pas une correspondance bien étendue.
L'auteur, nommé M. Duplessis de La Hauterive, est sans doute
connu de mes frères. Je les supplie de me plaindre et de m'ex-
cuser auprès de M. de La Hauterive; je mets cela sur leur con-
science.
Frère Thieriot ne me mande point comment on a distribué
les rôles de la pièce de M. Legouz. Ce n'est pas que je m'en sou-
cie; mais ce M. Legouz est un homme très-vif et très-impatient.
J'ai souvent des disputes avec lui. Il veut bien qu'une comédie
intéresse, mais il prétend qu'il doit toujours y avoir du plaisant.
Il m'a presque converti sur cet article, et je commence à croire
qu'on a besoin de rire.
Je me plains de Thieriot; mais mon académicien de Dijon se
plaindra bien davantage si les comédiens ajoutent la moindre
chose au Droit du Seigneur. Ils le gâteraient infailliblement, comme
ils gâtèrent l'Enfant prodigue. Je serai plus inflexible pour les
ouvrages de mes amis que je ne l'ai été pour les miens. On a fait
tout ce qu'on a pu, dans Tancrède, pour me rendre ridicule; je
ne souffrirai pas qu'on en use ainsi avec mon petit académicien.
J'ai chez moi l'abbé Goyer. Je suis encore à concevoir les rai-
sons pour lesquelles on l'a fait voyager quelque temps ^ ; il faut
que j'aie l'esprit bien bouché.
Je m'unis toujours aux prières des frères, et je salue avec eux
l'Être des êtres.
4G64. — A M. LE COMjTE D'ARGENTAL.
7 septembre.
Mes divins anges, la nouvelle du ministère de M. le comte de
Choiseul n'est donc pas vraie , puisque vous ne m'en parlez pas
dans votre lettre terrible du 21 auguste? Je lui ai fait mon com-
pliment sur la foi des gazettes. Si la nouvelle est fausse, mon
i. La publication dcVIJistoirc de Sobieski; voyez la lettre 4508.
ANNÉE 176 1. 431
compliment subsiste toujours, comme tlit Dacier : Ma remarque,
dit-il, peut être trouvée mauvaise, mais elle restera.
Mes cliers anges, il est vrai qu'il y a un Legouz à Dijon,
parent de M. de La Marche'. Faisons donc comme Xollet, qui
avait imaginé une M""' Truchot, avec laquelle il couchait régu-
lièrement; quand il l'eut vue, il lui dit, pour s'excuser, qu'il n'y
coucherait plus. J'ai demandé à M. de La Marche le nom de
quelques académiciens de Dijon, mes confrères ; il ma nommé
un Picardet. Picardet me paraît mon affaire. Je veux que Picardet
soit l'auteur du Droit du Seigneur. Picardet est mon homme. Voici
donc la préface de Picardet"- ; puisse-t-clle amuser mes anges!
Je vous dis, moi, qu'il y a plus de trente fautes dans l'édition
de Prault; que Prault fils est un franc fieux. Et, s'il vous plaît,
pourquoi prenez-vous son parti ? que vous importe? en quoi, mes
anges, les négligences de Prault peuvent-elles retomber sur vous?
qu'a de commun Prault avec mes anges?
C'est, ce me semble, M"' Quinault qui me retrancha de VEn-
fant prodigue des vers que M""^ de Pompadour voulut absolument
dire quand elle le joua, et que tout le monde comique veut réci-
ter. Qu'est-ce que cela vous fait? Pour Dieu, laissez-moi crier sur
mes vers :
Paris est au roi,
Mes vers sont à moi ;
Je veux m'en réjouir,
Selon mon plaisir^.
Vous me mandez douze, Parme dit trente; voici le nœud:
c'est, à ce que je présume, qu'on avait d'abord dit douze, et qu'en-
suite on a eu la noble vanité des trente. Puisse mon Commentaire
ne pas aller à trente volumes! Mais je vois qu'il sera prolixe. Les
Cramer feront tout comme ils voudront : les détails me pilent,
comme dit Montaigne'*.
Songez que j'ai trente-deux pièces^ ù commenter, dont dix-
1. Voyez page ilG.
2. On n'a point trouvé cette préface. (K.) — Voyez tome VI, page 3.
:{. Parodie de la ciianson populain-, sur l'air do la Cauiargo :
Paris est au roi,
Mon . . ost à moi, etc. (B.)
•i. Montaigne parle de la mort, et dit : « Je la gouniiaiide en bloc : par le menu
elle me pille. » (Livre Ml, cliap. iv, dixiè.me alinéa.)
5. Dans son Siècle de Louis XIV (voyez tome XIV, page ô7), Voltaire dit que
P. Corneille a composé trente-trois pièces. S'il n'en compte ici que trente-deux,
c'est qu'il ne compte pas Psyché, que Corneille lit avec Molière, cl qu'on a lou-
432 COKRESPONDANCE.
huit inlisiblcs; plaignez-moi, encouragez-moi, ne me grondez
pas, et aimez votre créature, qui baise le bout de vos ailes.
4CG5. — A MADAMK LA DUCIIESSK DE SAXE-GOTHA».
A Ferncy, 7 septembre*.
Madame, j'ai aujourd'hui deux yeux. Je m'en suis servi bien
heureusement pour lire la lettre dont Votre Altesse sérénissime
m'honore, et ils conduisent ma main, que mou cœur conduit
toujours quand j'ai l'honneur de vous écrire. Je me hùte de pro-
fiter de la grâce que me fait la nature de me rendre des yeux,
car peut-être me les ôtera-t-elle demain.
On ne s'attendait \)i\s, ce me semble, madame, que le roi
d'Angleterre envoyât chercher si loin une femme ^ ; il en aurait
trouvé de bien aimables et de bien élevées sur la route. Rien
n'arrive de ce qui est vraisemblable. La plus belle chose qu'on
ait jamais vue contre la vraisemblance, c'est un prince* de l'em-
pire qui s'est défendu seul pendant six ans contre les trois quarts
de l'Europe ; mais ce que tout le monde devait bien prévoir, c'est
le rôle pitoyable que nous avons joué sur mer, la perte de nos
colonies et la perte de notre argent.
Je me console avec Corneille de nos désastres : nous com-
mencerons incessamment l'impression des tragédies et du com-
mentaire; tout est examiné auparavant par l'Académie française.
Il faut que cet ouvrage serve à fixer la langue, et qu'il ait une
authenticité qui serve à jamais d'instruction et de règle. L'Aca-
démie seule pouvait donner une telle autorité à mes doutes, et
c'est elle qui décide. Votre protection, madame, est mon plus
grand encouragement. Llouvrage sera donné tome à tome, et eu
contiendra plus de dix.
Le papier me manque pour dire à Votre Altesse sérénissime
combien je suis pénétré de ses bontés, et pour me mettre à ses
pieds.
jours mise dans les œuvres de ce dernier, et rarement dans celles du père du
théâtre français.
Voltaire n'a pas compris Psyché dans son édition de Corneille. 11 a parlé de
cette pièce dans sa Vie de Molière; voyez tome XXllI, page 123.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Cette lettre est de 17GI, et non do 1763.
3. ^'oyez la lettre à la même, du 0 novembre.
4. Frédéric II.
ANNEE 1761. 433
iGCG. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Septembre*.
Je vous jure, mon cher Cicéron, que le chanoine de Reiras a
très-mal vu. Les princes du sang se sont mis en possession de
venir prendre la première place sur les hancs du théâtre, quand
il y avait des hancs, et il fallait hien qu'on se levât pour leur faire
place; mais assurément Corneille ne venait pas déranger tout
un hanc, et faire sortir la personne qui occupait la première
place sur ce hanc. S'il arrivait tard, il était debout; s'il arrivait
de honne heure, il était assis. Il se peut faire qu'ayant paru à la
représentation de quelqu'une de ses honncs pièces, on se soit levé
pour le regarder, qu'on lui ait hattu des mains. Hélas! à qui cela
n'arrive-t-il pas? Mais qu'il ait eu des distinctions réelles, qu'on
lui ait rendu des honneurs marqués, que ces honneurs aient
passé en usage pour lui, c'est ce qui n'est ni vrai, ni vraisem-
hlable, ni même possible, attendu la tournure de nos esprits fran-
çais. Croyez-moi, le pauvre liomme était négUgé comme tout grand
homme doit l'être parmi nous. Il n'avait nulle considération, on
se moquait de lui ; il allait à pied , il arrivait crotté de chez son
lihraire à la comédie ; on siffla ses douze dernières pièces : à peine
trouva-t-il des comédiens qui daignassent les jouer. Oubliez-
vous que j'ai été élevé dans la cour du Palais par des personnes
qui avaient vu longtemps Corneille? Ce qu'on nous dit dans notre
enfance nous fait une impression durable, et j'étais destiné à ne
rien oublier de ce qu'on disait des pauvres poètes mes confrères.
Mon père avait bu avec Corneille : il me disait que ce grand
homme était le plus ennuyeux mortel qu'il eût jamais vu, et
l'homme qui avait la conversation la plus basse. L'histoire du
lutin est fort connue, et malheureusement sou lutin l'a totale-
ment abandonné dans plus de vingt pièces de théâtre. Cepen-
dant on veut des commentaires sur ces ouvrages qui ne devraient
jamais avoir vu le jour : à la bonne heure, on aura des commen-
taires; je ne ])lains pas mes peines.
Tout ce que je demande à l'Académie, mon cher maître, c'est
qu'elle daigne lire mes observations aux asseml»lées, quand elle
n'aura point d'occupations i)his pressantes. Je profiterai de ces
criti(iues. Il est important (ju'on sache que j'ai eu l'honneur de
la consulter, et (inc j'ai souvent jjrofilé de ses avis. C'est là ce (jui
1. C'est à tort fjuc Deiicliot a classé cette lettre ù la lia de septembre.
41. — ConnEsrONDANCE. IX. 28
434 COHlU'SrONDA.XCI".
donnera à mon ouvrage un poids et une autorité qu'il n'aurait
jamais, si je ne m'en rajjportais qu'à mes faibles lumières. Je
n'aurais jamais entrepris un ouvrage si épineux, si je n'avais
compté sur les instructions de mes confrères.
Venons à ma lettre du 20 auguste; elle était pour vous seul :
je la dictai fort vite; mais si vous trouvez qu'elle puisse être de
([uelquc utilité, et qu'elle soit capable de disposer les esprits en
faveur de mon entreprise, je vous prie de la donner à frère
Thieriot. J'ai peur qu'il n'y ait quelques fautes de langage. On
pardonne les négligences, mais non pas les solécismes; et il s'en
glisse toujours quelques-uns quand on dicte rapidement. Je me
mets entre vos mains à la suite de Pierre, et je recommande l'un
et l'autre à vos bons offices, ù vos lumières, et à vos bontés.
Adieu, mon cher maître; votre vieillesse est bien respectable :
plût à Dieu que la mienne en approchât ! Vous écrivez comme à
trente ans. Je sens combien je dois vous estimer et vous aimer.
Le président de Ruffey, qui est chez moi, vous fait ses com-
pliments.
4G67. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 8 septembre.
Je ne sais, mon clicr maître, si vous avez reçu une lettre que je vous
écrivis, il y a quelque temps, de Pontoise. Je vous y parlais, ce me semble, de
votre édition de Corneille^ et de Tintérêt que j'y prenais comme homme de
lettres, comme Français, comme académicien, et, encore plus, comme votre
confrère, votre disciple et votre ami. Depuis ce temps, nous avons reçu à
l'Académie vos remarques sur les Horaces, sur Cinnu, et sur le Cid, la
préface du Ciel, et l'épître dédicatoire. Tout cela a été lu avec soin dans les
assemblées, et Duclos nous dit hier que vous aviez reçu nos remarques, et
que vous en paraissiez content. N'oubliez pas d'insister plus que vous ne
faites dans votre épître sur la protection qu'on accordait aux persécuteurs
de Corneille, et sur l'oubli profond où sont tombées toutes les infamies qu'on
imprimait contre lui, et qui vraisemblablement lui causaient beaucoup de
chagrin. A^ous pouvez mieux dire, et avec plus de droit que personne, à
tous les gens de lettres et à tous les protecteurs, des choses fort utiles aux
uns et aux autres, que cette occasion vous fournira naturellemept.
Nous avons été très-contents de vos remarques sur les IJoraces; beau-
coup moins de celles sur Cinna, qui nous ont paru faites à la hâte. Les
remarques sur le Cid sont meilleures, mais ont encore besoin d'être revues.
Il nous a semblé que vous n'insistiez pas toujours assez sur les beautés de
l'auteur, et quelquefois trop sur des fautes qui peuvent n'en pas paraître à
tout le monde. Dans les endroits où vous critiquez Corneille, il faut que vous
iiyez si évidemment raison que personne ne puisse être d'un avis contraire;
ANNÉE 1761. 435
dans les autres, il faul ou ne rien dire, ou ne parler qu'en doutant. Excusez
ma franchise; vous me l'avez permise, vous l'avez exigt^e; cl il est de la
plus grande importance pour vous, pour Corneille, pour l'Académie, et pour
l'honneur de la littérature française, que vos remarques soient à l'abri même
des mauvaises critiques. Enfin, mon cher confrère, vous ne sauriez appor-
ter dans cet ouvrage trop de soin, d'exactitude, et mùme de minutie. Il faut
que ce monument que vous élevez à Corneille en soit aussi un pour vous-, et
il ne tient qu'à vous qu'il le soit.
Je souscris, si vous le trouvez bon, pour deux exemplaires, pour l'un
comme votre ami, et pour l'autre comme homme de lettres et comme Fran-
çais. Si les gens de lettres de cette frivole et moutonnière nation qui les
persécute en riant ne soutiennent pas l'honneur de la chère pairie, comme
disent les Allemands, hélas! que deviendra ce malheureux honneur? Vous
voyez le beau rôle que nous jouons
sur la terre et sur l'onde ' ;
et ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que nous avons l'air de le jouer encore
quelque temps, car la paix ne paraît pas prochaine. Cependant le parlement
se bat à outrance avec les jésuites, et Paris en est encore plus occupé ipie
de la guerre d'Allemagne; et moi, qui n'aime ni les fanatiques parlemen-
taires ni les fanatiques de saint Ignace, tout ce que je leur souhaite, c'est de
se détruire les uns par les autres, fort tranquille d'ailleurs sur l'événement,
t'I bien certain de me moquer de quelqu'un, quoi qu'il arrive. Quand je vois
cet imbécile parlement, plus intolérant que les capucins, aux prises avec
d'autres ignorants imbéciles et intolérants comme lui, je suis tenté de lui
«lire ce (pie disait Timon le .Misanthrope à Alcibiade : « Jeune écerveié, que
je suis content de te voir à la tète des affaires! Tu me feras raison de ces
marauds d'Athéniens-. » La philosophie touche peut-être au moment où elle
va être vengée des jésuites; mais qui la vengera des Omer et compagnie?
Pouvons-nous nous flatter que la destruction de la canaille jésuitiijue en-
traînera après elle l'abolition delà canaille jansénienne et de la canaille into-
lérante? Prions Dieu, mon cher confrère, que la raison obtienne de nos jours
ce triomphe sur l'imbécillité. En attendant, portez-vous bien, commentez
(Corneille, et aimez-moi.
40G8. — I)i: M. III-NM.N».
Varsovie, 10 septunibre ITGi.
Monsieur, on me dit que vous ne rocovcz [>his ile lettres sans .sivoir do
tpii elles sont: c'est vous épargner bien d(' l'ennui; mais au.->si tous les hon-
inHes gens (pii vous sont attacliès ne peuvent pas se donner les airs de contre-
signer. Il peut mémo s'en trouver (pii achètent leurs cachets tout faits sur
1. Ilcmisliclic tic Corneilli; diitis Ciiind, acte IF, scène r, vers 3.
2. IMutiirquc, Vie d'Alcihiade, iiarafiraphc \ix.
3. Correspondance inédite avec P. -M. Hennin, 1825.
436 CORRKSPONDANCH.
les quais. Quoi qu'il en soit, vous permettez sans doute à ceux que vous
avez eu la bonté de recevoir et d'inviter chez vous de se faire écrire quel-
quefois à votre porte; je suis donc rassuré sur le sort de ma lettre.
Je ne sais, monsieur, comment j'ai laissé passer un an sans avoir l'hon-
neur de vous écrire, tout contribuant à me rappeler le peu de jours que j'ai
eu l'avantage de passer avec vous, et les marques d'amitié dont vous m'aviez
comblé. Je vis ici avec des personnes qui s'occupent beaucoup de vos
ouvrages et de vos délassements, et nous vous devons le rire le plus vrai
qui nous échappe depuis quelque temps.
QueUpie idée que les Allemands aient tâché de vous donner des Polo-
nais, je puis vous assurer que cette najLion est beaucoup plus susceptible de
sentiments agréables que la tudesque. Il ne manque ici que des encourage-
ments. Varsovie est déjà une grande ville; elle augmente tous les jours, et
se rapproche à beaucoup d'égards des autres capitales. Dans le reste du pays,
les mœurs et les usages tiennent encore beaucoup du Sarinate, et si le gou-
vernement ne change, tout doit y rester longtemps dans le môme état. Les
grands seigneurs sont forcés d'errer à la manière des princes arabes pour
aller manger les denrées de leurs terres, qui, sans cela, ne seraient d'aucun
produit. L'expérience leur a appris à suppléer, dans ces voyages, à toutes
les commodités sédentaires. Aussi font-ils souvent vingt ou trente lieues
pour aller rendre une visite et dîner avec un ami.
Je suis fâché, monsieur, que les circonstances ne vous aient pas porté du
côté de la Pologne. Il me semble que rien n'aurait été plus intéressant pour
un historien philosophe que d'approfondir les causes de l'atTaiblissement
extrême de cette nation, d'examiner comment une anarchie peut subsister
sans des malheurs éclatants, et de prévoir comment, quand, et par qui, un
peuple qui n'a plus ni lois stables, ni puissance, sera anéanti ou rétabli dans
son ancien lustre.
Vous seul, monsieur, auriez pu trouver la solution de ces problèmes dans
les annales du monde qui vous sont si familières, et dans la connaissance
parfaite du cœur humain. Vous eussiez porté la certitude de lévidence oîi
j'ose à peine hasarder des conjectures probables ; mais vous faites mieux,
vous jouissez paisiblement de vos travaux et de votre gloire, vous laissez
les politiques se tourmenter de l'avenir, et ne songez qu'à rire du présent.
Grâce à nos chers compatriotes, dussiez-vous égaler l'âge des patriarches,
vous ne manquerez jamais de fonds pour une aussi douce occupation.
Que de plaisir n'aurais-je pas, monsieur, si le sort, qui me ballotte d'un
bout de l'Europe à l'autre, me conduisait encore dans vos belles contrées.
D'Urfé^ les avait rendues célèbres; mais il n'a peint que l'amour, j'y rever-
rais le peintre de toute la nature. Je lui dirais de bon cœur : Or, baille-moi
ta joyeuse recette^ et après l'avoir écoulé quelque temps, j'irais prendre la
bêche de Candide, car il eut raison.
J'ai riionneur, etc.
1. .\ulcur de VAstrée.
ANNÉE 17G1. 437
4G69. — A M. DE BLRIG.XY.
A Fcrney, 12 septembre.
J'ai reçu fort tard le Bénigne Cossiiot^ dont vous m'avez ho-
noré; je vous en fais mon très-sincère remerciement le plus tôt
que je peux. J'aime fort les Pères de l'Église, et surtout celui-lù,
parce qu'il est Bourguignon, et que j'ai à présent Ihonneur de
l'être; de plus, il est très-éloquent. Ses Oraisons funèbres sont de
belles déclamations. Je suis seulement fàclié qu'il ait tant loué le
chancelier Le ïellier, qui était un si grand fripon. Son Hisloire
particulière de trois ou quatre nations , qu'il appelle universelle,
est d'un génie plein d'imagination. 11 a fait ce qu'il a pu pour
donner quelque éclat à ce malheureux petit peuple juif, le plus
sot et le plus misérable de tous les peuples.
Vous avouez que ce Père de l'Kglise a été un peu maulèoniste-,
et cela suffit. Si d'ailleurs vous croyez qu'il ait ressemblé à quel-
ques médecins qui croient à la médecine, je vous trouve bien
bon et bien honnête. Sa conduite avec M. de Fénelon n'est pas
d'un homme aisé à vivre ; et il faut avoir le diable au corps pour
tant crier contre l'aimable auteur du Tèlémaque, qui s'imaginait
qu'on pouvait aimer Dieu pour lui-même'.
Au reste, je fais plus de cas de Porphyre, et je vous remercie
en particulier d'avoir traduit sou livre'' contre les gourmands;
j'espère qu'il me corrigera.
J'.ii riioiineui- d'être de tout mon cœur, etc.
4070. — A M. DE CIIi: M: VI f; RE S ».
Aux Délices, 12 septembre.
Quand ^1""= Denis écrit, c'est comme si j'écrivais; et quand je
tiens la plume, c'est elle qui parle. Les femmes sont paresseuses;
elles sont plus longtemps à leur toilette qu'à leur secrétaire. Je
suis aussi un peu paresseux, mon cher monsieur. Nous autres
Suisses, nous nous mettons m niouNcnient a\ec (liriiciilti'' ; mais
1. Vie de Dosauet, par Buriçny; voyez la lettre iG2G.
2. Voyez tome \IV, page 13; et ci-dessus, la lettre 4G2G.
3. Voyez l'article Aiiotii dk Diku, tome XVIl, page 17."».
4. Buri^ny a traduit de Porphyre, écrivain fjrec du troisième sit'clc, le Traité
sur Vahstinence de la chair des a»i)nau.r, 1717, iii-12.
b. Éditeurs, de Cayrol et l'raiiçois.
438 CORRKSPONDANCE.
nous .soninios])onnes sc"s, nous aimons tendrement nos amis, et
nous vous supplions do vouloir bien nous continuer les nouvelles.
Nous attendons avec impatience le papier dont vous parlez, et je
me flallc que messieurs des postes ne trouveront pas le contre-
seing suspect.
Voulez-vous bien faire remettre ce petit billet à la poste
sous contre-seing? Cela épargnera toujours le port d'une lettre à
l'ami ïliieriot.
4071. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
li septembre.
Dès que je sus que mes anges avaient fait consulter M. Troii-
cbin, je fus un peu alarmé. J'écrivis; voici sa réponse : elle est
bonne à montrer au docteur Fournier ; il n'en sera pas mécon-
tent. Que mes anges ne soient pas surpris de l'étrange adresse.
Viro immortali veut dire qu'on vit longtemps quand on suit ses
conseils, et Deo immortali est une allusion à l'inscription que j'ai
mise sur le fronton de mon église : dco crexit Voltaire. Ma prière
est Vivat d'Argent al.
Vous êtes bien bon d'envoyer votre billet aux Cramer. Ont-ils
besoin de votre billet?
Et moi, bien bon d'avoir cru AI. le comte de Clioiseul ministre
d'État, quand vous ne m'en disiez rien. Je m'en réjouissais ; je ne
veux plus rien croire, si cela n'est pas vrai.
Si M"'^^ Gaussin a encore un visage. Acanthe ^ est fort bien
entre ses mains, et tout est fort bien distribué. M. Picardet sera
fort bien joué. Que dites-vous de la préface du sieur Picardet?
ne l'enverrez-vous pas à frère Damilaville? Il a un excellent ser-
mon ^ qu'il montrera à mes anges pour les réjouir. M. de La
Marche a été d'une humeur charmante; il n'y paraît plus. C'est,
de plus, une belle âme; c'est dommage qu'il ait certains petits
préjugés de bonne femme.
Daignez, mes anges, envoyer l'incluse au secrétaire perpétuel,
après l'avoir lue. Zarukma ! quel nom ! d'où vient-il? Le père de
Zarukma n'cst-il pas M. Cordier^? Il est vrai que Zarukma ne
rime pas à sifflet, mais il peut les attirer. Zulime au moins est
plus doux à l'oreille. Nous nous mîmes quatre à lire Zulime à
1. Personnaso du Droit du Selipieur; voyez tome \T, page 6.
2. Sans doute le Sennuii des Cinquanle.
3. Voyez page it^.
ANNtE 1761. 439
M. de La Marche. II avait un président' avec lui qui dormit pen-
dant toute la pièce, comme s'il avait été au sermon ou à l'au-
dience; ainsi il ne critiqua point. M. de La Marche fut ému,
attendri, pleura ; et quand M"" Denis s'écria en pleurant : J'en
suis indigne, il n'y put pas tenir. Je fus touché aussi; je dis:
Ziilimc consolera Clairon de Zarukma.
Je vous avais dit que j'étais content de M. de Montmartel.
Point; j'en suis mécontent : il ne veut pas avancer trois cents
louis. Le contrôleur général propose des effets royaux, des feuilles
de chêne ; nous aurons du hruit,
La paix ! il n'y aura point de paix. C'est un labyrinthe dont on
ne peut se tirer. Ah! pauvres Français! réjouissez-vous, car vous
n'avez pas le sens d'une oie.
Divins anges, je baise le bout de vos ailes.
4672. — A M. DLCLOS.
li septembre.
Je commence par remercier ceux qui ont eu la bonté de
mettre en marge des notes sur mes notes. Je n'ai l'édition in-folio
de 166/j- que depuis huit jours.
J'ai commencé toutes mes observations sur l'édition très-rare
de lG/|/(, dans laquelle Corneille inséra tous les passages imités
des Latins et des Espagnols.
Ces observations, écrites assez mal de ma main au bas des
pages, ont été transcrites encore plus mal sur les cahiers envoyés
à l'Académie.
Il n'est pas douteux que je ne suive dorénavant l'édition
de 1604. Cette petite édition de 16/i4 ne contient que Mèdèe , le
Cid, Pompée, et le Menteur, avec la Suite du Menteur.
A-t-on pu douter si j'imprimerais les Sentiments de l'Acadhnie
sur le Cid ^ ?
.... Ella rnisma requiriô al rr\j (jue se le diesse por mnrido. Kl nous
dites qu'il n'y a pas là d'aUcrnalivc ! Vous avez raison : mais lisez
ce qui suit :
.... E(t cslava muy prcndada de sus partes. Voilà nos i)arties.
.... If le castifjasse conforme ii las leyes; et voilà votre alternative.
Comptez que je serai exact.
Je suis bien aise d'avoir envoyé et soumis à l'examen mes
1. Le président de RuITty.
2. I(j0:}-0i, deux volumes in-folio.
3. Voyez tome XX.M, page 206.
410 COUKIÎSPONDANCli.
observations, tout informes qu'elles sont : 1° parce que vos ré-
flexions m'en feront faire de nouvelles; 2" parce que le temps
presse, et que si j'avais voulu limer, polir, achever avant d'avoir
consulté, j'aurais attendu un an, et je n'aurais été sûr de rien ;
mais en envoyant mes esquisses, et en en recevant les critiques
de l'Académie, je vois la manière dont on pense, je m'y conforme,
je marche d'un pas plus sftr.
Il y avait dans mes petits papiers : « L'abbé d'Aubi^nac, savant
sans génie, et Lamotte , homme d'esprit sans érudition , ont
voulu faire des tragédies en prose. » Un jeune homme du mé-
tier, qui a copié cela, s'est diverti à ôter le génie à Lamotte, et
je ne m'en suis aperçu que quand on m'a renvoyé mon cahier ^
II y a souvent des notes trop dures; je me suis laissé emporter
à trop d'indignation contre les fadeurs de César et de Cléopâtre
dans Pompée, et contre le rôle de Félix dans Polijeucte. Il faut être
juste, mais il faut être poli, et dire la vérité avec douceur.
N. B. Je suis à Ferney, à deux lieues de Genève. Les Cramer
préparent tout pour l'édition, et je travaille autant que ma santé
peut me le permettre.
Us ne donneront leur programme que loi-squ'ils commence-
ront à imprimer; ils n'imprimeront que quand les estampes se-
ront assez avancées pour que rien ne languisse.
J'ai peur qu'il n'y ait quatorze volumes in-8°, avec trente-trois
estampes. Deux louis, c'est trop peu ; mais les Cramer n'en pren-
dront jamais davantage ; le bénéfice ne peut venir que du roi, de
la czarine, du duc de Parme, de nos princes, etc., comme je l'ai
déjà mandé -, Si mes respectables et bons confrères veulent con-
tinuer à me marginer, tout ira bien. Respects et remerciements.
4673. — A M. FYOT DE LA MARCHE^.
A Ferney, li septembre *.
J"ai ouvert, monsieur, l'incluse que je vous renvoie ; vous qui
êtes la main de justice, vous pardonnerez à ma main indiscrète:
1. Ce passage n'est pas dans le Commentaire sur Corneille; dans ses remar-
ques sur OEdipe, Voltaire nomme deux fois d'Aubignac (voyez tome XXXII,
pages 158 et 16i). Lamotte ayant fait un OEdipe en prose, c'est peut-être dans
l'une des remarques sur VOEdipe de Corneille que venait la phrase sur d'Aubi-
gnac et Lamotte. Voltaire a parlé depuis de ces deux auteurs dans l'article Rime
de ses Questions sur V Encyclopédie; voyez tome XX, page 373.
2. Voyez la lettre 4G14.
3. Éditeur, Th. Foisset.
4. Cette date est fixée par celle du voyage de M. de La Jlarche à Ferney,
\
ANNICK 1761. 441
ce mot de seigneur de Fcrney aurait trompé un homme plus at-
tentif.
Cependant, quand j'ai vu votre nom, je me suis dit : L'écri-
vain a raison ; oui, assurément, M. de La Marche est seigneur de
Ferney, et il demeure bien peu de temps dans sa terre ^ Je suis
son vassal, et je regrette mon seigneur; j'irai assurément lui
prêter foi et hommage dans son royaume de la Marche;
M"" Denis et Cornélie-ChifTon^ m'ôteront mes éperons et me
tiendront les mains jointes.
Si vous êtes dans votre royaume à la réception de ma lettre,
voulez-vous employer votre graveur^* pour Corneille? Les Cramer
lui payeront quatre louis pour chaque planche /»-<9^Il n'aurait qu'à
commencer par ces deux-ci, en les rectifiant. Voilà les sujets,
vous guideriez son talent. Il y aura dix estampes à graver. Notre
Bourgogne aura l'honneur de toute l'entreprise de l'édition de
Corneille. Vous ne sauriez croire combien vous me rendez cette
idée chère. J'ai été sur le point d'aller faire imprimer notre Cor-
neille au Louvre; mais je ne veux pas quitter ma retraite, et ce
mot de Louvre m'effraye, quoiqu'il appartienne à un roi qui
rassure. Je suis si bien dans ma solitude que ma constance est
sans mérite, et je n'en sortirai que pour vous. Paul viendra
voir Antoine, et apprendre de lui à se passer du reste des
liommes.
Je suppose que M. Tronchin est venu recevoir vos ordres à
Lyon. Allez embellir la Marche, allez faire à Paris le bonheur de
votre famille et de vos amis, et revenez ensuite faire le votre
dans votre respectable retraite.
Negloctt-c doiiiimis spleiulidior rci.
Nous compterons toujours. M'"" Denis et moi , parmi nos plus
heureux moments ceux que nous avons eu rbonneur de i)asser
avec vous. Nous en disons autant à M. le président de Ruffey; je
auquel Vultairo fora tout à l'Iicurc allu-^ion. VAW (IciiM-iiiiiu' l\''poquo où de
Vosges père comnienni a travailler pour réditioii do Cdmeillc. (Ao/i; du premier
éditeur.)
I. Arrivù à Fernoy le r> septembre, il en était reparti li; l.'<. (/(/.)
'J. C'était le nom que Voltaire donnait à M"" Corneille, «[u'il maria ]ilus tard
il M. Dupuits, cornette de dra^rons.
3. Le graveur de M. de La Marche était Louis-Gabriel Monnier, né à Besançon
le 11 ortobre 17.J3, mort à Dijon le 8 ventùsc an Xll. Mais Voltaire entendait
parler ici do de Vosrch père (François), né à (iray le 'J."> janvier \7.V1, mm i à Dijon
je 22 décembre 1811. (Note du premier éditeur.)
442 COIUlKSrONDANCK.
jo supplie de daigner se souvenir de i'avocat Arnould, et je de-
mande |)ardon de toutes mes libertés.
Adieu, monsieur, agréez les très-tendres respects de V.
iGTi. — A M. L'Ali 15 É D'OLIVET.
Fcrncy, 14 sci)tcmbrc.
Je fais réflexion, mon cher maître, que si l'on imprime la
lettre en question S il y faut ajouter des choses essentielles à notre
entreprise; que cela peut tenir lieu d'un programme dont je
n'aime point l'étalage; que c'est une occasion de rendre adroite-
ment justice à ceux qui les premiers ont favorisé un i)rojet hono-
rable à la nation; que vous vous signaleriez vous-même en m'é-
crivant en réponse une petite lettre, laquelle ferait encore plus
d'eiïet que la mienne et compagnie.
C'est une nouvelle occasion pour vous de donner un modèle
de l'éloquence convenable aux gens de lettres qui s'écrivent avec
une familiarité noble sur les matières de leur ressort. Je vais
écrire en conformité à frère Tliieriot, qui supprimera ma lettre
jusqu'à nouvel ordre, en cas que vous la lui ayez déjà donnée; et
si elle n'est pas sortie de vos mains, il faut qu'elle y reste jusqu'à
ce qu'elle soit digne de vous et du publics
4675. — A M. THIEÎUOT.
14 septembre.
Je crois que Père d'Olivet a communiqué à frère Thieriot une
grande lettre de frère Voltaire ^ sur notre père commun Pierre
Corneille. Je ne crois point qu'elle soit encore digne de voir le
jour : il y faut ajouter des choses très-importantes ; supprimons-
la, je vous en supplie, jusqu'à nouvel ordre. Je mande la môme
chose Ciceroniano Olivcto.
On ne croit pas ce soit M. Legouz qui soit l'auteur du Droit
du Seigneur; on dit que c'est un nommé Picardet, de l'Académie
de Dijon, jeune homme qui a beaucoup de talent. Le fait est
qu'elle est réellement d'un académicien honoraire de Dijon,
1. Celle du 20 auguste; voyez n" 4645.
2. Au bas de cette lettre on trouve ces deux lignes écrites par Thieriot :
« N'imprimez donc point. Je vous dirai ce qui rend impossible, quant à pré-
sent, ce que notre ami voudrait de moi, et ce que j'en voudrais moi-même, u
3. Celle du 20 auguste, n» 4645.
ANNKK 176». 443
et qu'en cela on ne tronii)c personne, ce qui est un grand
point.
Je fais mes compliments à Charles Gouju*; c'est, dans le
fond, un fort bon homme, et je voudrais que tout le monde
pensât comme lui.
M"' Gaussin- pousse bien loin sa jeunesse. Si, à son âge,
elle joue des rùles de petites liiles, on peut faire des comédies
au mien.
Que Dieu ait tous les frères en sa sainte et digne garde!
4G7G. — A M. D'ALEMBERT.
15 sepienil)re.
Vos très-plaisantes lettres, mon cher plùlosophe, égayeraient
Socrate tenant en main son gobelet de ciguë, et Servet sur ses
fagots verts. Vous demandez qui nous défera des Oméritcs; ce sera
vous, pardieu, en vous moquant d'eux tant que vous pourrez, et
en les couvrant de ridicule par vos l)ons mots.
Notre nation ne mérite pas que vous daigniez raisonner l)eau-
coup avec elle; mais c'est la première nation du monde pour
saisir une bonne plaisanterie, et ce qu'assurément vous ne trou-
verez pas à Berlin, souvenez-vous-en.
Je vous remercie de toute mon àme de lattention (pie vous
donnez à Pierre. Songez, s'il vous plaît, que je n'avais point son
édition de 166/i^ quand j'ai commencé mon Commentaire. Soyez
sûr que tout sera très-exact. Je n'oublierai pas surtout les pe-
tits persécuteurs de la littérature, quand je pourrai tomber sur
eux.
J'ai déjà mandé à M. Duclos (pie je n'envoyais que dos
esquisses*; mon uiiifjue but est d'aNoii- le sentiment de l'Aca-
démie, après (pioi je marche à mon aise et d'un pas sûr.
Je n'jii pas été assez poli, je le sais bien : les conq)liinen(s ne
me coûteront rien ; mais, en attendant, il faut IAcIum" d'avoir
raison. Ou mon cM'iir est un fou, ou jai la plus grande l'aison
<juand je dis ([uc les remords de Cinna Nirnncnl Irop lard;f(ue
son rôle serait altcndrissanl, admii'ablc, si le discours d' \iiguste,
au s(;cond adc, le toufliail loul d'un coup du nolilc repentir
1. Voyez tome XXIV, pago T.>1).
2. Ello avait riiujiiiinto uns.
3. 1()()3-G4, deux volumes in-folio.
4. Voyez paj^e 440.
444 CORRESPOXDANCl'.
qu'il doit avoir. J'étais révolté, à l'ûge de quinze ans, de voir
Cinua persister avec Maxime dans son crime, et joindre la plus
lâche fourberie à la plus horrible ingratitude. Les remords qu'il
a ensuite ne paraissent point naturels, ils ne sont plus fondés, ils
sont contradictoires avec cette atrocité réfléchie qu'il a étalée
devant Maxime; c'est un défaut capital que Metastasio a soigneu-
sement évité dans sa Clémence de Titus. II ne s'agit pas seulement
de louer Corneille, il faut dire la vérité. Je la dirai à genoux, et
l'encensoir à la main.
Il est vrai que, dans l'examen de Polyeucte , je me suis armé
quelquefois de vessies de cochon au lieu d'encensoir. Laissez
faire, ne songez qu'au fond des choses ; la forme sera tout autre.
Ce n'est pas une petite besogne d'examiner trente-deux ^ pièces
de théâtre, et de faire un Commentaire qui soit à la fois une gram-
maire et une poétique. Ainsi donc, messieurs, quand vous vous
amuserez à parcourir mes esquisses, examinez-les comme s'il
n'était pas question de Corneille ; souvenez-vous que les étrangers
doivent apprendre la langue française dans ce livre. Quand j'au-
rai oublié une faute de langage, ne l'oubliez pas : c'est là l'objet
principal. On apprend notre langue à Moscou, à Copenhague, à
Bude, et à Lisbonne. On n'y fera point de tragédies françaises ;
mais il est essentiel qu'on n'y prenne point des solécismes pour
des beautés : vous instruirez l'Europe en vous amusant.
Vous serez, mon cher ami, colloque pour deux ; mais si le roi,
les princes et les fermiers généraux, qui ont souscrit, payent les
Cramer, vous nous permettrez de présenter humblement le livre
à tous les gens de lettres qui ne sont ni fermiers généraux ni
rois. Vous verrez ce que j'écris sur cela, in mea epistola ad Olivetum
Ciceronianum-. Adieu. Je suis absolument touché de l'intérêt que
vous prenez à notre petite drôlerie.
Je suis harassé de fatigue ; je bâtis, je commente, je suis ma-
lade ; je vous embrasse de tout mon cœur.
iG77. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT3.
Ferney, 16 septembre.
Puisque vous aimez l'histoire, madame, je vous envoie cinq
cahiers de la nouvelle édition de VEssai sur les Mœurs, etc. Vous
1. Voyez la note, page 431.
2. La lettre du 20 auguste; voyez n" 4045.
3. Celte lettre n'est pas entière, si Voltaire ne se trompe pas dans les mots
qu'il en cite (lettre à d'Argental du 26 octobre). (B.)
ANNEE I7GI. 445
y verrez des choses bien singulières, et, entre autres, l'extrait
d'un livre indien qui est peut-être le plus ancien livre qui soit
au monde. J'ai envoyé le manuscrit à la Bibliothèque du roi';
je ne crois pas qu'il y ait un monument plus curieux. Quand
vous m'aurez rendu mes cinq cahiers, je vous en choisirai
d'autres. Cette nouvelle édition ne m'empêche pas de travailler
à Pierre Corneille. J'espère, en consuhant l'Académie, faire un
ouvrage utile. Je me sens déjà toute la pesanteur d'un commen-
tateur.
Ce n'est i)as seulement, madame, parce que je possède le
don d'ennuyer, comme tous ces messieurs, que je vous écris une
si courte lettre, mais c'est réellement parce que je n'ai pas un
moment de loisir. Comptez qu'il n'y a que la retraite qui soit le
séjour de l'occupation. Si mes travaux pouvaient contribuer à
vous délasser quelques moments, je serais encore plus pédant
que je ne suis.
Vous me demandez ce que sera le Commentaire de Corneille:
il sera une bibliothèque de douze à treize volumes avec des
estampes; il ne coûtera que deux louis, parce que je veux
que les pauvres connaisseurs le lisent, et que les rois le payent.
Adieu, madame, supportez la vie et le siècle. Quand vous
vous faites lire, ayez soin qu'on vous lise d'abord les notes mar-
ginales qui indiquent les matières; vous choisissez alors ce qu'il
vous plaît, et vous évitez l'ennui.
Je vous demande un peu d'attention pour l'Ézour-Vcidam.
Mille tendres respects.
4078. — A M. PIERRE ROUSSEAU,
A IJOLILLON.
Château de Ferney, en Bourgogne, par Genève, 10 septembre.
Je ne connais pas plus, monsieur, la Icltrodc M. de Kormey-
que VOde sur la (jucrre'K Cette ode me paraît d'un homme de
génie ; mais il y a trop de fautes contre la langue. Klle commence
l);ir des idées très-fortes, peut-être trop fortes, mais elle ne .s(>
soutient i)as. Elle est d'un étranger qui a beaucoup d'esi)ri(. Noici
I . Voyez la lettre iO()8.
'J. Sans doute celle qui est imprimée tome XXIV, page 433, et qui est bien de
Voltaire. Cette lettre serait, en ce cas, de 1701 et non de 1702.
3. Cette ode est de Horde. Le Journal cncyclopt'diqtie du l" août 1701, dans
lequel on trouve celte ode, dit qu'elle a été attribuée ù un tllnslre auteur, (pii la
désavoue.
446 COUUESPONDANCR.
un autre objet qui m'intéresse véritablement. M. l'abbé d'Olivct
me mande que cette lettres que je vous envoie, doit être pu-
blique; j'y consens très-volontiers. Elle tiendra lieu d'un pro-
gramme en forme, dont je n'aime pas trop l'étalage. Vous ver-
rez par cette lettre de quoi il est question, et je crois qu'elle
fera un très-bon effet dans votre Journal. Vous avez un beau
champ pour rendre justice à notre nation, qui encourage avec
tant de zèle une entreprise honorable et utile. J'ai l'honneur
d'être, etc.
4679. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
10 septembre.
11 n"y a point de poste par laquelle je n'envoie quelque tribut
à mes anges.
Voici j\iédcc. Vous êtes suppliés de vouloir bien l'envoyer à
notre secrétaire perpétuel, quand elle vous aura bien ennuyés.
J'ose encore vous supplier de vouloir bien faire donner le
paquet ci-joint à M""^ du Deffant.
Je suis bien aise que M"° Gaussin joue, à son âge, un rôle de
jeune fille; cela me fait croire qu'il est permis de faire des sot-
tises au mien. Ne joue-t-on pas à présent la nouvelle sottise du
Droit du Seigneur? est-il sifflé? Il est sûrement critiqué, et il faut
qu'il le soit. Malheur aux hommes publics et aux ouvrages
dont on ne dit mot! L'oncle elles deux nièces baisent le bout de
vos ailes.
Qu'est donc devenue l'affaire de MM. Tithon père et fils-?
Vous ne me dites jamais rien, et je m'intéresse à tout.
4G80. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Ferney, 16 septembre.
Je vous envoie, mon très-cher maître, ma lettre du 20 au-
guste, à laquelle j'ai ajouté des détails nécessaires, qui tiendront
lieu d'un programme, que je n'aime point. Envoyez-moi quatre
lignes en réponse, et faites imprimer le tout par le moyen de
frère Thieriot.
Je vous réitère ce que j'ai déjà mandé à notre secrétaire
1. C'est le n» 4645.
2, Le 13 février 1762 ils furent, à la pluralité de quarante-neuf voix, déchargés
de l'accusation portée contre eux par le nommé Philippart et ses compagnons;
voyez le Journal encyclopédique du 15 mars 1762, page 157.
ANNEE 17G1. 447
porpétiiGl, que je tous envoie mes ébauches, et que je tra-
vaillerai à tête reposée sur les observations que rAcadémie veut
bien mettre en marge. Je donne quelquefois des coups de pied
dans le ventre à Corneille, l'encensoir à la main; mais je serai
plus poli.
Vous souvenez-vous de Cinna? C'est le chef-d'œuvre de l'es-
prit humain ; mais je persiste toujours non-seulement à croire,
mais à sentir vivement, qu'il fallait que Cinna eût des remords
immédiatement après la belle délibération d'Auguste '. .r*'l;iis
indigné, dès l'Age de vingt ans, de voir Cinna confier à Al.ixiino
qu'il avait conseillé à Auguste de retenir l'enqjire pour avoir
une raison de plus de l'assassiner. Non, il n'est pas dans le cœur
humain qu'on ait des remords après s'être affermi dans cette
horrible hypocrisie. Non, vous dis-je, je ne puis approuver que
Cinna soit à la fois infùme et en contradiction avec lui-même.
Ou"en pense M. Duclos? Moi, je dis tout ce que je pense, sauf
à me corriger. Valc.
4G81. — A M, L'AIJBl': D'OLIVET.
Ferney, 19 septembre.
.levons demande deux grâces, mon cher maître : la première,
de convenir que les remords de Cinna auraient fait un cifct ad-
mirable s'il les avait éprouvés dans le temps qu'Auguste lui dit :
(( Je partagerai l'empire avec vous, et je vous donne Emilie. »
Une fourberie lùche et abominable, dans laquelle Cinna persiste,
ôte à ses remords tardifs toute la beauté, tout le pathétique,
toute la vérité même qu'ils devraient avoir-, et c'est sans doute
une des raisons qui font que la pièce est aussi froide qu'elle est
belle.
M. le duc de Villars vient d'en raisonner avec moi : il cnn-
ii.iîl le IhéAtre mieux que personne ; il no conçoit pas coiiiinciil
un peut être d'un autre avis. Helisez, je vous en i)rie, mes obser-
vations sur Cinna, que je renvoie à M. Duclos. Je vous dirai,
comme à lui, qu'il l'aiil de l'encens à Corneille el des véritésjui
public.
i/lmix'ralrice de lînssie souscrit, comme le roi, jjour deux
cents eveuiplaires. L'empressement pour cet ouvrage est sans
e\em[)le.
1. Acte H, scène i; voyez lome XWI, [mye .(37.
448 COURI^SPONDANGE.
La seconde grûce que je vous demande est de vouloir bien
mellre M. Walclel^ dans la liste de nos académiciens qui encou-
ragent les souscriptions pour M"" Corneille. Non-seulement
M. Watelet prend cinq exemplaires, mais il a la bonté de des-
siner et de graver le frontispice; il nous aide de ses talents et de
son argent; gardez donc que Tami Tliieriotne l'oublie. Ces petits
soins peuvent vous amuser dans votre heureux loisir. Je porte
un fardeau immense, et j'en suis charmé. Aidez-moi, instruisez-
moi, écrivez-moi.
4682. — A M. DUC LOS.
Fcrney, 19 septembre.
Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien enga-
ger nos confrères à daigner lire les corrections, les explications,
les nouveaux doutes que vous trouverez dans le Commentaire
de Cinna. Vous vous intéressez à cet ouvrage : je sais combien il
est important que je ne hasarde rien sans vos avis. M. le duc de
Villars est chez moi. Je ne connais personne qui ait fait une
étude plus réfléchie du théâtre que lui. Il sent, comme moi,
combien ces remords sont peu naturels, et par conséquent peu
touchants, après que Cinna s'est affermi dans son crime, et dans
une fourberie aussi réfléchie que lâche, qui exclut tout remords.
Il est persuadé, avec moi, que ces remords auraient produit un
effet admirable, s'il les avait eus quand il doit les avoir, quand
Auguste lui dit qu'il partagera l'empire avec lui, et qu'il lui
donne Emilie. Ah! si dans ce moment-là même Cinna avait paru
troublé devant Auguste ; si Auguste ensuite, se souvenant de cet
embarras, en eût tiré un des indices de la conspiration, que de
beautés vraies, que de belles situations un sentiment si naturel
eût fait naître !
Nous devons de l'encens à Corneille, et assurément je lui en
donne ; mais nous devons au public des vérités et des instructions.
Je vous demande en grâce de m'aider; le fardeau est immense,
je ne peux le porter sans secours. Je vous importune beaucoup;
je vous importunerai encore davantage. Je vous demande la plus
grande patience et les plus grandes bontés. L'Europe attend cet
ouvrage. On souscrit en Allemagne et en Angleterre; l'impéra-
trice de Russie pour deux cents exemplaires, comme le roi. Je
vous conjure de me mettre en état de répondre à des cmpresse-
1. Voyez tome VJI, page 244.
ANNÉE i76l. 449
ments si honorables. Présentez à l'Académie mes respects, ma
reconnaissance, et ma soumission, et renvoyez-moi ce manuscrit;
c'cslla seule pièce que jaie.
4683. — A .M. JEAN SCHOUVALOW.
Ferney, 19 septembre.
Monsieur, les mânes de Corneille, sa petitc-fille, et moi, nous
vous présentons les mêmes remerciements, et nous nous met-
Ions tous aux pieds de votre auguste impératrice. Voici les der-
niers temps de ma vie consacrés à deux Pierre qui ont tous deux
le nom de grand. J'avoue qu'il y en a un bien préférable à
l'autre. Cinq ou six pièces de théâtre, remplies de beautés avec
des défauts, n'approchent certainement pas de mihe lieues de
pays policées, éclairées, et enrichies.
Je suis très-obligé à Votre Excellence de m'avoir épargné des
batailles avec des Allemands ^ J'emploierai à servir sous vos
étendards le temps que j'aurais perdu dans une guerre particu-
lière. Vous pouvez compter que je mettrai toute l'attention dont
je suis capable dans l'emploi des matériaux que vous m'avez
envoyés, et que les deux volumes seront absolument conformes
à vos intentions. Plus je vois aujourd'hui de campagnes dévastées,
de pays dépeuplés, et de citoyens rendus malheureux par une
guerre qu'on pouvait éviter, plus j'admire un homme qui, au
milieu de la guerre même, a été fondateur et législateur, et qui
a fait la plus honorable et la plus utile paix. Si Corneille vivait,
il aurait mieux célébré que moi Pierre le Grand, il eût plus fait
admirer ses vertus ; mais il ne les aurait pas senties davantage.
Je suis plus que jamais convaincu que toutes les petites faiblesses
de l'humanité, et les défautsqui sontle fruit nécessaire du temps
où l'on est né, et de l'éducation qu'on a reçue, doivent être
éclipsés et anéantis devant les grandesvertus que Pierre le drand
ne devait qu'à lui-même, et devant les travaux héroïques (|ue ses
vertus ont opérés. On ne demande point, en voyant un tableau
de IJaphaël ou une statue de Pbidias, si Phidias et llapbaël ont
eu des faiblesses ; on admire leurs ouvrages, et on s'en lient là.
11 doit en être ainsi des l)elles actions des héros.
Je ne m'occupe du Cumnicnluirc sur Curneillc avec plaisii- (jnc
dans l'espérance cpTil rendra la langue IVaiuaise plus commune
1. Vi^yez la IcUre du 11 juin, u" i.jliS.
41. — ConiiKSi'ONDANCi;. 1\. 29
450 COUKESPONDANCE.
en Europe, et que la Vie de Pierre le Grand trouvera plus de lec-
teurs. Mon espérance est fondée sur l'attention scrupuleuse avec
laquelle l'Académie française revoit mon ouvrage. C'est un
moyen sûr de fixer la langue, et d'éclaircir tous les doutes des
étrangers, (3n parlera le français plus facilement, grûce aux soins
de l'Académie ; et la langue dans laquelle Pierre le Grand sera
célébré comme il le mérite en sera plus agréable à toutes les
nations. Je me hûte de dépêcher le Cid et China, afin d'être tout
entier à Pultava et à Pétersbourg. Je ne demande que trois mois
pour achever le Corneille, après quoi tout le reste de ma vie est
k Pierre le Grand et ta vous,
4084. — A M. TROi\Cnii\, DE LYON ».
19 septembre 17G1.
J'ai donc chez moi M"'' Chimène et Rodogune. L'emploi des
coupons et d'une somme d'argent égale sera un bien petit objet,
et je n'oserais pas mettre si peu de chose sur la tête de la parente
de Corneille. Mais puisque vous croyez la chose convenable, ou
peut toujours lui faire ce léger avantage. Ainsi les faiseurs join-
dront le nom de Corneille à celui de Voltaire. Mais j'ai entrepris
autre chose. Je veux faire une édition de Pierre Corneille en
faveur de sa petite-fille. C'est une entreprise qui ne laisse pas
d'être une affaire de finance un peu délicate. Il faudra que je
fasse les avances de l'édition. Cela ira à 40,000 livres. Les vers
sont un objet de commerce plus gros qu'on ne pense. J'espère
en venir à bout avec le secours des bontés du roi, qui daigne
donner 10,000 livres, soit la valeur de deux cents exemplaires.
Tous les princes ont suivi cet exemple. M. de Richelieu en prend
vingt ; M. le duc de Choiseul, vingt, etc., etc. M. Berlin, contrô-
leur général, est le seul à la cour qui ne s'intéresse pas aux
souscriptions que je fais faire. Il ne m'a pas seulement répondu.
Mais il faudra bien que ce contrôleur-là paye les souscriptions
royales, et le temps n'est pas des plus favorables. Si Dieu nous
donnait la paix, celte édition de Corneille serait une fortune
pour M"^ Corneille ; mais elle me paraît bien éloignée. Ils ont
dit : La 'paix! la paix! et il n'y a point de paix. Et ce fou de Dio-
gène Rousseau propose la paix ixîrpétuelle. Nous ne pouvons
faire que la paix la plus humiliante ou la guerre la plus ruineuse.
Mille familles sont ruinées. Il est vrai que je bâtis, que je fais des
l. lievuc suisse, 18."ju, page 6G1.
ANNÉE 176 1. 451
jardins, que je joue la comédie. Mais je suis saj^^e, j'eiilainerai les
fonds le moins que je pourrai. Lesclu\teaux et les comédies sont
cliers. M""= Denis veut un théâtre, et moi, une belle église. Xous
irons tous à riiùpital entre Jésus-Christ et Corneille.
4080. — D i: M A IJ A .M 1- L A M A H Q L" I S E D U D K F J' A .N T i .
20 septembre 17G1.
Je vous écrivis l'autre jour quiitie mots : je satisfaisais mon impatience
en me liàlant de vous in(]i(|uer un moyen de m'envoyer ce que je désirais.
Jai Ijien peur que vous n'ayez pas reru ma lettre avant le départ de .M. de
Jaucourl. Je ne suis heureuse en rien, et vous êtes accoutumé à me tout
refuser ; mais de tous vos refus, celui qui me surprend le plus, c'est le
compliment au président sur la mort de Al. d'Argenson. Je vous mandais
qu'il en recevait de tout le monde; que le défunt lui avait fait un legs;
enfin, vous n'ignorez pas quelle était la liaison et l'ancienneté de leur con-
naissance. Qu'importe que vous eussiez dû des compliments ii M. d'Argen-
son en pareil cas?... vous n'étiez pas autant de ses amis que vous l'êtes du
président; et puis vous lui eussiez dû un compliment, n'eut été que pour
honorer la mémoire du président, lui donner des témoignages de regret,
d'estime et d'amitié. C'est avec répugnance que je me prête à une i)aroille
supposition. Mais, monsieur, vous m'adligez par la conduite que vous avez
avec mon meilleur ami, et qui, en vérité, devrait être le vôtre. 11 n'y a
point de marque de considération et d'estime que vous n'ayez reçu de lui.
