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GOLDWIN SMITH.
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ŒUVRES COMPLÈTES
DB
VOLTAIRE
GORF.ESPONDANGE
XIII
Années 1767-1768. — N°» Ô6ii- 7220
ANCIENNE MAISON J. GLAYS
PARIS.— IMPRIMERIE A. QUANTIN ET Gu
7, RUE SAINT-BENOIT
OUVRES COMPLÈTES
DE
VOLTAIRE
NOUVELLE EDITION
AVEC
NOTICES, PRÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE
LBS NOTES DB TOUS LES COMMENTATEURS ET DBS NOTES NOOVBI.I.BS
Conforme pour le texte à l'édition de Bbuchot
ENRICHIE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉCENTES
ET MISE AU COURANT
DES TRAVAUX QUI ONT PARU JUSQU'A CE JOUR
PRÉCÉDÉE DE LA
VIE DE VOLTAIRE
PAR CONDORCET
kt d'autres études biographiques
Ornée d'un portrait en pied d'après la statue du foyer de la Comédie françai
CORRESPONDANCE
XIII
(Années 1767-1768. — Nas 6644-7220)
PARIS
GARN1ER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUB DES SAINTS-PÈRES, 6
1881
correspondance:
6644. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL ».
Vendredi au soir, 2 janvier 1707.
On prétend dans Ferney, mon cher ange, que j'ai eu hier
une petite attaque d'apoplexie. Vous voyez bien qu'il n'en est
rien, puisque je suis toujours dictateur. J'en ai été quitte pour me
mettre dans mon lit pendant trois heures, et je me suis tiré d'af-
faire tout seul. Je ne sais pas encore si je me tirerai aussi heu-
reusement du danger où m'a mis ce misérable Janin, contrôleur
du bureau de Sacconcx, entre Ferney et Genève. J'étais certaine-
ment tombé dans l'apoplexie la plus complète quand j'ai été
assez imbécile pour penser que ce coquin ne me ferait point de
mal, parce que je lui avais fait du bien, parce que je l'avais logé
et nourri, et que je lui avais prêté de l'argent. J'avoue donc qu'à
soixante-treize ans je ne connais pas encore les hommes, du
moins les hommes de son espèce.
Votre protégée2 me fait saigner le cœur ; c'est assurément une
femme de mérite. Elle est actuellement en Suisse, au milieu des
neiges; elle n'en peut sortir, et certainement je ne la ferai pas
revenir par la route de Genève, pour la faire passer devant les
bureaux où elle est guettée. J'ai le plus grand soin d'elle dans la
retraite où elle est. Elle ne manque de rien, et il ne ne lui en
coûte rien. Tout ce qui est dangereux, encore une fois, c'est que
ce scélérat de Janin a déclaré le véritable nom de cette personne.
Heureusement cette déclaration n'est pas juridique; mais elle
peut le devenir. 11 n'y a rien que je ne fasse pour faire chasser
ce monstre, et je compte que vous ne perdrez pas un moment
pour dresser vos batteries, et pour exiger de M. de La Reynière
qu'on le révoque sur-le-champ, sans lui donner jamais d'autre
emploi. Il ira prendre, s'il veut, celui de garçon du bourreau ;
il n'est guère propre qu'à cela. Si j'étais plus jeune, je le ferais
mourir sous le bâton.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Mme Le Jeune.
45. — Correspondance. XIII.
2 CORRESPONDANCE.
M"" Denis est toujours dans la ferme résolution de ne point
payer le prix deson carrosse et de ses chevaux, et moi dans le
- in invariable d'aller mourir hors de France, si on fait cet
affront à ma nièce: car si elle est condamnée à perdre ses che-
vaux el son cai est visiblement condamnée comme
complice de votre protégée et comme convaincue d'avoir envoyé
en France des livres abominables. Elle serait détestée et désho-
norée dans un pays de bêtes brutes où la superstition a établi
omicile. 11 n'\ aurait, en ce cas, d'autre parti à prendre
qu'à brûler le château que j'ai bâti.
Voilà, mon divin ange, tout ce que l'état le plus douloureux
du monde me permet de vous écrire sur cette abominable aven-
ture.
Je vais répondre actuellement dans une autre lettre à tout ce
que vous me mandez sur les Scythe*. Ces deux lettres partiront
p.nir Genève demain samedi, 3 janvier, avant que j'aie reçu
celles que M Denis et moi nous attendons de vous sur cette
cruelle affaire.
Monsieur l'ambassadeur a quitté, comme vous savez, Genève
incognito; il a passé deux jours chez moi. Je pourrais bien aller
lui rendre sa visite, et ne revoir jamais Ferney. Le bon de l'affaire
esi que je lui ai prêté tous mes chevaux, et que je n'en ai pas
même pour envoyer chercher un médecin. Tant mieux, je gué-
rirai plus vite ; mort ou vif, mon très-cher ange, je vous idolâtre
toujours de tout mon cœur.
Votre protégée m'écrit qu'elle part dans le moment à cheval
pour retourner à Paris. Vous voyez qu'elle a le courage de son
frère; mais ils ne sont pas heureux dans cette famille-là, ni moi
non plus, ni les Genevois non plus. Les affaires empirent de
quart d'heure en quart d'heure. Milord Abington, qui est haut
ie un chou, a déjà tué une sentinelle, à ce qu'on vient de
me dire ; mais on dit beaucoup de sottises, et je ne peux savoir
vérité, parce que les portes de Genève sont fermées.
6645. — A VI. DAMILAVILLE.
2 janvier 17G7.
Vous devez être actuellement bien instruit, mon cher et ver-
tueux ami, du malheur qui m'es! arrivé1 : c'est une bombe qui
I. Voy< z, lome XLIV, leltri 6634.
ANNÉE 1767. 3
m'est tombée sur la tête, mais elle n'écrasera ni mon innocence
ni ma constance. Je ne peux vous rien dire de nouveau là-dessus
parce que je n'ai encore aucune nouvelle
J'ai éclairci tout avec M. le prince de Gallitzin : il n'y avait
point de lettre de lui; tout est parfaitement en règle; et, dans
quelque endroit que je sois, les Sirven auront de quoi faire leur
voyage à Paris, et de quoi suivre leur procès. Vous pourrez, en
attendant, envoyer copie du factum à Mme Denis, si M. de Beau-
mont ne le fait pas imprimer à Paris.
Vous aurez les Scythes incessamment, à condition qu'ils ne
seront point joués; et la raison en est que la pièce est injouable
avec les acteurs que nous avons.
On m'a envoyé de Paris une pièce très-singulière, intitulée
le Triumvirat; mais ce qui m'a paru le plus mériter votre atten-
tion dans cet ouvrage, et celle de tous les gens qui pensent,
c'est une histoire des proscriptions l. Elles commencent par celles
des Hébreux, et finissent par celles des Cévennes; ce morceau
m'a paru très-curieux. Il me semble que la tragédie n'est faite
que pour amener ce petit morceau; la pièce d'ailleurs n'est point
convenable à notre théâtre, attendu qu'il y a très-peu d'amour.
Adieu, mon cher ami; vous devinez le triste état dans lequel
nous sommes, Mme Denis et moi. Nous attendons de vos nou-
velles ; écrivez à Mme Denis, au lieu d'écrire à .AI. Souchai, et
songez, quoi qu'il arrive, à ècr. ïinf....
G6i6. — A M. HENNIN.
A Ferney. vendredi au soir, 2 janvier.
Monsieur l'ambassadeur est parti extrêmement affligé, et
Argatifontidas2 , un peu embarrassé. Vous allez être, mon cher con-
ciliateur, chargé d'un lourd fardeau que vous porterez légère-
ment et avec grâce, car on ne peut nier que les trois Grâces ne
soient chez vous3. Je suppose que c'est vous, mon cher résident,
qui m'avez envoyé un paquet de M. le duc de Choiseul; voici
la réponse4, et voici encore des balivernes5 pour M. le duc de
Praslin.
1. Voyez tome XXVI, page 1.
2. Le chevalier de Taules.
3. Allusion au tableau des trois Grâces, de Carie Vanloo. (Note de Hennin
nis.)
4. Elle manque.
5. Les Se y Mies.
4 CORRESPONDANCE.
Je vous prie de mettre tout cela dans votre paquet de la cour,
demain samedi.
Je pourrais bien dans quelques jours aller rendre à mon-
sieur l'ambassadeur sa visite, à Soleure. Je vous prie, à tout ha-
sard, de vouloir bien m'envoyer un passe-port, car voilà les
troupes qui vont border Versoy.
Maman et toute ma famille vous embrassent tendrement.
Nous sommes ici la victime des troubles de Genève, car
nous n'avons point l'honneur de vous voir. Nous savons que le
peuple vous aime, mais nous vous aimons sûrement davantage.
G647. — DE M. HENNIN <.
A Genève, le 3 janvier 17G7.
Je vois avec une peine infinie, monsieur, le projet que vous formez de
voyager dans ce temps-ci. Quant au passe-port, de plus de huit jours il n'en
esoin pour venir ici. Vous pouvez sans aucune difficulté passer en
sans passe-port. S'il en fallait un pour un Français aux portes de Ver-
ni' pourrait être qu'un passe-port de la cour. J'espère que vous
•/. de résolution, et je vous prie instamment de m'en instruire.
Le temps me manque pour vous en dire davantage. L'idée de vous
perdre, ne fût-ce que pour quelque temps, me rendra ce pays-ci insupportable.
Pardon de mon laconisme, mais, en vérité, je suis excédé d'écritures.
Mes respects à toutes vos dames. Je vous embrasse bien tendrement, et vous
prie de disposer de moi en tout ce que je pourrai faire pour vous témoigner
Nullement sincère et inviolable.
6648. - A M. LE COMTE D'AKGENTAL.
A Ferney, samedi au matin, 3 janvier, avant que
la poste de France soit arrivée à Genève.
Mes anges sauront donc pourquoi j'ai fait imprimer les
Sri/ II,, :
1 C'est que je n'ai pas voulu mourir intestat, et sans avoir
rendu aux deux satrapes, Nalrisp et Elochivis8, l'hommage que
je leur «lois ;
i que mon épître dédicatoire est si drôle3 que je n'ai
pu résister a la tentation de la publier;
I. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
2. Praslin el Choiscul.
\ I, page 203.
ANNÉE 1767.
3° C'est qu'il n'y a réellement point de comédiens pour jouer
cette pièce, et que je serai mort avant qu'il y en ait ;
h° C'est que j'emporte aux enfers ma juste indignation contre
les comédiennes qui ont défiguré mes ouvrages, pour se donner
des airs penchés sur le théâtre ; et contre les libraires, éternels
fléaux des auteurs, lesquels infâmes libraires de Paris muni
rendu ridicule, et se sont emparés de mon bien pour le déna-
turer avec un privilège du roi.
J'ai donc voulu faire savoir aux amateurs du théâtre, avant
de mourir, que je protestais contre tous les libraires, comédiens,
et comédiennes, qui sont les causes de ma mort ; et c'est ce que
mes anges verront dans l'Avis au lecteur, qui est après ma naïve
préface.
Je proteste encore, devant Dieu et devant les hommes, qu'il
n'y a pas une seule critique de mes anges et de mes satrapes à
laquelle je n'aie été très-docile. Ils s'en apercevront par le pa-
pier collé page 19, et par d'autres petits traits répandus ça et là.
Je proteste encore contre ceux qui prétendent que je suis
tombé en apoplexie ; je n'ai été évanoui qu'un quart d'heure tout
au plus, et mon style n'est point apoplectique.
Si mes anges et mes satrapes veulent que la pièce soit jouée
avant que l'édition paraisse, ils sont les maîtres. Gabriel Cramer
la mettra sous cent clefs, pourvu qu'il y ait des acteurs pour la
jouer, et que les comédiens la fassent succéder immédiatement
après la pomme1 : car, pour peu qu'on diffère, il sera impossible
d'empêcher l'édition de paraître ; les provinces de France en se-
ront inondées, et il en arrivera à Paris de tous côtés.
Je la lus devant des gens d'esprit, et même devant des con-
naisseurs, quatre jours avant mon apoplexie; et je fis fondre en
larmes pendant tout le second acte et les trois suivants.
J'enverrai au bout des ailes de mes anges les paroles et la
musique, dès que les comédiens auront pris une résolution. J'at-
tends leurs ordres avec la soumission la plus profonde.
6649. — DE M. L'ABBÉ D'OLIVET-1.
Paris, 3 janvier 1767.
Bonjour, mon illustre confrère, bon jour et bon an. N'est-ce pas ainsi
que nos anciens Gaulois s'écrivaient à pareil jour? Et pourquoi changerions-
1. C'est-à-dire le Guillaume Tell de Le Mierre (voyez lettre 6583), où le princi-
pal personnage enlève une pomme sur la tête de son fils. (B.)
2. Dernier Volume des OEuvres de Voltaire, 1862.
6 CORRESPONDANCE.
nous de style? Mais savez-vous dans votre pays que nous avons ici un froid
qui rappelle l'idée de 709? 11 me rappelle de plus, à moi, une autre idée.
[u'alors nous grelottions au coin d'un méchant feu, et qu'aujourd'hui
nous nous tenons au coin d'un bon feu. Alors vous étiez mon disciple, et
aujourd'hui je suis le votre. Alors je vous aimais, et vous ne me haïssiez
. cet égard, rien de changé, au moins de ma part, et je serais tenté de
répondre aussi pour vous. Je voudrais pouvoir également répondre de votre
santé comme de la mienne. Je me porte à un rien près comme en 709. Je
s ssez bien, je mange de même, je dors encore mieux1. Que je serais
charmé si vous m'en pouviez dire autant! Mais il n'y a pas d'année qu'on
ne cinq ou six fois me tenir des propos qui ne vous font pas le même
honneur. Allons, mon ancien et cher ami, sacrifions tout à notre santé, dont
té est la cause ou l'effet. Que les d'Alembert et les Mairan décident
lequel c'est des deux, l'eu m'importe, pourvu que j'en jouisse. Les hommes,
j'ai vécu assez pour les connaître, les hommes vaudraient-ils la peine que je
sse un moment pour eux? Qu'est-ce que la gloire qui me viendra
d'eux '? Moins que rien, par rapport à mon bonheur. Qu'est-ce que les cha-
iont ils me menacent, si je veux obtenir la gloire? C'est quelque chose
de réel, et qui, grâce à ma faiblesse, peut m'empêcher d'être heureux. Je
ma vie, cutle focum, si frigus erit , avec Virgile, un Térence, un
Molière, Un Voltaire, et les six mois prochains, si messis, in liorlu, aux
Tuileries, dont je suis à quatre pas.
ilez-vous bien faire mille et mille complaisances de ma part à
M Denis? El pour vous montrer que je me souviens encore du Pro Mar-
cello, je vous dirai: L'iule est orsa, in eodem terminetur oratio. Bonjour
et bon an.
L'abbé d'OLivET.
Je vais porter ceci à notre féal d'Argental.
6650. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL 2.
Dimanche soir, 4 janvier.
En attendant que je reçoive demain une lettre de vous, mon
divin ange, sur cette malheureuse affaire, je dois vous instruire
de tout dans le plus grand détail.
Cette femme innocente et infortunée est en route, comme je
irons l'avais marqué. Mais ce nom de Le Jeune, sous lequel elle
étai1 renue, me fail toujours trembler. Son mari lui avait donné
un billet pour les Cramer, dans lequel il spécifiait les marchan-
1. L'abbé d'Olivet était né en 1682, et mourut en 17G8, le 8 octobre. Il avait
quatre-vingl cinq ans loi -qu'il écrivit cette lettre.
2. Éditeur-, de Cayrol et François.
A.NNÉE I7(i7. 7
dises qu'elle devait acheter. Les Cramer, qui sont mes libraires,
n'ont point de ces effets dangereux; ils n'impriment que mes ou-
vrages. Elle s'adressa à un autre, etluilaissa par malheurla note
de son mari, signée Le Jeune, valet de chambre de M. D***. C'était
une note particulière de son mari à elle : il faut qu'elle soit
tombée par mégarde quand on faisait ses petits ballots, car elle
est très-prudente et ne compromet personne. Je retirerai ce billet;
n'en soyez point en peine; ne grondez point votre valet de
chambre, et encore moins cette pauvre femme ; ce qui est fait
est fait : il ne s'agit que de se tirer de ce bourbier.
Après nous être tournés de tous les sens, il nous a paru que
le procès criminel contre la Doiret était trop dangereux, parce
qu'elle est trop connue sous le nom de Le Jeune, parce que tous
nos domestiques seraient interrogés; parce que cette femme
ayant demeuré huit jours avec eux, ils ont su qui elle est et qui
est son mari; parce qu'enfin, ayant resté plusieurs jours chez
nous et s'étant servie de notre équipage, nous sommes présumés
être ses complices, quoique assurément nous en soyons bien
éloignés. Le mieux est sans doute d'étouffer l'affaire ; mais com-
ment s'y prendre? Je n'en sais rien, au milieu de mes neiges,
avec un quart d'apoplexie et la faiblesse où je suis.
Je pense même que monsieur le vice-chancelier y sera fort
embarrassé ; il ne le serait pas si vous étiez son ami intime. Je
crois pourtant que vous étiez assez lié avec lui quand il était
premier président. Enfin vous êtes sur les lieux ; mais peut-être
un vieux vice-chancelier n'a point d'amis, et moi j'ai beaucoup
d'ennemis. Vous savez que je n'ai absolument rien à me repro-
cher ; mais vous savez aussi que cela ne suffit pas.
Je persiste entièrement dans mon premier avis, qui est que
monsieur le vice-chancelier se fasse représenter les malles adres-
sées h la dame Doiret, de Châlons, qu'il fasse brûler secrètement ce
qu'elles contiennent, et qu'il laisse Mme Denis disputer son droit
en matière civile contre la saisie illégale de ses équipages. Il est
certain que cette saisie ne peut se soutenir en justice réglée; les
commis mêmes ne l'entreprendront pas. Cette tournure, que je
proposai d'abord, me parait encore la meilleure de toutes, quoi-
qu'elle me soit venue dans l'esprit, et que je n'aie pas d'ordinaire
grande foi à mes expédients.
Mme Denis vous embrasse cent fois. Elle est consternée et ma-
lade ; je serais au désespoir de la quitter dans cet état.
Voici cependant un exemplaire que vous pourrez faire lire à
Lekain. Je vous adresserai bientôt l'ouvrage avec la musique en
8 CORRESPONDANCE.
marge'. Vous voyez que l'état horrible où je suis ne me fait pas
négliger les belles-lettres, qui sont, après vous, la plus douce
consolation de ma vie.
Vdieu, mon très-cher et très-adorable ange.
6651. - A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
5 janvier.
Sire, je me doutais bien que votre muse se réveillerait tôt ou
tard. Je sais que les autres hommes seront étonnés qu'après une
guerre si longue et si vive, occupé du soin de rétablir votre
royaume, gouvernant sans ministres, entrant dans tous les dé—
tails, vous puissiez cependant faire des vers français ; mais moi,
je o'en suis pas surpris, parce que j'ai fort l'honneur de vous con-
naître. Mais ce qui m'étonne, je vous l'avoue, c'est que vos vers
soient bons; je ne m'y attendais pas après tant d'années d'inter-
ruption. Des pensées fortes et vigoureuses, un coup d'œil juste
sur les faiblesses des hommes, des idées profondes et vraies, c'est
la votre partage dans tous les temps; mais pour du nombre et
d ■ l'harmonie, et très-souvent même des finesses de langage, à
cents lieues de Paris, dans la xMarchc de Brandebourg, ce
phénomène doit être assurément remarqué par notre Académie
de Paris.
Savez-vous bien, sire, que Votre Majesté est devenue un au-
[u'on épluche?
Notre doyen, mon gros abbé d'Olivet, vient, dans une nou-
velle édition de la Prosodie française, de vous critiquersur le mot
. donl vous avez retranché impitoyablement le dernier e
dans une lettre à moi adressée3, et imprimée dans les Œuvres du
ns-Souci; niais je ne crois pas que cette édition ait
lie m, us \os yeux : quoi qu'il en soit, vous voilà devenu un
classique, examiné comme Racine par notre doyen, cité
devant notre tribunal des mots, et condamné sans appel à faire
i - deux syllabes,
te joins au doyen, et je vais intenter au philosophe de
Sans-Souci une accusation toute contraire. Vous avez donné deux
syllabes au mot hait dans votre beau discours du Stoïcien ;
■ avec le jeu des acteurs en marge des Scythes.
15.
3. Le -'ii février 1750; rayez tome XXXVII, page 10'J.
ANNÉE 1767. 9
Votre goût offensé haït l'absinthe amère l.
Nous ne vous passerons pas cela. Le verbe haïr n'aura jamais
deux syllabes à l'indicatif, je hais, tu hais, il hait; vous auriez
beau nous battre encore,
Nous pourrions bien haïr les infidélités
De ceux qui par humeur ont fait de sots traités;
Nous pourrions bien haïr la fausse politique
De ceux qui, s'unissant avec nos ennemis,
Ont servi les desseins d'une cour tyrannique,
Et qui se sont perdus pour perdre leurs amis 2 ;
mais nous ne ferons jamais il hait de deux syllabes. Prenez, sire,
votre parti Là-dessus, et ayez la bonté de changer ce vers ; cela
vous sera bien aisé.
Où est le temps, sire, où j'avais le bonheur de mettre des
points sur les i à Sans-Souci et à Potsdam ? Je vous assure que
ces deux années ont été les plus agréables de ma vie. J'ai eu le
malheur de faire bâtir un château sur les frontières de France
et je m'en repens bien. Les Patagons, la poix-résine, l'exaltation
de l'âme, et le troupour aller tout droit au centre delà terre, m'ont
écarté de mon véritable centre. J'ai payé ce trou bien chère-
ment3. J'étais fait pour vous. J'achève ma vie dans ma petite et
obscure sphère, précisément comme vous passez la vôtre au mi-
lieu de votre grandeur et de votre gloire. Je ne connais que la
solitude et le travail ; ma société est composée de cinq ou six
personnes qui me laissent une liberté entière, et avec qui j'en
use de même : car la société sans la liberté est un supplice. Je
suis votre Gilles en fait de société et de belles-lettres.
J'ai eu ces jours-ci une très-légère attaque d'apoplexie, cau-
sée par ma faute. Nous sommes presque toujours les artisans de
nos disgrâces. Cet accident m'a empêché de répondre à Votre
Majesté aussitôt que je l'aurais voulu.
Le diable est déchaîné dans Genève. Ceux qui voulaient se
retirer à Glèves restent. La moitié du conseil et ses partisans se
sont enfuis ; l'ambassadeur de France est parti incognito, et est
venu se réfugier chez moi.
1. Frédéric profita de la critique, et, dans sa pièce intitulée le Stoïcien, qui
fait partie de ses OEuvres j>osthumes , on lit :
L'absinthe à votre goût est Apre et trop amère.
2. Tancrède, acte I, scène n.
3. Ce fut le ridicule jeté par Voltaire sur ces idées de Maupertuis qui amena
la brouille entre Frédéric et Voltaire.
10 CORRESPONDANCE.
J'ai été obligé de lui prêter mes chevaux pour retourner à
Soleure. Les philosophes qui se destinent à rémigration sont fort
embarrassés, ils ne peuvent vendre aucun effet-, tout commerce
esl cessé, toutes les banques sont fermées. Cependant on écrira
à M. le baron de Werder, conformément à la permission donné
par Votre Majesté1; mais je prévois que rien ne pourra s'arranger
qu'après la fin de l'hiver.
J'attends avec la plus vive reconnaissance les douze belles
préfaces2, monument précieux d'une raison ferme et hardie, qui
doit être la leçon des philosophes.
Vous avez grande raison, sire ; un prince courageux et sage,
de l'argent, des troupes, des lois, peut très-bien gouverner
les hommes sans le secours de la religion, qui n'est faite que
pour les tromper ; mais le sot peuple s'en fera bientôt une, et tant
qu'il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions.
La nôtre est sans contredit la plus ridicule, la plus absurde, et la
plus sanguinaire qui ait jamais infecté le monde.
Votre Majesté rendra un service éternel au genre humain en
détruisant celte infâme superstition, je ne dis pas chez la canaille,
qui n'est pas digne d'être éclairée, et à laquelle tous les jougs
sont propres ; je dis chez les honnêtes gens, chez les hommes
qui pensent, chez ceux qui veulent penser. Le nombre en est
;rand : c'est à vous de nourrir leur âme; c'est à vous de
donner du pain blanc aux enfants de la maison, et de laisser le
pain noir aux chiens. Je ne m'afflige de toucher à la mort que par
mon profond regret de ne vous pas seconder dans cette noble
entreprise, la plus belle et la plus respectable qui puisse signaler
l'esprit humain.
Alcide de l'Allemagne, soyez-en le Nestor : vivez trois âges
d'homme pour écraser la tête de l'hydre.
6652. — A M. L'ABBÉ D'OLIVE T s.
A Ferney, 5 janvier.
Cher doyen de l'Académie,
Vous vîtes de plus heureux temps;
1. Voyez lettre 6617.
'-'• " »'&g't de douze exemplaires de V Avant-propos mis parle roi au devant
•l'un Abrégé de l'Il/stoire ecclésiastique de Fleury, en deux volumes in-8°, Berne,
1767.
3. Il venail de publier une nouvelle édition de son Traitéde la Prosodie fran-
qui parut pour la première fois en 1736. Voltaire n'avait pas reçu encore
ANNÉE 1767. 11
Des neuf Sœurs la troupe endormie
Laisse reposer les talents;
Noire gloire est un peu flétrie.
Ramenez-nous, sur vos vieux ans,
Et le bon goût et le bon sens
Qu'eût jadis ma chère patrie.
Dites-moi si jamais vous vîtes, dans aucun bon auteur de ce
grand siècle de Louis XIV, le mot de vis-à-vis1 employé une
seule fois pour signifier envers, avec, à l'égard. Y en a-t-il un seul
qui ait dit ingrat vis-à-vis de moi, au lieu d'ingrat envers moi ; il
se ménageait vis-à-vis ses rivaux, au lieu de dire avec ses rivaux;
il iiaii fier vis-à-vis de ses supérieurs, pour fier avec ses supé-
rieurs, etc? Enfin ce mot de vis-à-vis, qui est très-rarement juste
et jamais noble, inonde aujourd'hui nos livres, et la cour, et le
barreau, et la société : car dès qu'une expression vicieuse s'in-
troduit, la foule s'en empare.
Dites-moi si Racine a persiflé Boileau, si Bossuet a persiflé
Pascal, et si l'un et l'autre ont mystifie La Fontaine, en abusant
quelquefois de sa simplicité ? Avez-vous jamais dit que Cicéron
écrivait au parfait; que la coupe des tragédies de Racine était heu-
reuse ? On va jusqu'à imprimer que les princes sont quelquefois
mal èduquès. Il paraît que ceux qui parlent ainsi ont reçu eux-
mêmes une fort mauvaise éducation. Quand Bossuet, Fénelon,
Pellisson, voulaient exprimer qu'on suivait ses anciennes idées,
ses projets, ses engagements, qu'on travaillait sur un plan pro-
posé, qu'on remplissait ses promesses, qu'on reprenait une af-
faire, etc., ils ne disaient point : J'ai suivi mes errements, j'ai tra~
vaille sur mes errements.
Errement a été substitué par les procureurs au mot erres, que
le peuple emploie au lieu ^arrhes : arrhes signifie gage. Vous
trouvez ce mot dans la tragi-comédie de Pierre Corneille, inti-
tulée Don Sanche d'Aragon (acte V, scène vi) :
Ce présent donc renferme un tissu de cheveux
Que reçut don Fernand pour arrhes de mes vœux.
Le peuple de Paris a changé arrhes en erres : des erres au
coche; donnez-moi des erres. De là, errements; et aujourd'hui
je vois que, dans les discours les plus graves, le roi a suivi ses
derniers errements vis-à-vis des rentiers.
la lettre de l'abbé, du 3 janvier, à laquelle il répondra le i février. Il semble même
que cette lettre du 3 ne lui parvint pas avant le 18 (voyez ci-après la lettre G683>
1. Voyez la note 3, tome V, page il3.
12 CORRESPONDANCE.
Le style barbare des anciennes formules commence à se glis-
ser dans les papiers publics. On imprime que Sa Majesté aurait
reconnu qu'une telle province aurait été endommagée par des
inondations.
En un mot, monsieur, la langue paraît s'altérer tous les jours;
mais le style se corrompt bien davantage : on prodigue les images
et les tours de la poésie en physique; on parle d'anatomie en
style ampoulé ; on se pique d'employer des expressions qui éton-
nent, parce qu'elles ne conviennent point aux pensées.
C'est un grand malheur, il faut l'avouer, que, dans un livre1
rempli d'idées profondes, ingénieuses, et neuves, on ait traité du
fondement des lois en épigrammes. La gravité d'une étude si
importante devait avertir l'auteur de respecter davantage son
sujet : et combien a-t-il fait de mauvais imitateurs, qui, n'ayant
pas son génie, n'ont pu copier que ses défauts !
Boileau, il est vrai, a dit après Horace :
Heureux qui dans ses vers sait, d'une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère2!
Mais il n'a pas prétendu qu'on mélangeât tous les styles. Il ne
voulait pas qu'on mît le masque de Thalie sur le visage de Mel-
pomène, ni qu'on prodiguât les grands mots dans les affaires les
plus minces. Il faut toujours conformer son style à son sujet.
Il m'est tombé entre les mains l'annonce imprimée d'un mar-
chand de ce qu'on peut envoyer de Paris en province pour servir
sur table. Il commence par un éloge magnifique de l'agricul-
ture et du commerce, il pèse dans ses balances d'épicier le mé-
rite du duc de Sully et du grand ministre Colbert ; et ne pensez
pas qu'il s'abaisse â citer le nom du duc de Sully, il l'appelle
Vomi d'Henri IV : et il s'agit de vendre des saucissons et des ha-
rengs frais! Cela prouve au moins que le goût des belles-lettres
a pénétré dans tous les états : il ne s'agit plus que d'en faire un
usage raisonnable ; mais on veut toujours mieux dire qu'on ne
doit dire, et tout sort de sa sphère.
Des hommes même de beaucoup d'esprit ont fait des livres
ridicules, pour vouloir avoir trop d'esprit. Le jésuite Castel, par
exemple, dans sa Mathématique universelle, veut prouver que si le
globe de Saturne était emporté par une comète dans un autre
système solaire, ce serait le dernier de ses satellites que la loi de
1. L'Esprit drs lois, par Montesquieu.
2. Art poétique, I, 70-70.
ANNÉE -1767. l3
Ja gravitation mettrait à la place de Saturne. Il ajoute à cette
bizarre idée que la raison pour laquelle le satellite le plus éloigné
prendrait cette place, c'est que les souverains éloignent d'eux,
autant qu'ils le peuvent, leurs héritiers présomptifs.
Cette idée serait plaisante et convenable dans la bouebe d'une
femme qui, pour faire taire des philosophes, imaginerai! une
raison comique d'une chose dont ils chercheraient la cause en
vain ; mais que le mathématicien fasse le plaisant quand il doit
instruire, cela n'est pas tolérable.
Le déplacé, le faux, le gigantesque, semblent vouloir do-
miner aujourd'hui ; c'est à qui renchérira sur le siècle passé. Ou
appelle de tous côtés les passants pour leur faire admirer des
tours de force qu'on substitue à la démarche simple, noble,
aisée, décente, des Pellisson, des Fénelon, des Bossuet, des Mas-
sillon. Un charlatan est parvenu jusqu'à dire, dans je ne sais
quelles lettres, en parlant de l'angoisse et de la passion de Jésus-
Christ, que si Socrate mourut en sage, Jésus-Christ mourut en
dieu1: comme s'il y avait des dieux accoutumés à la mort:
comme si on savait comment ils meurent; comme si une sueur
de sang était le caractère de la mort de Dieu ; enfin comme si
c'était Dieu qui fût mort.
On descend d'un style violent et effréné au familier le plus
bas et le plus dégoûtant ; on dit de la musique du célèbre Ra-
meau, l'honneur de notre siècle, qu'elle ressemble à la course
d'une oie grasse et au galop d'une vache 2. On s'exprime enfin aussi
ridiculement que l'on pense, rem verba sequuntur3 : et, à la honte
de l'esprit humain, ces impertinences ont eu des partisans.
Je vous citerais cent exemples de ces extravagants abus, si je
n'aimais pas mieux me livrer au plaisir de vous remercier des
services continuels que vous rendez à notre langue, tandis qu'on
cherche à la déshonorer. Tous ceux qui parlent en public doi-
vent étudier votre Traité de la Prosodie; c'est un livre classique
qui durera autant que la langue française.
Avant d'entrer avec vous dans des détails sur votre nouvelle
édition, je dois vous dire que j'ai été frappé de la circonspection
avec laquelle vous parlez du célèbre, j'ose presque dire de l'ini-
mitable Quinault, le plus concis peut-être de nos poètes dans
1. C'est dans le livre IV de VÈmile que J.-J. Rousseau a dit : :« Oui, si la vie
et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un dieu. »
2. Expression do J.-J. Rousseau dans sa Lettre à M. Grimm sur Omphale.
3. Horace, Art poétique, vers 311.
44 CORRESPONDANCE.
les belles scènes de ses opéras, et l'un de ceux qui s'exprimèrent
avec le plus de pureté comme avec le plus de grâce. Vous n'as-
surez point, comme tant d'autres, que Quinault ne savait que sa
langue. Nous avons souvent entendu dire, Mrae Denis et moi, à
M. de Beaufrant son neveu, que Quinault savait assez de latin
pour ne lire jamais Ovide que dans l'original, et qu'il possédait
encore mieux l'italien. Ce fut un Ovide à la main qu'il composa
ces vers harmonieux et sublimes de la première scène de Pro-
serpinc (acte I, scène i) :
Les superbes géants armés contre les dieux
Ne nous donnent plus J'épouvante;
Ils sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu'ils entassaient pour attaquer les cieux.
Nous avons vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante.
Jupiter l'a contraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage expirante.
Jupiter est victorieux,
Et tout cède à l'effort de sa main foudroyante.
S'il n'avait pas été rempli de la lecture du Tasse, il n'aurait
pas fait son admirable opéra d'Armide. Une mauvaise traduction
ne l'aurait pas inspiré.
Tout ce qui n'est pas, dans cette pièce, air détacbé, composé
sur les canevas du musicien, doit être regardé comme une tra-
gédie excellente. Ce ne sont pas là de
. . . . Ces lieux communs de morale lubrique
Hue Lulli réchauffa des sons de sa musique1.
On commence à savoir que Quinault valait mieux que Lulli.
Un jeune bomme d'un rare mérite2, déjà célèbre par le prix
qu'il a remporté à notre Académie, et par une tragédie3 qui a
mérité son grand succès, a osé s'exprimer ainsi en parlant de
Quinault ci de Lulli :
Aux dépens du poëte on n'entend plus vanter
De ces airs languissants la triste psalmodie,
Que réchauffa Quinault du feu de son génie4.
1. Boileau, satire \. vers 1 il-l 'il'.
2. La Harpe.
?,. Le comte de Warwick, joué le7 novembre 1763.
4. Discours sur les préjugés et les injustices littéraires, par La Harpe, vers 42-41.
ANNÉE 1767. ,;:,
Je ne suis pas entièrement de son avis. Le récitatif de Lulli
me paraît très-bon, mais les scènes de Quinault encore meil-
leures.
Je viens à une autre anecdote. Vous dites que « les étrangers
ont peine à distinguer quand la consonne finale a besoin ou non
d'être accompagnée d'un e muet », et vous citez les vers du phi-
losophe de Sans-Souci :
La nuit, compagne du repos.
De son crêp couvrant la lumière1,
Avait jeté sur ma paupière
Les plus léthargiques pavots.
11 est vrai que, dans les commencements, nos e muets embar-
rassent quelquefois les étrangers; le philosophe de Sans-Souci
était très-jeune quand il fit cette épître : elle a été imprimée à
son insu par ceux qui recherchent toutes les pièces manuscrites,
et qui, dans leur empressement de les imprimer, les donnent
souvent au public toutes défigurées.
Je peux vous assurer que le philosophe de Sans-Souci sait
parfaitement notre langue. Un de nos plus illustres confrères2 et
moi, nous avons l'honneur de recevoir quelquefois de ses lettres,
écrites avec autant de pureté que de génie et de force, eodem
animo scribit quo pugnat5 ; et je vous dirai, en passant, que l'hon-
neur d'être encore dans ses bonnes grâces, et le plaisir de lire
les pensées les plus profondes, exprimées d'un style énergique,
font une des consolations de ma vieillesse. Je suis étonné qu'un
couverain, chargé de tout le détail d'un grand royaume, écrive
souramment et sans effort ce qui coûterait à un autre beaucoup
de temps et de ratures.
M. l'abbé de Dangeau, en qualité de puriste, en savait sans
doute plus que lui sur la grammaire française. Je ne puis toute-
fois convenir avec ce respectable académicien qu'un musicien,
en chantant la nuit est loin encore, prononce, pour avoir plus de
grâces, la nuit est loing encore. Le philosophe de Sans-Souci,
qui est aussi grand musicien qu'écrivain supérieur, sera, je
crois, de mon opinion.
1. C'est le commencement de la lettre de Frédéric à Voltaire, du 20 février
1750 (voyez tome XXXVII, page 109), et le second vers s'imprimait encore en 1760
tel que d'Olivet le cite. Il a été corrigé depuis.
2. D'Alembert.
3. Quintilien (Inslit., I, i) dit : « Tanta in eo vis est ut illum eodem animo
di.xisse quo bellavit appareat. »
16 CORRESPONDANCE.
Je suis fort aise qu'autrefois Saint-Gelais ait justifié le crêp
par son Bucéphal. Puisqu'un aumônier de François Ier retranche
un c à Bucèphale, pourquoi un prince royal de Prusse n'aurait-il
pas retranché un e à crêpe? Mais je suis un peu fâché que Melin
de Saint-Gelais, en parlant au cheval de François Ier, lui ait dit :
Sans que tu sois un Bucéphal,
Tu portes plus grand qu'Alexandre.
L'hyperbole est trop forte, et j'y aurais voulu plus de finesse.
Vous me critiquez, mon cher doyen, avec autant de politesse
que vous rendez de justice au singulier génie du philosophe de
Sans-Souci. J'ai dit, il est vrai, dans le Siècle de Louis XIV, à l'ar-
ticle des Musiciens1, que nos rimes féminines, terminées toutes
par un e muet, font un effet très-désagréable dans la musique,
lorsqu'elles finissent un couplet. Le chanteur est absolument
obligé de prononcer :
Si vous aviez la rigueur
De m'ôter votre cœur,
Vous m'ôteriez la visa2.
Arcabonne est forcée de dire ;
Tout me parle de ce que y'aim-eu
[Amadis, acte, II, scène n.)
Médor est obligé de s'écrier :
„ . . . Ali ! quel tourment
D'aimer sans espérance-eu3 !
La gloire et la victoire, à la fin d'une tirade, font presque
toujours la gloire-eu, la vicloïre-eu. Notre modulation exige trop
souvent ces tristes désinences. Voilà pourquoi Quinault a grand
soin de finir, autant qu'il le peut, ses couplets par des rimes
masculines; et c'est ce que recommandait le grand musicien
Rameau à tous les poètes qui composaient pour lui.
Qu'il me soit donc permis, mon cher maître, de vous repré-
senter que je ne puis être d'accord avec vous quand vous dites
« qu'il est inutile, et peut-être ridicule , de chercher l'origine de
cette prononciation gloire-eu vicloire-eu, ailleurs que dans la
bouche de nos villageois ». Je n'ai jamais entendu de paysan
1. Voyez tome XIV, page 145.
2. Armide, acte V, scène i.
■j. Roland, acte 1, scène nr.
ANNEE '17 G 7. )7
prononcer ainsi en parlant; mais ils y sont forcés lorsqu'ils
chantent. Ce n'est pas non plus une prononciation vicieuse des
acteurs et des actrices de l'Opéra ; au contraire, ils fonl ce qu'ils
peuvent pour sauver la longue tenue de cette finale désagréable,
et ne peuvent souvent en venir à bout, C'est un petit défaut at-
taché à notre langue, défaut bien compensé par le bel effet que
font nos e muets dans la déclamation ordinaire.
Je persiste encore à vous dire qu'il n'y a aucune nation en
Europe ([ni fasse sentir les c muets, excepté la nôtre. Les Italiens
et les Espagnols n'en ont pas. Les Allemands et les Anglais en
ont quelques-uns; mais ils ne sont jamais sensibles ni dans la
déclamation ni dans le chant.
Venons maintenant à l'usage de la rime, dont les Italiens
et les Anglais se sont défaits dans la tragédie, et dont nous ne
devons jamais secouer le joug. Je ne sais si c'est moi que vous
accusez d'avoir dit que la rime est une invention des siècles
barbares; mais, si je ne l'ai pas dit, permettez-moi d'avoir la
hardiesse de vous le dire.
Je tiens, en fait de langue, tous les peuples pour barbares,
en comparaison des Grecs et de leurs disciples les Domains, qui
seuls ont connu la vraie prosodie. Il faut surtout que la nature
eût donné aux premiers Grecs des organes plus heureusement
disposés que ceux des autres nations, pour former en peu de temps
un langage tout composé de brèves et de longues, et qui, par
un mélange harmonieux de consonnes et de voyelles, était une
espèce de musique vocale. Vous ne me condamnerez pas, sans
doute, quand je vous répéterai que le grec et le latin sont à toutes
les autres langues du monde ce que le jeu d'échecs est au jeu de
daines, et ce qu'une belle danse est à une démarche ordinaire.
Malgré cet aveu, je suis bien loin de vouloir proscrire la
rime, comme feu M. de La Motte ; il faut tacher de se bien servir
du peu qu'on a, quand on ne peut atteindre à la richesse des
autres. Taillons habilement la pierre, si le porphyre et le granit
nous manquent. Conservons la rime ; mais permettez-moi tou-
jours de croire que la rime est faite pour les oreilles, et non pas
pour les yeux.
J'ai encore une autre représentation à vous faire. Ne serais-je
point un de ces téméraires que vous accusez de vouloir changer
l'orthographe? J'avoue qu'étant très-dévoué à saint François, j'ai
voulu le distinguer des Français; j'avoue que j'écris Danois et
Anglais : il m'a toujours semblé qu'on doit écrire comme on parle,
pourvu qu'on ne choque pas trop l'usage, pourvu que l'on con-
io. — Correspondais ce. XIII.
48 CORRESPONDANCE.
serve les lettres qui font sentir l'étymologie et la vraie significa-
tion du mot.
Comme je suis très-tolérant, j'espère que vous me tolérerez.
Vous pardonnerez surtout ce style négligé a un Français ou à un
François qui avait ou qui avoit été élevé à Paris dans le centre du
bon goût, mais qui s'est un peu engourdi depuis treize ans, au
milieu des montagnes de glace dont il est environné. Je ne suis
pas de ces phosphores qui se conservent clans l'eau. Il me fau-
drait la lumière de l'Académie pour m'éclairer et m'échauffer ;
mais je n'ai besoin de personne pour ranimer dans mon cœur
les sentiments d'attachement et de respect que j'ai pour vous, ne
vous en déplaise, depuis plus de soixante années.
6653. — A M. PEZAY.
5 janvier.
Je vous fais juge, monsieur, des procédés de Jean-Jacques Rous-
seau avec moi. Vous savez que ma mauvaise santé m'avait conduit
à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de
Rousseau : je trouvai les environs de cette ville si agréables que
j'achetai d'un magistrat, quatre-vingt-sept mille livres, une maison
de campagne, à condition qu'on m'en rendrait trente-huit mille
lorsque je la quitterais. Rousseau dès lors conçut le dessein de
soulever le peuple de Genève contre les magistrats, et il a eu enfin
la funeste et dangereuse satisfaction de voir son projet accompli.
Il écrivit d'abord à M. Tronchin qu'il ne remettrait jamais les
pieds dans Genève tant que j'y serais; M. Tronchin peut vous
certifier cette vérité. Voici sa seconde démarche.
Vous connaissez le goût de Mme Denis, ma nièce, pour les
spectacles; elle en donnait dans le château de Tournay et dans
celui de Ferney, qui sont sur la frontière de France, et les Gene-
vois y accouraient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte
pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants,
et quelques prôdicants qu'on nomme ministres.
Voilà pourquoi, monsieur, il prit le parti des ministres, au
sujet de la comédie, contre M. d'Alembert, quoique ensuite il ait
pris le parti de M. d'Alembert contre les ministres, et qu'il ait
fini par outrager également les uns et les autres; voilà pourquoi
il voulut d'abord m'engager dans une petite guerre au sujet des
spectacles; voilà pourquoi, en donnant une comédie et un opéra
à Paris, il m'écrivit que je corrompais sa république, en faisant
représenter des tragédies dans mes maisons par la nièce du grand
ANNÉE 1767.
19
Corneille, que plusieurs Genevois avaient l'honneur deseconder.
Il ne s'en tint pas là; il suscita plusieurs citoyens ennemis de
la magistrature; il les engagea à rendre le conseil de Genève
odieux, et à lui faire des reproches de ce qu'il soutirait, malgré
la loi, un catholique domicilié sur leur territoire, tandis que
tout Genevois peut acheter en France des terres seigneuriales, et
même y posséder des emplois de finance. Ainsi cet homme, qui
prêchait à Paris la liberté de conscience, et qui avait tant de besoin
de tolérance pour lui, voulait établir dans Genève l'intolérance
la plus révoltante et en même temps la plus ridicule.
M. Tronchin entendit lui-même un citoyen1, qui est depuis
longtemps le principal boute-feu de la république, dire qu'il fallait
absolument exécuter ce que Rousseau voulait, et me faire sortir
de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève. M. Tron-
chin, qui est aussi honnête homme que bon médecin, empêcha
cette levée de bouclier, et ne m'en avertit que longtemps après.
Je prévis alors les troubles qui s'exciteraient bien lût dans la
petite république de Genève : je résiliai mon bail à vie des Délices ;
je reçus trente-huit mille livres, et j'en perdis quarante-neuf,
outre environ trente mille francs2 que j'avais employés à bâtir
dans cet enclos.
1. Deluc; voyez lettre 6661.
2. Voici le compte de l'achat des Délices, tel que nous le trouvons dans la Revue
suisse, année 1855, page 669. Tronchin de Lyon avait sans doute eu connaissance
de la lettre de Voltaire à Pezay, et avait dressé ce compte pour y répondre :
« L'assertion sommaire de M. de Voltaire présente l'idée d'un vendeur peu dé-
licat, et d'un acquéreur trop magnifique sur le prix de ses jouissances. Ce n'est ni
l'un ni l'autre. Le domaine des Délices a en effet été vendu par un magistrat, le
10 février 1755, non compris les lods ou droits 78.033 1. 06 s. 8 d.
« Les lods et frais se sont élevés à la somme de. . . . 9,166 13 i
Total . . . 87,200 » »
« Dans ce prix étaient compris les meubles dont M. de
Voltaire achetait la propriété pour le prix de 15,000 » »
« Les Délices, sans les meubles et tels qu'ils devaient
être rendus à M. Tronchin par M. de Voltaire, ne coûtaient
ainsi que 72,200 » »
« De ces 72,200 livres. M. Tronchin en paya, lors do
l'acauisition 10,000 » »
« M. de Voltaire ne paya donc du prix des Délices que. 62,000 » »
« A la mort de M. de Voltaire ou à la cessation volon-
taire de sa jouissance, il était stipulé que M. Tronchin ren-
trerait dans son domaine en remboursant à M. de Voltaire. 38,000 » »
« M. de Voltaire en acquérait ainsi la jouissance pen-
dant sa vie pour 24,000 » »
« Le magistrat à qui ce domaine appartenait certifiera que la partie utile lui
20 CORRESPONDANCE.
Ce sont là, monsieur, les moindres traits de la conduite que
Rousseau a eue avec moi. M. Tronchin peut vous les certifier, et
toute la magistrature de Genève en est instruite.
Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m'a chargé
auprès de M. le prince de Conti et de M"ie la duchesse de Luxem-
bourg, dont il avait surpris la protection. Vous pouvez d'ailleurs
vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé les ser-
vices de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, et de tous
ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu'on
voulait alors faire passer pour de l'éloquence.
Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels que les
véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous sup-
plie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu'il
m'a suscitées, pendant quatre années, a été le prix de l'offre que je
lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne
nommée l'Ermitage, que vous avez vue entre Tournay et Ferney.
Je vous renvoie, pour tout le reste, à la lettre que j'ai été obligé
d'écrire à M. Hume l, et qui était d'un style moins sérieux que
celle-ci.
Que M. Dorât juge à présent s'il a eu raison de me confondre
avec un homme tel que Rousseau, et de regarder comme une
querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume,
M. d'Alembert, et moi, avons été obligés de repousser, offenses
qu'aucun homme d'honneur ne pouvait passer sous silence.
M. d'Alembert et M. Hume, qui sont au rang des premiers
écrivains de France et d'Angleterre, ne sont point des bouffons;
je ne crois pas l'être non plus, quoique je n'approche pas de ces
deux hommes illustres.
Il est vrai, monsieur, que, malgré mon âge et mes maladies,
je suis très-gai, quand il ne s'agit que de sottises de littérature,
de prose ampoulée, de vers plats, ou de mauvaises critiques;
rendait 2,000 livres par année, et M. de Voltaire en a joui dix ans. Il est vrai que
les deux dernières années, M. de Voltaire ayant fixé sa résidence à Ferney, avait
mis à ferme une portion de la partie utile des Délices pour 700 livres de France.
Il en avait diminué le produit par la destruction du quart des vignes, et la con-
version île quelques objets de production en agrément. Une écurie, un poulailler,
el quelques cabinets hors d'oeuvre, sont les seules constructions qu'il y ait faites.
Elles peuvenl avoir coûté de 4,000 à 5,000 livres. Les effets mobiliers servant à la
culture, chariots, tombereaux, une1 assez grande quantité d'orangers, etc., étaient
urés dépendants du domaine, et devaient y être laissés par M. de Voltaire à
sa sortie. Les chariots, tombereaux, orangers, tout, jusqu'aux chaudières de les-
siv ■. avail pas à Ferney lors de la reprise du domaine par M. Tronchin.»
1. Voyez tome XXVI, page 20.
ANNÉE -1767. u
mais on doit être très-sérieux sur les procédés, sur l'honneur, et
sur les devoirs de la vie.
6654. — A M. LE COMTE D'ARGENTALL
5 janvier, à deux heures.
La poste part dans le moment; nous n'avons que le temps de
dire que nous venons de recevoir la copie du mémoire de mon
cher ange à monsieur le vice-chancelier. Malheureusement ce
mémoire contredit toutes nos requêtes; nous avons toujours arti-
culé que nous ne connaissons pas la dame Doiret. Nous avons
commencé un procès contre elle, et tout cela est très- vrai. Mon
cher ange dit clans le mémoire que la Doiret est cousine de la
femme de charge du château : c'est nous rendre évidemment ses
complices. Nous conjurons mon cher ange de dire qu'il s'est
trompé, comme il s'est trompé en effet. Cela n'arrive pas soin ont
à mon cher ange ; mais quand il s'agit de faits, le pape même
n'est pas infaillible. Au nom de Dieu, tenez-vous-en à notre der-
nière requête à monsieur le vice-chancelier. Je vais dans le
moment à Soleure rendre compte de plusieurs affaires impor-
tantes à monsieur l'ambassadeur.
6655. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL?.
t ja
Comme nous ne voulons rien faire, mon très-cher ange, sans
vous en donner avis, nous vous communiquons, Mme Denis et
moi, le nouveau mémoire que nous sommes obligés d'envoyer à
monsieur le vice-chancelier, fondé sur une lettre dans laquelle
on nous avertit que des personnes3 pleines de bonté ont daigné
lui recommander cette malheureuse affaire.
Le mémoire, dont ces personnes ont ordonné qu'on nous fît
part, alléguait des faits dont elles ne pouvaient être instruites.
Ce mémoire se trouvait en contradiction avec les nôtres, et avec
le procès-verbal. Vous voyez, mon divin ange, que nous sommes
dans l'obligation indispensable d'exposer le fait tel qu'il est, et de
requérir que monsieur le vice-chancelier daigne se procurer les
informations que nous demandons. Nous sommes si innocents
que nous sommes en droit de demander justice au lieu de grâce.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. D'Argental.
22 CORRESPONDANCE.
Nous passerions pour être évidemment complices de la Doiret, si
nous l'avions connue.
Nous vous supplions de vouloir bien vous intéresser à l'autre
affaire1 que nous avons recommandée à vos bontés auprès de
M. de La Reynière, le fermier général.
Venons à des choses plus agréables. On ne pouvait guère,
dans l'état de crise où la république de Genève et moi nous nous
trouvons par hasard, imprimer correctement les Scythes; nous
vous enverrons incessamment des exemplaires plus honnêtes.
J'ai essuyé de bien cruelles afflictions en ma vie. Le baume de
Fier-à-bras, que j'ai appliqué sur mes blessures, a toujours été
de chercher à m'égayer. Rien ne m'a paru si gai que mon épître
dédicatoire. Je ne sais pas si elle aura plu, mais elle m'a fait
rire dans le temps que j'étais au désespoir.
J'avais promis à M. le chevalier de Beauteville d'aller lui
rendre sa visite à Soleure, et d'aller de là passer le carnaval chez
l'électeur palatin et arranger mes petites affaires avec M. le duc
de AVurtemberg ; mais mon quart d'apoplexie et une complica-
tion de petits maux assez honnêtes me forcent à rester dans mou
lit, où j'attends patiemment la nombreuse armée de cinq à six
cents hommes qui va faire semblant d'investir Genève. L'état-
major n'investira que Ferney ; il croira s'y amuser, et il n'y trou-
vera que tristesse, malgré le moment de gaieté que j'ai eu dans
mon épître dédicatoire, et clans ma préface contre Duchesne -.
Je pense qu'on ne saurait donner trop tôt les Scythes; il ne
s'agit que de trouver un vieillard. La représentation de cette
pièce ferait au moins diversion : cette diversion est si absolument
nécessaire qu'il faut que la pièce soit jouée ou lue.
Adieu , mon aimable et très-cher ange ; je me mets aux pieds
de Mn,c d'Argental ; j'ai bien peur qu'elle ne soit affligée.
GPmG. — A M. D AMILA VILLE.
7 janvier.
Je ne sais si je vous ai mandé, mon cher ami, que j'ai eu une
petite attaque qui m'avertit de mettre mes affaires en ordre.
Je n'ai rien à vous mander de nouveau. Vous aurez par le
premier ordinaire la tragédie des Scythes imprimée. On n'en a
tiré que très-peu d'exemplaires. Je vous prie de la donner à
1. Le renvoi de Janin.
2. Voyez à la fin des Scythes, l'Avis au lecteur.
ANNÉE 1767. 23
M"" de Florian dès que vous l'aurez lue avec Platou. Vous savez
qu'il est question de lui dans la préface.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
6657. — A M. DAMILAVILLE.
Jeudi matin, 8 jan\ ter.
Mon cher ami, en attendant que je lise une lettre de vous,
que je compte recevoir aujourd'hui , il faut que je vous commu-
nique une réponse que j'ai été obligé de faire à M. de Pezay1, au
sujet des vers de M. Dorât, que vous devez avoir vus, et qui ne
sont pas mal faits. Vous verrez si j'ai tort de regarder J.-J. Rous-
seau comme un monstre, et de dire qu'il est un monstre. Le
grand mal, dans la littérature, c'est qu'on ne veut jamais distin-
guer l'offenseur de l'offensé. M. Dorât a ses raisons pour suivre
le torrent, puisqu'il s'y laisse entraîner, et qu'il m'a offensé de
gaieté de cœur, sans me connaître.
J'arrête ma plume, en attendant votre lettre, et je vous prie
de communiquer a M. d'Alemhert celle que j'ai écrite à M. de
Pezay, avant que M. Dorât m'eût demandé pardon.
Nous avons reçu votre lettre du 3 de janvier. Nos alarmes et
nos peines ont été un peu adoucies, mais ne sont pas terminées.
Il n'y a plus actuellement de communication de Genève avec
la France; les troupes sont répandues par toute la frontière; et,
par une fatalité singulière, c'est nous qui sommes punis des sot-
tises des Genevois. Genève est le seul endroit où l'on pouvait
avoir toutes les choses nécessaires à la vie ; nous sommes blo-
qués, et nous mourons de faim : c'est assurément le moindre de
mes chagrins.
Je n'ai pas un moment pour vous en dire davantage. Tout
notre triste couvent vous embrasse.
6G58. — A M. DORAT.
A Ferney, ce 8 janvier.
Monsieur, à la réception de la lettre dont vous m'avez honoré,
j'ai dit, comme saint Augustin : 0 felix culpa2l Sans cette petite
échappée dont vous vous accusez si galamment, je n'aurais point
eu votre lettre , qui m'a fait plus de plaisir que l'Avis aux deux
1. Voyez lettre 6632.
2. Voyez la note 3, tome XXIX, page 582
24 CORRESPONDANCE.
prétendus S00gs no m'a pu causer de peine. Votre plume est comme
la lance d'Achille, qui guérissait les blessures qu'elle faisait.
Le cardinal de Bernis, étant jeune, en arrivant à Paris, com-
mença par faire des vers contre moi, selon l'usage, et finit par
me favoriser d'une bienveillance qui ne s'est jamais démentie.
Vous me faites espérer les mêmes bontés de vous, pour le peu de
temps qui me reste à vivre, et je crie Félix culpa! à tue-tête.
j'ai déjà In, monsieur, votre très-joli poëme sur la Déclama-
tion; il est plein de vers heureux et de peintures vraies. Je me
suis toujours étonné qu'un art, qui paraît si naturel, fût si diffi-
cile. Il y a, ce me semble, dans Paris beaucoup plus de jeunes
gens capables de faire des tragédies clignes d'être jouées qu'il
n'y a d'acteurs pour les jouer. J'en cherche la raison, et je ne
sais si elle n'est pas dans la ridicule infamie que des Welches ont
attachée à réciter ce qu'il est glorieux de faire. Cette contradic-
tion welche doit révolter tous les vrais Français. Cette vérité me
semble mériter que vous la fassiez valoir dans une seconde édi-
tion de votre poëme.
Je ne puis vous dire à quel point j'ai été touché de tout ce
que vous avez bien voulu m'écrire.
J'ai l'honneur d'être, etc.
P. S. Ma dernière lettre à M. le chevalier de Pezay1 était
écrite avant que j'eusse reçu la vôtre. J'en avais envoyé une copie
à uu de mes amis; mais je ne crois pas qu'il y ait un mot qui
puisse vous déplaire, et j'espère que les faits énoncés dans ma
lettre feront impression sur un cœur comme le vôtre.
6659. — A M. LE COMTE D'A R CE NT AL2.
8 janvier au soir, partira le 10.
Aies divins anges, nous recevons votre lettre du 3 janvier.
Allons vite au fait : 1° l'affaire était si grave que la première
chose que dit le receveur du bureau à cette dame, c'est qu'elle
sérail pendue : 2° le fidèle Wagnière vous écrivit du bureau même
pendanl que les monstres du bureau écrivaientà monsieur le vice-
chancelier; 3° cette affaire étant arrivée le 23 décembre au soir,
nous n'avons eu de nouvelles de vous qu'aujourd'hui 8 janvier,
el Le Jeune a écrit quatre lettres à sa femme dans cet intervalle;
h" nous ne pouvions faire autre chose que d'envoyer mémoire sur
1. C'est la lettre 6653.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 4 7G7. :>:,
mémoire au seul maître do cette affaire; tous ces mémoires ont
été uniformes. Nous avons toujours dit la même chose, et nous
ne pouvions deviner que vous imagineriez d'alléguer que coi le
femme est parente (\c notre femme de charge, attendu que nous
ne l'avons jamais dit dans nos défenses don! vous avez copie, el
queWagnière, à qui cette lettre est dictée, n'énonça point du
tout cette défaite dans la lettre qu'il a eu l'honneur de vous écrire
du bureau.
La femme même articula dans le procès-verbal qu'elle avait
une parente en Suisse, mais non pas à Ferney ; elle déclara qu'elle
ne nous connaissait point, et voici le certificat (pie Wagnière vous
en donne, en cas que vous ayez perdu sa lettre. II nous a donc
fallu absolument marcher sur la même ligne et soutenir toujours,
ce qui est très-vrai, que nous n'avons connu jamais la femme
Doiret, et que nous ne vendons point de livres.
5° il est très-vrai encore que le bureau de Collonges est en
faute jusque dans sa turpitude, et que sa barbarie n'est point en
règle. S'il a cru que la clame Doiret et son quidam 1 voulaient
faire passer en France des choses criminelles, il devait s'assurer
d'eux : première prévarication. Il n'était pas en droit de saisir les
chevaux et le carrosse d'une personne qui venait faire plomber
ses malles, qui se déclarait elle-même, et qui ne passait point
des marchandises en fraude selon les ordonnances : seconde
prévarication. Il pouvait même renvoyer ces marchandises sans
manquer à son devoir, et c'est ce qui arrive tous les jours dans
■d'autres bureaux. Mme Denis est légalement autorisée à redeman-
der son équipage, dont d'ailleurs cette femme Doiret s'était servie
frauduleusement, en achetant des habits de nos domestiques et
en empruntant d'eux nos équipages et des malles.
6° Nos malles ne nous sont revenues au nombre de deux que
parce que les commis mirent les papiers dans une troisièmes
pour être envoyés à monsieur le vice-chancelier.
7° Il est impossible que, si nous passons le moins du monde
pour complices de la femme qui taisait entrer ces papiers, nous
ne soyons exposés aux désagréments les plus violents.
8° Quand nous ne serions condamnés qu'à la plus légère
amende, nous serions déshonorés à quinze lieues à la ronde,
dans un pays barbare et superstitieux. Vous ne vous connaissez
pas en barbares.
9° Si on ne trouve pas un ami de M. de La Reynière qui
1. Janin.
-26 CORRESPONDANCE.
obtienne de lui la prompte et indispensable révocation du nommé
Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, entre Genève et Fer-
ney, l'affaire peut prendre la tournure la plus funeste.
Cette affaire, toute désagréable qu'elle est, ne doit préjudiciel*
en rien a celle des Scythes; au contraire, c'est une diversion con-
solante et peut-être nécessaire. Il serait bon sans doute que la
pièce fût jouée incessamment, et que les acteurs eussent leurs
rôles ; mais sans deux bons vieillards et sans une Obéide qui sache
faire entrevoir ses larmes en voulant les retenir, et qui découvre
son amour sans en parler, tout est bien hasardé. J'ai d'ailleurs
fait imprimer l'ouvrage pour prévenir l'impertinente absurdité
des comédiens, que MUe Clairon avait accoutumés à gâter toutes
mes pièces ; ce désagrément m'est beaucoup plus sensible que le
succès ne pourrait être flatteur pour moi.
J'imagine que l'épître dédicatoire n'aura pas déplu à MM. les
ducs de Praslin et de Choiseul; et c'est une grande consolation
pour le bonhomme qui cultive encore son jardin au pied du
Caucase, mais qui ne fera plus éclore de fleurs ni de fruits, après
une aventure qui lui ôte le peu de forces qui lui restait : ce bon
vieillard vous tend les bras de ses neiges, de Scythie aux murs
de Babylone. Y.
Du 9 janvier 1767.
La femme Doiret n'eut jamais de parents chez nous. Voici
les certificats que je vous annonçai hier :
« Je déclare que je n'ai jamais articulé dans aucun papier que
la dame Doiret eût des parents dans la maison.
« Fait à Ferney, 9 janvier 1767.
a Signé : Wagnière. »
« Je déclare la même chose, comme ayant été présent.
« Signé : Bâcle. »
P. S. (Relatif à la révocation de Janin.)
C'est sur quoi nous avons insisté dans toutes nos lettres ; nous
n'avons proposé l'intervention de M. de Courteilles que comme
le croyant à portée, par lui ou par ses amis, d'engager les fer-
miers généraux, chargés du pays de Gex, à casser au plus vite ce
malheureux. .Nous vous répétons que c'est un préalable très-
important pour empêcher que notre nom ne soit compromis et
que nous ne soyons exposés à un procès criminel.
ANNÉE 4767. ^7
Vous avez, mes divins anges, un résumé exacl de l'affaire.
Puisqu'elle dépend de M. de Montyon, que nous avons \n aus
Délices, nous allons lui écrire. Vous connaisse/ sans doute le
conseiller d'État qui préside à ce bureau. Nous avions espéré que
monsieur le vice-chancelier aurait la bonté de décider lui-même
cette affaire, et qu'il commencerait par s'informer s'il y a en effel
unefemme Doiretà Chàlons, à laquelle la malle pleine de papiers
est adressée. Il est fort triste que cette aventure soit discutée
devant des juges qui peuvent la criminaliser ; mais nous comptons
sur votre zèle, sur votre activité, sur vos amis.
Nous n'avons rien à nous reprocher, et s'il arrive un mal-
heur1, on aura la fermeté de le soutenir, malgré l'état languis-
sant où l'on est, et malgré la rigueur extrême d'un climat qui est
quelquefois pire que la Sibérie.
N'en parlons plus, mes chers anges, il n'est question que
d'agir auprès de M. de Montyon et du président du bureau,
non pas comme demandant grâce, mais comme demandant jus-
tice et conformément à nos mémoires, dont aucun ne dément
l'autre. Nous ne voulons point nous contredire comme Jean-
Jacques. Voilà notre première et dernière résolution, dont nous
ne nous sommes jamais départis, comme nous ne nous départi-
rons point des tendres sentiments qui nous attachent à vous pour
toute notre vie.
6660. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 9 janvier.
Le favori de Vénus, de Minerve, et de Mars, s'est donc res-
senti des infirmités attachées à la faiblesse humaine. Il a suc-
combé sous la fatigue des plaisirs; mais je me flatte qu'il est
bien rétabli, puisqu'il m'a écrit de sa main; il est d'ailleurs
grand médecin, et c'est lui qui guérit les autres. Je n'ai pas
l'honneur d'être de l'espèce de mon héros : dès que les neiges
couvrent la terre dans mon climat barbare, les taies blanches
s'emparent de mes yeux, je perds presque entièrement la vue.
Mon héros griffonne de sa main des lettres qu'à peine on peut
lire, et moi, je ne peux écrire de ma belle écriture; j'entrerai
d'ailleurs incessamment dans ma soixante et quatorzième année,
ce qui exige de l'indulgence de mon héros.
1. D'être forcé de déguerpir. (G. A.)
28 CORRESPONDANCE.
Nous faisons à présent la guerre très-paisiblement aux citoyens
têtus de Genève. J'ai trente dragons autour d'un poulailler qu'on
nomme le château de Tournay, que j'avais prêté à M. le duc de
Villars, sur le chemin des Délices. Je n'ai point de corps d'armée
à Ferney; mais j'imagine que, dans cette guerre, on boira plus
de vin qu'on ne répandra de sang.
Si vous avez, monseigneur, une bonne actrice à Bordeaux, je
vous enverrai une tragédie nouvelle pour votre carnaval ou
pour votre carême. Maman Denis, et tous ceux à qui je l'ai lue,
disent qu'elle est très-neuve et très-intéressante. La grâce que je
vous demanderai, ce sera de mettre tout votre pouvoir de gou-
verneur à empêcher qu'elle ne soit copiée par le directeur de la
comédie, et qu'elle ne soit imprimée à Bordeaux. J'oserais même
vous supplier d'ordonner que le directeur fît copierles rôles dans
votre hôtel, et qu'on vous rendît l'exemplaire à la fin de chaque
répétition et de chaque représentation ; en ce cas, je suis à vos
ordres.
Voici le mémoire concernant votre protégé1, et l'emploi de la
lettre de change que vous avez eu la bonté d'envoyer pour lui.
Quand même je ne serais pas à Ferney, il restera toujours dans
la maison ; maman Denisaurasoin de lui, et je lelaisserai le maî-
tre de ma bibliothèque. Il passe sa vie àtravailler dans sa chambre,
et j'espère qu'il sera un jour très-savant dans l'histoire de France.
Je lui ai fait étudier YHistoire des Pairs et îles Parlements, ce qui peut
lui être fort utile. Il se pourra faire que bientôt je sois absent
pour longtemps de Ferney ; je serais même aujourd'hui chez
AI. le chevalier de Beauteville, à Soleure, et de là j'irais chez le
duc de Wurtemberg et chez l'électeur palatin, si ma santé me le
permettait.
Dans cette incertitude, je vous demande en grâce d'avoir pour
moi la même bonté que vous avez eue pour Galien. Ni vos affai-
res, ni celles de la succession de M. le prince de Guise, ne seront
arrangées de plus de six mois. Je me trouve, à l'âge de soixante
cl quatorze ans, dans un état très-désagréable et très-violent. Votre
banquier de Bordeaux peut aisément vous avancer, pour six mois,
deux cents louis d'or, en m'envoyant une lettre de change de cette
somme sur Genève. Il lefera d'autant plus volontiers quele change
esl aujourd'hui très-avantageux pour les Français ; et il y gagnera,
en vous faisant un plaisir qui ne vous coûtera rien. J'aurai l'hon-
neur d'envoyer alors mon reçu â compte, de deux cents louis
1. Galien; voyez une note sur la lettre 6530-
ANNÉE 1767. 29
d'or, à M. l'abbé de Jîlet, sur ce qui m'est dû do votre part. Il
joindra ce reçu à ceux que mon notaire a précédemment fournis
à vos intendants ; ou, si vous l'ordonnez, j'adresserai ce reçu à
vous-même, et vous l'enverrez à M. l'abbé de filet. Je ne vous pro-
pose de le lui adresser en droiture que pour éviter le circuit,
Si je suis à Soleure, le trésorier des Suisses nie comptera cet
argent, et se fera payer à Genève. Je vous aurai une extrême
obligation, car, quoique j'aie essuyé bien des revers en ma vie, je
n'en ai point eu de plus imprévu et de plus désagréable que celui
que j'éprouve aujourd'hui. Ayez la bonté de me donner vos or-
dres sur tous ces points, et de les adresser à Genève sous l'enve-
loppe de M. Hennin, résident de France. La lettre me sera rendue
exactement, quoiqu'il n'y ait plus de communication entre le
territoire de France et celui de Genève ; et si je suis à Soleure,
M"11' Denis m'enverra votre lettre. Vous pouvez prescrire aussi ce
que vous voulez qu'elle dépense par an pour les menues néces-
sités de Galien ; elle vous enverra le compte au bout de l'année.
