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Full text of "Oeuvres complètes de Voltaire : avec notice, préfaces, variantes, table analytique, les notes de tous les commentateurs et des notes nouvelles, conforme pour le texte à l'èdition de Beuchot, enrichie des découvertes les plus récentes et mise au courant des travaux qui ont paru jusqu'à ce jour;"

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GOLDWIN   SMITH. 


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ŒUVRES   COMPLÈTES 

DB 

VOLTAIRE 

GORF.ESPONDANGE 

XIII 
Années  1767-1768.  —  N°»  Ô6ii- 7220 


ANCIENNE    MAISON    J.    GLAYS 
PARIS.— IMPRIMERIE   A.    QUANTIN    ET    Gu 

7,     RUE     SAINT-BENOIT 


OUVRES    COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRE 


NOUVELLE    EDITION 

AVEC 

NOTICES,  PRÉFACES,   VARIANTES,   TABLE    ANALYTIQUE 

LBS  NOTES  DB  TOUS  LES  COMMENTATEURS  ET  DBS  NOTES  NOOVBI.I.BS 

Conforme  pour  le  texte  à  l'édition  de  Bbuchot 
ENRICHIE    DES    DÉCOUVERTES   LES    PLUS    RÉCENTES 

ET     MISE     AU     COURANT 

DES    TRAVAUX     QUI    ONT     PARU     JUSQU'A     CE    JOUR 

PRÉCÉDÉE     DE    LA 

VIE     DE     VOLTAIRE 

PAR    CONDORCET 
kt   d'autres   études  biographiques 
Ornée  d'un  portrait  en  pied  d'après  la  statue  du  foyer  de   la  Comédie  françai 


CORRESPONDANCE 

XIII 

(Années  1767-1768.  —  Nas  6644-7220) 


PARIS 

GARN1ER    FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 


6,    RUB    DES     SAINTS-PÈRES,     6 

1881 


correspondance: 


6644.  —  A  M.   LE   COMTE  D'ARGENTAL  ». 

Vendredi  au  soir,  2  janvier  1707. 

On  prétend  dans  Ferney,  mon  cher  ange,  que  j'ai  eu  hier 
une  petite  attaque  d'apoplexie.  Vous  voyez  bien  qu'il  n'en  est 
rien,  puisque  je  suis  toujours  dictateur.  J'en  ai  été  quitte  pour  me 
mettre  dans  mon  lit  pendant  trois  heures,  et  je  me  suis  tiré  d'af- 
faire tout  seul.  Je  ne  sais  pas  encore  si  je  me  tirerai  aussi  heu- 
reusement du  danger  où  m'a  mis  ce  misérable  Janin,  contrôleur 
du  bureau  de  Sacconcx,  entre  Ferney  et  Genève.  J'étais  certaine- 
ment tombé  dans  l'apoplexie  la  plus  complète  quand  j'ai  été 
assez  imbécile  pour  penser  que  ce  coquin  ne  me  ferait  point  de 
mal,  parce  que  je  lui  avais  fait  du  bien,  parce  que  je  l'avais  logé 
et  nourri,  et  que  je  lui  avais  prêté  de  l'argent.  J'avoue  donc  qu'à 
soixante-treize  ans  je  ne  connais  pas  encore  les  hommes,  du 
moins  les  hommes  de  son  espèce. 

Votre  protégée2  me  fait  saigner  le  cœur  ;  c'est  assurément  une 
femme  de  mérite.  Elle  est  actuellement  en  Suisse,  au  milieu  des 
neiges;  elle  n'en  peut  sortir,  et  certainement  je  ne  la  ferai  pas 
revenir  par  la  route  de  Genève,  pour  la  faire  passer  devant  les 
bureaux  où  elle  est  guettée.  J'ai  le  plus  grand  soin  d'elle  dans  la 
retraite  où  elle  est.  Elle  ne  manque  de  rien,  et  il  ne  ne  lui  en 
coûte  rien.  Tout  ce  qui  est  dangereux,  encore  une  fois,  c'est  que 
ce  scélérat  de  Janin  a  déclaré  le  véritable  nom  de  cette  personne. 
Heureusement  cette  déclaration  n'est  pas  juridique;  mais  elle 
peut  le  devenir.  11  n'y  a  rien  que  je  ne  fasse  pour  faire  chasser 
ce  monstre,  et  je  compte  que  vous  ne  perdrez  pas  un  moment 
pour  dresser  vos  batteries,  et  pour  exiger  de  M.  de  La  Reynière 
qu'on  le  révoque  sur-le-champ,  sans  lui  donner  jamais  d'autre 
emploi.  Il  ira  prendre,  s'il  veut,  celui  de  garçon  du  bourreau  ; 
il  n'est  guère  propre  qu'à  cela.  Si  j'étais  plus  jeune,  je  le  ferais 
mourir  sous  le  bâton. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Mme  Le  Jeune. 

45.  —  Correspondance.  XIII. 


2  CORRESPONDANCE. 

M""  Denis  est  toujours  dans  la  ferme  résolution  de  ne  point 
payer  le  prix  deson  carrosse  et  de  ses  chevaux,  et  moi  dans  le 

-  in  invariable  d'aller  mourir  hors  de  France,  si  on  fait  cet 
affront  à  ma  nièce:  car  si  elle  est  condamnée  à  perdre  ses  che- 
vaux el  son  cai  est  visiblement  condamnée  comme 
complice  de  votre  protégée  et  comme  convaincue  d'avoir  envoyé 
en  France  des  livres  abominables.  Elle  serait  détestée  et  désho- 
norée dans  un  pays  de  bêtes  brutes  où  la  superstition  a  établi 
omicile.  11  n'\  aurait,  en  ce  cas,  d'autre  parti  à  prendre 
qu'à  brûler  le  château  que  j'ai  bâti. 

Voilà,  mon  divin  ange,  tout  ce  que  l'état  le  plus  douloureux 
du  monde  me  permet  de  vous  écrire  sur  cette  abominable  aven- 
ture. 

Je  vais  répondre  actuellement  dans  une  autre  lettre  à  tout  ce 
que  vous  me  mandez  sur  les  Scythe*.  Ces  deux  lettres  partiront 
p.nir  Genève   demain  samedi,  3  janvier,  avant  que  j'aie  reçu 

celles  que  M Denis  et  moi  nous  attendons  de  vous  sur  cette 

cruelle  affaire. 

Monsieur  l'ambassadeur  a  quitté,  comme  vous  savez,  Genève 
incognito;  il  a  passé  deux  jours  chez  moi.  Je  pourrais  bien  aller 
lui  rendre  sa  visite,  et  ne  revoir  jamais  Ferney.  Le  bon  de  l'affaire 
esi  que  je  lui  ai  prêté  tous  mes  chevaux,  et  que  je  n'en  ai  pas 
même  pour  envoyer  chercher  un  médecin.  Tant  mieux,  je  gué- 
rirai plus  vite  ;  mort  ou  vif,  mon  très-cher  ange,  je  vous  idolâtre 
toujours  de  tout  mon  cœur. 

Votre  protégée  m'écrit  qu'elle  part  dans  le  moment  à  cheval 
pour  retourner  à  Paris.  Vous  voyez  qu'elle  a  le  courage  de  son 
frère;  mais  ils  ne  sont  pas  heureux  dans  cette  famille-là,  ni  moi 
non  plus,  ni  les  Genevois  non  plus.  Les  affaires  empirent  de 
quart  d'heure  en  quart  d'heure.  Milord  Abington,  qui  est  haut 
ie  un  chou,  a  déjà  tué  une  sentinelle,  à  ce  qu'on  vient  de 
me  dire  ;  mais  on  dit  beaucoup  de  sottises,  et  je  ne  peux  savoir 
vérité,  parce  que  les  portes  de  Genève  sont  fermées. 

6645.  —   A  VI.    DAMILAVILLE. 

2  janvier  17G7. 

Vous  devez  être  actuellement  bien  instruit,  mon  cher  et  ver- 
tueux ami,  du  malheur  qui  m'es!  arrivé1  :  c'est  une  bombe  qui 

I.  Voy<  z,  lome  XLIV,  leltri  6634. 


ANNÉE    1767.  3 

m'est  tombée  sur  la  tête,  mais  elle  n'écrasera  ni  mon  innocence 
ni  ma  constance.  Je  ne  peux  vous  rien  dire  de  nouveau  là-dessus 
parce  que  je  n'ai  encore  aucune  nouvelle 

J'ai  éclairci  tout  avec  M.  le  prince  de  Gallitzin  :  il  n'y  avait 
point  de  lettre  de  lui;  tout  est  parfaitement  en  règle;  et,  dans 
quelque  endroit  que  je  sois,  les  Sirven  auront  de  quoi  faire  leur 
voyage  à  Paris,  et  de  quoi  suivre  leur  procès.  Vous  pourrez,  en 
attendant,  envoyer  copie  du  factum  à  Mme  Denis,  si  M.  de  Beau- 
mont  ne  le  fait  pas  imprimer  à  Paris. 

Vous  aurez  les  Scythes  incessamment,  à  condition  qu'ils  ne 
seront  point  joués;  et  la  raison  en  est  que  la  pièce  est  injouable 
avec  les  acteurs  que  nous  avons. 

On  m'a  envoyé  de  Paris  une  pièce  très-singulière,  intitulée 
le  Triumvirat;  mais  ce  qui  m'a  paru  le  plus  mériter  votre  atten- 
tion dans  cet  ouvrage,  et  celle  de  tous  les  gens  qui  pensent, 
c'est  une  histoire  des  proscriptions l.  Elles  commencent  par  celles 
des  Hébreux,  et  finissent  par  celles  des  Cévennes;  ce  morceau 
m'a  paru  très-curieux.  Il  me  semble  que  la  tragédie  n'est  faite 
que  pour  amener  ce  petit  morceau;  la  pièce  d'ailleurs  n'est  point 
convenable  à  notre  théâtre,  attendu  qu'il  y  a  très-peu  d'amour. 

Adieu,  mon  cher  ami;  vous  devinez  le  triste  état  dans  lequel 
nous  sommes,  Mme  Denis  et  moi.  Nous  attendons  de  vos  nou- 
velles ;  écrivez  à  Mme  Denis,  au  lieu  d'écrire  à  .AI.  Souchai,  et 
songez,  quoi  qu'il  arrive,  à  ècr.  ïinf.... 

G6i6.   —  A  M.   HENNIN. 

A  Ferney.  vendredi  au  soir,  2  janvier. 

Monsieur  l'ambassadeur  est  parti  extrêmement  affligé,  et 
Argatifontidas2 ,  un  peu  embarrassé.  Vous  allez  être,  mon  cher  con- 
ciliateur, chargé  d'un  lourd  fardeau  que  vous  porterez  légère- 
ment et  avec  grâce,  car  on  ne  peut  nier  que  les  trois  Grâces  ne 
soient  chez  vous3.  Je  suppose  que  c'est  vous,  mon  cher  résident, 
qui  m'avez  envoyé  un  paquet  de  M.  le  duc  de  Choiseul;  voici 
la  réponse4,  et  voici  encore  des  balivernes5  pour  M.  le  duc  de 
Praslin. 

1.  Voyez  tome  XXVI,  page  1. 

2.  Le  chevalier  de  Taules. 

3.  Allusion  au  tableau  des  trois  Grâces,   de   Carie  Vanloo.  (Note   de  Hennin 

nis.) 

4.  Elle  manque. 

5.  Les  Se  y  Mies. 


4  CORRESPONDANCE. 

Je  vous  prie  de  mettre  tout  cela  dans  votre  paquet  de  la  cour, 
demain  samedi. 

Je  pourrais  bien  dans  quelques  jours  aller  rendre  à  mon- 
sieur  l'ambassadeur  sa  visite,  à  Soleure.  Je  vous  prie,  à  tout  ha- 
sard, de  vouloir  bien  m'envoyer  un  passe-port,  car  voilà  les 
troupes  qui  vont  border  Versoy. 

Maman  et  toute  ma  famille  vous  embrassent  tendrement. 

Nous  sommes  ici  la  victime  des  troubles  de  Genève,  car 
nous  n'avons  point  l'honneur  de  vous  voir.  Nous  savons  que  le 
peuple  vous  aime,  mais  nous  vous  aimons  sûrement  davantage. 

G647.    —  DE    M.   HENNIN  <. 

A  Genève,  le  3  janvier  17G7. 

Je  vois  avec  une  peine  infinie,  monsieur,  le  projet  que  vous  formez  de 
voyager  dans  ce  temps-ci.  Quant  au  passe-port,  de  plus  de  huit  jours  il  n'en 
esoin  pour  venir  ici.  Vous  pouvez  sans  aucune  difficulté  passer  en 
sans  passe-port.  S'il  en  fallait  un  pour  un  Français  aux  portes  de  Ver- 
ni'  pourrait  être  qu'un  passe-port  de  la  cour.  J'espère  que  vous 
•/.  de  résolution,  et  je  vous  prie  instamment  de  m'en  instruire. 
Le  temps  me  manque  pour  vous  en  dire  davantage.  L'idée  de  vous 
perdre,  ne  fût-ce  que  pour  quelque  temps,  me  rendra  ce  pays-ci  insupportable. 
Pardon  de  mon  laconisme,  mais,  en  vérité,  je  suis  excédé  d'écritures. 
Mes  respects  à  toutes  vos  dames.  Je  vous  embrasse  bien  tendrement,  et  vous 
prie  de  disposer  de  moi  en  tout  ce  que  je  pourrai  faire  pour  vous  témoigner 
Nullement  sincère  et  inviolable. 


6648.  -  A  M.   LE   COMTE   D'AKGENTAL. 

A  Ferney,  samedi  au  matin,  3  janvier,  avant  que 
la  poste  de  France  soit  arrivée  à  Genève. 

Mes   anges   sauront   donc  pourquoi  j'ai    fait  imprimer    les 

Sri/ II,,     : 

1  C'est  que  je  n'ai  pas  voulu  mourir  intestat,  et  sans  avoir 
rendu  aux  deux  satrapes,  Nalrisp  et  Elochivis8,  l'hommage  que 
je  leur  «lois  ; 

i  que  mon  épître  dédicatoire  est  si  drôle3  que  je  n'ai 
pu  résister  a  la  tentation  de  la  publier; 

I.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 
2.  Praslin  el  Choiscul. 

\  I,  page  203. 


ANNÉE  1767. 

3°  C'est  qu'il  n'y  a  réellement  point  de  comédiens  pour  jouer 
cette  pièce,  et  que  je  serai  mort  avant  qu'il  y  en  ait  ; 

h°  C'est  que  j'emporte  aux  enfers  ma  juste  indignation  contre 
les  comédiennes  qui  ont  défiguré  mes  ouvrages,  pour  se  donner 
des  airs  penchés  sur  le  théâtre  ;  et  contre  les  libraires,  éternels 
fléaux  des  auteurs,  lesquels  infâmes  libraires  de  Paris  muni 
rendu  ridicule,  et  se  sont  emparés  de  mon  bien  pour  le  déna- 
turer avec  un  privilège  du  roi. 

J'ai  donc  voulu  faire  savoir  aux  amateurs  du  théâtre,  avant 
de  mourir,  que  je  protestais  contre  tous  les  libraires,  comédiens, 
et  comédiennes,  qui  sont  les  causes  de  ma  mort  ;  et  c'est  ce  que 
mes  anges  verront  dans  l'Avis  au  lecteur,  qui  est  après  ma  naïve 
préface. 

Je  proteste  encore,  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  qu'il 
n'y  a  pas  une  seule  critique  de  mes  anges  et  de  mes  satrapes  à 
laquelle  je  n'aie  été  très-docile.  Ils  s'en  apercevront  par  le  pa- 
pier collé  page  19,  et  par  d'autres  petits  traits  répandus  ça  et  là. 

Je  proteste  encore  contre  ceux  qui  prétendent  que  je  suis 
tombé  en  apoplexie  ;  je  n'ai  été  évanoui  qu'un  quart  d'heure  tout 
au  plus,  et  mon  style  n'est  point  apoplectique. 

Si  mes  anges  et  mes  satrapes  veulent  que  la  pièce  soit  jouée 
avant  que  l'édition  paraisse,  ils  sont  les  maîtres.  Gabriel  Cramer 
la  mettra  sous  cent  clefs,  pourvu  qu'il  y  ait  des  acteurs  pour  la 
jouer,  et  que  les  comédiens  la  fassent  succéder  immédiatement 
après  la  pomme1  :  car,  pour  peu  qu'on  diffère,  il  sera  impossible 
d'empêcher  l'édition  de  paraître  ;  les  provinces  de  France  en  se- 
ront inondées,  et  il  en  arrivera  à  Paris  de  tous  côtés. 

Je  la  lus  devant  des  gens  d'esprit,  et  même  devant  des  con- 
naisseurs, quatre  jours  avant  mon  apoplexie;  et  je  fis  fondre  en 
larmes  pendant  tout  le  second  acte  et  les  trois  suivants. 

J'enverrai  au  bout  des  ailes  de  mes  anges  les  paroles  et  la 
musique,  dès  que  les  comédiens  auront  pris  une  résolution.  J'at- 
tends leurs  ordres  avec  la  soumission  la  plus  profonde. 

6649.   —  DE    M.   L'ABBÉ   D'OLIVET-1. 

Paris,  3  janvier  1767. 

Bonjour,  mon  illustre  confrère,  bon  jour  et  bon  an.  N'est-ce  pas  ainsi 
que  nos  anciens  Gaulois  s'écrivaient  à  pareil  jour?  Et  pourquoi  changerions- 

1.  C'est-à-dire  le  Guillaume  Tell  de  Le  Mierre  (voyez  lettre  6583),  où  le  princi- 
pal personnage  enlève  une  pomme  sur  la  tête  de  son  fils.  (B.) 

2.  Dernier  Volume  des  OEuvres  de  Voltaire,  1862. 


6  CORRESPONDANCE. 

nous  de  style?  Mais  savez-vous  dans  votre  pays  que  nous  avons  ici  un  froid 
qui  rappelle  l'idée  de  709?  11  me  rappelle  de  plus,  à  moi,  une  autre  idée. 

[u'alors  nous  grelottions  au  coin  d'un  méchant  feu,  et  qu'aujourd'hui 
nous  nous  tenons  au  coin  d'un  bon  feu.  Alors  vous  étiez  mon  disciple,  et 
aujourd'hui  je  suis  le  votre.  Alors  je  vous  aimais,  et  vous  ne  me  haïssiez 

.  cet  égard,  rien  de  changé,  au  moins  de  ma  part,  et  je  serais  tenté  de 
répondre  aussi  pour  vous.  Je  voudrais  pouvoir  également  répondre  de  votre 
santé  comme  de  la  mienne.  Je  me  porte  à  un  rien  près  comme  en  709.  Je 
s  ssez  bien,  je  mange  de  même,  je  dors  encore  mieux1.  Que  je  serais 
charmé  si  vous  m'en  pouviez  dire  autant!  Mais  il  n'y  a  pas  d'année  qu'on 
ne  cinq  ou  six  fois  me  tenir  des  propos  qui  ne  vous  font  pas  le  même 
honneur.  Allons,  mon  ancien  et  cher  ami,  sacrifions  tout  à  notre  santé,  dont 

té  est  la  cause  ou  l'effet.  Que  les  d'Alembert  et  les  Mairan  décident 

lequel  c'est  des  deux,  l'eu  m'importe,  pourvu  que  j'en  jouisse.  Les  hommes, 

j'ai  vécu  assez  pour  les  connaître,  les  hommes  vaudraient-ils  la  peine  que  je 

sse  un  moment  pour  eux?  Qu'est-ce  que  la  gloire  qui  me  viendra 

d'eux  '?  Moins  que  rien,  par  rapport  à  mon  bonheur.  Qu'est-ce  que  les  cha- 

iont  ils  me  menacent,  si  je  veux  obtenir  la  gloire?  C'est  quelque  chose 
de  réel,  et  qui,  grâce  à  ma  faiblesse,  peut  m'empêcher  d'être  heureux.  Je 

ma  vie,  cutle  focum,  si  frigus  erit ,  avec  Virgile,  un  Térence,  un 
Molière,  Un  Voltaire,  et  les  six  mois  prochains,  si  messis,  in  liorlu,  aux 
Tuileries,  dont  je  suis  à  quatre  pas. 

ilez-vous  bien  faire  mille  et  mille  complaisances  de  ma  part  à 
M  Denis?  El  pour  vous  montrer  que  je  me  souviens  encore  du  Pro  Mar- 
cello, je  vous  dirai:  L'iule  est  orsa,  in  eodem  terminetur  oratio.  Bonjour 
et  bon  an. 

L'abbé  d'OLivET. 

Je  vais  porter  ceci  à  notre  féal  d'Argental. 


6650. —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL  2. 

Dimanche  soir,  4  janvier. 

En  attendant  que  je  reçoive  demain  une  lettre  de  vous,  mon 
divin  ange,  sur  cette  malheureuse  affaire,  je  dois  vous  instruire 
de  tout  dans  le  plus  grand  détail. 

Cette  femme  innocente  et  infortunée  est  en  route,  comme  je 
irons  l'avais  marqué.  Mais  ce  nom  de  Le  Jeune,  sous  lequel  elle 
étai1  renue,  me  fail  toujours  trembler.  Son  mari  lui  avait  donné 
un  billet  pour  les  Cramer,  dans  lequel  il  spécifiait  les  marchan- 


1.  L'abbé  d'Olivet  était  né  en  1682,  et  mourut  en  17G8,  le  8  octobre.  Il  avait 
quatre-vingl  cinq  ans  loi  -qu'il  écrivit  cette  lettre. 

2.  Éditeur-,  de  Cayrol  et  François. 


A.NNÉE    I7(i7.  7 

dises  qu'elle  devait  acheter.  Les  Cramer,  qui  sont  mes  libraires, 
n'ont  point  de  ces  effets  dangereux;  ils  n'impriment  que  mes  ou- 
vrages. Elle  s'adressa  à  un  autre,  etluilaissa  par  malheurla  note 
de  son  mari,  signée  Le  Jeune,  valet  de  chambre  de  M.  D***.  C'était 
une  note  particulière  de  son  mari  à  elle  :  il  faut  qu'elle  soit 
tombée  par  mégarde  quand  on  faisait  ses  petits  ballots,  car  elle 
est  très-prudente  et  ne  compromet  personne.  Je  retirerai  ce  billet; 
n'en  soyez  point  en  peine;  ne  grondez  point  votre  valet  de 
chambre,  et  encore  moins  cette  pauvre  femme  ;  ce  qui  est  fait 
est  fait  :  il  ne  s'agit  que  de  se  tirer  de  ce  bourbier. 

Après  nous  être  tournés  de  tous  les  sens,  il  nous  a  paru  que 
le  procès  criminel  contre  la  Doiret  était  trop  dangereux,  parce 
qu'elle  est  trop  connue  sous  le  nom  de  Le  Jeune,  parce  que  tous 
nos  domestiques  seraient  interrogés;  parce  que  cette  femme 
ayant  demeuré  huit  jours  avec  eux,  ils  ont  su  qui  elle  est  et  qui 
est  son  mari;  parce  qu'enfin,  ayant  resté  plusieurs  jours  chez 
nous  et  s'étant  servie  de  notre  équipage,  nous  sommes  présumés 
être  ses  complices,  quoique  assurément  nous  en  soyons  bien 
éloignés.  Le  mieux  est  sans  doute  d'étouffer  l'affaire  ;  mais  com- 
ment s'y  prendre?  Je  n'en  sais  rien,  au  milieu  de  mes  neiges, 
avec  un  quart  d'apoplexie  et  la  faiblesse  où  je  suis. 

Je  pense  même  que  monsieur  le  vice-chancelier  y  sera  fort 
embarrassé  ;  il  ne  le  serait  pas  si  vous  étiez  son  ami  intime.  Je 
crois  pourtant  que  vous  étiez  assez  lié  avec  lui  quand  il  était 
premier  président.  Enfin  vous  êtes  sur  les  lieux  ;  mais  peut-être 
un  vieux  vice-chancelier  n'a  point  d'amis,  et  moi  j'ai  beaucoup 
d'ennemis.  Vous  savez  que  je  n'ai  absolument  rien  à  me  repro- 
cher ;  mais  vous  savez  aussi  que  cela  ne  suffit  pas. 

Je  persiste  entièrement  dans  mon  premier  avis,  qui  est  que 
monsieur  le  vice-chancelier  se  fasse  représenter  les  malles  adres- 
sées h  la  dame  Doiret,  de  Châlons,  qu'il  fasse  brûler  secrètement  ce 
qu'elles  contiennent,  et  qu'il  laisse  Mme  Denis  disputer  son  droit 
en  matière  civile  contre  la  saisie  illégale  de  ses  équipages.  Il  est 
certain  que  cette  saisie  ne  peut  se  soutenir  en  justice  réglée;  les 
commis  mêmes  ne  l'entreprendront  pas.  Cette  tournure,  que  je 
proposai  d'abord,  me  parait  encore  la  meilleure  de  toutes,  quoi- 
qu'elle me  soit  venue  dans  l'esprit,  et  que  je  n'aie  pas  d'ordinaire 
grande  foi  à  mes  expédients. 

Mme  Denis  vous  embrasse  cent  fois.  Elle  est  consternée  et  ma- 
lade ;  je  serais  au  désespoir  de  la  quitter  dans  cet  état. 

Voici  cependant  un  exemplaire  que  vous  pourrez  faire  lire  à 
Lekain.  Je  vous  adresserai  bientôt  l'ouvrage  avec  la  musique  en 


8  CORRESPONDANCE. 

marge'.  Vous  voyez  que  l'état  horrible  où  je  suis  ne  me  fait  pas 
négliger  les  belles-lettres,  qui  sont,  après  vous,  la  plus  douce 
consolation  de  ma  vie. 

Vdieu,  mon  très-cher  et  très-adorable  ange. 

6651.    -   A    FRÉDÉRIC    II,    ROI    DE    PRUSSE. 

5  janvier. 

Sire,  je  me  doutais  bien  que  votre  muse  se  réveillerait  tôt  ou 
tard.  Je  sais  que  les  autres  hommes  seront  étonnés  qu'après  une 
guerre  si  longue  et  si  vive,  occupé  du  soin  de  rétablir  votre 
royaume,  gouvernant  sans  ministres,  entrant  dans  tous  les  dé— 
tails,  vous  puissiez  cependant  faire  des  vers  français  ;  mais  moi, 
je  o'en  suis  pas  surpris,  parce  que  j'ai  fort  l'honneur  de  vous  con- 
naître. Mais  ce  qui  m'étonne,  je  vous  l'avoue,  c'est  que  vos  vers 
soient  bons;  je  ne  m'y  attendais  pas  après  tant  d'années  d'inter- 
ruption. Des  pensées  fortes  et  vigoureuses,  un  coup  d'œil  juste 
sur  les  faiblesses  des  hommes,  des  idées  profondes  et  vraies,  c'est 
la  votre  partage  dans  tous  les  temps;  mais  pour  du  nombre  et 
d  ■  l'harmonie,  et  très-souvent  même  des  finesses  de  langage,  à 
cents  lieues  de  Paris,  dans  la  xMarchc  de  Brandebourg,  ce 
phénomène  doit  être  assurément  remarqué  par  notre  Académie 
de  Paris. 

Savez-vous  bien,  sire,  que  Votre  Majesté  est  devenue  un  au- 

[u'on  épluche? 
Notre  doyen,  mon  gros  abbé  d'Olivet,  vient,  dans  une  nou- 
velle édition  de  la  Prosodie  française,  de  vous  critiquersur  le  mot 
.  donl  vous  avez  retranché  impitoyablement  le  dernier  e 
dans  une  lettre  à  moi  adressée3,  et  imprimée  dans  les  Œuvres  du 
ns-Souci;  niais  je  ne  crois  pas  que  cette  édition  ait 
lie  m, us  \os  yeux  :  quoi  qu'il  en  soit,  vous  voilà  devenu  un 
classique,  examiné  comme  Racine  par  notre  doyen,  cité 
devant  notre  tribunal  des  mots,  et  condamné  sans  appel  à  faire 
i  -  deux  syllabes, 
te  joins  au  doyen,  et  je  vais  intenter  au  philosophe  de 
Sans-Souci  une  accusation  toute  contraire.  Vous  avez  donné  deux 
syllabes  au  mot  hait  dans  votre  beau  discours  du  Stoïcien  ; 


■  avec  le  jeu  des  acteurs  en  marge  des  Scythes. 
15. 
3.  Le  -'ii  février  1750;  rayez  tome  XXXVII,  page  10'J. 


ANNÉE    1767.  9 

Votre  goût  offensé  haït  l'absinthe  amère  l. 

Nous  ne  vous  passerons  pas  cela.  Le  verbe  haïr  n'aura  jamais 
deux  syllabes  à  l'indicatif,  je  hais,  tu  hais,  il  hait;  vous  auriez 
beau  nous  battre  encore, 

Nous  pourrions  bien  haïr  les  infidélités 
De  ceux  qui  par  humeur  ont  fait  de  sots  traités; 
Nous  pourrions  bien  haïr  la  fausse  politique 
De  ceux  qui,  s'unissant  avec  nos  ennemis, 
Ont  servi  les  desseins  d'une  cour  tyrannique, 
Et  qui  se  sont  perdus  pour  perdre  leurs  amis  2  ; 

mais  nous  ne  ferons  jamais  il  hait  de  deux  syllabes.  Prenez,  sire, 
votre  parti  Là-dessus,  et  ayez  la  bonté  de  changer  ce  vers  ;  cela 
vous  sera  bien  aisé. 

Où  est  le  temps,  sire,  où  j'avais  le  bonheur  de  mettre  des 
points  sur  les  i  à  Sans-Souci  et  à  Potsdam  ?  Je  vous  assure  que 
ces  deux  années  ont  été  les  plus  agréables  de  ma  vie.  J'ai  eu  le 
malheur  de  faire  bâtir  un  château  sur  les  frontières  de  France 
et  je  m'en  repens  bien.  Les  Patagons,  la  poix-résine,  l'exaltation 
de  l'âme,  et  le  troupour  aller  tout  droit  au  centre  delà  terre,  m'ont 
écarté  de  mon  véritable  centre.  J'ai  payé  ce  trou  bien  chère- 
ment3. J'étais  fait  pour  vous.  J'achève  ma  vie  dans  ma  petite  et 
obscure  sphère,  précisément  comme  vous  passez  la  vôtre  au  mi- 
lieu de  votre  grandeur  et  de  votre  gloire.  Je  ne  connais  que  la 
solitude  et  le  travail  ;  ma  société  est  composée  de  cinq  ou  six 
personnes  qui  me  laissent  une  liberté  entière,  et  avec  qui  j'en 
use  de  même  :  car  la  société  sans  la  liberté  est  un  supplice.  Je 
suis  votre  Gilles  en  fait  de  société  et  de  belles-lettres. 

J'ai  eu  ces  jours-ci  une  très-légère  attaque  d'apoplexie,  cau- 
sée par  ma  faute.  Nous  sommes  presque  toujours  les  artisans  de 
nos  disgrâces.  Cet  accident  m'a  empêché  de  répondre  à  Votre 
Majesté  aussitôt  que  je  l'aurais  voulu. 

Le  diable  est  déchaîné  dans  Genève.  Ceux  qui  voulaient  se 
retirer  à  Glèves  restent.  La  moitié  du  conseil  et  ses  partisans  se 
sont  enfuis  ;  l'ambassadeur  de  France  est  parti  incognito,  et  est 
venu  se  réfugier  chez  moi. 

1.  Frédéric  profita  de  la  critique,  et,  dans  sa  pièce  intitulée  le  Stoïcien,  qui 
fait  partie  de  ses  OEuvres  j>osthumes ,  on  lit  : 

L'absinthe  à  votre  goût  est  Apre  et  trop  amère. 

2.  Tancrède,  acte  I,  scène  n. 

3.  Ce  fut  le  ridicule  jeté  par  Voltaire  sur  ces  idées  de  Maupertuis  qui  amena 
la  brouille  entre  Frédéric  et  Voltaire. 


10  CORRESPONDANCE. 

J'ai  été  obligé  de  lui  prêter  mes  chevaux  pour  retourner  à 
Soleure.  Les  philosophes  qui  se  destinent  à  rémigration  sont  fort 
embarrassés,  ils  ne  peuvent  vendre  aucun  effet-,  tout  commerce 
esl  cessé,  toutes  les  banques  sont  fermées.  Cependant  on  écrira 
à  M.  le  baron  de  Werder,  conformément  à  la  permission  donné 
par  Votre  Majesté1;  mais  je  prévois  que  rien  ne  pourra  s'arranger 
qu'après  la  fin  de  l'hiver. 

J'attends  avec  la  plus  vive  reconnaissance  les  douze  belles 
préfaces2,  monument  précieux  d'une  raison  ferme  et  hardie,  qui 
doit  être  la  leçon  des  philosophes. 

Vous  avez  grande  raison,  sire  ;  un  prince  courageux  et  sage, 
de  l'argent,  des  troupes,  des  lois,  peut  très-bien  gouverner 
les  hommes  sans  le  secours  de  la  religion,  qui  n'est  faite  que 
pour  les  tromper  ;  mais  le  sot  peuple  s'en  fera  bientôt  une,  et  tant 
qu'il  y  aura  des  fripons  et  des  imbéciles,  il  y  aura  des  religions. 
La  nôtre  est  sans  contredit  la  plus  ridicule,  la  plus  absurde,  et  la 
plus  sanguinaire  qui  ait  jamais  infecté  le  monde. 

Votre  Majesté  rendra  un  service  éternel  au  genre  humain  en 
détruisant  celte  infâme  superstition,  je  ne  dis  pas  chez  la  canaille, 
qui  n'est  pas  digne  d'être  éclairée,  et  à  laquelle  tous  les  jougs 
sont  propres  ;  je  dis  chez  les  honnêtes  gens,  chez  les  hommes 
qui  pensent,  chez  ceux  qui  veulent  penser.  Le  nombre  en  est 
;rand  :  c'est  à  vous  de  nourrir  leur  âme;  c'est  à  vous  de 
donner  du  pain  blanc  aux  enfants  de  la  maison,  et  de  laisser  le 
pain  noir  aux  chiens.  Je  ne  m'afflige  de  toucher  à  la  mort  que  par 
mon  profond  regret  de  ne  vous  pas  seconder  dans  cette  noble 
entreprise,  la  plus  belle  et  la  plus  respectable  qui  puisse  signaler 
l'esprit  humain. 

Alcide  de  l'Allemagne,  soyez-en  le  Nestor  :  vivez  trois  âges 
d'homme  pour  écraser  la  tête  de  l'hydre. 

6652.   —   A   M.    L'ABBÉ   D'OLIVE  T  s. 

A  Ferney,  5  janvier. 

Cher  doyen  de  l'Académie, 

Vous  vîtes  de  plus  heureux  temps; 

1.  Voyez  lettre  6617. 

'-'•  "  »'&g't  de  douze  exemplaires  de  V Avant-propos  mis  parle  roi  au  devant 
•l'un  Abrégé  de  l'Il/stoire  ecclésiastique  de  Fleury,  en  deux  volumes  in-8°,  Berne, 
1767. 

3.  Il  venail  de  publier  une  nouvelle  édition  de  son  Traitéde  la  Prosodie  fran- 
qui  parut  pour  la  première  fois  en  1736.  Voltaire  n'avait  pas  reçu  encore 


ANNÉE    1767.  11 

Des  neuf  Sœurs  la  troupe  endormie 
Laisse  reposer  les  talents; 
Noire  gloire  est  un  peu  flétrie. 
Ramenez-nous,  sur  vos  vieux  ans, 
Et  le  bon  goût  et  le  bon  sens 
Qu'eût  jadis  ma  chère  patrie. 

Dites-moi  si  jamais  vous  vîtes,  dans  aucun  bon  auteur  de  ce 
grand  siècle  de  Louis  XIV,  le  mot  de  vis-à-vis1  employé  une 
seule  fois  pour  signifier  envers,  avec,  à  l'égard.  Y  en  a-t-il  un  seul 
qui  ait  dit  ingrat  vis-à-vis  de  moi,  au  lieu  d'ingrat  envers  moi  ;  il 
se  ménageait  vis-à-vis  ses  rivaux,  au  lieu  de  dire  avec  ses  rivaux; 
il  iiaii  fier  vis-à-vis  de  ses  supérieurs,  pour  fier  avec  ses  supé- 
rieurs, etc?  Enfin  ce  mot  de  vis-à-vis,  qui  est  très-rarement  juste 
et  jamais  noble,  inonde  aujourd'hui  nos  livres,  et  la  cour,  et  le 
barreau,  et  la  société  :  car  dès  qu'une  expression  vicieuse  s'in- 
troduit, la  foule  s'en  empare. 

Dites-moi  si  Racine  a  persiflé  Boileau,  si  Bossuet  a  persiflé 
Pascal,  et  si  l'un  et  l'autre  ont  mystifie  La  Fontaine,  en  abusant 
quelquefois  de  sa  simplicité  ?  Avez-vous  jamais  dit  que  Cicéron 
écrivait  au  parfait;  que  la  coupe  des  tragédies  de  Racine  était  heu- 
reuse ?  On  va  jusqu'à  imprimer  que  les  princes  sont  quelquefois 
mal  èduquès.  Il  paraît  que  ceux  qui  parlent  ainsi  ont  reçu  eux- 
mêmes  une  fort  mauvaise  éducation.  Quand  Bossuet,  Fénelon, 
Pellisson,  voulaient  exprimer  qu'on  suivait  ses  anciennes  idées, 
ses  projets,  ses  engagements,  qu'on  travaillait  sur  un  plan  pro- 
posé, qu'on  remplissait  ses  promesses,  qu'on  reprenait  une  af- 
faire, etc.,  ils  ne  disaient  point  :  J'ai  suivi  mes  errements,  j'ai  tra~ 
vaille  sur  mes  errements. 

Errement  a  été  substitué  par  les  procureurs  au  mot  erres,  que 
le  peuple  emploie  au  lieu  ^arrhes  :  arrhes  signifie  gage.  Vous 
trouvez  ce  mot  dans  la  tragi-comédie  de  Pierre  Corneille,  inti- 
tulée Don  Sanche  d'Aragon  (acte  V,  scène  vi)  : 

Ce  présent  donc  renferme  un  tissu  de  cheveux 
Que  reçut  don  Fernand  pour  arrhes  de  mes  vœux. 

Le  peuple  de  Paris  a  changé  arrhes  en  erres  :  des  erres  au 
coche;  donnez-moi  des  erres.  De  là,  errements;  et  aujourd'hui 
je  vois  que,  dans  les  discours  les  plus  graves,  le  roi  a  suivi  ses 
derniers  errements  vis-à-vis  des  rentiers. 

la  lettre  de  l'abbé,  du  3  janvier,  à  laquelle  il  répondra  le  i  février.  Il  semble  même 
que  cette  lettre  du  3  ne  lui  parvint  pas  avant  le  18  (voyez  ci-après  la  lettre  G683> 
1.  Voyez  la  note  3,  tome  V,  page  il3. 


12  CORRESPONDANCE. 

Le  style  barbare  des  anciennes  formules  commence  à  se  glis- 
ser dans  les  papiers  publics.  On  imprime  que  Sa  Majesté  aurait 
reconnu  qu'une  telle  province  aurait  été  endommagée  par  des 
inondations. 

En  un  mot,  monsieur,  la  langue  paraît  s'altérer  tous  les  jours; 
mais  le  style  se  corrompt  bien  davantage  :  on  prodigue  les  images 
et  les  tours  de  la  poésie  en  physique;  on  parle  d'anatomie  en 
style  ampoulé  ;  on  se  pique  d'employer  des  expressions  qui  éton- 
nent, parce  qu'elles  ne  conviennent  point  aux  pensées. 

C'est  un  grand  malheur,  il  faut  l'avouer,  que,  dans  un  livre1 
rempli  d'idées  profondes,  ingénieuses,  et  neuves,  on  ait  traité  du 
fondement  des  lois  en  épigrammes.  La  gravité  d'une  étude  si 
importante  devait  avertir  l'auteur  de  respecter  davantage  son 
sujet  :  et  combien  a-t-il  fait  de  mauvais  imitateurs,  qui,  n'ayant 
pas  son  génie,  n'ont  pu  copier  que  ses  défauts  ! 

Boileau,  il  est  vrai,  a  dit  après  Horace  : 

Heureux  qui  dans  ses  vers  sait,  d'une  voix  légère, 
Passer  du  grave  au  doux,  du  plaisant  au  sévère2! 

Mais  il  n'a  pas  prétendu  qu'on  mélangeât  tous  les  styles.  Il  ne 
voulait  pas  qu'on  mît  le  masque  de  Thalie  sur  le  visage  de  Mel- 
pomène,  ni  qu'on  prodiguât  les  grands  mots  dans  les  affaires  les 
plus  minces.  Il  faut  toujours  conformer  son  style  à  son  sujet. 

Il  m'est  tombé  entre  les  mains  l'annonce  imprimée  d'un  mar- 
chand de  ce  qu'on  peut  envoyer  de  Paris  en  province  pour  servir 
sur  table.  Il  commence  par  un  éloge  magnifique  de  l'agricul- 
ture et  du  commerce,  il  pèse  dans  ses  balances  d'épicier  le  mé- 
rite du  duc  de  Sully  et  du  grand  ministre  Colbert  ;  et  ne  pensez 
pas  qu'il  s'abaisse  â  citer  le  nom  du  duc  de  Sully,  il  l'appelle 
Vomi  d'Henri  IV  :  et  il  s'agit  de  vendre  des  saucissons  et  des  ha- 
rengs frais!  Cela  prouve  au  moins  que  le  goût  des  belles-lettres 
a  pénétré  dans  tous  les  états  :  il  ne  s'agit  plus  que  d'en  faire  un 
usage  raisonnable  ;  mais  on  veut  toujours  mieux  dire  qu'on  ne 
doit  dire,  et  tout  sort  de  sa  sphère. 

Des  hommes  même  de  beaucoup  d'esprit  ont  fait  des  livres 
ridicules,  pour  vouloir  avoir  trop  d'esprit.  Le  jésuite  Castel,  par 
exemple,  dans  sa  Mathématique  universelle,  veut  prouver  que  si  le 
globe  de  Saturne  était  emporté  par  une  comète  dans  un  autre 
système  solaire,  ce  serait  le  dernier  de  ses  satellites  que  la  loi  de 

1.  L'Esprit  drs  lois,  par  Montesquieu. 

2.  Art  poétique,  I,  70-70. 


ANNÉE    -1767.  l3 

Ja  gravitation  mettrait  à  la  place  de  Saturne.  Il  ajoute  à  cette 
bizarre  idée  que  la  raison  pour  laquelle  le  satellite  le  plus  éloigné 
prendrait  cette  place,  c'est  que  les  souverains  éloignent  d'eux, 
autant  qu'ils  le  peuvent,  leurs  héritiers  présomptifs. 

Cette  idée  serait  plaisante  et  convenable  dans  la  bouebe  d'une 
femme  qui,  pour  faire  taire  des  philosophes,  imaginerai!  une 
raison  comique  d'une  chose  dont  ils  chercheraient  la  cause  en 
vain  ;  mais  que  le  mathématicien  fasse  le  plaisant  quand  il  doit 
instruire,  cela  n'est  pas  tolérable. 

Le  déplacé,  le  faux,  le  gigantesque,  semblent  vouloir  do- 
miner aujourd'hui  ;  c'est  à  qui  renchérira  sur  le  siècle  passé.  Ou 
appelle  de  tous  côtés  les  passants  pour  leur  faire  admirer  des 
tours  de  force  qu'on  substitue  à  la  démarche  simple,  noble, 
aisée,  décente,  des  Pellisson,  des  Fénelon,  des  Bossuet,  des  Mas- 
sillon.  Un  charlatan  est  parvenu  jusqu'à  dire,  dans  je  ne  sais 
quelles  lettres,  en  parlant  de  l'angoisse  et  de  la  passion  de  Jésus- 
Christ,  que  si  Socrate  mourut  en  sage,  Jésus-Christ  mourut  en 
dieu1:  comme  s'il  y  avait  des  dieux  accoutumés  à  la  mort: 
comme  si  on  savait  comment  ils  meurent;  comme  si  une  sueur 
de  sang  était  le  caractère  de  la  mort  de  Dieu  ;  enfin  comme  si 
c'était  Dieu  qui  fût  mort. 

On  descend  d'un  style  violent  et  effréné  au  familier  le  plus 
bas  et  le  plus  dégoûtant  ;  on  dit  de  la  musique  du  célèbre  Ra- 
meau, l'honneur  de  notre  siècle,  qu'elle  ressemble  à  la  course 
d'une  oie  grasse  et  au  galop  d'une  vache  2.  On  s'exprime  enfin  aussi 
ridiculement  que  l'on  pense,  rem  verba  sequuntur3  :  et,  à  la  honte 
de  l'esprit  humain,  ces  impertinences  ont  eu  des  partisans. 

Je  vous  citerais  cent  exemples  de  ces  extravagants  abus,  si  je 
n'aimais  pas  mieux  me  livrer  au  plaisir  de  vous  remercier  des 
services  continuels  que  vous  rendez  à  notre  langue,  tandis  qu'on 
cherche  à  la  déshonorer.  Tous  ceux  qui  parlent  en  public  doi- 
vent étudier  votre  Traité  de  la  Prosodie;  c'est  un  livre  classique 
qui  durera  autant  que  la  langue  française. 

Avant  d'entrer  avec  vous  dans  des  détails  sur  votre  nouvelle 
édition,  je  dois  vous  dire  que  j'ai  été  frappé  de  la  circonspection 
avec  laquelle  vous  parlez  du  célèbre,  j'ose  presque  dire  de  l'ini- 
mitable Quinault,  le  plus  concis  peut-être  de  nos  poètes  dans 


1.  C'est  dans  le  livre  IV  de  VÈmile  que  J.-J.  Rousseau  a  dit  :   :«  Oui,  si  la  vie 
et  la  mort  de  Socrate  sont  d'un  sage,  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  sont  d'un  dieu.  » 

2.  Expression  do  J.-J.  Rousseau  dans  sa  Lettre  à  M.  Grimm  sur  Omphale. 

3.  Horace,  Art  poétique,  vers  311. 


44  CORRESPONDANCE. 

les  belles  scènes  de  ses  opéras,  et  l'un  de  ceux  qui  s'exprimèrent 
avec  le  plus  de  pureté  comme  avec  le  plus  de  grâce.  Vous  n'as- 
surez point,  comme  tant  d'autres,  que  Quinault  ne  savait  que  sa 
langue.  Nous  avons  souvent  entendu  dire,  Mrae  Denis  et  moi,  à 
M.  de  Beaufrant  son  neveu,  que  Quinault  savait  assez  de  latin 
pour  ne  lire  jamais  Ovide  que  dans  l'original,  et  qu'il  possédait 
encore  mieux  l'italien.  Ce  fut  un  Ovide  à  la  main  qu'il  composa 
ces  vers  harmonieux  et  sublimes  de  la  première  scène  de  Pro- 
serpinc  (acte  I,  scène  i)  : 

Les  superbes  géants  armés  contre  les  dieux 

Ne  nous  donnent  plus  J'épouvante; 
Ils  sont  ensevelis  sous  la  masse  pesante 
Des  monts  qu'ils  entassaient  pour  attaquer  les  cieux. 
Nous  avons  vu  tomber  leur  chef  audacieux 

Sous  une  montagne  brûlante. 
Jupiter  l'a  contraint  de  vomir  à  nos  yeux 
Les  restes  enflammés  de  sa  rage  expirante. 

Jupiter  est  victorieux, 
Et  tout  cède  à  l'effort  de  sa  main  foudroyante. 

S'il  n'avait  pas  été  rempli  de  la  lecture  du  Tasse,  il  n'aurait 
pas  fait  son  admirable  opéra  d'Armide.  Une  mauvaise  traduction 
ne  l'aurait  pas  inspiré. 

Tout  ce  qui  n'est  pas,  dans  cette  pièce,  air  détacbé,  composé 
sur  les  canevas  du  musicien,  doit  être  regardé  comme  une  tra- 
gédie excellente.  Ce  ne  sont  pas  là  de 

.     .     .     .     Ces  lieux  communs  de  morale  lubrique 
Hue  Lulli  réchauffa  des  sons  de  sa  musique1. 

On  commence  à  savoir  que  Quinault  valait  mieux  que  Lulli. 
Un  jeune  bomme  d'un  rare  mérite2,  déjà  célèbre  par  le  prix 
qu'il  a  remporté  à  notre  Académie,  et  par  une  tragédie3  qui  a 
mérité  son  grand  succès,  a  osé  s'exprimer  ainsi  en  parlant  de 
Quinault  ci  de  Lulli  : 

Aux  dépens  du  poëte  on  n'entend  plus  vanter 
De  ces  airs  languissants  la  triste  psalmodie, 
Que  réchauffa  Quinault  du  feu  de  son  génie4. 

1.  Boileau,  satire  \.  vers  1  il-l  'il'. 

2.  La  Harpe. 

?,.  Le  comte  de  Warwick,  joué  le7  novembre  1763. 

4.  Discours  sur  les  préjugés  et  les  injustices  littéraires,  par  La  Harpe,  vers  42-41. 


ANNÉE    1767.  ,;:, 

Je  ne  suis  pas  entièrement  de  son  avis.  Le  récitatif  de  Lulli 
me  paraît  très-bon,  mais  les  scènes  de  Quinault  encore  meil- 
leures. 

Je  viens  à  une  autre  anecdote.  Vous  dites  que  «  les  étrangers 
ont  peine  à  distinguer  quand  la  consonne  finale  a  besoin  ou  non 
d'être  accompagnée  d'un  e  muet  »,  et  vous  citez  les  vers  du  phi- 
losophe de  Sans-Souci  : 

La  nuit,  compagne  du  repos. 
De  son  crêp  couvrant  la  lumière1, 
Avait  jeté  sur  ma  paupière 
Les  plus  léthargiques  pavots. 

11  est  vrai  que,  dans  les  commencements,  nos  e  muets  embar- 
rassent quelquefois  les  étrangers;  le  philosophe  de  Sans-Souci 
était  très-jeune  quand  il  fit  cette  épître  :  elle  a  été  imprimée  à 
son  insu  par  ceux  qui  recherchent  toutes  les  pièces  manuscrites, 
et  qui,  dans  leur  empressement  de  les  imprimer,  les  donnent 
souvent  au  public  toutes  défigurées. 

Je  peux  vous  assurer  que  le  philosophe  de  Sans-Souci  sait 
parfaitement  notre  langue.  Un  de  nos  plus  illustres  confrères2  et 
moi,  nous  avons  l'honneur  de  recevoir  quelquefois  de  ses  lettres, 
écrites  avec  autant  de  pureté  que  de  génie  et  de  force,  eodem 
animo  scribit  quo  pugnat5 ;  et  je  vous  dirai,  en  passant,  que  l'hon- 
neur d'être  encore  dans  ses  bonnes  grâces,  et  le  plaisir  de  lire 
les  pensées  les  plus  profondes,  exprimées  d'un  style  énergique, 
font  une  des  consolations  de  ma  vieillesse.  Je  suis  étonné  qu'un 
couverain,  chargé  de  tout  le  détail  d'un  grand  royaume,  écrive 
souramment  et  sans  effort  ce  qui  coûterait  à  un  autre  beaucoup 
de  temps  et  de  ratures. 

M.  l'abbé  de  Dangeau,  en  qualité  de  puriste,  en  savait  sans 
doute  plus  que  lui  sur  la  grammaire  française.  Je  ne  puis  toute- 
fois convenir  avec  ce  respectable  académicien  qu'un  musicien, 
en  chantant  la  nuit  est  loin  encore,  prononce,  pour  avoir  plus  de 
grâces,  la  nuit  est  loing  encore.  Le  philosophe  de  Sans-Souci, 
qui  est  aussi  grand  musicien  qu'écrivain  supérieur,  sera,  je 
crois,  de  mon  opinion. 


1.  C'est  le  commencement  de  la  lettre  de  Frédéric  à  Voltaire,  du  20  février 
1750  (voyez  tome  XXXVII,  page  109),  et  le  second  vers  s'imprimait  encore  en  1760 
tel  que  d'Olivet  le  cite.  Il  a  été  corrigé  depuis. 

2.  D'Alembert. 

3.  Quintilien  (Inslit.,  I,  i)  dit  :  «  Tanta  in  eo  vis  est  ut  illum  eodem  animo 
di.xisse  quo  bellavit  appareat.  » 


16  CORRESPONDANCE. 

Je  suis  fort  aise  qu'autrefois  Saint-Gelais  ait  justifié  le  crêp 
par  son  Bucéphal.  Puisqu'un  aumônier  de  François  Ier  retranche 
un  c  à  Bucèphale,  pourquoi  un  prince  royal  de  Prusse  n'aurait-il 
pas  retranché  un  e  à  crêpe?  Mais  je  suis  un  peu  fâché  que  Melin 
de  Saint-Gelais,  en  parlant  au  cheval  de  François  Ier,  lui  ait  dit  : 

Sans  que  tu  sois  un  Bucéphal, 

Tu  portes  plus  grand  qu'Alexandre. 

L'hyperbole  est  trop  forte,  et  j'y  aurais  voulu  plus  de  finesse. 

Vous  me  critiquez,  mon  cher  doyen,  avec  autant  de  politesse 
que  vous  rendez  de  justice  au  singulier  génie  du  philosophe  de 
Sans-Souci.  J'ai  dit,  il  est  vrai,  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV,  à  l'ar- 
ticle des  Musiciens1,  que  nos  rimes  féminines,  terminées  toutes 
par  un  e  muet,  font  un  effet  très-désagréable  dans  la  musique, 
lorsqu'elles  finissent  un  couplet.  Le  chanteur  est  absolument 
obligé  de  prononcer  : 

Si  vous  aviez  la  rigueur 
De  m'ôter  votre  cœur, 
Vous  m'ôteriez  la  visa2. 

Arcabonne  est  forcée  de  dire  ; 

Tout  me  parle  de  ce  que  y'aim-eu 

[Amadis,  acte,  II,  scène  n.) 

Médor  est  obligé  de  s'écrier  : 


„     .     .     .     Ali  !  quel  tourment 
D'aimer  sans  espérance-eu3  ! 

La  gloire  et  la  victoire,  à  la  fin  d'une  tirade,  font  presque 
toujours  la  gloire-eu,  la  vicloïre-eu.  Notre  modulation  exige  trop 
souvent  ces  tristes  désinences.  Voilà  pourquoi  Quinault  a  grand 
soin  de  finir,  autant  qu'il  le  peut,  ses  couplets  par  des  rimes 
masculines;  et  c'est  ce  que  recommandait  le  grand  musicien 
Rameau  à  tous  les  poètes  qui  composaient  pour  lui. 

Qu'il  me  soit  donc  permis,  mon  cher  maître,  de  vous  repré- 
senter que  je  ne  puis  être  d'accord  avec  vous  quand  vous  dites 
«  qu'il  est  inutile,  et  peut-être  ridicule  ,  de  chercher  l'origine  de 
cette  prononciation  gloire-eu  vicloire-eu,  ailleurs  que  dans  la 
bouche  de  nos  villageois  ».  Je  n'ai  jamais  entendu  de  paysan 

1.  Voyez  tome  XIV,  page  145. 

2.  Armide,  acte  V,  scène  i. 
■j.  Roland,  acte  1,  scène  nr. 


ANNEE    '17  G 7.  )7 

prononcer  ainsi  en  parlant;  mais  ils  y  sont  forcés  lorsqu'ils 
chantent.  Ce  n'est  pas  non  plus  une  prononciation  vicieuse  des 
acteurs  et  des  actrices  de  l'Opéra  ;  au  contraire,  ils  fonl  ce  qu'ils 
peuvent  pour  sauver  la  longue  tenue  de  cette  finale  désagréable, 
et  ne  peuvent  souvent  en  venir  à  bout,  C'est  un  petit  défaut  at- 
taché à  notre  langue,  défaut  bien  compensé  par  le  bel  effet  que 
font  nos  e  muets  dans  la  déclamation  ordinaire. 

Je  persiste  encore  à  vous  dire  qu'il  n'y  a  aucune  nation  en 
Europe  ([ni  fasse  sentir  les  c  muets,  excepté  la  nôtre.  Les  Italiens 
et  les  Espagnols  n'en  ont  pas.  Les  Allemands  et  les  Anglais  en 
ont  quelques-uns;  mais  ils  ne  sont  jamais  sensibles  ni  dans  la 
déclamation  ni  dans  le  chant. 

Venons  maintenant  à  l'usage  de  la  rime,  dont  les  Italiens 
et  les  Anglais  se  sont  défaits  dans  la  tragédie,  et  dont  nous  ne 
devons  jamais  secouer  le  joug.  Je  ne  sais  si  c'est  moi  que  vous 
accusez  d'avoir  dit  que  la  rime  est  une  invention  des  siècles 
barbares;  mais,  si  je  ne  l'ai  pas  dit,  permettez-moi  d'avoir  la 
hardiesse  de  vous  le  dire. 

Je  tiens,  en  fait  de  langue,  tous  les  peuples  pour  barbares, 
en  comparaison  des  Grecs  et  de  leurs  disciples  les  Domains,  qui 
seuls  ont  connu  la  vraie  prosodie.  Il  faut  surtout  que  la  nature 
eût  donné  aux  premiers  Grecs  des  organes  plus  heureusement 
disposés  que  ceux  des  autres  nations,  pour  former  en  peu  de  temps 
un  langage  tout  composé  de  brèves  et  de  longues,  et  qui,  par 
un  mélange  harmonieux  de  consonnes  et  de  voyelles,  était  une 
espèce  de  musique  vocale.  Vous  ne  me  condamnerez  pas,  sans 
doute,  quand  je  vous  répéterai  que  le  grec  et  le  latin  sont  à  toutes 
les  autres  langues  du  monde  ce  que  le  jeu  d'échecs  est  au  jeu  de 
daines,  et  ce  qu'une  belle  danse  est  à  une  démarche  ordinaire. 

Malgré  cet  aveu,  je  suis  bien  loin  de  vouloir  proscrire  la 
rime,  comme  feu  M.  de  La  Motte  ;  il  faut  tacher  de  se  bien  servir 
du  peu  qu'on  a,  quand  on  ne  peut  atteindre  à  la  richesse  des 
autres.  Taillons  habilement  la  pierre,  si  le  porphyre  et  le  granit 
nous  manquent.  Conservons  la  rime  ;  mais  permettez-moi  tou- 
jours de  croire  que  la  rime  est  faite  pour  les  oreilles,  et  non  pas 
pour  les  yeux. 

J'ai  encore  une  autre  représentation  à  vous  faire.  Ne  serais-je 
point  un  de  ces  téméraires  que  vous  accusez  de  vouloir  changer 
l'orthographe?  J'avoue  qu'étant  très-dévoué  à  saint  François,  j'ai 
voulu  le  distinguer  des  Français;  j'avoue  que  j'écris  Danois  et 
Anglais  :  il  m'a  toujours  semblé  qu'on  doit  écrire  comme  on  parle, 
pourvu  qu'on  ne  choque  pas  trop  l'usage,  pourvu  que  l'on  con- 

io.  —  Correspondais  ce.  XIII. 


48  CORRESPONDANCE. 

serve  les  lettres  qui  font  sentir  l'étymologie  et  la  vraie  significa- 
tion du  mot. 

Comme  je  suis  très-tolérant,  j'espère  que  vous  me  tolérerez. 
Vous  pardonnerez  surtout  ce  style  négligé  a  un  Français  ou  à  un 
François  qui  avait  ou  qui  avoit  été  élevé  à  Paris  dans  le  centre  du 
bon  goût,  mais  qui  s'est  un  peu  engourdi  depuis  treize  ans,  au 
milieu  des  montagnes  de  glace  dont  il  est  environné.  Je  ne  suis 
pas  de  ces  phosphores  qui  se  conservent  clans  l'eau.  Il  me  fau- 
drait la  lumière  de  l'Académie  pour  m'éclairer  et  m'échauffer  ; 
mais  je  n'ai  besoin  de  personne  pour  ranimer  dans  mon  cœur 
les  sentiments  d'attachement  et  de  respect  que  j'ai  pour  vous,  ne 
vous  en  déplaise,  depuis  plus  de  soixante  années. 

6653.  —  A  M.   PEZAY. 

5  janvier. 

Je  vous  fais  juge,  monsieur,  des  procédés  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau avec  moi.  Vous  savez  que  ma  mauvaise  santé  m'avait  conduit 
à  Genève  auprès  de  M.  Tronchin  le  médecin,  qui  alors  était  ami  de 
Rousseau  :  je  trouvai  les  environs  de  cette  ville  si  agréables  que 
j'achetai  d'un  magistrat,  quatre-vingt-sept  mille  livres,  une  maison 
de  campagne,  à  condition  qu'on  m'en  rendrait  trente-huit  mille 
lorsque  je  la  quitterais.  Rousseau  dès  lors  conçut  le  dessein  de 
soulever  le  peuple  de  Genève  contre  les  magistrats,  et  il  a  eu  enfin 
la  funeste  et  dangereuse  satisfaction  de  voir  son  projet  accompli. 

Il  écrivit  d'abord  à  M.  Tronchin  qu'il  ne  remettrait  jamais  les 
pieds  dans  Genève  tant  que  j'y  serais;  M.  Tronchin  peut  vous 
certifier  cette  vérité.  Voici  sa  seconde  démarche. 

Vous  connaissez  le  goût  de  Mme  Denis,  ma  nièce,  pour  les 
spectacles;  elle  en  donnait  dans  le  château  de  Tournay  et  dans 
celui  de  Ferney,  qui  sont  sur  la  frontière  de  France,  et  les  Gene- 
vois y  accouraient  en  foule.  Rousseau  se  servit  de  ce  prétexte 
pour  exciter  contre  moi  le  parti  qui  est  celui  des  représentants, 
et  quelques  prôdicants  qu'on  nomme  ministres. 

Voilà  pourquoi,  monsieur,  il  prit  le  parti  des  ministres,  au 
sujet  de  la  comédie,  contre  M.  d'Alembert,  quoique  ensuite  il  ait 
pris  le  parti  de  M.  d'Alembert  contre  les  ministres,  et  qu'il  ait 
fini  par  outrager  également  les  uns  et  les  autres;  voilà  pourquoi 
il  voulut  d'abord  m'engager  dans  une  petite  guerre  au  sujet  des 
spectacles;  voilà  pourquoi,  en  donnant  une  comédie  et  un  opéra 
à  Paris,  il  m'écrivit  que  je  corrompais  sa  république,  en  faisant 
représenter  des  tragédies  dans  mes  maisons  par  la  nièce  du  grand 


ANNÉE    1767. 


19 


Corneille,  que  plusieurs  Genevois  avaient  l'honneur  deseconder. 

Il  ne  s'en  tint  pas  là;  il  suscita  plusieurs  citoyens  ennemis  de 
la  magistrature;  il  les  engagea  à  rendre  le  conseil  de  Genève 
odieux,  et  à  lui  faire  des  reproches  de  ce  qu'il  soutirait,  malgré 
la  loi,  un  catholique  domicilié  sur  leur  territoire,  tandis  que 
tout  Genevois  peut  acheter  en  France  des  terres  seigneuriales,  et 
même  y  posséder  des  emplois  de  finance.  Ainsi  cet  homme,  qui 
prêchait  à  Paris  la  liberté  de  conscience,  et  qui  avait  tant  de  besoin 
de  tolérance  pour  lui,  voulait  établir  dans  Genève  l'intolérance 
la  plus  révoltante  et  en  même  temps  la  plus  ridicule. 

M.  Tronchin  entendit  lui-même  un  citoyen1,  qui  est  depuis 
longtemps  le  principal  boute-feu  de  la  république,  dire  qu'il  fallait 
absolument  exécuter  ce  que  Rousseau  voulait,  et  me  faire  sortir 
de  ma  maison  des  Délices,  qui  est  aux  portes  de  Genève.  M.  Tron- 
chin, qui  est  aussi  honnête  homme  que  bon  médecin,  empêcha 
cette  levée  de  bouclier,  et  ne  m'en  avertit  que  longtemps  après. 

Je  prévis  alors  les  troubles  qui  s'exciteraient  bien  lût  dans  la 
petite  république  de  Genève  :  je  résiliai  mon  bail  à  vie  des  Délices  ; 
je  reçus  trente-huit  mille  livres,  et  j'en  perdis  quarante-neuf, 
outre  environ  trente  mille  francs2  que  j'avais  employés  à  bâtir 
dans  cet  enclos. 


1.  Deluc;  voyez  lettre  6661. 

2.  Voici  le  compte  de  l'achat  des  Délices,  tel  que  nous  le  trouvons  dans  la  Revue 
suisse,  année  1855,  page  669.  Tronchin  de  Lyon  avait  sans  doute  eu  connaissance 
de  la  lettre  de  Voltaire  à  Pezay,  et  avait  dressé  ce  compte  pour  y  répondre  : 

«  L'assertion  sommaire  de  M.  de  Voltaire  présente  l'idée  d'un  vendeur  peu  dé- 
licat, et  d'un  acquéreur  trop  magnifique  sur  le  prix  de  ses  jouissances.  Ce  n'est  ni 
l'un  ni  l'autre.  Le  domaine  des  Délices  a  en  effet  été  vendu  par  un  magistrat,  le 
10  février  1755,  non  compris  les  lods  ou  droits 78.033  1.   06  s.  8  d. 

«  Les  lods  et  frais  se  sont  élevés  à  la  somme  de.    .    .   .        9,166       13      i 

Total   .    .    .       87,200         »       » 

«  Dans  ce  prix  étaient  compris  les  meubles  dont  M.  de 
Voltaire  achetait  la  propriété  pour  le  prix  de 15,000         »       » 

«  Les  Délices,  sans  les  meubles  et  tels  qu'ils  devaient 
être  rendus  à  M.  Tronchin  par  M.  de  Voltaire,  ne  coûtaient 
ainsi  que 72,200        »       » 

«  De  ces  72,200  livres.  M.  Tronchin  en  paya,  lors  do 
l'acauisition 10,000        »       » 

«  M.  de  Voltaire  ne  paya  donc  du  prix  des  Délices  que.       62,000         »       » 

«  A  la  mort  de  M.  de  Voltaire  ou  à  la  cessation  volon- 
taire de  sa  jouissance,  il  était  stipulé  que  M.  Tronchin  ren- 
trerait dans  son  domaine  en  remboursant  à  M.  de  Voltaire.       38,000        »       » 

«  M.  de  Voltaire  en  acquérait  ainsi  la  jouissance  pen- 
dant sa  vie  pour 24,000        »       » 

«  Le  magistrat  à  qui  ce  domaine  appartenait  certifiera  que  la  partie  utile  lui 


20  CORRESPONDANCE. 

Ce  sont  là,  monsieur,  les  moindres  traits  de  la  conduite  que 
Rousseau  a  eue  avec  moi.  M.  Tronchin  peut  vous  les  certifier,  et 
toute  la  magistrature  de  Genève  en  est  instruite. 

Je  ne  vous  parlerai  point  des  calomnies  dont  il  m'a  chargé 
auprès  de  M.  le  prince  de  Conti  et  de  M"ie  la  duchesse  de  Luxem- 
bourg, dont  il  avait  surpris  la  protection.  Vous  pouvez  d'ailleurs 
vous  informer  dans  Paris  de  quelle  ingratitude  il  a  payé  les  ser- 
vices de  M.  Grimm,  de  M.  Helvétius,  de  M.  Diderot,  et  de  tous 
ceux  qui  avaient  protégé  ses  extravagantes  bizarreries,  qu'on 
voulait  alors  faire  passer  pour  de  l'éloquence. 

Le  ministère  est  aussi  instruit  de  ses  projets  criminels  que  les 
véritables  gens  de  lettres  le  sont  de  tous  ses  procédés.  Je  vous  sup- 
plie de  remarquer  que  la  suite  continuelle  des  persécutions  qu'il 
m'a  suscitées,  pendant  quatre  années,  a  été  le  prix  de  l'offre  que  je 
lui  avais  faite  de  lui  donner  en  pur  don  une  maison  de  campagne 
nommée  l'Ermitage,  que  vous  avez  vue  entre  Tournay  et  Ferney. 
Je  vous  renvoie,  pour  tout  le  reste,  à  la  lettre  que  j'ai  été  obligé 
d'écrire  à  M.  Hume l,  et  qui  était  d'un  style  moins  sérieux  que 
celle-ci. 

Que  M.  Dorât  juge  à  présent  s'il  a  eu  raison  de  me  confondre 
avec  un  homme  tel  que  Rousseau,  et  de  regarder  comme  une 
querelle  de  bouffons  les  offenses  personnelles  que  M.  Hume, 
M.  d'Alembert,  et  moi,  avons  été  obligés  de  repousser,  offenses 
qu'aucun  homme  d'honneur  ne  pouvait  passer  sous  silence. 

M.  d'Alembert  et  M.  Hume,  qui  sont  au  rang  des  premiers 
écrivains  de  France  et  d'Angleterre,  ne  sont  point  des  bouffons; 
je  ne  crois  pas  l'être  non  plus,  quoique  je  n'approche  pas  de  ces 
deux  hommes  illustres. 

Il  est  vrai,  monsieur,  que,  malgré  mon  âge  et  mes  maladies, 
je  suis  très-gai,  quand  il  ne  s'agit  que  de  sottises  de  littérature, 
de  prose  ampoulée,  de  vers  plats,  ou  de  mauvaises  critiques; 


rendait  2,000  livres  par  année,  et  M.  de  Voltaire  en  a  joui  dix  ans.  Il  est  vrai  que 
les  deux  dernières  années,  M.  de  Voltaire  ayant  fixé  sa  résidence  à  Ferney,  avait 
mis  à  ferme  une  portion  de  la  partie  utile  des  Délices  pour  700  livres  de  France. 
Il  en  avait  diminué  le  produit  par  la  destruction  du  quart  des  vignes,  et  la  con- 
version  île  quelques  objets  de  production  en  agrément.  Une  écurie,  un  poulailler, 
el  quelques  cabinets  hors  d'oeuvre,  sont  les  seules  constructions  qu'il  y  ait  faites. 
Elles  peuvenl  avoir  coûté  de  4,000  à  5,000  livres.  Les  effets  mobiliers  servant  à  la 
culture,  chariots,  tombereaux,  une1  assez  grande  quantité  d'orangers,  etc.,  étaient 
urés  dépendants  du  domaine,  et  devaient  y  être  laissés  par  M.  de  Voltaire  à 
sa  sortie.  Les  chariots,  tombereaux,  orangers,  tout,  jusqu'aux  chaudières  de  les- 
siv  ■.  avail  pas  à  Ferney  lors  de  la  reprise  du  domaine  par  M.  Tronchin.» 
1.  Voyez  tome  XXVI,  page  20. 


ANNÉE    -1767.  u 

mais  on  doit  être  très-sérieux  sur  les  procédés,  sur  l'honneur,  et 
sur  les  devoirs  de  la  vie. 


6654.  —  A  M.  LE   COMTE  D'ARGENTALL 

5  janvier,  à  deux  heures. 

La  poste  part  dans  le  moment;  nous  n'avons  que  le  temps  de 
dire  que  nous  venons  de  recevoir  la  copie  du  mémoire  de  mon 
cher  ange  à  monsieur  le  vice-chancelier.  Malheureusement  ce 
mémoire  contredit  toutes  nos  requêtes;  nous  avons  toujours  arti- 
culé que  nous  ne  connaissons  pas  la  dame  Doiret.  Nous  avons 
commencé  un  procès  contre  elle,  et  tout  cela  est  très- vrai.  Mon 
cher  ange  dit  clans  le  mémoire  que  la  Doiret  est  cousine  de  la 
femme  de  charge  du  château  :  c'est  nous  rendre  évidemment  ses 
complices.  Nous  conjurons  mon  cher  ange  de  dire  qu'il  s'est 
trompé,  comme  il  s'est  trompé  en  effet.  Cela  n'arrive  pas  soin  ont 
à  mon  cher  ange  ;  mais  quand  il  s'agit  de  faits,  le  pape  même 
n'est  pas  infaillible.  Au  nom  de  Dieu,  tenez-vous-en  à  notre  der- 
nière requête  à  monsieur  le  vice-chancelier.  Je  vais  dans  le 
moment  à  Soleure  rendre  compte  de  plusieurs  affaires  impor- 
tantes à  monsieur  l'ambassadeur. 

6655.   —    A  M.   LE   COMTE    D'ARGENTAL?. 


t  ja 

Comme  nous  ne  voulons  rien  faire,  mon  très-cher  ange,  sans 
vous  en  donner  avis,  nous  vous  communiquons,  Mme  Denis  et 
moi,  le  nouveau  mémoire  que  nous  sommes  obligés  d'envoyer  à 
monsieur  le  vice-chancelier,  fondé  sur  une  lettre  dans  laquelle 
on  nous  avertit  que  des  personnes3  pleines  de  bonté  ont  daigné 
lui  recommander  cette  malheureuse  affaire. 

Le  mémoire,  dont  ces  personnes  ont  ordonné  qu'on  nous  fît 
part,  alléguait  des  faits  dont  elles  ne  pouvaient  être  instruites. 
Ce  mémoire  se  trouvait  en  contradiction  avec  les  nôtres,  et  avec 
le  procès-verbal.  Vous  voyez,  mon  divin  ange,  que  nous  sommes 
dans  l'obligation  indispensable  d'exposer  le  fait  tel  qu'il  est,  et  de 
requérir  que  monsieur  le  vice-chancelier  daigne  se  procurer  les 
informations  que  nous  demandons.  Nous  sommes  si  innocents 
que  nous  sommes  en  droit  de  demander  justice  au  lieu  de  grâce. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  D'Argental. 


22  CORRESPONDANCE. 

Nous  passerions  pour  être  évidemment  complices  de  la  Doiret,  si 
nous  l'avions  connue. 

Nous  vous  supplions  de  vouloir  bien  vous  intéresser  à  l'autre 
affaire1  que  nous  avons  recommandée  à  vos  bontés  auprès  de 
M.  de  La  Reynière,  le  fermier  général. 

Venons  à  des  choses  plus  agréables.  On  ne  pouvait  guère, 
dans  l'état  de  crise  où  la  république  de  Genève  et  moi  nous  nous 
trouvons  par  hasard,  imprimer  correctement  les  Scythes;  nous 
vous  enverrons  incessamment  des  exemplaires  plus  honnêtes. 
J'ai  essuyé  de  bien  cruelles  afflictions  en  ma  vie.  Le  baume  de 
Fier-à-bras,  que  j'ai  appliqué  sur  mes  blessures,  a  toujours  été 
de  chercher  à  m'égayer.  Rien  ne  m'a  paru  si  gai  que  mon  épître 
dédicatoire.  Je  ne  sais  pas  si  elle  aura  plu,  mais  elle  m'a  fait 
rire  dans  le  temps  que  j'étais  au  désespoir. 

J'avais  promis  à  M.  le  chevalier  de  Beauteville  d'aller  lui 
rendre  sa  visite  à  Soleure,  et  d'aller  de  là  passer  le  carnaval  chez 
l'électeur  palatin  et  arranger  mes  petites  affaires  avec  M.  le  duc 
de  AVurtemberg  ;  mais  mon  quart  d'apoplexie  et  une  complica- 
tion de  petits  maux  assez  honnêtes  me  forcent  à  rester  dans  mou 
lit,  où  j'attends  patiemment  la  nombreuse  armée  de  cinq  à  six 
cents  hommes  qui  va  faire  semblant  d'investir  Genève.  L'état- 
major  n'investira  que  Ferney  ;  il  croira  s'y  amuser,  et  il  n'y  trou- 
vera que  tristesse,  malgré  le  moment  de  gaieté  que  j'ai  eu  dans 
mon  épître  dédicatoire,  et  clans  ma  préface  contre  Duchesne  -. 

Je  pense  qu'on  ne  saurait  donner  trop  tôt  les  Scythes;  il  ne 
s'agit  que  de  trouver  un  vieillard.  La  représentation  de  cette 
pièce  ferait  au  moins  diversion  :  cette  diversion  est  si  absolument 
nécessaire  qu'il  faut  que  la  pièce  soit  jouée  ou  lue. 

Adieu ,  mon  aimable  et  très-cher  ange  ;  je  me  mets  aux  pieds 
de  Mn,c  d'Argental  ;  j'ai  bien  peur  qu'elle  ne  soit  affligée. 

GPmG.   —   A   M.  D  AMILA  VILLE. 

7  janvier. 

Je  ne  sais  si  je  vous  ai  mandé,  mon  cher  ami,  que  j'ai  eu  une 
petite  attaque  qui  m'avertit  de  mettre  mes  affaires  en  ordre. 

Je  n'ai  rien  à  vous  mander  de  nouveau.  Vous  aurez  par  le 
premier  ordinaire  la  tragédie  des  Scythes  imprimée.  On  n'en  a 
tiré  que  très-peu  d'exemplaires.  Je  vous  prie  de  la  donner  à 

1.  Le  renvoi  de  Janin. 

2.  Voyez  à  la  fin  des  Scythes,  l'Avis  au  lecteur. 


ANNÉE    1767.  23 

M""  de  Florian  dès  que  vous  l'aurez  lue  avec  Platou.  Vous  savez 
qu'il  est  question  de  lui  dans  la  préface. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


6657.   —  A  M.   DAMILAVILLE. 

Jeudi  matin,  8  jan\  ter. 

Mon  cher  ami,  en  attendant  que  je  lise  une  lettre  de  vous, 
que  je  compte  recevoir  aujourd'hui ,  il  faut  que  je  vous  commu- 
nique une  réponse  que  j'ai  été  obligé  de  faire  à  M.  de  Pezay1,  au 
sujet  des  vers  de  M.  Dorât,  que  vous  devez  avoir  vus,  et  qui  ne 
sont  pas  mal  faits.  Vous  verrez  si  j'ai  tort  de  regarder  J.-J.  Rous- 
seau comme  un  monstre,  et  de  dire  qu'il  est  un  monstre.  Le 
grand  mal,  dans  la  littérature,  c'est  qu'on  ne  veut  jamais  distin- 
guer l'offenseur  de  l'offensé.  M.  Dorât  a  ses  raisons  pour  suivre 
le  torrent,  puisqu'il  s'y  laisse  entraîner,  et  qu'il  m'a  offensé  de 
gaieté  de  cœur,  sans  me  connaître. 

J'arrête  ma  plume,  en  attendant  votre  lettre,  et  je  vous  prie 
de  communiquer  a  M.  d'Alemhert  celle  que  j'ai  écrite  à  M.  de 
Pezay,  avant  que  M.  Dorât  m'eût  demandé  pardon. 

Nous  avons  reçu  votre  lettre  du  3  de  janvier.  Nos  alarmes  et 
nos  peines  ont  été  un  peu  adoucies,  mais  ne  sont  pas  terminées. 

Il  n'y  a  plus  actuellement  de  communication  de  Genève  avec 
la  France;  les  troupes  sont  répandues  par  toute  la  frontière;  et, 
par  une  fatalité  singulière,  c'est  nous  qui  sommes  punis  des  sot- 
tises des  Genevois.  Genève  est  le  seul  endroit  où  l'on  pouvait 
avoir  toutes  les  choses  nécessaires  à  la  vie  ;  nous  sommes  blo- 
qués, et  nous  mourons  de  faim  :  c'est  assurément  le  moindre  de 
mes  chagrins. 

Je  n'ai  pas  un  moment  pour  vous  en  dire  davantage.  Tout 
notre  triste  couvent  vous  embrasse. 

6G58.   —  A    M.    DORAT. 

A  Ferney,  ce  8  janvier. 

Monsieur,  à  la  réception  de  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré, 
j'ai  dit,  comme  saint  Augustin  :  0  felix  culpa2l  Sans  cette  petite 
échappée  dont  vous  vous  accusez  si  galamment,  je  n'aurais  point 
eu  votre  lettre ,  qui  m'a  fait  plus  de  plaisir  que  l'Avis  aux  deux 

1.  Voyez  lettre  6632. 

2.  Voyez  la  note  3,  tome  XXIX,  page  582 


24  CORRESPONDANCE. 

prétendus S00gs  no  m'a  pu  causer  de  peine.  Votre  plume  est  comme 
la  lance  d'Achille,  qui  guérissait  les  blessures  qu'elle  faisait. 

Le  cardinal  de  Bernis,  étant  jeune,  en  arrivant  à  Paris,  com- 
mença par  faire  des  vers  contre  moi,  selon  l'usage,  et  finit  par 
me  favoriser  d'une  bienveillance  qui  ne  s'est  jamais  démentie. 
Vous  me  faites  espérer  les  mêmes  bontés  de  vous,  pour  le  peu  de 
temps  qui  me  reste  à  vivre,  et  je  crie  Félix  culpa!  à  tue-tête. 

j'ai  déjà  In,  monsieur,  votre  très-joli  poëme  sur  la  Déclama- 
tion; il  est  plein  de  vers  heureux  et  de  peintures  vraies.  Je  me 
suis  toujours  étonné  qu'un  art,  qui  paraît  si  naturel,  fût  si  diffi- 
cile. Il  y  a,  ce  me  semble,  dans  Paris  beaucoup  plus  de  jeunes 
gens  capables  de  faire  des  tragédies  clignes  d'être  jouées  qu'il 
n'y  a  d'acteurs  pour  les  jouer.  J'en  cherche  la  raison,  et  je  ne 
sais  si  elle  n'est  pas  dans  la  ridicule  infamie  que  des  Welches  ont 
attachée  à  réciter  ce  qu'il  est  glorieux  de  faire.  Cette  contradic- 
tion welche  doit  révolter  tous  les  vrais  Français.  Cette  vérité  me 
semble  mériter  que  vous  la  fassiez  valoir  dans  une  seconde  édi- 
tion de  votre  poëme. 

Je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point  j'ai  été  touché  de  tout  ce 
que  vous  avez  bien  voulu  m'écrire. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

P.  S.  Ma  dernière  lettre  à  M.  le  chevalier  de  Pezay1  était 
écrite  avant  que  j'eusse  reçu  la  vôtre.  J'en  avais  envoyé  une  copie 
à  uu  de  mes  amis;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  un  mot  qui 
puisse  vous  déplaire,  et  j'espère  que  les  faits  énoncés  dans  ma 
lettre  feront  impression  sur  un  cœur  comme  le  vôtre. 

6659.   —  A   M.   LE    COMTE    D'A  R  CE  NT  AL2. 

8  janvier  au  soir,  partira  le  10. 

Aies  divins  anges,  nous  recevons  votre  lettre  du  3  janvier. 
Allons  vite  au  fait  :  1°  l'affaire  était  si  grave  que  la  première 
chose  que  dit  le  receveur  du  bureau  à  cette  dame,  c'est  qu'elle 
sérail  pendue  :  2°  le  fidèle  Wagnière  vous  écrivit  du  bureau  même 
pendanl  que  les  monstres  du  bureau  écrivaientà  monsieur  le  vice- 
chancelier;  3°  cette  affaire  étant  arrivée  le  23  décembre  au  soir, 
nous  n'avons  eu  de  nouvelles  de  vous  qu'aujourd'hui  8  janvier, 
el  Le  Jeune  a  écrit  quatre  lettres  à  sa  femme  dans  cet  intervalle; 
h"  nous  ne  pouvions  faire  autre  chose  que  d'envoyer  mémoire  sur 

1.  C'est  la  lettre  6653. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    4  7G7.  :>:, 

mémoire  au  seul  maître  do  cette  affaire;  tous  ces  mémoires  ont 
été  uniformes.  Nous  avons  toujours  dit  la  même  chose,  et  nous 
ne  pouvions  deviner  que  vous  imagineriez  d'alléguer  que  coi  le 
femme  est  parente  (\c  notre  femme  de  charge,  attendu  que  nous 
ne  l'avons  jamais  dit  dans  nos  défenses  don!  vous  avez  copie,  el 
queWagnière,  à  qui  cette  lettre  est  dictée,  n'énonça  point  du 
tout  cette  défaite  dans  la  lettre  qu'il  a  eu  l'honneur  de  vous  écrire 
du  bureau. 

La  femme  même  articula  dans  le  procès-verbal  qu'elle  avait 
une  parente  en  Suisse,  mais  non  pas  à  Ferney  ;  elle  déclara  qu'elle 
ne  nous  connaissait  point,  et  voici  le  certificat  (pie  Wagnière  vous 
en  donne,  en  cas  que  vous  ayez  perdu  sa  lettre.  II  nous  a  donc 
fallu  absolument  marcher  sur  la  même  ligne  et  soutenir  toujours, 
ce  qui  est  très-vrai,  que  nous  n'avons  connu  jamais  la  femme 
Doiret,  et  que  nous  ne  vendons  point  de  livres. 

5°  il  est  très-vrai  encore  que  le  bureau  de  Collonges  est  en 
faute  jusque  dans  sa  turpitude,  et  que  sa  barbarie  n'est  point  en 
règle.  S'il  a  cru  que  la  clame  Doiret  et  son  quidam 1  voulaient 
faire  passer  en  France  des  choses  criminelles,  il  devait  s'assurer 
d'eux  :  première  prévarication.  Il  n'était  pas  en  droit  de  saisir  les 
chevaux  et  le  carrosse  d'une  personne  qui  venait  faire  plomber 
ses  malles,  qui  se  déclarait  elle-même,  et  qui  ne  passait  point 
des  marchandises  en  fraude  selon  les  ordonnances  :  seconde 
prévarication.  Il  pouvait  même  renvoyer  ces  marchandises  sans 
manquer  à  son  devoir,  et  c'est  ce  qui  arrive  tous  les  jours  dans 
■d'autres  bureaux.  Mme  Denis  est  légalement  autorisée  à  redeman- 
der son  équipage,  dont  d'ailleurs  cette  femme  Doiret  s'était  servie 
frauduleusement,  en  achetant  des  habits  de  nos  domestiques  et 
en  empruntant  d'eux  nos  équipages  et  des  malles. 

6°  Nos  malles  ne  nous  sont  revenues  au  nombre  de  deux  que 
parce  que  les  commis  mirent  les  papiers  dans  une  troisièmes 
pour  être  envoyés  à  monsieur  le  vice-chancelier. 

7°  Il  est  impossible  que,  si  nous  passons  le  moins  du  monde 
pour  complices  de  la  femme  qui  taisait  entrer  ces  papiers,  nous 
ne  soyons  exposés  aux  désagréments  les  plus  violents. 

8°  Quand  nous  ne  serions  condamnés  qu'à  la  plus  légère 
amende,  nous  serions  déshonorés  à  quinze  lieues  à  la  ronde, 
dans  un  pays  barbare  et  superstitieux.  Vous  ne  vous  connaissez 
pas  en  barbares. 

9°  Si  on  ne  trouve  pas  un  ami  de  M.  de  La  Reynière  qui 

1.  Janin. 


-26  CORRESPONDANCE. 

obtienne  de  lui  la  prompte  et  indispensable  révocation  du  nommé 
Janin,  contrôleur  du  bureau  de  Sacconex,  entre  Genève  et  Fer- 
ney,  l'affaire  peut  prendre  la  tournure  la  plus  funeste. 

Cette  affaire,  toute  désagréable  qu'elle  est,  ne  doit  préjudiciel* 
en  rien  a  celle  des  Scythes;  au  contraire,  c'est  une  diversion  con- 
solante et  peut-être  nécessaire.  Il  serait  bon  sans  doute  que  la 
pièce  fût  jouée  incessamment,  et  que  les  acteurs  eussent  leurs 
rôles  ;  mais  sans  deux  bons  vieillards  et  sans  une  Obéide  qui  sache 
faire  entrevoir  ses  larmes  en  voulant  les  retenir,  et  qui  découvre 
son  amour  sans  en  parler,  tout  est  bien  hasardé.  J'ai  d'ailleurs 
fait  imprimer  l'ouvrage  pour  prévenir  l'impertinente  absurdité 
des  comédiens,  que  MUe  Clairon  avait  accoutumés  à  gâter  toutes 
mes  pièces  ;  ce  désagrément  m'est  beaucoup  plus  sensible  que  le 
succès  ne  pourrait  être  flatteur  pour  moi. 

J'imagine  que  l'épître  dédicatoire  n'aura  pas  déplu  à  MM.  les 
ducs  de  Praslin  et  de  Choiseul;  et  c'est  une  grande  consolation 
pour  le  bonhomme  qui  cultive  encore  son  jardin  au  pied  du 
Caucase,  mais  qui  ne  fera  plus  éclore  de  fleurs  ni  de  fruits,  après 
une  aventure  qui  lui  ôte  le  peu  de  forces  qui  lui  restait  :  ce  bon 
vieillard  vous  tend  les  bras  de  ses  neiges,  de  Scythie  aux  murs 
de  Babylone.  Y. 

Du  9  janvier  1767. 

La  femme  Doiret  n'eut  jamais  de  parents  chez  nous.  Voici 
les  certificats  que  je  vous  annonçai  hier  : 

«  Je  déclare  que  je  n'ai  jamais  articulé  dans  aucun  papier  que 
la  dame  Doiret  eût  des  parents  dans  la  maison. 

«  Fait  à  Ferney,  9  janvier  1767. 

a  Signé  :  Wagnière.  » 

«  Je  déclare  la  même  chose,  comme  ayant  été  présent. 

«  Signé  :  Bâcle.  » 

P.  S.  (Relatif  à  la  révocation  de  Janin.) 

C'est  sur  quoi  nous  avons  insisté  dans  toutes  nos  lettres  ;  nous 
n'avons  proposé  l'intervention  de  M.  de  Courteilles  que  comme 
le  croyant  à  portée,  par  lui  ou  par  ses  amis,  d'engager  les  fer- 
miers généraux,  chargés  du  pays  de  Gex,  à  casser  au  plus  vite  ce 
malheureux.  .Nous  vous  répétons  que  c'est  un  préalable  très- 
important  pour  empêcher  que  notre  nom  ne  soit  compromis  et 
que  nous  ne  soyons  exposés  à  un  procès  criminel. 


ANNÉE    4767.  ^7 

Vous  avez,  mes  divins  anges,  un  résumé  exacl  de  l'affaire. 
Puisqu'elle  dépend  de  M.  de  Montyon,  que  nous  avons  \n  aus 
Délices,  nous  allons  lui  écrire.  Vous  connaisse/  sans  doute  le 
conseiller  d'État  qui  préside  à  ce  bureau.  Nous  avions  espéré  que 
monsieur  le  vice-chancelier  aurait  la  bonté  de  décider  lui-même 
cette  affaire,  et  qu'il  commencerait  par  s'informer  s'il  y  a  en  effel 
unefemme  Doiretà  Chàlons,  à  laquelle  la  malle  pleine  de  papiers 
est  adressée.  Il  est  fort  triste  que  cette  aventure  soit  discutée 
devant  des  juges  qui  peuvent  la  criminaliser ;  mais  nous  comptons 
sur  votre  zèle,  sur  votre  activité,  sur  vos  amis. 

Nous  n'avons  rien  à  nous  reprocher,  et  s'il  arrive  un  mal- 
heur1, on  aura  la  fermeté  de  le  soutenir,  malgré  l'état  languis- 
sant où  l'on  est,  et  malgré  la  rigueur  extrême  d'un  climat  qui  est 
quelquefois  pire  que  la  Sibérie. 

N'en  parlons  plus,  mes  chers  anges,  il  n'est  question  que 
d'agir  auprès  de  M.  de  Montyon  et  du  président  du  bureau, 
non  pas  comme  demandant  grâce,  mais  comme  demandant  jus- 
tice et  conformément  à  nos  mémoires,  dont  aucun  ne  dément 
l'autre.  Nous  ne  voulons  point  nous  contredire  comme  Jean- 
Jacques.  Voilà  notre  première  et  dernière  résolution,  dont  nous 
ne  nous  sommes  jamais  départis,  comme  nous  ne  nous  départi- 
rons point  des  tendres  sentiments  qui  nous  attachent  à  vous  pour 
toute  notre  vie. 


6660.  —    A  M.  LE    MARÉCHAL   DUC   DE   RICHELIEU. 

A  Ferney,  9  janvier. 

Le  favori  de  Vénus,  de  Minerve,  et  de  Mars,  s'est  donc  res- 
senti des  infirmités  attachées  à  la  faiblesse  humaine.  Il  a  suc- 
combé sous  la  fatigue  des  plaisirs;  mais  je  me  flatte  qu'il  est 
bien  rétabli,  puisqu'il  m'a  écrit  de  sa  main;  il  est  d'ailleurs 
grand  médecin,  et  c'est  lui  qui  guérit  les  autres.  Je  n'ai  pas 
l'honneur  d'être  de  l'espèce  de  mon  héros  :  dès  que  les  neiges 
couvrent  la  terre  dans  mon  climat  barbare,  les  taies  blanches 
s'emparent  de  mes  yeux,  je  perds  presque  entièrement  la  vue. 
Mon  héros  griffonne  de  sa  main  des  lettres  qu'à  peine  on  peut 
lire,  et  moi,  je  ne  peux  écrire  de  ma  belle  écriture;  j'entrerai 
d'ailleurs  incessamment  dans  ma  soixante  et  quatorzième  année, 
ce  qui  exige  de  l'indulgence  de  mon  héros. 

1.  D'être  forcé  de  déguerpir.  (G.  A.) 


28  CORRESPONDANCE. 

Nous  faisons  à  présent  la  guerre  très-paisiblement  aux  citoyens 
têtus  de  Genève.  J'ai  trente  dragons  autour  d'un  poulailler  qu'on 
nomme  le  château  de  Tournay,  que  j'avais  prêté  à  M.  le  duc  de 
Villars,  sur  le  chemin  des  Délices.  Je  n'ai  point  de  corps  d'armée 
à  Ferney;  mais  j'imagine  que,  dans  cette  guerre,  on  boira  plus 
de  vin  qu'on  ne  répandra  de  sang. 

Si  vous  avez,  monseigneur,  une  bonne  actrice  à  Bordeaux,  je 
vous  enverrai  une  tragédie  nouvelle  pour  votre  carnaval  ou 
pour  votre  carême.  Maman  Denis,  et  tous  ceux  à  qui  je  l'ai  lue, 
disent  qu'elle  est  très-neuve  et  très-intéressante.  La  grâce  que  je 
vous  demanderai,  ce  sera  de  mettre  tout  votre  pouvoir  de  gou- 
verneur à  empêcher  qu'elle  ne  soit  copiée  par  le  directeur  de  la 
comédie,  et  qu'elle  ne  soit  imprimée  à  Bordeaux.  J'oserais  même 
vous  supplier  d'ordonner  que  le  directeur  fît  copierles  rôles  dans 
votre  hôtel,  et  qu'on  vous  rendît  l'exemplaire  à  la  fin  de  chaque 
répétition  et  de  chaque  représentation  ;  en  ce  cas,  je  suis  à  vos 
ordres. 

Voici  le  mémoire  concernant  votre  protégé1,  et  l'emploi  de  la 
lettre  de  change  que  vous  avez  eu  la  bonté  d'envoyer  pour  lui. 
Quand  même  je  ne  serais  pas  à  Ferney,  il  restera  toujours  dans 
la  maison  ;  maman  Denisaurasoin  de  lui,  et  je  lelaisserai  le  maî- 
tre de  ma  bibliothèque.  Il  passe  sa  vie  àtravailler  dans  sa  chambre, 
et  j'espère  qu'il  sera  un  jour  très-savant  dans  l'histoire  de  France. 
Je  lui  ai  fait  étudier  YHistoire  des  Pairs  et  îles  Parlements,  ce  qui  peut 
lui  être  fort  utile.  Il  se  pourra  faire  que  bientôt  je  sois  absent 
pour  longtemps  de  Ferney  ;  je  serais  même  aujourd'hui  chez 
AI.  le  chevalier  de  Beauteville,  à  Soleure,  et  de  là  j'irais  chez  le 
duc  de  Wurtemberg  et  chez  l'électeur  palatin,  si  ma  santé  me  le 
permettait. 

Dans  cette  incertitude,  je  vous  demande  en  grâce  d'avoir  pour 
moi  la  même  bonté  que  vous  avez  eue  pour  Galien.  Ni  vos  affai- 
res, ni  celles  de  la  succession  de  M.  le  prince  de  Guise,  ne  seront 
arrangées  de  plus  de  six  mois.  Je  me  trouve,  à  l'âge  de  soixante 
cl  quatorze  ans,  dans  un  état  très-désagréable  et  très-violent.  Votre 
banquier  de  Bordeaux  peut  aisément  vous  avancer,  pour  six  mois, 
deux  cents  louis  d'or,  en  m'envoyant  une  lettre  de  change  de  cette 
somme  sur  Genève.  Il  lefera  d'autant  plus  volontiers  quele  change 
esl  aujourd'hui  très-avantageux  pour  les  Français  ;  et  il  y  gagnera, 
en  vous  faisant  un  plaisir  qui  ne  vous  coûtera  rien.  J'aurai  l'hon- 
neur d'envoyer  alors  mon  reçu  â  compte,  de  deux  cents  louis 

1.  Galien;  voyez  une  note  sur  la  lettre  6530- 


ANNÉE    1767.  29 

d'or,  à  M.  l'abbé  de  Jîlet,  sur  ce  qui  m'est  dû  do  votre  part.  Il 
joindra  ce  reçu  à  ceux  que  mon  notaire  a  précédemment  fournis 
à  vos  intendants  ;  ou,  si  vous  l'ordonnez,  j'adresserai  ce  reçu  à 
vous-même,  et  vous  l'enverrez  à  M.  l'abbé  de  filet.  Je  ne  vous  pro- 
pose de  le  lui  adresser  en  droiture  que  pour  éviter  le  circuit, 

Si  je  suis  à  Soleure,  le  trésorier  des  Suisses  nie  comptera  cet 
argent,  et  se  fera  payer  à  Genève.  Je  vous  aurai  une  extrême 
obligation,  car,  quoique  j'aie  essuyé  bien  des  revers  en  ma  vie,  je 
n'en  ai  point  eu  de  plus  imprévu  et  de  plus  désagréable  que  celui 
que  j'éprouve  aujourd'hui.  Ayez  la  bonté  de  me  donner  vos  or- 
dres sur  tous  ces  points,  et  de  les  adresser  à  Genève  sous  l'enve- 
loppe de  M.  Hennin,  résident  de  France.  La  lettre  me  sera  rendue 
exactement,  quoiqu'il  n'y  ait  plus  de  communication  entre  le 
territoire  de  France  et  celui  de  Genève  ;  et  si  je  suis  à  Soleure, 
M"11'  Denis  m'enverra  votre  lettre.  Vous  pouvez  prescrire  aussi  ce 
que  vous  voulez  qu'elle  dépense  par  an  pour  les  menues  néces- 
sités de  Galien  ;  elle  vous  enverra  le  compte  au  bout  de  l'année. 

Je  n'ai  d'autres  nouvelles  à  vous  mander  des  pays  étrangers, 
sinon  que  le  corps  des  négociants  français,  qui  est  à  Vieime,  m'a 
écrit  que  vous  partiez  incessamment  pour  aller  chercher  une  ar- 
chiduchesse1, et  qu'il  me  demandait  des  harangues  pour  toute 
la  famille  impériale  et  pour  Votre  Excellence.  J'ai  répondu  lan- 
ternes à  ce  corps,  qui  me  paraît  mal  informé. 

A  l'égard  du  petit  corps  de  troupes  qui  est  dans  mes  terres, 
j'ai  bien  peur  d'être  obligé,  si  je  reste  dans  le  pays,  de  faire  plus 
d'une  harangue  inutile  pour  l'empêcher  de  couper  mes  bois.  On 
dit  que  M.  de  La  Borde  ne  sera  plus  banquier  du  roi.  C'est  pour 
moi  un  nouveau  coup,  car  c'est  lui  qui  me  faisait  vivre. 

Je  me  recommande  à  vos  bontés,  et  je  vous  supplie  d'agréer 
mon  très-tendre  respect. 


6601.    —  A  M.  LE   CHEVALIER    DE    BEAUTEVILLE. 

A  Ferney,  9  janvier. 

Monsieur,  je  comptais  avoir  l'honneur  de  venir  présenter  les 
Scythes  à  Votre  Excellence,  et  je  déménageais  comme  la  moitié  de 
Genève  ;  mais  il  plut  à  la  Providence  d'affliger  mon  corps  des  pieds 
jusqu'à  la  tête.  Je  la  supplie  de  ne  vous  pas  traiter  de  même  dans 
ce  rude  hiver.  Je  vous  envoie  donc  (es  Scythes  comme  un  inter- 


1.  Marie-Antoinette,  qui  épousa,  eu  1770,  le  dauphin,  depuis  Louis  XVI. 


30  CORRESPONDANCE. 

mède  à  la  tragi-comédie  de  Genève.  On  a  logé  des  dragons  autour 
de  mon  poulailler,  nommé  le  château  de  Tournay.  Maman  Denis 
ne  pourra  plus  avoir  de  bon  bœuf  sur  sa  table  ;  elle  envoie  cher- 
cher de  la  vache  à  Gex.  Je  ne  sais  pas  même  comment  on  fera 
pour  avoir  les  lettres  qui  arrivent  au  bureau  de  Genève.  Il  au- 
rait donc  fallu  placer  le  bureau  dans  le  pays  de  Gex.  Ce  qu'il  y  a 
de  pis,  c'est  qu'il  faudra  un  passe-port  du  roi  pour  aller  prendre 
de  la  casse  chez  Colladon l. 

Passe  encore  pour  du  bœuf  et  des  perdrix,  mais  manquer  de 
casse  !  cela  est  intolérable  ;  il  se  trouve  à  fin  de  compte  que  c'est 
nous  qui  sommes  punis  des  impertinences  de  Jean-Jacques  et  du 
fanatisme  absurde  de  Deluc  le  père2,  qu'il  aurait  fallu  bannir  de 
Genève  à  coups  de  bâton,  pour  préliminaire  de  la  paix. 

Que  les  Scythes  vous  amusent  ou  ne  vous  amusent  pas,  je  vous 
demande  en  grâce  de  les  enfermer  sous  cent  clefs,  comme  un 
secret  de  votre  ambassade.  M.  le  duc  de  Choiseul  et  M.  le  duc 
de  Praslin  sont  d'avis  qu'on  joue  la  pièce  avant  qu'elle  paraisse 
imprimée.  Je  ne  suis  point  du  tout  de  leur  avis  ;  mais  je  dois  dé- 
férer à  leurs  sentiments  autant  qu'il  sera  en  moi. 

Daignez  donc  vous  amuser  avec  Obéide3,  et  enfermez-la  dans 
votre  sérail,  après  avoir  joui  d'elle,  et  que  M.  le  chevalier  de 
Taules  en  aura  eu  sa  part. 

Le  petit  couvent  de  Ferney,  faisant  très-maigre  chère,  se  met 
â  vos  pieds. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  un  profond  respect,  monsieur,  de 
Votre  Excellence  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

6G62.   —  A  M.   LE   DUC   DE    CHOISEUL, 

SLR   LE  CORDON   DK   TROUPES   AUPRÈS  DE   GENÈVE. 

9  janvier. 

Mon  héros,  mon  protecteur,  c'est  pour  le  coup  que  vous  êtes 
mon  colonel.  Le  satrape  Elochivis  environne  mes  poulaillers  de 

1.  Plusieurs  écrivains  genevois  ont  porté  le  nom  de  Colladon.  Un  Théodore 
Colladon,  de  Bourges,  avait  exercé  la  médecine  à  Genève  au  commencement  du 
XVIIe  siècle.  Il  est  à  croire  qu'il  y  avait,  en  1707,  à  Genève,  un  apothicaire  de  ce 
nom;  mais  les  expressions  de  casse,  eau,  bouteilles  de  Colladon,  sont  employées 
par  Voltaire  pour  désigner  1rs  ouvrages  philosophiques.  (B.) 

2.  François  Deluc,  né  en  1698,  mort  en  1780;  voyez  tome  IX,  une  des  notes 
du  chant  IV  de  la  Guerre  de  Genève. 

3.  Personnage  de  la  tragédie  des  Scythes. 


ANNÉE    1767.  .51 

ses  innombrables  armées,  et  le  bonhomme  qui  cultive  son  jar- 
din au  pied  du  mont  Caucase1  est  terriblement  embarrassé  par 
votre  funeste  ambition. 

Permettez-moi  la  liberté  grande2  de  vous  dire  que  vous  avez 
le  diable  au  corps.  Maman  Denis  et  moi,  nous  nous  jetons  à  vos 
pieds.  Ce  n'est  pas  les  Genevois  que  vous  punissez,  c'est  nous, 
grâce  à  Dieu.  Nous  sommes  cent  personnes  à  Ferney  qui  man- 
quons de  tout,  et  les  Genevois  ne  manquent  de  rien.  Nous  n'avons 
pas  aujourd'hui  de  quoi  donner  à  dîner  aux  généraux  de  votre 

armée. 

A  peine  l'ambassadeur  de  votre  Sublime  Porte  eût-il  assuré 
que  le  roi  de  Perse  prenait  les  honnêtes  Scythes  sous  sa  protec- 
tion et  sauvegarde  spéciale,  que  tous  les  bons  Scythes  s'enfuirent. 
Les  habitants  de  Scythopolis  peuvent  aller  où  ils  veulent,  et  re- 
venir, et  passer,  et  repasser,  avec  un  passe-port  du  chiaoux  Hen- 
nin ;  et  nous,  pauvres  Persans,  parce  que  nous  sommes  votre 
peuple,  nous  ne  pouvons  ni  avoir  à  manger,  ni  recevoir  nos  let- 
tres de  Babylone,  ni  envoyer  nos  esclaves  chercher  une  méde- 
cine chez  les  apothicaires  de  Scythopolis. 

Si  votre  tête  repose  sur  les  deux  oreillers  de  la  justice  et  delà 
compassion,  daignez  répandre  la  rosée  de  vos  faveurs  sur  notre 

disette. 

Dès  qu'on  eut  publié  votre  rescrit  impérial  dans  la  superbe 
ville  de  Gex,  où  il  n'y  a  ni  pain  ni  pâte,  et  qu'on  eut  reçu  la  dé- 
fense d'envoyer  du  foin  chez  les  ennemis,  on  leur  en  fit  passer 
cent  fois  plus  qu'ils  n'en  mangeront  en  une  année.  Je  souhaite 
qu'il  en  reste  assez  pour  nourrir  les  troupes  invincibles  qui  bor- 
dent actuellement  les  frontières  de  la  Perse. 

Que  Votre  Sublimité  permette  donc  que  nous  lui  adressions 
une  requête  <jui  ne  sera  point  écrite  en  lettres  d'or,  sur  un  par- 
chemin couleur  de  pourpre,  selon  l'usage,  attendu  qu'il  nous 
reste  à  peine  une  feuille  de  papier,  que  nous  réservons  pour  votre 

éloge. 

Nous  demandons  un  passe-port  signé  de  votre  main  prodigue 
en  bienfaits,  pour  aller,  nous  et  nos  gens,  à  Genève  ou  en  Suisse, 
selon  nos  besoins  ;  et  nous  prierons  Zoroastre  qu'il  intercède 
auprès  du  grand  Orosmade,  pour  que  tous  les  péchés  de  la  chair 
que  vous  avez  pu  commettre  vous  soient  remis. 


1.  Voyez  la  dédicace  des  Scythes,  tome  VI,  page  263. 

2.  Expression  des  Mémoires  de  Gramtnont,  chap.  ni, 


32  CORRESPONDANCE. 

6663.   —  A  M.   DE   M  ONT  Y  ON  ». 

Ferney,  par  Genève,  9  janvier. 

Monsieur,  c'est  une  grande  consolation  que  vous  soyez  le  juge 
de  ma  nièce,  M""  Denis  :  car,  pour  moi,  n'ayant  rien,  on  ne  peut 
rien  m'ôter  ;  j'ai  tout  donné.  Le  château  que  j'ai  bâti  lui  appar- 
tient ;  les  chevaux,  les  équipages,  tout  est  à  elle.  C'est  elle  que 
les  cerbères  de  bureau  d'entrée  persécutent  ;  nous  avons  tous 
deux  l'honneur  de  vous  écrire  pour  vous  supplier  de  nous  tirer 
des  griffes  des  portiers  de  l'enfer. 

Vous  avez  sans  doute  entre  les  mains,  monsieur,  tous  nos 
mémoires  envoyés  à  monsieur  le  vice-chancelier,  qui  sont  exacte- 
ment conformes  les  uns  aux  autres,  parce  que  la  vérité  est 
toujours  semblable  à  elle-même. 

Il  est  absurde  de  supposer  que  Mmc  Denis  et  moi  nous  fassions 
un  commerce  de  livres  étrangers  :  il  est  très-aisé  de  savoir  de 
la  dame  Doiret  de  Chàlons,  à  laquelle  les  marchandises  sont 
adressées  par  une  autre  Doiret,  toute  la  vérité  de  cette  affaire,  et 
où  est  la  friponnerie. 

Nous  n'avons  jamais  connu  aucune  Doiret,  y  en  eût-il  cent  : 
il  y  a  une  femme  Doiret  qui  est  venue  dans  le  pays  en  qualité  de 
fripière  ;  elle  a  acheté  des  habits  de  nos  domestiques,  sans  que 
nous  rayons  jamais  vue  ;  elle  a  emprunté  d'eux  un  vieux  carrosse 
et  des  chevaux  de  labourage  de  notre  ferme,  éloignée  du  châ- 
teau, pour  la  conduire;  et  nous  n'en  avons  été  instruits  qu'après 
la  saisie. 

Loin  de  contrevenir  en  rien  à  la  police  du  royaume,  j'ai  aug- 
menté  <-onsidérablementla  fermedu  roi  sur  la  frontière  où  je  suis, 
en  défrichant  les  terres,  et  en  bâtissant  onze  maisons  ;  et,  loin  de 
faire  la  moindre  contrebande,  j'ai  armé  trois  fois  mes  vassaux  et 
mes  gens  contre  les  fraudeurs.  Je  ne  suis  occupé  qu'à  servir  le 
roi,  et  j'ai  trouvé  dans  les  belles-lettres  mon  seul  délassement  à 
l'âge  de  soixante-treize  ans. 

Nous  avons  encore  beaucoup  plus  de  confiance  en  vos  bontés, 
monsieur,  que  nous  n'avons  de  chagrin  de  cette  aventure  inat- 
tendue.   M.  d'Argental  peut  vous  certifier  sur  son  honneur  que 


1.  Jean-Baptiste-Roberl  Uiget,  baron  de  Montyon,  mort  le  19  décembre  ÎS'^O 
âgé  de  quatre-vingt-sept  ans,  a  légué  des  sommes  considérables  aux  hôpitaux  de 
Paris,  et  a  fuit  lus  Tonds  de  différents  prix  que  distribuent  annuellement  des  classes 
de  l'Institut. 


ANNÉE    -1767. 


33 


nous  n'avons  aucun  tort,  Mme  Denis,   ni  moi  ;  et  mou  neveu 
l'abbé  Mignot,  en  est  parfaitement  instruit. 

Nous  espérons  recouvrer  incessamment  des  pièces  qui  prou- 
veront bien  que  nous  n'avons  jamais  eu  la  moindre  connais- 
sance du  commerce  de  la  femme  Doiret,  ni  de  sa  personne  : 
nous  vous  demandons  en  grâce  d'attendre,  pour  rapporter  l'af- 
faire, que  les  pièces  vous  soient  parvenues.  Mrae  Denis  est  trop 
malade  pour  avoir  l'honneur  de  vous  écrire  ;  et  moi,  qui  l'ai  été 
beaucoup  plus  qu'elle,  j'espère  que  vous  pardonnerez  à  un  vieil- 
lard presque  aveugle  si  j'emploie  une  main  étrangère  pour  vous 
présenter  le  respect  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur, 
votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire, 

gentilhomme  ordinaire  du  roi. 

Je  me  joins  à  mon  oncle  avec  les  mêmes  sentiments,  mon- 
sieur. Votre  très-humble  et  très-obéissante  servante. 

Denis. 
66G4.  —  DE    CATHERINE   II  i, 

IMPÉRATRICE    DE    RUSSIE. 

A  Saint-Pétersbourg-,  ce  9  janvier  1767. 

Monsieur,  je  viens  de  recevoir  votre  lettre  du  22  décembre2,  clans  la- 
quelle vous  me  donnez  une  place  décidée  parmi  les  astres;  mais  je  ne  sais 
si  ces  places-là  valent  la  peine  qu'on  les  brigue.  Par  tout  autre  que  vous  et 
vos  dignes  amis  je  ne  voudrais  point  être  mise  au  rang  de  ceux  que  le 
genre  humain  a  adorés  pendant  si  longtemps.  En  effet,  quelque  peu  d'amour- 
propre  qu'on  se  sente,  réflexion  faite,  il  est  impossible  de  désirer  de  se  voir 
en  égalité  avec  des  oignons,  des  chats,  des  veaux,  des  peaux  de  bote,  des 
serpents,  des  crocodiles,  des  bêtes  de  toute  espèce,  etc.,  etc.  Après  cette 
énumération,  quel  est  l'homme  qui  voulût  des  temples? 

Laissez-moi  donc,  je  vous  prie,  sur  la  terre;  j'y  serai  mieux  à  portée 
de  recevoir  vos  lettres,  celles  de  vos  amis  les  d'Alembert,  les  Diderot;  j'y 
serai  témoin  de  la  sensibilité  avec  laquelle  vous  vous  intéressez  à  tout  ce 
qui  regarde  les  lumières  de  notre  siècle,  partageant  si  parfaitement  ce  titre 
avec  eux. 

Malheur  aux  persécuteurs!  ils  mérite  it  d'être  rangés  parmi  les  déités 
ci-dessus  spécifiées.  Voilà  leur  vraie  place. 

1.  Collection  de  Documents,  Mémoires  et  Correspondances  relatifs  à  l'histoire 
de  l'empire  de  fiussie,  tome  X,  page  159. 

2.  Lettre  6629. 

45. —  Correspondance.   XIII.  3 


34  CORRESPONDANCE. 

Au  reste,  monsieur,  soyez  persuadé  que  votre  approbation  m'encourage 
beaucoup. 

L'article  dont  je  vous  ai  fait  part1,  qui  regarde  la  tolérance,  ne  sera 
rendu  public  qu'à  la  fin  de  l'été  prochain. 

Je  me  souviens  de  vous  avoir  écrit  dans  ma  précédente  ce  que  je  pensais 
de  la  publication  des  pièces  qui  concernent  l'archevêque  de  Novogorod  :  cet 
ecclésiastique  a  donné  depuis  peu  encore  une  preuve  des  sentiments  que 
vous  lui  connaissez.  Un  homme  qui  avait  traduit  un  livre  le  lui  porta;  il 
lui  dit  qu'il  lui  conseillait  de  le  supprimer,  parce  que,  dit-il,  il  contient  dos 
principes  qui  établissent  les  deux  puissances. 

Soyez  assuré  que,  quelque  titre  que  vous  preniez,  il  ne  nuira  jamais  chez 
moi  à  la  considération  qui  est  due  à  celui  qui  plaide  avec  toute  l'étendue 
de  son  génie  la  cause  de  l'humanité. 


6665.   -    A   MADAME   LA   COMTESSE   D'ARGENTAL  2. 

A  Ferney,  10  janvier. 

Dans  l'excès  de  ma  douleur,  madame,  votre  lettre  a  été  pour 
moi  d'une  grande  consolation.  Il  est  vrai  que  cette  douceur  est. 
encore  empoisonnée  par  mes  craintes  :  car  quelle  faveur  a  faite 
monsieur  le  vice-chancelier  en  faisant  juger  l'affaire  par  une 
commission  dont  le  président  peut  la  criminaliser?  Il  est  certain 
que  si  on  lui  avait  parlé  d'abord  au  lieu  de  lui  écrire  trop  tard, 
l'affaire  aurait  été  étouffée  comme  le  demandait  mon  oncle  dans 
ses  premières  démarches.  M.  d'Argental  lui  mande  aujourd'hui 
qu'il  lui  a  fallu  du  temps  pour  se  bien  assurer  que  c'était  à  mon- 
sieur le  vice-chancelier  qu'il  fallait  s'adresser  :  et  à  quel  autre, 
madame,  était-il  possible  de  recourir,  lorsqu'on  mandait  le 
23  décembre  que  c'était  à  monsieur  le  vice-chancelier  que  le 
malheureux  receveur  de  Collonges  venait  d'écrire  en  droiture? 
Collonges  est  le  premier  bureau  de  France,  et  monsieur  le  vice- 
chancelier  lui  a  donné  depuis  longtemps  les  ordres  les  plus 
rigoureux,  de  sa  propre  main.  M.  d'Argental  reçut  le  billet  avant 
(lue  monsieur  le  vice-chancelier,  occupé  d'autres  affaires,  put 
recevoir  le  procès-verbal.  C'était  le  cas  de  courir  sur-le-champ  à 
Versailles;  on  arrêtait  tout,  on  prévenait  tout.  Si  M.  d'Argental 
ne  pouvait  prendre  sur  lui  de  parler  lui-même,  c'était  assurément 
le  cas  d'employer  le  crédit  de  M.  le  duc  de  Praslin. 

Mrae  la  duchesse  d'Enville  n'a  rien  fait,  si  elle  s'est  contentée 


1.  Lettre  6393. 

2.  Éditeurs,   de    Cayrol   et   François.  —  Cette   lettre  est  écrite  au  nom  de 
M-'  Denis. 


ANNÉE    17  67.  35 

d'écrire;  il  faut  parler,  dans  une  affaire  aussi  importante,  et 
parler  fortement. 

Monsieur  le  vice-chancelier  a  fait  tout  le  contraire  de  ce  que 
nous  espérions  :  nous  nous  flattions  qu'il  retiendrait  le  fond  de 
l'affaire  à  lui  seul,  et  qu'il  laisserait  à  la  justice  ordinaire  le  soin 
de  décider  si  la  saisie  de  mon  équipage  était  légale  ou  non. 

Nous  demandions  qu'il  se  fit  instruire  de  ce  que  c'est  qu'une 
femme  Doiret,  de  Chàîons;  nous  empêchions  parla  qu'on  ne 
perçât  jusqu'à  une  dame  Le  Jeune,  trop  connue  dans  le  pays  où 
nous  sommes,  et  surtout  par  les  domestiques  de  M.  de  Beauté- 
ville,  qui  n'est  que  trop  instruit  de  cette  affaire. 

Un  malheureux  délai,  dans  des  circonstances  qui  deman- 
daient la  plus  grande  célérité,  nous  jette  dans  un  abîme  nou- 
veau ;  et  l'idée  de  faire  passer  la  dame  Le  Jeune  pour  la  parente 
de  notre  femme  de  charge,  idée  contraire  à  tout  ce  que  nous 
avions  mandé  et  à  la  vérité,  a  augmenté  notre  malheur  et  notre 
désespoir.  Il  n'y  a  rien  de  si  funeste  dans  les  affaires  de  cette 
espèce  que  les  contradictions  ;  elles  peuvent  tenir  lieu  de  con- 
viction d'un  délit  que  nous  n'avons  certainement  pas  commis,  et 
ce  n'est  pas  à  moi  de  payer  l'amende  et  d'être  déshonorée  dans 
le  pays  pour  une  femme  étrangère,  dont  j'ignore  absolument  le 
commerce. 

Il  était  tout  naturel  de  penser  que  AI.  le  duc  de  Praslin,  ou 
M.  d'Argental,  aurait  prévenu  d'un  mot  le  funeste  état  où  nous 
sommes. 

Tout  ce  qui  reste  à  faire,  à  mon  avis,  c'est  d'engager  M.  de 
Montyon  à  différer  son  rapport,  sous  prétexte  que  nous  avons 
encore  des  pièces  essentielles  à  produire.  C'est  ce  que  mon  oncle 
lui  mande,  et  ce  que  mon  frère1,  son  ami  intime,  lui  certifiera. 
On  pourra,  pendant  ces  délais,  parler  à  monsieur  le  vice-chan- 
celier, qui  est  le  maître  absolu  de  cette  affaire,  comme  on  l'avait 
marqué  d'abord  à  M.  d'Argental,  et  qui  peut  encore  tout  as- 
soupir. 

Je  vous  avoue  que  je  suis  toute  confondue  que  M.  le  duc  de 
Praslin  ne  se  soit  pas  mis  en  quatre  dans  cette  occasion.  Ce  n'est, 
certainement  pas  notre  affaire,  puisque  les  livres  appartiennent 
à  AI1"  Le  Jeune,  et  non  à  nous.  Il  serait  affreux  que  je  fusse  con- 
damnée a  l'amende  pour  elle.  Cet  affront  serait  capable  de  me 
faire  mourir  de  douleur.  La  saisie  est  pleine  d'irrégularités,  et 
les  gens  du  bureau  de  Collonges  ne  méritent  que  punition. 

1.  L'aLbi  Vignot. 


3G  CORRESPONDANCE. 

Il  est  peut-être  encore  temps  d'assoupir  cette  affaire,  si  on 
s'y  prend  avec  la  vivacité  et  la  chaleur  qu'elle  mérite.  Songez, 
madame,  que,  si  elle  était  portée  au  criminel,  il  ne  s'agit  pas 
moins  que  de  la  vie  pour  les  accusés,  et  qu'il  y  en  a  des  exemples. 
Prenez  sur  vous,  madame,  de  dire  à  M.  le  duc  de  Praslin  la 
chose  tout  comme  elle  est.  Il  aura  sans  doute  le  courage  de 
parler  à  monsieur  le  vice-chancelier,  et  de  faire  enterrer  dans 
un  profond  oubli  une  affaire  dont  l'éclat  serait  épouvantable. 
Pourquoi  n'a-t-on  pas  pris  ce  parti  d'abord  ?  Je  m'y  perds  :  car  il 
est  bien  certain  que  M.  d'Argental  a  été  instruit  qu'il  fallait  parler 
à  monsieur  le  vice-chancelier  plus  de  cinq  ou  six  heures  avant 
que  ce  magistrat,  occupé  de  l'affaire  de  M.  de  La  Chalotais,  ait 
pu  lire  la  lettre  du  bureau  de  Collonges.  Ce  moment  manqué, 
et  toute  notre  maison  ayant  été,  ainsi  que  la  pauvre  Le  Jeune, 
dans  des  transes  continuelles  depuis  le  23  décembre  jusqu'au 
8  janvier,  sans  recevoir  aucun  mot  d'avis,  en  proie  aux  discours 
affreux  de  la  province  et  de  Genève,  nous  nous  voyons  enfin 
traduits  à  un  tribunal,  et  personne  ne  peut  savoir,  quand  un 
procès  commence,  comment  il  finira. 

Il  ne  faut  pas  se  flatter  que  les  conseillers  d'État,  que  les 
maîtres  des  requêtes  qui  composent  ce  bureau  se  tairont  :  i!  y 
aura  de  l'éclat  si  l'affaire  n'est  pas  étouffée.  Il  faudra  bien  que  le 
receveur  de  Collonges  dise  ses  raisons.  Il  nommera  le  quidam 
qui  a  accompagné  Mme  Le  Jeune,  et  ce  quidam  se  trouve  tout 
juste  celui  qui  peut  tout  perdre  :  c'est  ce  fripon  de  Janin  qui  Fa 
vendue,  après  lui  avoir  fait  les  offres  les  plus  pressantes  ;  c'est 
ce  Janin,  contrôleur  du  bureau  de  Sacconex,  dont  nous  obtien- 
drons probablement  la  destitution  par  M.  Rougeot,  fermier  gé- 
néral, notre  ami,  et  par  M.  de  La  Reynière,  à  qui  nous  avons 
écrit.  Mais  nous  ne  tenons  rien  si  nous  ne  sommes  secondés.  Il 
est  si  aisé  de  faire  parler  à  des  fermiers  généraux  que  je  ne 
conçois  pas  qu'on  ait  pu  manquer  ce  préliminaire,  qui  est  d'une 
nécessité  absolue.  Si  ce  nommé  Janin  reste  encore  au  pays  de 
Gex  quinze  jours,  j'aimerais  autant  que  toute  cette  histoire  fût 
dans  la  gazette,  et  vous  verrez  qu'elle  y  sera  pour  peu  qu'on  se 
néglige.  Car  malheureusement,  en  quelque  endroit  que  soit  mon 
oncle,  il  est  sous  le  chandelier.  Croyez-moi,  madame,  je  vous  en 
conjure;  exigeons  de  M.  de  Montyon  qu'il  diffère  le  rapport.  En- 
gagez M.  le  duc  de  Praslin  à  demander  très-sérieusement  que 
tout  soit  assoupi.  Je  l'estime  trop  pour  penser  qu'il  craigne  de  se 
compromettre  pour  une  amie  telle  que  vous.  Il  aurait  dû  parler 
dès  le  28  décembre.  A  quoi  sert  l'amitié,  si  elle  n'agit  pas?  Votre 


ANNÉE    1767.  37 

cœur  entend  le  mien;  je  vous  suis  attachée  pour  Je  reste  de  ma 
vie. 

Pardonnez-moi  si  je  ne  vous  écris  point  de  ma  main  ;  je  ne 
sais  plus  où  j'en  suis.  Tout  ce  que  je  puis  faire,  madame,  est  de 
vous  assurer  des  tendres  sentiments  que  je  vous  ai  voués  pour 
jamais. 

6666.  —  DU  CARDINAL   DE   BERNIS. 

A  Alby,  ce  1 1  janvier. 

Vos  Scythes,  mon  cher   confrère,    n'ont  rien  de  la  vieillesse;  si  je    leur 
trouvais  un  défaut,  ce  serait  plutôt  d'être  trop  jeunes.  Gela  veut  dire  que  le 
sujet  conçu  par  l'homme  de   génie  a  été  rempli  avec  trop   peu   db  soin.  Le 
contraste  des  mœurs  persanes  et  scythes  n'est  pas  assez  frappant;  il  n'est 
donc  pas  digne  de  vous.  Fouillez-vous,  mon  cher  confrère,   vous  trouverez 
à  foison  de  ces  vers  brillants  et  heureux  qui  s'impriment  dans  la  mémoire, 
et  qui  caractérisent  vos  ouvrages  de  poésie;  ornez-en  un  peu  vos  Persans 
et  vos  Scythes.  Vos  deux  vieillards,  l'un  nourri  à  la  cour  et  dans  les  armes, 
l'autre,  chef  de  peuples,  peuvent  dire  des  choses  plus  remarquables.  Il  fau- 
drait bien  établir,  dès  les  premiers  actes,  que  la  femme  scythe  doit  tuer  de 
sa  main  le  meurtrier  de  son  mari.  Cela  augmenterait  la  vraisemblance,   et 
doublerait  le  (rouble  du  spectateur.  Obéide  renferme  trop  sa  passion;  on  ne 
voit  pas  assez  les  efforts  qu'elle  a  faits  pour  l'étouffer  et  pour  la  sacrifier  au 
devoir  et  à  l'honneur.  L'outrage    qu'elle   a   reçu  n'est  pas  assez  démêlé: 
Athamare  a-t-il  voulu  l'enlever,  ou  lui   faire  violence?  Le  spectateur  fran- 
çais ne  souffrirait  pas  cette  dernière  idée,  elle  révolterait  la  décence  des 
mœurs  générales,  et  réveillerait  le  goût  des  mauvaises  plaisanteries,  si  na- 
turel aux  Français.  Obéide  ne  se  défend  pas  assez  de  l'horrible  fonction  de 
poignarder  son  amant;  elle  souscrit  trop  tôt  à  cette  loi  des  Scythes,  qui  n'est 
fondée  ni  dans  la  pièce,  ni  dans  l'histoire.  On  est  surpris  qu' Athamare  con- 
serve la  vie  par  la  seule  raison  qu'Obéide  a  préféré  de  se   tuer  elle-même  : 
car,  convenez-en,  ce  n'est  que    par    une  subtilité  qu'il  se  trouve  compris 
dans  le  traité  passé  entre  les  Scythes  et  les  Persans: 

Le  coupable  respire,  et  l'innocente  meurt. 

L'âme  du  spectateur  n'est  guère  satisfaite,  quand  les  malheurs  ne  s'accor- 
dent pas  avec  la  justice.  Voilà  mes  remarques,  ouplutôtmes  doutes.  J'aime 
votre  gloire  :  c'est  ce  qui  me  rend  peut-être  trop  difficile.  Je  ne  vous  parle 
pas  de  quelques  expressions  faibles  ou  impropres;  vous  corrigerez  tout  cela  à 
votre  toilette,  ou  en  vous  promenant  dans  votre  cabinet.  Dieu  vous  adonné 
le  talent  de  produire,  et  l'heureuse  facilité  de  corriger.  11  vous  en  a  donné 
un  bien  plus  utile,  celui  de  corriger  les  ridicules  de  votre  siècle,  et  de  les 
corriger  en  riant  et  en  faisant  rire  ceux  qui  ont  conservé  le  goût  de  la  bonne 
compagnie.  Les  écrivains  se  moquent  quelquefois  de  cette  bonne  compa- 
gnie avant  d'y  être  admis;  mais  il  est  bien  rare  qu'ils  en  saisissent  le  ton  ; 


3S  CORRESPONDANCE. 

or,  ce  ton  n'est  autre  chose  que  l'art  de  ne  blesser  aucune  bienséance. 
Moquez-vous  donc,  tant  que  vous  voudrez,  de  l'insolence,  de  la  vanité,  de 
la  hardiesse,  si  communes  aujourd'hui  ec  si  déplacées.  Vos  récréations  en 
ce  genre  contribuent  à  la  bonne  santé,  et  corrigent  l'impertinence  de  nos 
mœurs.  11  est  plaisant  que  l'orgueil  s'élève,  à  mesure  que  le  siècle  baisse: 
aujourd'hui  presque  tous  les  écrivains  veulent  être  législateurs,  fondateurs 
d'empires,  et  tous  les  gentilshommes  veulent  descendre  des  souverains.  On 
passait  autrefois  ces  chimères  aux  grandes  maisons;  elles  seules  en  avaient 
le  privilège  exclusif:  aujourd'hui  tout  le  monde  s'en  môle.  Riez  de  tout  cela, 
et  faites-nous  rire;  mais  il  est  digne  du  plus  beau  génie  de  la  France  de 
terminer  sa  carrière  littéraire  par  un  ouvrage  qui  fasse  aimer  la  vertu,  l'ordre, 
la  subordination,  sans  laquelle  toute  société  est  en  trouble.  Rassemblez  ces 
traits  de  vertu,  d'humanité, d'amour  du  bien  général,  épars  dans  vos  ouvrages  , 
et  composez-en  un  tout  qui  fasse  aimer  votre  âme  autant  qu'on  adore 
votre  esprit.  Voilà  mes  vœux  de  cette  année,  ils  ne  sont  pas  au-dessus 
de  vos  forces,  et  vous  trouverez  dans  votre  cœur,  dans  votre  génie,  dans 
votre  mémoire  si  bien  ornée,  tout  ce  qui  peut  rendre  cet  ouvrage  un  chef- 
d'œuvre.  Ce  n'est  pas  une  pédanterie  que  je  vous  demande,  ni  une  capuci- 
nade;  c'est  l'ouvrage  d'une  âme  honnête  et  d'un  esprit  juste. 


6C67.  —  A  M.    LE   COMTE   D'ARGENTAL  *. 

12  janvier. 

Vous  serez  peut-être  impatienté,  mon  adorable  ange,  de  re- 
cevoir si  souvent  de  mes  lettres;  mais  c'est  que  je  suis  bien 
affligé  d'en  recevoir  si  peu  de  vous.  Pardonnez,  je  vous  en  con- 
jure, aux  inquiétudes  de  Mrae  Denis  et  aux  miennes. 

Voyez  encore  une  fois  dans  quel  embarras  cruel  nous  a  jetés 
le  délai  de  parler  à  monsieur  le  vice-chancelier,  que  dis-je,  mon 
cher  ange,  de  lui  faire  parler?  On  s'est  borné  à  lui  faire  écrire, 
et  il  n'a  reçu  la  lettre  de  recommandation  qu'après  avoir  porté 
l'affaire  à  un  bureau  de  conseillers  d'État.  Voilà  certainement 
de  ces  occasions  où  M.  le  duc  de  Praslin  aurait  pu  parler  sur-le- 
champ,  interposer  son  crédit,  donner  sa  parole  d'honneur,  et 
finir  l'affaire  en  deux  minutes. 

Vous  me  mandates  quelque  temps  auparavant,  à  propos  de 
M.  de  Sudre,  que  les  ministres  s'étaient  fait  une  loi  de  ne  point 
se  compromettre  pour  leurs  amis,  et  de  ne  se  rien  demander  les 
uns  aux  autres.  Ce  serait  assurément  une  loi  bien  odieuse  que 
l'indifférence,  la  mollesse  et  un  amour-propre  concentré  en  soi- 
même,  auraient  dictée.  Je  ne  puis  m'imaginer  qu'on  n'ait  de 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE     170  7.  39 

chaleur  que  pour  des  vers  de  tragédie,  et  qu'on  n'eu  mette  pas 
dans  les  choses  les  plus  intéressantes  pour  des  amis  tels  que 
vous. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  me  dire  l'ami  de  M.  le  duc  de 
Choiseul,  comme  Horace  l'était  de  Mécène;  mais  il  m'honore  de 
sa  protection.  Sachez  que,  dans  le  temps  même  que  vous  ne 
vous  adressiez  pas  à  votre  ami  pour  une  affaire  essentielle  qui 
peut  vous  compromettre  autant  que  moi-môme,  M.  le  duc  de 
Choiseul,  accahlé  d'affaires,  parlait  à  monsieur  le  vice-chance- 
lier pour  un  maître  des  comptes,  beau-frère  de  M11"  Corneille  qui 
a  épousé  M.  Dupuits.  M.  le  duc  de  Choiseul,  qui  ne  connaît  ni 
M.  Dupuits  ni  ce  maître  des  comptes,  faisait  un  mémoire  à  ma 
seule  recommandation,  le  donnait  à  M.  de  Maupcou,  m'envoyait 
copie  du  mémoire,  m'envoyait  une  lettre  de  quatre  pages  de 
monsieur  le  vice-chancelier  sur  cette  affaire  de  bibus.  Voilà 
comme  on  en  agit  quand  on  veut  obliger,  quand  on  veut  se 
faire  des  créatures.  M.  le  duc  de  Choiseul  a  tiré  deux  hommes1 
des  galères  à  ma  seule  prière,  et  a  forcé  M.  le  comte  de  Saint- 
Florentin  à  faire  cette  grâce.  Je  ne  connaissais  pas  assurément 
ces  deux  galériens  ;  ils  m'étaient  seulement  recommandés  par 
un  ami. 

Est-il  possible  que  dans  une  affaire  aussi  importante  que 
celle  dont  il  s'agit  entre  nous,  votre  ami,  qui  pouvait  tout,  soit 
demeuré  tranquille!  Pensez-vous  qu'une  lettre  de  M""  la  du- 
chesse d*Enville,  écrite  après  coup,  ait  fait  une  grande  impres- 
sion, et  ne  voyez-vous  pas  que  le  président  du  bureau  peut,  s'il 
le  veut,  faire  un  très-grand  mal  ? 

Quand  je  vous  dis  que  Le  Jeune  passe  pour  être  l'associé  de 
Merlin,  je  vous  dis  la  vérité,  parce  que  La  Harpe  Fa  vu  chez 
Merlin,  parce  que  sa  femme  elle  même  a  dit  à  son  correspondant 
qu'elle  faisait  des  affaires  avec  Merlin.  En  un  mot,  pour  peu  que 
le  président  du  bureau  ait  envie  de  nuire,  il  pourra  très-aisément 
nuire  ;  et  je  vous  dirai  toujours  que  cette  affaire  peut  avoir  les 
suites  les  plus  douloureuses  si  on  ne  commence  par  chasser  de 
son  poste  le  scélérat  Janin.  Dès  qu'il  sera  révoqué,  je  trouverai 
bien  le  moyen  de  lui  faire  vider  le  pays  sur-le-champ  ;  ne  vous 
en  mettez  pas  en  peine. 

Est-il  possible  que  vous  ne  vouliez  jamais  agir!  Quelle  diffi- 
culté y  a-t-il  donc  d'obtenir  de  M.  de  La  Reynière  ou  de  M.  Rou- 
geot  la  révocation  soudaine  d'un  misérable  et  d'un  criminel? 

1.  Condamnés  pour  un  délit  de  chasse  commis  clans  un  domaine  do  la  couronne 


40  CORRESPONDANCE. 

N'est-ce  pas  la  chose  du  monde  la  plus  aisée  de  parler  et  de 
trouver  quelqu'un  qui  parle  à  un  fermier  général  ?  Je  vous  ré- 
pète encore  ce  que  nous  avons  dit,  Mme  Denis  et  moi,  dans  notre 
dernière  lettre  :  demandons  des  délais  à  M.  de  Montyon.  Faites 
agir  cependant,  ou  agissez  vous-même  auprès  de  M.  de  Maupeou  ; 
qu'on  lui  fasse  sentir  l'impertinente  absurdité  de  m'accuser  d'être 
le  colporteur  de  quatre-vingts  (car  je  sais  à  présent  qu'il  y  en  a 
tout  autant)  exemplaires  du  Vicaire  savoyard1  de  Jean-Jacques, 
mon  ennemi  déclaré!  Songez  bien  surtout  à  notre  dernier  mé- 
moire, signé  de  Mme  Denis,  du  28  décembre,  commençant  par 
ces  mots  :  Le  sieur  de  Voltaire  étant  retombe  malade,  etc.  Observez 
que  tous  nos  mémoires  sont  uniformes.  Réparez,  autant  que 
vous  le  pourrez,  le  dangereux  énoncé  que  vous  avez  fait  que  la 
femme  Doiret  était  parente  de  notre  femme  de  charge;  nous 
avons  toujours  affirmé  tout  le  contraire,  selon  la  plus  exacte 
vérité.  Nous  avons  même  donné  à  monsieur  le  vice-chancelier, 
et  par  conséquent  au  président  du  bureau,  la  facilité  de  savoir 
au  juste  cette  vérité  par  le  moyen  du  président  du  grenier  à  sel 
de  Versailles,  beau-frère  de  notre  femme  de  charge.  Nous  n'a- 
vons épargné  aucun  soin  pour  être  en  tout  d'accord  avec  nous- 
mêmes,  et  cette  malheureuse  invention  de  rendre  la  femme 
Doiret  parente  de  nos  domestiques  est  capable  de  tout  perdre. 

Pardon,  mon  cher  ange,  si  je  vous  parle  ainsi.  L'affaire  est 
beaucoup  plus  grave  que  vous  ne  pensez,  et  il  faut,  en  affaires, 
s'expliquer  sans  détour  avec  ceux  qu'on  aime  tendrement.  Ne 
dites  point  que  les  mots  d'affaire  cruelle  et  déshonorante  soient  trop 
forts;  ils  ne  le  sont  pas  assez  :  vous  ne  connaissez  pas  l'esprit  de 
province,  et  surtout  l'esprit  de  notre  province.  Il  y  a  un  coquin 
de  prêtre2  contre  lequel  j'ai  fait  intenter,  il  y  a  quelques  an- 
nées, un  procès  criminel  pour  une  espèce  d'assassinat  dévote- 
ment commis  par  lui  ;  il  lui  en  a  coûté  quatre  mille  francs,  et 
vous  pensez  bien  qu'il  ne  s'endort  pas  :  et  quand  je  vous  dis 
qu'il  faut  faire  chasser  incessamment  Janin,  qui  est  lié  avec  ce 
prêtre,  je  vous  dis  la  chose  du  monde  la  plus  nécessaire  et  qui 
exige  le  plus  de  promptitude. 

On  parle  déjà  d'engager  l'évêque3  du  pays  à  faire  un  mande- 
ment allobroge.  Vous  ne  pouvez  concevoir  combien  le  tronc  de 


1.  Le  Vicaire  savoyard   faisait  partie   du   Recueil  nécessaire,  dont   presque 
toutes  les  pièces  sont  de  Voltaire. 

2.  Ancian,  curé  de  Moëns. 

3.  Biord. 


ANNÉE    17G" 


41 


cette  affaire  a  jeté  de  brandies,  et  tout  cela  pour  n'avoir  pas 
parlé  tout  d'un  coup,  pour  avoir  perdu  du  temps,  pour  n'avoir  pas 
employé  sur-le-champ  l'intervention  absolument  nécessaire  d'un 
ministre  qui  pouvait  nous  servir,  d'un  ami  qui  devait  nous  servir. 

Si  la  précipitation  gâte  des  affaires,  il  y  en  a  d'autres  qui 
demandent  delà  célérité  etdu  courage  :  il  faut  quelquefois  saper  ; 
mais  il  faut  aussi  aller  à  la  brèche. 

Pardon  encore  une  fois,  mon  très-cher  ange,  mais  vous  sentez 
que  je  ne  dis  que  trop  vrai. 

Pour  faire  une  diversion  nécessaire  au  chagrin  qui  nous 
accable,  et  pour  faire  sentir  à  toute  la  province  que  nous  ne  re- 
doutons rien  des  deux  plus  détestables  engeances  de  la  terre, 
c'est-à-dire  des  commis  et  des  dévots,  nous  répétons  les  Scythes; 
nous  les  allons  jouer,  on  va  les  jouer  à  Genève  et  à  Lausanne; 
nous  vous  conseillons  d'en  faire  autant  à  Paris.  J'envoie  la  pièce 
corrigée  avec  les  instructions  nécessaires  en  marge,  sous  l'enve- 
loppe de  M.  le  duc  de  Praslin.  Je  souhaite  que  la  pièce  soit 
représentée  à  Paris  comme  elle  le  sera  chez  moi.  Je  me  joins  à 
Mme  Denis  pour  vous  embrasser  cent  fois,  avec  une  tendresse 
qui  surpasse  de  bien  loin  toutes  mes  peines. 

Ah!  il  est  bien  cruel  que  M.  de  Praslin  ne  se  mêle  que  des 
Scythes. 

G608.  —  A  M.  LE   COMTE  D'ARGENTAIA 

13  janvier,  partira  le  14. 

Nous  venions,  mon  cher  ange,  d'envoyer  le  mémoire  ci-joint 
à  M.  de  Montyon,  et  d'en  faire  une  copie  pour  vous,  selon  notre 
usage,  lorsque  nous  avons  reçu  votre  aimable  lettre  du  7  janvier. 

1°  C'est  à  votre  sagesse  à  voir  quel  usage  on  peut  faire  de  ce 
mémoire.  C'est  un  grand  bonheur  que  ce  Janin  n'ait  nommé 
que  la  Doiret  devant  ces  trois  témoins;  il  ne  sera  plus  reçu  à 
nommer  un  autre  nom.  Faites  valoir  ou  supprimez  ce  mémoire, 
tout  sera  bien  fait. 

2°  Que  l'on  prononce  contre  la  dame  Doiret  toutes  les  condam- 
nations possibles,  cela  ne  nous  fait  rien.  Que  l'on  fasse  des  livres 
ce  que  l'on  voudra,  nous  ne  nous  y  intéressons  assurément  point. 

3°  Nous  ne  concevons  pas,  notre  cher  ange,  comment  vous 
nous  proposez  d'écrire  à  M.  de  Chauvelin,  lorsque  vous  êtes  a 
portée  de  lui  parler. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


42  CORRESPONDANCE. 

Est-il  possible  que  vous  nous  proposiez  de  faire  par  lettres,  à 
cent  trente  lieues  d'éloignement,  ce  que  vous  pouvez  faire  de 
vive  voix  à  Paris  en  deux  minutes! 

Nous  ne  demandons  la  prompte  révocation  de  Janin  qu'afin 
qu'il  ne  puisse  apprendre  le  nom  de  Mme  Le  Jeune  au  bureau  de 
Collonges,  et  vous  restez  tranquille! 

L°  Vous  ne  dites  point  quel  est  le  président  du  bureau  ;  et 
vous  devez  bien  présumer  que  nous  le  saurons  sans  vous,  et  que 
nous  le  saurons  trop  tard1. 

N.  B.  Nous  l'apprenons  dans  le  moment,  et  nous  aurions  tremblé 
a  ce  nom,  sans  M.  de  Praslin  et  M.  de  Chastellux. 

5°  Nous  sommes  aux  pieds  de  M.  le  duc  de  Praslin,  mais 
nous  serions  aussi  à  son  cou  s'il  avait  parlé  d'abord  à  monsieur 
le  vice-chancelier 2. 

6°  S'il  était  nécessaire  que  moi  V.  j'allasse  arranger  mes 
affaires  avec  M.  le  duc  de  Wurtemberg,  vous  concevez  bien  que 
les  discours  de  Paris  ne  m'en  empêcheraient  pas.  Il  est  vrai  que 
je  suis  bien  malade,  et  que  je  risquerais  ma  vie  au  milieu  des 
neiges  ;  mais  si  on  me  persécutait  à  soixante-treize  ans,  cette  vie 
ne  mériterait  pas  d'être  conservée3. 

7°  Permettez-nous  d'insister  plus  que  jamais  sur  la  saisie  de 
l'équipage  de  Mme  Denis.  Vous  ne  connaissez  pas  encore  une  fois 
la  province  où  nous  sommes.  Cette  saisie  et  la  raison  de  la 
saisie  ne  lui  permettraient  pas  de  rester  dans  un  château  que 
j'ai  bâti  à  si  grands  frais.  Il  faudrait  tout  abandonner,  et  j'irais 
certainement  mourir  dans  les  pays  étrangers. 

8°  Moi  V.,  je  vous. conjure  à  présent  de  songer  aux  Scythes 
plus  que  jamais.  C'est  précisément  dans  ce  temps-ci  qu'il  faut 
qu'ils  paraissent  pour  faire  diversion  ;  il  est  absolument  néces- 
saire ou  qu'on  les  joue  ou  qu'on  les  débite. 

Vous  ne  m'avez  point  accusé  réception  des  deux  exemplaires 
adressés  à  M.  le  duc  de  Praslin  ;  je  lui  en  ai  adressé  encore  un 
troisième,  avec  les  directions  nécessaires  pour  les  acteurs.  Puisse 
cette  pièce  être  jouée  comme  elle  va  l'être  à  Ferney  !  M.  et  Mme  de 
La  Harpe  sont  des  acteurs  excellents,  et  tout  le  reste  est  fort  bon. 

Maintenant  vous  me  demanderez  peut-être  comment  je  ne 


1.  M.  d'Argental  répond  en  marge  :  «  On  ne  l'a  point  nommé  parce  que  cela 
ne  pouvait  servir  qu'à  inquiéter.  » 

2.  Note  de  M.  d' Aryental  :  «  M.  de  Praslin  n'était  point  à  portée  de  parler  au 
vice-chancelier;  sa  recommandation  aurait  tout  pâté.  » 

3.  Note  de  M.  d' Aryental  :  «  Le  duc  est  parti  pour  Venise;  ainsi   le  prétexte 
serait  tout  trouvé.  » 


ANNÉE    176' 


i! 


me  suis  pas  adressé  à  M.  le  duc  de  Choiseu]  dans  ['affaire  pré- 
sente? C'est  que  précisément,  dans  ce  temps-là  même,  je  [Menais 
la  liberté  de  lui  en  recommander  d'autres  auxquelles  il  se  prê- 
tait avec  une  bonté  et  un  courage  inexprimables. 

C'est  enfin  parce  que,  ne  sachant  pas  quelle  serait  l'issue  de 
cette  abominable  aventure,  je  réservais  sa  protection  pour  mes 
affaires  avec  M.  le  duc  de  Wurtemberg1. 

Je  vous  supplie  de  remercier  pour  moi  M.  le  chevalier  do 
Chastellux.  Je  le  connais  par  ricochet;  c'est  un  philosophe.  On 
me  mande  qu'on  exerce  une  furieuse  tyrannie  contre  les  autres 
philosophes.  Jugez  si  j'ai  dû  commencer  par  faire  mes  paquets! 

Songez  bien  aux  dates,  mon  cher  ange,  je  vous  en  conjure  : 
le  mémoire  pour  M.  de  Montyon  est  parti  un  jour  avant  que  je 
vous  écrive  cette  lettre2. 

Si  vous  jugez  à  propos  que  ce  mémoire  n'ait  d'autre  effet  que 
celui  de  faire  voir  combien  le  receveur  du  bureau  de  Collonges 
est  indigne  de  recevoir  le  prix  de  sa  rapine,  il  suffira  que  M.  de 
Montyon  l'ait  lu  sans  pousser  les  choses  plus  loin. 

Songez  bien  encore  que  nous  n'avons  commencé  un  procès 
criminel  contre  des  quidams  inconnus  que  pour  montrer  com- 
bien nous  avons  à  cœur  de  poursuivre  les  délinquants  et  de 
constater  notre  innocence.  Ce  procès  criminel  n'a  point  été 
suivi,  et  nous  en  avons  effacé  tous  les  vestiges. 

Encore  une  fois,  que  la  Doiretet  le  quidam  soient  condamnés 
à  l'amende,  c'est  ce  que  nous  demandons  ;  et  que  le  nom  de 
Janin  même  ni  le  mien  ne  paraissent  point  dans  l'arrêt. 

Nous  aurions  demandé  un  délai  à  M.  de  Montyon  ;  mais,  sur 
votre  lettre  et  sur  la  lettre  détaillée  de  l'abbé  Mignot,  nous  n'en 
demandons  plus. 

Le  mot  d'amende  qui  se  trouvait  clans  la  lettre  de  Mme  d'Ar- 
gental,  et  qui  semblait  porter  sur  Mme  Denis,  nous  avait  cruelle- 
ment alarmés  ;  nous  étions  résolus  à  tout  hasarder  plutôt  que  de 
nous  soumettre  à  un  tel  affront3. 

Nous  respirons  depuis  douze  ans  l'air  des  républiques;  mais 
nous  reprenons  gaiement  nos  chaînes  si  elles  ne  sont  pas  dés- 


1.  Note  de  M.  d'Argental  :  «  Cette  raison  est  mauvaise;  M.  le  duc  de  Choi- 
seul  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  d'ajouter  ce  service  aux  autres.  » 

2.  Note  de  31.  d'Argental  :  «  Le  mémoire  et  la  lettre  sont  arrivés  en  même 
temps  ;  la  poste  n'est  point  exacte,  et  c'est  ce  qui  fait  que  monsieur  le  chancelier 
a  reçu  le  procès-verbal  avant  que  nous  en  ayons  eu  l'avis.  » 

3.  Note  de  M.  d'Argental  :  «  Mme  d'Argental  n'a  jamais  parlé  d'amende  que 
comme  devant  tomber  sur  la  Doiret.  » 


44  CORRESPONDANCE. 

honorantes.  Vous  savez  que,  de  cette  petite  affaire-là,  j'ai  eu  une 
attaque  d'apoplexie;  mais  je  ne  veux  pas  en  avoir  deux,  et  je 
veux  mourir  tranquille. 

Je  me  mets  aux  pieds  du  satrape  NalrispK  J'ai  des  raisons 
essentielles  pour  que  l'on  joue  les  Scythes,  et  pour  qu'on  les 
débite  incessamment. 

Le  temps  est  horrible  :  le  thermomètre  est  à  quinze  degrés 
au-dessous  de  la  glace,  comme  en  1709,  dans  notre  Sibérie.  Le 
froid  est,  dit-on,  excessif  à  Paris;  mais  on  peut  apprendre  ses 
rôles  dans  cette  extrême  rigueur  de  la  saison,  et  jouer  la  pièce 
dans  un  temps  plus  doux.  Au  reste,  j'écris  un  mot  de  remercie- 
ment à  M.  le  chevalier  de  Chastellux2,  et  je  vous  supplie  de  vou- 
loir bien  le  lui  faire  remettre. 

//  ne  me  reste  plus  qu'a  baiser  les  ailes  de  mes  anges  avec  mon 
idolâtrie  ordinaire. 

6669.  —  A   M.  LE  MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

13  janvier  au  soir,  par  Genève,  malgré  les  troupes. 

Après  avoir  eu  l'honneur  de  recevoir  votre  lettre  de  Bordeaux, 
concernant  Galien,  je  vous  écrivis,  monseigneur,  le  9  de  janvier. 
Je  reçois  aujourd'hui  votre  lettre  du  29,  par  laquelle  je  vois  que 
je  suis  heureusement  entré  dans  toutes  vos  vues,  et  que  j'avais 
heureusement  prévenu  vos  ordres  concernant  ce  jeune  homme. 

Je  suis  encore  fort  incertain  si  je  partirai  ou  non  pour  aller 
chez  monsieur  l'ambassadeur  en  Suisse,  et  de  là  régler  mes 
affaires  avec  M.  le  duc  de  Wurtemberg.  Vous  seriez  d'ailleurs  bien 
étonné  de  la  raison  principale  qui  peut  me  forcer  d'un  moment 
à  l'autre  à  faire  ce  voyage.  C'est  un  homme  que  vous  connaissez, 
un  homme  qui  vous  a  obligation,  un  homme  dont  vous  vous 
êtes  plaint  quelquefois  à  moi-même,  un  homme  qui  est  mon 
ami  depuis  plus  de  soixante  années,  un  homme  enfin  qui,  par 
la  plus  singulière  aventure  du  monde,  m'a  mis  dans  le  plus 
étrange  embarras.  Je  suis  compromis  pour  lui  de  la  manière  la 
plus  cruelle;  mais  je  n'ai  à  lui  reprocher  que  de  s'être  conduit 
avec  un  peu  trop  de  mollesse;  et,  quoi  qu'il  arrive,  je  ne  trahirai 
point  une  amitié  de  soixante  années,  et  j'aime  mieux  tout  souf- 
frir que  de  le  compromettre  à  mon  tour.  Je  vous  défie  de  devi- 
ner le  mot  de  l'énigme,  et  vous  sentez   bien  que  je  ne  puis 

1.  Praslin. 

2.  La  lettre  667  i. 


ANNÉE    1767. 

l'écrire  ;  mais  vous  devinez  aisément  la  personne1.  Toul  ce  que 

je  sais,  c'est  qu'il  faut  s'attendre  à  tout  dans  celle  vie,  se  tenir 
prêt  à  tout,  savoir  se  sacrifier  pour  l'amitié,  et  se  résignera  la 
fatalité  aveugle  qui  dispose  des  choses  de  ce  monde. 

Cela  n'empêchera  pas  que  je  ne  vous  envoie  ma  tragédie  des 
Scythes  pour  votre  carnaval,  dès  que  vous  m'en  aurez  donné 
l'ordre;  cela  vous  amusera,  et  il  faut  s'amuser. 

Je  vous  demande  très-humblement  pardon  de  la  prière  que 
je  vous  ai  faite2  ;  mais  l'état  où  je  suis  m'y  a  forcé.  Si  je  reste 
dans  mes  montagnes,  nous  serons  obligés  d'envoyer  à  dix  lieues 
chercher  des  provisions,  parce  que  la  communication  est  inter- 
rompue avec  Genève  par  des  troupes;  nos  fermiers  se  sont  enfuis 
sans  nous  payer;  et,  si  je  vais  en  Suisse  et  ailleurs,  le  secours 
que  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  demander  ne  me  sera  pas  moins 
nécessaire. 

Je  suis  bien  de  votre  avis  quand  vous  me  marquez  que  Ga- 
lien3  n'est  pas  encore  en  état  de  faire  l'histoire  du  Dauphiné; 
mais  je  pense  qu'il  est  très  à  propos  de  lui  laisser  amasser  les 
matériaux  qu'il  trouve  dans  ma  bibliothèque,  et  dans  celles  de 
plusieurs  maisons  de  Genève,  où  on  se  fait  un  plaisir  de  l'aider 
dans  ses  recherches.  Il  travaille  beaucoup,  et  même  avec  passion;  . 
il  cultive  sa  mémoire,  qui  est,  comme  tout  le  monde  en  convien- 
dra, tout  à  fait  étonnante  ;  et,  s'il  n'est  pas  un  jour  votre  secrétaire, 
vous  ne  pourrez  mieux  faire  que  de  le  faire  agréer  à  la  Bibliothèque 
du  roi,  place  très-conforme  au  genre  d'étude  vers  lequel  il  se 
porte  avec  une  espèce  de  fureur.  Quand  même  je  ne  serais  pas  à 
Ferney,  il  pourra  toujours  assembler  ses  matériaux  clans  ma 
bibliothèque  et  dans  celles  dont  je  vous  ai  parlé;  après  quoi  son 
style,  que  je  ne  trouve  rien  moins  que  mauvais,  venant  à  se  per- 
fectionner au  bout  de  quelque  temps,  on  le  confiera  à  quelque 
savant  bénédictin  du  Dauphiné,  pour  en  tirer  les  anecdotes  les 
plus  curieuses  pour  l'embellissement  de  l'histoire  de  cette  pro- 
vince, pour  laquelle  il  a  un  violent  penchant,  et  sur  laquelle  il  a 
déjà  huit  portefeuilles  d'anecdotes  et  de  recherches  qu'il  a  faites 
depuis  son  arrivée,  sans  compter  ce  qu'il  avait  déjà  recueilli  dans 
l'endroit4  où  vous  l'avez  si  judicieusement  tenu  pendant  deux 
ans,  temps  qu'il  a  mis  à  profit,  contre  l'ordinaire.  Enfin  j'augure 

1.  D'Arg-ental.  Voltaire  explique  encore  ici  les  choses  à  sa  manière.  (G.  A.) 

2.  Voltaire,  créancier  de  Richelieu,  avait  demandé  deux  cents   louis   à  son 
débiteur;  voyez  lettre  OGGO. 

3.  Voyez  lettre  6530. 

4.  Ce  doit  être  quelque  maison  de  correction. 


46  CORRESPONDANCE. 

bien  de  cette  histoire  du  Dauphiné.  Cette  province,  heureuse- 
ment pour  lui,  n'a  pas  un  écrivain  dont  la  lecture  soit  suppor- 
table. Elle  peut  être  enfin  le  fondement  de  sa  fortune. 

En  vous  priant  d'agréer  mes  hommages  et  ceux  de  M'ne  Denis, 
permettez  que  je  vous  envoie  un  fragment  d'un  endroit  de  ma 
lettre1  à  la  personne  dont  je  vous  ai  parlé;  vous  verrez  par  là  à 
quel  homme  j'ai  affaire.  Je  vous  conjure  de  me  garder  le  plus 
profond  secret. 

6670.   —  A    FRÉDÉRIC, 

LANDGRAVE     DE     H  E  SSE -C  A  S  S  EL . 

A  Femey,  le  13  janvier. 

Monseigneur,  comme  je  sais  que  vous  aimez  passionnément 
les  hypocrites,  je  prends  la  liberté  de  vous  envoyer  pour  vos 
étrennes  un  petit  Éloge  de  l'Hypocrisie-,  adressé  à  un  digne  pré- 
dicant  de  Genève.  Si  cela  peut  amuser  Votre  Altesse  sérénissime, 
l'auteur,  quel  qu'il  soit,  sera  trop  heureux. 

Votre  Altesse  sérénissime  est  informée,  sans  doute,  de  la 
guerre  que  les  troupes  invincibles  de  Sa  Majesté  très-chrétienne 
•font  à  l'auguste  république  de  Genève.  Le  quartier  général  est  à 
ma  porte.  Il  y  a  déjà  eu  beaucoup  de  beurre  et  de  fromage  d'en- 
levé, beaucoup  d'œufs  cassés,  beaucoup  de  vin  bu,  et  point  de 
sang  répandu.  La  communication  étant  interdite  entre  les  deux 
empires,  je  me  trouve  bloqué  clans  ce  petit  château  que  Votre 
Altesse  sérénissime  a  honoré  de  sa  présence.  Cette  guerre  res- 
semble assez  à  la  Secchia  rapita;  et  si  j'étais  plus  jeune,  je  la 
chanterais  assurément  en  vers  burlesques3.  Les  prédicants,  les 
catins,  et  surtout  le  vénérable  Covelle,  y  joueraient  un  beau 
rôle.  Il  est  vrai  que  les  Genevois  ne  se  connaissent  pas  en  vers; 
mais  cela  pourrait  réjouir  les  princes  aimables  qui  s'y  con- 
naissent. La  seule  ebose  que  j'ambitionne  à  présent,  monsei- 
gneur, ce  serait  de  venir  au  printemps  vous  renouveler  mes  sin- 
cères bommages. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


1.  La  lettre  précédente. 

2.  Voyez  cette  pièce,  tome  X,  parmi,  les  Satires. 

3.  Voltaire  a  chanté  la  Guerre  civile  devLGeiiève;  voyez  tome  IX. 


ANNÉE    1767.  47 

0071.  —  A  M.    D'ÉTALLONDE   DE   MORIVAI.'. 

13  janvier. 

Un  homme  qui  a  été  sensiblement  touché  do  vos  malheurs, 
monsieur,  et  qui  est  encore  saisi  d'horreur  du  désastre  d'un  de 
vos  amis2,  désirerait  infiniment  de  vous  rendre  service.  Ayez  la 
bonté  de  faire  savoir  à  quoi  vous  vous  sentez  Je  plus  propre  ;  si 
vous  parlez  allemand,  si  vous  avez  une  belle  écriture,  si  vous 
souhaiteriez  d'être  placé  chez  quelque  prince  d'Allemagne,  ou 
chez  quelque  seigneur,  en  qualité  de  lecteur,  de  secrétaire,  de 
bibliothécaire;  si  vous  êtes  engagé  au  service  de  Sa  Majesté  le 
roi  de  Prusse,  si  vous  souhaitez  qu'on  lui  demande  votre  congé, 
si  on  peut  vous  recommander  à  lui  comme  homme  de  lettres;  en 
ce  cas  on  serait  obligé  de  l'instruire  de  votre  nom,  de  votre  âge, 
et  de  votre  malheur.  11  en  serait  touché;  il  déteste  les  barbares; 
il  a  trouvé  votre  condamnation  abominable. 

Ne  vous  informez  point  qui  vous  écrit,  mais  écrivez  un  long- 
détail  à  Genève,  à  M.  Misopriest3,  chez  M.  Souchai,  marchand 
de  draps,  au  Lion  d'or.  Ayez  la  bonté  de  dire  à  M.  Haas,  chez  qui 
vous  logez,  qu'on  lui  remboursera  tous  les  ports  de  lettres  qu'on 
vous  enverra  sous  enveloppe. 

Voulez-vous  bien  aussi,  monsieur,  nous  faire  savoir  ce  que 
monsieur  votre  père  vous  donne  par  an,  et  si  vous  avez  une  paye 
à  Wesel?  On  ne  peut  vous  rien  dire  de  plus  pour  le  présent,  et  on 
attend  votre  réponse. 

OG72.   —   A   M.   LE    CHEVALIER    DE   BEAUTEVILLE. 

A  Ferney,  13  janvier. 

Monsieur,  Votre  Excellence  va  être  bien  étonnée,  et  va 
prendre  ceci  pour  une  plaisanterie  fort  indiscrète  ;  mais  comme 

1.  Gaillard  d'Étallonde,  condamné  par  contumace  dans  l'horrible  affaire  du 
chevalier  de  La  Barre,  était  fils  du  président  de  l'élection  d'Abbeville.  Échappé 
aux  bourreaux,  il  prit  du  service  sous  le  nom  de  Morival.  Voltaire  le  recommanda 
au  roi  de  Prusse, qui,  plusieurs  annéesaprès,  permit  àd'Étallonde  de  venir  en  France 
pour  faire  casser  sa  condamnation.  Ce  fut  alors  (1775)  que  Voltaire  écrivit  le  Cri 
du  sang  innocent  (voyez  tome  XXÏX,  page  375).  On  offrit  à  d'Etallonde  des  lettre 
de  grâce;  il  les  refusa,  et  sortit  de  France.  Il  alla  voyager  en  Russie.  Ayant  ob- 
tenu, en  1788,  des  lettres  d'abolition,  il  revint  en  France,  se  fixa  à  Amiens,  où  il 
est  mort  pendant  les  premières  années  de  la  Révolution.  (B.) 

2.  Le  chevalier  de  La  Barre. 

3.  Ce  mot  signifie  ennemi  des  préfres. 


48  CORRESPONDANCE. 

je  suis  un  peu  embarrassé  avec  mes  banquiers  de  Genève,  tant 
par  leur  argot  de  change  inintelligible  que  par  leur  agio  trop 
intelligible,  je  suis  obligé  d'avoir  recours  à  votre  protection  ;  je 
suis  un  pauvre  Scythe  qui  implore  les  bontés  d'un  ambassadeur 
persan. 

La  lettre  de  change  ci-jointe  vous  dira  de  quoi  il  est  question. 
Si  vous  daignez  engager  monsieur  le  trésorier  des  Suisses  à  faire 
tenir  cette  lettre  de  changea  Montbéliard,  elle  sera  acceptée  sans 
difficulté,  et  j'espère  venir  prendre  cet  argent  chez  monsieur  le 
trésorier  quand  je  serai  assez  heureux  pour  sortir  de  mon  lit,  et 
pour  venir  vous  faire  ma  cour  dans  votre  royaume.  Il  est  bien 
vrai  que  nous  n'avons  point  eu  aujourd'hui  de  bœuf  pour  faire 
du  bouillon.  Nous  manquons  de  tout;  les  Genevois  mangent  de 
bonnes  poulardes  de  Savoie  ;  on  s'imagine  les  avoir  punis,  et 
c'est  nous  que  l'on  punit.  Le  mal  tombe  surtout  sur  notre  maison. 
Je  prends  la  liberté  grande  de  dire  à  M.  le  duc  de  Choiseul  qu'il 
a  le  diable  au  corps  ;  mais  interea  patitur  justus . 

Si  je  ne  connaissais  pas  votre  extrême  bonté,  je  n'aurais  pas 
tant  d'effronterie. 

Au  reste,  je  vous  réponds  que  je  ne  jouerai  pas  mes  deux 
cents  louis  au  pharaon,  comme  le  chevalier  de  Bouftlers  ;  mais 
aussi  il  ne  m'est  pas  permis,  à  mon  âge,  d'être  aussi  plaisant 
que  lui. 

Permettez -moi  de  dire  les  choses  les  plus  tendres  à  M.  le 
chevalier  de  Taules,  et  daignez  agréer  l'attachement  inviolable 
et  le  profond  respect  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être  de  Votre 
Excellence  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 


OG73.  —  A   M.   ELIE   DE   BEAEMONT. 

A  Fcrney,  13  janvier. 

Vous  jouez  un  beau  rôle,  monsieur  ;  vous  êtes  toujours  le 
protecteur  de  l'innocence  opprimée.  Vous  avez  dû  être  aussi 
bien  reçu  en  Angleterre  qu'un  juge  des  Calas  le  serait  mal.  Une 
nation  ennemie  des  préjugés  et  de  la  persécution  était  faite  pour 
vous.  Je  n'ose  me  flatter  que  vous  fassiez  aux  Alpes  et  au  mont 
Jura  le  même  honneur  que  vous  avez  fait  à  la  Tamise;  mais  je 
crois  que  j'oublierais  ma  vieillesse  et  mes  maux  si  vous  faisiez 
ce  pèlerinage. 

Je  cherche  actuellement  les  moyens  de  vous  faire  parvenir 


ANNÉE    171,7.  49 

quelques  livres  assez  curieux  qu'on  m'a  envoyés  de  Hollande.  Le 
commerce  des  pensées  est  un  peu  interrompu  en  France;  on  dit 
même  qu'il  n'est  pas  permis  d'envoyer  des  idées  de  Lyon  ;'i  Paris. 
On  saisit  les  manufactures  de  l'esprit  humain  comme  des  étoffes 
défendues.  C'est  une  plaisante  politique  de  vouloir  que  les 
hommes  soient  des  sots,  et  de  ne  faire  consister  la  gloire  de  la 
France  que  dans  l'opéra-comique.  Les  Anglais  en  sont-ils  moins 
heureux,  moins  riches,  moins  victorieux,  pour  avoir  cultivé  la 
philosophie?  Us  sont  aussi  hardis  en  écrivant  qu'en  combattant, 
et  bien  leur  en  a  pris.  Nous  dansons  mieux  qu'eux,  je  l'avoue  ; 
c'est  un  grand  mérite,  mais  il  ne  suffit  pas.  Locke  et  Newton 
valent  bien  Dupré  et  Lulli. 

Mille  respects  a  votre  aimable  femme,  qui  pense.  Conservez- 
moi  vos  bontés. 

667i.   —  A   M.   LE   CHEVALIER   DE   CHASTELLUX'. 

Au  château  de  Ferney,  par  Genève,  14  janvier. 

Monsieur,  il  y  a  des  malheurs2  qui  produisent  les  choses  du 
monde  les  plus  heureuses.  Votre  philosophie  et  votre  générosité 
ont  secouru  l'innocence  menacée.  Permettez-moi  de  vous  témoi- 
gner la  reconnaissance  dont  je  serai  pénétré  toute  ma  vie.  Souf- 
frez aussi  que  je  félicite  mon  siècle  de  ce  qu'il  produit  des  âmes 
comme  la  vôtre,  qui  désarment  la  superstition  :  cela  ne  serait  pas 
arrivé  il  y  a  vingt  ans. 

J';ii  l'honneur  d'être,  avec  autant  de  reconnaissance  que  de 
respect,  monsieur,  votre,  etc. 

6675.   —   A   M.   DAMILAVILLE. 

14  janvier. 

Votre  lettre  du  8  de  janvier,  mon  cher  ami,  m'a  remis  un 
peu  de  baume  dans  le  sang  ;  c'est  le  sort  de  toutes  vos  lettres. 
Le  président  du  bureau  n'est  pas  pour  les  fidèles:  mais  le  che- 
valier de  Chastellux  est  fidèle  ;  M.  de  Montyon3  est  fidèle  aussi, 


1.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Le  chevalier  de  Chastellux  a  écrit  en  marge  la  note  suivante  :  «  11  s'agissait 
dans  cette  lettre  de  livres  arrêtés.  Je  ne  me  rappelle  pas  à  quel  propos;  mais  c'était 
toujours  une  recommandation  auprès  de  M.  d'Aguesseau  (fils  du  chancelier  et 
oncle  de  Chastellux)  que  M.  de  V.  avait  demandée.  » 

:î.  A  qui  est  adressée  la  lettre  6663. 

45. — Correspondance.   XIII.  i 


50  CORRESPONDANCE, 

et  c'est  beaucoup.  Il  y  a  vingt  ans  qu'on  n'aurait  pas  trouvé  les 
mêmes  appuis.  Laissez  crier  les  barbares,  laissez  glapir  les 
Welches;  la  philosophie  est  bonne  à  quelque  chose. 

Il  se  peut  faire  qu'en  brûlant  une  toise  cube  de  papiers, 
lorsque  je  faisais  mes  paquets,  j'aie  brûlé  aussi  le  billet  de  onze 
cents  livres  dont  vous  me  parlez  ;  mais  le  remède  est  entre  vos 
mains. 

Je  suppose  que  vous  avez  déjà  donné  les  trois  cents  francs 
à  M.  Lembertad  l.  Il  faut  pardonner  si  on  n'a  pas  exécuté  tous 
ses  ordres.  Il  doit  deviner  la  confusion  horrible  où  l'on  est;  nous 
avons  des  troupes,  et  nous  ne  mangeons  actuellement  que  de  la 
vache. 

Les  Sirven  ont  de  l'argent  pour  leur  voyage  et  pour  leur  sé- 
jour ;  ils  sont  à  vos  ordres.  Je  mourrai  content  quand  nous  aurons 
joint  la  vengeance  des  Sirven  à  celle  des  Galas. 

Envoyez,  je  vous  prie,  à  M.  Lembertad  la  copie  de  ma  lettre 
à  M.  le  chevalier  de  Pezay;  elle  le  regarde  beaucoup.  Je  puise 
ma  sensibilité  pour  les  innocents  malheureux  dans  le  même 
fonds  dont  je  tire  mon  inflexibilité  envers  les  perfides.  Si  je 
haïssais  moins  Rousseau  je  vous  aimerais  moins.  Écr.   l'inf..... 

0676.   —  A  M.   LE   MARQUIS    DE   FLORIAN. 


Mon  cher  grand  écuyer  de  Babylone,  il  est  juste  qu'on  vous 
envoie  les  Scythes  et  les  Persans  :  cela  amusera  la  famille;  notre 
abbé  turc2  y  a  des  droits  incontestables.  Vous  pourrez  prier 
Mlle  Durancy  à  dîner  :  elle  trouvera  son  rôle  noté  dans  l'exem- 
plaire que  je  vous  enverrai  ;  voilà  pour  votre  divertissement 
du  carnaval.  Nous  répétons  la  pièce  ici  ;  elle  sera  parfaitement 
jouée  par  M.  et  Mme  de  La  Harpe,  et  j'espère  qu'après  Pâques 
M.  de  La  Harpe  vous  rapportera  une  pièce  intéressante  et  bien 
écrite. 

Nous  remercions  mon  Turc  bien  tendrement.  Mme  Denis  et 
moi,  nous  l'aimons  à  la  folie,  puisqu'il  a  du  courage  et  qu'il 
en  inspire3.  C'est  une  énigme  dont  il  devinera  le  mot  aisément. 

Je  viens  d'écrire  à  Morival,  ou  plutôt  de  lui  faire  écrire;  et 


1.  D'Alembert. 

'2.  L'abbé  Mignot,  neveu  de  Voltaire,  travaillait  à  son  Histoire  de  l'empire  otto- 
man, qui  vil  le  jour  en  1771.  quatre  volumes  in-12. 
o.  Il  s'était  remué  pour  l'affaire  Le  Jeune. 


ANNÉE  1  767.  , 

dès  que  j'aurai  sa  réponse  j'agirai  fortement  auprès  du  prince 
dont  il  dépend.  Ce  prince  m'écrit  tous  les  quinze  jours;  il  fait 

tout  ce  que  je  veux.  Les  choses  dans  ce  monde  prennenl  des 
faces  bien  différentes;  tout  ressemble  à  Janus;  tout,  avec  le 
temps,  a  un  double  visage.  Ce  prince  ne  conrtaîl  point  Morival, 
sans  doute;  mais  il  connaît  très-bien  son  désastre.  11  m'en  a 
écrit  plusieurs  fois  avec  la  plus  violente  indignation,  et  avec  une 
horreur  presque  égale  à  celle  que  je  ressens  encore. 

Il  y  a  des  monstres  qui  mériteraient  d'être  décimés.  Je  vous 
prie  de  me  dire  bien  positivement  si  le  premier  mémoire1  que 
vous  eûtes  la  boulé  de  m'envoyer  de  la  campagne  est  exactement 
vrai.  En  cas  que  le  frère  de  Morival  veuille  fournir  quelques 
anecdotes  nouvelles,  vous  pourrez  nous  les  faire  tenir  sous  l'en- 
veloppe de  M.  Hennin,  résident  du  roi  à  Genève. 

Vous  savez  que  nous  sommes  actuellement  environnés  de 
troupes,  comme  de  tracasseries.  Nous  mangeons  de  la  vache.-  le 
pain  vaut  cinq  sous  la  livre  ;  le  bois  est  plus  cher  qu'à  Paris. 
Nous  manquons  de  tout,  excepté  de  neige.  Oh!  pour  cette  den- 
rée, nous  pouvons  en  fournir  l'Europe.  Il  y  en  a  dix  pieds  de 
haut  dans  mes  jardins,  et  trente  sur  les  montagnes.  Je  ne  dirai 
pas  que  je  prie  Dieu  qu'ainsi  soit  de  vous. 

Florianet-  a  écrit  une  lettre  charmante,  en  latin,  à  père  Adam. 
Je  vous  prie  de  le  baiser  pour  moi  des  deux  côtés.  J'embrasse  de 
tout  mon  cœur  la  mère  et  le  fils. 


6677.   —  DE    M.    HENNIN  K 

Genève,  le  14  janvier  1707. 

.M.  Dupuits,  qui  m'a  vu  sedentem  m  telonioi,  vous  dira,  monsieur, 
quelle  est  ma  vie.  Je  suis  aussi  embarrassé  que  vous  de  savoir  comment  ceci 
finira.  Vous  connaissez  ma  façon  de  penser  sur  ces  affaires,  qui  n'ont  pas 
peut-être  été  menées  comme  nous  l'avions  espéré.  Vous  pouvez  être  sur  que 
je  me  vais  jeter  à  la  traverse  de  tout  mon  pouvoir;  mais  je  crains  qu'il  ne 
soit  bien  tard.  D'ailleurs,  il  y  a  ici  de  la  part  des  représentants  des  manœuvres 
très-punissables.  Je  vous  en  dirai  davantage  quand  je  pourrai  quitter  ma 
prison;  mais  je  suis  bloqué  comme  les  autres,  quoique  par  des  motifs  diffé- 
rents. J'attends  de  vos  nouvelles  avec  impatience,  et  j'ai  prié  .AI.  Dupuits 


1.  Voyez,  tome  XLIV,  page  3i8,  l' Extrait  d'une  lettre  d'Abbeville. 

2.  Florian,  auteur  d'Estelle,  etc. 

'■>.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,   1825. 

t.  Vidit  hominem  sedentem  in  telonio.  (Saint  'Matthieu,  chap.  i\.  verset  9 


52  CORRESPONDANCE. 

de  m'en  donner.  Vous  savez,  monsieur,  combien  je  vous  suis  et  serai  tou- 
jours tend:ement  attaché. 

P.  S.  Avertissez  qu'on  se  taise  chez  vous  sur  nos  affaires.  J'ai  des  rai- 
sons pour  vous  en  avertir. 

6678.    —  A    M.   LE    PRÉSIDENT  DE    RUFFEY». 

A  Ferney,  le  15  janvier  1767. 

Mon  cher  président,  il  est  vrai  que  je  suis  environné  de  deux 
fléaux  :  dix  pieds  de  neige  et  des  dragons2;  toute  communication 
avec  Genève  est  interrompue;  nous  éprouvons  la  plus  cruelle 
disette,  et  j'ai  cent  bouches  à  nourrir  par  jour.  Je  ne  réponds  pas 
des  filles  de  Tournay,  mais  je  réponds  des  bois  qui  sont  encore 
plus  vieux  que  moi.  et  beaucoup  plus  gros,  et  en  fort  petite  quan- 
tité*; il  n'y  a  que  les  taillis  qui  soient  la  proie  du  soldat,  et  M.  le 
président  de  Brosses  ne  m'a  point  laissé  de  taillis.  11  n'y  a  pas, 
Dieu  merci,  dans  son  bouquet,  qu'il  appelle  forêt,  de  quoi  faire 
deux  moules  de  bois  pour  me  chauffer.  J'ai  dix  fois  plus  de  bois 
à  Ferney  qu'il  n'y  en  a  à  Tournay,  et  il  faut  que  j'en  achète  pour 
quatre  mille  francs  par  an. 

Si  M.  de  Brosses  m'avait  connu,  il  aurait  eu  des  procédés  plus 
généreux  avec  moi.  J'aimais  Tournay,  je  me  serais  plu  à  l'embel- 
lir selon  ma  coutume.  J'ai  bâti  onze  maisons  à  Ferney,  parmi 
lesquelles  il  y  en  a  de  très-jolies,  et  qui  produisent  des  lods  con- 
sidérables4; j'ai  augmenté  le  nombre  des  charrues  et  quadruplé 
celui  des  habitants.  J'en  aurais  usé  ainsi  à  Tournay  ;  j'aurais  eu 
son  amitié,  et  il  aurait  retrouvé  après  ma  mort  la  plus  jolie  terre 
de  la  province.  Mais  je  l'ai  entièrement  abandonnée.  J'ai  donné 
Je  château  pour  rien  à  mes  libraires,  et  le  rural  à  un  Suisse,  qui 
m'en  rend  environ  dix-sept  cents  livres,  en  comptant  ce  qu'il 
fournit  en  nature'.  Il  y  a  quatre  ans  que  je  n'y  ai  mis  le  pied_ 
M.  de  Brosses  me  l'a  vendue  à  vie,  à  l'âge  de  soixante  et  six  ans, 
quarante-cinq  mille  livres.  J'ai  fait  en  ma  vie  de  plus  grandes 
1  te  rtes. 

i.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

2.  Ea  frontière  de  France  était  garnie  de  troupes,  à  raison  des  troubles  qui 
agitaient  Genève  malgré  notre  médiation.  (Th.  F.) 

3.  Ceci  a  trait  sans  doute  à  quelques  nouveaux  abus  de  jouissance  à  Tournay, 
dont  M.  de  Brosses  avait  entretenu  M.  de  Ruffey,  qui  en  avait  écrit  à  Vol- 
taire. (Tu.  F.) 

4.  Les  lods  étaient  un  droit  pécuniaire  dû  au  seigneur  lorsqu'un  immeuble 
dépendant  de  sa  terre  changeait  de  main  par  vente,  échange  ou  donation.  (Tu.  F.) 

5.  Voltaire  varie  continuellement  sur  cette  évaluation.  (Th.  F.) 


A.NNÉE    1767.  53 

Présentez,  je  vous  prie,  mes  tendres  respects  à  M.  l'ancien  pre. 
rnier  président  de  La  Marche.  Je  n'ai  jamais  fait  qu'un  bon 
marché,  c'est  avec  M.  Pourchet1;  je  lui  ai  envoyé  de  mauvais 
ouvrages  qu'il  m'avait  demandés,  et  il  m'a  donné  de  bon  vin.  si 
vous  voulez,  mon  cher  président,  quelques  exemplaires  du  re- 
cueil fait  par  les  Cramer,  je  vous  en  ferai  tenir  sans  exiger  seule- 
ment une  bouteille  de  bourgogne;  mais  je  ne  pourrai  vous  les 
envoyer  reliés,  parce  qu'il  n'y  a  plus  moyen  de  faire  travailler 
un  seul  ouvrier  de  Genève. 

En  vous  remerciant  de  la  bonté  avec  laquelle  vous  avez  parlé 
de  moi  à  M.  le  chevalier  de  Boufflers.  Ne  m'oubliez  pas  auprès 
de  M.  LeGouz*. 


6679.    —   DE    FRÉDÉRIC   II,    ROI  DE    PRUSSE. 

Berlin,  16  janvier. 

J'ai  lu  loutos  les  pièces  que  vous  m'avez  envoyées.  Je  trouve  le  Trium- 
virat rempli  de  beaux  détails.  Les  pièces  contre  Yinf...  sont  si  fortes  que, 
depuis  Celse,  on  n'a  rien  publié  de  plus  frappant.  L'ouvrage  de  Boulanger 
est  supérieur  à  l'autre3,  et  plus  à  la  portée  des  gens  du  monde,  pour  qui  de 
longues  déductions  fatiguent  l'esprit,  relâché  et  détendu  par  les  frivolités 
qui  l'enervent  continuellement. 

H  ne  reste  plus  de  refuge  au  fantôme  de  l'erreur.  Il  a  été  flagellé  et 
frappé  sur  toutes  ses  faces,  sur  tous  ses  côtés.  Partout  je  vois  ses  blessures, 
et  nulle  part  d'empiriques  empressés  à  pallier  son  mal.  Il  est  tmeps  de  pro- 
noncer son  oiaison  funèbre,  et  de  l'enterrer.  Vous  défaites  le  charme,  et 
l'illusion  se  dissipe  en  fumée.  Je  crains  bien  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi  des 
roubles  intestins  de  Genève.  J'augure,  selon  les  nouvelles  publiques,  que 
nous  touchons  au  dénoûment,  qui  causera  ou  une  révolution  dans  le  gouver- 
nement, ou  quelque  tragédie  sanglante... 

Quoi  qu'il  en  arrive,  les  malheureux  trouveront  un  asile  ouvert  où  ils  le 
souhaitent.  C'est  à  eux  à  déterminer  le  moment  où  ils  voudront  en  profiter. 

La  cour  de  France  traite  ces  gens  avec  une  hauteur  inouïe,  et  j'avoue 
que  j'ai  peine  à  concevoir  pourquoi  sa  décision  se  trouve  actuellement  dia- 
métralement opposée  à  celle  qu'elle  porta  sur  la  même  affaire,  il  y  a  trente 

1.  Je  trouve  un  M.  Pourcher,  ingénieur  en  chef  du  canal  du  Charolais,  mort 
en  1778,  auteur  de  planches  géographiques  gravées  par  Monnier. 

Je  trouve  aussi  un  conseiller  au  parlement  de  Dijon,  du  nom  de  Pourclier, 
reçu  le  3  décembre  1746,  remplacé  en  1777.  (Tu.  F.) 

2.  Bénigne  Le  Gouz  de  Garland,  né  à  Dijon  en  1695,  mort  le  17  mars  1T71. 
avait  étudié  avec  Voltaire  au  collège  de  Clermont,  aujourd'hui  de  Louis-le- 
Grand.  (Tu.  F.) 

3.  Quelques  ouvrages  philosophiques  île  M.  de  Voltaire  furent  publiés  d'abord 
sous  les  noms  de  Boulanger,  Fréret,  Bolingbroke,  etc.  (K.) 


54  CORRESPONDANCE. 

années.  Ce  qui  était  juste  alors  doit  l'être  à  présent.  Les  lois  sur  lesquelles 
cette  république  est  fondée  n'ont  point  changé;  le  jugement  devait  donc  êtr  i 
le  même.  Voilà  ce  que  l'on  pense  dans  le  Nord  sur  cette  affaire. 

Peut-être  dans  le  Sud  fait-on  des  gloses  sur  la  liberté  de  conscience 
sollicitée  pour  les  dissidents.  Je  me  suis  fourré  dans  la  eomparsa,  et  je  n'ai 
pas  voulu  jouer  un  rôle  principal  dans  cette  scène.  Les  rois  d'Angleterre  et 
du  Nord  ont  pris  le  même  parti;  l'impératrice  de  Russie  décidera  cette  que- 
relle avec  la  république  de  Pologne,  comme  elle  pourra.  Les  dissensions  ' 
polonaises  et  les  négociations  italiennes  sont  à  peu  près  de  la  même  espèce  : 
il  faut  vivre  longtemps  et  avec  une  patience  angélique  pour  en  voir  la  fin. 

Je  vous  souhaite,  en  attendant,  la  bonne  année,  santé,  tranquillité,  el 
bonheur;  et  qu'Apollon,  ce  dieu  des  vers  et  de  la  médecine,  vous  comble 
de  ses  doubles  faveurs.  T 'aie. 

FED  ÉRIC 


0680.  —  A  M.    LE    MARQUIS   D'ARGENCE    DE    DIRAC. 


Je  vous  écris,  mon  cher  marquis,  mourant  de  froid  et  de 
faim,  au  milieu  des  neiges,  environné  de  la  légion  de  Flandre 
et  du  régiment  de  Conti,  qui  ne  sont  pas  plus  à  leur  aise  que 
moi. 

J'ai  été  sur  le  point  de  partir  pour  Soleure,  avec  monsieur 
l'ambassadeur  de  France  ;  j'avais  fait  tous  mes  paquets.  J'ai  perdu 
dans  ce  remue-ménage  l'original  de  votre  lettre  à  M.  le  comte  de 
Périgord2.  Je  vous  supplie  de  me  renvoyer  la  copie  que  vous 
avez  signée  de  votre  main  ;  et  sur-le-champ  nous  mettrons  la 
main  à  l'œuvre,  et  tout  sera  en  règle.  Les  Genevois  payeront,  je 
crois,  leurs  folies  un  peu  cher.  Ils  se  sont  conduits  en  imperti- 
nents et  en  insensés  ;  ils  ont  irrité  M.  le  duc  de  Choiseul,  ils  ont 
abusé  de  ses  bontés,  et  ils  n'ont  que  ce  qu'ils  méritent. 

M.  Boursier  ne  peut  vous  envoyer  que  dans  un  mois,  ou  en- 
viron, les  bouteilles  de  Colladon  3  qu'il  vous  a  promises.  Ces  li- 
queurs sont  fort  nécessaires  pour  le  temps  qu'il  fait;  elles  doivent 
réchauffer  des  cœurs  glacés  par  huit  ou  dix  pieds  de  neige  qui 
couvrenl  la  terre  dans  nos  cantons. 

Conservez-moi  votre  amitié,  mon  cher  marquis;  la  mienne 
pour  vous  ne  finira  qu'avec  ma  vie. 


1.  «Les  discussions.  »  (Êdit.  de  Berlin.) 

w2.  Voltaire  en  a  déjà  parlé  dans  la  lettre  6605. 

lî.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  6661. 


ANNÉE     1767.  ;;;, 

6681.  —  A   M.   D'ALEMBERT. 

18  janvier. 

Je  no  peux  jamais  vous  écrire  que  par  ricochet,  mon  cher 
philosophe  ;  nous  avons  une  guerre  cruelle  avec  les  Genevois. 
Notre  armée  s'est  déjà  emparée  de  plus  de  douze  bouteilles  de 
vin  et  de  six  pintes  de  lait  qui  [tassaient  aux  ennemis.  Tout  le 
poids  de  la  guerre  est  tombe  sur  nous.  Nous  n'avons  pas,  à  la 
lettre,  de  quoi  faire  du  bouillon. 

Il  n'est  pas  physiquement  possible  que  Je  sieur  Regnard1 
donne  vingt-cinq  louis  d'or  d'un  discours2  académique,  dont  on 
vend  d'ordinaire  cent  exemplaires  tout  au  plus. 

Voici  des  vers  à  la  louange  de  Vernet3,  qu'on  m'a  confiés.  On 
parle  d'un  poëme  sur  la  Guerre  de  Genève,  qui  ne  sera  pas  aussi 
long  que  la  Secchia  rapita,  mais  qui  doit  être  plus  comique. 

Je  fais  d'avance  mille  tendres  compliments  à  M.  Thomas4. 
Fourrez-moi  beaucoup  de  ces  gens-là  dans  l'Académie  quand 
fous  en  trouverez. 

J'adresse  à  l'abbé  d'Olivet  une  petite  réponse"  à  sa  Prosodie; 
il  doit  vous  la  remettre  :  il  y  est  beaucoup  question  de  votre  cor- 
respondant du  Brandebourg.  Quand  votre  correspondant  du 
mont  Jura  pourra-t-il  vous  embrasser? 

6652.   —  A   M.   LE   RICHE. 

18  janvier. 

Mes  fréquentes  maladies,  monsieur,  et  des  affaires  non  moins 
tristes  que  les  maladies,  m'ont  privé  longtemps  de  la  consolation 
de  vous  écrire. 

Il  y  a  un  paquet  pour  vous  à  Nyon  en  Suisse,  depuis  plus  de 
quinze  jours  ;  les  neiges  ne  lui  permettent  pas  de  passer,  et  je  ne 
sais  même  par  quelle  voie  il  pourra  vous  parvenir,  à  moins  que 
vous  ne  m'en  indiquiez  une. 

Je  vous  suis  très-obligé  des  éclaircissements  historiques6  que 


I.  Imprimeur  de  l'Académie  française. 

•1.  11  s'agit  du  Discours  sur  les  avantages  de  la  pair  el  les  inconvénients  de  la 
guerre,  par  La  Harpe. 

3.  Eloge  de  l'hypocrisie;  voysz  tome  X. 

4.  Reçu  à  l'Académie  française  le  22  janvier. 

5.  Voyez  lettre  B652. 

6.  Ce  sont   probablement  ceux  que  Voltaire   donne  tome  XXVI,    page  151,  et 
qu'il  dit  tenir  d'un  homme  en  place. 


56  CORRESPONDANCE. 

vous  avez  bien  voulu  me  donner  sur  un  des  plus  grands  génies 
qu'ait  jamais  produits  la  Franche-Comté,  Nonotte.  Le  mal  est 
que  beaucoup  d'imbéciles  sont  gouvernés  par  des  gens  de  cette 
espèce,  et  qu'on  les  croit  souvent  sur  leur  parole.  Les  honnêtes 
gens  qui  pourraient  les  écraser  ne  font  point  un  corps,  et  les 
fanatiques  en  font  un  considérable.  Si  on  ne  se  réunit  pas,  tout 
est  perdu.  Il  est  bien  juste  que  les  esprits  raisonnables  soient 
amis  ;  et  votre  amitié,  monsieur,  fait  une  de  mes  consolations. 

6683.  —  A   M.   L'ABBÉ    D'OLIVET. 

A  Ferney,  18  janvier. 

J'ai  voulu  attendre,  mon  cher  maître,  que  ma  réponse1  à 
votre  Prosodie  fût  imprimée,  pour  vous  dire  en  quatre  mots  com- 
bien je  vous  aime.  Grâce  à  Dieu,  nos  académiciens  ne  tombent 
point  dans  les  ridicules  dont  je  me  plains  dans  ma  réponse,  et  le 
bon  goût  sera  toujours  le  partage  de  cette  illustre  compagnie, 
à  qui  je  présente  mon  profond  respect. 

Vous  allez  recevoir  un  homme2  pour  qui  j'ai  la  plus  grande 
estime.  Au  reste,  je  vous  renvoie  à  M.  d'Alembert  pour  lesew; 
il  les  contrefaisait  autrefois  le  plus  plaisamment  du  monde. 

Adieu;  conservez-moi  les  bontés  dont  je  me  vante  dans  ma 
lettre  imprimée. 

6684.  —  A   M.   DAMILAVILLE. 

18  janvier. 

Je  n'ai  que  le  temps,  mon  cher  ami,  de  vous  envoyer  ces  deux 
rogatons.  Ils  ont  fait  diversion  dans  mon  esprit  quand  j'ai  été 
accablé  de  chagrins.  Envoyez-en  un  exemplaire  de  chacun  à 
Thieriot;  il  en  fera  sa  cour  à  son  correspondant  d'Allemagne. 

J'attends  de  vos  nouvelles,  mon  cher  ami,  sur  l'affaire  des 
Sirven  et  sur  tout  le  reste. 


6685.    —   A    M.    DAMILAVILLE. 

19  janvier. 

Je  n'ai  rien  à  vous  mander,  mon  cher  ami,  sinon  que  je  suis 
toujours  bloqué  par  les  neiges  et  par  les  soldats  ;  que  nous  man- 

1.  C'est  la  lettre  6652. 

2.  Thomas;  voyez  lettre  6625. 


ANNÉE    17  67.  57 

quons  de  tout  à  Ferney;  que  nous  n'avons  nulle  nouvelle  de 
l'affaire  delà  Doiret;  que  je  suis  très-malade  et  très-affligé,  ei 
que  votre  amitié  me  console.  Il  me  semble  que,  si  j'avais  de  l'ar- 
gent, je  le  mettrais  à  la  Banque  royale.  Cette  opération  de  finance 
me  paraît  belle  et  bonne. 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  donner  cours  à  l'incluse. 

6686.   —  A   M.   LE    CHEVALIER   DE   BEAUTEVILLE. 

A  Ferney,  lll  janvier  au  soir. 

Monsieur,  je  ne  vous  demande  pas  pardon  de  mon  ignorance, 
mais  de  ma  sottise;  heureusement  Votre  Excellence  est  indul- 
gente et  remplie  de  bontés.  J'avais  imaginé  que  je  pourrais, 
lorsque  la  saison  serait  moins  cruelle,  venir  vous  faire  ma  cour 
à  Soleure,  et  aller  ensuite  arranger  mes  petites  affaires  avec  Sa 
très-dérangée  Altesse  le  duc  de  Wurtemberg.  Je  croyais  que 
messieurs  les  trésoriers  des  lignes,  qui  font  quelquefois  toucher 
de  J'aigent  à  Bàle,  pourraient  accepter  la  petite  négociation  que 
je  proposais,  le  receveur  du  duc  à  Montbéliard  m'ayant  assuré 
qu'ils  payeraient  sans  difficulté.  Je  trouve  actuellement  un  cor- 
respondant à  Neuchàtel  qui  me  fera  mes  remises.  Je  ne  puis  re- 
mercier assez  Votre  Excellence  de  ses  offres  généreuses.  M.  Hen- 
nin ne  nous  a  donné  qu'un  passe-port  signé  de  lui  pour  le 
commissionnaire  qui  porte  nos  lettres.  J'avoue  que  nous  avons 
mangé  aujourd'hui  des  soles  aussi  fraîches  que  si  elles  avaient 
été  pêchées  ce  matin  ;  mais,  par  Apicius,  ce  n'est  pas  à  M.  Hen- 
nin que  nous  en  avons  l'obligation.  Nous  manquons  précisément 
de  tout  ;  nous  n'avons  autour  de  nous  que  des  neiges.  La  voilure 
publique  de  Lyon  n'arrive  plus;  nous  sommes  bloqués,  nous 
sommes  les  seuls  qui  souffrons.  Les  officiers  qui  nous  assiègent 
en  conviennent.  J'ai  pris  la  liberté  d'en  écrire  un  mot  à  M.  le  duc 
de  Choiseul1,  et  beaucoup  de  mots  à  MM.  Dubois  et  de  Bournon- 
ville  2;  il  est  très-certain  que  les  Genevois  peuvent  faire  venir 
tout  ce  qu'ils  veulent  par  la  Savoie,  par  Milan,  par  la  Suisse,  par 
le  Valais;  qu'ils  peuvent  manger  des  gelinottes,  et  de  tout, 
excepté  des  soles.  Ils  ont  de  bon  sucre,  de  bon  café,  de  bonne 
bougie,  et  moi  rien,  tout  comme  Fréron^.  La  guerre  et  les  neiges 
finiront  quand  il  plaira  à  Dieu. 

1 .  Lettre  6662. 

2.  Ces  deux  lettres  manquent. 

3.  Dans  VÉcossaise,  acte  I,  scène  i  ;  voyez,  tome  V,  page  421. 


58  CORRESPONDANCE. 

A  l'égard  de  la  petite  affaire1  à  laquelle  Votre  Excellence  a 
daigné  s'intéresser,  je  laisse  agir  ceux  qui  en  sont  les  auteurs. 
J'ai  l'honneur  d'être,  avec  un  profond  respect  et  un  attachement 
inviolable,  monsieur,  de  Votre  Excellence  le  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur. 

Voltaire. 


6687.   —  A    M.    LE    COMTE    DE    LA    TOURAILLE. 

Au  château  de  Ferney,  le  19  janvier. 

Je  suis  vieux,  monsieur,  malade,  borgne  d'un  œil,  et  malé- 
fjcié  de  l'autre.  Je  joins  à  tous  ces  agréments  celui  d'être  assiégé, 
ou  du  moins  bloqué.  Nous  n'avons,  dans  ma  petite  retraite,  ni 
de  quoi  manger,  ni  de  quoi  boire,  ni  de  quoi  nous  chauffer; 
nous  sommes  entourés  de  soldats  de  six  pieds,  et  de  neiges 
hautes  de  dix  ou  douze;  et  tout  cela  parce  que  J.-J.  Rousseau  a 
échauffé  quelques  têtes  d'horlogers  et  de  marchands  de  draps. 
La  situation  très-triste  où  nous  nous  trouvons  ne  m'a  pas  per- 
mis de  répondre  plus  tôt  à  l'honneur  de  votre  lettre  :  vous  êtes 
trop  généreux  pour  n'avoir  pas  pour  moi  plus  de  pitié  que  de 
colère. 

Nous  avons  ici  M.  et  MnK'  de  La  Harpe,  qui  sont  tous  deux 
très -aimables.  M.  de  La  Harpe  commence  à  prendre  un  vol  supé- 
rieur; il  a  remporté  deux  prix  de  suite  à  l'Académie,  par  d'ex- 
cellents ouvrages.  J'espère  qu'il  vous  donnera  à  Pâques  une  fort 
bonne  tragédie. 

Il  eut  l'honneur  de  dédier  à  M.  le  prince  de  Condé  sa  tra- 
gédie de  Waiwick,  qui  avait  beaucoup  réussi.  J'ai  vu  une  ode2 
de  lui  à  Son  Altesse  sérénissime,  dans  laquelle  il  y  a  autant  de 
poésie  que  dans  les  plus  belles  de  Rousseau.  Il  mérite  assurément 
la  protection  du  digne  petit-fils  du  grand  Condé.  Il  a  beaucoup 
de  mérite,  et  il  est  très-pauvre.  Il  ne  partage  actuellement  que 
la  disette  où  nous  sommes. 

Adieu,  monsieur  ;  agréez  les  assurances  de  mes  tendres  et 
respectueux  sentiments,  et  ayez  la  bonté  de  me  mettre  aux  pieds 
de  Son  Altesse  sérénissime3. 


1.  L'affaire  Le  Jeune  ou  Doiret. 

2.  Ode  à  monseigneur  le  prince  de  Condé,  au  retour  de  la  campagne  de  1763. 

3.  La  Touraille  était  écuyer  du  prince  de  Condé;  voyez  tome  XL,  page  326. 


A.NNÉE    1767.  59 


6688.   —  A   M.  LE    CONSEILLER    LE    BAULT  ». 

A  Ferney,  I'1  jan\  ier  1767. 

Monsieur,  il  y  a  environ  six  semaines  que  j'ai  reçu  cent  bou- 
teillesde  vin  sans  aucun  avis,  et  comme  nous  sommes  bloqués 
actuellement  de  tous  côtés  par  les  soldats2  et  par  les  neiges,  il  ne 
m'est  pas  possible  de  savoir  d'où  ce  vin  nous  est  venu.  Je 
soupçonne  que  c'est  vous  qui  me  l'avez  envoyé,  et  je  voudrais 
savoir  ce  que  je  vous  dois.  Plût  à  Dieu  que  votre  bonté  pût  dous 
consoler  clans  la  disette  extrême  où  nous  sommes  de  tout  ce  qui 
est  nécessaire  à  la  vie;  nous  manquons  de  tout  sans  aucune  exa- 
gération. Nous  sommes  précisément  à  Ferney  comme  dans  une 
ville  assiégée.  Je  ne  m'attendais  pas  à  soutenir  ici  les  horreurs 
de  la  guerre  dans  mes  derniers  jours.  Cela  serait  bien  plaisant, 
si  cela  n'était  pas  insupportable. 

Je  vous  supplie  de  me  mettre  aux  pieds  de  Mmc  Le  Bault, 
île  monsieur  le  premier  président,  et  de  monsieur  le  procureur 
général. 

J'ai  1  honneur  d'être,  avec  bien  du  respect,  monsieur,  votre 
très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

6689.  —  a  madame  la  marquise  de  boufflers. 

A  Ferney,  21  janvier. 

Madame,  non-seulement  je  voudrais  faire  ma  cour  à  AI""  la 
princesse  de  Beauvau,  mais  assurément  je  voudrais  venir,  à  sa 
suite,  me  mettre  à  vos  pieds  dans  les  beaux  climats  où  vous  êtes  ; 
et  croyez  que  ce  n'est  pas  pour  le  climat,  c'est  pour  vous,  s'il 
vous  plaît,  madame.  M.  le  chevalier  de  Boufflers,  qui  a  ragaillardi 
mes  vieux  jours,  sait  que  je  ne  voulais  pas  les  finir  sans  avoir  eu 
la  consolation  de  passer  avec  vous  quelques  moments.  Il  est  fort 
difficile  actuellement  que  j'aie  cet  honneur  :  trente  pieds  de  neige 
sur  nos  montagnes,  dix  dans  nos  plaines,  des  rhumatismes,  des 
soldats,  et  de  la  misère,  forment  la  belle  situation  où  je  me 
trouve.  Nous  faisons  la  guerre  à  Genève;  il  vaudrait  mieux  la 
faire  aux  loups,  qui  viennent  manger  les  petits  garçons.  Nous 

1.  Éditeur,  de  Mandat-Grancey.  —  Dictée,  par  Voltaire,  signée  par  lui. 

2.  A  cause  des  troubles  civils  de  Genève,  la  France  avait  fait  occuper  militai- 
rement la  frontière. 


GO  CORRESPONDANCE. 

avons  bloqué  Genève  de  façon  que  cette  ville  est  clans  la  plus 
grande  abondance,  et  nous  dans  la  plus  effroyable  disette.  Pour 
moi,  quoique  je  n'aie  plus  de  dents,  je  me  rendrai  à  discrétion 
à  quiconque  voudra  me  fournir  des  poulardes.  J'ai  fait  bâtir  un 
assez  joli  cbàteau,  et  je  compte  y  mettre  le  feu  incessamment 
pour  me  chauffer.  J'ajoute  à  tous  les  avantages  dont  je  jouis  que 
je  suis  borgne  et  presque  aveugle,  grâce  à  mes  montagnes  de 
neige  et  de  glace.  Promenez-vous,  madame,  sous  des  berceaux 
d'oliviers  et  d'orangers,  et  je  pardonnerai  tout  à  la  nature. 

Je  ne  suis  point  étonné  que  M.  de  Sudre1  ne  soit  pas  pre- 
mier capitoul,  car  c'est  lui  qui  mérite  le  mieux  cette  place.  Je 
vous  remercie  de  votre  bonne  volonté  pour  lui.  Permettez-moi 
de  présenter  mon  respect  à  M.  le  prince  de  Beauvau  et  à  Mme  la 
princesse  de  Beauvau,  et  agréez  celui  que  je  vous  ai  voué  pour 
le  peu  de  temps  que  j'ai  à  vivre. 

Je  ne  sais  sur  quel  horizon  est  actuellement  M.  le  chevalier 
de  Boufflers  ;  mais,  quelque  part  où  il  soit,  il  n'y  aura  jamais 
rien  de  plus  singulier  ni  de  plus  aimable  que  lui. 

(3090.  —  A  M.  LE   COMTE  D'ARGENT  A  L-'. 

'25  janvier,  partira  le  26. 

Je  reçus  hier,  mes  divins  anges,  une  lettre  de  M.  de  Chauve- 
lin,  qui  est  de  votre  avis  sur  les  longueurs  de  la  scène  d'Obéide 
avec  son  père,  au  cinquième  acte.  J'étais  bien  de  cet  avis  aussi, 
et  au  lieu  de  retrancher  dix  à  douze  vers,  comme  je  l'avais  pro- 
mis à  M.  de  Thibouville,  j'en  aurais  retranché  vingt-quatre.  Nous 
répétâmes  la  pièce;  le  cinquième  acte  nous  fit  un  très-grand 
effet,  au  moyen  de  quelques  corrections  que  vous  verrez  dans 
les  deux  copies  que  je  vous  envoie. 

L'état  où  je  suis  ne  me  permet  pas  de  songer  davantage  à 
cette  pièce  :  la  voilà  entre  vos  mains-,  il  y  a  un  terme  où  il  faut 
enfin  s'arrêter.  Voyez  si  en  effet  les  comédiens  seront  en  état 
de  vous  en  amuser  pendant  le  carême;  pour  moi,  je  suis  assez 
malheureux  dans  ma  Scythie  pour  que  vous  me  pardonniez  de 
m'occuper  un  peu  moins  de  la  Scythie,  d'Obéide  et  d'indatire. 

Parmi  les  nndheurs  imprévus  qui  me  sont  survenus  du  côté 
de  Genève  et  de  celui  du  Wurtemberg,  ce  n'en  est  pas  un  mé- 
diocre pour  moi  que  l'aventure  de  la   Doiret.  On   me  mande 


1.  Voyez  lettre  6008. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  61 

qu'on  pourra  bien  renvoyer  toute  l'affaire  à  la  tournellede  Dijon. 
Si  la  chose  est  ainsi,  elle  est  funeste.  On  avait  demandé  à  mon- 
sieurle  vice-chancelier,  par  plusieurs  mémoires,  qu'il  laissât  au 
cours  de  la  justice  ordinaire  le  différend  consistant  dans  le  paye- 
ment des  habits  achetés  par  la  prétendue  Doiret  et  dans  l'esti- 
mation de  l'équipage,  et  l'on  se  flattait  que  la  malle,  dans  la- 
quelle les  commis  avaient  enfermé  la  contrebande  de  la  Doiret, 
serait  envoyée  à  monsieur  le  vice-chancelier  selon  l'usage  :  il  y 
en  avait  déjà  plusieurs  exemples.  Monsieur  le  vice-chancelier 
avait  lui-même  ordonné  au  receveur  de  ce  bureau  de  lui  en- 
voyer, en  droiture,  toutes  les  marchandises  de  cette  espèce  qu'il 
pourrait  saisir.  On  espérait  donc  avec  raison  que  ces  effets  lui 
parviendraient  bientôt,  qu'il  les  garderait,  qu'il  en  ferait  ce  qu'il 
lui  plairait,  que  des  amis  et  de  la  protection  étoufferaient  tout 
éclat  sur  cette  partie  du  procès,  le  reste  n'étant  qu'une  bagatelle. 

Mais  si  malheureusement  le  tribunal,  cà  qui  cette  affaire  a  été 
renvoyée,  juge  qu'elle  est  entièrement  de  la  compétence  de  la 
tournelle  de  Dijon,  qu'arriverait-il  alors?  La  malle  de  la  Doiret 
sera  portée  à  Dijon  ;  la  personne  accusée  dans  le  procès-verbal 
par  un  quidam  sera  confrontée  avec  ce  quidam;  on  soupçon- 
nera violemment  cette  personne  d'avoir  fourni  elle-même  des 
marchandises  prohibées,  trouvées  dans  son  équipage.  Son  nom 
et  la  nature  des  effets  exciteront  une  rumeur  épouvantable,  et, 
quel  que  soit  l'événement  de  ce  procès  criminel,  il  ne  peut  être 
qu'affreux. 

La  personne  en  question,  en  réclamant  la  justice  ordinaire 
contre  la  prétendue  Doiret,  n'intenterait  qu'un  procès  imagi- 
naire, et  celui  qu'on  lui  ferait  craindre  aujourd'hui  n'est  que 
trop  réel.  J'ai  écrit  un  petit  mot  à  M.  de  Chauvelin  pour  le  prier 
d'agir  auprès  de  M.  de  La  Reynière,  qui  peut  aisément  écarter  le 
quidam  trop  connu.  Je  suis  bien  sûr  que  vous  en  aurez  parlé  à 
M.  de  Chauvelin. 

Enfin,  si  cette  affaire  est  jugée  au  conseil  de  la  façon  qu'on 
nous  le  mande,  si  le  tout  est  renvoyé  à  la  tournelle  de  Dijon,  ne 
pourrait-on  pas  prévenir  cet  éclat  horrible?  Le  prétexte  du  ren- 
voi à  Dijon  serait,  ce  me  semble,  le  litige  concernant  la  validité 
de  la  saisie.  Ce  ne  serait  donc  réellement  qu'un  procès  ordinaire 
entre  la  propriétaire  de  l'équipage  saisi  et  le  receveur  saisissant. 
L'accessoire  dangereux  de  ce  procès  serait  la  malle  saisie,  dans 
laquelle  les  juges  trouveraient  le  corps  du  délit  le  plus  grave  et 
le  plus  punissable.  Cet  accessoire  alors  deviendrait  l'objet  prin- 
cipal,  et  vous  en   voyez  toutes  les  conséquences.  Pourrait-on 


«o2  CORRESPONDANCE. 

prévenir  un  tel  malheur  en  s'accommodant  avec  les  fermiers 
généraux,  en  payant  au  receveur  saisissant  la  somme  dont  on 
conviendrait  sous  le  nom  de  la  Doiret? 

Voilà,  ce  me  semble,  une  manière  de  terminer  cette  cruelle 
affaire.  Mais  s'il  arrive  qu'on  la  traite  comme  un  délit  dont  le 
procureur  général  doit  informer,  le  remède  alors  paraît  bien 
plus  difficile.  On  ne  peut  éviter  un  ajournement  personnel,  qui 
se  change  en  prise  de  corps  lorsqu'on  ne  comparaît  point;  et 
soit  qu'on  se  dérobe  à  l'orage,  soit  qu'on  le  soutienne,  la  situa- 
tion est  également  déplorable. 

Je  soumets  toutes  ces  réflexions  à  votre  cœur  autant  qu'à  la 
supériorité  de  votre  esprit.  Vous  voyez  les  choses  de  près,  et  je 
les  vois  dans  un  lointain  qui  les  défigure;  je  les  vois  à  travers 
quarante  lieues  de  neiges  qui  m'assiègent,  accablé  de  maladies, 
entouré  de  malades,  bloqué  par  des  troupes,  manquant  des 
choses  les  plus  nécessaires  à  la  vie,  ebargé  pendant  toute  l'année 
de  l'entretien  d'une  maison  immense,  et  n'ayant  de  tous  côtés 
que  des  banqueroutes  pour  la  faire  subsister,  ne  pouvant  dans  le 
moment  présent  ni  rester  dans  le  pays  de  Gex  ni  le  quitter.  La 
philosophie,  dit-on,  peut  faire  supporter  tant  de  disgrâces  ;  je  h' 
crois,  mais  je  compte  beaucoup  plus  sur  votre  amitié  que  sur 
ma  philosopbie. 

J'envoie  deux  exemplaires1  exactement  corrigés,  sous  l'enve- 
loppe de  M.  le  duc  de  Praslin. 

6691.  —  A  M.   LE   MARQUIS   DE  CHAUVELIN^. 

A  Fernoy,  26  janvier. 

Vous  m'inspirez,  monsieur,  bien  des  sentiments  à  la  fois,  la 
reconnaissance  de  vos  bontés  et  Pélonnement  des  ressources  de 
votre  esprit  dans  un  genre  qui  n'est  chez  vous  qu'un  amusement 
passager.  Jamais  lettre  ne  m'a  fait  plus  de  plaisir  que  celle  dont 
vous  m'honorez.  Nous  allions  faire  une  répétition  des  Scythes  à 
Ferney,  quand  je  Ja  reçus,  à  peu  près  comme  on  jouait  aux 
échecs  au  siège  de  Troie  pour  faire  diversion  quand  on  mourait 
de  faim.  Nous  avons  sur-le-champ  changé  beaucoup  de  choses 

1.  Des  Scythes. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.  —  Le  marquis  de  Chauvelin,  lieutenant 
général  et  maître  de  la  irarde-robe  de  Louis  XV.  étail  un  (1rs  esprits  les  plus  cul- 
tivés el  les  plus  aimables  de  la  cour.  11  mourut  en  faisant  le  piquet  du  mi.  C'esl 
\,-  père  du  député  qui,  parmi  les  orateurs  populaires  de  la  Restauration,  se  lit  re- 
marquer par  la  facilité  de  sa  parole  et  d'heureuses  saillies.  (A.  F.) 


ANNÉE    1767.  63 

à  la  scène  d'Obéide  et  de  son  père,  au  cinquième  acte.   Nous 

pensons,  comme  vous,  que  cette  scène  trop  longue  refroidirail 
l'action.  Le  cinquième  acte  nous  t'ait  actuellement  un  grand  effet. 

Si  je  n'étais  pas  pressé  par  le  temps  et  par  (1rs  affaires  bien 
cruelles,  je  vous  apporterais  peut-être  quelques  raisons  pour 
faire  voir  qu'un  dénoûment  prévu  par  le  spectateur  ne  peut  ja- 
mais (/(plaire  que  quand  ce  môme  dènoûment  est  prévu  par  les  per- 
sonnages à  qui  on  crut  le  cacher;  je  vous  dirais  que  le  spectateur 
ouïe  lecteur  se  met  toujours,  malgré  lui-même,  à  la  place  des 
personnages  :  je  vous  en  ferais  voir  cent  exemples.  Mais  dans 
l'état  où  je  suis,  je  vous  avoue  que  je  suis  plus  occupé  de  mes 
propres  chagrins  que  de  ceux  d'Obéide.  M.  d'Argental  vous  a  dit 
sans  doute  de  quoi  il  s'agit.  Il  dit  que  vous  pouvez  tout  auprès 
de  M.  do  La  Reynière.  Il  est  très-aisé  à  AI.  de  La  lieynière  de  faire 
envoyer  ailleurs  un  nommé  Janin,  qu'il  est  important  d'éloigner 
de  l'endroit  où  il  est  :  ce  Janin  est  un  employé  des  fermes,  con- 
trôleur à  un  bureau  nommé  Sacconcx,  entre  Gex  et  Genève. 
L'éloignement  de  cet  homme,  coupable  de  la  perfidie  la  plus 
noire,  était  un  préalable  nécessaire  qui  seul  pouvait  nie  tirer 
d'une  situation  affreuse.  Cet  événement,  joint  au  chagrin  de  me 
voir  bloqué  chez  moi  par  des  troupes  pour  les  querelles  des  Ge- 
nevois, un  hiver  intolérable,  une  santé  ruinée,  un  âge  avancé, 
un  corps  souffrant  et  affaibli,  l'impossibilité  de  vivre  où  je  suis  et 
l'impossibilité  de  m'en  aller,  voilà  ce  qui  compose  actuellement 
ma  destinée. 

Votre  lettre,  monsieur,  a  été  pour  moi  une  consolation  autant 
qu'une  instruction.  J'en  profiterais  davantage  si  ma  pauvre  âme 
avait  dans  ce  moment  quelque  liberté  ;  il  faut  au  moins  qu'elle 
soit  tranquille  pour  cultiver  avec  succès  un  art  que  vous  me 
rendez  cher  par  l'intérêt  que  vous  daignez  y  prendre.  Comptez 
que  j'en  prends  un  beaucoup  plus  vif  à  votre  bonheur,  à  celui 
de  M""  de  Chauvelin  et  à  toute  votre  famille.  Je  vous  serai  atta- 
ché jusqu'au  dernier  moment  de  ma  vie  avec  le  plus  tendre  res- 
pect. 

6692.   —   DE   M.   D'ALEMBERT. 

Le  26  janvier. 

J'ai  d'abord,  mon  cher  et  illustre  maître,  mille  remerciements  à  vous 
faire  du  nouveau  présent  que  j'ai  reçu  de  votre  part,  de  vos  excellentes 
noies1  sur  le  Triumvirat,  que  j'ai  lues  avec  transport,  et  qui  sont  bien 

I.  Voyez  ces  notes  au  bas  du  texte,  tome  VI,  pages  181  et  suivantes. 


64  CORRESPONDANCE. 

dignes  d«  vous,  et  comme  citoyen,  et  comme  philosophe,  et  comme  écrivain. 
Nous  avons  lu  hier  en  pleine  Académie  votre  lettre  à  l'abbé  d'Olivet1,  qui 
nous  a  fait  très-grand  plaisir;  elle  contient  d'excellentes  leçons.  Vous  avez 
bien  raison,  mon  cher  maître;  on  veut  toujours  dire  mieux  qu'on  ne  doit 
dire  :  c'est  là  le  défaut  de  presque  tous  nos  écrivains.  Mon  Dieu,  que  je  liais 
le  style  affecté  et  recherché!  et  que  je  sais  bon  gré  à  M.  de  La  Harpe  de 
connaître  le  prix  du  style  naturel!  Vous  avez  bien  fait  de  donner  un  coup 
de  griffe  à  Diogène-Rousseau  V  On  a  publié  ici  pour  sa  défense  quatre  bro- 
chures3, toutes  plus  mauvaises  les  unes  que  les  autres  :  c'est  un  homme 
noyé,  ou  peu  s'en  faut;  et  tout  son  pathos,  pour  l'ordinaire  si  bien  placé, 
ne  le  sauvera  pas  de  l'odieux  et  du  ridicule. 

J'avais  déjà  lu  l'Hypocrisie*;  il  y  a  des  vers  qui  resteront,  et  Vernet 
vous  doit  un  remerciement.  Vous  aurez  vu  ce  que  je  dis  de  ce  maraud  à  la 
fin  de  mon  cinquième  volume*  :  je  crois  qu'on  ne  sera  pas  fâché  non  plus 
des  deux  passages  de  Rousseau  qui  disent  le  blanc  et  le  noir,  et  que  je  me 
suis  contenté  de  mettre  à  la  suite  l'un  de  l'autre. 

M.  de  La  Harpe  m'a  déjà  parlé  du  poëme  sur  la  Guerre  de  Genève;  ce 
qu'il  m'en  dit  me  donne  grande  envie  de  le  lire;  je  ne  consentirai  pourtant 
à  trouver  cette  guerre  plaisante  qu'à  condition  qu'elle  ne  vous  fera  pas 
mourir  de  faim.  11  ne  manquerait  plus  à  cette  belle  expédition  que  de  mettre 
la  famine  dans  le  pays  de  Gex  et  dans  le  Rugey,  pour  faire  repentir  les  Gene- 
vois de  n'avoir  pas  remercié  M.  de  Reauteville  6  de  son  digne  et  éloquent 
discours. 

Vous  croyez  donc  qu'on  ne  vend  que  cent  exemplaires  d'un  discours  do 
l'Académie7  ?  Détrompez-vous  :  ces  sortes  d'ouvrages  sont  plus  achetés  que 
vous  ne  pensez;  tous  les  prédicateurs,  avocats,  et  autres  gens  de  la  ville  et 
de  la  province,  qui  font  métier  de  paroles,  se  jettent  à  corps  perdu  sur  cette 
marchandise. 

A  propos  d'avocats  et  de  paroles,  avez  vous  lu  un  très-bon  Discours  sur 
V administration  de  la  justice  criminelle .  prononcé  au  parlement  de  Gre- 


1.  C'est  la  lettre  6652. 

2.  Voyez  page  13. 

3.  Justification  de  J.-J.  Rousseau  dans  la  contestation  qui  lui  est  survenue  avec 
M.  Hume,  1766,  in-12  de  28  pages.  —  Observations  sur  l'exposé  succinct  de  la 
contestation  qui  s'est  élevée  entre  M.  Hume  et  M.  Rousseau,  in-12  de  88  pages. 
—  Lettre  à  fauteur  de  la  Justification  de  J.-J.  Rousseau,  in-12  de  31  pages.  Cette 
pièce  et  la  précédente  sont  quelquefois  réunies  sous  le  titre  de  Précis  pour  ][.  J..J. 
Rousseau.  Je  ne  sais  quelle  est  la  quatrième  des  brochures  dont  parle  d'Alem- 
bert.  (B.) 

4.  Éloge  de  l'hypocrisie;  voyez  tome  X. 

5.  A  la  fin  de  son  cinquième  volume  de  Mélanges,  d'Alembert  inséra  une  Jus- 
tification de  l'article  Genève  de  l'Encyclopédie,  et  il  y  rapportait  un  morceau  de 
la  lettre  de  J.-J.  Rousseau  à  d'Alembert,  17.">K,  où  l'auteur  défend  les  ministres 
genevois,  et  un  extrait  de  la  seconde  des  Lettres  de  la  montagne,  où  il  blâme  ces 
ministres. 

6.  Voyez  tome  \LI\  ,  page  198. 

7.  Voyez  lettre  6681. 


ANNÉE    1767. 


65 


noble  par  un  jeune  avocat  général  nommé  M.  Servan?  Vous  en  serez  je 
crois,  très-content  ;  je  voudrais  seulement  que  le  style,  en  certains  endroits 
fui  un  peu  moins  recherché;  mais  le  fond  est  excellent,  et  ce  jeune  magis- 
tral esl  une  bonne  acquisition  pour  la  philosophie. 

J'imagine  que  L'ouvrage  sur  les  courbes  l,  qu'on  imprime  actuellement  à 
Genève,  sera  bientôt  fini.  Dites,  je  vous  prie,  à  l'imprimeur  de  n'en  envoyer 
d'exemplaires  à  personne,  avant  que  l'auteur  n'en  ait  au  moins  un  car  il 
est  desagréable  que  des  ouvrages  de  science  courent  le  monde  avant  que 
l'auteur  sache  au  moins  s'ils  sont  correctement  imprimés.  Faites-moi  le 
plaisir  de  remettre  cette  lettre  à  M.  de  La  Harpe  :  je  lui  mande  d'écrire  un 
mot  d'honnêteté  à  M.  de  Boullongne,  intendant  des  finances,  auprès  duquel 
j'aurai  soin  de  ménager  ses  intérêts  quand  l'occasion  me  paraîtra  favorable. 
Son  discours  a  beaucoup  plus  de  succès  que  celui  de  son  concurrent  ou 
post-concurrent  Gaillard  2,  qui  s'est  avisé  de  faire  une  note  où  il  dit  que  la 
superstition,  appuyée  de  l'autorité  légitime,  a  droit  de  faire  respecter  ses 
oracles,  et  que  le  rebelle  a  toujours  tort.  Imaginez-vous  quelle  bêtise!  il  n'a 
dit  cette  impertinence  que  pour  justifier  la  persécution  contre  les  philo- 
sophes; et  il  résulte  de  son  beau  principe  que  les  persécutions  contre  les 
chrétiens  mêmes  étaient  très-justes.  Ainsi  il  aura  contre  lui,  par  ce  beau  trait 
de  plume,  et  dévots  et  anti-dévots  :  j'en  ai  dit  hier  mon  avis  en  pleine  Acadé- 
mie, et  nos  dévots  mêmes  ont  trouvé  que  j'avais  raison.  On  dit  pourtant  du 
bien  de  ce  Gaillard;  mais  il  a  des  liaisons  avec  gens  qui  me  sont  suspects  : 
Dis-moi  qui  lu  hautes,  etc.  Ses  notes  n'ont  point  été  lues  à  l'Académie;  je 
vous  prie  de  croire  qu'on  n'eût  pas  souffert  celle  dont  je  vous  parle  3. 

Croyez-vous  que  les  gloire-eu,  metoire-eu,  etc.,  qui  sont  si  choquantes 
dans  notre  musique4,  soient  absolument  la  faute  de  notre  langue?  Je  crois 
que  c'est,  au  moins  pour  les  trois  quarts,  celle  de  nos  musiciens,  et  qu'on 
pourrait  éviter  cette  désinence  désagréable,  en  mettant  la  note  sensible 
(Mme  Denis  me  servira  d'interprète),  non  comme  ils  le  font  sur  la  pénul- 
tième, mais  sur  l'antépénultième;  la  tonique  ou  finale  appuierait  sur  la  pénul- 
tième, et  la  dernière  serait  presque  muette;  mais  il  est  encore  plus  sûr 
comme  vous  le  dites,  pour  éviter  cet  inconvénient,  de  ne  terminer  jamais  le 
chant  que  sur  des  rimes  masculines. 

Adieu,  mon  cher  et  illustre  maître;  voilà  bien  du  bavardage.  On  m'a 
■dit  que  Marmontel  vous  avait  écrit  le  détail  de  la  réception  de  Thomas;  elle 
a  été  fort  brillante.  Je  crois,  comme  vous,  que  nous  avons  fait  une  très-excel- 
lente acquisition.  Iterum  vole. 


1.  Voyez  lettre  6592. 

2.  Un  anonyme  fit  remettre,  en  mars  1766,  à  l'Académie  française,  les  fonds 
d'une  médaille  d'or  destinée  à  celui- qui  aurait  le  mieux  traité  le  sujet  suivant  : 
Exposer  les  avantages  de  la  paix,  etc.  Le  prix  fut  adjugé,  en  1767,  à  La  Harpe  ; 
un  second  prix  fut  donné  à  Gaillard. 

3.  La  note  dont  parle  d'Alembert  n'est  point  dans  l'imprimé. 

4.  Voyez  lettre  6652. 


45.    CORRESPOXDANCE.   XIII. 


66  CORRESPONDANCE. 

6693.  —  A  M.  D'ALEMBERT. 

A  Ferney,  28    anvier. 

Mon  cher  philosophe,  je  vous  ai  déjà  mandé1  qu'il  y  a  cent 
lieues  entre  Ferney  et  Genève;  rien  ne  peut  passer  en  France, 
pas  même  un  problème  de  géométrie.  J'éprouve  la  guerre  et  la 
famine.  Les  maux  causés  par  la  rigueur  de  la  saison  me  tiennent 
lieu  de  peste;  il  ne  me  manque  plus  rien.  On  dit  que  vous  avez 
été  comparé  à  Socrate  2;  mais  Socrate  n'écrivit  rien,  et  vous  écri- 
vez des  choses  charmantes.  Vous  n'avez  point  eu  d'Alcibiade,  et 
vous  ne  boirez  point  de  ciguë.  Je  vous  comparerais  plutôt  à 
Pascal  vivant  dans  le  monde. 

Il  y  a  deux  mois  que  je  n'ai  vu  Cramer  ;  l'esprit  malin  s'est 
emparé  de  notre  petit  pays  :  c'est  la  discorde  en  Laponie. 

Est-il  vrai  que  le  secrétaire3  est  en  Italie?  Je  me  flatte  que 
notre  nouveau  confrère  va  bien  vous  seconder  dans  votre  des- 
sein de  rendre  la  littérature  libre  et  respectable. 

Je  suis  bien  content  de  votre  correspondant  berlinois4;  s'il 
persévère,  il  faut  tout  oublier. 

6694.  —  A  M.   DORAT. 

28  janvier. 

La  rigueur  extrême  de  la  saison,  monsieur,  a  trop  augmenté 
mes  souffrances  continuelles  pour  me  permettre  de  répondre, 
aussitôt  que  je  l'aurais  voulu,  à  votre  lettre  du  14  de  janvier. 
L'état  douloureux  où  je  suis  a  été  encore  augmenté  par  l'extrême 
disette  où  la  cessation  de  tout  commerce  avec  Genève  nous  a 
réduits.  Ma  situation,  devenue  très-désagréable,  ne  m'a  pas  assu- 
rément rendu  insensible  aux  jolis  vers  dont  vous  avez  semé  votre 
lettre.  11  aurait  été  encore  plus  doux  pour  moi,  je  vous  l'avoue, 
que  vous  eussiez  employé  vos  talents  aimables  à  répandre  dans 
le  public  les  sentiments  dont  vous  m'avez  honoré  clans  vos  lettres 
particulières.  Personne  n'a  été  plus  pénétré  que  moi  de  votre 
mérite;  personne  n'a  mieux  senti  combien  vous  feriez  d'hon- 
neur un  jour  à  l'Académie  française,  qui  cherche,  comme  vous 
savez,  à  n'admettre  dans  son  corps  que  des  hommes  qui  pensent 

1.  Lettre  6681. 

2.  C'est  Thomas  qui  avait  fait  cette  comparaison  dans  son  discours  de  récep- 
tion à  l'Académie  française. 

3.  Duclos,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française. 

4.  Frédéric  II,  roi  de  Prusse. 


ANNÉE    17G7. 


67 


comme  vous.  J'y  ai  quelques  amis,  et  ces  amis  ne  sont  pas  assu- 
rément contents  de  la  conduite  de  Rousseau,  et  !e  sont  très  peu 
de  ses  ouvrages.  M.  d'Alembert  et  M.  Marmontel  iront  pas  à  se 
louer  de  lui. 

Vous  savez  d'ailleurs  que  M.  le  duc  de  Choiseul  n'est  que 
trop  informé  des  manœuvres  lâches  et  criminelles  de  col  homme  ; 
vous  savez  que  son  complice1  a  été  arrêté  dans  Paris.  J'ignore,' 
après  tout  cela,  comment  vous  avez  appelé  du  nom  de  grand 
homme  un  charlatan  qui  n'est  connu  que  par  des  paradoxes 
ridicules  et  par  une  conduite  coupable. 

Vous  sentez  d'ailleurs  la  valeur  de  ces  expressions,  à  la  page  8 
de  votre  Avis2: 

Achevez  enfin  par  vos  mœurs 
Ce  qu'ont  ébauché  vos  ouvrages. 

Je  n'avais  point  vu  votre  Avis  imprimé  ;  on  ne  m'en  avait 
envoyé  que  les  premiers  vers  manuscrits.  Je  laisse  à  votre  pro- 
bité et  aux  sentiments  que  vous  me  témoignez  le  soin  de  réparer 
ce  que  ces  deux  vers  ont  d'outrageant  et  d'odieux.  Pesez,  monsieur, 
ce  mot  de  mœurs.  J'ose  vous  dire  que  ni  ma  famille,  ni  mes  amis, 
ni  la  famille  des  Calas,  ni  celle  des  Sirven,  ni  la  petite-fille  du 
grand  Corneille,  ne  m'accuseront  de  manquer  de  mœurs.  Vous 
conviendrez  du  moins  qu'il  y  a  quelque  différence  entre  votre 
compatriote,  qui  a  marié  un  gentilhomme  de  beaucoup  de  mérite 
avec  Mlle  Corneille,  et  un  garçon  horloger  de  Genève,  qui  écrit 
que  monsieur  le  dauphin  doit  épouser  la  fille  du  bourreau3  si 
elle  lui  plaît. 

Les  mœurs,  monsieur,  n'ont  rien  de  commun  avec  les  que- 
relles de  littérature  ;  mais  elles  sont  liées  essentiellement  à 
l'honnêteté  et  à  la  probité  dont  vous  faites  profession.  C'est  à 
vos  mœurs  mêmes  que  je  m'adresse.  Les  deux  lettres  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'écrire,  l'amitié  de  M.  le  chevalier  de  Pezay, 
la  vôtre,  que  j'ambitionne,  et  dont  vous  m'avez  flatté,  me  donnent 
de  justes  espérances.  Ce  sera  pour  moi  la  plus  chère  des  conso- 
lations de  pouvoir  me  livrer  sans  réserve  à  tous  les  sentiments 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  etc. 


1.  Le  Nieps:  voyez  lettre  6606. 

2.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  6632. 

3.  Voyez  le  cinquième  livre  de  l'Emile  de  J.-J.  Rousseau. 


68  CORRESPONDANCE. 

6G95.   —A    M.    LE   COMTE   DE   ROCHEFORT. 

A  Ferney,  28  janvier. 

Voici,  monsieur,  les  lettres  que  j'ai  reçues  pour  vous.  Je  suis 
bien  fâché  de  ne  vous  les  pas  rendre  en  main  propre  ;  Mmc  Denis 
partage  mes  regrets. 

La  malheureuse  affaire1  dont  vous  avez  la  bonté  de  me  parler 
ne  devait  me  regarder  en  aucune  manière  ;  j'ai  été  la  victime  de 
l'amitié,  de  la  scélératesse,  et  du  hasard.  Je  finis  ma  carrière 
comme  je  l'ai  commencée,  par  le  malheur. 

Vous  savez  d'ailleurs  que  nous  sommes  entourés  de  soldats 
et  de  neige.  Je  suis  dans  la  Sibérie  ;  je  ne  puis  l'habiter,  et  je  n'en 
puis  sortir.  J'ai  des  malades  sans  secours,  cent  bouches  à  nourrir, 
et  aucunes  provisions.  Vous  avez  vu  Ferney  assez  agréable  ; 
c'est  actuellement  l'endroit  de  la  nature  le  plus  disgracié  et 
le  plus  misérable.  Vous  nous  auriez  consolés,  monsieur,  et  nous 
ne  nous  consolons  de  votre  absence  que  parce  que  nous  n'aurions 
eu  que  nos  misères  à  vous  offrir. 

Ce  pauvre  père  Adam  est  malade  à  la  mort  ;  il  ne  peut  avoir 
ni  médecin  ni  médecine2  ;  ainsi  il  réchappera. 

Conservez-moi  vos  bontés,  et  soyez  bien  convaincu  de  mon 
tendre  et  respectueux  attachement. 

6696.  —  A  M.   MARMONTEL. 

A  Ferney,  28  janvier. 

Enfin  donc,  mon  cher  confrère,  voilà  le  mérite  accueilli  comme 
il  doit  l'être3.  Ce  ne  sont  pas  là  les  prestiges  et  le  charlatanisme 
d'un  malheureux  Genevois  dont  Paris  a  été  quelque  temps 
infatué.  Voilà  un  beau  jour  pour  la  littérature  ;  et  ce  qui  n'est 
pas  moins  beau,  mon  cher  ami,  c'est  la  sensibilité  avec  laquelle 
vous  parlez  du  triomphe  d'un  autre.  C'est  là  le  partage  des  vrais 
talents;  il  faut  que  ceux  qui  les  possèdent  soient  unis  contre 
ceux  qui  les  haïssent.  C'est  aux  Chaumeix,  aux  Fréron,  aux 
gazetiers  ecclésiastiques,  à  la  canaille  qui  cherche  de  petites 
places,  ou  à  la  canaille  qui  les  a,  de  s'élever  contre  ceux  qui 
cultivent  les  arts.  Le  seul  bruit  d'une  union  fraternelle  entre  les 


1.  L'affaire  Le  Jeune. 

2.  A  cause  du  cordon  de  troupes  qui  empêchait  d'aller  à  Genève. 

3.  Thomas  venait  d'être  reçu  à  l'Académie  française. 


ANNÉE    1767.  69 

d'Alembert,  les  Thomas,  vous,  et  quelques  autres,  fera  périr  cette 
vermine. 

Embrassez  pour  moi  notre  cher  et  illustre  confrère,  qui  est, 
avec  vous,  la  gloire  de  notre  académie. 

Présentez,  je  vous  prie,  à  Mme  Geoffrin  mes  tendres  respects. 
L'affaire  des  Sirven,  qu'elle  a  prise  sous  sa  protection,  devrait 
être  plus  avancée  qu'elle  ne  l'est  ;  on  en  a  déjà  pourtanl  parlé 
au  conseil  du  roi.  M.  Chardon  est  nommé  pour  rapporteur. 
J'aurais  bien  voulu  que  M.  de  Beaumont  vous  eût  consulté,  mon 
cher  confrère,  sur  son  factura,  dont  le  fond  mérite  l'attention 
publique  ;  ce  sujet  pouvait  faire  une  réputation  immortelle  à  un 
homme  éloquent. 

J'attends  toujours  votre  Bèlisaire  ;  il  me  consolera.  Je  suis  dans 
un  état  pire  que  le  sien,  entre  trente  pieds  de  neige,  des  soldats, 
la  famine,  les  rhumatismes,  et  le  scorbut  ;  mais  il  faut  remercier 
Dieu  de  tout,  car  tout  est  bien.  Je  vous  embrasse  avec  la  plus 
sincère  et  la  plus  inviolable  amitié. 

6697.  —  A   M.    HENNIN. 

Janvier. 

Je  vous  plains,  mon  cher  monsieur,  et  je  plains  tout  Genève. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  mettre  ce  paquet  pour  M.  le 
duc  de  Praslin  dans  votre  paquet  pour  la  cour  ;  vous  lui  ferez 
plaisir. 

On  m'avait  dit  qu'on  ne  pouvait  sortir  de  son  trou  sans 
passe-port.  Je  n'aime  point  tout  ce  tapage.  Mes  terres  en  souffri- 
ront. On  veut  écraser  des  puces  avec  la  massue  d'Hercule. 

Je  vous  embrasse  le  plus  tendrement  du  monde. 

Voltaire. 

6698.  —  A  M.   HENNIN. 

A  Ferney,  28  janvier. 

M.  de  Taules  faisait  tenir  mes  lettres  à  M.  Thomas.  J'espère, 
mon  cher  amateur  des  arts,  que  vous  aurez  la  même  bonté.  Il 
faut  épargner,  autant  qu'on  peut,  les  ports  de  lettres  aux  vrais 
gens  de  lettres.  M.  Thomas  l'est,  car  il  a  les  plus  grands  talents, 
et  il  est  pauvre.  Tout  Paris  est  enchanté  de  son  discours *  et  de 

1.  De  réception  à  l'Académie. 


70  CORRESPONDANCE. 

son  poëme l.  Je  vous  supplie  de  lui  faire  parvenir  ma  lettre  "-  sans 
qu'il  lui  en  coûte  rien.  Je  n'ose  l'affranchir,  et  je  ne  veux  pas 
qu'un  vain  compliment  lui  coûte  de  l'argent.  Je  vous  serai  très- 
obligé  de  me  rendre  ce  petit  service. 

Vous  devriez  bien,  monsieur,  représenter  fortement  à  M.  le 
duc  de  Choiseul  l'abondance  où  nage  Genève,  et  le  déplorable 
état  où  le  pays  de  Gex  est  réduit.  Comptez  que,  dans  ce  pays  de 
Gex,  personne  ne  souffre  plus  que  nous.  Plus  la  maison  est  grosse, 
plus  la  disette  est  grande.  Nous  n'avons  d'autre  ressource  que 
Genève  pour  tous  les  besoins  de  la  vie  ;  les  neiges  ont  bouché  les 
chemins  de  la  Franche-Comté,  les  voitures  publiques  n'arrivent 
plus  de  Lyon  ;  nous  n'avons  aucune  provision,  aucun  secours. 
Daumart3,  paralytique  depuis  sept  ans,  ne  peut  avoir  un  em- 
plâtre ;  l'abbé  Adam  se  meurt,  et  ne  peut  avoir  ni  médecin  ni 
médecine. 

Je  quitterai  le  pays  dès  que  je  pourrai  remuer,  et  j'irai  mourir 
ailleurs. 

Je  ne  vous  en  suis  pas  moins  tendrement  attaché.  V. 

6699.  —  DE   M.    HENNIN*. 

A  Genève,  le  28  janvier  1767. 

J'ai  toujours  été,  monsieur,  dans  la  persuasion  que  vous  aviez  avec 
Genève  la  même  correspondance  que  par  le  passé,  et  que,  par  conséquent, 
vous  souffriez  moins  que  personne  de  l'interdiction.  Je  suis  autorisé  à  don- 
ner un  passe-port  à  celui  de  vos  gens  que  vous  voudrez  envoyer  ici,  et, 
quand  vous  m'aurez  envoyé  son  nom,  je  le  ferai  expédier.  Le  ton  de  votre 
lettre  m'afflige  sincèrement.  Il  ne  tient  qu'à  vos  malades  d'avoir  des  se- 
cours, puisque  MM.  Joly  et  Cabanis  ont  des  passe-ports  pour  aller  et  venir, 
et  que  votre  commissionnaire  peut  chaque  jour  prendre  ici  tous  les  remèdes 
dont  ils  auront  besoin. 

N'ajoutez  pas,  je  vous  prie,  à  la  tristesse  et  à  l'ennui  de  ma  position  le 
chagrin  de  vous  savoir  mécontent.  Croyez  que  j'ai  fait  et  ferai  tout  ce  qui 
sera  en  moi  pour  diminuer  les  maux  de  cette  contrée.  Malheureusement  on 
ne  trouve  pas  que  je  sois  au  ton  du  moment;  mais  je  sais  paraître  avoir  tort 
quand  il  s'agit  de  faire  le  bien. 

La  neige  m'a  empêché  d'aller  vous  voir,  monsieur  :  car,  malgré  les  em- 
barras dont  je  suis  surchargé,  j'avais  besoin  d'une  heure  de  conversation 
avec  vous,  et  j'aurais  été  la  chercher.  Aussitôt  que  cet  obstacle  sera  levé, 

1.  Sur  Pierre  le  Grand. 

2.  Elle  manque. 

3.  Arrière-cousin  maternel  de  Voltaire. 

4.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P.-M.  Hennin,  1825. 


ANNEE    4707.  l\ 

vous  me  verrez  arriver  à  Ferney.  Croyez,  jo  vous  prie,  que  je  désirerais 
surtout  que  les  circonstances  où  se  trouve  ce  pays-ci  n'influassent  en  rien 
sur  votre  bonheur,  el  disposez  de  moi  en  tout  ce  qui  sera  de  mon  ressort. 
Votre  lettre  pour  M.  Thomas  lui  sera  remise  en  main  propre.  Je  serai 
toujours  très-aise  d'être  utile  à  votre  correspondance  avec  vos  amis  el  les 
gens  dont  vous  faites  cas. 

G700.    —  A    M.    HENNIN. 

A  Ferney,  29  janvier. 

C'est  une  grande  consolation  pour  nous,  monsieur,  clans 
la  disette  où  nous  sommes,  et  dans  la  saison  la  plus  rigoureuse 
que  nous  ayons  jamais  éprouvée,  de  recevoir  votre  lettre  du  28. 

Nous  avons  envoyé  chercher  de  la  viande  de  boucherie  à  Gex, 
on  n'y  vend  que  de  mauvaise  vache  ;  nos  gens  n'ont  pu  la  manger. 
Nous  avons  fait  venir  deux  fois,  par  le  courrier  de  Lyon,  des  vivres 
pour  un  jour,  mais  cela  ne  peut  se  répéter.  Si  la  cessation  de  notre 
correspondance  nécessaire  avec  Genève  pouvait  contribuer  à  ra- 
mener les  esprits,  nous  nous  réduirions  volontiers  à  ne  manger 
que  du  pain,  et  vous  remarquerez  en  passant  que  le  pain  coûte 
ici  quatre  sous  et  demi  la  livre. 

Nous  faisions  venir  des  provisions  de  Lyon  pour  cette  année 
par  les  voitures  publiques  ;  elles  sont  arrêtées.  Notre  aumônier 
est  tombé  très-dangereusement  malade  à  Ornex  :  nous  n'avons 
pu  encore  lui  faire  avoir  ni  médecin,  ni  chirurgien,  parce  que 
les  carrosses  qui  les  allaient  chercher  n'ont  pu  passer. 

Tout  le  poids  retombe  uniquement  sur  nous,  notre  maison 
étant  la  seule  considérable  du  pays.  Vous  savez  que  nous  avons 
cent  personnes  à  nourrir  par  jour.  Vous  savez  que  le  pays  de 
Gex  ne  fournit  rien  du  tout.  Les  montagnes  qui  nous  séparent 
de  la  Franche-Comté  sont  couvertes  de  dix  pieds  de  neige  cinq 
mois  de  l'année  ;  c'est  la  Savoie  qui  nous  nourrit,  et  les  Savoyards 
ne  peuvent  arriver  à  nous  que  par  Genève.  Il  n'y  a  de  marché  qu'à 
Genève.  Celui  de  Sacconex,  comme  vous  le  savez,  ne  fournit  préci- 
sément qu'un  peu  de  bois  qu'on  coupe  en  délit  dans  nos  forêts. 

Vous  êtes  témoin  que  tout  abonde  a  Genève,  qu'elle  tire  aisé- 
ment toutes  ses  provisions  par  le  lac,  par  le  Faucigny,  et  par  le 
Chablais  ;  qu'elle  peut  même  faire  venir  du  Valais  les  choses  les 
plus  recherchées.  En  un  mot,  il  n'y  a  que  nous  qui  souffrons. 

M.  le  chevalier  de  Jaucourt  et  M.  le  chevalier  de  Viriei^sont 

1.  Le  chevalier,  depuis  marquis  de  Jaucourt,  brigadier  des  armées  du  roi, 
colonel  de  la  légion  de  Flandre,  était  à  la  tête  des  troupes  employées  à  l'investis- 


72  CORRESPONDANCE. 

les  témoins  de  tout  ce  que  nous  vous  certifions.  Il  suffit  d'une 
carte  du  pays  pour  voir  qu'il  est  impossible  que  les  choses  soient 
autrement. 

Nous  ne  nous  plaignons  pas  des  troupes  ;  au  contraire,  nous 
souhaiterions  qu'elles  restassent  toujours  dans  les  mêmes  postes. 
Non-seulement  elles  mettraient  un  frein  à  l'audace  des  contre- 
bandiers, qui  passaient  souvent  au  nombre  de  cinquante  ou 
soixante  sur  le  territoire  de  Genève,  et  qui  bientôt  deviendraient 
des  voleurs  de  grand  chemin  ;  mais  elles  empêcheraient  que  nos 
bois  de  chauffage,  coupés  en  délit,  fussent  vendus  à  Genève  sous 
nos  yeux.  Les  forêts  du  roi  sont  dévastées  ;  c'est  un  très-grand 
article  qui  mérite  toute  l'attention  du  ministère. 

Les  troupes  pourraient  empêcher  encore  le  commerce  perni- 
cieux de  la  joaillerie  et  de  la  fabrique  de  montres  de  Genève, 
commerce  prohibé  en  France,  et  principalement  soutenu  par  les 
habitants  du  pays  de  Gex,  qui  ont  presque  tous  abandonné  l'agri- 
culture pour  travailler  chez  eux  aux  manufactures  de  Genève. 

Nous  avons  sur  tous  ces  objets  un  mémoire  à  présenter  au 
ministère,  et  personne  n'est  plus  empressé  que  nous  à  seconder 
ses  vues. 

Nous  avons  toujours  tiré  nos  provisions  de  France  autant  que 
nous  l'avons  pu,  et  nous  voudrions  en  faire  autant  pour  les  be- 
soins journaliers;  mais  la  position  des  lieux  ne  le  permet  pas. 

Le  bureau  de  la  poste,  qui  pourrait  être  aisément  sur  le  terri- 
toire de  France,  est  à  Genève  ;  et  il  faut  y  envoyer  six  fois  par 
semaine'.  Outre  le  commissionnaire  pour  nos  lettres,  nous  avons 
besoin  d'envoyer  souvent  notre  pourvoyeur.  Nous  ne  pouvons 
nous  dispenser  de  demander  aussi  un  passe-port  pour  un  homme 
d'affaires.  Nous  ne  vivons  que  grâce  aux  remises  que  M.  de  La 
Borde  veut  bien  nous  faire.  Nous  avons  souvent  à  recevoir  et  à 
payer.  Le  détail  des  nécessités  renaît  tous  les  jours. 

Nous  sommes  donc  forcés  à  demander  trois  passe-ports  : 
pour  le  sieur  Wagnière,  pour  le  sieur  Fay,  et  pour  le  commission- 
naire des  lettres. 

Nous  sommes  plus  affligés  que  vous  ne  pouvez  le  penser  de 
fatiguer  le  ministère  pour  des  choses  si  minutieuses  à  ses  yeux, 
et  si  essentielles  pour  nous. 

Nous  vous  supplions  très-instamment  d'envoyer  notre  lettre  à 


sèment  de  Genève.  Il  avait  le  titre  de  commandant  pour  Sa  Majesté  dans  les  pro- 
vinces de  Bresse,  Buçey,  Valromey,  et  pays  de  Gex.  Le  chevalier  de  Virieu  avait 
un  commandement  dans  ce  corps.  (Note  de  Hennin  fils.) 


ANNÉE    1767.  73 

la  cour.  Vous  êtes  trop  instruit  des  vérités  qu'elle  contient  pour 
n'avoir  pas  la  bonté  de  les  appuyer  de  votre  témoignage.  Nous 
vous  aurons  une  obligation  égale  à  la  détresse  où  nous  sommes. 
Nous  avons  l'honneur  d'être,  avec  tous  les  sentiments  que 
nous  vous  devons,  monsieur,  vos  très-humbles  et  très-obéissants 
serviteur  et  servante. 

Denis,  Voltaire. 


0701.  —  A   M.   HENNIN. 


29  janvier. 