Nous ne cessons l'un et l'autre de parler de vous, et nous ne trouvons per-
sonne qui sente aussi bien (jue nous le mérite et l'agrément de tout ce (|ue
vous avez fait. J'évite actuellement de lui parler de vous; je détourne la
conversation qui pourrait y amener, pour éviter l'embarras oij je serais de
vous excuser. Je crois, mais je n'en ^uis jtas siire, qu'il vous a envoyé son
estampe. Je lui en ai vu l'intention; mais apparemment vous ne l'avez pas
encore rerue; je le détournerai de vous l'envoyer, je vous assure, si vous
ne réparez pas vos torts.
Kx[)li(iuez-moi votre conduite, et, croyez-moi, ne perdez pas volontaire-
ment l'amitié du plus ancien, du plus aimable et du plus sincère de vos
amis.
Vous n'aurez que cela de moi aiijourd'luii; un auire jour nous jihiloso-
pheions.
I. Conexpond/ince complète de .M"" du Dc/J'ant, etc., publiée par M. le mar-
quis (le Saiiil-llilaire. Édiliou 1877.
452 COllKESl'ONDANCE.
4G8G. — A M. JACOn VERNESi.
Mon cher confrère en poésie, la tragédie n'est pas finie.
Pierre le Grand, mes foins et mes charrues, retardent un peu
cette besogne.
Il y a longtemps (pie UM. les Joualliers qui m'ont fait parve-
nir du vin muscat doivent être remboursés. Ce n'est i)as assez de
faire des tragédies, il faut payer ses dettes.
M3n me mande qu'on a enfin brûlé trois jésuites à Lisbonne.
Ce sont là des nouvelles bien consolantes, mais c'est un janséniste
qui les mande. V.
4687. — A M. L'ABBÉ PERNETTI.
A Ferney, 21 septembre.
Vous devriez, mon cher abbé, venir avec le sculpteur, et
bénir mon église. Je serais charmé de servir votre messe, quoi-
que je ne puisse plus dire : Qui Ixtificat juventutem meam^.
Je doute qu'il y ait un programme pour l'édition de Corneille.
Cet étalage est peut-être inutile, puisqu'on ne reçoit point d'ar-
gent, et qu'on ne fait point de conditions. Les frères Cramer don-
neront pour deux louis d'or douze, treize, ou quatorze volumes
in-8% avec des estampes. Ceux qui voudront retenir des exem-
plaires, et avoir pour deux louis un ouvrage qui devrait en
coûter quatre, n'ont qu'à retenir chez les Cramer les exemplaires
qu'ils voudront avoir, ou chez les libraires correspondants des
Cramer, ou s'adresser à mes amis, qui m'enverront leurs noms;
et tout sera dit. Tout n'est pas dit pour vous, mon cher confrère,
car j'ai toujours à vous répéter que je vous aime de tout mon
cœur.
4088. — A MADEMOISELLE CLAIRON.
Ferney, 21 septembre*.
J'ai l'honneur d'envoyer à M"'' Clairon un petit avant-goût du
commentaire queje fais sur les pièces du grand Corneille. La note
1. Éditeur, H. Beaune.
2. Ce dernier paragraphe est imprimé dans l'édition de Kehl et dans celle de
Beuchot, à la suite d'une lettre adressée à M. Vernes et datée du 1*^»' octobre 17G1.
(Note du premier éditeur.)
3. Psaume xi-ii, verset 4.
4. C'est à tort que les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et François, Tout
l'année 17G3; elle est de 1761. (G. A.)
ANXÉK 176 1. 453
ci-jointe cstsurles dernières lignes de la préface de Théodore. Elle
passera, s'il lui plaît, les citations latines du confesseur du pape
Clt'ment XII. Je crois qu'elle pourrait lire cette note à l'assemblée,
qu'on pourrait même la déposer dans les arcliives, et en donner
une copie à messieurs les premiers gentilshommes de la cham-
bre. Je crois qu'il serait très-aisé d'obtenir de Sa Majesté une
déclaration qui confirmerait celle de 16/jl, et qui maintiendrait
ses comédiens dans la jouissance entière de tous les droits qui
appartiennent à des citoyens. Ce mot entière dirait tout sans
entrer dans aucun détail, et on en ferait usage dans l'occasion ^
J'ai reçu une lettre de M. Iluerne-. Je supplie M"'= Clairon de
vouloir bien lui envoyer ma réponse ^ après l'avoir lue et
cachetée. Klle pardonnera, s'il lui plaît, le peu de cérémonie de
ce petit billet, attendu que le pauvre diable qui lui écrit n'est
point du tout à son aise.
4689. — A M. DE CI DE VILLE.
A Fcrney, 23 septembre.
Mon ancien camarade, mon cher ami, nous recevrons tou-
jours à bras ouverts quiconque viendra de votre part. 11 est vrai
1. Corneille dit, dans l'épître qui est au devant de Théodore, vierçie et mar-
tyre : « Ce n'est pas contre des comédies pareilles au\ nôtres que déclame saint
Augustin; et ceux que le scrupule, ou le caprice, ou le zèle en rend opiniâtres
ennemis n'ont pas grande raison de s'appuyer de son autorité. Il est juste que
pour peine de la trop facile croyance qu'ils donnent à des invectives mal fondées,
ils demeurent privés du plus agréable et du plus utile des divertissements dont
l'esprit humain soit capable. »
Voici la décision que Cerati, confesseur du pape, rendit sur cette question en
1742 : « Les conciles et le pape, qui ont condamne la comédie, entendaient les
représentations obscènes, môlécs de sacré et de profane, la dérision des choses
ecclésiastiques, etc. L'art des comédiens qui se contiennent dans les bornes n'est
point condamnable, mais permis. On ne trouve aucune bulle ni aucun décret qui
les condamnent. »
La déclaration de Louis XllI, du 10 avril 1041, enregistrée au parlement,
porte : « Nous voulons que l'exercice des comédiens, qui peut innocemment
détourner nos sujets de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé
à Llàme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce ijublic. »
En vertu de cette déclaration, Louis XIV maintint Eloridur, sieur de Soûlas,
dann la po'ssessitn de sa noblesse, par arrêt du conseil du 10 septembre lOtiS.
L(!s documents indiqués par Voltaire et sa note ont été déposés aux archives
du ThéAtre-Franrais, avec un procès-verbal où sont exprimés aussi les remercie-
ments des comédiens. [Noie îles premiers éditeurs.)
2. Iluerne de la Mothe, avocat, auteur d'une consultation sur l'eAComniunii-a-
tion des comédiens; voyez tome XXIV, page 231).
3. On n'a pas cette réponse.
4o4 COURESPONDANCE.
que nous aimerions bien mieux vous voir que vos ambassadeurs;
mais ma faible santé me retient dans la retraite que j'ai cboisie.
Je viens de l)Atir une église où j'aurai le ridicule de me faire
enterrer; mais j'aime bien mieux le monument que j'érige à
Corneille, votre compatriote. Je suis Jnen aise que l'indifférent
Fontenelle m'ait laissé le soin de Pierre et de sa nièce ; l'un et
l'autre amusent beaucoup ma vieillesse. Je vous exborte à lire
Pcrtharite avec attention. Lisez du moins le second acte et quel-
que cbose du troisième. Vous serez tout étonné de trouver le
germe entier de la tragédie (VAndromaque^, les mêmes sentiments,
les mêmes situations, les mêmes discours. Vous verrez un Gri-
moald jouer le rôle de Pyrrhus, avec une Rodelinde dont il a
vaincu le mari, qu'on croit mort. Il quitte son Éduige, pour
Rodelinde, comme Pyrrhus abandonne son Ilermione pour
Andromaque. Il menace de tuer le fils de sa Rodelinde, comme
Pyrrhus menace Astyanax. Il est violent, et Pyrrhus aussi. Il
passe de Rodelinde à Éduige, comme Pyrrhus d'Andromaque à
Hermione. Il promet de rendre le trône au petit Rodelinde :
Pyrrhus on fait autant, pourvu qu'il soit aimé. Rodelinde dit à
Grimoald :
iS'iinprime point de tache à tant do renommée, etc.
(Acte II, scène v.)
Andromaque dit à Pyrrhus :
Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de faiblesse,
Et qu'un dessein si beau, si grand, si généreux,
fasse pour le transport d'un esprit amoureux?
(.Vcte I, scùne iv.)
Ce n'est pas tout ; Éduige a son Oreste. Enfin Racine a tiré
tout son or du fumier de Perthnrite, et personne ne s'en était
douté, pas même Rernard de Fontenelle, qui aurait été bien
charmé de donner quelques légers coups de patte à Racine.
Vous voyez, mon cher ami, qu'il y a des choses curieuses
jusque dans la garde-robe de Pierre. La comparaison que je
pourrai faire de lui et des Anglais ou des Espagnols, qui auront
traité les mêmes sujets, sera peut-être agréable. A l'égard des
bonnes pièces, je ne fais aucune remarque sur laquelle je ne
consulte l'Académie. Je lui ai envoyé toutes mes notes sur le
1. Voyez la lettre à d'Olivet, du 20 auguste 17G0, n" 4645.
ANNÉE 1701. 4o:i
Cid, les Horaccs, Pompre, Pohjcucte, Cinna, etc. Ainsi mon Commen-
taire pourra être à la fois un art poétique et une grammaire.
Il n'est question que du théùtre. Je laisse là Vlmitation de Jèsus-
Ch)ist\ et je m'en tiens à l'imitation de Sophocle. Vous me ferez
pourtant plaisir de m'envoyer la description du presbytère
d'Énouville. Je ne crois pas que je chante jamais les presbytères
de mes curés ; je leur conseille de s'adresser à leurs grenouilles ;
mais je pourrais bien chanter une jolie église que je viens de
bîitir, et un théâtre que j'achève. Je vous prie, mon cher ami, si
vous m'envoyez ce presbytère, de me l'adresser à Versailles, chez
M. de Chenevières, premier commis de la guerre, qui me le feia
tenir avec sûreté.
On va reprendre encore Oreste à la Comédie française. Il est
vrai que j'ai bien fortifié cette pièce, et qu'elle en avait besoin.
Mais enfin j'aime à voir la nation redemander une tragédie
grecque, sans amour, dans laquelle il n'y a point de partie
carrée ni de roman.
Adieu ; je vous embrasse. Pourriez-vous me dire quel est un
monsieur P. T. A. G.-, à qui Corneille dédie sa Médée ^
4C90. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
25 septembre.
Monsieur, j'ai reçu, par M. de Soltikof, les manuscrits que
Votre Excellence a bien voulu m'envoyer ; et les sieurs Cramer,
libraires de Genève, qui vont imprimeries Œiavw et les Commen-
taires de Pierre Corneille, ont reçu la souscription dont Sa Majesté
impériale daigne honorer cette entreprise. Ainsi chacun a reçu
ce qui est à son usage : moi, des instructions ; et les libraires,
des secours.
Je vous remercie, monsieur, des uns et des autres, et je recon -
nais votre cœur bienfaisant et votre esprit éclairé dans ces deux
genres de bienfaits.
J'ai déjà eu l'honneur de vous écrire par la voie de Strasbourg,
et j'adresse cette lettre par M. de Soltikof, qui ne manquera pas
de vous la faire rendre. Ce sera, monsieur, une chose éternelle-
ment honorable pour la ijiémoire de Pierre Corneille et pour son
héritière que votre auguste impératrice ait protégé cette édilion
autant (pie le roi de France. Celte magniûcence, égale des deux
1. Mise en vers français par P. (Corneille.
2. Personne encore n'a pu le découvrir.
456 CORRESPONDANCE.
côtc'S, sera iino raison de plus pour nous faire tous compafriotos.
Pour moi, je me crois de votre pays, depuis que Votre Excellence
veut ])ien entretenir avec moi un commerce de lettres. Vous
savez que je me partage entre les deux Pierre qui ont tous deux
le nom de grand ; et si je donne à présent la préférence au Cid
et à Cinnn, je reviendrai bientôt à celui qui fonda les beaux-arts
dans votre patrie.
J'avoue queles vers de Corneille sont un peu plus sonores que
la prose de votre Allemand S dont vous voulez bien me faire
part; peut-être même est-il plus doux de relire le rôle de Cor-
nélic que d'examiner avec votre profond savant si Jean Gutman-
seths était médecin ou apothicaire, si son confrère Van Cad était
effectivement Hollandais, comme ce mot van le fait présumer,
ou s'il était né près de la Hollande. Je m'en rapporte à l'érudition
du critique, et je le supplierai, en temps et lieu, de vouloir bien
éclaircir à fond si c'était un crapaud ou une écrevisse qu'on
trouva suspendu au plafond de la chambre de ce médecin,
quand lesstrélitz l'assassinèrent.
Je ne doute pas que l'auteur de ces remarques intéressantes,
et qui sont absolument nécessaires pour VHistoirc de Pierre le
Grand, ne soit lui-même un historien très-agréable, car voilà pré-
cisément les détails dans lesquels entrait Quinte-Curce quand il
écrivait VHistoire d'Alexandre. Je soupçonne ce savant Allemand
d'avoir été élevé par le chapelain Nordberg, qui a écrit VHistoirc
de ClunicsXII dans le goût de Tacite, et qui apprend à la dernière
postérité qu'il y avait des bancs couverts de drap bleu au cou-
ronnement de Charles XII. La vérité est si belle, et les hommes
d'État s'occupent si profondément de ces connaissances utiles,
qu'il n'en faut épargner aucune au lecteur. A parler sérieusement,
monsieur, j'attends de vous de véritables mémoires sur lesquels
je puisse travailler. Je ne me consolerai point de n'avoir pas fait
le voyage de Pétersbourg il y a quelques années. J'aurais plus
appris de vous, dans quelques heures de conversation, que tous
les compilateurs ne m'en apprendront jamais. Je prévois que je
ne laisserai pas d'être un peu embarrassé. Les rédacteurs des
mémoires qu'on m'a envoyés se contredisent plus d'une fois, et
il est aussi difficile de les concilier que d'accorder des théolo-
giens. Je ne sais si vous pensez comme moi ; mais je m'imagine
que le mieux sera d'éviter, autant qu'il sera possible, la discus-
sion ennuyeuse de toutes les petites circonstances qui entrent
1. Voyez la lettre du 11 juin, n" 4568.
ANNÉE 1761. 457
dans les grands événements, surtout quand ces circonstances ne
sont pas essentielles. Il me paraît que les Romains ne se sont
pas souciés de faire aux Scaliger et aux Saumaise le plaisir de
leur dire combien de centurions furent blessés aux batailles de
Pharsale et de Pbilippes.
Notre boussole sur cette mer que vous me faites courir est,
si je ne me trompe, la gloire de Pierre le Grand. Nous lui dres-
sons une statue ; mais cette statue forait-elle un bel effet si elle
portait dans une main une dissertation sur les annales de \ovo-
gorod, et dans l'autre un commentaire sur les habitants de Cras-
noyark? Il en est de l'histoire comme des affaires, il faut sacri-
fier le petit au grand. J'attends tout, monsieur, de vos lumières
et de votre bonté ; vous m'avez engagé dans une grande passion,
et vous ne vous en tiendrez pas à m'inspirer des désirs. Songez
combien je suis fâché de ne pouvoir vous faire ma cour, et que
je ne puis être consolé que par vos lettres et par vos ordres.
4G91. — A M. FYOT DE LA MARCHE*.
(fils.)
A Ferney, par Genève, 28 septembre 1701.
Monsieur, je crois rendre ce que je dois à votre probité, et on
même temps montrer mon respect pour vous et pour le parle-
ment, en vous instruisant du procès et du procédé de M. le pré-
sident de Brosses'. Je ne sais quel fétiche le possède'. Mais j'ose
vous supplier, monsieur, de lire ma réponse à l'assignation qu'il
m'a donnée. Je prends une plus grande liberté. Je me soumets
à votre arbitrage. Monsieur votre père, qui m'a fait l'honneur de
passer quelques jours dans ma cabaneS est instruit de toute cette
affaire. Elle est exactement telle que le mémoire ci-joint la pré-
sente. Je n'ai altéré aucune circonstance. Jugez s'il est conve-
nable à un homme qui a l'honneur d'être de votre respectable
corps de s'exposera de telles vérités. Sa conduite me fait autant
de peine pour lui que pour moi-même, et je demande votre pitié
1. l^;dileur, I[. Bcaunc.
2. Le président de Brosses avait assigné Raudy le 2 juin 17GI, en payement
du bois livré par celui-ci à Voltaire, et IJaudy avait appelé ce dernier en garantie.
L'affaire fut portée le 2i septembre au bailliage de Gcx, et reuvoj'ée à une époque
indéterminée. (Note du premier éditeur.)
3. On sait que le président était auteur d'un Traité sur les dieux fétiches,
jn-12. s. 1. nco.
4. M. do La Marche père avait séjourné à Ferncy du 5 au 13 septembre.
458 CORUESPONDANCIÎ.
|)oiir lui cl pour moi. Il est dur do plaider contre lui, ot il est
irlsU' (|ii"il plaide. 11 ne doit qu'apaiser les différends, el non
en avoir. Celui-ci est d'une nature Lien étrange; je crois lui
rendre un très-grand service en prenant la liberté de m'adresser
à vous. Et s'il veut s'en remettre à votre jugement, je m'y soumels
comme je le dois.
Je suis avec beaucoup de respect, monsieur, votre très-hum-
ble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
i092. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
28 septembre.
0 mes anges! tout ce que j'ai prédit est arrivé. Au premier
coup de fusil qui fut tiré, je dis : En voilà pour sept ans^ Quand
le petit Bussy alla à Londres S j'osai écrire à M. le duc de Ghoi-
seul qu'on se moquait du monde, et que toutes ces idées de paix
ne serviraient qu'à amuser le peuple. J'ai prédit la perte de
Pondicliéry, et enfin j'ai prédit que le droit du Seigneur de M. Pi-
cardet réussirait. Mes divins anges, c'est parce que je ne suis
plus dans mon pays que je suis prophète. Je vous prédis encore
que tout ira de travers, et que nous serons dans la décadence
encore quelques années, et décadence en tout genre; et j'en suis
bien fâché.
On m'envoie des Gouju; je vous en fais part.
Je crois avec vous qu'il y a dos moines fanatiques, et même
des théologiens imbéciles; maisje maintiens que, dans le nombre
prodigieux des théologiens fripons, il n'y en a jamais eu un seul
qui ait demandé pardon à Dieu en mourant, à commencer par
le pape Jean XII, et à finir par le jésuite LeTellier et consorts. Il
me paraît que Gouju écrit contre les théologiens fripons qui se
confirment dans le crime en disant : La religion chrétienne est
fausse: donc il n'y a point de Dieu. Gouju rendrait service au
genre humain s'il confondait les coquins qui font ce mauvais
raisonnement.
Mais vraiment oui ;
Dieu, qui savez punir, qu'Atide me haïsse^ 1
1. Voltaire écrivait le 8 novembre 1750, à M""= de Lutzelbourg : « Cette belle
affaire n'est pas prête à finir. »
2. Afin de négocier la paix entre la France et l'Angleterre.
3. Voyez, tome IV, les variantes de Zulime, acte III, scène v.
A.\.\i:r 17(11. 459
€st une assez jolie prière à Jésus-Christ ; mais je ne me souviens
plus des vers qui précèdent; je les chercherai quand je retour-
nerai aux Délices.
Je travaille sur Pierre, je commente, je suis lourd. C'est
une terrihle entreprise de commenter trente-deux pièces, dont
vingt-deux ne sont pas supportables, et ne méritent pas d'être
lues.
Les estampes étaient commencées. Les Cramer les vouhMit. Je
ne me mêlerai que de commenter, et d'avoir raison si jo peux.
Dieu me garde seulement de permettre qu'ils donnent une an-
nonce avant qu'on puisse imprimer! Je veux qu'on ne promette
rien au public, et qu'on lui donne beaucoup à la fois. Mes anges,
j'ai le cœur serré du triste état où je vois la France; je ne ierai
jamais de tragédie si plate que notre situation : je me console
comme je peux. Qu'importe un Picardet ou Rigardet? Il faut
que je rie, pour me distraire du chagrin que me donnent les sot-
tises de ma patrie. Je vous aime, mes divins anges, et c'est là ma
plus chère consolation. Je baise le bout de vos ailes.
.V. B. Qu'importe que M. le duc de Cboiseul ait la marine ou
la politique? Melin de Saint-Gelais\ auteur du Droit du Seigneur»
ne peut-il pas dédier sa pièce à ([ui il veut- ?
4093. — A M. LK IJAULT s,
CONSEILLER D K C II A \ D 'c II A M UI! K , A DIJON.
A roriii'\ . par (Joiirvo, .'iO septembre 1701.
Motisicur, pour vous amuser pendant les vendanges, souffrez
<[ue je vous prenne pour arbitre conjointement avec monsieur
le premier président et monsieur le procureur général. Le procédé
de M. le pr(''.sidciit de iîi'osses \uus siir[)i'en(li'a [)eut-êli'e *, mais il
1. Voyez tome VI, pa^e 3.
2. Une lettre de Titoii du Tillet (Kverard, railleur du l'anuisxc François) à Vol-
taire est signaléi;, ii la datf; du '2S septemhrc 1701, dans un calaloirue d'autoirra-
plics avec la mention suivante : « Superbe lettre où il mande (|u'il vient de rece-
voir des prci.sents du roi de Danemark, et où il félicite \ ollaire de ce i|ii'ii a fait
j)Our M"" Corneille. »
:<. I^ldileur, Th. Foissel.
i. L'assi{,'nati(in de M. de Hrosscs à Haudy est du 2 juin 17C1 (vinRt-ncuf mois
apri'-s la livraison du bois); celle de Haudy à Voltaire est du 31 juillet suivant.
L'affaire fut appelée! à l'audience du bailliage de Ge\, le 2i septembre, et ren-
voyée, après jonction, sans ajournement fixe. {DJole du premier éditeur.)
460 COfîUHSPONDANCIÎ.
ne surprond ici poiieoiinc. J'en .siiisfAché pour lui plus que pour
moi.
J'ai l'honneur d'être avec bien du respect, monsieur, votre
très-humble, etc.
Voltaire.
4G9i. — A M. DE RUFFEY',
PRÉSIDENT HONORAIRE DE LA CHAMBRE DES COMPTES DE DIJON.
A Fcrney, par Genève, 30 septembre.
Ceci, monsieur, n'est pas académique, c'est chicane; mais le
tout pourra vous amuser. Je prends pour arbitres monsieur le
premier président*, monsieur le procureur généraP et M. Le
Bault. Le Fétiche en veut-il faire autant?
Je consens à lui rendre Tournay et à lui donner Ferney, si
dans toute la province de Bourgogne il se trouve un seul homme
qui approuve son procédé.
Je vous quitte pour Corneille. Quand vous voudrez nous
venir voir avec M""^ de Ruffey, nous vous donnerons la comédie.
Je vous embrasse très-tendrement et sans compliment. V.
* Quand M. le présidentde Brosses vendit la terre de Tournay
à vie à François de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre
du roi, âgé alors de soixante et six ans ^ l'acquéreur, qui ne con-
naissait point cette terre, s'en remit entièrement à la probité et à
la noblesse des sentiments de M. le président de Brosses.
Monsieur le président avait fait ci-devant un bail de trois mille
livres par année de cette môme terre avec le sieur Choiiet, fils du
premier syndic de Genève, qui était son fermier; mais le sieur
Choûet y avait perdu, de notoriété publique, vingt-deux mille
francs, et la terre ne rapporte pas douze cents livres dans les
meilleures années. Monsieur le président exigea de l'acquéreur à
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. Le second premier président de La Marche (Jean-Philippe), fils de celui que
Voltaire appelait mon contemporain.
3. Louis Quarré de Quintin, homme d'un esprit fort cultivé, avec lequel Vol-
taire était en très-bons termes.
4. L'exposé qui suit se trouve également joint à la lettre précédente, adressée
à M. Le Bault.
5. Lisez 64. Voltaire était né en 1694, et il acheta Tournay en 1758.
ANNKE 1701. 464
vie, âgé de soixante-six ans, trente-cinq mille six cents livres, ar-
gent comptant, et douze mille francs en réparations à faire au
château et à la terre en trois années de temps; l'acquéreur fit,
en trois mois, pour dix-huit mille livres de réparations, dont il a
les quittances.
Il y a dans cette petite terre do Tournay un hois que monsieur
le président lui donna pour un bois de cent arpents dans restima-
tion de la terre. Les ingénieurs qui sont venus mesurer par ordre
du roi toutes les terres de France ont trouvé que ce bois, mesuré
géométriquement, ne contient pas quarante arpents, et rac(iué-
reur a entre les mains le plan des ingénieurs du roi.
.\on-seulement l'acquéreur essuya ces pertes considérables,
qui ruinent sa fortune, mais monsieur le président lui persuada,
avant de lui faire signer le contrat, qu'il avait vendu en dernier
lieu à un négociant de Genève une partie de sa forêt qui était
abattue, et qu'il ne pouvait rompre ce marché. 11 fut stipulé dans
le contrat, passé au mois de novembre 1758, que M. de Voltaire
aurait la jouissance entière de la terre de ïournay, et des bois
qui sont sur pied et non vendus. L'acquéreur ne pouvant pas
douter, sur la parole de monsieur le président, qu'il n'y eût une
vente véritable, signa le contrat de sa ruine.
Ayant bientôt vu à quel excès il était lésé dans son marché, il
s'en plaignit modestement à monsieur le président, et lui demanda
par ses lettres pourquoi il avait vendu ces bois, qui devaient appar-
tenir à l'acquéreur; monsieurleprésident lui répondit, par sa lettre
du 12 janvier 1759 : « Il est vrai qu'on a mis un certain nombre
de chênes au niveau des herbes pour certaines raisons à moi
connues ; mais à quoi la faim de l'or ne contraint-elle pas les
poitrines mortelles ^ »
L'acquéreur fut bien surpris, quelque temps après, quand toute
la province lui apprit que monsieur le président n'avait point du
tout vendu ces bois. Il les faisait vendre, exploiter en détail, pour
son compte i)ar un paysan du village de Chambésy, nommé
Charles IJaiidy, lequel Charles Jîaudy, son commissionnaire,
com|)te avec lui de clerc à maître.
1. Celte lettre est perdue, mais la date est remarquable. C'était un mois seu-
l(,'iiii!iit après la vente ù vie de Touniay: ce qui exclut maniresteuient tout si)up(;ou
d'une vcute de bois inventée après coup eu 17(J1. D'ailleurs les termes cités par
Voltaire prouvent que nou-seulenu-nl la vente, mais la cou|)e, étaient choses con-
sommées au 1"- janvier 17.j'.t. Or on avait vendu à \oltaire les bois qui étaient
sur pied et non les bois uhallus. 11 en conveiiail lui luèmc tout à l'heure. [JS'ulc
du premier édileur.)
462 COKKESl'ONDAxNCli:.
Il est triste d'être obligé de dire que l'acquéreur, manquant
de bois de cbaullage lorsqu'il acbeta la terre de Tournay, eut, on
présence de toute sa famille, parole de monsieur le président qu'il
lui serait loisible de prendre douze moules de ces bois prétendus
vendus, pour se cbaufl'er : il en prit quatre ou cinq tout au plus.
Enfin, au bout de trois années, monsieur le président lui in-
tente un procès au bailliage de Gex, sous le nom de Charles Baudy,
son commissionnaire, pour payement de deux cent «luatre-vingt
et une livres de bois ; et voici comme il s'y prend.
11 assigne Charles Baudy, son commissionnaire, qu'il l'ait
passer pour son marchand, et il dit, dans celte assignation du
2 juin, que Charles Caudy lui retient 281 'livres parce qu'il a
fourni h M, de Voltaire pour 281 livres de bois; et Charles Caudy,
au bas de cet exploit, assigne François de Voltaire,
l.e défendeur ne veut, pour preuve de l'injustice qu'il essuie,
que l'exploit même de monsieur le président. Il est clair, par l'as-
signation donnée par lui à Charles Baudy, que ce Charles Caudy
compte avec lui de clerc à maître, comme toute la province le sait.
Monsieur le président dit, dans son exploit, que Charles Caudy et
lui firent un marché ensemble en l'année 175G. Est-ce ainsi qu'on
s'explique sur un marché véritable? i\'exprime-t-on pas la date
et le prix du marché ? Ladite assignation porte en général une cer-
taine quantité d'arbres. Ae devait-on passpécilîer cette quantité^?
Ladite assignation porte que ces bois furent marqués. Mais s'ils
avaient été marqués juridiquement, n'en saurait- on pas le
nombre? ?s''est-ce pas un garde-marteau qui devrait avoir mar-
qué ces bois ? Peut-on les avoir marqués sans la permission du
grand-maître des eaux et forêts? On ne produit ni permission, ni
marque de bois, ni acte passé avec ledit Caudy -.
Il est donc clair comme le jour que monsieur le président n'a
point fait de vente réelle, que par conséquent tous lesdits bois, in-
justement distraits du forestal sous prétexte d'une vente simulée,
appartiennent légitimement à rac([uéreur de la terre.
Baudy en a vendu pour 4,800 livres : partant, François de Vol-
1. Non, car cela ne touchait eu rien le procès fait, à Voltaire. Avait-il ou non
brûlé quatorze moules de bois livrés par Baudy? C'était toute la question. (Note
du premier éditeur.)
2. Pour donner juridiquement copie de la vente de bois faite à Baudy, il eût
fallu la faire contrôler, et par suite payer au fisc un double droit. Baudy certes
n'y était nullement obligé. 11 suffisait que la vente fût tenue pour constante par
le vendeur et l'acheteur. Voltaire, étranger à cette convention, n'avait rien à y
voir assurément. {Id.)
AN.NKK 1701. 463
taire est bien fondé à demander la restitution de la valeur de
Z|,700 livres de bois' ;
Plus, l'indemnisation des dommages causés par l'enlèvement
de ces bois au mois de mai 1750, contre les ordonnances, comme
il est même spécifié dans l'exploit de monsieur le président, qui
porte que Baudy exploita et tira ces bois de lalbrét jusqu'au mois
de mai 1759;
Le défendeur se réservant ses autres droits sur la lésion do
plus de moitié, qu'il a essuyée quand m'onsieur le président lui a
vendu quarante arpents pour cent arpents.
4G95. — A MADA.MK LA COMTESSE DE LLTZELBOUnC.
Au château de Ferney, 30 septembre.
Vous écrivez de votre main, madame, et je ne puis en faire
autant. Comment n'avez-vous pas un petit secrétaire, pas plus
gros que rien, qui vous amuserait, et qui me donnerait souvent
de vos nouvelles? Il ne faut se refuser aucune dos petites conso-
lations qui peuvent rendre la vie plus douce à notre âge.
Vous ne me mandez point si vous aviez votre amie- avec vous.
Elle aura dû être bien ellrayée du sacrement dont vous me par-
lez. Je vous crois de la pâte du cardinal de Fleury et de celle do
Fontenelle. Nous avons à Genève une femme de cent trois ans^
([ui est de la meilleure compagnie du monde, et le conseil de
toute sa famille. Voilà de jolis exemples à suivre. Je vous \
exhorte avec le plus grand empressement.
Je vous remercie de tout mou cœur, madame, du portrait de
M'"^ de Pompadourque vous voulez bien m'envoyer. Je lui ai les
plus grandes obligations depuis (luolque temps; elle a fait des
choses charmantes pour M"' Corneille.
Je ne suis point acluolloment aux Délices. Figurez-vous que
M. le duc de Villars occupe cette petite maisonnette avec tout
son train. Je la lui ai prêtée i)0iir être plus à portée du docteur
I. A force d'être incroyable, cette prétention n'est-elle pas comique? Baudy,
on IT.V), bien avant que Voltaire sonfreàt à Tournay, avait acheté la supciiicio
d'une partie des bois do cette terre. Ces bois étaient abattus quand le poëtc
acquit Tournay, deux ans après. Nulle nécessité dès lors de lus excepter de cette
acquisition, et pourtant, pour pluh de clarté, ils en sont formellement exclus
(vo}ez l'acte du 11 décembre 175Hi. A quel litre pouvaient-ils donc étro revendi-
qués par Voltaire? {Nute du premier éditeur.)
-. M"" de Hrumalii.
3. M"'« Lullin.
464 CORUESPONDANCE.
Troncllin, qui donne une santé vigoureuse à tout le monde,
excepté à moi.
M. le duc de Bouillon ne vous écrit-il pas quelquefois? 11 a
fait des vers pour moi, mais je le lui ai bien rendu '.
Recevez-vous des nouvelles de M. le prince de Beaufremont?
Je voudrais bien le rencontrer quelquefois chez vous. Il me paraît
d'une singularité beaucoup plus aimable que celle de monsieur
son père. Mais, madame, avec une détestable santé, et plus d'af-
faires qu'un commis de ministre, il faut que je renonce pour
deux ans au moins à vous faire ma cour. Et si je ne vous vois
pas dans trois ans, ce sera dans quatre; je ne veux pour rien au
monde renoncer à cette espérance. J'ai actuellement chez moi le
plus grand chimiste de France, qui sans doute me rajeunira :
c'est M. le comte de Lauraguais. C'est un jeune homme qui a
tous les talents et toutes les singularités possibles, avec plus
d'esprit et de connaissances qu'aucun homme de sa sorte.
Adieu, madame ; plus je vois de gens aimables, plus je vous
regrette. Mille tendres respects.
4096. — A M. VERiXES,
A SÉLIGNY.
A Ferney, 1" octobre.
J'ai été malade et, de plus, très-occupé, mon cher prêtre.
Pardon si je vous réponds si tard sur le manuscrit indien 2. Ce
sera le seul trésor qui nous restera de notre compagnie des
Indes.
M. de La Persilière n'a aucune part à cet ouvrage : il a été
réellement traduit à Bénarès par un brame correspondant de
notre pauvre compagnie, et qui entend assez bien le français.
M. de Maudave ^, commandant pour le roi sur la côte de
Coromandel, qui vint me voir il y a quelques années, me fit
présent de ce manuscrit. Il est assurément très-authentique, et
doit avoir été fait longtemps avant l'expédition d'Alexandre, car
aucun nom de fleuve, de montagne, ni de ville, ne ressemble
aux noms grecs que les compagnons d'Alexandre donnèrent à
ces pays. Il faut un commentaire perpétuel pour savoir où l'on
est, et à qui l'on a affaire.
Le manuscrit est intitulé Ézour-Veidam, c'est-à-dire Commen-
1. Voyez la lettre 4623.
2. Voyez tome XXVI, page 392.
3. Voyez tome XL, page 547.
ANNEE I7GI. 465
taire du Veidam. Il est d'autant plus ancien qu'on y combat les
commencements de ridolàtrie. Je le crois de plusieurs siècles
antérieur à Pythagore. Je l'ai envoyé à la Ijibliothèque du roi, et
on l'y regarde comme le monument le plus précieux qu'elle pos-
sède. J'en ai une copie très-informe, faite à la hâte ; elle est aux
Délices'; et vous savez peut-être que j'ai prêté les Délices à M. le
duc de Villars.
Vous seriez bien étonné de trouver dans ce manuscrit quel-
ques-unes de vos opinions ; mais vous verriez que les anciens
brachmanes, qui pensaient comme vous et vos amis, avaient
plus de courage que vous.
Il est bien ridicule que vous ne puissiez consacrer mon église,
et peut-être plus ridicule encore que je ne puisse la consacrer
moi-même.
Je vous embrasse au nom de Dieu seul *.
4G97. — A M. DU CLOS 2.
Je vous réitère, monsieur, mes remerciements aussi bien
qu'à l'Académie, et je la conjure de ne se point lasser de m'ho-
norer de ses avis. C'est un fardeau désagréable peut-être de
relire deux fois la même chose ; mais c'est, je crois, le seul moyeu
de rendre le Commentaire sur Corneille digne de l'Académie, qui
veut bien encourager cet ouvrage. Il ne s'agit d'ailleurs que de
relire les endroits sur lesquels l'Académie a bien voulu faire des
remarques, et de voir si je me suis conformé à ses idées.
J'ai donc l'honneur de vous renvoyer le commentaire sur
Pompée, corrigé et augmenté, avec les observations de l'Académie
en marge, et des X. B. h tous les endroits nouveaux ; ce sera l'af-
faire d'une séance.
Vous avez dû recevoir le commentaire sur Cinna, revu et cor-
rigé, avec l'esquisse du commentaire sur Polyeucte. Il n'y en aura
aucun que je ne corrige d'après les observations que l'Académie
voudra bien faire. Dès que vous aurez eu la bonté de me ren-
voyer Cinna, Pomjiie et Polyeucte, vous aurez incontinent les pièces
suivantes. Je suis bien malade ; mais je ne ménagerai ni mon
temps ni mes peines.
Je vous prie de présenter mes respects à la compagnie.
1. Les précédents éililcurs avaient ajouté à C(;ltc lettre le paragraphe qui
termine la lettre i680 (voyez il. Hcaune, VuUairc au collrije, page 811).
2. Éditeurs, de Cuyrol et Franrois.
41. — CORIIESI'O.NDANCP.. IX. 30
466 CORRESPONDANCE.
4698. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
3 octobre.
Permettez-moi, mes anges, de vous demander si vous avez
donné Polijcucle à M. Duclos. J'ai renvoyé deux fois China et
Pompée. L'Académie met ses observations en marge. Je rectifie en
conséquence, ou je dispute; et chaque pièce sera examinée
deux fois avant de commencer l'édition. C'est le seul moyen de
faire un ouvrage utile. Ce sera une grammaire et une poétique
au bas des pages de Corneille, mais il faut que l'Académie
m'aide, et qu'elle prenne la chose à cœur. Je fatigue peut-être
sa bonté ; mais n'est-ce pas un amusement pour elle de juger
Corneille de petit commissaire^ sur mon rapport? Si vous voyez
quelque académicien, mettez-lui le cœur au ventre. Je serai
quitte de la grosse besogne avant qu'il soit un mois.
J'appelle grosse besogne le fond de mes observations ; ensuite
il faudra non-seulement être poli, mais polir son style, et tâcher
de répandre quelques poignées de Heurs sur la sécheresse du
commentaire.
M. de Lauraguais, qui est ici, me paraît un grand serviteur
des Grecs ; il veut surtout de l'action, de l'appareil. Vous voyez
qu'il court après son argent, et qu'il ne veut pas avoir agrandi
le théâtre pour qu'il ne s'y passe rien. Il dit qu'à présent Sèmi-
ramis et Mahomet font un effet prodigieux. Dieu soit loué ! On se
défera enfin des conversations d'amour, des petites déclarations
d'amour; les passions seront tragiques, et auront des effets ter-
ribles ; mais tout dépend d'un acteur et d'une actrice. C'est là le
grand mal; cet art est trop avili.
Peut-on ne pas avoir en horreur le fanatisme insolent qui
attache de l'infamie au cinquième acte de Rodogune? Ah, bar-
bares! ah, chiens de chrétiens! (chiens de chrétiens veut dire
chiens qui faites les chrétiens) que je vous déteste! que mon
mépris et ma haine pour vous augmentent continuellement!
M'"*^ de Sauvigny dit que Clairon viendra me voir : qu'elle y
vienne, mon théâtre est fait ; il est très-beau, et il n'y en a point
1. Regnard a dit dans le Légataire, acte I, scène i :
Nous jugions à huis clos de petits commissaires.
Juger, travailler de petits commissaires, se disait lorsque c'était chez le prési-
dent que les conseillers jugeaient, travaillaient.
ANNÉE 17GI. 407
de plus commode. Nous commençons par l'Écossaise; nous atten-
dons qu'on joue à Paris le Droit du Seigtieur pour nous on em-
parer.
Je suis bien vieux ; pourrai-je faire encore une tragédie?
qu'en ,pensez-vous? Pour moi, je tremble. Vous m'avez furieuse-
ment remis au tripot, ayez pitié de moi.
4099. — A M. ABEILLE!.
A Ferney, 7 octobre.
Ne jugez pas, monsieur, de ma reconnaissance par le délai
de mes rcmerrioments. Des spectacles qu'il a fallu donner cliez
moi, par complaisance autant que par goût, m'ont, pendant
quoique temps, détourné de l'agriculture ;
Poslliabui tamen illoruiii mea séria ludo*.
Je profite des premiers moments d'un loisir nécessaire à mon
âge et à ma mauvaise santé, pour vous dire que je n'ai pas seu-
lement lu avec plaisir, mais avec fruit, le livre dont vous avez
bien voulu m'iionorer. Ce sera à vous, monsieur, que je devrai
des prés artificiels. Je les fais tous labourer et fumer. Je sème
du trèfle dans les uns, et du fromentel dans les autres. Tout
vieux que je suis, je me regarde comme votre disciple. On dé-
fricbo, dit-on, une partie des landes do P>ordeaux, et on doute
du succès. Je ne doute pas des vôtres en Bretagne. Les états se
signalent par des encouragements plus utiles que dos batailles.
Vous partagez cotte gloire. Soyez persuadé, monsieur, de la re-
connaissance respectueuse avec laquelle j'ai bien sincèrement
l'honneur d'être votre très-humble et très-obéissant serviteur.
4700. _ A .M. LE PRÉSIDENT DE RUFEKY^
7 ocloliif.
Mon cher président, vous avez une hollo Amo, vous n'êtes
point fétiche. Je suis pénétré do vos bontés, et je compte sur
votre amitié pour le reste de ma vie. J'envoie à M. de Blancey et
1. Louis-Piml Abeille, n6 à Toulon lo 2 juin 1719, mort le >2S juillet 1807, avait
pultlii- l.î Coriix d'observations de la Societi- d'a'jricullure. de commerce et des arts,
établie par les étals de Uretagne, 1701, in-S".
2. Virgile, eclog. vu, 17.
3. Éditeur, Th. Foisset.
468 CORRESPONDANCE.
à M. de Varennes' mes réponses à l'assignation du Fétiche, Cor-
neille me reproche de le quitter pour des fagots. Son ombre en
murmure. 11 est cruel de passer de Cinna et de Rodogune à une
assignation ; mais que faire? Le misérable m'accable d'exploits- :
il faut répondre.
Je vous supplie de hre dans le mémoire envoyé à M. de
Blancey un petit trait oublié dans le vôtre. Le Fétiche demande
de l'argent de ses moules et de ses fagots. Il dit dans son ex-
ploit que Baudy lui rend 12 livres du moule. Baudy dans son
exploit me demande 12 livres du moule.
Il est évident que si le Fétiche avait vendu réellement à Baudy
des bois à 12 livres le moule, ledit Baudy, marchand, les ven-
drait davantage. Il est clair qu'il compte avec le Fétiche de clerc
à maître, et que le Fétiche lui donne quelque chose pour ses
peines.
Il est démontré, comme je le dis, que le président a fait une
vente simulée, qu'il m'a trompé grossièrement dans le temps
qu'il me vendait sa terre. Et si je vous disais que je soup-
çonnai cette bassesse il y a trois ans, et que je déclarai que je ne
laisserais point sortir les bois, à moins qu'on ne me montrât
un acte réel de vente, et que le président m'en fit présenter un
faux par Baudy : que diriez-vous, vous, homme vertueux ? Son-
gez qu'il faisait cette infamie dans le temps qu'il recevait de moi
47,000 livres! Vous ne direz plus qu'il est bon homme quand
il a de l'argent.
Qu'il tremble! Il ne s'agit pas de le rendre ridicule : il s'agit
de le déshonorer.
Cela m'afflige. Mais il payera cher la bassesse d'un procédé si
coupable et si lâche.
Je vous embrasse. Vous me consolez.
4701. — A M. LE CARDINAL DE BERMS.
A Ferney le 7 octobre.
Monseigneur, béni soit Dieu de ce qu'il vous fait aimer tou-
jours les lettres! Avec ce goût-là, un estomac qui digère, deux
cent mille livres de rente, et un chapeau rouge, on est au-dessus
de tous les souverains. Mettez la main sur la conscience : quoique
1. Tous deux secrétaires des états de Bourgogne.
2. Lisez d'un exploit : il n'}' en eut pas deux dans cette affaire. (Note du
premier éditeur.)
ANNEE 17 (il. 469
TOUS portiez un beau nom, et que vous soyez né avec une éléva-
tion d'esprit digne de votre naissance, c'est aux lettres que vous
devez votre fortune; ce sont elles qui ont fait connaître votre
mérite^ ; elles feront toujours la douceur de votre vie. Je m'ima-
gine quelquefois, dans mes rêves, que vous pourriez avoir des
indigestions, que vous pourriez faire comme M. le duc de Villars,
M°"- la comtesse d'Harcourt, M"'" la marquise de Muy, etc., etc.,
qui sont venus voir Tronchin comme on allait autrefois à Kpi-
daure. J'ai aux portes de Genève un ermitage intitulé les Délices.
M. le duc de Villars a trouvé le secret d'y être logé in fwcchi.
Enfin toute mon ambition est que Votre Éminence ait des indi-
gestions; cela serait plaisant : pourquoi non? Permettez-moi de
rêver.
Votre réflexion, monseigneur, sur la dédicace de l'Académie
est très-juste ; mais figurez-vous que l'Académie, loin de vouloir
que j'adoucisse le tableau des injustices qu'essuya Pierre, veut
que je le cliarge, et celte injonction est en marge du manuscrit ;
on est indigné d'une certaine protection qu'on a donnée à cer-
taines injures, etc.
Permettez-vous que j'aie l'bonneur de vous envoyer les com-
mentaires sur les pièces principales? Vous avez sans doute votre
bréviaire de saint Pierre Corneille; vous me jugeriez, et cela
vous amuserait. Mais comment me renverriez-vous mon paquet?
Vous pourriez ordonner qu'on le revêtît d'une toile cirée, et il
pourrait être remis en ballot à Tronchin, de Lyon, ci-devant
confesseur et banquier de M. le cardinal de Tencin, et aujour-
d'hui le mien. Ce travail est assez considérable, et transcrire est
bien long. En attendant, je demande à Votre Éminence la conti-
nuation de vos bontés, mais surtout la continuation de votre
philosophie, qui seule fait le bonheur.
Ne bàtissez-vous point? ne plantez-vous point? avez-vous une
Èinlre de moi sur l'Afj ri culture? Bâtissez, monseigneur, i)laiitez,
et vous goûterez les joies du paradis.
Mille tendres et j)r()funds respects.
I . F.a prcini" re «'•dilion ili-s Olùivres diverses <lc poésie et de prose, par M. L. D. U.
(M. V&hUC- (!.• Beiiiis), est do 1745 (fin ll't't], in-l'J.
470 CORRESPONDANCE.
4702. — A M. DU CLOS'.
Ferney, 7 octobre.
L'Acad(:'miG me pardonnera sans doute l'em])arras que je lui
donne : vous voyez de quelle importance il est (lue nous ayons
raison sur tout ce que nous disons du Cid et des Homccs, de Pompée,
de China et de Polycuctc. L'on peut impunément se tromper sur
la Galerie du Palais et sur Af/èsilas; mais je ne hasarderai rien sur
les pièces que l'admiration publique a consacrées, sans avoir
demandé plusieurs fois des instructions.
Je ne veux point rendre l'Académie responsable de mon com-
mentaire ; je veux seulement profiter de ses lumières, qu'on sache
que j'en ai profité, et que, sans ses bontés et ses soins, le com-
mentaire serait bien moins utile.
Presque tout ce que j'ai envoyé n'est qu'un recueil de doutes.
En voici encore de nouveaux sur Cinna. Je supplie l'Académie de
les lire et de les résoudre.
Vous devez avoir entre les mains Cinna et Pohjeucte. Vous me
permettrez, quand vous m'aurez renvoyé le canevas du commen-
taire sur Pohjeucte, marginé, de vous le renvoyer une seconde
fois. Je compte embellir un peu cet ouvrage, qui est sec par lui-
même.
Je fais venir beaucoup de tragédies espagnoles, anglaises et
italiennes, dont la comparaison avec celles de Corneille ne ser-
vira pas peu à faire voir la supériorité de la scène française sur
celles des autres nations, supériorité dont nous avons l'obligation
à ce grand homme, et qui a contribué principalement à faire de
notre langue la langue universelle-.
Les Cramer ne comptent donner une annonce que quand ils
seront sûrs des graveurs et du temps auquel ils auront fini. Je
tâcherai de rendre service, dans cette alîaire, au libraire de
1. Editeurs, de Cayrol et François.
2. On a remarqué sans doute avec quelle respectueuse admiration Voltaire
parle toujours de Corneille dans la liberté d'une correspondance intime. Ce lan-
gage semble démentir les accusations de dénigrement systématique, et même
d'envie, qu'on lui a souvent adressées. Ne serait-il pas plus vrai d'attribuer les
sévérités, parfois excessives, les injustices même de son commentaire, à la fatigue
d'un long travail, à l'ennui d'un examen nécessairement minutieux? En effet, c'est
à la fin, c'est aux derniers ouvrages de Corneille que se trouvent surtout ces cri-
tiques trop vives et souvent irréfléchies. Il faut aussi avoir le courage d'avouer
que Corneille, tout grand qu'il est, ce créateur de la langue, comme l'appelle son
envieux éditeur, n'a pu tout réformer, le style, la prosodie, la scène. Il a con-
ANNI'-E 17 01. 471
l'Académie. Il n'y a, ce me semble, qu'une veuve qui paraisse ;
mais n'y a-t-il pas un enfant de dix à douze ans? La mère
pourrait me l'envoyer, je le ferais travailler chez les Cramer;
il apprendrait son art, et ce voyage lui serait très-utile. Si vous
le protégez et si vous approuvez mon idée, il n'y a qu'à me l'en-
voyer.
Je compte sur vous plus que sur personne ; continuez-moi votre
bonne volonté, et aidez-moi de vos avis.
4703. — A M. FYOT DE LA MARCHE i.
Fcrney, 8 octobre.
Mon cher oracle de Thémis et des Muses, votre lettre du
27 septembre m'a fait un plaisir presque aussi vif que votre appa-
rition à Ferney ou à Voltaire-, Oui, sans doute, j'irai à la Marche,
je verrai votre labyrinthe, et je voudrais ne point trouver de lil
pour en sortir.
Comptez que c'est un bienfait essentiel de permettre que votre
graveur travaille pour notre Corneille. Il n'y a point d'artiste à
Genève dans ce genre-là. On est obligé de dépendre des graveurs
de Paris, qui sont surchargés d'ouvrage. Je mourrais de vieillesse
et de dépit avant qu'ils eussent fini. Permettez donc que votre
protégé nous aide de dix estampes ^ et surtout ne l'empêchez
pas de recevoir des Cramer un petit honoraire. C'est une alïaire
d'environ cinquante louis : il n'est pas possible d'en user autre-
ment, je vous conjure de le souffrir.
Je renvoie, comme vous l'ordonnez, tous ses dessins, dont je
serve quelques défauts de son temps. Voltaire les a relevés; il le devait. Il ne
pouvait approuver ces rudesses de notre poésie primitive, ces incorrections, ces
fautes de langage, quoique étrangères à Corneille.
Mais de nos jours il s'est formé une autre classe de vengeurs do Corneille, qui
admirent tout, particulièrement ses défauts comme la jusiitication ilc leur propre
style. Ceux-là trouvent doublement leur compte en attaquant rillu>trc commen-
tateur. Ils rabaissent le génie d'un de nos plus grands écrivains cl travaillent
à leur gloire personnelle. (Xote des premiers éditeurs.)
1. Éditeur, Th. Foissct.
2. Allusion à celte plaisanterie de Marot à François !"■ :
C.-ir depuis peu j'ai basti à Clément
lit à .Marut, cjui est un pou plus luiiig.
3. Voltaire en indique douze dans sa lettre à de Vosge (n" i*.V2j). Il parli!
également de douze dans les lettres ci-après.
472 CORRESPONDANCE.
suis tros-contcnt, avec un petit mot de remerciement et d'in-
struction pour lui ^
Je vous avoue que, dans ces ornements, je demande célérité
plutôt que perfection ; je n'ai jamais trop aimé les estampes dans
les livres ; que m'importe une taille-douce quand je lis le second
livre de Virgile, et quel burin ajoutera quelque chose à la des-
cription de la ruine de Troie ? Mais les souscripteurs aiment ces
pompons, et il faut les contenter.
Je plains votre jeune homme s'il est obligé de lire les pièces
dont il gravera le sujet. Cinna et les belles scènes du Cid, de Pom-
pée, d'Horace et de Polyeucte, sont au-dessus de toute gravure, et
les autres pièces n'en méritent pas. Les premiers sujets sont déjà
distribués. Il est triste, j'en conviens, de travailler sur Agésilas et
sur Attila; mais je vous en aurai plus d'obligation, et je regarderai
votre condescendance comme une de vos plus grandes bontés.
J'aurais bien voulu vous montrer quelques-uns de mes com-
mentaires. L'entreprise est épineuse; il faut avoir raison sur
trente-deux pièces. Je consulte l'Académie, mais cela ne me suffit
pas ; je suis le contraire des commentateurs, je me déûe toujours
de mes jugements. Qu'il serait agréable de relire Corneille dans
votre beau château, avec vous et quelque adepte ! Le commen-
taire serait le résultat de nos conférences. Mille tendres res-
pects. V.
4704. — A M. BRET2.
A Ferney, 10 octobre.
J'ai parlé aux frères Cramer, monsieur, plus d'une fois, en
conformité de ce que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Ils
me paraissent surchargés d'entreprises; et je m'aperçois depuis
longtemps que rien n'est si rare que de faire ce que l'on veut.
Je suis très-fâché que votre Dayle^ ne soit pas encore imprimé.
On craint peut-être que ce livre, autrefois si recherché, ne le
soit moins aujourd'hui : ce qui paraissait hardi ne l'est plus. On
avait crié, par exemple, contre l'article David, et cet article est
infiniment modéré en comparaison de ce qu'on vient d'écrire en
Angleterre \ Un ministre a prétendu prouver qu'il n'y a pas une
1. Probablement la lettre 4925 qui, dans l'édition de Beuchot, est faussement
datée de juin. — L'autographe en fait foi. (Tu. F.)
2. Antoine Bret, né à Dijon en 1717, est mort en 1792.
3. Cette édition de Baj'le, projetée par Bret, n'a pas été exécutée.
4. David, ou l'Homme selon te cœur de Dieu: voyez tome V, page 573; et
XVIII, page 310.
ANNÉE 17GI. 473
seule action de David qui ne soit d'un scélérat digne du dernier
supplice; qu'il n'a point fait les Psaumes, et que d'ailleurs ces
odes hébraïques, qui ne respirent que le sang et le carnage, ne
devraient faire naître que des sentiments d'horreur dans ceux
qui croient y trouver de l'édification.
M. l'évéque Warburton nous a donné un livre ' dans lequel
il démontre que jamais les Juifs ne connurent l'immortalité de
l'ùme, elles peines et les récompenses après la mort, jusqu'au
temps de leur esclavage dans la Chaldée. M. Hume - a été encore
plus loin que Bayle et Warburton. Le Dictionnaire encyclopcdiqve
ne prend pas à la vérité de telles hardiesses, mais il traite toutes
les matières que Bayle a traitées. J'ai peur que toutes ces raisons
n'aient retenu nos libraires. Il en est de cette profession comme
de celle de marchande de modes : le goût change pour les livres
comme pour les coiffures.
Au reste, soyez persuadé qu'il n'y a rien que je ne fasse pour
TOUS témoigner mon estime et l'envie extrême que j'ai de vous
servir.