Je n'ai d'autres nouvelles à vous mander des pays étrangers,
sinon que le corps des négociants français, qui est à Vieime, m'a
écrit que vous partiez incessamment pour aller chercher une ar-
chiduchesse1, et qu'il me demandait des harangues pour toute
la famille impériale et pour Votre Excellence. J'ai répondu lan-
ternes à ce corps, qui me paraît mal informé.
A l'égard du petit corps de troupes qui est dans mes terres,
j'ai bien peur d'être obligé, si je reste dans le pays, de faire plus
d'une harangue inutile pour l'empêcher de couper mes bois. On
dit que M. de La Borde ne sera plus banquier du roi. C'est pour
moi un nouveau coup, car c'est lui qui me faisait vivre.
Je me recommande à vos bontés, et je vous supplie d'agréer
mon très-tendre respect.
6601. — A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 9 janvier.
Monsieur, je comptais avoir l'honneur de venir présenter les
Scythes à Votre Excellence, et je déménageais comme la moitié de
Genève ; mais il plut à la Providence d'affliger mon corps des pieds
jusqu'à la tête. Je la supplie de ne vous pas traiter de même dans
ce rude hiver. Je vous envoie donc (es Scythes comme un inter-
1. Marie-Antoinette, qui épousa, eu 1770, le dauphin, depuis Louis XVI.
30 CORRESPONDANCE.
mède à la tragi-comédie de Genève. On a logé des dragons autour
de mon poulailler, nommé le château de Tournay. Maman Denis
ne pourra plus avoir de bon bœuf sur sa table ; elle envoie cher-
cher de la vache à Gex. Je ne sais pas même comment on fera
pour avoir les lettres qui arrivent au bureau de Genève. Il au-
rait donc fallu placer le bureau dans le pays de Gex. Ce qu'il y a
de pis, c'est qu'il faudra un passe-port du roi pour aller prendre
de la casse chez Colladon l.
Passe encore pour du bœuf et des perdrix, mais manquer de
casse ! cela est intolérable ; il se trouve à fin de compte que c'est
nous qui sommes punis des impertinences de Jean-Jacques et du
fanatisme absurde de Deluc le père2, qu'il aurait fallu bannir de
Genève à coups de bâton, pour préliminaire de la paix.
Que les Scythes vous amusent ou ne vous amusent pas, je vous
demande en grâce de les enfermer sous cent clefs, comme un
secret de votre ambassade. M. le duc de Choiseul et M. le duc
de Praslin sont d'avis qu'on joue la pièce avant qu'elle paraisse
imprimée. Je ne suis point du tout de leur avis ; mais je dois dé-
férer à leurs sentiments autant qu'il sera en moi.
Daignez donc vous amuser avec Obéide3, et enfermez-la dans
votre sérail, après avoir joui d'elle, et que M. le chevalier de
Taules en aura eu sa part.
Le petit couvent de Ferney, faisant très-maigre chère, se met
â vos pieds.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, monsieur, de
Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6G62. — A M. LE DUC DE CHOISEUL,
SLR LE CORDON DK TROUPES AUPRÈS DE GENÈVE.
9 janvier.
Mon héros, mon protecteur, c'est pour le coup que vous êtes
mon colonel. Le satrape Elochivis environne mes poulaillers de
1. Plusieurs écrivains genevois ont porté le nom de Colladon. Un Théodore
Colladon, de Bourges, avait exercé la médecine à Genève au commencement du
XVIIe siècle. Il est à croire qu'il y avait, en 1707, à Genève, un apothicaire de ce
nom; mais les expressions de casse, eau, bouteilles de Colladon, sont employées
par Voltaire pour désigner 1rs ouvrages philosophiques. (B.)
2. François Deluc, né en 1698, mort en 1780; voyez tome IX, une des notes
du chant IV de la Guerre de Genève.
3. Personnage de la tragédie des Scythes.
ANNÉE 1767. .51
ses innombrables armées, et le bonhomme qui cultive son jar-
din au pied du mont Caucase1 est terriblement embarrassé par
votre funeste ambition.
Permettez-moi la liberté grande2 de vous dire que vous avez
le diable au corps. Maman Denis et moi, nous nous jetons à vos
pieds. Ce n'est pas les Genevois que vous punissez, c'est nous,
grâce à Dieu. Nous sommes cent personnes à Ferney qui man-
quons de tout, et les Genevois ne manquent de rien. Nous n'avons
pas aujourd'hui de quoi donner à dîner aux généraux de votre
armée.
A peine l'ambassadeur de votre Sublime Porte eût-il assuré
que le roi de Perse prenait les honnêtes Scythes sous sa protec-
tion et sauvegarde spéciale, que tous les bons Scythes s'enfuirent.
Les habitants de Scythopolis peuvent aller où ils veulent, et re-
venir, et passer, et repasser, avec un passe-port du chiaoux Hen-
nin ; et nous, pauvres Persans, parce que nous sommes votre
peuple, nous ne pouvons ni avoir à manger, ni recevoir nos let-
tres de Babylone, ni envoyer nos esclaves chercher une méde-
cine chez les apothicaires de Scythopolis.
Si votre tête repose sur les deux oreillers de la justice et delà
compassion, daignez répandre la rosée de vos faveurs sur notre
disette.
Dès qu'on eut publié votre rescrit impérial dans la superbe
ville de Gex, où il n'y a ni pain ni pâte, et qu'on eut reçu la dé-
fense d'envoyer du foin chez les ennemis, on leur en fit passer
cent fois plus qu'ils n'en mangeront en une année. Je souhaite
qu'il en reste assez pour nourrir les troupes invincibles qui bor-
dent actuellement les frontières de la Perse.
Que Votre Sublimité permette donc que nous lui adressions
une requête <jui ne sera point écrite en lettres d'or, sur un par-
chemin couleur de pourpre, selon l'usage, attendu qu'il nous
reste à peine une feuille de papier, que nous réservons pour votre
éloge.
Nous demandons un passe-port signé de votre main prodigue
en bienfaits, pour aller, nous et nos gens, à Genève ou en Suisse,
selon nos besoins ; et nous prierons Zoroastre qu'il intercède
auprès du grand Orosmade, pour que tous les péchés de la chair
que vous avez pu commettre vous soient remis.
1. Voyez la dédicace des Scythes, tome VI, page 263.
2. Expression des Mémoires de Gramtnont, chap. ni,
32 CORRESPONDANCE.
6663. — A M. DE M ONT Y ON ».
Ferney, par Genève, 9 janvier.
Monsieur, c'est une grande consolation que vous soyez le juge
de ma nièce, M"" Denis : car, pour moi, n'ayant rien, on ne peut
rien m'ôter ; j'ai tout donné. Le château que j'ai bâti lui appar-
tient ; les chevaux, les équipages, tout est à elle. C'est elle que
les cerbères de bureau d'entrée persécutent ; nous avons tous
deux l'honneur de vous écrire pour vous supplier de nous tirer
des griffes des portiers de l'enfer.
Vous avez sans doute entre les mains, monsieur, tous nos
mémoires envoyés à monsieur le vice-chancelier, qui sont exacte-
ment conformes les uns aux autres, parce que la vérité est
toujours semblable à elle-même.
Il est absurde de supposer que Mmc Denis et moi nous fassions
un commerce de livres étrangers : il est très-aisé de savoir de
la dame Doiret de Chàlons, à laquelle les marchandises sont
adressées par une autre Doiret, toute la vérité de cette affaire, et
où est la friponnerie.
Nous n'avons jamais connu aucune Doiret, y en eût-il cent :
il y a une femme Doiret qui est venue dans le pays en qualité de
fripière ; elle a acheté des habits de nos domestiques, sans que
nous rayons jamais vue ; elle a emprunté d'eux un vieux carrosse
et des chevaux de labourage de notre ferme, éloignée du châ-
teau, pour la conduire; et nous n'en avons été instruits qu'après
la saisie.
Loin de contrevenir en rien à la police du royaume, j'ai aug-
menté <-onsidérablementla fermedu roi sur la frontière où je suis,
en défrichant les terres, et en bâtissant onze maisons ; et, loin de
faire la moindre contrebande, j'ai armé trois fois mes vassaux et
mes gens contre les fraudeurs. Je ne suis occupé qu'à servir le
roi, et j'ai trouvé dans les belles-lettres mon seul délassement à
l'âge de soixante-treize ans.
Nous avons encore beaucoup plus de confiance en vos bontés,
monsieur, que nous n'avons de chagrin de cette aventure inat-
tendue. M. d'Argental peut vous certifier sur son honneur que
1. Jean-Baptiste-Roberl Uiget, baron de Montyon, mort le 19 décembre ÎS'^O
âgé de quatre-vingt-sept ans, a légué des sommes considérables aux hôpitaux de
Paris, et a fuit lus Tonds de différents prix que distribuent annuellement des classes
de l'Institut.
ANNÉE -1767.
33
nous n'avons aucun tort, Mme Denis, ni moi ; et mou neveu
l'abbé Mignot, en est parfaitement instruit.
Nous espérons recouvrer incessamment des pièces qui prou-
veront bien que nous n'avons jamais eu la moindre connais-
sance du commerce de la femme Doiret, ni de sa personne :
nous vous demandons en grâce d'attendre, pour rapporter l'af-
faire, que les pièces vous soient parvenues. Mrae Denis est trop
malade pour avoir l'honneur de vous écrire ; et moi, qui l'ai été
beaucoup plus qu'elle, j'espère que vous pardonnerez à un vieil-
lard presque aveugle si j'emploie une main étrangère pour vous
présenter le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire du roi.
Je me joins à mon oncle avec les mêmes sentiments, mon-
sieur. Votre très-humble et très-obéissante servante.
Denis.
66G4. — DE CATHERINE II i,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE.
A Saint-Pétersbourg-, ce 9 janvier 1767.
Monsieur, je viens de recevoir votre lettre du 22 décembre2, clans la-
quelle vous me donnez une place décidée parmi les astres; mais je ne sais
si ces places-là valent la peine qu'on les brigue. Par tout autre que vous et
vos dignes amis je ne voudrais point être mise au rang de ceux que le
genre humain a adorés pendant si longtemps. En effet, quelque peu d'amour-
propre qu'on se sente, réflexion faite, il est impossible de désirer de se voir
en égalité avec des oignons, des chats, des veaux, des peaux de bote, des
serpents, des crocodiles, des bêtes de toute espèce, etc., etc. Après cette
énumération, quel est l'homme qui voulût des temples?
Laissez-moi donc, je vous prie, sur la terre; j'y serai mieux à portée
de recevoir vos lettres, celles de vos amis les d'Alembert, les Diderot; j'y
serai témoin de la sensibilité avec laquelle vous vous intéressez à tout ce
qui regarde les lumières de notre siècle, partageant si parfaitement ce titre
avec eux.
Malheur aux persécuteurs! ils mérite it d'être rangés parmi les déités
ci-dessus spécifiées. Voilà leur vraie place.
1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire
de l'empire de fiussie, tome X, page 159.
2. Lettre 6629.
45. — Correspondance. XIII. 3
34 CORRESPONDANCE.
Au reste, monsieur, soyez persuadé que votre approbation m'encourage
beaucoup.
L'article dont je vous ai fait part1, qui regarde la tolérance, ne sera
rendu public qu'à la fin de l'été prochain.
Je me souviens de vous avoir écrit dans ma précédente ce que je pensais
de la publication des pièces qui concernent l'archevêque de Novogorod : cet
ecclésiastique a donné depuis peu encore une preuve des sentiments que
vous lui connaissez. Un homme qui avait traduit un livre le lui porta; il
lui dit qu'il lui conseillait de le supprimer, parce que, dit-il, il contient dos
principes qui établissent les deux puissances.
Soyez assuré que, quelque titre que vous preniez, il ne nuira jamais chez
moi à la considération qui est due à celui qui plaide avec toute l'étendue
de son génie la cause de l'humanité.
6665. - A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL 2.
A Ferney, 10 janvier.
Dans l'excès de ma douleur, madame, votre lettre a été pour
moi d'une grande consolation. Il est vrai que cette douceur est.
encore empoisonnée par mes craintes : car quelle faveur a faite
monsieur le vice-chancelier en faisant juger l'affaire par une
commission dont le président peut la criminaliser? Il est certain
que si on lui avait parlé d'abord au lieu de lui écrire trop tard,
l'affaire aurait été étouffée comme le demandait mon oncle dans
ses premières démarches. M. d'Argental lui mande aujourd'hui
qu'il lui a fallu du temps pour se bien assurer que c'était à mon-
sieur le vice-chancelier qu'il fallait s'adresser : et à quel autre,
madame, était-il possible de recourir, lorsqu'on mandait le
23 décembre que c'était à monsieur le vice-chancelier que le
malheureux receveur de Collonges venait d'écrire en droiture?
Collonges est le premier bureau de France, et monsieur le vice-
chancelier lui a donné depuis longtemps les ordres les plus
rigoureux, de sa propre main. M. d'Argental reçut le billet avant
(lue monsieur le vice-chancelier, occupé d'autres affaires, put
recevoir le procès-verbal. C'était le cas de courir sur-le-champ à
Versailles; on arrêtait tout, on prévenait tout. Si M. d'Argental
ne pouvait prendre sur lui de parler lui-même, c'était assurément
le cas d'employer le crédit de M. le duc de Praslin.
Mrae la duchesse d'Enville n'a rien fait, si elle s'est contentée
1. Lettre 6393.
2. Éditeurs, de Cayrol et François. — Cette lettre est écrite au nom de
M-' Denis.
ANNÉE 17 67. 35
d'écrire; il faut parler, dans une affaire aussi importante, et
parler fortement.
Monsieur le vice-chancelier a fait tout le contraire de ce que
nous espérions : nous nous flattions qu'il retiendrait le fond de
l'affaire à lui seul, et qu'il laisserait à la justice ordinaire le soin
de décider si la saisie de mon équipage était légale ou non.
Nous demandions qu'il se fit instruire de ce que c'est qu'une
femme Doiret, de Chàîons; nous empêchions parla qu'on ne
perçât jusqu'à une dame Le Jeune, trop connue dans le pays où
nous sommes, et surtout par les domestiques de M. de Beauté-
ville, qui n'est que trop instruit de cette affaire.
Un malheureux délai, dans des circonstances qui deman-
daient la plus grande célérité, nous jette dans un abîme nou-
veau ; et l'idée de faire passer la dame Le Jeune pour la parente
de notre femme de charge, idée contraire à tout ce que nous
avions mandé et à la vérité, a augmenté notre malheur et notre
désespoir. Il n'y a rien de si funeste dans les affaires de cette
espèce que les contradictions ; elles peuvent tenir lieu de con-
viction d'un délit que nous n'avons certainement pas commis, et
ce n'est pas à moi de payer l'amende et d'être déshonorée dans
le pays pour une femme étrangère, dont j'ignore absolument le
commerce.
Il était tout naturel de penser que AI. le duc de Praslin, ou
M. d'Argental, aurait prévenu d'un mot le funeste état où nous
sommes.
Tout ce qui reste à faire, à mon avis, c'est d'engager M. de
Montyon à différer son rapport, sous prétexte que nous avons
encore des pièces essentielles à produire. C'est ce que mon oncle
lui mande, et ce que mon frère1, son ami intime, lui certifiera.
On pourra, pendant ces délais, parler à monsieur le vice-chan-
celier, qui est le maître absolu de cette affaire, comme on l'avait
marqué d'abord à M. d'Argental, et qui peut encore tout as-
soupir.
Je vous avoue que je suis toute confondue que M. le duc de
Praslin ne se soit pas mis en quatre dans cette occasion. Ce n'est,
certainement pas notre affaire, puisque les livres appartiennent
à AI1" Le Jeune, et non à nous. Il serait affreux que je fusse con-
damnée a l'amende pour elle. Cet affront serait capable de me
faire mourir de douleur. La saisie est pleine d'irrégularités, et
les gens du bureau de Collonges ne méritent que punition.
1. L'aLbi Vignot.
3G CORRESPONDANCE.
Il est peut-être encore temps d'assoupir cette affaire, si on
s'y prend avec la vivacité et la chaleur qu'elle mérite. Songez,
madame, que, si elle était portée au criminel, il ne s'agit pas
moins que de la vie pour les accusés, et qu'il y en a des exemples.
Prenez sur vous, madame, de dire à M. le duc de Praslin la
chose tout comme elle est. Il aura sans doute le courage de
parler à monsieur le vice-chancelier, et de faire enterrer dans
un profond oubli une affaire dont l'éclat serait épouvantable.
Pourquoi n'a-t-on pas pris ce parti d'abord ? Je m'y perds : car il
est bien certain que M. d'Argental a été instruit qu'il fallait parler
à monsieur le vice-chancelier plus de cinq ou six heures avant
que ce magistrat, occupé de l'affaire de M. de La Chalotais, ait
pu lire la lettre du bureau de Collonges. Ce moment manqué,
et toute notre maison ayant été, ainsi que la pauvre Le Jeune,
dans des transes continuelles depuis le 23 décembre jusqu'au
8 janvier, sans recevoir aucun mot d'avis, en proie aux discours
affreux de la province et de Genève, nous nous voyons enfin
traduits à un tribunal, et personne ne peut savoir, quand un
procès commence, comment il finira.
Il ne faut pas se flatter que les conseillers d'État, que les
maîtres des requêtes qui composent ce bureau se tairont : i! y
aura de l'éclat si l'affaire n'est pas étouffée. Il faudra bien que le
receveur de Collonges dise ses raisons. Il nommera le quidam
qui a accompagné Mme Le Jeune, et ce quidam se trouve tout
juste celui qui peut tout perdre : c'est ce fripon de Janin qui Fa
vendue, après lui avoir fait les offres les plus pressantes ; c'est
ce Janin, contrôleur du bureau de Sacconex, dont nous obtien-
drons probablement la destitution par M. Rougeot, fermier gé-
néral, notre ami, et par M. de La Reynière, à qui nous avons
écrit. Mais nous ne tenons rien si nous ne sommes secondés. Il
est si aisé de faire parler à des fermiers généraux que je ne
conçois pas qu'on ait pu manquer ce préliminaire, qui est d'une
nécessité absolue. Si ce nommé Janin reste encore au pays de
Gex quinze jours, j'aimerais autant que toute cette histoire fût
dans la gazette, et vous verrez qu'elle y sera pour peu qu'on se
néglige. Car malheureusement, en quelque endroit que soit mon
oncle, il est sous le chandelier. Croyez-moi, madame, je vous en
conjure; exigeons de M. de Montyon qu'il diffère le rapport. En-
gagez M. le duc de Praslin à demander très-sérieusement que
tout soit assoupi. Je l'estime trop pour penser qu'il craigne de se
compromettre pour une amie telle que vous. Il aurait dû parler
dès le 28 décembre. A quoi sert l'amitié, si elle n'agit pas? Votre
ANNÉE 1767. 37
cœur entend le mien; je vous suis attachée pour Je reste de ma
vie.
Pardonnez-moi si je ne vous écris point de ma main ; je ne
sais plus où j'en suis. Tout ce que je puis faire, madame, est de
vous assurer des tendres sentiments que je vous ai voués pour
jamais.
6666. — DU CARDINAL DE BERNIS.
A Alby, ce 1 1 janvier.
Vos Scythes, mon cher confrère, n'ont rien de la vieillesse; si je leur
trouvais un défaut, ce serait plutôt d'être trop jeunes. Gela veut dire que le
sujet conçu par l'homme de génie a été rempli avec trop peu db soin. Le
contraste des mœurs persanes et scythes n'est pas assez frappant; il n'est
donc pas digne de vous. Fouillez-vous, mon cher confrère, vous trouverez
à foison de ces vers brillants et heureux qui s'impriment dans la mémoire,
et qui caractérisent vos ouvrages de poésie; ornez-en un peu vos Persans
et vos Scythes. Vos deux vieillards, l'un nourri à la cour et dans les armes,
l'autre, chef de peuples, peuvent dire des choses plus remarquables. Il fau-
drait bien établir, dès les premiers actes, que la femme scythe doit tuer de
sa main le meurtrier de son mari. Cela augmenterait la vraisemblance, et
doublerait le (rouble du spectateur. Obéide renferme trop sa passion; on ne
voit pas assez les efforts qu'elle a faits pour l'étouffer et pour la sacrifier au
devoir et à l'honneur. L'outrage qu'elle a reçu n'est pas assez démêlé:
Athamare a-t-il voulu l'enlever, ou lui faire violence? Le spectateur fran-
çais ne souffrirait pas cette dernière idée, elle révolterait la décence des
mœurs générales, et réveillerait le goût des mauvaises plaisanteries, si na-
turel aux Français. Obéide ne se défend pas assez de l'horrible fonction de
poignarder son amant; elle souscrit trop tôt à cette loi des Scythes, qui n'est
fondée ni dans la pièce, ni dans l'histoire. On est surpris qu' Athamare con-
serve la vie par la seule raison qu'Obéide a préféré de se tuer elle-même :
car, convenez-en, ce n'est que par une subtilité qu'il se trouve compris
dans le traité passé entre les Scythes et les Persans:
Le coupable respire, et l'innocente meurt.
L'âme du spectateur n'est guère satisfaite, quand les malheurs ne s'accor-
dent pas avec la justice. Voilà mes remarques, ouplutôtmes doutes. J'aime
votre gloire : c'est ce qui me rend peut-être trop difficile. Je ne vous parle
pas de quelques expressions faibles ou impropres; vous corrigerez tout cela à
votre toilette, ou en vous promenant dans votre cabinet. Dieu vous adonné
le talent de produire, et l'heureuse facilité de corriger. 11 vous en a donné
un bien plus utile, celui de corriger les ridicules de votre siècle, et de les
corriger en riant et en faisant rire ceux qui ont conservé le goût de la bonne
compagnie. Les écrivains se moquent quelquefois de cette bonne compa-
gnie avant d'y être admis; mais il est bien rare qu'ils en saisissent le ton ;
3S CORRESPONDANCE.
or, ce ton n'est autre chose que l'art de ne blesser aucune bienséance.
Moquez-vous donc, tant que vous voudrez, de l'insolence, de la vanité, de
la hardiesse, si communes aujourd'hui ec si déplacées. Vos récréations en
ce genre contribuent à la bonne santé, et corrigent l'impertinence de nos
mœurs. 11 est plaisant que l'orgueil s'élève, à mesure que le siècle baisse:
aujourd'hui presque tous les écrivains veulent être législateurs, fondateurs
d'empires, et tous les gentilshommes veulent descendre des souverains. On
passait autrefois ces chimères aux grandes maisons; elles seules en avaient
le privilège exclusif: aujourd'hui tout le monde s'en môle. Riez de tout cela,
et faites-nous rire; mais il est digne du plus beau génie de la France de
terminer sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la vertu, l'ordre,
la subordination, sans laquelle toute société est en trouble. Rassemblez ces
traits de vertu, d'humanité, d'amour du bien général, épars dans vos ouvrages ,
et composez-en un tout qui fasse aimer votre âme autant qu'on adore
votre esprit. Voilà mes vœux de cette année, ils ne sont pas au-dessus
de vos forces, et vous trouverez dans votre cœur, dans votre génie, dans
votre mémoire si bien ornée, tout ce qui peut rendre cet ouvrage un chef-
d'œuvre. Ce n'est pas une pédanterie que je vous demande, ni une capuci-
nade; c'est l'ouvrage d'une âme honnête et d'un esprit juste.
6C67. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL *.
12 janvier.
Vous serez peut-être impatienté, mon adorable ange, de re-
cevoir si souvent de mes lettres; mais c'est que je suis bien
affligé d'en recevoir si peu de vous. Pardonnez, je vous en con-
jure, aux inquiétudes de Mrae Denis et aux miennes.
Voyez encore une fois dans quel embarras cruel nous a jetés
le délai de parler à monsieur le vice-chancelier, que dis-je, mon
cher ange, de lui faire parler? On s'est borné à lui faire écrire,
et il n'a reçu la lettre de recommandation qu'après avoir porté
l'affaire à un bureau de conseillers d'État. Voilà certainement
de ces occasions où M. le duc de Praslin aurait pu parler sur-le-
champ, interposer son crédit, donner sa parole d'honneur, et
finir l'affaire en deux minutes.
Vous me mandates quelque temps auparavant, à propos de
M. de Sudre, que les ministres s'étaient fait une loi de ne point
se compromettre pour leurs amis, et de ne se rien demander les
uns aux autres. Ce serait assurément une loi bien odieuse que
l'indifférence, la mollesse et un amour-propre concentré en soi-
même, auraient dictée. Je ne puis m'imaginer qu'on n'ait de
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 170 7. 39
chaleur que pour des vers de tragédie, et qu'on n'eu mette pas
dans les choses les plus intéressantes pour des amis tels que
vous.
Il ne m'appartient pas de me dire l'ami de M. le duc de
Choiseul, comme Horace l'était de Mécène; mais il m'honore de
sa protection. Sachez que, dans le temps même que vous ne
vous adressiez pas à votre ami pour une affaire essentielle qui
peut vous compromettre autant que moi-môme, M. le duc de
Choiseul, accahlé d'affaires, parlait à monsieur le vice-chance-
lier pour un maître des comptes, beau-frère de M11" Corneille qui
a épousé M. Dupuits. M. le duc de Choiseul, qui ne connaît ni
M. Dupuits ni ce maître des comptes, faisait un mémoire à ma
seule recommandation, le donnait à M. de Maupcou, m'envoyait
copie du mémoire, m'envoyait une lettre de quatre pages de
monsieur le vice-chancelier sur cette affaire de bibus. Voilà
comme on en agit quand on veut obliger, quand on veut se
faire des créatures. M. le duc de Choiseul a tiré deux hommes1
des galères à ma seule prière, et a forcé M. le comte de Saint-
Florentin à faire cette grâce. Je ne connaissais pas assurément
ces deux galériens ; ils m'étaient seulement recommandés par
un ami.
Est-il possible que dans une affaire aussi importante que
celle dont il s'agit entre nous, votre ami, qui pouvait tout, soit
demeuré tranquille! Pensez-vous qu'une lettre de M"" la du-
chesse d*Enville, écrite après coup, ait fait une grande impres-
sion, et ne voyez-vous pas que le président du bureau peut, s'il
le veut, faire un très-grand mal ?
Quand je vous dis que Le Jeune passe pour être l'associé de
Merlin, je vous dis la vérité, parce que La Harpe Fa vu chez
Merlin, parce que sa femme elle même a dit à son correspondant
qu'elle faisait des affaires avec Merlin. En un mot, pour peu que
le président du bureau ait envie de nuire, il pourra très-aisément
nuire ; et je vous dirai toujours que cette affaire peut avoir les
suites les plus douloureuses si on ne commence par chasser de
son poste le scélérat Janin. Dès qu'il sera révoqué, je trouverai
bien le moyen de lui faire vider le pays sur-le-champ ; ne vous
en mettez pas en peine.
Est-il possible que vous ne vouliez jamais agir! Quelle diffi-
culté y a-t-il donc d'obtenir de M. de La Reynière ou de M. Rou-
geot la révocation soudaine d'un misérable et d'un criminel?
1. Condamnés pour un délit de chasse commis clans un domaine do la couronne
40 CORRESPONDANCE.
N'est-ce pas la chose du monde la plus aisée de parler et de
trouver quelqu'un qui parle à un fermier général ? Je vous ré-
pète encore ce que nous avons dit, Mme Denis et moi, dans notre
dernière lettre : demandons des délais à M. de Montyon. Faites
agir cependant, ou agissez vous-même auprès de M. de Maupeou ;
qu'on lui fasse sentir l'impertinente absurdité de m'accuser d'être
le colporteur de quatre-vingts (car je sais à présent qu'il y en a
tout autant) exemplaires du Vicaire savoyard1 de Jean-Jacques,
mon ennemi déclaré! Songez bien surtout à notre dernier mé-
moire, signé de Mme Denis, du 28 décembre, commençant par
ces mots : Le sieur de Voltaire étant retombe malade, etc. Observez
que tous nos mémoires sont uniformes. Réparez, autant que
vous le pourrez, le dangereux énoncé que vous avez fait que la
femme Doiret était parente de notre femme de charge; nous
avons toujours affirmé tout le contraire, selon la plus exacte
vérité. Nous avons même donné à monsieur le vice-chancelier,
et par conséquent au président du bureau, la facilité de savoir
au juste cette vérité par le moyen du président du grenier à sel
de Versailles, beau-frère de notre femme de charge. Nous n'a-
vons épargné aucun soin pour être en tout d'accord avec nous-
mêmes, et cette malheureuse invention de rendre la femme
Doiret parente de nos domestiques est capable de tout perdre.
Pardon, mon cher ange, si je vous parle ainsi. L'affaire est
beaucoup plus grave que vous ne pensez, et il faut, en affaires,
s'expliquer sans détour avec ceux qu'on aime tendrement. Ne
dites point que les mots d'affaire cruelle et déshonorante soient trop
forts; ils ne le sont pas assez : vous ne connaissez pas l'esprit de
province, et surtout l'esprit de notre province. Il y a un coquin
de prêtre2 contre lequel j'ai fait intenter, il y a quelques an-
nées, un procès criminel pour une espèce d'assassinat dévote-
ment commis par lui ; il lui en a coûté quatre mille francs, et
vous pensez bien qu'il ne s'endort pas : et quand je vous dis
qu'il faut faire chasser incessamment Janin, qui est lié avec ce
prêtre, je vous dis la chose du monde la plus nécessaire et qui
exige le plus de promptitude.
On parle déjà d'engager l'évêque3 du pays à faire un mande-
ment allobroge. Vous ne pouvez concevoir combien le tronc de
1. Le Vicaire savoyard faisait partie du Recueil nécessaire, dont presque
toutes les pièces sont de Voltaire.
2. Ancian, curé de Moëns.
3. Biord.
ANNÉE 17G"
41
cette affaire a jeté de brandies, et tout cela pour n'avoir pas
parlé tout d'un coup, pour avoir perdu du temps, pour n'avoir pas
employé sur-le-champ l'intervention absolument nécessaire d'un
ministre qui pouvait nous servir, d'un ami qui devait nous servir.
Si la précipitation gâte des affaires, il y en a d'autres qui
demandent delà célérité etdu courage : il faut quelquefois saper ;
mais il faut aussi aller à la brèche.
Pardon encore une fois, mon très-cher ange, mais vous sentez
que je ne dis que trop vrai.
Pour faire une diversion nécessaire au chagrin qui nous
accable, et pour faire sentir à toute la province que nous ne re-
doutons rien des deux plus détestables engeances de la terre,
c'est-à-dire des commis et des dévots, nous répétons les Scythes;
nous les allons jouer, on va les jouer à Genève et à Lausanne;
nous vous conseillons d'en faire autant à Paris. J'envoie la pièce
corrigée avec les instructions nécessaires en marge, sous l'enve-
loppe de M. le duc de Praslin. Je souhaite que la pièce soit
représentée à Paris comme elle le sera chez moi. Je me joins à
Mme Denis pour vous embrasser cent fois, avec une tendresse
qui surpasse de bien loin toutes mes peines.
Ah! il est bien cruel que M. de Praslin ne se mêle que des
Scythes.
G608. — A M. LE COMTE D'ARGENTAIA
13 janvier, partira le 14.
Nous venions, mon cher ange, d'envoyer le mémoire ci-joint
à M. de Montyon, et d'en faire une copie pour vous, selon notre
usage, lorsque nous avons reçu votre aimable lettre du 7 janvier.
1° C'est à votre sagesse à voir quel usage on peut faire de ce
mémoire. C'est un grand bonheur que ce Janin n'ait nommé
que la Doiret devant ces trois témoins; il ne sera plus reçu à
nommer un autre nom. Faites valoir ou supprimez ce mémoire,
tout sera bien fait.
2° Que l'on prononce contre la dame Doiret toutes les condam-
nations possibles, cela ne nous fait rien. Que l'on fasse des livres
ce que l'on voudra, nous ne nous y intéressons assurément point.
3° Nous ne concevons pas, notre cher ange, comment vous
nous proposez d'écrire à M. de Chauvelin, lorsque vous êtes a
portée de lui parler.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
42 CORRESPONDANCE.
Est-il possible que vous nous proposiez de faire par lettres, à
cent trente lieues d'éloignement, ce que vous pouvez faire de
vive voix à Paris en deux minutes!
Nous ne demandons la prompte révocation de Janin qu'afin
qu'il ne puisse apprendre le nom de Mme Le Jeune au bureau de
Collonges, et vous restez tranquille!
L° Vous ne dites point quel est le président du bureau ; et
vous devez bien présumer que nous le saurons sans vous, et que
nous le saurons trop tard1.
N. B. Nous l'apprenons dans le moment, et nous aurions tremblé
a ce nom, sans M. de Praslin et M. de Chastellux.
5° Nous sommes aux pieds de M. le duc de Praslin, mais
nous serions aussi à son cou s'il avait parlé d'abord à monsieur
le vice-chancelier 2.
6° S'il était nécessaire que moi V. j'allasse arranger mes
affaires avec M. le duc de Wurtemberg, vous concevez bien que
les discours de Paris ne m'en empêcheraient pas. Il est vrai que
je suis bien malade, et que je risquerais ma vie au milieu des
neiges ; mais si on me persécutait à soixante-treize ans, cette vie
ne mériterait pas d'être conservée3.
7° Permettez-nous d'insister plus que jamais sur la saisie de
l'équipage de Mme Denis. Vous ne connaissez pas encore une fois
la province où nous sommes. Cette saisie et la raison de la
saisie ne lui permettraient pas de rester dans un château que
j'ai bâti à si grands frais. Il faudrait tout abandonner, et j'irais
certainement mourir dans les pays étrangers.
8° Moi V., je vous. conjure à présent de songer aux Scythes
plus que jamais. C'est précisément dans ce temps-ci qu'il faut
qu'ils paraissent pour faire diversion ; il est absolument néces-
saire ou qu'on les joue ou qu'on les débite.
Vous ne m'avez point accusé réception des deux exemplaires
adressés à M. le duc de Praslin ; je lui en ai adressé encore un
troisième, avec les directions nécessaires pour les acteurs. Puisse
cette pièce être jouée comme elle va l'être à Ferney ! M. et Mme de
La Harpe sont des acteurs excellents, et tout le reste est fort bon.
Maintenant vous me demanderez peut-être comment je ne
1. M. d'Argental répond en marge : « On ne l'a point nommé parce que cela
ne pouvait servir qu'à inquiéter. »
2. Note de M. d' Aryental : « M. de Praslin n'était point à portée de parler au
vice-chancelier; sa recommandation aurait tout pâté. »
3. Note de M. d' Aryental : « Le duc est parti pour Venise; ainsi le prétexte
serait tout trouvé. »
ANNÉE 176'
i!
me suis pas adressé à M. le duc de Choiseu] dans ['affaire pré-
sente? C'est que précisément, dans ce temps-là même, je [Menais
la liberté de lui en recommander d'autres auxquelles il se prê-
tait avec une bonté et un courage inexprimables.
C'est enfin parce que, ne sachant pas quelle serait l'issue de
cette abominable aventure, je réservais sa protection pour mes
affaires avec M. le duc de Wurtemberg1.
Je vous supplie de remercier pour moi M. le chevalier do
Chastellux. Je le connais par ricochet; c'est un philosophe. On
me mande qu'on exerce une furieuse tyrannie contre les autres
philosophes. Jugez si j'ai dû commencer par faire mes paquets!
Songez bien aux dates, mon cher ange, je vous en conjure :
le mémoire pour M. de Montyon est parti un jour avant que je
vous écrive cette lettre2.
Si vous jugez à propos que ce mémoire n'ait d'autre effet que
celui de faire voir combien le receveur du bureau de Collonges
est indigne de recevoir le prix de sa rapine, il suffira que M. de
Montyon l'ait lu sans pousser les choses plus loin.
Songez bien encore que nous n'avons commencé un procès
criminel contre des quidams inconnus que pour montrer com-
bien nous avons à cœur de poursuivre les délinquants et de
constater notre innocence. Ce procès criminel n'a point été
suivi, et nous en avons effacé tous les vestiges.
Encore une fois, que la Doiretet le quidam soient condamnés
à l'amende, c'est ce que nous demandons ; et que le nom de
Janin même ni le mien ne paraissent point dans l'arrêt.
Nous aurions demandé un délai à M. de Montyon ; mais, sur
votre lettre et sur la lettre détaillée de l'abbé Mignot, nous n'en
demandons plus.
Le mot d'amende qui se trouvait clans la lettre de Mme d'Ar-
gental, et qui semblait porter sur Mme Denis, nous avait cruelle-
ment alarmés ; nous étions résolus à tout hasarder plutôt que de
nous soumettre à un tel affront3.
Nous respirons depuis douze ans l'air des républiques; mais
nous reprenons gaiement nos chaînes si elles ne sont pas dés-
1. Note de M. d'Argental : « Cette raison est mauvaise; M. le duc de Choi-
seul n'aurait pas mieux demandé que d'ajouter ce service aux autres. »
2. Note de 31. d'Argental : « Le mémoire et la lettre sont arrivés en même
temps ; la poste n'est point exacte, et c'est ce qui fait que monsieur le chancelier
a reçu le procès-verbal avant que nous en ayons eu l'avis. »
3. Note de M. d'Argental : « Mme d'Argental n'a jamais parlé d'amende que
comme devant tomber sur la Doiret. »
44 CORRESPONDANCE.
honorantes. Vous savez que, de cette petite affaire-là, j'ai eu une
attaque d'apoplexie; mais je ne veux pas en avoir deux, et je
veux mourir tranquille.
Je me mets aux pieds du satrape NalrispK J'ai des raisons
essentielles pour que l'on joue les Scythes, et pour qu'on les
débite incessamment.
Le temps est horrible : le thermomètre est à quinze degrés
au-dessous de la glace, comme en 1709, dans notre Sibérie. Le
froid est, dit-on, excessif à Paris; mais on peut apprendre ses
rôles dans cette extrême rigueur de la saison, et jouer la pièce
dans un temps plus doux. Au reste, j'écris un mot de remercie-
ment à M. le chevalier de Chastellux2, et je vous supplie de vou-
loir bien le lui faire remettre.
// ne me reste plus qu'a baiser les ailes de mes anges avec mon
idolâtrie ordinaire.
6669. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
13 janvier au soir, par Genève, malgré les troupes.
Après avoir eu l'honneur de recevoir votre lettre de Bordeaux,
concernant Galien, je vous écrivis, monseigneur, le 9 de janvier.
Je reçois aujourd'hui votre lettre du 29, par laquelle je vois que
je suis heureusement entré dans toutes vos vues, et que j'avais
heureusement prévenu vos ordres concernant ce jeune homme.
Je suis encore fort incertain si je partirai ou non pour aller
chez monsieur l'ambassadeur en Suisse, et de là régler mes
affaires avec M. le duc de Wurtemberg. Vous seriez d'ailleurs bien
étonné de la raison principale qui peut me forcer d'un moment
à l'autre à faire ce voyage. C'est un homme que vous connaissez,
un homme qui vous a obligation, un homme dont vous vous
êtes plaint quelquefois à moi-même, un homme qui est mon
ami depuis plus de soixante années, un homme enfin qui, par
la plus singulière aventure du monde, m'a mis dans le plus
étrange embarras. Je suis compromis pour lui de la manière la
plus cruelle; mais je n'ai à lui reprocher que de s'être conduit
avec un peu trop de mollesse; et, quoi qu'il arrive, je ne trahirai
point une amitié de soixante années, et j'aime mieux tout souf-
frir que de le compromettre à mon tour. Je vous défie de devi-
ner le mot de l'énigme, et vous sentez bien que je ne puis
1. Praslin.
2. La lettre 667 i.
ANNÉE 1767.
l'écrire ; mais vous devinez aisément la personne1. Toul ce que
je sais, c'est qu'il faut s'attendre à tout dans celle vie, se tenir
prêt à tout, savoir se sacrifier pour l'amitié, et se résignera la
fatalité aveugle qui dispose des choses de ce monde.
Cela n'empêchera pas que je ne vous envoie ma tragédie des
Scythes pour votre carnaval, dès que vous m'en aurez donné
l'ordre; cela vous amusera, et il faut s'amuser.
Je vous demande très-humblement pardon de la prière que
je vous ai faite2 ; mais l'état où je suis m'y a forcé. Si je reste
dans mes montagnes, nous serons obligés d'envoyer à dix lieues
chercher des provisions, parce que la communication est inter-
rompue avec Genève par des troupes; nos fermiers se sont enfuis
sans nous payer; et, si je vais en Suisse et ailleurs, le secours
que j'ai pris la liberté de vous demander ne me sera pas moins
nécessaire.
Je suis bien de votre avis quand vous me marquez que Ga-
lien3 n'est pas encore en état de faire l'histoire du Dauphiné;
mais je pense qu'il est très à propos de lui laisser amasser les
matériaux qu'il trouve dans ma bibliothèque, et dans celles de
plusieurs maisons de Genève, où on se fait un plaisir de l'aider
dans ses recherches. Il travaille beaucoup, et même avec passion; .
il cultive sa mémoire, qui est, comme tout le monde en convien-
dra, tout à fait étonnante ; et, s'il n'est pas un jour votre secrétaire,
vous ne pourrez mieux faire que de le faire agréer à la Bibliothèque
du roi, place très-conforme au genre d'étude vers lequel il se
porte avec une espèce de fureur. Quand même je ne serais pas à
Ferney, il pourra toujours assembler ses matériaux clans ma
bibliothèque et dans celles dont je vous ai parlé; après quoi son
style, que je ne trouve rien moins que mauvais, venant à se per-
fectionner au bout de quelque temps, on le confiera à quelque
savant bénédictin du Dauphiné, pour en tirer les anecdotes les
plus curieuses pour l'embellissement de l'histoire de cette pro-
vince, pour laquelle il a un violent penchant, et sur laquelle il a
déjà huit portefeuilles d'anecdotes et de recherches qu'il a faites
depuis son arrivée, sans compter ce qu'il avait déjà recueilli dans
l'endroit4 où vous l'avez si judicieusement tenu pendant deux
ans, temps qu'il a mis à profit, contre l'ordinaire. Enfin j'augure
1. D'Arg-ental. Voltaire explique encore ici les choses à sa manière. (G. A.)
2. Voltaire, créancier de Richelieu, avait demandé deux cents louis à son
débiteur; voyez lettre OGGO.
3. Voyez lettre 6530.
4. Ce doit être quelque maison de correction.
46 CORRESPONDANCE.
bien de cette histoire du Dauphiné. Cette province, heureuse-
ment pour lui, n'a pas un écrivain dont la lecture soit suppor-
table. Elle peut être enfin le fondement de sa fortune.
En vous priant d'agréer mes hommages et ceux de M'ne Denis,
permettez que je vous envoie un fragment d'un endroit de ma
lettre1 à la personne dont je vous ai parlé; vous verrez par là à
quel homme j'ai affaire. Je vous conjure de me garder le plus
profond secret.
6670. — A FRÉDÉRIC,
LANDGRAVE DE H E SSE -C A S S EL .
A Femey, le 13 janvier.
Monseigneur, comme je sais que vous aimez passionnément
les hypocrites, je prends la liberté de vous envoyer pour vos
étrennes un petit Éloge de l'Hypocrisie-, adressé à un digne pré-
dicant de Genève. Si cela peut amuser Votre Altesse sérénissime,
l'auteur, quel qu'il soit, sera trop heureux.
Votre Altesse sérénissime est informée, sans doute, de la
guerre que les troupes invincibles de Sa Majesté très-chrétienne
•font à l'auguste république de Genève. Le quartier général est à
ma porte. Il y a déjà eu beaucoup de beurre et de fromage d'en-
levé, beaucoup d'œufs cassés, beaucoup de vin bu, et point de
sang répandu. La communication étant interdite entre les deux
empires, je me trouve bloqué clans ce petit château que Votre
Altesse sérénissime a honoré de sa présence. Cette guerre res-
semble assez à la Secchia rapita; et si j'étais plus jeune, je la
chanterais assurément en vers burlesques3. Les prédicants, les
catins, et surtout le vénérable Covelle, y joueraient un beau
rôle. Il est vrai que les Genevois ne se connaissent pas en vers;
mais cela pourrait réjouir les princes aimables qui s'y con-
naissent. La seule ebose que j'ambitionne à présent, monsei-
gneur, ce serait de venir au printemps vous renouveler mes sin-
cères bommages.
J'ai l'honneur d'être, etc.
1. La lettre précédente.
2. Voyez cette pièce, tome X, parmi, les Satires.
3. Voltaire a chanté la Guerre civile devLGeiiève; voyez tome IX.
ANNÉE 1767. 47
0071. — A M. D'ÉTALLONDE DE MORIVAI.'.
13 janvier.
Un homme qui a été sensiblement touché do vos malheurs,
monsieur, et qui est encore saisi d'horreur du désastre d'un de
vos amis2, désirerait infiniment de vous rendre service. Ayez la
bonté de faire savoir à quoi vous vous sentez Je plus propre ; si
vous parlez allemand, si vous avez une belle écriture, si vous
souhaiteriez d'être placé chez quelque prince d'Allemagne, ou
chez quelque seigneur, en qualité de lecteur, de secrétaire, de
bibliothécaire; si vous êtes engagé au service de Sa Majesté le
roi de Prusse, si vous souhaitez qu'on lui demande votre congé,
si on peut vous recommander à lui comme homme de lettres; en
ce cas on serait obligé de l'instruire de votre nom, de votre âge,
et de votre malheur. 11 en serait touché; il déteste les barbares;
il a trouvé votre condamnation abominable.
Ne vous informez point qui vous écrit, mais écrivez un long-
détail à Genève, à M. Misopriest3, chez M. Souchai, marchand
de draps, au Lion d'or. Ayez la bonté de dire à M. Haas, chez qui
vous logez, qu'on lui remboursera tous les ports de lettres qu'on
vous enverra sous enveloppe.
Voulez-vous bien aussi, monsieur, nous faire savoir ce que
monsieur votre père vous donne par an, et si vous avez une paye
à Wesel? On ne peut vous rien dire de plus pour le présent, et on
attend votre réponse.
OG72. — A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 13 janvier.
Monsieur, Votre Excellence va être bien étonnée, et va
prendre ceci pour une plaisanterie fort indiscrète ; mais comme
1. Gaillard d'Étallonde, condamné par contumace dans l'horrible affaire du
chevalier de La Barre, était fils du président de l'élection d'Abbeville. Échappé
aux bourreaux, il prit du service sous le nom de Morival. Voltaire le recommanda
au roi de Prusse, qui, plusieurs annéesaprès, permit àd'Étallonde de venir en France
pour faire casser sa condamnation. Ce fut alors (1775) que Voltaire écrivit le Cri
du sang innocent (voyez tome XXÏX, page 375). On offrit à d'Etallonde des lettre
de grâce; il les refusa, et sortit de France. Il alla voyager en Russie. Ayant ob-
tenu, en 1788, des lettres d'abolition, il revint en France, se fixa à Amiens, où il
est mort pendant les premières années de la Révolution. (B.)
2. Le chevalier de La Barre.
3. Ce mot signifie ennemi des préfres.
48 CORRESPONDANCE.
je suis un peu embarrassé avec mes banquiers de Genève, tant
par leur argot de change inintelligible que par leur agio trop
intelligible, je suis obligé d'avoir recours à votre protection ; je
suis un pauvre Scythe qui implore les bontés d'un ambassadeur
persan.
La lettre de change ci-jointe vous dira de quoi il est question.
Si vous daignez engager monsieur le trésorier des Suisses à faire
tenir cette lettre de changea Montbéliard, elle sera acceptée sans
difficulté, et j'espère venir prendre cet argent chez monsieur le
trésorier quand je serai assez heureux pour sortir de mon lit, et
pour venir vous faire ma cour dans votre royaume. Il est bien
vrai que nous n'avons point eu aujourd'hui de bœuf pour faire
du bouillon. Nous manquons de tout; les Genevois mangent de
bonnes poulardes de Savoie ; on s'imagine les avoir punis, et
c'est nous que l'on punit. Le mal tombe surtout sur notre maison.
Je prends la liberté grande de dire à M. le duc de Choiseul qu'il
a le diable au corps ; mais interea patitur justus .
Si je ne connaissais pas votre extrême bonté, je n'aurais pas
tant d'effronterie.
Au reste, je vous réponds que je ne jouerai pas mes deux
cents louis au pharaon, comme le chevalier de Bouftlers ; mais
aussi il ne m'est pas permis, à mon âge, d'être aussi plaisant
que lui.
Permettez -moi de dire les choses les plus tendres à M. le
chevalier de Taules, et daignez agréer l'attachement inviolable
et le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être de Votre
Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
OG73. — A M. ELIE DE BEAEMONT.
A Fcrney, 13 janvier.
Vous jouez un beau rôle, monsieur ; vous êtes toujours le
protecteur de l'innocence opprimée. Vous avez dû être aussi
bien reçu en Angleterre qu'un juge des Calas le serait mal. Une
nation ennemie des préjugés et de la persécution était faite pour
vous. Je n'ose me flatter que vous fassiez aux Alpes et au mont
Jura le même honneur que vous avez fait à la Tamise; mais je
crois que j'oublierais ma vieillesse et mes maux si vous faisiez
ce pèlerinage.
Je cherche actuellement les moyens de vous faire parvenir
ANNÉE 171,7. 49
quelques livres assez curieux qu'on m'a envoyés de Hollande. Le
commerce des pensées est un peu interrompu en France; on dit
même qu'il n'est pas permis d'envoyer des idées de Lyon ;'i Paris.
On saisit les manufactures de l'esprit humain comme des étoffes
défendues. C'est une plaisante politique de vouloir que les
hommes soient des sots, et de ne faire consister la gloire de la
France que dans l'opéra-comique. Les Anglais en sont-ils moins
heureux, moins riches, moins victorieux, pour avoir cultivé la
philosophie? Us sont aussi hardis en écrivant qu'en combattant,
et bien leur en a pris. Nous dansons mieux qu'eux, je l'avoue ;
c'est un grand mérite, mais il ne suffit pas. Locke et Newton
valent bien Dupré et Lulli.
Mille respects a votre aimable femme, qui pense. Conservez-
moi vos bontés.
667i. — A M. LE CHEVALIER DE CHASTELLUX'.
Au château de Ferney, par Genève, 14 janvier.
Monsieur, il y a des malheurs2 qui produisent les choses du
monde les plus heureuses. Votre philosophie et votre générosité
ont secouru l'innocence menacée. Permettez-moi de vous témoi-
gner la reconnaissance dont je serai pénétré toute ma vie. Souf-
frez aussi que je félicite mon siècle de ce qu'il produit des âmes
comme la vôtre, qui désarment la superstition : cela ne serait pas
arrivé il y a vingt ans.
J';ii l'honneur d'être, avec autant de reconnaissance que de
respect, monsieur, votre, etc.
6675. — A M. DAMILAVILLE.
14 janvier.
Votre lettre du 8 de janvier, mon cher ami, m'a remis un
peu de baume dans le sang ; c'est le sort de toutes vos lettres.
Le président du bureau n'est pas pour les fidèles: mais le che-
valier de Chastellux est fidèle ; M. de Montyon3 est fidèle aussi,
1. Editeurs, de Cayrol et François.
2. Le chevalier de Chastellux a écrit en marge la note suivante : « 11 s'agissait
dans cette lettre de livres arrêtés. Je ne me rappelle pas à quel propos; mais c'était
toujours une recommandation auprès de M. d'Aguesseau (fils du chancelier et
oncle de Chastellux) que M. de V. avait demandée. »
:î. A qui est adressée la lettre 6663.
45. — Correspondance. XIII. i
50 CORRESPONDANCE,
et c'est beaucoup. Il y a vingt ans qu'on n'aurait pas trouvé les
mêmes appuis. Laissez crier les barbares, laissez glapir les
Welches; la philosophie est bonne à quelque chose.
Il se peut faire qu'en brûlant une toise cube de papiers,
lorsque je faisais mes paquets, j'aie brûlé aussi le billet de onze
cents livres dont vous me parlez ; mais le remède est entre vos
mains.
Je suppose que vous avez déjà donné les trois cents francs
à M. Lembertad l. Il faut pardonner si on n'a pas exécuté tous
ses ordres. Il doit deviner la confusion horrible où l'on est; nous
avons des troupes, et nous ne mangeons actuellement que de la
vache.
Les Sirven ont de l'argent pour leur voyage et pour leur sé-
jour ; ils sont à vos ordres. Je mourrai content quand nous aurons
joint la vengeance des Sirven à celle des Galas.
Envoyez, je vous prie, à M. Lembertad la copie de ma lettre
à M. le chevalier de Pezay; elle le regarde beaucoup. Je puise
ma sensibilité pour les innocents malheureux dans le même
fonds dont je tire mon inflexibilité envers les perfides. Si je
haïssais moins Rousseau je vous aimerais moins. Écr. l'inf.....
0676. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Mon cher grand écuyer de Babylone, il est juste qu'on vous
envoie les Scythes et les Persans : cela amusera la famille; notre
abbé turc2 y a des droits incontestables. Vous pourrez prier
Mlle Durancy à dîner : elle trouvera son rôle noté dans l'exem-
plaire que je vous enverrai ; voilà pour votre divertissement
du carnaval. Nous répétons la pièce ici ; elle sera parfaitement
jouée par M. et Mme de La Harpe, et j'espère qu'après Pâques
M. de La Harpe vous rapportera une pièce intéressante et bien
écrite.
Nous remercions mon Turc bien tendrement. Mme Denis et
moi, nous l'aimons à la folie, puisqu'il a du courage et qu'il
en inspire3. C'est une énigme dont il devinera le mot aisément.
Je viens d'écrire à Morival, ou plutôt de lui faire écrire; et
1. D'Alembert.
'2. L'abbé Mignot, neveu de Voltaire, travaillait à son Histoire de l'empire otto-
man, qui vil le jour en 1771. quatre volumes in-12.
o. Il s'était remué pour l'affaire Le Jeune.
ANNÉE 1 767. ,
dès que j'aurai sa réponse j'agirai fortement auprès du prince
dont il dépend. Ce prince m'écrit tous les quinze jours; il fait
tout ce que je veux. Les choses dans ce monde prennenl des
faces bien différentes; tout ressemble à Janus; tout, avec le
temps, a un double visage. Ce prince ne conrtaîl point Morival,
sans doute; mais il connaît très-bien son désastre. 11 m'en a
écrit plusieurs fois avec la plus violente indignation, et avec une
horreur presque égale à celle que je ressens encore.
Il y a des monstres qui mériteraient d'être décimés. Je vous
prie de me dire bien positivement si le premier mémoire1 que
vous eûtes la boulé de m'envoyer de la campagne est exactement
vrai. En cas que le frère de Morival veuille fournir quelques
anecdotes nouvelles, vous pourrez nous les faire tenir sous l'en-
veloppe de M. Hennin, résident du roi à Genève.
Vous savez que nous sommes actuellement environnés de
troupes, comme de tracasseries. Nous mangeons de la vache.- le
pain vaut cinq sous la livre ; le bois est plus cher qu'à Paris.
Nous manquons de tout, excepté de neige. Oh! pour cette den-
rée, nous pouvons en fournir l'Europe. Il y en a dix pieds de
haut dans mes jardins, et trente sur les montagnes. Je ne dirai
pas que je prie Dieu qu'ainsi soit de vous.
Florianet- a écrit une lettre charmante, en latin, à père Adam.
Je vous prie de le baiser pour moi des deux côtés. J'embrasse de
tout mon cœur la mère et le fils.
6677. — DE M. HENNIN K
Genève, le 14 janvier 1707.
.M. Dupuits, qui m'a vu sedentem m telonioi, vous dira, monsieur,
quelle est ma vie. Je suis aussi embarrassé que vous de savoir comment ceci
finira. Vous connaissez ma façon de penser sur ces affaires, qui n'ont pas
peut-être été menées comme nous l'avions espéré. Vous pouvez être sur que
je me vais jeter à la traverse de tout mon pouvoir; mais je crains qu'il ne
soit bien tard. D'ailleurs, il y a ici de la part des représentants des manœuvres
très-punissables. Je vous en dirai davantage quand je pourrai quitter ma
prison; mais je suis bloqué comme les autres, quoique par des motifs diffé-
rents. J'attends de vos nouvelles avec impatience, et j'ai prié .AI. Dupuits
1. Voyez, tome XLIV, page 3i8, l' Extrait d'une lettre d'Abbeville.
2. Florian, auteur d'Estelle, etc.
'■>. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
t. Vidit hominem sedentem in telonio. (Saint 'Matthieu, chap. i\. verset 9
52 CORRESPONDANCE.
de m'en donner. Vous savez, monsieur, combien je vous suis et serai tou-
jours tend:ement attaché.
P. S. Avertissez qu'on se taise chez vous sur nos affaires. J'ai des rai-
sons pour vous en avertir.
6678. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY».
A Ferney, le 15 janvier 1767.
Mon cher président, il est vrai que je suis environné de deux
fléaux : dix pieds de neige et des dragons2; toute communication
avec Genève est interrompue; nous éprouvons la plus cruelle
disette, et j'ai cent bouches à nourrir par jour. Je ne réponds pas
des filles de Tournay, mais je réponds des bois qui sont encore
plus vieux que moi. et beaucoup plus gros, et en fort petite quan-
tité*; il n'y a que les taillis qui soient la proie du soldat, et M. le
président de Brosses ne m'a point laissé de taillis. 11 n'y a pas,
Dieu merci, dans son bouquet, qu'il appelle forêt, de quoi faire
deux moules de bois pour me chauffer. J'ai dix fois plus de bois
à Ferney qu'il n'y en a à Tournay, et il faut que j'en achète pour
quatre mille francs par an.
Si M. de Brosses m'avait connu, il aurait eu des procédés plus
généreux avec moi. J'aimais Tournay, je me serais plu à l'embel-
lir selon ma coutume. J'ai bâti onze maisons à Ferney, parmi
lesquelles il y en a de très-jolies, et qui produisent des lods con-
sidérables4; j'ai augmenté le nombre des charrues et quadruplé
celui des habitants. J'en aurais usé ainsi à Tournay ; j'aurais eu
son amitié, et il aurait retrouvé après ma mort la plus jolie terre
de la province. Mais je l'ai entièrement abandonnée. J'ai donné
Je château pour rien à mes libraires, et le rural à un Suisse, qui
m'en rend environ dix-sept cents livres, en comptant ce qu'il
fournit en nature'. Il y a quatre ans que je n'y ai mis le pied_
M. de Brosses me l'a vendue à vie, à l'âge de soixante et six ans,
quarante-cinq mille livres. J'ai fait en ma vie de plus grandes
1 te rtes.
i. Éditeur, Th. Foisset.
2. Ea frontière de France était garnie de troupes, à raison des troubles qui
agitaient Genève malgré notre médiation. (Th. F.)
3. Ceci a trait sans doute à quelques nouveaux abus de jouissance à Tournay,
dont M. de Brosses avait entretenu M. de Ruffey, qui en avait écrit à Vol-
taire. (Tu. F.)
4. Les lods étaient un droit pécuniaire dû au seigneur lorsqu'un immeuble
dépendant de sa terre changeait de main par vente, échange ou donation. (Tu. F.)
5. Voltaire varie continuellement sur cette évaluation. (Th. F.)
A.NNÉE 1767. 53
Présentez, je vous prie, mes tendres respects à M. l'ancien pre.
rnier président de La Marche. Je n'ai jamais fait qu'un bon
marché, c'est avec M. Pourchet1; je lui ai envoyé de mauvais
ouvrages qu'il m'avait demandés, et il m'a donné de bon vin. si
vous voulez, mon cher président, quelques exemplaires du re-
cueil fait par les Cramer, je vous en ferai tenir sans exiger seule-
ment une bouteille de bourgogne; mais je ne pourrai vous les
envoyer reliés, parce qu'il n'y a plus moyen de faire travailler
un seul ouvrier de Genève.
En vous remerciant de la bonté avec laquelle vous avez parlé
de moi à M. le chevalier de Boufflers. Ne m'oubliez pas auprès
de M. LeGouz*.
6679. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 16 janvier.
J'ai lu loutos les pièces que vous m'avez envoyées. Je trouve le Trium-
virat rempli de beaux détails. Les pièces contre Yinf... sont si fortes que,
depuis Celse, on n'a rien publié de plus frappant. L'ouvrage de Boulanger
est supérieur à l'autre3, et plus à la portée des gens du monde, pour qui de
longues déductions fatiguent l'esprit, relâché et détendu par les frivolités
qui l'enervent continuellement.
H ne reste plus de refuge au fantôme de l'erreur. Il a été flagellé et
frappé sur toutes ses faces, sur tous ses côtés. Partout je vois ses blessures,
et nulle part d'empiriques empressés à pallier son mal. Il est tmeps de pro-
noncer son oiaison funèbre, et de l'enterrer. Vous défaites le charme, et
l'illusion se dissipe en fumée. Je crains bien qu'il n'en soit pas ainsi des
roubles intestins de Genève. J'augure, selon les nouvelles publiques, que
nous touchons au dénoûment, qui causera ou une révolution dans le gouver-
nement, ou quelque tragédie sanglante...
Quoi qu'il en arrive, les malheureux trouveront un asile ouvert où ils le
souhaitent. C'est à eux à déterminer le moment où ils voudront en profiter.
La cour de France traite ces gens avec une hauteur inouïe, et j'avoue
que j'ai peine à concevoir pourquoi sa décision se trouve actuellement dia-
métralement opposée à celle qu'elle porta sur la même affaire, il y a trente
1. Je trouve un M. Pourcher, ingénieur en chef du canal du Charolais, mort
en 1778, auteur de planches géographiques gravées par Monnier.
Je trouve aussi un conseiller au parlement de Dijon, du nom de Pourclier,
reçu le 3 décembre 1746, remplacé en 1777. (Tu. F.)
2. Bénigne Le Gouz de Garland, né à Dijon en 1695, mort le 17 mars 1T71.
avait étudié avec Voltaire au collège de Clermont, aujourd'hui de Louis-le-
Grand. (Tu. F.)
3. Quelques ouvrages philosophiques île M. de Voltaire furent publiés d'abord
sous les noms de Boulanger, Fréret, Bolingbroke, etc. (K.)
54 CORRESPONDANCE.
années. Ce qui était juste alors doit l'être à présent. Les lois sur lesquelles
cette république est fondée n'ont point changé; le jugement devait donc êtr i
le même. Voilà ce que l'on pense dans le Nord sur cette affaire.
Peut-être dans le Sud fait-on des gloses sur la liberté de conscience
sollicitée pour les dissidents. Je me suis fourré dans la eomparsa, et je n'ai
pas voulu jouer un rôle principal dans cette scène. Les rois d'Angleterre et
du Nord ont pris le même parti; l'impératrice de Russie décidera cette que-
relle avec la république de Pologne, comme elle pourra. Les dissensions '
polonaises et les négociations italiennes sont à peu près de la même espèce :
il faut vivre longtemps et avec une patience angélique pour en voir la fin.
Je vous souhaite, en attendant, la bonne année, santé, tranquillité, el
bonheur; et qu'Apollon, ce dieu des vers et de la médecine, vous comble
de ses doubles faveurs. T 'aie.
FED ÉRIC
0680. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
Je vous écris, mon cher marquis, mourant de froid et de
faim, au milieu des neiges, environné de la légion de Flandre
et du régiment de Conti, qui ne sont pas plus à leur aise que
moi.
J'ai été sur le point de partir pour Soleure, avec monsieur
l'ambassadeur de France ; j'avais fait tous mes paquets. J'ai perdu
dans ce remue-ménage l'original de votre lettre à M. le comte de
Périgord2. Je vous supplie de me renvoyer la copie que vous
avez signée de votre main ; et sur-le-champ nous mettrons la
main à l'œuvre, et tout sera en règle. Les Genevois payeront, je
crois, leurs folies un peu cher. Ils se sont conduits en imperti-
nents et en insensés ; ils ont irrité M. le duc de Choiseul, ils ont
abusé de ses bontés, et ils n'ont que ce qu'ils méritent.
M. Boursier ne peut vous envoyer que dans un mois, ou en-
viron, les bouteilles de Colladon 3 qu'il vous a promises. Ces li-
queurs sont fort nécessaires pour le temps qu'il fait; elles doivent
réchauffer des cœurs glacés par huit ou dix pieds de neige qui
couvrenl la terre dans nos cantons.
Conservez-moi votre amitié, mon cher marquis; la mienne
pour vous ne finira qu'avec ma vie.
1. «Les discussions. » (Êdit. de Berlin.)
w2. Voltaire en a déjà parlé dans la lettre 6605.
lî. Voyez une note sur la lettre 6661.
ANNÉE 1767. ;;;,
6681. — A M. D'ALEMBERT.
18 janvier.
Je no peux jamais vous écrire que par ricochet, mon cher
philosophe ; nous avons une guerre cruelle avec les Genevois.
Notre armée s'est déjà emparée de plus de douze bouteilles de
vin et de six pintes de lait qui [tassaient aux ennemis. Tout le
poids de la guerre est tombe sur nous. Nous n'avons pas, à la
lettre, de quoi faire du bouillon.
Il n'est pas physiquement possible que Je sieur Regnard1
donne vingt-cinq louis d'or d'un discours2 académique, dont on
vend d'ordinaire cent exemplaires tout au plus.
Voici des vers à la louange de Vernet3, qu'on m'a confiés. On
parle d'un poëme sur la Guerre de Genève, qui ne sera pas aussi
long que la Secchia rapita, mais qui doit être plus comique.
Je fais d'avance mille tendres compliments à M. Thomas4.
Fourrez-moi beaucoup de ces gens-là dans l'Académie quand
fous en trouverez.
J'adresse à l'abbé d'Olivet une petite réponse" à sa Prosodie;
il doit vous la remettre : il y est beaucoup question de votre cor-
respondant du Brandebourg. Quand votre correspondant du
mont Jura pourra-t-il vous embrasser?
6652. — A M. LE RICHE.
18 janvier.
Mes fréquentes maladies, monsieur, et des affaires non moins
tristes que les maladies, m'ont privé longtemps de la consolation
de vous écrire.
Il y a un paquet pour vous à Nyon en Suisse, depuis plus de
quinze jours ; les neiges ne lui permettent pas de passer, et je ne
sais même par quelle voie il pourra vous parvenir, à moins que
vous ne m'en indiquiez une.
Je vous suis très-obligé des éclaircissements historiques6 que
I. Imprimeur de l'Académie française.
•1. 11 s'agit du Discours sur les avantages de la pair el les inconvénients de la
guerre, par La Harpe.
3. Eloge de l'hypocrisie; voysz tome X.
4. Reçu à l'Académie française le 22 janvier.
5. Voyez lettre B652.
6. Ce sont probablement ceux que Voltaire donne tome XXVI, page 151, et
qu'il dit tenir d'un homme en place.
56 CORRESPONDANCE.
vous avez bien voulu me donner sur un des plus grands génies
qu'ait jamais produits la Franche-Comté, Nonotte. Le mal est
que beaucoup d'imbéciles sont gouvernés par des gens de cette
espèce, et qu'on les croit souvent sur leur parole. Les honnêtes
gens qui pourraient les écraser ne font point un corps, et les
fanatiques en font un considérable. Si on ne se réunit pas, tout
est perdu. Il est bien juste que les esprits raisonnables soient
amis ; et votre amitié, monsieur, fait une de mes consolations.
6683. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
A Ferney, 18 janvier.
J'ai voulu attendre, mon cher maître, que ma réponse1 à
votre Prosodie fût imprimée, pour vous dire en quatre mots com-
bien je vous aime. Grâce à Dieu, nos académiciens ne tombent
point dans les ridicules dont je me plains dans ma réponse, et le
bon goût sera toujours le partage de cette illustre compagnie,
à qui je présente mon profond respect.
Vous allez recevoir un homme2 pour qui j'ai la plus grande
estime. Au reste, je vous renvoie à M. d'Alembert pour lesew;
il les contrefaisait autrefois le plus plaisamment du monde.
Adieu; conservez-moi les bontés dont je me vante dans ma
lettre imprimée.
6684. — A M. DAMILAVILLE.
18 janvier.
Je n'ai que le temps, mon cher ami, de vous envoyer ces deux
rogatons. Ils ont fait diversion dans mon esprit quand j'ai été
accablé de chagrins. Envoyez-en un exemplaire de chacun à
Thieriot; il en fera sa cour à son correspondant d'Allemagne.
J'attends de vos nouvelles, mon cher ami, sur l'affaire des
Sirven et sur tout le reste.
6685. — A M. DAMILAVILLE.
19 janvier.
Je n'ai rien à vous mander, mon cher ami, sinon que je suis
toujours bloqué par les neiges et par les soldats ; que nous man-
1. C'est la lettre 6652.
2. Thomas; voyez lettre 6625.
ANNÉE 17 67. 57
quons de tout à Ferney; que nous n'avons nulle nouvelle de
l'affaire delà Doiret; que je suis très-malade et très-affligé, ei
que votre amitié me console. Il me semble que, si j'avais de l'ar-
gent, je le mettrais à la Banque royale. Cette opération de finance
me paraît belle et bonne.
Je vous supplie de vouloir bien donner cours à l'incluse.
6686. — A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, lll janvier au soir.