Nous  vous  envoyons,  mon  cher  monsieur,  cette  lettre,  que 
nous  vous  supplions  de  communiquer  à  31.  le  duc  de  Choiseul, 
ou  à  M.  de  Bournonville1.  Nous  sommes  réellement  les  seuls  sur 
qui  tombe  le  fardeau.  Je  me  suis  ruiné  dans  un  pays  affreux  où 
je  n'avais  de  consolation  que  votre  société,  dont  je  ne  peux  plus 
jouir.  Mes  chagrins  sont  au  comble.  Je  finis  ma  vie  d'une  ma- 
nière bien  triste.  L'idée  que  vous  avez  quelque  bonté  pour  moi 
me  soutient  encore.  V. 

6702.   —  A    M.   HENNIN. 

A  Ferney,  30  janvier. 

Nous  eûmes  hier  l'honneur  de  vous  écrire,  monsieur,  Mme  De- 
nis et  moi,  pour  vous  supplier  d'envoyer  notre  lettre  à  M.  le  duc 
de  Choiseul.  Les  choses  changent  quelquefois  d'un  jour  à  l'autre. 
Nous  vous  supplions  aujourd'hui  de  n'en  rien  faire  ;  ou  si  vous 
avez  déjà  eu  cette  bonté,  nous  vous  prions  de  vouloir  bien  man- 
der que  nous  n'avons  plus  à  faire  que  les  plus  respectueux  re- 
merciements, et  que  nous  sommes  pénétrés  de  la  plus  vive 
reconnaissance. 

M.  le  duc  de  Choiseul  daigne  m'écrire  du  19,  par  M.  le  che- 
valier de  Jaucourt,  qu'il  m'excepte  de  la  règle  générale,  parce  que  je 
suis  infiniment  excepté  dans  son  cœur. 

Il  écrit  des  choses  encore  plus  fortes  à  M.  le  chevalier  de 
Jaucourt.  Enfin,  j'ai  un  passe-port  illimité  pour  moi  et  pour  tous 
mes  gens.  Il  ne  me  reste  d'autre  peine  que  celle  de  voir  que  vos 

1.  Premier  commis  de  la  guerre  pour  les  affaires  des  Suisses,  chargé  depuis, 
sous  le  duc  de  Choiseul,  de  la  partie  politique  de  ce  même  pays,  y  compris  la 
république  de  Genève.  Il  était  asthmatique,  et  mourut  jeune.  [Note  de  Hennin  fils.) 


74  CORRESPONDANCE. 

occupations  journalières  nous  privent  de  la  consolation  de  vous 
voir,  et  de  répéter  les  Scythes  devant  vous. 

Venez,  venez  !  Maman  *  vous  fera  bonne  chère  à  présent  ;  nous 
aurons  de  bon  bœuf,  et  plus  de  vache. 

Mille  tendres  respects. 

6703.    —  DE   M.   HENNIN. 

Genève,  30  janvier. 

Je  vous  répéterai,  monsieur,  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire,  que 
j'étais  dans  la  ferme  persuasion  que  vous  ne  manquiez  de  rien,  votre  com- 
missionnaire ayant  la  permission  de  venir  à  Genève,  et  pouvant  en  exporter 
vos  provisions  comme  à  l'ordinaire.  Un  mot  de  M.  le  chevalier  de  Jaucourt 
aurait  abrégé  toutes  les  difficultés,  et,  de  mon  côté,  j'aurais  fait  tout  ce  qui 
était  en  moi  pour  diminuer  l'embarras  dans  lequel  vous  vous  trouviez. 

Vos  provisions  arrêtées  en  venant  de  Lyon ,  si  elles  vous  sont  adressées 
directement,  doivent  vous  parvenir  sans  difficulté;  autrement  on  irait  contre 
les  intentions  du  roi,  qui  n'a  pas  pu  vouloir  que  ses  sujets,  habitant  en 
France,  n'eussent  pas  la  liberté  des  chemins.  Si  elles  étaient  adressées  à  des 
Genevois,  vous  vous  trouvez  comme  tous  les  étrangers,  comme  moi-même, 
dans  le  cas  où  une  chaussée  se  rompt,  et  où  rien  ne  peut  passer. 

Je  n'examine  point  ce  qu'on  a  pu  espérer  de  l'interdiction  des  vivres 
pour  Genève,  et  je  ne  crois  pas  même  que  cet  objet  puisse  opérer  un  grand 
effet  pour  le  présent;  mais  ce  n'est  pas  à  nous  à  le  dire,  surtout  dans  ce 
moment. 

Voici  les  deux  passe-ports  que  vous  me  demandez  ;  le  commissionnaire 
a  déjà  le  sien,  ou  une  permission  qui  y  équivaut.  Je  la  renouvellerai,  s'il  est 
nécessaire. 

Vous  me  priez,  monsieur,  d'envoyer  votre  lettre  à  la  cour.  Je  suis  trop 
votre  ami,  et  je  connaistrop  la  façon  de  penser  de  M.  le  duc  de  Choiseul  pour 
le  faire.  Vous  pouvez  être  sùrqu'elle  ne  ferait  rien  changer  aux  dépositions 
générales;  et  puisque  M.  le  chevalier  de  Jaucourt  et  moi  nous  nou>  prêtons 
volontiers  pour  vous  à  toutes  les  exceptions  possibles,  je  vous  demande  en 
grâce  de  vous  en  contenter.  Tout  ce  qui  vient  de  Genève,  ou  qui  y  a  rapport, 
est  mal  reçu  clans  ce  moment-ci.  Croyez-m'en;  gardez  aussi  votre  mémoire  2 
pour  des  temps  plus  heureux. 

Les  représentants  viennent  de  faire  une  démarche  qui  pourra  diminuer 
l'aigreur  qu'on  a  contre  eux.  C'est  un  orage  passager  dont  vous  souffrez,  et 
qui  m'accable.  Tâchons,  autant  qu'il  est  possible,  de  le  dissiper.  De  votre 
côté,  je  vous  proteste  que  vous  y  contribuerez  en  ne  portant  point  au  ministre 
des  plaintes  sur  les  mesures  qu'il  a  cru  devoir  mettre  en  usage  pour  amener 
ce  peuple  à  la  raison. 

1.  Mme  Denis. 

2.  Celui  dont  Voltaire  parle  dans  la  lettre  G700. 


ANNÉE    1767.  75 

Je  vous  parle  avec  franchise,  parce  que  je  le  dois  à  tous  égards.  Vous  ne 
doutez  pas,  du  moins  je  m'en  flatte,  que  je  m'occupe  de  faire  tout  pour  le 
mieux.  Jugez  si  je  désire  que  ce  qui  se  passe  ici  n'altère  en  rien  votre 
bonheur. 

Il  y  a  apparence,  monsieur,  que  j'aurai  l'honneur  de  vous  voir  ces  jours- 
ci;  je  pourrai  vous  en  dire  davantage  sur  des  affaires  auxquelles  vous  pre- 
nez intérêt.  Recevez,  en  attendant,  les  assurances  du  tendre  attachement 
que  je  vous  ai  voué  pour  la  vie. 

P.  S.  Dans  le  moment  où  je  finis  cette  lettre,  monsieur,  je  reçois  la  vôtre 
de  ce  matin,  qui  me  fait  un  très-grand  plaisir.  Tout  finit,  comme  vous  voyez, 
et  le  meilleur  est  de  s'inquiéter  le  moins  possible  de  ce  qui  est  hors  de 
nous.  Je  vous  envoie  néanmoins  les  deux  passe-ports,  parce  que,  pour  la 
règle,  il  faudra  que  tous  ceux  de  vos  gens  qui  viendront  à  Genève  en  aient. 

6704.   —  A  MADAME   LA  MARQUISE  DE    BOUFFLERS. 

A  Ferney,  30  janvier. 

A  mon  âge,  madame,  on  ne  peut  pins  satisfaire  ses  passions. 
Il  y  a  un  mois  que  je  suis  dans  mon  lit  ;  et,  si  je  me  faisais  traîner 
à  Lyon  pour  vous  faire  ma  cour,  vingt  pieds  de  neige,  qui  cou- 
vrent nos  montagnes,  m'empêcheraient  d'arriver. 

Je  ne  sais  si  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  mander  que  nous  avons 
la  guerre  et  la  famine  dans  la  très-belle  et  très-détestable  vallée 
où  je  comptais  mourir  doucement  :  il  nous  manque  l'agrément 
de  la  peste. 

Je  n'aurais  pas  été  étonné,  madame,  qu'un  ministre,  haut  de 
six  pieds  ou  de  trois  et  demi,  m'eût  refusé,  si  je  lui  avais  de- 
mandé quelque  chose  ;  mais  je  le  suis  qu'on  ait  eu  si  peu 
d'égard  pour  un  prince  beau  et  bien  fait,  et  qui  a  beaucoup  d'es- 
prit. Il  y  a  quelque  chose  qui  a  plus  de  crédit  que  lui. 

Je  ne  sais,  madame,  si  vous  allez  à  la  cour  ou  à  la  ville  ;  niais, 
en  quelque  lieu  que  vous  soyez,  vous  ferez  les  délices  de  tous 
ceux  qui  seront  assez  heureux  pour  vivre  avec  vous.  Cette  conso- 
lation m'a  toujours  été  enlevée  ;  votre  souvenir  peut  seul  conso- 
ler le  plus  respectueux  et  le  plus  attaché  de  vos  anciens  servi- 
teurs. 

6705.  —  A   M.  DAMILAVILLE. 

30  janvier. 

Quoi  que  vous  en  disiez,  mon  cher  ami,  et  quoi  qu'on  en  dise, 
nous  serons  toujours  dans  des  transes  cruelles.  Cette  affaire1 

1.  Toujours  l'affaire  Le  Jeune. 


76  CORRESPONDANCE, 

peut  avoir  les  suites  les  plus  funestes,  puisqu'on  a  manqué  d'ar- 
rêter le  mal  dans  son  principe.  Je  m'abandonne  à  la  destinée  : 
c'est  tout  ce  qu'on  peut  faire  quand  on  ne  peut  remuer,  et  qu'on 
est  dans  son  lit,  entouré  de  soldats  et  de  neige. 

M.  Chardon  me  mande  qu'il  a  trouvé  le  mémoire  de  M.  de 
Beaumont  pour  les  Sirven  bien  faible.  Vous  étiez  de  cet  avis  ;  il 
est  triste  que  vous  ayez  raison. 

Nous  sommes  délivrés  de  la  famine  par  les  soins  de  M.  le  duc 
de  Choiseul. 

J'ai  tellement  refondu  mes  Scythes  que  l'édition  de  Cramer  ne 
peut  plus  servir  à  rien,  et  qu'il  en  faut  faire  une  autre.  Voici  la 
préface,  en  attendant  la  pièce.  J'ai  été  bien  aise  de  rendre  un 
témoignage  public  à  Tonpla i.  Ce  n'est  pas  que  je  sois  content  de 
lui  :  on  dit  qu'il  laisse  élever  sa  fille  clans  des  principes  qu'il 
déteste  ;  c'est  Orosmade  qui  livre  ses  enfants  à  Arimane  ;  ce 
péché  contre  nature  est  horrible.  Je  me  flatte  qu'il  sévrera  enfin 
un  enfant  qu'il  a  laissé  nourrir  du  lait  des  furies. 

On  dit  des  merveilles  de  mon  confrère  Thomas.  Je  vous  sup- 
plie d'envoyer  l'incluse  à  votre  ami2. 

Adieu,  je  souffre  beaucoup,  mais  je  vous  aime  davantage. 

6706.  —  A  M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL». 

30  janvier,  part  le  31. 

Nous  sommes  très-inquiets  de  la  santé  d'un  de  nos  anges,  et 
nous  en  demandons  des  nouvelles  à  l'autre.  Voici  bientôt  le  temps 
de  vous  amuser  des  Scythes.  J'envoie  deux  exemplaires  très-bien 
corrigés  à  M.  le  duc  de  Praslin  ;  je  vous  prie  d'en  remettre  un  à 
M.  Lekain,  de  faire  porter  les  corrections  sur  les  autres,  de  les 
examiner  avec  vos  amis,  et  de  faire  valoir  auprès  d'eux  ma  do- 
cilité et  mes  efforts.  Comptez  que  c'est  beaucoup  pour  un  malade 
enseveli  dans  la  neige  et  dans  les  chagrins. 

Mon  dernier  mot  est  rarement  mon  dernier  mot.  Voici  enfin 
la  leçon  suivant  laquelle  nous  jouons  le  cinquième  acte  à  Fer- 
ney.  Ce  dernier  acte  nous  a  fait  la  plus  grande  impression.  Nous 
avons  trouvé  dans  Mme  de  La  Harpe  un  talent  bien  singulier  ;  il 
ne  lui  a  fallu  que  deux  ou  trois  répétitions  pour  acquérir  ce  que 
MUe  Clairon  a  longtemps  cherché.  Sa  déclamation,  pleine  deten- 


1.  Diderot. 

1.  Diderot  ;  cette  lettre  manque. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE   1767.  77 

dresse  et  de  force,  est  soutenue  par  la  figure  la  plus  noble  et  la 
plus  théâtrale,  par  de  beaux  yeux  noirs  qui  disent  tout  ce  qu'ils 
veulent  dire,  parmi  geste  naturel,  parla  démarche  la  plus  libre, 
et  par  les  attitudes  les  plus  tragiques.  Son  mari  est  un  acteur 
excellent;  il  récite  des  vers  aussi  bien  qu'il  les  fait,  et,  quoique 
très-petit,  il  a  une  figure  très-agréable  sur  le  théâtre. 

Cette  occupation  nous  console  un  peu  de  nos  malheurs  ;  et 
vous  savez  que  ces  malheurs  sont  la  guerre  et  la  famine,  en  at- 
tendant la  peste,  Ce  que  je  crains  de  la  part  du  conseil  me  paraît 
un  plus  grand  fléau,  car  certainement  si  on  renvoie  le  toutindi- 
visiblement  au  procureur  général  de  Dijon,  cela  devient  une 
affaire  horrible  :  décret  de  prise  de  corps  contre  la  Doiret,  qu'on 
peut  retrouver  ;  ajournement  personnel  contre  la  Doiret  de  Chà- 
lons,  qu'on  trouvera  et  qui  dira  tout  ;  ajournement  contre  le 
quidam,  qui  est  très-connu,  et  dont  les  dépositions  jetteront  les 
intéressés  dans  le  plus  grand  embarras;  ajournement  personnel 
contre  celui  »  qui  est  nommé  dans  le  procès  ;  décret  de  prise  de 
corps  auquel  on  n'obéit  pas;  une  famille  entière  tombée  tout 
d'un  coup  de  l'opulence  dans  la  pauvreté  ;  sept  ou  huit  personnes 
accoutumées  à  vivre  ensemble  depuis  dix  ans,  séparées  pour 
jamais  ;  la  nécessité  de  chercher  une  retraite  en  traversant  des 
montagnes  de  glaces  et  des  précipices,  quand  on  est  au  lit,  acca- 
blé de  vieillesse  et  de  maladies;  voilà  sans  aucune  exagération 
tout  ce  qui  peut  arriver,  et  ce  qui  arrivera  infailliblement  si  on 
prend  le  parti  funeste  dont  on  nous  a  parlé. 

C'est  donc  ce  qu'il  faut  éviter  avec  le  plus  grand  soin.  Il  faut 
tâcher  que  le  tout  soit  jugé  définitivement  au  conseil.  On  con- 
damnera la  Doiret,  à  la  bonne  heure  ;  il  n'y  aura  là  aucun  mal 
ni  pour  elle  ni  pour  personne;  que  l'équipage  soit  déclaré  bien 
confisqué  et  qu'on  s'accommode  avec  les  fermiers  pour  le  prix, 
cela  est  encore  très-aisé  :  tout  serait  fini  alors. 

Nous  avions  demandé,  dans  tous  nos  mémoires,  que  la  malle 
de  la  Doiret  fût  envoyée  au  premier  magistrat  suivant  l'usage  ; 
nous  le  demandons  encore.  Nous  voulions  débattre  la  confisca- 
tion en  justice  réglée  ;  nous  abandonnons  ce  point.  Nous  ne  crai- 
gnons rien  tant  qu'un  procès  criminel  devant  un  parlement, 
quel  qu'il  puisse  être.  Nous  demandons  surtout  que  le  jugement 
du  conseil  soit  différé,  s'il  est  possible,  parce  que  le  temps  adou- 
cit tout,  à  moins  que  vous  ne  soyez  sûr  d'un  jugement  iavo- 
rable  ;  mais  qui  peut  en  être  sûr?  Cette  affaire  fait  déjà  du  bruit 

1.    Voltaire  lui-même. 


78  CORRESPONDANCE. 

à  Versailles.  Je  n'en  ai  point  écrit  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  et 
depuis  sa  lettre  sur  les  Scythes,  je  n'ai  point  eu  de  nouvelles  de 
lui1. 

Je  m'étais  flatté  que,  si  les  Scythes  réussissaient,  ce  succès 
pourrait  faire  une  diversion  heureuse  et  détourner  la  persécution 
qui  menace  une  tête  de  soixante-treize  ans  et  un  corps  de 
quatre-vingt-dix.  Je  peux  m'être  trompé  en  cela  ;  mais  au  moins 
ce  succès  sera  une  consolation  que  je  recommande  à  vos  bontés 
généreuses.  Mon  attachement  et  ma  tendresse  pour  vous  sont 
une  consolation  bien  supérieure  à  tous  les  succès  possibles. 

N.  B.  Vous  savez'quelle  est  à  présent  la  persécution  de  tout  ce 
qui  a  rapport  à  cette  affaire  ;  un  homme  de  Lorraine,  très-pro- 
tégé, vient  d'être  conduit  en  prison  à  Paris. 

6707.   —  A  M.  ***2. 

Monsieur,  puisque  monsieur  l'abbé  votre  cousin  m'a  ordonné 
de  chercher  les  brochures  qui  s'impriment  actuellement  en 
Hollande  contre  notre  sainte  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine,  et  qu'il  demande  ces  matériaux  pour  achever  l'excel- 
lent livre  qu'il  a  déjà  commencé  en  faveur  du  concile  de  Trente, 
j'ai  l'honneur  de  vous  adresser  pour  lui  les  infamies  ci-jointes, 
que  monsieur  l'abbé  votre  cousin  confondra  comme  elles  le  mé- 
ritent. 

C'est  une  vraie  consolation  pour  moi  de  coopérer  à  ce  saint 
œuvre,  en  fournissant  à  monsieur  l'abbé  votre  cousin  des  enne- 
mis nouveaux  à  terrasser.  Je  me  recommande  à  ses  prières  et  à 
celles  de  toute  votre  famille.  Ma  femme,  ma  fille,  et  mon  fils  le 
greffier,  nous  vous  présentons  nos  obéissances.  J'ai  l'honneur 
d'être,  à  mon  particulier,  très-sincèrement,  monsieur,  votre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Christophe  Broun  a  s. 


1.  On  lit  en  renvoi  :  «  J'en  ai  dans  le  moment,  et  je  suis  très-content  de  lui. 
Il  nous  délivre  de  la  famine.  Je  ne  lui  ai  point  parlé  de  la  Doiret.  » 

2.  La  personne  à  qui  cette  lettre  fut  adressée  en  fit  une  copie  qu'elle  joignit 
à  nu  exemplaire  du  Recueil  nécessaire  (voyez  n°  6i73)  que  Voltaire  lui  avait 
envoyé  avec  cette  lettre,  en  1767.  C'est  d'après  cette  copie,  qui  toutefois  n'est  pas 
signée,  que  je  publie  cette  plaisanterie,  qui  est  cependant  bien  une  lettre. 
L'abbé  Mignot,  neveu  de  Voltaire,  est  auteur  d'une  Histoire  de  ta  réception  du 
concile  de  Trente  dans  les  Étals  catholiques,  1756,  deux  volumes  in-12;  nouvelle 
édition,  1766,  deux  volumes  in-12.  (B.) 


ANiNÉIÏ    17  67. 


6708.  —  A   MADAME    GABRIEL   CRAMER*. 


79 


(Sans  date.) 

Je  suis  très-affligé  de  la  mort  de  M.  du  Commun.  Oui,  c'était 
un  philosophe;  mais  il  était  philosophe  pour  lui,  et  il  me  faut 
des  gens  qui  le  soient  pour  les  autres,  des  philosophes  qui  en 
fassent,  des  esprits  qui  répandent  la  lumière,  qui  rendent  le 
fanatisme  exécrable. 

C'est  n'être  bon  à  rien  que  n'être  bon  qu'à  soi. 

Il  faut  absolument  que  je  parle  à  votre  mari.  Où  est  M.  Du- 
pan  ?  Je  leur  écrirai. 

Votre  Vielding  ou  Villading2  ressemble  assez  aux  enfants 
mal  élevés,  qui  reçoivent  des  confitures  et  vont  vite  les  manger 
sans  remercier. 

On  disait  autrefois  : 

Point  d'argent,  point  de  Suisse. 
Il  faut  dire  maintenant  : 

De  l'argent,  et  plus  de  Suisse. 

Je  n'ai  pas  vu  François  Tronchin  depuis  qu'il  a  eu  pour 
trente-huit  mille  livres  ce  qui  m'a  coûté  plus  de  cent  mille.  Tout 
cela  peut  entrer  dans  la  Secchia  rapita  genevoise3.  Je  rirai  du 
moins,  et  avec  vous,  Génoise.   V. 

6709.  —  A  M.   LE    CONTROLEUR   GÉNÉRAL*. 

(1767.) 

Monsieur  le  contrôleur  général s,  s'il  fallait,  en  France,  pen- 
sionner tous  les  hommes  de  talent,  ce  serait,  je  le  sais,  pour 
vos  finances,  une  plaie  bien  honorable,  mais  bien  désastreuse, 
et  le  trésor  n'y  pourrait  suffire  ;  aussi,  et  quoique  peu  d'hommes 
puissent  se  rencontrer  d'un  aussi  solide  mérite  que  M.  de  La 

1.  Éditeurs,   Bavoux  et  François. 

2.  Nom  d'un  patricien  bernois. 

3.  La  Guerre  civile  de  Genève-. 

4.  Extraite  du  Temps,  26  mai  1834.  L'origine  de  cette  lettre  paraît  douteuse 
à  MM.  de  Cayrol  et  François  (deuxième  Suppl.,  tome  II,  page  561).  Elle  a  été  re- 
produite comme  trouvée  récemment  dans  la  boutique  d'un  épicier,  par  le  Monde 
llustré  du  9  mai  1863. 

5.  Laverdy. 


80  CORRESPONDANCE. 

Harpe,  ne  viens-je  pas  réclamer  une  pension  pour  ce  mérite  dans 
l'indigence;  je  viens  seulement,  monsieur,  empiéter  sur  vos 
attributions  et  contrôler  le  chiffre  de  2,000  livres  dont  Sa  Majesté  a 
bien  voulu  me  gratifier.  Il  me  semble  que  M.  de  La  Harpe  n'ayant 
pas  de  pension,  la  mienne  est  trop  forte  de  moitié,  et  qu'on  doit  la 
partager  entre  lui  et  moi. 

Je  vous  aurai  donc,  monsieur,  une  dernière  reconnaissance 
si  vous  voulez  bien  sanctionner  cet  arrangement  et  faire  expédier 
à  M.  de  La  Harpe  le  brevet  de  la  pension  de  1,000  livres,  sans 
lui  faire  savoir  que  je  suis  pour  quelque  chose  dans  cet  événe- 
ment. Il  sera  aisément  persuadé,  ainsi  que  tout  le  monde,  que 
cette  pension  est  une  juste  récompense  des  services  qu'il  a  rendus 
à  la  littérature1. 

Daignez',  monsieur  le  contrôleur  général,  accepter  d'avance 
mes  remerciements  et  croire  au  profond  respect  de  votre  très- 
humble  et  très -obéissant  serviteur. 

Arouet  de    Voltaire, 
gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi. 

0710.  —  A  M.   LE   COMTE    D'ARGENTALA 

2  février  1767. 

Nous  apprenons  par  la  sœur  de  M.  Thurot3  que  Dieu  est 
juste.  Nous  ne  savons  point  encore  de  détails  ;  mais  nous  pen- 
sons que  sa  justice  doit  écraser  les  diables,  et  que  surtout  le 
diable  Janin  doit  être  recommandé  fortement  à  M.  de  La  Rey- 
nière.  J'en  ai  écrit  à  M.  de  Chauvelin.  Je  vous  demande  en  grâce 
de  m'aider  et  de  venger  la  sœur  de  Thurot.  Je  respire  enfin  ;  je 
ne  fais  plus  de  paquets,  et  nous  répétons  les  Scythes. 

Vous  devez  avoir  reçu  à  présent  les  deux  exemplaires  envoyés 
à  M.  le  duc  de  Praslin  bien  corrigés.  Si  vous  en  voulez  encore 
une  copie,  on  vous  l'enverra  ;  mais  vous  pouvez  aisément  faire 
porter  sur  vos  anciens  exemplaires  les  corrections  qui  sont  sur 
les  nouveaux,  et  vous  pouvez  aussi  en  donner  un  à  M.  de  Thi- 


1.  Dans  la  lettre  à  d'Alembert  du  10  août  1707,  quelques  mots  sembleraient 
confirmer  cette  démarche,  qui  n'aboutit  pas.  «  Je  ne  ris  point,  dit  Voltaire  à 
d'Alembert,  quand  on  me  dit  qu'on  ne  paye  point  vos  pensions;  cela  me  fait 
trembler  pour  une  petite  démarche  que  j'ai  faite  auprès  de  M.  le  contrôleur  géné- 
ral en  faveur  de  M.  de  La  Harpe  ;  je  vois  bien  que,  s'il  fait  une  petite  fortune, 
il  ne  la  devra  jamais  qu'à  lui-même.  » 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  M"'e  Le  Jeune. 


ANNÉE    1767.  81 

bouvillc.  Il  distribuera  les  rôles  selon  vos  ordres,  et  de  tout  ceci 
il  n'y  aura  pour  vous  que  du  plaisir. 

Je  crois  qu'il  est  convenable  que  j'écrive  un  petit  mot  de  re- 
connaissance à  M.  de  Montyon,  quoique  l'abbé  du  grand  con- 
seil1 et  MUe  Thurot  ne  m'aient  pas  encore  instruit  des  détails, 
Permettez  donc  que  je  mette  ma  lettre  pour  M.  de  Montyon  dans 
votre  paquet. 

Mettez-moi,  je  vous  prie,  aux  pieds  de  M.  le  duc  de  Praslin. 
M.  le  duc  de  Ghoiseul  nous  a  délivrés  de  la  famine  ;  qu'il  soit 
béni,  et  vous  aussi,  mes  anges,  qui  avez  si  bien  battu  des  ailes 
dans  cette  maudite  affaire! 

Je  me  flatte  que  Mme  d'Argental  est  en  bonne  santé.  Respect 
et  tendresse. 

6711.   —  A  M.   LE    RICHE. 

2  février. 

Quand  trente  pieds  de  neige  le  permettront,  monsieur,  et 
qu'on  sera  sûr  de  tromper  les  argus,  ce  paquet,  qu'on  attend 
depuis  si  longtemps,  partira.  Puisque  vous  avez  snavé  Fautet 2, 
je  me  flatte  que  vous  le  sauverez  encore  :  votre  ouvrage  ne  res- 
tera pas  imparfait.  L'aventure  de  Le  Clerc3  me  pénètre  de  dou- 
leur. Faut-il  donc  que  les  jésuites  aient  encore  le  pouvoir  de 
nuire,  et  qu'il  reste  du  venin  mortel  dans  les  tronçons  de  cette 
vipère  écrasée! 

L'affaire  dont  vous  avez  été  instruit4  était  cent  fois  plus  épi- 
neuse que  celle  de  Le  Clerc  ;  mais  heureusement  on  a  des  amis, 
et  des  amis  philosophes,  jusque  dans  le  conseil.  Les  commis 
seront  réprimandés,  et  on  rendra  l'argent;  ils  seront  punis  pour 
avoir  fait  leur  infâme  devoir. 

Il  y  a  quelquefois  une  justice  qui  s'élève  au-dessus  de  la  jus- 
tice, mais  je  vous  assure  que  ce  n'est  pas  sans  peine.  Je  me 
bflatte  que  Le  Clerc  aura  des  amis  à  Paris.  Il  y  a  des  gens  qui 
pensent  et  qui  sentent,  quoiqu'on  veuille  étouffer  le  sentiment 
et  la  pensée.  J'emploie,  monsieur,  ces  deux  facultés  qui  restent  à 
mon  faible  corps  pour  vous  dire  combien  je  vous  aime,  et  com- 
ien  je  désire  de  vous  voir. 

1.  Mignot. 

2.  Voyez  tome  XL1V,  page  410. 

3.  C'était  un  libraire  de  Nancy  qu'on  était  allé  arrêter  en  janvier  1767,  et 
qu'on  amena  à  la  Bastille.  Il  était  en  correspondance  avec  Cramer  de  Genève, 
Grasset  de  Lausanne,  etc.  On  saisit  cette  correspondance,  et  une  grande  quantité 
de  livres.  (B.) 

4.  L'affaire  Le  Jeune. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  6 


CORRESPONDANCE. 


6712.  —  A  M.   CHARDON. 


A  Ferney,  2  février. 

Monsieur,  le  mémoire  sur  Sainte-Lucie1  ne  me  donne  au- 
cune envie  d'aller  dans  ce  pays-là,  mais  il  m'inspire  le  plus 
grand  désir  de  connaître  l'auteur.  Je  suis  pénétré  de  la  bonté 
qu'il  a  eue,  je  lui  dois  autant  d'estime  que  de  reconnaissance. 

Voilà  comme  les  mémoires  des  intendants2,  en  1698,  auraient 
dû  être  faits;  on  y  verrait  clair,  on  connaîtrait  le  fort  et  le  faible 
des  provinces.  Le  pays  sauvage  où  je  suis,  monsieur,  ressemble 
assez  à  votre  Sainte-Lucie  ;  il  est  au  bout  du  monde,  et  a  été 
jusqu'à  présent  un  peu  abandonné  à  sa  misère. 

Je  suis  trop  vieux  pour  rien  entreprendre;  et,  après  ma 
mort,  tout  retombera  dans  son  ancienne  horreur.  Il  faudrait  être 
le  maître  absolu  de  son  terrain  pour  fonder  une  colonie  :  ce 
n'est  pas  où  les  Français  réussissent  le  mieux.  Nous  trouverons 
toujours  cent  filles  d'opéra  contre  une  Didon. 

Je  serai  très-affligé  si  le  mémoire  pour  les  Sirven  n'est  digne 
ni  de  l'avocat  ni  de  la  cause  ;  mais  je  me  console,  puisque  c'est 
vous,  monsieur,  qui  rapporterez  l'affaire.  L'éloquence  du  rap- 
porteur fait  bien  plus  d'impression  que  celle  de  l'avocat.  Vous 
verrez,  quand  vous  jugerez  cette  affaire,  que  la  sentence  qui  a 
condamné  les  Sirven,  qui  les  a  dépouillés  de  leurs  biens,  qui  a 
fait  mourir  la  mère,  et  qui  tient  le  père  et  les  deux  filles  dans  la 
misère  et  dans  l'opprobre,  est  encore  plus  absurde  que  l'arrêt 
contre  les  Calas.  Il  me  semble  que  les  juges  des  Calas  pouvaient 
au  moins  alléguer  quelques  faibles  et  malheureux  prétextes  ; 
mais  je  n'en  ai  découvert  aucun  dans  la  sentence  contre  les 
Sirven.  Un  grand  roi3  ma  fait  l'honneur  de  me  mander,  à  cette 
occasion,  que  jamais  on  ne  devrait  permettre  l'exécution  d'un 
arrêt  de  mort  qu'après  qu'elle  aurait  été  approuvée  par  le  con- 
seil d'État  du  souverain.  On  en  use  ainsi  dans  les  trois  quarts  de 
l'Europe.  Il  est  bien  étrange  que  la  nation  la  plus  gaie  du  monde 
soit  si  souvent  la  plus  cruelle. 

Je  vous  demande  pardon,  monsieur  ;  je  suis  assez  comme  les 
autres  vieillards  qui  se  plaignent  toujours;  mais  je  sais  qu'heu- 
reusement le  corps  des  maîtres  des  requêtes  n'a  jamais  été  si 

1.  Essai  sur  la  colonie  de  Sainte-Lucie,  par  un  ancien  intendant  de  cette  île; 
imprimé  en  1779,  in-8".  Cet  ouvrage  est  de  Chardon. 

2.  Voyez  ce  que  Voltaire  en  dit  tome  XIV,  page  513. 

3.  Le  roi  de  Prusse;  voyez  lettre  6557. 


ANNÉE    1767. 


83 


bien  composé  qu'aujourd'hui,  que  jamais  il  n'y  a  eu  plus  de  lu- 
mières, et  que  la  raison  l'emporte  sur  la  forme  atroce  et  barbare 
dont  on  s'est  quelquefois  piqué,  à  ce  qu'on  dit,  dans  d'autres 
compagnies.  Vous  m'avez  inspiré  de  la  franchise;  je  la  pousse 
peut-être  trop  loin,  mais  je  ne  puis  pousser  trop  loin  les  autres 
sentiments  que  je  vous  dois,  et  le  respect  infini  avec  lequel  j'ai 
l'honneur  d'être,  monsieur,  votre,  etc. 

6713.  —  A  M.  LE   MARQUIS   DE  FLORIAN. 


Je  reçois  un  billet  bien  consolant  de  Mehemet-Saïd-effendi 1, 
dont  le  rosier  soit  toujours  fleuri,  et  dont  Dieu  perpétue  les  féli- 
cités! Ce  petit  rayon  de  lumière  a  dissipé  beaucoup  débrouil- 
lards. Nous  ne  savons  point  encore  de  détails,  mais  nous  sommes 
tranquilles,  et  nous  ne  l'étions  point.  Ce  Turc  est  un  habile 
homme;  il  est  expéditif.  Le  mufti  devrait  bien  employer  des 
hommes  de  son  espèce,  il  y  en  a  peu.  Nous  l'embrassons  tendre- 
ment. 

J'ai  reçu  une  lettre  très-sage  et  très-bien  écrite  de  ce  jeune 
infortuné  Morival2.  Il  est  cadet,  il  est  vrai,  mais  il  est  engagé. 
Les  cadets  n'ont  pas  plus  de  liberté  que  les  soldats.  Je  ferai  ce 
que  je  pourrai  auprès  de  son  maître;  mais  je  connais  le  terrain, 
rien  n'est  plus  difficile  que  d'obtenir  une  distinction  ;  et  il  est 
impossible  d'obtenir  un  congé. 

Le  père  est  un  homme  bien  odieux,  dans  toutes  les  règles  : 
c'était  lui  qu'on  devait  punir  ;  ce  sont  les  vices  du  cœur,  et  non 
des  étourderies  de  jeunesse,  qui  méritent  l'exécration  publique. 
Mon  indignation  est  aussi  forte  que  les  premiers  jours.  Heureu- 
sement le  maître3  de  ce  jeune  homme  pense  comme  moi  sur  cet 
article.  Nous  verrons  ce  qu'on  en  pourra  tirer.  Ce  maître,  comme 
vous  savez,  m'écrit  depuis  quelque  temps  les  lettres  les  plus  ten- 
dres ;  vous  voyez  qu'il  ne  faut  ni  compter  sur  rien,  ni  désespérer 
de  rien. 

Nous  avons  toujours  la  guerre  et  la  neige,  mais  nous  sommes 
délivrés  de  la  famine.  Mes  paquets  étaient  faits,  mais  je  reste 
dans  mon  lit. 

P.  S.  Voyez,  pour  l'intelligence  de  cette  lettre,  la  note  dans 

1.  Cette  expression  désigne  l'abbé  Mignot;  voyez  lettre  6676. 
l2.  Voyez  n°  6671. 
3.  Frédéric  II. 


84  CORRESPONDANCE. 

mon  petit  commentaire  sur  l'aventure  de  la  sœur  du  capitaine 
Thurot. 

6714.   —  A  M.   DAMILAVILLE. 


Mon  cher  ami,  voilà  donc  Mlle  Calas  mariée1  à  un  homme 
d'une  très-grande  considération  dans  son  espèce;  c'est  le  fruit 
de  vos  soins  :  ce  sont  des  vengeurs  qui  vont  naître.  Puissions- 
nous  marier  ainsi  une  fille  de  Sirven  !  mais  la  pauvre  diablesse 
n'a  pas  l'air  à  la  danse. 

J'ai  actuellement  bonne  opinion  de  notre  nouvelle  affaire. 
M.  Chardon  est  un  adepte.  Le  conseil  commence  à  être  composé 
de  sages,  si  une  autre  compagnie  l'est  de  fanatiques. 

L'affaire  de  la  Doiret,  qui  m'avait  donné  tant  d'inquiétude, 
est  finie2  d'une  manière  plus  heureuse  que  je  n'aurais  pu  le  pré- 
voir :  il  ne  s'agit  plus  que  d'obtenir  des  fermiers  généraux  la  des- 
titution d'un  scélérat.  Vous  savez  que  les  temps  n'étaient  pas 
favorables.  D'Hémery  est  venu  enlever  à  Nancy  un  libraire 
nommé  Le  Clerc3,  accusé  par  les  jésuites.  Qui  croirait  que  les 
jésuites  eussent  encore  le  pouvoir  de  nuire,  et  que  cette  vipère 
coupée  en  morceaux  pût  mordre  clans  le  seul  trou  qui  lui  reste  ? 

Mon  neveu,  conseiller  au  grand-conseil4,  s'est  comporté, 
dans  toute  cette  affaire,  en  digne  philosophe.  Il  y  a  encore  des 
hommes.  Un  des  malheureux  d'Abbeville5  est  chez  le  roi  de 
Prusse. 

Personne  ne  sait  de  qui  est  le  Triumvirat.  Ce  n'est  pas  un 
ouvrage  fait  pour  le  théâtre  français,  mais  les  notes  sont  faites 
pour  l'Europe  :  il  y  a  de  terribles  fautes  d'impression. 

Je  vous  embrasse,  et  mon  cœur  vole  vers  le  vôtre.  ÈcrJ'inf..., 


1.  Elle  avait  épousé  M.  Duvoisin. 

2.  Le  commis  de  la  douane  de  Collonges,  avec  lequel  on  s'était  entendu,  s'ap- 
pelait Dumesrel  fils  (voyez  lettre  6817).  Il  avait  promis  de  laisser  passer  la  voi- 
ture, moyennant  cinquante  louis  qui  lui  avaient  été  comptés,  n'avait  pas  tenu  sa 
parole,  et  saisit  le  carrosse  de  Voltaire,  qui  était  rempli  de  livres.  Cette  affaire, 
qui  inquiéta  longtemps  Voltaire  (voyez  la  lettre  6634  et  beaucoup  de  celles  qui  la 
suivent),  fut  étouffée.  On  vint  à  bout  de  faire  regarder  la  chose  comme  une  indis- 
crétion commise  par  Mme  Denis,  à  l'insu  de  son  oncle.  Le  commis  fut  destitué, 
et  forcé  de  rendre  les  cinquante  louis  qu'il  avait  reçus.  (B.ï 

3.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  6711 

4.  D'IIornoy. 

5.  D'Étallonde. 


ANNÉE   1767.  85 

6715.   -    A  MADAME  LA   COMTESSE   D'ARGENTAL  <. 

A  Ferney,  ce  3  février. 

Raccommodons-nous,  madame,  car  je  vous  aime  de  tout 
mon  cœur,  et  je  me  flatte  de  votre  amitié.  Vous  pardonnez  sans 
doute  à  mon  oncle  et  à  moi  nos  inquiétudes  ;  vous  sentez  com- 
bien il  m'était  cruel  de  le  voir  partir  après  une  espèce  d'attaque 
d'apoplexie.  Ses  paquets  ont  été  prêts  pendant  un  mois  entier,  et 
où  serait-il  allé  à  travers  dix  pieds  de  neige  qui  couvrent  le 
sommet  de  toutes  nos  montagnes?  On  nous  faisait  trembler  de 
tous  les  côtés.  Il  avait  été  quinze  jours  entiers  sans  recevoir  au- 
cune nouvelle  de  chez  vous,  que  de  la  part  de  Le  Jeune.  Nous 
savions,  à  n'en  pouvoir  douter,  que  les  deux  conseillers  d'État 
du  bureau  étaient  absolument  contre  nous,  et  surtout  le  prési- 
dent. Ce  qui  s'est  passé  à  Nancy2  redoublait  encore  nos  alarmes; 
la  prêtraille  de  notre  canton  ne  servait  assurément  pas  à  nous 
consoler  ni  à  nous  rassurer.  Il  est  difficile  de  se  trouver  dans 
une  situation  plus  cruelle. 

Mais  après  la  victoire  que  nous  vous  devons,  il  est  inutile  de 
parler  des  dangers  qu'on  a  courus;  il  ne  faut  plus  songer  qu'aux 
Scythes.  Mon  oncle  y  a  fait  tout  ce  qu'il  a  pu.  Il  n'y  a  qu'une 
voix  ici  parmi  ceux  qui  les  ont  lus  et  qui  en  ont  vu  les  répéti- 
tions. Nous  sommes  tous  très-contents.  Nous  pouvons  nous 
tromper  ;  mais  aussi  nous  devons  espérer  que  ce  qui  fait  une 
grande  impression  sur  plusieurs  esprits  d'une  trempe  différente 
produira  le  même  effet  sur  le  public. 

Il  m'a  paru  surtout,  madame,  que  mon  oncle  avait  profité 
de  toutes  vos  remarques  ;  elles  m'ont  paru  aussi  judicieuses  qu'à 
lui.  Vous  connaissez  sa  docilité  pour  ses  anges,  ainsi  que  son 
tendre  attachement.  Je  partage  depuis  longtemps  ses  sentiments 
pour  vous.  Vous  êtes  aimés  ici  comme  vous  devez  l'être.  Il  n'y 
a  point  de  jours  où  nous  ne  cherchions  à  nous  consoler  d'un  si 
triste  éloignement  par  le  plaisir  de  parler  ensemble  des  deux 
personnes  à  qui  nous  sommes  les  plus  dévoués,  et  dont  les  bontés 
font  le  charme  de  notre  vie. 

Denis 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  L'arrestation  de  Le  Clerc. 


86  CORRESPONDANCE. 

6716.  —  A  STANISLAS-AUGUSTE   PONIATOWSKI , 

ROI    DE    POLOGNE. 

A  Ferney,  3  février. 

Sire,  ma  respectueuse  reconnaissance  n'a  osé  passer  les  bornes 
de  deux  lignes1,  quand  j'ai  remercié  Votre  Majesté  de  ses  bien- 
faits envers  la  famille  des  Sirven,  qui  lui  devra  bientôt  son  hon- 
neur et  sa  fortune;  mais  le  bien  que  vous  faites  à  l'humanité 
entière,  en  établissant  une  sage  tolérance  en  Pologne,  me  donne 
un  peu  plus  de  hardiesse.  Il  s'agit  ici  du  genre  humain  :  vous  en 
êtes  le  bienfaiteur,  sire.  Vous  pardonnerez  donc  au  bon  vieillard 
Siméon  de  s'écrier  :  «  Je  mourrai  en  paix,  puisque  j'ai  vu  les 
jours  du  salut2.  »  Le  vrai  salut  est  la  bienfaisance. 

J'ai  lu  deux  discours  de  Votre  Majesté  à  la  diète,  qui  sont  de 
cette  éloquence  qui  n'appartient  qu'aux  grandes  âmes.  Mme  de 
Geoffrin  est  bien  heureuse3.  Les  vieillards  de  Saba  en  feraient 
autant  que  leur  reine,  s'ils  n'avaient  que  leur  vieillesse  à  sur- 
monter ;  mais  la  caducité,  jointe  à  la  maladie,  ne  laisse  de  libre 
que  le  cœur.  Permettez,  sire,  que  ce  cœur,  pénétré  de  vos  vertus 
et  de  votre  sagesse,  se  mette  à  vos  pieds  pour  sa  consolation.  Je 
suis  avec  le  plus  profond  respect,  etc. 

6717.  —   A  M.  L'ABBÉ   D'OLIVET*. 

4  février  1767. 

Bonjour,  bon  an,  ou  plutôt  bonjour,  bon  siècle,  car  vous 
ferez  le  tour  du  cadran,  comme  Fontenelle  et  Saint-Aulaire. 

Nous  avons  à  l'Académie 
Des  gens  qui  bravent  les  hivers. 
Pour  eux  la  mort  s'est  endormie 
En  lisant  leur  prose  ou  leurs  vers. 

Vous,  vous  avez  charmé  la  Parque 
Par  votre  esprit,  il  m'en  souvient. 
Moi,  je  pose  un  pied  sur  la  barque, 
Mais  votre  lettre  me  retient. 


1.  Les  deux  lignes  de  remerciements  au  roi  de  Pologne  manquent. 

2.  Saint  Luc,  il,  29-30. 

3.  Elle  était  à  Varsovie. 

4.  Dernier  Volume  des  OEuvres  de  Voltaire;  Paris,  1862. 


ANNÉE    1767.  S7 

Je  suis  au  haut  d'un  mont  sauvage, 
Où  se  confinent  les  autans. 
Mais  votre  amitié  du  bel  âge 
Me  ramène  encore  un  printemps, 

Vous  parlez  toujours  comme  Horace, 
Vous  avez  trouvé  le  vrai  bien. 
Pourquoi  faut-il  qu'on  s'embarrasse 
Du  vain  bruit  qui  ne  donne  rien  ? 

La  gloire  n'est  qu'une  importune 
Qui  fait  ombre  à  notre  bonheur, 
L'amour  ne  fait  jamais  fortune, 
Et  l'esprit  appauvrit  le  cœur. 

Vous  avez  raison  ;  les  hommes  ne  valent  pas  la  peine  qu'on 
perde  une  seconde  pour  eux,  et  si  vous  n'étiez  plus  de  ce  monde, 
je  ne  croirais  plus  à  rien. 

Je  vous  embrasse  tendrement,  et  je  veux  toujours  me  dire 
votre  disciple.  V. 

6718.    —    A    M.   LE    COMTE    DE    BERNSTORFF, 

PREMIER     MINISTRE     DU    ROI     DE    DÀMîJIAr.K. 

4  février. 

Monsieur,  la  famille  Sirven,  qui  va  manifester  à  Paris  son 
innocence  et  les  bienfaits  de  Sa  Majesté,  a  dû  remercier  aujour- 
d'hui Votre  Excellence  de  ces  mômes  bienfaits,  dont  elle  vous  est 
redevable.  Je  ne  vous  dois  pas  moins  de  reconnaissance,  mon- 
sieur, de  la  lettre  du  roi,  dont  vous  m'avez  procuré  la  faveur.  J'y 
reconnais  un  monarque  pénétré  de  vos  principes.  On  juge  du 
prince  par  le  ministre,  et  du  ministre  par  le  prince.  Il  y  a  plus 
de  cent  ans  que  la  bienfaisance  est  assise  sur  le  trône  de  Dane- 
mark. Heureux  le  pays  ainsi  gouverné  ! 

Permettez,  monsieur,  qu'avec  mes  très-humbles  remercie- 
ments je  vous  adresse  ceux  que  je  dois  à  Sa  Majesté. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  beaucoup  de  respect,  monsieur,  de 
Votre  Excellence,  etc. 


6719.    —    A  CHRISTIAN    VII, 

ROI    DE     DANEMARK. 


Le  4  février. 


Sire,  la  lettre  dont  Votre  Majesté  m'a  honoré  m'a  fait  répan- 
dre des  larmes  de  tendresse  et  de  joie.  Votre  Majesté  donne  de 


88  CORRESPONDANCE. 

bonne  heure  de  grands  exemples.  Ses  bienfaits  pénètrent  dans 
des  pays  presque  ignorés  du  reste  du  monde.  Elle  se  fait  de  nou- 
veaux sujets  de  tous  ceux  qui  entendent  parler  de  sa  générosité 
bienfaisante.  C'est  désormais  dans  le  Nord  qu'il  faudra  voyager 
pour  apprendre  à  penser  et  à  sentir  ;  si  ma  caducité  et  mes 
maladies  me  permettaient  de  suivre  les  mouvements  de  mon 
cœur,  j'irais  me  jeter  aux  pieds  de  Votre  Majesté. 

Du  temps  que  j'avais  de  l'imagination,  sire,  je  n'aurais  fait 
que  trop  de  vers  pour  répondre  à  votre  charmante  prose.  Par- 
donnez aux  efforts  mourants  d'un  homme  qui  ne  peut  plus 
exprimer  l'étendue  des  sentiments  que  vos  bontés  font  naître  en 
lui.  Je  souhaite  à  Votre  Majesté  autant  de  bonheur  qu'elle  aura 
de  véritable  gloire. 

Pourquoi,  généreux  prince,  âme  tendre  et  sublime, 
Pourquoi  vas-tu  chercher  dans  nos  lointains  climats 
Des  coeurs  infortunés  que  l'injustice  opprime  *? 
C'ett  qu'on  n'en  peut  trouver  au  sein  de  tes  États. 

Tes  vertus  ont  franchi  par  ce  bienfait  auguste 

Les  bornes  des  pays  gouvernés  par  tes  mains; 

Et  partout  où  le  ciel  a  placé  des  humains, 

Tu  veux  qu'on  soit  heureux  et  tu  veux  qu'on  soit  juste. 

Hélas!  assez  de  rois  que  l'histoire  a  faits  grands 
Chez  leurs  tristes  voisins  ont  porté  les  alarmes; 
Tes  bienfaits  vont  plus  loin  que  n'ont  été  leurs  armes  : 
Ceux  qui  font  des  heureux  sont  les  vrais  conquérants. 

G720.  —  A   M.   DAMILAVILLE. 

4  février. 

Le  discours  de  M.  Thomas2,  mon  cher  ami,  est  un  des  plus 
beaux  et  des  plus  grands  services  rendus  à  la  littérature.  Voilà 
l'homme  que  j'aimerai  tant  que  j'aurai  un  souffle  de  vie,  et  tant 
que  je  détesterai  les  ennemis  de  la  raison. 

A  propos  de  raison,  avouez  que  j'ai  un  bon  second  dans  mon 
conseiller  au  grand  conseil 3  ;  tous  les  oncles  n'ont  pas  de  pareils 
neveux. 

J'augure  bien  de  l'affaire  des  Sirven.  Le  roi  de  Danemark 


1.  Les  Sirven. 

2.  Voyez  lettre  GG25. 

3.  L'abbé  Mignot. 


ANNÉE    I7G7.  89 

m'écrit  une  lettre  charmante,  de  sa  main1,  sans  que  je  l'aie  pré- 
venu, et  leur  envoie  un  secours.  Tout  vient  du  Nord.  N'admi- 
rez-vous pas  le  roi  de  Pologne,  qui  a  forcé  doucement  lesévéqucs 
à  être  tolérants?  N'oubliez  jamais  la  condamnation  de  l'évêquc 
de  Rostou2,  pour  avoir  dit  qu'il  y  a  deux  puissances. 

Vous  n'aurez  point  de  sitôt  les  Scythes;  il  y  a  toujours  quelque 
chose  à  changer  à  ces  maudits  ouvrages-là.  J'espère  que  M.  de 
La  Harpe  vous  donuera,  à  Pâques,  quelque  chose  de  meilleur 
que  les  Scythes. 

On  ne  peut  vous  aimer  plus  tendrement  que  je  vous  aime. 


6721.  —  A   M.   LE   COMTE   DE   ROCIIEFORT. 

4  février. 

Il  y  a  environ  cinquante  ans,  mon  chevalier,  que  j'ai  eu 
l'honneur  de  jouer  aux  échecs  avec  monsieur  le  vice-chancelier3; 
mais  il  me  gagnait,  comme  de  raison.  J'étais  attaché  à  toute  sa 
maison.  Il  y  avait  surtout  un  certain  évêque  de 4,  grand  phi- 
losophe et  très-savant,  qui  m'honorait  de  la  plus  sincère  amitié. 
Un  vice-chancelier  ne  se  souvient  pas  de  tout  cela,  mais  les 
petits  ne  l'oublient  pas.  J'ai  le  cœur  pénétré  de  ses  bontés,  et  de 
la  justice  qu'il  a  rendue  dans  l'affaire  qui  m'intéressait  par 
contre-coup. 

Je  prends  la  liberté  de  lui  écrire  quatre  mots  3,  car  il  ne  faut 
pas  de  verbiage  pour  les  hommes  en  place.  On  donne  à  la  Chine 
vingt  coups  de  latte  à  ceux  qui  écrivent  aux  ministres  des  lettres 
trop  longues  et  du  galimatias. 

Je  vous  écrirais  bien  au  long,  a  vous,  mon  chevalier,  si  j'en 
croyais  mon  cœur,  qui  est  bavard  de  son  naturel  ;  je  vous  dirais 
combien  je  suis  enchanté  de  vous  et  de  vos  bons  offices  ;  mais  la 
guerre  de  Genève,  les  embarras  qu'elle  cause,  les  effroyables 
neiges  qui  m'environnent,  la  fièvre,  les  rhumatismes,  imposent 
silence  à  ma  bavarderie.  Cependant  il  faut  que  je  vous  demande 


1.  On  n'a  pas  trouvé  cette  lettre  du  roi.  (K.) 

2.  Voyez  la  note,  tome  XL1V,  page  195. 

3.  René-Charles  de  Maupeou;  voyez  tome  XVI,  page  107. 

4.  Le  nom  était  sans  doute  en  blanc  dans  la  lettre  de  Voltaire.  Je  pense  qu'il 
faut  lire  Lombez.  Charles-Guillaume  de  Maupeou  était  évêque  de  cette  ville  en 
1720. 

5.  Cette  lettre  à  Maupeou  manque. 


90  CORRESPONDANCE. 

si  vous  avez  entendu  la   musique  de  Pandore*,   de  M.  de  La 
Borde. 

Vous  me  permettez  donc  de  vous  embrasser  sans  cérémonie. 

6722.  —  A  M.    LE  PRÉSIDENT    DE  RUFFEY  2. 

6  février  1767,  à  Ferney. 

Mon  cher  président,  tout  ce  que  vous  me  mandez  est  in- 
croyable, tout  vrai  qu'il  est.  11  ne  faut  jamais  faire  des  plai- 
santeries à  des  compagnies,  et  celle-ci  est  trop  forte;  il  est  im- 
possible qu'on  la  souffre.  Il  y  a  tant  de  choses  à  dire  sur  cette 
espièglerie  que  je  ne  dis  mot  ;  mais  je  crois  que  M.  Le  Bault  est 
un  homme  trop  considérable  pour  souffrir  une  telle  accolade. 

Je  vous  dépêcherai  les  feuilles  en  question  dès  que  les  che- 
mins seront  un  peu  plus  praticables.  Nous  sommes  bloqués  par 
les  neiges  et  par  la  guerre  :  nous  manquons  de  tout  ;  je  suis 
malade  dans  mon  lit  ;  voilà  mon  état.  Je  vous  embrasse  et  je  vous 
aime  tout  comme  si  je  me  portais  bien.  On  ne  peut  vous  être 
plus  tendrement  dévoué  que  moi.   V. 


6723.    —    A    M.   DE    CHABANON. 

A  Ferney,  6  février. 

Je  vous  réponds  tard,  mon  cher  confrère  ;  j'ai  été  malade,  je 
suis  en  Sibérie,  on  fait  la  guerre  près  de  ma  tanière,  et  j'y  suis 
bloqué.  Nous  avons  été  exposés  à  la  disette;  aucun  fléau  ne  nous 
a  manqué.  L'espérance  de  voir  votre  tragédie  entre  dans  mes 
consolations.  Je  loue  toujours  beaucoup  le  dessein  que  vous  avez 
de  la  faire  imprimer,  afin  que  son  succès  ne  dépende  pas  du  jeu 
d'un  acteur.  On  dit  que  le  théâtre  n'est  pas  aujourd'hui  sur  un 
pied  à  donner  beaucoup  de  tentation  aux  auteurs  ;  et  d'ailleurs 
on  juge  toujours  mieux  dans  le  recueillement  du  cabinet  qu'à 
travers  les  illusions  de  la  scène.  J'ai  fait  une  pièce  fort  médiocre, 
intitulée  les  Sajthes 3  ;  j'ai  eu  bravement  l'impudence  de  mettre 
des  agriculteurs  et  des  pâtres  en  parallèle  avec  des  souverains  et 
des  petits-maîtres.  Je  l'avais  fait  imprimer,  et  ne  comptais  point 


1.  Opéra  de  Voltaire;  voyez  tome  III.   On  en  avait,    le  14  mars,  fait  sur 
théâtre  des  Menus-Plaisirs  une  répétition  avec  la  musique  de  La  Borde. 

2.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

3.  Elle  fut  jouée  le  26  mars. 


ANNÉE    1767.  91 

la  livrer  aux  comédiens  ;  mais  je  ne  me  gouverne  pas  par  moi- 
même  ;  il  a  fallu  céder  aux  désirs  de  mes  amis,  dont  les  volontés 
sont  des  ordres  pour  moi.  C'est  à  vous  à  voir  si  vous  aurez  plus 
de  courage  que  je  n'en  ai  eu. 

Avez-vous  entendu  la  musique  de  Pandore?  Confiez-moi  ce 
que  vous  en  pensez  ;  il  faut  dire  la  vérité  à  ses  amis.  Je  crois 
qu'il  y  a  des  morceaux  très-agréables  ;  mais  on  dit  qu'en  général 
la  musique  n'est  pas  assez  forte.  Je  ne  m'y  connais  point,  et  vous 
êtes  passé  maître.  Dites-moi  la  vérité  encore  une  fois,  et  fiez- 
vous  à  ma  discrétion.  Adieu  ;  je  ne  suis  pas  trop  en  état  de  cau- 
ser avec  un  homme  qui  se  porte  bien  ;  mais  je  ne  vous  en  aime 
pas  moins. 

6724.  —  A  M.    LE   COMTE   D'ARGENTAL  '. 


Votre  créature  l'a  échappé  belle,  mes  divins  anges.  Les  con- 
seillers d'État,  les  neiges  et  les  maladies  attachées  à  l'âge  et  à  la 
rigueur  du  climat,  me  réduisaient  à  une  pénible  situation.  Je 
trouve  que  de  tous  les  fléaux  la  crainte  est  encore  le  pire;  elle 
glace  le  sang,  elle  m'a  donné  une  espèce  d'attaque  d'apoplexie. 
Béni  soit  monsieur  le  vice-chancelier,  qui  a  été  mon  premier  mé- 
decin! Mais  jugez  si  j'ai  pu,  pendant  un  mois  de  transes  conti- 
nuelles, faire  à  ces  pauvres  Scythes  ce  que  j'aurais  fait  si  mon 
pauvre  corps  et  mon  âme  avaient  été  moins  tourmentés  et  moins 
affaiblis.  Tels  qu'ils  sont,  ils  pourront  ne  pas  déplaire,  puisqu'ils 
ne  nous  déplaisent  pas  et  que  nous  sommes  difficiles.  Nous  en 
avons  suspendu  les  répétitions,  parce  que  la  rigueur  de  la  saison 
a  augmenté  dans  notre  Sibérie,  et  que  nous  sommes  tous  malades. 
Il  n'y  a  plus  moyen  de  tenir  à  mon  âge  dans  ce  climat,  qui  est 
aussi  horrible  pendant  l'hiver  qu'il  est  charmant  pendant  l'été. 
Vous,  qui  n'avez  pour  montagne  que  Montmartre  et  les  Bons- 
Hommes,  jouissez  en  paix  de  vos  doux  climats.  Je  me  flatte  que 
vous  aurez  un  très-beau  temps  le  carême,  et  que  les  Scythes  pour- 
ront faire  quelque  plaisir  à  mes  chers  compatriotes,  qui  sont  quel- 
quefois si  difficiles  et  quelquefois  si  indulgents.  Les  affaires  les 
plus  désespérées  peuvent  réussir,  et  j'en  ai  une  bonne  preuve.  On 
dit  qu'il  faut  remercier  deux  ou  trois  maîtres  des  requêtes  qui  sont 
parents  de  l'abbé  Mignot;  mais  sans  monsieur  le  vice-chancelier, 
il  n'y  avait  rien  de  fait.  Je  n'avais  l'honneur  de  le  connaître  que 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


92  CORRESPONDANCE. 

pour  avoir  joué  aux  échecs  avec  lui,  il  y  a  plus  de  cinquante 
ans  ;  il  pouvait  me  faire  échec  et  mat  cette  fois-ci  d'un  seul  mot. 
Je  ne  puis  plus  rien  faire  aux  Scythes;  je  suis  dans  un  état 
trop  triste  pour  penser  à  des  vers,  et  même  à  de  la  prose  ;  je  suis 
anéanti.  Les  deux  derniers  exemplaires,  que  je  vous  ai  envoyés 
par  M.  le  duc  de  Praslin,  peuvent  être  regardés  comme  mon 
testament.  Il  sera  aisé  à  Lckain  de  faire  porter  sur  les  autres 
exemplaires  les  corrections  qui  sont  dans  ces  derniers.  J'aurais 
voulu  finir  ma  carrière  par  quelque  chose  de  plus  fort  et  de  plus 
digne  de  vous  ;  mais  il  est  aussi  difficile  d'atteindre  le  but  qu'il 
est  aisé  de  l'apercevoir. 

La  critique  est  aisée,  et  l'art  est  difficile. 

(Destouches.) 

M.  de  Chauvelin  m'a  envoyé  des  idées  ingénieuses  pour  le 
cinquième  acte;  mais  entre  les  choses  ingénieuses  et  les  théâ- 
trales, il  y  a  un  espace  immense.  Une  chose  dont  je  répondrais, 
c'est  que  si  on  joue  le  cinquième  acte  comme  Mme  de  La  Harpe, 
il  fera  plaisir  aux  Parisiens.  Enfin  j'ai  jeté  mes  filets  en  votre 
nom,  et  je  ne  dois  plus  qu'attendre  paisiblement  la  fin  du  car- 
naval. 

P»espect  et  tendresse. 

6725.  —  A  M.   DE  CHENEVIÈRES  ». 

Ferney,  6  février. 

Vraiment,  mon  cher  ami,  vous  auriez  bien  raison  de  me  venir 
voir  ;  j'appartiens  de  droit  à  présent  a  vos  hôpitaux  militaires. 
Nous  sommes  en  guerre,  je  suis  malade,  et  j'ai  manqué  un  jour 
de  bouillon.  J'ai  été  bloqué  par  le  cordon  de  troupes  qui  entoure 
Genève  ;  mais  M.  le  duc  de  Choiseul  a  eu  pitié  de  moi.  Je  ne  m'en 
porte  pas  mieux;  je  suis  au  milieu  de  trente  lieues  de  neiges, 
impotent  et  perdant  les  yeux;  c'est  mon  revenu  de  tous  les 
hivers.  Je  commence  à  me  dégoûter  fort  de  la  retraite  que  j'ai 
choisie.  Elle  ne  produit  rien  ;  il  n'y  a  de  beau  que  le  paysage,  et 
cette  beauté  n'est  pas  pour  les  aveugles.  Je  ne  sais  comment  les 
choses  de  ce  monde  sont  arrangées,  mais  il  me  semble  qu'on 
finit  toujours  tristement. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  93 

6726.   —  A  M.   LE   CONSEILLER   LE    BAULT'. 

A  Ferney,  6  février  1707. 

Vraiment,  monsieur,  quand  vous  voudrez,  vous  nous  ferez 
o-rand  plaisir  de  combattre  nos  abominables  neiges  avec  quarante 
bouteilles  d'excellent  vin.  Il  n'y  aurait  qu'à  les  faire  adresser 
par  la  veuve  Rameau,  à  Nyon,  où  je  les  enverrais  chercher.  Je 
suis  plus  las  de  ma  Sibérie  que  je  ne  le  suis  de  la  guerre  de 
Genève.  L'hiver  y  est  pire  qu'à  Pétersbourg,  de  l'aveu  de  tous  les 
Russes  qui  sont  venus  chez  nous.  C'est  acheter  trop  cher  quatre 
mois  d'un  été  agréable.  Le  plaisir  du  plus  bel  aspect  du  monde 
n'est  pour  moi  qu'une  privation  quand  je  perds  la  vue;  en  un 
mot  je  voudrais  venir  boire  votre  vin  à  Dijon. 

Ne  croyez  pas  au  reste  que  notre  guerre  genevoise  soit  une 
pure  plaisanterie.  Nous  n'avons  plus  de  commerce  ni  avec  la 
Savoie  ni  avec  Lyon,  ni  avec  la  Suisse  :  il  faut  tout  faire  venir 
avec  des  frais  immenses.  Plus  notre  maison  est  grosse,  plus  nous 

souffrons.  , 

Vous  sentez,  monsieur,  combien  je  dois  être  flatte  de  1  hon- 
neur de  vous  avoir  pour  confrère.  Mais  entre  nous  (permettez- 
moi  de  vous  le  dire  sous  le  secret)  nous  avons  un  étrange  associé. 
C'est  un  tour  sanglant  qu'on  a  fait  à  l'Académie,  je  ne  crois  pas 
qu'elle  doive  le  souffrir.  Il  est  honteux  surtout  que  la  nomina- 
tion d'un  homme  de  votre  considération  soit  l'époque  d'une 
pareille  insulte.  Un  geôlier  honoraire  n'est  guère  fait  pour  être 
académicien  honoraire.  Toutes  les  bienséances  sont  trop  bles- 

Je  prends  la  liberté  de  vous  parler  avec  une  confiance  que 
m'inspire  mon  respectueux  attachement  pour  vous.  Vous  ne  me 
décèlerez  pas.  . 

Ume  Denis  vous  présente  ses  obéissances  ainsi  qu  a  M"1"  Le 

Bault. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  bien  du  respect,  monsieur,  votre 
très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 


1    Éditeur,  de  Mandat-Grancey.  -  Dictée  par  Voltaire,  signée  par  lui. 

o*  n  s'a-it  de  l'Académie  de  Dijon.  Voltaire  en  avait  été  reçu  membre  le  3  avril 
1761*  NouaVaurons  pas  l'indiscrétion  de  rechercher  à  qui  peut  s'appliquer  1  epi- 
thète  de  geôlier  honoraire.  {Note  du  premier  éditeur.)  -  La  lettre  67^2  a  trait 
sans  doute  au  même  sujet. 


94  CORRESPONDANCE. 

6727.   —  A   M.   HENNIN. 

A  Ferney,  7  février. 

Je  ne  sais  comment  faire,  monsieur,  pour  faire  parvenir  franc 
de  port  [cette  lettre]  à  son  adresse;  et  on  a  volontiers  recours  à 
vous,  quand  on  ne  sait  comment  faire.  C'est  un  pauvre  diable  de 
mes  amis  de  Paris  que  je  veux  obliger.  Je  vous  supplie  de  m'ai- 
der.  Vous  connaissez  sans  doute  le  résident  de  Hambourg.  Vou- 
lez-vous bien  lui  envoyer  le  paquet,  le  prier  de  l'affranchir  de 
Hambourg  à  Pétersbourg,  et  me  permettre  de  vous  rembourser 
les  frais?  Cela  doit  être  sans  cérémonie. 

Je  commence  à  détester  ce  climat-ci.  Il  n'y  a  que  vous  qui 
puissiez  me  le  faire  supporter.  Il  n'y  a  que  la  vue  d'agréable 
dans  le  pays  de  Gex,  et  je  perds  les  yeux. 

Toute  notre  maison  vous  fait  les  plus  tendres  compli- 
ments.  V. 

6728.  —  DE   M.   HENNIN*. 

Genève,  8  février  1767. 

Je  serai  tout  aussi  embarrassé  que  vous,  monsieur,  pour  faire  passer 
votre  lettre  à  Pétersbourg.  Le  ministre  du  roi  à  Hambourg  s'est  jeté  par 
hasard,  lui  et  son  cheval,  dans  un  four  à  chaux,  où  lui  et  son  cheval  ont  été 
consumés  en  un  instant.  Ainsi  je  ne  sais  plus  à  qui  m'adresser.  Je  verrai 
cependant  à  trouver  le  moyen  de  faire  parvenir  cette  lettre  à  sa  destination. 

J'avais  un  jour  mal  aux  yeux,  et  j'écrivis  à  un  de  mes  amis  : 

Sans  doute  le  ciel  équitable, 
Voulant  me  punir  par  mes  sens, 
En  a  choisi  le  plus  coupable. 

Tous  les  lorgneurs  se  glorifieraient  beaucoup  de  vous  compter  parmi 
leurs  confrères;  mais  il  me  semble  que  pour  cette  fois  la  peine  passe  le 
délit.  J'espère  qu'elle  ne  sera  pas  durable,  et  que  vous  pourrez  encore  jouir 
des  beautés  de  ce  pays.  Il  a  les  grâces  d'une  capricieuse.  Ses  beaux  moments 
font  oublier  tout  ce  qu'on  lui  a  trouvé  d'àpreté,  et  un  beau  soir  sur  la  ter- 
rasse de  Ferney  effacera  le  souvenir  des  neiges  qui  vous  aveuglent  aujour- 
d'hui. 

Respects  et  amitiés  à  tous  vos  commensaux.  Je  voudrais  bien  pouvoir 
mériter  ce  titre,  mais  quand  le  devoir  ne  me  retiendra-t-il  pas  ici?  Par 
malheur  pour  Genève,  trop  de  gens  se  mêlent  de  sa  guérison,  et  la  pauvre 
petite  périra  peut-être  à  force  de  médecins. 

1.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P.-M.  Hennin,  1825. 


ANNÉE    1767.  95 

Vous  savez  sans  doute  que  M.  le  professeur  Vernet  a  fait  imprimer  son 
apologie.  Je  serais  fâché  que  vous  cessassiez  de  rire  pour  y  répondre.  Lais- 
sez là  ce  docteur,  et  continuez  votre  Batrachomyomachie  l. 


07-29.  —    A    M.    ÉLIE    DE    BEAUMONT. 

A  Ferney,  le  9  février. 

Je  suis  bien  plus  satisfait  encore,  mon  cher  Cicéron,  de  votre 
dernier  mémoire  sur  la  terre  de  Canon  que  des  premiers.  Vous 
prévenez  toutes  les  objections,  vous  étouffez  tous  les  murmures. 
Mis&ricordia  cum  accusantibus  erit.  Je  serai  bien  trompé  si  Cicéron 
ne  gagne  pas  son  procès  pro  domo  sua2;  et  j'imagine  que  vous 
souperez  à  Canon,  cette  année,  avec  Mme  de  Beaumont  :  vous 
savez  cependant  qu'on  n'est  sûr  de  rien  avec  les  hommes. 

A  l'égard  de  Sirven,  je  m'en  remets  entièrement  à  vous  ;  je 
n'ai  plus  rien  ni  à  dire  ni  à  faire.  J'attends  beaucoup  de  M.  Char- 
don, qui  est,  je  crois,  rapporteur  de  votre  affaire,  et  qui  est  sûre- 
ment celui  des  Sirven.  Le  père  et  les  filles  partiront,  s'il  le  faut; 
et  si  le  père  suffit,  il  partira  seul.  On  n'attend  que  vos  ordres,  et 
ils  seront  exécutés  sur-le-champ. 

Notre  petite  société  cle  Ferney  est  bien  attachée  à  M.  et  à  Mme  de 
Beaumont  ;  nous  voudrions  que  Canon  et  Ferney  ne  fussent  pas 
si  éloignés  l'un  de  l'autre. 

6730.  —  A  M.    DAMILAVILLE. 

9  février. 

Vous  avez  dû  recevoir  une  lettre3  pour  M.  Lembertad,  et  vous 
devez  être  informé  du  petit  malheur  arrivé  à  la  géométrie.  Cela 
est  bien  désagréable  ;  mais  actuellement  personne  ne  sait  ce  qu'il 
fait  clans  Genève. 

Voici  une  lettre  pour  notre  ami  M.  de  Beaumont.  J'exécute 
fidèlement  ce  que  vous  m'avez  prescrit.  Tâchez  donc  enfin  que 
ce  mémoire  paraisse  avant  que  les  parties  soient  mortes  de  vieil- 
lesse. 

Je  crois  vous  avoir  mandé  que  le  roi  cle  Danemark  venait  de 
se  mettre  dans  le  rang  de  nos  bienfaiteurs.  J'ai  brelan  de  roi 
quatrième;  mais  il  faut  que  je  gagne  la  partie.  N'admirez-vous 

1.  Le  poëme  de  la  Guerre  de  Genève. 

2.  Titre  d'un  des  discours  de  Cicéron. 

3.  Elle  manque. 


96  CORRESPONDANCE. 

pas  comme  cette  vie  est  mêlée  de  haut  et  de  bas,  de  blanc  et  de 
noir?  et  n'êtes-vous  pas  fâché  que,  parmi  mes  quatre  rois1,  il  n'y 
en  ait  pas  un  du  Midi2? 

Un  hasard  singulier  m'a  fait  connaître  ce  Lacombe,  d'abord 
comme  un  homme  de  lettres,  ensuite  comme  libraire.  Chose  pro- 
mise, chose  due.  Je  tâcherai  de  réparer  tout  cela.  Je  vous  quitte; 
il  faut  que  j'écrive  3  aux  maîtres  des  requêtes  qui  n'ont  pas  été 
de  l'avis  de  M.  d'Aguesseau.  On  dit  que  ce  pauvre  Le  Clerc  4  est 
un  homme  d'esprit  et  fort  honnête  homme.  Ne  trouvera-t-il  point 
de  protecteurs?  Ècr.  l'inf.... 

6731.  —    A  M.    LE   COMTE  D'ARGENTAL. 

9  février. 

Voici  d'abord  ce  que  je  réponds  à  la  lettre  du  2  de  février  de 
mon  cher  ange.  Je  le  donne  en  quatre,  je  le  donne  en  dix,  à  une 
âme  plus  forte  que  la  mienne,  logée  dans  un  corps  très-faible, 
âgée  de  soixante  et  treize  ans,  au  milieu  de  cent  montagnes  de 
neige,  ayant  affaire  à  des  pédants  et  à  des  prêtres,  craignant  les 
choses  les  plus  funestes ,  assaillie  de  quatre  ou  cinq  tristes  évé- 
nements à  la  fois,  affublée  d'une  espèce  de  petite  apoplexie.  Je 
dis  que  cette  âme  aurait  été  pour  le  moins  aussi  embarrassée  que 
la  mienne  :  cependant  mon  âme,  encore  tout  ébouriffée,  demande 
très-tendrement  pardon  à  la  vôtre,  et  elle  lui  sera  toujours  sou- 
mise. 

Vous  jugez ,  mon  cher  ange,  de  notre  pays  par  le  vôtre  ;  vous 
vous  imaginez,  parce  que  vous  avez  eu  une  débâcle,  que  le  mont 
Jura  et  les  Alpes  prennent  la  loi  de  la  butte  Saint-Roch  ;  vous 
vous  trompez  cruellement. 

Je  ne  dispute  pas  sur  M.  le  duc  de  Wurtemberg,  mais  je 
souhaite  assurément  que  vous  ayez  raison  ;  je  ne  me  suis  pas 
encore  aperçu  de  l'effet  de  ses  beaux  arrangements.  Il  est  temps 
qu'il  se  corrige  de  sa  manie  d'imiter  Louis  XIV.  Mais  venons  au 
plus  vite  aux  Scythes. 

Voici  la  dernière  leçon.  Il  ne  m'a  guère  été  possible  de  voir 
les  choses  d'un  coup  d'œil  bien  juste,  dans  les  horreurs  des  agi- 
tations que  j'ai  éprouvées.  Je  joins  ici  deux  exemplaires  de  cette 


1.  Les  rois  de  Danemark,  de  Pologne,  de  Prusse,  et  l'impératrice  de  Russie. 

2.  Cet  alinéa  se  retrouve  quelquefois  dans  la  lettre  du  17  février.  (B.) 

3.  Ces  lettres  manquent. 

4.  Voyez  lettre  6711. 


ANNÉE    1767.  97 

nouvelle  correction,  que  vous  pourrez  aisément  faire  porter  sur 
les  anciennes  éditions  que  vous  avez,  et  surtout  sur  celles  en- 
voyées en  dernier  lieu  par  M.  le  duc  de  Praslin. 

Cette  scène  du  père  et  de  la  fille  est  de  moitié  plus  courte 
qu'elle  n'était;  ni  Sozame ,  ni  les  Scythes,  ne  se  doutent  de  la 
résolution  d'Obéide.  Les  imprécations  feront  toujours  un  très- 
grand  effet,  à  moins  qu'elles  ne  soient  ridiculement  jouées.  Je 
conviens  que  ce  cinquième  acte  était  extrêmement  difficile,  mais 
enfin  je  crois  être  parvenu  à  faire  à  peu  près  tout  ce  que  vous 
vouliez,  et  j'ose  espérer  que  vous  en  viendrez  à  votre  honneur. 
Ce  sera  à  M.  de  Thibouville  à  arranger  les  rôles,  les  décorations, 
et  les  habits  avec  Lekain  ;  c'est  de  toutes  les  pièces  celle  qui  exige 
le  moins  de  frais. 

Le  rôle  d'Obéide  demande  d'autant  plus  d'art  qu'elle  pense 
presque  toujours  le  contraire  de  ce  qu'elle  dit.  Je  ne  sais  pas 
comment  j'ai  pu  faire  un  pareil  rôle,  qui  est  tout  l'opposé  de 
mon  caractère.  Je  ne  dis  que  trop  ce  que  je  pense;  mais  je  le  dis 
avec  tant  de  plaisir  quand  je  m'étends  sur  les  sentiments  qui 
m'attachent  à  mes  anges,  que  je  ne  me  corrigerai  jamais  de 
ma  naïveté. 

J'ai  oublié,  dans  mes  dernières  lettres,  de  vous  dire  qu'il  était 
impossible  qu'on  pût  penser  à  Lekain  dans  cette  édition  du 
Triumvirat.  Vous  savez  qu'on  ne  fait  pas  ce  qu'on  veut  des  libraires  ; 
et  moi,  je  sais  ce  que  c'est  que  d'être  loin  de  Paris. 

Quant  aux  affaires  de  Genève,  elles  s'arrangeront  sans  doute, 
car  elles  ne  sont  que  ridicules  ;  elles  ne  méritent  qu'un  Lutrin. 
J'en  avais  ébauché  quelque  chose1  pour  vous  faire  rire,  et  pour 
faire  rire  MM.  les  ducs  de  Choiseul  et  de  Praslin  ;  mais,  pendant 
tout  le  mois  de  janvier,  je  n'ai  pas  eu  envie  de  rire. 

P»espect  et  tendresse. 


6732.    —A   M.    LE   MARÉCHAL   DUC  DE   RICHELIEU. 

Ferney,  le  9  février. 

Vous  connaissez,  monseigneur,  la  main  qui  vous  écrit2,  et  le 
cœur  qui  dicte  la  lettre.  Les  neiges  m'ôtent  l'usage  des  yeux  cet 
hiver-ci  avec  plus  de  rigueur  que  les  autres  ;  mais  j'espère  voir 


1.  Voyez  lettre  6670;  et,  tome  IX,  le  poème  de  la  Guerre  civile  de  Genève. 

2.  Cette  lettre  devait  être  de  la  main  de  Galien,  protégé  de  Richelieu;  voyez 
lettre  6530. 

45.  —   ConRESPOSDANCE.    XIII.  7 


98  CORRESPONDANCE. 

encore  un  peu  clair  au  printemps.  L'aventure1  dont  vous  avez 
la  bonté  de  me  parler  dans  vos  deux  lettres  est  une  de  ces  fata- 
lités qu'on  ne  peut  pas  prévoir.  Je  pense  que  vous  croyez  à  la 
destinée;  pour  moi,  c'est  mon  dogme  favori.  Toutes  les  affaires 
de  ce  monde  me  paraissent  des  boules  poussées  les  unes  par  les 
autres.  Aurait-on  jamais  imaginé  que  ce  serait  la  sœur  de  ce 
brave  Thurot  tué  en  Irlande 2  qui  serait  envoyée,  à  cent  cinquante 
lieues,  à  un  homme  qu'elle  ne  connaît  pas,  qui  s'attirerait  une 
affaire  capitale  pour  le  plus  médiocre  intérêt,  et  qui  mettrait 
dans  le  plus  grand  danger  celui  qui  lui  rendrait  gratuitement 
service?  L'affaire  a  été  extrêmement  grave,  elle  a  été  portée  au 
conseil  des  parties.  On  a  voulu  la  criminaliser,  et  la  renvoyer  au 
parlement.  C'est  principalement  monsieur  le  vice-chancelier  dont 
les  bontés  et  la  justice  ont  détourné  ce  coup.  Cette  funeste  affaire 
avait  bien  des  branches.  Vous  ne  devez  pas  être  étonné  du  parti 
qu'on  allait  prendre,  c'était  le  seul  convenable;  et,  quoiqu'il  fût 
douloureux,  on  y  était  parfaitement  résolu:  car  il  faut  prendre 
son  parti  sans  pusillanimité  dans  toutes  les  occasions  de  la  vie, 
tant  que  l'âme  bat  dans  le  corps.  On  risquait,  à  la  vérité,  de 
perdre  tout  son  bien  en  France;  on  jouait  gros  jeu;  mais,  après 
tout,  on  avait  brelan  de  roi  quatrième 3.  Je  vous  donne  cette 
énigme  à  expliquer.  J'ajouterai  seulement  qu'il  y  a  des  jeux  où 
l'on  peut  perdre  avec  quatre  rois,  et  qu'il  vaut  mieux  ne  pas  jouer 
du  tout.  Je  crois  que  la  personne  à  laquelle  vous  daignez  vous 
intéresser  ne  jouera  de  sa  vie, 

Cette  affaire  d'ailleurs  a  été  aussi  ruineuse  qu'inquiétante  ;  et 
la  personne  en  question 4  vous  a  une  obligation  infinie  de  la  bonté 
que  vous  avez  eue  de  la  recommander  à  M.  l'abbé  de  Blet. 

On  aura  l'honneur,  monseigneur,  de  vous  envoyer,  par  l'or- 
dinaire prochain,  ce  qui  doit  contribuer  à  vos  amusements  du 
carnaval 5  ou  du  carême  ;  il  faut  le  temps  de  mettre  tout  en  règle, 
et  de  préparer  les  instructions  nécessaires.  Si  on  n'avait  que 
soixante-dix  ans,  ce  qui  est  une  bagatelle,  on  viendrait  en  poste 
avec  ses  marionnettes,  et  on  aurait  la  satisfaction  de  vous  voir 
dans  votre  gloire  de  niquée6. 


1.  L'affaire  Le  Jeune. 

2.  Voyez  la  note,  tome  XL,  page  332. 

3.  Voltaire  serait  allé  chercher  asile  chez  l'un  des  quatre  rois  protecteurs  des 
Sirven  ;  voyez  lettre  0730. 

4.  Voltaire;  il  s'agit  des  deux  cents  louis  versés  par  Richelieu. 

5.  La  tragédie  des  Scythes  ;  voyez  lettre  C669. 

6.  Voyez  la  note,  tome  XXXVII,  page  125. 


ANNEE    1767.  99 

Voici  une  requête  d'une  autre  espèce  que  le  griffonneur  de  la 
lettre1  vous  présente,  et  par  laquelle  il  vous  demande  votre  pro- 
tection. Quoiqu'il  s'agisse  de  toiles,  il  n'en  est  pas  moins  attaché 
à  l'histoire;  et  il  croit  que,  s'il  dirigeait  les  toiles  de  Voiron,  il 
pourrait  très-commodément  visiter  tous  les  bénédictins  du  Dau- 
phiné.  Il  saurait  précisément  en  quelle  année  un  dauphin  de 
Viennois  fondait  des  messes,  ce  qui  serait  d'une  merveilleuse 
utilité  pour  le  reste  du  royaume. 

Voici  à  présent  d'une  autre  écriture2.  Vous  voyez,  monsei- 
gneur, que  celle  de  votre  protégé  s'est  assez  formée  ;  s'il  conti- 
nue, il  se  rendra  digne  de  vous  servir,  ce  qui  vaudra  mieux  que 
l'inspection  des  toiles  de  son  village.  Je  doute  fort  que  M.  de 
Trudaine  déplace  un  homme  qui  est  dans  son  poste  depuis  long- 
temps, pour  favoriser  un  enfant  de  cet  emploi. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  joins  toujours  sa  requête  à  cette  lettre. 
Agréez  le  tendre  et  profond  respect  avec  lequel  je  serai  jusqu'au 
dernier  moment  de  ma  vie,  votre,  etc. 

L'aventure  de  la  sœur  de  Thurot  n'est  plus  bonne  qu'à  oublier. 

II  y  a  à  Voiron,  village  de  Graisivaudan  en  Dauphiné,  une 
fabrique  de  toiles  dont  l'inspection  ne  se  donnait  qu'à  un  des 
habitants  de  l'endroit;  cependant  une  personne  qui  demeure  à 
Romans,  et  qui  possède  déjà  plusieurs  autres  inspections  consi- 
dérables, a  trouvé  le  moyen  de  se  faire  encore  revêtir  de  celle-ci. 

M.  de  Trudaine  est  le  maître  d'accorder  ce  petit  appui  au 
sieur  Claude  Galien,  natif  de  Voiron3.  Il  soulagerait  une  famille 
nombreuse,  connue  depuis  très-longtemps,  domiciliée  et  estimée 
dans  ledit  endroit.  Le  père,  l'oncle  et  les  frères  de  Claude  Galien 
ont  tous  été  au  service  ;  son  frère  fut  tué  à  Crevelt,  étant  pour 
lors  dans  les  volontaires  de  Dauphiné  :  c'était  l'aîné  de  la  famille. 

Claude  Galien  demande  très-humblement  la  protection  de 
M.  de  Trudaine. 


6733.  —  A  M.   LE   CARDINAL  DE    BERNIS. 

A  Ferney,  9  février. 

Ayant  été  mort,  monseigneur,  et  enterré  environ  cinq  semaines 
dans  les  horribles  glaces  des  Alpes  et  du  mont  Jura,  il  a  fallu 


1.  Galien. 

2.  Celle  de  Voltaire. 

3.  Dans  ses  lettres  à  Hennin,  des  4  et  13  janvier  1768,  Voltaire  dit  que  Galien 
était  natif  de  Salmoran  ;  voyez,  sur  ce  personnage,  une  note  sur  la  lettre  6.J30. 


400  CORRESPONDANCE. 

attendre  que  je  fusse  un  peu  ressuscité  pour  remercier  Votre 
Éminence  de  ce  qu'elle  aime  toujours  ce  que  vous  savez,  c'est-à 
dire  les  belles-lettres,  et  même  les  vers,  et  qu'elle  daigne  aussi 
aimer  ce  bon  vieillard  qui  achève  sa  carrière 

QEbaliae  sub  montibus  altis1. 

(Vikg.,  Georg.,  lib.  IV,  v.   125.) 

Je  vous  réponds  qu'il  a  profité  de  vos  bons  avis,  autant  que 
ses  forces  ont  voulu  le  lui  permettre.  Je  crois  que  je  dois  dire  à 
présent  : 

Clauditejam  rivos,  pueri;  sat  prata  biberunt. 

(Virg.,  ecl.  m,  v.  m.') 

N'êtes-vous  pas  bien  content  du  discours  de  notre  nouveau 
confrère  M.  Thomas?  Son  prédécesseur,  Hardion2,  n'en  aurait 
point  autant  fait. 

J'ai  chez  moi  M.  de  La  Harpe,  qui  est  haut  comme  Ragotin, 
mais  qui  a  bien  du  talent  en  prose  et  en  vers. 

Je  corromps  la  jeunesse  tant  que  je  puis  ;  il  a  fait  un  Discours 
sur  la  guerre  et  sur  la  paix3,  qui  a  remporté  le  prix  d'une  voix 
unanime.  Si  Votre  Éminence  ne  l'a  pas  lu,  elle  devrait  bien  le 
faire  venir  de  Paris  ;  elle  verrait  qu'on  glane  encore  dans  ce  siècle 
après  la  moisson  du  siècle  de  Louis  XIV.  Nous  cultivons  ici  les 
lettres  au  son  du  tambour  ;  nous  faisons  une  guerre  plus  heu- 
reuse que  la  dernière;  le  quartier  général  est  souvent  chez  moi. 
Nous  avons  déjà  conquis  plus  de  cinq  pintes  de  lait  que  nos 
paysannes  allaient  vendre  à  Genève.  Nos  dragons  leur  ont  pris 
leur  lait  avec  un  courage  invincible  ;  et  comme  il  ne  faut  pas 
épargner  son  propre  pays  quand  il  s'agit  de  faire  trembler  le 
pays  ennemi,  nous  avons  été  à  la  veille  de  mourir  de  faim. 

Ayez  la  bonté  de  faire  dire  quelques  prières  dans  vos  diocèses 
pour  le  succès  de  nos  armes,  car  nous  combattons  les  hérétiques, 
et  je  hais  ces  maudits  enfants  de  Calvin,  qui  prétendent,  avec  les 
jansénistes,  que  les  bonnes  œuvres  ne  valent  pas  un  clou  à  souf- 
flet. Je  ne  suis  point  du  tout  de  cet  avis;  je  voudrais  qu'on  eût 
envoyé  contre  ces  parpaillots  un  régiment  d'ex-jésuites  au  lieu  de 
dragons. 

Tout  ce  que  dit  Votre  Éminence  sur  les  prétentions  est  d'un 

1.  IL  y  a  dans  Virpile  : 

Œbalise  sub  turnbus  altis. 

2.  Voyez  tome  XXXIII,  page  240. 

3.  Voyez  lettre  CG22. 


ANNÉE    1767.  -;0I 

homme  qui  connaît  bien  son  siècle  et  le  ridicule  des  prétendants. 
Cela  mériterait  une  bonne  épître  en  vers;  et  si  vous  ne  la  faites 
pas,  il  faudra  bien  que  quelque  inconnu  la  fasse,  et  la  dédie  à  un 
homme  titré  et  illustre,  sans  le  nommer.  Mais  faudra-t-il  dans 
cette  épître  passer  sous  silence  ceux  de  vos  confrères1  qui  font 
des  mandements  dans  le  goût  des  Femmes  savantes  de  Molière,  et 
qui,  au  nom  du  Saint-Esprit,  examinent  si  un  poète  doit  écrire 
dans  plusieurs  genres  ou  dans  un  seul,  et  si  Lamotte  et  Fonte- 
nelle  étaient  autorisés  à  trouver  des  défauts  dans  Homère  ?  Les 
femmes  petits-maîtres  pourraient  bien  aussi  trouver  leur  place 
dans  cette  petite  diatribe;  on  remettrait  tout  doucement  les 
choses  à  leur  place.  J'avoue  que  les  polissons  qui,  de  leur  gre- 
nier, gouvernent  le  monde  avec  leur  écritoire ,  sont  la  plus  sotte 
espèce  de  tous;  ce  sont  les  dindons  de  la  basse-cour  qui  se  ren- 
gorgent. Je  finis  en  renouvelant  à  Votre  Éminence  mon  très- 
tendre  et  profond  respect  pour  le  reste  de  ma  vie. 


67;H.   —  A   M.   L'AVOYER   DE    BERXE  *. 

10  février  1767,  au  château  de  Ferney,  par  Genève. 

Monsieur,  je  crois  remplir  mon  devoir,  et  je  satisfais  en  même 
temps  mes  sentiments  respectueux  pour  votre  gouvernement  en 
avertissant  Votre  Excellence  de  libelles  diffamatoires  que  quel- 
ques séditieux,  partisans  secrets  de  Jean-Jacques  Rousseau,  font 
imprimer  journellement  à  Yverdun  au  mépris  de  toutes  vos  lois. 
Ces  libelles  sont  plus  dangereux  dans  ces  temps  de  fermentation 
que  dans  tout  autre.  On  m'avertit  que  c'est  le  professeur  Felici 
qui  les  fait  imprimer3.  Il  m'est  tombé  une  feuille  d'un  de  ces 
libelles  entre  les  mains  avec  une  iettre  d'un  garçon  imprimeur 
nommé  La  Roche,  qui  est  employé  par  ce  professeur  Felici  :  ce 
garçon,  qui  paraît  honnête,  semble  indigné  lui-même  des 
manœuvres  auxquelles  on  l'emploie,  et  mérite  par  là  probable- 
ment votre  protection.  Je  me  flatte  que  Votre  Excellence  me 
saura  gré  de  ma  démarche.  Votre  gouvernement  et  tous  les  par- 
ticuliers ont  intérêt  que  de  tels  délits  soient  réprimés.  Je 
n'oublierai  jamais  les  bontés  dont  j'ai  été  honoré  dans  vos  États. 


1.  Lefranc  de  Pompignan,  é.vêque  du  Puy. 

2.  L'Amateur  d'autographes,  année  1872,  page  95. 

3.  L'opuscule  du   professeur  Felici  portait  le  titre  d'Étrennes  aux  désœuvrés,  et 
le  contenu  en  était  si  innocent  que  la  confiscation  fut  aussitôt  révoquée. 


402  CORRESPONDANCE. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  beaucoup  de  respect,  monsieur, 
de  Votre  Excellence  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 


6735.  —  A  M.    D'ÉTALLONDE   DE    MORIVAL. 

Le  10  février. 

Dans  la  situation  où  vous  êtes,  monsieur,  j'ai  cru  ne  pouvoir 
mieux  faire  que  de  prendre  la  liberté  de  vous  recommander  for- 
tement au  maître  que  vous  servez  aujourd'hui.  Il  est  vrai  que 
ma  recommandation  est  bien  peu  de  chose,  et  qu'il  ne  m'appar- 
tient pas  d'oser  espérer  qu'il  puisse  y  avoir  égard  ;  mais  il  me 
parut,  l'année  passée,  si  touché  et  si  indigné  de  l'horrible  destinée 
de  votre  ami  et  de  la  barbarie  de  vos  juges  ;  il  me  fit  l'honneur 
de  m'en  écrire  plusieurs  fois  avec  tant  de  compassion  et  tant  de 
philosophie,  que  j'ai  cru  devoir  lui  parler  à  cœur  ouvert,  en 
dernier  lieu,  de  ce  qui  vous  regarde.  Il  sait  que  vous  n'êtes  cou- 
pable que  de  vous  être  moqué  inconsidérément  d'une  supersti- 
tion que  tous  les  hommes  sensés  détestent  dans  le  fond  de  leur 
cœur.  Vous  avez  ri  des  grimaces  des  singes  dans  le  pays  des 
singes,  et  les  singes  vous  ont  déchiré.  Tout  ce  qu'il  y  a  d'hon- 
nêtes gens  en  France  (et  il  y  en  a  beaucoup)  ont  regardé  votre 
arrêt  avec  horreur.  Vous  auriez  pu  aisément  vous  réfugier,  sous 
un  autre  nom,  dans  quelque  province  ;  mais,  puisque  vous  avez 
pris  le  parti  de  servir  un  grand  roi  philosophe,  il  faut  espérer 
que  vous  ne  vous  en  repentirez  pas.  Les  épreuves  sont  longues 
dans  le  service  où  vous  êtes  ;  la  discipline,  sévère  ;  la  fortune 
médiocre,  mais  honnête.  Je  voudrais  bien  qu'en  considération 
de  votre  malheur  et  de  votre  jeunesse  il  vous  encourageât  par 
quelque  gracie.  Je  lui  ai  mandé  i  que  vous  m'aviez  écrit  une  let- 
tre pleine  de  raison,  que  vous  avez  de  l'esprit,  que  vous  êtes 
rempli  de  bonne  volonté,  que  votre  fatale  aventure  servira  à  vous 
rendre  plus  circonspect  et  plus  attaché  à  vos  devoirs. 

Vous  saurez  sans  doute  bientôt  l'allemand  parfaitement  ;  cela 
ne  vous  sera  pas  inutile.  Il  y  aura  mille  occasions  où  le  roi 
pourra  vous  employer,  en  conséquence  des  bons  témoignages 
qu'on  rendra  de  vous.  Quelquefois  les  plus  grands  malheurs  ont 
ouvert  le  chemin  de  la  fortune.  Si  vous  trouvez,  dans  le  pays  où 
vous  êtes,  quelque  poste  à  votre  convenance,  quelque  place  que 

1.  Cette  lettre  de  Voltaire  à  Frédéric  manque. 


ANNÉE    17  67.  10  3 

vous  puissiez  demander,  vous  n'avez  qu'à  m'écrire  à  la  même 
adresse,  et  je  prendrai  la  liberté  d'en  écrire  au  roi.  Mon  premier 
dessein  était  de  vous  faire  entrer  dans  un  établissement  qu'on 
projetait  à  Clèves  l,  mais  il  est  survenu  des  obstacles  ;  ce  projet  a 
été  dérangé,  et  les  bontés  du  roi  que  vous  servez  me  paraissent  à 
présent  d'une  grande  ressource. 

Celui  qui  vous  écrit  désire  passionnément  de  vous  servir,  et 
voudrait,  s'il  le  pouvait,  faire  repentir  les  barbares  qui  ont  traité 
des  enfants  avec  tant  d'inhumanité. 

673G.  —  DE   FRÉDÉRIC  II,   ROI   DE   PRESSE. 

A  Potsdam,  le  10  février. 

L'accident  qui  vous  est  arrivé2  attriste  tous  ceux  qui  l'ont  appris.  Nous 
nous  flattons  cependant  que  ce  sera  sans  suite  :  vous  n'avez  presque  point 
de  corps,  vous  n'êtes  qu'esprit,  et  cet  esprit  triomphe  des  maladies  et  des 
infirmités  de  la  nature  qu'il  vivifie. 

Je  vous  félicite  des  avantages  qu'a  remportés  le  peuple  de  Genève  sur 
le  conseil  des  Deux-Cents  et  sur  les  médiateurs.  Cependant  il  paraît  que  ce 
succès  passager  ne  sera  pas  de  longue  durée.  Le  canton  de  Berne  et  le  roi  très- 
chrétien  sont  des  ogres  qui  avalent  de  petites  républiques  en  se  jouant.  On 
ne  les  offense  pas  impunément;  et  si  ces  ogres  se  mettent  de  mauvaise 
humeur,  c'en  est  fait  à  tout  jamais  de  notre  Rome  calviniste.  Les  causes  se- 
condes en  décideront.  Je  souhaite  qu'elles  tournent  les  choses  à  l'avantage 
des  bourgeois,  qui  me  paraissent  avoir  le  droit  pour  eux.  Au  cas  de  malheur, 
ils  trouveront  l'asile  qu'ils  ont  demandé,  et  les  avantages  qu'ils  désirent. 

Je  vous  remercie  des  corrections  de  mes  vers3;  j'en  ferai  bon  usage. 
La  poésie  est  un  délassement  pour  moi.  Je  sais  que  le  talent  que  j'ai  est  des 
plus  bornés  ;  mais  c'est  un  plaisir  d'habitude  dont  je  me  priverais  avec  peine, 
qui  ne  porte  préjudice  à  personne,  d'autant  plus  que  les  pièces  que  je  com- 
pose n'ennuieront  jamais  le  public,  qui  ne  les  verra  pas. 

Je  vous  envoie  encore  deux  contes  4.  C'est  un  genre  différent  que  j'ai 
essayé  pour  varier  la  monotonie  des  sujets  graves  par  des  matières  légères 
et  badines.  Je  crois  que  vous  devez  avoir  reçu  des  Abrégé  de  Fleury,  autant 
qu'on  en  a  pu  trouver  chez  le  libraire. 

Voilà  les  jésuites  qui  pourraient  bien  se  faire  chasser  d'Espagne.  Us  se 
sont  mêlés  de  ce  qui  ne  les  regardaitpas,  et  la  cour  prétend  savoir  qu'ils  ont 
excité  les  peuples  à  la  sédition. 

Ici,  dans  mon  voisinage,  l'impératrice  de  Russie  se  déclare  protectrice 
des  dissidents;  les  évêques  polonais  en  sont  furieux.  Quel  malheureux  siècle 

1.  La  colonie  de  philosophes  dont  il  a  été  question  dans  le  volume  précédent. 

2.  L'attaque  d'apoplexie  dont  Voltaire  parle  dans  la  lettre  6651. 

3.  Vo}'ez  page  9. 

4.  Le  Violon,  et  les  Deux  Chiens  et  l'Homme. 


104  CORRESPONDANCE. 

pour  la  cour  de  Rome!  On  l'attaque  ouvertement  en  Pologne,  on  a  chassé 
ses  gardes  du  corps  de  France  et  de  Portugal.  Il  parait  qu'on  en  fera  autant 
en  Espagne. 

Les  philosophes  sapent  ouvertement  les  fondements  du  trône  apostolique  : 
on  persifle  le  grimoire  du  magicien  ;  on  éclabousse  l'auteur  de  sa  secte1  ; 
on  prêche  la  tolérance  ;  tout  est  perdu.  11  faut  un  miracle  pour  relever 
l'Église.  C'est  elle  qui  est  frappée  d'un  coup  d'apoplexie  terrible;  et  vous 
aurez  encore  la  consolation  de  l'enterrer  et  de  lui  faire  son  épitaphe,  comme 
vous  fîtes  autrefois  pour  la  Sorbonne  2. 

L'Anglais  Woolston  prolonge  la  durée  de  Vinf...,  selon  son  calcul,  à 
deux  cents  ans;  il  n'a  pu  calculer  ce  qui  est  arrivé  tout  récemment.  Il 
s'agit  de  détruire  le  préjugé  qui  sert  de  fondement  à  cet  édifice.  Il  s'écroule 
de  lui-même,  et  sa  chute  n'en  devient  que  plus  rapide. 

Voilà  ce  que  Bayle  a  commencé  de  faire  :  il  a  été  suivi  par  nombre 
d'Anglais,  et  vous  avez  été  réservé  pour  l'accomplir. 

Jouissez  longtemps  en  paix  de  toutes  les  sortes  de  lauriers  dont 
vous  êtes  couvert;  jouissez  de  votre  gloire,  et  du  rare  bonheur  de  voir  qu'à 
votre  couchant  vos  productions  sont  aussi  brillantes  qu'à  votre  aurore. 

Je  souhaite  que  ce  couchant  dure  longtemps,  et  je  vous  assure  que  je 
suis  un  de  ceux  qui  y  prennent  le  plus  d'intérêt. 

FÉDÉnic. 


0737.   —  A  M.   LE   CHEVALIER  DE   BEAUTEVILLE. 

A  Ferney,  10  février. 

Monsieur,  certainement  j'irai  rendre  à  Votre  Excellence  les 
visites  dont  elle  m'a  honoré  quand  elle  voulait  mettre  la  paix 
chez  des  gens  qui  ne  méritent  pas  d'avoir  la  paix. 

M.  le  duc  de  Choiseul  m'a  donné  à  la  vérité  toutes  les  facilités 
possibles  ;  mais,  quelques  bontés  qu'il  ait,  la  gêne  et  le  fardeau 
retombent  toujours  sur  nous.  Quel  pays  que  celui-ci  !  Je  n'ai  pu 
trouver  dans  Paris  une  lettre  de  change  sur  Genève  ;  il  faut  faire 
venir  l'argent  par  la  poste.  Les  coches  de  Lyon  et  de  Suisse 
n'arrivent  plus,  et  je  peux  vous  assurer  qu'on  trompe  beaucoup 
M.  le  duc  de  Choiseul  si  on  lui  écrit  que  les  Genevois  souffrent  ; 
il  n'y  a  réellement  que  nous  qui  souffrons.  On  croit  se  venger 
d'eux,  et  on  nous  accable.  Si  on  voulait  effectivement  rendre  la 
vengeance  utile,  il  faudrait  établir  un  port  au  pays  de  Gex,  ouvrir 
une  grande  route  avec  la  Franche-Comté,  commercer  directe- 
ment de  Lyon  avec  la  Suisse  par  Versoy,  attirer  à  soi  tout  le 
commerce  de  Genève,  entretenir  seulement  un  corps  de  garde 

1.  «  On  persillé  le  grimoire;  on  éclabousse  la  secte.  »  (Edit.  de  Berlin.) 

2.  Le  Tombeau  de  la  Sorbonne;  voyez  tome  XXIV,  page  17. 


ANNÉE    1767.  105 

perpétuel  dans  trois  villages  entre  Genève  et  le  pays  de  Gcx  ;  cela 
coûterait  beaucoup,  mais  Genève,  qui  fait  pour  deux  millions  de 
contrebande  par  an,  serait  anéantie  dans  peu  d'années.  Si  on  se 
borne  à  saisir  quelques  pintes  de  lait1  à  nos  paysannes,  et  à  les 
empêcher  d'acheter  des  souliers  à  Genève,  on  n'aura  pas  fait  une 
campagne  bien  glorieuse. 

Pardonnez-moi  la  liberté  que  je  prends  en  faveur  de  la  con- 
fiance que  vous  m'avez  inspirée,  et  de  l'intérêt  très-réel  que  j'ai 
à  tous  ces  mouvements. 

La  petite  affaire  de  la  sœur  du  brave  Thurot  est  finie  de  la 
manière  dont  je  l'aurais  finie  moi-même  si  j'avais  été  juge.  Je 
n'en  ai  point  importuné  M.  le  duc  de  Choiseul  ;  j'ai  la  principale 
obligation  de  tout  à  monsieur  le  vice-chancelier. 

Je  vous  conseille  de  jeter  les  Scythes  dans  le  feu,  car  je  les  ai 
bien  changés  ;  et  je  vais  m'amuser  à  en  faire  une  meilleure 
édition. 

Permettez  que  M.  le  chevalier  de  Taules  trouve  ici  les  assu- 
rances des  sentiments  que  j'aurai  pour  lui  toute  ma  vie. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  bien  du  respect,  et  la  plus  tendre 
reconnaissance  de  toutes  vos  bontés,  monsieur,  de  Votre  Excel- 
lence le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 


6738.  —   A  M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL  *. 

10  février. 

Je  reçus  hier  la  lettre  du  3  février  de  mon  cher  ange,  après 
avoir  fait  partir  ma  réponse  à  la  lettre  du  2.  Je  suppose  toujours 
que  les  deux  exemplaires  adressés  à  M.  le  duc  de  Praslin  lui  sont 
parvenus. 

Les  dernières  additions  que  j'ai  envoyées  à  mon  ange  et  à 
M.  de  Thibouville  peuvent  servir  aisément  à  rendre  les  deux 
exemplaires  complets  et  corrects  ;  mais,  pour  abondance  de  pré- 
cautions, voici  encore  un  exemplaire  nouveau,  bien  exactement 
revu,  lequel  pourra  servir  de  modèle  pour  les  autres  ;  il  part  à 
l'adresse  de  M.  le  duc  de  Praslin. 

Je  ne  saurais  être  de  l'avis  de  mon  ange  sur  ce  vers  d'Obéide, 
dans  la  scène  avec  son  père,  au  cinquième  acte  : 

1.  Voyez  lettres  6G81  et  G733. 

2.  Les  éditeurs  de  cette  lettre,  MM.  de  Cayrol  et  François,  l'ont  datée  à  tort 
du  8  février.  (G.  A.) 


106  CORRESPONDANCE. 

Elle  m'a  plus  coûté  que  vous  ne  pouvez  croire. 

Cela  ne  veut  dire  autre  chose  pour  ce  père,  sinon  qu'il  en  a 
coûté  beaucoup  d'efforts  à  une  jeune  personne,  élevée  à  la  cour, 
pour  venir  s'ensevelir  dans  des  déserts  ;  mais,  pour  le  spectateur, 
cela  veut  dire  qu'elle  aime  Athamare.  Si  j'avais  le  malheur  de 
céder  à  cette  critique,  j'ôterais  tout  le  piquant  et  tout  l'intérêt  de 
cette  scène. 

J'ai  fait  humainement  ce  que  j'ai  pu.  Il  ne  faut  pas  demander 
à  un  artiste  plus  qu'il  ne  peut  faire  ;  il  y  a  un  terme  atout  ;  per- 
sonne ne  peut  travailler  que  suivant  ses  forces.  Voici  le  temps 
de  copier  les  rôles  et  de  les  apprendre  ;  il  n'y  a  plus  ni  à  reculer 
nia  travailler.  Je  demande  seulement  qu'on  joue  la  Jeune  Indienne 
avec  les  Scythes.  Je  serais  bien  aise  de  donner  cette  marque  d'at- 
tention à  M.  de  Chamfort,  qui  est,  dit-on,  très-aimable,  et  qui 
me  témoigne  beaucoup  d'amitié. 

Si  ces  deux  pièces  sont  bien  jouées,  elles  vaudront  de  l'argent 
au  tripot;  elles  donneront  du  plaisir  à  mes  anges,  mais,  pour 
moi,  je  suis  incapable  de  plaisir  :  je  ne  le  suis  que  de  conso- 
lation ,  et  ma  plus  grande  est  l'amitié  dont  mes  anges  m'hono- 
rent. 

N.  B.  Dans  le  tracas  horrible  qui  m'a  accablé  pendant  un 
mois,  je  ne  me  suis  jamais  aperçu  d'une  faute  d'impression  au 
cinquième  acte,  page  64  : 

Sozame  a-t-il  appris  que  sa  fille  qu'il  aime. 

Il  y  avait  dans  le  manuscrit  : 

Sozame  a-t-il  appris  que  sa  fille  qui  m'aime. 

Il  y  a  encore  quelques  petits  changements  fort  légers  dans  la 
copie  ci-jointe. 

N.  B.  Comment  pouvez-vous  m'outrager  au  point  de  me  sou- 
tenir que  ce  vers  : 

Elle  m'a  plus  coûté  que  vous  ne  pouvez  croire, 

signifie  :  Mon  père,  j'adore  Athamare,  et  je  ne  le  tuerai  point,  puisque 
le  moment  d'après  elle  dit  : 

Après  ce  coup  terrible  et  qu'il  me  faut  porter...  ? 

Ce  mot  qu'il  me  faut  porter  ne  rejette-t-il  pas  très-loin  tous  les 
soupçons  que  pourrait  concevoir  le  père?  D'ailleurs,  quels soup- 


ANNÉE    1767.  107 

çons  pourrait-il  avoir  après  les  serments  de  sa  fille?  Vous  tueriez 
ma  pièce  si  vous  ôtiez 

Elle  m'a  plus  coûté  que  vous  ne  pouvez  croire. 

Je  sais  bien  qu'il  y  aura  quelques  mouvements  au  cinquième 
acte  parmi  les  malintentionnés  du  parterre  ;  mais  je  vous  réponds 
que  le  receveur  delà  Comédie  sera  très-content  delà  pièce.  Lais- 
sons dire  Fréron  et  l'avocat  Coquelet1,  son  approbateur,  et  les 
soldats  de  Corbulon2,  s'il  y  en  a  encore,  et  qu'on  sonne  le  boute- 
selle. 

Mille  tendres  respects.  Je  ne  sais  point  la  demeure  de  M.  le 
clievalier  de  Chastellux  ;  je  prends  la  liberté  de  vous  adresser  la 
lettre. 

6739.  —  A  M.    LE   COMTE   D'ARGEINTAL. 

H  février,  à  huit  heures  du  matin. 

Les  plus  importantes  affaires  de  ce  monde,  sans  doute,  sont 
des  tragédies ,  car  elles  poursuivent  l'âme  le  jour  et  la  nuit.  Ma 
première  idée,  quand  on  veut  m'ôter  un  vers  que  j'aime,  c'est  de 
murmurer  et  de  gronder;  la  seconde,  c'est  de  me  rendre.  J'ai- 
mais ce  vers  : 

Elle  m'a  plus  coûté  que  vous  ne  pouvez  croire  3  ; 

mais  il  était  six  heures  du  matin  ;  et,  actuellement  qu'il  en  est 
huit,  j'aime  mieux  celui-ci  : 

Me  dompter  en  tout  temps  est  mon  sort  et  ma  gloire. 

Ainsi  donc,  mes  anges,  n'en  croyez  point  mes  deux  paquets  qui 
sont  partis  ce  matin  ;  croyez  ce  billet-ci  qui  court  après.  Je  vous 
demande  bien  pardon,  mes  anges,  de  vous  donner  tant  de  peine 
pour  si  peu  de  chose4. 

Si  M,le  Durancy  entend,  comme  je  le  crois,  le  grand  art  des 
silences  ;  si  elle  sait  dire  de  ces  non  qui  veulent  dire  oui;  si  elle 
sait  accompagner  une  cruauté  d'un  soupir,  et  démentir  quelque- 
fois ses  paroles,  je  réponds  du  succès;  sinon  je  réponds  des  sif- 

1.  Ou  plutôt  Coqueley  ;  voyez  la  lettre  à  Coqueley  du  24  avril. 

2.  Les  partisans  de  Crébillon;  voyez  la  note,  tome XXXVII,  page  406. 

3.  Je  ne  sais  à  quelle  scène  ce  vers  appartient.  (B.) 

4.  Dans  Beuchot  on  trouve  ici  des  phrases  qui  appartiennent  à  la  lettre  pré- 
cédente. 


108  CORRESPONDANCE. 

flets.  J'avoue  qu'un  grand  succès  serait  nécessaire  pour  faire 
enrager  les  ennemis  de  la  raison,  sans  parler  des  miens.  La  pièce 
dépend  entièrement  des  acteurs1. 

0740.  —  A   M.   LE    CHEVALIER   DE   CHASTELLUX^. 

11  février. 

Je  vous  devais  déjà,  monsieur,  beaucoup  de  reconnaissance 
pour  les  efforts  généreux  que  vous  aviez  faits  auprès  d'un  homme 
respectable  qui,  cette  fois,  a  été  seul  de  son  avis  pour,  n'avoir 
pas  été  du  vôtre.  Je  suis  encore  plus  reconnaissant  de  la  lettre 
que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire,  et  des  sentiments 
que  vous  y  témoignez.  Il  y  a  si  peu  de  personnes  qui  cherchent 
à  s'instruire  de  ce  qui  mérite  le  plus  l'attention  de  tous  les 
hommes  ;  les  préjugés  sont  si  forts,  la  faiblesse  si  grande,  l'igno- 
rance si  commune,  le  fanatisme  si  aveugle  et  si  insolent,  qu'on 
ne  peut  trop  estimer  ceux  qui  ont  assez  de  courage  pour  secouer 
un  joug  si  odieux  et  si  déshonorant  pour  la  nature  humaine.  Cette 
vraie  philosophie,  qu'on  cherche  à  décrier,  élève  le  courage, 
et  rend  le  cœur  compatissant.  J'ai  trouvé  souvent  l'humanité 
parmi  les  officiers,  et  la  barbarie  parmi  les  gens  de  robe.  Je  suis 
persuadé  qu'un  conseil  de  guerre  aurait  mis  en  prison  pour  un 
an  le  chevalier  de  La  Barre,  coupable  d'une  très-grande  indé- 
cence ;  mais  que  ceux  qui  hasardent  leur  vie  pour  le  service  du 
roi  et  d9  l'État  n'auraient  point  fait  donner  la  question  à  un  enfant, 
et  ne  l'auraient  point  condamné  à  un  supplice  horrible.  La 
jurisprudence  du  fanatisme  est  quelque  chose  d'exécrable  :  c'est 
une  fureur  monstrueuse.  Tandis  que  d'un  côté  la  raison  adoucit 
les  mœurs,  et  que  les  lumières  s'étendent,  les  ténèbres  s'épaissis- 
sent de  l'autre,  et  la  superstition  endurcit  les  âmes. 

Continuez,  monsieur,  à  prendre  le  parti  de  l'humanité. 
L'exemple  d'un  homme  de  votre  nom  et  de  votre  mérite  pourra 
beaucoup.  Mon  âge  et  mes  maladies  ne  me  permettent  pas  d'es- 
pérer de  longues  années;  je  mourrai  consolé  en  laissant  au 
monde  des  hommes  tels  que  vous.  Je  vous  supplie  d'agréer  mon 
sincère  et  respectueux  attachement. 


1.  Cet  alinéa  est,  sans  aucun  doute,  un  fragment  d'une  lettre  postérieure.  (G.  A.) 

2.  François-Jean,  chevalier,  puis  marquis  de  Chastellux,  né  en  J73i,  mort  en 
1788,  auteur  de  plusieurs  ouvrages,  et  entre  autres  d'un  traité  De  la  Félicité  pu- 
blique, sur  la  seconde  édition  duquel  Voltaire  fournit  un  extrait  dans  le  Journal 
de  politique  et  de  littérature;  voyez  tome  XXX,  le  troisième  des  morceaux  Ex- 
traits de  ce  journal. 


ANNEE    1767.  109 


0741.    —  A   M.    LE   MARQUIS   DE   XIMENKS. 

11  février. 

J'aime  tout  à  fait,  monsieur,  à  m'eutendre  avec  vous.  Je  vous 
passe  l'émétique1,  comme  vous  me  passez  la  saignée.  Sans  cloute 
les  deux  vers  dont  vous  me  parlez  sont  un  peu  ridicules,  et  en 
général  Cornélie  vise  au  plus  sublime  galimatias  ;  mais  aussi  il 
y  a  de  bien  beaux  éclairs,  des  traits  de  génie,  des  morceaux  même 
de  sentiment  qui  enlèvent.  Le  peu  de  remarques  que  j'ai  pu  faire 
sur  vos  remarques  sont  sur  un  petit  cahier  séparé  ;  j'ai  respecté 
votre  ouvrage.  Ce  que  j'ai  écrit  ne  consiste  que  dans  des  notes 
abrégées  pour  aider  ma  mémoire  lorsque  je  travaillerai  sérieuse- 
ment à  en  faire  une  espèce  de  poétique  de  théâtre  qui  puisse  être 
utile  aux  jeunes  gens.  Je  pense  qu'il  y  faut  mettre  beaucoup 
d'objets  de  comparaison,  tant  des  anciens  que  des  modernes,  et 
que  le  tout  doit  être  nourri  d'un  grand  fonds  de  littérature.  Je 
me  livrerai  à  cet  ouvrage  avec  un  très-grand  plaisir,  lorsque  vous 
m'aurez  envoyé  le  reste  de  vos  remarques.  Je  ne  puis  rien  faire 
sans  ce  préalable.  Il  ne  faut  pas  que  vous  abandonniez  une  en- 
treprise qui  peut  être  très-avantageuse  aux  lettres,  très-hono- 
rable pour  vous,  et  me  procurer  avant  ma  mort  l'honneur  de  vous 
avoir  pour  confrère  ;  mais  dépêchez-vous,  je  me  porte  fort  mal, 
et  j'entre  dans  ma  soixante-quatorzième  année.  Je  conserverai 
jusqu'à  mon  dernier  moment  les  sentiments  qui  m'attachent  à 
vous. 

6742.   —   A  M.   LE   MARÉCHAL   DUC  DE   RICHELIEU. 

A  Ferney,  11  février. 

Comme  je  dictais,  monseigneur,  les  petitesinstructions  néces- 
saires pour  la  représentation  de  la  pièce  dont  je  vous  offrais 
les  prémices  pour  Bordeaux,  j'apprends  une  funeste  nouvelle2 
qui  suspend  entièrement  mon  travail,  et  qui  me  fait  partager 
votre  douleur.  J'ignore  si  cette  perte  ne  vous  obligera  point  de 
retourner  à  Paris  ;  en  tout  cas,  je  serai  toujours  à  vos  ordres.  Je 
voudrais  que  ma  santé  et  mon  âge  pussent  me  permettre  de  vous 
faire  ma  cour  dans  quelque  endroit  que  vous  fussiez  ;  mais  mon 
état  douloureux  me  condamne  à  la  retraite,  et  si  j'avais  été  obligé 


1.  Amour  médecin,  acte  III,  scène  t. 

2.  Voyez  la  lettre  du  16  mars,  n°  6794. 


410  CORRESPONDANCE. 

de  quitter  Ferney,  ce  n'aurait  été  que  pour  une  autre  solitude, 
et  je  ne  pourrais  jamais  quitter  la  solitude  que  pour  vous.  Mon 
petit  pays,  que  vous  avez  trouvé  si  agréable  et  si  riant,  et  qui  est 
en  effet  le  plus  beau  paysage  qui  soit  au  monde,  est  bien  hor- 
rible cet  hiver  ;  et  il  devient  presque  inhabitable,  si  les  affaires  de 
Genève  restent  dans  la  confusion  où  elles  sont.  Toute  commu- 
nication avec  Lyon  et  avec  les  provinces  voisines  est  absolu- 
ment interrompue,  et  la  plus  extrême  disette  en  tout  genre  a  suc- 
cédé à  l'abondance.  Nos  laboureurs,  déjà  découragés,  ne  peuvent 
même  préparer  les  socs  de  leurs  charrues.  Notre  position  est 
unique  :  car  vous  savez  que  nous  sommes  absolument  séparés  de 
la  France  par  le  lac,  et  qu'il  est  de  toute  impossibilité  que  le  pays 
de  Gex  puisse  se  soutenir  par  lui-même. 

Je  sais  que  chaque  province  a  ses  embarras,  et  qu'il  est  bien 
difficile  que  le  ministère  remédie  à  tout.  Les  abus  sont  malheu- 
reusement nécessaires  dans  ce  monde.  Je  sens  bien  qu'il  n'est 
pas  possible  de  punir  les  Genevois  sans  que  nous  en  sentions  les 
contre-coups. 

Je  vous  demande  pardon  de  vous  parler  de  ces  misères,  dans 
un  temps  où  la  perte  que  vous  avez  faite  vous  occupe  tout  entier; 
mais  je  ne  vous  dis  un  mot  de  ma  situation  que  pour  vous  mar- 
quer l'envie  extrême  que  j'aurais  de  pouvoir  servir  à  vous  con- 
soler, si  je  pouvais  être  assez  heureux  pour  vous  revoir  encore, 
et  pour  vous  renouveler  mon  tendre  et  profond  respect. 

6743.    —  A   M.    BORDES  '. 

A  Ferney,  11  février. 

Vous  m'aviez  ordonné,  monsieur,  de  vous  renvoyer  par  le 
coche  les  deux  mauvais  ouvrages  jésuitiques,  dans  lesquels  il  y 
a  des  anecdotes  curieuses,  et  qui  fournissent  beaucoup  à  l'art  de 
profiter  des  mauvais  livres  ;  mais  il  n'y  a  plus  de  coche,  plus  de 
voitures  de  Genève  à  Lyon,  plus  de  communication.  Ce  qu'il  y 
aurait  de  mieux  à  faire,  à  mon  avis,  serait  d'acheter  le  nouvel 
exemplaire  qu'on  vous  propose  pour  le  rendre  à  votre  dévote.  Je 
le  payerai  très-volontiers,  à  la  faveur  d'une  lettre  de  change  que 
j'ai  sur  M.  Scherer  pour  le  payement  des  Rois. 

Je  crois  que  vous  jugez  très-bien  M.  Thomas  en  lui  accordant 
de  grandes  idées  et  de  grandes  expressions. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  Ml 

Les  troubles  de  Genève,  les  mesures  que  le  gouvernement  a 
prises,  l'interruption  de  tout  commerce,  la  rigueur  intolérable 
de  l'hiver,  la  disette  où  notre  petit  pays  est  réduit,  m'ont  rendu 
Ferney  moins  agréable  qu'il  n'était.  J'espère,  si  je  suis  encore  en 
vie  l'hiver  prochain,  le  passer  à  Lyon  auprès  de  vous,  et  ce  sera 
pour  moi  une  grande  consolation.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur,  mon  cher  confrère. 

6744.    —    A    M.    MARMONTEL. 

A  Ferney,  le  12  lévrier. 

Mon  très-cher  confrère,  vous  me  mandez  que  vous  m'envoyez 
Bèlisaire,  et  je  ne  l'ai  point  reçu.  Vous  ne  savez  pas  avec  quelle 
impatience  nous  dévorons  tout  ce  qui  vient  de  vous.  Votre  libraire 
a-t-il  fait  mettre  au  carrosse  de  Lyon  ce  livre  que  j'attends  pour 
ma  consolation  et  pour  mon  instruction  ?  l'a-t-on  envoyé  par  la 
poste  avec  un  contre-seing?  Les  paquets  contre-signes  me  par- 
viennent toujours,  quelque  gros  qu'ils  soient  ;  enfin  je  vous  porte 
mes  plaintes  et  mes  désirs.  Ayez  pitié  de  Mmp  Denis  et  de  moi. 
Faites-nous  lire  ce  Bèlisaire.  Si  vous  avez  rendu  Justinien  et  Théo- 
dora  bien  odieux,  je  vous  en  remercie  bien  d'avance.  Je  vous 
supplie  de  demander  à  M,1,e  Geoffrin  si  son  cher  roi  de  Pologne 
ne  s'est  pas  entendu  habilement  avec  l'impératrice  de  Russie, 
pour  forcer  les  évêques  sarmates  à  être  tolérants,  et  à  établir  la 
liberté  de  conscience  ;  je  serais  bien  fâché  de  m'être  trompé.  Je 
suppose  que  M,,ie  Geoffrin  voudra  bien  me  faire  savoir  si  j'ai  tort 
ou  raison,  qu'elle  m'en  dira  un  petit  mot,  ou  qu'elle  permettra  que 
vous  me  disiez  ce  petit  mot  de  sa  part.  Présentez-lui  mon  très- 
tendre  respect.  Aimez-moi,  mon  cher  confrère  ;  continuez  à 
rendre  l'Académie  respectable.  Ayons  dans  notre  corps  le  plus  de 
Marmontelset  de  Thomas  que  nous  pourrons.  M.  de  La  Harpe  sera 
bien  digne  un  jour  d'entrer  in  nostro  docto  corpore1.  Il  a  l'esprit 
très-juste,  il  est  l'ennemi  du  phébus,  son  goût  est  très-épuré  et 
ses  mœurs  très-honnêtes  ;  il  a  paru  vous  combattre  un  peu  au 
sujet  de  Lucain2,  mais  c'est  en  vous  estimant  et  en  vous  rendant 
justice,  et  vous  pourrez  être  sûr  d'avoir  en  lui  un  ami  attaché  et 
fidèle.  J'espère  qu'il  ne  reviendra  à  Paris  qu'avec  une  très-bonne 
tragédie,  quoiqu'il  n'y  ait  rien  de  si  difficile  à  faire,  et  quoiqu'on  ne 

1.  Malade  imaginaire,  troisième  intermède. 

2.  Dans  le  Mercure  de  juillet  (1  et  2),  août  et  novembre  1766,  La  Harpe  avait 
donne  quatre  articles  sur  la  traduction,  par  Marmontel,  de  la  Pharsale  de  Lucain. 


112  CORRESPONDANCE. 

sache  pas  trop  à  quoi  le  succès  d'une  pièce  de  théâtre  est  attaché. 
Il  y  en  a  une1  qui  a  eu  un  grand  succès,  et  qu'on  m'a  voulu  faire 
lire  ;  j'y  suis  depuis  trois  mois,  j'en  ai  déjà  lu  trois  actes  ;  j'espère 
la  finir  avant  la  fin  d'avril.  Je  ne  vous  parle  point  des  Scythes, 
parce  qu'on  ne  sait  qui  meurt  ni  qui  vit.  Vous  le  saurez  le  mer- 
credi des  Cendres,  qui  est  souvent  un  jour  de  pénitence  pour  les 
auteurs.  Mais,  sifflé  ou  toléré,  sachez  que  je  vous  aime  de  tout 
mon  cœur. 

G745.   —    A  M.    PALISSOT. 

A  Ferney,  13  février. 

Votre  lettre  du  3  février,  monsieur,  a  renouvelé  mes  plaintes 
et  mes  regrets.  Quel  dommage,  ai-je  dit,  qu'un  homme  qui  pense 
et  qui  écrit  si  bien  se  soit  fait  des  ennemis  irréconciliables  de 
gens  d'un  extrême  mérite,  qui  pensent  et  qui  écrivent  comme 
lui! 

Vous  avez  hien  raison  de  regarder  Fréron  comme  la  honte  et 
l'excrément  de  notre  littérature.  Mais  pourquoi  ceux  qui  devraient 
être  tous  réunis  pour  chasser  ce  malheureux  de  la  société  des 
hommes  se  sont-ils  divisés  ?  Et  pourquoi  avez-vous  attaqué  ceux  qui 
devraient  être  vos  amis,  et  qui  ne  sont  que  les  ennemis  du  fana- 
tisme? Si  vous  aviez  tourné  vos  talents  d'un  autre  côté,  j'aurais  eu 
le  plaisir  de  vous  avoir,  avantma  mort,  pour  confrère  à  l'Académie 
française.  Elle  est  à  présent  sur  un  pied  plus  honorable  que 
jamais  :  elle  rend  les  lettres  respectables.  J'apprends  que  vous 
jouissez  d'une  fortune  digne  de  votre  mérite.  Plus  vous  cherche- 
rez à  avoir  de  la  considération  dans  le  monde,  plus  vous  vous 
repentirez  de  vous  être  fait,  sans  raison,  des  ennemis  qui  ne  vous 
pardonneront  jamais.  Cette  idée  peut  empoisonner  la  douceur 
de  votre  vie.  Le  public  prend  toujours  le  parti  de  ceux  qui  se 
vengent,  et  jamais  de  ceux  qui  attaquent  de  gaieté  de  cœur. 
Voyez  comme  Fréron  est  l'opprobre  du  genre  humain  !  Je  ne  le 
connais  pas,  je  ne  l'ai  jamais  vu,  je  n'ai  jamais  lu  ses  feuilles; 
mais  on  m'a  dit  qu'il  n'était  pas  sans  esprit.  Il  s'est  perdu  par  le 
détestable  usage  qu'il  en  a  fait.  Je  suis  bien  loin  défaire  la  moin- 
dre comparaison  entre  vous  et  lui.  Je  sais  que  vous  lui  êtes  infi- 
niment supérieur  à  tous  égards  -,  mais  plus  cette  distance  est 
immense,  plus  je  suis  fâché  que  vous  ayez  voulu  avoir  mes  amis 
pour  ennemis.  Eh  !  monsieur,  c'était  contre  les  persécuteurs  des 

1.  Le  Siège  de  Calais,  par  de  Belloy. 


ANNÉE    1767.  113 

gens  de  lettres  que  vous  deviez  vous  élever,  et  non  contre  les 
gens  de  lettres  persécutés.  Pardonnez-moi,  je  vous  en  prie,  une 
sensibilité  qui  ne  s'est  jamais  démentie.  Votre  lettre,  en  touchant 
mon  cœur,  a  renouvelé  ma  plaie  ;  et  quand  je  vous  écris,  c'est 
toujours  avec  autant  d'estime  que  de  douleur. 


674(5.   —  A    M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

14  février. 

Mes  chers  anges,  par  excès  de  précaution,  et  par  nouvelle 
surabondance  de  droit,  j'adresse  encore  un  nouvel  exemplaire 
à  M.  le  duc  de  Praslin,  pour  que  vous  ayez  la  bonté  de  le  com- 
muniquer. Il  y  a  quelque  peu  de  vers  encore  de  changés,  et  les 
notes  instructives  sont  plus  amples.  Il  serait  trop  aisé  de  jouer 
le  rôle  d'Obéide  à  contre-sens  ;  c'est  dans  ce  rôle  que  la  lettre 
tue,  et  que  l'esprit  vivifie1,  car  dans  ce  rôle,  pendant  plus  de 
quatre  actes,  oui  veut  dire  non.  J'ai  pris  mon  parti  signifie^  suis 
au  désespoir.  Tout  m'est  indiffèrent2  veut  dire  évidemment  je  suis 
très-sensible. 

Ce  rôle,  joué  d'une  manière  attendrissante,  fait,  ce  me 
semble,  un  très-grand  effet  ;  et,  si  nous  avons  deux  vieillards,  je 
crois  que  tout  ira  bien. 

J'espère  toujours  qu'après  Pâques  M.  de  La  Harpe  donnera 
quelque  chose  de  meilleur  que  les  Scythes.  Il  s'est  trompé  dans 
son  Gustave,  mais  il  n'en  vaudra  que  mieux;  et  il  est,  en  vérité, 
le  seul  qui  ait  un  style  raisonnable.  Par  quelle  fatalité  faut-il  que 
des  pièces  qu'on  ne  peut  lire  aient  eu  de  si  prodigieux  succès  ? 
Cela  est  horriblement  welche,  et  les  Welches  ne  se  corrigeront 
jamais.  Vous,  qui  êtes  Français,  tenez  toujours  pour  le  bon 
goût3. 

6747.    —  A  M.  LEKAIN. 

14  février. 

Probablement  mon  grand  peintre  tragique  commencera  les 
répétitions  des  Scythes  dans  le  temps  qu'il  recevra  ma  lettre.  Je 
vous  avertis,  mon  cher  ami,  que  je  fais  partir  aujourd'hui,  à 
l'adresse  de  M.  le  duc  de  Praslin,  un  exemplaire  marqué  A  B 

1.  Saint  Paul,  IIe  épitre  aux  Corinthiens,  m,  6. 

2.  Les  Scythes,  acte  II,  scène  i. 

3.  Dans  Beuchot,  cette  lettre  se  termine  par  un  paragraphe  emprunté  en  par- 
tie à  la  lettre  du  10  février,  en  partie  à  la  lettre  du  16  février. 

55.  —  Correspondance.      XIII.  X 


444  CORRESPONDANCE. 

dans  lequel  vous  trouverez  encore  quelques  petits  changements 
fort  légers.  Cette  copie  est  chargée  de  notes  qui  disent  aux  ac- 
teurs dans  quel  esprit  la  pièce  a  été  composée.  Il  n'y  eu  a  point 
pour  Athamare,  parce  que  c'est  vous  qui  le  jouez. 

Le  rôle  d'Obéide  ne  sera  point  du  tout  difficile,  si  l'actrice 
veut  seulement  jeter  un  coup  d'œil  sur  ces  notes.  Je  suppose  que 
M.  Mole  sera  en  état  de  jouer  Indatire,  qui  n'est  point  du  tout 
un  rôle  fatigant.  Je  crois  qu'en  général  la  pièce  favorise  assez  le 
jeu  des  acteurs.  Il  y  a  plusieurs  morceaux  qui  ne  demandent 
que  de  la  simplicité;  mais  je  vous  avoue  que  je  ne  saurais 
souffrir  cette  familiarité  comique  qu'on  introduit  quelquefois 
dans  la  tragédie,  et  qui  l'avilit  ridiculement  au  lieu  de  la  rendre 
naturelle. 

Je  ne  croyais  pas,  à  mon  âge,  donner  encore  une  pièce  à 
représenter  ;  mais,  quand  on  est  soutenu  par  vos  talents,  il  n'y 
a  rien  qu'on  ne  puisse  hasarder. 

Je  pense  que  vous  donnerez  le  rôle  d'Obéide  à  MUe  Durancy. 
Je  vous  prie  de  l'embrasser  pour  moi  des  deux  côtés,  si  elle  veut 
bien  le  souffrir. 

6748.  —  A  M.  DE   T  HIBOUVILLE  '. 

14  février. 

Après  avoir  écrit  à  mes  anges  et  à  Lekain,  il  m'est  venu  un 
scrupule,  mon  cher  marquis,  et  ce  scrupule  est  qu'Athamare  ne 
répond  rien  à  ces  deux  vers  d'Indatire  : 

Apprends  à  mieux  juger  de  ce  peuple  équitable, 
Égal  à  toi  sans  doute  et  non  moins  respectable. 

Je  sais  bien  qu'il  doit  être  pressé  de  lui  parler  d'Obéide  ;  mais 
il  me  semble  aussi  que  la  bienséance  théâtrale  exige  qu'Athamare 
ne  laisse  pas  le  discours  d'Indatire  sans  réplique.  Je  crois  qu'il 
conviendrait  qu'il  répondît  ainsi  : 

Élève  ta  patrie,  et  cherche  à  la  vanter; 
C'est  le  recours  du  faible,  on  peut  le  supporter. 
Ma  fierté,  que  permet  la  grandeur  souveraine, 
Ne  daigne  pas  ici  lutter  contre  la  tienne. 
Te  crois-tu  juste  au  moins? 

INDATIRE. 

Oui,  je  puis  m'en  flatter...) 
1.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    17  07.  M:; 

Ces  quatre  vers  me  paraissent  d'ailleurs  nécessaires  pour  relever 
Athamare. 

Je  viens  de  faire  partir  pour  M.  d'Argental,  sous  l'enveloppe 
de  M.  le  duc  de  Praslin,  un  exemplaire  où  ces  quatre  vers  se 
trouvent  avec  quelques  autres  corrections  qui  m'ont  paru  essen- 
tielles; je  les  recommande  aux  bontés  de  M.  de  Thibouville.  Je 
suppose  qu'il  a  bien  voulu  donner  le  rôle  d'Obéide  à  MUe  Du- 
raney,  et  qu'il  voudra  bien  aussi  lui  donner  ses  conseils.  11  me 
semble  que  ce  rôle,  joué  avec  la  passion  convenable,  peut  faire 
beaucoup  d'honneur  à  l'actrice.  Mais  je  défie  tous  les  acteurs  de 
jouer  avec  plus  de  sensibilité  que  mon  cœur  en  ressent  pour 
tous  les  soins  que  vous  daignez  prendre. 

6749.   —   A   M.   SERVAN. 

14  février. 

Je  ne  peux,  monsieur,  vous  remercier  assez  du  discours  que 
vous  avez  bien  voulu  m'envoyer.  Si  l'éloquence  peut  servir  au 
bonheur  des  hommes,  ils  seront  heureux  par  vous.  Les  cin- 
quante dernières  pages  surtout  m'ont  ravi  en  admiration,  et 
m'ont  fait  répandre  des  larmes  d'attendrissement  :  sept  à  huit 
personnes  qui  étaient  à  Ferney  ont  éprouvé  les  mêmes  trans- 
ports. 

Il  me  semble,  monsieur,  que  vous  êtes  le  premier  homme 
public  qui  ait  joint  l'éloquence  touchante  à  l'instructive  :  c'est, 
ce  me  semble,  ce  qui  manquait  à  M.  le  chancelier  d'Aguesseau  ; 
il  n'a  jamais  parlé  au  cœur;  il  peut  avoir  défendu  des  lois,  mais 
a-t-il  jamais  défendu  l'humanité?  Vous  en  avez  été  le  protecteur 
dans  un  discours  qui  n'a  jamais  eu  de  modèle;  vous  faites  bien 
sentir  à  quel  point  nos  lois  ont  besoin  de  réforme.  Elles  seraient 
intolérables  s'il  ne  se  trouvait  pas  tous  les  jours  dans  les  tribu- 
naux des  âmes  éclairées  et  honnêtes  qui  en  expliquent  favorable- 
ment les  contradictions,  et  qui  en  adoucissent  la  barbarie.  Ce 
M.  Pussort,  qui  rédigea  l'ordonnance  criminelle,  était  une  âme 
bien  dure  ;  voyez  comme  il  insulta  M.  Fouquet  dans  sa  prison, 
et  avec  quel  acharnement  il  voulait  le  perdre!  Le  premier  prési- 
dent de  Lamoignon  ne  fut  jamais  de  son  avis  dans  la  rédaction 
de  l'ordonnance. 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  vous  avez  lu  un  petit  Commentaire 
sur  les  Délits  et  les  Peines,  par  un  avocat  de  province1;  il  y  a  quel- 

1.  L'ouvrage  est  de  Voltaire;  voyez  tome  XXV,  page  539. 


146  CORRESPONDANCE. 

ques  faits  curieux.  Une  seule  page  de  votre  discours  vaut  mieux 
que  tout  ce  livre  ;  je  ne  vous  l'envoie  qu'à  cause  de  deux  ou  trois 
historiettes  qui  sont  la  confirmation  de  tous  les  sentiments  que 
vous  avez  si  bien  exprimés. 

J'ai  toujours  peur  pour  Grenoble,  monsieur,  qu'on  ne  vous 
demande  à  la  capitale  et  au  conseil.  Partout  où  vous  serez  vous 
ferez  du  bien,  et  vous  jouirez  de  la  véritable  gloire,  qui  est  la 
récompense  des  belles  âmes. 

Je  compte  parmi  les  consolations  qui  embellissent  la  fin  de 
ma  carrière  le  souvenir  que  vous  voulez  bien  conserver  des 
moments  que  vous  m'avez  donnés. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  l'estime  la  plus  respectueuse,  mon- 
sieur, votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

6750.   —  A   M.   HENNIN. 

A  Ferney,  15  février. 

Vous  savez,  monsieur,  que  le  pauvre  Sirven  est  à  Genève,  et 
qu'il  n'est  représentant  que  contre  le  parlement  de  Toulouse. 
Son  affaire  va  être  plaidée  au  conseil  des  parties,  après  en  avoir 
obtenu  permission  au  conseil  du  roi. 

J'ai  reçu  de  son  avocat  des  instructions  qu'il  faut  que  je  lui 
communique.  Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  lui  accorder  un 
passe-port  pour  venir  chez  moi.  Je  crois  qu'il  vous  en  deman- 
dera bientôt  un  autre  pour  aller  à  Paris  faire  triompher  une  se- 
conde fois  l'innocence  du  fanatisme. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  avec  l'attachement  le  plus 
respectueux  et  le  plus  tendre,  votre  très-humble  et  très-obéis- 
sant serviteur. 

Voltaire. 

6751.   —  A  M.   LE   COMTE    D'ARGENTAL  K 

16  février. 

Mes  chers  anges  sauront  donc  que  dans  cette  nouvelle  édition 
de  la  tragédie  des  Scythes,  envoyée  par  le  dernier  ordinaire  à 
M.  le  duc  de  Praslin,  il  m'a  paru  manquer  bien  des  choses,  et 
que  dès  que  je  vous  eus  écrit  que  je  n'y  pouvais  rien  ajouter, 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1707.  117 

j'y  ajoutai  sur-le-champ  quatre  vers.  Voici  à  quelle  occasion  : 
dans  la  scène  du  quatrième  acte,  entre  Athamare  et  Indatire,  ce 
Scythe  dit  au  prince  : 

Apprends  à  mieux  juger  de  ce  peuple  équitable, 
Égal  à  toi  sans  doute  et  non  moins  respectable. 

Athamare  ne  répond  rien  à  cela  ;  il  est  vrai  qu'il  est  pressé  de 
parler  de  sa  demoiselle,  mais  il  me  paraît  nécessaire  de  con- 
fondre d'abord  cette  bravade.  Je  le  fais  donc  répondre  ainsi  : 

Élève  ta  patrie  et  cherche  à  la  vanter; 
C'est  le  recours  du  faible,  on  peut  le  supporter. 
Ma  fierté,  que  permet  la  grandeur  souveraine, 
Ne  daigne  pas  ici  lutter  contre  la  tienne. 
Te  crois-tu  juste,  au  moins? 

INUATiHE. 

Oui,  je  puis  m'en  flatter... 

Il  y  a  encore  un  mot  qui  m'a  paru  trop  rude,  au  deuxième 
acte.  Hermodan,  en  voyant  le  repentir  d'Athamare,  dit  : 

Je  me  sens  attendri  d'un  spectacle  si  rare. 
Sozame  répond  : 

Tu  ne  m'attendris  point,  malheureux  Athamare  ! 
Cela  n'est  pas  juste,  cela  n'est  pas  honnête  ;  il  doit  lui  dire  : 

Tu  ne  me  séduis  point,  malheureux  Athamare  1 

Je  recommande  donc  ces  deux  corrections  à  vos  boutés  angé- 
liques  ;  je  vous  prie  de  les  faire  porter  sur  l'exemplaire  de  Le- 
kain  et  sur  les  autres.  Il  n'en  coûte  que  la  peine  de  coller  quel- 
ques petits  pains. 

Après  cette  importunité,  je  vous  demande  une  autre  grâce  : 
c'est  d'envoyer  un  exemplaire  bien  corrigé  à  Mme  de  Florian,  qui 
n'en  fera  pas  un  mauvais  usage,  et  qui  ne  le  laissera  pas  courir. 
Il  ne  serait  pas  mal  qu'elle  vît  une  répétition  ;  elle  s'y  connaît, 
elle  dit  son  mot  net  et  court.  Plus  j'y  pense,  plus  j'aime  les 
Scythes.  Je  prie  Dieu  qu'ainsi  soit  de  vous.  Le  sujet  est  heureux, 
ou  je  suis  bien  trompé,  et  le  sujet  fait  tout. 

Mille  tendres  respects. 


418  CORRESPONDANCE. 

6152.   —  ,A   M.    MARMONTEL. 

16  février. 

Bèlisaire  arrive  ;  nous  nous  jetons  dessus,  maman  et  moi, 
comme  des  gourmands.  Nous  tombons  sur  le  chapitre  quin- 
zième ;  c'est  le  chapitre  de  la  tolérance,  le  catéchisme  des  rois; 
c'est  la  liberté  de  penser  soutenue  avec  autant  de  courage  que 
d'adresse  ;  rien  n'est  plus  sage,  rien  n'est  plus  hardi.  Je  me  hâte 
de  vous  dire  combien  vous  nous  avez  fait  de  plaisir.  Nous  nous 
attendons  bien  que  tout  le  reste  sera  de  la  même  force,  car 
vous  ne  pouvez  penser  qu'avec  votre  esprit,  et  écrire  que  de 
votre  style.  Je  vous  en  dirai  davantage  quand  j'aurai  tout  lu. 

Je  vous  demande  votre  indulgence  pour  la  tragédie  des  Scy- 
thes. Elle  est  d'un  jeune  homme  qui  ne  devrait  pas  faire  de  pièce 
de  théâtre  à  son  âge  ;  mais  comme  il  essuyait  une  espèce  de 
petite  persécution  *,  il  a  cru  devoir  imiter  Alcibiade,  qui  fit 
couper  la  queue  à  son  chien  pour  détourner  les  caquets. 

Grand  merci,  encore  une  fois,  de  votre  beau  chapitre  ;  vous 
venez  de  rendre  service  au  genre  humain.  Dieu  vous  préserve 
des  regards  malins  ! 

Je  vous  quitte  pour  entendre  la  lecture  du  reste.  Bonsoir, 
mon  très- cher  confrère. 

6753.   —  A  M.   ÉLIE  DE   BEAUMONT. 

A  Ferney,  le  16  février. 

Mon  cher  Cicéron,  vous  venez  de  faire  pleurer  le  bonhomme 
Sirven  de  tendresse  et  de  reconnaissance.  Recevez  mes  nouveaux 
remerciements  ;  ajoutez  à  toutes  vos  bontés  celle  de  dire  à 
M.  Target2,  votre  ami,  combien  je  suis  touché  de  ce  qu'il  veut 
élever  sa  voix  en  faveur  des  filles  de  Sirven.  Je  vous  réponds  que 
ce  bonhomme  ne  s'adressera  pas  à  d'autres  qu'à  vous.  Les  Calas 
étaient  conduits  par  cinq  ou  six  protestants  du  Languedoc,  et 
Sirven  n'a  d'appui  que  moi;  il  ne  peut  ni  ne  doit  se  conduire 
que  par  mes  conseils  et  par  vos  ordres. 

Vous  savez  avec  quelle  impatience  j'attends  votre  mémoire  im- 
primé. Il  n'y  a  certainement  pas  un  instant  à  perdre.  M.  Chardon 


1.  Dans  l'affaire  Le  Jeune. 

2.  G  ni-Jean-Baptiste  Target,,  né  le  17  décembre  1733,  mort  le  7  septembre  1807. 
11  avait  été  membre  de  l'Assemblée  constituante. 


ANNÉE    1767.  IH» 

m'a  mandé  qu'il  serait  bientôt  prêt,  malgré  l'affaire  de  la  Caïenne1, 
qui  lui  prend  tout  son  temps.  Il  est  humain,  il  est  philosophe  et 
bon  juge;  je  compte  sur  lui  comme  sur  vous.  Vous  aurez  la 
gloire  d'écraser  deux  fois  le  fanatisme  ;  et  les  protestants,  éclairés 
d'ailleurs  par  votre  excellent  mémoire  contre  M.  de  La  Roque, 
ne  seront  plus  fâchés  contre  M,ne  de  Beaumont,  à  qui  je  présente 
mes  très-tendres  respects. 

N.  B.  Vous  ferez  très-bien  d'avertir,  par  une  note,  que  ces 
longs  délais  ne  doivent  être  imputés  ni  aux  Sirven  ni  à  vous.  La 
note  est  nécessaire,  et  je  vous  en  remercie.  Je  vous  suis  aussi 
tendrement  attaché  que  si  j'avais  vécu  avec  vous. 


6754.   —    A   M.    DAMILAVILLE. 

16  février. 

L'article  de  votre  lettre  du  10,  concernant  un  intendant, 
m'étonne  autant  qu'il  m'afflige.  Je  crois  qu'Usera  bon,  dans  l'oc- 
casion, de  lui  faire  parler  fortement  en  votre  faveur,  sans  pa- 
raître instruit  de  ce  que  vous  me  mandez.  Il  m'était  venu  voir  à 
Ferney,  et  j'en  avais  été  très-content.  Je  me  flatte  encore  qu'il  ne 
sera  pas  difficile  de  le  ramener. 

Je  ne  connais  point  M.  Cassen2  ;  j'étais  fort  content  de  M.  Ma- 
riette, et  je  vous  prie  instamment  de  le  lui  dire  ;  mais  il  faut 
laisser  faire  M.  de  Beaumont,  et  ne  le  pas  décourager.  Il  est 
actif,  sa  gloire  est  intéressée  au  succès;  il  est  ami  de  M.  Cassen; 
il  fait  encore  travailler  M.  Target,  qui  est,  dit-on,  un  excellent 
avocat,  et  qui  doit  donner  un  factum  en  faveur  des  filles  de 
Sirven. 

Je  vous  demande  deux  grâces,  mon  cher  ami  :  c'est  de  voit- 
Mariette  pour  le  consoler,  et  Target  et  Cassen  pour  les  remer- 
cier. J'ai  très-bonne  opinion  du  procès.  Je  suis  persuadé  que  les 
maîtres  des  requêtes  mettront  ce  dernier  fleuron  à  leur  cou- 
ronne civique.  M.  de  Beaumont  croit  m'apprendre  qu'il  a  obtenu 
pour  rapporteur  M.  Chardon;  et  il  y  a  près  d'un  mois  que 
M.  Chardon  m'a  mandé  qu'il  était  rapporteur.  Il  paraît  prendre 
l'affaire  des  Sirven  à  cœur  autant  que  nous-mêmes.  Il  m'a  fait 


1.  Voltaire  reparle  de  cette  affaire  dans  la  lettre  6815. 

2.  Pierre  Cassen,  avocat  au  conseil  du  roi,  est  mort  à  Paris  le  23  décembre 
1767,  âgé  de  quarante  ans.  C'est  sous  son  nom  que  Voltaire  fit,  en  17(58,  imprimer 
sa  Relation  de  la  mort  de  La  Barre;  voyez  tome  XXV,  page  503. 


420  CORRESPONDANCE. 

l'honneur  de  m'envoyer  un  mémoire1  sur  l'île  de  Sainte-Lucie, 
dont  il  a  été  intendant  :  ce  mémoire  m'a  paru  un  chef-d'œuvre. 
J'ai  été  d'autant  plus  touché  de  cette  marque  de  confiance  qu'elle 
me  fait  espérer  qu'il  aura  quelque  envie  de  s'attirer,  dans  l'affaire 
des  Sirven,  les  applaudissements  des  âmes  qui  sont  sensibles  au 
mérite. 

Nous  avons  reçu,  maman  Denis  et  moi,  le  Bèlisaire.  Nous 
nous  sommes  jetés  par  un  heureux  instinct  sur  le  chapitre  de  la 
tolérance,  qui  est  le  quinzième  chapitre  ;  il  nous  a  enlevés.  Si  tout 
le  reste  est  de  cette  force,  l'ouvrage  aura  le  succès  le  plus  du- 
rable. Vous  me  ferez  plaisir  d'acheter  pour  moi  un  exemplaire 
de  mes  sottises  chez  Merlin,  de  le  faire  relier,  et  de  le  faire  pré- 
senter de  ma  part  à  M.  Marmontel.  Voici  un  petit  mot  pour  lui2, 
et  l'autre  pour  M.  de  Beaumont3.  Pardon,  mon  très-cher  ami, 
de  toutes  les  peines  que  je  vous  donne. 

6755.  —  A  M.  DAMILAVILLE. 

17  février. 

Sur  votre  lettre,  mon  cher  ami,  qui  nous  a  paru  un  peu  équi- 
voque, nous  avons  cru  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  faire  signer 
le  mémoire  par  les  Sirven,  et  de  l'envoyer  à  M.  de  Courteilles, 
pour  le  rendre  à  M.  de  Beaumont. 

Nous  avons  jugé,  M""  Denis  et  moi,  que  c'était  le  seul  moyen 
de  faire  paraître  cet  excellent  ouvrage  tel  qu'il  est,  signé  par  les 
intéressés.  J'estime  trop  M.  de  Beaumont  pour  croire  qu'il  veuille 
rien  changer  à  un  mémoire  si  touchant  et  si  victorieux.  C'est  un 
chef-d'œuvre  de  raison,  d'éloquence,  et  de  sentiment.  Faites  l'im- 
possible pour  qu'il  paraisse  tel  que  je  le  renvoie.  Je  mande  à 
M.  de  Courteilles  qu'il  peut  vous  le  remettre  ;  et  je  n'écrirai  à 
M.  de  Beaumont  qu'en  conformité  de  ce  que  vous  m'aurez 
mandé.  Dites-moi,  je  vous  prie,  comment  réussit  le  Bèlisaire,  dans 
lequel  il  y  a  un  si  beau  morceau  sur  la  tolérance. 

6756.    —    A   M.   LEKAIN. 

17  février. 

Mon  cher  ami,  si  vous  n'avez  pas  le  dernier  exemplaire  des 
Scythes,  que  j'ai  envoyé  pour  vous  à  M.  d'Argental,  j'en  adresse 

1.  Voyez  lettre  G712. 

2.  Lettre  6752. 

3.  Lettre  6753. 


ANNÉE    17G7.  121 

un  à  M.  Marin  pour  vous  le  remettre.  Je  me  flatte  qu'il  aura 
cette  bonté;  et  si  la  multiplicité  de  ses  affaires  l'empêche  de  vous 
le  rendre  aussitôt  que  je  le  voudrais,  je  vous  prie  de  le  lui  de- 
mander. 

J'espère  qu'il  ne  m'arrivera  plus  ce  qui  m'arriva  dans  Tan- 
crlde,  où  Mllc  Clairon  faillit  à  faire  tomber  la  pièce,  en  y  insérant 
ou  en  y  faisant  insérer  des  vers  ridicules,  tels  que  ceux-ci  : 

Voyant  tomber  leur  chef,  les  Maures  furieux 
L'ont  accablé  de  traits,  dans  leur  rage  cruelle. 

Je  sais  bien  qu'au  théâtre  on  ne  se  soucie  guère  du  style  ; 
mais  le  théâtre  devient  barbare,  et  ce  n'est  pas  à  moi  de  fomen- 
ter la  barbarie. 

L'exemplaire  que  j'envoie  est  chargé  de  notes  pour  l'intelli- 
gence des  rôles;  mais  il  n'y  en  a  point  pour  Athamare,  parce 
que  vous  le  jouez  :  c'est  à  vous,  au  reste,  à  disposer  de  ces  rôles  ; 
je  vous  prie  de  faire  mes  très-tendres  compliments  à  Mlle  Du- 
rancy,  et  de  dire  à  M.  Mole  combien  je  m'intéresse  à  son  réta- 
blissement1. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  V. 


6757.   —    DE    M.    LINGUET  >-. 

A  Paris,  le  19  février. 

Je  me  conforme  volontiers,  monsieur,  à  une  coutume  très-juste  que  je 
vois  assez  généralement  établie  :  c'est  que  les  jeunes  auteurs  vous  adressent 
un  exemplaire  de  leurs  ouvrages,  et  qu'ils  briguent  pour  leurs  productions 
une  place  dans  votre  bibliothèque.  11  est  bien  naturel  que  les  premiers  fruits 
d'un  arbre  soient  cueillis  par  la  main  qui  a  le  plus  contribué  à  en  affermir 
les  racines.  Les  progrès  de  la  raison  et  du  goût  parmi  nous  vous  sont  dus 
pour  la  plus  grande  partie.  Ceux  qui  en  profitent  ne  sauraient  se  dispenser 
de  vous  en  marquer  leur  reconnaissance.  La  protection  donnée  par  nos 
chanceliers  à  la  littérature  leur  vaut  un  livre  de  chaque  espèce  :  le  môme 
hommage  vous  est  dû  au  même  titre. 


Le  dieu  du  goût,  ce  dieu  sensible  et  délicat, 

Dont  vous  avez  si  bien  fait  connaître  l'empire, 

Vous  a  remis  les  sceaux  de  cet  État. 

Malgré  les  cris  de  la  satire, 


1.  On  retrouvait  ici  le  troisième  alinéa  de  la  lettre  6730. 

'2.  La  réponse  de  Voltaire  est  du  15  mars;  voyez  n°  6793.  Simon-Nicolas- 
Henri  Linguet,  avocat  au  parlement  de  Paris,  né  à  Reims  le  14  juillet  1736,  a 
péri  sur  l'écbafaud  révolutionnaire  le  27  juin  179i. 


122  CORRESPONDANCE. 

Il  vous  en  a  nommé  le  premier  magistrat. 
Ce  poste-là  pour  la  finance 
Ne  vaut  pas  tant,  comme  je  crois, 
Que  la  garde  des  sceaux  de  France; 
Et  ce  n'est  pas  la  seule  différence 
Qui  distingue  ces  deux  emplois. 
Chacun  peut  se  croire  capable 
De  bien  garder  ces  derniers  sceaux. 
Aussi  voit-on  à  ce  poste  honorable 
Prétendre  à  chaque  instant  des  concurrents  nouveaux. 
Mais  ici  le  cas  est  tout  autre  : 
Vous  n'aurez  jamais  de  rivaux 
Assez  hardis  pour  demander  le  vôtre. 

Il  est  bien  vrai  qu'il  vous  expose  à  recevoir  de  temps  en  temps  des  envois 
fâcheux,  et  à  des  lectures  ennuyeuses.  Mais  vous  usez  sans  doute  du  privi- 
lège des  autres  chanceliers,  vous  vous  gardez  bien  de  lire  tous  les  placets  qu'on 
vous  adresse  ;  et  quand  vous  vous  y  croiriez  obligé  en  conscience ,  ce  ne 
serait,  après  tout,  qu'un  des  inconvénients  de  votre  place.  11  n'y  en  a  point, 
comme  vous  savez,  qui  n'ait  des  amertumes.  Ce  n'est  que  dans  l'Église 
qu'on  trouve  des  bénéfices  sans  charge. 

Si  vous  dérogez  pour  moi  aux  prérogatives  de  la  vôtre ,  si  vous  daignez 
jeter  un  coup  d'œil  sur  la  Théorie  des  lois  civiles  1,  vous  y  trouverez  peut- 
être  bien  des  choses  nouvelles;  mais  il  y  en  aura  beaucoup  aussi  que  vous 
avez  sûrement  pensées  avant  moi.  Je  vous  ai  assez  lu,  je  vous  ai  assez  bien 
compris,  pour  être  certain  que  vous  ne  me  blâmerez  pas  d'avoir  combattu 
les  opinions  de  M.  de  Montesquieu.  J'ai  rendu  justice  à  son  grand  génie  en 
attaquant  ses  erreurs.  C'est  un  esprit  brillant  qui  est  sujet  à  de  fréquentes 
éclipses.  Je  n'en  dis  pas  à  beaucoup  près  tout  ce  que  j'en  aurais  pu 
dire  :  il  me  reste  des  matériaux  pour  plus  d'un  volume.  J'aurai  occasion  de 
les  placer  dans  la  suite  de  mon  ouvrage,  si  je  remplis  jamais  le  grand  projet 
que  j'ai  formé,  celui  d'attaquer  dans  sa  source  la  multiplicité  des  lois,  des 
tribunaux,  des  coutumes,  etc.;  de  prouver  que  la  simplicité,  l'uniformité, 
sont  ou  doivent  être  les  vrais  ressorts  de  la  politique,  et  que  la  complica- 
tion ne  fait  que  des  monstres  en  tout  genre.  Vous  sentez  qu'en  développant 
de  pareils  principes,  il  faudra  souvent  réfuter  M.  de  Montesquieu,  et  c'est 
ce  qui  paraît  aussi  facile  que  nécessaire. 

Je  pense  comme  vous,  monsieur,  que  la  littérature,  les  arts,  et  tout  ce 
qui  y  a  rapport,  sont  des  inventions  très-utiles  pour  les  riches,  des  ressources 
très-bonnes  pour  les  hommes  oisifs  qui  ont  du  superflu;  ce  sont  des  hochets 
qui  les  amusent  dans  l'état  d'enfance  perpétuelle  où  les  retient  l'opulence. 
Leur  vivacité  s'exerce  sur  ces  bagatelles  qui  les  occupent.  L'attention  qu'ils 
y  donnent  les  empêche  de  faire  du  développement  de  leurs  forces  un  usage 
plus  dangereux. 

Mais  je  crois  fermement  qu'il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'autre  portion  infini- 
ment plus  nombreuse  de  l'humanité  que  l'on  appelle  peuple.  Ces  hochets 

1.  Ouvrage  de  Linguet,  17o7,  in-1'2;  177 i,  trois  volumes  in-12. 


ANNÉE    4767.  123 

spirituels  deviennent  pour  lui  des  amulettes  empoisonnés  qui  lo  gâtent  et  le 
corrompent  sans  retour.  L'état  actuel  de  la  société  le  condamne  à  n'avoir 
que  des  bras.  Tout  est  perdu  dès  qu'on  le  met  dans  le  cas  de  s'apercevoir 
qu'il  a  aussi  un  esprit. 

Si  l'on  pouvait  n'illuminer  qu'une  de  ces  deux  divisions  du  genre  humain  ; 
s'il  était  possible  d'intercepter  tous  les  rayons  qui  vont  de  la  petite  à  la 
grande,  et  d'entreteuir  une  nuit  éternelle  sur  celle  des  deux  seulement  qui 
n'est  utile  et  soumise  qu'autant  qu'elle  y  reste,  j'applaudirais  volontiers  aux 
travaux  des  philosophes  et  de  leurs  partisans.  Mais  songez-y,  monsieur,  le 
soleil  ne  saurait  se  lever  pour  la  première  que  le  crépuscule  ne  s'étende 
jusqu'à  la  seconde,  quelque  éloignée  qu'elle  en  soit.  Celle-ci ,  dès  qu'elle  est 
éclairée,  tend  nécessairement  à  apprécier  l'autre,  où  à  se  confondre  avec  elle. 
11  s'ensuit  de  là  que  le  jour  leur  est  funeste  à  toutes  deux,  et  qu'une  obscurité 
où  elles  vivent  tranquilles,  chacune  dans  leurs  limites  respectives,  est  infi- 
niment préférable  à  des  lumières  qui  ne  leur  apprennent  qu'à  se  dédaigner, 
ou  à  se  détester  réciproquement. 

Voilà,  monsieur,  ma  petite  profession  de  foi  littéraire,  à  laquelle  je  serai 
toujours  attaché,  jusqu'au  martyre  exclusivement,  etc. 

6758.   —  A  M.  DAMILAVILLE. 

20  février. 

Les  aveugles,  mon  cher  ami,  sont  sujets  à  faire  d'énormes 
méprises.  Lorsque  le  paquet  contenant  le  mémoire  des  Sirven 
arriva,  nous  ne  songeâmes  pas  seulement  s'il  était  accompagné 
d'une  lettre.  Nous  nous  jetâmes  dessus  avec  avidité  :  il  fut  lu 
sur-le-champ,  à  haute  et  intelligible  voix,  par  M.  de  La  Harpe. 
Nous  pleurions  tous,  nous  disions  tous  :  Ce  M.  de  Beaumont  s'est 
surpassé  ;  le  mémoire  des  Sirven  est  bien  supérieur  au  mémoire 
des  Calas  ;  le  conseil  du  roi  fondra  en  larmes.  Aussitôt  nous  en- 
voyons le  mémoire  aux  Sirven  pour  le  signer;  ils  le  signent;  le 
mémoire  part  à  l'adresse  de  M.  de  Courteilles.  Quand  tout  cela 
est  fait,  on  lit  votre  lettre  ;  on  voit  que  le  mémoire  est  de  vous, 
qu'il  n'est  point  juridique,  que  Sirven  ne  devait  point  le  signer  : 
alors  nous  nous  promettons  le  secret.  Je  vous  écris  un  mot  à  la 
hâte;  je  vous  dis  que  votre  mémoire  est  chez  M.  de  Courteilles. 
Si  on  ne  vous  l'a  pas  remis,  courez  vite  chez  lui,  reprenez  votre 
excellent  ouvrage;  et,  si  vous  voulez  qu'il  soit  imprimé,  ren- 
voyez-le-moi :  il  fera  un  grand  effet  dans  les  pays  étrangers; 
mais,  surtout,  que  M.  de  Beaumont  donne  le  sien  ;  il  nous  fait 
périr  par  ses  lenteurs. 

Il  y  a  six  ans  qu'une  famille  innocente  gémit,  et  il  y  a  deux 
ans  que  M.  de  Beaumont  devrait  avoir  fini  ses  peines  :  il  ne  sait 
donc  pas  combien  la  vie  est  courte. 


124  CORRESPONDANCE. 

Bonsoir,  mon  très-cher  ami  ;  mon  corps  et  mes  yeux  vont 
bien  mal  ;  mais  aussi  j'entre  dans  ma  soixante  et  quatorzième 
année,  malgré  la  fausse  date  de  mes  estampes.  Écr.  l'inf.... 


6759.  —  A  M.   LE   DUC  DE   CHOISEUL. 

A  Ferney,  20  février. 

Monseigneur,  j'ai  reçu  les  deux  lettres  dont  vous  m'avez  ho- 
noré, avec  un  passe-port  général,  mais  non  pas  dans  leur  temps, 
parce  que  vos  bontés  ne  me  sont  parvenues  que  par  les  cascades 
de  la  dragonnade. 

Je  vous  ai  envoyé  le  Discours1  de  M.  de  La  Harpe,  qui  a  rem- 
porté le  prix  à  l'Académie.  La  justice  qu'il  vous  a  rendue  a  beau- 
coup contribué  à  lui  faire  remporter  ce  prix.  Son  ouvrage  a  été 
applaudi  de  tout  le  public. 

Je  ne  sais  si  on  vous  a  envoyé  le  mémoire  ci-joint  :  permet- 
tez-moi la  liberté  de  vous  le  présenter  ;  comptez  qu'il  est  exact 
et  fidèle.  Il  sera  bien  difficile  de  vivre  dorénavant  dans  le  pays 
de  Gex  sans  votre  protection.  Je  vous  la  demande  aussi  pour  les 
Scyt]ies;]e  les  ai  retravaillés  suivant  les  judicieuses  remarques  que 
vous  avez  daigné  faire.  Je  n'en  ai  fait  imprimer  que  quelques 
exemplaires,  pour  épargner  la  peine  des  copistes  ;  l'édition  ne 
paraîtra  à  Paris  que  quand  vous  en  serez  content. 

Je  serais  bien  flatté  si  vous  pouviez  honorer  la  première  re- 
présentation de  votre  présence. 

J'ai  bien  des  querelles  avec  M.  d'Argental  pour  les  Scythes,  sur 
le  cinquième  acte;  mais  je  m'en  rapporte  à  vous. 

Je  suis  pénétré  de  vos  bontés,  elles  font  ma  consolation  dans 
mes  misères.  M.  le  chevalier  de  Jaucourt  ne  m'a  vu  qu'aveugle  et 
malade.  J'étais  mort,  si  je  ne  m'étais  pas  égayé  aux  dépens  de 
Jean-Jacques,  de  la  demoiselle  Levasseur,  et  de  Catherine2. 

Je  me  mets  à  vos  pieds  avec  la  plus  tendre  reconnaissance  et 
le  plus  profond  respect. 


1.  Voyez  la  note  sur  la  lettre  6622. 

2.  Catherine  Ferbot,  qui  joue  un  rôle  dans  le  poème  de  la  Guerre  civile  de 
Genève;  voyez  tome  IX,  et  aussi  les  Questions  sur  les  miracles,  tome  XXV, 
page  406. 


ANNÉE    1767.  .123 

6760.   —  A    M.  DO  RI  T. 

Le  20  février. 

Il  est  vrai,  monsieur,  que  j'avais  été  flatté  de  la  promesse  que 
vous  m'aviez  faite,  lorsqu'une  lettre  que  j'avais  écrite  à  M.  de 
Pezay1  m'en  attira  une  très-obligeante  de  vous.  Cette  espérance 
adoucissait  beaucoup  le  mal  dont  je  ne  connaissais  qu'une  partie. 
Des  vers  tels  que  vous  les  savez  faire  auraient  plu  davantage  au 
public  que  la  publication  de  quelques  lettres  qui  ne  sont  pas 
faites  pour  lui. 

Les  procédés  de  J.-J.  Rousseau  ne  sont  point  des  querelles  de 
littérature;  ce  sont  des  complots  formés  par  l'ingratitude  et  par 
la  méchanceté  la  plus  noire,  dont  les  médiateurs  de  Genève  et  le 
ministère  de  France  sont  assez  instruits.  Au  reste,  personne  n'a 
jamais  souhaité  plus  passionnément  que  moi  l'union  des  gens  de 
lettres;  personne  n'a  mieux  senti  combien  ils  seraient  utiles,  et 
à  quel  point  ils  seraient  respectés  du  public  s'ils  se  soutenaient 
les  uns  les  autres.  Il  faut  laisser  aux  folliculaires,  aux  Desfon- 
taines, aux  Fréron,  l'infâme  métier  de  déchirer  leurs  confrères 
pour  gagner  quelque  argent  :  ce  sont  des  misérables  qui  ont  fait 
de  la  littérature  une  arène  de  gladiateurs. 

Vous  avez  redoublé  mon  estime  pour  vous,  monsieur,  en 
m'apprenant  que  vous  n'aviez  nul  commerce  avec  ce  vil  Fréron, 
qui  est,  dit-on,  l'opprobre  de  la  société,  et  dont  on  ne  prononce 
le  nom  qu'avec  horreur  et  mépris.  Cet  homme,  assurément, 
n'était  fait  ni  pour  apprécier  vos  agréables  ouvrages,  ni  pour 
approcher  de  votre  personne.  S'il  y  avait  encore  des  Chaulieu  et 
des  La  Fare,  ce  serait  leur  société  qui  vous  conviendrait,  ainsi 
qu'à  M.  de  Pezay,  votre  ami. 

Je  vous  répéterai2  encore  que  j'ai  été  très-touché  des  lettres 
que  vous  m'avez  écrites;  mais  le  public  les  ignore,  il  a  vu  la 
pièce  que  vous  m'aviez  promis  de  réparer.  Je  vous  en  parle  pour 
la  dernière  fois.  Je  ne  veux  plus  me  livrer  qu'au  plaisir  de  vous 
dire  combien  j'ambitionne  votre  estime  et  votre  amitié,  et  avec 
quels  sentiments  j'ai  l'honneur  d'être  votre,  etc. 


1.  Lettre  6653. 

2    Il  l'avait  déjà  dit  dans  la  lettre  6658. 


426  CORRESPONDANCE. 


6761.   —  A    M.    COLINI. 


Ferney,  20  février. 

Êtes-vous  actuellement  à  Paris,  mon  cher  ami?  Je  vous  écris 
à  l'adresse  que  vous  m'avez  donnée.  J'ignore  l'objet  de  vos 
voyages  ;  mais,  quel  qu'il  soit,  je  vous  en  félicite,  puisque  vous 
ne  les  avez  entrepris  sans  doute  que  pour  le  service  de  votre 
aimable  souverain.  Le  rude  hiver  que  nous  avons  essuyé  a  achevé 
de  ruiner  mon  faible  tempérament  ;  j'éprouve  tous  les  maux  de 
la  décrépitude;  consolez-moi  parle  récit  de  vos  plaisirs,  et  par 
les  assurances  de  votre  amitié. 

Les  tracasseries  de  Genève  ont  fait  un  peu  de  tort  au  petit 
pays  que  j'habite  ;  elles  ne  nous  ôteront  pas  le  bel  aspect  dont 
nous  commençons  à  jouir.  Si  notre  climat  est  cruel  l'hiver,  il 
est  charmant  dans  les  autres  saisons.  La  jouissance  de  la  cam- 
pagne et  de  la  liberté  est  le  plaisir  de  la  vieillesse.  L'idée  d'être 
toujours  aimé  de  vous  redouble  ce  plaisir  et  adoucit  tous  mes 
maux. 

6762.  —  DE   FRÉDÉRIC  II,  ROI   DE   PRUSSE. 

Potsdam,  20  février. 

Je  suis  bien  aise  que  ce  livre  qu'on  a  eu  tant  de  peine  à  trouver  ici  vous 
soit  parvenu,  puisque  vous  le  souhaitiez.  Ce  pauvre  abbé  Fleury,  qui  en  est 
l'auteur,  a  eu  le  chagrin  de  l'avoir  vu  mettre  à  X index  à  la  cour  de  Rome*. 
Il  faut  avouer  que  l'histoire  de  l'Église  est  plutôt  un  sujet  de  scandale  que 
d'édification. 

L'auteur2  de  la  préface  a  raison,  en  ce  qu'il  soutient  que  l'ouvrage  des 
hommes  se  décèle  dans  toute  la  conduite  des  prêtres  qui  altèrent  cette  reli- 
gion (sainte  en  elle-même3)  de  concile  en  concile,  la  surchargent  d'article 
de  foi,  et  puis  la  tournent  toute  en  pratiques  extérieures,  et  finissent  enfin 
par  saper  les  mœurs  avec  leurs  indulgences  et  leurs  dispenses,  qui  ne  semblent 
inventées  que  pour  soulager  les  hommes  du  poids  de  la  vertu;  comme  si  la 
vertu  n'était  pas  d'une  nécessité  absolue  pour  toute  société ,  comme  si 
quelque  religion  pouvait  être  tolérée  sitôt  qu'elle  devient  contraire  aux 
bonnes  mœurs. 

Il  y  aurait  de  quoi  composer  des  volumes  sur  celte  matière;  et  les  petits 
ruisseaux  que  je  pourrais  fournir  se  perdraient  dans  les  immenses  réservoirs 

1.  12 Abrégé  de  l'histoire  ecclésiastique  de  Fleury,  avec  V Avant-propos  de  Fré- 
déric, fut  brûlé  à  Berne  peu  de  temps  après  sa  publication;  mais  il  ne  fut  mis  à 
l'index  que  le  1er  mars  1770. 

2.  Frédéric  lui-môme. 

3.  «  Simple  en  elle-même.  »  (Édit.  de  Berlin.) 


ANNÉE    4767.  127 

et  les  vastes  mers  de  votre  seigneurie  de  Ferney.  Vous  écrire  sur  ce  sujet, 
ce  serait  porter  des  corneilles J  à  Athènes. 

J'en  viens  à  vos  pauvres  Genevois.  Selon  ce  que  disent  les  papiers  publics 
il  parait  que  votre  ministère  de  Versailles  s'est  radouci  sur  ce  sujet.  Je  le 
souhaite  pour  le  bien  de  l'humanité.  Pourquoi  changer  les  lois  d'un  peuple 
qui  veut  les  conserver?  Pourquoi  tracasser?  Certainement  il  n'en  reviendra 
pas  une  grande  gloire  à  la  France  d'avoir  pu  opprimer  une  pauvre  répu- 
blique voisine.  Ce  sont  les  Anglais  qu'il  faut  vaincre,  c'est  contre  eux  qu'il 
y  a  de  la  réputation  à  gagner,  car  ces  gens  sont  fiers  et  savent  se  défendre. 
Je  ne  sais  si  on  réussira  en  France  à  établir  leur  banque.  L'idée  en  est 
bonne;  mais  moi,  qui  vois  ces  choses  de  loin,  et  qui  peux  me  tromper,  je  ne 
crois  pas  qu'on  ait  bien  pris  son  temps  pour  l'établir.  Jl  faut  avoir  du  crédit 
pour  en  former  une;  et,  selon  les  bruits  populaires,  le  gouvernement  en 
manque. 

Je  vous  fais  mes  remerciements  de  la  façon  dont  vous  avez  défendu  mes 
barbarismes  et  mes  solécismes  envers  l'abbé  d'Olivet2.  Vous,  et  les  grands 
orateurs,  rendez  toutes  les  causes  bonnes.  Si  vous  vous  le  proposiez,  vous 
me  donneriez  assez  d'amour-propre  pour  me  croire  infaillible  comme  un 
des  Quarante,  tant  l'art  de  persuader  est  un  don  précieux! 

Je  voudrais  l'avoir  pour  persuader  aux  Polonais  la  tolérance.  Je  voudrais 
que  les  dissidents  fussent  heureux,  mais  sans  enthousiasme,  et  de  façon  que 
la  république  fût  contente.  Je  ne  sais  point  ce  que  pense  le  roi  de  Pologne; 
mais  je  crois  que  tout  cela  pourra  s'ajuster  doucement,  en  modérant  les 
prétentions  des  uns,  et  en  portant  les  autres  à  se  relâcher  sur  quelque  chose. 
Le  saint-père  a  envoyé  un  bref  dans  ce  pays-là  :  il  n'y  est  question  que 
de  la  gloire  du  martyre,  de  l'assistance  miraculeuse  de  Dieu,  du  fer,  du 
feu,  de  l'obstination3,  de  zèle,  etc.,  etc.  Le  Saint-Esprit  l'inspire  bien  mal, 
et  lui  a  fait  faire,  depuis  son  pontificat,  toutes  choses  à  contre-sens.  A  quoi 
bon  donc  être  inspiré? 

Il  y  a  ici  une  comtesse  polonaise;  elle  se  nomme  Skorzewska;  c'est  une 
espèce  de  phénomène.  Cette  femme  a  un  amour  décidé  pour  les  lettres;  elle 
a  appris  le  latin,  le  grec,  le  français,  l'italien,  et  l'anglais;  elle  a  lu  tous  les 
auteurs  classiques  de  chaque  langue,  et  les  possède  bien.  L'âme  d'un  béné- 
dictin réside  dans  son  corps  :  avec  cela,  elle  a  beaucoup  d'esprit,  et  n'a 
contre  elle  que  la  difficulté  de  s'exprimer  en  français,  langue  dont  l'usage 
ne  lui  est  pas  encore  aussi  familier  que  l'intelligence.  Avec  pareille  recom- 
mandation vous  jugerez  si  elle  a  été  bien  accueillie.  Elle  a  de  la  suite  dans 
a  conversation,  de  la  liaison  dans  les  idées,  et  aucune  des  frivolités  de  son 
sexe.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant,  c'est  qu'elle  s'est  formée  elle-même,  sans  aucun 
secours.  Voilà  trois  hivers  qu'elle  passe  à  Berlin  avec  les  gens  de  lettres,  en 
suivant  ce  penchant  irrésistible  qui  l'entraîne. 

Je  prêche  son  exemple  à  toutes  nos  femmes,  qui  auraient  bien  une  autre 


1.  Frédéric  veut  dire  sans  doute  des  chouettes. 

2.  Voyez  la  lettre  6652,  page  15. 

3.  «  De  l'obstination  de  défense  de  la  foi...  »  (Edit.  de  Berlin.) 


128  CORRESPONDANCE. 

facilité  que  cette  Polonaise  à  se  former;  mais  elles  ne  connaissent  pas  la  féli- 
cité de  ceux  qui  cultivent  les  lettres,  et  parce  que  cette  volupté  n'est  pas 
vive,  elles  ne  la  reconnaissent  pas  pour  telle.  Vous,  quoique  dans  un  âge 
avancé,  vous  leur  devez  encore  les  plus  heureux  moments  de  votre  vie. 
Quand  tous  les  autres  plaisirs  passent,  celui-là  reste;  c'est  le  fidèle  compa- 
gnon de  tous  les  âges  et  de  toutes  les  fortunes. 

Puissiez-vous  encore  en  jouir  longtemps  pour  le  bien  de  ces  lettres 
mêmes,  pour  éclairer  les  aveugles,  et  pour  défendre  mes  barbarismes!  Je  le 
souhaite  de  tout  mon  cœur.  Vale. 

FÉDÉRIC. 


6763.    —   A    M.    LE    DUC   DE    LA    VALLIÈRE. 

A  Ferney,  21  février. 

Il  est  vrai,  monsieur  le  duc,  que  j'ai  fait  une  drôle  de  tragé- 
die où  j'ai  mis  un  petit-maître  persan  avec  des  paysans  scythes, 
et  une  demoiselle  de  qualité  qui  raccommode  ses  chemises  et 
celles  de  son  père,  supposé  qu'on  eût  des  chemises  en  Scythie. 
Comme  vous  ne  haïssez  pas  les  choses  bizarres,  j'aurais  pris  sans 
doute  la  liberté  de  vous  envoyer  cette  facétie,  si  je  n'étais  occupé 
à  la  corriger  :  ce  qui  me  coûte  beaucoup,  attendu  que  j'ai  eu, 
il  y  a  quelque  temps,  un  petit  soupçon  d'apoplexie  qui  m'a  un  peu 
affaibli  le  cervelet.  J'ai  l'honneur  d'entrer  dans  ma  soixante  et 
quatorzième  année,  quoi  qu'en  disent  mes  mauvaises  estampes. 
Vous  voyez  que  ma  tragédie  n'est  pas  un  jeu  d'enfant,  mais  elle 
tient  beaucoup  du  radotage,  ce  qui  revient  à  peu  près  au  même. 

Ou  j'ai  perdu  entièrement  la  mémoire,  ou  je  me  souviens 
très-bien  que  je  vous  ai  remercié  de  votre  beau  certificat1  en 
faveur  d'Urcéus  Godrus.  Celui  qui  écrit  sous  ma  dictée  (parce 
que  je  suis  aveugle  tout  l'hiver)  se  souvient  très-bien  de  vous 
avoir  remercié  de  votre  témoignage  sur  Urcéus.  Nous  sommes 
exacts,  nous  autres  solitaires,  parce  que  nous  ne  sommes  point 
distraits  par  le  fracas. 

On  dit  que  vous  faites  un  bijou  de  l'hôtel  Jansen.  Je  m'en 
rapporte  bien  à  vous,  surtout  si  vous  avez  autant  d'argent  que 
de  goût. 

On  dit  qu'on  joue  chez  vous  un  jeu  prodigieux.  Fi  !  cela  n'est 
pas  philosophe.  Vous  n'êtes  pas  encore  au  point  où  je  vous  vou- 
drais. 

Cependant  conservez-moi  vos  bontés  ;  j'ai  besoin  de  cette  con- 
solation, après  avoir  été  vingt  ans  sans  vous  faire  ma  cour  :  car, 

1.  C'est  celui  qui  est  tome  XXV,  page  582. 


ANNÉE    1767.  4  29 

si  vous  vous  en  souvenez,  je  me  suis  enfui  de  France  au  Catilina 
de  Crébillon  :  c'était,  pardieu!  un  détestable  ouvrage;  c'était  le 
tombeau  du  sens  commun  ;  mais  je  veux  actuellement  qu'on  ait 
de  l'indulgence  pour  les  vieillards. 

Je  vous  suis  attaché  pour  le  reste  de  ma  vie  avec  bien  du 
respect,  et  avec  toute  la  vivacité  des  sentiments  d'un  jeune 
homme. 

6764.   —  A  M.   LEKAIN. 

21  février. 

Vous  avez  dû,  mon  cher  ami,  recevoir  une  lettre  de  moi  avec 
la  tragédie  des  Scythes,  que  j'ai  adressée  pour  vous  à  M.  Marin. 
Voici  encore  un  petit  changement  que  j'ai  jugé  absolument 
nécessaire.  Ma  mauvaise  santé  et  mon  épuisement  total  nemeper- 
mettent  plus  de  travailler  à  cet  ouvrage  ;  je  vous  demande  en 
grâce  de  me  dire  si  vous  pouvez  la  faire  jouer  le  mercredi  des 
Gendres,  parce  que  si  elle  ne  peut  être  jouée  dans  ce  temps-là,  il 
est  d'une  nécessité  absolue  que  je  donne  l'édition  corrigée,  pour 
indemniser  le  libraire  de  la  perte  de  sa  première  édition.  Il 
serait  beaucoup  plus  avantageux  pour  vous  que  la  pièce  fût  jouée 
ie  mercredi  des  Cendres,  parce  qu'alors  je  serai  plus  en  état  de 
vous  procurer  un  honoraire  de  la  part  du  libraire  ;  d'ailleurs, 
comme  on  joue  actuellement  cette  pièce  à  Lausanne,  et  qu'on  va 
la  jouer  à  Bordeaux,  aussi  bien  que  chez  moi,  il  paraît  indispen- 
sable que  les  comédiens  se  déterminent  sans  délai.  Je  vous  prie 
très-instamment  de  me  mander  votre  dernière  résolution,  et  de 
compter  toujours  sur  la  tendre  amitié  que  je  vous  ai  vouée  pour 
le  reste  de  ma  vie.  V. 

Corrections  à  la  scène  deuxième  du  cinquième  acte, 
entre  Sozame  et  Obéide. 

OBÉI  DE. 

Avez-vous  bien  connu  mes  sentiments  secrets? 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  avez-vous  daigné  lire? 

sozame . 
Mes  yeux  l'ont  vu  pleurer  sur  le  sein  d'Indatire; 
Mais  je  pleure  sur  toi  dans  ce  moment  cruel  : 
J'abhorre  tes  serments. 

OBÉ  IDE. 

Vous  voyez  cet  autel, 
Ce  glaive  dont  ma  main  doit  frapper  Athamare; 
45.  —  Correspondance.  XIII.  9 


130  CORRESPONDANCE. 

Vous  savez  quels  tourments  mon  refus  lui  prépare  : 
Après  ce  coup  terrible,  et  qu'il  me  faut  porter,  etc. 

M.  Lekain  est  prié  de  porter  ce  changement  sur  la  copie  que 
M.  Marin  a  dû  lui  remettre. 


6765.  —  DE   STANISLAS-AUGUSTE   PONIATO WSKI , 

ROI    DE     POLOGNE. 

Varsovie,  le  21  février. 

Monsieur  de  Voltaire,  tout  contemporain  d'un  homme  tel  que  vous,  qui 
sait  lire,  qui  a  voyagé,  et  ne  vous  a  pas  connu,  doit  se  trouver  malheureux. 
Si  le  roi  mon  prédécesseur  1  eût  vécu  un  an  de  plus,  j'aurais  vu  Rome  et 
vous.  J'allais  partir  pour  l'Italie  lorsqu'il  est  mort,  et  je  comptais  revenir  par 
chez  vous.  C'est  un  des  plaisirs  que  me  coûte  ma  couronne,  et  dont  elle  ne 
m'ôtera  jamais  le  regret.  Vous  l'augmentez  par  votre  lettre  du  3  de  ce  mois; 
vous  m'y  tenez  compte  de  faits  qui  ne  sont  malheureusement  que  des  inten- 
tions. Plusieurs  des  miennes  ont  leur  source  dans  vos  écrits.  11  vous  serait 
souvent  permis  de  dire  :  «  Les  nations  feront  des  vœux  pour  que  les  rois 
me  lisent.  » 

Continuez,  monsieur,  à  jouir  de  votre  gloire,  et  à  prouver  au  monde 
qu'il  est  des  esprits  qui  ne  s'épuisent  point.  Je  suis  bien  véritablement, 
monsieur  de  Voltaire,  votre  très-affectionné. 

Stanislas-Auguste  ,  roi. 

6766.   —  A  M.   LE   MARQUIS    DE   CHALVELIN. 

A  Ferney,  23  février. 

Je  suis  partagé,  monsieur,  entre  la  reconnaissance  que  je 
vous  dois  et  l'admiration  où  je  suis  qu'au  milieu  de  vos  occupa- 
tions, et  même  de  vos  dissipations,  vous  ayez  pu  faire  un  plan 
si  rempli  de  génie  et  de  ressources.  Nous  convenons  qu'il  est  l'ou- 
vrage d'un  esprit  supérieur.  Vous  me  direz  :  pourquoi  ne  l'adop- 
tez-vous donc  pas?  Vous  en  verrez  les  raisons  dans  le  petit  mé- 
moire que  nous  envoyons  à  M.  et  à  Mme  d'Argental. 

M°,a  Denis,  M.  et  Mme  de  La  Harpe,  nos  acteurs  et  moi,  nous 
avons  retourné  de  tous  les  sens  ce  que  vous  nous  proposez.  Nous 
nous  sommes  représenté  vivement  l'action,  et  tout  ce  qu'elle  com- 
porte, et  tout  ce  qu'elle  doit  faire  dire;  nous  sommes  tous  d'un 
avis  unanime  ;  nous  osons  même  nous  flatter  que,  quand  vous 

1 .  Frédéric-Auguste  II,  mort  à  Dresde  le  5  octobre  1763. 


ANNEE    1767.  131 

verrez  nos  raisons  déduites  dans  notre  mémoire,  elles  vous  pa- 
raîtront convaincantes. 

Il  est  vrai  que,  malgré  toutes  nos  raisons,  nous  tremblons 
d'avoir  tort  lorsque  nous  disputons  contre  vous.  Nous  sentons 
bien  qu'il  y  a  quelque  chose  de  hasardé  dans  ce  cinquième  acte, 
mais  nous  ne  pouvons  juger  que  d'après  l'impression  qu'il  nous 
laisse.  Nous  le  jouons,  et  il  nous  fait  un  effet  terrible. 

Comment  voulez-vous  que  nous  abandonnions  ce  qui  nous 
touche  pour  un  plan  qui,  tout  ingénieux  qu'il  est.  nous  paraît 
avoir  des  difficultés  insurmontables?  Il  en  sera  toujours  d'une 
tragédie  comme  de  toutes  les  affaires  de  ce  monde  :  il  faut  choi- 
sir entre  les  inconvénients  les  moins  grands.  Il  y  aura  sans  doute 
des  critiques;  Zaïre,  Mêrope,  Tancrède,  etc.,  en  ont  essuyé  beau- 
coup, et  le  Siège  de  Calais  a  inspiré  le  plus  grand  enthousiasme. 
Il  faut  se  soumettre  à  cette  bizarrerie  des  hommes:  mais  nous 
sommes  tous  persuadés  que  la  chaleur  du  cinquième  acte  doit 
l'emporter  sur  toutes  les  critiques  qu'on  fera  de  sang-froid. 

Le  spectateur  assurément  se  doute  bien,  dans  la  tragédie 
(VOhjmpie,  que  cette  Olympie  se  jettera  dans  le  bûcher  de  sa  mère; 
et  c'est  précisément  ce  doute  qui  inspire  la  curiosité  et  l'atten- 
drissement. Il  est  dans  la  nature  humaine  de  vouloir  voir  com- 
ment les  choses  qu'on  devine  seront  accomplies.  C'est  ce  que 
nous  détaillons  dans  notre  mémoire,  que  nous  vous  supplions 
de  lire  avec  impartialité.  Pour  moi,  je  me  défie  de  mes  idées  ; 
j'aime  et  je  respecte  les  vôtres  autant  que  votre  personne.  C'est 
avec  timidité  et  avec  honte  que  je  suis  d'un  autre  avis  que  vous; 
mais  enfin  il  ne  faut  jamais,  dans  aucun  art,  travailler  contre 
son  propre  sentiment,  comme  en  morale  il  ne  faut  point  agir 
contre  sa  conscience  :  on  est  sûr  alors  de  travailler  très-mal; 
l'enthousiasme  est  entièrement  éteint,  l'esprit,  mis  a  la  gêne,  perd 
toute  son  élasticité.  On  écrit  raisonnablement,  mais  froidement. 
En  un  mot,  lisez  nos  représentations,  et  jugez. 

Agréez,  monsieur,  mon  tendre  et  respectueux  attachement 
pour  vous,  pour  Mme  de  Chauvelin ,  et  pour  tout  ce  qui  vous  ap- 
partient. 

N.  B.  Depuis  ma  lettre  écrite,  nous  avons  joué  la  pièce;  le 
cinquième  acte  a  fait  plus  d'effet  que  les  autres,  et  on  a  répandu 
beaucoup  de  larmes. 


132  CORRESPONDANCE. 

6767.   —  A  M.   LEKAIN. 

A  Ferney,  23  février. 

Mon  cher  ami,  le  petit  concile  de  Ferney  a  répondu  au  grand 
concile  de  l'hôtel  d'Argental.  Nous  trouvons  le  projet  qu'on  nous 
propose  froid  et  impraticable.  Nous  trouvons  insipide  ce  Je  ne 
puis,  substitué  à  ce  terrible  Je  V accepte1. 

Nous  croyons,  d'après  l'expérience,  que  ce  Je  l'accepte,  pro- 
noncé avec  un  ton  de  désespoir  et  de  fermeté,  après  un  morne 
silence,  fait  l'effet  le  plus  tragique. 

Nous  pensons  que  l'étonnement,  le  doute,  et  la  curiosité  du 
spectateur,  doivent  suivre  ce  mouvement  de  l'actrice.  Nous  som- 
mes persuadés,  d'après  nos  propres  sensations,  que  tout  le  rôle 
d'Obéide,  au  cinquième  acte,  tient  le  spectateur  en  haleine,  et  le 
remue  d'autant  plus  fortement  qu'il  devine  dans  le  fond  de  son 
cœur  ce  qui  doit  arriver. 

Nous  avons  pesé  les  inconvénients,  et  ce  qui  nous  paraît  des 
beautés  ;  nous  avons  conclu  qu'il  serait  abominable  de  faire  traî- 
ner Athamare  à  la  torture  et  aux  supplices,  et  que  si  dans  ce  mo- 
ment Obéide  prenait  la  résolution  de  s'offrir  pour  l'immoler,  afin 
de  lui  épargner  des  souffrances,  cela  ressemblerait  à  un  bour- 
reau qui  va  donner  le  coup  de  grâce  ;  et  si  elle  ne  prend  que  dans 
ce  moment  la  résolution  de  se  tuer,  cette  inspiration  subite  ne 
fait  pas,  à  beaucoup  près,  le  même  effet  qu'un  dessein  pris  dès 
la  première  scène,  et  qui  rend  son  rôle  théâtral  pendant  l'acte 
tout  entier. 

Nous  alléguons  beaucoup  d'autres  raisons  que  nous  détaillons 
dans  un  mémoire  que  nous  envoyons  à  M.  d'Argental  ;nous  crai- 
gnons à  la  vérité  de  nous  tromper,  en  combattant  l'avis  des  con- 
naisseurs les  plus  éclairés,  mais  nous  ne  pouvons  juger  que 
d'après  notre  sentiment.  Nous  avons  vu  l'effet,  et  M.  d'Argental  ne 
l'a  pas  vu.  Nous  ne  craignons  rien  de  ce  qu'ils  craignent,  et  un 
endroit  qui  ne  leur  a  fait  aucune  peine  nous  en  fait  beaucoup. 
C'est  ainsi  que  les  opinions  se  partagent  sur  toutes  les  affaires  de 
ce  monde  ;  mais  après  avoir  tout  pesé,  tout  discuté,  il  faut 
prendre  enfin  un  parti.  Ce  parti  est  celui  de  jouer  la  pièce  telle 
que  je  vous  l'ai  envoyée  par  M.  Marin.  Je  vous  prie  seulement 
de  changer  ce  vers  : 

Vous  voyez,  vous  sentez  quel  meurtre  se  prépare. 
1.  Les  Scythes,  acte  V,  scène  i. 


ANNÉE    1767.  133 

Il  faut  mettre  à  la  place1  : 

Vous  savez  quel  tourment  un  refus  lui  prépare. 

Je  suis  persuadé  que  vous  donnerez  à  l'actrice  toute  l'intelligence 
du  rôle  d'Obéide. 

Nous  nous  flattons  que  le  quatrième  acte  sera  extrêmement 
théâtral  ;  je  suis.bien  sûr  que  vous  le  ferez  réussir,  quand  vous 
direz  au  bonhomme  Hermodan,  avec  une  pitié  noble  : 

Vieillard,  ton  fils  n'est  plus. 

Encore  une  fois,  nous  pouvons  nous  tromper,  Mme  Denis, 
Mn,e  de  La  Harpe,  Mn,e  Dupuits,  M.  de  La  Harpe,  M.  Dupuits, 
M.  Cramer,  et  moi  ;  mais  répétez  comme  nous  avons  répété,  et 
jugez  d'après  l'effet. 

Je  suis  d'ailleurs  dans  la  nécessité  absolue  de  faire  réimpri- 
mer la  pièce  incessamment,  et  j'attends  de  vos  nouvelles  avec  la 
plus  vive  impatience. 

Depuis  ma  lettre  écrite,  nous  venons  de  jouer  la  pièce  ;  le  cin- 
quième acte  a  fait  un  plus  grand  effet  encore  que  le  quatrième. 
On  a  versé  beaucoup  de  larmes,  et  il  n'y  a  point  de  critique  qui 
tienne  contre  des  larmes.  Si  j'avais  le  malheur  de  croire  une 
seule  des  critiques  qu'on  me  fait,  la  pièce  serait  perdue  :  croyez- 
en  mon  expérience,  et  l'effet  dont  je  viens  d'être  témoin. 

Souvenez-vous  du  quatrième  acte  de  Tancrède,  qu'on  voulait 
me  faire  changer. 

6768.   —   A  M.   LEKAIiN. 

25  février. 

Ne  vous  laissez  point  subjuguer,  mon  cher  ami,  par  un  plan 
tout  à  fait  antithéâtral  qu'on  propose.  Je  ne  réponds  pas  del'effet 
d'une  pièce  où  tout  est  simple  et  naturel,  dans  un  temps  où 
le  public,  égaré;  semble  ne  vouloir  que  des  événements  incroya- 
bles, entassés  les  uns  sur  les  autres,  avec  des  vers  aussi  barbares 
que  ceux  de  Garnier  et  de  Hardi.  Résistez  au  torrent  du  goût  le 
plus  détestable  qui  ait  jamais  déshonoré  la  nation.  J'aime  mieux 
tomber  avec  un  ouvrage  fait  selon  les  règles  de  l'art,  que  de  réus- 
sir par  un  poème  barbare. 

Je  ne  puis  d'ailleurs  m'imaginer  que  la  nature  ne  parle  pas 
au  cœur  des  Parisiens  comme  elle  nous  parle  ;  et  je  ne  vois  pas 

1.  La  correction  a  été  faite  acte  V,  scène  n  ;  voyez  tome  VI,  page  324. 


134  CORRESPONDANCE. 

pourquoi  ce  qui  nous  fait  répandre  des  larmes  serait  mal  reçu 
chez  vous. 

Je  vous  ai  envoyé  quelques  changements,  et  je  me  flatte  que 
vous  en  avez  fait  usage.  En  voici  encore  un  au  quatrième  acte1, 
dans  lequel  Indatire  a  nécessairement  trop  raison  contre  Atha- 
mare.  Je  fortifie  votre  rôle  autant  que  la  situation  le  permet  ; 
c'est  après  ce  vers  d'Indatire  : 

A  servir  sous  un  maître  on  me  verrait  descendre  ! 

A  T  H  A  M  A  II  E  . 

Va,  l'honneur  de  servir  un  maître  généreux, 
Oui  met  un  digne  prix  aux  exploits  belliqueux, 
Vaut  mieux  que  de  ramper  dans  une  république 
Insensible  au  mérite,  et  même  tyrannique. 
Tu  peux  prétendre  à  tout  en  marchant  sous  ma  loi. 
J'ai  parmi,  etc. 

Il  faut  encore,  mon  cher  ami,  que  je  vous  dise  que  si,  dans 
la  scène  entre  Obéide  et  son  père,  au  cinquième  acte,  il  y  a  en- 
core quelques  longueurs,  il  faudra  retrancher  les  quatre  vers 
d'Obéide  : 

Une  invincible  loi  me  tient  sous  son  empire  2,  etc. 

Mais  j'avoue  que  je  les  supprimerais  à  regret.  Encore  une  fois 
laissez  dire  les  critiques  de  cabinet,  et  rapportez-vous-en  à 
l'effet  que  fait  la  pièce  au  théâtre  ;  il  n'y  a  point  de  meilleur 
juge. 

6769.   —  A  M.   CHRISTIN. 

25  février. 

Mon  cher  avocat  philosophe,  il  y  a  plus  de  cent  lieues  mal- 
heureusement de  Saint-Claude  à  Ferney,  et  le  chemin  ne  s'ac- 
courcira  pas  de  sitôt.  On  dit  que  vous  avez  reçu  pour  moi  un 
gros  paquet  de  livres  d'envoi  de  ce  pauvre  Fantet;  je  vous  sup- 
plie de  l'ouvrir,  de  lui  renvoyer  sa  Malùre  médicale  en  dix  vo- 
lumes, dont  je  n'ai  que  faire  :  il  y  a  là  de  quoi  empoisonner  un 
royaume.  Je  me  contente  de  ma  casse,  et  je  ne  veux  pas  d'autre 
remède. 

Je  vous  envoie  six  exemplaires  de  la  deuxième  édition  du 


\.  Scène  11. 

2.  Us  n'ont  pas  été  retranchés;  voyez  tome  VI,  page  325. 


ANNÉE    1767.  135 

Commentaire1.  Je  ne  risque  que  cette  demi-douzaine,  crainte  des 
écornifleurs.  M.  Servan,  avocat  général  de  Grenoble,  a  fait  un 
discours  très-pathétique  sur  le  même  sujet2;  il  est  imprimé,  et 
vous  l'avez  peut-être  vu.  La  raison  et  l'humanité  commencent  à 
percer  de  tous  côtés.  L'impératrice  de  Russie  m'écrit  ces  propres 
mots3  :  Malheur  aux  persécuteurs  !  ils  méritent  d'être  misait  raïuj  des 
furies.  Mais  tandis  que  la  raison  parle,  le  fanatisme  hurle  ;  on 
poursuit  Fantet  ;  on  en  poursuit  bien  d'autres.  M.  Le  Riche  se 
signale  en  faveur  de  Fantet.  J'espère  qu'il  viendra  à  bout  de  met- 
tre un  frein  à  la  persécution.  Si  j'étais  plus  jeune,  si  je  pouvais 
agir,  je  ne  laisserais  pas  accabler  ainsi  un  infortuné.  Je  fais  de 
loin  ce  que  je  puis,  et  c'est  fort  peu  de  chose. 

Mme  Denis  vous  fait  bien  ses  compliments  :  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur.  Écr.  Pinf.... 

6TT0.  —  A  M.   MARIOTT, 

AVOCAT      GÉNÉRAL      D'ANGLETER  R  E  . 

26  février. 

Monsieur,  je  prends  le  parti  de  vous  écrire  par  Calais  plutôt 
que  par  la  Hollande,  parce  que,  dans  le  commerce  des  hommes 
comme  dans  la  physique,  il  faut  toujours  prendre  la  voie  la  plus 
courte.  Il  est  vrai  que  j'ai  passé  près  de  trois  mois  sans  vous 
répondre  ;  mais  c'est  que  je  suis  plus  vieux  que  Milton,  et  que  je 
suis  presque  aussi  aveugle  que  lui.  Comme  on  envie  toujours 
son  prochain,  je  suis  jaloux  de  milord  Chesterfield,  qui  est  sourd 4. 
La  lecture  me  paraît  plus  nécessaire  dans  la  retraite  que  la  con- 
versation. Il  est  certain  qu'un  bon  livre  vaut  beaucoup  mieux 
que  tout  ce  qu'on  dit  au  hasard.  Il  me  semble  que  celui  qui  veut 
s'instruire  doit  préférer  ses  yeux  à  ses  oreilles;  mais,  pour  celui 
qui  ne  veut  que  s'amuser,  je  consens  de  tout  mon  cœur  qu'il 
soit  aveugle,  et  qu'il  puisse  écouter  des  bagatelles  toute  la  journée. 

Je  conçois  que  votre  belle  imagination  est  quelquefois  trôs- 
ennuyée  des  tristes  détails  de  votre  charge.  Si  on  n'était  pas 
soutenu  par  l'estime  publique  et  par  l'espérance,  il  n'y  a  per- 
sonne qui  voulût  être  avocat  général.  Il  faut  avoir  un  grand 


1.  Sur  le  Traité  des  Délits  et  des  Peines;  voyez  tome  XXV,  page  539. 

2.  Discours  sur  l'administration  delà  justice  criminelle,   1707.  in-8°. 

3.  Voyez  lettre  606i. 

4.  Voltaire  a  publié,  en  1775,    les  Oreilles  du  comte  de  Chesterfield  et  le  cha- 
pelain  Goudman;  voyez  tome  XXI,  page  577. 


136  CORRESPONDANCE. 

courage,  quand  on  fait  d'aussi  beaux  vers  que  vous,  pour  s'ap- 
pesantir sur  des  matières  contentieuses ,  et  pour  deviner  l'esprit 
d'un  testateur  et  l'esprit  de  la  loi. 

Ma  mauvaise  santé  ne  m'a  jamais  permis  de  me  livrer  aux 
affaires  de  ce  monde  ;  c'est  un  grand  service  que  mes  maladies 
m'ont  rendu.  Je  vis  depuis  quinze  ans  dans  la  retraite  avec  une 
partie  de  ma  famille  ;  je  suis  entouré  du  plus  beau  paysage  du 
monde.  Quand  la  nature  ramène  le  printemps,  elle  me  rend  mes 
yeux,  qu'elle  m'a  ôtés  pendant  l'hiver;  ainsi  j'ai  le  plaisir  de 
renaître,  ce  que  les  autres  hommes  n'ont  point. 

Jean-Jacques,  dont  vous  me  parlez,  a  quitté  son  pays  pour  le 
vôtre,  et  moi  j'ai  quitté,  il  y  a  longtemps,  le  mien  pour  le  sien, 
ou  du  moins  pour  le  voisinage.  Voilà  comme  les  hommes  sont 
ballottés  par  la  fortune.  Sa  sacrée  Majesté  le  Hasard  décide  de 
tout. 

Le  cardinal  Bentivoglio,  que  vous  me  citez,  dit  à  la  vérité 
beaucoup  de  mal  du  pays  des  Suisses,  et  même  ne  traite  pas 
trop  bien  leurs  personnes  ;  mais  c'est  qu'il  passa  du  côté  du  mont 
Saint-Bernard,  et  que  cet  endroit  est  le  plus  horrible  qu'il  y  ait 
dans  le  monde.  Le  pays  de  Vaud  au  contraire,  et  celui  de  Genève, 
mais  surtout  celui  de  Gex,  que  j'habite,  forment  un  jardin  déli- 
cieux. La  moitié  de  la  Suisse  est  l'enfer,  et  l'autre  moitié  est  le 
paradis. 

Rousseau  a  choisi,  comme  vous  le  dites,  le  plus  vilain  canton 
de  l'Angleterre  :  chacun  cherche  ce  qui  lui  convient  ;  mais  il  ne  fau- 
drait pas  juger  des  bords  charmants  delà  Tamise  par  les  rochers  de 
Derbyshire.  Je  crois  la  querelle  de  M.  Hume  et  de  J.-J.  Rousseau 
terminée,  par  le  mépris  public  que  Rousseau  s'est  attiré,  et  par 
l'estime  que  M.  Hume  mérite.  Tout  ce  qui  m'a  paru  plaisant, 
c'est  la  logique  de  Jean-Jacques,  qui  s'est  efforcé  de  prouver  que 
M.  Hume  n'a  été  son  bienfaiteur  que  par  mauvaise  volonté  :  il 
pousse  contre  lui  trois  arguments  qu'il  appelle  trois  soufflets  sur 
la  joue  de  son  protecteur1.  Si  le  roi  d'Angleterre  lui  avait  donné 
une  pension ,  sans  doute  le  quatrième  soufflet  aurait  été  pour 
Sa  Majesté.  Cet  homme  me  paraît  complètement  fou.  Il  y  en 
a  plusieurs  à  Genève.  On  y  est  plus  mélancolique  encore  qu'en 
Angleterre;  et  je  crois,  proportion  gardée,  qu'il  y  a  plus  de  sui- 
cides à  Genève  qu'à  Londres.  Ce  n'est  pas  que  le  suicide  soit 
toujours  de  la  folie.  On  dit  qu'il  y  a  des  occasions  où  un  sage 


1.  Dans  la  lettre  de  J.-J.  Rousseau  à  Hume,  du  10  juillet  1700,  il  y  a  troisième 
soufflet  sur  la  joue  de  mon  patron. 


ANNÉE    1767.  437 

peut  prendre  ce  parti;  mais,  en  général,  ce  n'est  pas  dans  un 
accès  de  raison  qu'on  se  tue. 

Si  vous  voyez  M.  Franklin  S  je  vous  supplie,  monsieur,  de 
vouloir  bien  l'assurer  de  mon  estime  et  de  ma  reconnaissance. 
C'est  avec  ces  mêmes  sentiments  que  j'ai  l'honneur  d'être  avec 
beaucoup  de  respect,  monsieur,  votre,  etc. 

6771.    —    A    CATHERINE    II, 

IMPÉRATRICE    DE    RUSSIE. 

A  Ferney,  27  février. 

Madame,  Votre  Majesté  impériale  daigne  donc  "2  me  faire  juge 
de  la  magnanimité  avec  laquelle  elle  prend  le  parti  du  genre  hu- 
main. Ce  juge  est  trop  corrompu  et  trop  persuadé  qu'on  ne  peut 
répondre  que  des  sottises  tyranniques  à  votre  excellent  mémoire. 
Nepouvoirjouir  des  droits  de  citoyen  parce  qu'on  croit  quele  Saint- 
Esprit  ne  procède  que  du  Père  me  paraît  si  fou  et  si  sot  que  je 
ne  croirais  pas  cette  bêtise  si  celles  de  mon  pays  ne  m'y  avaient 
préparé.  Je  ne  suis  pas  fait  pour  pénétrer  dans  vos  secrets  d'État  ; 
mais  je  serais  bien  attrapé  si  Votre  Majesté  n'était  pas  d'accord 
avec  le  roi  de  Pologne  ;  il  est  philosophe,  il  est  tolérant  par  prin- 
cipe :  j'imagine  que  vous  vous  entendez  tous  deux  comme  lar- 
rons en  foire  pour  le  bien  du  genre  humain,  et  pour  vous 
moquer  des  prêtres  intolérants. 

Un  temps  viendra,  madame ,  je  le  dis  toujours,  où  toute  la 
lumière  nous  viendra  du  Nord  3  :  Votre  Majesté  impériale  a  beau 
dire4,  je  vous  fais  étoile,  et  vous  demeurerez  étoile.  Les  ténèbres 
cimmériennes  resteront  en  Espagne;  et  à  la  fin  même,  elles  se 
dissiperont.  Vous  ne  serez  ni  ognon,  ni  chatte,  ni  veau  d'or,  ni 
bœuf  Apis  ;  vous  ne  serez  point  de  ces  dieux  qu'on  mange,  vous 
êtes  de  ceux  qui  donnent  à  manger.  Vous  faites  tout  le  bien  que 
vous  pouvez  au  dedans  et  au  dehors.  Les  sages  feront  votre  apo- 
théose de  votre  vivant;  mais  vivez  longtemps,  madame,  cela 


1.  Benjamin  Franklin,  né  en  1706,  mort  en  1790. 

2.  Dans  la  lettre  6664. 

3.  Dans  sa  lettre  du  22  décembre  1766,  n°  6629,  Voltaire  avait  dit  à  Catherine 
qu'elle  était  Vastre  le  plus  brillant  du  Nord.  Dans  YÉpître  qu'il  lui  adressa  en 
1771  (voyez  tome  X),  il  dit  : 

C'est  du  Nord  aujourd'hui  que  nous  vient  la  lumière. 

4.  Dans  sa  lettre  n°  6664,  Catherine  refuse  la  place  que  Voltaire  lui  donne 
parmi  les  astres. 


138  CORRESPONDANCE 

vaut  cent  fois  mieux  que  la  divinité  ;  si  vous  vouiez  faire  des 
miracles,  tâchez  seulement  de  rendre  votre  climat  un  peu  plus 
chaud.  A  voir  tout  ce  que  Votre  Majesté  fait,  je  croirai  que  c'est 
pure  malice  à  elle  si  elle  n'entreprend  pas  ce  changement  :  j'y 
suis  un  peu  intéressé,  car,  dès  que  vous  aurez  mis  la  Russie  au 
trentième  degré,  au  lieu  des  environs  du  soixantième,  je  vous 
demanderai  la  permission  d'y  venir  achever  ma  vie;  mais,  en 
quelque  endroit  que  je  végète,  je  vous  admirerai  malgré  vous, 
et  je  serai  avec  le  plus  profond  respect,  madame,  de  Votre 
Majesté  impériale,  etc. 

6772.  —   A   M.   DAMILAVILLE. 


En  réponse  à  votre  lettre  du  21,  mon  cher  ami,  je  vous  dirai 
d'abord  que  j'ai  été  plus  occupé  que  vous  ne  pensez  de  l'abomi- 
nable calomnie  qu'un  homme  en  place  a  vomie  contre  vous. 
J'ai  écrit  à  un  de  ses  parents l  d'une  manière  très-forte  qui  ne 
compromet  personne,  et  qui  ne  laisse  pas  même  soupçonner  que 
vous  soyez  instruit  de  ce  procédé  infâme.  Vous  êtes  d'ailleurs  à 
portée  d'employer  des  gens  de  mérite  qui  le  détromperont  ou 
qui  le  désarmeront. 

J'admire  sous  quelles  formes  différentes  le  fanatisme  se  repro- 
duit :  c'est  un  Protée  né  dans  l'enfer,  qui  prend  toutes  sortes  de 
figures  sur  la  terre.  Je  ne  suis  pas  fâché  de  l'éclat  qu'on  a  voulu 
faire  contre  Bèlisaire.  On  ne  peut  que  se  rendre  ridicule  et  odieux 
en  attaquant  une  morale  si  pure.  Les  ennemis  de  la  raison 
achèvent  d'amonceler  des  charbons  ardents  sur  leur  tête;  le  livre 
qu'ils  attaquent  en  sera  plus  connu  et  plus  goûté.  Dieu  et  la  rai- 
son savent  tirer  le  bien  du  mal. 

Je  crois  enfin  l'affaire  de  M.  Lembertad  finie;  ce  n'a  pas  été 
sans  peine.  La  communication  entre  nous  et  Genève  est  absolu- 
ment interdite,  et  sans  les  bontés  de  M.  le  duc  de  Choiseul,  nous 
mourrions  de  faim,  après  avoir  fait  vivre  tant  de  monde. 

J'ai  été  très-content  de  la  conversation  du  curé  et  du  mar- 
guillier 2,  dans  laquelle  on  rend  justice  aux  vues  saines  et  patrio- 
tiques du  ministère.  Plus  la  permission  qu'il  a  donnée  d'exporter 


1.  Cette  lettre  manque. 

2.  Dialogue  d'un  curé  de  campagne  avec  son  marguillier,  au  sujet  de  l'édit  du 
roi  qui  permet  l'exportation  des  grains;  par  M.  Gérardin,  curé  de  Rouvre  en 
Lorraine,  1707,  in-8°. 


ANNEE    1767.  i39 

les  blés  mérite  notre  reconnaissance,  et  plus  nous  en  devons 
aussi  au  Dictionnaire  encyclopédique ,  qui  démontre  en  tant  d'en- 
droits les  avantages  de  cette  exportation.  Il  est  certain  que  c'est 
le  plus  grand  encouragement  qu'on  pût  donner  à  l'agriculture. 
Je  le  sens  bien ,  moi  qui  suis  un  des  plus  forts  laboureurs  de  ce 
petit  pays. 

Je  suis,  pour  les  Scythes,  à  peu  près  dans  le  même  cas  où 
Beaumont  est  pour  son  mémoire.  J'éprouve  des  difficultés  de  la 
part  de  mes  avocats;  et  ce  qui  finirait  en  deux  jours  si  j'étais  à 
Paris,  traîne  des  mois  entiers  :  voilà  pourquoi  vous  n'avez  point 
eu  les  Scythes.  On  dit  que  le  tragique  est  absolument  tombé;  je 
n'ai  pas  de  peine  à  le  croire. 

M.  le  chevalier  de  Chastellux  est  une  belle  âme.  Il  a  des 
parents  qui  ne  sont  pas  si  philosophes  que  lui.  Je  vous  assure 
qu'on  l'a  échappé  belle,  et  qu'il  y  avait  là  de  quoi  perdre  un 
homme  sans  ressource.  Je  suis  affligé  que  vous  n'ayez  rien  à  me 
dire  de  Platon  1  sur  toutes  les  occasions  que  je  saisis  de  lui  rendre 
justice. 

Voici  les  propres  mots  d'une  lettre  de  l'impératrice  de  Russie, 
en  m'envoyant  son  édit  sur  la  tolérance*  :  «  L'apothéose  n'est  pas 
si  fort  à  désirer  qu'on  le  pense  ;  on  la  partage  avec  des  veaux, 
des  chats,  des  ognons,  etc.,  etc.,  etc.  Malheur  aux  persécuteurs! 
ils  méritent  d'être  rangés  avec  ces  divinités-là.  »  Elle  m'ajoute  que 
«  les  suffrages  de  MM.  Diderot  et  d'AIembert  l'encouragent  beau- 
coup à  bien  faire  ». 

Voici  le  premier  chant  de  la  Guerre  de  Genève,  puisque  vous 
voulez  vous  amuser  de  cette  plaisanterie. 

6773.  —  A  M.  LE   COUTE   DE  TRESSAN. 

A  Ferney,  28  février. 

Votre  souvenir  m'a  bien  touché,  monsieur,  et  votre  ouvrage* 
a  fait  sur  moi  l'impression  la  plus  tendre.  Voilà  comme  je  vou- 
drais qu'on  fît  les  oraisons  funèbres.  Il  faut  que  ce  soit  le  cœur 
qui  parle;  il  faut  avoir  vécu  intimement  avec  le  mort  qu'on 
regrette. 

C'étaient  les  parents  ou  les  amis  qui  faisaient  les  oraisons 
funèbres  chez  les  Romains.  L'étranger  qui  s'en  mêle  a  toujours 

1.  Diderot. 

2.  Du  9  de  janvier  1767. 

3.  Portrait  historique  de  Stanislas  le  Bienfaisant,  1767,  in-8°. 


140  CORRESPONDANCE 

l'air  charlatan  ;  il  y  a  même  une  espèce  de  ridicule  à  débiter 
avec  emphase  l'éloge  d'un  homme  qu'on  n'a  jamais  vu.  Mais  où 
sont  les  courtisans  dignes  de  louer  un  bon  roi  ?  il  n'y  a  peut-être 
que  vous.  Les  patriciens  romains  savaient  tous  parfaitement  leur 
langue;  les  lettres  de  Brutus  sont  peut-être  plus  belles  que  celles 
de  Cicéron  ;  César  écrivait  comme  Salluste  :  il  n'en  est  pas  ainsi 
parmi  nous  autres  Welches.  Votre  ouvrage  est  vrai,  il  est  atten- 
drissant, il  est  bien  écrit.  Je  vous  remercie  tendrement  de  me 
l'avoir  envoyé. 

Je  me  suis  informé  de  vous  à  tous  ceux  qui  ont  pu  m'en 
donner  des  nouvelles;  je  ne  vous  ai  jamais  oublié.  Je  savais  que 
vous  aviez  l'ait  des  pertes,  et  je  croyais  qu'on  vous  avait  dédom- 
magé. Vous  comptez  donc  aller  vivre  en  philosophe  à  la  cam- 
pagne? Je  souhaite  que  ce  goût  vous  dure  comme  à  moi.  Il  y 
a  treize  ans  que  j'ai  pris  ce  parti,  dont  je  me  trouve  fort  bien. 
Ce  n'est  guère  que  dans  la  retraite  qu'on  peut  méditer  à  son 
aise. 

Je  signe  de  tout  mon  cœur  votre  profession  de  foi.  11  paraît 
que  nous  avons  le  même  catéchisme.  Vous  me  paraissez  d'ailleurs 
tenir  pour  ce  feu  élémentaire  que  Newton  se  garda  bien  toujours 
d'appeler  corporel.  Ce  principe  peut  mener  loin  ;  et  si  Dieu,  par 
hasard,  avait  accordé  la  pensée  à  quelques  monades  de  ce  feu 
élémentaire,  les  docteurs  n'auraient  rien  à  dire  :  on  aurait  seule- 
ment à  leur  dire  que  leur  feu  élémentaire  n'est  pas  bien  lumi- 
neux, et  que  leur  monade  est  un  peu  impertinente. 

Je  suis  affligé  que  vous  ayez  la  goutte,  mais  il  paraît  que  ce 
n'est  pas  votre  tête  qu'elle  attaque. 

Vous  faites  donc  actuellement  des  vers  pour  votre  fille,  après 
en  avoir  fait  pour  la  mère.  Si  elle  tient  de  vous,  elle  sera  char- 
mante; elle  aura  du  sentiment  et  de  l'esprit,  Il  faut  que  vous 
me  permettiez  de  lui  présenter  ici  mes  respects. 

Je  n'oublierai  jamais  mon  cher  Panpan1  ;  c'est  une  âme  digne 
de  la  vôtre.  Que  fera-t-il  quand  vous  ne  serez  plus  en  Lorraine? 
Toute  la  cour  de  votre  bon  roi  va  s'éparpiller,  et  la  Lorraine  ne 
sera  plus  qu'une  province.  On  commençait  à  penser  :  ces  belles 
semences  ne  produiront  plus  rien,  c'est  vers  la  Marne  qu'il  fau- 
dra voyager. 

Notre  lac  de  Genève  fait  bien  ses  compliments  à  la  Marne. 
Ne  tremblez  point  pour  les  personnes  dont  vous  vous  souve- 
nez ;  jamais  querelle  ne  fut  plus  pacifique.  Nous  avons  à  la 

1.  Devaux. 


ANNÉE    1767.  Ii! 

vérité  des  dragons,  mais  ils  sont  aussi  tranquilles  que  les  Ge- 
nevois. 

Adieu,  monsieur;  conservez-moi  des  bontés  qui  font  la  con- 
solation de  ma  vieillesse.  Votre  paquet  m'est  venu  par  Paris, 
après  bien  des  cascades. 

67  74 .   —  A  kM .    M  A  R  M  0  N  TEL. 

28  février. 

Chancelier  de  Bélisaire,  on  me  dit  que  la  Sorbonne  demande 
des  carions.  Ce  n'est  pas  Bélisaire  qui  est  aveugle,  c'est  la  Sor- 
bonne. Voici  les  propres  mots  d'une  lettre1  de  l'impératrice  de 
Russie,  en  m'envoyant  son  édit  sur  la  tolérance  :  «  L'apothéose 
n'est  pas  si  fort  à  désirer  que  l'on  pense  ;  on  la  partage  avec  des 
veaux,  des  chats,  des  ognons,  etc.,  etc.,  etc.  Malheur  aux  persé- 
cuteurs! Ils  méritent  d'être  rangés  avec  ces  divinités-là.  » 

Elle  ambitionnera  votre  suffrage,  mon  cher  confrère,  dès 
qu'elle  aura  lu  votre  Bélisaire,  et  n*y  fera  pas  assurément  de  car- 
tons. Cet  ouvrage  fera  du  bien  à  notre  nation,  je  peux  vous  en 
répondre.  Tout  ce  que  je  vous  écris  est  toujours  pour  Mmc  Geof- 
friu,  car  j'ai  la  vanité  de  croire  que  je  pense  comme  elle.  Si  le 
roi  de  Pologne  et  l'impératrice  de  Russie  ne  s'entendaient  pas  sur 
la  tolérance,  je  serais  trop  affligé. 

Bonsoir,  mon  cher  confrère  ;  jouissez  de  votre  gloire,  et  du 
ridicule  des  docteurs. 

(3775.   —  A  M.   PANCKOUCKE. 

28  février. 

J'ai  reçu  de  vous,  monsieur,  une  lettre  charmante,  et  j'ai  lu 
avec  beaucoup  de  plaisir  votre  traduction  de  Lucrèce2,  et  votre 
Mémoire  sur  l'impossibilité  de  la  quadrature  du  cercle 3.  Je  vois 
que  vous  étiez  fait  pour  être  l'ami  de  M.  de  Buffon,  et  non  pas  de 
Catherin  Fréron.  Vous  nous  rappelez  ces  beaux  jours  où  les 
Estienne  honoraient  la  typographie  par  la  science. 

1.  Voyez  n°  6664. 

2.  La  Traduction  libre  de  Lucrèce  (par  Panckoucke)  porte  le  millésime  1768, 
et  est  en  deux  volumes  in-12. 

3.  Le  Mémoire  sur  l'impossibilité  de  la  quadrature  du  cercle,  dont  parle  ici 
Voltaire,  est  peut-être  celui  qui  porte  absolument  le  même  titre,  et  qui  est  dans 
le  Journal  encyclopédique.,  second  cahier  de  décembre  1765,  et  premier  de  jan- 
vier 1766. 


Ut  CORRESPONDANCE. 

Je  doute  fort  que  M.  de  La  Harpe,  que  je  crois  très-supérieur 
au  Tassoni,  veuille  s'abaisser  à  traduire  le  Tassoni.  La  Secchia  ra- 
pita  est  un  très-plat  ouvrage,  sans  invention,  sans  imagination, 
sans  variété,  sans  esprit  et  sans  grâces.  Il  n'a  eu  cours  en  Italie 
que  parce  que  l'auteur  y  nomme  un  grand  nombre  de  familles 
auxquelles  on  s'intéressait.  Si  on  voulait  faire  un  poème  bur- 
lesque, il  faudrait  cboisir  pour  sujet  les  querelles  de  Genève1,  et 
surtout  être  plus  plaisant  que  Tassoni,  qui  ne  l'est  point  du  tout 
en  cherchant  toujours  à  l'être. 

Je  vous  suis  très-obligé,  monsieur,  de  la  bonté  que  vous  avez 
de  m'envoyer  le  livre  que  j'estime  le  plus2.  Je  vous  supplie  de 
vouloir  bien  me  mander  dans  quel  temps  il  doit  arriver  à  Lyon, 
afin  de  prendre  des  mesures  pour  le  faire  venir  à  Ferney.  Toute 
communication  est  interrompue  entre  Lyon  et  Genève,  et  entre 
Genève  et  le  pays  de  Gex.  J'espère  que,  malgré  ces  obstacles,  je 
ne  serai  pas  privé  du  beau  présent  que  vous  voulez  bien  me 
faire.  J'ai  reçu  les  volumes  de  M.  de  Buffon,  et  je  vous  en  remer- 
cie. Tout  ce  qui  me  viendra  de  vous  me  sera  précieux,  excepté 
les  feuilles  de  l'Année  littéraire,  auxquelles  je  me  flatte  que  vous 
avez  renoncé.  Un  homme  de  lettres  comme  vous,  qui  imprime 
M.  de  Buffon,  n'est  pas  fait  pour  imprimer  des  sottises  du  Pont- 
Neuf. 

Au  reste,  monsieur,  je  voudrais  pouvoir  vous  prouver  l'estime 
que  vous  m'avez  inspirée,  quand  j'ai  eu  le  plaisir  de  vous  voir 
à  Ferney.  Tous  les  gens  qui  pensent  doivent  ambitionner  votre 
amitié,  et  c'est  avec  ces  sentiments  que  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

0776.  —  DE   FRÉDÉRIC  II,  ROI   DE    PRUSSE. 

Potsdam,  28  février. 

Je  félicite  l'Europe  des  productions  dont  vous  l'avez  enrichie  pendant 
plus  de  cinquante  années,  et  je  souhaite  que  vous  en  ajoutiez  encore  aulanf 
que  les  Fontenelle,  les  Fleury  et  les  Nestor  en  ont  vécu.  Avec  vous  finit  le 
siècle  de  Louis  XIV.  De  cette  époque  si  féconde  en  grands  hommes,  vous 
êtes  le  dernier  qui  nous  reste.  Le  dégoût  des  lettres,  la  satiété  des  chefs- 
d'œuvre  que  l'esprit  humain  a  produits,  un  esprit,  de  calcul,  voilà  le  goût 
du  temps  présent. 

Parmi  la  foule  de  gens  d'esprit  dont  la  France  abonde,  je  ne  trouve  pas 
de  ces  esprits  créateurs,  de  ces  vrais  génies  qui  s'annoncent  par  de  grandes 


1.  Voyez  lettre  6670. 

2.  L'Encyclopédie. 


ANNEE    17  67.  Ui 

beautés,  des  traits  brillants,  et  des  écarts  même.  On  se  plaît  à  analyser  tout. 
Les  Français  se  piquent  à  présent  d'être  profonds.  Leurs  livres  semblent 
faits  par  de  froids  raisonneurs,  et  ces  grâces  qui  leur  étaient  si  naturelles, 
ils  les  négligent. 

Un  des  meilleurs  ouvrages  que  j'aie  lus  de  longtemps  est  ce  factum  pour 
les  Calas,  fait  par  un  avocat l  dont  le  nom  ne  me  revient  pas.  Ce  factum  est 
plein  de  traits  de  véritable  éloquence,  et  je  crois  l'auteur  digne  de  mar- 
cher sur  les  traces  de  Bossuet,  etc.,  non  comme  théologien,  mais  comme 
orateur. 

Vous  êtes  environné  d'orateurs  qui  haranguent  à  coups  de  baïonnettes  et 
de  cartouches  :  c'est  un  voisinage  désagréable  pour  un  philosophe  qui  vit 
en  retraite,  plus  encore  pour  les  Genevois. 

Cela  me  rappelle  le  conte  du  Suisse  qui  mangeait  une  omelette  au  lard 
un  jour  maigre,  et  qui,  entendant  tonner,  s'écria:  «  Grand  Dieu!  voilà  bien 
du  bruit  pour  une  omelette  au  lard  2.  »  Les  Genevois  pourraient  faire  cette 
exclamation  en  s'adressant  à  Louis  XV.  La  fin  de  ce  blocus  ne  tournera  pas 
à  l'avantage  du  peuple.  Ce  qu'ils  pourraient  faire  de  plus  judicieux  serait  de 
céder  aux  conjonctures,  et  de  s'accommoder.  Si  l'obstination  et  l'animosité 
les  en  empêchent,  leur  dernière  ressource  est  l'asile  que  je  leur  prépare,  et 
qui  se  trouve  dans  un  lieu  que  vous  jugez  très-bien  qui  leur  sera  conve- 
nable 3. 

Je  ne  sais  quel  est  le  jeune  homme  dont  vous  me  parlez4.  Je  m'informe- 
rai s'il  se  trouve  à  Wesel  quelqu'un  de  ce  nom.  En  cas  qu'il  y  soit,  votre 
recommandation  ne  lui  sera  pas  inutile. 

Voici  de  suite  trois  jugements  bien  honteux  pour  les  parlements  de 
France.  Les  Calas,  les  Sirven  et  La  Barre  devraient  ouvrir  les  yeux  au  gou- 
vernement, et  le  porter  à  la  réforme  des  procédures  criminelles;  mais  on  ne 
corrige  les  abus  que  quand  ils  sont  parvenus  à  leur  comble.  Quand  ces  cours 
de  justice  auront  fait  rouer  quelque  duc  et  pair  par  distraction,  les  grandes 
maisons  crieront,  les  courtisans  mèneront  grand  bruit,  et  les  calamités 
publiques  parviendront  au  trône. 

Pendant  la  guerre,  il  y  avait  une  contagion  à  Breslau  :  on  enterrait  cent 
vingt  personnes  par  jour;  une  comtesse  dit  :  «  Dieu  merci,  la  grande  noblesse 
est  épargnée;  ce  n'est  que  le  peuple  qui  meurt.  »  Voilà  l'image  de  ce  que 
pensent  les  gens  en  place,  qui  se  croient  pétris  de  molécules  plus  précieuses 
que  ce  qui  fait  la  composition  du  peuple  qu'ils  oppriment.  Cela  a  été  ainsi 
presque  de  tout  temps.  L'allure  des  grandes  monarchies  est  la  même.  Il  n'y 


1.  Le  Mémoire  de  Sudre  ou  celui  d'Elie  de  Beaumont,  mentionnés  dans  la  note, 
tome  XXIV,  page  365,  sous  les  nos  n  et  iv. 

2.  Beaucoup  d'auteurs,  et  Voltaire  lui-même  (voyez  tome  XXVI,  page  498), 
attribuent  ce  mot  à  Desbarreaux. 

3.  AClèves;  voyez  lettres  6409,  6439,  6444,  6454,  6460. 

4.  La  lettre  où  Voltaire  parle,  pour  la  première  fois,  à  Frédéric  du  malbeu- 
reux  d'Étallonde  de  Morival  paraît  perdue.  (B.)  —  Dominique  de  Morival,  cadet 
au  régiment  d'infanterie  du  général  d'Eicbmann,  n°  48,  à  Wesel,  fut  nommé  offi 
cier  le  27  avril  1767. 


144  CORRESPONDANCE. 

a  guère  que  ceux  qui  ont  souffert  l'oppression  qui  la  connaissent  et  la 
détestent.  Ces  enfants  do  la  fortune,  qu'elle  a  engourdis  dans  la  prospérité, 
pensent  que  les  maux  du  peuple  sont  exagération,  que  des  injustices  sont 
des  méprises;  et  pourvu  que  le  premier  ressort  aille,  il  importe  peu  du 
reste. 

Je  souhaite,  puisque  la  destinée  du  monde  est  d'être  mené  ainsi,  que  la 
guerre  s'écarte  de  votre  habitation,  et  que  vous  jouissiez  paisiblement  dans 
votre  retraite  d'un  repos  qui  vous  est  dû ,  sous  les  ombrages  des  lauriers 
d'Apollon  :  je  souhaite  encore  que,  dans  cette  douce  retraite,  vous  ayez 
autant  de  plaisir  que  vos  ouvrages  en  ont  donné  à  vos  lecteurs.  A  moins 
d'être  au  troisième  ciel 1,  vous  ne  sauriez  être  plus  heureux. 

F  É  n  É  r  i  c  . 

6777.   —  A   M.    LACOMBE. 

A  Ferney,  février. 

Aon,  monsieur,  vous  n'êtes  point  mon  libraire,  vous  êtes 
mon  ami,  vous  êtes  un  homme  de  lettres  et  de  goût,  qui  avez 
bien  voulu  faire  imprimer  un  ouvrage  d'un  de  mes  autres  amis2, 
et  qui  voulez  bien  vous  charger  de  donner  une  édition  correcte 
des  Scythes,  dès  que  je  pourrai  vous  faire  connaître  l'original. 

La  cruelle  saison  que  nous  éprouvons  dans  nos  climats,  mon- 
sieur, m'a  réduit  à  un  état  qui  ne  m'a  pas  permis  de  répondre 
aussitôt  que  je  l'aurais  voulu  à  vos  judicieuses  lettres  :  je  n'ai  pu 
vous  remercier  de  votre  almanach3,  ni  le  lire.  Les  neiges,  dans 
lesquelles  je  suis  enterré,  ont  attaqué  mes  yeux  plus  violemment 
que  jamais.  On  dit  que  c'était  la  maladie  de  Virgile;  je  n'ai  que 
cela  de  commun  avec  lui.  Je  n'ai  ni  son  talent  ni  la  faveur  d'Au- 
guste, et  je  ne  crois  pas  que  je  soupe  jamais  avec  M.  de  Laverdy, 
comme  Virgile  avec  Mécène. 

Je  vous  enverrai,  n'en  doutez  pas,  les  Scythes,  que  je  vous  pro- 
mets, et  qui  sont  à  vous.  Je  suis  dans  leur  pays,  et  j'attends  les 
dernières  résolutions  de  quelques  amis  que  j'ai  à  Babylone,  pour 
savoir  si  l'impression  doit  précéder  la  représentation.  Cette  pièce 
réussira  plus  auprès  des  Français  que  les  héros  romains.  Il  y  a 


1.  «  Au  premier  ciel.  »  {OEuvres  posthumes,  édit.  de  Berlin.) 

2.  La  tragédie  du  Triumvirat,  que  Voltaire  voulait  qu'on  attribuât  à  un  jé- 
suite. 

3.  Almanach  philosophique  en  quatre  parties,  suivant  la  division  naturelle  de 
l'espèce  humaine  en  quatre  classes;  à  l'usage  de  la  nation  des  philosophes,  du 
peuple  des  sots,  du  petit  nombre  des  savants,  et  du  vulgaire  des  curieux,  par  un 
auteur  Irès-philosophe.  A  Goa,  chez  Dominique  Ferox,  imprimeur  du  grand  inqui- 
siteur, à  VAuto-da-fè,  rue  des  Fous;  pour  l'an  de  grâce  1767,  in-12. 


ANNÉE    1767.  145 

de  l'amour  comme  dans  l'opéra-comique,  et  c'est  ce  qu'il  faut  à 
nos  belles  dames. 

J'ai  préparé  un  Avis1  au  public,  dans  lequel  je  disque  le  sieur 
Duchesne,  qui  demeurait  au  Temple  du  Goût,  mais  qui  n'en  avait 
aucun,  s'est  avisé  de  défigurer  tous  mes  ouvrages,  et  qu'il  a 
obtenu  un  privilège  du  roi  pour  me  rendre  ridicule.  Je  crois  du 
moins  que  son  privilège  est  expiré,  et  qu'il  m'est  permis  de  don- 
ner mes  ouvrages  à  qui  bon  me  semble. 

Je  finis,  selon  ma  coutume,  par  les  sentiments  de  l'amitié, 
sans  formules  inutiles. 

6778     —  A   M.   LEKAIN. 


Mon  cher  ami,  vous  êtes  bien  sûr  que  je  m'intéresse  plus  à 
votre  santé  qu'à  tous  les  Scythes  du  monde.  Ménagez-vous,  je  vous 
en  prie  ;  il  faut  se  bien  porter  pour  être  héros  :  tous  ceux  de  l'an- 
tiquité avaient  une  santé  de  fer.  Il  importe  fort  peu  qu'on  joue 
les  Scythes  devant  ou  après  Pâques;  mais,  si  vous  en  pouvez 
donner  quatre  ou  cinq  représentations  avant  la  fin  du  carême, 
je  vous  conseille  de  ne  pas  perdre  ces  quatre  ou  cinq  bonnes 
chambrées,  parce  qu'il  est  presque  impossible  que,  dans  la 
quinzaine  de  Pâques,  l'édition  de  Cramer  ne  devienne  publique. 

Je  n'avais  point  eu  dessein  d'abord  de  faire  jouer  cette  pièce, 
et  la  préface  l'indique  assez  ;  mais,  puisqu'on  la  joue  à  Genève, 
à  Lausaune  et  chez  moi,  et  qu'on  la  jouera  à  Lyon  et  à  Bordeaux, 
il  est  bien  juste  que  vous  en  donniez  quelques  représentations. 
Comptez  que  j'aurai  soin  de  vos  intérêts  dans  l'édition  qu'on  en 
fera  à  Paris,  quoiqu'il  soit  difficile  d'obtenir  des  libraires  des 
conditions  aussi  favorables  pour  une  pièce  déjà  imprimée  que 
pour  une  qui  serait  toute  neuve 

Je  vous  prie  de  vous  amuser,  pendant  votre  convalescence,  à 
faire  collationner  sur  les  rôles  tous  les  changements  que  je  vous 
ai  envoyés.  En  voici  un  que  je  vous  recommande  :  c'est  à  la 
première  scène  du  cinquième  acte.  Il  m'a  paru,  à  la  représenta- 
tion, que  c'était  à  Sozame  à  parler  avant  sa  fille,  et  qu'Obéide 
devait  être  trop  consternée  pour  répondre  à  la  proposition  qu'on 
lui  fait  d'immoler  Athamare.  Voici  ce  petit  changement  : 

OBÉIUE. 

Je  n'en  apprends  que  trop. 

'1.  C'est  l'Avis  au  lecteur  qui  est  tome  VI,  page  335. 
45.  —  Correspondance.  XIII.  30 


146  CORRESPONDANCE. 

S  O  Z  A  M  E  . 

Je  vous  l'ai  déclaré  1  : 
Je  respecte  un  usage  en  ces  lieux  consacré  ; 
Mais  des  sévères  lois  par  vos  aïeux  dictées, 
Les  têtes  de  nos  rois  pourraient  être  exceptées. 

LE      SCYTHE. 

Plus  les  princes  sont  grands,  etc. 

Au  reste,  je  ne  compte  sur  le  rôle  d'Obéide  qu'autant  que  vous 
voudrez  bien  conduire  l'actrice.  Vous  avez  reçu  sans  doute  l'im- 
primé en  marge  duquel  j'ai  écrit  mes  petites  indications.  Ce  per- 
sonnage exige  une  douleur  presque  toujours  étouffée,  des  repos, 
des  soupirs,  un  jeu  muet,  une  grande  intelligence  du  théâtre.  Ce 
n'est  guère  qu'au  cinquième  acte  que  ses  sentiments  se  déploient 
sur  le  pont  aux  ânes  des  imprécations,  pont  aux  ânes  que  l'on 
passe  toujours  avec  succès. 

Mme  Denis  vous  fait  mille  compliments  ;  elle  ne  joue  plus  la 
comédie,  ni  moi  non  plus;  mais  M.  de  La  Harpe  est  un  excellent 
acteur.  Je  vous  embrasse  de  toute  mon  âme. 

6779.   —  A  FRÉDÉRIC  II,    ROI   DE    PRUSSE. 

Du  3  mars. 

Sire,  j'entends  très-bien  l'aventure  des  Deux  Chiens-,  et  je  l'en- 
tends d'autant  mieux  que  je  suis  un  peu  mordu.  Mes  petites 
possessions  touchent  aux  portes  de  Genève.  Tout  commerce  est 
interrompu  par  cette  ridicule  guerre;  elle  n'ensanglante  pas 
encore  la  terre,  mais  elle  la  ruine.  Vos  chiens  répondent  très- 
pertinemment  à  nos  héros  français  et  bernois.  Il  est  certain  que 
si  les  animaux  raisonnaient  avec  les  hommes,  ils  auraient  tou- 
jours raison,  car  ils  suivent  la  nature,  et  nous  l'avons  corrompue. 

A  l'égard  du  Violon'*,  je  crains  de  n'entendre  pas  le  mot  de 
l'énigme.  Est-ce  le  roi  de  Pologne,  qui,  ne  pouvant  pas  lui-même 
venir  à  bout  de  ses  évoques,  s'est  voulu  secrètement  appuyer  de 
Votre  Majesté,  de  la  Russie,  de  l'Angleterre,  et  du  Danemark,  et 
qui  n'est  actuellement  appuyé  que  de  la  Russie?  Est-ce  l'impé- 


1.  Voyez  tome  VI,  page  33 i. 

2.  Voyez,  dans  les  OEuvres  posthumes  de  Frédéric,  la  fable  intitulée  les  Deux 
Chiens  et  l'Homme. 

3.  Voyez,  dans  les  OEuvres  posthumes  de  Frédéric,  le  conte  du  Violon. 


ANNÉE    1767.  147 

ratrice  de  Russie,  qui  soutient  seule  à  présent  le  fardeau  qu'elle 
avait  voulu  partager  avec  trois  puissances? 

Il  me  paraît  que  je  tourne  autour  du  mot  de  l'énigme1  ;  mais 
je  peux  me  tromper;  vous  savez  que  je  ne  suis  pas  grand  poli- 
tique. 

Votre  alliée  l'impératrice  a  eu  la  bonté  de  m'envoyer  son  mé- 
moire justificatif2,  qui  m'a  semblé  bien  fait.  C'est  une  chose 
assez  plaisante,  et  qui  a  l'air  de  la  contradiction,  de  soutenir 
l'indulgence  et  la  tolérance  les  armes  à  la  main  ;  mais  aussi  l'in- 
tolérance est  si  odieuse  qu'elle  mérite  qu'on  lui  donne  sur  les 
oreilles.  Si  la  superstition  a  fait  si  longtemps  la  guerre,  pourquoi 
ne  la  ferait-on  pas  à  la  superstition?  Hercule  allait  combattre  les 
brigands,  et  Bellérophon  les  Chimères; je  ne  serais  pas  fâché  de 
voir  des  Hercule  et  des  Bellérophon  délivrer  la  terre  des  brigands 
et  des  Chimères  catholiques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  vos  deux  contes  sont  bien  plaisants;  votre 
génie  est  toujours  le  même,  votre  raison  supérieure  est  toujours 
ingénieuse  et  gaie.  J'espère  que  Votre  Majesté  daignera  m'en- 
voyer quelque  nouveau  conte  sur  la  folie  de  ne  vouloir  pas  qu'un 
prince  afferme  son  bien 3,  lorsqu'il  est  permis  au  dernier  paysan 
d'affermer  le  sien  :  cela  ne  me  paraît  pas  juste,  et  mérite  assuré- 
ment un  troisième  conte. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  parler,  dans  ma  dernière  lettre4,  du 
nommé  Morival,  cadet  dans  un  de  vos  régiments  à  Wesel  ;  c'est 
un  jeune  homme  très-bien  né,  et  dont  on  rend  de  fort  bons 
témoignages.  Est-il  convenable  qu'il  ait  été  condamné  à  être 
brûlé  vif  chez  des  Picards,  pour  n'avoir  pas  salué  une  procession 
de  capucins,  et  pour  avoir  chanté  deux  chansons?  L'Inquisition 
elle-même  ne  commettrait  pas  de  pareilles  horreurs.  Pour  peu 
qu'on  jette  les  yeux  sur  la  scène  de  ce  monde,  on  passe  la  moitié 
de  sa  vie  à  rire,  et  l'autre  moitié  à  frémir. 

Conservez-moi  sire,  vos  bontés,  pour  le  peu  de  temps  que  j'ai 
encore  a  végéter  et  à  ramper  sur  ce  malheureux  et  ridicule  tas 
de  boue. 


1.  Voyez  lettre  G8I2. 

'2.  Manifeste  sur  les  dissensions  de  Pologne. 

3.  Voyez  lettre  6544. 

4.  Elle  paraît  perdue. 


148  CORRESPONDANCE. 

6780.   —  A   M.   ÉLIE   DE  BEAUMONT. 

A  Ferney,  le  4  mars. 

Mes  yeux  ne  me  permettent  pas  d'écrire,  mon  cher  Gicéron  ; 
je  n'ai  pas  actuellement  auprès  de  moi  celui1  qui  vous  fait  d'or- 
dinaire mes  remerciements;  mais  vous  n'en  verrez  pas  moins 
que  j'ai  reçu  votre  mémoire.  Nous  l'avons  lu,  nous  avons  pleuré. 
Ou  les  hommes  seront  de  bronze,  ou  les  Sirven  seront  justifiés 
comme  les  Calas.  La  consultation  est  de  la  plus  grande  habileté, 
et  d'une  bienséance  qui  fera  beaucoup  d'honneur  à  celui  qui 
l'a  rédigée.  La  victoire  me  paraît  sûre.  Les  protestants  et  les  ca- 
tholiques vous  béniront  également,  et  personne  assurément  ne 
vous  enviera  la  terre  de  Canon2.  On  dira  qu'il  est  bien  permis 
au  défenseur  de  l'humanité  de  se  défendre  lui-même,  et  de  ré- 
clamer le  bien  des  ancêtres  de  sa  femme. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  me  faire  envoyer  un  second 
exemplaire  par  M.  Damilaville.  Le  premier  sera  pour  messieurs 
du  conseil  de  Berne  ;  le  second  sera  signé  par  Sirven  et  ses  filles. 
Messieurs  de  Berne  doivent  en  avoir  un,  parce  qu'ils  ont  promis 
de  continuer  aux  Sirven  la  petite  pension  qu'ils  veulent  bien  leur 
faire  pendant  qu'ils  poursuivront  leur  procès  à  Paris,  et  qu'ils 
ont  mis  pour  condition  qu'ils  verraient  le  mémoire  par  lequel 
ils  seraient  appelés  à  venir  auprès  de  vous.  Je  vous  enverrai  Sir- 
ven et  une  de  ses  filles  aussitôt  que  vous  l'ordonnerez.  11  y  en  a 
une  qui  est  incapable  de  faire  le  voyage. 

Je  ne  puis  trop  vous  réitérer  mes  tendres  remerciements. 
Je  vous  embrasse  cent  fois,  sage  et  éloquent  vengeur  de  l'inno- 
cence. 

6781.  —  A   M.    DAMILAVILLE. 

4  mars. 

Mon  cher  ami,  le  mémoire  des  Sirven  réussira.  Les  traits  du 
premier  mémoire,  conservés  clans  le  second,  feront  un  très- 
grand  effet.  L'éloquence  perce  à  travers  le  style  du  barreau. 

Je  vous  adresserai  les  Sirven  aussitôt  que  vous  voudrez.  Vous 
serez  leur  protecteur  à  Paris.  Je  me  réserve  à  vous  écrire  plus 
amplement  sur  leur  compte,  quand  je  les  ferai  partir.  Il  faudra 


1.  Wagnière. 

'2.  Voyez  tome  XLIV,  page  454. 


ANNÉE    17  67.  149 

un  passeport  de  M.  le  duc  de  Choiseul  :  nous  sommes  bien  sûrs 
de  n'être  pas  refusés. 

La  querelle  que  l'on  fait  à  mon  cher  Marmontel  n'est  qu'une 
farce,  en  comparaison  de  la  tragédie  des  Sirven  et  des  Calas. 
Cette  farce  sera  sifflée.  Voici  un  petit  madrigal  d'un  jeune  homme 
de  Mâcon1,  sur  la  bêtise  de  la  sacrée  faculté  : 

Vénérables  sorboniqueurs, 
De  l'enfer  savants  chroniqueurs, 
Vous  prétendez  que  Marc-Aurèle 
Doit  cuire  à  jamais  dans  ce  lieu  : 
Pour  récompenser  votre  zèle, 
Puisse  incessamment  le  bon  Dieu 
Vous  donner  la  vie  éternelle! 