.V. B. Un gentilhoniuie de lîiniini, dans les États du pape, a
prononcé, devant l'Académie de himini, un discours éloquent en
faveur de la comédie et des comédiens. Il est parlé, dans ce dis-
cours, d'un fameux acteur qui a une pension du pape d'aujour-
d'hui, pour lui et pour sa femme. Ayant perdu son épouse, il a
été ordonné prêtre à Rome: ce qu'on n'aurait jamais fait, s'il y
avait la moindre tache d'ignominie répandue sur sa profession.
Ou appelle, dans ce discours, la manière dont M"' Lecouvreur a
été traitée une barbarie indigne des Français.
4705. — DE M. D'ALEMBI- RT.
A Paris, ce 10 octobre.
Je ne sais pas, mon cher et illustre mailie, si mes lettres sont aussi
plaisantes que vous le prétendez, mais je sais que tout ce qui se passe y
fournit bien matière; et s'il est vrai, comme vous le dites, qu'il est bon de
rire un peu pour la santé, jamais saison n'a été si favorable pour se bien
porter. Voici, par exemple, Paul Lefranc de Pompijjnan (je no sais si c'est
Paul l'apotre ou Paul le simple) (jui vient encore de fournir aux rieurs de
quoi rire par son lUoge historique du duc de liourijoijnc\ J'imaL;ine
1. Tlie Divine l.eiialion of Maxen.
2. Dans son Kssai sur le .tuicidc et Ciinmortalilè de Cdnit'.
3. Voyez tome XXIV, pa|,'C 200.
474 CORRESPONDANCE.
qu'on vous aura envoyé celle pièce, et (lu'en la lisant vous aurez dit comme
l'Ermite de La Fontaine :
Voici de quoi : si tu sais quelque tour,
Il te le faut employer, frère Luce.
(Nouvelle tirée de Boccace, 41, 42.)
Je sais que la matière est un peu délicate, et qu'en donnant des cro-
quignoles au vivant, il faut prendre garde d'égratigner le mort; mais
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire*.
On prétend que l'ompignan sollicite pour récompense de son bel ouvrage
une place d'historiographe des Enfants de France; je voudrais qu'on la lui
donnât, avec la permission de commencer dès le ventre de la mère, et la
défense d'aller au delà de sept ans. Je ne sais si cette impertinence vous
paraîtra aussi plaisante qu'à moi; mais il est sûr que
.... si Dieu m'avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes Lefranc verrait beau jeu 5.
Me voilà presque aussi en train de vous citer des vers que M. le théolo-
gien Martin Kahle, qui vous en citait tant-' de mauvais, pour vous prouver
que ce monde ridicule était le meilleur des mondes possibles. Laissons là
et Martin Kahle et Pompignan, et parlons de Corneille.
Nous avons relu vos remarques sur Ciivia, et vous avez dû recevoir la
réponse de l'Académie sur vos nouvelles critiques. Voulez-vous que je vous
parle net comme le Misanthrope*, et sur la pièce, et sur vos remanjues?
Je vous avouerai d'abord que la pièce me parait d'un bout à l'autre froide
et sans intérêt; que c'est une conversation en cinq actes, et en style tantôt
sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné; que cette froideur est le grand
défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre, et qu'à l'excep-
tion de quelques scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogane, et du
quatrième d'Héraclias.ie ne vois rien (dans Corneille en particulier) de cette
terreur et de cette pitié qui fait l'àme de la tragédie. Si je suis si difficile,
prenez-vous-en à vos pièces, qui m'ont accoutumé à chercher sur le théâtre
tragique de l'intérêt, des situations et du mouvement. Si je suivais donc
mon penchant, je dirais que presque toutes ces pièces sont meilleures à lire
qu'à jouer; et cela est si vrai qu'il n'y a presque personne aux pièces de
Corneille, et médiocrement à celles de Racine ; mais ce n'est pas le tout
d'avoir raison, il faut être poli : il faut donc de grands ménagements pour
avertir les gens qu'ils s'ennuient, et qu'ils n'osent le dire.
1. Vers de Corneille, dans le Cid, acte II, scène n.
2. La Fontaine, Fables, IX, xvii.
3. Voyez tome XXXVI, page 30J.
4. Acte II, scène i.
ANNFÎE 1761. 475
A l'égard de vos raisonnements et des nôtres sur les remords de Cinna,
qui, selon vous, viennent trop tard, et qui, selon nous, viennent assez tôt,
ce sont là, ce me semble, des questions sur lesquelles on peut dire le pour et
le contre sans se convaincre réciproquement. Je voudrais donc, sans pré-
tendre que vous ayez tort (car le diable m'emporte si j'en sais rien , je
voudrais que vous ne fissiez aucune critique qui fût sujette à contradiction,
et que vous vous bornassiez aux fautes évidentes contre le théâtre ou la
grammaire; vous aurez encore assez de besogne. Croyez-moi, ne donnez
point de prise sur vous aux sots et aux malintentionnés, et songez qu'un
vivant qui critique un mort en possession de l'estime publique doit avoir
raison et demie pour parler, et se taire quand il n'a que raison. Voyez
comme on a reçu les pauvres gens qui ont relevé les sottises d'Homère; ils
avaient pourtant au moins raison et demie, ces pauvres diables-lii; et le
grand tort de Lamolte n'a pas été de critiquer l'Uiade, mais d'en faire
une.
Réservez donc^ mon cher maître, les vessies de cochon au lieu d'encen-
soir pour lesPompignan et consorts; pour ceux-là, on ne demande qu'à rire
à leurs dépens ; et vous aurez le double plaisir de faire rire et d'avoir raison.
11 est vrai que si la guerre continue, je crois que Pompignan môme ne fera
plus rire personne. Pour moi, je rirai le plus longtemps que je pourrai, et
vous aimerai plus longtemps encore. Adieu, mon cher philosopiie.
470G. — A M. DE C HE.N E VI KRE S '.
Ferney, 10 octobre.
Les ermites de Ferney présentent leurs hommages aux liôpi-
taux de Versailles. Nous n'avons jamais si bien mérité le nom
d'ermites. J'ai cédé depuis deux mois les Délices à .M. le duc de
Villars. J'ai eu ([uelque temps M. le comte de Lauraguais-,
et à présent je suis tout à Corneille. L'entreprise est délicate; il
s'agit d'avoir raison sur trente-deux pièces : aussi je consulte
l'Académie toutes les postes, et je soumets toujours mon opinion
à la sienne. J'espère qu'avec cette précaution l'ouvrage sera utile
aux Français et aux étrangers. 11 faut se donner le plus d'occu-
pation que l'on peut pour se rendre la vie supportable dans ce
monde. Oue deviendrait-on si on perd son lenips à dire : Nous
avons perdu l'ondicliéry, les billets royaux perdent soixante pour
cent, les particuliers ne payent i)oint, les jésuites font baiHjue-
roule? \(jiis m'avouerez (jue ces discours seraient foil tristes. Je
1. I*;ditcur8, de Cayrol et Fraurois.
2. C'est le généreux amateur de l'art (lr;iiii;ii.i(|uc. (jui (jnnn.'i Jd.OOO francs
aux comédiens pour débarrasser la scène des spectateurs qui l'encombraient cl
détruisaient l'illusion. {Note des premiers éditeurs.)
476 COKRESPONDANCE.
prends donc mon parti de planter, de l)Atir, de commenter
Corneille, et de tâcher de l'imiter de loin, le tout pour éviter
l'oisiveté.
Vous souvenez-vous, mon cher ami, que j'eus, il y a quelques
années, une petite discussion avec MM. les intendants des postes
au sujet d'un assez gros paquet que vous m'aviez envoyé? J'ai
peur qu'ils ne m'aient joué à peu près cette année le même tour
dont je me plaignis alors. Je vous envoyai deux paquets, il y a
quelques mois, pour M""' de Fontaine; vous m'accusâtes la récep-
tion de l'un, vous ne m'avez jamais parlé de l'autre, et il estvrai-
semhlahle que M""^ de Fontaine n'a reçu aucun des deux. En tout
cas, il n'y a pas grand mal, car ce n'étaient que des rogatons.
Adieu ; nous vous emhrassons. Si vous rencontrez quelques
dévots dans votre chemin, dites-leur que j'ai achevé mon église,
et que le pape m'a envoyé des reliques ; et si vous rencontrez des
gens aimables, dites-leur que j'ai achevé mon théâtre.
47U7. — A MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Feriie}, 11 octobre.
Je reçois, madame, le portrait de M"'" de Pompadour. Il me
manque des yeux pour le voir; mais j'en trouve encore pour
conduire ma plume et pour vous remercier. Je perds la vue,
madame; je ne vois pas ce que je vous écris. Songez que vous
avez des yeux et un estomac. Conservez-les. Souvenez-vous de
ma Genevoise qui a cent trois ans ', et qui vient de se tirer d'une
hydropisie. Imitez-la. Priez pour moi quelque saint, afin que je
puisse venir vous faire ma cour et vous embrasser l'année pro-
chaine. J'ai reçu le même jour des reliques de Rome pour une
église que je fais bâtir, et le portrait de M""^ de Pompadour. Me
voilà très-bien pour ce monde-ci et pour l'autre.
Adieu, madame; je vous suis attaché avec le plus tendre res-
pect jusqu'au dernier moment.
4708. — A M. DAMILAVILLE.
Le 11 octobre.
Eh bien ! frère Thieriot m'a donc caché ma turpitude et celle
de Jolyot de Crébillon ! Certes, ce Crébillon n'est pas philosophe.
1. Alexandrine Fatio, veuve de Pierre Lullin, morte le li octobre 1762.
ANNÉE 1761. 477
Le pauvre vieux fou a cru que j'étais l'auteur du Droit du Sei-
gneur; et, sur ce principe, il a voulu se venger de l'insolence
d'Oreste, qui a osé marcher à côté d'Electre. Il a fait, avec le Droit
du Seigneur, la même petite infamie qu'avec Mahomet \ Il prétexta
la religion pour empêcher que Mahomet fût joué; et aujourd'hui
il prétexte les mœurs. Ilélas ! le pauvre homme n'a jamais su ce
que c'est que tout cela. Il faut, pour son seul châtiment, qu'on
sache son procédé.
Le meilleur de l'alTaire, c'est que, pouvant à toute force faire
accroire qu'il y avait quelques libertés dans le second acte, il ne
s'est jeté que sur le troisième et le quatrième, qu'on regarde
comme des modèles de décence et d'honnêteté, et où le marquis
fait éclater la vertu la plus pure. Le mauvais procédé de ce
poète, aussi méprisable dans sa conduite- que barbare dans ses
ouvrages, ne peut faire que beaucoup de bien. Le pui)lic n'aime
pas que la mauvaise humeur d'un examinateur de police le prive
de son plaisir.
Qu'en pensent les frères? Pour moi, je me console avec Pierre.
Le plat ouvrage que le Testament de Belle-Islc\
On prétend qu'on aura bientôt une nouvelle édition des Car''
et des Ah! ah ^ ! En attendant, on chante Moïse-Aai'on.
4709. — A M. LE COMTE D'A IIGEMTAL.
11 octobre.
Je m'arrache, pour vous écrire, à quelque chose "^ de bien sin-
gulier que je fais pour vous plaire.
0 mes anges! je réponds donc à votre lettre du 5 octobre.
Que ne puis-je en même temi)s travailler et vous écrire! Allons
vite!
D'abord vous saurez que je ne suis point le I5onneau du Ber-
lin des parties casuellcs; que je n'ai nulle part à la tuméfaction
1. En qualité de censeur, il avait refuse de l'approuver. Voyez tome IV, page 9ô.
2. Ce fut en faveur de Crébiilon que fut rendu l'arrêt du conseil du '21 mars
1759, ([ue Colle appelle au dcslionneur (tes ye/is de lettres, qui ju^'c que les pro-
durtions de l'esprit ne sont point au raii^r des effets saisissables. Parmi les créan-
ciers de Crébiilon était le maître de pension de son (ils. (15.)
3. Le Testament du maréchal de Uelk-lsle, 1701, in-l.', est de Clievrier.
4. Voyez tome; XMV, pai^'e '201.
'6. Voyez tome XXIV, page '20;i.
0. Probablement la tragédie d'Olymiiie.
478 CORRESPONDANCE.
du ventre de M"'' IIus^ ; que je ne lui ai jamais rien fait ni rien
fait faire, ni rôle ni enfant; qu'Atide ne lui fut jamais destinée;
que je souhaite passionnément qu'Atide soit jouée par la fille à
Dubois, laquelle Dubois a, dit-on, des talents. Ainsi ne me menacez
point, et ne prêchez plus les saints.
Quant au Droit du Seigneur, je n'ai jamais pris Ximenès pour
mon confident. Quiconque l'a instruit a mal fait; mais Crébillon
fait encore plus mal. Le pauvre vieux fou a encore les passions
vives; il est désespéré du succès d'Oreste, et on lui a fait accroire
que son Electre est bonne. Il se venge comme un sot. S'il avait le
nez fin, il verrait qu'il y aurait quelque prétexte dans le second
acte; mais il a choisi pour les objets de ses refus le troisième et
le quatrième, qui sont pleins de la morale la plus sévère et la
plus touchante. Voici mon avis, que je soumets au vôtre.
Je n'avoue point le Droit du Seigneur; mais il est bon qu'on
sache que Crébillon l'a refusé parce qu'il l'a cru de moi. Il
renouvelle son indigne manœuvre de Mahomet, par laquelle il
déplut beaucoup à M"" de Pompadour, Il est sûr qu'il déplaira
beaucoup plus au public, et qu'il fera grand bien à la pièce.
C'est d'ailleurs vous insulter que de refuser, sous prétexte de
mauvaises mœurs, un ouvrage auquel il croit que vous vous
intéressez. Vous avez sans doute assez de crédit pour faire jouer
malgré lui cette pièce.
Venons à l'Académie ; elle a beau dire -, je ne peux aller contre
mon cœur; mon cœur me dit qu'il s'intéresse beaucoup à Cinna
dans le premier acte, et qu'ensuite il s'indigne contre lui. Je
trouve abominable et contradictoire que ce perfide dise :
Qu'une àme généreuse a de peine à faillir !
(Acte m, scène m.)
Ah! lâche! si tu avais été généreux, aurais-tu parlé comme tu
fais à Maxime, au second acte?
L'Académie dit qu'on s'intéresse à Auguste, c'est-à-dire que
l'intérêt change ; et, sauf respect, c'est ce qui fait que la pièce est
froide. Mais laissez-moi faire, je serai modeste, respectueux, et
pas maladroit.
Tout viendra en son temps. Je ne suis pas pressé de pro-
gramme; j'accouche, j'accouche : tenez, voilà des Gouju ^
1. Cette actrice du Thùàtre-Franrais était entretenue par Berlin, trésorier des
parties casuelles.
2. Voyez page 47 i.
3. Lettre de Charles Gouju; voyez tome XXIV, page 255.
ANNÉE 17 CI. 479
Eh bien, rien de décidé sur l'amiral lîorryor? Et le roi d'Es-
pagne, épouse-t-il i ? traite-t-il-?
M. le duc de Clioiseul m'a envoyé des reliques de Rome.
Si je ne réussis pas dans ce monde, mon affaire est sûre dans
l'autre.
Je reçus le même jour les reliques et le portrait de M"" de
Pompadour, qui m'est venu par bricole.
Voilà bien des bénédictions ; mais j'aime mieux celles de mes
anges.
M"' Corneille joue vendredi Isménie dans Mèropc. N'est-ce pas
une honte que nos histrions fassent jouer ce rôle par un homme ',
et qu'ils suppriment les chœurs dans Œdipe? Les barbares !
4710. — DU CARDINAL DE BERMS.
A Saint-Marcel, 13 d'octobre.
Je lie suis point ingrat, mon clier confrère; j'ai toujours senti et avoué
que les lettres m'avaient été plus utiles que les hasards les plus heureux de
la vie. Dans ma plus grande jeunesse, elles m'ont ouvert une porte agréable
dans le monde; elles m'ont consolé de la longue disgrâce du cardinal de
Fleury et de l'inflexible dureté de l'évèque de Mirepoix*. Quand les cir-
constances m'ont poussé comme malgré moi sur le grand théâtre, les lettres
ont fait dire à tout le monde : Au moins celui-là sait lire et écrire. Je les
ai quittées pour les atTaires, sans les avoir ouljJiées, et je les retrouve avec
plaisir.
Vous me souliaitez des indigestions; cola n'est guère possible au-
jourd'hui : il y a douze ans que je suis fort sobre; mais j'ai une humeur
goutteuse dans le corps, qui n'est pas encore bien fixée aux extrémités, et
qui pourrait bien m'obligor d'aller consulter l'oracle de Genève. Dans cette
consultation, il entrerait autant de désir de vous revoir que d'envie de gué-
rir. Envoyez-moi votre Épîlre sur l'Agriculture. Je ne bâtis point, mais je
répare mon vieux château do Vic-sur-Aisne; je plante mon jardin et les bords
de mes prés : voilà toutes les dépenses que l'état de mes revenus me per-
met. Au lieu de deux cent mille livres de revenu que vous me donnez, j'en
•1. Oliarles IIJ, votif depuis le 27 .scploiiihre 17()(), no se n'inaria pas.
2. Le parte de famille du 1;> août avait été ratifié le S ^eplemlire, mais n'était
pas cncfirc publié.
3. Voyez tome IV, pape 17(5.
4. (^î pri'-lat, nommé Boyer, qui a été si ridiculisé par Voltaire, av ii( ce (jue
l'on appelait la feuille des biiiiéficcs, c'est-à-dire la présentation pour li;s abba\es
et autres revenus ecclésiastiques. Ce n'est pas lui, mais le cardinal de Fleury qui,
aux sollicitations do l'abbé de Bcrnis, répondit : « Non. monsieur l'abbé, vous
n'aurez rien tant que je vivrai; » à quoi Borais répliijua : <i Kh bien, monsei -
faneur, j'attendrai. » (B.)
480 COURESPOiNDANCE.
ai à peine quatre-vingt mille; mais les premiers diacres de l'Église romaine
n'en avaient pas tant, et je ne suis pas fàclié d'ôtre le plus pauvre des car-
dinaux fran(.'ais, parce que personne n'ignore qu'il n'a tenu qu'à moi d'ôtre
le plus riche. Je suis content, mon cher confrère, parce que j'ai beaucoup
réfléchi et comparé, et que lors(iu'à la première dignité de son état on joint
le nécessaire, une santé passable, et une àme douce et courageuse, on n'a
plus (pie dos grâces à rendre à la Providence. Je serai à la fin du mois à
Montélimart. oiî je compte passer l'hiver. Votre banquier de Lyon pourrait
remettre le paquet au sieur Henri Gonzebas, qui fait mes commissions dans
cette ville : c'est un bon Suisse fort exact, qui me ferait tenir cette paco-
tille- elle vous reviendrait par la môme voie sans aucun inconvénient.
Pierre Corneille et François de Voltaire me suivent dans tous mes voyages.
Adressez désormais toutes vos lettres à Montélimart; elles me font le plus
"rand plaisir du monde. Je vois que vous êtes gai; cela prouve que vous
êtes sage, que vous voyez et sentez comme il faut voir et sentir les choses
de ce pauvre monde. Adieu, mon cher confrère, je vous suis fidèlement et
tendrement attaché.
471i. — A M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES i.
Du 20 octobre.
Vous n'êtes donc venu chez moi, monsieur, vous ne m'avez
offert votre amitié, que pour empoisonner par des procès la fin
de ma vie. Votre agent, le sieur Girod, dit, il y a quelque temps,
à ma nièce, que si je n'achetais pas cinquante mille écus, pour
toujours, la terre que vous m'avez vendue à vie, vous la ruineriez
après ma mort; et il n'est que trop évident que vous vous préparez
à accahler du poids de votre crédit une femme que vous croyez
sans appui, puisque vous avez déjà commencé des procédures
que vous comptez de faire valoir quand je ne serai plus.
J'achetai votre petite terre de Tournay à vie, à l'âge de soixante
et six ans-, sur le pied que vous voulûtes. Je m'en remis à
votre honneur, à votre probité. Vous dictâtes le contrat ; je signai
aveuglément. J'ignorais que ce chétif domaine ne vaut pas douze
cents livres ■' dans les meilleures années; j'ignorais que le sieur
Chouet, votre fermier, qui vous en rendait trois mille livres, y
1. Cette lettre, imprimée par Beuchot, a été republice par M. Foisset, dans
la Correspondance de Voltaire et du président de Drosses, page 149; par M. de
Mandat-Grance}', dans les Lettres de Voltaire à M. le conseiller Le Bault, page 31 ;
et par 31. II. Beaune, dans Voltaire au collège, page 86 : ces deux derniers l'ont
réimprimée d'après les copies faites pour MM. Le Bault et Fyot de La Marche.
2. Soixante-quatre ans.
3. Je viens de l'affermer douze cents livres, trois quarterons de paille, et un
char de foin. (Note de Voltaire.)
ANNÉE 1761. 481
en avait perdu vingt-deux mille. Vous exigeâtes de moi trente-
cinq mille livres : je les payai comptant; vous voulûtes que je
fisse, les trois premières années, pour douze mille francs de répa-
rations : j'en ai fait pour dix-huit mille en trois mois, et j'en ai
les quittances.
J'ai rendu très-logeable une masure inhabitable. J'ai tout amé-
lioré et tout embelli, comme si j'avais travaillé pour mon fils, et la
province en est témoin ; elle est témoin aussi que votre prétendue
forêt, que vous me donnâtes dans vos mémoires pour cent ar-
pents, n'en contient pas quarante. Je ne me plains pas de tant de
lésions, parce qu'il est au-dessous de moi de me plaindre.
Mais je ne peux souffrir, et je vous l'ai mandé, monsieur, que
vous me fassiez un procès pour deux cents francs, après avoir reçu
de moi plus d'argent que votre terre ne vaut. Est-il possible que,
dans la place où vous êtes, vous vouliez nous dégrader l'un et
l'autre au point de voir les tribunaux retentir de votre nom et
du mien pour un objet si mé])risable?
Mais vous m'attaquez, il faut me défendre ; j'y suis forcé. Vous
me dîtes, en me vendant votre terre au mois de décembre 1758,
que vous vouliez que je laissasse sortir des bois de ce que vous
appelez la forêt; que ces bois étaient vendus à un gros marchand
de Genève* qui ne voulait pas rompre son marché. Je vous crus
sur votre parole : je vous demandai seulement quelques moules
de bois de chauffage, et vous me les donnâtes en présence de ma
famille.
Je n'en ai jamais pris que six, et c'est pour six voies de bois
que vous me faites un procès! Vous faites monter ces six voies à
douze, comme si l'objet devenait moins vil !
Mais il se trouve, monsieur, que ces moules de bois m'ap-
partiennent, et non-seulement ces moules, mais tous les bois
que vous avez enlevés de ma forêt depuis le jour que j'eus le
malheur de signer avec vous.
Vous me faites un procès dont les suites ne peuvent tomber
que sur vous, quand même vous le gagneriez. Vous me faites
assigner au nom d'un paysan de cette terre, à qui vous dites à
présent avoir vendu ces bois en question. Voilà donc ce gros
marchand de Genève avec qui vous aviez contracté! Il est de no-
toriété pubiitiue (|ue jamais vous n'aviez vendu vos bois à ce
paysan; que vous les avez fait exploiter et vendre par lui à Genève
pour votre compte : tout Genève le sait; vous lui doniiic/. dcuv
1. L'aclc dit : à un tonnelier.
il. — Cou IIKSI'ONUA.NCK. IX. 31
4S2 COnUESPONDANCE.
pièces de vinpft et un sous par jour pour faire l'exploitation, avec
un droit sur chaque moule de bois, dont il vous rendait com])tc;
il a toujours compté avec vous de clerc à maître. Je crus le sieur
Girod, votre agent, quand il me dit que vous aviez fait une vente
réelle. Il n'y en a point, monsieur : le sieur Girod a fait vendre
eu détail, pour votre compte, mes propres Lois, dont vous me
redemandez aujourd'hui douze moules.
Si vous avez fait une vente réelle à votre paysan, qui ne sait
ni lire ni écrire, montrez-moi l'acte par lequel vous avez vendu,
et je suis prêt à payer.
Quoi ! vous me faites assigner par un paysan au bas de l'exploit
même que vous lui envoyez, et vous dites dans votre exploit que
vous fîtes avec lui une convention verbale! Cela est-il permis, mon-
sieur? Les conventions verbales ne sont-elles pas défendues par
l'ordonnance de 1667 pour tout ce qui passe la valeur de cent
livres ?
Quoi, vous auriez voulu, en me vendant si chèrement votre
terre, me dépouiller du peu de bois qui peut y être! Vous en
aviez vendu un tiers il y a quelques années; votre paysan a
abattu l'autre tiers pour votre compte. Votre exploit porte qu'il
me vend le moule douze francs, et qu'il vous en rend douze francs
(en déduisant sans doute sa rétribution) : n'est-ce pas là une
preuve convaincante qu'il vous rend compte de la recette et de
la dépense, que votre vente prétendue n'a jamais existé, et que je
dois répéter tous les bois que vous fîtes enlever de ma terre?
Vous en avez fait débiter pour deux cents louis ; et ces deux
cents louis m'appartiennent. C'est en vain que vous fîtes mettre
dans notre contrat que vous me vendiez à vie le petit bois
nommé forêt, excepté les bois vendus. Oui, monsieur, si vous les
aviez vendus en effet, je ne disputerais pas ; mais, encore une
fois, il est faux qu'ils fussent vendus, et si votre agent^ (votre
agent, c'est-à-dire vous) s'est trompé, c'est à vous à rectifier
cette erreur.
J'ai supplié monsieur le premier président, monsieur le pro-
cureur général-, M. le conseiller Le Bault, de vouloir bien être
nos arbitres. Vous n'avez pas voulu de leur arbitrage ; vous avez
dit que votre vente au paysan était réelle : vous avez cru m'ac-
cabler au bailliage de Ge.x ; mais, monsieur, quoique monsieur
1. Pardieu! l'agent n'est là que par politesse. {Note de Voltaire sur la copie
envoyée au conseiller Le Bault.)
2. Quarré de Quintin.
ANNÉE 1761. 483
votre frère soit bailli du pays, et quelque autorité que vous puis-
siez avoir, vous n'aurez pas celle de changer les faits : il sera
toujours constant qu'il n'y a point eu de vente véritable.
Vous dites, dans votre exploit signifié à ce paysan, que vous
lui vendîtes une certaine quantité de bois. Quelle quantité, s'il
vous plaît? Vous dites que vous les fîtes marquer. Par qui ? Avez-
vous un garde-marteau? aviez-vous la permission du grand-
maître des eaux et forêts? En un mot, monsieur, la justice de
Gcx est obligée de juger contre vous, si vous avez tort; elle juge-
rait contre le roi, si un particulier plaidait avec raison contre le
domaine du roi. Le sieur (lirod prétend qu'il fait trembler en
votre nom les juges de Gex : il se trompe encore sur col article
comme sur les autres.
S'il faut que monsieur le chancelier, et les ministres, et tout
Paris, soient instruits de votre procédé, ils le seront ; et s'il se
trouve dans votre compagnie respectable une personne qui vous
approuve, je me condamne.
Vous m'avez réduit, monsieur, à n'être qu'avec douleur
votre, etc.
4712. — A M. 1' YOT DE LA MARCHE >.
(l'ancien premier président.)
A Fcrncy, 20 octobre 1701.
Votre charmante lettre du 5 octobre m'a trouvé, mon très-
respectable ami, dans un moment d'enthousiasme et l'a redou-
blé ; vous avez été le génie qui m'a conduit ; vous devez savoir,
en qualité de génie, que le sujet d'une tragédie me passait par
la tête. Je ne voulais ni de froide politique, ni de froide rhéto-
rique, ni de froides amours. J'ai trouvé tout ce que les |)lus
grands noms ont de plus imposant, tout ce que la religion
secrète des anciens, si sottement calomniée par nous, avait de
plus auguste, de plus terrible et de plus consolant, tout ce que
les i)assions ont de i)lus déchirant, les grandeurs de ce monde
de plus vain et de plus misérable, et les infortunes humaines de
plus allreux. Ce sujet s'est emparé de moi avec tant de \iolence
que j'ai fait la i)ièce- en six jours, en comptant un peu les nuits.
Ensuite il a fallu corriger, voih'i poun|uui je vous remercie si
tard do toutes Irs bontés dont vous m'hoiioi'cz.
1. f;clilcijr, Th. Foissut.
2. Olympie.
484 CORRESPONDANCE.
Jo suppose qu'enfin vous avez des nouvelles de M de Paulmy \
cl pcut-C'trc est-elle chez vous. Permettez que je vous en félicite
et que je lui présente mon respect. Je suis ému plus qu'un autre
des sentiments de la nature, car c'est ce qui domine dans la
pièce dont je vous parle. C'est ce qui me faisait verser des larmes
en écrivant cet ouvrage avec la rapidité des passions.
Vous avez dû, cher et illustre bienfaiteur des arts, recevoir
par M. de Varennes, secrétaire de la noblesse de Bourgogne, un
paquet où étaient les dessins de votre graveur. Je vous ai con-
juré de permettre qu'il travailhU pour Pierre, et que les Cra-
mer lui donnassent un petit honoraire. Je persiste dans ma
prière.
Je vous rends grâce de l'arbitrage de monsieur votre frère-,
que vous daignez me proposer. Il eût été bien doux et bien hono-
rable pour moi d'avoir toute votre famille pour arbitre. Mais
M. de Brosses n'en veut point =" ; il veut plaider, parce qu'il croit
que ce qu'on appelle la justice de Gex n'osera le condamner, et
que je n'oserai en appeler au parlement. C'est en quoi il se
trompe. Je respecte trop votre auguste compagnie pour la
craindre. Je lui ai écrit à lui-même une lettre très-ample, dans
laquelle je lui remets devant les yeux tousses procédés ^ et je
finis par lui dire que, s'il y a un seul homme dans Dijon qui
l'approuve, je me condamne. J'aurai l'honneur de vous envoyer
copie de ma lettre ; elle répond à tout ce que vous me faites l'hon-
neur de me dire ; tout y est expliqué : c'est un factum adressé à
lui-même ; vous me jugerez. J'aimerais mieux vous envoyer ma
tragédie, mais venez la voir jouer sur mon théâtre, il est joli.
Nous y avons représenté Mcrope, nous avons fait pleurer jusqu'à
des Anglais. Oh! que le cher Ruffey^ aurait dormi ! Vous ne
pouvez savoir à quel point je vous respecte et je vous aime. V.
1. Suzanne, fille puînée de l'ancien premier président de La Marche, mariée à
Antoine-René de Voyer d'Argenson, marquis de Paulmy, né le 22 novembre 1722,
mort le 13 août 1787. Leur fille unique épousa le duc de Luxembourg.
Le marquis de Paulmy avait été ambassadeur à Venise, membre des trois Aca-
démies, et créateur de l'immense bibliothèque de l'Arsenal. C'est lui qui a publié
les 40 premiers volumes de la Bibliothèque des roinans. {Noie du premier éditeur.)
2. M. Fyot de Neuilly.
3. C'étaient précisément les arbitres invoqués par le poëte qui avaient décline
l'arbitrage. Il était même de règle en Bourgogne qu'un membre du parlement ne
pouvait être arbitre, sinon dans une affaire de famille. (Arrêt du 25 novembre 1571,
cité dans le Répertoire de jurisprudence, au mot Arbitrage.)
4. La lettre du 20 octobre 17G1.
.'). Voyez la lettre à d'Argental, du 14 septembre 17C1.
ANNEE 17GI. 485
4'J3. — A M. FYOT DE LA MARCHE'.
(KILS.)
A Fernc}^, 20 octobre 17C1.
Monsieur, j'ose à la fois vous remercier de l'arbitrage que
vous avez daigné accepter, et plaindre M. de Brosses de ne s'y
être pas soumis. Je prends la liberté de vous envoyer la lettre
que je lui écris. Je suis réduit à n'en faire juge que votre bon-
neur, sans avoir la consolation de voir ce procès terminé par
votre boucbe. Vous me jugerez en secret, et ce sera tant pis
pour celui qui n'a pas voulu votre jugement définitif. Cette alîaire
est plus grave qu'il ne pense. Il est triste d'être condamné una-
nimement par tous les gentilsbommes de la province, et plus
triste encore de l'être dans votre cœur. Je ne vois pas ce qu'il
peut répondre. Il ne peut que me répéter son aurl sacra famés.
Mais l'or du pays des féticbes ne vaut pas assurément votre
estime, et c'est là ce que j'ambitionne. Je suis avec un profond
respect, monsieur, votre très-bumble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
471i. — A M. D'ALEMBERT.
20 octobre.
A quoi pensez-vous, mon très-cber pbilosopbe, de ne vouloir
que rire de l'bistoriograpbe Lefranc de Pompignan? Ne savez-
vous pas qu'il compte être à la tête de l'éducation de M. le duc
de Berry2 avec son fou de frère ; que ce sont tous deux des per-
sécuteurs, que les gens de lettres n'auront jamais de plus cruels
ennemis? Il me paraît qu'il est d'une conséquence extrême de
faire sentir à la famille royale elle-même ce que c'est que ce
malheureux. Il faut se mettre à genoux devant monsieur le dau-
phin, en fessant son historiographe.
Voici ce qu'une bonne ùme m'envoie de Monlauhan '. Si
vous étiez une bonne Ame de Paris, cela vaudrait bien mieux;
mais, maître Bertrand, vous vous servez de la patte de lîaton.
Il est sûr que ce détestable ennemi de la littérature a ca-
lomnié tous les gens de lettres, quand il a eu riiouncur de
parler à monsieur le daiipliiii. Sou épîlrc dcdicatoiic ' est pire
i. Éditeur, II. Henime.
2. Depuiii Louis XVL
3. Les Car; voyez tome XXIV, pnpc 2(11.
4. Do Hon lîloye liisturique de monseigneur le duc de Bourgogne. La dédicaco
est adressée au dauphin et à la dauphine, père et mère du prince.
486 CORRESPONDANCE.
que son discours à l'Académio; ce sont là de ces coups qu'il faut
parer. Il ne faut pas seulement le rendre ridicule, il faut qu'il
soit odieux. Mettons-le hors d'état de nuire en faisant voir com-
bien il veut nuire.
Vraiment vous avez mis le doigt dessus en disant que Cor-
neille est froid, du moins Cinna n'est pas fort chaud ; mais d'où
vient en partie cette glace? de la note de l'Académie. Elle me dit
dans sa note (et c'est vous qui l'avez écrite ') qu'on s'intéresse à
Auguste. Eh ! messieurs, c'est à Cinna qu'on s'intéresse dans le
premier acte : car vous savez qu'on aime tous les conspirateurs.
Cinna est conjuré, il est amant, il fait un tableau terrii)lc des
proscriptions, il rend Auguste exécrable; et puis, messieurs, on
s'intéresse, dites-vous, à Auguste ! on change donc d'intérêt, il
n'y en a donc point; et voilà ce qui fait que votre fille est muette-.
Proposez ce petit argument quand vous irez là ; mais ce n'est pas
assez de savoir la langue, il faut connaître le théâtre. Ah! mon
cher philosophe, il n'est que trop vrai que notre théâtre est à la
glace. Ah ! si j'avais su ce que je sais! si on avait plus tôt purgé
le théâtre de petits-maîtres^ ! si j'étais jeune ! Mais, tout vieux que
je suis, je viens de faire un tour de force, une espièglerie de
jeune homme. J'ai fait une tragédie en six jours ''; mais il y a
tant de spectacle, tant de religion, tant de malheur, tant de na-
ture, que j'ai peur que cela ne soit ridicule. L'œuvre des six jours
est sujette à rencontrer des railleurs.
J'ai actuellement le plus joli théâtre de France. Nous avons
joué Mérope; M"' Corneille a été applaudie ; M"'*" Denis a fait pleurer
des Anglaises. Les prêtres de Genève ont une faction horrible
contre la comédie; je ferai tirer sur le premier prêtre socinien
qui passera sur mon territoire.
Jean-Jacques est un jean-f , qui écrit tous les quinze jours
à ces prêtres pour les échauffer contre les spectacles. Il faut
pendre les déserteurs qui combattent contre leur patrie. Aimez-
moi beaucoup, je vous en prie : car je vous aime, car je vous
estime prodigieusement; car tous les êtres pensants doivent être
tendrement unis contre les êtres non pensants, contre les fana-
tiques et les hypocrites, également persécuteurs.
i. Voyez la lettre 4705.
2. Molière, Médecin malr/ré lui, acte II, scène vi.
3. La suppression des banquettes sur la scène est de 1759.
4. Olympie.
ANNÉE 1761. 487
i7l5. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
20 octobre.
0 anges! ô anges! nous répétions Mlrmpc, que nous avons
jouée sur notre très-joli thcAtre, et où Marie Corneille s'est attiré
beaucoup d'applaudissements dans le récit d'Isniénie, que font à
Paris de vilaifis hommes •; elle était charmante.
En répétant Mlrope, je disais : Voilà qui est intéressant; ce ne
sont pas là de froids raisonnements, de l'ampoulé et du bour-
geois; ne pourrais-tu pas, disais-je tout bas à V faire quelque
pièce qui tînt de ce genre vraiment tragique? Ton Dnii Pldre sera
glaçant avec tes états généraux et ta Marie de Padille. Le diable
alors entra dans mon corps. Le diable? non pas : c'était un ange
de lumière, c'était vous. L'enthousiasme me saisit. Esdras n'a ja-
mais dicté si vite-. Enfin, en six jours de temps, j'ai fait ce que
je vous envoie. Lisez, jugez; mais pleurez.
Vous me direz peut-être que l'ouvrage des six jours est sou-
vent bafoué, d'accord ; mais lisez le mien. Il y a deux ans que je
cherchais un sujet; je crois l'avoir trouvé \ Mais, dira M°"- d'Ar-
gental, c'est un couvent, c'est une religieuse, c'est une confession,
c'est une communion. Oui, madame, et c'est par cela môme que
les cœurs sont déchirés. Il faut se retrouver à la tragédie pour
être attendri. La veuve du maître du monde aux Carmélites,
retrouvant sa fille épouse de son meurtrier; tout ce que l'an-
cienne religion a de plus auguste, ce que les plus grands noms
ont d'imposant, l'amour le plus malheureux, les crimes, les
remords, les passions, les plus horribles infortunes, en est-ce
assez ? J'ai imaginé comme un éclair, et j'ai écrit avec la rapidité
de la foudre. Je tomberai peut-être comme la grêle. Lisez, vous
dis-je, divins anges, et décidez.
Voici peut-être de quoi terminer les tracasseries de la Comé-
die. Fi! Zulimrl cela est commun et sans génie. Donnez la
veuve d'Alexandre '• à Dumesnil, la fille d'Alexandro ■' à Clairon,
et allez.
M"' lins m'a écrit; elle atteste les dieux contre vous. Qu'elle
1. Voyez tome IV, page 176.
2. Suivant quelques Pères, Esdras dicta do mémo ire les livres de l'Ancien
Testament qui i-taient perdus.
3. La tra>:cdie d'Olympie.
i. Statira.
5. Olympie.
488 CORRESPONDANCE.
accouche ; j'ai bien accouché, moi, et je n'ai été que six jours
en travail. Que dites-vous de M"' Arnould et du roi d'Espagne?
0 charmants anges! je l)aise le l)out de vos ailes. V , le
vieux V , Agé de soixante et huit ans commencés^
i71G. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
2i octobre.
Il était impossible, mes cliers anges, qu'il n'y eût des bêtises
dans le petit manuscrit- dont je vous ai régalés. La rapidité
d'Esdras ne lui a pas permis d'éviter les contradictions, ni à moi
non plus.
Il y a un Cassandre pour un Antigone à la fin du quatrième
acte. Voici la correction toute musquée ; il n'y a qu'à la coller
avec quatre petits pains rouges. Je supplie mes anges de m'aver-
tir des autres bêtises. J'ai lu cette pièce de couvent à M. le duc
de Villars et à des hérétiques. Oh, dame! c'est qu'on fondait en
larmes à tous les actes; et si cela est joué, bien joué, joué, vous
m'entendez, avec ces sanglots étouffés, ces larmes involontaires,
ces silences terribles, cet accablement de la douleur, cette mol-
lesse, ce sentiment, cette douceur, cette fureur, qui passent des
mouvements des actrices dans l'àme des écoutants, comptez
qu'on fera des signes de croix. Cependant, si on ne joue pas le
Droit (lu Seigneur, je renonce au tripot. Je crois. Dieu me par-
donne , que j'aime Mathurin autant qu'Olympie. Je ne suis
pas fâché qu'on ait brûlé frère Malagrida ; mais je plains fort
une demi -douzaine de Juifs qui ont été grillés. Encore des
auto-da-fé dans ce siècle ! et que dira Candide ? Abominables
chrétiens! les nègres, que vous achetez douze cents francs,
valent douze cents fois mieux que vous ! Ne haïssez-vous pas bien
ces monstres ?
Et l'Espagne? pour Dieu, un petit mot de l'Espagne.
4717. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
Ferney, par Genève, 24 octobre.
Monsieur, ne nous impatientons ni l'un ni l'autre; nous avons
tous deux la même passion, nous viendrons à bout de la satis-
faire. Jusqu'à ce que Votre Excellence ait rejeté mon idée, je
1. Voltaire allait avoir 67 ans le 21 novembre.
2. Le manuscrit d'Olympie.
ANNÉE 17f. I. 489
persisterai dans le dessein de faire un volume 'm-k° de Pierre le
Grand, et voici comme je compte procéder : j'aurai l'honneur de
vous envoyer ce qui a déjà été imprimé, corrigé à la main, sui-
vant vos instructions, avec toute la suite, écrite à demi-page; et
ensuite, me conformant îi vos observations pour cette seconde
partie comme pour la première, je vous déj)éc]îerai, sans perte
de temps, le même volume entièrement corrigé suivant vos ordres.
Trouvez-vous cet arrangement de votre goût? Soyez sûr que vous
serez obéi très-ponctuellement. Le Commentaire sur Corneille est un
ouvrage immense, et je suis bien faible et bien vieux; mais je
trouverai des forces quand il s'agira de Pierre le Grand et de
vous. Les vraies passions donnent des forces, en donnant du
courage. Votre Excellence a dû recevoir mes tendres et respec-
tueux remerciements pour M""^^ Corneille ; elle joue la comédie
comme son grand-père en faisait : les filles des grands hommes
en sont dignes. Si vous avez pris Colberg^, comme on le dit,
permettez que je vous fasse mon compliment.
Recevez les tendres respects de votre, etc.
4718. — A M. LE MARQUIS DE CIIAL VELIN.
A Ferney, 23 octobre.
Votre Marseillais, monsieur, est très-aimable, et M. Guastaldi
encore plus. Mais il me traduit d'un style si facile, si naturel, si
élégant, qu'on croira quelque jour que c'est lui qui a fait Alzirc,
et que c'est moi qui suis son traducteur. Je le remercie tant que
je peux. Je ne prends pas la liberté d'envoyer la lettre- à Votre
Excellence, parce que j'y prends celle de parler de vous, et
qu'après tout il n'est pas honnête de dire des vérités en face.
Est-il vrai que la belle, la vertueuse Ilormenestrc repassera
les montagnes au printemps? Vous souviendrez-vous de lîaucis
et de l'hilémon? Notre cabane ne s'est pas encore changée en
temple, mais elle l'est en théâtre. Nous en avons un à Ferney
digne de madame l'ambassadrice; elle aura aussi le jjlaisir d'en-
tendre la messe dans une église toute neuve, que je viens de l'aire
bAtir exprès j)our vous. Le dernier acte de ministre des affaires
étrangères (ju'a fait M. le duc de Choiseul a été de m'envoyer des
reliques^ de la part du pape. Ainsi vous aurez chez moi le pro-
1. CoUjctr ne fut pris par les Russes que le 10 décembre.
'2. Elle manque. (H.)
3. Voyez page 471).
490 COHUIiSPONDANCIL
fane et le sacré à choisir, et nous vous donnerons de plus une
pièce nouvelle très-édifiante.
Si je n'étais pas guédé de vers, je crois que j'en ferais pour
M. de Laudon. La prise de Schweidnitz ' me paraît la plus belle
action de toute la guerre, et celle que l'on fait aux jésuites me
paraît vive.
Il me vint ces jours passés un jésuite portugais qui me dit
qu'il sortait de l'Italie, parce qu'ils y étaient trop mal venus. Il
me demanda de l'emploi dans ma maison : cela me fit souvenir
de l'aumônier Poussatin-. Je lui proposai d'être laquais, il accepta ;
et sans M'"" Denis, qui n'en voulut point, il aurait eu l'honneur
de vous servir à hoire à votre passage. C'est dommage que cette
affaire soit manquée.
Je vous présente mon très-tendre respect,
iTlO. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 25 octobre.
Vous dites, monseigneur le maréchal, que mes lettres ne sont
point gaies. M. le duc de Villars m'en a averti ; mais il se porte
bien, il digère, il s'en retourne gros et gras. Ce n'est guère qu'à
ces conditions qu'on est de bonne humeur. D'ailleurs il n'a rien
à faire, et moi, je compile, compile. Je veux laisser un petit
monument des sottises humaines, à commencer par notre guerre,
et à finir par Malagrida. Si je ne vous écris point, j'écris au
moins quelques pages sur votre compte. Vous clorez, s'il vous
plaît, le siècle de Louis XIV, car vous êtes né sous lui ; vous êtes
du bon temps. Songez donc qu'un homme qui vit dans les Alpes,
qui fait de l'histoire et des tragédies, doit être un homme un peu
sérieux. Je ne vous ennuie point de mes rêveries, car vous, qui
êtes très-gai, vous affubleriez votre serviteur de quelque bonne
plaisanterie qui dérangerait ma gravité.
On dit qu'il ne faut pas pendre le prédicant de Caussade^
parce que c'en serait trop de griller des jésuites à Lisbonne, et
de pendre des pasteurs évangéliques en France. Je m'en remets
sur cela à votre conscience.
1. Prise par les Autrichiens en 1757, reprise par le roi de Prusse en 1758,
emportée de surprise et d'assaut par Laudon, le l'^'" octobre 1761.
2. Mémoires de Gramont, chap. viii .
3. Il fut pendu : voye?. le Récit pdèle de la mort édifiante de M. Rochette, mi-
nistre en France, exécuté à Toulouse le 18 février 1762, pour causes de religion.
La Haye, 1762, in-S".
ANNÉH 17 Cl. 494
Rosalie^ m'intt'resse davantage, si elle est bonne actrice:
mais des acteurs! des acteurs! donnez-nous-en donc. Nous ne
sommes pas dans le siècle brillant des bommes. M"" Clairon et
M'"' Ducbapt- soutiennent la gloire de la France; mais ce n'est
pas assez : nous dégringolons furieusement. Jouissez de votre
gloire, de votre considération, et des plaisirs présents, et des
plaisirs passés. Plus j'y pense, plus je me confirme dans l'idée
que, de tous les Français qui existent, c'est vous qui avez reçu le
meilleur lot. Cela me flatte, cela m'enorgueillit au i)icd de mes
montagnes : car je vous serai toujours attacbé avec le plus tendre
respect, sain ou malade, triste ou gai, lionoré de vos lettres ou
négligé.
M"" Denis se joint à moi.
4720. — A M. LE CARDINAL DE BERXLS,
EN Ll I E\ VOYANT l'<(É PITRE SIR L 'a G R I C l LT C R E » .
A Ferney, 2G octobre.
Tenez, monseigneur, lisez, et labourez; mais les cardinaux
ne sont pas comme les consuls romains, ils ne tiennent pas la
cbarrue. Si Votre Éminence est à Monlélimart, vous y verrez
M. de Villars, qui n'est pas plus agriculteur que vous. Il n'a pas
seulement vu mon semoir; mais en récompense il a vu une tra-
gédie que j'ai faite en six jours. La rage s'empara de moi un
dimancbe, et ne me quitta que le samedi suivant. J'allai toujours
rimant, toujours barbouillant; le sujet me portait à pleines
voiles; je volais comme le bateau des deux cbevaliers danois,
conduits par la vieille'. Je sais bien que l'ouvrage de six jours''
trouve des contradicteurs dans ce siècle pervers, et que mon
démon trouvera aussi des siffleurs; mais, en vérité, deux cent
cinquante mauvais vers par jour, quand on est possédé, est-ce
trop ? Cette pièce est toute faite pour vous : ce n'est pas que vous
soyez possédé aussi, car vous ne faites plus de vers; ce n'est
pas non plus de votre goût dont j'entends parler, vous en avez
\. Rosalie avait débuté le 19 octobre par le rùle d'I-llectrc dans la tragédie de
ce nom.
2. Marchande de modes. (K.)
3. Feu Hourpoinfr, éditeur de la Correspondance de Voltaire avec le cardinal
de Bernis, remarque que Voltaire se trompe en appelant virille la batelière qui,
dans la Jrruxalem dclirrée, chant X\', conduit le-» di.-ux chevaliers danois, Charles
et Ubalde. C'était un Dieux magicien qui les lui avait i)résentés. (B.)
4. Olympie: voyez tome XXIV, page 218.
492 CORRESPONDANCE.
autant que d'esprit et de grâces; nous le savons bien. Je veux
dire que la pièce est toute faite pour un cardinal. La scène est
dans une église, il y a une absolution générale, une confession,
une rechute, une religieuse, un évéque. Vous allez croire que
j'ai encore le diable au corps en vous écrivant tout cela ; point
du tout, je suis dans mon bon sens. Figurez-vous que ce sont les
mystères de la bonne déesse, la veuve et la fille d'Alexandre reti-
rées dans le temple; tout ce que l'ancienne religion a de plus
auguste, tout ce que les plus grands malheurs ont de touchant,
les grands crimes de funeste, les passions de déchirant, et la
peinture de la vie humaine de plus vrai. Demandez plutôt à votre
confrère le duc de Yillars. Je prendrai donc la liberté de vous
envoyer ma petite drôlerie, quand je l'aurai fait copier. Vous êtes
honnête homme, vous n'en prendrez point de copie, vous me la
renverrez fidèlement. Mais ce n'est pas assez d'être honnête
homme ; c'est à vos lumières, à vos bontés, à vos critiques, que
j'ai recours. Que le cardinal me bénisse et que l'académicien
m'éclaire, je vous en conjure.
Permettez-moi de vous parler de vous , qui valez mieux que
ma pièce. Pourquoi rapetasser ce Vic^? ce Vie est-il un si beau
lieu? Ce qui me désespère, c'est qu'il est trop éloigné de mes
déserts charmants. Soyez malade, je vous en prie ; faites comme
M. le duc de Villars, vous n'en serez pas mécontent. Le chemin
est frayé; ducs, princes, prêtres, femmes dévotes, tout vient au
temple d'Épidaure. Venez-y, je mourrai de joie. Les Délices sont
à la portée du docteur ; elles sont à vous, et mériteront leur nom.
Quatre-vingt mille livres de rente étaient assez pour saint Lin-,
mais ce n'est pas assez en 1761 ; sans doute que vous êtes réduit
à cette portion congrue de cardinal par des arrangements pas-
sagers. Pardon, mais j'aime passionnément à oser vous parler de
ce qui vous regarde; je m'y intéresse sensiblement. Piecevez mon
tendre et profond respect, c'est mon cœur qui vous parle.
4721. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
26 octobre.
Vous pardonnez sans doute, monsieur, mon peu d'exactitude
en faveur de mes sentiments, que vous connaissez, et en faveur
1. Le château de Vic-sur-Aisne, à quatre lieues de Soissons, que le cardinal de
Bernis habitait une partie de l'année.
2. Voltaire ne croyait pas à l'existence de ce prétendu successeur de saint
Pierre; voyez tome XI, page 225; et XVII, 325.
ANNEE 17G1. 493
de ma mauvaise santé, que vous ne connaissez pas moins. Il me
semble, mon clier monsieur, que les philosophes ont actuelle-
ment assez beau jeu. Les ennemis de la raison ont combattu pour
nous : les convulsionnaires et les jésuites ont montré toute leur
turpitude et toute leur horreur. Il est certain que la fureur et
l'atrocité janséniste ont dirigé la cervelle et la main de ce monstre
de Damiens^ Les jésuites ont assassiné le roi de Portugal*. Ban-
queroutiers et condamnés en France^, parricides et brûlés à Lis-
bonne, voilà nos maîtres, voilà les gens devant qui des bégueules
se prosternent ; les billets de confession d'un côté, les miracles de
saint Paris de l'autre, sont la farce de cette abominable pièce. Il
vient de se passer chez moi une farce plus réjouissante. Un
jésuite portugais ' est venu d'Italie se présenter à moi pour être
mon secrétaire : cela me fait souvenir de l'aumônier Poussatin,
que le comte de Gramont prenait pour son coureur.
J'ai proposé au jésuite d'être mon laquais; il l'a accepté : sans
M"" Denis, qui n'entend point le jargon portugais, un jésuite nous
servait à boire. Peut-être a-t-elle craint d'être empoisonnée. Je vous
avoue que je ne me console point d'avoir manqué ce laquais-là.
Nous avons eu un monde prodigieux. J'ai cédé les Délices,
pendant trois mois, à M. le duc de Villars. M. de Lauraguais,
M. de Ximenès, sont venus philosopher avec nous. M. le comte
d'IIarcourt a amené madame sa femme à Tronchin ; mais celle-là
est dévote, cela ne nous regarde pas. J'ai bâti une église et un
théâtre ; mais j'ai déjà célébré mes mystères sur le théâtre, et je
n'ai pas encore entendu la messe dans mon église. J'ai reçu le
même jour* des reliques du pape, et le portrait de M"" de Pom-
padour; les reliques sont le cilice de saint François. Si le saint-
père avait daigné m'envoyer le cordon au lieu du cilice, il m'au-
rait fort obligé.
Adieu, monsieur; goûtez, dans le sein de voire famille et de
vos amis, tout le bonheur que vous méritez et que je vous
souhaite. M"" Denis joint ses sentiments aux miens. Je vous
serai lendrenienl attaché toute ma vie.
1 . Voyez torac XVI, page 92.
2. Voyez tome XV, page 395.
■i. Voyez tome XVI, pajre 100.
i. Voltaire en a déjà parlé dans sa lettre à Clifiuvclin, du 20 octobre; voyez
pape iilO.
b. N'oyez ci-des8iis, jiage iVJ.
494 CORRESPONDANGIi.
47-22. — A M. DU CLOS.
A Fcrncy, 26 octobre.
Je vous supplie, monsieur, d'engager l'Académie à me conti-
nuer ses bontés. Il est impossible que mon sentiment s'accorde
toujours avec le sien, avant que je sache comme elle pense; et
quand je le sais, je m'y conforme, après avoir un peu disputé ;
et si je ne m'y conforme pas entièrement, je tire au moins cet
avantage de ses observations que je rapporte comme très-dou-
teuse l'opinion contraire à ses sentiments ; et ce dernier cas arri-
vera très-rarement.
Presque tous les commentaires sont faits dans le goût des
précédents; ce sont des mémoires à consulter. M. d'Argental doit
vous avoir remis Mèdèe et Pohjeuctc. Il ne s'agit donc que de vou-
loir bien faire, sur les deux commentaires de ces pièces, ce qu'on
a eu la bonté de faire sur les autres, c'est-à-dire de mettre en
marge ce qu'on pense. Je suis un peu liardi sur Polycuctc, je le
sais bien; mais c'est une raison de plus pour engager l'Académie
à rectifier, par un mot en marge, ce qui peut m'être échappé de
trop fort et de trop sévère : en un mot, il faut que l'ouvrage
serve de grammaire et de poétique, et je ne peux parvenir à ce
but qu'en consultant l'Académie,
Les libraires ne peuvent commencer à imprimer^ qu'au mois
de janvier, et ne donneront leur programme que dans ce
temps-là.