Monsieur, je ne vous demande pas pardon de mon ignorance,
mais de ma sottise; heureusement Votre Excellence est indul-
gente et remplie de bontés. J'avais imaginé que je pourrais,
lorsque la saison serait moins cruelle, venir vous faire ma cour
à Soleure, et aller ensuite arranger mes petites affaires avec Sa
très-dérangée Altesse le duc de Wurtemberg. Je croyais que
messieurs les trésoriers des lignes, qui font quelquefois toucher
de J'aigent à Bàle, pourraient accepter la petite négociation que
je proposais, le receveur du duc à Montbéliard m'ayant assuré
qu'ils payeraient sans difficulté. Je trouve actuellement un cor-
respondant à Neuchàtel qui me fera mes remises. Je ne puis re-
mercier assez Votre Excellence de ses offres généreuses. M. Hen-
nin ne nous a donné qu'un passe-port signé de lui pour le
commissionnaire qui porte nos lettres. J'avoue que nous avons
mangé aujourd'hui des soles aussi fraîches que si elles avaient
été pêchées ce matin ; mais, par Apicius, ce n'est pas à M. Hen-
nin que nous en avons l'obligation. Nous manquons précisément
de tout ; nous n'avons autour de nous que des neiges. La voilure
publique de Lyon n'arrive plus; nous sommes bloqués, nous
sommes les seuls qui souffrons. Les officiers qui nous assiègent
en conviennent. J'ai pris la liberté d'en écrire un mot à M. le duc
de Choiseul1, et beaucoup de mots à MM. Dubois et de Bournon-
ville 2; il est très-certain que les Genevois peuvent faire venir
tout ce qu'ils veulent par la Savoie, par Milan, par la Suisse, par
le Valais; qu'ils peuvent manger des gelinottes, et de tout,
excepté des soles. Ils ont de bon sucre, de bon café, de bonne
bougie, et moi rien, tout comme Fréron^. La guerre et les neiges
finiront quand il plaira à Dieu.
1 . Lettre 6662.
2. Ces deux lettres manquent.
3. Dans VÉcossaise, acte I, scène i ; voyez, tome V, page 421.
58 CORRESPONDANCE.
A l'égard de la petite affaire1 à laquelle Votre Excellence a
daigné s'intéresser, je laisse agir ceux qui en sont les auteurs.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect et un attachement
inviolable, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-
obéissant serviteur.
Voltaire.
6687. — A M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.
Au château de Ferney, le 19 janvier.
Je suis vieux, monsieur, malade, borgne d'un œil, et malé-
fjcié de l'autre. Je joins à tous ces agréments celui d'être assiégé,
ou du moins bloqué. Nous n'avons, dans ma petite retraite, ni
de quoi manger, ni de quoi boire, ni de quoi nous chauffer;
nous sommes entourés de soldats de six pieds, et de neiges
hautes de dix ou douze; et tout cela parce que J.-J. Rousseau a
échauffé quelques têtes d'horlogers et de marchands de draps.
La situation très-triste où nous nous trouvons ne m'a pas per-
mis de répondre plus tôt à l'honneur de votre lettre : vous êtes
trop généreux pour n'avoir pas pour moi plus de pitié que de
colère.
Nous avons ici M. et MnK' de La Harpe, qui sont tous deux
très -aimables. M. de La Harpe commence à prendre un vol supé-
rieur; il a remporté deux prix de suite à l'Académie, par d'ex-
cellents ouvrages. J'espère qu'il vous donnera à Pâques une fort
bonne tragédie.
Il eut l'honneur de dédier à M. le prince de Condé sa tra-
gédie de Waiwick, qui avait beaucoup réussi. J'ai vu une ode2
de lui à Son Altesse sérénissime, dans laquelle il y a autant de
poésie que dans les plus belles de Rousseau. Il mérite assurément
la protection du digne petit-fils du grand Condé. Il a beaucoup
de mérite, et il est très-pauvre. Il ne partage actuellement que
la disette où nous sommes.
Adieu, monsieur ; agréez les assurances de mes tendres et
respectueux sentiments, et ayez la bonté de me mettre aux pieds
de Son Altesse sérénissime3.
1. L'affaire Le Jeune ou Doiret.
2. Ode à monseigneur le prince de Condé, au retour de la campagne de 1763.
3. La Touraille était écuyer du prince de Condé; voyez tome XL, page 326.
A.NNÉE 1767. 59
6688. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT ».
A Ferney, I'1 jan\ ier 1767.
Monsieur, il y a environ six semaines que j'ai reçu cent bou-
teillesde vin sans aucun avis, et comme nous sommes bloqués
actuellement de tous côtés par les soldats2 et par les neiges, il ne
m'est pas possible de savoir d'où ce vin nous est venu. Je
soupçonne que c'est vous qui me l'avez envoyé, et je voudrais
savoir ce que je vous dois. Plût à Dieu que votre bonté pût dous
consoler clans la disette extrême où nous sommes de tout ce qui
est nécessaire à la vie; nous manquons de tout sans aucune exa-
gération. Nous sommes précisément à Ferney comme dans une
ville assiégée. Je ne m'attendais pas à soutenir ici les horreurs
de la guerre dans mes derniers jours. Cela serait bien plaisant,
si cela n'était pas insupportable.
Je vous supplie de me mettre aux pieds de Mmc Le Bault,
île monsieur le premier président, et de monsieur le procureur
général.
J'ai 1 honneur d'être, avec bien du respect, monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6689. — a madame la marquise de boufflers.
A Ferney, 21 janvier.
Madame, non-seulement je voudrais faire ma cour à AI"" la
princesse de Beauvau, mais assurément je voudrais venir, à sa
suite, me mettre à vos pieds dans les beaux climats où vous êtes ;
et croyez que ce n'est pas pour le climat, c'est pour vous, s'il
vous plaît, madame. M. le chevalier de Boufflers, qui a ragaillardi
mes vieux jours, sait que je ne voulais pas les finir sans avoir eu
la consolation de passer avec vous quelques moments. Il est fort
difficile actuellement que j'aie cet honneur : trente pieds de neige
sur nos montagnes, dix dans nos plaines, des rhumatismes, des
soldats, et de la misère, forment la belle situation où je me
trouve. Nous faisons la guerre à Genève; il vaudrait mieux la
faire aux loups, qui viennent manger les petits garçons. Nous
1. Éditeur, de Mandat-Grancey. — Dictée, par Voltaire, signée par lui.
2. A cause des troubles civils de Genève, la France avait fait occuper militai-
rement la frontière.
GO CORRESPONDANCE.
avons bloqué Genève de façon que cette ville est clans la plus
grande abondance, et nous dans la plus effroyable disette. Pour
moi, quoique je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion
à quiconque voudra me fournir des poulardes. J'ai fait bâtir un
assez joli cbàteau, et je compte y mettre le feu incessamment
pour me chauffer. J'ajoute à tous les avantages dont je jouis que
je suis borgne et presque aveugle, grâce à mes montagnes de
neige et de glace. Promenez-vous, madame, sous des berceaux
d'oliviers et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature.
Je ne suis point étonné que M. de Sudre1 ne soit pas pre-
mier capitoul, car c'est lui qui mérite le mieux cette place. Je
vous remercie de votre bonne volonté pour lui. Permettez-moi
de présenter mon respect à M. le prince de Beauvau et à Mme la
princesse de Beauvau, et agréez celui que je vous ai voué pour
le peu de temps que j'ai à vivre.
Je ne sais sur quel horizon est actuellement M. le chevalier
de Boufflers ; mais, quelque part où il soit, il n'y aura jamais
rien de plus singulier ni de plus aimable que lui.
(3090. — A M. LE COMTE D'ARGENT A L-'.
'25 janvier, partira le 26.
Je reçus hier, mes divins anges, une lettre de M. de Chauve-
lin, qui est de votre avis sur les longueurs de la scène d'Obéide
avec son père, au cinquième acte. J'étais bien de cet avis aussi,
et au lieu de retrancher dix à douze vers, comme je l'avais pro-
mis à M. de Thibouville, j'en aurais retranché vingt-quatre. Nous
répétâmes la pièce; le cinquième acte nous fit un très-grand
effet, au moyen de quelques corrections que vous verrez dans
les deux copies que je vous envoie.
L'état où je suis ne me permet pas de songer davantage à
cette pièce : la voilà entre vos mains-, il y a un terme où il faut
enfin s'arrêter. Voyez si en effet les comédiens seront en état
de vous en amuser pendant le carême; pour moi, je suis assez
malheureux dans ma Scythie pour que vous me pardonniez de
m'occuper un peu moins de la Scythie, d'Obéide et d'indatire.
Parmi les nndheurs imprévus qui me sont survenus du côté
de Genève et de celui du Wurtemberg, ce n'en est pas un mé-
diocre pour moi que l'aventure de la Doiret. On me mande
1. Voyez lettre 6008.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 61
qu'on pourra bien renvoyer toute l'affaire à la tournellede Dijon.
Si la chose est ainsi, elle est funeste. On avait demandé à mon-
sieurle vice-chancelier, par plusieurs mémoires, qu'il laissât au
cours de la justice ordinaire le différend consistant dans le paye-
ment des habits achetés par la prétendue Doiret et dans l'esti-
mation de l'équipage, et l'on se flattait que la malle, dans la-
quelle les commis avaient enfermé la contrebande de la Doiret,
serait envoyée à monsieur le vice-chancelier selon l'usage : il y
en avait déjà plusieurs exemples. Monsieur le vice-chancelier
avait lui-même ordonné au receveur de ce bureau de lui en-
voyer, en droiture, toutes les marchandises de cette espèce qu'il
pourrait saisir. On espérait donc avec raison que ces effets lui
parviendraient bientôt, qu'il les garderait, qu'il en ferait ce qu'il
lui plairait, que des amis et de la protection étoufferaient tout
éclat sur cette partie du procès, le reste n'étant qu'une bagatelle.
Mais si malheureusement le tribunal, cà qui cette affaire a été
renvoyée, juge qu'elle est entièrement de la compétence de la
tournelle de Dijon, qu'arriverait-il alors? La malle de la Doiret
sera portée à Dijon ; la personne accusée dans le procès-verbal
par un quidam sera confrontée avec ce quidam; on soupçon-
nera violemment cette personne d'avoir fourni elle-même des
marchandises prohibées, trouvées dans son équipage. Son nom
et la nature des effets exciteront une rumeur épouvantable, et,
quel que soit l'événement de ce procès criminel, il ne peut être
qu'affreux.
La personne en question, en réclamant la justice ordinaire
contre la prétendue Doiret, n'intenterait qu'un procès imagi-
naire, et celui qu'on lui ferait craindre aujourd'hui n'est que
trop réel. J'ai écrit un petit mot à M. de Chauvelin pour le prier
d'agir auprès de M. de La Reynière, qui peut aisément écarter le
quidam trop connu. Je suis bien sûr que vous en aurez parlé à
M. de Chauvelin.
Enfin, si cette affaire est jugée au conseil de la façon qu'on
nous le mande, si le tout est renvoyé à la tournelle de Dijon, ne
pourrait-on pas prévenir cet éclat horrible? Le prétexte du ren-
voi à Dijon serait, ce me semble, le litige concernant la validité
de la saisie. Ce ne serait donc réellement qu'un procès ordinaire
entre la propriétaire de l'équipage saisi et le receveur saisissant.
L'accessoire dangereux de ce procès serait la malle saisie, dans
laquelle les juges trouveraient le corps du délit le plus grave et
le plus punissable. Cet accessoire alors deviendrait l'objet prin-
cipal, et vous en voyez toutes les conséquences. Pourrait-on
«o2 CORRESPONDANCE.
prévenir un tel malheur en s'accommodant avec les fermiers
généraux, en payant au receveur saisissant la somme dont on
conviendrait sous le nom de la Doiret?
Voilà, ce me semble, une manière de terminer cette cruelle
affaire. Mais s'il arrive qu'on la traite comme un délit dont le
procureur général doit informer, le remède alors paraît bien
plus difficile. On ne peut éviter un ajournement personnel, qui
se change en prise de corps lorsqu'on ne comparaît point; et
soit qu'on se dérobe à l'orage, soit qu'on le soutienne, la situa-
tion est également déplorable.
Je soumets toutes ces réflexions à votre cœur autant qu'à la
supériorité de votre esprit. Vous voyez les choses de près, et je
les vois dans un lointain qui les défigure; je les vois à travers
quarante lieues de neiges qui m'assiègent, accablé de maladies,
entouré de malades, bloqué par des troupes, manquant des
choses les plus nécessaires à la vie, ebargé pendant toute l'année
de l'entretien d'une maison immense, et n'ayant de tous côtés
que des banqueroutes pour la faire subsister, ne pouvant dans le
moment présent ni rester dans le pays de Gex ni le quitter. La
philosophie, dit-on, peut faire supporter tant de disgrâces ; je h'
crois, mais je compte beaucoup plus sur votre amitié que sur
ma philosopbie.
J'envoie deux exemplaires1 exactement corrigés, sous l'enve-
loppe de M. le duc de Praslin.
6691. — A M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN^.
A Fernoy, 26 janvier.
Vous m'inspirez, monsieur, bien des sentiments à la fois, la
reconnaissance de vos bontés et Pélonnement des ressources de
votre esprit dans un genre qui n'est chez vous qu'un amusement
passager. Jamais lettre ne m'a fait plus de plaisir que celle dont
vous m'honorez. Nous allions faire une répétition des Scythes à
Ferney, quand je Ja reçus, à peu près comme on jouait aux
échecs au siège de Troie pour faire diversion quand on mourait
de faim. Nous avons sur-le-champ changé beaucoup de choses
1. Des Scythes.
1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Le marquis de Chauvelin, lieutenant
général et maître de la irarde-robe de Louis XV. étail un (1rs esprits les plus cul-
tivés el les plus aimables de la cour. 11 mourut en faisant le piquet du mi. C'esl
\,- père du député qui, parmi les orateurs populaires de la Restauration, se lit re-
marquer par la facilité de sa parole et d'heureuses saillies. (A. F.)
ANNÉE 1767. 63
à la scène d'Obéide et de son père, au cinquième acte. Nous
pensons, comme vous, que cette scène trop longue refroidirail
l'action. Le cinquième acte nous t'ait actuellement un grand effet.
Si je n'étais pas pressé par le temps et par (1rs affaires bien
cruelles, je vous apporterais peut-être quelques raisons pour
faire voir qu'un dénoûment prévu par le spectateur ne peut ja-
mais (/(plaire que quand ce môme dènoûment est prévu par les per-
sonnages à qui on crut le cacher; je vous dirais que le spectateur
ouïe lecteur se met toujours, malgré lui-même, à la place des
personnages : je vous en ferais voir cent exemples. Mais dans
l'état où je suis, je vous avoue que je suis plus occupé de mes
propres chagrins que de ceux d'Obéide. M. d'Argental vous a dit
sans doute de quoi il s'agit. Il dit que vous pouvez tout auprès
de M. do La Reynière. Il est très-aisé à AI. de La lieynière de faire
envoyer ailleurs un nommé Janin, qu'il est important d'éloigner
de l'endroit où il est : ce Janin est un employé des fermes, con-
trôleur à un bureau nommé Sacconcx, entre Gex et Genève.
L'éloignement de cet homme, coupable de la perfidie la plus
noire, était un préalable nécessaire qui seul pouvait nie tirer
d'une situation affreuse. Cet événement, joint au chagrin de me
voir bloqué chez moi par des troupes pour les querelles des Ge-
nevois, un hiver intolérable, une santé ruinée, un âge avancé,
un corps souffrant et affaibli, l'impossibilité de vivre où je suis et
l'impossibilité de m'en aller, voilà ce qui compose actuellement
ma destinée.
Votre lettre, monsieur, a été pour moi une consolation autant
qu'une instruction. J'en profiterais davantage si ma pauvre âme
avait dans ce moment quelque liberté ; il faut au moins qu'elle
soit tranquille pour cultiver avec succès un art que vous me
rendez cher par l'intérêt que vous daignez y prendre. Comptez
que j'en prends un beaucoup plus vif à votre bonheur, à celui
de M"" de Chauvelin et à toute votre famille. Je vous serai atta-
ché jusqu'au dernier moment de ma vie avec le plus tendre res-
pect.
6692. — DE M. D'ALEMBERT.
Le 26 janvier.
J'ai d'abord, mon cher et illustre maître, mille remerciements à vous
faire du nouveau présent que j'ai reçu de votre part, de vos excellentes
noies1 sur le Triumvirat, que j'ai lues avec transport, et qui sont bien
I. Voyez ces notes au bas du texte, tome VI, pages 181 et suivantes.
64 CORRESPONDANCE.
dignes d« vous, et comme citoyen, et comme philosophe, et comme écrivain.
Nous avons lu hier en pleine Académie votre lettre à l'abbé d'Olivet1, qui
nous a fait très-grand plaisir; elle contient d'excellentes leçons. Vous avez
bien raison, mon cher maître; on veut toujours dire mieux qu'on ne doit
dire : c'est là le défaut de presque tous nos écrivains. Mon Dieu, que je liais
le style affecté et recherché! et que je sais bon gré à M. de La Harpe de
connaître le prix du style naturel! Vous avez bien fait de donner un coup
de griffe à Diogène-Rousseau V On a publié ici pour sa défense quatre bro-
chures3, toutes plus mauvaises les unes que les autres : c'est un homme
noyé, ou peu s'en faut; et tout son pathos, pour l'ordinaire si bien placé,
ne le sauvera pas de l'odieux et du ridicule.
J'avais déjà lu l'Hypocrisie*; il y a des vers qui resteront, et Vernet
vous doit un remerciement. Vous aurez vu ce que je dis de ce maraud à la
fin de mon cinquième volume* : je crois qu'on ne sera pas fâché non plus
des deux passages de Rousseau qui disent le blanc et le noir, et que je me
suis contenté de mettre à la suite l'un de l'autre.
M. de La Harpe m'a déjà parlé du poëme sur la Guerre de Genève; ce
qu'il m'en dit me donne grande envie de le lire; je ne consentirai pourtant
à trouver cette guerre plaisante qu'à condition qu'elle ne vous fera pas
mourir de faim. 11 ne manquerait plus à cette belle expédition que de mettre
la famine dans le pays de Gex et dans le Rugey, pour faire repentir les Gene-
vois de n'avoir pas remercié M. de Reauteville 6 de son digne et éloquent
discours.
Vous croyez donc qu'on ne vend que cent exemplaires d'un discours do
l'Académie7 ? Détrompez-vous : ces sortes d'ouvrages sont plus achetés que
vous ne pensez; tous les prédicateurs, avocats, et autres gens de la ville et
de la province, qui font métier de paroles, se jettent à corps perdu sur cette
marchandise.
A propos d'avocats et de paroles, avez vous lu un très-bon Discours sur
V administration de la justice criminelle . prononcé au parlement de Gre-
1. C'est la lettre 6652.
2. Voyez page 13.
3. Justification de J.-J. Rousseau dans la contestation qui lui est survenue avec
M. Hume, 1766, in-12 de 28 pages. — Observations sur l'exposé succinct de la
contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, in-12 de 88 pages.
— Lettre à fauteur de la Justification de J.-J. Rousseau, in-12 de 31 pages. Cette
pièce et la précédente sont quelquefois réunies sous le titre de Précis pour ][. J..J.
Rousseau. Je ne sais quelle est la quatrième des brochures dont parle d'Alem-
bert. (B.)
4. Éloge de l'hypocrisie; voyez tome X.
5. A la fin de son cinquième volume de Mélanges, d'Alembert inséra une Jus-
tification de l'article Genève de l'Encyclopédie, et il y rapportait un morceau de
la lettre de J.-J. Rousseau à d'Alembert, 17.">K, où l'auteur défend les ministres
genevois, et un extrait de la seconde des Lettres de la montagne, où il blâme ces
ministres.
6. Voyez tome \LI\ , page 198.
7. Voyez lettre 6681.
ANNÉE 1767.
65
noble par un jeune avocat général nommé M. Servan? Vous en serez je
crois, très-content ; je voudrais seulement que le style, en certains endroits
fui un peu moins recherché; mais le fond est excellent, et ce jeune magis-
tral esl une bonne acquisition pour la philosophie.
J'imagine que L'ouvrage sur les courbes l, qu'on imprime actuellement à
Genève, sera bientôt fini. Dites, je vous prie, à l'imprimeur de n'en envoyer
d'exemplaires à personne, avant que l'auteur n'en ait au moins un car il
est desagréable que des ouvrages de science courent le monde avant que
l'auteur sache au moins s'ils sont correctement imprimés. Faites-moi le
plaisir de remettre cette lettre à M. de La Harpe : je lui mande d'écrire un
mot d'honnêteté à M. de Boullongne, intendant des finances, auprès duquel
j'aurai soin de ménager ses intérêts quand l'occasion me paraîtra favorable.
Son discours a beaucoup plus de succès que celui de son concurrent ou
post-concurrent Gaillard 2, qui s'est avisé de faire une note où il dit que la
superstition, appuyée de l'autorité légitime, a droit de faire respecter ses
oracles, et que le rebelle a toujours tort. Imaginez-vous quelle bêtise! il n'a
dit cette impertinence que pour justifier la persécution contre les philo-
sophes; et il résulte de son beau principe que les persécutions contre les
chrétiens mêmes étaient très-justes. Ainsi il aura contre lui, par ce beau trait
de plume, et dévots et anti-dévots : j'en ai dit hier mon avis en pleine Acadé-
mie, et nos dévots mêmes ont trouvé que j'avais raison. On dit pourtant du
bien de ce Gaillard; mais il a des liaisons avec gens qui me sont suspects :
Dis-moi qui lu hautes, etc. Ses notes n'ont point été lues à l'Académie; je
vous prie de croire qu'on n'eût pas souffert celle dont je vous parle 3.
Croyez-vous que les gloire-eu, metoire-eu, etc., qui sont si choquantes
dans notre musique4, soient absolument la faute de notre langue? Je crois
que c'est, au moins pour les trois quarts, celle de nos musiciens, et qu'on
pourrait éviter cette désinence désagréable, en mettant la note sensible
(Mme Denis me servira d'interprète), non comme ils le font sur la pénul-
tième, mais sur l'antépénultième; la tonique ou finale appuierait sur la pénul-
tième, et la dernière serait presque muette; mais il est encore plus sûr
comme vous le dites, pour éviter cet inconvénient, de ne terminer jamais le
chant que sur des rimes masculines.
Adieu, mon cher et illustre maître; voilà bien du bavardage. On m'a
■dit que Marmontel vous avait écrit le détail de la réception de Thomas; elle
a été fort brillante. Je crois, comme vous, que nous avons fait une très-excel-
lente acquisition. Iterum vole.
1. Voyez lettre 6592.
2. Un anonyme fit remettre, en mars 1766, à l'Académie française, les fonds
d'une médaille d'or destinée à celui- qui aurait le mieux traité le sujet suivant :
Exposer les avantages de la paix, etc. Le prix fut adjugé, en 1767, à La Harpe ;
un second prix fut donné à Gaillard.
3. La note dont parle d'Alembert n'est point dans l'imprimé.
4. Voyez lettre 6652.
45. CORRESPOXDANCE. XIII.
66 CORRESPONDANCE.
6693. — A M. D'ALEMBERT.
A Ferney, 28 anvier.
Mon cher philosophe, je vous ai déjà mandé1 qu'il y a cent
lieues entre Ferney et Genève; rien ne peut passer en France,
pas même un problème de géométrie. J'éprouve la guerre et la
famine. Les maux causés par la rigueur de la saison me tiennent
lieu de peste; il ne me manque plus rien. On dit que vous avez
été comparé à Socrate 2; mais Socrate n'écrivit rien, et vous écri-
vez des choses charmantes. Vous n'avez point eu d'Alcibiade, et
vous ne boirez point de ciguë. Je vous comparerais plutôt à
Pascal vivant dans le monde.
Il y a deux mois que je n'ai vu Cramer ; l'esprit malin s'est
emparé de notre petit pays : c'est la discorde en Laponie.
Est-il vrai que le secrétaire3 est en Italie? Je me flatte que
notre nouveau confrère va bien vous seconder dans votre des-
sein de rendre la littérature libre et respectable.
Je suis bien content de votre correspondant berlinois4; s'il
persévère, il faut tout oublier.
6694. — A M. DORAT.
28 janvier.
La rigueur extrême de la saison, monsieur, a trop augmenté
mes souffrances continuelles pour me permettre de répondre,
aussitôt que je l'aurais voulu, à votre lettre du 14 de janvier.
L'état douloureux où je suis a été encore augmenté par l'extrême
disette où la cessation de tout commerce avec Genève nous a
réduits. Ma situation, devenue très-désagréable, ne m'a pas assu-
rément rendu insensible aux jolis vers dont vous avez semé votre
lettre. 11 aurait été encore plus doux pour moi, je vous l'avoue,
que vous eussiez employé vos talents aimables à répandre dans
le public les sentiments dont vous m'avez honoré clans vos lettres
particulières. Personne n'a été plus pénétré que moi de votre
mérite; personne n'a mieux senti combien vous feriez d'hon-
neur un jour à l'Académie française, qui cherche, comme vous
savez, à n'admettre dans son corps que des hommes qui pensent
1. Lettre 6681.
2. C'est Thomas qui avait fait cette comparaison dans son discours de récep-
tion à l'Académie française.
3. Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie française.
4. Frédéric II, roi de Prusse.
ANNÉE 17G7.
67
comme vous. J'y ai quelques amis, et ces amis ne sont pas assu-
rément contents de la conduite de Rousseau, et !e sont très peu
de ses ouvrages. M. d'Alembert et M. Marmontel iront pas à se
louer de lui.
Vous savez d'ailleurs que M. le duc de Choiseul n'est que
trop informé des manœuvres lâches et criminelles de col homme ;
vous savez que son complice1 a été arrêté dans Paris. J'ignore,'
après tout cela, comment vous avez appelé du nom de grand
homme un charlatan qui n'est connu que par des paradoxes
ridicules et par une conduite coupable.
Vous sentez d'ailleurs la valeur de ces expressions, à la page 8
de votre Avis2:
Achevez enfin par vos mœurs
Ce qu'ont ébauché vos ouvrages.
Je n'avais point vu votre Avis imprimé ; on ne m'en avait
envoyé que les premiers vers manuscrits. Je laisse à votre pro-
bité et aux sentiments que vous me témoignez le soin de réparer
ce que ces deux vers ont d'outrageant et d'odieux. Pesez, monsieur,
ce mot de mœurs. J'ose vous dire que ni ma famille, ni mes amis,
ni la famille des Calas, ni celle des Sirven, ni la petite-fille du
grand Corneille, ne m'accuseront de manquer de mœurs. Vous
conviendrez du moins qu'il y a quelque différence entre votre
compatriote, qui a marié un gentilhomme de beaucoup de mérite
avec Mlle Corneille, et un garçon horloger de Genève, qui écrit
que monsieur le dauphin doit épouser la fille du bourreau3 si
elle lui plaît.
Les mœurs, monsieur, n'ont rien de commun avec les que-
relles de littérature ; mais elles sont liées essentiellement à
l'honnêteté et à la probité dont vous faites profession. C'est à
vos mœurs mêmes que je m'adresse. Les deux lettres que vous
avez eu la bonté de m'écrire, l'amitié de M. le chevalier de Pezay,
la vôtre, que j'ambitionne, et dont vous m'avez flatté, me donnent
de justes espérances. Ce sera pour moi la plus chère des conso-
lations de pouvoir me livrer sans réserve à tous les sentiments
avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.
1. Le Nieps: voyez lettre 6606.
2. Voyez une note sur la lettre 6632.
3. Voyez le cinquième livre de l'Emile de J.-J. Rousseau.
68 CORRESPONDANCE.
6G95. —A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
A Ferney, 28 janvier.
Voici, monsieur, les lettres que j'ai reçues pour vous. Je suis
bien fâché de ne vous les pas rendre en main propre ; Mmc Denis
partage mes regrets.
La malheureuse affaire1 dont vous avez la bonté de me parler
ne devait me regarder en aucune manière ; j'ai été la victime de
l'amitié, de la scélératesse, et du hasard. Je finis ma carrière
comme je l'ai commencée, par le malheur.
Vous savez d'ailleurs que nous sommes entourés de soldats
et de neige. Je suis dans la Sibérie ; je ne puis l'habiter, et je n'en
puis sortir. J'ai des malades sans secours, cent bouches à nourrir,
et aucunes provisions. Vous avez vu Ferney assez agréable ;
c'est actuellement l'endroit de la nature le plus disgracié et
le plus misérable. Vous nous auriez consolés, monsieur, et nous
ne nous consolons de votre absence que parce que nous n'aurions
eu que nos misères à vous offrir.
Ce pauvre père Adam est malade à la mort ; il ne peut avoir
ni médecin ni médecine2 ; ainsi il réchappera.
Conservez-moi vos bontés, et soyez bien convaincu de mon
tendre et respectueux attachement.
6696. — A M. MARMONTEL.
A Ferney, 28 janvier.
Enfin donc, mon cher confrère, voilà le mérite accueilli comme
il doit l'être3. Ce ne sont pas là les prestiges et le charlatanisme
d'un malheureux Genevois dont Paris a été quelque temps
infatué. Voilà un beau jour pour la littérature ; et ce qui n'est
pas moins beau, mon cher ami, c'est la sensibilité avec laquelle
vous parlez du triomphe d'un autre. C'est là le partage des vrais
talents; il faut que ceux qui les possèdent soient unis contre
ceux qui les haïssent. C'est aux Chaumeix, aux Fréron, aux
gazetiers ecclésiastiques, à la canaille qui cherche de petites
places, ou à la canaille qui les a, de s'élever contre ceux qui
cultivent les arts. Le seul bruit d'une union fraternelle entre les
1. L'affaire Le Jeune.
2. A cause du cordon de troupes qui empêchait d'aller à Genève.
3. Thomas venait d'être reçu à l'Académie française.
ANNÉE 1767. 69
d'Alembert, les Thomas, vous, et quelques autres, fera périr cette
vermine.
Embrassez pour moi notre cher et illustre confrère, qui est,
avec vous, la gloire de notre académie.
Présentez, je vous prie, à Mme Geoffrin mes tendres respects.
L'affaire des Sirven, qu'elle a prise sous sa protection, devrait
être plus avancée qu'elle ne l'est ; on en a déjà pourtanl parlé
au conseil du roi. M. Chardon est nommé pour rapporteur.
J'aurais bien voulu que M. de Beaumont vous eût consulté, mon
cher confrère, sur son factura, dont le fond mérite l'attention
publique ; ce sujet pouvait faire une réputation immortelle à un
homme éloquent.
J'attends toujours votre Bèlisaire ; il me consolera. Je suis dans
un état pire que le sien, entre trente pieds de neige, des soldats,
la famine, les rhumatismes, et le scorbut ; mais il faut remercier
Dieu de tout, car tout est bien. Je vous embrasse avec la plus
sincère et la plus inviolable amitié.
6697. — A M. HENNIN.
Janvier.
Je vous plains, mon cher monsieur, et je plains tout Genève.
Je vous prie de vouloir bien mettre ce paquet pour M. le
duc de Praslin dans votre paquet pour la cour ; vous lui ferez
plaisir.
On m'avait dit qu'on ne pouvait sortir de son trou sans
passe-port. Je n'aime point tout ce tapage. Mes terres en souffri-
ront. On veut écraser des puces avec la massue d'Hercule.
Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
Voltaire.
6698. — A M. HENNIN.
A Ferney, 28 janvier.
M. de Taules faisait tenir mes lettres à M. Thomas. J'espère,
mon cher amateur des arts, que vous aurez la même bonté. Il
faut épargner, autant qu'on peut, les ports de lettres aux vrais
gens de lettres. M. Thomas l'est, car il a les plus grands talents,
et il est pauvre. Tout Paris est enchanté de son discours * et de
1. De réception à l'Académie.
70 CORRESPONDANCE.
son poëme l. Je vous supplie de lui faire parvenir ma lettre "- sans
qu'il lui en coûte rien. Je n'ose l'affranchir, et je ne veux pas
qu'un vain compliment lui coûte de l'argent. Je vous serai très-
obligé de me rendre ce petit service.
Vous devriez bien, monsieur, représenter fortement à M. le
duc de Choiseul l'abondance où nage Genève, et le déplorable
état où le pays de Gex est réduit. Comptez que, dans ce pays de
Gex, personne ne souffre plus que nous. Plus la maison est grosse,
plus la disette est grande. Nous n'avons d'autre ressource que
Genève pour tous les besoins de la vie ; les neiges ont bouché les
chemins de la Franche-Comté, les voitures publiques n'arrivent
plus de Lyon ; nous n'avons aucune provision, aucun secours.
Daumart3, paralytique depuis sept ans, ne peut avoir un em-
plâtre ; l'abbé Adam se meurt, et ne peut avoir ni médecin ni
médecine.
Je quitterai le pays dès que je pourrai remuer, et j'irai mourir
ailleurs.
Je ne vous en suis pas moins tendrement attaché. V.
6699. — DE M. HENNIN*.
A Genève, le 28 janvier 1767.
J'ai toujours été, monsieur, dans la persuasion que vous aviez avec
Genève la même correspondance que par le passé, et que, par conséquent,
vous souffriez moins que personne de l'interdiction. Je suis autorisé à don-
ner un passe-port à celui de vos gens que vous voudrez envoyer ici, et,
quand vous m'aurez envoyé son nom, je le ferai expédier. Le ton de votre
lettre m'afflige sincèrement. Il ne tient qu'à vos malades d'avoir des se-
cours, puisque MM. Joly et Cabanis ont des passe-ports pour aller et venir,
et que votre commissionnaire peut chaque jour prendre ici tous les remèdes
dont ils auront besoin.
N'ajoutez pas, je vous prie, à la tristesse et à l'ennui de ma position le
chagrin de vous savoir mécontent. Croyez que j'ai fait et ferai tout ce qui
sera en moi pour diminuer les maux de cette contrée. Malheureusement on
ne trouve pas que je sois au ton du moment; mais je sais paraître avoir tort
quand il s'agit de faire le bien.
La neige m'a empêché d'aller vous voir, monsieur : car, malgré les em-
barras dont je suis surchargé, j'avais besoin d'une heure de conversation
avec vous, et j'aurais été la chercher. Aussitôt que cet obstacle sera levé,
1. Sur Pierre le Grand.
2. Elle manque.
3. Arrière-cousin maternel de Voltaire.
4. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
ANNEE 4707. l\
vous me verrez arriver à Ferney. Croyez, jo vous prie, que je désirerais
surtout que les circonstances où se trouve ce pays-ci n'influassent en rien
sur votre bonheur, el disposez de moi en tout ce qui sera de mon ressort.
Votre lettre pour M. Thomas lui sera remise en main propre. Je serai
toujours très-aise d'être utile à votre correspondance avec vos amis el les
gens dont vous faites cas.
G700. — A M. HENNIN.
A Ferney, 29 janvier.
C'est une grande consolation pour nous, monsieur, clans
la disette où nous sommes, et dans la saison la plus rigoureuse
que nous ayons jamais éprouvée, de recevoir votre lettre du 28.
Nous avons envoyé chercher de la viande de boucherie à Gex,
on n'y vend que de mauvaise vache ; nos gens n'ont pu la manger.
Nous avons fait venir deux fois, par le courrier de Lyon, des vivres
pour un jour, mais cela ne peut se répéter. Si la cessation de notre
correspondance nécessaire avec Genève pouvait contribuer à ra-
mener les esprits, nous nous réduirions volontiers à ne manger
que du pain, et vous remarquerez en passant que le pain coûte
ici quatre sous et demi la livre.
Nous faisions venir des provisions de Lyon pour cette année
par les voitures publiques ; elles sont arrêtées. Notre aumônier
est tombé très-dangereusement malade à Ornex : nous n'avons
pu encore lui faire avoir ni médecin, ni chirurgien, parce que
les carrosses qui les allaient chercher n'ont pu passer.
Tout le poids retombe uniquement sur nous, notre maison
étant la seule considérable du pays. Vous savez que nous avons
cent personnes à nourrir par jour. Vous savez que le pays de
Gex ne fournit rien du tout. Les montagnes qui nous séparent
de la Franche-Comté sont couvertes de dix pieds de neige cinq
mois de l'année ; c'est la Savoie qui nous nourrit, et les Savoyards
ne peuvent arriver à nous que par Genève. Il n'y a de marché qu'à
Genève. Celui de Sacconex, comme vous le savez, ne fournit préci-
sément qu'un peu de bois qu'on coupe en délit dans nos forêts.
Vous êtes témoin que tout abonde a Genève, qu'elle tire aisé-
ment toutes ses provisions par le lac, par le Faucigny, et par le
Chablais ; qu'elle peut même faire venir du Valais les choses les
plus recherchées. En un mot, il n'y a que nous qui souffrons.
M. le chevalier de Jaucourt et M. le chevalier de Viriei^sont
1. Le chevalier, depuis marquis de Jaucourt, brigadier des armées du roi,
colonel de la légion de Flandre, était à la tête des troupes employées à l'investis-
72 CORRESPONDANCE.
les témoins de tout ce que nous vous certifions. Il suffit d'une
carte du pays pour voir qu'il est impossible que les choses soient
autrement.
Nous ne nous plaignons pas des troupes ; au contraire, nous
souhaiterions qu'elles restassent toujours dans les mêmes postes.
Non-seulement elles mettraient un frein à l'audace des contre-
bandiers, qui passaient souvent au nombre de cinquante ou
soixante sur le territoire de Genève, et qui bientôt deviendraient
des voleurs de grand chemin ; mais elles empêcheraient que nos
bois de chauffage, coupés en délit, fussent vendus à Genève sous
nos yeux. Les forêts du roi sont dévastées ; c'est un très-grand
article qui mérite toute l'attention du ministère.
Les troupes pourraient empêcher encore le commerce perni-
cieux de la joaillerie et de la fabrique de montres de Genève,
commerce prohibé en France, et principalement soutenu par les
habitants du pays de Gex, qui ont presque tous abandonné l'agri-
culture pour travailler chez eux aux manufactures de Genève.
Nous avons sur tous ces objets un mémoire à présenter au
ministère, et personne n'est plus empressé que nous à seconder
ses vues.
Nous avons toujours tiré nos provisions de France autant que
nous l'avons pu, et nous voudrions en faire autant pour les be-
soins journaliers; mais la position des lieux ne le permet pas.
Le bureau de la poste, qui pourrait être aisément sur le terri-
toire de France, est à Genève ; et il faut y envoyer six fois par
semaine'. Outre le commissionnaire pour nos lettres, nous avons
besoin d'envoyer souvent notre pourvoyeur. Nous ne pouvons
nous dispenser de demander aussi un passe-port pour un homme
d'affaires. Nous ne vivons que grâce aux remises que M. de La
Borde veut bien nous faire. Nous avons souvent à recevoir et à
payer. Le détail des nécessités renaît tous les jours.
Nous sommes donc forcés à demander trois passe-ports :
pour le sieur Wagnière, pour le sieur Fay, et pour le commission-
naire des lettres.
Nous sommes plus affligés que vous ne pouvez le penser de
fatiguer le ministère pour des choses si minutieuses à ses yeux,
et si essentielles pour nous.
Nous vous supplions très-instamment d'envoyer notre lettre à
sèment de Genève. Il avait le titre de commandant pour Sa Majesté dans les pro-
vinces de Bresse, Buçey, Valromey, et pays de Gex. Le chevalier de Virieu avait
un commandement dans ce corps. (Note de Hennin fils.)
ANNÉE 1767. 73
la cour. Vous êtes trop instruit des vérités qu'elle contient pour
n'avoir pas la bonté de les appuyer de votre témoignage. Nous
vous aurons une obligation égale à la détresse où nous sommes.
Nous avons l'honneur d'être, avec tous les sentiments que
nous vous devons, monsieur, vos très-humbles et très-obéissants
serviteur et servante.
Denis, Voltaire.
0701. — A M. HENNIN.
29 janvier.
Nous vous envoyons, mon cher monsieur, cette lettre, que
nous vous supplions de communiquer à 31. le duc de Choiseul,
ou à M. de Bournonville1. Nous sommes réellement les seuls sur
qui tombe le fardeau. Je me suis ruiné dans un pays affreux où
je n'avais de consolation que votre société, dont je ne peux plus
jouir. Mes chagrins sont au comble. Je finis ma vie d'une ma-
nière bien triste. L'idée que vous avez quelque bonté pour moi
me soutient encore. V.
6702. — A M. HENNIN.
A Ferney, 30 janvier.
Nous eûmes hier l'honneur de vous écrire, monsieur, Mme De-
nis et moi, pour vous supplier d'envoyer notre lettre à M. le duc
de Choiseul. Les choses changent quelquefois d'un jour à l'autre.
Nous vous supplions aujourd'hui de n'en rien faire ; ou si vous
avez déjà eu cette bonté, nous vous prions de vouloir bien man-
der que nous n'avons plus à faire que les plus respectueux re-
merciements, et que nous sommes pénétrés de la plus vive
reconnaissance.
M. le duc de Choiseul daigne m'écrire du 19, par M. le che-
valier de Jaucourt, qu'il m'excepte de la règle générale, parce que je
suis infiniment excepté dans son cœur.
Il écrit des choses encore plus fortes à M. le chevalier de
Jaucourt. Enfin, j'ai un passe-port illimité pour moi et pour tous
mes gens. Il ne me reste d'autre peine que celle de voir que vos
1. Premier commis de la guerre pour les affaires des Suisses, chargé depuis,
sous le duc de Choiseul, de la partie politique de ce même pays, y compris la
république de Genève. Il était asthmatique, et mourut jeune. [Note de Hennin fils.)
74 CORRESPONDANCE.
occupations journalières nous privent de la consolation de vous
voir, et de répéter les Scythes devant vous.
Venez, venez ! Maman * vous fera bonne chère à présent ; nous
aurons de bon bœuf, et plus de vache.
Mille tendres respects.
6703. — DE M. HENNIN.
Genève, 30 janvier.
Je vous répéterai, monsieur, ce que j'ai eu l'honneur de vous dire, que
j'étais dans la ferme persuasion que vous ne manquiez de rien, votre com-
missionnaire ayant la permission de venir à Genève, et pouvant en exporter
vos provisions comme à l'ordinaire. Un mot de M. le chevalier de Jaucourt
aurait abrégé toutes les difficultés, et, de mon côté, j'aurais fait tout ce qui
était en moi pour diminuer l'embarras dans lequel vous vous trouviez.
Vos provisions arrêtées en venant de Lyon , si elles vous sont adressées
directement, doivent vous parvenir sans difficulté; autrement on irait contre
les intentions du roi, qui n'a pas pu vouloir que ses sujets, habitant en
France, n'eussent pas la liberté des chemins. Si elles étaient adressées à des
Genevois, vous vous trouvez comme tous les étrangers, comme moi-même,
dans le cas où une chaussée se rompt, et où rien ne peut passer.
Je n'examine point ce qu'on a pu espérer de l'interdiction des vivres
pour Genève, et je ne crois pas même que cet objet puisse opérer un grand
effet pour le présent; mais ce n'est pas à nous à le dire, surtout dans ce
moment.
Voici les deux passe-ports que vous me demandez ; le commissionnaire
a déjà le sien, ou une permission qui y équivaut. Je la renouvellerai, s'il est
nécessaire.
Vous me priez, monsieur, d'envoyer votre lettre à la cour. Je suis trop
votre ami, et je connaistrop la façon de penser de M. le duc de Choiseul pour
le faire. Vous pouvez être sùrqu'elle ne ferait rien changer aux dépositions
générales; et puisque M. le chevalier de Jaucourt et moi nous nou> prêtons
volontiers pour vous à toutes les exceptions possibles, je vous demande en
grâce de vous en contenter. Tout ce qui vient de Genève, ou qui y a rapport,
est mal reçu clans ce moment-ci. Croyez-m'en; gardez aussi votre mémoire 2
pour des temps plus heureux.
Les représentants viennent de faire une démarche qui pourra diminuer
l'aigreur qu'on a contre eux. C'est un orage passager dont vous souffrez, et
qui m'accable. Tâchons, autant qu'il est possible, de le dissiper. De votre
côté, je vous proteste que vous y contribuerez en ne portant point au ministre
des plaintes sur les mesures qu'il a cru devoir mettre en usage pour amener
ce peuple à la raison.
1. Mme Denis.
2. Celui dont Voltaire parle dans la lettre G700.
ANNÉE 1767. 75
Je vous parle avec franchise, parce que je le dois à tous égards. Vous ne
doutez pas, du moins je m'en flatte, que je m'occupe de faire tout pour le
mieux. Jugez si je désire que ce qui se passe ici n'altère en rien votre
bonheur.
Il y a apparence, monsieur, que j'aurai l'honneur de vous voir ces jours-
ci; je pourrai vous en dire davantage sur des affaires auxquelles vous pre-
nez intérêt. Recevez, en attendant, les assurances du tendre attachement
que je vous ai voué pour la vie.
P. S. Dans le moment où je finis cette lettre, monsieur, je reçois la vôtre
de ce matin, qui me fait un très-grand plaisir. Tout finit, comme vous voyez,
et le meilleur est de s'inquiéter le moins possible de ce qui est hors de
nous. Je vous envoie néanmoins les deux passe-ports, parce que, pour la
règle, il faudra que tous ceux de vos gens qui viendront à Genève en aient.
6704. — A MADAME LA MARQUISE DE BOUFFLERS.
A Ferney, 30 janvier.
A mon âge, madame, on ne peut pins satisfaire ses passions.
Il y a un mois que je suis dans mon lit ; et, si je me faisais traîner
à Lyon pour vous faire ma cour, vingt pieds de neige, qui cou-
vrent nos montagnes, m'empêcheraient d'arriver.
Je ne sais si j'ai eu l'honneur de vous mander que nous avons
la guerre et la famine dans la très-belle et très-détestable vallée
où je comptais mourir doucement : il nous manque l'agrément
de la peste.
Je n'aurais pas été étonné, madame, qu'un ministre, haut de
six pieds ou de trois et demi, m'eût refusé, si je lui avais de-
mandé quelque chose ; mais je le suis qu'on ait eu si peu
d'égard pour un prince beau et bien fait, et qui a beaucoup d'es-
prit. Il y a quelque chose qui a plus de crédit que lui.
Je ne sais, madame, si vous allez à la cour ou à la ville ; niais,
en quelque lieu que vous soyez, vous ferez les délices de tous
ceux qui seront assez heureux pour vivre avec vous. Cette conso-
lation m'a toujours été enlevée ; votre souvenir peut seul conso-
ler le plus respectueux et le plus attaché de vos anciens servi-
teurs.
6705. — A M. DAMILAVILLE.
30 janvier.
Quoi que vous en disiez, mon cher ami, et quoi qu'on en dise,
nous serons toujours dans des transes cruelles. Cette affaire1
1. Toujours l'affaire Le Jeune.
76 CORRESPONDANCE,
peut avoir les suites les plus funestes, puisqu'on a manqué d'ar-
rêter le mal dans son principe. Je m'abandonne à la destinée :
c'est tout ce qu'on peut faire quand on ne peut remuer, et qu'on
est dans son lit, entouré de soldats et de neige.
M. Chardon me mande qu'il a trouvé le mémoire de M. de
Beaumont pour les Sirven bien faible. Vous étiez de cet avis ; il
est triste que vous ayez raison.
Nous sommes délivrés de la famine par les soins de M. le duc
de Choiseul.
J'ai tellement refondu mes Scythes que l'édition de Cramer ne
peut plus servir à rien, et qu'il en faut faire une autre. Voici la
préface, en attendant la pièce. J'ai été bien aise de rendre un
témoignage public à Tonpla i. Ce n'est pas que je sois content de
lui : on dit qu'il laisse élever sa fille clans des principes qu'il
déteste ; c'est Orosmade qui livre ses enfants à Arimane ; ce
péché contre nature est horrible. Je me flatte qu'il sévrera enfin
un enfant qu'il a laissé nourrir du lait des furies.
On dit des merveilles de mon confrère Thomas. Je vous sup-
plie d'envoyer l'incluse à votre ami2.
Adieu, je souffre beaucoup, mais je vous aime davantage.
6706. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL».
30 janvier, part le 31.
Nous sommes très-inquiets de la santé d'un de nos anges, et
nous en demandons des nouvelles à l'autre. Voici bientôt le temps
de vous amuser des Scythes. J'envoie deux exemplaires très-bien
corrigés à M. le duc de Praslin ; je vous prie d'en remettre un à
M. Lekain, de faire porter les corrections sur les autres, de les
examiner avec vos amis, et de faire valoir auprès d'eux ma do-
cilité et mes efforts. Comptez que c'est beaucoup pour un malade
enseveli dans la neige et dans les chagrins.
Mon dernier mot est rarement mon dernier mot. Voici enfin
la leçon suivant laquelle nous jouons le cinquième acte à Fer-
ney. Ce dernier acte nous a fait la plus grande impression. Nous
avons trouvé dans Mme de La Harpe un talent bien singulier ; il
ne lui a fallu que deux ou trois répétitions pour acquérir ce que
MUe Clairon a longtemps cherché. Sa déclamation, pleine deten-
1. Diderot.
1. Diderot ; cette lettre manque.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 77
dresse et de force, est soutenue par la figure la plus noble et la
plus théâtrale, par de beaux yeux noirs qui disent tout ce qu'ils
veulent dire, parmi geste naturel, parla démarche la plus libre,
et par les attitudes les plus tragiques. Son mari est un acteur
excellent; il récite des vers aussi bien qu'il les fait, et, quoique
très-petit, il a une figure très-agréable sur le théâtre.
Cette occupation nous console un peu de nos malheurs ; et
vous savez que ces malheurs sont la guerre et la famine, en at-
tendant la peste, Ce que je crains de la part du conseil me paraît
un plus grand fléau, car certainement si on renvoie le toutindi-
visiblement au procureur général de Dijon, cela devient une
affaire horrible : décret de prise de corps contre la Doiret, qu'on
peut retrouver ; ajournement personnel contre la Doiret de Chà-
lons, qu'on trouvera et qui dira tout ; ajournement contre le
quidam, qui est très-connu, et dont les dépositions jetteront les
intéressés dans le plus grand embarras; ajournement personnel
contre celui » qui est nommé dans le procès ; décret de prise de
corps auquel on n'obéit pas; une famille entière tombée tout
d'un coup de l'opulence dans la pauvreté ; sept ou huit personnes
accoutumées à vivre ensemble depuis dix ans, séparées pour
jamais ; la nécessité de chercher une retraite en traversant des
montagnes de glaces et des précipices, quand on est au lit, acca-
blé de vieillesse et de maladies; voilà sans aucune exagération
tout ce qui peut arriver, et ce qui arrivera infailliblement si on
prend le parti funeste dont on nous a parlé.
C'est donc ce qu'il faut éviter avec le plus grand soin. Il faut
tâcher que le tout soit jugé définitivement au conseil. On con-
damnera la Doiret, à la bonne heure ; il n'y aura là aucun mal
ni pour elle ni pour personne; que l'équipage soit déclaré bien
confisqué et qu'on s'accommode avec les fermiers pour le prix,
cela est encore très-aisé : tout serait fini alors.
Nous avions demandé, dans tous nos mémoires, que la malle
de la Doiret fût envoyée au premier magistrat suivant l'usage ;
nous le demandons encore. Nous voulions débattre la confisca-
tion en justice réglée ; nous abandonnons ce point. Nous ne crai-
gnons rien tant qu'un procès criminel devant un parlement,
quel qu'il puisse être. Nous demandons surtout que le jugement
du conseil soit différé, s'il est possible, parce que le temps adou-
cit tout, à moins que vous ne soyez sûr d'un jugement iavo-
rable ; mais qui peut en être sûr? Cette affaire fait déjà du bruit
1. Voltaire lui-même.
78 CORRESPONDANCE.
à Versailles. Je n'en ai point écrit à M. le duc de Choiseul, et
depuis sa lettre sur les Scythes, je n'ai point eu de nouvelles de
lui1.
Je m'étais flatté que, si les Scythes réussissaient, ce succès
pourrait faire une diversion heureuse et détourner la persécution
qui menace une tête de soixante-treize ans et un corps de
quatre-vingt-dix. Je peux m'être trompé en cela ; mais au moins
ce succès sera une consolation que je recommande à vos bontés
généreuses. Mon attachement et ma tendresse pour vous sont
une consolation bien supérieure à tous les succès possibles.
N. B. Vous savez'quelle est à présent la persécution de tout ce
qui a rapport à cette affaire ; un homme de Lorraine, très-pro-
tégé, vient d'être conduit en prison à Paris.
6707. — A M. ***2.
Monsieur, puisque monsieur l'abbé votre cousin m'a ordonné
de chercher les brochures qui s'impriment actuellement en
Hollande contre notre sainte religion catholique, apostolique et
romaine, et qu'il demande ces matériaux pour achever l'excel-
lent livre qu'il a déjà commencé en faveur du concile de Trente,
j'ai l'honneur de vous adresser pour lui les infamies ci-jointes,
que monsieur l'abbé votre cousin confondra comme elles le mé-
ritent.
C'est une vraie consolation pour moi de coopérer à ce saint
œuvre, en fournissant à monsieur l'abbé votre cousin des enne-
mis nouveaux à terrasser. Je me recommande à ses prières et à
celles de toute votre famille. Ma femme, ma fille, et mon fils le
greffier, nous vous présentons nos obéissances. J'ai l'honneur
d'être, à mon particulier, très-sincèrement, monsieur, votre très-
humble et très-obéissant serviteur.
Christophe Broun a s.
1. On lit en renvoi : « J'en ai dans le moment, et je suis très-content de lui.
Il nous délivre de la famine. Je ne lui ai point parlé de la Doiret. »
2. La personne à qui cette lettre fut adressée en fit une copie qu'elle joignit
à nu exemplaire du Recueil nécessaire (voyez n° 6i73) que Voltaire lui avait
envoyé avec cette lettre, en 1767. C'est d'après cette copie, qui toutefois n'est pas
signée, que je publie cette plaisanterie, qui est cependant bien une lettre.
L'abbé Mignot, neveu de Voltaire, est auteur d'une Histoire de ta réception du
concile de Trente dans les Étals catholiques, 1756, deux volumes in-12; nouvelle
édition, 1766, deux volumes in-12. (B.)
ANiNÉIÏ 17 67.
6708. — A MADAME GABRIEL CRAMER*.
79
(Sans date.)
Je suis très-affligé de la mort de M. du Commun. Oui, c'était
un philosophe; mais il était philosophe pour lui, et il me faut
des gens qui le soient pour les autres, des philosophes qui en
fassent, des esprits qui répandent la lumière, qui rendent le
fanatisme exécrable.
C'est n'être bon à rien que n'être bon qu'à soi.
Il faut absolument que je parle à votre mari. Où est M. Du-
pan ? Je leur écrirai.
Votre Vielding ou Villading2 ressemble assez aux enfants
mal élevés, qui reçoivent des confitures et vont vite les manger
sans remercier.
On disait autrefois :
Point d'argent, point de Suisse.
Il faut dire maintenant :
De l'argent, et plus de Suisse.
Je n'ai pas vu François Tronchin depuis qu'il a eu pour
trente-huit mille livres ce qui m'a coûté plus de cent mille. Tout
cela peut entrer dans la Secchia rapita genevoise3. Je rirai du
moins, et avec vous, Génoise. V.
6709. — A M. LE CONTROLEUR GÉNÉRAL*.
(1767.)
Monsieur le contrôleur général s, s'il fallait, en France, pen-
sionner tous les hommes de talent, ce serait, je le sais, pour
vos finances, une plaie bien honorable, mais bien désastreuse,
et le trésor n'y pourrait suffire ; aussi, et quoique peu d'hommes
puissent se rencontrer d'un aussi solide mérite que M. de La
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Nom d'un patricien bernois.
3. La Guerre civile de Genève-.
4. Extraite du Temps, 26 mai 1834. L'origine de cette lettre paraît douteuse
à MM. de Cayrol et François (deuxième Suppl., tome II, page 561). Elle a été re-
produite comme trouvée récemment dans la boutique d'un épicier, par le Monde
llustré du 9 mai 1863.
5. Laverdy.
80 CORRESPONDANCE.
Harpe, ne viens-je pas réclamer une pension pour ce mérite dans
l'indigence; je viens seulement, monsieur, empiéter sur vos
attributions et contrôler le chiffre de 2,000 livres dont Sa Majesté a
bien voulu me gratifier. Il me semble que M. de La Harpe n'ayant
pas de pension, la mienne est trop forte de moitié, et qu'on doit la
partager entre lui et moi.
Je vous aurai donc, monsieur, une dernière reconnaissance
si vous voulez bien sanctionner cet arrangement et faire expédier
à M. de La Harpe le brevet de la pension de 1,000 livres, sans
lui faire savoir que je suis pour quelque chose dans cet événe-
ment. Il sera aisément persuadé, ainsi que tout le monde, que
cette pension est une juste récompense des services qu'il a rendus
à la littérature1.
Daignez', monsieur le contrôleur général, accepter d'avance
mes remerciements et croire au profond respect de votre très-
humble et très -obéissant serviteur.
Arouet de Voltaire,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
0710. — A M. LE COMTE D'ARGENTALA
2 février 1767.
Nous apprenons par la sœur de M. Thurot3 que Dieu est
juste. Nous ne savons point encore de détails ; mais nous pen-
sons que sa justice doit écraser les diables, et que surtout le
diable Janin doit être recommandé fortement à M. de La Rey-
nière. J'en ai écrit à M. de Chauvelin. Je vous demande en grâce
de m'aider et de venger la sœur de Thurot. Je respire enfin ; je
ne fais plus de paquets, et nous répétons les Scythes.
Vous devez avoir reçu à présent les deux exemplaires envoyés
à M. le duc de Praslin bien corrigés. Si vous en voulez encore
une copie, on vous l'enverra ; mais vous pouvez aisément faire
porter sur vos anciens exemplaires les corrections qui sont sur
les nouveaux, et vous pouvez aussi en donner un à M. de Thi-
1. Dans la lettre à d'Alembert du 10 août 1707, quelques mots sembleraient
confirmer cette démarche, qui n'aboutit pas. « Je ne ris point, dit Voltaire à
d'Alembert, quand on me dit qu'on ne paye point vos pensions; cela me fait
trembler pour une petite démarche que j'ai faite auprès de M. le contrôleur géné-
ral en faveur de M. de La Harpe ; je vois bien que, s'il fait une petite fortune,
il ne la devra jamais qu'à lui-même. »
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. M"'e Le Jeune.
ANNÉE 1767. 81
bouvillc. Il distribuera les rôles selon vos ordres, et de tout ceci
il n'y aura pour vous que du plaisir.
Je crois qu'il est convenable que j'écrive un petit mot de re-
connaissance à M. de Montyon, quoique l'abbé du grand con-
seil1 et MUe Thurot ne m'aient pas encore instruit des détails,
Permettez donc que je mette ma lettre pour M. de Montyon dans
votre paquet.
Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de M. le duc de Praslin.
M. le duc de Ghoiseul nous a délivrés de la famine ; qu'il soit
béni, et vous aussi, mes anges, qui avez si bien battu des ailes
dans cette maudite affaire!
Je me flatte que Mme d'Argental est en bonne santé. Respect
et tendresse.
6711. — A M. LE RICHE.
2 février.
Quand trente pieds de neige le permettront, monsieur, et
qu'on sera sûr de tromper les argus, ce paquet, qu'on attend
depuis si longtemps, partira. Puisque vous avez snavé Fautet 2,
je me flatte que vous le sauverez encore : votre ouvrage ne res-
tera pas imparfait. L'aventure de Le Clerc3 me pénètre de dou-
leur. Faut-il donc que les jésuites aient encore le pouvoir de
nuire, et qu'il reste du venin mortel dans les tronçons de cette
vipère écrasée!
L'affaire dont vous avez été instruit4 était cent fois plus épi-
neuse que celle de Le Clerc ; mais heureusement on a des amis,
et des amis philosophes, jusque dans le conseil. Les commis
seront réprimandés, et on rendra l'argent; ils seront punis pour
avoir fait leur infâme devoir.
Il y a quelquefois une justice qui s'élève au-dessus de la jus-
tice, mais je vous assure que ce n'est pas sans peine. Je me
bflatte que Le Clerc aura des amis à Paris. Il y a des gens qui
pensent et qui sentent, quoiqu'on veuille étouffer le sentiment
et la pensée. J'emploie, monsieur, ces deux facultés qui restent à
mon faible corps pour vous dire combien je vous aime, et com-
ien je désire de vous voir.
1. Mignot.
2. Voyez tome XL1V, page 410.
3. C'était un libraire de Nancy qu'on était allé arrêter en janvier 1767, et
qu'on amena à la Bastille. Il était en correspondance avec Cramer de Genève,
Grasset de Lausanne, etc. On saisit cette correspondance, et une grande quantité
de livres. (B.)
4. L'affaire Le Jeune.
45. — Correspondance. XIII. 6
CORRESPONDANCE.
6712. — A M. CHARDON.
A Ferney, 2 février.
Monsieur, le mémoire sur Sainte-Lucie1 ne me donne au-
cune envie d'aller dans ce pays-là, mais il m'inspire le plus
grand désir de connaître l'auteur. Je suis pénétré de la bonté
qu'il a eue, je lui dois autant d'estime que de reconnaissance.
Voilà comme les mémoires des intendants2, en 1698, auraient
dû être faits; on y verrait clair, on connaîtrait le fort et le faible
des provinces. Le pays sauvage où je suis, monsieur, ressemble
assez à votre Sainte-Lucie ; il est au bout du monde, et a été
jusqu'à présent un peu abandonné à sa misère.
Je suis trop vieux pour rien entreprendre; et, après ma
mort, tout retombera dans son ancienne horreur. Il faudrait être
le maître absolu de son terrain pour fonder une colonie : ce
n'est pas où les Français réussissent le mieux. Nous trouverons
toujours cent filles d'opéra contre une Didon.
Je serai très-affligé si le mémoire pour les Sirven n'est digne
ni de l'avocat ni de la cause ; mais je me console, puisque c'est
vous, monsieur, qui rapporterez l'affaire. L'éloquence du rap-
porteur fait bien plus d'impression que celle de l'avocat. Vous
verrez, quand vous jugerez cette affaire, que la sentence qui a
condamné les Sirven, qui les a dépouillés de leurs biens, qui a
fait mourir la mère, et qui tient le père et les deux filles dans la
misère et dans l'opprobre, est encore plus absurde que l'arrêt
contre les Calas. Il me semble que les juges des Calas pouvaient
au moins alléguer quelques faibles et malheureux prétextes ;
mais je n'en ai découvert aucun dans la sentence contre les
Sirven. Un grand roi3 ma fait l'honneur de me mander, à cette
occasion, que jamais on ne devrait permettre l'exécution d'un
arrêt de mort qu'après qu'elle aurait été approuvée par le con-
seil d'État du souverain. On en use ainsi dans les trois quarts de
l'Europe. Il est bien étrange que la nation la plus gaie du monde
soit si souvent la plus cruelle.
Je vous demande pardon, monsieur ; je suis assez comme les
autres vieillards qui se plaignent toujours; mais je sais qu'heu-
reusement le corps des maîtres des requêtes n'a jamais été si
1. Essai sur la colonie de Sainte-Lucie, par un ancien intendant de cette île;
imprimé en 1779, in-8". Cet ouvrage est de Chardon.
2. Voyez ce que Voltaire en dit tome XIV, page 513.
3. Le roi de Prusse; voyez lettre 6557.
ANNÉE 1767.
83
bien composé qu'aujourd'hui, que jamais il n'y a eu plus de lu-
mières, et que la raison l'emporte sur la forme atroce et barbare
dont on s'est quelquefois piqué, à ce qu'on dit, dans d'autres
compagnies. Vous m'avez inspiré de la franchise; je la pousse
peut-être trop loin, mais je ne puis pousser trop loin les autres
sentiments que je vous dois, et le respect infini avec lequel j'ai
l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
6713. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Je reçois un billet bien consolant de Mehemet-Saïd-effendi 1,
dont le rosier soit toujours fleuri, et dont Dieu perpétue les féli-
cités! Ce petit rayon de lumière a dissipé beaucoup débrouil-
lards. Nous ne savons point encore de détails, mais nous sommes
tranquilles, et nous ne l'étions point. Ce Turc est un habile
homme; il est expéditif. Le mufti devrait bien employer des
hommes de son espèce, il y en a peu. Nous l'embrassons tendre-
ment.
J'ai reçu une lettre très-sage et très-bien écrite de ce jeune
infortuné Morival2. Il est cadet, il est vrai, mais il est engagé.
Les cadets n'ont pas plus de liberté que les soldats. Je ferai ce
que je pourrai auprès de son maître; mais je connais le terrain,
rien n'est plus difficile que d'obtenir une distinction ; et il est
impossible d'obtenir un congé.
Le père est un homme bien odieux, dans toutes les règles :
c'était lui qu'on devait punir ; ce sont les vices du cœur, et non
des étourderies de jeunesse, qui méritent l'exécration publique.
Mon indignation est aussi forte que les premiers jours. Heureu-
sement le maître3 de ce jeune homme pense comme moi sur cet
article. Nous verrons ce qu'on en pourra tirer. Ce maître, comme
vous savez, m'écrit depuis quelque temps les lettres les plus ten-
dres ; vous voyez qu'il ne faut ni compter sur rien, ni désespérer
de rien.
Nous avons toujours la guerre et la neige, mais nous sommes
délivrés de la famine. Mes paquets étaient faits, mais je reste
dans mon lit.
P. S. Voyez, pour l'intelligence de cette lettre, la note dans
1. Cette expression désigne l'abbé Mignot; voyez lettre 6676.
l2. Voyez n° 6671.
3. Frédéric II.
84 CORRESPONDANCE.
mon petit commentaire sur l'aventure de la sœur du capitaine
Thurot.
6714. — A M. DAMILAVILLE.
Mon cher ami, voilà donc Mlle Calas mariée1 à un homme
d'une très-grande considération dans son espèce; c'est le fruit
de vos soins : ce sont des vengeurs qui vont naître. Puissions-
nous marier ainsi une fille de Sirven ! mais la pauvre diablesse
n'a pas l'air à la danse.
J'ai actuellement bonne opinion de notre nouvelle affaire.
M. Chardon est un adepte. Le conseil commence à être composé
de sages, si une autre compagnie l'est de fanatiques.
L'affaire de la Doiret, qui m'avait donné tant d'inquiétude,
est finie2 d'une manière plus heureuse que je n'aurais pu le pré-
voir : il ne s'agit plus que d'obtenir des fermiers généraux la des-
titution d'un scélérat. Vous savez que les temps n'étaient pas
favorables. D'Hémery est venu enlever à Nancy un libraire
nommé Le Clerc3, accusé par les jésuites. Qui croirait que les
jésuites eussent encore le pouvoir de nuire, et que cette vipère
coupée en morceaux pût mordre clans le seul trou qui lui reste ?
Mon neveu, conseiller au grand-conseil4, s'est comporté,
dans toute cette affaire, en digne philosophe. Il y a encore des
hommes. Un des malheureux d'Abbeville5 est chez le roi de
Prusse.
Personne ne sait de qui est le Triumvirat. Ce n'est pas un
ouvrage fait pour le théâtre français, mais les notes sont faites
pour l'Europe : il y a de terribles fautes d'impression.
Je vous embrasse, et mon cœur vole vers le vôtre. ÈcrJ'inf...,
1. Elle avait épousé M. Duvoisin.
2. Le commis de la douane de Collonges, avec lequel on s'était entendu, s'ap-
pelait Dumesrel fils (voyez lettre 6817). Il avait promis de laisser passer la voi-
ture, moyennant cinquante louis qui lui avaient été comptés, n'avait pas tenu sa
parole, et saisit le carrosse de Voltaire, qui était rempli de livres. Cette affaire,
qui inquiéta longtemps Voltaire (voyez la lettre 6634 et beaucoup de celles qui la
suivent), fut étouffée. On vint à bout de faire regarder la chose comme une indis-
crétion commise par Mme Denis, à l'insu de son oncle. Le commis fut destitué,
et forcé de rendre les cinquante louis qu'il avait reçus. (B.ï
3. Voyez une note sur la lettre 6711
4. D'IIornoy.
5. D'Étallonde.
ANNÉE 1767. 85
6715. - A MADAME LA COMTESSE D'ARGENTAL <.
A Ferney, ce 3 février.
Raccommodons-nous, madame, car je vous aime de tout
mon cœur, et je me flatte de votre amitié. Vous pardonnez sans
doute à mon oncle et à moi nos inquiétudes ; vous sentez com-
bien il m'était cruel de le voir partir après une espèce d'attaque
d'apoplexie. Ses paquets ont été prêts pendant un mois entier, et
où serait-il allé à travers dix pieds de neige qui couvrent le
sommet de toutes nos montagnes? On nous faisait trembler de
tous les côtés. Il avait été quinze jours entiers sans recevoir au-
cune nouvelle de chez vous, que de la part de Le Jeune. Nous
savions, à n'en pouvoir douter, que les deux conseillers d'État
du bureau étaient absolument contre nous, et surtout le prési-
dent. Ce qui s'est passé à Nancy2 redoublait encore nos alarmes;
la prêtraille de notre canton ne servait assurément pas à nous
consoler ni à nous rassurer. Il est difficile de se trouver dans
une situation plus cruelle.
Mais après la victoire que nous vous devons, il est inutile de
parler des dangers qu'on a courus; il ne faut plus songer qu'aux
Scythes. Mon oncle y a fait tout ce qu'il a pu. Il n'y a qu'une
voix ici parmi ceux qui les ont lus et qui en ont vu les répéti-
tions. Nous sommes tous très-contents. Nous pouvons nous
tromper ; mais aussi nous devons espérer que ce qui fait une
grande impression sur plusieurs esprits d'une trempe différente
produira le même effet sur le public.
Il m'a paru surtout, madame, que mon oncle avait profité
de toutes vos remarques ; elles m'ont paru aussi judicieuses qu'à
lui. Vous connaissez sa docilité pour ses anges, ainsi que son
tendre attachement. Je partage depuis longtemps ses sentiments
pour vous. Vous êtes aimés ici comme vous devez l'être. Il n'y
a point de jours où nous ne cherchions à nous consoler d'un si
triste éloignement par le plaisir de parler ensemble des deux
personnes à qui nous sommes les plus dévoués, et dont les bontés
font le charme de notre vie.
Denis
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. L'arrestation de Le Clerc.
86 CORRESPONDANCE.
6716. — A STANISLAS-AUGUSTE PONIATOWSKI ,
ROI DE POLOGNE.
A Ferney, 3 février.