Vous  voyez  que  les  provinces  se  forment. 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  parler  beaucoup  des  Scythes.  Je 
vous  dirai  seulement  qu'un  serment  de  punir  de  mort  les  gens 
convient  fort  dans  les  premiers  actes  de  Tancrède  et  cle  Brutus, 
mais  qu'il  serait  un  peu  déplacé  dans  un  mariage,  et  qu'il  serait 
assez  ridicule  qu'une  femme  prévît  qu'on  tuera  son  mari,  lors- 
qu'il n'est  menacé  par  personne.  Vous  sentez  qu'une  telle  finesse 
serait  trop  grossière. 

Tout  dépendra  du  rôle  d'Obéide.  Il  faudra  que  Lekain  se 
donne  la  peine  d'adoucir  et  d'attendrir  la  voix  de  Mlle  Durancy, 
qu'on  dit  un  peu  dure  et  un  peu  sèche.  Si  vous  avez  lu  la  préface 
que  je  voulais  aussi  faire  lire  à  M.  Diderot,  vous  aurez  vu  que 
mon  intention  n'était  point  de  faire  jouer  cette  pièce.  Mais 
puisque  mes  amis  veulent  qu'on  la  représente,  j'y  consens.  Cela 
pourra  donner  quatre  ou  cinq  représentations  avant  Pâques.  Les 
comédiens  en  ont  besoin;  après  quoi  je  ne  m'en  mêlerai  plus.  Je 
suis  bien  aise  que  la  police  ait  passé  ces  deux  vers  : 

Le  premier  de  l'État,  quand  il  a  pu  déplaire, 
S'il  est  persécuté,  doit  souffrir  et  se  taire; 

et  encore  celui-ci  : 

Pourrais-tu  rechercher  cette  basse  grandeur  -  ? 

La  police  a  jugé  sagement  que  ces  choses-là  n'arrivaient  qu'en 
Perse. 

1.  C'est-à-dire  de  Voltaire  lui-même. 

2.  Voyez  tome  VI,  pages  283  et  332. 


150  CORRESPONDANCE. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  ami,  de  l'intérêt  que  vous  prenez 
à  mes  petites  affaires.  Je  ne  me  suis  point  encore  ressenti  des 
arrangements  économiques  de  M.  le  duc  de  Wurtemberg.  J'écris 
à  Cadix  au  sujet  de  la  banqueroute  des  Gilly,  mais  j'espère  très- 
peu  de  chose.  Les  Gilly  n'ont  fait  que  de  mauvaises  affaires. 

Vous  m'avez  mandé,  par  votre  dernière  lettre,  que  M11,  de 
L'Espinasse  •  désirait  des  sottises  complètes;  il  n'y  a  qu'à  en 
prendre  un  recueil  chez  Merlin,  le  faire  relier,  et  le  lui  envoyer. 
Ce  sera  autant  de  payé  sur  les  mille  livres  qu'il  doit  à  Wagnière. 

Je  reçois  dans  ce  moment  une  lettre  de  M.  de  Courteilles, 
qui  est  enchanté  de  votre  mémoire. 

Je  voudrais  vous  envoyer  du  Lembertad2,  mais  comment 
faire  ? 

Je  vous  embrasse  plus  fort  que  jamais. 


6782.  —   A   M.  LE    MARQUIS    DE  FLORIAN. 

Le  4  mars. 

Grand  Turc,  grand  ècuyer  persan^  cadi,  et  vous,  grande  ècuyere3, 
tombe  sur  vous  la  rosée  du  ciel,  et  soit  votre  rosier  toujours 
fleuri!  Qui  a  donc  fait  la  chanson  de  Mole4?  Elle  est  naïve  et 
plaisante.  N'en  fera-t-on  point  sur  la  Sorbonne,  qui  persécute  si 
sottement  Marmontel  ? 

Les  Gilly  m'ont  fait  pis  ;  leur  banqueroute  est  forte.  Je  serai 
fort  obligé  à  monsieur  le  cadi  s'il  fait  agir  vigoureusement  le 
procureur  boiteux  dans  mon  affaire  contre  des  Normands. 

Mme  Denis  et  moi  remercions  le  Grand  Turc  de  la  mainlevée. 
Mahomet  favorise  ses  bons  serviteurs.  J'aurai  bientôt,  je  crois, 
une  plus  grande  obligation  aux  maîtres  des  requêtes.  Vous  avez 
vu  sans  doute  le  mémoire  de  M.  de  Beaumont  :  il  faudrait  avoir 
une  âme  de  bronze  pour  ne  pas  accorder  une  évocation  aux 
Sirven.  En  vérité,  il  s'agit  dans  cette  affaire  de  l'honneur  de  la 
France  ;  il  est  trop  honteux  de  se  faire  continuellement  un  jeu 


1.  Voyez  tome  XLIV,  page  237. 

2.  Ce  doit  être  la  lettre  à  M'**,  conseiller  au  parlement,  etc.,  dont  il  est  parlé 
tome  XLI1I,  page  473. 

3.  L'abbé  Mignot,  le  marquis  de  Florian,  d'Hornoy,  son  beau-fils,  et  la  mar- 
quise de  Florian,  mère  de  ce  dernier. 

4.  Cette  chanson,  qui  commence  par  ce  vers  : 

Quel  est  ce  gentil  animal,  etc. 
est  de  Boufflers. 


ANNÉE    1767.  154 

d'une  accusation  de  parricide.  Mon  cher  grand  écuyer  y  est  sur- 
tout intéressé  pour  l'honneur  de  son  Languedoc.  Pour  moi,  je 
m'intéresse  plus  aux  Sirven  qu'aux  Scythes:  je  n'avais  fait  cette 
pièce  que  pour  mon  petit  théâtre  et  pour  mes  chers  Genevois, 
qui  \  sont  un  peu  houspillés.  M.  et  Mme  de  La  Harpe  la  jouent 
très-bien  ;  elle  nous  fait  un  très-grand  effet.  Les  changements 
que  les  anges  nous  proposent  nous  paraissent  absolument  im- 
praticables :  ce  serait  nous  couper  la  gorge.  Il  faut  donner  la 
pièce  telle  qu'elle  est,  avec  ses  défauts  ;  mais  il  ne  la  faut  donner 
que  quand  MUe  Durancy  sera  sûre  de  son  rôle,  et  qu'elle  aura 
appris  à  répandre  et  à  retenir  des  larmes,  et  quand  les  deux 
vieillards  sauront  imiter  la  nature,  ce  qui  est  aussi  rare  dans  ce 
tripot  que  dans  celui  de  Nicolet. 

Si  le  grand  écuyer  et  le  Grand  Turc  veulent  se  donner  le 
plaisir  des  répétitions,  ils  feront  un  grand  plaisir  au  Scythe,  qui 
les  embrasse  de  tout  son  cœur. 

Il  leur  enverra  incessamment  la  Guerre  de  Genève1,  dès  qu'il 
en  aura  fait  faire  une  copie.  Cela  peut  amuser  quelques  mo- 
ments ceux  qui  connaissent  les  masques. 

OTSU.   —   A   M.    LE K AIN. 


Je  me  flatte,  mon  cher  ami,  que  vous  aurez  rétabli  votre 
santé  quand  celte  lettre  vous  parviendra.  Je  pense  que,  pour 
prévenir  les  éditions  dont  on  me  menace  de  tous  côtés,  vous 
devez  au  moins  vous  assurer  de  quatre  ou  cinq  représentations 
avant  Pâques;  mon  libraire  de  Paris  tiendrait  alors  la  pièce 
toute  prête  pour  la  rentrée,  supposé  que  cette  pièce  méritât  d'être 
reprise  ;  sinon  vous  vous  contenteriez  de  ces  quatre  ou  cinq  re- 
présentations, et  il  n'en  serait  plus  parlé. 

On  dit  que  le  public  n'aime  pas  Dauberval,  et  que  Grandval 
conviendrait  mieux  :  c'est  à  vous  à  décider,  et  à  faire  ce  que 
vous  trouverez  à  propos.  Sans  vous  rien  ne  se  peut  ni  ne  se  doit 
faire.  Prendrez-vous  la  peine,  mon  cher  ami,  d'adoucir  la  voix 
de  M11,  Durancy,  surtout  dans  les  premiers  actes?  Baissera-t-elle 
les  yeux  quand  il  le  faut?  Dira-t-elle  d'une  manière  attendris- 
sante : 

Si  la  Perse  a  pour  toi  des  charmes  si  puissants, 
Je  ne  te  contrains  pas,  quitte-moi,  j'y  consens; 

1.  Voyez  ce  poëme,  tome  IX. 


152  CORRESPONDANCE. 

J'en  gémirai,  Sulma  :  dans  mon  palais  nourrie, 
Tu  fus  en  tous  les  temps  le  soutien  de  ma  vie  ; 
Mais  je  serais  barbare  en  t' osant  proposer 
De  supporter  un  joug  qui  commence  à  peser,  etc. 1. 

Pleurera-t-elle,  et  quelquefois  soupirera-t-elle,  sans  parler?  Pas- 
serâ-t-elle  de  l'attendrissement  à  la  fermeté,  dans  les  derniers 
vers  du  troisième  acte?  Dira-t-elle  bien  non  de  la  manière  dont 
on  dit  oui?  Si  elle  fait  tout  cela,  ce  sera  vous  qu'il  faudra  re- 
mercier. La  pièce  est  difficile  à  jouer;  elle  a  surtout  besoin  de 
deux  vieillards  qui  soient  naturels  et  attendrissants.  Les  succès 
dépendent  entièrement  des  acteurs  ;  s'il  y  en  avait  trois  ou 
quatre  comme  vous,  vos  parts  seraient  au  moins  de  vingt  mille 
livres. 

M.  de  Thibouville  a  la  bonté  de  se  charger  de  bien  des  dé- 
tails. Portez-vous  bien  ;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

6784.  —  A  M.   DORAT. 


Je  ne  sais,  monsieur,  si  mon  amour-propre  corrompt  mon 
jugement;  mais  vos  derniers  vers  me  paraissent  valoir  mieux 
que  les  premiers  :  ils  sont,  à  mon  gré,  plus  remplis  de  grâces. 
Votre  muse  fait  ce  qu'elle  veut;  je  la  remercie  d'avoir  voulu 
quelque  chose  en  ma  faveur,  quoiqu'il  y  ait  encore  un  coup  de 
patte.  Je  vous  jure,  sur  mon  honneur,  que  je  n'ai  aucune  con- 
naissance des  vers  qu'on  a  faits  contre  vous:  personne  ne  m'en 
a  écrit  un  mot  ;  il  n'y  a  que  vous  qui  m'en  parliez.  Toutes  ces 
sottises  couvertes  par  d'autres  sottises  tombent  clans  un  éternel 
oubli  au  bout  de  vingt-quatre  heures.  Je  suis  uniquement  oc- 
cupé de  l'affaire  de  Sirven ,  dont  vous  avez  peut-être  entendu 
parler.  Ce  nouveau  procès  de  parricide  va  être  jugé  au  conseil  du 
roi  ;  il  m'intéresse  beaucoup  plus  que  les  Scythes,  dont  je  ne  fais 
nul  cas.  Je  n'avais  destiné  cet  ouvrage  qu'à  mon  petit  théâtre  ; 
mais  on  imprime  tout:  on  a  imprimé  ce  petit  amusement  de 
campagne.  Les  comédiens  se  repentiront  probablement  d'avoir 
voulu  le  jouer.  J'ai  donné  un  rôle  à  Mu,>  Durancy ,  à  qui  j'en 
avais  promis  un  depuis  très-longtemps.  Je  ne  connaissais  point 
Mllc  Dubois;  je  vis  ignoré  dans  ma  retraite,  et  j'ignore  tout.  Si 
j'avais  été  informé  plus  tôt  de  son  mérite  et  de  ses  droits,  j'au- 

1.  Voyez  tome  VI,  page  332. 


ANNÉE    1767.  153 

rais  assurément  prévenu  ses  plaintes  ;  mais  je  vous  prie  de  lui 
dire  qu'elle  n'a  rien  a  regretter  :  le  rôle  qu'elle  semble  dé- 
sirer est  indigne  d'elle.  C'est  une  espèce  de  paysanne  pendant 
trois  actes  entiers  ;  c'est  une  fille  d'un  petit  canton  suisse  qui 
épouse  un  Suisse  ;  et  un  petit-maître  français  tue  son  mari.  Je 
ne  connais  point  de  pièce  plus  hasardée;  c'est  une  espèce  de 
gageure,  et  je  gage  avec  qui  voudra  contre  le  succès.  Mais  ou 
peut  faire  une  mauvaise  pièce  de  théâtre,  et  ambitionner  votre 
amitié  ;  c'est  là  ma  consolation  et  ma  ressource. 

Je  vous  supplie,   monsieur,  de  compter  sur  les  sentiments 
très-sincères  de  votre  très-humble,  etc. 


6785.   —  A  M.   LEKAIN. 

Mercredi  au  matin,  après  les  autres  lettres  écrites,  4  mars. 

Il  m'a  paru  convenable  de  jeter,  dans  les  premiers  actes  des 
Scythes,  quelques  fondements  de  la  loi  qui  fait  le  sujet  du  cin- 
quième acte  ;  mais  il  n'est  pas  naturel  qu'on  parle  dans  un  ma- 
riage de  venger  la  mort  d'un  époux  dont  la  vie  semble  en 
sûreté,  et  qui  n'est  encore  menacé  de  rien  par  personne. 

On  peut,  dans  Tancrède  et  dans  Brutus,  commencer  le  pre- 
mier acte  par  dévouer  à  la  mort  quiconque  trahira  sa  patrie  ; 
on  peut  commencer  dans  Œdipe  par  la  proscription  du  meur- 
trier de  Laïus  :  cet  artifice  serait  grossier  et  impraticable  dans 
les  Scythes.  Cependant  il  serait  heureux  que  le  spectateur  pût  au 
moins  deviner  quelque  chose  de  cette  loi,  qui  a,  en  effet,  existé 
en  Scythie.  Voici  comme  je  m'y  prends  à  la  deuxième  scène  du 
second  acte  ;  voici  le  couplet  qu'Indatire  doit  substituer  à  son 
premier  couplet,  qui  commence  par  ces  mots  :  En  ce  temple  si 
simple. 

Cet  autel  me  rappelle  à  ces  forêts  si  chères; 

Tu  conduis  tous  mes  pas,  je  devance  nos  pères  : 

Je  viens  lire  en  tes  yeux,  entendre  de  ta  voix, 

Que  ton  heureux  époux  est  nommé  par  ton  choix. 

L'hymen  est  parmi  nous  le  nœud  que  la  nature 

Forme  entre  deux  amants,  de  sa  main  libre  et  pure. 

Chez  les  Persans,  dit-on,  l'intérêt  odieux, 

Les  folles  vanités,  l'orgueil  ambitieux, 

De  cent  bizarres  lois  la  contrainte  importune, 

Soumettent  tristement  l'amour  à  la  fortune  : 

Ici  le  cœur  fait  tout,  ici  l'on  vit  pour  soi; 


454  CORRESPONDANCE. 

D'un  mercenaire  hymen  on  ignore  la  loi; 

On  fait  sa  destinée.  Une  fille  guerrière 

De  son  guerrier  chéri  court  la  noble  carrière, 

Se  plaît  à  partager  ses  travaux  et  son  sort, 

L'accompagne  aux  combats,  et  sait  venger  sa  mort. 

Préfères-tu  nos  mœurs  aux  mœurs  de  ton  empire  ? 

La  sincère  Obéide  aime-t-elle  Indatire? 

OBÉI  DE, 

Je  connais  les  vertus,  j'estime  ta  valeur,  etc. 

Non-seulement  ces  vers  préparent  un  peu  le  cinquième  acte, 
mais  ils  sont  plus  forts  et  meilleurs. 

M.  Lekain  est  prié  de  les  donner  à  M.  Mole,  et  de  lui  faire 
de  ma  part  les  plus  sincères  compliments.  Je  persiste  toujours  à 
croire  qu'il  ne  faut  donner  que  cinq  ou  six  représentations  avant 
Pâques.  La  pièce  demande  à  être  beaucoup  répétée,  et,  en  ce 
cas,  l'approbation  du  public  pourra  produire  quelque  avantage 
aux  acteurs  après  Pâques. 

N.  B.  Au  cinquième  acte  : 


C'est  assez,  seigneur;  j'ai  tout  prévu  : 

J'ai  pesé  mon  destin,  et  tout  est  résolu. 
Une  invincible  loi  nie  tient  sous  son  empire; 
La  victime  est  promise  au  père  d' Indatire; 
Je  tiendrai  ma  parole,  allez,  il  vous  attend  ■ 
Qu'il  me  garde  la  sienne;  il  sera  trop  contenu 

SOZAMIi. 

Tu  me  glaces  d'horreur  ! 

OBÉIDE. 

Hélas!  je  la  partage. 
Seigneur,  le  temps  est  cher,  achevez  votre  ouvrage, 
Laissez-moi  m' affermir;  mais  surtout  obtenez 
Un  traité  nécessaire  à  ces  infortunés,  etc. 

N.  B.  Comment  des  gens  du  monde  peuvent-ils  condamner 
sénat  agreste?  Ils  n'ont  pas  vu  les  conseils  généraux  des  petits 
cantons  suisses.  Le  mot  agreste  est  noble  et  poétique.  Il  est  vrai 
qu'étant  neuf  au  théâtre,  quelques  Frôrons  peuvent  s'en  effarou- 
cher au  parterre  ;  mais  c'est  à  la  bonne  compagnie  à  le  défendre. 


ANNEE    4  7  G7.  455 


A   M.  D  AMILA  VILLE. 


Voici,  mon  cher  ami,  un  petit  mot  pour  M.  Lembertad1.  J'ai 
fait  réflexion  à  votre  proposition  de  préparer  la  chose.  J'ai  trouvé 
le  secret  de  glisser,  au  second  acte,  que  les  femmes  dans  ce 
pays-là  vengent  leurs  maris  quand  on  les  a  tués.  Heureusement 
cela  est  dit  tout  naturellement  et  sans  art.  Je  ne  sais  si  on  aura 
le  temps  de  jouer  cette  rapsodie.  Je  voudrais  vous  envoyer  du 
Lembertad2,  mais  comment  faire?  Bonsoir,  mon  cher  ami. 

6787.   —  A   M.    DE  PEZAY. 

A  Ferney,  9  mars3. 

Je  vous  répondrai,  monsieur,  ce  que  j'ai  répondu  à  M.  Dorât, 
que  je  ne  connais  en  aucune  manière  les  vers  dans  lesquels  il 
est  maltraité,  que  personne  au  monde  ne  m'a  rien  écrit  sur  ce 
sujet  ;  et  j'ajoute  que  je  consens  que  vous  me  regardiez  comme 
un  malhonnête  homme  si  je  vous  trompe.  Je  vous  dirai  plus  : 
je  n'ai  jamais  montré  à  Ferney  ni  les  vers  que  M.  Dorât  avait 
faits  contre  moi,  ni  aucune  des  lettres  qu'il  m'écrivit  depuis,  et 
dans  lesquelles  la  bonté  de  son  cœur  réparait,  par  son  repentir, 
le  tort  que  son  imagination  m'avait  pu  faire.  Je  n'ai  pas  seule- 
ment laissé  voir  la  jolie  épître  qu'il  vient  d'adresser  à  sa  muse  ; 
je  me  suis  contenté  de  goûter  la  satisfaction  de  voir  avec  com- 
bien de  grâces  il  guérissait  les  blessures  qu'il  avait  faites. 

Ni  Mme  Denis,  ni  M.  et  Mme  Dupuits,  ni  M.  et  Mme  de  La  Harpe, 
qui  sont  chez  moi  depuis  quatre  mois,  ni  mes  deux  neveux, 
conseillers  au  parlement  et  au  grand  conseil,  n'ont  vu  aucune 
de  ces  pièces.  Les  affaires  qui  regardent  Rousseau  sont  ici  trop 
sérieuses  pour  qu'elles  puissent  être  des  sujets  de  pure  plaisan- 
terie ;  et  de  plus,  monsieur,  ces  plaisanteries  étaient  trop  cruelles 
pour  qu'elles  servissent  de  matière  à  nos  conversations.  M.  Dorât, 
sans  me  connaître,  m'avait  traité  de  bouffon  dans  son  Avis  aux 
sages;  il  m'avait  exposé  aux  rigueurs  du  gouvernement  en 
disant  qu'on  a  brûlé  des  ouvrages  qu'on  m'attribue  ;  il  finissait 
enfin  par  dire  qu'il  fallait  avoir  des  mœurs. 

1.  Ce  petit  mot  pour  d'Alembert  manque. 

2.  Voyez    la  note  2,  page  150. 

3.  i\ous  croyons  que  cette  lettre  est  bien  de  1767,  et  non,  comme  le  dit  Beu- 
chot.  de  1768.  (G.  A.) 


436  CORRESPONDANCE. 

Des  outrages  si  odieux  ne  devaient  pas  être  manifestés  par 
moi-même;  j'aurais  trop  rougi  devant  la  petite-fille  du  grand 
Corneille,  devant  mes  amis,  et  devant  ma  famille.  J'ai  dévoré 
toujours  cette  injure,  et  j'ai  caché  aussi  la  rétractation. 

J'aurais  souhaité,  sans  doute,  que  M.  Dorât  rendît  cette  ré- 
tractation publique,  comme  l'outrage  l'avait  été.  Cette  réparation 
publique  était  digne  d'un  homme  qui  a  le  cœur  bon  et  sensible» 
et  qui  voit  qu'il  a  été  trompé,  qui  revient  de  son  illusion,  et  qui 
corrige,  avec  une  noblesse  courageuse,  l'erreur  où  il  est  tombé. 

Si  quelque  homme  de  lettres  de  Paris,  indigné  du  tort  que 
Films  aux  sages  pouvait  me  faire  dans  la  situation  critique  où  se 
trouvent  aujourd'hui  les  gens  de  lettres,  a  repoussé  les  injures 
par  des  injures  :  si,  ne  sachant  pas  que  M.  Dorât  avait  réparé  en- 
tièrement son  tort  avec  moi,  il  s'est  laissé  emporter  à  un  zèle 
indiscret,  je  désavoue  ce  zèle,  et  je  vous  jure  sur  mon  honneur 
que  je  n'en  ai  rien  appris  que  par  M.  Dorât  lui-même. 

Vous  sentez  bien  que,  si  j'avais  écouté  les  premiers  mouve- 
ments de  mon  cœur  ulcéré,  rien  ne  m'aurait  empêché  de  faire 
le  public  juge  de  ce  différend,  et  que  je  pouvais  me  servir  des 
mêmes  armes  qu'on  avait  employées  contre  moi  ;  mais  je  n'en 
ai  pas  même  eu  la  pensée  ;  et  il  est  impossible  que  cette  idée  me 
soit  venue  après  les  lettres  de  M.  Dorât,  qui  m'ont  touché  sensi- 
blement, qui  m'ont  fait  tout  oublier,  et  qui  m'ont  inspiré  le 
désir  d'avoir  son  amitié. 

Voilà,  monsieur,  la  vérité  la  plus  entière  et  la  plus  exacte. 

M.  Dorât  doit  voir  quels  fruits  amers  produisent  de  pareils 
écarts.  Toute  satire  en  attire  une  autre,  et  fait  naître  souvent 
des  inimitiés  éternelles.  M.  de  Pompignan  attaqua  tous  les  gens 
de  lettres  dans  son  discours  à  l'Académie  ;  il  en  a  été  payé.  Je 
ne  connais  aucune  satire  qui  soit  demeurée  sans  réponse.  Les 
familles,  les  amis,  entrent  dans  ces  querelles;  c'est  le  poison  de 
la  littérature.  J'ai  combattu  hardiment  dans  cette  arène,  et  je 
n'ai  jamais  été  l'agresseur.  Mais  je  vous  jure  encore  une  fois 
que,  dans  cette  affaire-ci,  je  ne  me  suis  pas  seulement  défendu  ; 
je  vous  répète  que  j'ai  été  trop  content  du  repentir  de  M.  Dorât, 
pour  avoir  sur  le  cœur  le  moindre  ressentiment.  Vous  pouvez  en 
croire  un  homme  qui  n'a  pas  la  réputation  de  déguiser  ce  qu'il 
pense,  qui  n'a  nulle  raison  de  le  déguiser,  et  qui  d'ailleurs  est 
dans  un  âge  où  l'on  voit  de  sang-froid  tous  ces  petits  orages  de 
la  société,  qui  tourmentent  vivement  la  jeunesse. 

Je  vous  parle  avec  la  plus  grande  franchise.  Soyez  très- 
sûr,  encore  une  fois,  que  je  n'ai  entendu  parler  des  vers  contre 


ANNEE    1767.  437 

M.  Dorât  que  par  vous  et  par  lui.  Cette  affaire  est  très-désagréa- 
ble, et  je  ne  m'en  suis  consolé  que  par  les  assurances  que  vous 
me  donnez  de  votre  amitié  et  de  la  sienne. 
J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


6788.   —  A   M.    L'ABBÉ    BÉBALLT  ». 

Le  11  mars. 

Non-seulement,  monsieur,  celui  que  vous  aviez  chargé  de  me 
faire  parvenir  votre  poëme  de  la  Terre  promise  ne  m'a  point  en- 
voyé votre  bel  ouvrage,  mais  il  ne  m'en  a  point  parlé  :  il  ne  m'a 
pas  cru  capable  de  lire  un  poëme  aussi  curieux. 

Je  sens  tout  le  prix  de  ce  que  j'ai  perdu.  Rien  n'est  plus  poé- 
tique sans  doute  que  les  conquêtes  de  Josué,  et  tout  ce  qui  les  a 
précédées  et  suivies.  Aucune  fiction  grecque  n'en  approche  ; 
chaque  événement  est  prodige,  et  les  miracles  y  font  un  effet 
d'autant  plus  admirable  qu'on  ne  peut  pas  dire  que  l'auteur  y 
amène  la  Divinité,  comme  les  poètes  grecs  qui  faisaient  descendre 
un  dieu  sur  la  scène,  quand  ils  ne  savaient  comment  dénouer 
leur  intrigue.  On  voit  le  doigt  de  Dieu  partout  dans  le  sujet  de 
votre  ouvrage,  sans  que  l'intervention  divine  soit  une  ressource 
nécessaire.  Josué  pouvait  aisément  passer  à  gué  le  Jourdain,  qui 
n'a  pas  quarante-cinq  pieds  de  large,  et  qui  est  guéable  en  cent 
endroits;  mais  Dieu  fait  remonter  le  fleuve  vers  sa  source,  pour 
manifester  sa  puissance. 

Il  n'était  pas  nécessaire  que  Jéricho  tombât  au  son  des  corne- 
muses, puisque  Josué  avait  des  intelligences  dans  la  ville  par  le 
moyen  de  Rahab  la  prostituée.  Dieu  fait  tomber  les  murs,  pour 
faire  voir  qu'il  est  le  maître  de  tous  les  événements.  Les  Amor- 
rhéens  étaient  déjà  écrasés  par  une  pluie  de  pierres  tombées  du 
ciel  ;  il  n'était  pas  nécessaire  que  Dieu  arrêtât  le  soleil  et  la  lune 
à  midi,  pour  que  Josué  triomphât  de  ce  peu  de  gens  qui  venaient 
d'être  lapidés  d'en  haut.  Si  Dieu  arrête  le  soleil  et  la  lune,  c'est 
pour  faire  voir  aux  Juifs  que  le  soleil  et  la  lune  dépendent  de 
lui. 

Ce  qui  me  paraît  encore  de  plus  favorable  à  la  poésie,  c'est 
que  le  sujet  est  petit,  et  les  moyens  grands.  Josué  ne  conquit,  à 


1.  Antoine-Henri  Bérault  de  Bercastel,  né  près  de  Metz  vers  1720,  mort  vers 
1800,  est  auteur  de  la  Conquête  de  la  Terre  promise,  poëme,  1766,  deux  volumes 
in-8°,  et  d'autres  ouvrages. 


158  CORRESPONDANCE. 

la  vérité,  que  trois  ou  quatre  lieues  de  pays,  qu'on  perdit  bientôt 
après;  mais  la  nature  entière  est  en  convulsion  pour  la  petite 
tribu  d'Éphraïm.  C'est  ainsi  qu'Énée,  dans  Virgile,  s'établit  dans 
un  village  d'Italie  avec  le  secours  des  dieux.  Le  grand  avantage 
que  vous  avez  sur  Virgile,  c'est  que  vous  chantez  la  vérité,  et 
qu'il  n'a  chanté  que  le  mensonge.  Vous  avez  l'un  et  l'autre  des 
héros  pieux,  ce  qui  est  encore  un  avantage.  Il  est  vrai  qu'on 
pourrait  reprocher  quelques  cruautés  à  Josué,  mais  elles  sont 
sacrées,  ce  qui  est  bien  un  autre  avantage  encore.  Il  n'y  a  même 
que  trente  rois  de  condamnés  à  être  pendus,  dans  ce  petit  pays 
de  quatre  lieues,  pour  avoir  osé  résister  à  un  étranger  envoyé 
par  le  Seigneur;  et  vous  prouverez,  quand  il  vous  plaira,  qu'on 
ne  saurait  pendre,  pour  la  bonne  cause,  trop  de  princes  héréti- 
ques. 

Jugez,  monsieur,  quel  est  mon  regret  de  n'avoir  pu  lire,  dans 
ma  terre  non  promise,  votre  poème  épique  sur  la  terre  promise, 
qui  me  fait  concevoir  de  si  hautes  espérances. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  tous  les  sentiments  que  je  vous  dois, 
monsieur,  etc. 

6789.   —  A  M.    LEKAIN. 

A  Ferney,  11  mars. 

Mon  cher  ami,  je  sors  d'une  grande  répétition  des  Scythes.  Le 
cinquième  acte  est  sans  contredit  celui  de  tous  qui  a  fait  le  plus 
d'effet  théâtral  ;  mais  il  demande  de  terribles  nuances.  Le  cou- 
plet d'Athamare  quand  il  encourage  Obéide  à  le  frapper,  pro- 
noncé de  la  manière  dont  vous  le  direz,  avec  courage,  avec 
noblesse,  avec  un  air  de  maître,  contribue  beaucoup  au  succès. 
La  scène  du  père  et  de  la  fille,  l'air  morne,  recueilli,  douloureux 
et  terrible,  qu'Obéide  y  conserve  toujours  avec  son  père,  fait  de 
cette  scène  même  une  des  plus  attachantes  ;  la  curiosité  et  l'ef- 
froi saisissent  toute  l'assemblée.  Ce  cinquième  acte  vient  de  faire 
le  même  eifet  à  Lausanne  ;  c'est  celui  de  tous  qui  a  le  pi  us  réussi. 
On  répète  la  pièce  à  Genève,  on  la  répète  à  Lyon  dans  quatre 
jours.  Vous  voyez  qu'il  est  de  toute  impossibilité  d'attendre  après 
Pâques  ;  le  libraire  de  Paris  serait  prévenu  par  les  libraires  de 
province  et  par  ceux  de  Suisse.  Si  j'étais  à  Paris,  vous  ne  seriez 
pas  exposé  à  ces  inconvénients  ;  mais  il  y  a  près  de  vingt  ans 
que  les  indignes  persécutions  que  j'ai  essuyées  pour  tout  fruit  de 
mes  travaux  m'ont  fait  renoncer  à  ma  patrie.  C'est  à  Fréron  et 
Coqueley,  son  approbateur,  à  triompher  dans  Paris. 


ANNÉE    47G7.  159 

Voici  un  petit  résumé  de  tous  les  changements  faits  à  la  pièce, 
afin  que,  s'il  en  est  échappé  quelqu'un  clans  votre  copie,  vous 
puissiez  aisément  le  remplacer.  Au  reste,  vous  sentez  bien  que 
tout  dépend  de  votre  santé  :  il  ne  faut  pas  vous  tuer  pour  des 
Scythes.  Tout  dépend  surtout  de  la  santé  de  madame  la  dauphine, 
et  on  n'a  pas  besoin  d'un  tel  motif  pour  souhaiter  son  rétablisse- 
ment. Je  vous  embrasse  bien  tendrement. 

N.  B.  M"e  Dubois  s'est  plainte  à  moi;  elle  a  cru  que  vous 
m'aviez  engagé  à  la  priver  du  rôle  d'Obéide  ;  je  l'ai  détrompée 
comme  je  le  devais. 

6790.—  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL  i. 

13  mars. 

Mes  anges  et  M.  de  Thibouville  sauront  donc  que  M.  d'Her- 
menches  vient  de  jouer  Athamare  à  Lausanne  avec  un  très-grand 
succès  ;  et  qui  est  M.  d'Hermenches?  Un  major  suisse2,  qui  a 
beaucoup  d'esprit  et  qui  a  une  femme  très-aimable,  laquelle  a 
joué  très-bien  Obéide.  Nous  jouons  sur  le  théâtre  de  Ferney  dans 
quatre  jours  ;  on  donne  les  Scythes  à  Genève,  on  les  donne  à  Lyon  ; 
messieurs  de  Paris,  faites  comme  il  vous  plaira. 

Je  me  suis  aperçu  qu'il  y  avait  deux  fois  dangereux  en  trois 
vers,  page  13,  dans  le  rôle  d'Hermodan  : 

D'aucun  soin  dangereux  la  paix  n'est  altérée. 

Corrigez  : 

Jamais  de  tristes  soins  la  paix  n'est  altérée. 

La  franchise,  qui  règne  en  nos  déserts  heureux, 

Fait  mépriser  ta  cour  et  ses  fers  dangereux. 

Acte  quatrième,  scène  de  l'embaucheur,  il  faut  absolument 
ôter  ce  vers  : 

Nous  te  traitons  en  frère,  et  ta  férocité, 
Etc. 

On  dit  beaucoup,  au  cinquième  acte,  que  les  Scythes  sont 
féroces  ;  il  ne  faut  pas  qu'on  dise,  au  quatrième  acte,  que  les 
Persans  sont  féroces  aussi.  Voici  comme  nous  avons  corrigé  : 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Constant  d'Hermenches. 


160  CORRESPONDANCE. 

Quoi!  nous  t'avons  en  paix  reçu  dans  ma  patrie, 
Ton  accueil  nous  flattait,  notre  simplicité 
N'écoutait  que  les  droits  de  l'hospitalité, 
Et  tu  veux  me  forcer  dans  la  même  journée,  etc. 

M.  de  Thibouville  est  prié  d'ajouter  à  toutes  ses  bontés  celle 
de  faire  porter  sur  les  rôles  ces  petites  corrections. 

J'ai  envoyé  à  Lekain  un  résumé  de  tous  les  changements,  afin 
qu'il  les  confronte. 

N.  B.  Il  se  pourrait  qu'on  crût  que  ce  vers,  dans  le  premier 
acte  : 

Dans  le  secret  du  cœur  ne  puisse  entretenir1... 

6791.  —  A  M.  LE   RICHE. 


Le  parlement  de  Besançon  doit  être  très-flatté,  monsieur,  que 
la  cour  ne  l'ait  pas  cru  persécuteur,  et  je  suis  persuadé  que  le 
parlement  de  Dijon  montrera  bien  qu'il  ne  l'est  pas.  J'espère 
même  que  les  principaux  magistrats  de  votre  province,  juste- 
ment indignés  contre  les  manœuvres  du  procureur  général 2,  agi- 
ront auprès  de  leurs  amis  de  Dijon.  Pour  moi,  quoique  sans  cré- 
dit, j'y  ferai  tous  mes  faibles  efforts. 

M.  l'avocat  Arnoult  est  l'homme  le  plus  propre  à  bien  servir 
Fantet.  Il  faut  qu'il  s'adresse  à  cet  avocat,  à  qui  j'écrirai  dès  que 
j'aurai  appris  que  Fantet  est  à  Dijon.  Je  vais  écrire  à  quelques 
amis  que  j'ai  dans  ce  pays- là,  et  même  à  monsieur  le  premier 
président3.  Ma  recommandation  auprès  du  président  de  Brosses 
ne  serait  pas  bien  reçue  ;  il  a  mieux  aimé  profiter  de  ma  bonne 
foi,  en  me  vendant  sa  terre  de  Tournay  à  vie4,  que  de  mériter 
mon  amitié  par  des  procédés  généreux  ;  mais  j'ai  le  bonheur 
d'avoir  pour  amis  des  hommes  qui  ont  plus  de  crédit  que  lui  dans 
le  parlement. 

Vos  bontés  pour  Fantet  redoublent,  monsieur,  rattachement 
que  je  vous  ai  voué.  Ne  pourrai-je  point  avoir  la  consolation  de 
vous  posséder  quelques  jours  dans  ma  retraite? 


1.  Le  reste  de  cette  lettre  manque. 

2.  Doroz;  voyez  tome  XLIV,  page  430. 

3.  Cette  lettre  est  perdue. 

4.  Voyez  tome  XL,  page  280. 


ANNÉE   1767.  jg, 


(92.   —   A   M.   Cil  RIS  TIN. 

14  mars. 


Le  diable  est  déchaîné,  mon  cher  ami  ;  et  quand  on  n'est  pas 
aussi  fort  que  l'archange  Michel,  qui  le  battit  si  bien,  il  fautfaire 
une  honnête  retraite.  Il  est  très-prudent  à  vous  de  ne  point  en- 
voyer à  Dijon  des  armes  offensives  qui  pourraient  tomber  entre 
les  mains  des  ennemis;  il  faut  attendre  qu'il  y  ait  une  trêve, 
pour  avoir  des  correspondances  sûres. 

Je  trouve  qu'on  fait  beaucoup  d'honneur  au  parlement  de 
Besançon,  en  avouant  qu'il  n'est  pas  persécuteur  ;  mais  je  crois 
qu'on  se  trompe  en  regardant  comme  tel  le  parlement  de  Dijon- 
J'espère  que  Fantet1  y  sera  traité  aussi  favorablement  qu'il  l'au- 
rait été  dans  votre  province. 

J'écrirai  à  des  amis  qui  prendront  sa  défense  ;  avertissez-moi 
quand  Fantet  sera  à  Dijon,  et  quand  il  faudra  agir;  j'y  mettrai 
tout  mon  savoir-faire.  J'ai  la  main  heureuse;  l'affaire  des  Sirven 
prend  le  train  le  plus  favorable  ;  et,  quoi  qu'on  en  dise  et  quoi 
qu'on  fasse,  la  raison  et  l'humanité  l'emportent  sur  le  fana- 
tisme. Puisse  la  France  imiter  bientôt  la  Russie  et  la  Pologne. 
L'impératrice  de  Russie  et  le  roi  de  Pologne  me  font  l'hon- 
neur de  m'écrire  de  leur  main  qu'ils  font  tous  leurs  efforts 
pour  établir  la  plus  grande  tolérance  dans  leurs  États  ;  ils  pous- 
sent l'un  et  l'autre  la  bonté  jusqu'à  me  dire  que  mes  faibles 
écrits  n'ont  pas  peu  contribué  à  leur  inspirer  ces  sentiments.  Ma 
patrie  ne  va  pas  encore  jusque-là  ;  mais  la  dernière  aventure  du 
bureau  de  Gollonges2  prouve  assez  les  progrès  de  la  raison. 

Tâchez  de  faire  parvenir  des  Honnêtetés*  à  M.  Le  Riche,  et  quel- 
ques Questions 4. 

Mille  tendres  amitiés. 


793.  —  A  M.    L INGUET  s. 


Je  crois,  comme  vous,  monsieur,  qu'il  y  a  plus  d'une  inad- 

1.  Libraire  de  Besançon,  poursuivi  juridiquement  pour  avoir  vendu  quelques 
ouvrages  philosophiques. 

2.  L'affaire  Le  Jeune. 

3.  Les  Honnêtetés  littéraires;  voyez  tome  XXVI,  pa?e  113. 

4.  Les  Questions  de  Zapata;  voyez  tome  XXVI,'  paye  173*. 

5.  Réponse  au  n°  6757. 


CORRESPOND.WCE.    XIII. 


11 


162  CORRESPONDANCE. 

vertance  dans  VEsprit  des  lois1.  Très-peu  de  lecteurs  sont  atten- 
tifs ;  on  ne  s'est  point  aperçu  que  presque  toutes  les  citations  de 
Montesquieu  sont  fausses.  Il  cite  le  prétendu  Testament  du  cardi- 
nal de  Richelieu,  et  il  lui  fait  dire  au  chapitre  v,  dans  le  livre  III, 
que  s'il  se  trouve  dans  le  peuple  quelque  malheureux  honnête 
homme,  il  ne  faut  pas  s'en  servir.  Ce  testament,  qui  d'ailleurs 
ne  mérite  pas  la  peine  d'être  cité,  dit  précisément  le  contraire; 
et  ce  n'est  point  au  sixième,  mais  au  quatrième  chapitre. 

Il  fait  dire  à  Plutarque  que  les  femmes  n'ont  aucune  part  au 
véritable  amour2.  Il  ne  songe  pas  que  c'est  un  des  interlocuteurs 
qui  parle  ainsi,  et  que  ce  Grec,  trop  grec,  est  vivement  répri- 
mandé parle  philosophe  Daphneiïs,  pour  lequel  Plutarque  décide. 
Ce  dialogue  est  tout  consacré  à  l'honneur  des  femmes  ;  mais  Mon- 
tesquieu lisait  superficiellement,  et  jugeait  trop  vite. 

C'est  la  même  négligence  qui  lui  a  fait  dire  que  le  Grand  Sei- 
gneur n'était  point  obligé  par  la  loi  de  tenir  sa  parole 3;  que  tout 
le  bas  commerce  était  infâme  chez  les  Grecs4;  qu'il  déplore  l'aveu- 
glement de  François  Ier,  qui  rebuta  Christophe  Colomb5,  qui  lui 
proposait  les  Indes,  etc.  Vous  remarquerez  que  Christophe  Colomb 
avait  découvert  l'Amérique  avant  que  François  Ier  fût  né. 

La  vivacité  de  son  esprit  lui  fait  dire  au  même  endroit, 
livre  XXI,  chapitre  xxu,  que  le  conseil  d'Espagne  eut  tort  de 
défendre  l'emploi  de  l'or  en  dorure.  Un  décret  pareil,  dit-il, 
serait  semblable  à  celui  que  feraient  les  états  de  Hollande,  s'ils 
défendaient  la  cannelle.  Il  ne  fait  pas  réflexion  que  les  Espagnols 
n'avaient  point  de  manufactures;  qu'ils  auraient  été  obligés 
d'acheter  les  étoffes  et  les  galons  des  étrangers,  et  que  les  Hol- 
landais ne  pouvaient  acheter  ailleurs  que  chez  eux-mêmes  la 
cannelle,  qui  croît  dans  leurs  domaines. 

Presque  tous  les  exemples  qu'il  apporte  sont  tirés  des  peuples 
inconnus  du  fond  de  l'Asie,  sur  la  foi  de  quelques  voyageurs  mal 
instruits  ou  menteurs. 

Il  affirme0  qu'il  n'y  a  de  fleuve  navigable  en  Perso  que  le 
Cyrus  :  il  oublie  le  Tigre,  l'Euphrate,  l'Oxus,  l'Araxe,  et  le  Phase, 


1.  On  trouve  dans  divers  ouvrages  de  Voltaire   des  critiques  de  l'Esprit  des 
his;  voyez  la  note,  tome  XX,  page  1. 

2.  Livre  II,  chapitre  ix,  note  2. 

3.  Livre  III,  chapitre  îx. 

4.  Livre  IV,  chapitre  vin . 

5.  Livre  XXI,  chapitre  xxu. 

6.  11  y  a  dans  Montesquieu,  livre  XXIV,  chapitre  xxvi  :  «  M.  Chardin  dit  qu'il 
n'y  a  point  de  fleuve  navigable  en  Perse,  si  ce  n'est  le  fleuve  Kur.  » 


ANNÉE    4  7(37.  163 

l'Indus  même,  qui  a  coulé  longtemps  sous  les  lois  des  rois 
de  Perse.  Chardin  nous  assure,  dans  son  troisième  tome,  que  le 
ileuve  Zenderouth,  qui  traverse  Ispahan,  est  aussi  large  que  la 
Seine  à  Paris,  et  qu'il  submerge  souvent  des  maisons  sur  les 
quais  de  la  ville. 

Malheureusement  le  système  de  l'Esprit  des  lois  a  pour  fonde- 
ment une  antithèse  qui  se  trouve  fausse.  Il  dit  que  les  monar- 
chies sont  établies  sur  l'honneur,  et  les  républiques  sur  la  vertu  ; 
et,  pour  soutenir  ce  prétendu  bon  mot  :  La  nature  de  l'honneur 
(dit-il,  livre  III,  chapitre  vu)  est  de  demander  des  préférences, 
des  distinctions  ;  l'honneur  est  donc,  par  la  chose  même,  placé 
dans  le  gouvernement  monarchique.  Il  devrait  songer  que,  par 
la  chose  même,  on  briguait,  dans  la  république  romaine,  la 
préture,  le  consulat,  le  triomphe,  des  couronnes,  et  des  statues. 

J'ai  pris  la  liberté  de  relever  plusieurs  méprises  pareilles  dans 
ce  livre,  d'ailleurs  très-estimable.  Je  ne  serai  pas  étonné  que  cet 
ouvrage  célèbre  vous  paraisse  plus  rempli  d'épigrammes  que  de 
raisonnements  solides;  et  cependant  il  y  a  tant  d'esprit  et  de 
génie  qu'on  le  préférera  toujours  à  Grotius  et  à  Puffendorf.  Leur 
malheur  est  d'être  ennuyeux  ;  ils  sont  plus  pesants  que  graves. 

Grotius,  contre  lequel  vous  vous  élevez  avec  tant  de  justice,  a 
extorqué  de  son  temps  une  réputation  qu'il  était  bien  loin  de 
mériter.  Son  Traite  de  laReligion  chrétienne  n'est  pas  estimé  des 
vrais  savants.  C'est  là  qu'il  dit,  au  chapitre  xxii  de  son  Ier  livre, 
que  l'embrasement  de  l'univers  est  annoncé  dans  Hystaspe  et 
dans  les  Sibylles.  Il  ajoute  à  ces  témoignages  ceux  d'Ovide  et  de 
Lucain  ;  il  cite  Lycophron  pour  prouver  l'histoire  de  Jonas. 

Si  vous  voulez  juger  du  caractère  de  l'esprit  de  Grotius,  lisez 
sa  harangue  à  la  reine  Anne  d'Autriche,  sur  sa  grossesse.  Il  la 
compare  à  la  Juive  Anne,  qui  eut  des  enfants  étant  vieille  ;  il  dit 
que  les  dauphins,  en  faisant  des  gambades  sur  l'eau,  annoncent 
la  lin  des  tempêtes,  et  que,  par  la  même  raison,  le  petit  dau- 
phin qui  remue  dans  son  ventre  annonce  la  fin  des  troubles  du 
royaume. 

Je  vous  citerais  cent  exemples  de  cette  éloquence  de  collège 
dans  Grotius,  qu'on  a  tant  admiré.  Il  faut  du  temps  pour  appré- 
cier les  livres,  et  pour  fixer  les  réputations. 

Ne  craignez  pas  que  le  bas  peuple  lise  jamais  Grotius  et  Puf- 
fendorf ;  il  n'aime  pas  à  s'ennuyer.  Il  lirait  plutôt  (s'il  le  pouvait) 
quelques  chapitres  de  l'Esprit  des  lois,  qui  sont  à  portée  de  tous 
les  esprits  parce  qu'ils  sont  très-naturels  et  très-agréables.  Mais 
distinguons,  dans  ce  que  vous  appelez  peuple,  les  professions  qui 


-164  CORRESPONDANCE. 

exigent  une  éducation  honnête,  et  celles  qui  ne  demandent  que 
le  travail  des  bras  et  une  fatigue  de  tous  les  jours.  Cette  dernière 
classe  est  la  plus  nombreuse.  Celle-là,  pour  tout  délassement  et 
pour  tout  plaisir,  n'ira  jamais  qu'à  la  grand'messe  et  au  cabaret, 
parce  qu'on  y  chante,  et  qu'elle  y  chante  elle-même  ;  mais,  poul- 
ies artisans  plus  relevés,  qui  sont  forcés  par  leurs  professions 
mêmes  à  réfléchir  beaucoup,  à  perfectionner  leur  goût,  à  étendre 
leurs  lumières,  ceux-là  commencent  à  lire  dans  toute  l'Europe. 
Vous  ne  connaissez  guère,  à  Paris,  les  Suisses  que  par  ceux  qui 
sont  aux  portes  des  grands  seigneurs,  ou  par  ceux  à  qui  Molière 
fait  parler  un  patois  inintelligible,  dans  quelques  farces1  ;  mais 
les  Parisiens  seraient  étonnés  s'ils  voyaient  dans  plusieurs  villes 
de  Suisse,  et  surtout  dans  Genève,  presque  tous  ceux  qui  sont 
employés  aux  manufactures  passer  à  lire  le  temps  qui  ne  peut 
être  consacré  au  travail.  Non,  monsieur,  tout  n'est  point  perdu 
quand  on  met  le  peuple  en  état  de  s'apercevoir  qu'il  a  un  esprit. 
Tout  est  perdu  au  contraire  quand  on  le  traite  comme  une  troupe 
de  taureaux,  car,  tôt  ou  tard,  ils  vous  frappent  de  leurs  cornes. 
Croyez-vous  que  le  peuple  ait  lu  et  raisonné  dans  les  guerres 
civiles  de  la  rose  rouge  et  de  la  rose  blanche  en  Angleterre, 
dans  celle  qui  fit  périr  Charles  Ier  sur  un  échafaud,  dans  les 
horreurs  des  Armagnacs  et  des  Bourguignons,  dans  celles  mêmes 
de  la  Ligue  ?  Le  peuple,  ignorant  et  féroce,  était  mené  par  quel- 
ques docteurs  fanatiques  qui  criaient  :  Tuez  tout,  au  nom  de 
Dieu.  Je  défierais  aujourd'hui  Cromwell  de  bouleverser  l'Angle- 
terre par  son  galimatias  d'énergumène  ;  Jean  de  Leyde,  de  se 
faire  roi  de  Munster;  et  le  cardinal  de  Retz,  de  faire  des  barri- 
cades à  Paris.  Enfin,  monsieur,  ce  n'est  pas  à  vous  d'empêcher 
les  hommes  de  lire,  vous  y  perdriez  trop,  etc. 

GTOi.   —  A  M.    LE   MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 

A  Ferney,  16  mars. 

Votre  lettre  du  2  de  mars,  monseigneur,  m'étonne  et  m'afflige 
infiniment.  Mon  attachement  pour  vous,  mon  respect  pour  votre 
maison,  et  toutes  les  bienséances  réunies,  ne  me  permirent  pas 
de  vous  envoyer  une  pièce  de  théâtre  le  jour  que  j'apprenais  la 
mort  de  Mme  la  duchesse  de  Fronsac.  Je  vous  écrivis2,  et  je  vous 


1.  Dans  les  Fourberies  de  Scapin  et  dans  Monsieur  de  Pourceaugnac. 

2.  C'est  la  lettre  C742. 


ANNÉE    176  7.  1 65 

demandai  vos  ordres.  Voici  la  pièce  que  je  vous  envoie.  Tl  se 
sera  passé  un  temps  assez  considérable  pour  que  votre  affliction 
vous  laisse  la  liberté  de  gratifier  votre  troupe  de  cette  nouveauté, 
et  que  vous  puissiez  même  l'honorer  de  votre  présence. 

M.  de  Tliibouville  va  faire  jouer  à  Paris  les  Scythes  ;  c'est  une 
obligation  que  je  lui  ai,  car  c'est  une  peine  très-grande,  et  sou- 
vent désagréable,  que  de  conduire  des  acteurs. 

J'ai  chez  moi  actuellement  M.  de  La  Harpe  et  sa  femme.  Vous 
n'ignorez  pas  que  M.  de  La  Harpe  est  un  homme  de  très-grand 
mérite,  qui  vient  de  remporter  deux  prix  à  notre  Académie,  par 
deux  ouvrages  excellents1.  Il  récite  les  vers  comme  il  les  fait; 
c'est  le  meilleur  acteur  qu'il  y  ait  aujourd'hui  en  France.  Il  est 
un  peu  petit,  mais  sa  femme  est  grande.  Elle  joue  comme 
M11"  Clairon,  à  cela  près  qu'elle  est  beaucoup  plus  attendrissante. 
Je  souhaite  que  la  pièce  soit  jouée  à  Paris  et  à  Bordeaux  comme 
elle  l'est  à  Ferney. 

La  petite  Durancy  est  mon  élève.  Elle  vint,  il  y  a  dix  ans,  à 
Genève  ;  c'était  un  enfant.  Je  lui  promis  de  lui  donner  un  rôle, 
si  jamais  elle  entrait  à  Paris  à  la  Comédie  ;  elle  me  fit  même,  par 
plaisanterie,  signer  cet  engagement.  Il  est  devenu  sérieux,  et  il  a 
fallu  le  remplir.  Je  lui  ai  donné  le  rôle  d'Obéide.  Je  ne  connais 
point  M"1'  Dubois  ;  je  ne  savais  pas  même  quelle  sorte  d'emploi 
elle  avait  à  la  Comédie.  Vous  savez  qu'il  y  a  près  de  vingt  ans 
que  les  Fréron  me  chassèrent  de  Paris,  où  je  ne  retournerai  ja- 
mais. Vous  savez  aussi  que  les  pièces  de  théâtre  font  mon  amu- 
sement ;  j'en  fais  présent  aux  comédiens,  et  je  ne  dois  attendre 
d'eux  que  des  remerciements,  et  non  des  tracasseries.  C'était 
même  pour  arrêter  toutes  les  querelles  de  ce  tripot  que  j'avais  fait 
imprimer  la  pièce,  que  je  ne  comptais  pas  livrer  au  théâtre,  ainsi 
que  je  le  dis  dans  la  préface.  Enfin  la  voici  avec  tous  les  chan- 
gements que  j'ai  faits  depuis,  et  avec  les  directions,  en  marge,  pour 
l'intelligence  de  la  pièce,  et  pour  gouverner  le  jeu  des  acteurs.  Je 
ne  sais  si  vous  serez  en  état  de  vous  en  amuser,  mais  vous  le 
serez  toujours  de  la  protéger. 

Ces  petites  fêtes  font  l'agrément  de  ma  vieillesse.  Je  vous  en- 
voie la  pièce  clans  un  autre  paquet,  et  j'annonce  sur  l'enveloppe 
le  titre  du  livre,  afin  qu'il  puisse  servir  de  passe-port. 

Je  me  doutais  bien  que  Galien2,  qui,  dans  ma  tragédie,  joue 
le  rôle  d'un  jeune  Scythe,  ne  jouerait  pas  dans  votre  réponse 


1.  Voyez  tome  XLIV,  pages  434  et  546. 

2.  Voyez  tome  XLIV,  page  458. 


466  CORRESPONDANCE. 

celui  d'un  futur  inspecteur  des  toiles  ;  mais  vous  êtes  assez  puis- 
sant pour  lui  procurer  autre  chose.  L'histoire  et  la  bibliographie 
sont  son  fait  ;  mais  on  risque  avec  cela  de  mourir  de  faim,  si  on 
n'a  pas  quelque  chose  d'ailleurs.  Il  attend  tout  de  vos  bontés.  Il  tra- 
vaille toujours  beaucoup,  et  il  a  déjà  plusieurs  portefeuilles  rem- 
plis de  bons  matériaux  sur  le  Dauphiné,  où  il  voudrait  bien  aller 
faire  un  tour  pour  voir  ses  parents  prés  Grenoble,  qui  n'est  pas 
loin  d'ici. 

Comme  il  se  connaît  en  livres  rares,  il  en  a  acheté  un  petit 
nombre  de  ce  genre,  et  que  vous  n'avez  pas.  Il  veut  vous  les  of- 
frir ;  mais  comme  ce  sont  de  ces  livres  sur  lesquels  on  n'entend 
pas  raillerie  en  France,  je  ne  suis  point  du  tout  d'avis  qu'il  vous 
les  envoie  ;  il  y  aurait  du  danger,  et  les  conséquences  en  pour- 
raient être  fâcheuses  :  il  vaut  mieux  qu'il  les  garde  jusqu'à  ce 
que  vous  m'ayez  fait  connaître  vos  ordres  sur  ces  deux  derniers 
articles. 

Agréez,  monseigneur,  les  sentiments  inaltérables  du  respect 
et  de  l'attachement  que  je  conserverai  pour  vous  jusqu'au  dernier 
moment  de  ma  vie. 

6795.  —  A   M.   LE    COMTE    D'ARGENTAN. 


Mes  anges  et  M.  de  Thibouville  verront  ci-contre  ma  réponse 
à  leurs  lettres  du  7  et  du  9  mars  :  ma  réponse  est  docilité  et 
amendement.  Quand  je  sens  la  raison,  je  la  suis  ;  quand  je  peux 
corriger,  je  corrige.  Gardez-vous  bien  de  mettre 

L'accompagne  aux  combats,  et  doit  venger  sa  mort. 

(  Acte  II,  scùno  d'Indatire  et  d'Obéide.) 

Il  ne  s'agit  point  ici  de  ce  que  les  femmes  scythes  doivent 
faire,  mais  de  ce  qu'elles  savent  faire  :  cela  est  fort  différent.  Votre 
doit  venger  sa  mort  montrerait  la  corde;  il  serait  impertinent 
qu'au  cinquième  acte  Obéide  dît  :  Moi,  je  dois  vous  venger!  Vous 
gâteriez  tout  par  ce  léger  changement. 

J'ignore  l'état  de  madame  la  dauphiné.  Je  n'ai  pas  voulu  qu'on 
jouât  publiquement  la  pièce  chez  moi,  quand  les  spectacles  sont 
fermés  à  Paris  ;  je  ne  la  laisserai  jouer  que  quand  ils  seront  rou- 
verts :  je  n'ai  pas  de  peine  à  observer  cette  bienséance. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  167 

On  me  mande  que  Mole  ne  sera  pas  en  état  de  jouer  a  Paris. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  donner  son  rôle  au  singe  de  Nicolet1. 
Vous  ferez  tout  comme  il  vous  plaira,  mes  anges  ;  mais  que 
M11,  Durancy  justifie  la  préférence  que  jeîui  ai  donnée,  préférence 
qui  m'attire  plus  de  tracasseries  qu'il  n'y  a  de  mauvais  vers  dans 
les  pièces  que  les  Welches  applaudissent.  Moquez-vous  des  tracas- 
series, mes  anges,  et  écrasez  le  mauvais  goût. 

Ayez  la  charité  d'envoyer  à  l'ami  Lekain  les  corrections  ci- 
contre. 

Respect  et  tendresse. 

6796.   —   A   M.   LE   COMTE  DE  ROCHEFORT  2. 

16  mars. 

Je  vous  dois  depuis  longtemps  une  réponse,  mon  cher  ami. 
J'amusais  mes  maux  et  ma  décrépitude  en  faisant  jouer  les  Scythes 
à  Ferney  ;  mais  sur  la  nouvelle  de  l'état  de  madame  la  dauphine3, 
nous  avons  tout  interrompu.  Il  n'est  pas  permis  à  un  bon  sujet 
de  se  donner  des  plaisirs  quand  la  cour  est  clans  les  alarmes,  et 
peut-être  clans  le  deuil. 

Je  vous  supplie  de  faire  mes  tendres  compliments  h  M.  de 
Chenevières. 

S'il  y  a  quelque  chose  de  nouveau,  ayez  la  bonté  de  nous  le 
mander  ;  nous  prions  La...  de  se  souvenir  toujours  de  nous. 

6797.  —  A    M.  DE  CHABANON. 

16  mars. 

Non-seulement  je  corromps  la  jeunesse,  mon  cher  et  jeune 
confrère,  mais  la  vieillesse  ne  m'empêche  point  de  donner  de 
mauvais  exemples.  Je  suis  honteux  de  faire  des  tragédies  à  mon 
âge.  Je  vous  réponds  un  peu  tard,  parce  que  j'ai  passé  mon  temps 
à  soutenir  la  guerre  contre  mes  anges.  Je  suis  quelquefois  très- 

1.  «  Quel  est  ce  gentil  animal?  »  dit  Boufflers  dans  sa  chanson  : 

Quel  est  ce  gentil  animal, 

Qui  dans  les  jours  de  carnaval 

Tourne  à  Paris  toutes  les  têtes, 

Et  pour  qui  l'on  donne  des  fêtes  ? 

Ce  ne  peut  être  que  Molet 

Ou  le  singe  de  Nicolet. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Elle  était  déjà  morte  (13  mars). 


168  CORRESPONDANCE. 

docile  et  quelquefois  très-opiniâtre.  Je  souhaite  que  vous  n'ayez 
pas  été  trop  docile  en  changeant  votre  plan  ;  vous  aurez  sans 
doute  senti  que  le  nouveau  servira  mieux  votre  génie  :  c'est  tou- 
jours le  plan  qui  nous  échauffe  le  plus  que  l'on  doit  choisir.  Celui 
que  j'avais  imaginé  pour  mes  pauvres  Scythes  m'animait,  et  celui 
qu'on  me  proposait  me  glaçait.  J'ai  travaillé  pour  mes  Suisses  et 
pour  moi  ;  la  pièce  nous  a  amusés  à  Ferney,  et  c'est  tout  ce  que 
je  voulais,  car,  en  cultivant  son  jardin,  il  faut  aussi  ne  pas  ou- 
blier son  théâtre. 

Nous  avons  suspendu  nos  plaisirs,  sur  la  nouvelle  du  triste 
état  où  était  madame  la  dauphine1  ;  nous  sommes  bons  Français, 
quoique  nous  ne  soyons  que  des  Suisses. 

M.  de  La  Borde  m'avait  recommandé  de  l'informer  de  tout  ce 
qu'on  me  manderait  sur  son  Pèche  originel*-.  Je  n'eus  d'abord  que 
des  choses  très-flatteuses  à  lui  faire  savoir;  mais  depuis  il  m'est 
revenu  qu'on  faisait  des  critiques,  et  que  l'on  trouvait  quelques 
endroits  faibles  ;  je  m'en  rapporte  à  vous  :  il  y  a  bien  de  l'arbi- 
traire dans  la  musique;  les  oreilles,  queCicéron  appelle  superbes, 
sont  fort  capricieuses.  Il  n'en  est  pas  ainsi  du  cœur,  c'est  un  juge 
infaillible;  et  quand  il  est  ému  dans  une  tragédie,  toutes  les  cri- 
tiques n'ont  qu'à  se  taire. 

Mon  petit  La  Harpe  a  fait  une  réponse  à  l'abbé  de  Rancé3.  Cet 
abbé  de  Rancé  avait  écrit  ce  qu'on  appelle,  je  ne  sais  pourquoi, 
une  héroïde  à  ses  moines;  [M.  de  La  Harpe  fait  répondre  un 
moine,  qui  assurément  vaut  mieux  que  l'abbé.  C'est  un  des  meil- 
leurs ouvrages  que  j'ai  vus;  il  faudrait  qu'il  fût  entre  les  mains 
de  tous  les  novices,  il  n'y  aurait  plus  de  profès.  Jamais  on  n'a 
mieux  peint  l'horreur  de  la  vie  monacale. 

J'ignore  encore  si  la  folle  Sorbonne  a  condamné  le  sage  Bèli- 
saire.  De  quoi  se  mêle-t-elle? 

Si  vous  avez  V Histoire  de  la  Philosophie  par  Des  Landes,  vous  y 
verrez,  tome  III,  page  299  :  «  La  Faculté  de  théologie  est  le 
corps  le  plus  méprisable  qui  soit  dans  le  royaume.  »  Je  serais 
bien  fâché  de  penser  comme  M.  Des  Landes  ;  à  Dieu  ne  plaise! 
personne  ne  respecte  plus  que  moi  la  sacrée  Faculté  ;  mais  je 
vous  aime  encore  davantage. 


1.  Marie-Joséphine  de  Saxe,  mère  de  Louis  XVI,  de  Louis  XVIII  et  de  Charles  X, 
était  morte  le  13  mars  1767. 

2.  Pandore;  voyez  lettre  6721. 

3.  Voyez  tome  XXVI,  page  567. 


ANNÉE    4  767.  169 

0798  —  A   M,   PALISSOT. 

A  Ferney,  16  mars. 

Vous  avez  touché,  monsieur,  la  véritable  corde.  J'ai  vu  Fréret, 
le  fils  de  Crébillon,  Diderot,  enlevés  et  mis  à  la  Bastille  ;  presque 
tous  les  autres,  persécutés;  l'abbé  de  Prades,  traité  comme  Arius 
par  les  Athanasiens;  Helvétius,  opprimé  non  moins  cruellement  ; 
Tercier,  dépouillé  de  son  emploi  ;  Marmontel,  privé  de  sa  petite 
fortune1;  Bret,  son  approbateur,  destitué  et  réduit  à  la  misère.  J'ai 
souhaité  qu'au  moins  des  infortunés  fussent  unis,  et  que  des 
forçats  ne  se  battissent  pas  avec  leurs  chaînes2.  Je  n'ai  pu  jouir 
de  cette  consolation  :  il  ne  me  reste  qu'à  achever,  dans  ma  re- 
traite, une  vie  que  je  dérobe  aux  persécuteurs. 

Jean-Jacques,  qui  pouvait  être  utile  aux  lettres,  en  est  devenu 
l'ennemi  par  un  orgueil  ridicule,  et  la  honte  par  une  conduite 
affreuse.  Je  conclus  qu'il  faut  cultiver  son  jardin.  Je  cultive  le 
mien,  et  je  serai  toujours  avec  autant  d'estime  que  de  regret,  etc. 

6799.  —  A   M.    LE   COMTE    DE    BOISGELIN, 

MAITRE    DE     LA    GARDE-ROBE    DU    ROI. 

A  Ferney,  mars. 

Ce  que  vous  m'avez  envoyé,  monsieur,  m'a  mortellement  en- 
nuyé. Voilà  tout  ce  que  je  peux  en  dire  :  je  n'aime  pas  les  phrases. 
Vous  avez  un  frère  qui  m'a  accoutumé  au  bon. 

On  m'a  parlé  d'un  homme  de  Nancy,  qu'on  dit  fourré  à  la  Bas- 
tille, sur  la  dénonciation  d'un  jésuite  :  il  s'appelle,  je  crois,  Le 
Clerc3;  il  avait  la  protection  de  Mme  la  marquise  de  Boufflers, 
votre  belle-mère,  si  on  ne  m'a  pas  trompé.  En  ce  cas,  je  présume 
que  vous  daignerez  agir  tous  deux  en  sa  faveur.  Bien  ne  rafraî- 
chit le  sang  comme  de  secourir  les  malheureux. 


1.  Ce  ne  fut  pas  à  l'occasion  du  Bclisaire,  comme  quelques  personnes  l'ont  dit, 
que  Marmontel  fut  privé  du  privilège  du  Mercure,  mais  en  1759,  c'est-à-dire 
huit  ans  plus  tôt,  à  l'occasion  d'une  Parodie  d'une  scène  de  Cinna,  qui  était  l'ou- 
vrage de  Cury;  voyez  la  note  4,  tome  XXXVH,  page  33. 

•2.  Voltaire  avait  dit  dans  les  derniers  vers  de  la  troisième  partie  de  la  Loi 
naturelle,  poëme  (voyez  tome  IX)  : 

Je  crois  voir  des  forçats  dans  un  cachot  funeste, 
Se  pouvant  secourir,  l'un  sur  l'autre  acharnés, 
Combattre  avec  les  fers  dont  ils  sont  enchaînés 

3.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  6711. 


170  CORRESPONDANCE. 

J'étais  impotent  et  aveugle  quand  Mme  deBoufflers  a  passé  par 
Lyon.  Je  suis  encore  à  peu  près  dans  le  même  état  ;  je  ne  vaux 
rien  des  pieds  jusqu'à  la  tête;  et,  à  l'égard  de  ma  pauvre  âme, 
elle  est  extrêmement  sensible  à  votre  souvenir  et  à  vos  bontés, 
dont  je  vous  demande  la  continuation  avec  la  sensibilité  la  plus 
respectueuse. 

0800.   —   A   M.    MARMONTEL. 


Je  prie  le  secrétaire  de  Bélisaire  de  dire  à  M"'e  Geoffrin  que 
j'avais  bien  raison  de  n'être  point  surpris  du  billet  du  roi  de 
Pologne.  Il  vient  de  m'écrire  sur  la  tolérance  une  lettre  dans  le 
goût  et  dans  le  style  de  Trajan  ou'de  Julien1.  Il  faudrait  la  graver 
dans  les  écoles  de  Sorbonne,  et  y  graver  surtout  ce  grand  mot 
de  l'impératrice  de  Russie  :  Malheur  aux  persécuteurs  ! 

Mon  cher  confrère,  un  grand  siècle  se  forme  dans  le  Nord, 
un  pauvre  siècle  déshonore  la  France.  Cependant  l'Europe  parle 
notre  langue.  A  qui  en  a-t-on  l'obligation  ?  A  ceux  qui  écrivent 
comme  vous,  à  ceux  qu'on  persécute. 

Non  lasciar  la  magnanima  impresa. 

(PÉTRARQUE,   Son.  Vil.) 

0801.  —  A   M.    É  LIE    DE    BEAU  MONT. 

A  Ferncy,  le  18  mars. 

Je  doute  fort,  mon  cher  Cicéron,  que  le  conseil  de  Berne 
ajoute  rien  à  la  modique  pension  qu'il  fait  aux  Sirven  ;  c'est 
beaucoup  s'il  la  continue.  M.  Seigneux  de  Correvon,  à  qui  vous 
écrivez,  ne  peut  nous  être  d'aucun  secours  ;  il  n'a  que  sa  bonne 
volonté. 

Je  sens  bien  que  la  réconciliation  du  premier  président2  avec 
le  parlement  de  Toulouse  peut  nous  être  défavorable;  mais  j'es- 
père que  le  conseil  ne  voudra  pas  se  relâcher  sur  le  droit  qu'il 
a  de  prononcer  des  évocations  que  la  voix  publique  demande,  et 
que  l'équité  exige.  Les  conseillers  d'État  et  les  maîtres  des  re- 
quêtes paraissent  penser  unanimement  sur  cette  affaire.  Votre 
mémoire  vous  fait  beaucoup  d'honneur  ;  il  a  consolé  ce  pauvre 


i.  Lettre  07G.J. 

2.  Bastard;  voyez  tome  XXVI,  page  280, 


ANNÉE    1767.  171 

Sirven.  Je  vous  l'enverrai  dès  que  le  tribunal  qui  doitle juger 
sera  nommé.  Cinq  années  de  désespoir  ont  un  peu  affaibli  sa 
tête,  il  ne  répondra  peut-être  qu'en  pleurant;  mais,  après  votre 
mémoire,  je  ne  sais  rien  de  plus  éloquent  que  des  pleurs. 

M.  Seigneux  de  Correvon  voulait  l'engager  à  faire  travailler 
M.  Loyseau  ;  vous  pensez  bien  qu'il  n'en  fera  rien.  J'imagine  que 
rien  ne  sera  décidé  qu'après  Pâques.  J'exécuterai  tous  vos  ordres 
ponctuellement,  et  au  moment  que  vous  prescrirez. 

Bien  des  respects  à  Mme  de  Canon. 

6802.    —  A  M.    DAMILAVILLE. 

'18  mars. 

Voici,  mon  cher  ami,  une  réponse  à  M.  de  Beaumont.  Son 
mémoire  réussit  beaucoup.  S'il  avait  conservé  ce  bel  épipho- 
nème  :  Vous  n'avez  point  d'enfants  !  il  aurait  réussi  davantage; 
mais,  tel  qu'il  est,  il  inspire  la  conviction. 

Voici  la  réponse  tout  ouverte  que  je  vous  envoie  pour  M.  Lin- 
guet1. 

Et  voici  une  réponse  d'un  moine  à  une  héroïde  de  l'abbé  de 
Bancé2.  Le  moine  vaut  mieux  que  l'abbé.  C'est,  à  mon  gré,  le 
meilleur  ouvrage  de  M.  de  La  Harpe.  Faites-en  faire  tant  de  co- 
pies qu'il  vous  plaira,  et  ensuite  ayez  la  bonté  d'envoyer  cet 
exemplaire,  avec  la  lettre  ci-jointe,  à  M.  Barthe,  secrétaire  de 
l'abbé  de  la  Trappe. 

Je  vous  enverrai  incessamment  ce  que  M.  Lambertad  de- 
mande. Nous  avons  suspendu  à  Ferney  les  représentations  des 
Scythes;  nous  ne  prétendons  pas  nous  réjouir  quand  la  cour  est 
clans  les  alarmes  ou  dans  le  deuil.  J'ignore  le  sort  de  madame  la 
dauphine,  mais  il  ne  peut  être  que  funeste.  Quoique  nous  ne 
soyons  que  des  Suisses,  nous  avons  le  cœur  aussi  français  que 
les  Parisiens. 

Je  voudrais  que  les  sorboniqueurs,  qui  persécutent  Marmon- 
tel,  apprissent  que  l'impératrice  de  Bussie,  les  rois  de  Danemark, 
de  Pologne,  de  Prusse,  et  la  moitié  des  princes  d'Allemagne, 
établissent  hautement  la  liberté  de  conscience  dans  leurs  États, 
et  que  cette  liberté  les  enrichit.  J'ai  reçu  du  roi  de  Pologne  une 
lettre3  qui  ferait  honneur  à  Trajan  pour  le  fond  et  pour  le  style. 

Je  vous  embrasse  ;  aimez-moi  comme  je  vous  aime. 

1.  C'est  la  lettre  6793. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page  567. 

3.  C'est  le  n°  6765. 


172  CORRESPONDANCE. 

6803.  —  A  M.   LE   MARQUIS  DE   XIMENÊS. 

A  Ferney,  18  mars. 

Je  vous  ai  déjà  mandé1,  monsieur  le  marquis,  que  je  n'avais 
jeté  sur  le  papier  que  des  notes  informes,  desimpies  indications 
pour  me  faire  souvenir  de  ce  que  je  dois  dire  quand  vous  m'au- 
rez envoyé  le  reste.  Si  vous  ne  me  l'envoyez  pas,  que  puis-je 
faire?  rien.  Je  sais  bien  que  Racine  est  rarement  assez  tragique; 
mais  il  est  si  intéressant,  si  adroit,  si  pur,  si  élégant,  si  harmo- 
nieux; il  a  tant  adouci  et  embelli  notre  langue,  rendue  barbare 
par  Corneille,  que  notre  passion  pour  lui  est  bien  excusable. 
M.  de  La  Harpe  est  tout  aussi  passionné  que  nous  ;  il  s'indigne 
avec  moi  qu'on  ose  comparer  le  minerai  brut  de  Corneille  à  l'or 
pur  de  Racine. 

Vous  savez  qu'il  a  répondu  à  l'abbé  de  Rancé,  et  que  l'épître 
du  moine2  vaut  beaucoup  mieux  que  l'épître  de  l'abbé.  Je  pré- 
sume qu'il  vous  a  envoyé  les  corrections  nécessaires  qu'il  a  faites 
à  ce  bel  ouvrage.  Je  me  flatte  que  vous  en  ferez  faire  plusieurs 
copies,  pour  l'édification  de  ceux  qui  aiment  la  raison  et  les  vers. 

Si  vous  n'avez  vu  les  Scythes  que  dans  l'édition  des  Cramer, 
vous  n'avez  point  vu  la  pièce.  Je  la  corrige  tous  les  jours,  et  j'y 
ai  fait  plus  de  cent  vers  nouveaux  ;  on  n'a  jamais  fini  avec  une 
tragédie.  Il  est  beaucoup  plus  aisé  de  faire  toute  l'Histoire  de 
Rollin  qu'une  seule  pièce  de  théâtre.  Je  ne  sais  si  on  jouera  les 
Scythes  avant  ou  après  Pâques,  et  si  même  on  les  jouera  jamais. 
J'ai  fait  cette  pièce  pour  m'amuser,  et  pour  la  jouer  à  Ferney. 
Si  elle  peut  servir  à  faire  gagner  quelque  argent  aux  comédiens 
de  Paris,  à  la  bonne  heure.  Nous  fermons  notre  théâtre  à  Fer- 
ney tant  que  madame  la  dauphine  sera  en  danger.  Je  vous  assure 
pourtant  que  je  ne  crois  pas  qu'elle  meure  ;  et  ma  raison,  c'est 
que  les  médecins  l'ont  condamnée. 

Adieu,  monsieur  ;  mille  tendres  respects  du  meilleur  de  mon 
cœur. 

GSOi.  —  A  M.  ÉLIE  DE   BEAUMONT 

Du  20  marg. 

Votre  mémoire,  monsieur,  en  faveur  des  Sirven  a  touché  et 
convaincu  tous  les  lecteurs,  et  fera  sans  doute  le  même  effet  sur 

1.  Lettre  6741. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page 


ANNÉE    1767.  17,i 

les  juges.  La  consultation,  signée  de  dix-neuf  célèbres  avocats  de 
Paris,  a  paru  aussi  décisive  en  faveur  de  cette  famille  innocente 
que  respectueuse  pour  le  parlement  de  Toulouse. 

Vous  m'apprenez  qu'aucun  des  avocats  consultés  n'a  voulu 
recevoir  l'argent  qu'on  leur  offrait1  pour  leur  honoraire.  Leur 
désintéressement  et  le  vôtre  sont  dignes  de  l'illustre  profession 
dont  le  ministère  est  de  défendre  l'innocence  opprimée. 

C'est  la  seconde  fois,  monsieur,  que  vous  vengez  la  nature  et 
la  nation.  Ce  serait  un  opprobre  trop  affreux  pour  l'une  et  pour 
l'autre,  si  tant  d'accusations  de  parricides  avaient  le  moindre 
fondement.  Vous  avez  démontré  que  le  jugement  rendu  contre 
les  Sirven  est  encore  plus  irrégulier  que  celui  qui  a  fait  périr  le 
vertueux  Calas  sur  la  roue  et  dans  les  flammes. 

Je  vous  enverrai  le  sieur  Sirven  et  ses  filles,  quand  il  en  sera 
temps  ;  mais  je  vous  avertis  que  vous  ne  trouverez  peut-être  point 
dans  ce  malheureux  père  de  famille  la  même  présence  d'esprit, 
la  même  force,  les  mêmes  ressources  qu'on  admirait  dans  Mmc  Ca- 
las. Cinq  ans  de  misère  et  d'opprobre  l'ont  plongé  clans  un  acca- 
blement qui  ne  lui  permettrait  pas  de  s'expliquer  devant  ses 
juges  :  j'ai  eu  beaucoup  de  peine  à  calmer  son  désespoir  dans 
les  longueurs  et  dans  les  difficultés  que  nous  avons  essuyées 
pour  faire  venir  du  Languedoc  le  peu  de  pièces  que  je  vous  ai 
envoyées,  lesquelles  mettent  dans  un  si  grand  jour  la  démence  et 
l'iniquité  du  juge  subalterne  qui  l'a  condamné  à  la  mort,  et  qui 
lui  a  ravi  toute  sa  fortune.  Aucun  de  ses  parents,  encore  moins 
ceux  qu'on  appelle  amis,  n'osait  lui  écrire,  tant  le  fanatisme  et 
l'effroi  s'étaient  emparés  de  tous  les  esprits. 

Sa  femme,  condamnée  avec  lui,  femme  respectable,  qui  est 
morte  de  douleur  en  venant  chez  moi;  l'une  de  ses  filles,  prête 
de  succomber  au  désespoir  pendant  cinq  ans  ;  un  petit-fils  né  au 
milieu  des  glaces,  et  infirme  depuis  sa  malheureuse  naissance; 
tout  cela  déchire  encore  le  cœur  du  père,  et  affaiblit  un  peu  sa 
tête.  11  ne  fait  que  pleurer;  mais  vos  raisons  et  ses  larmes  tou- 
cheront également  ses  juges. 

Je  dois  vous  avertir  de  la  seule  méprise  que  j'aie  trouvée 
dans  votre  mémoire.  Elle  n'altère  en  rien  la  bonté  de  la  cause. 
Vous  faites  dire  au  sieur  Sirven  que  le  conseil  de  Berne  et  le 
conseil  de2  Genève  l'ont  pensionné.  Berne,  il  est  vrai,  a  donné 

t.  C'est  d'après  la  lettre  6838  que  Beuchot  a  imprimé  ainsi,  au  lieu  de  l'argent 
consigné  entre  vos  mains,  qu'on  lit  dans  toutes  les  éditions. 

2.  C'est  d'après  la  même  autorité  que  Beuchot  a  rétabli  deux  fois  dans  cette 
phrase  les  mots  le  conseil  de,  qui  ne  sont  pas  dans  les  autres  éditions. 


174  CORRESPONDANCE. 

au  père,  à  la  mère,  et  aux  deux  filles,  sept  livres  dix  sous  par 
tête  chaque  mois,  et  veut  Lieu  continuer  cette  aumône  pour  le 
temps  de  son  voyage  à  Paris;  mais  Genève  n'a  rien  donné. 

Vous  avez  cité  l'impératrice  de  Russie,  le  roi  de  Pologne,  le 
roi  de  Prusse,  qui  ont  secouru  cette  famille  si  vertueuse  et  si 
persécutée.  Vous  ne  pouviez  savoir  alors  que  le  roi  de  Danemark, 
le  landgrave  de  Hesse,  Mme  la  duchesse  de  Saxe-Gotha,  M,ne  la 
princesse  de  Nassau-Saarbruck,  M1»6  la  margrave  deBaden,  Mrac  la 
princesse  de  Darmstadt,  tous  également  sensibles  à  la  vertu  et  à 
l'oppression  des  Sirven,  s'empressèrent  de  répandre  sur  eux  leurs 
bienfaits.  Le  roi  de  Prusse,  quifut  informé  le  premier,  se  hâta 
de  m'envoyer  cent  écus,  avec  l'ordre  de  recevoir  la  famille  dans 
ses  États,  et  d'avoir  soin  d'elle. 

Le  roi  de  Danemark,  sans  même  être  sollicité  par  moi,  a 
daigné  m'écrire,  et  a  fait  un  don  considérable.  L'impératrice  de 
Russie  a  eu  la  même  bonté,  et  a  signalé  cette  générosité  qui 
étonne,  et  qui  lui  est  si  ordinaire;  elle  accompagna  son  bienfait 
de  ces  mots  énergiques,  écrits  de  sa  main  :  Malheur  aux  'persécu- 
teurs l  ! 

Le  roi  de  Pologne,  sur  un  mot  que  lui  dit  Mme  de  Geolfrin, 
qui  était  alors  à  Varsovie,  fit  un  présent  digne  de  lui  ;  et  Mn,c  de 
Geoiïrin  a  donné  l'exemple  aux  Français,  en  suivant  celui  du 
roi  de  Pologne.  C'est  ainsi  que  Mme  la  duchesse  d'Enville, 
lorsqu'elle  était  à  Genève,  fut  la  première  à  réparer  le  malheur 
des  Calas.  Née  d'un  père  et  d'un  aïeul  illustres  pour  avoir  fait  du 
bien,  la  plus  belle  des  illustrations,  elle  n'a  jamais  manqué  une 
occasion  de  protéger  et  de  soulager  les  infortunés  avec  autant 
de  grandeur  d'âme  que  de  discernement  :  c'est  ce  qui  a  toujours 
distingué  sa  maison,  et  je  vous  avoue,  monsieur,  que  je  voudrais 
pouvoir  faire  passer  jusqu'à  la  dernière  postérité  les  hommages 
dus  à  cette  bienfaisance,  qui  n'a  jamais  été  l'effet  de  la  faiblesse. 

Il  est  vrai  qu'elle  fut  bien  secondée  par  les  premières  per- 
sonnes du  royaume,  par  de  généreux  citoyens,  par  un  ministre2 
à  qui  on  n'a  pu  reprocher  encore  que  la  prodigalité  en  bienfaits, 
enfin  par  le  roi  lui-même,  qui  a  mis  le  comble  à  la  réparation 
que  la  nation  et  le  trône  devaient  au  sang  innocent. 

La  justice  rendue  sous  vos  auspices  à  cette  famille  a  fait  pins 
d'honneur  à  la  France  que  le  supplice  de  Calas  ne  nous  a  fait  de 
honte. 

1.  Voyez  la  lettre  de  Catherine  II,  du  9  janvier,  n°  6864. 

2.  Le  duc  de  Choiseul. 


ANNÉE    1767.  IT.'i 

Si  la  destinée  m'a  placé  dans  des  déserts  où  la  famille  des 
Sirven  et  les  fils  de  M,ne  Calas  cherchèrent  un  asile,  si  leurs 
pleurs  et  leur  innocence  si  reconnue  m'ont  imposé  le  devoir  in- 
dispensable de  leur  donner  quelques  soins,  je  vous  jure,  mon- 
sieur, que,  dans  la  sensibilité  que  ces  deux  familles  m'ont  inspi- 
rée, je  n'ai  jamais  manqué  de  respect  au  parlement  de  Toulouse; 
je  n'ai  imputé  la  mort  du  vertueux  Calas,  et  la  condamnation  de 
la  famille  entière  des  Sirven,  qu'aux  cris  d'une  populace  fana- 
tique, à  la  rage  qu'eut  le  capitoul  David  de  signaler  son  faux 
zèle,  à  la  fatalité  des  circonstances. 

Si  j'étais  membre  du  parlement  de  Toulouse,  je  conjurerais 
tous  mes  confrères  de  se  joindre  aux  Sirven  pour  obtenir  du  roi 
qu'il  leur  donne  d'autres  juges.  Je  vous  déclare,  monsieur,  que 
jamais  cette  famille  ne  reverra  son  pays  natal  qu'après  avoir  été 
aussi  légalement  justifiée  qu'elle  l'est  réellement  aux  yeux  du 
public.  Elle  n'aurait  jamais  la  force  ou  la  patience  de  soutenir  la 
vue  du  juge  de  Mazamet,  qui  est  sa  partie,  et  qui  l'a  opprimée 
plutôt  que  jugée.  Elle  ne  traversera  point  des  villages  catholiques, 
où  le  peuple  croit  fermement  qu'un  des  principaux  devoirs  des 
pères  et  des  mères,  dans  la  communion  protestante,  est  d'égor- 
ger leurs  enfants,  dès  qu'ils  les  soupçonnent  de  pencher  vers  la 
religion  catholique.  C'est  ce  funeste  préjugé  qui  a  traîné  Jean 
Calas  sur  la  roue;  il  pourrait  y  traîner  les  Sirven.  Enfin,  il  m'est 
aussi  impossible  d'engager  Sirven  à  retourner  dans  le  pays  qui 
fume  encore  du  sang  des  Calas,  qu'il  était  impossible  à  ces  deux 
familles  d'égorger  leurs  enfants  pour  la  religion. 

Je  sais  très-bien,  monsieur,  que  l'auteur  d'un  misérable  libelle 
périodique  intitulé,  je  crois,  l'Année  littéraire,  assura,  il  y  a  deux 
ans,  qu'il  est  faux  qu'en  Languedoc  on  ait  accusé  la  religion 
protestante  d'enseigner  le  parricide1.  Il  prétendit  que  jamais  on 
n'en  a  soupçonné  les  protestants  ;  il  fut  même  assez  lâche  pour 
feindre  une  lettre  qu'il  disait  avoir  reçue  de  Languedoc  ;  il  im- 
prima cette  lettre,  dans  laquelle  on  affirmait  que  cette  accusation 
contre  les  protestants  est  imaginaire  :  il  faisait  ainsi  un  crime  de 
faux  pour  jeter  des  soupçons  sur  l'innocence  des  Calas,  et  sur 
l'équité  du  jugement  de  messieurs  les  maîtres  des  requêtes  :  et 
on  l'a  souffert!  et  on  s'est  contenté  de  l'avoir  en  exécration  ! 

Ce  malheureux  compromit  les  noms  de  M.  le  maréchal  de 
Richelieu  et  de  AI.  le  duc  de  Villars  ;  il  eut  la  bêtise  de  dire  que 
je  me  plaisais  à  citer  de  grands  noms  :  c'est  me  connaître  bien 

1.  Voyez  la  note,  tome  XLIV,  page  28. 


476  CORRESPONDANCE. 

mal  ;  on  sait  assez  que  la  vanité  des  grands  noms  ne  m'éblouit 
pas,  et  que  ce  sont  les  grandes  actions  que  je  révère.  Il  ne  savait 
pas  que  ces  deux  seigneurs  étaient  chez  moi  quand  j'eus  l'hon- 
neur de  leur  présenter  les  deux  fils  de  Jean  Calas,  et  que  tous 
deux  ne  se  déterminèrent  en  faveur  des  Calas  qu'après  avoir 
examiné  l'affaire  avec  la  plus  grande  maturité. 

Il  devait  savoir,  et  il  feignait  d'ignorer,  que  vous-même, 
monsieur,  vous  confondîtes,  dans  votre  mémoire  pour  M",e  Calas, 
ce  préjugé  abominable  qui  accuse  la  religion  protestante  d'or- 
donner le  parricide;  M.  de  Sudre,  fameux  avocat  de  Toulouse, 
s'était  élevé  avant  vous  contre  cette  opinion  horrible,  et  n'avait 
pas  été  écouté.  Le  parlement  de  Toulouse  fit  même  brûler,  dans 
un  vaste  bûcher  élevé  solennellement,  un  écrit  extrajudiciaire 
dans  lequel  on  réfutait  l'erreur  populaire;  les  archers  firent 
passer  Jean  Calas  chargé  de  fers  à  côté  de  ce  bûcher,  pour  aller 
subir  son  dernier  interrogatoire.  Ce  vieillard  crut  que  cet  appa- 
reil était  celui  de  son  supplice  ;  il  tomba  évanoui  ;  il  ne  put  ré- 
pondre quand  il  fut  traîné  sur  la  sellette,  son  trouble  servit  à  sa 
condamnation. 

Enfin,  le  consistoire  et  même  le  conseil  de  Genève  furent 
obligés  de  repousser  et  de  détruire,  par  un  certificat  authentique, 
l'imputation  atroce  intentée  contre  leur  religion  ;  et  c'est  au  mé- 
pris de  ces  actes  publics,  au  milieu  des  cris  de  l'Europe  entière, 
à  la  vue  de  l'arrêt  solennel  de  quarante  maîtres  des  requêtes, 
qu'un  homme  sans  aveu  comme  sans  pudeur  ose  mentir  pour 
attaquer,  s'il  le  pouvait,  l'innocence  reconnue  des  Galas. 

Cette  effronterie  si  punissable  a  été  négligée,  le  coupable  s'est 
sauvé  à  l'abri  du  mépris.  M.  le  marquis  d'Argence,  officier  gé- 
néral, qui  avait  passé  quatre  mois  chez  moi,  dans  le  plus  fort 
du  procès  des  Calas,  a  été  le  seul  qui  ait  marqué  publiquement 
son  indignation  contre  ce  vil  scélérat. 

Ce  qui  est  plus  étrange,  monsieur,  c'est  que  M.  Coqueley, 
qui  a  eu  l'honneur  d'être  admis  dans  votre  ordre,  se  soit  abaissé 
jusqu'à  être  l'approbateur  des  feuilles  de  ce  Fréron,  qu'il  ait  au- 
torisé une  telle  insolence,  et  qu'il  se  soit  rendu  son  complice. 

Que  ces  feuilles  calomnient  continuellement  le  mérite  en  tout 
genre,  que  l'auteur  vive  de  son  scandale,  et  qu'on  lui  jette  quel- 
ques os  pour  avoir  aboyé,  à  la  bonne  heure,  personne  n'y  prend 
garde  ;  mais  qu'il  insulte  le  conseil  entier,  vous  m'avouerez  que 
cette  audace  criminelle  ne  doit  pas  être  impunie  dans  un  mal- 
heureux chassé  de  toute  société,  et  même  de  celle  qui  a  été 
enfin  chassée  de  toute  la  France.  Il  n'a  pas  acquis  par  l'opprobre 


ANNEE    1767.  177 

le  droit  d'insulter  ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable.  J'ignore  s'il  a 
parlé  des  Sirven  ;  mais  on  devrait  avertir  les  provinciaux  qui 
ont  la  faiblesse  de  faire  venir  ses  feuilles  de  Paris,  qu'ils  ne  doi- 
vent pas  y  faire  plus  d'attention  qu'on  n'en  fait  dans  votre  capi- 
tale à  tout  ce  qu'écrit  cet  homme  dévoué  à  l'horreur  publique. 

Je  viens  de  lire  le  mémoire  de  M.  Cassen,  avocat  au  con- 
seil :  cet  ouvrage  est  digne  de  paraître  môme  après  le  vôtre.  On 
m'apprend  que  M.  Cassen  a  la  même  générosité  que  vous  :  il 
protège  l'innocence  sans  aucun  intérêt.  Quels  exemples,  mon- 
sieur, et  que  le  barreau  se  rend  respectable!  M.  de  Crosne  et 
M.  de  Baquencourt  ont  mérité  les  éloges  et  les  remerciements 
de  la  France,  dans  le  rapport  qu'ils  ont  fait  du  procès  des  Calas. 
Nous  avons  pour  rapporteur1,  dans  celui  des  Sirven,  un  magis- 
trat sage,  éclairé,  éloquent  (de  cette  éloquence  qui  n'est  pas 
celle  des  phrases)  ;  ainsi  nous  pouvons  tout  espérer. 

Si  quelques  formes  juridiques  s'opposaient  malheureusement 
à  nos  justes  supplications,  ce  que  je  suis  bien  loin  de  croire, 
nous  aurions  pour  ressource  votre  factum,  celui  de  M.  Cassen, 
et  l'Europe  ;  la  famille  Sirven  perdrait  son  bien,  et  conserverait 
son  honneur;  il  n'y  aurait  de  flétri  que  le  juge  qui  l'a  con- 
damnée, car  ce  n'est  pas  le  pouvoir  qui  flétrit,  c'est  le  public. 

On  tremblera  désormais  de  déshonorer  la  nation  par  d'ab- 
surdes accusations  de  parricides,  et  nous  aurons  du  moins 
rendu  à  la  patrie  le  service  d'avoir  coupé  une  tête  de  l'hydre  du 
fanatisme. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  les  sentiments  de  l'estime  la  plus 
respectueuse,  etc. 


6805.    —  A   M.   LE    MARQUIS  D'ARGENCE   DE   D1RAC. 

21  mars. 

Il  est  arrivé,  monsieur,  bien  des  événements  qui  nous  obli- 
gent de  différer.  L'affaire  des  Sirven,  qui  commence  à  faire  un 
grand  bruit  à  Paris,  et  qui  va  être  jugée  au  conseil  du  roi,  m'oc- 
cupe à  présent  tout  entier,  et  ne  me  permet  pas  une  diversion 
qui  pourrait  lui  nuire.  Beaucoup  d'autres  considérations  me 
persuadent  qu'il  faut  attendre  encore  quelque  temps.  M.  Bour- 
sier doit  vous  envoyer  incessamment  trois  ou  quatre  petits  pa- 


1.  M.  de  Chardon.  (Note  de  Voltaire.)  —  Voyez  la  lettre  que  lui  adressa  Vol- 
taire en  février  1768. 

45.  —  Correspondance.  XIII.       -  12 


17S  CORRESPONDANCE. 

quets  du  Colladon1,  que  vous  aimez  tant;  vous  pourrez  en  donner 
une  boîte  à  M.  le  chevalier  de  Chastellux,  s'il  est  dans  vos  can- 
tons. Les  affaires  de  Genève  sont  toujours  dans  la  même  situa- 
tion, et  elles  y  seront  encore  probablement  longtemps.  Plus  de 
communication  entre  la  France  et  le  territoire  de  Genève,  plus 
de  voitures,  ni  de  Lyon,  ni  de  Dijon  ;  nous  sommes  enfermés 
comme  dans  une  ville  assiégée. 

M.  le  duc  de  Cboiseul  a  eu  pour  moi  les  plus  grandes  bontés, 
mais  je  n'en  souffre  pas  moins;  je  suis  toujours  très-languis- 
sant, mon  âge  avance,  ma  force  diminue  ;  mais  mon  attache- 
ment pour  vous  ne  diminuera  jamais. 

6806.   —   A  M.   DE   CHABANON. 


Si  vous  êtes  sage,  mon  cher  confrère  vous  attendrez  la  fin, 
d'avril  pour  revenir  dans  votre  couvent.  Nous  espérons  que  la 
communication  avec  Lyon  et  la  Bourgogne  sera  rouverte  dans 
ce  temps-là,  ou  du  moins  au  commencement  de  mai.  Je  ne  sais 
si  vous  savez  que  nous  sommes  entourés  de  troupes  et  de  mi- 
sère. Nous  aurons  encore  des  neiges  sur  nos  montagnes  pendant 
plus  d'un  mois  ;  les  désastres  nous  environnent,  et  les  secours 
nous  manquent.  Je  suis  obligé  en  conscience  de  vous  en  avertir, 
afin  que  si  vous  nous  faites  le  plaisir  de  venir  plus  tôt,  vous  ne 
soyez  pas  étonné  de  souffrir  comme  nous.  Je  crois  même  qu'il 
vous  faudra  un  passe-port  de  M.  le  duc  de  Cboiseul. 

Je  n'aime  point  du  tout  cette  guerre,  toute  ridicule  qu'elle 
est.  Je  me  serais  retiré  à  Lyon,  si  je  n'avais  pas  eu  trop  de 
monde  à  transporter. 

On  joue  actuellement  les  Scythes  à  Genève  et  à  Lyon  ;  on  va 
les  jouer  à  Paris2,  dès  que  les  spectacles  se  rouvriront.  Les  mé- 
chants m'attribuent  tant  d'ouvrages  hétérodoxes  que  j'ai  voulu 
leur  faire  voir  que  je  ne  faisais  que  de  mauvaises  tragédies.  J'ai 
prouvé  par  là  mon  alibi  ;  j'ai  fait  comme  Alcibiade,  qui  fit  couper 
la  queue  à  son  chien  afin  qu'on  ne  l'accusât  pas  d'autres  sot- 
tises. Les  Scythes  pourront  être  siffles  parles  Welches  ;  mais  j'aime 

1.  Voltaire  s'est  déjà  servi  de  ce  nom;  voyez  lettre  G661  :  les  ouvrages  dont  il 
parle  ici  doivent  être  les  Honnêtetés  théologiques  et  les  Questions  de  Zapata.  Voyez 
la  fin  de  la  lettre  6792. 

2.  Ils  y  furent  joués  le  26  mars. 


ANNÉE    1767.  479 

mieux;  cire  sifflé  par  le  parterre  que  d'être  calomnié  par  les 
cagots. 

Mes  respects  à  Eudoxie  ou  Eudocie1,  et  à  monsieur  son  père, 
que  j'aime  de  tout  mon  cœur. 

G807.   —  A  M.   LE  MARQUIS   DE    VILLE  VIEILLE. 

23  mars. 

Il  est  vrai  que  le  diable  est  déchaîné.  Votre  confiseur2  est 
devenu  martyr,  pour  des  confitures  qui  ne  sont  pas  à  mi-sucre. 
Il  faut  espérer  que  Mme  de  Boufflers  abrégera  le  temps  de  ses 
souffrances.  Je  prendrai  toutes  les  mesures  possibles  pour  rece- 
voir le  présent  de  M.  de  Montcomble,  malgré  l'interruption  de 
tout  commerce  avec  Lyon. 

Je  vous  demande  en  grâce  de  me  ménager  toujours  les  bontés 
de  M.  de  Clausonet.  Voici  une  plaisanterie3  qui  pourra  vous  ré- 
jouir, vous  et  M.  Duché. 

Adieu,  monsieur;  je  vous  aime  trop  pour  faire  avec  vous  la 
moindre  cérémonie. 

6808.  —   A   M.   LE    MARQUIS   DE    XIMENÈS. 

A  Ferney,  23  mars. 

Vous  avez  affligé  ce  pauvre  La  Harpe  et  moi  :  cela  n'est  pas 
bien  ;  il  ne  faut  pas  faire  comme  Dieu,  qui  damne  ses  créatures. 
Il  y  a  quelques  longueurs  dans  le  commencement  de  son  ou- 
vrage4. On  les  retranche.  La  pièce  est  bonne,  elle  est  utile.  Au 
nom  de  Dieu,  monsieur  le  marquis,  ne  brisez  pas  le  cœur  de 
mon  petit  La  Harpe. 

On  jouera,  je  crois,  le  25  ou  le  26,  ces  polissons  de  Scythes. 
J'espère  que  vous  aurez  la  bouté  de  m'informer  de  ce  qu'il  faudra 
y  corriger.  On  ne  voit  pas  les  choses  comme  elles  sont  avec  des 
lunettes  de  cent  trente  lieues. 

Je  me  flatte  que  la  Sorbonne  s'accommodera  avec  le  révérend 
père  Marmontel  pour  la  permission  du  Petit  Carême  de  Bèlisaire. 

Je  vous  embrasse  très-tendrement  -,  mais  vous  n'êtes  pas  assez 
ennemi  du  fanatisme  !  V. 

1.  Tragédie  de  Chabanon. 

2.  Le  libraire  Le  Clerc,  de  Nancy. 

3.  La  Guerre  civile  de  Genève. 

4.  Sa  Réponse  d'un  solitaire  de  la  Trappe,  etc.;  voyez  tome  XXVI,  page  507. 


CORRESPONDANCE. 
û609.  —  A  M.   DORAT. 


23  mars. 


Je  réponds,  monsieur,  à  votre  lettre  du  17  de  mars,  et  je 
vous  demande  eu  grâce  qu'après  ce  dernier  éclaircissement  il 
ne  soit  plus  jamais  question  entre  nous  d'une  affaire  si  désa- 
gréable. 

Tout  ce  que  j'ai  mandé  à  M.  le  chevalier  de  Pezay  est  dans 
la  plus  exacte  vérité.  Il  est  très-vrai  que  je  n'ai  jamais  montré  à 
personne  ni  vos  lettres,  ni  vos  premiers  vers  imprimés1,  ni  vos 
seconds  manuscrits2. 

Il  est  très-vrai  que  Mme  Denis,  ayant  appris  de  Paris  l'effet 
dangereux  que  pouvait  faire  Y  Avis*  imprimé  chez  Jorry,  me 
demanda,  en  présence  de  M.  de  La  Harpe,  ce  que  c'était  que 
cette  triste  aventure.  J'avais  la  pièce,  et  je  ne  la  communiquai 
pas;  je  dis  que  vous  aviez  tout  réparé;  que  je  vous  croyais 
un  très-bon  cœur;  que  vous  m'aviez  écrit  une  lettre  pleine 
de  candeur;  que  vous  étiez,  de  toute  façon,  au-dessus  de  la  ja- 
lousie, qui  est  le  vice  des  esprits  médiocres.  Je  citai  un  endroit 
de  votre  lettre,  très-bien  écrit,  et  qui  m'avait  fait  impression.  Si 
M.  de  La  Harpe  a  fait  quelque  usage  de  cette  seule  confidence, 
je  l'ignore  entièrement.  Je  viens  de  lui  parier  ;  il  m'a  dit  qu'il 
était  très-aftligé  d'avoir  eu  sujet  de  se  plaindre  de  vous.  Je  vous 
prie  de  considérer  que  c'est  un  jeune  homme  qui  a  autant  de 
talents  que  peu  de  fortune.  Il  a  une  femme  et  des  enfants.  Qui 
pourra  seconder  ses  talents,  sinon  des  gens  de  lettres  aussi  capa- 
bles d'en  juger  que  vous?  Nous  sommes  dans  un  temps  où  la 
littérature  n'est  que  trop  persécutée  ;  elle  le  serait  certainement 
moins  si  ceux  qui  la  cultivent  étaient  unis. 

Il  faut  tout  oublier,  monsieur,  et  ne  se  souvenir  que  du  be- 
soin que  nous  avons  de  nous  soutenir  les  uns  les  autres.  Nous 
avons  tous  la  môme  façon  de  penser  ;  faudra-t-il  que  nous  soyons 
la  victime  de  ceux  qui  ne  pensent  point,  ou  qui  pensent  mal? 

Ce  qui  est  encore  malheureusement  très-vrai,  c'est  que,  lors- 
que votre  Avis  parut,  lorsqu'on  eut  la  cruauté  d'y  trop  remar- 
quer l'injustice  publique  faite  par  nos  ennemis  communs  à 
certains  ouvrages,  j'avais,  dans  ce  temps-là  même,  une  affaire 
très-sérieuse,  et  la  calomnie  me  poursuivait  vivement. 

1.  L'Avis  aux  sages  du  siècle;  voyez  lettre  663*2. 

2.  Voyez  lettre  6781. 

3.  L'Avis  aux  sages  du  siècle. 


ANNÉE    1767.  181 

Je  ne  tous  dissimulai  pas  combien  il  était  dangereux  pour 
moi  d'être  confondu  avec  Rousseau,  convaincu,  aux  yeux  de 
M.  le  duc  de  Choiseul,  et  même  à  ceux  du  roi,  des  manœuvres 
les  plus  criminelles.  Je  pousserai  même  la  franchise  avec  vous 
jusqu'à  vous  avouer  que  je  venais  de  recevoir  des  reproches  de 
M.  le  duc  de  Choiseul  sur  les  affaires  qui  concernaient  ce  Ge- 
nevois. Vous  voyez  que  vous  aviez  fait  beaucoup  plus  de  mal 
que  vous  ne  pensiez  en  faire. 

N'en  parlons  plus  ;  j'ai  tout  oublié  pour  jamais,  et  je  ne  suis 
sensible  qu'à  votre  mérite  et  à  vos  politesses.  Je  veux  que  M.  le 
chevalier  de  Pezay  en  soit  le  garant.  Tout  ce  que  j'oserais  exiger 
d'un  homme  aussi  bien  né  que  vous  l'êtes,  ce  serait  de  sentir 
combien  votre  supériorité  doit  vous  écarter  de  tout  commerce 
avec  Fréron.  Ni  ses  mœurs  ni  ses  talents  ne  doivent  le  mettre  à 
portée  de  vous  compter  parmi  ceux  qui  le  tolèrent. 

Ceux  qui,  comme  vous,  monsieur,  ont  tant  de  droits  de  pré- 
tendre à  l'estime  du  public  ne  sont  pas  faits  pour  soutenir  ceux 
qui  en  sont  l'exécration. 


6810.  —  A   MADAME   LA  MARQUISE   DE  FLORIAN. 


Voici,  ma  chère  nièce,  l'état  où  nous  sommes.  Toute  commu- 
nication avec  Genève  est  interrompue.  Il  faut  tout  faire  venir  de 
Lyon,  et  les  voitures  de  Lyon  ne  peuvent  passer  :  plus  de  car- 
rosses, plus  de  messageries,  plus  de  rouliers.  Nous  faisions  venir 
tout  ce  qui  nous  était  nécessaire  par  le  courrier,  et  on  vient  de 
saisir  ce  courrier.  Si  j'étais  plus  jeune,  j'abandonnerais  Ferney 
pour  jamais,  j'irais  chercher  ailleurs  la  tranquillité;  mais  le 
moyen  de  déménager  à  soixante-quatorze  ans  !  Sans  doute  votre 
fils  doit  manger  peu  et  marcher  beaucoup,  ou  souffrir  ;  il  faut 
opter.  Il  s'agit  ici  de  ne  pas  se  condamner  soi-même  à  uue  vie 
courte  et  malheureuse. 

Je  vous  remercie  bien  tendrement  de  votre  assistance  aux  ré- 
pétitions des  Scythes  avec  votre  brave  Persan,  grand  écuyer  de 
Babylone.  Je  voudrais  bien  qu'on  ne  gâtât  pas,  qu'on  ne  mutilât 
pas  indignement  ces  Scythes,  comme  on  a  défiguré  toutes  les 
pièces  dont  j'ai  gratifié  les  comédiens  :  j'ai  été  mal  payé  par  eux 
de  mes  bienfaits... 

Nous  avons  fermé  notre  porte  heureusement  aux  Anglais,  aux 
Allemands,  et  aux  Genevois.  Il  faut  finir  ses  jours  dans  la  re- 


1S2  CORRESPONDANCE. 

traite  ;  la  cohue  m'est  insupportable.  Vous  accommoderez-vous 
de  notre  couvent?  Ne  comptez  pas  sur  la  bonne  chère  :  elle  est 
devenue  impossible. 

6811.  —  A  M.    DE   CHABANON*. 

Si  j'avais  votre  jeunesse  et  vos  grâces,  par  ma  foi,  je  ferais 
tout  comme  vous.  Je  préférerais  de  grandes  filles,  belles  et  bien 
faites,  à  de  vieux  malades.  Quand  elles  vous  donneront  un  mo- 
ment de  relâche,  venez  voir  votre  oncle  à  Ferney  :  notre  hôpital 
est  triste,  mais  cet  hôpital  vous  aime. 

Souvenez-vous  que  vous  m'avez  promis  de  me  montrer  quel- 
que chose  de  votre  façon.  Vous  savez  combien  tout  ce  que  vous 
faites  m'est  précieux.  Adieu,  cher  ami,  réjouissez-vous. 

G8I2.    —   DE   FRÉDÉRIC   II,   ROI  DE   PRUSSE. 

Potsdam,  24  mars. 

Je  vous  plains  de  ce  que  votre  retraite  est  entourée  d'armes;  il  n'est 
donc  aucun  séjour  à  l'abri  du  tumulte!  Qui  croirait  qu'une  république  dût 
être  bloquée  par  des  voisins  qui  n'ont  aucun  empire  sur  elle?  Mais  je  me 
flatte  que  cet  orage  passera,  et  que  les  Genevois  ne  se  roidiront  pas  contre 
la  violence,  ou  que  le  ministère  français  modérera  sa  fougue. 

Vous  voulez  savoir  le  mot  du  conte?  Il  ne  regarde  que  moi.  Ce  conte2 
fut  fait  l'an  1761,  et  convenait  assez  à  ma  situation  telle  qu'elle  était  alors. 
J'ai  corrigé  cet  ouvrage  depuis  la  paix,  et  je  vous  l'ai  envoyé.  Je  suis  si 
ennuyé  de  la  politique  que  je  la  mets  de  côté  dans  mes  moments  de  loisir 
et  d'étude;  je  laisse  cet  art  conjectural  à  ceux  dont  l'imagination  aime  à 
s'élancer  dans  l'immense  abîme  des  probabilités. 

Ce  que  je  sais  de  l'impératrice  de  Russie,  c'est  qu'elle  a  été  sollicitée 
par  les  dissidents  de  leur  prêter  son  assistance,  et  qu'elle  a  fait  marcher  des 
arguments  munis  de  canons  et  de  baïonnettes,  pour  convaincre  les  évoques 
polonais  des  droits  que  ces  dissidents  prétendent  avoir. 

Il  n'est  point  réservé  aux  armes  de  détruire  Yinf...;  elle  périra  par  le 
brasjde  la  Vérité  et  par  la  séduction  de  l'intérêt.  Si  vous  voulez  que  je  déve- 
loppe cette  idée,  voici  ce  que  j'entends  : 

J'ai  remarqué,  et  d'autres  comme  moi,  que  les  endroits  où  il  y  a  le  plus 
de  couvents  et  de  moines  sont  ceux  où  le  peuple  est  le  plus  aveuglément 
livré  à  la  superstition  :  il  n'est  pas  douteux  que,  si  l'on  parvient  à  détruire 
ces  asiles  du  fanatisme,  le  peuple  ne  devienne  un  peu  indifférent  et  tiède 
sur  ces  objets,  qui  sont  actuellement  ceux  de  sa  vénération.  Il  s'agirait  donc 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.  —  Date  incertaine. 

2.  Voyez  lettre  6779. 


ANNÉE    17  67.  183 

de  détraire  les  cloîtres,  au  moins  de  commencer  a  diminuer  leur  nombre. 
Ce  moment  est  venu,  parce  que  le  gouvernement  français  et  celui  d'Au- 
triche sont  endettés,  qu'ils  ont  épuisé  les  ressources  de  l'industrie  pour 
acquitter  leurs  dettes  sans  y  parvenir.  L'appât  de  riches  abbayes  et  de  cou- 
vents bien  rentes  est  tentant.  En  leur  représentant  le  mal  que  les  cénobites 
font  à  la  population  de  leurs  États,  ainsi  que  l'abus  du  grand  nombre  de  Cucu- 
lati  qui  remplissent  leurs  provinces,  en  même  temps  la  facilité  de  payer  en 
partie  leurs  dettes  en  y  appliquant  les  trésors  de  ces  communautés,  qui  n'ont 
point  de  successeurs,  je  crois  qu'on  les  déterminerait  à  commencer  cette. 
réforme;  et  il  est  à  présumer  qu'après  avoir  joui  de  la  sécularisation  de 
quelques  bénéfices,  leur  avidité  engloutira  le  reste. 

Tout  gouvernement  qui  se  déterminera  à  cette  opération  sera  ami  des 
philosophes ,  et  partisan  de  tous  les  livres  qui  attaqueront  les  superstitions 
populaires  et  le  faux  zèle  des  hypocrites  qui  voudraient  s'y  opposer. 

Voilà  un  petit  projet  que  je  soumets  à  l'examen  du  patriarche  de  Ferney. 
C'est  à  lui,  comme  au  père  des  fidèles,  de  le  rectifier  et  de  l'exécuter. 

Le  patriarche  m'objectera  peut-être  ce  que  l'on  fera  des  évoques  :  je  lui 
réponds  qu'il  n'est  pas  temps  d'y  toucher  encore;  qu'il  faut  commencer  par 
détruire  ceux  qui  soufflent  l'embrasement  du  fanatisme  au  cœur  du  peuple. 
Dès  que  le  peuple  sera  refroidi,  les  évêques  deviendront  de  petits  garçons 
dont  les  souverains  disposeront,  par  la  suite  des  temps,  comme  ils  voudront. 

La  puissance  des  ecclésiastiques  n'est  que  d'opinion;  elle  se  fonde  sur  la 
crédulité  des  peuples.  Éclairez  ces  derniers,  l'enchantement  cesse. 

Après  bien  des  peines,  j'ai  déterré  le  malheureux  compagnon  de  La 
Barre  *  :  il  se  trouve  porte-enseigne  à  Wesel,  et  j'ai  écrit  pour  lui. 

On  me  marque  de  Paris  qu'on  prépare  au  Théâtre-Français,  avec  appa- 
reil, la  représentation  des  Scythes  2.  Vous  ne  vous  contentez  pas  d'éclairer 
votre  patrie,  vous  lui  donnez  encore  du  plaisir.  Puissiez-vous  lui  en  donner 
longtemps,  et  jouir  dans  votre  doux  asile  des  délices  que  vous  avez  procu- 
rées à  vos  contemporains,  et  qui  s'étendront  à  la  race  future  autant  qu'il  y 
aura  des  hommes  qui  aimeront  les  lettres,  et  d'âmes  sensibles  qui  connaî- 
tront la  douceur  de  pleurer!  Vale. 

FÉDIÎIUC 


G813.    —    DE    CATHERINE    lis, 

IMPÉRATRICE    DE    RUSSIE. 

A  Moscou,  ce  15  et  26  mars  1767. 

Monsieur,  j'ai  reçu  hier  votre  lettre  du  24  février,  où  vous  me  conseillez 
de  faire  un  miracle  pour  rendre  le  climat  de  ce  pays  moins  rude.  Cette 
ville-ci  était  autrefois  très-accoutumée  à  en  voir,  ou  plutôt  les  bonnes  gens 

1.  D'Étallonde  de  Morival  ;  voyez  lettres  6671,  6735,  6779. 

2.  La  représentation  eut  lieu  le  26  mars. 

3.  Collection  de  Documents,  Mémoires  et  Correspondances,  relatifs  à  l'histoire 
de  l'empire  de  Russie,  tome  X,  page  175. 


184  CORRESPONDANCE. 

prenaient  souvent  les  choses  les  plus  ordinaires  pour  des  miracles.  J'ai  lu 
dans  la  préface  du  concile  du  tzar  Ivan  Basiliewitz,  que  lorsque  le  tzar  eut 
fait  sa  confession  publique,  il  arriva  un  miracle;  que  le  soleil  parut  en  plein 
midi,  et  que  sa  lueur  donna  sur  lui,  et  sur  tous  les  pères  rassemblés.  Notez 
que  ce  prince,  après  avoir  fait  une  confession  générale  à  haute  voix,  finit 
par  reprocher,  dans  des  termes  très-vifs,  au  clergé,  tous  ses  désordres,  et 
conjura  le  concile  de  le  corriger,  lui  et  son  clergé  aussi. 

A  présent  les  choses  sont  changées.  Pierre  le  Grand  a  mis  tant  de  forma- 
lités pour  constater  un  miracle,  et  le  synode  les  remplit  si  striclement,  que 
je  crains  d'exposer  celui  que  vous  me  conseillez.  Cependant  je  ferai  tout  ce 
qui  sera  en  mon  pouvoir  pour  procurer  à  la  ville  de  Pétersbourg  un  meilleur 
air.  11  y  a  trois  ans  qu'on  est  après  à  saigner  les  marais  qui  l'entourent, 
par  des  canaux,  et  à  abattre  les  forêts  de  sapins  qui  la  couvrent  du  midi; 
et  déjà  à  présent  il  y  a  trois  grandes  terres  occupées  par  des  colons,  là  où 
un  homme  à  pied  ne  pouvait  passer  sans  avoir  de  l'eau  jusqu'à  la  ceinture; 
et  ils  ont  semé,  l'automne  passée,  leurs  premiers  grains. 

Comme  vous  paraissez,  monsieur,  prendre  intérêt  à  ce  que  je  fais,  je 
joins  à  cette  lettre  la  traduction  française  du  Manifeste 1  publié  le  1 4  décembre 
de  l'année  passée,  dont  la  traduction  a  été  si  fort  estropiée  dans  les  gazettes 
de  Hollande  qu'on  ne  savait  pas  trop  ce  qu'il  devait  signifier.  En  russe 
c'est  une  pièce  estimée  :  la  richesse  et  la  concision  de  notre  langue  l'ont 
rendue  telle.  La  traduction  en  a  été  d'autant  plus  pénible.  Au  mois  de  juin, 
cette  grande  assemblée  commencera  ses  séances,  et  nous  dira  qu'est-ce  qui 
lui  manque  :  après  quoi  l'on  travaillera  aux  lois,  que  l'humanité,  j'espère,  ne 
désapprouvera  pas.  D'ici  à  ce  temps-là,  j'irai  faire  un  tour  dans  diffé- 
rentes provinces,  le  long  du  Volga;  et  au  moment  peut-être  que  vous  y 
attendrez  le  moins,  vous  recevrez  une  lettre  datée  de  quelque  bicoque  de 
l'Asie. 

Je  serai  là ,  comme  partout  ailleurs ,  remplie  d'estime  et  de  considéra- 
tion pour  le  seigneur  du  château  de  Ferney. 

Le  comte  Schouvalow  m'a  montré  une  lettre  par  laquelle  vous  lui  deman- 
dez des  nouvelles  de  deux  écrits  envoyés  à  la  Société  économique  de  Péters- 
bourg. Je  sais  que  parmi  une  douzaine  de  mémoires  qui  lui  ont  été  envoyés 
pour  résoudre  sa  question,  il  y  en  a  un  en  français,  qui  est  adressé  par  Schaf- 
fouse.  Si  vous  pouviez  m'indiquer  les  devises  de  ceux  pour  lesquels  vous 
vous  intéressez,  je  ferais  demander  à  la  Société  si  elle  les  a  reçus.  Je  crois 
que  le  jour  pour  les  décacheter  n'est  pas  encore  échu. 


6814.  —  DU  CARDINAL   DE  BERNIS. 

Alby,  le  26  mars. 

J'ai  attendu,  mon  cher  confrère,  pour  répondre  à  votre  dernière  lettre, 
d'avoir  lu  les  discours  de  M.  Thomas  et  de  M.  de  La  Harpe.  Le  style  du 

1.  Sur  les  dissensions  de  Pologne. 


ANNÉE    1767.  185 

premier  ne  me  plaît  guère  que  dans  les  notes  qui  accompagnent  ses  éloges. 
Je  n'aime  point  le  style  oriental  qui  se  met  à  la  mode.  Il  est  dommage 
qu'on  ne  cherche  plus  à  allier  la  force  avec  le  naturel,  et  que  Lucain  ait 
parmi  nous  plus  d'imitateurs  que  Virgile.  En  général,  j'ai  été  content  de  la 
manière  d'écrire  de  M.  de  La  Harpe.  S'il  passe  encore  quelque  temps  avec 
vous,  il  achèvera  de  perfectionner  des  talents  qui  donnent  les  plus  grandes 
espérances.  Dès  que  vos  Scythes  seront  imprimés,  je  vous  prie  de  m'en 
envoyer  un  exemplaire.  J'aime  toujours  les  lettres,  et  môme  les  vers,  sur- 
tout quand  c'est  vous  qui  les  avez  faits.  Rarement  j'en  lis  d'autres.  Je  deviens 
vieux,  mon  cher  confrère,  puisque  je  deviens  si  difficile.  J'espère  que  nous 
verrons  bientôt  vos  commentaires  sur  la  petite  guerre  de  Genève.  Il  ne 
tiendra  qu'à  vous  de  les  écrire  comme  César.  L'intérêt  des  événements  ne 
pourra  être  le  même,  et  je  crois  que  les  comptes  de  votre  maître-d'hôtel  y 
joueront  le  premier  rôle. 

Dans  vos  moments  de  loisir,  je  vous  prie  de  vous  moquer  un  peu  de  la 
bouffissure  qui  règne  aujourd'hui.  En  fait  de  goût,  dès  que  les  premières 
bornes  seront  franchies,  on  ne  sait  plus  jusqu'où  l'on  pourra  aller.  Nous 
touchons  presque  au  galimatias.  Est-il  possible  que  dans  un  siècle  où  vous 
écrivez  on  s'éloigne  si  fort  du  style  de  Racine,  de  Despréaux,  et  du  vôtre! 
Rendez  encore  ce  service  aux  lettres.  Vous  pouvez  faire  cette  heureuse 
révolution  en  vous  jouant. 

Adieu,  mon  cher  confrère;  soyez  toujours  aimable.  Vivez,  malgré  la 
délicatesse  de  vos  organes  et  la  vivacité  de  votre  âme  :  soyez  un  prodige 
dans  le  monde  physique  comme  dans  le  monde  moral;  et  surtout  ayez  de 
l'amitié  pour  moi,  qui  vous  admire  et  qui  vous  aime. 


6815.   —  A   M.   DAMILAVILLE. 

27  mars. 

Je  ne  sais  comment  les  paquets  que  vous  m'avez  adressés  me 
parviendront.  Il  n'y  a  plus  de  voitures  de  Lyon  à  Genève;  et, 
malgré  toutes  les  bontés  de  M.  le  duc  de  Choiscul,  nous  serons 
dans  l'état  le  plus  gênant  et  le  plus  désagréable  jusqu'à  ce  que 
l'on  ait  fait  un  nouveau  chemin.  Nous  ne  pouvions  même  faire 
venir  des  étoffes  de  Lyon  que  par  le  courrier.  Un  commis  du 
bureau  de  Collonges1,  aussi  insolent  que  fripon,  nous  a  saisi  nos 
étoffes  ;  ainsi  je  ne  vois  pas  comment  les  cinquante  mémoires  de 
M.  de  Beaumont  en  faveur  des  Sirven  me  parviendront.  Nous 
souffrons  infiniment  des  mesures  qu'on  a  prises  très-justement 
contre  Genève;  nous  payons  les  fautes  de  cette  ville.  Il  est  bon 
d'être  philosophe,  mais  il  est  triste  d'être  toujours  obligé  de  se 
servir  de  sa  philosophie. 

1.  Voyez  lettre  6817. 


186  CORRESPONDANCE. 

Je  rerois  dans  ce  moment  votre  lettre  du  21.  M.  Boursier 
assure  qu'il  vous  a  dépêché  par  Lyon,  à  M.  de  Courteilles,  les 
instruments  de  mathématiques  de  M.  Lembertad.  Il  est  très- 
vraisemblable  qu'on  ne  quittera  point  l'affaire  cle  la  Caïenne1 
pour  celle  d'un  particulier  :  nous  sommes  résignés  à  tout. 

L'aventure  de  Mmc  Le  Jeune  a  du  inoins  produit  un  grand 
bien.  On  lui  a  saisi  deux  cents  exemplaires  du  dernier  livre  de 
feu  M.  Boulanger.  Je  viens  de  lire  ce  livre  abominable  pour  la 
troisième  fois  :  je  sens  combien  il  est  dangereux.  Il  détruirait 
absolument  le  pouvoir  des  ecclésiastiques,  avec  tous  les  mystères 
de  notre  sainte  religion.  L'auteur  ne  veut  que  de  la  vertu  et  de 
la  probité,  qui  sont  si  malaisées  à  rencontrer,  et  qui  ne  suffisent 
pas. 

Vous  aurez  bientôt  une  lettre  oslensible  sur  les  Sirven'2,  qui 
peut-être  sera  imprimable,  supposé  qu'il  soit  permis  d'imprimer 
des  choses  utiles.  On  joue  actuellement  les  Scythes  à  Lausanne, 
à  Genève,  à  Lyon,  à  Bordeaux,  et  probablement  à  Paris.  J'aime 
assez  les  choses  dont  personne  ne  s'est  encore  avisé  ;  mais  je 
crains  que  Paris  ne  soit  plus  difficile  que  les  provinces. 

Adieu,  mon  cher  ami;  je  vous  embrasse.  Êcr.  l'inf.... 

6816.  —  A    M.    BORDES3. 


On  vient  de  réimprimer,  monsieur,  le  Commentaire  sur  les 
Délits  et  les  Peines.  L'imprimeur  de  Genève,  nommé  Grasset,  com- 
mence à  débiter  actuellement  son  édition  ;  elle  est  beaucoup 
augmentée.  Il  doit  avoir  écrit  à  Deville  pour  s'arranger  avec  lui. 
J'aurai  l'honneur  de  vous  en  envoyer  un  exemplaire  par  la  pre- 
mière occasion.  On  n'ose  plus  actuellement  se  servir  des  courriers 
des  lettres,  depuis  qu'un  coquin  de  commis,  nommé  Dumesrel  le 
fils,  a  osé  arrêter  le  courrier  au  bureau  de  Collongcs,  sur  la 
route  de  Lyon  ;  et  vous  savez  qu'il  n'y  a  nulle  communication 
entre  Lyon,  le  pays  de  Gex  et  Genève.  J'ai  pris  le  parti  de  faire 
réimprimer  les  deux  petits  volumes  que  vous  savez,  et  j'espère 
que  vous  serez  payé  au  centuple  avant  six  semaines.  En  atten- 
dant, voici  une  petite  brochure4  qu'on  peut  mettre  dans  une 


1.  Il  en  a  déjà  été  question  dans  la  lettre  6" 

2.  Probablement  la  lettre  6804. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

4.  Sans  doute  les  Questions  de  Zapata. 


ANNÉE    17G7.  187 

lettre;  le  port  n'en  sera  pas  bien  considérable;  elle  m'a  été  en- 
voyée de  Paris. 

Je  ne  puis  jouir  de  la  consolation  de  vous  aller  voir  à  Lyon  ; 
mais  nous  sommes  malades,  Mn,e  Denis  et  moi.  Nous  ne  pouvons 
quitter  le  coin  du  feu  ;  nos  montagnes  sont  encore  couvertes  de 
neige. 

Conservez-moi,  monsieur,  une  amitié  dont  je  sens  tout  le 
prix. 

6817.  —  A   MADAME   LA    DUCHESSE    DE   GRAMMONT. 

Au  château  de  Ferney,  '27  mars. 

Encouragé  par  vos  bontés,  et  par  celles  de  monseigneur  le 
duc,  votre  frère,  je  prends  encore  la  liberté  de  vous  écrire  à  tous 
deux,  et  de  vous  supplier  de  lui  faire  lire  cette  lettre  dans  un 
moment  de  loisir,  s'il  est  possible  qu'il  en  ait. 

Nous  sommes  bien  loin  de  nous  plaindre,  Mn,e  Denis,  M.  et 
Mme  Dupuits,  et  moi,  et  tout  ce  qui  habite  dans  ma  retraite,  ni 
des  arrangements  pris  par  M.  le  duc  de  Cboiseul,  ni  des  troupes, 
ni  des  officiers.  Nous  nouVsommes  conformés  à  ses  intentions 
avec  le  plus  grand  zèle,  en  ne  tirant  de  Genève  que  la  viande 
de  boucherie  (pardon  de  ces  détails);  nous  faisons  venir  tout 
autre  comestible,  toute  autre  provision  de  Lyon,  pour  donner 
l'exemple.  Mais  jusqu'à  ce  que  les  voitures  publiques  puissent 
marcher  de  Lyon  au  pays  de  Gex  et  en  Suisse,  nous  sommes 
forcés  d'user  des  bontés  de  monseigneur  le  duc  de  Choiseul,  en 
chargeant  le  courrier  de  nous  apporter  les  choses  nécessaires. 
Cette  voie  est  la  seule  praticable. 

Un  malheureux  commis  du  bureau  de  Collonges  (nommé 
Dumesrel  fils)  saisit  les  étoffes  que  Mme  Denis  renvoie  à  Lyon, 
après  avoir  choisi  celles  qu'elle  garde.  Ce  commis,  qu'elle  a  déjà 
fait  condamner  à  restituer  cinquante  louis  d'or  qu'il  lui  avait 
extorqués1,  nous  persécute  comme  s'il  était  le  tyran  de  la  pro- 
vince. 

Confinés  et  bloqués  dans  notre  château;  ne  voulant  rien  tirer 
de  Genève;  obligés  de  faire  venir  par  Lyon  notre  argent,  nos 
provisions,  nos  habits;  n'ayant  d'autre  ressource  que  la  voie  du 
courrier,  que  deviendrons-nous  si  on  nous  coupe  la  communi- 
cation avec  Lyon?  Faudra-t-il  me  réfugier  en  Suisse  à  l'âge  de 
soixante-quatorze  ans?  Je  sais  qu'ordinairement  il  est  défendu 

1.  Voyez  lettre  G"  14. 


'188  COKRESPONDANCE. 

aux  courriers  de  se  charger  d'aucun  ballot;  mais  celte  loi,  portée 
pour  favoriser  les  entrepreneurs  de  voitures,  cesse  quand  les 
voitures  manquent. 

Comment  puis-je  recevoir  cinquante  exemplaires  du  mémoire 
de  Sirven  qui  sont  à  Lyon,  et  que  j'attends  pour  envoyer  aux 
cours  étrangères? 

Monseigneur  le  duc  de  Choiseul  est  grand  maître  des  postes  ; 
il  peut  permettre  que  le  courrier  de  Lyon  nous  apporte  notre 
nécessaire,  dans  cette  interruption  totale  de  commerce.  Il  peut 
réprimer  les  rapines  du  nommé  Dumesrel  iîls,  receveur  du  bu- 
reau de  Collonges. 

Il  peut  donner  ses  ordres  au  sieur  Tabareau,  directeur  de  la 
poste  de  Lyon,  à  qui  le  petit  ballot  saisi  était  renvoyé.  Nous 
demandons  cette  justice  et  cette  grâce  au  protecteur  des  Galas, 
des  Sirven  et  au  nôtre. 

Comptez,  madame,  que  nous  éprouvons  depuis  trois  mois 
l'état  le  plus  cruel  dans  un  désert  qui  est  pire  que  la  Sibérie  la 
moitié  de  l'année,  et  que  j'ai  pourtant  embelli  et  amélioré  aux 
dépens  de  ma  fortune. 

Nous  nous  jetons  à  vos  pieds  et  aux  siens. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  un  profond  respect,  madame,  votre 
très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 


G8I8.   —  A   M.***,   AVOCAT  A  BESANÇON, 

ÉCRITE     SOUS    LE     NOM    D'UN    MEMBRE     DU    CONSEIL    DE    ZURICH    EN    SUISSE. 

Mars. 

Nous  nous  intéressons  beaucoup,  monsieur,  dans  notre  ré- 
publique, à  la  triste  aventure  du  sieur  Fantet1.  Il  était  presque 
le  seul  dont  nous  tirassions  les  livres  qui  ont  illustré  votre 
patrie,  et  qui  forment  l'esprit  et  les  mœurs  de  notre  jeunesse. 
Nous  devons  à  Fantet  les  œuvres  du  chancelier  d'Aguesseau  et 
du  président  de  Thou.  C'est  lui  seul  qui  nous  a  fait  connaître  les 
Essais  de  morale  de  Nicole,  les  Oraisons  funèbres  de  Bossuct,  les  Ser- 
mons de  Massillon  etceuxde]]ourdaloue,ouvragespropresà  toutes 
les  religions  ;  nous  lui  devons  l'Esprit  des  lois,  qui  est  encore  un 
de  ces  livres  qui  peuvent  instruire  toutes  les  nations  de  l'Europe- 

Je  sais  en  mon  particulier  que  le  sieur  Fantet  joint  à  l'utilité 

1.  Libraire  de  Besançon  poursuivi. 


ANNÉE    1767.  1 89 

de  sa  profession  une  probité  qui  doit  le  rendre  cher  à  tous  les 
honnêtes  gens,  et  qu'il  a  employé  au  soulagement  de  ses  parents 
le  peu  qu'il  a  pu  gagner  par  une  louable  industrie. 

Je  ne  suis  point  surpris  qu'une  cabale  jalouse  ait  voulu  le  per- 
dre. Je  vois  que  votre  parlement  ne  connaît  que  la  justice,  qu'il 
n'a  acception  de  personne,  et 'que,  dans  toute  cette  affaire,  il  n'a 
consulté  que  la  raison  et  la  loi.  Il  a  voulu  et  il  a  dû  examiner 
par  lui-même  si,  dans  la  multitude  des  livres  dont  Fantet  fait 
commerce,  il  ne  s'en  trouverait  pas  quelques-uns  de  dangereux, 
et  qu'on  ne  doit  pas  mettre  entre  les  mains  de  la  jeunesse;  c'est 
une  affaire  de  police,  une  précaution  très-sage  des  magistrats. 

Quand  on  leur  a  proposé  de  jeter  ce  que  vous  appelez  des 
monitoires1,  nous  voyons  qu'ils  se  sont  conduits  avec  la  môme 
équité  et  la  même  impartialité,  en  refusant  d'accorder  cette  pro- 
cédure extraordinaire.  Elle  n'est  faite  que  pour  les  grands  crimes; 
elle  est  inconnue  chez  tous  les  peuples  qui  concilient  la  sévérité 
des  lois  avec  la  liberté  du  citoyen  ;  elle  ne  sert  qu'à  répandre  le 
trouble  dans  les  consciences,  et  l'alarme  dans  les  familles.  C'est 
une  inquisition  réelle  qui  invite  tous  les  citoyens  à  faire  le  métier 
infâme  de  délateur,  c'est  une  arme  sacrée  qu'on  met  entre  les 
mains  de  l'envie  et  de  la  calomnie  pour  frapper  l'innocent  en 
sûreté  de  conscience.  Elle  expose  toutes  les  personnes  faibles  à 
se  déshonorer,  sous  prétexte  d'un  motif  de  religion  ;  elle  est,  en 
cette  occasion,  contraire  à  toutes  les  lois,  puisqu'elle  a  pour  but 
la  réparation  d'un  délit,  et  que  l'objet  de  ce  monitoire  serait 
d'établir  un  délit  lorsqu'il  n'y  en  a  point. 

Un  monitoire,  en  ce  cas,  serait  un  ordre  de  chercher,  au  nom 
de  Dieu,  à  perdre  un  citoyen  ;  ce  serait  insulter  à  la  fois  la  loi  et 
la  religion,  et  les  rendre  toutes  deux  complices  d'un  crime  infi- 
niment plus  grand  que  celui  qu'on  impute  au  sieur  Fantet.  Un 
monitoire,  en  un  mot,  est  une  espèce  de  proscription.  Cette  ma- 
nière de  procéder  serait  ici  d'autant  plus  injuste  que,  de  vos 
prêtres  qui  avaient  accusé  Fantet,  les  uns  ont  été  confondus  à  la 
confrontation,  les  autres  se  sont  rétractés.  Un  monitoire  alors 
n'eût  été  qu'une  permission  accordée  aux  calomniateurs  de 
chercher  à  calomnier  encore,  et  d'employer  la  confession  pour 
se  venger.  Voyez  quel  effet  horrible  ont  produit  les  monitoires 
contre  les  Calas  et  les  Sirven  ! 

Votre  parlement,  en  rejetant  une  voie  si  odieuse,  et  en  procé- 


1.  Lettres  du  juge  d'église,  qu'on  publiait  au  prône  des  paroisses  pour  obliger 
les  fidèles  à  venir  déposer. 


190  CORRESPONDANCE. 

dant  contre  Fantet  avec  toute  la  sévérité  de  la  loi,  a  rempli  tous 
les  devoirs  de  la  justice,  qui  doit  rechercher  les  coupables,  et  ne 
pas  souhaiter  qu'il  y  ait  des  coupables.  Cette  conduite  lui  attire 
les  bénédictions  de  toutes  les  provinces  voisines. 

J'ai  interrompu  cette  lettre,  monsieur,  pour  lire  en  public  les 
remontrances  que  votre  parlement  fait  au  roi  sur  cette  affaire. 
Nous  les  regardons  comme  un  monument  d'équité  et  de  sagesse, 
digne  du  corps  qui  les  a  rédigées,  et  du  roi  à  qui  elles  sont 
adressées.  Il  nous  semble  que  votre  patrie  sera  toujours  heu- 
reuse quand  vos  souverains  continueront  de  prêter  une  oreille 
attentive  à  ceux  qui,  en  parlant  pour  le  bien  public,  ne  peuvent 
avoir  d'autre  intérêt  que  ce  bien  public  même  dont  ils  sont  les 
ministres. 

J'ai  l'honneur  d'être  bien  respectueusement,  monsieur,   etc. 

D...., 
du  conseil  des  Deux-Cents. 

P.  S.  Nous  avons  admiré  le  factum  en  faveur  de  Fantet.  Voilà 
monsieur,  le  triomphe  des  avocats  :  faire  servir  l'éloquence  à  pro- 
téger sans  intérêt  l'innocent,  couvrir  de  honte  les  délateurs, 
inspirer  une  juste  horreur  de  ces  cabales  pernicieuses  qui  n'ont 
de  religion  que  pour  haïr  et  pour  nuire,  qui  font  des  choses 
sacrées  l'instrument  de  leurs  passions  :  c'est  là  sans  doute  le  plus 
beau  des  ministères.  C'est  ainsi  que  M.  de  Beaumont  défend  à 
Paris  l'innocence  des  Sirven  après  avoir  si  glorieusement  com- 
battu pour  les  Calas.  De  tels  avocats  méritent  les  couronnes  qu'on 
donnait  à  ceux  qui  avaient  sauvé  des  citoyens  dans  les  batailles. 
Mais  que  méritent  ceux  qui  les  oppriment? 

6819.   —  A   M.   LE    COMTE    DE   ROC1IEFORT. 

A  Ferney,  1er  avril. 

J'ai  reçu,  mon  chevalier,  une  quantité  prodigieuse  de  paquets 
contre-signes,  depuis  deux  mois,  tantôt  vice-chancelier,  tantôt 
ministres,  tantôt  Sartines.  Je  me  souviens,  entre  autres,  d'un 
imprimé  fort  éloquent  sur  les  évocations.  Je  ne  crois  pas  qu'il 
fût  accompagné  d'une  lettre  de  vous. 

On  me  rend  d'ordinaire  toutes  les  lettres  qui  me  sont  adres- 
sées, et  surtout  celles  qui  sont  à  contre-seing.  Il  me  semble  n'en 
avoir  point  reçu  de  vous  depuis  le  mois  de  février.  Si  ma  mé- 
moire me  trompe,  si  ma  mauvaise  santé  me  rend  négligent,  dai- 
gnez me  plaindre;  si  je  n'ai  pas  reçu  vos  lettres,  plaignez-moi 


ANJN'Éli    4767.  191 

encore  davantage.  Elles  font  ma  consolation  ;  peu  de  choses  me 
sont  plus  chères  que  les  témoignages  de  vos  hontes. 

On  dit  qu'il  y  a  eu  heaucoup  de  bruit  à  la  première  représen- 
tation des  Scythes,  et  qu'il  y  avait  dans  le  parterre  des  barbares 
qui  n'ont  nulle  pitié  de  la  vieillesse.  Vous  serez  plus  indulgent, 
vous  pardonnerez  à  un  vieillard  un  peu  Janguissant  une  lettre  si 
écourtée  ;  elle  serait  bien  longue  si  j'avais  le  temps  de  vous  ex- 
primer tous  les  sentiments  que  je  conserverai  pour  vous  toute 
ma  vie.  Mme  Denis  et  toute  la  maison  vous  font  les  plus  tendres 
compliments. 

6820.  —  A  M.   THIERIOT. 


M.  le  marquis  de  Maugiron1  vient  de  mourir.  Voici  les  vers 
qu'il  a  faits  une  heure  avant  sa  mort  : 

Tout  meurt,  je  m'en  aperçois  bien. 

Tronchin,  tant  fêté  dans  le  monde, 
Ne  saurait  prolonger  mes  jours  d'une  seconde. 

Ni  Daumat2  en  retrancher  rien. 

Voici  donc  mon  heure  dernière  : 

Venez,  bergères  et  bergers, 

Venez  me  fermer  la  paupière; 

Qu'au  murmure  de  vos  baisers, 
Tout  doucement  mon  âme  soit  éteinte. 
Finir  ainsi  dans  les  bras  de  l'Amour, 
C'est  du  trépas  ne  point  sentir  l'atteinte; 
C'est  s'endormir  sur  la  fin  d'un  beau  jour. 

Vous  remarquerez  qu'il  logeait  chez  l'évêque  de  Valence,  son 
parent.  Tout  le  clergé  s'empressait  à  lui  venir  donner  son  passe- 
port avec  la  plus  grande  cérémonie.  Pendant  qu'on  faisait  les 
préparatifs,  il  se  tourna  vers  son  médecin,  et  lui  dit  :  Je  vais  bien 
les  attraper;  ils  croient  me  tenir,  et  je  m'en  vais.  Il  était  mort  en 
effet  quand  ils  arrivèrent  avec  leur  goupillon.  Vous  pourrez,  mon 
ancien  ami,  régaler  de  cette  anecdote  certain  génie  à  qui  vous 
écrivez  quelquefois  des  nouvelles3.  Cela  sera  d'autant  mieux  placé 


1.  Dans  la  Correspondance  de  Grimm,  à  la  date  du  15  auguste  1768,  on  parle 
du  marquis  de  Maugiron,  mort  au  commencement  de  l'année  précédente.  C'est 
sur  cette  autorité  que  j'ai  placé  à  l'année  1767  cette  lettre,  mise,  avant  moi,  en 
1766.  (B.) 

2.  Médecin  à  Valence,  et  qui  y  donnait  des  soins  à  Maugiron. 

3.  Tliieriot  était  le  correspondant  littéraire  du  roi  de  Prusse. 


192  CORRESPONDANCE. 

qu'il  serait  homme  en  pareil  cas  à  imiter  M.  de  Maugiron,  et 
môme  à  faire  de  meilleurs  vers  que  lui. 

Vous  avez  dû  voir  la  lettre  de  M.  Mauduit  sur  Bèlisaire1  ■  cela 
peut  encore  amuser  un  philosophe. 

Continuez  à  vivre  de  régime,  afin  de  vivre  longtemps.  On  me 
parle  dans  plusieurs  lettres  de  monsieur  l'évêque  deSaint-Brieuc 
et  de  son  aventure,  qu'on  me  dit  fort  plaisante.  On  suppose  que 
je  sais  cette  aventure,  et  je  ne  sais  rien  du  tout2.  Je  suis  bien 
aise  d'ailleurs  qu'un  évêque  amuse  le  monde,  cela  vaut  mieux 
que  de  l'excommunier. 

P.  S.  Ah!  on  vient  de  me  conter  l'aventure.  Voilà  une  maî- 
tresse femme.  Valc. 

6821.   —  A  MADAME   DU    BOCCAGE  3. 

Du  château  de  Ferney,  2  avril. 

Bion  et  Moschus,  madame,  vous  ont  bien  de  l'obligation  de 
les  avoir  embellis,  et  moi  d'avoir  bien  voulu  m'envoyer  vos  deux 
très-jolies  imitations.  Je  m'imagine  que  votre  beauté  est  tout 
comme  votre  esprit.  Vous  étiez  très-belle  quand  vous  passâtes 
par  ma  cabane,  en  revenant  des  palais  d'Italie.  Vous  ne  devez 
avoir  changé  en  rien  ;  une  femme  ne  s'avise  point  de  faire  des 
vers  amoureux  sans  inspirer  de  l'amour. 

Mon  petit  La  Harpe  est  enchanté  de  la  bonté  que  vous  avez 
de  le  faire  Normand  ;  le  voilà  enrôlé  sous  vos  drapeaux.  C'est 
Saphoqui  met  Phaon  de  son  académie;  il  a  plus  d'esprit  et  de 
génie  que  Phaon,  et  peut-être  autant  de  grâces  ;  cela  n'a  que 
vingt-sept  ans. 

Il  semble  fait  également 
Et  pour  le  Pinde  et  pour  Cythère, 
Et  pourrait  être  votre  amant 
Aussi  bien  que  votre  confrère. 

Maisje  vous  avertis,  madame,  qu'il  est  coupable,  comme  moi, 
de  préférer  Jean  Racine  à  Pierre  Corneille.  J'ai  peur  que,   dans 

1.  Anecdote  sur  Bèlisaire;  voyez  tome  XXVI,  page  109. 

2.  Bareau  de  Girac,  évèque  de  Saint-Brieuc,  avait  été  surpris  en  flagrant  délit 
avec  une  dame  qui,  feignant  d'être  violée,  sauta  sur  l'épée  de  son  mari,  et  la  plon- 
gea dans  la  cuisse  du  prélat.  On  parla  beaucoup  de  ce  coup  d'épée,  qui  avait 
percé  la  cuisse  sans  endommager  la  culotte.  (B.) 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  493 

le  fond  de  l'âme,  vous  ne  tombiez  dans  le  môme  péché.  Je  crois 
que  c'est  à  cause  de  mon  hérésie  que  Cideville  ne  m'écrit  plus  ; 
il  m'a  abandonné  tout  net  comme  un  réprouvé.  Faites-moi  grâce  : 
il  ne  faut  pas  que  je  sois  excommunié  partout. 

Mille  remerciements,  madame,  et  mille  respects.  Comptez 
que  je  vous  suis  attaché  pour  le  reste  de  ma  vie1. 

6822.   —  A   M.   DAMILAVILLE. 

3  avril. 

Je  reçois,  mon  cher  ami,  votre  lettre  du  21  mars  par  M.  Mal- 
let,  et  je  n'ai  reçu  encore  aucun  des  envois  que  vous  avez  bien 
voulu  me  faire  par  Lyon.  Tous  les  mémoires  de  M.  deBeauiriont 
en  faveur  des  Sirven  sont  encore  à  la  douane  :  je  ne  sais  pas 
quand  je  pourrai  les  avoir.  Toute  communication  entre  Lyon  et 
Genève  est  interrompue. 

M.  Fournier  vous  avait  envoyé  l'étui  de  mathématiques  pour 
M.  Lembenad,  il  y  a  environ  trois  semaines,  par  la  même  voie 
que  vous  aviez  vous-même  choisie,  et  par  laquelle  vous  aviez 
reçu  le  factum  des  Sirven  signé  de  toute  la  famille.  Il  était  à 
croire  que  l'étui  de  mathématiques2,  qui  coûte,  comme  vous 
savez,  cent  écus,  vous  parviendrait  de  même.  Il  faut  que  quelque 
grand  mathématicien  ait  mis  la  main  dessus  et  se  le  soit  appro- 
prié, car  il  est  d'un  des  meilleurs  ouvriers  de  l'Europe. 

Je  suis  actuellement  séparé  du  reste  du  monde.  Nous  ne 
savons  plus  de  quel  côté  nous  tourner  pour  faire  venir  les  choses 
les  plus  nécessaires  à  la  vie,  et  je  mets  les  bons  livres  parmi  les 
choses  absolument  nécessaires. 

Je  me  sais  bien  bon  gré  cle  vous  avoir  envoyé  ma  lettre  pour 
M.  Linguet3.  Je  le  croyais  de  vos  amis  intimes,  puisqu'il  m'en- 
voyait son  livre4  par  vous,  et  que  M.  Thieriot  me  l'avait  vanté 
comme  un  des  meilleurs  ouvrages  qu'on  eût  vus  depuis  long- 
temps. Je  n'ai  pas  plus  recule  livre  que  les  autres  ballots;  mais 
je  vous  en  crois  sur  ce  que  vous  me  dites.  Il  est  bon  de  savoir  à 
qui  on  a  affaire.  Vous  vous  êtes  conduit  très-sagement,  je  vous 
en  loue,  et  je  vous  en  remercie. 


1.  Cette  dernière  li^ne  est  de  sa  main. 

2.  L'ouvrage  de  d'Alembert  Sur  la  Destruction  des  jésuites,  pour  lequel  l'au- 
teur avait  reçu  du  libraire  cent  écus. 

3.  Voyez  lettre  6793. 

4.  Théorie  des  lois  civiles;  voyez  ibid. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  13 


194  CORRESPONDANCE. 

On  m'a  envoyé  la  lettre  de  l'abbé  Mauduit1.  Il  me  semble 
qu'elle  n'est  que  plaisante,  et  qu'elle  n'a  aucune  teinture  d'im- 
piété. L'auteur  s'égaye  peut-être  un  peu  aux  dépens  de  quelques 
docteurs  de  Sorbonne,  mais  il  paraît  respecter  beaucoup  la  reli- 
gion :  c'est,  comme  nous  l'avons  dit  tant  de  fois  ensemble,  le 
premier  devoir  d'un  bon  sujet  et  d'un  bon  écrivain.  Aussi  je  ne 
connais  aucun  philosophe  qui  ne  soit  excellent  citoyen  et  excel- 
lent chrétien.  Ils  n'ont  été  calomniés  que  par  des  misérables  qui 
ne  sont  ni  l'un  ni  l'autre. 

Je  ne  sais  point  qui  est  M.  de  La  Férière  ;  mais  il  paraît  que 
c'est  un  Burrhus.  Je  souhaite  qu'il  ne  trouve  point  de  Narcisse. 

On  m'avait  déjà  touché  quelque  chose  de  ce  qu'on  imputait 
à  Tronchin 2.  Je  ne  l'en  ai  jamais  cru  capable,  quoiqu'il  me  fit 
l'injustice  d'imaginer  que  je  favorisais  les  représentants  de  Ge- 
nève. Je  suis  bien  loin  de  prendre  aucun  parti  dans  ces  démêlés; 
je  n'ai  d'autre  avis  que  celui  dont  le  roi  sera.  Il  faudrait  que  je 
fusse  insensé,  pour  me  mêler  d'une  affaire  pour  laquelle  le  roi 
a  nommé  un  plénipotentiaire.  Je  suis  auprès  de  Genève  comme 
si  j'en  étais  à  cent  lieues,  et  j'ai  assez  de  mes  propres  chagrins, 
sans  me  mêler  des  tracasseries  des  autres.  Je  suis  exactement  le 
conseil  de  Pythagore  :  Dans  la  tempête,  adorez  l'écho. 

Adieu,  mon  très-cher  ami3. 

6823.  —  A  M.   LE   MARQUIS  DE   FLORIAN. 

3  avril. 

Mon  cher  grand  écuyer,  parmi  toutes  mes  détresses  il  y  en  a 
une  qui  m'afflige  infiniment,  et  qui  hâtera  mon  petit  voyage  à 
Montbéliard  et  ailleurs.  Plusieurs  personnes  dans  Paris  accusent 
Tronchin  d'avoir  dit  au  roi  qu'il  n'était  point  mon  ami,  et  qu'il 
ne  pouvait  pas  l'être  ;  et  d'en  avoir  donné  une  raison  très-ridi- 
cule, surtout  dans  la  bouche  d'un  médecin.  Je  le  crois  fort  inca- 
pable d'une  telle  indignité  et  d'une  telle  extravagance.  Ce  qui  a 
donné  lieu  à  la  calomnie,  c'est  que  Tronchin  a  trop  laissé  voir, 
trop  dit,  trop  répété,  que  je  prenais  le  parti  des  représentants;  en 


1.  L'Anecdote  sur  Bélisaire;  voyez  tome  XXVI,  page  109. 

2.  On  prétendait  que  le  roi  avait  demandé  à  Tronchin  s'il  était  toujours  grand 
ami  de  Voltaire,  et  que  Tronchin  avait  répondu  qu'il  n'était  pas  l'ami  d'un  impie. 
Ce  mot,  rapporté  à  Ferney  porta  Voltaire  à  faire  figurer  Tronchin  dans  le 
deuxième  chant  de  la  Guerre  de  Genève. 

3.  A  cette  lettre  on  ajoute  quelquefois  un  P.  S.,  qui  n'est  autre  que  les  ali- 
néas 1,  4  et  5  de  la  lettre  6829. 


ANNÉE    1767.  195 

quoi  il  s'est  bien  trompé.  Je  ne  prends  assurément  aucun  parti 
dans  les  tracasseries  de  Genève,  et  vous  avez  bien  dû  vous  en 
apercevoir  par  la  petite  plaisanterie  intitulée  la  Guerre  genevoise1, 
qu'on  a  dû  vous  communiquer  de  ma  part. 

Je  n'ai  d'autre  avis  sur  ces  querelles  que  celui  dont  le  roi 
sera  ;  et  il  ne  m'appartient  pas  d'avoir  une  opinion  quand  le  roi 
a  nommé  des  plénipotentiaires.  Je  dois  attendre  qu'ils  aient  pro- 
noncé, et  m'en  rapporter  entièrement  au  jugement  de  M.  le  duc 
de  Choiseul. 

Voilà  à  peu  près  la  vingtième  niche  qu'on  me  fait  depuis  trois 
mois  dans  mon  désert. 

Votre  cidre  n'arrivera  pas,  et  sera  gâté.  Il  arrive  la  même 
chose  à  mon  vin  de  Bourgogne.  Vingt  ballots  envoyés  de  Paris 
avec  toutes  les  formalités  requises,  sont  arrêtés,  et  Dieu  sait  quand 
ils  pourront  venir,  et  dans  quel  état  ils  viendront.  J'aurais  bien 
assurément  l'honnêteté  de  vous  envoyer  des  Honnêtetés-;  mais 
on  est  si  malhonnête  que  je  ne  puis  même  vous  procurer  ce 
léger  amusement. 

Je  viens  d'écrire  à  Morival3;  et,  dès  que  j'aurai  sa  réponse, 
j'agirai  fortement  auprès  du  prince  dont  il  dépend.  Ce  prince 
m'écrit  tous  les  quinze  jours  ;  il  fait  tout  ce  que  je  veux.  Les 
choses,  dans  ce  monde,  prennent  des  faces  bien  différentes;  tout 
ressemble  cà  Janus;  tout,  avec  le  temps,  a  un  double  visage.  Ce 
prince  ne  connaît  point  Morival,  sans  doute,  mais  il  connaît  très- 
bien  son  désastre.  Il  m'en  a  écrit  plusieurs  fois  avec  la  plus  vio- 
lente indignation,  et  avec  une  horreur  presque  égale  à  celle  que 
je  ressens  encore.  Il  y  a  des  monstres  qui  mériteraient  d'être  dé- 
cimés. 

Je  ne  sais  si  je  vous  ai  mandé  que  je  suis  enchanté  de  la  nou- 
velle calomnie4  répandue  sur  les  Calas.  Il  est  heureux  que  les 
dévots,  qui  persécutent  cette  famille  et  moi,  soient  reconnus 
pour  des  calomniateurs.  Ils  font  du  bien  sans  le  savoir;  ils 
servent  la  cause  des  Sirven.  Je  recommande  bien  cette  cause  à 
mon  cher  Grand  Turc3.  Il  y  a  des  gens  qui  disent  qu'on  pourrait 

1.  La  Guerre  civile  de  Genève,  poëme;  voyez  tome  IX. 

2.  Les  Honnêtetés  littéraires  ;  voyez  tome  XXVJ,  page  115. 

3.  Cette  lettre  est  perdue;  Voltaire  lui  avait  déjà  écrit;  voyez  les  lettres  66G9 
et  6735. 

4.  Jeanne  Viguière,  servante  catholique  de  la  famille  Calas,  ayant  eu  la  jambe 
cassée  en  février  1767,  on  répandit  le  bruit  de  sa  mort.  On  disait  qu'en  mourant 
elle  avait  avoué  que  Jean  Calas  était  coupable  du  meurtre  de  son  fais.  C'était  une  ca- 
lomnie qui  fut  la  cause  de  la  Déclaration  juridique,  imprimée  tome  XXIV,  page  403. 

5.  L'abbé  Mignot,  qui  faisait  alors  une  Histoire  des  Turcs. 


19G  CORRESPONDANCE. 

bien  la  renvoyer  au  parlement  de  Paris.  Je  compte  alors  sur  la 
candeur,  sur  le  zèle,  sur  la  justesse  d'esprit  de  mon  gros 
goutteux1,  que  j'embrasse  de  tout  mon  cœur,  aussi  bien  que  sa 
mère. 

Vivez  tous  sainement  et  gaiement  ;  il  n'y  a  que  cela  de  bon. 

Nouvelles  tracasseries  encore  de  la  part  des  commis,  et  point 
de  justice;  et  je  partirai,  mais  gardez-moi  le  secret,  car  je  crains 
la  rumeur  publique.  Je  vous  embrasse  tous  bien  tendrement. 

6821.   —  A   FRÉDÉRIC    II,    ROI    DE   PRUSSE. 


Sire,  je  ne  sais  plus  quand  les  chiens  qui  se  battent  pour  un 
os,  et  à  qui  on  donne  cent  coups  de  bâton,  comme  le  dit  très- 
bien  Votre  Majesté2,  pourront  aller  demander  un  chenil  dans 
vos  États3.  Tous  ces  petits  dogues-là,  accoutumés  à  japper  sur 
leurs  paliers,  deviennent  indécis  de  jour  en  jour.  Je  crois  qu'il 
y  a  deux  familles  qui  partent  incessamment,  mais  je  ne  puis 
parler  aux  autres,  la  communication  étant  interdite  par  un  cor- 
don de  troupes  dont  on  vante  déjà  les  conquêtes.  On  nous  a 
pris  plus  de  douze  pintes  de  lait4,  et  plus  de  quatre  paires  de 
pigeons.  Si  cela  continue,  la  campagne  sera  extrêmement  glo- 
rieuse. Ce  ne  sont  pourtant  pas  les  malheurs  de  la  guerre  qui 
me  font  regretter  le  temps  que  j'ai  passé  auprès  de  Votre 
Majesté. 

Je  ne  me  consolerai  jamais  du  malheur  qui  me  fait  achever 
ma  vie  loin  de  vous.  Je  suis  heureux  autant  qu'on  peut  l'être 
dans  ma  situation,  mais  je  suis  loin  du  seul  prince  véritablement 
philosophe.  Je  sais  fort  bien  qu'il  y  a  beaucoup  de  souverains 
qui  pensent  comme  vous  ;  mais  où  est  celui  qui  pourrait  faire  la 
Préface*  de  cette  Histoire  de  l'Église?  Où  est  celui  qui  a  l'âme  assez 
forte  et  le  coup  d'oeil  assez  juste  pour  oser  voir  et  dire  qu'on 
peut  très-bien  régner  sans  le  lâche  secours  d'une  secte  ?  Où  est 
le  prince  assez  instruit  pour  savoir  que  depuis  dix-sept  cents 
ans  la  secte  chrétienne  n'a  jamais  fait  que  du  mal? 


1.  Son  petit-neveu  d'Hornoy. 

2.  Dans  la  fable  intitulée  les  Deux  Chiens  et  l'Homme  ;  voyez  page  146. 

3.  M.  de  Voltaire  voulait  alors  que  Wescl  servît  d'asile  aux  proscrits  de  Genève. 
Il  avait  essayé,  quelque  temps  auparavant,  d'y  établir  une  colonie  de  philosophes 
français.  (K.) 

4.  Voyez  lettre  6681. 

5.  C'est  l'A vanl-propos  par  le  roi  de  Prusse:  voyez  tome  XLIV,  page  203. 


ANNEE    1767.  |<J7 

Vous  avez  vu  sur  cette  matière  bien  des  écrits  auxquels  il  n'y 
a  rien  à  répondre.  Ils  sont  peut-être  un  peu  trop  longs,  ils  se  ré- 
pètent peut-être  quelquefois  les  uns  les  autres.  Je  ne  condamne 
pas  toutes  ces  répétitions,  ce  sont  les  coups  de  marteau  qui 
enfoncent  le  clou  dans  la  tête  du  fanatisme  ;  mais  il  me  semble 
qu'on  pourrait  faire  un  excellent  recueil  de  tous  ces  livres,  en 
élaguant  quelques  superfluités,  et  en  resserrant  les  preuves.  Je 
me  suis  longtemps  flatté  qu'une  petite  colonie  de  gens  savants 
et  sages  viendrait  se  consacrer  dans  vos  États  à  éclairer  le  genre 
humain.  Mille  obstacles  à  ce  dessein  s'accumulent  tous  les 
jours. 

Si  j'étais  moins  vieux,  si  j'avais  de  la  santé,  je  quitterais  sans 
regret  le  château  que  j'ai  bâti  et  les  arbres  que  j'ai  plantés,  pour 
venir  achever  ma  vie  dans  le  pays  de  Clèves  avec  deux  ou  trois 
philosophes,  et  pour  consacrer  mes  derniers  jours,  sous  votre 
protection,  à  l'impression  de  quelques  livres  utiles.  Mais,  sire, 
ne  pouvez-vous  pas,  sans  vous  compromettre,  faire  encourager 
quelque  libraire  de  Berlin  à  les  réimprimer,  et  à  les  faire  débi- 
ter dans  l'Europe  à  un  prix  qui  en  rende  la  vente  facile  ?  Ce  serait 
un  amusement  pour  Votre  Majesté,  et  ceux  qui  travailleraient  à 
cette  bonne  œuvre  en  seraient  récompensés  dans  ce  monde  plus 
que  dans  l'autre. 

Gomme  j'allais  continuer  à  vous  demander  cette  grâce,  je 
reçois  la  lettre  dont  Votre  Majesté  m'honore,  du  24  mars1.  Elle 
a  bien  raison  de  dire  que  l'inf...  ne  sera  jamais  détruite  par  les 
armes,  car  il  faudrait  alors  combattre  pour  une  autre  supersti- 
tion qui  ne  serait  reçue  qu'en  cas  qu'elle  fût  plus  abominable. 
Les  armes  peuvent  détrôner  un  pape,  déposséder  un  électeur 
ecclésiastique,  mais  non  pas  détrôner  l'imposture. 

Je  ne  conçois  pas  comment  vous  n'avez  pas  eu  quelque  bon 
évêché  pour  les  frais  de  la  guerre,  par  le  dernier  traité;  mais  je 
sens  bien  que  vous  ne  détruirez  la  superstition  christicole  que 
par  les  armes  de  la  raison. 

Votre  idée  de  l'attaquer  par  les  moines  est  d'un  grand  capi- 
taine. Les  moines  une  fois  abolis,  l'erreur  est  exposée  au  mépris 
universel.  On  écrit  beaucoup  en  France  sur  cette  matière  ;  tout 
le  monde  en  parle.  Les  bénédictins  eux-mêmes  ont  été  si  hon- 
teux de  porter  une  robe  couverte  d'opprobre  qu'ils  ont  présenté 
une  requête  au  roi  de  France  pour  être  sécularisés  ;  mais  on  n'a 


1.  C'est  la  lettre  0812. 


198  CORRESPONDANCE. 

pas  cru  cette  grande  affaire  assez  mûre  ;  od  n'est  pas  assez  hardi 
en  France,  et  les  dévots  ont  encore  du  crédit. 

Voici  un  petit  imprimé1  qui  m'est  tombé  sous  la  main  ;  il  n'est 
pas  long,  mais  il  dit  beaucoup.  Il  faut  attaquer  le  monstre  par 
les  oreilles  comme  à  la  gorge. 

J'ai  chez  moi  un  jeune  homme  nommé  M.  de  La  Harpe,  qui 
cultive  les  lettres  avec  succès.  Il  a  fait  une  épître2  d'un  Moine  au 
fondateur  de  la  Trappe,  qui  me  paraît  excellente.  J'aurai  l'honneur 
de  l'envoyer  à  Votre  Majesté  par  le  premier  ordinaire.  Je  ne  crois 
pas  qu'on  le  condamne  à  être  disloqué  et  brûlé  à  petit  feu  comme 
cet  infortuné  qui  est  à  Wesel,  et  que  je  sais  être  un  très-bon  sujet. 
Je  remercie  Votre  Majesté,  au  nom  de  la  raison  et  de  la  bienfai- 
sance, de  la  protection  qu'elle  accorde  à  cette  victime  du  fana- 
tisme de  nos  druides. 

Les  Scythes  sont  un  ouvrage  fort  médiocre.  Ce  sont  plutôt  les 
petits  cantons  suisses  et  un  marquis  français,  que  les  Scythes  et 
un  prince  persan.  Thieriot  aura  l'honneur  d'envoyer  de  Paris 
cette  rapsodie  à  Votre  Majesté. 

Je  suis  toujours  fâché  de  mourir  hors  de  vos  États.  Que  Votre 
Majesté  daigne  me  conserver  quelque  souvenir,  pour  ma  conso- 
lation. 

6825.  —  A    M.  CHARDON. 

5  avril. 

Monsieur,  il  paraît,  par  la  lettre  dont  vous  m'honorez,  du 
27  de  mars,  que  vous  avez  vu  des  choses  bien  tristes  dans  les 
deux  hémisphères.  Si  le  pays  d'Eldorado  avait  été  cultivable,  il 
y  a  grande  apparence  que  l'amiral  Drake  s'en  serait  emparé,  ou 
que  les  Hollandais  y  auraient  envoyé  quelques  colonies  de  Suri- 
nam. On  a  bien  raison  de  dire  de  la  France  : 

Non  illi  imperium  pelagi; 

(Virg.,  /Eneid.,  lib.  I,  v.  142.) 

mais  si  on  ajoute  : 

Illa  se  jactet  in  aula, 

(Virg.,  ,Ei\eid.,  lib.  I,  v.  144.1 

ce  ne  sera  pas  in  aula  tolosana  *. 


1.  L'Anecdote  sur  Bélisaire,  tome  XXVI,  page  109. 

2.  C'est-à-dire  Réponse  d'un  solitaire  de  la  Trappe;  voyez  tome  XXVI,  page  567. 

3.  Le  parlement  de  Toulouse. 


ANNÉE    1767.  199 

Je  suis  persuadé,  monsieur,  que  vous  auriez  couru  toute 
l'Amérique  sans  pouvoir  trouver,  chez  les  nations  nommées  sau- 
vages, deux  exemples  consécutifs  d'accusations  de  parricides,  et 
surtout  de  parricides  commis  par  amour  de  la  religion.  Vous 
auriez  trouvé  encore  moins,  chez  des  peuples  qui  n'ont  qu'une 
raison  simple  et  grossière,  des  pères  de  famille  condamnés  à  la 
roue  et  à  la  corde,  sur  les  indices  les  plus  frivoles,  et  contre 
toutes  les  probabilités  humaines. 

Il  faut  que  la  raison  languedochiennesoit  d'une  autre  espèce 
que  celle  des  autres  hommes.  Notre  jurisprudence  a  produit 
d'étranges  scènes  depuis  quelques  années;  elles  font  frémir  le 
reste  de  l'Europe.  Il  est  bien  cruel  que,  depuis  Moscou  jusqu'au 
Rhin,  on  dise  que,  n'ayant  su  nous  défendre  ni  sur  mer  ni  sur 
terre,  nous  avons  eu  le  courage  de  rouer  l'innocent  Calas;  de 
pendre  en  effigie  et  de  ruiner  en  réalité  la  famille  Sirven  ;  de 
disloquer  dans  les  tortures  le  petit-fils  d'un  lieutenant  général, 
un  enfant  de  dix-neuf  ans;  de  lui  couper  la  main  et  la  langue, 
de  jeter  sa  tête  d'un  côté,  et  son  corps  de  l'autre,  dans  les 
flammes,  pour  avoir  chanté  deux  chansons  grivoises,  et  avoir 
passé  devant  une  procession  de  capucins  sans  ôterson  chapeau. 
Je  voudrais  que  les  gens  qui  sont  si  fiers  et  si  rogues  sur  leurs 
paliers  voyageassent  un  peu  dans  l'Europe,  qu'ils  entendissent 
ce  que  l'on  dit  d'eux,  qu'ils  vissent  au  moins  les  lettres  que  des 
princes  éclairés  écrivent  sur  leur  conduite  ;  ils  rougiraient,  et  la 
France  ne  présenterait  plus  aux  autres  nations  le  spectacle  in- 
concevable de  l'atrocité  fanatique  qui  règne  d'un  côté,  et  de  la 
douceur,  de  la  politesse,  des  grâces,  de  l'enjouement  et  de  la 
philosophie  indulgente,  qui  régnent  de  l'autre  ;  et  tout  cela  dans 
une  même  ville,  dans  une  ville  sur  laquelle  toute  l'Europe  n'a 
les  yeux  que  parce  que  les  beaux-arts  y  ont  été  cultivés:  car  il 
est  très-vrai  que  ce  sont  nos  beaux-arts  seuls  qui  engagent  les 
Russes  et  les  Sarmates  à  parler  notre  langue.  Ces  arts,  autrefois 
si  bien  cultivés  en  France,  font  que  les  autres  nations  nous  par- 
donnent nos  férocités  et  nos  folies. 

Vous  me  paraissez  trop  philosophe,  monsieur,  et  vous  me 
marquez  trop  de  bonté,  pour  que  je  ne  vous  parle  pas  avec  toute 
la  vérité  qui  est  dans  mon  cœur.  Je  vous  plains  infiniment  de 
remuer,  dans  l'horrible  château1  où  vous  allez  tous  les  jours,  le 
cloaque  de  nos  malheurs.  La  brillante  fonction  de  faire  valoir  le 
code  de  la  raison  et  l'innocence  des  Sirven  sera  plus  consolante 

1.  Le  Palais,  où  le  tribunal  appelé  Requêtes  de  Vhôtel  tenait  ses  audiences. 


200  CORRESPONDANCE. 

pour  une  àme  comme  la  vôtre.  Je  suis  bien  sensiblement  touché 
des  dispositions  où  vous  êtes  de  sacrifier  votre  temps,  et  même 
votre  santé,  pour  rapporter  et  pour  juger  l'affaire  des  Sirven, 
dans  le  temps  que  vous  êtes  enfoncé  dans  le  labyrinthe  de  la 
Caïenne.  Nous  vous  supplions,  Sirven  et  moi,  de  ne  vous  point 
gêner.  Nous  attendrons  \otre  commodité  avec  une  patience  qui 
ne  nous  coûtera  rien,  et  qui  ne  diminuera  pas  assurément  notre 
reconnaissance.  Que  cette  malheureuse  famille  soit  justifiée  à  la 
Saint-Jean  ou  à  la  Pentecôte,  il  n'importe;  elle  jouit  du  moins 
delà  liberté  et  du  soleil,  et  l'intendant  de  la  Caïenne  n'en  jouit 
pas.  C'est  au  plus  malheureux  que  vous  donnez  bien  justement 
vos  premiers  soins;  et  je  suis  encore  étonné  que,  dans  la  multi- 
tude de  vos  affaires,  vous  ayez  trouvé  le  temps  de  m'écrire  une 
lettre  que  j'ai  relue  plusieurs  fois  avec  autant  d'attendrissement 
que  d'admiration.  Pénétré  de  ces  sentiments  et  d'un  sincère  res- 
pect, j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre,  etc. 

G8'26.   —   DE   M.   D'ALEMBERT. 

A  Paris,  6  avril. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  maître,  de  l'ouvrage  de  mathématiques  * 
que  vous  m'avez  envoyé;  il  aurait  grand  besoin  d'un  errata,  étant  rempli 
de  fautes,  dont  quelques-unes  sont  absurdes.  Je  désirerais  fort  que  vous  pus- 
siez faire  parvenir  à  l'auteur  une  douzaine  d'exemplaires  pour  quelques  bons 
mathématiciens  de  ses  amis.  J'imagine  que  la  première  partie  de  l'ouvrage 
aura  été  réimprimée,  en  même  temps  que  le  supplément,  sur  l'exemplaire 
que  vous  avez  reçu  corrigé  de  la  main  de  l'auteur  :  il  se  flatte  que  les 
imprimeurs  y  auront  moins  fait  de  bévues  que  dans  l'impression  du  manuscrit. 

Le  cinquième  volume  de  mes  Mélanges  ne  paraît  point  encore  ici, 
grâce  à  la  négligence  de  l'imprimeur  Bruyset,  de  Lyon  ,  qui  n'en  a  point 
encore  envoyé.  Les  matières  que  j'y  ai  traitées  et  la  manière  dont  elles  le 
sont  me  mettront  à  l'abri  de  la  criaillerie  des  fanatiques,  qui  devient  ici 
plus  odieuse  et  plus  importune  que  jamais.  Cette  vermine  est  une  vraie 
plaie  d'Egypte,  et  qui  par  malheur  a  l'air  de  durer  longtemps.  Us  sont 
actuellement  aux  trousses  de  Marmontel,  qui,  je  crois,  s'est  trop  avancé 
avec  eux,  et  qui  aura  de  la  peine  à  s'en  tirer.  Ils  ont  écrit  un  gros  volume 
de  censures  pour  expliquer  ou  plutôt  pour  embrouiller  leur  barbare  et  ridi- 
cule doctrine.  J'ai  lu  avec  grand  plaisir  une  certaine  Anecdote  sur  Béli- 
saire  2,  où  cette  maudite  et  plate  engeance  est  traitée  comme  elle  le  mérite. 
J'aurais  voulu  seulement  que  l'auteur  eût  ajoulé  un  petit  compliment  de 


1.  L'ouvrage  Ce  d'Alcmbert  Sur  la  Destruction  des  jésuites  en  France. 

2.  L'Anecdote  sur  Iiélisaire,  tome  XXVI,  page  109. 


ANNÉE     17  67.  201 

condoléance  à  la  Sorbonne  sur  l'embarras  où  elle  doit  être  au  sujet  du  sort 
des  païens  vertueux:  car  si  ces  païens  sont  damnés,  Dieu  est  atroce;  et, 
s'ils  ne  le  sont  pas,  on  peut  donc  à  toute  force  être  sauvé  sans  être  chrétien. 
Damnés  ou  sauvés,  Dieu  nous  garde  d'être  en  l'autre  monde  dans  la  com- 
pagnie des  docteurs! 

Votre  ami  Jean-George  de  Pompignan,  par  la  permission  divine  évoque 
du  Puy  et  frère  de  Simon  Lefranc,  a  refusé  de  faire  l'oraison  de  madame 
la  dauphine,  pour  laquelle  l'archevêque  de  Reims  l'avait  fait  nommer,  par 
quelques  raisons  d'intrigue  qu'on  ignore.  Jean-George  a  senti  qu'il  n'y  ferait 
pas  bon  pour  lui;  que  ceux  qu'il  a  appelés  mauvais  chrétiens  pourraient  bien 
ui  prouver  qu'il  est  encore  plus  mauvais  orateur.  Le  parlement  vient  d'ordon- 
ner aux  évêques  de  s'en  retourner  chacun  chez  eux,  parce  qu'ils  tenaient, 
dit-on,  des  assemblées  secrètes.  On  ne  sait  ce  qu'il  en  arrivera;  mais,  pendant 
qu'on  se  battra,  la  raison  aura  peut-être  quelques  moments  pour  respirer. 
Adieu,  mon  cher  maître;  on  m'a  assuré  que  les  Scythes  avaient  bien  réussi 
aux  deux  dernières  représentations  :  recevez-en  mes  compliments  Vide,  el 
me  ama. 

Savez-vous  que  Rousseau  a  une  pension  de  2,400  livres  du  roi  d'Angle- 
terre ?  Un  honnête  homme  ne  l'aurait  pas  obtenue. 


68'27.  —   A    M. 


6  avril  1767. 


Je  comptais,  monsieur,  vous  remercier  de  jour  en  jour  en 
connaissance  de  cause,  et  vous  parler  du  plaisir  que  m'aurait 
fait  le  livre  que  vous  avez  bien  voulu  m'envoyer,  mais  je  ne  l'ai 
point  encore  reçu.  Il  est,  depuis  près  de  trois  semaines,  à  la 
douane  de  Lyon.  Il  n'y  a  plus  de  communication  entre  Lyon  et 
Genève.  Votre  livre  est  arrêté  avec  du  vin  de  Bourgogne.  Passe 
encore  pour  du  vin,  mais  je  ne  puis  supporter  qu'on  me  prive 
d'un  ouvrage  dont  on  m'a  dit  tant  de  bien,  et  dans  lequel  j'espé- 
rais mMnstruire.  Je  fais  beaucoup  plus  de  cas  de  mon  âme  que 
de  mon  gosier,  et  je  consens  que  les  soldats  qui  m'entourent 
boivent  mon  vin,  pourvu  que  je  vous  lise. 

Au  reste,  que  puis-je  vous  répondre  sur  l'article  de  J.-J.  Rous- 
seau, sinon  que  je  le  plains  beaucoup  d'avoir  insulté  ses  amis  et 
ses  bienfaiteurs,  d'avoir  manqué  à  sa  patrie  et  d'avoir  mérité 
l'indignation  des  ministres  à  qui  nous  devons  la  paix. 

J'ai  l'iionneur  d'être,  monsieur,  avec  tous  les  sentiments  que 
je  vous  dois,  etc. 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


202  CORRESPONDANCE. 

6828.   —  A  M.   DLSPREZ   DE   CRASSYL 

A  Ferney,  8  avril. 

Monsieur,  vous  me  pénétrez  de  joie  en  m'apprenant  votre 
heureux  succès  ;  je  me  flatte  que  tout  sera  bientôt  réglé  à  votre 
satisfaction.  Vous  méritiez  bien  assurément  la  justice  qu'on  vous 
a  rendue.  Personne  ne  s'intéressera  jamais  plus  que  moi  à  tous 
vos  avantages.  Je  suis  bien  fâché  que  mon  âge  et  ma  mauvaise 
santé  m'empêchent  de  venir  vous  dire  avec  quels  sentiments 
respectueux  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très-humble  et 
très-obéissant  serviteur. 

6829.  —  A  M.   DAMILAVILLE*. 

0  avril. 

On  reçoit  dans  ce  moment3  la  nouvelle  que  l'étui  de  mathé- 
matiques est  arrivé.  Le  quart  de  cercle4  que  vous  demandez  ne 
sera  pas  sitôt  prêt  :  vous  savez  que  jamais  les  ouvriers  de  Ge- 
nève n'ont  été  si  profonds  politiques  et  si  mauvais  artisans.  On 
se  donne  beaucoup,  dans  ce  pays-là,  le  passe-temps  de  se  tuer  : 
voilà  quatre  suicides  en  six  semaines  ;  mais  on  n'accuse  pas  en- 
core les  pères  de  tuer  leurs  enfants  ;  il  faut  espérer  que  cette 
mode  viendra  de  France. 

L'aventure  de  la  servante  est  heureuse.  Fréron  la  contait  en 
s'enivrant  avec  ses  garçons  empoisonneurs.  Je  vous  l'ai  déjà  dit5, 
nos  ennemis  amassent  des  charbons  ardents  sur  leur  tête.  M.  de 
Lavaysse,  à  qui  je  fais  mille  compliments,  sait  la  demeure  de 
M.  l'abbé  Sabatier6  ;  il  faudra  absolument  le  faire  appeler  en  té- 
moignage. 

J'apprends  qu'une  horde  de  barbares  a  fait  beau  bruit  aux 
Scythes;  ces  gens-là  ne  respectent  point  la  vieillesse. 

Adieu,  mon  digne  et  vertueux  ami  ;  souvenez-vous  de  ce  que 
vous  avez  promis  de  donner  à  Mn,e  de  Florian. 

Embrassez  bien  pour  moi  le  très-aimable  Lembertad. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Les  alinéas  1,  4  et  5  de  cette  lettre  ont  été  quelquefois  imprimés  comme 
P.  S.  de  la  lettre  6822. 

3.  Voyez  la  lettre  6826. 

4.  La  réimpression  de  la  première  partie  de  l'opuscule  de  d'Alembert  Sur  la 
Destruction  des  jésuites. 

5.  Dans  la  lettre  6772. 

6.  L'auteur  des  Trois  Siècles  (voyez  tome  VII,  page  172);  avant  d'écrire  contre 
les  philosophes,  il  les  avait  hantés  et  flattés.  (13.) 


ANNÉE    1767.  203 

6830.  —  DE   M.  CASSEN.  ' 

Le  10  avril  1767. 

Je  comptais  vous  adresser  mon  mémoire  pour  la  famille  infortunée  que  vous 
protégez;  M.  Damilaville  a  bien  voulu  s'en  charger,  et  j'apprends  indirectement 
par  une  lettre  imprimée  que  vous  avez  lu  cette  défense;  je  me  reprocherais 
à  présent  mon  silence,  et  je  joins  mes  excuses  à  mes  remerciements.  Ce 
n'est  que  par  mon  zèle,  monsieur,  que  mon  ministère  peut  être  utile  à  ces 
malheureuses  victimes  d'un  aveugle  préjugé;  mais  elles  peuvent  compter 
sur  toute  son  étendue;  il  y  a  longtemps  qu'on  m'avait  choisi  pour  être 
l'avocat  des  Sirven ,  et  ce  ne  fut  qu'au  mois  de  janvier  dernier  qu'on  me 
mit  en  état  de  faire  les  premiers  pas;  depuis  j'ai  donné  à  cette  affaire  la 
préférence  qu'elle  mérite.  Les  malheureux  ont  toutes  sortes  de  droits  à  nos 
travaux,  et  nous  sommes  trop  payés  par  le  bonheur  de  les  défendre:  c'est 
la  gloire  de  notre  profession,  et  le  désintéressement  dans  ces  occasions 
n'est  que  le  payement  d'une  dette  que  tout  avocat  contracte,  et  qu'il  s'em- 
presse toujours  d'acquitter.  Ainsi,  monsieur,  je  n'ai  nul  mérite  personnel  à 
cet  égard;  un  devoir  n'est  point  une  générosité. 

L'intérêt  que  vous  prenez  à  cette  affaire  est  bien  respectable;  le  protec- 
teur des  Calas  et  des  Sirven  est  ce  grand  homme  dont  tout  l'univers  admire 
les  ouvrages;  la  bonté  de  son  cœur  est  aussi  connue  que  l'étendue  de  son 
génie;  il  fait  des  heureux,  il  protège  l'innocence,  et  tous  les  moments  de  sa 
vie  sont  ainsi  destinés  au  bonheur  et  à  l'instruction  de  l'humanité!  Il  y  a 
ongtemps,  monsieur,  que  j'admire  en  vous  cette  disposition  toujours  renais- 
sante de  faire  du  bien;  né  clans  la  même  ville  que  M.  Corneille,  j'ai  suivi  tous 
ses  pas,  j'ai  même  été  le  confident  de  ses  démarches,  et  je  n'ai  plus  douté  de  sa 
félicité  quand  j'ai  appris  que  vous  adoptiez  sa  famille;  peut-être  Mnie  Du  puits 
se  souvient-elle  de  mon  nom,  et  je  désire  que  ce  soit  pour  être  persuadée 
de  tout  l'intérêt  que  je  prends  à  elle. 

Je  n'ose,  monsieur,  vous  interrompre  plus  longtemps,  et  je  vous  supplie 
d'agréer  les  assurances  du  respectueux  dévouement. 

Cassen  , 
avocat  au  conseil. 


6831.  —  A  M.   DAMILAVILLE. 


10  avril. 


Je  reçois,  mon  cher  ami,  votre  lettre  du  3.  Coqueley  a  cer- 
tainement approuvé  les  infamies  de  Fréron  sur  la  famille  Calas, 
j'en  suis  certain;  mais,  pour  ne  pas  compromettre  M.  de  Beau- 
mont,  retranchons  ce  passage.  Je  crois  que  vous  pouvez  très-bien 
faire  imprimer  la  lettre2  par  Merlin,  avec  l'addition  que  je  vous 


1.  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire,  1862. 

2.  Celle  du  20  mars  ;  voyez  n°  6804 


204  CORRESPONDANCE. 

envoie  ;  cette  publication  me  paraît  essentielle.  Au  reste,  les 
Welches  sont  bien  welches  ;  mais  il  faut  les  forcer  à  goûter  le 
noble  et  le  simple.  Ils  commencent  à  n'aimer  que  les  tours  de 
passe-passe  et  les  tours  de  force.  Le  goût  dégénère  en  tout  genre; 
c'est  aux  Français  à  ramener  les  Welches.  Je  n'ai  reçu  encore  ni 
le  ballot,  ni  les  mémoires  pour  Sirven,  ni  aucun  envoi  de  Lyon. 
Je  suis  dans  la  position  la  plus  désagréable  et  la  plus  gênante. 
Pourquoi  faut-il  que  je  sois  dans  un  désert,  et  séparé  de  vous? 

On  m'a  envoyé  de  province  une  espèce  de  dialogue  entre 
l'auteur  de  Bèlisaire  et  un  moine.  L'auteur  a  trouvé  dans  saint 
Paul  qu'il  ne  faut  pas  damner  Marc-Aurèle.  Il  pourrait  faire 
rougir  la  Sorbonne,  si  les  corps  rougissaient.  Êcr.  l'inf.... 

0832.  —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

11  avril. 

Je  reçois  deux  lettres  bien  consolantes  de  M.  d'Argental  et  de 
M.  de  Thibouville,  écrites  du  2  d'avril.  Ma  réponse  est  qu'on 
s'encourage  à  retoucher  son  tableau  lorsqu'en  général  les  con- 
naisseurs sont  contents,  mais  qu'on  est  très-découragé  quand  les 
faux  connaisseurs  et  les  cabales  décrient  l'ouvrage  à  tort  et  à 
travers  :  alors  on  ne  met  de  nouvelles  touches  que  d'une  main 
tremblante,  et  le  pinceau  tombe  des  mains. 

Vous  me  faites  bien  du  plaisir,  mon  cher  ange,  de  me  dire 
que  M"e  Durancy  a  saisi  enfin  l'esprit  de  son  rôle,  et  qu'elle  a 
très-bien  joué  ;  mais  je  doute  qu'elle  ait  pleuré,  et  c'était  là  l'es- 
sentiel. Mn,e  de  La  Harpe  pleure. 

Je  vais  écrire  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu1,  qui  ne  fait  que 
rire  de  toutes  les  choses  qui  sont  très-essentielles  pour  les  ama- 
teurs des  beaux-arts,  et  je  lui  parlerai  de  M1|e  Durancy  comme 
je  le  dois.  Mais  vous  avez  à  Paris  M.  le  duc  de  Duras,  qui  a  du 
goût  et  de  la  justice.  Je  suppose,  mon  cher  ange,  que  vous  avez 
raccommodé  la  sottise  de  Lacombe2.  Vous  me  demandez  pour- 
quoi j'ai  choisi  ce  libraire  :  c'est  qu'il  avait  rassemblé  il  y  a  deux 
ans,  avec  beaucoup  d'intelligence,  quantité  de  choses  éparses 
dans  mes  ouvrages,  et  qu'il  en  avait  fait  une  espèce  de  poétique 
qui  eut  assez  de  succès3. 

Il  m'écrivit  des  lettres  fort  spirituelles.  Je  ne  savais  pas  qu'il 

1.  On  n'a  point  de  lettre  à  Richelieu  du  11  avril. 

2.  Libraire  de  Paris,  qui  y  faisait  imprimer  les  Scythes. 

3.  La  Poétique  de  M.  de  Voltaire;  voyez  tome  XLIV,  page  300. 


ANNÉE    1767.  205 

fût  lié  avec  Fréron.  Il  me  semble  qu'il  en  a  agi  comme  les 
Suisses,  qui  servaient  tantôt  la  France  et  tantôt  la  maison  d'Au- 
triche. Enfin  il  me  fallait  un  libraire,  et  j'ai  préféré  un  homme 
d'esprit  à  un  sot. 

Il  faut  vous  dire  encore  que,  lorsque  je  lui  envoyai  la  pièce 
à  imprimer,  mon  seul  but  était  de  faire  connaître  aux  méchants, 
et  à  ceux  qui  écoutent  les  méchants,  qu'un  homme  occupé 
d'une  tragédie  ne  pouvait  l'être  de  toutes  les  brochures  qu'on 
m'attribuait.  Vous  savez  bien  que  je  voulais  prouver  mon  alibi. 

A  présent  que  je  suis  un  peu  plus  tranquille  et  un  peu  plus 
rassuré  contre  la  rage  des  Welches,  j'ai  revu  les  Scythes  avec  des 
yeux  plus  éclairés,  et  j'y  ai  fait  des  changements  assez  impor- 
tants. Je  crois  que  la  meilleure  façon  de  vous  faire  tenir  toutes 
ces  corrections  éparses  est  de  les  rassembler  clans  le  volume 
même;  j'y  ferai  mettre  des  cartons  bien  propres,  afin  de  mé- 
nager vos  yeux. 

J'attends  l'édition  de  Lacombe,  pour  vous  renvoyer  deux 
exemplaires  bien  corrigés.  Mais  croirez-vous  bien  que  je  n'ai  pas 
cette  édition  encore?  La  communication  interrompue  entre 
Lyon  et  mon  petit  pays  me  prive  de  tous  les  secours.  J'ai  vingt 
ballots  à  Lyon,  qui  ne  m'arriveront  probablement  que  dans  trois 
mois.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  ris  de  la  guerre  de  Genève1, 
car  elle  me  gêne  infiniment,  et  me  rend  l'habitation  que  j'ai 
bâtie  insupportable. 

Si  je  ne  puis  avoir  l'édition  de  Lacombe,  je  me  servirai  de 
celle  des  Cramer,  quoiqu'elle  soit  déjà  chargée  de  corrections 
qui  font  peine  à  la  vue. 

Quand  vous  aurez  la  pièce  en  état,  je  vous  demanderai  en 
grâce  qu'on  la  joue  deux  fois  après  Pâques,  en  attendant  Fon- 
tainebleau. Une  fois  môme  me  suffirait  pour  juger  enfin  delà 
disposition  des  esprits,  qu'on  ne  peut  connaître  que  quand  ils 
sont  calmés. 

Peut-être  le  rôle  d'Athamare  n'est  pas  trop  fait  pour  Lekain. 
Il  faudrait  un  jeune  homme  beau,  bien  fait,  passionné,  pleurant 
tantôt  d'attendrissement  et  tantôt  de  colère,  n'ayant  que  des  pa- 
roles de  feu  à  la  bouche  dans  sa  scène  avec  Obéide,  au  troisième 
acte  ;  point  de  lenteur,  point  de  gestes  compassés. 

Il  faudrait  d'autres  vieillards  que  Dauberval,  il  faudrait  d'au- 
tres confidents;  mais  le  spectacle  de  Paris,  le  seul  spectacle  qui 
lui  fasse  honneur  dans  l'Europe,  est  tombé  dans  la  plus  hon- 

1.  Voyez,  tome  IX,  le  poëme  de  la  Guerre  civile  de  Genève. 


206  CORRESPONDANCE. 

teuse  décadence,  et  je  vous  avoue  que  je  ne  crois  pas  qu'il  se 
relève. 

M.  de  La  Harpe  était  le  seul  qui  pût  le  soutenir;  le  mauvais 
goût  et  les  mauvaises  intentions  l'effrayent.  Il  n'a  rien,  il  n'a  été 
que  persécuté  ;  il  pourra  bien  renoncer  au  théâtre,  et  passer 
dans  les  pays  étrangers. 

Vous  me  parlez  des  caricatures  que  vous  avez  de  ma  per- 
sonne. Je  n'ai  jamais  eu  l'impudence  d'oser  proposer  à  quel- 
qu'un un  présent  si  ridicule.  Je  ne  ressemble  point  à  Jean- 
Jacques,  qui  veut  à  toute  force  une  statue i.  Il  s'est  trouvé  un 
sculpteur2,  dans  les  rochers  du  mont  Jura,  qui  s'est  avisé  de 
m'ébaucher  de  toutes  les  manières  :  si  vous  m'ordonnez  de  vous 
envoyer  une  de  ces  figures  de  Gallot,  je  vous  obéirai. 

Je  vous  assure  que  je  suis  très-affligé  de  n'être  sous  vos  yeux 
qu'en  peinture. 

MUe  Sainval,  comme  je  vous  l'ai  dit,  me  demande  à  jouer 
Olympie.  Si  elle  a  ce  qu'on  n'a  plus  au  théâtre,  c'est-à-dire  des 
larmes,  de  tout  mon  cœur. 

Vous  trouvez  qu'on  peut  faire  un  partage  des  autres  pièces 
entre  MUe  Dubois  et  M1'1*  Durancy  ;  votre  volonté  soit  faite. 

Je  compte  qu'une  grande  partie  de  cette  lettre  est  pour  M.  de 
Thibouville  aussi  bien  que  pour  mes  anges.  J'obéirai  d'ailleurs 
aux  ordres  de  M.  de  Thibouville,  à  la  première  occasion  que  je 
trouverai. 

Je  me  mets  aux  pieds  de  Mme  d'Argental. 

6833.   —  A  M.  DE   CHENEVIÈRES  3. 

11  avril. 

Je  ne  doute  pas,  mon  cher  ami,  que  vous  n'ayez  fait  parvenir 
ma  lettre  à  M.  le  chevalier  de  Rochefort  ;  je  vous  prie  de  lui 
dire  combien  je  suis  pénétré  de  ses  bontés.  Je  crois  qu'on  lui 
adresse  à  présent  ses  lettres  à  l'hôtel  de  Puisieux  à  Paris  ;  mais 
je  n'en  suis  pas  bien  sûr.  Ce  dont  je  suis  bien  sûr,  c'est  que  nous 
sommes  toujours  bloqués  par  vos  troupes  dans  le  pays  de  Gex. 
Nous  manquons  de  blé,  et  je  suis  très-embarrassé  pour  en  faire 
venir  ;  je  manque  d'argent  avec  lequel  on  achète  du  blé,  et  il 

1.  Voyez  son  écrit  intitulé"/.-/.  Rousseau  de  Genève  à  Christophe  de  Deaumont, 
archevêque  de  Paris. 

2.  Dont  il  est  parlé  dans  les  lettres  6249  et  6346. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    4  767.  207 

faudra  probablement  que  je  fasse  le  voyage  de  Wurtemberg,  au 
mois  de  mai,  pour  aller  arranger  mes  affaires  avec  la  chambre 
des  finances  de  ce  pays-là,  sur  lequel  j'ai  une  grande  partie  de 
mon  bien  ;  après  quoi  je  pourrai  bien  transplanter  mes  pénates 
à  Lyon,  jusqu'à  ce  que  la  guerre  de  Genève  soit  finie. 

Nous  avons  passé  tout  à  coup  d'une  grande  abondance  à  une 
plus  grande  disette.  J'ai  eu  grande  raison  de  faire  les  Scythes,  car 
je  suis  en  Scythie.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

6834.   —  A    M.    LE    PRINCE    GALLITZIX, 

AMBASSADEUR     DE     RUSSIE    A    PARIS. 

A  Ferney,  11  avril. 

Monsieur,  Votre  Excellence  ne  doute  pas  à  quel  point  son 
souvenir  m'est  précieux.  Je  vous  suis  attaché  à  deux  grands 
titres,  comme  à  l'ambassadeur  de  l'impératrice,  et  comme  à  un 
homme  bienfaisant. 

Je  vous  remerciée  de  l'imprimé  que  vous  avez  bien  voulu 
m'envoyer1.  Sa  Majesté  impériale  avait  déjà  daigné  m'en  gratifier 
il  y  a  trois  mois,  avant  qu'il  fût  public.  Je  n'y  ai  rien  trouvé  ni  à 
resserrer  ni  à  étendre.  Cet  ouvrage  me  paraît  digne  du  siècle 
qu'elle  fait  naître.  J'oserais  bien  répondre  qu'elle  fera  goûter  à 
son  vaste  empire  tous  les  fruits  que  Pierre  le  Grand  a  semés.  Ce 
fut  Pierre  qui  forma  l'homme,  mais  c'est  Catherine  II  qui  l'anime 
du  feu  céleste. 

J'ai  une  opinion  particulière  sur  l'affaire  de  Pologne,  quoi- 
qu'il ne  m'appartienne  guère  d'avoir  une  opinion  politique.  Je 
crois  fermement  que  tout  s'arrangera  au  gré  de  l'impératrice  et 
du  roi,  et  que  ces  deux  monarques  philosophes  donneront  à 
l'Europe  étonnée  le  grand  exemple  de  la  tolérance.  Les  pays  qui 
ne  produisaient  autrefois  que  des  conquérants  vont  produire 
des  sages,  et,  de  la  Chine  jusqu'à  l'Italie  (exclusivement),  les 
hommes  apprendront  à  penser.  Je  mourrai  content  d'avoir  vu 
une  si  belle  révolution  commencée  dans  les  esprits. 

6835.    —   A   MADAME  LA   MARQUISE   DE   FLORIAN. 

Le  11  avril. 

Famille  aimable,  je  vous  embrasse  tous.  J'aimerais  mieux 
assurément  être  Picard  que  Suisse  ;  et,  pour  comble  de  désa- 

1.  C'était  le  manifeste  de  Catherine  sur  les  dissensions  de  Pologne. 


208  CORUESPONDANCE. 

grément,  il  faudra  qu'au  mois  de  mai  je  quitte  la  Suisse  pour  la 
Souabe1.  Il  est  comique  que  le  bien  d'un  Parisien  soit  en 
Souabe  ;  mais  la  chose  est  ainsi.  La  destinée  est  une  drôle  de 
chose.  Je  ne  dois  ni  ne  veux  mourir  avant  d'avoir  mis  ordre  à 
mes  affaires. 

La  destinée  des  Scythes  est  à  peu  près  comme  la  mienne:  ce 
sont  des  orages  suivis  d'un  beau  jour.  Ne  regrettez  point  Paris 
quand  vous  serez  à  Hornoy,  il  n'y  a  plus  à  Paris  que  l'opéra- 
comique  et  le  singe  de  Nicolet2. 

Je  vois  que  les  deux  magistrats3  resteront  à  Paris.  Je  prie  le 
Grand  Turc  de  me  dire  pourquoi  le  baron  de  Tott4  esta  Neuchà- 
tel;  il  me  semble  qu'il  n'y  a  nul  rapport  entre  Neuchàtel  et 
Constantinople. 

Quand  M.  d'Hornoy  rencontrera  par  hasard  mon  boiteux  d  e 
procureur,  je  le  prie  de  vouloir  bien  l'engager  à  recommander 
au  marquis  de  Lézeau  de  marcher  droit. 

Vous  trouverez  du  blé  en  Picardie;  nous  en  manquons  au 
pays  de  Gex  :  il  faudra  faire  une  transmigration  à  Babylone.  On 
ne  sait  plus  où  se  fourrer  pour  être  bien.  Je  sais  qu'il  faut  s'ac- 
commoder de  tout  ;  mais  cela  n'est  pas  aussi  aisé  qu'on  dirait 
bien. 

Je  finis,  comme  j'ai  commencé,  par  vous  embrasser  du  meil- 
leur de  mon  cœur. 


6836.  —  DE  MADAME   VEUVE   DUCHESNE5. 

12  avril  1767. 

0  vous  le  protecteur  des  veuves  et  le  père  des  orphelins! 

Quand  toute  l'Europe  admire  encore  les  bienfaits  dont  vous  avez  comblé 
MUe  Gorneille,  la  généreuse  défense  des  infortunés  Calas,  tant  d'innocents  pro- 
tégés, tanl  de  malheureux  secourus,  enfin  tant  de  calomniateurs  confondus  par 
vos  soins,  serai-je  la  seule  qui  ne  trouverai  pas  dans  la  grande  âme  de  M.  de 
Voltaire  ces  sentiments  d'humanité  que  je  réclame  et  qui  la  caractérisent  si 
bien?  Avec  ces  idées  de  justice  et  de  bonté  qu'on  doit  avoir  sur  votre 
compte,  monsieur,  jugez  de  ma  surprise  et  de  ma  douleur  de  voir  à  la  fin  de 
la  pièce  des  Scythes,  sous  le  nom  d'avis  au  lecteur6,  la  calomnie  la  plus 


1.  Dans  le  Wurtemberg. 

2.  Ce  singe  est  le  sujet  d'une  chanson  de  Boufflers;  voyez  lettre  6795. 

3.  Mignot  et  d'Hornoy,  ses  neveu  et  petit-neveu. 
\.  A  qui  est  adressée  la  lettre  6854. 

5.  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire,  6854. 

6.  Voyez  tome  VI,  page  1862. 


ANNÉE    17  67.  209 

injurieuse  pour  la  mémoire  de  mon  mari.  Quoiqu'on  vous  fasse  parler,  je 
n'aurai  jamais  à  rougir  de  vous  imputer  la  moindre  phrase  de  ce  libelle: 
toute  l'infamie  en  est  due  à  mes  ennemis,  qui  en  cela  sont  aussi  les  vôtres; 
eh!  qui  dans  ce  monde  n'en  a  pas?  Combien  même  ne  vous  en  ont  pas 
suscité  vos  vertus,  et  surtout  vos  sublimes  talents  !  Mais  du  moins  vous  les 
avez  vaincus  ou  forcés  au  silence.  Puissé-je  par  votre  secours  en  faire 
autant  des  miens!  Il  n'est  pas  possible  que  votre  âme  bienfaisante  ne  me 
rende  justice,  dès  que  j'aurai  eu  l'honneur  de  vous  instruire  du  sujet  de 
mes  justes  plaintes,  et  c'est  à  vous  seul  que  j'en  appelle. 

Je  commence,  monsieur,  par  vous  attester  sur  ce  que  j'ai  de  plus  cher, 
c'est-à-dire  votre  estime,  et  vos  bontés  elles-mêmes,  que  mon  mari  a  tou- 
jours été  dans  le  principe  de  ne  jamais  rien  imprimer  de  vos  ouvrages,  ni 
même  aucun  de  ceux  qui  se  trouvent  chez  moi,  qu'il  n'y  ait  été  formelle- 
ment autorisé  par  le  droit  le  plus  légitime,  et  les  titres  qu'il  m'a  laissés  en 
sont  la  preuve  incontestable. 

Je  n'ai  pas  oublié  qu'il  y  a  trois  ou  quatre  ans  qu'il  eut  l'honneur  de  vous 
écrire  pour  vous  faire  part  qu'il  avait  acquis  de  MM.  Prault  père  et  fils, 
Bareche,  Lambert,  etc.,  le  droit  que  vous  avez  bien  voulu  leur  donner 
d'imprimer  vos  pièces  de  théâtre,  et  qu'en  conséquence  il  se  proposait  sous 
votre  bon  plaisir  d'en  faire  un  corps  complet.  Vous  eûtes  la  générosité  de 
lui  répondre,  et  de  lui  donner  votre  agrément 1.  Vous  poussâtes  même  la 
complaisance  jusqu'à  lui  marquer  que  rien  ne  vous  était  plus  agréable  que 
la  réunion  de  vos  pièces  dans  une  seule  maison. 

Depuis  ce  temps-là  il  reçut  de  Manlieim  VOhjmpie;  de  Genève,  l'Écos- 
saise et  le  Droit  du  seigneur.  De  plus,  M.  Lekain  m'a  vendu  Adélaïde 
du  Guesclin ,  quoique  je  l'eusse  déjà  payée  à  M.  Lambert,  sous  le  titre  de 
Duc  de  Foix.  Tout  cela  nous  a  coûté  plus  de  20,020  francs.  Je  sais  bien 
que  vous  n'avez  pas  touché  cet  argent,  mais  je  ne  l'ai  pas  moins  compté  à 
gens  qui  vous  représentaient,  ou  du  moins  qui  tenaient  ces  ouvrages  de 
votre  générosité.  Eh!  qui  ne  croira  pas  (puisque  rien  n'est  si  beau  que  le 
don)  qu'ils  étaient  en  droit  de  traiter  avec  moi  de  vos  présents? 

D'après  cet  exposé,  vous  entrevoyez,  monsieur,  qu'on  n'a  pas  plus  épar- 
gné mon  nom  que  mes  intérêts  et  la  mémoire  de  mon  mari.  Je  mériterais 
seule  l'infamie  dont  on  s'efforce  de  le  couvrir  si  je  n'intéressais  ici  votre 
équité  naturelle  à  me  faire  justice.  Les  expressions  honnêtes  dont  on  se  sert 

1.  Dans  une  lettre  de  Colini  au  libraire  Duchesne,  datée  de  Manheim  18  août 
1764,  et  qui  est  reproduite  dans  le  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire,  Colini 
transmet  à  Duchesne  une  permission  ainsi  conçue  : 

«  Le  sieur  Duchêne,  libraire  de  Paris,  m'ayant  demandé  mon  consentement 
pour  l'impression  de  mes  œuvres,  je  ne  puis  que  lui  en  témoigner  ma  satisfac- 
tion, à  condition  qu'il  se  conformera  à  la  dernière  édition  de  Genève,  et  qu'il  fera 
soigneusement  corriger  les  fautes  d'impression. 

«  Fait  au  château  de  Ferney,  le  31  juillet  1764. 
«  Volt  ai  re.  » 

Colini  accepte,  pour  sa  rémunération,  cinquante  exemplaires  dans  leur  nou- 
veauté et  francs  de  port. 

45.    —    CORRESPONDANCE.  XIII.  4i 


210  CORRESPONDANCE. 

pour  le  qualifier  équivalent  à  peu  près  aux  épithètes  de  voleur,  de  coquin 
qui  ne  se  serait  pas  fait  scrupule  de  tromper  le  roi,  son  ministre,  et  vous- 
même,  en  demandant  un  privilège,  quoique  vous  sachiez,  monsieur,  que, 
loin  d'établir  un  droit  de  propriété,  il  se  réduit  à  la  permission  d'imprimer, 
qu'on  n'exerce  qu'après  avoir  fait  preuve  de  l'acquisition  de  l'ouvrage  qu'on 
publie. 

Ne  suis-je  donc  pas  en  droit  de  demander  une  réparation  authentique 
du  tort  que  cet  avis  honnête  et  modéré  pourrait  faire  à  la  mémoire  de  mon 
mari,  et  de  la  tache  qu'il  m'imprime  à  moi-même?  J'attends  donc  de  votre 
seule  justice,  monsieur,  cette  réparation,  et  je  ne  doute  point  qu'elle  ne  soit 
aussi  douce  que  facile  à  un  cœur  comme  le  vôtre,  qui  nous  a  donné  tant  de 
fois  le  précepte  et  l'exemple  de  la  droiture. 

J'ose  donc  me  flatter  que  vous  voudrez  bien  vous  donner  la  peine  d'écrire 
à  M.  de  Sartines  pour  faire  supprimer  ce  libelle,  indigne  d'emprunter  votre 
nom,  quand  vos  sentiments  lui  sont  si  contraires.  D'ailleurs,  quel  motif 
assez  puissant  pourrait  vous  engager  à  priver  du  fruit  de  leurs  travaux  et 
de  leurs  avances  des  citoyens  vos  patriotes,  que  vous  avez  plusieurs  fois 
honorés  de  votre  protection,  pour  le  transporter  à  des  étrangers  avides  qui 
ne  nous  prennent  déjà  que  trop?  Je  n'ai  pas  moins  lieu  que  vous  de  me 
plaindre  de  la  mauvaise  foi  qui  règne  aujourd'hui.  Car  combien  d'ouvrages 
que  j'ai  payés  d'avance,  et  dont  les  auteurs  ont  fait  la  vente  ailleurs  sous 
différents  titres! 

D'après  ces  détails  j'ose  attendre ,  monsieur,  l'honneur  de  votre  protec- 
tion, que  vous  m'avez  comme  promise  dès  l'année  passée,  à  l'occasion  de  la 
nouvelle  édition  de  la  Henriade ,  en  m'en  voyant  la  copie  et  l'instruction 
pour  l'ordre  de  la  typographie.  Les  gravures  seules  sont  cause  du  retard, 
mais  je  compte  sous  quelques  semaines  vous  envoyer  cinq  à  six  bonnes 
épreuves.  Si  j'eusse  voulu  donner  à  toutes  sortes  de  graveurs,  les  choses 
seraient  bien  plus  avancées;  mais  quel  reproche  ne  me  ferait  pas  le  public, 
si  jaloux  de  l'éclat  de  la  Henriade,  qu'il  regarde  comme  le  seul  poëme 
national  que  nous  ayons,  si  la  perfection  des  gravures  ne  répondait  pas  à  la 
célébrité  d'un  ouvrage  si  sûr  de  passer  à  la  postérité!  J'espère,  par  les 
mêmes  recherches  et  les  mêmes  soins,  avoir  aussi  le  même  avantage  dans 
la  suite  pour  votre  théâtre,  et,  réparant  par  là  tous  les  torts,  mériter  vos 
bontés  les  plus  particulières.  Je  suis  avec  respect,  monsieur,  votre,  etc. 

N.  B.  Peu  de  temps  avant  la  funeste  mort  de  mon  mari,  nous  avions  pris 
la  liberté  de  vous  faire  demander  les  différents  changements  qu'il  y  aurait 
à  fairo  dans  l'édition  actuelle.  Je  suis  toujours  dans  la  même  disposition  ; 
dès  que  vous  aurez  daigné  me  faire  passer  vos  notes,  j'y  ferai  mettre  la  main 
tout  de  suite. 

G837.   —  A   M.    DAMILAVILLE. 

13  avril. 

Mon  cher  ami,  vous  aurez  tout  ce  que  vous  demandez.  Mais 
il  faut  auparavant  savoir  si  mon  paquet  du  9   ou  du  10  vous  a 


ANNÉE    17  67.  l\\ 

été  rendu  chez  M.  Gaudet.  II  y  a  eu  beaucoup  de  paquets  perdus. 
Je  n'ai  point  encore  le  ballot  des  mémoires  de  M.  de  Beaumont. 
Comme  vous  le  voyez,  je  vis  dans  l'embarras  et  dans  le  chagrin, 
c'est-à-dire  comme  la  plupart  des  hommes.  Faites  passer,  je 
vous  prie,  mon  cher  ami,  cette  petite  lettre1  à  M.  de  Lembertad. 


6838.  —  A  M.  ÉLIE  DE  BEAUMONT. 

A  Ferney,  13  avril. 

Je  reçois,  mon  cher  Cicéron,  votre  lettre  non  datée,  avec  le 
procès-verbal  de  la  célèbre  servante2.  Je  vais  répondre  à  tous 
vos  articles. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  m'appartienne  de  parler  dans  ma  lettre 
de  la  conduite  du  parlement  de  Toulouse.  J'ai  voulu  et  j'ai  su 
me  borner  aux  faits  dont  je  suis  témoin.  C'est  à  vous  qu'il  sied 
bien  de  faire  voir  l'outrage  que  le  parlement  de  Toulouse  a  fait 
au  conseil,  en  refusant  d'exécuter  son  arrêt.  Ce  que  vous  en 
dites  est  d'autant  plus  fort  que  vous  l'avez  dit  avec  le  ménage- 
ment convenable.  Le  conseil  a  senti  tout  ce  que  vous  n'avez  pas 
exprimé.  11  y  a  des  cas  où  l'on  doit  plus  faire  entendre  qu'on 
n'en  dit,  et  c'est  un  des  grands  mérites  de  votre  mémoire  :  c'est 
ce  qui  pourra  surtout  ramener  M.  d'Aguesseau,  qui  n'aime  pas 
l'éloquence  violente. 

J'ai  eu  mes  raisons  dans  tout  ce  que  je  vous  ai  écrit.  Si  j'ai  le 
bonheur  de  vous  tenir  à  Ferney,  vous  apprendrez  à  connaître 
mes  voisins.  La  grandeur  d'àme  est  dans  le  pays  conquis  autre- 
fois par  Gengïs-kan3. 

Je  ne  peux  faire  signer  votre  mémoire  par  les  Sirven  que 
quand  il  me  sera  parvenu.  Je  vous  ai  déjà  mandé4  que  toute  com- 
munication était  interrompue  entre  Lyon  et  mon  malheureux  pays. 

Si  vous  trouvez  que  ma  lettre  puisse  être  bien  reçue  du  pu- 
blic, telle  que  je  l'ai  envoyée  en  dernier  lieu  à  M.  Damilaville, 
ôtez  les  mots  :  consigné  entre  vos  mains;  et  mettez  :  l'argent  qu'on 
leur  offrait  pour  leur  honoraire  ;  mettez  :  le  conseil  de  Berne,  au  lieu 
de  Berne;  le  conseil  de  Genève,  au  lieu  de  Genève''  ;  et  tout  sera  dans 


1.  Elle  manque. 

2.  La  Déclaration  juridique  de  la  servante  de  Mme  Calas,  du  29  mars  1767 
voyez  tome  XXIV,  page  408. 

3.  La  Chine. 

4.  Lettre  du  13  janvier,  n°  6686. 

5.  Beuchot  a  fait  ces  trois  corrections  ;  voyez  lettre  6804. 


212  CORRESPONDANCE. 

la  plus  grande  exactitude.  Il  faut  rendre  à  chacun  selon  ses 
œuvres,  et  Mme  la  duchesse  d'Enville  et  Mrae  Geoffrin  ne  doivent 
pas  être  frustrées  des  éloges  dus  à  leur  générosité. 

Quant  à  M.  Coqueley1,  il  est  très-sûr  qu'il  a  eu  le  malheur 
d'être  l'approbateur  de  Fréron  :  c'est  être  le  receleur  de  Car- 
touche. Mais  on  dit  qu'il  a  abdiqué  depuis  longtemps  un  emploi 
si  odieux  et  si  indigne  d'un  avocat.  On  m'assure  que  c'est  un 
nommé  d'Albaret  qui  lui  a  succédé,  et  qui  a  été  réformé;  si  cela 
est,  je  transporte  authentiquement  à  d'Albaret,  et  par-devant 
notaire  s'il  le  faut,  l'horreur  et  le  mépris  qu'un  approbateur  de 
Fréron  mérite;  mais  je  ne  transporterai  jamais  mon  estime  et 
ma  tendre  amitié  pour  vous  a  qui  que  ce  soit  dans  le  monde.  Je 
vous  garde  ces  deux  sentiments  pour  jamais. 

6839.    —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 


Je  supplie  mes  anges  et  M.  de  Thibouville  de  lire  les  nou- 
veaux changements  ci-joints.  Il  ne  faut  plaindre  ni  la  peine  de 
l'auteur,  ni  celle  du  libraire,  ni  celle  des  comédiens. 

Pour  engager  le  libraire  à  faire  des  cartons,  ou  à  faire  une 
édition  nouvelle,  il  ne  donnera  que  trois  cents  livres  à  Lekain, 
et  je  lui  donnerai  les  trois  cents  autres. 

J'ose  me  persuader  que  mes  juges,  en  voyant  ce  nouveau  mé- 
moire de  leur  client,  me  donneront  cause  gagnée. 

Je  ne  sais  pas  pourquoi  on  a  imprimé  à  Paris  : 

Nous  marchons  dans  la  nuit,  et  d'abîme  en  abîme. 
Je  vous  assure  que  mon  vers 

Nous  partons,  nous  marchons  de  montagne  en  abîme, 

(Acte  I,  scène  u  i.  ) 

est  beaucoup  plus  convenable  aux  voisins  du  mont  Jura.  Je  vois 
de  mes  fenêtres  une  montagne  au  milieu  de  laquelle  se  forment 
des  nuages.  Elle  conduit  à  des  précipices  de  quatre  cents  pieds 
de  profondeur,  et,  quand  on  est  englouti  dans  cet  abîme,  on 
trouve  d'autres  montagnes  qui  mènent  à  d'autres  précipices.  Je 
peins  la  nature  telle  qu'elle  est,  et  telle  que  je  l'ai  vue.  Je  vous 
demande  en  grâce  de  faire  jouer  les  Scythes  après  Pâques,  de 

1.  A  qui  est  adressée  la  lettre  G8Ô5. 


ANNÉE    47G7.  213 

n'en  faire  annoncer  qu'une  représentation,  et  d'en  donner  deux 
si  le  public  les  redemande,  après  quoi  on  les  jouera  à  Fontaine- 
bleau. 

Les  papiers  publics  disent  qu'on  les  reprendra  à  la  rentrée; 
il  ne  faut  pas  les  démentir,  ce  serait  avouer  une  chute  com- 
plète; les  Frérons  triompheraient.  Lekain  me  doit  au  moins  cette 
complaisance  ;  il  pourrait  bien  retarder  d'un  jour  son  voyage  de 
Grenoble. 

J'avoue  que  le  rôle  d'Athamare  ne  lui  convient  point.  Il  fau- 
drait un  jeune  homme  beau,  bien  fait,  brillant,  ayant  une  belle 
jambe  et  une  belle  voix,  vif,  tendre,  emporté,  pleurant  tantôt  de 
tendresse  et  tantôt  de  colère  ;  mais  comme  il  n'a  rien  de  tout 
cela,  qu'il  y  supplée  un  peu  par  des  mouvements  moins  lents. 
Que  MUe  Durancy  passe  toute  la  semaine  de  Quasimodo  à  pleu- 
rer; qu'on  la  fouette  jusqu'à  ce  qu'elle  répande  des  larmes  :  si 
elle  ne  sait  pas  pleurer,  elle  ne  sait  rien. 

Ah!  mon  Dieu!  peut-on  me  proposer  d'établir  une  loi  par 
laquelle  on  est  obligé  de  se  marier  au  bout  de  quatre  ans?  Cela 
serait  en  vérité  d'un  comique  à  faire  rire.  Il  n'est  permis  d'ail- 
leurs de  supposer  des  lois  que  quand  il  en  a  existé  de  pareilles. 
La  loi  de  venger  le  sang  de  son  mari,  ou  de  son  père,  ou  de  son 
frère,  a  été  connue  de  vingt  nations;  celle  de  n'être  reçu  dans 
un  pays  qu'à  condition  qu'on  s'y  marierait  ressemblerait  à 
l'usage  du  château  de  Cutendre,  où  l'on  n'entrait  que  deux  à 
deux1. 

Dieu  me  préserve  de  charger  d'aventures  et  d'épisodes  la 
noble  simplicité,  si  difficile  à  saisir,  si  difficile  à  traiter,  si  diffi- 
cile à  bien  jouer! 

Rendez-moi  Mlle  Lecouvreur  et  Dufresne,  je  vous  réponds 
bien  du  troisième  acte.  Le  meilleur  conseil  qu'on  m'ait  jamais 
donné  se  trouve  exécuté  dans  ces  vers  : 

Va,  si  j'aime  en  secret  les  lieux  où  je  suis  née. 
Mon  cœur  doit  s'en  punir,  il  se  doit  imposer 
Un  frein  qui  le  retienne,  et  qu'il  n'ose  briser  : 
N'en  demande  pas  plus... 

(Acte  II ,  scène  :.  ) 

Je  vous  dirai  de  môme  : 

N'en  demandez  pas  plus,  ce  serait  tout  gâter. 

1.  Chant  XII  de  la  Pucelle;  voyez  tome  IX,  page  190. 


214  CORRESPONDANCE. 

J'ose  vous  répondre  que  si  les  comédiens  approchaient  un 
peu  de  la  manière  dont  nous  jouons  les  Scythes  à  Ferney,  s'ils 
avaient  la  vérité,  la  simplicité,  l'empressement,  l'attendrissement 
de  nos  acteurs,  ils  feraient  fortune;  mais  la  même  raison  pour 
laquelle  ils  ne  peuvent  jouer  ni  Mithridate,  ni  Bérénice,  ni  tant 
d'autres  pièces,  leur  fera  toujours  jouer  les  Scythes  médiocre- 
ment, N'importe,  je  demande  à  cor  et  à  cri  deux  représentations 
après  Pâques. 

Si  mon  cher  ange  parvient  à  faire  chasser  le  monstre  qui 
déshonore  la  littérature  depuis  si  longtemps,  les  gens  de  lettres 
lui  devront  une  statue.  Je  demande  pardon  à  M.  Coqueley  ;  mais 
un  avocat  plaide  furieusement  contre  lui-même  quand  il  se  fait 
l'approhateur  deFréron  :  c'est  se  faire  le  receleur  de  Cartouche. 
On  le  dit  parent  de  monsieur  le  procureur  général  :  son  parent 
devait  bien  lui  dire  qu'il  se  déshonorait.  On  ne  connaît  pas  toutes 
les  scélératesses  de  Fréron.  C'est  lui  qui  a  répandu  dans  Paris  la 
calomnie  contre  les  Calas.  Il  a  voulu  engager  un  des  gueux 
avec  lesquels  il  s'enivre  à  faire  des  vers  sur  les  prétendus  aveux 
de  la  pauvre  Viguière1.  Je  suis  bien  fâché  que  la  vérité  se  soit 
trop  tôt  découverte.  Il  fallait  laisser  parler  et  triompher  les  Fré- 
rons  pendant  quinze  jours,  et  ensuite  montrer  leur  turpitude. 
Les  colombes  n'ont  pas  eu  la  prudence  du  serpent2. 

Déployez  vos  ailes,  mes  anges  ;  jetez  le  diable  dans  l'abîme, 
et  tirez  les  Scythes  du  tombeau. 

Respect  et  tendresse. 

0840.    -  A  M.   DE    BELMOXT», 

A    BORDEAUX. 

13  avril  1767,  à  Ferney. 
Nouveaux  changements  dans  la  tragédie  des  Scythes*1. 
Acte  I",   scène  i  (édition  des  Cramer)  : 
L'olivier  à  la  main  devant  nous  se  présente... 

1.  C'était  la  servante  de  Calas;  voyez  lettre  6823. 

2.  Matthieu,  x,  16. 

3.  Publié  dans  \esAnnalesde  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux,  n°  3  (1880)  par 
M.  l'.arkhausen,  d'après  l'original,  qui  appartient  à  M.  J.-E.  Péry,  notaire  hono- 
raire à  Bordeaux. 

4.  Nous  nous  bornerons  à  indiquer,  sans  les  transcrire,  les  variantes  qui  sont 
dans  notre  texte,  tome  VI,  page  332. 


ANNEE    4767.  215 

corrigez  : 

Sur  un  coursier  superbe  à  nos  yeux  se  présente... 

N.  B.  L'olivier  n'est  point  symbole  en  Perse;  et  s'il  l'est,  on 
ne  doit  pas  dire  :  Viens-tu  nous  insulter...1. 

Même  scène,  mettez  : 

Son  adorable  fille...  [7  vers.] 
Acte   II,  scène  i,  corrigez  ainsi  : 

O  B  É  I D  E  . 

Après  mon  infortune...  [9  vers.] 

OBÉ IDE . 

Hélas!  veux-tu  m'ôter,  en  croyant  m'éblouir, 
Ce  malheureux  repos  dont  je  cherche  à  jouir. 
Au  parti  que  je  prends  je  me  suis  condamnée. 
Va,  si  j'aime  en  secret  les  lieux  où  je  suis  née, 
Mon  cœur  doit  s'en  punir  :  il  se  doit  imposer 
Un  frein  qui  le  retienne,  et  qu'il  n'ose  briser. 
N'en  demande  pas  plus.  Mon  père  veut  un  gendre; 
Il  ne  l'ordonne  point,  mais  je  sais  trop  l'entendre. 
Le  fils  de  son  ami  doit  être  préféré... 

Acte  III,  scène  i  : 

Commencez  cette  scène  ainsi  : 

A  T  il  A  M  A  R  E  . 

Quoi!  c'était  Obéide...  [4  vers.] 

Même  scène  : 

Elle  aura  rassemblé...  [4  vers.] 

Croyez-moi,  les  sanglots  sont  la  voix  des  douleurs, 

Et  les  yeux  irrités...  [5  vers.] 

Hélas!  s'il  était   vrai!  Tu   me  flattes  peut-être. 

Ami,  tu  prends  pitié...  [3  vers]. 

Cette  même  scène  doit  finir  ainsi  : 

HIRCAN. 

Oui,  seigneur,  Obéide 
Marche  vers  la  cabane  où  son  père  réside. 
Je  l'aperçois. 

1.  Cette  note  est  en  marge  de  l'original,  où  elle  est  suivie  d'une  seconde,  écrite 
d'une  main  différente  :  «  Pourquoi  avoir  rétabli  dans  l'édition  de  Genève  Toli  vie  i- 
à  la  main,  etc.  »? 


216  CORRESPONDANCE. 

ATHAMARE. 

Hélas!  tâche  de  désarmer 
Ce  père  malheureux...  [Fin  conforme  au  texte.] 

Acte  III,  scène  n  : 

Sa  vertu  s'est  connue...  [12  vers.] 

J'obéis.   Dieux  puissants   qui  voyez  mon  outrage, 

Secondez  mon  amour,  secondez  mon  courage. 

(Il  sort.) 

SCÈNE     III. 

SOZAME. 

Eh  quni!  cet  ennemi  nous  poui  suivra  fou 'ours! 
Il  vient  flétrir  ici  les  derniers  de  mes  jours  ! 

Même  scène  : 

J'ai  fait  depuis  quatre  ans...  [3  vers  i/%.] 
Acte  IV,  scène  v. 

ATHAMARE. 

Il  m'en  coûte 
D'affliger  ta  vieillesse.  .   .   [a  vers.] 

(On  a  déjà  envoyé  toutes  les  corrections  du  cinquième  acte.) 

Si  M.  de  Belmont  veut  que  la  pièce  lui  produise  quelque 
chose,  il  faut  qu'Obéide  soit  touchante  et  sache  pleurer;  qu'Atha- 
mare  soit  jeune,  brillant,  passionné,  emporté;  que  les  vieillards 
soient  naturels  ;  qu'Indatire  soit  naïf,  vif  et  tendre  avec  Obéide, 
simple  et  fier  avec  son  rival.  Il  faut  que  les  confidents  prennent 
part  à  l'action.  La  pièce  est  très-difficile  à  jouer.  Si  M.  de  Belmont 
veut  faire  une  nouvelle  édition  de  la  pièce,  voici  l'épître  dédica- 
toire  suivant  l'édition  de  Paris.  C'est  un  vieux  Scythe  qui  lui 
écrit  et  qui  lui  fait  ses  compliments. 

6841.   —  A    M.    LE    COMTE   D'AIIGENTAL. 


Mon  divin  ange,  battez  des  ailes  plus  que  jamais,  et  ne  laissez 
pas  à  l'infâme  cabale  un  prétexte  de  dire  qu'on  n'ose  plus  rejouer 
1rs  Scythes.  Je  suis  persuadé  que  si  on  annonce  cette  pièce  avec 
des  vers  nouveaux  répandus  dans  l'ouvrage,  elle  attirera  un  très- 


ANNÉE    17  67.  2I7 

grand  concours.  Les  acteurs,  rassurés  par  le  succès  des  deux 
dernières  représentations,  rempliront  mieux:  leurs  personnages. 

M"e  Duraucy,  plus  pénétrée  de  son  rôle,  versera  enfin  des 
larmes  et  en  fera  répandre. 

On  pourrait  faire  précéder  la  représentation  d'un  petit  com- 
pliment dans  lequel  on  dirait  que  Féloignement  des  lieux  n'a 
pas  permis  que  les  acteurs  reçussent  avant  Pâques  les  change- 
ments qu'on  avait  envoyés.  On  pourrait  faire  entendre  qu'il  est 
triste  qu'un  homme  qui  travaille  depuis  cinquante  ans  pour  les 
plaisirs  de  Paris  vive  et  meure  dans  un  désert  éloigné  de  Paris. 

Voyez  s'il  serait  convenable  qu'au  premier  acte,  dans  la  scène 
des  deux  vieillards,  Sozame  dît  : 

.     .     .  Ah!  crois-moi,  ces  lauriers  sont  affreux; 
Ce  grand  art  d'opprimer,  trop  indigne  du  brave, 
D'être  esclave  d'un  roi,  pour  faire  un  peuple  esclave; 
Ces  honneurs,  cet  éclat,  par  le  meurtre  achetés, 
Dans  le  fond  de  mon  cœur  je  les  ai  détestés. 
Enfin  Cyrus  sur  moi  répandant  ses  largesses,  etc. 

(Scène  m.) 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  faire  parvenir  mes  réponses 
à  Mlle  Durancy  et  à  MUe  Sainval  \ 

Dites  bien,  quelque  mardi,  à  M.  le  duc  de  Choiseul  combien 
je  suis  outré  contre  lui  ;  il  ne  sait  pas  quel  tort  il  me  fait.  Je  suis 
vexé  dans  les  lieux  que  j'ai  défrichés,  embellis,  et  enrichis  ;  cela 
n'est  pas  juste  :  je  suis  entré  dans  toutes  ses  vues,  et  il  ne  daigne 
écouter  aucune  de  mes  prières. 

Joignez-y  le  fardeau  insupportable  de  plus  de  cinquante  lettres 
par  semaine,  auxquelles  je  suis  obligé  de  répondre;  la  régie 
d'une  terre,  vingt  ouvrages  qui  viennent  à  la  traverse,  et  jugez 
si  j'ai  du  temps  de  reste  pour  limer  une  tragédie.  Plaignez-moi, 
et  faites  jouer  les  Scythes. 

Mllc  Sainval  veut  s'essayer  dans  Olympie;  pourquoi  non  ? 


6842.  —  A  M.  LE  .MARQUIS  DE   FLORIAN. 

Le  16  avril. 

En  réponse  à  la  lettre  du  3  d'avril  du  cher  grand  écuyer,  je 
dirai  à  toute  la  famille  que  mon  voyage  à  Montbéliard  est  abso- 

1.  Ces  lettres  manquent. 


218  CORRESPONDANCE. 

1  umcnt  nécessaire;  mais  je  ne  le  ferai  que  dans  la  saison  la  plus 
favorable. 

Le  succès  de  l'affaire  des  Sirven  me  paraît  infaillible,  quoi 
qu'en  dise  Fréron.  La  calomnie  absurde  contre  cette  pauvre  ser- 
vante des  Galas1  ne  peut  servir  qu'à  indigner  tout  le  conseil, 
que  cette  calomnie  attaquait  vivement,  en  supposant  qu'il  avait 
protégé  des  coupables  contre  un  parlement  équitable  et  judi- 
cieux. Plus  la  rage  du  fanatisme  exhale  de  poison,  plus  elle  rend 
service  à  la  vérité.  Rien  n'est  plus  heureux  que  de  réduire  ses 
ennemis  à  mentir. 

Le  prince  au  service  duquel  est  Morival  m'a  mandé  qu'il 
l'avait  fait  enseigne,  et  qu'il  aurait  soin  de  lui 2.  Il  est  aussi  indi- 
gné que  moi  de  cette  abominable  aventure,  que  j'ai  toujours  sur 
le  cœur. 

Nous  sommes  embarrassés  de  toutes  les  façons  à  Ferney. 
Vous  pensez  bien,  messieurs,  que  les  commis  condamnés  à  res- 
tituer les  cinquante  louis  d'or  cherchent  à  les  regagner  par  toutes 
les  vexations  de  leur  métier.  Nous  sommes  en  pays  ennemi.  Il 
est  triste  de  batailler  continuellement  avec  les  fermiers  géné- 
raux. Notre  position,  qui  était  si  heureuse,  est  devenue  tout  à 
fait  désagréable  :  il  faut  quelquefois  savoir  boire  la  lie  de  son  vin. 
Nous  serons  plus  heureux  quand  vous  pourrez  venir  passer 
quelques  mois  chez  nous.  Notre  transplantation  à  Hornoy  est 
actuellement  de  toute  impossibilité. 

J'aurais  souhaité  queTronchin  eût  été  plus  médecin  que  poli- 
tique, qu'il  se  fût  moins  occupé  des  tracasseries  d'une  ville  qu'il 
a  abandonnée.  S'il  a  pris  parti  dans  ces  troubles ,  il  devait  me 
connaître3  assez  pour  savoir  que  je  me  moque  de  tous  les  partis. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  plaisant  que  Tronchin  soit  à  Paris,  et 
moi  aux  portes  de  Genève;  Rousseau  en  Angleterre,  et  l'abbé  de 
Caveyrac  à  Rome.  Voilà  comme  la  fortune  ballotte  le  genre  hu- 
main. 

Je  demande  à  monsieur  le  Grand  Turc  pourquoi  son  baron  de 
Tott  est  à  Neuchâtel.  Dites-moi,  je  vous  prie,  mon  Turc  ,  si  ce 
Turc  de  Tott  vous  a  donné  de  bons  mémoires  sur  le  gouverne- 
ment de  ses  Turcs.  N'ôtes-vous  pas  bien  fâché  qu'Athènes  et 
Corinthe  soient  sous  les  lois  d'un  bâcha  ou  d'un  pacha  ? 

Mille  amitiés  à  tous.  Le  Turc  est  prié  d'écrire  un  mot. 


1.  Voyez  une  des  notes  sur  la  lettre  6823. 

2.  Voyez  lettre  6812. 

3.  Voyez  ettres  6822  et  6823. 


ANNÉE    \  707.  249 

GS43.   —  A  M.   LE   CARDINAL  DE   BERNIS. 

Le  16  avril. 
Albi,  noslrorum  sermonum  candide  judex. 

(Hor.,  lib.  I,  ep.  iv.) 

Vous  êtes  sûrement  du  nombre  des  élus,  monseigneur,  puisque 
vous  n'êtes  pas  du  nombre  des  ingrats.  Vous  chérissez  toujours 
les  lettres,  à  qui  vous  avez  dû  les  principaux  événements  de 
votre  vie.  Je  leur  dois  un  peu  moins  que  Votre  Éminence;  mais 
je  leur  serai  fidèle  jusqu'au  tombeau.  Je  suis  encore  moins  ingrat 
envers  vous,  qui  avez  bien  voulu  m'bonorer  de  très-bons  conseils 
sur  la  Scythie.  J'attends  de  Paris  mon  ouvrage  tartare1,  pour 
vous  l'envoyer  dans  le  pays  des  Visigoths ,  quoique  assurément 
il  n'y  ait  dans  le  monde  rien  de  moins  visigoth  que  vous.  Le 
blocus  de  Genève  retarde  un  peu  les  envois  de  Paris.  Cette  cam- 
pagne-ci sera  sans  doute  bien  glorieuse;  mais  elle  me  gêne 
beaucoup.  Dès  que  j'aurai  ma  rapsodie  imprimée,  j'y  ferai 
coudre  proprement  une  soixantaine  de  vers  que  vous  m'avez  fait 
faire,  et  je  dirai  :  Si  placet,  tuum  est 2. 

Si  Votre  Éminence  souhaite  que  je  lui  envoie  le  factum  des 
Sirven,  il  partira  à  vos  ordres.  Il  est  signé  de  dix-neuf  avocats; 
c'est  un  ouvrage  très-bien  fait.  On  y  venge  votre  province  de 
l'affront  qu'on  lui  fait  de  la  croire  féconde  en  parricides.  C'était 
à  un  Languedochien,  et  non  à  moi,  de  faire  rendre  justice  aux 
Sirven  et  aux  Calas.  Mais  ces  deux  familles  infortunées  s'étaut 
réfugiées  dans  mes  déserts,  j'ai  cru  que  la  fortune  mêles  en- 
voyait pour  les  secourir. 

Plus  vous  réfléchissez  sur  tout  ce  qui  se  passe,  plus  vous 
devez  aimer  votre  retraite.  La  grosse  besogne  archiépiscopale  me 
paraît  fort  ennuyeuse;  mais  vous  faites  du  bien,  vous  êtes  aimé, 
et  il  vous  appartient  de  vous  réjouir  dans  vos  œuvres3,  comme 
dit  le  livre  de  YEcclèsiaste,  attribué  fort  mal  à  propos  à  Salomon. 

Oserai-je  vous  demander  si  vous  avez  lu  le  Bèlisaire  de  Mar- 
montel,  qu'on  appelle  son  Petit  Carême?  La  Sorbonne  le  cen- 
sure pour  n'avoir  pas  damné  Titus,  Trajan,  et  les  Antonins4. 

1.  Les  Scythes. 

2.  Horace,  livre  IV,  ode  m,  vers  dernier. 

3.  Ecclésiaste,  ni,  22. 

4.  C'est  la  huitième  des  trente-sept  propositions  condamnées  par  la  Sorbonne  ; 
voyez  lettre  6885. 


220  CORRESPONDANCE. 

Messieurs  de  Sorbonne  seront  sauvés  probablement  dans  l'autre 
inonde,  mais  ils  sont  furieusement  siffles  dans  celui-ci. 

Riez,  monseigneur  :  il  faut  souvent  rire  sous  cape;  mais  il 
est  fort  agréable  de  rire  sous  la  barrette. 

Félix  qui  potuit  rerum  cognosccre  causas,  etc. 

(Virg.,  Georcj.,  hb.  II,  v.  490.) 

Que  Votre  Éminence  agrée  les  très-tendres  respects  du  vieux 
Suisse. 

6S44.  —  DE   M.   DE   CHENEVIÈRES  ». 

M.  le  chevalier  de  Rochefort  est  à  présent,  mon  cher  ami,  à  sa  brigade, 
à  Châlons  en  Champagne.  Je  lui  ai  fait  parvenir  votre  lettre  à  Paris  avant 
son  départ,  et  je  vais  lui  communiquer  votre  dernière.  C'est  un  homme  qui 
vous  est  bien  attaché  et  qui  vous  rend  bien  justice. 

J'ai  lu  les  Scythes;  on  ne  saurait  mettre  cette  pièce  en  parallèle  avec 
Zaïre,  Alzire,  Mahomet  et  Mèvope;  mais  on  y  trouve  des  traits  qui  carac- 
térisent l'auteur.  Rien  des  gens  la  critiquent;  mais  tous  conviennent  qu'il  y 
a  des  beautés.  Vous  savez  que  l'envie  règne  toujours  encore  plus  sur  le 
Parnasse  qu'ailleurs.  Je  m'imagine  voir  la  Gloire  l'écraser  d'une  main  et 
vous  couronner  de  l'autre. 

Il  me  paraît  que  les  troubles  de  Genève  vous  mettent  bien  mal  à  votre 
aise  :  il  faut  pourtant  que  cela  finisse.  Ce  qui  me  fâche,  c'est  qu'ils  dérangent 
et  reculent  mon  voyage,  et  le  plaisir  que  j'aurais  de  vous  embrasser  et  de 
vous  aller  renouveler,  ainsi  qu'à  l'aimable  nièce,  les  assurances  de  mon 
attachement  et  de  mon  respect. 

6845.  —A    M.    BORD  ES  2. 

17  avril. 

Je  suis  dans  la  nouvelle  Scythie,  mon  cher  monsieur,  et  j'ai 
perdu  toute  idée  de  l'ancienne;  je  ne  puis  plus  tenir  au  vent  de 
bise  et  à  votre  éloignement.  Les  neiges  qui  m'entourent  me 
rendent  aveugle  ;  le  vent  me  tue  ;  les  tracasseries  de  Genève 
m'ennuient  ;  le  blocus  de  mon  petit  pays  me  met  à  la  gêne.  On 
m'a  parlé  d'une  jolie  maison  sur  la  Saône,  à  une  lieue  de  votre 
belle  ville.  Si  je  puis  l'acheter  sur  la  tête  de  Mme  Denis,  à  un  prix 
convenable,  je  ferai  le  marché,  et  je  partagerai  mon  temps  entre 
Ferney  et  cette  maison. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    4767.  221 

Mandez-moi  sur  votre  honneur,  je  vous  en  prie,  si  vous  avez 
eu  aujourd'hui  vendredi,  17  avril,  un  vent  affreux  et  de  la  neige. 

Connaissez-vous  Y  Anecdote  sur  Bèlisaire?  Si  vous  ne  l'avez  pas, 
je  vous  l'enverrai,  et  tant  que  je  serai  près  de  Genève,  je  me 
charge  de  vous  fournir  toutes  les  nouveautés  ;  vous  n'aurez  qu'à 
parler.  Adieu,  mon  cher  confrère.  Votre  très-humble,  etc. 

681G.  —    A   M.   DAMILAVILLE. 


Monsieur,  la  famille  des  Sirven  a  renvoyé  selon  vos  ordres,  à 
M.  de  Courteilles,  le  mémoire  signé  pour  être  remis  à  M.  l'avo- 
cat de  Beaumont  par  votre  entremise  ;  ayez  la  bonté  de  le  reti- 
rer avec  les  autres  pièces. 

Toute  notre  famille  est  fort  étonnée  et  très-indignée  de  la 
démarche  odieuse  faite  auprès  de  M.  de  Meaux.  Il  y  a  des  hommes 
qui  ne  sont  jamais  occupés  qu'à  nuire.  Nous  prions  Dieu,  qui 
bénit  notre  petit  commerce,  qu'il  ne  vous  fasse  point  tomber 
sous  la  dent  de  ces  gens-là.  M.  Raitvole1  dit  vous  avoir  envoyé 
le  livre  cité  par  Fabricius2,  qu'il  a  eu  bien  de  la  peine  à  trouver. 
11  y  a  longtemps  qu'on  ne  trouve  plus  dans  nos  quartiers  de  livres 
espagnols. 

Mon  épouse  vous  salue.  J'ai  l'honneur  d'être  très-cordiale- 
ment. 

BounsiER. 

6847.    —    A   M.    CASSEN  3, 

AVOCAT    AU    CONSEIL. 

A  Ferney,  19  avril  1707. 

Monsieur,  vous  m'avez  prévenu;  j'aurais  eu  l'honneur  de 
vous  écrire,  sans  les  maladies  qui  persécutent  la  fin  de  ma  vie. 
Il  ne  me  reste  plus  qu'un  cœur  aussi  sensible  à  votre  mérite  et  à 
votre  générosité  qu'au  sort  des  malheureux.  Les  Sirven  cessent 
déjà  d'être  infortunés  depuis  que  vous  avez  pris  leur  défense. 
Leur  principal  objet  était  de  mettre  leur  innocence  en  plein  jour  ; 
vous  l'avez  fait,  l'Europe  a  prononcé,  et  les  têtes  couronnées  à 
qui  j'envoie  votre  mémoire  ont  jugé  la  cause  avec  le  public.  Un 

1.  Anagramme  de  Voltaire. 

'2.  L'ouvrage  que  Voltaire  dit  être  cité  par  Fabricius  est  tout  simplement  les 
Questions  de  Zapata;  voyez  tome  XXVI,  page  173. 

3.  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire;  Paris,  1802. 


222  CORRESPONDANCE. 

arrêt  du  conseil  n'est  plus  qu'une  cérémonie.  Il  est  vrai  que  cette 
cérémonie  leur  rendra  leur  bien,  mais  le  public  leur  a  déjà 
rendu  leur  honneur  !  C'est  à  vous,  monsieur,  à  qui  nous  en 
avons  l'obligation,  ainsi  qu'à  M.  de  Beaumont,  et  aux  dix-neuf 
avocats  dont  la  consultation  est  déjà  regardée  comme  un  arrêt. 
Ma  récompense,  à  moi,  pour  tous  les  soins  que  je  me  suis  don- 
nés, est  d'avoir  reçu  le  témoignage  de  vos  bontés. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  l'estime  la  plus  respectueuse,  mon- 
sieur, votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire, 

gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi. 
0848.    —   A   M.    LE    COMTE   D'ARGENTAL. 


Je  devrais  dépouiller  le  vieil  homme1  dans  ce  saint  jour  de 
Pâques,  et  me  défaire  du  vieux  levain; 

Mais  enfin  je  suis  Scythe,  el  le  fus  pour  vous  plaire  -. 

Je  plaide  encore  pour  les  Scythes,  du  fond  de  mes  déserts. 
Voilà  trois  éditions  de  ces  pauvres  Scythes,  celle  des  Cramer,  celle 
de  Lacombe,  et  une  autre  qu'un  nommé  Pellet  vient  de  faire  à 
Genève;  on  en  donnera  pourtant  bientôt  une  quatrième,  dans 
laquelle  seront  tous  les  changements  que  j'ai  envoyés  à  mes 
anges  et  à  M.  de  Thibouville,  avec  ceux  que  je  ferai  encore,  si 
Dieu  prend  pitié  de  moi.  Je  ne  plains  point  ma  peine  ;  mais  voyez 
ma  misère  !  Toutes  les  lettres  qu'on  m'écrit  se  contredisent  à  faire 
pouffer  de  rire.  Une  des  critiques  les  plus  plaisantes  est  celle  de 
quelques  belles  daines  qui  disent:  Ah!  pourquoi  Obéide  va-t-elle 
s'aviser  d'épouser  un  jeune  Scythe,  c'est-à-dire  un  Suisse  du 
canton  deZug,  lorsque  dans  le  fond  de  son  cœur  elle  aime  Atha- 
mare,  c'est-à-dire  un  marquis  français?— Mais,  ô  mes  très-belles 
dames!  ayez  la  bonté  de  considérer  que  son  marquis  français  est 
marié,  et  qu'elle  ne  peut  savoir  que  madame  la  marquise  est 
morte.  Cette  fille  fait  très-bien  de  cherchera  oublier  pour  jamais 
un  marquis  qui  a  ruiné  son  pauvre  père;  et  ces  vers  que  vous 
m'avez  conseillés,  et  que  j'ai  ajoutés  trop  tard,  ces  vers  assez  pas- 
sables, dis-je,  répondent  à  toutes  ces  critiques  : 

1.  Saint  Paul  aux  Éphésiens,  iv,  22;  et  aux  Colossiens,  m,  9. 

2.  Vers  des  Scythes,  acte  V,  scène  H. 


ANNÉE    1767.  223 

Au  parti  que  je  prends  je  me  suis  condamnée. 
Va,  si  j'aime  en  secret  les  lieux  où  je  suis  née, 
Mon  cœur  doit  s'en  punir,  il  se  doit  imposer 
Un  frein  qui  le  retienne  et  qu'il  n'ose  briser. 

(Acte  II,  scène  i.  ) 

Je  vous  assure  encore  que  le  second  acte,  récité  par  Mme  de 
La  Harpe,  arrache  des  larmes.  Soyez  bien  persuadé  que  si  la 
scène  du  troisième  acte  entre  Athamare  et  Obéide  était  bien  jouée, 
elle  ferait  une  très-vive  impression. 

Pleurez  donc,  mademoiselle  Obéide,  lorsque  Athamare  vous 
dit: 

Elle  l'est  dans  la  haine,  et  lui  seul  est  coupable. 

(Acte  III,  scène  il.) 

Pleurez  en  disant  : 

Tu  ne  le  fus  que  trop;  tu  l'es  de  me  revoir, 
De  m'aimer,  d'attendrir  un  cœur  au  désespoir. 
Destructeur  malheureux  d'une  triste  famille, 
Laisse  pleurer  en  paix  et  le  père  et  la  fille,  etc. 

(Acte  III,  scène  il.) 

Et  vous,  Athamare,  dites  d'une  manière  vive  et  sensible  : 

Juge  de  mon  amour!  il  me  force  au  respect. 
J'obéis...  Dieux  puissants,  qui  voyez  mon  offense, 
Secondez  mon  amour,  et  guidez  ma  vengeance,  etc. 

(Acte  III,  scène  il.) 

La  scène  des  deux  vieillards,  au  quatrième  acte,  attendrit 
tous  ceux  qui  n'ont  point  abjuré  les  sentiments  de  la  simple 
nature.  Mais  ces  sentiments  sont  toujours  étouffés  dans  un  par- 
terre rempli  de  petits  critiques  à  qui  la  nature  est  toujours 
étrangère  dans  le  tumulte  des  cabales.  C'est  ce  qui  arriva  à  la 
scène  touchante  de  Sémiramis  et  de  Ninias  ;  c'est  ce  qui  arriva 
à  la  scène  de  l'urne  dans  Oreste;  c'est  ce  que  vous  avez  vu  dans 
Tancrède  et  dans  Olympie.  Trois  amis  y  seront1,  etc.,  est  très  à  sa 
place,  très-naturel,  très-touchant;  mais  des  acteurs  froids  et 
intimidés  rendent  tout  ridicule  aux  yeux  d'un  public  frivole 
et  barbare,  qui  ne  court  à  une  première  représentation  que  pour 
faire  tomber  la  pièce. 

Les  deux  dernières  représentations  ne  subjuguèrent  l'hydre 
qu'à  moitié,  parce  que  les  acteurs  n'étaient  point  encore  parvenus 
à  ce  degré  nécessaire  de  sensibilité  qui  est  le  maître  des  cœurs. 

1.  Voyez  tome  VI,  page  317. 


224  CORRESPONDANCE. 

Ce  n'est  qu'avec  le  temps  qu'on  goûtera  ces  mœurs  champêtres, 
cette  simplicité  si  touchante,  mise  en  opposition  avec  l'insolence 
du  despotisme  et  la  fureur  des  passions  d'un  jeune  prince  qui  se 
croit  tout  permis.  C'est  précisément  au  parterre  que  cela  doit 
plaire.  Tous  les  gens  de  lettres  sont  de  mon  avis.  On  s'aperce- 
vra aussi  que  le  style  n'est  point  négligé,  et  que  sa  naïveté,  con- 
venable au  sujet,  loin  d'être  un  défaut,  est  un  véritable  ornement  ; 
car  tout  ce  qui  est  convenable  est  bien.  Les  mots  de  toison,  de 
glèbe,  de  gazons,  de  mousse,  de  feuillage,  de  soie,  de  lacs,  de  fon- 
taines, de  pâtre,  etc.,  qui  seraient  ridicules  dans  une  autre  tra- 
gédie, sont  si  heureusement  employés.  Mais  cette  convenance 
n'est  sentie  qu'à  la  longue;  elle  plaît  quand  on  y  est  accoutumé. 