J'aurai l'honneur de vous envoyer la dédicace et la préface.
L'une et l'autre seront conformes aux intentions de l'Académie.
4723. — A M. HENNIN.
Au château de Ferney en Bourgogne, par Genève,
26 octobre.
Pardon, monsieur, de vous remercier si tard du souvenir
dont vous m'honorez, et de ne vous pas répondre de ma main.
Mes yeux souffrent beaucoup, et mon corps bien davantage. Je
ne ressemble point du tout à vos seigneurs polonais qui vont
dmer à trente lieues de chez eux. Il y a bien longtemps que je
ne suis sorti d'un petit château que j'ai fait bâtir à une lieue des
1. Le Théâtre de P. Corneille avec des commentaires ; voyez l'Avertissement
de Beuchot, tome XXXI, page 173.
ANNÉE 176 1. 495
Délices. J'y achève tout doucement ma carrière; et parmi les
espérances qui nous bercent toujours, je me flatte (te celle de
vous revoir à votre retour de Pologne: car j'imagine que vous
ne resterez pas là toujours. Ni M. le marquis de Paulmy, ni vous,
n'avez l'air d'un Sarmate. L'abbé de CliAteauneuf, qui était trois
l'ois gros comme vous deux ensemble, disait qu'il avait été en-
voyé de Pologne pour boire. Je ne pense pas que vous soyez des
négociateurs de ce genre-là.
Quand M. de Paulmy voudra tourner ses pas vers le midi, je
lui conseillerai de l'aire comme monsieur son beau-père*, qui a
eu la bonté de venir passer quelques jours dans mon ermitage.
Je présenterai requête à son gendre pour obtenir la même faveur.
Nous lui donnerons la comédie sur un théâtre que j'ai fait bâtir,
et nous lui ferons entendre la messe dans une église que j'achève,
et pour laquelle le saint-père m'a envoyé des reliques. Vous
voyez que rien ne vous manquera, ni pour le sacré ni pour le
profane.
Je vous avoue que j'aimerais mieux que vous fussiez à Berne
qu'à Varsovie ; mais M. le marquis de Paulmy a eu la rage de se
faire slavon : il faut lui pardonner cotte petite mièvreté.
Vous avez sans doute lu, monsieur, le Mémoire historique de
la négociation avec l'Angleterre-, imprimé au Louvre. Quelque
honorable que soit cette négociation pour notre cour, j'aimerais
mieux un mémoire imprimé de cent, vaisseaux de ligne, garnis
de canons, et arrivés à Boston ou à Madras. Vos Polonais ne sont
pas du moins dans le cas d'avoir perdu leur marine. Il est vrai
qu'ils sont un peu les très-humbles et très-obéissants serviteurs
des Busses ; mais ils ont leur libcrum veto et du vin de Tockai.
Je suis facile pour la liberté, que j'aime de tout mon cœur, que
cette liberté même empêche la Pologne d'être puissante. Toutes
les nations se forment tard ; je donne encore cinq cents ans aux
Polonais i)0ur faire des étofles de Lyon et de la i)orcelaine de
Sèvres.
Adieu, monsieur ; conservez-moi vos bontés; faites souvenir
de moi votre gros ambassadeur, et soyez persuadé du tendre et
respectueux attachement avec lequel je serai toute ma vie, mon-
sieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
I. \.'- |iiv>i.l.iiL (11- Lu .Marcliu.
'_'. Noyez une noie «ur la lettre 4721.
496 COURESPOxXDANCE.
47-24. — A M. LE COMTE D'ARGENïAL.
20 octobre.
Mes anges ont terriblement affaire avec leur créature. Je pris
la liberté de leur envoyer, il y a quelque temps, un paquet pour
M""' du DefFant. Il y avait dans ce paquet une lettre, et, dans
cette lettre, je lui disais : Rendez le paquet aux anges quand vous
l'aurez lu, afin qu'ils s'en amusent i. Je n'ai point entendu par-
ler depuis de mon paquet.
Le Droit du Seigneur vaut mieux que Zulime;el cependant vous
faites jouer Zulime.
Olympie ou Cassandre vaut mieux que k Droit du Seigneur ; qu'en
faites-vous ?
Nota bene qu'au commencement du troisième acte le curé
d'Éplièse dit :
Pi'uplo, secondez-moi"-.
Je n'aime pas qu'on accoutume les prêtres à parler ainsi : cela
sent la sédition ; cela ressemble trop à Malagrida et à ce bou-
cher de Joad. Mes prêtres, chez moi, doivent prier Dieu, et ne
point se battre. Je vous supplie de vouloir bien faire mettre à la
place :
Dieu vous parle par moi.
Un petit mot de Malagrida et de l'Espagne, je vous en prie.
J'ignore l'auteur des Car'^ ; mais Lefranc de Pompignan mé-
rite correction ; il serait un persécuteur s'il était en place. Il faut
l'écarter à force de ridicules. Ah ! s'il s'agissait d'un autre que
d'un fils de France, quel beau champ ! quel plaisir ! Marie Ala-
coque* n'était pas un plus heureux sujet. Mais apparemment
l'auteur des Car est un homme sage, qui a craint de souffleter
Lefranc sur la joue respectable d'un prince dont la mémoire
est aussi chère que la plume de son historien est impertinente.
Dites-moi donc quelque chose de l'Espagne, en revenant d'É-
phèse.
1. Cette phrase n'est pas dans la lettre à M™^ du Deffant du 10 septembre
(n° 4077), qui paraît pourtant être celle dont Voltaire parle ici.
2. Cette première version n'a pas été conservée, non plus que celle que donne
ici Voltaire. Elle était sans doute dans le dernier couplet de la scène première du
troisième acte.
3. Voyez tome XXIV, page 201.
4. Voyez la note, tome XVII, page 7.
ANNÉE 1761. 497
J'ai lu le Mémoire historique^ : u il m'a donné un soufflet,
mais je lui ai bien dit son fait- . » Je crois que ce mémoire
échauflera tous les honnêtes gens, tous les bons citoyens.
L'île Miquelon et un commissaire anglais^ sont quelque
chose de si humiliant, qu'il faut donner la moitié de son bien
pour courir après l'autre, et pour faire la paix sur les cendres
de Magdebourg : c'est mon avis. 0 Espagne 1 secours-nous donc;
nous t'avons tant secourue !
Pardon, ô anges!
4725. — A M. DE VAUX.
Au château de Ferney, pays de Gex,
par Genève, 26 octobre.
Vous serez toujours mon cher Panpan, eussicz-vous quarante
ans et plus ; jamais je n'oublierai ce nom. Il me semble, mon-
sieur, que je vous vois encore pour la première fois avec M"'« de
Graffigny. Comme tout cela passe rapidement! comme on voit
tout disparaître en un clin d'œil! Heureusement le roi de Po-
logne se porte bien. Vous êtes donc son lecteur? Je voudrais
aussi que vous fussiez celui de toutes les diètes de Pologne, et
que vous y lussiez la Voix du Citoyen'^. S'il y a un livre dans le
monde qui pût faire le bonheur d'une nation, c'est assurément
celui-là.
J'ai vu dans mon ermitage jusqu'à des palatins qui trouvent
que ce livre devrait être le seul code de la nation polonaise. Ah !
mon cher Panpan, que n'êtes-vous venu aussi dans mes petites
retraites ! Que n'ai-je eu le bonheur d'y recevoir M. l'abbé de
BoufflersM J'entends parler de lui comme d'un des esprits des
1. Mémoire historique sur les ncijociatiuns de la France et de l'Angleterre
depuis le 20 mars 1701 jusqu'au 20 septembre de la même année, avec les pièces
justiflcalives (au nomljie de trente et une), 1701, in-S" et in-12. Voltaire, dans sa
lettre à Uaniilaville du 11 novembre, dit que GlioiAeuI avait composé ce Mémoire
en trente-si.x heures.
2. Mdlière, M. de Pourceaugnac, acte I, scène vi.
3. Dans la réponse à l'ultimatum de la cour de France, rAnglcterro offrait de
rèder l'ile Saint-l'iene dans le j:olfe Saint-Laurent, mais se réservait l'ilo .Mique-
lon ou Michelon, au nord de la première, avec le droit de résidence d'un conimis-
siiire anf,'lais à l'ilc Saint-Pierre, et, en outre, le droit de visite de la part du
commandant de l'escadre britannique. (II.)
4. Voliaire désigne ainsi lu Voix libre du citoyen, ou Observations sur le gou-
vernement de Pologne (par le roi Slaiiislas), 17."):$, deux parties in-12.
i). Plus connu sous le nom do chcvalii-r de lîoufilers. Il est mort en 1810, avec
lo titre de marquis. 11 était né en I7:!7. Il y u i>lusieurs éditions do ses OEuvrcs,
41. — ConnESfoNDA.NCE. IX. 32
198
CORRESPONDANCE.
plus aimables et des plus éclairés que nous ayons. Je n'ai point
vu sa Iiei)ie de Golcondc, mais j'ai vu de lui des vers charmants.
Il ne sera peut-être pas évêque; il faut vite le faire chanoine de
Strasbourf,^ primat de Lorraine, cardinal, et qu'il n'ait point
charge d'âmes. 11 me paraît que sa charge est de faire aux unies
beaucoup de plaisir.
N'est-il pas fils de M""^^ la marquise de Boufflers, notre reine?
C'est une raison de plus pour plaire. Mettez-moi aux pieds de la
mère et du fils. Je suis très-touché de la mort de M'"" de La Ga-
laisière'. J'aurai l'honneur démarquera monsieur le chancelier
toute ma sensibilité.
Je n'ai point vu le musicien dont vous me parlez, je le crois
actuellement à Berne avec sa troupe, qui n'est pas mauvaise, et
qui gagnera de l'argent dans cette ville, où il y a beaucoup plus
d'esprit qu'on ne croit. Cette partie de la Suisse est très-instruite;
ce n'est plus le temps où l'on disait qu'il était plus aisé de battre
les Suisses que de leur faire entendre raison. Ils entendent rai-
son à merveille, et on ne les bat point. Je suis plus content que
jamais de leur voisinage. J'y vois les orages de ce monde d'un
œil assez tranquille; il n'y a que ce pauvre frère Malagrida qui
me fait un peu de peine. J'en suis fâché pour frère Menou ; mais
j'espère qu'il n'en perdra pas l'appétit. Il est né gourmand et gai;
avec cela on peut se consoler de tout.
Pardon si je ne vous écris pas de ma main, mais c'est que je
n'en peux plus.
Votre très-sincère ami et serviteur.
Voltaire,
472G. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 31 octobre.
Je suis, mon cher et ilhistre maître, un peu inquiet de votre santé; il
faut qu'elle ne soit pas si bonne que l'année passée. 11 y a un an que vous
vouliez, disiez-vous-, ne faire que rire do tout pour vous bien porter;
aujourd'hui vous voulez vous fâcher, et c'est contre Moïse de 3Ionlauban !
Voilà un plaisant objet pour vous échauffer la bile! Eh! pardieu, laissez-le
aucune n'est complète. Sa Reine de Golconde fut le premier ouvrage qu'il publia
en 17G1. (B.)
1. Louise-Elisabeth Orry, épouse de La Galaisière, chancelier du roi Stanis-
las, morte à Lunéville le 15 septembre 17G1, à cinquante-deux ans.
2. C'est probablement dans la lettre déjà citée ci-dessus^ page 8, et qui parait
perdue.
A N N i: E I 7 0 1 . 499
devenir historiographe, instituteur, correcteur, éberneur des Enfants de
France, et tout ce quil voudra; et soyez, vous, mais toujours en riant,
l'histoiiograpiie de ses sottises, l'instituteur de votre nation, et le correcteur
des fanatiques.
Je vous remercie de ce que vous m'envoyez de la put de la bonne âme
do Monlauban; je l'ai lu avec plaisir, et j'en ferai part aux bonnes âmes de
Paris. Je crois cependant que cela aurait encore été plus utile si la i)onne
âme de .Montauban n'avait voulu que rire, et n'avait point voulu se fâcher.
Vous voyez, mon cher philosophe, combien j'ai profite de vos leçons :
autrefois tout me donnait de l'humeur, depuis la comédie des Philosophes
jus ju'au Mémoire de Pompignan , aujourd'hui je verrais Moïse de Monlauban
premier ministre, et Aaron grand-aumônier^, que je crois que j'en rirais
encore. Je me fierais à la Providence, qui, à la vérité, ne gouverne pas trop
bien ce meilleur des mondes possibles, mais qui pourtant fait parfois des
actes de justice. Qui aurait dit, par exemple, il y dix ans, aux jésuites,
que ces bons pères, qui aiment tant à brûler les autres, verraient bientôt
venir leur tour, et que ce serait le Portugal, c'est-à-dire le pays le plus
fanatique et le plus ignorant de l'Kurope, qui jetterait le premier jésuite au
feu ? Ce qu'il y a de très-plaisant, c'est que cette aventure commence à
réconcilier les jansénistes avec l'Inquisition, qu'ils haïssaient jusqu'ici mor-
tellement: « En vérité, disent-ils, cet établissement a du bon; les affaires
y sont jugées avec beaucoup plus de maturité et de justice qu'on ne croit
en France, et il faut avouer que ce tribunal-là fait fort bien en Portugal. »
Ils ont imprimé (pie .Malagrida se souvenait encore, dans l'oisiveté do la
prison, de son ancien métier de jésuite; qu'on l'a surpris quatre fois s'amu-
Sant tout seul, pour donner, disait-il, du soulagement à son corps. Notez
qu'il a soixante et treize ans; cela serait en vérité fort beau à cet à"e-là;
mais je crois que les jansénistes n'en parlent que [lar envie.
Laissons brûler Malagrida, et venons à Corneille, qui, selon vous et
selon moi, n'est pas si chaud. Si c'est moi qui ai écrit qu'on s'intéresse à
Auguste, je n'ai écrit en cela que l'avis de l'Académie, et point du tout le
mien; je ne crois ni avec elle qu'on s'intéresse à Auguste, ni avec vous
qu'on s'intéresse à Cinna : je crois qu'on ne s'intéresse à personne, qu'on ne
se soucie pas plus d'Auguste, d'Emilie, et de Cinna, {jue de Maxime et
d'Huphorbe, et (pie cet ouvrage est meilleur à lire (pi'ii voir jouer. Aussi n'y
va-t-il p(M sonne.
Oui, en vérité, mon cher maître, notre théâtre est à la glace. Il n'y a,
dans la plupart do nos tragédies, ni vérité, ni chaleur, ni action, ni dialo-
gue. Donnez-nous vite votre œuvre de six jours; mais ne faites pas comme
Dieu, et no vous reposez pas le soplièmo. Ce n'est point un plat com|iliment
(pie jo prétends vous faire; mais je ne vous dis ((uo ce (pie j';ii ik'jà dit
c(;nl lois à d'autres. Vos |)ièces seules ont du mouvement et do l'intérêt; et.
ce qui vaut bien cela, de la pliihjsophie, non p;is de la philosopliio froide et
juirlinr, mais de la piiihisopliie en action. Je ne \ous dcniando plus d'écha-
1. Vu3ez loinc ,\.\l\ . i>:igc '2(il.
500 CORRESPONDANCE.
faud*; jo sais et je respecte toute la répugnance que vous y avez, quoique
depuis ftlalagrida les échafauds aient leur mérite; mais je vous demande de
nous faire voir, ce qui ne tient qu'il vous, qu'en fait de tragédie nous ne
sommes encore que des enfants bien élevés; et les autres peuples, de vieux
enfants. Votre réputation vous permet de risquer tout; vous êtes à cent
lieues de l'envie; osez, et nous pleurerons, et nous frémirons, et nous
dirons: Voilà la tragédie, voilà la nature. Corneille disserte. Racine con-
verse, et vous nous remuerez.
A propos, vraiment j'oubliais de vous remercier de la mention honorable
que vous avez faite de moi dans voire lettre à l'abbé d'Olivet, telle que
vous l'avez envoyée au Journal encyclopédique - : car il est bon de vous
dire que mon nom ni celui de DuClos ne se trouvent point dans l'imprimé
de Paris, malgré ce que vous aviez recommandé à ce sujet, comme je le
sais de science certaine ; c'est votre ancien instituteur, Josepluis Olivetus,
qui a fait, en tout bien et tout honneur, cette petite suppression, dont j'aurai
le plaisir de le remercier à la première occasion favorable, mais toujours en
riant, parce que cela est bon pour la santé.
Oui vraiment, les prêtres de Genève sont comme des diables contre la
comédie; mais on dit aussi que vous en êtes un peu la cause. Vous vous êtes
un peu trop moqué de ces sociniens iionteux; vous avez fait rire à leurs
dépens; et, pour s'en venger, ils voudraient bien que vous ne fissiez pleu-
rer personne. Il faut que les comédiens de l'église et ceux du théâtre se
ménagent réciproquement. A l'égard de Rousseau, j'avoue que c'est un
déserteur qui combat contre sa patrie; mais c'est un déserteur qui n'est plus
guère en état de servir, ni par conséquent de faire du mal; sa vessie le
fait souffrir, et il s'en prend à qui il peut. Prions Dieu qu'il conserve la
nôtre.
On dit que les jésuites font courir dans les maisons trois mémoires
manuscrits pour leur justification. C'est beaucoup que trois, car je crois qu'ils
auraient de la peine à en faire lire un seul, tant l'animosité publique est
grande. On dit qu'ils prouvent dans un de ces mémoires que le parlement a
falsifié et tronqué les passages de leurs constitutions. Cela pourrait bien être,
puisque Omer-Anytus, dans son beau réquisitoire^, a bien falsifié et tron-
qué, d'après Abraham Chaumeix, les passages de Y Encyclopédie.
Adieu, mon cher philosophe; faites des tragédies, moquez-vous de tout,
et portez-vous bien.
1 . Voyez la note, page 20.
2. Voyez cette lettre du 20 août, n" 46i5. La phrase est dans la variante.
3. Le réquisitoire d'Omer Joly de Fleury contre l'Encyclopédie est du 23 jan-
vier 1759.
ANNÉE 1TGI. oOI
47-27. — A M. SAURIN.
A Ferney, octobre.
Dieu soit loué, mon cher confrère, de votre sacrement de
mariage M Si Moïse- Lefranc de Pompignan fait une famille
d'hypocrites, il faut que vous en fassiez une de philosophes. Tra-
vaillez tant que vous pourrez à cette œuvre divine. Je présente
mes respects à madame la philosophe. Il y a beaucoup de jolies
sottes, beaucoup de jolies friponnes : vous avez épousé beauté,
bonté, et esprit; vous n'êtes pas c'i plaindre. Tâchez de joindre à
tout cela un peu de fortune; mais il est quelquefois plus difficile
d'avoir de la richesse qu'une femme aimable.
Mes compliments, je vous prie, à frère Helvétius et h tout
frère initié. Il faut que les frères réunis écrasent les coquins ;
j'en viens toujours là : Delenda est Carthago^.
Ne soyez pas en peine de Pierre Corneille. Je suis bien aise
de recueillir d'abord les sentiments de l'Académie; après quoi je
dirai hardiment, mais modestement, la vérité. Je l'ai dite sur
Louis XIV, je ne la tairai pas sur Corneille. La vérité triomphe
de tout. J'admirerai le beau, je distinguerai le médiocre, je note-
rai le mauvais. Il faudrait être un lâche ou un sot pour écrire
autrement. Les notes que j'envoie à l'Académie sont des sujets de
dissertations qui doivent amuser les séances, et les notes de l'Aca-
démie m'instruisent. Je suis comme La Flèche '', je fais mon
profit de tout.
Adieu, mon cher philosophe; je vis libre, je mourrai libre; je
vous aimerai jusqu'à ce qu'on me porte dans la chienne de jolie
église que je viens de bâtir, et où je \ais placer des reliques
envoyées par le saint-père.
47-28. — DE M. Li: P II K S I D !•: N r D K R 11 0 S S E S s.
Souvenez-vous, monsiour, des avis prudents (juo je vous ai ci-devant
donnés en conversation, lorsqu'on me racontant les traverses de votre vie
vous ajoutâtes que vous étiez d'un caractère nalurellenient insolent. Je vous
ai donné mon amitié; une martiue (jue je ne l'ai pas retirée, c'est l'avertis-
1. Saiirin, dans sa cinquantc-sixiùmc année, avait épous/-, le l'2 aoùl 1701,
Mario-Anno-Jonnnc Sandras, néo le 31 mars \TM.
2. Voyez tome XXIV, page 201.
3. C'était par f<!s mois rpic Oalon le CcnHCur li'rniinait ses harançrucs.
4. L'Avnre, acte I, scène m.
5. Éditeur, Th. Foissot.
502 COHilf:SPONDANCE.
somont que je vous donne encore de ne jamais écrire dans vos moments
d'aliénation d'esp'-it, pour n'avoir pas à rougir dans voire bon sens de ce
que vous avez fait pendant le délire.
J'ai mis mes aiï.tires avec vous dans la règle ordinaire et romniune. Je
n'en suis venu là, malgré l'abus que vous faisiez du j)Ouvoir (pie je vous ai
laissé par le bail, qu'après que vous avez clierclié à me jouer par un second
marché illusoire et sans bonne foi de votre part. Quoique j'aie en main de
quoi vous mener fort loin à la Table de marbre', je ne l'ai pas fait jusciu'à
présent, mon dessein ayant été seulement de vous contenir.
Quoique après deux années de jouissance vous m'ayez persécuté pour
acheter ma terre, quoique j'aie en mes mains l'offre de cent quarante-cinq
mille livres, écrite de la vôtre, et à laquelle j'avais enfin consenti (ofTre sur
laquelle vous m'avez par bonheur manqué de parole, car je ne m'en défaisais
qu'à regret); il n'est pas vrai, et il ne peut l'être, que le sieur Girod vous
ait dit que je ruinerais M™^ Denis si vous ne la payiez cinquante mille écus.
11 a pu vous représenter pour lors que vous exposiez vos héritiers par les
dégradations illicites que vous faisiez dans mon bois; ce qui est vrai. Mais
il sait aujourd'hui que pour ce prix, ni pour aucun autre, je ne vendrais ma
terre, ne voulant rien avoir de plus à démêler avec un homme admirable,
à la vérité, par i'éminence de ses talents, mais turbulent, injuste, et artifi-
cieux en affaires s;ins les entendre.
Quant à M""= DiMiis, je l'honore et l'estime. C'est un tribut que tout le
monde rend à sa justesse de cœur et d'esprit, dans un pays où, sans cette
malheureuse effervescence à laquelle vous vous livrez, vous auriez pu vous-
même trouver une retraite paisible et jouir tranquillement de votre célé-
brité. Comme elle est équitable et modérée, je suis très-persuadé que ma
famille n'aura aucun démêlé avec elle-. Si, comme vous le dites, j'avais quel-
que crédit, il ne serait jamais employé qu'à la servir.
II faut être prophèle pour savoir si un marché à vie est bon ou mauvais.
Ceci dépend de l'événement^. Je désire, en vérité de irès-bon cœur, que votre
jouissance soit longue, et que vous puissiez continuer encore trente ans à
illustrer votre siècle : car, malgré vos faiblesses, vous resterez toujours un
très-grand homme dans vos écrits. Je voudrais seulement que vous
missiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie
qu'ils contiennent.
Quand vous m'avez pressé de venir chez vous pour entrer en pourpar-
lers (ce que j'ai fait très-volontiers, puisque votre santé ne vous permettait
pas de me venir trouver) ; quand je vous ai ensuite remis ma terre de
1. La Table de marbre était un tribunal spécial, institué pour statuer en der-
nier ressort sur tous délits et abus coniiiiis dans les bols, même ceux des parti-
culiers.
2. Après la mort de Voltaire, M'"" Denis offrit 40,000 livres de dommages-
intérêts pour les dégradations faites à Tournay. Il n'y eut pas de procès; les offres
furent acceptées. (Transaction de 1781.)
3. L'événement ne fut point contre Voltaire ; il survécut d'une année au pré-
sident de Brosses.
ANNÉE 1761. 503
ïouniay; vous, qui étiez sur place, la coiinais-;icz beaucoup mieux que moi,
qui n'y ai qua-îi jamais été. Vous l'aviez d'avance bien visitée et parcourue:
ce qu'il était très-raisonnable à vous de faire. Je vous l'ai remise dans ce
qu'elle contenait dans votre vu et su, telle qu'en jouissait le sieur Cliouet
alors fermier. J'ai toujours ouï dire que la forêt contenait environ 80 poses:
c'est la mesure habituelle du pays, dont je suis si peu au fait que j'en
ignore encore la valeur*. Je vous ai remis le bail du sieur Chouet, montant
à 3,000 livres, avec progression pour les années suivantes à 3,200 et à
3,300 livres; il ne tenait qu'il vous d'entretenir ce bail. Vous avez exigé
qu'il fût résilié; et le fermier, k son tour, a exigé de moi un dédommage-
ment : ce qui était juste.
Vous dites à cela que le bail était trop cher, et que Chouet y a perdu
'22,000 livres. Ici l'esprit de calcul vous a manqué. C'est une chose bien
adroite que de perdre 22,000 livres en quatre ou cinq ans sur un bail de
mille écus. Ce (ju'il y a de plus curieux encore, c'est qu'au vu et su de tout
le monde et de voire propre connaissance, le sieur Chouet n'avait pas un
sol quand il est venu de Livourne prendre ma ferme. Cependant il y a
vécu et m'a bien payé : ce qui n'est pas une petite merveille dans un
homme de si peu de conduite.
Vous allez sans cesse répétant à tout le monde qu'au lieu de 12,000 livres
que vous devez mettre en constructions et réparations au château d^ Tour-
nay, vous y en avez déjà mis pour 18,000 livres, et môme quelquefois pour
40,000 livres. Je désire fort que cela soit ainsi. .Mais, n'ayant connaissance
d'aucun autre changement que de quelques croisées et d'un pont de bois
qui va au jardin, j'ai peine à les porter à ce prix. Au reste, je n'ai rien à
vous dire là-dessus : vous êtes le maître du temps ; ce que vous n'avez pas
fait, vous le ferez -.
Venons au fait, car tout ce que vous dites là n'y va point. La mémoire
est nécessaire quand on veut citer des faits. Elle vous manque sans doute
lorsque vous affectez de confondre notre marché avec la commission de
vous procurer du bois de chauffage. Ce sont deux choses très-isolées, et qui
ne furent pas faites ensemble. Notre marché fut fait à Ferney, dans votre
cabinet. C'est dans un autre temps, qu'en nous promenant dans la campagne,
à Tournay, vous me dites (\\ie vous manquiez actuellement de bois de chauf-
fage; à quoi je vous répli([uai que vous on trouveriez facilement de ceux de
ma forêt vers Charles Baudy. Vous me priâtes de lui en parler, ce que je fis
même en votre présence, autant que je m'en souviens, mais certainement
d'une manière illimitée; ce qu'on ne fait pas quand il s'agit d'un présent.
Je laisse à part la vilité d'un présent de cette espèce, qui ne se fait qu'aux
1. La pose équivaut à 27 ares.
2. LVditoup de cns lettres a visité Tournay en I83i; il a interrogé l'anrien
fermier de la terre, aujourd'hui propriétaire du cli;\teau ; cl par ses yeux comme
par le témoi),'nap;e du vieillard dont le i)ère avait été longtemps fermier de la terre
de Tournay, il s'est ronvaiucu que Voltaire s'en était tenu au.v démolitions et
à queliiucs dislriljulioMs insi^'iiidantes, (.Yo/e (/« premier cditcur.) ,
504 CORRESPONDANCE.
pauvres de la Miséricorde ou à un couvent de capucins. Je vous aurais à
coup sur donné comme présent quelques voies de bois de chauffage si vous
me les aviez demandées comme telles. Mais j'aurais cru vous insulter par
une offre de cette espèce. Mais enfin, puisque vous ne le dédaignez pas, je
vous le donne, et j'en tiendrai compte à Raudy, on par vous m'cnvoyanl la
reconnaissance suivante :
Je soussigné François-Marie Arouet de Voltaire, chevalier, seigneur de Ferney,
gcntilliomme ordinaire de la chambre du roi, reconnais que M. de Brosses, pré-
sident du parlement, m'a fait présent de voies de bois de moule, pour mon
chauffage, en valeur de 281 francs, dont je le remercie.
A , ce
A cela près, je n'ai aucune affaire avec vous. Je vous ai seulement pré-
venu que je me ferais infailliblement payer de Baudy, qui se ferait infailli-
blement payer de vous. Je l'ai fait assigner, il vous a fait assigner à son tour.
Voilà l'ordre et voilà tout. De vous à moi il n'y a rien, et faute d'affaires
point d'arbitrage. C'est le sentiment de monsieur le premier président, de
M. de Ruffey, et de nos autres amis communs que vous citez, et qui ne
peuvent s'empêcher de lever les épaules en voyant un homme si riche et si
illustre se tourmenter à tel excès pour ne pas payer à un paysan 280 livres
pour du bois de chauffage qu'il a fourni. Voulez-vous faire ici le second
tome de l'histoire de M. de Gauffecourt. à qui vous ne vouliez pas payer une
chaise de poste que vous aviez achetée de lui? En vérité, je gémis pour
l'humanité de voir un si grand génie avec un cœur si petit, sans cesse
tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine. C'est vous-même qui em-
poisonnez une vie si bien faite d'ailleurs pour être heureuse. Lisez souvent
la lettre de M. Ilaller i, elle est très-sage.
Votre grand cheval de bataille, à ce qu'il me paraît, est que Baudy n'est
pas acheteur des bois, mais facteur rendant compte. Quand cela serait, que
vous importe? Et qu'avez-vous à voir aux conventions entre lui et moi?
Lui devez-vous moins la livraison comme acheteur ou comme facteur?
Démêlez-vous avec lui du prix et de la quantité : car ce sont des choses
que j'ignore parfaitement. Je sais seulement, et je vous dis, moi, qu'il y a eu
un marché de vente. Je ne l'ai pas vu depuis, et ne sais pas trop ce qu'il
contient. Il est resté là-bas entre leurs mains, soit de Girod, soit de Baudy.
J'ai autre chose à faire que de me mêler de ces détails. Je ne sais comment
ils l'exécutent entre eux. Que ce soit par vente en bloc ou par factorerie à
tant par moule, rien ne vous est plus indifférent. Je ne connais, ni de nom,
ni de fait, un seul des gens à qui Baudy a livré pour des sommes considérables :
j'aurais beaucoup à faire d'aller les rechercher l'un après l'autre. Je ne con-
nais, qu'à la vue du compte qu'on me rend, la quantité vendue et l'argent
auquel il monte.
S'il ne s'y trouve pas, Baudy va le chercher près de ceux qui le lui
doivent pour parfaire son compte. Rien de plus simple. 11 ne faut point de
i. Lettre 3782,
ANNÉE 1761. oOa
loi pour entendre ceci : et je voudrais que vous connussiez mieux l'iippli-
calion de l'ordonnance de 1667, avant que de la citer.
Mais je m'iiperrois que votre prétention ne se borne pas là, et que vous
voulez avoir tous les bois coupés qui restaient en moules dans la forôt lors
de notre marché, sous le prétexte qu'ils n'étaient pas réellement vendusàun
marchand de Genève comme je vous l'ai dit alors. Tâchez d'avoir meilleure
mémoire. Je vous dis alors que j'exceptais de la remise les bois coupés et
ci-devant exploités, et huit pieds d'arbres encore sur pied, que j'avais ven-
dus depuis peu à un marchand de Genève. Lisez l'acte où cela est ainsi
expliqué : ;)/. de Voltaire aura la pleine jouissance de la foret de Tour-
nay et des bois qui sont sur pied et non vendus Ledit seigneur de
Brosses s'engage à ne faire couper aucun arbre dans ladite forêt, à la
réserve de huit chênes vendus à un tonnelier de Genève, qui sont encore
sur pied. Vous voyez donc que l'acte contient réserve des bois exploités
qui n'étaient plus sur pied (ce sont ceux de Baudy), et réserve de huit
chênes non encore exploités, qui sont ceux de l'autre marchand. Un enfant
entend bien que les bois qui sont à vous sont ceux qui réunissent les deux
conditions d'être sur pied et d'être non vendus. A cet égard vous a-t-on fait
quelque toit, dites-le moi : je vous ferai rendre justice sur-le-champ. Com-
ment ne sentez-vous pas que vous faites pitié quand vous me menacez d'en
parlera la cour, et peut-être même au roi, qui ne songe point à cela, comme
vous l'avez très-bien dit ailleurs^.
Au reste, si, aux termes de notre marché, vous pouvez vous faire adju-
ger les bois exploités avant le marché, je vous le conseille fort. Je laisserai
prononcer les juges; c'est leur affaire. C'est très-hors de propos que vous
insistez sur le crédit que vous dites que j'ai dans les tribunaux. Je ne sais
ce que c'est que de crédit en pareil cas, et encore moins ce que c'est que
d'en faire usage. Il ne convient pas de parler ainsi : soyez assez sage à
l'avenir pour ne rien dire de pareil à un magistrat.
Vous voyez, monsieur, que je suis encore assez de vos amis pour faire,
en marge de votre lettre, une réponse longue et détaillée à une lettre qui
n'en méritait point. Tenez-vous pour dit de ne m'écrire plus ni sur cette
matière, ni surtout de ce ton.
Je vous fais, monsieur, le souliait do Perso : Mens sa?ia in corpore
sa no.
.17-29. — DE M. LE PRr:SIDE.NT DE RUFFEVî.
Oclol.r.' nOI.
Je prends une part infinie, monsieur, à tout ce qui vous regarde, et suis
véi ilablement fâché de voir votre repos troublé par une bagatelle. Los petites
1. Va, lo roi n'a point lu ton discours ennuyeux :
Il a trop pi'u de temps et trop do soins à prendre!
(La Vanitô, satire de Voltaire contre Pompigttan.)
2. Éditeur, Tli. Foisset.
506 COHUE S POND ANGE.
choses no sont pas faites pour iiffocler le^ grands hommes. Quoi! quelques
onces d'un métal que vous possédez abnndammont, demandées peut-iMre
mal à propos, pourraient-elles altérer votre philosophie? Vous craignez d'être
dupe; c'est cependant le beau rôle à jouer: votre tranquillité en dépend.
Songez que, miMiie en vous défendant, vous prostituez à la chicane la plus
belle plume de l'univers.
Vous n'avez jamais eu de procès; ils vont [)lus loin (pi'on ne pense, et
sont ruineux, même à gagner.
Rappeloz-vous l'huître de La Fontaine et la scène v de l'acte II du Sca-
pin de Molière. Outre les mauvaises plaisanteries des avocats, vous avez à
craindre celles de la canaille littéraire, qui sera charmée d'avoir prise sur
\ous.
L'enchanteur qui écrit votre vie ap|)rendra-t-il à la postérité que vous
avez plaidé pour des moules de bois? Vous êtes mécontent du président,
vous savez de quel bois il se chauffe; payez-le, et ne vous chauffez plus à son
feu. il ne paraît pas dans le j^rocès et vous oppose un homme de paille, ce
qui le met en droit de publier partout qu'il ne vous demande rien et que
vous vous plaignez injustement de lui. C'est l'intérêt sincère que je prends à
votre gloire et à votre repos qui me fait vous tenir ce langage, dicté par
l'amitié; ne m'en sachez pas mauvais gré.
Adieu, monsieur, je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez;
évitez tout ce qui peut l'altérer; vivez pour vous et pour vos amis; et pour
me servir de vos termes, daignez prendre votre repos en patience.
Je suis, etc.
4730. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
Octobre.
Au Mercure ! au Mercure ! Mais, Marcc TiiUi, mcmor sis pictoris
Watelet. Mettez sou uom daus la liste des bieufaiteui's cornélieus \
Je vous ti'ouve bien timide ; c'est à nos Ages qu'il faut être hardi :
nous n'avons rien à risquer, aussi je m'en donne.
Je vous avertis, mon maître, que j'ai commenté déjà presque
tout Corneille avant que Gabriel Cramer ait encore fait venir le
caractère de Paris. Si les vieillards doivent être hardis, ils doivent
être non moins actifs, non moins prompts; c'est le bel âge pour
dépêcher de la besogne.
Je vous supplie de dire à l'Académie que je compte lui envoyer
tout le Commentaire pièce à pièce, selon l'ordre des temps. Il faut
qu'on pardonne à mon premier canevas. Je jette sur le papier
tout ce que je pense; au moment où l'Académie juge, je rectifie;
je renvoie le manuscrit en mettant des N. B. en marge aux
1. Il avait souscrit pour cinq exemplaires.
A.XXKK ITGI. 507
endroits corrigés et aux nouveaux; rAcadémie juge en dernier
ressort; alors je me conforme à sa décision, je polis le style; je
jette quelijues poignées de fleurs sur nos commentaires, comme
le voulait le cardinal de Hichclieu.
L'Académie dira peut-être : Vous abusez de notre patience.
Non, messieurs, j'en use pour rendre service à la nation : vous
fixez la langue française; les commentaires deviendront, grâce
<i vos bontés, une grammaire et une poétique au bas des pages
de Corneille. On attend l'ouvrage à Pétersbourg, à Moscou, à
Yassy, à Kaminieck. L'impératrice de toutes les Russies a souscrit
pour 8,000 livres, et les a fait compter à Cabriel Cramer, qui a
déjà payé les graveurs.
Si l'Académie se lassait de revoir mon Commentaire, je serais
très-embarrassé. Je ne dois pas m'en croire. Je peux avoir mille
préventions; il faut qu'on me guide. Un mot en marge me suflit,
cela me met dans le bon cbemin. Marcc Tulli, ménagez-moi les
bontés et la patience de l'Académie, Inkrim, vive et valc. Votre, etc.
.V. B. Ajoutez, je vous supplie, à l'endroit où je parle de nos
académiciens, M. le duc de Villars, monsieur l'arcbevêque de
Lyon S monsieur l'ancien évoque de Limoges*. Cela ne coûtera
que la peine d'insérer une ligne dans la copie pour le Mercure.
4731. _ A M. JEAN SCHOUVALOW.
A Ferney, l" novembre.
Monsieur, je reçois, par Vienne, votre paquet du 17 de sep-
tembre, que M. de Czernicbef me fait parvenir. Vos bontés
redoublent toujours mon zèle, et j'en attends la continuation. Le
mémoire sur le czarovitz n'est pas rempli, comme le sait Votre
Excellence, d'anecdotes qui jettent un grand jour sur cette triste
et mémorable aventure. Vous savez, monsieur, que l'bistoire
|)aile à toutes les nations, et qu'il y a plus d'-iin peuple consi-
dérable qui n'approuve pas l'extrême sévérité dont on usa envers
ce prince. Plusieurs auteurs anglais très-estimés se sont élevés
liautemcnt contre le jugement qui le condamna à la mort. On ne
trouve |)oint ce qu'on appelle un corjis de délit dans le procès cri-
minol : on n'y voit qu'un jeune jirince qui voyage dans un pays
où son père ne veut pas qu'il aille, (jui revient au premier ordre
1. Morit;i7.ot.
2. Co(itlus(|il(t.
508 r OR H KS POND ANGE.
ûc son souverain, qui n'a poinl conspiré, qui n'a point formé de
faction, qui seulement a dit qu'un jour le peuple pourrait se sou-
venir de lui. Qu'aurait-on fait de plus s'il avait levé une armée
contre son père? Je n'ai que trop lu, monsieur, le prétendu Nes-
tesuranoy 1 et Lamberti -, et je vous avoue mes peines avec la
sincérité que vous me pardonnez, et que je regarde même comme
un devoir. Ce pas est très-délicat. Je tAcherai, à l'aide de vos
instructions, de m'en tirer d'une manière qui ne puisse blesser
en rien la mémoire de Pierre le Grand. Si nous avons contre
nous les Anglais, nous aurons pour nous les anciens Romains, les
Manlius et les Crutus. Il est évident que si le czarovitz eût régné,
il eût détruit l'ouvrage immense de son père, et que le bien d'une
nation entière est préférable à un seul homme. C'est là, ce me
semble, ce qui rend Pierre le Grand respectable dans ce malheur ;
et on peut, sans altérer la vérité, forcer le lecteur à révérer le
monarque qui juge, et à plaindre le père qui condamne son fds.
Enfin, monsieur, j'aurai l'honneur de vous envoyer d'ici à Pâques
tous les nouveaux cahiers, avec les anciens, corrigés et augmen-
tés, comme j'ai eu l'honneur de le mander à Votre Excellence dans
mes précédentes lettres. Je vous ai marqué que j'attendais vos
ordres pour savoir s'il n'est pas plus convenable de mettre le tout
en un seul volume qu'en deux. Je me conformerai à vos inten-
tions sur cette forme comme sur le reste; mais nous n'en sommes
pas encore là. Il faut commencer par mettre sous vos yeux l'ou-
vrage entier, et profiter de vos lumières. Il est triste que j'aie
trouvé si peu de mémoires sur les négociations du baron de
Gortz '. C'est un point d'histoire très-intéressant; et c'est à de
tels événements que tous les lecteurs s'attachent, beaucoup plus
qu'à tous les détails militaires, qui se ressemblent presque tous,
et dont les lecteurs sont aussi fatigués que l'Europe l'est de la
guerre présente.
J'ai déjà eu l'honneur de vous remercier, monsieur, au nom
de M"" Corneille et au mien, de la souscription pour les Œuvres
de Corneille. J'y suis plus sensible que si c'était pour moi-même.
Je reconnais bien là votre belle âme; personne en Europe ne
pense plus dignement que vous. Tout augmente ma vénération
pour votre personne, et les respectueux sentiments que conser-
vera toute sa vie pour Votre Excellence son très, etc.
i. Nom mis par Rousset de Missy à ses Mémoires du règne de Pierre le Grand,
1725-20, quatre volumes in-12.
2. Voyez tome XVI, page 588.
3. Voyez tome XVI, page 337.
ANNÉE 1761. 509
4732. — DK MADAME DENIS A M. DE RUFFEY».
Fcrnc}', i novembre.
Si mon onclo pouvait soupçonner, monsieur, que j'eusse pavé trente
pi^toles à son insu au président de Brosses, je ne doute pas qu'il n'en eût été
offensé. Non-seulement je n'ai pas voulu le risquer, mais je lui ai montré
votre lettre ; il sont le motif ([ui vous l'a fait écrire, et en est aussi reconnais-
sant que moi.
Mais ce n'est point mon oncle qui fait un procès au président de Brosses,
c'est le président qui lui fait ce procès pour douze moules de bois.
Je n'entre point ici dans le fond de l'affaire. Je sais seulement que mon
oncle, après avoir éié assigné, lui a offert de ne point plaider et de prendre
pour arbitres monsieur le premier président, monsieur le procureur général et
M. Le Oault, conseiller : ce que le président de Brosses a refusé. Il me semble
cependant que des arbitres de cette importance méritaient bien la conflance
de M. le président de Brosses, pour une affaire de 20 ou 30 pistoles. Mon
oncle lui dit : Si vous avez vendu votre bois avant la signature du contrat
de l'acquisition de Tournay, montrez-moi cet acte de vente, et je vous paye
celui que j'ai pris. S'il n'y a point d'acte do vente, tout le bois de la forêt
m'appartient du jour que j'ai acquis, par les conventions du contrat. Que
peut-on répondre ii cela? Je l'ignore. Je déteste les procès, et je souhaiterais
fort que le président do Brosses fût plus traitable. Tout le monde ne pense
pas comme vous, monsieur, et personne n'a l'honneur de vous être plus
inviolablement attaché que votre très-humble et très-obéissante servante.
Denis.
Permettez-moi de faire mille tendres compliiiionts ii M""= la présidente
do Ruffey.
{P. S. de la main de Voltaire.)
J'ajoute mes remerciements à ceux de iM""^ Denis. Je ne crains
point les Fétiches. Et les Fétiches doivent me craindre. Il est clair
que le Féticiie en question a fait une vente simulée. Et un ma-
gistrat m'a dit qu'un homme coupable de cette infamie ne reste-
rait pas dans le corps dont est ce maj^istrat. Je ne présume pas
que le parlement de Dijon pense autrement.
Y a-t-il rien de plus sim[)lc (jue mon procédé? Si \ous avez
fait une vente réelle, je i)aye;si vous avez lait une vcnlc sinmiée,
soyez couvert d'opprohres. V,
Adieu, monsieur. Noire Ix'llcàine doit éire iiidi^iK'O, la niicniic
est à vous pour jamais.
y. II. Il n'y a <iii'une \oi\ sur le l'clirlic.
1. Écliti;ur, Tli. Foissut.
510 C01lRESP0XDx\NCE.
i733. — A M. LE CONSEILLER LE BAULï '.
A Ferne)', pays de Gcx, par Genève, 4 novembre 17G1.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous demander trois tonneaux de
vin (deux de bon vin ordinaire et un d'excellent), le tout en
bouteilles; bien potable, bien gardable, et surtout très-peu cher,
attendu que M. le président de Drosses m'a ruiné, et qu'il faut
que le premier conseiller du i)arlement répare les torts d'un
président.
Ayez la bonté de lire ma lettre à M. de Brosses, et jugez sur
votre honneur et sur votre conscience.
C'est en honneur et en conscience que je serai toute ma vie,
monsieur, avec les sentiments les plus respectueux, votre très-
humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire-.
473i. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Strchlen, novembre.
Le solitaire dos Délices ne se rira-t-il pas de moi cl de tous les envois
que je lui fais? Voici une pièce-' que j'ai faite pour Calt; elle n'est pas dans-
le goût de mes élégies, que vous avez la bonté de caresser. Ce bon enfant,
me voyant toujours avec mes sloïciens, me soutint, il y a quelques jours,
que ces beaux messieurs n'aidaient point dans l'infortune; que Gresset, le
Lutrin de Coileau, Chaulieu, vos ouvrages, convenaient mieux à ma triste
situation que pes bavards philosophes dont on pourrait se passer, surtout
lorsqu'on avait soi-même cette force d'âme qu'ils ne donnent et ne peuvent
pas donner. Je lui fis mes humbles représentations. Il tint bon; et, quelques
jours après notre belle conversation, je lui décochai cette épître. Comme il
me fallait une satisfaction du mal qu'il avait dit de mes sto'iciens, je l'ai
badiné sur quelques belles dames auxquelles il avait fait violemment tourner
la tête. Les poètes se permettent des exagérations, et ne s'en font aucun
scrupule; aussi l'ai-je dépeint courant de conquêtes en conquêtes, ce qui,
au fond, n'est pas trop dans son caractère et dans la trempe de son âme. Ne
direz-vous pas, mon cher ermite, que je suis un vieux fou de m'occuper,
dans les circonstances oi!i je me trouve, do choses aussi frivoles? Mais j'en-
dors ainsi mes soucis et mes peines. Je gagne quelques instants; et ces
1. Editeur, Th. Foisset.
5. A cette lettre était annexée copie de celle de Voltaire à M. de Brosses, en
date du 20 octobre 1761.
3. Cette pièce, intitulée ÉpHre à Calt sur le tableau de la vie, fait partie des
OEuvrcs poslhumcs de Frédéric II.
ANNÉE 1764. oll
instants, hélas ! passés si vite, le diable reprend tous ses droits. Je me
prépare à partir pour Breslau ^ et pour y faire mes arrangements sur les
héroïques boucheries de l'année prochaine. Priez pour un don Quichotte qui
doit guerroyer sans cesse, et qui n'a aucun repos à espérer tant que l'achar-
nement de ses ennemis le persécutera. Je souhaite à l'auteur d'.l/c/re et de
Mérope celte tranquillité dont me prive ma malheureuse étoile. Vide.
Vu. DKRIC.
4735. — A y\. L'ABBÉ D'OLIVKT.
4 novembre ^.
Mon cher Cicéron, je vous remercie de votre anecdote de
Théodore de Bèze, et, sans vanité, je sais hon gré à Bèze d'avoir
pensé comme moi '. Je n'aurais pas soupçonné ce Bèze, ce plat
traducteur de David, d'avoir eu de l'oreille. Peu de gens en ont,
peu ont du goilt, hien peu connaissent le théAtrc. Je me suis
pressé d'obtenir des instructions de l'Académie; mais je ne me
presserai pas d'en donner.au public. Je travaillerai à loisir, et je
dirai la vérité avec tout le respect qu'on doit à Corneille, avec toute
l'estime que j'ai pour lui; mais, n'ayant jamais llatté les souverains,
je ne flatterai pas même l'auteur que je commente. Les Cramer
ne diront leur dernier mot que cet hiver; il faut que j'achève
Pierre le Grand avant d'achever le grand Corneille. Je peux mal
employer mon temps ; mais je ne suis pas oisif. Je m'aperçois tous
les jours, mon cher maître, que le travail est la vie de l'homme.
La société amuse et dissipe; le travail ramasse les forces de
l'àme, et rend heureux. Vivez, vous qui avez utilement travaillé:
car vous commencez à entrer dans la vieillesse. Moi, qui suis
jeune, et qui n'ai que soixante-huit ans, je dois travailler pour
mériter un jour de me reposer. J'ai quelquefois du chagrin de ne
vous point voir. Il faut que, dans quelques années, l'un de nous
deux fasse le voyage. Venez à Ferney dans dix ans, ou je vais i\
Paris.
i7;j(;. — A .M. i)H (:iii;.m;\ ii:bi;s *.
Ferney, i ncivemlne.
Que je suis honteux, mon clier monsieur! je vous remercie
toujours très-tard de votre prose aimable et de vos jolis vers. On
I. l'n'dérir y arriva le 9 tli-cfinlire.
'J. C'rsl à tort, croyons-nous, quo l5cucliol a classé cette lettre Ji l'année i7G'2;
ell.' estde I7(il.
;{. Voyez VEssai sur les Mœurs, chap. lxxi.
i. Éditeurs, de Cayrol et François.
l^M CORRESPONDANCE.
a beau Cire tout entier aux grands vers alexandrins de Corneille,
on doit de l'attention aux vôtres, quoiqu'ils aient deux pieds de
moins. Mais quand en lerez-vous sur la paix? Ce ne sera pas, je
crois, sitôt.
J'ai lu le Mémoire historique^ de M. le duc de Clioiseul avec les
yeux d'un citoyen, Mon avis est qu'on donne la moitié de son
bien pour conserver l'autre, et pour mériter l'estime des Anglais,
L'oncle et la nièce vous embrassent.
4737. — A M. DUCL0S2.
Ferney, 5 novembre.
Je ne peux, monsieur, que vous renouveler mes remercie-
ments, et vous supplier de présenter à l'Académie ma respectueuse
reconnaissance. Je la consulte sur toutes les difficultés que j'ai
eues, en lisant Corneille, sur la grammaire, sur le style, sur le
goût, sur les règles du théâtre ; et je vous répète que je ne tra-
vaillerai au commentaire en forme que quand j'aurai une assez
ample provision en tout genre. Je répèle encore que mes impor-
tunités ne doivent pas lasser la patience de mes confrères, que
c'est un amusement pour eux dans les séances ; que deux mots
en marge m'instruisent, non-seulement pour la pièce qu'on exa-
mine, mais pour les autres; que je dois me conformer aux senti-
ments réunis des personnes éclairées, et qu'enfin mon ouvrage
ne peut être utile qu'après avoir passé par vos mains.
Je parle souvent, dans le commentaire que j'envoie, comme
si j'étais dans une de vos séances, disant librement mon avis. Je
parlerai au public comme un homme qui aura réfléchi sur vos
instructions ; c'est ce que je vous prie de vouloir bien dire à
l'Académie.
On a imprimé une lettre que j'avais écrite au mois d'août;
il y a plusieurs de nos bienfaiteurs cornéliens omis, et particu-
lièrement vous, monsieur ; ce n'est pas assurément ma faute.
Les Cramer, en donnant leur annonce au mois de janvier,
ne manqueront pas d'imprimer la liste de ceux qui ont favorisé
l'entreprise,
1, Voyez la noie 1 de la page 497.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1761. 513
4738. — A M. FABRY.
Au château de Ferney, G novembre.
Ma fniiiillo et moi, monsieur, nous ressentons quelque peine, et
nous sommes dans un assez grand eml)arras en ne recevant point
de réponse à la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Nous
ne pouvons retourner aux Délices sans y faire transporter nos
grains. Nous attendons les passe-ports que nous avons toujours
eus, et nous vous prions de vouloir bien ne nous pas laisser dans
l'incertitude où nous sommes. Je suis fâché de l'importunité que
je vous cause. Je vous supplie, monsieur, d'être persuadé de tous
les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire ,
gentilhomme ordinaire du roi.
4739. — .NOTE POUR M. FYOT DE LA MARCHE i
Jo me souviens très-bien qu'environ le douzième décembre de 1758,
M. le président de Brosses ayant vendu sa terre de Tournay à mon oncle,
il dîna avec nous aux Déhces ; notre provision de bois n'était pas encore
faite; mon oncle nous dit à table : « Remercions M. le président do Brosses
de douze moules de bois qu'il nous donne pour le vin du marché; » M. le
président répondit : « C'est une bagatelle qui ne vaut pas un remerciement. »
A Ferney, 8 novembre 1701.
Denis.
Je certifie la môme chose; et tous les domestiques savent que quand on
envoya cliercher cinq ou six moules de bois dans la forôt de Tournay, on
ne s'adressa jamais ii Charles Baudy, que nous ne connaissions point.
Wa g n 1 i: r k .
(J)r la îiuiin de VuUtnrc :)
M"" de Fontaine et M. de Florian ceriifieront la même chose,
et cela est public dans tout le pays.
Je demande pourquoi M. le président de Brosses, non coulent
de m'avoir vendu sur sa i)arole d'honneur pour cent arpents de
bois un bouquet de bois tout dévasté, qui ne contient i)as en tout
quarante arpents; non content (h; m'avoii" vendu, sur le pied de
i. Éditeur, II. IJcaune.
41. — ConnESPONDANCK. IX. 33
514 CORRIiSPONDANGE.
3,500 livros i\o rente, une cliétivc terre qu'il appelle comté, que je
viens d'aU'ernier douze cents livres et trois quarterons de i)aille,
avec bien de la peine; non content d'avoir fait mettre dans le con-
trat que ma vaisselle d'argent et mes cliemises, qui seraient à Tonr-
nay à ma mort, lui appartiendraient; non content de m'avoir
envoyé des exploits pour qnelques chênes employés au bâtiment
de Tournay; non content de m'avoir fait assigner, moi et mes
vaches, qui mangeaient de l'herbe, dit-il, dans sa prétendue
forêt; non content, dis-je, de tous ces procédés, y ajoute celui de
vouloir me faire payer aujourd'hui mon propre bois de chauf-
fage, qui non-seulement m'avait été cédé par lai en présence de
douze personnes, mais qui m'appartient indépendamment de cette
cession.
Je demande pourquoi il suppose une vente de ces bois à un
nommé Charles Caudy, tandis qu'il est connu, prouvé, démontré,
que cette vente est simulée, et que Charles Candy était son com-
missionnaire.
Je demande pourquoi il me fait, sous le nom de ce Charles
Baudy, un procès pour ikh livres, qu'il fait monter à 300 livres,
après m'avoir lésé de plus de 25,000 livres.
Il répondra ce qu'il m'a déjà répondu : Àuri sacra famés. Mais
moi, je lui répondrai que cette réponse est d'un fétiche, et non
pas d'an président.