Sire, ma respectueuse reconnaissance n'a osé passer les bornes
de deux lignes1, quand j'ai remercié Votre Majesté de ses bien-
faits envers la famille des Sirven, qui lui devra bientôt son hon-
neur et sa fortune; mais le bien que vous faites à l'humanité
entière, en établissant une sage tolérance en Pologne, me donne
un peu plus de hardiesse. Il s'agit ici du genre humain : vous en
êtes le bienfaiteur, sire. Vous pardonnerez donc au bon vieillard
Siméon de s'écrier : « Je mourrai en paix, puisque j'ai vu les
jours du salut2. » Le vrai salut est la bienfaisance.
J'ai lu deux discours de Votre Majesté à la diète, qui sont de
cette éloquence qui n'appartient qu'aux grandes âmes. Mme de
Geoffrin est bien heureuse3. Les vieillards de Saba en feraient
autant que leur reine, s'ils n'avaient que leur vieillesse à sur-
monter ; mais la caducité, jointe à la maladie, ne laisse de libre
que le cœur. Permettez, sire, que ce cœur, pénétré de vos vertus
et de votre sagesse, se mette à vos pieds pour sa consolation. Je
suis avec le plus profond respect, etc.
6717. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET*.
4 février 1767.
Bonjour, bon an, ou plutôt bonjour, bon siècle, car vous
ferez le tour du cadran, comme Fontenelle et Saint-Aulaire.
Nous avons à l'Académie
Des gens qui bravent les hivers.
Pour eux la mort s'est endormie
En lisant leur prose ou leurs vers.
Vous, vous avez charmé la Parque
Par votre esprit, il m'en souvient.
Moi, je pose un pied sur la barque,
Mais votre lettre me retient.
1. Les deux lignes de remerciements au roi de Pologne manquent.
2. Saint Luc, il, 29-30.
3. Elle était à Varsovie.
4. Dernier Volume des OEuvres de Voltaire; Paris, 1862.
ANNÉE 1767. S7
Je suis au haut d'un mont sauvage,
Où se confinent les autans.
Mais votre amitié du bel âge
Me ramène encore un printemps,
Vous parlez toujours comme Horace,
Vous avez trouvé le vrai bien.
Pourquoi faut-il qu'on s'embarrasse
Du vain bruit qui ne donne rien ?
La gloire n'est qu'une importune
Qui fait ombre à notre bonheur,
L'amour ne fait jamais fortune,
Et l'esprit appauvrit le cœur.
Vous avez raison ; les hommes ne valent pas la peine qu'on
perde une seconde pour eux, et si vous n'étiez plus de ce monde,
je ne croirais plus à rien.
Je vous embrasse tendrement, et je veux toujours me dire
votre disciple. V.
6718. — A M. LE COMTE DE BERNSTORFF,
PREMIER MINISTRE DU ROI DE DÀMîJIAr.K.
4 février.
Monsieur, la famille Sirven, qui va manifester à Paris son
innocence et les bienfaits de Sa Majesté, a dû remercier aujour-
d'hui Votre Excellence de ces mômes bienfaits, dont elle vous est
redevable. Je ne vous dois pas moins de reconnaissance, mon-
sieur, de la lettre du roi, dont vous m'avez procuré la faveur. J'y
reconnais un monarque pénétré de vos principes. On juge du
prince par le ministre, et du ministre par le prince. Il y a plus
de cent ans que la bienfaisance est assise sur le trône de Dane-
mark. Heureux le pays ainsi gouverné !
Permettez, monsieur, qu'avec mes très-humbles remercie-
ments je vous adresse ceux que je dois à Sa Majesté.
J'ai l'honneur d'être, avec beaucoup de respect, monsieur, de
Votre Excellence, etc.
6719. — A CHRISTIAN VII,
ROI DE DANEMARK.
Le 4 février.
Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré m'a fait répan-
dre des larmes de tendresse et de joie. Votre Majesté donne de
88 CORRESPONDANCE.
bonne heure de grands exemples. Ses bienfaits pénètrent dans
des pays presque ignorés du reste du monde. Elle se fait de nou-
veaux sujets de tous ceux qui entendent parler de sa générosité
bienfaisante. C'est désormais dans le Nord qu'il faudra voyager
pour apprendre à penser et à sentir ; si ma caducité et mes
maladies me permettaient de suivre les mouvements de mon
cœur, j'irais me jeter aux pieds de Votre Majesté.
Du temps que j'avais de l'imagination, sire, je n'aurais fait
que trop de vers pour répondre à votre charmante prose. Par-
donnez aux efforts mourants d'un homme qui ne peut plus
exprimer l'étendue des sentiments que vos bontés font naître en
lui. Je souhaite à Votre Majesté autant de bonheur qu'elle aura
de véritable gloire.
Pourquoi, généreux prince, âme tendre et sublime,
Pourquoi vas-tu chercher dans nos lointains climats
Des coeurs infortunés que l'injustice opprime *?
C'ett qu'on n'en peut trouver au sein de tes États.
Tes vertus ont franchi par ce bienfait auguste
Les bornes des pays gouvernés par tes mains;
Et partout où le ciel a placé des humains,
Tu veux qu'on soit heureux et tu veux qu'on soit juste.
Hélas! assez de rois que l'histoire a faits grands
Chez leurs tristes voisins ont porté les alarmes;
Tes bienfaits vont plus loin que n'ont été leurs armes :
Ceux qui font des heureux sont les vrais conquérants.
G720. — A M. DAMILAVILLE.
4 février.
Le discours de M. Thomas2, mon cher ami, est un des plus
beaux et des plus grands services rendus à la littérature. Voilà
l'homme que j'aimerai tant que j'aurai un souffle de vie, et tant
que je détesterai les ennemis de la raison.
A propos de raison, avouez que j'ai un bon second dans mon
conseiller au grand conseil 3 ; tous les oncles n'ont pas de pareils
neveux.
J'augure bien de l'affaire des Sirven. Le roi de Danemark
1. Les Sirven.
2. Voyez lettre GG25.
3. L'abbé Mignot.
ANNÉE I7G7. 89
m'écrit une lettre charmante, de sa main1, sans que je l'aie pré-
venu, et leur envoie un secours. Tout vient du Nord. N'admi-
rez-vous pas le roi de Pologne, qui a forcé doucement lesévéqucs
à être tolérants? N'oubliez jamais la condamnation de l'évêquc
de Rostou2, pour avoir dit qu'il y a deux puissances.
Vous n'aurez point de sitôt les Scythes; il y a toujours quelque
chose à changer à ces maudits ouvrages-là. J'espère que M. de
La Harpe vous donuera, à Pâques, quelque chose de meilleur
que les Scythes.
On ne peut vous aimer plus tendrement que je vous aime.
6721. — A M. LE COMTE DE ROCIIEFORT.
4 février.
Il y a environ cinquante ans, mon chevalier, que j'ai eu
l'honneur de jouer aux échecs avec monsieur le vice-chancelier3;
mais il me gagnait, comme de raison. J'étais attaché à toute sa
maison. Il y avait surtout un certain évêque de 4, grand phi-
losophe et très-savant, qui m'honorait de la plus sincère amitié.
Un vice-chancelier ne se souvient pas de tout cela, mais les
petits ne l'oublient pas. J'ai le cœur pénétré de ses bontés, et de
la justice qu'il a rendue dans l'affaire qui m'intéressait par
contre-coup.
Je prends la liberté de lui écrire quatre mots 3, car il ne faut
pas de verbiage pour les hommes en place. On donne à la Chine
vingt coups de latte à ceux qui écrivent aux ministres des lettres
trop longues et du galimatias.
Je vous écrirais bien au long, a vous, mon chevalier, si j'en
croyais mon cœur, qui est bavard de son naturel ; je vous dirais
combien je suis enchanté de vous et de vos bons offices ; mais la
guerre de Genève, les embarras qu'elle cause, les effroyables
neiges qui m'environnent, la fièvre, les rhumatismes, imposent
silence à ma bavarderie. Cependant il faut que je vous demande
1. On n'a pas trouvé cette lettre du roi. (K.)
2. Voyez la note, tome XL1V, page 195.
3. René-Charles de Maupeou; voyez tome XVI, page 107.
4. Le nom était sans doute en blanc dans la lettre de Voltaire. Je pense qu'il
faut lire Lombez. Charles-Guillaume de Maupeou était évêque de cette ville en
1720.
5. Cette lettre à Maupeou manque.
90 CORRESPONDANCE.
si vous avez entendu la musique de Pandore*, de M. de La
Borde.
Vous me permettez donc de vous embrasser sans cérémonie.
6722. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY 2.
6 février 1767, à Ferney.
Mon cher président, tout ce que vous me mandez est in-
croyable, tout vrai qu'il est. 11 ne faut jamais faire des plai-
santeries à des compagnies, et celle-ci est trop forte; il est im-
possible qu'on la souffre. Il y a tant de choses à dire sur cette
espièglerie que je ne dis mot ; mais je crois que M. Le Bault est
un homme trop considérable pour souffrir une telle accolade.
Je vous dépêcherai les feuilles en question dès que les che-
mins seront un peu plus praticables. Nous sommes bloqués par
les neiges et par la guerre : nous manquons de tout ; je suis
malade dans mon lit ; voilà mon état. Je vous embrasse et je vous
aime tout comme si je me portais bien. On ne peut vous être
plus tendrement dévoué que moi. V.
6723. — A M. DE CHABANON.
A Ferney, 6 février.
Je vous réponds tard, mon cher confrère ; j'ai été malade, je
suis en Sibérie, on fait la guerre près de ma tanière, et j'y suis
bloqué. Nous avons été exposés à la disette; aucun fléau ne nous
a manqué. L'espérance de voir votre tragédie entre dans mes
consolations. Je loue toujours beaucoup le dessein que vous avez
de la faire imprimer, afin que son succès ne dépende pas du jeu
d'un acteur. On dit que le théâtre n'est pas aujourd'hui sur un
pied à donner beaucoup de tentation aux auteurs ; et d'ailleurs
on juge toujours mieux dans le recueillement du cabinet qu'à
travers les illusions de la scène. J'ai fait une pièce fort médiocre,
intitulée les Sajthes 3 ; j'ai eu bravement l'impudence de mettre
des agriculteurs et des pâtres en parallèle avec des souverains et
des petits-maîtres. Je l'avais fait imprimer, et ne comptais point
1. Opéra de Voltaire; voyez tome III. On en avait, le 14 mars, fait sur
théâtre des Menus-Plaisirs une répétition avec la musique de La Borde.
2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Elle fut jouée le 26 mars.
ANNÉE 1767. 91
la livrer aux comédiens ; mais je ne me gouverne pas par moi-
même ; il a fallu céder aux désirs de mes amis, dont les volontés
sont des ordres pour moi. C'est à vous à voir si vous aurez plus
de courage que je n'en ai eu.
Avez-vous entendu la musique de Pandore? Confiez-moi ce
que vous en pensez ; il faut dire la vérité à ses amis. Je crois
qu'il y a des morceaux très-agréables ; mais on dit qu'en général
la musique n'est pas assez forte. Je ne m'y connais point, et vous
êtes passé maître. Dites-moi la vérité encore une fois, et fiez-
vous à ma discrétion. Adieu ; je ne suis pas trop en état de cau-
ser avec un homme qui se porte bien ; mais je ne vous en aime
pas moins.
6724. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL '.
Votre créature l'a échappé belle, mes divins anges. Les con-
seillers d'État, les neiges et les maladies attachées à l'âge et à la
rigueur du climat, me réduisaient à une pénible situation. Je
trouve que de tous les fléaux la crainte est encore le pire; elle
glace le sang, elle m'a donné une espèce d'attaque d'apoplexie.
Béni soit monsieur le vice-chancelier, qui a été mon premier mé-
decin! Mais jugez si j'ai pu, pendant un mois de transes conti-
nuelles, faire à ces pauvres Scythes ce que j'aurais fait si mon
pauvre corps et mon âme avaient été moins tourmentés et moins
affaiblis. Tels qu'ils sont, ils pourront ne pas déplaire, puisqu'ils
ne nous déplaisent pas et que nous sommes difficiles. Nous en
avons suspendu les répétitions, parce que la rigueur de la saison
a augmenté dans notre Sibérie, et que nous sommes tous malades.
Il n'y a plus moyen de tenir à mon âge dans ce climat, qui est
aussi horrible pendant l'hiver qu'il est charmant pendant l'été.
Vous, qui n'avez pour montagne que Montmartre et les Bons-
Hommes, jouissez en paix de vos doux climats. Je me flatte que
vous aurez un très-beau temps le carême, et que les Scythes pour-
ront faire quelque plaisir à mes chers compatriotes, qui sont quel-
quefois si difficiles et quelquefois si indulgents. Les affaires les
plus désespérées peuvent réussir, et j'en ai une bonne preuve. On
dit qu'il faut remercier deux ou trois maîtres des requêtes qui sont
parents de l'abbé Mignot; mais sans monsieur le vice-chancelier,
il n'y avait rien de fait. Je n'avais l'honneur de le connaître que
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
92 CORRESPONDANCE.
pour avoir joué aux échecs avec lui, il y a plus de cinquante
ans ; il pouvait me faire échec et mat cette fois-ci d'un seul mot.
Je ne puis plus rien faire aux Scythes; je suis dans un état
trop triste pour penser à des vers, et même à de la prose ; je suis
anéanti. Les deux derniers exemplaires, que je vous ai envoyés
par M. le duc de Praslin, peuvent être regardés comme mon
testament. Il sera aisé à Lckain de faire porter sur les autres
exemplaires les corrections qui sont dans ces derniers. J'aurais
voulu finir ma carrière par quelque chose de plus fort et de plus
digne de vous ; mais il est aussi difficile d'atteindre le but qu'il
est aisé de l'apercevoir.
La critique est aisée, et l'art est difficile.
(Destouches.)
M. de Chauvelin m'a envoyé des idées ingénieuses pour le
cinquième acte; mais entre les choses ingénieuses et les théâ-
trales, il y a un espace immense. Une chose dont je répondrais,
c'est que si on joue le cinquième acte comme Mme de La Harpe,
il fera plaisir aux Parisiens. Enfin j'ai jeté mes filets en votre
nom, et je ne dois plus qu'attendre paisiblement la fin du car-
naval.
P»espect et tendresse.
6725. — A M. DE CHENEVIÈRES ».
Ferney, 6 février.
Vraiment, mon cher ami, vous auriez bien raison de me venir
voir ; j'appartiens de droit à présent a vos hôpitaux militaires.
Nous sommes en guerre, je suis malade, et j'ai manqué un jour
de bouillon. J'ai été bloqué par le cordon de troupes qui entoure
Genève ; mais M. le duc de Choiseul a eu pitié de moi. Je ne m'en
porte pas mieux; je suis au milieu de trente lieues de neiges,
impotent et perdant les yeux; c'est mon revenu de tous les
hivers. Je commence à me dégoûter fort de la retraite que j'ai
choisie. Elle ne produit rien ; il n'y a de beau que le paysage, et
cette beauté n'est pas pour les aveugles. Je ne sais comment les
choses de ce monde sont arrangées, mais il me semble qu'on
finit toujours tristement.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 93
6726. — A M. LE CONSEILLER LE BAULT'.
A Ferney, 6 février 1707.
Vraiment, monsieur, quand vous voudrez, vous nous ferez
o-rand plaisir de combattre nos abominables neiges avec quarante
bouteilles d'excellent vin. Il n'y aurait qu'à les faire adresser
par la veuve Rameau, à Nyon, où je les enverrais chercher. Je
suis plus las de ma Sibérie que je ne le suis de la guerre de
Genève. L'hiver y est pire qu'à Pétersbourg, de l'aveu de tous les
Russes qui sont venus chez nous. C'est acheter trop cher quatre
mois d'un été agréable. Le plaisir du plus bel aspect du monde
n'est pour moi qu'une privation quand je perds la vue; en un
mot je voudrais venir boire votre vin à Dijon.
Ne croyez pas au reste que notre guerre genevoise soit une
pure plaisanterie. Nous n'avons plus de commerce ni avec la
Savoie ni avec Lyon, ni avec la Suisse : il faut tout faire venir
avec des frais immenses. Plus notre maison est grosse, plus nous
souffrons. ,
Vous sentez, monsieur, combien je dois être flatte de 1 hon-
neur de vous avoir pour confrère. Mais entre nous (permettez-
moi de vous le dire sous le secret) nous avons un étrange associé.
C'est un tour sanglant qu'on a fait à l'Académie, je ne crois pas
qu'elle doive le souffrir. Il est honteux surtout que la nomina-
tion d'un homme de votre considération soit l'époque d'une
pareille insulte. Un geôlier honoraire n'est guère fait pour être
académicien honoraire. Toutes les bienséances sont trop bles-
Je prends la liberté de vous parler avec une confiance que
m'inspire mon respectueux attachement pour vous. Vous ne me
décèlerez pas. .
Ume Denis vous présente ses obéissances ainsi qu a M"1" Le
Bault.
J'ai l'honneur d'être avec bien du respect, monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
1 Éditeur, de Mandat-Grancey. - Dictée par Voltaire, signée par lui.
o* n s'a-it de l'Académie de Dijon. Voltaire en avait été reçu membre le 3 avril
1761* NouaVaurons pas l'indiscrétion de rechercher à qui peut s'appliquer 1 epi-
thète de geôlier honoraire. {Note du premier éditeur.) - La lettre 67^2 a trait
sans doute au même sujet.
94 CORRESPONDANCE.
6727. — A M. HENNIN.
A Ferney, 7 février.
Je ne sais comment faire, monsieur, pour faire parvenir franc
de port [cette lettre] à son adresse; et on a volontiers recours à
vous, quand on ne sait comment faire. C'est un pauvre diable de
mes amis de Paris que je veux obliger. Je vous supplie de m'ai-
der. Vous connaissez sans doute le résident de Hambourg. Vou-
lez-vous bien lui envoyer le paquet, le prier de l'affranchir de
Hambourg à Pétersbourg, et me permettre de vous rembourser
les frais? Cela doit être sans cérémonie.
Je commence à détester ce climat-ci. Il n'y a que vous qui
puissiez me le faire supporter. Il n'y a que la vue d'agréable
dans le pays de Gex, et je perds les yeux.
Toute notre maison vous fait les plus tendres compli-
ments. V.
6728. — DE M. HENNIN*.
Genève, 8 février 1767.
Je serai tout aussi embarrassé que vous, monsieur, pour faire passer
votre lettre à Pétersbourg. Le ministre du roi à Hambourg s'est jeté par
hasard, lui et son cheval, dans un four à chaux, où lui et son cheval ont été
consumés en un instant. Ainsi je ne sais plus à qui m'adresser. Je verrai
cependant à trouver le moyen de faire parvenir cette lettre à sa destination.
J'avais un jour mal aux yeux, et j'écrivis à un de mes amis :
Sans doute le ciel équitable,
Voulant me punir par mes sens,
En a choisi le plus coupable.
Tous les lorgneurs se glorifieraient beaucoup de vous compter parmi
leurs confrères; mais il me semble que pour cette fois la peine passe le
délit. J'espère qu'elle ne sera pas durable, et que vous pourrez encore jouir
des beautés de ce pays. Il a les grâces d'une capricieuse. Ses beaux moments
font oublier tout ce qu'on lui a trouvé d'àpreté, et un beau soir sur la ter-
rasse de Ferney effacera le souvenir des neiges qui vous aveuglent aujour-
d'hui.
Respects et amitiés à tous vos commensaux. Je voudrais bien pouvoir
mériter ce titre, mais quand le devoir ne me retiendra-t-il pas ici? Par
malheur pour Genève, trop de gens se mêlent de sa guérison, et la pauvre
petite périra peut-être à force de médecins.
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
ANNÉE 1767. 95
Vous savez sans doute que M. le professeur Vernet a fait imprimer son
apologie. Je serais fâché que vous cessassiez de rire pour y répondre. Lais-
sez là ce docteur, et continuez votre Batrachomyomachie l.
07-29. — A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 9 février.
Je suis bien plus satisfait encore, mon cher Cicéron, de votre
dernier mémoire sur la terre de Canon que des premiers. Vous
prévenez toutes les objections, vous étouffez tous les murmures.
Mis&ricordia cum accusantibus erit. Je serai bien trompé si Cicéron
ne gagne pas son procès pro domo sua2; et j'imagine que vous
souperez à Canon, cette année, avec Mme de Beaumont : vous
savez cependant qu'on n'est sûr de rien avec les hommes.
A l'égard de Sirven, je m'en remets entièrement à vous ; je
n'ai plus rien ni à dire ni à faire. J'attends beaucoup de M. Char-
don, qui est, je crois, rapporteur de votre affaire, et qui est sûre-
ment celui des Sirven. Le père et les filles partiront, s'il le faut;
et si le père suffit, il partira seul. On n'attend que vos ordres, et
ils seront exécutés sur-le-champ.
Notre petite société cle Ferney est bien attachée à M. et à Mme de
Beaumont ; nous voudrions que Canon et Ferney ne fussent pas
si éloignés l'un de l'autre.
6730. — A M. DAMILAVILLE.
9 février.
Vous avez dû recevoir une lettre3 pour M. Lembertad, et vous
devez être informé du petit malheur arrivé à la géométrie. Cela
est bien désagréable ; mais actuellement personne ne sait ce qu'il
fait clans Genève.
Voici une lettre pour notre ami M. de Beaumont. J'exécute
fidèlement ce que vous m'avez prescrit. Tâchez donc enfin que
ce mémoire paraisse avant que les parties soient mortes de vieil-
lesse.
Je crois vous avoir mandé que le roi cle Danemark venait de
se mettre dans le rang de nos bienfaiteurs. J'ai brelan de roi
quatrième; mais il faut que je gagne la partie. N'admirez-vous
1. Le poëme de la Guerre de Genève.
2. Titre d'un des discours de Cicéron.
3. Elle manque.
96 CORRESPONDANCE.
pas comme cette vie est mêlée de haut et de bas, de blanc et de
noir? et n'êtes-vous pas fâché que, parmi mes quatre rois1, il n'y
en ait pas un du Midi2?
Un hasard singulier m'a fait connaître ce Lacombe, d'abord
comme un homme de lettres, ensuite comme libraire. Chose pro-
mise, chose due. Je tâcherai de réparer tout cela. Je vous quitte;
il faut que j'écrive 3 aux maîtres des requêtes qui n'ont pas été
de l'avis de M. d'Aguesseau. On dit que ce pauvre Le Clerc 4 est
un homme d'esprit et fort honnête homme. Ne trouvera-t-il point
de protecteurs? Ècr. l'inf....
6731. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
9 février.
Voici d'abord ce que je réponds à la lettre du 2 de février de
mon cher ange. Je le donne en quatre, je le donne en dix, à une
âme plus forte que la mienne, logée dans un corps très-faible,
âgée de soixante et treize ans, au milieu de cent montagnes de
neige, ayant affaire à des pédants et à des prêtres, craignant les
choses les plus funestes , assaillie de quatre ou cinq tristes évé-
nements à la fois, affublée d'une espèce de petite apoplexie. Je
dis que cette âme aurait été pour le moins aussi embarrassée que
la mienne : cependant mon âme, encore tout ébouriffée, demande
très-tendrement pardon à la vôtre, et elle lui sera toujours sou-
mise.
Vous jugez , mon cher ange, de notre pays par le vôtre ; vous
vous imaginez, parce que vous avez eu une débâcle, que le mont
Jura et les Alpes prennent la loi de la butte Saint-Roch ; vous
vous trompez cruellement.
Je ne dispute pas sur M. le duc de Wurtemberg, mais je
souhaite assurément que vous ayez raison ; je ne me suis pas
encore aperçu de l'effet de ses beaux arrangements. Il est temps
qu'il se corrige de sa manie d'imiter Louis XIV. Mais venons au
plus vite aux Scythes.
Voici la dernière leçon. Il ne m'a guère été possible de voir
les choses d'un coup d'œil bien juste, dans les horreurs des agi-
tations que j'ai éprouvées. Je joins ici deux exemplaires de cette
1. Les rois de Danemark, de Pologne, de Prusse, et l'impératrice de Russie.
2. Cet alinéa se retrouve quelquefois dans la lettre du 17 février. (B.)
3. Ces lettres manquent.
4. Voyez lettre 6711.
ANNÉE 1767. 97
nouvelle correction, que vous pourrez aisément faire porter sur
les anciennes éditions que vous avez, et surtout sur celles en-
voyées en dernier lieu par M. le duc de Praslin.
Cette scène du père et de la fille est de moitié plus courte
qu'elle n'était; ni Sozame , ni les Scythes, ne se doutent de la
résolution d'Obéide. Les imprécations feront toujours un très-
grand effet, à moins qu'elles ne soient ridiculement jouées. Je
conviens que ce cinquième acte était extrêmement difficile, mais
enfin je crois être parvenu à faire à peu près tout ce que vous
vouliez, et j'ose espérer que vous en viendrez à votre honneur.
Ce sera à M. de Thibouville à arranger les rôles, les décorations,
et les habits avec Lekain ; c'est de toutes les pièces celle qui exige
le moins de frais.
Le rôle d'Obéide demande d'autant plus d'art qu'elle pense
presque toujours le contraire de ce qu'elle dit. Je ne sais pas
comment j'ai pu faire un pareil rôle, qui est tout l'opposé de
mon caractère. Je ne dis que trop ce que je pense; mais je le dis
avec tant de plaisir quand je m'étends sur les sentiments qui
m'attachent à mes anges, que je ne me corrigerai jamais de
ma naïveté.
J'ai oublié, dans mes dernières lettres, de vous dire qu'il était
impossible qu'on pût penser à Lekain dans cette édition du
Triumvirat. Vous savez qu'on ne fait pas ce qu'on veut des libraires ;
et moi, je sais ce que c'est que d'être loin de Paris.
Quant aux affaires de Genève, elles s'arrangeront sans doute,
car elles ne sont que ridicules ; elles ne méritent qu'un Lutrin.
J'en avais ébauché quelque chose1 pour vous faire rire, et pour
faire rire MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ; mais, pendant
tout le mois de janvier, je n'ai pas eu envie de rire.
P»espect et tendresse.
6732. —A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Ferney, le 9 février.
Vous connaissez, monseigneur, la main qui vous écrit2, et le
cœur qui dicte la lettre. Les neiges m'ôtent l'usage des yeux cet
hiver-ci avec plus de rigueur que les autres ; mais j'espère voir
1. Voyez lettre 6670; et, tome IX, le poème de la Guerre civile de Genève.
2. Cette lettre devait être de la main de Galien, protégé de Richelieu; voyez
lettre 6530.
45. — ConRESPOSDANCE. XIII. 7
98 CORRESPONDANCE.
encore un peu clair au printemps. L'aventure1 dont vous avez
la bonté de me parler dans vos deux lettres est une de ces fata-
lités qu'on ne peut pas prévoir. Je pense que vous croyez à la
destinée; pour moi, c'est mon dogme favori. Toutes les affaires
de ce monde me paraissent des boules poussées les unes par les
autres. Aurait-on jamais imaginé que ce serait la sœur de ce
brave Thurot tué en Irlande 2 qui serait envoyée, à cent cinquante
lieues, à un homme qu'elle ne connaît pas, qui s'attirerait une
affaire capitale pour le plus médiocre intérêt, et qui mettrait
dans le plus grand danger celui qui lui rendrait gratuitement
service? L'affaire a été extrêmement grave, elle a été portée au
conseil des parties. On a voulu la criminaliser, et la renvoyer au
parlement. C'est principalement monsieur le vice-chancelier dont
les bontés et la justice ont détourné ce coup. Cette funeste affaire
avait bien des branches. Vous ne devez pas être étonné du parti
qu'on allait prendre, c'était le seul convenable; et, quoiqu'il fût
douloureux, on y était parfaitement résolu: car il faut prendre
son parti sans pusillanimité dans toutes les occasions de la vie,
tant que l'âme bat dans le corps. On risquait, à la vérité, de
perdre tout son bien en France; on jouait gros jeu; mais, après
tout, on avait brelan de roi quatrième 3. Je vous donne cette
énigme à expliquer. J'ajouterai seulement qu'il y a des jeux où
l'on peut perdre avec quatre rois, et qu'il vaut mieux ne pas jouer
du tout. Je crois que la personne à laquelle vous daignez vous
intéresser ne jouera de sa vie,
Cette affaire d'ailleurs a été aussi ruineuse qu'inquiétante ; et
la personne en question 4 vous a une obligation infinie de la bonté
que vous avez eue de la recommander à M. l'abbé de Blet.
On aura l'honneur, monseigneur, de vous envoyer, par l'or-
dinaire prochain, ce qui doit contribuer à vos amusements du
carnaval 5 ou du carême ; il faut le temps de mettre tout en règle,
et de préparer les instructions nécessaires. Si on n'avait que
soixante-dix ans, ce qui est une bagatelle, on viendrait en poste
avec ses marionnettes, et on aurait la satisfaction de vous voir
dans votre gloire de niquée6.
1. L'affaire Le Jeune.
2. Voyez la note, tome XL, page 332.
3. Voltaire serait allé chercher asile chez l'un des quatre rois protecteurs des
Sirven ; voyez lettre 0730.
4. Voltaire; il s'agit des deux cents louis versés par Richelieu.
5. La tragédie des Scythes ; voyez lettre C669.
6. Voyez la note, tome XXXVII, page 125.
ANNEE 1767. 99
Voici une requête d'une autre espèce que le griffonneur de la
lettre1 vous présente, et par laquelle il vous demande votre pro-
tection. Quoiqu'il s'agisse de toiles, il n'en est pas moins attaché
à l'histoire; et il croit que, s'il dirigeait les toiles de Voiron, il
pourrait très-commodément visiter tous les bénédictins du Dau-
phiné. Il saurait précisément en quelle année un dauphin de
Viennois fondait des messes, ce qui serait d'une merveilleuse
utilité pour le reste du royaume.
Voici à présent d'une autre écriture2. Vous voyez, monsei-
gneur, que celle de votre protégé s'est assez formée ; s'il conti-
nue, il se rendra digne de vous servir, ce qui vaudra mieux que
l'inspection des toiles de son village. Je doute fort que M. de
Trudaine déplace un homme qui est dans son poste depuis long-
temps, pour favoriser un enfant de cet emploi.
Quoi qu'il en soit, je joins toujours sa requête à cette lettre.
Agréez le tendre et profond respect avec lequel je serai jusqu'au
dernier moment de ma vie, votre, etc.
L'aventure de la sœur de Thurot n'est plus bonne qu'à oublier.
II y a à Voiron, village de Graisivaudan en Dauphiné, une
fabrique de toiles dont l'inspection ne se donnait qu'à un des
habitants de l'endroit; cependant une personne qui demeure à
Romans, et qui possède déjà plusieurs autres inspections consi-
dérables, a trouvé le moyen de se faire encore revêtir de celle-ci.
M. de Trudaine est le maître d'accorder ce petit appui au
sieur Claude Galien, natif de Voiron3. Il soulagerait une famille
nombreuse, connue depuis très-longtemps, domiciliée et estimée
dans ledit endroit. Le père, l'oncle et les frères de Claude Galien
ont tous été au service ; son frère fut tué à Crevelt, étant pour
lors dans les volontaires de Dauphiné : c'était l'aîné de la famille.
Claude Galien demande très-humblement la protection de
M. de Trudaine.
6733. — A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
A Ferney, 9 février.
Ayant été mort, monseigneur, et enterré environ cinq semaines
dans les horribles glaces des Alpes et du mont Jura, il a fallu
1. Galien.
2. Celle de Voltaire.
3. Dans ses lettres à Hennin, des 4 et 13 janvier 1768, Voltaire dit que Galien
était natif de Salmoran ; voyez, sur ce personnage, une note sur la lettre 6.J30.
400 CORRESPONDANCE.
attendre que je fusse un peu ressuscité pour remercier Votre
Éminence de ce qu'elle aime toujours ce que vous savez, c'est-à
dire les belles-lettres, et même les vers, et qu'elle daigne aussi
aimer ce bon vieillard qui achève sa carrière
QEbaliae sub montibus altis1.
(Vikg., Georg., lib. IV, v. 125.)
Je vous réponds qu'il a profité de vos bons avis, autant que
ses forces ont voulu le lui permettre. Je crois que je dois dire à
présent :
Clauditejam rivos, pueri; sat prata biberunt.
(Virg., ecl. m, v. m.')
N'êtes-vous pas bien content du discours de notre nouveau
confrère M. Thomas? Son prédécesseur, Hardion2, n'en aurait
point autant fait.
J'ai chez moi M. de La Harpe, qui est haut comme Ragotin,
mais qui a bien du talent en prose et en vers.
Je corromps la jeunesse tant que je puis ; il a fait un Discours
sur la guerre et sur la paix3, qui a remporté le prix d'une voix
unanime. Si Votre Éminence ne l'a pas lu, elle devrait bien le
faire venir de Paris ; elle verrait qu'on glane encore dans ce siècle
après la moisson du siècle de Louis XIV. Nous cultivons ici les
lettres au son du tambour ; nous faisons une guerre plus heu-
reuse que la dernière; le quartier général est souvent chez moi.
Nous avons déjà conquis plus de cinq pintes de lait que nos
paysannes allaient vendre à Genève. Nos dragons leur ont pris
leur lait avec un courage invincible ; et comme il ne faut pas
épargner son propre pays quand il s'agit de faire trembler le
pays ennemi, nous avons été à la veille de mourir de faim.
Ayez la bonté de faire dire quelques prières dans vos diocèses
pour le succès de nos armes, car nous combattons les hérétiques,
et je hais ces maudits enfants de Calvin, qui prétendent, avec les
jansénistes, que les bonnes œuvres ne valent pas un clou à souf-
flet. Je ne suis point du tout de cet avis; je voudrais qu'on eût
envoyé contre ces parpaillots un régiment d'ex-jésuites au lieu de
dragons.
Tout ce que dit Votre Éminence sur les prétentions est d'un
1. IL y a dans Virpile :
Œbalise sub turnbus altis.
2. Voyez tome XXXIII, page 240.
3. Voyez lettre CG22.
ANNÉE 1767. -;0I
homme qui connaît bien son siècle et le ridicule des prétendants.
Cela mériterait une bonne épître en vers; et si vous ne la faites
pas, il faudra bien que quelque inconnu la fasse, et la dédie à un
homme titré et illustre, sans le nommer. Mais faudra-t-il dans
cette épître passer sous silence ceux de vos confrères1 qui font
des mandements dans le goût des Femmes savantes de Molière, et
qui, au nom du Saint-Esprit, examinent si un poète doit écrire
dans plusieurs genres ou dans un seul, et si Lamotte et Fonte-
nelle étaient autorisés à trouver des défauts dans Homère ? Les
femmes petits-maîtres pourraient bien aussi trouver leur place
dans cette petite diatribe; on remettrait tout doucement les
choses à leur place. J'avoue que les polissons qui, de leur gre-
nier, gouvernent le monde avec leur écritoire , sont la plus sotte
espèce de tous; ce sont les dindons de la basse-cour qui se ren-
gorgent. Je finis en renouvelant à Votre Éminence mon très-
tendre et profond respect pour le reste de ma vie.
67;H. — A M. L'AVOYER DE BERXE *.
10 février 1767, au château de Ferney, par Genève.
Monsieur, je crois remplir mon devoir, et je satisfais en même
temps mes sentiments respectueux pour votre gouvernement en
avertissant Votre Excellence de libelles diffamatoires que quel-
ques séditieux, partisans secrets de Jean-Jacques Rousseau, font
imprimer journellement à Yverdun au mépris de toutes vos lois.
Ces libelles sont plus dangereux dans ces temps de fermentation
que dans tout autre. On m'avertit que c'est le professeur Felici
qui les fait imprimer3. Il m'est tombé une feuille d'un de ces
libelles entre les mains avec une iettre d'un garçon imprimeur
nommé La Roche, qui est employé par ce professeur Felici : ce
garçon, qui paraît honnête, semble indigné lui-même des
manœuvres auxquelles on l'emploie, et mérite par là probable-
ment votre protection. Je me flatte que Votre Excellence me
saura gré de ma démarche. Votre gouvernement et tous les par-
ticuliers ont intérêt que de tels délits soient réprimés. Je
n'oublierai jamais les bontés dont j'ai été honoré dans vos États.
1. Lefranc de Pompignan, é.vêque du Puy.
2. L'Amateur d'autographes, année 1872, page 95.
3. L'opuscule du professeur Felici portait le titre d'Étrennes aux désœuvrés, et
le contenu en était si innocent que la confiscation fut aussitôt révoquée.
402 CORRESPONDANCE.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur,
de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6735. — A M. D'ÉTALLONDE DE MORIVAL.
Le 10 février.
Dans la situation où vous êtes, monsieur, j'ai cru ne pouvoir
mieux faire que de prendre la liberté de vous recommander for-
tement au maître que vous servez aujourd'hui. Il est vrai que
ma recommandation est bien peu de chose, et qu'il ne m'appar-
tient pas d'oser espérer qu'il puisse y avoir égard ; mais il me
parut, l'année passée, si touché et si indigné de l'horrible destinée
de votre ami et de la barbarie de vos juges ; il me fit l'honneur
de m'en écrire plusieurs fois avec tant de compassion et tant de
philosophie, que j'ai cru devoir lui parler à cœur ouvert, en
dernier lieu, de ce qui vous regarde. Il sait que vous n'êtes cou-
pable que de vous être moqué inconsidérément d'une supersti-
tion que tous les hommes sensés détestent dans le fond de leur
cœur. Vous avez ri des grimaces des singes dans le pays des
singes, et les singes vous ont déchiré. Tout ce qu'il y a d'hon-
nêtes gens en France (et il y en a beaucoup) ont regardé votre
arrêt avec horreur. Vous auriez pu aisément vous réfugier, sous
un autre nom, dans quelque province ; mais, puisque vous avez
pris le parti de servir un grand roi philosophe, il faut espérer
que vous ne vous en repentirez pas. Les épreuves sont longues
dans le service où vous êtes ; la discipline, sévère ; la fortune
médiocre, mais honnête. Je voudrais bien qu'en considération
de votre malheur et de votre jeunesse il vous encourageât par
quelque gracie. Je lui ai mandé i que vous m'aviez écrit une let-
tre pleine de raison, que vous avez de l'esprit, que vous êtes
rempli de bonne volonté, que votre fatale aventure servira à vous
rendre plus circonspect et plus attaché à vos devoirs.
Vous saurez sans doute bientôt l'allemand parfaitement ; cela
ne vous sera pas inutile. Il y aura mille occasions où le roi
pourra vous employer, en conséquence des bons témoignages
qu'on rendra de vous. Quelquefois les plus grands malheurs ont
ouvert le chemin de la fortune. Si vous trouvez, dans le pays où
vous êtes, quelque poste à votre convenance, quelque place que
1. Cette lettre de Voltaire à Frédéric manque.
ANNÉE 17 67. 10 3
vous puissiez demander, vous n'avez qu'à m'écrire à la même
adresse, et je prendrai la liberté d'en écrire au roi. Mon premier
dessein était de vous faire entrer dans un établissement qu'on
projetait à Clèves l, mais il est survenu des obstacles ; ce projet a
été dérangé, et les bontés du roi que vous servez me paraissent à
présent d'une grande ressource.
Celui qui vous écrit désire passionnément de vous servir, et
voudrait, s'il le pouvait, faire repentir les barbares qui ont traité
des enfants avec tant d'inhumanité.
673G. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRESSE.
A Potsdam, le 10 février.
L'accident qui vous est arrivé2 attriste tous ceux qui l'ont appris. Nous
nous flattons cependant que ce sera sans suite : vous n'avez presque point
de corps, vous n'êtes qu'esprit, et cet esprit triomphe des maladies et des
infirmités de la nature qu'il vivifie.
Je vous félicite des avantages qu'a remportés le peuple de Genève sur
le conseil des Deux-Cents et sur les médiateurs. Cependant il paraît que ce
succès passager ne sera pas de longue durée. Le canton de Berne et le roi très-
chrétien sont des ogres qui avalent de petites républiques en se jouant. On
ne les offense pas impunément; et si ces ogres se mettent de mauvaise
humeur, c'en est fait à tout jamais de notre Rome calviniste. Les causes se-
condes en décideront. Je souhaite qu'elles tournent les choses à l'avantage
des bourgeois, qui me paraissent avoir le droit pour eux. Au cas de malheur,
ils trouveront l'asile qu'ils ont demandé, et les avantages qu'ils désirent.
Je vous remercie des corrections de mes vers3; j'en ferai bon usage.
La poésie est un délassement pour moi. Je sais que le talent que j'ai est des
plus bornés ; mais c'est un plaisir d'habitude dont je me priverais avec peine,
qui ne porte préjudice à personne, d'autant plus que les pièces que je com-
pose n'ennuieront jamais le public, qui ne les verra pas.
Je vous envoie encore deux contes 4. C'est un genre différent que j'ai
essayé pour varier la monotonie des sujets graves par des matières légères
et badines. Je crois que vous devez avoir reçu des Abrégé de Fleury, autant
qu'on en a pu trouver chez le libraire.
Voilà les jésuites qui pourraient bien se faire chasser d'Espagne. Us se
sont mêlés de ce qui ne les regardaitpas, et la cour prétend savoir qu'ils ont
excité les peuples à la sédition.
Ici, dans mon voisinage, l'impératrice de Russie se déclare protectrice
des dissidents; les évêques polonais en sont furieux. Quel malheureux siècle
1. La colonie de philosophes dont il a été question dans le volume précédent.
2. L'attaque d'apoplexie dont Voltaire parle dans la lettre 6651.
3. Vo}'ez page 9.
4. Le Violon, et les Deux Chiens et l'Homme.
104 CORRESPONDANCE.
pour la cour de Rome! On l'attaque ouvertement en Pologne, on a chassé
ses gardes du corps de France et de Portugal. Il parait qu'on en fera autant
en Espagne.
Les philosophes sapent ouvertement les fondements du trône apostolique :
on persifle le grimoire du magicien ; on éclabousse l'auteur de sa secte1 ;
on prêche la tolérance ; tout est perdu. 11 faut un miracle pour relever
l'Église. C'est elle qui est frappée d'un coup d'apoplexie terrible; et vous
aurez encore la consolation de l'enterrer et de lui faire son épitaphe, comme
vous fîtes autrefois pour la Sorbonne 2.
L'Anglais Woolston prolonge la durée de Vinf..., selon son calcul, à
deux cents ans; il n'a pu calculer ce qui est arrivé tout récemment. Il
s'agit de détruire le préjugé qui sert de fondement à cet édifice. Il s'écroule
de lui-même, et sa chute n'en devient que plus rapide.
Voilà ce que Bayle a commencé de faire : il a été suivi par nombre
d'Anglais, et vous avez été réservé pour l'accomplir.
Jouissez longtemps en paix de toutes les sortes de lauriers dont
vous êtes couvert; jouissez de votre gloire, et du rare bonheur de voir qu'à
votre couchant vos productions sont aussi brillantes qu'à votre aurore.
Je souhaite que ce couchant dure longtemps, et je vous assure que je
suis un de ceux qui y prennent le plus d'intérêt.
FÉDÉnic.
0737. — A M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
A Ferney, 10 février.
Monsieur, certainement j'irai rendre à Votre Excellence les
visites dont elle m'a honoré quand elle voulait mettre la paix
chez des gens qui ne méritent pas d'avoir la paix.
M. le duc de Choiseul m'a donné à la vérité toutes les facilités
possibles ; mais, quelques bontés qu'il ait, la gêne et le fardeau
retombent toujours sur nous. Quel pays que celui-ci ! Je n'ai pu
trouver dans Paris une lettre de change sur Genève ; il faut faire
venir l'argent par la poste. Les coches de Lyon et de Suisse
n'arrivent plus, et je peux vous assurer qu'on trompe beaucoup
M. le duc de Choiseul si on lui écrit que les Genevois souffrent ;
il n'y a réellement que nous qui souffrons. On croit se venger
d'eux, et on nous accable. Si on voulait effectivement rendre la
vengeance utile, il faudrait établir un port au pays de Gex, ouvrir
une grande route avec la Franche-Comté, commercer directe-
ment de Lyon avec la Suisse par Versoy, attirer à soi tout le
commerce de Genève, entretenir seulement un corps de garde
1. « On persillé le grimoire; on éclabousse la secte. » (Edit. de Berlin.)
2. Le Tombeau de la Sorbonne; voyez tome XXIV, page 17.
ANNÉE 1767. 105
perpétuel dans trois villages entre Genève et le pays de Gcx ; cela
coûterait beaucoup, mais Genève, qui fait pour deux millions de
contrebande par an, serait anéantie dans peu d'années. Si on se
borne à saisir quelques pintes de lait1 à nos paysannes, et à les
empêcher d'acheter des souliers à Genève, on n'aura pas fait une
campagne bien glorieuse.
Pardonnez-moi la liberté que je prends en faveur de la con-
fiance que vous m'avez inspirée, et de l'intérêt très-réel que j'ai
à tous ces mouvements.
La petite affaire de la sœur du brave Thurot est finie de la
manière dont je l'aurais finie moi-même si j'avais été juge. Je
n'en ai point importuné M. le duc de Choiseul ; j'ai la principale
obligation de tout à monsieur le vice-chancelier.
Je vous conseille de jeter les Scythes dans le feu, car je les ai
bien changés ; et je vais m'amuser à en faire une meilleure
édition.
Permettez que M. le chevalier de Taules trouve ici les assu-
rances des sentiments que j'aurai pour lui toute ma vie.
J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, et la plus tendre
reconnaissance de toutes vos bontés, monsieur, de Votre Excel-
lence le très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6738. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL *.
10 février.
Je reçus hier la lettre du 3 février de mon cher ange, après
avoir fait partir ma réponse à la lettre du 2. Je suppose toujours
que les deux exemplaires adressés à M. le duc de Praslin lui sont
parvenus.
Les dernières additions que j'ai envoyées à mon ange et à
M. de Thibouville peuvent servir aisément à rendre les deux
exemplaires complets et corrects ; mais, pour abondance de pré-
cautions, voici encore un exemplaire nouveau, bien exactement
revu, lequel pourra servir de modèle pour les autres ; il part à
l'adresse de M. le duc de Praslin.
Je ne saurais être de l'avis de mon ange sur ce vers d'Obéide,
dans la scène avec son père, au cinquième acte :
1. Voyez lettres 6G81 et G733.
2. Les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et François, l'ont datée à tort
du 8 février. (G. A.)
106 CORRESPONDANCE.
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire.
Cela ne veut dire autre chose pour ce père, sinon qu'il en a
coûté beaucoup d'efforts à une jeune personne, élevée à la cour,
pour venir s'ensevelir dans des déserts ; mais, pour le spectateur,
cela veut dire qu'elle aime Athamare. Si j'avais le malheur de
céder à cette critique, j'ôterais tout le piquant et tout l'intérêt de
cette scène.
J'ai fait humainement ce que j'ai pu. Il ne faut pas demander
à un artiste plus qu'il ne peut faire ; il y a un terme atout ; per-
sonne ne peut travailler que suivant ses forces. Voici le temps
de copier les rôles et de les apprendre ; il n'y a plus ni à reculer
nia travailler. Je demande seulement qu'on joue la Jeune Indienne
avec les Scythes. Je serais bien aise de donner cette marque d'at-
tention à M. de Chamfort, qui est, dit-on, très-aimable, et qui
me témoigne beaucoup d'amitié.
Si ces deux pièces sont bien jouées, elles vaudront de l'argent
au tripot; elles donneront du plaisir à mes anges, mais, pour
moi, je suis incapable de plaisir : je ne le suis que de conso-
lation , et ma plus grande est l'amitié dont mes anges m'hono-
rent.
N. B. Dans le tracas horrible qui m'a accablé pendant un
mois, je ne me suis jamais aperçu d'une faute d'impression au
cinquième acte, page 64 :
Sozame a-t-il appris que sa fille qu'il aime.
Il y avait dans le manuscrit :
Sozame a-t-il appris que sa fille qui m'aime.
Il y a encore quelques petits changements fort légers dans la
copie ci-jointe.
N. B. Comment pouvez-vous m'outrager au point de me sou-
tenir que ce vers :
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire,
signifie : Mon père, j'adore Athamare, et je ne le tuerai point, puisque
le moment d'après elle dit :
Après ce coup terrible et qu'il me faut porter... ?
Ce mot qu'il me faut porter ne rejette-t-il pas très-loin tous les
soupçons que pourrait concevoir le père? D'ailleurs, quels soup-
ANNÉE 1767. 107
çons pourrait-il avoir après les serments de sa fille? Vous tueriez
ma pièce si vous ôtiez
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire.
Je sais bien qu'il y aura quelques mouvements au cinquième
acte parmi les malintentionnés du parterre ; mais je vous réponds
que le receveur delà Comédie sera très-content delà pièce. Lais-
sons dire Fréron et l'avocat Coquelet1, son approbateur, et les
soldats de Corbulon2, s'il y en a encore, et qu'on sonne le boute-
selle.
Mille tendres respects. Je ne sais point la demeure de M. le
clievalier de Chastellux ; je prends la liberté de vous adresser la
lettre.
6739. — A M. LE COMTE D'ARGEINTAL.
H février, à huit heures du matin.
Les plus importantes affaires de ce monde, sans doute, sont
des tragédies , car elles poursuivent l'âme le jour et la nuit. Ma
première idée, quand on veut m'ôter un vers que j'aime, c'est de
murmurer et de gronder; la seconde, c'est de me rendre. J'ai-
mais ce vers :
Elle m'a plus coûté que vous ne pouvez croire 3 ;
mais il était six heures du matin ; et, actuellement qu'il en est
huit, j'aime mieux celui-ci :
Me dompter en tout temps est mon sort et ma gloire.
Ainsi donc, mes anges, n'en croyez point mes deux paquets qui
sont partis ce matin ; croyez ce billet-ci qui court après. Je vous
demande bien pardon, mes anges, de vous donner tant de peine
pour si peu de chose4.
Si M,le Durancy entend, comme je le crois, le grand art des
silences ; si elle sait dire de ces non qui veulent dire oui; si elle
sait accompagner une cruauté d'un soupir, et démentir quelque-
fois ses paroles, je réponds du succès; sinon je réponds des sif-
1. Ou plutôt Coqueley ; voyez la lettre à Coqueley du 24 avril.
2. Les partisans de Crébillon; voyez la note, tome XXXVII, page 406.
3. Je ne sais à quelle scène ce vers appartient. (B.)
4. Dans Beuchot on trouve ici des phrases qui appartiennent à la lettre pré-
cédente.
108 CORRESPONDANCE.
flets. J'avoue qu'un grand succès serait nécessaire pour faire
enrager les ennemis de la raison, sans parler des miens. La pièce
dépend entièrement des acteurs1.
0740. — A M. LE CHEVALIER DE CHASTELLUX^.
11 février.
Je vous devais déjà, monsieur, beaucoup de reconnaissance
pour les efforts généreux que vous aviez faits auprès d'un homme
respectable qui, cette fois, a été seul de son avis pour, n'avoir
pas été du vôtre. Je suis encore plus reconnaissant de la lettre
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et des sentiments
que vous y témoignez. Il y a si peu de personnes qui cherchent
à s'instruire de ce qui mérite le plus l'attention de tous les
hommes ; les préjugés sont si forts, la faiblesse si grande, l'igno-
rance si commune, le fanatisme si aveugle et si insolent, qu'on
ne peut trop estimer ceux qui ont assez de courage pour secouer
un joug si odieux et si déshonorant pour la nature humaine. Cette
vraie philosophie, qu'on cherche à décrier, élève le courage,
et rend le cœur compatissant. J'ai trouvé souvent l'humanité
parmi les officiers, et la barbarie parmi les gens de robe. Je suis
persuadé qu'un conseil de guerre aurait mis en prison pour un
an le chevalier de La Barre, coupable d'une très-grande indé-
cence ; mais que ceux qui hasardent leur vie pour le service du
roi et d9 l'État n'auraient point fait donner la question à un enfant,
et ne l'auraient point condamné à un supplice horrible. La
jurisprudence du fanatisme est quelque chose d'exécrable : c'est
une fureur monstrueuse. Tandis que d'un côté la raison adoucit
les mœurs, et que les lumières s'étendent, les ténèbres s'épaissis-
sent de l'autre, et la superstition endurcit les âmes.
Continuez, monsieur, à prendre le parti de l'humanité.
L'exemple d'un homme de votre nom et de votre mérite pourra
beaucoup. Mon âge et mes maladies ne me permettent pas d'es-
pérer de longues années; je mourrai consolé en laissant au
monde des hommes tels que vous. Je vous supplie d'agréer mon
sincère et respectueux attachement.
1. Cet alinéa est, sans aucun doute, un fragment d'une lettre postérieure. (G. A.)
2. François-Jean, chevalier, puis marquis de Chastellux, né en J73i, mort en
1788, auteur de plusieurs ouvrages, et entre autres d'un traité De la Félicité pu-
blique, sur la seconde édition duquel Voltaire fournit un extrait dans le Journal
de politique et de littérature; voyez tome XXX, le troisième des morceaux Ex-
traits de ce journal.
ANNEE 1767. 109
0741. — A M. LE MARQUIS DE XIMENKS.
11 février.
J'aime tout à fait, monsieur, à m'eutendre avec vous. Je vous
passe l'émétique1, comme vous me passez la saignée. Sans cloute
les deux vers dont vous me parlez sont un peu ridicules, et en
général Cornélie vise au plus sublime galimatias ; mais aussi il
y a de bien beaux éclairs, des traits de génie, des morceaux même
de sentiment qui enlèvent. Le peu de remarques que j'ai pu faire
sur vos remarques sont sur un petit cahier séparé ; j'ai respecté
votre ouvrage. Ce que j'ai écrit ne consiste que dans des notes
abrégées pour aider ma mémoire lorsque je travaillerai sérieuse-
ment à en faire une espèce de poétique de théâtre qui puisse être
utile aux jeunes gens. Je pense qu'il y faut mettre beaucoup
d'objets de comparaison, tant des anciens que des modernes, et
que le tout doit être nourri d'un grand fonds de littérature. Je
me livrerai à cet ouvrage avec un très-grand plaisir, lorsque vous
m'aurez envoyé le reste de vos remarques. Je ne puis rien faire
sans ce préalable. Il ne faut pas que vous abandonniez une en-
treprise qui peut être très-avantageuse aux lettres, très-hono-
rable pour vous, et me procurer avant ma mort l'honneur de vous
avoir pour confrère ; mais dépêchez-vous, je me porte fort mal,
et j'entre dans ma soixante-quatorzième année. Je conserverai
jusqu'à mon dernier moment les sentiments qui m'attachent à
vous.
6742. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 11 février.
Comme je dictais, monseigneur, les petitesinstructions néces-
saires pour la représentation de la pièce dont je vous offrais
les prémices pour Bordeaux, j'apprends une funeste nouvelle2
qui suspend entièrement mon travail, et qui me fait partager
votre douleur. J'ignore si cette perte ne vous obligera point de
retourner à Paris ; en tout cas, je serai toujours à vos ordres. Je
voudrais que ma santé et mon âge pussent me permettre de vous
faire ma cour dans quelque endroit que vous fussiez ; mais mon
état douloureux me condamne à la retraite, et si j'avais été obligé
1. Amour médecin, acte III, scène t.
2. Voyez la lettre du 16 mars, n° 6794.
410 CORRESPONDANCE.
de quitter Ferney, ce n'aurait été que pour une autre solitude,
et je ne pourrais jamais quitter la solitude que pour vous. Mon
petit pays, que vous avez trouvé si agréable et si riant, et qui est
en effet le plus beau paysage qui soit au monde, est bien hor-
rible cet hiver ; et il devient presque inhabitable, si les affaires de
Genève restent dans la confusion où elles sont. Toute commu-
nication avec Lyon et avec les provinces voisines est absolu-
ment interrompue, et la plus extrême disette en tout genre a suc-
cédé à l'abondance. Nos laboureurs, déjà découragés, ne peuvent
même préparer les socs de leurs charrues. Notre position est
unique : car vous savez que nous sommes absolument séparés de
la France par le lac, et qu'il est de toute impossibilité que le pays
de Gex puisse se soutenir par lui-même.
Je sais que chaque province a ses embarras, et qu'il est bien
difficile que le ministère remédie à tout. Les abus sont malheu-
reusement nécessaires dans ce monde. Je sens bien qu'il n'est
pas possible de punir les Genevois sans que nous en sentions les
contre-coups.
Je vous demande pardon de vous parler de ces misères, dans
un temps où la perte que vous avez faite vous occupe tout entier;
mais je ne vous dis un mot de ma situation que pour vous mar-
quer l'envie extrême que j'aurais de pouvoir servir à vous con-
soler, si je pouvais être assez heureux pour vous revoir encore,
et pour vous renouveler mon tendre et profond respect.
6743. — A M. BORDES '.
A Ferney, 11 février.
Vous m'aviez ordonné, monsieur, de vous renvoyer par le
coche les deux mauvais ouvrages jésuitiques, dans lesquels il y
a des anecdotes curieuses, et qui fournissent beaucoup à l'art de
profiter des mauvais livres ; mais il n'y a plus de coche, plus de
voitures de Genève à Lyon, plus de communication. Ce qu'il y
aurait de mieux à faire, à mon avis, serait d'acheter le nouvel
exemplaire qu'on vous propose pour le rendre à votre dévote. Je
le payerai très-volontiers, à la faveur d'une lettre de change que
j'ai sur M. Scherer pour le payement des Rois.
Je crois que vous jugez très-bien M. Thomas en lui accordant
de grandes idées et de grandes expressions.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. Ml
Les troubles de Genève, les mesures que le gouvernement a
prises, l'interruption de tout commerce, la rigueur intolérable
de l'hiver, la disette où notre petit pays est réduit, m'ont rendu
Ferney moins agréable qu'il n'était. J'espère, si je suis encore en
vie l'hiver prochain, le passer à Lyon auprès de vous, et ce sera
pour moi une grande consolation. Je vous embrasse de tout mon
cœur, mon cher confrère.
6744. — A M. MARMONTEL.
A Ferney, le 12 lévrier.
Mon très-cher confrère, vous me mandez que vous m'envoyez
Bèlisaire, et je ne l'ai point reçu. Vous ne savez pas avec quelle
impatience nous dévorons tout ce qui vient de vous. Votre libraire
a-t-il fait mettre au carrosse de Lyon ce livre que j'attends pour
ma consolation et pour mon instruction ? l'a-t-on envoyé par la
poste avec un contre-seing? Les paquets contre-signes me par-
viennent toujours, quelque gros qu'ils soient ; enfin je vous porte
mes plaintes et mes désirs. Ayez pitié de Mmp Denis et de moi.
Faites-nous lire ce Bèlisaire. Si vous avez rendu Justinien et Théo-
dora bien odieux, je vous en remercie bien d'avance. Je vous
supplie de demander à M,1,e Geoffrin si son cher roi de Pologne
ne s'est pas entendu habilement avec l'impératrice de Russie,
pour forcer les évêques sarmates à être tolérants, et à établir la
liberté de conscience ; je serais bien fâché de m'être trompé. Je
suppose que M,,ie Geoffrin voudra bien me faire savoir si j'ai tort
ou raison, qu'elle m'en dira un petit mot, ou qu'elle permettra que
vous me disiez ce petit mot de sa part. Présentez-lui mon très-
tendre respect. Aimez-moi, mon cher confrère ; continuez à
rendre l'Académie respectable. Ayons dans notre corps le plus de
Marmontelset de Thomas que nous pourrons. M. de La Harpe sera
bien digne un jour d'entrer in nostro docto corpore1. Il a l'esprit
très-juste, il est l'ennemi du phébus, son goût est très-épuré et
ses mœurs très-honnêtes ; il a paru vous combattre un peu au
sujet de Lucain2, mais c'est en vous estimant et en vous rendant
justice, et vous pourrez être sûr d'avoir en lui un ami attaché et
fidèle. J'espère qu'il ne reviendra à Paris qu'avec une très-bonne
tragédie, quoiqu'il n'y ait rien de si difficile à faire, et quoiqu'on ne
1. Malade imaginaire, troisième intermède.
2. Dans le Mercure de juillet (1 et 2), août et novembre 1766, La Harpe avait
donne quatre articles sur la traduction, par Marmontel, de la Pharsale de Lucain.
112 CORRESPONDANCE.
sache pas trop à quoi le succès d'une pièce de théâtre est attaché.
Il y en a une1 qui a eu un grand succès, et qu'on m'a voulu faire
lire ; j'y suis depuis trois mois, j'en ai déjà lu trois actes ; j'espère
la finir avant la fin d'avril. Je ne vous parle point des Scythes,
parce qu'on ne sait qui meurt ni qui vit. Vous le saurez le mer-
credi des Cendres, qui est souvent un jour de pénitence pour les
auteurs. Mais, sifflé ou toléré, sachez que je vous aime de tout
mon cœur.
G745. — A M. PALISSOT.
A Ferney, 13 février.
Votre lettre du 3 février, monsieur, a renouvelé mes plaintes
et mes regrets. Quel dommage, ai-je dit, qu'un homme qui pense
et qui écrit si bien se soit fait des ennemis irréconciliables de
gens d'un extrême mérite, qui pensent et qui écrivent comme
lui!
Vous avez hien raison de regarder Fréron comme la honte et
l'excrément de notre littérature. Mais pourquoi ceux qui devraient
être tous réunis pour chasser ce malheureux de la société des
hommes se sont-ils divisés ? Et pourquoi avez-vous attaqué ceux qui
devraient être vos amis, et qui ne sont que les ennemis du fana-
tisme? Si vous aviez tourné vos talents d'un autre côté, j'aurais eu
le plaisir de vous avoir, avantma mort, pour confrère à l'Académie
française. Elle est à présent sur un pied plus honorable que
jamais : elle rend les lettres respectables. J'apprends que vous
jouissez d'une fortune digne de votre mérite. Plus vous cherche-
rez à avoir de la considération dans le monde, plus vous vous
repentirez de vous être fait, sans raison, des ennemis qui ne vous
pardonneront jamais. Cette idée peut empoisonner la douceur
de votre vie. Le public prend toujours le parti de ceux qui se
vengent, et jamais de ceux qui attaquent de gaieté de cœur.
Voyez comme Fréron est l'opprobre du genre humain ! Je ne le
connais pas, je ne l'ai jamais vu, je n'ai jamais lu ses feuilles;
mais on m'a dit qu'il n'était pas sans esprit. Il s'est perdu par le
détestable usage qu'il en a fait. Je suis bien loin défaire la moin-
dre comparaison entre vous et lui. Je sais que vous lui êtes infi-
niment supérieur à tous égards -, mais plus cette distance est
immense, plus je suis fâché que vous ayez voulu avoir mes amis
pour ennemis. Eh ! monsieur, c'était contre les persécuteurs des
1. Le Siège de Calais, par de Belloy.
ANNÉE 1767. 113
gens de lettres que vous deviez vous élever, et non contre les
gens de lettres persécutés. Pardonnez-moi, je vous en prie, une
sensibilité qui ne s'est jamais démentie. Votre lettre, en touchant
mon cœur, a renouvelé ma plaie ; et quand je vous écris, c'est
toujours avec autant d'estime que de douleur.
674(5. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
14 février.
Mes chers anges, par excès de précaution, et par nouvelle
surabondance de droit, j'adresse encore un nouvel exemplaire
à M. le duc de Praslin, pour que vous ayez la bonté de le com-
muniquer. Il y a quelque peu de vers encore de changés, et les
notes instructives sont plus amples. Il serait trop aisé de jouer
le rôle d'Obéide à contre-sens ; c'est dans ce rôle que la lettre
tue, et que l'esprit vivifie1, car dans ce rôle, pendant plus de
quatre actes, oui veut dire non. J'ai pris mon parti signifie^ suis
au désespoir. Tout m'est indiffèrent2 veut dire évidemment je suis
très-sensible.
Ce rôle, joué d'une manière attendrissante, fait, ce me
semble, un très-grand effet ; et, si nous avons deux vieillards, je
crois que tout ira bien.
J'espère toujours qu'après Pâques M. de La Harpe donnera
quelque chose de meilleur que les Scythes. Il s'est trompé dans
son Gustave, mais il n'en vaudra que mieux; et il est, en vérité,
le seul qui ait un style raisonnable. Par quelle fatalité faut-il que
des pièces qu'on ne peut lire aient eu de si prodigieux succès ?
Cela est horriblement welche, et les Welches ne se corrigeront
jamais. Vous, qui êtes Français, tenez toujours pour le bon
goût3.
6747. — A M. LEKAIN.
14 février.
Probablement mon grand peintre tragique commencera les
répétitions des Scythes dans le temps qu'il recevra ma lettre. Je
vous avertis, mon cher ami, que je fais partir aujourd'hui, à
l'adresse de M. le duc de Praslin, un exemplaire marqué A B
1. Saint Paul, IIe épitre aux Corinthiens, m, 6.
2. Les Scythes, acte II, scène i.
3. Dans Beuchot, cette lettre se termine par un paragraphe emprunté en par-
tie à la lettre du 10 février, en partie à la lettre du 16 février.
55. — Correspondance. XIII. X
444 CORRESPONDANCE.
dans lequel vous trouverez encore quelques petits changements
fort légers. Cette copie est chargée de notes qui disent aux ac-
teurs dans quel esprit la pièce a été composée. Il n'y eu a point
pour Athamare, parce que c'est vous qui le jouez.
Le rôle d'Obéide ne sera point du tout difficile, si l'actrice
veut seulement jeter un coup d'œil sur ces notes. Je suppose que
M. Mole sera en état de jouer Indatire, qui n'est point du tout
un rôle fatigant. Je crois qu'en général la pièce favorise assez le
jeu des acteurs. Il y a plusieurs morceaux qui ne demandent
que de la simplicité; mais je vous avoue que je ne saurais
souffrir cette familiarité comique qu'on introduit quelquefois
dans la tragédie, et qui l'avilit ridiculement au lieu de la rendre
naturelle.
Je ne croyais pas, à mon âge, donner encore une pièce à
représenter ; mais, quand on est soutenu par vos talents, il n'y
a rien qu'on ne puisse hasarder.
Je pense que vous donnerez le rôle d'Obéide à MUe Durancy.
Je vous prie de l'embrasser pour moi des deux côtés, si elle veut
bien le souffrir.
6748. — A M. DE T HIBOUVILLE '.
14 février.
Après avoir écrit à mes anges et à Lekain, il m'est venu un
scrupule, mon cher marquis, et ce scrupule est qu'Athamare ne
répond rien à ces deux vers d'Indatire :
Apprends à mieux juger de ce peuple équitable,
Égal à toi sans doute et non moins respectable.
Je sais bien qu'il doit être pressé de lui parler d'Obéide ; mais
il me semble aussi que la bienséance théâtrale exige qu'Athamare
ne laisse pas le discours d'Indatire sans réplique. Je crois qu'il
conviendrait qu'il répondît ainsi :
Élève ta patrie, et cherche à la vanter;
C'est le recours du faible, on peut le supporter.
Ma fierté, que permet la grandeur souveraine,
Ne daigne pas ici lutter contre la tienne.
Te crois-tu juste au moins?
INDATIRE.
Oui, je puis m'en flatter...)
1. Editeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 17 07. M:;
Ces quatre vers me paraissent d'ailleurs nécessaires pour relever
Athamare.
Je viens de faire partir pour M. d'Argental, sous l'enveloppe
de M. le duc de Praslin, un exemplaire où ces quatre vers se
trouvent avec quelques autres corrections qui m'ont paru essen-
tielles; je les recommande aux bontés de M. de Thibouville. Je
suppose qu'il a bien voulu donner le rôle d'Obéide à MUe Du-
raney, et qu'il voudra bien aussi lui donner ses conseils. 11 me
semble que ce rôle, joué avec la passion convenable, peut faire
beaucoup d'honneur à l'actrice. Mais je défie tous les acteurs de
jouer avec plus de sensibilité que mon cœur en ressent pour
tous les soins que vous daignez prendre.
6749. — A M. SERVAN.
14 février.
Je ne peux, monsieur, vous remercier assez du discours que
vous avez bien voulu m'envoyer. Si l'éloquence peut servir au
bonheur des hommes, ils seront heureux par vous. Les cin-
quante dernières pages surtout m'ont ravi en admiration, et
m'ont fait répandre des larmes d'attendrissement : sept à huit
personnes qui étaient à Ferney ont éprouvé les mêmes trans-
ports.
Il me semble, monsieur, que vous êtes le premier homme
public qui ait joint l'éloquence touchante à l'instructive : c'est,
ce me semble, ce qui manquait à M. le chancelier d'Aguesseau ;
il n'a jamais parlé au cœur; il peut avoir défendu des lois, mais
a-t-il jamais défendu l'humanité? Vous en avez été le protecteur
dans un discours qui n'a jamais eu de modèle; vous faites bien
sentir à quel point nos lois ont besoin de réforme. Elles seraient
intolérables s'il ne se trouvait pas tous les jours dans les tribu-
naux des âmes éclairées et honnêtes qui en expliquent favorable-
ment les contradictions, et qui en adoucissent la barbarie. Ce
M. Pussort, qui rédigea l'ordonnance criminelle, était une âme
bien dure ; voyez comme il insulta M. Fouquet dans sa prison,
et avec quel acharnement il voulait le perdre! Le premier prési-
dent de Lamoignon ne fut jamais de son avis dans la rédaction
de l'ordonnance.
Je ne sais, monsieur, si vous avez lu un petit Commentaire
sur les Délits et les Peines, par un avocat de province1; il y a quel-
1. L'ouvrage est de Voltaire; voyez tome XXV, page 539.
146 CORRESPONDANCE.
ques faits curieux. Une seule page de votre discours vaut mieux
que tout ce livre ; je ne vous l'envoie qu'à cause de deux ou trois
historiettes qui sont la confirmation de tous les sentiments que
vous avez si bien exprimés.
J'ai toujours peur pour Grenoble, monsieur, qu'on ne vous
demande à la capitale et au conseil. Partout où vous serez vous
ferez du bien, et vous jouirez de la véritable gloire, qui est la
récompense des belles âmes.
Je compte parmi les consolations qui embellissent la fin de
ma carrière le souvenir que vous voulez bien conserver des
moments que vous m'avez donnés.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime la plus respectueuse, mon-
sieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6750. — A M. HENNIN.