J'ai  dit,  dans  la  préface,  que  la  pièce  est  très-difficile  à  jouer, 
et  j'ai  eu  grande  raison.  Voilà  les  acteurs  enfin  un  peu  accoutu- 
més. Profitez  donc,  je  vous  en  supplie,  mes  anges,  de  ce  moment 
favorable  ;  faites  reprendre  la  pièce  après  Pâques.  La  nature, 
après  tout,  est  partout  la  même,  et  il  faudra  bien  qu'elle  parle 
dans  votre  Babylone  comme  dans  ma  Scythie.  Si  Brizard  peut 
avoir  plus  de  sentiment,  si  Dauberval  peut  être  moins  gauche, 
si  Pin  pouvait  être  moins  ridicule,  s'ils  pouvaient  prendre  des 
leçons  dont  ils  ont  besoin,  si  de  jeunes  bergères  vêtues  de  blanc 
venaient  attacher  des  guirlandes,  dans  le  deuxième  acte,  aux 
arbres  qui  entourent  l'autel,  pendant  qu'Obéide  parle;  si  elles 
venaient  le  couvrir  d'un  crêpe  clans  la  première  scène  du  cin- 
quième acte;  si  tous  les  acteurs  étaient  de  concert;  si  les  confi- 
dents étaient  supportables,  je  vous  réponds  que  cela  ferait  un 
beau  spectacle. 

Essayez,  je  vous  prie;  et  surtout  qu'Obéide  sache  pleurer.  Je 
vois  bien  qu'elle  n'est  point  faite  pour  les  rôles  attendrissants  ;  il 
lui  faudra  des  Léontine1  qui  disent  des  injures  à  un  empereur 
dans  sa  maison,  contre  toute  bienséance  et  contre  toute  vraisem- 
blance. 11  lui  faudra  des  Cléopàtre2  qui  fassent  à  leurs  fils  la 
proposition  absurde  d'assassiner  leur  maîtresse.  Le  parterre  aime 
encore  ces  sottises  gigantesques,  à  la  bonne  heure;  pour  moi, 
qui  suis  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur  du  naturel  et 
du  vrai,  je  déteste  cordialement  ces  prestiges  dramatiques. 

Je  crois  que  je  vais  bientôt  quitter  ma  Scythie,  et  en  cher- 
cher une  autre  ;  ma  santé  ne  peut  plus  tenir  à  l'hiver  barbare 
qui  nous  accable  au  mois  d'avril,  et  aux  neiges  qui  nous  envi- 

1.  Personnage  de  VHéraclius  de  Corneille. 

2.  Personnage  de  la  Rodogune  de  Corneille. 


ANNÉE    4767.  225 

ronncnt,  lorsque  ailleurs  on  mange  des  petits  pois.  Los  commis 
sont  devenus  plus  affreux  que  les  neiges.  Je  veux  fuir  les  loups 
et  les  frimas. 

En  voilà  trop  ;  respect  et  tendresse,  mes  anges. 


6849.  —  A  M.  DE   BELLOY. 

A  Ferney,  le  19  avril. 

Je  suis  bien  touché,  monsieur,  de  vos  sentiments  nobles,  de 
votre  lettre  et  de  vos  vers1.  Il  n'y  a  point  de  pièces  de  théâtre  qui 
aient  excité  en  moi  tant  de  sensibilité.  Vous  faites  plus  d'honneur 
à  la  littérature  que  tous  les  Frérons  ne  peuvent  lui  faire  de  honte. 
On  reconnaît  bien  en  vous  le  véritable  talent.  Il  ressemble  par- 
faitement au  portrait  que  saint  Paul  fait  de  la  charité2;  il  la  peint 
indulgente,  pleine  de  bonté,  et  exempte  d'envie;  c'est  le  meilleur 
morceau  de  saint  Paul,  sans  contredit;  et  vous  me  pardonnerez 
de  vous  citer  un  apôtre  le  saint  jour  de  Pâques. 

Il  est  vrai  que  nos  beaux-arts  penchent  un  peu  vers  leur 
chute  ;  mais  ce  qui  me  cousole,  c'est  que  vousôtes  jeune  et  que 
vous  aurez  tout  le  temps  de  former  des  auteurs  et  des  acteurs 
Les  vers  que  vous  m'envoyez  sont  charmants.  J'ai  avec  moi  M.  et 
Mine  de  La  Harpe,  qui  en  sentent  tout  le  prix,  aussi  bien  que  ma 
nièce. 

Il  y  a  longtemps  que  nous  aurions  joué  le  Siège  de  Calais  sur 
notre  petit  théâtre  de  Ferney  si  notre  compagnie  eût  été  plus 
nombreuse.  Nous  ne  pouvons  malheureusement  jouer  que  des 
pièces  où  il  y  a  peu  d'acteurs.  M.  de  Chabanon  va  venir  chez 
nous  avec  une  tragédie  ;  nous  la  jouerons  ;  et,  dès  que  vous  aurez 
donné  la  comtesse  de  Vergy*,  notre  petit  théâtre  s'en  saisira.  On 
ne  s'est  pas  mal  tiré  de  la  Partie  de  chasse  de  Henri  IV,  de  M.  Collé. 
Où  est  le  temps  que  je  n'avais  que  soixante-dix  ans!  Je  vous  as- 
sure que  je  jouais  les  vieillards  parfaitement.  Ma  nièce  faisait 
verser  des  larmes,  et  c'est  là  le  grand  point.  Pour  M.  et  Mme  de 
La  Harpe,  je  ne  connais  guère  de  plus  grands  acteurs. 

Vous  voyez  que  vos  beaux  fruits  de  Babylone  croissent  entre 
nos  montagnes  de  Scythie  ;  mais  ce  sont  des  ananas  cultivés  à 
l'ombre  dans  une  serre,  loin  de  votre  brillant  soleil. 

1.  Sur  la  première  représentation  des  Scythes. 

2.  Aux  Corinthiens,  xm,  4. 

3.  Gabrielle  de  Vergy,  tragédie  de  de  Belloy,  fut  imprimée  en  1770,  mais  ne 
fut  jouée  sur  le  Théâtre-Français  qu'en  1777. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  15 


JiG  CORRESPONDANCE. 

Adieu,  monsieur;  vous  me  faites  aimer  plus  que  jamais  les 
arts,  que  j'ai  cultivés  toute  ma  vie.  Je  vous  remercie  ;  je  vous 
aime,  je  vous  estime  trop  pour  employer  ici  les  vaines  formules 
ordinaires,  qui  n'ont  pas  certainement  été  inventées  par  l'amitié. 

V. 

0850.  —  A   M.   LE    COMTE    DE    ROCHEFORT. 

20  avril. 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  9  d'avril,  mon  très-aimable  et  preux 
chevalier  (puisque  vous  ne  voulez  pas  que  je  vous  appelle  mon 
sieur).  Je  vous  avais  écrit,  huit  ou  dix  jours  auparavant,  par 
M.  Chenevières.  Je  n'ai  reçu  aucun  des  paquets  dont  vous  me 
parlez.  Toutes  les  choses  de  ce  monde  n'atteignent  pas  à  leur 
but.  Il  faut  se  consoler  ;  la  patience  est  une  vertu  nécessaire. 

Je  vous  fais  mon  compliment  sur  votre  mariage  ;  faites-nous 
beaucoup  d'enfants  qui  pensent  comme  vous  :  vous  ne  sauriez 
rendre  un  plus  grand  service  à  la  société.  Je  vous  écris  à  Chà- 
lons-sur-Marne.  J'aimerais  mieux  que  ce  fut  à  Chalon-sur-Saône, 
j'aurais  le  bonheur  d'être  moins  éloigné  de  vous.  Je  ne  puis  rien 
vous  mander.  Je  suis  dans  la  solitude  et  dans  les  neiges,  bloqué 
par  vos  troupes,  et  malade.  Quand  vous  serez  à  la  source  des 
plaisirs  et  des  nouvelles,  n'oubliez  pas  les  solitaires  dont  vous 
avez  fait  la  conquête. 

6851.  —  A  MADAME  VEUVE    DUCHESNEi. 

A  Fcrncy,  22  avril  17G7. 

Celui  qui  a  dicté  la  lettre  de  Mmc  Duchesne  ne  l'a  pastropbien 
servie.  Quand  le  sieur  Duchesne  imprima  le  recueil  de  théâtre 
en  question,  il  devait  consulter  l'auteur,  qui  aurait  eu  la  complai- 
sance de  lui  fournir  de  quoi  faire  une  bonne  édition.  Il  devait  au 
moins  prendre  pour  modèle  l'édition  des  frères  Cramer  ;  il  devait 
surtout  consulter  quelque  homme  de  lettres  qui  lui  aurait  épargné 
les  fautes  les  plus  grossières;  il  ne  devait  pas  imprimer  sur  des 
manuscrits  informes  d'un  souffleur  de  la  Comédie;  il  ne  devait 
pas  déshonorer  la  littérature  et  la  librairie.  On  n'imprime  point 
un  livre  comme  on  vend  de  la  morue  au  marché.  Un  libraire 
doit  être  un  homme  instruit  et  attentif. 

1.  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire,  1862. 


ANNEE    1767,  227 

Si  Mrae  Duchesne  veut,  en  se  conformant  à  la  dernière  édition 
de  MM.  Cramer,  faire  des  cartons,  et  corriger  tant  de  sottises, 
elle  fera  très-bien  ;  mais  il  faut  choisir  un  homme  versé  dans  cet 
art  qui  puisse  la  conduire  ;  elle  peut  s'adresser  à  M.  Thieriot. 

On  lui  envoya  le  tome  de  la  Henriade  in-4°  il  y  a  plus  d'un  an; 
elle  n'en  a  pas  seulement  accusé  la  réception  :  ce  n'est  pas  avec 
cette  négligence  et  cette  ingratitude  qu'on  réussit.  M.  de  Voltaire 
a  les  plus  justes  raisons  de  se  plaindre.  Ses  ouvrages  lui  appar- 
tiennent. Le  temps  de  tous  les  privilèges  est  expiré  ;  il  en  peut 
gratifier  qui  il  voudra.  Il  favorisera  Mme  Duchesne  s'il  estcontent 
de  sa  conduite,  sinon  il  feraprésent  de  ses  œuvres  à  d'autres  qui 
le  serviront  mieux. 


G852.  —   A  M.  LE  COMTE   D'ARGENTAL. 

Fcrney,  22  avril. 

Je  réponds  à  la  lettre  du  H,  dont  mon  cher  ange  m'honore- 
dans  le  cabinet  d'Elochivis1,  à  deux  grandes  parasanges  de  Baby, 
lone.  Gomme  je  suis  à  trois  cent  mille  pas  géométriques  de  votre 
superbe  ville,  et  que  vos  Persans  m'écrivent  toujours  des  choses 
contradictoires,  je  suis  très-souvent  le  plus  embarrassé  de  tous 
les  Scythes;  mais  je  crois  mon  ange,  de  préférence  à  tout.  Je 
pense  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  lui  envoyer  la  pièce  scythe, 
bien  nettement  ajustée.  Si  cet  exemplaire  ne  suffit  pas  pour  sa 
comédie,  il  sera  aisé  d'en  faire  encore  un  autre  sur  ce  modèle.  Je 
suis  convaincu  que  tous  les  prétextes  des  ennemis  leur  étant  ôtés, 
ayant  sacrifié  77  est  mort  en  brave  homme"-,  qui  est  pourtant  fort 
naturel  ;  ayant  épargné  aux  gens  malins  l'idée  de  viol,  qui  pour- 
tant est  piquante  ;  ayant  donné  la  raison  la  plus  valable  du 
mariage  d'Ubéide,  raison  prise  dans  l'amour  même  d'Obéide 
pour  Athamare,  raison  touchante,  raison  tragique,  raison  môme 
que  mes  anges  ont  toujours  voulu  que  j'employasse;  ayant  enfin 
distillé  le  peu  qui  me  reste  de  cerveau  pour  apaiser  les  Welches, 
et  pour  plaire  aux  bons  Français,  j'espère  que  tant  de  peines" ne 
seront  pas  perdues. 

Ceux  qui  demandent  que  le  mariage  d'Obéide  avec  Indatire 
soit  nécessaire  n'entendent  point  les  intérêts  de  leurs  plaisirs. 
Cela  est  bon  dans  Alzire,  cela  serait  détestable  dans  les  Scythes. 

1.  C'est  par  cet  anagramme  que  Voltaire,  dans  son  Ép/'tre  délicatoire  des 
Scythes  (voyez  tome  VI,  page  203),  désigne  le  duc  de  Choiseul. 

2.  Ces  mots  devaient  se  trouver  dans  la  scène  v  de  l'acte  IV. 


228  CORRESPONDANCE. 

Les  deux  vieillards  doivent  faire  un  très-grand  effet  au  quatrième 
acte,  s'ils  peuvent  jouer  d'une  manière  attendrissante;  et  surtout 
si  les  Welches  sont  capables  de  faire  réflexion  que  deux  bonnes 
gens  de  quatre-vingts  ans,  sans  armes,  et  consignés  à  la  porte 
d'Athamare,  ne  peuvent  commander  une  armée,  surtout  quand 
l'un  des  deux  vieillards  est  évanoui.  Le  malheur  de  tous  vos 
comédiens,  c'est  de  jouer  froidement;  ils  n'ont  point  d'àme,  ils 
n'arrivent  jamais  qu'a  moitié.  Je  le  dirai  toujours,  jusqu'à  ce  que 
je  meure,  les  Scythes  bien  joués  doivent  faire  un  grand  effet. 
M'"c  de  La  Harpe  fait  pleurer  quand  elle  dit  : 

Ah,  fatal  Athamare! 
Quel  démon  t'a  conduit  dans  ce  séjour  barbare? 
Que  t'a  fait  Obéide  ?  etc. 

(Acte  III,  scène  iv.) 

et  Mn,e  Dupuits,  qui  a  une  voix  louchante,  augmente  l'attendris- 
sement. Il  y  a  l'infini  entre  jouer  avec  art  et  jouer  avec  âme. 

Je  vous  ai  soumis,  mon  cher  ange,  ma  réponse  à  Mlle  Sain- 
val1;  je  n'ai  écrit  que  des  politesses  vagues  à  Mlle  Dubois;  je 
ne  me  suis  engagé  à  rien  :  vous  savez  que  je  ne  ferai  que  ce 
que  vous  voudrez  ;  mais  je  vous  répète  encore  qu'il  faut  repren- 
dre les  Scythes  après  Pâques,  malgré  la  cabale,  ou  plutôt  malgré 
les  cabales,  car  il  y  en  a  quatre  contre  nous.  Il  faut  que  Mlle  Du- 
rancy  fasse  pleurer,  afin  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  ne  la 
fasse  pas  enrager,  s'il  ne  lui  fait  pas  autre  chose. 

On  fait  une  nouvelle  édition  des  Scythes  à  Genève;  on  en  fait 
une  en  Hollande  ;  on  en  va  faire  une  encore  à  Lyon  :  cela  peut 
servir  de  prétexte  à  Lacombe  pour  diminuer  un  peu  l'honoraire 
de  Lekain  ;  mais  il  n'y  perdra  rien,  il  aura  toujours  ses  six  cents 
francs2.  Puisse-t-il  être  beau  comme  le  jour,  et  être  un  amant 
charmant  quand  il  viendra,  au  troisième  acte,  se  jeter  aux  ge- 
noux d'Obéide!  puisse-t-il  avoir  une  voix  sonore  et  touchante! 
puissent  les  confidents  n'être  pas  des  buffles!  puisse  le  seul  véri- 
table théâtre  de  l'Europe  n'être  pas  entièrement  sacrifié  à  l'Opéra- 
Comique! 

Grâce  au  ridicule  retranchement  fait  par  la  police  â  la  pre- 
mière scène  du  troisième  acte,  Sozame  ne  dit  mot,  et  joue  un 
rôle  pitoyable;  je  le  fais  parler  de  manière  que  la  police  n'aura 
rien  à  dire. 


1.  Elle  manque,  ainsi  que  la  lettre  à 

2.  Voyez  la  lettre  (1839. 


ANNÉE  1767.  229 

Je  vous  remercie  tendrement,  vous  et  Elochivis  ;  je  suis  terri- 
blement vexé,  et  si  on  ne  réprime  pas  l'insolence  des  commis, 
je  serai  obligé  d'aller  mourir  ailleurs. 

A  propos  de  mourir,  savez-vous,  mon  divin  ange,  que  je  n'ai 
guère  de  santé?  Mais  qu'importe  !  je  suis  aussi  gai  qu'homme  de 
ma  sorte.  Je  n'ai  actuellement  que  la  moitié  d'un  œil,  et  vous 
voyez  que  j'écris  très-lisiblement.  Je  soupçonne  avec  vous  que 
le  tyran  du  tripot1  a  contre  vous  quelque  rancune  qui  n'est  pas 
du  tripot.  N'ya-t-il  pas  un  fou  de  Bordeaux,  nommé  Vergy2,  qui 
aurait  pu  vous  faire  quelque  tracasserie?  Ce  monde  est  hérissé 
d'anicroches.  Jean-Jacques  est  aussi  fou  que  les  d'Éon  et  les 
Vergy,  mais  il  est  plus  dangereux. 

N.  B.  Vous  serez  peut-être  surpris  que  Luc3  m'écrive  tou- 
jours; j'ai  trois  ou  quatre  rois  que  je  mitonne  :  comme  je  suis 
fort  jeune,  il  est  bon  d'avoir  des  amis  solides  pour  le  reste  de  la 
vie.  Divin  ange  !  ces  quatre  rois  ne  valent  pas  seulement  une 
plume  de  vos  ailes. 

Couple  céleste,  couple  aimable,  vous  savez  si  vous  m'êtes 
chers!  Mais  ce  que  vous  ne  saurez  jamais  bien,  c'est  le  bonheur 
et  la  félicité  suprême  que  goûte  mon  cœur,  des  hommages  purs 
qu'il  vous  rend  chaque  jour  dans  le  temple  d'Hyperdulie. 


6853.   —  A  M.  MARIN. 

22  avril. 

Vous  devez  être  bien  ennuyé,  monsieur,  des  misérables  tra- 
casseries de  la  littérature.  Vous  êtes  plus  fait  pour  les  agréments 
de  la  société  que  pour  les  misères  de  ce  tripot.  En  voici  une  que 
je  recommande  a  vos  bons  offices.  Vous  êtes  le  premier  qui 
m'ayez  instruit  de  l'insolence  des  libraires  de  Hollande;  il  est 
dans  votre  caractère  que  vous  soyez  le  premier  qui  m'aidiez  à 
confondre  ces  abominables  impostures. 

Puis-je  vous  supplier,  monsieur,  de  vouloir  bien  faire  rendre 
mes  barbares4  à  l'avocat  devenu  libraire5,  qui  plaide  pour  moi 
au  bas  du  Parnasse?  Il  me  paraît  un  homme  de  beaucoup  d'es- 
prit, et  plus  fait  pour  être  mon  juge  que  pour  être  mon  impri- 
meur. 


1.  Le  maréchal  de  Richelieu. 

2.  Voyez  tome  XLIII,  page  458. 

3.  Le  roi  de  Prusse. 

4.  Les  Scythes. 

5.  Lacombe. 


230  CORRESPONDANCE. 

On  dit  qu'on  ôte  à  Fréron  ses  feuilles;  mais  quand  on  saisit 
les  poisons  de  la  Voisin,  on  ne  se  contenta  pas  de  cette  céré- 
monie. 

Lekain  est  allé  chercher  des  acteurs  en  province  :  il  n'en 
trouvera  pas  ;  il  n'y  en  a  que  pour  l'opéra-comique.  C'est  le  spec- 
tacle de  la  nation,  en  attendant  Polichinelle. 

Fuit  Ilium,  et  ingens 
Gloria  Teucrorum. 

(Virg.,  /En.,  lib.  II,  v.  326.) 

J'attends  avec  impatience  le  décret  de  la  Sorhonne  pour 
damner  les  Scipion  et  les  Gaton.  Il  ne  manquait  plus  que  cela 
pour  l'honneur  de  la  patrie. 

Je  vous  souhaite  les  honnes  fêtes,  comme  disent  les  Italiens. 

6854.   —  A   M.   LE  BARON  DE    TOTT'- 

A  Ferney,  le  23  avril. 

Monsieur,  je  m'attendais  bien  que  vous  m'instruiriez;  mais 
je  n'espérais  pas  que  les  Turcs  me  fissent  jamais  rire.  Vous  me 
faites  voir  que  la  bonne  plaisanterie  se  trouve  en  tout  pays. 

Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur  de  vos  anecdotes  ;  mais 
quelques  agréments  que  vous  ayez  répandus  sur  tout  ce  que 
vous  me  dites  de  ces  Tartares  circoncis,  je  suis  toujours  fâché 
de  les  voir  les  maîtres  du  pays  d'Orphée  et  d'Homère.  Je  n'aime 
point  un  peuple  qui  n'a  été  que  destructeur,  et  qui  est  l'ennemi 
des  arts. 

Je  plains  mon  neveu  de  faire  l'histoire  de  cette  vilaine  na- 
tion. La  véritable  histoire  est  celle  des  mœurs,  des  lois,  des 
arts,  et  des  progrès  de  l'esprit  humain.  L'histoire  des  Turcs  n'est 
que  celle  des  brigandages  ;  et  j'aimerais  autant  faire  les  mémoires 
des  loups  du  mont  Jura,  auprès  desquels  j'ai  l'honneur  de 
demeurer.  Il  faut  que  nous  soyons  bien  curieux,  nous  autres 
Welches  de  l'Occident,  puisque  nous  compilons  sans  cesse  ce 
qu'on  doit  penser  des  peuples  de  l'Asie,  qui  n'ont  jamais  pensé 
à  nous. 

Au  reste,  je  crois  le  canal  de  la  mer  Noire  beaucoup  plus 


1.  François,  baron  de  Tott,  né  en  France  en  1733,  mort  en  Hongrie  en  1793, 
après  avoir  reçu  de  la  France  plusieurs  missions  diplomatiques.  Il  a  laissé  des 
Mémoires  sur  les  Turcs  et  les  Tartares,  1784,  quatre  volumes  in-8°.  Il  était  à 
Neuchâtel  quand  Voltaire  lui  adressa  sa  lettre. 


ANNÉE    1767.  il  \ 

beau  que  le  lac  de  Neuchûtel,  et  Stamboul  une  plus  belle  ville 
que  Genève,  et  je  m'étonne  que  vous  ayez  quitté  les  bords  de  la 
Propontide  pour  la  Suisse;  mais  un  ami  comme  M.  du  Pcyrou 
vaut  mieux  que  tous  les  vizirs  et  tous  les  cadis.  J'ai  l'honneur 
d'être,  etc. 

6855.  —    A  M.    COQUELEYi. 

À  Ferney,  21  avril. 

Dans  la  lettre  dont  vous  m'honorez,  monsieur,  vous  m'appre- 
nez que  j'ai  mal  épelé  votre  nom,  qui  est  mieux  orthographié 
dans  l'histoire  du  président  de  Thou.  Comme  je  n'ai  cette  his- 
toire qu'en  latin,  et  que  de  Thou  a  défiguré  tous  les  noms  propres, 
je  n'ai  point  consulté  ses  dix  gros  volumes,  et  je  n'ai  pu  vous 
donner  un  nom  en  us;  ainsi  vous  pardonnerez  ma  méprise; 
mais  si  votre  nom  se  trouve  dans  cette  histoire ,  il  ne  doit  pas 
certainement  être  au  bas  des  feuilles  de  Fréron.  Vous  étiez  son 
approbateur,  et  il  avait  trompé  apparemment  votre  sagesse  et 
votre  vigilance  lorsqu'une  de  ses  feuilles  lui  valut  le  For  ou  le 
Four-1'Évêque,  et  lui  attira  même  l'Écossaise,  qui  le  fit  punir  sur 
tous  les  théâtres  de  l'Europe.  Franchement,  un  homme  bien  né, 
un  avocat  au  parlement,  un  homme  de  mérite,  ne  pouvait  pas 
continuer  à  être  le  réviseur  d'un  Fréron.  Je  vous  sais  très-bon 
gré,  monsieur,  d'avoir  séparé  votre  cause  de  la  sienne  ;  mais  je  ne 
pouvais  pas  en  être  instruit.  Je  suis  très-fâché  d'avoir  été  trompé. 
Je  vous  demande  pardon  pour  moi,  et  pour  ceux  qui  ne  m'ont 
pas  averti.  Je  transporte,  par  cette  présente,  mon  indignation  et 
mon  mépris,  c'est-à-dire  les  sentiments  contraires  à  ceux  que 
vous  m'inspirez;  j'en  fais  une  donation  authentique  et  irrévo- 
cable à  celui  qui  a  signé  et  approuvé  la  lettre  supposée  que  ce 
misérable  imprima  contre  le  jugement  du  conseil  en  faveur  de 
l'innocence  des  Calas.  Il  crut  se  mettre  à  couvert  en  alléguant 
que  cette  lettre  n'était  que  contre  moi;  mais,  dans  le  fond,  toutes 
les  raisons  pitoyables  par  lesquelles  il  croyait  prouver  que  je 
m'étais  trompé  en  défendant  l'innocence  des  Calas  tombaient 
également  sur  tous  les  avocats  qui  s'étaient  servis  des  mêmes 
moyens  que  moi,  sur  les  rapporteurs  qui  employèrent  ces  mêmes 
moyens,  et  enfin  sur  tous  les  juges  qui  les  consacrèrent  d'une 
voix  unanime  par  le  jugement  le  plus  solennel. 

Cette  feuille  de  Fréron,  et  celle  qui  lui  avait  mérité  le  sup- 

1.  C.-G.  Coquelcy  de  Chaussepierre,  avocat  et  censeur  royal,  mort  en  1791. 


232  CORRESPONDANCE. 

plice  de  l'Écossaise,  sont  les  seules  de  ce  polisson  que  j'aie  jamais 
lues.  Je  vous  avoue  que  je  ne  conçus  pas  comment  on  permet- 
tait de  si  infâmes  impostures.  Un  homme  très-considérable  me 
répondit  que  l'excès  du  mépris  qu'on  avait  pour  lui  l'avait  sauvé, 
et  qu'on  ne  prend  pas  garde  aux  discours  de  la  canaille.  Je  trouve 
cette  réponse  fort  mauvaise,  et  je  ne  vois  pas  qu'un  délit  doive 
être  toléré,  uniquement  parce  qu'on  en  méprise  l'auteur. 

Voilà  mes  sentiments,  monsieur;  ils  sont  aussi  vrais  que  la 
douleur  où  je  suis  de  vous  avoir  cru  coupable,  et  que  l'estime  res- 
pectueuse avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre,  etc. 

6856.  —  A  M.  LE   COMTE    D'ARGEN TAL  ». 


Mon  divin  ange,  je  ne  puis  empêcher  la  foule  des  éditions 
qu'on  fait  de  ces  pauvres  Scythes,  et  tout  ce  que  je  puis  faire, 
c'est  de  fournir  quelques  changements  pour  les  rendre  plus  tolé- 
rables.  Je  ne  doute  pas  qu'après  y  avoir  réfléchi  vous  ne  sentiez 
combien  une  scène  d'Obéide  au  premier  acte  serait  inutile  et 
froide;  un  monologue  d'Obéide,  au  commencement  du  second 
acte,  serait  encore  pis.  Il  y  a  sans  doute  beaucoup  plus  d'art  à 
développer  son  amour  par  degrés;  j'y  ai  mis  toutes  les  nuances 
que  ma  faible  palette  m'a  pu  fournir. 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  faire  corriger  deux  vers  à  la  fin 
du  quatrième  acte;  j'ôte  ces  trois-ci  : 

Où  suis-je?  Qu'a-t-il  dit?  Où  me  vois-je  réduite? 
Dans  quel  abîme  affreux,  hélas  !  l'ai— je  conduite? 
Viens,  je  t'expliquerai  ce  mystère  odieux; 

et  je  mets  à  la  place  : 

OBÉIDE . 

Qu'a-t-il  dit?  Que  veut-on  de  cette  infortunée? 
0  mon  père  !  en  quels  lieux  m'avez-vous  amenée  ? 

soz AME. 
Pourrai-je  t'expliquer  ce  mystère  odieux?  etc. 

Je  vous  enverrai  incessamment  une  édition  bien  complète, 
qui  vous  épargnera  toutes  les  importunités  dont  je  vous  accable, 
et  dont  je  vous  demande  pardon. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE   4  7  67.  233 

Je  ne  vois  pas  ce  qui  empêcherait  Lekain  de  jouer  au  mois  do 
mai  cette  pièce;  et  il  me  semble  que  le  rôle  d'Indatire  n'est  pas 
assez  violent  pour  faire  mal  à  la  poitrine  de  Mole. 

Vous  m'avez  flatté  d'une  nouvelle  qui  vaut  bien  le  succès 
d'une  tragédie,  c'est  qu'on  allait  fermer  la  boutique  de  Fréron. 

Voici  la  copie  de  ma  réponse  à  M.  Coqueley  ;  je  vous  soumets 
prose  et  vers. 

M.  de  Chabanon  arrive  au  milieu  de  nos  frimas.  Respect  et 
tendresse. 

G857.  —  A  H.   PERRAND, 

CHANOINE    D'ANNECY    '. 

24  avril. 

Monsieur,  votre  procureur  Vachat  n'imite  ni  votre  politesse 
ni  vos  procédés  honnêtes.  Il  exige  toujours  un  prix  exorbitant 
de  deux  arpents  de  terre  achetés  autrefois  de  M.  de  Montréal, 
et  relevant  de  votre  chapitre.  Il  suppose,  dans  son  exploit,  qu'il 
avait  une  maison  sur  ce  terrain,  et  il  est  évident,  par  son  exploit 
même,  et  par  le  plan  levé  en  1709,  que  le  terrain  en  question 
confinait  à  cette  maison  ou  masure;  ainsi  il  accuse  faux  pour 
embarrasser  et  intimider  une  veuve  qu'il  croit  hors  d'état  de  se 
défendre. 

Les  deux  arpents  qui  vous  doivent  un  cens  sont  un  terrain 
absolument  inutile,  que  j'ai  enclavé  dans  mon  jardin,  et  qui  ne 
produit  rien  du  tout.  Il  y  avait  autrefois  dans  un  de  ces  arpents 
une  petite  vigne  entourée  de  gros  noyers,  lesquels  subsistent 
encore,  et  qui,  par  conséquent,  ne  valait  pas  la  culture.  Ce  peu 
de  vigne  a  été  arraché  il  y  a  longtemps.  Vous  savez,  monsieur, 
ce  que  valent  les  vignes  dans  ce  pays-ci  ;  vous  savez  que  les 
paysans  ne  veulent  pas  même  boire  du  vin  qu'elles  donnent. 

Et  à  l'égard  de  l'autre  arpent,  sur  lequel  il  y  a  aujourd'hui 
des  arbres  d'ombrage  plantés,  vous  savez  que  ce  qui  ne  produit 
aucun  avantage  n'a  pas  une  grande  valeur.  Les  terres  à  froment 
même  ne  sont  estimées  dans  ce  pays-ci  que  vingt  écus  l'arpent 
ou  la  pose.  Quand  on  évaluerait  ces  deux  poses  ensemble  à  cent 
écus,  je  ne  devrais  au  sieur  Vachat  que  le  sixième  de  cent  écus, 
qui  font  cinquante  livres. 

Vous  avez  eu  la  générosité  de  me  mander  que  votre  procureur 


1.  Cette  lettre  fut  écrite  au  nom  de  quelque  habitante  de  Ferney  ou  de  Tour- 
nay.  (K.)  —  Ou  plutôt  de  M,nc  Denis,  pour  qui  Voltaire  avait  acheté  la  terre  de 
Ferney. 


234  CORRESPONDANCE. 

devait  en  user  avec  moi  selon  l'usage  ordinaire,  qui  est  de  n'exi- 
ger que  la  moitié  des  lods.  Si  donc,  monsieur,  le  sieur  Vachat 
s'était  conformé  à  la  noblesse  de  vos  procédés,  il  n'aurait  exigé 
que  vingt-cinq  livres  de  France  ;  et,  s'il  avait  imité  la  manière 
dont  j'en  use  avec  mes  vassaux,  il  se  serait  réduit  à  douze  livres 
dix  sous. 

Je  suis  bien  loin  de  demander  une  telle  diminution ,  je  n'en 
demande  aucune  ;  je  suis  prête  à  payer  tout  ce  que  vous  jugerez 
convenable:  c'est  à  messieurs  du  chapitre  qu'il  appartient  de 
mettre  un  prix  au  fonds  dont  nous  vous  devons  le  cens.  Vachat, 
étant  votre  fermier,  ne  peut  exiger  pour  lods  et  ventes  que  la 
sixième  partie  de  ce  fonds  même;  cependant  il  exige  plus  que  la 
valeur  du  terrain.  Il  veut  me  ruiner  en  frais;  il  a  pris  pour 
m'assigner  le  temps  où  j'étais  très-malade,  et  où  je  ne  pouvais 
répondre;  il  m'a  fait  condamner  par  défaut;  il  m'a  traduite  au 
parlement  de  Dijon,  et  il  a  dit  publiquement  qu'il  me  ferait 
perdre  plus  de  deux  mille  écus  pour  ce  cens  de  deux  sous  et 
demi. 

Votre  chapitre,  monsieur,  est  trop  équitable  et  trop  religieux 
pour  ne  pas  réprimer  une  telle  vexation.  Je  n'ai  jamais  contesté 
votre  droit,  sur  quelque  titre  qu'il  puisse  être  fondé.  Je  suis  si 
ennemie  des  procès,  que  je  n'ai  pas  seulement  répondu  aux 
manœuvres  de  Vachat.  Je  suis  prête  à  consigner  le  double  et  le 
triple,  s'il  le  faut,  de  la  somme  qui  vous  est  due.  Ayez  la  bonté 
d'évaluer  le  fonds  vous-même,  et  cette  évaluation  servira  de 
règle  pour  l'avenir.  Je  vous  propose  de  nommer  qui  il  vous  plaira 
pour  arbitre  de  cette  évaluation.  Voulez-vous  choisir  monsieur 
le  maire  de  Gex,  M.  de  Menthon,  gentilhomme  du  voisinage,  et 
le  curé  de  la  terre  de  Ferney,  où  ces  terrains  sont  situés?  Vous 
préviendrez  par  là  non-seulement  ce  procès  injuste,  mais  tous 
les  procès  à  venir.  Ce  sera  une  action  digne  de  votre  piété  et  de 
votre  justice. 

6858.  —  A  M.   MOULTOD1. 

24  avril  17(17. 

Voilà  deux  grandes  nouvelles,  mon  cher  philosophe  :  voilà 
une  espèce  de  persécuteurs  bannie  de  la  moitié  de  l'Europe2  et 
une  espèce  de  persécutés  qui  peut  enfin  espérer  de  jouir  'des 

\.  Éditeur,  A.  Coquerel. 
2.  Les  jésuites. 


ANNÉE    1767.  235 

droits  du  genre  humain,  que  le  révérend  père  La  Chaise  et  Michel 
Le  Tel  lier  leur  ont  ravis. 

11  faudrait  piquer  d'honneur  M.  dcMaupeou.  Je  réponds  bien 
do  M.  le  duc  de  Choiseul  et  de  M.  le  duc  de  Praslin  ;  mais  dans 
une  affaire  de  législation  le  chancelier  a  toujours  la  voix  pré- 
pondérante. 

Mme  la  duchesse  d'Enville  est  à  la  Rocheguyon  ;  mais  écrivez- 
lui,  flattez  sa  grande  passion,  qui  est  celle  de  faire  du  hien,  et 
qui  vous  est  commune  avec  elle.  Elle  est  capable  d'aller  exprès  à 
Versailles. 

Le  succès  d'une  pareille  entreprise  rendrait  le  roi  cher  à 
l'Europe.  Est-il  possible  que  les  Turcs  permettent  aux  chiens  de 
chrétiens  (comme  ils  les  appellent)  de  porter  leur  Dieu  dans  les 
rues  et  de  chanter:  0  (dii!  o  filix!  à  tue-tête,  tandis  que  les 
Welches  ne  permettent  pas  à  d'autres  Welches  de  se  marier!  La 
conduite  Avelche  est  si  folle  et  si  odieuse  qu'elle  ne  peut  pas 
durer1. 

Je  vous  embrasse  tendrement.  Je  n'ai  pas  un  moment  à  moi. 
J'attends  le  livre  de  M.  de  Serres. 


6859.   —  A  M.   LE    MARÉCHAL   DUC   DE    RICHELIEU. 

A  Ferney,  25  avril. 

J'ignore,  monseigneur,  si  vous  vous  amusez  encore  des  spec- 
tacles dans  votre  royaume  de  Guienne.  Je  vous  envoie  à  tout 
hasard  cette  nouvelle  édition  2  ;  et,  en  cas  que  vos  occupations 
vous  permettent  de  jeter  les  yeux  sur  cette  pièce,  la  voici  telle 
que  nous  la  jouons  sur  le  théâtre  de  Ferney. 

Je  ne  sais  par  quelle  heureuse  fatalité  nous  sommes  les  seuls 
qui  ayons  des  acteurs  dignes  des  restes  de  ce  beau  siècle  sur  la 
fin  duquel  vous  êtes  né.  Nous  avons  surtout,  dans  notre  retraite 
de  Scythes,  un  jeune  homme  nommé  M.  de  La  Harpe,  dont  je 
crois  avoir  déjà  eu  l'honneur  de  vous  parler.  Il  a  remporté  deux 

1.  Il  s'agit  ici  des  lois  qui  déclaraient  nuls  les  mariages  protestants,  et  d'après 
lesquelles  les  héritages  de  leurs  enfants  étaient  réclamés  avec  plein  succès  par 
tout  collatéral  qui  se  déclarait  catholique.  Plusieurs  procès  eurent  lieu  à  ce  sujet 
sous  Louis  XV  et  Louis  XVI,  et  de  nombreux  mémoires  furent  publiés,  de  part  et 
d'autre,  sur  cette  question.  Ceux  de  Malesherbes,  de  Rippert  de  Monclar,  de 
Turgot,  de  Target,  de  Condorcet,  de  Gilbert  de  Voisins  et  de  Robert  de  Saint- 
ViDcent,  contribuèrent  pour  beaucoup  à  l'émancipation  civile  des  protestants. 
(Note  du  premier  éditeur.) 

2.  Des  Scythes. 


236  CORRESPONDANCE. 

prix1  cette  année  à  votre  Académie.  Il  est  l'auteur  du  Comte  de 
Warwick,  tragédie  dans  laquelle  il  y  a  de  très-beaux  morceaux. 
C'est  un  jeune  homme  d'un  rare  mérite,  et  qui  n'a  absolument 
que  ce  mérite  pour  toute  fortune.  Il  a  une  femme  dont  la  figure 
est  fort  au-dessus  de  celle  de  Mlle  Clairon,  qui  a  beaucoup  plus 
d'esprit,  et  dont  la  voix  est  bien  plus  touchante.  Je  les  ai  tous 
deux  chez  moi  depuis  longtemps.  Ce  sont,  à  mon  gré,  les  deux 
meilleurs  acteurs  que  j'aie  encore  vus.  Vous  n'avez  pas  à  la  Co- 
médie française  une  seule  actrice  qui  puisse  jouer  les  rôles  que 
M"e  Lecouvreur  rendait  si  intéressants  ;  et,  hors  Lekain,  qui  n'est 
excellent  que  dans  Oreste  et  dans  Sëmiramis,  vous  n'avez  pas  un 
seul  acteur  a  la  Comédie. 

Mlle  Durancy  joue,  dit-on  (et  c'est  la  voix  publique),  avec 
toute  l'intelligence  et  tout  l'art  imaginables.  Elle  est  faite  pour 
remplacer  Mlle  Dumesnil  ;  mais  elle  ne  sait  point  pleurer,  et  par 
conséquent  ne  fera  jamais  répandre  de  larmes. 

J'ai  vu  une  trentaine  d'acteurs  de  province  qui  sont  venus 
dans  ma  Scythie  en  divers  temps  ;  il  n'y  en  a  pas  un  qui  soit 
seulement  capable  de  jouer  un  rôle  de  confident  :  ce  sont  des 
bateleurs  faits  uniquement  pour  l'opéra-comique.  Tout  dégé- 
nère en  France  furieusement,  et  cependant  nous  vivons  encore 
sur  notre  crédit,  et  on  se  fait  honneur  de  parler  notre  langue 
dans  l'Europe. 

Nous  sommes  toujours  bloqués  dans  nos  retraites  couvertes 
de  neiges.  Nous  n'avons  plus  aucune  communication  avec  Ge- 
nève, et  malgré  toutes  les  bontés  de  M.  le  duc  de  Choiseul,  dont 
j'ai  le  plus  grand  besoin,  notre  pays  souffre  infiniment.  Nous 
ne  pouvons  ni  vendre  nos  denrées,  ni  en  acheter.  Le  pain  vaut 
cinq  sous  la  livre  depuis  très-longtemps.  Les  saisons  conspirent 
aussi  contre  nous;  et  enfin,  n'ayant  plus  ni  de  quoi  nous 
chauffer,  ni  de  quoi  manger,  ni  de  quoi  boire,  je  serai  forcé  de 
transporter  mes  petits  pénates' et  toute  ma  famille  auprès  de 
Lyon,  uniquement  pour  vivre.  Je  tacherai  d'y  mener  votre  pro- 
tégé2, si  je  m'accommode  du  château  qu'on  me  propose.  11  aura 
plus  de  secours  pour  faire  son  Histoire  du  Dauphinè,  dont  il  est 
toujours  entêté,  et  qui  ne  sera  pas  extrêmement  intéressante. 

Je  ne  sais  trop  à  quoi  vous  le  destinez,  ni  ce  qu'il  pourra 
devenir.  Il  est  bien  dangereux,  pour  qui  n'a  nulle  fortune,  de 
n'avoir  aucun  talent  décidé,  ni  aucun  but  réel,  ni  aucun  moyeu 


1.  Voyez  tome  XLIV,  pages  434  et  546. 

2.  C.  Galien  ;  voyez  tome  XLIV,  page  458. 


ANNÉE    1767.  2)7 

de  mériter  sa  fortune  par  de  vrais  services.  11  a  une  aversion 
mortelle  pour  copier  et  pour  faire  la  fonction  de  secrétaire,  à 
laquelle  je  pensais  que  vous  le  destiniez.  11  n'a  point  réformé  sa 
main,  et  j'ai  peur  qu'il  ne  soit  au  nombre  de  tant  de  jeunes  gens 
de  Paris,  qui  prétendent  à  tout,  sans  être  bons  à  rien.  Il  est 
bien  loin  d'avoir  encore  des  idées  nettes,  et  de  se  faire  un  plan 
régulier  de  conduite.  Je  lui  recommande  cent  fois  de  se  faire  un 
caractère  lisible  pour  vous  être  utile  dans  votre  secrétairerie,  de 
lire  de  bons  livres  pour  se  former  le  style,  d'étudier  surtout  à 
fond  l'histoire  de  la  pairie  et  des  parlements,  d'avoir  une  tein- 
ture des  lois  ;  il  pourrait  par  là  vous  rendre  service,  aussi  bien 
qu'à  M.  le  duc  de  Fronsac  ;  mais  il  vole  d'objet  en  objet,  sans 
s'arrêter  à  aucun. 

Il  a  fait  venir  de  Paris,  à  grands  frais,  des  bouquins  que  l'on 
ne  voudrait  pas  ramasser.  Il  achète  à  Genève  tous  les  libelles 
dignes  de  la  canaille,  et  j'ai  peur  que  ses  fréquents  voyages  à 
Genève  ne  le  gâtent  beaucoup.  Il  est  défendu  à  tous  les  Français 
d'y  aller.  Si  vous  le  jugiez  à  propos,  on  prierait  le  commandant 
des  troupes  de  ne  le  pas  laisser  passer.  J'ai  peur  encore  que  sa 
manière  de  se  présenter  et  de  parler  ne  soit  un  obstacle  à  une 
profession  sérieuse  et  utile.  C'est  un  grand  malheur  d'être  aban- 
donné à  soi-même  dans  un  âge  où  l'on  a  besoin  de  former  son 
extérieur  et  son  âme. 

Je  m'étonne  comment  M.  le  duc  de  Fronsac  ne  Fa  pas  pris 
pour  voyager  avec  lui  ;  il  aurait  pu  en  faire  un  domestique 
utile.  Il  a  de  la  bonté  pour  lui  ;  l'envie  de  plaire  à  un  maître 
aurait  pu  fixer  ce  jeune  homme.  Vous  avez  daigné  l'élever  dans 
votre  maison  dès  son  enfance  ;  ce  voyage  lui  aurait  fait  plus  de 
bien  que  dix  ans  de  séjour  auprès  de  moi.  Il  me  voit  très-peu  ; 
je  ne  puis  le  réduire  à  aucune  étude  suivie. 

Je  vous  ai  rendu  le  compte  le  plus  fidèle  de  tout  ;  je  me  re- 
commande à  vos  bontés,  et  je  vous  supplie  d'agréer  mon  respect 
et  mon  attachement  inviolable. 


C8G0.   —  A  M.   VERNE  S. 

Le  25  avril. 

Mon  cher  prêtre  philosophe  et  citoyen,  je  vous  envoie  deux 
mémoires  des  Sirven.  Ce  petit  imprimé  vous  mettra  au  fait  de 
leur  affaire.  Comptez  qu'ils  seront  justifiés  comme  les  Calas.  Je 
suis  un  peu  opiniâtre  de  mon  naturel.  Jean-Jacques  n'écrit  que 
pour  écrire,  et  moi  j'écris  pour  agir. 


238  CORRESPONDANCE 

Bénissez  Dieu,  mon  cher  huguenot,  qui  chasse  partout  les 
jésuites,  et  qui  rend  la  Sorbonne  ridicule.  Il  est  vrai  qu'il  traite 
fort  mal  le  pays  de  Gex  ;  mais  il  faut  lui  pardonner  le  mal  en 
faveur  du  bien.  Je  me  suis  mis,  depuis  longtemps,  à  rire  de 
tout,  ne  pouvant  faire  mieux. 

Rien  ne  vous  empêche  de  venir  chez  nous  en  passant  par 
Versoy,  Gentoux,  etCollex;  alors  nous  parlerons  de  perruques1. 

Je  vous  donne  ma  bénédiction. 

6861.  —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

27  avril. 

Je  reçois  la  lettre  du  21  d'avril,  toute  de  la  main  de  mon 
ange.  Il  doit  être  bien  sûr  que  je  pèse  toutes  ses  raisons;  mais 
je  conjure  tous  les  anges  du  monde,  en  comptant  M.  de  Thibou- 
ville,  d'examiner  les  miennes.  J'ai  toujours  voulu  faire  d'Obéide 
une  femme  qui  croit  dompter  sa  passion  secrète  pour  Athamare, 
qui  sacrifie  tout  à  son  père,  et  je  n'ai  point  voulu  déshonorer  ce 
sacrifice  par  la  moindre  contrainte.  Elle  s'impose  elle-même  un 
joug  qu'elle  ne  puisse  jamais  secouer;  elle  se  punit  elle-même, 
en  épousant  Indatire,  des  sentiments  secrets  qu'elle  éprouve 
encore  pour  Athamare,  et  qu'elle  veut  étouffer.  Athamare  est 
marié  ;  Obéide  ne  doit  pas  concevoir  la  moindre  espérance  qu'elle 
puisse  être  un  jour  sa  femme.  Elle  doit  dérober  à  tout  le  monde 
et  à  elle-même  le  penchant  criminel  et  honteux  qu'elle  sent 
pour  un  prince  qui  n'a  persécuté  son  père  que  parce  qu'il  n'a 
pu  déshonorer  la  fille.  Voilà  sa  situation,  voilà  son  caractère. 

Une  froide  scène  entre  son  père  et  elle,  au  premier  acte,  pour 
l'engager  à  se  marier  avec  Indatire,  ne  serait  qu'une  malheu- 
reuse répétition  de  la  scène  d'Argire  et  d'Aménaïde  dans  Tan- 
crède,  au  premier  acte.  Il  est  bien  plus  beau,  bien  plus  théâtral, 
qu'Obéide  prenne  d'elle-même  sa  résolution,  puisqu'elle  a  déjà 
pris  d'elle-même  la  résolution  de  fuir  Athamare,  et  de  suivre 
sou  père  dans  des  déserts.  Ce  serait  avilir  ce  caractère  si  neuf  et 
si  noble  que  de  la  forcer,  de  quelque  manière  que  ce  fût,  à 
épouser  Indatire  ;  ce  serait  faire  une  petite'ûlle  d'une  héroïne 
respectable.  Un  monologue  serait  pire  encore;  cela  est  bon  pour 
Alzire.  Mais  lorsque,  dans  son  indignation  contre  Athamare,  dans 
la  certitude  de  ne  pouvoir  jamais  être  à  lui,  dans  le  plaisir  con- 

1.  C'est-à-dire  des  conseillers  genevois. 


ANNÉE    17 G  7.  239 

solant  de  se  livrer  à  toutes  les  volontés  de  son  père,  clans  l'im- 
possibilité où  elle  croit  être  de  jamais  sortir  de  la  Scythie,  dans 
l'opiniâtreté  de  courage  avec  laquelle  elle  s'est  fait  une  nouvelle 
patrie,  elle  a  conclu  ce  mariage,  qui  semble  devoir  la  rendre 
moins  malheureuse,  tout  à  coup  elle  revoit  Athamare,  elle,  le 
revoit  souverain,  maître  de  sa  main,  et  mettant  sa  couronne  à 
ses  pieds  :  alors  son  âme  est  déchirée  ;  et  si  tout  cela  n'est  pas 
théâtral,  neuf  et  touchant,  j'avoue  que  je  n'ai  aucune  connais- 
sance du  théâtre,  ni  du  cœur  humain. 

Je  vous  répète  que,  si  quelques-unes  de  vos  belles  dames  de 
Paris  ont  trouvé  qu'Obéide  épousait  trop  légèrement  Indatire, 
c'est  qu'elles  ont  elles-mêmes  jugé  trop  légèrement;  c'est  qu'elles 
ont  trop  écouté  les  règles  ordinaires  du  roman,  qui  veulent 
qu'une  héroïne  ne  fasse  jamais  d'infidélité  à  ce  qu'elle  aime. 
Elles  n'ont  pas  démêlé,  dans  le  tapage  des  premières  représen- 
tations, qu'Obéide  devait  détester  Athamare,  et  ne  jamais  espérer 
d'être  à  lui  puisqu'il  était  marié.  Elles  ont  apparemment  ima- 
giné qu'Obéide  devait  savoir  qu'Athamare  était  veuf  :  ce  qu'elle 
ne  peut  certainement  avoir  deviné.  Il  faut  laisser  à  ces  très-mau- 
vaises critiques  le  temps  de  s'évanouir,  comme  aux  critiques  de 
Mèrope,  de  Zaïre,  de  Tancndc,  et  de  toutes  les  autres  pièces  qui 
sont  restées  au  théâtre. 

Je  vois  trop  évidemment,  et  je  sens  avec  trop  de  force,  com- 
bien je  gâterais  tout  mon  ouvrage,  pour  que  je  puisse  travailler 
sur  un  plan  si  contraire  au  mien.  Je  ne  conçois  pas,  encore  une 
fois,  comment  ce  qui  intéresse  â  la  lecture  pourrait  ne  point 
intéresser  au  théâtre.  Je  ne  dis  pas  assurément  qu'Obéide  doive 
toujours  pleurer  ;  au  contraire,  j'ai  dit  qu'elle  devait  avoir  pres- 
que toujours  une  douleur  concentrée  ;  douleur  qui  vaut  bien  les 
larmes,  mais  qui  demande  une  actrice  consommée.  J'ai  marqué 
les  endroits  où  elle  doit  pleurer,  et  où  Mme  de  La  Harpe  pleure. 
C'est  â  ces  vers  : 

D'une  pitié  bien  juste  elle  sera  frappée, 

En  voyant  de  mes  pleurs  une  lettre  trempée,  etc. 

(Acte  II,  scène  :.) 

Laisse  dans  ces  déserts  ta  fidèle  Obéide. 
Ah!...  c'est  pour  mon  malheur. 

(Acte  III,  scèn:  il. 

Ah!  fatal  Athamare  ! 
Quel  démon  t'a  conduit  dans  ce  sé^ur  barbare  ? 
Que  t'a  fait  Obéide  ?  etc. 

(Acte  IV,  scène  îv.) 


240  CORRESPONDANCE. 

A  l'égard  des  détails,  vous  les  trouverez  tout  comme  vous  les 
désirez. 

On  veut  qu'Athamare  soit  moins  criminel,  et  moi,  je  voudrais 
qu'il  fût  cent  fois  plus  coupable. 

Venons  maintenant  à  ce  qui  m'est  essentiel  pour  de  très- 
fortes  raisons  :  c'est  de  donner  incessamment  deux  représenta- 
tions avec  tous  les  changements,  qui  sont  très-considérables  ; 
de  n'annoncer  que  ces  deux  représentations,  qui  probablement 
vaudront  deux  bonnes  chambrées  aux  comédiens.  Je  vous  de- 
mande en  grâce  de  me  procurer  cette  satisfaction  ;  c'est  d'ail- 
leurs le  seul  moyen  de  savoir  à  quoi  m'en  tenir.  Je  vous  envoie 
un  nouvel  exemplaire  où  tout  est  corrigé,  jusqu'aux  virgules.  Il 
servira  aisément  aux  comédiens  ;  je  leur  demande  une  répétition 
et  deux  représentations  :  ce  n'est  pas  trop,  et  ils  me  doivent  cette 
complaisance. 

J'ajoute  encore  que,  quand  cette  pièce  sera  bien  jouée  (si 
elle  peut  l'être),  elle  doit  faire  beaucoup  plus  d'effet  à  Paris  qu'à 
Fontainebleau.  C'est  auprès  du  parterre  qu'Indatire  doit  réussir 
à  la  longue,  et  jamais  à  la  cour. 

Je  sais  bien  qu'Athamare  n'est  point  dans  le  caractère  de 
Lekain  ;  il  lui  faut  du  funeste,  du  pathétique,  du  terrible.  Atha- 
mare  est  un  jeune  cheval  échappé,  amoureux  comme  un  fou  ; 
mais  pourvu  qu'il  mette  dans  son  rôle  plus  d'empressement  qu'il 
n'y  en  a  mis,  tout  ira  bien  ;  le  quatrième  et  le  cinquième  acte 
doivent  faire  un  très-grand  effet. 

Enfin  le  plus  grand  plaisir  que  vous  me  puissiez  faire,  dans 
les  circonstances  où  je  me  trouve,  c'est  de  me  procurer  ces  deux 
représentations.  Je  vous  en  conjure,  mes  chers  anges  ;  quand 
cela  ne  servirait  qu'à  faire  crever  Fréron,  ce  serait  une  très- 
bonne  affaire. 

J'aurai  à  M.  de  Thibouville  une  obligation  que  je  ne  puis 
exprimer,  s'il  engage  les  comédiens  à  me  rendre  la  justice  que 
je  demande.  Le  rôle  d'indatire1  ne  peut  tuer  Mole  ;  et  il  me  tue 
s'il  ne  le  joue  pas. 

G8G>.  —  A  M.    LE   COMTE   D'ARGENTAL*. 

27  avril. 

Après  vous  avoir  écrit,  mon  cher  ange,  et  vous  avoir  envoyé 
un  exemplaire  des  Scythes  corrigé  à  la  main,  je  suis  obligé  de 

1.  Dans  les  Scythes. 

2.  Éditeurs,  dô  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1715  7.  241 

vous  écrire  encore.  La  nouvelle  édition,  à  laquelle  on  travaille 
à  Genève,  sera  achevée  dans  deux  jours,  et  il  a  fallu  envoyer 
la  pièce  telle  qu'elle  est  en  Hollande,  pour  prévenir  l'édition 
qu'on  y  allait  faire  suivant  celle  de  Paris.  Me  voilà  donc  engagé 
absolument  à  ne  plus  rien  changer.  On  traduit  cette  pièce  en 
italien  et  en  hollandais.  Les  éditeurs  et  les  traducteurs  auraient 
trop  de  reproches  à  me  faire  si  je  les  gênais  par  de  nouveaux 
changements. 

Je  vous  dirai  encore  que  plus  je  réfléchis  sur  l'idée  de  la 
nécessité  d'un  mariage  en  Scythie,  et  sur  l'addition  d'un  mono- 
logue au  deuxième  acte,  plus  je  trouve  ces  additions  entièrement 
opposées  au  tragique.  Tout  ce  qui  n'est  pas  de  convenance  est 
froid  ;  et  ce  monologue,  dans  lequel  Obéide  s'avouerait  à  elle- 
même  son  amour,  tuerait  entièrement  son  rôle  ;  il  n'y  aurait  plus 
aucune  gradation.  Tout  ce  qu'elle  dirait  ensuite  ne  serait  qu'une 
malheureuse  répétition  de  ce  qu'elle  se  serait  déjà  dit  à  elle-même. 
Je  préfère  à  tous  les  monologues  du  monde  ces  quatre  vers  que 
vous  et  Mme  d'Argental  m'avez  conseillés  : 

Au  parti  que  je  prends  je  me  suis  condamnée. 
Va ,  si  j'aime  en  secret  les  lieux  où  je  suis  née , 
Mon  cœur  doit  s'en  punir;  il  se  doit  imposer 
Un  frein  qui  le  retienne  et  qu'il  n'ose  briser,  etc. 

En  un  mot,  je  vous  conjure  d'engager  le  premier  gentilhomme 
de  la  chambre  à  exiger  de  Mole  une  ou  deux  représentations; 
cela  ne  peut  nuire  à  sa  santé.  Le  rôle  d'Indatire  n'est  point  du 
tout  violent,  et  il  n'y  a  guère  de  principal  rôle  comiquejqui  ne 
demande  beaucoup  plus  d'action.  Il  serait  fort  triste  et  fort  dé- 
placé que  Lacombe,  à  qui  j'ai  rendu  service,  refusât  de  sacrifier 
ce  qui  peut  lui  rester  de  son  édition  pour  en  faire  une  pi  us  com- 
plète, surtout  lorsqu'il  ne  lui  en  coûte  que  cent  écus  pour  Lekain. 
Je  pense  bien  donner  à  Lekain  les  cent  autres  écus,  puisque,  en 
d'autres  occasions,  je  lui  ai  donné  cinq  ou  six  fois  davantage. 

J'envoie  à  Lekain,  par  cet  ordinaire,  un  exemplaire  con- 
forme aux  vôtres,  à  un  ou  deux  vers  près.  J'ai  oublié,  à  la 
page  /i5  : 

Ils  vaincront  avec  moi.  Qui  tourne  ici  ses  pas? 

au  lieu  de  : 

Quel  mortel  tourne  vers  moi  ses  pas  ? 
45.  —  Correspondance.  XIII.  1(3 


242  CORRESPONDANCE. 

Je  crois  aussi  qu'à  la  page  73  il  faut  : 

Connaissez  dans  quel  sang  vous  plongerez  mes  mains; 

au  lieu  de  : 

vous  enfoncez  mes  mains. 

Je  me  jette  à  vos  pieds  et  je  vous  demande  mille  pardons  de 
tant  de  tourments;  mais  je  vous  supplie  que  je  vous  aie  l'obliga- 
tion de  la  représentation  que  je  demande  aux  comédiens,  et  de 
l'édition  que  je  demande  à  Lacombe,  édition  d'ailleurs  dont  je 
lui  achèterai  deux  cents  exemplaires  pour  envoyer  aux  acadé- 
mies dont  je  suis,  et  dans  les  pays  étrangers.  Je  me  mets  à  vos 
pieds,  mon  cher  ange,  toujours  honteux  de  mes  importunités,  et 
toujours  le  plus  importun  des  hommes. 

6863.  —   A  M.    LE   MARQUIS  DE   VILLE  VIEILLE. 

27  avril. 

Je  prie  mon  digne  chevalier  de  vouloir  bien  me  mander  dans 
quel  endroit  du  Languedoc  demeure  le  sieur  de  La  Beaumelle. 
Je  me  réjouis  avec  mon  brave  chevalier  de  l'expulsion  des  jésui- 
tes. Le  Japon  commença  par  chasser  ces  fripons-là  ;  les  Chinois 
ont  imité  le  Japon  ;  la  France  et  l'Espagne  imitent  les  Chinois. 
Puisse-t-on  exterminer  de  la  terre  tous  les  moines  qui  ne  valent 
pas  mieux  que  ces  faquins  de  Loyola!  Si  on  laissait  faire  la 
Sorbonne,  elle  serait  pire  que  les  jésuites  :  on  est  environné  de 
monstres. 

On  embrasse  bien  tendrement  notre  digne  chevalier.  On 
l'exhorte  à  combattre  toujours,  et  à  cacher  ses  marches  aux  en- 
nemis. 


A  M.  LE  K  AIN. 


27  avril. 


Vous  me  ferez  un  extrême  plaisir,  mon  cher  ami ,  d'essayer 
une  ou  deux  représentations  des  Scythes,  à  votre  retour  de  Gre- 
noble, suivant  la  leçon  nouvelle  ci-jointe.  Engagez  M.  Mole  à  se 
prêter  à  mes  désirs.  Je  serais  au  désespoir  de  nuire  à  sa  santé  ; 
mais  il  joue  dans  le  comique,  et  son  rôle  dans  les  Scythes  est  bien 
moins  violent  que  plusieurs  rôles  de  comédie  ;  je  m'en  tiendrai 
même  à  une  seule  représentation.  Elle  vous  attirera  certainement 


ANNÉE    1767.  243 

beaucoup  de  monde,  en  annonçant  qu'elle  sera  donnée  suivant 
une  nouvelle  édition  qu'on  a  reçue  de  Genève. 

J'ai  à  vous  demander  pardon,  mon  cher  ami,  de  vous  avoir 
fait  un  rôle  dont  le  fond  n'est  pas  aussi  intéressant  que  celui 
d'Indatire;  il  n'a  pas  ce  tragique  lier  et  terrible  de  Ninias,  d'O- 
reste,  et  de  quelques  rôles  dans  lesquels  j'ai  servi  heureusement 
vos  grands  talents.  C'est  un  très-jeune  homme  amoureux  comme 
un  fou,  fier,  sensible,  empressé,  emporté,  qui  ne  doit  mettre 
clans  l'exécution  de  son  personnage  aucune  de  ces  pauses,  les- 
quelles font  ailleurs  un  très-bel  effet.  Il  doit  surtout  couper  la 
parole  à  Obéide  avec  un  empressement  plein  de  douleur  et 
d'amour.  Je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez  réparé,  par  cet  art  que 
vous  entendez  si  bien,  le  peu  de  convenance  qui  se  trouve  peut- 
être  entre  ce  personnage  et  le  caractère  dominant  de  votre  jeu. 

J'ai  envoyé  à  M.  d'Argental  deux  exemplaires  pareils  à  celui 
que  je  vous  envoie.  J'ai  été  dans  la  nécessité  absolue  de  m'en 
tenir  à  cette  édition,  parce  que  l'on  réimprime  actuellement  la 
pièce  en  plusieurs  endroits,  et  qu'on  la  traduit  en  italien  et  en 
hollandais.  Je  n'ai  pas  eu  un  moment  à  perdre,  et  il  est  impos- 
sible d'y  rien  changer  désormais  sans  faire  du  tort  aux  traduc- 
teurs et  aux  éditeurs. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Si  vous  avez  de  l'amitié 
pour  moi,  faites  ce  que  je  vous  demande.  Il  vous  sera  bien  aisé 
de  faire  porter  sur  les  rôles  les  changements  que  vous  trouverez 
à  la  main  dans  l'exemplaire  ci-joint. 


6865.  —  A  M.   D  AMILA  VILLE. 

29  avril. 

Monsieur,  comme  je  sais  que  vous  aimez  les  belles-lettres,  je 
crois  ne  pas  vous  importuner  en  vous  dépêchant  les  deux  bro- 
chures1 ci-jointes,  qui  ne  se  débitent  pas  encore  clans  la  ville  de 
Lyon,  mais  que  je  me  suis  procurées  par  le  canal  d'un  de  mes 
amis  qui  est  fort  au  fait  de  la  littérature. 

On  dit  que  M.  de  Voltaire,  par  le  conseil  des  médecins,  va 
quitter  le  pays  de  Gex.  C'est  en  effet  un  climat  trop  dur  pour  sa 
vieillesse,  et  pour  une  santé  aussi  faible  que  la  sienne.  L'air  de 
la  Saône  est  beaucoup  plus  favorable.  Mais  je  plains  beaucoup 


1.  Ce  doit  être  la  Lettre  sur  les  Panégyriques  (voyez  tome  XXVI,  page  307) 
et  les  Homélies  précitées  à  Londres  (voyez  ibid.,  page  315). 


344  CORRESPONDANCE. 

les  environs  de  Ferney,  qui  vont  retomber  dans  leur  ancienne 

misère  si  M.  de  Voltaire  vient  en  effet  s'établir  ici. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  avec  tous  les  sentiments  que 

je  vous  ai  voués,  etc. 

Boursier. 

6866.  —   DU  CARDINAL  DE   BERNIS. 

A  Alby,  le  30  avril. 

J'ai  lu,  mon  cher  confrère,  les  Scythes  imprimés,  avec  l'éloge  des  deux 
grands  satrapes  de  Babylone.  J'ai  trouvé  dans  cette  pièce  des  changements 
heureux,  et  plusieurs  morceaux  qui  prouvent  que  vous  pouvez  encore  rem- 
plir cette  carrière  avec  plus  de  force  et  d'intérêt  que  nos  jeunes  gens.  Si 
vous  m'envoyez  des  vers,  faites  en  sorte  que  je  puisse  m'en  vanter.  Je  ne 
suis  ni  pédant,  ni  hypocrite;  mais  sûrement  vous  seriez  bien  fâché  que  je 
ne  fusse  pas  ce  que  je  dois  être  et  paraître.  Vous  me  ferez  grand  plaisir  de 
m'envoyer  les  mémoires  des  Sirven.  Je  suis  très-disposé  à  trouver  innocents 
les  malheureux;  on  ne  peut  d'ailleurs  être  plus  éloigné  que  je  le  suis  du 
fanatisme  en  tout  genre.  J'aime  l'ordre  et  la  paix.  L'humanité  a  sur  moi  les 
droits  les  plus  étendus.  A  propos  d'humanité,  avez-vous  lu  le  discours  d'un 
avocat  général  de  Grenoble?  Quoiqu'il  donne  quelquefois  dans  l'enflure  et 
l'enluminure  modernes,  on  ne  peut  s'empêcher  d'être  remué  en  lisant  cet 
ouvrage.  Finissez  votre  petite  guerre.  Prolongez,  embellissez  votre  couchant, 
en  riant  des  ridicules,  en  donnant  aux  jeunes  écrivains  des  leçons  et  des 
exemples,  et  en  faisant  les  délices  de  vos  amis.  Adieu,  mon  cher  confrère  ; 
je  vous  aime  autant  que  je  vous  admire. 

Je  n'approuve  pas  que  la  Sorbonne  censure  Bélisaire ,  qui  respire  les 
bonnes  mœurs,  et  je  n'approuve  pas  non  plus  que  notre  confrère  se  soit 
exposé  à  la  censure  par  un  chapitre  épisodique  l,  et  qui  ne  tient  à  rien. 


6867.  —  A    M.    LA  COMBE. 

A  Ferney,  avril. 

Si  vous  m'aviez  pu  répondre  plus  tôt,  monsieur,  je  vous  aurais 
envoyé  tous  les  changements  que  j'ai  faits  à  mesure  pour  mon 
petit  théâtre  de  Ferney,  et  votre  nouvelle  édition  des  Scythes  aurait 
été  complète.  Je  vous  les  envoie  à  tout  hasard  par  M.  Marin. 

Je  compte  toujours  sur  votre  amitié,  et  je  vous  prie  de  donner 
un  petit  honoraire  de  vingt-cinq  louis  d'or  à  AI.  Lekain,  pour 
toutes  les  peines  qu'il  a  bien  voulu  prendre  :  car,  quoique  cette 

1.  Le  chapitre  xv,  sur  lequel  portait  principalement  la  censure  de  la  Sorbonne. 
(Note  de  Bouryoiny.) 


ANNÉE    1767.  245 

pièce  ne  fût  point  faite  du  tout  pour  Paris,  il  faut  pourtant  té" 
moigner  sa  reconnaissance  à  celui  qui  s'est  donné  tant  de  peine 
pour  si  peu  de  chose.  Je  suppose  que  la  pièce  a  quelque  succès  : 
si  vous  y  perdez,  je  suis  prêt  à  vous  dédommager;  vous  n'avez 
qu'à  parler. 

Je  voudrais  vous  avoir  donné  un  meilleur  ouvrage;  mais,  à 
mon  âge,  on  ne  fait  ce  que  l'on  veut  en  aucun  genre  ;  on  boit 
tristement  la  lie  de  son  vin. 

Mandez-moi,  le  plus  tôt  que  vous  pourrez,  quel  est  l'auteur1 
du  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire  de  feu  M.  l'abbé  Bazin, 
mon  cher  oncle.  C'est  un  digne  homme,  qui  mérite  de  recevoir 
incessamment  de  mes  nouvelles;  mais  vous  me  ferez  plus  de 
plaisir  de  me  donner  des  vôtres. 

N.  B.  Je  suis  bien  fâché  contre  vous  de  ce  que,  dans  votre 
Avant-Coureur,  vous  imprimez  toujours  français  par  un  o.  Je 
vous  demande  en  grâce  de  distinguer  mon  bon  patron  saint 
François  d'Assise  de  mes  chers  compatriotes.  Imprimez,  je  vous 
en  prie,  anglais,  français.  Si  j'osa's,  j'irais  jusqu'à  vous  prier  de 
mettre  un  a  à  tous  les  imparfaits,  etc.  ;  maisje  ne  suis  pas  encore 
assez  sûr  de  votre  amitié  pour  vous  proposer  une  si  grande  con- 
spiration. 

6808.   —  A  M.   DE  BELMOi\T2. 

Sans  date   (1767,  avec  !e  timbre  de  Genève). 

M***,  qui  veut  bien  se  charger  du  rôle  de  Sozame  dans  la 
tragédie  des  Scythes,  est  prié  de  corriger  ces  deux  vers  qui  se 
trouvent  sur  son  rôle  au  premier  acte  : 

Nous  partons  dans  la  nuit,  nous  traversons  le  Phase, 
Elle  affronte  avec  moi  les  glaces  du  Caucase. 

Le  Caucase  et  le  Phase  sont  trop  loin  de  la  roule  que  Sozame 
a  prise  :  c'est  une  faute  de  géographie  qu'on  doit  absolument 
rectifier  ;  on  a  mis  à  la  place  : 

Nous  partons;  nous  marchons  de  montagne  en  abîme; 
Du  Taurus  escarpé  nous  franchissons  la  cime 3. 

1.  Cet  ouvrage  est  de  Larcher;  voyez  l'avertissement  de  Beuchot,  tome  XI. 

2.  Lettres  inédites  de  Voltaire,  Gustave  Brunet,  1840. 

3.  C'est  ainsi  que  ces  vers  (acte  I,  scène  m)  se  trouvent  dans  la  présente  édi- 
tion ;  voyez  tome  VI,  page  284. 


246  CORRESPONDANCE. 

6869.  —  A  M.  DE  LA  BORDE  i  . 

1er  mai. 

Notre  Cbabanon  arrive;  il  a  la  plus  grande  opinion  de  mon 
Orphée2  de  Versailles.  Il  nous  a  trouvés  dans  de  grands  embar- 
ras. Si  mon  Orphée  trouve  des  épines  dans  ce  meilleur  des 
mondes,  nous  y  trouvons  des  loups  et  des  tigres.  La  boîte  de 
Pandore  est  inépuisable.  J'espère  que  votre  belle  musique  adou- 
cira les  mœurs. 

J'ai  trouvé  enfin  la  brochure  que  vous  demandez3;  je  vous 
l'envoie,  sachant  bien  qu'on  peut  tout  confier  à  un  homme  aussi 
sage  que  vous.  Ces  petites  plaisanteries  des  huguenots  n'ébran- 
lent pas  votre  religion  ;  elles  n'ont  jamais  dérangé  la  mienne.  J'ai 
été  toujours  bon  sujet  et  bon  catholique,  et  j'espère  mourir  dans 
ces  sentiments. 

Je  suis  bien  fâché  que  M.  Marmontel  ait  prétendu  qu'il  pou- 
vait y  avoir  de  la  vertu  chez  des  rois  et  chez  des  philosophes  qui 
n'étaient  pas  catholiques.  J'espère  que  la  Sorbonne,  qui  est  le 
concile  perpétuel  des  Gaules,  préviendra  le  scandale  qu'une  telle 
opinion  peut  donner.  On  dit  que  le  révérend  père  Bonhomme, 
cordelier,  prépare  une  censure  admirable  de  cette  hérésie.  Vous 
qui  cultivez  avec  succès  un  des  plus  beaux  arts,  vous  ne  vous 
mêlez  point  de  querelles  théologiques:  vous  vous  bornez  à  faire 
le  charme  de  nos  oreilles  et  celui  de  la  société. 

Que  dites-vous  de  votre  chevalier4,  qui  va  faire  l'éducation 
d'une  Mlle  de  Provenchère?  On  m'écrit  qu'elle  est  charmante,  et  la 
vraie  fille  d'une  mère  qui  l'était.  Notre  chevalier  n'est  pas  un 
trop  mauvais  précepteur.  Croyez-vous  qu'il  lui  permette  de 
mettre  du  rouge?  Pensez-vous  que  l'esprit  qu'on  donne  à  la  jeune 
enfant  dégénère  entre  ses  mains?  Faites  passer  la  brochure  à  ce 
chevalier,  et  dites-lui  combien  je  l'aime. 

6870.  —   A  FRÉDÉRIC    II,    ROI  DE   PRUSSE. 


Je  rends  grâce  à  Votre  Majesté  de  ce  qu'elle  a  daigné  m'en- 
voyer,  par  M.  de  Catt,  la  réponse  qu'elle  a  faite  à  Marmontel  sur 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  La  Borde  lui-môme. 

3.  Sans  doute  les  Questions  de  Zapata. 

4.  11  doit  s'agir  de  Rochefort,  qui  se  mariait. 

5.  Ce  fragment  est  bien  de  l'année  1767,  comme  on  peut  le  voir  par  son  con- 


ANNÉE    4  707.  2i7 

la  Poétique1.  Que  de  leçons  elle  nous  donne!  Votre  digne  Suisses 
m'a  écrit  une  lettre  charmante.  Il  s'estime  heureux  d'avoir  vu 
ces  grandes  scènes  où  Votre  Majesté  a  joué  si  supérieurement 
son  rôle.  Pour  moi,  je  l'estime  plus  heureux  d'être  chaque  jour 
aux  pieds  de  mon  héros,  s'occupant  du  bonheur  de  son  peuple. 


6871.   —  DE    MADAME  VEUVE    DUCIIESNE'. 

A  Paris,  le  2  mai  17(57. 

Monsieur,  ce  n'était  pas  sur  la  lettre  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire 
ce  mois  dernier  que  je  comptais  avoir  raison  de  mes  justes  plaintes,  mais 
bien,  monsieur,  dans  votre  justice.  Je  sais  que  les  louanges,  quoiqu'elles 
vous  soient  dues,  ne  vous  affecteront  jamais  au  point  de  vous  faire  faire  ce 
que  votre  équité  n'approuve  pas.  J'ai  donc  fondé  mon  espérance  plus  dans 
vous-même  que  dans  les  plus  belles  phrases  que  j'aurais  pu  employer  à  ce 
sujet.  Je  ne  connais  rien  autre  que  la  vérité. 

Certainement,  mon  intention  est  la  plus  ferme  de  ne  jamais  réimprimer 
aucun  de  vos  ouvrages  sans  vous  en  faire  part,  et  prendre  en  conséquence 
les  avis  que  vous  voudrez  bien  me  communiquer.  Ce  n'est  que  par  un 
malentendu,  et  l'éloignement  les  uns  des  autres,  si  jusqu'à  présent  il  en  a  été 
agi  autrement  :  chose  pour  laquelle  je  vous  supplie,  monsieur,  d'en  faire  un 
oubli  général  parla  promesse  la  plus  sincère  que  je  vous  fais  que  vous  aurez 
lieu  d'être  content  par  la  suite. 

Comme  je  veux  absolument  rendre  moins  défectueux  ce  qui  ms  reste  de 
cette  édition  de  votre  théâtre,  j'ai  envoyé  à  M.  Thieriot  un  exemplaire,  pour 
qu'il  ait  la  bonté  d'y  sabrer  généralement  tout  ce  qu'il  jugera  à  propos 
d'après  vos  intentions;  et  comme  le  tome  V  sera  quasi  refait,  je  vous  sup- 
plie, monsieur,  de  me  faire  savoir  si  je  puis  mettre  à  la  fin  de  ce  tome  la 
pièce  des  Scythes,  ainsi  que  toute  autre  chose,  pour  rendre  cette  édition  au 
gré  de  vos  désirs  :  ceci  ne  sera  cependant  qu'en  attendant  la  belle  édition 
que  je  me  propose  de  faire  immédiatement  après  la  Henriade. 

A  propos  de  la  Henriade,  M.  Thieriot  a  bien  voulu  se  charger  de  vous 


tenu.  La  lettre  de  d'Alembert  à  Frédéric,  du  10  avril  de  la  même  année,  nous 
apprend  que  ce  fut  en  effet  vers  ce  temps  que  le  roi  envoya  à  Marmontel  ses 
observations  sur  la  Poétique  de  cet  écrivain.  Cependant  M.  Beuchot  a  inséré  ce 
fragment  dans  une  lettre  de  Voltaire  à  Frédéric  qui  est  réellement  du  31  juillet 
1772,  date  sous  laquelle  elle  est  placée  avec  raison  dans  l'édition  de  Kehl;  mais 
l'habile  éditeur  français  a  commis  la  même  erreur  que  les  éditeurs  de  Bàle,  en 
assignant  à  cette  lettre  la  date  du  2  mai  1767,  à  laquelle  n'appartient  que  le  frag- 
ment qui  nous  occupe.  (OEuvres  de  Frédéric  le  Grand,  note  de  l'édition  Preuss .) 

1.  La  réponse  aux  remarques  de  Frédéric   se  trouve  dans  les  OEuvres  com- 
plètes de  Marmontel,  Paris,  1820,  tome  VII,  ue  partie,  pages  828-831. 

2.  De  Catt  était  Suisse;  voyez  tome  XL,  page  60. 

3.  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire,  1862. 


248  CORRESPONDANCE. 

faire  passer  quelques  épreuves  des  gravures;  comme  ce  ne  sont  que  des 
épreuves,  s'il  y  avait  quelque  chose  qui  ne  vous  plût  pas,  j'y  ferai  retoucher 
sur  vos  remarques,  avant  de  faire  tirer  pour  l'édition.  La  première  figure, 
qui  est  destinée  pour  être  placée  devant  le  titre,  devait  vous  être  envoyée 
il  y  a  déjà  bien  du  temps;  mais  je  ne  l'ai  différé  que  parce  que  je  voulais 
l'accompagner  de  quelques  autres  :  c'est  la  même  raison  pour  laquelle  j'ai 
différé  aussi  de  vous  accuser  la  réception  de  l'exemplaire  qui  doit  servir  de 
copie  pour  l'impression,  qui,  quoique  pas  encore  commencée,  sera  plus  tôt 
faite  que  les  gravures  :  je  fais  faire  un  papier  exprès  à  Annonay  par  celui 
qui  a  remporté  le  prix  proposé  par  le  ministre  chargé  du  département  du 
commerce.  Enfin  je  tâcherai  de  ne  rien  épargner  pour  mériter  votre  estime 
et  votre  amitié.  J'espère  que,  d'après  la  sincérité  de  mes  sentiments  pour 
vous  et  pour  vos  œuvres,  vous  voudrez  bien  m'honorer  d'une  lettre  qui 
satisfera  les  désirs  que  j'ai  de  me  réconcilier  avec  vous. 
Je  suis  avec  respect,  monsieur,  etc. 

P.  S.  J'ai  à  vous  dire,  monsieur,  qu'il  se  débite  dans  Paris  fort  souvent 
des  ouvrages  qui  paraissent  être  de  mon  fonds,  et  que  souvent  je  ne  connais 
pas:  ce  sont  des  auteurs  qui  les  font  imprimer  pour  leur  compte  et  les  font 
débiter  de  même,  en  y  faisant  mettre  mon  adresse,  parce  que  la  maison  a 
une  sorte  de  célébrité.  Je  m'en  suis  déjà  plainte,  et  j'espère  que  je  parvien- 
drai à  empêcher  un  abus  qui  me  compromet  vis-à-vis  des  personnes  pour 
qui  je  dois  avoir  toutes  sortes  d'égards. 


6872.    —    A    M.    D'ALEMBERT. 

3  mai. 

M.  Necker,  qui  part  dans  l'instant,  mon  cher  et  véritable  phi- 
losophe, vous  rendra  une  Lettre  au  Conseiller1.  Messieurs  de  la 
poste  en  ont  butiné  deux,  selon  leur  louable  coutume.  Ces  mes- 
sieurs de  la  poste  aux  lettres  deviendront  des  gens  très-lettrés  : 
ils  se  forment  une  belle  bibliothèque  de  tous  les  livres  qu'ils  sai- 
sissent. Chaque  pays,  comme  vous  voyez,  a  son  inquisition;  vous 
n'êtes  pas  plus  tôt  délivré  des  renards  que  vous  tombez  clans  la 
main  des  loups. 

Votre  Lettre  au  Conseiller  devrait  exciter  le  monde  à  faire  une 
battue.  Ne  voudriez-vous  point  ajouter  à  l'histoire  de  la  Destruc- 
tion quelque  chose  concernant  l'Espagne2,  en  retranchant  le  der- 
nier chapitre  touchant  le  serment  que  devaient  prêter  les  jésuites, 
chapitre  devenu  inutile  par  les  précautions  que  l'on  a  prises  en 
France  contre  ces  pauvres  diables,  dignes  aujourd'hui  de  pitié? 


i.  Opuscule  de  d'Alembert;  voyez  tome  XLIII,  page  473. 
2.  D'Alembert  publia  une  Seconde  lettre  à  !/.***,  etc.,  sur  Védit  du  roi  d'Es- 
parjne  pour  l'expulsion  des  jésuites.  Elle  circulait  en  juin  (voyez  lettre  6913). 


ANNÉE    17  67.  2/|9 

L'imbécile  et  ignorant  libraire  qui  s'est  chargé  de  votre  seconde 
édition  ne  l'aura  pas  achevée  sitôt.  Je  n'ai  de  lui  aucune  nouvelle; 
toute  communication  est  interrompue  entre  Genève  et  la  France. 
On  s'est  imaginé  assez  ridiculement  que  je  suis  en  France  ;  et 
je  m'aperçois  en  effet  que  j'y  suis,  parce  que  je  manque  de  tout. 
Je  ne  sais  comment  on  fera  pour  faire  passer  dans  votre  monar- 
chie française  la  Lettre  au  Conseiller.  Il  n'est  plus  permis  de  lire, 
et  il  n'y  a  que  les  auteurs  du  Journal  chrétien  et  Fréron  qui  aient 
la  liberté  d'écrire. 

Vous  verrez  par  les  deux  petites  pièces  ci-jointes1  qu'on  ne 
rogne  pas  les  ongles  de  si  près  dans  les  pays  étrangers.  L'exemple 
que  donne  l'impératrice  de  Russie  est  unique  dans  ce  monde. 
Elle  a  envoyé  quarante  mille  Russes  prêcher  la  tolérance,  la 
baïonnette  au  bout  du  fusil.  Vous  m'avouerez  qu'il  était  bien 
plaisant  que  les  évoques  polonais  accordassent  des  privilèges  à 
trois  cents  synagogues,  et  ne  voulussent  plus  souffrir  l'Église 
grecque. 

Ronsoir,  moucher  philosophe;  souvenez-vous,  je  vous  en 
prie,  que  je  n'ai  aucune  part  aux  Anecdotes  sur  Bèlisaire.  On  m'ac- 
cuse de  tout  :  voyez  la  malice  ! 


6873.   —  DE   M.   D'ALEMBERT. 

A  Paris,  4  mai. 

Gens  inimica  mihi  Tyrrhenum  navigat  asquor, 
Hium  in  Italiam  portans,  victosque  Pénates. 

(Vikg.,  /En.,  lib.  I,  v.  G7.) 

Voilà,  mon  cher  et  illustre  philosophe,  ce  que  disait  l'autre  jour  des 
jésuites  d'Espagne  un  abbé  italien  2  qui,  comme  vous  voyez,  les  aime  tendre- 
ment, attendu  qu'ils  ont  empêché  son  oncle  d'être  cardinal.  Et  vous,  mon 
cher  maître,  que  dites- vous  de  cette  singulière  aventure?  Ne  pensez-vous 
pas  que  la  société  se  précipite  vers  sa  ruine?  ne  pensez- vous  pas  qu'elle  tra- 
vaille depuis  longtemps  à  mériter  ce  qui  lui  arrive  aujourd'hui,  et  qu'elle 
recueille  ce  qu'elle  a  semé?  Mais  croyez-vous  tout  ce  qu'on  dit  à  ce  sujet? 
croyez-vous  à  la  lettre  de  M.  d'Ossun,  lue  en  plein  conseil,  et  qui  marque 
que  les  jésuites  avaient  formé  le  complot  d'assassiner,  le  jeudi  saint,  bon 
jour,  bonne  œuvre,  le  roi  d'Espagne  et  toute  la  famille  royale?  Ne  croyez- 
vous  pas ,  comme  moi,  qu'ils  sont  bien  assez  méchants,  mais  non  pas  assez 


1.  V Anecdote  sur  Bèlisaire  (voyez  tome  XXVI,  page  109);  et  la  Seconde  Anec- 
dote sur  Bèlisaire  (voyez  tome  XXVI,  page  169.) 

2.  Galiani. 


250  CORRESPONDANCE. 

fous  pour  cela,  et  ne  désirez-vous  pas  que  cette  nouvelle  soit  tirée  au  clair? 
Mais  que  dites-vous  de  l'édit  du  roi  d'Espagne,  qui  les  chasse  si  brusque- 
ment? Persuadé,  comme  moi,  qu'il  a  eu  pour  cela  de  très-bonnes  raisons, 
ne  pensez-vous  pas  qu'il  aurait  bien  fait  de  les  dire,  et  de  ne  les  pas  ren- 
fermer dans  son  cœur  royal !?  Ne  pensez-vous  pas  qu'on  devrait  permettre 
aux  jésuites  de  se  justifier,  surtout  quand  on  doit  être  sûr  qu'ils  ne  le 
peuvent  pas?  ne  pensez-vous  point  encore  qu'il  serait  très-injuste  de  les 
faire  tous  mourir  de  faim,  si  un  seul  frère  coupe-chou  s'avise  d'écrire  bien  ou 
mal  en  leur  faveur?  Que  dites-vous  aussi  des  compliments  que  fait  le  roi 
d'Espagne  à  tous  les  autres  moines,  prêtres,  curés,  vicaires  et  sacristains  de 
ses  États,  qui  ne  sont,  à  ce  que  je  crois,  moins  dangereux  que  les  jésuites 
que  parce  qu'ils  sont  plus  plats  et  plus  vils?  Enfin  ne  vous  semble-t-il  pas 
qu'on  pouvait  faire  avec  plus  de  raison  une  chose  si  raisonnable?  Le  cœur 
royal  me  fait  souvenir  de  la  surprise  impériale  d'un  certain  Rescril  de 
l'empereur  de  la  Chine  -.  Ma  surprise  de  tout  ce  qui  arrive,  et  de  la  manière 
dont  il  arrive,  n'est  ni  royale  ni  impériale,  mais  n'en  est  ni  moins  grande 
ni  moins  fondée.  Après  tout,  il  faut  attendre  la  fin. 

Soyez  sûr  que  c'est  à  M.  Hume,  et  point  à  d'autres,  que  Rousseau  est 
redevable  de  sa  pension.  Soyez  sûr  qu'il  s'en  doute  bien  lui-même;  mais  il 
ne  veut  pas  paraître  le  savoir,  et  son  cœur  reconnaissant  en  sera  plus  à  son 
aise.  La  Sorbonne  vient  de  faire  imprimer  trente-sept  propositions  extraites 
du  livre  de  Marmontel 3,  et  qu'elle  se  propose  de  qualifier  dans  un  gros 
volume  qu'elle  donnera  quand  il  plaira  à  Dieu.  Cet  extrait  va  d'avance  la 
couvrir  d'opprobre.  Voici  une  des  propositions  par  où  vous  pourrez  juger 
des  autres  :  «  La  vérité  brille  de  sa  propre  lumière,  et  l'on  n'éclaire  pas  les 
esprits  avec  la  flamme  des  bûchers 4.  »  Que  dites-vous  de  cette  impudente 
et  odieuse  canaille?  On  dit  que  vous  allez  demeurera  Lyon;  permettez-moi 
de  vous  demander,  par  le  tendre  intérêt  que  je  prends  à  vous,  si  vous  y 
avez  bien  pensé.  N'est-ce  pas  vous  mettre  à  la  merci  d'une  race  d'hommes 
aussi  méchante  que  les  jésuites,  plus  puissante  et  plus  dangereuse,  et  plus 
déterminée  à  chercher  les  moyens  de  vous  nuire?  Pourquoi  quittez-vous  le 
ressort  du  parlement  de  Rourgogne,  dont  vous  avez  lieu  d'être  content? 

Adieu,  mon  cher  maître;  le  papier  m'oblige  de  finir;  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  M.  le  chevalier  de  Rochefort,  que  je  viens  de  voir,  et  qui  ,  par 
parenthèse,  vous  aime  à  la  folie,  est  inquiet  de  deux;  paquets  qu'il  vous  a 
envoyés  contre-signes  Vice-chancelier,  et  dont  vous  ne  lui  avez  point 
accusé  la  réception.  Il  me  charge  de  vous  faire  mille  compliments.  M.  de 
Chabanon  part  mercredi  pour  vous  aller  voir;  je  lui  envie  bien  le  plaisir 
qu'il  aura.  Je  me  flatte  au  moins  qu'il  vous  dira  combien  je  vous  aime ,  et 

1.  L'édit  qui  chasse  les  jésuites  d'Espagne  n'en  donne  pas  les  raisons,  et  porte 
que  le  roi  les  renferme  dans  son  cœur  royal. 

2.  Voyez  tome  XXIV,  page  231. 

3.  Iiélisaire. 

4.  Chapitre  xv  de  Iiélisaire. 


ANNÉE    4  707.  Soi 

combien  j'ai  do  plaisir  à  lui  parler  de  vous.  Il  vous  apporte  une  tragédie 
dont  je  crois  que  vous  serez  content,  supposé  pourtant  quo  je  n'aie  point 
été  séduit  par  la  lecture  que  je  lui  en  ai  entendu  faire,  car  il  est  impossible 
de  mieux  lire.  Je  viens  d'apprendre  que  l'arrêt  du  parlement  qui  renvoie  les 
évoques  chez  eux  vient  d'être  cassé  par  un  arrêt  du  conseil.  Les  jansénistes, 
qui,  comme  vous  savez,  sont  fort  plaisants,  ne  manqueront  pas  de  dire  que 
le  roi  vient  d'ordonner  aux  évêques  de  ne  point  résider.  Cette  aventure  fera 
sans  doute  dire  et  faire  bien  des  sottises  aux  imbéciles  et  aux  fanatiques  des 
deux  partis.  Vous  ne  voulez  donc  pas  m'envoyer  celte  petite  figure  l  que  je 
vous  demande  depuis  tant  de  temps  avec  tant  d'instance  ?  Est-ce  que  l'ori- 
ginal ne  m'en  croit  pas  digne,  ou  bien  est-ce  qu'il  ne  m'aime  plus?  J'aurais 
bien  envie  de  le  quereller  aussi  sur  ce  que  je  ne  reçois  jamais  de  lui  rien 
de  ce  qu'il  pourrait  m'envoyer;  ni  l'Anecdote  sur  Bélisaire ,  de  son  ami 
l'abbé  Mauduit2;  ni  les  Honnêtetés  littéraires  3;  que  je  n'ai  pas  encore 
lues;  ni  la  Lettre  à  Élie  de  Beaumont i;  ni  le  poëme  sur  la  belle  Guerre 
de  Genève  5,  aussi  intéressante  que  celle  de  nos  pédants  en  robe  et  en  sou- 
tane. Dites,  je  vous  prie,  à  l'auteur  de  toutes  ces  pièces  qu'il  a  tort  d'oublier 
ainsi  ses  amis. 

6874.   —  A  M.   DAMILAVILLE. 


Je  vois,  mon  cher  ami,  qu'il  y  a  dans  le  monde  des  gens 
alertes  qui  ont  dévalisé  les  licenciés  espagnols6  que  je  vous  avais 
envoyés  ;  et,  à  l'égard  de  la  Destruction  des  Jésuites,  je  ne  compte 
pas  qu'elle  soit  sitôt  prête,  attendu  la  négligence  et  l'imbécillité 
des  gens  qui  s'en  sont  chargés. 

J'envoie  à  M.  d'Alembert  un  exemplaire  de  sa  Lettre  au  Con- 
seiller, par  M.  Necker7.  Il  doit  vous  faire  remettre  aussi  des  chif- 
fons qui  ne  valent  pas  cette  lettre,  deux  Zapata  et  deux  Honnê- 
tetés. 

Je  suis  bien  faible,  bien  languissant,  mon  cher  ami  ;  c'est  un 
grand  effort  d'écrire  de  ma  main  ;  mon  cœur  vous  en  dit  cent 
fois  plus  que  je  ne  vous  en  écris. 

Ah  !  qu'importe  que  les  jésuites  soient  chassés  d'Espagne,  s'il 
n'est  pas  permis  de  penser  en  France  ? 


1.  Un  des  bustes  que  faisait  le  sculpteur  de  Saint-Claude,   dont  il   est  parlé 
dans  les  lettres  6252,  63  i6,  6592,  6832. 

2.  C'est  sous  le  nom  de  l'abbé  Mauduit  que  fut  imprimée  l'Anecdote- (première) 
sur  Bélisaire. 

3.  Voyez  tome  XXVI,  page  115. 

4.  C'est  la  lettre  0804. 

5.  Ce  poëme  est  au  tome  IX. 

6.  Les  Questions  de  Zapata;  voyez  tome  XXVI,  page  173. 

7.  Voyez  la  lettre  6872. 


252  CORRESPONDANCE. 


6875.  —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGEM  AL. 


Vous  êtes  plus  aimable  que  jamais,  mon  cher  ange,  et  moi 
plus  importun  et  plus  insupportable  que  je  ne  l'ai  encore  été. 
Moi,  qui  suis  ordinairement  si  docile,  je  me  trouve  d'une  opiniâ- 
treté qui  me  fait  sentir  combien  je  vieillis.  Ce  monologue  que 
vous  demandez,  je  l'ai  entrepris  de  deux  façons  :  elles  détruisent 
également  tout  le  rôle  d'Obéide.  Ce  monologue  développe  tout 
d'un  coup  ce  qu'Obéide  veut  se  cacher  à  elle-même  dans  tout  le 
cours  de  la  pièce.  Tout  ce  qu'elle  dira  ensuite  n'est  plus  qu'une 
froide  répétition  de  son  monologue.  Il  n'y  a  plus  de  gradations, 
plus  de  nuances,  plus  de  pièce.  Il  est  de  plus  si  indécent  qu'une 
jeune  fille  aime  un  homme  marié,  cela  est  si  révoltant  chez 
toutes  les  nations  du  monde,  que,  quand  vous  y  aurez  fait 
réflexion,  vous  jugerez  ce  parti  impraticable. 

Il  y  a  plus  encore  :  c'est  que  ce  monologue  est  inutile.  Tout 
monologue  qui  ne  fournit  pas  de  grands  mouvements  d'éloquence 
est  froid.  Je  travaille  tous  les  jours  à  ces  pauvres  Scythes,  malgré 
les  éditions  qu'on  en  fait  partout. 

Lacombe  vient  d'en  faire  une  qu'il  m'envoie,  mais  il  n'y  a 
pas  la  moitié  des  changements  que  j'ai  faits  ;  il  ne  pouvait  pas 
encore  les  avoir  reçus.  Il  n'a  fait  cette  nouvelle  édition  que  dans 
la  juste  espérance  où  il  était  que  la  pièce  serait  reprise  après 
Pâques.  C'est  encore  une  raison  de  plus  pour  que  je  ne  puisse 
exiger  de  lui  qu'il  donne  cent  écus  a  Lekain  ;  j'aime  beaucoup 
mieux  les  donner  moi-môme. 

Il  est  bien  vrai  que  tout  dépend  des  acteurs.  Il  y  a  une  diffé- 
rence immense  entre  bien  jouer  et  jouer  d'une  manière  tou- 
chante, entre  se  faire  applaudir  et  faire  verser  des  larmes.  M.  de 
Chabanon  et  M.  de  La  Harpe  viennent  d'en  arracher  à  toutes  les 
femmes  dans  le  rôle  de  Nemours  et  dans  celui  de  Vendôme,  et  à 
moi  aussi. 

Je  doute  fort  qu'on  puisse  faire  des  recrues  pour  Paris.  On  a 
écarté  et  rebuté  les  bons  acteurs  qui  se  sont  présentés;  je  ne 
crois  pas  qu'il  y  en  ait  actuellement  deux  en  province  dignes 
d'être  essayés  à  Paris.  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  les  troupes  ne  subsis- 
tent plus  que  de  l'opéra-comique.  Tout  va  au  diable,  mes  anges, 
et  moi  aussi. 

Ma  transmigration  de  Pabylone  me  tient  fort  au  cœur.  Ce  que 
vous  me  faites  entrevoir  redoublera  mes  efforts  ;  mais  j'ai  bien 


ANNÉE    4767.  253 

peur  que  Ja  situation  présente  de  mes  affaires  ne  me  rende  cette 
transmigration  aussi  difficile  que  mon  monologue.  Je  me  trouve 
à  peu  près  dans  le  cas  de  ne  pouvoir  ni  vivre  clans  le  pays  de  Gex, 
ni  aller  ailleurs.  Figurez-vous  que  j'ai  fondé  une  colonie  à  Fer- 
ney  ;  que  j'y  ai  établi  des  marchands,  des  artistes,  un  chirur- 
gien ;  que  je  leur  bâtis  des  maisons  ;  que,  si  je  vais  ailleurs,  ma 
colonie  tombe  ;  mais  aussi,  si  je  reste,  je  meurs  de  faim  et  de 
froid.  On  a  dévasté  tous  les  bois  ;  le  pain  vaut  cinq  sous  la  livre; 
il  n'y  a  ni  police  ni  commerce.  J'ai  envoyé  à  M.  le  duc  de  Choi- 
seul,  conjointement  avec  le  syndic  de  la  noblesse,  un  mémoire 
très-circonstancié l.  J'ai  proposé  que  M.  le  duc  de  Choiseul  ren- 
voyât ce  mémoire  à  M.  le  chevalier  de  Jaucourt,  qui  commande 
dans  notre  petite  province.  Il  a  oublié  mon  mémoire,  ou  s'en  est 
moqué;  et  il  a  tort,  car  c'est  le  seul  moyen  de  rendre  la  vie  à  un 
pays  désolé,  qui  ne  sera  plus  en  état  de  payer  les  impôts.  On  a 
voulu  faire,  malgré  mon  avis,  un  chemin  qui  conduisît  de  Lyon 
en  Suisse  en  droiture  ;  ce  chemin  s'est  trouvé  impraticable. 

Je  vous  demande  pardon  de  vous  ennuyer  de  ces  détails; 
mais  je  vois  qu'avec  la  meilleure  volonté  du  monde  on  nous 
ruinera  sans  en  retirer  le  moindre  avantage.  Je  me  suis  dégoûté 
de  la  Guerre  de  Genève,  je  n'ai  point  mis  au  net  le  second  chant, 
et  je  n'ai  pas  actuellement  envie  de  rire. 

J'écris  lettre  sur  lettre2  au  sculpteur  qui  s'est  avisé  de  faire 
mon  buste  :  c'est  un  original  capable  de  me  faire  attendre  trois 
mois  au  moins,  et  ce  buste  sera  au  rang  de  mes  œuvres  pos- 
thumes. 

Il  peut  être  encore  un  acteur  à  Genève  dont  on  pourrait  faire 
quelque  chose.  Il  est  malade;  quand  il  sera  guéri,  je  le  ferai 
venir  :  La  Harpe  le  dégourdira  ;  pour  moi,  je  suis  tout  engourdi. 
D'ordinaire  la  vieillesse  est  triste,  mais  la  vieillesse  des  gens  de 
lettres  est  la  plus  sotte  chose  qu'il  y  ait  au  monde.  J'ai  pourtant 
un  cœur  de  vingt  ans  pour  toutes  vos  bontés;  je  suis  sensible 
comme  un  enfant;  je  vous  aime  avec  la  plus  vive  tendresse. 

6876.  —  DE    FRÉDÉRIC   II,    ROI    DE    PRUSSE. 

Potsdam,  5  mai. 

J'aurais  cru,  pendant  les  troubles'qui  désolaient  l'Europe,  que  la  terre  de 
Ferney  et  la  ville  de  Genève  étaient  l'arche  où  quelques  justes  furent  pré- 

1.  Il  m'est  inconnu.  (B.) 

2  On  n'a  aucune  de  ces  lettres  au  sculpteur  de  Saint-Claude,"dont  il  est  parlé 
dans  les  nos  6252,  6346,  6592,  6832,  6873. 


254  CORRESPONDANCE. 

serves  des  calamités  publiques.  Mais,  il  faut  l'avouer,  il  n'est  aucun  lieu  où 
l'inquiétude  des  hommes  et  l'enchaînement  fatal  des  causes  ne  puissent 
amener  ce  fléau1.  Je  plains  les  citoyens  de  la  Rome  calviniste  de  se  trouver 
réduits  à  la  dure  nécessité  d'abandonner  leur  patrie,  ou  de  renoncer  aux 
privilèges  de  leur  liberté.  Ils  ont  affaire  à  trop  forte  partie,  et  les  Français 
les  traitent  à  la  rigueur.  Lentulus2,  qui  a  fait  un  tour  en  sa  patrie,  s'était 
proposé  de  passer  chez  vous,  si  ce  cordon  impénétrable  ne  l'en  eût  empêché. 
Voilà  comme  tout  se  dénature  par  les  lois  de  la  vicissitude. 

La  ville  de  Jérusalem,  bâtie  par  le  peuple  de  Dieu,  est  possédée  par  les 
Turcs;  le  Capitule,  cet  asile  des  nations,  ce  lieu  auguste  où  s'assemblait  un 
sénat  maître  de  l'univers,  est  maintenant  habité  par  des  récollets;  et  Fer- 
ney,  douce  et  agréable  retraite  philosophique,  sert  de  quartier  général  aux 
troupes  françaises.  Mais  vous  adoucirez  ces  guerriers  farouches,  comme 
Orphée,  votre  devancier,  apprivoisa  les  tigres  et  les  lions. 

Il  est  fâcheux  que  vous  soyez  assujetti,  comme  le  reste  des  êlres,  aux 
infirmités  de  l'âge;  il  faudrait  que  les  corps  joints  à  des  âmes  privilégiées 
comme  la  vôtre  en  fussent  exempts.  Les  arts  et  la  société  de  notre  petite 
contrée  regretteront  à  jamais  votre  perte.  Ce  ne  sont  pas  de  celles  qu'on 
répare  facilement;  aussi  votre  mémoire  ne  périra-t-elle  pas  parmi  nous. 

Vous  pouvez  vous  servir  de  nos  imprimeurs  selon  vos  désirs.  Ils  jouissent 
d'une  liberté  entière,  et  comme  ils  sont  liés  avec  ceux  de  Hollande,  de 
France  et  d'Allemagne,  je  ne  doute  pas  qu'ils  n'aient  des  voies  pour  faire 
passer  les  livres  où  ils  le  jugent  à  propos. 

Voilà  pourtant  un  nouvel  avantage  que  nous  venons  d'emporter  en 
Espagne  :  les  jésuites  sont  chassés  de  ce  royaume.  De  plus,  les  cours  de 
Versailles,  de  Vienne  et  de  Madrid,  ont  demandé  au  pape  la  suppression  d'un 
nombre  considérable  de  couvents.  On  dit  que  le  saint-père  sera  obligé  d'y 
consentir,  quoique  en  enrageant.  Cruelle  révolution  !  A  quoi  ne  doit  pas 
s'attendre  le  siècle  qui  suivra  le  nôtre?  La  cognée  est  mise  à  la  racine  de 
l'arbre  :  d'une  part,  les  philosophes  s'élèvent  contre  les  absurdités  d'une 
superstition  révérée;  d'une  autre,  les  abus  de  la  dissipation  forcent  les 
princes  à  s'emparer  des  biens  de  ces  reclus,  les  suppôts  et  les  trompettes 
du  fanatisme.  Cet  édifice,  sapé  par  ses  fondements,  va  s'écrouler,  et  les  nations 
transcriront  dans  leurs  annales  que  Voltaire  fut  le  promoteur  de  cette  révolu- 
tion qui  se  fit  au  xixc  3  siècle  dans  l'esprit  humain. 

Qui  aurait  dit  au  xuc  siècle  que  la  lumière  qui  éclairerait  le  monde 
viendrait  d'un  petit  bourg  suisse  nommé  Ferney?  Tous  les  grands  hommes 
communiquent  leur  célébrité  aux  lieux  qu'ils  habitent  et  au  temps  où  ils 
fleurissent. 

On  m'écrit  de  Paris  qu'on  m'enverra  les  Scythes.  Je  suis  bien  sûr  que 
cette  pièce  sera  intéressante  et  pathétique;  heureux  talents  qui  font  le  charme 


1.  «  Amener  le  fléau  de  guerrre.  »  (OEuvres  posthumes,  édition  de  Berlin.) 

2.  Robert-Scipion,  baron  de  Lentulus,  était  un  général  prussien  qui  avait  l'ait 
toutes  les  campagnes  avec  Frédéric,  et  qui  était  né  en  Suisse. 

3.  «  Au  xvmc.  »  (OEuvres  posthumes,  édition  de  Berlin.) 


ANNÉE    4  7  67.  255 

de  toutes  vos  tragédies!  J'ai  vu  des  tragédies  et  (les  panégyriques  du  jeune 
poè'te1  dont  vous  me  parlez;  il  a  du  feu  et  versifie  bien.  Je  vous  suis  obligé 
de  son  épître,  que  vous  voulez  me  communiquer.  On  m'a  envoyé  le  Bëli- 
saîre  de  Marmontel.  Il  faut  que  la  Sorbonne  ait  été  de  bien  mauvaise 
humeur  pour  condamner  l'envie  que  l'auteur  a  de  sauver  Cicéron  et  Marc- 
Aurèle.  Je  soupçonnerais  plutôt  que  le  gouvernement  a  cru  apercevoir  quel- 
ques allusions  du  règne  de  Justinien  à  celui  de  Louis  XV,  et  que,  pour 
chagriner  l'auteur,  il  a  lâché  contre  lui  la  Sorbonne,  comme  un  matin  accou- 
tumé d'aboyer  contre  qui  on  l'excite. 

Conservez-vous  toutefois,  et  ménagez  votre  vieillesse  dans  votre  quartier 
général  de  Ferney.  Souvenez-vous  qu'Archimède,  pendant  qu'on  donnait 
l'assaut  à  la  ville  qu'il  défendait,  résolvait  tranquillement  un  problème,  et 
soyez  persuadé  que  le  roi  Hiéron  s'intéressait  moins  à  la  conservation  de 
son  géomètre  que  moi  à  celle  du  grand  homme  que  le  cordon  des  troupes 
françaises  entoure. 

FÉDÉR1C. 


A  M.   D'ALEMBERT. 


Si  on  vous  a  appelé  Rabsacès2,  mon  cher  philosophe,  on 
m'appelle  Capanée3.  Nos  savants  d'aujourd'hni  prodiguent  les 
titres  «honorifiques.  Je  vous  garderai  le  secret  :  dites-moi  quel 
est  le  cuistre  nommé  Foucher4  qui  vient,  dit-on,  de  faire  un 
Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire?  N'est-il  pas  de  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres?  S'il  y  a  des  académies  de  poli- 
tesse et  de  raison,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  soit  reçu. 

Je  vous  ai  mandé 3  que  je  vous  avais  envoyé  par  M.  Necker 
un  volume  de  la  Lettre  au  Conseiller;  mais  Dieu  sait  quand 
M.  Necker  arrivera  à  Paris. 

Faites-moi,  je  vous  prie,  réponse  en  droiture  sur  mon  ami 
Foucher.  Je  ne  sais  qu'est  devenu  le  libraire  à  qui  on  a  donné 
la  Destruction  jésuitique.  Nous  avons  quatre  mille  cinq  cents  sol- 
dats autour  de  Genève  ;  c'est  la  seule  nouvelle  que  j'aie.  Quand 


1.  La  Harpe. 

2.  A  la  page  29  de  la  Lettre  à  un  ami  sur  un  écrit  intitulé  Sur  la  destruction 
dos  jésuites,  par  un  auteur  désintéressé. 

3.  C'est  dans  la  Préface  de  son  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire 
(page  33  de  la  première  édition,  et  31  de  la  seconde)  que  Larcher  appelle  Voltaire 
«  un  Capanée  ». 

4.  Ce  n'est  point  Foucher,  mais  Larcher. 

5.  Si  c'est  par  une  lettre  autre  que  le  n"  6872,  cette  autre  lettre  manque.  Il 
est  possible  toutefois  que  Voltaire  entende  parler  du  n°  6874  adressé  à  Damila- 
ville..  aui  communiquait  àd'Alembert  ce  qu'il  recevait  de  Voltaire. 


256  CORRESPONDANCE. 

il  y  aura  des  guerres  ou  des  bruits  de  guerre,  fuyez  aux  monta- 
gnes. 

Intérim  vale,  et  me  ama. 

6878.   —  DE   M.  LE  COMTE   DE   WORONCEW 
A     M.***1. 

La  Haye,  le  10  mai  et  29  avril  1767. 

Monsieur,  Votre  Excellence  me  permettra  de  l'incommoder  relativement 
à  deux  lettres  de  M.  de  Voltaire  écrites  à  moi,  par  lesquelles  elle  verra  tout  le 
respect  dont  cet  auteur  est  rempli  pour  la  personne  sacrée  de  l'impératrice, 
et  combien  il  admire  tout  ce  qu'elle  a  fait  de  grand  depuis  que  nous  avons 
le  bonheur  de  l'avoir  sur  le  trône.  Elle  voudra  bien  se  charger  de  ne  pas 
laisser  ignorer  à  Sa  Majesté  impériale  les  sentiments  qu'elle  a  su  si  bien 
inspirer  non-seulement  à  ses  sujets,  mais  même  aux  étrangers. 

M.  de  Voltaire  m'a  envoyé  à  cette  occasion  une  brochure  Sur  les  pané- 
gyriques, où  il  est  beaucoup  question  de  celle  qui  y  fournit  plus  de  matière 
que  tous  ceux  que  l'évêque  de  Mcaux  a  célébrés  avec  tant  d'éloquence. 
Quoique  M.  de  Voltaire  dit  que  la  pièce  lui  a  été  envoyée  de  Suisse,  autant 
que  je  puis  m'y  connaître,  elle  est  de  lui:  on  y  reconnaît  son  style  et  sa 
tournure  d'esprit.  Votre  Excellence  m'obligera  si,  en  rendant  compte  de 
cette  pièce  à  l'impératrice,  elle  veut  bien  me  mettre  à  même  de  dire,  à  l'au- 
teur quelque  chose  d'obligeant,  ne  doutant  pas  que  cet  envoi  fait  à  moi 
n'ait  été  dans  l'intention  afin  que  ça  puisse  aller  à  la  connaissance  de 
Sa  Majesté  impériale.  J'oserai  la  supplier  encore  de  vouloir  bien  (  après 
qu'elle  aura  fait  l'usage  nécessaire  des  deux  lettres  que  M.  de  Voltaire  m'a 
écrites)  me  les  renvoyer  ici,  ayant  l'honneur  d'être  avec  le  respect  le  plus 
profond  et  l'attachement  le  plus  inviolable,  monsieur,  de  Votre  Excellence 
le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Comte  de  YVoroncew. 

On  lit  en  marge  :  Voltaire  lui-même  m'a  envoyé  ces  pièces,  et  je  l'en 
ai  déjà  remercié. 

6879.  —  DE   M.  D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  12  mai. 

Je  crois,  mon  cher  maître,  vous  avoir  parlé,  dans  ma  dernière  lettre  2, 
d'une  liste  de  propositions  que  la  Sorbonne  a  extraites  de  Bëlisaire  pour 
les  condamner,  liste  qui  est  le  comble  de  l'atrocité  et  de  la  bêtise.  Cette 

1.  Collection  de  Documents,  Mémoires  et  Correspondances  relatifs  à  l'histoire 
de  l'empire  de   Itussie,  tome  X,  page  181. 

2.  N°  6873. 


ANNÉE    4  7G7.  «2o7 

canaille  mourait  de  peur  que  cette  liste  ne  se  répandît  avant  la  censure  : 
en  conséquence  les  amis  de  Marmontel  l'ont  fait  imprimer,  et  frère  Damila- 
ville  vous  l'enverra;  vous  ne  pourrez  pas  en  croire  vos  yeux,  tant  ces  ani 
maux-là  sont  absurdes.  Je  me  flatte  que  le  cri  public  va  les  faire  rentrer 
dans  la  boue,  et  qu'ils  n'oseront  pas  publier  leur  censure,  tant  la  seule  liste 
des  propositions  les  rendra  d'avance  odieux  et  ridicules  ! 

Ghabanon  m'étonne  et  m'afflige  beaucoup  en  m'apprenant  que  vous  n'êtes 
pas  content  de  sa  pièce1.  Je  vousavoue  qu'elle  m'avait  fait  beaucoup  de  plaisir, 
et  me  paraissait  bien  meilleure  que  dans  le  premier  état  ;  mais  vous  vous 
y  connaissez  mieux  que  moi.  La  seule  chose  que  je  vous  demande,  mon 
cher  maître,  et  que  mon  amitié  pour  Chabanon  exige  de  la  votre  pour  moi, 
c'est  de  vouloir  bien  donner  à  son  ouvrage,  pour  le  fond  et  pour  les  détails, 
toute  l'attention  possible;  Chabanon  le  mérite,  en  vérité,  et  par  lui-même, 
et  par  les  sentiments  qu'il  a  pour  vous.  L'intérêt  que  vous  lui  marquerez  en 
cette  occasion  sera  une  nouvelle  obligation  que  je  vous  aurai,  car  on  ne 
saurait  lui  être  plus  attaché  que  je  le  suis. 

Voilà  donc  les  jésuites  chassés  d'Espagne,  et  puis  de  France,  grâce  à 
l'abbé  de  Chauvelin,  et  vraisemblablement  bientôt  de  Naples  et  de  Parme. 
On  dit  pourtant  que  Naples  sera  difficile,  parce  qu'ils  y  ont  à  leurs  ordres 
cent  cinquante  mille  coquins.  L'autre  jour  je  déplorais  leur  triste  sort,  car 
au  fond  je  suis  bon  homme;  quelqu'un  me  dit  :  «  Vous  êtes  bien  bon  de 
vous  lamenter  sur  des  hommes  qui  vous  verraient  brûler  en  riant.  »  J'avoue 
que  j'essuyai  un  peu  mes  larmes;  ils  me  font  pitié  pourtant  :  0  qu'il  est 
doux  de  plaindre1  !  etc.  Adieu,  mon  cher  et  illustre  confrère;  je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur.  Vous  ne  voulez  donc  pas  dire  au  libraire  de 
m'envoyer  quelques  exemplaires  de  l'ouvrage  de  mathématiques3?  Ce  sera 
de  la  moutarde  après  dîner.  Vale,  et  me  ama. 


0880.  —  A  M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL  *. 

13  mai. 

Je  n'ai  que  le  temps,  mes  anges,  mes  juges  et  mes  patrons, 
de  vous  envoyer  cette  nouvelle  édition5  nouvellement  corrigée. 
Jugez  ;  je  m'en  rapporte  à  vous. 

Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  répondre  à  M.  de  Chauvelin. 

N.  B.  M.  de  Chabanon  joue  encore  mieux  que  M.  de  La 
Harpe. 


1.  F.udoxie. 

2.  Voyez   le»  vers  de   Corneille  dans  Ponpée,  acte   V,   scène  i,  tome  XXXI, 
)ge  471. 

3.  L'ouvrage  de  dAlembert  Sur  la  Destruction  des  jésuites;  voyez  lettre  0592. 

4.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 

5.  Des  Scythes. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  17 


238  CORRESPONDANCE. 


6881.    —  A   M.   BORDES. 

13  mai. 

Mon  âge  commence  à  désespérer,  mon  cher  confrère,  de 
venir  cum  penatibus  et  magnis  dits1.  Il  m'arrive  des  dérangements 
dans  ma  fortune  qui  pourront  bien  me  faire  rester  dans  ma 
Scythie. 

Il  y  a  près  de  cinq  mois  qu'on  m'avait  mandé,  des  frontières 
d'Espagne,  que  beaucoup  de  moines  avaient  eu  part  à  la  révolte 
générale  qui  devait  se  manifester  le  même  jour  dans  toutes  les 
provinces.  Je  n'en  croyais  rien,  et  me  voilà  désabusé.  On  n'a 
chassé  que  les  jésuites  : 

Mais  à  tous  penaillons  lieu  doint  pareille  joie2. 

Voici  une  Lettre  sur  les  Panégyriques*,  laquelle  n'est  pas  le 
panégyrique  des  moines. 

Connaissez-vous  l'Anecdote  sur  Bèlisaire?  Si  vous  ne  l'avez  pas, 
je  vous  l'enverrai  ;  et,  tant  que  je  serai  près  de  Genève,  je  me 
charge  de  vous  fournir  toutes  les  nouveautés  :  vous  n'avez  qu'à 
parler. 

Je  crois  que  vous  jugez  très-bien  M.  Thomas,  en  lui  accor- 
dant de  grandes  idées  et  de  grandes  expressions. 

Vous  m'affligez  en  m'apprenant  qu'il  y  a  tant  de  sots  et  de 
méchants  à  Lyon.  C'est  la  destinée  de  toutes  les  grandes  villes  ; 
mais  je  crois  qu'il  y  a  plus  de  justes  qu'il  n'y  en  avait  à  Sodome. 
Il  y  a  du  moins  trois  fois  plus  de  philosophes.  Je  vous  nomme- 
rais bien  quinze  personnes  qui  pensent  comme  vous  et  moi.  Il 
me  semble  que  la  lumière  s'étend  de  tous  côtés  ;  mais  les  initiés 
ne  communiquent  pas  assez  entre  eux  :  ils  sont  tièdes,  et  le  zèle 
du  fanatisme  est  toujours  ardent. 

L'anecdote  qu'on  vous  a  contée  sur  ce  malheureux  Jean- 
Jacques  est  très-vraie  :  ce  misérable  a  laissé  mourir  ses  enfants 
à  l'hôpital,  malgré  la  pitié  d'une  personne  compatissante  qui 
voulait  les  secourir.  Comptez  que  Rousseau  est  un  monstre  d'or- 
gueil, de  bassesse,  d'atrocité,  et  de  contradictions. 


1.  /Eneid.,  III,  12. 

2.  La  Fontaine  a  dit  dans  son  conte  du  Diable  en  enfer  (vers  dernier) 

A  tous  époux  Dieu  doint  pareille  joio! 

Penaillons  est  aussi  un  mot  de  La  Fontaine  pour  désigner  les  moines. 

3.  Voyez  tome  XXVI,  page  307. 


ANNÉE    17  67.  Î59 

0882.  —  A  M.   LE  COMTE    D'ARGENTAL. 

la  mai. 

Nous  jouoos  donc  plus  souvent  les  Scythes  en  Scythie  qu'à 
Paris?  C'est  en  essayant  mon  habit  de  Sozame  que  je  présente 
encore  ma  requête  à  M.  et  Mme  d'Argental,  ci  M.  de  Thibouville, 
à  M.  de  Chauvelin  (a  qui  je  n'ai  pas  encore  pu  faire  réponse), 
et  à  toutes  les  belles  dames  qui  se  sont  imaginé  qu'Obéide  doit 
commencer  par  un  beau  monologue  sur  son  amour  adultère 
pour  un  homme  marié,  qui  a  voulu  l'enlever  et  en  faire  une 
fille  entretenue  :  monologue  qui  certainement  jetterait  de  l'in- 
décence, du  froid  et  du  ridicule  sur  tout  son  rôle. 

De  l'indécence,  parce  qu'elle  ne  doit  pas  balancer  lorsqu'elle 
croit  son  amant  marié  ;  du  froid,  parce  que  les  combats  secrets 
qu'elle  éprouve  ensuite  ne  seraient  qu'une  répétition  de  ce  que 
son  monologue  aurait  dit  ;  du  ridicule,  parce  que  alors  elle  se- 
rait forcée  de  dire,  dans  son  entrevue  avec  Athamare  :  «  Ah!  ah! 
votre  femme  est  donc  morte?  Tant  mieux;  tirez-moi  d'ici  au  plus 
vite,  et  allons  nous  marier  à  Ecbatane.  » 

Oui,  j'aurai  le  courage 
D'ensevelir  mes  jours  dans  ce  désert  sauvage  '. 

Cela  seul,  dit  de  la  manière  dont  Mme  de  La  Harpe  le  récite, 
fait  cent  fois  plus  d'effet  qu'un  monologue,  qui  est  presque  tou- 
jours du  remplissage. 

Ah!  si  vous  aviez  deux  vieillards  attendrissants!  Non,  vous 
dis-jc,  cette  pièce  n'a  jamais  été  bien  jouée  que  par  nous.  J'aver- 
tirai toujours  qu'il  faut  qu'Obéide  pleure  à  ces  vers  : 

Laisse  dans  ces  déserts  ta  fidèle  Obéide... 
Quand  je  dois  tant  haïr  ce  funeste  Athamare  -... 
Si  tout  finit  pour  moi,  toi  seul  en  es  la  cause; 
Toi  seul  m'as  condamnée  à  vivre  en  ces  déserts. 
Ah!  c'est  pour  mon  malheur!... 
Va,  c'est  toi  qui  reviens  pour  m'arracher  le  cœur  '. 

Et  puis,  quand  son  père  lui  dit  : 

Mais  qu'il  parte  à  l'instant;  que  jamais  sa  présence 
N'épouvante  un  asile  ouvert  à  l'innocence  4  ; 

1.  Acte  II,  scène  i. 

2.  Acte  II,  scène  i. 

3.  Acte  III,  scène  n. 

4.  Acte  III,  scène  m. 


260  CORRESPONDANCE. 

comme  elle  doit  répondre  avec  une  voix  entrecoupée  : 

C'est  ce  que  je  prétends,  seigneur  ! 

comme  elle  doit  dire  douloureusement  : 

Et  plût  aux  dieux 
Que  son  fatal  aspect  n'eût  point  blessé  mes  yeux  '  ! 

Relisez  la  pièce  d'une  tire,  je  vous  en  prie,  et  voyez  si,  étant 
jouée  avec  un  concert  unanime,  par  des  acteurs  intelligents  et 
animés,  elle  ne  doit  pas  attacher  le  spectateur  d'un  bout  à 
l'autre.  Voyez  si  le  style  n'est  pas  convenable  au  sujet  ;  si  ce 
n'est  pas  une  critique  ridicule,  et  digne  d'un  Fréron,  de  vouloir 
qu'Obéide  parle  comme  Sémiramis,  Sozame  comme  Mahomet, 
et  Indatire  comme  César. 

On  ne  laisse  pas  de  sentir  un  peu  d'indignation  de  se  voir  si 
mal  jugé.  Ah  !  Welches  !  maudits  Welches  !  quand  je  vous  donne 
du  grand,  vous  dites  que  je  suis  boursouflé,  et  quand  je  vous 
donne  du  simple,  vous  dites  que  je  suis  bas.  Allez,  vous  ne  mé- 
ritez pas  les  peines  que  je  prends  pour  vous  depuis  cinquante 
années;  je  vous  abandonne  à  votre  sens  réprouvé. 

Monsieur  le  marquis  de  Chauvelin,  je  vous  demande  pardon 
de  ne  vous  avoir  pas  écrit.  Lisez  la  pièce,  en  voilà  trois  exem- 
plaires ;  voyez  l'effet  qu'elle  fera  sur  vous. 

Messieurs,  détrompez  tant  que  vous  pourrez  les  belles  dames  ; 
je  les  respecte  fort,  mais  jamais  je  n'approuverai  le  monologue 
qu'elles  demandent  sur  un  amour  adultère  dont  il  ne  faut  pas 
dire  un  mot. 

Et  toi,  pauvre  Théâtre-Français,  qui  n'as  qu'un  seul  acteur, 
et  encore  est-il  trop  gros;  toi  qui  n'approches  pas  de  notre  petit 
théâtre  de  Ferney,  est-il  possible  que  tu  n'aies  ni  confident  ni 
second  rôle?  Ferme  donc  ta  porte,  malheureux! 

Faites  comme  vous  pourrez,  mes  anges  ;  mais  venons-en  à 
notre  honneur,  et  mettez-moi  clans  l'occasion  aux  pieds  d'Elo- 
chivis  et  de  Nalrisp2. 

A  l'égard  de  Valider3,  je  crois  que  cette  âme-là  se  soucie  peu 
d'une  tragédie,  et  que  vous  ne  vivez  pas  le  long  du  jour  avec 
lui. 

Le  faiseur  de  buste  a  mandé  qu'il  avait  envoyé,  par  une  dili- 

1.  Acte  III,  scène  m. 

2.  Choiseul  et  Praslin. 

3.  LaverJy. 


ANNÉE    1767.  261 

gence  qui  va  de  Besançon  à  Paris,  un  petit  buste  d'ivoire  dont 
l'original  vous  adore.  Ce  n'était  pas  ce  que  je  lui  avais  demandé  ; 
je  ne  l'ai  point  vu  :  je  suis  contredit  en  tout  dans  les  déserts  de 
Scythie. 

Je  reçois  dans  le  moment  une  lettre  de  M.  de  Thibouville, 
lettre  funeste,  lettre  odieuse,  dans  laquelle  il  propose  un  froid 
réchauffé  du  monologue  d'Alzire;  cela  est  intolérable.  Ce  qui 
est  bon  dans  Alzire  est  affreux  dans  les  Scythes.  Il  est  beau  qu'O- 
béide,  étant  adultère  dans  son  cœur,  se  cache  dans  son  crime; 
il  est  beau  qu'elle  l'expie  en  épousant  Indatire  ;  mais  il  faut  que 
l'actrice  fasse  sentir  qu'elle  est  folle  d'Athamare  ;  il  y  a  vingt  vers 
qui  le  disent.  Comment  ua-t-on  pas  compris  que  ce  détestable 
monologue  serait  absolument  incompatible  avec  le  rôle  d'Obéide? 
Une  telle  proposition  excite  ma  juste  colère. 

M.  de  Thibouville  me  mande  que  mon  ange  prend  des  bouil- 
lons purgatifs.  Ah!  mes  anges,  portez-vous  bien,  si  vous  voulez 
que  je  vive. 

6SS3.  —  A  M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

16  mai. 

Je  dépêche  aujourd'hui  à  M.  d'Argental,  par  M.  le  duc  de 
Praslin,  trois  exemplaires  d'une  nouvelle  édition  de  Genève.  Je 
vous  enverrai  incessamment  celle  de  Lyon,  qui  sera,  je  crois, 
plus  correcte.  Je  n'impute  toutes  ces  éditions  qu'on  s'empresse 
de  faire  qu'cà  cet  heureux  contraste  des  mœurs  républicaines  et 
agrestes  avec  les  mœurs  fardées  des  cours.  Je  ne  pense  pas  que 
la  pièce  ait  un  grand  mérite;  cependant,  si  vous  nous  l'aviez  vu 
jouer,  je  crois  que  vous  en  seriez  assez  content.  Lekain  trouve- 
rait peut-être  du  plaisir  à  dire  : 

Nul  monarque  avant  moi  sur  le  trône  affermi 

N'a  quitté  ses  États  pour  chercher  un  ami  ; 

Je  donne  cet  exemple,  et  ton  maître  te  prie; 

Entends  sa  voix,  entends  la  voix  de  ta  patrie, 

Celle  de  ton  devoir,  qui  doit  te  rappeler, 

Et  des  pleurs  qu'à  tes  yeux  mes  remords  font  couler  1. 

J'ai  aussi  un  peu  fortifié  sa  scène  avec  Indatire,  afin  qu'il  ne 
fût  pas  tout  à  fait  écrasé  par  le  Scythe. 

i.  Acte  II,  scène  iv. 


262  CORRESPONDANCE. 

Le  quatrième  acte,  au  moyen  de  quelques  légers  change- 
ments, a  fait  une  très-grande  sensation;  les  deux  vieillards  ont 
fait  verser  des  larmes.  C'est  un  grand  jeu  de  théâtre,  c'est  la  na- 
ture elle-même.  Les  galants  Welches  ne  sont  pas  encore  accou- 
tumés à  ces  tableaux  pathétiques.  Je  n'ai  jamais  vu  sur  notre 
théâtre  un  vieillard  attendrissant;  Sarrazin  même  ne  jouait  Lu- 
signan  que  comme  un  capucin. 

Mn,e  de  La  Harpe  a  fait  pleurer  dès  sa  première  scène,  en  di- 
sant : 

Laisse  dans  ces  déserts  ta  fidèle  Obéido... 
Quand  je  dois  tant  haïr  ce  funeste  Athamare... 
Tranquilles,  sans  regrets,  sans  cruels  souvenirs1... 

Il  faut  convenir  que  ce  rôle  est  très-neuf  au  théâtre,  et,  en 
vérité,  c'est  quelque  chose  que  de  faire  du  neuf  aujourd'hui.  Ce 
vers  : 

Quand  je  dois  tant  haïr  ce  funeste  Athamare  ; 

et  ceux-ci  : 

Va,  si  mon  coeur  m'appelle  aux  lieux  où  je  suis  née, 
Ce  cœur  doit  s'en  punir,  il  se  doit  imposer 
Un  frein  qui  le  retienne,  et  qu'il  n'ose  briser  2. 

ces  vers,  dis-je,  contiennent  tout  le  monologue  qu'on  propose; 
et  ils  font  un  bien  plus  grand  effet  dans  le  dialogue.  Il  y  a  cent 
fois  plus  de  délicatesse,  plus  d'intérêt  de  curiosité,  plus  de  pas- 
sion, plus  de  décence,  que  si  elle  commençait  grossièrement  par 
se  dire  à  elle-même,  dans  un  monologue  inutile,  qu'elle  aime 
un  homme  marié. 

Il  n'y  a  personne  de  nos  acteurs  de  Ferney  qui  ne  sente  vive- 
ment combien  ce  monologue  gâterait  Je  rôle  entier  d'Obéide,  à 
quel  point  il  serait  déplacé,  et  combien  il  serait  contradictoire 
avec  son  caractère.  Comment  irriter,  par  degrés,  la  curiosité  du 
spectateur?  Comment  lui  donner  le  plaisir  de  deviner  qu'Obéide 
idolâtre  un  homme  qu'elle  doit  haïr,  quand  elle  aura  dit  plate- 
ment, dans  un  très-froid  monologue,  ce  qu'elle  doit,  ce  qu'elle 
veut  se  cacher  à  elle-même  ? 

Je  n'aime  pas  assurément  les  longs  et  insupportables  romans 


i.  Acte  II,  scène  i. 
2.  Acte  II,  scène  i. 


ANNEE    1767.  263 

de  Pamèla  et  de  Clarisse.  Ils  ont  réussi,  parce  qu'ils  ont  excité  la 
curiosité  du  lecteur,  à  travers  un  fatras  d'inutilités  ;  mais  si  l'au- 
teur avait  été  assez  malavisé  pour  annoncer,  dès  le  commence- 
ment, que  Clarisse  et  Paméla  aimaient  leurs  persécuteurs,  tout 
était  perdu,  le  lecteur  aurait  jeté  le  livre. 

Serait-il  possible  que  ces  insulaires  connussent  mieux  la  na- 
ture que  vos  Welclies?  Ne  sentez-vous  pas  que  ce  qui  est  à  sa 
place  dans  Alzire  serait  détestable  dans  Obéide  ? 

La  pièce  a  été  mal  jouée  sur  votre  théâtre,  il  faut  en  con- 
venir ;  et  la  malignité  a  pris  ce  prétexte  pour  accabler  la  pièce  : 
c'est  ce  qui  m'est  toujours  arrivé.  On  s'est  attaché  à  de  petits  dé- 
tails, à  des  mots,  pour  justifier  cette  malignité.  J'ai  ôté  ce  pré- 
texte autant  que  je  l'ai  pu;  mais  je  ne  puis  vous  donner  des 
acteurs.  Lekain  n'est  point  assez  jeune,  et  MIle  Durancy  ne  sait 
point  pleurer  ;  vos  vieillards  sont  à  la  glace.  Il  n'y  a  pas  un  rôle 
dans  la  pièce  qui  ne  dût  contribuer  à  l'harmonie  du  tableau.  Les 
confidents  mômes  y  ont  un  caractère  ;  mais  où  trouver  des  con- 
fidents qui  sachent  parler  avec  intérêt. 

Malgré  cette  disette,  Mlle  Durancy,  les  Lekain,  les  Brizard,  les 
Mole,  en  jouant  avec  un  peu  plus  de  chaleur  et  de  véhémence 
(c'est-à-dire  comme  nous  jouons),  pourraient  certainement  at- 
tirer beaucoup  de  monde,  et  subjuguer  enfin  la  cabale,  comme 
ils  ont  fait  dans  Adélaïde  du  Guesclin,  laquelle  ne  vaut  pas  certai- 
nement les  Scythes. 

Le  rôle  d'Athamare  est  actuellement  plus  favorable  à  l'ac- 
teur. Il  arrivait  au  second  acte  sans  parler  ;  il  faut  qu'il  attire 
sur  lui  toute  l'attention.  Ce  sont  de  ces  défauts  dont  je  ne  me 
suis  aperçu  que  sur  notre  théâtre. 

Je  m'attendais  que  les  comédiens  répondraient  à  toutes  les 
peines  que  je  me  suis  données,  et  à  tous  les  services  que  je  leur 
ai  rendus  depuis  cinquante  ans.  Ils  devaient  reprendre  les  re- 
présentations des  Scythes;  c'est  une  loi  dont  ils  ne  se  sont  écartés 
que  pour  moi.  Ils  ont  mieux  aimé  manquer  à  ce  qu'ils  me  doi- 
vent, et  jouer  les  Illinois1  pour  faire  mieux  tomber  les  Scythes.  Ils 
savent  bien  que  c'est  à  peu  près  le  même  sujet.  Leur  conduite 
est  le  vrai  secret  de  dégoûter  le  public  d'un  sujet  neuf  qu'ils 
vont  rendre  trivial.  Je  ne  méritais  pas  cette  ingratitude  de  leur 
part.  Ma  consolation  est  qu'il  y  a  plus  d'éditions  des  Scythes  que 
les  comédiens  n'en  ont  donné  de  représentations. 

1.  Hirza,  ou  les  Illinois,  tragédie  de  Sauvigny,  jouée  le  27  mai  1767. 


264  CORRESPONDANCE. 

6884.  —  A   M.   LE   MARQUIS   DE   CHAUVELIN. 

16  mai. 

Il  y  a  longtemps,  monsieur  le  marquis,  que  je  vous  dois  les 
plus  tendres  remerciements.  Je  voudrais  faire  mieux  pour  vous 
remercier;  je  voudrais  mériter  vos  bontés,  mais  je  suis  un  de 
ces  justes  à  qui  la  grâce  manque.  Il  n'y  a  point  de  janséniste  qui 
ne  vous  dise  que  la  lionne  volonté  ne  suffit  pas.  J'ai  fait  comme 
la  plupart  des  hommes  qui  cherchent  à  justifier  leurs  faiblesses. 

J'ai  écrit  plusieurs  lettres  à  M.  d'Argental  pour  tâcher  de  lui 
prouver  que  j'ai  raison  d'être  stérile. 

Voici  la  copie  de  la  dernière  lettre  que  je  viens  d'écrire  à  un 
de  ses  amis.  Je  la  soumets  à  votre  jugement,  et  je  vous  supplie 
de  lire  un  des  trois  exemplaires.de  la  dernière  édition  de  Ge- 
nève, que  je  viens  de  faire  partir. 

Imaginez,  en  lisant,  des  acteurs  attendrissants,  des  voix  tou- 
chantes, des  vieillards  désespérés,  de  jeunes  amants  bien  pas- 
sionnés, et  jugez  sur  l'impression  que  vous  aura  faite  la  lecture. 

Il  se  peut  que  je  sois  bien  baissé  ;  mais  j'ose  vous  répondre 
que  mes  sentiments  pour  vous  ne  le  sont  pas,  et  que  mon  très- 
tendre  respect  et  ma  reconnaissance  n'éprouvent  aucune  dimi- 
nution. 

6885.   —   A   M.    DAMILAVILLE. 

16  mai. 

Je  vois  bien,  monsieur,  par  votre  lettre  du  9  de  mai,  que  ce 
pauvre  homme1  qui  fut  mis  à  Valladolid  n'a  pu  arriver  à  Paris 
dans  votre  hôtel.  M.  Boursier,  votre  ami,  m'a  promis  qu'il  ten- 
terait de  vous  faire  tenir  ce  magot  par  une  autre  voie. 

Ce  pauvre  Boursier  est  bien  embarrassé.  Je  ne  crois  pas  qu'il 
aille  sur  la  Saône.  Il  prendra  patience.  On  dit  que  c'est  la  vertu 
des  ânes  ;  mais  il  faut  que  chacun  porte  son  bât  dans  ce  monde. 

Je  vous  demande  en  grâce  de  m'envoyer  le  petit  libelle  sorbo- 
nique2  contre  Bèlisairc.  Il  y  a  cent  lieues  et  cent  siècles  des  hon- 
nêtes gens  d'aujourd'hui  à  la  Sorbonne.  J'ai  toujours  fait   une 


1.  Voltaire  veut  parler  des  Questions  de  Zapata;  vo}'ez  tome  XXVI,  page  173. 

2.  Indiculus  propos itionum  excerptarum  ex  libro  eux  titulus  :  Bélisaire.  Le 
nombre  des  propositions  qu'y  condamne  la  Sorbonne  est  de  trente-sept.  Peu  après 
parurent  les  XXX  VII  Vérités  opposées  aux  XXXV II  impiétés  de  Bélisaire,  par  iin 
bachelier  ubiquiste.  On  attribua  cet  écrit  à  Voltaire.  11  est  de  Turgot. 


ANNÉE    4  7  67.  265 

prière  à  Dieu,  qui  est  fort  courte  ;  la  voici  :  Mon  Dieu,  reniiez  nos 
ennemis  bien  ridicules!  Dieu  m'a  exaucé. 

Je  vous  embrasse  tendrement;  tantôt  je  pleure,  tantôt  je  ris. 

6SS6.  —  A  M.   Ma  RM  ON  TEL. 

16  mai. 

Comment,  mon  cher  confrère,  toute  l'Académie  française  ne 
se  récrie-t-elle  pas  contre  l'insolente  et  ridicule  absurdité  des 
chats  fourrés  qui  osent  condamner  cette  proposition1  :  «  La  vérité 
luit  par  sa  propre  lumière,  et  on  n'éclaire  pas  les  esprits  à  la 
lueur  des  bûchers  »  ?  C'est  dire  évidemment  que  les  flammes  des 
seuls  bûchers  peuvent  éclairer  les  hommes,  et  que  les  bourreaux 
sont  les  seuls  apôtres.  Ce  sera  bien  alors  que,  suivant  Jean-Jac- 
ques, il  faudra  que  les  jeunes  princes  épousent  les  filles  des 
bourreaux;  et  vous  êtes  trop  heureux,  après  tout,  que  ces  polis- 
sons aient  dit  une  si  horrible  sottise.  Il  est  bon  d'avoir  affaire  à 
de  si  sots  ennemis. 

Pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  envoyé  sur-le-champ  toutes  les 
bêtises  qu'on  a  écrites  contre  votre  excellent  ouvrage  ?  Vous  avez 
raison  de  ne  point  répondre,  de  ne  vous  point  compromettre  ; 
mais  il  y  a  des  théologiens  qui  prendront  votre  parti  sérieuse- 
ment et  vigoureusement.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  plaisanter,  il  faut 
écraser  ces  sots  monstres.  Celui  qui  s'en  chargera  déclarera  qu'il 
ne  vous  a  pas  consulté,  qu'il  ne  vous  connaît  point,  qu'il  ne  con- 
naît que  votre  livre,  et  qu'il  écrit  au  nom  de  la  nation  contre  les 
ennemis  de  toute  nation. 

X.  B.  Si  vous  avez  lu  le  livre  de  la  Tolérance,  il  y  a  deux  pages 
entières  de  citations  des  Pères  de  l'Église  contre  la  proposition 
diabolique  des  chats  fourrés. 

On  vous  embrasse  le  plus  tendrement  du  monde. 

6S87.  —  A  M.   LE    CARDINAL   DE  BERNIS. 

18  mai. 

Voici,  monseigneur,  deux  exemplaires  du  mémoire  en  faveur 
des  Sirven,  et  de  la  nature,  et  de  la  justice,  contre  le  fanatisme 
et  l'abus  des  lois.  J'aime  mieux  vous  envoyer  cette  prose  que  la 
tragédie  des  Scythes,  que  je  n'ai  pas  seulement  voulu  lire,  parce 
que  les  libraires  s'étant  trop  hâtés  n'ont  pas  attendu  mon  dernier 

i.  C'est  la  trente-quatrième  des  propositions  condamnées  par  la  Sorbonne. 


266  CORRESPONDANCE. 

mot.  On  en  fait  actuellement  une  édition  plus  honnête,  que  j'au- 
rai l'honneur  de  soumettre  au  jugement  de  Votre  Éminence. 
Je  joue  demain  un  des  vieillards  sur  mon  petit  théâtre,  et  vous 
sentez  bien  que  je  le  jouerai  d'après  nature. 

Vraiment,  si  je  suis  assez  heureux  pour  vous  dédier  une  épître, 
cette  épître  ne  sera  que  morale  ;  mais  il  faut  que  cette  morale 
soit  piquante,  et  c'est  là  ce  qui  est  difficile. 

Ce  M.  Servan1  se  taille  des  ailes  pour  voler  bien  haut.  Il  vint, 
il  y  a  deux  ans,  passer  quelques  jours  chez  moi.  C'est  un  jeune 
philosophe  tout  plein  d'esprit;  il  pense  profondément  ;  il  n'a  pas 
besoin  des  petites  pretintailles  du  siècle. 

J'ai  peur  que  notre  guerre  de  Genève  ne  dure  autant  que  celle 
de  Corse  ;  mais  elle  ne  sera  pas  sanglante.  L'aventure  des  jésuites 
fait  une  très-grande  sensation  jusque  dans  nos  déserts  ;  et  on 
parle  à  peine  d'une  femme2  qui  établit  la  tolérance  dans  onze 
cent  mille  lieues  carrées  de  pays,  et  qui  l'établit  encore  chez  ses 
voisins.  Voilà,  à  mon  gré,  la  plus  grande  époque  depuis  trois 
siècles. 

Conservez-moi  vos  bontés,  aimez  toujours  les  lettres,  et  agréez 
mon  tendre  et  profond  respect. 

6888.   —   A    MADAME   LA  MARQUISE  DU  DEFFANT. 

18  mai. 

Il  y  a  plus  de  six  semaines,  madame,  que  je  suis  toujours 
prêt  à  vous  écrire,  à  m'informer  de  votre  santé,  à  vous  demander 
comment  vous  supportez  la  vie,  vous  et  M.  le  président  Hénault, 
et  à  m'entretenir  avec  vous  sur  toutes  les  illusions  de  ce  monde; 
mais  je  me  suis  trouvé  exposé  à  tous  les  fléaux  de  la  guerre,  et 
à  celui  de  trente  pieds  de  neige,  dont  j'ai  été  longtemps  envi- 
ronné. Les  neiges  et  les  glaces  me  privent  tous  les  ans  de  la  vue 
pendant  quatre  mois  ;  j'ai  l'honneur  d'être  alors,  comme  vous 
savez,  votre  confrère  des  Quinze-Vingts;  mais  les  quinze-vingts 
ne  souffrent  pas,  et  j'éprouve  des  douleurs  très-cuisantes.  Je  renais 
au  printemps,  et  je  passe  de  la  Sibérie  à  Naples,  sans  changer 
de  lieu  ;  voilà  ma  destinée. 

Pardonnez-moi  si  j'ai  passé  tant  de  temps  sans  vous  écrire  ; 
vous  savez  que  je  vous  aimerai  toujours.  Vous  me  direz  -.Montrez- 

i.  II  venait  de  publier  son  Discours  sur  l'administration  de  la  justice  crimi- 
nelle, 1707,  in-8°. 

2.  Catherine  II,  impératrice  de  Russie. 


ANNÉE    4767.  267 

moi  votre  foi  par  vos  œuvres1  ;  on  écrit,  quand  on  aime.  Cela  est  vrai; 
mais,  pour  écrire  des  choses  agréables,  il  faut  que  l'âme  et  le 
corps  soient  à  leur  aise,  et  j'en  ai  été  bien  loin.  Vous  me  mandez 
que  vous  vous  ennuyez,  et  moi  je  vous  réponds  que  j'enrage. 
Voilà  les  deux  pivots  de  la  vie.  de  l'insipidité  ou  du  trouble. 

Quand  je  vous  dis  que  j'enrage,  c'est  un  peu  exagérer  :  cela 
veut  dire  seulement  que  j'ai  de  quoi  enrager.  Les  troubles  de 
Genève  ont  dérangé  tous  mes  plans;  j'ai  été  exposé,  pendant 
quelque  temps ,  à  la  famine  ;  il  ne  m'a  manqué  que  la  peste  ; 
mais  les  fluxions  sur  les  yeux  m'en  ont  tenu  lieu.  Je  me  dépique 
actuellement  en  jouant  la  comédie.  Je  joue  assez  bien  le  rôle  de 
vieillard,  et  cela  d'après  nature,  et  je  dicte  ma  lettre  en  essayant 
mon  habit  de  théâtre. 

Vous  vous  êtes  fait  lire  sans  doute  le  quinzième  chapitre  de 
Bèlisaire  ;  c'est  le  meilleur  de  tout  l'ouvrage,  ou  je  m'y  connais 
bien  mal.  Mais  n'avez-vous  pas  été  étonnée  de  la  décision  de  la 
Sorbonne,  qui  condamne  cette  proposition-  :  «  La  vérité  luit  de 
sa  propre  lumière,  et  on  n'éclaire  point  les  hommes  par  les 
flammes  des  bûchers?  »  Si  la  Sorbonne  a  raison,  les  bourreaux 
seront  donc  les  seuls  apôtres. 

Je  ne  conçois  pas  comment  on  peut  hasarder  quelque  chose 
d'aussi  sot  et  d'aussi  abominable.  Je  ne  sais  comment  il  arrive 
que  les  compagnies  disent  et  font  de  plus  énormes  sottises  que 
les  particuliers:  c'est  peut-être  parce  qu'un  particulier  a  tout  à 
craindre,  et  que  les  compagnies  ne  craignent  rien.  Chaque  mem- 
bre rejette  le  blâme  sur  son  confrère. 

A  propos  de  sottises,  je  vous  ferai  présenter  très-humblement 
de  ma  part  ma  sottise  des  Scythes,  dont  on  fait  une  nouvelle  édi- 
tion, et  je  vous  prierai  d'en  juger,  pourvu  que  vous  vous  la  fassiez 
lire  par  quelqu'un  qui  sache  lire  des  vers;  c'est  un  talent  aussi 
rare  que  celui  d'en  faire  de  bons. 

De  toutes  les  sottises  énormes  que  j'ai  vues  dans  ma  vie,  je 
n'en  connais  point  de  plus  grande  que  celle  des  jésuites.  Ils  pas- 
saient pour  de  fins  politiques,  et  ils  ont  trouvé  le  secret  de  se 
faire  chasser  déjà  de  trois  royaumes3,  en  attendant  mieux.  Vous 
voyez  qu'ils  étaient  bien  loin  de  mériter  leur  réputation. 

Il  y  a  une  femme  qui  s'en  fait  une  bien  grande  :  c'est  la  Sé- 
miramis  du  Nord,  qui  fait  marcher  cinquante  mille  hommes  en 


1.  Épitre  de  saint  Jacques,  n,  18. 

2.  Voyez  lettre  6886. 

3.  Portugal,  France  et  Espagne. 


CORRESPONDANCE. 


Pologne  pour  établir  la  tolérance  et  la  liberté  de  conscience. 
C'est  une  chose  unique  dans  l'histoire  de  ce  monde,  et  je  vous 
réponds  que  cela  ira  loin.  Je  me  vante  à  vous  d'être  un  peu  dans 
ses  bonnes  grâces  :  je  suis  son  chevalier  envers  et  contre  tous. 
Je  sais  bien  qu'on  lui  reproche  quelque  bagatelle  au  sujet  de  son 
mari1;  mais  ce  sont  des  affaires  de  famille  dont  je  ne  me  mêle 
pas;  et  d'ailleurs,  il  n'est  pas  mal  qu'on  ait  une  faute  à  réparer 
cela  engage  à  faire  de  grands  efforts  pour  forcer  le  public  à  l'es- 
time et  à  l'admiration,  et  assurément  son  vilain  mari  n'aurait  fait 
aucune  des  grandes  choses  que  ma  Catherine  fait  tous  les  jours. 

11  me  prend  envie,  madame,  pour  vous  désennuyer,  de  vous 
envoyer  un  petit  ouvrage  concernant  Catherine2,  et  Dieu  veuille 
qu'il  ne  vous  ennuie  pas!  Je  m'imagine  que  les  femmes  ne  sont 
pas  fâchées  qu'on  loue  leur  espèce,  et  qu'on  les  croie  capables  de 
grandes  choses.  Vous  saurez  d'ailleurs  qu'elle  va  faire  le  tour  de 
son  vaste  empire.  Elle  m'a  promis  de  m 'écrire  des  extrémités  de 
l'Asie  ;  cela  forme  un  beau  spectacle. 

Il  y  a  loin  de  l'impératrice  de  Russie  à  nos  dames  du  Marais, 
qui  font  des  visites  de  quartier.  J'aime  tout  ce  qui  est  grand,  et  je' 
suis  fâché  que  nos  Welches  soient  si  petits.  Nous  avons  pourtant 
encore  un  prodigieux  avantage  :  c'est  qu'on  parle  français  à  Astra- 
can,  et  qu'il  y  a  des  professeurs  en  langue  française  à  Moscou.  Je 
trouve  cela  plus  honorable  encore  que  d'avoir  chassé  les  jésuites. 
C'est  une  belle  époque  sans  doute  que  l'expulsion  de  ces  renards; 
mais  convenez  que  Catherine  a  fait  cent  fois  plus  en  réduisant 
tout  le  clergé  de  son  empire  à  être  uniquement  à  ses  gages. 

Adieu,  madame  ;  si  j'étais  à  Paris,  je  préférerais  votre  société 
à  tout  ce  qui  se  fait  en  Europe  et  en  Asie. 


6889.  —  A  M.  **', 
POUR   REMETTRE     AU    COMTE     DE     WARGEMONT    3. 

A  Ferney,  20  mai. 

Je  suis  bien  malade,  monsieur,  et  la  santé  de  M-  Denis  est 
aussi  un  peu  altérée;  ainsi  nous  comptons  sur  l'indulgence  de 
M.  le  comte  de  Wargemont,  quand  il  aura  la  bonté  de  venir  dans 

1.  Voyez  tome  XV,  page  351. 

2.  La  Lettre  sur  les  Panégyriques  ;  voyez  tome  XXVI,  page  307. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.  —  Le  comte  de  Wargemont  était  colonel 
en  second  de  la  légion  de  Soubise,  plus  tard  brigadier  et  maréchal  de  camp.  Lors 
des  troubles  de  Genève,  en  1767,  il  vint  à  Ferney  à  la  tête  de  sa  légion. 


ANNÉE    17G7.  269 

notre  hôpital.  Vous  savez  que  nous  ne  sortons  jamais  ;  tous  les 
jours  nous  sont  égaux,  et,  soit  qu'il  nous  fasse  l'honneur  de 
venir  dîner  vers  les  deux  heures,  ou  de  venir  souper  et  cou- 
cher, nous  nous  flattons  qu'il  voudra  bien  avoir  quelque  con- 
descendance pour  un  vieillard  malingre  et  pour  la  simplicité  de 
notre  vie. 

Vous  connaissez  les  sentiments  respectueux  avec  lesquels  j'ai 
l'honneur  d'être,  monsieur,  votre,  etc. 

Voltaire. 


6893.    —  DE   M.   MORE  AU   DE   LA  ROCHETTE». 

De  Neuville,  près  Houdan,  ce  20  mai  1767. 

Il  y  a  deux  ans,  monsieur,  que,  touché  de  l'état  malheureux  des  enfants 
trouvés  qui  périssent  misérablement  clans  les  hôpitaux  ,  où  ils  sont  comme 
ensevelis  dans  des  tombeaux  vivants,  je  conçus  le  projet  d'en  former  des 
citoyens  utiles  à  l'État,  en  les  employant  k  différents  genres  de  culture 
capables  de  former  leur  tempérament  et  de  leur  inspirer  l'amour  du  travail. 

Je  proposai  à  monsieur  l'intendant  de  Paris2  de  me  charger  d'en  faire  faire 
l'essai  dans  une  petite  terre  que  j'ai  près  de  Melun  ;  il  adopta  mes  vues  et  me 
dit  qu'il  ferait  volontiers  contribuer  à  la  dépense  de  la  nourriture  et  entretien 
de  vingt-quatre  de  ces  enfants,  si  je  voulais  m'en  charger;  en  conséquence 
j'en  fis  prendre  ce  nombre  de  vingt-quatre  dans  la  maison  de  la  Pitié,  à 
Paris,  le  24  mai  1765;  j'en  formai  une  espèce  d'école  d'agriculture- pour  la 
partie  des  jardins,  des  potagers,  des  pépinières,  et  de  toute  espèce  de  plan- 
tations de  bois.  Je  leur  donnai  des  maîtres  doux  qui  les  dressèrent  insensi- 
blement au  travail  sans  que  leur  santé  en  ait  été  altérée;  au  contraire,  leur 
tempérament  s'est  singulièrement  fortifié  en  très-peu  de  temps,  au  point  que 
mon  établissement  a  pris,  dès  la  première  année,  une  si  bonne  consistance, 
que  je  crus  devoir  m'occuper  des  moyens  de  lui  faire  donner  toute  l'exten- 
sion dont  il  me  parut  pouvoir  devenir  susceptible.  J'en  proposai  un  à  mon- 
sieur le  contrôleur  général  3,  qu'il  goûta  fort,  et,  sur  le  rapport  qu'il  en  fit 
au  roi,  on  rendit  sur-le-champ  l'arrêt  du  conseil  dont  j'ai  l'honneur  de  vous 
adresser  un  imprimé,  persuadé,  monsieur,  qu'en  bon  citoyen  vous  voudrez 
bien  prendre  quelque  part  à  un  événement  aussi  intéressant  pour  l'huma- 
nité, et  que  vous  verrez  avec  plaisir  naître  tout  à  la  fois  les  moyens  d'étendre 
une  branche  de  culture  et  de  population  aussi  précieuse  à  l'État.  J'ai  su, 
monsieur,  par  M.  de  Sauvigny,  que  vous  aviez  applaudi  à  cette  entreprise, 
et  je  crois  ne  pouvoir  mieux  mériter  votre  suffrage  que  par  mon  attention  à 


1.  Mémoires  de  la  Société  académique  d'agriculture,  etc.,  du  département  de 
l'Aube;  tome  VI,  3e  série,  année  1869. 

2.  Sauvigny. 

3.  Laverdy. 


270  CORRESPONDANCE. 

vous  donner  des  nouvelles  du  succès;  charmé  que  cela  me  procure  l'hon- 
neur de  m'entretenir  un  moment  avec  vous,  et  de  vous  assurer  qu'on  ne 
peut  rien  ajouter  aux  sentiments  de  respect  et  de  considération  avec  lesquels 
je  suis,  monsieur,  etc. 

31oreau  de  La  Rochette. 


6891.  —  A   M.  DE    BELLOY. 

A  Ferney,  le  21  mai. 

J"ai  eu  la  hardiesse,  monsieur,  de  me  faire  acteur  dans  ma 
soixante-quatorzième  année.  Des  jeunes  gens  et  des  jeunes 
femmes  ont  corrompu  ma  vieillesse.  Je  n'ai  pas  soutenu  la  fati- 
gue aussi  bien  qu'eux,  et  j'en  ai  été  malade.  C'est  ce  qui  a  retardé 
un  peu  les  tendres  et  sincères  remerciements  que  vous  doit  un 
cœur  pénétré  de  votre  mérite  et  de  la  beauté  de  votre  âme. 

Nous  voilà,  ce  me  semble,  parvenus  à  imiter  les  Grecs,  chez 
qui  les  auteurs  jouaient  eux-mêmes  leurs  pièces.  M.  de  Chaba- 
non  et  M.  de  La  Harpe  récitent  des  vers  aussi  bien  qu'ils  en  font, 
et  Mme  de  La  Harpe  a  un  talent  dont  je  n'ai  encore  vu  le  modèle 
que  dans  M1,e  Clairon. 

Enfin,  par  un  concours  singulier,  la  perfection  de  la  décla- 
mation s'est  trouvée  dans  nos  déserts.  Mais,  ce  qui  fait  encore 
plus  d'honneur  à  la  littérature,  c'est  l'exemple  que  vous  donnez; 
c'est  l'amitié  que  vous  me  témoignez  du  sein  de  vos  triomphes  ; 
ce  sont  vos  beaux  vers1  qui  viennent  au  secours  de  ma  muse 
languissante. 

Les  neuf  Muses  sont  sœurs,  et  les  Beaux-Arts  sont  frères. 

Quelque  peu  de  malignité 
A  dérangé  parfois  cett3  fraternité  ; 
La  famille  en  souffrit,  et  des  mains  étrangères 

De  ces  débats  ont  proûté. 
C'est  dans  son  union  qu'est  son  grand  avantage: 
Alors  elle  en  impose  aux  pédants,  aux  bigots; 

Elle  devient  l'effroi  des  sots, 
La  lumière  du  siècle,  et  le  soutien  du  sage. 
Elle  ne  flatte  point  les  riches  et  les  grands  : 

Ceux  qui  dédaignaient  son  encens 

Se  font  honneur  de  son  suffrage, 

Et  les  rois  sont  sjs  courtisans. 

1.  Les  Fers  de  de  Belloy  à  Voltaire  Sur  la  première  représentation  des  Scythes 
sout  dans  le  Mercure  de  juin  17ti7. 


ANNÉE    1767.  27I 

J'ai  grande  opinion  du  chevalier  Bayard1.  C'est  un  beau 
sujet.  Je  ne  suis  que  le  poëte  de  l'Amérique  et  de  la  Chine,  et 
vous  êtes  celui  des  Français.  Recevez,  monsieur,  les  témoignages 
les  plus  vrais  de  ma  reconnaissance. 


6892.   —   DE    M.   D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  23  mai. 

J'ai  reçu,  mon  cher  et  illustre  maître,  le  paquet  que  vous  avez  bien 
voulu  m'envoyer  par  M.  Necker"-  :  je  vous  prie  de  vouloir  bien  remercier 
de  ma  part  l'abbé  Mauduit,  de  la  Seconde  Anecdote  sur  Bélisaire*,  qui 
m'a  fort  amusé;  la  Lettre  sur  les  Panégyriques  4  m'a  fait  encore  plus  de 
plaisir;  elle  est  pleine  de  vérités  utiles,  dont  il  faut  espérer  qu'à  la  fin  l'espèce 
écrivante  fera  son  profit. 

Il  y  a  bien  à  l'Académie  des  belles-lettres  un  abbé  Foucher,  assez  plat 
janséniste,  qui  même  a  écrit  autrefois  contre  la  préface  de  Y  Encyclopédie  ; 
mais  plusieurs  de  ses  confrères,  à  qui  j'en  ai  parlé,  ne  croient  pas  qu'il  soit 
l'auteur  du  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'histoire5;  ils  ne  connaissent 
pas  môme  ce  beau  Supplément,  qui  en  effet  est  ici  fort  ignoré,  et  ne  pro- 
duit pas  la  moindre  sensation  :  y  répondre,  ce  serait  le  tirer  de  l'obscurité, 
comme  on  en  a  tiré  Nonotte. 

Avez-vous  lu  les  trente-sept  propositions  que  la  Sorbonne  doit  con- 
damner? Votre  ami  l'abbé  Mauduit  ne  nous  donnera-t-il  pas  ses  réflexions 
sur  ce  prodige  d'atrocité  et  de  bêtise?  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux,  c'est 
que  l'inquisition  est  ici  à  son  comble  ;  on  permet  à  toute  la  canaille  du  quar- 
tier de  la  Sorbonne  d'imprimer  tous  les  jours  des  libelles  contre  Bélisaire, 
et  on  ne  permet  pas  à  l'auteur  de  se  défendre. 

Notre  jeune  mathématicien  a  fait  une  petite  suite  pour  l'ouvrage  de  ma- 
thématiques G  que  vous  connaissez,  où  il  traite  de  l'état  de  la  géographie 
en  Espagne  ;  vous  la  recevrez  incessamment,  quelque  mécontent  qu'il  soit 
de  la  négligence  du  libraire. 

Adieu,  mon  cher  maître  ;  je  vous  embrasse  mille  fois. 


i.  La  tragédie  de  Gaston  et  Bayard,  par  de  Belloy,  jouée  deux  fois  à  Ver- 
sailles en  février  1770,  et  imprimée  la  même  année,  ne  fut  représentée  à  Paris 
que  le  24  avril  1771. 

2.  Voyez  lettre  6872. 

3.  Voyez  tome  XXVI,  page  169. 

4.  Voyez  ibid.,  page  307. 

5-  L'ouvrage  est  de  Larcher. 

6.  C'est  la  Seconde  Lettre  dont  il  est  parlé  dans  une  note  sur  le  n°  6872. 


272  CORRESPONDANCE. 


6893.   —  A    M.    DAMILAVILLE. 

23  mai. 

Nous  avons  reçu,  monsieur,  le  beau  discours  de  M.  l'abbé 
Chauvelin1.  Je  l'ai  communiqué  à  M.  de  Voltaire,  qui  en  a  pensé 
comme  vous.  Il  est  un  peu  malade  actuellement.  C'est  apparem- 
ment de  la  fatigue  qu'il  a  eue  de  faire  jouer  chez  lui  les  Scythes, 
et  d'y  représenter  lui-même  un  vieillard.  Je  n'ai  jamais  vu  de 
meilleurs  acteurs.  Tous  les  rôles  ont  été  parfaitement  exécutés, 
et  la  pièce  a  fait  verser  bien  des  larmes.  Vous  n'aurez  jamais  de 
pareils  acteurs  à  la  Comédie  de  Paris. 

Je  sais  peu  de  nouvelles  de  littérature.  J'ai  ouï  parler  seule- 
ment d'un  livre  de  feu  M.  Boulanger,  et  d'un  autre  de  milord 
Bolingbroke2,  dont  on  vient  de  donner  en  Hollande  une  édition 
magnifique.  On  parle  aussi  d'un  petit  livre  espagnol3,  dont  l'au- 
teur s'appelle,  je  crois,  Zapata.  On  en  a  fait  une  nouvelle  traduc- 
tion à  Amsterdam. 

On  calomnie  l'impératrice  de  Russie,  quand  on  dit  qu'elle  ne 
favorise  les  dissidents  de  Pologne  que  pour  se  mettre  en  posses- 
sion de  quelques  provinces  de  cette  république.  Elle  a  juré 
qu'elle  ne  voulait  pas  un  pouce  de  terre,  et  que  tout  ce  qu'elle 
fait  n'est  que  pour  avoir  la  gloire  d'établir  la  tolérance. 

Le  roi  de  Prusse  a  soumis  à  l'arbitrage  de  Berne  toutes  ses 
prétentions  contre  les  Neuchâtelois.  Pour  nos  affaires  de  Genève, 
elles  sont  toujours  dans  le  même  état  ;  mais  le  pays  de  Gex  est 
celui  qui  eu  souffre  davantage.  On  disait  que  M.  de  Voltaire 
allait  passer  tout  ce  temps  orageux  auprès  de  Lyon,  mais  je  ne 
le  crois  pas.  Il  est  dans  sa  soixante-quatorzième  année,  et  trop 
infirme  pour  se  transplanter. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  bien  sincèrement,  avec  toute 
ma  famille,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Boursier. 

G89i.   —  A   M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

25  mai. 

Je  commence,  mon  cher  ange,  ma  réplique  à  votre  lettre 
du  ll\,  par  vous  dire  combien  je  suis  étonné  que  vous  ayez  de  la 

1.  Au  sujet  de  l'expulsion  des  jésuites  d'Espagne,  prononcé  au  parlement  le 
29  avril  1767,  imprimé  in-4°. 

2.  L'Examen  important;  voyez  tome  XXVI,  page  195. 

3.  Les  Questions  de  Zapata;  voyez  tome  XXVI,  page  173. 


ANNÉE   1767.  273 

bile  ;  c'est  donc  pour  la  première  fois  de  votre  vie.  Il  n'y  a  pour- 
tant nulle  bile  dans  votre  lettre;  au  contraire,  vous  m'y  comblez 
de  bontés,  et  vous  compatissez  à  mes  angoisses.  C'est  à  moi  qu'il 
appartient  d'avoir  de  la  bile  ;  je  ne  peux  ni  rester  où  je  suis,  ni 
m'en  aller.  Vous  savez  que  j'ai  donné  la  terre  de  Ferney  à 
yi"c  Denis.  J'ai  arrangé  mes  affaires  de  famille  de  façon  qu'il 
ne  me  reste  que  des  rentes  viagères  qu'on  me  paye  fort  mal,  et 
M.  le  duc  de  Wurtemberg  surtout  me  met,  malgré  toutes  ses  pro- 
messes, dans  l'impuissance  de  faire  une  acquisition  auprès  de 
Lyon. 

M,m  Denis,  qui  est  très-commodément  logée,  se  transplante- 
rait avec  beaucoup  de  peine.  Tout  notre  pauvre  petit  pays  est 
si  effarouché  qu'il  est  impossible  de  trouver  un  fermier  ;  nous 
sommes  donc  forcés  de  rester  dans  cette  terre  ingrate. 

Je  vous  avouerai,  de  plus,  qu'il  y  a  un  certain  ressort1  que 
je  n'aime  pas;  l'affaire  d'Abbeville  me  tient  au  cœur,  je  n'oublie 
rien  ;  la  Saint-Barthélémy  me  fait  autant  de  peine  quesi  elle  était 
arrivée  hier. 

Il  faut  que  je  vous  dise,  à  propos  d'Abbeville,  qu'un  de  ces 
infortunés  jeunes  gens  qui  méritait  d'être  six  mois  à  Saint-Lazare, 
et  qui  a  été  condamné  au  plus  horrible  supplice  pour  une  miè- 
vreté,  ayant,  pour  comble  de  malheur,  un  père  très-avare,  a  été 
obligé  de  se  faire  soldat  chez  le  roi  de  Prusse.  Il  a  beaucoup 
d'esprit  ;  il  m'a  écrit  :  j'ai  représenté  son  état  au  roi  de  Prusse, 
qui,  sur-le-champ,  l'a  fait  officier.  J'espère  qu'il  sera  un  jour  à 
la  tête  des  armées,  et  qu'il  prendra  Abbeville;  mais,  en  attendant, 
je  ne  crois  pas  que  je  doive  me  mettre  clans  le  ressort.  Mon  cœur 
est  trop  plein,  et  je  dis  trop  ce  que  je  pense. 

Après  vous  avoir  ainsi  rendu  compte  de  mon  àme  et  de  ma 
situation,  je  dois  vous  parler  de  M.  et  de  M",ede  P>eaumont,  et  de 
leur  procès  au  conseil.  Us  demandent  que  vous  disiez  un  mot  en 
leur  faveur  à  M.  le  duc  de  Praslin  et  à  M.  le  duc  de  Choiseul.  Le 
défenseur  des  Calas  et  des  Sirven  mérite  vos  bontés,  et  n'a  pas 
besoin  de  ma  recommandation  auprès  de  vous. 

Je  viens  enfin  aux  Scythes;  ils  avancent  la  fin  de  mes  jours; 
ils  me  tuent  comme  Indatire  Obéide.  Le  procédé  des  comédiens 
a  été  pour  moi  le  coup  de  pied  de  l'âne ;  il  faut  dix  ans  pour  res- 
susciter quand  on  est  mort  d'un  pareil  coup,  témoin  Orestc,  té- 
moin Adélaïde  du  Guesclln,  témoin   Sêmiramis.  J'avais  un  besoin 

i.  Le  ressort  du  parlement  de  Paris,  qui  s'étendait  d'Aurillac  à  Boulogne  et 
de  la  Rochelle  à  Mézières. 

45.  —  Correspondance.  XIII,  18 


274  CORRESPONDANCE. 

extrême  du  succès  de  cet  ouvrage;  j'ai  été  contredit  en  tout,  et  je 
finis  ma  carrière  par  essuyer  l'affront  et  l'injustice  inouïe  qu'on 
me  fait  avec  ingratitude.  Cela  n'empêchera  pas  que  Lekain  ne 
touche  le  petit  honoraire  qu'on  lui  a  promis  ;  il  peut  y  compter  : 
on  le  portera  chez  lui  au  mois  de  juin. 

6895.  —  DE  MADAME  LA   MARQUISE   DU  DEFFANT  «. 


Ne  résistez  jamais,  monsieur,  au  désir  de  m' écrire  :  vous  ne  sauriez 
vous  imaginer  le  bien  que  me  font  vos  lettres;  la  dernière  surtout  a  produit 
un  effet  admirable,  elle  a  chassé  les  vapeurs  dont  j'étais  obsédée.  Il  n'y  a 
point  d'humeur  noire  qui  puisse  tenir  à  l'éloge  que  vous  faites  de  votre 
Se  niramis  du  Nord;  ces  bagatelles  que  l'on  dit  d'elle  au  sujet  de  son 
mari ,  cl  desquelles  vous  ne  vous  mêlez  pas,  ne  voulant  point  entrer  dans 
des  affaires  de  famille,  feraient  même  rire  le  défunt;  mais  le  pauvre  petit 
Ninias  voyage-t-il  avec  madame  sa  mère?  Je  voudrais  qu'elle  vous  le  con- 
fiât :  j'aimerais  mieux  pour  lui  vos  instructions  que  ses  beaux  exemples. 
J'admire  son  zèle  pour  la  tolérance  ;  elle  ne  se  contente  pas  de  l'avoir  éta- 
blie dans  ses  États,  elle  l'envoie  prêcher  chez  ses  voisins  par  cinquante  mille 
missionnaires  armés  de  pied  en  cap.  Oh!  c'est  la  véritable  éloquence!  Qu'en 
dira  la  Sorbonne?  Ses  décrets  me  font  grand  plaisir.  Cette  compagnie  vous 
sert  à  souhait,  et  elle  concourt,  autant  qu'il  lui  est  possible,  au  succès  de 
vos  écrits.  Le  fanatisme  dans  tous  les  genres  fait  dire  et  faire  bien  des 
absurdités;  il  n'y  a  point  d'extravagance  dont  on  doive  s'étonner.  Celle  de 
Jean-Jacques  est  à  son  comble,  il  vient  de  s'enfuir  d'Angleterre,  brouillé 
avec  son  hôte,  ayant  laissé  sur  la  table  une  lettre  où  il  lui  chante  pouille, 
et  puis,  étant  arrivé  à  un  port  de  mer,  il  a  écrit  au  chancelier  pour  lui 
demander  un  garde  qui  le  conduisît  en  sûreté  jusqu'à  Douvres.  On  ne 
savait  pas  seulement  qu'il  fût  parti  ;  on  n'avait  ni  dessein  de  l'arrêter,  ni 
envie  de  le  retenir;  on  ne  sait,  où  il  va.  Je  lui  conseille  d'aller  trouver  les 
jésuites,  de  se  mettre  à  leur  tête;  leur  politique  et  sa  philosophie  se  con- 
viennent admirablement  bien.  Ah!  monsieur,  si  on  n'avait  pas  à  vivre  avec 
soi-même,  on  serait  trop  heureux,  on  aurait  bien  des  sujets  de  se  divertir 
et  de  rire.  Mais  que  devenez-vous  avec  votre  guerre  de  Genève  ?  On  disait 
ici  que  vous  songiez  à  vous  établir  à  Lyon.  Je  ne  vous  le  conseille  pas,  vous 
seriez  dans  une  ville,  et  vous  êtes  dans  un  temple  Je  me  plains  de  ce  que 
vous  ne  me  parlez  point  de  ce  qui  vous  regarde;  douteriez-vous  que  je  m'y 
intéresse? 

Je  vous  remercie  d'avance  du  présent  que  vous  me  promettez,  les  Scythes; 
je  chercherai  un  bon  lecteur.  Votre  petit  écrit  Sur  les  Panégyriques  m'a  fait 
grand  plaisir. 

J'approuve  fort  le  grand  Rossuet  de  l'importance  qu'il  a  mise  au  rêve  de 


1.  Correspondance  complète,  éditée  par  M.  de  Lescure, 


l.xr,; 


ANNÉE    17  6  7.  275 

la  Palatine,  et  de  l'avoir  célébrée  en  chaire;  je  fais  grand  cas  des  rêves; 
je  n'avais  pas  imaginé  qu'ils  pussent  être  utiles  dan-;  ces  occasions;  mais  je 
suis  convaincue  aujourd'hui  qu'ils  doivent  avoir  toute  préférence  sur  les  rai- 
sonnements. 

11  faut,  monsieur,  avant  que  je  finisse  cette  lettre,  que  j'obtienne  de  vous 
une  grâce,  mais  il  faut  que  ce  soit  tout  à  l'heure  :  c'est  votre  statue  ou  votre 
buste  qu'on  a  fait  à  Saint-Claude;  on  dit  que  vous  y  êtes  parfaitement  res- 
semblant; j'ai  la  plus  extrême  impatience  de  l'avoir.  Ne  m'alléguez  point 
que  je  suis  aveugle;  on  jouit  du  plaisir  des  autres,  on  voit  en  quelque 
sorte  parleurs  yeux,  et  puis  la  gloire,  monsieur,  la  gloire,  la  compiez-vous 
pour  rien?  Croyez-vous  que  je  ne  serais  pis  extrêmement  flattée  que  vous 
décoriez  mon  appartement?  Vous  en  imposerez  à  tous  ceux  qui  y  entreront; 
combien  de  sottises  peut-être  m'éviterez-vous  de  dire  et  d'entendre  ! 

Le  président  vous  aime  toujours,  et  me  charge  de  vous  le  dire:  il  se 
porte  bien,  mais  il  porte  quatre-vingt-deux  ans:  c'est  une  charge  bien 
pesante.  Moi,  qui  en  ai  douze  de  moins  à  porter,  j'en  suis  accablée.  Si  j'es- 
sayais, comme  vous,  un  habit  de  théâtre,  et  qu'il  me  fallût  dicter  en  même 
temps,  je  dicterais  mes  billets  d'enterrement;  mais  vous  êtes  un  prodige  en 
tout  genre.  Adieu,  mon  cher  et  ancien  ami. 

6896.    —   A    CATHERINE    II, 

IMPÉRATRICE     D  li     RUSSIE. 

26  mai. 

Un  voyage  en  Asie!  allez-vous  l'entreprendre, 
Belle  et  sublime  Thalestris? 
Que  ferez-vous  dans  ce  pays  ? 
Vous  n'y  verrez  point  d'Alexandre. 

Hélas!  Votre  Majesté  impériale  ferait  le  tour  du  globe,  qu'elle 
ue  rencontrerait  guère  de  rois  digues  d'elle.  Elle  voyage  comme 
Cérès  la  législatrice,  en  faisant  du  bien  au  monde.  Je  ne  sais 
point  la  langue  russe;  mais,  par  la  traduction  que  vous  daignez 
m'envoyer,  je  vois  qu'elle  a  des  inversions  et  des  tours  qui 
manquent  à  la  nôtre.  Je  ne  suis  pas  comme  une  dame  de  la  cour 
de  Versailles,  qui  disait  :  «  C'est  bien  dommage  que  l'aventure 
de  la  tour  de  Babel  ait  produit  la  confusion  des  langues  ;  sans 
cela  tout  le  monde  aurait  toujours  parlé  français.  » 

L'empereur  de  la  Chine,  Kang-bi,  votre  voisin,  demandait  à 
un  missionnaire  si  on  pouvait  faire  des  vers  dans  les  langues  de 
l'Europe-,  il  ne  pouvait  le  croire. 

Que  Votre  Majesté  impériale  daigne  agréer  mes  sentiments,  et 
le  très-profond  respect  de  ce  vieux  Suisse,  etc. 


276  CORRESPONDANCE. 

0807.    —    A    M.    D'ÉTALLONDE    DE    MO  RI  VAL. 

26  mai. 

Je  fus  très-consolé,  monsieur,  quand  le  roi  de  Prusse  daigna 
me  mander1  qu'il  vous  ferait  du  bien.  II  a  rempli  sur-le-champ 
ses  promesses,  et  j'ai  l'honneur  de  lui  écrire  aujourd'hui2  pour 
l'en  remercier  du  fond  de  mon  cœur.  Il  est  assurément  bien 
loin  de  penser  comme  vos  infâmes  persécuteurs.  Je  voudrais 
que  vous  commandassiez  un  jour  ses  armées,  et  que  vous  vins- 
siez assiéger  Abbeville.  Je  ne  sais  rien  de  plus  déshonorant  pour 
notre  nation  que  l'arrêt  atroce  rendu  contre  des  jeunes  gens  de 
famille,  que  partout  ailleurs  on  aurait  condamnés  à  six  mois  de 
prison. 

Le  nonce3  disait  hautement  a  Paris  que  l'Inquisition  elle- 
même  n'aurait  jamais  été  si  cruelle.  Je  mets  cet  assassinat  à  côté 
de  celui  des  Calas,  et  immédiatement  au-dessous  de  la  Saint- 
Barthélémy.  Notre  nation  est  frivole,  mais  elle  est  cruelle.  Il  y  a 
peut-être  dans  la  France  sept  à  huit  cents  personnes  de  mœurs 
douces  et  de  bonne  compagnie  qui  sont  la  fleur  de  la  nation,  et 
qui  font  illusion  aux  étrangers.  Dans  ce  nombre  il  s'en  trouve 
toujours  dix  ou  douze  qui  cultivent  les  arts  avec  succès.  On  juge 
de  la  nation  par  eux;  on  se  trompe  cruellement.  Nos  vieux 
prêtres  et  nos  vieux  magistrats  sont  précisément  ce  qu'étaient 
les  anciens  druides,  qui  sacrifiaient  des  hommes  :  les  mœur^s  ne 
changent  point. 

Vous  savez  que  M.  le  chevalier  de  La  Barre  est  mort  en 
héros 4.  Sa  fermeté  noble  et  simple,  dans  une  si  grande  jeunesse, 
m'arrache  encore  des  larmes.  J'eus  hier  la  visite  d'un  officier  de 
la  légion  de  Soubise,  qui  est  d'Abbeville.  Il  m'a  dit  qu'il  s'était 
donné  tous  les  mouvements  possibles  pour  prévenir  l'exécrable 
catastrophe  qui  a  indigné  tous  les  gens  sensés  de  l'Europe.  Tout 
ce  qu'il  m'a  dit  a  bien  redoublé  ma  sensibilité.  Quelle  religion, 
monsieur,  qu'une  secte  absurde  qui  ne  se  soutient  que  par  des 
bourreaux,  et  dont  les  chefs  s'engraissent  de  la  substance  des 
malheureux  ! 

Servez  un  roi  philosophe,  et  détestez  à  jamais  la  plus  détes- 
table des  superstitions. 

•!.  Lettre  68 1 2. 

2.  Cette  lettre  est  perdue. 

3.  Colonna  Painphile,  archevêque  de  Colosse. 
A.  Voyez  tome  XXV,  page  .* >  1 3 . 


ANNÉE    1767.  i77 

6898.   —  A  M.   LE   MARÉCHAL  DUC  DE    RICHELIEU. 

A  Ferncy,  27  mai. 

Il  me  paraît,  monseigneur,  que  le  royaume  du  prince  Noir 
m'a  été  plus  favorable  que  les  Welches  de  Paris.  J'en  ai  unique- 
ment l'obligation  au  maître  de  l'Aquitaine1.  Il  faut  qu'il  ait  lui- 
même  ordonné  des  répétitions  sous  ses  yeux,  et  que  l'envie  de 
lui  plaire  ait  mis  les  acteurs  au-dessus  d'eux-mêmes.  Vous  con- 
naissez Paris  ;  il  n'est  rempli  que  de  petites  cabales  en  tout  genre. 
Zaïre  ,  Orcste,  Sèmiramis,  Mahomet,  Tancrcde,  l'Orphelin  de  la  Chine, 
tombèrent  à  la  première  représentation  ;  elles  furent  accablées  de 
critiques,  elles  ne  se  relevèrent  qu'avec  le  temps.  On  se  faisait  un 
plaisir  de  me  mettre  fort  au-dessous  de  Crébillon,  pour  plaire  à 
M""  de  Pompadour,  qui  disait  que  le  Catilina  de  ce  Crébillon 
était  la  seule  bonne  pièce  qu'on  eût  jamais  faite.  Voilà  comme 
ou  juge  de  tout,  jusqu'à  ce  que  le  temps  fasse  justice.  S'il  est 
permis  de  comparer  les  petites  eboses  aux  grandes,  vous  savez 
que  le  maréchal  de  Villars  ne  jouit  de  sa  réputation  qu'à  l'âge 
de  près  de  quatre-vingts  ans.  Le  favori  de  Vénus,  de  Minerve,  et 
de  Mars,  sait  lui-même  quelles  contradictions  il  a  essuyées  dans 
sa  carrière  de  la  gloire.  Il  faut  se  soumettre  à  cette  loi  générale 
qui  existe  dans  le  monde  depuis  le  péché  originel  :  il  mit  dans 
le  cœur  humain  l'envie  et  la  malignité,  qui  sans  doute  n'y  étaient 
pas  auparavant. 

Je  vous  avertis  que  nous  avons  ici  la  meilleure  troupe  de 
l'Europe,  et  que  l'envie  n'est  point  entrée  clans  notre  tripot.  Nous 
avons  un  jeune  M.  de  La  Harpe,  auteur  du  Comte  de  Warwick.  Il 
est,  par  sa  ligure  et  par  la  beauté  de  son  organe,  beaucoup  plus 
fait  que  Lekain  pour  jouer  Athamare.  Jamais  je  n'ai  rien  vu  de 
plus  parfait  qu'un  M.  de  Cbabanon,  qui  a  joué  Indatire.  La  femme 
de  M.  de  La  Harpe  était  Obéide.  Sa  figure  est  fort  supérieure  à 
celle  de  MUe  Clairon;  elle  a  une  voix  aussi  théâtrale,  elle  sait 
pleurer  et  frémir.  Les  deux  vieillards  étaient  de  la  plus  grande 
vérité.  Je  ne  me  suis  pas  mal  tiré  du  rôle  de  Sozame  ;  et  surtout, 
quand  je  me  plaignais  des  cours,  je  puis  me  vanter  d'avoir  fait 
une  impression  singulière.  La  pièce  n'a  point  été  ainsi  jouée  à 
Paris;  il  s'en  faut  de  beaucoup.  A  qui  en  est  la  faute?  à  mon 
séjour  en  Scythie.  M.  d'Argental  ne  s'en  est  point  mêlé;  il  est 

1.  Le  maréchal  de  Richelieu  en  était  gouverneur. 


278  CORRESPONDANCE. 

très-malade,  et  je  crains  même  que  sa  maladie  ne  soit  trop 
sérieuse. 

J'avais  vu  chez  moi  Mllc  Durancy,  il  y  a  quelques  années  ;  je  lui 
avais  trouvé  du  talent;  elle  me  demanda  le  rôle  d'Obéide.  On  dit 
qu'elle  le  joua  très-mal  à  la  première  représentation,  mais  qu'à 
la  troisième  et  quatrième  elle  fit  un  très-grand  effet.  On  me 
mande  qu'elle  joue  avec  beaucoup  d'intelligence  et  de  vérité, 
mais  qu'elle  n'est  pas  d'une  figure  agréable,  et  qu'elle  n'a  pas  le 
don  des  larmes.  On  dit  que  les  autres  actrices  n'ont  point  de 
talent,  et  que  le  théâtre  tragique  n'a  jamais  été  dans  un  état  plus 
pitoyable.  On  me  mande  que,  lorsqu'un  acteur  de  province  se 
présente  pour  doubler  les  premiers  rôles,  ceux  qui  sont  chargés 
de  ces  rôles  ne  manquent  pas  de  les  accabler  de  dégoûts,  et  de 
les  faire  renvoyer.  Si  on  est  aussi  malin  dans  ce  tripot  qu'à  la 
cour,  je  vous  réponds  que  vous  n'aurez  d'autre  théâtre  que  celui 
de  l'Opéra-Comique.  C'est  à  vous,  qui  êtes  doyen  de  l'Académie 
et  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  de  protéger  les  beaux- 
arts  ;  ils  en  ont  besoin.  Vous  savez  dans  quelle  décadence  est  ma 
chère  patrie  dans  tous  les  genres. 

Vous  conservez  votre  gloire,  mais  la  France  a  un  peu  perdu 
la  sienne.  Il  faut  espérer  que  nous  aurons  du  moins  encore 
quelques  crépuscules  des  beaux  jours  du  siècle  de  Louis  XIV. 

Agréez,  monseigneur,  mon  tendre  et  profond  respect. 

08U9.  —  DE   CATHERINE    II, 

IMPÉRATRICE     DE    RUSSIE    '. 

A  Casan,  ce  29  mai  J7G7. 

Je  vous  avais  menacé 2  d'une  lettre  de  quelque  bicoque  de  l'Asie;  je  vous 
tiens  parole  aujourd'hui. 

Il  me  semble  que  les  auteurs  de  l'Anecdote  sur  Bélisaire3  et  de  la  Lettre 
sur  les  Panégyriques*  sont  proches  parents  du  neveu  Bazin.  Mais,  mon- 
sieur, ne  vaudrait-il  pas  mieux  renvoyer  tout  panégyrique  des  gens  après 
leur  mort,  de  peur  que  tôt  ou  tard  ils  ne  donnent  un  démenti,  vu  l'inconsé- 
quence et  le  peu  de  stabilité  des  choses  humaines? 

Je  ne  sais  si,  après  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  on  a  fait  beaucoup 


1.  Collection  de  Documents,  Mémoires  et  Correspondances  relatifs  à  l'histoire 
de  l'empire  de  Russie,  etc.,  tome  X,  page  203. 

2.  Voyez  lettre  6813. 

3.  Tome  XXVI,  page  100. 

4.  Tome  XXVI,  page  307. 


ANNÉE     1767.  279 

de  men  ion  des  panégyriques  de  Louis  X1Y:  les  réfugiés  au  moins  ne  s'en 
sont  pas  chargés. 

Je  vous  prie,  monsieur,  d'employer  votre  crédit  auprès  du  savant  du 
canton  d'Uri  *,  pour  qu'il  ne  perde  point  son  temps  à  faire  le  mien,  si  faire 
se  peut,  jusqu'à  mon  décès. 

Ces  lois  dont  on  a  parlé  tant,  au  bout  du  compte  ne  sont  point  faites 
encore;  et  qui  peut  répondre  de  leur  bonté?  C'est  la  postérité,  et  pas  nous, 
en  vérité,  qui  sera  à  portée  de  décider  cette  question.  Imaginez,  je  vous 
prie,  qu'elles  doivent  servir  pour  l'Asie  et  pour  l'Europe  ;  et  quelle  diffé- 
rence de  climat,  de  gens,  d'habitudes,  d'idées  même  ! 

Me  voilà  en  Asie;  j'ai  voulu  voir  cela  par  mes  yeux.  Il  y  a  dans  cette 
ville  vingt  peuples  divers  qui  ne  se  ressemblent  point  du  tout.  Il  faut  pour- 
tant leur  faire  un  habit  qui  leur  soit  propre  à  tous.  Ils  peuvent  se  bien  trou- 
ver des  principes  généraux;  mais  les  détails?  Et  quels  détails!  J'allais  dire  : 
C'est  presque  un  monde  à  créer,  à  unir,  à  conserver,  etc.  Je  ne  finirais  pas, 
et  en  voilà  cependant  beaucoup  trop  de  toutes  façons. 

Si  tout  cela  ne  réussit  pas,  les  lambeaux  de  lettres  que  j'ai  trouvés  cités 
dans  le  dernier  imprimé  paraîtront  ostentation  (et  que  sais-je,  moi?)  aux 
impartiaux  et  à  mes  envieux.  Et  puis  mes  lettres  n'ont  été  dictées  que  par 
l'estime,  et  ne  sauraient  être  bonnes  à  l'impression.  Il  est  vrai  qu'il  m'est 
bien  flatteur  et  honorable  de  voir  par  quel  sentiment  tout  cela  a  été  pro- 
duit; mais  Rélisaire  dit  que  c'est  là  justement  le  moment  dangereux  pour 
mon  espèce.  Bélisaire  ayant  raison  partout,  sans  doute  n'aura  pas  tort  en 
ceci  non  plus.  Sa  traduction  est  finie,  et  elle  va  être  imprimée  incessam- 
ment. Pour  faire  l'essai  de  la  traduction,  on  l'a  lue  à  deux  personnes  du 
pays  qui  n'entendaient  que  leur  langue.  L'un  se  récria  :  «  Qu'on  me  crève 
les  yeux;  pourvu  que  je  sois  Bélisaire,  j'en  serai  assez  récompensé  »;  l'autre 
dit  :  «  Si  cela  était,  j'en  serais  envieux.  » 

Au  reste,  monsieur,  recevez  les  témoignages  de  ma  reconnaissance  pour 
toutes  les  marques  d'amitié  que  vous  me  donnez;  mais,  s'il  est  possible, 
préservez,  évitez  mes  griffonnages  de  l'impression. 

0900.   —    A   M.   LE   MARÉCHAL    DUC  DE    RICHELIEU. 

Mai. 

Je  vous  supplie ,  monseigneur,  de  lire  attentivement  ce  mé- 
moire2. Vous  savez  que  j'ai  rendu  quelques  services  aux  protes- 
tants. J'ignore  s'ils  les  ont  mérités;  mais  vous  m'avouerez  que 
La  Beaumelle  est  un  ingrat. 

Je  soumets  ce  mémoire  à  vos  lumières,  et  la  vérité  à  votre 
protection.  Vous  serez  indigné,  quand  vous  verrez  tant  de  calom- 

1.  La  Lettre  sur  les  Panégyriques  est  donnée  comme  l'ouvrage  d'un  professeur 
en  droit  du  canton  d'Uri. 

2.  Donné  tome  XXVI,  page  355. 


280  CORRESPONDANCE 

nies  et  d'horreurs  rassemblées,  et  ce  que  nous  avons  de  plus 
auguste  avili  avec  tant  d'insolence.  On  n'oserait  imaginer  qu'un 
tel  homme  pût  calomnier  la  cour  impunément.  11  est  dans  le 
pays  de  Foix,  à  Mazères.  Peut-être  un  mot  de  vous  pourrait  le 
faire  rentrer  en  lui-même. 

Galien  attend  toujours  la  décision  de  son  sort.  Il  a  un  frère, 
âgé  de  quatorze  ans  tout  au  plus,  qui  a  été  au  Canada,  à  Alger,  à 
Maroc,  en  qualité  de  mousse.  Il  est  de  retour,  et  est  venu  voir 
son  frère  ici  :  il  y  a  resté  sept  ou  huit  jours  ;  et  ensuite,  avec  une 
petite  pacotille,  il  est  retourné  en  Dauphiné  chez  ses  parents, 
où  l'aîné  l'aurait  bien  voulu  suivre,  à  ce  qu'il  m'a  paru,  pour 
peu  de  temps. 

Peut-être  ne  savez-vous  pas  que  j'ai  donné  la  terre  de  Ferney 
à  Mme  Denis,  et  que  je  ne  me  suis  réservé  que  la  douceur  de  finir 
dans  mon  obscurité  une  vie  mêlée  de  bien  des  chagrins,  comme 
l'est  la  carrière  de  presque  tous  les  hommes.  Ce  n'est  qu'avec 
cette  triste  vie  que  finira  le  tendre  et  respectueux  attachement 
que  je  vous  ai  voué  jusqu'à  mon  dernier  moment. 

Je  vous  supplie  instamment  de  me  conserver  vos  bontés  ; 
elles  me  sont  nécessaires,  par  le  prix  que  mon  cœur  y  met;  elles 
sont  la  plus  chère  consolation  du  plus  ancien  serviteur  que  vous 
ayez. 

6901.   —  A  M.   MOREAU   DE   LA   ROCHETTE  '. 

Au  château  de  Ferney,  par  Genève,  1er  juin. 

Vous  voulez,  monsieur,  que  j'aie  l'honneur  de  vous  répondre 
sous  l'enveloppe  de  monsieur  le  contrôleur  général,  et  je  vous 
obéis. 

Il  est  vrai  que  j'avais  fort  applaudi  à  l'idée  de  rendre  les 
enfants  trouvés  et  ceux  des  pauvres  utiles  h  l'État  et  à  eux- 
mêmes.  J'avais  dessein  d'en  faire  venir  quelques-uns  chez  moi 
pour  les  élever.  J'habite  malheureusement  un  coin  de  terre  dont 
le  sol  est  aussi  ingrat  que  l'aspect  en  est  riant.  Je  n'y  trouvai 
d'abord  que  des  écrouelles  et  de  la  misère.  J'ai  eu  le  bonheur  de 
rendre  le  pays  plus  sain  en  desséchant  les  marais.  J'ai  fait  venir 
des  habitants,  j'ai  augmenté  le  nombre  des  charrues  et  des  mai- 
sons, mais  je  n'ai  pu  vaincre  la  rigueur  du  climat.  Monsieur  le 
contrôleur  général  m'invitait  à  cultiver  la  garance:  je  l'ai  essayé; 


1.  François-Thomas  Moreau  de  La  Rochette,  né    en  1720,  inspecteur  général 
des  pépinières  royales  de    France,  mort  le  20  juillet  170!. 


ANNÉE    1767.  28I 

rien  n'a  réussi.  J'ai  fait  planter  plus  de  vingt  mille  pieds  d'arbres 
que  j'avais  tirés  de  Savoie;  presque  tous  sont  morts.  J'ai  horde 
quatre  fois  le  grand  chemin  de  noyers  et  de  châtaigniers;  les 
trois  quarts  ont  péri,  ou  ont  été  arrachés  par  les  paysans  :  cepen- 
dant je  ne  me  suis  pas  rehuté;  et,  tout  vieux  et  infirme  que  je 
suis,  je  planterais  aujourd'hui,  sûr  de  mourir  demain.  Les  autres 
en  jouiront. 

Nous  n'avons  point  de  pépinières  dans  le  désert  que  j'habite. 
Je  vois  que  vous  êtes  à  la  tête  des  pépinières  du  royaume,  et  que 
vous  avez  formé  des  enfants  à  ce  genre  de  culture  avec  succès. 
Puis-je  prendre  la  liberté  de  m'adresser  à  vous  pour  avoir  deux 
cents  ormeaux  qu'on  arracherait  à  la  fin  de  l'automne  prochain, 
qu'on  m'enverrait  pendant  l'hiver  par  les  rouliers,  et  que  je  plan- 
terais au  printemps?  Je  les  payerai  au  prix  que  vous  ordonnerez. 
Je  voudrais  qu'on  leur  laissât  à  tous  un  peu  de  tête. 

Il  y  a  une  espèce  de  cormier  qui  rapporte  des  grappes  rouges, 
et  que  nous  appelons  timier  l  ;  ils  réussissent  assez  bien  dans 
notre  climat.  Si  vos  ordres  pouvaient  m'en  procurer  une  centaine, 
je  vous  aurais,  monsieur,  beaucoup  d'obligation.  J'ai  été  très- 
touché  de  votre  amour  pour  le  bien  public  ;  celui  qui  fait  croître 
deux  brins  d'herbe  où  il  n'en  croissait  qu'un  rend  service  à  l'État. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  l'estime  la  plus  respectueuse,  mon- 
sieur, votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

6902.    —    A   M.  CASSEN', 

AVOCAT    AU    CONSEIL. 

A  Ferney,  2  juin  17G7. 

Voici  le  temps,  monsieur,  où  la  famille  Sirven,  que  vous  pro- 
tégez, attend  tout  de  vos  bontés.  M.  de  Chardon  est  actuellement 
délivré  du  triste  travail  qui  l'a  occupé  si  longtemps  au  sujet  de 
la  Caïenne.  Les  Sirven  et  moi,  nous  vous  supplions,  monsieur, 
de  lui  présenter  nos  prières  et  notre  reconnaissance.  Il  peut  ac- 
tuellement rapporter  l'affaire  de  cette  malheureuse  famille.  Elle 
est  prête  à  venir  se  rendre  en  prison  quand  il  le  faudra. 

Je  sais  bien  que  M.  de  Beaumont  est  malheureusement  obligé 
de  plaider  à  présent  pour  lui-même.  Je  le  plains  autant  que  je 

1.  C'est  le  sorbier  des  oiseleurs;  sorbus  aucuparia  L.  (Note  de  François  de 
Xeitfchâteau.) 

2.  Dernier  Volume  des  œuvres  de  Voltaire,  1862. 


282  CORRESPONDANCE. 

m'intéresse  à  lui.  Mais  comme  le  procès  des  Sirven  est  au  con- 
seil, il  me  semble  que  c'est  vous  seul  que  cette  affaire  regarde 
dans  la  situation  où  nous  sommes.  Je  n'ose  fatiguer  M.  de  Beau- 
mont,  dont  tous  les  moments  doivent  être  occupés  par  le  procès 
important  qu'il  a  en  son  nom.  Je  vous  supplie  de  me  mander 
quand  il  faudra  que  les  Sirven  partent. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  une  respectueuse  reconnaissance, 
monsieur,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

6903.  —  A   M.   DE    BELMONT  1, 

DIRECTEUR       DU     THEATRE      DE       RORDEAUX. 

Ferney,  2  juin  1767. 

Je  ne  suis  point  surpris,  monsieur,  qu'un  homme  de  votre 
mérite  ait  fait  réussir  un  ouvrage  médiocre2.  Si  les  comédiens 
de  Paris  étaient  conduits  par  un  homme  comme  vous,  leur 
troupe  serait  meilleure  qu'elle  n'est.  Vous  me  feriez  plaisir  de 
m'envoyer  la  pièce  imprimée,  quoique  j'y  aie  fait  depuis  beau- 
coup de  changements  dont  elle  avait  besoin.  Vous  n'auriez  qu'à 
l'adresser  à  M.  de  Courteilles,  du  conseil  royal  des  finances,  à  Paris, 
avec  une  seconde  enveloppe  sur  laquelle  vous  auriez  la  bonté  de 
mettre  seulement  mémoire. 

Si  M.  le  maréchal  de  Richelieu  est  encore  à  Bordeaux  le  mois 
de  juin,  je  vous  enverrai  une  nouvelle  édition  qu'on  fait  actuel- 
lement à  Lyon3. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

6904.   —  À  M.   LE   MARQUIS    ALBEP.GATI   CAPAGELLI. 

A  Ferney,  2  juin. 

Vous  envoyez,  monsieur,  des  tableaux  à  un  aveugle,  et  des 
filles  à  un  eunuque;  l'état  où  je  suis  tombé  ne  me  permet  plus 
de  lire.  Un  homme,  qui  prononce  fort  mal  l'italien,  m'a  lu  une 
partie  de  votre  traduction  du  Comminges11.  Il  m'a  fait  entendre, 


1.  Lettres  inédites  de  Voltaire,  Gustave  Brunet,  1840. 

2.  Les  Scythes. 

3.  Cette  édition  est  due  aux  soins  de  Ch.  Bordes. 

4.  Les  Amants  malheureux  ou  le  Comte  de  Comminges,  drame  en  trois  actes 
et  en  vers,  par  d'Arnaud-Baculard,  avait  été  imprimé  en  1764. 


ANNEE    1767.  283 

dans  son  baragouin,  de  beaux  vers  sur  un  triste  sujet.  Le  saint 
homme  Rancé  ne  s'attendait  pas  que  ses  moines  fussent  un  jour 
le  sujet  d'une  tragédie.  Les  jésuites  fournissent  actuellement  nue 
matière  plus  intéressante.  Je  les  recommande  à  quelque  muse  : 
la  mienne,  aussi  languissante  que  mon  corps,  ne  peut  plus 
chanter  les  moines.  Portez-vous  mieux  que  moi,  et  vivez. 

6905.—   A    M.    LE    COMTE   D'ARGENTAL. 


Mon  cher  ange  éprouve  donc  aussi  les  misères  de  l'humanité  ; 
il  est  donc  malade  aussi  bien  que  moi  :  il  fait  des  remèdes,  il 
évacue  sa  bile;  la  mienne  ne  sort  que  par  le  bout  de  ma  plume, 
quand  j'écris  des  pouilles  à  mon  cher  ange  sur  des  monologues. 
Guérissez-vous,  prolongez  votre  agréable  carrière  :  voilà  le  point 
important. 

Le  grand  malheur  de  la  mienne,  c'est  que  je  la  finis  sans 
avoir  pu  vous  voir;  j'ai  le  cœur  percé  de  me  voir  privé  de  cette 
consolation.  Voulez-vous,  pour  nous  amuser  tous  deux,  que  je 
vous  dise  encore  un  petit  mot  des  Snjthcs?  vous  daignez  toujours 
vous  y  intéresser.  Lekain  m'a  mandé  qu'on  ne  m'avait  fait  un 
petit  passe-droit  qu'à  la  sollicitation  de  Mole;  mais  je  vois  que 
vous  êtes  tous  des  fripons  qui  avez  persisté  dans  l'idée  de  ne 
reprendre  la  pièce  qu'à  Fontainebleau.  Eh  bien!  j'y  consens;  je 
demande  seulement  qu'on  essaye  les  Scythes  une  seule  fois  à 
Paris,  deux  ou  trois  jours  avant  que  les  comédiens  partent  pour 
la  cour.  Cette  représentation  servira  de  répétition,  et  la  pièce 
n'en  sera  que  mieux  jouée  devant  mes  deux  patrons. 

J'ai  le  malheur  d'aimer  mieux  les  Scythes  qu'aucune  de  mes 
tragédies.  Premièrement,  parce  qu'ils  ont  été  honnis;  en  second 
lieu,  parce  qu'elle  est  pleine  de  vers  naturels,  que  tout  le  monde 
peut  s'appliquer,  et  qui  appartiennent  à  toutes  les  conditions  de 
la  vie  autant  qu'à  la  pièce  même. 

Je  crois  vous  avoir  satisfait  sur  tout  ce  que  vous  me  deman- 
diez, et  je  suis  prêt  à  vous  rendre  ce  vers  que  vous  aimez  : 

Ah  !  l'on  venge  mon  fils,  je  retrouve  mes  sens'. 

Cela  est  fort  aisé  ;  nous  n'aurons  pas  là-dessus  de  querelle.  J'aime 
aussi  à  me  rendre  à  votre  avis  sur  MIU  Durancy.  Bien  des  gens 

1.  Ce  jvers  devait  appartenir  à  la  scène  vi  de  l'acte  IV;  mais  il  ne  peut  se 
rattacher  au  texte  définitif. 


284  CORRESPONDANCE. 

m'ont  mandé  qu'elle  et  Lekain  avaient  très-mal  joué  aux  deux 
premières  représentations:  cela  est  très-vraisemblable;  la  pièce 
est  difficile  à  jouer,  et  le  parterre  n'encourageait  pas  les  acteurs  ; 
mais  je  suis  persuadé  qu'à  la  longue  les  acteurs  et  le  public  s'ac- 
coutumeront à  ce  nouveau  genre.  Il  me  semble  que  ce  contraste 
des  mœurs  champêtres  avec  celles  de  la  cour  doit  être  bien  reçu 
quand  les  cabales  seront  affaiblies.  Une  femme  qui  ne  s'avoue 
point  à  elle-même  la  passion  malheureuse  dont  elle  est  dévorée 
est  encore  quelque  chose  d'assez  neuf  au  théâtre.  Si  j'ai  encore 
un  peu  d'amour-propre  d'auteur,  vous  devez  me  le  pardonner  ; 
c'est  vous  qui,  depuis  environ  treize  ans,  m'avez  fait  rentrer  dans 
le  champ  de  bataille,  dont  je  croyais  être  sorti  pour  jamais.  Je  ne 
suis  plus  qu'un  poète  de  province  ;  mes  pauvres  pièces  réussis- 
sent mieux  à  Genève  et  à  Bordeaux  qu'à  Paris.  Pourquoi  vient- 
on  de  rejouer  à  Genève,  six  fois  de  suite,  Olympie?  pourquoi 
votre  troupe  royale  ne  la  rejoue-t-elle  point?  J'aime  mes  enfants 
quand  on  les  abandonne. 

Adieu,  mon  cher  ange;  je  me  mets  aux  pieds  de  Mme  d'Ar- 
gental.  Faites-moi  savoir,  je  vous  prie,  des  nouvelles  de  votre 
santé.  J'espère  que  M.  de  Thibouville  ne  se  refroidira  pas  dans 
son  zèle  ;  je  suis  pénétré  pour  lui  de  reconnaissance. 


G906.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

4  juin. 

Mon  cher  philosophe,  j'ai  envoyé  vos  gants  d'Espagne1  sur-le- 
champ  à  leur  destination:  ils  ont  une  odeur  qui  m'a  réjoui  le 
nez.  Vous  savez  que  je  n'ai  point  de  troupes,  et  que  je  ne  peux 
forcer  le  cordon  de  dragons  qui  coupe  toute  communication 
entre  Genève  et  mes  déserts.  Celui  qui  s'est  chargé  de  donner 
des  soufflets  aux  jésuites  et  aux  jansénistes  n'a  jamais  pu  venir 
chez  moi;  je  ne  le  connais  point,  et  j'ai  craint  même  de  lui 
écrire.  Gabriel  Cramer,  qui  est  le  seul  à  qui  je  puisse  me  fier,  a 
fait  agir  cet  homme,  qui  est  un  sot  et  un  pauvre  diable,  lequel 
fait  agir  encore  en  sous-ordre  un  autre  sot  pauvre  diable.  Ces 
sots  pauvres  diables  n'ont  aucun  débouché,  nulle  correspon- 
dance en  France,  et  tout  va  comme  il  plaît  à  Dieu.  Les  Genevois 
touchent  au  moment  de  la  crise  de  leurs  affaires;  pour  moi,  je 
m'occupe  à  cultiver  mon  jardin,  et  à  me  moquer  d'eux. 

Dieu  maintienne  votre  Sorbonne  dans  la  fange  où  elle  bai- 

].  La  Seconde  Lettre,  etc. 


ANNÉE    1767.  285 

bote!  La  gueuse  a  rendu  un  service  bien  essentiel  à  la  philoso- 
pliie.  On  commence  à  ouvrir  les  yeux  d'un  bout  de  l'Europe  à 
l'autre.  Le  fanatisme,  qui  sent  son  avilissement,  et  qui  implore 
le  bras  de  l'autorité,  fait  malgré  lui  l'aveu  de  sa  défaite.  Les  jé- 
suites chassés  partout,  les  évéques  de  Pologne  forcés  d'être  tolé- 
rants, les  ouvrages  de  Bolingbroke1,  de  Fréret  et  de  boulanger, 
répandus  partout,  sont  autant  de  triomphes  de  la  raison.  Bénis- 
sons cette  heureuse  révolution  qui  s'est  faite  dans  l'esprit  de  tous 
les  honnêtes  gens  depuis  quinze  ou  vingt  années  ;  elle  a  passé 
mes  espérances.  A  l'égard  de  la  canaille,  je  ne  m'en  mêle  pas  ; 
elle  restera  toujours  canaille.  Je  cultive  mon  jardin,  mais  il  faut 
bien  qu'il  y  ait  des  crapauds  ;  ils  n'empêchent  pas  mes  rossignols 
de  chanter. 

Adieu,  aigle  ;  donnez  cent  coups  de  bec  aux  chouettes  qui 
sont  encore  dans  Paris. 


6907.    —  A   M.   DE   LA   BORDE?. 

i  juin. 

Je  vous  l'avais  bien  dit,  mon  cher  Orphée  :  la  lyre  n'appri- 
voise pas  tous  les  animaux,  encore  moins  les  jaloux;  mais  il  ne 
faut  pas  briser  sa  lyre,  parce  que  les  ânes  n'ont  pas  l'oreille  fine. 
Les  talents  sont  faits  pour  combattre,  et,  à  la  longue,  ils  rem- 
portent la  victoire.  Combattez,  travaillez,  opposez  le  génie  au 
mauvais  goût,  refaites  ce  quatrième  acte,  qui  est  de  l'exécution 
la  plus  difficile.  Je  pense  qu'il  vaut  mieux  faire  jouer  une  fois 
votre  opéra  à  Paris  que  de  mendier  à  la  cour  une  représentation 
qu'on  ne  peut  obtenir,  tout  étant  déjà  arrangé.  Croyez  que  c'est 
au  public  qu'il  faut  plaire.  Vous  en  avez  déjà  des  preuves  par 
devers  vous.  Je  suis  persuadé  que  vous  en  aurez  de  nouvelles 
quand  vous  voudrez  vous  plier  à  négocier  avec  les  entrepreneurs 
des  doubles  croches  et  des  entrechats. 

Un  jeune  homme  m'a  montré  une  espèce  d'opéra -comique1 
dans  le  goût  le  plus  singulier  du  monde.  J'ai  pensé  à  vous  sur-le- 
champ  ;  mais  il  ne  faut  courir  ni  deux  lièvres  ni  deux  opéras  à 
la  fois.  Songez  à  votre  Pandore.  Tirez  de  la  gloire  et  des  plaisirs 
du  fond  de  sa  boîte  :  faites  l'amour  et  des  passacailles 4.  Pour 


1.  L'Examen  important  de  milord  Bolingbroke  :  voyez  tome  XXVI,  page  195. 
'2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Sans  doute  les  Deux  Tonneaux. 

4.  Airs  de  danse. 


286  CORRESPONDANCE. 

moi,  je  suis  bien  hardi  de  vous  parler  de  musique,  quand  je  ne 
dois  songer  qu'à  des  De  profundis,  qui  ne  seront  pas  même  en 
faux  bourdon. 

Voudriez-vous  avoir  la  bonté  de  m'envoyer  une  copie  des 
paroles  de  Pandore,  telles  que  vous  les  avez  mises  en  musique? 
Je  tâcherai  de  rendre  quelques  endroits  plus  convenables  à  vos 
talents,  et  qui  vous  mettront  plus  à  l'aise.  Envoyez-moi  ce  ma- 
nuscrit contre-signe  ;  cela  vous  sera  très-aisé. 

Adieu,  mon  cher  et  digne  ami  ;  ne  vous  rebutez  point.  Quand 
un  homme  comme  vous  a  entrepris  quelque  chose,  il  faut  qu'il 
en  vienne  à  bout.  Le  découragement  n'est  point  fait  pour  le  génie 
et  pour  le  mérite.  Combattez  et  triomphez.  Ne  parlez  point  sur- 
tout au  maître  des  jeux1  ;  il  est  impossible  qu'il  fasse  rien  pour 
vous  cette  année  ;  je  vous  en  avertis  avec  très-grande  connais- 
sance de  cause.  Ne  manquez  pas  d'exécuter  votre  charmant  pro- 
jet de  venir  au  1er  de  juillet  ;  nous  aurons  des  voix  et  des  instru- 
ments. Je  vous  dirai  franchement  que  Mme  Denis  se  connaît 
mieux  en  musique  que  tous  les  gens  dont  vous  me  parlez.  Venez, 
venez,  et  je  vous  en  dirai  davantage. 

6908.   —   A   M.    DAMILAVILLE. 


Mon  cher  ami,  faites  d'abord  mes  compliments  à  la  Sorbonne 
du  service  qu'elle  nous  a  rendu  :  car  les  choses  spirituelles 
doivent  marcher  devant  les  temporelles  ;  ensuite  ayez  la  charité 
de  reprendre  l'affaire  des  Sirven.  M.  Chardon  peut  à  présent 
rapporter  l'affaire.  Sirven  est  prêt  à  partir  pour  Paris;  je  vous 
l'adresserai.  11  faudra  qu'il  se  cache,  jusqu'à  ce  que  son  affaire 
soit  en  règle. 

Je  tremble  pour  celle  de  notre  ami  Beaumont;  on  me  mande 
qu'elle  a  un  côté  odieux,  et  un  autre  qui  est  très-défavorable. 
L'odieux2  est  qu'un  philosophe,  que  le  défenseur  des  Calas  et 
des  Sirven  reproche  à  un  mort  d'avoir  été  huguenot,  et  demande 
que  la  terre  de  Canon  soit  confisquée,  pour  avoir  été  vendue  à 
un  catholique;  le  défavorable  est  qu'il  plaide  contre  des  lettres 
patentes  du  roi.  Il  est  vrai  qu'il  plaide  pour  sa  femme,  qui  de- 
mande à  rentrer  dans  son  bien  ;  mais  elle  n'y  peut  rentrer  qu'en 
cas  que  le  roi  lui  donne  la  confiscation.  Il  reste  à  savoir  si  ce 


1.  Richelieu. 

2.  Voyez  tome  XLIV,  page  i.Vt. 


ANNEE    I7G7.  287 

bien  de  ses  pères  a  été  vendu  à  vil  prix.  Tout  cela  me  parait 
bien  délicat.  C'est  une  affaire  de  faveur;  et  il  est  fort  à  craindre 
que  le  secrétaire  d'État  qui  a  signé  les  lettres  patentes  de  son 
adverse  partie  ne  soutienne  son  ouvrage.  Je  crois  que  M.  Char- 
don est  le  rapporteur.  Je  serais  fâché  que  M.  Chardon  fût  contre 
lui,  et  plus  fâché  encore  si,  M.  Chardon  étant  pour  lui,  le  conseil 
n'était  pas  de  l'avis  du  rapporteur.  L'affaire  de  Sirven  me  paraît 
bien  plus  favorable  et  bien  plus  claire.  Je  m'intéresse  vivement 
à  l'une  et  à  l'autre. 

Voici  un  petit  mot  pour  Protagoras1,  qui  est  d'une  autre  na- 
ture. Tout  ce  qui  est  dans  ce  billet  est  pour  vous  comme  pour 
lui  ;  tout  est  commun  entre  les  frères. 

Ma  santé  devient  tous  les  jours  plus  faible;  tout  périt  chez 
moi,  hors  les  sentiments  qui  m'attachent  à  vous.  Je  vous  em- 
brasse bien  fort,  mon  très-cher  ami. 


6009.  —  A  M.  DAMILAVILLE. 

7  juin. 

Mon  cher  ami,  voici  enfin  Sirven  qui  veut  vous  voir,  vous 
remercier  de  vos  bontés,  et  remettre  son  sort  entre  vos  mains. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  doive  se  montrer  avant  que  son  procès  ait 
été  porté  au  conseil. 

J'ai  écrit  à  M.  Cassen2  pour  le  supplier  de  presser  le  rapport 
de  M.  Chardon.  Vous  présenterez  sans  doute  Sirven  à  M.  de 
Beaumont.  J'ai  bien  peur  que  M.  de  Beaumont  ne  puisse  pas  à 
présent  donner  tous  ses  soins  à  cette  affaire  :  il  doit  être  si  occupé 
de  la  sienne  qu'il  n'aura  pas  le  temps  de  songer  à  celles  des 
autres.  Mais,  comme  il  ne  s'agit  actuellement  que  de  procédures 
au  conseil,  M.  Cassen  est  en  état  de  faire  tout  ce  qui  est  néces- 
saire. Il  pourra  avoir  la  bonté  de  mener  Sirven  chez  M.  Chardon. 

J'ai  lu  les  inepties  contre  mon  ami  Bèlisaire.  Ces  sottises  sont 
écrites  par  des  Vandales  dont  il  triomphera. 

On  a  fait  contre  ce  pauvre  abbé  Bazin  un  livre  bien  plus  sa- 
vant3, qui  mérite  peut-être  une  réponse.  Tout  cela  part,  dit-on, 
du  collège  Mazarin.  Il  faudra  que  nous  disions,  comme  du  temps 
de  la  Fronde  :  Point  de  Mazarin  ! 

J'espère  que  l'affaire  du  vingtième,  qui  est  plus  intéressante, 


1 .  La  lettre  G90I3. 

2.  La  lettre  0902. 

3.  Le  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire,  par  Larchei 


288  CORRESPONDANCE. 

sera  finie  avant  que  vous  receviez  ma  lettre.  Il  faut  bien  payer 
les  dettes  de  l'État,  et  on  ne  les  peut  payer  qu'au  moyen  des 
impôts. 

Voici  un  petit  livre1  qu'on  m'a  donné  pour  vous.  Personne 
n'est  plus  en  état  que  vous  de  le  réfuter. 

Je  vous  embrasse  avec  la  plus  vive  tendresse. 


6910.    —    A    M.    LE   MARQUIS    DE   FLORIAN. 

9  juin. 

Seigneurs  châtelains,  nous  vous  rendons  grâces  du  pied  des 
Alpes,  d'avoir  pensé  à  nous  dans  les  plaines  de  Picardie.  Il  n'y 
a  que  trois  jours  que  nous  avons  du  beau  temps.  J'ai  été  bien 
près  d'aller  m'établir  auprès  de  Lyon,  tant  j'étais  las  des  tracas- 
series genevoises,  qui  ne  finiront  pas  de  sitôt. 

Le  diable  est  à  Neuchàtel,  comme  il  est  h  Genève;  mais  il  est 
principalement  dans  le  corps  de  J.-J.,  qui  s'est  brouillé  en  An- 
gleterre avec  tout  le  canton  où  il  demeurait.  Il  s'est  enfui  au  plus 
vite,  après  avoir  laissé  sur  sa  table  une  lettre2  dans  laquelle  il 
chantait  potiille  à  ses  hôtes  et  à  ses  voisins.  Ensuite  il  écrivit 
une  lettre  au  grand  chancelier3  pour  le  prier  de  lui  donner  un 
messager  d'État  qui  le  conduisît  au  premier  port  en  sûreté. 
Le  chancelier  lui  fit  dire  que  tout  le  monde  en  Angleterre  était 
sous  la  protection  des  lois.  Enfin  Rousseau  est  parti  avec  sa  Va- 
chine4,  et  il  est  allé  maudire  le  genre  humain  ailleurs. 

J'ai  reçu  une  lettre  pleine  d'esprit  et  de  bon  sens  du  jeune 
Morival,  enseigne  de  la  colonelle  de  son  régiment.  S'il  vient 
jamais  assiéger  Abbeville,  soyez  sûrs  qu'il  vous  donnera  des 
sauvegardes  ;  mais  il  n'en  donnera  pas  à  tout  le  monde. 

J'attends  avec  impatience  l'état  des  finances,  que  l'on  dit  im- 
primé au  Louvre.  Je  trouve  cette  confiance  et  cette  franchise 
très-nobles.  C'est  ainsi  qu'en  usa  M.  Desmarets,  et  cette  méthode 
fut  très-applaudie.  Le  seul  secret  pour  faire  contribuer  sans 
murmure  est  de  montrer  le  bon  usage  qu'on  a  fait  des  contribu- 
tions. Personne  n'en  fera  moins  mauvaise  chère  pour  payer  les 
deux  vingtièmes.  Cet   impôt  d'ailleurs  n'étant  point  arbitraire 


1.  L'Examen  important  de  milord  Holingbroke. 

2.  Ce  doit  être  la  lettre  de  J.-J.  Rousseau  à  Davenport,  du  30  avril  17G7. 

3.  Cette  lettre  n'est  pas  dans  les  œuvres  de  Rousseau. 

4.  C'est  du  nom  de  Vachine  que  Voltaire  appelle  Thérèse  Levasseur  dans  le 
chant  III  de  sa  Guerre  civile  de  Genève;  voyez  tome  IX. 


ANNÉE    1767.  289 

n'est  sujet  à  aucune  malversation,  et  cela  console  le  peuple  : 
c'est  à  l'État  que  l'on  paye,  et  non  pas  aux  fermiers  généraux. 

Je  vous  envoie  un  petit  mémoire  *  qui  regarde  un  peu  votre 
pays  de  Languedoc.  Il  a  déjà  eu  son  effet.  M.  de  Gudane,  com- 
mandant au  pays  de  Foix,  a  menacé  le  sieur  de  La  Beaumelle  de 
le  mettre  pour  le  reste  de  sa  vie  dans  un  cachot,  s'il  continuait 
à  vomir  ses  calomnies. 

MM.  de  Chabanon  et  de  La  Harpe  sont  toujours  à  Ferney; 
mais  point  de  tragédies.  M.  de  Chabanon  en  fait  une,  encore  y 
a-t-il  bien  de  la  peine.  Pour  moi,  je  suis  hors  de  combat.  Je  me 
console  en  formant  des  jeunes  gens.  Mme  de  Fontaine-Martel  disait 
que  quand  on  avait  le  malheur  de  ne  pouvoir  plus  être  catin,  il 
fallait  être  maq 

Aimez-moi  toujours  un  peu,  et  soyez  sûrs  de  ma  tendre 
amitié. 

6911.  —  A   31.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 


Si  vous  vous  portez  bien,  mon  cher  ange,  j'en  suis  bien  aise; 
pour  moi,  je  me  porte  mal.  C'est  ainsi  qu'écrivait  Cicéron,  et  je 
ne  vois  pas  trop  pourquoi  on  nous  a  conservé  ces  niaiseries. 
M.  de  Thibouville  me  mande  que  votre  santé  est  meilleure,  et 
que  vous  n'êtes  point  au  lait  ;  il  dit  grand  bien  de  votre  régime. 
Jouissez,  mes  anges,  d'une  bonne  santé,  sans  laquelle  il  n'y  a 
rien.  M.  de  Thibouvlle  m'écrit  une  lettre  peu  déchiffrable,  mais 
dans  laquelle  j'ai  entrevu  que  Mlle  Durancy  a  passé  de  Scythie  au 
Canada  2  ;  qu'elle  s'est  perfectionnée  dans  les  mœurs  sauvages, 
et  qu'au  lieu  de  se  sacrifier  pour  son  amant,  elle  le  tue  par  mé- 
garde.  C'est  là  sans  doute  un  beau  coup  de  théâtre,  et  digne 
d'un  parterre  welche.  Voici  ce  que  je  dois  répondre  à  M.  de  Thi- 
bouville sur  les  Scythes,  et  ce  que  je  vous  prie  de  lui  communi- 
quer. 

Puisque  vous  renoncez  à  votre  diabolique  monologue,  je  vous 
aimerai  toujours,  et  il  n'y  aura  rien  que  je  ne  fasse  pour  vous 
plaire.  Je  serai  de  votre  avis  sur  tous  les  petits  détails  dont  vous 
me  parlez,  du  moins  sur  une  bonne  partie. 

J'attendrai  surtout  Fontainebleau,  pour  envoyer  à  peu  près 

1.  C'est  celui  qui  est  tome  XXVI,  page  355. 

2.  Thibouville  avait  induit  Voltaire  en  erreur.  Le  seul  rôle  de  femme  qu'il  y 
ait  dans  la  tragédie  d'Hirza  ou  les  Illinois  (voyez  lettre  G883)  n'était  pas  joué  par 
M1,e  Durancy,  mais  par  M"e  Dubois. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  19 


290  CORRESPONDANCE. 

tout  ce  que  vous  désirez.  Je  me  flatte  toujours  que  la  naïveté 
singulière  des  Scythes  les  sauvera  à  la  fin  :  car  la  naïveté  est  un 
mérite  tout  neuf,  et  il  faut  du  neuf  aux  Welches.  Mettez  votre 
gloire  à  faire  réussir  ce  que  vous  avez  approuvé ,  et  ne  vous  lais- 
sez jamais  séduire  par  ces  Welches  capricieux. 

A  vous,  monsieur  Lekain  :  continuez,  combattez  pour  la  bonne 
cause,  ne  vous  iaissez  point  abattre  par  les  cabales  et  par  le 
mauvais  goût.  J'aimerai  toujours  vos  talents  ei  votre  personne  ; 
et  s'il  me  reste  des  forces,  c'est  pour  vous  que  je  les  emploierai. 

Voilà,  mon  cher  ange,  tous  mes  sentiments  que  je  dépose 
entre  vos  mains,  et  que  je  vous  supplie  de  faire  valoir  avec  votre 
bonté  ordinaire  ;  mais  surtout  ayez  soin  d'une  santé  si  chère  à 
tous  ceux  qui  ont  ou  qui  ont  eu  le  bonheur  de  vivre  avec  vous. 

6912.  —  A  M.   LE   MARQUIS   D'ARGENCE   DE    DIRAC. 

II  juin. 

Mon  cher  marquis,  j'allais  vous  écrire  quand  j'ai  reçu  votre 
lettre.  Je  n'ai  pas,  depuis  quelque  temps,  une  destinée  fort  heu- 
reuse. J'ai  été  bien  consolé  quand  vous  m'avez  appris  que  vous 
viendriez  passer  quelque  temps  dans  votre  ancien  ermitage,  et 
accepter  une  cellule  dans  l'abbaye  de  Ferney  ;  mais  voici  une 
nouvelle  contradiction  qui  me  survient.  Je  ne  sais  si  vous  êtes 
instruit  que  j'ai  la  plus  grande  partie  de  mon  bien  chez  M.  le 
duc  de  Wurtemberg.  On  propose  un  arrangement,  etje  me  trouve 
dans  la  nécessité  d'aller  à  Montbéliard.  Ce  voyage  me  déplaît 
fort,  mais  il  m'est  indispensable.  Je  vous  prie  de  m'instruire  au 
juste  du  temps  auquel  vous  pourrez  venir,  afin  que  je  règle  ma 
ma  relie. 

Je  présume  qu'on  commencera  le  procès  des  Sirven  au  conseil 
pendant  votre  séjour  à  Paris.  Il  me  paraît  presque  impossible 
qu'on  ne  leur  rende  pas  la  même  justice  qu'aux  Calas. 

Vous  allez  voir  des  remontrances  sur  les  deux  vingtièmes. 
C'est  fort  bien  de  remontrer,  mais  il  faut  payer  ses  dettes.  Si  le 
parlement  trouve  le  secret  délibérer  l'État  sans  contribution,  il 
me  paraîtra  fort  habile.  Messieurs  vos  fils  seront  sans  doute  du 
camp  de  Compiègne.  N'irez-vous  pas  à  ce  spectacle?  il  est  plus 
beau  que  ceux  dont  vous  me  parlez.  Voulez-vous  bien  me  mettre 
aux  pieds  de  M""'  la  princesse  de  Ligne?  Je  la  crois  très-favo- 
rable à  la  bonne  cause.  Adieu;  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur. 


ANNÉE    1767.  09,, 

0913.   —  A  M.    DAMILAVILLE. 

12  juin. 

J'ai  vu  M.  de  Voltaire,  monsieur,  comme  vous  me  l'avez  or- 
donné par  votre  lettre  du  2  de  juin.  Sa  santé  décline  toujours, 
et  ses  sentiments  pour  vous  ne  s'affaiblissent  pas. 

sinon,  que  vous  protégez,  est  parti  avec  une  lettre  pour 
vous.  Nous  nous  flattons  que  vous  le  présenterez  à  M.  Cassen, 
avocat  au  conseil,  et  qu'il  obtiendra  le  rapport  de  son  affaire 
Je  n'ai  encore  aucune  nouvelle  sur  celle  de  M.  et  de  Mme  de 
Beaumont.  Il  serait  fort  triste  que  notre  ami  succombât. 

Pourriez-vous  m'envoyer  le  dernier  factum  de  sa  partie  ad- 
verse ?  Voulez-vous  bien  avoir  la  bonté  défaire  donner  cinquante- 
trois  livres  au  sieur  Briasson? 

La  Seconde  Lettre  de  M.  Lembertad  se  débite  à  'Genève,  mais 
elle  n'est  point  encore  à  Lyon.  Je  ne  sais  comment  je  pourrai 
faire  pour  la  lui  envoyer,  car  il  est  très-sévèrement  défendu  de 
faire  passer  des  imprimés  du  pays  étranger  à  Paris,  quoiqu'il  soit 
permis  d'en  envoyer  de  Paris  cbez  l'étranger.  La  raison  m'en 
paraît  plausible  :  les  livres  imprimés  liors  de  France  n'ont  ni 
approbation  ni  privilège,  et  peuvent  être  suspects;  mais  les 
moindres  brochures  imprimées  en  France  étant  imprimées  avec 
permission,  et  munies  de  l'approbation  des  hommes  les  plus 
sages,  elles  portent  leur  passe-port  avec  elles.  Ainsi  j'ai  reçu  sans 
difficulté  l'excellent  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire,  et 
['Examen  de  Bélisaire,  composés  au  collège  Mazarin  ;  mais  je  ne 
crois  pas  qu'on  puisse  avoir  les  réponses  à  Paris.  11  est  d'ailleurs 
très-difficile  de  répondre  à  ces  ouvrages  supérieurs,  qui  con- 
fondent la  raison  humaine. 

On  a  fait  en  Hollande  une  sixième  édition  du  Dictionnaire  phi- 
losophique. Apparemment  que  ce  livre  n'est  pas  aussi  dangereux 
qu'on  l'avait  présumé  d'abord.  On  y  a  ajoutéplusieurs  articles  de 
divers  auteurs.  J'en  ai  acheté  un  exemplaire.  Je  vous  avoue  que 
j'ai  été  très-content  d'y  voir  partout  Y  immortalité  de  l'âme,  et 
l'adoration  d'un  Dieu.  Au  reste,  il  est  ridicule  d'avoir  attribué  ce 
livre  à  M.  de  Voltaire,  votre  ami;  c'est  évidemment  un  choix  fait 
avec  assez  d'art  de  plus  de  vingt  auteurs  différents. 

On  me  mande  aussi  qu'on  imprime  a  Amsterdam  un  ouvrage 
curieux  de  feu  milord  Bolingbroke1;  mais  il  faut  plus  de  trois 

1.  L'Examen  important;  voyez  tome  XXVI,  page  195. 


292  CORRESPONDANCE. 

mois  pour  que  les  livres  de  Hollande  parviennent  ici  par  l'Alle- 
magne. Je  crois  que  toutes  ces  nouveautés  vous  intéressent  moins 
que  les  deux  vingtièmes.  Nous  sommes  gens  de  calcul  à  Genève1, 
et  nous  jugeons  que  la  continuation  de  cet  impôt  est  indispen- 
sable, parce  que  l'État  doit  payer  les  dettes  de  l'État. 

Au  reste  nous  espérons  que  nos  affaires  finiront  bientôt, 
grâce  aux  bontés  de  Sa  Majesté,  qui  est  aussi  aimée  et  aussi  ré- 
vérée à  Genève  qu'en  France. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très-humble  serviteur. 

Boursier. 

6914.  —  A  M.    LE   COMTE   DE    WARGEMONT  '. 

Ferney,  18  juin. 

Le  solitaire  pour  qui  M.  le  comte  de  Wargemont  a  eu  tant  de 
bonté  le  remercie  très-humblement  ;  il  profite  de  ses  offres  obli- 
geantes. Il  prend  la  liberté  de  lui  envoyer  ce  paquet3.  Il  lui  pré- 
sente son  respect  et  sa  reconnaissance. 

6915.  —  A  M.   LE   RICHE. 

19  juin. 

Un  solitaire,  monsieur,  chez  qui  vous  avez  bien  voulu  accep- 
ter pour  trop  peu  de  temps  une  petite  cellule,  et  qui  a  été  bien 
affligé  de  votre  prompt  départ,  prie  le  Seigneur  continuellement 
pour  votre  salut,  et  pour  celui  de  vos  frères  qui  souffrent  persé- 
cution eu  ce  monde.  Il  se  flatte  que  votre  voyage  à  Paris  fera  du 
bien  au  petit  troupeau  des  fidèles. 

On  a  dû  vous  remercier  delà  bonté  que  vous  avez  eue  de  vous 
charger  d'un  paquet  que  vous  avez  fait  rendre  à  son  adresse.  Si, 
à  votre  retour,  vous  passez  par  Lyon,  songez  que  nous  sommes 
sur  votre  route,  et  n'oubliez  pas  les  bons  moines  qui  vous  sont 
essentiellement  dévoués.  Comptez  surtout  que  vous  avez  en  moi 
un  serviteur  attaché  pour  jamais. 


1.  Voltaire  a  dit,  dans  la  Guerre   ciuile   de    Genève,  chant  1,  vers  21   (voyez 
tome  IX)  : 

On  y  calcule,  et  jamais  ou  n'y  rit. 

2.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 

'ô.  Voyez  la  Lettre  à  d'Alembjrt  du  19  juin. 


ANNÉE    17  67.  '293 

G91G.    -  A   M.    D'ALEMBERT. 

19  juin. 

Mon  cher  et  grand  philosophe,  un  brave  officier,  nommé 
M.  le  comte  de  Wargemont,  vient  à  notre  secours  :  car  nous 
avons  des  prosélytes  dans  tous  les  états.  Il  vous  fait  parvenir  trois 
exemplaires  d'une  très-jolie  Lettre  à  un  Conseiller  au  parlement1. 
J'en  ai  eu  six;  Mme  Denis,  M.  de  Chabanon  et  AI.  de  La  Harpe, 
ont  pris  chacun  le  leur  ;  en  voilà  trois  pour  vous.  Cela  vient  bien 
tard  ;  le  mérite  de  l'à-propos  est  perdu,  mais  le  mérite  du  fond 
subsistera  toujours.  C'est  bien  dommage  que  l'auteur  n'écrive 
pas  plus  souvent,  et  ne  conseille  pas  tous  les  conseillers  du  roi. 
L'inquisition  redouble;  il  est  beaucoup  plus  aisé  de  faire  parve- 
nir une  brochure  à  Moscou  qu'à  Paris.  La  lumière  s'étend  par- 
tout, et  on  l'éteint  en  France,  où  elle  venait  de  naître.  Il  semble 
que  la  vérité  soit  comme  ces  héros  de  l'antiquité,  que  des  marâ- 
tres voulaient  étouffer  dans  leur  berceau,  et  qui  allaient  écraser 
des  monstres  loin  de  leur  patrie. 

La  sixième  édition  du  Dictionnaire  philosophique  paraît  en 
Hollande  tête  levée.  Les  dissidents  de  Pologne  ont  fait  imprimer 
le  petit  panégyrique2  de  Catherine,  ou  plutôt  de  la  tolérance: 
c'est  une  édition  magnifique.  La  superstition  fanatique  est  bafouée 
de  tous  côtés.  Le  roi  de  Prusse  dit  qu'on  la  traite  comme  une 

vieille  p qu'on  adorait  quand  elle  était  jeune,  et  à  qui  l'on 

donne  des  coups  de  pied  au  cul  dans  sa  vieillesse3. 

Voici  quelques  échantillons  qui  vous  prouveront  que  le  roi 
de  Prusse  n'a  pas  tort. 

Je  reçois  dans  le  moment  les  Trente-sept  Vérités  opposées  aux 
trente-sept  impiétés  de  Bélisaire,  par  un  bachelier  ubiquistek;  cela  me 
parait  salé. 

J'espère  qu'il  viendra  un  temps  où  on  sèmera  du  sel  sur  les 
ruines  du  tripot  où  s'assemble  la  sacrée  Faculté. 

Je  sais  bien  que  les  gens  du  monde  ne  liront  point  le  Supplé- 
ment a  la  Philosophie  de  l'Histoire  ;  mais  il  y  a  beaucoup  d'érudition 
dans  ce  petit  livre,  et  les  savants  le  liront.  L'auteur  se  joint  à 
l'évêque  hérétique  Warburton  contre  l'abbé  Bazin.  Son  neveu  est 


1.  La  Seconde  Lettre,  etc. 

2.  C'est  la  Lettre  sur  les  Panégyriques;  voyez  tome  XXVI,  page  30" 

3.  Voyez  lettre  61 63,  tome  XLIV,  page  118. 

4.  Par  Turgot. 


294  CORRESPONDANCE. 

obligé,  on  conscience,  de  prendre  la  défense  de  son  oncle1;  c'est  un 
nommé  Larcher  qui  a  composé  cette  savante  rapsodie  sous  les 
yeux  du  syndic  de  Ja  Sorbonne,  Biballier,  principal  du  collège 
Mazarin.  Je  connais  le  neveu  de  l'abbé  Bazin  :  il  est  goguenard 
comme  son  oncle  ;  il  prend  le  sieur  Larcher  pour  son  prétexte, 
et  il  fait  des  excursions  partout.  Il  n'est  pas  assez  sot  pour  se  dé- 
fendre ;  il  sait  qu'il  faut  toujours  établir  le  siège  de  la  guerre  dans 
le  pays  ennemi. 

Ne  vous  ai-je  pas  mandé  que  le  roi  de  Prusse  avait  donné  une 
enseigne  au  camarade  du  chevalier  de  La  Barre,  condamné  par 
messieurs,  dans  le  xvme  siècle,  à  être  brûlé  vif  pour  avoir  chanté 
deux  chansons  de  corps  de  garde,  et  pour  n'avoir  pas  salué  des 
capucins  ? 

Est-il  vrai  que  Diderot  a  fait  un  roman  intitulé  l'Homme  sau- 
vage2? 

Si  cet  homme  sauvage  est  sot,  pédant  et  barbare,  nous  con- 
naissons l'original3. 

Tout  ce  qui  est  chez  nous  vous  fait  les  plus  tendres  compli- 
ments; nous  ne  sommes,  en  vérité,  ni  sauvages,  ni  barbares. 

6617.  —  A  M.   LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

20  juin. 

Mon  cher  ange  se  trouve-t-il  mieux  de  son  régime?  Peut-on 
avoir  une  humeur  dartreuse,  et  avoir  l'humeur  si  douce?  Don- 
nez-moi votre  secret,  car  je  suis  insupportable  quand  je  souffre. 
Je  me  tapis  dans  ma  cellule,  j'y  suis  inaccessible;  je  ne  vois  ni 
les  frères  de  mon  couvent,  ni  nos  commandants,  ni  nos  inspec- 
teurs, ni  les  officiers,  hauts  de  six  pieds,  qui  viennent  remplir 
mon  château,  que  j'avais  bâti  pour  vivre  en  retraite. 

Je  me  flatte  que  vous  avez  bien  voulu  instruire  M.  de  Thibou- 
ville  et  Lekain  des  articles  qui  étaient  pour  eux  clans  ma  précé- 
dente lettre4. 

J'avais  pris  la  liberté  de  vous  adresser,  il  y  a  environ  un 
mois,  une  lettre5  pour  M.  de  Belloy,  dans  laquelle  il  y  avait  de 
petits  vers  en  réponse  à  une  belle  et  longue  épître  dont  il  mavait 
gratifié. 

1.  Voyez  tome  XXVI,  page  367. 

L_\  1707.  in-12.  Cet  ouvrage  est  de  Mercier,  auteur  du  Tableau  de  Paris. 

3.  J.-J.  Rousseau. 

4.  Celle  du  10  juin,  n°  6911. 

5.  Celle  du  21  mai,  n°6891. 


ANNÉE    4767.  298 

On  m'apprend  qu'il  a  fourré  une  lettre  de  moi  dans  le  Mer- 
cure; je  ne  sais  si  c'est  celle  dont  je  vous  parle1.  Mais  pourquoi 
impri mer  les  lettres  de  ses  amis?  Est-ce  qu'on  écrit  au  public, 
quand  on  fait  des  réponses  inutiles  à  des  lettres  qui  ne  sont  que 
des  compliments? 

M.  de  Cliabanon  refait  son  Eudoxie  pour  la  troisième  fois,  et 
notre  petit  La  Harpe  commence  une  pièce  nouvelle,  après  en 
avoir  fait  une  autre  à  moitié.  Vous  voyez  qu'une  tragédie  n'est 
pas  aisée  à  faire.  On  a  représenté  Sèmiramis  sur  mon  théâtre,  et 
elle  a  été  très-bien  jouée.  J'avais  perdu  de  vue  cet  ouvrage;  il 
m'a  fait  sentir  que  les  Scythes  sont  un  peu  ginguets,  en  compa- 
raison. 

Cependant  j'ai  toujours  du  faible  pour  les  Scythes,  et  je  vous 
les  recommande  pour  Fontainebleau. 

J'élève  un  acteur  de  province  qui  a  de  la  figure ,  de  la  no- 
blesse et  de  l'âme;  quand  je  lui  aurai  bien  fait  dégorger  le  ton 
provincial,  je  vous  l'enverrai.  Nous  verrons  enfin  si  on  pourra 
vous  fournir  un  acteur  supportable. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  entendu  parler  d'un  livre  composé  par 
un  barbare,  intitulé  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire.  L'au- 
teur n'est  ni  poli  ni  gai  ;  il  est  hérissé  de  grec  ;  sa  science  n'est 
pas  à  l'usage  du  beau  monde  et  des  belles  dames.  11  m'appelle 
Capanée2,  quoique  je  n'aie  jamais  été  au  siège  de  Thèbes.  Il  vou- 
drait me  faire  passer  pour  un  impie  ;  voyez  la  malice!  On  donne 
des  privilèges  à  ces  livres-là,  et  les  réponses  ne  sont  pas  per- 
mises. Avouez  qu'il  y  a  d'horribles  injustices  dans  ce  inonde. 
Mais  portez-vous  bien,  vous  et  Mme  d'Argental  ;  conservez-moi 
vos  bontés;  jouissez  d'une  vie  heureuse  :  peu  de  gens  en  sont  là. 

6918.    —   DU    CARDINAL    DE    BERMS. 

A  Alby,  ce  22  juin. 

J'ai  lu  avec  intérêt,  mon  cher  confrère,  le  mémoire  des  Sirven.  Je 
souhaite  de  tout  mon  cœur  que  justice  leur  soit  rendue,  et  que  leurs  mal- 
heurs soient  réparés.  0  combien  l'ignorance  et  les  passions  ont  sacrifié  de 
victimes,  et  combien  cette  partie  de  l'histoire  du  genre  humain  humilie  les 
esprits  éciairés  et  afflige  les  âmes  sensibles!  Ces  sacrifices  sanglants,  répé- 
tés d'âge  en  âge  et  dans  tous  les  pays,  ne  doivent  pas  nous  rendre  misan- 
thropes, mais  nous  exciter  à  la  bienfaisance.  Les  belles  âmes  se  croient  char- 

1.  C'est  elle. 

2.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  6877. 


296  CORRESPONDANCE. 

gées  de  réparer  toutes  les  injustices  exercées  par  le  plus  fort  sur  le  plus 
faible.  J'aime  en  vous,  de  préférence  môme  à  vos  talents,  que  j'admire,  ce 
penchant  qui  vous  porte  à  protéger  le  faible  et  à  secourir  l'opprimé.  Vos 
belles  actions,  en  ce  genre,  dureront  autant  que  vos  ouvrages  :  on  ne 
pourra  pas  dire  que  vous  ayez  cru  que  la  vertu  n'était  qu'une  chimère. 
Mais  on  dit  que  vous  vous  êtes  amusé  à  faire  dans  notre  langue  la  Secchia 
rapita1.  Si  cela  est  assez  grave  pour  moi,  faites-m'en  part.  J'attends  vos 
Scythes  mieux  imprimés.  J'aime  toujours  les  lettres;  elles  m'ont  fait  plus  de 
bien  que  je  ne  leur  ai  fait  d'honneur.  Mille  entraves  m'ont  empêché  de  m'y 
livrer  entièrement  ;  rien  ne  m'empêchera  de  les  honorer,  de  les  chérir,  ni 
d'admirer  ni  d'aimer  de  tout  mon  cœur  celui  qui,  dans  notre  siècle,  les  a 
cultivées  avec  tant  de  supériorité.  Vale. 


6919.  —  A  M.    LE    COMTE    DE    LAURENCIN. 

Au  château  de  Ferney,  le  24  juin. 

Monsieur,  j'ai  été  très -touché  de  votre  lettre.  Je  dois  à  la  sen- 
sibilité que  vous  me  témoignez  l'aveu  de  l'état  où  je  me  trouve. 
Je  me  suis  retiré,  il  y  a  environ  treize  ans,  clans  le  pays  de  Gex, 
près  de  la  Franche-Comté,  où  j'ai  la  plus  grande  parlie  de  ma 
fortune;  mais  mon  âge,  ma  faible  santé,  les  neiges  dont  je  suis 
entouré  huit  mois  de  l'année  dans  un  pays  d'ailleurs  très-riant, 
et  surtout  les  troubles  de  Genève  et  l'interruption  de  tout  com- 
merce avec  cette  ville,  m'avaient  fait  penser  à  faire  une  acqui- 
sition dans  un  climat  plus  doux.  On  m'a  offert  vingt  maisons 
dans  le  voisinage  de  Lyon.  Tout  ce  que  vous  voulez  bien  m'écrire, 
et  votre  façon  de  penser,  qui  me  charme,  me  détermineraient  à 
préférer  votre  château,  pourvu  que  vous  n'en  sortissiez  pas: 
mais  j'ai  avec  moi  tant  de  personnes  dont  je  ne  puis  me  séparer 
que  ma  transmigration  devient  très-difficile  :  car,  outre  une  de 
mes  nièces,  à  qui  j'ai  donné  la  terre  que  j'habite,  j'ai  marié  une 
descendante  du  grand  Corneille  à  un  gentilhomme  du  voisinage  ; 
ils  logent  dans  le  château  avec  leurs  enfants.  J'ai  encore  deux 
autres  ménages  dont  je  prends  soin;  un  parent  impotent2, 
qu'on  ne  peut  transporter;  un  aumônier  auparavant  jésuite  3; 
un  jeune  homme4  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  m'a  confié  ; 
un  domestique  trop  nombreux;  et  enfin  je  suis  obligé  de  gou- 


1.  Le  Tassoni  a  place  dans  l'invocation  en  tète  de  la  Guerre  civile  de  Genève  ; 
voyez  tome  IX. 

2.  Daumart. 

3.  Le  Père  Adam. 
i.  C.  Galion. 


ANNÉE    1767.  297 

verrier  cette  terre,  parce  que  la  cessation  du  commerce  avec 
Genève  empêche  qu'on  ne  trouve  des  fermiers. 

Toutes  ces  raisons  me  forcent  à  demeurer  où  je  suis,  quelque 
dur  que  soit  le  climat,  dans  quelque  gêne  que  les  troubles  de 
Genève  puissent  me  mettre.  M.  le  duc  de  Clioiseul  a  bien  voulu 
adoucir  le  désagrément  de  ma  situation  par  toutes  les  facilités 
possibles.  D'ailleurs  ma  terre,  et  une  autre  dont  je  jouis  aux  portes 
de  Genève,  ont  un  privilège  presque  unique  dans  le  royaume, 
celui  de  ne  rien  payer  au  roi,  et  d'être  parfaitement  libres,  ex- 
cepté dans  le  ressort  de  la  justice.  Ainsi  vous  voyez,  monsieur, 
que  tout  est  compensé,  et  que  je  dois  supporter  les  inconvénients 
en  jouissant  des  avantages. 

Je  vous  remercie  de  vos  offres,  monsieur,  avec  bien  de  la 
reconnaissance.  Vos  sentiments  m'ont  encore  plus  flatté;  je  vois 
combien  vous  avez  cultivé  votre  raison.  Vous  avez  un  cœur 
généreux  et  un  esprit  juste.  Je  voudrais  vous  envoyer  des  livres 
qui  pussent  occuper  votre  loisir.  Je  commence  par  vous  adresser 
un  petit  écrit  qui  a  paru  sur  la  cruelle  aventure  des  Calas  et  des 
Sirven  ;  je  l'envoie  à  M.  ïabareau,  qui  vous  le  fera  tenir.  Si  je 
trouve  quelque  occasion  de  vous  faire  des  envois  plus  considé- 
rables, je  ne  la  manquerai  pas.  Il  est  fort  difficile  de  faire  passer 
des  livres  de  Genève  à  Lyon.  Il  est  triste  que  ces  ressources  de 
lame,  et  les  consolations  de  la  retraite,   soient  interdites. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

6920.   —  A   M.  DAMILAVTLLE. 

24  juin. 

Monsieur,  je  reçois  la  vôtre  du  16  juin.  Je  vois  que  c'est  tou- 
jours à  vous  que  les  infortunés  doivent  avoir  recours.  Le  sieur 
Nervis1  s'est  un  peu  trop  hâté  d'aller  à  Paris;  mais  il  n'a  pas  été 
possible  de  modérer  son  empressement.  Il  n'était  pas  d'ailleurs 
trop  content  de  Genève.  Je  sais  que  sa  présence  n'imposera  pas 
beaucoup  :  la  veuve  respectable  d'un  homme  livré  par  le  fana-, 
tisme  au  plus  horrible  supplice,  accompagnée  de  deux  filles 
dont  l'une  était  belle,  devait  faire  une  impression  bien  différente. 
Je  crois  que  le  mieux  que  peut  faire  Nervis  est  de  ne  se  montrer 
que  très-peu. 