Je répondrai qu'un président de Toulouse qui vint, il y a
quelque temps, aux Délices avec M. le duc de Villars fut eflVayé
à la vue de l'exploit de M. le président de Brosses; qu'il trouva la
preuve de la vente simulée dans cet exploit même ; je ne répé-
terai pas ce que ce magistrat dit de fort et d'accablant sur cette
affaire. Mais je répéterai qu'il me dit : ce Implo>r.z l'équité etl'autorUé
de monsieur le premier président de Dijon ; il empêchera certai-
nement un homme de sa compagnie de faire éclater une action
qui... » Je supprime par respect le nom qu'il donna à cette action.
Et je supplie monsieur le premier président de juger dans le
fond de son cœur.
4740. — A 31. JEAN SCHOUVALOW.
A Fenicy, 9 novembre.
Monsieur, quoique je ne vous aie promis qu'à Pâques de nou-
veaux cahiers de l'Histoire de Pierre le Grand, le désir de vous
satisfaire m'a fait prévenir d'assez loin le temps où je comptais
travailler. Mon attachement pour Votre Excellence, et mon goût
ANNÉE 1761. 515
pour rouvragc entrepris sous vos auspices l'ont emporté sur des
devoirs assez pressants qui m'occupent. J'ai remis entre les mains
de Votre Excellence une copie de ce que je viens de hasarder,
uniquement pour vous, sur ce sujet si terrible et si délicat de la
condamnation à mort du czarovitz. J'ai été bien étonné du
mémoire qui était joint à votre dernier paquet ; ce mémoire n'est
qu'une copie, presque mot pour mot, de ce qu'on trouve dans le
prétendu Nestesuranoy*. Il semble que ce soit cet Allemand -
dont j'ai déjà reçu des mémoires qui ait envoyé celui-là. Il doit
savoir que ce n'est point ainsi que l'on écrit l'histoire; qu'on est
comptable de la vérité à toute l'Europe; qu'il faut un ménage-
ment et un art bien difficile pour détruire des préjugés répandus
partout; qu'on n'en croit pas un historien sur sa parole; qu'on
ne peut attaquer de front l'opinion publique qu'avec des monu-
ments authentiques; que tout ce qui n'aurait même que la sanc-
tion d'une cour intéressée à la mémoire de Pierre le Grand serait
suspect; et qu'enfin l'histoire que je compose ne serait qu'un
fade panégyrique, qu'une apologie qui révolterait les esprits au
lieu de les persuader. Ce n'est pas assez d'écrire et de flatter le
pays où l'on est, il faut songer aux hommes de tous les pays.
Vous savez mieux que moi, monsieur, tout ce que j'ai l'honneur
de vous représenter, et vos sentiments ont sans doute prévenu
mes réflexions dans le fond de votre cœur.
J'ai eu, par un heureux hasard, des mémoires de ministres
accrédités qui ont suppléé aux matériaux ([ui me manquaient;
et, sans ce secours, à quoi aurais-je été réduit? J'ai ramassé dans
toute l'Europe des manuscrits, j'ai été plus aidé que je n'osais
iespérer. Je ne cacherai point à Votre Excellence que parmi ces
manuscrits, parmi ces lettres de ministres, il y en a de plus
atroces que les anecdotes de Lamberti. Je crois réfuter Lamberti
assez heureusement, à l'aide des manuscrits qui nous sont favo-
rables, et j'abandonne ceux qui nous sont contraires. Lamberti
mérite une très-grande attention par la réputation qu'il a d'être
exact, de ne rien hasarder, et de rapporter des pièces originales;
et comme il n'est pas, à beaucoup près, le seul qui ait rapporté
les anecdotes alfreuses répandues dans toute l'Europe, il me
paraît qu'il faut une réfutation comi)lèto de ces bruits odieux.
J'ai i)ensé aussi que je ne devais pas trop rbarger le czarovitz;
que je passerais pour nu liislorien lâchement partial, qui sacri-
1. Voyez la note, page 508.
'2. Mullcr.
5i6 CORRESPONDANCE.
fierait tout à la l)ranclic établie sur le trùnc dont ce malheureux
prince fut privé. Il est clair que le terme de parricide, dont on
s'est servi dans le jugement de ce prince, a dû révolter tous les
lecteurs, parce que, dans aucun pays de l'Europe, on ne donne
le nom de parricide qu'à celui qui a exécuté ou préparé effective-
ment le meurtre de son père. Nous ne donnons même le nom de
révolté qua celui qui est en armes contre son souverain, et nous
appelons la conduite du czarovitz désobéissance punissable, opi-
niâtreté scandaleuse, espérance chimérique dans quelques mécon-
tents secrets qui pouvaient éclater un jour, volonté funeste de
remettre les choses sur l'ancien pied quand il en serait le maître.
On force, après quatre mois d'un procès criminel, ce malheu
reux prince à écrire que « s'il y avait eu des révoltés puissants
qui se fussent soulevés, et qu'ils l'eussent appelé, il se serait mis
à leur tête ».
Qui jamais a regardé une telle déclaration comme vala])le,
comme une pièce réelle d'un procès? qui jamais a jugé une pen-
sée, une hypothèse, une supposition d'un cas qui n'est point
arrivé ? où sont ces rebelles ? qui a pris les armes? qui a proposé
à ce prince de se mettre un jour à la tête des rebelles? à qui en
a-t-il parlé? à qui a-t-il été confronté sur ce point important?
Voilà, monsieur, ce que tout le monde dit, et ce que vous ne
pouvez vous empêcher de vous dire à vous-même. Je m'en rap-
porte à votre probité et à vos lumières. Ce que j'ai l'honneur de
vous écrire est entre vous et moi : c'est à vous seul que je demande
comment je dois me conduire dans un pas si délicat. Encore une
fois, ne nous faisons point illusion. Je vais comparaître devant
l'Europe en donnant cette histoire. Soyez très-convaincu, mon-
sieur, qu'il n'y a pas un seul homme en Europe qui pense que le
czarovitz soit mort naturellement. On lève les épaules quand on
entend dire qu'un prince de vingt-trois ans est mort d'apoplexie
à la lecture d'un arrêt qu'il devait espérer qu'on n'exécuterait
pas. Aussi s'est-on bien donné de garde de m'envoyer aucun
mémoire de Pétersbourg sur cette fatale aventure : on me ren-
voie au méprisable ouvrage d'un prétendu Nestesuranoy; encore
cet écrivain, aussi mercenaire que sot et grossier, ne peut dissi-
muler que toute l'Europe a cru Alexis empoisonné. Voyez donc,
monsieur ; examinez avec votre prudence ordinaire et votre bonté
pour moi, et avec le sentiment de ce qu'on doit à la vérité et aux
bienséances, si j'ai marché avec quelque sûreté sur ces charbons
ardents. Ce que j'ai eu l'honneur de vous envoyer n'est qu'une
consultation, un mémoire de mes doutes, que je vous supplie de
ANNÈK I 76 1. ^1'
résoudre. C'est pour vous que je travaille, monsieur ; c'est à vous
à m'éclairer et à me conduire : un mot en marge me suffira, ou
une simple lettre avec quelques instructions sur les endroits qui
me font peine. Vous daignez sans doute compatir à mon extrême
embarras; mais comptez sur tous mes elTorts, sur l'envie extrême
que j'ai de vous satisfaire, sur les sentiments de respect et de
tendresse que vous m'avez inspirés. Reconnaissez à ma franchise
mon extrême attachement pour Votre Excellence, et soyez bien
sûr que c'est du fond de mon cœur que je serai toute ma vie, de
Votre Excellence, le très, etc.
iîil. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTIIA i.
Au château de Ferney, le 9 novembre.
Madame, tant que je serai encore au nombre des vivants, je
serai dans celui des adorateurs de vos vertus et des cœurs recon-
naissants, remplis de vos bontés. J'arrache rarement à mon état
de malade quelques moments où je puisse écrire, car je suis
presque toujours réduit à me faire lire et à dicter; mais que
puis-je dicter que des lamentations de Jérémie sur ma pauvre
patrie, qui était si florissante il y a quelques années, et qui est ù
présent un objet de pitié? J'ai dicté pourtant une tragédie, bonne
ou mauvaise, que je compte avoir l'honneur d'envoyer dans
quelques semaines à Votre Altesse sérénissime. Que ne puis-je
avoir du moins la consolation de l'amuser quelques moments,
puisque celle d'être à ses pieds à Gotha m'est refusée !
Il me paraît, madame, que le roi d'Angleterre-, en faisant un
choix, n'a pas donné la pomme à la plus belle, car, quoique toutes
les reines soient toujours, sans contredit, des prodiges de beauté,
cependant je connais une princesse qui, autant que je m'en sou-
viens, doit l'emporter sur les reines mariées et à marier. J'ai peur
que le roi d'Angleterre n'ait pas été aussi bien servi dans ses
amours qu'à la guerre.
Je suis entouré de lUisscs qui discul (pi'ils itrciuironl Collterg,
et d'Allemands qui assurent que le siège est levé. Je suis comme
celui qui disait : " Les uns croient le cardinal-vicaire mort; les
autres le croient vivant ; et moi, je ne crois ni l'un ni l'autre! >>
Il y a une ode d'un Suisse de Berne contre tous les rois qui
1. I^ldileurs, de Cayrol et Trarirois.
2. C, -^'f. ni venait d'épuuser, le « septembre, Sopliic-Charlottc de Mecklem-
bourg-Slrélitz.
518 CORRESPONDANCE.
sont en guer'-e; il les traite tous de brigands et de pertiirljateurs
du repos public. Il y a dans cet ouvrage des morceaux terribles.
Cela ne nous regarde pas, nous autres pauvres Français, car nous
n'avons pas fait grand mal. Que Votre Altesse séréuissime daigne
agréer le profond respect du Suisse V.
4742. — DE M. LE PRl'SIDEAT DE BROSSES i,
A M. DE FARG!:S-, MAITRE DES REQUETES '.
Montfalcon, le 10 novembic 1701.
En colère contre moi, vous a-t-on dit : plaisante expression! Que serait
donc la mienne contre lui, si je daignais en avoir contre un impudent et un
fol? Ma réponse était ce qu'il méritait.
Pour{[uoi voulez-vous que j'aie un procès avec cet homme-là? Je n'en ai
point. Tenez pour certain, sur mon honneur: ]° qu'il ne s'agit d'autre fait
que de quatorze voies de bois que mon homme lui a livrées et qu'il no
veut pas lui payer; 2° que, dans notre traité, il n'y a aucune contenue de
fond spécifiée ni garantie. Je vous ferai voir l'acte. Il connaissait tout cela
d'avance; il l'avait tant et tant visité, étant sur place. Mais il ne fait que
mentir.
L'acte est un simple bail à ferme à vie, mais pour en jouir comme en
jouissait le précédent fermier. Notre convention a toujours été qu'il n'y aurait
point de vente de ma part (parce qu'en vendant, même à vie, je courais
risque, par la clause du dénombrement, de perdre les privilèges d'immu-
nité); mais que, de sa part, il se qualiderait comme il voudrait. Quant aux
bois, vous avez dans ma lettre tout ce qui les concerne, rapporté mot à mot,
sauf que l'acte porte de plus qu'il sera tenu d'en jouir en bon père de fa-
mille, de laisser soixante pieds des arbres extant par poses (c'est la mesure
du pays), l'une portant l'autre, et de le tenir en défense du bétail pour que
les coupes puissent croître en revenue. Mais encore un coup, ce n'est pas là
notre diiiiculté.
Vous êtes décidé à lui jeter ces quatorze voies de bûches à la tète, parce
qu'il ne me convient pas d'avoir un procès pour un objet si mince. C'est
donc à dire qu'il faut les lui donner parce qu'il est un impertinent. Ce
serait pourtant la raison du contraire. Quoi! si votre marchand ou votre
homme d'affaires lui avait livré pour 30 pistoles de vos vins, il fimdrait donc
les lui donner parce qu'il ne voudrait pas les payer! A ce prix, je vous jure
qu'il n'y aurait rien dont il ne se fournît : il n'est pas délicat! je lui aurais
donné sans hésiter, s'il me les eût demandées comme présent, ftlais on
n'imagine pas une chose si basse. S'il a eu assez peu de cœur pour l'enten-
1. Editeur, Th. Foisset.
2. Vojez sur lui la note 2 de la page 536.
3. 11 était alors à Ferney.
ANNEE 17GI. 519
dre ainsi, il s'est trompé, et tant pis pour lui. Je les aurais encore pas-
sées en quittance à Chariot Baudy, sans lui en parler à lui, si je l'eusse vu
s'affectionner à ma terre, y faire ce qu'il est tenu d'y faire, ne pas mentir
sur cet article comme sur les autres (car je sais qu'il l'abandonne tout à fait),
et surtout s'il n'eût pas cherché à me fourber pondant six mois sur un autre
article que vous savez.
Comme il sent qu'il n'a rien de bon à dire, il se jette à quartier, selon
son artifice ordinaire; outre qu'il n'a pas le sens commun en affaires, tout
regardant de près, tout intéressé et chicaneur qu'il est. Il a dit d'abord que
ce n'était pas une commission, mais un présent. Il me l'a ensuite demandé
à genoux. Je vous montrerai sa lettre, qui est pitoyable. Elle me fit tant de
pitié que je lui donnais tout de suite, sans Ximcnès, qui de hasard se trouva
chez moi en ce nioineiit^ 11 me dit: « Vous seriez bien fol de donner douze
louis à ce drôle-là, qui a cent mille livres de rente, et qui, pour reconnais-
sance, dira tout haut que c'est que vous ne pouviez faire autrement. »
Ensuite il a prétendu que c'était une des conventions de notre marché, ce
qui est faux, et très-faux. 11 faut qu'il soit bien hardi pour avancer pareille
chose, outre que l'acte le dément! Les bois sur pied sont à lui (en laissant
60 arbres par pose), ce qui exclut nettement ceux qui étaient coupes avant
le traité. On a bien eu attention do spécifier dans l'acte huit pieds d'arbres
sur pied comme étant exceptés, parce qu'ils étaient déjà vendus aupara-
vant; comment n'aurait-on pas excepté aussi les quatorze voies du bois
coupé, si elles eussent été ù lui par convention?
Finalement, le voici qui dit qu'il a acheté trop cher, et que le bois n'est
pas assez grand, comme sil s'agissait de cela! S'il a acheté cher, tant pis
pour lui, j'en voudrais tenir le double. Cela ne l'a pas empéclié, après
deux ans de jouissance, do m'en offrir 145,000 livres. Pour la contenue, au
diable soit si je connais ma terre I Je ne sais que le cadastre (jui en a été
fait publiquement par ordre du roi, sans ma participation et on mon absence.
Il a l'acte entre ses mains tout comme moi-.
1. Le marquis de Ximcnès.
2. Ce qu'on vient do liic était sous presse lorsque s'est rctrmnée une lettre de
>L du Brosses à Voltaire, de juillet 1700. Un seul passage de cette lettre a trait
aux plaintes du philosophe sur la contenance du bois de Tournay. Le voici :
L'article dos moules do bois quo vous a vendus Cliarlot n'a rien de commun avec l'ar-
pentago fait par les gi'îoxraplies. J'ai toujours oui dire que la forêt contenait environ 90 cou-
pées ou poses. (Jo no sais pas trop lequel, ol no sais pas mieux la valeur do ces mesures loca-
les.) L'erreur de là à vingt est si grande qu'elle en devient peu probable. Quoi qu'il en soit,
vous saviez l>eaucoup mieux quo moi ce qu'il y avait, puisque vous i'tes sur iilace et quo
vous aviez, comme du raison, exactement et plus d'une fois visité le terrain avant de faire le-
marclx!!. Il n'a jamais 6U' question entre nous do dismensurations géométriques, mais devons
remettre les fon<ls ti-ls qu'ils étaient, tels que vous les connaissiez, tels <iuo jo los avais ot
qu'on on avait joui ci-dovant. »
.Sans relever l'hyperbole du poOte, qui n'accusait d'abord que vingt poses, on
peut noter que 43 arpents cl demi équivalent à 23 hectares 21 ares 51 centiares,
et qui- 20 poses donneraient 2i hectares 30 centiares. La dilTiTcnce ne serait donc
que d'un liect&rc c'est-à-dirc d'un vingt-quatrième; et il csl de principe que.
520 CORRESPONDANCE.
Quant à ce rabâchage, que Baudy n'est qu'un fadeur rendant compte,
que je n'ai pu vendre avant notre traité sans la permission du grand-maître ;
de quoi se mêlo-t-il ? Je vois bien pourquoi ils ne veulent pas là-bas pro-
duire la vente : c'est pour ne pas la faire contrôler. Ils ont raison, ce n'est
pas l'affaire de cet homme-là.
Si la contestation n'était pas engagée et devenue publique par s^ fré-
nésie ; si je pouvais aujourd'hui céder la chose contestée sans paraître avoir
eu tort vers les gens mal informés, je me garderais bien de la lui donner, à
lui, i)Our prix de son insolente lettre; mais je vous sacrifierais, à vous, des
choses bien plus considérables. Puis les égards que je me fais pour M"'" Denis,
qui mérite toute sorte de considération, me porteraient sur-le-champ à lui
donner, non quatorze voies do bois (fi donc!), mais mon ressentiment de
la sottise de son oncle, et ce qui l'a causé, quel qu'il soit. Vous sentez trop
bien vous-même qu'il m'a mis dans le cas de ne plus faire ce que vous me
demandez, à moins qu'il n'en donne un reçu, tout tel que le porte ma
lettre. En ce cas, je lui donne tout de suite. Il n'en fera pas de dilTiculté :
bien loin de là ! C'est ce qu'il demande. Toute sa prétention est de l'avoir
comme donné. Ainsi il reconnaîtra de l'avoir reçu comme donné.
Là-dessus on dit : C'est un homme dangereux. Et à cause de cela, faut-
il donc le laisser être méchant impunément ? Ce sont au contraire ces sortes
de gens-là qu'il faut châtier. Je ne le crains pas. Je n'ai pas fait le Pompi-
gnan. On l'admire, parce qu'il fait d'excellents vers. Sans doute il les fait
excellents. Mais ce sont ses vers qu'il faut admirer. Je les admire aussi,
mais je mépriserai sa personne s'il la rend méprisable. Il y a un pro-
verbe qui dit : On peut être honnête homme et faire mal des vers. Et vice
versa.
Écoutez: il me vient en ce moment une idée. C'est la seule honnêtement
admissible pour moi, et tout sera fini. Qu'en votre présence il envoie les
281 livres au curé de Tournay ou à M™" Galatin, pour être distribués aux
pauvres habitants delà paroisse (je dis à ceux de ma terre, ou de la sienne,
s'il lui plaît de l'appeler ainsi, et non à ceux d'une autre terre ) : alors tout
sera dit. De mon côté, je passerai en quittance les 281 livres à Charles Baudy
dans son compte; et voilà le procès terminé au profit des pauvres. Cela est
bien court et bien aisé ^.
même en cas d'ùnonciation formelle de la contenance vendue, la garantie n'en est
due qu'à un vingtième près. A fortiori, quand la vente a été faite sans indication
de contenance. (Voj'ez l'acte du 11 décembre 1758.)
D'ailleurs le défaut de contenance d'un vingtième s'entend de l'universalité des
fonds vendus, et non d'un corps d'héritage spécial. Ainsi Voltaire n'aurait pu se
plaindre qu'autant qu'il lui eût manqué plus d'un vingtième de la contenance
totale assignée à la terre de Tournay, quand bien même cette contenance eût été
indiquée dans l'acte, ce qui n'est pas. — On vient de voir qu'il ne lui manquait pas
même un vingtième du bois dit la forêt. {Note du premier éditeur.)
1. Il y a lieu de croire que ce inezzo termine fut accepté par Voltaire, et qup
l'affaire se termina de la sorte. Aussi, à la réception de cette lettre, écrivit-il à
M. de La Marche (21 novembre) : Je crois qu'à la fin cette ridicule affaire sera
abandonnée (voir lettre 4757 ci-après). On conçoit qu'il convint à Voltaire de pré-
ANNÉE 1761. 521
4743. — A M. LE COMTE D'ARGE .\ T AL.
10 novembre.
Le vieux ministre de Statira, ci-dovant épouse d'Alexandre,
ayant reçu très-tard la déduction du comité, ne peut aujourd'lmi
que remercier Leurs Excellences, et leur faire les plus sincères
protestations de la reconnaissance qu'il leur doit. !\lais, n'ayant
pu consulter encore sa cour, il est très-fàclié de ne pas apporter
un aussi prompt redressement qu'il le voudrait aux griefs de
Leurs Excellences. Son auguste souveraine Statira a pris le mé-
moire ad rcferendum ; mais comme elle est malade d'une sulfoca-
tion qui la fera mourir au quatrième acte, son conseil aura
l'honneur d'envoyer incessamment à votre cour les dernières
volontés de cette auguste autocratrice.
J'aurai l'honneur de vous donner part que j'envoyai, il y a
onze jours, la feuille importante concernant les intérêts de la
demoiselle Dangeville, attachée à la cour de France, et pour la-
quelle nous aurons tous les égards à elle dus ; que cette pièce
importante était adressée à M. Damilaville, avec un gros paquet
de Grizel'-, de Car^, de Ah! Ah!^, et de chansons intitulées
Moïse- Aaron '*.
Nous craignons que, malgré la honne harmonie et corres-
pondance des deux cours, on n'ait saisi notre paquet comme
trop gros, et qu'on ne l'ait porté à Sa Majesté très-clirétiennc,
qui sans doute en aura ri, et auquel nous souhaitons toutes
sortes de prospérités.
Nous avons aussi dépéché k Vos Excellences copies desdits
mémorials intitulés Grizcl, Gouju'% Car, Ah! Ah!, Moïsc-Aaron; et
nous sommes en peine de tous nos paquets, pour lesquels nous
réclamons lo droit dos gens.
Et, i)()ur n'a\oii- l'icii ;'i nous roproclici'. noii-sciilcmciit nous
vous expédions, [)ar le i)résent coui'rier, les lettres |)al(Mites [)oi.ir
le cinquième acte de la demoiselle Dangeville, mais encore la
simiUm- le moyen do conciliatinn propusû rninmo une victoire. An moins cst-il
ccriaiii ([tif l'alHiire ne rcpiiriit plus au bailliage de Gcx. {Noie ilu premier rdi-
ïcur.)
1. Voyez tome XXIV, paRC 230.
2. Voyrz ihiil., pace 2(JI.
3. Voyez ibiJ., pa|,n! 2(13.
•4. Vo3(!z reitc chanson dans les Poésies mi'lces, tome X.
b. Voyez tomo XXIV, page 25.j.
622 CORRESPONDANCE.
seule copie qui nous reste des Grizrl, Gonju, Car, Ah! Ah!, et
HIoïse-Aaro)). Nous adressons aussi copie de la scène de ladite
demoiselle Dangcville au confident Damilaville, recommandant
expressément que le tout soit intitulé le Droit du Seigneur.
Nous vous ramentcvons ici qu"il y a six semaines en çà que
nous prîmes la liberté de vous adresser un paquet énorme pour
W du Déliant \ duquel paquet et de laquelle dame nous n'avons
depuis entendu parler.
Nous laissons le tout à considérer à votre haute prudence, et
nous vous renouvelons les assurances de notre sincère et respec-
tueux attachement.
Donné à Éphèse , dans la cellule de sœur Slatira, le 10 de
novembre, au soir.
4744. — A M. DAMILAVILLE.
11 novembre.
Mes frères, je renvoie fidèlement les Ah! Ali! et les Car,
qu'on m'a confiés : car je suis homme de parole, car je vous
aime.
Ah! ah! quand vous n'écrivez point, frère, c'est pure
malice.
Ah! ah! vieux fou de Crébillon, vous ne voulez pas lâcher
votre scène : c'est bien dommage, vous l'échappez belle. L'avocat
Moreau n'a nulle part au Mémoire historique^-; M. le duc de Choi-
seul l'a fait en trente-six heures.
Y a-t-il une relation de l'auto-da-fé de Lisbonne ^ ?
Il n'y a pas quatre pages de vérité et de bon sens dans le
nouveau Testament^. L'auteur est un ex-capucin, ci-devant
nommé Maubert^ fugitif, escroc, espion , ivrogne, Normand,
de présent à Paris, et qui mérite de faire le voyage de xMar-
seille^
Vous aurez dans quelque temps l'ouvrage des six jours : ce
n'est pas celui de l'abbé d'Asfeld \ ah ! ah!
1. Voyez page 496.
2. Voyez la noie, page 497.
3. Elle a même été traduite en français; voyez tome XXIV, page 278.
4. Testament politique du maréchal de Belle-lsle, 1761, in-12 de vj et 226 pages.
5. Voyez la note, tome XXXA'III, page 417; mais le Testament politique de
Belle-lsle est de Chevrier, et non de Maubert. (B.)
6. C'est-à-dire d'être envoyé aux galères.
7. Voyez la note, tome XXIV, page 2i8.
ANNÉE I7G1. o23
4745. — A M. LL: CONSKILLLP. LE RALLTi.
A Ferney, 12 novembre I7G1.
Je ne vous demande du vin, monsieur, qu'en cas que vous
en ayez de semblable à celui que vous m'avez envoyé les pre-
mières années. A mon Age, le bon vin vaut mieux que M. Tron-
chin. Il y a près de deux ans que je bois du vinaigre, et le pré-
sident de Brosses n'y met pas de sucre. Je suis devenu délicat,
mais pauvre. Je me recommande, monsieur, à votre goût et à
votre compassion.
Je vous demande en grâce de vouloir bien me procurer deux
mille barbues (c'est le mot, je crois) de ceps bourguignons. Le
tout m'arriverait par les mêmes voitures.
Tout ce que je reçois de Bourgogne me fait grand plaisir,
excepté les exploits du président de Brosses-. Il veut vendre
cher ses fagots. Tâchez, monsieur, de me vendre bon marché
votre vin , dont je fais plus de cas qne de cette grande forêt de
quarante arpents de la magnifique terre du président. Je sais
qu'il y a vin et vin, comme il y a fagots et fagots. C'est du bon
que je demande. Il serait doux d'avoir l'honneur de le boire avec
vous, et que ce terrible président n'y mît point d'absinthe, il
fait d'étranges hypothèses. 11 suppose des ventes, et il argumente
a falso supponcntc.
Vous ne m'avez pas répondu, monsieur, sur l'arbitrage que je
proposais. Aussi je n'en demande plus, et je le tiens condamné
dans le cœur de tous ses confrères : quod erat demonstramlum.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Voltaire.
47 40. — A M. L !•: C 0 M T E D 'A R G K N T A L ».
1-2 iKiveniljie 17GI.
() (li\iiis anges! voici la réponse de noire comité à \otre co-
iuit('. Mais ne nous égorgeons i)oint. .le \oiis supplie iW vouloir
bien m'obtenir une réponse sur mon T;dle\ran(l dllvcideuil.
1. Éditeur, Tli. Foissft.
-1. VulUiire uvail rcru de liiuidy, et imu du prrsidrni, un seul c.xploil, comme
on l'ii vu plus luiul. .Mais il \oiil;iiL (iu'dm lo crût l)oiiii)aidé de procédures. {Sole
du premier éditeur.)
'.',. ^i^sîlrd, .Mémoires il Correspomlanccs poliliqucs et littéraires; l'aris, lSr)8,
pa^e 107.
524 CORRESPONDANCE.
Puisque vous ne répondez point sur l'Espagne, j'espère.
Mais répondez donc sur le paquet de M"" du DefTant.
Mais un mot sur le Droit du Seigneur, sur Zulimc, sur M, le
maréchal de Fronsac.
Je veux vous envoyer ma lettre au président de Brosses en
forme de factum. Il m'a volé : d'accord ; mais il est honni dans
son parlement de Bourgogne, car je l'ai berné, car je suis ber-
neur, car il est bernable, car l'ancien premier président de La
Marche vous en dira bientôt des nouvelles.
Intérim, je baise le bout de vos ailes. V.
47i7. —'MÉMOIRE A TOUS LES ANGES,
M. LE COMTE DE CltOISElJL ÉTANT E SSE NT [ E LLE ME N T COMPTÉ
POUR UN d'iCEUX.
Ferney, 12 novembre.
Notre comité, qui vaut bien le vôtre, sauf respect, vu qu'il
est composé de gens du tripot et de très-bons acteurs, est obligé
de vous déclarer qu'il ne peut être de votre avis sur la plupart de
vos objections.
Nous frémissons d'indignation quand vous nous proposez de
mettre notre pièce à la glace, par une confidence froide et inu-
tile d'Olympie à sa suivante, et d'affadir le tout par une scène
inutile d'amour au commencement du premier acte. Cela serait
très-bien inventé pour ôter tout l'effet du coup de théâtre que
produit le mariage de Gassandre et d'Olympie, et pour rendre
ridicules les remords de Gassandre, et pour ôter toute la force à
la scène vigoureuse où l'on justifie la mort d'Alexandre : car,
messieurs et mesdames, la terreur des remords et les réflexions
sur la mort d'Alexandre seraient très-mal placées après des
scènes amoureuses. Ge n'est pas là la marche du cœur. Vous me
citez Zaïre; mais songez-vous que le piquant des premières
scènes de Zdire consiste dans l'amour d'un Turc et d'une chré-
tienne, sans quoi cela serait aussi froid que la déclaration de
Xipharèsi?
Nous pensons^ que vous vous méprenez infiniment, sauf
respect, quand vous croyez qu'Olympie est le premier rôle ; il
!. Dans Mithridate, acte I, scène ii.
2. Cet alinéa est répété presque tout entier dans la lettre du 27 novembre,
4762.
ANNÉE 1761. u25
ne l'est que quand Statira est morte. Quoi! vous croyez qu'OIjm-
pie est faite pour M"-^^ Clairon? Ah! tout comme Zaïre. C'est
Statira qui est le grand rôle. Ah! comme nous pleurions à ces
vers :
J'ai perdu Darius, Ale.xandre, et ma fille ;
Dieu seul me reste'.
C'est que 'SI"" Denis déclame du cœur, et que chez vous on dé-
clame de la bouche.
Nous sommes respectueusement et sincèrement do l'avis du
comité sur une certaine prière que faisait Cassandre, et non pas
Cassandcr, à une certaine Antigone; il y a d'autres détails que
nous avons corrigés sur-le-champ, selon les vues très-justes du
comité.
Nous vous envoyons une petite esquisse de nos corrections,
qui, jointe à celles que vous avez déjà, est capable de bouclier
les trous des sifflets; mais, pour mieux faire, envoyez-nous la
pièce, et nous vous la rendrons mise au net.
Délibéré dans la troupe de Ferney, le 12 novembre de l'an de
grâce 17G1.
47i8. — A M. UAMILAVILLE.
Le 13 novembre.
Je fis partir, il y a onze jours, mes chers frères, la scène
que les comédiens ordinaires du roi demandaient. Elle fut
faite le même jour que je reçus votre avis ; je le trouvai excel-
lent, et la scène partit le lendemain, accompagnée des roga-
tons que je renvoyais à M. Carré, comme Grizcl, Car, Ah ! Alt! et
GOKJU.
Je renvoie fidèlement tout ce qu'on me confie. IVut-étre
trouva-t-on le paquet trop gros à la poste de Paris; peut-être
M. Janel- en a fait rire le roi. Je souhaiterais bien que Sa Majesté
vît toutes mes lettres, et les i)aquets que je reçois : il serait bien
convaincu qu'il n'a point de plus zélés et, j'ose le dire, de plus
tendres serviteurs que ceux qui sont appelés philosophes par des
séditieux fanati(iues, ennemis du roi et de la patrie. J'exhorte
tous mes amis à payer gaiement la moitié de leur bien, s'il le
faut, pour servir le roi contre ses injustes ennemis.
i. Olympie. aclc II, scène ii.
2. Cliart'6 de l'adniini.ilnition des postes.
526 CORRESPONDANCE.
Après cela, on peut saisir des Grizeî, etc. On verra que les
amateurs des lettres sont plus amateurs delà patrie que les con-
vulsionnaires et les ennemis des arts. Je signe hardiment cette
lettre ; votre véritable ami
Voltaire.
47i9. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
A Ferney, li novembre.
Vous voyez que je suis plus diligent que je ne l'avais cru.
Mon âge, mes infirmités, me font toujours craindre de ne pas
achever l'histoire à laquelle je me suis dévoué ; ainsi je me hûte,
sur la fin de ma carrière, de remplir celle où vous me faites
marcher, et l'envie de vous plaire presse ma course. Votre Excel-
lence a dû recevoir le paquet contenant la fin tragique du cza-
rovitz, avec une lettre^ dans laquelle je vous exposais mon em-
barras et mes scrupules avec la franchise que votre caractère
vertueux autorise, et que vos bontés m'inspirent. Je vous répète
que j'ai cru nécessaire de relever ce chapitre funeste par quelques
autres qui missent dans un jour éclatant tout ce que le czar a
fait d'utile pour sa nation, afin que les grands services du légis-
lateur fissent tout d'un coup oublier la sévérité du père, ou môme
la fissent approuver. Permettez, monsieur, que je vous dise en-
core que nous parlons à l'Europe entière; que nous ne devons ni
vous ni moi arrêter notre vue sur les clochers de Pétersbourg,
mais qu'il faut voir ceux des autres nations, et jusqu'aux mina-
rets des Turcs. Ce qu'on dit dans une cour, ce qu'on y croit, ou
ce qu'on fait semblant d'y croire, n'est pas une loi pour les autres
pays ; et nous ne pouvons amener les lecteurs à notre façon de
penser qu'avec d'extrêmes ménagements. Je suis persuadé, mon-
sieur, que c'est là votre sentiment, et que Votre Excellence sait
combien j'ambitionne l'honneur de me conformer à vos idées.
Vous pensez aussi, sans doute, qu'il ne faut jamais s'appesantir
sur les petits détails, qui ôtent aux grands événements tout ce
qu'ils ont d'important et d'auguste. Ce qui serait convenable dans
un traité de jurisprudence, de police et de marine, n'est point
du tout convenable dans une grande histoire. Les mémoires, les
dupliques et les répliques, sont des monuments à conserver dans
1. Celle du 9 novembre, n" 4740.
ANNÉE 4 761. 527
des archives OU dans les recueils des Laml)erti^ des Dumont^
ou même des Roussel'; mais rien n'est plus insipide dans une
histoire. On peut renvoyer le lecteur à ces documents; mais ni
Polybe, ni Tite-Live, ni Tacite, n'ont défiguré leurs histoires par
ces pièces; elles sont l'échafaud avec lequel on bâtit, maisl'écha-
faud ne doit plus paraître quand on a construit l'édifice. Enfin le
grand art est d'arranger et de présenter les événements d'une
manière intéressante : c'est un art très-difficile, et qu'aucun Alle-
mand n'a connu. Autre chose est un historien, autre chose est
un compilateur.
Je finis, monsieur, par l'article le plus essentiel : c'est de
forcer les lecteurs à voir Pierre le Grand, à le voir toujours fon-
dateur et créateur au milieu dos guerres les plus difficiles, se
sacrifiant et sacrifiant tout pour le bien de son empire. Qu'un
homme'' trop intéressé à rabaisser votre gloire dise tant qu'il
voudra que Pierre le Grand n'était qu'un barbare qui aimait à
manier la hache, tantôt pour couper du bois et tantôt pour cou-
per des têtes, et qu'il trancha lui-même celle de sou fils innocent;
qu'il voulait faire ])érir sa seconde femme, et qu'il fut prévenu
]);ir elle ; que ce même homme dise et écrive les choses les i)lus
oiïensantes contre votre nation ; qu'enfin il me marque le mécon-
tentement le plus vif, et qu'il me traite avec indignité, parce que
j'écris l'histoire d'un règne admirable ; je n'en suis ni surpris ni
fâché '% et j'espère qu'il sera obligé de convenir lui-même de la
supériorité que votre nation obtient en tout genre depuis Pierre
le Grand. Ce travail, que vous m'avez bien voulu confier, mon-
sieur, me devient tous les jours plus cher par l'honneur de votre
correspondance. M. de Sollikof m'a dit que Votre Excellence ne
serait pas fâchée que je vous dédiasse quel([ue autre ouvrage, et
que mon nom s'appuyât du vôtre. J'ai fait depuis peu une tra-
gédie d'un genre assez singulier'' : si vous me le permettez, je
vous la dédierai; et ma dédicace sera un discours sur l'art dra-
1. Voyez tome XVI, pape 588.
2. Le Corps universel diplomalutue du droit des <jcns, \'i'i, liiiiL volumes in-
folio.
.'J. Supplément au Corps diplomatique, 1739, trois volumes in-folio.
4. Fréd«';ric le Grand, roi de Prusse; voyez tome XXXIV, pap:e M'.i.
.'). Dans son Epitre à .1/""' du CluUeUt sur sa liaison avec Muiipertnis, Vol-
taire avait dit (voyez tome X) :
Jo n'en suis dicM; m surpris.
G. Ohjmpie; mais, malgré ce que dit ici Voltaire, elle est sans dédicace; voyez
tome \ I.
528 CORRESPONDANCE.
nialique, dans Jcqucl j'essayerai de présenter quelques idées
neuves. Ce sera pour moi un plaisir Lien llalteur de vous dire
publiquement tout ce que je pense de vous, des beaux-arts, et du
bien que vous leur faites. C'est encore un des prodiges de Pierre
le Grand, qu'il se soit formé un Mécène dans ces marécages où
il n'y avait pas une seule maison dans mon enfance, et où il s'est
élevé une ville impériale qui fait l'admiration de l'Europe. C'est
une chose dont je suis bien vivement frappé.
Adieu, monsieur; voilà une lettre fort longue; pardonnez si
je cherche à me dédommager, en vous écrivant, de la perte que
je fais en ne pouvant être auprès de vous.
Vous ne doutez pas des tendres et respectueux sentiments
avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
4750. — A M. FABRY.
Ferney, 14 novembre.
Je suis très-étonné, monsieur, de ne point recevoir de ré-
ponse de vous au sujet de mes passe-ports ; ma santé me force
de quitter le climat froid de Gex, et de me rapproclier de M. ïron-
chin ; j'ai déjà eu l'honneur de vous mander que je ne peux
vivre aux Délices sans pain, et qu'il est juste que je mange le blé
que j'ai semé ; ayez au moins la bonté de me répondre pourquoi
vous ne me répondez pas. J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre,
très-humble et obéissant serviteur.
VOLTAIUE.
4751. — DU CARDINAL DE BERMS.
De Montélinmrt, le 17 novembre.
J'attends avec la plus grande impatience, mon cher confrère, cette tra-
gédie faite en six jours, et que vous trouvez si digne du sacré collège. Je
répondrais du succès de cet ouvrage, précisément parce qu'il a été achevé
aussitôt que projeté. Cela prouve que le sujet est heureux et l)ien choisi :
cet avantage supplée souvent à tous, et n'est suppléé par rien. D'ailleurs, on-
sait qu'il vous faut moins de temps qu'à un autre pour bien faire. J'ai lu avec
grand plaisir votre Épîlre sur l'Agricallure; mais dans ces sortes d'ouvrages
il est bon d'imiter Montaigne, qui laisse aller son imagination sans se sou-
cier du titre que porte le chapitre qu'il traite. Malgré les beaux exemples
que vous me citez, je n'irai point au temple d'Épidaure. Je le regretterai
moins que les Délices, car j'ai plus besoin de la conversation d'un homme
d'esprit que des conseils du meilleur médecin de l'Europe. Vos ducs, princes.
ANNÉE 1761. 529
et femmes dévotes, ont encore moins de ménagements à garder qu'un
ancien minisire. Le duc de Villars s'est embarqué sur le Rhône, et n'a point
passé à Montélimart. J'admire la fécondité et la jeunesse de votre esprit:
cela prouve, outre le grand talent, une bonne santé. Lorsque le corps
souffre, l'esprit est bien malade. Conservez longtemps votre gaieté, votre
santé en sera plus ferme, et vos ouvrages en seront plus piquants et plus
aimables. Il est inutile que je vous assure que je ne prendrai ni ne laisserai
prendre de copie de votre tragédie. Adieu, mon cher confrère; je vous aime
presque autant que je vous admire.
4752. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
A Fcrncy, 18 novembre.
Vous m'affligez, madame ; je voudrais vous voir heureuse dans
ce plus sot des mondes possibles, mais comment faire ? C'est déjà
beaucoup de n'être pas du nombre des imbéciles et des fana-
tiques qui peuplent la terre; c'est beaucoup d'avoir des amis :
voilà deux consolations que vous devez sentir à tous les mo-
ments. Si, avec cela, vous digérez, votre état sera tolérable.
Je crois, toutes réflexions faites, qu'il ne faut jamais penser à
la mort : cette pensée n'est bonne qu'à empoisonner la vie. La
grande affaire est de ne point souffrir, car, pour la mort, on ne
sent pas plus cet instant que celui du sommeil. Les gens qui
l'annoncent en cérémonie sont les ennemis du genre humain ;
il faut défendre qu'ils n'approchent jamais de nous, La mort
n'est rien du tout; l'idée seule en est triste. N'y songeons donc
jamais, et vivons au jour la journée. Levons-nous en disant :
Que ferai-je aujourd'hui pour me procurer de la sauté et de
l'amusement? C'est à quoi tout se réduit à l'Age où nous
sommes.
J'avoue qu'il y a des situations intolérables, et c'est alors que
les Anglais ont raison ; mais ces cas sont assez rares : on a
presque toujours quelques consolations ou quelques espérances
qui soutiennent. Knfin, madame, je vous exhorte à être toute la
vie la plus heureuse que vous pourrez.
Votre lettre m'a fait tant d'impression que je vous écris sur-
le-champ, moi (pii n'écris guère. J'ai une douzaine de fardeaux
à porter; je me suis imposé tous ces travaux pour n'avoir pas un
instant désd-uvré et triste; je crois que c'est un secret infaillible.
Je ferai mettre dansia liste de ceux(iui retiennent un Corneille
commcnlù les personnes dont vous mo. faites l'honneur de me
parler. J'aime passionnément à commenler Corneille, car il a
41. — ConilKSI'O.NDANCH. U\. 34
530 COIUIESPONDANGE.
fait l'honneur de la France dans le seul art peut-être qni met la
France au-dessus des autres nations. De plus, je suis si indigné
de voir des hypocrites et des énergumènes qui se déclarent
contre nos spectacles que je veux les accabler d'un grand nom.
Je n'ai point encore la Reine de Gulconde; mais j'ai vu de très-
jolis vers de M. l'abbé de Boufflers : il faut en faire un abbé de
Chaulieu, avec cinquante mille livres de rentes en bénéfices ;
cela vaut cinquante mille fois mieux que de s'ennuyer en pro-
vince avec une croix d'or.
Avez-vous lu la Conversalion de l'abbé Grizelet d'un intendant des
Menus ^2 Si vous ne la connaissez pas, je vous céderai l'exem-
plaire qu'on m'a envoyé.
Recevez les tendres respects du Suisse V.
4753. — A M. DE COURTEILLES «,
CONSEILLER D'ÉTAT.
A Forncy, 18 novembre.
Monsieur, si M. le président de Brosses est roi de France,
ou au moins de la Bourgogne cisjurane, je suis prêt à lui prêter
serment de fidélité. Il n'a voulu recevoir ni d'un huissier ni de
personne l'arrêt du conseil à lui envoyé, par lequel il devait
présenter au conseil du roi les raisons qu'il prétend avoir pour
s'emparer de la justice de la Perrière, qui appartient à Sa
Majesté 3.
1. Voyez tome XXIV, page 239.
2. Barbarie de Courteilles, gendre du président Fyot de La Marche.
3. Une lettre du président de Brosses à Voltaire, tardivement retrouvée, réta-
blit dans son vrai jour sa manière d'agir au sujet de cette interminable contesta-
tion de la Perrière. Voici cette nouvelle lettre, qui est de mai 1760.
M On m'a envoyé de Paris, monsieur, des extraits de pièces et mémoires que
vous avez envoyés au conseil pour établir que l'endroit de la Perrière où s'est
commis le délit de Panchaud est de la justice et juridiction de Genève, non de
celle de Tournay, et que la république ayant cédé ce droit au roi, parle traité du
mois d'août 1749, ce n'est ni au seigneur de Tournay, ni à monseigneur le comte
de La Marche, seigneur engagiste de Gex, à faire les frais de la pi-océdure, mais
au roi lui-même.
« Je souhaite fort que cet article de frais, dont l'honneur n'est nullement dési-
rable, puisse regarder Sa Majesté. J'ai fait ce que j'ai pu pour faire entrer dans
cetteidéemonsieur le procureur général, qui, de son coté, avait bonne envie d'y être;
et j'ai eu l'honneur de vous envoyer la note de ce que j'avais d'enseignements là-
dessus, qui n'étaient pas trop favorables. Je désire de tout mon cœur que vous
en ayez trouvé qui le soient davantage.
« Pour moi, je n'ai jamais rien ouï dire de pareil. Je n'ai pas su que la repu-
ANNEE 17G1. o3l
Il me persécute d'ailleurs pour celte bagatelle S comme s'il
s'agissait d'une province. Vous en jugerez, monsieur, par la
lettre ci-jointe- que j"ai été forcé de lui écrire, et dont j'ai en-
voyé copie à Dijon à tous ses confrères, qui lèvent les épaules.
Au reste, monsieur, je ferai tout ce que vous voudrez jjien
me prescrire, et je vous obéirais avec plaisir quand même je
serais roi de la Bourgogne cisjuranc, ainsi que M. le président
de Brosses. J'ose imaginer, monsieur, que le roi peut à toute
force conserver la justice de la Perrière, malgré la déclaration
de guerre de monsieur le président.
J'ai l'bonneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur,
votre Irès-humble, etc.
47J4. — A M. JEAN SCIIOUVALOW.
Ferney, par Genève, 18 novembre.
Monsieur, j'ai l'honneur de vous envoyer encore l'essai d'un
chapitre sur la guerre de Perse. Votre Excellence doit avoir entre
les mains les essais concernant la catastrophe du czarovitz, les
lois, le commerce, l'Église, la paix glorieuse avec la Suède. Il me
semble qu'il n'en faudrait qu'un sur les allaires intérieures jus-
qu'à la mort de Pierre le Grand. Je suivrai exactement vos
instructions, tant pour le second volume que pour le premier;
et dès que j'aurai reçu vos réflexions et vos ordres sur les nou-
veaux chapitres, je les travaillerai avec d'autant plus de soin
que je serai plus sûr de ne point errer. Il est étrange combien de
matériaux j'avais rassemblés pour ne m'en point servir. Ouel
amas de détails inutiles, quelle foule de mémoires de particuliers
qui ne parlent que d'eux-mêmes au lieu de parler de Pierre le
Grand ; et enfin quelle foule d'erreurs et de calomnies m'est
tombée entre les mains! J'espère avant qu'il soit peu compléter
bliquc do, Gcncve ail jamais prétendu ni exercé aucune juridiction sur ce canton,
qui est du territoire do la France, mais au contraire qu'elle y a été exercée par
le juge de Tournay.
M Mais conuno, d'une part, je souhaite de tout mon cœur que vous puissiez
Ctrc déchargé d<; cotte épave désagréable, et que, d'autre part, il ne serait pas na-
turel que je me misse moi-même de la partie contre les droits do ma terre, je
resterai neutre sur ceci, sauf à revenir un jour à dire mes raisons, si elles sont
bonnes, dans un temps où vos intérêts ne seront pas compromis. » (Note de
M. Th. l'oissel.)
1. C'est-à-dire à cause de cette bagatelle, en haine de mon bon droit eu celte
bagatelle. (A'o/e de VoUaire.)
2. La lettre du '20 octobre 17G1.
532 CORRESPONDANCE.
l'ouvrage, et qu'avant Pâques tout sera conforme à vos désirs.
J'ai donné la préférence au plus grand des Pierre sur notre
grand Pierre Corneille, et je vous la donne dans mon cœur sur
tous les Mécènes de l'Europe.
J"ai riionneur d'être avec le plus tendre respect, etc.
4755. — A M. BOURET.
A Fcnic}', près Genève, 20 novembre.
Vous êtes une belle âme, monsieur, tout le monde le sait,
j'en ai des preuves, et je vous dois de la reconnaissance. Mon-
sieur votre frère est une belle âme aussi ; il veut le Ijien public
et celui du roi, qui sont les mêmes.
S'il avait vu le petit pays de Gex que j'ai choisi pour finir mes
jours doucement, il n'en croirait pas les faux mémoires qu'on
lui a donnés.
1° Les ennemis de notre pauvre petite province en imposent
à messieurs les fermiers généraux, en disant que ce pays est
peuplé et riche, et que les fonds s'y vendent au denier soixante.
Je suis la cause malheureuse des louanges cruelles qu'on
nous donne. Je suis le seul qui, depuis trente ans, ai acheté des
terres dans cette province : je les ai achetées trois fois plus cher
qu'elles ne valent ; mais de ce que je suis une dupe, il ne s'en-
suit pas que le terrain soit fertile.
Je certifie que, dans toute l'étendue de la province, la terre
ne rend pas plus de trois pour un : ainsi elle ne vaut pas la cul-
turc. Le paysage est charmant, je l'avoue, mais le sol est détes-
table.
Sur mon honneur, nous sommes tous gueux ; et j'ai l'hon-
neur de le devenir comme les autres pour avoir acheté, bâti, et
défriché très-chèrement.
2° Nous manquons d'habitants et de secours. Le pays, qui
possédait, il y a soixante ans, seize mille habitants et seize mille
bêtes à corne, n'en a plus guère que la moitié. Nous sommes
tous obligés de faire cultiver nos terres par des Suisses et par
des Savoyards, qui emportent tout l'argent du pays. Donnez-
nous quelque facilité, le pays se repeuplera, et les fermes du
roi y gagneront.
3° Je peux vous assurer, monsieur, vous et messieurs vos
confrères, que trois Genevois étaient déjà prêts à acheter des
domaines dans le pays, sur la nouvelle que le conseil de Sa
ANNÉE 1761. 533
Majesté allait retirer les Ijrigades des employés, et qu'il daignait
faire pour nous un arrangement utile.
i\ous avons compté sur cet arrangement fait par les mem-
bres du conseil les plus expérimentés et les plus instruits : jugez
combien il serait cruel de nous priver d'un bien que leur équité
nous avait promis!
[i° Pour peu qu'on jette les yeux sur la carte de la province,
on verra clairement que vos brigades, répandues dans le plat
pays, ne servent à rien du tout qu'à vous coûter beaucoup de
frais ; placez-les dans les gorges des montagnes, quatre liommes
y arrêteraient une armée de contrebandiers ; mais dans le plat
pays, les contrebandiers suisses, savoyards, et autres, ont mille
routes.
Pour nos paysans, ils ne font d'autre contrebande que de
mettre dans leurs cliausses une livre de sel et une once de tabac
pour leur usage, quand ils vont à Genève.
A l'égard de la grande contrebande, toute la noblesse du pays
la regarde comme un crime honteux, et nous vous offrons notre
secours contre tous ceux qui voudraient forcer les passages.
5" On allègue que, depuis quelques mois, les bandes armées
se sont multipliées. Oui, elles ont été une fois dans le plat pays*.
Ne divisez plus vos forces, et il ne passera pas un contreban-
dier.
G" On allègue que si on retirait les brigades du plat pays, si
on s'abonnait avec nous, si on suivait le règlement proposé, nous
nous vêtirions d'étoffes étrangères, au préjudice des manufac-
tures du royaume.
Nous prions instamment messieurs les fermiers généraux
d'observer que la capitale de notre opulente province n'a pas
un marchand, pas un artisan tolérable; et que quand on a
besoin d'un habit, d'un chapeau, d'une livre de bougie et de
chandelle, il faut aller ù Genève.
Que le conseil nous accorde cet abonnement utile à jamais
pour les fermes du roi et maintenant pour nous (abonnement
proposé par i)lusieurs de vos confrères), nous deviendrons les
rivaux de Genève, au lieu d'être ses tributaires.
7° On nous oppose que le port franc de Marseille n'a pas les
1. C'cst-à-diro que quatre paysans étrangers, voulant passer avec du tabac,
tuèrent un guide, il y a près de deux ans : prouve évidente que ces gardes dis-
persés dans le plat pays no servent à rien. La dixième partie, placée dans les
gorges des montagnes, formerait une barrière impénétrable. {Note de Voltaire.)
834 CORRESPONDANCE.
privil('\^os que nous demandons. Mais, monsieur, peut-on com-
par(M- nos Imit h neuf mille pauvres habitants à la ville de Mar-
seille, qui n'a nul besoin d'un" pareil abonnement?
D'autres provinces, dit-on, seraient aussi en droit que nous
de demander ces privilèges.
Considérez, je vous prie, que nulle province n'est située
comme la nôtre. Elle est entièrement séparée de la France par
une chaîne de montagnes inaccessibles, dans lesquelles il n'y a
que trois passages à peine praticables. Nous n'avons de commu-
nication et de commerce qu'avec Genève. Traitez-nous comme
notre situation le demande et comme la nature l'indique. Si
vous mettez à grands frais des barrières (d'ailleurs inutiles)
entre Genève et nous, vous nous gênez, vous nous découra-
gez, vous nous faites déserter notre patrie, et vous n'y gagnez
rien.
8" Enfin, monsieur, c'est sur un Mémoire de plusieurs de vos
confrères mêmes que M. de Trudaine arrangea notre abonne-
ment du sel forcé, et qu'il écrivit à monsieur l'intendant de
Bourgogne. Nous acceptâmes l'arrangement. Faut-il qu'aujour-
d'hui, sur les calomnies de quelques reg-rattiers de sel intéressés
à nous nuire, on révoque, on désavoue le plan le plus sage, le
plus utile pour tout le monde, dressé par M. de Trudaine lui-
même !
9'' Je vous supplie, monsieur, de faire remarquer à messieurs
les fermiers, vos confrères, les expressions de la lettre de M. de
Trudaine à monsieur l'intendant de Bourgogne, du 16 août 1761 :
« Je vous prie de faire goûter ces bonnes raisons à ceux qui sont
h la tête de l'administration du pays. Je ferai expédier, sans re-
tardement, l'arrêt et les lettres patentes. »
Il est évident qu'on avait discuté le pour et le contre de cet
abonnement, qu'on avait consulté messieurs des fermes, qu'on
attendait de nous l'acceptation de leurs bonnes raisons : nous les
avons acceptées ; nous avons regardé la lettre de M. de Trudaine
comme une loi ; nous avons compté sur la convention faite avec
vous.
Qu'est-il donc arrivé depuis, et qui a pu changer une réso-
lution prise avec tant de maturité?
Quelque préposé au sel a craint de perdre un petit profit ; il
a voulu surprendre l'équité de monsieur votre frère ; il a voulu
immoler le pays à ce petit intérêt.
Toute la province vous conjure, monsieur, d'examiner nos
remontrances avec monsieur votre frère, en présence de M. de
ANNÉE 1761. 53o
Trudainc, et de finir ce qui était si bien commencé ; elle vous
aura autant d'obligations ({uc vous en a la Provence'.
En mon particulier, je sentirai votre bonté plus que per-
sonne.
J'ai riionneur d'être, etc.
47ÔG. — A M. DF TRU DAINES
Ferncy, par Genève, 20 novembre 1761.
Monsieur, en attendant que nos syndics aient l'honneur de
vous envoyer notre mémoire en forme, permettez que je vous
supplie de lire la lettre que j'écris à M. Bouret, mon ami, frère
de M. d'Hévigny, notre ennemi,
11 est avéré, monsieur, que ce sont deux ou trois regrattiers
qui, craignant de perdre leurs emplois, soulèvent quelques fer-
miers généraux contre votre arrangement et contre vos ordres.