A Ferney, 15 février.
Vous savez, monsieur, que le pauvre Sirven est à Genève, et
qu'il n'est représentant que contre le parlement de Toulouse.
Son affaire va être plaidée au conseil des parties, après en avoir
obtenu permission au conseil du roi.
J'ai reçu de son avocat des instructions qu'il faut que je lui
communique. Je vous supplie de vouloir bien lui accorder un
passe-port pour venir chez moi. Je crois qu'il vous en deman-
dera bientôt un autre pour aller à Paris faire triompher une se-
conde fois l'innocence du fanatisme.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec l'attachement le plus
respectueux et le plus tendre, votre très-humble et très-obéis-
sant serviteur.
Voltaire.
6751. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL K
16 février.
Mes chers anges sauront donc que dans cette nouvelle édition
de la tragédie des Scythes, envoyée par le dernier ordinaire à
M. le duc de Praslin, il m'a paru manquer bien des choses, et
que dès que je vous eus écrit que je n'y pouvais rien ajouter,
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1707. 117
j'y ajoutai sur-le-champ quatre vers. Voici à quelle occasion :
dans la scène du quatrième acte, entre Athamare et Indatire, ce
Scythe dit au prince :
Apprends à mieux juger de ce peuple équitable,
Égal à toi sans doute et non moins respectable.
Athamare ne répond rien à cela ; il est vrai qu'il est pressé de
parler de sa demoiselle, mais il me paraît nécessaire de con-
fondre d'abord cette bravade. Je le fais donc répondre ainsi :
Élève ta patrie et cherche à la vanter;
C'est le recours du faible, on peut le supporter.
Ma fierté, que permet la grandeur souveraine,
Ne daigne pas ici lutter contre la tienne.
Te crois-tu juste, au moins?
INUATiHE.
Oui, je puis m'en flatter...
Il y a encore un mot qui m'a paru trop rude, au deuxième
acte. Hermodan, en voyant le repentir d'Athamare, dit :
Je me sens attendri d'un spectacle si rare.
Sozame répond :
Tu ne m'attendris point, malheureux Athamare !
Cela n'est pas juste, cela n'est pas honnête ; il doit lui dire :
Tu ne me séduis point, malheureux Athamare 1
Je recommande donc ces deux corrections à vos boutés angé-
liques ; je vous prie de les faire porter sur l'exemplaire de Le-
kain et sur les autres. Il n'en coûte que la peine de coller quel-
ques petits pains.
Après cette importunité, je vous demande une autre grâce :
c'est d'envoyer un exemplaire bien corrigé à Mme de Florian, qui
n'en fera pas un mauvais usage, et qui ne le laissera pas courir.
Il ne serait pas mal qu'elle vît une répétition ; elle s'y connaît,
elle dit son mot net et court. Plus j'y pense, plus j'aime les
Scythes. Je prie Dieu qu'ainsi soit de vous. Le sujet est heureux,
ou je suis bien trompé, et le sujet fait tout.
Mille tendres respects.
418 CORRESPONDANCE.
6152. — ,A M. MARMONTEL.
16 février.
Bèlisaire arrive ; nous nous jetons dessus, maman et moi,
comme des gourmands. Nous tombons sur le chapitre quin-
zième ; c'est le chapitre de la tolérance, le catéchisme des rois;
c'est la liberté de penser soutenue avec autant de courage que
d'adresse ; rien n'est plus sage, rien n'est plus hardi. Je me hâte
de vous dire combien vous nous avez fait de plaisir. Nous nous
attendons bien que tout le reste sera de la même force, car
vous ne pouvez penser qu'avec votre esprit, et écrire que de
votre style. Je vous en dirai davantage quand j'aurai tout lu.
Je vous demande votre indulgence pour la tragédie des Scy-
thes. Elle est d'un jeune homme qui ne devrait pas faire de pièce
de théâtre à son âge ; mais comme il essuyait une espèce de
petite persécution *, il a cru devoir imiter Alcibiade, qui fit
couper la queue à son chien pour détourner les caquets.
Grand merci, encore une fois, de votre beau chapitre ; vous
venez de rendre service au genre humain. Dieu vous préserve
des regards malins !
Je vous quitte pour entendre la lecture du reste. Bonsoir,
mon très- cher confrère.
6753. — A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 16 février.
Mon cher Cicéron, vous venez de faire pleurer le bonhomme
Sirven de tendresse et de reconnaissance. Recevez mes nouveaux
remerciements ; ajoutez à toutes vos bontés celle de dire à
M. Target2, votre ami, combien je suis touché de ce qu'il veut
élever sa voix en faveur des filles de Sirven. Je vous réponds que
ce bonhomme ne s'adressera pas à d'autres qu'à vous. Les Calas
étaient conduits par cinq ou six protestants du Languedoc, et
Sirven n'a d'appui que moi; il ne peut ni ne doit se conduire
que par mes conseils et par vos ordres.
Vous savez avec quelle impatience j'attends votre mémoire im-
primé. Il n'y a certainement pas un instant à perdre. M. Chardon
1. Dans l'affaire Le Jeune.
2. G ni-Jean-Baptiste Target,, né le 17 décembre 1733, mort le 7 septembre 1807.
11 avait été membre de l'Assemblée constituante.
ANNÉE 1767. IH»
m'a mandé qu'il serait bientôt prêt, malgré l'affaire de la Caïenne1,
qui lui prend tout son temps. Il est humain, il est philosophe et
bon juge; je compte sur lui comme sur vous. Vous aurez la
gloire d'écraser deux fois le fanatisme ; et les protestants, éclairés
d'ailleurs par votre excellent mémoire contre M. de La Roque,
ne seront plus fâchés contre M,ne de Beaumont, à qui je présente
mes très-tendres respects.
N. B. Vous ferez très-bien d'avertir, par une note, que ces
longs délais ne doivent être imputés ni aux Sirven ni à vous. La
note est nécessaire, et je vous en remercie. Je vous suis aussi
tendrement attaché que si j'avais vécu avec vous.
6754. — A M. DAMILAVILLE.
16 février.
L'article de votre lettre du 10, concernant un intendant,
m'étonne autant qu'il m'afflige. Je crois qu'Usera bon, dans l'oc-
casion, de lui faire parler fortement en votre faveur, sans pa-
raître instruit de ce que vous me mandez. Il m'était venu voir à
Ferney, et j'en avais été très-content. Je me flatte encore qu'il ne
sera pas difficile de le ramener.
Je ne connais point M. Cassen2 ; j'étais fort content de M. Ma-
riette, et je vous prie instamment de le lui dire ; mais il faut
laisser faire M. de Beaumont, et ne le pas décourager. Il est
actif, sa gloire est intéressée au succès; il est ami de M. Cassen;
il fait encore travailler M. Target, qui est, dit-on, un excellent
avocat, et qui doit donner un factum en faveur des filles de
Sirven.
Je vous demande deux grâces, mon cher ami : c'est de voit-
Mariette pour le consoler, et Target et Cassen pour les remer-
cier. J'ai très-bonne opinion du procès. Je suis persuadé que les
maîtres des requêtes mettront ce dernier fleuron à leur cou-
ronne civique. M. de Beaumont croit m'apprendre qu'il a obtenu
pour rapporteur M. Chardon; et il y a près d'un mois que
M. Chardon m'a mandé qu'il était rapporteur. Il paraît prendre
l'affaire des Sirven à cœur autant que nous-mêmes. Il m'a fait
1. Voltaire reparle de cette affaire dans la lettre 6815.
2. Pierre Cassen, avocat au conseil du roi, est mort à Paris le 23 décembre
1767, âgé de quarante ans. C'est sous son nom que Voltaire fit, en 17(58, imprimer
sa Relation de la mort de La Barre; voyez tome XXV, page 503.
420 CORRESPONDANCE.
l'honneur de m'envoyer un mémoire1 sur l'île de Sainte-Lucie,
dont il a été intendant : ce mémoire m'a paru un chef-d'œuvre.
J'ai été d'autant plus touché de cette marque de confiance qu'elle
me fait espérer qu'il aura quelque envie de s'attirer, dans l'affaire
des Sirven, les applaudissements des âmes qui sont sensibles au
mérite.
Nous avons reçu, maman Denis et moi, le Bèlisaire. Nous
nous sommes jetés par un heureux instinct sur le chapitre de la
tolérance, qui est le quinzième chapitre ; il nous a enlevés. Si tout
le reste est de cette force, l'ouvrage aura le succès le plus du-
rable. Vous me ferez plaisir d'acheter pour moi un exemplaire
de mes sottises chez Merlin, de le faire relier, et de le faire pré-
senter de ma part à M. Marmontel. Voici un petit mot pour lui2,
et l'autre pour M. de Beaumont3. Pardon, mon très-cher ami,
de toutes les peines que je vous donne.
6755. — A M. DAMILAVILLE.
17 février.
Sur votre lettre, mon cher ami, qui nous a paru un peu équi-
voque, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que de faire signer
le mémoire par les Sirven, et de l'envoyer à M. de Courteilles,
pour le rendre à M. de Beaumont.
Nous avons jugé, M"" Denis et moi, que c'était le seul moyen
de faire paraître cet excellent ouvrage tel qu'il est, signé par les
intéressés. J'estime trop M. de Beaumont pour croire qu'il veuille
rien changer à un mémoire si touchant et si victorieux. C'est un
chef-d'œuvre de raison, d'éloquence, et de sentiment. Faites l'im-
possible pour qu'il paraisse tel que je le renvoie. Je mande à
M. de Courteilles qu'il peut vous le remettre ; et je n'écrirai à
M. de Beaumont qu'en conformité de ce que vous m'aurez
mandé. Dites-moi, je vous prie, comment réussit le Bèlisaire, dans
lequel il y a un si beau morceau sur la tolérance.
6756. — A M. LEKAIN.
17 février.
Mon cher ami, si vous n'avez pas le dernier exemplaire des
Scythes, que j'ai envoyé pour vous à M. d'Argental, j'en adresse
1. Voyez lettre G712.
2. Lettre 6752.
3. Lettre 6753.
ANNÉE 17G7. 121
un à M. Marin pour vous le remettre. Je me flatte qu'il aura
cette bonté; et si la multiplicité de ses affaires l'empêche de vous
le rendre aussitôt que je le voudrais, je vous prie de le lui de-
mander.
J'espère qu'il ne m'arrivera plus ce qui m'arriva dans Tan-
crlde, où Mllc Clairon faillit à faire tomber la pièce, en y insérant
ou en y faisant insérer des vers ridicules, tels que ceux-ci :
Voyant tomber leur chef, les Maures furieux
L'ont accablé de traits, dans leur rage cruelle.
Je sais bien qu'au théâtre on ne se soucie guère du style ;
mais le théâtre devient barbare, et ce n'est pas à moi de fomen-
ter la barbarie.
L'exemplaire que j'envoie est chargé de notes pour l'intelli-
gence des rôles; mais il n'y en a point pour Athamare, parce
que vous le jouez : c'est à vous, au reste, à disposer de ces rôles ;
je vous prie de faire mes très-tendres compliments à Mlle Du-
rancy, et de dire à M. Mole combien je m'intéresse à son réta-
blissement1.
Je vous embrasse de tout mon cœur. V.
6757. — DE M. LINGUET >-.
A Paris, le 19 février.
Je me conforme volontiers, monsieur, à une coutume très-juste que je
vois assez généralement établie : c'est que les jeunes auteurs vous adressent
un exemplaire de leurs ouvrages, et qu'ils briguent pour leurs productions
une place dans votre bibliothèque. 11 est bien naturel que les premiers fruits
d'un arbre soient cueillis par la main qui a le plus contribué à en affermir
les racines. Les progrès de la raison et du goût parmi nous vous sont dus
pour la plus grande partie. Ceux qui en profitent ne sauraient se dispenser
de vous en marquer leur reconnaissance. La protection donnée par nos
chanceliers à la littérature leur vaut un livre de chaque espèce : le môme
hommage vous est dû au même titre.
Le dieu du goût, ce dieu sensible et délicat,
Dont vous avez si bien fait connaître l'empire,
Vous a remis les sceaux de cet État.
Malgré les cris de la satire,
1. On retrouvait ici le troisième alinéa de la lettre 6730.
'2. La réponse de Voltaire est du 15 mars; voyez n° 6793. Simon-Nicolas-
Henri Linguet, avocat au parlement de Paris, né à Reims le 14 juillet 1736, a
péri sur l'écbafaud révolutionnaire le 27 juin 179i.
122 CORRESPONDANCE.
Il vous en a nommé le premier magistrat.
Ce poste-là pour la finance
Ne vaut pas tant, comme je crois,
Que la garde des sceaux de France;
Et ce n'est pas la seule différence
Qui distingue ces deux emplois.
Chacun peut se croire capable
De bien garder ces derniers sceaux.
Aussi voit-on à ce poste honorable
Prétendre à chaque instant des concurrents nouveaux.
Mais ici le cas est tout autre :
Vous n'aurez jamais de rivaux
Assez hardis pour demander le vôtre.
Il est bien vrai qu'il vous expose à recevoir de temps en temps des envois
fâcheux, et à des lectures ennuyeuses. Mais vous usez sans doute du privi-
lège des autres chanceliers, vous vous gardez bien de lire tous les placets qu'on
vous adresse ; et quand vous vous y croiriez obligé en conscience , ce ne
serait, après tout, qu'un des inconvénients de votre place. 11 n'y en a point,
comme vous savez, qui n'ait des amertumes. Ce n'est que dans l'Église
qu'on trouve des bénéfices sans charge.
Si vous dérogez pour moi aux prérogatives de la vôtre , si vous daignez
jeter un coup d'œil sur la Théorie des lois civiles 1, vous y trouverez peut-
être bien des choses nouvelles; mais il y en aura beaucoup aussi que vous
avez sûrement pensées avant moi. Je vous ai assez lu, je vous ai assez bien
compris, pour être certain que vous ne me blâmerez pas d'avoir combattu
les opinions de M. de Montesquieu. J'ai rendu justice à son grand génie en
attaquant ses erreurs. C'est un esprit brillant qui est sujet à de fréquentes
éclipses. Je n'en dis pas à beaucoup près tout ce que j'en aurais pu
dire : il me reste des matériaux pour plus d'un volume. J'aurai occasion de
les placer dans la suite de mon ouvrage, si je remplis jamais le grand projet
que j'ai formé, celui d'attaquer dans sa source la multiplicité des lois, des
tribunaux, des coutumes, etc.; de prouver que la simplicité, l'uniformité,
sont ou doivent être les vrais ressorts de la politique, et que la complica-
tion ne fait que des monstres en tout genre. Vous sentez qu'en développant
de pareils principes, il faudra souvent réfuter M. de Montesquieu, et c'est
ce qui paraît aussi facile que nécessaire.
Je pense comme vous, monsieur, que la littérature, les arts, et tout ce
qui y a rapport, sont des inventions très-utiles pour les riches, des ressources
très-bonnes pour les hommes oisifs qui ont du superflu; ce sont des hochets
qui les amusent dans l'état d'enfance perpétuelle où les retient l'opulence.
Leur vivacité s'exerce sur ces bagatelles qui les occupent. L'attention qu'ils
y donnent les empêche de faire du développement de leurs forces un usage
plus dangereux.
Mais je crois fermement qu'il n'en est pas ainsi de l'autre portion infini-
ment plus nombreuse de l'humanité que l'on appelle peuple. Ces hochets
1. Ouvrage de Linguet, 17o7, in-1'2; 177 i, trois volumes in-12.
ANNÉE 4767. 123
spirituels deviennent pour lui des amulettes empoisonnés qui lo gâtent et le
corrompent sans retour. L'état actuel de la société le condamne à n'avoir
que des bras. Tout est perdu dès qu'on le met dans le cas de s'apercevoir
qu'il a aussi un esprit.
Si l'on pouvait n'illuminer qu'une de ces deux divisions du genre humain ;
s'il était possible d'intercepter tous les rayons qui vont de la petite à la
grande, et d'entreteuir une nuit éternelle sur celle des deux seulement qui
n'est utile et soumise qu'autant qu'elle y reste, j'applaudirais volontiers aux
travaux des philosophes et de leurs partisans. Mais songez-y, monsieur, le
soleil ne saurait se lever pour la première que le crépuscule ne s'étende
jusqu'à la seconde, quelque éloignée qu'elle en soit. Celle-ci , dès qu'elle est
éclairée, tend nécessairement à apprécier l'autre, où à se confondre avec elle.
11 s'ensuit de là que le jour leur est funeste à toutes deux, et qu'une obscurité
où elles vivent tranquilles, chacune dans leurs limites respectives, est infi-
niment préférable à des lumières qui ne leur apprennent qu'à se dédaigner,
ou à se détester réciproquement.
Voilà, monsieur, ma petite profession de foi littéraire, à laquelle je serai
toujours attaché, jusqu'au martyre exclusivement, etc.
6758. — A M. DAMILAVILLE.
20 février.
Les aveugles, mon cher ami, sont sujets à faire d'énormes
méprises. Lorsque le paquet contenant le mémoire des Sirven
arriva, nous ne songeâmes pas seulement s'il était accompagné
d'une lettre. Nous nous jetâmes dessus avec avidité : il fut lu
sur-le-champ, à haute et intelligible voix, par M. de La Harpe.
Nous pleurions tous, nous disions tous : Ce M. de Beaumont s'est
surpassé ; le mémoire des Sirven est bien supérieur au mémoire
des Calas ; le conseil du roi fondra en larmes. Aussitôt nous en-
voyons le mémoire aux Sirven pour le signer; ils le signent; le
mémoire part à l'adresse de M. de Courteilles. Quand tout cela
est fait, on lit votre lettre ; on voit que le mémoire est de vous,
qu'il n'est point juridique, que Sirven ne devait point le signer :
alors nous nous promettons le secret. Je vous écris un mot à la
hâte; je vous dis que votre mémoire est chez M. de Courteilles.
Si on ne vous l'a pas remis, courez vite chez lui, reprenez votre
excellent ouvrage; et, si vous voulez qu'il soit imprimé, ren-
voyez-le-moi : il fera un grand effet dans les pays étrangers;
mais, surtout, que M. de Beaumont donne le sien ; il nous fait
périr par ses lenteurs.
Il y a six ans qu'une famille innocente gémit, et il y a deux
ans que M. de Beaumont devrait avoir fini ses peines : il ne sait
donc pas combien la vie est courte.
124 CORRESPONDANCE.
Bonsoir, mon très-cher ami ; mon corps et mes yeux vont
bien mal ; mais aussi j'entre dans ma soixante et quatorzième
année, malgré la fausse date de mes estampes. Écr. l'inf....
6759. — A M. LE DUC DE CHOISEUL.
A Ferney, 20 février.
Monseigneur, j'ai reçu les deux lettres dont vous m'avez ho-
noré, avec un passe-port général, mais non pas dans leur temps,
parce que vos bontés ne me sont parvenues que par les cascades
de la dragonnade.
Je vous ai envoyé le Discours1 de M. de La Harpe, qui a rem-
porté le prix à l'Académie. La justice qu'il vous a rendue a beau-
coup contribué à lui faire remporter ce prix. Son ouvrage a été
applaudi de tout le public.
Je ne sais si on vous a envoyé le mémoire ci-joint : permet-
tez-moi la liberté de vous le présenter ; comptez qu'il est exact
et fidèle. Il sera bien difficile de vivre dorénavant dans le pays
de Gex sans votre protection. Je vous la demande aussi pour les
Scyt]ies;]e les ai retravaillés suivant les judicieuses remarques que
vous avez daigné faire. Je n'en ai fait imprimer que quelques
exemplaires, pour épargner la peine des copistes ; l'édition ne
paraîtra à Paris que quand vous en serez content.
Je serais bien flatté si vous pouviez honorer la première re-
présentation de votre présence.
J'ai bien des querelles avec M. d'Argental pour les Scythes, sur
le cinquième acte; mais je m'en rapporte à vous.
Je suis pénétré de vos bontés, elles font ma consolation dans
mes misères. M. le chevalier de Jaucourt ne m'a vu qu'aveugle et
malade. J'étais mort, si je ne m'étais pas égayé aux dépens de
Jean-Jacques, de la demoiselle Levasseur, et de Catherine2.
Je me mets à vos pieds avec la plus tendre reconnaissance et
le plus profond respect.
1. Voyez la note sur la lettre 6622.
2. Catherine Ferbot, qui joue un rôle dans le poème de la Guerre civile de
Genève; voyez tome IX, et aussi les Questions sur les miracles, tome XXV,
page 406.
ANNÉE 1767. .123
6760. — A M. DO RI T.
Le 20 février.
Il est vrai, monsieur, que j'avais été flatté de la promesse que
vous m'aviez faite, lorsqu'une lettre que j'avais écrite à M. de
Pezay1 m'en attira une très-obligeante de vous. Cette espérance
adoucissait beaucoup le mal dont je ne connaissais qu'une partie.
Des vers tels que vous les savez faire auraient plu davantage au
public que la publication de quelques lettres qui ne sont pas
faites pour lui.
Les procédés de J.-J. Rousseau ne sont point des querelles de
littérature; ce sont des complots formés par l'ingratitude et par
la méchanceté la plus noire, dont les médiateurs de Genève et le
ministère de France sont assez instruits. Au reste, personne n'a
jamais souhaité plus passionnément que moi l'union des gens de
lettres; personne n'a mieux senti combien ils seraient utiles, et
à quel point ils seraient respectés du public s'ils se soutenaient
les uns les autres. Il faut laisser aux folliculaires, aux Desfon-
taines, aux Fréron, l'infâme métier de déchirer leurs confrères
pour gagner quelque argent : ce sont des misérables qui ont fait
de la littérature une arène de gladiateurs.
Vous avez redoublé mon estime pour vous, monsieur, en
m'apprenant que vous n'aviez nul commerce avec ce vil Fréron,
qui est, dit-on, l'opprobre de la société, et dont on ne prononce
le nom qu'avec horreur et mépris. Cet homme, assurément,
n'était fait ni pour apprécier vos agréables ouvrages, ni pour
approcher de votre personne. S'il y avait encore des Chaulieu et
des La Fare, ce serait leur société qui vous conviendrait, ainsi
qu'à M. de Pezay, votre ami.
Je vous répéterai2 encore que j'ai été très-touché des lettres
que vous m'avez écrites; mais le public les ignore, il a vu la
pièce que vous m'aviez promis de réparer. Je vous en parle pour
la dernière fois. Je ne veux plus me livrer qu'au plaisir de vous
dire combien j'ambitionne votre estime et votre amitié, et avec
quels sentiments j'ai l'honneur d'être votre, etc.
1. Lettre 6653.
2 Il l'avait déjà dit dans la lettre 6658.
426 CORRESPONDANCE.
6761. — A M. COLINI.
Ferney, 20 février.
Êtes-vous actuellement à Paris, mon cher ami? Je vous écris
à l'adresse que vous m'avez donnée. J'ignore l'objet de vos
voyages ; mais, quel qu'il soit, je vous en félicite, puisque vous
ne les avez entrepris sans doute que pour le service de votre
aimable souverain. Le rude hiver que nous avons essuyé a achevé
de ruiner mon faible tempérament ; j'éprouve tous les maux de
la décrépitude; consolez-moi parle récit de vos plaisirs, et par
les assurances de votre amitié.
Les tracasseries de Genève ont fait un peu de tort au petit
pays que j'habite ; elles ne nous ôteront pas le bel aspect dont
nous commençons à jouir. Si notre climat est cruel l'hiver, il
est charmant dans les autres saisons. La jouissance de la cam-
pagne et de la liberté est le plaisir de la vieillesse. L'idée d'être
toujours aimé de vous redouble ce plaisir et adoucit tous mes
maux.
6762. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 20 février.
Je suis bien aise que ce livre qu'on a eu tant de peine à trouver ici vous
soit parvenu, puisque vous le souhaitiez. Ce pauvre abbé Fleury, qui en est
l'auteur, a eu le chagrin de l'avoir vu mettre à X index à la cour de Rome*.
Il faut avouer que l'histoire de l'Église est plutôt un sujet de scandale que
d'édification.
L'auteur2 de la préface a raison, en ce qu'il soutient que l'ouvrage des
hommes se décèle dans toute la conduite des prêtres qui altèrent cette reli-
gion (sainte en elle-même3) de concile en concile, la surchargent d'article
de foi, et puis la tournent toute en pratiques extérieures, et finissent enfin
par saper les mœurs avec leurs indulgences et leurs dispenses, qui ne semblent
inventées que pour soulager les hommes du poids de la vertu; comme si la
vertu n'était pas d'une nécessité absolue pour toute société , comme si
quelque religion pouvait être tolérée sitôt qu'elle devient contraire aux
bonnes mœurs.
Il y aurait de quoi composer des volumes sur celte matière; et les petits
ruisseaux que je pourrais fournir se perdraient dans les immenses réservoirs
1. 12 Abrégé de l'histoire ecclésiastique de Fleury, avec V Avant-propos de Fré-
déric, fut brûlé à Berne peu de temps après sa publication; mais il ne fut mis à
l'index que le 1er mars 1770.
2. Frédéric lui-môme.
3. « Simple en elle-même. » (Édit. de Berlin.)
ANNÉE 4767. 127
et les vastes mers de votre seigneurie de Ferney. Vous écrire sur ce sujet,
ce serait porter des corneilles J à Athènes.
J'en viens à vos pauvres Genevois. Selon ce que disent les papiers publics
il parait que votre ministère de Versailles s'est radouci sur ce sujet. Je le
souhaite pour le bien de l'humanité. Pourquoi changer les lois d'un peuple
qui veut les conserver? Pourquoi tracasser? Certainement il n'en reviendra
pas une grande gloire à la France d'avoir pu opprimer une pauvre répu-
blique voisine. Ce sont les Anglais qu'il faut vaincre, c'est contre eux qu'il
y a de la réputation à gagner, car ces gens sont fiers et savent se défendre.
Je ne sais si on réussira en France à établir leur banque. L'idée en est
bonne; mais moi, qui vois ces choses de loin, et qui peux me tromper, je ne
crois pas qu'on ait bien pris son temps pour l'établir. Jl faut avoir du crédit
pour en former une; et, selon les bruits populaires, le gouvernement en
manque.
Je vous fais mes remerciements de la façon dont vous avez défendu mes
barbarismes et mes solécismes envers l'abbé d'Olivet2. Vous, et les grands
orateurs, rendez toutes les causes bonnes. Si vous vous le proposiez, vous
me donneriez assez d'amour-propre pour me croire infaillible comme un
des Quarante, tant l'art de persuader est un don précieux!
Je voudrais l'avoir pour persuader aux Polonais la tolérance. Je voudrais
que les dissidents fussent heureux, mais sans enthousiasme, et de façon que
la république fût contente. Je ne sais point ce que pense le roi de Pologne;
mais je crois que tout cela pourra s'ajuster doucement, en modérant les
prétentions des uns, et en portant les autres à se relâcher sur quelque chose.
Le saint-père a envoyé un bref dans ce pays-là : il n'y est question que
de la gloire du martyre, de l'assistance miraculeuse de Dieu, du fer, du
feu, de l'obstination3, de zèle, etc., etc. Le Saint-Esprit l'inspire bien mal,
et lui a fait faire, depuis son pontificat, toutes choses à contre-sens. A quoi
bon donc être inspiré?
Il y a ici une comtesse polonaise; elle se nomme Skorzewska; c'est une
espèce de phénomène. Cette femme a un amour décidé pour les lettres; elle
a appris le latin, le grec, le français, l'italien, et l'anglais; elle a lu tous les
auteurs classiques de chaque langue, et les possède bien. L'âme d'un béné-
dictin réside dans son corps : avec cela, elle a beaucoup d'esprit, et n'a
contre elle que la difficulté de s'exprimer en français, langue dont l'usage
ne lui est pas encore aussi familier que l'intelligence. Avec pareille recom-
mandation vous jugerez si elle a été bien accueillie. Elle a de la suite dans
a conversation, de la liaison dans les idées, et aucune des frivolités de son
sexe. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle s'est formée elle-même, sans aucun
secours. Voilà trois hivers qu'elle passe à Berlin avec les gens de lettres, en
suivant ce penchant irrésistible qui l'entraîne.
Je prêche son exemple à toutes nos femmes, qui auraient bien une autre
1. Frédéric veut dire sans doute des chouettes.
2. Voyez la lettre 6652, page 15.
3. « De l'obstination de défense de la foi... » (Edit. de Berlin.)
128 CORRESPONDANCE.
facilité que cette Polonaise à se former; mais elles ne connaissent pas la féli-
cité de ceux qui cultivent les lettres, et parce que cette volupté n'est pas
vive, elles ne la reconnaissent pas pour telle. Vous, quoique dans un âge
avancé, vous leur devez encore les plus heureux moments de votre vie.
Quand tous les autres plaisirs passent, celui-là reste; c'est le fidèle compa-
gnon de tous les âges et de toutes les fortunes.
Puissiez-vous encore en jouir longtemps pour le bien de ces lettres
mêmes, pour éclairer les aveugles, et pour défendre mes barbarismes! Je le
souhaite de tout mon cœur. Vale.
FÉDÉRIC.
6763. — A M. LE DUC DE LA VALLIÈRE.
A Ferney, 21 février.
Il est vrai, monsieur le duc, que j'ai fait une drôle de tragé-
die où j'ai mis un petit-maître persan avec des paysans scythes,
et une demoiselle de qualité qui raccommode ses chemises et
celles de son père, supposé qu'on eût des chemises en Scythie.
Comme vous ne haïssez pas les choses bizarres, j'aurais pris sans
doute la liberté de vous envoyer cette facétie, si je n'étais occupé
à la corriger : ce qui me coûte beaucoup, attendu que j'ai eu,
il y a quelque temps, un petit soupçon d'apoplexie qui m'a un peu
affaibli le cervelet. J'ai l'honneur d'entrer dans ma soixante et
quatorzième année, quoi qu'en disent mes mauvaises estampes.
Vous voyez que ma tragédie n'est pas un jeu d'enfant, mais elle
tient beaucoup du radotage, ce qui revient à peu près au même.
Ou j'ai perdu entièrement la mémoire, ou je me souviens
très-bien que je vous ai remercié de votre beau certificat1 en
faveur d'Urcéus Godrus. Celui qui écrit sous ma dictée (parce
que je suis aveugle tout l'hiver) se souvient très-bien de vous
avoir remercié de votre témoignage sur Urcéus. Nous sommes
exacts, nous autres solitaires, parce que nous ne sommes point
distraits par le fracas.
On dit que vous faites un bijou de l'hôtel Jansen. Je m'en
rapporte bien à vous, surtout si vous avez autant d'argent que
de goût.
On dit qu'on joue chez vous un jeu prodigieux. Fi ! cela n'est
pas philosophe. Vous n'êtes pas encore au point où je vous vou-
drais.
Cependant conservez-moi vos bontés ; j'ai besoin de cette con-
solation, après avoir été vingt ans sans vous faire ma cour : car,
1. C'est celui qui est tome XXV, page 582.
ANNÉE 1767. 4 29
si vous vous en souvenez, je me suis enfui de France au Catilina
de Crébillon : c'était, pardieu! un détestable ouvrage; c'était le
tombeau du sens commun ; mais je veux actuellement qu'on ait
de l'indulgence pour les vieillards.
Je vous suis attaché pour le reste de ma vie avec bien du
respect, et avec toute la vivacité des sentiments d'un jeune
homme.
6764. — A M. LEKAIN.
21 février.
Vous avez dû, mon cher ami, recevoir une lettre de moi avec
la tragédie des Scythes, que j'ai adressée pour vous à M. Marin.
Voici encore un petit changement que j'ai jugé absolument
nécessaire. Ma mauvaise santé et mon épuisement total nemeper-
mettent plus de travailler à cet ouvrage ; je vous demande en
grâce de me dire si vous pouvez la faire jouer le mercredi des
Gendres, parce que si elle ne peut être jouée dans ce temps-là, il
est d'une nécessité absolue que je donne l'édition corrigée, pour
indemniser le libraire de la perte de sa première édition. Il
serait beaucoup plus avantageux pour vous que la pièce fût jouée
ie mercredi des Cendres, parce qu'alors je serai plus en état de
vous procurer un honoraire de la part du libraire ; d'ailleurs,
comme on joue actuellement cette pièce à Lausanne, et qu'on va
la jouer à Bordeaux, aussi bien que chez moi, il paraît indispen-
sable que les comédiens se déterminent sans délai. Je vous prie
très-instamment de me mander votre dernière résolution, et de
compter toujours sur la tendre amitié que je vous ai vouée pour
le reste de ma vie. V.
Corrections à la scène deuxième du cinquième acte,
entre Sozame et Obéide.
OBÉI DE.
Avez-vous bien connu mes sentiments secrets?
Dans le fond de mon cœur avez-vous daigné lire?
sozame .
Mes yeux l'ont vu pleurer sur le sein d'Indatire;
Mais je pleure sur toi dans ce moment cruel :
J'abhorre tes serments.
OBÉ IDE.
Vous voyez cet autel,
Ce glaive dont ma main doit frapper Athamare;
45. — Correspondance. XIII. 9
130 CORRESPONDANCE.
Vous savez quels tourments mon refus lui prépare :
Après ce coup terrible, et qu'il me faut porter, etc.
M. Lekain est prié de porter ce changement sur la copie que
M. Marin a dû lui remettre.
6765. — DE STANISLAS-AUGUSTE PONIATO WSKI ,
ROI DE POLOGNE.
Varsovie, le 21 février.
Monsieur de Voltaire, tout contemporain d'un homme tel que vous, qui
sait lire, qui a voyagé, et ne vous a pas connu, doit se trouver malheureux.
Si le roi mon prédécesseur 1 eût vécu un an de plus, j'aurais vu Rome et
vous. J'allais partir pour l'Italie lorsqu'il est mort, et je comptais revenir par
chez vous. C'est un des plaisirs que me coûte ma couronne, et dont elle ne
m'ôtera jamais le regret. Vous l'augmentez par votre lettre du 3 de ce mois;
vous m'y tenez compte de faits qui ne sont malheureusement que des inten-
tions. Plusieurs des miennes ont leur source dans vos écrits. 11 vous serait
souvent permis de dire : « Les nations feront des vœux pour que les rois
me lisent. »
Continuez, monsieur, à jouir de votre gloire, et à prouver au monde
qu'il est des esprits qui ne s'épuisent point. Je suis bien véritablement,
monsieur de Voltaire, votre très-affectionné.
Stanislas-Auguste , roi.
6766. — A M. LE MARQUIS DE CHALVELIN.
A Ferney, 23 février.
Je suis partagé, monsieur, entre la reconnaissance que je
vous dois et l'admiration où je suis qu'au milieu de vos occupa-
tions, et même de vos dissipations, vous ayez pu faire un plan
si rempli de génie et de ressources. Nous convenons qu'il est l'ou-
vrage d'un esprit supérieur. Vous me direz : pourquoi ne l'adop-
tez-vous donc pas? Vous en verrez les raisons dans le petit mé-
moire que nous envoyons à M. et à Mme d'Argental.
M°,a Denis, M. et Mme de La Harpe, nos acteurs et moi, nous
avons retourné de tous les sens ce que vous nous proposez. Nous
nous sommes représenté vivement l'action, et tout ce qu'elle com-
porte, et tout ce qu'elle doit faire dire; nous sommes tous d'un
avis unanime ; nous osons même nous flatter que, quand vous
1 . Frédéric-Auguste II, mort à Dresde le 5 octobre 1763.
ANNEE 1767. 131
verrez nos raisons déduites dans notre mémoire, elles vous pa-
raîtront convaincantes.
Il est vrai que, malgré toutes nos raisons, nous tremblons
d'avoir tort lorsque nous disputons contre vous. Nous sentons
bien qu'il y a quelque chose de hasardé dans ce cinquième acte,
mais nous ne pouvons juger que d'après l'impression qu'il nous
laisse. Nous le jouons, et il nous fait un effet terrible.
Comment voulez-vous que nous abandonnions ce qui nous
touche pour un plan qui, tout ingénieux qu'il est. nous paraît
avoir des difficultés insurmontables? Il en sera toujours d'une
tragédie comme de toutes les affaires de ce monde : il faut choi-
sir entre les inconvénients les moins grands. Il y aura sans doute
des critiques; Zaïre, Mêrope, Tancrède, etc., en ont essuyé beau-
coup, et le Siège de Calais a inspiré le plus grand enthousiasme.
Il faut se soumettre à cette bizarrerie des hommes: mais nous
sommes tous persuadés que la chaleur du cinquième acte doit
l'emporter sur toutes les critiques qu'on fera de sang-froid.
Le spectateur assurément se doute bien, dans la tragédie
(VOhjmpie, que cette Olympie se jettera dans le bûcher de sa mère;
et c'est précisément ce doute qui inspire la curiosité et l'atten-
drissement. Il est dans la nature humaine de vouloir voir com-
ment les choses qu'on devine seront accomplies. C'est ce que
nous détaillons dans notre mémoire, que nous vous supplions
de lire avec impartialité. Pour moi, je me défie de mes idées ;
j'aime et je respecte les vôtres autant que votre personne. C'est
avec timidité et avec honte que je suis d'un autre avis que vous;
mais enfin il ne faut jamais, dans aucun art, travailler contre
son propre sentiment, comme en morale il ne faut point agir
contre sa conscience : on est sûr alors de travailler très-mal;
l'enthousiasme est entièrement éteint, l'esprit, mis a la gêne, perd
toute son élasticité. On écrit raisonnablement, mais froidement.
En un mot, lisez nos représentations, et jugez.
Agréez, monsieur, mon tendre et respectueux attachement
pour vous, pour Mme de Chauvelin , et pour tout ce qui vous ap-
partient.
N. B. Depuis ma lettre écrite, nous avons joué la pièce; le
cinquième acte a fait plus d'effet que les autres, et on a répandu
beaucoup de larmes.
132 CORRESPONDANCE.
6767. — A M. LEKAIN.
A Ferney, 23 février.
Mon cher ami, le petit concile de Ferney a répondu au grand
concile de l'hôtel d'Argental. Nous trouvons le projet qu'on nous
propose froid et impraticable. Nous trouvons insipide ce Je ne
puis, substitué à ce terrible Je V accepte1.
Nous croyons, d'après l'expérience, que ce Je l'accepte, pro-
noncé avec un ton de désespoir et de fermeté, après un morne
silence, fait l'effet le plus tragique.
Nous pensons que l'étonnement, le doute, et la curiosité du
spectateur, doivent suivre ce mouvement de l'actrice. Nous som-
mes persuadés, d'après nos propres sensations, que tout le rôle
d'Obéide, au cinquième acte, tient le spectateur en haleine, et le
remue d'autant plus fortement qu'il devine dans le fond de son
cœur ce qui doit arriver.
Nous avons pesé les inconvénients, et ce qui nous paraît des
beautés ; nous avons conclu qu'il serait abominable de faire traî-
ner Athamare à la torture et aux supplices, et que si dans ce mo-
ment Obéide prenait la résolution de s'offrir pour l'immoler, afin
de lui épargner des souffrances, cela ressemblerait à un bour-
reau qui va donner le coup de grâce ; et si elle ne prend que dans
ce moment la résolution de se tuer, cette inspiration subite ne
fait pas, à beaucoup près, le même effet qu'un dessein pris dès
la première scène, et qui rend son rôle théâtral pendant l'acte
tout entier.
Nous alléguons beaucoup d'autres raisons que nous détaillons
dans un mémoire que nous envoyons à M. d'Argental ;nous crai-
gnons à la vérité de nous tromper, en combattant l'avis des con-
naisseurs les plus éclairés, mais nous ne pouvons juger que
d'après notre sentiment. Nous avons vu l'effet, et M. d'Argental ne
l'a pas vu. Nous ne craignons rien de ce qu'ils craignent, et un
endroit qui ne leur a fait aucune peine nous en fait beaucoup.
C'est ainsi que les opinions se partagent sur toutes les affaires de
ce monde ; mais après avoir tout pesé, tout discuté, il faut
prendre enfin un parti. Ce parti est celui de jouer la pièce telle
que je vous l'ai envoyée par M. Marin. Je vous prie seulement
de changer ce vers :
Vous voyez, vous sentez quel meurtre se prépare.
1. Les Scythes, acte V, scène i.
ANNÉE 1767. 133
Il faut mettre à la place1 :
Vous savez quel tourment un refus lui prépare.
Je suis persuadé que vous donnerez à l'actrice toute l'intelligence
du rôle d'Obéide.
Nous nous flattons que le quatrième acte sera extrêmement
théâtral ; je suis.bien sûr que vous le ferez réussir, quand vous
direz au bonhomme Hermodan, avec une pitié noble :
Vieillard, ton fils n'est plus.
Encore une fois, nous pouvons nous tromper, Mme Denis,
Mn,e de La Harpe, Mn,e Dupuits, M. de La Harpe, M. Dupuits,
M. Cramer, et moi ; mais répétez comme nous avons répété, et
jugez d'après l'effet.
Je suis d'ailleurs dans la nécessité absolue de faire réimpri-
mer la pièce incessamment, et j'attends de vos nouvelles avec la
plus vive impatience.
Depuis ma lettre écrite, nous venons de jouer la pièce ; le cin-
quième acte a fait un plus grand effet encore que le quatrième.
On a versé beaucoup de larmes, et il n'y a point de critique qui
tienne contre des larmes. Si j'avais le malheur de croire une
seule des critiques qu'on me fait, la pièce serait perdue : croyez-
en mon expérience, et l'effet dont je viens d'être témoin.
Souvenez-vous du quatrième acte de Tancrède, qu'on voulait
me faire changer.
6768. — A M. LEKAIiN.
25 février.
Ne vous laissez point subjuguer, mon cher ami, par un plan
tout à fait antithéâtral qu'on propose. Je ne réponds pas del'effet
d'une pièce où tout est simple et naturel, dans un temps où
le public, égaré; semble ne vouloir que des événements incroya-
bles, entassés les uns sur les autres, avec des vers aussi barbares
que ceux de Garnier et de Hardi. Résistez au torrent du goût le
plus détestable qui ait jamais déshonoré la nation. J'aime mieux
tomber avec un ouvrage fait selon les règles de l'art, que de réus-
sir par un poème barbare.
Je ne puis d'ailleurs m'imaginer que la nature ne parle pas
au cœur des Parisiens comme elle nous parle ; et je ne vois pas
1. La correction a été faite acte V, scène n ; voyez tome VI, page 324.
134 CORRESPONDANCE.
pourquoi ce qui nous fait répandre des larmes serait mal reçu
chez vous.
Je vous ai envoyé quelques changements, et je me flatte que
vous en avez fait usage. En voici encore un au quatrième acte1,
dans lequel Indatire a nécessairement trop raison contre Atha-
mare. Je fortifie votre rôle autant que la situation le permet ;
c'est après ce vers d'Indatire :
A servir sous un maître on me verrait descendre !
A T H A M A II E .
Va, l'honneur de servir un maître généreux,
Oui met un digne prix aux exploits belliqueux,
Vaut mieux que de ramper dans une république
Insensible au mérite, et même tyrannique.
Tu peux prétendre à tout en marchant sous ma loi.
J'ai parmi, etc.
Il faut encore, mon cher ami, que je vous dise que si, dans
la scène entre Obéide et son père, au cinquième acte, il y a en-
core quelques longueurs, il faudra retrancher les quatre vers
d'Obéide :
Une invincible loi me tient sous son empire 2, etc.
Mais j'avoue que je les supprimerais à regret. Encore une fois
laissez dire les critiques de cabinet, et rapportez-vous-en à
l'effet que fait la pièce au théâtre ; il n'y a point de meilleur
juge.
6769. — A M. CHRISTIN.
25 février.
Mon cher avocat philosophe, il y a plus de cent lieues mal-
heureusement de Saint-Claude à Ferney, et le chemin ne s'ac-
courcira pas de sitôt. On dit que vous avez reçu pour moi un
gros paquet de livres d'envoi de ce pauvre Fantet; je vous sup-
plie de l'ouvrir, de lui renvoyer sa Malùre médicale en dix vo-
lumes, dont je n'ai que faire : il y a là de quoi empoisonner un
royaume. Je me contente de ma casse, et je ne veux pas d'autre
remède.
Je vous envoie six exemplaires de la deuxième édition du
\. Scène 11.
2. Us n'ont pas été retranchés; voyez tome VI, page 325.
ANNÉE 1767. 135
Commentaire1. Je ne risque que cette demi-douzaine, crainte des
écornifleurs. M. Servan, avocat général de Grenoble, a fait un
discours très-pathétique sur le même sujet2; il est imprimé, et
vous l'avez peut-être vu. La raison et l'humanité commencent à
percer de tous côtés. L'impératrice de Russie m'écrit ces propres
mots3 : Malheur aux persécuteurs ! ils méritent d'être misait raïuj des
furies. Mais tandis que la raison parle, le fanatisme hurle ; on
poursuit Fantet ; on en poursuit bien d'autres. M. Le Riche se
signale en faveur de Fantet. J'espère qu'il viendra à bout de met-
tre un frein à la persécution. Si j'étais plus jeune, si je pouvais
agir, je ne laisserais pas accabler ainsi un infortuné. Je fais de
loin ce que je puis, et c'est fort peu de chose.
Mme Denis vous fait bien ses compliments : je vous embrasse
de tout mon cœur. Écr. Pinf....
6TT0. — A M. MARIOTT,
AVOCAT GÉNÉRAL D'ANGLETER R E .
26 février.
Monsieur, je prends le parti de vous écrire par Calais plutôt
que par la Hollande, parce que, dans le commerce des hommes
comme dans la physique, il faut toujours prendre la voie la plus
courte. Il est vrai que j'ai passé près de trois mois sans vous
répondre ; mais c'est que je suis plus vieux que Milton, et que je
suis presque aussi aveugle que lui. Comme on envie toujours
son prochain, je suis jaloux de milord Chesterfield, qui est sourd 4.
La lecture me paraît plus nécessaire dans la retraite que la con-
versation. Il est certain qu'un bon livre vaut beaucoup mieux
que tout ce qu'on dit au hasard. Il me semble que celui qui veut
s'instruire doit préférer ses yeux à ses oreilles; mais, pour celui
qui ne veut que s'amuser, je consens de tout mon cœur qu'il
soit aveugle, et qu'il puisse écouter des bagatelles toute la journée.
Je conçois que votre belle imagination est quelquefois trôs-
ennuyée des tristes détails de votre charge. Si on n'était pas
soutenu par l'estime publique et par l'espérance, il n'y a per-
sonne qui voulût être avocat général. Il faut avoir un grand
1. Sur le Traité des Délits et des Peines; voyez tome XXV, page 539.
2. Discours sur l'administration delà justice criminelle, 1707. in-8°.
3. Voyez lettre 606i.
4. Voltaire a publié, en 1775, les Oreilles du comte de Chesterfield et le cha-
pelain Goudman; voyez tome XXI, page 577.
136 CORRESPONDANCE.
courage, quand on fait d'aussi beaux vers que vous, pour s'ap-
pesantir sur des matières contentieuses , et pour deviner l'esprit
d'un testateur et l'esprit de la loi.
Ma mauvaise santé ne m'a jamais permis de me livrer aux
affaires de ce monde ; c'est un grand service que mes maladies
m'ont rendu. Je vis depuis quinze ans dans la retraite avec une
partie de ma famille ; je suis entouré du plus beau paysage du
monde. Quand la nature ramène le printemps, elle me rend mes
yeux, qu'elle m'a ôtés pendant l'hiver; ainsi j'ai le plaisir de
renaître, ce que les autres hommes n'ont point.
Jean-Jacques, dont vous me parlez, a quitté son pays pour le
vôtre, et moi j'ai quitté, il y a longtemps, le mien pour le sien,
ou du moins pour le voisinage. Voilà comme les hommes sont
ballottés par la fortune. Sa sacrée Majesté le Hasard décide de
tout.
Le cardinal Bentivoglio, que vous me citez, dit à la vérité
beaucoup de mal du pays des Suisses, et même ne traite pas
trop bien leurs personnes ; mais c'est qu'il passa du côté du mont
Saint-Bernard, et que cet endroit est le plus horrible qu'il y ait
dans le monde. Le pays de Vaud au contraire, et celui de Genève,
mais surtout celui de Gex, que j'habite, forment un jardin déli-
cieux. La moitié de la Suisse est l'enfer, et l'autre moitié est le
paradis.
Rousseau a choisi, comme vous le dites, le plus vilain canton
de l'Angleterre : chacun cherche ce qui lui convient ; mais il ne fau-
drait pas juger des bords charmants delà Tamise par les rochers de
Derbyshire. Je crois la querelle de M. Hume et de J.-J. Rousseau
terminée, par le mépris public que Rousseau s'est attiré, et par
l'estime que M. Hume mérite. Tout ce qui m'a paru plaisant,
c'est la logique de Jean-Jacques, qui s'est efforcé de prouver que
M. Hume n'a été son bienfaiteur que par mauvaise volonté : il
pousse contre lui trois arguments qu'il appelle trois soufflets sur
la joue de son protecteur1. Si le roi d'Angleterre lui avait donné
une pension , sans doute le quatrième soufflet aurait été pour
Sa Majesté. Cet homme me paraît complètement fou. Il y en
a plusieurs à Genève. On y est plus mélancolique encore qu'en
Angleterre; et je crois, proportion gardée, qu'il y a plus de sui-
cides à Genève qu'à Londres. Ce n'est pas que le suicide soit
toujours de la folie. On dit qu'il y a des occasions où un sage
1. Dans la lettre de J.-J. Rousseau à Hume, du 10 juillet 1700, il y a troisième
soufflet sur la joue de mon patron.
ANNÉE 1767. 437
peut prendre ce parti; mais, en général, ce n'est pas dans un
accès de raison qu'on se tue.
Si vous voyez M. Franklin S je vous supplie, monsieur, de
vouloir bien l'assurer de mon estime et de ma reconnaissance.
C'est avec ces mêmes sentiments que j'ai l'honneur d'être avec
beaucoup de respect, monsieur, votre, etc.
6771. — A CATHERINE II,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE.
A Ferney, 27 février.
Madame, Votre Majesté impériale daigne donc "2 me faire juge
de la magnanimité avec laquelle elle prend le parti du genre hu-
main. Ce juge est trop corrompu et trop persuadé qu'on ne peut
répondre que des sottises tyranniques à votre excellent mémoire.
Nepouvoirjouir des droits de citoyen parce qu'on croit quele Saint-
Esprit ne procède que du Père me paraît si fou et si sot que je
ne croirais pas cette bêtise si celles de mon pays ne m'y avaient
préparé. Je ne suis pas fait pour pénétrer dans vos secrets d'État ;
mais je serais bien attrapé si Votre Majesté n'était pas d'accord
avec le roi de Pologne ; il est philosophe, il est tolérant par prin-
cipe : j'imagine que vous vous entendez tous deux comme lar-
rons en foire pour le bien du genre humain, et pour vous
moquer des prêtres intolérants.
Un temps viendra, madame , je le dis toujours, où toute la
lumière nous viendra du Nord 3 : Votre Majesté impériale a beau
dire4, je vous fais étoile, et vous demeurerez étoile. Les ténèbres
cimmériennes resteront en Espagne; et à la fin même, elles se
dissiperont. Vous ne serez ni ognon, ni chatte, ni veau d'or, ni
bœuf Apis ; vous ne serez point de ces dieux qu'on mange, vous
êtes de ceux qui donnent à manger. Vous faites tout le bien que
vous pouvez au dedans et au dehors. Les sages feront votre apo-
théose de votre vivant; mais vivez longtemps, madame, cela
1. Benjamin Franklin, né en 1706, mort en 1790.
2. Dans la lettre 6664.
3. Dans sa lettre du 22 décembre 1766, n° 6629, Voltaire avait dit à Catherine
qu'elle était Vastre le plus brillant du Nord. Dans YÉpître qu'il lui adressa en
1771 (voyez tome X), il dit :
C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière.
4. Dans sa lettre n° 6664, Catherine refuse la place que Voltaire lui donne
parmi les astres.
138 CORRESPONDANCE
vaut cent fois mieux que la divinité ; si vous vouiez faire des
miracles, tâchez seulement de rendre votre climat un peu plus
chaud. A voir tout ce que Votre Majesté fait, je croirai que c'est
pure malice à elle si elle n'entreprend pas ce changement : j'y
suis un peu intéressé, car, dès que vous aurez mis la Russie au
trentième degré, au lieu des environs du soixantième, je vous
demanderai la permission d'y venir achever ma vie; mais, en
quelque endroit que je végète, je vous admirerai malgré vous,
et je serai avec le plus profond respect, madame, de Votre
Majesté impériale, etc.
6772. — A M. DAMILAVILLE.
En réponse à votre lettre du 21, mon cher ami, je vous dirai
d'abord que j'ai été plus occupé que vous ne pensez de l'abomi-
nable calomnie qu'un homme en place a vomie contre vous.
J'ai écrit à un de ses parents l d'une manière très-forte qui ne
compromet personne, et qui ne laisse pas même soupçonner que
vous soyez instruit de ce procédé infâme. Vous êtes d'ailleurs à
portée d'employer des gens de mérite qui le détromperont ou
qui le désarmeront.
J'admire sous quelles formes différentes le fanatisme se repro-
duit : c'est un Protée né dans l'enfer, qui prend toutes sortes de
figures sur la terre. Je ne suis pas fâché de l'éclat qu'on a voulu
faire contre Bèlisaire. On ne peut que se rendre ridicule et odieux
en attaquant une morale si pure. Les ennemis de la raison
achèvent d'amonceler des charbons ardents sur leur tête; le livre
qu'ils attaquent en sera plus connu et plus goûté. Dieu et la rai-
son savent tirer le bien du mal.
Je crois enfin l'affaire de M. Lembertad finie; ce n'a pas été
sans peine. La communication entre nous et Genève est absolu-
ment interdite, et sans les bontés de M. le duc de Choiseul, nous
mourrions de faim, après avoir fait vivre tant de monde.
J'ai été très-content de la conversation du curé et du mar-
guillier 2, dans laquelle on rend justice aux vues saines et patrio-
tiques du ministère. Plus la permission qu'il a donnée d'exporter
1. Cette lettre manque.
2. Dialogue d'un curé de campagne avec son marguillier, au sujet de l'édit du
roi qui permet l'exportation des grains; par M. Gérardin, curé de Rouvre en
Lorraine, 1707, in-8°.
ANNEE 1767. i39
les blés mérite notre reconnaissance, et plus nous en devons
aussi au Dictionnaire encyclopédique , qui démontre en tant d'en-
droits les avantages de cette exportation. Il est certain que c'est
le plus grand encouragement qu'on pût donner à l'agriculture.
Je le sens bien , moi qui suis un des plus forts laboureurs de ce
petit pays.
Je suis, pour les Scythes, à peu près dans le même cas où
Beaumont est pour son mémoire. J'éprouve des difficultés de la
part de mes avocats; et ce qui finirait en deux jours si j'étais à
Paris, traîne des mois entiers : voilà pourquoi vous n'avez point
eu les Scythes. On dit que le tragique est absolument tombé; je
n'ai pas de peine à le croire.
M. le chevalier de Chastellux est une belle âme. Il a des
parents qui ne sont pas si philosophes que lui. Je vous assure
qu'on l'a échappé belle, et qu'il y avait là de quoi perdre un
homme sans ressource. Je suis affligé que vous n'ayez rien à me
dire de Platon 1 sur toutes les occasions que je saisis de lui rendre
justice.
Voici les propres mots d'une lettre de l'impératrice de Russie,
en m'envoyant son édit sur la tolérance* : « L'apothéose n'est pas
si fort à désirer qu'on le pense ; on la partage avec des veaux,
des chats, des ognons, etc., etc., etc. Malheur aux persécuteurs!
ils méritent d'être rangés avec ces divinités-là. » Elle m'ajoute que
« les suffrages de MM. Diderot et d'AIembert l'encouragent beau-
coup à bien faire ».
Voici le premier chant de la Guerre de Genève, puisque vous
voulez vous amuser de cette plaisanterie.
6773. — A M. LE COUTE DE TRESSAN.
A Ferney, 28 février.
Votre souvenir m'a bien touché, monsieur, et votre ouvrage*
a fait sur moi l'impression la plus tendre. Voilà comme je vou-
drais qu'on fît les oraisons funèbres. Il faut que ce soit le cœur
qui parle; il faut avoir vécu intimement avec le mort qu'on
regrette.
C'étaient les parents ou les amis qui faisaient les oraisons
funèbres chez les Romains. L'étranger qui s'en mêle a toujours
1. Diderot.
2. Du 9 de janvier 1767.
3. Portrait historique de Stanislas le Bienfaisant, 1767, in-8°.
140 CORRESPONDANCE
l'air charlatan ; il y a même une espèce de ridicule à débiter
avec emphase l'éloge d'un homme qu'on n'a jamais vu. Mais où
sont les courtisans dignes de louer un bon roi ? il n'y a peut-être
que vous. Les patriciens romains savaient tous parfaitement leur
langue; les lettres de Brutus sont peut-être plus belles que celles
de Cicéron ; César écrivait comme Salluste : il n'en est pas ainsi
parmi nous autres Welches. Votre ouvrage est vrai, il est atten-
drissant, il est bien écrit. Je vous remercie tendrement de me
l'avoir envoyé.
Je me suis informé de vous à tous ceux qui ont pu m'en
donner des nouvelles; je ne vous ai jamais oublié. Je savais que
vous aviez l'ait des pertes, et je croyais qu'on vous avait dédom-
magé. Vous comptez donc aller vivre en philosophe à la cam-
pagne? Je souhaite que ce goût vous dure comme à moi. Il y
a treize ans que j'ai pris ce parti, dont je me trouve fort bien.
Ce n'est guère que dans la retraite qu'on peut méditer à son
aise.
Je signe de tout mon cœur votre profession de foi. 11 paraît
que nous avons le même catéchisme. Vous me paraissez d'ailleurs
tenir pour ce feu élémentaire que Newton se garda bien toujours
d'appeler corporel. Ce principe peut mener loin ; et si Dieu, par
hasard, avait accordé la pensée à quelques monades de ce feu
élémentaire, les docteurs n'auraient rien à dire : on aurait seule-
ment à leur dire que leur feu élémentaire n'est pas bien lumi-
neux, et que leur monade est un peu impertinente.
Je suis affligé que vous ayez la goutte, mais il paraît que ce
n'est pas votre tête qu'elle attaque.
Vous faites donc actuellement des vers pour votre fille, après
en avoir fait pour la mère. Si elle tient de vous, elle sera char-
mante; elle aura du sentiment et de l'esprit, Il faut que vous
me permettiez de lui présenter ici mes respects.
Je n'oublierai jamais mon cher Panpan1 ; c'est une âme digne
de la vôtre. Que fera-t-il quand vous ne serez plus en Lorraine?
Toute la cour de votre bon roi va s'éparpiller, et la Lorraine ne
sera plus qu'une province. On commençait à penser : ces belles
semences ne produiront plus rien, c'est vers la Marne qu'il fau-
dra voyager.
Notre lac de Genève fait bien ses compliments à la Marne.
Ne tremblez point pour les personnes dont vous vous souve-
nez ; jamais querelle ne fut plus pacifique. Nous avons à la
1. Devaux.
ANNÉE 1767. Ii!
vérité des dragons, mais ils sont aussi tranquilles que les Ge-
nevois.
Adieu, monsieur; conservez-moi des bontés qui font la con-
solation de ma vieillesse. Votre paquet m'est venu par Paris,
après bien des cascades.
67 74 . — A kM . M A R M 0 N TEL.
28 février.
Chancelier de Bélisaire, on me dit que la Sorbonne demande
des carions. Ce n'est pas Bélisaire qui est aveugle, c'est la Sor-
bonne. Voici les propres mots d'une lettre1 de l'impératrice de
Russie, en m'envoyant son édit sur la tolérance : « L'apothéose
n'est pas si fort à désirer que l'on pense ; on la partage avec des
veaux, des chats, des ognons, etc., etc., etc. Malheur aux persé-
cuteurs! Ils méritent d'être rangés avec ces divinités-là. »
Elle ambitionnera votre suffrage, mon cher confrère, dès
qu'elle aura lu votre Bélisaire, et n*y fera pas assurément de car-
tons. Cet ouvrage fera du bien à notre nation, je peux vous en
répondre. Tout ce que je vous écris est toujours pour Mmc Geof-
friu, car j'ai la vanité de croire que je pense comme elle. Si le
roi de Pologne et l'impératrice de Russie ne s'entendaient pas sur
la tolérance, je serais trop affligé.
Bonsoir, mon cher confrère ; jouissez de votre gloire, et du
ridicule des docteurs.
(3775. — A M. PANCKOUCKE.
28 février.
J'ai reçu de vous, monsieur, une lettre charmante, et j'ai lu
avec beaucoup de plaisir votre traduction de Lucrèce2, et votre
Mémoire sur l'impossibilité de la quadrature du cercle 3. Je vois
que vous étiez fait pour être l'ami de M. de Buffon, et non pas de
Catherin Fréron. Vous nous rappelez ces beaux jours où les
Estienne honoraient la typographie par la science.
1. Voyez n° 6664.
2. La Traduction libre de Lucrèce (par Panckoucke) porte le millésime 1768,
et est en deux volumes in-12.
3. Le Mémoire sur l'impossibilité de la quadrature du cercle, dont parle ici
Voltaire, est peut-être celui qui porte absolument le même titre, et qui est dans
le Journal encyclopédique., second cahier de décembre 1765, et premier de jan-
vier 1766.
Ut CORRESPONDANCE.
Je doute fort que M. de La Harpe, que je crois très-supérieur
au Tassoni, veuille s'abaisser à traduire le Tassoni. La Secchia ra-
pita est un très-plat ouvrage, sans invention, sans imagination,
sans variété, sans esprit et sans grâces. Il n'a eu cours en Italie
que parce que l'auteur y nomme un grand nombre de familles
auxquelles on s'intéressait. Si on voulait faire un poème bur-
lesque, il faudrait cboisir pour sujet les querelles de Genève1, et
surtout être plus plaisant que Tassoni, qui ne l'est point du tout
en cherchant toujours à l'être.
Je vous suis très-obligé, monsieur, de la bonté que vous avez
de m'envoyer le livre que j'estime le plus2. Je vous supplie de
vouloir bien me mander dans quel temps il doit arriver à Lyon,
afin de prendre des mesures pour le faire venir à Ferney. Toute
communication est interrompue entre Lyon et Genève, et entre
Genève et le pays de Gex. J'espère que, malgré ces obstacles, je
ne serai pas privé du beau présent que vous voulez bien me
faire. J'ai reçu les volumes de M. de Buffon, et je vous en remer-
cie. Tout ce qui me viendra de vous me sera précieux, excepté
les feuilles de l'Année littéraire, auxquelles je me flatte que vous
avez renoncé. Un homme de lettres comme vous, qui imprime
M. de Buffon, n'est pas fait pour imprimer des sottises du Pont-
Neuf.
Au reste, monsieur, je voudrais pouvoir vous prouver l'estime
que vous m'avez inspirée, quand j'ai eu le plaisir de vous voir
à Ferney. Tous les gens qui pensent doivent ambitionner votre
amitié, et c'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, etc.
0776. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 28 février.
Je félicite l'Europe des productions dont vous l'avez enrichie pendant
plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore aulanf
que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec vous finit le
siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous
êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefs-
d'œuvre que l'esprit humain a produits, un esprit, de calcul, voilà le goût
du temps présent.
Parmi la foule de gens d'esprit dont la France abonde, je ne trouve pas
de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s'annoncent par de grandes
1. Voyez lettre 6670.
2. L'Encyclopédie.
ANNEE 17 67. Ui
beautés, des traits brillants, et des écarts même. On se plaît à analyser tout.
Les Français se piquent à présent d'être profonds. Leurs livres semblent
faits par de froids raisonneurs, et ces grâces qui leur étaient si naturelles,
ils les négligent.
Un des meilleurs ouvrages que j'aie lus de longtemps est ce factum pour
les Calas, fait par un avocat l dont le nom ne me revient pas. Ce factum est
plein de traits de véritable éloquence, et je crois l'auteur digne de mar-
cher sur les traces de Bossuet, etc., non comme théologien, mais comme
orateur.
Vous êtes environné d'orateurs qui haranguent à coups de baïonnettes et
de cartouches : c'est un voisinage désagréable pour un philosophe qui vit
en retraite, plus encore pour les Genevois.
Cela me rappelle le conte du Suisse qui mangeait une omelette au lard
un jour maigre, et qui, entendant tonner, s'écria: « Grand Dieu! voilà bien
du bruit pour une omelette au lard 2. » Les Genevois pourraient faire cette
exclamation en s'adressant à Louis XV. La fin de ce blocus ne tournera pas
à l'avantage du peuple. Ce qu'ils pourraient faire de plus judicieux serait de
céder aux conjonctures, et de s'accommoder. Si l'obstination et l'animosité
les en empêchent, leur dernière ressource est l'asile que je leur prépare, et
qui se trouve dans un lieu que vous jugez très-bien qui leur sera conve-
nable 3.
Je ne sais quel est le jeune homme dont vous me parlez4. Je m'informe-
rai s'il se trouve à Wesel quelqu'un de ce nom. En cas qu'il y soit, votre
recommandation ne lui sera pas inutile.
Voici de suite trois jugements bien honteux pour les parlements de
France. Les Calas, les Sirven et La Barre devraient ouvrir les yeux au gou-
vernement, et le porter à la réforme des procédures criminelles; mais on ne
corrige les abus que quand ils sont parvenus à leur comble. Quand ces cours
de justice auront fait rouer quelque duc et pair par distraction, les grandes
maisons crieront, les courtisans mèneront grand bruit, et les calamités
publiques parviendront au trône.
Pendant la guerre, il y avait une contagion à Breslau : on enterrait cent
vingt personnes par jour; une comtesse dit : « Dieu merci, la grande noblesse
est épargnée; ce n'est que le peuple qui meurt. » Voilà l'image de ce que
pensent les gens en place, qui se croient pétris de molécules plus précieuses
que ce qui fait la composition du peuple qu'ils oppriment. Cela a été ainsi
presque de tout temps. L'allure des grandes monarchies est la même. Il n'y
1. Le Mémoire de Sudre ou celui d'Elie de Beaumont, mentionnés dans la note,
tome XXIV, page 365, sous les nos n et iv.
2. Beaucoup d'auteurs, et Voltaire lui-même (voyez tome XXVI, page 498),
attribuent ce mot à Desbarreaux.
3. AClèves; voyez lettres 6409, 6439, 6444, 6454, 6460.
4. La lettre où Voltaire parle, pour la première fois, à Frédéric du malbeu-
reux d'Étallonde de Morival paraît perdue. (B.) — Dominique de Morival, cadet
au régiment d'infanterie du général d'Eicbmann, n° 48, à Wesel, fut nommé offi
cier le 27 avril 1767.
144 CORRESPONDANCE.
a guère que ceux qui ont souffert l'oppression qui la connaissent et la
détestent. Ces enfants do la fortune, qu'elle a engourdis dans la prospérité,
pensent que les maux du peuple sont exagération, que des injustices sont
des méprises; et pourvu que le premier ressort aille, il importe peu du
reste.
Je souhaite, puisque la destinée du monde est d'être mené ainsi, que la
guerre s'écarte de votre habitation, et que vous jouissiez paisiblement dans
votre retraite d'un repos qui vous est dû , sous les ombrages des lauriers
d'Apollon : je souhaite encore que, dans cette douce retraite, vous ayez
autant de plaisir que vos ouvrages en ont donné à vos lecteurs. A moins
d'être au troisième ciel 1, vous ne sauriez être plus heureux.
F É n É r i c .
6777. — A M. LACOMBE.
A Ferney, février.
Aon, monsieur, vous n'êtes point mon libraire, vous êtes
mon ami, vous êtes un homme de lettres et de goût, qui avez
bien voulu faire imprimer un ouvrage d'un de mes autres amis2,
et qui voulez bien vous charger de donner une édition correcte
des Scythes, dès que je pourrai vous faire connaître l'original.
La cruelle saison que nous éprouvons dans nos climats, mon-
sieur, m'a réduit à un état qui ne m'a pas permis de répondre
aussitôt que je l'aurais voulu à vos judicieuses lettres : je n'ai pu
vous remercier de votre almanach3, ni le lire. Les neiges, dans
lesquelles je suis enterré, ont attaqué mes yeux plus violemment
que jamais. On dit que c'était la maladie de Virgile; je n'ai que
cela de commun avec lui. Je n'ai ni son talent ni la faveur d'Au-
guste, et je ne crois pas que je soupe jamais avec M. de Laverdy,
comme Virgile avec Mécène.
Je vous enverrai, n'en doutez pas, les Scythes, que je vous pro-
mets, et qui sont à vous. Je suis dans leur pays, et j'attends les
dernières résolutions de quelques amis que j'ai à Babylone, pour
savoir si l'impression doit précéder la représentation. Cette pièce
réussira plus auprès des Français que les héros romains. Il y a
1. « Au premier ciel. » {OEuvres posthumes, édit. de Berlin.)
2. La tragédie du Triumvirat, que Voltaire voulait qu'on attribuât à un jé-
suite.
3. Almanach philosophique en quatre parties, suivant la division naturelle de
l'espèce humaine en quatre classes; à l'usage de la nation des philosophes, du
peuple des sots, du petit nombre des savants, et du vulgaire des curieux, par un
auteur Irès-philosophe. A Goa, chez Dominique Ferox, imprimeur du grand inqui-
siteur, à VAuto-da-fè, rue des Fous; pour l'an de grâce 1767, in-12.
ANNÉE 1767. 145
de l'amour comme dans l'opéra-comique, et c'est ce qu'il faut à
nos belles dames.
J'ai préparé un Avis1 au public, dans lequel je disque le sieur
Duchesne, qui demeurait au Temple du Goût, mais qui n'en avait
aucun, s'est avisé de défigurer tous mes ouvrages, et qu'il a
obtenu un privilège du roi pour me rendre ridicule. Je crois du
moins que son privilège est expiré, et qu'il m'est permis de don-
ner mes ouvrages à qui bon me semble.
Je finis, selon ma coutume, par les sentiments de l'amitié,
sans formules inutiles.