M.  Cassen,  son  avocat,  me  paraît  homme  de  mérite,  qui  pense 
sagement,  et  qui  agit  avec  noblesse.  Heureusement  l'affaire  est 

I.  Sirven. 


298  CORRESPONDANCE. 

uniquement  entre  ses  mains.  Je  sais  que  le  triste  procès  de  M.  de 
Beaumont  peut  faire  grand  tort  à  la  cause  que  vous  soutenez. 
Le  public  n'est  pas  dupe  :  il  verra  trop  que  l'envie  de  briller  lui 
a  fait  entreprendre  la  cause  des  Galas  et  des  Sirven,  et  que  l'in- 
térêt lui  fait  réclamer  la  cruauté  de  ces  mômes  lote,  contre  les- 
quelles il  s'élève  dans  ses  mémoires  pour  ses  deux  clients  protes- 
tants. Ils  sont  tous  révoltés,  ils  se  plaignent  amèrement.  Cette 
contradiction  frappante,  qui  les  indigne,  les  refroidit  beaucoup 
pour  le  pauvre  Nervis  ;  mais  leur  ressentiment  n'aura  aucune 
influence  sur  le  rapporteur  et  sur  les  juges. 

Il  n'est  point  du  tout  vrai  que  la  communication  avec  Genève 
soit  rétablie  ;  au  contraire,  les  défenses  de  rien  laisser  passer  sont 
plus  sévères  que  jamais.  On  ouvre  plusieurs  lettres.  J'ai  heureu- 
sement reçu  tous  vos  paquets,  parce  qu'on  sait  que  nous  sommes 
tous  deux  bons  serviteurs  du  roi,  et  que  nous  ne  nous  mêlons 
d'aucune  affaire  suspecte.  M.  de  Lamberta  doit  recevoir  quelques 
instruments  de  mathématiques  dans  peu  de  jours. 

Bèlisaire,  qui  est,  je  crois,  de  M.  Marmontel,  a  été  reçu  dans 
toutes  les  cours  étrangères  avec  transport.  Mes  correspondants 
me  mandent  que  l'impératrice  de  Russie  l'a  lu  sur  le  Volga,  où 
elle  est  embarquée 1.  On  me  mande  aussi  qu'elle  a  fait  un  présent 
considérable  à  Mme  de  Beaumont  ;  mais  ce  n'est  pas  la  vôtre  : 
c'est  une  Mme  de  Beaumont-Leprince2,  qui  fait  des  espèces  de  ca- 
téchismes pour  les  jeunes  demoiselles. 

Il  me  semble  qu'on  ne  connaît  point  encore  hors  de  Paris  le 
Supplément  à  la  Philosophie  de  l'Histoire.  Il  est  d'un  nommé  Lar- 
cher,  ancien  répétiteur  du  collège  Mazarin,  qui  l'a  composé  sous 
les  yeux  de  Biballier.  Il  n'est  pas  trop  honnête  qu'on  permette  de 
traiter  de  Gapanée3  feu  l'abbé  Bazin,  qui  était  un  homme  très- 
pieux.  On  veut  le  faire  passer  dans  la  préface,  page  33,  pour  un 
impie,  parce  qu'il  a  dit  que  la  famine,  la  peste  et  la  guerre,  sont 
envoyées  par  la  Providence4.  Vous  voyez  bien  que  ces  messieurs, 
qui  osent  nier  la  Providence,  se  rendent  gaiement  coupables  de 
la  plus  horrible  impiété  quand  ils  en  accusent  leurs  adversaires. 
11  est  à  croire  que  les  mêmes  personnes  qui  ont  permis  la  rapso- 


1.  Lettre  du  29  de  mai  1707,  n"  6S99. 

2.  Marie  Leprince,  mariée  à  un  M.  de  Beaumont,  puis  séparée  d'avec  lui,  et 
connue  sous  le  nom  de  Leprince  de  Beaumont,  née  à  Rouen  en  1711,  morte  à  Cha- 
navod  (Savoie)  en  1780.  Elle  est  auteur  de  beaucoup  d'ouvrages  d'éducation. 

3.  Voyez  lettre  0877. 

4.  Voyez  tome  XIX,  page  318. 


ANNÉE    1767.  299 

die  infâme  de  Larcher  permettront  une  réponse  honnête1.  Ils  le 
doivent  d'autant  plus  que  ce  Larcher  s'appuie  de  l'autorité  de 
l'hérétique  Warburton,  qui  a  scandalisé  toutes  les  Églises  de  la 
chrétienté  en  voulant  prouver  que  les  Juifs  ne  connurent  jamais 
l'immortalité  de  l'âme,  et  en  voulant  prouver  que  cette  ignorance 
même  imprimait  le  caractère  de  la  divinité  à  la  révélation  de 
Moïse.  Au  reste,  je  doute  fort  que  les  gens  du  monde  lisent  tous 
ces  fatras.  On  ne  peut  guère  faire  naître  des  fleurs  au  milieu  de 
tant  de  chardons. 

J'ai  dû  vous  mander  déjà  qu'on  a  lu  avec  beaucoup  de  satis- 
faction l'ouvrage  du  bachelier  sur  les  Trente-sept  Propositions  de 
Bèlisaire*.  Ce  bachelier  paraît  orthodoxe,  et,  qui  plus  est,  de 
bonne  compagnie. 

Voilà  donc  Jean-Jacques  à  WeselIIl  n'y  tiendra  pas;  il  n'y  a 
que  des  soldats  ;  mais  il  ira  souvent  en  Hollande,  où  il  fera  im- 
primer toutes  ses  rêveries.  On  parle  d'un  roman  intitulé  l'Homme 
sauvage3;  on  l'attribue  à  un  de  vos  amis.  Je  vous  supplie  de  vou- 
loir bien  me  l'envoyer  par  la  voie  dont  vous  vous  servez  ordinai- 
rement. 

Adieu,  monsieur  ;  toute  ma  famille  vous  fait  les  plus  sincères 
et  les  plus  tendres  compliments. 

BOURSIEfi. 

6921.    —    A    M.    LE    COMTE    DE     FÉKÉTÉ*. 

24  juin. 

Celui  qui  a  été  assez  heureux  pour  recevoir  du  noble  inconnu 
un  recueil  de  vers  pleins  d'esprit  et  de  grâces  présente  sa  respec- 
tueuse estime  à  l'auteur  de  tant  de  jolies  choses.  11  admire  com- 
ment l'inconnu  peut  écrire  si  bien  dans  une  langue  étrangère. 
Il  admire  encore  plus  la  générosité  de  son  cœur.  On  serait  heu- 
reux de  pouvoir  jouir  de  la  conversation  d'un  jeune  homme 
d'un  mérite  si  rare.  On  n'ose  pas  s'en  flatter,  on  connaît  quels 


1.  La  Défense  de  mon  oncle;  voyez  tome  XXVI,  page  307. 

2.  Voyez  lettre  6885. 

3.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  6916. 

4.  Le  comte  George  de  Fékété  de  Galantha,  vice-chancelier  de  Hongrie,  etc., 
a  fait  imprimer  dans  sa  patrie,  en  1781,  deux  volumes  in-12,  intitulés  Mes  Rapso- 
dies,  ou  Recueil  de  différents  essais  de  vers  et  de  prose.  Paul  Wallaszky,  auteur  du 
Conspectus  reipublicœ  litterariœ  in  Hungaria,  deuxième  édition,  1808,  in-8°,  n  in- 
dique ni  la  naissance  ni  la  mort  de  Fékété.  (B.)  —  C'est  à  Fékété  que  sont  adres- 
sées les  lettres  6976,  7052,  et  trois  autres  des  années  1768  et  1769. 


300  CORRESPONDANCE. 

sont  les  liens  des  devoirs  et  des  plaisirs.  Il  n'appartient  qu'aux 
souverains  et  aux  belles  de  jouir  du  bonheur  de  le  posséder. 
Quand  il  voudra  se  faire  connaître,  on  lui  gardera  le  secret. 

En  attendant,  on  bénira  le  ciel  d'avoir  produit  des  Messala  et 
des  Catulle  dans  le  pays  où  l'on  prétend  que  les  compagnons 
d'Attila  s'établirent.  Il  est  prié  d'agréer  tous  les  sentiments  qu'il 
inspire,  et  le  respect  d'un  homme  pénétré  de  son  mérite. 

6922.   —  A   M.    BORDES'. 

'2G  juin. 

Le  mémoire  que  vous  m'avez  envoyé,  mon  cher  confrère,  est 
un  des  meilleurs  que  j'aie  encore  vos  :  il  écrase  la  partie  adverse 
sous  le  poids  des  raisons  et  sous  les  traits  du  ridicule.  L'infâme 
chicane  que  vous  attaquez  n'a  point  de  détours  et  de  replis  qui 
puissent  la  dérober  au  bras  victorieux  qui  la  poursuit.  Je  vous 
réponds  que  le  mémoire  sera  imprimé  ;  mais  il  faudra  que  vous 
nous  aidiez  à  le  distribuer  aux  juges.  Dès  qu'on  aura  fini  une 
nouvelle  édition  duBolingbroke,  on  se  mettra  tout  de  suite  à  votre 
mémoire.  Je  vous  assure  que  vous  rendez  un  grand  service  à 
l'innocence  opprimée. 

Oserai-je  vous  prier  de  vouloir  bien  revoir  l'édition  des  Scythes, 
que  Périsse  devrait  avoir  finie  il  y  a  un  mois?  Il  m'a  envoyé  les 
épreuves,  qui  sont  pleines  de  fautes.  Je  lui  en  ai  donné  une  liste 
de  53.  Mais  j'ai  oublié,  à  la  page  13,  ouvrons  pour* ouvrons.  A  la 
page  15,  il  faut  un  point  après  ce  vers  : 

Ma  jeunesse  peut-être  en  fut  épouvantée. 
A  la  page  33  : 

Désespéré,  soumis,  mais  surieux  encore,  etc.  ; 
il  faut  : 

Désespéré,  soumis,  mais  furieux  encore. 

Je  vous  demande  bien  pardon  de  ma  témérité  et  de  ces 
détails;  mais  il  faut  que  les  confrères  s'aident  l'un  l'autre,  et  je 
vous  réponds  que  j'aurai  attention  aux  points  et  aux  virgules  de 
votre  mémoire.  Je  vous  remercie  encore  une  fois  de  me  l'avoir 

I.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  30-1 

envoyé.  J'espère  qu'à  la  fin  la  bonne  cause  triomphera.  Je  vous 
en  écrirai  un  jour  davantage. 

Je  vous  embrasse  et  vous  aime  comme  un  frère. 


6923.  —   A   M.   D  AMILA  VILLE. 

26  juin. 

On  me  mande,  mon  cher  ami,  que  les  huguenots  d'un  petit 
canton  en  Guienne  ont  assassiné  un  curé  *,  et  en  ont  poursuivi 
deux  autres  Si  la  chose  est  vraie,  ces  messieurs  n'ont  pas  la  tolé- 
rance en  grande  recommandation ,  et  on  n'en  aura  pas  beaucoup 
pour  eux.  Je  ne  veux  pas  croire  cette  horrible  nouvelle.  Pour 
peu  qu'ils  eussent  donné  lieu  à  une  émeute,  ils  ne  feraient  pas 
de  bien  à  la  cause  des  Sirven.  Je  pense  qu'alors  il  faudrait  tout 
abandonner.  Mais  je  me  flatte  encore  que  ce  n'est  qu'un  faux 
bruit.  Je  n'ai  point  auprès  de  moi  mon  ami  Wagnière.  J'écris 
avec  peine  ;  je  suis  malade.  Je  finis,  mon  cher  ami,  en  vous 
recommandant  les  incluses,  et  en  vous  aimant. 

6924.   —  A  M.   D'ALEMBERT. 


Pendant  que  la  Sorbonne,  entraînée  par  un  zèle  louable, 
mais  très-peu  éclairé,  et  qui  fait  peu  d'honneur  à  la  nation,  veut 
censurer  Bèlisaire,  il  est  traduit  dans  presque  toutes  les  langues 
de  l'Europe,  L'impératrice  de  Paissie  mande  de  Casan  2,  en  Asie, 
qu'on  y  imprime  actuellement  la  traduction  russe.  M.  d'Alem- 
bert  est  prié  de  faire  passer  ce  petit  billet  à  M.  Marmontel,  en 
quelque  lieu  qu'il  puisse  être. 

6925.    —A   M.    MARMONTEL. 

Dans  le  long  voyage  que  Sa  Majesté  l'impératrice  de  Russie 
vient  de  faire  dans  l'intérieur  de  ses  États,  elle  a  daigné  s'amuser, 
dans  ses  loisirs,  à  traduire  Bèlisaire  en  langue  russe.  Les  sei- 
gneurs de  sa  suite  ont  eu  chacun  leur  chapitre.  Le  neuvième, 
sur  les  vrais  intérêts  d'un  souverain,  est  tombé  en  partage  à 
Sa  Majesté.  Il  ne  pouvait  être  en  de  meilleures  mains  :  aussi  dit-on 
qu'il  est  traduit  clans  la  plus  grande  perfection.  Sa  Majesté  a  pris 


1.  Voyez  les  lettres  693i,  69j3.  6960  et  6999. 

2.  Lettre  6899. 


302  CORRESPONDANCE. 

la  peine  de  rédiger  elle-même  tout  l'ouvrage.  Elle  le  fait  impri- 
mer actuellement  ;  et  comme  il  a  été  commencé  dans  la  ville  de 
Twer,  c'est  à  l'archevêque  de  Twer  que  l'impératrice  l'a  dédié. 


6926.   —  A  .AI.   FABRY  '. 

Vendredi  à  midi,  1er  juillet. 

Pierre  Servetaz,  manouvrier  à  Ferney,  ayant  loué  de  Durant 
un  appartement  au  village  de  Ferney,  fut  obligé  d'en  sortir 
lorsque  les  troupes  arrivèrent,  et  de  céder  cet  appartement  aux 
soldats. 

N'ayant  aucun  endroit  pour  se  mettre  à  couvert,  le  nommé 
Lareine  lui  loua  une  partie  de  sa  cuisine,  où  il  se  retira  avec  sa 
femme  et  son  enfant.  On  lui  a  fait  fournir  une  paire  de  draps, 
qu'il  est  obligé  de  changer  tous  les  quinze  jours,  et  comme  il 
n'en  a  que  deux  paires  en  tout,  lui,  sa  femme  et  son  enfant,  sont 
obligés  de  coucher  nus  sur  la  paille  pendant  qu'ils  blanchissent 
la  seule  paire  de  draps  qui  leur  reste. 

On  a  placé  dix-neuf  grenadiers  dans  la  cuisine  où  il  couche, 
pour  y  faire  leur  potage. 

Ces  grenadiers  lui  ont  brûlé  sept  fascines  de  bois  qu'il  avait. 

Il  a  sa  femme  enceinte,  et  qui  doit  accoucher  clans  peu  de 
temps,  et  elle  n'a  aucun  endroit  que  la  cuisine  où  les  dix-neuf 
grenadiers  font  leur  potage.  Durant  veut  aussi  lui  faire  payer 
six  patagons  pour  le  louage  de  sa  maison,  de  laquelle  on  l'a 
obligé  de  sortir,  ne  jouissant  que  d'un  petit  jardin  et  chenevier 
qu'on  lui  a  tout  dévastés. 

(De  la  main  de  Voltaire.)  Je  supplie  M.  Fabry  de  vouloir  bien 
avoir  pitié  de  cette  pauvre  femme.  J'ai  l'honneur  de  lui  présenter 
mes  respectueux  sentiments. 

6927.   —   A    M.    LE    COUTE    D'AHGENTAL. 

i  juillet. 

Vous  serez  peut-être  aussi  affligé  que  moi,  mon  cher  ami,  de 
ne  recevoir  qu'un  maudit  livre  de  prose2,  au  lieu  des  vers  scythes 
que  vous  attendiez.  Ce  n'est  pas  que  vous  ne  soyez  bientôt  muni 
de  vos  vers  scythes,  mais  enfin  ils  devaient  arriver  les  premiers, 

J,  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  La  Défense  de  mon  oncle;  voyez  tome  XXVI,  page  307. 


ANNÉE    1767.  303 

puisque  vous  les  aviez  ordonnés,  et  il  est  triste  de  ne  recevoir 
que  la  prose  du  neveu  de  l'abbé  Bazin  quand  on  attend  des  cou- 
plets de  tragédie.  Bazin  mlnor  vous  a  adressé  sa  petile  drôlerie  J 
par  M.  Marin  ;  elle  est  toute  à  l'honneur  des  dames,  et  même  des 
petits  garçons,  que  les  ennemis  de  l'abbé  Bazin  ont  si  indignement 
accusés.  Il  est  juste  de  prendre  la  défense  de  la  plus  jolie  partie 
du  genre  humain,  que  des  pédants  ont  cruellement  attaquée. 

A  l'égard  de  la  défense  juridique  des  Sirven,  j'ai  bien  peur 
qu'elle  ne  soit  pas  admise.  Le  procureur  général  de  Toulouse2  est 
à  Paris,  il  réclame  vivement  les  droits  de  son  corps,  et  ce  droit  est 
celui  de  juger  les  Sirven,  et  probablement  de  les  condamner. 
De  plus,  on  me  mande  que  les  protestants  ont  excité  une  émeute 
vers  la  Saintonge,  qu'ils  ont  poursuivi  trois  curés,  qu'ils  en  ont 
tué  un,  qu'on  a  envoyé  des  troupes  contre  eux,  qu'on  a  tué  six- 
vingts  hommes.  Je  veux  croire  que  tout  cela  est  fort  exagéré; 
mais  il  faut  bien  qu'il  se  soit  passé  quelque  chose  de  funeste;  et 
vous  m'avouerez  que  ces  circonstances  ne  sont  pas  favorables 
pour  obtenir  contre  les  lois  du  royaume  une  nouvelle  attribu- 
tion de  juges  en  faveur  d'une  famille  huguenote.  Pour  comble 
de  disgrâce,  le  huguenot  La  Beaumelle,  beau-frère  du  jeune 
huguenot  Lavaysse,  s'est  rendu  coupable  d'une  nouvelle  hor- 
reur. 

J'ai  découvert  enfin  que  c'était  lui  qui  m'avait  fait  adresser 
quatre-vingt-quatorze  lettres  anonymes3;  le  compte  est  net,  et 
le  fait  est  rare.  J'en  ai  reçu  enfin  une  quatre-vingt-quinzième 
qui  m'a  mis  hors  de  doute.  Il  y  a  d'étranges  pervers  dans  le 
monde. 

L'ami  Damilaville  ira  sans  doute  chez  vous  pour  consulter 
l'oracle.  Il  est  fâché,  aussi  bien  que  moi,  du  procès  de  M.  de 
Beaumont.  C'est  une  chose  douloureuse  que  .AI.  de  Beaumont, 
dans  ce  procès,  paraisse  en  quelque  façon  comme  délateur  des 
protestants,  après  avoir  été  leur  défenseur  ;  qu'il  demande  la  con- 
fiscation du  bien  d'un  protestant,  et  qu'il  réclame  des  lois  rigou- 
reuses contre  lesquelles  il  s'est  élevé  lui-même.  Il  est  vrai  qu'il 
redemande  le  bien  des  ancêtres  de  sa  femme;  mais  malheureu- 
sement les  apparences  sont  odieuses  ;  il  a  des  ennemis,  ces  enne- 
mis se  déchaînent  :  tout  cela  fait  au  pauvre  Sirven  un  tort 
irréparable. 

1.  Expression  du  Bourgeois  gentilhomme,  acte  I,  scène  n. 

2.  Jean-Gabriel-Amable-Alexandre  de  Riquet  de  Bonrepos  était  procureur  gé- 
néral au  parlement  de  Toulouse  depuis  février  1700. 

3.  Voyez  tome  XXVI,  page  191. 


304  CORRESPONDANCE. 

Pour  me  consoler,  M.  de  Chabanon  achève  aujourd'hui  sa 
tragédie;  mais  M.  de  La  Harpe  n'est  pas  si  avancé;  il  s'en  faut 
beaucoup.  Deux  tragédies  à  la  fois,  sorties  des  cavernes  du  mont 
Jura,  auraient  été  pour  moi  une  chose  bien  douce. 

Je  vous  assure  que  j'ai  besoin  d'être  réconforté.  Je  ne  peux 
plus  rien  faire  par  moi-même  pour  le  tripot;  j'ai  besoin  déjeunes 
gens  qui  prennent  ma  place  pour  vous  plaire. 

Je  me  mets  aux  pieds  de  Mrae  d'Argental  ;  je  me  recommande 
aux  bontés  de  M.  de  Thibouville.  J'espère  que  les  satrapes 
Nalrisp  et  Elochivis1  ne  seront  pas  regardés  à  Fontainebleau 
comme  des  satrapes  de  mauvais  goût  quand  ils  protégeront  des 
Scythes.  Agréez,  mon  divin  ange,  les  tendres  sentiments  de  tout 
ce  qui  habite  Ferney,  et  surtout  mon  culte  de  dulie. 

6928.  —  A  M.   DAMILAVILLE. 

A  Ferney,  4  juillet- 

Vous  savez,  mon  cher  ami,  que  ce  fut  vous  qui,  dans  le  temps 
du  triomphe  de  la  famille  Calas  et  de  M.  Lavaysse,  m'apprîtes 
que  M.  Lavaysse  était  beau-frère  de  ce  malheureux  La  Beau- 
melle.  Monsieur  son  père  m'écrivit  de  Toulouse  que,  quelque 
temps  après,  mademoiselle  sa  fille,  veuve  d'un  homme  assez 
riche,  avait  en  effet  épousé  La  Beaumelle,  malgré  toutes  ses 
représentations.  Je  fus  affligé  qu'une  famille  à  laquelle  je  m'in- 
téresse fût  alliée  à  un  homme  si  coupable  ;  mais  je  n'en  demeurai 
pas  moins  attaché  à  cette  famille. 

Vous  n'ignorez  pas  que  j'ai  reçu  dans  ma  retraite  un  nombre 
prodigieux  de  lettres  anonymes;  j'en  ai  reçu  quatre-vingt-qua- 
torze de  la  même  écriture,  et  je  les  ai  toutes  brûlées.  Enfin  j'en 
ai  reçu  une  quatre-vingt-quinzième2  qui  ne  peut  être  écrite  que 
par  La  Beaumelle,  ou  par  son  frère,  ou  par  quelqu'un  à  qui  ils 
l'auront  dictée,  puisque,  dans  cette  lettre,  il  n'est  question  que 
de  La  Beaumelle  même.  J'ai  pris  le  parti  de  l'envoyer  au  minis- 
tère. J'avais  d'ailleurs  dessein  d'instruire  le  public  littéraire  de 
cette  étrange  manœuvre,  et  de  faire' connaître  celui  qui  outra- 
geait ma  vieillesse  avec  tant  d'acharnement,  pour  récompense 
des  services  rendus  à  la  famille  dans  laquelle  il  est  entré.  J'ai 
même  envoyé  à  M.  Lavaysse  le  père  cette  déclaration  que  je 


1.  Praslin  et  Choiseul  ;  voyez  tome  VI,  page  263. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page  191. 


ANNÉE    1767.  303 

devais  rendre  publique,  et  que  j'ai  supprimée,  en  attendant  que 
je  prenne  une  résolution  plus  convenable. 

Dans  ces  circonstances,  M.  Lavaysse  de  Vidou  m'a  écrit  le 
25  de  juin.  Il  ignore  apparemment  la  conduite  de  son  beau- 
frère  ;  je  le  plains  beaucoup.  Je  vous  prie  de  lui  faire  part  de  mes 
sentiments,  et  de  lui  montrer  cette  lettre. 

Je  crains  bien  que  nous  n'ayons  d'autre  parti  à  prendre,  au 
sujet  des  Sirven,  que  celui  de  la  douleur  et  de  la  résignation.  Ils 
sont  innocents,  on  n'en  peut  douter.  On  leur  a  ôtéleur  honneur 
et  leurs  biens  ;  on  les  a  condamnés  à  la  mort  comme  parricides  : 
on  leur  doit  justice.  Mais,  d'un  côté,  le  malheureux  procès  de 
M.  de  Beaumont;  de  l'autre,  la  présence  de  monsieur  le  procu- 
reur général  du  Languedoc,  qui  soutiendra  les  droits  de  son  par- 
lement ;  enfin  les  bruits  affreux  qui  courent  sur  les  protestants 
des  provinces  méridionales,  ne  permettent  pas  de  se  flatter 
qu'on  puisse  s'adresser  au  conseil  avec  succès.  Les  nouvelles  hor- 
reurs de  La  Beaumelle  sont  encore  un  obstacle.  Toutes  ces  fata- 
lités réunies  laissent  peu  d'espérance.  Vous  voyez  les  choses  de 
plus  près;  je  m'en  rapporte  à  vous.  Je  vous  supplie  de  m'instruire 
de  l'état  des  choses. 

La  multitude  de  lettres  que  j'ai  à  écrire  aujourd'hui,  et  ma 
santé,  qui  baisse  tous  les  jours,  me  mettent  hors  d'état  de  ré- 
pondre aussi  au  long  que  je  le  voudrais  à  M.  Lavaysse  de  Vidou. 
Le  peu  que  je  vous  écris,  mon  cher  ami,  suffira  pour  le  con- 
vaincre de  mes  sentiments,  et  de  l'état  où  je  me  trouve.  Ayez 
donc  la  bonté,  encore  une  fois,  de  lui  faire  lire  cette  lettre  ;  c'est 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  dans  l'incertitude  où  je  suis,  et 
dans  les  souffrances  de  corps  que  j'éprouve. 

Je  vous  embrasse  tendrement,  et  j'attends  mes  consolations 
de  votre  amitié. 

6929.     —    A   M.   DE    BELLOY. 

A  Ferney,  6  juillet. 

Il  y  a  quelques  années,  monsieur,  que  je  ne  lis  aucun  papier 
public  ;  j'ignore  dans  ma  retraite  ce  qui  se  fait  sur  la  terre.  Je 
sais  pourtant  ce  qui  se  passe  à  Moscou  ;  mais  ce  n'est  pas  par  le 
Mercure.  L'impératrice  de  Russie  daigna  me  mander,  l'année 
passée1,  qu'elle  avait  converti  Abraham  Chaumeix,  et  qu'elle  en 


1.  La   lettre  de  Catherine  II  est  du   11-22  auguste  1765;  voyez  tome  XLIV 
page  45. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  20 


306  CORRESPONDANCE. 

avait  fait  un  tolérant.  Si  depuis  ce  temps-là  cet  Abraham  a  fait 
cette  sottise  ;  s'il  a  vendu  sa  femme  à  quelque  boïard,  comme  le 
père  des  croyants  vendit  la  sienne l  au  roi  d'Egypte  et  au  roitelet 
de  Gérare;  si,  au  lieu  d'obtenir  des  bœufs,  des  vaches,  des  mou- 
tons, des  serviteurs  et  des  servantes,  il  est  tombé  dans  la  misère, 
c'est  probablement  parce  qu'il  est  ivrogne,  et  que  le  vin  coûte 
fort  cher  en  Scythie. 

Il  n'en  est  pas  de  même  dans  votre  Paris,  où  l'ami  Fréron 
gagne  de  l'argent  à  bon  marché,  et  s'enivre  de  même.  Je  fais 
mon  compliment  à  ma  chère  patrie  du  privilège  exclusif  qu'on  a 
donné  à  cet  homme  de  vilipender  son  pays  :  cela  manquait  à 
notre  siècle. 

Ce  que  vous  me  mandez ,  monsieur ,  de  la  générosité  des 
comédiens  de  Paris  ne  m'étonne  point.  Ils  sont  si  riches  de  leur 
propre  fonds  qu'ils  peuvent  se  passer  aisément  des  vers  char- 
mants de  Racine.  Mais  ce  n'est  pas  assez  qu'ils  tronquent  des 
scènes  entières  de  ce  grand  homme,  il  faudrait,  pour  rendre  la 
chose  plus  touchante,  qu'ils  substituassent  des  vers  de  leur  façon 
à  ceux  qu'ils  retranchent.  Le  copiste  de  la  Comédie  doit  être 
le  premier  poète  du  royaume  ;  et  c'est  à  lui  qu'on  doit  s'en  rap- 
porter. 

Il  me  paraît  que  les  imprimeurs  en  savent  autant  que  les 
comédiens  de  votre  bonne  ville.  Ils  ont  plaisamment  accommodé 
l'endroit  dont  vous  me  parlez  ;  il  y  avait  :  ennemis  des  lois  et  de  la 
science,  et  ils  ont  mis  :  ennemis  des  lois  et  de  la  sienne.  Cela  vaut 
le  :  trompez,  sonnettes,  au  lieu  de  :  sonnez,  trompettes.  Que  cela  ne 
vous  rebute  pas,  monsieur  ;  vous  savez  mieux  que  personne  com- 
bien les  bons  citoyens  rendent  justice  au  mérite  : 

Non  lasciar  la  magnanima...  impresa. 

(PÉTRARQUE,    SOD.    VII.) 

Sans  compliments,  et  avec  autant  d'amitié  que  d'estime, 
votre,  etc. 

G930.    —   A    M.    COLINI. 

Ferney,  7  juillet. 

Il  est  vrai,  mon  cher  ami,  que  j'ai  eu  la  faiblesse  de  jouer  un 
rôle  de  vieillard  dans  la  tragédie  des  Scythes;  mais  je  l'ai  telle- 
ment joué  d'après  nature  que  je  n'ai  pu  l'achever  :  j'ai  été  obligé 

1.  Genèse,  xn,  10;  et  xr,  1 1. 


ANNEE    176  7.  307 

d'en  sauter  près  de  la  moitié,  et  encore  ai-je  été  malade  de  l'effort. 
Vous  savez  que  j'ai  soixante-quatorze  ans,  et  que  ma  constitution 
est  faible.  Il  y  a  aujourd'hui  quatre  années  révolues  que  je  ne 
suis  sorti  de  l'ermitage  que  j'ai  bâti.  Mon  cœur  est  à  Schwetzin- 
gen  ;  mais  mon  corps  n'attend  qu'un  petit  tombeau  fort  modeste 
que  je  me  suis  élevé  auprès  d'une  petite  église  de  ma  façon.  Hé- 
las! comment  oserai-je  me  présenter  devant  Leurs  Altesses  électo- 
rales, ayant  presque  perdu  la  vue,  et  n'entendant  que  très-diffi- 
cilement? Il  faut  savoir  subir  sa  destinée.  Nous  avons  à  Ferney 
d'excelleuts  acteurs  ;  leurs  talents  me  consolent  quelquefois  dans 
ma  décrépitude  ;  le  climat  est  dur,  mais  la  situation  est  char- 
mante ;  j'achève  doucement  ma  vie  entre  une  nièce  et  MUe  Cor- 
neille, que  j'ai  mariée,  et  quelques  amis  qui  viennent  partager 
ma  retraite.  Mais  rien  ne  me  dédommage  de  Schwetzingen.  Je 
me  ferai  un  plaisir  bien  vif  de  vous  voir  à  Manheim,  dans  le  sein 
de  votre  famille.  J'embrasse  de  loin  votre  femme  et  vos  enfants. 
Je  m'intéresserai  à  votre  bonheur  jusqu'au  dernier  moment  de 
ma  vie. 

Mettez-moi,  je  vous  prie,  aux  pieds  de  Leurs  Altesses.  Plai- 
gnez-moi, et  que  votre  amitié  soit  ma  consolation. 

0931.   —  A  M.   BORDES  >. 

8  juillet. 

J'aurai  peut-être  demain  jeudi  de  vos  nouvelles,  mon  cher- 
confrère,  et  je  saurai  à  quoi  m'en  tenir  avec  les  frères  Périsse. 
En  attendant,  voici  un  mémoire  que  je  vous  prie  de  lire.  Vous 
sentez  assez  que  je  n'ai  pu  me  dispenser  de  le  publier.  Il  faut 
bien  à  la  fin  confondre  un  pervers.  Voilà  le  secret  des  lettres 
anonymes  découvert. 

Je  vous  prie  d'éclairer  de  vos  lumières  un  solitaire  qui  ne 
voit  les  choses  que  de  loin,  qui  doit  toujours  redouter  le  public, 
mais  qui  a  été  forcé  de  parler.  Dites-moi  ce  que  vous  pensez,  et 
soyez  bien  persuadé  de  tout  ce  que  je  sens  pour  vous. 

6932.   —  A  M.  DE    SARTINES^. 

Ferney,  pays  de  Gex,  par  Genève,  8  juillet. 

Monseigneur,  la  vérité  et  moi,  nous  implorons  votre  protection 
contre  la  calomnie  et  contre  les  lettres  anonymes.  Vous  daigne- 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  L'original  ne   porte  pas  d'adresse;  elle  était  sur  l'enveloppe.  Je   présume 


308  CORRESPONDANCE. 

rez  lire,  avec  les  yeux  d'un  sage  et  d'un  ministre,  cette  requête1 
en  forme  de  mémoire'2.  Il  s'agit  des  plus  horribles  noirceurs 
imputées  à  toute  la  famille  royale.  Il  ne  m'appartient  que  de  vous 
supplier  d'imposer  silence  à  La  Beaumelle3,  qui  est  actuellement 


que  la  lettre  s'adressait  au  lieutenant  général  de  police,  qui  était  alors  M.  de  Sar- 
tines.  (B.) 

1.  Voyez  tome  XXVI,  page  355. 

•2,  Lisez  seulement  depuis  la  page  10,  afin  de  ne  pas  perdre  un  temps  pré- 
cieux. (Note  de  Voltaire.) 

3.  Voici  la  lettre  que  de  son  côté  La  Beaumelle  écrivit  : 

«  A  Mazères,  pays  de  Foix,  ce  13  juillet. 

«  Monseigneur,  on  vient  de  me  faire  passer  un  avis  dont  il  m'importe  de  vous 
instruire  promptement.  C'est  M.  de  Voltaire  qui,  après  avoir  imprimé  vingt 
libelles  où  je  suis  peint  comme  un  voleur,  comme  un  scélérat,  quoique  depuis 
quinze  ans  je  me  taise  sur  son  compte,  m'apprend  qu'il  a  envoyé  au  ministère  je 
ne  sais  quelle  95e  lettre  anonyme  qu'il  m'attribue,  et  me  menace  de  mettre  au 
pied  du  trône  certains  écrits  qu'il  prétend  avoir  de  moi,  et  qui  tous  contiennent 
des  crimes,  dont  la  plupart,  ajoute-t-il,  sont  des  crimes  de  lèse-majesté.  Il  réveille 
sa  vieille  calomnie  sur  M.  le  duc  d'Orléans,  régent.  Il  m'accuse  d'avoir  outragé 
monsieur  le  duc,  sur  lequel  je  n'ai  jamais  écrit  un  mot;  M.  de  Vrillière,  dont 
j'écris  actuellement  le  nom  pour  la  première  fois  de  ma  vie;  Louis  XIV,  que  je 
révère  avec  tout  l'univers  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  affreux,  Sa  Majesté  même  :  ca- 
lomnie si  atroce  que  je  me  reprocherais  de  m'en  justifier. 

«  Comme  je  suis  très-décidé  à  ne  pas  reprendre  la  plume  contre  lui,  quoiqu'il 
en  ait  une  peur  qui  le  jette  dans  des  convulsions,  j'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu 
pour  avoir  signées  de  sa  main  toutes  les  imputations  qu'il  prétend  vouloir  soute- 
nir devant  tout  l'univers,  afin  de  le  poursuivre  en  justice  réglée.  Mais  je  n'ai  pu 
avoir  que  des  signatures  imprimées  qui  ne  prouvent  rien,  et  qu'on  peut  toujours 
désavouer. 

«  Je  suis  très-persuadé,  monseigneur,  que  si  cet  homme  a  l'audace  de  tenter 
l'exécution  du  projet  qu'il  a  formé  de  me  perdre,  vous  ne  me  jugerez  point  sur 
les  allégations  même  les  plus  spécieuses  d'un  implacable  ennemi,  ou  d'autres  per- 
sonnes que  son  adroite  méchanceté  pourrait  employer.  Mais  comme  les  déclama- 
tions véhémentes,  le  ton  affirmatif,  les  tours  artificieux  de  l'accusateur,  pour- 
raient laisser  quelque  fâcheuse  impression  contre  l'accusé,  j'ai  cru  devoir  vous  en 
prévenir,  et  opposer  une  protestation  d'innocence  au  poids  de  son  crédit,  dont  il 
me  menace  de  m'accabler.  Je  ne  sais  de  quels  écrits  il  parle  :  je  ne  sais  s'il  en  a 
forgé  pour  me  perdre.  Il  vit  près  d'un  pays  où  cette  fraude  lui  serait  aisée  :  et 
de  quoi  n'est-il  pas  capable,  après  avoir  eu  le  front  de  m'attribuer  sa  Pucelle 
d'Orléans,  après  avoir  imprimé  que  j'avais  été  condamné  aux  galères  pour  avoir 
pris  l'habitude  de  tirer  de  mes  mains  adroites  les  bijoux  des  poches  de  mes  voi- 
sins ;  après  avoir  écrit  à  Mme  de  La  Beaumelle  et  à  son  père  des  lettres  dont 
chaque  mot  est  un  opprobre? 

«  Cependant  je  garde  le  silence  :  et  depuis  quinze  ans  que  nos  démêlés  com- 
mencèrent et  que  je  le  réprimai  vigoureusement,  je  n'ai  rien  écrit  contre  lui.  Je 
suis  bien  déterminé  à  continuer  de  traiter  ses  libelles  avec  le  même  mépris;  mais 
qu'il  me  soit  permis  de  pousser  un  cri  auprès  de  vous,  monseigneur,  quand  il  ose 
me  menacer  d'employer  la  plus  sainte  des  autorités  à  l'appui  de  la  calomnie. 

«  Quoi  qu'il  puisse  m'imputer,  depuis  douze  ans,  c'est-à-dire  depuis  que  je 
sortis  de  la  Bastille,  qu'il  transforme  pour  moi  en  Bicêtre,  je  n'ai  pas  fait  impri- 


ANNÉE    «767.  309 

à  Mazères,  au  pays  de  Foix,  et  de  vous  renouveler  le  profond 
respect  et  la  reconnaissance  avec  lesquels  je  serai  toute  ma  vie, 
monseigneur,  votre  très-humble,  très-obéissant  et  obligé  servi- 
teur. 

Voltaire. 


6933.   —  A  MADAME   LA  DUCHESSE  DE   SAXE-GOTHA  '. 

A  Ferney,  par  Genève,  8  juillet  1767. 

Madame,  la  vieillesse,  la  maladie  et  la  retraite,  me  laissent 
bien  rarement  la  consolation  d'écrire  à  Votre  Altesse  sérénissime. 
Les  embarras  causés  par  les  troubles  de  Genève,  des  troupes  de 
France  envoyées  dans  notre  petit  pays,  la  longue  interruption 
de  toute  communication,  la  disette  qui  est  attachée  à  ces  petites 
révolutions,  et  toutes  les  peines  journalières  qui  en  résultent, 
voilà  bien  de  tristes  raisons,  madame,  qui  excusent  un  si  long- 
silence. 

A  toutes  ces  peines  s'est  jointe  une  nouvelle  horreur  de  La 
Beaumelle.  Votre  Altesse  sérénissime  peut  se  ressouvenir  qu'après 
avoir  insulté  votre  auguste  nom  dans  un  mauvais  livre  intitulé 
Mes  Pensées,  il  osa  paraître  dans  Gotha,  et  qu'il  en  sortit  précipi- 
tamment avec  une  fille  qui  avait  volé  sa  maîtresse.  Il  a  eu  en 
dernier  lieu  la  hardiesse  d'imputer  cette  dernière  action  à  un 
autre  Français,  qui  s'est  adressé  à  moi  pour  se  plaindre  de  cette 
calomnie  et  pour  demander  mon  témoignage.  J'ai  été  obligé  de 
le  donner,  attendu  que  j'ai  été  témoin  de  la  vérité,  et  que  tout 
Gotha  avait  vu  La  Beaumelle  partir  avec  cette  malheureuse, 
lorsque  je  vins  vous  faire  ma  cour.  Il  n'est  pas  juste  en  effet, 
madame,  que  l'innocent  pâtisse  pour  le  coupable.  Aucun  autre 


mer  une  syllabe.  Je  vis  dans  mes  terres,  au  sein  de  ma  famille,  partagé  entre  la 
culture  de  mon  jardin  et  mon  Tacite.  Il  serait  bien  juste  que,  si  Voltaire  ne  veut 
pas  jouir  enfin  tranquillement  de  sa  gloire,  il  laissât  au  moins  les  autres  jouir 
de  leur  obscurité.  Je  me  flatte  donc,  monseigneur,  que  si  quelque  écrit,  soit  ma- 
nuscrit, soit  imprimé,  vous  est  ou  vous  a  été  déjà  déféré  comme  étant  de  moi, 
vous  daignerez  me  le  faire  communiquer,  afin  que  je  puisse  vous  donner  tous  les 
éclaircissements  convenables.  Je  suis  d'autant  plus  fondé  à  vous  faire  cette  prière 
qu'il  est  public  qu'en  1751  mon  ennemi  me  nuisit  essentiellement  en  m'attribuant 
ce  qui  ne  m'appartenait  pas. 

«  Je  suis  avec  un  très-profond  respect,  monseigneur,   votre   très-humble  et 
très-obéissant  serviteur. 

«  La  Beaumelle.  » 

Je  crois  cette  lettre  inédite;  c'est  ce  qui  m'a  décidé  à  la  donner  ici.  (B.) 
1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


310  CORRESPONDANCE. 

Français  que  La  Beaumelle  ne  serait  capable  de  ce  procédé.  J'ai 
donc  cru  que  je  ne  manquais  pas  à  ce  que  je  dois  à  Votre  Altesse 
sérénissime  en  donnant  un  certificat  authentique  devant  les 
juges  du  point  d'honneur,  qu'on  appelle  en  France  la  connéta- 
hlie.  Ce  certificat  atteste  que  ce  fut  La  Beaumelle,  et  non  un  autre, 
qui  partit  de  Gotha  avec  une  servante  qui  avait  volé  sa  maîtresse. 
Cette  affaire  est  très-importante  pour  le  gentilhomme  faussement 
accusé.  Mon  devoir  est  de  vous  en  rendre  compte.  Je  me  flatte 
que  votre  équité  approuvera  ma  conduite. 

Je  me  mets  aux  pieds  de  monseigneur  le  duc  et  de  toute  votre 
auguste  maison.  Permettez-moi,  madame,  de  ne  point  oublier  la 
grande  maîtresse  des  cœurs.  Agréez  le  profond  respect  avec  lequel 
je  serai  jusqu'au  tombeau,  madame,  de  Votre  Altesse  sérénissime 
le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 


6934.   —   A  M.   LE    MARQUIS  D'ARGENCE   DE   DIRAC. 

Le  10  juillet. 

Votre  vieux  philosophe  est  bien  fâché  de  n'avoir  pu  voir  ap- 
paraître encore  dans  son  ermitage  le  philosophe  militaire  de 
Dirac.  Comptez,  monsieur,  que  je  sens  toute  ma  perte. 

Je  ne  sais  si  la  nouvelle  que  vous  m'avez  apprise  d'une  émeute 
des  calvinistes,  auprès  de  Sainte-Foy,  a  eu  des  suites.  On  m'a 
mandé  qu'on  avait  démoli  un  temple  auprès  de  la  Rochelle,  et 
qu'il  y  avait  eu  du  monde  tué  ;  mais  je  me  défie  de  tous  ces 
bruits,  et  je  me  flatte  encore  qu'il  n'y  a  pas  eu  desangrépandu; 
il  ne  faut  croire  le  mal  que  quand  on  ne  peut  plus  faire  autre- 
ment. Notre  petit  pays  est  plus  tranquille,  malgré  la  prétendue 
guerre  de  Genève.  Nous  sommes  entourés  des  troupes  les  plus 
honnêtes  et  les  plus  paisibles;  il  n'y  a  rien  eu  de  tragique  que 
sur  le  théâtre  de  Ferney,  où  nous  leur  avons  donné  les  Scythes  et 
Sèmiramis;  de  grands  soupers  ont  été  tous  nos  exploits  mili- 
taires. 

Le  ministère  a  daigné  jeter  les  yeux  sur  notre  pays  de  Gex. 
On  y  fait  de  très-beaux  chemins  :  on  m'a  même  pris  quatre-vingts 
arpents  de  terre  pour  ces  nouvelles  routes  ;  mais  je  sais  sacrifier 
mon  intérêt  particulier  au  bien  public. 

On  a  des  copies  très-imparfaites  de  la  petite  plaisanterie  de 
la  Guerre  de  Gcnhve  :  on  a  mis  Tissot1,  au  lieu  d'un  médecin  nommé 

4.  Le  nom  de  Tissot  n'est  dans  aucune  des  éditions  que  j'ai  vues;  dans  toutes 
on  lit  Bonnet. (B.)  —  Voyez  tome  IX,  le  chant  III  de  la  Guerre  civile  de  Genève. 


ANNÉE    1767.  311 

Bonnet  qui  aimait  un  peu  à  boire  ;  le  mal  est  médiocre.  Aimez 
touiours  un  peu  le  vieux  solitaire.  J'apprends,  dans  ce  moment, 
rm'il  y  a  beaucoup  de  monde  décrété  à  Bordeaux,  que  le  cure 
n'est  pas  mort,  et  qu'on  est  fort  déchaîné  contre  les  calvinistes. 

6935.  -   A  M.   BORDES. 

10  juillet. 

Mon  cher  confrère  en  académie,  et  mon  frère  en  philosophie, 
mille  grâces  vous  soient  rendues  de  toutes  les  peines  que  vous 
daignez  prendre1  !  Je  n'aime  pas  les  h  aspirés,  cela  fait  mal  a  la 
poitrine  ;  je  suis  pour  l'euphonie.  On  disait  autrefois  :je  hésite,  et 
à  présent  on  dit  f hésite;  on  est  fou  d'Henri  IV et  non  plus  ce 
Henri  IV  On  achète  du  linge  d'Hollande,  et  non  plus  de  Hollande. 
Ce  qu'on  n'adoucira  jamais,  c'est  la  canaille  de  la  littérature. 
Vous  en  voyez  une  belle  preuve  dans  ce  maraud  de  La  Beau- 
melle  qui  m'a  adressé  la  plupart  de  ses  lettres  anonymes  par 
Lyon*  où  il  faut  qu'il  ait  quelque  correspondant.  La  dernière 
était  datée  de  Beaujeu,  auprès  de  Lyon.  Je  crois  que  ni  les 
ministres,  ni  monsieur  le  chancelier,  ni  la  maison  de  Noailles, 
ni  même  la  maison  royale,  ne  seront  contents  de  ce  La  Beau- 
melle  En  vérité,  ceci  est  plutôt  un  procès  criminel  qu'une  que- 
relle littéraire.  Ce  n'est  pas  le  cas  de  garder  le  silence.  On  doit 
mépriser  les  critiques,  mais  il  faut  confondre  les  calomniateurs. 

On  doit  encore  plus  vous  aimer. 

Voici  une  petite  brochure3  en  réponse  à  une  grosse  brochure. 
S'il  v  a  quelque  chose  de  plaisant,  amusez-vous-en  ;  passez  ce 
qui  vous  ennuiera.  Faites-moi  votre  bibliothécaire,  je  vous  en- 
verrai tout  ce  que  je  pourrai  faire  venir  des  pays  étrangers. 
Bientôt  nous  ne  pourrons  plus  avoir  de  France  que  des  alma- 
uachs,  ou  des  fréronades,  ou  du  Journal  chrétien.  Si  je  suis  ïotie 
bibliothécaire,  soyez,  je  vous  prie,  mon  Aristarque. 

Je  recommande  la  Scythie  à  vos  bontés. 

6936.  —   A  M.  DAMILAVILLE. 

11  juillet. 

Il  est  trop  certain,  mon  cher  ami,  que  les  protestants  de 
Guiennesont  accusés  d'avoir  voulu  assassiner  plusieurs  cures', 

1.  Pour  l'édition  des  Scythes  faite  à  Lyon. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page  191. 

3.  Défense  de  mon  oncle;  voyez  tome  XXVI,  page  367. 

4.  A  Sainte-Foy,  sur  les  frontières  du  Périgord;  voyez  lettre  6923  et  auties. 


312  CORRESPONDANCE. 

et  qu'il  y  a  près  de  deux  cents  personnes  en  prison  à  Bordeaux 
pour  cette  fatale  aventure,  qui  a  retardé  l'arrivée  de  M.  le  maré- 
chal de  Richelieu  à  Paris.  C'est  dans  ces  circonstances  odieuses 
que  l'infâme  La  Beaumelle  m'a  fait  écrire  des  lettres  anonymes. 
J'ai  été  forcé  d'envoyer  aux  ministres  le  mémoire  ci-joint1. 

C'est  du  moins  une  consolation  pour  moi  d'avoir  à  défendre 
la  mémoire  de  Louis  XIV  et  l'honneur  de  la  famille  royale,  en 
prenant  la  juste  défense  de  moi-môme  contre  un  scélérat  auda- 
cieux, aussi  ignorant  qu'insensé.  J'ai  toujours  été  persuadé  qu'il 
faut  mépriser  les  critiques,  mais  que  c'est  un  devoir  de  réfuter  la 
calomnie.  Au  reste,  j'ai  mauvaise  opinion  de  l'affaire  des  Sirven. 
Je  doute  toujours  qu'on  fasse  un  passe-droit  au  parlement  de 
Toulouse  en  faveur  des  protestants,  tandis  qu'ils  se  rendent  si 
coupables,  ou  du  moins  si  suspects.  Tout  cela  est  fort  triste  :  les 
philosophes  ont  besoin  de  constance. 

Adieu,  mon  cher  ami  ;  je  n'ai  pas  un  moment  à  moi,  je  fais 
la  guerre  en  mourant.  Aimez-moi  toujours,  et  fortifiez-moi  contre 
les  méchants. 

6937,    —  A  M.   BORDES2. 

13  juillet. 

Je  trouve,  mon  cher  confrère,  vos  critiques3  très-justes. 
Faites-vous  un  ami  propre  à  vous  censurer. 

Je  vous  remercie  autant  que  je  vous  aime.  Que  dites-vous 
de  La  Beaumelle?  Est-ce  ainsi,  bon  Dieu,  que  sont  faits  les  gens 
de  lettres!  Voilà  mes  ennemis,  depuis  l'abbé  Desfontaines. 

Vous  y  consentez  tous  me  paraît  nécessaire,  et  a  été  très-bien 
reçu,  ainsi  que  tout  le  cinquième  acte. 

Continuez-moi  vos  bontés. 


6938.  —  A  M.    LE   COMTE    DE   WARGEMONT*. 

A  Ferney,  13  juillet. 

Je  suis  pénétré,  monsieur,  des  attentions  et  des  bontés  dont 
vous  m'honorez.  Il  est  bien  rare  qu'on  se  souvienne  à  Paris  des 


1.  Celui  qui  est  tome  XXVI,  page  355. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

3.  Sur  les  Scythes. 

4.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  313 

solitaires  qu'on  a  vus  en  passant  dans  des  retraites  ignorées. 
A  peine  ma  vieillesse  et  mes  maladies  m'ont-elles  permis  de  vous 
faire  ma  cour,  lorsque  vous  êtes  venu  dans  nos  cabanes,  et  ce- 
pendant vous  m'avez  comblé  à  Paris  de  vos  bons  offices,  comme 
si  je  les  avais  mérités.  Vous  avez  fait  bien  plus  :  je  vous  dois  la 
protection  de  M'^deBeauharnais1,  dont  l'esprit  et  la  beauté  sont 
connus  même  dans  notre  pays  sauvage. 

Si  je  puis  trouver  à  Genève  ou  à  Baie  quelques  nouveautés 
dignes  de  votre  curiosité,  je  ne  manquerai  pas  de  vous  les  en- 
voyer à  l'adresse  que  vous  avez  bien  voulu  me  donner.  Je  vous 
supplie,  monsieur,  d'agréer  la  très-respectueuse  reconnaissance 
de  votre  très-humble,  etc. 


6939.   —  DE   M.   D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  14  juillet. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  ou  plutôt  de  vous  répéter,  mon  cher  et 
illustre  maître,  avec  quel  plaisir  j'ai  lu  ou  plutôt  relu  ce  que  vous  avez  bien 
voulu  m'envoyer  ;  vous  connaissez  mon  avidité  pour  tout  ce  qui  vient  de 
vous,  et  il  ne  tiendrait  qu'à  vous  de  la  satisfaire  encore  mieux  que  vous  ne 
faites.  Je  suis  presque  fâché  quand  j'apprends,  par  le  public,  que  vous  avez 
donné,  sans  m'en  rien  dire,  quelque  nouveau  camouflet  au  fanatisme  et  à  la 
tyrannie,  sans  préjudice  des  gourmades  à  poing  fermé  que  vous  leur  appli- 
quez si  bien  d'ailleurs.  Il  n'appartient  qu'à  vous  de  rendre  ces  deux  fléaux 
du  genre  humain  odieux  et  ridicules.  Les  honnêtes  gens  vous  en  ont  d'au- 
tant plus  d'obligation  qu'on  ne  peut  plus  attaquer  ces  deux  monstres  que  de 
loin;  ils  sont  trop  redoutables  sur  leurs  foyers,  et  trop  en  garde  contre  les 
coups  qu'on  pourrait  leur  porter  de  trop  près. 

Les  nouveaux  soufflets2  que  votre  ami  s'est  essayé  à  donner  aux  jésuites 
et  aux  jansénistes  ont  bien  de  la  peine  à  leur  parvenir;  ce  seront  vraisem- 
blablement des  coups  perdus:  il  n'y  a  pas  grand  mal  à  cela,  pourvu  que  les 
vérités  qui  accompagnent  ces  soufflets  ne  soient  pas  tout  à  fait  inutiles. 

Dites-moi,  je  vous  prie,  à  propos  de  cela,  où  en  est  la  nouvelle  édition 
de  la  Destruction  des  Jésuites3.  Pourriez-vous,  si  elle  est  enfin  achevée, 
m'en  faire  parvenir  quelques  exemplaires? 

J'ai  donné  à  mes  petits  gants  d'Espagne4  une  nouvelle  façon  qui  leur 
procurera  un  peu  plus  d'odeur;  je  vous  enverrai  cela  au  premier  jour,  par 
frère  Damilaville.  Que  dites-vous,  en  attendant,  de  ces  pauvres  diables-là, 


1.  Marie  de  Chaban,  femme  du  comte  de  Beauharnais,  cousin  de  l'impératrice 
Joséphine,  née  en  1738,  morte  en  1813.  Elle  a  écrit  quelques  jolies  nouvelles.  (A.  F.) 

2.  La  Seconde  Lettre,  dont  il  a  été  parlé  dans  une  note  sous  le  n°  6872. 

3.  Ouvrage  de  d'Alembert. 

4.  La  Seconde  Lettre. 


314  CORRESPONDANCE. 

qui  courent  la  mer  sans  pouvoir  trouver  d'asile?  On  serait  presque  tenté 
d'en  avoir  pitié,  si  on  n'était  pas  bien  sûr  qu'en  pareil  cas  ils  n'auraient 
pitié  ni  d'un  janséniste  ni  d'un  philosophe.  J'écrivais  ces  jours  passés  à 
votre  ancien  disciple 1  que  j'étais  persuadé  que ,  s'il  chassait  jamais  les 
jésuites  de  Silésie,  il  ne  tiendrait  pas  renfermées  dans  son  cœur  royal2  les 
raisons  de  leur  expulsion.  Je  lui  ai  fait,  par  la  même  occasion,  mes  remer- 
ciements, au  nom  de  la  raison  et  de  l'humanité,  de  ce  qu'on  peut  espérer 
des  grâces  de  sa  part,  quoiqu'on  ait  passé  le  chapeau  sur  la  tête  devant  une 
procession  de  capucins,  et  qu'on  ait  chanté  devant  son  perruquier  et  son 
laquais  des  chansons  de  b 

J'ignore  qui  est  ce  faquin  de  Larcher  qui  a  écrit  sous  les  yeux  du  syn- 
dic Riballier  contre  la  Philosophie  de  l'Histoire;  mais  je  recommande 
très-instamment  ce  syndic  Riballier  au  neveu  de  l'abbé  Bazin.  Je  lui  donne 
ce  syndic  pour  le  plus  grand  fourbe  et  le  plus  grand  maraud  qui  existe  ; 
Marmontel  pourra  lui  en  dire  des  nouvelles.  Croiriez-vous  qu'il  n'a  pas  été 
permis  à  ce  dernier  de  se  défendre,  à  visage  découvert,  contre  ce  coquin,  qui 
l'a  attaqué  sous  le  masque,  et  de  lui  donner  cent  coups  de  bâton  pour  les 
coups  d'épingle  qu'il  en  a  reçus  par  les  mains  d'un  autre  faquin  nommé 
Coger3,  dit  Coge  pecus,  régent  de  rhétorique  au  collège  Mazarin,  dont 
Riballier  est  principal?  Il  faut  que  le  neveu  de  l'abbé  Bazin  applique  à 
ces  deux  drôles  des  soufflets  qui  les  rendent  ridicules  à  leurs  écoliers 
mêmes. 

On  dit  que  la  censure  de  la  Sorbonne  va  enfin  paraître;  ce  sera  sans 
doute  une  pièce  rare.  En  attendant,  les  Trente-sept  Vérités  opposées  aux 
trente-sept  impiétés  les  ont  couverts  de  ridicule  et  d'opprobre.  On  dit  qu'ils 
désavoueront,  dans  leur  censure,  les  trente-sept  propositions  condamnées; 
mais  à  qui  en  imposeront-ils?  Il  est  certain  que  cette  liste  a  été  imprimée 
chez  Simon,  et  qu'elle  était  signée  du  syndic,  qui,  à  la  vérité,  a  essuyé  sur 
ce  sujet  quelques  mortifications  en  Sorbonne,  quoiqu'il  n'eût  rien  fait  que  de 
concert  avec  les  députés  commissaires  de  la  sacrée  Faculté. 

Voulez-vous  bien  remettre  ce  billet  à  M.  de  La  Harpe?  Nous  avons  pour 
l'éloge  de  Charles  V  un  concours  nombreux;  mais  le  jugement  ne  sera  pas 
aussi  long  que  je  le  croyais  d'abord.  Comme  je  sais  l'intérêt  que  vous  y  pre- 
nez, je  ne  manquerai  pas  de  vous  en  mander  le  résultat  dès  que  le  prix 
sera  donné,  ce  qui  ne  tardera  pas  :  nous  avons  une  pièce  excellente,  contre 
laquelle  je  doute  que  les  autres  puissent  tenir.  Ne  trouvez-vous  pas  bien 
ridicule  cette  approbation  que  nous  exigeons  de  deux  docteurs  en  théologie4? 
J'ai  fait  l'impossible  pour  qu'on  abolît  ce  plat  usage;  croiriez-vous  que  j'ai 
été  contredit  sur  ce  point  par  des  gens  même  qui  auraient  bien  dû  me 

1.  La  lettre  de  d'Alembert  au  roi  de  Prusse  est  du  3  juillet  17C7. 

2.  Voyez  la  lettre  6873. 

3.  Voyez  tome  XXI,  page  357;  le  surnom  de  Coge  pecus  fait  allusion  au  vers 
vingtième  de  la  troisième  églogue  de  Virgile. 

4.  L'article  6  du  règlement  de  1671  portait  qu'aucun  discours  ne  serait  admis 
au  concours  sans  être  revêtu  d'une  approbation  signée  de  deux  docteurs  de  la 
Faculté  de  théologie  de  Paris. 


ANNÉE    1767.  313 

seconder?  L'esprit  de  corps  porte  malheur  aux  meilleurs  esprits.  Si  nous 
proposons,  l'année  prochaine,  l'éloge  de  Molière,  comme  cela  pourrait  être, 
je  suis  persuadé  que  le  public  nous  rira  au  nez  quand  nous  annoncerons 
devant  lui  qu'il  faut  que  cet  éloge  soit  approuvé  par  deux  prêtres  de 
paroisse. 

Je  ne  sais  quand  Marmontel  reviendra  des  eaux;  on  dit  que  la  femme  * 
avec  qui  il  y  est  allé,  et  qui  comptait  mourir  en  chemin  pour  éviter  les 
prêtres,  se  porte  beaucoup  mieux,  et  reviendra  peut-être  se  remettre  entre 
leurs  saintes  mains  cet  hiver. 

Je  ne  sais  ce  qu'est  devenu  J.-J.  Rousseau,  et  je  ne  m'en  inquiète  guère. 
On  dit  qu'il  avoue  ses  torts  avec  M.  Hume,  ce  qui  me  paraît  bien  fort  pour 
lui.  On  dit  même  qu'il  a  changé  de  nom,  ce  que  j'ai  bien  de  la  peine  à 
croire. 

Adieu,  mon  cher  et  illustre  confrère  ;  j'embrasse  de  tout  mon  cœur  tous 
les  habitants  de  Ferney,  à  commencer  par  vous.  Ne  m'oubliez  pas,  je  vous 
prie,  quand  vous  pourrez  envoyer  quelque  chose  à  Paris.  Vale,  et  me 
uma. 

6940.   —A   M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

15  juillet. 

Je  reçois  votre  lettre  angélique  du  10  juillet,  mon  tendre  et 
respectable  ami.  Vous  aurez  bientôt  ces  malheureux  Scythes  ; 
mais  je  crois  qu'il  faut  mettre  un  intervalle  entre  les  sauvages  de 
l'orient  et  les  sauvages  de  l'occident.  Je  persiste  toujours  à  pen- 
ser qu'il  faut  laisser  le  public  dégorger  les  Illinois  -  ;  je  pense  en- 
core qu'une  ou  deux  représentations  suffisent  avant  Fontaine- 
bleau. Faisons-nous  un  peu  désirer,  et  ne  nous  prodiguons  pas. 

Je  suis  sans  doute  plus  affligé  que  le  petit  Lavaysse  ;  mais 
comment  voulez-vous  que  je  fasse?  J'ai  affaire  à  un  d'Éon  et  à 
un  Vergy 3,  et  je  ne  suis  pas  ambassadeur  de  France.  Je  suis  per- 
sécuté, depuis  longtemps,  par  mes  chers  rivaux  les  gens  de  let- 
tres ;  c'est  un  tissu  de  calomnies  si  long  et  si  odieux  qu'il  faut 
bien  enfin  y  mettre  ordre.  Il  y  a  plus  de  douze  ans  que  ce 
La  Beaumelle  me  persécute,  et  me  fait  le  même  honneur  qu'à  la 
maison  royale.  Il  y  a  plus  de  sûreté  à  s'attaquer  à  moi  qu'aux 
princes.  Si  j'étais  prince,  je  ne  m'en  soucierais  guère  ;  mais  je 
suis  un  pauvre  homme  de  lettres,  sans  autre  appui  que  celui  de 
la  vérité  :  il  faut  hien  que  je  la  fasse  connaître,  ou  que  je  meure 
calomnié.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  la  Défense  de  mon  oncle,  qui  est 


1.  Mme  Filleul;  voyez  les  Mémoires  de  Marmontel,  livre  VIII. 
1.  Hirza,  ou  les  Illinois,  tragédie  de  Sauvigny. 
3.  Voyez  tome  XL1II,  page  458. 


316  CORRESPONDANCE. 

une  pure  plaisanterie;  il  s'agit  des  plus  horribles  impostures 
dont  jamais  on  ait  été  noirci. 

Je  serai  assez  hardi  pour  écrire  à  M.  d'Aguesseau  *,  puisque 
vous  m'encouragez,  mon  cher  ange  ;  et  je  tâcherai  de  ne  lui 
écrire  que  des  choses  qui  pourront  lui  plaire  et  le  toucher. 

La  Harpe  (Dieu  merci)  ne  fait  point  deux  tragédies,  mais  il 
a  abandonné  un  sujet  presque  impraticable  pour  un  autre  où  il 
est  plus  à  son  aise.  En  un  mot,  mon  atelier  aura  l'honneur  de 
vous  servir. 

Je  vous  avoue  que  je  voudrais  bien  qu'on  jouât  Olympie  une 
ou  deux  fois  avant  Fontainebleau  ;  mais  qu'on  la  jouât  comme 
je  l'ai  faite,  car  il  est  assez  dur  de  se  voir  mutiler.  Il  est  vrai  que 
je  ne  le  vois  point,  mais  je  l'entends  dire,  et  je  reçois  la  blessure 
par  les  oreilles  :  vous  savez  que  les  oreilles  d'un  poète  sont  déli- 
cates. Toute  notre  petite  troupe  vous  présente  ses  hommages, 
ainsi  qu'à  M,ne  d'Argental. 

Je  crois  M.  de  Thibouville  à  la  campagne.  S'il  vient  à  Paris, 
je  vous  supplie  de  ne  me  pas  oublier  auprès  de  lui.  Recevez  tou- 
jours mon  culte  de  dulie. 

Je  viens  d'acheter  un  Dictionnaire  historique  portatif  -,  par  une 
société  de  gens  de  lettres,  en  quatre  gros  volumes  in-8°,  sous  le 
titre  d'Amsterdam,  qu'on  dit  imprimé  à  Paris.  Je  tombe  sur  l'ar- 
ticle Tencin  ;  madame  votre  tante  y  est  indignement  outragée.  On 
y  dit  que  La  Frênaie,  conseiller  au  grand-conseil,  fut  tue  chez  elle. 
Quels  historiens  !  quels  Tite-Live  !  Dites-moi,  après  cela,  si  je 
dois  souffrir  un  La  Beaumelle.  Vous  devriez  bien  demander  à 
Marin  où  s'est  faite  cette  infâme  édition,  et  qui  en  sont  les  au- 
teurs. 

6941.  —A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL  3. 

16  juillet. 

Je  crois  que  M.  de  Courteilles  est  à  la  campagne  ;  pardonnez- 
moi  si  je  vous  adresse  ce  paquet  pour  Lekain. 

J'écris  donc  à  M.  d'Aguesseau,  puisque  vous  l'ordonnez. 

L'affaire  de  La  Beaumelle  est  grave.  C'est  un  monstre.  La- 
vaysse  le  père  a  été  assez  affligé  qu'il  ait  séduit  sa  fille.  Il  est 

1.  Cette  lettre  à  d'Aguesseau,  dont  Voltaire  reparle  dans  la  lettre  6949, 
manque. 

2.  Ce  n'est  pas  celui  de  Chaudon,  mais  celui  de  Barrai  et  Guihaud,  dont  nous 
avons  déjà  parlé  tome  XXVIII,  page  527  ;  et  XXIX,  279. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  317 

l'éditeur  des  lettres  affreuses  imprimées  sous  mon  nom.  Mais 
comment  souffre-t-on  qu'il  traite  Louis  XIV,  le  régent  et  le  duc 
de  Bourbon  d'empoisonneurs?  Comment  au  moins  ne  lui  ini- 
pose-t-on  pas  silence?  Ali  !  mon  cher  ange,  qu'il  y  a  des  gens  de 
lettres  indignes  de  ce  nom  !  Cela  empoisonne  la  fin  de  ma  vie. 


6942.   —  A  M.   LE K AIN. 

17  juillet. 

Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  lettre  du  8  de  juillet.  J'attends 
tous  les  jours  l'édition  des  Scythes,  faite  à  Lyon,  pour  vous  l'en- 
voyer ;  c'est  la  seule  à  laquelle  on  doive  se  tenir.  Elle  est  faite 
entièrement  selon  les  vues  de  M.  d'Argental  ;  on  a  fait  tout  ce 
qu'on  a  pu  pour  profiter  de  ses  observations  judicieuses.  Il  est 
vrai  que  le  rôle  que  vous  voulez  bien  jouer  dans  cette  pièce  ne 
convient  pas  tout  à  fait  à  vos  grands  talents,  et  n'a  pas  ce  su- 
blime et  cette  terreur  que  vous  savez  si  bien  mettre  sur  la 
scène.  Athamare  est  uu  très-jeune  homme,  amoureux,  vif,  pétu- 
lant dans  sa  tendresse,  un  jeune  petit  cheval  échappé,  et  puis 
c'est  tout.  Il  est  fait  pour  un  petit  blondin  nouvellement  entré 
au  service;  mais  vous  savez  vous  plier  à  toute  sorte  de  carac- 
tères. 

Si  vous  jouez  le  Droit  du  seigneur,  comme  je  l'espère,  je  donne 
le  rôle  d'Acanthe  à  MUe  Doligny,  celui  de  Colette  à  M11'  Luzy,  celui 
du  fermier  Mathurin  à  M.  Monfoulon  :  ce  sont  les  dispositions 
que  M.  d'Argental  a  faites  lui-môme. 

A  l'égard  d'Olympie,  je  suis  persuadé  que  cette  pièce,  remise 
au  théâtre,  vous  vaudra  quelque  argent  ;  mais  il  est  absolument 
nécessaire  de  la  jouer  comme  je  l'ai  faite,  et  non  pas  comme 
Mlle  Clairon  l'a  défigurée.  Elle  a  cru  devoir  sacrifier  la  pièce  à 
son  rôle,  supprimer  et  changer  des  vers  dont  la  suppression  ou 
le  changement  ne  forme  aucun  sens.  On  a  surtout  dépouillé  le 
cinquième  acte  de  ce  qui  en  faisait  toute  la  terreur  et  l'intérêt. 
Une  actrice  assez  bonne,  qui  a  joué  Olympie  à  Genève,  ayant 
restitué  tous  les  endroits  supprimés  ou  altérés  par  Mlle  Clairon, 
a  eu  un  succès  si  prodigieux  que  la  pièce  a  été  jouée  six  jours 
de  suite. 

Si  vous  jouez  l'Orphelin  de  la  Chine,  je  vous  prie  très-instam- 
ment de  la  donner  aussi  telle  qu'elle  est  imprimée  dans  l'édition 
des  Cramer.  Vous  devez  avoir  cette  édition  ;  et,  si  vous  ne  l'avez 
pas,  elle  est  chez  M.  d'Argental. 

Voici  encore  un  petit  mot  pour  l'Écossaise,  que  je  vous  prie  de 


318  CORRESPONDANCE. 

donner  à  l'assemblée.  Nous  allons  ce  soir  jouer  l'Orphelin  de  la 
Chine.  M.  de  Chabanon  et  M.  de  La  Harpe  travaillent  pour  vous 
de  toutes  leurs  forces.  J'aurai  du  moins  le  plaisir  de  voir  mes 
amis  soutenir  le  théâtre  auquel  mon  grand  âge,  mes  maladies, 
et  peut-être  encore  plus  mes  ennemis,  me  forcent  de  renoncer. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


6943.   —  A   M.  DEPARCIEUX'. 

A  Ferney,  le  17  juillet. 

Vous  avez  dû,  monsieur,  recevoir  des  éloges  et  des  remercie- 
ments de  tous  les  hommes  en  place  :  vous  n'en  recevez  aujour- 
d'hui que  d'un  homme  bien  inutile,  mais  bien  sensible  à  votre 
mérite  et  à  vos  grandes  vues  patriotiques.  Si  ma  vieillesse  et  mes 
maladies  m'ont  fait  renoncer  à  Paris,  mon  cœur  est  toujours 
votre  concitoyen.  Je  ne  boirai  plus  des  eaux  de  la  Seine,  ni  d'Ar- 
cueil,  ni  de  l'Yvette,  ni  même  de  l'Hippocrène  ;  mais  je  m'intéres- 
serai toujours  au  grand  monument  que  vous  voulez  élever.  Il  est 
digne  des  anciens  Romains,  et  malheureusement  nous  ne  sommes 
pas  Romains.  Je  ne  suis  point  étonné  que  votre  projet  soit  en- 
couragé par  M.  de  Sartines.  Il  pense  comme  Agrippa  ;  mais  l'Hô- 
tel de  Ville  de  Paris  n'est  pas  le  Gapitole.  On  ne  plaint  point  son 
argent  pour  avoir  un  Opéra-Comique,  et  on  le  plaindra  pour- 
avoir  des  aqueducs  dignes  d'Auguste.  Je  désire  passionnément  de 
me  tromper.  Je  voudrais  voir  la  fontaine  d'Yvette  former  un 
large  bassin  autour  de  la  statue  de  Louis  XV;  je  voudrais  que 
toutes  les  maisons  de  Paris  eussent  de  l'eau,  comme  celles  de 
Londres.  Nous  venons  les  derniers  en  tout.  Les  Anglais  nous  ont 
précédés  et  instruits  en  mathématiques,  les  Italiens  en  archi- 
tecture, en  peinture,  en  sculpture,  en  poésie,  en  musique;  et  j'en 
suis  fâché. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  l'estime  infinie  que  vous  méritez, 
et  avec  la  reconnaissance  d'un  concitoyen,  monsieur,  votre,  etc. 

Voltaire. 


1.  Antoine  Deparcieux,  né  le  28  octobre  1703,  à  Cessoux,  diocèse  d'Uzès,  asso- 
cié de  l'Académie  des  sciences  depuis  1746,  mort  le  2  septembre  1768,  avait  pu- 
blié des  Mémoires  sur  la  possibilité  et  la  facilité  d'amener  auprès  de  l'Estrapade 
à  Paris  les  eaux  de  la  rivière  d'Yvette,  1703,  in-i°.  11  a  donné  un  Troisième  Mé- 
moire sur  le  projet  d'amener  l'Yvette  à  Paris,  1708,  in-12. 


ANNÉE   1767.  319 

0944.    —    A   M.    DAMILAVILLE  i. 

18  juillet. 

Mon  cher  ami,  ce  qu'un  homme  qui  a  été  historiographe  de 
France  doit  à  la  maison  royale,  à  la  patrie,  à  la  vérité,  m'a  forcé 
de  publier  ce  mémoire.  Les  nouvelles  accumulations  des  hor- 
reurs de  La  Beaumelle  m'ont  imposé  ce  devoir.  Je  suis  fâché  que 
ce  coquin  ait  séduit  et  épousé  la  fille  de  l'avocat  Lavaysse  ;  mais 
il  faut  savoir  réprimer  le  crime  de  la  même  main  dont  on  sou- 
tient l'innocence.  Cela  est  triste,  mais  cela  est  indispensable. 

J'ai  écrit  à  M.  d'Aguesseau  :  je  n'ai  pas  un  moment  à  moi.  Je 
fais  la  guerre  en  mourant. 

094Ô.  —  A   MADAME   LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHA*. 

A  Ferney,  18  juillet. 

Madame,  les  nouvelles  horreurs  de  La  Beaumelle  contre 
votre  auguste  maison,  et  contre  ce  que  nous  avons  de  plus  res- 
pectable dans  le  monde,  m'obligent  de  mettre  à  vos  pieds  ce  mé- 
moire. Je  demande  à  Votre  Altesse  sérénissime  la  permission  de 
confirmer  la  vérité  de  la  conduite  que  ce  malheureux  tint  à 
Gotha.  Cela  est  important  pour  ma  justification,  et  j'espère  que 
Votre  Altesse  sérénissime  ne  refusera  pas  cette  grâce  à  un  vieil- 
lard qui  lui  est  si  attaché.  Agréez,  madame,  la  reconnaissance  et 
le  profond  respect  que  je  dois  à  Votre  Altesse  sérénissime. 

Le  Suisse  V. 

6946.    —  A   M.   LE    PRINCE   DE   CONDÉ3. 

Au  château  de  Ferney,  par  Genève,  20  juillet. 

Monseigneur,  je  suis  trop  respectueusement  attaché  à  votre 
auguste  nom,  et  à  la  personne  de  Votre  Altesse  sérénissime,  pour 
ne  pas  lui  donner  avis  que  La  Beaumelle,  retiré  à  présent  au 
pays  de  Foix,  dans  la  petite  ville  de  Mazères,  fait  réimprimer  à 
Avignon  le  livre  abominable 4  dans  lequel  ce  calomniateur  ose 
accuser  monseigneur  le  duc,  votre  père,  d'avoir  fait  assassiner 

1.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

3.  Louis-Joseph  de  Bourbon,  prince  de  Condé,  né  le  9  août  1736,  mort  le 
13  mai  1818. 

4.  Le  Siècle  de  Louis  XIV,  annoté  par  La  Beaumelle. 


320  CORRESPONDANCE. 

le  sieur  Vergier1,  ancien  commissaire  de  marine.  Cette  horreur, 
jointe  à  tant  d'autres,  doit  certainement  être  réprimée.  L'audace 
criminelle  de  ce  misérable  donne  du  cours  à  ses  livres,  surtout 
dans  les  pays  étrangers.  Je  suis  persuadé  que  si  Votre  Altesse 
sérénissime  daigne  dire  ou  faire  dire  un  mot  à  M.  de  Saint- 
Florentin,  on  préviendra  aisément  cette  nouvelle  édition.  Vous 
verrez,  monseigneur,  dans  le  Mémoire  ci-joint,  la  page  où  ce 
coquin  ose  ainsi  vous  outrager.  Vous  y  verrez  ses  autres  crimes. 
Jamais  l'abus  de  l'imprimerie  n'a  rien  produit  de  si  coupable. 
Les  sentiments  que  la  France  a  pour  votre  personne  autorisent 
la  liberté  que  je  prends. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  etc. 

6947.  —  DE  M.    D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  21  juillet. 

Il  est  juste,  mon  cher  confrère,  de  vous  laisser  une  seconde  fois  la  satis- 
faction d'annoncer  vous-même  à  M.  de  La  Harpe  qu'il  a  remporté  le  prix 
d'éloquence,  d'une  voix  unanime2;  ce  jugement  a  été  porté  dans  notre 
assemblée  d'hier.  Il  avait  vingt-neuf  concurrents,  parmi  lesquels  on  dit  qu'il 
y  en  avait  de  redoutables;  mais  aucun  n'a  tenu  devant  lui,  et  son  discours 
est  infiniment  supérieur  à  tous  les  autres.  Je  le  regarde  comme  un  des  meil- 
leurs que  l'Académie  ait  encore  couronnés,  et  je  ne  doute  point  que  le  public 
n'en  porte  le  même  jugement. 

Faites-lui,  je  vous  prie,  mon  compliment  sur  ce  nouveau  succès,  qui, 
vraisemblablement,  ne  sera  pas  le  dernier,  à  en  juger  par  le  vol  qu'il  prend 
dans  la  littérature,  et  que  je  vois  avec  le  plaisir  que  me  donne  l'intérêt  que 
je  prends  à  lui.  Je  me  flatte  qu'il  en  est  bien  persuadé.  Il  faut  qu'il  écrive  à 
notre  secrétaire,  qui  lui  fera  tenir,  à  son  choix,  ou  la  médaille,  ou  l'argent 
delà  médaille.  Il  serait  bien  juste  que  notre  libraire  lui  donnât  encore,  pour 
ce  beau  et  bon  discours,  un  honoraire  convenable;  mais  une  loi,  que  je 
trouve  très-injuste,  rend  notre  libraire  propriétaire  des  discours  qui  ont 
remporté  le  prix;  il  ne  tiendra  pas  à  moi  qu'elle  ne  soit  réformée  par  la 
suite,  ainsi  que  la  loi  absurde  de  l'approbation  des  docteurs  3.  A  propos  de 
docteurs,  j'ai  remarqué,  dans  le  discours  de  M.  de  La  Harpe,  quelques  lignes 
rayées  qui  me  paraissent  être  de  leur  besogne;  il  me  semble  qu'en  cela  ils  ont 
passé  leurs  pouvoirs,  les  endroits  rayés  ne  regardant  ni  la  religion  ni  les 
mœurs;  j'en  conférerai  avec  quelques-uns  de  nos  amis,  et  je  verrai  si  ces 
endroits-là  ne  peuvent  pas  se  rétablir  à  l'impression.  Au  reste,  le  fourrage 


1.  Voyez  tome  XIV,  page  142;  et  XV,  126. 

2.  Voyez  tome  XLIV,  page  546. 

3.  Voyez  une  des  notes  sur  la  lettre  GD39. 


ANNÉE    17(37.  324 

qu'ils  ont  fait  est  peu  de  chose,  et  le  discours  n'y  perdra  rien  ou  presque 
rien.  11  n'y  a  pas,  en  tout,  la  valeur  de  six  lignes  effacées. 

Je  vous  prie  de  dire  au  neveu  de  l'abbé  Bazin  que  j'ai  lu  avec  un  grand 
plaisir  la  Défense  de  feu  son  oncle;  mais  qu'il  aurait  bien  dû  me  l'envoyer, 
ainsi  que  tout  ce  qu'il  fait  d'ailleurs.  On  parle  d'un  roman  intitulé  l'Ingénu, 
que  j'ai  grande  envie  de  lire.  L'abbé  Bazin,  dont  j'étais  l'ami  intime,  m'a 
recommandé,  en  mourant,  à  ce  neveu,  qui  doit  respecter  les  volontés  de  son 
oncle,  et  avoir  quelque  égard  pour  ses  plus  zélés  admirateurs.  Je  prie  aussi 
ce  neveu  de  me  dire  où  en  est  la  deuxième  édition  de  la  Destruction^  et 
si  je  pourrai  en  avoir  un  exemplaire.  Adieu,  mon  cher  maître;  je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur. 


6948.  —  A  M.  LE  COMTE    D'ARGExNTAL. 

22  juillet. 

Ali!  mon  respectable  ami,  mon  cher  ange,  qu'il  y  a  une  diffé- 
rence immense  entre  les  sentiments  des  sociétés  de  Paris  et  le 
reste  de  l'Europe!  Il  y  a  Lien  des  espèces  d'hommes  différentes  ; 
et  quiconque  a  le  malheur  d'être  un  homme  public  est  obligé  de 
répondre  à  tous. 

"  Vous  me  mandez,  dans  votre  lettre  du  15  de  juillet,  que  La 
Beaumelle  est  oublié,  tandis  qu'il  y  a  sept  éditions  de  ses  calom- 
nies dans  les  pays  étrangers  ;  et  que  tous  les  sots,  dont  le  monde 
est  plein,  prennent  ses  impostures  pour  des  vérités.  Il  est  triste 
en  effet  que  La  Beaumelle  soit  le  beau-frère  de  Lavaysse  :  sa  sœur 
a  fait  cet  indigne  mariage  malgré  son  père.  Mais  dois-je  me 
laisser  déshonorer  par  un  scélérat  dans  toute  l'Europe,  parce  que 
ce  malheureux  est  le  beau-frère  d'un  homme  à  qui  j'ai  rendu 
service?  N'est-ce  pas  au  contraire  à  Lavaysse  de  forcer  ce  mal- 
heureux à  rentrer  dans  son  devoir,  s'il  est  possible?  La  Beau- 
melle a  fait  commencer  secrètement  une  nouvelle  édition  de  ses 
infamies  dans  Avignon.  Le  commandant  du  pays  de  Foix2  est 
chargé,  par  M.  le  comte  de  Saint-Florentin,  de  le  menacer  des 
plus  grands  châtiments,  mais  cela  ne  le  contiendra  point  ;  c'est 
un  homme  de  la  trempe  des  d'Éon  et  des  Vergy  :  il  niera  tout, 
et  il  en  sera  quitte  pour  désavouer  l'édition.  Je  n'ai  de  ressource 
que  dans  une  justification  nécessaire.  Je  n'envoie  mon  Mémoire* 
qu'aux  personnes  principales  de  l'Europe,  dont  les  noms  sont 

1.  L'ouvrage  de  d'Alembert  Sur  la  Destruction  des  jésuites. 

2.  De  Gudane. 

3.  Celui  qui  est  tome  XXVI,  page  35o. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  21 


322  CORRESPONDANCE. 

intéressés  dans  les  calomnies  que  La  Beaumelle  a  prodiguées  : 
je  remplis  un  devoir  indispensable. 

A  l'égard  des  Scythes,  je  suis  indigné  de  la  lenteur  du  libraire 
de  Lyon.  II  me  mande  qu'enfin  l'édition  sera  prête  cette  semaine  ; 
mais  il  m'a  tant  trompé  que  je  ne  peux  plus  me  fier  à  lui.  Un 
libraire  d'une  autre  ville  veut  en  faire  encore  une  nouvelle  édi- 
tion. On  n'imprime  pas,  mais  on  joue  les  Illinois.  Nous  avons 
joué  ici  l'Orphelin  de  la  Chine;  mais,  Dieu  merci,  nous  ne  l'avons 
pas  donné  tel  qu'on  me  fait  l'affront  de  le  représenter  à  Paris. 
Je  ne  sais  si  de  Belloy  a  raison  de  se  plaindre  *  ;  mais,  pour  moi, 
je  me  plains  très-fort  d'être  défiguré  sur  le  théâtre  et  par 
Ducliesne.  Je  me  flatte  que  vos  bontés  pour  moi  ne  se  démentiront 
pas.  Vous  m'avouerez  qu'il  est  désagréable  que  les  comédiens,  qui 
m'ont  quelques  obligations,  prennent  la  licence  de  jouer  mes 
pièces  autrement  que  je  ne  les  ai  faites.  Quel  est  le  peintre  qui 
souffrirait  qu'on  mutilât  ses  tableaux? 

Ayez  soin  de  votre  santé,  mon  cher  ange;  portez-vous  mieux 
que  moi,  et  je  serai  consolé  d'avoir  une  santé  détestable. 

6949.  —  A  M.  DAMILAVILLE. 

22  juillet. 

Je  ne  puis  que  vous  répéter,  mon  cher  ami,  que  je  suis  très: 
fâché  que  Lavaysse  soit  le  beau-frère  de  La  Beaumelle,  mais  que 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  je  me  laisse  accabler  par  les 
calomnies  de  ce  malheureux.  Mon  Mémoire  -,  présenté  aux,  minis- 
tres, a  eu  déjà  une  partie  de  l'effet  que  je  désirais.  Le  comman- 
dant du  pays  de  Foix  a  envoyé  chercher  La  Beaumelle,  et  l'a 
menacé  des  plus  grands  châtiments  ;  mais  cela  ne  détruit  pas  l'effet 
de  la  calomnie.  Le  devoir  des  ministres  est  de  la  punir.  Le  mien 
est  de  la  confondre.  Je  ne  sais  ni  pardonner  aux  pervers  ni  aban- 
donner les  malheureux.  J'enverrai  de  l'argent  à  Sirven  :  il  n'a 
qu'à  parler. 

M.  Marin  a  dû  vous  faire  tenir  un  paquet  ;  c'est  la  seule  voie 
dont  je  puisse  me  servir.  J'ai  écrit  à  M.  d'Aguesseau3. 

On  m'assure  que  la  Sorbonne  lâchera  toujours  son  décret 
contre  Bèlîsaire.  Il  est  difficile  de  comprendre  comment  un  corps 
entier  s'obstine  à  se  rendre  ridicule.  Bùlisaire  est  traduit  dans 


1.  Voyez  lettre  6929. 

2.  Il  est  tome  XXVI,  page  355. 

3.  Cette  lettre,  dont  il  a  déjà  été  parlé  dans  le  n°  6940,  manque. 


ANNÉE    4767.  323 

presque  toutes  les  langues  de  l'Europe.  L'impératrice  de  Russie 
met  rit,  de  Casan  en  Asie  l,  qu'on  y  imprime  actuellement  la  tra- 
duction russe. 

Je  suis  assailli ,  mon  cher  ami ,  à  droite  et  à  gauche.  Je  vous 
cmhrasse  en  courant,  mais  très-tendrement. 


6950.   —  A  M.    LE    MARECHAL    DUC   DE    RICHELIEU. 

A  Ferney,  22  juillet. 

Je  me  flatte,  monseigneur,  que  c'est  par  votre  ordre  que 
M.  de  Gudane,  commandant  au  pays  de  Foix,  a  fait  de  justes 
menaces  à  La  Beaumelle;  mais  ces  menaces  ne  l'empêchent  pas 
de  faire  secrètement  réimprimer  dans  Avignon  les  calomnies 
affreuses  qu'il  a  vomies  contre  la  maison  royale,  et  contre  tout 
ce  que  nous  avons  de  plus  respectable  en  France.  Après  le  crime 
de  Damiens,  je  n'en  connais  guère  de  plus  grand  que  celui 
d'accuser  Louis  XIV  d'avoir  été  un  empoisonneur,  et  de  vomir 
des  impostures  non  moins  exécrables  contre  tous  les  princes. 
J'ignore  si  vous  êtes  actuellement  à  Paris  ou  à  Bordeaux  ;  mais, 
en  quelque  endroit  que  vous  soyez,  vos  bontés  me  sont  bien 
chères,  et  j'espère  qu'elles  feront  toujours  la  plus  grande  douceur 
de  ma  retraite.  Je  compte  sur  votre  protection  pour  les  Scythes  à 
Fontainebleau;  j'aurai  l'honneur  de  vous  envoyer  la  nouvelle 
édition  qu'on  fait  à  Lyon.  Je  vous  demanderai  qu'il  ne  soit  pas 
permis  aux  comédiens  de  mutiler  mes  pièces.  Vous  savez  qu'il  y 
a  des  gens  qui  croient  en  savoir  beaucoup  plus  que  moi,  et  qui 
substituent  leurs  vers  aux  miens.  Je  ne  fais  pas  grand  cas  de  mes 
vers;  mais  enfin  j'aime  mieux  mes  enfants  tortus  et  bossus,  que 
les  beaux  bâtards  que  l'on  me  donne. 

Je  ne  sais  pas  encore  quelles  sont  vos  résolutions  sur  Galien. 
11  y  a  longtemps  que  je  ne  l'ai  vu  ;  il  est  presque  toujours  à 
Genève.  Si  j'avais  cru  que  vous  le  destinassiez  à  être  votre  secré- 
taire, je  l'aurais  engagé  à  former  sa  main  ;  mais  comme  vous  ne 
m'avez  jamais  répondu  sur  cet  article,  et  que  je  n'ai  point  d'au- 
torité sur  lui,  je  me  suis  borné  à  le  traiter  comme  un  homme 
qui  vous  appartient,  sans  prendre  sur  moi  de  lui  rien  prescrire. 
Je  souhaite  toujours  qu'il  se  rende  digne  de  vos  bontés. 

Je  n'ai  que  des  nouvelles  fort  vagues  touchant  le  curé  de 
Sainte-Foy2  et  les  protestants  qui  sont  en  prison.  Cette  affaire 

1.  C'est  la  lettre  6899. 

2.  Voyez  lettres  6923  et  69G0. 


324  CORRESPONDANCE. 

m'intéresse,  parce  qu'elle  peut  beaucoup  nuire  à  celle  des  Sirven, 
qui  se  jugera  à  Compiègne. 

Je  vous  supplie  de  conserver  vos  bontés  au  plus  ancien  servi- 
teur que  vous  ayez,  et  au  plus  respectueusement  attaché. 

6951.   —   A  M.   LE   MARQUIS   DE    FLORIAN. 

Le  24  juillet. 

Mes  chers  patrons  d'Hornoy,  je  suis  toujours  prêt  à  aller  trouver 
le  duc  de  Wurtemberg,  et  je  ne  pars  point.  Mauvaise  santé,  tra- 
vaux nécessaires,  affaires  qui  m'ont  traversé  :  tout  s'est  opposé 
jusqu'à  présent  à  mon  voyage. 

Il  est  vrai  que  Mme  Denis  a  donné  de  belles  fêtes,  mais  je  suis 
trop  vieux  et  trop  malade  pour  en  faire  les  honneurs.  Je  crois 
que  l'affaire  des  Sirven  sera  jugée  à  Compiègne  à  la  fin  du  mois, 
et  nous  espérons  qu'elle  le  sera  favorablement.  Ce  sera  une 
seconde  tête  de  l'hydre  du  fanatisme  abattue. 

Je  profite  de  l'adresse  que  vous  m'avez  donnée  pour  vous 
envoyer  un  petit  mémoire  qui  regarde  un  peu  votre  pays  de 
Languedoc.  Il  a  déjà  eu  son  effet.  M.  de  Gudane,  commandant 
au  pays  de  Foix,  a  menacé  le  sieur  La  Beaumelle  de  le  mettre 
pour  le  reste  de  sa  vie  dans  un  cachot  s'il  continuait  à  vomir  ses 
calomnies. 

Je  ne  sais  point  encore  de  nouvelles  du  procès  de  M.  de  Beau- 
mont.  Son  affaire  est  bien  épineuse,  et  il  est  triste  qu'il  réclame 
en  sa  faveur  la  sévérité  des  mêmes  lois  contre  lesquelles  il  a  paru 
s'élever,  avec  l'applaudissement  du  public,  dans  le  procès  des 
Calas  et  des  Sirven. 

MM.  de  Chabanon  et  de  La.  Harpe  sont  toujours  à  Ferney; 
cela  vous  vaudra  deux  tragédies  nouvelles  pour  votre  hiver. 
Pour  moi,  je  suis  hors  de  combat,  mais  j'encourage  les  combat- 
tants. 

Aimez-moi  toujours  un  peu,  et  soyez  sîlrs  de  ma  tendre  amitié. 

G952.  —  A  M.    CH.   DU   C, 

GOUVERNEUR,     POUR    LE    ROI,    d'ANDELY. 

Au  château  de  Ferney,  près  G«nève,  2i  juillet. 

L'honneur  que  vous  m'avez  fait,  monsieur,  de  me  choisir 
pour  m'apprendre  qu'il  y  a  à  Andely  une  maison  où  a  logé 
quelque  temps  le  grand-oncle  de  M11,  Corneille,  que  j'ai  le  bonheur 


ANNÉE    1767.  325 

d'avoir  chez  moi,  et  qui  est  très-bien  mariée,  exigeait  de  moi 
une  réponse  plus  prompte1.  Je  vous  prie  d'excuser  un  vieillard 
malade,  qui  a  presque  perdu  la  vue  :  je  n'en  suis  pas  moins  sen- 
sible à  votre  intention. 
J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

Voltaire, 
gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi. 

6953.  —  DE   M.   ROUSSEAU, 

CONSEILLER       DE      LA      COUR       DE       GOTHA   . 
A    M.    LA     BEAUMELLE    2. 

De  Gotha,  ce  24  juillet  1767. 

Monsieur,  l'indisposition  de  Son  Altesse  sérénissime  madame  la  duchesse 
l'empêche  de  répondre  elle-même  à  votre  lettre  du  4  8  juin,  dans  laquelle 
vous  vous  plaignez,  monsieur,  d'un  outrage  qu'on  a  fait  à  votre  réputation, 
en  recourant  à  son  témoignage  et  à  celui  de  monseigneur  le  duc.  Elle  m'a 
ordonné  de  vous  assurer,  de  sa  part  et  en  son  nom,  qu'elle  se  rappelait  très- 
bien  d'avoir  dit  à  M.  de  Voltaire  que  vous  étiez  parti  de  Gotha  avec  une 
gouvernante  d'enfants  qui  s'était  éclipsée  furtivement  de  la  maison  de  sa 
maîtresse  après  s'être  rendue  coupable  de  plusieurs  vols,  mais  qu'elle  ne  lui 
a  jamais  dit,  ni  qu'elle  n'avait  jamais  cru  que  vous  eussiez  la  moindre  part 
aux  vols  et  à  la  mauvaise  conduite  de  cette  personne.  Voilà  le  témoignage 
qu'elle  croit  devoir  rendre  à  la  vérité. 

Après  m'être  acquitté  des  ordres  de  Son  Altesse  sérénissime  madame 
la  duchesse,  permettez-moi,  monsieur,  de  vous  témoigner  la  part  que  je 
prends  à  ce  qui  vous  arrive,  et  de  vous  représenter  en  même  temps  com- 
bien il  doit  être  désagréable  à  des  souverains  qui  aiment  les  sciences,  et 
qui  protègent  et  accueillent  ceux  qui  les  cultivent,  de  voir  après  cela  qu'on 
fasse  intervenir  leurs  noms  dans  les  tracasseries  qui  font  si  peu  d'honneur 
aux  gens  de  lettres. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  une  parfaite  considération,  monsieur,  votre 
très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Rousseau. 

0954.   —  A  M.   TABAREAU, 

DIRECTEUR     GÉNÉRAL    DES    POSTES,    A    LYON. 

27  juillet. 

Il  a  été  avéré,  mon  cher  monsieur,  que  c'est  La  Beaumellequi 
me  fit  écrire  la  lettre  anonyme  dont  je  me  plaignis 3  il  y  a  trois 

1.  La  lettre  du  gouverneur  d'Andely  était  du  2i  juin. 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

3.  Voyez  lettre  6928  ;  mais  cette  lettre  n'a  pas  un  mois  de  date  :  Voltaire  veut 
peut-être  parler  de  la  pièce  que  nous  avons  mise  tome  XXVI,  page  191. 


326  CORRESPONDANCE. 

mois.  M.  le  comte  de  Saint-Florentin  l'a  fait  avertir  qu'on  le 
remettrait  dans  un  cul  de  basse-fosse  s'il  continuait  ce  manège. 
Il  est  bien  triste  pour  moi  que  cette  aventure  m'ait  privé  du 
bonheur  de  m'approcher  de  vous. 

Voici  le  troisième  chant  de  la  très-ridicule  Guerre  de  Genève l  ; 
je  crois  qu'on  m'a  volé  le  second.  Un  misérable  capucin,  très- 
digne,  s'étant  échappé  de  son  couvent  en  Savoie,  et  s'étant  réfu- 
gié chez  moi,  m'a  volé,  au  bout  de  deux  ans,  des  manuscrits,  de 
l'argent  et  des  bijoux.  Son  nom  est  Bastian  ;  il  s'appelait  chez 
moi  Ricard.  Il  porte  encore  un  habit  rouge  que  je  lui  ai  donné. 
Il  est  à  Lyon  depuis  quelques  jours;  c'est  lui  probablement  qui 
a  fait  courir  ce  second  chant.  Il  faut  l'abandonner  à  la  vengeance 
de  saint  François  d'Assise. 

Savez-vous  que  le  roi  d'Espagne  a  mandé  au  roi  de  France 
que  les  jésuites  avaient  fait  un  complot  contre  la  famille  royale? 
Voilà  d'étranges  gens,  et  la  religion  est  une  belle  chose!  On  m'a 
mandé,  des  frontières  d'Espagne,  il  y  a  longtemps,  que  les 
jésuites  n'étaient  pas  les  seuls  moines  coupables.  Il  ont  été  jus- 
qu'à présent  les  seuls  punis;  espérons  en  la  justice  de  Dieu  sur 
toute  cette  abominable  racaille. 

Ne  pourriez-vous  point,  monsieur,  vous  faire  informer  secrè- 
tement s'il  n'y  a  point  quelque  négociant  protestant  à  Beaujeu, 
ou  même  quelque  prédicant  secret?  S'il  y  en  a  un  à  Lyon,  com- 
ment s'appelle-t-il  ?  comment  pourrais-je  parvenir  à  avoir  une 
liste  des  négociants  languedochiens  protestants  qui  sont  à  Lyon? 
à  qui  pourrais-je  m'adresser  ? 

Le  prétendu  Pierre  III-  commence  à  faire  du  bruit  dans  le 
monde,  mais  il  n'en  fera  pas  longtemps;  il  ressemblera  aux 
ouvrages  nouveaux.  On  rapporte  lundi  l'affaire  des  Sirven. 

6955.   —  A   M.  L'ABBÉ  COGER3. 

27  juillet. 

Vous  êtes  bien  à  plaindre,  monsieur,  de  vous  acharner  à 
calomnier  des  citoyens  et  des  académiciens  que  vous  ne  pouvez 
connaître. 


1.  Voyez  tome  IX. 

2.  Plusieurs  imposteurs  ont  pris  le  nom  de  Pierre  III  :  le  seul  célèbre  est 
Pugatschef,  qui  fut  mis  à  mort  en  1775;  voyez  les  lettres  de  Catherine  à  Voltaire 
des  22  octobre-2  novembre  1774,  et  du  29  décembre  1774-9  janvier  1775. 

3.  Voyez  tome  XXI,  page  357. 


ANNÉE    1767.  327 

Vous  m'imputez,  dans  votre  critique  de  Bèlisaire,  h  la  gloire 
duquel  vous  travaillez,  vous  m'imputez,  dis-je,  un  poëme  sur  la 
Religion  naturelle.  Je  n'ai  jamais  fait  de  poëme  sous  ce  titre.  J'en 
ai  fait  un,  il  y  a  environ  trente  ans,  sur  la  Loi  naturelle  l,  ce  qui 
est  très-différent. 

Vous  m'imputez  un  Dictionnaire  philosophique ,  ouvrage  d'une 
société  de  gens  de  lettres,  imprimé  sous  ce  titre,  pour  la  sixième 
fois,  à  Amsterdam,  qui  est  une  collection  de  plus  de  vingt  auteurs, 
et  auquel  je  n'ai  pas  la  plus  légère  part. 

Page  96,  vous  osez  profaner  le  nom  sacré  du  roi,  en  disant 
que  Sa  Majesté  en  a  marqué  la  plus  vive  indignation  à  M.  le  pré- 
sident Hénault  et  à  M.  Capperonnier 2.  J'ai  en  main  la  lettre  de 
M.  le  président  Hénault ,  qui  m'assure  que  ce  bruit  odieux  est 
faux.  Quant  à  M.  Capperonnier,  j'atteste  sa  véracité  sur  votre 
imposture.  Vous  avez  voulu  outrager  et  perdre  un  vieillard  de 
soixante  et  quatorze  ans,  qui  ne  fait  que  du  bien  dans  sa  retraite  ; 
il  ne  vous  reste  qu'à  vous  repentir. 


6956.   —  A  M.  MOREAU  DE  LA  ROCHETTE3. 

Au  château  de  Ferney,  27  juillet. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  de  toutes  vos  bontés  ;  j'ai  pris  aussi 
la  liberté  d'adresser  mes  remerciements  à  monsieur  le  contrôleur 
général. 

Les  platanes  dont  vous  me  parlez  ne  réussissent  pas  mal  dans 
nos  cantons  :  je  planterais  volontiers  cinquante  érables  et  cin- 
quante platanes;  mais  je  ne  veux  pas  abuser  de  vos  offres  obli- 
geantes. Je  tâcherai  de  préparer  si  bien  la  terre  que,  malgré  les 
fortes  gelées  auxquelles  nous  sommes  exposés  dès  le  mois  de 
novembre,  j'espère  donner  une  bonne  éducation  aux  enfants  que 
voulez  bien  me  confier.  Je  vois  avec  bien  du  plaisir  combien 
vous  êtes  utile  à  la  France,  et  je  suis  pénétré  de  la  reconnais- 
sance que  je  vous  dois. 

C'est  avec  ces  sentiments  que  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur, 
votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

1.  Voyez  tome  IX. 

2.  Voyez  lettre  6963. 

3.  Voyez  lettre  6901. 


328  CORRESPONDANCE. 


6957.  —  A  M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

29  juillet. 

Mon  divin  ange,  vos  Scythes  de  Lyon  sont  prêts;  j'y  ai  fait 
tout  ce  que  j'ai  pu.  Je  pense  que  les  Illinois  ayant  voulu  imiter 
les  Scythes  dans  le  cinquième  acte,  il  sera  bon  de  ne  les  jouer 
qu'une  seule  fois  avant  Fontainebleau,  deux  fois  tout  au  plus. 

Vous  avez  peut-être  vu  la  nouvelle  édition  du  Coger,  régent 
au  collège  Mazarin,  contre  Bèlisaire.  Pourquoi  me  fourre-t-il  là? 
pourquoi  une  si  étrange  calomnie  ?  est-il  permis  de  prostituer 
ainsi  le  nom  du  roi?  Et  cela  s'imprime  avec  permission!  et  on  me 
dit  :  Méprisez  ces  sottises;  laissez-vous  calomnier;  laissez-nous 
en  rire.  Quant  à  La  Beaumelle,  qui  est  de  la  clique  de  Fréron, 
les  avoyers  de  Berne,  plus  essentiellement  outragés  que  moi  dans 
les  ouvrages  de  ce  misérable,  viennent  de  s'en  plaindre  à  M.  de 
Choiseul.  Si  j'étais  souverain  à  Berne,  je  ne  me  plaindrais  pas. 

Mon  cher  ange,  mettez-moi  aux  pieds  de  mes  deux  protec- 
teurs, et  soyez  le  troisième. 

6958.    —    DE   FRÉDÉRIC  II,   ROI  DE   PRUSSE. 

Potsdam,  le  31  juillet. 

J'ai  cru  avec  le  public  que  vous  aviez  changé  de  domicile.  Des  lettres 
de  Paris  nous  assuraient  que  vous  alliez  vous  établir  à  Lyon  ',  et  j'attribuais 
votre  long  silence  à  votre  déménagement;  la  cause  que  vous  en  alléguez2 
est  bien  plus  fâcheuse. 

Le  poëme  sur  les  Genevois3  m'était  parvenu  par  Thieriot.  Je  n'en  ai  que 
deux  chants;  vous  me  feriez  plaisir  de  m'envoyer  l'ouvrage  entier.  J'admi- 
rais, en  le  lisant,  ce  feu  d'imagination  que  les  frimas  de  la  Suisse  et  le  froid 
des  ans  n'ont  pu  éteindre;  et,  comme  cet  ouvrage  est. écrit  avec  autant  de 
gaieté  que  de  chaleur,  je  vous  croyais  plus  vivant  que  jamais.  Enfin  vous 
êtes  échappé  de  ce  nouveau  danger,  et  vous  allez  sans  doute  nous  régaler 
de  quelque  poëme  sur  le  Styx,  sur  Caron,  sur  Cerbère,  et  sur  tous  ces 
objets  que  vous  avez  vus  de  si  près.  Vous  nous  devez  la  relation  de  ce 
voyage  :  vous  vous  trouverez  à  votre  aise  en  la  faisant,  instruit  par  l'exemple 
de  tant  de  voyageurs  qui  ne  se  sont  pas  gênés  en  nous  racontant  ce  qu'ils 
n'ont  jamais  vu  dans  des  pays  réels.  Votre  champ  vous  fournit  la  mytholo- 
gie, la  théologie  et  la  métaphysique.  Quelle  carrière  pour  l'imagination  ! 
Mais  revenons  à  ce  monde-ci. 

1.  Voyez  lettres  6859  et  6865. 

2.  La  très-légère  attaque  d'apoplexie  dont  il  parle  page  I. 

3.  La  Guerre  civile  de  Genève. 


ANNEE    17G7.  329 

On  y  vieillit  prodigieusement,  mon  cher  Voltaire;  tout  a  bien  changé 
depuis  le  temps  passé  que  vous  vous  rappelez.  Mon  estomac,  qui  ne  digère 
presque  plus,  m'a  contraint  de  renoncer  aux  soupers.  Je  lis  le  soir,  ou  je 
fais  conversation.  Mes  cheveux  sont  blanchis,  mes  dents  s'en  vont,  mes 
jambes  sont  abîmées  par  la  goutte.  Je  végète  encore,  et  je  m'aperçois  que  le 
temps  fixe  une  différence  sensible  entre  quarante  et  cinquante-six  ans. 
Ajoutez  à  cela  que  depuis  la  paix  j'ai  été  surchargé  d'affaires,  de  sorte  qu'il 
ne  me  reste  dans  la  tête  qu'un  peu  de  bon  sens,  avec  une  passion  renais- 
sante pour  les  sciences  et  pour  les  beaux-arts.  Ce  sont  eux  qui  font  ma  con- 
solation et  ma  joie. 

Votre  esprit  est  plus  jeune  que  le  mien;  sans  doute  que  vous  avez  bu  de 
la  fontaine  de  Jouvence,  ou  vous  avez  trouvé  quelque  secret  ignoré  des 
grands  hommes  qui  vous  ont  devancé. 

Vous  allez  retravailler  le  Siècle  de  Louis  XIV;  mais  n'est-il  pas  dange- 
reux d'écrire  les  faits  qui  tiennent  à  nos  temps?  C'est  l'arche  du  Seigneur, 
il  ne  faut  pas  y  toucher.  Ceci  me  donne  lieu  de  vous  proposer  un  doute  que 
je  vous  prie  de  résoudre.  On  dit  le  siècle  d'Auguste,  le  siècle  de  Louis  XIV  : 
jusqu'à  quel  temps  doit  s'étendre  ce  siècle  ?  combien  avant  la  naissance  de 
celui  qui  lui  donne  son  nom,  et  combien  après  sa  mort?  Votre  réponse 
décidera  un  petit  différend  littéraire  qui  s'est  élevé  ici  à  cette  occasion. 

J'envie  à  Lentulus  le  plaisir  qu'il  a  eu  de  vous  voir.  Comme  vous  me 
parlez  de  lui,  je  suppose  qu'il  aura  été  à  Ferney.  Il  vous  aura  vu  facie  ad 
faciem,  comme  le  grand  Condé  mourant  espérait  voir  Dieu1.  Pour  moi,  je 
ne  vois  rien  que  mon  jardin.  Nous  avons  célébré  des  noces2,  et  puis  des 
fiançailles  3.  J'établis  ma  famille.  J'ai  plus  de  neveux  et  de  nièces  que  vous 
n'en  avez.  Nous  menons  tous  une  vie  paisible  et  philosophique. 

On  parle  aussi  peu  des  dissidents  et  de  ce  qu'ils  décideront  que  des 
Genevois  et  des  héros  qui  les  entourent.  Toutefois  j'ai  appris  avec  plaisir 
qu'on  les  laisse  tranquilles.  S'ils  sont  sages,  ils  auront  hâte  de  s'accommo- 
der, et  de  ne  plus  rechercher  dorénavant  l'arbitrage  de  voisins  plus  puis- 
sants qu'eux. 

Vivez  donc  pour  l'honneur  des  lettres;  que  votre  corps  puisse  se  rajeu- 
nir comme  votre  esprit,  et  si  je  ne  puis  vous  entendre,  que  je  puisse  vous 
lire,  vous  admirer,  et  faire  des  vœux  pour  le  patriarche  de  Ferney! 

Fiîderic  4. 


1.  Bossuet,  Oraison  funèbre  de  Louis  de  Bourbon,  prince  de  Condé. 

2.  Celles  de  la  princesse  Louise-Henriette-YVilhelmine,  fille  cadette  de  Henri, 
margrave  de  Schwedt,  avec  Léopold-Frédéric-François,  prince  régnant  d'Anh  alt- 
Dessau.  Elles  furent  célébrées  le  25  juillet. 

3.  Le  27  eurent  lieu  les  fiançailles  de  la  princesse  Wilhelmine,  fille  du  prince 
de  Prusse  défunt,  avec  Guillaume,  prince  d'Orange. 

4.  Il  y  a  ici,  dans  Beuchot,  une  lettre  à  un  ministre  d'État  qui  n'est  qu'un 
abrégé  de  la  lettre  au  duc  de  Choiseul,  du  13  juillet  1761  ;  voyez  tome  XLI, 
page  36i. 


330  CORRESPONDANCE. 


6959.  —  A  M.   LE   COMTE  DE    WARGEMONT». 

A  Ferney,  1er  auguste. 

J'ai  reçu,  monsieur,  la  lettre  dont  vous  m'honorez  du  22  juil- 
let, mais  non  pas  celle  que  vous  m'annoncez  du  21  par  le  major 
de  la  légion.  Il  faut  qu'elle  ait  été  perdue  avec  quelques  autres. 

Vous  aviez  bien  raison,  monsieur  ;  le  livre  intitulé  les  Hommes 
n'est  pas  fait  par  un  homme  fin.  Si  celui  du  Soldat  aux  gardes 
était  en  effet  d'un  soldat,  il  faudrait  le  faire  aide-major;  mais  je 
soupçonne  qu'il  est  du  chevalier  de  La  Tour,  qui  l'a  mis,  pour 
se  réjouir,  sous  le  nom  d'un  caporal  de  sa  compagnie.  Ce  caporal 
m'a  envoyé  le  livre  avec  une  belle  lettre,  et  j'ai  encore  peine  à 
le  croire  l'auteur. 

Je  suis  pénétré  de  vos  bontés;  je  voudrais  pouvoir  les  méri- 
ter; mais  un  pauvre  anachorète  ne  peut  vous  présenter  que  ses 
regrets  et  son  respect.  Agréez,  monsieur,  ces  sentiments  de  votre 
très-humble,  etc. 

6960.   —   A  M.    DAMILAVILLE. 

1er  auguste. 

Mes  associés,  monsieur,  vous  ont  envoyé  ce  que  vous  de- 
mandez, et  ce  qui  vous  était  dû.  Si  rien  ne  vous  est  parvenu, 
il  ne  faut  s'en  prendre  qu'à  l'interruption  du  commerce  :  car  il 
est  plus  difficile,  comme  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  le  dire, 
d'envoyer  des  ballots  de  ce  pays-ci  que  d'en  recevoir.  Les  bijoute- 
ries sont  surtout  prohibées. 

J'ai  vu  votre  ami  à  la  campagne  ;  il  traîne  une  vie  assez  lan- 
guissante. Je  lui  ai  parlé  du  sieur  La  Beaumelle,  en  conformité 
de  votre  lettre  du  25  de  juillet  ;  il  m'a  dit  que  ce  malheureux  étant 
sur  le  point  de  faire  réimprimer  ses  calomnies  contre  tout  ce  que 
nous  avons  de  plus  respectable2,  on  s'était  trouvé  dans  la  néces- 
sité de  présenter  l'antidote  contre  le  poison  ;  que  cela  ne  se  pou- 
vait faire  décemment  que  par  un  mémoire  historique3,  lequel 
n'a  été  adressé  qu'aux  personnes  intéressées,  aux  ministres,  et 
aux  gens  de  lettres.  S'il  avait  été  possible  que  le  jeune  M.  La- 
vaysse  eût  mis  un  frein  à  la  démence  horrible  de  son  beau- 


1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Voyez  lettres  6946  et  6950. 

3.  C'est  celui  qui  est  lome  XXVI,  page  355. 


ANNÉE    1767.  3.3 1 

frère,  et  si  le  repentir  avait  pu  entrer  dans  l'âme  d'un  homme 
aussi  méchant  et  aussi  fou,  on  aurait  pris  d'autres  mesures. 

L'aventure  de  Sainte-Foy1  est  très-vraie,  et  on  informe  crimi- 
nellement depuis  un  mois.  L'évêque  d'Agen  a  jeté  un  monitoire: 
il  y  a  beaucoup  de  protestants  en  prison.  On  ne  sait  pas  un  mot 
de  tout  cela  à  Paris.  Il  y  aurait  cinq  cents  hommes  de  pendus  en 
province  que  Paris  n'en  saurait  pas  un  seul  mot;  mais  le  minis- 
tère en  est  très-instruit. 

Vous  avez  dû  recevoir  de  votre  ami  la  copie  de  la  lettre  qu'il 
a  écrite  au  sieur  Coger  ~.  Il  m'a  dit  qu'il  était  obligé  de  faire  la 
guerre  toute  sa  vie,  mais  que  c'était  l'état  du  métier.  Il  vous  est 
toujours  bien  tendrement  attaché.  Toute  ma  famille  vous  pré- 
sente ses  obéissances.  Est-il  vrai  que  mon  ancien  compatriote 
Jean-Jacques  Rousseau  est  établi  en  Auvergne? 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  avec  les  sentiments  les  plus 

inviolables,  votre,  etc. 

Boursier. 

6961.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

3  auguste. 

Il  faut  que  je  vous  dise  ingénument,  mon  cher  philosophe, 
qu'il  n'y  a  point  d'Ingénu,  que  c'est  un  être  de  raison  ;  je  l'ai  fait 
chercher  à  Genève  et  en  Hollande  ;  ce  sera  peut-être  quelque 
ouvrage  comme  le  Compère  Matthieu.  L'ami  Coge  pecus 3  fait  appa- 
remment courir  ces  bruits-là,  qui  ne  rendront  pas  sa  cause  meil- 
leure. Vous  voyez  l'acharnement  de  ces  honnêtes  gens  :  leur  res- 
source ordinaire  est  d'imputer  aux  gens  des  Ingénus  pour  les  rendre 
suspects  d'hérésie,  et  malheureusement  le  public  les  seconde,  car 
s'il  paraît  quelque  brochure  avec  deux  ou  trois  grains  de  sel, 
même  du  gros  sel,  tout  le  monde  dit  :  C'est  lui,  je  le  reconnais  ; 
voilà  son  style  ;  il  mourra  dans  sa  peau  comme  il  a  vécu.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  n'y  a  point  d'Ingénu,  je  n'ai  point  fait  VIngénu,  je 
ne  l'aurai  jamais  fait;  j'ai  l'innocence  de  la  colombe,  et  je  veux 
avoir  la  prudence  du  serpent4. 

En  vérité,  je  pense  que  vous  et  moi  nous  avons  été  les  seuls 
qui  aient  prévu  que  la  destruction  des  jésuites  rendrait  les  jansé- 
nistes trop  puissants.  Je  dis  d'abord,  et  même  en  petits  vers,  qu'on 

1.  Voyez  lettre  6923. 

2.  La  lettre  6955. 

3.  L'abbé  Coger  (voyez  tome  XXI,  page  357),  auteur  de  Y  Examen  de  Béli- 
saire,  1767,  in-12. 

4.  .Matthieu,  x,  16. 


332  CORRESPONDANCE. 

nous  avait  délivrés  des  renards  pour  nous  abandonner  aux 
loups1.  Vous  savez  que  la  chasse  aux  loups  est  beaucoup  plus 
difficile  que  la  chasse  aux  renards  ;  il  y  faut  du  gros  plomb  :  pour 
moi,  qui  ne  suis  qu'un  vieux  mouton,  j'achève  mes  jours  dans  ma 
bergerie,  en  vous  priant  d'armer  les  pasteurs,  et  de  les  exciter  à 
défendre  le  troupeau. 

J'attends  avec  impatience  votre  réponse  sur  Coge  pecus.  Ce  ne 
sont  pas  ces  cuistres-là  qui  sont  les  plus  dangereux.  Les  trom- 
pettes ne  sont  pas  à  craindre,  mais  les  généraux  le  sont.  Les  hon- 
nêtes gens  ne  peuvent  combattre  qu'en  se  cachant  derrière  les 
haies.  Il  y  a  des  choses  qui  affligent  ;  cependant  il  faut  vivre 
gaiement;  c'est  ce  que  je  vous  souhaite  au  nom  du  père,  etc,  en 
vous  embrassant  de  tout  mon  cœur. 

6962.  —  A  MADAME    LA    DUCHESSE  DE    SAXE-GOTHA2. 

A  Ferney,  le  3  auguste  1767. 

Madame,  mon  attachement  pour  Votre  Altesse  sérénissime, 
qui  durera  autant  que  ma  vie,  a  réveillé,  il  est  vrai,  ma  sensibi- 
lité à  la  vue  d'une  nouvelle  édition  de  La  Beaumelle,  dans  laquelle 
il  renouvelle  les  insolences  qu'il  osa  vomir,  il  y  a  plusieurs 
années,  contre  votre  auguste  maison.  Plusieurs  étrangers  même 
s'en  sont  plaints  à  notre  ministère.  Il  est  bien  surprenant  qu'un 
tel  homme  ait  eu  la  hardiesse  d'écrire3  à  Votre  Altesse  sérénis- 
sime. On  lui  a  fait  parler  par  M.  le  marquis  de  Gudane,  com- 
mandant du  pays  de  Foix,  où  il  est  exilé  ;  on  a  supprimé  son 
édition,  et  on  l'a  menacé,  de  la  part  du  roi,  de  le  punir  très- 
sévèrement  s'il  écrivait  avec  une  pareille  licence.  Les  autres  per- 
sonnes intéressées  n'ont  pas  été  aussi  indulgentes  que  vous, 
madame,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  comme  vous  au-dessus  de 
ces  outrages.  Plus  vous  êtes  grande,  plus  vous  êtes  clémente.  Il 
résulte  de  la  lettre  qu'on  a  daigné  écrire  à  cet  homme,  en  votre 
nom,  qu'il  partit  de  vos  États  avec  une  misérable  servante4 
voleuse.  Il  appartient  bien  à  un  tel  homme  de  parler  des  princes 
et  de  les  juger  !  Votre  nom  respectable  est  mêlé  dans  ses  ou- 
vrages à  ceux  de  Louis  XIV  et  de  toute  la  maison  royale,  infini- 


1.  Voyez  tome  XLH,  page  505. 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 

3.  Le  18  juin.  C'est  le  conseiller  Rousseau  qui  lui  répondit  le   24  juillet, 
nom  de  la  duchesse;  voyez  lettre  6952. 

4.  Une  gouvernante  d'enfants,  nommée  Schweckcr. 


ANNÉE    17  67.  333 

meut  plus  outragée  que  Votre  Altesse  sérénissime.  De  tous  ceux 
qu'il  a  insultés,  il  n'a  osé  écrire  qu'à  votre  personne,  tant  il  a 
compté  sur  la  bonté  de  votre  caractère  et  sur  votre  clémence. 
Pour  moi,  je  ne  puis  que  garder  le  silence  et  ne  point  profaner 
votre  nom  par  une  justification  qui  est  trop  au-dessous  de  ce  nom, 
qui  m'est  sacré.  Cette  petite  affaire  m'avait  fait  sortir  de  ma 
léthargie.  Je  me  suis  ranimé  au  bord  de  mon  tombeau  pour 
renouveler  à  Votre  Altesse  sérénissime  les  protestations  de  mon 
inviolable  attachement  et  de  mon  profond  respect. 

Le  vieux  Suisse  V. 

6963.   —   DE   M.   D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  4  auguste. 

Tranquillisez-vous,  mon  cher  maître.  Aussitôt  votre  billet  reçu1,  j'ai 
volé  chez  Capperonnier,  qui  est  un  galant  homme;  il  m'a  dit  vous  avoir  déjà 
fait  une  réponse  qui  a  dû  calmer  vos  inquiétudes;  il  est  aussi  indigné  que 
vous  et  moi  de  l'insolence  du  maraud2  qui  s'est  avisé  de  le  mettre  en  jeu. 
Je  sais  que  le  président  Hénault  pense  de  même,  et  je  ne  doute  pas  que 
M.  Lebeau,  tout  janséniste  et  dévot  qu'il  est,  ne  vous  donne  la  liberté  que 
Coge  pecus  a  prise  de  le  citer.  Au  fond,  cette  tracasserie  vous  tourmente 
plus  qu'elle  ne  vaut,  et  je  ne  puis  surtout  approuver  la  peine  que  vous  avez 
prise  d'écrire  à  ce  cuistre  de  collège  une  lettre  3  dont  il  se  glorifiera,  et  qui 
lui  fera  croire  que  vous  le  craignez.  Je  suis  toujours  étonné  que  vous  ne 
sentiez  pas  votre  force,  et  que  vous  ne  traitiez  pas  tous  les  polissons  qui 
vous  attaquent  comme  vous  avez  fait  Aliboron.  A  votre  place,  je  me  serais 
contenté  d'avoir  le  désaveu  du  président  Hénault,  qui,  par  parenthèse,  doit 
se  plaindre  à  M.  de  Sartines,  de  Capperonnier  et  de  Lebeau,  et  j'aurais 
ensuite  publiquement  donné  à  Coger  un  démenti  bien  formel,  supposé  encore 
que  la  chose  en  vaille  la  peine  :  car  répondre  à  cette  canaille,  c'est  lui  don- 
ner l'existence  qu'elle  cherche.  Capperonnier  ignorait,  sans  votre  lettre,  que 
Cogei\eût  écrit,  et  qu'il  y  eût  une  critique  de  Bélisaive  où  il  est  cité. 

J'ai  reçu  et  lu  avec  grand  plaisir  la  Défense  de  mon  oncle,  et  je  vous  prie 
d'en  faire  mes  remerciements  à  son  neveu,  qui  demeure,  à  ce  qu'on  dit,  dans 
vos  quartiers.  Je  ne  sais  qui  est  Larcher  des  gueux  auquel  le  jeune  abbé 
Bazin  répond  :  les  coups  de  gaule  qu'il  lui  donne  me  divertissent  fort; 
cependant  j'aimerais  encore  mieux  qu'il  s'en  dispensât,  et  il  me  semble 
voir  César  qui  étrille  des  porte-faix;  il  ne  doit  se  battre  que  contre  Pompée. 

La  réponse  à  Warburtoni,  dans  la  petite  feuille,  est  juste;  mais  je  la 
voudrais  moins  amère  :  il  faut  pincer  bien  fort,  même  jusqu'au  sang,  mais 

1.  Il  manque. 

2.  Voyez  lettre  6966. 

3.  Lettre  6955. 

4.  Voyez  tome  XXVI,  page  435. 


334  CORRESPONDANCE. 

ne  jamais  écorcher;  ou  du  moins  il  faut  écorcher  avec  gaieté,  et  donner  le 
knout  en  riant  à  ceux  qui  le  méritent.  J'en  dis  autant  du  ministre  ou  ex- 
ministre La  Beaumelle  que  de  l'évêque  Warburton.  Le  premier  est  un  va-nu- 
pieds,  le  second  est  un  pédant;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  sont  dignes  de 
votre  colère.  Vous  êtes  si  persuadé,  mon  cher  philosophe,  qu'il  faut  rire  de 
tout,  et  vous  savez  si  bien  rire  quand  vous  voulez;  que  ne  riez-vous  donc 
toujours,  puisque  Dieu  vous  a  fait  la  grâce  de  le  pouvoir?  Pour  moi ,  dans 
ce  moment,  je  n'en  ai  guère  envie  :  on  ne  nous  paye  point  nos  pensions;  et, 
à  la  longue,  cela  ne  peut  produire  tout  au  plus  que  le  rire  sardonique ,  qui 
est  la  grimace  de  ceux  qui  meurent  de  faim. 

J'ai  envoyé  à  Marmontel  votre  petit  billet1,  qui  sûrement  lui  fera  plaisir. 
La  censure  de  la  Sortonne  se  fait  toujours  attendre;  ce  sera  sans  doute  un 
bel  ouvrage.  A  propos,  je  trouve  que  le  neveu  de  l'abbé  Bazin  ne  l'a  pas 
suffisamment  vengé;  il  dit  presque  autant  de  mal  du  capitaine  Bélisaire  que 
des  censeurs  du  roman.  Je  lui  recommande,  encore  une  fois,  les  Coger, 
Riballier,  et  compagnie;  et  je  le  prie  de  leur  donner  si  bien  les  étrivières 
qu'il  n'y  ait  plus  à  y  revenir;  cette  canaille  a  grand  besoin  qu'on  lui  rogne 
les  ongles.  Je  voudrais  que  vous  vissiez  les  deux  ou  trois  phrases  qu'ils  ont 
retranchées  dans  le  discours  de  M.  de  La  Harpe.  Par  exemple,  en  parlant 
de  l'autorité  du  clergé,  qu'il  faut,  dit  l'auteur,  renfermer  dans  de  justes 
bornes,  ils  ont  mis  dans  ses  justes  bornes.  Au  lieu  du  mot  juger  le  clergé, 
ils  ont  mis  réprimer  ses  excès;  ils  ont  retranché  principes  cruels,  et  la 
phrase  suivante  :  Porterez-vous  encore  longtemps  le  fardeau  des  vieilles 
erreurs?  Je  voulais  rétablir  ces  phrases  à  l'impression;  mais  la  plupart  de 
nos  confrères  ont  cru  plus  prudent  de  n'en  rien  faire,  pour  ne  pas  compro- 
mettre l'Académie.  Avec  cette  prudence-là,  on  recevrait,  sans  mot  dire, 
cent  coups  de  bâton.  Adieu,  mon  cher  maître;  portez-vous  bien,  et  surtout 
riez. 

6964.  —  A  MADAME  LA  DUCHESSE   DE   SAXE-GOTHAS 

A  Ferney,  5_auguste  1767. 

Madame,  je  crois  devoir  envoyer  à  Votre  Altesse  sérénissime 
le  mémoire  authentique  ci-joint.  Elle  verra  qu'il  s'y  agit  des 
matières  les  plus  graves,  et  non  pas  de  vaines  disputes  littéraires. 
Elle  plaindra  peut-être  un  vieillard  de  soixante-quatorze  ans, 
obligé  de  repousser  les  calomnies  d'un  homme. tel  que  La  Beau- 
melle. Je  la  supplie  aussi  de  se  faire  représenter  la  lettre  que 
j'écris  à  M.  Rousseau,  conseiller  de  sa  cour.  Je  me  recommande 
aux  bontés  de  la  grande  maîtresse  des  cœurs3,  et  j'attends  tout 
de  l'équité  et  de  la  protection  de  l'auguste  princesse  à  qui  je  suis 


1.  Voyez  lettre  6924. 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François, 

3.  Mrae  de  Buchwald. 


ANNÉE   1767.  335 

attaché  depuis  longtemps  avec  le  plus  profond  respect.  Son  vieux 
Suisse  V. 

6965.  —  A  M.   DAMILAVILLE. 


Mon  cher  ami,  Lacomhe  me  mande  qu'il  imprime  le  Mémoire1 
que  je  n'avais  présenté  qu'au  vice-chancelier,  aux  ministres,  et  à 
mes  amis.  Je  compte  même  en  mettre  un  beaucoup  plus  grand 
et  plus  instructif  à  la  tête  de  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de 
Louis  XIV.  Cette  nouvelle  édition,  consacrée  principalement  aux 
belles-lettres  et  aux  beaux-arts,  est  augmentée  d'un  grand  tiers. 
Je  n'ai  rien  oublié  de  ce  qui  peut  servir  à  l'honneur  de  ma 
patrie  et  à  celui  de  la  vérité.  J'espère  que  cet  ouvrage,  aussi  phi- 
losophique qu'historique,  aura  l'approbation  des  honnêtes  gens. 
Mais  si  M.  Lavaysse  veut  que  ce  monument,  que  je  tâche  d'élever 
à  la  gloire  de  la  France,  ne  soit  point  imprimé  avec  la  réfutation 
des  calomnies  de  La  Beaumelle,  il  ne  tient  qu'à  lui  d'engager  le 
libraire  à  en  suspendre  la  publication,  jusqu'à  ce  que  celui  qui 
a  outragé  si  longtemps  et  si  indignement  la  vérité  et  moi  recon- 
naisse sa  faute  et  s'en  repente.  Je  ne  peux  qu'à  ce  prix  abandon- 
ner ma  cause  ;  il  serait  trop  lâche  de  se  taire  quand  l'imposture 
est  si  publique. 

Je  suis  très-affligé  que  le  coupable  soit  le  beau-frère  de 
M.  Lavaysse  ;  mais  je  le  fais  juge  lui-même  entre  son  beau-frère 
et  moi.  Je  vous  prie  de  lui  envoyer  cette  lettre,  et  de  lui  témoi- 
gner toute  ma  douleur. 

Je  vous  embrasse  bien  tendrement. 


6966.  —  A  M.  M  ARM  ONT  EL. 

7  auguste. 

Mon  cher  confrère,  vous  savez  sans  doute  que  ce  malheureux 
Coger  a  fait  une  seconde  édition  de  son  libelle  contre  vous-,  et 
qu'il  y  a  mis  une  nouvelle  dose  de  poison.  Ne  croyez  pas  que  ce 
soit  la  rage  du  fanatisme  qui  arme  ces  coquins-là  :  ce  n'est  que 
la  rage  de  nuire,  et  la  folle  espérance  de  se  faire  une  réputation 
en  attaquant  ceux  qui  en  ont.  La  démence  de  ce  malheureux  a 
été  portée  au  point  qu'il  a  osé  compromettre  le  nom  du  roi  dans 


1.  Voyez  tome  XXVI,  page  355 

2.  Examen  de  Bélisaire,  seconde  édition,  1767,  in-12. 


336  CORRESPONDANCE. 

une  de  ses  notes,  page  96.  Il  dit,  dans  cette  note,  que  «  vous 
répandez  le  déisme,  que  vous  habillez  Bélisaire  des  haillons  des 
déistes  ;  que  les  jeunes  empoisonneurs  et  blasphémateurs  de  Pi- 
cardie1, condamnés  au  feu  l'année  dernière,  ont  avoué  que  c'était 
de  pareilles  lectures  qui  les  avaient  portés  aux  horreurs  dont  ils 
étaient  coupables;  que  le  jour  que  MM.  le  président  Hénault, 
Capperonnier  et  Lebeau,  eurent  l'honneur  de  présenter  au  roi  les 
deux  derniers  volumes  de  l'Académie  des  belles-lettres,  Sa  Majesté 
témoigna  la  plus  grande  indignation  contre  M.  de  V.,  etc.  ». 

Vous  savez,  mon  cher  confrère,  que  j'ai  les  lettres  de  M.  le 
président  Hénault  et  de  M.  Capperonnier,  qui  donnent  un  dé- 
menti formel  à  ce  maraud.  Il  a  osé  prostituer  le  nom  du  roi, 
pour  calomnier  les  membres  d'une  académie  qui  est  sous  la  pro- 
tection immédiate  de  Sa  Majesté. 

De  quelque  crédit  que  le  fanatisme  se  vante  aujourd'hui,  je 
doute  qu'il  puisse  se  soutenir  contre  la  vérité  qui  l'écrase,  et 
contre  l'opprobre  dont  il  se  couvre  lui-même. 

Vous  savez  que  Coger,  secrétaire  de  Riballier,  vous  prodigue, 
dans  sa  nouvelle  édition,  le  titre  de  séditieux  ;  mais  vous  devez 
savoir  aussi  que  votre  séditieux  Bélisaire  vient  d'être  traduit  en 
russe,  sous  les  yeux  de  l'impératrice  de  Russie.  C'est  elle-même 
qui  me  fait  l'honneur  de  me  le  mander2.  Il  est  aussi  traduit  en 
anglais  et  en  suédois  ;  cela  est  triste  pour  maître  Riballier. 

On  s'est  trop  réjoui  de  la  destruction  des  jésuites.  Je  savais 
bien  que  les  jansénistes  prendraient  la  place  vacante.  On  nous  a 
délivrés  des  renards,  et  on  nous  a  livrés  aux  loups.  Si  j'étais  à 
Paris,  mon  avis  serait  que  l'Académie  demandât  justice  au  roi. 
Elle  mettrait  à  ses  pieds,  d'un  côté,  les  éloges  donnés  à  votre 
Bélisaire  par  l'Europe  entière,  et  de  l'autre  les  impostures  de  deux 
cuistres  de  collège.  Je  voudrais  qu'un  corps  soutînt  ses  membres 
quand  ses  membres  lui  font  honneur. 

Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  dire  combien  je  vous  estime  et 
je  vous  aime. 

P.  S.  On  écrit  de  Vienne  que  Leurs  Majestés  impériales  ayant 
lu  Bélisaire,  et  l'ayant  honoré  de  leur  approbation,  ce  livre  s'im- 
prime actuellement  dans  cette  capitale,  quoiqu'on  y  sache  très- 
bien  ce  qui  se  passe  à  Paris. 


1.  Le  chevalier  de  La  Barre  et  ses  compagnon? 

2.  Lettre  0809. 


ANNEE    I7G7.  337 

0967.  —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

7  auguste. 

Mon  cher  ange,  je  vous  crois  actuellement  à  Paris,  et  j'ai  bien 
des  choses  à  vous  dire  sur  le  tripot.  En  premier  lieu,  les  exem- 
plaires de  l'édition  de  Lyon1  sont  encore  en  chemin  de  Lyon  à 
Ferney  ;  et,  grâce  à  l'interruption  du  commerce,  ils  y  seront  en- 
core longtemps.  Sur  votre  premier  ordre,  j'écrirai  au  libraire  de 
Lyon  de  faire  partir  les  exemplaires  au  moins  à  l'adresse  de  M.  le 
duc  de  Praslin. 

Secondement,  il  faut  que  vous  sachiez  que  Lekain  m'écritque 
M.  le  duc  de  Duras  a  perdu  une  petite  distribution  de  rôles  que 
j'avais  envoyée,  et  qu'il  en  faut  une  seconde;  mais,  dans  cette 
seconde,  il  me  semble  qu'on  enfle  un  peu  la  liste  des  pièces  des- 
tinées à  Mlle  Durancy.  On  demande  pour  elle  Alzire,  Electre,  Au- 
rélie,  Aménaïde,  Idamé,  Zulime,  Obéide.  Je  ferai  sur-le-champ 
ce  que  vous  aurez  ordonné.  Vous  savez  qu'il  y  a  des  contestations 
entre  MUe  Durancy  et  Mlle  Dubois. 

Après  le  tripot  de  la  comédie,  vient  celui  de  la  typographie. 
Il  me  paraît  que  c'était  à  Lavaysse  à  mettre  un  frein  aux  horreurs 
dont  son  beau-frère  est  coupable,  et  que  s'il  n'a  pu  en  venir  à 
bout,  c'est  une  preuve  que  ce  beau-frère  est  un  monstre  incorri- 
gible. Vous  ne  savez  pas,  mon  cher  ange,  combien  le  reste  de 
l'Europe  est  différent  de  Paris,  et  avec  quelle  avidité  de  telles 
calomnies  sont  recberchées  ;  elles  sont  répétées  par  mille  échos. 
Vous  pouvez,  ainsi  que  M.  le  duc  de  Praslin,  mépriser  les  d'Éon 
et  les  Vergy.  M.  le  prince  de  Coudé  peut  dédaigner2  un  miséra- 
ble qui  traite  son  père  d'assassin  ;  mais  les  gens  de  lettres  ne  sont 
pas  dans  une  situation  à  négliger  de  pareilles  atteintes.  Il  est 
assurément  bien  nécessaire  de  réprimer  cet  excès,  parvenu  ;'i 
son  comble.  La  vie  d'un  homme  de  lettres  est  un  combat  perpé- 
tuel. 

Les  jansénistes,  d'un  autre  côté,  sont  devenus  plus  persécu- 
teurs et  plus  insolents  que  les  jésuites.  On  nous  a  défaits  des 
renards,  mais  on  nous  laisse  en  proie  aux  loups.  Ce  sont  des  jan- 
sénistes qui  ont  fait  ce  malheureux  Dictionnaire  historique*,  où  feu 
Mme  de  Tencin  est  si  maltraitée. 


1.  L'édition  des  Scythes,  faite  à  Lyon  par  les  soins  de  Bordes. 
•J.  Dans  sa  réponse  à  la  lettre  (3916,  le  prince  de  Coudé  disait  que  l'ouvrage 
calomnieux  dont  lui  parlait  Voltaire  ne  pouvait  mériter  que  le  mépris. 
3.  Voyez  lettre  6940. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  22 


338  CORRESPONDANCE. 

Je  reviens  à  la  comédie.  Vous  allez  avoir  une  nouvelle  pièce1, 
dont  Lekain  ne  me  parle  pas.  Je  suis  bien  aise  qu'il  y  ait  quel- 
ques nouveautés  qui  fassent  entièrement  oublier  les  Illinois1.  Les 
nouveautés  de  MM.  de  Chabanon  et  de  La  Harpe  ne  seront  pas  de 
sitôt  prêtes.  Tant  mieux;  plus  ils  travailleront,  plus  ils  réussi- 
ront. M.  de  Chabanon  vous  est  toujours  très-attaché,  maman3 
aussi,  et  moi  aussi,  qui  vous  adore.  Mme  d'Argental  me  boude, 
mais  mettez-moi  à  ses  pieds. 

6908.    —  A   M.    LAGOMBE. 

A  Ferney,  le  7  auguste. 

11  serait  sans  doute  bien  flatteur  pour  moi  qu'un  homme  de 
lettres  tel  que  vous,  monsieur,  qui  a  bien  voulu  se  donner  à  la 
typographie,  entreprît  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV, 
que  j'ai  consacré  principalement  à  la  gloire  des  belles-lettres  et 
des  beaux-arts.  J'ai  augmenté  le  catalogue  raisonné  des  gens  de 
lettres  d'un  grand  tiers,  et  j'ai  tâché  de  détruire  plus  d'un  pré- 
jugé et  plus  d'une  fable  qui  déshonoraient  un  peu  l'histoire  litté- 
raire de  ce  beau  siècle.  J'en  ai  usé  ainsi  dans  la  liste  des  souve- 
rains contemporains,  des  princes  du  sang,  des  généraux  et  des 
ministres.  D'anciens  recueils  que  j'avais  faits  pour  mon  usage 
m'ont  beaucoup  servi.  J'ai  reçu  de  toutes  parts,  depuis  dix  an- 
nées, des  instructions  que  je  fais  entrer  dans  le  corps  de  l'ouvrage  : 
j'ose  enfin  le  regarder  comme  un  monument  élevé  à  l'honneur 
de  la  France. 

Il  est  très-triste  pour  moi  que  cette  édition  ne  se  fasse  pas  en 
France  ;  mais  vous  savez  que  je  suis  plus  près  de  Genève  et  de 
Lausanne  que  de  Paris.  L'édition  est  commencée.  Ma  méthode, 
dont  je  n'ai  jamais  pu  me  départir,  est  de  faire  imprimer  sous 
mes  yeux,  et  de  corriger  à  chaque  feuille  ce  que  je  trouve  de  dé- 
fectueux dans  le  style.  J'en  use  ainsi  en  vers  et  en  prose.  On  voit 
mieux  ses  fautes  quand  elles  sont  imprimées. 

Au  reste,  cette  édition  est  principalement  destinée  aux  pays 
étrangers.  Vous  ne  sauriez  croire  quels  progrès  a  faits  notre  lan- 
gue depuis  dix  ans  dans  le  Nord  :  on  y  recherche  nos  livres  avec 
plus  d'avidité  qu'en  France.  Nos  gens  de  lettres  instruisent  vingt 

1.  La  tragédie  de  Cnsroès,  par  Lefèvre,  l'ut  jouée  le  26  auguste  1767.  Pierre 
François-Alexandre  Lefèvre,  né  en  1741,  est  mort  à  la  Flèche  le  9  mars  1813. 

2.  Voyez  lettre  6883. 

3.  Al1"    Denis. 


ANNÉE    1767.  339 

Hâtions,  tandis  qu'ils  sont  persécutés  à  Paris,  même  par  ceux  qui 
osent  se  dire  leurs  confrères. 

Quant  au  Mémoire'  qui  regarde  les  calomnies  absurdes  du  sieur 
La  Geaumelle,  il  était  encore  plus  nécessaire  pour  les  étrangers 
que  pour  les  Français.  On  sait  Lien  à  Paris  que  Louis  XIV  n'a  point 
empoisonné  le  marquis  de  Louvois  ;  que  le  dauphin,  père  du  roi, 
ne  s'est  pointentendu  avec  les  ennemis  de  l'État  pour  faire  prendre 
Lille;  que  Monsieur  le  Duc,  père  de  M.  le  prince  de  Condé  d'au- 
jourd'hui, n'a  point  fait  assassiner  M.  Vergier;  mais  à  Vienne,  à 
Bade,  à  Berlin,  à  Stockholm,  à  Pétersbourg,  on  peut  aisément  se 
laisser  séduire  par  le  ton  audacieux  dont  La  Baumelle  débite  ces 
abominables  impostures.  Ces  mensonges  imprimés  sont  d'autant 
plus  dangereux  qu'ils  se  trouvent  aussi  à  la  suite  des  Lettres  de 
M™  de  Maintenon,  qui  sont  pour  la  plupart  authentiques.  Le  faux 
prend  la  couleur  de  la  vérité  à  laquelle  il  est  mêlé.  La  calomnie 
se  perpétue  dans  l'Europe,  si  on  ne  prend  soin  de  la  détruire.  Il 
est  de  mon  devoir  de  venger  l'honneur  de  tant  de  personnes  de 
tout  rang  outragées,  surtout  dans  des  notes  infâmes  dont  ce  mal- 
heureux a  défiguré  mon  propre  ouvrage.  J'étais  historiographe  de 
France  lorsque  je  commençai"  le  Siècle  de  Louis  XIV  :  je  dois  finir 
ce  que  j'ai  commencé  ;  je  dois  laver  ce  monument  de  la  fange 
dont  on  l'a  souillé  ;  enfin  je  dois  me  presser,  ayant  peu  de  temps 
à  vivre. 

N.  B.  Vous  saurez,  monsieur,  en  qualité  d'homme  d'esprit  et 
de  goût,  qu'il  y  a  dans  le  monde  un  nommé  M.  du  Laurens,  au- 
teur du  Cumpïrc  Matthieu,  lequel  a  fait  un  petit  ouvrage  intitulé 
l'Ingénu*,  lequel  est  fort  couru  des  hommes,  des  femmes,  des 
filles,  et  même  des  prêtres.  Ce  M.  du  Laurens  m'est  venu  voir  : 
il  m'a  dit,  avant  de  partir  pour  la  Hollande,  que  si  vous  pouviez 
imprimer  ce  petit  ouvrage  il  vous  l'enverrait  de  Lyon  à  Paris  par 
la  poste.  M.  Marin  m'a  mandé  qu'il  avait  lu  par  hasard  cet  ou- 
vrage, et  qu'on  donnerait  une  permission  tacite  sans  aucune  dif- 
ficulté. 


1.  Celui  qui  est  tome  XXVI,  page  355. 

2.  Voltaire  n'a  été  nommé  historiographe  de  France  qu'en  1745;  et  dès  1732  il 
pensait  à  donner  une  histoire  du  siècle  de  Louis  XIV. 

3.  Ce  fut  vers  ce  temps  que  parut  V Ingénu,  l'un  des  romans  de  Voltaire,  qui 
le  donna  sous  le  nom  du  P.  Ouesncl,  et  non  sous  celui  de  l'abbé  du  Laurens  : 
voyez  tome  XXI,  page  247. 


340  CORRESPONDANCE. 


6969.  —  A  M.   GUYOT'. 

A  Ferney,  le  7  auguste. 

Il  est  très-certain,  monsieur,  que  la  France  manque  d'un  bon 
vocabulaire;  l'Espagne  et  l'Italie  en  ont;  tous  les  mots  y  sont 
marqués  avec  leurs  étymologies,  leurs  significations  propres  et 
figurées,  avec  des  exemples  tirés  des  meilleurs  auteurs,  dans  les 
différents  styles.  Il  faut  remarquer  surtout  qu'en  espagnol  et  en 
italien  on  écrit  comme  on  parle.  Tout  cela  est  à  désirer  dans  nos 
dictionnaires.  Notre  écriture  est  perpétuellement  en  contradic- 
tion avec  notre  prononciation.  Il  n'y  a  point  de  raison  pour 
laquelle  je  croyois,  foctroyo is,  doivent  s'écrire  ainsi,  quand  on 
prononce  je  croyais,  j'octroyais.  Le  second  oi  ne  doit  pas  être  plus 
privilégié  que  le  premier.  Du  temps  de  Corneille,  on  prononçait 
encore  je  connois,  et  même  on  retranchait  Vs.  Vous  voyez  dans 
Hèraclius  : 

Qu'il  entre;  à  quel  dessein  vient-il  parler  à  moi, 
Lui  que  je  ne  vois  point,  qu'à  peine  je  conhoi? 

(Acte  II,  scène  iv.) 

On  ne  souffrirait  point  aujourd'hui  une  pareille  rime,  puisque 
l'on  prononce  je  connais. 

Notre  langue  est  très-irrégulière.  Les  langages,  à  mon  gré, 
sont  comme  les  gouvernements  :  les  plus  parfaits  sont  ceux  où 
il  y  a  le  inoins  d'arbitraire.  Il  est  bien  ridicule  que  û'augustus  on 
ait  fait  août  ;  de  pavonem,  pnon;  de  Cadomum,  Caen  ;  de  gustus,  goût. 
Les  lettres  retranchées  dans  la  prononciation  prouvent  que  nous 
parlions  très-durement;  ces  mêmes  lettres,  que  l'on  écrit  encore, 
sont  nos  anciens  habits  de  sauvages. 

Que  de  termes  éloignés  de  leur  origine!  Pédant,  qui  signifiait 
instructeur  de  la  jeunesse,  est  devenu  une  injure  ;  de  fatuus,  qui 
signifiait  prophète,  on  a  fait  un  fat;  idiot,  qui  signifiait  solitaire, 
ne  signifie  plus  qu'un  sot. 

Nous  avons  des  architraves,  et  point  de  trave;  des  archivoltes, 
et  point  de  volte,  en  architecture;  des  soucoupes,  après  avoir 
banni  les  coupes;  on  est  impotent,  et  on  n'est  point  potent;  il  y 
a  des  gens  implacables,  et  pas  un  de  placablc.  On  ne  finirait 


1.  P.-J.-J. -Guillaume  Guyot,  né  à  Orléans,  mort  vers  1816,  a  coopéré  à  quelques 
mvrages,  et  entre  autres  au  Grand  Vocabulaire  français,  1767  et  années  sui- 
vantes; trente  volumes  in-4". 


ANNÉE    1767.  341 

pas,  si  on  voulait  exposer  tous  nos  besoins;  cependant  notre 
langue  se  parle  à  Vienne,  à  Berlin,  à  Stockholm,  à  Copenhague, 
à  Moscou  :  elle  est  la  langue  de  l'Europe  ;  mais  c'est  grâce  à  nos 
bons  livres,  et  non  à  la  régularité  de  notre  idiome.  Nos  excellents 
artistes  ont  fait  prendre  notre  pierre  pour  de  l'albâtre. 

J'attends,  monsieur,  votre  Vocabulaire  pour  fixer  mes  idées, 
et  je  vous  remercie  par  avance  de  votre  politesse  et  de  vos  instruc- 
tions. 

6970.  —   A  M.   DAMILAVILLE. 


Je  vous  ai  obligation,  mon  cher  ami,  de  nravoir  fait  connaître 
jusqu'où  un  Coger  pouvait  porter  l'insolence.  M.  Capperonnicr 
vient  de  m'écrire  une  lettre  dans  laquelle  il  donne  un  démenti 
formel  à  ce  maraud.  Il  est  bon  de  répandre  parmi  les  sages  et 
les  gens  de  bien  la  turpitude  des  méchants.  Cette  turpitude  est 
bien  punissable.  Il  n'est  pas  permis  de  prendre  le  nom  de  Dieu 
en  vain  *.  Je  vous  l'avais  bien  dit  qu'il  fallait  passer  sa  vie  à  com- 
battre. Un  homme  de  lettres,  pour  peu  qu'il  ait  de  réputation, 
est  un  Hercule  qui  combat  des  hydres.  Prêtez-moi  votre  massue, 
j'ai  plus  de  courage  que  de  force.  Si  j'avais  de  la  santé,  tous  ces 
drôles-là  verraient  beau  jeu. 

M.  le  prince  de  Gallitzin  me  mande  que  le  livre  intitulé 
ÏOrdre  essentiel  et  naturel  des  sociétés  politiques 2  est  fort  au-dessus 
de  Montesquieu.  N'est-ce  pas  le  livre  que  vous  m'avez  dit  ne  rien 
valoir  du  tout?  Le  titre  m'en  déplaît  fort.  Il  y  a  longtemps  qu'on 
ne  m'a  envoyé  de  bons  livres  de  Paris. 

J'ai  fait  chercher  Vlngmu,  dont  vous  me  parlez;  on  ne  le 
connaît  point.  Il  est  très-triste  qu'on  m'impute  tous  les  jours  non- 
seulement  des  ouvrages  que  je  n'ai  point  faits,  mais  aussi  des 
écrits  qui  n'existent  point.  Je  sais  que  bien  des  gens  parlent  de 
l'Ingénu;  et  tout  ce  que  je  puis  répondre  très-ingénument,  c'est 


1.  Deutéronotne,  v,  11. 

2.  Par  Mercier  de  La  Rivière.  (K.)  —  Cet  ouvrage  parut  en  1767,  deux  volumes 
in-12  ou  un  volume  in-i\  La  Rivière,  invité  à  venir  en  Russie,  arriva  à  Péters- 
bourg-  pendant  une  absence  de  l'impératrice,  et,  croyant  qu'il  allait  être  premier 
ministre,  se  pressa  de  louer  trois  maisons  contiguës,  où  il  fit  toutes  les  disposi- 
tions ou  distributions  des  appartements  dans  cette  idée.  11  commençait  déjà  l'or- 
ganisation des  bureaux  ;  l'arrivée  de  l'impératrice  le  tira  de  ces  rêves.  Toutefois 
l'impératrice  de  Russie  le  dédommagea  convenablement  de  ses  dépenses.  «  Nous 
nous  séparâmes  contents,  »  dit  l'impératrice  à  M.  de  Ségur;  voyez  Mémoires  ou 
Souvenirs  de  Ségur,  1826,  in-8°,  III,  40. 


342  CORRESPONDANCE. 

que  je  ne  l'ai  point  vu  encore.  Je  vous  embrasse  bien  tendre- 
ment. 

J'ai  lu  le  plaidoyer  de  Loyseau  contre  Berne,  par-devant 
l'Europe.  Le  cas  est  singulier.  Ce  Loyseau  veut  se  faire  de  la 
réputation,  à  quelque  prix  que  ce  soit  ;  mais  je  crois  qu'on  s'in- 
téressera fort  peu  à  cette  affaire  dans  Paris. 


6971.   —  DE   M.    HENNIN). 

Genève,  9  août  1767. 

Mon  secrétaire,  monsieur,  m'ayant  quitté  pour  aller  être  auprès  du  nou- 
veau primat  de  Pologne,  j'ai  jeté  les  yeux  sur  M.  Galien'2  pour  le  rempla- 
cer. Si  vous  croyez  qu'il  soit  plus  avantageux  à  ce  jeune  homme  d'être  seul 
chez  un  cliétif  résident  qu'en  six  ou  septième  chez  un  maréchal  de  France 
gouverneur  de  province,  etc  ,  je  pense  que  vous  donnerez  votre  agrément  à 
ce  que  je  lui  propose.  La  place  est  assez  bonne,  et  deviendra  meilleure.  Il 
aura  ici  des  livres,  des  médailles,  et  beaucoup  de  paperasses  à  manier.  Je 
souhaite  qu'il  y  apprenne  quelque  chose,  et  surtout  qu'il  se  mette  en  état 


1.  Correspondance  inédite  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 

2.  Ce  Galien  était  un  jeune  homme  qui  avait  intéressé  le  duc  de  Richelieu. 
Il  l'avait  envoyé  à  Voltaire  pour  chercher  à  en  faire  quelque  chose.  (Voyez  les 
lettres  de  Voltaire  au  duc,  des  8  et  28  octobre  1766,  13  janvier  1767,  et  autres  du 
même  temps.) 

Galien  répondit  peu  aux  bontés  du  duc  et  à  celles  de  Voltaire  ;  il  se  conduisit 
mal  à  Ferney.  M.  Hennin,  qui  n'était  pas  instruit  de  ces  détails,  eut  l'idée  de  le 
prendre  pour  secrétaire,  dans  l'intention  de  faire  une  chose  agréable  aux  protec- 
teurs de  ce  jeune  homme.  Galien  fit  dans  ce  nouveau  poste  de  nouvelles  sottises, 
et  fut  renvoyé,  comme  on  le  verra  dans  la  suite  de  cette  correspondance. 

Lorsque  M.  Hennin  voulut  prendre  Galien  pour  secrétaire,  il  crut  devoir  en 
écrire  au  duc  de  Richelieu.  Il  commença  sa  lettre  par  Monsieur  la  Maréchal,  au 
lieu  de  Monseigneur,  par  inadvertance  sans  doute.  Il  paraît  que  le  vainqueur  de 
Mahon  était  susceptible  sous  le  rapport  de*  titres;  cela  est  d'autant  plus  extraor- 
dinaire que  c'est,  en  général  le  défaut  des  parvenus,  qui  craignent  toujours  qu'on 
leur  manque  de  respect.  Le  maréchal-duc  en  écrivit  donc  à  Voltaire,  qui  en  parla 
à  RI.  Hennin,  lequel  écrivit  une  autre  lettre  au  duc  :  il  y  exposait  qu'il  n'était 
pa^  vraisemblable  qu'il  eût  voulu  lui  refuser  les  titres  qui  lui  étaient  dus,  en  lui 
écrivant  relativement  à  un  arrangement  qui  pouvait  lui  être  agréable.  La  réponse 
du  duc  fut  froide  et  polie. 

Le  philosophe  de  Ferney  approuva  fort  le  courroux  du  duc;  et  il  lui  écrivit 
sur  cette  importante  affaire  dans  des  termes  peu  mesurés,  puisqu'il  était  ques- 
lion  d'un  bomme  qu'il  voyait  tous  les  jours,  et  qu'il  nommait  son  ami.  (Voyez  les 
lettres  de  Voltaire  au  duc  de  Richelieu,  d,;s  17  août.  9  et  12  septembre  1767.) 

Au  reste,  le  duc  de  Richelieu  ne  garda  pas  rancune.  Quelques  années  après, 
ve  trouvant  compromis  dans  une  affaire  suscitée  par  M"IC  de  Saint-Vincent,  pour 
des  billets  portant  sa  signature  fausse,  et  ayant  besoin  de  faire  arrêter  un  homme 
qui  avait  trempé  dans  cette  affaire,  et  qui  s'était  sauvé  à  Genève,  il  écrivit  à 
ML.  Hennin  une  lettre  remplie  d'expressions  obligeantes.   (Noie  de  Hennin  fils.) 


ANNÉE    1767.  343 

d'être  utile.  Le  règne  de  l'érudition  à  laquelle  il  vise  est  passé,  et  le  plus 
sûr  à  tous  égards  est  de  ne  pas  fonder  son  existence  sur  la  littérature. 
D'ailleurs  si  M.  le  maréchal  de  Richelieu  veut  faire  du  bien  à  ce  jeune 
homme,  il  l'enrichira  en  lui  donnant  dès  à  présent  une  petite  pension. 

Mme  Denis  vous  dira,  monsieur,  que  la  troupe  de  Prégny  1  a  fait  mer- 
veille. Je  suis  fâché  que  vous  n'ayez  pas  pu  voir  celle  fête.  Vous  y  auriez 
trouvé  de  la  jeunesse,  que  vous  ne  craignez  point,  et  beaucoup  de  gens  qui 
vous  aiment  autant  qu'ils  vous  admirent. 


6972.  —  A   M.    HENNIN. 

9  auguste;  aoust  est  bien  welche. 

Ma  foi,  monsieur,  je  crois  que  vous  faites  une  bonne  acqui- 
sition. Vous  formerez  ce  jeune  homme,  il  sera  ad  nu  tus  promp- 
tus  hcriles2.  Je  vais  écrire  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu.  Je  suis 
d'ailleurs  à  vos  ordres  comme  Galien,  et  comme  toute  notre 
maison,  et  comme  tout  le  pays  ;  c'est-à-dire  que  vous  avez  mon 
cœur. 

6973.   —    V   M.   D'ALEMBERT. 

10  auguste. 

Mon  cher  philosophe  saura  que  le  maudit  libraire  n'a  point 
voulu  se  charger  de  la  seconde  édition  de  la  Destruction  des  prêtres 
de  Baal3.  Il  dit  qu'on  lui  saisit  une  partie  delà  première  à  Lyon, 
qu'il  ne  veut  pas  en  risquer  une  seconde;  que  personne  ne 
s'intéresse  plus  à  l'humiliation  des  prêtres  de  Baal  ;  et  il  n'a 
point  encore  rendu  l'exemplaire  corrigé  qu'on  lui  avait  remis  : 
l'interruption  du  commerce  désespère  tout  le  monde. 

Riballier,  Larcher  et  Coger,  sont  trois  têtes  du  collège  Mazarin 
dans  un  bonnet  d'âne.  Ce  sont  les  troupes  légères  de  la  Sorbonne  ; 
il  faut  crier  :  Point  de  Mazarin  ! 

Warburton  est  un  fort  insolent  évoque  hérétique,  auquel  on  ne 
peut  répondre  que  par  des  injures  catholiques.  Les  Anglais  n'en- 
tendent pas  la  plaisanterie  fine;  la  musique  douce  n"est  pas  faite 
pour  eux  ;  il  leur  faut  des  trompettes  et  des  tambours. 

Je  fais  la  guerre  à  droite,  à  gauche.  Je  charge  mon  fusil  de 
sel  avec  les  uns,  et  de  grosses  balles  avec  les  autres.  Je  me  bals 

1.  Dans  la  maison  de  campagne  de  M.  Sales,  où  on  avait  joué  la  comédie. 

2.  Horace  dit,  livre  II,  épître  n,  vers  6  : 

Ad  nutus  aptus  heriles. 

3.  L'ouvrage  de  d'AIembcrt  Sur  la  Destruction  des  jésuites. 


344  CORRESPONDANCE. 

surtout  en  désespéré,  quand  on  pousse  l'impudence  jusqu'à  m'ac- 
cuser  de  n'être  pas  bon  chrétien  ;  et,  après  m'être  bien  battu,  je 
finis  par  rire;  mais  je  ne  ris  point  quand  on  me  dit  qu'on  ne 
paye  point  vos  pensions:  cela  me  fait  trembler  pour  une  petite 
démarche  que  j'ai  faite  auprès  de  monsieur  le  contrôleur  général 
en  faveur  de  M.  de  La  Harpe  ;  je  vois  bien  que,  s'il  fait  une  petite 
fortune,  il  ne  la  devra  jamais  qu'à  lui-même.  Ses  talents  le  tire- 
ront de  l'extrême  indigence,  c'est  tout  ce  qu'il  peut  attendre  : 

Atque  inopi  lingua  désertas  invocat  artes1. 

A  propos,  je  ne  trouve  point  ma  lettre  à  Coge  pecus  si  douce 2  ; 
il  me  semble  que  je  lui  dis,  d'un  ton  fort  paternel,  qu'il  est  un 
coquin.  Intérim  vale,  et  me  ama. 

G974.   —  A  M.   LE   MARQUIS   DE  MIRANDA3, 
C  AMER  1ER    MAJOR    DU    ROI   D'ESPAGNE, 

ÉCRITE   SOUS   LE   NOM   D'UN   AMTMANN   DE   BALE. 

10  auguste. 

Vous  osez  penser  dans  un  pays  où  l'on  a  regardé  souvent  cette 
liberté  comme  une  espèce  de  crime.  Il  a  été  un  temps  à  la  cour 
d'Espagne,  surtout  lorsque  les  jésuites  avaient  du  crédit,  qu'il 
était  presque  défendu  de  cultiver  sa  raison.  L'abrutissement  de 
l'esprit  était  un  mérite  à  la  cour.  Vos  rois  semblaient  être  comme 
les  docteurs  de  la  Comédie  italienne,  qui  choisissaient  des  arle- 
quins pour  leurs  confidents  et  leurs  favoris,  parce  que  les  arle- 
quins sont  des  balourds.  Vous  avez  enfin  un  ministre  éclairé,  qui, 
ayant  lui-même  beaucoup  d'esprit,  a  permis  qu'on  en  eût.  Il  a 
surtout  senti  le  vôtre;  mais  les  préjugés  sont  encore  plus  forts  que 
vous  et  lui.  Cicéron  et  Virgile  auraient  beau  venir  dans  votre 
cour,  ils  verraient  que  des  moines  et  des  prêtres  seraient  plus 
écoutés  qu'eux;  ils  seraient  forcés  de  fuir,  ou  d'être  hypocrites. 
Vous  avez  aux  barrières  de  Madrid  la  douane  des  pensées;  elles  y 
sont  saisies  aux  portes  comme  les  marchandises  d'Angleterre. 

On  met  chez  vous  aux  galères  un  libraire  qui  prête  un  livre 
à  un  officier  de  la  cour  pour  le  désennuyer  pendant  sa  maladie. 
Cette  persécution  faite  à  l'esprit  humain  rend  votre  cour  et  votre 

1.  Pétrone. 

2.  C'est  la  lettre  6955. 

3.  Cette  lettre  fut  imprimée  du  vivant  de  Voltaire. 


ANNÉE    1767.  345 

religion  odieuses  à  nous  autres  républicains.  Les  Grecs  esclaves 
ont  cent  fois  plus  de  liberté  dans  Constantinople  que  vous  n'en 
avez  dans  Madrid.  Cette  crainte,  si  lâche  et  si  tyrannique;  cette 
crainte,  où  est  toujours  votre  gouvernement,  que  les  hommes 
n'ouvrent  les  yeux  à  la  lumière,  fait  voir  à  quel  point  vous  sentez 
que  votre  religion  serait  détestée  si  elle  était  connue.  Il  faut  bien 
que  vous  en  ayez  aperçu  l'absurdité,  puisque  vous  empêchez 
qu'on  ne  l'examine.  Vous  ressemblez  à  cette  reine  des  Mille  et  une 
Nuits,  qui,  étant  extrêmement  laide,  punissait  de  mort  quiconque 
osait  la  regarder  entre  deux  yeux. 

Voilà,  monsieur,  l'état  où  a  été  votre  cour  jusqu'au  ministère 
de  M.  le  comte  d'Ara  nda,  et  jusqu'à  ce  qu'un  homme  de  votre 
mérite  ait  approché  de  la  personne  de  Sa  Majesté.  Mais  la  tyrannie 
monacale  dure  encore.  Vous  ne  pouvez  ouvrir  votre  âme  qu'à 
quelques  amis,  en  très-petit  nombre.  Vous  n'osez  dire  à  l'oreille 
d'un  courtisan  ce  qu'un  Anglais  dirait  en  plein  parlement. 

Vous  êtes  né  avec  un  génie  supérieur;  vous  faites  d'aussi  jolis 
vers  queLopede  Vega;  vous  écrivez  mieux  en  prose  queGratien1. 
Si  vous  étiez  en  France,  on  croirait  que  vous  êtes  le  fils  de  l'abbé 
de  Chaulieu  et  de  Mmc  de  Sévigné  ;  si  vous  étiez  né  Anglais, 
vous  deviendriez  l'oracle  de  la  chambre  des  pairs.  De  quoi  cela 
vous  servira-t-il  à  Madrid,  si  vous  consumez  votre  jeunesse  à 
vous  contraindre?  Vous  êtes  un  aigle  enfermé  dans  une  grande 
cage,  un  aigle  gardé  par  des  hiboux. 

Je  vous  parle  avec  la  liberté  d'un  républicain  et  d'un  protes- 
tant philosophe.  Votre  religion,  j'ose  le  dire,  a  fait  plus  de  mal 
au  genre  humain  que  les  Attila  et  les  Tamerlan.  Elle  a  avili  la 
nature;  elle  a  fait  d'infâmes  hypocrites  de  ceux  qui  auraient 
été  des  héros;  elle  a  engraissé  les  moines  et  les  prêtres  du  sang 
des  peuples.  Il  faut,  à  Madrid  et  à  Naples,  que  la  postérité  du  Cid 
baise  la  main  et  la  robe  d'un  dominicain.  Vous  êtes  encore  à 
savoir  qu'il  ne  faut  baiser  de  main  que  celle  de  sa  maîtresse. 

Je  vous  suis  très-obligé,  monsieur  le  marquis,  de  la  relation 
d'Érèse  que  vous  voulez  bien  m'envoyer.  Il  paraît  que  vous  con- 
naissez bien  les  hommes,  et  de  là  je  conclus  que  vous  avez  bien 
des  moments  de  dégoût;  mais  je  suppose  que  vous  avez  trouvé 
dans  Madrid  une  société  digne  de  vous,  et  que  vous  pouvez 
philosopher  à  votre  aise  dans  votre  cœtus   sclcctus.   Vous  ferez 

1.  Balthazar  Gracian,  jésuite  espagnol,  né  en  1584,  mort  en  J658,  auteur 
de  plusieurs  ouvrages.  Le  plus  connu  est  celui  qu'Amelot  de  La  Houssaye  a 
traduit  sous  le  titre  de  l'Homme  de  cour,  1684,  in-4°,  et  qui  a  eu  beaucoup 
d'éditions. 


340  CORRESPONDANCE. 

insensiblement  des  disciples  de  la  raison  ;  vous  élèverez  les  âmes 
en  leur  communiquant  la  vôtre;  et,  quand  vous  serez  dans  les 
grandes  places,  votre  exemple  et  votre  protection  donneront  aux 
âmes  toute  lelévation  dont  elles  manquent.  Il  ne  faut  que  trois 
ou  quatre  hommes  de  courage  pour  changer  l'esprit  d'une 
nation.  Voyez  ce  que  fait  l'impératrice  de  Russie:  elle  a  fait  tra- 
duire le  livre  de  Bc'isairc,  que  des  cuistres  de  Sorbonne  voulaient 
condamner.  Elle  a  traduit  elle-même  le  chapitre  contre  lequel 
les  théologiens  s'étaient  élevés  avec  une  fureur  imbécile.  On  est 
philosophe  à  sa  cour;  on  y  foule  aux  pieds  les  préjugés  du 
peuple.  C'est  une  extrême  sottise,  dans  les  souverains,  de  regar- 
der la  religion  catholique  comme  le  soutien  de  leurs  trônes;  elle 
n'a  presque  servi  qu'à  les  renverser.  L'Angleterre  et  la  Prusse 
n'ont  été  puissantes  qu'en  secouant  le  joug  de  Rome. 

Puissiez-vous,  monsieur,  quand  vous  serez  en  place,  enchaî- 
ner cette  idole,  si  vous  ne  pouvez  la  briser!  C'est  ce  que  j'attends 
d'un  esprit  tel  que  le  vôtre.  Vous  cueillez  actuellement  les  fleurs, 
vous  ferez  un  jour  mûrir  les  fruits. 

Je  suis,  avec  bien  du  respect  et  un  véritable  attachement, 
monsieur,  votre  très-humble,  très-obéissant  serviteur. 

Erimbolt. 


6975.   —   A    M.    DE    BARRAU '. 

A  Ferney,  11  auguste. 

Monsieur,  on  fait  actuellement  une  nouvelle  édition  du  Siècle 
de  Louis  XIV.  Je  fais  usage  de  toutes  les  observations  que  vous 
eûtes  la  bonté  de  me  communiquer  il  y  a  plus  d'une  année,  et 
je  vous  réitère  mes  très-humbles  remerciements  ;  souffrez  qu'en 
même  temps  je  vous  envoie  ce  Mémoire*.  Il  est  fait  pour  venger 
la  vérité  que  vous  aimez,  et  l'honneur  de  la  maison  royale  que 
vous  servez.  J'ai  été  forcé  à  cette  démarche  par  ces  deux  motifs. 
Je  soumets  le  mémoire  à  vos  lumières  et  à  vos  bontés. 

On  m'a  assuré  qu'en  1685  ou  1686,  il  y  eut  un  étrange  traité 
entre  l'empereur  Léopold  et  Louis  XIV,  qui  fut  à  peu  près  dans 
le  goût  du  traité  de  partage  fait  si  longtemps  après.  Léopold 
devait  laisser  le  roi  s'emparer  de  toute  la  Flandre,  à  condition 

1.  C'était  sous  ce  nom  que  le  chevalier  de  Taules  avait  envoyé  à  Voltaire  des 
remarques  sur  le  Siècle  de  Louis  XIV;  voyez  tome  XLIV,  page  44  ;  et  ci-après  la 
lettre  7005. 

2.  Celui  qui  est  tome  XXVI,  page  355. 


ANNÉE    17  67.  347 

qu'à  la  mort  du  jeune  Charles  II,  qui  était  d'une  complexion  très- 
faible,  Louis  XIV  laisserait  Léopold  s'emparer  de  l'Espagne.  Le 
traité  fut  très-secret,  on  n'en  fit  point  de  double,  et  l'original 
devait  être  remis  au  grand-duc  de  Florence.  Louis  XIV  trouva 
moyen  de  l'avoir  en  sa  possession.  Les  Mémoires  de  Torey  indiquent 
ce  fait  d'une  manière  assez  confuse,  et  vous  devez,  monsieur,  en 
avoir  des  preuves  certaines.  C'est  une  vérité  que  le  temps  permet 
enfin  de  révéler. 

Si  vous  aviez  d'ailleurs  quelques  instructions  à  me  donner 
sur  tout  ce  qui  peut  faire  honneur  à  la  patrie  et  au  ministère, 
vous  pourriez  compter  sur  ma  docilité,  sur  ma  discrétion,  et  sur 
ma  reconnaissance. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  tous  les  sentiments  que  je  vous  dois, 
monsieur,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

6976.    —    A   M.    LE    COMTE   DE   FÉKÉTÉ. 

A  Genève,  en  passant,  12  auguste. 

J'ai  vu  la  personne  qui  a  été  assez  heureuse  pour  être  quelque 
temps  auprès  de  vous.  Je  n'ai  point  été  surpris  de  ce  que  j'ai  lu. 
Vous  ne  m'étonnez  plus,  et  j'attends  de  grandes  choses  de  vous 
en  tout  genre  ;  je  suis  surtout  édifié  de  votre  piété:  c'est  un  sen- 
timent que  vous  fortifiez  tous  les  jours  dans  l'auguste  cour1  où 
vous  êtes.  Votre  hommo  m'a  dit  que  vous  réfuteriez  la  lettre  d'un 
Bàlois  à  M.  de  Miranda 2.  C'est  dans  cette  vue  que  je  vous  l'envoie. 
Je  suis  pénétré  de  vos  bontés. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  les  sentiments  les  plus  respectueux. 

Rateivol  3, 

catholique  romain. 


A   M.    DAMILAVILLE. 


12  auguste. 


Je  crois  qu'il  faut  laisser  imprimer  le  Mémoire'*  qui  devait  pré- 
céder la  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV.  C'est  une  affaire 


1.  La  cour  d'Autriche. 

2.  La  lettre  6974. 

3.  Anagramme  de  Voltaire. 

4.  Celui  qui  est  tome  XXVI,  page  355. 


348  CORRESPONDANCE. 

qui  n'est  pas  seulement  littéraire,  elle  est  personnelle  à  plusieurs 
grandes  maisons  du  royaume,  qui  m'ont  témoigné  leur  indigna- 
tion contre  ce  malheureux  La  Beaumelle.  Ses  calomnies,  peut- 
être  peu  connues  à  Paris,  sont  répandues  dans  les  pays  étrangers. 
Il  m'a  traité  comme  Louis  XIV,  et  je  ne  suis  pas  roi.  Un  pauvre 
particulier  doit  se  défendre;  il  doit  décrier  au  moins  le  témoi- 
gnage de  son  ennemi. 

Je  ne  reviens  point  de  mon  étonnement,  quand  mes  amis  me 
disent  qu'il  faut  mépriser  de  telles  impostures.  Je  n'entends  pas 
quel  honneur  il  y  a  de  se  laisser  diffamer,  et  je  suis  bien  per- 
suadé qu'aucun  de  ceux  qui  me  disent  :  Gardez  le  silence,  ne  le 
garderait  à  ma  place. 

Voici  une  grâce  que  je  vous  demande.  M.  Diderot  peut  vous 
dire  dans  quel  temps  il  croit  qu'on  ait  écrit  le  Mercure  trismègiste  1 
que  nous  avons  en  grec.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  ce  livre 
me  paraît  de  la  plus  haute  antiquité,  et  je  le  crois  fort  antérieur 
à  Timée  de  Locres.  Engagez  le  Platon  moderne  ta  me  donner  sur 
cela  quatre  lignes  d'éclaircissement,  que  vous  me  ferez  parvenir. 
Il  y  a  loin  de  Mercure  trismègiste  à  La  Beaumelle,  mais  il  faut 
répondre  à  tout. 

Adieu,  mon  cher  ami;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

0978.  —  A  M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

13  auguste. 

Ah!  mon  Dieu!  on  me  mande  que  Mme  d'Argental  est  à  l'ex- 
trémité. Je  venais  de  vous  écrire  une  lettre  de  quatre  pages,  je 
la  déchire  :  je  ne  respire  point.  Mme  d'Argental  est-elle  en  vie? 
Mon  adorable  ange,  ordonnez  que  vos  gens  nous  écrivent  un 
mot.  Nous  sommes  dans  des  transes  mortelles.  Un  mot  par  un 
de  vos  gens,  je  vous  en  conjure. 

G979.   —   A   M.    LE    PRINCE   DE   GALLITZIN. 

A  Fcrncy,  1  i  auguste. 

Monsieur  le  prince,  je  vois,  par  les  lettres  dont  Sa  Majesté 
impériale  et  Votre  Excellence  m'honorent,  combien  votre  nation 
s'élève,  et  je  crains  que  la  nôtre  ne  commence  à  dégénérer  à 
quelques  égards.  L'impératrice  daigne  traduire  elle-même  le  cha- 

1.  Voyez  tome  XIX,  page  340;  et  tome  XXX,  le  paragraphe  xx  du  Commen- 
taire sur  l'Esprit  des  lois. 


ANNÉE    176  7.  349 

pitre  de  Bèlisaire  que  quelques  hommes  de  collège  calomnient  à 
Paris.  Nous  serions  couverts  d'opprobre  si  tous  les  honnêtes 
gens,  dont  le  nombre  est  très-grand  en  France,  ne  s'élevaient 
pas  hautement  contre  ces  turpitudes  pédantesques.  Il  y  aura 
toujours  de  l'ignorance,  de  la  sottise,  et  de  l'envie,  dans  ma 
patrie;  mais  il  y  aura  toujours  aussi  de  la  science  et  du  bon 
goût.  J'ose  vous  dire  même  qu'en  général  nos  principaux  mili- 
taires et  ce  qui  compose  le  conseil,  les  conseillers  d'État  et  les 
maîtres  des  requêtes,  sont  plus  éclairés  qu'ils  ne  l'étaient  dans 
le  beau  siècle  de  Louis  XIV.  Les  grands  talents  sont  rares,  mais 
la  science  et  la  raison  sont  communes.  Je  vois  avec  plaisir  qu'il 
se  forme  dans  l'Europe  une  république  immense  d'esprits  culti- 
vés. La  lumière  se  communique  de  tous  les  côtés.  Il  me  vient 
souvent  du  Nord  des  choses  qui  m'etonnent.  Il  s'est  fait,  depuis 
environ  quinze  ans,  une  révolution  dans  les  esprits  qui  fera  une 
grande  époque.  Les  cris  des  pédants  annoncent  ce  grand  chan- 
gement comme  les  croassements  des  corbeaux  annoncent  le 
beau  temps. 

Je  ne  connais  point  le  livre1  dont  vous  me  faites  Fhonneur 
de  me  parler.  J'ai  bien  de  la  peine  à  croire  que  l'auteur,  en  évi- 
tant les  fautes  où  peut  être  tombé  M.  de  Montesquieu,  soit  au- 
dessus  de  lui  dans  les  endroits  où  ce  brillant  génie  a  raison.  Je 
ferai  venir  son  livre;  en  attendant,  je  félicite  l'auteur  d'être 
auprès  d'une  souveraine  qui  favorise  tous  les  talents  étrangers, 
et  qui  en  fait  naître  dans  ses  États.  Mais  c'est  vous  surtout,  mon- 
sieur, que  je  félicite  de  la  représenter  si  bien  à  Paris. 

J'ai  l'honneur,  etc. 

6980.   —  A  MADAME   LA  DUCHESSE    DE   SAXE-GOTHA  5. 

14  auguste  1767,  à  Ferney. 

Madame,  je  suis  pénétré  jusqu'au  fond  du  cœur  des  lettres 
dont  Votre  Altesse  sérénissime  m'honore.  Vos  bontés  devraient 
sans  doute  bannir  de  mon  esprit  toute  idée  d'un  La  Beaumelle. 
S'il  n'était  question  que  de  moi,  je  n'y  penserais  pas;  mais  dai- 
gnez songer,  madame,  que  je  dois  répondre  au  tribunal  de 
l'Europe  des  vérités  que  j'ai  dites  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV,  siècle 
heureux,  où  toute  la  branche  Ernestine,  dont  vous  êtes  aujour- 

1.  L'Ordre  naturel  et  essentiel  des  sociétés  politiques,  par  Le  Mercier  de  La  Ri- 
vière. (K.)  —  Voyez  lettre  6970. 

2.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


350  CORRESPONDANCE. 

d'hui  l'ornement,  était  la  meilleure  alliée  de  la  France.  Je  trahi- 
rais lâchement  mon  devoir  si  je  laissais  subsister  les  calomnies 
que  La  Beaumelle  réimprime  contre  presque  tous  ceux  qui  ont 
illustré  ce  beau  siècle. 

Je  sais  que  Votre  Altesse  sérénissime  est  trop  instruite  et  trop 
juste  pour  se  laisser  séduire  par  ces  impostures;  mais  combien 
de  lecteurs,  madame,  ne  sont  ni  justes  ni  éclairés!  Considérez, 
madame,  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  cour  qui  ne  s'empresse  de  réfuter, 
dans  les  papiers  publics,  les  mensonges  des  gazettes.  Ces  combats 
durent  quelquefois  des  mois  entiers.  Voudriez-vous  ravir  aux 
particuliers  le  droit  de  se  défendre?  Non,  sans  doute,  et  ce  n'est 
pas  même  comme  simple  particulier  que  je  dois  agir,  mais  comme 
un  homme  qui  a  été  chargé  de  la  cause  publique.  Je  dirai  plus 
encore.  Votre  Altesse  sérénissime  sait  avec  quelle  insolence  La 
Beaumelle  a  parlé  de  votre  auguste  maison.  Voudriez-vous  que 
je  l'oubliasse,  parce  que  vous  lui  pardonnez?  Je  ne  le  puis, 
madame.  La  vérité  ne  pardonne  point;  mais  elle  ne  punit  qu'en 
se  montrant.  C'est  par  sa  lumière  qu'elle  confond  ceux  qui 
veulent  l'obscurcir. 

Les  princes  auxquels  ce  misérable  a  jeté  de  la  boue  feront  ce 
que  leur  grandeur  et  leur  clémence  pourront  leur  dicter;  mais, 
pour  moi,  je  suis  trop  petit  pour  ne  me  pas  défendre. 

La  reconnaissance  que  je  dois  à  toutes  vos  bontés,  madame  . 
est  le  sentiment  le  plus  profond  qui  m'occupe.  Vous  êtes  ma 
protectrice  et  ma  consolation.  Je  suis  également  dévoué  â  la 
vérité  et  à  Votre  Altesse  sérénissime,  avec  le  plus  profond  respect 
et  la  plus  vive  reconnaissance. 

Votre  vieux  Suisse. 

6981.    —  A   M.    EISEN. 

A  Ferney,  14  auguste  ■. 

Je  commence  à  croire,  monsieur,  que  la  Henriade  ira  à  la 
postérité,  en  voyant  les  estampes  dont  vous  l'embellisez;  l'idée 
et  l'exécution  doivent  vous  faire  également  honneur.  Je  suis  sûr 
que  l'édition  où  elles  se  trouveront  sera  la  plus  recherchée.  Per- 
sonne ne  s'intéresse  plus  que  moi  aux  progrès  des  arts;  et  plus 
mon  âge  et  mes  maladies  m'empêchent  de  les  cultiver,  plus  je 
les  aime  dans  ceux  qui  les  font  fleurir. 

1.  Nous  ne  savons  si  cette  lettre  est  ici  bien  à  sa  date.  Les  estampes  d'Eiscn 
furent  faites  pour  l'édition  de  la  Henriade  qui  parut  en  1770.  (G.  A.) 


ANNÉE    1767.  354 

Soyez  persuadé  des  sentiments  d'estime  et  de  reconnaissance 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


698-.'.   —  A  M.   DAMILAVILLE. 

li  auguste. 

Mon  cher  ami,  votre  lettre  du  8  ne  m'a  pas  laissé  une  goutte 
de  sang: je  crains  que  M",e  d'Argental  ne  soit  morte;  c'est  une 
perte  irréparable  pour  ses  amis.  Que  deviendra  M.  d'Argental'. 
Je  suis  désespéré,  et  je  tremble. 

M.  le  maréchal  de  Richelieu  m'écrit  sur  l'aventure  de  Saintc- 
Foy1.  La  chose  est  très-sérieuse.  J'espère  qu'à  la  fin  l'innocence 
des  protestants  sera  plus  reconnue  au  parlement  de  Bordeaux 
qu'à  celui  de  Toulouse. 

Il  me  mande  que  La  Beaumelle  n'est  point  de  son  départe- 
ment. Ce  La  Beaumelle  n'a  été  que  fortement  réprimandé  et 
menacé  par  le  commandant  du  pays  de  Foix,  au  nom  du  roi.  Ce 
n'est  pas  le  silence  de  ce  coquin  que  je  demande,  c'est  une  rétrac- 
tation :  sans  quoi  on  lui  apprendra  à  calomnier.  ~Se  tient-il  qu'à 
débiter  des  impostures  atroces,  pour  se  taire  ensuite,  et  laisser 
le  poison  circuler?  Lavaysse  doit  le  renoncer  pour  son  beau-frère, 
s'il  ne  se  repent  pas. 

Il  paraît  tous  les  huit  jours,  en  Hollande,  des  livres  bien  sin- 
guliers. Je  vois  avec  douleur  qu'on  a  une  bibliothèque  nom- 
breuse contre  la  religion  chrétienne,  qu'on  devrait  respecter. 
Vous  savez  que  je  ne  l'ai  jamais  attaquée,  et  que  je  la  crois, 
comme  vous,  utile  à  l'Europe. 

Permettez  que  je  vous  prie  d'envoyer  à  M.  Delaleu  un  certi- 
ficat qui  assure  que  votre  ami  est  encore  en  vie,  quoique  cela 
ne  soit  pas  tout  à  fait  vrai  ;  mais ,  tant  qu'il  aura  un  souffle ,  ii 
vous  aimera. 

0983.   —  A  M.    LEKAIN. 

A  Ferney,  14  auguste. 

Je  vous  envoie ,  mon  cher  ami ,  la  distribution  des  rôles  que 
vous  me  demandez.  Je  tâcherai  de  vous  faire  parvenir  incessam- 
ment les  Scythes.  Je  crois  qu'il  ne  les  faut  jouer  qu'une  ou  deux 
fois  tout  au  plus  avant  Fontainebleau.  La  nou\elle  édition  de 
Lyon,  qui  est  la  huitième,  est  très-bien  reçue;  mais  Pinterrup- 

1.  Voyez  lettres  0923  et  0900. 


352  CORRESPONDANCE. 

tion  du  commerce  de  Lyon  avec  Genève  m'a  empêché  jusqu'ici 
de  l'avoir;  vous  l'aurez  probablement  à  Paris  avant  moi. 

J'apprends  dans  le  moment,  par  les  lettres  de  Paris,  que 
M'ne  d'Argental  est  à  l'extrémité;  elle  est  peut-être  morte.  Que  va 
devenir  M.  d'Argental?  Je  suis  au  désespoir.  Adieu  le  théâtre, 
adieu  tout;  adieu,  mon  cher  ami.  V. 

6984.   —  A   M.    RIBOTTE  '. 

14  auguste  1767. 

11  est  triste,  monsieur,  qu'un  homme  tel  que  La  Beaumelle 
soit  devenu  le  gendre  de  M.  de  Lavaysse,  et  le  beau-frère  de 
M.  de  Lavaysse  de  Vidou.  C'est  un  monstre  qui  s'est  introduit 
dans  une  famille  d'honnêtes  gens.  Vous  me  feriez  plaisir  de  me 
dire  quels  sont  les  magistrats  de  Cariât  et  de  Mazères,  et  les  autres 
personnes,  soit  protestantes,  soit  catholiques,  auxquelles  il  con- 
viendrait d'envoyer  le  mémoire  adressé  aux  ministres.  M.  de 
Gudanc  a  déjà  parlé  à  ce  malheureux  par  ordre  du  roi,  et  l'a 
menacé  du  cachot  s'il  continuait  ses  insolences  calomnieuses. 

Vous  me  ferez  plaisir,  monsieur,  de  vouloir  bien  m'instruire 
des  suites  de  l'affaire  de  Sainte-Foy  :  je  ne  doute  pas  que  la  pro- 
tection et  le  crédit  de  M.  le  maréchal  de  Richelieu  ne  fassent 
rendre  justice  à  l'innocence  persécutée. 

Voudriez-vous  bien  aussi  m'apprendre  s'il  y  a  dans  le  Cariai, 
dans  Mazères,  et  dans  les  environs,  quelques  personnes  à  qui 
l'on  peut  envoyer  le  mémoire. 

J'ai  l'honneur  d'être  bien  véritablement,  monsieur,  votre  très- 
humble  obéissant  serviteur.  V. 

6985.  —   DE    M.   DALEMBERT. 

A  Paris,  ce  14  auguste. 

Les  philosophes,  mon  cher  et  illustre  confrère,  doivent  être  comme  les 
petits  enfants  :  quand  ceux-ci  ont  fait  quelque  malice,  ce  n'est  jamais  eux, 
c'est  le  chit  qui  a  tout  fait.  Je  crois  très-ingénument  que  l'Ingénu  n'existe 
pas:  je  ne  lo  croirai  que  le  plus  tard  que  je  pourrai;  mais  enfin,  si  on  mêle 
montre,  et  que  je  trouve  cet  Ingénu  tant  soit  peu  malicieux,  je  dirai  que 
c'est  le  neveu  ou  le  chat  de  l'abbe  Bazin  qui  en  est  l'auteur. 

A  propos  d' Ingénu ,  avez-vous  lu  un  livre  qui  a  pour  litre  Théologie 

1.  Bulletin  de  la  Sociélè  de  l'histoire  du  Protestantisme  français;  Paris,  1856, 
page  246. 


ANNÉE    1767.  353 

portative  »,  el  dans  lequel  on  dit  ingénument  aux  prêtres  de  toutes  les 
sectes  leurs  vérités?  C'est  une  espèce  de  dictionnaire  dont  les  articles  sont 
courts,  mais  où  il  y  en  a  un  grand  nombre  de  très  plaisants  et  de  très- 
salés;  c'est  encore  quelque  chat  qui  a  fait  cette  malice. 

Voilà  une  lettre  que  Marmontel  m'envoie  pour  vous  la  faire  parvenir. 
On  dit  que  la  belle  censure  de  la  Sorbonne  va  enfin  paraître,  et,  qui  plus 
est,  le  mandement  du  révérendissime  père  en  Dieu  Christophe  de  Beaumont. 
On  ajoute  que  la  censure  de  la  Sorbonne  contenait  douze  à  quinze  pages 
contre  la  tolérance,  mais  que  celte  canaille  les  a  supprimées  pour  laisser 
toute  la  gloire  de  ce  beau  sujet  à  l'archevêque  de  Paris,  dont  on  dit  que  le 
mandement  roulera  principalement  sur  cet  article.  Il  faudra,  pour  réponse, 
faire  imprimer  les  lettres  de  la  czarine  à  la  suite  du  mandement. 

Vous  ne  voulez  donc  pas  me  dire  si  la  seconde  édition  de  l'ouvrage  de 
mathématiques8  est  imprimée,  et  si  je  pourrai  en  avoir  au  moins  un  exem- 
plaire? Il  n'est  plus  possible  de  rien  imprimer  qu'en  pays  étranger,  lorsqu'on 
effleure  la  canaille  jansénienne  :  je  crois  pourtant  que,  quoique  ces  loups 
soient  à  craindre,  la  philosophie,  avec  un  peu  d'adresse,  viendra  à  bout  de 
leur  arracher  les  dents.  Vous  avez  bien  raison,  mon  cher  maître;  les  hon- 
nêtes gens  ne  peuvent  p'us  combattre  qu'en  se  cachant  derrière  les  haies  3, 
mais  ils  peuvent  appliquer  de  là  de  bons  coups  de  fusil  contre  les  bêtes 
féroces  qui  infestent  le  pays. 

L'essentiel,  comme  vous  le  dites4,  est  de  vivre  gaiement,  et  de  rire 
quand  o  i  a  eu  l'adresse  de  les  coucher  par  terre.  Adieu,  mon  cher  et  illustre 
philosophe;  mille  respects  à  M,ne  Denis,  et  mille  compliments  à  MM.  de 
Chabanon  et  de  La  Harpe.  Les  amis  de  ce  dernier  ont  fait  annoncer  son  prix 
dans  la  Gazette;  ils  se  sont  trop  pressés,  et  ils  sont  cause  que  dorénavant 
l'Académie  ne  déclarera  son  jugement  que  le  jour  même  de  l'assemblée.  Voie, 
el  me  ama. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

N.  B.  J'oubliais  de  vous  dire  que  le  collège  Mazarin,  où  président  les 
deux  cuistres  Kiballier  elCnge  pecus,  le  premier  comme  principal,  le  second 
comme  régent  de  rhétorique,  est  des  plus  mauvais  collèges  de  l'Université, 
et  reconnu  pour  tel;  cela  peut  servir  en  temps  et  lieu.  On  peut  exhorter 
ces  deux  pédants  à  ne  pas  tant  parler  de  philosophie,  et  à  mieux  instruire 
la  jeunesse  qui  leur  est  confiée. 

Je  me  recommande  à  vous  pour  me  procurer,  s'il  est  possible,  tout  ce 
que  le  neveu  et  le  chat  de  l'abbé  Bazin  pourront  donner  de  coups  de  griffe. 
Je  n'ai  plus  d'autre  plaisir  que  celui-là. 


1.  Voyez  la  note,  tome  XXVIII,  page  73. 

2.  C'est-à-dire  l'ouvrage  de  d'Alemliert  Sur  la  Destruction  des  jésuites.  La 
de  d'Alembert  s'est  croisée  avec  le  n"  6973. 

3.  C'est  ce  que  Voltaire  a  dit  dans  la  lettre  6961. 

4.  Voyez  lettre  6973. 

45.  —  Correspondance.   XIII  23 


354  CORRESPONDANCE. 


6986.   —  A   M.  LE    MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 

A  Ferney.  17  auguste. 

Celle-ci,  monseigneur,  est  bien  autant  pour  le  premier  gen- 
tilhomme de  la  chambre  que  pour  le  souverain  d'Aquitaine.  Je 
mets  à  vos  pieds  deux  exemplaires  des  Scythes,  de  l'édition  de 
Lyon  ;  l'un  pour  vous,  et  l'autre  pour  votre  troupe  de  Bordeaux. 
Cette  édition  est,  sans  contredit,  la  meilleure.  Les  Scythes  se  recom- 
mandent à  votre  protection  pour  Fontainebleau.  J'avoue  que  nous 
avons  de  meilleurs  acteurs  que  le  roi.  M.  le  comte  de  Coigny, 
M.  le  chevalier  de  Jaucourt,  et  M.  de  Melfort,  en  sont  bien  éton- 
nés. Il  ne  tiendrait  qu'à  vous  d'en  avoir  d'aussi  bons,  si  vous 
pouviez  faire  effacer  la  note  d'infamie  qu'un  sot  préjugé  attache 
encore  à  des  talents  précieux  et  rares. 

M.  Hennin,  résident  du  roi  à  Genève,  a  dû  avoir  l'honneur 
de  vous  écrire  sur  Galien.  Il  m'en  paraît  content;  il  espère  le 
former  :  cette  place  est  bonne.  Les  passe-ports  et  les  certificats  de 
vie  des  Genevois  vaudront  au  moins  à  Galien  mille  francs  par 
an.  Je  donnerai  les  dix  louis  d'or  en  question,  sur  le  premier 
ordre  que  je  recevrai  de  vous.  Vous  me  permettez  de  ne  pas  vous 
écrire  de  ma  main  quand  ma  détestable  santé  me  tient  sur  le 
grabat  -.  c'est  l'état  où  je  suis  aujourd'hui,  avec  la  résignation 
convenable,  et  avec  le  plus  tendre  et  le  plus  respectueux  atta- 
chement. 

6987.   —  A   M.    LE   COMTE   D'ARGENTAL. 

A  Ferney,  18  auguste. 

Bénis  soient  Dieu  et  mes  anges!  Puisque  M"IC  d'Argental  se 
porte  mieux,  je  suis  assez  hardi  pour  envoyer  deux  exemplaires 
des  Scythes.  Je  n'en  envoie  que  deux,  pour  ne  pas  trop  grossir  le 
paquet.  J'en  ai  adressé  quatre  à  M.  le  duc  de  Praslin,  et  trois  à 
M.  le  duc  de  Choiseul.  J'en  ferai  venir  tant  qu'on  voudra  ;  on  n'a 
qu'à  commander. 

Dès  que  Mme  d'Argental  sera  en  pleine  convalescence,  et 
qu'elle  pourra  s'amuser  de  balivernes,  adressez-vous  à  moi,  je 
vous  amuserai  sur-le-champ  :  cela  est  plus  nécessaire  que  des 
juleps  de  cresson.  Elle  a  essuyé  là  une  furieuse  secousse.  Pour 
moi,  je  ne  sais  pas  comment  je  suis  en  vie,  avec  ma  maigreur, 
qui  se  soutient  toujours,  et  mon  climat,  qui  change  quatre  fois 


ANNÉE    1767.  355 

par  jour.  11  faut  avouer  que  la  vie  ressemble  au  festin  de  Damo- 
clès  :  le  glaive  est  toujours  suspendu. 

Portez-vous  bien  tous  deux,  mes  divins  anges.  Le  petit  ermi- 
tage va  faire  un  feu  de  joie. 


6988.  —  A  M.   LE    MARQUIS   DE  VILLE  VIEILLE. 

A  Ferney,  18  auguste. 

Je  doute  beaucoup,  monsieur,  que  le  sieur  La  Beaumelle  soit 
allé  à  Paris  faire  des  siennes,  car  je  sais  qu'il  avait  ordre  de  rester 
où  il  est;  et  M.  de  Gudane,  commandant  du  pays  de  Foix,  l'a 
menacé,  de  la  part  du  roi,  des  châtiments  les  plus  sévères.  C'est 
ce  que  M.  le  comte  de  Saint-Florentin  m'a  fait  l'honneur  de  me 
mander.  Ce  La  Beaumelle  est  un  étrange  homme.  Je  l'avais  tiré, 
à  Berlin,  de  la  misère.  Une  veuve,  plus  charitable  que  moi,  l'a 
mis  à  son  aise  en  l'épousant.  Cette  veuve  est  malheureusement 
la  fille  de  M.  de  Lavaysse,  célèbre  avocat  de  Toulouse,  dont  le 
fils  fut  mis  aux  fers  avec  les  Calas,  et  dont  je  pris  le  parti  si  haute- 
ment et  avec  tant  de  chaleur.  Il  est  très-triste  pour  moi  que  le 
gendre  d'un  homme  que  j'estime  et  que  j'ai  servi  soit  si  criminel 
et  si  méprisable.  Mais,  si  d'une  main  on  soutient  les  innocents 
opprimés,  on  doit,  de  l'autre,  écraser  les  calomniateurs.  Point  de 
quartier  aux  méchants,  et  point  d'indifférence  pour  la  cause  des 
gens  de  bien  :  voilà  le  devoir  d'un  homme  qui  pense  avec 
fermeté. 

Je  vois  qu'il  y  a  encore  bien  de  la  fermentation  dans  les 
esprits  en  Languedoc.  11  me  paraît  qu'il  y  en  a  davantage  en 
Guienne.  Vous  savez  que  les  protestants  y  sont  accusés  d'avoir 
voulu  assassiner  un  curé,  qu'il  y  a  du  monde  en  prison,  et  que 
l'affaire  n'est  pas  encore  éclaircie.  M.  le  maréchal  de  Bichelieu, 
à  qui  j'en  ai  écrit1,  me  mande  que  c'est  une  affaire  fort  embar- 
rassée et  fort  embarrassante.  La  philosophie  perce  bien  diffici- 
lement chez  les  huguenots  et  chez  les  papistes. 

Nous  avons  ici  plus  de  légions  que  César  n'en  avait  quand  il 
chassa  Pompée  de  Borne;  mais,  Dieu  merci,  elles  ne  font  que  du 
bien  dans  notre  petit  pays  de  Gex.  Vous  avez,  dans  ce  pays  in- 
connu, un  homme  qui  vous  sera  attaché  jusqu'au  dernier 
moment  de  sa  vie  avec  la  plus  respectueuse  tendresse. 

1.  Lettre  6950. 


356  CORRESPONDANCE. 

6989.  —  A  M.   DE   CHENEVÏÈRES  '. 

18  auguste. 

Mon  cher  et  ancien  ami,  je  ne  vous  écris  que  dans  les  occa- 
sions. Je  suis  si  vieux  et  si  malade  qu'il  n'y  a  plus  moyen  d'écrire 
pour  écrire. 

Voici  uu  mémoire  que  j'ai  été  forcé  de  faire  ;  il  s'agissait  de 
l'honneur  de  la  maison  royale,  de  celui  des  lettres  et  de  la  vérité. 
Jugez  de  l'atrocité  des  calomnies!  Je  vous  prie  d'envoyer  ma 
lettre  et  un  mémoire  à  M.  de  La  Touraille  ;  ma  lettre  pour  lui  est 
tout  ouverte;  vous  savez  que  messieurs  des  postes  ne  permettent 
guère  qu'on  adresse,  à  ceux  qui  ont  leur  port  franc,  des  paquets 
pour  d'autres  qu'eux.  Il  y  a  des  entraves  partout. 

Je  vous  embrasse  tendrement  ;  maman  Denis  en  fait  autant. 

6990.   —   A    M.   M  A  RM  ON  TEL. 

A  Ferney,  21  auguste. 

Je  reçois,  mon  cher  ami,  votre  lettre  du  7  d'auguste,  car  août 
est  trop  welche.  Vous  avez  dû  recevoir  la  mienne 2,  dans  laquelle 
je  vous  disais  que  notre  impératrice,  notre  héroïne  de  Scythie, 
avait  traduit  le  quinzième  chapitre.  On  m'assure,  dans  le  mo- 
ment, qu'il  est  traduit  en  italien,  et  dédié  à  un  cardinal  :  c'est 
de  quoi  il  faut  s'informer;  mais  ce  qu'il  faut  surtout  souhaiter, 
c'est  que  la  Sorbonne  le  condamne  :  elle  sera  couverte  d'un  ridi- 
cule et  d'un  opprobre  éternels  ;  elle  sera  précisément  au  niveau 
de  Fréron. 

Je  vous  recommande  La  Harpe  quand  je  ne  serai  plus.  11  sera 
un  des  piliers  de  notre  Église;  il  faudra  le  faire  de  l'Académie  : 
après  avoir  eu  tant  de  prix,  il  est  bien  juste  qu'il  en  donne. 

Au  reste,  souvenez-vous  que  s'il  y  a  dans  l'Europe  des  princes 
et  des  ministres  qui  pensent,  ce  n'est  guère  qu'en  France  qu'on 
peut  trouver  les  agréments  de  la  société.  Les  Français,  persécutés 
et  chargés  de  chaînes,  dansent  très-joliment  avec  leurs  fers, 
quand  le  geôlier  n'est  pas  là.  Nous  avons  eu  des  fêtes  charmantes 
à  Ferney.  Mmc  de  La  Harpe  a  joué  comme  M"9  Clairon,  M.  de  La 
Harpe  comme  Lekain,  M.  de  Chabanon  infiniment  mieux  que 
Mole  :  cela  console. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Lettre  G900. 


ANNÉE    H  67.  357 

\dieu,  mon  cher  confrère;  je  n'écris  point  de  ma  main,  je 
suis  aveugle  comme  votre  Bélisaire;je  répète  mon  Credo»  mais 
je  ne  le  commente  pas  si  bien  que  lui. 

0991.   —   A   M.   DE   BELMONTM. 

Ferney,  21  auguste  1767. 

M.  Belmont  doit  avoir  reçu  la  nouvelle  édition  des  Scythes  faite 
à  Lyon2,  qui  est  infiniment  meilleure  que  toutes  les  autres.  On 
en  a  envoyé  deux  exemplaires  à  monsieur  le  maréchal3;  il  y  en 
aura  un  pour  M.  Belmont.  On  lui  prépare  un  petit  divertissement 
assez  singulier  et  assez  intéressant  qu'on  lui  enverra  dès  qu'il 
aura  été  joué  sur  le  théâtre  de  Ferney4.  On  lui  fait  les  plus  sin- 
cères compliments.  On  est  si  malade  qu'on  ne  peut  écrire  plus 
au  long. 

6992.   —  A  M.  DAMILAVILLE. 

22  auguste. 

Je  sais,  monsieur,  que  vous  vous  amusez  quelquefois  de 
littérature.  J'ai  fait  chercher  l'Ingénu,  pour  vous  l'envoyer,  et 
j'espère  que  vous  le  recevrez  incessamment;  c'est  une  plaisanterie 
assez  innocente  d'un  moine  défroqué,  nommé  duLaurens,  auteur 
du  Compère  Matthieu'. 

J'ai  vu  à  Ferney,  depuis  peu  de  jours,  votre  ami,  qui  est 
menacé  de  perdre  entièrement  les  yeux,  et  dont  la  santé  esl 
très-allérée.  Il  m'a  montré  des  lettres  des  ministres,  de  MM.  les 
maréchaux  de  Richelieu  et  d'Estrées,  et  de  toute  la  maison  de 
Noailles,  au  sujet  de  La  Beaumelle.  Il  m'a  dit  que  ses  démarches 
étaient  absolument  nécessaires;  que  les  écrits  de  La  Beaumelle 
étaient  très-répandus  dans  les  pays  étrangers,  et  qu'on  n'y 
recherchait  même  d'autre  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV  que  celle 
qui  a  été  faite  par  ce  malheureux,  et  qui  est  chargée  de  falsifi- 
cations et  de  notes  infâmes.  Ce  La  Beaumelle  est  un  énergumène 
du  Languedoc,  un  esprit  indomptable,  qu'il  a  fallu  écraser.  Le 


1.  Lettres  inédites   de  Voltaire,  Gustave  Brunet,  1840. 

2.  Celle  de  Bordes. 

3.  Le  duc  de  Richelieu. 

-i.  Il  s'agit  de  Chariot;  voyez  la  lettre  du  23  décembre  1767,  adressée  à  M.  de 
Belmont. 

o.  Voyez  une  des  notes  sur  la  lettre  6968. 


358  CORRESPONDANCE. 

canton  de  Berne  \  outragé  dans  ses  libelles,  en  a  demandé  justice 
au  ministère. 

On  dit  que  M.  de  Beaumont  fait  le  factum  pour  les  protestants 
de  Guienne,  accusés  d'avoir  assassiné  les  curés.  Je  ne  vois  pas 
comment  il  peut  faire  à  Paris  un  mémoire  sur  une  enquête  se- 
crète instruite  à  Bordeaux. 

Pourriez-vous,  monsieur,  avoir  la  bonté  de  me  faire  parvenir 
le  petit  livre  de  la  Théologie  portative?  Vous  savez  qu'on  n'a  pas 
voulu  faire  uneseconde  édition  de  l'ouvrage  de  mathématiques*. 
Le  libraire  dit  qu'on  est  surchargé  d'éléments  de  géométrie.  Il 
n'y  a  plus  de  livres  qu'on  imprime  plusieurs  fois,  que  les  livres 
condamnés.  Il  faut  aujourd'hui  qu'un  libraire  supplie  les  magis- 
trats de  brûler  son  livre  pour  le  faire  vendre. 

Votre  ami  malade  vous  fait  les  plus  tendres  compliments;  il 
passe  la  moitié  de  la  journée  à  souffrir,  et  l'autre  à  travailler. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre,  etc. 

Boursier. 

6993.  —  A  M.   LE   MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU». 

A  Ferney,  22  auguste. 

Vous  m'avez  ordonné,  monseigneur,  de  donner  dix  louis  d'or 
à  Galien  ;  mais  voilà  un  compte  de  sept  cent  vingt-deux  livres 
neuf  sous,  dont  je  vous  enverrai  tous  les  articles  signés,  quand 
j'aurai  achevé  de  tout  payer.  De  la  façon  dont  il  y  allait,  sa  per- 
sonne revenait  à  deux  mille  livres  par  an.  Il  a  un  frère  qui  a  été 
à  Maroc  à  meilleur  marché.  Je  crois  qu'il  aura  toute  sa  vie  la 
reconnaissance  qu'il  vous  doit,  que  M.  Hennin  le  stylera  et  le 
fera  beaucoup  travailler.  Son  poste,  qui  lui  vaut  mille  francs  par 
an,  outre  le  logement,  la  nourriture  et  le  chauffage,  pourra 
bientôt  lui  valoir  plus  de  cent  louis  d'or,  en  vertu  d'un  arrange- 
ment pour  les  certificats  de  vie  et  pour  les  passe-ports  ;  plus  il 
aura,  plus  il  devra  vous  être  obligé.  Il  paraît  être  pénétré  de  vos 
bontés. 

J'eus  l'honneur  de  vous  adresser,  par  la  dernière  poste,  deux- 
exemplaires  de  la  nouvelle  édition  des  Scythes,  l'un  pour  vous, 
l'autre  pour  le  théâtre  de  Bordeaux  ;  mais  j'implore  toujours  votre 
protection  pour  le  Fontainebleau  prochain. 

1.  Dans  son  ouvrage  intitulé  Mes  Pensées,  La  Beaumelle  outrage  plusieurs  fa- 
milles bernoises;  voyez  tome  XV,  page  101. 

2.  Voyez  lettres  6973  et  6985. 

3.  Éditeur*,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1767.  35'.» 

J'espère,  avant  de  mourir,  vous  envoyer  un  petit  divertisse- 
ment pour  vous  amuser  dans  votre  royaume. 

Couservcz-moi  vos  bontés^,  et  agréez  mon  attachement  et  mon 
respect. 

6994.    —    A  M.   MOULT  OU  '. 

22  août  1767. 

J'ai  la  fièvre,  mon  cher  ami;  je  ne  puis  vous  dire  qu'un  mot. 
J'ai  écrit  à  M.  de  Richelieu,  il  y  a  trois  semaines,  pour  ces  mal- 
heureux protestants  qu'on  accuse  d'avoir  été  en  masque  chez  un 
curé.  Il  m'a  répondu  que  s'ils  étaient  innocents  il  leur  donnerait 
toute  sa  protection. 

Vous  verrez  par  le  mémoire  ci-joint  que  je  suis  moi-même  en 
guerre  avec  un  protestant2.  Je  lui  ai  fait  parler  un  peu  vivement, 
de  la  part  du  roi,  par  M.  de  Gudane,  commandant  de  la  province 
de  Foix. 

J'ai  lu  aussi  PIngènu.  Il  est,  comme  vous  savez,  de  l'auteur  du 
Compère  Matthieu,  et  il  faut  qu'il  en  soit. 

Je  vous  embrasse  le  plus  tendrement  du  monde. 

6995.  —   A  M.   L'ABDÉ    D'OLIVET. 


Si  j'étais  votre  Atticus,  mon  cher  Gicéron,  prxclare  venderem 
votre  livre  très-instructif3;  et  je  vous  assure  qu'au  propre  votre 
libraire  le  vendra  à  merveille.  Je  vous  assure  que  je  ne  me  porte 
pas  si  bien  que  vous  ;  mais  vous  m'étonnez  de  me  dire  qti'il 
ne  faut  pas  travailler  dans  la  vieillesse;  c'est,  ce  me  semble,  la 
plus  grande  consolation  de  notre  âge  :  Decet  musarum  cultorem 
scribcntcm  morii.  Je  ne  hais  pas  même  la  guerre  à  mon  âge  :  cela 
me  ranime,  et  je  ris  quelquefois  dans  ma  barbe. 

Si  je  ne  peux  plus  faire  de  tragédies,  on  en  fait  chez  moi 5  qui 
vaudront  mieux  que  les  miennes  :  nous  les  jouerons  bientôt  sur 
le  théâtre  de  Ferney.  Je  ne  faisais  pas  mal  les  rôles  de  vieillard; 
mais  je  deviens  aveugle,  et  je  ne  pourrais  plus  jouer  que  le  rôle 
de  Tirésias.  Puissiez-vous  avoir  la  goutte,  mon  cher  confrère! 


1.  Éditeur,  A.  Coquerel. 

2.  La  Beaumelle. 

3.  Traité  de  la  Prosodie  française. 

4.  Imitation  du  fameux  f)ecet  imperatorem  slantem  mori. 

5.  La  Harpe  et  Chabanon  ;  voyez  lettre  7000. 


360  CORRESPONDANCE. 

Bernard  de  Fontenelle  en  avait  quelques  accès,  et  il  vécut  jusqu'à 
cent  ans  :  c'est  un  avant-goût  de  la  vie  éternelle. 

Il  fautque  je  vousenvoie  quelque  jour  la  Défense  de  mon  oncle*. 
Il  y  a  je  ne  sais  quelle  bavarderie  orientale  et  hébraïque  qui 
pourra  amuser  un  savant  comme  vous. 

J'admire  votre  style,  et  votre  petite  écriture  nette  et  ferme; 
pour  moi,  je  suis  obligé  presque  toujours  de  dicter.  Vous  êtes 
meliore  hito  que  moi. 

Non  equidem  invideo;  miror  magi?... 

(VlRG.,    OCl.    I.    V.     11.) 

Mes  respects  à  l'Académie,  je  vous  en  supplie  ;  et  quelques 
sifflets,  si  vous  le  voulez,  à  la  Sorbonne. 

Et,  sur  ce,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  avec  les  sen- 
timents les  plus  inaltérables.  Ainsi  fait  ma  nièce. 


699(3.   —  A  M.   LE    COMTE  DE   WOROXCEW -\ 

ENVOYÉ    DE    RUSSIE     A    LA    HAYE. 

25  auguste  1767,  à  Ferney. 

Je  suis,  il  est  vrai,  à  mon  cinquième  accès  de  fièvre,  et  j'ai 
soixante  et  quatorze  ans.  Mais  tant  que  je  ne  serai  pas  mort, 
j'embrasserai  avec  avidité  ce  que  vous  me  proposez.  Je  crois 
même  que  votre  projet  me  fera  vivre.  Les  grandes  passions  don- 
nent des  forces.  Je  suis  idolâtre  de  trois  choses  :  de  la  liberté, 
de  la  tolérance,  et  de  votre  impératrice  ;  je  prie  ces  trois  divinités 
de  m'inspirer.  J'attends  vos  ordres. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  le  plus  tendre  respect,  etc. 

6997.   —  A   MADAME    LA  DUCHESSE   DE    SAXE-GOTII A  3. 

26  auguste  1767. 

Madame,  j'obéis  à  vos  ordres  :  j'envoie  à  Votre  Altesse  sérénis- 
sime  la  Défense  de  mon  oncle,  et  je  suis  fâché  de  vous  l'envoyer, 
parce  qu'elle  ne  vous  amusera  guère  ;  mais  il  faut  obéir.  C'est  la 
réponse  d'un  pédant  à  un  pédant,  et  il  s'agit  de  choses  très- 

1.  Voyez  tome  XXVI,  page  367. 

2.  Collection  de  Documents,  Mémoires  et  Correspondances  relatifs  à  l'histoire 
de  l'empire  de  Russie,  tome  X,  page  1.82. 

3.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


ANNÉE     I7G7.  361 

pédantes.  Il  est  vrai  qu'on  s'y  moque  un  peu  de  toute  l'histoire 
ancienne,  et  qu'il  y  a  de  temps  en  temps  de  petites  plaisanteries 
qui  peuvent  consoler  de  l'horreur  de  l'érudition,  et  du  grec,  el 
du  latin,  et  de  l'hébreu,  et  du  turc.  Il  y  a  quelques  mots  un  peu 
gros  ;  mais  ce  n'est  pas  ma  faute  :  ils  sont  tirés  de  l'Écriture 
sainte,  qui  appelle  toujours  les  choses  par  leur  nom.  Au  reste, 
madame,  vous  pouvez  choisir  dans  la  liste  des  chapitres  ce  qui 
vous  ennuiera  le  moins.  Les  quatre  petites  diatribes  de  feu  l'abbé 
Bazin,  qui  sont  à  la  fin  du  livre,  pourront  occuper  peut-être  un 
esprit  aussi  juste  et  aussi  éclairé  que  le  vôtre. 

A  l'égard  de  ce  malheureux  La  Beaumelle,  comme  Votre 
Altesse  sérénissime  peut  à  présent  en  être  instruite,  il  n'est 
accusé  en  aucune  manière  de  son  aventure  de  Gotha,  dans  le 
mémoire  envoyé  au  ministère  il  y  a  deux  ou  trois  mois.  Votre 
auguste  nom  n'a  été  compromis  en  aucune  manière.  Il  ne  se 
trouve  que  dans  la  foule  des  rois  et  des  princes  que  ce  misérable 
a  calomniés  avec  tant  d'insolence,  d'absurdité  et  d'ignorance.  Il 
était  absolument  nécessaire  de  réprimer  ce  scandale.  Comptez 
que  ces  livres-là,  madame,  se  vendent  mieux  que  les  autres,  par 
cela  même  qu'ils  sont  calomnieux.  Ils  se  vendent  aux  foires  de 
Francfort  et  de  Leipsick  ;  ils  vont  jusqu'en  Pologne  et  en  Russie  ; 
ils  sont  cités  dans  les  dictionnaires  allemands.  Rien  ne  marche 
plus  rapidement  que  l'imposture,  et  j'ai  rempli  un  devoir  indis- 
pensable en  lui  coupant  les  jarrets  ;  je  devais  cette  justice  à  la 
vérité,  si  indignement  outragée.  Mais  encore  une  fois,  madame, 
votre  nom  ne  sera  point  profané.  Il  est  d'ailleurs  gravé  dans  mon 
cœur,  et  il  le  sera  jusqu'au  dernier  moment  de  ma  très-languis- 
sante vie. 

Je  me  mets  aux  pieds  de  monseigneur  le  duc  et  de  toute  votre 
auguste  famille,  avec  l'attachement  le  plus  inviolable  et  le  plus 
profond  respect.  Votre  vieux  Suisse  V. 

6998.   —  A  M.  BORDES'. 


Mon  cher  confrère,  mettez  dans  votre  bibliothèque  le  petit 
livre2  que  j'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  ;  il  est,  dit-on,  de  l'au- 
teur du  Compère  Matthieu. 


1.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François  —  Ce  billet  est  de  17G7,  et  non,   comme 
'ont  cru  les  éditeurs,  de  1768. 

2.  L'Ingénu. 


362  CORRESPONDANCE. 

Comment  puis-je  faire  parvenir  à  cette  dame  son  Tout  se  dira 
et  son  //  est  temps  de  parler 1  ? 

J'ai  été  bien  content  de  M.  le  comte  de  Coigny  ;  il  y  a  peu 
de  gens  de  son  espèce  et  de  son  âge  aussi  aimables  et  aussi 
instruits. 

Adieu  ;  le  pauvre  malade  n'a  que  le  temps  de  vous  dire  com- 
bien il  vous  aime. 

6999.   —   A  M.   VERNE  S. 

1er  septembre. 

Voici,  monsieur,  les  paroles  de  Sanchoniathon  :  «Ces  choses 
sont  écrites  dans  la  Cosmogonie  de  Tliaut,  dans  ses  mémoires,  et 
tirées  des  conjectures  et  des  instructions  qu'il  nous  a  laissées. 
C'est  lui  qui  nomma  les  vents  du  septentrion  et  du  midi,  etc.... 
Ces  premiers  hommes  consacrèrent  les  plantes  que  la  terre  avait 
produites  :  ils  les  jugèrent  divines,  et  vénérèrent  ce  qui  soutenait 
leur  vie,  celle  de  leur  postérité  et  de  leurs  ancêtres,  etc.  » 

Au  reste,  mon  cher  monsieur,  il  se  pourrait  très-bien  que  San- 
clioniathon eût  dit  une  sottise,  ainsi  que  des  gens  venus  après 
lui  en  ont  dit  d'énormes. 

L'affaire  des  Sirven  n'a  pu  être  encore  rapportée,  parce  que 
M.  d'Ormesson2  a  été  malade  :  du  moins  on  donne  cette  excuse, 
mais  il  se  pourrait  bien  que  le  crédit  des  ennemis  en  fût  la  véri- 
table raison.  La  malheureuse  aventure  de  Sainte-Foy  sur  les 
frontières  du  Périgord,  vingt-quatre  pauvres  diables  de  hugue- 
nots décrétés,  le  fatal  édit  de  1724  renouvelé  dans  le  Languedoc3, 
et  enfin  le  malheur  de  Sirven,  qui  n'a  point  de  jolie  fille  pour 
intéresser  les  Parisiens,  tout  cela  pourrait  nuire  à  la  cause  de 
cet  infortuné. 

Je  vous  envoie,  mon  cher  philosophe  huguenot,  une  petite 
Philippique4  que  j'ai  été  obligé  de  faire.  L'ami  La  Beaumelle 
s'en  est  mal  trouvé.  Le  commandant  de  la  province  l'a  un  peu 
menacé,  de  la  part  du  roi,  du  cachot  qu'il  mérite.  Je  suis  très- 

1.  Ouvrages  de  jésuites. 

2.  Louis-François  de  Paule  Lefévre  d'Ormesson  de  Noyseau  était  président  au 
parlement  depuis  1755;  il  devint  premier  président  en  1788,  et  mourut  le  2  fé- 
vrier 1789.  Le  chevalier  de  La  Barre  était  de  sa  famille;  voyez  tome  XXV, 
page  50  i. 

3.  L'édit  du  14  mai  1724  défendait  aux  protestants,  sous  les  peines  les  plus 
graves,  l'exercice  de  leur  religion,  leur  ordonnait  de  faire  élever  leurs  enfants 
dans  la  religion  catholique,  etc.,  etc.  (B.) 

4.  Le  Mémoire  qui  est  tome  XXVI,  page  355. 


ANNÉE    1767.  363 

tolérant,  mais  je  ne  le  suis  pas  pour  les  calomniateurs.  Il  faut 
d'une  main  soutenir  l'innocence,  et  de  l'autre  écraser  le  crime. 
Je  vous  embrasse  en  Jèhovah,  en  Knef,  en  Zcus;  point  du  tout 
en  Athanase,  très-peu  en  Jérôme  et  en  Augustin. 


7000.   —  A   M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

2  septembre. 

Nous  nous  apprêtons  à  célébrer  la  convalescence  :  il  y  aura 
comédie  nouvelle,  souper  de  quatre-vingts  couverts.  C'est  bien 
pis  que  chez  M.  de  Pompiguan1;  et  puis  nous  aurons  bal  et 
fusées. 

J'envoyai,  par  le  dernier  ordinaire,  un  Ingénu,  par  M.  le  duc 
de  Praslin,  pour  amuser  la  convalescente  ;  et  vous  aurez,  mes 
anges,  pour  votre  hiver,  les  tragédies  de  MM.  de  Chabanon  et 
de  La  Harpe  :  cela  n'est  pas  trop  mal  pour  des  habitants  du  mont 
Jura;  mais  en  vérité,  vous  autres  Welches,  vous  êtes  des  habi- 
tants de  Montmartre.  Je  vous  assure  que  les  Guillaume  Tell1  et  les 
Illinois3  sont  aux  Danchet  et  aux  Pellegrin  ce  que  les  Pellegrin 
et  les  Danchet  sont  à  Racine.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  une  ville 
de  province  dans  laquelle  on  pût  achever  la  représentation  de 
ces  parades,  qui  ont  été  applaudies  à  Paris.  Cela  met  en  colère 
les  âmes  bien  nées  :  cette  barbarie  avancera  ma  mort.  Le  fonds 
des  Welches  sera  toujours  sot  et  grossier.  Le  petit  nombre  des 
prédestinés  qui  ont  du  goût  n'influe  point  sur  la  multitude  :  la 
décadence  est  arrivée  à  son  dernier  période. 

Vivez  donc,  mes  anges,  pour  vous  opposer  à  ce  torrent  de 
bêtises  de  tant  d'espèces  qui  inonde  la  nation.  Je  ne  connais, 
depuis  vingt  ans,  aucun  livre  supportable,  excepté  ceux  que  l'on 
brûle,  ou  dont  on  persécute  les  auteurs.  Allez,  mes  Welches, 
Dieu  vous  bénisse!  vous  êtes  la  chiasse  du  genre  humain.  Vous 
ne  méritez  pas  d'avoir  eu  parmi  vous  de  grands  hommes  qui 
ont  porté  votre  langue  jusque  Moscou.  C'est  bien  la  peine  d'avoir 
tant  d'académies  pour  devenir  barbares!  Ma  juste  indignation, 
mes  anges,  est  égale  à  la  tendresse  respectueuse  que  j'ai  pour 
vous,  et  qui  fait  la  consolation  de  mes  vieux  jours. 

Tout  Ferney  se  réjouit  de  la  convalescence. 

1.  Il  n'y  avait  que  vingt-si.\  couverts  au  repas  donné  par  Pompignan  eu  1763; 
voyez  tome  XXIV,  page  461. 

2.  Tragédie  de  Le  Mierre. 

3.  Tragédie  de  Sauvigny  ;  voyez  lettre  0883. 


364  CORRESPONDANCE. 

7001.   —  A   H.   L'ABBÉ    D'OLIVET. 


-eptembre. 


Votre  nom,  votre  âge,  vos  qualités,  mon  cher  doyen,  mon 
cher  maître,  envoyez-moi  tout  cela  sur-le-champ,  sans  perdre 
un  seul  instant;  en  voici  la  raison.  On  réimprime  le  Siècle  de- 
Louis  XIV,  malgré  La  Beaumelle;  il  faut  qu'on  vous  traite  de 
votre  vivant  comme  si  vous  étiez  mort,  que  je  vous  rende  justice, 
que  je  satisfasse  mon  cœur.  La  lettre  0  vous  attend1  :  mettez- 
moi  vite  à  portée  de  vous  rendre  l'hommage  que  je  vous  dois,  et, 
après  cela,  vous  m'enterrerez  si  vous  voulez. 

7002.  —  A  M.   D'ALEMBERT. 

i  septembre. 

Mon  cher  philosophe,  voici  une  occasion  d'exercer  votre  phi- 
losophie. Vous  connaissez  très-bien  les  théologiens  de  Genève, 
pédants,  sots,  de  mauvaise  foi,  et,  Dieu  merci,  sans  crédit, 
comme  tout  animal  sacerdotal  devrait  l'être;  mais  vous  ne  con- 
naissez pas  les  libraires.  L'ami  Cramer  avait  donné  à  un  nommé 
Chirol  le  livre  cle  mathématiques  à  imprimer  avec  les  planches 
corrigées.  Ce  Chirol  est  le  même  qui  avait  fait  la  première  édi- 
tion, et  qui  a  refusé  de  faire  la  seconde.  Je  lui  demande,  depuis 
près  de  quinze  jours,  qu'il  rende  au  moins  l'exemplaire  qu'on 
lui  a  confié  en  dernier  lieu.  Il  dit  qu'il  ne  l'a  point  reçu.  Cramer 
dit  qu'il  le  lui  a  donné,  et  je  n'ai  pas  encore  pu  juger  qui  des 
deux  se  trompe  ou  me  trompe.  Il  y  a  mille  lieues  de  chez  moi  à 
Genève,  et  davantage,  puisque  toute  communication  est  inter- 
rompue. Chirol  est  un  pauvre  diable  qui  n'a  pas  même  encore  pu 
payer  le  prix  de  la  première  édition,  mais  qui  le  payera. 

Gabriel  Cramer  donne  de  grands  soupers  dans  le  petit  castel 
de  Tournay,  que  je  lui  ai  abandonné.  C'est  un  homme  d'ailleurs 
fort  galant,  qui  ne  me  paraît  pas  faire  une  extrême  attention 
aux  livres  qu'on  lui  confie  :  voilà  l'état  des  choses.  Je  suivrai 
cette  affaire,  car  je  suis  exact,  et  il  s'agit  de  mathématiques.  On 
dit  qu'on  vous  a  prêché  Louis  IX  et  non  pas  saint  Louis,  qu'on 
s'est  fort  moqué  des  croisades  et  du  pape  :  le  prédicateur2  ne 

1.  Ce  fut  dans  son  édition  de  1 768  du  Siècle  de  Louis  XIV  que  Voltaire  donna 
un  article  à  l'abbé  d'Olivet,  encore  vivant  ;  voyez  tome  XIV,  page  65. 

2.  Alexandre-Joseph  Bassinet,  né  en  1734,  mort  le  16  novembre  1813;  son  Pané- 
gyrique de  saint  Louis  a  été  imprimé  en  1707,  in-8". 


ANNÉE    17  67.  365 

sera  pas  archevêque  de  Paris,  mais  il  doit  être  de  l'Académie.  On 
parle  d'une  drôle  de  Théologie  portative;  je  ne  l'ai  point  encore. 
J'espère  que  bientôt  tous  ces  marauds  de  théologiens  seront  si 
ridicules  qu'ils  ne  pourront  nuire.  Notre  impératrice  russe  les 
mène  grand  train.  Leur  dernier  jour  approche  en  Pologne  :  il 
est  tout  arrivé  en  Prusse  et  dans  l'Allemagne  septentrionale.  Les 
maisons  d'Autriche  et  de  Bavière  sont  les  seules  qui  soutiennent 
encore  ces  cuistres-là  ;  cependant  on  commence  à  s'éclairer  à 
Vienne  même.  Pardieu,  le  temps  delà  raison  est  venu.  0  nature! 
grâces  immortelles  vous  en  soient  rendues! 

Mon  cher  philosophe,  rendez  tous  ces  pédants-là  aussi  énor- 
mément ridicules  que  vous  le  pouvez  dans  vos  conversations  avec 
les  honnêtes  gens:  car  cela  est  impossible  à  Paris  par  la  voie  de 
la  typographie;  mais  un  bon  mot  vaut  bien  un  beau  livre.  Fou- 
droyez-moi ces  marauds-là,  je  vous  en  prie. 

Répandez  sur  eux  le  sel  dont  il  a  plu  à  Dieu  de  favoriser  votre 
conversation.  Faites  qu'on  les  montre  au  doigt  quand  ils  passe- 
ront dans  la  rue  ;  et  quand  vous  les  aurez  bien  écorchés,  bien 
salés,  marchez-leur  sur  le  ventre  en  passant,  cela  est  fort  amu- 
sant. Il  paraît  un  ouvrage  de  feu  milord  Bolingbroke1  qui  est 
curieux.  Julien  l'Apostat  n'y  fit  œuvre.  Bonsoir,  vous  dis-je  ;  je 
vous  aime,  je  vous  estime  et  je  vous  révère  autant  que  je  hais  les 
b dont  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  parler. 


7003.    —  A   M.   L'ABBÉ    AUDRA 


Septembre. 


La  malheureuse  aventure  de  Sainte-Foy  ayant  été  depuis 
longtemps  représentée  au  conseil  du  roi  sous  les  plus  noires 
couleurs  a  nui  beaucoup  à  l'affaire  des  Sirven,  comme  je  l'avais 
prévu.  Les  Sirven  avaient  été  renvoyés  par  la  commission  des 
conseillers  d'État  ordinaires  par-devant  le  roi  lui-même,  pour 
obtenir  la  cassation  de  la  sentence  confirmée  par  le  parlement 
de  Toulouse.  Mais  ce  parlement  a  représenté  avec  tant  d'opiniâ- 
treté son  droit  de  ressort  contre  les  condamnés  contumaces, 
droit  en  effet  établi  pour  tous  les  parlements  du  royaume,  que 
le  conseil  a  craint  les  mouvements  de  toute  la  magistrature.  Ces 


1.  Examen  important  de  milord  Bolingbroke  ;  voyez  tome  XXVI,  page  195. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.  —  D'après  une  note  du  manuscrit,   cette 
lettre  serait  adressée  à  l'abbé  Audra,  professeur  royal  à  Toulouse.  (A.  F.) 


366  CORRESPONDANCE. 

mêmes   considérations  ont   empêché  de  signer  l'édit,   qui  était 
tout  prêt,  pour  légitimer  les  mariages  des  réformés. 

Il  n'y  a  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  d'attendre  tout  du 
temps.  Il  faudrait  n'avoir  que  de  loin  en  loin  des  assemblées 
publiques,  et  se  contenter  d'inspirer  l'horreur  pour  les  supersti- 
tions et  pour  les  persécutions  dans  quelque  petit  livre  à  la  portée 
de  tout  âge,  que  les  pères  de  famille  liraient  à  leurs  enfants  tous 
les  dimanches.  Les  nouvelles  sottises  du  pape  et  des  jésuites  ou- 
vriront tôt  ou  tard  les  yeux  du  ministère. 


7004.  —  A    M.   DAMILAVILLE. 


septembre. 


Je  reçois,  monsieur,  votre  lettre  du  29  d'auguste.  Tous  les 
paquets  arrivent  de  Paris  en  pays  étranger,  mais  rien  n'arrive  de 
nos  cantons  à  Paris. 

Je  vois  très-souvent  votre  ami,  qui  vous  aime  tendrement. 
Il  voudrait  bien  avoir  le  Panégyrique  de  Louis  IX  '  ;  mais  je  crois 
que  l'impératrice  russe  méritera  un  plus  beau  panégyrique. 
Quelle  époque,  mon  cher  monsieur!  elle  force  les  évoques  sar- 
mates  à  être  tolérants,  et  vous  ne  pouvez  en  faire  autant  des 
vôtres.  0  Welches!  pauvres  Welches!  quand  l'étoile  du  Nord 
pourra-t-elle  vous  illuminer? 

Savez-vous  bien  qu'on  fait  actuellement  clés  vers  à  Pétersbourg 
mieux  qu'en  France?  savez-vous,  mes  pauvres  Welches,  que  vous 
n'avez  plus  ni  goût  ni  esprit?  Que  diraient  les  Despréaux,  les 
Racine,  s'ils  voyaient  toutes  les  barbaries  de  nos  jours?  Les  bar- 
bares Illinois2  l'ont  emporté  sur  le  barbare  Crébillon  ;  le  bar- 
bare...3 le  dispute  aux  Illinois  par-devant  l'auteur  de  Childebrand*. 
Ah!  polissons  que  vous  êtes!  combien  je  vous  méprise! 

Nous  avons  du  moins  chez  nous  deux  hommes5  qui  ont  du 
goût,  et  c'est  ce  qui  se  trouvera  difficilement  à  Paris.  La  nation 
m'indigne. 

Bonsoir,  mon  cher  monsieur  ;  vous  avez  dans  mon  voisinage 


1.  Par  Bassinet;  voyez  la  note  2,  page  363. 

2.  Hirza,  ou  les  Illinois,  tragédie   de  Sauvigny;   voyez  lettre  6883. 

3.  D'après  ce  que  Voltaire  a  dit  dans  la  lettre  7000,  le  nom  laissé  ici  en  blanc 
est  sans  doute  celui  de  Le  Alierre,  ou  celui  de  son  (judlaume  Tell. 

4.  Childebrand  est  une   tragédie  de  Morand,  auteur  dont  nous   avons  parlé 
tome  XXXVII,  page  463. 

5.  La  Harpe  et  Chabanon,  alors  à  Ferney. 


ANNÉE     1767.  367 

un  ami  qui  vous  aimo  avec  la  plus  vivo  tendresse,  tout  vieux 
qu'il  est.  Ou  dit  que  les  vieillards  n'aiment  rien  :  cela  n'est  pas 
vrai.  Voici  un  petit  billet  qu'on  m'a  donné  pour  M.  Lembertad. 

Couns  iep,. 


7005.   —  A  M.   AUDIBERT   FILS   AIAE, 

A     MARSEILLE   >. 

A  Ferney,  5  septembre. 

Celui  qui  a  disputé  le  prix2  à  M.  de  Cliamfort  est  M.  de  La 
Harpe.  Ils  sont  tous  deux  amis;  ils  s'estiment  l'un  l'autre;  ils 
méritent  d'être  couronnés  des  mains  des  muses  et  de  celles  de 
l'amitié. 

Voilà,  mon  cher  monsieur,  le  mot  de  l'énigme.  Vous  avez  été 
du  nombre  des  juges,  et  vous  ne  pouviez  manquer  de  donner 
les  prix  à  ceux  qui  en  étaient  dignes.  M.  de  La  Harpe  se  fait  un 
mérite  d'avoir  concouru  avec  un  adversaire  qu'il  chérit.  Si  vous 
voulez  m'adresser  à  Genève  ce  qui  peut  lui  revenir  de  cette  petite 
aubaine,  vous  ferez  encore  une  bonne  action  :  car  M.  de  La 
Harpe  n'est  pas  auprès  de  Plutus  aussi  bien  qu'auprès  d'Apollon. 
Il  est  dans  le  château  de  Ferney  depuis  un  an.  Il  joue  la  comé- 
die, il  en  fait.  Nous  sortons  de  la  répétition3.  Je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur.  Mme  Denis  vous  fait  les  plus  sincères  compli- 
ments. 

7006.  —  DE  M.    ROUSSEAU, 

CONSEILLER      DE      LA     COIR      DE     GOTHA, 
A   M.   LA    BK  AU  ME  LLE   >>. 

Ce  5  septembre  1767. 

Monsieur,  je  suis  on  ne  peut  plus  mortifié  de  voir,  par  votre  lettre  du 
23  août,  que  vous  n'êtes  point  satisfait  de  celle  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
écrire  par  ordre  de  madame  la  duchesse.  Son  Altesse  séréni:-sime  conti- 
nuant à  être  malade,  et  gardant  même  le  lit  depuis  près  de  quinze  jours  à 
cause  d'un  abcès  qu'elle  a  au  cou,  accompagné  de  ressentiments  de  fièvre, 
vousjugez  bien,  monsieur,  que  dans  ces  tristes  circonstances  il  ne  convient 


1.  Copié    sur  l'original  communiqué  par  M.  Niel,   sous-préfet  à   Ploërmel,  à 
qui  je  suis  déjà  redevable  de  la  lettre  4981.  (B.) 

•2.   Pour  V Éloge  de  La  Fontaine,  proposé  par  l'Académie  de  Marseille. 
3.  De  Chariot,  ou  la  comtesse  de  Givrij,  voyez  tome  VI,  page  341. 

i.  Éditeurs,  Bavoux  et  François. 


363  CORRESPONDANCE. 

point  de  l'entretenir  de  sujets  aussi  peu  agréables  que  celui  dont  traite  votre 
lettre,  et  qu'avec  tout  le  désir  que  j'ai  de  vous  obliger,  je  n'ai  pas  seulement 
pu  approcher  Son  Altesse  et  lui  en  rendre  compte. 

Souhaitant  néanmoins,  dans  cet  e  nbarras,  de  répondre  à  la  confiance 
dont  vous  m'honorez,  j'ai  cru  devoir  aller  à  ce  qui  m'a  paru  le  plus  pressé, 
c'est-à-dire  de  ramasser  tout  ce  q  ie  la  vérité  des  faits  pouvait  fournir  de 
circonstances  capables  de  vous  tranquilliser,  monsieur,  parce  que  je  souffre 
véritablement  de  vous  voir  dans  cet  état;  je  me  saurais  un  gré  infini  si  je 
réussissais  à  vous  en  tirer.  En  conséquence  j'ai  recours,  autant  que  cela  a 
pu  se  faire  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures,  à  la  mémoire  des  per- 
sonnes les  plus  distinguées  à  la  cour  et  dans  la  ville  de  Gotha,  et  mes 
informations  ont  abouti  à  constater  deux  faits  :  l'ait,  qu'il  n'y  a  qu'une 
vois  dans  tout  Gotha  sur  votre  départ  et  sur  celui  de  la  veuve  Schwecker, 
dans  l'année  4  752,  non  pour  Erfurth,  mais  pour  Eisenach;  qu'au  besoin 
plus  de  cent,  plus  de  mille  personnes,  tout  Gotha  enfin  certifiera,  dans  la 
forme  la  plus  authentique,  la  rumeur  publique,  l'opinion  générale,  l'asser- 
tion unanime,  que  vous  êtes  partis  ensemble  de  Gotha  sans  fdire  d'adieux  ni 
l'un  ni  l'autre  à  qui  que  ce  soit,  et  que  vous  êtes  arrivés  ensemble  à  Eise- 
nach. Comme  vous  ne  disconvenez  pas,  monsieur,  d'avoir  fait  le  voyage  de 
Francfort  avec  la  personne  susmentionnée,  je  dois  vous  avouer  franche- 
ment que  je  ne  vois  pas  ce  que  vous  gagneriez  à  prouver  (si  cela  se  pou- 
vait) que  vous  soyez  parti  avec  elle  d'Erfurth,  et  non  de  Gotha,  vu  que, 
dans  la  supposition  certaine  que  vous  ayez  ignoré  le  vol  dont  la  Schwecker 
s'est  rendue  coupable,  il  est  parfaitement  inditférent  et  égal  duquel  des 
deux  endroits  vous  soyez  partis  ensemble. 

En  effet,  bien  loin  de  vous  soupçonner  (et  voici  le  second  fait)  d'avoir 
pris  la  moindre  part  au  méfait  de  la  veuve  en  question,  je  suis  bien  aise 
non-seulement  de  vous  réitérer  l'assurance  du  contraire,  mais  encore  d'y 
ajouter,  sans  crainte  d'être  désavoué,  que  Leur-;  Altesses  sérénissimes  mon- 
seigneur le  duc,  et  madame  la  duchesse  \  ous  connaissent  trop  homme  d'esprit 
pour  vous  croire  capable  d'avoir  voulu  vous  associer  publiquement,  sur  une 
aussi  longue  route  qu'est  celle  (en  vous  jugeant  par  votre  propre  aveu) 
d'Erfurth  à  Francfort,  avec  une  personne  que  vous  auriez  reconnue  voleuse. 
Cela  n'est  entré  dans  l'esprit  de  personne,  et  c'est  ce  qu'on  est  en  état  de 
vous  confirmer.  Au  surplus,  s'il  y  a  eu  de  l'imprudence  dans  votre  fait,  elle 
est  du  genre  de  celles  qui  ne  sont  point  criminelles. 

Quant  au  mot  de  maitres-e  que  vous  relevez,  monsieur,  je  n'ai  fait,  en 
l'employant,  que  me  conformer  à  ce  qui  est  d'usage  à  cet  égard  en  Alle- 
magne, où  une  gouvernante  d'enfants  nomme  le  père  et  la  mère  des  enfants 
dont  l'éducation  et  l'instruction  lui  sont  confiées  son  Maître  et  sa  maî- 
tresse; d'où  il  résulte  que,  de  n'a\oir  pas  été  servante,  n'empêche  pas  qu'on 
n'ait  pu  avoir  une  maîtresse.  iMaisje  n'insisterai  pas  sur  une  bagatelle  tout  à 
fait  étrangère  à  l'objet  principal.  Je  n'entrerai  pas  non  plus  dans  tous  les 
détails  dont  votre  lettre  est  remplie,  parce  que  quinze  ans  de  temps  les  ont 
presque  entièrement  effacés  de  mon  souvenir.  Je  n'ajouterai  qu'un  mot 
encore  :  c'est  que  la  dame  chez  qui  la  Schwecker  a  servi  en  qualité  de 


ANNÉE    1767.  369 

gouvernante  d'enfants  est  en  vie,  et  se  trouve  actuellement  à  Gotha,  et 
qu'elle,  aussi  bien  que  quelques  domestiques  qui  l'ont  servie  dans  le  même 
temps,  [peuvent  attester]  ce  qui  y  a  rapport. 

Mais  en  voilà  assez  et  peut-être  trop  sur  une  matière  aussi  désagréable. 
Je  n'y  aurai  cependant  point  de  regret  si  ce  que  je  viens  d'avoir  l'honneur 
de  vous  dire  peut  contribuer  a  rendre  le  calme  à  votre  âme  et  vous  engager 
à  croire  votre  réputation  à  couvert  de  tout  reproche.  Il  me  semble  que  votre 
meilleur  ami  ne  devrait  pas  avoir  de  plus  sage  conseil  à  vous  donner  que 
celui  de  vous  en  tenir  là. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

Rousseau. 


7007.   —  A  M.  DE    CHENEVIÈ  RES  i. 

7  septembre. 

Je  suppose,  mon  cher  ami,  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  dé- 
terrer M.  Barrau,  qui  est  à  la  vérité  un  homme  enterré,  mais  qui 
mérite  d'être  connu.  Il  est  certainement  employé  au  dépôt  des 
affaires  étrangères,  et  il  m'a  fourni  de  très-bonnes  observations 
pour  le  Siècle  de  Louis  XIV,  qu'on  réimprime. 

C'est  au  sujet  de  cette  nouvelle  édition  que  j'ai  été  forcé  de 
recourir  au  ministère,  pour  réprimer  l'insolence  et  les  calomnies 
de  La  Beaumelle.  Le  commandant  du  pays  de  Foix,  où  il  de- 
meure, a  eu  ordre  de  le  menacer  du  cachot  s'il  continuait,  et  le 
gouverneur  de  Guienne  lui  a  fait  de  plus  fortes  menaces. 

La  profonde  ignorance  où  l'on  est  communément  à  Versailles 
et  à  Paris  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  reste  de  l'Europe  em- 
pêche quelquefois  de  faire  attention  à  des  choses  qui  en  méritent 
beaucoup.  On  dit  :  C'est  un  roquet  qu'il  faut  laisser  aboyer.  Mais 
on  ne  songe  pas  que  ces  roquets  ameutent  les  chiens  ennemis  de 
la  France.  Un  Français  qui  accuse  Louis  XIV  d'avoir  empoisonné 
le  marquis  de  Louvois,  qui  accuse  le  duc  d'Orléans  d'avoir  em- 
poisonné la  famille  royale,  qui  accuse  Monsieur  le  Duc,  père  de 
M.  le  prince  de  Condé  d'aujourd'hui,  d'avoir  assassiné  Vergier2, 
qui  accuse  le  père  du  roi3  de  s'être  entendu  avec  le  prince  Eugène 
pour  trahir  la  France  et  pour  faire  prendre  Lille,  et  qui  ose  ap- 
porter en  preuve  de  tous  ces  crimes  les  manuscrits  de  Saint-Cyr, 
un  tel  coquin,  dis-je,  fait  plus  d'impression  qu'on  ne  pense  dans 


1.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Pour  se  venger,  dit-on,  d'une  satire  de  ce  poète.  Mais  le  véritable  auteur 
du  crime  est  un  nommé  Le  Craqueur,  voleur  de  la  bande  de  Cartouche.  (A.  F.) 

3.  L'élève  de  Fénelon,  le  duc  de  Bourgogne.  (A.  F.) 

45.  —  Correspondance.  XIII.  24 


370  CORRESPONDANCE. 

les  pays  étrangers.  Il  est  cité  par  tous  les  compilateurs  d'anec- 
dotes, et  la  calomnie  qui  n'a  pas  été  réfutée  passe  pour  une 
vérité.  Tous  ceux  qui  ont  été  employés  dans  les  affaires  étran- 
gères, et  particulièrement  M.  l'abbé  de  La  Ville,  sont  bien  con- 
vaincus de  ce  que  je  vous  dis  ;  ils  en  ont  vu  des  exemples  frap- 
pants. Il  ne  s'agit  point  du  tout  de  moi  dans  cette  affaire,  il 
s'agit  de  l'honneur  de  la  maison  royale.  Le  fou  de  Verberie1, 
qu'on  a  fait  pendre,  était  bien  moins  coupable  que  La  Beau- 
melle. 

Ne  vous  imaginez  pas,  dans  votre  chambre  à  Versailles,  que 
les  ouvrages  de  ce  faquin  soient  inconnus  ;  on  en  a  fait  plusieurs 
éditions  ;  ils  sont  traduits  en  allemand.  Je  ne  sais  si  les  nouveaux 
mémoires  de  Mme  deMaintenon,  qui  viennent  de  paraître,  sont  de 
lui  ;  c'est  le  même  style  et  la  même  insolence. 

J'avoue  que  ces  calomnies  me  révoltent  plus  que  personne. 
Je  ne  dois  pas  souffrir  qu'on  couvre  d'ordures  le  monument  que 
j'ai  élevé  à  la  gloire  de  ma  patrie.  Il  est  bien  étrange  qu'un  pré- 
dicant  de  la  petite  ville  de  Mazères,  du  pays  de  Foix,  insulte  im- 
punément, de  son  grenier,  tous  nos  princes  et  les  plus  illustres 
maisons  du  royaume. 

Je  vous  prie  instamment  de  communiquer  ma  lettre  à  M.  de 
La  Touraille,  et  de  l'engager  à  regarder  les  choses  de  l'œil  dont 
tous  ceux  qui  s'intéressent  comme  lui  à  la  maison  de  Condé  les 
regardent. 

7008.   —A  M.   LE   MARÉCHAL   DUC   DE    RICHELIEU. 

A  Ferney,  9  septembre. 

Rendez  à  César  ce  qui  appartient  à  César2. 

J'avoue,  monseigneur,  que  l'impertinence3  est  extrême.  S'il 
sait  si  bien  l'histoire,  il  doit  savoir  que  le  secrétaire  d'État  Ville- 
roy  écrivait  monseigneur  aux  maréchaux  de  France. 

Incessamment  Galien  pourra  vous  écrire  avec  la  même  no- 
blesse de  style,  dès  qu'il  aura  fait  une  petite  fortune.  Je  ne  man- 
querai pas  d'exécuter  vos  ordres.  Vous  savez  peut-être  qu'en 
qualité  de  Français  je  ne  puis  aller  à  Genève  :  cela  est  défendu  ; 

1.  Rinquet. 

2.  Matthieu,  xxn,  21. 

3.  M.  Hennin,  sur  l'adresse  d'une  lettre  pour  le  maréchal  de  Richelieu,  avait 
mis  :  A  monsieur  le  maréchal  de  Richelieu.  Celui-ci,  qui  tenait  beaucoup  au  mon- 
seigneur, en  voulut  longtemps  à  Hennin,  malgré  les  explications  qui  furent 
données;  voyez  la  note  2  de  la  page  342. 


ANNÉE    47G7.  371 

mais  on  viendra  chez  moi,  et  je  parlerai  comme  je  le  dois.  De 
plus,  je  suis  dans  mon  lit,  où  une  fièvre  lente  retient  ma  figure 
usée  et  languissante. 

Je  présume  que  vous  donnerez  l'ordre  d'achever  le  payement 
de  ce  que  doit  Galien,  après  quoi  vous  serez  probablement  débar- 
rassé de  ce  petit  fardeau.  Je  joins  ici  les  mémoires.  Vos  paquets 
sont  francs,  et  ce  n'est  point  une  indiscrétion  de  ma  part. 