Je peux vous assurer, monsieur, qu'il n'y a pas un mot de vrai
dans le mémoire de M. d'Hévigny, adressé à monsieur le con-
trôleur général, sinon que tous nos paysans font et feront tou-
jours la contrebande du sel et du tabac. Trois cents gardes ne
l'empêcheraient pas, attendu que toutes les femmes qui vont à
Genève mettent du sel et du tabac dans leur chemise, et qu'il
n'y a pas encore de loi qui ordonne expressément de trousser
les femmes dans les bureaux des fermes.
C'est donc pour prévenir cette contrebande, c'est pour épar-
gner aux fermiers généraux des frais immenses et inutiles, et,
en même temps, pour favoriser notre petit pays, que vous avez,
monsieur, ordonné très-sagement le sel forcé, sur les représen-
tations mêmes des fermiers généraux.
Vous verrez, monsieur, en jetant un coup d'oeil sur ma lettre
h M. Bouret, quels prétextes frivoles on emploie pour dt'savouer
vos volontés.
Je suis persuadé que, indépendamment de votre autorité,
vous pourrez aisément faire entendre raison à M. Bouret d'Hé-
vigny. Il verra (pi'on l'a trompé, et il se rendra à vos raisons.
J'ignore, monsieur, si c'est vous ou monsieur votre (ils qui
traitez cette affaire. Je jjrésente mon respect et ma reciuête à
l'un et à l'autre.
Je crois fjue c'est ici une aiïairc (U\ concilialioii ; l'objet n'est
1. Voyez la note, tome XXIII, paprc 303.
2. Éditeur, G. Avcnol ; Nouveau Supplément.
530 CORRESPONDANCE.
presque rien pour les fermes du roi, et est pour nous d'une ex-
trOnie importance. Je sens bien que nous sommes perdus si les
fermiers généraux s'obstinent à vouloir se tromper ; mais si vous
daignez nous protéger et parler, nous sommes sauvés.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect et d'attache-
ment, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4757. — A M. FYOT DE LA MARCHE i.
Ferney, 21 (novembre).
Depuis l'apparition que vous avez daigné faire dans nos dé-
serts, nous avons eu beaucoup de conseillers de Paris et quel-
ques membres du conseil, mais rien qui approche de vous.
J'ai chez moi un parent du Fétiche, encore plus petit que
lui. C'est M. Fargès, maître des requêtes-. Je crois qu'il n'ap-
prouve pas son Fétiche, et qu'à la fin cette ridicule allaire sera
abandonnée.
Adieu, monsieur; M"'" Denis et M"'^ Corneille sont remplies de
sensil)ilité pour vous. M'" Corneille vous regarde comme un de
ses plus grands bienfaiteurs, et moi, je suis pénétré pour vous du
plus tendre respect.
Voltaire.
4758. — A M. LE 3IARQUIS DE THIBOUVILLE.
23 novembre.
Vous êtes donc du comité, monsieur; vous êtes un des anges;
vous avez vu l'œuvre des six jours. Je ne m'en suis pas repenti :
je ne veux pas le noyer, comme on le dit d'un grand auteur^ ;
mais je veux le corriger, sans me mettre en colère comme lui.
Je vous dirai d'abord ce que j'ai déjà dit au comité, que votre
idée de Clairon-Olympie* vous a trompé. Ce rôle n'est point du
tout dans son caractère. Olympie est une fille de quinze ans,
simple, tendre, effrayée, qui prend à la fin un parti affreux,
parce que son ingénuité a causé la mort de sa mère, et qui n'élève
la voix qu'au dernier vers, quand elle se jette dans le bûcher.
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. François Fargès, depuis intendant des finances, et conseiller d'État, mort
en 1791, était le frère de la marquise de Saint-Pierre-Crèvecœur, et partant l'oncle
germain de M"'« de Brosses.
3. Pœnituit, dit la Genèse, chapitre vi, v. 6.
4. Voyez page 487.
ANNÉIi 1761. o37
Ce n'est pourtant point Zaïre ; cl il serait très-insipide de la faire
parler d'amour avant le moment de son mariai,'e, qui est un
coup de théâtre très-neuf, dont tous ces froids préliminaires
feraient perdre le mérite.
Ce n'est point Chimène, car elle révolterait au lieu d'attendrir,
si elle avouait d'abord sa passion pour l'empoisonneur de son
père et pour l'assassin de sa mère. Chimène peut avec bien-
séance aimer encore celui qui vient de se battre honorablement
contre son brutal de père ; mais si Olympie, en voulant ridi-
culement imiter Chimène, disait qu'elle veut adorer et pour-
suivre un empoisonneur et un assassin, on lui jetterait des
pierres.
Il est beau, il est neuf qu'Olympie n'ait de confidente que sa
mère ; elle doit attendrir, quand elle avoue enfin à cette mère
qu'elle aime à la vérité celui qu'elle regarde comme son mari,
mais qu'elle renonce à lui. On doit la plaindre ; mais on plaint
encore plus Statira, et c'est cette Statira qui est le grand rôle.
Vieillissez, mademoiselle Clairon; rajeunissez, mademoiselle
Gaussin : et la pièce sera bien jouée. D'ailleurs, que de choses à
changer, à fortifier, i\ embellir! Donnez-moi du temps, sept ou
huit jours, par exemple.
Je suis absolument de l'avis des anges sur un morceau de
Cassandre ; je crois, comme eux, qu'il priait trop son rival après
avoir tant prié les dieux. C'est trop prier : et quand on s'abaisse
à implorer le même homme qu'on a voulu tuer le moment d'au-
paravant, il faut un excès d'égarement et de douleur qui excuse
cette disparate, et qui en fasse même une beauté. Ce n'est pas
assez de dire : Tu vois combien je suis égaré, il faut ne le pas dire,
et l'être. J'envoie une petite esquisse de ce que Cassandre pour-
rait dire on cette occasion. L'objet le plus essentiel est qu'un
empoisonneur et un assassin puisse intéresser en sa faveur. Si
on réussit dans cette entreprise délicate, tout est sauvé; les
autres rôles vont d'eux-mêmes.
Mais, encore une fois, ne nous trompons point sur Olympie.
Vouloir fortifier ce rôle, c'est le gùter. Le mérite do ce rôle con-
siste dans la réticence ; elle ne doit dire son secret qu'au dernier
vers. Si vous changez quelque chose à cet édifice, vous le dé-
truirez : c'est dans cet esprit que j'ai fait la pièce, et je ne peux
pas la refaire dans un autre.
Pardon, monsieur, de tant de paroles oiseuses. M'"" Denis
vous écrira moins et mieux.
538 CORRESPONDANCE.
47.VJ. — A M. LE CARDINAL DE BERNIS,
EN LUI ENVOYANT LA TRAGKDIE DE CASSANDRE (OLYMPIE),
FAITE EN SIX JOCRS.
Aux Délices, 23 novembre.
Monseigneur, c'est à vous à m'apprend re si, après avoir passé
six jours à créer, je dois dire pœnituit fecisacK A qui m'adresse-
rai-je, sinon à vous? Vous pouvez avoir perdu le goût de vous
amuser à faire les vers du monde les plus agréables; mais sûre-
ment vous n'avez pas perdu ce goût fin que je vous ai connu,
qui vous en faisait si bien juger. Votre Éminence aime toujours
nos arts, qui font le charme de ma vie. Daignez donc me dire
ce que vous pensez de l'esquisse que j'ai l'honneur de vous en-
voyer. Le brouillon n'est pas trop net ; mais s'il y a quelques vers
d'estropiés, vous les redresserez ; s'il yen a d'omis, vous les ferez.
Je crois que pendant que vous étiez dans le ministère, vous n'avez
jamais reçu de projet de nos têtes chimériques plus extraordi-
naire que le plan de cette tragédie. Vous verrez que je ne vous
ai pas trompé quand je vous ai dit que vous y trouverez une
religieuse, un confesseur, un pénitent.
Que je suis fâché que vous n'ayez point de terres vers le
pays de Gex ! Nous jouerions devant Votre Éminence. J'ai un
théâtre charmant, et une jolie église; vous présideriez à tout
cela ; vous donneriez votre bénédiction cà nos plaisirs honnêtes.
Serez-vous assez bon pour marquer sur de petits papiers atta-
chés avec de petits pains : « Ceci est mal fait, cela est mal dit;
ce sentiment est exagéré, cet autre est trop faible ; cette situation
n'est pas assez préparée, ou elle l'est trop, etc. » ?
Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes,
Culpubit duros, etc.
(HoR., de Art. jwH-.v. 415.)
Puissiez-vous vous amuser autant à m'instruire que je me
suis amusé à faire cet ouvrage, et avoir autant de bonté pour
moi que j'ai envie de vous plaire et de mériter votre suffrage!
Ah! que de gens font et jugent, et que peu font bien et jugent
bien! Le cardinal de Richelieu n'avait point de goût; mais,
mon Dieu, était-il un aussi grand homme qu'on le dit? J'ai
peut-être dans le fond de mon cœur l'insolence de.... ; mais je
1. GenèsCf chapitre vi, v. 6.
ANNÉE 1761. 539
n'ose pas...; je suis piciu de respect et d'estime pour vous, et
si... ; mais...
Voltaire.
47G0. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
23 novembre.
0 anges! 1" L'incluse est pour votre tribunal aussi bien que
pour M. de Thibouville.
2° Que voulez-vous que je rapetasse encore au Droit du Sei-
gnmr? Qu'importe qu'on marie Dorimèue demain ou aujour-
d'hui?
3° Voulez-vous me renvoyer Cassandre, et vous l'aurez avec
des cartons huit jours après?
k° Faites-vous montrer, je vous prie, la lettre que j'ai eu
l'honneur d'écrire à M. de CourteillesS au sujet de M. le prési-
dent de Brosses ; quoique vous soyez conseiller d'honneur, vous
trouverez le procédé de M. de Brosses comique.
5° Quand on jouera Cassandre, mon avis est que Clairon ou
Dumesnil soitStatira, et que quelque jeune actrice bien montrée
soit Olympie.
6° Quelle nouvelle de ZuHmc?
1° On dit que votre traité avec l'Espagne est signé 2.
8° J'oubliais ma pancarte pour Marie Corneille. Je crois que
tout privilège de Corneille étant expiré, c'est un bien de famille
qui doit revenir à Marie.
9° Je viens de faire une allée de quinze cents toises ; mais
j'aime encore mieux Cassandre.
4701. — A M. FYOT DE LA MARCHE 3
(fils).
A Ferncy, 20 novcml)ic 170L
Monsieur, qui? moi, n'en pas passer par ce que vous dai-
gneriez ordonner! Ah! mon blanc-seing est ma réponse. Je suis
confus et reconnaissant, mais je ne suis i)oint étonné. Je ne le
suis, monsieur, (pie des procédés de M. de Brosses, (hmt je n'avais
vu d'cxomple ni dans les t(M-res australes, ni chez les fétiches.
Tout cela me paraissait anti-président cl anti-littéraire. M. Far-
1. Voyez la lellro Vi'.ù).
2. C'est le parte de familln du K) août 1701.
3. Éditeur, H. lîcaune.
540 CORRESPONDANCE.
gès OU Fargcsse, le maître des requêtes, qui est à peu près son
oncle et qui a passé chez moi, a paru très-émerveillé de cette
affaire, et a bien promis d'interposer son autorité d'oncle, attendu
qu'il est d'une ligne plus liaut que son neveu. Mais, monsieur,
je compte encore plus sur l'autorité de votre raison et de votre
vertu.
Que M. de Brosses me permette de me laisser vivre et mou-
rir gaiement, c'est tout ce que je lui demande. Il m'a fait cent
anicroches. Il s'est brouillé avec le conseil, pour un demi-arpent
dont la justice appartient évidemment au roi, et qu'il a voulu
avoir à mes dépens. Ce n'est pas de cette façon qu'il sera pre-
mier président de Besançon. Enfin qu'il oublie toutes ces mi-
sères, indignes de sa place. Il m'a vendu cher ses coquilles. C'est
bien assez. Il a mon argent, et je lui demande son amitié pour le
vin du marché.
J'ai bien peur, après l'œuvre des six jours, de dire aussi pœni-
tuitfecisse. Mais si j'avais votre suffrage, je ne me repentirais assu-
rément pas.
Je suis avec un profond respect et une vive reconnaissance,
monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
4762. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Ferney, 27 novembre.
0 anges ! croyez-moi, voilà comme il faut commencer à peu
près le rôle d'Olympie ; ensuite nous le fortifions dans quelques
endroits. Mais commencer dans le goût de Zaïre; mais rendre
froid dans Ohjmpie ce qui, dans Zaïre, est piquant par sa première
éducation dans le christianisme ; mais disloquer le premier acte
et donner le change au spectateur en discutant la mémoire
d'Alexandre, après avoir parlé d'amour ; mais enfin détruire tout
l'effet d'un coup de théâtre entièrement nouveau, se priver de la
surprise que cause le mariage d'Olympie : ah, mes anges ! reje-
tez bien loin cette abominable idée, et laissez-moi faire. Oubliez
la pièce ; renvoyez-la-moi, je vous la redépêcherai sur-le-champ;
et, si vous n'êtes pas contents, dites mal de moi.
^ Nous pensons que vous vous méprenez, sauf respect, quand
vous croyez qu'Olympie est le premier rôle ; il ne Test que quand
1. Cet alinéa est déjà dans la lettre 4747.
ANNÉE 1761. o4l
Statira est morte : c'est Statira qui est le grand rôle. Ah ! comme
nous pleurions à ce vers :
J'ai perdu Darius, Alexandre, et ma fille;
Dieu seul me reste.
C'est que M""^ Denis déclame du cœur, et que chez vous on dé-
clame de la bouche,
iXous avons été plus sévères que vous sur quelques articles ;
mais nous sommes diamétralement opposés sur Olympie. Son-
gez qu'elle est bien résolue à ne point épouser Cassandre ;
mais qu'elle ne peut s'empêcher de l'aimer, et qu'elle ne lui
dit qu'elle l'aime qu'en s'élançant dans le bûcher. Si vous ne
trouvez pas cela honnêtement beau, par ma foi, vous êtes diffi-
ciles.
Cette œuvre de six jours prouve que le sujet portait son
homme ; qu'il volait sur les ailes de l'enthousiasme. Si le sujet
n'eût pas été théâtral, je n'aurais pas achevé la pièce en six
ans. Tout dépend du sujet : voyez le Ciel et Pcrthariic, Cinna et
Suréna, etc.
Avez-vous lu le Testament politique du maréchal de Bclle-hlc^l
C'est un ex-capucin de Rouen, nommé jadis .Alaubert, fripon,
espion, escroc, menteur, et ivrogne, ayant tous les talents de
moinerie, qui a composé cet impertinent ouvrage. Il est juste
qu'un pareil maraud soit à Paris, et que j'en sois absent.
L'Académie ne veut pas paraître philosophe. Quelles pauvres
observations que ces observations sur mes remarques concernant
Polijcuctc! Patience, je suis un déterminé; j'ai peu de temps à
vivre ; je dirai la vérité.
Intérim, je vous adore.
/'. S. Le roi de France prend . . . 200 exemplaires.
L'empereur 100 —
L'impératrice 100 —
L'im[)éralrice russe .... 200 —
Le roi Stanislas 1'' —
1. Voyez la note, page ô22.
ti. M. (le Voltaire, jui,'eaiit du iiuiuvais cfTet que ce contraster fi-iait dans la liste
imprimée des souscri|)tcurs, Ht iiisiimcr au roi Stanislas qu'il l'iait de sa dij;riilé
de souscrire pour un certain nombre d'e.xenipiaires. Le roi alors Ht souscrire pour
viiifjTt-rinq exemplaires, et après les avoir payés n'en retira (|ue quelques-uns, et
fit présent de tous les autres à la petite-nièce de Corneille. {I\'otc de Decroix.)
542 CORRESPONDANCE.
47G3. — A M. Li: MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 27 novembre.
Vous donnez, monseigneur, quatre-vingt-deux ans à Mala-
grida aussi noblement que je faisais Cerati confesseur d'un pape K
Malagrida n'avait que soixante et quatorze ans ; il ne commit
point tout à fait le péché d'Onan, mais Dieu lui donnait la grùce
de l'érection, et c'est la première fois qu'on a fait brûler un
homme pour avoir eu ce talent. On l'a accusé de parricide, et
son procès porte qu'il a cru qu'Anne, mère de Marie, était née
impollue, et qu'il prétendait que Marie avait reçu plus d'une
visite de Gabriel. Tout cela fait pitié et fait horreur. L'Inqui-
sition a trouvé le secret d'inspirer de la compassion pour les
jésuites. J'aimerais mieux être né Nègre que Portugais.
Eh, misérables! si Malagrida a trempé dans l'assassinat du
roi, pourquoi n'avez-vous pas osé l'interroger, le confronter, le
juger, le condamner? Si vous êtes assez lâches, assez imbé-
ciles pour n'oser juger un parricide, pourquoi vous désho-
norez-vous en le faisant condamner par l'Inquisition pour des
fariboles ?
On m'a dit, monseigneur, que vous aviez favorisé les jésuites
à Bordeaux. Tâchez d'ùter tout crédit aux jansénistes et aux
jésuites, et Dieu vous bénira.
Mais surtout persistez dans la généreuse résolution de déli-
vrer les comédiens, qui sont sous vos ordres, d'un joug et d'un
opprobre qui rejaillit sur tous ceux qui les emploient, Otez-nous
ce reste de barbarie, malgré maître Le Dain, et malgré son dis-
cours prononcé du côté du greffe -.
Le polisson qui a fait le Testament du maréchal de Belle-Isle mé-
riterait un bonnet d'une. Quelles omissions avez-vous donc faites
dans la convention de Closter-Seven'? On n'en fit qu'une, ce fut
de ne la pas ratifier sur-le-champ.
Ce n'est pas que je sois fâché contre le faiseur de testament,
qui prétend que j'aurais été mauvais ministre. A la façon dont
les choses se sont passées quelquefois, on aurait pu croire que
j'avais grande part aux affaires.
Qu'on pende le prédicant Rochette'*, ou qu'on lui donne une
1. Voyez tome XXXI, pag-e 519; et XXXVI, 391.
2. Voyez la note tome XXIV, pages 239-240.
3. En 1757.
4. Voyez la note, page 490.
ANNÉE U61. 543
abbaye, cela est fort indiflerent pour la prospérité du royaume
des Francs; mais j'estime qu'il faut que le parlement le con-
damne à être pendu, et que le roi lui fasse grùce. Cette hu-
manité le fera aimer de plus en plus ; et si c'est vous, mon-
seigneur, qui obtenez cette grùce du roi, vous serez l'idole de
ces faquins de huguenots. Il est toujours bon d'avoir pour soi
tout un parti.
Je joins au chiffon que j'ai l'honneur de vous écrire le
chilTon de Grizel. Il faut qu'un premier gentilhomme de la
chambre ait toujours un Grizel en poche, pour l'inciter douce-
ment à protéger notre tripot dans ce monde-ci et dans l'autre.
Agréez toujours mon profond respect.
47G4. — A M. D'ESPRÉMÉMLi.
Au château de Fernej', 29 novembre 1761.
Je vous prie de pardonner, monsieur, à mon âge, à mes mala-
dies et (à mes occupations, si je n'ai pas répondu plus tôt à la
lettre que vous m'avez fait Ihonncur de m'écrire. Elle m'a fait
naître beaucoup d'estime pour vous, et je n'ai jamais senti si vive-
ment l'état où me réduisent mes maladies que lorsqu'elles m'em-
pêchaient de répondre, comme je voudrais, aux prévenances d'un
homme de votre mérite. J'ai à peine un moment à moi ; mais je
tiendrais tous mes moments bien employés à vous prouver com-
bien j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-
obéissant serviteur.
ilQb. — A M. LE COMTE D'ARGEXTAL.
29 novembre.
Divins anges, lisez, jugez, mais sans préjugés. Pour l'amour
de Dieu, n'imaginez pas qu'une Olympie doive clabauder d'abord
contre son amour pour Cassandre. Klle ne doit pas soupronner
seulement qu'elle l'aime encore, dans le moment qu'elle recon-
naît sa mère. Ensuite elle doit faire soupçonner qu'elle i)ourrait
bien l'aimer, et ce n'est qu'au dernier vers (ju'elle doit avouer
qu'elle l'adore: si nous sortons de ces limites, nous sommes
perdus,
\'ous m'avez mis des points sui* des i; vous in'a\oz rabâché
i. Éditeurs, do Cayrol et François.
544 CORRESPONDANCE.
des empoisonneurs. Faut-il donc tant insister sur un mot corrigé
en un moment? Quelle rage avez -vous, mes anges?
■i7GG. — DE M. DE TRUDAINE».
Paris, du 2 décembre 1761.
Je désire autant que vous, monsieur, do voir terminer l'arrangement
projeté pour le pays de Gex, parce que je crois qu'il y sera fort utile. Il y
a cependant des oppositions, non-seulement de la part des fermiers géné-
raux, mais aussi de celle de plusieurs habitants. J'ai envoyé le tout à M. de
Villeneuve, dont j'attends l'avis. Votre témoignage est pour moi un nou-
veau motif de croire l'arrangement projeté utile à un pays que vous voyez
de plus près que ceux qui en viennent ici. Soyez persuadé du plaisir que
j'aurai à vous donner cette satisfaction.
Ce sont des sentiments que mon fils partage avec moi, ainsi que les fonc-
tions qui nous sont confiées également à l'un et à l'autre, et sans partage.
Je suis, avec un sincère attachement
4767. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
2 décembre.
Divins anges, si vous êtes si difficiles, je le suis aussi. Voyez,
s'il vous plaît, combien il est malaisé de faire un ouvrage par-
fait. Si ces notes sur Hèraclius ne vous ennuient point, lisez-les, et
vous verrez que j'ai passé sous silence plus de deux cents fautes.
M""^ du Cliâtelct avait de l'esprit, et l'esprit juste : je lui lus un
jour cet Hcraclius; elle y trouva quatre vers dignes de Corneille,
et crut que le reste était de l'abbé Pellegrin, avant que cet abbé
fût venu à Paris ^. Voulez-vous ensuite avoir la bonté de donner
mes remarques à Duclos? Je suis bien aise de voir comment
l'Académie pense ou feint de penser. Je sais bien que c'est avec
une extrême circonspection que je dois dire la vérité; mais enfin
je serai obligé de la dire. Je serai poli; c'est, je crois, tout ce
qu'on peut exiger.
Vous avez sans doute plus de droit sur moi, mes anges,
que je n'en ai sur Corneille. Il ne peut plus profiter de mes cri-
tiques, et je peux tirer un grand avantage des vôtres.
Plus je rêve à Olympie, plus il m'est imi)0ssible de lui donner
1. Editeur, G. Avenel; Nouveau Supplément.
2. Un jugement tout contraire est exprimé, ainsi que nous l'avons déjà dit
(tome XXXII, page 68, note 3), dans les lettres de M""' du Cliâtelct.
ANNÉE 476^. 545
un autre caractère. Elle n'a pas quinze ans; il ne faut pas la faire
parler comme sa mère. Elle me paraît, au cinquième acte, fort
au-dessus de son âge.
Ces initiés, ces expiations, cette religieuse, ces combats, ce
bûcher; en vérité, il y a là du neuf. Vous ne vouJez pas jouer
Cassandre, eli bien ! nous allons le jouer, nous.
i\ous baisons le bout de vos ailes.
47G8. — A M. L'ABI5É IRAILH».
A Ferney, le 4 décembre.
Vous serez étonné, monsieur, de recevoir, par la petite poste
de Paris, les remerciements d'un homme qui demeure au pied des
Alpes; mais j'ai éprouvé tant de contre-temps et d'embarras par
la poste ordinaire que je suis obligé de prendre ce parti.
Vous vous occupez paisiblement, monsieur, des querelles des
gens de lettres, pendant que les querelles des rois font un peu
plus de tort à nos campagnes que toutes les disputes littéraires
n'en ont fait au Parnasse. Il faut être continuellement en guerre,
dans quelque état qu'on se trouve.
Je combats aujourd'hui contre les fermiers généraux, au nom
de notre petite province ; il ne tiendra qu'à vous d'ajouter mes
Mémoires sur le blé, le tabac et le sel, à toutes mes autres sot-
tises.
Je me suis avisé de devenir citoyen, après avoir été longtemps
rimailleur et mauvais plaisant. J'ennuie le conseil de Sa Majesté,
au lieu d'ennuyer le public.
Il me semble que vous dites un petit mot du roi de Prusse
dans VHistoire des Querelles. J'avais remis mes intérêts à trois ou
quatre cent mille hommes qui ne m'ont pas si bien servi (pie
vous ; les Russes même m'ont manqué de parole au siège de Col-
berg^ Je dois vous regarder comme un de mes alliés les plus
fidèles.
M"" Denis et moi, nous vous prions, monsieur, de faire irjllo
compliments à toute notre famille : nous ne savons point encore
1. Irailli (Aufrusiiii-Sitiioii), né en 171'.), nK.rt cii ITDi, avait été iiricur-ciiro de
Sainl-Viiici;nt datis le diocèse de Caiiors. 11 t-sl auteur des Querelles littéraires, au
Mémoires pour servir à l'Histoire des révolutions de lu republviue des lettres,
depuis Homère jusqu'à nos jours, 1701, (|uatro voluinos iri-1'2. Grand admirateur
de Voltaire, il parle avec ménagement de ses ennemis. (IJ.;
2. Colberg, défendue par le colonel Ileydcn, no se rendit à Uuinanzow, yéuérul
russe, (jue le 10 décembre 17")l.
41. — Conn#!>i>ONDA\ci!. I \. 35
646 CORRESPONDANCE
les marclics de M"''^ de Fontaine et de M. d'Hornoy, nous nous
flatlons d'en être instruits quand elle sera à Paris, en bonne santé.
J'ai l'honneur d'être, etc.
47G9. — A M. LE CONSEILLER LE BAULTi.
AFerney, 5 décembre 17(11.
Puisqu'il faut vous dire la vérité, monsieur, l'un de vos ton-
neaux a tourné entièrement; je garde l'autre, et j'attends le mois
de mai pour le boire. J'accepte avec foi et espérance le vin du
cru de M"'" Le lîault ; il doit être agréable, sans fadeur, fort sans trop
de vivacité, bien coloré sans être trop foncé ni trop clair. Il doit
plaire à tous les goûts, du moins c'est ce que j'imagine, pour peu
qu'il tienne de la propriétaire ; il est vrai que je suis bien pauvre :
l'^ grâce à la guerre ; 2" grâce à une église que j'ai fait bâtir et pour
laquelle on voulait me pendre ; 3" grâce à un théâtre où je joue
passablement les vieillards, mais qui est trop beau pour le pays de
Gex ; k° grâce à M. de Brosses, qui me coûte près de soixante mille
livres pour un trou à vie que j'afferme douze cents livres. J'avoue
qu'après avoir ainsi perdu 60,000 francs, je me suis révolté contre
lui pour deux cents francs. Son procédé m'a choqué, parce que j'y
ai entrevu trop de mépris pour ma faiblesse. Je veux bien qu'on me
ruine, mais je ne veux pas qu'on se moque de moi, et si M. le pré-
sident de Brosses m'avait donné son amitié pour mon argent, je
ne me serais pas tant plaint du marché. Je vous avais fait très-
sérieusement, monsieur, juge du procédé et du procès. Il n'a
point voulu d'arbitres, et je commence à croire qu'il ne voudra
point de juges, et qu'il abandonnera noblement cette importante
affaire, où il s'agit du foin que peut manger une poule en un jour.
Vous faites très-bien , monsieur, d'hériter de bons vignobles,
et de ne point acheter comme moi, très-chèrement, des terres
qui ne donnent que du vin de Brie ; vous faites encore très-bien
de tailler en automne, vous en ferez plus tôt vendange. Je pré-
sente mes respects à M"'^ Le Bault en attendant son vin. Je vous
supplie de me conserver vos bontés et celles de monsieur le pre-
mier président et de monsieur le procureur général, vos coar-
bitres dans la grande affaire des fagots de Tournay.
J'ai l'honneur d'être sérieusement et avec respect, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
1. Éditeur, do Mandat-Grancey. — En entier de la main de Voltaire.
ANNÉE 17 61. 547
4770. — A M. D AMI LA VILLE.
Le 6 décembre.
Je souhaite la bonne année 1762 aux frères : je m'y prends de
bonne heure, car j'ai li;\te.
Que font les frères?
Quelle nouvelle du Parnasse et du théâtre, et même des affaires
profanes ?
La raison gai^ne-t-clle un peu ? Si les jésuites sont fessés, les
jansénistes ne sont-ils pas trop fiers? Gens de bien, oi)poscz-vous
aux uns et aux autres ; soyez hardis et fermes.
Frère Helvétius est-il revenu à Paris?
Frère Thieriot augmentera-t-il de paresse?
A quand V Encyclopédie? laurons-nous en 1762?
Que dit-on de la santé de Clairon et de la vive Dangeville?
Le Journal de Trévoux contiuue-t-il toujours?
P>erthieri est-il ressuscité?
Crévier* est-il mort?
Qu'est-ce donc que ce livre De la Natui^e^? Est-ce un abrégé de
Lucrèce? est-ce du vieux? est-ce du nouveau? est-ce du bon?
S'il y a mica salis ^, envoyez-le à votre frère du désert.
Est-il vrai que le gouvernement emprunte quarante millions?
et à qui, bon Dieu? où trouvcra-t-on ces quarante millions? Il y
a des gens qui les ont gagnés; mais ceux-là ne les prêteront pas.
Intérim, valete, fralres.
Voici une lettre* pour l'abbé Irailh, auteur des belles Que-
relles. Mais où demeure-t-il, ce M. Blin de Sainmore qui a fait de
très-jolis vers pour moi, et qui a tant fait parler® la belle
Gabriclle?
1. Allusion à la Relation de la maladie, etc., du jésuite Derthier, tome XXIV,
pafjc 95.
2. J.-B. -Louis Crcvier, conliuuateur de Rollin, ne mourut qu'en 17G5; il était
né en UVJ'i.
3. De la .Sature, 17G1, in-i", 17G6-17G8, cinq volumes in-S". L'auteur est Ro-
binet, dunl il a été parié tome XXV, pai,'c 579, et XXVI, 135.
4. .Martial, livre VII, épigrammc xxiv, vers 3.
5. Lu lettre 4768.
6. Dans ses stances à Blin de Sainmoro (voyez tome VIII), Voltaire dit :
Pour Gabriclle, en son apoplexie,
D'autres diront (qu'elle parle luugtcmps.
548 CORRESPONDANCE.
4771. — A M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
A Fcrney, le 0 dùcembrc (pdrtira quand pourra).
Disposez, ordonnez ; je pars avec douleur de Ferney, où j'ai
bâti un très-joli théâtre, pour aller sur le territoire damné de
Genève, qui a déclaré la guerre aux théâtres. Ne trouvez-vous pas
qu'il faudrait brûler cette ville? En attendant que Dieu fasse jus-
tice de ces hérétiques, ennemis de Corneille et du pape, je ferai
transcrire l'œuvre des six jours* tel qu'il est; je n'y veux rien
changer. Je veux devoir les changements à vos conseils, et sur-
tout à l'impression que cela fera sur le cœur de M"'^ de Chauve-
lin : car, soit dit sans vous déplaire, tous les raisonnements des
hommes ne valent pas un sentiment d'une femme. Je ne dis pas
cela pour vous dénigrer ; mais je prétends que si vous approuvez,
«t que si M""= de Chauvelin est émue , la pièce est bonne , ou du
moins touchante, ce qui est encore mieux. En un mot, vous l'au-
rez, et je vous remercie de me l'avoir demandée.
Je me mets aux pieds de votre belle actrice 2.
Quand verrai-je le jour où elle jouera la fille, et M""' Denis la
mère, et moi le bonhomme? Je persiste fermement dans l'opi-
nion où je suis que Dieu nous a créés et mis au monde pour
nous amuser ; que tout le reste est plat ou horrible.
Je supplie Votre Excellence de vouloir bien dire cà M. (iuas-
taldi combien je l'estime, j'ose même dire combien je l'aime.
Recevez mes tendres respects.
4772. — A M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
Le même jour (6 décembre).
Tout ce qui me fâche à présent dans ce monde, je l'avoue à
Vos aimables Excellences, c'est qu'il y ait deux rôles de femmes
dans la plupart des pièces : car où trouver le pendant de M'"' de
Chauvelin? Je sais quel est son singulier talent; mais si elle
daigne jouer Andromaque, que devient Hermione? et si elle fait
Hcrmione, il faut jeter Andromaque par la fenêtre. Elle est comme
l'Ariosto : Se sto, chi va? se vo, chi sta?
Vous me paraissez si honnête homme, monsieur, que je me
confierais à vous, quoique vous autres ministres, en général, ne
1. Olympie.
: 2, M"* de Chauvelin.
ANNÉE 1761. 549
valiez pas grand'chose. Un certain Tancrhdc fut confié à M. le duc
de Ciioiseul, et ce Tancrhde, encore tout en maillot, courut Ver-
sailles, Paris, et l'armée. Vous voulez mon œuvre de six jours :
je pourrai bien me repentir de mon œuvre, comme Dieu *-, mais je
ne me repentirai pas de l'avoir soumis ou soumise à vos lumières
et à vos bontés. Reste à savoir comment je vous le dépêcherai, et
comment vous me le redépécherez. N'y a-t-il pas un courrier de
Rome qui passe toutes les semaines par Lyon et par Turin? Ne
pourriez-vous pas faire écrire à M. Tabareau, directeur de la
poste de Lyon, de vous faire tenir un paquet cacheté qui viendra
de Genève, contenant environ seize cents vers qui ne valent pas
le port?
4773. — DU CARDINAL DE BERMS.
De Montélimart, le 10 décembre.
Je vous envoie, mon cher confrère, votre ouvrage de six jours; je
crois que quand vous en aurez employé six autres à soigner un peu le
style de cette pièce; à mettre, à la place des premières expressions
qui se sont présentées dans le feu de la composition, des expressions
plus propres ou moins générales, cet ouvrage sera digne de vous et
de l'amour que vous avez pour lui. J'avoue que je crains un peu pour
l'impression que fera au théâtre le rôle de Cassandre. Empoisonneur et assas-
sin, il est encore superstitieux, et ses remords n'intéressent guère, parce
qu'ils ne partent que de ses craintes et de la faiblesse de son âme. Aucune
grande action ne fait le contre-poids de ses crimes. Son ambition même est
subordonnée à son amour. Antigone, aussi criminel que Cassandre, a un
caractère plus décidé et qui fait grand tort à l'autre. L'amour d'Olympie
peut manquer son effet par le peu d'intérêt qu'on prendra peut-être à
son amant. Il y a aussi quelque chose d'embarrassé dans la cérémonie du
serment de Cassandre et d'Olympie; elle a l'air d'un véritable mariage. Jo
comprends les raisons que vous avez eues; mais je voudrais quehiuc chose
de plus net. Il suffit qu'Oiympie ait i)romis sa main par serment au [tied des
autels à Cassandre, pour qu'elle soit liée, et qu'il résulte de là tout le jeu
des passions contraires, (|uo vous avez si bien mises en œuvre. Je ne vou-
drais pas non plus que Cassandre, se poignardant, jetiit le poignard à son
rival : celte action est bien délicate devant un parterre français. Si Antigone
no ramasse pas le poignard, cola rend l'action do Cas-andro ridicule; s'il le
ramasse et veut s'en frapper, on se demande pourquoi un homme ambitieux
se tue parce que son rival expire, et l()rs(|u'en perdant une femme qu'il no
voulait épouser que par ambition il acrjuiert tous les droits qu'elle réunis-
sait à la succession d'Alexandre. Jo ne sais aussi si le culte do Vesta, que
vous établissez au temple d'KpIiôse, no vous forait pas qui'lqne afTaire avec
i. Genèse, chapilro vi, verset G.
550 CORRESPONDANCE.
nos voisins de l'Académie des inscriptions. Il me semble que Vesta était
adorée par les Grecs sous le nom de Cybèle, et sous celui de Vesta par les
seuls Romains. Au surplus, je vous déclare qu'il y a longtemps que je n'ai
lu de mytliologistes. Voilà en gros ce que j'avais à vous dire sur votre tra-
gédie, dont le succès dépendra beaucoup du spectacle et des acteurs. Le
dernier coup do théâtre peut beaucoup frapper, si la machine sert bien le
talent de l'actrice. Cette pièce m'est arrivée quand je commençais à être
atta(|ué d'un gros rhume de poitrine, auquel la goutte s'est jointe. Je soufTre
moins aujourd'hui, et je profite de ce relâche pour vous écrire. On est bien
sévère quand on est malade. Je vous dois cependant trois heures délicieuses,
que la lecture de votre pièce m'a procurées. J'ai senti que les vieilles fables
avaient du fondement, et que les beaux vers ont réellement le droit de sus-
pendre pour quelques moments la douleur. Je serais entré dans un plus
grand détail si ma santé me l'avait permis; mais je n'ai pas voulu garder
plus longtemps votre manuscrit. Adieu, mon cher confrère; je vous aime,
et j'adore vos talents et votre gaieté.
4774. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Aux Délices, 12 décembre.
0 anges ! voici une réponse à une lettre de M. de Tliibou-
ville, que je crois écrite sous vos influences.
Renvoyez-moi Cassancb-e cartonné, et je vous le renverrai sur-
le-champ recartonné.
Ah! mes anges, cela vaudra mieux que ce henêt de Ramire,
qui ne sera jamais qu'un beau fils, un fadasse, un blanc-bec.
Je suis obligé de confesser à mes anges que je serai probable"
ment forcé d'imprimer Cassandre dans trois mois au plus tard,
pour des raisons essentielles, et que c'est une chose dont je ne
serai pas le maître.
J'estime donc que, pour verser un peu d'eau des Barbades
dans la carafe d'orgeat de Ramire, il conviendra de donner Cas-
sandre tout chaud.
Je prends la liberté de demander dos nouvelles du prince de
Chalais, marquis d'ExcideuiP, comte de ïalleyrand, ambassadeur
en Russie en 163/i, avec un marchand nommé Roussel. J'ai be-
soin et intérêt de tirer cette fable au clair. Vous avez un dépôt
des affaires étrangères depuis 1601. M. le comte de Choiseul
daignera-t-il m'aider?
J'attends l'Espagne, je ne rêve qu'à l'Espagne. Je baise les
ailes aux anges.
1. Voyez tome XVI, page 420.
ANNÉE 1761. 551
4775. — A MONSEIGNEUR LE DUC DE CIIOISEULi,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
C'est en l'an 1635 et 1G3G que les Russes prétontlent que
Louis XIII envoya le prince de Chalais, comte de ïiilleyrand,
marquis d'Excideuil, ambassadeur à Moscou et à la Porte, con-
jointement avec un nommé Roussel. Ils prétendent que le czar
relégua l'ambassadeur de France, prince de Chalais, en Sibérie.
Il est aisé de vérifier l'absurdité de cette impertinence au
dépôt des afîaires étrangères.
4770. — A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Dclices, le 15 décembre.
Vous avez raison, monseigneur, vous avez raison; il faut
absolument que Cassandre soit innocent de l'empoisonnement
d'Alexandre, et qu'il soit bien évident qu'il na frappé Slatira
que pour défendre son père: il doit intéresser, et il n'intéresse-
rait pas s'il était coupable de ces crimes qui inspirent l'horreur
et le mépris. Je suis de votre avis dans tout ce que vous dites,
excepté dans la critique du poignard qu'on jette au nez d'Anti-
gone : ce drôle-là ne le ramassera pas, quelque sot qu'il soit. Ce
n'est pas un homme à se tuer pour des filles; et d'ailleurs tant
de prêtres, tant de religieuses et d'initiés se mettront entre eux,
que je le défierais de se tuer. Je remercie vivement, tendrement,
A otre Éminence. Savez-vous bien que j'ai passé la nuit à faire
usage de toutes vos remarques? Il me paraît que vous ne vous
souciez guère des grands mystères et des initiations. Cela n'est
pas bien. Statira religieuse, Cassandre qui se confesse, tout cela
me paraît fait pour la multitude. Le spectacle est auguste, et
fournit des idées neuves : tout cela nous amusera sur notre
petit théâtre. Je voudrais jouer devant Votre Éminence, rccreatus
jjrxsentia. Que vous êtes aimable de vous amuser des arts! vous
devez au moins les juger, après avoir fait de si jolies choses
quand vous n'aviez rien à faire. Je vois par vos remarques
que vous ne nous avez pas tout à fait abandonnés. Mon avis
est que vous vous mettiez tout de bon à cultiver vos grands
talents. Le cardinal Passionei disait qu'il n'y avait que lui (jui
1. Ch. Msard, Mcmoires cl Correspondances liisloriqucs et littéraires; Paris,
1858, page 31.
552 CORRESPONDANCE.
eût de l'esprit dans le sacré collé?;e. Vous n'aviez pas encore le
chapeau dans ce temps-là. Je tiens que Votre Kmincnce a i)lus
d'esprit et de talent que lui, sans aucune comparaison. Je vou-
drais savoir si vous faites quelque chose, ou si vous continuez de
lire. Je ne demande pas indiscrètement ce que vous faites, mais
si vous faites. Le cardinal de Richelieu faisait de la théologie à
Luçon, Dieu vous préservera de cette helle occupation. Je vou-
drais encore savoir si vous êtes heureux, car je veux qu'on le
soit malgré les gens. Votre Éminencedira : « Voilà un bavard bien
curieux; » mais ce n'est pas curiosité, cela m'importe; je veux
absolument qu'on soit heureux dans la retraite.
Vous m'avez permis de vous envoyer dans quelque temps des
remarques sur Corneille; vous en aurez, et je suis persuadé que
ce sera un amusement pour vous de corriger, retrancher, ajouter.
Vous rendriez^un très-grand service aux lettres. Eh! mon Dieul
qu'a-t-on de mieux à faire, et quelles sottises de toutes les es-
pèces on fait à Paris! Je ne reverrai jamais ce Paris; on y perd
son temps, l'esprit s'y dissipe, les idées s'y dispersent ; on n'y est
point à soi. J« ne suis heureux que depuis que je suis à moi-
même ; mais je le serais encore davantage si je pouvais vous
faire ma cour. Cependant je suis bien vieux. Vale. Monseigneur,
au pied de la lettre,
Gratia, fama, valetudo
(HoK.,lib. I, ep.iv, V. 10.)
On m'a envoyé les Chevaux et les Anes ^ : voulez-vous que je
les envoie à Votre Éminence?
4777. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
17 décembre.
Ils diront, ces anges : « Il n'y a pas de patience d'ange qui
puisse y tenir ; nous avons là un dévot insupportable. » Ren-
voyez-moi donc votre exemplaire, et prenez celui-là. Je ne sais
plus qu'y faire, mes tutélaires ; je suis à bout, excédé, rebuté sur
l'ouvrage ; mais, croyez-moi, le succès est dans le fond du sujet.
S'il est intéressant, il ne peut pas l'être médiocrement ; s'il n'y a
point d'intérêt, rien ne peut l'embellir.
1. Voyez cette pièce, tome X.
ANNÉE I7GI. ob3
La tête me fend ; et si Cassandrc ne vous plaît pas, vous me
fendez le cœur.
L'imagination n'a pas encore dit son dernier mot sur cette
pièce ; la bonne femme est capricieuse, et ne répond jamais de
ce qui lui passera par la tête. Si quelque embellissement se pré-
sente à elle, elle ne le manquera pas. Mes anges aiment Zif //me,-
je ne saurais m'en fâcher contre eux; mais assurément ils doi-
vent aimer mieux Cassandre.
Mais que dirons-nous de notre philosophe de vingt-quatre
ans*? comment fera-t-il avec une personne dont il faudra finir
l'éducation? comment s'accommodera-t-il d'être mari, précep-
teur, et solitaire? On se charge quelquefois de fardeaux diffi-
ciles à porter; c'est son affaire: il aura Cornélie-Chilfon quand
il voudra.
Nous venons de répéter le Droit du Seigneur: Cornélie-ChilTon
jouera Colette comme si elle était élève de M""" Dangeville.
Le petit Mémoire touchant Tambassadeur prétendu de France -
à la Porte russe est précisément ce qu'il me fallait ; je n'en de-
mande pas davantage, et j'en remercie mes anges bien tendre-
ment. Ils sont exacts, ils sont attentifs, ils veillent de loin sur
leur créature. Je renvoie leur Mémoire ou apostille, ou com-
battu, ou victorieux, selon que mon humeur m'y a forcé.
Sur ce, je baise leurs ailes avec les plus saints transports.
4778. — A -M. FVOT DE LA M ARC II H 3.
Aux Délices, 19 décembre.
Je prends le parti d'adresser ma lettre chez M.dePont-de-Veyle,
car c'est chez l'amitié qu'on doit trouver M. de La Marche \
L'amitié a toujours été à la tête de vos vertus ; je ne me trouve
pas mal de ce beau penchant que vous avez dans votre cœur;
vous daignez faire tomjjer sur moi un peu de vos faveurs, vous
savez combien j'en sens le prix. Vous m'avez bien échauH'é l'ùme
1. Colmont de Vaup:rcnant, fils du commissaire des ;,'iierres à Clu\Ion-sur-
Saônc, se préscntail pipur épouser M"" Corneille. Il est appelé Vaugronanl dans la
lettre à d'Argenlal, du Ki décembre I7t)2 ; cl Corniont, dans celles des 10 et 14
janvier 1703, celte dernière adressée au président do Hulîey.
2. Voyez la lettre du VI décembre, n" 4774, page 5ûU,
3. Éditeur, ïii. Foissct.
4. M. de La Marche avait en effet conservé une liaison intime avec Pont-dc-
Veyle, son condiscii>lo. On dit même qu'il no fut pas étranger à la composition du
Fat puni et du Coinplaisant. (Xute du premier éditeur.)
554 CORRESPONDANCE.
par votre apparition à Ferney, et puis vous voilà de moitié avec
moi dans le monument que j'élève à Corneille ^ Vous ne sauriez
croire à quel point je suis enchanté de tant de bontés ; quand
vous aurez fini toutes les affaires qu'on a toujours à Paris, rempli
bien des devoirs, fait et reçu bien des visites, quand vous serez
oisif, n'cst-il pas vrai que vous lirez mon œuvre des six jours'?
Vous ne serez pas fâché d'y trouver un peu de religion; il est
vrai qu'elle n'est pas chrétienne, mais elle a son mérite, et, comme
disait feu l'empereur de la Cliine au jésuite Parennin, toutes les
religions tendent au même but, qui est de suivre la raison uni-
verselle, et de n'avoir point à se reprocher en mourant d'avoir
insulté et obscurci cette raison. Voilà de belles paroles pour un
Chinois qui renvoyait nos missionnaires. Je me flatte que vous
ne trouverez pas dans mon œuvre des six jours une autre morale,
et qu'il y a une religieuse qui vous attendrira.
Si je ne peux avoir l'honneur de vous faire ma cour cet
hiver, du moins mes enfants la feront. J'ai dans l'idée que vous
pourriez bien passer dorénavant vos hivers à Paris et vos étés
à la Marche. Me trompé-je? Je suis bien homme à vous rendre
mes hommages les étés, mais je ne prévois pas que je puisse
jouir de ce bonheur longtemps. Je pourrai tout au plus m'é-
chapper quelques jours. Ce ne seront point mes travaux cham-
pêtres, mon église et mon théâtre, qui me retiendront; ce sera
Corneille : nous allons commencer l'édition, et il n'y aura pas
moyen de quitter. Je vous remercie encore une fois de la bonté
que vous avez de permettre que vos protégés embellissent cette
édition. Je voudrais être bientôt quitte de tant de vers pour
venir entendre et lire votre prose. Il me semble que vous élè-
veriez et que vous échaufferiez mon âme. Elle est remplie pour
vous du respect le plus tendre depuis environ cinquante ans. V.
4779. — A M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 20 décembre.
J'ai peur, mon ancien ami, de ne vous avoir pas remercié de
la description du presbytère ^ Je crois que Corneille aurait
1. En laissant travailler pour les estampes de son édition de Vosge père et
Monnicr, qui étaient alors au château de la Marche.
2. Olympie.
3. D'Énouville, voyez la lettre 4089.
l
ANNI-E 1761. !jo5
mieux réussi s'il avait eu votre Launay à peiiidrc; il lui fallait
de beaux sujets. Cinna inspirait mieux que Perlharite.
Ce Corneille m'a coûté tant de soins, il a fallu écrire tant de
lettres, envoyer tant de paquets à l'Académie, que je ne sais plus
où j'en suis; la correspondance a pris tout mon temps. Il se
pourrait très-bien que je ne vous eusse point écrit : si jai fait
cette faute, pardonnez-la-moi.
^■ous allons poser bientôt les fondements du i)ctit mausolée
que nous élevons à la gloire de votre concitoyen, du père de
notre théâtre, de ce théâtre que maître Le Dain et maître Fleury
veulent absolument excommunier; de ce théâtre qui peut-être
est la seule chose qui distingue la France des autres nations;
de ce théâtre dont on adore les actrices, qu'ensuite on jette â la
voirie, etc., etc.
Enfin M"'- Corneille a lu le Ciel; c'est déjà quelque cliose. Vous
savez que nous l'avons prise au berceau. Nous comptons qu'elle
jouera ce printemps Chimène sur notre théâtre de Ferney ; elle
se tire déjà très-bien du comique. Il y a de quoi en faire une
Dangeville. Elle joue dos endroits à faire mourir de rire, et
malgré cela elle ne déparera pas le tragique. Sa voix est flexible,
harmonieuse, et tendre; il est juste qu'il y ait une actric(; dans
la maison de Corneille.
Pour M"" Denis, c'est bien dommage qu'elle n'exerce pas ce
talent plus souvent: elle est admirable dans quelques rôles ; mais
il est plus aisé de bâtir un théâtre que de trouver des acteurs.
J'aimerais mieux avoir un procès à solliciter que des acteurs à
rassembler. C'est beaucoup d'avoir trouvé quelquefois au pied
des Alpes de quoi composer une assez bonne troupe. J'ai pris le
parti de me bien amuser sur la fin de ma vie, de faire â la fois
les pièces, le théâtre, et les acteurs; cela fait une vie pleine, pas
un moment de perdu.
Dieu a eu pitié de moi, mon cher et ancien ami. lîéjonissez-
vous tant que vous pourrez ; tout ce qui n'est pas plaisir est
pitoyable.
Étes-vous à Paris? êlos-vous à Launay? Kii (|n('l([iie endroit
qu(; vous soyez, je vous aime do lout mon cd'iir. \ .
556 CORRESPONDANCE.
4780. — A M. FYOT DE LA MARCHE i.
Aux Délices, 23 décembre 1761.
Vraiment, c'est un pot-dc-vin du marclié. Nous venons d'en
boire aussitôt qu'il est arrivé aux Délices, et nous avons répété
le vers de votre fontaine, qui, pour jouer sur le mot, est digne de
La Fontaine :
Là, sans crainte des loups, l'agneau se désaltère.
Jugez comme vous avez été fêté, loué, célébré par M""^ Denis et
par nos convives. Vraiment ce n'est pas de belle eau claire que
vous faites boire à vos agneaux des Délices; vous vous êtes sou-
venu que vos agneaux sont Bourguignons; le président Fétiche
ne nous aurait jamais fait boire que du vinaigre ou de l'eau
bourbeuse.
Je suis enchanté de vos estampes, mon digne et grand
magistrat! Vous n'avez cru graver que votre reconnaissance, et
vous avez gravé votre gloire. Votre inscription pour M. de Ber-
bisey2 est simple, noble, précise, affectueuse et modeste. C'est le
cœur qui parle avec l'esprit sans chercher l'esprit. J'ai le malheur
jusqu'à présent de n'avoir pu être que le bienfaiteur de l'Église.
J'ai fait bénir la mienne en grande cérémonie ^ Mon grand
Christ attire tous les curieux. Quelle piété ! dit-on. Je l'avais
toujours prévu que ce vieux mauvais plaisant finirait par être
dévot. Voilà ce que disent les bonnes âmes, et on assure que
tous les mondains finissent par là : c'est la mode de tous les
temps.
Inde Acherusia fit stullorum denique vita.
Je ferais une œuvre bien plus méritoire si je pouvais arra-
cher mon petit pays de Gex à la tyrannie des fermiers généraux;
mais il est plus aisé de s'accommoder avec Dieu qu'avec eux:
aussi sont-ils maudits par saint Matthieu, qui les connaissait bien
1. Éditeur, Th. Foisset.
2. Jean de Berbisey, qui avait résigné la première présidence du parlement de
Bourgogne en faveur de M. le président de La Marche en 1745, était mort en
1756, âgé de 93 ans. (Note du premier éditeur.) — Voltaire a écrit Derbisi.
3. Ce n'est point l'église actuelle de Ferney, mais la construction qu'on laisse
sur sa gauche en arrivant au château de Voltaire, et qu'on prendrait, si elle était
moins négligée, pour une grange ou pour la loge du portier. (Note du premier
éditeur.)
ANNÉE 1764. 557
pour avoir été leur commis. Puisque je suis en train sur ces
belles matières, je prends la liberté de vous envoyer un petit
sermon ^ qu'on ma fait tenir ces jours passés, et que vous ne
montrerez pas à l'ambassadeur de PortugaP. Le rabbin Akib me
parait un bon diable; vous pensez sans doute comme lui, au
judaïsme près; personne n'a moins l'air d'un juif que vous.
Nous vous adorons à Ferney et aux Délices du culte de dulie,
et de la plus tendre dulie. V.
4781. — A M. LE COMTE D'ARGENÏAL.
23 décembre.
C'est pour le coup que nous rirons aux anges. Qu'il arrive de
plaisantes choses dans la vie ! comme tout roule ! comme tout
s'arrange! Mes divins anges, si c'est un honnête homme',
comme il l'est sans doute, puisqu'il s'est adressé à vous, il n'a
qu'à venir, son affaire est faite; il se trouvera que son marché
sera meilleur qu'il ne croit. Cornélie-Chiffon aura au moins
quarante à cinquante mille livres de l'édition de Pierre; je lui
en assure vingt mille ; je lui ai déjà donné une petite rente ; le
tout fera un très-honnéte mariage de province, et le futur aura
la meilleure enfant du monde, toujours gaie, toujours douce, et
qui saura, si je ne me trompe, gouverner une maison avec
noblesse et économie. Nous ne pourrions nous en séparer
M"'" Denis et moi, qu'avec une extrême douleur; mais je me
flatte que le mari fera sa maison de la nôtre.
Malgré tout cela, il m'est impossible d'aimer Hiraclius, je
vous l'avoue. Je crois vous avoir cité M'""^ du Chàtelet*, qui ne
pouvait soufl"rir cette pièce, dans laquelle il n'y a pas un senti-
ment qui soit vrai, et pas douze vers qui soient bons, et pas un
événement qui ne soit forcé. J'ai ce genre-là en horreur; les
Français n'ont point de goût. Est-il possible qu'on applaudisse
Hcraclius quand on a lu, par exemple, le rôle de Phèdre? est-ce
que les beaux vers ne devraient pas dégoûter des mauvais? et
puis, s'il vous plaît, qu'est-ce qu'une tragédie ipii ne fait pas
pleurer? Mais je commente Corneille : oui, qu'il en remercie sa
nièce.
1. Le Sermon du rabbin Akib; voyez tomo XXIV, page 277.
2. Fyoi de .Ncuilly, dont il avait clc quesliou pour l'ambassade de Portugal.
'.i. Col mont de Vaub'rcuanl.