6778 — A M. LEKAIN.
Mon cher ami, vous êtes bien sûr que je m'intéresse plus à
votre santé qu'à tous les Scythes du monde. Ménagez-vous, je vous
en prie ; il faut se bien porter pour être héros : tous ceux de l'an-
tiquité avaient une santé de fer. Il importe fort peu qu'on joue
les Scythes devant ou après Pâques; mais, si vous en pouvez
donner quatre ou cinq représentations avant la fin du carême,
je vous conseille de ne pas perdre ces quatre ou cinq bonnes
chambrées, parce qu'il est presque impossible que, dans la
quinzaine de Pâques, l'édition de Cramer ne devienne publique.
Je n'avais point eu dessein d'abord de faire jouer cette pièce,
et la préface l'indique assez ; mais, puisqu'on la joue à Genève,
à Lausaune et chez moi, et qu'on la jouera à Lyon et à Bordeaux,
il est bien juste que vous en donniez quelques représentations.
Comptez que j'aurai soin de vos intérêts dans l'édition qu'on en
fera à Paris, quoiqu'il soit difficile d'obtenir des libraires des
conditions aussi favorables pour une pièce déjà imprimée que
pour une qui serait toute neuve
Je vous prie de vous amuser, pendant votre convalescence, à
faire collationner sur les rôles tous les changements que je vous
ai envoyés. En voici un que je vous recommande : c'est à la
première scène du cinquième acte. Il m'a paru, à la représenta-
tion, que c'était à Sozame à parler avant sa fille, et qu'Obéide
devait être trop consternée pour répondre à la proposition qu'on
lui fait d'immoler Athamare. Voici ce petit changement :
OBÉIUE.
Je n'en apprends que trop.
'1. C'est l'Avis au lecteur qui est tome VI, page 335.
45. — Correspondance. XIII. 30
146 CORRESPONDANCE.
S O Z A M E .
Je vous l'ai déclaré 1 :
Je respecte un usage en ces lieux consacré ;
Mais des sévères lois par vos aïeux dictées,
Les têtes de nos rois pourraient être exceptées.
LE SCYTHE.
Plus les princes sont grands, etc.
Au reste, je ne compte sur le rôle d'Obéide qu'autant que vous
voudrez bien conduire l'actrice. Vous avez reçu sans doute l'im-
primé en marge duquel j'ai écrit mes petites indications. Ce per-
sonnage exige une douleur presque toujours étouffée, des repos,
des soupirs, un jeu muet, une grande intelligence du théâtre. Ce
n'est guère qu'au cinquième acte que ses sentiments se déploient
sur le pont aux ânes des imprécations, pont aux ânes que l'on
passe toujours avec succès.
Mme Denis vous fait mille compliments ; elle ne joue plus la
comédie, ni moi non plus; mais M. de La Harpe est un excellent
acteur. Je vous embrasse de toute mon âme.
6779. — A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Du 3 mars.
Sire, j'entends très-bien l'aventure des Deux Chiens-, et je l'en-
tends d'autant mieux que je suis un peu mordu. Mes petites
possessions touchent aux portes de Genève. Tout commerce est
interrompu par cette ridicule guerre; elle n'ensanglante pas
encore la terre, mais elle la ruine. Vos chiens répondent très-
pertinemment à nos héros français et bernois. Il est certain que
si les animaux raisonnaient avec les hommes, ils auraient tou-
jours raison, car ils suivent la nature, et nous l'avons corrompue.
A l'égard du Violon'*, je crains de n'entendre pas le mot de
l'énigme. Est-ce le roi de Pologne, qui, ne pouvant pas lui-même
venir à bout de ses évoques, s'est voulu secrètement appuyer de
Votre Majesté, de la Russie, de l'Angleterre, et du Danemark, et
qui n'est actuellement appuyé que de la Russie? Est-ce l'impé-
1. Voyez tome VI, page 33 i.
2. Voyez, dans les OEuvres posthumes de Frédéric, la fable intitulée les Deux
Chiens et l'Homme.
3. Voyez, dans les OEuvres posthumes de Frédéric, le conte du Violon.
ANNÉE 1767. 147
ratrice de Russie, qui soutient seule à présent le fardeau qu'elle
avait voulu partager avec trois puissances?
Il me paraît que je tourne autour du mot de l'énigme1 ; mais
je peux me tromper; vous savez que je ne suis pas grand poli-
tique.
Votre alliée l'impératrice a eu la bonté de m'envoyer son mé-
moire justificatif2, qui m'a semblé bien fait. C'est une chose
assez plaisante, et qui a l'air de la contradiction, de soutenir
l'indulgence et la tolérance les armes à la main ; mais aussi l'in-
tolérance est si odieuse qu'elle mérite qu'on lui donne sur les
oreilles. Si la superstition a fait si longtemps la guerre, pourquoi
ne la ferait-on pas à la superstition? Hercule allait combattre les
brigands, et Bellérophon les Chimères; je ne serais pas fâché de
voir des Hercule et des Bellérophon délivrer la terre des brigands
et des Chimères catholiques.
Quoi qu'il en soit, vos deux contes sont bien plaisants; votre
génie est toujours le même, votre raison supérieure est toujours
ingénieuse et gaie. J'espère que Votre Majesté daignera m'en-
voyer quelque nouveau conte sur la folie de ne vouloir pas qu'un
prince afferme son bien 3, lorsqu'il est permis au dernier paysan
d'affermer le sien : cela ne me paraît pas juste, et mérite assuré-
ment un troisième conte.
J'ai eu l'honneur de vous parler, dans ma dernière lettre4, du
nommé Morival, cadet dans un de vos régiments à Wesel ; c'est
un jeune homme très-bien né, et dont on rend de fort bons
témoignages. Est-il convenable qu'il ait été condamné à être
brûlé vif chez des Picards, pour n'avoir pas salué une procession
de capucins, et pour avoir chanté deux chansons? L'Inquisition
elle-même ne commettrait pas de pareilles horreurs. Pour peu
qu'on jette les yeux sur la scène de ce monde, on passe la moitié
de sa vie à rire, et l'autre moitié à frémir.
Conservez-moi sire, vos bontés, pour le peu de temps que j'ai
encore a végéter et à ramper sur ce malheureux et ridicule tas
de boue.
1. Voyez lettre G8I2.
'2. Manifeste sur les dissensions de Pologne.
3. Voyez lettre 6544.
4. Elle paraît perdue.
148 CORRESPONDANCE.
6780. — A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, le 4 mars.
Mes yeux ne me permettent pas d'écrire, mon cher Gicéron ;
je n'ai pas actuellement auprès de moi celui1 qui vous fait d'or-
dinaire mes remerciements; mais vous n'en verrez pas moins
que j'ai reçu votre mémoire. Nous l'avons lu, nous avons pleuré.
Ou les hommes seront de bronze, ou les Sirven seront justifiés
comme les Calas. La consultation est de la plus grande habileté,
et d'une bienséance qui fera beaucoup d'honneur à celui qui
l'a rédigée. La victoire me paraît sûre. Les protestants et les ca-
tholiques vous béniront également, et personne assurément ne
vous enviera la terre de Canon2. On dira qu'il est bien permis
au défenseur de l'humanité de se défendre lui-même, et de ré-
clamer le bien des ancêtres de sa femme.
Je vous prie de vouloir bien me faire envoyer un second
exemplaire par M. Damilaville. Le premier sera pour messieurs
du conseil de Berne ; le second sera signé par Sirven et ses filles.
Messieurs de Berne doivent en avoir un, parce qu'ils ont promis
de continuer aux Sirven la petite pension qu'ils veulent bien leur
faire pendant qu'ils poursuivront leur procès à Paris, et qu'ils
ont mis pour condition qu'ils verraient le mémoire par lequel
ils seraient appelés à venir auprès de vous. Je vous enverrai Sir-
ven et une de ses filles aussitôt que vous l'ordonnerez. 11 y en a
une qui est incapable de faire le voyage.
Je ne puis trop vous réitérer mes tendres remerciements.
Je vous embrasse cent fois, sage et éloquent vengeur de l'inno-
cence.
6781. — A M. DAMILAVILLE.
4 mars.
Mon cher ami, le mémoire des Sirven réussira. Les traits du
premier mémoire, conservés clans le second, feront un très-
grand effet. L'éloquence perce à travers le style du barreau.
Je vous adresserai les Sirven aussitôt que vous voudrez. Vous
serez leur protecteur à Paris. Je me réserve à vous écrire plus
amplement sur leur compte, quand je les ferai partir. Il faudra
1. Wagnière.
'2. Voyez tome XLIV, page 454.
ANNÉE 17 67. 149
un passeport de M. le duc de Choiseul : nous sommes bien sûrs
de n'être pas refusés.
La querelle que l'on fait à mon cher Marmontel n'est qu'une
farce, en comparaison de la tragédie des Sirven et des Calas.
Cette farce sera sifflée. Voici un petit madrigal d'un jeune homme
de Mâcon1, sur la bêtise de la sacrée faculté :
Vénérables sorboniqueurs,
De l'enfer savants chroniqueurs,
Vous prétendez que Marc-Aurèle
Doit cuire à jamais dans ce lieu :
Pour récompenser votre zèle,
Puisse incessamment le bon Dieu
Vous donner la vie éternelle!
Vous voyez que les provinces se forment.
Je n'ai pas le temps de vous parler beaucoup des Scythes. Je
vous dirai seulement qu'un serment de punir de mort les gens
convient fort dans les premiers actes de Tancrède et cle Brutus,
mais qu'il serait un peu déplacé dans un mariage, et qu'il serait
assez ridicule qu'une femme prévît qu'on tuera son mari, lors-
qu'il n'est menacé par personne. Vous sentez qu'une telle finesse
serait trop grossière.
Tout dépendra du rôle d'Obéide. Il faudra que Lekain se
donne la peine d'adoucir et d'attendrir la voix de Mlle Durancy,
qu'on dit un peu dure et un peu sèche. Si vous avez lu la préface
que je voulais aussi faire lire à M. Diderot, vous aurez vu que
mon intention n'était point de faire jouer cette pièce. Mais
puisque mes amis veulent qu'on la représente, j'y consens. Cela
pourra donner quatre ou cinq représentations avant Pâques. Les
comédiens en ont besoin; après quoi je ne m'en mêlerai plus. Je
suis bien aise que la police ait passé ces deux vers :
Le premier de l'État, quand il a pu déplaire,
S'il est persécuté, doit souffrir et se taire;
et encore celui-ci :
Pourrais-tu rechercher cette basse grandeur - ?
La police a jugé sagement que ces choses-là n'arrivaient qu'en
Perse.
1. C'est-à-dire de Voltaire lui-même.
2. Voyez tome VI, pages 283 et 332.
150 CORRESPONDANCE.
Je vous remercie, mon cher ami, de l'intérêt que vous prenez
à mes petites affaires. Je ne me suis point encore ressenti des
arrangements économiques de M. le duc de Wurtemberg. J'écris
à Cadix au sujet de la banqueroute des Gilly, mais j'espère très-
peu de chose. Les Gilly n'ont fait que de mauvaises affaires.
Vous m'avez mandé, par votre dernière lettre, que M11, de
L'Espinasse • désirait des sottises complètes; il n'y a qu'à en
prendre un recueil chez Merlin, le faire relier, et le lui envoyer.
Ce sera autant de payé sur les mille livres qu'il doit à Wagnière.
Je reçois dans ce moment une lettre de M. de Courteilles,
qui est enchanté de votre mémoire.
Je voudrais vous envoyer du Lembertad2, mais comment
faire ?
Je vous embrasse plus fort que jamais.
6782. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 4 mars.
Grand Turc, grand ècuyer persan^ cadi, et vous, grande ècuyere3,
tombe sur vous la rosée du ciel, et soit votre rosier toujours
fleuri! Qui a donc fait la chanson de Mole4? Elle est naïve et
plaisante. N'en fera-t-on point sur la Sorbonne, qui persécute si
sottement Marmontel ?
Les Gilly m'ont fait pis ; leur banqueroute est forte. Je serai
fort obligé à monsieur le cadi s'il fait agir vigoureusement le
procureur boiteux dans mon affaire contre des Normands.
Mme Denis et moi remercions le Grand Turc de la mainlevée.
Mahomet favorise ses bons serviteurs. J'aurai bientôt, je crois,
une plus grande obligation aux maîtres des requêtes. Vous avez
vu sans doute le mémoire de M. de Beaumont : il faudrait avoir
une âme de bronze pour ne pas accorder une évocation aux
Sirven. En vérité, il s'agit dans cette affaire de l'honneur de la
France ; il est trop honteux de se faire continuellement un jeu
1. Voyez tome XLIV, page 237.
2. Ce doit être la lettre à M'**, conseiller au parlement, etc., dont il est parlé
tome XLI1I, page 473.
3. L'abbé Mignot, le marquis de Florian, d'Hornoy, son beau-fils, et la mar-
quise de Florian, mère de ce dernier.
4. Cette chanson, qui commence par ce vers :
Quel est ce gentil animal, etc.
est de Boufflers.
ANNÉE 1767. 154
d'une accusation de parricide. Mon cher grand écuyer y est sur-
tout intéressé pour l'honneur de son Languedoc. Pour moi, je
m'intéresse plus aux Sirven qu'aux Scythes: je n'avais fait cette
pièce que pour mon petit théâtre et pour mes chers Genevois,
qui \ sont un peu houspillés. M. et Mme de La Harpe la jouent
très-bien ; elle nous fait un très-grand effet. Les changements
que les anges nous proposent nous paraissent absolument im-
praticables : ce serait nous couper la gorge. Il faut donner la
pièce telle qu'elle est, avec ses défauts ; mais il ne la faut donner
que quand MUe Durancy sera sûre de son rôle, et qu'elle aura
appris à répandre et à retenir des larmes, et quand les deux
vieillards sauront imiter la nature, ce qui est aussi rare dans ce
tripot que dans celui de Nicolet.
Si le grand écuyer et le Grand Turc veulent se donner le
plaisir des répétitions, ils feront un grand plaisir au Scythe, qui
les embrasse de tout son cœur.
Il leur enverra incessamment la Guerre de Genève1, dès qu'il
en aura fait faire une copie. Cela peut amuser quelques mo-
ments ceux qui connaissent les masques.
OTSU. — A M. LE K AIN.
Je me flatte, mon cher ami, que vous aurez rétabli votre
santé quand celte lettre vous parviendra. Je pense que, pour
prévenir les éditions dont on me menace de tous côtés, vous
devez au moins vous assurer de quatre ou cinq représentations
avant Pâques; mon libraire de Paris tiendrait alors la pièce
toute prête pour la rentrée, supposé que cette pièce méritât d'être
reprise ; sinon vous vous contenteriez de ces quatre ou cinq re-
présentations, et il n'en serait plus parlé.
On dit que le public n'aime pas Dauberval, et que Grandval
conviendrait mieux : c'est à vous à décider, et à faire ce que
vous trouverez à propos. Sans vous rien ne se peut ni ne se doit
faire. Prendrez-vous la peine, mon cher ami, d'adoucir la voix
de M11, Durancy, surtout dans les premiers actes? Baissera-t-elle
les yeux quand il le faut? Dira-t-elle d'une manière attendris-
sante :
Si la Perse a pour toi des charmes si puissants,
Je ne te contrains pas, quitte-moi, j'y consens;
1. Voyez ce poëme, tome IX.
152 CORRESPONDANCE.
J'en gémirai, Sulma : dans mon palais nourrie,
Tu fus en tous les temps le soutien de ma vie ;
Mais je serais barbare en t' osant proposer
De supporter un joug qui commence à peser, etc. 1.
Pleurera-t-elle, et quelquefois soupirera-t-elle, sans parler? Pas-
serâ-t-elle de l'attendrissement à la fermeté, dans les derniers
vers du troisième acte? Dira-t-elle bien non de la manière dont
on dit oui? Si elle fait tout cela, ce sera vous qu'il faudra re-
mercier. La pièce est difficile à jouer; elle a surtout besoin de
deux vieillards qui soient naturels et attendrissants. Les succès
dépendent entièrement des acteurs ; s'il y en avait trois ou
quatre comme vous, vos parts seraient au moins de vingt mille
livres.
M. de Thibouville a la bonté de se charger de bien des dé-
tails. Portez-vous bien ; je vous embrasse de tout mon cœur.
6784. — A M. DORAT.
Je ne sais, monsieur, si mon amour-propre corrompt mon
jugement; mais vos derniers vers me paraissent valoir mieux
que les premiers : ils sont, à mon gré, plus remplis de grâces.
Votre muse fait ce qu'elle veut; je la remercie d'avoir voulu
quelque chose en ma faveur, quoiqu'il y ait encore un coup de
patte. Je vous jure, sur mon honneur, que je n'ai aucune con-
naissance des vers qu'on a faits contre vous: personne ne m'en
a écrit un mot ; il n'y a que vous qui m'en parliez. Toutes ces
sottises couvertes par d'autres sottises tombent clans un éternel
oubli au bout de vingt-quatre heures. Je suis uniquement oc-
cupé de l'affaire de Sirven , dont vous avez peut-être entendu
parler. Ce nouveau procès de parricide va être jugé au conseil du
roi ; il m'intéresse beaucoup plus que les Scythes, dont je ne fais
nul cas. Je n'avais destiné cet ouvrage qu'à mon petit théâtre ;
mais on imprime tout: on a imprimé ce petit amusement de
campagne. Les comédiens se repentiront probablement d'avoir
voulu le jouer. J'ai donné un rôle à Mu,> Durancy , à qui j'en
avais promis un depuis très-longtemps. Je ne connaissais point
Mllc Dubois; je vis ignoré dans ma retraite, et j'ignore tout. Si
j'avais été informé plus tôt de son mérite et de ses droits, j'au-
1. Voyez tome VI, page 332.
ANNÉE 1767. 153
rais assurément prévenu ses plaintes ; mais je vous prie de lui
dire qu'elle n'a rien a regretter : le rôle qu'elle semble dé-
sirer est indigne d'elle. C'est une espèce de paysanne pendant
trois actes entiers ; c'est une fille d'un petit canton suisse qui
épouse un Suisse ; et un petit-maître français tue son mari. Je
ne connais point de pièce plus hasardée; c'est une espèce de
gageure, et je gage avec qui voudra contre le succès. Mais ou
peut faire une mauvaise pièce de théâtre, et ambitionner votre
amitié ; c'est là ma consolation et ma ressource.
Je vous supplie, monsieur, de compter sur les sentiments
très-sincères de votre très-humble, etc.
6785. — A M. LEKAIN.
Mercredi au matin, après les autres lettres écrites, 4 mars.
Il m'a paru convenable de jeter, dans les premiers actes des
Scythes, quelques fondements de la loi qui fait le sujet du cin-
quième acte ; mais il n'est pas naturel qu'on parle dans un ma-
riage de venger la mort d'un époux dont la vie semble en
sûreté, et qui n'est encore menacé de rien par personne.
On peut, dans Tancrède et dans Brutus, commencer le pre-
mier acte par dévouer à la mort quiconque trahira sa patrie ;
on peut commencer dans Œdipe par la proscription du meur-
trier de Laïus : cet artifice serait grossier et impraticable dans
les Scythes. Cependant il serait heureux que le spectateur pût au
moins deviner quelque chose de cette loi, qui a, en effet, existé
en Scythie. Voici comme je m'y prends à la deuxième scène du
second acte ; voici le couplet qu'Indatire doit substituer à son
premier couplet, qui commence par ces mots : En ce temple si
simple.
Cet autel me rappelle à ces forêts si chères;
Tu conduis tous mes pas, je devance nos pères :
Je viens lire en tes yeux, entendre de ta voix,
Que ton heureux époux est nommé par ton choix.
L'hymen est parmi nous le nœud que la nature
Forme entre deux amants, de sa main libre et pure.
Chez les Persans, dit-on, l'intérêt odieux,
Les folles vanités, l'orgueil ambitieux,
De cent bizarres lois la contrainte importune,
Soumettent tristement l'amour à la fortune :
Ici le cœur fait tout, ici l'on vit pour soi;
454 CORRESPONDANCE.
D'un mercenaire hymen on ignore la loi;
On fait sa destinée. Une fille guerrière
De son guerrier chéri court la noble carrière,
Se plaît à partager ses travaux et son sort,
L'accompagne aux combats, et sait venger sa mort.
Préfères-tu nos mœurs aux mœurs de ton empire ?
La sincère Obéide aime-t-elle Indatire?
OBÉI DE,
Je connais les vertus, j'estime ta valeur, etc.
Non-seulement ces vers préparent un peu le cinquième acte,
mais ils sont plus forts et meilleurs.
M. Lekain est prié de les donner à M. Mole, et de lui faire
de ma part les plus sincères compliments. Je persiste toujours à
croire qu'il ne faut donner que cinq ou six représentations avant
Pâques. La pièce demande à être beaucoup répétée, et, en ce
cas, l'approbation du public pourra produire quelque avantage
aux acteurs après Pâques.
N. B. Au cinquième acte :
C'est assez, seigneur; j'ai tout prévu :
J'ai pesé mon destin, et tout est résolu.
Une invincible loi nie tient sous son empire;
La victime est promise au père d' Indatire;
Je tiendrai ma parole, allez, il vous attend ■
Qu'il me garde la sienne; il sera trop contenu
SOZAMIi.
Tu me glaces d'horreur !
OBÉIDE.
Hélas! je la partage.
Seigneur, le temps est cher, achevez votre ouvrage,
Laissez-moi m' affermir; mais surtout obtenez
Un traité nécessaire à ces infortunés, etc.
N. B. Comment des gens du monde peuvent-ils condamner
sénat agreste? Ils n'ont pas vu les conseils généraux des petits
cantons suisses. Le mot agreste est noble et poétique. Il est vrai
qu'étant neuf au théâtre, quelques Frôrons peuvent s'en effarou-
cher au parterre ; mais c'est à la bonne compagnie à le défendre.
ANNEE 4 7 G7. 455
A M. D AMILA VILLE.
Voici, mon cher ami, un petit mot pour M. Lembertad1. J'ai
fait réflexion à votre proposition de préparer la chose. J'ai trouvé
le secret de glisser, au second acte, que les femmes dans ce
pays-là vengent leurs maris quand on les a tués. Heureusement
cela est dit tout naturellement et sans art. Je ne sais si on aura
le temps de jouer cette rapsodie. Je voudrais vous envoyer du
Lembertad2, mais comment faire? Bonsoir, mon cher ami.
6787. — A M. DE PEZAY.
A Ferney, 9 mars3.
Je vous répondrai, monsieur, ce que j'ai répondu à M. Dorât,
que je ne connais en aucune manière les vers dans lesquels il
est maltraité, que personne au monde ne m'a rien écrit sur ce
sujet ; et j'ajoute que je consens que vous me regardiez comme
un malhonnête homme si je vous trompe. Je vous dirai plus :
je n'ai jamais montré à Ferney ni les vers que M. Dorât avait
faits contre moi, ni aucune des lettres qu'il m'écrivit depuis, et
dans lesquelles la bonté de son cœur réparait, par son repentir,
le tort que son imagination m'avait pu faire. Je n'ai pas seule-
ment laissé voir la jolie épître qu'il vient d'adresser à sa muse ;
je me suis contenté de goûter la satisfaction de voir avec com-
bien de grâces il guérissait les blessures qu'il avait faites.
Ni Mme Denis, ni M. et Mme Dupuits, ni M. et Mme de La Harpe,
qui sont chez moi depuis quatre mois, ni mes deux neveux,
conseillers au parlement et au grand conseil, n'ont vu aucune
de ces pièces. Les affaires qui regardent Rousseau sont ici trop
sérieuses pour qu'elles puissent être des sujets de pure plaisan-
terie ; et de plus, monsieur, ces plaisanteries étaient trop cruelles
pour qu'elles servissent de matière à nos conversations. M. Dorât,
sans me connaître, m'avait traité de bouffon dans son Avis aux
sages; il m'avait exposé aux rigueurs du gouvernement en
disant qu'on a brûlé des ouvrages qu'on m'attribue ; il finissait
enfin par dire qu'il fallait avoir des mœurs.
1. Ce petit mot pour d'Alembert manque.
2. Voyez la note 2, page 150.
3. i\ous croyons que cette lettre est bien de 1767, et non, comme le dit Beu-
chot. de 1768. (G. A.)
436 CORRESPONDANCE.
Des outrages si odieux ne devaient pas être manifestés par
moi-même; j'aurais trop rougi devant la petite-fille du grand
Corneille, devant mes amis, et devant ma famille. J'ai dévoré
toujours cette injure, et j'ai caché aussi la rétractation.
J'aurais souhaité, sans doute, que M. Dorât rendît cette ré-
tractation publique, comme l'outrage l'avait été. Cette réparation
publique était digne d'un homme qui a le cœur bon et sensible»
et qui voit qu'il a été trompé, qui revient de son illusion, et qui
corrige, avec une noblesse courageuse, l'erreur où il est tombé.
Si quelque homme de lettres de Paris, indigné du tort que
Films aux sages pouvait me faire dans la situation critique où se
trouvent aujourd'hui les gens de lettres, a repoussé les injures
par des injures : si, ne sachant pas que M. Dorât avait réparé en-
tièrement son tort avec moi, il s'est laissé emporter à un zèle
indiscret, je désavoue ce zèle, et je vous jure sur mon honneur
que je n'en ai rien appris que par M. Dorât lui-même.
Vous sentez bien que, si j'avais écouté les premiers mouve-
ments de mon cœur ulcéré, rien ne m'aurait empêché de faire
le public juge de ce différend, et que je pouvais me servir des
mêmes armes qu'on avait employées contre moi ; mais je n'en
ai pas même eu la pensée ; et il est impossible que cette idée me
soit venue après les lettres de M. Dorât, qui m'ont touché sensi-
blement, qui m'ont fait tout oublier, et qui m'ont inspiré le
désir d'avoir son amitié.
Voilà, monsieur, la vérité la plus entière et la plus exacte.
M. Dorât doit voir quels fruits amers produisent de pareils
écarts. Toute satire en attire une autre, et fait naître souvent
des inimitiés éternelles. M. de Pompignan attaqua tous les gens
de lettres dans son discours à l'Académie ; il en a été payé. Je
ne connais aucune satire qui soit demeurée sans réponse. Les
familles, les amis, entrent dans ces querelles; c'est le poison de
la littérature. J'ai combattu hardiment dans cette arène, et je
n'ai jamais été l'agresseur. Mais je vous jure encore une fois
que, dans cette affaire-ci, je ne me suis pas seulement défendu ;
je vous répète que j'ai été trop content du repentir de M. Dorât,
pour avoir sur le cœur le moindre ressentiment. Vous pouvez en
croire un homme qui n'a pas la réputation de déguiser ce qu'il
pense, qui n'a nulle raison de le déguiser, et qui d'ailleurs est
dans un âge où l'on voit de sang-froid tous ces petits orages de
la société, qui tourmentent vivement la jeunesse.
Je vous parle avec la plus grande franchise. Soyez très-
sûr, encore une fois, que je n'ai entendu parler des vers contre
ANNEE 1767. 437
M. Dorât que par vous et par lui. Cette affaire est très-désagréa-
ble, et je ne m'en suis consolé que par les assurances que vous
me donnez de votre amitié et de la sienne.
J'ai l'honneur d'être, etc.
6788. — A M. L'ABBÉ BÉBALLT ».
Le 11 mars.
Non-seulement, monsieur, celui que vous aviez chargé de me
faire parvenir votre poëme de la Terre promise ne m'a point en-
voyé votre bel ouvrage, mais il ne m'en a point parlé : il ne m'a
pas cru capable de lire un poëme aussi curieux.
Je sens tout le prix de ce que j'ai perdu. Rien n'est plus poé-
tique sans doute que les conquêtes de Josué, et tout ce qui les a
précédées et suivies. Aucune fiction grecque n'en approche ;
chaque événement est prodige, et les miracles y font un effet
d'autant plus admirable qu'on ne peut pas dire que l'auteur y
amène la Divinité, comme les poètes grecs qui faisaient descendre
un dieu sur la scène, quand ils ne savaient comment dénouer
leur intrigue. On voit le doigt de Dieu partout dans le sujet de
votre ouvrage, sans que l'intervention divine soit une ressource
nécessaire. Josué pouvait aisément passer à gué le Jourdain, qui
n'a pas quarante-cinq pieds de large, et qui est guéable en cent
endroits; mais Dieu fait remonter le fleuve vers sa source, pour
manifester sa puissance.
Il n'était pas nécessaire que Jéricho tombât au son des corne-
muses, puisque Josué avait des intelligences dans la ville par le
moyen de Rahab la prostituée. Dieu fait tomber les murs, pour
faire voir qu'il est le maître de tous les événements. Les Amor-
rhéens étaient déjà écrasés par une pluie de pierres tombées du
ciel ; il n'était pas nécessaire que Dieu arrêtât le soleil et la lune
à midi, pour que Josué triomphât de ce peu de gens qui venaient
d'être lapidés d'en haut. Si Dieu arrête le soleil et la lune, c'est
pour faire voir aux Juifs que le soleil et la lune dépendent de
lui.
Ce qui me paraît encore de plus favorable à la poésie, c'est
que le sujet est petit, et les moyens grands. Josué ne conquit, à
1. Antoine-Henri Bérault de Bercastel, né près de Metz vers 1720, mort vers
1800, est auteur de la Conquête de la Terre promise, poëme, 1766, deux volumes
in-8°, et d'autres ouvrages.
158 CORRESPONDANCE.
la vérité, que trois ou quatre lieues de pays, qu'on perdit bientôt
après; mais la nature entière est en convulsion pour la petite
tribu d'Éphraïm. C'est ainsi qu'Énée, dans Virgile, s'établit dans
un village d'Italie avec le secours des dieux. Le grand avantage
que vous avez sur Virgile, c'est que vous chantez la vérité, et
qu'il n'a chanté que le mensonge. Vous avez l'un et l'autre des
héros pieux, ce qui est encore un avantage. Il est vrai qu'on
pourrait reprocher quelques cruautés à Josué, mais elles sont
sacrées, ce qui est bien un autre avantage encore. Il n'y a même
que trente rois de condamnés à être pendus, dans ce petit pays
de quatre lieues, pour avoir osé résister à un étranger envoyé
par le Seigneur; et vous prouverez, quand il vous plaira, qu'on
ne saurait pendre, pour la bonne cause, trop de princes héréti-
ques.
Jugez, monsieur, quel est mon regret de n'avoir pu lire, dans
ma terre non promise, votre poème épique sur la terre promise,
qui me fait concevoir de si hautes espérances.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois,
monsieur, etc.
6789. — A M. LEKAIN.
A Ferney, 11 mars.
Mon cher ami, je sors d'une grande répétition des Scythes. Le
cinquième acte est sans contredit celui de tous qui a fait le plus
d'effet théâtral ; mais il demande de terribles nuances. Le cou-
plet d'Athamare quand il encourage Obéide à le frapper, pro-
noncé de la manière dont vous le direz, avec courage, avec
noblesse, avec un air de maître, contribue beaucoup au succès.
La scène du père et de la fille, l'air morne, recueilli, douloureux
et terrible, qu'Obéide y conserve toujours avec son père, fait de
cette scène même une des plus attachantes ; la curiosité et l'ef-
froi saisissent toute l'assemblée. Ce cinquième acte vient de faire
le même eifet à Lausanne ; c'est celui de tous qui a le pi us réussi.
On répète la pièce à Genève, on la répète à Lyon dans quatre
jours. Vous voyez qu'il est de toute impossibilité d'attendre après
Pâques ; le libraire de Paris serait prévenu par les libraires de
province et par ceux de Suisse. Si j'étais à Paris, vous ne seriez
pas exposé à ces inconvénients ; mais il y a près de vingt ans
que les indignes persécutions que j'ai essuyées pour tout fruit de
mes travaux m'ont fait renoncer à ma patrie. C'est à Fréron et
Coqueley, son approbateur, à triompher dans Paris.
ANNÉE 47G7. 159
Voici un petit résumé de tous les changements faits à la pièce,
afin que, s'il en est échappé quelqu'un clans votre copie, vous
puissiez aisément le remplacer. Au reste, vous sentez bien que
tout dépend de votre santé : il ne faut pas vous tuer pour des
Scythes. Tout dépend surtout de la santé de madame la dauphine,
et on n'a pas besoin d'un tel motif pour souhaiter son rétablisse-
ment. Je vous embrasse bien tendrement.
N. B. M"e Dubois s'est plainte à moi; elle a cru que vous
m'aviez engagé à la priver du rôle d'Obéide ; je l'ai détrompée
comme je le devais.
6790.— A M. LE COMTE D'ARGENTAL i.
13 mars.
Mes anges et M. de Thibouville sauront donc que M. d'Her-
menches vient de jouer Athamare à Lausanne avec un très-grand
succès ; et qui est M. d'Hermenches? Un major suisse2, qui a
beaucoup d'esprit et qui a une femme très-aimable, laquelle a
joué très-bien Obéide. Nous jouons sur le théâtre de Ferney dans
quatre jours ; on donne les Scythes à Genève, on les donne à Lyon ;
messieurs de Paris, faites comme il vous plaira.
Je me suis aperçu qu'il y avait deux fois dangereux en trois
vers, page 13, dans le rôle d'Hermodan :
D'aucun soin dangereux la paix n'est altérée.
Corrigez :
Jamais de tristes soins la paix n'est altérée.
La franchise, qui règne en nos déserts heureux,
Fait mépriser ta cour et ses fers dangereux.
Acte quatrième, scène de l'embaucheur, il faut absolument
ôter ce vers :
Nous te traitons en frère, et ta férocité,
Etc.
On dit beaucoup, au cinquième acte, que les Scythes sont
féroces ; il ne faut pas qu'on dise, au quatrième acte, que les
Persans sont féroces aussi. Voici comme nous avons corrigé :
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Constant d'Hermenches.
160 CORRESPONDANCE.
Quoi! nous t'avons en paix reçu dans ma patrie,
Ton accueil nous flattait, notre simplicité
N'écoutait que les droits de l'hospitalité,
Et tu veux me forcer dans la même journée, etc.
M. de Thibouville est prié d'ajouter à toutes ses bontés celle
de faire porter sur les rôles ces petites corrections.
J'ai envoyé à Lekain un résumé de tous les changements, afin
qu'il les confronte.
N. B. Il se pourrait qu'on crût que ce vers, dans le premier
acte :
Dans le secret du cœur ne puisse entretenir1...
6791. — A M. LE RICHE.
Le parlement de Besançon doit être très-flatté, monsieur, que
la cour ne l'ait pas cru persécuteur, et je suis persuadé que le
parlement de Dijon montrera bien qu'il ne l'est pas. J'espère
même que les principaux magistrats de votre province, juste-
ment indignés contre les manœuvres du procureur général 2, agi-
ront auprès de leurs amis de Dijon. Pour moi, quoique sans cré-
dit, j'y ferai tous mes faibles efforts.
M. l'avocat Arnoult est l'homme le plus propre à bien servir
Fantet. Il faut qu'il s'adresse à cet avocat, à qui j'écrirai dès que
j'aurai appris que Fantet est à Dijon. Je vais écrire à quelques
amis que j'ai dans ce pays- là, et même à monsieur le premier
président3. Ma recommandation auprès du président de Brosses
ne serait pas bien reçue ; il a mieux aimé profiter de ma bonne
foi, en me vendant sa terre de Tournay à vie4, que de mériter
mon amitié par des procédés généreux ; mais j'ai le bonheur
d'avoir pour amis des hommes qui ont plus de crédit que lui dans
le parlement.
Vos bontés pour Fantet redoublent, monsieur, rattachement
que je vous ai voué. Ne pourrai-je point avoir la consolation de
vous posséder quelques jours dans ma retraite?
1. Le reste de cette lettre manque.
2. Doroz; voyez tome XLIV, page 430.
3. Cette lettre est perdue.
4. Voyez tome XL, page 280.
ANNÉE 1767. jg,
(92. — A M. Cil RIS TIN.
14 mars.
Le diable est déchaîné, mon cher ami ; et quand on n'est pas
aussi fort que l'archange Michel, qui le battit si bien, il fautfaire
une honnête retraite. Il est très-prudent à vous de ne point en-
voyer à Dijon des armes offensives qui pourraient tomber entre
les mains des ennemis; il faut attendre qu'il y ait une trêve,
pour avoir des correspondances sûres.
Je trouve qu'on fait beaucoup d'honneur au parlement de
Besançon, en avouant qu'il n'est pas persécuteur ; mais je crois
qu'on se trompe en regardant comme tel le parlement de Dijon-
J'espère que Fantet1 y sera traité aussi favorablement qu'il l'au-
rait été dans votre province.
J'écrirai à des amis qui prendront sa défense ; avertissez-moi
quand Fantet sera à Dijon, et quand il faudra agir; j'y mettrai
tout mon savoir-faire. J'ai la main heureuse; l'affaire des Sirven
prend le train le plus favorable ; et, quoi qu'on en dise et quoi
qu'on fasse, la raison et l'humanité l'emportent sur le fana-
tisme. Puisse la France imiter bientôt la Russie et la Pologne.
L'impératrice de Russie et le roi de Pologne me font l'hon-
neur de m'écrire de leur main qu'ils font tous leurs efforts
pour établir la plus grande tolérance dans leurs États ; ils pous-
sent l'un et l'autre la bonté jusqu'à me dire que mes faibles
écrits n'ont pas peu contribué à leur inspirer ces sentiments. Ma
patrie ne va pas encore jusque-là ; mais la dernière aventure du
bureau de Gollonges2 prouve assez les progrès de la raison.
Tâchez de faire parvenir des Honnêtetés* à M. Le Riche, et quel-
ques Questions 4.
Mille tendres amitiés.
793. — A M. L INGUET s.
Je crois, comme vous, monsieur, qu'il y a plus d'une inad-
1. Libraire de Besançon, poursuivi juridiquement pour avoir vendu quelques
ouvrages philosophiques.
2. L'affaire Le Jeune.
3. Les Honnêtetés littéraires; voyez tome XXVI, pa?e 113.
4. Les Questions de Zapata; voyez tome XXVI,' paye 173*.
5. Réponse au n° 6757.
CORRESPOND.WCE. XIII.
11
162 CORRESPONDANCE.
vertance dans VEsprit des lois1. Très-peu de lecteurs sont atten-
tifs ; on ne s'est point aperçu que presque toutes les citations de
Montesquieu sont fausses. Il cite le prétendu Testament du cardi-
nal de Richelieu, et il lui fait dire au chapitre v, dans le livre III,
que s'il se trouve dans le peuple quelque malheureux honnête
homme, il ne faut pas s'en servir. Ce testament, qui d'ailleurs
ne mérite pas la peine d'être cité, dit précisément le contraire;
et ce n'est point au sixième, mais au quatrième chapitre.
Il fait dire à Plutarque que les femmes n'ont aucune part au
véritable amour2. Il ne songe pas que c'est un des interlocuteurs
qui parle ainsi, et que ce Grec, trop grec, est vivement répri-
mandé parle philosophe Daphneiïs, pour lequel Plutarque décide.
Ce dialogue est tout consacré à l'honneur des femmes ; mais Mon-
tesquieu lisait superficiellement, et jugeait trop vite.
C'est la même négligence qui lui a fait dire que le Grand Sei-
gneur n'était point obligé par la loi de tenir sa parole 3; que tout
le bas commerce était infâme chez les Grecs4; qu'il déplore l'aveu-
glement de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb5, qui lui
proposait les Indes, etc. Vous remarquerez que Christophe Colomb
avait découvert l'Amérique avant que François Ier fût né.
La vivacité de son esprit lui fait dire au même endroit,
livre XXI, chapitre xxu, que le conseil d'Espagne eut tort de
défendre l'emploi de l'or en dorure. Un décret pareil, dit-il,
serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s'ils
défendaient la cannelle. Il ne fait pas réflexion que les Espagnols
n'avaient point de manufactures; qu'ils auraient été obligés
d'acheter les étoffes et les galons des étrangers, et que les Hol-
landais ne pouvaient acheter ailleurs que chez eux-mêmes la
cannelle, qui croît dans leurs domaines.
Presque tous les exemples qu'il apporte sont tirés des peuples
inconnus du fond de l'Asie, sur la foi de quelques voyageurs mal
instruits ou menteurs.
Il affirme0 qu'il n'y a de fleuve navigable en Perso que le
Cyrus : il oublie le Tigre, l'Euphrate, l'Oxus, l'Araxe, et le Phase,
1. On trouve dans divers ouvrages de Voltaire des critiques de l'Esprit des
his; voyez la note, tome XX, page 1.
2. Livre II, chapitre ix, note 2.
3. Livre III, chapitre îx.
4. Livre IV, chapitre vin .
5. Livre XXI, chapitre xxu.
6. 11 y a dans Montesquieu, livre XXIV, chapitre xxvi : « M. Chardin dit qu'il
n'y a point de fleuve navigable en Perse, si ce n'est le fleuve Kur. »
ANNÉE 4 7(37. 163
l'Indus même, qui a coulé longtemps sous les lois des rois
de Perse. Chardin nous assure, dans son troisième tome, que le
ileuve Zenderouth, qui traverse Ispahan, est aussi large que la
Seine à Paris, et qu'il submerge souvent des maisons sur les
quais de la ville.
Malheureusement le système de l'Esprit des lois a pour fonde-
ment une antithèse qui se trouve fausse. Il dit que les monar-
chies sont établies sur l'honneur, et les républiques sur la vertu ;
et, pour soutenir ce prétendu bon mot : La nature de l'honneur
(dit-il, livre III, chapitre vu) est de demander des préférences,
des distinctions ; l'honneur est donc, par la chose même, placé
dans le gouvernement monarchique. Il devrait songer que, par
la chose même, on briguait, dans la république romaine, la
préture, le consulat, le triomphe, des couronnes, et des statues.
J'ai pris la liberté de relever plusieurs méprises pareilles dans
ce livre, d'ailleurs très-estimable. Je ne serai pas étonné que cet
ouvrage célèbre vous paraisse plus rempli d'épigrammes que de
raisonnements solides; et cependant il y a tant d'esprit et de
génie qu'on le préférera toujours à Grotius et à Puffendorf. Leur
malheur est d'être ennuyeux ; ils sont plus pesants que graves.
Grotius, contre lequel vous vous élevez avec tant de justice, a
extorqué de son temps une réputation qu'il était bien loin de
mériter. Son Traite de laReligion chrétienne n'est pas estimé des
vrais savants. C'est là qu'il dit, au chapitre xxii de son Ier livre,
que l'embrasement de l'univers est annoncé dans Hystaspe et
dans les Sibylles. Il ajoute à ces témoignages ceux d'Ovide et de
Lucain ; il cite Lycophron pour prouver l'histoire de Jonas.
Si vous voulez juger du caractère de l'esprit de Grotius, lisez
sa harangue à la reine Anne d'Autriche, sur sa grossesse. Il la
compare à la Juive Anne, qui eut des enfants étant vieille ; il dit
que les dauphins, en faisant des gambades sur l'eau, annoncent
la lin des tempêtes, et que, par la même raison, le petit dau-
phin qui remue dans son ventre annonce la fin des troubles du
royaume.
Je vous citerais cent exemples de cette éloquence de collège
dans Grotius, qu'on a tant admiré. Il faut du temps pour appré-
cier les livres, et pour fixer les réputations.
Ne craignez pas que le bas peuple lise jamais Grotius et Puf-
fendorf ; il n'aime pas à s'ennuyer. Il lirait plutôt (s'il le pouvait)
quelques chapitres de l'Esprit des lois, qui sont à portée de tous
les esprits parce qu'ils sont très-naturels et très-agréables. Mais
distinguons, dans ce que vous appelez peuple, les professions qui
-164 CORRESPONDANCE.
exigent une éducation honnête, et celles qui ne demandent que
le travail des bras et une fatigue de tous les jours. Cette dernière
classe est la plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement et
pour tout plaisir, n'ira jamais qu'à la grand'messe et au cabaret,
parce qu'on y chante, et qu'elle y chante elle-même ; mais, poul-
ies artisans plus relevés, qui sont forcés par leurs professions
mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur goût, à étendre
leurs lumières, ceux-là commencent à lire dans toute l'Europe.
Vous ne connaissez guère, à Paris, les Suisses que par ceux qui
sont aux portes des grands seigneurs, ou par ceux à qui Molière
fait parler un patois inintelligible, dans quelques farces1 ; mais
les Parisiens seraient étonnés s'ils voyaient dans plusieurs villes
de Suisse, et surtout dans Genève, presque tous ceux qui sont
employés aux manufactures passer à lire le temps qui ne peut
être consacré au travail. Non, monsieur, tout n'est point perdu
quand on met le peuple en état de s'apercevoir qu'il a un esprit.
Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe
de taureaux, car, tôt ou tard, ils vous frappent de leurs cornes.
Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres
civiles de la rose rouge et de la rose blanche en Angleterre,
dans celle qui fit périr Charles Ier sur un échafaud, dans les
horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles mêmes
de la Ligue ? Le peuple, ignorant et féroce, était mené par quel-
ques docteurs fanatiques qui criaient : Tuez tout, au nom de
Dieu. Je défierais aujourd'hui Cromwell de bouleverser l'Angle-
terre par son galimatias d'énergumène ; Jean de Leyde, de se
faire roi de Munster; et le cardinal de Retz, de faire des barri-
cades à Paris. Enfin, monsieur, ce n'est pas à vous d'empêcher
les hommes de lire, vous y perdriez trop, etc.
GTOi. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 16 mars.
Votre lettre du 2 de mars, monseigneur, m'étonne et m'afflige
infiniment. Mon attachement pour vous, mon respect pour votre
maison, et toutes les bienséances réunies, ne me permirent pas
de vous envoyer une pièce de théâtre le jour que j'apprenais la
mort de Mme la duchesse de Fronsac. Je vous écrivis2, et je vous
1. Dans les Fourberies de Scapin et dans Monsieur de Pourceaugnac.
2. C'est la lettre C742.
ANNÉE 176 7. 1 65
demandai vos ordres. Voici la pièce que je vous envoie. Tl se
sera passé un temps assez considérable pour que votre affliction
vous laisse la liberté de gratifier votre troupe de cette nouveauté,
et que vous puissiez même l'honorer de votre présence.
M. de Tliibouville va faire jouer à Paris les Scythes ; c'est une
obligation que je lui ai, car c'est une peine très-grande, et sou-
vent désagréable, que de conduire des acteurs.
J'ai chez moi actuellement M. de La Harpe et sa femme. Vous
n'ignorez pas que M. de La Harpe est un homme de très-grand
mérite, qui vient de remporter deux prix à notre Académie, par
deux ouvrages excellents1. Il récite les vers comme il les fait;
c'est le meilleur acteur qu'il y ait aujourd'hui en France. Il est
un peu petit, mais sa femme est grande. Elle joue comme
M11" Clairon, à cela près qu'elle est beaucoup plus attendrissante.
Je souhaite que la pièce soit jouée à Paris et à Bordeaux comme
elle l'est à Ferney.
La petite Durancy est mon élève. Elle vint, il y a dix ans, à
Genève ; c'était un enfant. Je lui promis de lui donner un rôle,
si jamais elle entrait à Paris à la Comédie ; elle me fit même, par
plaisanterie, signer cet engagement. Il est devenu sérieux, et il a
fallu le remplir. Je lui ai donné le rôle d'Obéide. Je ne connais
point M"1' Dubois ; je ne savais pas même quelle sorte d'emploi
elle avait à la Comédie. Vous savez qu'il y a près de vingt ans
que les Fréron me chassèrent de Paris, où je ne retournerai ja-
mais. Vous savez aussi que les pièces de théâtre font mon amu-
sement ; j'en fais présent aux comédiens, et je ne dois attendre
d'eux que des remerciements, et non des tracasseries. C'était
même pour arrêter toutes les querelles de ce tripot que j'avais fait
imprimer la pièce, que je ne comptais pas livrer au théâtre, ainsi
que je le dis dans la préface. Enfin la voici avec tous les chan-
gements que j'ai faits depuis, et avec les directions, en marge, pour
l'intelligence de la pièce, et pour gouverner le jeu des acteurs. Je
ne sais si vous serez en état de vous en amuser, mais vous le
serez toujours de la protéger.
Ces petites fêtes font l'agrément de ma vieillesse. Je vous en-
voie la pièce clans un autre paquet, et j'annonce sur l'enveloppe
le titre du livre, afin qu'il puisse servir de passe-port.
Je me doutais bien que Galien2, qui, dans ma tragédie, joue
le rôle d'un jeune Scythe, ne jouerait pas dans votre réponse
1. Voyez tome XLIV, pages 434 et 546.
2. Voyez tome XLIV, page 458.
466 CORRESPONDANCE.
celui d'un futur inspecteur des toiles ; mais vous êtes assez puis-
sant pour lui procurer autre chose. L'histoire et la bibliographie
sont son fait ; mais on risque avec cela de mourir de faim, si on
n'a pas quelque chose d'ailleurs. Il attend tout de vos bontés. Il tra-
vaille toujours beaucoup, et il a déjà plusieurs portefeuilles rem-
plis de bons matériaux sur le Dauphiné, où il voudrait bien aller
faire un tour pour voir ses parents prés Grenoble, qui n'est pas
loin d'ici.
Comme il se connaît en livres rares, il en a acheté un petit
nombre de ce genre, et que vous n'avez pas. Il veut vous les of-
frir ; mais comme ce sont de ces livres sur lesquels on n'entend
pas raillerie en France, je ne suis point du tout d'avis qu'il vous
les envoie ; il y aurait du danger, et les conséquences en pour-
raient être fâcheuses : il vaut mieux qu'il les garde jusqu'à ce
que vous m'ayez fait connaître vos ordres sur ces deux derniers
articles.
Agréez, monseigneur, les sentiments inaltérables du respect
et de l'attachement que je conserverai pour vous jusqu'au dernier
moment de ma vie.
6795. — A M. LE COMTE D'ARGENTAN.
Mes anges et M. de Thibouville verront ci-contre ma réponse
à leurs lettres du 7 et du 9 mars : ma réponse est docilité et
amendement. Quand je sens la raison, je la suis ; quand je peux
corriger, je corrige. Gardez-vous bien de mettre
L'accompagne aux combats, et doit venger sa mort.
( Acte II, scùno d'Indatire et d'Obéide.)
Il ne s'agit point ici de ce que les femmes scythes doivent
faire, mais de ce qu'elles savent faire : cela est fort différent. Votre
doit venger sa mort montrerait la corde; il serait impertinent
qu'au cinquième acte Obéide dît : Moi, je dois vous venger! Vous
gâteriez tout par ce léger changement.
J'ignore l'état de madame la dauphiné. Je n'ai pas voulu qu'on
jouât publiquement la pièce chez moi, quand les spectacles sont
fermés à Paris ; je ne la laisserai jouer que quand ils seront rou-
verts : je n'ai pas de peine à observer cette bienséance.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 167
On me mande que Mole ne sera pas en état de jouer a Paris.
Je ne crois pas qu'il faille donner son rôle au singe de Nicolet1.
Vous ferez tout comme il vous plaira, mes anges ; mais que
M11, Durancy justifie la préférence que jeîui ai donnée, préférence
qui m'attire plus de tracasseries qu'il n'y a de mauvais vers dans
les pièces que les Welches applaudissent. Moquez-vous des tracas-
series, mes anges, et écrasez le mauvais goût.
Ayez la charité d'envoyer à l'ami Lekain les corrections ci-
contre.
Respect et tendresse.
6796. — A M. LE COMTE DE ROCHEFORT 2.
16 mars.
Je vous dois depuis longtemps une réponse, mon cher ami.
J'amusais mes maux et ma décrépitude en faisant jouer les Scythes
à Ferney ; mais sur la nouvelle de l'état de madame la dauphine3,
nous avons tout interrompu. Il n'est pas permis à un bon sujet
de se donner des plaisirs quand la cour est clans les alarmes, et
peut-être clans le deuil.
Je vous supplie de faire mes tendres compliments h M. de
Chenevières.
S'il y a quelque chose de nouveau, ayez la bonté de nous le
mander ; nous prions La... de se souvenir toujours de nous.
6797. — A M. DE CHABANON.
16 mars.
Non-seulement je corromps la jeunesse, mon cher et jeune
confrère, mais la vieillesse ne m'empêche point de donner de
mauvais exemples. Je suis honteux de faire des tragédies à mon
âge. Je vous réponds un peu tard, parce que j'ai passé mon temps
à soutenir la guerre contre mes anges. Je suis quelquefois très-
1. « Quel est ce gentil animal? » dit Boufflers dans sa chanson :
Quel est ce gentil animal,
Qui dans les jours de carnaval
Tourne à Paris toutes les têtes,
Et pour qui l'on donne des fêtes ?
Ce ne peut être que Molet
Ou le singe de Nicolet.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Elle était déjà morte (13 mars).
168 CORRESPONDANCE.
docile et quelquefois très-opiniâtre. Je souhaite que vous n'ayez
pas été trop docile en changeant votre plan ; vous aurez sans
doute senti que le nouveau servira mieux votre génie : c'est tou-
jours le plan qui nous échauffe le plus que l'on doit choisir. Celui
que j'avais imaginé pour mes pauvres Scythes m'animait, et celui
qu'on me proposait me glaçait. J'ai travaillé pour mes Suisses et
pour moi ; la pièce nous a amusés à Ferney, et c'est tout ce que
je voulais, car, en cultivant son jardin, il faut aussi ne pas ou-
blier son théâtre.
Nous avons suspendu nos plaisirs, sur la nouvelle du triste
état où était madame la dauphine1 ; nous sommes bons Français,
quoique nous ne soyons que des Suisses.
M. de La Borde m'avait recommandé de l'informer de tout ce
qu'on me manderait sur son Pèche originel*-. Je n'eus d'abord que
des choses très-flatteuses à lui faire savoir; mais depuis il m'est
revenu qu'on faisait des critiques, et que l'on trouvait quelques
endroits faibles ; je m'en rapporte à vous : il y a bien de l'arbi-
traire dans la musique; les oreilles, queCicéron appelle superbes,
sont fort capricieuses. Il n'en est pas ainsi du cœur, c'est un juge
infaillible; et quand il est ému dans une tragédie, toutes les cri-
tiques n'ont qu'à se taire.
Mon petit La Harpe a fait une réponse à l'abbé de Rancé3. Cet
abbé de Rancé avait écrit ce qu'on appelle, je ne sais pourquoi,
une héroïde à ses moines; [M. de La Harpe fait répondre un
moine, qui assurément vaut mieux que l'abbé. C'est un des meil-
leurs ouvrages que j'ai vus; il faudrait qu'il fût entre les mains
de tous les novices, il n'y aurait plus de profès. Jamais on n'a
mieux peint l'horreur de la vie monacale.
J'ignore encore si la folle Sorbonne a condamné le sage Bèli-
saire. De quoi se mêle-t-elle?
Si vous avez V Histoire de la Philosophie par Des Landes, vous y
verrez, tome III, page 299 : « La Faculté de théologie est le
corps le plus méprisable qui soit dans le royaume. » Je serais
bien fâché de penser comme M. Des Landes ; à Dieu ne plaise!
personne ne respecte plus que moi la sacrée Faculté ; mais je
vous aime encore davantage.
1. Marie-Joséphine de Saxe, mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X,
était morte le 13 mars 1767.
2. Pandore; voyez lettre 6721.
3. Voyez tome XXVI, page 567.
ANNÉE 4 767. 169
0798 — A M, PALISSOT.
A Ferney, 16 mars.
Vous avez touché, monsieur, la véritable corde. J'ai vu Fréret,
le fils de Crébillon, Diderot, enlevés et mis à la Bastille ; presque
tous les autres, persécutés; l'abbé de Prades, traité comme Arius
par les Athanasiens; Helvétius, opprimé non moins cruellement ;
Tercier, dépouillé de son emploi ; Marmontel, privé de sa petite
fortune1; Bret, son approbateur, destitué et réduit à la misère. J'ai
souhaité qu'au moins des infortunés fussent unis, et que des
forçats ne se battissent pas avec leurs chaînes2. Je n'ai pu jouir
de cette consolation : il ne me reste qu'à achever, dans ma re-
traite, une vie que je dérobe aux persécuteurs.
Jean-Jacques, qui pouvait être utile aux lettres, en est devenu
l'ennemi par un orgueil ridicule, et la honte par une conduite
affreuse. Je conclus qu'il faut cultiver son jardin. Je cultive le
mien, et je serai toujours avec autant d'estime que de regret, etc.
6799. — A M. LE COMTE DE BOISGELIN,
MAITRE DE LA GARDE-ROBE DU ROI.
A Ferney, mars.
Ce que vous m'avez envoyé, monsieur, m'a mortellement en-
nuyé. Voilà tout ce que je peux en dire : je n'aime pas les phrases.
Vous avez un frère qui m'a accoutumé au bon.
On m'a parlé d'un homme de Nancy, qu'on dit fourré à la Bas-
tille, sur la dénonciation d'un jésuite : il s'appelle, je crois, Le
Clerc3; il avait la protection de Mme la marquise de Boufflers,
votre belle-mère, si on ne m'a pas trompé. En ce cas, je présume
que vous daignerez agir tous deux en sa faveur. Bien ne rafraî-
chit le sang comme de secourir les malheureux.
1. Ce ne fut pas à l'occasion du Bclisaire, comme quelques personnes l'ont dit,
que Marmontel fut privé du privilège du Mercure, mais en 1759, c'est-à-dire
huit ans plus tôt, à l'occasion d'une Parodie d'une scène de Cinna, qui était l'ou-
vrage de Cury; voyez la note 4, tome XXXVH, page 33.
•2. Voltaire avait dit dans les derniers vers de la troisième partie de la Loi
naturelle, poëme (voyez tome IX) :
Je crois voir des forçats dans un cachot funeste,
Se pouvant secourir, l'un sur l'autre acharnés,
Combattre avec les fers dont ils sont enchaînés
3. Voyez une note sur la lettre 6711.
170 CORRESPONDANCE.
J'étais impotent et aveugle quand Mme deBoufflers a passé par
Lyon. Je suis encore à peu près dans le même état ; je ne vaux
rien des pieds jusqu'à la tête; et, à l'égard de ma pauvre âme,
elle est extrêmement sensible à votre souvenir et à vos bontés,
dont je vous demande la continuation avec la sensibilité la plus
respectueuse.
0800. — A M. MARMONTEL.
Je prie le secrétaire de Bélisaire de dire à M"'e Geoffrin que
j'avais bien raison de n'être point surpris du billet du roi de
Pologne. Il vient de m'écrire sur la tolérance une lettre dans le
goût et dans le style de Trajan ou'de Julien1. Il faudrait la graver
dans les écoles de Sorbonne, et y graver surtout ce grand mot
de l'impératrice de Russie : Malheur aux persécuteurs !
Mon cher confrère, un grand siècle se forme dans le Nord,
un pauvre siècle déshonore la France. Cependant l'Europe parle
notre langue. A qui en a-t-on l'obligation ? A ceux qui écrivent
comme vous, à ceux qu'on persécute.
Non lasciar la magnanima impresa.
(PÉTRARQUE, Son. Vil.)
0801. — A M. É LIE DE BEAU MONT.
A Ferncy, le 18 mars.
Je doute fort, mon cher Cicéron, que le conseil de Berne
ajoute rien à la modique pension qu'il fait aux Sirven ; c'est
beaucoup s'il la continue. M. Seigneux de Correvon, à qui vous
écrivez, ne peut nous être d'aucun secours ; il n'a que sa bonne
volonté.
Je sens bien que la réconciliation du premier président2 avec
le parlement de Toulouse peut nous être défavorable; mais j'es-
père que le conseil ne voudra pas se relâcher sur le droit qu'il
a de prononcer des évocations que la voix publique demande, et
que l'équité exige. Les conseillers d'État et les maîtres des re-
quêtes paraissent penser unanimement sur cette affaire. Votre
mémoire vous fait beaucoup d'honneur ; il a consolé ce pauvre
i. Lettre 07G.J.
2. Bastard; voyez tome XXVI, page 280,
ANNÉE 1767. 171
Sirven. Je vous l'enverrai dès que le tribunal qui doitle juger
sera nommé. Cinq années de désespoir ont un peu affaibli sa
tête, il ne répondra peut-être qu'en pleurant; mais, après votre
mémoire, je ne sais rien de plus éloquent que des pleurs.
M. Seigneux de Correvon voulait l'engager à faire travailler
M. Loyseau ; vous pensez bien qu'il n'en fera rien. J'imagine que
rien ne sera décidé qu'après Pâques. J'exécuterai tous vos ordres
ponctuellement, et au moment que vous prescrirez.
Bien des respects à Mme de Canon.
6802. — A M. DAMILAVILLE.
'18 mars.
Voici, mon cher ami, une réponse à M. de Beaumont. Son
mémoire réussit beaucoup. S'il avait conservé ce bel épipho-
nème : Vous n'avez point d'enfants ! il aurait réussi davantage;
mais, tel qu'il est, il inspire la conviction.
Voici la réponse tout ouverte que je vous envoie pour M. Lin-
guet1.
Et voici une réponse d'un moine à une héroïde de l'abbé de
Bancé2. Le moine vaut mieux que l'abbé. C'est, à mon gré, le
meilleur ouvrage de M. de La Harpe. Faites-en faire tant de co-
pies qu'il vous plaira, et ensuite ayez la bonté d'envoyer cet
exemplaire, avec la lettre ci-jointe, à M. Barthe, secrétaire de
l'abbé de la Trappe.
Je vous enverrai incessamment ce que M. Lambertad de-
mande. Nous avons suspendu à Ferney les représentations des
Scythes; nous ne prétendons pas nous réjouir quand la cour est
clans les alarmes ou dans le deuil. J'ignore le sort de madame la
dauphine, mais il ne peut être que funeste. Quoique nous ne
soyons que des Suisses, nous avons le cœur aussi français que
les Parisiens.
Je voudrais que les sorboniqueurs, qui persécutent Marmon-
tel, apprissent que l'impératrice de Bussie, les rois de Danemark,
de Pologne, de Prusse, et la moitié des princes d'Allemagne,
établissent hautement la liberté de conscience dans leurs États,
et que cette liberté les enrichit. J'ai reçu du roi de Pologne une
lettre3 qui ferait honneur à Trajan pour le fond et pour le style.
Je vous embrasse ; aimez-moi comme je vous aime.
1. C'est la lettre 6793.
2. Voyez tome XXVI, page 567.
3. C'est le n° 6765.
172 CORRESPONDANCE.
6803. — A M. LE MARQUIS DE XIMENÊS.
A Ferney, 18 mars.
Je vous ai déjà mandé1, monsieur le marquis, que je n'avais
jeté sur le papier que des notes informes, desimpies indications
pour me faire souvenir de ce que je dois dire quand vous m'au-
rez envoyé le reste. Si vous ne me l'envoyez pas, que puis-je
faire? rien. Je sais bien que Racine est rarement assez tragique;
mais il est si intéressant, si adroit, si pur, si élégant, si harmo-
nieux; il a tant adouci et embelli notre langue, rendue barbare
par Corneille, que notre passion pour lui est bien excusable.
M. de La Harpe est tout aussi passionné que nous ; il s'indigne
avec moi qu'on ose comparer le minerai brut de Corneille à l'or
pur de Racine.
Vous savez qu'il a répondu à l'abbé de Rancé, et que l'épître
du moine2 vaut beaucoup mieux que l'épître de l'abbé. Je pré-
sume qu'il vous a envoyé les corrections nécessaires qu'il a faites
à ce bel ouvrage. Je me flatte que vous en ferez faire plusieurs
copies, pour l'édification de ceux qui aiment la raison et les vers.
Si vous n'avez vu les Scythes que dans l'édition des Cramer,
vous n'avez point vu la pièce. Je la corrige tous les jours, et j'y
ai fait plus de cent vers nouveaux ; on n'a jamais fini avec une
tragédie. Il est beaucoup plus aisé de faire toute l'Histoire de
Rollin qu'une seule pièce de théâtre. Je ne sais si on jouera les
Scythes avant ou après Pâques, et si même on les jouera jamais.
J'ai fait cette pièce pour m'amuser, et pour la jouer à Ferney.
Si elle peut servir à faire gagner quelque argent aux comédiens
de Paris, à la bonne heure. Nous fermons notre théâtre à Fer-
ney tant que madame la dauphine sera en danger. Je vous assure
pourtant que je ne crois pas qu'elle meure ; et ma raison, c'est
que les médecins l'ont condamnée.
Adieu, monsieur ; mille tendres respects du meilleur de mon
cœur.
GSOi. — A M. ÉLIE DE BEAUMONT
Du 20 marg.
Votre mémoire, monsieur, en faveur des Sirven a touché et
convaincu tous les lecteurs, et fera sans doute le même effet sur
1. Lettre 6741.
2. Voyez tome XXVI, page
ANNÉE 1767. 17,i
les juges. La consultation, signée de dix-neuf célèbres avocats de
Paris, a paru aussi décisive en faveur de cette famille innocente
que respectueuse pour le parlement de Toulouse.
Vous m'apprenez qu'aucun des avocats consultés n'a voulu
recevoir l'argent qu'on leur offrait1 pour leur honoraire. Leur
désintéressement et le vôtre sont dignes de l'illustre profession
dont le ministère est de défendre l'innocence opprimée.
C'est la seconde fois, monsieur, que vous vengez la nature et
la nation. Ce serait un opprobre trop affreux pour l'une et pour
l'autre, si tant d'accusations de parricides avaient le moindre
fondement. Vous avez démontré que le jugement rendu contre
les Sirven est encore plus irrégulier que celui qui a fait périr le
vertueux Calas sur la roue et dans les flammes.
Je vous enverrai le sieur Sirven et ses filles, quand il en sera
temps ; mais je vous avertis que vous ne trouverez peut-être point
dans ce malheureux père de famille la même présence d'esprit,
la même force, les mêmes ressources qu'on admirait dans Mmc Ca-
las. Cinq ans de misère et d'opprobre l'ont plongé clans un acca-
blement qui ne lui permettrait pas de s'expliquer devant ses
juges : j'ai eu beaucoup de peine à calmer son désespoir dans
les longueurs et dans les difficultés que nous avons essuyées
pour faire venir du Languedoc le peu de pièces que je vous ai
envoyées, lesquelles mettent dans un si grand jour la démence et
l'iniquité du juge subalterne qui l'a condamné à la mort, et qui
lui a ravi toute sa fortune. Aucun de ses parents, encore moins
ceux qu'on appelle amis, n'osait lui écrire, tant le fanatisme et
l'effroi s'étaient emparés de tous les esprits.
Sa femme, condamnée avec lui, femme respectable, qui est
morte de douleur en venant chez moi; l'une de ses filles, prête
de succomber au désespoir pendant cinq ans ; un petit-fils né au
milieu des glaces, et infirme depuis sa malheureuse naissance;
tout cela déchire encore le cœur du père, et affaiblit un peu sa
tête. 11 ne fait que pleurer; mais vos raisons et ses larmes tou-
cheront également ses juges.
Je dois vous avertir de la seule méprise que j'aie trouvée
dans votre mémoire. Elle n'altère en rien la bonté de la cause.
Vous faites dire au sieur Sirven que le conseil de Berne et le
conseil de2 Genève l'ont pensionné. Berne, il est vrai, a donné
t. C'est d'après la lettre 6838 que Beuchot a imprimé ainsi, au lieu de l'argent
consigné entre vos mains, qu'on lit dans toutes les éditions.
2. C'est d'après la même autorité que Beuchot a rétabli deux fois dans cette
phrase les mots le conseil de, qui ne sont pas dans les autres éditions.
174 CORRESPONDANCE.
au père, à la mère, et aux deux filles, sept livres dix sous par
tête chaque mois, et veut Lieu continuer cette aumône pour le
temps de son voyage à Paris; mais Genève n'a rien donné.
Vous avez cité l'impératrice de Russie, le roi de Pologne, le
roi de Prusse, qui ont secouru cette famille si vertueuse et si
persécutée. Vous ne pouviez savoir alors que le roi de Danemark,
le landgrave de Hesse, Mme la duchesse de Saxe-Gotha, M,ne la
princesse de Nassau-Saarbruck, M1»6 la margrave deBaden, Mrac la
princesse de Darmstadt, tous également sensibles à la vertu et à
l'oppression des Sirven, s'empressèrent de répandre sur eux leurs
bienfaits. Le roi de Prusse, quifut informé le premier, se hâta
de m'envoyer cent écus, avec l'ordre de recevoir la famille dans
ses États, et d'avoir soin d'elle.
Le roi de Danemark, sans même être sollicité par moi, a
daigné m'écrire, et a fait un don considérable. L'impératrice de
Russie a eu la même bonté, et a signalé cette générosité qui
étonne, et qui lui est si ordinaire; elle accompagna son bienfait
de ces mots énergiques, écrits de sa main : Malheur aux 'persécu-
teurs l !
Le roi de Pologne, sur un mot que lui dit Mme de Geolfrin,
qui était alors à Varsovie, fit un présent digne de lui ; et Mn,c de
Geoiïrin a donné l'exemple aux Français, en suivant celui du
roi de Pologne. C'est ainsi que Mme la duchesse d'Enville,
lorsqu'elle était à Genève, fut la première à réparer le malheur
des Calas. Née d'un père et d'un aïeul illustres pour avoir fait du
bien, la plus belle des illustrations, elle n'a jamais manqué une
occasion de protéger et de soulager les infortunés avec autant
de grandeur d'âme que de discernement : c'est ce qui a toujours
distingué sa maison, et je vous avoue, monsieur, que je voudrais
pouvoir faire passer jusqu'à la dernière postérité les hommages
dus à cette bienfaisance, qui n'a jamais été l'effet de la faiblesse.
Il est vrai qu'elle fut bien secondée par les premières per-
sonnes du royaume, par de généreux citoyens, par un ministre2
à qui on n'a pu reprocher encore que la prodigalité en bienfaits,
enfin par le roi lui-même, qui a mis le comble à la réparation
que la nation et le trône devaient au sang innocent.
La justice rendue sous vos auspices à cette famille a fait pins
d'honneur à la France que le supplice de Calas ne nous a fait de
honte.