Quant  à  l'article  des  spectacles,  j'ose  espérer  que  vous  aurez 
la  bonté  d'entrer  dans  mes  peines.  Je  ne  connais  aucun  des 
acteurs,  excepté  MUe  Dumesnil  et  Lekain.  La  petite  Durancy  avait 
joué  chez  moi  aux  Délices,  à  l'âge  de  quatorze  ans  ;  je  ne  lui  ai 
donné  quelques  rôles  que  sur  la  réputation  qu'elle  s'est  faite 
depuis.  J'ai  fait  un  partage  assez  égal  entre  elle  et  Mlu>  Dubois. 
Il  me  paraît  que  ce  partage  entretient  une  émulation  nécessaire 
Si  Mlle  Durancy  ne  réussit  pas,  les  rôles  reviennent  nécessaire- 
ment aux  actrices  qui  sont  plus  au  goût  du  public,  et  vos  ordres 
décident  de  tout.  Le  pauvre  d'Argental  a  été  bien  loin  de  pouvoir 
se  mêler  dans  ces  tracasseries;  il  a  été  longtemps  malade,  et  sa 
femme  a  été  un  mois  entier  à  la  mort.  M.  de  Thibouville,  qui  a 
beaucoup  de  talent  pour  la  déclamation,  n'a  fait  autre  chose 
qu'assister  à  quelques  répétitions.  Il  est  mon  ami  depuis  trente 
ans,  et  celui  de  ma  nièce.  Vous  ne  voulez  pas  nous  priver  de  cette 
consolation,  surtout  dans  le  triste  état  où  la  vieillesse  et  la  mala- 
die me  réduisent. 

Daignez  agréer  mon  respect  et  mon  attachement  avec  votre 
bonté  ordinaire. 


7009.   —  A   MADAME;  VEUVE    DUCHESNE  1. 

Ferney,  12  septembre. 

A  la  réception  de  votre  lettre,  madame,  je  commençai  une 
révision  exacte  des  tragédies  que  vous  imprimez,  ainsi  que  des 
comédies  et  du  poème  épique.  Étant  tombé  malade  trois  jours 
après,  j'ai  été  obligé  de  discontinuer  l'ouvrage;  et  en  cas  que  je 
me  porte  mieux,  je  le  reprendrai  avec  la  plus  grande  exactitude. 
Si  votre  mari  en  avait  usé  avec  la  même  circonspection  et  la 
même  franchise,  il  ne  nous  aurait  pas  jetés,  vous  et  moi,  dans 
l'embarras  où  nous  sommes.  J'en  suis  encore  très-mortifié  ;  je 
tacherai  de  tout  réparer,  et  de  vous  fournir  de  quoi  donner  une 
édition  complète  et  correcte. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


372  CORRESPONDANCE. 

Je  suis,  madame,  bien  véritablement  votre  très-humble  et 
très-obéissant  serviteur. 


7010.  —  A  M.  DE    CHENEVIERESi. 

12  septembre. 

Permettez-moi ,  mon  cher  ami ,  que  je  vous  parle  encore  de 
M.  Barrau 2.  Il  y  a  certainement  un  M.  Barrau  au  dépôt  des  affaires 
étrangères,  homme  très-instruit  et  très-exact,  et  qui  m'a  donné 
de  fort  bons  avis  pour  le  Siècle  de  Louis  XIV.  Mandez-moi,  je  vous 
prie,  si  vous  lui  avez  fait  tenir  ma  lettre. 

Aurez-vousla  comédie  à  Fontainebleau?  On  dit  qu'il  y  a  de 
belles  nouveautés  :  les  Illinois ,  Guillaume  Tell  et  Eugénie 3,  qui 
doivent  vous  faire  grand  plaisir.  Je  ne  les  ai  pas  vues;  mais  on 
m'a  dit  que  le  Mercure  en  disait  beaucoup  de  bien 4. 

701J.  —   A   M.  DAMILAVILLE. 

12  septembre. 

Mon  cher  ami ,  je  reçois  votre  lettre  du  5,  et  je  suis  pénétré 
d'une  double  peine,  la  vôtre  et  la  mienne.  Vous  avez  à  vous 
plaindre  de  la  nature,  et  moi  aussi.  Nous  sommes  tous  deux 
malades  ;  mais  je  suis  au  bout  de  ma  carrière,  et  vous  voilà 
arrêté  au  milieu  de  la  vôtre  par  une  indisposition  qui  pourra 
vous  priver  longtemps  de  la  consolation  du  travail,  consolation 
nécessaire  à  tout  être  qui  pense,  et  principalement  à  vous,  qui 
pensez  si  sagement  et  si  fortement. 

N'êtes-vous  pas  à  peu  près  dans  le  cas  où  s'est  trouvé  M.  Dubois? 
n'a-t-il  pas  été  guéri?  n'y  a-t-il  pas  un  homme  dans  Paris  qu'on 
dit  fort  habile  pour  la  guérison  des  tumeurs?  Mandez-moi,  je 
vous  prie,  quel  parti  vous  prenez  dans  cette  triste  circonstance. 

Malgré  mes  maux,  je  m'égayeà  voir  embellir,  par  des  acteurs 
qui  valent  mieux  que  moi,  une  comédie  5  qui  ne  mérite  pas  leurs 
peines.  Nous  avons  trois  auteurs  dans  notre  troupe.  Vous  m'a- 
vouerez que  cela  est  unique  dans  le  monde  ;  et  ce  qu'il  y  a  de 
beau  encore,  c'est  que  ces  trois  auteurs  ne  cabalent  point  les 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Voyez  la  lettre  du  11  août. 

3.  Drame  de  Beaumarchais. 

4.  Phrase  ironique.  (G.  A.) 

5.  Chariot,  ou  la  comtesse  de  Givry;  voyez  tome  VI,  page  341. 


ANNÉE    17  67.  373 

uns  contre  les  autres.  Nous  sommes  plus  unis  que  la  Sorbonne. 
Tous  les  étrangers  sont  très-fâchés  que  cette  faculté  de  grands 
hommes  ait  supprimé  sa  censure  :  elle  aurait  édifié  l'Europe,  et 
mis  le  comble  à  sa  gloire. 

J'ai  reçu  les  belles  pièces  de  théâtre  *  qu'on  m'a  envoyées 
depuis  peu  ;  c'est  Racine  et  Molière  tout  pur.  Il  y  a  quelque  temps 
que  l'on  m'adressa  un  livre  intitulé  le  Siècle  de  Louis  XV'2.  Les 
principaux  personnages  du  siècle  sont  trois  joueurs  d'orgues  et 
deux  apothicaires.  Il  manquait  à  ce  siècle  l'ouvrage  que  la  Sor- 
bonne annonçait;  mais  j'ose  espérer  que  nous  verrons  ce  chef- 
d'œuvre.  Je  ne  peux  concevoir  comme  on  a  permis  en  France 
l'impression  du  livre  de  du  Laurens,  intitulé  l'Ingénu3.  Cela  me 
passe. 

Je  finis,  car  j'ai  la  fièvre.  Je  vous  embrasse  du  meilleur  de 
mon  cœur. 


7012.  —   A   M.  LE   MARÉCHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 
A  Ferney,  12  septembre. 

J'ai  fait  prier,  monseigneur,  notre  résident  de  passer  chez  moi. 
Je  vous  avais  prévenu  que  je  n'allais  plus  à  Genève;  et  d'ailleurs 
quand  l'entrée  de  cette  ville  serait  permise  aux  Français,  l'état 
où  je  suis  ne  me  permettrait  pas  de  sortir. 

Nous  avons  eu  une  longue  conférence  ;  et  le  résultat  a  été 
que,  la  première  fois  qu'il  aurait  l'honneur  de  vous  écrire,  il  ne 
manquerait  pas  de  vous  rendre  ce  qu'il  vous  doit;  voilà  ce  qu'il 
m'a  dit  en  présence  de  ma  nièce.  Je  reçus,  sous  votre  enveloppe, 
hier  au  soir,  une  lettre  pour  Galien  ,  et  je  la  lui  ai  envoyée  de 
grand  matin. 

Voici  une  très-grande  partie  des  frais  qui  restent  à  payer  pour 
lui.  Comme  la  somme  montera  à  près  de  huit  cents  livres,  indé- 
pendamment de  ce  que  vous  avez  déjà  bien  voulu  donner,  et  de 
quantité  de  menus  frais  qui  n'entrent  pas  en  ligne  de  compte,  je 


1.  Hirza  et  Guillaume  Tell  :  voyez  lettre  7000. 

2.  D'Aquin  de  Chàteaulyon  (à  qui  est  adressée  la  lettre  5G83, voyez  tome  XLIII. 
page  248),  est  auteur  de  Lettres  sur  les  hommes  célèbres  dans  les  sciences,  la  lit- 
térature et  les  arts,  sous  le  règne  de  Louis  XV,  1752,  deux  parties  in-12,  qu'on 
reproduisit  (sans  les  avoir  réimprimées)  sous  le  titre  de  Siècle  littéraire  de 
Louis  XV,  1754,  deux  parties  in-12.  Les  deux  organistes  d'Aquin,  le  père  de  l'au- 
teur, et  Calvière,  sont  appelés  des  génies  rares;  mais  on  n'y  parle  pas  d'apothi- 
caires. (B.) 

3.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  G9G8. 


3*4  CORRESPONDANCE. 

n'ai  rien  voulu  faire  sans  vos  ordres  exprès.  Jusqu'à  présent  il  n'a 
paru  aucun  mémoire  considérable  par  lui-même.  Je  payerai  tout 
sur-le-champ,  selon  l'ordre  que  je  recevrai  de  vous.  Voilà,  je 
pense,  toutes  vos  commissions  remplies  :  il  ne  me  reste  qu'à  vous 
souhaiter  un  agréable  voyage,  et  à  recommander  la  Scythie  à 
votre  protection,  en  cas  qu'on  ait  des  spectacles  à  Fontainebleau. 
J'avoue  que  j'aime  la  Scythie;  pardonnez-moi  ma  faiblesse,  et 
joignez  l'indulgence  à  vos  bontés. 

Vous  voyez  que  j'écris  régulièrement,  tout  malade  que  je  suis, 
dès  qu'il  s'agit  de  la  moindre  affaire.  Je  regretterai  Galien,  qui 
me  valait  des  ordres  de  votre  part. 

Nous  avons  ici  beaucoup  de  troupes  :  notre  petit  pays  en  est 
charmé. 

J'écris  dans  l'intervalle  de  la  fièvre. 

Agréez  mon  tendre  respect. 


7013.  —  A  M.   LE   MARÉCHAL    DUC   DE   RICHELIEU. 
A  Ferney,  13  septembre. 

Vous  me  pardonnerez,  monseigneur,  si  je  me  sers  d'une  main 
étrangère  ;  ma  fièvre  ne  me  permet  pas  d'écrire.  Vous  me  par- 
donnerez encore  si  je  vous  importune  si  souvent  pour  les  affaires 
de  Galien  ;  mais  il  faut  que  mes  comptes  soient  apurés  avant  que 
je  meure.  Il  m'est  venu  voir  aujourd'hui  avec  deux  seigneurs  espa- 
gnols qu'il  m'a  amenés.  Je  lui  ai  demandé  s'il  n'avait  ooint  encore 
quelques  dettes,  et  il  m'a  donné  le  petit  mémoire  ci-joint  ;  de  sorte 
que  tout  se  monte  à  la  somme  de  881  livres  18  sous.  Ainsi  donc, 
monseigneur,  ce  jeune  homme  vous  coûtait  par  an  1,200  livres, 
indépendamment  de  sa  nourriture  et  des  autres  choses  né- 
cessaires. Il  y  a  très-peu  de  personnes  qui  en  fissent  davantage 
pour  leur  fils.  Ses  dépenses  me  paraissent  exorbitantes  pour  un 
jeune  homme  que  vous  avez  si  bien  équipé  quand  vous  me  l'en- 
voyâtes. Je  n'ai  cessé  de  lui  recommander  la  plus  grande  rete- 
nue ;  mais  je  vois  qu'il  a  usé  largement  de  vos  bontés.  Il  faut 
avouer  pourtant  qu'il  a  mis  de  la  discrétion  dans  sa  magnifi- 
cence: car,  à  l'abri  de  votre  protection  et  de  votre  nom,  il  aurait 
pu  prendre  dix  mille  francs  chez  les  marchands  ;  on  ne  lui  aurait 
rien  refusé.  Vous  voilà  heureusement  débarrassé  de  ce  fardeau, 
sans  qu'il  puisse  être  dégagé  de  la  reconnaissance  éternelle  qu'il 
vous  doit. 

Il  ne  me  reste,  monseigneur,  que  d'attendre  vos  ordres,  et  de 


ANNÉE    1707.  375 

vous  supplier  de  me  continuer  vos  bontés  pour  le  peu  de  temps 
que  j'ai  encore  à  en  jouir. 


7014.  —  A  M.    LE   COMTE  D'ARGENT  AL. 

18  septembre. 

Mon  cher  ange  est  donc  dans  l'allégresse  et  la  jubilation;  la 
convalescence  se  soutient  donc  parfaitement  ;  l'appétit  est  donc 
revenu  :  Dieu  soit  loué!  Je  chante  Te  Deum  pour  M",e  d'Ar- 
gental,  et  pour  moi  un  Libéra,  car  j'ai  encore  de  grands  res- 
sentiments de  fièvre.  Je  tâcherai  d'engager  Lacombe  à  faire 
encore  mieux  que  vous  ne  proposez  pour  Lekain  ;  mais  il  a 
imprimé  l'Ingénu,  sans  m'en  rien  dire,  sur  les  premières  feuilles 
incorrectes  qu'il  a  été  assez  heureux  pour  se  procurer.  Son  édi- 
tion fourmille  de  fautes  absurdes  :  je  ne  conçois  pas  comment 
on  en  a  pu  souffrir  la  lecture.  Je  ne  lui  ai  écrit  jusqu'à  présent 
que  pour  lui  laver  la  tête1.  Vous  aurez  incessamment  Chariot,  ou 
la  Comtesse  de  Givry,  dont  je  fais  plus  de  cas  que  de  l'Ingénu,  mais 
qui  n'aura  pas  le  même  succès.  Je  ne  la  destine  pas  aux  comé- 
diens, à  qui  je  ne  donnerai  jamais  rien,  après  la  manière  bar- 
bare dont  ils  m'ont  défiguré,  et  l'insolence  qu'ils  ont  eue  de 
mettre  dans  mes  pièces  des  vers  dont  l'abbé  Pellegrin  et  Danchet 
auraient  rougi.  D'ailleurs  les  caprices  du  parterre  sont  intolé- 
rables, et  les  Welches  sont  trop  Welches. 

Il  m'a  été  de  toute  impossibilité,  mon  cher  ange,  de  faire  ce 
que  vous  exigiez  à  l'égard  des  Scythes;  la  tournure  que  vous  vou- 
liez était  absolument  incompatible  avec  mon  goût  et  ma  manière 
de  penser.  On  fait  toujours  très-mal  les  choses  auxquelles  on  a 
de  la  répugnance. 

Au  reste,  les  comédiens  me  doivent  la  reprise  des  Scythes, 
qu'ils  ont  abandonnés,  après  les  plus  fortes  chambrées,  pour 
jouer  des  pièces  qui  sont  l'opprobre  de  la  nation.  J'espère  que 
vous  voudrez  bien  engager  les  premiers  gentilshommes  de  la 
chambre,  qui  sont  vos  amis,  à  me  faire  rendre  justice  ;  et  que, 
de  son  côté,  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  qui  a  fait  jouer  les 
Scythes  à  Bordeaux  avec  le  plus  grand  succès,  ne  souffrira  pas 
qu'on  me  traite  avec  si  peu  d'égards.  On  dit  qu'il  n'y  aura  point 
de  spectacles  a  Fontainebleau,  ainsi  je  compte  qu'on  jouera  les 
Scythes  à  la  Saint-Martin.  Il  serait  bien  étrange  que  les  comédiens 

1.  Ces  lettres  manquent. 


376  CORRESPONDANCE. 

ne  payassent  mes  bienfaits  que  d'ingratitude;  vous  ne  le  souffri- 
rez pas  :  vos  bontés  pour  moi  sont  trop  constantes,  et  ce  n'est 
pas  votre  coutume  d'abandonner  vos  amis. 

Mon  village  est  devenu  le  quartier  général  des  troupes  qui 
font  le  blocus  de  Genève.  Je  vous  écris  au  son  du  tambour,  et  en 
attendant  la  fièvre  qui  va  me  prendre. 

Mme  Denis  et  M.  de  Ghabanon  se  joignent  à  moi  pour  vous 
dire  combien  ils  s'intéressent  a  la  santé  de  Mme  d'Argental,  et 
moi,  je  ne  puis  vous  dire  combien  je  vous  aime. 


7015.   —  A  M.  DAMILAVILLE. 

18  septembre. 

Je  saisis,  mon  cher  ami,  l'intervalle  de  ma  fièvre  pour  vous 
envoyer  de  quoi  réparer  un  peu  les  griefs  de  Merlin.  Il  peut  im- 
primer cela  sur-le-champ,  car  je  ne  veux  point  absolument  de 
privilège,  et  ce  n'est  qu'à  condition  qu'il  n'aura  nul  privilège  que 
je  lui  donne  ce  petit  ouvrage1.  Il  nous  amuse,  il  plaît  aux  offi- 
ciers qui  sont  chez  nous  ;  il  plaira,  s'il  peut,  aux  Welches. 

Je  mets  encore  une  condition  à  ce  présent  que  je  lui  fais  : 
c'est  que  la  pièce  sera  imprimée  sur-le-champ,  sans  avoir  été 
communiquée  à  personne. 

Il  y  a  un  gros  paquet  pour  vous  qui  vous  sera  remis  quand 
il  plaira  à  Dieu.  Tâchez  que  votre  santé  soit  meilleure  que  la 
mienne.  Je  vous  embrasse  tendrement. 

Je  vous  prie  de  faire  donner  cette  lettre2  à  Panckoucke. 

7016.   —  A  M.    DAMILAVILLE. 

19  septembre. 

Je  vous  ai  envoyé,  mon  cher  ami,  une  petite  galanterie  pour 
Merlin  ;  je  vous  supplie  de  vouloir  bien  faire  un  petit  change- 
ment au  premier  acte. 

Madame  la  comtesse  dit  à  son  fils  : 

Tous  les  grands  sont  polis  3.  Pourquoi?  C'est  qu'ils  ont  eu 
Cette  éducation  qui  tient  lieu  de  vertu. 

1.  Chariot,  ou  la  Comtesse  de  Givry;  voyez  tome  VI,  page  341. 

0       TTllo     aci     rwirrliir* 


2.  Elle  est  perdue 


Le  premier  hémistiche  n'est  ni  dans  le  texte,  ni  dans  les  variantes;  voyez 


tome  VI,  page  356 


ANNÉE    1767.  377 


Si  de  la  politesse  un  agréable  usage 

N'est  pas  la  vertu  même,  il  est  sa  noble  image. 

Il  faut  mettre  : 

Leur  âme  en  est  empreinte;  et  si  cet  avantage 
N'est  pas  la  vertu  môme,  il  est  sa  noble  image. 

Je  crois  que  Merlin  peut  tirer,  sans  rien  risquer,  sept  cent 
cinquante  exemplaires,  qu'il  vendra  bien. 

Je  ne  sais  aucune  nouvelle.  Je  suis  entouré  d'officiers  et  de 
soldats,  fort  affaibli  de  ma  fièvre,  et  très-inquiet  de  votre  santé. 

Je  rouvre  ma  lettre  pour  vous  supplier  de  mettre  encore  ce 
petit  changement  à  la  fin  du  troisième  acte  : 

Je  dois  tout  pardonner,  puisque  je  suis  beureuse. 

CHARLOT,   dans  l'enfoncement. 

Qui  peut  changer  ainsi  ma  destinée  affreuse? 


Où  me  conduisez- 


Moi,  votre  fils 


LA    COMTESSE. 

Dans  mes  bras,  mon  cher  fils, 

CHARLOT. 
LE    DUC. 

Sans  doute. 


CHARLOT. 

0  destins  inouïs  ! 

LA    COMTESSE,    l'embrassant. 

Oui,  reconnais  ta  mère;  oui,  c'est  toi  que  j'embrasse,  etc. 

7017.  —  A  M.   LE   MARQUIS   DE   VILLETTE. 

20  septembre. 

Je  vous  pardonne,  mon  cher  marquis,  d'avoir  oublié  un  vieil- 
lard malade  et  inutile,  longtemps  pénétré,  dans  sa  retraite,  de 
l'affliction  la  plus  profonde  ;  mais  je  ne  vous  pardonne  pas  de 
vous  livrer  au  public1,  qui  cherche  toujours  une  victime,  et  qui 

1.  Le  marquis  de  Villette  venait  de  faire  imprimer  son  Éloge  de  Charles  V, 
1767,  in-4".  C'était  le  sujet  du  prix  d'éloquence  proposé  l'année  précédente  par 
l'Académie  française,  et  que  remporta  La  Harpe. 


378  CORRESPONDANCE. 

s'acharne  impitoyablement  sur  elle.  On  ne  vous  dit  peut-être  pas 
à  quel  point  il  enfonce  le  poignard  dans  les  plaies  qu'il  a  faites 
lui-même.  Je  vous  prédis  que  vous  serez  malheureux  si  vous  ne 
vous  dérobez  pas  à  l'envie  et  à  la  malignité;  et  je  vous  répète 
que  vous  n'avez  d'autre  parti  à  prendre  que  de  vivre  avec  un  petit 
nombre  d'amis  dont  vous  soyez  sûr. 

Vous  vous  plaignez  de  quelques  tours  qu'on  vous  a  joués  ; 
j'aimerais  mieux  qu'on  vous  eût  volé  deux  cent  mille  francs  que 
de  vous  voir  déchirer  parles  harpies  de  la  société,  qui  remplissent 
le  monde.  Il  faut  absolument  que  vous  sachiez  que  cela  a  été 
poussé  à  un  excès  qui  m'a  fait  une  peine  cruelle.  On  dit  :  Voilà 
comme  sont  faits  tous  les  petits  philosophes  de  nos  jours  :  on  cla- 
baude  à  la  cour,  à  la  ville.  Vous  sentez  combien  mon  amitié  pour 
vous  en  a  souffert.  Vous  êtes  fait  pour  mener  une  vie  très-heu- 
reuse, et  vous  vous  obstinez  à  gâter  tout  ce  que  la  nature  et  la 
fortune  ont  fait  en  votre  faveur. 

Je  vous  dirai  encore  qu'il  ne  tient  qu'à  vous  de  faire  tout  ou- 
blier. Je  vous  demande  en  grâce  que  vous  soyez  heureux.  Je  ne 
veux  pas  qu'un  beau  diamant  soit  mal  monté.  Pardonnez  ma 
franchise  ;  c'est  mon  cœur  qui  vous  parle  ;  il  ne  vous  déguise  ni 
son  affliction,  ni  ses  sentiments  pour  vous,  ni  ses  craintes  :  je 
vous  aime  trop  pour  vous  écrire  autrement. 

Je  vous  invite  plus  que  jamais  à  vous  livrer  à  l'étude.  L'homme 
studieux  se  revêt  à  la  longue  d'une  considération  personnelle 
que  ne  donnent  ni  les  titres,  ni  la  fortune.  Celui  qui  travaille  n'a 
pas  le  temps  de  faire  mal  parler  de  soi.  Je  vous  parle  ainsi,  parce 
que  vous  me  devez  compte  de  cette  heureuse  facilité,  et  de  vos 
belles  dispositions  pour  les  lettres.  Je  vous  pardonne  si  vous  écri- 
vez, et  surtout  si  vous  m'écrivez.  Vous  voilà  quitte  de  ma  morale; 
mais,  si  vous  étiez  ici,  je  vous  avertis  qu'elle  serait  beaucoup 
plus  longue. 

Mme  Denis  pense  absolument  de  même  :  quiconque  s'intéres- 
sera à  vous  vous  dira  les  mêmes  choses.  Pardonnez,  encore  une 
fois,  aux  sentiments  qui  m'attachent  à  vous. 


7018.   —  A    M.   DAMILAVILLE. 

21  septembre. 

Le  malade  demande  comment  se  porte  le  malade.  Il  le  sup- 
plie de  faire  coller  sur  la  pièce  cette  dernière  leçon,  qui  est  la 
meilleure.  Il  demande  à  Merlin  exactitude  et  diligence.  Le  Huron 


ANNÉE    17  67.  379 

du  sieur  du  Laurens  est  défendu  à  Paris;  mais  on  espère  que  la 
Comtesse  de  Givry  aura  permission  de  paraître. 

Dernière  leçon  du  commencement  de  la  dernière  scène  du  troisième  acte 1. 

MADAME    AU BONNE 

J'ai  mérité  la  mort... 

LA    COMTESSE. 

C'est  assez,  levez-vous. 
Je  dois  tout  pardonner,  puisque  je  suis  heureuse  : 
Tu  m'as  rendu  mon  sang. 

C  H  A  R  L  0  T  ,    dans  l'enfoncement. 

0  destinée  affreuse  ! 
Où  me  conduisez-vous? 

LA    COMTESSE,   courant  à  lui. 

Dans  mes  bras,  mon  cher  fils. 

CHARLOT. 

Vous,  ma  mère  ! 

LE     DUC. 

Oui,  sans  doute. 

JULIE. 

0  destins  inouïs  ! 

LA    COMTESSE,   l'embrassant. 

Oui,  reconnais  ta  mère;  oui,  c'est  toi  que  j'embrasse,  etc. 


7019.   —  DE  M.   D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  22  septembre. 

Avouez,  mon  cher  et  illustre  maître,  que  les  pauvres  mathématiciens  à 
double  courbure  ont  bien  raison  de  se  louer  de  vos  libraires  huguenots;  ces 
gens-là  traitent  les  ouvrages  de  géométrie  comme  ils  feraient  le  Catéchisme 
du  docteur  Vernet,  ou  le  Journal  chrétien  :  ils  en  font  des  papillotes,  et  en 
sont  quittes  après  pour  dire  qu'ils  les  ont  perdus.  Je  ne  trouve  pas  mauvais 
qu'ils  se  frisent,  quoique  leur  patriarche  Calvin  l'ait  défendu;  mais  j'aime- 
rais autant  que  ce  fût  avec  la  Religion  vengée  3  du  Père  Hayer,  récollet, 
qu'avec  mes  œuvres.  Je  vous  prie  pourtant  de  les  engager  à  parler  encore 

1.  Voyez  tome  VI,  page  387. 

2.  L'auteur  a  mis  :  «  0  ciel  !  je  te  bénis.  »  Voyez  tome  VI,  page  388. 

3.  Voyez  la  note,  tome  XXXIX,  page  159. 


380  CORRESPONDANCE. 

à  leurs  perruquiers,  et  à  voir  si  les  débris  de  mes  calculs  ne  pourraient  pas 
se  retrouver  dans  les  ordures.  Vous  aimez  les  mathématiques,  et  je  vous 
recommande  instamment  mes  intérêts  en  cette  occasion. 

Il  est  vrai  que  c'est  l'oraison  funèbre  de  Louis  IX,  et  non  pas  le  pané- 
gyrique de  saint  Louis,  qui  a  été  prêchée  à  l'Académie;  mais  l'ouvrage  n'en 
était  que  meilleur.  Les  d'Olivet  et  compagnie  avaient  déjà  murmuré  dès  le 
matin;  mais  le  murmure  a  augmenté  le  soir  à  Saint-Roch,  où  l'orateur  a 
prêché  le  même  panégyrique.  Il  n'y  a  point  d'horreurs  et  de  faussetés  que 
la  canaille  des  prêtres  habitués  n'ait  dites  à  cette  occasion  :  il  est  pourtant 
vrai  que  deux  curés  de  Paris,  qui  avaient  assisté  au  sermon  du  matin,  ont 
dit  qu'ils  étaient  prêts  à  signer  tout  ce  que  le  prédicateur  avait  avancé  contre 
les  croisades  et  contre  le  pape. 

Il  nous  pleut  ici  de  Hollande  des  ouvrages  sans  nombre  contre  l'infâme  : 
c'est  la  Théologie  portative  1,  V  Esprit  du  clergé2,  les  Prêtres  démasqués  3, 
le  Militaire  philosophe'',  le  Tableau  de  l'esprit  humain*,  etc.,  etc.,  etc. 
Il  semble  qu'on  ait  résolu  de  faire  le  siège  de  l'infâme  dans  les  formes,  tant 
on  jette  de  boulets  rouges  dans  la  place.  Il  est  vrai  qu'elle  ne  sera  pas  sitôt 
prise,  car  c'est  le  feld-maréchal  Riballier  qui  y  commande,  et  qui  a  sous 
lui  le  capitaine  d'artilleurs  Jean-Gilles  Larcher,  et  le  colonel  de  hussards 
Coge  pecus.  Avec  ces  grands  généraux-là,  une  ville  assiégée  doit  tenir 
longtemps. 

Priez  Dieu  qu'il  tire  la  Sorbonne  et  l'archevêque  d'embarras  au  sujet  de 
Bélisairc  ;  ils  ne  savent  plus  comment  s*y  prendre  pour  faire  paraître  leur 
censure.  Ils  y  avaient  mis  un  grand  article  contre  la  tolérance;  la  cour,  qui 
est  sur  cela  dans  des  principes  un  peu  différents  de  ces  messieurs,  et  même, 
dit-on,  le  parlement,  tout  intolérant  qu'il  est,  leur  ont  fait  dire  qu'ils  voulaient 
voir  cet  endroit  de  la  censure  avant  qu'elle  parût  :  on  dit  qu'ils  sont  actuelle- 
ment occupés  à  bourrer  leur  censure  de  cartons.  Figurez-vous  le  ridicule 
dont  ils  vont  se  couvrir.  On  dira  que  ces  pédants-là  ne  sont  pas  même 
décidés  sur  le  genre  de  sottises  qu'ils  ont  à  dire.  D'autres  prétendent  que 
l'article  de  la  tolérance  sera  supprimé  :  c'est  ce  qu'ils  pourraient  faire  de 
mieux;  mais  ils  ne  veulent  pas  qu'on  dise  qu'ils  ont  cédé  ce  quartier  de  la 
place.  D'autres  disent  que  la  censure  ne  paraîtra  point  du  tout;  ils  feraient 
encore  mieux:  il  est  vrai  qu'on  se  moquera  d'eux  tant  soit  peu,  mais  un 
peu  de  honte  est  bientôt  passée.  Je  sais,  de  science  certaine,  que  plusieurs 
docteurs  sont  de  cet  avis,  et  pensent  que  la  Sorbonne  a  déjà  eu  dans  cette 
affaire  sa  dose  d'opprobre  assez  complète  pour  ne  pas  grossir  davantage  la 
pacotille. 

Adieu,  mon  cher  et  illustre  maître;  je  vous  recommande  l'ouvrage  de 
mathématiques,  abandonné  si  vilainement  aux  barbiers  de  Calvin.  Voulez-vous 
bien  remettre  cette  lettre  à  M.  de  La  Harpe  ?  J'écris  par  le  même  courrier  à 

1.  Voyez  la  note,  tome  XXVIII,  page  73. 

2.  1707,  deux  volumes  in-8°;  voyez  lettre  7175. 

3.  1768,  un  volume  in-8";  voyez  lettre  717.">. 

4.  Voyez  la  note  4,  tome  XXVII,  page  117. 

5.  Voyez  la  lettre  7023. 


ANNÉE    1767.  381 

Chabanon,  qui  me  paraît  bien  pénétré  de  reconnaissance  et  d'attachement 
pour  vous.  Les  expressions  de  son  cœur  à  votre  sujet  m'ont  d'autant  plus 
attendri  que  j'y  retrouve  les  sentiments  du  mien.  Vous  ne  sauriez  croire 
combien  il  est  sensible  à  l'intérêt  que  vous  prenez  à  son  ouvrage,  et  com- 
bien il  sent  le  prix  de  vos  conseils.  Je  le  recommande  à  votre  amitié  pour 
lui,  et  à  celle  que  vous  avez  pour  moi.  Vous  pouvez  être  bien  sûr  que  vous 
obligez  en  lui  l'âme  la  plus  honnête  et  la  plus  reconnaissante.  Il  me  mande, 
ainsi  que  M.  de  La  Harpe  (dont  je  ne  vous  parle  point,  parce  que  je  sais 
combien  vous  l'aimez,  et  combien  il  en  est  digne),  que  vous  avez  été 
malade,  et  que  pendant  ce  temps  vous  avez  fait  une  comédie1  ;  vos  maladies 
font  honte  à  la  santé  des  autres.  A  propos,  vraiment  j'oublie  de  vous  dire 
(car  j'oublie  tout)  que  je  suis  enchanté  de  l'Ingénu,  quoique  ce  ne  soit  pas 
le  neveu  de  l'abbé  Bazin  qui  l'ait  fait,  comme  il  est  évident  dès  la  première 
page  :  on  dit  que  c'est  un  petit-fils  de  l'abbé  Gordon,  qui  me  paraît  avoir 
très-bien  élevé  cet  enfant-là.  Les  ennemis  du  Père  Quesne)  2,  qui  n'aiment 
pas  qu'on  les  voie  ingénument  tels  qu'ils  sont,  ont  si  bien  fait  que  l'ouvrage 
vient  d'être  défendu.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  en  avait  eu  que  trois  mille  cinq 
cents  de  vendus  en  quatre  ou  cinq  jours,  au  moyen  de  quoi  personne  n'en 
aura.  Ce  petit-fils  de  l'abbé  Gordon  est  un  fin  courtisan;  il  a  appris  à  ses 
semblables  qu'avec  un  petit  mot  d'éloge  on  fait  passer  bien  de  la  contre- 
bande. La  recette  est  bonne,  sans  doute ,  mais  un  peu  difficile  à  avaler.  Ite- 
ritm  vale,  mon  cher  maître;  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


7020.  —    A    M.    DAMILAVILLE. 

23  septembre. 

Le  malade  de  Ferney  est  Lien  en  peine  du  malade  de  Paris,  et 
il  attend  avec  impatience  de  ses  nouvelles.  Il  soupçonne  qu'on  a 
fait  une  faute  dans  la  dernière  lettre,  où  il  est  question  de  la 
Comtesse  de  Givry.  On  a  fait  dire  à  Chariot  dans  la  dernière  scène  : 

0  destins  inouïs! 

et  c'est  à  la  belle  Julie  de  le  dire.  Le  malade  des  champs  recom- 
mande à  la  bonté  du  malade  de  la  ville  la  Comtesse,  Chariot, 
Julie,  et  l'Intendant  faiseur  de  contes.  Puisse  cette  pièce  vous 
amuser  autant  qu'elle  nous  amuse,  et  être  utile  à  l'enchanteur 
Merlin  ! 

Que  faut-il  faire  pour  Sirven  ?  J'ai  bien  peur  que  cette  af- 
faire ne  s'en  aille  en  fumée. 


1.  Chariot,  ou  la  Comtesse  de  Givry;  voyez  tome  VI,  page  341. 

2   C'était  sous  le  nom  du  Père  Quesnel  que  Voltaire  avait  donné  l'Ingénu. 


382  CORRESPONDANCE. 


7021.   —  A  M.   GUYOT. 

A  Ferney,  25  septembre. 

J'ai  enfin  reçu,  monsieur,  les  deux  premiers  volumes  de  votre 
Vocabulaire.  Tout  ce  que  j'en  ai  lu  m'a  paru  exact  et  utile  :  rien 
de  trop  ni  de  trop  peu  ;  point  de  fades  déclamations.  J'attends 
la  suite  avec  impatience  ;  votre  entreprise  est  un  vrai  service 
rendu  à  toute  la  littérature. 

Vous  me  feriez  plaisir  de  m'apprendre  les  noms  des  auteurs  à 
qui  nous  aurons  tant  d'obligations. 

J'ai  l'honneur  d'être  bien  véritablement,  monsieur,  votre,  etc. 

P.  S.  Il  ne  serait  pas  mal  de  mettre,  dans  votre  errata,  que 
nous  prononçons  auto-da-fè  par  corruption,  et  que  les  Espagnols 
disent  aulo-de-fè.  Il  y  a  une  grosse  faute  à  la  page  423  : 

Les  Dieux  mêmes,  éternels  arbitres  1. 

Il  faut  lire  les  dieux  même,  sans  s.  Cet  s  donne  une  syllabe  de 
trop  au  vers. 

Il  y  a  une  plus  grande  faute  à  la  page  422  : 

Plaçât  tous  bienfaiteurs  au  rang  des  immortels  2  ; 

c'est  un  barbarisme.  On  dit  tous  les  bienfaiteurs,  et  non  tous  bien- 
faiteurs. On  n'entendrait  pas  un  homme  qui  dirait  :  J'ai  mis  tous 
saints  dans  le  catalogue.  D'ailleurs  il  faut  tâcher,  dans  un  diction- 
naire, de  ne  citer  que  de  bons  vers,  et  ne  point  imiter  en  cela 
l'impertinent  Dictionnaire  de  Trévoux.  Les  vers  cités  en  cet  endroit 
sont  trop  mauvais  :  bonté  fertile3  est  ridicule. 

Priez  vos  auteurs  de  ne  citer  que  des  faits.avérés.  Le  viol  d'une 
dame  par  un  marabout,  à  la  face  et  non  en  face  de  tout  un  peuple, 
est  un  conte  à  dormir  debout 4 ,  digne  de  Léon  d'Afrique5. 

1.  Vers  de  J.-B.  Rousseau,  livre  III,  ode  n,  vers  191. 

2.  Rousseau  a  dit  (livre  IV,  ode  u,  vers  78)  : 

Plaçât  leurs  bienfaiteurs  au  rang  des  immortels. 

3.  Expression  de  J.-B.  Rousseau,  livre  III,  ode  n,  vers  188. 

4.  Cette  histoire  est  rapportée  dans  le  Grand  Vocabulaire  français,  tome  Ier, 
page  498.  Ce  premier  volume  ayant  eu  une  seconde  édition,  on  y  corrigea  les 
fautes  sur  les  deux  vers  de  Rousseau,  on  supprima  la  citation  de  bonté  fertile. 
L'histoire  du  viol  ne  fut  pas  retranchée,  et  l'expression  en  face  resta  même  dans 
le  texte  ;  mais  elle  est  corrigée  dans  l'erratum.  (B.j 

5.  Lettre  de  Voltaire  (dictée  à  Wagnière),  à  M.  Éthis,  commissaire  provincial 
des  guerres  à  Besançon,  Ferney,  25  septembre  1767,  signalée  dans  un  catalogue 
d'autographes.  Voltaire  exprime  le  désir  que  de  dix  en  dix  arpents  tout  fût  haie  ou 


ANNÉE    17  07.  383 

i 

7022.  —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

28  septembre. 

Mon  cher  ange,  quoique  vous  ne  m'écriviez  point,  je  suppose 
toujours  que  Mme  d'Argental  a  repris  sa  santé,  son  embonpoint, 
sa  gaieté  et  ses  grâces,  et  qu'elle  est  tout  comme  je  l'ai  laissée  il 
y  a  environ  quinze  ans.  Vous  voulez  que  je  vous  envoie,  pour 
vous  amuser,  la  petite  drôlerie1  qui  nous  a  fait  passer  quelques 
heures  agréablement  dans  nos  déserts.  La  perfection  singulière 
avec  laquelle  cette  médiocrité  a  été  jouée  me  fait  oublier  les 
défauts  de  la  pièce,  et  me  donne  la  hardiesse  de  vous  l'envoyer. 
Je  l'adresse  sous  l'enveloppe  de  M.  de  Gourteilles,  et  j'espère 
qu'elle  vous  parviendra  saine  et  sauve. 

On  dit  qu'on  va  reprendre  l'affaire  des  Sirven  en  considéra- 
tion. Je  commence  à  en  avoir  bonne  espérance,  puisque  M.  de 
Beaumont  a  gagné  son  procès,  qui  me  donnait  tant  d'inquié- 
tude :  il  a  la  main  heureuse.  La  justice  du  conseil  est,  a  lavérité, 
comme  celle  de  Dieu,  fort  lente;  mais  enfin  elle  arrive.  La  justice 
du  parterre  est  assez  dans  ce  goût  :  elle  fait  gagner  d'assez  mau- 
vais procès  en  première  instance,  et  il  lui  faut  trente  années  pour 
rendre  justice  à  ce  qui  est  passable. 

On  m'a  mandé  qu'il  n'y  aurait  point  de  spectacles  à  Fontaine- 
bleau. La  chasse  suffit;  mais,  comme  vous  aimez  mieux  la  comé- 
die que  la  chasse,  je  vous  supplie  de  me  mander  des  nouvelles 
du  tripot. 

Pour  l'autre  tripot,  qui  a  condamné  l'Ingénu1  à  ne  plus  pa- 
raître, je  ne  vous  en  parle  point  ;  mais  quand  je  dis  qu'il  y  a  des 
Welches  dans  le  monde,  vous  m'avouerez  que  j'ai  raison. 

Mille  tendres  respects  à  la  convalescente. 

7023.  —   A  AI.    DAMILAVILLE. 

Ï8  septembre. 

Je  reçois,  mon  cher  ami,  votre  lettre  du  21.  Je  vous  assure 
que  vous  m'aviez  donné  bien  des  inquiétudes.  Prenez  bien  des 
fondants,  et  vivez  pour  l'intérêt  de  la  raison  et  de  la  vérité. 

plantation  dans  toute  l'Europe,  afin  d'empêcher  les  batailles  rangées.  «  On  aurait 
plus  de  cultivateurs  et  moins  de  soldats.  » 

1.  Cette  expression  de  Molière  {Bourgeois  gentilhomme,  acte  I,  scène  n)  désigne 
Chariot. 

2.  La  police  avait  fait  saisir  l'Ingénu;  mais  je  ne  connais  pas  de  jugement 
contre  cet  ouvrage.  (B.) 


384  CORRESPONDANCE. 

Vous  ne  me  disiez  pas  que  M.  et  Mme  de  Beaumont  avaient 
gagné  pleinement  leur  cause.  Il  est  juste,  après  tout,  que  le  dé- 
fenseur des  Galas  et  des  Sirven  prospère.  Je  me  flatte  que  le  pro- 
cès des  Sirven  sera  rapporté. 

J'ai  lu  les  Pièces  relatives1.  Les  Riballier  et  les  Coger  devraient 
mourir  de  honte,  s'ils  n'avaient  pas  toute  honte  bue. 

Je  ne  sais  qui  m'a  envoyé  le  Tableau  philosophique  du  genre 
humain,  depuis  le  commencement  du  monde  jusqu'à  Constantin2.  Je 
crois  en  deviner  l'auteur  ;  mais  je  me  donnerai  bien  de  garde  de 
le  nommer  jamais.  Je  suis  fâché  de  voir  qu'un  homme  si  res- 
pectueux envers  la  Divinité,  et  qui  étale  partout  des  sentiments 
si  vertueux  et  si  honnêtes,  attaque  si  cruellement  les  mystères 
sacrés  de  la  religion  chrétienne.  Mais  il  est  à  craindre  que  les 
Riballier  et  les  Coger  ne  lui  fassent  plus  de  tort  par  leur  conduite 
infâme,  et  par  toutes  leurs  calomnies,  qu'elle  ne  peut  recevoir 
d'atteintes  des  Bolingbroke,  des  Woolston,  des  Spinosa,  des 
Boulainvilliers,  des  Maillet,  des  Meslier,  des  Fréret,  des  Boulan- 
ger, des  La  Mettrie,  etc.,  etc.,  etc. 

Je  présume  que  vous  avez  reçu  actuellement  le  brimborion 
que  je  vous  ai  envoyé  pour  l'enchanteur  Merlin.  Je  lui  donne 
cette  pièce,  que  j'ai  brochée  en  cinq  jours  3,  à  condition  qu'il 
n'aura  nul  privilège.  Je  n'ai  pas  osé  faire  paraître  Henri  IV 
dans  la  pièce 4  ;  elle  n'en  a  pas  moins  fait  plaisir  à  tous  nos 
officiers  et  à  tout  notre  petit  pays,  à  qui  la  mémoire  de 
Henri  IV  est  si  chère.  Songez  à  votre  santé  ;  la  mienne  est 
déplorable. 

7024.  —  A  M.    COLI NI. 

A  Ferney,  28  septembre. 

Mon  cher  ami,  votre  Dissertation  sur  le  cartel"3  offert  par  l'élec- 
teur palatin  au  vicomte  de  Turenne  m'arrivera  fort  à  propos.  On 
a  déjà  entamé  une  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV.  Je 
profiterai  de  votre  pyrrhonisme,  pour  peu  que  je  le  trouve 
fondé  :  car  vous  savez  que  je  l'aime,  et  que  je  me  défie  des  anec- 

1.  Les  Pièces  relatives  à  Bélisaire  sont  en  cinq  cahiers  in-8°,  qui,  réunis, 
forment  un  peu  plus  de  120  pages. 

2.  Cet  ouvrage,  qui  parut  en  1767,  en  un  seul  volume  petit  in-8°,  a  pour 
auteur  Ch.  Bordes,  de  Lyon. 

3.  Chariot,  ou  la  Comtesse  de  Givry. 

1.  Voyez  la  Préface  de  l'auteur  et  la    note  des  éditeurs  de   Kehl,   tome   VI, 
page  343  ;  et  ci-après,  la  lettre  7047. 
5.  Voyez  lettre  7051. 


ANNÉE    1767.  385 

dotes  répétées  par  mille  historiens.  Il  est  vrai  que  vous  êtes 
obligé  d'avoir  prodigieusement  raison,  car  vous  avez  contre  vous 
l'Histoire  de  Turenne  par  Ramsai,  le  président  Hénault,  et  tous  les 
mémoires  du  temps. 

Ayez  la  bonté  de  m'envoyer  sur-le-champ  votre  ouvrage.  Voici 
comme  on  peut  s'y  prendre.  Vous  n'auriez  qu'à  l'envoyer  à  Lyon, 
tout  ouvert,  à  M.  Tabareau,  directeur  des  postes,  avec  un  petit 
mot  de  lettre.  Vous  auriez  la  bonté  de  lui  écrire  que,  sachant 
qu'il  lit  beaucoup,  et  qu'il  se  forme  une  bibliothèque,  vous  lui 
envoyez  votre  ouvrage  comme  à  un  bon  juge  et  à  mon  ami  ;  que 
vous  le  priez  de  me  le  prêter  après  l'avoir  lu,  en  attendant  que 
je  puisse  en  avoir  un  exemplaire  à  ma  disposition. 

Voilà,  mon  cher  ami,  les  expédients  auxquels  les  impôts  hor- 
ribles mis  sur  les  lettres  me  forcent  d'avoir  recours.  Si,  pour 
plus  de  sûreté,  pendant  que  vous  enverrez  ce  paquet  par  la 
poste  à  M.  Tabareau,  à  Lyon,  vous  voulez  m'en  envoyer  un 
autre  par  les  chariots  qui  vont  à  Schaffhausen  et  dans  le  reste 
de  la  Suisse,  il  n'y  a  qu'à  adresser  ce  paquet  à  mon  nom  à 
Genève,  je  vous  serai  très-obligé.  Comptez  que  j'ai  la  plus 
grande  impatience  de  lire  votre  dissertation  ;  mettez-moi  aux 
pieds  de  Leurs  Altesses  électorales.  Si  je  pouvais  me  tenir  sur  les 
miens,  je  serais  allé  à  Schwetzingen,  tout  vieux  et  tout  malade 
que  je  suis  ;  mais  il  y  a  trois  ans  que  je  ne  suis  sorti  de  chez 
moi. 

Mme  Denis  ne  cesse  de  donner  des  fêtes,  et  moi  je  reste  dans 
mon  lit  :  je  dicte,  ne  pouvant  écrire  ;  mais  ce  que  je  dicte  de 
plus  vrai,  c'est  que  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 


7025.   —   A  M.    DUPONT. 

A  Ferney,  29  septembre. 

Il  faut  que  je  vous  avoue,  mon  cher  ami,  que  j'ai  soixante  et 
quatorze  ans  ;  que  j'ai  donné  tout  mon  bien  à  M.  le  duc  de  Wur- 
temberg, qui  ne  me  paye  point.  Il  me  doit  une  année  entière,  il 
doit  beaucoup  à  M.  Dietrich  sur  ses  terres  d'Alsace  ;  je  ne  sais  ce 
qu'il  doit  sur  celles  de  Franche-Comté  ;  mais  je  n'ai  pas  le  temps 
d'attendre.  Les  dissensions  de  Genève  m'ont  attiré  un  régiment 
entier  en  garnison  dans  mes  terres.  Donnez-moi,  je  vous  prie, 
un  procureur  qui  puisse  saisir  les  terres  d'Alsace  ;  j'en  cherche, 
rai  un  pour  celles  de  Franche-Comté,  sans  quoi  il  faut  que  je 
demande  l'aumône,  moi  et  ma  famille.  M.  le  duc  de  Wurtem- 

45.  —  Correspondance.  XIII.  25 


386  CORRESPONDANCE. 

berg  devrait  savoir  qu'il  faut  payer  ses  dettes  avant  de  donner 
des  fêtes.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  et  je  me  recom- 
mande à  votre  justice. 

Voltaire. 


7026.   —   A   M.  LE    COMTE  D'ARGENTAL. 

30  septembre. 

Je  ne  comprends  pas,  mon  cher  ange,  ni  votre  lettre  ni  vous. 
J'ai  suivi  de  point  en  point  la  distribution  que  Lekain  m'avait  in- 
diquée ;  comme,  par  exemple,  de  donner  Alzire  à  Mlle  Durancy, 
et  Zaïre  à  MUe  Dubois,  etc. 

Comme  je  ne  connais  les  talents  ni  de  l'une  ni  de  l'autre,  je 
m'ensuis  tenu  uniquement  à  la  décision  de  Lekain,  que  j'ai  con- 
firmée deux  fois. 

M1Ie  Dubois  m'a  écrit  en  dernier  lieu  une  lettre  lamentable,  à 
laquelle  j'ai  répondu  par  une  lettre  polie1.  Je  lui  ai  marqué  que 
j'avais  partagé  les  rôles  de  mes  médiocres  ouvrages  entre  elle  et 
Mlle  Durancy;  que  si  elles  n'étaient  pas  contentes,  il  ne  tiendrait 
qu'à  elles  de  s'arranger  ensemble  comme  elles  voudraient.  Voilà 
le  précis  de  ma  lettre  ;  vous  ne  l'avez  pas  vue  sans  doute  :  si 
vous  l'aviez  vue,  vous  ne  me  feriez  pas  les  reproches  que  vous 
me  faites. 

M.  de  Richelieu  m'en  fait,  de  son  côté,  de  beaucoup  plus 
vifs,  s'il  est  possible.  Il  est  de  fort  mauvaise  humeur.  Voilà,  entre 
nous,  la  seule  récompense  d'avoir  soutenu  le  théâtre  pendant 
près  de  cinquante  années,  et  d'avoir  fait  des  largesses  de  mes 
ouvrages. 

Je  ne  me  plains  pas  qu'on  m'ôte  une  pension  que  j'avais,  dans 
le  temps  qu'on  en  donne  une  à  Arlequin2.  Je  ne  me  plains  pas 
du  peu  d'égard  que  M.  de  Richelieu  me  témoigne  sur  des  choses 
plus  essentielles  ;  je  ne  me  plains  pas  d'avoir  sur  les  bras  un  ré- 
giment, sans  qu'on  me  sache  le  moindre  gré  de  ce  que  j'ai  fait  pour 
lui  :  je  ne  me  plains  que  de  vous,  mon  cher  ange,  parce  que 
plus  on  aime,  plus  on  est  blessé. 

Il  est  plaisant  que,  presque  dans  le  même  temps,  je  reçoive 
des  plaintes  de  M.  de  Richelieu  et  de  vous.  Il  y  a  sûrement  une 
étoile  sur  ceux  qui  cultivent  les  lettres,  et  cette  étoile  n'est  pas 
bénigne.  Les  tracasseries  viennent  me  chercher  dans  mes  dé- 


1.  Elle  manque;  voyez  nos  7043  et  7048. 

2.  Beuchot  pense  qu'Arlequin  désigne  ici  l'abbé  Bergier;  voyez  lettre  7148. 


ANNÉE    1767.  387 

sorts  :  que  serait-ce  si  j'étais  à  Paris?  Heureusement  notre  théâtre 
de  Ferney  n'éprouve  point  de  ces  orages  ;  plus  les  talents  de  nos 
acteurs  sont  admirables,  plus  l'union  règne  parmi  eux  :  la  dis- 
corde et  l'envie  sont  faites  pour  la  médiocrité.  Je  dois  me  ren- 
fermer dans  les  plaisirs  purs  et  tranquilles  que  mes  maladies 
cruelles  me  laissent  encore  goûter  quelquefois.  Je  me  flatte  que 
celui  qui  a  le  plus  contribué  à  ces  consolations  ne  les  mêlera 
pas  d'amertume,  et  qu'une  tracasserie  entre  deux  comédiennes 
ne  troublera  pas  le  repos  d'un  homme  de  votre  considération  et 
de  votre  âge,  et  n'empoisonnera  pas  les  derniers  jours  qui  me 
restent  à  vivre. 

Vous  ne  m'avez  point  parlé  de  Mme  de  Groslée;  vous  croyez 
qu'il  n'y  a  que  les  spectacles  qui  me  touchent.  Vous  ne  savez  pas 
qu'ils  sont  mon  plus  léger  souci,  qu'ils  ne  servent  qu'à  remplir  le 
vide  de  mes  moments  inutiles,  et  que  je  préfère  infiniment  votre 
amitiéà  la  vaine  et  ridicule  gloire  des  belles-lettres,  qui  périssent 
dans  ce  malheureux  siècle. 


7027.  —  A  M.  LE   COMTE   ANDRÉ   SCHOUVALOW  '. 

A  Ferney,  30  septembre. 

J'ai  été  longtemps  malade,  monsieur;  c'est  à  ce  triste  métier 
que  je  consume  les  dernières  années  de  ma  vie.  Une  de  mes  plus 
grandes  souffrances  a  été  de  ne  pouvoir  répondre  à  la  lettre  char- 
mante dont  vous  m'honorâtes  il  y  a  quelques  semaines.  Vous 
faites  toujours  mon  étonnement,  vous  êtes  un  des  prodiges  du 
règne  de  Catherine  II.  Les  vers  français  que  vous  m'envoyez  sont 
du  meilleur  ton,  et  d'une  correction  singulière  ;  il  n'y  a  pas  la 
plus  petite  faute  de  langage  :  on  ne  peut  vous  reprocher  que  le 
sujet  que  vous  traitez  2.  Je  m'intéresse  à  la  gloire  de  son  beau 
règne,  comme  je  m'intéressais  autrefois  au  Siècle  de  Louis  XIV. 
Voilà  les  beaux  jours  de  la  Russie  arrivés;  toute  l'Europe  a  les 
yeux  sur  ce  grand  exemple  de  la  tolérance  que  l'impératrice 
donne  au  monde.  Les  princes  jusqu'ici  ont  été  assez  infortunés 
pour  ne  connaître  que  la  persécution.  L'Espagne  s'est  détruite 
elle-même  en  chassant  les  Juifs  et  les  Maures.  La  plaie  de  la  ré- 
vocation de  l'édit  de  Nantes  saigne  encore  en  France.  Les  prêtres 
désolent  l'Italie.  Les  pays  d'Allemagne,  gouvernés  par  les  prélats, 


1.  Le  comte  André  Schouvalow  est  le  neveu  de  Jean. 

2.  C'était  Voltaire  qui  était  le  sujet  des  vers  de  Schouvalow. 


388  CORRESPONDANCE. 

sont  pauvres  et  dépeuplés,  tandis  que  l'Angleterre  a  doublé  sa 
population  depuis  deux  cents  ans,  et  décuplé  ses  richesses.  Vous 
savez  que  les  querelles  de  religion,  et  l'horrible  quantité  de 
moines  qui  couraient  comme  des  fous  du  fond  de  l'Egypte  à 
Rome,  ont  été  la  vraie  cause  de  la  chute  de  l'empire  romain  ;  et 
je  crois  fermement  que  la  religion  chrétienne  a  fait  périr  plus 
d'hommes  depuis  Constantin  qu'il  n'y  en  a  aujourd'hui  dans 
l'Europe. 

Il  est  temps  qu'on  devienne  sage  ;  mais  il  est  beau  que  ce  soit 
une  femme  qui  nous  apprenne  à  l'être.  Le  vrai  système  de  la 
machine  du  monde  nous  est  venu  de  Thorn1,  de  cette  ville  où 
l'on  a  répandu  le  sang  pour  la  cause  des  jésuites.  Le  vrai  système 
de  la  morale  et  de  la  politique  des  princes  nous  viendra  de  Pé- 
tersbourg,  qui  n'a  été  bâtie  que  de  mon  temps,  et  de  Moscou, 
dont  nous  avions  beaucoup  moins  de  connaissance  que  de 
Pékin. 

Pierre  le  Grand  comparait  les  sciences  et  les  arts  au  sang  qui 
coule  dans  les  veines  ;  mais  Catherine,  plus  grande  encore,  y 
fait  couler  un  nouveau  sang.  Non-seulement  elle  établit  la  tolé- 
rance dans  son  vaste  empire,  mais  elle  la  protège  chez  ses  voi- 
sins. Jusqu'ici  on  n'a  fait  marcher  des  armées  que  pour  dévaster 
des  villages,  pour  voler  des  bestiaux,  et  détruire  des  moissons. 
Voici  la  première  fois  qu'on  déploie  l'étendard  de  la  guerre  uni- 
quement pour  donner  la  paix,  et  pour  rendre  les  hommes  heu- 
reux. Cette  époque  est,  sans  contredit,  ce  que  je  connais  de  plus 
beau  dans  l'histoire  du  monde. 

Nous  avons  aussi  des  troupes  dans  ce  petit  pays  de  Ferney, 
où  vous  n'avez  vu  que  des  fêtes,  et  où  vous  avez  si  bien  joué  le 
rôle  du  fils  de  Mérope.  Ces  troupes  y  sont  envoyées  à  peu  près 
comme  les  vôtres  le  sont  en  Pologne,  pour  faire  du  bien,  pour 
nous  construire  de  beaux  grands  chemins  qui  aillent  jusqu'en 
Suisse,  pour  nous  creuser  un  pont  sur  notre  lac  Léman  :  aussi 
nous  les  bénissons,  et  nous  remercions  M.  le  duc  de  Choiseul  de 
rendre  les  soldats  utiles  pendant  la  paix,  et  de  les  faire  servir  à 
écarter  la  guerre,  qui  n'est  bonne  à  rien  qu'à  rendre  les  peuples 
malheureux. 

Si  vous  allez  ambassadeur  à  la  Chine,  et  si  je  suis  en  vie 
quand  vous  serez  arrivé  à  Pékin,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne 
fassiez  des  vers  chinois  comme  vous  en  faites  de  français.  Je 
vous  prierai  de  m'en  envoyer  la  traduction.  Si  j'étais  jeune,  je 

1.  Cette  ville  est  la  patrie  de  Copernic  ;  voyez  tome  XIV,  page  534. 


ANNÉE    1767.  389 

ferais  assurément  le  voyage  de  Pétersbourg  et  de  Pékin  ;  j'aurais 
le  plaisir  de  voir  la  plus  nouvelle  et  la  plus  ancienne  création. 
Nous  ne  sommes  tous  que  des  nouveaux  venus,  en  comparaison 
de  messieurs  les  Chinois;  mais  je  crois  les  Indiens  encore  plus 
anciens.  Les  premiers  empires  ont  été  sans  doute  établis  dans 
les  plus  beaux  pays.  L'Occident  n'est  parvenu  à  être  quelque 
chose  qu'à  force  d'industrie.  Nous  devons  respecter  nos  premiers 
maîtres. 

Adieu,  monsieur;  je  suis  le  plus  grand  bavard  de  l'Occident. 
Mille  respects  à  Mœe  la  comtesse  de  Schouvalow. 


7028.   —  A  M.   D'ALEMBERT. 

30  septembre. 

Mon  cher  philosophe,  Gabriel  Cramer  dit  qu'il  n'a  point  re- 
trouvé votre  livre  de  géométrie.  Je  ne  lui  donne  point  de  relâche, 
mais  il  s'en  moque  ;  il  donne  de  bons  soupers  dans  mon  châ- 
teau de  Tournay,  que  je  lui  ai  prêté.  Il  renoncera  bientôt  au 
métier  d'imprimeur,  comme  moi  à  celui  d'auteur.  Il  est  d'ail- 
leurs si  dégoûté  par  l'interruption  totale  du  commerce  qu'il  ne 
songe  qu'à  se  réjouir.  Pour  moi,  j'ai  un  régiment  entier  à 
Ferney.  Les  grenadiers  ni  les  capitaines  ne  se  soucient  que  fort 
peu  de  géométrie  ;  et  quand  je  leur  dis  que  la  Sorbonne  veut 
écrire  contre  Bèlisaire,  ils  me  demandent  si  Bélisaire  est  dans 
l'infanterie  ou  la  cavalerie.  Cependant  la  raison  perce  jusque 
dans  ces  têtes  peu  pensantes,  et  occupées  de  demi-tours  à  gauche. 
Genève  surtout  commence  une  seconde  révolution  plus  raison- 
nable que  celle  de  Calvin.  Les  livres  dont  vous  me  parlez1  sont 
entre  les  mains  de  tous  les  artisans.  On  ne  peut  voir  passer  un 
prêtre  dans  les  rues  sans  rire  ;  c'est  bien  pis  dans  le  Nord  :  l'af- 
faire des  dissidents  achève  de  rendre  Rome  ridicule  et  odieuse, 
et  dans  dix  ans  la  Pologne  aura  entièrement  secoué  le  joug.  On 
a  fait  en  Angleterre  une  seconde  édition  de  l'Examen  de  milord 
Bolingbroke  -  ;  elle  est  beaucoup  plus  ample  et  beaucoup  plus 
forte  que  la  première.  Les  femmes,  les  enfants,  lisent  cet  ou- 
vrage, qui  se  vend  à  très-bon  marché.  Voilà  plus  de  trente  écrits, 
depuis  deux  ans,  qui  se  répandent  dans  toute  l'Europe.  Il  est 
impossible  qu'à  la  longue  cela  n'opère  pas  quelque  changement 

1.  Dans  le  troisième  alinéa  de  la  lettre  7019. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page  195. 


390  CORRESPONDANCE. 

utile  dans  l'administration  publique.  Celui  qui  dit  le  premier 
que  les  hommes  ne  pourraient  être  heureux  que  sous  des  rois 
philosophes1  avait  sans  doute  grande  raison.  Je  suis  trop  vieux 
pour  voir  un  si  beau  changement,  mais  vous  en  verrez  du  moins 
les  commencemeuts.  Je  reconnais  déjà  le  doigt  de  Dieu  dans  la 
bêtise  de  la  Sorbonne.  On  craignait  qu'elle  n'élevât  le  trône  du 
fanatisme  sur  le  colosse  renversé  desLessius  et  des  Escobar  :  elle 
est  devenue  plus  ridicule  que  les  jésuites  mêmes,  et  beaucoup 
moins  puissante.  Ces  polissons  sont  l'opprobre  de  la  France,  et 
le  capitaine  Bélîsaire  reviendra  d'Aix-la-Chapelle  leur  tirer  leurs 
longues  oreilles.  Ils  ont  fait  souvent  des  démarches  plus  scanda- 
leuses et  plus  atroces,  mais  ils  n'en  ont  jamais  fait  de  plus  im- 
pertinentes. 

Gardez-vous  bien  de  recevoir  jamais  dans  l'Académie  un  seul 
homme  de  l'Université.  Vous  reverrez  probablement,  vers  la  fin 
de  l'automne,  M.  de  Chabanon  et  M.  de  La  Harpe.  Il  faut  qu'ils 
soient  un  jour  vos  confrères  ;  mais  il  faut  que  M.  de  La  Harpe 
ait  du  pain,  et  nous  n'avons  point  de  Colbert  qui  encourage  le 
génie.  Il  commence  une  carrière  bien  épineuse.  Le  théâtre  de 
Paris  n'existe  plus.  Nous  sommes  dans  la  fange  des  siècles  pour 
tout  ce  qui  regarde  le  bon  goût.  Par  quelle  fatalité  est-il  arrivé 
que  le  siècle  où  l'on  pense  soit  celui  où  l'on  ne  sait  plus  écrire  ? 
Vous  qui  savez  l'un  et  l'autre,  aimez-moi  toujours  un  peu. 


7  29.  —  A  M.  THIERIOT. 

30  septembre. 

Mon  ancien  ami,  j'ai  été  fort  occupé,  et  ensuite  fort  malade. 
Je  n'ai  pu  vous  remercier  aussitôt  que  je  l'aurais  voulu  des  bons 
conseils  que  vous  avez  donnés  à  la  Duchesne.  J'ai  chez  moi  un 
régiment  entier  que  les  tracasseries  de  Genève  nous  ont  attiré. 
Aucun  des  officiers  qui  sont  dans  mon  château  ou  dans  mon  vil- 
lage ne  sait  si  le  capitaine  Bélisaire  a  des  querelles  avec  la  Sor- 
bonne. Les  officiers  soupent  chez  moi  pendant  que  je  suis  dans 
mon  lit,  et  les  soldats  me  font  un  beau  chemin  aux  dépens  de 
mes  blés  et  de  mes  vignes  ;  mais  ils  ne  me  défendront  pas  du 
vent  du  nord,  qui  va  me  désoler  pendant  six  mois,  ou  qui  va  me 
tuer. 


i.  l'iibelais,  au  chapitre  xlv  du  livre  Ier  de  Gargantua,  rapporte  cette  maxime 
dont  il  fait  honneur  à  Platon,  livre  V  de  la  République. 


ANNÉE    17671  391 

Tâchez  de  conserver  votre  santé,  et  que  je  puisse  vous  dire  : 
Si  bene  vales,  ego  quidem  valeo1. 

Je  ne  sais  plus  où  vous  demeurez.  J'envoie  cette  lettre  à 
M.  Damilaville,  dont  la  santé  m'inquiète  beaucoup,  et  dont  l'a- 
mitié, toujours  égale,  ardente  et  courageuse,  est  pour  moi  d'un 
prix  inestimable. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 

7030.  —   A  M.   LE   COMTE   DE   WARGEMONTl 

A  Ferney,  1er  octobre. 

Je  venais,  monsieur,  d'écrire  à  M",e  la  comtesse  de  Beauhar- 
nais,  lorsque  je  reçois  la  lettre  dont  vous  m'honorez,  du  2k  sep- 
tembre. Je  vous  confirme  ce  que  je  dis  à  Mme  de  Beauharnais, 
que  je  suis  à  vos  ordres  jusqu'au  dernier  moment  de  ma  vie. 

La  facétie,  dont  vous  avez  vu  une  faible  répétition,  a  été  jouée 
bien  supérieurement.  Tous  les  acteurs  vous  regrettaient,  car 
c'est  à  vous  qu'on  veut  plaire.  On  regrettait  bien  aussi  les  offi- 
ciers de  la  légion  de  Soubise  ;  il  n'y  a  point  de  corps  mieux  com- 
posé. Tel  maître,  telle  légion. 

Je  suis  bien  honteux,  monsieur,  des  peines  que  je  vous  ai 
données;  je  vous  en  demande  pardon,  autant  que  je  vous  en 
remercie.  Je  ne  sais  pas  trop  où  demeure  Thieriot  ;  tout  ce  que 
je  sais,  c'est  qu'il  est  correspondant  du  roi  de  Prusse  :  c'est  une 
fonction  qui  ne  lui  produira  pas  des  pensions  de  la  cour.  Si 
vous  vouliez  avoir  la  bonté  d'ordonner  à  votre  secrétaire  de 
mettre  le  paquet  pour  Thieriot  dans  celui  de  Damilaville,  et  de 
l'envoyer  sur  le  quai  Saint-Bernard,  au  bureau  du  vingtième,  il 
serait  sûrement  rendu.  Damilaville  n'est  que  le  premier  commis 
du  vingtième;  mais  c'est  un  homme  d'un  mérite  rare,  et  d'une 
philosophie  intrépide.  Il  a  servi,  il  s'est  distingué  par  son  cou- 
rage ;  il  se  distingue  aujourd'hui  par  un  zèle  éclairé  pour  la  phi- 
losophie et  pour  la  vertu  :  c'est  un  homme  qui  mérite  votre  pro- 
tection. 

Tout  ce  qui  habite  mes  déserts  vous  présente  ses  hommages. 
Becevez,  monsieur,  avec  la  bonté  à  laquelle  vous  m'avez  accou- 
tumé, mes  très-sincères  et  très-tendres  respects. 

1.  Voyez  la  note,  tome  XLIV,  page  137. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


392  CORRESPONDANCE. 


7031.   —  A   M.   DE   CHENEVIERES  ». 

1er  octobre. 

Il  est  vrai,  mon  cher  confrère,  qu'il  a  couru  des  bruits  ridi- 
cules. Une  parente2  de  M.  le  duc  de  Ghoiseul  a  daigné  même 
venir  m'en  instruire  dans  ma  retraite.  Vous  savez  qu'il  suffit 
d'un  homme  malintentionné  ou  mal  instruit  pour  répandre  les 
rumeurs  les  plus  odieuses.  Il  n'y  avait  pas  le  plus  léger  fonde- 
ment à  tout  ce  qu'on  a  débité  ;  d'ailleurs  je  compte  sur  les  bontés 
de  M.  le  duc  de  Ghoiseul,  qui  me  fait  l'honneur  de  m'écrire 
quelquefois  de  sa  main.  M.  le  duc  de  Praslin  et  lui  sont  mes 
deux  protecteurs  très-constants,  et  je  crois  d'ailleurs  mériter  leur 
protection  et  les  bontés  du  roi  par  ma  conduite. 

Si  tous  ceux  qui  habitent  leurs  terres  faisaient  ce  que  je  fais 
dans  les  miennes,  l'État  serait  encore  plus  florissant  qu'il  ne 
l'est.  J'ai  défriché  des  terrains  considérables  ;  j'ai  bâti  des  mai- 
sons pour  les  cultivateurs  ;  j'ai  mis  l'abondance  où  était  la  mi- 
sère ;  j'ai  construit  des  églises  ;  mes  curés,  tous  les  gentilshommes 
mes  voisins,  ne  rendent  pas  de  moi  de  mauvais  témoignages,  et 
quand  les  Fréron  et  les  Pompignan  voudront  me  nuire,  ils  n'y 
réussiront  pas. 

Je  vous  remercie  tendrement  de  votre  attention  et  de  la 
lettre  de  notre  chevalier3  ;  nous  vous  embrassons  tous,  vous  et 
la  sœur-du-pot4. 

7032.  —  A  M.  LE  MARQUIS  D'ARGENCE   DE  DIRAC. 

A  Ferney,  1er  octobre. 

Par  votre  lettre  du  20  de  septembre,  mon  cher  philosophe 
militaire,  vous  m'apprenez  que  MM.  de  Broglie  s'imaginent  que 
je  ne  leur  suis  pas  attaché  :  cela  prouve  que  ni  MM.  de  Broglie 
ni  vous  n'avez  jamais  lu  le  Pauvre  Diable;  il  a  pourtant  été  im- 
primé bien  souvent.  Vous  y  auriez  trouvé  ces  vers-ci,  lesquels 
sont  adressés  à  un  pauvre  diable  qui  voulait  faire  la  campagne  : 

Du  duc  Broglie  osez  suivre  les  pas  : 
Sage  en  projets,  et  vif  dans  les  combats, 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Sans  doute  Mme  de  Saint-Julien. 

3.  Rochefort. 

4.  Mme  la  duchesse  d'Aiguillon. 


ANNÉE    1  7  0  7.  393 

11  a  transmis  sa  valeur  aux  soldats; 
Il  va  venger  les  malheurs  de  la  France  : 
Sous  ses  drapeaux  marchez  dès  aujourd'hui, 
Et  méritez  d'être  aperçu  de  lui. 

Pour  moi,  je  suis  un  pauvre  diable  environné  actuellement 
du  régiment  de  Gonti,  dont  trois  compagnies  sont  logées  à 
Ferney.  Si  elles  étaient  venues  il  y  a  dix  ans,  elles  auraient 
couché  à  la  belle  étoile.  Je  fais  ce  que  je  peux  pour  que  les  offi- 
ciers et  les  soldats  soient  contents  ;  mais  mon  âge  et  mes  mala- 
dies ne  me  permettent  pas  de  faire  les  honneurs  de  mon  ermi- 
tage comme  je  le  voudrais.  Je  ne  me  mets  plus  à  table  avec 
personne.  J'achève  ma  carrière  tout  doucement  ;  et,  quand  je  la 
finirai,  vous  perdrez  un  serviteur  aussi  attaché  qu'inutile. 

7033.  —  A  M.   LE   MARQUIS  ALBERGATI    CAPACELLI. 

A  Ferney,  1er  octobre. 

Je  suis  encore  entre  le  mont  Jura  et  les  Alpes,  monsieur,  et 
j'y  finirai  bientôt  ma  vie.  Je  n'ai  point  reçu  la  lettre  par  laquelle 
vous  me  faisiez  part  de  votre  chambellanie.  Je  vous  aimerais 
mieux  dans  votre  palais  à  Bologne,  que  dans  l'antichambre  d'un 
prince.  J'ai  été  aussi  chambellan  d'un  roi,  mais  j'aime  cent  fois 
mieux  être  dans  ma  chambre  que  dans  la  sienne.  On  meurt  plus 
à  son  aise  chez  soi  que  chez  des  rois-,  c'est  ce  qui  m'arrivera 
bientôt.  En  attendant,  je  vous  présente  mes  respects. 

7034.  —  A  M.   DAMILAVILLE. 

2  octobre. 

Fondez  donc  cette  maudite  glande,  mon  cher  et  digne  ami. 
Que  l'exemple  de  M.  Dubois  vous  rende  bien  attentif  et  bien 
vigilant  :  vous  n'avez  pas,  comme  lui,  cent  mille  écus  de  rente  à 
perdre  ;  mais  vous  avez  à  conserver  cette  âme  philosophique  et 
vertueuse,  si  nécessaire  dans  un  temps  où  le  fanatisme  ose  com- 
battre encore  la  raison  et  la  probité.  Vous  êtes  dans  la  force  de 
l'âge  ;  vous  serez  utile  aux  gens  de  bien  qui  pensent  comme  il 
faut,  et  moi,  je  ne  suis  plus  bon  à  rien.  Je  suis  actuellement 
obligé  de  me  coucher  â  sept  heures  du  soir.  Je  ne  peux  plus 
travailler. 

Que  Merlin  ne  fourre  pas  mon  nom  à  la  bagatelle  que  je  lui 
ai  donnée.  Si  par  hasard  son  édition  a  quelque  succès  dans  ce 


394  CORRESPONDANCE. 

siècle  ridicule,  je  lui  prépare  un  petit  morceau  *  sur  Henri  IV, 
qu'il  pourra  mettre  à  la  tête  de  la  seconde  édition,  et  je  vous 
réponds  que  vous  y  retrouverez  vos  sentiments.  Je  finis  ma  car- 
rière littéraire  par  ce  grand  homme,  comme  je  l'ai  commencée, 
et  je  finis  comme  lui.  Je  suis  assassiné  par  des  gueux  ;  Coger  est 
mon  Ravaillac. 

Adieu,  mon  cher  ami  ;  je  suis  trop  malade  pour  dicter  long- 
temps ;  mais  ne  jugez  point  de  mes  sentiments  par  la  brièveté  de 
mes  lettres. 

Faudra-t-il  que  je  meure  sans  vous  revoir? 

7035.   —  A  M.   MOREAU  DE   LA  ROCHETTE. 

Au  château  de  Ferney,  le  4  octobre. 

Monsieur,  voici  le  mois  d'octobre;  il  est  dans  nos  cantons  le 
vrai  mois  de  décembre.  J'ai  fait  tous  les  préparatifs  nécessaires 
pour  planter,  et  je  plante  même  dès  aujourd'hui  quelques  arbres 
qui  me  restaient  en  pépinière. 

J'attendrai  l'effet  de  vos  bontés  pour  planter  le  reste.  Je  crois 
que  la  rigueur  du  climat  ne  permet  guère  de  faire  un  essai  aussi 
considérable,  et  qu'il  ne  faut  hasarder  que  ce  qui  pourrait  rem- 
plir une  charrette.  Si  elle  peut  contenir  plus  de  cent  arbres,  à  la 
bonne  heure;  mais  je  crois  que  vingt-cinq  tiniers,  vingt-cinq 
ormes,  autant  de  platanes,  autant  de  peupliers  d'Italie,  suffiront 
pour  cette  année. 

Je  réclame  donc,  monsieur,  les  bontés  que  vous  avez  voulu 
me  témoigner.  J'enverrai  une  charrette  à  Lyon  pour  prendre  ces 
arbres  ;  et  si  la  gelée  était  trop  forte  chez  moi  lorsqu'ils  arrive- 
ront à  Lyon,  je  les  ferais  mettre  en  pépinière  à  Lyon  même, 
chez  un  de  mes  amis.  Il  n'y  aura  pas  de  soin  que  je  ne  prenne 
pour  ne  pas  rendre  vos  bontés  inutiles. 

Il  est  certain  qu'on  a  trop  négligé  jusqu'ici  les  forêts  en 
France,  aussi  bien  que  les  haras.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  se 
plaignent  à  tort  et  à  travers  de  la  dépopulation  ;  je  crois  au  con- 
traire la  France  très-peuplée,  mais  je  crains  bien  que  ses  habi- 
tants n'aient  bientôt  plus  de  quoi  se  chauffer.  Personne  n'est  plus 
persuadé  et  plus  touché  que  moi  du  service  que  vous  rendez  à 
l'État,  en  établissant  des  pépinières.  Je  voulus,  il  y  a  trois  ans, 
avoir  des  ormes  à  Lyon,  de  la  pépinière  royale;  il  n'y  en  avait  plus. 

1.  Ce  morceau  m'est  inconnu.  (B.)  —  Voltaire  en  reparle  dans  la  lettre  70i7. 


ANNÉE    17  67.  395 

Je  plante  des  noyers,  des  châtaigniers,  sur  lesquels  je  ne  verrai 
jamais  ni  noix  ni  châtaignes  ;  mais  la  folie  des  gens  de  mon 
espèce  est  de  travailler  pour  la  postérité.  Vous  êtes  heureux, 
monsieur,  de  voir  déjà  le  fruit  de  vos  travaux  :  c'est  un  bonheur 
auquel  je  ne  puis  aspirer;  mais  je  n'en  suis  pas  moins  sensihle 
à  la  grâce  que  vous  me  faites. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  de  la  reconnaissance,  monsieur, 
votre,  etc. 

7036.   —  A   M.   MARMONTELi. 

4  octobre. 

Mon  cher  ami,  tandis  que  vous  imprimez  l'éloge  de  Henri  IV 
sous  le  nom  de  Chariot,  on  l'a  rejoué  à  Ferney  mieux  qu'on  ne 
le  jouera  jamais  à  la  Comédie.  Mme  Denis  m'a  donné,  en  pré- 
sence du  régiment  de  Conti  et  de  toute  la  province,  la  plus 
agréable  fête  que  j'aie  jamais  vue.  Les  princes  en  peuvent  donner 
de  plus  magnifiques;  mais  il  n'y  a  point  de  souverain  qui  en  puisse 
donner  de  plus  ingénieuses. 

J'attends  avec  impatience  le  recueil  qui  achève  d'écraser  les 
pédants  de  collège.  Savez-vous  bien  que  l'impudent  Coger  a  eu 
l'insolence  et  la  bêtise  de  m'écrire?  J'avais  préparé  une  réponse 
qu'on  trouvait  assez  plaisante;  mais  je  trouve  que  ces  marauds-là 
ne  valent  pas  la  plaisanterie  :  il  ne  faut  pas  railler  les  scélérats,  il 
faut  les  pendre.  Voici  donc  la  réponse  que  je  juge  à  propos  de 
faire  à  ce  coquin  2.  Il  m'est  très-important  de  détromper  cer- 
taines personnes  sur  le  Dictionnaire  philosophique,  que  Coger 
m'impute.  Vous  ne  savez  pas  ce  qui  se  passe  dans  les  bureaux  des 
ministres,  et  même  dans  le  conseil  du  roi,  et  je  sais  ce  qui  s'y  est 
passé  à  mon  égard. 

Je  pense  que  l'enchanteur  Merlin  peut  bien  me  rendre  le 
service  d'imprimer  la  réponse  à  Coger,  et  vous  pourrez  la  faire 
circuler  pour  achever  d'anéantir  ce  misérable. 

Je  recommande  toujours  une  faible  édition  de  Chariot,  afin 
qu'on  puisse  corriger  dans  la  seconde  ce  qui  aura  paru  défec- 
tueux dans  la  première.  Il  se  peut  très-bien  faire  que  des  Welches, 
qui  ont  applaudi  depuis  trois  ans  à  des  pièces  détestables,  se 
révoltent  contre  celle-ci.  Il  y  a  plus  de  goût  actuellement  en  pro- 
vince qu'à  Paris,  et  bientôt  il  y  aura  plus  de  talents.  J'ai  entre 


1.  Editeurs,  de  Cayrol  et  François. 
"2.  Voyez  la  Lettre  de  Gérofle  à  Coger. 


396  CORRESPONDANCE. 

les  mains  un  manuscrit  admirable  contre  le  fanatisme,  fait  par 
un  provincial  ;  j'espère  qu'il  sera  bientôt  imprimé. 

Je  vous  supplie, mon  cber  ami, de  donnera  Tliieriot  les  roga- 
tons de  vers  qui  sont  dans  mon  paquet  :  cela  peut  servir  à  sa 
correspondance. 

Je  vous  embrasse  plus  tendrement  que  jamais. 

Je  tiens  qu'il  est  très-bon  qu'on  envoie  cette  lettre  à  Coger,  à 
ses  écoliers  et  aux  pères  des  écoliers.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  di- 
vertir le  public  et  de  plaire,  il  s'agit  d'humilier  et  de  punir  un 
maraud  impudent. 

7037.  —A   M.  LE  MARQUIS   DE    VILLETTE. 

A  Ferney,  4  octobre. 

Votre  sage  héros1,  si  peu  terrible  en  guerre  2, 
Jamais  dans  les  périls  ne  voulut  s'engager  : 

Il  ne  ravagea  point  la  terre, 

Mais  il  la  fit  bien  ravager. 

Il  doit  tout  à  son  Bertrand.  Ce  bon  connétable,  le  meilleur 
des  hommes,  tailla  en  pièces  nombre  de  ses  ennemis.  Il  fut  com- 
paré, dans  le  temps,  à  Ituriel  l'exterminateur,  qui,  de  son  épée 
flamboyante,  chassa  les  anges  rebelles. 

Vous  mettez  sur  la  même  ligne  du  Guesclin  et  Turenne.  Mais 
quelle  prodigieuse  différence  pour  les  mœurs!  Le  premier  rece- 
vait des  balafres  dans  les  tournois,  et  voyait  joueras  Mystères;  le 
second  assistait  aux  carrousels  de  Louis  XIV  et  aux  représenta- 
tions d'Athalie  et  de  Cinna. 

Pourquoi  ne  dites-vous  pas  que  votre  paisible  monarque  avait 
une  fort  belle  marine  royale  sans  sortir  de  chez  lui?  Il  prit  dans 
les  mers  de  la  Rochelle  neuf  mille  Anglais,  avec  le  comte  de 
Pembrock  leur  amiral  ! 

Pourquoi  ne  dites-vous  pas  que  le  fastueux  empereur  des  Ger- 
mains, ce  roi  des  rois,  qui  se  faisait  servir  par  sept  souverains 
dans  une  cour  plénière,  vint  abaisser  son  orgueil  devant  la 
sagesse  de  Charles?  Il  fit  le  pèlerinage  de  Prague  à  Paris,  pour 
le  visiter,  comme  la  reine  de  Saba  était  venue  voir  Salomon. 

Vous  pouviez  aussi  rappeler  ce  trait  si  touchant  :  le  jour  de 

1.  Charles  V,  dont  Villctte  avait  composé  un  Éloge  qu'il  avait  envoyé  à  Vol- 
taire. 

2.  Dans  les  OEuvres  de  Villette  on  a  mis  :  «  très-peu  terrible  en  guerre  ». 


ANNÉE    1767. 


397 


sa  mort,  il  supprima  la  plupart  des  impôts;  et  quelques  heures 
avant  d'expirer,  comme  un  bon  père  de  famille,  il  ût  ouvrir  les 
portes  de  sa  chambre  afin  de  voir  encore  une  fois  son  peuple, 
et  de  le  bénir. 

Votre  amitié,  monsieur,  pour  M.  de  La  Harpe  vous  a  empêché 
de  composer  pour  l'Académie  ;  mais  vous  avez  travaillé  pour  le 
public,  pour  votre  gloire,  et  pour  mon  plaisir.  Je  vous  ai  deux 
grandes  obligations  :  celle  de  m'avoir  témoigné  publiquement 
l'amitié  dont  vous  m'honorez,  et  celle  de  m'avoir  fait  passer  une 
heure  délicieuse  en  vous  lisant.  Puissiez-vous  être  aussi  heureux 
que  vous  êtes  éloquent!  Puissiez-vous  mépriser  et  fuir  ce  même 
public  pour  lequel  vous  avez  écrit! 

M.  de  La  Harpe  reviendra  bientôt  vous  voir  ;  il  a  été  un  an 
chez  moi  :  s'il  avait  autant  de  fortune  que  de  talents  et  d'esprit, 
il  serait  plus  riche  que  feu  Montmartel.  Il  lui  sera  plus  aisé 
d'avoir  des  prix  de  l'Académie  que  des  pensions  du  roi.  Lui  et  sa 
femme  jouent  ici  la  comédie  parfaitement;  M.  de  Chabanon 
aussi.  Notre  petit  théâtre  a  mieux  valu  que  celui  du  faubourg 
Saint-Germain.  On  a  joué  Zaïre  avec  une  grande  perfection.  Pour 
moi,  je  vous  avoue  que  j'aime  mieux  une  scène  de  César  ou  de 
Cicéron  que  toute  cette  intrigue  d'amour  que  je  filais  il  y  a 
trente-cinq  ans.  Mais  le  parterre  de  Paris  et  les  loges  sont  plus 
galants  que  moi  :  ils  donnent  la  préférence  à  ma  Quinauderie. 
Vous  nous  avez  bien  manqué.  Vous  devez  être  un  excellent  acteur, 
car,  sans  rire,  vous  jouez  tous  vos  contes  à  faire  mourir  de  rire. 

Me  voilà  bloqué  par  mon  grand  ennemi,  qui  est  l'hiver.  On 
me  fait  peur  ici  d'une  fièvre  qui  court.  On  me  tourmente  pour 
aller  passer  six  mois  à  Lyon  :  toute  la  maisonnée  en  brûle  d'en- 
vie. Mais  je  resterai  où  je  suis  bien  calfeutré.  J'ai  plus  de  courage 
que  de  force.  Je  sens  bien  que  cette  expédition  est  impossible.  Je 
ne  suis  pas,  comme  Frédéric,  un  héros  de  toutes  les  saisons. 

Conservez  vos  bontés  pour  un  vieillard  dont  elles  feront  la 
consolation,  et  qui  vous  sera  véritablement  attaché  jusqu'au 
dernier  moment  de  sa  vie. 

7038.   —  A  M.    D'ÉTALLONDE  DE   MORIVAL. 

0  octobre. 

Celui  à  qui  vous  avez  écrit,  monsieur,  du  23  de  septembre, 
prendra  toujours  un  intérêt  très-vif  à  tout  ce  qui  vous  regarde. 
Le  roi  que  vous  servez  l'honore  quelquefois  de  ses  lettres.  Il 


398  CORRESPONDANCE. 

prendra  toujours  la  liberté  de  vous  recommander  à  ses  bontés, 
et  il  fera  agir  ses  amis  en  votre  faveur.  Il  vous  supplie  de  penser 
qu'il  n'y  a  d'opprobre  que  pour  les  Busirisen  robe  noire,  et  pour 
ceux  qui  assassinent  juridiquement  l'innocence.  Tous  les  hom- 
mes qui  pensent  sont  indignés  contre  ces  monstres  et  contre  la 
détestable  superstition  qui  les  anime.  La  moitié  de  votre  nation 
est  composée  de  petits  singes  qui  dansent,  et  l'autre  de  tigres 
qui  déchirent.  Il  y  a  des  philosophes  :  le  nombre  en  est  petit  ; 
mais  à  la  longue  leur  voix  se  fait  entendre.  Il  viendra  un  temps 
où  votre  procès  sera  revu  par  la  raison,  et  où  vos  infâmes  juges 
seront  condamnés  avec  horreur  à  son  tribunal. 

Consolez-vous  ;  attendez  le  temps  de  la  lumière;  elle  viendra  : 
on  rougira  à  la  fin  de  sa  sottise  et  de  sa  barbarie.  Si  vous  avez 
quelque  ami  à  peu  près  dans  le  même  cas  que  vous,  ayez  la 
bonté,  monsieur,  d'en  donner  avis  par  la  même  adresse. 


7039.    —    A    M.    LE    PRINCE    DMITRI    GALLITZIN'. 

7  octobre  1707,  à  Ferney. 

Monsieur  le  prince,  il  y  a  quelques  semaines  que  M.  le  comte 
de  Voronzoff,  ambassadeur  à  la  Haye,  me  fit  l'honneur  de  m'en- 
voyer  les  lettres  de  M.  le  prince  de  Repnin.  Je  reçus,  l'ordinaire 
suivant,  par  la  poste  de  France,  un  gros  paquet  contre-signe 
Choiseul,  contenant  plusieurs  mémoires  imprimés  et  manuscrits 
concernant  toutes  les  grandes  choses  que  fait  l'impératrice  pour 
la  gloire  de  la  Russie  et  pour  le  bonheur  de  la  Pologne.  Je  crois 
que  ce  paquet  venait  de  la  part  de  Votre  Excellence,  et  j'eus  l'hon- 
neur de  vous  en  donner  avis. 

Le  titre  de  Mère  de  la  patrie  restera  à  l'impératrice  malgré  elle. 
Pour  moi,  si  elle  vient  à  bout  d'inspirer  la  tolérance  aux  autres 
princes,  je  l'appellerai  la  bienfaitrice  du  genre  humain.  Le 
mérite  des  Français  est  qu'on  célèbre  ses  louanges  dans  leur 
langue,  qui  est  devenue,  je  ne  sais  comment,  celle  de  l'Europe. 
Puissions-nous  l'imiter  comme  nous  la  célébrons. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  bien  du  respect,  monsieur  le  prince, 
de  Votre  Excellence  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

L'Admirateur  de  Catherine  IL 


1.  Collection  de  Documents,  Mémoires  et  Correspondances  relatifs  à  l'histoire 
de  l'empire  de  Russie,  tome  XV,  page  023. 


ANNÉE     1767.  399 

1  P.  S.  Une  assez  longue  maladie  ne  m'a  pas  permis  encore  de 
lire  le  nouveau  livre  dont  vous  me  faites  l'honneur  de  me  parler; 
mais  j'en  ai  grande  opinion,  puisque  vous  l'approuvez2. 

7040.  —  A  M.  DAMILAVILLE. 


Mon  cher  ami,  je  n'ai  point  encore  de  nouvelles  de  Marmon- 
tel.  Je  m'imagine  qu'il  est  occupé  de  son  triomphe3;  mais  le 
pauvre  Bret,  son  approbateur,  reste  toujours  interdit.  On  com- 
mença donc  par  en  croire  les  Riballier  et  les  Goger,  et  on  finit 
par  bafouer  la  Sorbonne  et  les  pédants  du  collège  Mazarin,  sans 
pourtant  rendre  justice  à  M.  Marmontel  ni  à  l'approbateur.  Ainsi 
les  gens  de  lettres  sont  toujours  écrasés,  soit  qu'ils  aient  tort, 
soit  qu'ils  aient  raison. 

Voici  la  réponse  4  que  j'ai  jugé  à  propos  de  faire  a  ce  Coger, 
qui  m'impute  le  Dictionnaire  philosophique;  il  m'est  important  de 
détromper  certaines  personnes.  Vous  ne  savez  pas  ce  qui  se  passe 
dans  les  bureaux  des  ministres,  et  même  dans  le  cabinet  du  roi, 
et  je  sais  ce  qui  s'y  est  passé  à  mon  égard. 

Tandis  que  vous  imprimez  Y  Éloge  d'Henri  IV,  sous  le  nom  de 
Chariot*,  on  l'a  rejoué  à  Ferney  mieux  qu'on  ne  le  jouera  jamais 
à  la  Comédie.  Mme  Denis  m'a  donné,  en  présence  du  régiment  de 
Conti  et  de  toute  la  province,  la  plus  agréable  fête  que  j'aie  jamais 
vue.  Les  princes  peuvent  en  donner  de  plus  magnifiques,  mais  il 
n'y  a  pas  de  souverain  qui  en  puisse  donner  de  plus  ingénieuse. 

Je  vous  supplie,  mon  cher  ami,  de  donner  à  Thieriot  les  ro- 
gatons de  vers6  qui  sont  dans  le  paquet  :  cela  peut  servir  à  sa 
correspondance. 

Va-t-on  entamer  l'affaire  des  Sirven  à  Fontainebleau  ?  Puis- 
je  en  être  sûr  ?  car  je  ne  voudrais  pas  fatiguer  M.  Chardon  d'une 
lettre  inutile. 

Ma  santé  va  toujours  en  empirant,  et  je  suis  bien  inquiet  de 
la  vôtre.  Adieu,  mon  cher  ami  ;  nous  savons  tous  deux  combien 
la  vie  est  peu  de  chose,  et  combien  les  hommes  sont  méchants. 

1.  Cepost-scriptum  est  de  la  main  de  Voltaire. 

2.  M.  G.  Avenel  a  placé  ici  au  8  octobre  1767,  au  nom  du  marquis  de  Thi- 
bouville,  la  lettre  à  MUe  Clairon,  n°  6531. 

3.  Le  gouvernement  venait  d'arrêter  la  censure  de  la  Sorbonne  et  le  mande- 
ment de  l'archevêque  de  Paris  contre  Bélisaire. 

4.  La  lettre  6955. 

5.  Voyez  tome  VI,  page  341. 

6.  Probablement  la  Propliétie  de  la  Sorbonne;  voyez  tome  XXVI,  page  527. 


400  CORRESPONDANCE. 

7041.    —   A    MADAME    LA    MARQUISE    DE    FLORIAK. 

A  Ferney,  le  12  octobre. 

Il  n'y  a  pas  moyen,  ma  chère  nièce,  que  je  vous  blâme  de 
penser  comme  moi.  Je  vous  sais  très-bon  gré  de  passer  votre  hiver 
à  la  campagne  :  on  n'est  bien  que  dans  son  château.  Consultez 
le  roi  ;  c'est  ainsi  qu'il  en  use.  Il  ne  passe  jamais  ses  hivers  à 
Paris.  Le  fracas  des  villes  n'est  fait  que  pour  ceux  qui  ne  peuvent 
s'occuper.  Ma  santé  a  été  si  mauvaise  que  je  n'ai  pu  aller  à  Mont- 
béliard,  quoique  ce  voyage  fût  indispensable.  Il  y  a  un  mois  que 
je  ne  sors  presque  pas  de  mon  lit.  Je  ne  me  suis  habillé  que 
pour  aller  voir  une  petite  fête  que  votre  sœur  m'a  donnée.  Vous 
jugerez  si  la  fête  a  été  agréable,  par  les  petites  bagatelles  ci-jointes1. 
On  vous  enverra  bientôt  de  Paris  la  petite  comédie  qu'on  a  jouée2. 
M.  de  La  Harpe  et  M.  de  Chabanon  n'ont  pas  encore  fini  leurs 
pièces;  et  quand  elles  seraient  achevées,  je  ne  vois  pas  quel 
usage  ils  en  pourraient  faire  dans  le  délabrement  horrible  où  le 
théâtre  est  tombé. 

Ferney  est  toujours  le  quartier  général.  Nous  avons  le  colo- 
nel du  régiment  de  Conti  clans  la  maison,  et  trois  compagnies 
dans  le  village.  Les  soldats  nous  font  des  chemins,  les  grenadiers 
me  plantent  des  arbres.  Mme  Denis,  qui  a  été  accoutumée  à  tout 
ce  fracas  à  Landau  et  à  Lille,  s'en  accommode  à  merveille.  Je 
suis  trop  malade  pour  faire  les  honneurs  du  château.  Je  ne 
mange  jamais  au  grand  couvert.  Je  serais  mort  en  quatre  jours, 
s'il  me  fallait  vivre  en  homme  du  monde  :  je  suis  tranquille  au 
milieu  du  tintamarre,  et  solitaire  dans  la  cohue. 

S'il  me  tombe  quelque  chose  de  nouveau  entre  les  mains,  ]e 
ne  manquerai  pas  de  vous  l'envoyer  à  l'adresse  que  vous  m'avez 
donnée.  Je  m'imagine  que  M.  de  Florian  ne  perd  pas  son  temps 
cette  automne  :  il  aligne  sans  doute  des  allées  ;  il  fait  des  pièces 
d'eau  et  des  avenues.  Les  pauvres  Parisiens  ne  savent  pas  quel 
est  le  plaisir  de  cultiver  son  jardin  :  il  n'y  a  que  Candide3  et  nous 
qui  ayons  raison. 

Je  vous  embrasse  tous  de  tout  mon  cœur. 


1.  Les  vers  de  Chabanon,  qui  sont  imprimés  à  la  page  142  de  son  Tableau  de 
quelques  circonstances  de  ma  vie,  1795,  in-8";  et  sans  doute  quelques  autres  pièces 
de  vers  en  l'honneur  de  Voltaire,  dont  la  fête  se  célébrait  le  4  octobre,  jour  de 
saint  François  son  patron. 

2.  Chariot,  ou  la  Comtesse  de  Givry;  voyez  tome  VI,  page  341. 

3.  Voyez  tome  XXI,  page  218. 


ANNÉE    4767.  401 

7042.  —    A.   M.    DUPONT. 

A  Ferney,  13  octobre. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  mon  cher  ami,  j'ai  reçu  de  nou- 
veaux éclaircissements  touchant  les  terres  dépendantes  du  comté 
de  Montbéliard,  situées  en  France.  Les  tristes  connaissances  que 
j'ai  acquises  me  mettent  dans  la  nécessité  indispensable  d'assu- 
rer mes  droits  et  mon  revenu  par  des  actes  juridiques;  j'ai  besoin 
même  de  la  plus  grande  célérité.  Je  suis  comptable  à  ma  famille 
de  ce  bien,  qui  est  presque  la  seule  chose  qui  me  reste.  Je  vous 
prie  donc  de  faire  agir  sans  délai  mon  fondé  de  procuration,  de 
m'envoyer  son  nom,  et  d'avoir  l'œil  sur  lui. 

Je  vous  prie  aussi  très-instamment  de  me  faire  avoir  une  copie 
authentique  des  anciens  actes  de  M.  le  duc  de  Wurtemberg, 
énoncés  dans  les  contrats  que  vous  avez  passés  en  mon  nom.  Ces 
anciens  actes  sans  doute  doivent  tenir  lieu  de  contrats,  et  vous 
n'aurez  pas  manqué  de  les  faire  homologuer  au  conseil  d'Alsace. 
Je  m'en  rapporte  à  vous  pour  assurer  mes  droits  et  ceux  de  ma 
famille.;  je  vous  demande  en  grâce  d'envoyer  la  copie  de  ces 
contrats  bien  conditionnée  à  l'adresse  de  M.  Damilaville,  pre- 
mier commis  des  bureaux  du  vingtième,  quai  Saint-Bernard,  à  Paris, 
avec  une  double  enveloppe,  l'une  à  moi,  l'autre  à  lui. 

En  même  temps,  ayez  la  bonté  de  m'écrire  ce  que  vous  aurez 
fait.  Vous  m'avez  mandé  que  vous  aviez  bien  voulu  solliciter  en 
ma  faveur  la  chambre  des  finances  de  Montbéliard  ;  mais  sachez 
que  cette  chambre  des  finances  est  la  chambre  de  la  confusion 
et  de  la  pauvreté  ;  M.  de  Montmartin  m'a  fait  cet  aveu  ;  c'est  un 
naufrage,  il  me  faut  une  planche  pour  me  sauver,  et  je  ne  puis 
trouver  ma  sûreté  que  par  la  voie  de  la  justice.  Je  ne  prétends 
point  en  cela  manquer  de  respect  à  M.  le  duc  de  Wurtemberg  ; 
je  ne  m'attaque  qu'à  ses  fermiers  et  à  ses  régisseurs;  on  plaide 
tous  les  jours  en  France  contre  le  roi;  je  ne  dois  point  trahir  les 
intérêts  de  ma  famille  par  une  vaine  considération  ;  en  un  mot, 
je  vous  prie  d'agir  sans  délai.  Mrae  Denis  joint  ses  remerciements 
aux  miens  ;  je  vous  embrasse  bien  tendrement,  et  je  fais  mes 
compliments  à  toute  votre  famille.  V. 

7043.    —  A   M.   LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

A  Ferney,  14  octobre. 

Mon  cher  ange,  j'apprends  qu'on  vous  a  saigné  trois  fois  : 
voilà  ce  que  c'est  que  d'être  gras  et  dodu.  Si  on  m'avait  saigné 

45.  —  Correspondance.    XIII.  26 


402  CORRESPONDANCE. 

deux  fois,  j'en  serais  mort.  On  dit  que  vous  vous  en  êtes  tiré  à 
merveille.  J'apprends  en  même  temps  votre  maladie  et  votre  con- 
valescence; tout  notre  petit  ermitage  aurait  été  alarmé,  si  on  ne 
nous  avait  pas  rassurés.  Vous  voilà  donc  au  régime  avec  Mmc  d'Ar- 
gental,  et  sous  la  direction  de  Fournier.  Pour  moi,  je  suis  dans 
mon  lit  depuis  un  mois  ;  je  suis  plus  vieux  et  plus  faible  que 
vous  ;  il  faut  que  je  me  prépare  au  grand  voyage,  après  un  petit 
séjour  assez  ridicule  sur  ce  globe. 

La  Comédie  française  me  paraît  aussi  malade  que  moi.  Je 
me  flatte  qu'après  les  saignées  qu'on  vous  a  faites,  votre  sang 
n'est  plus  aigri  contre  votre  ancien  et  fidèle  serviteur.  Vous  avez 
dû  voir  combien  on  a  abusé  de  ma  lettre1  à  M"*  Dubois,  qui 
n'était  qu'un  compliment  et  une  plaisanterie,  mais  dans  laquelle 
je  lui  disais  très-nettement  que  j'avais  partagé  mes  rôles  entre 
elle  et  M11,  Durancy.  Il  y  avait  longtemps  qu'on  vous  préparait 
ce  tour;  on  2  aurait  beaucoup  mieux  fait  de  me  payer  beaucoup 
d'argent  qu'on  me  doit.  Je  suis  vexé  de  tous  côtés  ;  c'est  la  desti- 
née des  gens  de  lettres.  Ce  sont  des  oiseaux  que  cbacun  tire  en 
volant,  et  qui  ont  bien  de  la  peine  à  regagner  leur  trou  avec 
l'aile  cassée. 

Je  tous  embrasse  du  fond  de  mon  trou,  avec  une  tendresse 
qui  ne  finira  qu'avec  moi,  mais  qui  finira  bientôt. 

7044,   =-  A  M.  MARMONTEL. 

14  octobre. 

Mon  cher  ami,  qui  m'appelez  votre  maître,  et  qui  êtes  assu- 
rément le  mien,  je  reçois  votre  lettre  du  8  d'octobre  dans  mon 
lit,  où  je  suis  malade  depuis  un  mois  ;  elle  me  ressusciterait  si 
j'étais  mort.  Ne  doutez  pas  que  je  ne  fasse  tout  ce  que  vous  exigez 
de  moi,  dès  que  j'aurai  un  peu  de  force.  Souvenez-vous  que  je 
n'ai  pas  attendu  les  suffrages  des  princes  et  les  cris  de  l'Europe 
en  votre  faveur,  pour  me  déclarer.  Dieu  confonde  ceux  qui 
attendent  la  voix  du  public  pour  oser  rendre  justice  à  leurs 
amis,  à  la  vertu  et  à  l'éloquence  ! 

Il  est  bien  vrai  que  la  Sorbonueest  dans  la  fange,  cl  qu'elle  y 
restera,  soit  qu'elle  écrive  des  sottises,  soit  qu'elle  n'écrive  rien. 
Il  est  encore  très-vrai  qu'il  faudrait  traiter  tous  ces  cuistres-là 
comme  on  a  traité  les  jésuites.  Les  théologiens,  qui  ne  sont  au- 

1.  Dont  il  esl  parlé  dans  les  lettres  7026  et  7048  :  clic  manque. 

2.  Cet  on  est  le  maréchal  de  Richelieu. 


ANNÉE    4767.  403 

jourd'hui  que  ridicules,  n'ont  servi  autrefois  qu'à  troubler  le 
monde  ;  il  est  temps  de  les  punir  de  tout  le  mal  qu'ils  ont  fait. 
Cependant  votre  approbateur  reste  toujours  interdit1,  et  la 
défense  de  débiter  Bèlisaire  n'est  point  encore  levée.  Coger  a 
encore  ses  oreilles,  et  n'a  point  été  mis  au  pilori  ;  c'est  là  ce  qui 
est  honteux  pour  notre  nation.  Groiriez-vous  bien  que  ce  marou- 
fle de  Coger  a  osé  m'écrire2?  Je  lui  avais  fait  répondre  par  mon 
laquais  ;  la  lettre  était  assez  drôle;  c'était  la  Défense  de  mon 
Maître.  Elle  pouvait  faire  un  pendant  avec  la  Défense  de  mon  On- 
cle; mais  j'ai  trouvé  qu'un  pareil  coquin  ne  méritait  pas  la  plai- 
santerie3. 

Bonsoir,  mon  cher  ami  ;  resserrez  bien  les  nœuds  qui  doivent 
unir  tous  les  gens  qui  pensent;  inspirez-leur  du  courage.  Mes 
tendres  compliments  à  M.  d'Alembert;  ne  m'oubliez  pas  auprès 
de  Mnu  Geoffrin. 

Mme  Denis  vous  fait  mille  compliments;  autant  en  disent 
MM.  de  Chabanon  et  de  La  Harpe. 

7045.  —  A   M.   DE  BELMONT*. 

Ferney,  14  octobre  1737. 

Votre  gouverneur  des  Andelys,  monsieur,  ne  paraît  pas  avoir 
l'esprit  de  votre  gouverneur  de  Guienne;  je  crois,  comme  vous, 
qu'il  se  trompe,  mais  il  faudrait  ne  pas  se  tromper  en  mauvaise 
prose  et  en  mauvais  vers.  M.  le  maréchal  de  Richelieu  doit  avoir 
eu  la  bonté  de  vous  faire  remettre  la  dernière  édition  des  Scythes, 
imprimée  à  Lyon  chez  les  frères  Périsse.  Je  vous  sais  très-bon 
gré  d'avoir  quitté  les  criailleries  du  barreau  et  les  épines  de  la 
chicane  pour  un  des  plus  beaux  arts  qui  rendent  notre  nation 
recommandable,  et  je  ne  pardonnerai  point  aux  barbares,  et  sur- 
tout aux  impertinents  faiseurs  de  monologues  qui  endorment 
leur  auditoire,  l'insolence  qu'ils  ont  de  vouloir  décrier  l'art  du 
dialogue.  Soyez  bien  persuadé,  monsieur,  de  l'estime  inaltérable 
avec  laquelle  je  serai  toujours,  etc. 


1.  Lorsque  le  lieutenant  de  police  annonça  à  Bret  qu'il  était  rayé  du  tableau, 
des  censeurs,  ce  magistrat  prit  un  air  triste  :  «  Monsieur,  lui  dit  Bret,  ne  me 
plaignez  pas  tant;  c'est  un  malheur,  mais  ce  n'est  pas  un  deshonneur.  » 

2.  En  réponse  à  la  lettre  6955. 

3.  Elle  parut  cependant.  Voyez  dans  les  Mélanges,  càladatedu  15  décembre  1767  . 

4.  Lettres  inédites  de  Voltaire,  Gustave  Brunet,  1810. 


404  CORRESPONDANCE. 

7046.  —  DE    H.    MORE  AU   DE   LA  ROCHETTEi. 
Au  château  de  la  Rochette,  près  Melun,  14  octobre  1767. 

Monsieur,  nous  ne  sommes  pas  mieux  traités  ici  qu'à  Ferney.  Ceux  qui  ont 
du  bois  pour  se  chauffer  se  consolent;  ceux  qui  n'en  ont  point  crient  contre 
le  dérangement  des  saisons,  qui  devient  si  sensible  aujourd'hui  qu'il  paraît 
annoncer  un  hiver  perpétuel:  c'est  une  bonne  affaire  pour  ceux  qui  ont  du 
bois  à  vendre,  et  du  mauvais  temps  pour  ceux  qui  en  plantent. 

Il  n'y  a  point  d'inconvénient,  monsieur,  a  faire  lever  actuellement  les 
arbres  que  vous  me  demandez  ;  en  conséquence  j'écris  par  ce  courrier  au 
directeur  des  guimbardes,  à  Paris,  que  samedi  prochain,  M  de  ce  mois,  je 
ferai  conduire  ces  arbres  à  Chailly,  près  de  Fontainebleau,  où  je  le  prie  de 
les  faire  prendre;  en  sorte  qu'ils  arriveront  le  25  ou  le  26  à  Lyon,  au  bureau 
des  diligences.  Je  compte  vous  en  envoyer  trois  cents,  qui  composeront  à 
peu  près  la  charge  de  sept  à  huit  cents  pesant.  Vous  n'aurez  que  la  voiture 
de  Chailly  à  Lyon  à  faire  payer.  Les  faux  frais  d'ici  sont  une  misère  dont  je  me 
charge.  Si  cet  envoi  peut  réussir  à  votre  satisfaction,  je  me  flatte,  monsieur, 
que  vous  voudrez  bien  nous  continuer  votre  pratique.  Je  suis  sûr  que  mon- 
sieur le  contrôleur  général  se  fera  toujours  un  plaisir  de  vous  donner  tout 
ce  qui  pourra  vous  être  agréable  ;  de  mon  côté,  je  serai  enchanté  de  pouvoir 
contribuer  à  vos  amusements  champêtres. 

Vous  dites ,  monsieur,  que  vous  avez  planté  des  noyers  et  des  châtai- 
gniers dont  vous  ne  mangerez  ni  noix  ni  châtaignes,  et  que  vous  ne  plantez 
que  pour  la  postérité  :  vous  ne  savez  donc  pas  combien  vous  avez  mérité  et 
acquis  l'immortalité ,  et  qu'à  ce  titre  vous  devez  continuer  de  travailler 
comme  un  homme  qui  doit  toujours  vivre  ?  Je  pense  comme  vous,  monsieur, 
sur  la  partie  des  bois  et  des  haras;  mais  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  de  votre 
avis  sur  ce  qui  concerne  la  population,  que  vous  croyez  assez  étendue. 
Quoique  je  ne  sois  plus  jeune,  je  prends  encore  un  peu  d'intérêt  à  la  chose; 
et  entre  nous,  monsieur,  nous  ne  voyons  que  trop  de  gens  qui,  au  bout  de 
deux  ans  de  mariage,  ne  veulent  plus  faire  d'enfants.  Pour  moi,  je  voudrais 
pouvoir  en  faire  encore  assez  pour  peupler  toutes  les  landes  de  Bordeaux 
et  de  la  Bretagne,  qui  présentent  un  désert  déplorable,  quoique  susceptibles 
de  bonne  culture  et  de  productions  très-fertiles.  Les  ports  de  mer,  les  villes 
de  commerce  envahissent  tous  les  bras  voisins.  Les  journaliers  font  une 
récolle  active.  Ils  considèrent  bien  que  quinze  à  dix -huit  sols  par  jour 
doivent  fournir  à  leur  subsistance,  et  ils  ne  font  pas  attention  que  la  terre 
ne  peut  les  nourrir  sans  être  cultivée ,  et  que  la  culture  des  terres  est  la 
première  et  véritable  richesse.  En  un  mot,  quoi  que  vous  en  puissiez  dire,  je 
crois  que  nous  n'avons  pas  assez  de  bras,  ou  bien  nous  avons  donc  trop  de 
fainéants  et  de  paresseux  qui  n'apportent  rien  à  la  masse  productive.  Je 
conviens,  au  surplus,  que  je  suis  heureux,  comme  vous  le  dites,  monsieur, 

1.  Mémoires  de  la  Société  académique  d'agriculture,  etc.,  du  département  de 
l'Aube,  tome  VI,  3e  série,  année  1869. 


ANNÉE    17  67.  408 

de  pouvoir  contribuer  au  bien  de  l'État  par  des  voies  pleines  d'humanité. 
Je  gagne  d'un  côté,  et  je  perds  de  l'autre.  Mes  occupations,  peut-être  trop 
étendues,  prennent  tout  mon  temps  et  ne  me  laissent  pas  de  vide  pour  me 
remplir  de  vos  ouvrages,  qui  feraient  le  comble  du  bonheur  de  ma  vie.  Je 
n'aurai  le  temps  de  lire  que  lorsque  je  n'aurai  plus  d'yeux.  Je  me  trouverai 
au  bout  de  ma  carrière  fort  ignorant,  et  je  n'aurai  pas,  comme  vous,  mon- 
sieur, la  consolation  de  pouvoir  espérer  de  vivre  après  ma  mort. 
J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

Moreau  de   La  Rochette. 


7017.    —   A   M.   DAMILAYILLE. 

16  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  vous  parlerai  de  Henri  IV  avant  de  vous 
entretenir  de  MUe  Durancy. 

1°  Je  savais  qu'on  avait  défendu  de  faire  jamais  paraître 
Henri  IV  sur  le  théâtre,  ne  nomen  ejus  vilesceret;  et,  en  cas  que 
jamais  les  comédiens  voulussent  jouer  Chariot1,  il  ne  fallait  pas 
les  priver  de  cette  petite  ressource,  supposé  que  c'en  soit  une 
dans  leur  décadence  et  dans  leur  misère  ; 

2°  Henri  IV,  étant  substitué  au  duc  de  Bellegarde,  n'aurait  pu 
jouer  un  rôle  digne  de  lui.  Il  aurait  été  obligé  d'entrer  dans 
des  détails  qui  ne  conviennent  point  du  tout  à  sa  dignité.  De 
plus,  tout  ce  que  le  duc  de  Bellegarde  dit  de  son  maître  est  bien 
plus  à  l'avantage  de  ce  grand  homme  que  si  Henri  IV  parlait 
lui-même. 

Enfin  il  est  nécessaire  que  celui  qui  fait  le  dénoûment  de  la 
pièce  soit  un  parent  de  la  maison  ;  et  voilà  pourquoi  j'ai  restitué 
les  vers  qui  fondent  cette  parenté  au  premier  acte2;  ils  sont 
d'une  nécessité  indispensable. 

Je  n'ai  encore  rien  écrit  sur  mon  cher  Henri  IV,  mais  j'ai 
tout  dans  ma  tête  ;  et,  s'il  arrivait  que  la  mémoire  de  ce  grand 
homme  fût  assez  chère  aux  Français  pour  qu'ils  pardonnassent 
aux  fautes  de  ce  petit  ouvrage  ;  si,  malgré  les  cris  des  Fréron  et 
des  autres  Welches,  il  s'en  faisait  une  autre  édition  après  celle 
de  Genève,  je  vous  enverrais  une  petite  diatribe  sur  Henri  IV3  ; 
vous  n'auriez  qu'à  parler. 

1.  Voyez  tome  VI,  page  3 il. 

2.  Voyez  l'avant-dernier  vers  de  la  scène  m  du  premier  acte,  tome  VI, 
page  351. 

3.  Ce  morceau  m'est  inconnu.  (B.) 

4.  Voyez  lettre  6970. 


406  CORRESPONDANCE. 

J'ai  lu  une  grande  partie  de  YOrdre  essentiel  des  Sociétés^.  Cette 
essence  m'a  porté  quelquefois  à  la  tête,  et  m'a  mis  de  mauvaise 
humeur.  Il  est  bien  certain  que  la  terre  paye  tout  :  quel  homme 
n'est  pas  convaincu  de  cette  vérité?  Mais  qu'un  seul  homme  soit 
le  propriétaire  de  toutes  les  terres,  c'est  une  idée  monstrueuse, 
et  ce  n'est  pas  la  seule  de  cette  espèce  dans  ce  livre,  qui  d'ailleurs 
est  profond,  méthodique,  et  d'une  sécheresse  désagréable.  On 
peut  profiter  de  ce  qu'il  y  a  de  bon,  et  laisser  là  le  mauvais  : 
c'est  ainsi  que  j'en  use  avec  tous  les  livres. 

J'ai  été  bien  étonné,  en  lisant  l'article  Ligature1  dans  le  Dic- 
tionnaire encyclopédique,  de  voir  que  l'auteur  croit  aux  sortilèges. 
Comment  a-t-on  laissé  entrer  ce  fanatique  clans  le  temple  de  la 
vérité?  Il  y  a  trop  d'articles  défectueux  dans  ce  grand  ouvrage, 
et  je  commence  à  croire  qu'il  ne  sera  jamais  réimprimé.  Il  y  a 
d'excellents  articles  ;  mais,  en  vérité,  il  y  a  trop  de  pauvretés. 

Depuis  trois  mois  il  y  a  une  douzaine  d'ouvrages  d'une  liberté 
extrême,  imprimés  en  Hollande.  La  Théologie  -portative 2  n'est 
nullement  théologique  ;  ce  n'est  qu'une  plaisanterie  continuelle 
par  ordre  alphabétique;  mais  il  faut  avouer  qu'il  y  a  des  traits 
si  comiques  que  plusieurs  théologiens  mêmes  ne  pourront  s'em- 
pêcher d'en  rire.  Les  jeunes  gens  et  les  femmes  lisent  cette  folie 
avec  avidité.  Les  éditions  de  tous  les  livres  dans  ce  goût  se  multi- 
plient. Les  vrais  politiques  disent  que  c'est  un  bonheur  pour 
tous  les  États  et  tous  les  princes  ;  que  plus  les  querelles  théolo- 
giques seront  méprisées,  plus  la  religion  sera  respectée;  et  que 
le  repos  public  ne  pouvait  naître  que  de  deux  sources  :  Tune, 
l'expulsion  des  jésuites  ;  l'autre,  le  mépris  pour  les  écoles  d'ar- 
guments. Ce  mépris  augmente  heureusement  par  la  victoire  de 
Marmontel. 

Soyez  persuadé,  mon  cher  ami,  que  je  n'ai  nulle  part  à  la 
retraite  de  MUe  Durancy.  M.  d'Argental  a  été  très-mal  informé. 
J'ai  soutenu  le  théâtre  pendant  cinquante  ans  ;  ma  récompense 
a  été  une  foule  de  libelles  et  de  tracasseries.  Ah  !  que  j'ai  bien 
fait  de  quitter  Paris,  et  que  je  suis  loin  de  le  regretter  !  Votre 
correspondance  me  tient  lieu  de  tout  ce  qui  m'aurait  pu  plaire 
encore  dans  cette  ville. 

Comment  vos  fondants  réussissent-ils?  Adieu  ;  il  n'y  a  de 
remède  pour  moi  que  celui  de  la  patience. 


1.  L'article  est  signé  V.  L'auteur  est  inconnu. 
-1.  Voyez  tome  XXVIII,  page  73. 


ANNÉE    4767.  407 

7048.  —  A  H.   LE   COMTE    D'ARGENTAL. 

16  octobre. 

Je  jure  par  tous  les  anges,  et  par  la  probité,  et  par  l'honnêteté, 
et  par  la  vérité,  que  je  n'ai  jamais  écrit  un  seul  mot  de  l'étrange 
et  ridicule  phrase  soulignée  dans  la  lettre  de  mon  ange,  du 
8  d'octobre.  J'ai  écrit  tout  le  contraire;  j'ai  écrit  que  le  partage 
fait  entre  Mlle  Durancy  et  Mllc  Dubois  devait  être  regardé  comme 
mon  testament,  et  qu'après  ma  mort,  si  elles  n'étaient  pas  con- 
tentes de  leur  partage,  elles  pourraient  lire  le  testament  expliqué 
par  Ésope1,  et  prendre  chacune  ce  qui  lui  conviendrait. 

Je  me  doutais  bien  qu'il  y  avait  là  quelque  friponnerie. 
Comme  ma  lettre  n'était  point  de  mon  écriture,  il  est  très-vrai- 
semblable qu'on  en  aura  substitué  une  autre,  en  ajoutant  à  mes 
paroles,  et  en  me  faisant  dire  ce  que  je  n'ai  point  dit.  Celui  à  qui 
je  dictai  ma  lettre  se  souvient  très-bien  qu'il  n'y  a  pas  un  seul 
mot  de  ce  qu'on  m'impute.  Je  le  somme  devant  Dieu  de  dire  la 
vérité. 

Je  proteste,  devant  Dieu  et  devant  M.  d'Argental,  que  je  n'ai  jamais 
écrit  un  seul  mot  de  la  phrase  soulignée  par  M.  d'Argental  dans  sa  lettre 
du  8  d'octobre,  laquelle  commenc9  par  ces  mots  :  Vous  devez  regarder 
ce  qui  s' est  passé  comme  un  testament  mal  fait.  En  foi  de  quoi  j'ai  signé, 
ce  16  d'octobre  1767.  A  Ferney. 

Wagnière  . 

Si  j'avais  écrit  à  Mlle  Dubois  ce  qu'on  prétend  que  je  lui  ai 
écrit,  elle  m'en  aurait  remercié  ;  et  c'est  ce  qu'elle  n'a  eu  garde 
de  faire.  Cependant  voilà  Mlle  Durancy  sacrifiée  par  sa  faute,  et 
cela,  pour  avoir  pris  une  résolution  trop  précipitée,  pour  n'avoir 
point  confronté  l'écriture,  pour  avoir  mal  lu,  pour  n'avoir  point 
pris  de  moi  des  informations.  L'affaire  est  faite  ;  l'artifice  a 
réussi.  Ce  n'est  pas  le  premier  tour  de  cette  espèce  qu'on  m'a 
joué  ;  c'est,  Dieu  merci,  le  seul  revenant-bon  de  la  littérature. 
L'auteur  du  beau  poème  intitulé  le  Balai  et  de  la  Poule  à  ma  tante- 
s'avisa  un  jour  de  falsifier  et  défaire  courir  une  lettre  que  j'avais 
écrite  à  M.  d'Alembert 3,  et  de  me  faire  dire  que  les  ministres 
étaient  des  oisons,  et  qu'il  n'y  avait  que  la  Poule  à  ma  tante  et  le 

1.  La  Fontaine,  livre  II,  fable  xx. 

2.  Ces  deux  poèmes  ne  sont  pas  du  même  auteur.  Le  Balai  est  de  l'abbé  du 
Laurens;  Caquet  Bonbec  ou  la  Poule  à  ma  tante  est  de  Jonquières. 

3.  Celle  du  29  mars  1762,  n°  4872;  voyez  tome  XLII,  page  78. 


40S  CORRESPONDANCE. 

Balai  qui  soutinssent  l'honneur  de  la  France.  Cetle  belle  lettre  par- 
vint à  M.  le  duc  de  Choiseul,  qui  d'abord  goba  cette  sottise,  et  qui 
bientôt  après  me  rendit  plus  de  justice  que  vous  ne  m'en  rendez. 
Tout  ce  qui  reste,  ce  me  semble,  à  faire  après  cette  petite 
infamie,  c'est  d'abandonner  le  théâtre  pour  jamais.  Je  mourrai 
bientôt,  mais  il  mourra  avant  moi.  Ce  siècle  des  raisonneurs  est 
l'anéantissement  des  talents  ;  c'est  ce  qui  ne  pouvait  manquer 
d'arriver  après  les  efforts  que  la  nature  avait  faits  dans  le  siècle 
de  Louis  XIV.  Il  faut,  comme  le  dit  élégamment  Pierre  Corneille, 

.     .     .     Céder  au  destin,  qui  roule  toutes  choses1. 

Pour  moi,  qui  ai  vu  empirer  toutes  choses,  je  ne  regrette  rien 
que  vous. 

Je  me  doutais  bien  que  Mme  de  Groslée  vous  jouerait  quelque 
mauvais  tour;  c'est  bien  pis  que  MUe  Dubois.  Ces  collatéraux-là 
ne  sont  pas  votre  meilleur  côté. 

Adieu,  mon  cher  ange;  achevons  notre  vie  comme  nous 
pourrons,  et  ne  nous  fâchons  pas  injustement.  Il  y  a  dans  ce 
monde  assez  de  sujets  réels  cle  chagrin.  Tous  les  miens  sont  plus 
adoucis  par  votre  amitié  qu'ils  n'ont  été  aigris  par  vos  repro- 
ches. Comptez  que  je  vous  aimerai  tendrement  jusqu'au  dernier 
moment  de  ma  vie. 


7049.    —   A    MADEMOISELLE    CLAIRON. 

18  octobre. 

Vous  m'apprenez,  mademoiselle,  que  vous  revenez  du  pays 
où  j'irai  bientôt.  Si  j'avais  su  votre  maladie,  je  vous  aurais  assu- 
rément écrit.  Vous  ne  cloutez  pas  de  l'intérêt  que  je  prends  à 
votre  conservation;  il  égale  mon  indifférence  pour  le  théâtre 
que  vous  avez  quitté.  Il  fallait,  pour  que  je  l'aimasse,  que  vous 
en  fissiez  l'ornement. 

Si  vous  voulez  vous  amuser  à  faire  la  Scythe2  chez  Mme  de 
Villeroi,  j'ai  l'honneur  de  vous  en  adresser  un  exemplaire  par 
M.  Janel.  Une  bagatelle  intitulée  Chariot  ou  la  Comtesse  de  Givry 
a  été  exécutée  à  Ferney  d'une  manière  qui  peut-être  ne  vous  au- 
rait pas  déplu  ;  c'est  à  vous  qu'il  appartient  déjuger  des  talents. 

1.  Corneille  a  dit  dans  Pompée,  acte  I,  scène  i   : 

Et  cédons  au  torrent,  etc.; 

voyez  tome  XXXI,  page  Ï29. 

2.  C'est-à-dire  jouer  le  rôle  d'Obéide  dans  la  tragédie  des  Scythes. 


ANNÉE    17  67.  400 

Tout  ce  qui  est  à  Ferney  vous  fait  les  plus  sincères  compli- 
ments. Je  n'ai  pas  besoin  des  arts  qui  doivent  nous  unir  l'un  et 
l'autre,  pour  vous  être  tendrement  attaché  pour  le  reste  de  ma  vie. 

7050.   —    A    M.    L'ABBÉ    DE   VOIS E NON. 

19  octobre. 

Je  n'osais  me  plaindre  de  votre  silence,  mon  cher  ancien 
évêque  de  Montrouge,  mais  j'en  étais  affligé.  Vous  sentez  bien 
que,  clans  la  décadence  où  nous  sommes,  et  dans  la  barbarie 
dont  nous  approchons,  vous  m'êtes  nécessaire  pour  me  consoler. 
Si  Mme  de  Saint-Julien  prend  des  cuisiniers  à  l'Opéra,  vous  pour- 
riez bien  prendre  des  marmitons  à  la  Comédie  française.  Si  vous 
aviez  été  homme  à  venir  faire  un  pèlerinage  à  Ferney,  vous 
auriez  été  étonné  d'y  voir  des  tragédies  mieux  jouées  qu'à  Paris. 
Nous  avons  depuis  un  an  M.  et  Mme  de  La  Harpe,  et  M.  de  Gha- 
banon,  qui  sont  d'excellents  acteurs.  Il  y  a  des  rôles  dont  la  des- 
cendante de  Corneille  se  tire  très-bien,  et  elle  récite  quelquefois 
des  vers  comme  l'auteur  de  Cinna  les  faisait.  Mme  Denis  a  joué 
supérieurement  clans  une  bagatelle  intitulée  la  Comtesse  de  Givry, 
ou  Chariot.  Monsieur  l'évêque  de  Montrouge  aurait  donné  sa 
bénédiction  à  toutes  nos  fêtes. 

Je  ne  sais  si  vous  êtes  docteur  de  Sorbonne  :  si  vous  l'êtes, 
vous  ne  prendrez  pas  assurément  le  parti  de  Riballier  contre 
Marmontel.  Ce  maraud  et  ses  semblables  veulent  absolument  que 
Dieu  soit  aussi  méchant  qu'eux.  Vous  savez  bien  que  les  hommes 
ont  toujours  fait  Dieu  à  leur  image.  Je  vous  parle  votre  langage 
de  prêtre.  Je  suis  trop  vieux  et  trop  hors  de  combat  pour  vous 
parler  la  langue  de  la  bonne  compagnie,  qui  vous  est  plus  natu- 
relle que  celle  de  l'Église. 

Conservez-moi  vos  bontés,  comme  vous  avez  conservé  votre 
gaieté.  Mmc  Denis  et  tout  ce  qui  est  à  Ferney  vous  fait  ses  com- 
pliments de  tout  son  cœur.  V. 

7051.   —  A  M.   COLINI. 

Ferney,  21  octobre. 

J'ai  lu,  mon  cher  ami,  avec  un  très-grand  plaisir  votre  Dis- 
sertation* sur  la  mauvaise  humeur  où  était  si  justement  l'électeur 

1.  Dissertation  historique  et  critique  sur  le  prétendu  cartel  envoyé  par  Charles- 
Louis,  électeur  palatin,  au  vicomte  de  Turenne;  Manheim,  1767,  in-8°. 


410  CORRESPONDANCE. 

palatin  Charles-Louis  contre  le  vicomte  de  Turenne.  Vous  pensez 
avec  autant  de  sagacité  que  vous  vous  exprimez  dans  notre 
langue  avec  pureté.  Je  reconnais  là  il  genio  florentine*1.  Je  ferai 
usage  de  vos  conjectures  dans  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de 
Louis  XIV2,  qui  est  sous  presse,  et  je  serai  flatté  de  vous  rendre 
la  justice  que  vous  méritez.  Voici,  en  attendant,  tout  ce  que  je 
sais  de  cette  aventure,  et  les  idées  qu'elle  me  rappelle. 

J'ai  eu  l'honneur  de  voir  très-souvent,  dans  ma  jeunesse,  le 
cardinal  d'Auvergne  et  le  chevalier  de  Bouillon,  neveu  du 
vicomte  de  Turenne.  Ni  eux  ni  le  prince  de  Vendôme  ne  dou- 
taient du  cartel  ;  c'était  une  opinion  généralement  établie.  Il  est 
vrai  que  tous  les  anciens  officiers,  ainsi  que  les  gens  de  lettres, 
avaient  un  très-grand  mépris  pour  le  prétendu  Du  Buisson,  au- 
teur de  la  mauvaise  Histoire  de  Turenne.  Ce  romancier  Sandras  de 
Courtilz,  caché  sous  le  nom  de  Du  Buisson,  qui  mêlait  toujours 
la  fiction  à  la  vérité,  pour  mieux  vendre  ses  livres,  pouvait  très- 
bien  avoir  forgé  la  lettre  de  l'électeur,  sans  que  le  fond  de  l'aven- 
ture en  fût  moins  vrai. 

Le  témoignage  du  marquis  de  Beauvau3,  si  instruit  des  affaires 
de  son  temps,  est  d'un  très-grand  poids.  La  faiblesse  qu'il  avait 
de  croire  aux  sorciers  et  aux  revenants,  faiblesse  si  commune 
encore  en  ce  temps-là,  surtout  en  Lorraine,  ne  me  paraît  pas 
une  raison  pour  le  convaincre  de  faux  sur  ce  qu'il  dit  des  vivants 
qu'il  avait  connus. 

Le  défit  proposé  par  l'électeur  ne  me  semble  point  du  tout 
incompatible  avec  sa  situation  et  son  caractère  ;  il  était  indigne- 
ment opprimé  ;  et  un  homme  qui,  en  1655,  avait  jeté  un  encrier 
à  la  tête  d'un  plénipotentiaire,  pouvait  fort  bien  envoyer  un  défi, 
en  1674,  à  un  général  d'armée  qui  brûlait  son  pays  sans  aucune 
raison  plausible. 

Le  président  Hénault4  peut  avoir  tort  de  dire  que  M.  de  Tu- 
renne répondit  avec  une  modération  qui  fit  honte  à  l'électeur  de 
cette  bravade.  Ce  n'était  point,  à  mon  sens,  une  bravade  ;  c'était  une 
très-juste  indignation  d'un  prince  sensible  et  cruellement  offensé. 

On  touchait  au  temps  où  ces  duels  entre  des  princes  avaient 


1.  Colini  était  Florentin. 

2.  Voyez  tome  XIV,  page  208. 

3.  Mémoires  du  marquis  de  II***,  concernant  ce  qui  s'est  passé  de  2)lus  mémo- 
rable sous  le  règne  de  Charles  IV,  duc  de  Lorraine  et  de  Bar;  in-12  de  382  pages, 
sans  indication  de  lieu  d'impression. 

4.  Nouvel  Abrégé  chronologique  de  V Histoire  de  France,  Paris,  1708,  in-4°, 
page  049. 


ANNÉE    1767.  411 

été  fort  communs.  Le  duc  de  Beaufort,  général  des  armées  de 
la  Fronde,  avait  tué  en  duel  le  duc  de  Nemours.  Le  fils  du  duc 
de  Guise  avait  voulu  se  battre  en  duel  avec  le  grand  Coudé.  Vous 
verrez,  dans  les  Lettres  de  Pellisson  1,  que  Louis  XIV  lui-même  de- 
manda s'il  lui  serait  permis  en  conscience  de  se  battre  contre 
l'empereur  Léopold. 

Je  ne  serais  point  étonné  que  l'électeur,  tout  tolérant  qu'il 
était  (ainsi  que  tout  prince  éclairé  doit  l'être),  ait  reproché,  dans 
sa  colère,  au  maréchal  de  Turenne  son  changement  de  religion, 
changement  dont  il  ne  s'était  avisé  peut-être  que  clans  l'espé- 
rance d'obtenir  l'épée  de  connétable,  qu'il  n'eut  point.  Un  prince 
tolérant,  et  même  très-indifférent  sur  les  opinions  qui  partagent 
les  sectes  chrétiennes,  peut  fort  bien,  quand  il  est  en  colère,  faire 
rougir  un  ambitieux  qu'il  soupçonne  de  s'être  fait  catholique 
romain  par  politique,  à  l'âge  de  cinquante-cinq  ans  :  car  il  est 
probable  qu'un  homme  de  cet  âge,  occupé  des  intrigues  de  cour, 
et,  qui  pis  est,  des  intrigues  de  l'amour  et  des  cruautés  de  la 
guerre,  n'embrasse  pas  une  secte  nouvelle  par  conviction.  Il 
avait  changé  deux  fois  de  parti  dans  les  guerres  civiles  ;  il  n'est 
pas  étrange  qu'il  ait  changé  de  religion. 

Je  ne  serais  point  encore  surpris  de  plusieurs  ravages  faits  en 
différents  temps  dans  le  Palatinat  par  M.  de  Turenne  ;  il  faisait 
volontiers  subsister  ses  troupes  aux  dépens  des  amis  comme  des 
ennemis.  Il  est  très-vraisemblable  qu'il  avait  un  peu  maltraité 
ce  beau  pays,  même  en  1G64,  lorsque  le  roi  de  France  était  allié 
de  l'électeur,  et  que  l'armée  de  France  marchait  contre  la  Ba- 
vière. Turenne  laissa  toujours  à  ses  soldats  une  assez  grande 
licence.  Vous  verrez,  dans  les  Mémoires  du  marquis  de  La  Fare2, 
que,  vers  le  temps  même  du  cartel,  il  avait  très-peu  épargné  la 
Lorraine,  et  qu'il  avait  laissé  le  pays  messin  même  au  pillage. 
L'intendant  avait  beau  lui  porter  ses  plaintes,  il  répondait  froi- 
dement :  «  Je  le  ferai  dire  à  l'ordre.  » 

Je  pense,  comme  vous,  que  la  teneur  des  lettres  de  l'électeur 
et  du  maréchal  de  Turenne  est  supposée.  Les  historiens  malheu- 
reusement ne  se  font  pas  un  scrupule  de  faire  parler  leurs  héros. 
Je  n'approuve  point  dans  Tite-Live  ce  que  j'aime  dans  Homère. 
Je  soupçonne  la  lettre  de  Ramsay3  d'être  aussi  apocryphe  que 

1.  Lettres  historiques  de  M.  Pellisson,  Paris,  1729,  trois  volumes  in-12,  tome  IF, 
page  6. 

2.  Amsterdam,  J.-F.  Bernard,  1755,  in-12,  page  162. 

3.  Histoire  du  vicomte  de  Turenne  (par  Ramsay),  Paris  1735,  deux  volumes 
in-4°;  la  lettre  est  tome  II,  page  515. 


412  CORRESPONDANCE. 

celle  du  gascon  Sandras.  Ramsay  l'Écossais  était  encore  plus  gas- 
con que  lui.  Je  me  souviens  qu'il  donna  au  petit  Louis  Racine, 
fils  du  grand  Racine,  une  lettre  au  nom  de  Pope,  dans  laquelle 
Pope  se  justifiait  des  petites  libertés  qu'il  avait  prises  dans  son 
Essai  sur  l'Homme.  Ramsay  avait  pris  beaucoup  de  peine  à  écrire 
cette  lettre  en  français l,  elle  était  assez  éloquente  ;  mais  vous 
remarquerez,  s'il  vous  plaît,  que  Pope  savait  à  peine  le  français, 
et  qu'il  n'avait  jamais  écrit  une  ligne  dans  cette  langue  ;  c'est 
une  vérité  dont  j'ai  été  témoin,  et  qui  est  sue  de  tous  les  gens  de 
lettres  d'Angleterre.  Voilà  ce  qui  s'appelle  un  gros  mensonge  im- 
primé; il  y  a  môme,  dans  celte  fiction,  je  ne  sais  quoi  de  faus- 
saire qui  me  fait  de  la  peine. 

Ne  soyez  point  surpris  que  M.  de  Chenevières  n'ait  pu  trouver, 
dans  le  dépôt  de  la  guerre,  ni  le  cartel  ni  la  lettre  du  maréchal 
de  Turenne.  C'était  une  lettre  particulière  de  M.  de  Turenne  au 
roi,  et  non  au  marquis  de;Louvois.  Parla  même  raison,  elle  ne 
doit  point  se  trouver  dans  les  archives  de  Manheim.  Il  est  très- 
vraisemblable  qu'on  ne  garda  pas  plus  de  copie  de  ces  lettres 
d'animosité  que  l'on  n'en  garde  de  celles  d'amour. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'électeur  palatin  envoya  un  cartel  par 
le  trompette  Petit-Jean,  mon  avis  est  qu'il  fit  très-bien,  et  qu'il 
n'y  a  cà  cela  nul  ridicule.  S'il  y  en  avait  eu,  si  cette  bravade  avait 
été  honteuse,  comme  le  dit  le  président  Hénault,  comment  l'élec- 
teur, qui  voyait  ce  fait  publié  dans  toute  l'Europe,  ne  l'aurait-il 
pas  hautement  démenti?  Gomment  aucun  homme  de  sa  cour  ne 
se  serait-il  élevé  contre  cette  imposture? 

Pour  moi,  je  ne  dirai  pas  comme  ce  maraud  de  Frelon  dans 
l'Écossaise2  :  «  J'en  jurerais,  mais  je  ne  le  parierais  pas.  »  Je  vous 
dirai  :  Je  ne  le  jure  ni  ne  le  parie.  Ce  que  je  vous  jurerai  bien, 
c'est  que  les  deux  incendies  du  Palatinat  sont  abominables.  Je 
vous  jure  encore  que,  si  je  pouvais  me  transporter,  si  je  ne  gar- 
dais pas  la  chambre  depuis  près  de  trois  ans,  et  le  lit  depuis 
deux  mois,  je  viendrais  faire  ma  cour  à  Leurs  Altesses  sérénis- 
simes,  auxquelles  je  serai  bien  respectueusement  attaché  jus- 
qu'au dernier  moment  de  ma  vie.  Comptez  de  même  sur  l'estime 
et  sur  l'amitié  que  je  vous  ai  vouées. 

A  propos  d'incendie,  il  y  a  des  gens  qui  prétendent  qu'on 
mettra  le  feu  à  Genève  cet  hiver.  Je  n'en  crois  rien  du  tout; 
mais  si  on  veut  brûler  Ferney  et  Tournay,  le  régiment  de  Conti 


1.  Voyez  tome  XIV,  pages  119-120;  et  la  note,  XXH,  178. 

2.  Acte  II,  scène  m  ;  voyez  tome  V,  page  437. 


ANNÉE    4  7  67.  il:; 

et  la  légion  de  Flandre,  qui  sont  occupés  à  peupler  mes  pauvres 
villages,  prendront  gaiement  ma  défense. 

7052   —   A  M.   LE    COMTE    DE   FÉKÉTÉ. 

A  Ferney,  23  octobre. 

Je  reçus  hier,  monsieur  le  comte,  vos  vers,  qui  m'étonnent 
toujours;  votre  belle  apologie  des  chrétiens,  qui  en  usent  avec 
les  daines  beaucoup  plus  honnêtement  que  les  musulmans;  et 
votre  vin  de  Hongrie,  dont  je  viens  de  boire  un  coup  malgré 
tous  mes  maux,  et  qui  est,  après  vos  vers  et  votre  prose,  ce  que 
j'aime  le  mieux.  Les  bords  du  lac  de  Genève,  qui  ne  produisent 
que  de  fort  mauvais  vin,  ont  été  bien  étonnés  du  vôtre,  et  moi 
confondu  d'un  si  beau  présent,  qui  vaut  mieux  assurément  que 
toute  l'eau  d'Hippocrène.  Je  suis  bien  honteux  que  les  stériles 
montagnes  suisses  n'aient  rien  qui  soit  digne  de  vous.  Il  n'y  a 
que  des  ours,  des  chamois,  dos  marmottes,  des  loups,  des  re- 
nards, et  des  Suisses. 

J'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  la  faible  tragédie  scythe1,  que 
vous  avez  la  curiosité  de  voir.  Je  l'adresse  à  M.  de  ...,  sans  au- 
cune lettre  particulière,  et  seulement  avec  une  enveloppe  à 
votre  adresse.  Si  elle  arrive  à  bon  port,  cela  m'encouragera  à 
vous  envoyer  d'autres  paquets. 

Vous  renoncez  donc  à  la  dignité  de  chancelier,  et  vous 
donnez  la  préférence  à  celle  de  général  d'armée.  Je  ne  serai  plus 
au  monde  quand  vous  commanderez,  mais  je  vous  souhaite 
tous  les  succès  que  votre  esprit,  qui  s'étend  à  tout,  doit  vous 
faire  espérer.  Le  roi  de  Prusse  a  commencé  par  faire  des  vers. 

M.  le  marquis  de  Miranda2  me  paraît  penser  très-juste,  et 
connaît  fort  bien  son  monde.  Je  croyais  que  les  chambellans  de 
la  première  reine  de  l'Europe  étaient  excellences  de  droit.  J'ai 
été  chambellan  d'un  roi3  dont  le  grand-père  tenait  sa  dignité 
du  grand-père  de  votre  souveraine  ;  mais  ces  chambellans-là 
étaient  vostra  coglioneria,  et  non  pas  vostra  eccellenza  lustrissima. 
C'est  en  Italie  que  Veccellenza  lustrissima  a  beau  jeu. 


1.  Les  Scythes  :  voyez  tome  VI,  page  261.  Voltaire  avait  joint  à  l'exemplaire 
neuf  vers  qui  sont  dans  les  Poésies  mêlées,  tome  X,  et  dont  voici  le  premier  : 

Au  bord  dn  Pout-Euxin  le  tendre  Ovide  un  jour. 

2.  Voyez  lettre  6974. 

3.  Le  roi  de  Prusse. 


414  CORRESPONDANCE. 

Quelque  titre  que  vous  preniez,  monsieur,  je  chérirai  jus- 
qu'au dernier  moment  de  ma  vie  celui  de  votre  très-humble, 
très-obéissant,  très-attaché  et  très-reconnaissant  serviteur. 


7053.  —  A   M.    DUPONT. 

A  Ferney,   24  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  lettre  du  18.  Je  commence  par 
les  plus  sincères  et  les  plus  tendres  remerciements  ;  je  vous 
dirai  ensuite  que  si  le  juste  soin  d'assurer  mes  droits  faisait 
quelque  bruit  en  Alsace  et  en  Souabe,  ce  serait  tant  pis  pour  la 
cour  de  Wurtemberg,  qui  ne  paye  pas  ses  dettes. 

J'ai  été  forcé  d'envoyer  un  avocat  de  mes  amis  en  Franche- 
Comté  pour  assurer  mes  créances,  et  je  me  flatte  que  vous  vou- 
drez bien  faire  pour  moi  dans  le  district  de  Colmar  ce  qu'il  a 
fait  dans  celui  de  Besançon. 

Il  y  a  longtemps  que  j'ai  prévenu  votre  conseil,  en  écrivant  à 
M.  le  duc  de  Wurtemberg  les  lettres  les  plus  pressantes,  aux- 
quelles il  n'a  pas  seulement  fait  réponse.  Il  faut  absolument 
mettre  cette  affaire  en  règle,  et  forcer  la  chambre  des  finances 
de  Montbéliard  à  me  donner  des  délégations  irrévocables  sur  des 
fermiers  que  je  puisse  contraindre.  Je  vous  répète  que  j'ai  cent 
personnes  à  nourrir,  et  que  cette  dépense  journalière  ne  permet 
aucun  ménagement. 

Je  crois  qu'on  peut  faire  saisir  les  revenus  des  terres  en 
Alsace,  sans  faire  une  saisie  réelle  ;  je  m'en  rapporte  à  vos  lu- 
mières sur  cette  formalité. 

Il  aurait  été  bien  convenable  et  bien  utile  que  les  lois  eussent 
donné  autant  de  force  à  la  copie  authentique  d'un  contrat  qu'à 
la  grosse  :  car  cette  grosse  peut  se  perdre  par  mille  accidents, 
par  le  feu,  par  la  guerre,  par  la  négligence  d'un  héritier,  par  la 
mauvaise  foi  d'un  homme  d'affaires.  Il  aurait  donc  fallu,  pour 
prévenir  tant  d'inconvénients,  ordonner  qu'on  délivrât  deux 
grosses,  comme  les  banquiers  délivrent  deux  lettres  de  change 
pour  la  même  somme,  les  deux  lettres  ne  valant  que  pour  une, 

Je  vous  supplie  de  remarquer  surtout  que  je  n'ai  point  de 
grosse  de  contrat  pour  les  engagements  précédents  de  M.  le 
duc  de  AVurteinberg  en  1752  et  1753.  Ces  objets  sont  considéra- 
bles ;  ils  montent  à  soixante-dix  mille  écus  d'Allemagne. 

Je  crois  vous  avoir  mandé,  mon  cher  ami,  que  j'ai  remis 
entre  les  mains  de  mon  avocat  de  Franche-Comté  le  contrat  de 


ANNEE    1767.  415 

deux  cent  mille  livres  que  vous  passâtes  en  ma  faveur  en  1764  ; 
c'est  en  vertu  de  ce  contrat  qu'il  agit  actuellement  dans  les  terres 
de  Franche-Comté.  Je  lui  manderai  de  vous  envoyer  mon  con- 
trat dès  qu'il  aura  rempli  les  formalités  nécessaires.  J'ai  gardé 
par-devers  moi  pour  quatre-vingt  mille  livres  de  contrats,  uni- 
quement pour  ne  point  multiplier  les  frais  du  contrôle  que  l'on 
paye  dans  le  comté  de  Bourgogne. 

Si  malheureusement  quelques  discussions  arrêtaient  trop 
longtemps  en  Franche-Comté  l'avocat  qui  s'est  bien  voulu  charger 
de  mes  affaires,  dites-moi,  je  vous  prie,  comment  vous  pourriez 
vous  y  prendre  pour  me  faire  rendre  justice  avec  les  seules 
pièces  qui  sont  entre  vos  mains. 

11  est  d'une  nécessité  absolue  qu'on  agisse  en  forme  juridique 
dans  la  confusion  totale  où  sont  les  affaires.  J'ai  écrit  à  M.  Jean 
Maire  ;  ma  lettre1  est  pleine  de  respect  pour  M.  le  duc  de  Wur- 
temberg, et  ne  parle  que  de  la  nécessité  où  je  suis  de  prendre 
des  mesures  contre  ceux  qui  pourraient  me  disputer  mes  hypo- 
thèques, Je  prie  même  M.  Jean  Maire  de  communiquer  ma 
lettre  à  la  chambre  des  finances  de  Montbéliard. 

Je  vous  ai  rendu  un  compte  exact  de  ma  situation  ;  tout  mon 
embarras  actuellement  est  de  savoir  comment  nous  ferons  pour 
faire  valoir  les  promesses  de  contrat  de  M.  le  duc  de  Wurtem- 
berg, faites  en  1752  et  1753  ;  promesses  qui  sont  rappelées,  si  je 
ne  me  trompe,  dans  le  contrat  de  1764,  que  vous  avez  bien  voulu 
signer.  Ses  promesses  valent-elles  en  effet  contrat?  Je  les  ai 
toutes  deux  par-devers  moi;  ne  faudra-t-il  pas  que  je  vous  les 
envoie?  Dites-moi,  je  vous  prie,  quel  usage  vous  en  ferez,  et 
quelle  est,  sur  ce  point  délicat,  la  jurisprudence  du  conseil  sou- 
verain d'Alsace?  Toutes  ces  araires  ne  laissent  pas  d'être  fort 
tristes  pour  un  homme  de  mon  âge,  dont  la  santé  est  très-lan- 
guissante; ma  consolation  est  dans  votre  amitié.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur.  V. 


7054.  —  A   M.   CHRIST  IN. 

A  Ferney,  27  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  vous  écris  à  tout  hasard,  ne  sachant  où 
vous  êtes,  et  je  prie  M.  Le  Riche  de  vous  faire  tenir  ma  lettre. 
J'ai  écrit  à  M.  Jean  Maire,  receveur  de  M.  le  duc  de  Wurtem- 

1.  Elle  manque. 


416  CORRESPONDANCE. 

berg;  je  lui  ai  mandé  que  la  nécessité  de  soutenir  mes  droits  et 
ceux  de  ma  famille  contre  les  créanciers  du  prince  m'oblige  de 
mettre  les  affaires  en  règle  ;  que  vous  êtes  chargé  de  ma  procu- 
ration ;  que  vous  devez  être  incessamment  clans  le  bailliage  de 
Baume,  et  qu'il  est  de  l'intérêt  du  prince  que  la  chambre  de 
Montbéliard  prenne  sans  délai  des  arrangements  avec  vous,  pour 
prévenir  des  frais  ultérieurs;  qu'il  n'y  a  qu'à  me  déléguer  mes 
rentes  et  celles  de  ma  famille,  sur  des  fermiers  solvables  et  sur 
des  régisseurs,  en  stipulant  que  leurs  successeurs  seront  tenus 
aux  mêmes  conditions,  quand  même  ces  conditions  ne  seraient 
pas  exprimées  dans  les  contrats  que  la  chambre  de  Montbéliard 
ferait  un  jour  avec  eux. 

Si  la  chambre  de  Montbéliard  a  une  envie  sincère  de  ter- 
miner cette  affaire,  elle  le  pourra  très-aisément  ;  et  il  sera  né- 
cessaire que  M.  le  duc  de  Wurtemberg  ratifie  ces  conventions. 

Si  les  terres  de  Franche-Comté  étaient  tellement  chargées 
qu'elles  ne  pussent  suffire  à  mon  payement,  il  faudrait  faire  dé- 
léguer le  surplus  sur  les  terres  de  Richwir  et  d'Horbourg,  situées 
près  de  Colmar.  Mais,  dans  toutes  ces  délégations,  il  faut  sti- 
puler que  les  fermiers  ou  régisseurs  seront  tenus  de  me  faire 
toucher  ces  revenus  dans  mon  domicile,  sans  aucuns  frais, 
selon  mes  conventions  avec  M.  Jean  Maire,  bien  entendu  surtout 
que  l'on  comprendra  dans  la  dette  tous  les  frais  que  l'on  aura 
faits,  tant  pour  la  procédure  que  pour  les  contrôles  et  insinua- 
tions, que  pour  le  payement  de  votre  voyage. 

S'il  est  impossible  d'entrer  dans  cet  accommodement  raison- 
nable, vous  ferez  saisir  toutes  les  terres  dépendantes  de  Montbé- 
liard en  Franche-Comté  ;  après  quoi  je  vous  prierai  d'envoyer  le 
contrat  de  deux  cent  mille  livres,  par  la  poste,  à  M.  Dupont, 
avocat  au  conseil  souverain  de  Colmar,  à  Colmar,  avec  la  pré- 
caution de  faire  charger  le  paquet  à  la  poste. 

M.  Le  Riche  m'écrit  d'Orgelet  qu'il  faut  faire  insinuer  mon 
contrat  de  deux  cent  mille  livres,  parce  que,  dit-il,  on  pourrait 
un  jour  prétendre  que  j'aurais  seulement  placé  sur  la  tète  de  ma 
nièce,  sans  que  ce  soit  a  son  profit.  Je  ne  conçois  point  du  tout 
cette  difficulté,  puisqu'il  est  stipulé  dans  le  contrat  que  ma  nièce 
ne  jouira  qu'après  ma  mort.  Certainement  cette  jouissance  ex- 
primée est  au  profit  de  Mme  Denis  ;  mais  il  ne  faut  négliger  au- 
cune précaution,  et  je  payerai  tout  ce  que  M.  Le  Riche  jugera 
convenable. 

Au  reste,  je  me  rapporte  de  toute  cette  affaire  entièrement  à 
vous;  mais  je  crois  qu'il  ne  faut  pas  se  presser  de  faire  l'insinua- 


ANNEE    4767.  417 

tioD,  si  la  chambre  des  finances  se  prête  à  un  prompt  accommo- 
dement. 

Mandez-moi,  je  vous  prie,  ce  que  vous  pensez  de  tout  cela, 
et  ce  que  vous  aurez  fait.  Adieu,  mon  cher  ami;  on  ne  peut 
vous  être  plus  tendrement  attaché  que  je  le  suis. 


7055.  —  A  M.   EUE  DE   BEAUMONT. 

28  octobre. 

\on,  mon  cher  défenseur  de  l'innocence  des  autres  et  des 
droits  de  madame  votre  femme,  non,  mon  cher  Gicéron,  ne 
m'envoyez  pas  votre  factum  pour  les  Sirven  :  ce  serait  perdre  un 
temps  précieux.  Je  m'en  rapporte  à  vous  ;  je  ne  veux  voir  votre 
mémoire  qu'imprimé.  Vous  n'avez  pas  besoin  de  mes  faibles 
conseils,  et  les  malheureux  Sirven  ont  besoin  que  leur  mémoire 
paraisse  incessamment,  signé  de  plusieurs  avocats.  Je  vais  écrire 
à  M.  Chardon1,  puisque  vous  l'ordonnez;  mais  il  me  semble 
qu'aucun  maître  des  requêtes  ne  demande  jamais  d'être  rappor- 
teur d'une  affaire.  Ils  attendent  tous  que  monsieur  le  vice-chan- 
celier les  nomme.  J'aurai  du  moins  le  plaisir  de  dire  à  M.  Chardon 
tout  ce  que  je  pense  de  vous. 

M.  de  La  Borde,  premier  valet  de  chambre  du  roi,  en  reve- 
nant de  Ferney,  rencontra  monsieur  le  vice-chancelier2  dans  la 
chambre  de  Sa  Majesté  :  il  lui  dit  que  M.  le  duc  de  Choiseul  de- 
vait lui  demander  M.  Chardon  pour  rapporteur  dans  l'affaire  des 
Sirven  ;  monsieur  le  vice-chancelier  répondit  qu'il  le  nommerait 
de  tout  son  cœur.  Je  m'attends  donc  que  votre  mémoire  pourra 
faire  parler  M.  le  duc  de  Choiseul,  qui  aura  cette  bonté. 

Quand  vous  serez  à  Paris,  pourrez-vous  m'envoyer  par  M.  Da- 
milaville  vos  mémoires  contre  Mme  de  Roncherolles?  Tout  ce  qui 
vous  concerne  m'intéresse.  Ne  doutez  pas  que  M.  d'Argental  ne 
parle  et  ne  fasse  parler  M.  le  duc  de  Praslin  à  M.  Chardon. 
J'aurai  même  l'insolence  de  demander  la  protection  de  M.  le  duc 
de  Choiseul  :  il  a  déjà  eu  la  bonté  de  m'écrire  qu'il  est  depuis 
longtemps  l'ami  de  M.  Chardon,  et  qu'il  l'avait  envoyé  dans  une 
île3  toute  pleine  de  serpents,  de  laquelle  il  était  revenu  le  plus 
tôt  qu'il  avait  pu. 


1.  Cette  lettre  manque. 

2.  Maupeou. 

3.  Sainte-Lucie;  voyez  lettre  G712. 

45. — Correspondance.  XIII.  27 


413  CORRESPONDANCE. 

Vous  avez  donc  trouvé  d'autres  serpents  en  Normandie? 
M.  Ducelier1  siffle  donc  toujours  contre  vous,  et  tâche  de  vous 
mordre  au  talon?  Mais  il  paraît  que  vous  lui  écraserez  la  tête. 

Voilà  bien  des  affaires  :  vous  faites  la  guerre  de  tous  côtés; 
mais  la  grande  guerre,  celle  qui  m'intéresse  le  plus,  est  celle  de 
qui  dépend  la  fortune  de  Mmc  de  Beaumont.  Je  vous  ai  déjà  dit 
que  j'ai  lu  avec  beaucoup  d'attention  vos  facturas.  Je  vois  que 
vous  demandez  à  rentrer  dans  une  terre  de  sa  famille,  vendue  à 
vil  prix;  je  vois  que  la  raison  et  les  lois  sont  pour  vous  :  je  veux 
voir  absolument  le  factura  de  votre  adverse  partie.  Je  sais  qu'elle 
a  soulevé  contre  vous  beaucoup  de  protestants  ;  je  puis  en  ra- 
mener quelques-uns  qui  ne  laissent  pas  d'avoir  du  crédit.  Ce 
que  je  vous  dis  est  plus  essentiel  que  vous  ne  pensez.  Je  vous 
demande  en  grâce  de  m'envoyer  ce  mémoire  de  votre  adversaire 
avec  celui  des  Sirven.  Depuis  votre  triomphe  dans  l'affaire  des 
Calas,  toutes  vos  affaires  sont  devenues  les  miennes. 

Adieu,  mon  cher  Cicéron  :  mille  respects  à  Mme  Terentia. 

7056.    —   DE   M.    COLINI. 

Manheim,  29  octobre. 

Monseigneur  l'électeur  a  lu  avec  avidité,  monsieur,  la  lettre  que  vous 
venez  de  m'écrire  2.  Il  regrette  de  ne  pouvoir  pas  vous  voir  à  Manheim,  et 
vous  ne  lui  donnez  seulement  pas  l'espoir  de  vous  posséder  un  jour.  Je 
vous  remercie  des  réflexions  que  vous  avez  bien  voulu  faire  sur  mon  petit 
ouvrage.  Voici  quelques-unes  de  mes  remarques. 

Comme  vous  êtes  né  en  1694,  le  cardinal  d'Auvergne  et  le  chevalier  de 
Bouillon  n'ont  pu  vous  parler  du  cartel  de  l'électeur  palatin  que  dans  un 
temps  où  ce  fait  était  déjà  imprimé  dans  une  foule  d'ouvrages.  A  moins 
qu'ils  ne  vous  aient  montré  quelque  écrit  particulier  que  nous  ne  connais- 
sons point,  je  ne  vois  pas  ce  qui  pourrait  empêcher  de  penser  qu'ils  n'ont 
connu  cette  anecdote  que  par  ces  ouvrages,  qu'elle  a  pu  les  flatter,  et 
qu'ils  pouvaient  êlre  charmés  de  l'adopter.  Lorsque  j'ai  fait  des  recherches 
clans  les  archives  de  Manheim,  et  que  j'ai  souhaité  qu'on  en  fît  au  dépôt  de 
la  guerre  en  France,  ce  n'était  pas  uniquement  pour  trouver  le  défi  et  la  ré- 
ponse de  Turenne,  lettres  d'animosité  dont  je  veux  croire  qu'on  n'ait  pas 
gardé  de  copie,  mais  je  cherchais  quelque  trace  de  ce  fait  ;  et  il  est  éton- 
nant que  parmi  ce  fatras  de  papiers  et  de  correspondances,  qui  contient  sou- 
vent des  choses  plus  inutiles  que  ce  cartel,  on  n'en  trouve  pas  le  moindre 


1.  C'est  sans  doute  le  nom  de  la   partie  adverse  de  Beaumont  dans  lo  procès 
pour  la  terre  de  Canon  ;  voyez  tome  XLIV,  paye  454,  etc. 

2.  Lettre  7051. 


ANNÉE    1767.  419 

vestige.  Dites-moi,  je  vous  prie,  par  quelle  fatalité,  depuis  l'époque  du 
cartel  jusqu'à  la  publication  du  livre  du  romancier  Courtilz,  c'est-à-dire  de- 
puis 1674  jusqu'à  1685,  on  ne  trouve  ni  papiers,  ni  nouvelles  qui  fassent 
mention  de  cette  anecdote,  et  pourquoi,  après  la  publication  du  même  livre, 
voit- on  ce  bruit  répandu  dans  l'Europe  ?  Vous  voudriez  le  faire  regarder 
comme  assez  indifférent,  pour  qu'on  ne  se  donnât  pas  plus  do  peine  pour 
en  conserver  le  souvenir  qu'on  ne  s'en  donne  pour  copier  des  lettres 
d'amour.  Cependant  tous  les  auteurs,  même  les  plus  respectables,  qui  ont 
parlé  après  Gatien  de  Courtilz,  ont  eu  l'intention  de  nous  le  transmettre 
comme  un  fait  intéressant  et  curieux.  Ne  le  dites-vous  pas  ? 

Louis  XIV  a  pu  fort  bien  demander  s'il  ne  pourrait  pas  en  conscience 
se  battre  avec  l'empereur  Léopold  ;  mais  Louis  XIV  s'avisa-t-il  jamais  d'en- 
voyer des  défis  au  prince  Eugène  et  à  Marlborough  ? 

Je  n'ai  point  dit  qu'il  ne  faut  pas  ajouter  foi  au  marquis  de  Beauvau, 
parce  qu'il  croyait  aux  revenants  et  aux  visions;  mais  j'ai  dit  que,  du  temps 
du  prétendu  cartel,  il  était  à  quatre-vingts  lieues  de  Manheim;  qu'il  était 
attaché  à  la  maison  de  Bavière,  l'ennemie  jurée  de  la  Palatine,  et  qu'il  écri- 
vait alors  son  ouvrage,  comme  il  le  déclare  lui-même,  sur  la  foi  d'autrui  : 
raison  bien  plus  plausible  que  celle  dont  vous  me  rendez  responsable,  et 
que  je  n'avais  alléguée  que  parce  que  ces  auteurs  à  visions  sont  sujets 
quelcpiefois  à  être  visionnaires. 

Vous  vous  étonnez  de  ce  que  Charles-Louis,  qui  voyait  ce  fait  publié 
dans  toute  l'Europe,  ne  l'ait  pas  hautement  démenti,  et  vous  en  concluez 
que  le  fait  était  vrai  :  vous  admettez  ici  gratuitement  ce  qui  fait  justement 
le  nœud  de  toute  la  difficulté.  Qui  est-ce  qui  vous  a  dit  que  Charles-Louis 
ait  vu  ce  fait  publié  dans  toute  l'Europe  ?  c'est  un  point  fort  embarrassant 
qui  vous  reste  à  prouver,  un  point  que  je  nie  hautement,  et  sur  lequel  roule 
toute  ma  dissertation.  Le  silence  de  Charles-Louis,  de  ses  courtisans,  de 
tous  les  historiens  et  de  tous  les  écrivains  du  temps,  démontre  la  fausseté 
du  fait.  Pour  que  vous  puissiez  donc  prouver  qu'il  était  public  dans  toute 
l'Europe  du  temps  de  l'électeur,  il  faut  produire  des  pièces  justificatives, 
citer  les  ouvrages  et  les  historiens  contemporains  qui  en  ont  parlé,  et  faire 
voir  que  j'ai  eu  tort  de  regarder  Gatien  de  Courtilz  comme  le  premier  au- 
teur de  cette  fable  en  1685,  dix  ans  après  la  mort  de  Turenne,  et  cinq  après 
celle  de  Charles-Louis.  J'ai  tâché  de  faire  voir  dans  mon  ouvrage  comment 
s'est  répandue  cette  fable  après  Gatien,  comment  d'un  auteur  elle  a  passé  à 
l'autre;  et  en  admettant  que  Charles-Louis  ait  eu  connaissance  de  ce  fait, 
vous  renversez  sans  aucune  preuve  mon  système. 

Vous  ajoutez:  Comment  aucun  homme  de  sa  cour  ne  se  serait-il  élevé 
contre  cette  imposture?  Selon  moi,  aucun  homme  de  sa  cour  ne  put  s'élever 
contre  cette  imposture  qu'après  l'année  1 685  ;  et  je  trouve,  en  effet,  que 
huit  ans  après  cette  date  un  homme  de  sa  cour  fit  connaître  la  fausseté  de 
cette  anecdote.  Pourquoi  si  tard,  direz-vous?  On  n'en  sera  pas  surpris,  si 
on  veut  observer  dans  quelles  circonstances  parut  l'ouvrage  de  Gatien  de 
Courtilz. 

Au  commencement  de  l'année  1685,    la  branche  réformée  de  Charles- 


420  CORRESPONDANCE. 

Louis  vint  à  s'éteindre  en  son  fils,  et  fit  place  à  la  catholique  de  Neubourg  : 
c'est  immédiatement  après  cet  événement  que  le  livre  de  Gatien  devint  pu- 
blic. On  voyait  alors  à  Heidelberg  une  cour  entièrement  nouvelle,  agitée 
par  d'autres  vues  et  par  de  nouveaux  intérêts,  animée  d'un  autre  esprit  de 
religion,  et  qui  eut  tout  à  coup  à  redouter  les  prétentions  de  la  maison 
d'Orléans  sur  la  succession  de  Simmeren  1.  Pensez -vous  qu'au  milieu  de  ce 
changement  et  de  la  crainte  d'une  guerre  prochaine,  les  anciens  courtisans 
de  feu  Charles-Louis  fussent  fort  curieux  de  nouveautés  de  littérature  fran- 
çaise ?  et  exigeriez-vous  que  le  livre  de  Gatien  leur  dût  être  connu  immé- 
diatement après  la  publication,  afin  qu'ils  pussent  le  réfuter?  Reiger,  secré- 
taire de  cet  électeur,  enveloppé  dans  cette  catastrophe,  et  réfugié  en  Suisse, 
n'apprit  même  que  vers  l'an  4692  le  bruit  que  faisait  en  France  l'anecdote 
de  ce  cartel.  Cet  animé  serviteur  de  Charles-Louis,  auquel  on  ne  saurait 
attribuer  des  vues  de  flatterie,  publia,  en  1693,  que  ce  fait  était  entièrement 
faux.  Vous  voyez  donc  qu'il  y  a  eu  quelqu'un  de  la  cour  de  Charles-Louis 
qui  s'est  élevé  contre  cette  imposture  aussitôt  qu'il  a  pu  en  avoir  connais- 
sance. Le  témoignage  de  cet  homme  me  paraît  d'un  grand  poids.  Croira- 
t-on  plutôt  à  AI.  de  Beauvau,  qui  s'était  éloigné  de  Manheim,  qu'à  Reiger, 
qui  ne  quittait  pas  Charles -Louis,  qui  était  son  confident,  qui  écrivait 
tontes  ses  lettres,  et  qui  était  auprès  de  son  maître  dans  le  temps  de  ce 
prétendu  défi  ? 

Lorsqu'on  jette  un  encrier  à  la  tête  de  quelqu'un  qui  vous  dit  des  in- 
jures, c'est  un  mouvement  de  colère  dont  on  n'est  pas  le  maître,  et  on  a  le 
plaisir  de  se  voir  vengé  avant  que  d'y  avoir  pensé.  Mais  un  cartel,  il  faut 
l'écrire,  il  faut  chercher  les  expressions;  cela  demande  du  temps;  on  réflé- 
chit; on  pense  que  le  général  avec  lequel  on  veut  se  battre  n'est  peut- 
être  pas  si  coupable;  qu'il  agit  par  des  ordres  ;  que  quand  on  l'aura  tut,  les 
villages  n'en  seront  pas  moins  brûlés  ;  qu'en  cas  qu'on  soit  tué,  les  sujets 
n'en  seront  que  plus  à  plaindre:  on  commence  h  entrevoir  l'inutilité  de  la 
bravade  et  le  mauvais  choix  qu'on  a  fait  du  moyen  de  témoigner  sa  très- 
jusle  indignation  par  un  défi  qu'il  est  aisé  de  prévoir  qu'on  n'acceptera 
pas:  en  attendant,  l'ardeur  se  calme,  l'envie  de  se  battre  diminue,  la  raison 
vient;  on  finit  par  déchirer  la  lettre.  Aura-t-on  raison  de  conclure  que  si 
quelqu'un  a  commis  la  première  de  ces  actions,  on  doit  le  supposer  capable 
de  la  seconde  ? 

Voilà  les  remarques  que  j'ai  voulu  soumettre  à  vos  lumières.  Je  vou- 
drais que  vous  les  trouvassiez  fondées,  etc. 

C  O  L I N I . 


1.  Louis-Philippe,  frère  de  la  duchesse  d'Orléans,  mère  du  régent,  mourut  en 
168Ô.  Il  avait  en  apanage  la  principauté  de  Simmeren  ou  Simmem,  sur  laquelle 
la  maison  d'Orléans  éleva  des  prétentions. 


ANNÉE   4767.  421 

7057.   —    A  M.    DAMILAVILLE. 

30  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  lettre  du  20  d'octobre,  car  il 
faut  que  je  sois  exact  sur  les  dates  :  on  dit  qu'il  y  a  quelquefois 
des  lettres  qui  se  perdent. 

J'écris  à  M.  Chardon1,  à  tout  hasard,  pour  l'affaire  des  Sirven, 
quoique  je  ne  croie  pas  le  moment  favorable.  On  vient  de  con- 
damner à  être  pendu  un  pauvre  diable  de  Gascon  qui  avait 
prêché  la  parole  de  Dieu  dans  une  grange  auprès  de  Bordeaux. 
Le  Gascon  maître  de  la  grange  est  condamné  aux  galères,  et  la 
plupart  des  auditeurs  gascons  sont  bannis  du  pays;  mais  quand 
on  appesantit  une  main,  l'autre  peut  devenir  plus  légère.  On 
peut  en  môme  temps  exécuter  les  lois  sévères  qui  défendent  de 
prêcher  la  parole  de  Dieu  dans  des  granges,  et  venger  les  lois 
qui  défendent  aux  juges  de  rouer,  de  pendre  les  pères  et  les 
mères  sans  preuves. 

Ne  pourriez-vous  point  m'envoyer  cette  Honnêteté  théologique- 
dont  on  parle  tant,  et  qu'on  m'impute  à  cause  du  titre,  et  parce 
que  l'on  sait  que  je  suis  très-honnête  avec  ces  messieurs  de  la 
théologie?  Je  ne  l'ai  point  vue,  et  je  meurs  d'envie  de  la  lire.  On 
ne  pourra  pas  empêcher  qu'il  y  ait  une  Sorbonne,  mais  on 
pourra  empêcher  que  cetle  Sorbonne  fasse  du  mal.  Le  ridicule 
et  la  honte  dont  elle  vient  de  se  couvrir  dureront  longtemps.  Il 
faut  espérer  que  tant  de  voix,  qui  s'élèvent  d'un  bout  de  l'Eu- 
rope à  l'autre,  imposeront  enfin  silence  aux  théologiens,  et  que 
le  monde  ne  sera  plus  bouleversé  par  des  arguments,  comme  il 
l'a  été  tant  de  fois. 

Pourquoi  donc  ne  pas  donner  vos  observations  sur  YOrdre 
essentiel  des  Sociétés*?  Mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  dire  tout  ce 
qu'on  devrait  et  qu'on  voudrait  dire. 

Adieu,  mon  très-cher  ami  ;  tâchez  donc  de  venir  à  bout  de 
cette  enflure  au  cou  ;  pour  moi,  je  suis  bien  loin  d'avoir  des  en- 
flures, je  diminue  à  vue  d'œil,  et  je  serai  bientôt  réduit  à  rien. 

1.  Cette  lettre,  qui  est  probablement  celle  dont  il  est  question  page  417,  est 
perdue. 

2.  UHonnéteté  théologique,  qui  forme  le  second  caliier  des  Pièces  relatives  à 
Bélisaire,  a  été  attribuée  à  Voltaire  et  à  Turgot;  mais  il  paraît  qu'elle  est  de  Da- 
milaville  ;  toutefois  Voltaire  l'a  rebouisée  (voyez  tome  XXVI,  page  5"29). 

3.  Voyez  lettre  G970. 


422  CORRESPONDANCE. 


7058.   —  A  M.  DUPOiM. 


A  Forney,  31  octobre. 

Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  lettre,  et  celle  du  procureur 
que  tous  avez  choisi  ;  je  vous  demande  en  grâce  d'exiger  de  lui 
qu'il  fasse  sur-le-champ  une  opposition  entre  les  mains  des  régis- 
seurs de  Richwir  et  des  fermiers  du  Martinet.  Il  est  essentiel  que 
mes  démarches  soient  faites  en  même  temps  en  Alsace  et  en 
Franche-Comté  ;  je  crois  qu'on  peut  toujours  faire  une  opposi- 
tion sans  avoir  la  grosse  en  main,  sauf  à  la  produire  ensuite: 
tout  mon  but  est  de  forcer  M.  le  duc  de  Wurtemberg  de  mettre 
de  l'ordre  dans  ses  affaires,  à  ne  se  pas  ruiner,  et  à  ne  pas  ruiner 
ses  créanciers.  Quand  il  verra  qu'on  fait  des  saisies  en  France, 
tandis  que  la  commission  impériale  lui  impose  des  lois  en 
Souabe,  il  faudra  bien  qu'il  prenne  un  parti  raisonnable,  dans 
la  crainte  de  se  voir  en  tutelle  ;  il  aurait  même  la  douleur  de  ne 
pouvoir  s'opposer  à  la  vente  de  ses  terres,  s'il  ne  prenait  inces- 
samment une  résolution  digne  de  son  rang.  Il  est  fort  mal  à 
M.  Jean  Maire  de  ne  m'avoir  point  averti  du  désordre  des 
affaires,  et  de  m'avoir  toujours  donné  des  paroles  qu'il  savait 
bien  ne  pouvoir  tenir.  11  m'a  envoyé,  en  dernier  lieu, 
quatre  mille  cinq  cents  livres,  au  lieu  de  soixante-deux  mille 
qu'il  m'avait  promises;  ce  n'est  pas1  sa  faute  de  promettre  ce 
qu'il  ne  peut  exécuter!  M.  de  Montmartin  a  été  plus  sincère  que 
lui.  En  un  mot,  mon  cher  ami,  je  compte  sur  vous  comme  sur 
ma  seule  ressource  :  je  vous  embrasse  du  meilleur  de  mon 
cœur. 

Voltaire. 

Je  vous  prie  de  me  mander  à  quoi  se  monte  la  créance  du 
baron  banquier  Dietrich,  et  celle  des  marchands  de  Lyon  qui 
ont  fourni  de  belles  étoffes  à  des  fdles. 


7059.   —   A  M.    DAMILAVILLE. 

2  novembre. 

Mon  corps,  qui  n'en  peut  plus,  fait  ses  compliments  à  votre 
couP  qui  n*cst  pas  en  trop  bon  ordre,  mon  cher  ami.  J'arrange 


\.  Si  l'autograpbe  porte  ce  n'est  pas,  qu'on  lit  dans  toutes  les  éditions,  il  me 
semble  que  c'est  un  lapsus  calami.  Je  crois  qu'il  faut  lire  n'est-ce  pas,  etc.  (B.) 


ANNÉE    4767.  423 

mes  petites  affaires,  et  voici  un  papier  que  je  vous  prie  de  taire 
parvenir  à  M.  Delaleu. 

Au  reste,  plus  la  raison  est  persécutée,  plus  elle  fait  de  pro- 
grès. Paissent  les  braves  combattre  toujours,  et  les  tièdes  se 
réchauffer  ! 

Je  reçois  une  lettre  d'un  des  nôtres, nommé  M.Dupont,  avocat 
au  conseil  souverain  d'Alsace,  qui  me  mande  vous  avoir  adressé 
des  papiers  très-importants  pour  moi.  Il  faut  bien,  quelque 
philosophe  que  Ton  soit,  ne  pas  négliger  absolument  ses  affaires 
temporelles;  ces  papiers  me  seront  très-utiles  clans  le  délabre- 
ment des  affaires  de  M.  le  duc  de  Wurtemberg.  Personne  ne  me 
paye,  et  j'ai,  depuis  six  semaines,  le  régiment  de  Conti,  auquel  il 
faut  faire  les  honneurs  du  pays.  Je  suis  plus  embarrassé  que  la 
Sorbonne  ne  l'est  avec  M.  Marmontel. 

Je  viens  d'apprendre  qu'il  y  a  des  mémoires  imprimés  du 
maréchal  de  Luxembourg1,  et  je  suis  honteux  de  l'avoir  ignoré. 
Us  me  seront  très-utiles  pour  la  nouvelle  édition  que  l'on  fait  du 
Siècle  de  Louis  XIV;  et  je  vous  prie  instamment,  mon  cher  ami,  de 
me  les  faire  venir  par  Briasson,  ou  de  quelque  autre  manière. 

Connaîtriez-vous  un  petit  écrit  sur  la  population  d'une  par- 
tie de  la  Normandie  et  de  deux  ou  trois  autres  provinces  de 
France  ?  On  dit  que  l'intendant,  M.  de  La  Michodière,  a  part  à 
cet  ouvrage,  qui  est,  dit-on,  très-exact  et  très-bien  fait2. 

Mandez-moi  surtout  des  nouvelles  de  votre  cou  ;  je  m'y  inté- 
resse plus  qu'à  tous  les  dénombrements  de  la  France.  Vous  ne 
m'avez  point  parlé  de  l'opéra3  de  M.  Thomas  et  de  M.  de  La 
Borde.  Je  crois  que  vous  vous  souciez  plus  d'un  bon  raisonne- 
ment que  d'une  double  croche. 

Portez-vous  bien,  mon  cher  ami,  et  aimez  un  homme  qui  vous 
chérira  jusqu'au  dernier  moment  de  sa  vie. 


1.  Voltaire  veut  sans  doute  parler  du  volume  intitulé  Mémoire  pour  servir  à 
l'histoire  du  maréchal  duc  de  Luxembourg,  depuis  sa  naissance,  en  1628,  jusqu'à 
sa  mort,  en  1695,  contenant  des  anecdotes  très-curieuses,  et  sa  détention  à  la  Bas- 
tille, écrite  par  lui-même;  La  Haye  (Paris),  17oS,  in-i". 

2.  C'est  l'ouvrage  dont  Voltaire  parle  dans  une  note  de  l'Homme  aux  quarante 
écus:  voyez  tome  XXI,  page  312;  il  est  intitulé  Recherches  sur  la  population  des 
généralités  d'Auvergne,  de  Lyon,  de  Rouen,  et  de  quelques  "provinces  et  villes  du 
royaume,  170(3,  in-4°. 

3.  Ampltion;  voyez  page  43i. 


424  CORRESPONDANCE. 

7060.  —  A  M.   MORE  AU  DE  LA  ROCHETTE. 

A  Ferney,  3  novembre. 

Les  arbres  dont  vous  me  gratifiez,  monsieur,  sont  heureuse- 
ment arrivés  à  Lyon.  Je  vais  les  envoyer  chercher.  La  saison  est 
encore  favorable.  Je  sens  également  l'excès  de  vos  bontés,  et  le 
ridicule  de  planter  à  mon  âge  ;  mais  ce  ridicule  est  bien  com- 
pensé par  l'utilité  dont  il  sera  à  mes  successeurs,  et  au  petit  pays 
inconnu  que  j'ai  tâché  de  tirer  de  la  barbarie  et  de  la  misère. 

J'ai  eu  dans  mes  terres,  en  dernier  lieu,  la  moitié  du  régi- 
ment de  Contiet  de  la  légion  de  Flandre  ;  ils  auraient  été  obligés 
de  coucher  à  la  belle  étoile  il  y  a  dix  ans.  Les  officiers  et  les 
soldats  ont  été  fort  à  leur  aise.  Je  suis  toujours  très-convaincu 
que  la  France  en  vaudrait  mieux  d'un  tiers  si  les  possesseurs 
des  terres  voulaient  bien  en  prendre  soin  eux-mêmes  ;  mais  je 
gémis  toujours  sur  les  déprédations  des  forêts. 

Je  ne  pense  pas  du  tout  que  la  France  soit  aussi  dépeuplée 
qu'on  le  dit.  Je  vois,  par  le  dénombrement  exact  des  feux,  fait  en 
1753,  qu'il  y  a  environ  vingt  millions  de  personnes  dans  le 
royaume,  en  comptant  les  soldats,  les  moines  et  les  vagabonds. 
Je  vois  que  l'industrie  se  perfectionne  tous  les  jours,  et  qu'au 
fond  la  France  est  un  corps  robuste  qui  se  rétablit  aisément  en 
peu  d'années  par  du  régime,  après  ses  maladies  et  ses  saignées. 

Je  ne  suis  point  du  nombre  des  gens  de  lettres  qui  gouver- 
nent l'État  du  fond  de  leurs  greniers,  et  qui  prouvent  que  la 
France  n'a  jamais  été  si  malheureuse  ;  mais  je  suis  du  petit  nombre 
de  ceux  qui  défrichent  en  silence  des  terres  abandonnées,  et  qui 
améliorent  leur  terrain  et  celui  de  leurs  vassaux. 

Je  vous  dois  bien  des  remerciements,  monsieur,  de  m'avoir 
aidé  dans  mon  petit  travail.  Je  dois  payer  au  moins  la  peine  cle 
vos  enfants  trouvés  \  qui  ont  arraché  les  arbres,  et  qui  les  ont 
fait  transporter  à  Chailly.  Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  me  dire 
à  qui  et  comment  je  puis  faire  tenir  une  petite  lettre  de  change. 

Continuez,  monsieur,  â  être  utile  à  l'État,  par  le  bel  établisse- 
ment à  la  tête  duquel  vous  êtes;  jouissez  de  vos  heureux  suc- 
cès ;  comptez-moi  parmi  ceux  qui  en  sentent  tout  le  prix,  et 
qui  sont  véritablement  sensibles  au  bien  public. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  autant  de  respect  que  d'estime, 
monsieur,  votre,  etc. 

\.  Voyez  lettre  090. 


ANNÉE   1767.  425 

70GI.   —    A  M.   D'ALEMBERT. 

4  novembre. 

Mon  cher  philosophe  (car  il  faut  toujours  vous  appeler  de  ce 
nom  respectable,  que  la  cour  ne  respecte  guère),  le  philosophe 
M.  de  Chahanon  aura  donc  le  bonheur  de  vous  embrasser!  vous 
lèverez  donc  les  épaules  ensemble  sur  l'avilissement  où  l'on  veut 
jeter  les  lettres,  sur  la  conspiration  contre  la  raison  et  contre  la 
liberté,  sur  les  sottises  dont  vous  êtes  environné,  sur  la  barbarie 
où  l'on  va  nous  replonger,  si  vous  n'y  mettez  ordre! 

M.  de  Chabanon  a  un  beau  plan  de  tragédie,  et  a  fait  un  pre- 
mier acte  qui  annonce  le  succès  des  quatre  autres  l  ;  mais  pour 
qui  travaille-t-il? quels  comédiens  et  quels  spectateurs!  Le  temps 
des  beaux-arts  est  passé,  et  la  philosophie,  qui  faisait  l'honneur 
de  ce  siècle,  est  persécutée.  La  Sorbonne  est  dans  la  boue,  mais 
les  gens  de  lettres  sont  sub  gladio.  L'approbateur  de  Bclisaire*  est 
toujours  destitué.  Rien  ne  marque  plus  le  dessein  formé  d'empê- 
cher la  nation  de  penser;  c'était  tout  ce  qui  lui  restait.  Battue  par 
le  prince  de  Brunswick  et  par  le  margrave  de  Brandebourg,  par 
les  Anglais  et  par  le  roi  de  Maroc  ;  sans  argent,  sans  commerce 
et  sans  crédit;  si  elle  ne  se  met  pas  à  penser,  que  deviendra- t-elle? 
Votre  cour  de  parlement  fait  conduire  en  place  de  Grève  un  lieu- 
tenant général3  avec  bâillon  en  bouche,  sans  daigner  alléguer  le 
moindre  délit  ;  on  coupe  la  main,  la  langue  et  la  tête,  à  un  jeune 
gentilhomme4  à  Abbeville,  et  on  jette  tout  cela  clans  un  grand 
feu,  pour  n'avoir  pas  salué  des  capucins,  et  pour  avoir  chanté 
deux  vieilles  chansons  ;  et  les  gens  coupables  de  ces  assassinats 
judiciaires  sont  honorés!  Vraiment, après  cela,  il  faut  boucheries 
yeux,  les  oreilles  et  l'entendement  d'une  nation  ;  mais  on  n'y 
parviendra  pas.  Les  hommes  s'éclaireront  malgré  les  tigres  et  les 
singes.  Vous  ne  voulez  pas  être  martyr,  mais  soyez  confesseur  : 
vos  paroles  feront  plus  d'effet  qu'an  bûcher.  Mon  cher  philo- 
sophe, criez  toujours  comme  un  diable. 

Je  vous  aime  autant  que  je  hais  ces  monstres. 


1.  Eudoxie,  tragédie  de  Chabanon. 

2.  Bret;  voyez  lettre  7044. 

3.  Lally. 

4.  Le  chevalier  de  La  Barre. 


416  CORRESPONDANCE. 

7062.  —  A   M.   LE   COMTE    D'ARGENTAL. 

6  novembre. 

Vraiment,  mon  divin  ange,  je  ne  savais  pas  que  vous  eussiez 
enterré  votre  médecin1.  Je  ne  sais  rien  de  si  ridicule  qu'un 
médecin  qui  ne  meurt  pas  de  vieillesse;  et  je  ne  conçois  "guère 
comment  on  attend  sa  santé  de  gens  qui  ne  savent  pas  se  guérir  : 
cependant  il  est  bon  de  leur  demander  quelquefois  conseil, 
pourvu  qu'on  ne  les  croie  pas  aveuglément.  Mais  comment 
pouvez-vous  prendre  les  mêmes  remèdes,  Mmc  d'Argental  et  vous, 
puisque  vous  n'avez  pas  la  même  maladie?  C'est  une  énigme 
pour  moi.  Tout  ce  que  je  puis  faire,  c'est  de  lever  les  mains  au 
ciel,  et  de  le  prier  de  vous  accorder  une  vie  très-longue,  très- 
saine,  avec  très-peu  de  médecins. 

J'avais  déjà  écrit  un  petit  mot2  à  M.  de  Thibouville  pour  vous 
être  montré.  Votre  lettre  du  28  d'octobre  ne  m'a  été  rendue 
qu'après.  Vous  ne  doutez  pas  que  je  ne  sois  bien  curieux  de  voir 
ma  lettre  à  la  belle  Mlle  Dubois.  Vous  avez  vu  les  raisons  que  j'ai 
de  me  tenir  un  peu  clos  et  couvert  jusqu'à  ce  que  j'aie  reçu  des 
nouvelles  de  M.  le  maréchal  de  Richelieu.  11  me  semble  qu'il  y  a 
dans  cette  affaire  je  ne  sais  quelle  conspiration  pour  m'embar- 
rasser  et  se  moquer  de  moi.  Mais  comment  M.  le  duc  de  Duras 
n'a-t-il  pas  eu  la  curiosité  de  voir  cette  lettre,  qui  est  devenue  la 
pomme  de  discorde  chez  les  déesses  du  tripot?  Rien  n'est,  ce  me 
semble,  si  facile;  tout  serait  alors  tiré  au  clair,  sans  que  des 
personnes  qui  peuvent  beaucoup  me  nuire  eussent  le  moindre 
prétexte  contre  moi. 

Je  vous  avouerai  grossièrement,  mon  cher  ange,  que  je  me 
trouve  dans  une  situation  bien  gênante,  et  que  je  crains  l'éclat 
d'une  brouillerie  qui  me  mettrait  dans  l'alternative  de  perdre  une 
partie  de  mon  bien,  ou  de  le  redemander  par  les  voies  du  monde 
les  plus  tristes,  et  peut-être  les  plus  inutiles.  On  me  mande  des 
choses  si  extraordinaires  que  je  ne  sais  plus  où  j'en  suis;  ma 
santé  d'ailleurs  est  absolument  ruinée.  Je  dois  plutôt  songer  à 
vivre  que  songer  à  la  singulière  tracasserie  qu'on  m'a  faite.  Je 
n'ose  même  écrire  à  Lekain,  de  peur  de  l'exposer. 

Vous  verrez  incessamment  M.deChabanon  et  M.  de  La  Harpe. 
J'ai  donné  une  lettre  à  M.  de  La  Harpe  pour  vous. 


1.  Il  s'appelait  Fournier. 

2.  Il  manque. 


ANNÉE    M 67.  427 

Adieu,  mon  divin  ange  ;  maman  1  et  moi  nous  nous  mettons 
au  bout  de  vos  ailes  plus  que  jamais. 

Vous  savez  quel  est  pour  vous  mon  culte  d'hyperdulie. 


7063.  —  A  M.  DUPONT. 

A  Ferncy,  7  novembre. 

Je  reçois  à  la  fois,  mon  cher  ami,  vos  deux  lettres  du  20  oc- 
tobre et  du  1er  novembre.  Je  ne  demande  autre  chose,  sinon 
que  mon  procureur  s'oppose  (  en  vertu  de  mon  hypothèque  an- 
térieure )  à  toutes  délivrances  d'argent  ou  fruits  aux  créanciers 
de  Lyon;  l'arrêt  viendra  ensuite  quand  il  pourra;  peut-être 
qu'avant  l'arrêt  le  sieur  Jean  Maire  aura  pris  un  parti  raison- 
nable ;  mais  il  faut  l'y  forcer.  Il  m'a  donné  cent  paroles  qu'il  ne 
m'a  point  tenues  ;  il  me  devra  soixante  et  dix-sept  mille  livres 
au  Ie1'  janvier  ;  et  ayant  reçu  ordre,  il  y  a  au  moins  six  se- 
maines, de  m'envoyer  trois  cents  louis  d'or,  il  ne  m'a  donné  que 
des  lettres  de  change  pour  quatre  mille  cinq  cents  livres.  Il  ne 
sait  pas  la  triste  situation  où  il  me  réduit.  Il  vient  de  m'écrire 
une  lettre  très-ridicule  ;  je  lui  ai  fait  une  réponse  catégorique, 
dont  j'enverrai  copie,  s'il  le  faut,  à  M.  le  duc  de  Wurtemberg 
lui-même  :  je  veux  absolument  que  les  choses  soient  en  règle, 
c'est  une  justice  que  je  dois  à  ma  famille  ;  mais  je  ne  manquerai 
jamais  de  respect  ni  d'attention  pour  ce  prince. 

Soyez  bien  sûr  aussi,  mon  cher  ami,  que  je  ne  manquerai 
jamais  de  reconnaissance  envers  vous. 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  m'envoyer  les  noms  des  mar- 
chands de  Lyon,  et  de  me  faire  savoir  la  somme  de  la  créance 
du  baron  banquier  Dietrich.  V. 

7064.   —  A  M.   LE   COMTE    DE    LA  TOURAILLE. 

Le  9  novembre. 

Je  n'ai  pu  répondre,  monsieur,  aussitôt  que  je  l'aurais  voulu 
à  la  lettre  par  laquelle  vous  eûtes  la  bonté  de  m'apprendre  votre 
excommunication.  J'étais  enchanté  de  vous  avoir  pour  confrère, 
et  il  était  bien  juste  qu'un  doyen  félicitât  avec  empressement  un 
novice  tel  que  vous;  mais  j'étais  clans  ce  temps-là  sur  le  point 

1.  Mme  Denis. 


428  CORRESPONDANCE. 

d'aller  à  tous  les  diables.  Ma  vieillesse  et  mes  maladies  conti- 
nuelles ne  me  permettent  pas  de  remplir  mes  devoirs  bien 
exactement  avec  les  réprouvés  auxquels  je  suis  très-attaché.  Je 
me  flatte  que  si  vous  êtes  excommunié  auprès  de  quelques  habi- 
tués de  paroisse,  vous  ne  l'êtes  pas  auprès  de  l'habitué  de  la 
gloire.  Les  lauriers  des  Condé  garantissent  des  foudres  de  l'Église. 

Je  vous  souhaite,  monsieur,  beaucoup  de  joie  et  de  plaisir 
dans  ce  monde,  en  attendant  que  vous  soyez  damné  dans  l'autre. 

Ne  montrez  point  ma  lettre  à  monsieur  l'archevêque,  si  vous 
voulez  que  j'aie  l'honneur  d'être  enterré  en  terre  sainte  ;  mais, 
si  jamais  vous  lui  parlez  de  moi,  assurez-le  bien  que  je  ne  suis 
pas  janséniste. 

Conservez-moi  vos  bontés.  Voulez-vous  bien  me  mettre  aux 
pieds  de  Son  Altesse  sérénissime  ? 

7065.  —  A  M.   DE   CHENEVIÈRES. 

9  novembre. 

Vraiment,  mon  cher  ami,  je  suis  fort  aise  que  M.  de  Taules 
soit  M.  de  Barrau  ;  mandez-moi,  je  vous  prie,  s'il  est  encore  à 
Versailles,  s'il  reviendra  bientôt  à  Soleure.  C'est  un  homme  fort 
instruit,  et  le  seul  capable  de  fournir  des  anecdotes  vraies  sur 
le  siècle  de  Louis  XIV.  Je  ferais  bien  volontiers  le  voyage  de 
Soleure  pour  le  consulter,  si  ma  santé  me  le  permettait  ;  il  est 
d'ailleurs  du  pays  de  mon  héros  Henri  IV,  et  j'ai  mille  raisons 
pour  l'aimer:  quand  vous  écrirez  à  M.  de  Rochefort,  dites-lui, 
je  vous  prie,  combien  je  m'intéresse  à  son  nouvel  établissement1 
et  à  son  bonheur.  Voici  un  petit  mot  pour  M.  le  comte  de  La 
Touraille 2.  Maman  et  moi  nous  faisons  les  plus  tendres  compli- 
ments à  notre  ancien  ami  et  à  la  sœur  du  pot 3. 

Voltaire. 

70G0.   _  A  M.    DAMILAVILLE. 

Le  11  novembre. 

J'ai  aussi,  mon  cher  ami,  une  très-ancienne  colique.  Je  suis 
à  peu  près  de  l'âge  de  M.  de  Courteilles4,  et  beaucoup  plus  faible 

1.  Son  mariage;  voyez  lettre  0850. 

2.  La  lettre  7064. 

3.  M,nc  la  duchesse  d'Aiguillon  ;  voyez  tome  XXXIII,  page  406. 

4.  Dominique-Jacques  Barbcrie,  marquis  de  Courteilles,  était  mort  le  3  no- 
vembre 1767,  à  soixante-onze  ans. 


ANNÉE    1767.  429 

et  plus  usé  que  lui.  Je  dois  m'attendre  à  la  même  aventure  au 
premier  jour.  Que  cette  dernière  facétie  soit  jouée  dans  mon 
désert  ou  demain,  ou  dans  six  mois,  ou  dans  un  an,  cela  est 
parfaitement  égal  entre  deux  éternités  qui  nous  engloutissent, 
et  qui  ne  nous  laissent  qu'un  moment  pour  souffrir  et  pour 
mourir. 

Je  vous  plains  beaucoup  d'avoir  perdu  votre  protecteur; 
mais  vous  ne  perdrez  pas  pour  cela  votre  emploi.  Vous  vous 
soutiendrez  par  vos  propres  forces  ;  et  d'ailleurs  vous  avez  des 
amis.  Plût  à  Dieu  que  vous  pussiez,  au  lieu  de  votre  emploi, 
avoir  un  bénéfice  simple,  et  venir  philosopher  avec  moi  sur  la 
fin  de  ma  carrière  ! 

Mandez-moi,  je  vous  prie,  si  M.  Marmontel  est  revenu  à 
Paris.  Le  voilà  pleinement  victorieux  ;  et  il  le  serait  encore  da- 
vantage si  les  chats  fourrés  de  la  Sorbonne  étaient  assez  fous 
pour  lâcher  un  décret.  Vous  m'avez  envoyé  les  Pièces  relatives  à 
Bèlisaire1,  mais  elles  ne  sont  pas  complètes. 

Il  n'est  pas  juste  de  m'attribucr  Y  Honnêteté  thèologique2  quand 
je  ne  l'ai  pas  faite.  Il  faut  que  chacun  jouisse  de  sa  gloire.  Ceux 
qui  font  ces  bonnes  plaisanteries  sont  trop  modestes  de  les  mettre 
sur  mon  compte.  J'ai  bien  assez  de  mes  péchés,  sans  me  charger 
encore  de  ceux  de  mon  prochain. 

Je  ne  suis  point  du  tout  fâché  qu'on  ait  imprimé  ma  lettre  à 
Marmontel3.  J'y  traite  Coger  de  maraud;  et  j'ai  eu  raison,  car  il  a 
eu  la  conduite  d'un  coquin  avec  le  style  d'un  sot.  On  peut  même 
imprimer  cette  lettre  que  je  vous  écris,  je  le  trouverai  très-bon. 

Je  vous  embrasse  de  toutes  les  forces  qui  me  restent. 

7007.    —  A  M.   COLIN  I. 

A  Ferney,  11  novembre. 

Mon  cher  ami,  oublierez -vous  toujours  que  j'ai  soixante-qua- 
torze ans,  que  je  ne  sors  presque  plus  de  ma  chambre?  Il  s'en 
faut  peu  que  je  ne  sois  entièrement  sourd  et  mort.  Vous  m'écrivez 
comme  si  j'avais  votre  jeunesse  et  votre  santé.  Soyez  très-sûr 
que  si  je  les  avais,  je  serais  à  Manheim  ou  à  Schwetzingen. 

Il  y  aura  toujours  un  peu  de  nuage  sur  la  lettre  arrière  de 
l'électeur  au  maréchal  de  ïurenne  :  le  fait,  entre  nous,  n'est  pas 

1.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  7023. 

2.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  7057. 

3.  C'est  la  lettre  6966. 


430  CORRESPONDANCE. 

trop  intéressant,  puisqu'il  n'a  rien  produit.  C'est  un  pays  en  cen- 
dres qui  est  intéressant,  Il  importe  peu  au  genre  humain  que 
Charles-Louis  ait  défié  Maurice  de  La  Tour  ;  mais  il  importe 
qu'on  ne  fasse  pas  une  guerre  de  barbares. 

Gatien  de  Courtilz,  caché  sous  le  nom  de  Du  Buisson,  avait 
déjà  été  convaincu  de  mensonges  imprimés  par  l'illustre  Bayle, 
avant  que  le  marquis  de  Beauvau  eût  écrit.  Il  est  donc  très- 
vraisemblable  que  le  marquis  de  Beauvau  n'eût  point  parlé  du 
cartel,  s'il  n'avait  eu  que  Gatien  de  Courtilz  pour  garant.  Bayle, 
qui  reproche  tant  d'erreurs  à  ce  Courtilz  Du  Buisson,  ne  lui  re- 
proche rien  sur  le  cartel.  Il  faut  donc  douter,  mon  cher  ami  : 
de  las  cosas  mas  seguras,  la  mas  segura  es  dudar.  Mais  ne  doutez 
jamais  de  mon   estime  et  de    ma  tendre  amitié  pour  vous. 

Mmc  Denis  vous  en  dit  autant. 


7068.   —  A  M.   CHARDOX. 

A  Ferney,  14  novembre. 

Monsieur,  il  paraît  que  le  conseil  cherche  bien  plus  à  favo- 
riser le  commerce  et  la  population  du  royaume  qu'à  persécuter 
des  idiots  qui  aiment  le  prêche,  et  qui  ne  peuvent  plus  nuire. 
Dans  ces  circonstances  favorables,  je  prends  la  liberté  de  rap- 
peler à  votre  souvenir  l'affaire  des  Sirven,  et  d'implorer  votre 
protection  et  votre  justice  pour  cette  famille  infortunée.  On  dit 
que  vous  pourrez  rapporter  cette  affaire  devant  le  roi.  Ce  sera, 
monsieur,  une  nouvelle  preuve  qu'il  aura  de  votre  capacité  et  de 
votre  humanité.  Il  s'agit  d'une  famille  entière  qui  avait  un  bien 
honnête,  et  qui  se  voit  flétrie,  réduite  à  la  mendicité,  et  errante, 
en  vertu  d'une  sentence  absurde  d'un  juge  de  village. 

Il  n'y  a  pas  longtemps,  monsieur,  qu'on  a  imprimé  à  Tou- 
louse1, par  ordre  du  parlement,  une  justification  de  l'affreux  ju- 
gement rendu  contre  les  Calas.  Cette  pièce  soutient  fortement 
l'incompétence  de  messieurs  des  requêtes,  et  la  nullité  de  leur 
arrêt.  Jugez  comme  la  pauvre  famille  Sirven  serait  traitée  par 
ce  parlement  si  elle  y  était  renvoyée  après  avoir  demandé  jus- 
tice au  conseil.  Vous  êtes  son  unique  appui.  Je  partage  son 
affliction  et  sa  reconnaissance. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  beaucoup  de  respect,  monsieur, 
votre,  etc. 

1.  Voyez  lettre  7107 


ANNÉE    1767.  431 

70C0.   —  A  M.    DUPONT. 

17  novembre. 

Mon  cher  ami,  j'écris  quand  je  peux,  et  les  lettres  arrivent 
aussi  quand  elles  peuvent  :  la  vôtre  du  7  novembre  m'apprend 
qu'il  y  a  encore  un  usurier  qui  me  coupe  l'herbe  sous  le  pied  ; 
je  ne  sais  si  cet  usurier  est  juif  ou  chrétien  ;  vous  me  ferez 
plaisir  de  m'apprendre  son  nom.  Le  royaume  des  cieux  est  sou- 
vent comparé  à  l'usure  dans  saint  Matthieu1,  dont  le  premier 
métier  était  d'être  usurier. 

Je  vois  que  le  sieur  Jean  Maire  s'est  toujours  moqué  de  moi, 
et  ne  m'a  jamais  dit  un  mot  de  vérité.  J'ai  écrit  à  la  chambre 
des  finances  de  Montbéliard2,  et  je  lui  ai  fait  proposer  de  me 
payer  moitié  comptant,  de  me  donner  pour  le  reste  des  déléga- 
tions irrévocables  sur  des  fermiers  ou  régisseurs,  bien  acceptées, 
bien  autorisées,  et  bien  légalisées  ;  je  n'ai  pas  le  temps  d'atten- 
dre, et  j'ai  bien  la  mine  de  mourir  avant  d'avoir  obtenu  de  quoi 
vivre. 

J'ai  fort  à  cœur  que  votre  baron  banquier3  n'ait  rang  et 
séance  qu'après  moi  au  conseil  souverain  de  Colmar,  pour  l'ar- 
ticle des  dettes.  Quand  il  s'agira  d'une  diète  de  l'Empire,  il  peut 
passer  devant  moi  tant  qu'il  voudra. 

Si  l'indigente  chambre  des  finances  de  monseigneur  ne  me 
fait  pas  une  réponse  catégorique,  j'enverrai  certaine  grosse  en 
vertu  de  laquelle  Simon  Magus  instrumentera  vigoureusement  : 
interea  patilur  justus. 

Adieu,  mon  cher  ami  ;  on  ne  peut  vous  aimer  ni  vous  regretter 
plus  sincèrement  que  l'ermite  de  Ferney. 


7070.   —   A  M.    D  AMILA  VILLE. 


18  novembre. 


Je  présume,  mon  cher  ami,  qu'on  vous  a  donné  de  fausses 
alarmes.  Il  n'est  point  du  tout  vraisemblable  qu'un  conseiller 
d'État,  occupé  d'une  décision  du  roi  qui  le  regarde,  ait  attendu 
un  autre  conseiller  d'État  à  la  porte  du  cabinet  du  roi,  pour 
parler  contre  vous.  On  ne  songe  dans  ce  moment  qu'à  soi-même, 


i.  Chapitre  xxv. 

2.  Cette  lettre  est  perdue. 

3.  Dietrich. 


432  CORRESPONDANCE. 

et  tout  au  plus  aux  affaires  majeures,  dont  on  ne  dit  qu'an  mot 
en  passant.  Si  mon  amitié  est  un  peu  craintive,  ma  raison  est 
courageuse.  Je  ne  me  figurerai  jamais  qu'un  maréchal  de  France, 
qui  vient  d'être  nommé  pour  commander  les  armées,  attende  un 
ministre  au  sortir  du  conseil  pour  lui  dire  qu'un  major  d'un 
régiment  n'est  pas  dévot  :  cela  est  trop  absurde.  Mais  aussi  il  est 
très-possible  qu'on  vous  ait  desservi,  et  c'est  ce  qu'il  faut  parer. 

J'ai  imaginé  d'écrire  à  Mme  de  Sauvigny1,  qui  est  venue  plu- 
sieurs fois  à  Ferney.  Je  ferai  parler  aussi  par  monsieur  son  fils. 
Je  saurai  de  quoi  il  est  question,  sans  vous  compromettre. 

On  a  imprimé  en  Hollande  des  lettres  au  Père  Malebranche  ; 
l'ouvrage  est  intitulé  le  Militaire  philosophe-  ;  il  est  excellent:  le 
Père  Malebranche  n'aurait  jamais  pu  y  répondre.  Il  fait  une  très- 
grande  impression  dans  tous  les  pays  où  l'on  aime  à  raisonner. 

On  m'assure  de  tous  côtés  que  l'on  doit  assurer  un  état  civil 
aux  protestants,  et  légitimer  leurs  mariages  ;  il  est  étonnant  que 
vous  ne  m'en  disiez  rien. 

Bonsoir,  mon  très-cher  ami  ;  je  vous  embrasse  bien  fort. 

7071.   —  A   MADAME   D'ÉPINAI. 

20  novembre. 

Ma  belle  philosophe  a  donc  aussi  chez  elle  un  petit  théâtre; 
ma  belle  philosophe,  qui  sait  bien  qu'il  vaut  mieux  jouer  la 
comédie  que  de  jouer  au  wisk,  se  donne  donc  ce  petit  amuse- 
ment avec  ses  amis.  C'est  assurément  le  plaisir  le  plus  noble,  le 
plus  utile,  le  plus  digne  de  la  bonne  compagnie  qu'on  puisse 
se  donner  à  la  campagne  ;  mais  il  est  bien  plaisant  qu'on  excom- 
munie dans  le  faubourg  Saint-Germain  3  ce  que  l'on  respecte 
à  Villers-Cotterels4.  Il  est  vrai  qu'on  n'a  jamais  eu  tant  de  rai- 
sons d'excommunier  les  comédiens  ordinaires  du  roi.  On  pré- 
tend qu'ils  sont  en  effet  diaboliques;  le  public  les  fuit  comme  des 
excommuniés.  On  dît  que  ce  tripot  est  absolument  désert,  et 
que  de  toutes  les  troupes,  après  celle  de  la  Sorbonne,  c'est 
la  plus  vilipendée.  11  y  en  a  une  à  Genève  qui  le  dispute  à  la 
Sorbonne  :  c'est  la  horde  des  prédicants.  Depuis  que  le  grand 


1.  Cette  lettre  manque. 

2.  Voyez  la  note,  tome  XXVII,  page  117. 

3.  Le  Théâtre-Français  était  alors  rue  des  Fossés-Saint-Germain-des-Prés,  au- 
jourd'hui rue  de  P  Ancienne-Comédie, 

4.  On  y  jouait  la  comédie  chez  le  duc  d'Orléans. 


ANNÉE    1767.  43:5 

Tronchin  l'a  quittée,  et  qu'elle  est  abandonnée  des  médecins, 
elle  esta  l'agonie.  Les  autres  citoyens  ne  se  portent  guère  mieux  ; 
leur  petite  convulsion  dure  toujours.  Il  sera  fort  aisé  de  leur 
donner  des  lois,  et  impossible  de  leur  donner  la  paix.  Heureux 
qui  se  tient  paisiblement  dans  son  château!  Il  me  paraît  que  ma 
belle  philosophe  prend  ce  parti  neuf  mois  de  l'année;  ainsi  je 
me  tiens  d'un  quart  plus  philosophe  qu'elle  ;  mais  elle  est  faite 
pour  Paris,  et  moi  je  ne  suis  plus  fait  que  pour  la  retraite. 

Je  suis  bien  respectueusement,  véritablement,  tendrement 
attaché  à  ma  belle  philosophe. 


7072.  —  A  M.    LE   CHEVALIER   DE   TAULES. 

A  Ferney,  20  novembre. 

Le  zèle  de  M.  de  Barrau1  s'est  bien  ralenti;  il  m'avait  instruit 
autrefois,  et  il  m'avait  promis  de  m'instruire  encore.  Faudra-t-il 
que  je  m'en  tienne  aux  mémoires  de  Torcy  sur  ce  singulier 
traité  entre  Louis  XIV  et  Léopoid,  qui  dut  être  déposé  entre  les 
mains  du  grand-duc?  M.  de  Barrau  laissera-t-ilson  ouvrage  impar- 
fait? Quand  on  a  fait  un  enfant,  il  faut  le  nourrir  et  le  vêtir.  J'ai 
recours  aux  bontés  de  M.  de  Barrau,  et  je  le  somme  de  ses  pro- 
messes. 

Les  plates  tracasseries  de  Genève  peuvent  bien  être  sacrifiées 
au  cabinet  de  Louis  XIV. 

C'est  bien  dommage  que  M.  de  Torcy  n'ait  pas  écrit  des 
mémoires  sur  tout  son  ministère;  c'est  un  homme  plein  de 
candeur. 

Si  M.  de  Barrau  veut,  avec  la  même  candeur,  me  continuer 
ses  bontés,  la  vérité  et  moi  nous  lui  en  aurons  grande  obligation. 

Voltaire. 

7073.  —  A   M.  DE    CHABANON. 

A  Ferney,  20  novembre. 

Vous  êtes  assurément  un  plus  aimable  enfant  que  je  ne  suis 
un  aimable  papa;  c'est  ce  que  toutes  les  dames  vous  certifieront, 
depuis  les  portes  de  Genève  jusqu'à  Ferney.  Vous  allez  faire  à 


1.  C'était  sous  ce  nom  que  Taules  avait  e.ivoyé  à  Voltaire  des  remarques  sut 
le  Siècle  de  Louis  XIV. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  28 


434  CORRESPONDANCE. 

Paris  de  nouvelles  conquêtes;  mais  j'espère  que  vous  n'abandon- 
nerez pas  l'empire  romain  et  les  Vandales. 

Je  sais  que  le  tripot  de  la  Comédie  est  tombé  comme  cet 
empire.  Il  n'y  a  plus  ni  acteurs  ni  actrices;  mais  vous  travaillez 
pour  vous-même.  Un  bon  ouvrage  n'a  pas  besoin  d'un  tripot 
pour  se  soutenir,  et  vous  le  ferez  jouer  à  votre  loisir  quand  la 
scène  sera  un  peu  moins  délabrée.  Je  voudrais  être  assez  jeune 
pour  jouer  le  rôle  de  l'ambassadeur  vandale  sur  noire  petit 
théâtre  ;  mais  vous  avez  assez  d'acteurs  sans  moi,  car  j'espère 
toujours  vous  revoir  ici.  Je  suis  comme  toutes  nos  femmes;  elles 
n'ont  qu'un  cri  après  vous,  et  Mme  de  La  Harpe  sera  une  très- 
bonne  Eudoxie.  Mon  cher  confrère  en  tragédies,  avez-vous  vu 
M.  de  La  Borde,  votre  confrère  en  musique  ?  Amphion 1  ne  doit  pas 
l'avoir  découragé.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble 
que  dans  sa  Pandore  il  y  a  bien  des  morceaux  qui  vont  à  l'oreille 
et  à  l'âme.  Ranimez,  je  vous  prie,  sa  noble  ardeur  ;  il  ne  faut 
pas  qu'il  enfouisse  un  si  beau  talent.  Il  me  paraît  surtout  entendre 
à  merveille  ce  que  personne  n'entend  :  c'est  l'art  de  dialoguer. 
Vous  ferez  quelque  jour  un  bien  joli  opéra  avec  lui,  mais  je  ne 
prétends  pas  que  Pandore  soit  entièrement  sacrifiée. 

Nos  dames,  sensibles  à  votre  souvenir,  vous  écriront  des  lettres 
plus  galantes;  mais  je  vous  avertis  que  je  suis  aussi  sensible 
qu'elles,  tout  vieux  que  je  suis.  Ma  santé  est  détestable,  mais  je 
suis  heureux  aulant  qu'un  vieux  malade  peut  l'être.  Votre  façon 
d'être  heureux  est  d'une  espèce  toute  différente. 

Adieu  ;  je  vous  souhaite  tous  les  genres  de  félicité,  dont  vous 
êtes  très-digne. 


7074.  —  A  M.    DAMILAVILLE. 

23  novembre. 

Vous  n'aviez  pas  besoin,  mon  cher  ami,  de  la  lettre  de  M.  d'Alem- 
bert  pour  m'exciter.  Vous  savez  bien  que,  sur  un  mot  de  vous, 
il  n'y  a  rien  que  je  ne  hasarde  pour  vous  servir. 

Je  vous  avais  déjà  prévenu  en  écrivant  la  lettre 2  la  plus  forte 
à  M'nc  de  Sauvigny.  Je  prendrai  aussi,  n'en  doutez  pas,  le  parti 
d'implorer  la  protection  de  M.  le  duc  de  Choiseul;  mais  sachez 
qu'il  est  à  présent  très-rare  qu'un  ministre  demande  des  emplois 


1.  Opéra  de  Thomas,  musique  de  La  Borde,  joué  le  13  novembre  17o7. 

2.  Lettre  qui  est  perdue;  voyez  7070. 


ANNÉE   17  07.  433 

à  d'autres  ministres.  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  j'obtins  de  M.  le 
duc  de  Choiseul  qu'il  parlât  à  monsieur  le  vice-chancelier  en  fa- 
veur d'un  ancien  officier  à  qui  nous  avons  donné  la  sœur  de  M.  Du- 
puits  en  mariage.  Cet.  officier,  retiré  du  service  avec  la  croix  de 
Saint-Louis  et  une  pension,  avait  été  forcé,  par  des  arrangements 
de  famille,  à  prendre  une  charge  de  maître  des  comptes  à  Dole-, 
il  demandait  la  vétérance  avant  le  temps  prescrit  :  croiriez-vous 
bien  que  monsieur  le  vice-chancelier  refusa  net  M.  de  Choiseul, 
et  lui  envoya  un  beau  mémoire  pour  motiver  ses  refus?  Vous 
jugez  bien  que,  depuis  ce  temps-là,  le  ministre  n'est  pas  trop  dis- 
posé à  demander  des  choses  qui  ne  dépendent  pas  de  lui.  Soyez 
sûr  que  je  n'aurai  réponse  de  trois  mois. 

Il  y  a  environ  ce  temps-là  que  j'en  attends  une  de  lui  sur  une 
affaire  qui  me  regarde.  Il  m'a  fait  dire,  par  le  commandant  de 
notre  petite  province,  qu'il  n'avait  pas  le  temps  d'écrire,  qu'il 
était  accablé  d'affaires  :  voilà  où  j'en  suis. 

Il  me  paraît  de  la  dernière  importance  d'apaiser  M.  de  Sau- 
vigny  ;  il  faut  l'entourer  de  tous  côtés.  M.  de  Montigny,  trésorier 
de  France,  de  l'Académie  des  sciences,  est  très  à  portée  de  lui 
parler  avec  vigueur.  N'avez- vous  point  quelque  ami  auprès  de 
M.  d'Ormesson?  Heureusement  la  place  qui  vous  est  promise 
n'est  point  encore  vacante  ;  on  aura  tout  le  temps  de  faire  valoir 
vos  droits  si  bien  établis. 

La  tracasserie  qu'on  vous  fait  est  inouïe.  Je  me  souviens  d'un 
petit  dévot,  nommé  Leleu,  qui  avait  deux  crucifix  sur  sa  table: 
il  débuta  par  me  dire  qu'il  ne  voulait  pas  transiger  avec  moi, 
parce  que  j'étais  un  impie,  et  il  finit  par  me  voler  vingt  mille 
francs.  Il  s'en  faut  beaucoup,  mon  cher  ami,  que  les  scènes  du 
Tartuffe  soient  outrées  :  la  nature  des  dévots  va  beaucoup  plus 
loin  que  le  pinceau  de  Molière. 

J'aurai,  dans  le  courant  du  mois  de  décembre,  une  occasion 
très-favorable  de  prier  monsieur  le  contrôleur  général  de  vous 
rendre  justice.  Je  ne  saurais  m'imaginer  qu'on  pût  manquer  à 
sa  parole  sur  un  prétexte  aussi  ridicule.  Cela  ressemblerait  trop 
au  marquis  cl'O ,  qui  prétendait  que  le  prince  Eugène  et  Marlbo- 
rough  ne  nous  avaient  battus  que  parce  que  le  duc  de  Vendôme 
n'allait  pas  assez  souvent  à  la  messe. 

Je  vous  prie  de  ne  pas  oublier  le  maréchal  de  Luxembourg1, 
qui  n'allait  pas  plus  à  la  messe  que  le  duc  de  Vendôme.  Je  suis 
obligé  d'arrêter  l'édition  du  Siècle  de  Louis  XIV,  jusqu'à  ce  que 

1.  C'est-à  dire  les  Mémoires  que  Voltaire  croyait  imprimés;  voyez  lettre  7059. 


436  CORRESPONDANCE. 

j'aie  vu  ces  campagnes  du  maréchal ,  où  l'on  m'a  dit  qu'il  y  a 
des  choses  fort  instructives. 

Le  petit  livre  du  Militaire  philosophe  vaut  assurément  mieux 
que  toutes  les  campagnes.  Il  est  très-estimé  en  Europe  de  tous 
les  gens  éclairés.  J'ai  bien  de  la  peine  à  croire  qu'un  militaire  en 
soit  l'auteur.  Nous  ne  sommes  pas  comme  les  anciens  Romains, 
qui  étaient  à  la  fois  guerriers,  jurisconsultes  et  philosophes. 

Vous  ne  me  parlez  plus  de  votre  cou  ;  pour  moi,  je  vous  écris 
de  mon  lit,  dont  mes  maux  me  permettent  rarement  de  sortir. 
On  ne  peut  s'intéresser  à  vos  affaires,  ni  vous  embrasser  plus  ten- 
drement que  je  le  fais. 

7075.   —  A  M.  LE   DUC  DE   BOUILLON  i. 

Ferney,  25  novembre. 

Monseigneur,  les  bontés  dont  Votre  Altesse  m'a  toujours 
honoré  m'enhardissent  à  vous  faire  une  prière.  On  fait  actuelle- 
ment une  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV.  J'ai  toujours 
pensé  que  la  cause  de  la  persécution  soufferte  par  M.  le  cardinal 
de  Bouillon  lui  était  très -honorable.  Il  défendit  généreusement 
l'archevêque  de  Cambrai  contre  des  ennemis  acharnés,  qui  vou- 
laient le  perdre  pour  des  billevesées  mystiques.  Je  trouve  la  lettre 
qu'il  écrivit  à  Louis  XIV,  en  quittant  la  France,  non-seulement 
très-noble,  mais  très-justifiable,  puisqu'il  était  né  lorsque  son 
père  était  souverain  de  droit  et  de  fait. 

Je  présume  que  Votre  Altesse  a  des  lettres  de  M.  le  cardinal 
de  Bouillon  sur  cette  affaire  :  si  elle  daigne  me  les  confier,  j'en 
ferai  usage  avec  le  zèle  que  j'ai  pour  sa  maison,  sans  la  compro- 
mettre, et  en  conciliant  les  devoirs  d'un  historien  avec  ceux  d'un 
sujet. 

Si  vous  m'accordez,  monseigneur,  la  grâce  que  je  vous  de- 
mande, vous  pourrez  aisément  me  faire  tenir  le  paquet  contre- 
signé par  M.  le  prince  de  Soubise  ou  par  quelque  autre. 

Je  joindrai  ma  reconnaissance  à  l'ancien  attachement  et  au 
profond  respect  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  monseigneur, 
de  Votre  Altesse,  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    4  7  67. 


7076.   -   A   M.   MARIN. 

27  novembre. 

Vous  me  demandez,  mon  cher  monsieur,  si  je  m'intéresse 
aux  édits  qui  favorisent  le  commerce  et  les  huguenots  :  je  crois 
être  de  tous  les  catholiques  celui  qui  s'y  intéresse  le  plus.  Je  vous 
serai  très-obligé  de  me  les  envoyer.  Il  me  semble  que  le  conseil 
cherche  réellement  le  bien  de  l'État  :  on  n'en  peut  pas  dire  autant 
de  messieurs  de  Sorbonne. 

J'ai  lu  les  Lettres  sur  Rabelais1  et  autres  grands  personnages. 
Ce  petit  ouvrage  n'est  pas  assurément  fait  à  Genève;  il  a  été 
imprimé  à  Bàle,  et  non  point  en  Hollande,  chez  Marc-Michel, 
comme  le  titre  le  porte.  Il  y  a,  en  effet,  des  choses  assez  curieuses  ; 
mais  je  voudrais  que  l'auteur  ne  fût  point  tombé  quelquefois  dans 
le  défaut  qu'il  semble  reprocheraux  auteurs  hardis  dont  il  parle. 

Parmi  une  grande  quantité  de  livres  nouveaux  qui  paraissent 
sur  cette  matière,  il  y  en  a  un  surtout  dont  on  fait  un  très-grand 
cas.  Il  est  intitulé  le  Militaire  philosophe,  et  imprimé  en  effet  chez 
Marc-Michel  Rey.  Ce  sont  des  lettres  écrites  au  Père  Malebranche, 
qui  aurait  été  fort  embarrassé  d'y  répondre. 

On  a  débité  en  Hollande,  cette  année,  plus  de  vingt  ouvrages 
dans  ce  goût.  Je  sais  que  la  fréronaille  m'impute  toutes  ces  nou- 
veautés; mais  je  m'enveloppe  avec  sécurité  dans  mon  innocence 
et  dans  le  Siicle  de  Louis  XIV'2,  que  je  fais  réimprimer,  augmenté 
de  plus  d'un  tiers.  Je  profite  de  la  permission  que  vous  me  don- 
nez de  vous  adresser  une  copie  de  Yerrala  que  l'exacte  et  avisée 
veuve  Duchesne  a  perdu  si  à  propos.  Je  mets  tout  cela  sous 
l'enveloppe  de  M.  de  Sartines. 

Adieu,  monsieur  :  vous  ne  sauriez  croire  combien  votre  com- 
merce m'enchante. 

Sera-t-il  donc  permis  au  sieur  Coger,  régent  de  collège,  d'em- 
ployer le  nom  du  roi  pour  me  calomnier? 

7077.   —    A  M.   DAMILAVILLE. 

27  novembre. 

Je  suppose  pour  ma  consolation,  mon  cher  ami,  que  les 
Campagnes  du  maréchal  de  Luxembourg3  sont  en  chemin.  Il 

1.  Voyez  tome  XXVI,  page  469. 

2.  L'édition  de  1768. 

3.  Voyez  lettre  7059. 


438  CORRESPONDANCE. 

faudra  que  j'arrête  l'impression  si  elles  ne  viennent  point,  car 
nous  en  sommes  aux  batailles  de  Steinkerque,  de  Fleurus  et  de 
Nerwinde,  l'éternel  honneur  des  armes  françaises.  Il  se  pourrait 
que,  le  paquet  étant  trop  gros,  on  l'eût  laissé  à  la  poste,  ou  qu'on 
l'eût  ouvert. 

Toutes  les  fois  que  vous  aurez  la  bonté  de  m'envoyer  quelque 
gros  paquet,  donnez-m'en  avis  par  une  lettre  séparée. 

Vous  ne  me  parlez  point  des  nouveaux  édits  en  faveur  des 
négociants  et  des  artisans1.  Il  me  semble  qu'ils  font  beaucoup 
d'honneur  au  ministère.  C'est  en  quelque  façon  casser  la  révo- 
cation de  l'édit  de  Nantes  avec  tous  les  ménagements  possibles. 
Cette  sage  conduite  me  fait  croire  qu'en  effet  des  ordres  supé- 
rieurs ont  empêché  les  sorboniqueurs  d'écrire  contre  la  tolé- 
rance. Tout  cela  me  donne  une  bonne  espérance  de  l'affaire  de 
Sirven,  quoiqu'elle  languisse  beaucoup. 

Je  n'ai  point  encore  de  réponse  de  M.  Chardon.  Votre  affaire 
m'intéresse  davantage.  J'ai  pris  la  liberté  d'écrire,  comme  je  vous 
l'avais  mandé,  et  je  fais  présenter  ma  lettre  par  un  homme  à 
portée  de  la  faire  réussir.  Cependant  je  me  défie  toujours  de  la 
cour. 

Bonsoir,  mon  cher  ami  ;  mandez-moi  des  nouvelles  de  votre 
affaire  et  de  votre  santé. 


7078.  —  A  M.   LE    MARECHAL  DUC   DE    RICHELIEU. 

A  Ferney,  28  novembre. 

11  y  a  environ  quarante-cinq  ans  que  monseigneur  est  en  pos- 
session de  se  moquer  de  son  humble  serviteur.  Il  y  a  trois  mois 
que  je  sors  rarement  de  mon  lit,  tandis  que  monseigneur  sort 
tous  les  jours  de  son  bain  pour  aller  dans  le  lit  d'autrui,  et  vous 
êtes  tout  ébahi  que  je  me  sois  habillé  une  fois  pour  assister  à  une 
petite  fête.  Puissiez-vous  insulter  encore  quarante  ans  aux  fai- 
blesses humaines,  en  ne  perdant  jamais  ni  votre  appétit,  ni  votre 
vigueur,  ni  vos  grâces,  ni  vos  railleries! 

Vous  avez  laissé  choir  le  tripot  de  la  Comédie  de  Paris.  Je  m'y 
intéresse  fort  médiocrement  ;  mais  je  suis  fâché  que  tout  tombe, 
excepté  l'opéra-comique.  J'ai  peur  d'avoir  le  défaut  des  vieillards, 
qui  font  toujours  l'éloge  du  temps  passé  ;  mais  il  me  semble  que 
le  siècle  de  Louis  XIV,  dont  on  fait  actuellement  une   édition 

1.  Voyez  lettre  7100. 


ANNÉE    I7G7.  i<> 

nouvelle  fort  augmentée,  était  un  peu  supérieur  à  notre  siècle. 

Comme  cet  ouvrage  est  suivi  d'un  petit  abrégé  qui  va  jusqu'à 
la  dernière  guerre1,  je  ne  manquerai  pas  de  parler  de  la  belle 
action  de  M.  le  duc  d'Aiguillon2,  qui  a  repoussé  les  Anglais. 
J'avais  oublié  cette  consolation  dans  nos  malheurs. 

Votre  ancien  serviteur  se  recommande  toujours  à  votre  bonté 
et  loyauté,  et  vous  présente  son  tendre  et  profond  respect. 


7079.   —  A   M.   DE  CHABANON. 

30  novembre. 

L'anecdote  parlementaire  que  vous  avez  la  bonté  de  m'en- 
voyer,  mon  cher  ami,  m'est  d'autant  plus  précieuse  qu'aucun 
écrivain,  aucun  historien  de  Louis  XIV  n'en  avait  parlé  jusqu'à 
présent. 

Et  voilà  justement  comme  on  écrit  l'histoire. 

(  Chariot,  acte  I,  scène  vu.  ) 

Vous  êtes  bien  plus  attentif  que  le  victorieux  auteur 3  de  YÉloge 
de  Charles  V.  Il  ne  m'a  point  appris  d'anecdotes,  car  il  ne  m'a  point 
écrit  du  tout.  Je  présume  qu'il  passe  fort  agréablement  son  temps 
avec  quelque  fille  d'Aaron-al-Raschild4. 

Je  ne  sais  pas  la  moindre  nouvelle  des  tripots  de  Paris.  J'ignore 
jusqu'aux  succès  des  doubles-croches  de  Philidor,  et  je  suis  tou- 
jours très-affligé  de  l'aventure  des  croches  de  notre  ami  M.  de 
La  Borde.  J'ai  sa  Pandore  à  cœur,  non  parce  que  j'ai  fourni  la 
toile  qu'il  a  bien  voulu  peindre,  mais  parce  que  j'ai  trouvé 
des  choses  charmantes  dans  son  exécution  ;  et  je  souhaite  pas- 
sionnément qu'on  joue  le  péché  originel  à  l'Opéra.  Vous  me  direz 
qu'il  ne  mérite  d'être  joué  qu'à  la  foire  Saint-Laurent  :  cela  est 
vrai,  si  on  le  donne  sous  son  véritable  nom;  mais,  sous  le  nom 
de  Pandore,  il  mérite  le  théâtre  de  l'Académie  de  musique.  Je 
vous  prie  toujours  d'encourager  M.  de  La  Borde  :  car  pour  vous, 
mon  cher  ami,  je  vous  crois  assez  encouragé  à  établir  votre  ré- 
putation en  détruisant  l'empire  romain.  Mais  commencez  par 


1.  L'édition  de  1708  du  Siècle  de  Louis  XIV  contenait  la  première  édition  du 
Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  dont  les  chapitres  xx.ui-.\xxv  donnaient  le  récit  de 
la  guerre  de  Sept  ans  (1757-1763). 

2.  Voyez  tome  XV,  page  370. 

3.  La  Harpe. 

■i.  La  Harpe  s'occupait  de  sa  tragédie  des  Barmécides. 


440  CORRESPONDANCE. 

établir  un  théâtre,  vous  n'en  avez  point.  La  Comédie  française 
est  plus  tombée  que  l'empire  romain. 

Nous  n'avons  plus  de  soldats  dans  nos  déserts  de  Ferney. 
L'arrêt  des  augustes  puissances  contre  les  illustres  représentants 
est  arrivé,  et  a  été  plus  mal  reçu  qu'une  pièce  nouvelle.  Vous  ne 
vous  en  souciez  guère,  ni  moi  non  plus. 

Maman  et  toute  la  maison  vous  font  les  plus  tendres  compli- 
ments; j'enchéris  sur  eux  tous. 


7080.    —   A    M.  LEKAIN. 

30  novembre. 

Mon  cher  ami,  voici  le  temps  où  vous  m'avez  promis  de  re- 
prendre les  Scythes  :  on  me  mande  que  votre  santé  est  raffermie, 
et  je  vous  somme  de  votre  parole.  Il  faut  faire  jouer  Obéide  par 
celle  qui  en  est  le  plus  capable  ;  je  ne  connais  aucune  actrice-, 
ce  n'est  point  à  moi  d'employer  des  talents  dont  je  ne  puis  juger. 
Je  sais  seulement  que  le  public  doit  être  servi  de  préférence  à 
tout.  On  dit  que  votre  théâtre  est  désert  ;  c'est  à  vous  de  le  réta- 
blir ;  mais  on  est  actuellement  dans  la  décadence  des  arts.  Plus 
je  vous  aime,  plus  je  gémis  sur  la  misère  où  nous  sommes.  V. 


708-1.  —  A  M.  DAMILAVILLE. 


1er  décembre. 


J'attends  demain  une  lettre  de  vous,  mon  cher  ami  ;  ainsi  je 
vous  réponds  avant  que  vous  m'ayez  écrit,  car  l'éloignement  du 
bureau  de  la  poste  me  force  toujours  de  mettre  un  grand  inter- 
valle entre  les  lettres  que  je  reçois  et  celles  que  je  réponds. 

Je  n'ai  encore  rien  reçu  de  M'»e  de  Sauvigny,  rien  de  M.  le 
duc  de  Choiseul  ;  mais  j'ai  reçu  un  livre  imprimé  à  Avignon,  in- 
titulé Dictionnaire  antiphilosophique1,  qui  est  assurément  très-digne 
de  son  titre.  Les  malheureux  y  ont  ressemblé  toutes  les  ordures 
qu'on  a  vomies  dans  divers  temps  contre  Helvétius  et  Diderot,  et 
contre  quelqu'un  que  vous  connaissez.  La  fureur  de  ces  miséra- 
bles est  toujours  couverte  du  masque  de  la  religion  ;  ils  sont 
comme  les  coupeurs  de  bourses  qui  prient  Dieu  à  haute  voix  en 
volant  dans  l'église. 

L'ouvrage  est  sans  nom  d'auteur,  le  titre  le  fait  débiter.  Il  y 


1.  Par  Chaudon. 


ANNÉE    1767.  441 

a  des  morceaux  qui  ne  sont  pas  sans  éloquence,  c'est-à-dire 
l'éloquence  des  paroles  :  car  pour  celle  de  la  raison,  il  y  a  long- 
temps qu'elle  est  bannie  de  tous  les  livres  de  ce  caractère.  Trois 
jésuites,  nommés  Patouillet,  Nonotte  et  Cérutti,  ont  contribué  à 
ce  chef-d'œuvre.  On  m'assure  qu'un  avocat  a  déjà  daigné  répon- 
dre à  ces  marauds,  à  la  fin  d'un  livre  qui  roule  sur  des  matières 
intéressantes. 

Par  quelle  fatalité  déplorable  faut-il  que  des  ennemis  du  genre 
humain,  chassés  de  trois  royaumes,  et  en  horreur  à  la  terre  en- 
tière, soient  unis  entre  eux  pour  faire  le  mal,  tandis  que  les 
sages  qui  pourraient  faire  le  bien  sont  séparés,  divisés,  et  peut- 
être,  hélas!  ne  connaissent  pas  l'amitié?  Je  reviens  toujours  à 
l'ancien  objet  de  mon  chagrin  :  les  sages  ne  sont  pas  assez  sages, 
ils  ne  sont  pas  assez  unis,  ne  sont  ni  assez  adroits,  ni  assez  zélés, 
ni  assez  amis.  Quoi!  trois  jésuites  se  liguent  pour  répandre  les 
calomnies  les  pins  atroces,  et  trois  honnêtes  gens  resteront  tran- 
quilles! 

Vous  ne  serez  pas  tranquille  sur  les  Sirven.  Je  compte  tou- 
jours, mon  cher  ami,  que  M.  Chardon  rapportera  l'affaire  in- 
cessamment devant  le  roi.  Il  sera  comblé  de  gloire  et  béni  de  la 
patrie. 

Avez-vous  lu  l'Honnête  Criminel?  Il  y  a  quelques  beaux  vers. 
L'auteur  aurait  pu  faire  de  cette  pièce  un  ouvrage  excellent; 
il  aurait  fait  une  très-grande  sensation,  et  aurait  servi  notre 
cause. 

Je  suis  toujours  très-malade:  je  sens  de  fortes  douleurs  ; 
mais  l'amitié  qui  m'attache  à  vous  est  bien  plus  forte  encore. 

Bonsoir,  mon  digne  et  vertueux  ami. 


7082.  —  A  M.  MARMOMEL. 


2  dccembr 


Commençons  par  les  empereurs,  mon  très-cher  et  illustre 
confrère,  et  ensuite  nous  viendrons  aux  rois.  Je  tiens  l'empereur 
Justinien  un  assez  méprisable  despote,  et  Bélisaire  un  brave 
capitaine  assez  pillard,  aussi  sottement  cocu  que  son  maître. 
Mais,  pour  la  Sorbonne,  je  suis  toujours  de  l'avis  de  Des  Landes, 
qui  assure,  à  la  page  299  de  son  troisième  volume1,  que  c'est  le 
corps  le  plus  méprisable  du  royaume. 

1.  Voltaire  rapporte  ce  passage  dans  la  lettre  0797. 


442  CORRESPONDANCE. 

Pour  le  roi  de  Pologne,  c'est  tout  autre  chose.  Je  le  révère, 
l'estime  et  l'aime  comme  philosophe  et  comme  bienfaisant.  Il 
est  vrai  que  j'eus  l'honneur  de  recevoir  sa  réponse  au  mois  de 
mars,  et  que  j'eus  la  discrétion  de  ne  lui  rien  répliquer,  parce 
que  je  craignis  d'ennuyer  un  roi  des  Sarmates,  qui  me  parut 
assez  embarrassé  entre  un  nonce,  des  évoques,  des  Radziwill  et 
des  Gracovie  ;  mais,  puisqu'il  insinue  que  je  dois  lui  écrire,  il 
aura  assurément  de  mes  nouvelles. 

Mon  cher  ami,  vive  le  ministère  de  France  !  vive  surtout  M.  le 
duc  de  Choiseul,  qui  ne  veut  pas  que  les  sorboniqueurs  prêchent 
l'intolérance  dans  un  siècle  aussi  éclairé!  On  lime  les  dents  à  ces 
monstres,  on  rogne  leurs  griffes  ;  c'est  déjà  beaucoup.  Us  rugiront, 
et  on  ne  les  entendra  seulement  pas.  Votre  victoire  est  entière, 
mon  cher  ami  :  ces  drôles-là  auraient  été  plus  dangereux  que 
les  jésuites,  si  on  les  avait  laissés  faire. 

Je  suis  bien  affligé  que  l'édit  en  faveur  des  protestants  n'ait 
point  passé.  Ce  n'est  pas  que  les  huguenots  ne  soient  aussi  fous 
que  les  sorboniqueurs  ;  mais,  pour  être  fou  à  lier,  on  n'en  est 
pas  moins  citoyen  ;  et  rien  ne  serait  assurément  plus  sage  que  de 
permettre  à  tout  le  monde  d'être  fou  à  sa  manière. 

Il  me  paraît  que  le  public  commence  à  être  fou  delà  musique 
italienne  ;  cela  ne  m'empêchera  jamais  d'aimer  passionnément 
le  récitatif  de  Lulli.  Les  Italiens  se  moqueront  de  nous,  et  nous 
regarderont  comme  de  mauvais  singes.  Nous  prenons  aussi  les 
modes  des  Anglais  ;  nous  n'existons  plus  par  nous-mêmes.  Le 
Théâtre-Français  est  désert  comme  les  prêches  de  Genève.  La 
décadence  s'annonce  de  toutes  parts.  Nous  allions  nous  sauver 
par  la  philosophie  ;  mais  on  veut  nous  empêcher  de  penser.  Je 
me  flatte  pourtant  qu'à  la  fin  on  pensera,  et  que  le  ministère  ne 
sera  pas  plus  méchant  envers  les  pauvres  philosophes  qu'envers 
les  pauvres  huguenots. 

Je  vous  supplie  d'embrasser  pour  moi  le  petit  nombre  de 
sages  qui  voudra  bien  se  souvenir  du  vieux  solitaire,  votre  tendre 
ami. 

7083.    —  A   M.   DAMILAVILLE. 

2  décembre. 

Mon  cher  ami,  Mmc  de  Sauvigny,  à  qui  j'avais  écrit  de  la  ma- 
nière la  plus  pressante,  sans  vous  compromettre  en  rien,  s'ex- 
plique elle-même  sur  les  choses  dont  je  ne  lui  avais  point  parlé  ; 
elle  les  prévient  ;  elle  me  dit  que  M.  Mabille,  dont  par  parenthèse 


ANNÉE    4767.  443 

je  ne  savais  pas  le  nom,  n'est  point  mort;  qu'on  ne  peut  deman- 
der la  place  d'un  homme  en  vie  ;  que  son  fils  d'ailleurs  a  exercé 
cet  emploi  depuis  cinq  années,  à  la  satisfaction  de  ses  supé- 
rieurs ;  et  que,  s'il  était  dépossédé,  sa  famille  serait  à  la  mendi- 
cité. 

Ces  raisons  me  paraissent  assez  fortes.  Il  n'est  point  du  tout 
question,  dans  celte  lettre,  des  impressions  qu'on  aurait  pu  don- 
ner contre  vous  à  M.  de  Sauvigny.  On  n'y  parle  que  des  services 
que  Manille  a  rendus  à  l'intendance  pendant  quarante  années. 
C'est  encore  une  raison  de  plus  pour  assurer  une  récompense  à 
son  fils.  Que  voulez-vous  que  je  réponde?  faut-il  que  j'insiste? 
faut-il  que  je  demande  pour  vous  une  autre  place?  ou  voulez-vous 
vous  borner  à  conserver  la  vôtre?  Vous  savez  mieux  que  moi  que 
les  promesses  des  ministres  qui  ne  sont  plus  en  place  ne  sont  pas 
une  recommandation  auprès  de  leurs  successeurs. 

Vous  savez  qu'il  n'y  a  point  de  survivance  pour  ces  sortes 
d'emplois.  Je  vois  avec  douleur  que  je  ne  dois  rien  attendre  de 
M.  le  duc  de  Choiseul  dans  cette  affaire.  Je  n'ai  jamais  senti  si 
cruellement  le  désagrément  attaché  à  la  retraite  ;  on  n'est  plus 
bon  à  rien,  on  ne  peut  plus  servir  ses  amis. 

Je  crois  être  sûr  que  M.  de  Sauvigny  ne  vous  nuira  pas  dans 
l'emploi  qui  vous  sera  conservé  ;  mais  je  crois  être  sûr  aussi 
qu'il  se  fait  un  devoir  de  conserver  au  jeune  Mabille  la  place  de 
son  père.  En  un  mot,  ce  père  n'est  point  mort  ;  et  ce  serait,  à 
mon  avis,  une  grande  indiscrétion  de  demander  son  emploi  de 
son  vivant. 

Mandez-moi,  je  vous  prie,  où  vous  en  êtes,  et  quel  parti  vous 
prenez.  Celui  de  la  philosophie  est  digne  de  vous.  Plût  à  Dieu 
que  vous  pussiez  avoir  un  bénéfice  simple,  et  venir  philosopher 
à  Ferney  !  Mais  si  votre  place  vous  vaut  quatre  mille  livres,  il  ne 
faut  certainement  pas  l'abandonner. 

Vous  êtes  trop  prudent,  mon  cher  ami,  pour  mettre  dans 
cette  affaire  le  dépit  à  la  place  de  la  raison.  Je  ne  vous  parlerai 
point  aujourd'hui  de  littérature,  quand  il  s'agit  de  votre  fortune. 
Je  suis  d'ailleurs  très-malade.  Je  vous  embrasse  avec  la  plus  vive 
tendresse. 

7084.   —  A  M.  LE   COMTE  DE   ROCHEFORT. 

A  Ferney,  le  2  décembre. 

Quand  vers  leur  fin  mes  ans  sont  emportes, 
Vous  commencez  une  belle  carrière  : 


444  CORRESPONDANCE. 

Par  les  plaisirs  vos  moments  sont  comptés. 
Goûtez  longtemps  cette  douceur  première; 
A  la  raison  joignez  les  voluptés; 
Et  que  je  puisse,  à  mon  heure  dernière, 
Me  croire  heureux  de  vos  félicités. 

Voilà  ce  qu'un  vieux  malade,  qui  n'en  peut  plus,  dit  à  deux 
jeunes  époux  dignes  du  bonheur  qu'il  leur  souhaite.  Monsieur 
et  madame,  je  me  garderai  bien  de  vous  séparer. 

A  moi,  du  vin  de  Champagne!  à  moi,  qui  suis  à  l'eau  de 
poulet!  à  moi,  pauvre  confisqué!  Ah!  monsieur  et  madame, 
venez  le  boire  vous-mêmes.  Je  ne  puis  être  que  le  témoin  des 
plaisirs  des  autres,  et  c'est  surtout  aux  vôtres  que  je  m'intéresse. 

Votre  satisfaction  mutuelle  me  ranime  un  moment  pour 
vous  dire  à  tous  deux  avec  combien  de  reconnaissance  et  de 
respect  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

7085.  —  A   STANISLAS-AUGUSTE    PONIATO WSKI, 

K  01    DE     POLOGNE. 

6  décembre. 

Sire,  on  m'apprend  que  Votre  Majesté  semble  désirer  que  je 
lui  écrive.  Je  n'ai  osé  prendre  cette  liberté.  Un  certain  Bour- 
dillon1,  qui  professe  secrètement  le  droit  public  à  Bàle,  pré- 
tend que  vous  êtes  accablé  d'affaires,  et  qu'il  faut  captare  mollia 
fandi  tempora-.  Je  sais  bien,  sire,  que  vous  avez  beaucoup  d'af- 
faires ;  mais  je  suis  très-sûr  que  vous  n'en  êtes  pas  accablé,  et 
j'ai  répondu  au  sieur  Bourdillon  :  Rex  Me  superior  est  negotiis. 

Ce  Bourdillon  s'imagine  que  la  Pologne  serait  beaucoup  plus 
riche,  plus  peuplée,  plus  heureuse,  si  les  serfs  étaient  affranchis, 
s'ils  avaient  la  liberté  du  corps  et  de  l'âme,  si  les  restes  du  gou- 
vernement gothico-sclavonico-romano-sarmatique  étaient  abolis 
un  jour  par  un  prince  qui  ne  prendrait  pas  le  titre  de  fils  aîné 
de  l'Église,  mais  celui  de  fils  aîné  de  la  raison.  J'ai  répondu  au 
grave  Bourdillon  que  je  ne  me  mêlais  pas  d'affaires  d'État,  que 
je  me  bornais  à  admirer,  à  chérir  les  salutaires  intentions  de 
Votre  Majesté,  votre  génie,  votre  humanité,  et  que  je  laissais  les 


1.  C'est  le  nom  sous  lequel  M.  de  Voltaire  avait  publié  l'Essai  sur  les  Dissen- 
sions des  églises  de  Pologne;  voyez  tome  XXVI,  page  451. 

2.  Virgile  {/En.,  IV,  293-294)  a  dit  : 

Mollissima  fandi 

Teuipora 


ANNÉE    1767.  445 

Grotius  et  les  Puffcndorf  ennuyer  leurs  lecteurs  par  les  citations 
des  anciens,  qui  n'ont  pas  fait  le  moindre  bien  aux  modernes. 
Je  sais,  disais-je  à  mon  ami  Bourdillon,  que  les  Polonais  seraient 
cent  fois  plus  heureux  si  le  roi  était  absolument  le  maître,  et 
que  rien  n'est  plus  doux  que  de  remettre  ses  intérêts  entre  les 
mains  d'un  souverain  qui  a  justesse  dans  l'esprit  et  justice  dans 
le  cœur  ;  mais  je  me  garde  bien  d'aller  plus  loin.  Vous  n'ignorez 
pas,  monsieur  Bourdillon,  qu'un  roi  est  comme  un  tisserand  con- 
tinuellement occupé  à  reprendre  les  fils  de  sa  toile  qui  se  cassent; 
ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  comme  Sisyphe,  qui  portait  toujours 
son  rocher  au  haut  de  la  montagne,  et  qui  le  voyait  retomber-, 
ou  enfin  comme  Hercule  avec  les  têtes  renaissantes  de  l'hydre. 

M.  Bourdillon  me  répondit  :  Il  unira  sa  toile,  il  fixera  son 
rocher,  il  abattra  les  têtes  de  l'hydre. 

Je  le  souhaite,  mon  cher  Bourdillon,  et  je  fais  des  vœux  au 
ciel  avec  vous  pour  qu'il  réussisse  en  tout,  et  pour  que  les 
hommes  soient  moins  asservis  à  leurs  préjugés,  et  plus  clignes 
d'être  heureux.  Je  ne  doute  pas  qu'un  grand  jurisconsulte  comme 
vous  ne  soit  en  commerce  de  lettres  avec  un  grand  législateur. 
La  première  fois  que  vous  l'ennuierez  de  votre  fatras,  dites-lui, 
je  vous  en  prie,  que  je  suis  avec  un  profond  respect,  avec  admi- 
ration, avec  dévouement,  de  Sa  Majesté,  etc. 

7086.  —  DE    M.   HENNIN  >. 

Genève,  G  décembre  1707. 

Voici,  monsieur,  la  Gazette  du  commerce  où  je  n'ai  marqué  que  les  pièces 
qui  ont  suivi  de  près  la  publication  du  livre  de  M.  de  La  Rivière  2.  Il  y  en  a 
dans  le  commencement  de  l'année  une  ou  deux  qui  traitent  plus  particulière- 
ment des  principes  que  cet  écrivain  a  adoptés,  qui  appartiennent  à  l'auteur  du 
Tableau  économique.  C'est  dans  le  Journal  d'agriculture,  que  je  n'ai  point, 
mais  que  j'espère  trouver  ici,  que  sont  celles  où  la  matière  est  discutée  à 
fond,  et  les  auteurs  des  Éphémérides  du  citoyen  sont  les  champions  de 
MM.  Ouesnay  et  de  La  Rivière.  Je  suis  bien  aise  de  vous  avertir,  au  reste, 
monsieur,  que  celte  querelle  a  mis  beaucoup  de  personnes  sur  la  scène  : 
M.  de  Mirabeau,  M",e  de  Marchais,  M.  de  Forbonnais,  etc.  Je  crois  la  seconde 
lettre  d'un  de  mes  parents,  auteur  de  plusieurs  articles  économiques  dans 


1.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 

2.  Mercier  de  La  Rivière  fut  un  des  premiers  économistes,  parmi  lesquels  on 
comptait  le  docteur  Quesnay,  Mirabeau  père,  Turgot,  l'abbé  Baudot,  etc.  Le  livre 
dont  il  est  ici  question  est  sans  doute  son  ouvrage  intitulé  l'Ordre  naturel  et 
essentiel  des  sociétés  politiques. 