4. Lettre 4707.
558 CORRESPONDANCE.
Au reste, le futur doit ôtre convaincu que jamais la future
ne fera //c'/'ac/ius, ni même ne l'entendra ; elle en est extrême-
ment loin : c'est une bonne enfant. Le futur n'a qu'à venir.
Notre embarras sera de bien lo^^er notre nouveau ménage, car
j'ai fait bâtir un petit château où une jeune fille est fort à son
aise, et où monsieur et madame seront un peu à l'étroit. Userait
plaisant que ce capitaine de chevaux fût un philosophe de
vingt-quatre ans, qui vînt vivre avec nous, et qui sût rester dans
sa chambre! Enfin j'espère que Dieu bénira cette plaisanterie.
Divins anges, nous serons quatre qui baiserons le bout de
vos ailes.
Et le roi d'Espagne? le roi d'Espagne*?
4782. — A M. JEAN SCHOUVALOW.
Aux Délices, 23 décembre.
Monsieur, je dépêche à M. le comte de Kaunitz un gros
paquet, à votre adresse. Il contient un volume de l'Histoire de
Pierre le Grand, imprimé avec les corrections au bas des pages,
et les réponses à des critiques. Votre Excellence jugera aisément
des unes et des autres. J'en garde un double par devers moi.
Quand vous aurez examiné à votre loisir ces remarques, qui sont
très-lisibles, vous me donnerez vos derniers ordres, et ils seront
exactement suivis. J'ai réformé, avec la plus scrupuleuse exacti-
tude, les nouveaux chapitres qui doivent entrer dans le second
volume, et je me suis conformé à vos remarques sur ces premiers
chapitres, en attendant vos ordres sur ceux qui commencent
par le procès du czarovitz, et qui finissent à la guerre de Perse.
Il restera alors très-peu de chose à faire pour achever tout l'ou-
vrage, et pour le rendre moins indigne de paraître sous vos
auspices. Je suis persuadé que vous ne voulez pas que j'entre
dans les petits détails qui conviennent peu à la dignité de l'his-
toire, et que votre intention a été toujours d'avoir un grand
tableau qui présentât l'empereur Pierre dans un jour toujours
lumineux. L'auteur d'une histoire particulière de la marine
peut dire comment on a construit des chaloupes, et compter
les cordages ; l'auteur d'une histoire des finances peut dire ce
que valait un altin^ en 1600, et ce qu'il vaut aujourd'hui; mais
1. Le pacte de famille du 15 août n'était pas encore publié.
2. Monnaie de Russie ; cent altins valent un rouble , qui vaut environ
cinq francs. (B.)
ANNÉE 1701. ooO
celui qui présente un héros aux nations étrangères doit le pré-
senter en grand, et le rendre intéressant pour tous les peuples;
il doit éviter le ton de la gazette et le ton du panégyrique. Je
suis convaincu que vous ne pouvez penser autrement. J'ai eu
l'honneur, monsieur, de vous écrire plusieurs lettres; je me
flatte que vous les avez reçues, et que vous avez accepté l'hom-
mage que je vous ofTre d'une tragédie nouvelle ^ que nous
représenterons en société, le printemps prochain, dans mon
petit château de Ferney. J'aurai la consolation de dire au public
tout ce que je pense de votre personne. Je vous souhaite
d'heureuses et de nombreuses années; je serai, pendant celles
où je vivrai, avec le plus tendre et le plus respectueux attache-
ment, etc.
4783. — DU CARDINAL DE BERMS.
De Montélimart, le 23 décembre.
Je ne comprends pas, mon clier confrère, pourquoi vous ôlcs si attaché
à ce poignard jelé au nez d'Antigone-. Vous conviendrez que si cette action
n'est pas ridicule, elle est au moins inutile, et que toute action inutile doit
être rejetée du théâtre, surtout dans un dénoùment. Au reste, comme per-
sonne ne sait mieux que vous ce qui peut et doit réussir, je ne disputenii
pas plus longtemps contre votre expérience et vos lumières. Vous êtes
curieux de savoir si je fais quelque chose, et si je cultive encore les lettres.
J'ai abandonné totalement la poésie depuis onze ans ; je savais que mon
petit talent me nuisait dans mon état et à la cour ; je cessai de l'exercer
sans peine, parce que je n'en faisais pas un certain cas, et que je n'ai jamais
aimé ce qui était médiocre ; je ne fais donc plus de vers, et je n'en lis
guère, à moins que comme les vôtres ils ne soient pleins d'âme, de force,
et d'harmonie ; j'aime l'histoire. Je lis ou me fais lire quatre heures par
jour, j'écris ou je dicte deux heures ; voilà six heures de la journée bien
remplies : le reste est employé à mes devoirs, à la promenade, et à l'arran-
gement de mes afTaires. Je n'ai point abandonné Horace ni Virgile; je re-
viens toujours à eux avec plaisir. Vous dites que le cardinal de I{iclielieu
faisait de la théologie à Lu(;on. Je suis tenté bien souvent de la ri-duire ii
ses véritables bornes, c'est-à-dire do la dépouiller de toutes les (luostions
étrangères au dogme, et d'enseigner par cette méthode l'art d'éteindre
toutes ces disputes d'école qui ont été et .'^cront la source des plus grands
troubles et des [)lus grands crimes.
Vous me demandez si je suis heureux : oui, tant (pic riiiinicur iW hi
goulle ne me tracasse pas. Les grandes places m'avaient ivntlu malheureux,
1. Olympie.
2. Voltaire s'est rendu à ces nouvelles ol)^(•rv.•lti(lns; et le jet du poiijnard aélî
supprimé. (A'o/c de Uouiijoittij, éditeur de la Currcspundaiicc do IJeruis.)
560 CORRESPONDANCE.
parce que je sentais que je no pouvais y acquérir la réputation que mon
âiuo ambitionnait, ni y faire le bien de ma patrie. J'étais trop sensible aux
maux publics, quand le public avait droit de m'en demander la guérison ;
mes devoirs faisaient la mesure de ma sensibilité. Plus ils ont été multipliés,
moins j'ai été heureux. Aujourd'hui, rien ne m'agite, parce (jue mes obliga-
tions sont plus aisées à remplir.
Adieu, mon cher confrère, je vous souhaite les bonnes fêtes et la bonne
année. Envoyez-moi les Anes et les Chevaux, s'il est convenable de me
les envoyer.
4784. — A M. TRONGIIIN, DE LYOxN'.
23 décembre.
M. lo cardinal de Bcrnis et monsieur l'archevêque de Lyon ne
dépensent pas par année autant que j'ai dépensé, depuis que
j'ai choisi ce riche pays de Gex pour ma retraite. Il est vrai
qu'on ne bâtit pas des châteaux, des églises et des théâtres pour
rien. Je prévois que je resterai avec mes rentes et environ cent
mille francs. Mais aussi, quand je serai réduit là, je ne toucherai
certainement point au magot. Il faut ne pas mourir tout juste et
laisser quelque chose aux siens. Il y aura du moins terres,
meubles et le magot. Je laisserai beaucoup plus que je n'ai
reçu, et de plus nous aurons vécu gaiement et splendidement.
Je vais faire un arrangement de finance avec M""= Denis
au moyen duquel tout sera en règle, et je saurai à quoi m'en
tenir par année. Je prends la liberté d'entrer avec vous dans
ce petit détail ; j'y suis autorisé par l'intérêt que vous daignez
prendre à notre petite colonie.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
4785. — A MADAME LA MARQUISE DE BOUFFLERS «.
Aux Délices, par Genève, 24 décembre.
Vous m'avez permis, madame, d'avoir l'honneur de vous
écrire quelquefois. Je profite de cette liberté pour vous dire que,
le roi ayant daigné souscrire pour la valeur de deux cents exem-
plaires delà nouvelle édition de Corneille, l'empereur pour cent,
l'impératrice pour cent, l'impératrice de Russie pour deux cents.
Sa Majesté le roi de Pologne a souscrit pour un ^ Nous allons
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Ou lit à la marge de la lettre : « M. de Voltaire a été trompé; car le roi de
ANNÉE 1761. o61
imprimer les noms des souscripteurs. Je crains qu'il y ait une
méprise dans cette unité du roi de Pologne. Il me semble que cette
unité ferait un trop grand contraste avec les zéros qu'on trouve
dans la souscription de tant d'autres souverains. Je crains de lui
déplaire, et c'est le but de ma lettre. M""^ Corneille ne demande
point une libéralité trop forte et qui puisse être à charge; mais
j'ai peur qu'il ne convienne pas à la dignité du roi de Pologne
que son nom paraisse pour un seul exemplaire.
J'ai cru que je ne pouvais mieux m'adresscr qu'à vous,
madame, pour savoir ce qui convient, et quelle est l'intention de
Sa Majesté. Pardonnez-moi cette importunité; elle me procure
l'honneur de me rappeler à votre souvenir.
Il est vrai que M"" Corneille n'est pas Lorraine; mais elle est
la nièce du grand Corneille. Le roi de Pologne est devenu Fran-
çais, il écrit en français; il s'appelle le Bienfaisant.
J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, madame, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
4786. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
Aux Délices, 2i décembre 1761.
Madame, la grande maîtresse des cœurs dira peut-être à Votre
Altesse sérénissime que les yeux ne se trouvent point bien du
tout des vents du nord et de la neige. Elle demandera grâce
pour moi, si je ne vous écris pas de ma main.
Votre Altesse sérénissime passe donc continuellement en
revue des Prussiens et des Français. Votre palais ressemble à la
maison de Polémon, du roman de Cassandre^, dans laquelle les
héros des deux partis se trouvent tous sans savoir pourquoi.
S'ils y venaient uniquement pour vous faire leur cour, et pour
apprendre ce (luc c'est que la raison ornée des grâces, je n'au-
rais pas de reproches à leur faire.
J'ai mille grâces à rendre à Votre Altesse sérénissime du
paquet de madame de Bassevitz. Je voudrais que cette dame
s'amusât à faire des mémoires de tout ce qu'elle a vu et de tout
ce ({u'elle voit : car il me paraît qu'elle voit tout très-bien, et
qu'elle écrit de même. Il faut qu'elle aime bien son chûleaui)our
Polopne a souscrit pour cinquante, qui lui ont été remis, u Celte note parait Être
du chevalier de Houfflers, lila de la marquise. (A. ï.)
1. Éditeurs, IJavoux et François.
'.'. I';ir I.Ji (jilprcnède, 10 vol. in-12.
41. — COUBESPONDA.NCB. IX. 35
563 CORRESPONDANCE.
y rester exposée aux visites des Prussiens, des Hanovriens et
des Russes. Si les choses de ce monde allaient d'une manière un
peu plus lionnêle, nous devrions être à vos pieds, M'"" de Bassc-
vitz et moi. Ce n'est pas que je me plaigne de ma position, elle
est assurément très-agréable; mais elle est trop éloignée de la
belle forêt de Thuringe.
Si vous aimez les sermons, madame, en voici un^ qu'on vient
de m'envoyer de Smyrne, et qui pourra vous édifier. Si vous
étiez reine de Portugal, je ne prendrais pas cette liberté; mais
une duchesse de Saxe philosophe peut très-bien lire le Sermon
d'un rabbin, sans scandale.
Je me mets aux pieds de Vos Altesses sérénissimes avec le
plus profond respect.
Le Suisse V.
4787. — A MADAME LA COMTESSE DE BASSEVITZ.
Aux Délices, 25 décembre.
Madame, vous m'inspirez autant d'étonnemeut que de
reconnaissance. Non-seulement vous écrivez des lettres char-
mantes à la barbe des housards noirs, mais vous écrivez des
Mémoires qui méritent d'être imprimés; et tout cela dans une
langue qui n'est point la vôtre, avec l'exactitude d'un savant, et
avec les grâces de nos dames de la cour de Louis XIV : car nous
n'avons point aujourd'hui de dames que je vous compare.
Je n'ai reçu, madame, aucune des lettres dont vous me faites
l'honneur de me parler. Quand il n'y aurait que ce malheur
attaché à la guerre, je la détesterais; c'est être véritablement
pillé que de perdre les lettres dont vous m'honorez.
Je n'ai point changé de demeure, je conserve toujours mes
Délices auprès de Genève; elles me seront toujours chères, puis-
qu'un fils de notre adorable M""^ la duchesse de Gotha a daigné
les habiter. Mais comme j'ai des terres en France dans le voisi-
nage, et que par les circonstances les plus singulières et les plus
heureuses ces terres sont libres, j'y ai fait bâtir un château assez
joli. Si je n'étais que Genevois, je dépendrais trop de Genève ; si
je n'étais que Français, je dépendrais trop de la France. Je me
suis fait une destinée à moi tout seul, et j'ai acquis cette pré-
cieuse liberté après laquelle j'ai soupiré toute ma vie, et sans
laquelle je ne crois pas qu'un être pensant puisse être heureux.
\. Le Sermon du rabbin Akib.
ANNÉE 1761. hU
Je suis pénétré de vos bontés, madame; j'ai le règlement
ecclésiastique de ce Pierre le Grand qui savait si bien contenir
les prêtres. J'ai son oraison funèbre ; et toute oraison funèbre
est suspecte. Les matériaux ne me mamiuent point; mais rien
n'approche de vos Mémoires. L'aventure de la glace cassée', et
la réponse de Catherine, sont des anecdotes bien précieuses. On
voit l)ien tout ce que cela signilie, mais il n'est pas encore temps
de le dire; les vérités sont des fruits (jui ne doivent être cueillis
que bien mûrs. Je n'avais jamais entendu parler, madame, des
Mémoires du baron de Wissen, qui avait élevé cet infortuné cza-
rovitz ; ils doivent être fort curieux. Je vous avoue que je vous
aurais la plus grande obligation de vouloir bien me les faire
parvenir ; j'implore la protection de M"'« la duchesse de Gotha
pour obtenir cette grùce; vous ne refuserez rien à ce nom. Je
souhaite que ce baron Wissen ait dit la vérité : il devait bien
connaître son élève; mais la vérité qu'il peut dire est bien déli-
cate. On m'ouvre en Russie à deux battants les portes de l'ami-
rauté, des arsenaux, des forteresses, et des ports ; mais on ne
communique guère la clef du cabinet et de la chambre à
coucher.
Quand j'ai un peu de sauté, madame, il me prend une forte
envie de faire un tour d'Allemagne, d'aller surtout à Gotha, puis
à Hambourg, puis à Rostock, et de me présenter en chevalier
errant à la porte de Dalwitz ; mais, après ce beau rêve, quand je
considère que j'ai bientôt soixante-dix ans, et que je deviens
borgne, je reste à ma cheminée et entre deux poêles, tout plein
de la respectueuse et tendre reconnaissance avec hujuelle j'ai
l'honneur d"être, madame, votre, etc.
4788. — A M. DUC LOS.
Au,\ Délices, 25 décembre.
Je présente à l'Académie ma respectueuse reconnaissance de
la bonté ([u'elle a eue d'examiner mon Commentaire sur les
tragédies du grand Corneille, et de me dunnor plusieurs avis
dont je profite.
Nous allons commeniMM' ince-ssamniciil l^'dilioii. J,(^s fi-èi'cs
Cramer vont donner leur annonce .m piihlic; les imms des
souscripteurs s(;r()nt imprimés dans celle annonce : on y veiia
l'empereur, rimpi'ralrice-reine, et riiii[)ératrice de Russie, <|iii
1. Voyez loiiie XVI, i);i;,'0 Ot.L
5G4 CORRESPONDANCE.
onl souscrit pour autant d'exemplaires que le roi notre protcc
leur'. Cette entreprise est regardée par toute l'Europe comme
très-honorable à notre nation et à l'Académie, et comme très-
utile aux belles-lettres.
Le nom de Corneille, et l'attente où sont tous les étrangers
de savoir ce qu'ils doivent admirer ou reprendre dans lui, ser-
viront encore à étendre la langue française dans l'Europe.
L'Académie a paru confirmer tous mes jugements sur ce qui
concerne la langue, et me laisse une liberté entière sur tout
ce qui concerne le goût : c'est une liberté dont je ne dois user
qu'en me conformant à ses sentiments, autant que je pourrai
les bien connaître. Il est difficile de s'expliquer entièrement de
si loin, et en si peu de temps.
Dans les premières esquisses que j'eus l'honneur d'envoyer,
je remarque, dans la Mèdèe de Corneille, les enchantements
qu'elle emploie sur le théâtre ; et comme mon Commentaire est
historique aussi bien que critique, et que je compare les autres
théâtres avec le nôtre, je dis^ que « dans la tragédie de Macbeth,
qu'on regarde comme un chef-d'œuvre de Shakespeare, trois sor-
cières font leurs enchantements sur le théâtre, etc. »
Ces trois sorcières arrivent, au milieu des éclairs et du ton-
nerre, avec un grand chaudron dans lequel elles font bouillir
des herbes. Le chat a miaulé, trois fois, disent-elles, il est temps, il
est temps; elles jettent un crapaud dans le chaudron, et apo-
strophent le crapaud en criant en refrain : « Double, double,
chaudron trouble! que le feu brûle, que l'eau bouille, double,
double ! » Cela vaut bien les serpents qui sont venus d'Afrique
en un moment, et ces herbes que Médée a cueillies, le pied nu,
en faisant pâlir la lune, et ce plumage noir d'une harpie, etc.
C'est à l'Opéra ^ c'est à ce spectacle consacré aux fables, que
ces enchantements conviennent, et c'est là qu'ils ont été le mieux
traités.
Voyez dans Quinault*, supérieur en ce genre :
Esprits malheureux et jaloux,
Qui ne pouvez souffrir la vertu qu'avec peine;
Vous, dont la fureur inhumaine
1. Louis XV, protecteur de l'Académie française; voj^ez page 54.
2. Voyez tome XXXI, page 197.
3. Cet alinéa et quelques-uns des suivants sont dans le Commentaire sur Cor-
ne.ille, tome XXXI, pages 197-198.
i. Amadis, acte 11, scène m.
ANNÉE 1761. 565
Dans les raau\ qu'elle fait trouve un plaisir si doux,
Démons, préparez-vous à seconder ma haine;
Démons, préparez-vous
A servir mon courroux.
Voyez, en un autre endroit, ce morceau encore plus fort que
clianle Médée :
Sortez, ombres, sortez do la nuit éternelle;
Voyez le jour pour le troubler :
Que l'affreux Désespoir, que la Rage cruelle.
Prennent soin de vous rassembler.
Avancez, malheureux coupables.
Soyez aujourd'hui déchaînés;
Goûtez l'unique bien des cœurs infortunés,
Ne soyez pas seuls misérables.
Ma rivale m'expose à des maux effroyables :
Qu'elle ait part aux tourments qui vous sont destinés.
Non, les enfers impitoyables
No pourront inventer des horreurs comparables
Aux tourments qu'elle m'a donnés.
Goûtons l'unique bien des cœurs infortunés.
Ne soyons pas seuls misérables ^.
Ce seul couplet est peut-être un chef-d'œuvre; il est fort et
naturel, harmonieux et sublime. Observons que c'est là ce
Quinault que Boileau affectait de mépriser, et apprenons à Otre
justes.
J'ai l'attention de présenter ainsi aux yeux du lecteur des ob-
jets de comparaison, et je présume que rien n'est plus instruclif.
Par exemple, Maxime dit- :
Vous n'aviez point tantôt ces agitations.
Vous paraissiez plus ferme en vos intentions.
Vous no sentiez au cœur ni remords ni reproches.
On ne les sent aussi que (juand le coup approche,
El l'on ne reconnaît do semblables forfaits
Que quand la main s'apprùto à venir aux effets.
L'âme, de son dessein jusqu'alors |)ossédéo, etc.
(Acto III, 8cèna ii.)
i. Thésée, acte III, scène vu. Mais la citation n'est pas exacte : voyez le texte,
tome XXXI, page1î)7.
'_'. Cinna, acte III, sct;no ii. Vo^ez tome XXXI, page 3i5.
566 CORRESPONDANCE.
Shakespeare, soixante ans auparavant, avait dit la môme chose
dans les mêmes circonstances; Brutus, sur le point d'assassiner
César, parle ainsi :
« Entre le dessein et l'exécution d'une chose si terrible, tout
rintervalle n'est qu'un rêve affreux. Le génie de Rome et les in-
struments mortels de sa ruine semblent tenir conseil dans notre
âme bouleversée. Cet état funeste de l'àmc tient de l'horreur de
nos guerres civiles. »
Je mets sous les yeux ces objets de comparaison, et je laisse
au lecteur à juger.
J'avais oublié d'insérer, dans mes remarques envoyées à
l'Académie, une anecdote qui me paraît curieuse. Le dernier
maréchal de La Feuillade, homme qui avait dans l'esprit les
saillies les plus lumineuses, étant dans l'orchestre^ à une repré-
sentation de Cinua, ne put souffrir ces vers d'Auguste :
Mais tu ferais pitié, même à ceux que j'irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte- moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m'as su plaire, etc.
(Acto V, scène i.)
« Ail! dit-il, voilà qui me gâte toute la beauté du Soyons amis.
China. Comment peut-on dire soyons amis à un homme qu'on
accable d'un si profond mépris? On peut lui pardonner pour se
donner la réputation de clémence, mais on ne peut l'appeler
ami; il fallait que Cinna eût du mérite, même aux yeux d'Au-
guste. »
Cette réflexion me parut aussi juste que fine, et j'en fais juge
l'Académie.
Cette considération sur le personnage de Cinna me ramène
ici à l'examen de son caractère. Je pense, avec l'Académie, que
c'est à Auguste qu'on s'intéresse pendant les deux derniers actes;
mais certainement, dans les premiers, Cinna et Emilie s'em-
parent de tout l'intérêt; et dans la belle scène de Cinna et d'Emi-
lie, où Auguste est rendu exécrable, tous les spectateurs de-
viennent autant de conjurés au récit des proscriptions. Il est donc
évident que l'intérêt change dans cette pièce, et c'est probable-
1. Ce fut étant s!<r le théâtre, dit Voltaire, tome XXXI, page 302, que La
l'euillade apostropha Auguste.
ANNÉE 1761. 567
mont par cette raison qu'elle occupe plus l'esprit qu'elle ne
touche le cœur.
Xota bene. C'est presque le seul endroit où je nie sois écarté
du sentiment de l'Académie, et j ai pour moi quelques académi-
ciens que j "ai consultés.
Les remords tardifs de Cinna me font toujours beaucoup de
peine ; je sens toujours que ces remords me toucheraient bien
davantage si, dans la conférence avec Auguste, Cinna n'avait
pas donné des conseils perfides, s'il ne s'était pas afffM-mi ensuite
dans cette même perfidie. J'aime des remords après un crime
conçu par enthousiasme : cela me paraît dans la nature, et dans
la belle nature ; mais je ne puis souffrir des remords après la
plus lâche fourberie : ils ne me paraissent alors qu'une contra-
diction.
Je ne parle ici que pour la perfection de l'art, c'est le but de
tous mes commentaires; la gloire de Corneille est en sûreté. Je
regarde Cinna comme un chef-d'œuvre, quoiqu'il ne soit pas de
ce tragique qui transporte l'ûme et qui la déchire ; il l'occupe, il
l'élève. La pièce a des morceaux sublimes, elle est régulière ; c'en
est bien assez.
J'ai été un peu sévère sur Héraclius, mais j'envoie h l'Aca-
démie mes premières pensées, afin de les rectifier. M. Mayans y
Siscar, éditeur de Don Quichotte et de la Vie de Cervantes, prétend
que l'Héradius espagnol est bien antérieur à VUéraclim français;
et cela est bien vraisemblable, puisque les Espagnols n'ont
daigné rien prendre de nous, et que nous avons beaucoup puisé
chez eux : Corneille leur a pris k Menteur, la Suite du Menteur,
Don Sanche.
Je deniandf permission à l'Académie d'être quel([uef()is d'un
avis dillérent de nos prédécesseurs qui donnèrent leur sentiment
sur le Cid. Elle m'approuvera sans doute quand je dis que fuir
est d'une seule syllabe, quoiqu'on ait décidé autrefois qu'il était
de deux. J'excuse ce vers :
Le [niiiiiitT dont ma raco ait vu rougir son front.
(Aclo I, scùuo VII.)
Je trouve ce vers beau; la race y est personnifiée, et en ce cas
son front i)eul rougir.
J'approuve ce vers :
Mon àmo est satisfaite,
Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite.
(Acto I, Rcàno IV.)
568 CORRESPONDANCE.
L'Académie y trouve une contradiction ; mais il me paraît que
CCS deux vers veulent dire : Je suis satisfait, je sais vengé , mais je
l'ai été trop aisément; et je demande alors où est la contradiction.
On a condamné instruisez-le d'exemple; je trouve cette hardiesse
très-heureuse. Instruisez-le par exemple serait lanj^uissant ; c'est
ce qu'on appelle une expression trouvée, comme dit Despréaux.
J'ai osé imiter cette expression dans la Ilenriadc :
Il m'instruisait d'oxomple au grand art des héros;
(Ch. II, V. 115.)
et cela n'a révolté personne.
Je prends aussi la liberté d'avoir quelquefois un avis particu-
lier sur l'économie de la pièce. Ceux qui rédigèrent le jugement
de l'Académie disent qu'il y aurait eu, sans comparaison, moins
d'inconvénient dans la disposition du Cid de feindre, contre la
vérité, que le comte ne fût pas trouvé à la fin véritable père de
Chimène; ou que, contre l'opinion de tout le monde, il ne fût
pas mort de sa blessure.
Je suis très-sûr que ces inventions, d'ailleurs communes et
peu heureuses, auraient produit un mauvais roman sans intérêt.
Je souscris à une autre proposition : c'est que le salut de l'État
eût dépendu absolument du mariage de Chimène et de Rodrigue.
Je trouve cette idée fort belle; mais j'ajoute qu'en ce cas il eût
fallu changer la constitution du poëme.
En rendant ainsi compte à l'Académie de mon travail, j'ajou-
terai que je suis souvent de l'avis de l'auteur de TéUmaque, qui,
dans sa Lettre a l'Académie sur t'Éloqucnce, prétend que Corneille a
donné souvent aux Romains une enflure et une emphase qui est
précisément l'opposé du caractère de ce peuple-roi. Les Romains
disaient des choses simples, et en faisaient de grandes. Je con-
viens que le théâtre veut une dignité et une grandeur au-dessus
de la vérité de l'histoire ; mais il me semble qu'on a passé quel-
quefois ces bornes.
Il ne s'agit pas ici de faire un commentaire qui soit un simple
panégyrique ; cet ouvrage doit être à la fois une histoire des pro-
grès de l'esprit humain, une grammaire, et une poétique.
Je n'atteindrai pas à ce but; je suis trop éloigné de mes maîtres,
que je voudrais consulter tous les jours ; mais l'envie de mériter
leurs suffrages, en me rendant plus laborieux et plus circonspect,
rendra peut-être mon entreprise de quelque utilité.
Nota bcne que je ne puis me servir dans le Cid de l'édition de
AXXf:E 17GI. 569
166i*, parce qu'il faut absolumont que je mette sous les yeux
celle que l'Académie jugea quand elle prononça entre Corneille
et Scudéri.
J'ajoute que si l'Académie voulait bien encore avoir la bonté
d'examiner le commentaire sur Cinna, que j'ai beaucoup réformé
et augmenté, suivant ses avis, elle rendrait un grand service aux
lettres. Cinna est de toutes les pièces de Corneille celle que les
hommes en place liront le plus dans toute l'Europe, et par con-
séquent celle qui exige l'examen le plus approfondi.
Je supplie l'Académie d'agréer mes respects.
4789. — A M. LE CARDINAL DE BERMS.
Aux Délices, 28 décembre.
Monseigneur, les Chevaux et les Anes* étaient une petite plai-
santerie ; je n'en avais que deux exemplaires, on s'est jeté dessus,
car nous avons des virtuoses. Si je les retrouve. Votre Éminence
s'en amusera un moment; ce qui m'en plaisait surtout, c'est que
le théatin Boyer était au rang des ânes.
Voyez, je vous prie, si je suis un âne dans l'examen de Bodo-
gune. Vous me trouverez bien sévère, mais je vous renvoie à la
petite apologie que je fais de cette sévérité à la fin de l'examen.
Ma vocation est de dire ce que je pense, fari qux sentiani^; et le
théâtre n'est pas de ces sujets sur lesquels il faille ménager la
faiblesse, les préjugés et l'autorité. Je vous demande en grâce
de consacrer deux ou trois heures à voir en quoi j'ai raison et en
quoi j'ai tort. Rendez ce service aux lettres, et accordez-moi cette
grâce. Dictez il vostro parère à votre secrétaire. Vous lirez au coin
du feu, et vous dicterez sans peine des jugements auxquels je me
conformerai.
Bene si potria dir, fiiito, tu v;ii
L'allrui mostrando, o non vcdi il tiio fallo ;
et puis vous me parlerez de poutres et de pailles dans WvW ; â
quoi je répondrai que je travaille jour cl nuit ;i rapetasser mon
Cassandrr; et que je pourrai même vous saciilicr ce poignard
qu'on jotte au nez des gens, etc., etc., etc.
1. L'édition de Corneille de lG(Ji a doux volumes in-folio.
2. Voyez rctlc pièce, tome X.
3. Horace, livre I, èpltrc iv, vers 9, dit :
. . . Fari possit qum scnlint
570 CORRESPONDANCE.
Quoi! sérieusement, vous voulez rendre la théologie raison-
nable? Mais il n'y a que le Diable de La Fontaine à qui cet
ouvrage convienne. C'est /a chose impossible^.
Laissez là saint Thomas s'accorder avec Scot -. J'ai lu ce Tho-
mas, je l'ai chez moi ; j'ai deux cents volumes sur cette matière»
et, qui pis est, je les ai lus. C'est faire un cours de petites-maisons.
Riez, et profitez de la folie et de l'imbécillité des hommes. Voilà,
je crois, l'Europe en guerre pour dix ou douze ans. C'est vous,
par parenthèse, qui avez attaché le grelots Vous me fîtes alors
un plaisir infini. Je ne croyais point que le sanglier que vous
mettiez à la broche fût d'une si dure digestion. C'est, je crois, la
faute de vos marmitons. Une chose me console, avant que je
meure : c'est que je n'ai pas peu contribué, tout chétif atome que
je suis, à rendre irréconciliables certain chasseur* et votre san-
glier. J'en ris dans ma barbe : car, quand je ne souffre pas, je ris
beaucoup, et je tiens qu'il faut rire tant qu'on peut. Riez donc,
monseigneur, car, au bout du compte, vous aurez toujours de
quoi rire. Je me sens pour vous le goût le plus tendre et le plus
respectueux. Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle
physionomie, de votre esprit; vive felix. Daignez m'aimer un peu,
vous me ferez un plaisir extrême.
4790. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
28 décembre.
Est-il donc bien vrai, mes anges, que l'Espagne a enfin exaucé
mes vœux? Puis-je en faire mon compliment?
Me permettrez-vous de vous envoyer ce petit Mémoire à l'Aca-
démie ^ que je vous supplie de faire passer à monsieur le secré-
taire ?
M. le comte de Choiseul a eu tant de bonté, que j'en abuse.
Il s'agit de bien autre chose que de M. d'Excideuil ®. Il est question
1. C'est le titre d'un conte de La Fontaine.
2. Laissez là saint Thomas s'accorder avec Scot.
(BoiL., sat. vm, v. 229.)
3. C'était l'opinion générale, ainsi que le prouvent l'épigramme de Turgot et
les Mémoires de Voltaire. Bcrnis dit le contraire (voj-cz sa lettre, n° 4820), et c'est
aussi l'opinion de Duclos dans ses Mémoires secrets (chapitre de VHistoire des
causes de la guerre de 1756). (B.)
4. Le chasseur est Choiseul; le sanglier, Frédéric II, roi de Prusse.
5. La lettre du 25 décembre : voyez n" 4788.
6. Voyez tome XVI, page 420, et ci-Jessus, la lettre ài 12 décembre, n" 4774.
ANNÉE 1761. 571
de savoir s'il est vrai qiio la cour de France ait amusé pendant
deux ans la cour russe d'un mariage du roi avec mon impéra-
trice Elisabeth, alors pauvre princesse, et qui vient d'envoyer
huit mille livres pour l'édition de iM"*' Corneille. Il est très-certain
que M. Campredon en parla très-souvent à mon i)ère. Si cette re-
cherche vous amuse, je vous conjure devons informer de la vérité.
Cassandre ne va pas mal, il se débarbouille. Mille tendres res-
pects.
Nota bine qu'il y a deux ans que je dis : L'Espagne tombera
sur le Portugal K
47U1. — A M. LI- DUC DE CIIOISELL?,
MINISTRE SECRÉTAIRR d'ÉTAT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
Aux Délices, 28 décembre 1761.
Monseigneur, vous donnez la bonne année à la France en lui
donnant l'Espagne. Cela vaut, ma foi, mieux que le Droit du Sei-
gneur.
Je vous recommande Luc.
Agréez les tendres respects d'un vieux radoteur du pays des
Alpes. V.
1. Ici Beuchot mentionne une lettre à Le Suirc. Il la considère comme fabri-
quée par Le Suire lui-même. Voici cette lettre de Voltaire à Le Suire :
« Je vous plains beaucoup, monsieur, car vous avez un jrrand talent, du goût,
do la facilité, de l'abondance, de l'imagination. Vous serez probablement l'orne-
ment du siècle que je vais bientôt quitter ; il y a la de quoi être très-malheureu.\.
Vous perdrez le chemin de la fortune, et vous trouverez l'envie, la calomnie, l'hy-
pocrisie sur le chemin de fleurs où vous marchez. Si vous aviez choisi un sujet
plus digne de vous, vos vers seraient encore meilleurs. Vous avez le don de penser
et de vous exprimer : ce don est très-rare. Permettez-moi de vous dire seulement
que plus les sentiments que vous m'exprimez me sont favorables, plus vous devez
leur donner de bornes. Le public ne pardonne jamais les longs éloges, ei le moins
de vers qu'on peut est toujours le meilleur. Votre belle èpiirc mérite d'ùtre per-
fectionnée. Vous paraissez écrire si facilement que je suis sur qu'il vous en coû-
tera peu pour donner la dernière main à votre ouvrage. Rendez-le court et cor-
rect, il sera charmant. Si je n'étais pas accablé de soins et de maladies, je vous
répondrais autrement qu'en prose; et si je pouvais vous être utile, je serais
charmé de vous marquer avec combien de reconnaissance j'ai Thonneur d'ôlre,etc. »
— La pièce de Le Suire dont il est question dans la lettre est inlilulèc EpHrc
à M. de Vollaire, 1761, in-8". Ce pauvre et fécond écrivain, mort le 18 avril 181."»,
à soixanlr-quiiize ans, avait fait de mémo pour une lettre de J.-J. llou>^8cau, du
7 avril 1767, dont M. do Mussct-Pathay a fait justice en la retranchant des Œuvres
du philosophe de Genève. (IJ.)
2. Ch. Nisard, .1/t7Hoirt'5 e( Currespondauccs historiques cl lilléraircs : Paris»
1808, page 29.
572 CORRESPONDANCE.
4792. — A MADAME DE CHAMPBO.NIN.
De Ferney.
Gros chat, je vous ai toujours répondu; et si vous vous plai-
gnez, ce doit être de mon mauvais style, et non de mon oubli.
II faut que je vous aie écrit dans le goût de La Beaumelle, ou de
Fréron, ou de quelque auteur de cette espèce, pour que vous
soyez mécontente de moi. J'aimerai toujours gros chat. On
croirait, à votre lettre, que M'"* la marquise des Ayvelles* est
rentrée dans sa terre au nom de ses enfants, et que le comte de
Contenau en est chassé. Elle est donc de ces meunières qui ont
vendu leur son plus cher que leur farine. Won cher gros chat,
je ne me console point de notre séparation et de notre éloigne-
ment ; je vous amuserais, si vous étiez ma voisine ; j'ai un des
jolis théâtres qui soient en France ; nous y jouons quelquefois
des pièces nouvelles; il nous vient de temps en temps très-bonne
compagnie de Paris; et dans mon château bâti cà l'italienne, dans
ma terre libre, vivant plus libre que personne, je me moque à
mon aise de frère Berthier et des billets de confession, et de
toutes les sottises de ce monde. Je ne me tiens pas tout à fait
heureux, parce que je ne partage pas mon bonheur avec vous.
Je ne peux que vous exhorter à tirer de la vie le meilleur parti
que vous pourrez. Je voudrais pouvoir vous envoyer des livres :
on ne sait comment faire; la poste ne veut pas s'en charger. Les
formalités sont le poison de la société : il faut passer par cent
mains avant d'arriver à sa destination, et puis on n'y arrive point.
Il semble que, d'une province à une autre, on soit en pays
ennemi : cela serre le cœur.
Voyez-vous quelquefois M. le marquis du Chàtelet? Monsieur
son fils m'a écrit de Vienne. Il s'est donné de bonne heure une
très-grande considération : cela doit prolonger les jours de mon-
sieur son père. Si vous le voyez, ne m'oubliez pas auprès de lui.
Adieu, mon gros chat! Mes compliments à vos compagnes, dont
vous faites le bonheur, et qui contribuent au vôtre.
Je vous embrasse bien tendrement.
i. Voyez la note, page 131.
ANNÉE 1761. 57J
4793. — A M. LE DOCTEUR DIA.NCIII ',
A n 1 M I M .
Vous avez prononcé, monsieur, l'éloge de l'art dramatique, et
je suis tenté de prononcer le vôtre. Je regardai cet art, dès mon
enfance, comme le premier de tous ceux à qui le mot de beau
est attaché. On me dira : Vous êtes orfèvre, monsieur Jossc-; mais
je répondrai que c'est Sophocle qui m'a donné mes lettres de
maîtrise, et que j'ai commencé par admirer avant de travailler.
Je vois avec plaisir que dans l'Italie, cette mère de tous les
beaux-arts, plusieurs personnes de la première considération
non-seulement font des tragédies et des comédies, mais les repré-
sentent. I\I. le marquis Albergati Capacelli a fait des imitateurs.
Ni vous, ni lui, ni moi, monsieur, ne prétendons qu'on fasse de
l'Europe la patrie des Abdérites; mais quel plus noble amuse-
ment les hommes bien élevés peuvent-ils imaginer? De bonne
foi, vaut-il mieux mêler des cartes, ou ponter un pharaon ? C'est
Toccupation de ceux qui n'ont point d'àme ; ceux qui en ont doivent
se donner des plaisirs dignes d'eux, Y a-t-il une meilleure éduca-
tion que de faire jouer Auguste à un jeune prince, et Emilie à
une jeune princesse? On apprend en même temps à bien pronon-
cer sa langue, et h la bien parler; l'esprit acquiert des lumières
et du goût, le corps acquiert des grAces : on a du plaisir, et on
en donne très-honnêtement. Si j'ai fait bâtir un théâtre chez moi,
c'est pour l'éducation de M"* Corneille; c'est un devoir dont je
m'acquitte envers la mémoire du grand homme dont elle porte
le nom.
Ce qu'il y avait de mieux au collège des jésuites de Paris, où
j'ai été élevé, c'était l'usage de faire représenter des pièces par
les pensionnaires, en présence de leurs parents. Plût à Dieu
qu'on n'eût eu que cette récréation à reprocher aux jésuites! Les
jansénistes ont tant fait qu'ils ont fermé leurs théAfres. On dit
qu'ils fermeront bientôt leurs écoles. Ce n'est pas mon avis; je
crois qu'il faut les soutenir et les contenir': leur faire payer
leurs dettes quand ils sont baïKiiierouticrs; les pendre même
1. Cette lettre a été jusqu'ici placée en 17G3; je la mets à la (in de 1761.
parce quVllc me parait antérieure à la Balance èyale, qui est de février 1702. (U.)
— Vo_ve7. tome XMV, paj,'e 3J7.
2. L'Amour médecin, acte I, scène i.
3. C'est à cause de cette phrase, rappcléi; dans la Balance égale (voyez
tome XXJV, page 338), que j'ai mis cette lettre a lu lia de 17G1. (B.)
Ijli
COIIKESPONDANGK.
quand ils enseignent le parricide ; se moquer d'eux quand ils sont
d'aussi mauvais critiques que frère Berlliier. Mais je ne crois pas
qu'il faille livrer notre jeunesse aux jansénistes, attendu que
celte secte n'aime que le Traite de la Grâce, de saint Prosper, et
se soucie peu de Sophocle, d'Euripide, et de Térence, quoique,
par une de ces contradictions si ordinaires aux hommes, Térence
ait été traduit par les jansénistes de Port-Royal. Faites aimer
l'art de ces grands hommes (je ne parle pas des jansénistes, je
parle des Sophocle). Malheur aux harbares jaloux à qui Dieu a
refusé un cœur et des oreilles ! malheur aux autres barbares qui
disent : On ne doit enseigner la vertu qu'en monologue ; le dia-
logue est pernicieux! Eh! mes amis, si l'on peut parler de morale
tout seul, pourquoi pas deux ou trois? Pour moi, j'ai envie de
faire afficher : « On vous donnera un Sermon en dialogue, com-
posé par le R. P. Goldoni. »
N'êtes-vous pas indigné, comme moi, de voir des gens qui se
disent gravement : Passons notre vie à gagner de l'argent ; caba-
lons, enivrons-nous quelquefois ; mais gardons-nous d'aller en-
tendre Polycuclc, etc.
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE NEUVIÈME VOLUME
DE LA CORRESPONDANCE.
LETTRES
1760
1282. La comtesse d'Argental. 1" octobre 17(30. — « Chat-manie madame
Scaliger, la lettre. » B.
■4283. M. Fabry. Délices, 8 octobre. — » Puisque M. de Fleury veut gar-
der l'incognito, i B. et F. {App. 1863.)
428i. Le marquis de Chauvclin. Délices, 3 octobre. — « Le baron germa-
nique qui se charge. » B.
4285. Le docteur Troncliin. — « Vuici, mua cher Esculape, le volume
dont vous voulez. » C. et F. (Suppl.)
428G. Le marquis Albergati Capacelli. Délices, 3 octobre. — « Signor mio
amabile, caro protettorc. » C. et F.
4287. Le comte d'Argental. Délices, 4 octobre. — « Eh '. mon Dieu, mes
anges, vous voilà fâchés. » B.
4288. Palissot. Octobre. — <i J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 13. » . B.
4289. D'Alcmbert. 8 octobre. — « J'ai eu votre discours. » B.
4290. Thicriot. 8 octobre. — « Je vous dois bien des réponses. »... B.
4291. Damilaville. 8 oct. — « M. Thieriot m'apprend toutes vos bontés. ». B.
4292. Le comte d'Argental. 8 octobre. — a O divins anges! Jugez si je
suis fidèle. > B.
4293. La marrpiisc du DelTanl. 10 octobre. — « Si vous n'éies point un
yraitd enfant. » B.
4294. Le conseiller Le liauli. D. lires, \1 i,ct,<\ni'. — .. (ju'fsi devenu le
gros tonneau? » lu. K.
4295. La comtesse d'Argental. 13 octobre. — « Madame Scali^;er, sa\e/.-
voiis bien. Il 15.
JiTG TABLE DES MATIfiRES.
4'29C. M"" Clairon. 14 octobre. — « Je ne conçois pas comment. ». . . C. et F.
4297. M"*-' Clairon. -16 oct. — « Belle Mclpomène, ma main ne répon-
dra pas. » B.
/t2Q8. De d'Alembcrt. 18 octobre. — « Je m'attendais bien. » B.
4299. La comtesse d'Arg-ental. Délices, 18 oct. — « Je prends la liberté. » B.
4300. Thieriot. 19 octobre. — « Voici une lettre de change, » . . . . B.
4301. Le conseiller ïronchin. 21 octobre. — « Voilà donc les Autri-
chiens. ). C. et F. (Suppl.)
4302. Duclos. Ferney, 22 octobre. — « Vous êtes ferme et actif. ». , . B.
4303. Le conseiller Le Baull. Dùliccs, 22 octobre. — « Les maçons et les
charpentiers. » Th. F.
4304. Chenevières. 22 octobre. — « La meilleure nouvelle que vous nous
aj'oz jamais apprise. » C. et F.
4305. M"*. — « S'il y a des esprits de travers. » B.
4306. Le président de Ruffey. 24 octobre, à Ferney. — » Sans une demi-
douzaine de tragédies. » Th. F>
4307. Jean Schouvalow. Ferney, 25 octobre. — « Je reçois, par i^I. de
Kayserling. » B.
4308. La comtesse d'Argental. Ferney, 25 octobre. — « Je me mets plus
que jamais. » B.
4309. M""' d'Épinai. 25 octobre. — « M. Lefranc de Pompignan, histo-
riographe manqué. » B.
4310. Lekaiu. Délices, 26 octobre. — « Je réponds à votre lettre du 15. » B.
4311. Turgot. Délices, 26 octobre. — « Vous arrivez dans ma chapelle. » C. et F»
4312. La marquise du Deffant. Délices, 27 octobre. — « Ceci n'est i)oint
une lettre. » B.
4313. Thieriot. Ferney, 27 octobre. — « Je vous dis et redis. » . . . . B.
4314. Le comte d'Argental. 27 octobre. — « J'apprends que vous êtes
revenu à Paris. » B»
4315. Helvétius. 27 octobre. — « Je ne sais où vous prendre. > B.
4316. Le comte d'Argental. 28 octobre. — « Pardon à mes divins anges. » B.
4317. De Frédéric 11, roi de Prusse. 31 octobre. — « Je vous suis obligé
de la part que vous prenez. » Pr>
4318. De lord Lyttelton. — « I hâve received the honour. i B.
4319. Thieriot. 1" novembre 1700. — « Le temps presse. > C. et F.
4320. Le comte d'Argental. Délices, l"""" novembre. — « Je reçois votre
lettre du 27 d'octobre. » B.
4321. De la marquise du Defj'ant. l" novembre. — « Oui, j'ai reçu votre
beau présent. ». LesC-
4322. Le comte d'Argental. 3 nov. — « Je demande pardon d'écrire. ». . B.
4323. M. de Bastide. — « Je n'imagine pas, monsieur le Spectateur. ». B.
4324. Le Brun. A Ferney, 5 novembre. — « Je vous ferais attendre. » . B.
4325. Jean Schouvalow. 7 novembre. — « On a fait, en deux mois. ». . B.
4320. Saint-Lambert. Délices. — « Je viens, mon très-aimable TibuUe. » B.
4327. Tronchin, de Lyon. Délices, 8 novembre. — « Les effets publics se
soutiendront. » C. et F. (Suppl.)
TABLK DES MATIÈRES. 577
4328. M"*^ Belot. 10 novembre. — m II y a plus de quinze jours. » C. et F. (Suppl.)
4329. Le comte d'Argental. 10 novembre. — « Vous êtes mes anges plus
que jamais. » B.
4330. Chenevières. Délices, 11 novembre. — « Vous verrez bientôt .M"« de
Bazincourt. » G. et F.
4331. Le comte de Tressan. Ferney, 12 novembre. — « Respectable et
aimable gouverneur. » B.
4332. Colini. Délices, 12 novembre. — « Je vous écris, pour vous et pour
M. Harold. B.
4333. Le comte d'Argental. 12 nov. — « Il est vrai que Dieu a voulu. ». B.
4334. Jean Schouvalow. Délices, 15 novembre. — « Dans les dernières
lettres que j'ai eu l'honneur. > B.
4335. La comtesse d'Argental. 15 nov. — « Je reçois toutes vos bontés. » B.
4336. Prault fils. Délices, 15 novembre. — « Je vous ai écrit. ». . . . C. et F.
4337. D'Alembert. 17 nov. — «Mon cher maître, mon digne philosophe. ». 1!.
4338. Duclos. 19 novembre. — « C'est pour vous donner avis. » . . . C. et F.
4339. Le duc d'Uzès. 19 novembre. — « Monsieur le duc, béni soit Dieu. » B.
4340. Damilaville. 19 novembre. — «Dieu me devait un homme. » . . B.
4341. Thieriot. 19 novembre. — « Vos dernières lettres sont charmantes. » B.
4342. M. Devaux. — « Je ne sais si mon cher Panpan. B.
4343. Pierre Rousseau. 21 nov. — « La personne à qui vous avez écrit. » Ined.
4344. Le Brun. Délices, 22 novembre. — « Sur la dernière lettre. ». . . B.
4345. M"*^ Corneille. Délices, 22 novembre. — « Votre nom, votre mérite,
et la lettre. » B.
4346. Le comte d'Argental. 25 novembre. — «Rien n'est plus importun.» B.
4347. Gabriel Cramer. — « Je ne crois pas qu'il soit convenable. » . . B. cl F.
43*8. La comtesse d'Argental. 20 novembre. — « Après avoir écrit hier
au soir. » B.
4349. Le marquis d'Argence de Dirac. 27 novembre. — « Le philosophe
des Alpes et sa nièce. » B.
4350. Tronchin, de Lyon. 28 novembre. — « Il se pourra faire que dans
quelques jours. » C. *^t F.
4351. De Diderot. '2S novembre. — « L'ami Thieriotaurait bien mieuxfait. » B.
4352. A Algarotti. Ferney, 28 novembre. — « Un de mes chagrins. » . . B.
4353. Le comte d'Argental. 29 novembre. — « Telle est dans nos États. » B.
4354. Sénac de Meilhan. 30 nov. — «Je sens bien vivement vos bontés. » Lesc.
4355. Tronchin, de Lyon, l'^' décembre 176(t. — « Il faut que vous m'ai-
diez. » C. et F. (Suppl.)
4356. Jean Schouvalow. Ferney, 2 décembre. — « Je dois confier à votre
prudence. » B.
4357. Tronchin, de Lyon. 5 décciubre. — « Nu croyez pas, num cher
hugufnoi. M C. et F. (^Suppl.j
4358. Le consi;iller Le Baull. Ferney, 5 décembre. — « Vous ne m'avez
rien écrit sur vos vignes, i Maxd.-Gii.
4359. Sénac, premier médecin du voi. Délices, G décembre. — » .Ma par-
tic pensante sait tout ce (ju'elle vous doit. » li.
41. — CORRKSI'ONUANCH. IX. 37
578 TABLK DES MATlÈRliS.
43C0. Thicriot. 8 décembre. — «Je n'ai pas un moment à moi B.
4301. Tronchin, de Lyon. Délices, 8 décembre. — « L'affaire des frères
jésuites. » C. et F. (Siippl.
4302. Le Brun. Délices, 9 décembre. — « Les dernières lettres que j'ai
eu l'honneur de recevoir. » B.
4363. Le comte d'Argental. 9 décembre. — « Remontrances de Voltaire à
ses anges gardiens. De Deliciis clamavi. » B.
4304. La marquise du DcIVant. 9 décembre. — « Il y a plus de six se-
maines. » B.
4365. Joly do Fleury, intendant de Bourgogne. Délices, 10 décembre. —
« J'ai l'honneur de vous envoyer. » H. B.
4360. Au roi en son conseil. — « Sire, François de Voltaire, pentil-
hoinme. » H. B.
4307. M. Héron. Délices, 10 décembre. — « J'obéis à vos ordres. » . . B.
4368. M. Dupont. 10 décembre. — « Si vous aviez été cœlebs. »... B.
4369. Helvétius. 12 décembre. — « Il y a longtemps que je voulais. ». . B.
4370. M. Desprez de Crassy. — « Si vous avez été malade. » Inéd.
4371. Le comte d'Argental. 15 décembre. — « Voilà la véritable leçon. » B.
4372. Prault fils. Aux Délices. — «... Au reste, je n'ai jamais mis. » . C. et F.
4373. Thieriot. 15 décembre. — « Il y a longtemps que l'ami Thieriot. ». C. et F.
4374. M. de Brenles. Délices, 16 déc. — « Vous souvenez-vous de moi?» B.
4375. Le comte d'Argental. 16 décembre. — « Je vous e.xcède encore. ». B.
4370. Lekain. 16 décembre. — « Je n'ai voulu vous répondre. ». . . . B.
4377. Le comte d'Argental. 16 décembre au soir. — « Je reçois le paquet. » B.
4378. Prault fils. — « M. de Voltaire a reçu la lettre. » B.
4379. Jean Schouvalow. Ferney, 20 décembre. — « Je vous souhaite la
bonne année. » B.
4380. M. des Hauteraies. 2 décembre. — « J'avais déjà lu vos Doutes. ». B.
4381. M. Daquin. Ferney, 22 décembre. — « Vous êtes donc devenu
censeur.» C. et F. (2= suppl.).
4382. Thieriot. 22 décembre. — « Un M. Chamberlan, dans le Censeur
hebdomadaire, i B.
4383. La marquise du Deffant. Ferney, 22 décembre. — « Il y a eu de
la réforme dans les postes. » B.
4384. Le comte d'Argental. 22 décembre. — « Comment vont les yeux? » B.
4385. Damilaville. 22 décembre. — « Je profite de vos bontés. ». . . . B.
4386. Diderot. Décembre. — « Monsieur et mon très-digne maître, j'au-
rais assurément. B.
4387. Le marquis Albergati Capacelli. Ferney, 23 décembre. — « Nous
sommes unis par les mêmes goûts. » B.
4388. M. Corneille. Ferney, 25 décembre. — « Mademoiselle votre fille
me paraît digne. » B.
4389. Desprez de Crassy. Ferney, 25 décembre. — « En vous remerciant
de vos perdrix. > G. et F.
4390. M""^ d'Épinai. Ferney, 26 décembre. — « Ma belle philosophe, je
ne sais ce qui est arrivé. » B.
TABLE DES MATIERES. 579
4391. Thieriot. 26 décembre. — « Bon! bon! voilà un excellent renfort. « C. et F.
4392. Le comte d'Argenlal. Ferney, 28 décembre. — « Et les yeux de
mes anges? i B.
4393. Colini. Ferney, 20 décembre. — « Les hivers me sont toujours un
peu funestes. » B.
4394. Bertrand. Ferney, 29 déc — « Je trouve que le sieur Panchaud. » . B.
4395. Le comte d'Arsental. Ferney, 31 décembre. — « Les plus aimnbles
et les plus dinicilcs. » B.
4396. Duvergier de Saint-Ktienne, gentiliiomme du roi de Tologne. Dé-
cembre.— M Tout malade que je suis. » B.
1761
4397. La duchesse de Saxe-Gotha. — « Il faut donc que l'année 1701. ». lî. et
4398. Helvétius. Ferney, 2 janvier 17G1. — « Je salue les frères en
1761. » B.
4399. Le Brun. Ferney, 2 janvier. — « Vous m'avez accoutumé. »... B.
4400. Fjot do La Marche (fils). Ferney, 3 janvier. — « Permettez qu'au
commencement de cette année. » H. B.
4401. M"'* Belot. — « Voltaire est honteux. » B. ctF.
4402. Chencvières. Ferney, 4 janvier. — « Je suis linntenx; je inc met-
trais. » C. et F.
4403. Prault fils. 4 janvier. — « M. Praull doit savoir. » C. et F.
4i0i. Cideville. Ferney, 4 janvier. — «Vous vous êtes blessé. ». . . . B.
440D. Desprez de Crassy. Délices. — « Vous m'avez promis vos bons
offices. >i C. et F.
4406. Le comte d'Argental. Ferney, 6 janvier. — « Aidez-mai à vcnircr
la patrie. » B.
4407. Damilaville. G janvier. — m Le solitaire des Alpes fait mille com-
pliments. » B,
4408. D'Alembert. Ferney, C janvier. — « Je vous salue, vous et les
frères. » B.
4409. Damilaville. 9 janvier. — « Permettez-vous que j'abuse si souvent, m B.
4410. Jean Schouvalow. Ferney, 10 jaiivii.r. — « Je n'ai jamais été du
goût. » B.