1. Voyez la lettre de Catherine II, du 9 janvier, n° 6864.
2. Le duc de Choiseul.
ANNÉE 1767. IT.'i
Si la destinée m'a placé dans des déserts où la famille des
Sirven et les fils de M,ne Calas cherchèrent un asile, si leurs
pleurs et leur innocence si reconnue m'ont imposé le devoir in-
dispensable de leur donner quelques soins, je vous jure, mon-
sieur, que, dans la sensibilité que ces deux familles m'ont inspi-
rée, je n'ai jamais manqué de respect au parlement de Toulouse;
je n'ai imputé la mort du vertueux Calas, et la condamnation de
la famille entière des Sirven, qu'aux cris d'une populace fana-
tique, à la rage qu'eut le capitoul David de signaler son faux
zèle, à la fatalité des circonstances.
Si j'étais membre du parlement de Toulouse, je conjurerais
tous mes confrères de se joindre aux Sirven pour obtenir du roi
qu'il leur donne d'autres juges. Je vous déclare, monsieur, que
jamais cette famille ne reverra son pays natal qu'après avoir été
aussi légalement justifiée qu'elle l'est réellement aux yeux du
public. Elle n'aurait jamais la force ou la patience de soutenir la
vue du juge de Mazamet, qui est sa partie, et qui l'a opprimée
plutôt que jugée. Elle ne traversera point des villages catholiques,
où le peuple croit fermement qu'un des principaux devoirs des
pères et des mères, dans la communion protestante, est d'égor-
ger leurs enfants, dès qu'ils les soupçonnent de pencher vers la
religion catholique. C'est ce funeste préjugé qui a traîné Jean
Calas sur la roue; il pourrait y traîner les Sirven. Enfin, il m'est
aussi impossible d'engager Sirven à retourner dans le pays qui
fume encore du sang des Calas, qu'il était impossible à ces deux
familles d'égorger leurs enfants pour la religion.
Je sais très-bien, monsieur, que l'auteur d'un misérable libelle
périodique intitulé, je crois, l'Année littéraire, assura, il y a deux
ans, qu'il est faux qu'en Languedoc on ait accusé la religion
protestante d'enseigner le parricide1. Il prétendit que jamais on
n'en a soupçonné les protestants ; il fut même assez lâche pour
feindre une lettre qu'il disait avoir reçue de Languedoc ; il im-
prima cette lettre, dans laquelle on affirmait que cette accusation
contre les protestants est imaginaire : il faisait ainsi un crime de
faux pour jeter des soupçons sur l'innocence des Calas, et sur
l'équité du jugement de messieurs les maîtres des requêtes : et
on l'a souffert! et on s'est contenté de l'avoir en exécration !
Ce malheureux compromit les noms de M. le maréchal de
Richelieu et de AI. le duc de Villars ; il eut la bêtise de dire que
je me plaisais à citer de grands noms : c'est me connaître bien
1. Voyez la note, tome XLIV, page 28.
476 CORRESPONDANCE.
mal ; on sait assez que la vanité des grands noms ne m'éblouit
pas, et que ce sont les grandes actions que je révère. Il ne savait
pas que ces deux seigneurs étaient chez moi quand j'eus l'hon-
neur de leur présenter les deux fils de Jean Calas, et que tous
deux ne se déterminèrent en faveur des Calas qu'après avoir
examiné l'affaire avec la plus grande maturité.
Il devait savoir, et il feignait d'ignorer, que vous-même,
monsieur, vous confondîtes, dans votre mémoire pour M",e Calas,
ce préjugé abominable qui accuse la religion protestante d'or-
donner le parricide; M. de Sudre, fameux avocat de Toulouse,
s'était élevé avant vous contre cette opinion horrible, et n'avait
pas été écouté. Le parlement de Toulouse fit même brûler, dans
un vaste bûcher élevé solennellement, un écrit extrajudiciaire
dans lequel on réfutait l'erreur populaire; les archers firent
passer Jean Calas chargé de fers à côté de ce bûcher, pour aller
subir son dernier interrogatoire. Ce vieillard crut que cet appa-
reil était celui de son supplice ; il tomba évanoui ; il ne put ré-
pondre quand il fut traîné sur la sellette, son trouble servit à sa
condamnation.
Enfin, le consistoire et même le conseil de Genève furent
obligés de repousser et de détruire, par un certificat authentique,
l'imputation atroce intentée contre leur religion ; et c'est au mé-
pris de ces actes publics, au milieu des cris de l'Europe entière,
à la vue de l'arrêt solennel de quarante maîtres des requêtes,
qu'un homme sans aveu comme sans pudeur ose mentir pour
attaquer, s'il le pouvait, l'innocence reconnue des Galas.
Cette effronterie si punissable a été négligée, le coupable s'est
sauvé à l'abri du mépris. M. le marquis d'Argence, officier gé-
néral, qui avait passé quatre mois chez moi, dans le plus fort
du procès des Calas, a été le seul qui ait marqué publiquement
son indignation contre ce vil scélérat.
Ce qui est plus étrange, monsieur, c'est que M. Coqueley,
qui a eu l'honneur d'être admis dans votre ordre, se soit abaissé
jusqu'à être l'approbateur des feuilles de ce Fréron, qu'il ait au-
torisé une telle insolence, et qu'il se soit rendu son complice.
Que ces feuilles calomnient continuellement le mérite en tout
genre, que l'auteur vive de son scandale, et qu'on lui jette quel-
ques os pour avoir aboyé, à la bonne heure, personne n'y prend
garde ; mais qu'il insulte le conseil entier, vous m'avouerez que
cette audace criminelle ne doit pas être impunie dans un mal-
heureux chassé de toute société, et même de celle qui a été
enfin chassée de toute la France. Il n'a pas acquis par l'opprobre
ANNEE 1767. 177
le droit d'insulter ce qu'il y a de plus respectable. J'ignore s'il a
parlé des Sirven ; mais on devrait avertir les provinciaux qui
ont la faiblesse de faire venir ses feuilles de Paris, qu'ils ne doi-
vent pas y faire plus d'attention qu'on n'en fait dans votre capi-
tale à tout ce qu'écrit cet homme dévoué à l'horreur publique.
Je viens de lire le mémoire de M. Cassen, avocat au con-
seil : cet ouvrage est digne de paraître môme après le vôtre. On
m'apprend que M. Cassen a la même générosité que vous : il
protège l'innocence sans aucun intérêt. Quels exemples, mon-
sieur, et que le barreau se rend respectable! M. de Crosne et
M. de Baquencourt ont mérité les éloges et les remerciements
de la France, dans le rapport qu'ils ont fait du procès des Calas.
Nous avons pour rapporteur1, dans celui des Sirven, un magis-
trat sage, éclairé, éloquent (de cette éloquence qui n'est pas
celle des phrases) ; ainsi nous pouvons tout espérer.
Si quelques formes juridiques s'opposaient malheureusement
à nos justes supplications, ce que je suis bien loin de croire,
nous aurions pour ressource votre factum, celui de M. Cassen,
et l'Europe ; la famille Sirven perdrait son bien, et conserverait
son honneur; il n'y aurait de flétri que le juge qui l'a con-
damnée, car ce n'est pas le pouvoir qui flétrit, c'est le public.
On tremblera désormais de déshonorer la nation par d'ab-
surdes accusations de parricides, et nous aurons du moins
rendu à la patrie le service d'avoir coupé une tête de l'hydre du
fanatisme.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments de l'estime la plus
respectueuse, etc.
6805. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE D1RAC.
21 mars.
Il est arrivé, monsieur, bien des événements qui nous obli-
gent de différer. L'affaire des Sirven, qui commence à faire un
grand bruit à Paris, et qui va être jugée au conseil du roi, m'oc-
cupe à présent tout entier, et ne me permet pas une diversion
qui pourrait lui nuire. Beaucoup d'autres considérations me
persuadent qu'il faut attendre encore quelque temps. M. Bour-
sier doit vous envoyer incessamment trois ou quatre petits pa-
1. M. de Chardon. (Note de Voltaire.) — Voyez la lettre que lui adressa Vol-
taire en février 1768.
45. — Correspondance. XIII. - 12
17S CORRESPONDANCE.
quets du Colladon1, que vous aimez tant; vous pourrez en donner
une boîte à M. le chevalier de Chastellux, s'il est dans vos can-
tons. Les affaires de Genève sont toujours dans la même situa-
tion, et elles y seront encore probablement longtemps. Plus de
communication entre la France et le territoire de Genève, plus
de voitures, ni de Lyon, ni de Dijon ; nous sommes enfermés
comme dans une ville assiégée.
M. le duc de Cboiseul a eu pour moi les plus grandes bontés,
mais je n'en souffre pas moins; je suis toujours très-languis-
sant, mon âge avance, ma force diminue ; mais mon attache-
ment pour vous ne diminuera jamais.
6806. — A M. DE CHABANON.
Si vous êtes sage, mon cher confrère vous attendrez la fin,
d'avril pour revenir dans votre couvent. Nous espérons que la
communication avec Lyon et la Bourgogne sera rouverte dans
ce temps-là, ou du moins au commencement de mai. Je ne sais
si vous savez que nous sommes entourés de troupes et de mi-
sère. Nous aurons encore des neiges sur nos montagnes pendant
plus d'un mois ; les désastres nous environnent, et les secours
nous manquent. Je suis obligé en conscience de vous en avertir,
afin que si vous nous faites le plaisir de venir plus tôt, vous ne
soyez pas étonné de souffrir comme nous. Je crois même qu'il
vous faudra un passe-port de M. le duc de Cboiseul.
Je n'aime point du tout cette guerre, toute ridicule qu'elle
est. Je me serais retiré à Lyon, si je n'avais pas eu trop de
monde à transporter.
On joue actuellement les Scythes à Genève et à Lyon ; on va
les jouer à Paris2, dès que les spectacles se rouvriront. Les mé-
chants m'attribuent tant d'ouvrages hétérodoxes que j'ai voulu
leur faire voir que je ne faisais que de mauvaises tragédies. J'ai
prouvé par là mon alibi ; j'ai fait comme Alcibiade, qui fit couper
la queue à son chien afin qu'on ne l'accusât pas d'autres sot-
tises. Les Scythes pourront être siffles parles Welches ; mais j'aime
1. Voltaire s'est déjà servi de ce nom; voyez lettre G661 : les ouvrages dont il
parle ici doivent être les Honnêtetés théologiques et les Questions de Zapata. Voyez
la fin de la lettre 6792.
2. Ils y furent joués le 26 mars.
ANNÉE 1767. 479
mieux; cire sifflé par le parterre que d'être calomnié par les
cagots.
Mes respects à Eudoxie ou Eudocie1, et à monsieur son père,
que j'aime de tout mon cœur.
G807. — A M. LE MARQUIS DE VILLE VIEILLE.
23 mars.
Il est vrai que le diable est déchaîné. Votre confiseur2 est
devenu martyr, pour des confitures qui ne sont pas à mi-sucre.
Il faut espérer que Mme de Boufflers abrégera le temps de ses
souffrances. Je prendrai toutes les mesures possibles pour rece-
voir le présent de M. de Montcomble, malgré l'interruption de
tout commerce avec Lyon.
Je vous demande en grâce de me ménager toujours les bontés
de M. de Clausonet. Voici une plaisanterie3 qui pourra vous ré-
jouir, vous et M. Duché.
Adieu, monsieur; je vous aime trop pour faire avec vous la
moindre cérémonie.
6808. — A M. LE MARQUIS DE XIMENÈS.
A Ferney, 23 mars.
Vous avez affligé ce pauvre La Harpe et moi : cela n'est pas
bien ; il ne faut pas faire comme Dieu, qui damne ses créatures.
Il y a quelques longueurs dans le commencement de son ou-
vrage4. On les retranche. La pièce est bonne, elle est utile. Au
nom de Dieu, monsieur le marquis, ne brisez pas le cœur de
mon petit La Harpe.
On jouera, je crois, le 25 ou le 26, ces polissons de Scythes.
J'espère que vous aurez la bouté de m'informer de ce qu'il faudra
y corriger. On ne voit pas les choses comme elles sont avec des
lunettes de cent trente lieues.
Je me flatte que la Sorbonne s'accommodera avec le révérend
père Marmontel pour la permission du Petit Carême de Bèlisaire.
Je vous embrasse très-tendrement -, mais vous n'êtes pas assez
ennemi du fanatisme ! V.
1. Tragédie de Chabanon.
2. Le libraire Le Clerc, de Nancy.
3. La Guerre civile de Genève.
4. Sa Réponse d'un solitaire de la Trappe, etc.; voyez tome XXVI, page 507.
CORRESPONDANCE.
û609. — A M. DORAT.
23 mars.
Je réponds, monsieur, à votre lettre du 17 de mars, et je
vous demande eu grâce qu'après ce dernier éclaircissement il
ne soit plus jamais question entre nous d'une affaire si désa-
gréable.
Tout ce que j'ai mandé à M. le chevalier de Pezay est dans
la plus exacte vérité. Il est très-vrai que je n'ai jamais montré à
personne ni vos lettres, ni vos premiers vers imprimés1, ni vos
seconds manuscrits2.
Il est très-vrai que Mme Denis, ayant appris de Paris l'effet
dangereux que pouvait faire Y Avis* imprimé chez Jorry, me
demanda, en présence de M. de La Harpe, ce que c'était que
cette triste aventure. J'avais la pièce, et je ne la communiquai
pas; je dis que vous aviez tout réparé; que je vous croyais
un très-bon cœur; que vous m'aviez écrit une lettre pleine
de candeur; que vous étiez, de toute façon, au-dessus de la ja-
lousie, qui est le vice des esprits médiocres. Je citai un endroit
de votre lettre, très-bien écrit, et qui m'avait fait impression. Si
M. de La Harpe a fait quelque usage de cette seule confidence,
je l'ignore entièrement. Je viens de lui parier ; il m'a dit qu'il
était très-aftligé d'avoir eu sujet de se plaindre de vous. Je vous
prie de considérer que c'est un jeune homme qui a autant de
talents que peu de fortune. Il a une femme et des enfants. Qui
pourra seconder ses talents, sinon des gens de lettres aussi capa-
bles d'en juger que vous? Nous sommes dans un temps où la
littérature n'est que trop persécutée ; elle le serait certainement
moins si ceux qui la cultivent étaient unis.
Il faut tout oublier, monsieur, et ne se souvenir que du be-
soin que nous avons de nous soutenir les uns les autres. Nous
avons tous la môme façon de penser ; faudra-t-il que nous soyons
la victime de ceux qui ne pensent point, ou qui pensent mal?
Ce qui est encore malheureusement très-vrai, c'est que, lors-
que votre Avis parut, lorsqu'on eut la cruauté d'y trop remar-
quer l'injustice publique faite par nos ennemis communs à
certains ouvrages, j'avais, dans ce temps-là même, une affaire
très-sérieuse, et la calomnie me poursuivait vivement.
1. L'Avis aux sages du siècle; voyez lettre 663*2.
2. Voyez lettre 6781.
3. L'Avis aux sages du siècle.
ANNÉE 1767. 181
Je ne tous dissimulai pas combien il était dangereux pour
moi d'être confondu avec Rousseau, convaincu, aux yeux de
M. le duc de Choiseul, et même à ceux du roi, des manœuvres
les plus criminelles. Je pousserai même la franchise avec vous
jusqu'à vous avouer que je venais de recevoir des reproches de
M. le duc de Choiseul sur les affaires qui concernaient ce Ge-
nevois. Vous voyez que vous aviez fait beaucoup plus de mal
que vous ne pensiez en faire.
N'en parlons plus ; j'ai tout oublié pour jamais, et je ne suis
sensible qu'à votre mérite et à vos politesses. Je veux que M. le
chevalier de Pezay en soit le garant. Tout ce que j'oserais exiger
d'un homme aussi bien né que vous l'êtes, ce serait de sentir
combien votre supériorité doit vous écarter de tout commerce
avec Fréron. Ni ses mœurs ni ses talents ne doivent le mettre à
portée de vous compter parmi ceux qui le tolèrent.
Ceux qui, comme vous, monsieur, ont tant de droits de pré-
tendre à l'estime du public ne sont pas faits pour soutenir ceux
qui en sont l'exécration.
6810. — A MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
Voici, ma chère nièce, l'état où nous sommes. Toute commu-
nication avec Genève est interrompue. Il faut tout faire venir de
Lyon, et les voitures de Lyon ne peuvent passer : plus de car-
rosses, plus de messageries, plus de rouliers. Nous faisions venir
tout ce qui nous était nécessaire par le courrier, et on vient de
saisir ce courrier. Si j'étais plus jeune, j'abandonnerais Ferney
pour jamais, j'irais chercher ailleurs la tranquillité; mais le
moyen de déménager à soixante-quatorze ans ! Sans doute votre
fils doit manger peu et marcher beaucoup, ou souffrir ; il faut
opter. Il s'agit ici de ne pas se condamner soi-même à uue vie
courte et malheureuse.
Je vous remercie bien tendrement de votre assistance aux ré-
pétitions des Scythes avec votre brave Persan, grand écuyer de
Babylone. Je voudrais bien qu'on ne gâtât pas, qu'on ne mutilât
pas indignement ces Scythes, comme on a défiguré toutes les
pièces dont j'ai gratifié les comédiens : j'ai été mal payé par eux
de mes bienfaits...
Nous avons fermé notre porte heureusement aux Anglais, aux
Allemands, et aux Genevois. Il faut finir ses jours dans la re-
1S2 CORRESPONDANCE.
traite ; la cohue m'est insupportable. Vous accommoderez-vous
de notre couvent? Ne comptez pas sur la bonne chère : elle est
devenue impossible.
6811. — A M. DE CHABANON*.
Si j'avais votre jeunesse et vos grâces, par ma foi, je ferais
tout comme vous. Je préférerais de grandes filles, belles et bien
faites, à de vieux malades. Quand elles vous donneront un mo-
ment de relâche, venez voir votre oncle à Ferney : notre hôpital
est triste, mais cet hôpital vous aime.
Souvenez-vous que vous m'avez promis de me montrer quel-
que chose de votre façon. Vous savez combien tout ce que vous
faites m'est précieux. Adieu, cher ami, réjouissez-vous.
G8I2. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 24 mars.
Je vous plains de ce que votre retraite est entourée d'armes; il n'est
donc aucun séjour à l'abri du tumulte! Qui croirait qu'une république dût
être bloquée par des voisins qui n'ont aucun empire sur elle? Mais je me
flatte que cet orage passera, et que les Genevois ne se roidiront pas contre
la violence, ou que le ministère français modérera sa fougue.
Vous voulez savoir le mot du conte? Il ne regarde que moi. Ce conte2
fut fait l'an 1761, et convenait assez à ma situation telle qu'elle était alors.
J'ai corrigé cet ouvrage depuis la paix, et je vous l'ai envoyé. Je suis si
ennuyé de la politique que je la mets de côté dans mes moments de loisir
et d'étude; je laisse cet art conjectural à ceux dont l'imagination aime à
s'élancer dans l'immense abîme des probabilités.
Ce que je sais de l'impératrice de Russie, c'est qu'elle a été sollicitée
par les dissidents de leur prêter son assistance, et qu'elle a fait marcher des
arguments munis de canons et de baïonnettes, pour convaincre les évoques
polonais des droits que ces dissidents prétendent avoir.
Il n'est point réservé aux armes de détruire Yinf...; elle périra par le
brasjde la Vérité et par la séduction de l'intérêt. Si vous voulez que je déve-
loppe cette idée, voici ce que j'entends :
J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que les endroits où il y a le plus
de couvents et de moines sont ceux où le peuple est le plus aveuglément
livré à la superstition : il n'est pas douteux que, si l'on parvient à détruire
ces asiles du fanatisme, le peuple ne devienne un peu indifférent et tiède
sur ces objets, qui sont actuellement ceux de sa vénération. Il s'agirait donc
1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Date incertaine.
2. Voyez lettre 6779.
ANNÉE 17 67. 183
de détraire les cloîtres, au moins de commencer a diminuer leur nombre.
Ce moment est venu, parce que le gouvernement français et celui d'Au-
triche sont endettés, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie pour
acquitter leurs dettes sans y parvenir. L'appât de riches abbayes et de cou-
vents bien rentes est tentant. En leur représentant le mal que les cénobites
font à la population de leurs États, ainsi que l'abus du grand nombre de Cucu-
lati qui remplissent leurs provinces, en même temps la facilité de payer en
partie leurs dettes en y appliquant les trésors de ces communautés, qui n'ont
point de successeurs, je crois qu'on les déterminerait à commencer cette.
réforme; et il est à présumer qu'après avoir joui de la sécularisation de
quelques bénéfices, leur avidité engloutira le reste.
Tout gouvernement qui se déterminera à cette opération sera ami des
philosophes , et partisan de tous les livres qui attaqueront les superstitions
populaires et le faux zèle des hypocrites qui voudraient s'y opposer.
Voilà un petit projet que je soumets à l'examen du patriarche de Ferney.
C'est à lui, comme au père des fidèles, de le rectifier et de l'exécuter.
Le patriarche m'objectera peut-être ce que l'on fera des évoques : je lui
réponds qu'il n'est pas temps d'y toucher encore; qu'il faut commencer par
détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple.
Dès que le peuple sera refroidi, les évêques deviendront de petits garçons
dont les souverains disposeront, par la suite des temps, comme ils voudront.
La puissance des ecclésiastiques n'est que d'opinion; elle se fonde sur la
crédulité des peuples. Éclairez ces derniers, l'enchantement cesse.
Après bien des peines, j'ai déterré le malheureux compagnon de La
Barre * : il se trouve porte-enseigne à Wesel, et j'ai écrit pour lui.
On me marque de Paris qu'on prépare au Théâtre-Français, avec appa-
reil, la représentation des Scythes 2. Vous ne vous contentez pas d'éclairer
votre patrie, vous lui donnez encore du plaisir. Puissiez-vous lui en donner
longtemps, et jouir dans votre doux asile des délices que vous avez procu-
rées à vos contemporains, et qui s'étendront à la race future autant qu'il y
aura des hommes qui aimeront les lettres, et d'âmes sensibles qui connaî-
tront la douceur de pleurer! Vale.
FÉDIÎIUC
G813. — DE CATHERINE lis,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE.
A Moscou, ce 15 et 26 mars 1767.
Monsieur, j'ai reçu hier votre lettre du 24 février, où vous me conseillez
de faire un miracle pour rendre le climat de ce pays moins rude. Cette
ville-ci était autrefois très-accoutumée à en voir, ou plutôt les bonnes gens
1. D'Étallonde de Morival ; voyez lettres 6671, 6735, 6779.
2. La représentation eut lieu le 26 mars.
3. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, relatifs à l'histoire
de l'empire de Russie, tome X, page 175.
184 CORRESPONDANCE.
prenaient souvent les choses les plus ordinaires pour des miracles. J'ai lu
dans la préface du concile du tzar Ivan Basiliewitz, que lorsque le tzar eut
fait sa confession publique, il arriva un miracle; que le soleil parut en plein
midi, et que sa lueur donna sur lui, et sur tous les pères rassemblés. Notez
que ce prince, après avoir fait une confession générale à haute voix, finit
par reprocher, dans des termes très-vifs, au clergé, tous ses désordres, et
conjura le concile de le corriger, lui et son clergé aussi.
A présent les choses sont changées. Pierre le Grand a mis tant de forma-
lités pour constater un miracle, et le synode les remplit si striclement, que
je crains d'exposer celui que vous me conseillez. Cependant je ferai tout ce
qui sera en mon pouvoir pour procurer à la ville de Pétersbourg un meilleur
air. 11 y a trois ans qu'on est après à saigner les marais qui l'entourent,
par des canaux, et à abattre les forêts de sapins qui la couvrent du midi;
et déjà à présent il y a trois grandes terres occupées par des colons, là où
un homme à pied ne pouvait passer sans avoir de l'eau jusqu'à la ceinture;
et ils ont semé, l'automne passée, leurs premiers grains.
Comme vous paraissez, monsieur, prendre intérêt à ce que je fais, je
joins à cette lettre la traduction française du Manifeste 1 publié le 1 4 décembre
de l'année passée, dont la traduction a été si fort estropiée dans les gazettes
de Hollande qu'on ne savait pas trop ce qu'il devait signifier. En russe
c'est une pièce estimée : la richesse et la concision de notre langue l'ont
rendue telle. La traduction en a été d'autant plus pénible. Au mois de juin,
cette grande assemblée commencera ses séances, et nous dira qu'est-ce qui
lui manque : après quoi l'on travaillera aux lois, que l'humanité, j'espère, ne
désapprouvera pas. D'ici à ce temps-là, j'irai faire un tour dans diffé-
rentes provinces, le long du Volga; et au moment peut-être que vous y
attendrez le moins, vous recevrez une lettre datée de quelque bicoque de
l'Asie.
Je serai là , comme partout ailleurs , remplie d'estime et de considéra-
tion pour le seigneur du château de Ferney.
Le comte Schouvalow m'a montré une lettre par laquelle vous lui deman-
dez des nouvelles de deux écrits envoyés à la Société économique de Péters-
bourg. Je sais que parmi une douzaine de mémoires qui lui ont été envoyés
pour résoudre sa question, il y en a un en français, qui est adressé par Schaf-
fouse. Si vous pouviez m'indiquer les devises de ceux pour lesquels vous
vous intéressez, je ferais demander à la Société si elle les a reçus. Je crois
que le jour pour les décacheter n'est pas encore échu.
6814. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Alby, le 26 mars.
J'ai attendu, mon cher confrère, pour répondre à votre dernière lettre,
d'avoir lu les discours de M. Thomas et de M. de La Harpe. Le style du
1. Sur les dissensions de Pologne.
ANNÉE 1767. 185
premier ne me plaît guère que dans les notes qui accompagnent ses éloges.
Je n'aime point le style oriental qui se met à la mode. Il est dommage
qu'on ne cherche plus à allier la force avec le naturel, et que Lucain ait
parmi nous plus d'imitateurs que Virgile. En général, j'ai été content de la
manière d'écrire de M. de La Harpe. S'il passe encore quelque temps avec
vous, il achèvera de perfectionner des talents qui donnent les plus grandes
espérances. Dès que vos Scythes seront imprimés, je vous prie de m'en
envoyer un exemplaire. J'aime toujours les lettres, et môme les vers, sur-
tout quand c'est vous qui les avez faits. Rarement j'en lis d'autres. Je deviens
vieux, mon cher confrère, puisque je deviens si difficile. J'espère que nous
verrons bientôt vos commentaires sur la petite guerre de Genève. Il ne
tiendra qu'à vous de les écrire comme César. L'intérêt des événements ne
pourra être le même, et je crois que les comptes de votre maître-d'hôtel y
joueront le premier rôle.
Dans vos moments de loisir, je vous prie de vous moquer un peu de la
bouffissure qui règne aujourd'hui. En fait de goût, dès que les premières
bornes seront franchies, on ne sait plus jusqu'où l'on pourra aller. Nous
touchons presque au galimatias. Est-il possible que dans un siècle où vous
écrivez on s'éloigne si fort du style de Racine, de Despréaux, et du vôtre!
Rendez encore ce service aux lettres. Vous pouvez faire cette heureuse
révolution en vous jouant.
Adieu, mon cher confrère; soyez toujours aimable. Vivez, malgré la
délicatesse de vos organes et la vivacité de votre âme : soyez un prodige
dans le monde physique comme dans le monde moral; et surtout ayez de
l'amitié pour moi, qui vous admire et qui vous aime.
6815. — A M. DAMILAVILLE.
27 mars.
Je ne sais comment les paquets que vous m'avez adressés me
parviendront. Il n'y a plus de voitures de Lyon à Genève; et,
malgré toutes les bontés de M. le duc de Choiscul, nous serons
dans l'état le plus gênant et le plus désagréable jusqu'à ce que
l'on ait fait un nouveau chemin. Nous ne pouvions même faire
venir des étoffes de Lyon que par le courrier. Un commis du
bureau de Collonges1, aussi insolent que fripon, nous a saisi nos
étoffes ; ainsi je ne vois pas comment les cinquante mémoires de
M. de Beaumont en faveur des Sirven me parviendront. Nous
souffrons infiniment des mesures qu'on a prises très-justement
contre Genève; nous payons les fautes de cette ville. Il est bon
d'être philosophe, mais il est triste d'être toujours obligé de se
servir de sa philosophie.
1. Voyez lettre 6817.
186 CORRESPONDANCE.
Je rerois dans ce moment votre lettre du 21. M. Boursier
assure qu'il vous a dépêché par Lyon, à M. de Courteilles, les
instruments de mathématiques de M. Lembertad. Il est très-
vraisemblable qu'on ne quittera point l'affaire cle la Caïenne1
pour celle d'un particulier : nous sommes résignés à tout.
L'aventure de Mmc Le Jeune a du inoins produit un grand
bien. On lui a saisi deux cents exemplaires du dernier livre de
feu M. Boulanger. Je viens de lire ce livre abominable pour la
troisième fois : je sens combien il est dangereux. Il détruirait
absolument le pouvoir des ecclésiastiques, avec tous les mystères
de notre sainte religion. L'auteur ne veut que de la vertu et de
la probité, qui sont si malaisées à rencontrer, et qui ne suffisent
pas.
Vous aurez bientôt une lettre oslensible sur les Sirven'2, qui
peut-être sera imprimable, supposé qu'il soit permis d'imprimer
des choses utiles. On joue actuellement les Scythes à Lausanne,
à Genève, à Lyon, à Bordeaux, et probablement à Paris. J'aime
assez les choses dont personne ne s'est encore avisé ; mais je
crains que Paris ne soit plus difficile que les provinces.
Adieu, mon cher ami; je vous embrasse. Êcr. l'inf....
6816. — A M. BORDES3.
On vient de réimprimer, monsieur, le Commentaire sur les
Délits et les Peines. L'imprimeur de Genève, nommé Grasset, com-
mence à débiter actuellement son édition ; elle est beaucoup
augmentée. Il doit avoir écrit à Deville pour s'arranger avec lui.
J'aurai l'honneur de vous en envoyer un exemplaire par la pre-
mière occasion. On n'ose plus actuellement se servir des courriers
des lettres, depuis qu'un coquin de commis, nommé Dumesrel le
fils, a osé arrêter le courrier au bureau de Collongcs, sur la
route de Lyon ; et vous savez qu'il n'y a nulle communication
entre Lyon, le pays de Gex et Genève. J'ai pris le parti de faire
réimprimer les deux petits volumes que vous savez, et j'espère
que vous serez payé au centuple avant six semaines. En atten-
dant, voici une petite brochure4 qu'on peut mettre dans une
1. Il en a déjà été question dans la lettre 6"
2. Probablement la lettre 6804.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
4. Sans doute les Questions de Zapata.
ANNÉE 17G7. 187
lettre; le port n'en sera pas bien considérable; elle m'a été en-
voyée de Paris.
Je ne puis jouir de la consolation de vous aller voir à Lyon ;
mais nous sommes malades, Mn,e Denis et moi. Nous ne pouvons
quitter le coin du feu ; nos montagnes sont encore couvertes de
neige.
Conservez-moi, monsieur, une amitié dont je sens tout le
prix.
6817. — A MADAME LA DUCHESSE DE GRAMMONT.
Au château de Ferney, '27 mars.
Encouragé par vos bontés, et par celles de monseigneur le
duc, votre frère, je prends encore la liberté de vous écrire à tous
deux, et de vous supplier de lui faire lire cette lettre dans un
moment de loisir, s'il est possible qu'il en ait.
Nous sommes bien loin de nous plaindre, Mn,e Denis, M. et
Mme Dupuits, et moi, et tout ce qui habite dans ma retraite, ni
des arrangements pris par M. le duc de Cboiseul, ni des troupes,
ni des officiers. Nous nouVsommes conformés à ses intentions
avec le plus grand zèle, en ne tirant de Genève que la viande
de boucherie (pardon de ces détails); nous faisons venir tout
autre comestible, toute autre provision de Lyon, pour donner
l'exemple. Mais jusqu'à ce que les voitures publiques puissent
marcher de Lyon au pays de Gex et en Suisse, nous sommes
forcés d'user des bontés de monseigneur le duc de Choiseul, en
chargeant le courrier de nous apporter les choses nécessaires.
Cette voie est la seule praticable.
Un malheureux commis du bureau de Collonges (nommé
Dumesrel fils) saisit les étoffes que Mme Denis renvoie à Lyon,
après avoir choisi celles qu'elle garde. Ce commis, qu'elle a déjà
fait condamner à restituer cinquante louis d'or qu'il lui avait
extorqués1, nous persécute comme s'il était le tyran de la pro-
vince.
Confinés et bloqués dans notre château; ne voulant rien tirer
de Genève; obligés de faire venir par Lyon notre argent, nos
provisions, nos habits; n'ayant d'autre ressource que la voie du
courrier, que deviendrons-nous si on nous coupe la communi-
cation avec Lyon? Faudra-t-il me réfugier en Suisse à l'âge de
soixante-quatorze ans? Je sais qu'ordinairement il est défendu
1. Voyez lettre G" 14.
'188 COKRESPONDANCE.
aux courriers de se charger d'aucun ballot; mais celte loi, portée
pour favoriser les entrepreneurs de voitures, cesse quand les
voitures manquent.
Comment puis-je recevoir cinquante exemplaires du mémoire
de Sirven qui sont à Lyon, et que j'attends pour envoyer aux
cours étrangères?
Monseigneur le duc de Choiseul est grand maître des postes ;
il peut permettre que le courrier de Lyon nous apporte notre
nécessaire, dans cette interruption totale de commerce. Il peut
réprimer les rapines du nommé Dumesrel iîls, receveur du bu-
reau de Collonges.
Il peut donner ses ordres au sieur Tabareau, directeur de la
poste de Lyon, à qui le petit ballot saisi était renvoyé. Nous
demandons cette justice et cette grâce au protecteur des Galas,
des Sirven et au nôtre.
Comptez, madame, que nous éprouvons depuis trois mois
l'état le plus cruel dans un désert qui est pire que la Sibérie la
moitié de l'année, et que j'ai pourtant embelli et amélioré aux
dépens de ma fortune.
Nous nous jetons à vos pieds et aux siens.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, madame, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
G8I8. — A M.***, AVOCAT A BESANÇON,
ÉCRITE SOUS LE NOM D'UN MEMBRE DU CONSEIL DE ZURICH EN SUISSE.
Mars.
Nous nous intéressons beaucoup, monsieur, dans notre ré-
publique, à la triste aventure du sieur Fantet1. Il était presque
le seul dont nous tirassions les livres qui ont illustré votre
patrie, et qui forment l'esprit et les mœurs de notre jeunesse.
Nous devons à Fantet les œuvres du chancelier d'Aguesseau et
du président de Thou. C'est lui seul qui nous a fait connaître les
Essais de morale de Nicole, les Oraisons funèbres de Bossuct, les Ser-
mons de Massillon etceuxde]]ourdaloue,ouvragespropresà toutes
les religions ; nous lui devons l'Esprit des lois, qui est encore un
de ces livres qui peuvent instruire toutes les nations de l'Europe-
Je sais en mon particulier que le sieur Fantet joint à l'utilité
1. Libraire de Besançon poursuivi.
ANNÉE 1767. 1 89
de sa profession une probité qui doit le rendre cher à tous les
honnêtes gens, et qu'il a employé au soulagement de ses parents
le peu qu'il a pu gagner par une louable industrie.
Je ne suis point surpris qu'une cabale jalouse ait voulu le per-
dre. Je vois que votre parlement ne connaît que la justice, qu'il
n'a acception de personne, et 'que, dans toute cette affaire, il n'a
consulté que la raison et la loi. Il a voulu et il a dû examiner
par lui-même si, dans la multitude des livres dont Fantet fait
commerce, il ne s'en trouverait pas quelques-uns de dangereux,
et qu'on ne doit pas mettre entre les mains de la jeunesse; c'est
une affaire de police, une précaution très-sage des magistrats.
Quand on leur a proposé de jeter ce que vous appelez des
monitoires1, nous voyons qu'ils se sont conduits avec la môme
équité et la même impartialité, en refusant d'accorder cette pro-
cédure extraordinaire. Elle n'est faite que pour les grands crimes;
elle est inconnue chez tous les peuples qui concilient la sévérité
des lois avec la liberté du citoyen ; elle ne sert qu'à répandre le
trouble dans les consciences, et l'alarme dans les familles. C'est
une inquisition réelle qui invite tous les citoyens à faire le métier
infâme de délateur, c'est une arme sacrée qu'on met entre les
mains de l'envie et de la calomnie pour frapper l'innocent en
sûreté de conscience. Elle expose toutes les personnes faibles à
se déshonorer, sous prétexte d'un motif de religion ; elle est, en
cette occasion, contraire à toutes les lois, puisqu'elle a pour but
la réparation d'un délit, et que l'objet de ce monitoire serait
d'établir un délit lorsqu'il n'y en a point.
Un monitoire, en ce cas, serait un ordre de chercher, au nom
de Dieu, à perdre un citoyen ; ce serait insulter à la fois la loi et
la religion, et les rendre toutes deux complices d'un crime infi-
niment plus grand que celui qu'on impute au sieur Fantet. Un
monitoire, en un mot, est une espèce de proscription. Cette ma-
nière de procéder serait ici d'autant plus injuste que, de vos
prêtres qui avaient accusé Fantet, les uns ont été confondus à la
confrontation, les autres se sont rétractés. Un monitoire alors
n'eût été qu'une permission accordée aux calomniateurs de
chercher à calomnier encore, et d'employer la confession pour
se venger. Voyez quel effet horrible ont produit les monitoires
contre les Calas et les Sirven !
Votre parlement, en rejetant une voie si odieuse, et en procé-
1. Lettres du juge d'église, qu'on publiait au prône des paroisses pour obliger
les fidèles à venir déposer.
190 CORRESPONDANCE.
dant contre Fantet avec toute la sévérité de la loi, a rempli tous
les devoirs de la justice, qui doit rechercher les coupables, et ne
pas souhaiter qu'il y ait des coupables. Cette conduite lui attire
les bénédictions de toutes les provinces voisines.
J'ai interrompu cette lettre, monsieur, pour lire en public les
remontrances que votre parlement fait au roi sur cette affaire.
Nous les regardons comme un monument d'équité et de sagesse,
digne du corps qui les a rédigées, et du roi à qui elles sont
adressées. Il nous semble que votre patrie sera toujours heu-
reuse quand vos souverains continueront de prêter une oreille
attentive à ceux qui, en parlant pour le bien public, ne peuvent
avoir d'autre intérêt que ce bien public même dont ils sont les
ministres.
J'ai l'honneur d'être bien respectueusement, monsieur, etc.
D....,
du conseil des Deux-Cents.
P. S. Nous avons admiré le factum en faveur de Fantet. Voilà
monsieur, le triomphe des avocats : faire servir l'éloquence à pro-
téger sans intérêt l'innocent, couvrir de honte les délateurs,
inspirer une juste horreur de ces cabales pernicieuses qui n'ont
de religion que pour haïr et pour nuire, qui font des choses
sacrées l'instrument de leurs passions : c'est là sans doute le plus
beau des ministères. C'est ainsi que M. de Beaumont défend à
Paris l'innocence des Sirven après avoir si glorieusement com-
battu pour les Calas. De tels avocats méritent les couronnes qu'on
donnait à ceux qui avaient sauvé des citoyens dans les batailles.
Mais que méritent ceux qui les oppriment?
6819. — A M. LE COMTE DE ROC1IEFORT.
A Ferney, 1er avril.
J'ai reçu, mon chevalier, une quantité prodigieuse de paquets
contre-signes, depuis deux mois, tantôt vice-chancelier, tantôt
ministres, tantôt Sartines. Je me souviens, entre autres, d'un
imprimé fort éloquent sur les évocations. Je ne crois pas qu'il
fût accompagné d'une lettre de vous.
On me rend d'ordinaire toutes les lettres qui me sont adres-
sées, et surtout celles qui sont à contre-seing. Il me semble n'en
avoir point reçu de vous depuis le mois de février. Si ma mé-
moire me trompe, si ma mauvaise santé me rend négligent, dai-
gnez me plaindre; si je n'ai pas reçu vos lettres, plaignez-moi
ANJN'Éli 4767. 191
encore davantage. Elles font ma consolation ; peu de choses me
sont plus chères que les témoignages de vos hontes.
On dit qu'il y a eu heaucoup de bruit à la première représen-
tation des Scythes, et qu'il y avait dans le parterre des barbares
qui n'ont nulle pitié de la vieillesse. Vous serez plus indulgent,
vous pardonnerez à un vieillard un peu Janguissant une lettre si
écourtée ; elle serait bien longue si j'avais le temps de vous ex-
primer tous les sentiments que je conserverai pour vous toute
ma vie. Mme Denis et toute la maison vous font les plus tendres
compliments.
6820. — A M. THIERIOT.
M. le marquis de Maugiron1 vient de mourir. Voici les vers
qu'il a faits une heure avant sa mort :
Tout meurt, je m'en aperçois bien.
Tronchin, tant fêté dans le monde,
Ne saurait prolonger mes jours d'une seconde.
Ni Daumat2 en retrancher rien.
Voici donc mon heure dernière :
Venez, bergères et bergers,
Venez me fermer la paupière;
Qu'au murmure de vos baisers,
Tout doucement mon âme soit éteinte.
Finir ainsi dans les bras de l'Amour,
C'est du trépas ne point sentir l'atteinte;
C'est s'endormir sur la fin d'un beau jour.
Vous remarquerez qu'il logeait chez l'évêque de Valence, son
parent. Tout le clergé s'empressait à lui venir donner son passe-
port avec la plus grande cérémonie. Pendant qu'on faisait les
préparatifs, il se tourna vers son médecin, et lui dit : Je vais bien
les attraper; ils croient me tenir, et je m'en vais. Il était mort en
effet quand ils arrivèrent avec leur goupillon. Vous pourrez, mon
ancien ami, régaler de cette anecdote certain génie à qui vous
écrivez quelquefois des nouvelles3. Cela sera d'autant mieux placé
1. Dans la Correspondance de Grimm, à la date du 15 auguste 1768, on parle
du marquis de Maugiron, mort au commencement de l'année précédente. C'est
sur cette autorité que j'ai placé à l'année 1767 cette lettre, mise, avant moi, en
1766. (B.)
2. Médecin à Valence, et qui y donnait des soins à Maugiron.
3. Tliieriot était le correspondant littéraire du roi de Prusse.
192 CORRESPONDANCE.
qu'il serait homme en pareil cas à imiter M. de Maugiron, et
môme à faire de meilleurs vers que lui.
Vous avez dû voir la lettre de M. Mauduit sur Bèlisaire1 ■ cela
peut encore amuser un philosophe.
Continuez à vivre de régime, afin de vivre longtemps. On me
parle dans plusieurs lettres de monsieur l'évêque deSaint-Brieuc
et de son aventure, qu'on me dit fort plaisante. On suppose que
je sais cette aventure, et je ne sais rien du tout2. Je suis bien
aise d'ailleurs qu'un évêque amuse le monde, cela vaut mieux
que de l'excommunier.
P. S. Ah! on vient de me conter l'aventure. Voilà une maî-
tresse femme. Valc.
6821. — A MADAME DU BOCCAGE 3.
Du château de Ferney, 2 avril.
Bion et Moschus, madame, vous ont bien de l'obligation de
les avoir embellis, et moi d'avoir bien voulu m'envoyer vos deux
très-jolies imitations. Je m'imagine que votre beauté est tout
comme votre esprit. Vous étiez très-belle quand vous passâtes
par ma cabane, en revenant des palais d'Italie. Vous ne devez
avoir changé en rien ; une femme ne s'avise point de faire des
vers amoureux sans inspirer de l'amour.
Mon petit La Harpe est enchanté de la bonté que vous avez
de le faire Normand ; le voilà enrôlé sous vos drapeaux. C'est
Saphoqui met Phaon de son académie; il a plus d'esprit et de
génie que Phaon, et peut-être autant de grâces ; cela n'a que
vingt-sept ans.
Il semble fait également
Et pour le Pinde et pour Cythère,
Et pourrait être votre amant
Aussi bien que votre confrère.
Maisje vous avertis, madame, qu'il est coupable, comme moi,
de préférer Jean Racine à Pierre Corneille. J'ai peur que, dans
1. Anecdote sur Bèlisaire; voyez tome XXVI, page 109.
2. Bareau de Girac, évèque de Saint-Brieuc, avait été surpris en flagrant délit
avec une dame qui, feignant d'être violée, sauta sur l'épée de son mari, et la plon-
gea dans la cuisse du prélat. On parla beaucoup de ce coup d'épée, qui avait
percé la cuisse sans endommager la culotte. (B.)
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 493
le fond de l'âme, vous ne tombiez dans le môme péché. Je crois
que c'est à cause de mon hérésie que Cideville ne m'écrit plus ;
il m'a abandonné tout net comme un réprouvé. Faites-moi grâce :
il ne faut pas que je sois excommunié partout.
Mille remerciements, madame, et mille respects. Comptez
que je vous suis attaché pour le reste de ma vie1.
6822. — A M. DAMILAVILLE.
3 avril.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21 mars par M. Mal-
let, et je n'ai reçu encore aucun des envois que vous avez bien
voulu me faire par Lyon. Tous les mémoires de M. deBeauiriont
en faveur des Sirven sont encore à la douane : je ne sais pas
quand je pourrai les avoir. Toute communication entre Lyon et
Genève est interrompue.
M. Fournier vous avait envoyé l'étui de mathématiques pour
M. Lembenad, il y a environ trois semaines, par la même voie
que vous aviez vous-même choisie, et par laquelle vous aviez
reçu le factum des Sirven signé de toute la famille. Il était à
croire que l'étui de mathématiques2, qui coûte, comme vous
savez, cent écus, vous parviendrait de même. Il faut que quelque
grand mathématicien ait mis la main dessus et se le soit appro-
prié, car il est d'un des meilleurs ouvriers de l'Europe.
Je suis actuellement séparé du reste du monde. Nous ne
savons plus de quel côté nous tourner pour faire venir les choses
les plus nécessaires à la vie, et je mets les bons livres parmi les
choses absolument nécessaires.
Je me sais bien bon gré cle vous avoir envoyé ma lettre pour
M. Linguet3. Je le croyais de vos amis intimes, puisqu'il m'en-
voyait son livre4 par vous, et que M. Thieriot me l'avait vanté
comme un des meilleurs ouvrages qu'on eût vus depuis long-
temps. Je n'ai pas plus recule livre que les autres ballots; mais
je vous en crois sur ce que vous me dites. Il est bon de savoir à
qui on a affaire. Vous vous êtes conduit très-sagement, je vous
en loue, et je vous en remercie.
1. Cette dernière li^ne est de sa main.
2. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites, pour lequel l'au-
teur avait reçu du libraire cent écus.
3. Voyez lettre 6793.
4. Théorie des lois civiles; voyez ibid.
45. — Correspondance. XIII. 13
194 CORRESPONDANCE.
On m'a envoyé la lettre de l'abbé Mauduit1. Il me semble
qu'elle n'est que plaisante, et qu'elle n'a aucune teinture d'im-
piété. L'auteur s'égaye peut-être un peu aux dépens de quelques
docteurs de Sorbonne, mais il paraît respecter beaucoup la reli-
gion : c'est, comme nous l'avons dit tant de fois ensemble, le
premier devoir d'un bon sujet et d'un bon écrivain. Aussi je ne
connais aucun philosophe qui ne soit excellent citoyen et excel-
lent chrétien. Ils n'ont été calomniés que par des misérables qui
ne sont ni l'un ni l'autre.
Je ne sais point qui est M. de La Férière ; mais il paraît que
c'est un Burrhus. Je souhaite qu'il ne trouve point de Narcisse.
On m'avait déjà touché quelque chose de ce qu'on imputait
à Tronchin 2. Je ne l'en ai jamais cru capable, quoiqu'il me fit
l'injustice d'imaginer que je favorisais les représentants de Ge-
nève. Je suis bien loin de prendre aucun parti dans ces démêlés;
je n'ai d'autre avis que celui dont le roi sera. Il faudrait que je
fusse insensé, pour me mêler d'une affaire pour laquelle le roi
a nommé un plénipotentiaire. Je suis auprès de Genève comme
si j'en étais à cent lieues, et j'ai assez de mes propres chagrins,
sans me mêler des tracasseries des autres. Je suis exactement le
conseil de Pythagore : Dans la tempête, adorez l'écho.
Adieu, mon très-cher ami3.
6823. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
3 avril.
Mon cher grand écuyer, parmi toutes mes détresses il y en a
une qui m'afflige infiniment, et qui hâtera mon petit voyage à
Montbéliard et ailleurs. Plusieurs personnes dans Paris accusent
Tronchin d'avoir dit au roi qu'il n'était point mon ami, et qu'il
ne pouvait pas l'être ; et d'en avoir donné une raison très-ridi-
cule, surtout dans la bouche d'un médecin. Je le crois fort inca-
pable d'une telle indignité et d'une telle extravagance. Ce qui a
donné lieu à la calomnie, c'est que Tronchin a trop laissé voir,
trop dit, trop répété, que je prenais le parti des représentants; en
1. L'Anecdote sur Bélisaire; voyez tome XXVI, page 109.
2. On prétendait que le roi avait demandé à Tronchin s'il était toujours grand
ami de Voltaire, et que Tronchin avait répondu qu'il n'était pas l'ami d'un impie.
Ce mot, rapporté à Ferney porta Voltaire à faire figurer Tronchin dans le
deuxième chant de la Guerre de Genève.
3. A cette lettre on ajoute quelquefois un P. S., qui n'est autre que les ali-
néas 1, 4 et 5 de la lettre 6829.
ANNÉE 1767. 195
quoi il s'est bien trompé. Je ne prends assurément aucun parti
dans les tracasseries de Genève, et vous avez bien dû vous en
apercevoir par la petite plaisanterie intitulée la Guerre genevoise1,
qu'on a dû vous communiquer de ma part.
Je n'ai d'autre avis sur ces querelles que celui dont le roi
sera ; et il ne m'appartient pas d'avoir une opinion quand le roi
a nommé des plénipotentiaires. Je dois attendre qu'ils aient pro-
noncé, et m'en rapporter entièrement au jugement de M. le duc
de Choiseul.
Voilà à peu près la vingtième niche qu'on me fait depuis trois
mois dans mon désert.
Votre cidre n'arrivera pas, et sera gâté. Il arrive la même
chose à mon vin de Bourgogne. Vingt ballots envoyés de Paris
avec toutes les formalités requises, sont arrêtés, et Dieu sait quand
ils pourront venir, et dans quel état ils viendront. J'aurais bien
assurément l'honnêteté de vous envoyer des Honnêtetés-; mais
on est si malhonnête que je ne puis même vous procurer ce
léger amusement.
Je viens d'écrire à Morival3; et, dès que j'aurai sa réponse,
j'agirai fortement auprès du prince dont il dépend. Ce prince
m'écrit tous les quinze jours ; il fait tout ce que je veux. Les
choses, dans ce monde, prennent des faces bien différentes; tout
ressemble cà Janus; tout, avec le temps, a un double visage. Ce
prince ne connaît point Morival, sans doute, mais il connaît très-
bien son désastre. Il m'en a écrit plusieurs fois avec la plus vio-
lente indignation, et avec une horreur presque égale à celle que
je ressens encore. Il y a des monstres qui mériteraient d'être dé-
cimés.
Je ne sais si je vous ai mandé que je suis enchanté de la nou-
velle calomnie4 répandue sur les Calas. Il est heureux que les
dévots, qui persécutent cette famille et moi, soient reconnus
pour des calomniateurs. Ils font du bien sans le savoir; ils
servent la cause des Sirven. Je recommande bien cette cause à
mon cher Grand Turc3. Il y a des gens qui disent qu'on pourrait
1. La Guerre civile de Genève, poëme; voyez tome IX.
2. Les Honnêtetés littéraires ; voyez tome XXVJ, page 115.
3. Cette lettre est perdue; Voltaire lui avait déjà écrit; voyez les lettres 66G9
et 6735.
4. Jeanne Viguière, servante catholique de la famille Calas, ayant eu la jambe
cassée en février 1767, on répandit le bruit de sa mort. On disait qu'en mourant
elle avait avoué que Jean Calas était coupable du meurtre de son fais. C'était une ca-
lomnie qui fut la cause de la Déclaration juridique, imprimée tome XXIV, page 403.
5. L'abbé Mignot, qui faisait alors une Histoire des Turcs.
19G CORRESPONDANCE.
bien la renvoyer au parlement de Paris. Je compte alors sur la
candeur, sur le zèle, sur la justesse d'esprit de mon gros
goutteux1, que j'embrasse de tout mon cœur, aussi bien que sa
mère.
Vivez tous sainement et gaiement ; il n'y a que cela de bon.
Nouvelles tracasseries encore de la part des commis, et point
de justice; et je partirai, mais gardez-moi le secret, car je crains
la rumeur publique. Je vous embrasse tous bien tendrement.
6821. — A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Sire, je ne sais plus quand les chiens qui se battent pour un
os, et à qui on donne cent coups de bâton, comme le dit très-
bien Votre Majesté2, pourront aller demander un chenil dans
vos États3. Tous ces petits dogues-là, accoutumés à japper sur
leurs paliers, deviennent indécis de jour en jour. Je crois qu'il
y a deux familles qui partent incessamment, mais je ne puis
parler aux autres, la communication étant interdite par un cor-
don de troupes dont on vante déjà les conquêtes. On nous a
pris plus de douze pintes de lait4, et plus de quatre paires de
pigeons. Si cela continue, la campagne sera extrêmement glo-
rieuse. Ce ne sont pourtant pas les malheurs de la guerre qui
me font regretter le temps que j'ai passé auprès de Votre
Majesté.
Je ne me consolerai jamais du malheur qui me fait achever
ma vie loin de vous. Je suis heureux autant qu'on peut l'être
dans ma situation, mais je suis loin du seul prince véritablement
philosophe. Je sais fort bien qu'il y a beaucoup de souverains
qui pensent comme vous ; mais où est celui qui pourrait faire la
Préface* de cette Histoire de l'Église? Où est celui qui a l'âme assez
forte et le coup d'oeil assez juste pour oser voir et dire qu'on
peut très-bien régner sans le lâche secours d'une secte ? Où est
le prince assez instruit pour savoir que depuis dix-sept cents
ans la secte chrétienne n'a jamais fait que du mal?
1. Son petit-neveu d'Hornoy.
2. Dans la fable intitulée les Deux Chiens et l'Homme ; voyez page 146.
3. M. de Voltaire voulait alors que Wescl servît d'asile aux proscrits de Genève.
Il avait essayé, quelque temps auparavant, d'y établir une colonie de philosophes
français. (K.)
4. Voyez lettre 6681.
5. C'est l'A vanl-propos par le roi de Prusse: voyez tome XLIV, page 203.
ANNEE 1767. |<J7
Vous avez vu sur cette matière bien des écrits auxquels il n'y
a rien à répondre. Ils sont peut-être un peu trop longs, ils se ré-
pètent peut-être quelquefois les uns les autres. Je ne condamne
pas toutes ces répétitions, ce sont les coups de marteau qui
enfoncent le clou dans la tête du fanatisme ; mais il me semble
qu'on pourrait faire un excellent recueil de tous ces livres, en
élaguant quelques superfluités, et en resserrant les preuves. Je
me suis longtemps flatté qu'une petite colonie de gens savants
et sages viendrait se consacrer dans vos États à éclairer le genre
humain. Mille obstacles à ce dessein s'accumulent tous les
jours.
Si j'étais moins vieux, si j'avais de la santé, je quitterais sans
regret le château que j'ai bâti et les arbres que j'ai plantés, pour
venir achever ma vie dans le pays de Clèves avec deux ou trois
philosophes, et pour consacrer mes derniers jours, sous votre
protection, à l'impression de quelques livres utiles. Mais, sire,
ne pouvez-vous pas, sans vous compromettre, faire encourager
quelque libraire de Berlin à les réimprimer, et à les faire débi-
ter dans l'Europe à un prix qui en rende la vente facile ? Ce serait
un amusement pour Votre Majesté, et ceux qui travailleraient à
cette bonne œuvre en seraient récompensés dans ce monde plus
que dans l'autre.
Gomme j'allais continuer à vous demander cette grâce, je
reçois la lettre dont Votre Majesté m'honore, du 24 mars1. Elle
a bien raison de dire que l'inf... ne sera jamais détruite par les
armes, car il faudrait alors combattre pour une autre supersti-
tion qui ne serait reçue qu'en cas qu'elle fût plus abominable.
Les armes peuvent détrôner un pape, déposséder un électeur
ecclésiastique, mais non pas détrôner l'imposture.
Je ne conçois pas comment vous n'avez pas eu quelque bon
évêché pour les frais de la guerre, par le dernier traité; mais je
sens bien que vous ne détruirez la superstition christicole que
par les armes de la raison.
Votre idée de l'attaquer par les moines est d'un grand capi-
taine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris
universel. On écrit beaucoup en France sur cette matière ; tout
le monde en parle. Les bénédictins eux-mêmes ont été si hon-
teux de porter une robe couverte d'opprobre qu'ils ont présenté
une requête au roi de France pour être sécularisés ; mais on n'a
1. C'est la lettre 0812.
198 CORRESPONDANCE.
pas cru cette grande affaire assez mûre ; od n'est pas assez hardi
en France, et les dévots ont encore du crédit.
Voici un petit imprimé1 qui m'est tombé sous la main ; il n'est
pas long, mais il dit beaucoup. Il faut attaquer le monstre par
les oreilles comme à la gorge.
J'ai chez moi un jeune homme nommé M. de La Harpe, qui
cultive les lettres avec succès. Il a fait une épître2 d'un Moine au
fondateur de la Trappe, qui me paraît excellente. J'aurai l'honneur
de l'envoyer à Votre Majesté par le premier ordinaire. Je ne crois
pas qu'on le condamne à être disloqué et brûlé à petit feu comme
cet infortuné qui est à Wesel, et que je sais être un très-bon sujet.
Je remercie Votre Majesté, au nom de la raison et de la bienfai-
sance, de la protection qu'elle accorde à cette victime du fana-
tisme de nos druides.
Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les
petits cantons suisses et un marquis français, que les Scythes et
un prince persan. Thieriot aura l'honneur d'envoyer de Paris
cette rapsodie à Votre Majesté.
Je suis toujours fâché de mourir hors de vos États. Que Votre
Majesté daigne me conserver quelque souvenir, pour ma conso-
lation.
6825. — A M. CHARDON.
5 avril.
Monsieur, il paraît, par la lettre dont vous m'honorez, du
27 de mars, que vous avez vu des choses bien tristes dans les
deux hémisphères. Si le pays d'Eldorado avait été cultivable, il
y a grande apparence que l'amiral Drake s'en serait emparé, ou
que les Hollandais y auraient envoyé quelques colonies de Suri-
nam. On a bien raison de dire de la France :
Non illi imperium pelagi;
(Virg., /Eneid., lib. I, v. 142.)
mais si on ajoute :
Illa se jactet in aula,
(Virg., ,Ei\eid., lib. I, v. 144.1
ce ne sera pas in aula tolosana *.
1. L'Anecdote sur Bélisaire, tome XXVI, page 109.
2. C'est-à-dire Réponse d'un solitaire de la Trappe; voyez tome XXVI, page 567.
3. Le parlement de Toulouse.
ANNÉE 1767. 199
Je suis persuadé, monsieur, que vous auriez couru toute
l'Amérique sans pouvoir trouver, chez les nations nommées sau-
vages, deux exemples consécutifs d'accusations de parricides, et
surtout de parricides commis par amour de la religion. Vous
auriez trouvé encore moins, chez des peuples qui n'ont qu'une
raison simple et grossière, des pères de famille condamnés à la
roue et à la corde, sur les indices les plus frivoles, et contre
toutes les probabilités humaines.
Il faut que la raison languedochiennesoit d'une autre espèce
que celle des autres hommes. Notre jurisprudence a produit
d'étranges scènes depuis quelques années; elles font frémir le
reste de l'Europe. Il est bien cruel que, depuis Moscou jusqu'au
Rhin, on dise que, n'ayant su nous défendre ni sur mer ni sur
terre, nous avons eu le courage de rouer l'innocent Calas; de
pendre en effigie et de ruiner en réalité la famille Sirven ; de
disloquer dans les tortures le petit-fils d'un lieutenant général,
un enfant de dix-neuf ans; de lui couper la main et la langue,
de jeter sa tête d'un côté, et son corps de l'autre, dans les
flammes, pour avoir chanté deux chansons grivoises, et avoir
passé devant une procession de capucins sans ôterson chapeau.
Je voudrais que les gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs
paliers voyageassent un peu dans l'Europe, qu'ils entendissent
ce que l'on dit d'eux, qu'ils vissent au moins les lettres que des
princes éclairés écrivent sur leur conduite ; ils rougiraient, et la
France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle in-
concevable de l'atrocité fanatique qui règne d'un côté, et de la
douceur, de la politesse, des grâces, de l'enjouement et de la
philosophie indulgente, qui régnent de l'autre ; et tout cela dans
une même ville, dans une ville sur laquelle toute l'Europe n'a
les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés: car il
est très-vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les
Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois
si bien cultivés en France, font que les autres nations nous par-
donnent nos férocités et nos folies.
Vous me paraissez trop philosophe, monsieur, et vous me
marquez trop de bonté, pour que je ne vous parle pas avec toute
la vérité qui est dans mon cœur. Je vous plains infiniment de
remuer, dans l'horrible château1 où vous allez tous les jours, le
cloaque de nos malheurs. La brillante fonction de faire valoir le
code de la raison et l'innocence des Sirven sera plus consolante
1. Le Palais, où le tribunal appelé Requêtes de Vhôtel tenait ses audiences.
200 CORRESPONDANCE.
pour une àme comme la vôtre. Je suis bien sensiblement touché
des dispositions où vous êtes de sacrifier votre temps, et même
votre santé, pour rapporter et pour juger l'affaire des Sirven,
dans le temps que vous êtes enfoncé dans le labyrinthe de la
Caïenne. Nous vous supplions, Sirven et moi, de ne vous point
gêner. Nous attendrons \otre commodité avec une patience qui
ne nous coûtera rien, et qui ne diminuera pas assurément notre
reconnaissance. Que cette malheureuse famille soit justifiée à la
Saint-Jean ou à la Pentecôte, il n'importe; elle jouit du moins
delà liberté et du soleil, et l'intendant de la Caïenne n'en jouit
pas. C'est au plus malheureux que vous donnez bien justement
vos premiers soins; et je suis encore étonné que, dans la multi-
tude de vos affaires, vous ayez trouvé le temps de m'écrire une
lettre que j'ai relue plusieurs fois avec autant d'attendrissement
que d'admiration. Pénétré de ces sentiments et d'un sincère res-
pect, j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
G8'26. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, 6 avril.
Je vous remercie, mon cher maître, de l'ouvrage de mathématiques *
que vous m'avez envoyé; il aurait grand besoin d'un errata, étant rempli
de fautes, dont quelques-unes sont absurdes. Je désirerais fort que vous pus-
siez faire parvenir à l'auteur une douzaine d'exemplaires pour quelques bons
mathématiciens de ses amis. J'imagine que la première partie de l'ouvrage
aura été réimprimée, en même temps que le supplément, sur l'exemplaire
que vous avez reçu corrigé de la main de l'auteur : il se flatte que les
imprimeurs y auront moins fait de bévues que dans l'impression du manuscrit.
Le cinquième volume de mes Mélanges ne paraît point encore ici,
grâce à la négligence de l'imprimeur Bruyset, de Lyon , qui n'en a point
encore envoyé. Les matières que j'y ai traitées et la manière dont elles le
sont me mettront à l'abri de la criaillerie des fanatiques, qui devient ici
plus odieuse et plus importune que jamais. Cette vermine est une vraie
plaie d'Egypte, et qui par malheur a l'air de durer longtemps. Us sont
actuellement aux trousses de Marmontel, qui, je crois, s'est trop avancé
avec eux, et qui aura de la peine à s'en tirer. Ils ont écrit un gros volume
de censures pour expliquer ou plutôt pour embrouiller leur barbare et ridi-
cule doctrine. J'ai lu avec grand plaisir une certaine Anecdote sur Béli-
saire 2, où cette maudite et plate engeance est traitée comme elle le mérite.
J'aurais voulu seulement que l'auteur eût ajoulé un petit compliment de
1. L'ouvrage Ce d'Alcmbert Sur la Destruction des jésuites en France.
2. L'Anecdote sur Iiélisaire, tome XXVI, page 109.
ANNÉE 17 67. 201
condoléance à la Sorbonne sur l'embarras où elle doit être au sujet du sort
des païens vertueux: car si ces païens sont damnés, Dieu est atroce; et,
s'ils ne le sont pas, on peut donc à toute force être sauvé sans être chrétien.
Damnés ou sauvés, Dieu nous garde d'être en l'autre monde dans la com-
pagnie des docteurs!
Votre ami Jean-George de Pompignan, par la permission divine évoque
du Puy et frère de Simon Lefranc, a refusé de faire l'oraison de madame
la dauphine, pour laquelle l'archevêque de Reims l'avait fait nommer, par
quelques raisons d'intrigue qu'on ignore. Jean-George a senti qu'il n'y ferait
pas bon pour lui; que ceux qu'il a appelés mauvais chrétiens pourraient bien
ui prouver qu'il est encore plus mauvais orateur. Le parlement vient d'ordon-
ner aux évêques de s'en retourner chacun chez eux, parce qu'ils tenaient,
dit-on, des assemblées secrètes. On ne sait ce qu'il en arrivera; mais, pendant
qu'on se battra, la raison aura peut-être quelques moments pour respirer.
Adieu, mon cher maître; on m'a assuré que les Scythes avaient bien réussi
aux deux dernières représentations : recevez-en mes compliments Vide, el
me ama.
Savez-vous que Rousseau a une pension de 2,400 livres du roi d'Angle-
terre ? Un honnête homme ne l'aurait pas obtenue.
68'27. — A M.
6 avril 1767.
Je comptais, monsieur, vous remercier de jour en jour en
connaissance de cause, et vous parler du plaisir que m'aurait
fait le livre que vous avez bien voulu m'envoyer, mais je ne l'ai
point encore reçu. Il est, depuis près de trois semaines, à la
douane de Lyon. Il n'y a plus de communication entre Lyon et
Genève. Votre livre est arrêté avec du vin de Bourgogne. Passe
encore pour du vin, mais je ne puis supporter qu'on me prive
d'un ouvrage dont on m'a dit tant de bien, et dans lequel j'espé-
rais mMnstruire. Je fais beaucoup plus de cas de mon âme que
de mon gosier, et je consens que les soldats qui m'entourent
boivent mon vin, pourvu que je vous lise.
Au reste, que puis-je vous répondre sur l'article de J.-J. Rous-
seau, sinon que je le plains beaucoup d'avoir insulté ses amis et
ses bienfaiteurs, d'avoir manqué à sa patrie et d'avoir mérité
l'indignation des ministres à qui nous devons la paix.
J'ai l'iionneur d'être, monsieur, avec tous les sentiments que
je vous dois, etc.
1. Éditeurs, Bavoux et François.
202 CORRESPONDANCE.
6828. — A M. DLSPREZ DE CRASSYL
A Ferney, 8 avril.
Monsieur, vous me pénétrez de joie en m'apprenant votre
heureux succès ; je me flatte que tout sera bientôt réglé à votre
satisfaction. Vous méritiez bien assurément la justice qu'on vous
a rendue. Personne ne s'intéressera jamais plus que moi à tous
vos avantages. Je suis bien fâché que mon âge et ma mauvaise
santé m'empêchent de venir vous dire avec quels sentiments
respectueux j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et
très-obéissant serviteur.
6829. — A M. DAMILAVILLE*.
0 avril.
On reçoit dans ce moment3 la nouvelle que l'étui de mathé-
matiques est arrivé. Le quart de cercle4 que vous demandez ne
sera pas sitôt prêt : vous savez que jamais les ouvriers de Ge-
nève n'ont été si profonds politiques et si mauvais artisans. On
se donne beaucoup, dans ce pays-là, le passe-temps de se tuer :
voilà quatre suicides en six semaines ; mais on n'accuse pas en-
core les pères de tuer leurs enfants ; il faut espérer que cette
mode viendra de France.
L'aventure de la servante est heureuse. Fréron la contait en
s'enivrant avec ses garçons empoisonneurs. Je vous l'ai déjà dit5,
nos ennemis amassent des charbons ardents sur leur tête. M. de
Lavaysse, à qui je fais mille compliments, sait la demeure de
M. l'abbé Sabatier6 ; il faudra absolument le faire appeler en té-
moignage.
J'apprends qu'une horde de barbares a fait beau bruit aux
Scythes; ces gens-là ne respectent point la vieillesse.
Adieu, mon digne et vertueux ami ; souvenez-vous de ce que
vous avez promis de donner à Mn,e de Florian.
Embrassez bien pour moi le très-aimable Lembertad.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Les alinéas 1, 4 et 5 de cette lettre ont été quelquefois imprimés comme
P. S. de la lettre 6822.
3. Voyez la lettre 6826.
4. La réimpression de la première partie de l'opuscule de d'Alembert Sur la
Destruction des jésuites.
5. Dans la lettre 6772.
6. L'auteur des Trois Siècles (voyez tome VII, page 172); avant d'écrire contre
les philosophes, il les avait hantés et flattés. (13.)
ANNÉE 1767. 203
6830. — DE M. CASSEN. '
Le 10 avril 1767.
Je comptais vous adresser mon mémoire pour la famille infortunée que vous
protégez; M. Damilaville a bien voulu s'en charger, et j'apprends indirectement
par une lettre imprimée que vous avez lu cette défense; je me reprocherais
à présent mon silence, et je joins mes excuses à mes remerciements. Ce
n'est que par mon zèle, monsieur, que mon ministère peut être utile à ces
malheureuses victimes d'un aveugle préjugé; mais elles peuvent compter
sur toute son étendue; il y a longtemps qu'on m'avait choisi pour être
l'avocat des Sirven , et ce ne fut qu'au mois de janvier dernier qu'on me
mit en état de faire les premiers pas; depuis j'ai donné à cette affaire la
préférence qu'elle mérite. Les malheureux ont toutes sortes de droits à nos
travaux, et nous sommes trop payés par le bonheur de les défendre: c'est
la gloire de notre profession, et le désintéressement dans ces occasions
n'est que le payement d'une dette que tout avocat contracte, et qu'il s'em-
presse toujours d'acquitter. Ainsi, monsieur, je n'ai nul mérite personnel à
cet égard; un devoir n'est point une générosité.