446  CORRESPONDANCE. 

Y  Encyclopédie,  et  des  lettres  sur  l'instinct  des  animaux,  sous  le  nom  d'un 
philosophe  de  Nuremberg,  un  des  plus  grands  rieurs  de  France1. 

Il  y  a  trois  ans  que  je  passais  ma  vie  avec  des  personnes  occupées  de 
l'économie  politique ,  et  j'aurais  pu  alors  vous  détailler  leurs  principes,  que 
j'essayais  quelquefois  de  combattre  ;  mais  j'ai  perdu  de  vue  toutes  ces  dis- 
putes, et  je  souhaite  que  vous  appreniez  à  mes  amis  et  aux  autres  qu'on 
peut  parler  français  en  traitant  des  sujets  économiques,  et  que  tout  législa- 
teur doit  être  clair. 

7087. —  A   M.    LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

A  Ferney,  7  décembre. 

Mon  cher  ange,  je  vous  "dépêche  mon  gendre2,  qui  ne  va  à 
Paris  ni  pour  l'opéra  de  Philidor,  ni  pour  l'opéra-comique,  ni 
pour  le  malheureux  tripot  de  l'expirante  Comédie  française.  Il 
aura  le  bonheur  de  faire  sa  cour  à  mes  deux  anges  ;  cela  mérite 
bien  le  voyage.  De  plus,  il  compte  servir  le  roi,  ce  qui  est  la 
suprême  félicité.  Puisse-t-il  le  servir  longues  années  en  temps 
de  paix! 

J'ai  vaincu  mon  horrible  répugnance,  en  excédant  M.  le  duc 
de  Duras  de  l'histoire  de  la  falsification  de  mon  testament3.  Je 
vois  bien  que  je  mourrai  avant  d'avoir  mis  ordre  à  mes  affaires 
comiques,  et  que  cela  va  produire  une  file  de  tracasseries  qui 
ne  finira  point.  Le  théâtre  de  Baron,  de  Le  Couvreur,  de  Clairon, 
n'en  deviendra  pas  meilleur.  La  décadence  est  venue,  il  faut  s'y 
soumettre  ;  c'est  le  sort  de  toutes  les  nations  qui  ont  cultivé  les 
lettres  :  chacune  a  eu  son  siècle  brillant,  et  dix  siècles  de  turpitude. 

Je  finis  actuellement  par  semer  du  blé,  au  lieu  de  semer  des 
vers  en  terre  ingrate  ;  et  j'achève,  comme  je  le  puis,  ma  ridicule 
carrière. 

Vivez  heureux  en  santé,  en  tranquillité. 

Adieu,  mon  ange,  que  j'aimerai  tendrement  jusqu'au  dernier 
moment  de  ma  vie. 

7088.   —   A  M.   DE    CHABANON. 

A  Fcrncy  7  décembre. 

Ami  aussi  essentiel  qu'aimable,  ayez  tout  pouvoir  sur  Pandore. 
Vous  me  donnez   le  fond  de  la  boîte,  et  j'espère  tout  de  votre 

1.  Lettres  sur  les  animaux,  par  le  philosophe  de  Nuremberg,  C.  G.  Le  Roy. 
'1.  Dupuits,  qui  avait  épousé  M11"  Corneille. 
3.  Voyez  la  lettre  70i8. 


ANNÉE    1767.  447 

goût,  de  la  facilité  de  M.  de  La  Borde.  A  l'égard  de  ma  docilité, 
vous  n'en  doutez  pas. 

Je  suis  bien  étonné  qu'on  ait  fait  un  opéra  d'Ernelinde1,  de 
Rodoald,  et  de  Ricimer;  cela  pourrait  faire  souvenir  les  mauvais 
plaisants 

De  ce  plaisant  projet  d'un  poêle  ignorant 
Qui  de  tant  de  héros  va  choisir  Childebrand. 

(Bon. eau,  Art.  port.,  ch.  III,  v.  241.) 

Le  bizarre  a  succédé  au  naturel  en  tout  genre.  Nous  sommes 
plus  savants  sur  certains  chefs  intéressants  que  clans  le  siècle 
passé  ;  mais  adieu  les  talents,  le  goût,  le  génie  et  les  grâces. 

Mes  compliments  à  Rodoald;  je  vais  relire  Atys2.  J'ai  peur 
que  vous  ne  soyez  dégoûté  de  l'empire  romain  et  d'Eudoxie, 
depuis  que  vous  avez  vu  la  misère  où  les  pauvres  acteurs  sont 
tombés.  On  dit  qu'il  n'y  a  que  la  Sorbonne  qui  soit  plus  méprisée 
que  la  Comédie  française. 

J'envie  le  bonheur  de  M.  Dupuits,  qui  va  vous  embrasser.  Je 
félicite  M.  de  La  Harpe  de  tous  ses  succès.  Il  en  est  si  occupé 
qu'il  n'a  pas  daigné  m'écrire  un  mot  depuis  qu'il  est  parti  de 
Ferney. 

Mme  Denis  vous  regrette  tous  les  jours  ;  elle  brave  l'hiver,  et 
j'y  succombe.  Je  lis  et  j'écris  des  sottises  au  coin  de  mon  feu, 
pour  me  dépiquer. 

J'ai  reçu  d'excellents  mémoires  sur  l'Inde  ;  cela  me  console 
des  mauvais  livres  qu'on  m'envoie  de  Paris.  Ces  mémoires  se- 
raient peut-être  mal  reçus  de  votre  Académie,  et  encore  plus  de 
vos  théologiens.  Il  est  prouvé  que  les  Indiens  ont  des  livres 
écrits  il  y  a  cinq  mille  ans  ;  il  nous  sied  bien  après  cela  de  faire 
les  entendus!  Les  pagodes,  qu'on  a  prises  pour  des  représenta- 
tions de  diables,  sont  évidemment  les  vertus  personnifiées. 

Je  suis  las  des  impertinences  de  l'Europe.  Je  partirai  pour 
l'Inde,  quand  j'aurai  de  la  santé  et  de  la  vigueur.  En  attendant, 
conservez-moi  une  amitié  qui  fait  ma  consolation. 

1.  Les  paroles  d'Ernelinde  sont  de  Poinsinet,  la  musique  de  Philidor.  La  pre- 
mière représentation  avait  été  donnée  le  24  novembre  1707. 

2.  Opéra  de  Quinaull. 


418  CORRESPONDANCE. 

7089.  —  A  M.   PEACOCK, 

CI-DEVANT  FERMIER  GÉNÉRAL  DL  ROI  DE  PATNA. 

A  Ferney,  8  décembre. 

Je  ne  saurais,  monsieur,  vous  remercier  en  anglais,  parce 
que  ma  vieillesse  et  mes  maladies  me  privent  absolument  de  la 
facilité  d'écrire.  Je  dicte  donc  en  français  mes  très-sincères  re- 
merciements snr  le  livre  instructif  que  vous  avez  bien  voulu 
m'envoyer.  Vous  m'avez  confirmé  de  vive  voix  une  partie  des 
choses  que  l'auteur  dit  sur  l'Inde,  sur  ses  coutumes  antiques, 
conservées  jusqu'à  nos  jours;  sur  ses  livres,  les  plus  anciens 
qu'il  y  ait  dans  le  monde;  sur  les  sciences,  dont  les  bracbmanes 
ont  été  les  dépositaires  ;  sur  leur  religion  emblématique,  qui 
semble  être  l'origine  de  toutes  les  autres  religions.  Il  y  a  long- 
temps que  je  pensais,  et  que  j'ai  même  écrit,  une  partie  des 
vérités  que  ce  savant  auteur  développe.  Je  possède  une  copie 
d'un  ancien  manuscrit  qui  est  un  commentaire  du  Veidam,  fait 
incontestablement  avant  l'invasion  d'Alexandre.  J'ai  envoyé  à  la 
Bibliothèque  royale  de  Paris  l'original  de  la  traduction  l  faite  par 
un  brame,  correspondant  de  notre  pauvre  compagnie  des  Indes, 
qui  sait  très-bien  le  français. 

Je  n'ai  point  de  honte,  monsieur,  de  vous  supplier  de  me 
gratifier  de  tout  ce  que  vous  pourrez  retrouver  d'instructions 
sur  ce  beau  pays  où  les  Zoroastre,  les  Pythagore,  les  Apollonius 
de  Tyane,  ont  voyagé  comme  vous. 

J'avoue  que  ce  peuple,  dont  nous  tenons  les  échecs,  le  tric- 
trac, les  théorèmes  fondamentaux  de  la  géométrie,  est  malheu- 
reusement d'une  superstition  qui  effraye  la  nature;  mais,  avec 
cet  horrible  et  honteux  fanatisme,  il  est  vertueux  :  ce  qui  prouve 
bien  que  les  superstitions  les  plus  insensées  ne  peuvent  étouffer 
la  voix  de  la  raison,  car  la  raison  vient  de  Dieu,  et  la  supersti- 
tion vient  des  hommes,  qui  ne  peuvent  anéantir  ce  que  Dieu  a 
fait. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  avec  une  très-vive  recon- 
naissance, etc. 


1.  Voyez  une  lettre  du  13  juillet  1761;  et  les  notes,  tome  XVIII,  page  32: 
tome  XXVI,  page  392;  et  tome  XXIX,  page  109. 


ANNÉE    1767.  449 

7090.   —   A  M.   FENOUILLOT   DE   FALBAIRE'. 

A  Ferney,  11  déembre. 

Je  ne  peux  trop  vous  remercier,  monsieur,  de  la  bonté  que 
vous  avez  eue  de  m'envoyer  votre  pièce,  que  l'éloquence  et  l'hu- 
manité ont  dictée.  Elle  est  pleine  de  vers  qui  parlent  au  cœur, 
et  qu'on  retient  malgré  soi.  Il  y  a  des  gens  qui  ont  imprimé  que 
si  on  avait  joué  la  tragédie  de  Mahomet  devant  Ravaillac,  il  n'au- 
rait jamais  assassiné  Henri  IV.  Ravaillac  pouvait  fort  bien  aller 
à  la  comédie;  il  avait  fait  ses  études,  et  était  un  très-bon  maître 
d'école.  On  dit  qu'il  y  a  encore  à  Angoulême  des  gens  de  sa  fa- 
mille qui  sont  clans  les  ordres  sacrés,  et  qui  par  conséquent  per- 
sécutent les  huguenots  au  nom  de  Dieu.  Il  ne  serait  pas  mal 
qu'on  jouât  votre  pièce  devant  ces  honnêtes  gens,  et  surtout  de- 
vant le  parlement  de  Toulouse.  M.  Marmontel  vous  en  deman- 
dera probablement  une  représentation  pour  la  Sorbonne. 

Pour  moi,  monsieur,  je  vous  réponds  que  je  la  ferai  jouer 
sur  mon  petit  théâtre. 

Je  suis  fâché  que  votre  prédicant  Lisimond2  ait  eu  la  lâcheté 
de  laisser  traîner  son  ûls  aux  galères.  Je  voudrais  que  sa  vieille 
femme  s'évanouît  à  ce  spectacle,  que  le  père  fût  empressé  à  la 
secourir,  qu'elle  mourût  de  douleur  entre  ses  bras;  que  pen- 
dant ce  temps-là  la  chaîne  partît;  que  le  vieux  Lisimond,  après 
avoir  enterré  sa  vieille  prédicante,  allât  vite  à  Toulon  se  pré- 
senter pour  dégager  son  fils.  Le  fond  de  votre  pièce  n'y  per- 
drait rien,  et  le  sentiment  y  gagnerait. 

Je  voudrais  aussi  (permettez-moi  de  vous  le  dire)  que,  dans 
la  scène  de  la  reconnaissance,  les  deux  amants  ne  se  parlassent 
pas  si  longtemps  sans  se  reconnaître,  ce  qui  choque  absolument 
la  vraisemblance. 

N'imputez  ces  faibles  critiques  qu'à  mon  estime.  Je  crois  que 
vous  pouvez  rendre  au  théâtre  le  lustre  qu'il  commence  à  perdre 
tous  les  jours;  mais  soyez  bien  persuadé  que  Phèdre  et  Iphigènie 
feront  toujours  plus  d'effet  que  des  bourgeois.  Votre  style  vous 
appelle  au  grand. 

1.  Charles-George  Fenouillot  de  Falbaire,  né  à  Salins  en  1727,  mort  à  Sainte- 
Menehould  le  28  octobre  i800,  avait  envoyé  à  Voltaire  son  ouvrage  intitulé  la 
Piété  filiale,  ou  l'Honnête  Criminel,  drame  en  cinq  actes  et  en  vers,  imprimé  dès 
1767,  in-8°,  joué  sur  des  théâtres  de  société,  mais  qui  ne  fut  représenté  sur  le 
Théâtre-Français  qu'en  1790. 

2.  Nom  d'un  personnage  dans  l'Honnête  Criminel. 

45.  —  Correspondance.   XIII.  29 


450  CORRESPONDANCE. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  toute  l'estime  que  vous  méritez, 
votre  très-humble,  etc. 


7091.  —  A  M.   CHARDON. 

11  décembre. 

Monsieur,  vous  m'étonnez  de  vouloir  lire  des  bagatelles,  quand 
vous  êtes  occupé  à  déployer  votre  éloquence  sur  les  choses 
les  plus  sérieuses  ;  mais  Caton  allait  à  cheval  sur  un  bâton  avec 
un  enfant,  après  s'être  fait  admirer  dans  le  sénat.  Je  suis  un 
vieil  enfant  ;  vous  voulez  vous  amuser  de  mes  rêveries,  elles  sont 
à  vos  ordres; mais  la  difficulté  est  de  les  faire  voyager.  Les  com- 
mis à  la  douane  des  pensées  sont  inexorables.  Je  me  ferais 
d'ailleurs,  monsieur,  un  vrai  plaisir  de  vous  procurer  quelques 
livres  nouveaux  qui  valent  infiniment  mieux  que  les  miens; 
mais  je  ne  répondrais  pas  de  leur  catholicité.  Ce  qui  me  rassu- 
rerait, c'est  que  le  meilleur  rapporteur  du  conseil  doit  avoir  sous 
les  yeux  toutes  les  pièces  des  deux  parties. 

Si  vous  pouvez,  monsieur,  m'indiquer  une  voie  sûre,  je  ne 
manquerai  pas  de  vous  obéir  ponctuellement. 

J'ose  me  flatter  que  vous  ferez  bientôt  triompher  l'innocence 
des  Sirven1,  que  vous  serez  comblé  de  gloire;  soyez  sûr  que 
tout  le  royaume  vous  bénira  :  vous  détruirez  à  la  fois  le  préjugé 
le  plus  absurde,  et  la  persécution  la  plus  abominable. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  autant  d'estime  que  de  respect, 
monsieur,  votre,  etc. 

P.  S.  Vous  me  pardonnerez  de  ne  pas  vous  écrire  de  ma 
main  ;  mes  maladies  et  mes  yeux  ne  me  le  permettent  pas. 

7092.   —  A  M.   L'ABBÉ   MORELLET. 

12  décembre. 

Vous  êtes,  mon  cher  docteur  philosophe,  le  modèle  de  la 
générosité  ;  c'est  un  éloge  que  les  simples  docteurs  méritent  rare- 
ment. Vous  prévenez  mes  besoins  par  vos  bienfaits.  Je  vous  dois 
les  belles  et  bonnes  instructions  que  M.  de  Malesherbes  a  bien 
voulu  me  donner.  Cette  interdiction  de  remontrances  sous 
Louis  XIV,  pendant  près  de  cinquante  années,  est  une  partie 

1.  Voyez  lettre  7180. 


ANNÉE    1767.  iul 

curieuse  de  l'histoire,  et  par  conséquent  entièrement  négligée 
par  les  Limiers  et  les  Reboulet,  compilateurs  de  gazettes  et  de 
journaux.  Je  ne  connais  qu'une  seule  remontrance,  en  1709,  sur 
la  variation  des  monnaies;  encore  ne  fut-elle  présentée  qu'après 
l'enregistrement,  et  on  n'y  eut  aucun  égard. 

Je  vous  supplie,  mon  cher  philosophe,  d'ajouter  à  vos  bontés 
celle  de  présenter  mes  très-humides  remerciements  au  magistrat 
philosophe  1  qui  m'a  éclairé.  Plût  à  Dieu  qu'il  fût  encore  à  la 
tête  de  la  littérature  !  Quand  on  ôta  au  maréchal  de  Villars  le 
commandement  des  armées,  nous  fûmes  battus;  et  lorsqu'on  le 
lui  rendit,  nous  fûmes  vainqueurs. 

Je  suis  accablé  de  vieillesse,  de  maladies,  de  mauvais  livres, 
d'affaires.  J'ai  le  cœur  gros  de  ne  pouvoir  vous  dire,  aussi  lon- 
guement que  je  le  voudrais,  tout  ce  que  je  pense  de  vous,  et  à 
quel  point  je  suis  pénétré  de  l'estime  et  de  l'amitié  que  vous 
m'avez  inspirées  pour  le  reste  de  ma  vie. 


709;].  —  A  M.   LE    MARÉCHAL   DUC   DE  RICHELIEU. 

A  Ferney,  13  décembre. 

Votre  malingre  et  affligé  serviteur  ne  peut  écrire  de  sa  main 
à  son  héros.  Tout  languissant  qu'il  est,  il  compte  bien  donner 
non-seulement  la  Fiancée  du  roi  de  Garbe-,  quand  il  aura  quatre- 
vingts  ans,  mais  encore  le  Portier  des  Chartreux 3  pour  petite  pièce, 
que  monseigneur  fera  représenter  à  la  cour  avec  tout  l'appareil 
convenable. 

La  prison  du  prince  de  Gondé,  la  mort  de  François  II,  seraient 
à  la  vérité  un  sujet  de  tragédie;  mais  je  ne  réponds  pas  de  l'ap- 
probation de  la  police.  La  pièce  serait  très-froide  si  elle  n'était 
pas  très  insolente;  et,  si  elle  était  insolente,  on  ne  pourrait  la 
jouer  qu'en  Angleterre. 

En  attendant,  si  j'avais  quelque  chose  à  demander  au  tripot, 
ce  serait  qu'on  achevât  les  représentations  des  Scythes.  On  ne  les 
a  données  que  quatre  fois,  et  elles  ont  valu  600  francs  à  Lekain. 
Il  n'y  a  plus  de  lois,  plus  d'honneur,  plus  de  reconnaissance 
dans  le  tripot. 

J'oserais  implorer  votre  protection  comme  les  Génois;  mais 


1.  Malesherbes. 

2.  Titre  d'un  conte  de  La  Fontaine. 

3.  Voyez  une  des  notes  sur  le  Pauvre  Diable  (tome  X). 


452  CORRESPONDANCE. 

monseigneur  vient  à  Paris  passer  six  semaines,  et  partager  son 
temps  entre  les  affaires  et  les  plaisirs  ;  ensuite  il  court  dans  le 
royaume  du  prince  Noir  *  pour  le  reste  de  l'année,  et  je  ne  puis 
alors  recourir  aux  lois,  du  fond  de  mes  déserts  des  Alpes. 

On  m'a  mandé  que  vous  aviez  abandonné  tout  net  le  dépar- 
tement dudit  tripot;  alors  je  me  suis  adressé  à  M.  le  duc  de  Duras, 
afin  que  mes  prières  ne  sortissent  point  de  la  famille. 

On  m'a  fait  un  grand  crime  dans  Paris,  c'est-à-dire  parmi 
sept  ou  huit  personnes  de  Paris,  d'avoir  ôté  un  rôle  à  MUe  Du- 
rancy,  pour  le  donner  à  Mlle  Dubois.  Le  fait  est  que  j'ai  écrit  une 
lettre  de  politesse  et  de  plaisanterie  à  Mlle  Dubois,  et  qu'il  m'est 
très-indifférent  par  qui  tous  mes  pauvres  rôles  soient  joués.  Je 
ne  connais  aucune  actrice.  Le  bruit  public  est  que  le  c.  de 
MUc  Durancy  n'est  ni  si  blanc  ni  si  ferme  que  celui  de  MUe  Dubois  ; 
je  m'en  rapporte  aux  connaisseurs,  et  je  n'ai  acception  de  per- 
sonne. 

Vous  ne  connaissez  pas  d'ailleurs  ma  déplorable  situation. 
Si  j'avais  l'honneur  de  vous  entretenir  seulement  un  quart  d'heure, 
mon  liôros  poufferait  de  rire.  Il  sait  ce  que  c'est  que  l'absence, 
et  combien  on  dépend  quand  on  est  à  cent  lieues  de  son  tripot; 
mais  il  sait  aussi  que  je  voudrais  ne  dépendre  que  de  lui,  et  que 
c'est  à  lui  que  je  suis  attaché  jusqu'au  dernier  moment  de  ma 
vie. 

A  l'égard  du  jeune  homme 2  dont  vous  avez  eu  la  bonté  de  me 
renvoyer  la  lettre,  il  est  vrai  que  c'est  un  des  seigneurs  les  mieux 
mis  et  les  plus  brillants.  J'ai  peur  que  sa  magnificence  ne  lui 
coûte  de  tristes  moments.  Je  ne  me  mêle  plus  en  aucune  manière 
de  ses  affaires.  J'ai  eu  pour  lui,  pendant  un  an,  toutes  les  atten- 
tions que  je  devais  à  un  homme  envoyé  par  vous;  je  n'ai  rien 
négligé  pour  le  rendre  digne  de  vos  bontés  ;  c'est  maintenant  à 
M.  Hennin  uniquement  à  se  charger  de  son  sort  et  dp  sa  con- 
duite. Si  vous  avez  quelques  ordres  à  me  donner  sur  son  compte, 
je  les  exécuterai  avec  exactitude;  mais  je  ne  ferai  absolument 
rien  sans  vos  ordres  précis. 

Agréez,  monseigneur,  avec  autant  de  bonté  que  de  plaisan- 
terie, mon  très-tendre  et  profond  respect. 


1.  La  Guienne,  dont  le  duc  de  Richelieu  était  gouverneur 

2.  Galien. 


ANNÉE    1707.  153 


7094.   —  A   M.   LE    CHEVALIER    DE    TAULES. 

A  Ferney,  14  décembre. 

Mes  raisons  de  tous  aimer,  monsieur,  sont  que  vous  avez  la 
franchise  et  la  bonté  de  mon  héros1,  dans  le  pays  duquel  vous 
êtes  né.  Il  faut  avoir  bien  envie  de  crier,  pour  trouver  mauvais 
qu'on  ait  produit  les  lettres  de  Jean- Jacques 2  ;  je  croyais 
d'ailleurs  que  des  archives  étaient  faites  pour  être  consultées; 
on  en  use  ainsi  à  la  Tour  de  Londres,  et  jamais  on  ne  s'est  avisé 
de  trouver  Rymer 3  indiscret. 

Je  prendrai  la  liberté  d'en  écrire  un  mot  à  M.  le  duc  de  Choi- 
seul  :  il  y  a  longtemps  que  l'anecdote  du  traité  apporté  par  clés 
gardes  du  corps  est  imprimée.  Un  fait  aussi  peu  vraisemblable  a 
besoin  d'autorité  ;  il  y  a  une  note  4  qui  indique  que  cela  est  tiré 
du  dépôt.  Effectivement,  vous  savez  qu'avant  vous  il  y  a  un 
homme  fort  au  fait  qui  m'apprit  cette  particularité,  et  c'est  ce 
que  je  certifierai  cà  votre  principal  ;  mais  il  n'est  pas  encore  temps. 

Vous  êtes  informé  de  plus  qu'on  m'a  fait  une  petite  tracasserie 
avec  lui,  et  qu'on  m'a  voulu  faire  passer  pour  représentant': 
cependant  je  ne  me  mêle  pas  plus  des  représentations  de  Genève 
que  de  celles  des  parlements,  et  je  suis  comme  cet  homme  qui 
chantait  les  psaumes  sur  l'air  :  Tout  cela  m'est  indiffèrent.  Ce  qui 
ne  m'est  pas  indifférent,  c'est  votre  amitié.  Je  vous  supplie,  quand 
vous  verrez  M.  Thomas,  de  lui  dire  qu'il  n'a  point  d'admirateur 
plus  zélé  que  moi.  Je  finis  là  ma  lettre,  car  je  suis  bien  malade, 
et  je  la  finis  sans  compliments,  ils  sont  dans  mon  cœur. 

Voltaire. 


7090.   —   A   M.    DUPONT. 

Au  château  de  Ferney,  par  Genève,  14  décembre. 

Monsieur,  vous  n'ignorez  pas  qu'après  les  saisies  faites  par 
des  marchands  de  Lyon  sur  les  terres  de  Richwir  au  préjudice 
de  mes  droits,  après  les  payements  exigés  par  d'autres  créanciers 


1.  Henri  IV.  Taules  était  aussi  Béarnais. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page  41. 

3.  A  qui  l'on  doit  la  collection  intitulée  Fœdera,  conventiones,  litlerœ,  etc. 

4.  Cette  note,  qui  se  rapporte  au  fait  cité  tome  XIV,  page  235,  n'existe  dans 
aucune  édition.  Voltaire  aura  sans  doute  été  invité  à  la  supprimer. 

0.  C'est-à-dire  attaché  au  parti  de  la  bourgeoisie  ;  voyez  lettre  7110. 


454  CORRESPONDANCE. 

postérieurs  à  moi,  j'ai  été  forcé  de  recourir  aux  voies  judiciaires 
pour  assurer  mes  intérêts  et  ceux  de  ma  famille. 

Vous  savez  que  cette  démarche  était  indispensable.  Messieurs 
de  la  chambre  des  finances  de  Montbéliard  ont  reconnu  la  justice 
de  mes  droits  et  la  circonspection  de  mes  procédés. 

Vous  êtes  avocat  de  monseigneur  le  duc  de  Wurtemberg,  et 
vous  pensez  comme  lui  ;  vous  ne  pouvez  désapprouver  aucune 
de  mes  démarches. 

On  me  devra  environ  soixante-douze  mille  livres  à  la  récep- 
tion de  ma  lettre;  j'en  demandais  dix  au  mois  de  décembre  et 
dix  au  mois  de  janvier,  avec  le  payement  de  mes  frais  ;  et  le  reste 
en  délégations  sur  des  fermiers. 

La  chambre  des  finances  m'a  mandé  qu'il  y  avait  dix  mille 
livres  pour  moi  à  Colmar,  mais  elle  ne  me  les  a  point  envoyées. 
Ni  mon  âge  de  soixante-quatorze  ans  passés,  ni  mes  besoins  pres- 
sants, ni  ma  famille,  ne  me  permettent  d'attendre  ;  j'ai  l'honneur 
de  vous  en  donner  avis;  je  vous  supplie  d'envoyer  celte  lettre  à 
Montbéliard,  et  de  me  croire  avec  tous  les  sentiments  que  je  vous 
dois,  monsieur,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Voltaire, 
gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi. 


7096.   —  A  M.   DUPONT'. 

1  i  décembre. 

Vous  voyez,  mon  cher  ami,  que  je  mets  vos  intérêts  en  sûreté 
par  cette  lettre  ostensible,  après  laquelle  je  poursuivrai  mes 
droits  si  on  ne  me  rend  une  très-prompte  justice. 

Mes  frais  en  Franche-Comté  montent  à  présent  à  sept  cent 
trente  livres.  Je  vous  prie  de  me  dire  à  quoi  montent  ceux  de 
Colmar. 

Voilà  une  affaire  bien  triste  à  mon  âge.  Je  vous  embrasse 
tendrement.  V. 

7097.    —  A  M.    DAMILAVILLE. 

A  Ferney,  14  décembre. 

Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  lettre  du  28  de  novembre,  et 
vous  devez  avoir  reçu  la  mienne  du  2  de  décembre,  dans  laquelle 

1.  Ce  billet  accompagnait  la  lettre  précédente,  qui  seule  était  ostensible. 


ANNÉE    1767.  4.!J5 

je  vous  mandais  ce  que  j'avais  fait  auprès  de  M.  Io  duc  de  Choi- 
seul  et  de  Mme  de  Sauvigny.  Je  vous  rendais  compte  de  ses  inten- 
tions et  de  ses  raisons.  Je  lui  envoie  aujourd'hui  une  copie  de  la 
lettre  :  de  monsieur  le  contrôleur  général,  du  30  de  mars.  Ma  lettre 
est  pour  elle  et  pour  monsieur  l'intendant,  qui  m'a  fait  aussi 
l'honneur  de  me  venir  voir  à  Ferney.  Mais,  encore  une  fois,  vous 
ferez  plus  en  un  quart  d'heure  à  Paris  par  vous  et  par  vos  amis. 

Je  ne  peux  encore  avoir  reçu  de  réponse  de  M:  le  duc  de 
Choiseul. 

Vous  ne  me  parlez  point  des  nouveaux  édits2  en  faveur  des 
négociants  et  des  artisans.  Il  me  semble  qu'ils  font  beaucoup 
d'honneur  au  ministère.  C'est,  en  quelque  façon,  casser  la  révo- 
cation de  l'édit  de  Nantes  avec  tous  les  ménagements  possibles. 
Cette  sage  conduite  me  fait  croire  qu'en  effet  des  ordres  supérieurs 
ont  empêché  les  sorboniqueurs  d'écrire  contre  la  tolérance.  Tout 
cela  me  donne  une  bonne  espérance  de  l'affaire  des  Sirven, 
quoiqu'elle  languisse  beaucoup. 

Je  suis  bien  étonné  qu'on  ait  imprimé  à  Paris  YEssai  historique 
sur  les  dissidents  de  Pologne*.  Je  ne  crois  pas  que  Son  Excellence 
le  nonce  de  Sa  Sainteté  ait  favorisé  cette  impression. 

On  parle  de  quelques  autres  ouvrages  nouveaux,  entre  autres 
de  quelques  Lettres 4  écrites  au  prince  de  Brunswick  sur  Rabelais, 
et  sur  tous  les  auteurs  italiens,  français,  anglais,  allemands, 
accusés  d'avoir  écrit  contre  notre  sainte  religion.  On  dit  que  ces 
lettres  sont  curieuses.  Je  tâcherai  d'en  avoir  un  exemplaire  et  de 
vous  l'envoyer,  supposé  qu'on  puisse  vous  le  faire  tenir  par  la 
poste. 

Je  laisse  là  l'opéra  de  Philidor5  ;  je  ne  le  verrai  jamais.  Je  ne 
veux  point  regretter  des  plaisirs  dont  je  ne  peux  jouir.  Tout  ce 
que  je  sais,  c'est  que  le  récitatif  de  Lulli  est  un  chef-d'œuvre  de 
déclamation,  comme  les  opéras  de  Quinault  sont  des  chefs-d'œuvre 
de  poésie  naturelle,  de  passion,  de  galanterie,  d'esprit  et  de 
grâce.  Nous  sommes  aujourd'hui  dans  la  boue,  et  les  doubles- 
croches  ne  nous  en  tireront  pas. 

Voici  une  réponse  que  je  dois  depuis  deux  mois  à  un  com- 
missaire de  marine6  qui  a  fait  imprimer  chez  Merlin  une  ode 


1.  Cette  lettre  manque. 

2.  Voyez  lettre  7100. 

3.  Voyez  tome  XXVI.  page  451. 

4.  Voyez  ibid.,  page  469. 

ô.  Ernelinde;  voyez  lettre  7088. 

6.  Il  s'appelait  H.  de  Belin,  et   était  ancien  commissaire  de  la  marin?.    Son 


4oG  CORRESPONDANCE. 

sur  la  Magnanimité.  Je  suis  assailli  tous  les  jours  de  vingt  lettres 
dans  ce  goût.  Cela  me  dérobe  tout  mon  temps,  et  empoisonne 
la  douceur  de  ma  vie.  Plus  vos  lettres  me  consolent,  plus  celles 
des  inconnus  me  désespèrent  :  cependant  il  faut  répondre,  ou  se 
faire  des  ennemis.  Les  ministres  sont  bien  plus  à  leur  aise  ;  ils  ne 
répondent  point. 

Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  faire  rendre  ma  lettre  par 
Merlin  au  magnanime  commissaire  de  marine. 

J'attends  l'édit  *  du  concile  perpétuel  des  Gaules  ;  je  sais  qu'il 
n'est  pas  enregistré  par  le  public. 

Adieu;  embrassez  pour  moi  Protagoras,  et  aimez  toujours 
votre  très-tendre  ami. 

Puisse  votre  santé  être  en  meilleur  état  que  la  mienne! 

Je  n'ai  point  encore  reçu  mon  Maréchal  de  Luxembourg  2. 


7098.    —   A   M.    HENNIN. 


Voici  un  pauvre  garçon  bien  malheureux.  Voyez,  monsieur, 
ce  que  votre  compassion  peut  faire  pour  lui.  Il  a  eu  le  malheur 
d'être  capucin.  Je  l'avais  recueilli  chez  moi;  il  lui  est  échappé 
quelques  paroles  indiscrètes  dans  un  cabaret.  Le  curé  a  soulevé 
les  habitants  contre  lui;  on  veut  lui  faire  un  procès  criminel. 
Je  suis  forcé  de  le  renvoyer.  Il  est  fidèle,  discret,  et  sait  copier. 
Si  vous  pouvez  le  placer,  je  ne  crois  pas  que  vous  en  ayez  des 
reproches.  S'il  peut  vous  être  utile,  il  vous  coûtera  peu.  Adieu, 
monsieur,  je  vous  vois  toujours  trop  peu.  Vous  connaissez  mes 
tendres  et  respectueux  sentiments  pour  vous. 

7099.    —  À    M.  LE  MARQUIS    DE    THIBOUVILLE. 

16  décembre. 

Mon  cher  marquis,  je  vous  ai  écrit  une  lettre  bien  chagrine 3  ; 
mais  j'en  ai  reçu  une  de  M.  le  duc  de  Duras  si  plaisante,  si  gaie, 
si  pleine  d'esprit,  que  me  voilà  tout  consolé.  Il  est  bien  avéré 

Ode  à  la  Magnanimité  avait  été  imprimée  en  1767,  in-8°.  La  lettre  que  Voltaire 
lui  adressait  manque. 

1.  La  Censure  contre  Bélisaire,  par  la  faculté  de  théologie,  imprimée  in-4°  et 
in-8°,  en  latin  et  français;  et  in-12,  en  français  seulement.  Voyez  tome  XXVIII, 
page  329. 

2.  Voyez  lettre  7059. 

3.  Elle  manque. 


ANNÉE    I  767.  457 

que  Mlle  Dubois  a  joué  à  la  pauvre  Durancy  un  tour  de  maître 
Gonin  i  ;  mais  il  n'est  pas  moins  avéré  que  le  tripot  tragique  est  à 
tous  les  diables.  Il  faut  que  je  sois  une  bonne  pâte  d'homme, 
bien  faible,  bien  sotte,  pour  m'y  intéresser  encore.  La  seule  res- 
source peut-être  serait  d'engager  Mlle  Clairon  à  reparaître  ;  mais 
où  trouver  des  hommes?  Elle  serait  là  comme  Mme  Gigogne,  qui 
danse  avec  de  petits  polichinelles  de  trois  pouces  de  haut. 

Vous  n'avez  que  Lekain  ;  mais  on  dit  qu'il  a  une  maladie  qui 
n'est  pas  favorable  à  la  voix. 

Je  vous  recommande  à  la  Providence. 

Le  théâtre  n'est  pas  la  seule  chose  qui  m'embarrasse;  j'ai 
quelques  autres  chagrins  en  prose  et  en  arithmétique. 

Je  vous  prie  de  communiquer  ma  lettre  à  M.  d'Argental. 
Adieu,  mon  cher  marquis  ;  le  bon  temps  est  passé. 

7100.   —  A   M.  DE    POMARET, 

MINISTRE    DU     SAINT    ÉVANGILE,    A    GANGES,    EN    LANGUEDOC. 

18  décembre. 

Le  solitaire  à  qui  M.  de  Pomaret  a  écrit  a  tenté  en  effet  tout 
ce  qu'il  a  pu  pour  servir  des  citoyens  qu'il  regarde  comme  ses 
frères,  quoiqu'il  ne  pense  ni  comme  eux  ni  comme  leurs  persé- 
cuteurs. On  a  déjà  donné  deux  arrêts  du  conseil,  en  vertu 
desquels  tous  les  protestants,  sans  être  nommés,  peuvent  exer- 
cer toutes  les  professions,  et  surtout  celle  de  négociant.  L'édit 
pour  légitimer  leurs  mariages  a  été  quatre  fois  sur  le  tapis 
au  conseil  privé  du  roi.  A  la  fin  il  n'a  point  passé,  pour  ne  pas 
choquer  le  clergé  trop  ouvertement  ;  mais  on  a  écrit  secrè- 
tement une  lettre  circulaire  à  tous  les  intendants  du  royaume; 
on  leur  recommande  de  traiter  les  protestants  avec  une  grande 
indulgence.  On  a  supprimé  et  saisi  tous  les  exemplaires  d'un 
décret  de  la  Sorbonne,  aussi  insolent  que  ridicule,  contre  la 
tolérance.  Le  gouvernement  a  été  assez  sage  pour  ne  pas  souffrir 
que  des  pédants  d'une  communion  osassent  damner  toutes  les 
autres  de  leur  autorité  privée.  Les  hommes  s'éclairent,  et  le  con- 
trains-les d'entrer2  paraît  aujourd'hui  aussi  absurde  que  tyran- 
nique. 

1.  La  Mésangère,  dans  son  Dictionnaire  des  Proverbes  français,  parle  de 
deux  Gonin;  le  père  divertissait  la  cour  de  François  Ier;  le  fils,  plus  habile,  vivait 
sous  Charles  IX.  Tous  deux  sont  cités  par  Brantôme;  leur  nom  signifie  plus  que 
fin  et  rusé. 

2.  Ces  paroles  de  saint  Luc,  xiv,  23,  sont  le  sujet  d'un  ouvrage  de  Bayle. 


458  CORRESPONDANCE. 

M.  de  Pomaret  peut  compter  sur  la  certitude  de  ces  nouvelles, 
et  sur  les  sentiments  de  celui  qui  a  l'honneur  de  lui  écrire. 


7101.  —  A  M.   DE    CHABANON. 

18  décembre. 

Mon  cher  enfant,  mon  cher  ami,  mon  cher  confrère,  je  ne 
me  connais  pas  trop  en  C  sol  ut  et  en  Fut  fa.  J'ai  l'oreille  dure, 
je  suis  un  peu  sourd  ;  cependant  je  vous  avoue  qu'il  y  a  des  airs 
de  Pandore  qui  m'ont  fait  beaucoup  de  plaisir.  J'ai  retenu,  par 
exemple,  malgré  moi  : 

Ah  !  vous  avez  pour  vous  la  grandeur  et  la  gloire. 

(Acte  III.) 

D'autres  airs  m'ont  fait  une  grande  impression,  et  laissent 
encore  un  bruit  confus  dans  le  tympan  de  mon  oreille. 

Pourquoi  sait-on  par  cœur  les  vers  de  Racine  ?  c'est  qu'ils 
sont  bons.  Il  faut  donc  que  la  musique  retenue  par  les  igno- 
rants soit  bonne  aussi.  On  me  dira  que  chacun  sait  par  cœur  : 

J'appelle  un  chat  un  chat,  et  Rolet  un  fripon. 

(Boileau,  sat.  i,  v.  5-2.  ) 

Aimez-vous  la  muscade"?  on  en  a  mis  partout,  etc. 

(Boileau,  sat.  m,  v.  119.  ) 

(ce  sont  des  vers  du  Pont-Neuf,  et  cependant  tout  le  monde  les 
sait  par  cœur);  que  la  plupart  des  ariettes  de  Lulli  sont  des  airs 
du  Pont-Neuf  et  des  barcarolles  de  Venise,  d'accord  :  aussi  ne  les 
a-t-on  pas  retenus  comme  bons,  mais  comme  faciles.  Mais,  pour 
peu  qu'on  ait  de  goût,  on  grave  dans  sa  mémoire  tout  l'Art  poé- 
tique et  quatre  actes  entiers  d'Armide.  La  déclamation  de  Lulli 
est  une  mélopée  si  parfaite  que  je  déclame  tout  son  récitatif  en 
suivant  ses  notes,  et  en  adoucissant  seulement  les  intonations  ; 
je  fais  alors  un  très-grand  effet  sur  les  auditeurs,  et  il  n'y  a  per- 
sonne qui  ne  soit  ému.  La  déclamation  de  Lulli  est  donc  dans 
la  nature,  elle  est  adaptée  à  la  langue,  elle  est  l'expression  du 
sentiment. 

Si  cet  admirable  récitatif  ne  fait  plus  aujourd'hui  le  même 
effet  que  dans  le  beau  siècle  de  Louis  XIV,  c'est  que  nous  n'a- 
vons plus  d'acteurs,  nous  en  manquons  dans  tous  les  genres  ;  et, 


ANNÉE    17  67.  459 

de  plus,  les  ariettes  de  Lulli  ont  fait  tort  à  sa  mélopée,  cl  ont 
puni  son  récitatif  de  la  faiblesse  de  ses  sympkonies.  II  faut  con- 
venir qu'il  y  a  bien  de  l'arbitraire  dans  la  musique.  Tout  ce  que 
je  sais,  c'est  qu'il  y  a,  clans  la  Pandore  de  M.  de  La  Borde,  des 
choses  qui  m'ont  fait  un  plaisir  extrême. 

J'ai  d'ailleurs  de  fortes  raisons  qui  m'attachent  à  cette  Pan- 
dore. Je  vous  demanderai  surtout  défaire  une  bonne  brigue,  une 
bonne  cabale,  pour  qu'on  ne  retranche  point 

0  Jupiter!  ô  fureurs  inhumaines! 
Éternel  persécuteur, 
De  l'infortune  créateur,  etc. 

et  non  pas  de  V infortuné,  comme  on  l'a  imprimé  ;  cela  est  très- 
janséniste,  par  conséquent  très-orthodoxe  dans  le  temps  présent  ; 

ces  b font  Dieu  auteur  du  péché,  je  veux  le  dire  à  l'Opéra. 

Ce  petit  blasphème  sied  d'ailleurs  à  merveille  dans  la  bouche 
de  Prométhée,  qui,  après  tout,  était  un  très-grand  seigneur, 
fort  en  droit  de  dire  à  Jupiter  ses  vérités. 

Si  vous  recevez  des  jansénistes  dans  votre  académie,  tout  est 
perdu,  ils  vont  inonder  la  face  de  la  France.  Je  ne  connais 
point  de  secte  plus  dangereuse  et  plus  barbare.  Ils  sont  pires  que 
les  presbytériens  d'Ecosse.  Recommandez-les  à  M.  d'Alembert  ; 
qu'il  fasse  justice  de  ces  monstres  ennemis  de  la  raison,  de  l'État 
et  des  plaisirs. 

Je  plains  beaucoup  M11,  Durancy,  s'il  est  vrai  qu'elle  ait  la 
voix  dure1  et  les  fesses  molles.  On  dit  que  M110  Dubois  a  un 
très-beau  c.  ;  elle  devait  se  contenter  de  cet  avantage,  et  ne  pas 
falsifier  ma  lettre  pour  faire  abandonner  le  tripot  de  la  Comédie 
à  cette  pauvre  enfant.  Ce  n'est  pas  là  un  tour  d'honnête  fille, 
c'est  un  tour  de  prêtre  ;  mais,  si  elle  est  belle,  si  elle  est  bonne 
actrice,  il  faut  tout  lui  pardonner.  M.  le  duc  de  Duras  a  constaté 
ce  petit  artifice,  mais  il  est  fort  indulgent  pour  les  belles,  ainsi 
qu'on  doit  l'être  ;  il  a  établi  une  petite  école  de  déclamation  à 
Versailles. 

Puissiez-vous  avoir  des  acteurs  pour  votre  Empire  romain1  \  Je 
m'intéresse  à  votre  gloire  comme  un  père  tendre.  Je  vous  aime- 
rai, vous  et  les  beaux-arts,  jusqu'au  dernier  moment  de  ma  vie  ; 
maman  est  de  moitié  avec  moi. 


1.  Voyez  les  lettres  6783  et  7093. 

2.  La  tragédie  d'Eudoxie,  par  Chabanon. 


460  CORRESPONDANCE. 


7102.  —   A  M.   DE  CHABANON. 

21  décembre. 

Mon  cher  ami,  vous  me  faites  aimer  le  péché  originel.  Saint 
Augustin  en  était  fou  ;  mais  celui  qui  inventa  la  fable  de  Pandore 
avait  plus  d'esprit  que  saint  Augustin,  et  était  beaucoup  plus  rai- 
sonnable. Il  ne  damne  point  les  enfants  de  notre  mère  Pandore, 
il  se  conteute  de  leur  donner  la  fièvre,  la  goutte,  la  gravelle  par 
héritage.  J'aime  Pandore,  vous  dis-je,  puisque  vous  l'aimez.  Tout 
malade  et  tout  héritier  de  Pandore  que  je  suis,  j'ai  passé  une 
journée  entière  à  rapetasser  l'opéra  dont  vous  avez  la  bonté  de 
vous  charger.  J'envoie  le  manuscrit,  qui  est  assez  gros,  à  M.  de 
La  Borde  l,  en  le  priant  de  vous  le  remettre.  Je  lui  pardonne 
l'infidélité  qu'il  m'a  faite  pour  Amphion  2.  Cet  Amphion  était  à 
coup  sûr  sorti  de  la  boîte  ;  il  lui  reste  l'espérance  très-légitime 
de  faire  un  excellent  opéra  avec  votre  secours. 

M"e  Dubois  m'a  joué  d'un  tour  d'adresse;  mais  si  elle  est  aussi 
belle  qu'on  le  dit,  et  si  elle  a  les  tétons  et  le  c.  plus  durs  que 
Mllc  Durancy,  je  lui  pardonne;  mais  je  n'aime  point  qu'on 
m'impute  d'avoir  célébré  les  amours  et  le  style  de  M.  Dorât, 
attendu  que  je  ne  connais  ni  sa  maîtresse,  ni  les  vers  qu'il  a 
faits  pour  elle  3.  Cette  accusation  est  fort  injuste  ;  mais  les  gens 
de  bien  seroût  toujours  persécutés. 

Père  Adam  est  tout  ébouriffé  qu'on  ait  chassé  les  jésuites  de 
Naples,  la  baïonnette  au  bout  du  fusil  ;  il  n'en  a  pas  l'appétit  moins 
dévorant.  On  dit  que  ces  jésuites  ont  emmené  avec  eux  deux 
cents  petits  garçons  et  deux  cents  chèvres  ;  c'est  de  la  provision 
jusqu'à  Rome.  Il  ne  serait  pas  mal  qu'on  envoyât  chaque  jésuite 
dans  le  fond  de  la  mer,  avec  un  janséniste  au  cou. 

M'ne  Denis  mangera  demain  vos  huîtres  ;  je  pourrai  bien 
en  manger  aussi,  pourvu  qu'on  les  grille.  Je  trouve  qu'il  y  a  je 
ne  sais   quoi  de  barbare  à  manger  un  aussi  joli  petit  animal 


1.  La  lettre  à  M.  de  La  Borde  qui  devait  accompagner  cet  envoi  manque. 

2.  Voyez  lettre  7073. 

3.  On  attribuait  à  Voltaire  une  épigramme  contre  Dorât,  commençant  par  ce 
vers  : 

Bon  Dieu  !  que  cet  auteur  est  triste  en  sa  gaité. 

Cette  épigramme  est  imprimée  dans  plusieurs  recueils,  et,  entre  autres,  page  53 
du  tome  II  de  la  Correspondance  littéraire  de  La  Harpe,  qui  m'a  dit  en  être  l'au- 
teur, et  qui  l'avoue  au  reste  dans  sa  note,  page  63  du  même  volume.  (B.) 


ANNÉE    I7G7.  4G1 

tout  cru.  Si  messieurs  de  Sorbonne  mangent  des  huîtres,  je  les 
tiens  anthropophages. 

Je  vous  recommande,  mon  cher  confrère  eu  Apollon,  l'Empire 
romain  1  et  Pandore.  Nous  vous  aimons  tous  comme  vous  méritez 
d'être  aimé. 

7103.   —  A  S.    A.   Me»   LE    DUC   DE   BOUILLON. 

A  Ferney,  23  décembre. 

Monseigneur,  je  n'ai  appris  la  perte  cruelle  que  vous  avez 
faite  que  dans  l'intervalle  de  ma  première  lettre  et  celle  dont 
Votre  Altesse  m'a  honoré.  Personne  ne  souhaite  plus  que  moi 
que  le  sang  des  grands  hommes  et  des  hommes  aimables  ne 
tarisse  point  sur  la  terre.  Je  suis  pénétré  de  votre  douleur,  et 
sûr  de  votre  courage. 

Je  ne  crains  pas  plus  les  mauléonistes  que  les  jansénistes  et 
les  molinistes.  Le  siècle  de  Louis  XIV  était  beaucoup  plus  élo- 
quent que  le  nôtre,  mais  bien  moins  éclairé.  Toutes  les  miséra- 
bles disputes  théologiques  sont  bafouées  aujourd'hui  par  les 
honnêtes  gens  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre.  La  raison  a  fait 
plus  de  progrès  en  vingt  années  que  le  fanatisme  n'en  avait  fait 
en  quinze  cents  ans. 

Nos  mœurs  changent,  Brutus;  il  faut  changer  nos  lois. 

{La  Mort  de  César,  act.  III,  se.  iv.) 

Bossuet  avait  de  la  science  et  du  génie  ;  il  était  le  premier  des 
déclamateurs,  mais  le  dernier  des  philosophes,  et  je  puis  vous 
assurer  qu'il  n'était  pas  de  bonne  foi.  Le  quiétisme  était  une 
folie  qui  passa  par  la  tête  périgourdine  de  Fénelon,  mais  une 
folie  pardonnable,  une  folie  d'un  cœur  tendre,  et  qui  devint 
môme  héroïque  dans  lui.  Je  ne  vois  dans  la  conduite  du  cardi- 
nal de  Bouillon  que  celle  d'une  âme  noble,  qui  fut  intrépide 
dans  l'amitié  et  dans  la  disgrâce.  Je  n'aime  point  Borne,  mais  je 
crois  qu'il  fit  très-bien  de  se  retirer  à  Borne. 

J'ai  déjà  insinué  mes  sentiments  dans  les  éditions  précédentes 
du  Siècle  de  Louis  XIV.  Je  les  développerai  dans  cette  édition  nou- 
velle2, avec  mon  amour  de  la  vérité,  mon  attachement  pour 
votre  maison,  mon  respect  pour  le  trône,  et  mes  ménagements 
pour  l'Église. 

1.  Eudoxie. 

2.  L'édition  de  1768. 


462  CORRESPONDANCE. 

Serai-je  assez  hardi,  monseigneur,  pour  vous  supplier  de  m'en- 
voyer  tout  ce  qui  concerne  l'impudent  et  ridicule  interrogatoire 
fait  à  Mmela  duchesse  de  Bouillonpar  ceLaReynie,l'âme  damnée 
de  Louvois?  Le  temps  de  dire  la  vérité  est  venu.  Soyez  sûr  de 
mon  zèle  et  de  la  discrétion  que  je  dois  à  votre  confiance. 

Je  garderai  le  secret  à  M.  Maigrot1.  Il  paraît  que  ce  M.  Maigrot 
a  arrangé  quelques  petites  affaires  entre  Votre  Altesse  et  moi 
indigne,  il  y  a  environ  vingt-cinq  ans.  S'il  est  parent  d'un  certain 
évêque  Maigrot2,  qui  alla  à  la  Chine  combattre  les  jésuites,  je 
l'en  aime  davantage. 

Conservez-moi,  monseigneur,  vos  bontés,  qui  me  sont  pré- 
cieuses. Je  suis  attaché  à  Votre  Altesse  avec  le  plus  tendre  et  le 
plus  profond  respect. 

7104.   —  A  M.   DE   BELMONT, 

DIRECTEUR    DES    SPECTACLES,     A    BORDEAUX    3. 

23  décembre  1767,  à  Ferney. 

Il  y  a  un  mois,  monsieur,  que  le  vieux  malade  à  qui  vous  avez 
écrit  est  au  lit.  Ainsi  vous  excuserez  sa  négligence  ordinaire.  Le 
petit  divertissement  qui  avait  été  exécuté  dans  sa  chaumière,  au 
commencement  de  l'automne,  était  intitulé  Charlotte  ou  la  Comtesse 
de  Givry.  On  l'a  imprimé  depuis  à  Genève  et  à  Paris  ;  mais  ce 
sont  des  oiseaux  de  passage  qu'on  ne  retrouve  plus  en  hiver. 
La  Comédie  de  Paris  est  absolument  tombée  ;  il  n'y  a  plus  de 
Lekain  ni  de  Clairon  :  tout  va  au  diable  ;  j'y  irai  bientôt  aussi. 
En  attendant,  comptez  que  jesuis,  de  tout  mon  cœur,  monsieur, 
votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur.  V. 

7105.   —  A    M.    MOULTOU  ''. 

23  décembre  1767,  à  Ferney. 

Mon  cher  philosophe,  l'affaire  des  Sirven  devient  d'une  impor- 
tance extrême  ;  le  rapporteur  me  demande  un  écrit  imprimé  de- 
puis quelques  mois  à  Toulouse,  dans  lequel  on  justifie  l'assassinat 
juridique  des  Calas  ;  les  maîtres  des  requêtes,  qui  ont  déclaré 
unanimement  la  famille  innocente,  y  sont  très-mal  traités;  leur 

1.  A  qui  est  adressée  la  lettre  7111. 

2.  Voyez  tome  XI,  page  58;  XV,  78;  XVII,  50. 

3.  Éditeur,  Gustave  Brunet. 
i.  Éditeur,  A.  Coqucrel. 


ANNÉE    1767.  463 

tribunal  y  est  déclaré  incompétent  et  leur  jugement  injuste.  J'ai 
malheureusement  perdu  cet  écrit  précieux,  qui  doit  être  une 
pièce  produite  au  procès  ;  je  ne  me  souviens  plus  du  titre  ;  il  me 
semble  que  c'était  une  lettre  adressée  à  un  correspondant  ima- 
ginaire, comme  celles  de  Vernet.  .Te  vous  demande  en  grâce 
d'écrire  sur-le-champ  à  vos  amis  du  Languedoc  qu'il  faut  qu'ils 
déterrent  cette  lettre  et  qu'ils  l'envoient  en  droiture  à  M.  de 
Chardon,  maître  des  requêtes,  sous  l'enveloppe  de  M.  le  duc 
de  Choiseul.  Cela  est,  encore  une  fois,  de  la  dernière  im- 
portance. Il  n'y  a  point  de  peine  qu'on  ne  doive  prendre 
pour  recouvrer  cet  ouvrage.  C'est  un  préliminaire  nécessaire 
pour  casser  le  dernier  arrêt  de  Toulouse,  qui  révolte  tout  le 
inonde. 

Je  me  porte  fort  mal,  mais  je  mourrai  content  avec  l'espé- 
rance de  voir  la  tolérance  rétablie  ;  l'intolérance  déshonore  trop 
la  nature  humaine.  Nous  avons  été  trop  longtemps  au-dessous 
des  Juifs  et  des  Hottentots.  —  Je  vous  embrasse  bien  tendre- 
ment, mon  cher  philosophe.  Vous  devriez  bien  venir  quelque 
jour  coucher  chez  nous;  nous  causerions. 

7106.   —  A  M.   DAMILAVILLE. 

24  décembre. 

Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  lettre  du  8  du  mois  avec  votre 
mémoire.  Il  n'y  a,  je  crois,  rien  à  répliquer;  mais  la  puissance 
ne  cède  pas  à  la  raison  : 

Sic  volo,  sic  jubeo.... 

(  Juvi:n.,  sat.  vi,  v.  223.  I 

est  d'ordinaire  la  raison  des  gens  en  place.  Il  faut  absolument 
entourer  M.  et  Mn,e  deSauvigny  de  tous  les  côtés,  et  les  empêcher 
surtout  de  donner  contre  vous  des  impressions  qu'il  ne  serait 
peut-être  plus  possible  de  détruire,  quand  la  place  qui  vous  est 
si  bien  due  viendrait  à  vaquer. 

J'ai  écrit  encore  à  Mmc  de  Sauvigny  \  et  je  lui  ai  fait  par- 
ler. Je  me  flatte  qu'ils  ne  verront  pas  votre  mémoire,  il  les  met- 
trait trop  dans  leur  tort,  et  des  reproches  si  justes  ne  serviraient 
qu'à  les  aigrir. 

1.  Cette  lettre  manque. 


464  CORRESPONDANCE. 

Je  sais  très-fâché  que  vous  ayez  donné  le  mémoire  à  M.  Fou- 
lon '.  S'il  parvient  à  M.  de  Sauvigny,  il  sera  fâché  qu'on  dévoile 
qu'il  y  a  déjà  demandé  la  place  en  question  pour  d'autres,  et  sur- 
tout pour  un  receveur  général  des  finances,  à  qui  elle  ne  con- 
vient point.  Cette  démarche,  que  vous  rappelez,  a  plutôt  l'air 
d'un  marché  que  d'une  protection.  L'affaire  est  délicate,  et  de- 
mande à  être  traitée  avec  tous  les  ménagements  possibles  ;  heu- 
reusement vous  avez  du  temps.  Ne  pourriez-vous  point  trouver 
quelque  ami  auprès  de  M.  Gochin,  qui  est  un  homme  juste,  et 
qui  ferait  sentir  à  M.  le  contrôleur  général  le  prix  de  vos  longs 
et  utiles  services? 

Je  n'aurai  probablement  aucune  réponse,  de  longtemps,  de 
M.  de  Choiseul;  il  me  néglige  beaucoup.  On  m'a  fait  des  tra- 
casseries auprès  de  lui  pour  les  sottes  affaires  de  Genève  ;  mais 
c'est  ce  qui  m'inquiète  fort  peu. 

Ne  manquez  pas,  mon  cher  ami,  de  m'écrire  dès  que  le  titu- 
laire sera  près  d'aller  rendre  ses  comptes  à  Dieu  ;  j'écrirai  alors 
sur-le-champ  à  M.  le  duc  de  Choiseul.  Malgré  tout  ce  que  le 
sieur  Tronchin  a  fait  pour  lui  persuader  que  je  prenais  le  parti 
des  représentants,  je  représenterai  très-hardiment  pour  vous  : 
car  vous  sentez  bien  que  la  place  n'étant  pas  encore  vacante,  je 
n'ai  pu  écrire  que  de  façon  à  préparer  les  voies  ;  et  encore  m'a- 
t-il  été  fort  difficile  de  faire  venir  la  chose  à  propos,  dans  une 
lettre  où  il  était  question  d'autres  affaires,  écrite  à  un  ministre 
chargé  du  poids  de  la  guerre,  de  la  paix,  et  du  détail  des  pro- 
vinces. Mais,  quand  il  s'agira  réellement  de  donner  la  place  qui 
vous  est  due,  alors  il  se  souviendra  que  je  lui  en  ai  déjà  écrit2. 
Je  crois  même  qu'il  serait  bon  que  vous  préparassiez  à  l'avance 
un  mémoire  court  pour  monsieur  le  contrôleur  général;  je 
l'enverrais  à  M.  de  Choiseul,  et  il  serait  homme  à  le  donner  lui- 
même. 

Je  ne  sais  plus  rien  de  l'affaire  des  Sirven. 

Voici  une  petite  réponse  que  j'ai  cru  devoir  faire,  par  mon 
laquais,  au  sieur  Coger3,  qui  m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire. 

Adieu  ;  je  vous  embrasse,  mon  très-cher  ami.  Je  suis  dans 
mon  lit,  accablé  de  maux  et  d'affaires. 

1.  Foulon,  maître  des  requêtes  depuis  1700,  devint  conseiller  d'État  en  1771  ; 
nommé  contrôleur  général  le  12  juillet  1789,  il  ne  put  entrer  en  fonctions  à  cause 
des  événements  du  surlendemain,  et  fut  massacré  quelques  jours  après,  ainsi  que 
Berthier  de  Sauvigny,  alors  son  gendre. 

2.  La  lettre  manque. 

3.  Réponse  catégorique  au  sieur  Coyé;  voyez  tome  XXVI,  page  529. 


ANNÉE    1767.  465 

7107.   —  A   M.   OLIVIER   DES  MONTS, 

A     ANDUZE. 

25  décembre. 

La  personne  à  qui  vous  avez  bien  voulu  écrire,  monsieur,  le 
17  de  décembre,  peut  d'abord  vous  assurer  que  vous  ne  serez 
point  pendu.  L'horrible  absurdité  des  persécutions,  sur  des  ma- 
tières où  personne  ne  s'entend,  commence  à  être  décriée  par- 
tout. Nous  sortons  de  la  barbarie.  Un  édit  pour  légitimer  vos 
mariages  a  été  mis  trois  fois  sur  le  tapis  devant  le  roi  à  Ver- 
sailles :  il  est  vrai  qu'il  n'a  point  passé  ;  mais  on  a  écrit  à  tous 
les  gouverneurs  de  province,  procureurs  généraux,  intendants, 
de  ne  vous  point  molester.  Gardez-vous  bien  de  présenter  une 
requête  au  conseil,  au  nom  des  protestants,  sur  le  nouvel  arrêt 
rendu  à  Toulouse  :  elle  ne  serait  pas  reçue  ;  mais  voici,  à  mon 
avis,  ce  qu'il  faut  faire. 

Un  conseiller  au  parlement  de  Toulouse  fit  imprimer,  il  y  a 
environ  quatre  mois,  une  lettre  contre  le  jugement  définitif 
rendu  par  messieurs  les  maîtres  des  requêtes  en  faveur  des  Calas. 
Le  conseil  y  est  très-maltraité,  et  on  y  justifie,  autant  qu'on 
le  peut,  l'assassinat  juridique  commis  par  les  juges  de  Toulouse. 
M.  Chardon,  maître  des  requêtes,  et  fort  avant  dans  la  confiance 
de  M.  le  duc  de  Choiseul,  n'attend  que  cette  pièce  pour  rap- 
porter l'affaire  des  Sirven  au  conseil  privé  du  roi. 

Tâchez  de  vous  procurer  cet  impertinent  libelle  par  vos 
amis  ;  qu'on  l'adresse  sur-le-champ  à  M.  Chardon,  avec  cette 
apostille  sur  l'enveloppe  :  Pour  l'affaire  des  Sirven,  le  tout  sous 
l'enveloppe  de  monseigneur  le  duc  de  Choiseul,  à  Versailles. 
Cela  demande  un  peu  de  diligence.  Ne  me  citez  point,  je  vous 
en  prie.  Il  faut  aller  au  secours  de  la  place  sans  tambour  et 
sans  trompette. 

Je  vais  écrire  à  M.  Chardon  que  probablement  il  recevra, 
dans  quelques  jours,  la  pièce  qu'il  demande.  Quand  cela  sera 
fait,  je  me  flatte  que  M.  le  duc  de  Choiseul  lui-même  proté- 
gera ceux  qu'on  exclut  des  offices  municipaux.  La  chose  est 
un  peu  délicate,  parce  que  vous  n'avez  pas  les  mêmes  droits  que 
les  luthériens  ont  en  Alsace,  et  que  d'ailleurs  M.  le  duc  de 
Choiseul  n'est  point  le  secrétaire  d'État  de  votre  province;  mais 
on  peut  aisément  attaquer  l'arrêt  de  votre  parlement,  en  ce  qu'il 
outre-passe  ses  pouvoirs,  et  que  la  police  des  offices  municipaux 
n'appartient  qu'au  conseil. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  30 


46G  CORRESPONDANCE. 

Voilà  tout  ce  qu'un  homme  qui  déteste  le  fanatisme  et  la  su- 
perstition peut  avoir  l'honneur  de  vous  répondre,  en  vous  assu- 
rant de  ses  obéissances,  et  en  vous  demandant  le  secret. 


7108.   —  A  M.  CHARDON. 

25  décembre 

Monsieur,  je  n'ai  pu  retrouver  le  petit  mémoire  l  fait  par  un 
conseiller  du  parlement  de  Toulouse,  dans  lequel  on  justifie 
l'assassinat  juridique  de  Jean  Calas,  et  on  soutient  l'incompé- 
tence et  l'irrégularité  prétendue  de  l'arrêt  de  messieurs  les  maî- 
tres des  requêtes.  Mais  je  crois  que  vous  recevrez  dans  une 
quinzaine  de  jours,  au  plus  tard,  cette  pièce  de  Toulouse  même; 
elle  vous  sera  adressée  sous  l'enveloppe  de  M.  le  duc  de  Choi- 
seul. 

Je  crois  que  les  circonstances  n'ont  jamais  été  plus  favora- 
bles pour  tirer  la  famille  Sirven  de  l'oppression  cruelle  dans  la- 
quelle elle  gémit  depuis  six  années.  Elle  a  contre  elle  un  juge 
ignorant,  un  parlement  passionné,  un  peuple  fanatique;  mais 
elle  aura  pour  elle  son  innocence  et  M.  Chardon. 

Cette  affaire  est  bien  digne  de  vous,  monsieur.  Non-seule- 
ment vous  serez  béni  par  cinq  cent  mille  protestants,  mais  tous 
les  catholiques  ennemis  de  la  superstition  et  de  l'injustice  vous 
applaudiront.  Je  me  flatte  enfin  que  l'absence  de  M.  Gilbert  ne 
vous  empêchera  point  de  rapporter  l'affaire  devant  le  roi,  et  je 
suis  bien  sûr  que  le  roi  sera  touché  de  la  manière  dont  vous  la 
rapporterez.  Je  m'intéresse  autant  à  votre  gloire  qu'à  la  justifica- 
tion des  Sirven. 

J'ai  lu  le  livre  de  M.  de  La  Rivière2  :  je  ne  sais  si  c'est  parce 
que  je  cultive  quelques  arpents  de  terre,  que  je  n'aime  point 
que  les  terres  soient  seules  chargées  d'impôts.  J'ai  peur  qu'il  ne 
se  trompe  avec  beaucoup  d'esprit;  mais  je  m'en  rapporte  à  vos 
lumières. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  beaucoup  de  respect,  et  un  attache- 
ment qui  se  fortifie  tous  les  jours,  monsieur,  votre,  etc. 

P.  S.  J'apprends  dans  le  moment,  monsieur,  que  vous  allez 
faire  le  rapport  devant  le  roi.  Vous  n'aurez  point  encore  reçu  le 
mémoire  du  conseiller  de  Toulouse  contre  messieurs  les  maîtres 

1.  Dans  la  lettre  précédente,  il  est  appelé  Lettre. 

2.  Voyez  lettre  G970. 


ANNÉE    17  67.  467 

des  requêtes;  mais  soyez  assuré  qu'il  existe;  je  l'ai  lu,  et  je  suis 
incapable  de  vous  tromper. 


7109.    —    A    M.  DE    CHABANON. 

25  décembre. 

En  qualité  de  vieux  faiseur  de  vers,  mon  cher  ami,  je  vou- 
drais avoir  fait  les  deux  épigrammes  qu'on  m'a  envoyées,  et  sur- 
tout celle  contre  Piron1,  qui  venge  un  honnête  homme  des 
insultes  d'un  fou;  mais  pour  les  vers  contre  M.  Dorât2,  je  les 
condamne,  quoique  bien  faits.  Il  ne  faut  point  troubler  les  mé- 
nages; on  doit  respecter  l'amour,  on  doit  encore  plus  respecter 
la  société.  Il  est  très-mal  de  m'imputer  ce  sacrilège.  Je  n'aime 
point  d'ailleurs  à  nourrir  les  enfants  que  je  n'ai  point  faits.  En 
un  mot,  j'ai  beaucoup  à  me  plaindre  ;  le  procédé  n'est  pas  hon- 
nête. 

Oui  vraiment  j'ai  lu  le  Galérien'3  :  il  y  a  des  vers  très-heureux^ 
il  y  en  a  qui  partent  du  cœur,  mais  aussi  il  y  en  a  de  pillés.  Le 
style  est  facile,  mais  quelquefois  trop  incorrect.  La  bourse 
donnée  par  le  galérien  à  la  dame  ressemble  trop  à  Nanine.  Le 
vieux  prédicant  est  un  infâme  d'avoir  laissé  son  fils  aux  galères 
si  longtemps.  La  reconnaissance  pèche  absolument  conlre  la 
vraisemblance.  Le  dernier  acte  est  languissant  ;  la  pièce  n'est 
pas  bien  faite,  mais  il  y  a  des  endroits  touchants.  L'auteur  me 
l'a  envoyée;  je  l'ai  loué  sur  ce  qu'il  a  de  louable. 

Il  paraît  une  nouvelle  Histoire  de  Louis  XIIIk,  que  je  n'ai  pas 
encore  lue.  Celle  de  Le  Vassor  doit  être  dans  la  Bibliothèque  du 
roi,  comme  Spinosa  dans  celle  de  monsieur  l'archevêque. 

Je  vous  ai  déjà  mandé5,  mon  cher  confrère  en  Melpomène, 
que  j'ai  envoyé  à  M.  de  La  Borde  Pandore,  avec  une  grande 
partie  des  changements  que  vous  désirez,  le  tout  accompagné 
de  quelques  réflexions  qui  me  sont  communes  avec  maman  fi. 
Elle  s'est  gorgée  de  vos  huîtres7.  Je  suis  toujours  embarrassé  de 

1.  L'épigramme  contre  Piron  est  celle  de  Marmontel  qui  commence  parce  vers  : 

Le  vieil  auteur  du  cantique  à  Priape. 

2.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  7102. 

3.  Le  drame  de  Fenouillot  de  Falbaire  :  voyez  lettre  7090. 

4.  Par  de  Bury,  1767,  quatre  volumes  in- 12. 

5.  Lettre  7102. 

6.  M",c  Denis. 

7.  Voyez  lettre  7102. 


468  CORRESPONDANCE. 

savoir  comment  les  huîtres  font  l'amour  ;  cela  n'est  encore  tiré 
au  clair  par  aucun  naturaliste. 

J'attends  avec  bien  de  l'impatience  l'ouvrage  de  M.  Anquetil1  ; 
j'aime  Zoroastre  et  Brama,  et  je  crois  les  Indiens  le  peuple  de 
toute  la  terre  le  plus  anciennement  civilisé.  Croiriez-vous  que 
j'ai  eu  chez  moi  le  fermier  général  du  roi  de  Patna2?  Il  sait 
très-bien  la  langue  courante  des  brames,  et  m'a  envoyé  des 
choses  fort  curieuses.  Quand  on  songe  que,  chez  les  Indiens,  le 
premier  homme  s'appelle  Adimo,  et  la  première  femme  d'un 
nom  qui  signifie  la  vie,  ainsi  que  celui  d'Eve  ;  quand  on  fait 
réflexion  que  notre  article  le  était  a  vers  le  Gange,  et  qu'Abrama 
ressemble  prodigieusement  à  Abram,  la  foi  peut  être  un  peu 
ébranlée;  mais  il  reste  toujours  la  charité,  qui  est  bien  plus 
nécessaire  que  la  foi.  Ceux  qui  m'imputent  l'épigramme  contre 
M.  Dorât  n'ont  point  du  tout  de  charité,  l'abbé  Guyon  encore 
moins  ;  mais  vous  en  avez,  et  de  celle  qu'il  me  faut.  Je  vous  le 
rends  bien,  et  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

7110.    —  A  M.    D'ALEMBERT. 

26  décembre. 

Sur  une  lettre  que  frère  Damilaville  m'a  écrite,  j'ai  envoyé, 
mon  cher  frère,  chercher  dans  tout  Genève  les  lettres  qui  pou- 
vaient vous  être  adressées;  on  n'a  trouvé  que  l'incluse.  Vous 
savez  que  je  ne  vais  jamais  dans  la  ville  sainte  où  Jésus-Christ 
ne  passe  pas  plus  pour  Dieu  que  Riballier  et  Coger  ne  passent 
à  Paris  pour  être  des  gens  d'esprit  et  d'honnêtes  gens.  Je  ne  sais 
quel  démon  a  soufflé  depuis  quinze  ans  sur  les  trois  quarts  de 
l'Europe,  mais  la  foi  est  anéantie.  Mon  cœur  en  est  aussi  navré 
que  le  vôtre.  Les  jansénistes  sont  aussi  méprisés  que  les  jésuites 
sont  abhorrés.  La  totale  interruption  du  commerce  entre  Ge- 
nève et  la  France  a  empêché  vos  sages  lettres  sur  les  jansénistes3 
d'entrer  dans  le  royaume.  La  douane  des  pensées  les  a  saisies 
à  Lyon.  L'imprimeur  jette  les  hauts  cris,  et  s'en  prend  à  moi. 
Consolons-nous;  un  temps  viendra  où  il  sera  permis  de  penser 
en  honnête  homme. 


1.  Abraham-Hyacinthe  Anquetil-Duperron, ne  en  1731,  mort  en  1805,  frère d'An- 
quetil  l'historien,  publia,  en  1771,  Zeiul-Avestn,  ouvrage  de  Zoroastre  traduit  en 
français  sur  l'original  zend,  deux  tomes  en  trois  volumes  in-i°. 

2.  Peacock,  à  qui  est  adressée  la  lettre  7089. 

3.  Les  Lettre  et  Seconde  Lettre  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus,  nos  6781  et  6872. 


ANNÉE     1767.  469 

J'ai  écrit,  il  y  a  longtemps,  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  en  faveur 
de  frère  Damilaville ;  point  de  réponse.  Un  Crommelin,  agent 
de  Genève,  qui  va  tous  les  mardis  dîner  à  Versailles,  avec  deux 
laquais  à  cannes  derrière  son  fiacre,  a  persuadé  aux  premiers 
commis  que  je  prenais  le  parti  des  représentants1  ;  c'est  comme 
si  on  disait  que  vous  favorisez  les  capucins  contre  les  cordeliers. 
Il  y  a  deux  ans  que  je  ne  bouge  de  ma  chambre,  et  trois  mois 
que  je  suis  dans  mon  lit;  mais  nous  autres  pauvres  diables  de 
gens  de  lettres  nous  sommes  faits  pour  être  calomniés. 

Ne  voilà-t-il  pas  encore  qu'on  m'impute  une  épi  gramme 
contre  la  maîtresse  et  les  vers  de  M.  Dorât  !  Cela  est  très-imper- 
tinent2: je  ne  connais  ni  sa  maîtresse,  ni  les  vers  qu'il  a  faits 
pour  elle.  Ce  qui  me  fâche  le  plus,  c'est  que  les  cuistres,  les  fa- 
natiques, les  fripons,  sont  unis,  et  que  les  gens  de  bien  sont 
dispersés,  isolés,  tièdes,  indifférents,  ne  pensant  qu'à  leur  petit 
bien-être;  et,  comme  dit  l'autre3,  ils  laissent  égorger  leurs  ca- 
marades, et  lèchent  leur  sang.  Cela  n'empêchera  pas  M.  Chardon 
de  rapporter  l'affaire  des  Sirven.  C'est  un  nouveau  coup  de 
massue  porté  au  fanatisme,  qui  lève  encore  la  tête  dans  la 
fange  où  il  est  plongé.  Hercule,  ameutez  des  Hercules.  Encore 
une  fois,  c'est  l'opinion  qui  gouverne  le  monde,  et  c'est  à  vous 
de  gouverner  l'opinion. 

Qui  vous  aime  et  qui  vous  regrette  plus  que  moi?  Personne. 

7111.   —  A  M.   MAIGROT*, 

CHANCELIER     DU    DUCHÉ    SOUVERAIN    DE    BOUILLON. 

A  Ferney,  28  décembre. 

Monsieur,  vous  m'imposez  le  devoir  de  la  reconnaissance 
pour  le  reste  de  ma  vie,  puisque  c'est  vous  qui  m'avez  assuré 
une  rente  viagère,  et  qui  me  faites  connaître  la  vérité,  que  j'aime 
encore  mieux  qu'une  rente. 

A  propos  de  vérité,  je  dois  vous  dire  que  monseigneur  l'élec- 
teur palatin  ne  croit  ni  au  prétendu  cartel  proposé  par  l'électeur 
Charles-Louis  au  vicomte  de  Turenne,  ni  à  la  lettre  que  M.  de 
Ramsay  a  imprimée  dans  son  histoire,  ni  à  la  réponse5.  Effecti- 

1.  Voyez  lettre  7094. 

2.  Voyez  lettre  7102. 

3.  La  Bible  ne  parle  de  lécher  le  sang  qu'au  troisième  livre  des  Rois,  cha- 
pitre xxi,  verset  19;  et  dans  le  livre  de  Job,  chapitre  xxxix,  v.  30.  (B.) 

4.  Voyez  lettre  7103. 

5.  Voyez  tome  XIV,  page  268. 


470  CORRESPONDANCE. 

vement  la  lettre  de  l'électeur  est  du  style  de  Ramsay,  et  ce  Ramsay 
était  un  peu  enthousiaste.  Cependant  feu  M.  le  cardinal  d'Au- 
vergne m'a  fait  l'honneur  de  me  dire  plusieurs  fois  que  le  cartel 
était  vrai,  et  M.  le  grand  prieur  de  Vendôme  disait  qu'il  en  était 
sûr.  Les  historiens  et  le  public  aiment  ces  petites  anecdotes. 

Je  me  flatte  que  vous  mettrez  le  comble  à  votre  générosité, 
en  me  faisant  part  de  la  lettre  de  Louis  XIV  au  cardinal  de 
Rouillon  \  laquelle  doit  être  des  premiers  jours  d'avril  ou  des 
derniers  de  mars  1699.  Cette  lettre  est  nécessaire  ;  elle  est  le  fon- 
dement de  tout. 

Si  vous  aviez  aussi  quelques  anecdotes  intéressantes  sur  le 
prince  de  Turenne,  qui  donnait  de  si  grandes  espérances,  et  qui 
fut  tué  à  la  bataille  de  Steinkerque,  vous  me  mettriez  en  état  de 
déployer  encore  plus  le  zèle  qui  m'attache  à  cette  illustre  maison. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  tous  les  sentiments  que  je  vous 
dois,  etc. 

7112.   —  A  MADAME   NECKER. 

28  décembre. 

Madame,  il  faut  que  j'implore  votre  esprit  conciliant  contre 
l'esprit  de  tracasserie  :  ce  n'est  pas  des  tracasseries  de  Genève 
que  je  parle  ;  on  a  beau  vouloir  m'y  fourrer,  je  n'y  ai  jamais  pris 
part  que  pour  en  rire  avec  la  belle  Catherine  Ferbot,  digne  objet 
des  amours  inconstants  de  Robert  Covelle2.  Il  s'agit  d'une  autre 
tracasserie  que  le  tendre  amour  me  fait  de  Paris  au  mont  Jura, 
à  l'âge  de  soixante-quatorze  ans,  temps  auquel  on  a  peu  de 
chose  à  démêler  avec  ce  monsieur. 

On  m'a  envoyé  de  Paris  des  vers  bien  faits  sur  M.  Dorât  et  sa 
maîtresse3;  on  m'a  envoyé  aussi  une  réponse  de  M.  Dorât  très- 
bien  faite;  mais  ce  qui  est  assurément  très-mal  fait,  c'est  de 
m'imputer  les  vers  contre  les  amours  et  la  poésie  de  M.  Dorât. 
Je  jure,  par  votre  sagesse  et  par  votre  bonté,  madame,  que  je 
n'ai  jamais  su  que  M.  Dorât  eût  une  nouvelle  maîtresse.  Je  leur 
souhaite  à  tous  deux  beaucoup  de  plaisir  et  de  constance.  Mais 
il  me  paraît  qu'il  y  a  de  l'absurdité  à  me  faire  auteur  d'un  petit 
madrigal  qui  tend  visiblement  à  brouiller  l'amant  et  la  maîtresse, 
chose  que  j'ai  regardée  toute  ma  vie  comme  une  méchante 
action. 


1.  Relativement  à  l'affaire  du  quictisme.  (K.)  —  Voyez  tome  XV,  page  73. 

2.  Voyez  page  124. 

3.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  7102. 


ANNÉE    1767.  471 

Je  sais  que  M.  Dorât  vient  chez  vous  quelquefois;  je  vous  prie 
de  lui  dire,  pour  la  décharge  de  ma  conscience,  que  je  suis 
innocent,  et  qu'il  faudrait  être  un  innocent  pour  me  soupçonner; 
c'est  apparemment  le  sieur  Coger,  ou  quelque  licencié  de  Sor- 
honne,  qui  a  débité  cette  abominable  calomnie  dans  le  prima 
moisis  l.  En  un  mot,  je  m'en  lave  les  mains.  Je  neveux  point 
qu'on  me  calomnie,  et  je  vous  prends  pour  ma  caution.  Que 
celui  qui  a  fait  Fépigramme  la  garde;  je  ne  prends  jamais  le 
bien  d'autrui. 

J'apprends,  dans  le  moment,  que  la  demoiselle  qui  est  l'objet 
de  l'épigramme  est  une  demoiselle  de  l'Opéra.  Je  ne  sais  si  elle 
est  danseuse  ou  chanteuse  ;  j'ai  beaucoup  de  respect  pour  ces 
deux  talents,  et  il  ne  me  viendra  jamais  en  pensée  de  troubler 
son  ménage.  On  dit  qu'elle  a  beaucoup  d'esprit;  je  la  révère 
encore  plus.  Mais,  madame,  si  l'esprit,  si  les  grandes  connais- 
sances, et  la  bonté  du  cœur,  méritent  les  plus  grands  hommages, 
vous  ne  pouvez  douter  de  ceux  que  je  vous  rends,  et  des  senti- 
ments respectueux  avec  lesquels  je  serai  toute  ma  vie,  votre,  etc. 

7113.  —  A   M.   MOULTOU2. 

29  décembre  1767,  à  Ferney. 

Eh  bien!  le  diable  qui  se  mêle  de  toutes  les  affaires  de  ce 
monde,  et  qui  détruit  toutes  les  bonnes  œuvres,  ne  vient-il  pas 
d'arrêter  tout  net  M.  de  Chardon,  lorsqu'il  allait  rapporter  l'affaire 
des  Sirven?  Le  parlement  ne  lui  fait-il  pas  une  espèce  de  pro- 
cès criminel  pour  avoir  rapporté  devant  le  roi  l'affaire  de  la 
Caïenne?  Le  roi  est,  à  la  vérité,  indigné  contre  le  parlement; 
mais  le  procès  des  Sirven  n'en  est  pas  moins  retardé.  Je  vais 
animer  M.  de  Chardon  ;  il  est  un  de  nos  philosophes,  et  l'on  verra 
peut-être  à  la  fin  que  la  philosophie  est  bonne  à  quelque  chose. 

La  facétie  de  la  Sorbonne  contre  Bèlisaire  paraît  enfin.  Elle 
ressemble  aux  pièces  nouvelles  de  cet  hiver,  elle  est  sifflée  ;  mais 
le  nonce  la  dénonce  a  Rome  comme  scandaleuse,  et  cette  dénon- 
ciation dudit  nonce  est  encore  sifflée.  La  condamnation  de  Rome 
le  sera  aussi.  Et  de  rire! 

Je  ne  ris  point  sur  les  Sirven. 

Je  suis  surtout  très-sérieux  quand  je  vous  renouvelle  mon 
tendre  et  inviolable  attachement. 

1.  Voyez  la  note,  tome  XXVI,  page  169. 

2.  Éditeur,  A.  Coquerel. 


472  CORRESPONDANCE. 


7114.   —   DE    FRÉDÉRIC    II,   ROI   DE   PRUSSSE '. 

(Décembre  1767.) 

Bonjour  et  bon  an  au  patriarche  de  Ferney,  qui  ne  m'envoie  ni  la  prose  ni 
les  vers  qu'il  m'a  promis  depuis  six  mois.  Il  faut  que  vous  autres  patriarches 
vous  ayez  des  usages  et  des  mœurs  en  tout  différents  des  profanes  :  avec 
des  bâtons  marquetés  vous  tachetez  des  brebis  et  trompez  des  beaux-pères; 
vos  femmes  sont  tantôt  vos  sœurs,  tantôt  vos  femmes2,  selon  que  les  cir- 
constances le  demandent;  vous  promettez  vos  ouvrages,  et  ne  les  envoyez 
point  :  je  conclus  de  tout  cela  qu'il  ne  fait  pas  bon  se  fier  à  vous  autres , 
tout  grands  saints  que  vous  êtes.  Et  qui  vous  empêche  de  donner  signe  de 
vie?  Le  cordon  qui  entourait  Genève  et  Ferney  est  levé,  vous  n'êtes  plus 
bloqué  par  les  troupes  françaises,  et  l'on  écrit  de  Paris  que  vous  êtes  le  pro- 
tégé de  Choiseul.  Que  de  raisons  pour  écrire!  Sera-t-il  dit  que  je  recevrai 
clandestinement  vos  ouvrages,  et  que  je  ne  les  tirerai  plus  de  source?  Je 
vous  avertis  que  j'ai  imaginé  le  moyen  de  me  faire  payer  :  je  vous  bombar- 
derai tant  et  si  longtemps  de  mes  pièces  que,  pour  vous  préserver  de  leur 
atteinte,  vous  m'enverrez  des  vôtres.  Ceci  mérite  quelques  réflexions.  Yous 
vous  exposez  plus  que  vous  ne  le  pensez.  Souvenez-vous  combien  le  Dic- 
tionnaire de  Trévoux  fut  fatal  au  Père  Berthier3;  et  si  mes  pièces  ont  la 
même  vertu,  vous  bâillerez  en  les  recevant,  puis  vous  sommeillerez,  puis  vous 
tomberez  en  léthargie,  puis  on  appellera  le  confesseur,  et  puis,  etc.,  etc.,  etc. 
Ah  !  patriarche,  évitez  d'aussi  grands  dangers,  tenez-moi  parole,  envoyez- 
moi  vos  ouvrages,  et  je  vous  promets  que  vous  ne  recevrez  plus  de  moi  ni 
d'ouvrages  soporifiques,  ni  de  poisons  léthargiques,  ni  de  médisances  sur 
les  patriarches,  leurs  sœurs,  leurs  nièces,  leurs  brebis  et  leur  inexactitude, 
et  que  je  serai  toujours,  avec  l'admiration  due  au  père  des  croyants,  etc. 


7115.   —  A  M.    P' 


Au  château  de  Ferney. 


Je  suis  si  vieux  et  si  malade,  monsieur,  que  je  n'ai  pu  vous 
répondre  plus  tôt.  Vous  êtes,  ce  me  semble,  du  pays  de  Maynard  ; 
vos  vers  en  ont  la  grâce.  Je  suis  bien  loin  de  mériter  tout  ce  que 

1.  Cette  lettre  est  tirée  des  OEuvres  posthumes,  édition  de  Berlin.  Les  édi- 
teurs disent  dans  une  note  qu'elle  ne  fut  pas  envoyée  au  destinataire. 

2.  Voyez  l'article  Abraham,  tome  XVII,  page  32. 

3.  Ce  n'est  pas  le  Dictionnaire,  c'est  le  Journal  de  Trévoux  qui  excitait  les 
bâillements  de  Berthier  lors  de  son  voyage  à  Versailles  ;  voyez  la  Relation,  etc., 
tome  XXIV,  page  95. 

4.  M.  P.  de  V***,  qui  était  de  Toulouse,  s'il  était,  comme  le  dit  Voltaire,  du 
pays  de  Maynard,  avait  demandé  à  l'auteur  de  la  Henriade  son  avis  sur  le  projet 
de  faire  de  la  réduction  de  Paris  une  pièce  de  théâtre.  L'ouvrage  fut  imprimé 
sous  le  titre  de  Henri  IV.  poème  en  trois  actes,  17G8,  in-8°. 


ANNÉE   1768.  473 

vous  me  dites  de  séduisant;  je  n'y  reconnais  qu'une  chose  de 
vraie  :  c'est  le  vif  intérêt  que  je  prends  aux  progrès  des  jeunes 
gens  dans  les  lettres. 

Vous  voulez,  monsieur,  faire  une  pièce  de  théâtre  ;  et  Henri  IV 
est  votre  héros.  Je  suis  très-peu  propre  à  décider,  dans  ma 
retraite,  du  succès  que  doit  avoir  une  pièce  de  théâtre  à  Paris. 
On  dit  que  le  goût  du  public  est  entièrement  changé.  Le  mien, 
qui  ne  l'est  pas,  est  trop  suranné  et  trop  hors  de  mode. 

Je  suis,  etc. 

7116.  —  A  M.   MARMONTEL. 

1er  janvier  1768. 

Que  voulez-vous  que  je  vous  dise,  mon  cher  confrère  ?  Le 
pain  vaut  quatre  sous  la  livre  ;  il  y  a  des  gens  de  mérite  qui  n'en 
ont  pas  assez  pour  nourrir  leur  famille,  et  on  a  élevé  des  palais 
pour  loger  et  nourrir  des  fainéants  qui  ont  beaucoup  moins  de 
bon  sens  que  Panurge l,  qui  sont  bien  loin  de  valoir  frère  Jean 
des  Entommeures  2,  et  qui  n'ont  d'autre  soin,  après  boire,  que  de 
replonger  les  hommes  dans  la  crasse  ignorance  qui  dota  autre- 
fois ces  polissons. 

Tout  ce  qui  m'étonne,  c'est  qu'on  ne  se  soit  pas  encore  avisé 
de  faire  une  faculté  des  Petites-Maisons.  Cette  institution  aurait 
été  beaucoup  plus  raisonnable  :  car  enfin  les  Petites-Maisons 
n'ont  jamais  fait  de  mal  à  personne,  et  la  sacrée  Faculté  en  a  fait 
beaucoup.  Cependant,  pour  la  consolation  des  honnêtes  gens,  il 
paraît  que  la  cour  fait  de  ces  cuistres  fourrés  tout  le  cas  qu'ils 
méritent,  et  que,  si  on  ne  les  détruit  pas,  comme  on  a  détruit 
les  jésuites,  on  les  empêche  au  moins  d'être  dangereux. 

On  n'en  fait  pas  encore  assez.  Il  faudrait  leur  défendre,  sous 
peine  d'être  mis  au  carcan  avec  un  bonnet  d'âne,  de  donner  des 
décrets.  Ln  décret  est  une  espèce  d'acte  de  juridiction.  Ils  peuvent 
tout  au  plus  dire  leur  avis  comme  les  autres  citoyens,  au  risque 
d'être  siffles;  mais  ils  n'ont  pas  plus  droit  que  Fréron  de  donner 
un  décret.  Les  théologiens  ne  donnent  des  décrets  ni  en  Angle- 
terre, ni  en  Prusse  :  aussi  les  Anglais  et  les  Prussiens  nous  ont 
bien  battus.  Il  faut  de  bons  laboureurs  et  de  bons  soldats,  de 
bons  manufacturiers,  et  le  moins  de  théologiens  qu'il  soit  pos- 
sible :  tous  ces  petits  ergoteurs  rendent  une  nation  ridicule  et 


1.  Personnage  du  Pantagruel  de  Rabelais. 

2.  Idem. 


474  CORRESPONDANCE. 

méprisable.  Les  Romains,  nos  vainqueurs  et  nos  maîtres,  n'ont 
point  eu  de  sacrée  faculté  de  théologie. 

Adieu,  mon  cher  ami;  mes  respects  à  Mme  Geoffrin. 

7117.  -  A  M.   DAMILAVILLE. 

1er  janvier. 

Mon  cher  ami,  je  crains  que  vous  ne  soyez  malade.  Vous  ne 
me  parlez  point  de  l'affaire  de  M.  Chardon.  Je  crains  bien  qu'elle 
ne  soit  funeste  aux  Sirven.  Il  se  peut  que  les  plaintes  du  parle- 
ment de  Paris  l'empêchent  de  rapporter  au  conseil  un  procès 
contre  un  autre  parlement.  Il  se  peut  encore  que  le  conseil  ne 
veuille  pas  ordonner  la  révision,  pour  ne  pas  exposer  le  roi  à  de 
nouvelles  remontrances.  Il  y  a  clans  toute  l'aventure  des  Sirven 
une  fatalité  qui  m'effraye.  Ne  me  laissez  pas,  je  vous  prie,  dans 
l'ignorance  profonde  où  je  suis  d'une  chose  à  laquelle  nous  pre- 
nons tous  deux  tant  d'intérêt.  Serait-il  possible  qu'après  cinq 
années  de  soins  et  de  peines  nous  fussions  moins  avancés  que 
le  premier  jour  !  Le  désastre  de  la  Caïenne  s'étend  donc  bien 
loin  !  Voilà  comme  le  malheur  est  fait  :  il  pousse  des  racines 
jusqu'à  deux  ou  trois  mille  lieues  ;  le  bonheur,  quand  il  y  en  a 
un  peu,  ne  va  pas  si  loin. 

Je  n'ai  point  le  décret  de  la  Sorbonne  *.  On  dit  que  c'est  une 
pièce  curieuse  qu'il  faut  avoir  dans  sa  bibliothèque. 

Vous  avez  dû  recevoir  un  paquet  d'Italie  pour  notre  ami.  Je 
vous  souhaite,  mon  cher  ami,  une  bonne  année,  et  je  me  souhaite 
à  moi  la  consolation  de  vous  revoir  encore.  Pourrait-on  avoir  un 
almanach  royal  par  la  poste  ?  Je  ne  crois  pas  que  la  Sorbonne 
s'oppose  à  l'envoi  de  ces  livres.  J'espère  avoir  demain  samedi  de 
vos  nouvelles. 

7118.  —  A  31.   LE  MARQUIS   D'ARGENCE    DE   DIRAC  2. 


Je  vous  dois  des  réponses,  mon  cher  philosophe  militaire  ; 
mais  il  y  a  trois  mois  que  je  ne  sors  presque  point  de  mon  lit. 
J'achève  ma  carrière  tout  doucement  ;  ma  plus  grande  peine  est 
de  ne  pouvoir  remplir,  comme  je  voudrais,  les  devoirs  de  mon 
cœur. 

1.  Voyez  lettre  7097,  page  456. 

2.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    1768.  47.") 

Savez-vous  bien  qu'on  a  imprimé  on  Hollande  un  petit  livre 
intitulé  le  Philosophe  militaire*?  Ce  n'est  pourtant  pas  vous  qui 
l'avez  fait;  on  le  connaissait  depuis  longtemps  en  manuscrit. 
C'est  un  ouvrage  clans  le  goût  du  Curé  Meslier;  il  est  (\o  Saint- 
Hyacinthe,  que  la  chronique  scandaleuse  a  cru  fds  de  Févêque 
de  Meaux,  Bossuet  :  il  avait  été  en  effet  officier  un  ou  deux  ans. 
Tachez  de  vous  procurer  cet  écrit;  il  n'est  pas  orthodoxe,  mais 
il  est  très-bien  raisonné  et  mérite  d'être  réfuté. 

Vous  pourriez  aisément  faire  venir  d'Amsterdam  une  petite 
bibliothèque  complète.  Vous  n'auriez  qu'à  vous  adresser  à  un 
libraire  de  Bordeaux,  et  lui  dire  de  vous  faire  venir  par  Marc- 
Michel  Rey,  libraire  d'Amsterdam,  tous  les  livres  que  ce  Marc- 
Michel  a  imprimés  sur  ces  matières;  il  y  en  a  plus  de  quinze 
volumes.  Le  secrétaire  de  M.  le  maréchal  de  Bichelieu  ou  de 
l'intendant  de  la  province  pourrait  aisément  vous  faire  passer  le 
paquet;  il  n'y  a  pas  à  présent  de  voie  plus  commode. 

Il  paraît  une  autre  brochure  du  même  Saint-Hyacinthe  inti- 
tulée le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers2.  On  pourrait  vous  l'en- 
voyer par  la  poste  de  Lyon  ;  mais  il  serait  à  propos  que  vous 
eussiez  une  correspondance  à  Limoges. 

Je  vous  souhaite  une  bonne  année  ;  vivez  longtemps,  mon- 
sieur, pour  l'intérêt  de  la  vertu  et  de  la  vérité. 


7119.    —  DE   M.   HEMSIN». 

A  Genève,  le  4  janvier  1768. 

Je  vous  ai  caché  jusqu'aujourd'hui,  monsieur,  une  sottise  du  sieur  Ga- 
lien  qui  vous  touche,  et  dont  je  me  proposais  d'avoir  l'honneur  de  vous 
parler.  Il  y  a  déjà  du  temps  que  je  l'entendais  dire  que  vous  travailliez  à 
un  dialogue  sur  les  affaires  de  Genève ,  dont  Ésope  et  Abauzit  *  étaient  les 


1.  Ou  plutôt  le  Militaire  philosophe. 

2.  Par  Voltaire.  Voyez  tome  XXVI. 

3.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 

4.  Firmin  Abauzit,  né  à  Uzès  le  11  novembre  1679,  de  la  religion  réformée. 
Persécuté  en  France  pour  sa  croyance  religieuse,  il  se  retira  à  Genève,  et  fut 
bibliothécaire  de  cette  ville.  Il  mourut  le  20  mars  1767.  C'était  un  homme  d'une 
grande  érudition,  du  caractère  le  plus  modeste,  le  plus  doux  et  le  plus  communi- 
catif  :  ses  voyages,  ses  relations  avec  tous  les  savants  de  son  temps,  ses  connais- 
sances variées  lui  acquirent  de  la  réputation.  Il  fut  ami  de  Bayle  et  de  Newton. 
On  a  de  lui  plusieurs  ouvrages,  entre  autres  une  excellente  édition  de  l'Histoire 
de  Genève  de  Spon.  Dans  son  Commentaire  sur  l'Apocalypse,  il  défendit  les  opi- 
nions de  l'arianisme  moderne.  Voltaire  en  faisait  un  grand  cas,  et  le  consultait 
pour  ses  recherches. 


476  CORRESPONDANCE. 

interlocuteurs.  Toute  la  ville  en  parlait;  on  annonçait  que  les  représentants 
avaient  nommé  huit  personnes  pour  y  répondre;  enfin  ce  chef-d'œuvre  a 
paru,  et,  au  premier  mot,  j'ai  reconnu  que  mon  étourdi  en  était  l'auteur. 
Je  lui  en  ai  parlé,  il  est  convenu  qu'il  y  avait  part;  je  lui  ai  représenté  qu'il 
vous  avait  manqué  essentiellement,  et  mon  intention,  dès  ce  moment,  a  été 
de  ne  plus  le  garder.  J'ai  écrit  à  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  et,  sans  lui 
rien  dire  de  cette  faute  du  sieur  Galien,  je  l'ai  prévenu  que  son  protégé 
n'était  bon  que  dans  une  bibliothèque.  Sans  doute  il  m'entendra.  Aujour- 
d'hui les  représentants  viennent  de  répandre  dans  la  ville  la  feuille  que 
j'ai  l'honneur  de  vous  envoyer,  après  laquelle  il  ne  m'est  plus  possible  de 
garder  le  sieur  Galien:  4°  parce  qu'il  s'est  mêlé  d'écrire  sans  m'en  faire 
part;  2°  parce  qu'il  a  eu  envers  vous  une  conduite  très-blàmable;  enfin, 
parce  qu'il  ne  convient  nullement  qu'un  homme  qui  vit  chez  moi  se  mêle 
dans  les  querelles  de  Genève,  encore  moins  quand  il  n'y  entend  rien,  et 
donne  prise  sur  lui,  comme  il  l'a  fait,  en  mille  endroits.  Je  vous  prie,  mon- 
sieur, de  me  dire  ce  que  vous  jugez  que  je  dois  faire  du  sieur  Galien,  qui 
ne  peut  plus  rester  chez  moi  après  une  pareille  incartade.  Le  mieux  est, 
je  crois,  de  le  renvoyer  au  plus  tôt  à  Paris. 

J'étais  sur  le  point,  monsieur,  de  partir  pour  aller  coucher  à  Ferney, 
lorsque  la  neige  m'en  a  fermé  le  chemin.  Aussitôt  qu'on  pourra  passer,  je 
me  fais  une  fête  d'aller  vous  tenir  compagnie.  Je  me  flatte  que  vous  n'avez 
pas  besoin  de  protestation  de  ma  part  pour  être  persuadé  du  tendre  et 
inviolable  attachement  que  je  vous  ai  voué,  ainsi  qu'à  Mme  Denis. 


7120.   —  A  M.   HENNIN. 

A  Ferney,  4  janvier. 

Lorsque  vous  prîtes  le  sieur  Galien,  monsieur,  l'humanité,  et 
l'espérance  qu'il  se  corrigerait  sous  vos  yeux,  m'engagèrent  à 
ensevelir  dans  le  silence  tous  les  sujets  que  je  pouvais  avoir  de 
me  plaindre  de  lui. 

M.  le  maréchal  de  Richelieu,  qui  l'avait  fait  enfermer  à  Saint- 
Lazare  pendant  une  année,  me  l'envoya,  et  me  pria  de  veiller 
sur  sa  conduite.  Toute  ma  maison  sait  quelles  attentions  j'ai 
eues  pour  lui.  Monsieur  le  maréchal  me  recommanda  expressé- 
ment de  le  faire  manger  avec  les  principaux  domestiques.  J'ai 
rempli  toutes  les  vues  de  monsieur  le  maréchal,  autant  qu'il  a 
été  en  moi,  pendant  une  année  entière.  J'ai  dissimulé  tous  ses 
torts. 

Depuis  qu'il  est  chez  vous,  il  a  écrit  à  M.  le  maréchal  de 
Richelieu  des  lettres  dont  je  ne  dois  pas  assurément  être  content, 
et  que  monsieur  le  maréchal  m'a  renvoyées. 

Je  me  flatte  que  vous  approuverez  le  silence  que  j'ai  gardé  si 


ANNÉE    4768.  477 

longtemps  avec  vous,  et  l'aveu  que  je  suis  obligé  de  vous  faire 
aujourd'hui. 

Je  suis  bien  sûr,  au  reste,  que  vous  n'avez  pas  admis  ce  jeune 
homme  dans  vos  secrets ,  et  que  vous  avez  bien  senti  dès  le 
premier  jour  qu'il  n'était  pas  fait  pour  être  dansvotre  confidence. 
Je  sais  à  quel  point  il  est  dangereux,  et  vous  ne  savez  ce  quej'en 
ai  souffert. 

Le  parti  que  vous  prenez  de  le  chasser  est  indispensable. 
Comptez  que  vous  prévenez  par  là  des  chagrins  qu'il  vous  aurait 
attirés.  Il  voulait  aller  chez  ses  parents  au  village  de  Salmoran, 
dont  il  est  natif.  Je  pense  qu'il  est  à  propos  qu'il  y  retourne  in- 
cessamment. La  plus  grande  bonté  que  vous  puissiez  avoir  pour 
lui  est  de  l'avertir  sérieusement  qu'il  se  prépare  un  avenir  bien 
malheureux  s'il  ne  réforme  pas  sa  conduite. 

L'article  de  ses  dettes  sera  très-embarrassant.  Je  pense  qu'il 
serait  assez  convenable  que  vous  fissiez  rendre  les  bijoux  à  ceux 
qui  les  ont  vendus,  et  qui  ne  sont  pas  payés.  Je  crois  qu'il  doit 
beaucoup  au  sieur  Souchai,  marchand  de  drap.  M.  le  maréchal 
de  Richelieu  ne  veut  point  entrer  dans  ses  dettes,  qu'il  avait  ex- 
pressément défendues.  Cependant,  si  on  peut  faire  quelque  ac- 
commodement, je  ne  désespère  pas  qu'il  n'accorde  une  petite 
somme. 

Nous  sommes  infiniment  sensibles,  maman  et  moi,  à  l'embarras 
et  aux  désagréments  que  sa  mauvaise  conduite  peut  vous  causer. 

Adieu,  monsieur  ;  je  vous  embrasse  avec  le  plus  tendre  et  le 
plus  respectueux  attachement.  V. 

7121.  —  A   M.   LE    COMTE    D'ARGENTAL. 

4  janvier. 

Comme  les  cuisiniers,  mon  cher  ange,  partent  toujours  de 
Paris  le  plus  tard  qu'ils  peuvent,  et  s'arrêtent  en  chemin  à  tous 
les  bouchons,  j'ai  reçu  un  peu  tard  la  lettre  que  vous  avez  bien 
voulu  m'écrire  le  1/j  de  décembre.  Ma  réponse  arrivera  gelée  ; 
notre  thermomètre  est  à  douze  degrés  au-dessous  du  terme  de 
la  glace;  une  belle  plaine  de  neige,  d'environ  quatre-vingts  lieues 
de  tour,  forme  notre  horizon  ;  me  voilà  en  Sibérie  pour  qua- 
tre mois.  Ce  n'est  pas  assurément  cette  situation  qui  me  fait  dé- 
sirer de  vous  revoir  et  de  vous  embrasser  ;  je  quitterais  le  para- 
dis terrestre  pour  jouir  de  cette  consolation.  J'espère  bien  quelque 
jour  venir  faire  un  tour  à  Paris,  uniquement  pour  vous  et  pour 


478  CORRESPONDANCE. 

Mme  d'Argental.  Il  me  sera  impossible  d'abandonner  longtemps 
ma  colonie.  J'ai  fondé  Gartbage,  il  faut  que  je  l'habite,  sans  quoi 
Cartilage  périrait;  mais  je  vous  réponds  bien  que,  si  je  suis  en 
vie  dans  dix-huit  mois,  vous  reverrez  un  vieux  radoteur  qui 
vous  aime  comme  s'il  ne  radotait  point. 

M.  de  Thibouville  me  dit  qu'il  faut  que  je  vous  envoie  la  lettre 
de  M.  le  duc  de  Duras;  je  ne  sais  trop  où  la  retrouver.  Elle  con- 
tenait, en  substance,  que  la  belle  Dubois  m'avait  traité  comme 
ses  amants,  qu'elle  m'avait  trompé  ;  que  la  Comédie  était,  comme 
beaucoup  d'autres  choses,  fort  en  décadence  ;  qu'il  avait  établi 
un  petit  séminaire  de  comédiens  à  Versailles,  qui  ne  promettait 
pas  grand'chose  ;  que  Lekain  était  toujours  bien  malade,  et  que 
la  tragédie  était  tout  aussi  malade  que  lui. 

Nous  manquons  d'hommes  en  bien  des  genres,  mon  cher 
ange,  cela  est  très-vrai  ;  mais  les  autres  nations  ne  sont  pas  en 
meilleur  état  que  nous. 

M.  Chardon  m'avait  promis  de  rapporter  l'affaire  des  Sirven 
avant  la  naissance  de  notre  Sauveur  ;  mais  les  petites  niches 
qu'il  a  plu  au  parlement  de  lui  faire  ont  retardé  l'effet  de  sa 
bonne  volonté.  L'affaire  n'a  point  été  rapportée  ;  je  ne  sais  plus 
où  j'en  suis,  après  cinq  ans  de  peines.  Il  faut  se  résigner  à  Dieu 
et  au  parlement. 

Pour  mon  petit  procès  avec  Mma  Gilet,  il  ne  m'inquiète  guère  : 
c'est  une  idiote  qui  veut  quelquefois  faire  le  bel  esprit,  et  qui 
parle  quelquefois  à  tort  et  à  travers  à  M.  Gilet.  Elle  est  peu  écou- 
tée ;  mais  M.  Gilet  a  quelquefois  des  fantaisies,  des  lubies  ;  et  il 
y  a  des  alfaires  dans  lesquelles  il  se  rend  fort  difficile.  Il  est 
triste  d'avoir  des  démêlés  avec  des  gens  de  ce  caractère.  Je  suis 
sensiblement  touché  cle  la  bonté  que  vous  avez  de  songer  à  re- 
dresser l'esprit  de  M.  Gilet. 

Mon  pauvre  Damilaville  est  tout  ébouriffé  de  la  crainte  cle 
n'être  pas  à  la  tête  des  vingtièmes.  Je  vous  avoue  que  je  lui  sou- 
haiterais une  autre  place  ;  c'est  un  lieutenant-colonel  dont  tout 
le  monde  désire  que  le  régiment  soit  réformé. 

N'êtes-vous  pas  bien  aise  que  l'affaire  de  Pologne  soit  accom- 
modée à  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  de  la  raison  ?  Joseph 
Bourdillon1,  professeur  en  droit  public,  n'a  pas  laissé  de  servir 
dans  ce  procès.  Puissé-je  réussir  comme  lui  dans  celui  des 
Sirven!  puissé-je  surtout  venir  un  jour  vous  dire  combien  je 


1 .  C'est  sous  ce  nom  que  Voltaire  a  donné  son  Essai  historique  et  critique  sur 
les  Dissensions  des  enlises  de  Pologne;  voyez  tome  XXVI,  page  451. 


ANNÉE    17  68.  479 

vous  aime,  combien  je  vous  suis  attaché  pour  le  reste  de  ma 
languissante  vie! 


7122.  —    A  M.  LE   MARÉCHAL  DUC   DE   RICHELIEU. 

A  Ferney,  6  janvier. 

M.  Hennin,  résident  à  Genève,  me  mande,  monseigneur,  qu'il 
a  eu  l'honneur  de  vous  écrire  au  sujet  de  Galien.  Vous  avez  vu, 
par  mes  lettres,  que  je  n'espérais  pas  que  ce  jeune  homme  se 
maintint  longtemps  dans  ce  poste.  Il  s'est  avisé  de  faire  impri- 
mer une  mauvaise  pasquinade,  dans  le  style  d'un  laquais,  sur 
les  affaires  de  Genève  ;  et  il  a  eu  la  méchanceté  inepte  de  me 
l'attribuer,  en  l'imprimant  sous  le  nom  d'un  vieillard  moribond, 
et  en  ajoutant  à  ce  titre  des  qualifications  peu  agréables. 

M.  Hennin  m'a  envoyé  l'ouvrage,  et  m'a  instruit  en  même 
temps  qu'il  était  obligé  de  le  renvoyer,  et  qu'il  vous  en  écrivait. 

Mon  respect  pour  la  protection  dont  vous  l'honorez  m'avait 
fait  toujours  dévorer  dans  le  silence  les  perfidies  qu'il  m'avait 
faites.  Il  allait  acheter  à  Genève  tous  les  libelles  qu'il  pouvait 
déterrer  contre  moi,  et  les  vendait  à  ceux  qui  venaient  dans  le 
château.  Je  lui  remontrai  l'énormité  et  l'ingratitude  de  ce  pro- 
cédé. Je  voulus  bien  ne  l'imputer  qu'à  sa  curiosité  et  à  sa  légè- 
reté. Je  ne  voulus  point  vous  en  instruire.  J'espérai  toujours  que 
le  temps  et  l'envie  de  vous  plaire  pourraient  corriger  son  carac- 
tère. Je  vois,  par  une  triste  expérience,  que  mes  ménagements 
ont  été  trop  grands  et  mes  espérances  trop  vaines. 

Je  pense  qu'il  serait  convenable  qu'il  allât  en  Dauphiné  pour 
y  faire  imprimer  l'histoire  de  cette  province,  qu'il  a  entreprise. 
Il  est  du  village  de  Salmoran,  dont  il  a  pris  le  nom,  et  il  avail 
toujours  témoigné  le  désir  d'y  aller  voir  ses  parents. 

Peut-être  l'article  de  ses  dettes  sera-t-il  un  peu  embarrassant 
avant  qu'il  parte  de  Genève.  On  prétend  qu'elles  vont  à  plus  de 
cent  louis  :  c'est  ce  que  j'ignore  ;  mais  je  sais  qu'il  répond  aux 
marchands  que  c'est  à  vous  à  payer  la  plupart  des  fournitures. 
J'ai  déjà  payé  deux  cents  livres,  dont  je  vous  avais  envoyé  les 
quittances,  et  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  rembourser. 

Je  vous  ai  mandé  que  je  ne  payerais  rien  de  plus  sans  votre 
ordre  précis,  et  j'ai  tenu  parole,  à  un  louis  près.  Peut-être  vou- 
driez-vous  bien  encore  accorder  une  petite  somme,  afin  qu'un 
jeune  homme  que  vous  avez  daigné  faire  élever  avec  tant  de  géné- 
rosité ne  partît  pas  de  Genève  absolument  en  banqueroutier. 


480  CORRESPONDANCE. 

Tous  les  esprits  sont  violemment  irrités  contre  lui  à  Genève. 
Cette  affaire  est  très-désagréable  ;  mais,  après  tout,  l'âge  peut 
le  mûrir.  Tout  ce  que  vous  avez  daigné  faire  pour  lui  peut  parler 
à  son  cœur;  et,  quelque  chose  qui  arrive,  vous  aurez  toujours  la 
satisfaction  d'avoir  exercé  les  sentiments  de  votre  caractère  noble 
et  bienfaisant. 

Le  thermomètre  est  ici  à  treize  degrés  et  un  quart  au-dessous 
de  la  glace  ;  l'encre  gèle  ;  mais  quoique  Galien  m'intitule  vieil- 
lard moribond,  je  sens  que  mon  cœur  a  encore  quelque  chaleur. 
Elle  est  tout  entière  pour  vous  ;  elle  anime  le  profond  respect 
avec  lequel  je  vous  serai  attaché  jusqu'au  dernier  moment  de  ma 
vie. 

7123.   —  A  M.   HENRI   PANCKOUCKE  K 

A  Ferney,  le  8  janvier. 

Vous  ne  sauriez  croire,  monsieur,  combien  j'aime  le  stoïcien 
Gaton,  tout  épicurien  que  je  suis.  Vous  avez  bien  raison  de  pen- 
ser que  l'amour  serait  fort  mal  placé  dans  un  pareil  sujet.  La 
partie  carrée  des  deux  filles  de  Gaton,  dans  Addison,  fait  voir  que 
les  Anglais  ont  souvent  pris  nos  ridicules.  Je  suis  très-aise  que 
vous  ne  vous  soyez  point  laissé  entraîner  au  mauvais  goût.  Les 
Français  ne  sont  pas  encore  dignes  d'avoir  beaucoup  de  tragé- 
dies sans  amour,  et  je  doute  même  que  la  mode  en  vienne 
jamais;  mais  vous  me  paraissez  digne  de  mettre  au  jour  les  ver- 
tus morales  et  héroïques  sur  le  théâtre. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  tous  les  sentiments  d'estime  que 
vous  méritez,  monsieur,  votre,  etc. 


7124.  —   A  M.   LE    MARQUIS    DE   VILLE  VIEILLE. 


Il  y  a  des  occasions,  monsieur,  où  il  faut  chanter  des  Te 
Deum  au  lieu  de  De  Profundis.  Les  âmes  de  ces  deux  braves  gens 
sont  immortelles  sans  doute,  puisqu'elles  ont  eu  tant  de  lumières 
et  tant  de  courage.  J'espère  bientôt  avoir  l'honneur  de  mourir 
comme  eux,  quoique  des  faquins  aient  poussé  la  calomnie  jus- 


1.  Henri  Panckoucke,  cousin  de  celui  à  qui  sont  adressées  les  lettres  6775  et 
et  7158,  est  auteur  de  la  Mort  de  Caton,  tragédie  en  trois  actes  et  en  vers,  1768, 
in-8",  dont  il  avait  envoyé  un  exemplaire  à  Voltaire.  Il  existe  de  cette  pièce  deux 
éditions  avec  le  nom  de  Voltaire. 


ANNÉE    4  76  8.  481 

qu'à  dire  que  j'allais  à  confesse.  Il  faut  être  bien  méchant  et 
avoir  l'âme  bien  noire  pour  inventer  de  pareilles  impostures. 

Agréez  mes  respects  et  présentez-les,  je  vous  prie,  à  MM.  Du- 
ché et  Venel.  Je  serais  bien  trompé  si  le  titre  d'encyclopédiste 
vous  avait  nui  auprès  de  M.  de  Guerchy1;  mais  je  vous  suis  bien 
caution  que  le  titre  d'encyclopédiste  ne  vous  fera  aucun  tort 
auprès  de  M.  du  Châtelet. 

Nous  avons  essuyé  un  froid  si  excessif,  et  j'ai  été  si  malade, 
que  je  n'ai  pu  répondre  encore  à  Mme  Cramer. 

On  m'a  envoyé  quelques  petites  brochures  intéressantes 
échappées  aux  griffes  de  l'inquisition.  Ayez  la  bonté  de  me  mander 
si  on  pourrait  vous  faire  tenir  quelques-unes  de  ces  fariboles  sous 
l'enveloppe  de  monsieur  l'intendant,  ou  du  premier  secrétaire, 
ou  sous  une  enveloppe  quelconque.  Gardons-nous  la  fidélité  et 
le  secret  que  se  doivent  les  initiés  aux  sacrés  mystères.  Quand 
vous  irez  faire  des  revues,  ce  qui  est  une  chose  infiniment  agréa- 
ble, n'oubliez  pas,  monsieur,  votre  ancienne  auberge.  L'hôte, 
l'hôtesse,  et  toutes  les  filles  du  cabaret,  sont  à  vos  ordres. 


7125.   —  A  M.    DAMILAVILLE. 

8  janvier. 

Mon  cher  ami,  je  n'ai  point  vu  la  facétie  de  la  Sorbonne2,  et 
me  soucie  fort  peu  de  voir  cette  platitude  ;  mais  j'ai  lu  l'arrêt  du 
conseil  contre  le  parlement,  et  la  vengeance  de  M.  Chardon,  de 
laquelle  j'ai  été  fort  édifié.  Pourvu  que  ces  tracasseries  parlemen- 
taires ne  nuisent  point  aux  Sirven,  je  suis  content. 

Le  froid  est  excessif.  Mes  paroles  sont  gelées,  et  la  main  de 
celui  qui  écrit  est  transie. 

Je  suppose  que  M.  d'Alembert  a  reçu  la  lettre  d'Italie  que  j'ai 
fait  chercher  à  Genève.  Voulez-vous  bien  avoir  la  bonté  d'en- 
voyer l'incluse  à  M.  de  La  Harpe3,  rue  du  Battoir? 

Portez-vous  bien,  et  quand  vous  serez  à  la  tête  des  vingtiè- 
mes, écrasez  ïinf.... 


1.  Le  comte  de  Guerchy  était  ambassadeur  de  France  en  Angleterre. 

2.  La  censure  d3  Bélisaire:  voyez  lettre  7097. 

3.  Elle  manque. 


Correspondance.  XIII.  31 


482  CORRESPONDANCE. 


7126.  —  A  M.    LE    COMTE    DE   LA  TOURAILLE. 

Je  suis  aveugle  et  sourd  ;  ainsi,  monsieur,  je  ne  vois  et  n'en- 
tends plus  ce  qu'on  peut  faire  et  dire  contre  moi. 

Votre  estime  me  dédommage  du  tortque  me  font  mes  ennemis. 
Ces  messieurs  m'ont  pris  pour  ainsi  dire  au  maillot,  et  me  pour- 
suivent jusqu'à  l'agonie.  Vous  avez  raison,  monsieur,  de  me 
donner  des  conseils  si  honnêtes  contre  les  premiers  mouve- 
ments de  la  vengeance  :  on  n'en  est  pas  toujours  le  maître  ; 
mais  plus  elle  est  vivement  sentie,  moins  elle  est  durable,  tant 
le  moral  dépend  du  physique  de  l'homme,  presque  toujours 
borné  dans  ses  vices  comme  dans  ses  vertus.  Je  serais  seule- 
ment fâché  que  Fréron  se  fît  honneur  de  ma  haine  ;  je  ne  me 
suis  jamais  oublié  à  ce  point-là.  Est-ce  qu'on  ne  peut  écraser  un 
insecte  qui  nous  jette  son  venin,  sans  commettre  le  péché  de  la 
colère,  si  naturel  et  si  condamnable?  Conservez,  monsieur,  cette 
aimable  philosophie  qui  fait  plaindre  les  méchants  sans  les  haïr, 
et  qui  vient  si  poliment  adoucir  les  tourments  de  ma  caducité 
dans  ma  solitude  :  sur  les  bords  de  mon  tombeau,  j'oppose  à 
mes  persécuteurs  l'honneur  de  votre  amitié.  J'en  mourrai  plus 
tranquille. 

L'Ermite  de    Ferney. 


7127.    —  A  M.   DE   CIIABANON. 

11  janvier. 

Mon  très-cher  confrère  ,  vous  êtes  assurément  bien  bon, 
quand  vous  travaillez  à  Eudoxie,  de  songer  à  la  maîtresse  de 
Prométhée  ».  Je  suis  persuadé  que  vous  aurez  été  un  peu  en  re- 
traite pendant  les  grands  froids,  et  qa'Eudoxie  est  actuellement 
bien  avancée.  L'empire  romain  est  tombé,  mais  votre  pièce  ne 
tombera  point. 

Vous  avez  raison  assurément  sur  ce  potier  de  Prométhée  qui 
ferait  une  fort  plate  figure  lorsqu'on  danserait  et  qu'on  chan- 
terait autour  de  Pandore,  et  qu'il  resterait  assis  sur  une  banquette 
verte  sans  dire  un  mot  à  sa  créature.  Il  n'y  a,  ce  me  semble, 
d'autre  parti  à  prendre  que  de  le  faire  en  aller  pendant  le  divertis- 

1.  Pandore,  opéra  de  Voltaire;  voyez  tome  111. 


ANNÉE  4768.  483 

sèment,  pour  demander  à  l'Amour  quelques  nouvelles   grâces. 
Après  que  le  chœur  a  chanté  : 

0  ciel  !  ô  ciel!  elle  respire. 

Dieu  d'amour,  quel  est  ton  empire  ! 

il  faudra  que  le  potier  dise  ces  quatre  vers  : 

Je  revole  aux  autels  du  plus  charmant  des  dieux. 
Son  ouvrage  m'étonne,  et  sa  beauté  m'enflamme. 
Amour,  descends  tout  entier  dans  mon  àme, 
Comme  tu  règnes  dans  ses  yeux  1. 

Le  musicien  môme  peut  répéter  le  mot  d'amour,  pour  cause 
d'énergie  ;  mais  ce  musicien  ne  répond  point  à  mes  lettres.  Ce 
musicien  me  traite  comme  Rameau  traitait  l'abbé  Pellegrin,  à 
qui  il  n'écrivait  jamais.  Je  le  crois  fort  occupé  à  Versailles  ;  mais 
fût-il  premier  ministre,  il  ne  faut  pas  négliger  Pandore. 

Tout  paraît  tendre  aujourd'hui  à  la  réconciliation  dans  le 
monde,  depuis  qu'on  a  chassé  les  jésuites  de  quatre  royaumes. 
La  tolérance  vient  d'être  solennellement  établie  en  Pologne 
comme  en  Russie,  c'est-à-dire  dans  environ  treize  cent  mille  lieues 
carrées  de  pays  ;  ainsi  la  Sorbonne  n'a  raison  que  dans  deux 
mille  cinq  cents  pieds  carrés,  qui  composent  la  belle  salle  où  elle 
donne  ses  beaux  décrets.  Certainement  le  genre  humain  l'empor- 
tera à  la  fin  sur  la  Sorbonne.  Ces  cuistres-là  n'en  ont  pas  encore 
pour  longtemps  dans  le  ventre.  C'est  une  bénédiction  de  voir 
comme  le  bon  sens  gagne  partout  du  terrain  :  il  n'en  est  pas  de 
même  du  bon  goût,  c'est  le  partage  du  petit  nombre  des  élus. 

Les  perruques  de  Genève  proposent  actuellement  des  accom- 
modements aux  tignasses.  Ce  n'était  pas  la  peine  d'appeler  à 
grands  frais  trois  puissances  médiatrices,  pour  ne  rien  faire  de 
ce  qu'elles  ont  ordonné.  M.  le  duc  de  Choiseul  doit  être  las  de 
voir  des  gens  qui  demandent  à  Hercule  sa  massue  pour  tuer  des 
mouches.  Toute  cette  affaire  de  Genève  est  du  plus  énorme  ridi- 
cule. 

Tout  ce  qui  est  à  Ferney  vous  embrasse  assurément  de  tout 
son  cœur. 


1.  Ces  vers  n'ont  point  été  admis  dans  la  pièce.  Ils  étaient  destinés  à  la  scène 
de  l'acte  II. 


484  CORRESPONDANCE. 

7128.   —  A  MADAME   LA   DUCHESSE  DE    CHOISEUL. 

Lyon  *,  12  janvier. 

Madame,  je  vous  fais  ces  lignes  pour  vous  dire  qu'en  consé- 
quence de  vos  ordres  précis,  à  moi  intimés  par  madame  votre 
petite-fille2,  j'ai  l'honneur  de  vous  dépêcher  deux  petits  volumes 
traduits  de  l'anglais,  du  contenu  desquels  je  ne  réponds  pas  plus 
que  les  états  de  Hollande  quand  ils  donnent  un  privilège  pour 
imprimer  la  Bible;  c'est  toujours  sans  garantir  ce  qu'elle  contient. 

Ayez  la  bonté,  madame,  de  noter  que,  ne  sachant  pas  si  mes- 
sieurs des  postes  sont  assez  polis  pour  vous  donner  vos  ports  francs, 
j'adresse  le  paquet  sous  l'enveloppe  de  monseigneur  votre  mari, 
pour  la  prospérité  duquel  nous  faisons  mille  vœux  dans  notre  rue. 
Nous  en  faisons  autant  pour  vous,  madame,  car  tous  ceux  qui  vien- 
nent acheter  des  livres  chez  nous  disent  que  vous  êtes  une  brave 
dame  qui  vous  connaissez  mieux  qu'eux  en  bons  livres,  qui  avez 
considérablement  de  l'esprit,  et  qui  ne  courez  jamais  après.  Vous 
avez  le  renom  d'être  fort  bienfaisante  ;  vous  ne  condamnez  pas 
même  les  vieux  barbouilleurs  de  papier  à  mourir,  parce  qu'ils 
n'en  peuvent  plus  :  cela  est  d'une  bien  belle  âme. 

Enfin,  madame,  on  dit  toutes  sortes  de  bien  de  vous  dans 
notre  boutique  ;  mais  j'ai  peur  que  cela  ne  vous  fâche,  parce 
qu'on  ajoute  que  vous  n'aimez  point  cela.  Je  vous  demande  donc 
pardon,  et  suis  avec  un  grand  respect,  madame,  votre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur. 

Guillemet, 
typographe  de  la  ville  de  Lyon. 

7129.    —  A    M.    SE  R  VAN. 

13  janvier. 

Vous  m'avez  prévenu,  monsieur.  Il  y  a  longtemps  que  mon 
cœur  me  disait  de  vous  remercier  des  deux  discours 3  que  vous 
avez  prononcés  au  parlement,  et  qui  ont  été  imprimés.  Je  me 
souviendrai  toujours  d'avoir  répandu  des  larmes  pour  cette  pau- 
vre femme  que  son  mari  trahissait  si  pieusement  en  faveur  de  la 

1.  Cette  lettre  est  datée  de  Lyon,  afin  que  la  date  se  rapporte  avec  la  signa- 
ture ;  mais  Voltaire  était  toujours  à  Ferney. 

2.  Mme  du  Défiant  appelait  Mmc  la  duchesse  de  Choiseul  sa  grand'maman. 

3.  Discours  dans  la  cause  d'une  femme  protestante,  1767,  in-12  ;  et  Discours 
sur  V administration  de  la  justice  criminelle  en  France,  1767,  in-8°. 


ANNÉE    1768.  485 

religion  catholique.  Tout  ce  qui  était  à  Ferney  fut  attend  ri  comme 
l'avaient  été  tous  ceux  qui  vous  écoutèrent  à  Grenoble.  Je  regarde 
ce  discours,  et  celui  qui  concerne  les  causes  criminelles,  non- 
seulement  comme  des  chefs-d'œuvre  d'éloquence,  mais  comme 
les  sources  d'une  nouvelle  jurisprudence  dont  nous  avons  besoin. 

Vous  verrez,  monsieur,  par  le  petit  fragment  que  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  envoyer,  combien  on  vous  rend  déjà  justice.  On  vous 
cite1  comme  un  ancien,  tout  jeune  que  vous  êtes.  L'ouvrage  que 
vous  entreprenez  est  digne  de  vous.  Un  vieux  magistrat  n'aurait 
jamais  le  temps  de  le  faire  ;  et  d'ailleurs  un  vieux  magistrat  au- 
rait encore  trop  de  préjugés.  Il  faut  une  âme  vigoureuse,  venue 
au  monde  précisément  dans  le  temps  où  la  raison  commence  à 
éclairer  les  hommes,  et  à  se  placer  entre  l'inutile  fatras  de  Gro- 
tius  et  les  saillies  gasconnes  de  Montesquieu. 

Je  pense  que  vous  aurez  bien  de  la  peine  à  rassembler  les 
lois  des  autres  nations,  dont  la  plupart  ne  valent  guère  mieux 
que  les  nôtres.  La  jurisprudence  d'Espagne'  est  précisément 
comme  celle  de  France.  On  change  de  lois  en  changeant  de  che- 
vaux de  poste,  et  on  perd  à  Séville  le  procès  qu'on  aurait  gagné 
à  Saragosse. 

Les  historiens,  qui  ne  sont  pour  la  plupart  que  de  froids  com- 
pilateurs de  gazettes,  ne  savent  pas  un  mot  des  lois  des  pays 
dont  ils  parlent.  Celles  d'Allemagne,  dans  ce  qui  regarde  la  jus- 
tice distributive,  sont  encore  un  chaos  plus  affreux.  Il  n'y  a  que 
Mathusalem  qui  puisse  prendre  le  parti  de  plaider  devant  la 
chambre  de  Vetzlar.  On  dit  que  le  despotisme  en  a  fait  d'assez 
bonnes  en  Danemark,  et  la  liberté,  de  meilleures  en  Suède.  Je 
ne  sais  rien  de  plus  beau  que  les  règlements  pour  l'éducation 
des  enfants  des  rois,  publiés  par  le  sénat. 

La  meilleure  loi  peut-être  qui  fût  au  monde  était  celle  de  la 
grande  charte  d'Angleterre  ;  mais  de  quoi  a-t-elle  servi  sous  des 
tyrans  comme  Richard  III  et  Henri  VIII  ? 

Il  me  semble  que  l'Angleterre  n'a  de  véritablement  bonnes 
lois  que  depuis  que  Jacques  II  alla  toucher  les  écrouelles  au  cou- 
vent des  Anglaises  à  Paris.  Ce  n'est  du  moins  que  depuis  ce 
temps  qu'on  a  entièrement  aboli  la  torture,  et  ces  supplices  af- 
freux prodigués  encore  chez  notre  nation,  aussi  atroce  quelque- 
fois que  frivole,  et  composée  de  singes  et  de  tigres. 


1.  Dans  son  Homme  aux  quarante  écus,  Voltaire  cite  un  passage  du  Discours 
sur  l'administration  de  la  justice  criminelle  en  France;  voyez  tome  XXI, 
page  350. 


486  CORRESPONDANCE. 

Louis  XIV  rendit  au  moins  un  grand  service  à  la  France,  en 
mettant  de  l'uniformité  dans  la  procédure  civile  et  criminelle. 
Cette  uniformité  était  dès  longtemps  chez  les  Anglais,  qui  n'a- 
vaient, depuis  six  cents  ans,  qu'un  poids  et  qu'une  mesure  :  c'est 
à  quoi  nous  n'avons  jamais  pu  parvenir.  Mais  il  me  semble  que 
les  rédacteurs  de  notre  procédure  criminelle  ont  beaucoup  plus 
songé  à  trouver  des  coupables  clans  les  accusés  qu'à  trouver  des 
innocents.  En  Angleterre,  c'est  précisément  tout  le  contraire  ; 
l'accusé  est  favorisé  par  la  loi  :  l'Anglais,  qu'on  croit  féroce,  est 
humain  dans  ses  lois  ;  et  le  Français,  qui  passe  pour  si  doux,  est 
en  effet  très-inhumain. 

L'abominable  aventure  du  chevalier  de  La  Barre  et  du  jeune 
d'Étallonde  en  est  bien  la  preuve.  Ils  ont  été  traités  comme  la 
Brinvilliers  et  la  Voisin,  pour  une  ëtourderie  qui  méritait  un  an 
de  Saint-Lazare.  Celui  des  deux  qui  échappa  aux  bourreaux  est 
actuellement  officier  chez  le  roi  de  Prusse  :  il  a  acquis  beaucoup 
de  mérite,  et  pourra  bien  un  jour  se  venger,  à  la  tête  d'un  régi- 
ment, de  la  barbarie  qu'on  a  exercée  envers  lui.  Il  semble  que 
cette  aventure  soit  du  temps  des  Albigeois. 

Nous  verrons  bientôt  si  le  conseil  voudra  bien  revoir  et  ré- 
former le  procès  des  Sirven.  Il  y  a  cinq  ans  que  je  poursuis  cette 
affaire.  J'ai  trouvé  chaque  jour  des  obstacles,  et  je  ne  me  suis 
jamais  rebuté  ;  mais  je  ne  suis  qu'un  citoyen  inutile.  C'est  à 
vous,  monsieur,  qu'il  appartient  de  faire  le  bien  :  vous  êtes  en 
place,  et  vous  êtes  digne  d'y  être,  ce  qui  n'est  pas  bien  commun. 
Vous  servirez  votre  patrie  dans  les  fonctions  de  votre  belle 
charge,  et  vous  Vous  immortaliserez  dans  vos  moments  de  loisir. 

Vous  ferez  voir  combien  la  jurisprudence  est  incertaine  en 
France  ;  vous  détruirez  les  traces  qui  restent  encore  de  l'ancien 
esclavage  où  l'Église  a  tenu  l'État.  Concevez-vous  rien  de  plus 
ridicule  qu'un  promoteur  et  un  officiai?  Mais,  en  vérité,  nous 
avons  des  juridictions  encore  plus  étonnantes,  des  tribunaux 
pour  les  greniers  à  sel,  des  cours  supérieures  pour  le  vin  et  pour 
la  bière,  un  auguste  sénat  pour  juger  si  les  fermiers  généraux 
doivent  fouiller  dans  la  poche  des  passants,  sénat  qui  fait  pres- 
que autant  de  bien  à  la  nation  que  les  quatre-vingt  mille  commis 
qui  la  pillent. 

Enfin,  monsieur,  dans  les  premiers  corps  de  l'État,  que  de 
droits  équivoques  et  que  d'incertitudes!  Les  pairs  sont-ils  admis 
dans  le  parlement,  ou  le  parlement  est-il  admis  dans  la  cour  des 
pairs?  le  parlement  est-il  substitué  aux  états  généraux?  le  con- 
seil d'État  est-il  en  droit  de  faire  des  lois  sans  le  parlement?  le 


ANNÉE    '176  8  487 

parlement1  est-il  en  droit  d'interpréter  des  lois  anciennes  et  re- 
connues? 

Est-il  décidé  par  les  exemples  de  Marie  de  Médicis,  d'Anne 
d'Autriche  et  du  duc  d'Orléans,  que  le  parlement  de  Paris  a  seul 
la  prérogative  de  donner  la  régence  du  royaume?  Et  d'ailleurs, 
que  disent  les  princes,  les  pairs  et  les  généraux  d'armée,  quand 
ils  voient  le  fils  d'un  commis  des  fermes  acheter,  pour  quinze 
cents  louis,  le  droit  de  conférer  la  puissance  suprême? 

Il  semble  que  tout  se  soit  fait  chez  nous  au  hasard  et  à  l'a- 
venture ;  il  faut  avouer  que  le  droit  public  est  bien  mieux  établi 
en  Angleterre  et  en  Allemagne,  quoique  sur  des  fondements 
très-différents  ;  du  moins,  chacun  y  connaît  ses  privilèges  ;  et  en 
France,  toutes  les  prérogatives  sont  usurpées  ou  contestées;  on 
n'y  jouit  pas  même  des  droits  qu'on  a  reçus  de  la  nature;  per- 
sonne n'est  parmi  nous  à  l'abri  des  lettres  de  cachet  et  d'un  ju- 
gement par  commissaires. 

Plus  ces  réflexions  sont  douloureuses,  plus  je  vous  exhorte, 
monsieur,  à  découvrir  nos  plaies  quand  vous  n'aurez  plus  l'es- 
pérance de  les  guérir.  Vous  montrerez  au  moins  à  la  nation 
tout  ce  qui  lui  manque  et  ce  que  le  temps  pourra  lui  donner  un 
jour.  En  vérité,  M.  de  Montesquieu  n'a  fait  que  plaisanter  et 
n'a  écrit  que  pour  montrer  de  l'esprit  ;  d'ailleurs,  il  se  trompe 
trop  souvent;  presque  toutes  ses  citations  sont  fausses;  mais  il 
a  parlé  avec  courage  contre  la  finance,  les  prêtres  et  le  despo- 
tisme. Vous  aurez  le  même  courage,  avec  plus  de  lumières  et  de 
méthode  ;  voilà  du  travail,  c'est-à-dire  du  plaisir  pour  bien  des 
années,  et  de  la  gloire  pour  jamais. 

Soyez  persuadé,  monsieur,  de  mon  très-sincère  respect  et 
d'un  attachement  aussi  grand  que  mon  estime  ;  je  serais  bien 
fâché  de  mourir  sans  avoir  l'honneur  de  vous  revoir. 


7130.   —  A   M.   HENNIN. 

13  janvier. 

Vous  savez,  mon  très-cher  résident,  que  la  place  de  M.  Camp*** 
ne  convient  mieux  à  personne  qu'à  M.  Rieu,  qui  est  né  Fran- 


1.  La  fin  de  cette  lettre  à  partir  de  ce  mot  manquait  dans  les  éditions  de  Kehl, 
de  Beuchot,  et  dans  toutes  les  éditions  précédentes.  Ce  complément  a  été  publié 
pour  la  première  fois  par  M.  J.-J.  Champollion-Figeac,  dans  la  Revue  des  Alpes, 
année  1859,  n°  91,  et  nous  a  été  transmis  par  l'honorable  directeur  de  cette  Revue, 
M.  Maisonville. 


488  CORRESPONDANCE. 

çais,  qui  a  servi  le  roi  longtemps  dans  les  îles,  qui  vous  a  été 
utile  pour  les  passe-ports,  et  qui  vous  est  attaché.  Je  suis  bien 
persuadé  que  vous  le  protégerez  auprès  de  monsieur  le  contrô- 
leur général,  et  que  vous  écrirez  fortement  en  sa  faveur  :  vous 
pouvez  même  engager  M.  le  duc  de  Choiseul  à  dire  un  mot 
pour  lui.  Un  homme  qui  aime  autant  que  lui  la  comédie  mérite 
assurément  de  grandes  attentions. 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  de  M.  le  duc  de  Choiseul  à 
faire  mourir  de  rire.  Je  ne  manquerai  pas  de  saisir  cette  occa- 
sion pour  joindre  ma  très-humble  requête  aux  recommandations 
que  je  vous  demande.  On  a  toujours  grande  envie  de  faire  une 
ville  à  Versoy  ;  mais  avec  quoi  la  nourrira-t-on  ? 

Si  vous  saviez  à  peu  près  le  montant  des  dettes  de  ce  petit 
polisson  de  Galien  de  Salmoran,  vous  me  feriez  plaisir  de  m'en 
donner  part. 

On  dit  que  la  reine  n'est  pas  bien  :  en  savez-vous  des  nou- 
velles? Quand  aurons-nous  l'honneur  de  vous  voir?  On  ne  peut 
vous  être  plus  tendrement  attaché  que  V. 

7131.  —  DE   M.   HENNIN). 

A  Genève,  le  13  janvier  1768. 

Ce  que  vous  désirez ,  monsieur,  est  fait.  J'ai  demandé  la  place  vacante 
faiblement  pour  moi  et  mes  successeurs,  et  fortement  pour  M.  Rieu,  comme 
je  pourrais  vous  le  prouver  en  vous  envoyant  l'extrait  de  ma  dépêche.  Je  me 
suis  contenté  de  dire  à  monsieur  le  duc  qu'il  avait  été  question  de  réunir 
cette  place  à  la  résidence,  mais  que  peut-être  il  y  trouverait  des  inconvé- 
nients. J'ai  mis  M.  le  chevalier  de  Jaucourt  en  jeu  pour  M.  Rieu,  dont  j'ai 
fait  valoir  les  services,  et  la  résolution  de  s'établir  à  Versoy. 

Voici,  monsieur,  les  deux  seuls  mémoires  des  dettes  de  Galien.  Je  l'ai 
forcé  à  payer  toutes  les  autres,  à  la  vérité  à  mes  dépens,  mais  je  n'y  veux 
plus  penser.  Il  m'avait  dit  qu'il  allait  à  Paris,  et  je  l'ai  annoncé  à  monsieur 
le  maréchal.  Depuis  il  m'apprend  qu'il  va  d'abord  en  Dauphiné.  Je  crois 
qu'il  ne  pirouette  que  pour  tomber  à  l'hôpital. 

On  ne  me  dit  rien  de  la  santé  de  la  reine,  sinon  qu'il  n'y  a  aucun 
mieux. 

Dès  que  les  chemins  seront  libres,  je  vous  assure  bien,  monsieur,  que 
vous  me  verrez,  et  souvent.  Genève  m'ennuie  à  un  point  dont  vous  n'avez 
pas  d'idée.  Quelles  gens! 

Vous  connaissez  le  tendre  attachement  que  je  vous  ai  voué. 

t.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P.-M.  Hennin,  1825. 


ANNÉE    1768.  489 

7132.  —   A   M.   SAURIN. 

13  janvier. 

Mon  cher  confrère,  savez-vous  bien  que  je  n'ai  point  votre 
Joueur  anglais1?  Vos  Mœurs  du  temps2  ont  été  parfaitement  exé- 
cutées sur  notre  petit  théâtre.  Nous  tacherons  de  ne  pas  gâter 
votre  Joueur.  Envoyez-le-nous  par  le  contre-seing  de  M.  Janel, 
qui  aura  volontiers  la  bonté  de  s'en  charger.  Nous  aimons  fort 
les  comédies  intéressantes  :  Mullx  sunt  mansiones  in  dorno  patris 
meP-,  mais  il  paraît  que  pater  meus  a  une  maison  à  la  Comédie 
française  dont  les  acteurs  font  bien  mal  les  honneurs.  Pater  meus 
est  mal  en  domestiques;  il  est  servi  à  la  Comédie  comme  en 
Sorbonne. 

Je  suis  enchanté  que  vous  m'aimiez  toujours  un  peu;  cela 
ragaillardit  ma  vieillesse.  Je  présente  mes  respects  à  celle  qui 
vous  rend  heureux,  et  qui  vous  a  donné  un  enfant,  lequel  ne 
sera  pas  certainement  un  sot. 

Vivez  heureusement,  gaiement,  et  longtemps.  Je  souhaite  des 
apoplexies  aux  Riballier,  aux  Larcher,  aux  Coger;  et  à  vous, 
mon  cher  confrère,  une  santé  aussi  inaltérable  que  l'est  mon 
attachement  pour  vous. 

Si  M.  Duclos  se  souvient  encore  de  moi,  mille  amitiés  pour 
lui,  je  vous  prie. 

7133.  —  A  M.   DAMILAVILLE. 

13  janvier. 

Je  reçois  votre  lettre  du  7  janvier,  mon  cher  ami.  Ne  soyez 
point  étonné  de  l'extrême  ignorance  d'un  homme  qui  n'a  pas  vu 
Paris  depuis  vingt  ans.  J'ai  connu  autrefois  un  M.  d'Ormesson, 
qui  était  conseiller  d'État,  chargé  du  département  de  Saint-Cyr. 
Il  n'était  pas  jeune  ;  je  ne  sais  si  c'est  lui  ou  son  fils  de  qui  dé- 
pend votre  place.  Il  y  a  deux  ou  trois  ans  qu'un  homme  de 
lettres,  qui  était  précepteur  dans  la  maison,  m'envoya  des  ou- 
vrages de  sa  façon,  dédiés  à  un  M.  d'Ormesson,  lequel  me  faisait 
toujours  faire  des  compliments  par  cet  auteur,  et  à  qui  je  les 

1.  Beverley,  tragédie  bourgeoise,  imitée  de  l'anglais,  en  cinq  actes  et  en  vers 
libres,  par  Saurin,  fut  joué  le  7  mai  1768,  et  imprimé  la  même  année  in-8°. 

2.  Voyez  tome  XLI,  page  191. 

3.  Dans  l'évangile  de  saint  Jean,  xiv,  2,  la  Vulgate  dit  :  «  In  domo  patris  mei 
mansiones  multœ  sunt.  » 


490  CORRESPONDANCE. 

rendais  bien.  J'ai  oublié  tout  net  le  nom  de  cet  auteur  et  celui 
de  ses  livres;  j'ai  seulement  quelque  idée  que  nous  nous  aimions 
beaucoup  quand  nous  nous  écrivions.  Il  me  passe  par  les  mains 
cinq  ou  six  douzaines  d'auteurs  par  an  ;  il  faut  me  pardonner 
d'en  oublier  quelques-uns.  Mettez-vous  au  fait  de  celui-ci.  Il 
avait,  autant  qu'il  m'en  souvient,  une  teinture  de  bonne  philo- 
sophie. Il  pourrait  nous  aider  très-efficacement  dans  notre  af- 
faire. Mandez-moi  à  quel  d'Ormesson  il  faut  que  j'écrive  ;  je  vous 
assure  que  je  ne  serai  pas  honteux.  Mais  surtout,  mon  cher  ami, 
ne  vous  brouillez  point  avec  l'intendant  de  Paris.  Comptez  qu'un 
homme  en  place  peut  toujours  nuire.  Mme  de  Sauvigny  a  de 
très-bonnes  intentions,  et  quoiqu'elle  protège  M.  Mabille,  je  peux 
vous  répondre  qu'elle  n'a  nulle  envie  de  vous  faire  tort  ;  sa  seule 
idée  est  de  faire  du  bien  à  M.  Mabille  et  à  vous. 

Encore  une  fois,  n'irritez  point  une  famille  puissante.  J'ai 
reçu  aujourd'hui  une  lettre  de  M.  le  duc  de  Choiseul  :il  ne  parle 
point  de  votre  affaire  ;  tout  roule  sur  le  pays  de  Gex  et  sur  Ge- 
nève. 

M.  d'Alembert  ne  m'a  point  accusé  la  réception  du  paquet 
d'Italie.  Je  voudrais  bien  avoir  le  Joueur  de  Saurin,  qu'on  va  re- 
présenter; mais  je  serais  bien  plus  curieux  de  lire  le  rapport 
que  M.  Chardon  doit  faire  au  conseil.  Je  compte  lui  écrire  pour 
lui  faire  mon  compliment  de  la  victoire  remportée  sur  le  parle- 
ment de  Paris.  J'espère  qu'il  battra  aussi  le  parlement  de  Tou- 
louse à  plate  couture.  J'espère  que  vous  triompherez  comme 
lui,  et  je  vous  embrasse  dans  cette  douce  idée. 

7134.  —  A  M.  MARMONTEL. 

13  janvier. 

Il  y  a  longtemps,  mon  cher  confrère,  que  je  connais  l'origine 
de  la  querelle  des  conseillers  Coré,  Datan  et  Abiron1,  avec  l'évo- 
que du  veau  d'or;  mais  le  bon  de  l'affaire,  c'est  qu'elle  fut  citée 
solennellement  à  un  concile  de  Reims,  à  l'occasion  d'un  procès 
que  les  chanoines  de  Reims  avaient  contre  la  ville. 

Où  diable  avez-vous  trouvé  le  livre  de  Gaulmin2?  savez-vous 
que  rien  n'est  plus  rare,  et  que  j'ai  été  obligé  de  le  faire  venir 
de  Hambourg?  Je  ne  suis  pas  mal  fourni  de  ces  drogues-là. 

Il  est  bien  triste  qu'on  joue  encore  sur  les  tréteaux  de  la  Sor- 

1.  Dans  les  Nombres,  chapitre  xvi. 

2.  Voyez  la  note,  tome  XXX,  page  317. 


ANNÉE   4768.  491 

bonne,  tandis  que  la  Comédie  est  déserte.  Voila  ce  qu'a  fait  la 
retraite  de  Mlle  Clairon.  Elle  a  laissé  le  champ  libre  à  Riballier 
et  au  singe  de  Nicolet1. 

J'ai  lu  hier  le  Vencelas*  que  vous  avez  rajeuni.  Il  me  semble 
que  vous  avez  rendu  un  très-grand  service  au  théâtre.  M"10  Denis 
est  bien  sensible  à  votre  souvenir;  et  moi,  très-affligé  d'être 
abandonné  tout  net  par  M.  d'Alembert  ;  mais  s'il  se  porte  bien, 
et  s'il  m'aime  toujours  un  peu,  je  me  console. 

Mme  Geoffrin  doit  être  fort  contente  des  succès  du  roi  son 
ami  :  c'est  une  grande  joie  dans  tout  le  Nord.  Le  nonce  s'est 
enfui  la  queue  entre  les  jambes,  pour  l'aller  fourrer  entre  les 
fesses.  Il  santissimo  padre  ne  sait  plus  où  il  en  est.  Il  pourra 
bien,  à  la  première  sottise  qu'il  fera,  perdre  la  suzeraineté  du 
royaume  de  Naples.  Le  monde  se  déniaise  furieusement,  les 
beaux  jours  de  la  friponnerie  et  du  fanatisme  sont  passés. 

Illustre  profès,  écrasez  le  monstre  tout  doucement. 

7135.   —  A  M.   BEAUZÉE3. 


Si  je  demeurais,  monsieur,  au  fond  de  la  Sibérie,  je  n'aurais 
pas  reçu  plus  tard  le  livre  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en- 
voyer.  Le  commerce  a  été  interrompu  jusqu'au  commencement 
de  novembre,  et  depuis  ce  temps  nous  avons  été  ensevelis  dans 
les  neiges.  Enfin,  monsieur,  j'ai  eu  votre  paquet  et  la  lettre  dont 
vous  m'honorez.  Je  vois  avec  beaucoup  de  plaisir  les  vues 
philosophiques  qui  régnent  dans  votre  Grammaire*.  Il  est  certain 
qu'il  y  a,  dans  toutes  les  langues  du  monde,  une  logique  secrète 
qui  conduit  les  idées  des  hommes  sans  qu'ils  s'en  aperçoivent, 
comme  il  y  a  une  géométrie  cachée  dans  tous  les  arts  de  la  main, 
sans  que  le  plus  grand  nombre  des  artistes  s'en  doute.  Un  in- 
stinct heureux  fait  apercevoir  aux  femmes  d'esprit  si  on  parle 
bien  ou  mal  :  c'est  aux  philosophes  à  développer  cet  instinct.  Il 
me  paraît  que  vous  y  réussissez  mieux  que  personne.  L'usage, 
malheureusement,  l'emporte   toujours  sur  la   raison.   C'est  ce 


1.  M  olé. 

2.  Le  Venceslas,  tragédie  de  Rotrou,  retouchée  par  Marmontel,  était  imprimé 
depuis  1759. 

3.  Nicolas  Beauzée,  né  à  Verdun  en  1717,  mort  en  janvier  1789. 

4.  Grammaire  générale  ou  Exposition  raisonnée  des  éléments  nécessaires  du 
langage,  pour  servir  de  fondement  à  l'étude  de  toutes  les  langues,  1767,  deux  vo- 
lumes in-8". 


492  CORRESPONDANCE. 

malheureux  usage  qui  a  un  peu  appauvri  la  langue  française,  et 
qui  lui  a  donné  plus  de  clarté  que  d'énergie  et  d'abondance  : 
c'est  une  indigente  orgueilleuse  qui  craint  qu'on  ne  lui  fasse 
l'aumône.  Vous  êtes  parfaitement  instruit  de  sa  marche,  et  vous 
sentez  qu'elle  manque  quelquefois  d'habits.  Les  philosophes  n'ont 
point  fait  les  langues,  et  voilà  pourquoi  elles  sont  toutes  impar- 
faites. 

J'ai  déjà  lu  une  grande  partie  de  votre  livre.  Je  vous  fais, 
monsieur,  mes  sincères  remerciements  de  la  satisfaction  que 
j'ai  eue,  et  de  celle  que  j'aurai. 

J'ai  l'honneur,  d'être,  etc. 


7136.  —  A  M.    DAMILAVILLE. 

15  janvier. 

Je  réponds  en  hâte,  mon  cher  ami,  à  votre  lettre  du  7.  Je  ne 
conçois  pas  comment  M.  d'Argental  peut  hésiter  un  moment  à 
faire  parler  M.  le  duc  de  Praslin.  On  augmente  son  crédit  quand 
on  l'emploie  pour  la  justice  etpour  l'amitié.  La  timidité  en  pareil 
cas  serait  une  lâcheté  dont  il  est  incapable. 

M.  Boursier1  m'a  dit  que  vous  vouliez  avoir  je  ne  sais  quel 
rogaton  d'un  nommé  Saint-Hyacinthe2.  Il  demande  par  quelle 
voie  il  faut  vous  le  faire  tenir.  Il  dit  que,  s'il  tombait  en  d'autres 
mains,  cela  pourrait  vous  nuire  dans  les  circonstances  présentes. 
Je  vous  demande  en  grâce  de  ne  point  trop  effaroucher  ceux 
qui  protègent  le  jeune  Mabille.  Vous  connaissez  cet  excellent  vers 
de  La  Motte  : 

Un  ennemi  nuit  plus  que  cent  amis  ne  servent3. 

La  protectrice  de  Mabille  paraît  se  rendre  à  la  raison,  et  ne  veut 
point  du  tout  qu'on  vous  laisse  sans  récompense.  Que  le  titulaire 
vive  encore  seulement  six  semaines,  et  j'ose  croire  que  M.  le  duc 
de  Choiseul  parlera. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


1.  Les  premières   phrases   de  cet  alinéa   ont  été   mises  quelquefois  dans   la 
lettre  7146. 

2.  Le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers,  voyez  tome  XXVI,  page  531. 

3.  Livre  V,  fable  iv,  vers  51. 


ANNEE    17  68.  493 

7137.  —  A  M.    CHARDON. 

A  Ferney,  15  janvier. 

Monsieur,  souffrez  qu'en  vous  renouvelant  mes  hommages  et 
mes  remerciements  au  commencement  de  cette  année,  je  vous 
félicite  sur  la  victoire  que  vous  venez  de  remporter.  Le  roi  en  a 
usé  avec  vous  comme  il  le  fallait.  Il  vous  rend  justice  comme 
vous  l'avez  rendue.  On  m'apprend  que  cette  petite  tracasserie  des 
chambres  assemblées  n'a  pas  ralenti  vos  bontés  pour  les  Sirven. 
Tout  a  conspiré  contre  cette  famille  malheureuse,  jusqu'à  son 
avocat  au  conseil,  qui  est  mort  lorsque  vous  alliez  rapporter  cette 
affaire.  Mais  plus  elle  est  persécutée  par  la  nature,  par  la  fortune 
et  par  l'injustice,  plus  vous  daignerez  employer  votre  ministère 
et  votre  éloquence  à  la  tirer  d'oppression. 

Je  me  flatte  que  vous  avez  enfin  reçu  cette  apologie  de  l'arrêt 
de  Toulouse  contre  les  Galas1.  Elle  ressemble  à  l'Apologie  de  la 
Saint-Barthélémy,  par  l'abbé  de  Caveyrac,  et  au  Panégyrique  de  la 
Vérole,  par  M.  Robbé2. 

La  famille  Sirven  trouvera  aisément  un  autre  avocat  au  con- 
seil que  M.  Cassen3;  mais  elle  ne  trouvera  jamais  un  rapporteur 
et  un  juge  plus  capable  de  mettre  au  grand  jour  son  innocence, 
et  de  consoler  une  calamité  si  longue  et  si  déplorable. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  le  plus  grand  respect  et  le  plus 
sincère  dévouement,  monsieur,  votre,  etc. 

7138.  —  A  M.  LE   RICHE. 

Le  16  janvier. 

Je  vous  suis  très-obligé,  monsieur,  de  votre  belle  consultation 
sur  la  retenue  du  vingtième  ;  aucun  avocat  n'aurait  mieux  ex- 
pliqué l'affaire. 

Je  me  flatte  que  vous  aurez  fait  parvenir  à  l'ami  Nonotte  la 
Lettre  d'un  avocat1"  qui  ne  vous  vaut  pas.  On  accommodera  plutôt 
cent  affaires  avec  des  princes  qu'une  seule  avec  des  fanatiques. 
La  ville  de  Besançon  est  pleine  de  ces  monstres. 


1.  Voyez  lettre  7108. 

2.  Robbé  de  Beauveset,  né  vers  1714,  mort  en  décembre  1792,   avait  fait  un 
poëme  sur  un  sujet  dont  on  disait  qu'il  était  plein.  (B.) 

3.  Cet  avocat  était  mort  en  décembre  1767  ;  voyez  lettre  6754 

4.  Voyez  cette  pièce,  tome  XXVI,  page  56^. 


494  CORRESPONDANCE. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  apprivoisé  ceux  d'Orgelet.  Je  ne  con- 
naissais point  un  livre  imprimé  à  Besançon,  intitulé  Histoire  du 
christianisme,  tirée  des  auteurs  païens1,  par  un  Bullet,  professeur 
en  théologie.  Je  viens  de  l'acheter.  Si  quelque  impie  avait  voulu 
rendre  le  christianisme  ridicule  et  odieux,  il  ne  s'y  serait  pas  pris 
autrement.  Il  ramasse  tous  les  traits  de  mépris  et  d'horreur  que 
les  Romains  et  les  Grecs  ont  lancés  contre  les  premiers  chré- 
tiens, pour  prouver,  dit-il,  que  ces  chrétiens  étaient  fort  connus 
des  païens. 

Puisse  le  pauvre  Fantet2  ne  pas  trouver  en  Flandre  des  gens 
plus  superstitieux  que  les  Comtois!  Je  vous  embrasse,  etc. 

7139.   —  A  M.   ÉLIE   DE   BE  AUMO.NT. 

Ferney,  le  16  janvier. 

Ainsi  donc  mon  cher  défenseur  de  l'innocence  in  propria 
venit,  et  sui  eum  non  receperunt3.  Je  vous  croyais  en  pleine  posses- 
sion de  Canon4,  et  je  vois,  en  jouant  sur  le  mot,  qu'il  vous 
faudra  du  canon  pour  entrer  chez  vous.  Il  faudra  cependant 
bien  qu'à  la  fin  Mme  de  Beaumont  jouisse  de  la  maison  de  ses 
pères.  Il  faut  qu'elle  soit  habitée  par  l'éloquence  et  par  l'esprit, 
après  l'avoir  été  par  la  finance,  afin  qu'elle  soit  purifiée. 

Aotre  ami  .AI.  Damilaville  est  actuellement  plus  embarrassé 
que  vous.  On  lui  conteste  une  place  qui  lui  a  été  promise,  et 
qu'il  a  méritée  par  vingt  ans  de  travail  assidu. 

Je  suis  très-fâché  de  la  mort  de  M.  Cassen.  Il  sera  aisé  de  trou- 
ver un  avocat  au  conseil  qui  le  remplace.  M.  Chardon  n'attend 
que  le  moment  de  rapporter;  il  est  tout  prêt.  Je  pense  même  que 
le  petit  orage  que  le  parlement  de  Paris  lui  a  fait  essuyer  ne  ra- 
lentira pas  son  zèle  contre  le  parlement  de  Toulouse. 

J'attends  avec  grande  impatience  le  mémoire  que  vous  avez 
bien  voulu  faire  pour  les  accusés  de  Sainte-Foy5;  ils  sont  encore 
aux  fers,  et  vous  les  briserez.  Il  est  inconcevable  que  la  juris- 
prudence soit  si  barbare  dans  une  nation  si  légère  et  si  gaie. 
C'est,  je  crois,  parce  que  nos  agréments  sont  très-modernes,  et 
notre  barbarie  très-ancienne. 

1.  Histoire  de  V établissement  du  christianisme,  tirée  des  seuls  auteurs  juifs  et 
païens,  1764,  in-4°,  seconde  édition,  1814,  in-8". 

2.  Libraire  à  Besançon,  dont  l'affaire  avait  été  renvoyée  au  parlement  de  Douai 

3.  Saint  Jean,  i,  11. 

4.  Voyez  tome  XL1V,  page  454. 

5.  Voyez  lettre  6936. 


ANNÉE    1768.  49o 

Je  ne  savais  pas  que  l'Honnête  Criminel  existât  en  effet,  et 
qu'il  s'appelât  Favre.  Si  la  chose  est  comme  le  dit  l'auteur  de  la 
pièce,  le  père  est  un  grand  misérable  ;  et  l'ouvrage  serait  plus 
attendrissant  si  le  père  venait  se  présenter  au  bout  d'un  mois,  au 
lieu  d'attendre  quelques  années.  Quoiqu'il  en  soit,  il  y  a  trop  de 
fanatiques  aux  galères,  conduits  par  d'autres  fanatiques.  La  rai- 
son et  la  tolérance  vous  ont  choisi  pour  leur  avocat,  elles  a\  aient 
besoin  d'un  homme  tel  que  vous. 

Je  présente  mes  respects  à  Mme  de  Beaumont,  et  je  partage 
entre  vous  deux  mon  attachement  inviolable  et  ma  sincère  es- 
time. 

7140.  —  DE   M.  HENNIN». 

A  Genève,  le  16  janvier  1768. 

J'ai  reçu  par  la  poste,  monsieur,  le  paquet  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
envoyer.  11  était  contre-signe,  et  comme  j'en  attends  un  de  ce  volume,  j'ai 
enlevé  en  même  temps  les  deux  enveloppes.  Je  vous  en  fais  mes  excuses. 

On  dit  que  tout  se  calme  ici;  il  en  est  bien  temps.  J'ai  la  plus  grande 
impatience  de  vous  voir;  mais  les  chemins  sont  encore  impraticables. 
Aucune  nouvelle  de  Paris  ni  de  Versailles,  sinon  qu'on  commence  à  croire 
que  les  finances  se  rétabliront  tandis  que  celles  d'Angleterre  se  dérangent. 
11  vient  de  paraître  un  ouvrage  assez  court  et  fort  bien  fait  sur  ces  der- 
nières; si  vous  vouliez  le  parcourir,  je  pourrais  vous  l'envoyer.  Il  m'a 
appris  beaucoup  de  choses  que  j'étais  souvent  fâché  de  ne  pas  entendre. 

Puisse  la  neige  de  vos  montagnes  faire  bientôt  place  à  la  verdure,  et 
puissé-je  bientôt  me  promener  avec  vous  sur  votre  belle  terrasse  ! 

7141.  —  A    M.    HENNIN. 

Ferney,  17  janvier. 

Savez -vous  bien,  monsieur,  de  qui  est  l'ouvrage2  que  vous 
m'envoyez?  de  M.  le  duc  de  La  Vallière.  C'est  une  histoire  du 
théâtre  qui  fera  plaisir  au  corsaire3,  grand  amateur  comme  moi 
de  ces  coïonneries. 

1.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P.-M.  Hennin,  1825. 

2.  Bibliothèque  du  Théâtre-Français  depuis  son  origine,  Dresde  (Paris),  1768, 
trois  volumes  in-8°,  dont  les  auteurs  sont  Marin,  l'abbé  Mercier  de  Saint-Léger, 
l'abbé  Boudot,  et  quelques  autres  personnes.  On  en  faisait  honneur  au  duc  de  La 
Vallière.  Voltaire,  dans  sa  dédicace  de  Sophonisbe  (voyez  tome  VII,  page  37),  dit 
que  le  duc  présida  à  sa  confection,  après  avoir  fourni  les  matériaux  de  l'ou- 
vrage. (B.) 

3.  M.  Hennin  fils  pense  que  ce  mot  désigne  l'imprimeur  Cramer,  grand  ama- 
teur de  l'art  dramatique. 


496  CORRESPONDANCE. 

Il  y  a  un  livre  *  à  Paris  qui  fait  grand  bruit,  et  qu'on  dit  fort 
bien  fait.  On  y  prouve  que  le  clergé  n'est  qu'une  compagnie,  et 
non  le  premier  corps  de  l'État.  Je  souhaite  assurément  que  les 
finances  des  Welches  se  rétablissent  ;  mais  le  commerce  seul  peut 
opérer  notre  guérison,  et  les  Anglais  sont  les  maîtres  du  com- 
merce des  quatre  parties  du  monde. 

Comptez  que  pour  le  petit  pays  de  Gex,  il  restera  toujours 
maudit  de  Dieu.  Mais,  en  récompense,  il  bénit  la  Puissie  et  la 
Pologne.  Ma  belle  Catherine  m'a  mandé2  qu'elle  avait  consulté 
dans  la  même  salle  des  païens,  des  mahométans,  des  grecs, 
des  latins,  et  cinq  ou  six  autres  menues  sectes,  qui  ont  bu  ensem- 
ble largement  et  gaiement.  Tout  cela  nous  rend  petits  et  ridi- 
cules. 

Les  ermites  entourés  de  neige  vous  embrassent  bien  cordiale- 
ment. 

7142.  —   A   M.  LE  MARÉCHAL   DUC    DE    RICHELIEU. 

A  Ferney,  18  janvier. 

Ce  n'est  aujourd'hui  ni  au  vainqueur  de  Mahon,  ni  au  libé- 
rateur de  Gênes,  ni  au  vice-roi  de  la  Guienne,  que  j'ai  l'honneur 
d'écrire,;  c'est  à  un  savant  dans  l'histoire,  et  surtout  clans  l'his- 
toire moderne. 

Vous  devez  savoir,  monseigneur,  si  c'était  votre  beau-père  ou 
le  prince  son  frère  qu'on  appelait  le  sourdaud.  Si  ce  titre  avait  été 
donné  à  l'aîné,  le  cadet  n'en  était  certainement  pas  indigne. 

Voici  les  paroles  que  je  trouve  dans  les  Mémoires  de  M™  de 
Maintenons  : 

«  La  princesse  d'Harcourt  n'osait  proposer  à  Mlle  d'Aubigné 
son  fils  aîné  le  prince  de  Guise,  surnommé  le  sourdaud.  Pour  le 
rendre  un  plus  riche  parti,  elle  lui  avait  sacrifié  le  cadet,  qu'elle 
avait  fait  ecclésiastique.  Cet  abbé  malgré  lui  ayant  depuis  trahi 
son  maître,  la  mère  alla  se  jeter  aux  pieds  du  roi,  qui,  la  rele- 
vant, lui  dit  de  ce  ton  majestueux  de  bonté  qui  lui  était  particu- 
lier :  «  Eh  bien!  madame,  nous  avons  perdu,  vous,  un  indigne 
«  fils,  moi,  un  mauvais  sujet  ;  il  faut  nous  consoler  !  » 

Je  soupçonne  que  l'auteur  parle  ici  de  feu  M.  le  prince  de 
Guise,  qui  avait  été  abbé. dans  sa  jeunesse,  et  dont  vous  avez 

1.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  7146. 

2.  Cette  lettre  de  Catherine  manque. 

3.  Livre  XII,  chap.  i. 


ANNÉE     1768.  497 

épousé  la  fille.  Je  n'ai  jamais  ouï  dire  qu'il  eût  trahi  l'État.  Je  ne 
conçois  pas  comment  cet  infâme  La  Beaumelle  a  pu  débiter  une 
calomnie  aussi  punissable.  Je  vous  supplie  de  vouloir  bien  me 
dire  ce  qui  a  pu  servir  de  prétexte  à  une  pareille  imposture.  Je 
m'occupe,  clans  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV,  à  con- 
fondre tous  les  contes  de  cette  espèce,  dont  plus  de  centgazetiers, 
sous  le  nom  d'historiens,  ont  farci  leurs  impertinentes  compila- 
tions. Je  vous  assure  que  je  n'en  ai  pas  vu  deux  qui  aient  dit 
exactement  la  vérité. 

J'espère  que  vous  ne  dédaignerez  pas  de  m'aider  dans  la  pé- 
nible entreprise  de  relever  la  gloire  d'un  siècle  sur  la  fin  duquel 
vous  êtes  né,  et  dont  vous  êtes  l'unique  reste:  car  je  compte 
pour  rien  ceux  qui  n'ont  fait  que  vivre  et  vieillir,  et  dont  l'his- 
toire ne  parlera  pas. 

M.  le  duc  de  La  Vallière  enrichit  votre  bibliothèque  de  l'His- 
toire du  Théâtre1.  Ce  qu'il  a  ramassé  est  prodigieux.  II  faut  qu'il 
lui  soit  passé  plus  de  trois  mille  pièces  par  les  mains;  cela  est 
tout  fait  pour  un  premier  gentilhomme  de  la  chambre. 

Conservez  vos  bontés,  cette  année  1768,  au  plus  ancien  de  vos 
serviteurs,  qui  vous  sera  attaché  le  reste  de  sa  vie,  monseigneur, 
avec  le  plus  profond  respect. 


7143.  —  A   M.  DE   CHABANON. 

18  janvier. 

La  grippe,  en  faisant  le  tour  du  monde,  a  passé  par  notre 
Sibérie,  et  s'est  emparée  un  peu  de  ma  vieille  et  chétive  figure. 
C'est  ce  qui  m'a  empêché,  mon  cher  confrère,  de  répondre  sur-le- 
champ  à  votre  très-bénigne  lettre  du  k  de  janvier.  Quoi  !  lors- 
que vous  travaillez  à  Eudoxie  vous  songez  à  ce  paillard  de  Sam- 
son  et  à  cette  p deDalila  ;  et  de  plus,  vous  nous  envoyez  du 

beurre  de  Bretagne!  il  faut  que  vous  ayez  une  belle  âme  ! 

Savez-vous  bien  que  Rameau  avait  fait  une  musique  déli- 
cieuse sur  ce  Samson?  Il  y  avait  du  terrible  et  du  gracieux.  Il  en 
a  mis  une  partie  dans  l'acte  des  Incas,  dans  Castor  et  Pollux,  dans 
Z oroastre.  Je  doute  que  l'homme2  à  qui  vous  vous  êtes  adressé 
ait  autant  de  bonne  volonté  que  vous;  et  je  serai  bien  étonné 
s'il  ne  fait  pas  tout  le  contraire  de  ce  que  vous  l'avez  prié  de 
faire,  le  tout  en  douceur,  et  en  cherchant  le  moyen  déplaire.  Je 


1.  Voyez  la  note  2,  page  495. 

2.  Moncrif,  auteur  d'un  Essai  sur  la  nécessité  et  sur  les  moyens  de  plaire. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  32 


498  CORRESPONDANCE. 

pense,  ma  foi,  que  vous  vous  êtes  confessé  au  renard.  Je  ne  sais 
pourquoi  M.  de  La  Borde  m'abandonne  obstinément.  Il  aurait 
bien  dû  m'accuser  la  réception  de  sa  Pandore,  et  répondre  au 
moins  en  deux  lignes  à  deux  de  mes  lettres.  Sert-il  à  présent 
son  quartier?  couclie-t-il  dans  la  chambre  du  roi?  est-ce  par 
cette  raison  qu'il  ne  m'écrit  point?  est-ce  parce  qae  Amphion1  n'a 
pas  été  bien  reçu  des  Amphions  modernes?  est-ce  parce  qu'il  ne 
se  soucie  plus  de  Pandore?  est-ce  caprice  de  grand  musicien,  ou 
négligence  de  premier  valet  de  chambre? 

On  dit  que  les  acteurs  et  les  pièces  qui  se  présentent  au  tri- 
pot tombent  également  sur  le  nez.  Jamais  la  nation  n'a  eu  plus 
d'esprit,  et  jamais  il  n'y  eut  moins  de  grands  talents. 

Je  crois  que  les  beaux-arts  vont  se  réfugier  à  Moscou.  Ils  y 
seraient  appelés  du  moins  par  la  tolérance  singulière  que  ma 
Catherine  a  mise  avec  elle  sur  le  trône  de  ïomyris.  Elle  me  fait 
l'honneur  de  me  mander  qu'elle  avait  assemblé,  dans  la  grande 
salle  de  son  Kremlin,  de  fort  honnêtes  païens,  des  grecs  instruits, 
des  latins  nés  ennemis  des  grecs,  des  luthériens,  des  calvinistes 
ennemis  des  latins,  de  bons  musulmans,  les  uns  tenant  pour 
Ali,  les  autres  pour  Omar;  qu'ils  avaient  tous  soupe  ensemble, 
ce  qui  est  le  seul  moyen  de  s'entendre  ;  et  qu'elle  les  avait  l'ait 
consentir  à  recevoir  des  lois  moyennant  lesquelles  ils  vivraient 
tous  de  bonne  amitié.  Avant  ce  temps-là  un  grec  jetait  par  la 
fenêtre  un  plat  dans  lequel  un  latin  avait  mangé,  quand  il  ne 
pouvait  pas  jeter  le  latin  lui-même. 

Notre  Sorbonne  ferait  bien  d'aller  faire  un  tour  à  Moscou,  et 
d'y  rester. 

Bonsoir,  mon  très-cher  confrère.  Je  suis  à  vous  bien  tendre- 
ment pour  le  reste  de  ma  vie. 

7144.   —  A  M.   LE   CHEVALIER    DE   TAULES. 

A  Ferney,  18  janvier. 

Mes  inquiétudes,  monsieur,  sur  les  tracasseries  de  Genève 
étant  entièrement  dissipées,  et  M.  le  duc  de  Choiseul  m'ayant 
fait  l'honneur  de  m'écrire  la  lettre  la  plus  agréable,  je  profite  de 
ses  bontés  pour  lui  demander2  la  permission  d'être  instruit  par 
vous  de  quelques  vieilles  vérités  que  vous  aurez  déterrées  dans 


1.  Opéra  dont  les  paroles  sont  de  Thomas;  voyez  lettre  7073. 

2.  Cette  lettre  au  duc  de  Choiseul  manque. 


ANNÉE    1768.  499 

l'énorme  fatras  du  dépôt  des  affaires  étrangères.  Je  lui  représente 
que  ces  vérités  deviennent  inutiles  si  elles  ne  servent  pas  à  l'his- 
toire, et  que  le  temps  est  venu  de  les  mettre  au  jour.  Je  lui  dis 
que  vous  lui  montrerez  vos  découvertes,  et  que  je  ne  ferai  usage 
que  de  celles  qu'il  approuvera.  Il  me  paraît  que  ma  proposition 
est  honnête  ;  j'attends  donc  les  lumières  que  vous  voudrez  bien 
me  communiquer.  On  vous  aura  l'obligation  d'avoir  fait  connaî- 
tre un  siècle  qui,  dans  presque  tous  les  genres,  doit  être  le  mo- 
dèle des  siècles  à  venir. 

Pour  moi,  tant  que  je  respirerai  dans  le  très-médiocre  siècle 
où  nous  sommes,  j'aurai  l'honneur  d'être,  avec  la  plus  sensible 
reconnaissance,  monsieur,  votre  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur. 

Voltaire. 

7145.  —  A   M.    MOREAU   DE   LA   ROCHETTE. 

A  Ferney,  18  janvier. 

Je  vous  renouvelle,  monsieur,  cette  année,  les  justes  remer- 
ciements que  je  vous  ai  déjà  faits  pour  les  arbres  que  j'ai  reçus 
et  que  j'ai  plantés.  Ni  ma  vieillesse,  ni  mes  maladies,  ni  la  ri- 
gueur du  climat,  ne  me  découragent.  Quand  je  n'aurais  défriché 
qu'un  champ,  et  quand  je  n'aurais  fait  réussir  que  vingt  arbres, 
c'est  toujours  un  bien  qui  ne  sera  pas  perdu.  Je  crains  bien  que 
la  glace,  survenant  après  nos  neiges,  ne  gèle  les  racines  ;  car 
notre  hiver  est  celui  de  Sibérie,  attendu  que  notre  horizon  est 
borné  par  quarante  lieues  de  montagnes  de  glaces.  C'est  un  spec- 
tacle admirable  et  horrible,  dont  les  Parisiens  n'ont  assurément 
aucune  idée.  La  terre  gèle  souvent  jusqu'à  deux  ou  trois  pieds, 
et  ensuite  des  chaleurs  telles  qu'on  en  éprouve  à  Naples  la  des- 
sèchent. 

Je  compte,  si  vous  m'approuvez,  faire  enlever  la  glace  autour 
des  nouveaux  plants  que  je  vous  dois,  et  faire  répandre  au  pied 
des  arbres  du  fumier  de  vache  mêlé  de  sable. 

Le  ministère  nous  a  fait  un  beau  grand  chemin,  j'en  ai  planté 
les  bords  d'arbres  fruitiers;  mangera  les  fruits  qui  voudra.  Le 
bois  de  ces  arbres  est  toujours  d'un  grand  service.  Je  m'imagine, 
monsieur,  que  vous  n'avez  guère  plus  profité  que  moi  detousles 
livres  qu'on  fait  à  Paris,  au  coin  du  feu,  sur  l'agriculture.  Ils  ne 
servent  pas  plus  que  toutes  les  rêveries  sur  le  gouvernement  : 
Experientia  rerum  magistra. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  bien  de  la  reconnaissance,  mon- 
sieur, votre,  etc. 


500  CORRESPONDANCE. 


7146.  —  A    M.    DAMILAVILLE. 

18  janvier. 

Je  n'aurai  point  de  repos,  mon  cher  ami,  que  je  ne  sache 
l'issue  de  votre  affaire.  Je  ne  comprends  rien  à  M.  de  Sauvigny. 
Je  l'ai  reçu  de  mon  mieux  chez  moi,  lui,  sa  femme,  et  son  fils. 
Mme  de  Sauvigny  m'a  donné  sa  parole  d'honneur  qu'elle  travail- 
lerait à  vous  faire  donner  une  pension,  si  vous  conserviez  la 
place  que  vous  avez  exercée  si  longtemps.  Cela  ne  s'accorde  point 
avec  une  persécution.  Mme  de  Sauvigny  d'ailleurs  semblait  avoir 
quelque  intérêt  de  ménager  mon  amitié.  Elle  sait  combien  j'ai 
été  sollicité  par  son  frère1,  qu'elle  a  forcé  de  se  réfugier  en 
Suisse;  elle  sait  que  j'ai  arrêté  les  factums  qu'on  voulait  faire 
contre  elle. 

J'ai  prévu,  dès  le  commencement,  que  M.  le  duc  de  Choiseul 
ne  se  mêlerait  point  de  cette  affaire,  puisqu'il  m'a  répondu  sur 
quatre  articles,  et  qu'il  n'a  rien  dit  sur  celui  qui  vous  regarde, 
quoique  j'eusse  tourné  la  chose  d'une  manière  qui  ne  pouvait 
lui  paraître  indiscrète  :  en  un  mot,  je  suis  affligé  au  dernier 
point.  Mandez-moi  au  plus  vite  où  vous  en  êtes2. 

M.  Boursier  demande  s'il  y  a  sûreté  à  vous  envoyer  l'ouvrag 
de  Saint-Hyacinthe3. 

Vraiment  on  serait  enchanté  d'avoir  le  petit  livre  qui  prouve 
que  le  clergé  n'est  point  le  premier  corps  de  l'État4.  Il  l'est  si  peu 
qu'il  n'a  assisté  aux  grandes  assemblées  de  la  nation  que  sous  le 
père  de  Charlemagne. 

Je  ne  vous  embrasserai  qu'avec  douleur,  jusqu'à  ce  que  je 
sache  que  vous  ayez  la  place  qui  vous  est  due. 

Adieu,  mon  cher  ami. 


1.  J.-M.  Durey  de  Morsan,  né  en  1717,  frère  de  Mme  de  Sauvigny,  dont  le  mari 
devint,  en  1768,  intendant  de  Paris,  avait  dissipé  une  belle  fortune.  Voltaire  lui 
donna  souvent  asile.  Il  a  publié  quelques  ouvrages,  et  est  mort  à  Genève  en  1795. 
Voyez  tome  XIX,  page  31;  XXIV,  11  ;  et  aussi  les  lettres  de  Voltaire  à  Mme  de 
Sauvigny,  des  3,  20  et  30  janvier  1769. 

2.  Ici,  dans  quelques  éditions,  on  avait  inséré  quelques  phrases  du  second 
alinéa  de  la  lettre  7136. 

3.  Le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers. 

4.  Discussion  intéressante  sur  la  prétention  du  clergé  d'être  le  premier  corps 
de  l'État,  1767,  in-12,  attribué  au  marquis  de  Puységur,  lieutenant  général. 


ANNÉE    1768.  501 


7147.—  DE   M.   D'ALEMBERT. 


A  Paris,  ce  18  janvier. 

J'ai  reçu,  mon  cher  et  illustre  maître,  la  lettre  de  Genève  que  vous  avez 
bien  voulu  m'envoyer,  et  que  j'aurais  laissée  à  la  poste  de  Genève  si  j'avais 
pu  deviner  le  peu  d'importance  du  sujet.  J'ai  reçu  aussi  certaines  Lettre* 
sur  Rabelais  1  qui  me  paraissent  de  son  arrière-petit-fils,  à  qui  le  ciel  a 
donné  le  précieux  avantage  de  se  moquer  de  tout  comme  son  bisaïeul, 
mais  de  s'en  moquer  avec  plus  de  finesse  et  de  goût.  Ces  lettres  me  rap- 
pellent un  certain  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers  2,  auquel  j'assistai 
il  y  a  quelques  jours,  et  dont  j'aurais  bien  voulu  que  vous  eussiez  été  un 
des  convives:  on  y  traita  fort  gaiement  des  matières  très-sérieuses,  entre  la 
poire  et  le  fromage.  Jean-Jacques  n'est  pas  aussi  gai  ;  il  veut  à  présent  retour- 
ner en  Angleterre:  il  mande  à  M.  Davenport  (c'est  le  bon  M.  Hume  qui 
me  l'écrit)  qu'il  est  le  plus  malheureux  de  tous  les  hommes3,  et  qu'il  désire 
de  retourner  avec  lui.  M.  Davenport  y  a  consenti:  ainsi  l'Angleterre  aura 
le  bonheur  de  le  posséder  encore  une  fois,  à  condition  que  ce  ne  sera  pas 
pour  longtemps.  M.  Hume  me  mande,  dans  la  même  lettre,  que  ce  pauvre 
fou  travaille  actuellement  à  ses  mémoires,  dont  le  premier  volume  a  été  fait 
en  Angleterre,  et  qui  doivent  en  avoir  treize  ou  quatorze  (il  ne  me  dit  pas 
si  c'est  in-folio  ou  in-2i)  ;  Y  Histoire  romaine  n'en  a  pas  tant.  Il  est  vrai 
que  ce  qui  regarde  ce  grand  philosophe  est  absolument  la  nature  entière 
pour  lui,  et  je  lui  conseillerais  d'intituler  son  bel  ouvrage  Histoire  univer- 
selle,  ou  Mémoires  de  J.-J.  Rousseau.  M.  Hume,  dans  la  même  lettre  où 
il  me  parle  de  cet  homme,  me  charge  de  le  rappeler  dans  votre  souvenir, 
et  de  vous  assurer  de  tous  ses  sentiments  et  de  son  admiration  pour  vous. 
Il  craint  que  vous  ne  soyez  mécontent  de  ce  qu'il  n'a  pas  répondu  à  la  lettre 
que  vous  lui  avez  écrite  au  sujet  de  Jean-Jacques;  mais  il  m'assure  qu'il 
n'a  eu  connaissance  de  cette  lettre  que  par  l'impression,  chez  un  libraire 
d'Ecosse,  où  il  l'a  trouvée  longtemps  après  qu'elle  eut  paru,  et  qu'il  était 
alors  trop  tard  pour  y  répondre,  d'autant  plus  qu'il  n'avait  aucune  preuve 
que  cette  lettre  lui  fût  réellement  adressée  par  vous4. 

Adieu,  mon  cher  et  illustre  confrère.  M.  de  La  Harpe,  avec  qui  j'ai  le 
plaisir  de  parler  souvent  de  vous,  pourra  vous  dire  combien  je  vous  suis 
attaché,  et  combien  je  suis  vôtre  à  la  vie  et  à  la  mort.  Vale,  et  me  ama. 

L'affaire  du  pauvre  Damilaville  ne  finit  point;  cela  n'est-il  pas  odieux? 
Vous  devriez  bien  écrire  à  M.  d'Ormesson ,  intendant  des  finances;  le 
succès  de  cette  affaire  dépend  de  lui.  Iterum  vale. 


1.  Voyez  tome  XXVI,  page  469. 

2.  Voyez  tome  XXVI,  page  531. 

3.  Cette  lettre  à  Davenport,  citée  par  Hume,  n'est  pas  dans  les  OEuvres  de 
J.-J.  Rousseau. 

4.  C'est  la  lettre  du  24  octobre  1766. 


502  COKRESPO.NDANCE. 


7148.  —   A  M.  L'ABBE    MORELLET. 

22  janvier. 

Vous  savez,  monsieur,  qu'on  a  donné  six  cents  francs  de 
pension  à  celui  qui  a  réfuté  Fréret1  ;  en  ce  cas,  il  en  fallait  don- 
ner une  de  douze  cents  à  Fréret  lui-même.  On  ne  peut  guère 
réfuter  plus  mal.  Je  n'ai  lu  cet  ouvrage  que  depuis  quelques 
jours,  et  j'ai  gémi  de  voir  une  si  bonne  cause  défendue  par  de  si 
mauvaises  raisons.  J'admire  comme  cet  écrivain  soutient  la  vérité 
par  des  bévues  continuelles,  et  suppose  toujours  ce  qui  est  en 
question.  Il  n'appartient  qu'à  vous,  monsieur,  de  combattre 
avec  de  bonnes  armes,  et  de  faire  voir  le  faible  de  ces  apologies, 
qui  ne  trompent  que  des  ignorants.  Grotius,  Abbadie,  Houleville, 
ont  fait  plus  de  tort  à  notre  sainte  religion  que  milord  Shaftes- 
bury,  milord  Bolingbroke,  Collins,  Woolston,  Spinosa,  Boulain- 
villiers,  Boulanger,  La  Mettrie,  et  tant  d'autres. 

Je  ne  sais  comment  on  a  renouvelé  depuis  peu  une  ancienne 
plaisanterie2  de  l'auteur  de  Mathanasius.  Un  de  mes  amis  est  au 
désespoir  qu'on  ose  lui  attribuer  cette  brochure,  imprimée  en 
Hollande  il  y  a  quarante  ans.  Ces  rumeurs  injustes  peuvent  faire 
un  tort  irréparable  à  mon  ami  ;  et  vous  savez  quels  sont  les  droits 
de  l'amitié.  C'est  au  nom  de  ces  droits  sacrés  que  je  vous  conjure 
de  détruire,  autant  qu'il  sera  en  vous,  une  calomnie  si  dange- 
reuse. 

Au  reste,  je  suis  tout  à  vos  ordres,  et  vous  pouvez  compter 
sur  l'attachement  inviolable  de  votre  très-humble  et  très-obéis- 
sant serviteur. 

L'abbé  Yvroye. 


71i9.  —  A  M.    LE   MARÉCHAL   DUC  DE    RICHELIEU. 

A  Ferney,  22  janvier. 

En  réfutation,  monseigneur,  de  la  lettre  dont  vous  m'honorez, 
du  15  de  janvier,  voici  comme  j'argumente.  Quiconque  vous 
a  dit  que  j'avais  soupçonné  ce  Galien  d'être  le  fils  du  plus  aimable 


1.  L'abbé  Bergicr  a  publié  la  Certitude  des  preuves  du  christianisme,  1767 
deux  parties  in-12.  C'est  une  réfutation  de  l'Examen  critique,  etc.,  publié  sous 
le  nom  de  Fréret;  voyez  tome  XXVII,  page  35  ;  et  XLIV,  257,  317. 

2.  Le  Diner  du  comte  de  Boulainvilliers,  que  Voltaire  fit  imprimer  sous  le  nom 
de  Saint-Hyacinthe;  voyez  tome  XXVI,  page  531. 


ANNÉE    1768.  503 

grand  seigneur  de  l'Europe  est  un  enfant  de  Satan,  il  se  peut 
que  ce  malheureux  l'ait  fait  entendre  à  Genève,  pour  se  donner 
du  crédit  dans  le  monde  et  auprès  des  marchands;  mais,  comme 
j'ai  eu  chez  moi  deux  de  ses  frères,  dont  l'un  est  soldat,  et  dont 
l'autre  a  été  mousse,  il  est  bien  impossible  qu'il  me  soit  venu 
dans  la  tète  qu'un  pareil  polisson  fût  d'un  sang  respectable. 
C'est  encore  une  autre  calomnie  de  dire  que  M",e  Denis  et  moi 
nous  ayons  mangé  avec  lui.  M,nc  Denis  vous  demande  justice.  Il 
n'a  jamais  eu  à  Ferney  d'autre  table  que  celle  du  maître  d'hôtel 
et  des  copistes,  comme  vous  me  l'aviez  ordonné.  On  lui  fournis- 
sait abondamment  tout  ce  qu'il  demandait;  mais  on  ne  lui  lais- 
sait prendre  aucun  essor  dans  la  maison,  et  on  se  conformait  en 
tout  aux  règles  que  vous  aviez  prescrites. 

Ses  fréquentes  absences,  qu'on  lui  reprochait,  ne  pouvaient 
être  prévenues.  On  ne  pouvait  mettre  un  garde  à  la  porte  de  sa 
chambre. 

Dès  que  je  sus  qu'il  prenait  à  crédit  chez  les  marchands  de 
Genève,  je  fis  écrire  des  lettres  circulaires  par  lesquelles  on  les 
avertissait  de  ne  rien  fournir  que  sur  mes  billets. 

Dès  que  M.  Hennin,  résident  à  Genève,  en  eut  fait  son  secré- 
taire, il  le  fit  manger  à  sa  table,  selon  son  usage  ;  usage  qui  n'est 
point  établi  chez  moi.  Alors  Galien  vint  en  visite  à  Ferney,  il 
mangea  avec  la  compagnie;  mais  ni  Mme  Denis  ni  moi  ne  nous 
mîmes  à  table  ;  nous  mangeâmes  dans  ma  chambre  :  voilà  l'exacte 
vérité.  C'est  principalement  chez  M.  Hennin  qu'il  a  acheté  des 
montres  ornées  de  carats,  et  des  bijoux.  Le  marchand  dont  je 
vous  ai  envoyé  le  mémoire  ne  lui  a  fourni  que  le  nécessaire.  Ne 
craignez  point  d'ailleurs  qu'il  soit  jamais  voleur  de  grand  chemin. 
Il  n'aura  jamais  le  courage  d'entreprendre  ce  métier,  qu'il  trouve 
si  noble.  Il  est  poltron  comme  un  lézard.  Il  est  difficile  à  présent 
de  le  mettre  en  prison.  Il  partit  de  Genève  le  lendemain  que  le 
résident  l'eut  chassé,  et  dit  qu'il  allait  à  Berne  ordonner  aux 
troupes  de  venir  investir  la  ville.  Le  fond  de  son  caractère  est  la 
folie.  En  voilà  trop  sur  ce  malheureux  objet  de  vos  bontés  et  de 
ma  patience.  Je  dois,  à  votre  exemple,  l'oublier  pour  jamais. 

J'ai  pris  la  liberté  de  vous  consulter  sur  les  calomnies  d'un 
autre  misérable  '  de  cette  espèce,  qui,  dans  ses  mémoires,  a  insulté 
indignement  les  noms  de  Guise  et  de  Richelieu  en  plus  d'un 
endroit.  Le  monde  fourmille  de  ces  polissons  qui  s'érigent  en 


I.  La  Beaumelle;  voyez  lettre  7142. 


504  CORRESPONDANCE. 

juges  des  rois  et  des  généraux  d'armée,  dès  qu'ils  savent  lire  et 
écrire. 

Les  deux  partis  de  Genève  prennent  des  mesures  d'accommo- 
dement toutes  différentes  de  l'arrêt  des  médiateurs.  Ce  n'était 
pas  la  peine  de  faire  venir  un  ambassadeur  de  France  chez  eux, 
et  d'importuner  le  roi  une  année  entière.  Voilà  bien  du  bruit 
pour  peu  de  chose,  mais  cela  n'est  pas  rare. 

Agréez,  monseigneur,  mon  tendre  et  profond  respect. 

7150.  —  A    M.  M  AR  MON  TEL. 

Le  22  janvier. 

Voici ,  mon  cher  ami ,  un  petit  rogaton *  qui  m'est  tombé 
entre  les  mains.  Il  ne  vaut  pas  grand'chose,  mais  il  mortifiera 
les  cuistres,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut.  Je  vous  demande  en  grâce 
de  ne  jamais  dire  que  je  suis  votre  correspondant,  cela  est  essen- 
tiel pour  vous  et  pour  moi  ;  on  est  épié  de  tous  côtés. 

J'apprends,  avec  une  extrême  surprise,  qu'on  m'impute  un 
certain  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers,  que  tous  les  gens  un  peu 
au  fait  savent  être  de  Saint-Hyacinthe.  Il  le  fit  imprimer  en 
Hollande  en  1728;  c'est  un  fait  connu  de  tous  les  écumeurs  de 
la  littérature. 

J'attends  de  votre  amitié  que  vous  détruirez  un  bruit  si  calom- 
nieux et  si  dangereux.  Rien  ne  me  fait  plus  de  peine  que  de  voir 
les  gens  de  lettres,  et  mes  amis  mêmes,  m'attribuer  à  l'envi  tout 
ce  qui  paraît  sur  des  matières  délicates.  Ces  bruits  sont  capables 
de  me  perdre,  et  je  suis  trop  vieux  pour  me  transplanter.  Pour- 
quoi me  donner  ce  qui  est  d'un  autre?  n'ai-je  pas  assez  de  mes 
propres  sottises?  Je  vous  supplie  de  dire  et  de  faire  dire  à 
M.  Suard,  dont  j'ambitionne  l'amitié  et  la  confiance,  qu'il  est 
obligé  plus  que  personne  à  réfuter  toutes  ces  calomnies. 

Adieu,  vainqueur  de  la  Sorbonne.  Personne  ne  marche  avec 
plus  de  plaisir  que  moi  après  votre  char  de  triomphe. 

Gardez-moi  un  secret  inviolable. 

7151.  —  A    M.    LE    COMTE  D'ARGENTAL. 

23  janvier. 

Mon  cher  ange,  c'est  une  grande  consolation  pour  moi  que 
vous  ayez  été  content  de  M.  Dupuits.  Il  me  paraît  qu'il  vaut 

1.  Ce  doit  être  VÉpitre  écrite  de  Constantinopte  aux  frères;  voyez  tome  XXVI, 
page  573. 


ANNEE     1768.  505 

mieux  que  le  Dupuis  de  Desronais1.  Je  souhaite  à  M.  le  duc  de 
Choiseul  que  tous  les  officiers  qu'il  emploie  soient  aussi  sages 
et  aussi  attachés  à  leur  devoir.  Je  l'attends  avec  impatience,  dans 
l'espérance  qu'il  nous  parlera  longtemps  de  vous. 

Que  je  vous  remercie  de  vos  hontes  pour  Sirven  !  Il  faut  être 
aussi  opiniâtre  que  je  le  suis,  pour  avoir  poursuivi  cette  affaire 
pendant  cinq  ans  entiers,  sans  jamais  me  décourager.  Vous 
venez  bien  à  propos  à  mon  secours.  Je  sais  bien  que  cette  petite 
pièce  n'aura  pas  l'éclat  de  la  tragédie  des  Calas  ;  mais  nous  ne 
demandons  point  d'éclat,  nous  ne  voulons  que  justice. 

Votre  citation  du  chien  qui  mange  comme  un  autre  du 
dîner  qu'il  voulait  défendre  est  bien  bonne;  mais  je  vous  supplie 
de  croire  par  amitié,  et  faire  croire  aux  autres  par  raison  et  par 
l'intérêt  de  la  cause  commune ,  que  je  n'ai  point  été  le  cuisinier 
qui  a  fait  ce  dîner2.  On  ne  peut  servir  clans  l'Europe  un  plat  de 
cette  espèce  qu'on  ne  dise  qu'il  est  de  ma  façon.  Les  uns  pré- 
tendent que  cette  nouvelle  cuisine  est  excellente,  qu'elle  peut 
donner  la  santé,  et  surtout  guérir  des  vapeurs.  Ceux  qui  tiennent 
pour  l'ancienne  cuisine  disent  que  les  nouveaux  Martialo3  sont 
des  empoisonneurs.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  voudrais  bien  ne  point 
passer  pour  un  traiteur  public.  Il  doit  être  constant  que  ce  petit 
morceau  de  haut  goût  est  de  feu  Saint-Hyacinthe.  La  description 
du  repas  est  de  1728.  Le  nom  de  Saint-Hyacinthe  y  est;  comment 
peut-on,  après  cela,  me  l'attribuer?  quelle  fureur  de  mettre  mon 
nom  à  la  place  d'un  autre!  Les  gens  qui  aiment  ces  ragoûts-là 
devraient  bien  épargner  ma  modestie. 

Sérieusement,  vous  me  feriez  le  plus  sensible  plaisir  d'enga- 
ger M.  Suard  à  ne  point  mettre  cette  misère  sur  mon  compte. 
C'est  une  action  d'honnêteté  et  de  charité  de  ne  point  accuser 
son  prochain  quand  il  est  encore  en  vie,  et  de  charger  les  morts  à 
qui  on  ne  fait  nul  mal.  En  un  mot,  mon  cher  ange,  je  n'ai  point 
fait  et  je  n'aurai  jamais  fait  les  choses  dont  la  calomnie  m'accuse. 

Les  envieux  mourront,  mais  non  jamais  l'envie. 

(Molière,  Tartuffe,  acte  V,  scène  m.) 

Puis-je  espérer  que  mon  cher  Damilaville  aura  le  poste  qui 


1.  C'est-à-dire  le  personnage  de  Dupuis,  dans  la  comédie   de  Collé  intitulée 
Dupuis  et  Desronais. 

2.  Le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers ;  voyez  tome  XXVI,  page  531. 

3.  Cuisinier  que  Voltaire   a  nommé   dans    le  vers    37  du    Mondain;   voyez 
tome  X. 


506  CORRESPONDANCE. 

lui  est  si  bien  dû  ?  Il  est  juste  qu'il  soit  curé  après  avoir  été  vingt 
ans  vicaire. 

J"ai  une  autre  grâce  ci  vous  demander;  c'est  pour  ma  Cathe- 
rine. Il  faut  rétablir  sa  réputation  h  Paris  chez  les  honnêtes  gens. 
J'ai  de  fortes  raisons  de  croire  que  MM.  les  ducs  de  Praslin  et  de 
Choiseul  ne  la  regardent  pas  comme  la  clame  du  monde  la  plus 
scrupuleuse;  cependant  je  sais,  autant  qu'on  peut  savoir,  qu'elle 
n'a  nulle  part  à  la  mort  de  son  ivrogne  de  mari  :  un  grand  diable 
d'officier  aux  gardes  Préobazinsky,  en  le  prenant  prisonnier, 
lui  donna  un  horrible  coup  de  poing  qui  lui  fit  vomir  du  sang; 
il  crut  se  guérir  en  buvant  continuellement  du  punch  dans  sa 
prison,  et  il  mourut  dans  ce  bel  exercice.  C'était  d'ailleurs  le 
plus  grand  fou  qui  ait  jamais  occupé  un  trône.  L'empereur 
Wenceslas  n'approchait  pas  de  lui. 

A  l'égard  du  meurtre  du  prince  Y  van,  il  est  clair  que  ma  Ca- 
therine n'y  a  nulle  part.  On  lui  a  bien  de  l'obligation  d'avoir  eu 
le  courage  de  détrôner  son  mari,  car  elle  règne  avec  sagesse  et 
avec  gloire;  et  nous  devons  bénir  une  tête  couronnée  qui  fait 
régner  la  tolérance  universelle  dans  cent  trente-cinq  degrés  de 
longitude.  Vous  n'en  avez,  vous  autres,  qu'environ  huit  ou  neuf, 
et  vous  êtes  encore  intolérants.  Dites  donc  beaucoup  de  bien  de 
Catherine,  je  vous  en  prie,  et  faites-lui  une  bonne  réputation 
dans  Paris. 

Je  voudrais  bien  savoir  comment  Mme  d'Argental  s'est  trouvée 
de  ces  grands  froids;  je  suis  étonné  d'y  avoir  résisté.  Conservez 
votre  santé,  mon  divin  ange  ;  je  vous  adore  de  plus  en  plus. 

7152.   —  A   M.   DAMILAVILLE. 

27  janvier. 

Mon  cher  ami,  il  y  a  deux  points  importants  dans  votre  let- 
tre du  18,  celui  de  M.  le  duc  de  Choiseul  et  celui  de  M.  d'Ormes- 
son.  Je  pris  la  liberté  d'écrire  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  il  y  a 
plus  de  deux  mois,  à  la  fin  d'une  lettre  de  six  pages1,  ces  propres 
paroles  :  «  J'aurais  encore  la  témérité  de  vous  supplier  de  re- 
commander un  mémoire  d'un  de  mes  amis  intimes  à  monsieur 
le  contrôleur  général,  si  je  ne  craignais  que  la  dernière  aventure 
de  monsieur  le  chancelier  ne  vous  eût  dégoûté.  Mais,  si  vous 
m'en  donnez  la  permission,  j'aurai  l'honneur  de  vous  envoyer  le 

1.  Cette  lettre  manque. 


ANNÉE    1768.  507 

mémoire;  c'est  pour  une  chose  très-juste,  et  il  ne  s'agit  que  de 
lui  faire  tenir  sa  promesse.  »  M.  le  duc  de  Choiseul  ne  m'a  point 
fait  de  réponse  à  cet  article. 

Quant  à  M.  d'Ormcsson,  puisque  vous  m'apprenez  qu'il  est 
le  fils  de  celui  que  j'avais  connu  autrefois,  je  lui  écris  une 
lettre1  qui  ne  peut  faire  aucun  mal,  et  qui  peut  faire  quelque 
bien.  En  voici  la  copie. 

A  l'égard  des  nouveautés  de  Hollande,  que  M.  Boursier  peut 
vous  faire  tenir  pour  votre  petite  bibliothèque,  il  m'a  dit  qu'il 
ne  pouvait  vous  les  envoyer  dans  les  circonstances  présentes 
qu'autant  qu'il  serait  sûr  que  vous  les  recevriez  ;  il  craint  qu'il 
n'y  en  ait  quelques-unes  de  suspectes,  et  qu'elles  ne  vous  causent 
quelques  chagrins.  Comme  j'ignore  absolument  de  quoi  il  s'agit, 
je  ne  puis  vous  en  dire  davantage. 

Notre  peine,  mon  cher  ami,  ne  sera  pas  perdue,  si  M.  Char- 
don rapporte  enfin  l'affaire  de  Sirven.  Que  ce  soit  en  janvier  ou 
en  février,  il  n'importe  ;  mais  il  importe  beaucoup  que  les  juges 
ne  s'accoutument  pas  à  se  jouer  de  la  vie  des  hommes. 

On  dit  qu'il  y  a  en  Hollande  une  relation  du  procès  et  de  la 
mort  du  chevalier  de  La  Barre,  avec  le  précis  de  toutes  les  pièces 
adressées  au  marquis  Beccaria2.  On  prétend  qu'elle  est  faite  par 
un  avocat  au  conseil  ;  mais  on  attribue  souvent  de  pareilles 
pièces  à  des  gens  qui  n'y  ont  pas  la  moindre  part.  Cela  est  hor- 
rible. Les  gens  de  lettres  se  trahissent  tous  les  uns  les  autres  par 
légèreté.  Dès  qu'il  paraît  un  ouvrage,  ils  crient  tous  -.C'est  de  lui! 
c'est  de  lui!  Ils  devraient  crier  au  contraire  :  Ce  n'est  pas  de  lui,  ce 
n'est  pas  de  lui!  Les  gens  de  lettres,  mon  cher  ami,  se  font  plus  de 
mal  que  ne  leur  en  font  les  fanatiques.  Je  passe  ma  vie  à  pleurer 
sur  eux. 

Adieu!  Consolons-nous  l'un  l'autre  de  loin,  puisque  nous  ne 
pouvons  nous  consoler  de  près. 

M.  Brossier  enverra  incessamment  ce  que  vous  demandez. 

ÉCRLINF3. 

Voici  une  lettre  d'une  fille  de  Sirven  pour  sou  père. 


1.  Cette  lettre  manque  aussi. 

2.  Voyez  tome  XXV,  page  501. 

3.  C'est-à-dire  écrasez  l'infâme.  Les  érudits  ne  sont  pas  d'accord  sur  la  signifi- 
cation de  ce  cri  de  guerre.  Plusieurs  prétendent  que  l'infâme  est  la  bête  féroce 
qui  désole  l'Europe  depuis  le  règne  de  Constantin,  mal  à  propos  et  injustement 
surnommé  le  Grand,  et  qui  exerce  en  ce  moment  ses  ravages  en  Pologne.  Comme  le 
patriarche  s'était  accoutumé  à  signer  toutes  ses  lettres,  par  abréviature,  Écrlinf, 


508  CORRESPONDANCE. 

7153.   —  A  M.   LE   BARON   GRIMM. 


29  janvier. 


Puisque  votre  ami,  monsieur,  veut  absolument  avoir  les  po- 
lissonneries que  vous  méprisez,  je  les  lui  envoie  sous  votre  en- 
veloppe1. Je  n'en  fais  pas  plus  de  casque  vous,  et  c'est  bien 
malgré  moi  que  je  me  suis  chargé  de  ces  rogatons. 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 


7154.   —  A  M.   DE   CHABANON. 

A  Ferney,  29  janvier. 

Ami  vrai  et  poëte  philosophe,  ne  vous  avais-je  pas  bien  dit 3 
que  le  lecteur4  ne  serait  jamais  l'approbateur,  et  qu'il  éluderait 
tous  les  moyens  de  me  plaire,  malgré  tous  les  moyens  qu'il  a 
trouvés  de  plaire  ?  Ne  trouvez-vous  pas  qu'il  cite  bien  a  propos 
feu  AI.  le  dauphin,  qui,  sans  doute,  reviendra  de  l'autre  monde 
pour  empêcher  qu'on  ne  mette  des  doubles-croches  sur  la  mâ- 
choire d'âne  de  Samson  ?  Ah  !  mon  fils,  mon  fils!  la  petite  jalou- 
sie est  un  caractère  indélébile. 

M.  le  duc  de  Choiseul  n'est  pas,  je  crois,  musicien  :  c'est  la 
seule  chose  qui  lui  manque  ;  mais  je  suis  persuadé  que,  dans 
l'occasion,  il  protégerait  la  mâchoire  d'âne  de  Samson  contre  les 
mâchoires  d'âne  qui  s'opposeraient  à  ce  divertissement  honnête, 
ut  ut  est.  Il  faut  une  terrible  musique  pour  ce  Samson  qui  fait 
des  miracles  de  diable  ;  et  je  doute  fort  que  le  ridicule  mélange 
de  la  musique  italienne  avec  la  française,  dont  on  est  aujour- 
d'hui infatué,  puisse  parvenir  aux  beautés  vraies,  mâles  et  vi- 
goureuses, et  à  la  déclamation  énergique  que  Samson  exige  dans 


les  commis  de  la  poste,  occupés  à  lire  les  lettres  des  honnêtes  gens  pour  leur 
instruction  et  pour  celle  du  gouvernement,  s'étaient  imaginé  pendant  longtemps 
que  ces  lettres  étaient  d'un  M.  Écrlinf,  demeurant  en  Suisse.  «  Ce  M.  Écrlinf 
n'écrit  pas  mal  »,  disaient-ils.  (Note  copiée  sur  une  copie  faite  dans  le  temps.)  (B.) 

1.  C'était  l'Homme  aux  quarante  écus  (voyez  tome  XXI,  page  305)  et  le  Dîner 
du  comte  de  Boulainvilliers  (voyez  tome  XXVI,  page  531). 

2  Brossier  était  censé  un  habitant  de  Lyon;  c'est  un  des  noms  que  Voltaire 
mettait  quelquefois  par  précaution  (voyez  tome  XLIII,  page  568)  au  bas  de  ses 
lettres. 

3.  Lettre  7143. 

4.  M.  de  Moncrif,  lecteur  de  la  reine.  (K.) 


ANNÉE    17G8.  509 

les  trois  quarts  de  la  pièce.  Par  ma  foi,  la  musique  italienne  n'est 
faite  que  pour  fairebrillcr  des  châtrés  à  la  chapelle  du  pape.  Il 
n'y  aura  plus  de  génie  à  la  Lulli  pour  la  déclamation,  je  vous 
le  certifie  dans  l'amertume  de  mon  cœur. 

Revenons  maintenant  à  Pandore.  Oui,  vous  avez  raison,  mon 
fils  :  le  bonhomme  Promélhée  fera  une  fichue  figure,  soit  qu'il 
assiste  au  baptême  de  Pandore  sans  dire  mot,  soit  qu'il  aille, 
comme  un  valet  de  chambre,  chercher  les  Jeux  et  les  Plaisirs 
pour  donner  une  sérénade  à  l'enfant  nouveau-né.  Le  cas  est  em- 
barrassant, et  je  n'y  sais  plus  d'autre  remède  que  de  lui  faire 
notifier  aux  spectateurs  qu'il  veut  jouir  du  plaisir  de  voir  le  pre- 
mier développement  de  l'âme  de  Pandore,  supposé  qu'elle  ait 
une  âme, 

Cela  posé,  je  voudrais  qu'après  le  chœur, 

Dieu  d'amour,  quel  est  ton  empire, 

Prométhée  dît,  en  s'adressant  aux  nymphes  et  aux  demi-dieux 
de  sa  connaissance,  qui  sont  sur  le  théâtre  : 

Observons  ses  appas  naissants, 
Sa  surprise,  son  trouble,  et  son  premier  usage 
Des  célestes  présents 
Dont  l'amour  a  fait  son  partage  *. 

Après  ce  petit  couplet,  qui  me  paraît  tout  à  fait  à  sa  place,  le 
bonhomme  se  confondrait  dans  la  foule  des  petits  demi-dieux 
qui  sont  sur  le  théâtre  ;  et  ce  serait,  à  ce  qu'il  me  semble,  une 
surprise  assez  agréable  de  voir  Pandore  le  démêler  dans  l'as- 
semblée des  sylvains  et  des  faunes,  comme  Marie-Thérèse,  beau- 
coup moins  spirituelle  que  Pandore,  reconnut  Louis  XIV  au  mi- 
lieu de  ses  courtisans. 

Il  faut  que  je  vous  parle  actuellement,  mon  cher  ami,  de  la 
musique  de  M.  de  La  Borde.  Je  me  souviens  d'avoir  été  très-con- 
tent de  ce  que  j'entendis  ;  mais  il  me  parut  que  cette  musique 
manquait,  en  quelques  endroits,  de  celte  énergie  et  de  ce  sublime 
que  Lulli  et  Rameau  ont  seuls  connus,  et  que  l'opéra-comique 
n'inspirera  jamais  à  ceux  qui  aiment  il  gusto  grande. 

Mes  tendres  sentiments  à  Eudoxie  ;  mes  respects  à  Maxime 
et  à  l'ambassadeur.  Assurez  le  bon  vieillard,  père  d' Eudoxie,  que 
je  m'intéresse  fort  à  lui. 

1.  Ces  vers  n'ont  pas  été  mis  dans  la  scène  qui  t'ait  le  second  acte  de  Pandore. 


SIC  CORRESPONDANCE. 

Maman  vous  aime  de  tout  son  cœur  ;  aussi  fais-je,  et  toutes 
les  puissances  ou  impuissances  de  mon  âme  sont  à  vous. 

7155.  —  A   M.   L'ABBÉ   D'OLIVET. 

29  janvier. 

Vous  m'écrivez,  sans  lunettes,  des  lettres  charmantes  de  votre 
main  potelée,  mon  cher  maître  ;  et  moi,  votre  cadet  d'environ 
dix  ans,  je  suis  obligé  de  dicter  d'une  voix  cassée. 

Je  n'aimerai  jamais  rends-moi  guerre  pour  guerre1,  par  la  rai- 
son que  la  guerre  est  une  affaire  qui  se  traite  toujours  entre 
deux  parties.  L'immortel,  l'admirable,  l'inimitable  Racine,  a 
dit 2  : 

Rendre  meurtre  pour  meurtre,  outrage  pour  outrage. 

Pourquoi  cela?  c'est  que  je  tue  votre  neveu  quand  vous  avez  tué 
le  mien  ;  c'est  que,  si  vous  m'avez  outragé,  je  vous  outrage.  S'ils 
me  disent  pois,  fje  leur  répondrai  fève,  disait  agréablement  le 
correct  et  l'élégant  Corneille.  De  plus,  on  ne  va  pas  dire  à  Dieu: 
Rends-moi  laguerre.  Peut-être  l'aversion  vigoureuse  que  j'ai  pour 
ce  misérable  sonnet  de  ce  faquin  d'abbé  de  Lavau  me  rend  un 
peu  difficile. 

Et  dessus  quel  endroit  tombera  ma  censure, 
Qui  ne  soit  ridicule  et  tout  pétri  d'ennui  3  ! 

Tartara  non  metuens,  non  affectatus  Olympum, 

est  un  vers  admirable  ;  je  le  prends  pour  ma  devise. 

Savez-vous  bien  que  s'il  y  a  des  maroufles  superstitieux  dans 
votre  pays,  il  y  a  aussi  un  grand  nombre  d'honnêtes  gens  d'es- 
prit qui  souscrivent  à  ce  vers  de  Tartara  non  metuens? 

Vivez  longtemps,  moquez-vous  du  Tartara.  «  Que  dis-tu  de 
mon  extrême-onction  ?  disait  le  Père  Talon  au  Père  Gédoyn,  alors 
jeune  jésuite.  —  Va,  va,  mon  ami,  continua-t-il,  laisse-les  dire,  et 
bois  sec.  »  Puis  il  mourut.  Je  mourrai  bientôt,  car  je  suis  faible 
comme  un  roseau.  C'est  à  vous  à  vivre,  vous  qui  êtes  fort  comme 
un  chêne.  Sur  ce,  je  vous  embrasse,  vous  et  votre  Prosodie,  le 
plus  tendrement  du  monde. 

1.  C'est  le  second  hémistiche  du  onzième  vers  du  fameux  sonnet  de  Des  Bar- 
reaux ;  voyez  tome  XIV,  page  63. 

2.  Athalie,  acte  II,  scène  vu. 

i).  Parodie  de  la  fin  du  sonnet  de  Des  Barreaux. 


ANNÉE    17(18.  511 

N.  B.  Je  suis  obligé  de  vous  dire,  avant  de  mourir,  qu'une  de 
mes  maladies  mortelles  est  l'horrible  corruption  de  la  langue, 
qui  infecte  tous  les  livres  nouveaux.  C'est  un  jargon  que  je  n'en- 
tends  plus  ni  en  vers  ni  en  prose.  On  parle  mieux  actuellement 
le  français  ou  français  à  Moscou  qu'à  Paris.  Nous  sommes  comme 
la  république  romaine,  qui  donnait  des  lois  au  dehors  quand 
elle  était  déchirée  au  dedans. 

7156.   —  A   CATHERIiXE   II. 

29  janvier. 

Madame,  on  dit  qu'un  vieillard,  nommé  Siméon,  en  voyant 
un  petit  enfant,  s'écria  dans  sa  joie  :  Je  n'ai  plus  qu'à  mourir, 
puisque  j'ai  vu  mon  salutaire1.  Ce  Siméon  était  prophète,  il  voyait 
de  loin  tout  ce  que  ce  petit  Juif  devait  faire. 

7157.    —A    M.    LE   PRÉSIDENT   DE    RUFFEY-\ 

A  Ferney,  30  janvier  1768. 

Mon  très-cher  confrère,  je  vous  fais  mon  compliment  sur  tous 
les  succès  de  votre  Académie,  et  j'en  fais  à  M.  Legouz  sur  ses 
magnificences  3. 

Vous  me  parlez  de  M.  le  président  de  Brosses  :  voyez,  mon- 
sieur, si  vous  voulez  lui  faire  lire  ce  que  je  vais  vous  représen- 
ter : 

1°  Il  avait  affermé  sa  terre  de  Tournay  à  un  ivrogne,  fils  d'un 
syndic  de  Genève4,  lequel  ivrogne  s'était  engagé  à  lui  en  donner 
trois  mille  livres  par  an,  sans  la  connaître  et  sans  pouvoir  le 
payer5.  Ce  pauvre  diable  est  mort  insolvable.  Ce  polisson  en  au- 
rait donné  six  mille  francs  aussi  bien  que  trois  mille.  Le  fait  est 
que,  quand  j'ai  voulu  l'affermer,  je  n'en  ai  jamais  pu  trouver  que 

1.  Luc,  î-,  30. 

2.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

3.  La  fondation  de  prix  à  l'École  gratuite  des  beaux-arts  établie  à  Dijon  et 
le  don  d'un  cabinet  d'histoire  naturelle  fait  à  l'Académie.  —  La  donation  du  jar- 
din de  botanique  de  Dijon  par  Legouz  de  Gerland  n'eut  lieu  qu'en  1773. 

4.  C'est  à  Chouet  le  père,  en  sa  qualité  de  premier  syndic  de  Genève,  qu'est 
adressée  la  lettre  de  Voltaire  du  2  août  1755.  Rousseau  le  nomme  dans  ses  Con- 
fessions (partie  II,  livre  vin),  à  propos  de  la  dédicace  du  Discours  sur  l'inégalité. 
Dans  sa  VIIe  Lettre  de  la  montagne,  il  parle  d'une  harangue  célèbre  de  M.  le  syn- 
dic Chouet,  prononcée  en  1707.  Ce  dernier  est-il  bien  le  père  du  fermier  de  M.  de 
Brosses?  (Th.  F.) 

5.  Sans  nier  l'inconduite  de  Chouet,  M.  de  Brosses  affirme  que  ce  fermier  le 
payait  bien.  (Th.  F.) 


512  CORRESPONDANCE. 

douze  cents  livres,  avec  un  char  de  foin,  trois  chars  de  paille  et 
un  tonneau  de  vin. 

2°  M.  de  Brosses  m'a  vendu  à  vie  cette  terre,  qui  ne  me  pro- 
duit pas  seize  cents  livres  de  rente1,  pour  un  capital  de  quarante- 
sept  mille  livres. 

3°  Dans  ce  capital  de  47, 000  livres  il  a  compté  pour  cinq  cents 
livres  de  rente  un  petit  bois,  dont  lui-même  avait  fait  couper  la 
plus  grande  partie,  et  dans  lequel  je  n'ai  pas  pris  seulement  une 
bûche  pour  me  chauffer.  Ce  bois  est  vieux,  entièrement  dévasté 
par  lui-même,  qui  avait  vendu  ce  qu'il  y  avait  de  passable,  et  par 
les  troupes,  qui  ont  pillé  le  reste. 

k°  Dans  les  47,000  livres  que  cette  malheureuse  acquisition 
m'a  coûté,  il  y  avait  douze  mille  livres  en  réparations  ;  j'en  ai 
fait  pour  plus  de  vingt  mille  livres. 

5°  Les  choses  sont  tellement  changées  à  Genève  que  jamais 
assurément  aucun  Genevois  n'achètera  cette  terre. 

6°  S'il  veut  m'en  faire  un  prix  raisonnable  je  l'achèterai  pour 
ma  nièce  afin  de  la  joindre  à  Ferney,  qui  est  une  terre  beaucoup 
plus  seigneuriale,  et  qui  n'est  point  un  démembrement  d'une 
autre  terre  comme  l'est  Tournay. 

Tout  cela  n'est  pas  trop  académique.  Mais  si  M.  de  Brosses  ne 
veut  pas  s'accommoder  avec  moi,  je  l'avertis  que  je  vais  m'arran- 
ger  pour  vivre  autant  que  Fontenelle;  il  doit  trembler  que  je  ne 
lui  tienne  parole. 

Adieu,  mon  très-cher  confrère,  je  vous  embrasse  très-tendre- 
ment sans  aucune  cérémonie. 


7158.   —  A   M.    PAACKOUCKE. 

1er  février. 

Le  froid  excessif,  la  faiblesse  excessive,  la  vieillesse  excessive, 
et  le  mal  aux  yeux  excessif,  ne  m'ont  pas  permis,  monsieur,  de 
vous  remercier  plus  tôt  des  premiers  volumes  de  votre  Vocabu- 
laire*, et  du  Don  Carlos  de  monsieur  votre  cousin3.  Toute  votre 
famille  paraît  consacrée  aux  lettres.  Elle  m'est  bien  chère,  et 
personne  n'est  plus  sensible  que  moi  à  votre  mérite  et  à  vos  at- 
tentions. 


1.  Voltaire  avouait  1.700  francs  dans  la  lettre  au  môme  du  15  janvier  1767. 

2.  Voyez  lettre  6909. 

3.  Henri  Panckoucke,  à  qui  est  adressée  la  lettre  7123,  avait  fait  une  héroïde 
sur  Don  Carlos,  qu'il  lit  imprimer  en  1769,  avec  d'autres  pièces. 


ANNEE    1768.  513 

Plus  vous  me  témoignez  d'amitié,  moins  je  conçois  comment 
vous  pouvez  vous  adresser  à  moi  pour  vous  procurer  l'infâme 
ouvrage  intitulé  le  Dîner  du  comte  de  BoulainvUliers1.  J'en  ai  eu 
par  hasard  un  exemplaire,  et  je  l'ai  jeté  dans  le  feu.  C'est  un 
tissu  de  railleries  amères  et  d'invectives  atroces  contre  notre 
religion.  Il  y  a  plus  de  quarante  ans  que  cet  indigne  écrit  est 
connu  ;  mais  ce  n'est  que  depuis  quelques  mois  qu'il  paraît  en 
Hollande,  avec  cent  autres  ouvrages  de  cette  espèce.  Si  je  ne  con- 
sumais pas  les  derniers  jours  de  ma  vie  à  une  nouvelle  édition 
du  Siècle  de  Louis  XIV,  augmentée  de  près  de  moitié  ;  si  je  n'épui- 
sais pas  le  peu  de  force  qui  me  reste  à  élever  ce  monument  à  la 
gloire  de  ma  patrie,  je  réfuterais  tous  ces  livres  qu'on  fait  chaque 
jour  contre  la  religion. 

J'ai  lu  cette  nouvelle  édition  in-4°,  qu'on  débite  à  Paris,  de 
mes  OEuvres 2.  Je  ne  puis  pas  dire  que  je  trouve  tout  beau, 

Papier,  dorure,  images,  caractère, 

car  je  n'ai  point  encore  vu  les  images  ;  mais  je  suis  très-satisfait 
de  l'exactitude  et  de  la  perfection  de  cette  édition.  Je  trouve  que 
tout  en  est  beau, 

Hormis  les  vers,  qu'il  fallait  laisser  faire 
A  Jean  Racine  :i. 

Je  souhaite  que  ceux  qui  l'ont  entreprise  ne  se  ruinent  pas, 
et  que  les  lecteurs  ne  me  fassent  pas  les  mêmes  reproches  que 
je  me  fais,  car  j'avoue  qu'il  y  a  un  peu  trop  de  vers  et  de  prose 
dans  ce  monde.  C'est  ce  que  je  signe  en  connaissance  de  cause. 


1.  Voyez  tome  XXVI,  page  531. 

2.  Il  ne  parut,  en  1768,  que  les  sept  premiers  volumes  de  l'édition  in-4°  des 
OEuvres  de  Voltaire. 

3.  Lorsque  Benserade  publia  ses  Métamorphoses  d'Ovide,  mises  en  rondeaux, 
Prépetit  de  Grammont  publia  un  rondeau  qui  se  terminait  ainsi  : 

J'en  trouve  tout  fort  beau, 

Papier,  dorure,  images,  caractère, 
Hormis  les  vers,  qu'il  fallait  laisser  faire 
A  La  Fontaine. 


45.  —  Correspondance.  XIII.  33 


514  CORRESPONDANCE. 

7159.  —  DE    M.    HENNIN  i. 

A  Genève,  le  1er  février  1768. 

Je  reçois  dans  le  moment,  monsieur,  la  réponse  de  M.  le  duc  de  Choi- 
seul  sur  la  commission  des  sels  du  Valais;  elle  n'est  pas  satisfaisante.  La 
voici  mot  pour  mot  : 

«  Depuis,  etc.  » 

Je  suis  très-fàclié  de  cette  décision,  à  laquelle  cependant  j'avais  lieu  de 
m' attend  iv. 

Oue  dites-vous  des  gentillesses  de  nos  représentants?  Je  voudrais  bien 
qu'on  se  hàlàt  de  songer  à  Versoy.  C'est  le  plus  sûr  moyen  de  mortifier  des 
gens  qu'on  ne  veut  pas  écraser. 

J'aurai  l'honneur,  monsieur,  de  vous  voir  demain,  à  moins  de  quelque 
incident  que  je  ne  prévois  pas. 

7160.  —  A   M.   MOULTOU2. 

3  février  1768. 

Mon  cher  philosophe.  Enfin,  après  cinq  ans  de  peines  et  de 
soins  incroyables,  la  requête  des  Sirven  fut  admise  au  conseil, 
samedi  23  janvier,  après  un  débat  assez  long,  et  le  procès  doit 
avoir  été  rapporté  vendredi  dernier  29,  devant  le  roi. 

Il  n'est  plus  douteux  que  cette  famille  ne  soit  rétablie  dans 
ses  honneurs,  dans  ses  biens,  et  que  l'arrêt  infâme  qui  la  con- 
damnait à  la  mort  ne  soit  cassé  comme  celui  des  Calas. 

Mon  cher  philosophe,  il  ne  faut  désespérer  de  rien.  Mandez 
cette  nouvelle  à  vos  amis  du  Languedoc.  Mais  quand  ce  pauvre 
vieillard  malade  aura-t-il  la  consolation  de  vous  revoir? 

7161.  —  A   M.    CHARDONS. 

Ferney,  3  février. 

Je  vous  l'avais  bien  dit,  monsieur,  que  vous  vous  couvri- 
riez de  gloire  et  que  votre  nom  serait  béni  par  quatre  cent  mille 
personnes.  Daignez,  au  milieu  des  éloges  qu'on  vous  doit,  agréer 
mes  remerciements. 

J'ai  l'honneur,  monsieur,  de  vous  envoyer  un  petit  écrit  qui 

1.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P.-M.  Hennin,  1825. 

2.  Éditeur,  A.  Coquerel. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    4708.  5*5 

m'est  tombé  entre  les  mains  :  c'est  une  espèce  de  réponse  à  ceux 
qui,  par  passe-temps,  se  sont  mis  à  gouverner  l'État  depuis  quel- 
ques années.  Je  n'ose  le  présenter  à  M.  le  duc  de  Choiseul  ;  cela 
est  hérissé  de  calculs  qui  réjouiraient  peu  une  tête  farcie  d'es- 
cadrons et  de  bataillons,  et  des  intérêts  de  tous  les  princes  de 
l'Europe.  Cependant,  monsieur,  si  vous  jugiez  qu'il  y  eût  dans 
cette  rapsodie  quelque  plaisanterie  bonne  ou  mauvaise  qui  pût 
le  faire  digérer  gaiement  après  ses  tristes  dîners,  je  hasarderai  de 
mettre  à  ses  pieds  comme  aux  vôtres  l'Homme  aux  quarante  t'eus. 

Quant  aux  ragoûts  un  peu  plus  salés,  je  ne  manquerai  pas 
de  vous  les  faire  tenir  entre  deux  plats  :  ils  sont  tous  de  la  nou- 
velle cuisine  ;  la  sauce  est  courte,  et  cela  peut  s'envoyer  plus  aisé- 
ment qu'un  pâté  de  Périgueux. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  beaucoup  de  respect  et  avec  autant 
d'attachement  que  d'estime,  monsieur,  votre  très-humble,  etc. 

7162.   —  A  MADAME  ***  K 

3  février. 

Toute  ma  famille,  madame,  vous  fait  ses  baise  mains.  J'ai 
l'honneur  de  vous  envoyer  cette  brochure  -,  faite  par  un  commis 
du  grenier  à  sel  de  notre  ville.  Ou  dit  que  les  calculs  en  sont 
justes  ;  monsieur  votre  époux  pourra  les  vérifier  aisément. 

Je  suis  derechef,  madame,  de  vous,  et  de  votre  époux,  et  de 
monsieur  son  neveu,  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

YVROYE. 
7163.  —    A   M.  LE    COMTE   DE    ROCHEFORT». 

Je  crois  qu'on  peut  hasarder  par  la  poste  de  Lyon  ce  petit 
paquet,  qui  ne  coûterait  pas  beaucoup  de  port,  et  qui  pourra 
amuser  un  moment  un  homme  à  qui  on  voudrait  marquer  mieux 
sa  reconnaissance.  Celui  qui  envoie  ce  chiffon  est  plongé  actuel- 
lement au  milieu  des  neiges,  est  très-malade,  et  ne  se  portera  bien 
que  quand  il  aura  la  consolation  de  voir  les  deux  très-aimables 
voyageurs4,  auxquels  il  présente  ses  respectueux  hommages 
comme  à  des  divinités  qu'il  adore. 

Envoyez-moi  de  votre  encre. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  L'Homme  aux  quai~ante  écus. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

4.  Rochefort  et  sa  femme. 


516  CORRESPONDANCE. 

7164.   —  A   M.   D  AMILA  VILLE. 


3  février, 


Mon  cher  ami,  je  reçois  votre  consolante  lettre  du  27  janvier. 
J'écris  à  M.  le  duc  de  Choiseul  et  à  M.  le  duc  de  Praslin.  Vous 
croyez  bien  que  je  n'oublie  pas  M.  Chardon. 

Mais  ne  réussirez-vous  que  dans  les  affaires  des  autres,  et  ne 
vous  rendra-t-on  point  justice  quand  vous  la  faites  rendre?  Vous 
ne  me  parlez  que  de  Sirven,  et  vous  ne  me  dites  rien  de  vous.  Il 
ne  faudra  pas  manquer  de  faire  répéter  aux  échos  le  jugement 
du  procès  des  Sirven  quand  il  sera  rendu.  Je  vous  avoue  que  je 
voudrais  bien  avoir  le  discours  de  M.  Chardon,  mais  je  n'ose  le 
lui  demander. 

Je  lui  avais  fourni  une  bonne  pièce  que,  sans  doute,  il  aura 
bien  fait  valoir:  c'est  une  apologie  de  l'abominable  arrêt  de  Tou- 
louse contre  les  Calas  :  cette  apologie  insulte  les  maîtres  des 
requêtes  qui  cassèrent  l'arrêt  :  elle  est  faite  par  un  conseiller  du 
parlement.  On  ne  pouvait  mieux  nous  servir.  Ces  gens-là  ont 
amassé  des  charbons  ardents  sur  leur  tête. 

Il  me  vient  une  idée  :  seriez-vous  homme  à  échanger  la  place 
que  vous  devez  avoir  à  Paris  contre  une  place  au  pays  de  Gex 
qui  n'exigerait  aucun  soin?  Je  crois  que  cette  place  vaut  environ 
quatre  mille  livres  de  revenu.  En  ce  cas,  il  faudrait  que  celui 
qui  aurait  à  Paris  votre  emploi  vous  fît  une  pension  considé- 
rable, et  que  cette  pension  vous  fût  assignée  sur  l'emploi  même, 
et  non  sur  le  titulaire,  comme  on  a  une  pension  sur  un  bénéfice. 
Vous  seriez  maître  de  votre  temps,  et  de  vous  livrer  à  votre  belle 
passion  pour  l'étude.  Je  ne  vous  parle  point  du  bonheur  que  j'au- 
rais de  vous  voir  chez  moi. 

Tout  cela  est  peut-être  une  belle  chimère  ;  mais  on  pourrait 
en  faire  une  réalité. 

Je  vous  embrasse  le  plus  tendrement  du  monde. 

7165.   —DE  MADAME   LA  MARQUISE  D'ANTREMO  NT  i. 

A  Aubenas,  le  4  février. 

Monsieur,  une  femme  qui  n'est  pas  Mmc  Desforges-Maillard ,  une  femme 
vraiment  femme,  et  femme  dans  toute  la  force  du  terme,  vous  prie  de  lire 

1.  Marie-Anne-Henriette  Payan  de  Lestang,  épouse  du  marquis  d'Antremont, 
puis  du  baron  de  Bourdic,  et,  en  troisièmes  noces,  de  M.  Viot,  née  à  Dresde  en 
1746,  est  morte  à  Paris  le  7  auguste  1802.  (B.)  —  La  réponse  de  Voltaire  est  sous 
le  n»  7184. 


ANNÉE     1768.  517 

les  pièces  renfermées  sous  cette  enveloppe;  elle  fait  des  vers  parce  qu'il  faut 
faire  quelque  chose,  parce  qu'il  est  aussi  amusant  d'assembler  des  mots  que 
des  nœuds,  et  qu'il  en  coûte  moins  de  symétriser  des  pensées  que  des  pom- 
pons. Vous  ne  vous  apercevrez  que  trop,  monsieur,  que  ces  vers  lui  ont  peu 
coûté,  et  vous  lui  direz  que 

Des  vers  faits  aisément  sont  rarement  aisés. 

Elle  se  rappelle  vos  préceptes  sur  ce  sujet,  et  ceux  de  ce  Boileau  qui  partage 
avec  vous  l'avantage  de  graver  ses  écrits  dans  la  mémoire  de  ses  lecteurs, 
et  d'instruire  l'esprit  sans  lui  demander  des  efforts.  Vos  principes  et  les 
siens  sont  admirables;  mais  ils  ne  s'accordent  pas  avec  la  légèreté  d'une 
personne  de  vingt  et  un  ans,  qui  a  beaucoup  d'antipathie  pour  tout  ce  qui 
est  pénible.  Heureusement  je  rime  sans  prétention,  et  mes  ouvrages  restent 
dans  mon  portefeuille.  S'ils  en  sortent  aujourd'hui,  c'est  parce  qu'il  y  a  long- 
temps que  je  désirais  d'écrire  à  l'homme  de  France  que  je  lis  avec  le  plus  de 
plaisir,  et  que  je  me  suis  imaginé  que  quelques  pièces  de  vers  serviraient 
de  passe-port  à  ma  lettre  :  je  n'ai  point  eu  d'autres  motifs,  monsieur  : 

Il  est  des  femmes  beaux  esprits; 
A  Pindare  autrefois,  dans  les  champs  olympiques, 

Corinne  des  succès  lyriques 

Très-souvent  disputa  le  prix. 
Pindare  assurément  ne  valait  pas  Voltaire  ; 

Corinne  valait  mieux  que  moi. 

Qu'il  faudrait  être  téméraire 

Pour  entrer  en  lice  avec  toi  ! 
Mais  je  le  suis  assez  pour  désirer  de  plaire 
A  l'écrivain  dont  le  goût  est  ma  loi. 
Si  tu  daignais  sourire  à  mes  ouvrages, 

Quel  sort  égalerait  le  mien! 

Tu  réunis  tous  les  suffrages, 

Et  moi,  je  n'aspire  qu'au  tien. 

Il  serait  bien  glorieux  pour  moi  de  l'obtenir.  N'allez  pourtant  pas  croire 
que  j'ose  me  flatter  de  le  mériter;  mais  croyez  que  rien  ne  peut  égaler  les 
sentiments  d'estime  et  d'admiration  avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

d'Antre  mont. 


7166.   —  A   M.    DAMILAVILLE. 


5  février. 


Mon  fils  adoptif [  arrive.  Je  suis  bien  affligé,  mon  cher  ami. 
Mon  désert  me  devient  plus  précieux  que  jamais.  Je  serais  obligé 

1.  M.  Dupuits,  mari  de  Mlle  Corneille. 


518  CORRESPONDANCE. 

de  le  quitter,  si  la  calomnie  m'imputait  le  petit  écrit  de  Saint- 
Hyacinthe  *. 

Voici  une  lettre  que  je  vous  envoie  pour  M.  Saurin2.  Je  vous 
prie  de  la  lui  faire  rendre,  et  de  parler  fortement  à  M.  l'abbé 
Morellet,  à  MM.  d'Alembert,  Grimm,  Arnaud,  Suard,  etc. 

Ah!  que  de  peines  dans  ce  monde  ! 

7167.   —   A  M.  SAURIN. 

5  février. 

Mon  cher  confrère,  mon  cher  poète  philosophe,  je  ne  suis 
point  de  votre  avis.  On  disait  autrefois  :  les  vertus  de  Henri  IV,  et 
il  est  permis  aujourd'hui  de  dire  :  les  vertus  d'Henri  IV.  Les  Ita- 
liens se  sont  défaits  des  h,  et  nous  pourrions  bien  nous  en  dé- 
faire aussi,  comme  de  tant  d'autres  choses. 

J'aime  bien  mieux  : 

Femme  par  sa  tendresse,  héros  par  son  courage  3, 
que 

Femme  par  sa  tendresse,  et  non  par  son  courage. 

Ayez  donc  le  courage  de  laisser  le  vers  tel  qu'il  était,  et  de 
ne  pas  affaiblir  une  grande  pensée  pour  l'intérêt  d'un  h.  Je  dirai 
toujours  ma  tendresse-héroïque,  et  cela  fera  un  très-bon  hémis- 
tiche. Ma  tendress-eu  héroïque  serait  barbare. 

Le  Dîner*  dont  vous  me  parlez  est  sûrement  de  Saint-Hya- 
cinthe. On  a  de  lui  un  Militaire  philosophe  qui  est  beaucoup  plus 
fort,  et  qui  est  très-bien  écrit.  Vous  sentez  d'ailleurs,  mon  cher 
confrère,  combien  il  serait  affreux  qu'on  m'imputât  cette  bro- 
chure, évidemment  faite  en  1726  ou  27,  puisqu'il  est  parlé  du 
commencement  des  convulsions.  Je  n'ai  qu'un  asile  au  monde  ; 
mon  âge,  ma  santé  très-dérangée,  mes  affaires  qui  le  sont  aussi, 
ne  me  permettent  pas  de  chercher  une  autre  retraite  contre  la 
calomnie.  Il  faut  que  les  sages  s'entr'aident;  ils  sont  trop  per- 
sécutés par  les  fous. 

Engagez  vos  amis,  et  surtout  M.  Suard,  et  M.  l'abbé  Arnaud, 
à  repousser  l'imposture  qui  m'accuse  de  la  chose  du  monde  la 


1.  Le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers;  voyez  tome  XXVI,  page  531. 

2.  La  lettre  suivante. 

3.  Vers  de  Spartacus,  acte  I,  scène  t. 

4.  Le  Dîne)-  du  comte  de  Boulainvilliers. 


ANNÉE    1768.  519 

plus  dangereuse.  On  ne  fait  nul  tort  à  la  mémoire  de  Saint- 
Hyacinthe,  en  lui  attribuant  une  plaisanterie  faite  il  y  a  quarante 
ans.  Les  morts  se  moquent  de  la  calomnie,  mais  les  vivants  peu- 
vent en  mourir.  En  un  mot,  mon  cher  confrère,  je  me  recom- 
mande à  votre  amitié  pour  que  les  confesseurs  ne  soient  pas 
martyrs. 

7168.    —  A   MADAME   DE    SAINT-JULIEN. 

A  Ferney,  5  février. 

Votre  lettre,  madame,  vos  bontés  pour  mon  fils  adoptif,  votre 
souvenir  de  mon  respectueux  attachement  pour  vous,  le  désir 
que  vous  témoignez  d'honorer  encore  ma  chaumière  de  votre 
présence,  tout  cela  ranime  mon  cœur  et  tourne  ma  vieille  tête. 
Je  suis  pénétré  de  la  bienveillance  que  M.  le  duc  de  Choiseul 
daigne  me  conserver.  Il  veut  faire  quelque  chose  de  mon  petit 
pays  barbare  ;  il  y  aura  un  peu  de  peine. 

Vous  me  faites,  madame,  beaucoup  d'honneur  et  un  mortel 
chagrin  en  m'attribuant  l'ouvrage  de  Saint-Hyacinthe,  imprimé 
il  y  a  quarante  ans  l.  Les  soupçons  dans  une  matière  aussi  grave 
seraient  capables  de  me  perdre  et  de  m'arracher  au  seul  asile 
qui  me  reste  sur  la  terre,  dans  une  vieillesse  accablée  de  ma- 
ladies, qui  ne  me  permet  pas  de  me  transplanter.  Mes  derniers 
jours  seraient  empoisonnés  de  la  manière  la  plus  funeste. 

Je  vous  conjure,  madame,  par  toute  la  bonté  de  votre  cœur, 
de  bien  dire,  surtout  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  que  je  n'ai  ni  ne 
puis  avoir  aucune  part  à  la  foule  de  ces  ouvrages  hardis  qu'on 
imprime  et  qu'on  réimprime  depuis  plusieurs  années,  et  qui  ont 
fait  une  prodigieuse  révolution  dans  les  esprits,  d'un  bout  de 
l'Europe  à  l'autre. 

Puisque  vous  avez  envoyé  à  M.  le  duc  de  Choiseul  une  partie 
de  l'imprimé  de  Saint-Hyacinthe2  en  manuscrit,  vous  êtes  en 
droit,  plus  que  personne,  de  certifier  que  le  nom  de  Saint-Hya- 
cinthe est  imprimé  à  la  tête  de  la  brochure,  avec  la  date  de  1728. 

De  plus,  il  y  a  cent  traits3  dans  cet  ouvrage  qui  indiquent 
évidemment  le  temps  où  il  fut  composé.  Vous  n'étiez  pas  née 
alors,  madame  :  il  s'en  faut  beaucoup  ;  mais,  toute  jeune  que 
vous  êtes,  vous  avez  un  cœur  toujours  occupé  de  faire  du  bien. 


1.  Le  Dîner  du  comte  de  Bouluinvilliers. 

2.  Toujours  le  Dîner. 

3.  II  y  a  au  contraire  plusieurs  traits  qui  prouvent  que  le  Dîner  est  postérieur 
à  1728;  voyez  tome  XXVI,  pages  531,  547,  560. 


520  CORRESPONDANCE. 

Empêchez  donc  qu'on  ne  me  fasse  du  mal  :  repoussez  la  ca- 
lomnie. Mon  fils  Dupuits  vous  doit  tout,  et  je  vous  devrai  autant 
que  lui. 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur,  avec  bien  du 
respect. 

7169.   —   DE    M.    MOREAU  DE  LA    ROCHETTE'. 

6  février  17G8. 

Monsieur,  nous  avons  essuyé  ici,  comme  chez  vous,  un  hiver  fort  rude; 
la  neige,  survenue  à  propos,  nous  a  préservés  en  partie  de  tout  le  mal  qu'il 
aurait  pu  nous  faire.  La  terre  n'a  pas  gelé  de  plus  de  quatorze  à  quinze 
pouces,  et  je  ne  m'aperçois  pas  que  les  plants  aient  souffert.  Si  vous 
m'eussiez  fait  l'honneur,  monsieur,  de  me  prévenir  plus  tôt  des  deux  incon- 
vénients auxquels  vos  plants  sont  exposés,  je  vous  aurais  indiqué  des  pré- 
servatifs dont  vous  auriez  pu  vous  servir  avec  succès.  Le  premier,  contre 
les  grandes  chaleurs,  est  de  faire  mettre  une  sachée  de  feuilles  au  pied  de 
chaque  arbre.  Cette  opération  se  fait  ainsi  :  le  trou  dans  lequel  vous  plantez 
votre  arbre,  supposé  de  six  pieds  en  carré,  sur  trois  pieds  de  profondeur;  au 
lieu  de  faire  rejeter  dans  le  trou  les  terres  qui  en  sont  sorties,  vous  faites 
abattre  tout  le  pourtour  du  trou  à  la  pioche  ou  à  la  bêche,  pour  le  remplir  à  peu 
près  de  deux  pieds,  ce  qui  en  élargit  encore  considérablement  le  diamètre,  et 
ne  peut  faire  qu'un  bon  effet  ;  vous  plantez  votre  arbre,  vous  le  recouvrez  de 
cinq  à  six  pouces  avec  la  meilleure  terre  sortie  de  l'excavation,  que  vous  faites 
répandre  horizontalement  sur  les  racines. Vous  faites  mettre  sur  cette  superficie 
de  terre  votre  sachée  de  feuilles,  qu'on  fait  bien  étaler;  ensuite  vous  faites  jeter 
sur  ces  feuilles  le  restant  des  terres  de  la  fouille  du  trou ,  qui  doivent  faire 
aussi  à  peu  près  un  remblai  de  quatre  à  cinq  pouces,  de  façon  que  l'arbre 
se  trouve  enterré  de  dix  à  douze  pouces.  Cette  précaution  est  infaillible 
contre  les  chaleurs,  et  facilite  admirablement  la  filtration  des  sucs,  en  obser- 
vant pendant  l'été  quatre  à  cinq  binages  très-légers,  au  pied  de  chaque 
arbre,  pour  détruire  les  herbes. 

Par  rapport  à  l'inconvénient  des  eaux  pendant  l'hiver,  il  faut  faire  buter 
vos  arbres  en  forme  de  pain  de  sucre,  et  faire  prendre  la  terre  nécessaire  à 
huit  ou  dix  pieds  de  distance,  car  si  on  la  prenait  simplement  au  pied  des 
arbres,  la  jauge  formerait  une  espèce  de  bassin  qui  retiendrait  encore  les 
eaux,  et  serait  très-préjudiciable.  Bien  entendu  qu'à  la  fin  de  chaque  hiver 
il  faudra  faire  régaler  toutes  ces  buttes  au  pied  de  vos  arbres,  ce  qui  ser- 
vira à  lesrenchausser  et  leur  fera  encore  beaucoup  de  bien.  Voilà,  monsieur, 
ce  que  l'expérience  m'a  appris  à  pratiquer.  Je  ne  m'amuse  guère,  comme  vous 
dites  fort  bien,  monsieur,  à  lire  les  livres  d'agriculture  dont  nous  sommes 
inondés;  je  n'en  ai  ni  le  temps  ni  la  curiosité.  J'en  ai  lu  quelques-uns  autre- 


\.  Mémoires  de  la  Société  académique  d'agriculture,  etc.,  du  département  de 
l'Aube,  tome  VI,  3e  série,  année  1809. 


ANNÉE    1768.  521 

fois  qui  m'ont  fait,  faire  bien  des  sottises.  Je  cherche  à  me  corriger  et  ii  m'amu- 
ser,  à  m'instruire  par  des  expériences  solides,  à  jouir  et  à  me  rendre  utile. 
De  toutes  les  découvertes  que  je  pourrai  faire,  monsieur,  c'est  colle  de  votre 
correspondance  qui  me  sera  sûrement  la  plus  agréable,  et  que  j'aurai  tou- 
jours le  plus  à  cœur  de  cultiver.  Je  vous  prie  d'en  être  persuadé,  ainsi  que 
des  sentiments  pleins  de  respect  avec  lesquels,  etc. 

Moreau   de   La   Rochettl:. 


7170.    —    A  M.   LE   COMTE    D'ARGENTAL. 

6  février. 

Mon  cher  ange,  mon  gendre  m'apporte  votre  lettre;  il  est 
enchanté  de  vos  bontés,  et  moi  je  suis  désespéré.  M.  le  duc  de 
Choiseul  s'est  déclaré  violemment  contre  les  Sirven,  après  m'a- 
voir  promis  qu'il  serait  leur  protecteur.  Mais  le  Repas1  dont  vous 
me  parlez  me  fait  encore  plus  de  peine.  Saint-Hyacinthe  était,  à 
la  vérité,  un  sot  dans  la  conversation,  mais  il  écrivait  bien  ;  il  a 
fait  de  bons  journaux,  et  il  y  a  de  lui  un  Militaire  philosophe2, 
imprimé  depuis  peu  en  Hollande,  lequel  est  ce  qu'on  a  fait  peut- 
être  de  plus  fort  contre  le  fanatisme  ;  le  Dîner  a  été  imprimé  sous 
son  nom  :  pourquoi  donc  l'attribuer  à  une  autre  personne?  Cela 
est  injuste  et  barbare  :  il  y  a  plus,  cela  est  très-dangereux  et 
d'une  conséquence  affreuse.  On  est  déchaîné  de  tous  les  côtés  : 
on  cherche  l'ouvrage  de  Saint-Hyacinthe  pour  le  faire  brûler. 
M.  Suard  est  l'homme  du  monde  le  plus  capable  de  détourner 
des  soupçons  odieux  qui  perdraient  un  vieillard  aimé  de  vous, 
et  rempli  pour  vous  de  la  tendresse  la  plus  inaltérable. 

Vous  ai-je  prié  de  persuader  M.  Suard?  Non  ;  je  vous  ai  sup- 
plié de  l'engager  à  rendre  un  service  digne  d'un  honnête  homme. 
Il  n'importe  pas  qu'on  accuse  les  morts,  mais  il  importe  beau- 
coup qu'on  n'accuse  pas  les  vivants.  Que  vous  coûterait-il  de 
prier  M.  Suard  de  passer  chez  vous,  et  de  l'engager  à  rendre 
ce  service?  Je  vous  le  demande  au  nom  de  l'amitié.  Les  per- 
sonnes avec  lesquelles  vous  vivez  en  intimité  croiront  ce  qu'elles 
voudront  ;  je  suis  bien  sûr  qu'elles  ne  me  feront  pas  de  mal  ; 
mais  les  autres  peuvent  en  faire  beaucoup. 

La  poste  va  partir.  Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  dire  combien 
il  est  nécessaire  qu'on  ne  me  calomnie  point  auprès  du  roi,  et 


1.  Le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers. 

2.  Voyez  la  note,  tome  XXVII,  page  117. 


522  CORRESPONDANCE. 

que  M.  Suard  et  M.  l'abbé  Arnaud,  que  je  vous  crois  attachés, 
empêchent  qu'on  ne  me  calomnie  dans  la  ville. 
Je  vous  embrasse  avec  la  plus  vive  tendresse. 

7171.   —  A  M.   DE   CIIENEVIÈRES  K 

Je  vous  prie,  mon  cher  ami,  de  faire  rendre  sur-le-champ 
cette  lettre  à  M.  de  Taules. 