4411. Chcnevières. Délices, 11 janvier. — « La paressiu^o M'"" Denis. ». C. et F.
4412. Damilaville. 11 janvier. — « Je vous envoie toujours. » B.
4113. M. Bairieu. Ferney, 11 janvier. — u Al"": Denis et moi nous B.
somm(is. B^
4ili. Thieriùt. 11 janvier. — « Heru \c Monde et la li-tin-. •>.... B.
tilT). La comtesse de Lutzclbourg. Ferney, 13 janvier. — << Pardon, ma-
dame, pardon. » \\
4ilG. La comtesse d'.\rgcnlal. F*'erney, Il janvier. — « Que monsieur et
madame écrivent. Ij_
4117. DuiMolard. Ferney, IJ janvier. — m .N'nus ne montrons cncnre. » . H.
5S0 TAHLlî DES MATIKUHS.
4ilS. Lo docteur Tronchin. — « .'\Ion cher Ksculape, mon petit ma-
lade. ) C. et F. (Siippl.)
4119. La marquise du Déliant. Ferney, l.j janvier. — « Je commence
d'abord par vous excepter, h 15.
4i20. Thicriot. 15 janvier. — Reçu une feuille du C'ensciir /lek/omadai're. » U.
4421. Le président de Ruffey. Ferney, 16 janvier. — « Ambroisc Decroze
vous a écrit. » Tu. F.
4422. Damilaville. 16 janvier. — « Mille tendres remerciements. » . . 15.
4423. Fyot de La Marche. Ferney, 18 janvier. — « M. de RufTey m'a fait
verser des larmes. » 15.
442 i. Gabriel Cramer. — « Je vous remercie de vos bontés. » . C. et F. (Suppi.)
4425. Helvétius. Délices, 19 janvier. — « Il est vrai, mon très-cher phi-
losophe persécuté. » B.
4426. Le marquis d'Argence de Dirac. Ferney, 20 janvier. — « Vous con-
naissez ma vie. » B.
4427. Le marquis de Chauvelin. 21 janvier. — « Voici, pour Votre Excel-
lence. ) . B.
4428. Thieriot. Ferney, 21 janvier. — « Reçu le petit livre royal. » . . B.
4429. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 22 janvier. — « Moi, n'avoir
point écrit à Votre Altesse. > B. et F.
4430. La comtesse de Bessevitz. Ferney, 22 janvier. — « ... Une Polo-
naise, en 1722, vint à Paris. » B.
4431. L'abbé d'Olivet. Ferney, 22 janvier. — « Mon cher Cicéron, qui ne
vivez pas. » B.
4432. Deodati de Tovazzi. Ferney, 24 janvier. — « Je suis très-sensible
à l'honneur. » B.
•4433. Thieriot. Tournay, 25 janvier. — « Mille tendres remerciements à
M. Damilaville. » C. et F.
4434. Du 2)t'ésident de Brosses. Janvier. — « Agréez que je, vous de-
mande. » Th. F.
4435. Le comte d'Argental. Ferney, 26 janvier. — « Et ces yeux, ces
yeux.
B.
4436. MarmoQtel. Ferney, 27 janvier. — « Après avoir été tant applaudi. » B.
4437. Le conseiller Le Bault. Ferney, 29 janvier. — « M. de Ruffey a
pris le département d'Apollon. » Mand.-Gr.
4438. Le comte d'Argental. Ferney, 30 janvier. — « Amusez-vous de cet
imprimé. » • • • B.
4439. Le Brun. Ferney, 30 janvier. — « Permettez-moi, monsieur, d'être
aussi en colère. » B.
4440. De M"^^ Denis au chancelier de France. Ferney, 30 janvier. — « Je
me joins au cri de la nation. » B.
4441. Le président de Brosses. Ferney, 30 janvier. — « 11 ne s'agit plus
ici. Tu. F.
4442. Le Brun. Ferney, 31 janvier. — « Il est de la plus grande impor-
tance. » ^'•
4443. Thieriot. Ferney, 31 janvier. — « Je reçois des lettres. »... B.
TABLE DES MATIÈRES. 531
4444. L'abbé de La Porte. 2 février 17GI. — « Je réitère à M. l'abbé de
La Porte. > B.
44 io. Le comte d'Argental. Ferney, 2 février. — « Ang-es de paix, mais
ancres de justice. » B.
4440. Le président de Ruffey. — « Vous me permettez de vous impor-
tuner. » Tu. F.
44i7. Le Brun. 2 février. — « J'ai l'honneur de vous écrire. » . . . . i;.
4418. Saurin. Ferney, 2 février. — « Toutes les fois qu'un frère. ». . . lî.
4449. Damilaville. Ferney, 2 février. — « Je réitère à M. Damilaville. » . 15,
4450. La duchesse de Sa\e-Gotha. Délices. 5 février.-— « Pardonnez
encore à un pauvre vieillard. » i;. et F.
4451. M. Fabry. Délices, 5 février. — « Si le vent est moins violent. » . B. et F.
44.52. M. Fyot de La Marche. Délices, 6 février. — « Souffrez que je vous
remercie. » Ti. F.
4i.53. Le Brun. Ferney, G février. — « ^lon cher correspondant saura. ». H.
4i54. Damilaville. 6 février. — « J'abuse un peu des bontés. » . . . . B.
4455. Le comte d'Arsrental. 7 février. — « De profundis cîamavi. »... B.
44.56. D'Alcmbert. Fernev, 9 février. — « Vous devenez plus nécessaire
que jamais.
n.
4i57. Le comte d'Argental. 9 février. — « Voici la plus belle occasion. » B.
4458. Colini. Ferney, 9 février. — « Vous voilà agrégé. » B.
44.59. Charles-Théodore, électeur palatin. Ferney, 9 février. — « Le pauvre
vieillard suisse. » B.
44G0. Du préaident de Drosses. 11 février. — « Je vois par plus d'une
pn
Tri. F.
4i01. Le comte d'Argental. 11 février. — « Voilà le cas de mourir. » . . B.
4iG2. La Popelinière. Ferney, 15 février. — « J'aime autant les romans
orientaux. » B.
4i63. Le Brun. Ferney, 15 février. — « Il y a longtemps que je ne suis
surpris de rien. » B-
44Gi. M. Dupont. Délices, 15 février. — « Je vous plains bien d'être où
vous êtes. » B.
44G5. Le conseiller Le Bault. Délices, 16 février. — « Vous me permet-
trez de vous importuner. » Mwd.-Gr.
4iG6. Le comte d'Argental. 16 février. — « Ce n'est pas au\ yeux. » . . B.
4467. Damilaville. 18 février. — « Je salue tendrement les frères. » . . B.
44G8. Le Brun. Ferney, 19 février. — « Plus j'y fais réflexion. »... B.
44(J9. M"" d'Kpinai. Ferney, 19 février. — « Quoiiiue ma belle philosophe
n'écrive. B.
4470. M. Fiihrv. Fernev, lundi 'JU. — « (i'est en courant que j'ai l'hon-
neur.
1!. et F.
4471. M""- d'I^lpinni. Ferney. 2:1 février. — « Monsieur l'inlindant d.- Lyon
me mande. » B.
447-2. M. Sénac, conseiller (rj^:tal. premier médecin du n>i, à Versailles.
Ferney, 24 février. — « Becevcz tous mes rcmorcicmcnts. ■. . [.ksc.
447:?. M. Fahrv. Délices, 24 février. — « J'ai l'Iinniieiir de v..us envoyer. » l'.- et F.
o«2 TAItLE DES MATIERES.
4i7l. Le maniais d'Argence de Dirac. 2i février. — « L'Évanuile a rai-
son de dire. » B.
4475. Du Père Fessy à M. Le BauU. '2b février. — « Vous avez vu sans
doute un mémoire. ) Mand.-Gr.
4470. De Diderot. 20 février. — « Ce n'est pas mui qui l'ai voulu. ». . Asskzat.
4477. Damilaville. 27 février. — « Reçu K et L. » B.
4i78. D'Alembcrt. Fcrncy, 27 février. — « Vous êtes un franc savant. « B.
4479. M'"" de Fontaine. Ferney, 27 février. — « Nos montagnes couvertes
de neige. » B.
4480. M"'<= Belot. — <i Vous savez combien le solitaire des Alpes. » . . C. et F.
4481. Damilaville. Ferney, 3 mars 1701. — « Voici mon ulti'yiatum à
M. Deodati. » ' B.
4i82. D'Alembert. 3 mars. — « A quoique chose près. » B.
4i83. La marquise du DefTant. Ferney, G mars. — « Vous serez étonnée
de recevoir. » B.
4484. Le conseiller Le Bault. Ferney, 8 mars. — « Je vous prie d'avoir
la bonté, w Mand.-Gr.
4485. Le président de Ruffey. Ferney, 8 mars. — « Isous travaillons à
force. » Tu. F.
4180. Pierre Rousseau. Ferney, 10 mars. — « La personne eu question a
reçu le paquet. » Inéd.
4187. La comtesse de Lutzelbourg. Ferney, 10 mars. — « J*uur Dieu,
envoyez-moi le portrait. » B.
4i88. Chenevières. Ferney, 14 mars. — « Je ne vous ai point remercié. » C et F.
4489. Fabry. — « Je suis tout prêt sans doute, i B. et F.
4490. Le comte d'Argental. Ferney, 19 mars. — « C'est pourtant aujour-
d'hui le jeudi de l'absoute. » B.
4491. D'Alembert. Ferney, 19 mars. — « Mon très-digne et ferme philo-
sophe, vrai savant. > B.
4i92. L'abbé d'Olivet. Ferney, 19 mars. — « Vos lettres sont venues à
bon port. » B.
4493. Damilaville. Ferney, 19 mars. — « Je suis fâché contre M. Thie-
riot. » B.
4494. 3Iarmontcl. Ferney, 21 mars. — « Consolons-nous, mon cher ami. » B.
4i95. Lekain. Ferney, 23 mars. — « Nous comptions sur vous. »... B.
4490. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 25 mars. — « Votre Altesse
sérénissime daigne bien connaître mon cœur. » B. et F.
4497. Cideville. Délices, 20 mars. — u Nous sommes tous malades. ». . B.
4498. Damilaville. 20 mars. — « J'envoie aux amis ce rogaton. »... B.
4499. Le Brun. Délices, 20 mars. — « Je confie à votre probité. ». . . B.
4500. De Charles-Théodore, électeur palatin. 28 mars. — « Je vous suis
très-obligé. » B.
4501. M""' Belot. Délices, 29 mars. — « Vous avez trouvé le se-
cret. » C. et F. (Suppl.)
4502. Le président de Ruffey. Ferney, 29 mars. — « Le pauvre maçon de
Ferney. » B-
TABLE DES MATIERES. 5S3
4503. Le comte d'Argental. Délices, 29 mars. — « Il faut que j'aie com-
mis. » B.
4504. M. de Champflour. Tournay, 30 mars. — « J"ai lu dans les ;:;!-
zettes. » B.
4505. Jean Schouvalow. Délices, 30 mars. — « Je rerois dans ce momeni. > H.
4506. Père Bettinelli. Mar«. — « Si j'étais moins vieux. » U.
4507. M"* de Fontaine. — « Puisque vous aimez la campagne. »... B.
4508. Le comte d'Argental. Délices, i" avril 1701. — « A peine avais-je
fait partir. » B.
4509. M. Fyot de La Marche (fils). Délices, 1" avril. — « Je vous demande
très-humblement pardon. » II. B.
4510. M""* d'Épinai. Avril. — « Amusez-vous un moment. » B.
4511. Le comte d'Argental. 3 avril. — « Il faut apprendre à mes anges
gardiens. » B.
4512. Colini. Ferney, 4 avril. — « Je ne peux que remercier. ». . . . B.
4513. M. George Keate. Ferney, 4 avril. — « Il est bien triste de ne pas
vous faire de ma main. »....• ///. Lond. Neivs.
4514. Le Brun. Ferney, 6 avril. — « Voici une seconde édition, »... B.
4515. Damilaville. G avril. — « M. Damilaville me permettra-t-il. » . . B.
45IG. Helvétius. Avril.— « Mademoiselle protégeait l'abbé Cotin.» B. etF. {App. 186.5)
4517. M. Fabry. Ferney, 9 avril. — « Je ne peux plus me plairidre. ». . B. et F.
4518. De d'Alembert. 9 avril. — « Je vous remercie, mon cher maître. ». B.
4519. Du duc de La Vallière. 9 avril. — « Je vous ai mis dans l'erreur. » . B.
4520. Duclos. Ferney, 10 avril. — a Je vous assure que vous me faites
grand plaisir. » B.
4521. L'abbé d'Olivct. Ferney, 10 avril. — « Mai<, mon maître, osl-ce
que vous n'auriez point reçu? » B.
4522. Damilaville. 11 avril. — « Je salue toujours les frères et les fidèles. » B.
4523. Le comte d'Argental. Ferney, 11 avril. — « Personne au moiulo
n'a jamais adressé. » B.
4524. Colini. Ferney, 14 avril. — « Je ressens bien vivement, n . . . B.
4525. Charles-Théodore, électeur palatin. Ferney, li avril. — « Que je
suis touché! » B.
4526. Le comte d'.\rgcntal. Ferney, 17 avril. — « Plus anges que jamais,
et moi plus endiablé. » B.
4.527. D'AIcmbert. Ferney, 20 avril. — « Je rac hâte de vous répondre. » 15.
4528. Damilaville. Ferney, 22 avril. — a Je suis le partisan de M. Diderot. >• 15.
4529. M. de Varenncs. Ferney, 22 avril. — a Vous ne pouvez douter. » . V>.
4530. Tliieriot. Ferney, 22 avril. — « Je vous croyais opulent. » . . B.
4531. Le duc de La Vallière. — « Votre procédé est de l'ancienne rlieva-
lerie. » B.
4532. Le président de Ruiïey. Ferney, 2i avril. — u On m'a traité comme
un pftit enfant. » Tu. F.
4533. L'abbé d'Olivct. Ferney, 27 avril. — h Per Dcos immortales! « . B.
4534. L'abbé Trublet. Fernoy, 27 avril. — « Votre lettre et votre procédé
généreux, i B.
584 TABLE DES MATIERES.
4535. Le comte d'Arj^ontal. Fcrncy, 27 avril. — « J'envoie à mes anges. » 13.
■^530. Le marquis Albergati Capacelli. Ferncy, \" mai 17G1. — « Ne jugez
pas do mes sentiments. » B.
4537. Duclos. Ferncy, l"^"" mai. — « Après le Dictionnaire de l'Académie. » B.
4538. Le comte d'Argental. l''"' mai. — « Permettez que je fasse passer. » B.
4539. Le comte d'Argental. 4 mai. — « Les divins anges auront de
VOresfe » B.
4540. D'Alembert. 7 ou 8 de mai. — « Monsieur le Prêtée, monsieur le
multiforme. > D.
■4541. Damilaville. 8 mai. — « J'envoie aux philosophes le seul exem-
plaire. » B.
4542. De Vabbé Trublet. 10 mai. — « Mille grâces, monsieur et très-
illustre confrère. » B.
4543. Helvètius. 11 mai. — « Je suppose que vous jouissez à présent. » B.
454i. Duclos. Délices, 13 mai. — « Je compte, dans une entreprise. ». . C. et F.
4545. Le comte de Kayserling. Délices, 14 mai. — « Voici un essai de ce
que vous m'avez demandé. » B.
4546. M. Fyot de La Marche (père). Ferney, 20 mai. — « En qualité de bon
Bourguignon. »> Th. F.
4547. Cideville. Délices, 20 mai. — h Nos ermitages entendent souvent. » B.
4548. Imbert. 20 mai. — « Il y a longtemps que j'aurais dû. > C. et F.
4549. Le comte d'Argental. 21 mai. — « IVlon noble courroux contre
maître Le Dain et consorts. » B.
4550. Fabry. Ferney, 22 mai. — « Il est bien doux d'être servi. )> . . . B. et F.
4531. Le conseiller Le Bault. A Ferney, 23 mai. — « Il ne s'agit pas tou-
jours de vin de Bourgogne. » Tu. F.
4532. Damilaville. 24 mai. — « On est accablé d'affaires et de travaux. » B.
4533. Bertrand. Ferney, 24 mai. — « M. de Voltaire et M'"" Denis seront
enchantés. » B.
4334. Jean Schouvalow. Ferney, 24 mai. — « J'ai reçu par M""' la com-
tesse de Bentinck. » B.
4555. M'"' de Fontaine. 31 mai. — « A présent que vous avez passé huit
jours. 1) B.
4556. M'"" d'Épinai. Mai. — « Je renvoie à M. Dardelle, sous les auspices
de ma belle philosophe. » , B.
4557. Damilaville. Mai. — « Pourrait-on déterrer dans Paris. ». . . . B.
4558. Le comte d'Argental. Mai. — « Ce n'est pas ma faute, ô chers
4559. Le comte d'Argental. Mai. — «Fi! les vilains hommes qui boivent
de ça ! » B.
4560. Le Brun. Mai. — « M™' Denis, M"" Corneille et moi, nous sommes. » B.
4561. Chenevières. l*' juin 1761. — « On m'a dit que M™" de Paulmy. » C. et F.
4562. Lekain. Délices, 2 juin. — « Mon cher Roscius, vous n'êtes pas heu-
reux. » B.
4563. Arnoult, doyen de l'Université, à Dijon. Ferney, le 5 juin. — « J'ai
peur de vous avoir fait envisager. » B.
TABLE DES MATIÈRES. 585
45G4. Jean Schouvalow. Ferney, 8 juin. — « Votre très-aimable M. Sol-
tikof. » B.
4565. Arnoult. Le 9 juin. — « Jai fait usage sur-le-champ. » . . . . B.
4500. Le président de Ruffcy. Ferney, 9 juin. — « Quoique je sente par-
faitement. » B.
4.507. Charles-Théodore, électeur palatin. Ferney, 9 juin. — « F»l-ce une
fille? est-ce un garçon? » B.
4508. Jean Schouvalow. Ferney, 1! juin, — « Vous vous êtes imposé vous-
même. » B.
4569. M. Fabry. Ferney, 14 juin. — o II y a plusieurs articles. ». . . B. et F.
4570. M. Arnoult. Ferney, 15 juin. — « J'eus l'honneur de vous mander. i> B.
4571. Le comte d'Areental. 15 juin. — « Ne m'avez-vous pas pris pour
un hâbleur. » B.
4572. L'abbé d'Olivet. Ferney, 15 juin. — «J'avais prié ûvre Cramer. » B.
4573. L'abbé Aubert, qui lui avait adressé la seconde édition de ses Fables.
Ferney, 15 juin. — « Vous vous êtes mis à côté de La Fontaine. » B.
4574 Damilaville. 15 juin. — « Il ne faut pas rire. » B.
4575. M. Fabry. Ferney, 17 juin. — « Je vous réitère mes sincères re-
merciements. » B. et F.
4570. M. Fabry. Ferney, 18 juin. — « II m'est e.\trèmement irap >r-
tant. « B. et F.
4577. L'abbé Deiille. Fernc-y, 19 juin. — « On est bien loin d'être in-
connu. » B.
4578. Damilaville, 19 juin. — « En voyant la mine de ce pauvre abbé. » B.
4579. Le baron de Biclfeld. Délices, 20 juin. — « Je crois que votre lettre
m'a guéri. « B.
4580. Le comte d'Argental. 21 juin. — « Lisez mes remontrances. » . B.
4581. Le duc de Nivernais. Délices, 21 juin. — « Vous devenez, tout jeune
que vous êtes. » C. et F.
4582. M. de La Place, auteur du Mercure. 23 juin. — « Sic vos non
vobis. » B.
4583. Le comte d'Argental. Délices, 23 juin. — « 0 mes anges! le coup
est violent, i B.
4584. Chenevières. — « Vos vers sont charmants. » C. et F.
4585. Le président de Ruffey. Délices, 24 juin. — « J'ai reçu vutre bell-'
épltre morale. » l». !•'•
4.586. L'abbé d'Olivet. 24 juin. — « Facundissiine et carissime Olivcte. » B.
4587. D'Alembert. Délices, 25 juin. — « Vous n'avez peut-être pas beau-
coup de temps. » B.
4588. Le marquis d'Argencc de Dirac. Délices, 25 juin. — « J'ai toujours
l'air du plus grand paresseux. » ('.et F.
i5S9. Le président Ilénault. 25 juin. — « M. m cher et respectable con-
frère, je crois qu'il s'agit. » !'••
4590. Fyot de U Marche. Ferney, 20 juin. — « Il faut que je vous serve. » Tu. F.
4591. Le comlc d'Argental. Ferney, 20 juin. — « Je n'ai guère la force
d'écrire. > B.
58G TABLE DUS I\I ATI ERES.
4592. La liuchossc de Saxc-Gotha. Ferncy, 20 juin. — « Mon silence doit
avoir dit. » U. et F.
4593. Le Brun. Ferncy, 28 juin. — « Si vous faites justice. » 15.
4594. Le comte d'ArgentaL Fcrney, 29 juin. — « Mais vraiment, j'ai mal
au\ j'eux aussi. » B.
4595. Jean Schouvalow. Ferncy, 30 juin. — « En attendant ([ue je puisse
arran.ser. » B.
4r)9G. Du marquis Albergati CapacdU. 30 juin. — « L'amitié est un doux
sentiment. » B.
4.597. L'abbé d'Olivet. Ferney, 30 juin. — « Mon entreprise m'attache de
plus en plus au grand Corneille. » B.
459(S. M. Arnoult. Fcrney, G juillet 1761; — <i Je vous suis obligé des
éclaircissements. » B.
4599. Le comte d'Argental. G juillet. — « Quoi! dit Alix, cet homme-ci
s'endort. » B.
4G00. Colini. Ferney, 7 juillet. — « J'avais écrit à Son Altesse électorale. >» B.
4G01. Le marquis Albergati Capacelli. Ferney, 8 juillet. — « Depuis
longtemps je suis réduit. » B.
4G02. Le comte d'Argental. Ferney, 8 juillet. — « Vraiment, je prenais
bien mon temps. » B.
4603. De d'Alemhert. 9 juillet. — « J'ai reçu votre petit billet. »... B.
4604. Le Brun. 11 juillet. — « 11 y a des choses bien bonnes. ». . . . B.
4605. Thieriot. Fcrney, 11 juillet. — « A qui en a donc Protagoras? ». . B.
4806. Duclos. Ferney, 12 juillet. — « J'apprends par votre signature. » B.
4G07. Le duc de Choiseul. 13 juillet. — « Vous savez qu'au sortir du
grand conseil. » B.
4308. M. Capperonnier. Ferney, 13 juillet. — « Je compte dans quelques
mois. » B.
4609. Le comte d'Argental. 14 juillet. — « Ce paquet contient prose et
vers. » B.
4610. L'abbé d'Olivet. Délices, 14 juillet. — « Je viens de relire, care
Olivcte. » B.
4611. De Charles-Théodore, électeur palatin. 15 juillet. — « Je n'ai fait
qu'un beau rêve. » B.
4G12. l\lontmartel. Ferney, 16 juillet. — « Je ne peux m'empccher de
vous i-emercicr. » B.
461 3. M. Pitt. Ferney, 19 juillet. — « I\Ionsieur, while you vveigh the
interests. » Sp.
4614. Damilaville. 20 juillet. — « Il y a plaisir à donner des Oreste. » . B.
4615. Ilelvétius. 22 juillet. — « L'ombre et le sang de Corneille. »... B.
4616. La marquise du Deffant. 22 juillet. — « M. le président Hénault
m'instruit. » B.
4617. M""' Clairon. Ferncy, 23. — « Si j'avais pu recevoir votre réponse. » B.
4618. Le comte d'Argental. 28 juillet. — « Les divins anges sauront que
je reçus. » B.
4G19. M""= Fel. Ferncy, 29 juillet. — « Il me semble que je vous dois. » . C. et F.
TA ni. H DES MATH- RE S. 587
4620. M. de Champllom-, ancien lieutenant particulier. Ferney, 30 juillet.
— « Ayant quitté ma maison des Délices. » B.
4621. M*". Ferney, 30 juillet. — « Dans une petite transmigration. ». . 15.
4622. L'abbé d'Olivet. Vendredi, juillet. — « Vous avez très-bien fait de
venir chez la protectrice des arts. > B.
4023. Le duc de Bouillon. Ferney, 31 juillet. — « Vous voilà comme le
marquis de La Fare. i B.
4C24. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 31 juillet. — <i J'ai deux res-
semblances avec la grande maîtresse des cœurs. » B.
4625. Sénac de Meilhan. — « Élève du jeune Apollon. > B.
4626. M. de Burigny. Ferney, juillet. — « Tout ce que je peux vou-
dire. » B.
4627. Le comte d'Argental. 2 auguste (1701). — « Votre grand chambrier
d'Héricourt. » B.
4628. M™* d'Kpinai. Ferney, 5 auguste. — « J'aurai mon coi-ps saint. <> . B.
4629. M"" Clairon. Ferney, 7 auguste. — « Je crois que votre zèle. » . . B.
4630. Duclos. 8 auguste. — « Si vous avez quelquefois du loisir. » . . C. et F.
4631. Lekain. Ferney, 8 auguste. - - « Mon cher Roscius, je vous écris
rarement. » B.
4032. Le comte d'Argental. 9 auguste. — « Ose-t-on parler encore. » . B.
4033. Le marquis Albergati Capacelli. Ferney, 11 auguste. — « Vous ver-
rez rét;it où je suis. » C. et F.
4034. Duclos. Ferney, 13 auguste. — « Je vous supplie, vous et l'Aca-
démie. » B.
4035. M. de La Touraille. Ferney, 14 auguste. — « Si je n'étais pas tombé
malade. » C. et F.
4036. Damilaviltc. 15 auguste. — « Que les frères m'accusent de paresse. » B.
4037. Le comte d'Argental. 15 auguste. — « Je reçois une lettre. » . . B.
4038. M. de iMairan. Ferney, 16 auguste.— « Votre lettre du 2 auguste. » B.
4639. L'abbé d'Olivet. Ferney, 10 auguste. — « Nous sommes vieux l'un
et l'autre, i B.
4040. Le Brun. Ferney, 10 auguste. — « Je fais mes compliments. » . . B.
4041. M. de La Fargue. Ferney, 10 auguste. — « Moins je mérite vos
beaux vers. » B.
4012. Le président de Buffey. Août 1701. — « Venez, messieurs, liumiles
Itabitare casas. » Tu. F.
4043. La marquise du DefTant. Ferney, 18 auguste. — « J'ai connu des
gens. > B.
46i4. Duclos. 18 auguste. — « J'ai toujours oublié. » lî.
4045. L'abbè d'Olivet. Ferney, 20 auguste. — « Vous m'aviez dtuiné, mon
cher chancelier. > B.
40iO. Le Brun. 20 auguste. — « Je suis affligé, n B.
4047. Duclos. 21 auguste. — m J'ai eu l'honneur de vous adresser. ». . ('■■ <i F.
4048. Daniilaville. 2i auguste. — « M. Lcgouz, nialtro des comptes. » . !'•.
404'J. Sénac de Meilhan. Ferney, 24 auguste. — « Je me liAie de vous re-
mercier. I) I.iisc.
588 TAnLli DES MATIÈRES.
4C50. M""" d'Épinai. 2i auguste. — « Ma belle philosophe, je ne suis pas. » B.
4651. Le comte d'Argental. 24 auguste. — « Qu'est-ce que c'est donc que
cette humeur. » jî.
4G52. Jacob Vernes. Ferncy, 25 auguste. — « Je suis très-fàchô. »... B.
4653. Colini. Ferney, 25 auguste. — «. Mes yeux me refusent. ». . . . li.
465 i. Jean Schouvalow. Ferney, 26 auguste. — « Ce sera pour moi un
honneur infini. » B.
4655. M"« Clairon. 27 auguste. — « Je me hâte de vous répliquer. » . . B,
4656. M""" Bclot. Ferney, 27 auguste. — « Je suis fâché de m'intéres-
ser. ). C. et F. (Suppl.)
4657. Le comte d'Argental. Ferney, 28 auguste. — « Mes anges verront
que je ne suis pas. » B.
4058. Le comte d'Argental. Ferney, 31 auguste. — « On est un peu im-
portun. )! B.
4659. Duclos. 31 auguste. — « J'ai reçu l'epître dédicatoirc. » . . . . B.
4660. D'Alembcrt. 31 auguste. — « Messieurs de l'Académie françoise ou
française. » B.
4661. De William Pitt. 4 septembre 1761. — « The pressure of business
is but a feeble reason. » Sp.
4662. Le comte d'Argental. 5 septembre. — « Quand vous voudrez des
commentaires. » B.
4603, Damilaville. 7 septembre. — « Comment, morbleu ! frère Damila-
ville. » B.
406i. Le comte d'Argental. 7 septembre. — « La nouvelle du ministère
de M. le comte de Choiseul B.
4605. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 7 septembre. — « J'ai aujour-
d'hui deux yeux. » B. et F.
4666. L'abbé d'Olivet. Septembre. — « Je vous jure, mon cher Cicéron. » B.
4667. De d'Alembert. 8 septembre. — « Je ne sais, mon cher maître. » . B.
4608. De P. -M. Hennin. 10 septembre. — « On me dit que vous ne rece-
vez plus. I) Corresp. iftéd. 1825.
4609. M. de Burigny. Ferney, 12 septembre. — « J'ai reçu fort tard le
Bénigne Bossttet. » B.
4670. Chenevières. Délices, 12 septembre. — « Quand M""' Denis écrit. ». C. et F.
4671. Le comte d'Argental. 14 septembre. — « Dès que je sus que mes
anges. » B.
4672. Duclos. 14 septembre. — « Je commence par remercier. »... B.
4673. M. Fyot de La Marche(père). Ferney, 14 septembre. — « J'ai ouvert
l'incluse. » Th. F.
467 i. L'abbé d'Olivet. Ferney, 14 septembre. — « Je fais réflexion, mon
cher maître. » B.
4675. Thieriot. 14 septembre. — « Je crois que le Père d'Olivet. ». . . B.
4676. D'Alembert. 15 septembre. — « Vos très-plaisantes lettres. » . . B.
4677. La marquise du Deffant. Ferney, 16 septembre. — « Puisque vous
aimez l'histoire. » B.
4678. M. P. llouiscau. Ferney, 16 septembre. — « Je ne connais pas plus. » B-
TAIÎLK OES M AT If. RE S. 589
4679. Le comte d'Argental. 16 septembre. — « Il n'y a point de poste. » B.
4680. L'abbé d'Olivei. Ferney, 16 septembre. — « Je vous envoie ma
lettre du 20 auguste, i B.
4681. L'abbé d'Olivet. Ferney, 19 septembre. — « Je vous demande deux
^'ràces. w p,.
4682. Duclos. Ferney, 19 septembre. — « Je vous demande en grâce. » . 15.
4683. Jean Schouvalow. Ferney, 19 septembre. — « Les mânes de Cor-
neille, sa petite-fille et moi. » jj.
4684. Troncbin, de Lyon. 19 septembre. — « J'ai donc chez moi M"'' Chi-
mène et Rodo^'une. i Hev. suisse.
4685. De la marquise du Deffant. 20 septembre. — « Je vous écrivis
l'autre jour quatre mots, i .'Jt-Hil.
4686. Jacob Vcrnes. — « Mon cher confrère en poésie, la trairédie n'est
pas finie. » 11. 13.
4687. L'abbé Pernetti. Ferney, 21 soptembrc. — « Vous devriez venir
avec le sculpteur. » B.
4688. M"« Clairon. Ferney, 21 septembre. — « J'ai l'honneur d'envoyer. » C. et F.
4689. Cideville. Ferney, 23 septembre. — « Mon ancien camarade, mon
cher ami. » B.
4690. Jean Schouvalow. 25 septembre. — « J'ai reçu par M. de Soltikof. » B.
4691. M. Fyot de La Marche (fils). Ferney, 28 septembre. — « Je crois
rendre ce que je dois. II. B.
4692. Le comte d'Argental. 28 septeml)re. — « Tout ce que j'ai prédit
est arrivé. » B.
4693. Le conseiller Le Bault. Ferney, 30 septembre. — « Pour vous amu-
ser pendant les vendanges, u Tu. 1'.
4694. Le président de Ruffey. Ferney, 30 septembre. — « Ceci n'est pas
académique. » Tu. F.
4695. La comtesse de Lutzelbourg. Ferney, 30 septembre. — « Vous écri-
vez de votre main. » L.
4696. Jacob Vernes. Ferney, 1" octobre 1761. — « J'ai été malade. ». B.
4697. Duclos. 1" octobre. — « Je vous réitère mes remerciements. ». . C. et F.
4698. Le comte d'Argental. 3 octobre. — «( Permettez-moi, mes anges. » B.
4699. M. Abeille. Ferney, 7 octobre. — « Ne jugez pas de ma reconnais-
sance. B.
4700. Le président de Iluffey. 7 octobre. — « Vous avez une belle âme. » Tu. F.
4701. Le cardinal de Bcrnis. Ferney, 7 octobre. — « Monseiu'nour, béni
soit Dieu. » B.
4702. Diiilus. Ferney, 7 octobre. — « L'.Vcadémie me pardonnera. ». . C. et F.
4703. .M. Fyot de La Marche (père). Ferney, 8 octobre. — « Mun clier
oracle de Théinis et des Muscs. » Tu. F.
4704. Bret. Ferney, 10 octobre. — « J'ai parlé aux frères Cramer. » . . B.
4705. De d'Alembcrt. 10 octobre. — « Je iw. sais pas, mon cher et illustre
niallre. » B.
4700. Chenrvjires. Fi-rney, 10 nctol)ro. — u Les ermites do Ferney pré-
bcnliiii. u C. et F.
.590 TABLE DES MATIÈRES.
4707. La comtesse de Luizelbourg. Ferney, 11 octobre. — « Je reçois le
portrait. ) B.
•iTOS'. Daniilavillc. 1 1 ocl(ii)re. — « KIi bien ! frère Thieriot iji'a donc ca-
cb,-. ,. B.
4709. Le comte d'Arjiciital. 1 1 octobre. — « Je m'arracbo, pour vous
écrire. » B.
i710. Du cardinal de liernis. 13 octobre. — « Je ne suis point ingrat. » . B.
4711. Le président de Brosses. 20 octobre. — « Vous n'êtes donc venu
cbez moi. » B.
i712. I\I. Fyot de La Marche (l'ancien premier président). Ferney, 20 oc-
tobre. — » Votre charmante lettre du 5 octobre. » Th. F.
i713. -AI. Fyot de La Marche (fils). Ferney; 20 octobre. — « J'ose à la fois
vous remercier. » H. B.
4714. D'Alembert. 20 octobre. — « A quoi pensez- vous? > B.
4715. Le comte d'Argental. 20 octobre. — « Nous répétions Mérope. ». . B.
4716. Le comte d'Argental. 24 octobre. — « Il était impossible. »... B.
4717. Jean Schouvalow. Ferney, 24 octobre. — « Ne nous impatientons
ni l'un ni l'autre. » B.
i718. Le marquis de Chauvelin. Ferney, 2.5 octobre. — « Votre Marseil-
lais est très-aimable. » B.
4719. Le maréchal duc de Richelieu. Ferney, 2."> octobre. — « Vous dites,
monseigneur le maréchal. » B.
4720. Le cardinal de Bernis, en envoyant 1' m Épître sur l'Auriculture ».
Ferney, 26 octobre. — « Tenez, lisez, et labourez. » B.
4721. Le marquis d'Argcnce de Dirac. 26 octobre. — « Vous pardonnez
sans doute. » B.
4722. Duclos. Ferney, 26 octobre. — « Je vous supplie d'engager. » . . B.
4723. Hennin. Ferney, 26 octobre. — « Pardon de vous remercier si tard. » B.
4724. Le comte d'Argental. 26 octobre. — « Mes anges ont terriblement
affaire. » B.
4725. Devaux. Ferney, 26 octobre. — « Vous serez toujours mon cher
Panpan. » B.
4726. De d'J/emterJ. 31 octobre. —« Je suis un peu inquiet. ». ... B.
4727. Saurin. Ferney, octobre. — « Dieu soit loué, mon cher confrère. » B.
4728. Du président de Brosses. — » Souvenez-vous des avis prudents. » . Th. F.
4729. De M. de RufJ'ey. Octobre. — « Je prends une part infinie. » . . Th. F.
4730. L'abbé d'Olivet. Octobre. — « Au Mercure! au Mercure! »... B.
4731. Jean Schouvalovi'. Ferney, l" novembre 1761. — « Je reçois, par
Vienne, votre paquet du 17 de septembre. » B.
4732. De 3i"'« Denis à M. de RuIJ'ey. Ferney, 4 novembre. — « Si mon
oncle pouvait soupçonner. »
P. S. de la main de Voltaire : « J'ajoute mes remerciements. » . . Th. F.
4733. Le conseiller Le Bault. Ferney,4novembre. — « J'ai l'honneur de vous
demander. » Th. F.
4734. De Frédéric II, roi de Prusse. Novembre. — « Le solitaire des Dé-
lices ne se rira-l-il. » Pft.
TABLIî DES MATIERES. 591
4735. L'abbé d'Olivef. 4 nov. — « Mon cherCicéron, j'î vous remercie. » B.
4736. Chenevièies. Ferney, 4 novembre. — « Que je suis honteux. ». . C. et F.
4737. Duclos. Ferney, 5 novembre. — « Je ne peux que vous renouveler. » C. et F.
4738. M. Fabry. Ferney, 6 novembre. — « Ma famille et moi, nous
ressentons quelque peine. » y;.
4739. lYo^epoK;- J/. Fi/ot Je La 3/arc/ie (/î /s). — «Je me souviens très-bien. » H. B.
4740. Jean Schouvalow. Ferney, 9 novembre. — « Quoique je ne vous aie
promis. » g
4741. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 9 novembre. — « Tant que je
serai encore au nombre des vivants. » C. et F.
4742. De M. de Brosses à M. de Fargès. 10 noveml)re. — « En coU'-re
contre moi !» Tu p'
4743. Le comte d'Argental. 10 nov. — « Le vieux ministre de Statira. ». B.
4744. Damilaville. 11 novembre. — « Mes frères, je renvoie fidèlement. » B,
4745. Le conseiller Le Bault. Ferney, 12 novembre. — « Je ne vous de-
mande du vin. Il -pjj p_
4746. Le comte d'Argental. 12 nov. — « Voici la réponse de notre comité. » Cii. Nis.
4747. Mémoire à tous les ang-es, M. le comte de Choiseul étant essentiel-
lement compté pour un d'iceux. Ferney, 12 novembre. — « Notre
comité qui vaut bien le vôtre, i I>.
4748. Damilaville. 13 novembre. — « Je fis partir il y a onze jours B.
4749. Jean Schouvalow. Ferney, 14 nov. — u Vous voyez que je suis. ». B.
4750. M. Fabry. Ferney, 14 novembre. — « Je suis très-étonné B.
4751. Du ca)-dinal de Demis. 17 novembre. — « J'attends avec la plus
grande impatience. > B_
4752. La marquise du Deffant. Ferney, 18 novembre. — «Vous m'aflliîrcz,
madame. » g
4753. M. de Courteilles, conseiller d'État. Ferney, 18 novembre. — <( Si
M. le président de Brosses est roi. » B^
4754. Jean Schouvalow. Ferney, 18 novembre. — « J'ai Ihonneur do vous
envoyer. ) ^
4755. M. Bouret. Ferney, 20 novembre. — « Vous êtes une belle ânu-. » B.
47.56. Trudaine. Ferney, 20 nov. — « En attendant que nos syndics. » . Av.
4757. M. Fyot do La Marche (père). 2!.— « Depuis l'apparition que vous
avez daigné faire. » ■]•„ j-
4758. Le marquis de Thihouville. 23 nov — « Vous êtes donc du comité. » B.
4759. Le cardinal do Bernis, en lui envoyant la tragédie de Cassandrc
{Olympie), faite en six jours. Délices, 23 novembre. — « C'est i\
vous à m'apprcndrc. » jj
i7f)0. Le comte d'Argental. 23 novembre. — « 0 anges! 1" L'incluse. » . B.
4701. .M. Fyot de La Marche (fils). Fornoy, 25 novembre. — « Qui? mni?
n'en pas [jasser. » IL B
i762. Le comte d'Argental. Ferney, 27 novembre. — « Croyez-moi, voilà
comme il faut. » p
4763. Le duc de Richelieu. Ferney, 27 nnimbre. — « Vim^ doii
ure-
vingt-deiu ans. » p
592 TA15LIÎ DES .M ATI EilliS.
476i. M. d'Esprémônil. Forncy, 29 novembre, — « Jo vous prie do par-
donner. » C. et F.
47G5. Le comte d'Argental. 29 novembre. — « Divins anges, lisez, jugez, m 15.
'h6G. De M. de Trudaine. 2 déc. 1701. — « Je désire autant que vous. » Av.
•i767. Le comte d'Argental. 2 décembre. — « Si vous êtes si ditïïciles. » B.
4768. L'abbé Irailh, Ferney, 4 décembre. — « Vous serez étonné. » . . B.
4769. Le conseiller Le Bault. Ferney, .5 décembre. — « Puis(}u'il faut
vous dire la vérité. > ."\IA^D.-Gn.
4770. Damilaville. 6 décembre. — « Je souhaite la bonne année. » . . B.
4771. Le marquis de Chauvelin. Ferney, 6 décembre {partira quand
poiirra). — « Disposez, ordonnez. B.
4772. Marquis de Chauvelin. Le môme jour {déc). — « Tout ce qui me
fâche à présent. » R.
4773. Du cardinal de Bcrnis. 10 décembre. — « Je vous envoie, mon
cher confrère. B.
4774. Le comte d'Argental. Délices, 12 décembre. — « Voici une réponse
à une lettre. » B.
4775. A monseigneur le duc de Choiseul, ministre des affaires étran-
gères. — t( C'est en l'an 1635. » Cii. Nis.
4776. Le cardinal de Bernis. Délices, 15 décembre. — « Vous avez raison,
monseigneur. » B.
4777. Le comte d'Argental. 17 décembre. — « Ils diront, ces anges. ». . B.
4778. Fyot de La Marche. Délices, 19 décembre. — « Je prends le parti
d'adresser. » Tu. F.
4779. Cideville. Délices, 20 déc. — « J'ai peur de ne vous avoir pas. ». B.
4780. M. Fyot de La Marche (père). Délices, 23 décembre. — « Vraiment,
c'est un pot-de-vin du marché. > Tu. F.
4781. Le comte d'Argental. 23 décembre. — « C'est pour le coup que nous
rirons aux anges. » B.
4782. Jean Schouvalow. Délices, 23 décembre. — « Je dépèche à M. le
comte de Kaunitz. > B.
4783. Du cardinal de Bernis. 23 décembre. — « Je ne comprends pas. » . B.
4784. Tronchin, de Lyon. 23 décembre. — « M. le cardinal de Bernis et
M. l'archevêque de Lyon. » C. et F. (Suppl.)
4785. La marquise de Bouftlcrs. Délices, 24 déc. — « Vous m'avez
permis.
C. et F.
4780. La duchesse de Saxe-Gotha. Délices, 24 décembre. — « La grande
maîtresse des cœurs dira. » B. et F.
4787. La comtesse de Bassevitz. Délices, 25 décembre. — « Vous m'inspi-
rez autant d'étonnement. » B.
4788. Duclos. Délices, 25 décembre. — « Je présente à l'Académie. » . . B.
4789. Le cardinal de Bernis. Délices, 28 décembre. — « Les Chevaux et
les Anes étaient une petite plaisanterie. > B.
4790. Le comte d'Argental. 28 décembre. — « Est-il donc bien vrai...? » B.
4791. A M. le duc de Choiseul. Délices, 28 décembre. — « Vous donnez
la bujinc année u la France. » Cu. Nis.
TABLE DES MATIERES. 593
4792. M""= de Champbonin. De Fcrney. — « Gro< chat, je vous ai tou-
jours répondu. » B.
479^. Le docteur Blanchi. — » Vous avez prononcé l'éloge. » B.
PERSONNAGES
AUKQUEr.S SONT ADRESSÉES LES LETTRES DE LA COU R E S PON D A NC E .
Abeille (Louis-Paul). Lettre 4699.
Albergati Capacelli (le marquis). Lettres 428G, 4387, 4536, 4601, 4033.
Alembert (d'). Lettres 4289, 4337, 4i08, 4406, 4478, 4482, 4i91, 4527, 45i0, 4587
4660, 4676, 4714.
Algarotti (le comte). Lettres 4352, 4781.
Anonymes. Lettres 4305, 4021.
Argence de Dirac (le marquis d'). Lettres 4349, 4i20, 4174, 4588, 4721.
Argental (le comte d'). Lettres 4287, 4292, 4314, 4316, 4320, 4322, 4329, 4333,
4346, 4353, 4363, 4371, 4375, 4377, 4384, 4392, 4395, 4i06, 4435, 4438, 4445,
4i55, 4457, 4i61, 4i66, 4490, 4503, 4508, 4511, 4523, 4.526, 4535, 4538, 4539,
4549, 4558, 4559, 4571, 4580, 4583, 4591, 459i, 4599, 4602, 4609, 4618, 4027,
4032,4037, 4051, 4657, 46.58, 4002, 406i, 4071, 4079, 4692, 4098, 4709, 4715,
4710, 4724, 4743, 4746, 4747, 4700, 4702, 4705, 4707, 4774, 4777, 4790.
Argental (M""= la comtesse d'). Lettres 4282, 4295, 4299, 4308, 4335, 4348, 4410.
Arnoult, avocat, doyen de l'Université, à Dijon. Lettres 4503, 4565, 4570, 4598.
AuBERT (l'abbé). Lettre 4573.
Bagieu. Lettre 4il3.
Basskvitz (M""= la comtesse de). Lettres 4i30, 4787.
Bastide (Jean-François de). Lettre 4323.
Bëlot (M'"«). Lettres 4328, 4401, 4i80, 4501, 46.56.
Bernis (le cardinal de). Lettres 4701, 4720, 4759, 4770, 4789.
Bertrand. Lettres 439i, 4553.
Dettlnelli (le Père), jésuite. Lettre 4506.
Bianciii (le docteur), à Rimini. Lettre 4793.
BiELFELD (le baron de). Lettre 4579.
BouKi'LERS (M'"" la marquise do). Lettre 4785.
Bouillon (le duc de). Lettre 4623.
Bot ret (le ft;riiiier général). Lettre 4755.
Brkm.hs (de). Lettre ÏMi.
Brkt (Antoine). Lettre 470i.
Brosses (le président de). Lettres 4ill, 4711.
BiJiKiNY (du). Lellics 4626, 4609.
Gai'I'i i;ii^Mi n (Jean), le bibliothécaire. Lettre 4008.
il. — C.ORRKSPO.NUANCR. IX. 38
594 TABLE DES MATIERES.
CiiAMPnoMN (M'"» de). Lettre 4792,
CiiA.MPii.otn (M. de). Lettres 450 i, 4G20.
Charles-Thi'.odore, électeur palatin. Lettres 4459, 4525, 4567.
CiiAUVELiN (le marquis de). Lettres 4284, 4i27, 4718, 4771, 4772.
CuENEViiiRES (de). Lcttres 4304, i:}30, 4i02, 4411, 4i88, 4:.01, i58i, ifl70, 4706,
4730.
CiioiSErL (Ktienne-Franrois, duc de), ministre des affaires étrangères. Lettres
4607, 4775, 4791.
CnouvALOW. — Voyez Schouvalow (Jean).
CiDEViLLE. Lettres 4404, 4497, 4547, 4689, 4779.
Clairon (M'"^). Lettres 4296, 4297, 4617, 4629, 4655, 4688.
CouM. Lettres 4332, 4393, 4458, 4512, 4524, 4600, 4653.
Corneille (I\L). Lettre 4388.
Corneille (M"" Marie). Lettre 4345.
CouRTEiLLES (Barberie de), conseiller d'État. Lettre 4753.
Cramer (Gabriel). Lettres 4347, 4424.
Crassy (Desprez de). Lettres 4370, 4389, 4i05.
Damilaville. Lettres 4291, 4340, 4385, 4407, 4409, 4412, 4422, 4449, 4454, 4467,
4477, 4481, 4493, 4498, 4515, 4522, 4528, 4541, 4552, 4557, 4574, 4578, 4614,
4636, 4648, 4663, 4708, 4744, 4748, 4770.
Daqui.n. Lettre 4381.
Deffant (M""= la marquise du). Lettres 4293, 4312, 4364, 4383, 4419, 4483, 4616,
4643, 4677, 4752.
Deltlle (l'abbé Jacques). Lettre 4577.
Deodati de Tovazzi. Lettre 4432.
Deval'x, dit Panpan. Lettres 4342, 4725.
Diderot. Lettre 4386.
Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie française. Lettres 4302, 4338, 4520
4537, 4544, 4600, 4630, 463 i, 4644, 4647, 4659, 4672, 4682, 4697, 4702, 4722,
4737, 4788.
DuMOLARD. Lettre 4417.
DcpoNT, avocat. Lettres 4368, 4i6i.
Diverger de Saint-Étienne, gentilhomme du roi de Pologne. Lettre 4396.
ÉpiNAi (M'"^ d'). Lettres 4309, 4390, 4469, 4471, 4510, 4.556, 4628, 4650.
EspRÉMÉNiL (d'). Lettre 4764.
Fabry, maire de Gex. Lettres 4283, 4451, 4470, 4473, 4489, 4517, 4550, 4569, 4575,
4576, 4738, 4750.
Fel (M""). Lettre 4619.
Flelry (Joly de), intendant de Bourgogne. Lettre 4365.
Fontaine (M™« de). Lettres 4479, 4507, 4555.
IIautesraies (des). Lettre 4380.
Helvétius. Lettres 4315, 4369, 4398, 4425, 4516, 45i3, 4615.
Hénault (le président). Lettre 4589.
Hennin (P.-M.). Lettre 4723.
HÉRON. Lettre 4367.
Imbert (M.). Lettre 4548.
TABLE DES MATIÈRES. 595
ÎRAiLH (l'abbé Augustin-Simon). Lettre 47()8.
Kayserling (le comte de), à Vienne. Lettre iolo.
Keate (George), à Londres. Lettre 4513.
La Farcie (Etienne de), avocat au parlement de Pau. Lettre 46il.
La Marche (Fïot de), père. Lettres 4i23, 4432, 4.5i6, 4390, 4673. 4703, 4712, 4737,
4778, 47 SO.
La Marche (Fyot de), fils. Lettres 4i00, 4300. 4091, 4713, 4739, 47G1.
La Place (de), auteur du Mercure. Lettre 4.382.
La Popelimêre. Lettre 4402.
La Porte (l'abbé de). Lettre 4444.
La Tocraille (de). Lettre 4633.
La Valuère (le duc de). Lettre 4531.
Le Ballt (le conseiller). Lettres 4294, 4303, 4358, 4437. 4i65, 4i84, 4331, 4693,
4733, 4743, 4769.
Le Brcn (Ponce-Denis Écolchard). Lettres 4324, 434i, 4302, 4399, 4i39, 4i42,
4447, 4i33, 4i63, 4i68, 4499, 4514, 4360, 4593, 4604, 46i0, 40i6.
Lekai\. Lettres 4310, 4376, 4i93, 4562, 4631.
LoLis XV. Requête n» 4366.
Lltzelbourg (M"'° la comtesse de). Lettres 4415, 4i87, 4693, 4707.
Mairan (de). Lettre 4638.
Marmontel. Lettres 4436, 4494.
Mkymères (M'"" la présidente de). — Voyez Delot (M™').
Mo.ntmartel (Paris de). Lettre 4612.
Nivernais (le duc de). Lettre 4.381.
Olivet (l'abbé d'). Lettres 4431, 4492, 4321, 4333, 4572, 4386, 4597, 4610, 1622,
4639, 46i5, 4666, 4674, 4680, 4681, 4730, 4735.
Palissot. Lettre 4288.
Pernetti (l'abbé). Lettre 4687.
PiTT (William), depuis lord Chatham. Lettre 4613.
Prailt fils. Lettres 4336, 4372, 4378, 4i03.
Richelieu (le maréchal duc de). Lettres 4719, 4763.
Rousseau (Pierre). Lettres 43 i3, 4486, 4678.
Rcffey (le président de). Lettres 4306, 4i21, 4il6, 4183, 4302, 1532, 4560, i383.
4642, 4G9i, i700, 4732.
Saint-Lambert. Lettre 4326.
Saurin. Lettres 4il8, 4727.
.Saxe-Gotha (M™" la duchesse de). Lettres 4397, 4i29, 45.30, 4i90, 4592, 402 i, 4665,
47 il, 4786.
ScHouvAi.ow (Jean). Lettres 4307, 4325, 433i, 4350, 4379, 4U0, 4505, i35l, 4504,
4568, V595, 4634, 4683, 4600, 'ûll, 4731, 4740, 4749, 4734, 4782.
Sénac, premier médecin du roi. Lettres 43.30, 4472.
SÉNAC DE Mkilhan. Lcttrcs 4334, 4025, 4649.
TiiiBou VILLE (le nianjuis de). Lettre 4758.
TiiiKRior. Lrltr.-s 420rt, 4300, 4313, 4319, 4341, 4360, 4373, 4382, 4391, 4414, 4 420.
4428, 4433, 4443, 4530, 4605, 4675.
Tressan (le coinlo do). Lettre 4331.
596 TABLE DES MATIÈRES.
TnoNCiii\, de Lyon. Lettres 4327, 4350, 4355, 4357, 1301, 408i, 478i
TnoNCiirN (le docteur). Lettres 4285, 4418.
Tno.\ciuN (le conseiller). Lettre 430L
TiuBLET (l'abbé). Lettre 4534.
TnuDAiNE (de). Lettre 475G.
TuRGOT. Lettre 4311.
UzÈs (le duc d'). Lettre 4339.
Varennes (Jacques de), greffier des états de Bourgogne. Lettre 4529.
ViiRMîS (Jacob). Lettres 4052, 408(5, 4090.
PERSONNAGES
QUI ONT ADHESSÉ DES LETTRES A VOLTAIRE.
Aldergati Capacelli (le marquis). Lettre 4590.
Alembert (d'). Lettres 4298, 4518, 4003, 4007, 4705, 4720.
Pernis (le cardinal de). Lettres 4710, 4751, 4773, 4783.
Brosses (le président de). Lettres 4434, 4400, 4728.
Charles-Théodore, électeur palatin. Lettres 4500, 4011.
Deffant (M'"^ la marquise du). Lettres 4321, 4085.
Diderot. Lettres 4351, 4476.
Frédéric II, roi de Prusse. Lettres 4317, 4734.
Henmn (P.-M.). Lettre 4668.
La VALLiiiRE (le duc de). Lettre 4519.
Lyttelton (lord). Lettre 4318.
PiTT (William), depuis lord Chatiiam. Lettre 4001.
RuFFEY (le président de). Lettre 4729.
Trublet (l'abbé). Lettre 4542.
Trldaine (de). Lettre 4700.
PERSONNAGES
QUI- ONT ÉCRIT DES LETTRES C ON C !i R N A N T VOLTAIRE.
Brosses (le président de). Lettre à M. de Fargés, n" 4742.
Demis (1VI""=). Lettre à Guillaume de Lamoignon, chancelier de France, n" 4440. —
Lettre au président de Ruffey, n° 4732. — Note pour M. Fyot de La Marche,.
n" 4739.
Fessy (le Père), jésuite. Lettre à M. Le Bault, n" 4475.
FIN DE LU TABLE DU TOME XLI.
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