Voici  un  petit  ouvrage"2  d'un  commis  des  finances,  que  je 
vous  prie  de  faire  lire  à  ceux  qui  savent  calculer.  Mandez-moi  si 
les  calculs  sont  justes,  car  je  ne  m'y  connais  pas. 

7172.    —  A  M.  LE    CHEVALIER   DE   TAULES. 

A  Ferney,  G  février. 

Si  vous  vous  intéressez,  monsieur,  à  la  gloire  du  plus  beau 
siècle  que  la  France  ait  vu  naître,  si  vous  voulez  l'enrichir  de 
vos  connaissances,  il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre.  Cela  est 
plus  digne  de  la  postérité  que  les  tracasseries  de  Genève;  l'ou- 
vrage tire  à  sa  fin  ;  j'avais  eu  l'honneur  de  vous  mander3  que 
j'ai  prévenu  M.  le  duc  de  Choiseul  ;  je  ne  doute  pas  que,  si  vous 
lui  dites  un  mot,  il  ne  vous  permette  de  m'envoyer  des  vérités  ; 
il  les  aime,  il  sait  qu'il  est  temps  de  les  rendre  publiques.  Il  n'y 
a  que  les  superstitieux  à  qui  la  vérité  déplaise.  Si  vous  me  se- 
courez, le  siècle  de  Louis  XIV  vous  aura  obligation,  et  moi  aussi, 
qui  suis  de  ce  siècle  l'homme  du  monde  qui  vous  est  le  plus 
attaché.  Les  Genevois  ont  brûlé  le  théâtre  de  ce  pauvre  Rosi- 
mond  :  que  ne  brûlaient-ils  celui  de  Paris?  On  dit  qu'il  est  détes- 
table. Je  n'aime  pas  les  incendiaires;  cela  peut  aller  loin.  Rome 
fut  brûlée  sous  Néron,  et  Genève  pourrait  bien  être  brûlée  sous 
le  vieux  Duluc. 

Voltaire. 

7173.   —  A  MADAME    LA   MARQUISE    DU   DEFFANT. 

A  Ferney,  8  février. 

Je  n'écris  point,  madame,  cela  est  vrai  ;  et  la  raison  en  est 
que  la  journée  n'a  que  vingt-quatre  heures,  que  d'ordinaire  j'en 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  L'Homme  aux  quarante  écus. 

3.  Lettre  71  H. 


ANNÉE     176  8.  523 

mots  dix  ou  douze  à  souffrir,  et  que  le  reste  est  occupé  par  des 
sottises  qui  m'accablent  comme  si  elles  étaient  sérieuses.  Je  n'écris 
point,  mais  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur.  Quand  je  vois  quel- 
qu'un qui  a  eu  le  bonheur  d'être  admis  chez  vous,  je  l'interroge 
une  heure  entière.  Mon  fils  adoptif  Dupuits  est  pénétré  de  vos 
bontés;  il  a  dû  vous  rendre  compte  de  la  vie  ridicule  que  je 
mène.  II  y  a  trois  ans  que  je  ne  suis  sorti  de  ma  maison  ;  il  y  a 
un  an  que  je  ne  sors  point  de  mon  cabinet,  et  six  mois  que  je 
ne  sors  guère  de  mon  lit. 

M.  de  Chabrillant  a  été  chez  moi  six  semaines.  Il  peut  vous 
dire  que  je  ne  me  suis  pas  mis  à  table  avec  lui  une  seule  fois. 
La  faculté  digérante  étant  absolument  anéantie  chez  moi,  je  ne 
m'expose  plus  au  danger.  J'attends  tout  doucement  la  dissolu- 
tion de  mon  être,  remerciant  très-sincèrement  la  nature  de  m'a- 
voir  fait  vivre  jusqu'à  soixante  quatorze  ans,  petite  faveur  à  la- 
quelle je  ne  me  serais  jamais  attendu. 

Vivez  longtemps,  madame,  vous  qui  avez  un  bon  estomac  et 
de  l'esprit,  vous  qui  avez  regagné  en  idées  ce  que  vous  avez 
perdu  en  rayons  visuels,  vous  que  la  bonne  compagnie  envi- 
ronne, vous  qui  trouvez  mille  ressources  dans  votre  courage 
d'esprit,  et  dans  la  fécondité  de  votre  imagination. 

Je  suis  mort  au  monde.  On  m'attribue  tous  les  jours  mille 
petits  bâtards  posthumes  que  je  ne  connais  point.  Je  suis  mort, 
vous'dis-je;  mais,  du  fond  de  mon  tombeau,  je  fais  des  vœux 
pour  vous.  Je  suis  occupé  de  votre  état.  Je  suis  en  colère  contre 
la  nature,  qui  m'a  trop  bien  traité  en  me  laissant  voir  le  soleil, 
et  en  me  permettant  de  lire,  tant  bien  que  mal,  jusqu'à  la  fin  ; 
mais  qui  vous  a  ravi  ce  qu'elle  vous  devait. 

Cela  seul  me  fait  détester  les  romans  qui  supposent  que  nous 
sommes  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles1.  Si  cela  était, 
on  ne  perdrait  pas  la  meilleure  partie  de  soi-même  longtemps 
avant  de  perdre  tout  le  reste.  Le  nombre  des  souffrants  est  infini  ; 
la  nature  se  moque  des  individus.  Pourvu  que  la  grande  ma- 
chine de  l'univers  aille  son  train,  les  cirons  qui  l'habitent  ne  lui 
importent  guère. 

Je  suis,  de  tous  les  cirons,  le  plus  anciennement  attaché  à 
vous  ;  et,  comme  je  disais  fort  bien  dans  le  commencement  de 
ma  lettre,  malgré  mon  respect  pour  vous,  madame,  je  vous  aime 
de  tout  mon  cœur. 

1.  Candide;  voyez  tome  XXI,  page  137. 


524  CORRESPONDANCE. 

7174.   —    A   MADAME   LA   DUCHESSE   DE   CHOISEUL. 

A  Ferney,  8  février. 

Madame,  un  vieillard  presque  aveugle,  et  une  jeune  femme 
qui  serait  bien  fîère  si  elle  avait  des  yeux  comme  les  vôtres, 
vous  supplient  de  daigner  agréer  leurs  hommages  et  leurs  re- 
merciements. Nous  devons  à  votre  protection  tout  ce  que  M.  le 
duc  de  Choiseul  a  bien  voulu  accorder  à  M.  Dupuits.  Si  le  vieux 
bonhomme  et  moi  nous  avions  quelque  petite  partie  de  la  suc- 
cession de  Pierre  Corneille,  nous  la  dépenserions  en  grands  vers 
alexandrins  pour  vous  témoigner  notre  reconnaissance  ;  mais 
les  temps  sont  bien  durs,  et  la  plupart  des  vers  qu'on  fait  le  sont 
aussi.  Nous  nous  défions  même  de  la  prose.  Nous  entendons  si 
peu  les  livres  qu'on  nous  envoie  de  Paris  que  nous  craignons 
d'avoir  oublié  notre  langue. 

Nous  sommes  très-honteux  l'un  et  l'autre  d'exprimer  notre 
extrême  sensibilité  dans  un  style  si  barbare  ;  mais,  madame, 
nous  vous  supplions  de  considérer  que  nous  sommes  des  Allo- 
broges.  Des  gens  arrivés  de  Versailles  nous  ont  dit  qu'il  fallait 
absolument  avoir  de  la  finesse,  de  la  justesse  dans  l'esprit,  des 
grâces  et  du  goût,  pour  oser  vous  écrire;  nous  ne  les  avons 
point  crus.  Nous  ne  sommes  pas  de  votre  espèce,  et  nous  nous 
sommes  flattés  au  contraire  que  la  supériorité  était  indulgente, 
et  que  les  grâces  ne  rebutaient  pas  la  naïveté. 

Nous  sommes,  dans  cette  confiance,  avec  un  profond  respect, 
madame,  etc. 

7175.  —  A  M.  DAMILAVILLEC 

8  février. 

Le  malheur  des  Sirven  fait  le  mien  ;  je  suis  encore  atterré  de 
ce  coup.  Je  conçois  bien  que  la  forme  a  pu  l'emporter  sur  le 
fond.  Le  conseil  a  respecté  les  anciens  usages  ;  mais,  mon  cher 
ami,  s'il  y  a  des  cas  où  le  fond  doit  faire  taire  la  forme,  c'est 
assurément  quand  il  s'agit  de  la  vie  des  hommes. 

Quelle  forme  enfin  reprendra  votre  fortune?  que  deviendrez  - 
vous?  Je  n'en  sais  rien.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  je  suis  pro- 
fondément affligé. 

Nos  chagrins  redoublent  par  la  quantité  incroyable  d'écrits 

1.  Cette  lettre  est  la  dernière  à  M.  Damilaville,  qui  mourut,  peu  de  temps 
après,  d'un  abcès  à  la  gorge.  (K.) 


ANNÉE    1768.  525 

contre  la  religion  chrétienne,  qui  se  succèdent  aussi  rapidement 
en  Hollande  que  les  gazettes  et  les  journaux.  L'infâme  Fréron,  le 
calomniateur  Coger,  et  d'autres  gens  de  cette  espèce,  ont  la  bar- 
barie de  m'imputer,  à  mon  âge,  une  partie  de  ces  extravagances, 
composées  par  des  jeunes  gens  et  par  des  moines  défroqués. 

Tandis  que  je  bâtis  une  église  où  le  service  divin  se  fait  avec 
autant  d'édification  qu'en  aucun  lieu  du  monde;  tandis  que  ma 
maison  est  réglée  comme  un  couvent,  et  que  les  pauvres  y  sont 
plus  soulagés  qu'en  aucun  couvent  que  ce  puisse  être;  tandis  que 
je  consume  le  peu  de  force  qui  me  reste  à  ériger  à  ma  patrie  un 
monument  glorieux,  en  augmentant  de  plus  d'un  tiers  le  Siècle 
de  Louis  XIV,  et  que  je  passe  les  derniers  de  mes  jours  à  chercher 
des  éclaircissements  de  tous  côtés  pour  embellir,  si  je  puis,  ce 
siècle  mémorable,  on  me  fait  auteur  de  cent  brochures,  dont 
quelquefois  je  n'ai  pas  la  moindre  connaissance.  Je  suis  toujours 
vivement  indigné,  comme  je  dois  l'être,  de  l'injustice  qu'on  a  eue, 
même  à  la  cour,  de  m'attribuer  le  Dictionnaire  philosophique,  qui 
est  évidemment  un  recueil  de  vingt  auteurs  différents;  mais 
comment  puis-je  soutenir  l'imposture  qui  me  charge  du  petit 
livre  intitulé  le  Dîner  du  comte  deBoulainvilliers1,  ouvrage  imprimé 
il  y  a  quarante  ans,  dans  une  maison  particulière  de  Paris  ;  ou- 
vrage auquel  on  mit  alors  le  nom  de  Saint-Hyacinthe,  et  dont  on 
ne  tira,  je  crois,  que  peu  d'exemplaires?  On  croit,  parce  que  je 
touche  à  la  fin  de  ma  carrière,  qu'on  peut  m'attribuer  tout  im- 
punément. Les  gens  de  lettres,  qui  sedéchirentet  qui  se  dévorent 
les  uns  les  autres/tandis  qu'on  les  tient  sous  un  joug  de  fer,  disent: 
C'est  lui  ;  voilà  son  style.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  l'épigramme  contre 
M.  Dorât  que  l'on  n'ait  essayé  de  faire  passer  sous  mon  nom2;  c'est 
un  très  mauvais  procédé  de  l'auteur.  Il  faut  être  aussi  indulgent 
que  je  le  suis  pour  l'avoir  pardonné.  Quelle  pitié  de  dire  :  «  Voilà 
son  style,  je  le  reconnais  bien  !  »  On  fait  tous  les  jours  des  livres 
contre  la  religion,  dont  je  voudrais  bien  imiter  le  style  pour  la 
défendre.  Y  a-t-il  rien  de  plus  plaisant,  de  plus  gai,  de  plus  salé, 
que  la  plupart  des  traits  qui  se  trouvent  dans  la  Théologie  porta- 
tive3 ?  y  a-t-il  rien  de  plus  vigoureux,  de  plus  profondément  rai- 
sonné, d'écrit  avec  une  éloquence  plus  audacieuse  et  plus  terri- 
ble, que  le  Militaire  philosophe 4,  ouvrage  qui  court  toute  l'Europe? 


1.  Voyez  tome  XXVI,  page  531. 

2.  Voyez  lettres  7102  et  7109. 

3.  Voyez  tome  XXVIII,  page  73. 

4.  Voyez  tome  XXVII,  page  117. 


526  CORRESPONDANCE. 

Concevez-vous  rien  de  plus  violent  que  ces  paroles  qui  se  trou- 
vent à  la  page  8k  :  «  Voici,  après  de  mûres  réflexions,  le  juge- 
ment que  je  porte  de  la  religion  chrétienne  :  je  la  trouve  absurde, 
extravagante,  injurieuse  à  Dieu,  pernicieuse  aux  hommes,  faci- 
litant et  même  autorisant  les  rapines,  les  séductions,  l'ambition, 
l'intérêt  de  ses  ministres,  et  la  révélation  des  secrets  des  familles. 
Je  la  vois  comme  une  source  intarissable  de  meurtres,  de  crimes 
et  d'atrocités  commises  sous  son  nom.  Elle  me  semble  un  flam- 
beau de  discorde,  de  haine,  de  vengeance,  et  un  masque  dont  se 
couvre  l'hypocrite  pour  tromper  plus  adroitement  ceux  dont  la 
crédulité  lui  est  utile.  Enfin  j'y  vois  le  bouclier  de  la  tyrannie 
contre  les  peuples  qu'elle  opprime,  et  la  verge  des  bons  princes 
quand  ils  ne  sont  point  superstitieux.  Avec  cette  idée  de  votre 
religion,  outre  le  droit  de  l'abandonner,  je  suis  dans  l'obligation 
la  plus  étroite  d'y  renoncer  et  de  l'avoir  en  horreur,  de  plaindre 
ou  de  mépriser  ceux  qui  la  prêchent,  et  de  vouer  à  l'exécration 
publique  ceux  qui  la  soutiennent  par  leurs  violences  et  leurs 
superstitions.  » 

Certainement  les  dernières  Lettres  provinciales  ne  sont  pas 
écrites  d'un  style  plus  emporté. 

Lisez  la  Théologie  portative  ',  et  vous  ne  pourrez  vous  empê- 
cher de  rire,  en  condamnant  la  coupable  hardiesse  de  l'auteur. 

Lisez  l'Imposture  sacerdotale  2,  traduite  de  Gordon  et  de  Tren- 
chard,  vous  y  verrez  le  style  de  Démosthène. 

Ces  livres  malheureusement  inondent  l'Europe  ;  mais  quelle 
est  la  cause  de  cette  inondation  ?  Il  n'y  en  a  point  d'autre  que  les 
querelles  théologiques,  qui  ont  révolté  tous  les  laïques.  Il  s'est 
fait  une  révolution  dans  l'esprit  humain  que  rien  ne  peut  plus 
arrêter  :  les  persécutions  ne  pourraient  qu'irriter  le  mal.  Les 
auteurs  de  la  plupart  des  livres  dont  je  vous  parle  sont  des  reli- 
gieux qui,  ayant  été  persécutés  dans  leurs  couvents,  en  sont  sortis 
pour  se  venger  sur  la  religion  chrétienne  des  maux  que  l'indis- 
crétion de  leurs  supérieurs  leur  avait  fait  souffrir.  On  auraitpré- 
venu  cette  révolution  si  on  avaitétésage  et  modéré.  Les  querelles 
des  jansénistes  et  des  molinistes  ont  fait  plus  de  tort  à  la  religion 


1.  Voyez  la  note,  tome  XXVIII,  page  73. 

2.  De  l'Imposture  sacerdotale,  ou  Recueil  de  pièces  sur  le  clergé,  traduit  de 
l'anglais  (ou  plutôt  composé  par  le  baron  d'Holbach),  1767,  petit  in-12.  On  a 
quelquefois  confondu  ce  volume  avec  l'ouvrage  traduit  de  l'anglais  de  Trenchard 
et  de  Gordon,  et  refait  en  partie  par  le  baron  d'Holbach,  intitulé  Esprit  du  clergé 
ou  le  Christianisme  primitif  vengé  des  entreprises  et  des  excès  de  nos  prêtres  mo- 
dernes, 1767,  deux  volumes  in-8°.  (H.) 


ANNÉli    1768.  527 

chrétienne  que  n'en  auraient  pu  faire  quatre  empereurs  de  suite 
comme  Julien. 

Il  est  certain  qu'on  ne  peut  opposer  au  torrent  qui  se  déborde 
d'autre  digue  que  la  modération  et  une  vie  exemplaire.  Pour 
moi,  qui  ai  trop  vécu,  et  qui  suis  près  de  finir  une  vie  toujours 
persécutée,  je  me  jette  entre  les  bras  de  Dieu,  et  je  mourrai  éga- 
lement opposé  à  l'impiété  et  au  fanatisme. 

7170.    —    A    M.   DE    GIIABANON. 


Mon  cher  confrère,  tout  va  bien  puisque  Eudoxie1  est  faite. 
Voilà  une  belle  étoffe  toute  prête  ;  mais  c'est  un  brocart  de  Lyon 
pour  habiller  des  arlequins.  Vous  aurez  probablement  tout  le 
temps  de  mettre  encore  des  pompons  à  votre  brocart.  Il  ne  se 
présente  pas  un  acteur  supportable,  pas  une  actrice  qui  soit 
bonne  à  autre  chose  qu'à  faire  des  enfants.  Rien  dans  la  province 
qui  donne  la  plus  légère  espérance. 

Les  Genevois  se  sont  avisés  de  brûler  le  théâtre  qu'on  avait 
bâti  dans  leur  ville  pour  les  rendre  plus  doux  et  plus  aimables. 
J'ai  grand'peur  qu'on  n'en  fasse  autant  à  Paris.  Il  ne  reste  que 
cette  ressource  aux  gens  qui  ont  un  peu  de  goût.  L'Opéra  sub- 
sistera, parce  que  les  trois  quarts  de  ceux  qui  y  vont  n'écoutent 
point.  On  va  voir  une  tragédie  pour  être  touché  ;  on  se  rend  à 
l'Opéra  par  désœuvrement,  et  pour  digérer. 

Vous  croyez  donc,  mon  cher  confrère,  que  les  grands  joueurs 
d'échecs  peuvent  faire  de  la  musique  pathétique,  et  qu'ils  ne 
seront  point  échec  et  mat?  à  la  bonne  heure,  je  m'en  rapporte  à 
vous2.  Faites  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Je  remets  entre  vos  mains 
la  mâchoire  d'âne,  les  trois  cents  renards,  la  gueule  du  lion,  le 
miel  fait  dans  la  gueule,  les  portes  de  Gaza,  et  toute  cette  admi- 
rable histoire. 

Je  suis  toujours  très-indigné,  je  vous  l'avoue,  del'épigramme 
contre  M.  Dorât,  que  l'auteur  a  fait  courir  sous  mon  nom  avec 
peu  de  probité.  On  m'a  joué  des  tours  plus  cruels,  et  je  garde  le 
silence.  Il  y  a  encore  plus  de  barbarie  à  m'attribuer  un  Dîner, 
moi  qui  ne  me  mets  presque  plus  à  table.  Ce  Dîner  a  été  fait  il  y 


1.  Tragédie  de  Chabanon. 

2.  Ce  passage  fait  voir  que  Chabanon  avait  proposé  à  Voltaire  de  laisser  mettre 
l'opéra  de  Samson  en  musique  par  Philidor,  qui  passait  pour  le  plus  grand  joueur 
d'échecs  de  son  temps.  Il  paraît  que  cela  n'eut  pas  de  suite. 


528  CORRESPONDANCE. 

a  plus  de  quarante  ans.  Les  gens  de  lettres  sont  plus  inhumains 
qu'on  ne  pense  :  ils  exposent  un  pauvre  homme  aux  plus  grand  s 
dangers,  pour  avoir  seulement  le  plaisir  de  deviner.  Ils  disent  : 
Voilà  son  style,  c'est  lui.  Eh  !  mes  amis  !  pour  peu  que  vous  ayez 
d'honnêteté,  ne  devriez-vous  pas  dire  :  Ce  n'est  pas  lui?  Pour- 
quoi calomniez -vous  vos  camarades  ? 

Je  vous  porte  mes  plaintes,  mon  cher  ami,  contre  toutes  ces 
injustices,  parce  que  je  connais  votre  cœur.  Tout  le  monde  ne 
vous  ressemble  pas.  Vous  n'imaginez  point  avec  quelle  vivacité 
de  sentiment  mes  vieux  bras  se  tendent  vers  vous,  et  combien 
mon  cœur  vous  aime. 

7177.  —  A    M.    LE   COMTE   ANDRÉ    SCHOUVALOW. 

A  Ferncy,  12  février. 

Vous  m'avez  écrit  de  Moscou,  monsieur,  une  lettre  telle  qu'on 
n'en  écrit  point  de  Versailles,  soit  pour  le  style,  soit  pour  le  fond 
des  choses,  et  vous  avez  enflammé  mon  cœur.  Je  ne  sais  si  vous 
connaissez  la  mauvaise  comédie  des  Visionnaires1,  qui  eut  autre- 
fois en  France  le  plus  grand  succès.  Il  y  a  dans  cette  pièce  une 
vieille  folle  qui  est  amoureuse  d'Alexandre.  Pour  moi,  je  suis  un 
vieux  fou  amoureux  de  Catherine,  qui  me  paraît  autant  au-des- 
sus d'Alexandre  que  le  fondateur  est  au-dessus  du  destructeur. 

Voici  un  sermon2  dont  il  me  paraît  qu'elle  est  la  sainte.  Le 
prédicateur  propose  hardiment  pour  modèle,  à  une  petite  nation, 
l'exemple  du  plus  vaste  empire  du  monde.  On  rend  de  justes 
hommages  à  la  législatrice  du  Nord  dans  mon  voisinage,  tandis 
qu'en  France  on  fait  encore  le  panégyrique  de  saint  François, 
fondateur  des  cordeliers;  de  saint  Dominique,  à  qui  nous 
devons  les  jacobins  ;  de  saint  Norberg,  qui  nous  a  donné  les  pré- 
montrés. 

Nous  leur  avons  assurément  beaucoup  d'obligations,  et  je 
trouve  fort  bon  qu'ils  aient  des  autels,  quoique  nous  prétendions 
n'être  point  idolâtres.  Je  révère  fort  sainte  Thérèse  et  sainte  Ur- 
sule, mais  j'aime  mieux  sainte  Catherine. 

Je  suis  bien  étonné  que  Diderot,  en  faveur  de  qui  cette  sainte 
Catherine  a  fait  des  miracles3,  ne  lui  ait  pas  chanté  quelques 
antiennes.  Il  craint  apparemment  certains  hérétiques  qui  sont 


1.  Comédie  de  Desmarets  de  Saint-Sorlin. 

2.  Sermon,  etc.,  par  Josias  Rossetle;  voyez  tome  XXVI,  page  581. 

3.  Voyez  tome  XLIII,  page  542;  et  XLIV,  553. 


ANNÉE    1768.  529 

on  France,  et  qui  sont  très-mal  instruits.  Ce  serait,  ce  me  semble, 
une  œuvre  pie  assez  nécessaire  que  de  convertir  ces  hérétiques- 
là.  J'espère  bien  qu'ils  ouvriront  les  yeux  à  la  lumière,  et  qu'ils 
seront  tous  de  ma  religion. 

Vous  êtes  à  la  tête,  monsieur,  du  plus  beau  comité  que  je 
connaisse.  Il  vaut  mieux  rédiger  les  lois  de  la  Russie  que  d'aller 
consulter  les  lois  de  la  Chine,  et  je  vous  aime  mieux  législateur 
qu'ambassadeur. 

Je  fais  partir,  dans  quelques  jours,  un  gros  ballot  que  Sa  Ma- 
jesté impériale  a  daigné  me  demander  pour  sa  bibliothèque.  Il 
n'arrivera  pas  sitôt  ;  il  y  a  environ  un  quart  du  globe  entre  vous 
et  moi,  et  c'est  de  quoi  je  suis  bien  fâché. 

Je  me  mets  aux  pieds  de  madame  la  comtesse.  Ma  nièce  est 
enchantée  de  votre  souvenir;  elle  partage  mes  sentiments. 

7178.   _   a   M.   LE    COMTE   DE    ROCHEFORT. 

12  février. 

Hier  il  arriva  dans  ma  cour,  couverte  de  quatre  pieds  de  neige, 
un  énorme  panier  de  bouteilles  de  vin  de  Champagne.  A  la  vue 
de  ce  puissant  remède  contre  la  glace  de  nos  climats  et  celle  de 
la  vieillesse,  je  reconnus  les  bontés  de  deux  nouveaux  mariés 
qui,  dans  leur  bonheur,  songent  à  soulager  les  malheureux  : 
c'est  une  vertu  qui  n'est  pas  ordinaire. 

Comptez,  monsieur  et  madame,  que  je  suis  aussi  reconnais- 
sant que  vous  êtes  généreux.  Votre  nectar  de  Champagne  vient 
d'autant  plus  à  propos  que  celui  de  Bourgogne  a  manqué  cette 
année.  Vous  êtes  venus  à  notre  secours  dans  le  temps  que  nous 
étions  livrés  à  nos  ennemis,  au  plat  vin  de  Beaujolais  et  de 
Mâcon. 

Vous  nous  avez  flattés,  Mme  Denis  et  moi,  que  vous  pour- 
riez bien,  en  passant,  venir  boire  de  votre  vin.  Nous  aurons  cer- 
tainement la  discrétion  de  ne  pas  tout  avaler,  et  nous  vous  réser- 
verons votre  part  bien  loyalement. 

J'avouerai  à  M.  le  comte  de  Bochefort  que  je  suis  très-affligé 
d'un  bruit  qui  court  dans  Paris,  que  j'ai  dîné  autrefois  avec  le 
comte  de  Boulainvilliers  et  l'abbé  Couet.  Je  vous  jure  que  je  n'ai 
jamais  eu  cet  honneur.  C'est  une  chose  cruelle  de  m'attribuer 
toutes  les  fadaises  irréligieuses  qui  paraissent  depuis  plusieurs 
années  :  il  y  en  a  plus  de  cent.  Les  auteurs  se  plaisent  à  me  les 
imputer.  C'est  un  funeste  tribut  que  je  paye  a  une  réputation  qui 
me  pèse  plus  qu'elle  ne  me  flatte. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  34 


53C  CORRESPONDANCE 

Il  est  très-certain  que  ce  Dîner,  dans  lequel  on  ne  servit  que 
des  poisons  contre  la  religion  chrétienne,  est  de  Saint-Hyacin- 
the, et  fut  imprimé  et  supprimé  il  y  a  quarante  ans  juste.  Cela 
est  si  vrai  qu'on  parle  dans  ce  petit  livre  du  commencement  des 
convulsions  et  du  cardinal  de  Fleury,  et  que  tout  y  atteste  l'épo- 
que où  il  fut  composé. 

Je  sais,  par  une  triste  expérience,  combien  les  calomnies  les 
plus  absurdes  sont  dangereuses,  et  viennent  m'assiéger  jusqu'au 
fond  de  ma  retraite  et  empoisonner  les  derniers  jours  de  ma  vie. 
Votre  amitié,  monsieur,  et  la  justice  que  vous  me  rendez,  sont 
mes  consolations.  J'y  ajoute  celle  d'employer  mes  derniers  jours 
à  la  gloire  de  la  patrie  et  de  la  religion,  en  donnant  une  édition 
du  Siècle  de  Louis  XIV,  augmentée  d'un  grand  tiers.  Voilà  ma  seule 
occupation  :  il  n'est  pas  juste  qu'on  cherche  à  me  perdre  pour 
toute  récompense. 

Je  suis  pénétré  des  sentiments  les  plus  respectueux  pour  les 
deux  nouveaux  mariés  de  Champagne. 

7179.  —  A  M.   MAIGROT. 

À  Ferney,  12  février. 

Je  vous  remercie,  monsieur,  de  toutes  vos  bontés.  La  lettre 
de  Louis  XIV  m'était  absolument  nécessaire  :  elle  fait  voir  avec 
évidence  qu'il  en  voulait  personnellement  à  l'archevêque  de 
Cambrai1.  Je  trouve  que,  dans  cette  affaire,  ce  monarque  se  con- 
duisit plus  en  homme  piqué  qu'en  roi  ;  et  que  le  cardinal  de 
Bouillon  concilia  noblement  son  devoir  d'ambassadeur  avec  celui 
d'un  ami. 

J'ai  déjà  donné  la  bataille  de  Steinkerque.  J'ai  dit  simplement 
que  la  France  regretta  le  prince  de  Turenne,  qui  donnait  l'espé- 
rance d'égaler  un  jour  son  grand-oncle2. 

J'ai  retrouvé  heureusement  la  lettre  de  Louis  XIV  au  cardinal 
de  La  Trimouille3,  écrite  en  1710,  contre  le  cardinal  de  Bouillon 
Il  dit,  dans  cette  lettre,  qu'il  est  à  craindre  que  ce  doyen  du 
sacré-collége  ne  devienne  un  jour  pape.  Cette  anecdote  est  cu- 
rieuse, et  mérite  de  passer  à  la  postérité.  Le  temps  est  venu  où 
la  vérité  doit  paraître  ;  et,  quand  on  la  dit  sans  blesser  les  bien- 
séances, on  ne  doit  déplaire  à  personne. 


1.  Voyez  tome  XV,  page  73. 

2.  Voyez  tome  XIV,  page  315. 

3.  Voyez  tome  XV,  page  75. 


ANNÉE    1768.  534 

Je  vous  supplie,  monsieur,  de  vouloir  bien  présenter  mon 
respect  et  mes  remerciements  à  monseigneur  le  duc  de  liouillon. 
Je  ne  suis  point  étonné  qu'un  homme  de  votre  mérite  soit  au- 
près de  lui.  On  ne  peut-être  plus  reconnaissant  que  je  le  suis 
des  lumières  que  vous  m'avez  communiquées. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  tous  les  sentiments  d'un  cœur  pé- 
nétré de  vos  hontes,  monsieur,  votre,  etc. 


7180.  —  A  M.   LE   COMTE   DE  LEWENHAUPT. 

13  février. 

Je  voudrais  bien,  monsieur,  que  votre  nouvelle  fût  vraie,  et 
qu'on  assemblât  un  concile  en  Espagne,  surtout  un  concile  de 
philosophes  ;  ce  serait  une  assemblée  de  pères  de  la  rédemption 
des  captifs  :  ils  délivreraient  les  âmes  que  les  révérends  pères 
dominicains  retiennent  prisonnières. 

Les  pas  que  l'on  fait  dans  le  Milanais,  à  Venise,  et  à  Naples, 
sont  des  pas  de  tortue.  Les  calculs  des  prohabilités  font  croire 
qu'on  pressera  un  jour  la  cadence.  Je  ne  serai  pas  témoin  de 
cette  belle  révolution  ;  mais  je  mourrai  avec  les  trois  vertus  théo- 
logales, qui  font  ma  consolation  :  la  foi  que  j'ai  à  la  raison  hu- 
maine, laquelle  commence  à  se  développer  dans  le  monde  ;  l'es- 
pérance que  des  ministres  hardis  et  sages  détruiront  enfin  des 
usages  aussi  ridicules  que  dangereux;  et  la  charité,  qui  me  fait 
gémir  sur  mon  prochain,  plaindre  ses  chaînes,  et  souhaiter  sa 
délivrance. 

Ainsi,  avec  la  foi,  l'espérance  et  la  charité,  j'achève  ma  vie  en 
bon  chrétien.  Je  me  flatte  de  deux  choses  que  l'on  a  crues  long- 
temps impossibles,  le  silence  des  théologiens,  et  la  paix  entre  les 
princes.  Je  ne  vois,  de  plusieurs  années,  aucun  sujet  de  rupture 
entre  les  souverains  ;  et  les  douze  cent  mille  hommes  armés  qui 
font  la  parade  en  Europe  pourront  bien  ne  faire  longtemps  que 
la  parade.  Chaque  nation  réparera  petit  à  petit  ses  pertes  comme 
elle  pourra.  Ce  n'est  peut-être  pas  trop  vous  faire  ma  cour  que 
de  vous  prédire  qu'il  n'y  aura  point  de  guerre,  c'est  dire  à  un 
bon  danseur  qu'on  ne  donnera  point  de  bal  ;  mais  vous  êtes  du 
petit  nombre  qui  préfère  l'intérêt  public  à  son  ambition.  Les  mi- 
litaires, ou  je  me  trompe  fort,  seront  réduits  à  être  philosophes, 
jusqu'à  ce  qu'il  arrive  quelque  grand  événement  dans  l'Europe. 

Je  suis  très-sensible,  monsieur  le  comte,  aux  bontés  que  vous 
avez  eues  pour  mon  gendre  adoptif  M.  Dupuits.  Si  vous  avez  quel- 


532  CORRESPONDANCE. 

ques  ordres  à  donner  concernant  monsieur  votre  fils,  ne  nous 
épargnez  pas  ;  tout  ce  qui  habite  Ferney  vous  est  dévoué,  ainsi 
que  moi.  Ni  ma  vieillesse  ni  mes  maladies  n'affaiblissent  les  sen- 
timents d'attachement  et  de  respect  avec  lesquels  j'ai  l'honneur 
d'être,  monsieur,  etc. 

7181.  —   A   M.   LE    COMTE    D'ARGENT  AL. 


Je  vais  bien  vous  ennuyer,  mon  cher  ange  ;  je  vous  envoie 
une  profession  de  foi  que  je  fis  l'autre  jour  à  un  de  mes  amis1. 
Je  vous  donne  pour  pénitence  de  la  lire;  expiez  par  là  votre 
énorme  péché  d'avoir  jugé  témérairement  votre  prochain.  Vous 
sentez  bien  que  c'est  absolument  Saint-Hyacinthe,  et  non  pas 
moi,  qui  a  dîné. 

Je  sais  qu'il  y  a  des  fanatiques  et  des  furieux;  je  sais  que  les 
gens  qui  pensent  sont  condamnés  aux  bêtes.  L'Europe  réclame, 
l'Europe  crie  ;  mais 

La  sagesse  n'est  rien,  la  force  a  tout  détruit2. 

Je  suis  trop  vieux  pour  déménager;  cependant,  s'il  faut  aller 
mourir  ailleurs,  je  prendrai  ce  parti  ;  ma  haine  contre  certains 
monstres  est  trop  forte. 

J'ai  ouï  dire  qu'on  avait  envoyé  quelque  chose  à  M.  Suard. 
Je  ne  lui  ai  certainement  rien  envoyé,  et  le  grand  point  est  qu'il 
rende  justice  à  cette  vérité.  Il  est  très-certain  qu'il  n'y  a  personne 
dans  Paris  qui  puisse  dire  que  je  lui  aie  fait  tenir  un  plat  de  ce 
Dîner  auquel  je  n'assistai  jamais.  Il  y  a  d'autres  gens  qui  en- 
voient. 

Pour  l'Homme  aux  quarante  ècas,  on  voit  aisément  que  c'est 
l'ouvrage  d'un  calculateur  :  le  ministère  en  doit  être  content.  Je 
n'envoie  jamais  de  brochures  à  Paris,  mais  je  crois  qu'on  peut 
vous  faire  tenir  celle-là  sans  vous  compromettre.  Je  la  cher- 
cherai si  vous  en  êtes  curieux,  et  vous  l'aurez,  mon  très-cher 
ange  ;  vous  n'avez  qu'à  ordonner. 


1.  Voyez  la  lettre  à  Damilaville,  n°  7175. 

2.  L'Orphelin  de  la  Chine,  acte  I,  scène  n. 


ANNÉE    1768.  533 


7182.    —    DE    M.    D'ALEMBERT. 

A  Paris,  ce  18  février. 

Marmontel  vient  de  me  dire,  mon  cher  et  illustre  maître,  que  vous  vous 
plaignez  de  mon  silence  1;  et  ce  reproche  m'afflige  d'autant  plus  que  je  ne 
crois  pas  l'avoir  mérité.  Il  faut  que  vous  n'ayez  pas  reçu  une  lettre  que  je 
vous  ai  écrite  2  huit  à  dix  jours  avant  le  départ  de  M.  de  La  Harpe,  c'est-à- 
dire  il  y  a  environ  (rois  semaines,  et  depuis  laquelle  je  n'en  ai  reçu  aucune 
de  vous;  ainsi  vous  voyez  que  si  je  vous  parais  négligent,  c'est  la  faute  de 
la  poste  et  non  la  mienne.  Je  vous  parlais  dans  cette  lettre  d'un  certain 
Dîner3  auquel  on  assure  qu'une  personne  de  votre  connaissance  a  assisté. 
Comme  je  sais  positivement  le  contraire,  je  soutiens,  j'ai  soutenu,  et  je  sou- 
tiendrai à  tout  le  monde,  que  rien  n'est  plus  faux,  et  que  le  convive  qui  a 
assisté  à  ce  Dîner,,  et  qui  vient  de  nous  en  donner  les  actes,  est,  comme  le 
savent  tous  les  gons  instruits,  le  sieur  Saint-Hyacinthe,  fils  ou  bâtard  de  Bos- 
suet,  que  son  père  aurait  fait  mettre  à  Saint-Lazare  s'il  avait  pu  prévoir  qu'il 
dînât  en  si  dangereuse  compagnie. 

Vous  savez  sans  doute  la  grande  nouvelle  de  l'excommunication  de  l'in- 
fant duc  de  Parme  par  notre  saint-père  le  pape,  pour  avoir  attaqué  l'immu- 
nité des  biens  ecclésiastiques 4.  Il  me  semble  que  notre  mère  sainte  Église 
travaille  d'un  côté  à  jeter  elle-même  sa  maison  à  bas ,  tandis  que  les  philo- 
sophes y  mettent  le  feu  de  l'autre.  0  que  le  saint-siége  entend  bien  ses 
affaires  !  Les  mécréants  seraient  tentés  de  dire  à  Clément  XIII  ce  que  disait 
Timon  le  misanthrope  à  Alcibiade  :  «  Que  je  suis  content  de  te  voir  à  la  tête 
du  gouvernement!  tu  me  feras  raison  de  toute  la  canaille  athénienne.  » 

On  a  affiché,  non  pas  à  la  porte  de  l'Académie  française  précisément, 
mais  à  la  porte  du  Louvre  la  plus  proche,  le  beau  et  long  mandement  du 
révérendissime  père  en  Dieu  Christophe  de  Beaumont  contre  Bélisaire. 
Quelqu'un  (assez  mauvais  plaisant3)  s'est  avisé  d'écrire  au  bas  :  Défense 
de  faire  ici  ses  ordures.  Le  suisse  du  Louvre  a  effacé  cet  avis,  disant  que 
la  défense  était  inutile,  et  que  personne  ne  s'était  jamais  avisé  de  venir 
faire  ses  ordures  en  cet  endroit-là.  Vous  saurez,  au  reste,  que,  dans  ce  beau 
mandement,  l'intolérance  est  prêchée  avec  la  plus  grande  fureur.  Voilà  donc 
les  pauvres  Sirven  déboutés  de  leur  demande.  0  temps!  ô  mœurs!  Adieu, 
mon  cher  ami;  il  faut  pleurer  sur  le  sort  de  Jérusalem;  j'essuierai  pourtant 
mes  larmes,  si  vous  m'assurez  que  vous  m'aimez  toujours,  et  si  vous  êtes 
bien  persuadé  de  mon  tendre  et  sincère  dévouement. 

M.  de  La  Harpe  peut  vous  avoir  dit  combien  je  suis  tuus  ex  animo. 
Dites-lui,  je  vous  prie  ,  que  je  n'oublierai  point  son  affaire,  et  que  M.  de 


1.  Lettre  1134. 

2.  Lettre  7147. 

3.  Le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers  :  voyez  tome  XXVL  page  531. 

4.  Le  bref  de  Clément  XIII  était  du  30  janvier. 

5.  C'était  Duclos,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française. 


534  CORRESPONDANCE. 

Boullongne  me  promet  toujours,  mais  n'a  encore  rien  fini,  à  mon  très-grand 
regret.  Voie,  vale. 


7183.  —A   M.  LE    COMTE   D'ARGENTAL. 

19  février. 

Mon  cher  ange,  le  dernier  article  de  votre  lettre  du  12  février 
redouble  toutes  mes  afflictions.  Ce  qui  peut  me  consoler,  c'est 
que  Mme  d'Argental  n'est  pas  entre  les  mains  d'un  charlatan  ;  j'es- 
père beaucoup  d'un  vrai  médecin,  et  encore  plus  de  la  nature. 
Je  vous  demande  en  grâce,  mon  cher  ange,  de  ne  me  pas  laisser 
ignorer  son  état,  et  de  vouloir  bien  quelquefois  m'en  faire  écrire 
des  nouvelles.  Nous  avons  beaucoup  de  maladies  clans  nos  can- 
tons ;  j'en  ai  ma  bonne  part.  La  fin  de  la  vie  est  triste,  le  com- 
mencement doit  être  compté  pour  rien,  et  le  milieu  est  presque 
toujours  un  orage. 

Sirven  est  revenu.  Celui-là  pourrait  dire,  plus  qu'un  autre, 
combien  la  vie  est  affreuse.  Sa  famille  mourra  des  coups  de 
barre  que  Calas  a  reçus,  et  sa  femme  en  est  déjà  morte. 

Vous  avez  reçu,  sans  doute,  la  copie  d'une  lettre1  que  j'ai 
écrite  à  propos  de  ce  Dîner.  Je  ne  suis  pas  encore  bien  sûr  que 
le  Militaire  philosophe  soit  de  Saint-Hyacinthe  ;  mais  les  fureteurs 
de  littérature  le  croient,  et  cela  suffit  pour  faire  penser  qu'il  n'é- 
tait pas  indigne  de  dîner  avec  le  comte  de  Boulainvilliers. 

Au  reste,  je  n'écris  jamais  à  Paris  que  dans  le  goût  de  la 
lettre  dont  je  vous  ai  envoyé  copie.  Voici  une  petite  liste 2  de  la 
dixième  partie  des  ouvrages  qui  paraissent  en  Hollande  et  à  Bâle 
coup  sur  coup  ;  vous  sentez  combien  il  serait  absurde  de  les  im- 
puter à  un  seul  homme.  Il  est  impossible  que  j'y  aie  la  moindre 
part,  moi  qui  ne  suis  occupé  que  du  Siècle  de  Louis  XIV,  dont  je 
vous  enverrai  bientôt  les  deux  premiers  volumes. 

Je  vous  prie,  mon  cher  ange,  de  me  mander  ce  que  vous 
pensez,  et  ce  que  le  public  éclairé  pense,  des  Commentaires  sur 
Racine3.  On  dit  que  Fréron  y  a  beaucoup  de  part.  Quel  siècle 
que  celui  où  un  Fréron  et  un  Boisjermain  osent  juger  Monime, 
Clytemncstre,  Phèdre,  Roxane,  et  Alhalie!  Je  serais  bien  fâché  de 
mourir  sans  m'être  plaint  vivement  à  vous  de  toutes  ces  abomi- 
nations. Pleurer  avec  ce  qu'on  aime  est  la  ressource  des  opprimés. 

1.  La  lettre  7175. 

2.  Cette  liste,  qui  était  sans  doute  jointe  à  la  lettre,  est  perdue  ;  mais  elle 
devait  contenir  les  ouvrages  mentionnés  dans  la  lettre  7019. 

3.  Voyez  tome  XL1II,  page  469. 


ANNÉE    1768.  535 

Il  y  a  bien  des  tripots.  Celui  de  la  Sorbonne,  celui  de  la  Co- 
médie, et  celui  que  vous  avez  quitté,  sont  les  trois  plus  pitoya- 
bles. Je  quitterai  bientôt  le  grand  tripot  de  ce  monde,  et  je  n'y 
regretterai  guère  que  vous. 

Quand  vous  verrez  votre  successeur,  voulez-vous  bien  lui 
dire  à  quel  point  je  l'estime  et  révère,  en  le  supposant  philo- 
sophe ? 

Mille  tendres  respects  à  vous,  mon  cher  ange,  et  à  la  malade. 

7184.    —  A  MADAME   LA    MARQUISE    D'ANTREMONT  '. 

20  février. 

Vous  n'êtes  point  la  Desforges-Maillard; 
De  l'Hélicon  ce  triste  hermaphrodite 
Passa  pour  femme,  et  ce  fut  son  seul  art; 
Dès  qu'il  fut  homme  il  perdit  son  mérite. 
Vous  n'êtes  point  (et  je  m'y  connais  bien) 
Cette  Corinne  et  jalouse  et  bizarre 
Qui  par  ses  vers,  où  l'on  n'entendait  rien, 
En  déraison  remportait  sur  Pindare. 
Sapho  plus  sage,  en  vers  doux  et  charmants, 
Chanta  l'amour;  elle  est  votre  modèle  : 
Vous  possédez  son  esprit,  ses  talents; 
Chantez,  aimez  :  Phaon  sera  fidèle. 

Voilà,  madame,  ce  que  je  dirais  si  j'avais  l'âge  de  vingt  et 
un  ans  ;  mais  j'en  ai  soixante-quatorze  passés.  Vous  avez  de 
beaux  yeux,  sans  doute,  cela  ne  peut  être  autrement,  et  j'ai 
presque  perdu  la  vue  ;  vous  avez  le  feu  brillant  de  la  jeunesse, 
et  le  mien  n'est  plus  que  de  la  cendre  froide  ;  vous  me  ressus- 
citez, mais  ce  n'est  que  pour  un  moment,  et  le  fait  est  que  je 
suis  mort. 

C'est  du  fond  de  mon  tombeau  que  je  vous  souhaite  des  jours 
aussi  beaux  que  vos  talents. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

7185.  —A  M.    LE  PRÉSIDENT    HÉNAULT. 

A  Ferney,  20  février. 

Mon  cher  et  illustre  confrère,  vous  ne  voulez  donc  pas  placer 
le  maréchal  de  La  Meilleraie  parmi  les  surintendants?  Il  le  fut 
pourtant  en  1648  ;  c'est  un  fait  avéré. 

1.  Réponse  à  la  lettre  7105. 


o36  CORRESPONDANCE. 

Je  vous  avais  proposé  aussi  de  mettre  Abel  Servien  à  sa  place, 
avec  Nicolas  Fouquet,  puisqu'ils  furent  tous  deux  toujours  sur- 
intendants conjointement. 

Mais  j'ai  de  plus  grandes  plaintes  à  vous  faire.  Comment 
avez-vous  pu,  dans  votre  nouvelle  édition,  démentir  la  bonté  de 
votre  caractère  et  la  douceur  de  vos  mœurs  dans  l'article  Servet? 
Il  semble  que  vous  vouliez  un  peu  justifier  Calvin  et  tous  les 
persécuteurs.  Vous  flétrissez  l'indulgence,  la  tolérance,  du  nom 
de  tolèrantisme,  comme  si  c'était  une  hérésie,  comme  si  vous 
parliez  de  l'arianisme  et  du  jansénisme.  Vous  n'ignorez  pas  que 
le  meurtre  de  Servet  est  une  violation  criminelle  du  droit  des 
gens,  un  véritable  assassinat  commis  en  cérémonie1,  et  qui  de- 
vait attirer  sur  les  assassins  le  châtiment  le  plus  terrible?  J'ose 
croire  que,  si  le  mot  d'arien  n'avait  pas  retenu  Charles-Quint, 
ou  plutôt  s'il  n'était  pas  tombé  dès  lors  dans  le  triste  état  qu'il 
alla  bientôt  cacher  dans  la  solitude  de  Saint-Just,  il  aurait  puni 
sévèrement  cet  outrage  fait  dans  Genève,  ville  impériale,  à  la 
nation  espagnole.  C'était  un  attentat  inouï  d'arrêter,  sans  aucun 
prétexte,  un  sujet  de  Charles-Quint,  qui  voyageait  sur  la  foi  pu- 
blique, muni  de  bons  passe-ports.  Servet  ne  voulait  coucher 
qu'une  nuit  à  Genève,  pour  aller  en  Allemagne  :  Calvin,  qui  le 
sut,  le  fit  saisir  comme  il  partait  de  l'hôtellerie  de  la  Rose.  On  lui 
vola  quatre-vingt-dix-sept  doublons  d'or,  une  chaîne  d'or,  et  six 
bagues. 

Vous  savez  quelle  mort  suivit  ce  brigandage.  Calvin,  qui 
aurait  été  lui-même  brûlé  en  France  s'il  avait  été  pris,  força  le 
misérable  conseil  de  Genève  à  faire  brûler  Servet  à  petit  feu*  avec 
des  fagots  verts,  et  il  jouit  de  ce  spectacle.  Il  n'y  eut  point,  dans 
votre  Saint-Barthélémy,  d'assassinat  plus  cruellement  exécuté. 

Vous  m'avouerez  que  la  douceur  chrétienne,  nommée  par 
vous  tolèrantisme,  eût  mieux  valu  que  cette  sainte  abomination. 
J'ose  vous  dire  qu'en  France,  si  les  Guises  avaient  été  plus  tolé- 
rants, votre  conseiller  Anne  Dubourg,  neveu  du  chancelier,  et 
tant  d'autres,  n'auraient  pas  péri  par  le  même  supplice  que 
Servet.  Croyez-moi,  mon  cher  et  illustre  confrère,  la  tolérance 
prêche  mieux  que  les  bourreaux. 

Vous  citez  l'exemple  de  Socrate  ;  vous  paraissez  regarder  sa 
mort  comme  une  preuve  de  l'intolérance  des  Athéniens.  On 
dirait,  à  vous  entendre,  que  les  lois  d'Athènes  mettaient  à  mort 
tous  ceux  qui  s'étaient  moqués  du  hibou  de  Minerve.  Vous  êtes 

1.  Boileau,  satire  vin,  vers  290. 


ANNÉE    1768.  537 

trop  savant  dans  l'antiquité  pour  ne  pas  convenir  que  la  mort 
de  Socrate  fut  l'effet  d'une  cabale  criminelle  et  d'un  fanatisme 
passager,  à  peu  près  comme  l'assassinat  juridique  commis  à 
Toulouse  contre  Calas. 

Songez,  je  vous  en  supplie,  que  les  Athéniens  punirent  la  ca- 
bale qui  avait  fait  empoisonner  Socrate,  qu'ils  condamnèrent  à 
mort  les  principaux  juges,  qu'ils  érigèrent  à  Socrate  non-seule- 
ment une  statue,  mais  un  temple;  en  un  mot,  jamais  les  Athé- 
niens ne  montrèrent  un  plus  grand  respect  pour  la  philosophie, 
et  une  horreur  plus  violente  pour  les  persécuteurs. 

Les  Romains,  dont  vous  tenez  vos  lois,  ont  été  tolérants  depuis 
Romulus  jusqu'au  châtiment  du  centurion  Marcel1,  qui,  l'an 
298,  brisa  sa  baguette  de  commandement  à  la  tête  des  troupes, 
et  déclara  qu'il  ne  fallait  plus  servir  les  empereurs  parce  qu'ils 
n'étaient  pas  chrétiens.  Avant  Marcel,  il  y  eut  quelques  chrétiens 
persécutés  ;  mais,  comme  dit  Origène,  de  loin  à  loin,  et  en  très- 
petit  nombre  (Origène,  1.  III).  Il  serait  très-aisé  de  prouver  qu'ils 
ne  furent  punis  que  comme  factieux,  puisque  Origène  et  le  fou- 
gueux Tertullien  moururent  dans  leur  lit,  et  qu'aucun  prêtre, 
soi-disant  évêque  de  Rome,  ne  fut  exécuté,  non  pas  même  saint 
Pierre,  dont  le  prétendu  séjour  à  Rome  est  une  fable  absurde  2. 

Non,  vous  ne  trouverez,  pendant  plus  de  huit  cents  ans,  au- 
cun homme  persécuté  à  Rome  pour  ses  opinions.  Comment  pou- 
vez-vous  dire  que,  s'il  n'y  avait  pas  de  persécution  alors,  c'était 
parce  que  tout  le  monde  était  d'accord  sur  le  culte  des  dieux  ? 
Quoi  !  les  stoïciens  et  les  épicuriens  ne  rejetaient  pas  hautement 
toute  la  théologie  grecque  et  romaine  ?  quoi  !  ces  sectes  nom- 
breuses ne  s'en  moquaient-elles  pas  ouvertement  ?  Cicéron  lui- 
même  n'en  a-t-il  pas  parlé  avec  le  dernier  mépris  ?  Lucrèce 
n'a-t-il  pas  chassé  la  superstition  de  toutes  les  honnêtes  maisons? 
ne  l'a-t-il  pas  renvoyée  à  la  canaille,  aux  femmelettes,  et  aux 
hommes  faibles,  qui  sont  au-dessous   des  femmelettes? 

Quel  censeur,  quel  tribun,  quel  préteur,  quel  centumvir,  ont 
jamais  fait  un  procès  à  Lucrèce  ? 

La  tolérance  a  toujours  été  la  loi  fondamentale  de  la  républi- 
que romaine,  loi  non  gravée  sur  les  Douze  Tables,  mais  em- 
preinte clans  toutes  les  têtes  et  dans  tous  les  cœurs.  Cela  est 
vrai,  comme  il  est  vrai  qu'Henri  IV  a  été  assassiné  par  la  seule 
intolérance. 


1.  Voyez  tome  XVIII,  page  386;  et  XXIV,  485. 

2.  Voyez  tome  XX,  page  214. 


538  CORRESPONDANCE. 

Vous  citez  Dion  Cassius,  vil  Grec,  vil  écrivain,  vil  flatteur,  vil 
ennemi  de  Gicéron,  qui,  seul  de  tous  les  historiens,  dit  que 
Mécène,  qu'il  n'a  jamais  vu,  conseilla  à  Auguste  de  ne  point 
admettre  de  religions  nouvelles.  Les  malheureuses  équivoques 
qui  embarrassent  tous  les  langages,  et  qui  ont  causé  parmi  nous 
tant  de  disputes  fatales,  ont  produit  une  grande  méprise  sur  ce 
passage  de  Dion  Cassius.  Ta  Upà  ne  signifie  point  ici  ce  que  nous 
entendons  par  religion,  un  système  dogmatique  ennemi  des  au- 
tres systèmes;  Ta  îepà  veut  dire  sacrifices,  cérémonies  sacrées.  Il  y 
en  avait  assez  à  Rome  :  il  ne  s'agissait,  du  temps  d'Auguste,  que 
d'admettre,  par  une  sanction  publique  du  sénat,  les  mystères 
de  Cérès  Éleusine,  ceux  de  la  déesse  de  Syrie,  et  ceux  d'Isis. 

Vous  connaissez  l'ancienne  loi  des  Douze  Tables,  qui  ne  fut 
jamais  abolie  :  Deosexteros,  nisi  publice  adscilos,  neccolunlo  1;  point 
de  culte  étranger,  s'il  n'est  admis  parla  loi.  Ces  cultes  étrangers 
n'ont  donc  jamais  été  autorisés,  mais  ils  ont  été  tolérés  dans 
l'empire.  Isis  même,  quoique  la  déesse  d'un  peuple  vaincu  et 
méprisé,  eut  un  temple  dans  les  faubourgs  de  Rome,  du  temps 
d'Auguste. 

Les  Juifs,  ces  misérables  Juifs,  les  plus  fanatiques  des 
hommes,  avaient  à  Rome  une  synagogue.  Où  pourrez-vous 
jamais  trouver  une  plus  grande  différence  de  culte,  et  une  plus 
grande  tolérance  ? 

Ah  !  mon  cher  confrère,  quel  temps  prenez-vous  pour  vou- 
loir flétrir  une  vertu  si  nécessaire  au  genre  humain  !  C'est  le 
temps  même  où  la  tolérance  universelle  commence  à  s'établir 
dans  une  grande  partie  de  l'Europe  ;  c'est  lorsque  la  tolérance 
étanche,  dans  l'Allemagne,  depuis  la  paix  de  Westphalie,  le  sang 
que  le  monstre  de  l'intolérantisme  avait  fait  couler  pendant  deux 
siècles;  c'est  lorsque  l'impératrice  de  Russie  assemble  dans  la 
grande  salle  de  son  palais  jusqu'à  des  musulmans,  des  adora- 
teurs du  grand  lama,  et  des  païens,  pour  former  le  code  des 
lois  qu'elle  va  donner  à  un  empire  plus  vaste  que  l'empire 
romain  ;  c'est  lorsque  le  roi  de  Pologne  établit  la  liberté  de 
conscience  dans  un  pays  deux  fois  aussi  grand  que  la  France. 

Vous  ne  sauriez  croire  combien  de  gens  de  lettres  m'ont  té- 
moigné de  douleur,  et  se  sont  plaints  à  moi  comme  à  votre  an- 
cien ami  et  à  votre  admirateur  très-zélé.  Je  suis  affligé  comme 
eux  de  ce  fatal  article  ;  il  fera  un  mal  que  vous  n'avez  pas  voulu. 
Vous  mettez  des  armes  entre  les  mains  des  furieux.  Est-il  pos- 

1.  Voyez  tome  XI,  page  147. 


ANNÉE    4768.  539 

sible  que  ces  armes  soient  aiguisées  par  le  plus  doux  et  le  plus 
aimable  des  hommes  ?  Je  ne  vous  en  aime  pas  moins  ;  mais  ma 
douleur  est  égale  aux  sentiments  que  je  conserverai  pour  vous 
jusqu'à  la  mort. 

Je  n'écris  point  à  Mmp  du  Défiant;  que  lui  manderais-je  du 
désert  où  j'achève  mes  jours?  Je  ne  pourrais  que  lui  dire  que  je 
l'aime  de  tout  mon  cœur,  ou  que  de  tout  mon  cœur  je  l'aime; 
car  il  n'y  a  plus  moyen  de  lui  dire  :  «  Belle  marquise,  vos  beaux 
yeux  me  font  mourir  d'amour,  ou  d'amour  mourir  me  font,  belle 
marquise,  vos  beaux  yeux1.  » 

Jouissez  tous  deux  de  la  vie  comme  vous  pourrez  ;  je  la  sup- 
porte assez  doucement. 

7186.   —  A  M.   CHARDON. 

Février. 

Monsieur,  Cicéron  et  Démosthène,  à  qui  vous  ressemblez  plus 
qu'au  maréchal  de  Villeroi,  n'ont  pas  gagné  toutes  leurs  causes  : 
je  ne  suis  point  du  tout  étonné  que  la  forme  l'ait  emporté  sur  le 
fond;  cela  est  triste,  mais  cela  est  ordinaire.  Il  ne  serait  pas  mal 
pourtant  que  l'on  trouvât  un  jour  quelque  biais  pour  que  le  fond 
l'emportât  sur  la  forme. 

J'ai  revu  le  pauvre  Sirven,  qui  croit  avoir  gagné  son  procès, 
puisque  vous  avez  daigné  prendre  son  parti.  Il  n'y  a  pas  moyen 
qu'il  aille  se  présenter  au  parlement  de  Toulouse  ;  on  l'y  punirait 
très-sérieusement  de  s'être  adressé  à  un  maître  des  requêtes. 
Vous  savez  assez,  monsieur,  par  le  petit  libelle  que  vous  avez 
reçu  de  Toulouse,  que  les  maîtres  des  requêtes  n'ont  aucune 
juridiction2,  et  que  le  roi  ne  peut  leur  renvoyer  aucun  procès  : 
ce  sont  là  les  lois  fondamentales  du  royaume.  Sirven  serait  in- 
justement pendu  ou  roué,  pour  s'être  adressé  au  conseil  du  roi  ; 
ce  serait  un  esclave  que  le  conseil  des  dépêches  renverrait  à 
son  maître  pour  le  mettre  en  croix.  Voilà  une  famille  ruinée 
sans  ressource  ;  mais  comme  c'est  une  famille  de  gens  qui  ne 
vont  point  à  la  messe,  il  est  juste  qu'elle  meure  de  faim3. 


1.  Bourgeois  gentilhomme,  acte  II,  scène  vi. 

2.  C'est  ce  qu'on  disait  dans  la  pièce  dont  Voltaire  parle  en  ses  lettres  70G8  et 
7107. 

3.  Les  formes  judiciaires  ne  laissaient  à  Sirven  d'autre  ressource  que  d'appeler 
au  parlement  de  Toulouse  de  la  sentence  ridicule  et  atroce  du  juge  de  Maza- 
met;  il  en  a  eu  le  courage,  et  un  arrêt  de  ce  parlement  l'a  déclaré  innocent.  Mais 
le  juge  de  Mazamet  n'a  point  été  puni;  on  n'a  point  puni  ces  religieuses  dont   la 


540  CORRESPONDANCE. 

Je  plains  beaucoup  les  sots  qui  se  font  persécuter  pour  Jean 
Calvin  ;  mais  je  hais  cordialement  les  persécuteurs.  Il  y  a  plus 
de  quatorze  cents  ans  qu'on  s'acharne  en  Europe  pour  des  fa- 
daises indignes  d'être  jouées  aux  marionnettes;  cette  démence 
atroce,  jointe  à-tant  d'autres,  doit  faire  aimer  la  solitude  ;  et  c'est 
du  fond  de  cette  solitude  qu'un  pauvre  vieillard  malade,  qui  n'a 
pas  longtemps  à  vivre,  vous  présente,  monsieur,  les  sentiments 
de  reconnaissance,  d'attachement,  et  de  respect,  dont  il  sera  pé- 
nétré pour  vous  jusqu'au  moment  où  il  rendra  aux  quatre  élé- 
ments sa  très-chétive  existence. 

7187.    —    A  M.    DUTENS  1. 

Ferney,  29  février. 

Vous  rendez,  monsieur,  un  grand  service  à  la  littérature  en 
imprimant  toutes  les  œuvres  de  Leibnitz  :  vous  faites  à  peu  près 
comme  Isis,  qui  rassembla,  dit-on ,  les  membres  épars  d'Osiris 
pour  le  faire  adorer. 

Peut-être  mon  culte  pour  les  monades  et  pour  l'harmonie 
préétablie  n'est-il  pas  violent  ;  mais  enfin  Newton  a  commenté 
Y  Apocalypse,  et  n'en  est  pas  moins  Newton.  Leibnitz  était  un  pro- 
digieux polymathe,  et,  ce  qui  est  bien  plus,  il  avait  du  génie  ; 
mais  il  y  a  encore  loin  de  là  à  la  vérité  démontrée  ;  Newton  a 
trouvé  cette  vérité, 

Nec  propius  fas  est  mortali  attingere  divos 2. 

bigoterie  barbare  avait  réduit  la  malheureuse  fille  de  Sirven  au  désespoir  ;  du 
moins  les  juges  de  Calas  et  le  capitoul  David,  moins  obscurs  que  les  persécuteurs 
de  Sirven,  ont-ils  été  punis  par  l'horreur  et  le  mépris  de  l'Europe.  On  aurait  dé- 
siré seulement  que  le  sang  répandu  de  l'innocent  Calas  eût  du  moins  délivré  sa 
patrie  de  l'opprobre  que  répandent  sur  elle,  et  cette  procession  des  pénitents,  où 
l'on  célèbre  le  massacre  de  1562,  et  les  farces  scandaleuses  qu'ils  y  jouent.  On 
avait  droit  d'espérer  cette  réforme  nécessaire  de  l'archevêque  actuel  de  cette  ville, 
qui,  calomnié  lui-même  avec  fureur  par  les  fanatiques,  sait  mieux  que  personne 
combien  leur  audace  et  l'impudence  des  hypocrites  qui  les  conduisent  peuvent 
encoreêtre  dangereuses.  (K.)  —  L'archevêque  de  Toulouse  dont  on  parle  dans  cette 
note  est  Etienne-Charles  de  LoméniedeBrienne,  depuis  archevêque  de  Sens.  (B.) 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.  —  Dutens,  né  à  Tours  le  15  janvier  1730. 
Il  donna  en  1708  une  édition  des  œuvres  de  Leibnitz,  six  volumes  in-4°.  Il  est 
l'auteur  des  Recherches  sur  l'origine  des  découvertes  attribuées  aux  modernes,  du 
Voyageur  qui  se  repose,  etc.,  ouvrages  à  la  fois  savants  et  spirituels  ;  mort  en 
1812. 

2.  Dans  l'édition  Beuchot,  on  trouve  à  la  date  du  9  juin  1768  un  billet  ana- 
logue : 

«  Monsieur,  vous  rendez  un  grand  service  aux  lettres,  et  vous  me  faites  un  pré- 


ANNÉE    17  68.  544 


7188.   —   A    M.   LE   MARECHAL  DUC  DE   RICHELIEU. 

A  Ferney,  1er  mars. 

Vous  avez  daigné,  monseigneur,  faire  une  petite  visite  à 
Ferney  ;  M""  Denis  part  pour  vous  la  rendre.  Sa  santé  est  déplo- 
rable, et  il  n'y  a  plus  à  Genève  ni  médecin  qu'on  puisse  con- 
sulter, ni  aucun  secours  qu'on  puisse  attendre;  d'ailleurs,  vingt 
ans  d'absence  ont  dérangé  ma  fortune,  et  n'ont  pas  accommodé 
la  sienne.  Ma  fille  adoptive  Corneille  l'accompagne  à  Paris,  où 
elle  verra  massacrer  les  pièces  de  son  grand-oncle  ;  pour  moi, 
je  reste  dans  mon  désert;  il  faut  bien  qu'il  y  ait  quelqu'un  qui 
prenne  soin  du  ménage  de  campagne  ;  c'est  ma  consolation.  J'en 
éprouverais  une  plus  flatteuse  si  je  pouvais  vous  faire  ma  cour  ; 
mais  c'est  un  bonheur  auquel  je  ne  puis  prétendre,  et  la  vie  de 
Paris  ne  convient  ni  à  mon  âge,  ni  à  mes  maladies,  ni  aux  cir- 
constances où  je  me  trouve.  Je  serai  très-affligé  de  mourir  sans 
avoir  pris  congé  de  vous.  Je  me  regarde  déjà  comme  un 
homme  mort,  quoique  j'aie  égayé  mon  agonie  autant  que  je  l'ai 
pu.  Non-seulement  je  vous  dis  un  adieu  éternel  quand  vous 
honorâtes  ma  retraite  de  votre  présence,  mais  j'ai  toujours  eu 
depuis  le  chagrin  de  ne  pouvoir  vous  écrire  que  des  choses  va- 
gues. La  douceur  d'ouvrir  son  cœur  est  aujourd'hui  interdite. 
J'ai  respecté  les  entraves  qu'on  met  à  la  liberté  de  s'expliquer 
par  lettres  ;  je  n'ai  pu  que  vous  ennuyer.  J'aurais  désiré  faire  un 
petit  voyage  à  Bordeaux,  et  vous  contempler  dans  votre  gloire  ; 
mais  c'est  encore  un  plaisir  auquel  il  faut  que  je  renonce.  Me 
voilà  donc  mort  et  enterré. 

La  bonté  que  vous  avez  de  faire  payer  ce  qui  m'est  dû  de  ma 
rente  sera  tout  entière  pour  Mme  Denis  et  pour  Mme  Dupuits.  Il 
faut  tout  à  des  femmes,  et  rien  à  un  vieux  solitaire.  Je  ne  me 
suis  pas  même  réservé  de  chevaux  pour  me  promener.  Si  j'étais 
seul,  je  n'aurais  besoin  de  rien.  Je  vous  remercie  au  nom  de 
Mn,e  Denis,  qui  bientôt  vous  remerciera  elle-même,  et  vous  pré- 
sentera mes  hommages,  mon  attachement  inviolable,  et  mon 
respect. 

sent  dont  je  sens  tout  le  prix.  Vous  êtes  comme  Isis,  qui  rassembla  tous  les  mem- 
bres épars  d'Osiris,  et  qui  le  fit  adorer.  Je  croirai  posséder  Leibnitz  chez  moi,  si 
jamais  vous  me  faites  l'honneur  de  venir  dans  mon  ermitage. 

«  Pardonnez  à  un  vieux  malade  s'il  ne  vous  remercie  pas  plus  au  long,  je  n'en 
suis  pas  moins  pénétré  de  reconnaissance,  et  de  tous  les  sentiments  que  je  vous 
dois.  J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre,  etc.  » 


542  CORRESPONDANCE. 


7189. 


A  Ferney,  le  1er  mars. 

J'ai  toujours  sur  le  cœur,  monsieur,  la  calomnie  qui  m'im- 
pute mille  ouvrages  que  je  ne  connais  pas,  et  la  mauvaise  foi 
qui  se  sert  de  mon  nom  pour  faire  courir  des  épigrammes  que 
je  n'ai  ni  faites  ni  pu  faire.  Cette  mauvaise  foi  m'a  été  extrême- 
ment sensible. 

J'appris,  il  y  a  quelques  mois,  qu'on  prétendait  que  j'avais 
récité  une  épigramme,  ou  plutôt  des  vers  contre  vous,  qui  me 
paraissent  très-injustes,  quoique  assez  bien  faits1.  Cette  impos- 
ture fut  confondue,  mais  je  fus  très-affligé.  J'en  écrivis  à  Mme  Nec- 
ker2,  qu'on  me  dit  être  votre  amie  :  je  vous  en  écris  aujourd'hui 
à  vous-même,  monsieur.  Quoique  j'aie  eu  quelques  légers  sujets 
de  me  plaindre  de  vous,  je  l'ai  entièrement  oublié,  et  les  excuses 
que  vous  avez  bien  voulu  me  faire  m'ont  infiniment  plus  touché 
que  le  petit  tort  dont  j'avais  sujet  de  me  plaindre3  ne  m'avait  été 
sensible.  Il  m'était  impossible,  après  cela,  de  rien  faire  qui  pût 
vous  déplaire.  J'étais  d'ailleurs  malade  et  mourant  quand  cette 
épigramme  parut.  Songez  au  temps  où  elle  fut  faite  ;  pouvais-je 
alors  deviner  que  vous  eussiez  une  maîtresse  à  l'Opéra?  était-ce 
à  moi  de  la  faire  parler?  Je  n'ai  jamais  vu  les  vers  que  vous 
avez  composés  pour  elle  ;  en  un  mot,  monsieur,  je  suis  trop 
vrai  et  j'ai  trop  de  franchise  pour  n'être  pas  cru,  quand  j'ai  juré 
à  Mme  Necker,  sur  mon  honneur,  que  je  n'avais  nulle  part  à 
cette  tracasserie. 

C'est  à  vous  à  savoir  quels  sont  vos  ennemis.  Pour  moi,  je  ne 
le  suis  pas  :  j'ai  été  très-affligé  de  cette  imposture.  J'ai  des  preuves 
en  main  qui  me  justifieraient  pleinement;  mais  je  ne  veux  ni 
compromettre  ni  accuser  personne.  Je  me  bornerai  à  mon  de- 
voir :  c'est  celui  de  repousser  la  calomnie. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  la  vérité  m'oblige  à  vous  écrire,  et 
cette  même  vérité  doit  en  être  crue  quand  je  vous  assure  de 
toute  l'estime  et  de  tous  les  sentiments  avec  lesquels  j'ai  l'hon- 
neur d'être,  etc. 

1.  C'est  l' épigramme  de  La  Harpe,  qui  commence  par  ce  vers  : 

Boa  Dieu,  que  cet  auteur  est  triste  en  sa  gaité  ! 

voyez  lettre  0784. 

2.  Voyez  lettre  7112. 

3.  Voyez  une  note  sur  la  lettre  0032. 


ANNÉE    1768.  543 

"190.   —   A   M.    LE    HIC  HE. 

Ier  mars. 

Après  la  malheureuse  aventure,  mon  cher  monsieur,  de  deux 
paquets  contenant,  dit-on,  des  livres  de  Genève,  il  n'est  rien  que 
l'insolente  inquisition  de  certaines  gens  ne  se  soit  permis  contre 
les  lois  du  royaume.  Je  sais  très-certainement  que  mes  paquets 
ne  sont  point  ouverts  aux  autres  bureaux  des  postes  ;  et  M.  Janel, 
maître  absolu  dans  ce  département,  a  pour  moi  des  attentions 
dont  je  ne  puis  trop  me  louer.  J'ignore  absolument  ce  que  les 
deux  paquets  adressés  à  monsieur  l'intendant  et  à  M.  Éthis,  im- 
pudemment saisis  à  Saint-Claude,  pouvaient  contenir.  J'ignore 
qui  les  portait  et  qui  les  envoyait.  Je  n'ai  nul  commerce  avec 
Genève,  et  il  y  a  près  de  six  mois  que  je  suis  à  peine  sorti  de 
mon  lit.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  cette  affaire  a  eu  des  suites 
infiniment  désagréables, , et  que  ceux  qui  ont  abusé  ainsi  du 
nom  de  monsieur  l'intendant  ont  commis  une  imprudence  très- 
dangereuse. 

Le  premier  président  du  parlement  de  Douai  a  servi  Fantel1 
comme  s'il  avait  été  son  avocat;  il  lui  était  recommandé  par  un 
ami  intime. 

Vous  avez  lu  sans  doute  le  mandement  de  l'archevêque  de 
Paris  contre  Bèlisaire;  voici  un  petit  imprimé2  qu'on  m'envoie  de 
Lyon  à  ce  sujet. 

Il  se  fait  une  très-grande  révolution  dans  les  esprits,  en  Italie 
et  en  Espagne.  Le  Nord  entier  secoue  les  chaînes  du  fanatisme, 
mais  l'ombre  du  chevalier  de  La  Barre  crie  en  vain  vengeance 
contre  ses  assassins. 

Je  vous  embrasse,  etc. 

7191.  —  A  M.   DE    CHABANON. 

1er  mars. 

Maman3  verra  donc  Eudoxiek  avant  moi,  mon  cher  confrère  ; 
elle  part  pour  Paris,  elle  fera  Mme  Dupuits  juge  si  on  joue 
mieux  la  comédie  à  Paris  qu'à  Ferney.  Ce  qui  me  désespère, 
c'est  qu'elle  sera  logée  très-loin  de  vous,  chez  sa  sœur.  Elle  va 

1.  Voyez  page  494. 

2.  Lettre  de  Varchevéque  de  Cantorbéry  ;   voyez  tome  XXVI,  page  577. 

3.  Mme  Denis. 

4.  Tragédie  de  Chabanon. 


54i  CORRESPONDANCE. 

arranger  sa  santé,  ses  affaires,  et  les  miennes.  Tout  cela  s'est 
délabré  pendant  vingt  ans  qu'elle  a  été  loin  de  Paris,  Je  suis  me- 
nacé plus  que  jamais  d'un  voyage  dans  le  Wurtemberg.  Voilà 
Ferney  redevenu  un  désert  comme  il  l'était  avant  que  j'y  eusse 
mis  la  main.  Je  quitte  Melpomène  pour  Gérés  et  Pomone. 

Braves  jeunes  gens,  cultivez  les  beaux-arts,  et  gorgez-vous  de 
plaisirs  ;  j'ai  fait  mon  temps. 

Voici  une  drôlerie1  qui  vient,  dit-on,  deLyon  ;  elle  pourra  vous 
amuser.  Je  suis  bien  sûr  de  votre  discrétion.  Vous  ne  ressemblez 
pas  aux  gens  qui  font  courir  les  bagatelles  sous  mon  nom,  et  qui 
disent  toujours  :  C'est  lui,  c'est  lui.  Non,  messieurs,  ce  n'est  point 
moi.  Plût  au  juste  ciel  qu'on  n'eût  jamais  publié  certain  second 
chant  d'une  baliverne2  qui  était  enfermée  dans  ma  bibliothèque! 
Mais,  encore  une  fois,  toutlemonde  n'a  pas  votre  discrétion,  mon 
cher  confrère.  J'ai  été  profondément  affligé  ;  mais  je  pardonne 
tout  à  ceux  qui  n'ont  point  eu  d'intention  de  nuire.  Adieu  :  je 
vous  embrasse  bien  fort.  Mme  Denis  et  l'enfant  vous  embras- 
seront mieux. 

7192.   —A   M.   LE   COMTE   DE   ROCHEFORT. 

Ferney,  1er  mars. 

Vous  m'avez  envoyé,  monsieur,  du  vin  de  Champagne  quand 
je  suis  à  la  tisane;  c'est  envoyer  une  fille  à  un  châtré.  Je  comp- 
tais au  moins  avoir  la  consolation  d'eu  boire  quelques  verres 
ayee  vous,  si  vous  pouviez  passer  par  notre  ermitage.  Mais 
Mm0  Denis  part  cette  semaine  pour  Paris,  pour  des  affaires  indis- 
pensables ;  et  moi,  je  serai  obligé,  dès  que  je  pourrai  me  traîner, 
daller  consommer  avec  M.  le  duc  de  Wurtemberg  une  affaire 
épineuse  dont  dépend  la  fortune  qui  me  reste,  et  celle  de  ma 
famille  entière. 

J'envoie  à  M.  de  Cheneviôres  ce  que  vous  demandez.  M.  le 
duc  de  Choiseul  et  M.  Bertin  en  ont  été  très-contents.  L'auteur, 
qui  est  inconnu,  souhaiterait  que  M.  le  contrôleur  général  en  fût 
un  peu  satisfait. 

J'ai  été  très-affligé  que  M.  de  La  Harpe  ait  donné  un  certain 
second  chant3.  Il  savait  qu'il  ne  devait  jamais  paraître;  il  l'a  pris 

1.  Lettre  de  Varchevêque  de  Cantorbéry;  voyez  tome  XXVI,  page  577. 

2.  Le  second  chant  de  la  Guerre  civile  de  Genève;  voyez  tome  IX  et  la  lettre 
suivante. 

3.  De  la  Guerre  civile  de  Genève. 


ANNÉE    17G8.  545 

dans  ma  bibliothèque  sans  me  le  dire;  cette  imprudence  a  eu  pour 

moi  des  suites  très-désagréables.  Je  lui  pardonne  de  tout  mon 
cœur  ;  il  n'a  point  péché  par  malice  ;  je  l'aime.  J'ai  été  assez  heu- 
reux pour  lui  rendre  quelques  services,  et  lui  en  rendrai  tant 
que  je  serai  en  vie. 

Mes  respects  à  Mme  de  Rochefort.  Si  je  suis  en  vie  l'année 
qui  vient,  et  si  vous  allez  dans  vos  terres,  n'oubliez  pas,  mon- 
sieur, un  solitaire  qui  vous  est  dévoué  avec  un  attachement  in- 
violable. 

P.  S.  Voici  ce  qu'on  m'envoie  de  Lyon1;  je  vous  en  fais  part 
comme  à  un  homme  discret,  dont  je  connais  la  sagesse  et  les 
bontés.  Pourriez-vous,  monsieur,  me  faire  savoir  des  nouvelles 
de  la  santé  de  la  reine2? 

7193.    —  A   M.    HENNIN. 

A  Ferney,  mardi  matin,  1er  mars. 

Soyez  très-sûr,  très-aimable  résident,  que  votre  Languedo- 
chienne  avec  ses  beaux  yeux  n'avait  point  vu  la  deuxième  bali- 
verne3. J'avais  abandonné  aux  curieuxla  première  et  la  troisième; 
mais  pour  la  seconde,  je  l'avais  toujours  laissée  dans  mon  porte- 
feuille ;  et  j'avais  des  raisons  essentielles  pour  ne  point  la  faire 
paraître.  Si  votre  dame  aux  grands  yeux  l'a  eue,  ce  ne  peut  être 
que  depuis  le  mois  de  novembre,  car  La  Harpe  partit  au  mois 
d'octobre,  et  c'est  au  commencement  de  novembre  qu'il  la  donna 
à  trois  personnes  de  ma  connaissance.  Les  copies  se  sont  peu 
multipliées,  attendu  qu'on  ne  se  soucie  guère  à  Paris  de  Tollot4 
l'apothicaire,  de  Flournoi5,  de  Rodon,  du  prédicant  Ruclion,  et 
autres  messieurs  de  cette  espèce. 

Si  quelqu'un  avait  pu  faire  cette  infidélité,  c'était  ce  polisson 
de  Galien  ;  cependant  il  ne  l'a  pas  faite. 

S'il  était  vrai  que  cette  coïonnerie  eût  paru  à  Paris  avant  la 
voyage  de  La  Harpe  au  mois  d'octobre,  comme  il  l'a  dit  à  son 
retour  pour  se  justifier,  il  m'en  aurait  sans  doute  averti  dans 
ses  lettres.  Il  m'instruisait  de  toutes  les  anecdotes  littéraires;  il 
n'aurait  pas  oublié  celle  qui  me  regardait  de  si  près  ;  il  n'aurait 

1.  Lettre  de  l'archevêque  de  Cartorbéry ,  voyez  tome  XXVI,  page  577. 

2.  Marie  Leczinska,  morte  le  24  juin  1768. 

3.  Le  deuxième  chant  de  la  Guerre  civile  de  Genève. 

4.  Voyez  la  lettre  7261. 

5.  Voyez  tome  IX,  pages  523,  524,  532. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  35 


546  CORRESPONDANCE. 

pas  manqué  de  prévenir  par  cet  avertissement  les  soupçons  qui 
pouvaient  tomber  sur  lui.  Cependant  il  ne  m'en  dit  pas  un  seul 
mot;  au  contraire,  il  donna  une  copie  à  M.  Dupuits,  et  le  pria 
de  ne  m'en  point  parler.  Dupuits,  en  effet,  ne  m'en  parla  qu'à 
son  retour,  lorsqu'il  fallut  éclaircir  l'affaire.  La  Harpe  ne  se  jus- 
tifia qu'en  disant  qu'il  n'avait  donné  le  manuscrit  que  parce  qu'il 
en  courait  des  copies  infidèles.  Il  en  avait  donc  une  copie  fidèle, 
et  cotte  copie  fidèle,  je  ne  la  lui  avais  certainement  pas  donnée. 

On  lui  demanda  de  qui  il  la  tenait.  Il  répondit  que  c'était  d'un 
jeune  homme  dont  il  ne  dit  pas  le  nom.  Huit  jours  après,  il  dit 
que  c'était  d'un  sculpteur  qui  demeurait  dans  sa  rue. 

Je  ne  lui  ai  fait  aucun  reproche,  mais  sa  conscience  lui  en 
faisait  beaucoup  devant  moi.  Il  ne  m'a  jamais  parlé  de  cette  af- 
faire qu'en  baissant  les  yeux,  et  son  visage  prenait  un  air  de 
pâleur  qui  n'est  pas  celui  de  l'innocence.  Son  procès  est  instruit. 
Il  s'en  faut  beaucoup  que  je  l'aie  condamné  rigoureusement  ;  je 
suis  trop  partisan  de  la  proportion  entre  les  délits  et  les  peines, 
et  je  sais  qu'il  faut  pardonner. 

Non-seulement  j'ai  eu  le  bonheur  de  lui  rendre  des  services 
essentiels,  mais  je  lui  en  rendrai  toujours  autant  qu'il  dépendra 
de  moi.  Je  serrerai  seulement  mes  papiers,  si  jamais  Mme  Denis 
le  ramène  à  Ferney. 

Voilà,  aimable  résident,  l'histoire  au  juste.  Plût  à  Dieu  qu'il 
n'y  eût  pas  de  plus  grande  tracasserie  dans  le  monde  !  J'espère 
que  vous  verrez  bientôt  finir  celles  de  Genève.  Voulez-vous  bien 
avoir  la  bonté  de  donner  au  porteur  cette  gazette  de  France  où 
il  est  parlé  des  rodomontades  espagnoles  contre  l'Inquisition  ?  Il 
y  a  des  monstres  auxquels  il  ne  suffit  pas  de  leur  rogner  les 
ongles,  il  faut  leur  couper  la  tête. 

Tuus  sum,  et  semper  ero. 

7194,  —  DE   M.    HENNIN  i. 

A  Genève,  le  1er  mars  1768. 

Si  j'avais  pu  prévoir,  monsieur,  qu'on  vous  rendît  compte  de  ce  que 
j'avais  avancé  d'après  beaucoup  de  personnes  et  en  particulier  la  dame  qui  est 
venue  à  Genève  ces  jours-ci,  je  me  serais  bien  gardé  de  toucher  cette  corde 
à  Ferney;  mais  je  puis  vous  assurer  qu'avant  le  départ  de  M.  de  La  Harpe 
on  m'avait  soutenu  qu'il  existait  à  Paris  des  copies  du  second  chant;  on 
m'en  avait  même  dit  des  vers.  Si  M.  de  La  Harpe  a  contribué  à  divulguer 

1.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P.-M.  Hennin,  1825. 


ANNÉE    4768.  547 

une  badinerie  que  vous  vouliez  laisser  dans  l'oubli,  il  a  mal  fait;  mais  à 
coup  sûr  il  n'a  pas  été  le  premier  à  la  publier.  Ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
dire  au  reste  ne  vient  pas  de  lui,  puisqu'il  ne  m'en  a  point  parlé,  et  que  sa 
femme  ne  m'a  dit  qu'un  mot  sur  l'idée  où  vous  aviez  été  à  cet  égard. 
M.  Dupuits  aurait  mieux  fait  de  ne  pas  vous  instruire  d'une  particularité  qui 
pouvait  vous  déplaire.  Mais  encore  une  fois,  les  choses  ne  sont  pas  allées 
comme  vous  avez  pu  le  croire,  et  j'espère  éclaircir  ces  détails  pour  votre 
satisfaction  et  pour  la  justification  de  M.  de  La  Harpe,  qui  vous  aime  autant 
qu'il  vous  respecte,  et  que  je  serais  très-fâché  qui  eût  des  torts  vis-à-vis 
de  vous. 

Voici  les  deux  dernières  gazettes. 

Quand  vous  voudrez  n'être  pas  seul ,  je  vous  prie  de  me  le  faire  savoir. 
Vous  ne  devez  pas  douter  du  plaisir  que  j'aurai  de  vous  prouver,  en  tout 
temps  et  de  toutes  manières,  mon  dévouement. 


7195.   —  A    M.    HENNIN. 

Mardi  au  soir,  Ier  mars. 

Mon  cher  ministre,  mon  ministre  prédicant,  j'ai  l'honneur  de 
vous  renvoyer  votre  gazette.  Elle  donne  quelques  espérances  aux 
cœurs  bien  faits.  Je  commence  a  croire  que  les  ordres  donnés 
à  tous  les  gouverneurs  de  place  sont  quelque  chose  de  sérieux. 

La  petite  mièvreté  de  La  Harpe  n'est  pas  si  sérieuse1;  mais 
elle  est  certaine  et  avérée.  Je  sais  que  le  Galien  en  avait  retenu 
quelques  vers;  mais  je  suis  très-sûr  qu'il  n'en  avait  point  pris  de 
copie.  D'ailleurs  cet  Antoine,  ce  sculpteur  dont  La  Harpe  pré- 
tendait tenir  le  manuscrit,  a  été  interrogé  par  un  de  mes  amis. 
Sa  réponse  a  été  que  La  Harpe  était  un  menteur,  et  quelque 
chose  de  pis.  Cette  infidélité  m'a  fait  beaucoup  de  peine.  Mais  je 
pardonne  aisément.  J'attends  les  beaux  jours  pour  vous  venir 
voir  dans  votre  château  de  Gaillardin,  car  pour  Genève,  il  n'y  a 
pas  moyen  que  j'aille  me  fourrer  à  travers  de  leurs  tracasse- 
ries. 

Maman2  est  partie  ;  me  voilà  ermite.  Vous  savez  que  le  diable 
le  devint  quand  il  fut  vieux.  Mais,  quoi  qu'on  die,  je  ne  suis 
pas  diable. 

Intérim  raie.  V. 


1.  Il  avait  pris  copie  du  second  chaut  de  la  Guerre  civile  de  Genève,  ets;ustrait 
quelques  autres  ouvrages  de  Voltaire;  voyez  tome  XXVII,  paje  17. 

2.  Mmt  Denis. 


5i8  CORRESPONDANCE. 


A    M.    LE    COMTE    D'ARGENTA  L  >. 


Quoique  vous  ne  soyez  qu'un  excommunié,  mon  divin  ange, 
vous  voyez  bien  pourtant  que  je  brave  les  foudres  de  Rome  pour 
vous  écrire.  Votre  prince  et  ses  ministres  sont  bien  honteux, 
comme  je  le  présume2. 

Voici  une  petite  pièce  qui  court  dans  Lyon3.  Irez-vous  croire 
encore  que  cela  est  de  moi  ?  vous  seriez  bien  loin  de  compte. 
L'auteur4  de  la  Lettre  au  docteur  Pansophe,  de  YOde  contre  les  bel- 
ligérants, du  Catéchumène,  etc.,  est  un  plaisant  plus  goguenard 
que  moi,  et  je  ne  veux  pas  payer  pour  lui. 

M'"e  Denis  va  vous  voir  avec  M.  et  M"1"  Dupuits.  Leur  voyage 
est  nécessaire;  que  ne  puis-je  en  être!...  Mais 

Pour  Dieu,  comment  se  porte  Mme  d'Argental? 

7197.    —    A  M.   DE  CHABANON. 


Vous  êtes  fort  comme  Samson,  mon  cher  ami!  Vous  triom- 
phez de  tout.  Vous  me  faites  aimer  Samson  plus  que  je  ne  croyais5. 
Je  suis  plus  faible  que  lui,  et  n'ai  pas  plus  de  cheveux.  Je  regrette 
plus  M""  Denis  qu'il  ne  regrettait  Dalila  ;  mais  son  voyage  à  Paris 
était  absolument  nécessaire.  C'est  elle  qui  va  combattre  pour 
moi  contre  les  Philistins  ;  et  d'ailleurs  nos  affaires,  abandonnées 
depuis  longtemps,  étaient  absolument  délabrées  ;  elle  a  pris  son 
parti  courageusement  ;  elle  aura  la  consolation  de  vous  voir,  et 
moi  du  moins  j'aurai  celle  de  voir  Eudoxie.  Je  vous  avertis  d'a- 
vance que  j'en  attends  beaucoup.  Vous  aurez  plus  tôt  fait  cinq 
bons  actes  que  vous  n'aurez  trouvé  des  acteurs. 

Mon  Dieu,  que  vous  êtes  aimable!  que  vous  êtes  essentiel! 
que  je  vous  suis  obligé  d'avoir  parlé  à  M.  de  Sartines  comme 
vous  avez  fait  !  Il  aura  bientôt  de  mes  nouvelles,  et  vous  aussi,  et 
le  cher  Marin  aussi. 

1.  E  liteurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Voyez,  sur  les  affaires  de  Parme  avec  le  pape,  le  chapitre  xxxix  du  Précis 
du  Siècle  de  Louis  XV. 

3.  La  Lettre  de  l'archevêque  de  Cantorbéry. 

4.  Bordes. 

5.  Chabanon  voulait  faire  mettre  en  musique,  par  Philidor,  l'opéra  de  Sam- 
son; voyez  page  527. 


ANNÉE    1768.  549 

V  propos,  je  me  mets  aux  pieds  de  madame  votre  sœur1.  Em- 
brassez pour  moi  maman,  l'enfant,  et  M.  D u puits. 

7198.   —  A   MADAME  DE   SAINT-JULIEN. 

A  Ferney,  4  mars. 

M.  Dnpuits,  madame,  est  allé  à  Paris  vous  faire  sa  réponse. 
J'en  mirais  bien  fait  autant  que  lui,  si  j'avais  son  âge  ;  mais  il 
faut  que  je  reste  dans  mon  tombeau  de  Ferney. 

J'ai  envoyé  ma  nièce  et  ma  fille  adoptive  à  Paris,  pour  arran- 
ger de  malheureuses  affaires  que  vingt  ans  d'absence  avaient  en- 
tièrement délabrées2.  Ce  sont  bien  plutôt  leurs  affaires  que  les 
miennes,  car  j'achève  ma  vie  avec  peu  de  besoins  ;  et  si  j'étais  à 
Paris,  mon  premier  devoir  serait  de  vous  faire  ma  cour.  U  est 
vrai  que  je  ne  pourrais  aller  à  vos  rendez-vous  de  chasse  :  pour 
les  autres  rendez-vous,  ce  n'est  pas  mon  affaire  ;  il  faut  être  pour 
cela  du  métier  des  héros,  et  je  n'ai  pas  l'honneur  d'en  être. 

Je  vous  souhaite,  madame,  autant  cle  plaisir  que  vous  en  mé- 
ritez. Agréez  les  vœux  et  les  respects  de  votre  très-humble  et 
obéissant  serviteur. 

P.  S.  Ne  lisez  point,  madame,  ce  plat  rogaton3;  mais  donnez- 
le  à  M.  l'abbé  de  Voisenon,  afin  qu'il  l'aiguise. 

7199.  —  A  M.  LE    MARQUIS  ALBERGATI    CAPACELLI  i. 

A  Ferney,  4  mars. 

Je  n'ai  pu  trouver,  monsieur,  l'estampe  que  vous  demandez; 
il  n'y  en  a  plus  qu'à  Paris,  et  on  ne  sait  où  les  prendre.  J'ai 
l'honneur  de  vous  envoyer  un  petit  portrait  qu'on  a  fait  d'après 
un  buste,  il  n'est  pas  tout  à  fait  mal  ;  il  ressemble  assez  au  vieil- 
lard qui  vous  écrit,  et  qui  vous  est  véritablement  attaché.  Je 
touche  au  bout  de  ma  carrière  ;  ma  faiblesse  augmente  tous  les 
jours. 

1.  Qui  était  Mme  de  La  Chabalerie. 

2.  Dans  sa  lettre  à  Mme  de  Florian,  n°  7227,  Voltaire  se  plaint  de  l'humeur 
de  Mme  Denis.  Les  Mémoires  secrets  du  30  mars  1768  disent  que  la  séparation 
venait  de  querelles  domestiques.  Wagnière  (Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  1826,  II, 
269)  dit  que  Voltaire  chassa  Mme  Denis.  Malgré  ses  graves  sujets  de  mécontente- 
ment, le  philosophe  fit  à  sa  nièce  une  pension  de  20,000  francs. 

3.  Lettre  de  l'archevêque  de  Cantorbéry  à  V archevêque  de  Paris,  voyez  tome 
XXVI,  page  577. 

4.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


550  CORRESPONDANCE. 

Si  M.  Melchiori  voulait  me  venir  voir  avant  que  je  meure, 
et  passer  quelque  temps  avec  moi,  je  lui  demanderais  la  per- 
mission de  le  rembourser  de  son  voyage,  et  j'espère  que  je  pour- 
rais lui  être  utile.  Si,  à  son  défaut,  vous  pouviez  m'envoyer 
quelque  pauvre  philosophe,  il  serait  très-bien  reçu  ;  mais  il  fau- 
drait un  vrai  philosophe. 

Le  vieux  philosophe  des  Alpes  vous  aimera,  monsieur,  jusqu'à 
son  dernier  moment. 

P.  S.  Le  portrait  est  dans  une  petite  caisse  couverte  de  toile 
cirée,  à  votre  adresse. 


200.  —   A  M.   LE   CHEVALIER   DE   TAULES. 


Les  trois  quarts  de  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV 
sont  imprimés,  monsieur  ;  et  à  moins  que  vous  n'ayez  quelques 
anecdotes  sur  le  jansénisme,  il  ne  m'est  plus  possible  de  vous 
en  demander  sur  les  affaires  politiques.  Je  sais  bien  qu'il  y  a 
eu  quelque  politique  dans  les  querelles  des  jansénistes  et  des 
molinistes  ;  mais  en  vérité  elle  est  trop  méprisable  ;  et  c'est  ren- 
dre service  au  genre  humain  que  de  donner  à  ces  dangereuses 
fadaises  le  ridicule  qu'elles  méritent. 

Quant  au  Testament  attribué  au  cardinal  de  Richelieu,  vous 
pouvez,  je  crois,  m'instruire  avec  liberté  de  tout  ce  que  vous  en 
savez,  et  en  demander  la  permission  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  en 
lui  montrant  ma  lettre.  Mme  la  duchesse  d'Aiguillon  a  fait  cher- 
cher au  dépôt  des  affaires  étrangères  tout  ce  qu'elle  a  cru  favo- 
rable à  son  opinion.  Si  vous  avez  quelques  lumières  nouvelles,  je 
me  rétracterai  publiquement,  et  je  dirai  que  le  cardinal  de  Ri- 
chelieu a  fait  en  politique  un  ouvrage  aussi  ridicule  et  aussi  mau- 
vais en  tout  point  qu'il  en  a  fait  en  théologie.  Mais  jusque-là  je 
croirai  qu'il  est  aussi  faux  que  ce  ministre  en  soit  l'auteur,  qu'il 
est  faux  que  celui  qui  ôte  un  moucheron  de  son  verre  puisse  ava- 
lerun  chameau1. 

La  Narration  succincte,  très-mal  composée  par  l'abbé  de  Bour- 
zeys  sous  les  yeux  du  cardinal  de  Richelieu,  n'a  rien  de  commun 
avec  le  Testament.  Elle  démontre  au  contraire  que  le  Testament 
est  supposé  :  car,  puisque  cette  narration  récapitule  assez  mal  ce 
qu'on  avait  fait  sous  le  ministère  du  cardinal,  le  Testament  devait 

1.  Saint  Matthieu,  chapitre  xxm,  verset  24. 


ANNÉE    1768.  :.',l 

dire  bien  ou  mal  ce  que  Louis  XIII  devait  faire  quand  il  serait 
débarrassé  de  son  ministre  :  il  devait  parler  de  l'éducation  du 
dauphin,  des  négociations  avec  la  Suède,  avec  le  duc  de  Weimar 
et  les  autres  princes  allemands,  contre  la  maison  d'Autriche; 
comment  on  pouvait  soutenir  la  guerre  et  parvenir  à  une  paix 
avantageuse;  quelles  précautions  il  fallait  prendre  avec  les  hu- 
guenots, quelle  forme  de  régence  il  était  convenable  d'établir  en 
cas  que  Louis  XIII  succombât  à  ses  longues  maladies,  etc. 

Voilà  les  instructions  qu'un  ministre  aurait  données,  si  en 
effet  parmi  ses  vanités  il  avait  eu  celle  de  parler  après  sa  mort  à 
son  maître  ;  mais  il  ne  dit  pas  un  mot  de  tout  ce  qui  était  indis- 
pensable, et  il  dit  des  sottises  énormes,  dignes  du  chevalier  de 
Mouhy  et  de  Pex-capucin  Maubert,  sur  des  choses  très-inutiles. 

Si  vous  voyez  M.  le  chevalier  de  Ceautevilje,  je  vous  supplie, 
monsieur,  de  vouloir  bien  lui  présenter  mes  respects. 

Aimez  un  peu,  je  vous  en  prie,  un  homme  qui  ne  vous  ou- 
bliera jamais. 


7201.   —  A  M.    ÉLIE   DE    BEAUMONT. 


Mon  cher  patron  des  infortunés,  le  départ  de  ma  nièce  et  de 
la  petite-nièce  du  grand  Corneille,  qui  vont  passer  quelques 
mois  dans  votre  ville,  et  toutes  les  difficultés  qu'on  trouve  dans 
nos  déserts  quand  il  faut  prendre  le  moindre  arrangement, 
m'ont  empêché  de  vous  remercier  plus  tôt  de  votre  lettre  du 
12  février,  et  de  votre  excellent  mémoire  pour  ces  pauvres  gens 
de  Sainte-Foy.  Franchement  notre  jurisprudence  criminelle  est 
affreuse  :  les  accusés  n'auraient  pas  resté  vingt-quatre  heures 
en  prison  en  Angleterre  ;  et  nous  osons  traiter  les  Anglais  de  bar- 
bares, parce  qu'ils  ne  sont  pas  si  gais  et  si  frivoles  que  nous! 
Leurs  lois  sont  en  faveur  de  l'humanité,  et  les  nôtres  sont  contre 
l'humanité. 

A  l'égard  des  Sirven,  pour  qui  vous  aviez  attendri  tant  de 
cœurs,  je  sais  qu'on  a  ménagé  le  parlement  de  Toulouse,  à  qui 
on  n'a  pas  voulu  ravir  le  droit  de  juger  un  Languedocien  ;  mais 
pourquoi  vient-on  de  ravir  au  parlement  de  Besançon  le  droit  de 
juger  un  Franc-Comtois?  Fantet  avait  été  déclaré  innocent  par 
ses  juges  naturels  ;  on  l'envoie  à  Douai,  à  cent  cinquante  lieues 
de  chez  lui,  pour  le  faire  déclarer  coupable,  tandis  qu'on  livre 
les  pauvres  Sirven,  les  plus  innocents  des  hommes,  à  la  barbarie 


552  CORRESPONDANCE. 

de  leurs  ennemis.  Je  respecte  assurément  le  conseil  ;  mais  je 
pleure  sur  tout  ce  que  je  vois.  Il  est  clair  comme  le  jour  que  les 
pistolets  n'appartenaient  point  à  M.  de  La  Luzerne  ;  mais  cela 
n'était  clair  que  pour  des  hommes  qui  n'écoutent  que  la  raison, 
et  non  pour  ceux  qui  sont  asservis  aux  formes  judiciaires.  Il  n'y 
avait  nulle  preuve  sur  les  pistolets,  et  il  y  en  avait  sur  les  coups 
d'épée  donnés  par  derrière.  M.  de  La  Luzerne  a  été  condamné 
dans  la  rigueur  de  la  loi  ;  mais  la  loi  ne  disait  pas  qu'il  dût  lui 
en  coûter  la  plus  grande  partie  de  son  bien. 

Je  serai  bien  content  des  parlements,  s'ils  s'accordent  tous  à 
faire  des  feux  de  joie  de  la  bulle  du  pauvre  Rezzonico1.  Il  me 
semble  que  ce  serait  un  bon  tour  à  lui  jouer  que  de  déclarer 
qu'il  paraît  un  certain  libelle  qu'on  met  impudemment  sur  le 
compte  du  pape,  et  que,  pour  venger  cet  outrage  fait  à  Sa  Sain- 
teté, on  jette  au  feu  ledit  libelle  au  bas  du  grand  escalier.  Voilà 
ce  que  j'appellerais  une  très-bonne  jurisprudence.  Une  bonne 
jurisprudence  encore,  et  la  meilleure  de  toutes,  est  celle  qui  met 
M.  et  Mme  de  Canon  en  possession  de  leur  terre.  Je  leur  souhaite 
toutes  les  prospérités  qu'ils  méritent;  ils  connaissent  mes  res- 
pectueux sentiments. 

7202.    —  A  M.   LE   PRÉSIDENT    DE    RUFFEY  2. 

7  mars  1768,  à  Forney. 

Vous  verrez,  mon  cher  président,  selon  toutes  les  apparences, 
Mme  Denis  le  même  jour  que  vous  recevrez  ma  lettre.  Elle  va  à 
Paris  pour  les  affaires  les  plus  pressantes3;  et  elle  prend  son 
chemin  par  Dijon,  avec  la  petite  {sic)  du  grand  Corneille  dans 
l'espérance  d'y  voir  le  président  de  l'Académie.  J'aurais  bien 
voulu  être  du  voyage,  mais  il  m'est  impossible  de  quitter  le  coin 
de  mon  feu. 

Je  suis  fâché  qu'on  ait  pu  penser  à  Dijon  que  je  sois  l'auteur 
de  la  mauvaise  épigramme  contre  Piron  au  sujet  d'une  épigramme 
encore  plus  mauvaise  que  ce  fou  de  Piron  avait  faite  contre  Bèli- 
saire;  ceux  qui  combattent  ainsi  devraient  combattre  au  moins 


1.  Clément  XIII  avait  excommunie  ceux  qui  avaient  coopéré  aux  édits  du  duc 
de  Parme. 

2.  Éditeur,  Th.  Foisset. 

3.  Wagnière,  secrétaire  de  Voltaire,  dit  que  Mmc  Denis  fut  chassée  par  son 
oncle  (Mémoires,  II,  269).  Cette  séparation  fit  événement  à  Paris.  Voyez  Grimm, 
Correspondance.  Mme  Denis  revint  à  Ferney,  à  la  fin  d'octobre  1769  (lettre  de 
Voltaire  à  d'Alembert,  28  octobre)  et  ne  quitta  cette  résidence  qu'avec  son 
oncle  en  1778.  (Th.  F.) 


ANNÉE    4  768.  553 

à  visage  découvert  et  ne  point  charger  les  antres  de  leurs  sottises. 
Il  n'est  ni  vrai  ni  plaisant  de  dire  : 

Que  les  vers  durs  vont  tous  en  paradis. 

Ce  vers  est  même  presque  aussi  dur  que  ceux  de  Piron.  Le 
goût  est  rare  dans  ce  monde. 

Je  vous  parlerai  de  la  terre  de  Tournay1  au  retour  de 
Mn,e  Denis.  En  attendant,  j'embrasse  mon  cher  président  avec 
les  sentiments  les  plus  respectueux  et  les  plus  tendres.  V. 


7203.  —  DE   M.  HENNIN  2. 

A  Genève,  le  13  mars  1768. 

Je  suis  accoutumé,  monsieur,  à  entendre  redire  vingt  fois  en  un  jour  le 
même  mensonge  par  différentes  personnes  dignes  de  foi.  Aussi  ne  me  pres- 
sai-je  pas  de  croire  les  choses  les  plus  probables.  Celle  qui  m'engage  à  avoir 
l'honneur  de  vous  écrire  n'est  pas  de  ce  nombre,  mais  il  m'importe  beau- 
coup de  l'éclaircir.  On  a  assuré  hier  ici,  monsieur,  que  vous  vouliez  vendre 
Ferney;  que  même  plusieurs  Genevois  y  pensaient.  En  conséquence,  une 
personne  avec  qui  je  suis  fort  lié  ici  m'a  offert  d'en  traiter  avec  vous  argent 
comptant.  J'ai  rejeté  très-loin  cette  idée.  Enfin  on  m'a  prié  instamment  de 
savoir  si  vous  étiez  dans  l'intention  de  vendre  cette  terre,  et  je  prends  le 
parti  de  m'en  informer  à  vous-même.  Je  ne  puis  vous  dire,  monsieur,  à 
quel  point  je  serais  fâché  de  vous  voir  quitter  une  aussi  belle  habitation,  et 
le  voisinage  de  Genève.  Peut-être  y  aurait-il  moyen  de  ne  pas  vous  ôter  la 
faculté  d'y  revenir?  Faites-moi  le  plaisir  de  me  répondre.  Quelle  que  soit 
votre  résolution,  je  serai  peut-être  assez  heureux  pour  vous  rendre  service. 

Je  me  flatte  que  vous  ne  doutez  pas,  etc. 

7204.   —  A   M.   DE  LA   TOURETTE  3. 

Ferney,  13  mars. 

Le  vieux  solitaire,  bien  triste  et  bien  malade,  fait  les  plus 
tendres  compliments  à  M.  de  La  Tourette  et  à  monsieur  son  frère. 
Si  sa  mauvaise  santé  et  ses  affaires  lui  permettaient  de  venir  à 

1.  Il  paraît  que  Voltaire  avait  eu  sérieusement  la  pensée  de  faire  vendre  Fer- 
ney à  Mme  Denis,  sous  le  nom  de  laquelle  il  l'avait  acheté,  et  de  se  retirer  à  Tour- 
nay, acheté  sous  son  propre  nom.  Il  eut  même  une  velléité  nouvelle  d'acquérir  la 
pleine  propriété  de  Tournay,  d'abord  pour  sa  nièce,  ensuite  pour  lui-même  après 
l'avoir  renvoyée  à  Paris.  Ce  dernier  point  résulte  de  nombreuses  lettres  des  agents 
d'affaires  du  président  de  Brosses  dans  le  pays  de  Gex.  (Tu.  F.) 

2.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


554  CORRESPONDANCE. 

Lyon,  il  partirait  sur-le-champ.  Mais,  comme  il  joint  au  gou- 
vernement de  ses  Quarante  ècus  la  fonction  de  procureur  de 
Mme  Denis,  il  n'est  pas  possible  qu'il  puisse  venir  faire  sa  cour 
aux  deux  frères  avant  deux  ou  trois  mois. 

Voici  un  paquet,  monsieur,  qu'on  m'a  adressé  d'Yverdun  pour 
vous  remettre.  Je  m'acquitte  de  la  commission.  Je  présente  mes 
respects  à  toute  votre  famille,  à  Mnic  de  La  Tourctte  et  à  tout  ce 
que  vous  aimez. 

7205.    —   A   M.   DE    CHABANONi. 


Mon  cher  confrère,  mon  cher  ami,  vous  êtes  aussi  essentiel 
qu'aimable.  Voyez  maman,  je  vous  en  prie,  si  vous  ne  l'avez  déjà 
vue  ;  elle  vous  dira  tout,  elle  se  confiera  à  votre  amitié  généreuse 
et  prudente.  Ce  billet  est  ma  lettre  de  créance.  Je  crois  déjà  devoir 
vous  dire  que  nous  comptons  vendre  Ferney,  et  que  je  me  flatte 
de  la  douceur  d'aller  mourir  à  Paris  entre  ses  bras.  Il  se  présente 
un  acheteur  pour  Ferney.  Mais  tout  est  encore  très-incertain.  Si 
on  ne  peut  compter  sur  un  moment  de  vie,  on  doit  encore  moins 
compter  sur  les  événements  de  cette  vie,  aussi  orageuse  qu'elle 
est  courte. 

Voyez  maman,  vous  dis-je,  mon  cher  ami,  et  envoyez-moi  Eu- 
doxie.  Favorisez  le  péché  originel2  ou  original,  et  le  fort  Samson. 
Consolez  le  vieux  solitaire  par  vos  bontés  et  par  vos  lettres.  Il  a 
un  cœur  fait  pour  sentir  ce  que  vous  valez  et  ce  que  vous  faites. 
Il  vous  aimera  bien  tendrement,  tant  qu'il  sera  dans  ce  monde. 

7206.  —  A   M.  LE   COMTE  DE   LA  TOURAILLE3. 

15  mars. 

Permettez  que  je  vous  dise,  monsieur,  la  même  chose  qu'à 
monseigneur  le  prince  de  Condé,  que,  si  j'étais  jeune  et  un  de 
ses  parents,  je  ne  demanderais  pas  mon  congé.  Je  suis  enchanté 
que  vous  soyez  content  de  M.  le  duc  de  Choiseul.  Par  ma  foi, 
c'est  le  plus  aimable  ministre  que  la  France  ait  jamais  eu,  et  il 
est  doux  d'avoir  obligation  à  ceux  qui  sont  au  gré  de  tout  le 
monde.  J'aurais  mieux  aimé  une  épigramme  de  lui  qu'une  pen- 
sion de  M.  de  Louvois. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 

2.  Pandore. 

3.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNÉE    17G8.  558 

Réjouissez-vous  bien,  monsieur,  il  n'y  a  que  cela  de  bon  après 
tout.  J'envie  le  bonheur  de  M.  de  Chenevières,  qui  jouit  du  bon- 
heur de  vous  voir  quelquefois.  Je  ferais  exprès  le  voyage  de  Paris, 
si  ma  santé,  absolument  perdue,  me  permettait  de  venir  vous 
dire  qu'il  n'y  a  point  de  vieillard  en  Bourgogne  qui  vous  soit  at- 
taché avec  une  plus  respectueuse  tendresse  que  le  bonhomme  V. 

7207.    —   A    M.    HENNIN. 

A  Fcrncy,  lô  mars. 

Il  est  vrai,  monsieur,  que  Ferney  est  à  vendre,  qu'on  en  a 
déjà  offert  beaucoup  d'argent,  et  que  j'en  ai  dépensé  bien  davan- 
tage pour  rendre  la  maison  aussi  agréable  et  la  terre  aussi  bonne 
qu'elles  le  sont  aujourd'hui.  Il  est  encore  vrai  que  je  la  donnerai 
à  celui  qui  m'en  offrira  le  plus  ;  le  tout,  pour  faire  des  rentes  à 
maman1  :  car  pour  moi,  je  ne  dois  penser  qu'à  mourir.  Tout  ce 
que  je  puis  dire,  c'est  que  quiconque  achètera  Ferney  fera  un 
excellent  marché.  Je  pourrais  en  ce  cas  habiter  Tournay,  car  je 
ne  puis  plus  passer  qu'à  la  campagne  le  peu  de  temps  qui  me 
reste  à  vivre. 


7208.  —    FOLIE   A   M.   LE   DUC   DE    CHOISEUL. 

16  mars. 

J'ai  reçu  avec  satisfaction  la  lettre  de  bonne  année  que  vous 
avez  pris  la  peine  de'm'écrire,  en  date  du  h  de  janvier.  Je  conti- 
nuerai toujours  à  vous  donner  des  marques  de  mes  bontés;  et, 
quoique  vous  radotiez  quelquefois,  j'aurai  delà  considération  pour 
votre  vieillesse,  attendu  que  je  connais  votre  sincère  attachement 
pour  ma  personne,  et  les  idées  que  vous  avez  de  mon  caractère. 
J'ai  souvent  fait  des  grâces  à  des  Genevois  quand  vous  m'en  avez 
prié,  quoiqu'ils  ne  les  méritent  guère.  Ils  m'ont  excédé  pendant 
deux  ans  pour  leurs  sottes  querelles  ;  et  quand  ils  ont  obtenu  un 
jugement  définitif,  ils  ne  s'y  sont  point  tenus  :  c'était  bien  la 
peine  que  je  leur  fisse  l'honneur  de  leur  envoyer  un  ambassadeur 
du  roi  ! 

Je  sais  que  vous  avez  très-bien  traité  les  troupes  que  j'ai  fait 
séjourner  neuf  mois  dans  vos  quartiers;  que  vous  avez  fourni  le 
prêt  à  la  légion  de  Condé  ;  que  vous  avez  eu  dans  votre  chau- 

1.  Mmc  Denis. 


556  CORRESPONDANCE. 

mière,  pendant  deux  mois,  M.  de  Chabrillant,  et  tous  les  offi- 
ciers du  régiment  de  Conti  ;  et  si  M.  de  Chabrillant,  chargé  des 
plus  importantes  affaires,  a  oublié  de  marquer  sa  satisfaction  à 
M,m  Denis,  qui  lui  a  fait  de  son  mieux  les  honneurs  de  votre 
grange,  je  prends  sur  moi  de  vous  savoir  gré  de  votre  attention 
pour  les  officiers,  et  des  couvertures  que  vous  avez  fait  donner 
aux  soldats  dans  votre  hameau. 

Je  n'ignore  pas  que  le  grand  chemin  ordonné  par  moi  pour 
aller  de  l'inconnu  Meyrin  à  l'inconnu  Versoy,  dans  l'inconnu 
pays  de  Gex,  vous  a  coupé  quatre  belles  prairies,  et  des  terres 
que  vous  ensemencez  au  semoir  :  cela  aurait  ruiné  l'Homme  aux 
quarante  ècus  de  fond  en  comble,  mais  je  vous  conseille  d'en  rire. 

Tout  décrépit  que  vous  êtes,  on  ne  dira  pas  que  vous  êtes 
vieux  comme  un  chemin,  car  vous  avez,  ne  vous  eu  déplaise, 
soixante-quatorze  ans  passés,  et  mon  chemin  de  Versoy  n'a  qu'an 
an  tout  au  plus. 

Je  sais  que  vous  avez  pleuré  comme  un  benêt  de  ce  que  j'ai 
opiné  dans  le  conseil  contre  la  requête  des  Sirven  ;  vous  êtes 
trop  sensible  pour  un  vieillard  goguenard  tel  que  vous  êtes. 

Ne  voyez-vous  pas  que  toutes  les  formes  s'opposaient  à  l'admis- 
sion de  la  requête,  et  que,  dans  les  circonstances  où  je  suis,  il  y 
a  des  usages  consacrés  que  je  ne  dois  jamais  heurter  de  front  ? 

Consolez-vous.  Je  sais  que  Sirven  est  dans  votre  maison  avec 
sa  famille  ;  elle  est  bien  infortunée  et  bien  innocente.  J'en  aurai 
soin  ;  je  leur  donnerai,  dans  Versoy,  un  petit  emploi  qui,  avec 
ce  que  vous  leur  fournissez,  les  fera  vivre  doucement.  Je  fais  le 
bien  que  je  peux,  mais  il  m'est  impossible  de  tout  faire. 

On  m'a  dit  que  La  Harpe  s'était  pressé  d'apporter  à  Paris  votre 
second  chant  de  la  Guerre  de  Genève,  qui  n'était  pas  achevé  ;  il 
faut  que  vous  le  raccommodiez. 

Est-il  vrai  qu'il  y  a  cinq  chants? 

Envoyez-les-moi,  queste  coglionerie  mi  trastullano  un  poco;  elles 
me  délassent  de  mille  requêtes  inconsidérées,  et  de  mille  propo- 
sitions ridicules  que  je  reçois  tous  les  jours. 

Je  veux  ({Lie  vous  me  donniez  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de 
Louis  XIV;  c'était  un  beau  siècle,  celui-là,  pour  les  gens  de  votre 
métier.  Je  suis  fâché  d'avoir  oublié  de  recommander  à  Taules  de 
vous  fournir  des  anecdotes  ;  votre  ouvrage  en  vaudrait  mieux. 
C'est  un  monument  que  vous  érigez  en  l'honneur  de  votre  patrie; 
je  pourrai  le  présenter  au  roi  dans  l'occasion. 

Portez-vous  bien  ;  et  si  vous  avez  quelques  petits  calculs  dans 
la  vessie  et  dans  l'urètre,  prenez  du  remède  espagnol,  je  m'en 


ANNÉE    -170  8.  557 

trouve  bien.  L'Espagne  doit  contribuer  à  ma  guérison,  puisque 
j'ai  contribué  à  sa  grandeur  et  à  celle  de  la  Franco  par  mon 
pacte  de  famille. 

Bonsoir,  ma  chère  marmotte  ;  je  crois  que  je  deviens  aussi 
bavard  que  vous. 

Signe: le  duc  de  Ciioiseul. 


7209.  —  DE   M.    HENNIN'. 

A  Genève,  le  1G  mars  1768. 

J'ai  fait  connaître  vos  intentions,  monsieur,  et  on  me  presse  de  vous 
prier  de  mettre  un  prix  à  votre  terre.  Si  je  continue  à  me  mêler  de  cette 
affaire,  c'est  bien  plus  pour  ne  pas  désobliger  des  amis  qu'avec  le  désir  de 
réussir,  du  moins  sur  le  pied  proposé,  car  il  me  paraît  impossible  que  vous 
habitiez  Tournay  l'hiver,  et  je  suis  bien  sur  d'ailleurs  que  j\lmc  Denis  serait 
au  désespoir  que  vous  vous  gênassiez  pour  lui  faire  des  rentes.  Quoi  qu'il 
en  soit,  monsieur,  je  vous  prie  de  me  mettre  à  portée  de  répondre  aux  per- 
sonnes qui  m'ont  mis  en  jeu.  Je  pourrai  un  de  ces  jours  aller  causer  avec 
vous  sur  cette  affaire,  et  vous  donner  quelques  idées  d'arrangement  qui  vous 
paraîtront  peut-être  convenables  à  votre  position  et  aux  motifs  qui  vous 
déterminent. 

On  me  mande  que  la  reine  est  mieux,  mais  que  la  joie  de  ceux  qui  l'en- 
tourent pourrait  bien  n'être  pas  durable. 

Je  suis  très-sensible,  monsieur,  aux  témoignages  de  votre  amitié,  et  rien 
ne  me  ferait  plus  de  plaisir  que  de  pouvoir  vous  donner  chaque  jour  des 
preuves  de  mon  tendre  attachement. 

7210.  —  A  M.   CHARDON. 

10  mars. 

Comme  M.  l'abbé  Chardon,  votre  cousin,  veut  rendre  à  l'É- 
glise le  service  de  réfuter  la  plupart  des  mauvais  livres  qui  s'im- 
priment tous  les  jours  en  Hollande  contre  la  religion  catholique, 
et  qu'il  m'a  ordonné  de  lui  envoyer,  sous  votre  enveloppe,  ce  qui 
paraîtrait  de  plus  virulent,  je  prends  la  liberté  de  lui  faire  tenir 
par  vous  ce  petit  écrit  comique  et  raisonneur2,  dont  il  ne  lui  sera 
pas  difficile  de  faire  voir  le  faux.  C'est  dans  cette  espérance  que 
j'ai  l'honneur  d'être  avec  beaucoup  de  respect,  monsieur,  votre 
très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

L'abbé  Yvroie. 

1.  Correspondance  inédite  de  Voltaire  avec  P. -M.  Hennin,  1825. 

2.  Ce  doit  être  la  Itelation  du  Bannissement  des  jésuites  de  ta  Chine;  voyez 
tome  XXVII,  page  1. 


5oS  CORRESPONDANCE. 

7211.  —  A  M.   DE   CHENEVIÈRES  ». 

18  mars. 

Mon  cher  ami,  les  auteurs  et  les  actrices  ont  cela  de  commun 
avec  les  princes  qu'on  dit  toujours  des  sottises  d'eux,  quand  ils 
n'en  feraient  pas.  Je  compte  que  vous  aurez  vu  maman,  et  qu'elle 
vous  aura  bien  détrompé.  Elle  est  à  Paris  pour  les  affaires  les 
plus  pressantes,  et  moi  je  vais  à  Stuttgard  arranger  les  siennes 
avec  M.  le  prince  de  Wurtemberg,  notre  voisin,  sur  lequel  nous 
avons  la  plus  grande  partie  de  notre  bien.  Je  ne  veux  pas  laisser 
en  mourant  les  affaires  embrouillées,  j'ai  été  un  petit  duc  de 
Wurtemberg  ;  je  me  suis  ruiné  en  fêtes.  Avec  toute  ma  philoso- 
phie, je  suis  un  plaisant  philosophe  ;  mais  je  vous  jure  que  je 
n'ai  nul  goût  pour  tout  ce  fracas,  et  que  je  n'ai  fait  le  merveil- 
leux que  par  complaisance. 

Je  vous  demande  en  grâce  de  dire  à  M.  le  comte  de  Roche- 
fort  que  je  lui  serai  attaché  jusqu'au  dernier  moment  de  ma  vie» 
comme  à  vous  et  à  lasœur-du-pot. 

7212.    —   A   M.   HE  N  IN  IN. 

18  mars. 

J'étais  près  de  signer  le  traité  aujourd'hui,  mon  cher  minis- 
tre. On  donne  deux  cent  vingt  mille  livres,  en  prenant  la  moitié 
des  meubles,  et  me  donnant  l'autre  ;  mais  on  ne  paye  que  soixante 
mille  livres  argent  comptant,  et  le  reste  en  dix  années.  Cet  ar- 
rangement m'a  paru  peu  convenable.  Je  n'ai  point  signé.  Il  faut 
un  peu  plus  d'argent  comptant.  Voyez  si  vous  pouvez  rendre  ce 
service  à  i\Irae  Denis.  Voici  un  état  fidèle  de  la  terre.  J'ai  le  cœur 
navré  en  la  quittant  ;  mais  je  ne  l'ai  bâtie  que  pour  maman,  et 
il  faut  que  la  vente  la  mette  à  son  aise. 

Quand  vous  serez  à  votre  maison  de  campagne,  ne  pouvez  - 
vous  pas  pousser  jusqu'à  Ferney  ?  Car,  en  conscience,  je  ne  puis 
aller  à  Genève. 

Dès  que  vous  serez  arrangé  dans  votre  petite  maison,  je  quit- 
terai mes  confins  uniquement  pour  vous. 

1.  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François. 


ANNEE    17  6  8.  559 

7213.  —  DE   M.    HENNIN  l. 

A  Genève,  le  19  mars  1768. 

11  y  a  du  changement,  monsieur,  dans  ce  qui  m'a  conduit  chez  vous 

hier.  Tandis  que  j'étais  à  Ferney,  M.  et  Mme  de  T ont  consulté  leurs 

parents  sur  le  mémoire  que  vous  m'avez  envoyé.  On  a  trouvé  la  terre  trop 
chère,  du  moins  pour  leur  fortune,  qui  est  d'environ  vingt  mille  livres  de 
rente  y  compris  une  maison  en  ville.  Ils  avaient  cru  que  Ferney  n'irait  qu'à 
cent  cinquante  ou  soixante  mille  livres,  et  voulaient  le  payer  argent 
comptant.  Ils  avaient  même  pris  des  arrangements  pour  avoir  cette  somme 
en  signant  le  contrat.  Comme  j'ai  su  leurs  intentions  en  arrivant,  je  n'ai 
point  envoyé  votre  lettre  à  M.  Tronchin,  et  j'ai  l'honneur  de  vous  la  remettre. 
Ainsi  le  marché  que  vous  avez  avec  lui  n'est  pas  rompu.  Au  reste  votre 
dessein  de  vendre  occupe  beaucoup  ici,  et  je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez 
d'autres  offres.  Faites-moi  le  plaisir  de  me  marquer  si  toute  votre  terre  est 
de  l'ancien  dénombrement. 

Je  suis  très-fâché,  et  pour  vous,  et  pour  mes  amis,  que  celte  affaire 
n'ait  pas  pu  s'arranger.  Us  en  avaient  la  plus  grande  envie;  mais  on  leur  a 
représenté  qu'ils  se  mettraient  trop  à  l'étroit.  Quant  à  l'acquisition  en  elle- 
même,  je  la  trouve  si  bonne  que  je  voudrais  être  en  état  de  faire  avec  vous 
le  marché  dont  je  vous  ai  parlé  qui  vous  laisserait  jouir  de  l'ouvrage  de  vos 
mains. 

Tout  ce  qui  pourra  vous  retenir  à  Ferney  me  paraîtra  avantageux.  Tour- 
nay  est  un  vilain  manoir,  surtout  en  hiver,  et  j'avoue  que  je  n'aime  pas  à 
vous  voir  semer  dans  le  champ  de  monsieur  le  président 2. 

'Pardon,  monsieur,  du  peu  de  succès  de  mes  soins.  Ils  n'avaient  pour 
objet  que  de  vous  donner  une  preuve  de  mon  dévouement,  et  vous  ne 
devez  pas  douter  du  plaisir  avec  lequel  je  saisirai  toujours  les  occasions  de 
faire  ce  qui  vous  sera  agréable ,  personne  ne  vous  étant  plus  attaché  que  je 
le  suis  et  le  serai  à  jamais. 

7214.    -  A   M.   LE    CHEVALIER    DE   TAULES. 

21  mars. 

J'ai  déjà  eu  l'honneur,  monsieur,  de  vous  répondre3  sur  l'ac- 
cord honnête  de  deux  puissants  monarques  pour  partager  en- 
semble les  biens  d'un  pupille.  Je  vous  ai  dit  même,  il  y  a  long- 
temps, que  j'avais  déjà  fait  usage  de  celte  anecdote.  Je  ne  vous 
ai  pas  laissé  ignorer  que,  dans  la  nouvelle  édition  du  Siècle  de 
Louis  XIV  (commencée  il  y  a  plus  d'un  an,  et  retardée  par  les 

1.  Correspondance  inédite  avec  I'.-M.  Hennin,  182D. 

2.  Charles  de  Brosses,  premier  président  du  parlement  de  Bourgeon  s. 

3.  Voyez  les  lettres  6975,  7072. 


560  CORRESPONDANCE. 

amours  du  chauve  Gabriel  Cramer),  il  est  marqué1  expressément 
que  ce  fait  est  tiré  du  dépôt  improprement  nommé  des  affaires 
étrangères.  Les  Anglais  disent  archives  ;  ils  se  servent  toujours 
dumotpropre  :  ce  n'est  pas  ainsi  qu'en  usent  les  Welches.  Je  vous 
répéterai  encore  ce  que  j'ai  mandé  à  M.  le  duc  de  Choiseul2: 
c'est  que  la  Vérité  est  la  fille  du  Temps3,  et  que  son  père  doit  la 
laisser  aller  à  la  fin  dans  le  monde. 

Comme  il  y  a  assez  longtemps  que  je  ne  lui  ai  écrit,  et  que  ma 
requête  en  faveur  de  la  Vérité  était  jointe  à  d'autres  requêtes  tou- 
chant les  grands  chemins  de  Versoy,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il 
ait  oublié  les  grands  chemins  et  les  anecdotes. 

A  l'égard  du  cardinal  de  Richelieu,  je  vous  jure  que  je  n'ai 
pas  plus  de  tendresse  que  vous  pour  ce  roi-ministre.  Je  crois 
qu'il  a  été  plus  heureux  que  sage,  et  aussi  violent  qu'heureux. 
Son  grand  bonheur  a  été  d'être  prêtre.  On  lui  conseilla  de  se  faire 
prêtre  lorsqu'il  faisait  ses  exercices  à  l'académie,  et  que  son 
humeur  altière  lui  faisait  donner  souvent  sur  les  oreilles.  J'ajoute 
que,  s'il  a  été  heureux  par  les  événements,  il  est  impossible  qu'il 
l'ait  été  dans  son  cœur.  Les  chagrins,  les  inquiétudes,  les  repen- 
tirs, les  craintes,  aigrirent  son  sang  et  pourrirent  son  cul.  Tl 
sentait  qu'il  était  haï  du  public  autant  que  des  deux  reines,  en 
chassant  l'une  et  voulant  coucher  avec  l'autre,  dans  le  temps 
qu'il  était  loué  par  des  lâches,  par  des  Boisrobert,  des  Scudéri, 
et  même  par  Corneille.  Ce  qui  fit  sa  grandeur  abrégea  ses  jours. 
Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que,  si  j'avais  vécu  sous  lui, 
j'aurais  abandonné  la  France  au  plus  vite. 

A  l'égard  de  son  Testament,  s'il  en  est  l'auteur,  il  a  fait  là  un 
ouvrage  bien  impertinent  et  bien  absurde  ;  un  testament  qui  ne 
vaut  pas  mieux  que  celui  du  maréchal  de  Celle-Isle. 

Si,  parmi  les  raisons  qui  m'ont  toujours  convaincu  que  ce  Tes- 
tament était  d'un  faussaire,  l'article  du  comptant  secret  n'est  pas 
une  raison  valable,  ce  n'est,  à  mon  avis,  qu'un  canon  qui  crève 
dans  le  temps  que  tous  les  autres  tirent  à  boulets  rouges  ;  et  pour 
un  canon  de  moins,  on  ne  laisse  pas  de  battre  en  brèche. 

Demandez  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  supposé  (ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise!)  qu'il  tombât  malade,  et  qu'il  laissât  au  roi  des  mémoires 
sur  les  affaires  présentes,  s'il  lui  recommanderait  la  chasteté  ; 
s'il  lui  parlerait  beaucoup  des  droits  de  la  Sainte-Chapelle  de 


J.  Cela  n'est  pas  marqué;  voyez  la  note  4,  page  453. 

2.  Cette  lettre  à  M.  de  Choiseul  manque. 

3.  Voyez  tome  XXI,  page  502. 


ANNÉE    -1768.  Î3C1 

Paris;  s'il  lui  proposerait  de  lever  deux  cent  mille  hommes,  quand 

on  en  veut  avoir  cent  mille-,  et  s'il  ferait  un  grand  chapitre 
sur  les  qualités  requises  clans  un  conseiller  d'État,  etc. 

Certainement,  au  lieu  d'écrire  de  telles  bêtises  dignes  de 
l'amour-propre  absurde  du  petit  abbé  de  Bourzeys,  conseiller 
d'État  ad  honores,  M.  le  duc  de  Ghoiseul  parlerait  au  roi  du  pacte 
de  famille,  qui  lui  fera  honneur  dans  la  postérité;  il  pèserait  le 
pour  et  le  contre  de  l'union  avec  la  maison  d'Autriche-,  il  exami- 
nerait ce  qu'on  peut  craindre  des  puissances  du  Nord,  et  surtout 
comment  on  s'y  peut  prendre  pour  tenir  tête  sur  mer  aux  forces 
navales  de  l'Angleterre.  Il  ne  s'égarerait  pas  en  lieux  communs, 
vagues,  et  pédantesques  :  il  n'intitulerait  pas  ce  mémoire  dunom 
ridicule  de  Testament  politique,  il  ne  le  signerait  pas  d'une  ma- 
nière dont  il  n'a  jamais  signé.  Il  est  plaisant  qu'on  ait  fait  dire 
au  cardinal  de  Richelieu,  dans  ce  ridicule  Testament,  tout  le  con- 
traire de  ce  qu'il  devait  dire,  et  rien  de  ce  qui  était  de  la  plus 
grande  importance;  rien  du  comte  de  Soissons,  rien  du  duc  de 
Weimar  ;  rien  des  moyens  dont  on  pouvait  soutenir  la  guerre 
dans  laquelle  on  était  embarqué;  rien  des  huguenots  qui  lui 
avaient  fait  la  guerre,  et  qui  menaçaient  encore  de  la  faire  ;  rien 
de  l'éducation  du  dauphin,  etc.,  etc.,  etc. 

Je  ne  finirais  pas,  si  je  voulais  rapporter  tous  les  péchés  d'o- 
mission et  de  commission  qui  sont  dans  ce  détestable  ouvrage. 
Les  hommes  sont,  depuis  très-longtemps,  la  dupe  des  charlatans 
en  tout  genre. 

Je  ne  suis  point  du  tout  surpris,  monsieur,  que  l'abbé  de 
Bourzeys  se  soit  servi  de  quelques  expressions  du  cardinal.  Cor- 
neille lui-même  en  a  pris  quelques-unes.  J'ai  vu  cent  petits-maî- 
tres prendre  les  airs  du  cardinal  de  Richelieu,  et  je  vous  réponds 
qu'il  y  avait  cent  pédants  qui  imitaient  le  style  du  cardinal. 

Si  le  cardinal  a  souvent  dit  fort  trivialement  qu'il  faut  tout 
faire  par  raison,  malgré  le  sentiment  du  Père  Canaye1,  il  est  tout 
naturel  que  l'abbé  de  Bourzeys  ait  copié  cette  pauvreté  de  son 
maître. 

Au  reste,  monsieur,  je  hais  tant  la  tyrannie  du  cardinal  de 
Richelieu  que  je  souhaiterais  que  le  Testament  fût  de  lui,  afin  de 
le  rendre  ridicule  à  la  dernière  postérité.  Si  jamais  vous  trouvez 
des  preuves  convaincantes  qu'il  ait  fait  cette  impertinente  pièce, 
nous  aurons  le  plaisir,  vous  et  moi,  de  juger  qu'il  fallait  plutôt 
le  mettre  aux  Petites-Maisons  que  sur  le  trône  de  France,  où  il 

1.  Voyez  la  note,  tome  XXIII,  page  5Gi. 

45.    —    CORRESrO.NDANCE.    XIII.  36 


562  CORRESPONDANCE. 

a  été  réellement  assis  pendant  quelques  années.  Je  vous  garderai 
le  secret  et  vous  me  le  garderez.  Je  vous  demande  en  grâce  de 
faire  mes  tendres  compliments  au  philosophe  orateur  et  poëte, 
M.  Thomas,  dont  je  fais  pins  de  cas  que  de  Thomas  d'Aquin. 

Je  vous  renouvelle  mes  remerciements  et  les  assurances  de 
mon  attachement  inviolable. 

Laissons  là  le  cardinal  de  Richelieu,  tant  loué  par  notre  Aca- 
démie, et  aimons  Henri  IV,  votre  compatriote  et  mon  héros. 


7215.  —  DE   MADAME    LA  MARQUISE  DU  DEFFANTi. 

De  Saint-Joseph,  mardi  22  mars  1708. 
(Ma  date  servira  de  signature.) 

J'ai  eu  la  visite  de  Mme  Denis,  de  M.  et  de  Mme  Dupuits  ;  jugez,  monsieur, 
du  plaisir  que  j'ai  eu  à  parler  de  vous.  Je  les  ai  accablés  de  questions  de 
votre  santé,  de  la  vie  que  vous  menez,  de  la  façon  dont  j'étais  avec  vous; 
si  vous  pensiez  à  me  donner  votre  statue  ou  votre  buste?  j'ai  été  contente 
de  leurs  réponses.  Votre  santé  est  bonne;  vous  ne  vous  ennuyez  point, 
et  vous  décorerez  mon  cabinet;  souffrez  à  présent  que  je  vous  interroge. 
Pourquoi  vous  êtes-vous  séparé  de  votre  compagnie?  Je  n'ai  point  été 
contente  des  raisons  qu'on  m'en  a  données.  Comment,  à  nos  âges,  peut-on 
renoncer  à  des  habitudes?  Ce  n'est  point  par  une  vaine  curiosité  que  je 
vous  prie  de  m'informer  de  vos  motifs,  mais  par  l'intérêt  véritable  que 
je  prends  à  vous.  Oui,  monsieur  de  Voltaire,  rien  n'est  si  vrai,  je  suis 
et  serai  toujours  la  meilleure  de  vos  amies.  11  y  a  cinquante  ans  que  je  vous 
connais,  et  par  conséquent  que  je  vous  admire;  cette  admiration  n'a  fait  que 
croître  et  s'embellir  par  la  comparaison  de  vous  à  vos  contemporains,  desti- 
nés à  être  vos  successeurs.  Je  bénis  le  ciel  d'être  aussi  vieille;  il  n'y  a  plus 
de  plaisir  à  vivre;  on  n'entend  plus  que  des  lieux  communs  ou  des  extra- 
vagances. Si  j'étais  plus  jeune,  j'irais  vous  voir,  et  je  m'accommoderais  fort 
bien  d'être  en  tiers  entre  vous  et  le  Père  Adam  ;  mais  comme  cela  ne  se 
peut  pas,  je  vous  renouvelle  la  demande  que  je  vous  ai  déjà  faite  de  m'en- 
voyer  toutes  vos  nouvelles  productions;  vous  pouvez  compter  sur  ma  fidé- 
lité. Je  n'ai  jamais  donné  copie  de  vos  lettres,  ni  de  ce  que  vous  m'avez 
envoyé  ;  je  les  ai  montrées  à  fort  peu  de  personnes,  et  s'il  y  en  a  eu  une 
d'imprimée,  ce  fut  un  certain  M.  Turgot,  que  je  no  vois  plus,  qui  a  une 
mémoire  diabolique,  qui  me  joua  ce  tour.  La  Princesse  de  Babylone  paraît, 
à  ce  qu'on  m'a  dit,  et  encore  d'autres  petits  ouvrages;  envoyez-moi  tout 
cela,  je  vous  conjure,  sous  l'adresse  de  M.  ou  de  M",e  de  Choiseul;  j'ai  leur 
consentement.  11  faut  que  je  vous  avoue ,  monsieur,  une  grande  inquiétude 
que  j'ai.  Vous  aimez  si  fort  votre  Catherine  qu'il  pourrait  bien  vous  passer 

1.  Correspondance  complète,  édition  de  Lescure;  Paris,  18G5. 


ANNÉE    17(3  8.  563 

par  la  tête...  Ah!  ce  serait  une  grande  folie!  Ne  la  voyez  jamais  que  par  le 
télescope  de  votre  imagination,  faites-nous  un  beau  roman  de  son  histoire, 
rendez-la  aussi  intéressante  que  la  Sémiramis  de  votre  tragédie;  mais  laissez 
toujours  entre  elle  et  vous  la  distance  des  lieux,  à  la  place  de  celle  du 
temps.  Si  vous  avez  à  voyager,  venez  aux  bords  de  la  Seine;  venez  dans 
ma  cellule,  ce  me  serait  un  grand  plaisir  de  vous  embrasser  et  de  passer 
mes  derniers  jours  avec  vous. 


7216.   —  A  MADAME   FAVART*. 

Ferney,  23  mars. 

Vous  ne  sauriez  croire,  madame,  combien  je  vous  suis  obligé: 
ce  que  vous  avez  bien  voulu  m'envoyer2  est  plein  d'esprit  et  de 
grâces,  et  je  crois  toujours  que  le  dernier  ouvrage  de  M.  Favart 
est  le  meilleur.  Ma  foi,  il  n'y  a  plus  que  fopéra-comique  qui  sou- 
tienne la  réputation  de  la  France.  J'en  suis  fâché  pour  la  vieille 
Melpomène,  mais  la  jeûne  Thalie  de  l'hôtel  de  Bourgogne 3  éclipse 
bien  par  ses  agréments  la  vieille  majesté  de  la  reine  du  théâtre. 
Permettez-moi  d'embrasser  M.  Favart. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  les  sentiments  que  je  dois  à  tous 
deux,  etc. 

7217.   —  A  M.   HENNIN. 

Mercredi  au  soir. 

Mille  tendres  remerciements  à  mon  très-cher  ministre.  Je 
n'oublierai  jamais  ses  bontés.  J'ai  peur  que  la  fille  au  vilain  ne 
soit  déjà  mariée,  du  moins  je  la  crois  fiancée.  Si  vous  pouvez, 
monsieur,  vous  échapper  un  moment,  et  venir  à  Ferney,  j'ai  bien 
des  choses  à  vous  dire.  Je  ne  vous  dirai  jamais  combien  je  vous 
aime  et  révère. 

7218.  —  A  MADAME   LA  MARQUISE   DU  DEFFANT. 

30  mars. 

Quand  j'ai  un  objet,  madame,  quand  on  me  donne  un  thème, 
comme,  par  exemple,  de  savoir  si  l'âme  des  puces  est  immor- 

1.  Marie-Justine-Benoite  du  Ronceray,  épouse  de  Ch.-S.  Favart,  née  à  Avi- 
gnon le  15  juin  1727,  et  morte  le  20  avril  1772.  Elle  était  actrice  au  théâtre  des 
Italiens  ou  Opéra-Comique,  et  a  coopéré  à  quelques  pièces  de  théâtre.  (B.) 

2.  Les  3Ioissonneurs,  comédie  de  Favart,  mêlée  d'ariettes,  jouée  le  27  jan- 
vier 1708. 

3.  Le  théâtre  des  Italiens  était  alors  rue  Mauconseil,  à  l'hôtel  de  Bourgogne. 


564  CORRESPONDANCE. 

telle  ;  si  le  mouvement  est  essentiel  à  la  matière  ;  si  les  opéras- 
comiques  sont  préférables  à  China  et  h- Phèdre,  ou  pourquoi 
Mnie  Denis  est  à  Paris,  et  moi  entre  les  Alpes  et  le  mont  Jura, 
alors  j'écris  régulièrement,  et  ma  plume  va  comme  une  folle. 

L'amitié  dont  vous  m'honorez  me  sera  bien  chère  jusqu'à 
mon  dernier  souffle,  et  je  vais  vous  ouvrir  mon  cœur. 

J'ai  été  pendant  quatorze  ans  l'aubergiste  de  l'Europe,  et  je 
me  suis  lassé  de  cette  profession.  J'ai  reçu  chez  moi  trois  ou 
quatre  cents  Anglais,  qui  sont  tous  si  amoureux  de  leur  patrie 
que  presque  pas  un  seul  ne  s'est  souvenu  de  moi  après  son  dé- 
part, excepté  un  prêtre  écossais,  nommé  Brown1,  ennemi  de 
M.  Hume,  qui  a  écrit  contre  moi,  et  qui  m'a  reproché  d'aller  à 
confesse,  ce  qui  est  assurément  bien  dur. 

J'ai  eu  chez  moi  des  colonels  français,  avec  tous  leurs  offi- 
ciers, pendant  plus  d'un  mois  ;  ils  servent  si  bien  le  roi  qu'ils 
n'ont  pas  eu  seulement  le  temps  d'écrire  ni  à  Mme  Denis  ni  à  moi. 

J'ai  bâti  un  château  comme  Béchamel,  et  une  église  comme 
Lefranc  de  Pompignan.  J'ai  dépensé  cinq  cent  mille  francs  à 
ces  œuvres  profanes  et  pies  ;  enfin  d'illustres  débiteurs  de  Paris 
et  d'Allemagne,  voyant  que  ces  magnificences  ne  me  convenaient 
point,  ont  jugé  à  propos  de  me  retrancher  les  vivres  pour  me 
rendre  sage.  Je  me  suis  trouvé  tout  d'un  coup  presque  réduit  à 
la  philosophie.  J'ai  envoyé  Mme  Denis  solliciter  les  généreux 
Français,  et  je  me  suis  chargé  des  généreux  Allemands. 

Mon  âge  de  soixante-quatorze  ans,  et  des  maladies  con- 
tinuelles, me  condamnent  au  régime  et  à  la  retraite.  Cette  vie 
ne  peut  convenir  à  Mme  Denis,  qui  avait  forcé  la  nature  pour 
vivre  avec  moi  à  la  campagne  ;  il  lui  fallait  des  fêtes  continuelles 
pour  lui  faire  supporter  l'horreur  de  mes  déserts,  qui,  de  l'aveu 
des  Busses,  sont  pires  que  la  Sibérie  pendant  cinq  mois  de 
l'année.  On  voit  de  sa  fenêtre  trente  lieues  de  pays,  mais  ce  sont 
trente  lieues  de  montagnes,  de  neiges,  et  de  précipices;  c'est 
Naples  en  été,  et  la  Laponie  en  hiver. 

Mme  Denis  avait  besoin  de  Paris;  la  petite  Corneille  en  avait 
encore  plus  besoin  ;  elle  ne  l'a  vu  que  dans  un  temps  où  ni  son 
âge  ni  sa  situation  ne  lui  permettaient  de  le  connaître.  J'ai  fait 
un  effort  pour  me  séparer  d'elles,  et  pour  leur  procurer  des  plai- 
sirs, dont  le  premier  est  celui  qu'elles  ont  eu  de  vous  rendre 
leurs  devoirs. 

Voilà,  madame,  l'exacte  vérité  sur  laquelle  on  a  bâti  bien 

I.  Robert  l'.rowi;. 


ANNÉE    1768.  bG5 

des  fables,  selon  la  louable  coutume  de  votre  pays,  et  je  crois 
même  de  tous  les  pays. 

J*ai  reçu  de  Hollande  une  Princesse  de  Babylonc*  ;  j'aime  mieux 
les  Quarante  cens'1,  que  je  ne  vous  envoie  point,  parce  que  vous 
n'êtes  pas  arithméticienne,  et  que  vous  ne  vous  souciez  guère 
de  savoir  si  la  France  est  riche  ou  pauvre.  La  Princesse  part  sous 
l'enveloppe  de  MmC  la  duchesse  de  Ghoiscul  ;  si  elle  vous  amuse, 
je  ferai  plus  de  cas  de  l'Euphrate  que  de  la  Seine. 

J'ai  reçu  une  petite  lettre  de  Mme  de  Ghoiseul  ;  elle  me  paraît 
digne  de  vous  aimer.  Je  suis  fâché  contre  M.  le  président  Hé- 
nault,  mais  j'ai  cent  fois  plus  d'estime  et  d'amitié  pour  lui  que 
je  n'ai  de  colère. 

Adieu,  madame;  tolérez  la  vie:  je  la  tolère  bien.  Il  ne  vous 
manque  que  des  yeux,  et  tout  me  manque;  mais  assurément  les 
sentiments  que  je  vous  ai  voués  ne  me  manquent  pas. 

7219.  —  A  M.   DELALEU, 

NOTAIRE    A     PARIS. 

30  mars. 

Le  séjour,  monsieur,  que  Mme  Denis  doit  faire  à  Paris  exige 
que  je  profite  de  vos  bontés  pour  faire  quelques  arrangements 
nécessaires. 

Vous  savez  que  ni  M.  de  Richelieu,  ni  les  héritiers  de  la 
maison  de  Guise,  ni  M.  de  Lézeau,  ne  m'ont  payé  depuis  long- 
temps. 

Cela  fait  un  vide  de  8,800  livres  de  rente.  Le  reste  de  mes 
revenus,  que  M.  Le  Sueur  doit  toucher,  se  monte  à  45,200  livres, 
sur  lesquelles  je  paye  400  livres  au  sieur  Le  Sueur,  1,800  livres  à 
M.  l'abbé  Mignot,  et  1,800  livres  à  M.  d'Hornoy,  à  compter  de  ce 
jour,  au  lieu  de  1,200  livres  qu'il  touchait;  c'est  donc  3,400  li- 
vres à  soustraire  de  45,200  livres,  reste  net  41,800  livres. 

Sur  ces  41,800  livres,  j'en  prenais  36,000  livres  pour  faire 
aller  la  maison  de  Ferney.  Vous  avez  eu  la  bonté  de  faire  payer 
encore  plusieurs  petites  sommes  pour  moi  à  Paris,  dont  le  mon- 
tant ne  m'est  pas  présent  à.  l'esprit;  il  sera  aisé  de  faire  ce 
compte. 

M.  de  La  Borde  a  la  générosité  de  m'avancer  tous  les  mois 
mille  écus  pour  les  dépenses  courantes,  que  vous  voulez  bien  lui 


1.  Voyez  tome  XXI,  page  369. 

2,  Voyez  ibidem,  page  305. 


566  CORRESPONDANCE. 

rembourser  quand  le  sieur  Le  Sueur  a  reçu  mes  semestres.  Je 
serai  obligé  de  prendre  ces  3,000  livres  encore  quelques  mois  à 
Genève,  chez  le  correspondant  de  M.  de  La  Borde,  pour  m'aider 
à  payer  environ  20,000  livres  de  dettes  criardes. 

Sur  les  41,800  livres  de  rente  qui  me  restent  entre  vos  mains, 
il  se  peut  qu'il  me  soit  dû  encore  quelque  chose.  En  ce  cas,  je 
vous  supplie  de  donner  à  Mn,e  Denis  ce  surplus,  et  de  vouloir 
bien  me  faire  savoir  à  quoi  il  se  monte. 

Outre  ce  surplus,  on  a  transigé  avec  M.  de  Lézeau,  ta  condi- 
tion qu'il  payerait  9,000  livres  au  mois  d'avril  où  nous  entrons. 
Je  compte  encore  que  M.  le  maréchal  de  Richelieu  lui  donnera 
un  à-compte. 

Tout  cela  lui  peut  composer  cette  année  une  somme  de 
20,000  livres;  après  quoi,  lorsque  les  affaires  seront  en  règle,  je 
m'arrangerai  de  façon  avec  vous  qu'elle  touchera  chez  vous 
20,000  livres  de  pension  chaque  année.  Je  me  flatte  que  vous 
approuverez  mes  dispositions,  et  que  vous  m'aiderez  à  m'ac- 
quitter  des  charges  que  les  devoirs  du  sang  et  de  l'amitié  m'im- 
posent. 

Je  vous  souhaite  une  bonne  santé.  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

7220.   —  A   M.   PANCKOUCKE. 

A  Ferney,  mars. 

En  vous  remerciant,  monsieur,  de  votre  lettre  et  de  votre 
beau  présent1,  qui  ornerait  le  cabinet  d'un  curieux.  Vous  vous 
êtes  chargé  d'un  livre  qui  ne  se  débitera  pas  si  bien2.  Je  vous  en 
ai  averti  dans  un  petit  prologue  de  la  Guerre  de  Genève,  qui  n'est 
pas  encore  parvenu  jusqu'à  vous.  Les  goûts  changent  aisément 
en  France.  On  peut  aimer  Henri  IV  sans  aimer  la  Henriade.  On 
peut  vendre  des  ornements  à  la  grecque,  sans  débiter  Mèrope  et 
Oreste,  toutes  grecques  que  sont  ces  tragédies. 

Et  Gombaud  tant  loué  garde  encor  la  boutique. 

(Boileau,  Art  poét.,  ch.  IV,  v.  4S.) 

Si  j'avais  un  conseil  à  vous  donner,  ce  serait  de  modérer  un 
peu  l'ancien  prix  établi  à  Genève,  mais  de  ne  point  jeter  à  la 

1.  Les  OEuvres  de  Buffon. 

2.  L'édition  in-4°  des  OEuvres  de  l'auteur,  que  M.  Panckoucke  venait  d'acqué- 
rir de  MM.  Cramer  de  Genève. 


ANNÉE    4  76  8.  567 

tête  une  édition  qu'alors  on  jette  à  ses  pieds.  II  faut  que  les  cha- 
lands demandent,  et  non  pas  qu'on  leur  offre.  Les  filles  gui 
viennent  se  présenter  sont  mal  payées  ;  celles  qui  sont  difficiles 
font  fortune  ;  c'est  Va  b  c  de  la  profession  :  imitez  les  filles  ;  soyez 
modeste  pour  être  riche.  Intérim  je  vous  embrasse,  et  suis  de 
tout  mon  cœur,  monsieur,  votre,  etc. 


TABLE 


DES    MATIERES     CONTENUES     DANS     LE     TREIZIEME     VOLUME 


DE   LA    CORRESPONDANCE. 


LETTRES 


1767 


G644.  Le  comte  d'Argental.  Vendredi  au  soir,  2  janvier  1767.  —  «  On  pré- 
tend dans  Ferney  que  j'ai  eu  hier.  » G.  et  F. 

6645.  Damilaville.    2  janvier.  —   «   Vous  devez  être  actuellement  bien 

instruit.    » B. 

6046.  Hennin.  Ferney,  vendredi  au  soir,  2  janvier. —  «  Monsieur  l'ambas- 
sadeur est  parti  extrêmement  affligé.  » B. 

6647.  De  Hennin.  3  janvier.  —  «  Je  vois  avec  une  peine  infinie.  ».     Corresp.  inéd. 

6648.  Le  comte  d'Argental.  A  Ferney,  samedi  au  matin  3   janvier,  avant 

que  la  poste  de  France  soit  arrivée  à  Genève.  —  «    Mes    anges 
sauront  donc  pourquoi.  » B. 

6649.  De  l'abbé  d'Olivet.  3  janvier.    —    «    Bonjour,    mon   illustre    con- 

frère. » Dern.  Vol. 

6650.  Le  comte  d'Argental.  Dimanche  soir,  4  janvier.  —  «   En  attendant 

que  je  reçoive  demain.  » G.  et  F. 

6651.  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  5  janvier.  —  «  Je  me   doutais  bien  que 

votre  muse  se  réveillerait.  » B. 

6652.  L'abbé  d'Olivet.  Ferney,  5  janvier —  «  Cher  doyen  de  l'Académie.  »      B. 

6653.  Pezay.  5  janvier.   —  «  Je  vous  fais  juge  des  procédés.  »     .     .     .     .      B. 

6654.  Le  comte  d'Argental.  5  janvier,  2  heures.  «  La  poste  part  dans   le 

moment.  > C.  et  F. 

6655.  Le  comte  d'Argental.  7  janvier.  —  «  Comme  nous  ne  voulons   rien 

faire.  » G.  et  F. 

6656.  Damilaville.  7  janvier.  —  «  Je  ne  sais  si  je  vous  ai  mandé.  »     .     .      B. 

6657.  Damilaville.  Jeudi  matin,  8  janvier.  —  «  En  attendant  que  je  lise 

une  lettre  de  vous.  » B. 


570  TABLE    DES    MATIERES. 

6658.  Dorât.  Ferney,  8  janvier.  —  «  A  la  réception  de  la  lettre.  ».     .     .       B. 

6659.  Le  comte  d'Argental.  8  janvier  au  soir,  partira   le    10.  —    «   Nous 

recevons  votre  lettre  du  3  janvier,  i C.  et  F. 

6660.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  9  janvier.  —  «  Le  favori  de  Vénus.  »  .      B. 

6661.  Le  chevalier  de  Beauteville.  Ferney,  9  janvier.  —    «   Je   comptais 

avoir  l'honneur  de  venir.  » B. 

6662.  Le  duc  de  Choiseul,  sur  le  cordon  de  troupes  auprès    de    Genève. 

9  janvier.  —  «  Mon  héros,  mon  protecteur,  c'est  pour  le  coup.  »       B. 

6663.  M.  de  Montyon.  Ferney,  9  janvier.  —  «  C'est  une  grande  consola- 

tion. » B. 

6664.  De  Catherine  II.  9  janvier..  —  «  Je  viens  de  recevoir  votre  lettre 

du  22  décembre.  » Doc.  russes. 

6665.  La  comtesse  d'Argental.  Ferney,  10  janvier.  —  «  Dans  l'excès  de  ma 

douleur.  » C.  et  F. 

0666.  Du  cardinal  de  Bernis,  11  janvier.  —  «  Vos  Scythes  n'ont  rien  de 

la  vieillesse.  » B. 

6667.  Le  comte  d'Argental.  12  janvier.  —  «  Vous  serez  peut-être   impa- 

tienté. » C.  et  F. 

6668.  Le  comte  d'Argental.  13  janvier,  partira  le  14.  —    «    Nous  venons 

d'envoyer  le  mémoire.  » C.  et  F 

6669.  Le   duc  de  Richelieu.  13  janvier  au  soir,  par  Genève,  malgré  les 

troupes.  —  «  Après  avoir  eu  l'honneur  de  recevoir,  i B. 

6670.  Frédéric,  landgrave  de  Hesse-Cassel.  Ferney,  13  janvier.  —  «  Comme 

je  sais  que  vous  aimez.  » B. 

6671.  D'Étallonde  de  Morival.  13  janvier.  —  «  Un  homme  qui  a  été  sen- 

siblement touché.  » B. 

6672.  Le  chevalier  de  Beauteville.  Ferney,  13  janvier.  —    «  Votre  Excel- 

lence va  être  bien  étonnée.  » B. 

6673.  Élie  de  Beaumont.  Ferney,  13  janvier.  —  «  Vous  jouez   un  beau 

rôle.  » B. 

6674.  Le  chevalier  de  Chastellux.   Ferney,   14  janvier.  —  «  Il   y  a  des 

malheurs  qui  produisent   les   choses  du   monde  les  plus  heu- 
reuses. » C.  et  F. 

6675.  Damilaville.  14  janvier.  —  «  Votre  lettre  du  8  de  janvier.  »...      B. 
C676.  Le  marquis  de  Florian.  14  janvier.  —  «  Mon  cher  grand  écuyer  de 

Babylone,  il  est  juste.  » B. 

6677.  De  Hennin.  14  janvier.  —  «  M.  Dupuits,  qui  m'a  vu. Corresp.  inéd. 

6678.  Le  président  de  Ruffey.  Ferney,  15  janvier.  —  «  Il  est  vrai  que  je 

suis  environné.  » Th.  F. 

6679.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  16  janvier.  —  «J'ai  lu  toutes  les 

pièces.  » Pr. 

6680.  Le  marquis  d'Argence  de  Dirac.  17  janvier.  —  «  Je  vous  écris  mou- 

rant de  froid.  » B. 

6681.  D'Alembert.  18  janvier.  —  «  Je  ne  peux  jamais  vous  écrire.  »...      B. 

6682.  Le  Riche.  18  janvier.  —  «  Mes  fréquentes  maladies  et  des  affaires 

non  moins  tristes.  » B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  571 

G083.  L'abbé  d'Olivet.  Fcrncy,  18  janvier.  —  «  J'ai  voulu  attendre  que 

ma  réponse.  >• 15. 

6684.  Damilaville.  18  janvier.  —  «  Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  en- 
voyer. » B. 

0685.  Damilaville.  19  janvier.  —  «  Je  n'ai  rien  à  vous  mander.  >,....       15. 

6686.  Le  chevalier  de  Beauteville.  Ferney,  19  janvier  au  soir.  —  «  Je  ne 

vous  demande  pas  pardon  de  mon  ignorance.  >• li. 

6687.  Le  comte  de  La  Touraille.  Ferney,  19  janvier.  —  «  Je  suis  vieux, 

malade.  » B. 

6688.  Le  conseiller  Le  Bault.  Ferney,  19  janvier.  —  «  Il  y  a  environ   six 

semaines.  » Mand.  Gr. 

6689.  La  marquise  de  Bouttlers.  Ferney,  21  janvier.  —  «  Non-seulement  je 

voudrais  faire  ma  cour.  »  .     .     . B. 

6690.  Le  comte  d'Argental.  25  janvier,  partira  le  26.  —  «  Je  reçus  hier 

une  lettre.  » C.  et  F. 

6691.  Le  marquis  de  Chauvelin.  Ferney,  26  janvier.  —  «  Vous  m'inspirez 

bien  des  sentiments  à  la  fois.  » C.  et  F. 

6692.  De  d'Alembert.  26  janvier.  —  «  J'ai  d'abord  mille  remerciements.  »       B. 

6693.  D'Alembert.  Ferney,  28  janvier.  —  «  Je  vous  ai  déjà  mandé.  »   .     .       B. 

6694.  Dorât.  28  janvier.  —  «La  rigueur  extrême  de  la  saison.  ».     .     .     .      B. 

6695.  Le  comte  de  Bochefort.  Ferney,  28  janvier.  —  «  Voici  les  lettres 

que  j'ai  reçues  pour  vous.  » B. 

6696.  Marmontel.  Ferney,  28  janvier.  —  «  Enfin,  mon  cher  confrère,  voilà 

le  mérite.  » B. 

6697.  Hennin.  Janvier.  —  <c  Je  vous  plains,  et  je  plains  tout  Genève.  ».     .       B. 

6698.  Hennin.  Ferney,  28  janvier.  —    «  M.  de    Taules  faisait    tenir  mes 

lettres  à  M.  Thomas.  » B. 

6699.  De   Hennin.   28  janvier.  —   «  J'ai  toujours   été   dans  la  persua- 

sion. „ Corresp.  inéd. 

6700.  Hennin.  Ferney,  29  janvier.  —  «  C'est  une  grande  consolation  pour 

nous.    » B. 

6701.  Hennin.  29  janvier.  —  «  Nous  vous  envoyons  cette  lettre.  ».     .     .  B. 

6702.  Hennin.  Ferney,  30  janvier.  —  «  Nous  eûmes  hier  l'honneur.  »     .  B. 

6703.  De  Hennin.  30  janvier.  —  «  Je  vous  répéterai  ce  que  j'ai  eu  l'hon- 

neur de  vous  dire.  » Corresp.  inéd. 

670i.  La  marquise  de  Boufflers.  Ferney,  30  janvier.  —  «  A  mon  âge,  on 

ne  peut  plus  satisfaire  ses  passions.   » B. 

6705.  Damilaville.  30  janvier.  —  «  Quoi  que  vous  en  disiez,  et  quoi  qu'on 

en  dise.  » B* 

6706.  Le  comte  d'Argental.  30  janvier,  part  le  31 .  —  «  Nous  sommes  très 

inquiets  de  la  santé.  » C.  et  F. 

6707.  M***.   —  «  Puisque  M.  l'abbé  votre  cousin,  u B. 

6708.  Mme  Gabriel  Cramer.  —  «  Je  suis  très-affligé  de  la  mort  de  M.  du 

Commun.  » B.  et  t. 

6709.  Au  contrôleur  général  (Laverdy).  —  «  S'il  fallait  en  France  pen- 

sionner tous  les  hommes  de  talent.  » Le  Temps. 


572  TABLE    DES    MATIÈRES. 

6710.  Le  comte  d'Argental.  2  février  1767.  —  «  Nous  apprenons  par  la 

sœur  de  M.  Thurot.  » C.  et  F. 

6711.  Le  Riche.  2  février.  —  «  Quand  trente  pieds  de  neige  le  permet- 

tront.   » B. 

6712.  Chardon.  Ferney,  2  février.  —  «  Le  mémoire  sur  Sainte-Lucie.  ».      B. 

6713.  Le  marquis  de  Florian.  2  février.  —  «  Je  reçois  un  billet  bien  con- 

solant. » B. 

6714.  Damilaville.  2  février.  —  «  Voilà  donc  Mlld  Calas  mariée.  ».     .     .      B. 

6715.  La  comtesse  d'Argental.  Ferney,  3  février.  —  «  Raccommodons- 

nous,  car  je  vous  aime.    » C.  et  F. 

6716.  Stanislas-Auguste  Poniatowski.  Ferney,  3  février.  —  «  Sire,  ma  res- 

pectueuse reconnaissance.  » B. 

6717.  L'abbé  d'Olivet.  4  février.  —   «  Bonjour,  bon  an,   ou  plutôt  bon- 

jour, bon  siècle.  » Dern.  Vol. 

6718.  Le  comte  do  Bernstorff,  premier  ministre  du  roi  de  Danemark.  4  fé- 

vrier. —  «  La  famille  Sirven,  qui  va  manifester  à  Paris.  »...      B. 

6719.  Christian  VII,  roi  de  Danemark.  4  février.  —  «  La  lettre  dont  Votre 

Majesté  m'a    honoré.  » B. 

6720.  Damilaville.  4  février.  —  «  Le  discours  de  M.  Thomas  est  un  des 

plus  beaux.    » B. 

6721.  Le  comte  de  Rochefort.  4  février.  —  «  Il  y  a  environ  cinquante  ans.  ».      B. 

6722.  Le  président  de  Ruffey.  Ferney,  6  février.  —  <•  Tout  ce  que  vous  me 

mandez  est  incroyable.  » Th.  F. 

6723.  Chabanon.  Ferney,  6  février.  —  «Je  vous  réponds  tard.  ».     .     .     .      B. 

6724.  Le   comte  d'Argental.  6   février.  —  «  Votre  créature  l'a  échappé 

belle.  » C  et  F. 

6725.  Chenevières.  Ferney,   6  février.  —   «  Vraiment,  vous  auriez  bien 

raison.  » C.  et  F. 

6726.  Le  conseiller  Le  Bault.  Ferney,  6  février.  —  «  Vraiment,  quand  vous 

voudrez.    > Mand.-Gr. 

6727.  Hennin.  Ferney,  7  février.  —  «  Je  ne  sais  comment  faire.  ».     .     .      B. 

6728.  De  Hennin.  8   février.   —   «   Je  serai  tout  aussi  embarrassé  que 

vous.  » Corresp.   inéd. 

6729.  Élie  de  Beaumont.  Ferney,  9  février.  —  «  Je  suis  bien  plus  satisfait 

encore.  » B. 

6730.  Damilaville.  9  février.  —  «  Vous  avez  dû  recevoir  une  lettre.  ».     .      B. 

6731.  Le  comte  d'Argental.  9  février.  —   «  Voici  d'abord  ce  que  je  ré- 

ponds. » B. 

6732.  Leduc  de  Richelieu.  Ferney,  9  février.  —  *  Vous  connaissez  la  main 

qui  vous  écrit.  » B. 

6733.  Le  cardinal  de  Bernis.  Ferney,  9  février.  —   «  Ayant  été  mort  et 

enterré.   » B. 

6734.  L'avoyer  de  Berne.  Ferney,  10  février.  —  «  Je  crois  remplir  mon 

devoir.  » Am.iVaul. 

0735    D'Étallonde  de  Morival.  10  février.  —  «  Dans  la  situation  où  vous 

êtes.  » B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  573 

G736.  De  Frédéric  11,  roi  de  Prusse.  10  février.  —  «  L'accident  qui  vous 

est  arrivé.  » pR. 

0737.  Le  chevalier  de  Beauteville.  Ferney,  10  février.  —  «  Certainement, 

j'irai  rendre  à  Votre  Excellence.  » B. 

0738.  Le  comte  d'Argental.  10  février.  —  «  Je  reçus  hier  la  lettre  du  3  fé- 

vrier.  ■■> C.  et  F. 

0739.  Le  comte  d'Argental.  11  février,  à  8  heures  du  matin.  —  «  Les  plus 

importantes  affaires  de  ce  monde.  » B. 

0740.  Le  chevalier  de  Chastellux.   11   février.    —  «  Je  vous  devais  déjà 

beaucoup  de  reconnaissance.  » B. 

0741.  Le  marquis  de  Ximenès.  11  février.  —  «  J'aime  tout  à  fait  à  m'en- 

tendre  avec  vous.  » B. 

0742.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  11  février.  —  «  Comme  je  dictais  les 

petites  instructions.  » B. 

0743.  De  Bordes.  Ferney,  11  février.  —  «  Vous  m'aviez  ordonné.  ».     .     .  C.  et  F. 

6744.  Marmontel.   Ferney,  12  février.   —   «  Vous  me  mandez  que  vous 

m'envoyez  Bélisaire.  » B. 

6745.  Palissot.  Ferney,  13  février.  —  «  Votre  lettre  du  3  février.  ».     .     .  B. 

6746.  Le  comte  d'Argental.  14  février.  —  «  Par  excès  de  précaution.   ».  B. 

6747.  Lekain.  14  février.  —  «  Probablement  mon  grand  peintre  tragique.  ».  B. 

6748.  Thibouville.  14  février.  --  «  Après  avoir  écrit  à  mes  anges.  ».     .     .  C.  et  F. 

6749.  Servan.  14  février.  —  «  Je  ne  peux  vous  remercier  assez.  ».     .     .  B. 

6750.  Hennin.  Ferney,  15  février.  —  «  Vous  savez  que  le  pauvre  Sirven.  ».  B. 

6751.  Le  comte  d'Argental.  16  février.  —  «  Mes  chers  anges  sauront  donc.  »  C.  et  F. 

6752.  Marmontel.  16  février.  —  «  Bélisaire  arrive.  » B. 

6753.  Élie  de  Beaumont.  Ferney,  16  février.  —  «  Mon  cher  Cicéron,  vous 

venez  de  faire  pleurer.  »  . B. 

6754.  Damilaville.  16  février.  —  «  L'article  de  votre  lettre  du  10.  »    .     .  B. 

6755.  Damilaville.  17  février.  —  «  Sur  votre  lettre,  qui  nous  a  paru.  »    .  B. 
6750.  Lekain,  17  février.  —  «  Si  vous  n'avez  pas  le  dernier  exemplaire.  »  B. 

6757.  De  Linguet.  19  février.  —  «  Je  me  conforme  volontiers.  »...  B. 

6758.  Damilaville.  20  février.  —  «  Les  aveugles  sont  sujets.  ......  B. 

6759.  Le  duc  de  Choiseul.  Ferney,  20  février.  —   «  J'ai  reçu  les    deux 

lettres.  » B. 

0760.  Dorât.  20  février.  —  «  Il  est  vrai  que  j'avais  été  flatté. B. 

0701.  Colini.  Ferney,  20  février.  —  «  Ètes-vous  actuellement  à  Paris   »  .  B. 

6762.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.   20  février.  —  «  Je  suis  bien  aise 

que  ce  livre.   » Pr.. 

6763.  Le  duc  de  La  Vallière.  Ferney,  21  février.  —  «  Il  est  vrai,  mon- 

sieur le  duc.  » B. 

6764.  Lekain.  21  février.  —  «  Vous  avez  dû  recevoir.  » B. 

6765.  De  Stanislas-Auguste  Poniatoioski,  roi  de  Pologne.  21  février.     - 

«  Monsieur  de  Voltaire,  tout  contemporain  d'un  homme.  »     .     .  B. 

6766.  Le  marquis  de  Chau\elin.  Ferney,  23  février.  —  «  Je  suis  partagé 

entre  la  reconnaissance,  i B. 

6767.  Lekain.  Ferney,  23  février.  —  «Le  petit  concile  de  Ferney.  ».  .     .  B. 


574  TABLIÎ    DES   MATIERES. 

67G8.  Lekain.  25  février.  —  «  Ne  vous  laissez  point  subjuguer.  »...  B. 

6769.  Christin.  25  février.  —  «  Mon  cher  avocat  philosophe.  »  .     .     .     .  B. 

6770.  M.  Mariott,  avocat  général  d'Angleterre.  26  février.  —  «  Je  prends 

le  parti  de  vous  écrire  par  Calais.  » B. 

6771.  Catherine  II.  Ferney,  27    février.    —    «   Votre  Majesté   impériale 

daigne    donc.  » B. 

6772.  Damilaville.  27  février.  —  «  En  réponse  à  votre  lettre  du  21.  ».     .  B. 

6773.  Le  comte  de  Tressan.  Ferney,  28  février.  —  »  Votre   souvenir  m'a 

bien  touché.  » B. 

6774.  Marmontel.  28  février.  —  «  Chancelier  de  Bélisaire,  on  me  dit  que  B. 

la  Sorbonne.  » B. 

6775.  Panckoucke.  28  février.  —   «   J'ai   reçu    de  vous  une  lettre  char- 

mante. » B. 

6776.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  28  février.  —  «  Je  félicite  l'Europe.  »  Pu. 

6777.  Lacombe.  Ferney,  février.  —  «  Non.  vous  n'êtes  point  mon  libraire.  »  B. 

6778.  Lekain.  2  mars  1767.  —  «  Vous  êtes  bien  sûr  que  je  m'intéresse.  »  B. 

6779.  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  3  mars.  —  «  J'entends  très-bien  l'aven- 

ture. » B. 

6780.  Élie  de  Beaumont.  Ferney,  4  mars.  —  «  Mes  yeux  ne   me  permet- 

tent pas  d'écrire.  > B. 

6781.  Damilaville.  4  mars.  —  «  Le  mémoire  des  Sirven  réussira.  ».     .     .  B. 

6782.  Le  marquis  de  Florian.  4  mars.  —   «    Grand  turc,   grand  écuyer 

persan.  » B. 

6783.  Lekain.  4  mars.  —  «  Je  me  flatte  que  vous  aurez  rétabli.   »...  B. 

6784.  Dorât.  4  mars.  —  m  Je  ne  sais  si  mon  amour-propre.  »     .     .     .     .  B. 

6785.  Lekain,    mercredi   au    matin,    après    les    autres    lettres     écrites, 

4  mars.  —  «  H  m'a  paru  convenable  de  jeter.  » B. 

6786.  Damilaville.  6  mars.  —  «  Voici  un  petit  mot  pour  M.  Lembertad.  »  B. 

6787.  Pezay.  Ferney,  9  mars.  —  «  Je  vous  répondrai  ce  que  j'ai  répondu.  »  B. 

6788.  L'abbé  Bérault.  11  mars.  —  Non-seulement  celui   que  vous   aviez 

chargé.  > B. 

6789.  Lekain.  Ferney,  11  mars.  —  «  Je  sors  d'une  grande  répétition.  »    .  B. 

6790.  Le  comte  d'Argental.  13  mars.  —  «  Mes  anges   et   M.  de   Thibou- 

ville  sauront  donc.  » C.  et  F. 

6791.  Le  Biche.  14  mars.  —  «    Le    pasteur  de  Besançon    doit   être   très- 

flatté.  » B. 

6792.  Christin.  14  mars.  —  «  Le  diable  est  déchaîné.  » B. 

6793.  Linguet.  15  mars.  —  «  Je  crois  comme  vous.    » B. 

6794.  Le  duc  de  Bichelieu.  Ferney,  16  mars.  —  «  Votre  lettre    du  2    de 

mars.  » B. 

6795.  Le  comte  d'Argental.  16  mars.  —    «  Mes  anges  et  M.   de  Thibou- 

ville  verront  ci-contre.  » C.  et  F. 

6796.  Le  comte  de  Bochefort.  16  mars.  —   «  Je    vous  dois   depuis  long- 

temps. > C.  et  F. 

6797.  Chabanon.  16  mars.  —  «  Non-seulement  je  corromps  la  jeunesse.  »  B. 

6798.  Palissot.  Ferney,  16  mars.  —  «Vous  avez  touché  la  véritable  corde.  »  B. 


TABLE    DES    MATIÈRES. 


o/o 


0799.  Le  comte  de  Boisgclin,  maître    de    la   garde-robe  du   roi,  Ferney, 

mars.  —  «  Ce  que  vous  m'avez  envoyé.  » ]i. 

6800.  Marmontel.  16  mars.  —  «  Je  prie  le  secrétaire  de  Bélisaire.  »  .     .       B. 

6801.  Élie  de  Bcaumont.  Ferney,  18  mars.  —  «    Je   doute    tort    que   le 

conseil  de  Berne.  » 1'.. 

6802.  Damilaville.  18  mars.  —  «  Voici  une  réponse  à  M.   de  Bcaumont.  »       B. 

6803.  Le  marquis  de  Ximenès.  Ferney,  18  mars.    —   «   Je  vous   ai   déjà 

mandé.  » B. 

6804.  Élie  de  Bcaumont.  20  mars.  —  «  Votre  mémoire  en  faveur  des  Sir- 

ven. B. 

6805.  Le  marquis  d'Argence  de  Dirac.  21  mars.  —  «  Il  est  arrivé  bien  des 

événements.   » B. 

6806.  Cbabanon.  21  mars.  —  «  Si  vous  êtes  sage.  » B. 

6807.  Le  marquis  de  Villevieille.  23  mars.  —  «  Il  est  vrai  que  le  diable 

est  déchaîné.  » B. 

6808.  Le  marquis  de  Ximenès.  Ferney,  23  mars.  —  «  Vous  avez  affligé 

ce  pauvre  La  Harpe.  » B. 

6809.  Dorât.  23  mai-s.  —  «  Je  réponds  à  votre  lettre  du  17  de  mars.  »     .       B. 

6810.  La  marquise  de   Florian.    24   mars.    —    «    Voici    l'état    où    nous 

sommes.  » B. 

6811.  Chabanon.  —  «  Si  j'avais  votre  jeunesse.  » C.  et  F. 

6812.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  24  mars.  —  «  Je  vous  plains  de  ce 

que  votre  retraite.  » Pr. 

6813.  De  Catherine  11,  impératrice  de  Russie.  15-26  mars.  —  «  J'ai  reçu 

hier  votre  lettre  du  2i  février.  » Doc.  russes. 

6814.  Du  cardinal  de  Bernis.  26  mars.  —  «  J'ai  attendu  pour  répondre.  »      B. 

6815.  Damilaville.  27  mars.  —  «  Je  ne  sais  comment  les  paquets.   »...       B. 

6816.  Bordes.  27  mars.  —  «  On  vient  de  réimprimer.  » C.  et  F. 

6817.  La  duchesse  de  Grammont.  Ferney,  27  mars.  —  «   Encouragé  par 

vos  bontés.  > B. 

6818.  M***,  avocat  à  Besançon.  Écrite  sous  le  nom  d'un  membre  du   con- 

seil de  Zurich  en  Suisse.  Mars.  —  «  Nous  nous  intéressons  beau- 
coup. » G.  A. 

6819.  Le  comte  de  Rochefort.  Ferney,  1er  avril  1767.  —  «  J'ai  reçu,  mon 

chevalier,  une  quantité  prodigieuse.  » B. 

6820.  Thieriot.  1er  avril.  —  «  M.  le  marquis  de  Maugiron  vient  de  mou- 

rir.  » B. 

6821.  Mmc  du  Boccage.  Ferney,  2  avril.  —  «  Bion  et  Moschus  vous  ont 

bien  de  l'obligation.  » C  et  F. 

6822.  Damilaville.  3  avril.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  21  mars.  »     .     .      B. 

6823.  Le  marquis  de  Florian.  3  avril.  —  «  Mon  cher  grand  écuyer,  parmi 

toutes  mes  détresses.  » B- 

6824.  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  5  avril.  —  «  Je  ne  sais  plus   quand  les 

chiens  qui  se  battent.  » B. 

6825.  Chardon.  5  avril. —  «  Il  paraît,  parla  lettre  dont  vous  m'honorez.  »      B. 

6826.  De  dWlembert.  6  avril.  —  «  Je  vous  remercie,  mon  cher  maître.  »      B. 


576  TABLE    DES    MATIÈRES. 

6827.  M*".  6  avril.  —  «  Je  comptais  vous  remercier.   » B.  et  F. 

6828.  Desprez  de  Crassy.  Ferney,  8  avril.  —  «  Vous  me  pénétrez  dejoie.  »  C.  et  F. 
G829.  Damilaville.  9  avril.  —  «  On  reçoit  dans  ce  moment.  » B. 

6830.  De  M.  Cassen.  10  avril.  —  «  Je  comptais  vous  adresser  mon  mé- 

moire  Dern.   Vol. 

6831.  Damilaville.  10  avril.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  3.  »...     .      B. 

6832.  Le  comte  d'Agental.  11  avril.  —  «  Je  reçois  deux  lettres  bien  con- 

solantes. » B. 

6833.  Chenevières.  11  avril.  —  «  Je  ne  doute  pas  que  vous  m'ayez  fait  par- 

venir. » C.  et  F. 

6834.  Le  prince  Gallitzin,  ambassadeur  de  Russieà  Paris.  Ferney,  11  avril. 

—  «  Votre  Excellence  ne  doute  pas  à  quel  point.  » B. 

6835.  La  marquise  de  Florian.  11  avril. —  «  Famille  aimable,  je  vous  em- 

brasse tous.  » B. 

6836.  De  la  veuve   Duchesne.  12   avril.  —  «    O  vous,  le   protecteur  des 

veuves  et  le  père  des  orphelins.  » Dern.  Vol. 

6837.  Damilaville.  13  avril.  —  «  Vous  aurez  tout  ce  que  vous  deman- 

dez. » B. 

6838.  Élie  de  Beaumont.  Ferney,  13  avril.  —  «  Je  reçois,  mon  cher  Cicé- 

ron.    » B. 

6839.  Le  comte  d'Argental.  13  avril.  —  «  Je  supplie  mes  anges  et  M.  de 

Tlribouville.  » B. 

6840.  Belmont.  Ferney,  13  avril.  —  «  Nouveaux  changements  dans  la  tra- 

gédie des  Scythes.  » Barkh. 

.6841.  Le  comte  d'Argental.   15   avrli.  —   «    Battez  des    ailes   plus  que 

jamais.  » B. 

6842.  Le  marquis  de  Florian.  16  avril.  —   «  En  réponse  à  la  lettre  du 

3  d'avril.  » B. 

6843.  Le  cardinal  de  Bernis.  16  avril.  —  «  Albi,  nostrorum  sermonum.  »       B. 

6844.  De  Chenevières.  —  «,  M.  le  chevalier  de  Rochefort  est  à  présent  à 

sa  brigade.   » C.  et  F. 

6845.  Bordes.  17  avril.  —  «  Je  suis  dans  la  nouvelle  Scythie C.  et  F. 

6846.  Damilaville.  17  avril.  —  La  famille  des  Sirven  a  renvoyé.  »...      B. 

6847.  M.  Cassen,  avocat  au  conseil.  Ferney,  19  avril.  —  «  Vous  m'avez 

prévenu.  » Dern.  Vol. 

6848.  Le  comte  d'Argental.  19  avril.  —  «   Je   devrais  dépouiller  le  vieil 

homme.  .......... B. 

6849.  M.  de  Belloy.  Ferney,  19  avril.  —  «  Je  suis  bien  touché  de  vos  sen- 

timents nobles.  » B. 

6850.  Le  comte  de  Rocbefort.  20  avril.  —  «  J'ai  reçu  votre  lettre  du  9.»      B. 

6851.  Mme  Vïe  Duchesne.  Ferney,  22  avril.  — «Celui  qui  a dictéla lettre.»  Dern.Vol^ 

6852.  Le  comte  d'Argental.  Ferney,  22  avril.  —  «  Je  réponds  à  la  lettre 

du  14.» B. 

6853.  Marin.  22  avril.  — ,«  Vous  devez  être  bien  ennuyé.  » B. 

6854.  Le  baron   de   Tott.  Ferney,  23  avril.  —  «  Je  m'attendais  bien  que 

vous  m'instruiriez,  m B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  577 

6855.  Coqueley.  Ferney,  24  avril.  —  «  Dans  la  lettre  dont  vous  m'honorez.»  B. 
0856.  Le  comte  d'Argental.  24  avril.  —  «  Je  ne  puis  empêcher  la  foule 

des  éditions.  » C.  et  F. 

6857.  M.  Perrand,  chanoine  d'Annecy.  24  avril.   —    «    Votre    procureur 

Vachat  n'imite  ni  votre  politesse.  » B. 

6858.  Moultou.  24  avril. —  «  Voilà  deux  grandes  nouvelles. A.  C. 

6859.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  25  avril.  —  «  J'ignore  si  vous  vous 

amusez  encore.  » B. 

6860.  Vernes.  25  avril.  — «  Mon  cher  prêtre  philosophe.  » B. 

6861.  Le  comte  d'Argental.  27  avril.  —  «  Je  reçois  la  lettre  du  21.  »  .     .  B. 

6862.  Le  comte  d'Argental.  27  avril.  —  «  Après  vous  avoir  écrit.  »     .     .  C.  et  F. 

6863.  Le  marquis  de  Villevieille.  27  avril.  —  <(   Je  prie  mon  digne  che- 

valier. » B. 

6864.  Lekain.  27  avril.  —  «  Vous  me  ferez  un  extrême  plaisir.  »...  B. 

6865.  Damilaville.  29  avril.  —  «  Comme  je  sais  que  vous  aimez.  »     .     .  B. 

6866.  Du  cardinal  de  Bernis.  30  avril.  —  «  J'ai  lu  les  Scythes  imprimés.  »  B. 

6867.  Lacombe.  Ferney.  avril.  —  «  Si  vous  m'aviez  pu  répondre  plus  tôt.  »  B. 

6868.  M.  de  Belmont.  —  «    M***,  qui  veut  bien  se  charger.  ».      .     .     .  G.  B. 

6869.  M.  de  La  Borde.  1"  mai  1767.  —  .<  Notre  Chabanon  arrive.  ».     .  C.  et  F. 

6870.  Frédéric  II,    roi  de   Prusse.  2  mai.   —  «   Je  rends  grâce  à  Votre 

Majesté.  » B. 

6871.  De  la  veuve  Duchesne.  22  mai.  —  «  Ce  n'était  pas  sur  la  lettre  que 

j'ai  eu  l'honneur.  » Dern.  Vol. 

6872.  d'Alembert.  3  mai.  —  «  M.  Necker,  qui  part  dans  l'instant.    »  .    .  B. 

6873.  De  d'Alembert.  4  mai.  —  «  Gens  inimicamihi.  » B. 

6874.  Damilaville.  4  mai.  —  «  Je  vois  qu'il  y  a  dans  le  monde.  »...  B. 

6875.  Le  comte  d'Argental.  4  mai.  —    «    Vous    êtes   plus    aimable    que 

jamais.  > B. 

6876.  De  Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  5   mai.  —  «  J'aurais   cru,  pendant 

les  troubles.    » Pr. 

C877.  D'Alembert.  9  mai.  —  «  Si  on  vous  a  appelé  Rabsacès B. 

6878.  Du  comte  de  Woroncew  à  M"*.  10  mai.  —  «  Votre  Excellence  me 

permettra.  » Doc.  russes. 

6879.  De  d'Alembert.  12  mai.  —  «  Je  crois  vous  avoir  parlé.  »    .     .     .     .  B. 

6880.  Le  comte  d'Argental.  13  mai.  —  «  Je  n'ai  que  le  temps.  »     .     .     .  C.  et  F. 

6881.  Bordes.  13  mai.  —  «  Mon  âge  commence  à  désespérer.  »   ....  B. 

6882.  Le  comte  d'Argental.  15  mai.  —  «  Nous  jouons  donc  plus  souvent.  »  B. 

6883.  Le  comte  d'Argental.    16  mai.   —    «    Je    dépêche   aujourd'hui    à 

M.  d'Argental.  > B. 

688i.  Le  marquis  de  Chauvelin.  46  mai.  —  «    Il  y  a  longtemps  que   je 

vous  dois  les   plus  tendres  remerciements.  » B. 

6885.  Damilaville.  16  mai. —  «  Je  vois  bien  par  votre  lettre  du  9  de  mai.  >•  B. 

6886.  Marmontel.  16  mai.  —  «  Comment  toute  l'Académie  française  ne 

se  récrie-t-elle  pas?   » B. 

6887.  Le  cardinal  de  Bernis.  18  mai.  —  «  Voici  deux  exemplaires  du  mé- 

moire en  faveur  des  Sirven.   » B. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  37 


578  TABLE    DES    MATIÈRES. 

6888.  La  marquise  du  Défiant.  18  mai.  —  «  11  y  a  plus  de  six  semaines 

que  je  suis  toujours  prêt.  » B. 

6889.  A  M***  (pour  remettre  au  comte  de  Wargemont).  Ferney,  20  mai.  — 

«   Je  suis  bien  malade.  > C.  et  F. 

6890.  De  Moreuu  de  La  Rochette.  20  mai.   —   «  Il  y   a   deux   ans  que, 

touché  de   l'état  malheureux.  » Soc.  acad.  de  l'Aube. 

6891.  M.  de  Belloy.  Ferney,  21  mai. —  «  J'ai  eu  la  hardiesse  de  me  faire 

acteur.  » B. 

6892.  De  d'Alembert.  23  mai.  —  «  J'ai  reçu  le  paquet.  ......  B. 

6893.  Damilaville.  23  mai.  —  «  Nous  avons  reçu  le  beau  discours.  »     .    .  B. 

6894.  Le  comte  d'Argental.  25  mai   —   «    Je    commence    ma  réplique   à 

votre  lettre  du  14.  » B. 

6895.  De  Mme  du  Défiant.  26  mai.  —  «  Ne  résistez   jamais    au  désir   de 

m'écrire.  » Lesc. 

6896.  Catherine  II.  26  mai.  —  Un  voyage  en  Asie  !  » B. 

6897.  D'Étallonde  de  Morival.  26  mai.  —  «  Je  fus  très-consolé  quand  le 

roi  de  Prusse.  » B. 

6898.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  27  mai.  —    «  Il  me  paraît  que  le 

royaume  du  prince  Noir,  i B. 

6899.  De  Catherine  II,  impératrice  de  Russie.  29  mai.  —  «  Je  vous  avais 

menacé  d'une  lettre.  » Doc.  russes 

6900.  Le  duc  do  Richelieu.   Mai.  —   «  Je  vous  supplie  de  lire  attenti- 

vement. » B. 

6901.  Moreau  de  La  Rochette.  Ferney,  1er  juin  1767.  —  «  Vous  voulez  que 

j'aie  l'honneur  de  vous  répondre.  » B. 

6902.  M.  Cassen,  avocat  au  conseil.  Ferney,  2  juin.  —  «  Voici  le  temps  où 

la  famille  Sirven.  » Dem.   Vol. 

6903.  M.  de  Belmont.  Ferney,  2  juin.  —  «  Je  ne  suis  point  surpris  qu'un 

homme  de  votre  mérite.  » G.  B. 

6904.  Le  marquis  Albergati  Capacelli.  Ferney,  2  juin.  —  «  Vous  envoyez 

des  tableaux  à  un  aveugle.  » B. 

6905.  Le  comte   d'Argental.  4  juin.   —  «   Mon  cher  ange  éprouve  donc 

aussi.  )> B. 

6906.  D'Alembert.  4  juin.  —  «  J'ai  envoyé  vos  gants  d'Espagne.  ».     .     .      B. 

6907.  M.  de  La  Borde.  4  juin.  —  «  Je  vous  l'avais  bien  dit,  mon  cher 

Orphée.  » C.  et  F. 

6908.  Damilaville.  4  juin.  —  «  Faites  d'abord  mes  compliments.  »...      B. 

6909.  Damilaville.  7  juin.  —  «  Voici  enfin  Sirven  qui  veut  vous  voir.  ».      B. 

6910.  Le  marquis  de  Florian.  9  juin. —  «  Seigneurs  châtelains,  nous  vous 

rendons  grâce.   ».     .    *. B. 

6911.  Le  comte  d'Argental.  10  juin.  —  «  Si  vous  vous  portez  bien.  ».     .      B. 

6912.  Le  marquis  d'Argence  de  Dirac.   11  juin.  —  «  J'allais  vous  écrire, 

quand  j'ai  reçu.  > B. 

6913.  Damilaville.  12  juin.  —  «  J'ai  vu  M.  de  Voltaire.  » B. 

6914.  Le  comte  de  Wargemont.  Ferney,  18  juin.  —  «  Le  solitaire  pour 

qui  M.  le  comte  de  Wargemont.  » C.  et  F. 


TABLE    DES   MATIERES.  579 

6915.  M.  Le  Riche.  19juin. —  «  Un  solitaire  chez,  qui  vous  avez  bien  voulu.  »  lî. 
G91G.  D'Alembert.  19  juin.  —  «  Un  brave  officier,  nommé  M.  le  comte  de 

Wargemont,  vient  à  notre  secours.  » B. 

G917.  Le  comte  d'Argental.  20  juin.  —   «  Mon  cher  ange  se  trouve-t-il 

mieux?  » B. 

6918.  Du  cardinal  de  Bernis.  22  juin.  —  «  J'ai  lu  avec  intérêt,  i 11. 

6919.  Le  comte  de  Laurencin.  Ferney,  2i  juin.  —  «  J'ai  été  très  touché  de 

votre   lettre.  » B. 

6920.  Damilaville.  24  juin.  —  «  Je  reçois  la  vôtre  du  16  juin.  ».     .     .     .  B. 

6921.  Le  comte  de  Fékété.  24  juin.  —  «  Celui  qui  a  été  assez  heureux.  »  B. 

6922.  Bordes.  26  juin.  —  «  Le  mémoire  que  vous  m'avez  envoyé.  ».    .     .  C.  et  F. 

6923.  Damilaville.  26  juin.  —  «  On  me  mande  que  les  huguenots.  ».    .     .  B. 

6924.  D'Alembert.  Juillet  1767. —  «  Pendant  que  la  Sorbonne.  ».     ...  B. 

6925.  Marmontel.  —  «  Dans  le  long  voyage  que  Sa  Majesté  l'impératrice 

de  Russie.  » B. 

6926.  Fabry.  Vendredi  à  midi,  1er  juillet  —  «  Pierre  Servetaz,  manouvrier 

à  Ferney.  » B.  et  F. 

6927.  Le  comte  d'Argental.  4  juillet.  —  «  Vous  serez  peut  être  aussi  affligé 

que  moi.  » B. 

6928.  Damilaville.  Ferney,  4  juillet.  -      «  Vous  savez  que  ce  fut  vous.  ».      B. 

6929.  M.  de  Belloy.  Ferney,  6  juillet.  —  «  Il  y  a  quelques  années  que  je 

ne  lis  aucun  papier  public.  » B. 

6930.  Colini.  Ferney,  7  juillet.  —  «  Il  est  vrai  que  j'ai  eu  la  faiblesse.  ».      B. 

6931.  Bordes.  8  juillet.  —  «  J'aurai  peut-être  demain  jeudi C.  et  F. 

6932.  M.  de  Sartines.  Ferney,  8  juillet.  —  «  La  vérité  et  moi,  nous  im- 

plorons. » B. 

6933.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Ferney,  8  juillet.  —  «  La  vieillesse,  la 

maladie  et  la  retraite.  » B.  et  F, 

6934.  Le  marquis  d'Argence  de  Dirac.  10  juillet.  —  «  Votre  vieux  philoso- 

phe est  bien  fâché.  » B. 

6935.  Bordes.  10  juillet.  —  «  Mon  cher  confrère  en  Académie,  i B. 

6936.  Damilaville.  Il  juillet.  —  «  II  est  trop  certain  que  les  protestants 

de  Guienne.   » B. 

6937.  Bordes.  13  juillet.  —  «  Je  trouve  vos  critiques  très-justes.  ».     .     .  C.  et  F. 

6938.  Le  comte  de  Wargemont.  Ferney,  13  juillet.  —  «  Je  suis  pénétré 

des  attentions.  » C.  et  F. 

6939.  De  d'Alembert.  14  juillet.  —  «  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire.  ».   .      B. 

6940.  Le  comte  d'Argental.  15  juillet.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  angéli- 

que.  » B. 

6941.  Le  comte  d'Argental.  16  juillet.  —  «  Je  crois  que  M.  de  Courteilles 

est  à  la  campagne.  » C.  et  F. 

6942.  Lekain.  17  juillet.  —Je  reçois  votre  lettre  du  8.  » B. 

6943.  Deparcieux.   Ferney,   17  juillet.    —   «  Vous  avez  dû  recevoir  des 

éloges.  » B. 

6944.  Damilaville.  18  juillet.  —  «  Ce  qu'un  homme  qui  a  été  historio- 

graphe de  France B.  et  F. 


580  TABLE    DES    MATIERES. 

6945.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Ferney,  18  juillet.  -  «  Les  nouvelles 

horreurs  de  La  Beaumelle.  » 

6946.  Le  prince  de  Condé.  Ferney,  20  juillet.  -  «  Je  suis  trop  respectueu- 

sèment  attaché.  » 

6947.  De  d'Alembert.  21  juillet.  -  «  Il  est  juste  de   vous  laisser   une 

seconde  fois.  » 

6948.  Le  comte  d'Argental.  22  juillet.  -  «  Ah  !  mon  respectable  ami,  mon      ^ 

cher  ange!    » 

6949.  Damilaville.  22  juillet.  -  «  Je  ne  puis  que  vous  répéter.  .....      13- 

6950.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  22  juillet.  -  «  Je  me  flatte  que  c'est 

par  votre  ordre.  » 

6951 .  Le  marquis  de  Florian.  24  juillet.  -  «  Mes  chers  patrons  d'Hornoy.  »      B. 

6952.  M.  Ch.  du  C,  gouverneur,  pour  le  roi,  d'Andcly.  Ferney,  24  juillet. 

—  «  L'honneur  que  vous  m'avez  fait.  » 

6953.  De  M.  Rousseau,  conseiller  à  la  cour  de  Gotha,  à  M.  La  Beaumelle. 

24  juillet.  —  «  L'indisposition  de  Son  Altesse  sérénissime  ....     .  B.  et  F. 
6954    Tabareau,  directeurs  postes  à  Lyon.  27  juillet- «Il  a  été  avéré.  »      B. 

6955.  L'abbé  Coger.  27  juillet.  -  «  Vous  êtes  bien  à  plaindre.  .....      B. 

6956.  Moreau  de  La  Rochette.  Ferney,  27  juillet.  -  «  Je  vous  remercie  de      ^ 

toutes  vos  bontés.  » 

6957.  Le  comte  d'Argental.   29    juillet.   -    «  Vos  Scythes  de  Lyon  sont      B. 

prêts.   » 

6958.  De  Frédéric  II,roi  de  Prime.  31  juillet.  -«J'ai  cruavec  le  public.  »     Pb. 

6959.  Le  comte  de  Wargemont.  Ferney,  1er  auguste  1767.  -  «  J'ai  reçu 

la  lettre  dont  vous  m'honorez.  » C.  et    . 

6960.  Damilaville.  1"  auguste.  -  «  Mes  associés  vous  ont  envoyé.  ....  B. 
6961  D'Alembert.  3  auguste.  -  «  Il  faut  que  je  vous  dise  ingénument. ..  B. 
6962.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  3  auguste.  -  «  Mon  attachement  pour 

Votre  Altesse  sérénissime .  » e 

6963  De  d'Alembert.  4  auguste.  -  «  Tranquillisez-vous,  mon  cher  maître.  »      B. 

6964  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  Ferney,  5  auguste.  -  «  Je  crois  devoir 

B.  et  F. 

envoyer.  » _ 

6965.  Damilaville.  5  auguste.  -  «  Lacombe  me  mande  qu'il  imprime.  »      B. 

6966.  Marmontel.  7  auguste.  -  «  Vous  savez  sans  doute  que  ce  malheu- 

reux Coger.  » 

6967.  Le  comte  d'Argental.  7  auguste.  -  «  Je  vous  crois  actuellement  a 

B. 
Paris 

6968.  Lacombe.    Ferney,    7    auguste.    -    «  Il  serait    sans    doute   bien      ^ 

flatteur.  » 

6969.  Guyot.  Ferney,  7   auguste.  -  «  Il   est  très-certain  que  la  France 

manque  » • '' 

6970.  Damilaville.  8  auguste.  —  «  Je  vous  ai  obligation.  ». 

6971    De  Hennin.  9  août.  -  «  Mon  secrétaire  m'ayant  quitté.  »    .  Corresp.  ined. 

6972.  Hennin.  9  auguste  :  aoust  est  bien  welche.  -  «  Ma  foi,  je  crois 

que  vous  faites.  > 

6973.  D'Alembert.  10  auguste.  -  «  Mon  cher  philosophe  saura.  »...      B. 


TABLE    DES   MATIÈRES.  581 

6974.  Le   marquis  de  Miranda,  camérier  major  du  roi  d'Espagne,    écrit 

sous  le  nom  d'un  amtmann  de  Bàle.  10  auguste.  —  «  Vous  osez 
penser  dans  un  pays.  » B. 

6975.  Barrau.  Ferney,  11  auguste.  —  «  On  fait  actuellement    une    nou- 

velle édition.  » B. 

6976.  Le  comte  de  Fékété.  A  Genève,  en  passant,  12  auguste.  —  «  J'ai  vu 

la  personne  qui  a  été  assez  heureuse.  » I!. 

6977.  Damilaville.  12  auguste.  —  «  Je  crois  qu'il  faut  laisser  imprimer.  »       B. 

6978.  Le  comte  d'Argental.  13  auguste.  —  «Ah!  mon  Dieu!  on  me  mande 

que  Mme  d'Argental.  » .     .     . B. 

6979.  Le  prince  de  Gallitzin.  Ferney,  14  auguste.  —  «   Je  vois  par  les 

lettres  dont  Sa  Majesté   impériale  et  Votre  Excellence  m'hono- 
rent. ».  . B. 

6980.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  14  auguste.  —  «  Je  suis  pénétré  jus- 

qu'au fond  du  cœur.  » B.  et  F. 

6981.  Eisen.  Ferney,  14  auguste.  —  «  Je  commence  à  croire  que  la  Hen- 

riade.  > B. 

6982.  Damilaville.  14  auguste.  —  «  Votre  lettre  du  8  ne  m'a  pas  laissé 

une  goutte  de  sang.  » B. 

6983.  Lekain.  Ferney,  14  auguste.  —  «  Je  vous   envoie  la  distribution 

des  rôles.  » B. 

6984.  M.  Ribotte.  14  auguste.  —  «  Il  est  triste  qu'un  homme  tel  que  La 

Beaumelle.  » Protest.  fr. 

6985.  De  rf'Alembert.  14  auguste.  —  «  Les  philosophes  doivent  être  comme 

les  petits  enfants  » B. 

6986.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  17  auguste.   — ■   «  Celle-ci    est  bien 

autant  pour  le  premier  gentilhomme  de  la  chambre.   ».     .     .    .       B. 

6987.  Le  comte  d'Argental.  Ferney,  18  auguste.  —    «    Bénis   soient  Dieu 

et  mes  anges  !» B. 

6988.  Le  marquis  de  Villevieille.  Ferney,  18  auguste.  —  «  Je  doute  beau- 

coup que  le  sieur  La  Beaumelle.  » B. 

6989.  Chenevières.  18  auguste.  —  «  Je  ne  vous  écris  que  dans  les  occa- 

sions. » C.  et  F. 

6990.  Marmontel.  Ferney,  21  auguste.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  7.  ».       B. 

6991.  M.  de  Belmont.  Ferney,  21  auguste.  —  «  M.  de  Belmont  doit  avoir 

reçu  la  nouvelle  édition  des  Scythes.  » G.  B. 

6992.  Damilaville.  22  auguste.  —  «  Je  sais  que  vous  vous  amusez  quel- 

quefois de  littérature.  » B. 

6993.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  22  auguste.  —  «  Vous  m'avez  ordonné 

de  donner  dix  louis  d'or  à  Galien.  » C.  et  F. 

6994.  Moultou.  22  auguste.  —  «  J'ai  la  fièvre,  je  ne  puis  vous  dire  qu'un 

mot.  » A.  C. 

6995.  L'abbé   d'Olivet.  23  auguste.  —  «  Si  j'étais  votre  Atticus.  »...       B. 

6996.  Le  comte  de  Woroncevv.  Ferney,  25  auguste. —  «  Je  suis,  il  est  vrai, 

à  mon  cinquième  accès  de  fièvre.  » Doc.  russes. 

6997.  La  duchesse  de  Saxe-Gotha.  26  auguste.  —  «J'obéis  à  vos  ordres.  »    B.  et  F. 


582  TABLE    DES   MATIÈRES. 

6998.  Bordes.  30  auguste.  —  «  Mon  cher  confrère,  mettez  dans  votre  bi- 

bliothèque.   c.  et  F. 

6999.  Vernes.  Ier  septembre  1767.  —  «   Voici  les  paroles   de  Sanchonia- 

thon.  » B, 

7000.  Le  comte  d'Argental.  2  septembre.  —  «  Nous  nous  apprêtons  à  célé- 

brer la  convalescence.  »    .     .     . B. 

7001.  L'abbé  d'Olivet.  2  septembre.  —  «  Votre  nom,  votre  âge,   vos   qua- 

lités. » B. 

7002.  D'Alembert.  4  septembre.  —  «  Voici  une  occasion   d'exercer  votre 

philosophie.  » B. 

7003.  L'abbé  Audra.     Septembre.   —    «    La    malheureuse   aventure    de, 

Sainte-Foy.  » C  et  F. 

7004.  Damilaville.  4  septembre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre   du  29  d'au- 

guste. » B. 

7005.  Audibert,  fils  aîné.  Ferney,  5  septembre.  —  «  Celui  qui  a  disputé 

le  prix.  » B. 

7006.  De  M.  Rousseau,  conseiller  de  la  cour  de  Gotha,  à  M.  La  Beau- 

melle.  5  septembre.  —  «  Je  suis  on  ne  peut  plus  mortifié.  ».     .B.  et  F. 

7007.  Chenevières.  7  septembre.  —  «  Je   suppose  que  vous  avez  eu  la 

bonté.  » C.  et  F. 

7008.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  9  septembre.  —  «  Rendez  à  César  ce 

qui  appartient  à  César.  » B. 

7009.  Mmc  veuve  Duchesne.  Ferney,  12  septembre.  —  «  A  la  réception  de 

votre  lettre.  » C.  et  F. 

7010.  Chenevières.  12  septembre.  —  «  Permettez-moi  que  je  vous  parle 

encore.  » ■ C.  et  F. 

7011.  Damilaville.  12  septembre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  5.  »     .     .      B. 

7012.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  12  septembre.  —  a  J'ai  fait  prier  notre 

résident.  » B. 

7013.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferne}',  13  septembre.  —  «  Vous  me  pardon- 

nerez si  je  me  sers  d'une  main  étrangère.  » B. 

7014.  Le  comte  d'Argental.  18  septembre.  —  «   Mon  cher  ange  est  donc 

dans  l'allégresse.  » B. 

7015.  Damilaville.  18  septembre.  —  «  Je  saisis  l'intervalle  de  ma  fièvre.»      B. 

7016.  Damilaville.  19  septembre.  —  «  Je  vous  ai  envoyé  une  petite  galan- 

terie. > B. 

7017.  Le  marquis  de  Villette.  20  septembre. —  «  Je  vous  pardonne  d'avoir 

oublié.  » B. 

7018.  Damilaville.  21  septembre.  —  «  Le  malade  demande  comment  se 

porte  le  malade.  » B. 

7019.  De  d'Alembert.  22  septembre.  —  «  Avouez  que  les  pauvres  mathé- 

maticiens. » B 

7020.  Damilaville.  23  septembre.  —  «  Le  malade  de  Ferney  est  bien  en 

peine.    » B. 

7021.  Guyot.  Ferney,  25  septembre.   —  «   J'ai  enfin  reçu  les  deux  pre- 

miers volumes.  » B. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  583 

7022.  Le  comte  d'Argental.  28  septembre.  —  «  Quoique  vous  ne  m'écri- 

vez point  » B. 

7023.  Damilaville.  28  septembre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  21.  »  .     .       15. 

7024.  Colini.  Ferney,  28  septembre.  —  «Votre  dissertation  sur  le  cartel.  »  B. 

7025.  Dupont.  Ferney,  29  septembre.  —  «  Il  faut  que  je  vous  avoue.  »     -  B. 

7026.  Le  comte  d'Argental.  30  septembre.  —  «  Je  ne  comprends  pas.  »   .  B. 

7027.  Le  comte  André   Schouvalow.    Ferney.  30  septembre.  —   «  J'ai  été 

longtemps  malade.  » B. 

7028.  D'Alembert.  30  septembre.  —  «  Gabriel  Cramer  dit  qu'il  n'a  point 

retrouvé.  » B. 

7029.  Thieriot.  30  septembre.  —  «  J'ai  été  fort  occupé.  » B. 

7030.  Le  comte  de  Wargemont.  Ferney,  1er  octobre  1767.  —  «    Je  venais 

d'écrire  à  Mme  la  comtesse  de  Beauharnais.  i C.  et  F. 

7031.  Cbenevières.  1er  octobre.  —  «  Il  est   vrai  qu'il  a  couru  des  bruits 

ridicules.  » C.  et  F. 

7032.  Le  marquis  d'Argence  de  Dirac.  Ferney,  Ier  octobre.  —  «  Far  votre 

lettre  du  20  de  septembre  » B. 

7033.  Le  marquis   Albergati  Capacelli.  Ferney,  1er  octobre.  —  «  Je  suis 

encore  entre  le  mont  Jura  et  les  Alpes.  » B. 

7034.  Damilaville.  2  octobre.  —  «  Fondez  donc  cette  maudite  glande.  »     .       B. 

7035.  Moreau  de  La   Rocliette.    Ferney,    4    octobre.  —  «  Voici  le  mois 

d'octobre.  » B. 

7036.  Marmontel.  4  octobre.  —  «  Tandis  que  vous  imprimez.    »     .     .     .  C.  et  F. 

7037.  Le  marquis  de  Villette.  Ferney,  4  octobre.  —  «  Votre  sage  béros.  »      B. 

7038.  D'Étallonde  de  Morival.  6  octobre.  —  «  Celui  à  qui  vous  avez  écrit.  »       B. 

7039.  Le  prince  Dmitri   Gallitzin.  Ferney,    7   octobre.  —  «  H  y  a  quel- 

ques semaines  que  M.  le  comte  de  Woronzoff.  »  .     .     .    .     Doc.  russes. 

7040.  Damilaville.  9  octobre.  —  «  Je  n'ai  point  encore  de  nouvelles.  »    .      B. 

7041.  La  marquise  de  Florian.  Ferney,  12octobre.  —  «  Il  n'y  apas  moyen 

que  je  vous  blâme.  » B. 

7042.  Dupont.  Ferney,  13  octobre.  —  «  Depuis   ma   dernière   lettre   j'ai 

reçu.  » B. 

7043.  Le  comte  d'Argental.  Ferney,  14  octobre.  —  «  J'apprends  qu'on  vous 

a  saigné  trois  fois.    » B. 

7044.  Marmontel.   14  octobre.  —  «  Mon  cher  ami,  qui  m'appelez  votre 

maître.  » B. 

7045.  M.  de  Belmont.  Ferney,  14  octobre.  —  «  Votre  gouverneur  des  An- 

delys  ne  paraît  pas.  » G.  B. 

7046.  De  Moreau  de  La  Rochette.  14  octobre.  —    «  Nous  ne  sommes  pas 

mieux  traités  ici.  » Soc.  acad.  de  l'Aube. 

7047.  Damilaville.  16  octobre.  —  «  Je  vous  parlerai  de  Henri  IV.  ».     .     .      B. 

7048.  Le  comte  d'Argental.  10  octobre.  —  «  Je  jure  par  tous  les  anges.  »      B. 

7049.  Mlle  Clairon.  18  octobre.  —  «  Vous  m'apprenez  que  vous  revenez  »  .       B. 

7050.  L'abbé  de  Voisenon.  19  octobre.   —    »   Je    n'osais  me    plaindre   du 

voire  silence.  » B. 

7051.  Colini.  Ferney,  21  octobre.  —  «  J'ai  lu  avec  un  très-grand  plaisir.  »       B. 


584  TABLE    DES    MATIÈRES. 

7052.  Le  comte   de  Fékété.    Ferney,  23  octobre.  —  «  Je   reçus  hier  vos 

vers,  qui  m'étonnent  toujours.  » B. 

7053.  Dupont.  Ferney,  24  octobre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  18.  ».     .  B. 

7054.  Christin.   Ferney,  27  octobre.  —  «  Je  vous  écris  à  tout  hasard  »  .  B. 

7055.  Élie  de  Beaumont.  28  octobre.  —  «  Non,  mon   cher  défenseur   de 

l'innocence.  » B. 

7056.  De  Colini.  29  octobre.  —  «  Monseigneur  l'électeur   a  lu  avec   avi- 

dité. » B. 

7057.  Damilaville.  30  octobre.—  «  Je  reçois  votre  lettre  du  20  d'octobre.  »  B. 

7058.  Dupont.  Ferney,  31  octobre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre.  »  .     .     .     .  B. 

7059.  Damilaville.  2  novembre  1767.  —  «  Mon  corps  qui  n'en  peut  plus.  »  B. 

7060.  Moreau  de  La  Rochette.  Ferney,  3  novembre.  —  «  Les  arbres  dont 

vous  me  gratifiez  .  » B. 

7061.  D'Alembert.  4  novembre.  —  «  Mon  cher  philosophe  (car  il  faut  tou- 

jours vous  appeler)  » B. 

7062.  Le  comte  d'Argental.  6  novembre.  —  «  Vraiment  je  ne  savais  pas.  » .      B. 

7063.  Dupont.    Ferney,    7   novembre.    —    «  Je  reçois  à  la  fois  vos  deux 

lettres.  » B. 

7064.  Le  comte  de  La  Touraille.    9  novembre.  —  «  Je  n'ai  pu  répondre 

aussitôt.  » B. 

7065.  Chenevières.   9    novembre.  —  «  Vraiment,  mon  cher  ami,  je  suis 

fort  aise.  » B. 

7066.  Damilaville.  11  novembre.  —  «   J'ai  aussi  une  très-ancienne  coli- 

que. » B. 

7067.  Colini.  Ferney,  11  novembre.  —  «  Oublierez-vous  toujours.  »...  B. 

7068.  Chardon.  Ferney,  14  novembre.  —  «  Il  paraît  que  le  consed.  ».     .  B. 

7069.  Dupont.  17  novembre.  —  «  J'écris  quand  je  peux.  > B. 

7070.  Damilaville.  18  novembre.  —  «  Je  présume  qu'on  vous  a  donné  de 

fausses  alarmes.  » B. 

7071.  M",e  d'Épinai.  20  novembre.—  «  Ma  belle  philosophe  a  donc  aussi.  »      B. 

7072.  Le  chevalier  de  Taules.  Ferney,  20  novembre.  —  «  Le  zèle  de  M.  de 

Barrau  s'est  bien  ralenti.  » B. 

7073.  Chabanon.  Ferney,  20  novembre.  —  «  Vous  êtes  assurément  un  plus 

aimable  enfant.  » B. 

7074.  Damilaville.  23  novembre.  —  «   Vous   n'aviez  pas  besoin.  »...      B. 

7075.  Le  duc  de  Bouillon,  Ferney,  25  novembre.  —   «  Les  bontés  dont 

Votre  Altesse  m'a  toujours  honoré.  » C.  et  F. 

7076.  Marin.  27  novembre.  —  «  Vous  me  demandez  si  je  m'intéresse.  ».  .  B. 

7077.  Damilaville.  27  novembre.  —  «  Je  suppose  pour  ma  consolation.  ».  B. 

7078.  Le  duc  de  Bichelieu.  Ferney,  28  novembre.  —  «  Il  y  a  environ  qua- 

rante-cinq ans.    » B. 

7079.  Chabanon.  30  novembre.   —  «  L'anecdote  parlementaire  que  vous 

avez  la  bonté.  » B. 

7d80.  Lekain.  30  novembre.  —  «  Voici  le  temps  où  vous  m'avez  promis.  »  B. 
7081.  ramilaville.  1er  décembre  1707.  —  «  J'attends  demain  une  lettre 

de  vous.  » B, 


TABLE   DES    MATIERES.  585 

7082.  Marmontcl.  2  décembre.  —  «  Commençons  par  les  empereurs.  ».       B. 

7083.  Damilaville.  2  décembre.  —  «  M"1C  deSavigny,à  qui  j'avais  écrit.  »       B. 

7084.  Le  comte  de  Rochefort.  Ferney,  2  décembre.  —  «,  Quand  vers  leur 

fin  mes  ans  sont  emportés.  ...... B. 

7085.  Stanislas-Auguste  Poniatowski,  roi  de  Pologne.  0  décembre.  —  «  On 

m'apprend  que  Votre  Majesté  semble  désirer,  h B. 

7086.  De  Hennin.  6  décembre.  —«Voici  la  Gazette  du  commerce.  ».  Corresp.  inéd. 

7087.  Le  comte  d'Argental.  Ferney,   7  décembre.  —  «  Je  vous  dépêche 

mon  gendre.  » B. 

7088.  Chabanon.  Ferney,  7  décembre.  —  «  Ami  aussi  essentiel  qu'aimable.  »       B. 

7089.  Peacock,  ci-devant  fermier  général  du  roi  de  Patna.  Ferney,  8  dé- 

cembre. —  «  Je  ne  saurais  vous  remercier  en  anglais.  ».  .     .     .      B. 

7090.  Fenouillot  de  Falbaire.  Ferney,  11  décembre.  —  «  Je  ne  peux  trop 

vous  remercier.  » B. 

7091.  Chardon.  11  décembre.  —  «  Vous  m'étonnez  de  vouloir  lire  des  ba- 

gatelles. » B. 

7092.  L'abbé  Morellet.  12  décembre.  —  «  Vous  êtes  le  modèle  de  la  gé- 

nérosité. » B. 

7093.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  13  décembre.  —  «  Votre  malingre  et 

afflige  serviteur.  » >       B. 

7094.  Le  chevalier  de  Taules.  Ferney,  14  décembre.  —  «  Mes  raisons  de 

vous  aimer.    » B. 

7095.  Dupont.  Ferney,  14  décembre.  —  «  Vous  n'ignorez  pas  qu'après  les 

saisies.    > B. 

7096.  Dupont.  14  décembre.  —  «  Vous  voyez  que  je  mets  vos  intérêts  en 

sûreté.  » B. 

7097.  Damilaville.  Ferney,  14  décembre.  —   «  Je  reçois  votre  lettre   du 

28  de  novembre.  » B- 

7098.  Hennin.  Mardi.   —  «  Voici  un  pauvre  garçon  bien  malheureux.  ».       B. 

7099.  Le  marquis  de  Thibouville.  16  décembre.  —  «  Je  vous  ai  écrit  une 

lettre   bien  chagrine.  » B- 

7100.  De  Pomaret,  ministre  du  saint  Évangile  à  Ganges  en  Languedoc. 

18  décembre.  —  «  Le  solitaire  à  qui  M.  de  Pomaret  a  écrit.  ».      B. 

7101.  Chabanon.  18  décembre.  —  «  Mon  cher  enfant,  mon  cher  ami,  mon 

cher  confrère.  » B. 

7102.  Chabanon.  21  décembre.  —  «  Vous  me  faites  aimer  le  péché  origi- 

nel. » B- 

7103.  Le  duc  de  Bouillon.  Ferney,  23  décembre.  —  «  Je  n'ai  appris  la  perte 

cruelle.  » B- 

7104.  DeBelmont.  Ferney,  23  décembre.  —  «  Il  y  a  un  mois  que  le  vieux 

malade.  » G.  B. 

7105.  Moultou.  Ferney,  23  décembre.   —  «  L'affaire  des  Sirven  devient 

d'une  importance.  » A.  C. 

7106.  Damilaville.  24  décembre.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  8  du  mois.»       B. 

7107.  Olivier  des  Monts.  25  décembre.  —  «  La  personne  à  qui  vous  avez 

bien  voulu  écrire.  » B- 


586  TABLE    DES    MATIÈRES. 

7108.  Chardon.  25  décembre. —  «  Je  n'ai  pu  retrouver  le  petit  mémoire.»       !'.. 

7109.  Chabanon.  25  décembre.  —  «  En  qualité  de  vieux  faiseur  devers.»      B. 

7110.  D'Alembert.  26  décembre. —  «  Sur  une  lettre  que  frère  Damilaville 

m'a  écrite.  » B. 

7111.  Maigrot,  chancelier  du  duché  souverain  de  Bouillon.  Ferney,  28  dé- 

cembre. —  «  Vous  m'imposez  le  devoir  de  la  reconnaissance.  » .       B. 

7112.  Mmc  Necker.  28  décembre.  —  «  Il  faut  que  j'implore  votre  esprit 

conciliant.  » B. 

7113.  Moultou.  29  décembre.  —  «  Eh  bien!  le  diable  qui  se  mêle.  »     .     .    A.  C. 

7114.  De  Frédéric  1J,  roi  de  Prusse.  Décembre  1767.  —  «  Bonjour  et  bon 

an  au  patriarche  de  Ferney.  » Pn. 

7115.  M.  P***  de  V***.  Ferney.  —  «  Je  suis  si  vieux  et  si  malade.  ».     .     .       B. 


1768 


7116.  Marmontel.  1er  janvier  1768.   —   «   Que  voulez-vous  que  je  vous 

dise.  » B. 

7117.  Damilaville.  1er  janvier.  —  «  Je  crains  que  vous  ne  soyez  malade.»  B. 

7118.  Le  marquis  d'Argence  de  Dirac.  2  janvier.  —  «  Je  vous  dois  des  ré- 

ponses. » C.  et  F. 

7119.  De    Hennin.    4   janvier.   —    «    Je    vous   ai    caché  jusqu'aujour- 

d'hui une  sottise.    » Corresp.  inéd. 

7120.  Hennin.  Ferney,  4  janvier.  —  «  Lorsque  vous  prîtes  le  sieur  Ga- 

lien.  » B. 

7121.  Le  comte  d'Argental.  4  janvier.  —  »  Comme  les  cuisiniers  partent 

toujours  de  Paris.  » B. 

7122.  Le  duc  de  Bichelieu.  Ferney,  6  janvier.  —  «  M.  Hennin,  résident  à 

Genève.  » B. 

7123.  Henri  Panckoucke.  Ferney,  8  janvier.  —  «  Vous  ne  sauriez  croire 

combien  j'aime.  » B. 

7124.  Le  marquis  de  Villevieille.  8  janvier.  —  «  Il  y  a  des  occasions.  »    .  B. 

7125.  Damilaville.  8  janvier.  —  «  Je  n'ai  point  vu  la  facétie.  »  .     .     .     .  B. 

7126.  Le  comte  de  La  Touraille.  —  «  Je  suis  aveugle  et  sourd.  ».   .     .     .  B. 

7127.  Chabanon.  11  janvier.  —  a  Vous  êtes  assurément  bien  bon.  »   .     .  B. 

7128.  La  duchesse  de  Choiseul.  Lyon,  12  janvier.   —  «  Je  vous  fais  ces 

lignes  pour  vous  dire.  » B. 

7129.  Servan.  13  janvier.  —  «  Vous  m'avez  prévenu.    » B. 

7130.  Hennin.  13  janvier.  —  «  Vous  savez  que  la  place  de  M.  Camp***  .   »  B. 

7131.  De  Hennin.  13  janvier.  —  «  Ce  que  vous  désirez  est  fait.  ».  .  Corresp.  inéd. 

7132.  Saurin.  13  janvier. —  «  Savez-vous  bien  que  je  n'ai  point  votreJoueur 

anglais.  » B. 

7133.  Damilaville.  13  janvier.  —  «  Je  reçois  votre  lettre  du  7  janvier.  »  .  I'.. 

7134.  Marmontel.  13  janvier.  —  «  Il  y  a  longtemps  que  je  connais.  » .      .  B. 


TABLE    DES   MATIÈRES.  589 

7135.  Beauzée.  14  janvier.  —  «  Si  je  demeurais  au  fond  de   a  Sibérie    »  B. 

7136.  Damilaville.  15  janvier.—  «  Je  réponds  en  hâte  à  votre  lettre  du  7.»  B. 

7137.  Chardon.  Ferney,  15  janvier.  —  «  Soutirez  qu'en  vous   renouvelant 

mes  hommages.  » B. 

7138.  Le  Riche.  16  janvier. —  «  Je  vous  suis  très-obligé.  » B. 

7139.  Élie  de  Beaumont.  Ferney,  16  janvier.  —  «   Ainsi  donc,   mon  cher 

défenseur  de  l'innocence.  » B. 

7140.  De  Hennin.  16  janvier.  —  «  J'ai  reçu  par  la  poste.  »...  Covresp.  inéd. 

7141.  Hennin.  Ferney,  17  janvier.  —  «  Savez-vous  bien  de  qui  est    l'ou- 

vrage.   ) B. 

7142.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  18  janvier.  — «  Ce  n'est  aujourd'hui 

ni  au  vainqueur  de  Mahon  ni  au  libérateur  de  Gênes.   »...  B. 

7143.«Chabanon.  18  janvier.  —  «  La  grippe,  en  faisant  le  tour  du  monde.  »  B. 

7144.  Le  chevalier  de  Taules.  Ferney,  18  janvier. —  «  Mes  inquiétudes  sur 

les  tracasseries  de  Genève.  » B. 

7145.  Moreau  de  La  Rochette.  Ferney,  18  janvier.  —  «Je  vous  renouvelle, 

cette  année.    » B. 

7146.  Damilaville.  18  janvier.  —  «  Je  n'aurai  point  de  repos.  »  .     .     .     .  B. 

7147.  De  d'Alembert.  18  janvier.  —  «  J'ai  reçu  la  lettre  de  Genève.  »     .  B. 

7148.  L'abbé  Morellet.  22  janvier. —  «  Vous  savez  qu'on  a  donne  600  fr.  »  B. 

7149.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  22  janvier.  —  «  En  réfutation  de  la  B. 

lettre  dont  vous  m'honorez.  » B. 

7150.  Marmontel.  22  janvier.  —  «  Voici  un  petit  rogaton.  » B. 

7151.  Le  comte  d'Argental.  23  janvier.  —  «    C'est  une  grande  consola- 

tion pour  moi.    » B. 

7152.  Damilaville.  27  janvier.  —  «  11  y  a  deux  points  importants.  »...  B. 

7153.  Le  baron  Grimm.  29  janvier.  —  «  Puisque  votre  ami  veut  absolu- 

ment avoir.  » B. 

7154.  Chabanon.  Ferney,  29  janvier.  —  «  Ami  vrai  et  poëte  philosophe.»  B. 

7155.  L'abbé  d'Olivet.  29  janvier.  —  «  Vous  m'écrivez  sans  lunettes.  ».  .  B. 

7156.  Catherine  IL  29  janvier.  —  «  On  dit  qu'un  vieillard  nommé  Siméon.  »  B. 

7157.  Le  président  de  Ruffey.  Ferney,  30  janvier.  —  «  Je  vous  fais  mon 

compliment.  ».     .     .     , Th.  F. 

7158.  Panckoucke.  1er  février  1768.  —  «  Le  froid  excessif,  la  faiblesse  ex- 

cessive, la  vieillesse  excessive,  i B. 

7159.  De  Hennin.  1er  févr.  —  «  Je  reçois  dans  le  moment  la  réponse.  »  Corresp.  inéd. 

7160.  Moultou.  3  février.  —  «  Enfin,  après  cinq  ans  de  peines.  »    .     .     .     A.  C. 

7161.  Chardon.  Ferney,  3  février.  —  «  Je  vous  l'avais  bien  dit.  »    .     .     .  C.  et  F. 

7162.  Mme  ***.  3  février.  —  «    Toute  ma   famille   vous   fait    ses   baise- 

mains. » C.  et  F. 

7163.  Le  comte   de  Rochefort.  —  «  Je  crois  qu'on  peut  hasarder  par  la 

poste.  » C.  et  F. 

7164.  Damilaville.  3  février.  —  «  Je  reçois   votre  consolante  lettre   du 

27  janvier.» B. 

7165.  De  la  marquise  d'Antremont.  4  février.  —  «  Une  femme  qui  n'est 

pas  Mme  Desf'orges-Maillard.  > B. 


588  TABLE   DES  MATIÈRES. 

7166.  Damilaville.  5  février.  —  «  Mon  fils  adoptif  arrive.  » B. 

7167.  Saurin.  5  février.  —  «  Je  ne  suis  point  de  votre  avis.  »    .     .     .     .       B. 

7168.  Mn,ede  Saint-Julien.  Ferney,  5  février.  —  «  Votre  lettre,  vos  bontés 

pour  mon  fils  adoptif.  » B. 

7169.  De  Moreau  de  La  Rochette.  6  février.  —  «  Nous  avons  essuyé  ici, 

comme  chez  vous.  « Soc.  acad.  de  l'Aube. 

7170.  Le  comte  d'Argental.  6  février.  —  «Mon  gendre  m'apporte  votre 

lettre.  » B. 

7171.  Chenevières.  —  «  Je  vous  prie  de  faire  rendre  sur-le-champ.  >•  .     .  C.  et  F. 

7172.  Le  chevalier  de  Taules.  Ferney,  6  février.  —  «  Si  vous  vous  inté- 

ressez. » B. 

7173.  La  marquise  du  Deffant.  Ferney,  8  février.  —  «  Je  n'écris  point, 

cela  est  vrai.  » »B. 

7174.  La   duchesse    de   Choiseul.    Ferney,    8    février.  —  «  U  î    vieillard 

presque  aveugle.  » B. 

7175.  Damilaville.  8  février.  —  «  Le  malheur  des  Sirven  fait  le  mien.  » .  B. 

7176.  Chabanon.  12  février.  —  «  Tout  va  bien,  puisque  Eudoxie  est  faite.  »  B. 

7177.  Le  comte  André  Schouvalow.  Ferney,  12  février.  —  «  Vous  m'avez 

écrit  de  Moscou.  » B. 

7178.  Le  comte   de  Rochefort.    12   février.  —  «Hier  il  arriva  dans  ma 

cour.  » B. 

7179.  Maigrot.  Ferney,  12  février.  —  «Je  vous  remercie  de  toutes  vos 

bontés.  » B. 

7180.  Le  comte   de  Lewenhaupt.  13  février.  —  «  Je  voudrais  bien  que 

votre  nouvelle  fût  vraie.  » B. 

7181.  Le  comte  d'Argental.  15  février.  —  «  Je  vais  bien  vous  ennuyer.  »  B. 

7182.  De  d'Alembert.  18  février.  —  «  Marmontel  vient  de  me  dire.  »  .     .  B. 

7183.  Le  comte  d'Argental.  19  février.  —  «  Le  dernier  article  de  votre 

lettre  du  12  février.  » B. 

7184.  La  marquise  d'Antremont.  20  février.  —  «Vous  n'êtes  point  la  Des- 

forges-Maillard. » B. 

7185.  Le  président  Hénault.  Ferney,  26  février.  —    «    Vous   ne   voulez 

donc  pas  placer.  » B. 

7186.  Chardon.  Février.  —  «  Cicéron  et  Démosthène,  à  qui  vous  ressem- 

blez. » B. 

7187.  Dutens.  Ferney,  29  février.  —  «  Vous  rendez  un  grand  service  à  la 

littérature.  » C.  et  F.,  et  B. 

7188.  Le  duc  de  Richelieu.  Ferney,  1er  mars  1768.  —  «  Vous  avez  daigné 

faire  une  petite  visite  à  Ferney.  » B. 

7189.  Dorât.  Ferney,  1er  mars.  —  «  J'ai  toujours  sur   le    cœur  la  calom- 

nie. » B. 

7190.  Le  Riche.  1er  mars.  —  «  Après  la  malheureuse  aventure   de   deux 

paquets.  » B. 

7191.  Chabanon.  1er  mars.  —  «  Maman  verra  donc  Eudoxie.  »  .     .     .     .      B. 

7192.  Le  comte  de  Rochefort.  Ferney,  1er  mars.  —  «  Vous  m'avez  envoyé 

du  vin  de  Champagne.  » B. 


TABLE    DES   MATIERES.  589 

7193.  Hennin.  Ferney,  mardi  matin,  1er  mars.  —  «    Soyez  très-sur  que 

votre   Languedocienne.  » ]>. 

7194.  De  Hennin.  1er  mars.  —  »  Si  j'avais  pu  prévoir  qu'on  vous  rendit 

compte.  > Corresp.  inéd, 

7195.  Hennin.  Mardi  au  soir,  1er  mars.  —  «  Mon  cher  ministre,  mon  mi- 

nistre prédicant.  » B. 

7196.  Le  comte  d'Argental.  1er  mars.  —  «  Quoique  vous  ne    soyez   qu'un 

excommunié.  » C.  et  F. 

7197.  Chabanon.  2  mars.  —  «  Vous  êtes  fort  comme  Samson.   »...       B. 

7198.  Mn,e  de  Saint-Julien.  Ferney,  4  mars.  —  «  M.    Dupuits  est   allé    à 

Paris.  » B. 

7199.  Le  marquis  Albergati  Capacelli.  Ferney,  4  macs.  —  «  Je    n'ai    pu 

trouver  l'estampe  que  vous  demandez.  » C.  et  F. 

7200.  Le  chevalier  de  Taules.  4  mars.  —  «  Les   trois  quarts    de   la  nou- 

velle édition  du  Siècle  de  Louis  XIV.  » B. 

7201.  Élie  de  Beaumont.  4  mars.  —  «  Mon  cher  patron  des  infortunés.    »       B. 

7202.  Le  président  de  Ruffey.  Ferney,  7  mars.    —  «   Vous    verrez,  selon 

toutes  les  apparences.  » Th  .   F. 

7203.  De  Hennin.  13  mars.  —    «   Je   suis   accoutumé   à  entendre  redire 

vingt  fois  » Corresp.  inéd. 

7204.  M.  de  La  Tourette.  Ferney,  13  mars.  —  «    Le  vieux  solitaire,  bien 

triste  et  bien  malade.  » G.  et  F. 

7205.  Chabanon.  14  mars.  —  «  Vous  êtes  aussi  essentiel  qu'aimable.  »     .  C.  et  F. 

7206.  Le  comte  de    La    Touraille.  15  mars.   ■ —   «  Permettez  que  je  vous 

dise  la  même  chose.  » C  et  F. 

7207.  Hennin.  Ferney,  15  mars.  —  «  Il  est  vrai  que  Ferney  est  à  vendre.  »       B. 

7208.  Folie  à  M.    le  duc   de  Choiseul.    16   mars.  —  «    J'ai   reçu    avec 

satisfaction.  » B. 

7209.  De  Hennin.  16  mars.  —  «  J'ai  fait  connaître  vos  intentions.  »  Corresp.  inéd. 

7210.  Chardon.  16  mars.  —  m  Comme  M.  l'abbé  Chardon,  votre  cousin.  »       B. 

7211.  Cheneviéres.  18  mars.  —  «  Les  auteurs   et  les  actrices  ont  cela  de 

commun  .  »     • C.  et  F. 

7212.  Hennin.  18  mars.  —  «  J'étais  près  de  signer.  » B. 

7213.  De  Hennin.  19  mars.  —  «  Il  y  a  du  changement.  »    ....  Corresp.  inéd. 

7214.  Le  chevalier  de  Taules.  21  mars.  —  »    J'ai  déjà  eu  l'honneur  de 

vous  répondre.  » B. 

7215.  De  la  marquise  du  Deffant.  De  saint  Joseph,  mardi  22  mars. —  (Ma 

date  servira  de  signature).  «  J'ai  eu  la  visite  de  Mme  Denis.  »     .   Lesc. 

7216.  Mmc  Favart.  Ferney,  23  mars.  —  «  Vous   ne    sauriez   croire   com- 

bien je  vous  suis  obligé,   i B. 

7217.  Hennin.  Mercredi  au  soir.  —  «  Mille  tendres  remerciements  à  mon 

très-cher  ministre.    » B. 

7218.  La  marquise   du  Deffant.  30  mars.  —  «  Quand  j'ai  un  objet,  quand 

on  me  donne  un  thème  .  » B. 

7219.  M.  Delaleu,  notaire  à  Paris.  30  mars.—  «  Le  séjour  que  Mœe  Denis 

doit  faire  à  Paris.  » B. 


590  TABLE    DES    MATIÈRES. 

7220.  Panckoucke.    Ferney,   mars.  —    «  En   vous  remerciant   de   votre 

lettre.  » R- 


PERSONNAGES 

AUXQUELS  SONT  ADRESSÉES  LES  LETTRES  DE  LA  CORRESPONDANCE. 

Albergati  Capacelli  (le  marquis).  Lettres  6903,  7033,  7199. 

Alembert  (d').  Lettres  6G81,  6693,  6872,  6877,  6906,  6916,  6924,  6961,  6973,  7002, 

7028,  7061,  7110. 
Anonymes.  Lettres  6707,  6818,  6827,  6889,  6952,  7115,  7162. 
Antremont  (Mine  la  marquise  d').  Lettre  7184. 

Ar.GENCE    de  Dirac  (le   marquis  d').  Lettres  6680,6805,  6912,  6934,  7032,  7118. 
Argental  (le  comte  d').  Lettres  6644,  6648,  6650,  6654,  6655,  6659,  6667,  6668, 

6690,  6700,  6710,  6724,  6731,  6738,  6739,   6746,  6751,  6790,  6795,  6832,  6839, 

6841,  6848,  6852,  6856,  6S61,  6862,  6875,  6880,  6882,  6883,  6894,  6905,  6911. 

6917,  0927,  6940,  6941,  6948,  6957,  6967,  6978,  6987,  7000,  7014,  7022,   7026, 

7043,  7048,  7062,  7087,  7121,  7151,  7170,  7181,  7183,  7196. 
Argental  (Mme  la  comtesse  d').  Lettres  6665,  6715. 
AudibertAIs  aîné,  à  Marseille.  Lettre  7005. 
Audra  (l'abbé),  professeur  royal  à  Toulouse.  Lettre  7003. 
Barrau  (de).  Lettre  6975.  — Voyez  Taules. 
Beaumont  (Élie  de).  Lettres  6673,  6729,  6753,  6780,  6801,  6804,  6838,  7055,  7139. 

7201. 
Beauieville  (le  cbevalier  de).  Lettres  0661,  6672,  6686,  6737. 
Bealzée  ^Nicolas),  le  grammairien.  Lettre  7135. 
Belloy  (de).  Lettres  6849,  6891,  6929. 
Belîiont  (de),  directeur  du  théâtre  de  Bordeaux.  Lettres  6840,  6868,  6903,  6991, 

7045,  7104. 
Bérault  de  Bercastel  (l'abbé).  Lettre  6788. 
Berne  (M.  l'avoyer  de).  Lettre  6734. 
Bernis  (le  cardinal  de).  Lettres  6733,  6843,  6887. 

Bernstorit  (le  comte  de),  premier  ministre  du  roi  de  Danemark.  Lettre  6718. 
Boccage  (Mme  du).  Lettre  6821. 

Eoisgelin  (le  comte  de),  maître  de  la  garde-robe  du  roi.   Lettre  6799. 
Bordes  (Ch.).  Lettres  6743,  6816,  6845,  6881,  6922,  6931,  6935,  6937,  6998. 
Boufflers  (Mmc  la  marquise  de).  Lettres  6689,  6704. 
Bouillon  (le  duc  de).  Lettres  7075,  7103. 
Cassen,  avocat  au  conseil.  Lettres  6847,  6902. 
Catherine  II,  impératrice  de  Russie.  Lettres  6771,  6896,  7156. 
Ch.  du  C,  gouverneur,  pour  le  roi,  d'Aiidely.  Leltre  0952. 


TABLE    DES   MATIÈRES.  591 

Chabanon  (de).  Lettres  6723,  6797,  6806,  0811,  7073,  7079,  7088,  7101,  7102,  7109, 
7127,  7143,  7154,  7176,  7191,  7107,  7205,  7210. 

Chardon.  (M.).  Lettres  6712,  6825,  7068,  7091,  7108,  7137,  7161,  7186. 

Chasteixux  (le  chevalier  de).  Lettres  6674,  6740. 

Chauvelin  (le  marquis  de).  Lettres  6691,  6766,  0881. 

Chenevières  (de).  Lettres  6725,  6833,  6989,  7007,  7010,  7031,  7005,  7171,  7211. 

Choiseul  (le  duc  de).  Lettres  6662,  6750,  7208. 

Choiseul  (Mme  la  duchesse  de).  Lettre  7128,  7174. 

Christian  VII,  roi  de  Danemark.  Lettre  6719. 

CumsTiN  (M.),  avocat  à  Saint-Claude.  Lettres  6769,  6792,  7054. 

Clairon  (Mllc).  Lettre  7049. 

Coger  (l'abbé).  Lettre  6955. 

Colini.  Lettres  676!,  6930,  7024,  7051,  7067. 

Condé  (Louis-Joseph  de  Bourbon,  prince  de).  Lettre  6946, 

Coqueeey  de  Chaussepierre,  avocat.  Lettre  6855. 

Cramer  (Mme  Gabriel).  Lettre  6708. 

Crassy  (Desprez  de).  Lettre  6828. 

Damilaville.  Lettres  6645,  6656,  6657,  6675,  6684,  6685,  6705,  6714,  6720,  6730, 
6754,  6755,  6758,  6772,  6781,  0786,  6802,  6815,  6822,  6829,  6831,  6837,  6846, 
6865,  6874,  6885,  6893,  6908,  0909,  6913,  6920,  6923,  6928,  6936,  6944,  6919, 
6900,  6965,  6970,  6977,  6982,  6992,  7004,  7011,  7015,  7016,  7018,  7020,  7023, 
703  i,  7010,  7017,  7057,  7059,  7066,  7070,  7074,  7077,  7081,  7083,  7097,  7100, 
7117,  7125,  7133,  7136,  7146,  7152,  7164,  7166,  7175. 

Deffant  (Mme  la  marquise  du).  Lettres  6888,  7173,  7218. 

Delaleu,  notaire  à  Paris.  Lettre  7219. 

Deparcieux  (Antoine).  Lettre  6943. 

Dorât.  Lettres  6658,  6694,  6760,  6784,  6809,  7189. 

Dithesne  (Mme  Ve),  libraire.  Lettres  6851,  7009. 

Dupont  (M.).  Lettres  7025,  7042,  7053,  7058,  7063,  7069,  7095,  7090. 

Dutens.  Lettre  7187. 

Eisen.  Lettre  6981. 

Épinai  (Mme  d').  Lettre  7071. 

Étallonde  de  Morival  (d').  Lettres  6671,  6735,  6897,  7038. 

Fadry  (M.),  maire  de  Gex.  Lettre  6926. 

Favart  (Mme).  Lettre  7216. 

Fékété  (le  comte  Georges  de),  vice-chancelier  de  Hongrie.  Lettres  6921,  6976, 
7052. 

Fenouillot  de  Falbaire.  Lettre  7090. 

Florian  (le  marquis  de).  Lettres  6676,  6713,  6782,  6823,  6842,  6910,  0951. 

Florian  (Mme  la  marquise  de).  Lettres  6810,  6835,  7041. 

Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Lettres  6051,  6779,  6824,  6870. 

Frédéric,  landgrave  de  Hesse-Cassel.  Lettre  0670. 

Gallitzin  (le  prince  de),  ambassadeur  de  Russie  à  Paris.  Lettres  6834,  6979,  7039. 

Graiihont  (Mme  la  duchesse).  Lettre  6817. 

Grimm  (le  baron).  Lettre  7153. 

Guyot  (P.-J.-J.-Guillaume).  Lettres  6969,  7021. 


592  TABLE    DES    MATIERES. 

Hénault  (le  président).  Lettre  7185. 

Hennin.  Lettres  6646,  6697,  6698,  6700,  6701,  6702,  6727,  6750,  6972,  7098,  7120, 

7130,  7141,  7193,  7195,  7207,  7212,  7217. 
Hesse-Cassel  (Frédéric,  landgrave  de).  —  Voyez  Frédéric. 
La  Borde  (de),   premier  valet  de  chambre  du  roi.  Lettres  6869,  6907. 
Lacombe,  libraire  à  Paris.  Lettres  6777,  6867,  6968. 
La  Touraille  (le  comte  de).  Lettres  6087,  7064,  7126,  7206. 
La  Toirette  (de).  Lettre  7204. 
Laurencin  (le  comte  de).  Lettre  6919. 
La  Vallière  (le  duc  de).  Lettre  6763. 
Laverdy  (de),  contrôleur  général.  Lettre  6709. 
Le  Bault  (le  conseiller).  Lettres  6688,  6726. 
Lekain.  Lettres  6747,  6756,  6764,  6767,  6768,  6778,  6783,  6785,  6789,  6864,  6942, 

6983,  7080. 
Le  Richb.  Lettres  6682,  6711,  6791,  6915,  7138,  7190. 
Lewenhaupt  (le  comte  de).  Lettre  7180. 
Linguet  (Simon-Nicolas-Henri),  avocat.  Lettre  6793. 

Maigrot,  chancelier  du  duché  souverain  de  Bouillon.  Lettres  7111,  7179. 
Marin  (M.).  Lettres  6853,  7076. 

Mariott  (M.),  avocat  général  d'Angleterre.  Lettre  6770. 
Marmontel.  Lettres  6696,  6744,  k6752,  6774,  6800,  6886,  6925,  6966,  6990,  7036, 

7044,  7082,  7116,  7134,  7150. 
Miranda  (le  marquis  de),  camérier  major  du  roi  d'Espagne.  Lettre  6974. 
Montyon  (de).  Lettre  6663. 
Moreau  de   La    Rochette  (François-Thomas),    inspecteur    général  des  pépinières 

royales  de  France.  Lettres  6901,  6956,  7035,  7060,  7145. 
Morellet  (l'abbé).  Lettres  7092,  7148. 
Moultou.  Lettres  6858,  6994,  7105,  7113,  7160. 
Necker  (Mme).  Lettre  7112. 

Olivet  (l'abbé  d').  Lettres  6652,  6683,  6717,  6995,  7001,  7155. 
Olivier  deg  Monts  (M.),  à  Anduze.  Lettre  7107. 
P*"  deV"\  Lettre  7115. 
Palissot.  Lettres  6745,  6798. 

Panckoucke,  libraire  à  Paris.  Lettres  6775,  7158,  7220. 
Panckoucke  (Henri).  Lettre  7123. 

Peacock  (M.),  ci-devant  fermier  général  du  roi  de  Patna.  Lettre  7089. 
Perrand  (M.),  chanoine  d'Annecy.  Lettre  6857. 
Pezay  (de).  Lettres  6653,  6787. 

Pomaret,  ministre  du  saint  Évangile  à  Ganges,  en  Languedoc.  Lettre  7100. 
Poniatowski  (Stanislas-Auguste),  roi  de  Pologne.  —  Voyez  Stanislas-Auguste. 
Ribotte,  à  Montauban.  Lettre  6984. 
Richelieu  (le  maréchal  duc  de).  Lettres  6660,  6669,  6732,  6742,  6794,  6859,  6898, 

6900,  6950,  6986,  6993,  7008,  7012,  7013,  7078,  7093,  7122,  7142,  7149,  7188. 
Rochefort  (le  comte  de).  Lettres  6695,  6721,  6796,  6819,  6850,  7084,  7163,  7178, 

7192. 
Ruffey  (le  président  de).  Lettres  6678,  6722,  7157,  7202. 


TABLE    DES   MATIÈRES.  593 

Saint-Julien  (Mmede).  Lettres  7168,  7198. 

Sartines,  lieutenant  de  police.  Lettre  G932. 

Saurin.  Lettres  7132,  7167. 

Saxe-Gotha  (Mmo  la  duchesse  de).  Lettres  6933,  6945,  6962,  6961,  6980,  6997. 

Schodvalow  (le  comte  André).  Lettres  7027,  7177. 

Servan,  avocat  général  au  parlement  de  Grenoble.  Lettres  6749,  7129. 

Stanislas-Auguste  Poniatowski,  roi  de  Pologne.  Lettres  6716,  7085. 

Tabareau,  directeur  général  des  postes,  à  Lyon.  Lettre  6954. 

Taules  (le  chevalier  de).  Lettres  6975,  7072,  7094,  7144,  7172,  7200,  7214. 

Thibouville  (le  marquis  de).  Lettres  6748,  7099. 

Thieriot.  Lettres  6820,  7029. 

Tott  (François,  baron  de).  Lettre  6854. 

Tressan  (le  comte  de).  Lettre  6773. 

Vernes.  Lettres  6860,  6999. 

Villette  (le  marquis  de).  Lettres  7017,  7037. 

Villevieille  (le  marquis  de).  Lettres  6807,  6863,  6988,  7124. 

Voisenon  (l'abbé  de).  Lettre  7050. 

Wargemont  (le  comte  de).  Lettres  6889,  6914,  6938,  6959,  7030. 

Woroncew  ou  Woronzoff  (le  comte  de),  envoyé  de  Russie  à  la  Haye.  Lettre  6990* 

Ximenès  (le  marquis  de).  Lettres  6741,  6803,  6808. 


PERSONNAGES 

QUI  ONT  ADRESSÉ  DES  LETTRES  A  VOLTAIRE. 


Alembert  (<T).  Lettres  6692,  6826,  6873,  6879,  6892,  6939,  6947,  6963,  6985,  7019, 

7147,  7182. 
Antremont  (Mme  la  marquise  d').  Lettre  7165. 
Bernis  (le  cardinal  de).  Lettres  6666,  6814,  6866,  6918. 
Cassen,  avocat  au  conseil.  Lettre  6830. 

Catherine  II,  impératrice  de  Russie.  Lettres  6664,  6813,  6899. 
Chenevières  (de).  Lettre  6844. 
Colini.  Lettre  7056. 

Deffant  (Mme  la  marquise  du).  Lettres  6895,  7215. 
Duchesne  (Mme  Ve),  libraire.  Lettres  6836,  6871. 

Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Lettres  6679,  6736,  6762,  6776,  6812,  6876,  6858,  7114. 
Hennin.  Lettres  6647,  6677,  6699,  6703,  6728,  6971,  7086,  7119,  7131,  7140,  7159, 

7194,  7203,  7209,  7213. 
Linguet  (Simon-Nicolas-Henri),  avocat.  Lettre  6757. 
Moreau  de  La  Rochette.  Lettres  6890,  7016,  7169. 
Olivet  (l'abbé  d').  Lettre  6619. 
Poniatowski  (Stanislas-Auguste),  roi  de  Pologne.  Lettre  6765. 

45.  —  Correspondance.  XIII.  38 


594  TABLE    DES    MATIERES. 

PERSONNAGES 

AYANT      ÉCRIT     DES     LETTRES    CONCERNANT      VOLTAIRE. 


La  Beaumelle.  Lettre  à  M.  de  Sartines,  page  308. 

Rousseau,  conseiller  de    la  cour  de    Gotha.  Lettre  à  La  Beaumelle,  n°  6953. 

Autre  lettre  au  même,  n°  7006. 
Woroncew  ou  Woronzoff  (le  comte  de),  envoyé  de  Russie  à  la  Haye.  Lettre  à  M* 

n°  6878. 


FIN  DE   LA    TABLE   DU    TOME   XLV. 


IMPRIMERIE   DE   A.   QUANTIN 

7,    BUE     SAINT-BENOIT 


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