L'intérêt que vous prenez à cette affaire est bien respectable; le protec-
teur des Calas et des Sirven est ce grand homme dont tout l'univers admire
les ouvrages; la bonté de son cœur est aussi connue que l'étendue de son
génie; il fait des heureux, il protège l'innocence, et tous les moments de sa
vie sont ainsi destinés au bonheur et à l'instruction de l'humanité! Il y a
ongtemps, monsieur, que j'admire en vous cette disposition toujours renais-
sante de faire du bien; né clans la même ville que M. Corneille, j'ai suivi tous
ses pas, j'ai même été le confident de ses démarches, et je n'ai plus douté de sa
félicité quand j'ai appris que vous adoptiez sa famille; peut-être Mnie Du puits
se souvient-elle de mon nom, et je désire que ce soit pour être persuadée
de tout l'intérêt que je prends à elle.
Je n'ose, monsieur, vous interrompre plus longtemps, et je vous supplie
d'agréer les assurances du respectueux dévouement.
Cassen ,
avocat au conseil.
6831. — A M. DAMILAVILLE.
10 avril.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 3. Coqueley a cer-
tainement approuvé les infamies de Fréron sur la famille Calas,
j'en suis certain; mais, pour ne pas compromettre M. de Beau-
mont, retranchons ce passage. Je crois que vous pouvez très-bien
faire imprimer la lettre2 par Merlin, avec l'addition que je vous
1. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
2. Celle du 20 mars ; voyez n° 6804
204 CORRESPONDANCE.
envoie ; cette publication me paraît essentielle. Au reste, les
Welches sont bien welches ; mais il faut les forcer à goûter le
noble et le simple. Ils commencent à n'aimer que les tours de
passe-passe et les tours de force. Le goût dégénère en tout genre;
c'est aux Français à ramener les Welches. Je n'ai reçu encore ni
le ballot, ni les mémoires pour Sirven, ni aucun envoi de Lyon.
Je suis dans la position la plus désagréable et la plus gênante.
Pourquoi faut-il que je sois dans un désert, et séparé de vous?
On m'a envoyé de province une espèce de dialogue entre
l'auteur de Bèlisaire et un moine. L'auteur a trouvé dans saint
Paul qu'il ne faut pas damner Marc-Aurèle. Il pourrait faire
rougir la Sorbonne, si les corps rougissaient. Êcr. l'inf....
0832. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
11 avril.
Je reçois deux lettres bien consolantes de M. d'Argental et de
M. de Thibouville, écrites du 2 d'avril. Ma réponse est qu'on
s'encourage à retoucher son tableau lorsqu'en général les con-
naisseurs sont contents, mais qu'on est très-découragé quand les
faux connaisseurs et les cabales décrient l'ouvrage à tort et à
travers : alors on ne met de nouvelles touches que d'une main
tremblante, et le pinceau tombe des mains.
Vous me faites bien du plaisir, mon cher ange, de me dire
que M"e Durancy a saisi enfin l'esprit de son rôle, et qu'elle a
très-bien joué ; mais je doute qu'elle ait pleuré, et c'était là l'es-
sentiel. Mn,e de La Harpe pleure.
Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu1, qui ne fait que
rire de toutes les choses qui sont très-essentielles pour les ama-
teurs des beaux-arts, et je lui parlerai de M1|e Durancy comme
je le dois. Mais vous avez à Paris M. le duc de Duras, qui a du
goût et de la justice. Je suppose, mon cher ange, que vous avez
raccommodé la sottise de Lacombe2. Vous me demandez pour-
quoi j'ai choisi ce libraire : c'est qu'il avait rassemblé il y a deux
ans, avec beaucoup d'intelligence, quantité de choses éparses
dans mes ouvrages, et qu'il en avait fait une espèce de poétique
qui eut assez de succès3.
Il m'écrivit des lettres fort spirituelles. Je ne savais pas qu'il
1. On n'a point de lettre à Richelieu du 11 avril.
2. Libraire de Paris, qui y faisait imprimer les Scythes.
3. La Poétique de M. de Voltaire; voyez tome XLIV, page 300.
ANNÉE 1767. 205
fût lié avec Fréron. Il me semble qu'il en a agi comme les
Suisses, qui servaient tantôt la France et tantôt la maison d'Au-
triche. Enfin il me fallait un libraire, et j'ai préféré un homme
d'esprit à un sot.
Il faut vous dire encore que, lorsque je lui envoyai la pièce
à imprimer, mon seul but était de faire connaître aux méchants,
et à ceux qui écoutent les méchants, qu'un homme occupé
d'une tragédie ne pouvait l'être de toutes les brochures qu'on
m'attribuait. Vous savez bien que je voulais prouver mon alibi.
A présent que je suis un peu plus tranquille et un peu plus
rassuré contre la rage des Welches, j'ai revu les Scythes avec des
yeux plus éclairés, et j'y ai fait des changements assez impor-
tants. Je crois que la meilleure façon de vous faire tenir toutes
ces corrections éparses est de les rassembler clans le volume
même; j'y ferai mettre des cartons bien propres, afin de mé-
nager vos yeux.
J'attends l'édition de Lacombe, pour vous renvoyer deux
exemplaires bien corrigés. Mais croirez-vous bien que je n'ai pas
cette édition encore? La communication interrompue entre
Lyon et mon petit pays me prive de tous les secours. J'ai vingt
ballots à Lyon, qui ne m'arriveront probablement que dans trois
mois. Je ne sais pas pourquoi je ris de la guerre de Genève1,
car elle me gêne infiniment, et me rend l'habitation que j'ai
bâtie insupportable.
Si je ne puis avoir l'édition de Lacombe, je me servirai de
celle des Cramer, quoiqu'elle soit déjà chargée de corrections
qui font peine à la vue.
Quand vous aurez la pièce en état, je vous demanderai en
grâce qu'on la joue deux fois après Pâques, en attendant Fon-
tainebleau. Une fois môme me suffirait pour juger enfin delà
disposition des esprits, qu'on ne peut connaître que quand ils
sont calmés.
Peut-être le rôle d'Athamare n'est pas trop fait pour Lekain.
Il faudrait un jeune homme beau, bien fait, passionné, pleurant
tantôt d'attendrissement et tantôt de colère, n'ayant que des pa-
roles de feu à la bouche dans sa scène avec Obéide, au troisième
acte ; point de lenteur, point de gestes compassés.
Il faudrait d'autres vieillards que Dauberval, il faudrait d'au-
tres confidents; mais le spectacle de Paris, le seul spectacle qui
lui fasse honneur dans l'Europe, est tombé dans la plus hon-
1. Voyez, tome IX, le poëme de la Guerre civile de Genève.
206 CORRESPONDANCE.
teuse décadence, et je vous avoue que je ne crois pas qu'il se
relève.
M. de La Harpe était le seul qui pût le soutenir; le mauvais
goût et les mauvaises intentions l'effrayent. Il n'a rien, il n'a été
que persécuté ; il pourra bien renoncer au théâtre, et passer
dans les pays étrangers.
Vous me parlez des caricatures que vous avez de ma per-
sonne. Je n'ai jamais eu l'impudence d'oser proposer à quel-
qu'un un présent si ridicule. Je ne ressemble point à Jean-
Jacques, qui veut à toute force une statue i. Il s'est trouvé un
sculpteur2, dans les rochers du mont Jura, qui s'est avisé de
m'ébaucher de toutes les manières : si vous m'ordonnez de vous
envoyer une de ces figures de Gallot, je vous obéirai.
Je vous assure que je suis très-affligé de n'être sous vos yeux
qu'en peinture.
MUe Sainval, comme je vous l'ai dit, me demande à jouer
Olympie. Si elle a ce qu'on n'a plus au théâtre, c'est-à-dire des
larmes, de tout mon cœur.
Vous trouvez qu'on peut faire un partage des autres pièces
entre MUe Dubois et M1'1* Durancy ; votre volonté soit faite.
Je compte qu'une grande partie de cette lettre est pour M. de
Thibouville aussi bien que pour mes anges. J'obéirai d'ailleurs
aux ordres de M. de Thibouville, à la première occasion que je
trouverai.
Je me mets aux pieds de Mme d'Argental.
6833. — A M. DE CHENEVIÈRES 3.
11 avril.
Je ne doute pas, mon cher ami, que vous n'ayez fait parvenir
ma lettre à M. le chevalier de Rochefort ; je vous prie de lui
dire combien je suis pénétré de ses bontés. Je crois qu'on lui
adresse à présent ses lettres à l'hôtel de Puisieux à Paris ; mais
je n'en suis pas bien sûr. Ce dont je suis bien sûr, c'est que nous
sommes toujours bloqués par vos troupes dans le pays de Gex.
Nous manquons de blé, et je suis très-embarrassé pour en faire
venir ; je manque d'argent avec lequel on achète du blé, et il
1. Voyez son écrit intitulé"/.-/. Rousseau de Genève à Christophe de Deaumont,
archevêque de Paris.
2. Dont il est parlé dans les lettres 6249 et 6346.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 4 767. 207
faudra probablement que je fasse le voyage de Wurtemberg, au
mois de mai, pour aller arranger mes affaires avec la chambre
des finances de ce pays-là, sur lequel j'ai une grande partie de
mon bien ; après quoi je pourrai bien transplanter mes pénates
à Lyon, jusqu'à ce que la guerre de Genève soit finie.
Nous avons passé tout à coup d'une grande abondance à une
plus grande disette. J'ai eu grande raison de faire les Scythes, car
je suis en Scythie. Je vous embrasse de tout mon cœur.
6834. — A M. LE PRINCE GALLITZIX,
AMBASSADEUR DE RUSSIE A PARIS.
A Ferney, 11 avril.
Monsieur, Votre Excellence ne doute pas à quel point son
souvenir m'est précieux. Je vous suis attaché à deux grands
titres, comme à l'ambassadeur de l'impératrice, et comme à un
homme bienfaisant.
Je vous remerciée de l'imprimé que vous avez bien voulu
m'envoyer1. Sa Majesté impériale avait déjà daigné m'en gratifier
il y a trois mois, avant qu'il fût public. Je n'y ai rien trouvé ni à
resserrer ni à étendre. Cet ouvrage me paraît digne du siècle
qu'elle fait naître. J'oserais bien répondre qu'elle fera goûter à
son vaste empire tous les fruits que Pierre le Grand a semés. Ce
fut Pierre qui forma l'homme, mais c'est Catherine II qui l'anime
du feu céleste.
J'ai une opinion particulière sur l'affaire de Pologne, quoi-
qu'il ne m'appartienne guère d'avoir une opinion politique. Je
crois fermement que tout s'arrangera au gré de l'impératrice et
du roi, et que ces deux monarques philosophes donneront à
l'Europe étonnée le grand exemple de la tolérance. Les pays qui
ne produisaient autrefois que des conquérants vont produire
des sages, et, de la Chine jusqu'à l'Italie (exclusivement), les
hommes apprendront à penser. Je mourrai content d'avoir vu
une si belle révolution commencée dans les esprits.
6835. — A MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
Le 11 avril.
Famille aimable, je vous embrasse tous. J'aimerais mieux
assurément être Picard que Suisse ; et, pour comble de désa-
1. C'était le manifeste de Catherine sur les dissensions de Pologne.
208 CORUESPONDANCE.
grément, il faudra qu'au mois de mai je quitte la Suisse pour la
Souabe1. Il est comique que le bien d'un Parisien soit en
Souabe ; mais la chose est ainsi. La destinée est une drôle de
chose. Je ne dois ni ne veux mourir avant d'avoir mis ordre à
mes affaires.
La destinée des Scythes est à peu près comme la mienne: ce
sont des orages suivis d'un beau jour. Ne regrettez point Paris
quand vous serez à Hornoy, il n'y a plus à Paris que l'opéra-
comique et le singe de Nicolet2.
Je vois que les deux magistrats3 resteront à Paris. Je prie le
Grand Turc de me dire pourquoi le baron de Tott4 esta Neuchà-
tel; il me semble qu'il n'y a nul rapport entre Neuchàtel et
Constantinople.
Quand M. d'Hornoy rencontrera par hasard mon boiteux d e
procureur, je le prie de vouloir bien l'engager à recommander
au marquis de Lézeau de marcher droit.
Vous trouverez du blé en Picardie; nous en manquons au
pays de Gex : il faudra faire une transmigration à Babylone. On
ne sait plus où se fourrer pour être bien. Je sais qu'il faut s'ac-
commoder de tout ; mais cela n'est pas aussi aisé qu'on dirait
bien.
Je finis, comme j'ai commencé, par vous embrasser du meil-
leur de mon cœur.
6836. — DE MADAME VEUVE DUCHESNE5.
12 avril 1767.
0 vous le protecteur des veuves et le père des orphelins!
Quand toute l'Europe admire encore les bienfaits dont vous avez comblé
MUe Gorneille, la généreuse défense des infortunés Calas, tant d'innocents pro-
tégés, tanl de malheureux secourus, enfin tant de calomniateurs confondus par
vos soins, serai-je la seule qui ne trouverai pas dans la grande âme de M. de
Voltaire ces sentiments d'humanité que je réclame et qui la caractérisent si
bien? Avec ces idées de justice et de bonté qu'on doit avoir sur votre
compte, monsieur, jugez de ma surprise et de ma douleur de voir à la fin de
la pièce des Scythes, sous le nom d'avis au lecteur6, la calomnie la plus
1. Dans le Wurtemberg.
2. Ce singe est le sujet d'une chanson de Boufflers; voyez lettre 6795.
3. Mignot et d'Hornoy, ses neveu et petit-neveu.
\. A qui est adressée la lettre 6854.
5. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 6854.
6. Voyez tome VI, page 1862.
ANNÉE 17 67. 209
injurieuse pour la mémoire de mon mari. Quoiqu'on vous fasse parler, je
n'aurai jamais à rougir de vous imputer la moindre phrase de ce libelle:
toute l'infamie en est due à mes ennemis, qui en cela sont aussi les vôtres;
eh! qui dans ce monde n'en a pas? Combien même ne vous en ont pas
suscité vos vertus, et surtout vos sublimes talents ! Mais du moins vous les
avez vaincus ou forcés au silence. Puissé-je par votre secours en faire
autant des miens! Il n'est pas possible que votre âme bienfaisante ne me
rende justice, dès que j'aurai eu l'honneur de vous instruire du sujet de
mes justes plaintes, et c'est à vous seul que j'en appelle.
Je commence, monsieur, par vous attester sur ce que j'ai de plus cher,
c'est-à-dire votre estime, et vos bontés elles-mêmes, que mon mari a tou-
jours été dans le principe de ne jamais rien imprimer de vos ouvrages, ni
même aucun de ceux qui se trouvent chez moi, qu'il n'y ait été formelle-
ment autorisé par le droit le plus légitime, et les titres qu'il m'a laissés en
sont la preuve incontestable.
Je n'ai pas oublié qu'il y a trois ou quatre ans qu'il eut l'honneur de vous
écrire pour vous faire part qu'il avait acquis de MM. Prault père et fils,
Bareche, Lambert, etc., le droit que vous avez bien voulu leur donner
d'imprimer vos pièces de théâtre, et qu'en conséquence il se proposait sous
votre bon plaisir d'en faire un corps complet. Vous eûtes la générosité de
lui répondre, et de lui donner votre agrément 1. Vous poussâtes même la
complaisance jusqu'à lui marquer que rien ne vous était plus agréable que
la réunion de vos pièces dans une seule maison.
Depuis ce temps-là il reçut de Manlieim VOhjmpie; de Genève, l'Écos-
saise et le Droit du seigneur. De plus, M. Lekain m'a vendu Adélaïde
du Guesclin , quoique je l'eusse déjà payée à M. Lambert, sous le titre de
Duc de Foix. Tout cela nous a coûté plus de 20,020 francs. Je sais bien
que vous n'avez pas touché cet argent, mais je ne l'ai pas moins compté à
gens qui vous représentaient, ou du moins qui tenaient ces ouvrages de
votre générosité. Eh! qui ne croira pas (puisque rien n'est si beau que le
don) qu'ils étaient en droit de traiter avec moi de vos présents?
D'après cet exposé, vous entrevoyez, monsieur, qu'on n'a pas plus épar-
gné mon nom que mes intérêts et la mémoire de mon mari. Je mériterais
seule l'infamie dont on s'efforce de le couvrir si je n'intéressais ici votre
équité naturelle à me faire justice. Les expressions honnêtes dont on se sert
1. Dans une lettre de Colini au libraire Duchesne, datée de Manheim 18 août
1764, et qui est reproduite dans le Dernier Volume des œuvres de Voltaire, Colini
transmet à Duchesne une permission ainsi conçue :
« Le sieur Duchêne, libraire de Paris, m'ayant demandé mon consentement
pour l'impression de mes œuvres, je ne puis que lui en témoigner ma satisfac-
tion, à condition qu'il se conformera à la dernière édition de Genève, et qu'il fera
soigneusement corriger les fautes d'impression.
« Fait au château de Ferney, le 31 juillet 1764.
« Volt ai re. »
Colini accepte, pour sa rémunération, cinquante exemplaires dans leur nou-
veauté et francs de port.
45. — CORRESPONDANCE. XIII. 4i
210 CORRESPONDANCE.
pour le qualifier équivalent à peu près aux épithètes de voleur, de coquin
qui ne se serait pas fait scrupule de tromper le roi, son ministre, et vous-
même, en demandant un privilège, quoique vous sachiez, monsieur, que,
loin d'établir un droit de propriété, il se réduit à la permission d'imprimer,
qu'on n'exerce qu'après avoir fait preuve de l'acquisition de l'ouvrage qu'on
publie.
Ne suis-je donc pas en droit de demander une réparation authentique
du tort que cet avis honnête et modéré pourrait faire à la mémoire de mon
mari, et de la tache qu'il m'imprime à moi-même? J'attends donc de votre
seule justice, monsieur, cette réparation, et je ne doute point qu'elle ne soit
aussi douce que facile à un cœur comme le vôtre, qui nous a donné tant de
fois le précepte et l'exemple de la droiture.
J'ose donc me flatter que vous voudrez bien vous donner la peine d'écrire
à M. de Sartines pour faire supprimer ce libelle, indigne d'emprunter votre
nom, quand vos sentiments lui sont si contraires. D'ailleurs, quel motif
assez puissant pourrait vous engager à priver du fruit de leurs travaux et
de leurs avances des citoyens vos patriotes, que vous avez plusieurs fois
honorés de votre protection, pour le transporter à des étrangers avides qui
ne nous prennent déjà que trop? Je n'ai pas moins lieu que vous de me
plaindre de la mauvaise foi qui règne aujourd'hui. Car combien d'ouvrages
que j'ai payés d'avance, et dont les auteurs ont fait la vente ailleurs sous
différents titres!
D'après ces détails j'ose attendre , monsieur, l'honneur de votre protec-
tion, que vous m'avez comme promise dès l'année passée, à l'occasion de la
nouvelle édition de la Henriade , en m'en voyant la copie et l'instruction
pour l'ordre de la typographie. Les gravures seules sont cause du retard,
mais je compte sous quelques semaines vous envoyer cinq à six bonnes
épreuves. Si j'eusse voulu donner à toutes sortes de graveurs, les choses
seraient bien plus avancées; mais quel reproche ne me ferait pas le public,
si jaloux de l'éclat de la Henriade, qu'il regarde comme le seul poëme
national que nous ayons, si la perfection des gravures ne répondait pas à la
célébrité d'un ouvrage si sûr de passer à la postérité! J'espère, par les
mêmes recherches et les mêmes soins, avoir aussi le même avantage dans
la suite pour votre théâtre, et, réparant par là tous les torts, mériter vos
bontés les plus particulières. Je suis avec respect, monsieur, votre, etc.
N. B. Peu de temps avant la funeste mort de mon mari, nous avions pris
la liberté de vous faire demander les différents changements qu'il y aurait
à fairo dans l'édition actuelle. Je suis toujours dans la même disposition ;
dès que vous aurez daigné me faire passer vos notes, j'y ferai mettre la main
tout de suite.
G837. — A M. DAMILAVILLE.
13 avril.
Mon cher ami, vous aurez tout ce que vous demandez. Mais
il faut auparavant savoir si mon paquet du 9 ou du 10 vous a
ANNÉE 17 67. l\\
été rendu chez M. Gaudet. II y a eu beaucoup de paquets perdus.
Je n'ai point encore le ballot des mémoires de M. de Beaumont.
Comme vous le voyez, je vis dans l'embarras et dans le chagrin,
c'est-à-dire comme la plupart des hommes. Faites passer, je
vous prie, mon cher ami, cette petite lettre1 à M. de Lembertad.
6838. — A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
A Ferney, 13 avril.
Je reçois, mon cher Cicéron, votre lettre non datée, avec le
procès-verbal de la célèbre servante2. Je vais répondre à tous
vos articles.
Je ne crois pas qu'il m'appartienne de parler dans ma lettre
de la conduite du parlement de Toulouse. J'ai voulu et j'ai su
me borner aux faits dont je suis témoin. C'est à vous qu'il sied
bien de faire voir l'outrage que le parlement de Toulouse a fait
au conseil, en refusant d'exécuter son arrêt. Ce que vous en
dites est d'autant plus fort que vous l'avez dit avec le ménage-
ment convenable. Le conseil a senti tout ce que vous n'avez pas
exprimé. 11 y a des cas où l'on doit plus faire entendre qu'on
n'en dit, et c'est un des grands mérites de votre mémoire : c'est
ce qui pourra surtout ramener M. d'Aguesseau, qui n'aime pas
l'éloquence violente.
J'ai eu mes raisons dans tout ce que je vous ai écrit. Si j'ai le
bonheur de vous tenir à Ferney, vous apprendrez à connaître
mes voisins. La grandeur d'àme est dans le pays conquis autre-
fois par Gengïs-kan3.
Je ne peux faire signer votre mémoire par les Sirven que
quand il me sera parvenu. Je vous ai déjà mandé4 que toute com-
munication était interrompue entre Lyon et mon malheureux pays.
Si vous trouvez que ma lettre puisse être bien reçue du pu-
blic, telle que je l'ai envoyée en dernier lieu à M. Damilaville,
ôtez les mots : consigné entre vos mains; et mettez : l'argent qu'on
leur offrait pour leur honoraire ; mettez : le conseil de Berne, au lieu
de Berne; le conseil de Genève, au lieu de Genève'' ; et tout sera dans
1. Elle manque.
2. La Déclaration juridique de la servante de Mme Calas, du 29 mars 1767
voyez tome XXIV, page 408.
3. La Chine.
4. Lettre du 13 janvier, n° 6686.
5. Beuchot a fait ces trois corrections ; voyez lettre 6804.
212 CORRESPONDANCE.
la plus grande exactitude. Il faut rendre à chacun selon ses
œuvres, et Mme la duchesse d'Enville et Mrae Geoffrin ne doivent
pas être frustrées des éloges dus à leur générosité.
Quant à M. Coqueley1, il est très-sûr qu'il a eu le malheur
d'être l'approbateur de Fréron : c'est être le receleur de Car-
touche. Mais on dit qu'il a abdiqué depuis longtemps un emploi
si odieux et si indigne d'un avocat. On m'assure que c'est un
nommé d'Albaret qui lui a succédé, et qui a été réformé; si cela
est, je transporte authentiquement à d'Albaret, et par-devant
notaire s'il le faut, l'horreur et le mépris qu'un approbateur de
Fréron mérite; mais je ne transporterai jamais mon estime et
ma tendre amitié pour vous a qui que ce soit dans le monde. Je
vous garde ces deux sentiments pour jamais.
6839. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Je supplie mes anges et M. de Thibouville de lire les nou-
veaux changements ci-joints. Il ne faut plaindre ni la peine de
l'auteur, ni celle du libraire, ni celle des comédiens.
Pour engager le libraire à faire des cartons, ou à faire une
édition nouvelle, il ne donnera que trois cents livres à Lekain,
et je lui donnerai les trois cents autres.
J'ose me persuader que mes juges, en voyant ce nouveau mé-
moire de leur client, me donneront cause gagnée.
Je ne sais pas pourquoi on a imprimé à Paris :
Nous marchons dans la nuit, et d'abîme en abîme.
Je vous assure que mon vers
Nous partons, nous marchons de montagne en abîme,
(Acte I, scène u i. )
est beaucoup plus convenable aux voisins du mont Jura. Je vois
de mes fenêtres une montagne au milieu de laquelle se forment
des nuages. Elle conduit à des précipices de quatre cents pieds
de profondeur, et, quand on est englouti dans cet abîme, on
trouve d'autres montagnes qui mènent à d'autres précipices. Je
peins la nature telle qu'elle est, et telle que je l'ai vue. Je vous
demande en grâce de faire jouer les Scythes après Pâques, de
1. A qui est adressée la lettre G8Ô5.
ANNÉE 47G7. 213
n'en faire annoncer qu'une représentation, et d'en donner deux
si le public les redemande, après quoi on les jouera à Fontaine-
bleau.
Les papiers publics disent qu'on les reprendra à la rentrée;
il ne faut pas les démentir, ce serait avouer une chute com-
plète; les Frérons triompheraient. Lekain me doit au moins cette
complaisance ; il pourrait bien retarder d'un jour son voyage de
Grenoble.
J'avoue que le rôle d'Athamare ne lui convient point. Il fau-
drait un jeune homme beau, bien fait, brillant, ayant une belle
jambe et une belle voix, vif, tendre, emporté, pleurant tantôt de
tendresse et tantôt de colère ; mais comme il n'a rien de tout
cela, qu'il y supplée un peu par des mouvements moins lents.
Que MUe Durancy passe toute la semaine de Quasimodo à pleu-
rer; qu'on la fouette jusqu'à ce qu'elle répande des larmes : si
elle ne sait pas pleurer, elle ne sait rien.
Ah! mon Dieu! peut-on me proposer d'établir une loi par
laquelle on est obligé de se marier au bout de quatre ans? Cela
serait en vérité d'un comique à faire rire. Il n'est permis d'ail-
leurs de supposer des lois que quand il en a existé de pareilles.
La loi de venger le sang de son mari, ou de son père, ou de son
frère, a été connue de vingt nations; celle de n'être reçu dans
un pays qu'à condition qu'on s'y marierait ressemblerait à
l'usage du château de Cutendre, où l'on n'entrait que deux à
deux1.
Dieu me préserve de charger d'aventures et d'épisodes la
noble simplicité, si difficile à saisir, si difficile à traiter, si diffi-
cile à bien jouer!
Rendez-moi Mlle Lecouvreur et Dufresne, je vous réponds
bien du troisième acte. Le meilleur conseil qu'on m'ait jamais
donné se trouve exécuté dans ces vers :
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née.
Mon cœur doit s'en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu'il n'ose briser :
N'en demande pas plus...
(Acte II , scène :. )
Je vous dirai de môme :
N'en demandez pas plus, ce serait tout gâter.
1. Chant XII de la Pucelle; voyez tome IX, page 190.
214 CORRESPONDANCE.
J'ose vous répondre que si les comédiens approchaient un
peu de la manière dont nous jouons les Scythes à Ferney, s'ils
avaient la vérité, la simplicité, l'empressement, l'attendrissement
de nos acteurs, ils feraient fortune; mais la même raison pour
laquelle ils ne peuvent jouer ni Mithridate, ni Bérénice, ni tant
d'autres pièces, leur fera toujours jouer les Scythes médiocre-
ment, N'importe, je demande à cor et à cri deux représentations
après Pâques.
Si mon cher ange parvient à faire chasser le monstre qui
déshonore la littérature depuis si longtemps, les gens de lettres
lui devront une statue. Je demande pardon à M. Coqueley ; mais
un avocat plaide furieusement contre lui-même quand il se fait
l'approhateur deFréron : c'est se faire le receleur de Cartouche.
On le dit parent de monsieur le procureur général : son parent
devait bien lui dire qu'il se déshonorait. On ne connaît pas toutes
les scélératesses de Fréron. C'est lui qui a répandu dans Paris la
calomnie contre les Calas. Il a voulu engager un des gueux
avec lesquels il s'enivre à faire des vers sur les prétendus aveux
de la pauvre Viguière1. Je suis bien fâché que la vérité se soit
trop tôt découverte. Il fallait laisser parler et triompher les Fré-
rons pendant quinze jours, et ensuite montrer leur turpitude.
Les colombes n'ont pas eu la prudence du serpent2.
Déployez vos ailes, mes anges ; jetez le diable dans l'abîme,
et tirez les Scythes du tombeau.
Respect et tendresse.
0840. - A M. DE BELMOXT»,
A BORDEAUX.
13 avril 1767, à Ferney.
Nouveaux changements dans la tragédie des Scythes*1.
Acte I", scène i (édition des Cramer) :
L'olivier à la main devant nous se présente...
1. C'était la servante de Calas; voyez lettre 6823.
2. Matthieu, x, 16.
3. Publié dans \esAnnalesde la Faculté des lettres de Bordeaux, n° 3 (1880) par
M. l'.arkhausen, d'après l'original, qui appartient à M. J.-E. Péry, notaire hono-
raire à Bordeaux.
4. Nous nous bornerons à indiquer, sans les transcrire, les variantes qui sont
dans notre texte, tome VI, page 332.
ANNEE 4767. 215
corrigez :
Sur un coursier superbe à nos yeux se présente...
N. B. L'olivier n'est point symbole en Perse; et s'il l'est, on
ne doit pas dire : Viens-tu nous insulter...1.
Même scène, mettez :
Son adorable fille... [7 vers.]
Acte II, scène i, corrigez ainsi :
O B É I D E .
Après mon infortune... [9 vers.]
OBÉ IDE .
Hélas! veux-tu m'ôter, en croyant m'éblouir,
Ce malheureux repos dont je cherche à jouir.
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s'en punir : il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu'il n'ose briser.
N'en demande pas plus. Mon père veut un gendre;
Il ne l'ordonne point, mais je sais trop l'entendre.
Le fils de son ami doit être préféré...
Acte III, scène i :
Commencez cette scène ainsi :
A T il A M A R E .
Quoi! c'était Obéide... [4 vers.]
Même scène :
Elle aura rassemblé... [4 vers.]
Croyez-moi, les sanglots sont la voix des douleurs,
Et les yeux irrités... [5 vers.]
Hélas! s'il était vrai! Tu me flattes peut-être.
Ami, tu prends pitié... [3 vers].
Cette même scène doit finir ainsi :
HIRCAN.
Oui, seigneur, Obéide
Marche vers la cabane où son père réside.
Je l'aperçois.
1. Cette note est en marge de l'original, où elle est suivie d'une seconde, écrite
d'une main différente : « Pourquoi avoir rétabli dans l'édition de Genève Toli vie i-
à la main, etc. »?
216 CORRESPONDANCE.
ATHAMARE.
Hélas! tâche de désarmer
Ce père malheureux... [Fin conforme au texte.]
Acte III, scène n :
Sa vertu s'est connue... [12 vers.]
J'obéis. Dieux puissants qui voyez mon outrage,
Secondez mon amour, secondez mon courage.
(Il sort.)
SCÈNE III.
SOZAME.
Eh quni! cet ennemi nous poui suivra fou 'ours!
Il vient flétrir ici les derniers de mes jours !
Même scène :
J'ai fait depuis quatre ans... [3 vers i/%.]
Acte IV, scène v.
ATHAMARE.
Il m'en coûte
D'affliger ta vieillesse. . . [a vers.]
(On a déjà envoyé toutes les corrections du cinquième acte.)
Si M. de Belmont veut que la pièce lui produise quelque
chose, il faut qu'Obéide soit touchante et sache pleurer; qu'Atha-
mare soit jeune, brillant, passionné, emporté; que les vieillards
soient naturels ; qu'Indatire soit naïf, vif et tendre avec Obéide,
simple et fier avec son rival. Il faut que les confidents prennent
part à l'action. La pièce est très-difficile à jouer. Si M. de Belmont
veut faire une nouvelle édition de la pièce, voici l'épître dédica-
toire suivant l'édition de Paris. C'est un vieux Scythe qui lui
écrit et qui lui fait ses compliments.
6841. — A M. LE COMTE D'AIIGENTAL.
Mon divin ange, battez des ailes plus que jamais, et ne laissez
pas à l'infâme cabale un prétexte de dire qu'on n'ose plus rejouer
1rs Scythes. Je suis persuadé que si on annonce cette pièce avec
des vers nouveaux répandus dans l'ouvrage, elle attirera un très-
ANNÉE 17 67. 2I7
grand concours. Les acteurs, rassurés par le succès des deux
dernières représentations, rempliront mieux: leurs personnages.
M"e Duraucy, plus pénétrée de son rôle, versera enfin des
larmes et en fera répandre.
On pourrait faire précéder la représentation d'un petit com-
pliment dans lequel on dirait que Féloignement des lieux n'a
pas permis que les acteurs reçussent avant Pâques les change-
ments qu'on avait envoyés. On pourrait faire entendre qu'il est
triste qu'un homme qui travaille depuis cinquante ans pour les
plaisirs de Paris vive et meure dans un désert éloigné de Paris.
Voyez s'il serait convenable qu'au premier acte, dans la scène
des deux vieillards, Sozame dît :
. . . Ah! crois-moi, ces lauriers sont affreux;
Ce grand art d'opprimer, trop indigne du brave,
D'être esclave d'un roi, pour faire un peuple esclave;
Ces honneurs, cet éclat, par le meurtre achetés,
Dans le fond de mon cœur je les ai détestés.
Enfin Cyrus sur moi répandant ses largesses, etc.
(Scène m.)
Je vous supplie de vouloir bien faire parvenir mes réponses
à Mlle Durancy et à MUe Sainval \
Dites bien, quelque mardi, à M. le duc de Choiseul combien
je suis outré contre lui ; il ne sait pas quel tort il me fait. Je suis
vexé dans les lieux que j'ai défrichés, embellis, et enrichis ; cela
n'est pas juste : je suis entré dans toutes ses vues, et il ne daigne
écouter aucune de mes prières.
Joignez-y le fardeau insupportable de plus de cinquante lettres
par semaine, auxquelles je suis obligé de répondre; la régie
d'une terre, vingt ouvrages qui viennent à la traverse, et jugez
si j'ai du temps de reste pour limer une tragédie. Plaignez-moi,
et faites jouer les Scythes.
Mllc Sainval veut s'essayer dans Olympie; pourquoi non ?
6842. — A M. LE .MARQUIS DE FLORIAN.
Le 16 avril.
En réponse à la lettre du 3 d'avril du cher grand écuyer, je
dirai à toute la famille que mon voyage à Montbéliard est abso-
1. Ces lettres manquent.
218 CORRESPONDANCE.
1 umcnt nécessaire; mais je ne le ferai que dans la saison la plus
favorable.
Le succès de l'affaire des Sirven me paraît infaillible, quoi
qu'en dise Fréron. La calomnie absurde contre cette pauvre ser-
vante des Galas1 ne peut servir qu'à indigner tout le conseil,
que cette calomnie attaquait vivement, en supposant qu'il avait
protégé des coupables contre un parlement équitable et judi-
cieux. Plus la rage du fanatisme exhale de poison, plus elle rend
service à la vérité. Rien n'est plus heureux que de réduire ses
ennemis à mentir.
Le prince au service duquel est Morival m'a mandé qu'il
l'avait fait enseigne, et qu'il aurait soin de lui 2. Il est aussi indi-
gné que moi de cette abominable aventure, que j'ai toujours sur
le cœur.
Nous sommes embarrassés de toutes les façons à Ferney.
Vous pensez bien, messieurs, que les commis condamnés à res-
tituer les cinquante louis d'or cherchent à les regagner par toutes
les vexations de leur métier. Nous sommes en pays ennemi. Il
est triste de batailler continuellement avec les fermiers géné-
raux. Notre position, qui était si heureuse, est devenue tout à
fait désagréable : il faut quelquefois savoir boire la lie de son vin.
Nous serons plus heureux quand vous pourrez venir passer
quelques mois chez nous. Notre transplantation à Hornoy est
actuellement de toute impossibilité.
J'aurais souhaité queTronchin eût été plus médecin que poli-
tique, qu'il se fût moins occupé des tracasseries d'une ville qu'il
a abandonnée. S'il a pris parti dans ces troubles , il devait me
connaître3 assez pour savoir que je me moque de tous les partis.
Quoi qu'il en soit, il est plaisant que Tronchin soit à Paris, et
moi aux portes de Genève; Rousseau en Angleterre, et l'abbé de
Caveyrac à Rome. Voilà comme la fortune ballotte le genre hu-
main.
Je demande à monsieur le Grand Turc pourquoi son baron de
Tott est à Neuchâtel. Dites-moi, je vous prie, mon Turc , si ce
Turc de Tott vous a donné de bons mémoires sur le gouverne-
ment de ses Turcs. N'ôtes-vous pas bien fâché qu'Athènes et
Corinthe soient sous les lois d'un bâcha ou d'un pacha ?
Mille amitiés à tous. Le Turc est prié d'écrire un mot.
1. Voyez une des notes sur la lettre 6823.
2. Voyez lettre 6812.
3. Voyez ettres 6822 et 6823.
ANNÉE \ 707. 249
GS43. — A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Le 16 avril.
Albi, noslrorum sermonum candide judex.
(Hor., lib. I, ep. iv.)
Vous êtes sûrement du nombre des élus, monseigneur, puisque
vous n'êtes pas du nombre des ingrats. Vous chérissez toujours
les lettres, à qui vous avez dû les principaux événements de
votre vie. Je leur dois un peu moins que Votre Éminence; mais
je leur serai fidèle jusqu'au tombeau. Je suis encore moins ingrat
envers vous, qui avez bien voulu m'bonorer de très-bons conseils
sur la Scythie. J'attends de Paris mon ouvrage tartare1, pour
vous l'envoyer dans le pays des Visigoths , quoique assurément
il n'y ait dans le monde rien de moins visigoth que vous. Le
blocus de Genève retarde un peu les envois de Paris. Cette cam-
pagne-ci sera sans doute bien glorieuse; mais elle me gêne
beaucoup. Dès que j'aurai ma rapsodie imprimée, j'y ferai
coudre proprement une soixantaine de vers que vous m'avez fait
faire, et je dirai : Si placet, tuum est 2.
Si Votre Éminence souhaite que je lui envoie le factum des
Sirven, il partira à vos ordres. Il est signé de dix-neuf avocats;
c'est un ouvrage très-bien fait. On y venge votre province de
l'affront qu'on lui fait de la croire féconde en parricides. C'était
à un Languedochien, et non à moi, de faire rendre justice aux
Sirven et aux Calas. Mais ces deux familles infortunées s'étaut
réfugiées dans mes déserts, j'ai cru que la fortune mêles en-
voyait pour les secourir.
Plus vous réfléchissez sur tout ce qui se passe, plus vous
devez aimer votre retraite. La grosse besogne archiépiscopale me
paraît fort ennuyeuse; mais vous faites du bien, vous êtes aimé,
et il vous appartient de vous réjouir dans vos œuvres3, comme
dit le livre de YEcclèsiaste, attribué fort mal à propos à Salomon.
Oserai-je vous demander si vous avez lu le Bèlisaire de Mar-
montel, qu'on appelle son Petit Carême? La Sorbonne le cen-
sure pour n'avoir pas damné Titus, Trajan, et les Antonins4.
1. Les Scythes.
2. Horace, livre IV, ode m, vers dernier.
3. Ecclésiaste, ni, 22.
4. C'est la huitième des trente-sept propositions condamnées par la Sorbonne ;
voyez lettre 6885.
220 CORRESPONDANCE.
Messieurs de Sorbonne seront sauvés probablement dans l'autre
inonde, mais ils sont furieusement siffles dans celui-ci.
Riez, monseigneur : il faut souvent rire sous cape; mais il
est fort agréable de rire sous la barrette.
Félix qui potuit rerum cognosccre causas, etc.
(Virg., Georcj., hb. II, v. 490.)
Que Votre Éminence agrée les très-tendres respects du vieux
Suisse.
6S44. — DE M. DE CHENEVIÈRES ».
M. le chevalier de Rochefort est à présent, mon cher ami, à sa brigade,
à Châlons en Champagne. Je lui ai fait parvenir votre lettre à Paris avant
son départ, et je vais lui communiquer votre dernière. C'est un homme qui
vous est bien attaché et qui vous rend bien justice.
J'ai lu les Scythes; on ne saurait mettre cette pièce en parallèle avec
Zaïre, Alzire, Mahomet et Mèvope; mais on y trouve des traits qui carac-
térisent l'auteur. Rien des gens la critiquent; mais tous conviennent qu'il y
a des beautés. Vous savez que l'envie règne toujours encore plus sur le
Parnasse qu'ailleurs. Je m'imagine voir la Gloire l'écraser d'une main et
vous couronner de l'autre.
Il me paraît que les troubles de Genève vous mettent bien mal à votre
aise : il faut pourtant que cela finisse. Ce qui me fâche, c'est qu'ils dérangent
et reculent mon voyage, et le plaisir que j'aurais de vous embrasser et de
vous aller renouveler, ainsi qu'à l'aimable nièce, les assurances de mon
attachement et de mon respect.
6845. —A M. BORD ES 2.
17 avril.
Je suis dans la nouvelle Scythie, mon cher monsieur, et j'ai
perdu toute idée de l'ancienne; je ne puis plus tenir au vent de
bise et à votre éloignement. Les neiges qui m'entourent me
rendent aveugle ; le vent me tue ; les tracasseries de Genève
m'ennuient ; le blocus de mon petit pays me met à la gêne. On
m'a parlé d'une jolie maison sur la Saône, à une lieue de votre
belle ville. Si je puis l'acheter sur la tête de Mme Denis, à un prix
convenable, je ferai le marché, et je partagerai mon temps entre
Ferney et cette maison.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 4767. 221
Mandez-moi sur votre honneur, je vous en prie, si vous avez
eu aujourd'hui vendredi, 17 avril, un vent affreux et de la neige.
Connaissez-vous Y Anecdote sur Bèlisaire? Si vous ne l'avez pas,
je vous l'enverrai, et tant que je serai près de Genève, je me
charge de vous fournir toutes les nouveautés ; vous n'aurez qu'à
parler. Adieu, mon cher confrère. Votre très-humble, etc.
681G. — A M. DAMILAVILLE.
Monsieur, la famille des Sirven a renvoyé selon vos ordres, à
M. de Courteilles, le mémoire signé pour être remis à M. l'avo-
cat de Beaumont par votre entremise ; ayez la bonté de le reti-
rer avec les autres pièces.
Toute notre famille est fort étonnée et très-indignée de la
démarche odieuse faite auprès de M. de Meaux. Il y a des hommes
qui ne sont jamais occupés qu'à nuire. Nous prions Dieu, qui
bénit notre petit commerce, qu'il ne vous fasse point tomber
sous la dent de ces gens-là. M. Raitvole1 dit vous avoir envoyé
le livre cité par Fabricius2, qu'il a eu bien de la peine à trouver.
11 y a longtemps qu'on ne trouve plus dans nos quartiers de livres
espagnols.
Mon épouse vous salue. J'ai l'honneur d'être très-cordiale-
ment.
BounsiER.
6847. — A M. CASSEN 3,
AVOCAT AU CONSEIL.
A Ferney, 19 avril 1707.
Monsieur, vous m'avez prévenu; j'aurais eu l'honneur de
vous écrire, sans les maladies qui persécutent la fin de ma vie.
Il ne me reste plus qu'un cœur aussi sensible à votre mérite et à
votre générosité qu'au sort des malheureux. Les Sirven cessent
déjà d'être infortunés depuis que vous avez pris leur défense.
Leur principal objet était de mettre leur innocence en plein jour ;
vous l'avez fait, l'Europe a prononcé, et les têtes couronnées à
qui j'envoie votre mémoire ont jugé la cause avec le public. Un
1. Anagramme de Voltaire.
'2. L'ouvrage que Voltaire dit être cité par Fabricius est tout simplement les
Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
3. Dernier Volume des œuvres de Voltaire; Paris, 1802.
222 CORRESPONDANCE.
arrêt du conseil n'est plus qu'une cérémonie. Il est vrai que cette
cérémonie leur rendra leur bien, mais le public leur a déjà
rendu leur honneur ! C'est à vous, monsieur, à qui nous en
avons l'obligation, ainsi qu'à M. de Beaumont, et aux dix-neuf
avocats dont la consultation est déjà regardée comme un arrêt.
Ma récompense, à moi, pour tous les soins que je me suis don-
nés, est d'avoir reçu le témoignage de vos bontés.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime la plus respectueuse, mon-
sieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
0848. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Je devrais dépouiller le vieil homme1 dans ce saint jour de
Pâques, et me défaire du vieux levain;
Mais enfin je suis Scythe, el le fus pour vous plaire -.
Je plaide encore pour les Scythes, du fond de mes déserts.
Voilà trois éditions de ces pauvres Scythes, celle des Cramer, celle
de Lacombe, et une autre qu'un nommé Pellet vient de faire à
Genève; on en donnera pourtant bientôt une quatrième, dans
laquelle seront tous les changements que j'ai envoyés à mes
anges et à M. de Thibouville, avec ceux que je ferai encore, si
Dieu prend pitié de moi. Je ne plains point ma peine ; mais voyez
ma misère ! Toutes les lettres qu'on m'écrit se contredisent à faire
pouffer de rire. Une des critiques les plus plaisantes est celle de
quelques belles daines qui disent: Ah! pourquoi Obéide va-t-elle
s'aviser d'épouser un jeune Scythe, c'est-à-dire un Suisse du
canton deZug, lorsque dans le fond de son cœur elle aime Atha-
mare, c'est-à-dire un marquis français?— Mais, ô mes très-belles
dames! ayez la bonté de considérer que son marquis français est
marié, et qu'elle ne peut savoir que madame la marquise est
morte. Cette fille fait très-bien de cherchera oublier pour jamais
un marquis qui a ruiné son pauvre père; et ces vers que vous
m'avez conseillés, et que j'ai ajoutés trop tard, ces vers assez pas-
sables, dis-je, répondent à toutes ces critiques :
1. Saint Paul aux Éphésiens, iv, 22; et aux Colossiens, m, 9.
2. Vers des Scythes, acte V, scène H.
ANNÉE 1767. 223
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j'aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s'en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne et qu'il n'ose briser.
(Acte II, scène i. )
Je vous assure encore que le second acte, récité par Mme de
La Harpe, arrache des larmes. Soyez bien persuadé que si la
scène du troisième acte entre Athamare et Obéide était bien jouée,
elle ferait une très-vive impression.
Pleurez donc, mademoiselle Obéide, lorsque Athamare vous
dit:
Elle l'est dans la haine, et lui seul est coupable.
(Acte III, scène il.)
Pleurez en disant :
Tu ne le fus que trop; tu l'es de me revoir,
De m'aimer, d'attendrir un cœur au désespoir.
Destructeur malheureux d'une triste famille,
Laisse pleurer en paix et le père et la fille, etc.
(Acte III, scène il.)
Et vous, Athamare, dites d'une manière vive et sensible :
Juge de mon amour! il me force au respect.
J'obéis... Dieux puissants, qui voyez mon offense,
Secondez mon amour, et guidez ma vengeance, etc.
(Acte III, scène il.)
La scène des deux vieillards, au quatrième acte, attendrit
tous ceux qui n'ont point abjuré les sentiments de la simple
nature. Mais ces sentiments sont toujours étouffés dans un par-
terre rempli de petits critiques à qui la nature est toujours
étrangère dans le tumulte des cabales. C'est ce qui arriva à la
scène touchante de Sémiramis et de Ninias ; c'est ce qui arriva
à la scène de l'urne dans Oreste; c'est ce que vous avez vu dans
Tancrède et dans Olympie. Trois amis y seront1, etc., est très à sa
place, très-naturel, très-touchant; mais des acteurs froids et
intimidés rendent tout ridicule aux yeux d'un public frivole
et barbare, qui ne court à une première représentation que pour
faire tomber la pièce.
Les deux dernières représentations ne subjuguèrent l'hydre
qu'à moitié, parce que les acteurs n'étaient point encore parvenus
à ce degré nécessaire de sensibilité qui est le maître des cœurs.
1. Voyez tome VI, page 317.
224 CORRESPONDANCE.
Ce n'est qu'avec le temps qu'on goûtera ces mœurs champêtres,
cette simplicité si touchante, mise en opposition avec l'insolence
du despotisme et la fureur des passions d'un jeune prince qui se
croit tout permis. C'est précisément au parterre que cela doit
plaire. Tous les gens de lettres sont de mon avis. On s'aperce-
vra aussi que le style n'est point négligé, et que sa naïveté, con-
venable au sujet, loin d'être un défaut, est un véritable ornement ;
car tout ce qui est convenable est bien. Les mots de toison, de
glèbe, de gazons, de mousse, de feuillage, de soie, de lacs, de fon-
taines, de pâtre, etc., qui seraient ridicules dans une autre tra-
gédie, sont si heureusement employés. Mais cette convenance
n'est sentie qu'à la longue; elle plaît quand on y est accoutumé.
J'ai dit, dans la préface, que la pièce est très-difficile à jouer,
et j'ai eu grande raison. Voilà les acteurs enfin un peu accoutu-
més. Profitez donc, je vous en supplie, mes anges, de ce moment
favorable ; faites reprendre la pièce après Pâques. La nature,
après tout, est partout la même, et il faudra bien qu'elle parle
dans votre Babylone comme dans ma Scythie. Si Brizard peut
avoir plus de sentiment, si Dauberval peut être moins gauche,
si Pin pouvait être moins ridicule, s'ils pouvaient prendre des
leçons dont ils ont besoin, si de jeunes bergères vêtues de blanc
venaient attacher des guirlandes, dans le deuxième acte, aux
arbres qui entourent l'autel, pendant qu'Obéide parle; si elles
venaient le couvrir d'un crêpe clans la première scène du cin-
quième acte; si tous les acteurs étaient de concert; si les confi-
dents étaient supportables, je vous réponds que cela ferait un
beau spectacle.
Essayez, je vous prie; et surtout qu'Obéide sache pleurer. Je
vois bien qu'elle n'est point faite pour les rôles attendrissants ; il
lui faudra des Léontine1 qui disent des injures à un empereur
dans sa maison, contre toute bienséance et contre toute vraisem-
blance. 11 lui faudra des Cléopàtre2 qui fassent à leurs fils la
proposition absurde d'assassiner leur maîtresse. Le parterre aime
encore ces sottises gigantesques, à la bonne heure; pour moi,
qui suis le très-humble et très-obéissant serviteur du naturel et
du vrai, je déteste cordialement ces prestiges dramatiques.
Je crois que je vais bientôt quitter ma Scythie, et en cher-
cher une autre ; ma santé ne peut plus tenir à l'hiver barbare
qui nous accable au mois d'avril, et aux neiges qui nous envi-
1. Personnage de VHéraclius de Corneille.
2. Personnage de la Rodogune de Corneille.
ANNÉE 4767. 225
ronncnt, lorsque ailleurs on mange des petits pois. Los commis
sont devenus plus affreux que les neiges. Je veux fuir les loups
et les frimas.
En voilà trop ; respect et tendresse, mes anges.
6849. — A M. DE BELLOY.
A Ferney, le 19 avril.
Je suis bien touché, monsieur, de vos sentiments nobles, de
votre lettre et de vos vers1. Il n'y a point de pièces de théâtre qui
aient excité en moi tant de sensibilité. Vous faites plus d'honneur
à la littérature que tous les Frérons ne peuvent lui faire de honte.
On reconnaît bien en vous le véritable talent. Il ressemble par-
faitement au portrait que saint Paul fait de la charité2; il la peint
indulgente, pleine de bonté, et exempte d'envie; c'est le meilleur
morceau de saint Paul, sans contredit; et vous me pardonnerez
de vous citer un apôtre le saint jour de Pâques.
Il est vrai que nos beaux-arts penchent un peu vers leur
chute ; mais ce qui me cousole, c'est que vousôtes jeune et que
vous aurez tout le temps de former des auteurs et des acteurs
Les vers que vous m'envoyez sont charmants. J'ai avec moi M. et
Mine de La Harpe, qui en sentent tout le prix, aussi bien que ma
nièce.
Il y a longtemps que nous aurions joué le Siège de Calais sur
notre petit théâtre de Ferney si notre compagnie eût été plus
nombreuse. Nous ne pouvons malheureusement jouer que des
pièces où il y a peu d'acteurs. M. de Chabanon va venir chez
nous avec une tragédie ; nous la jouerons ; et, dès que vous aurez
donné la comtesse de Vergy*, notre petit théâtre s'en saisira. On
ne s'est pas mal tiré de la Partie de chasse de Henri IV, de M. Collé.
Où est le temps que je n'avais que soixante-dix ans! Je vous as-
sure que je jouais les vieillards parfaitement. Ma nièce faisait
verser des larmes, et c'est là le grand point. Pour M. et Mme de
La Harpe, je ne connais guère de plus grands acteurs.
Vous voyez que vos beaux fruits de Babylone croissent entre
nos montagnes de Scythie ; mais ce sont des ananas cultivés à
l'ombre dans une serre, loin de votre brillant soleil.
1. Sur la première représentation des Scythes.
2. Aux Corinthiens, xm, 4.
3. Gabrielle de Vergy, tragédie de de Belloy, fut imprimée en 1770, mais ne
fut jouée sur le Théâtre-Français qu'en 1777.
45. — Correspondance. XIII. 15
JiG CORRESPONDANCE.
Adieu, monsieur; vous me faites aimer plus que jamais les
arts, que j'ai cultivés toute ma vie. Je vous remercie ; je vous
aime, je vous estime trop pour employer ici les vaines formules
ordinaires, qui n'ont pas certainement été inventées par l'amitié.
V.
0850. — A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
20 avril.
J'ai reçu votre lettre du 9 d'avril, mon très-aimable et preux
chevalier (puisque vous ne voulez pas que je vous appelle mon
sieur). Je vous avais écrit, huit ou dix jours auparavant, par
M. Chenevières. Je n'ai reçu aucun des paquets dont vous me
parlez. Toutes les choses de ce monde n'atteignent pas à leur
but. Il faut se consoler ; la patience est une vertu nécessaire.
Je vous fais mon compliment sur votre mariage ; faites-nous
beaucoup d'enfants qui pensent comme vous : vous ne sauriez
rendre un plus grand service à la société. Je vous écris à Chà-
lons-sur-Marne. J'aimerais mieux que ce fut à Chalon-sur-Saône,
j'aurais le bonheur d'être moins éloigné de vous. Je ne puis rien
vous mander. Je suis dans la solitude et dans les neiges, bloqué
par vos troupes, et malade. Quand vous serez à la source des
plaisirs et des nouvelles, n'oubliez pas les solitaires dont vous
avez fait la conquête.
6851. — A MADAME VEUVE DUCHESNEi.
A Fcrncy, 22 avril 17G7.
Celui qui a dicté la lettre de Mmc Duchesne ne l'a pastropbien
servie. Quand le sieur Duchesne imprima le recueil de théâtre
en question, il devait consulter l'auteur, qui aurait eu la complai-
sance de lui fournir de quoi faire une bonne édition. Il devait au
moins prendre pour modèle l'édition des frères Cramer ; il devait
surtout consulter quelque homme de lettres qui lui aurait épargné
les fautes les plus grossières; il ne devait pas imprimer sur des
manuscrits informes d'un souffleur de la Comédie; il ne devait
pas déshonorer la littérature et la librairie. On n'imprime point
un livre comme on vend de la morue au marché. Un libraire
doit être un homme instruit et attentif.
1. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
ANNEE 1767, 227
Si Mrae Duchesne veut, en se conformant à la dernière édition
de MM. Cramer, faire des cartons, et corriger tant de sottises,
elle fera très-bien ; mais il faut choisir un homme versé dans cet
art qui puisse la conduire ; elle peut s'adresser à M. Thieriot.
On lui envoya le tome de la Henriade in-4° il y a plus d'un an;
elle n'en a pas seulement accusé la réception : ce n'est pas avec
cette négligence et cette ingratitude qu'on réussit. M. de Voltaire
a les plus justes raisons de se plaindre. Ses ouvrages lui appar-
tiennent. Le temps de tous les privilèges est expiré ; il en peut
gratifier qui il voudra. Il favorisera Mme Duchesne s'il estcontent
de sa conduite, sinon il feraprésent de ses œuvres à d'autres qui
le serviront mieux.
G852. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Fcrney, 22 avril.
Je réponds à la lettre du H, dont mon cher ange m'honore-
dans le cabinet d'Elochivis1, à deux grandes parasanges de Baby,
lone. Gomme je suis à trois cent mille pas géométriques de votre
superbe ville, et que vos Persans m'écrivent toujours des choses
contradictoires, je suis très-souvent le plus embarrassé de tous
les Scythes; mais je crois mon ange, de préférence à tout. Je
pense ne pouvoir mieux faire que de lui envoyer la pièce scythe,
bien nettement ajustée. Si cet exemplaire ne suffit pas pour sa
comédie, il sera aisé d'en faire encore un autre sur ce modèle. Je
suis convaincu que tous les prétextes des ennemis leur étant ôtés,
ayant sacrifié 77 est mort en brave homme"-, qui est pourtant fort
naturel ; ayant épargné aux gens malins l'idée de viol, qui pour-
tant est piquante ; ayant donné la raison la plus valable du
mariage d'Ubéide, raison prise dans l'amour même d'Obéide
pour Athamare, raison touchante, raison tragique, raison môme
que mes anges ont toujours voulu que j'employasse; ayant enfin
distillé le peu qui me reste de cerveau pour apaiser les Welches,
et pour plaire aux bons Français, j'espère que tant de peines" ne
seront pas perdues.
Ceux qui demandent que le mariage d'Obéide avec Indatire
soit nécessaire n'entendent point les intérêts de leurs plaisirs.
Cela est bon dans Alzire, cela serait détestable dans les Scythes.
1. C'est par cet anagramme que Voltaire, dans son Ép/'tre délicatoire des
Scythes (voyez tome VI, page 203), désigne le duc de Choiseul.
2. Ces mots devaient se trouver dans la scène v de l'acte IV.
228 CORRESPONDANCE.
Les deux vieillards doivent faire un très-grand effet au quatrième
acte, s'ils peuvent jouer d'une manière attendrissante; et surtout
si les Welches sont capables de faire réflexion que deux bonnes
gens de quatre-vingts ans, sans armes, et consignés à la porte
d'Athamare, ne peuvent commander une armée, surtout quand
l'un des deux vieillards est évanoui. Le malheur de tous vos
comédiens, c'est de jouer froidement; ils n'ont point d'àme, ils
n'arrivent jamais qu'a moitié. Je le dirai toujours, jusqu'à ce que
je meure, les Scythes bien joués doivent faire un grand effet.
M'"c de La Harpe fait pleurer quand elle dit :
Ah, fatal Athamare!
Quel démon t'a conduit dans ce séjour barbare?
Que t'a fait Obéide ? etc.
(Acte III, scène iv.)
et Mn,e Dupuits, qui a une voix louchante, augmente l'attendris-
sement. Il y a l'infini entre jouer avec art et jouer avec âme.
Je vous ai soumis, mon cher ange, ma réponse à Mlle Sain-
val1; je n'ai écrit que des politesses vagues à Mlle Dubois; je
ne me suis engagé à rien : vous savez que je ne ferai que ce
que vous voudrez ; mais je vous répète encore qu'il faut repren-
dre les Scythes après Pâques, malgré la cabale, ou plutôt malgré
les cabales, car il y en a quatre contre nous. Il faut que Mlle Du-
rancy fasse pleurer, afin que M. le maréchal de Richelieu ne la
fasse pas enrager, s'il ne lui fait pas autre chose.
On fait une nouvelle édition des Scythes à Genève; on en fait
une en Hollande ; on en va faire une encore à Lyon : cela peut
servir de prétexte à Lacombe pour diminuer un peu l'honoraire
de Lekain ; mais il n'y perdra rien, il aura toujours ses six cents
francs2. Puisse-t-il être beau comme le jour, et être un amant
charmant quand il viendra, au troisième acte, se jeter aux ge-
noux d'Obéide! puisse-t-il avoir une voix sonore et touchante!
puissent les confidents n'être pas des buffles! puisse le seul véri-
table théâtre de l'Europe n'être pas entièrement sacrifié à l'Opéra-
Comique!
Grâce au ridicule retranchement fait par la police â la pre-
mière scène du troisième acte, Sozame ne dit mot, et joue un
rôle pitoyable; je le fais parler de manière que la police n'aura
rien à dire.
1. Elle manque, ainsi que la lettre à
2. Voyez la lettre (1839.
ANNÉE 1767. 229
Je vous remercie tendrement, vous et Elochivis ; je suis terri-
blement vexé, et si on ne réprime pas l'insolence des commis,
je serai obligé d'aller mourir ailleurs.
A propos de mourir, savez-vous, mon divin ange, que je n'ai
guère de santé? Mais qu'importe ! je suis aussi gai qu'homme de
ma sorte. Je n'ai actuellement que la moitié d'un œil, et vous
voyez que j'écris très-lisiblement. Je soupçonne avec vous que
le tyran du tripot1 a contre vous quelque rancune qui n'est pas
du tripot. N'ya-t-il pas un fou de Bordeaux, nommé Vergy2, qui
aurait pu vous faire quelque tracasserie? Ce monde est hérissé
d'anicroches. Jean-Jacques est aussi fou que les d'Éon et les
Vergy, mais il est plus dangereux.
N. B. Vous serez peut-être surpris que Luc3 m'écrive tou-
jours; j'ai trois ou quatre rois que je mitonne : comme je suis
fort jeune, il est bon d'avoir des amis solides pour le reste de la
vie. Divin ange ! ces quatre rois ne valent pas seulement une
plume de vos ailes.
Couple céleste, couple aimable, vous savez si vous m'êtes
chers! Mais ce que vous ne saurez jamais bien, c'est le bonheur
et la félicité suprême que goûte mon cœur, des hommages purs
qu'il vous rend chaque jour dans le temple d'Hyperdulie.
6853. — A M. MARIN.
22 avril.
Vous devez être bien ennuyé, monsieur, des misérables tra-
casseries de la littérature. Vous êtes plus fait pour les agréments
de la société que pour les misères de ce tripot. En voici une que
je recommande a vos bons offices. Vous êtes le premier qui
m'ayez instruit de l'insolence des libraires de Hollande; il est
dans votre caractère que vous soyez le premier qui m'aidiez à
confondre ces abominables impostures.
Puis-je vous supplier, monsieur, de vouloir bien faire rendre
mes barbares4 à l'avocat devenu libraire5, qui plaide pour moi
au bas du Parnasse? Il me paraît un homme de beaucoup d'es-
prit, et plus fait pour être mon juge que pour être mon impri-
meur.
1. Le maréchal de Richelieu.
2. Voyez tome XLIII, page 458.
3. Le roi de Prusse.
4. Les Scythes.
5. Lacombe.
230 CORRESPONDANCE.
On dit qu'on ôte à Fréron ses feuilles; mais quand on saisit
les poisons de la Voisin, on ne se contenta pas de cette céré-
monie.
Lekain est allé chercher des acteurs en province : il n'en
trouvera pas ; il n'y en a que pour l'opéra-comique. C'est le spec-
tacle de la nation, en attendant Polichinelle.
Fuit Ilium, et ingens
Gloria Teucrorum.
(Virg., /En., lib. II, v. 326.)
J'attends avec impatience le décret de la Sorhonne pour
damner les Scipion et les Gaton. Il ne manquait plus que cela
pour l'honneur de la patrie.
Je vous souhaite les honnes fêtes, comme disent les Italiens.
6854. — A M. LE BARON DE TOTT'-
A Ferney, le 23 avril.
Monsieur, je m'attendais bien que vous m'instruiriez; mais
je n'espérais pas que les Turcs me fissent jamais rire. Vous me
faites voir que la bonne plaisanterie se trouve en tout pays.
Je vous remercie de tout mon cœur de vos anecdotes ; mais
quelques agréments que vous ayez répandus sur tout ce que
vous me dites de ces Tartares circoncis, je suis toujours fâché
de les voir les maîtres du pays d'Orphée et d'Homère. Je n'aime
point un peuple qui n'a été que destructeur, et qui est l'ennemi
des arts.
Je plains mon neveu de faire l'histoire de cette vilaine na-
tion. La véritable histoire est celle des mœurs, des lois, des
arts, et des progrès de l'esprit humain. L'histoire des Turcs n'est
que celle des brigandages ; et j'aimerais autant faire les mémoires
des loups du mont Jura, auprès desquels j'ai l'honneur de
demeurer. Il faut que nous soyons bien curieux, nous autres
Welches de l'Occident, puisque nous compilons sans cesse ce
qu'on doit penser des peuples de l'Asie, qui n'ont jamais pensé
à nous.
Au reste, je crois le canal de la mer Noire beaucoup plus
1. François, baron de Tott, né en France en 1733, mort en Hongrie en 1793,
après avoir reçu de la France plusieurs missions diplomatiques. Il a laissé des
Mémoires sur les Turcs et les Tartares, 1784, quatre volumes in-8°. Il était à
Neuchâtel quand Voltaire lui adressa sa lettre.
ANNÉE 1767. il \
beau que le lac de Neuchûtel, et Stamboul une plus belle ville
que Genève, et je m'étonne que vous ayez quitté les bords de la
Propontide pour la Suisse; mais un ami comme M. du Pcyrou
vaut mieux que tous les vizirs et tous les cadis. J'ai l'honneur
d'être, etc.
6855. — A M. COQUELEYi.
À Ferney, 21 avril.
Dans la lettre dont vous m'honorez, monsieur, vous m'appre-
nez que j'ai mal épelé votre nom, qui est mieux orthographié
dans l'histoire du président de Thou. Comme je n'ai cette his-
toire qu'en latin, et que de Thou a défiguré tous les noms propres,
je n'ai point consulté ses dix gros volumes, et je n'ai pu vous
donner un nom en us; ainsi vous pardonnerez ma méprise;
mais si votre nom se trouve dans cette histoire , il ne doit pas
certainement être au bas des feuilles de Fréron. Vous étiez son
approbateur, et il avait trompé apparemment votre sagesse et
votre vigilance lorsqu'une de ses feuilles lui valut le For ou le
Four-1'Évêque, et lui attira même l'Écossaise, qui le fit punir sur
tous les théâtres de l'Europe. Franchement, un homme bien né,
un avocat au parlement, un homme de mérite, ne pouvait pas
continuer à être le réviseur d'un Fréron. Je vous sais très-bon
gré, monsieur, d'avoir séparé votre cause de la sienne ; mais je ne
pouvais pas en être instruit. Je suis très-fâché d'avoir été trompé.
Je vous demande pardon pour moi, et pour ceux qui ne m'ont
pas averti. Je transporte, par cette présente, mon indignation et
mon mépris, c'est-à-dire les sentiments contraires à ceux que
vous m'inspirez; j'en fais une donation authentique et irrévo-
cable à celui qui a signé et approuvé la lettre supposée que ce
misérable imprima contre le jugement du conseil en faveur de
l'innocence des Calas. Il crut se mettre à couvert en alléguant
que cette lettre n'était que contre moi; mais, dans le fond, toutes
les raisons pitoyables par lesquelles il croyait prouver que je
m'étais trompé en défendant l'innocence des Calas tombaient
également sur tous les avocats qui s'étaient servis des mêmes
moyens que moi, sur les rapporteurs qui employèrent ces mêmes
moyens, et enfin sur tous les juges qui les consacrèrent d'une
voix unanime par le jugement le plus solennel.
Cette feuille de Fréron, et celle qui lui avait mérité le sup-
1. C.-G. Coquelcy de Chaussepierre, avocat et censeur royal, mort en 1791.
232 CORRESPONDANCE.
plice de l'Écossaise, sont les seules de ce polisson que j'aie jamais
lues. Je vous avoue que je ne conçus pas comment on permet-
tait de si infâmes impostures. Un homme très-considérable me
répondit que l'excès du mépris qu'on avait pour lui l'avait sauvé,
et qu'on ne prend pas garde aux discours de la canaille. Je trouve
cette réponse fort mauvaise, et je ne vois pas qu'un délit doive
être toléré, uniquement parce qu'on en méprise l'auteur.
Voilà mes sentiments, monsieur; ils sont aussi vrais que la
douleur où je suis de vous avoir cru coupable, et que l'estime res-
pectueuse avec laquelle j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
6856. — A M. LE COMTE D'ARGEN TAL ».
Mon divin ange, je ne puis empêcher la foule des éditions
qu'on fait de ces pauvres Scythes, et tout ce que je puis faire,
c'est de fournir quelques changements pour les rendre plus tolé-
rables. Je ne doute pas qu'après y avoir réfléchi vous ne sentiez
combien une scène d'Obéide au premier acte serait inutile et
froide; un monologue d'Obéide, au commencement du second
acte, serait encore pis. Il y a sans doute beaucoup plus d'art à
développer son amour par degrés; j'y ai mis toutes les nuances
que ma faible palette m'a pu fournir.
Je vous prie de vouloir bien faire corriger deux vers à la fin
du quatrième acte; j'ôte ces trois-ci :
Où suis-je? Qu'a-t-il dit? Où me vois-je réduite?
Dans quel abîme affreux, hélas ! l'ai— je conduite?
Viens, je t'expliquerai ce mystère odieux;
et je mets à la place :
OBÉIDE .
Qu'a-t-il dit? Que veut-on de cette infortunée?
0 mon père ! en quels lieux m'avez-vous amenée ?
soz AME.
Pourrai-je t'expliquer ce mystère odieux? etc.
Je vous enverrai incessamment une édition bien complète,
qui vous épargnera toutes les importunités dont je vous accable,
et dont je vous demande pardon.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 4 7 67. 233
Je ne vois pas ce qui empêcherait Lekain de jouer au mois do
mai cette pièce; et il me semble que le rôle d'Indatire n'est pas
assez violent pour faire mal à la poitrine de Mole.
Vous m'avez flatté d'une nouvelle qui vaut bien le succès
d'une tragédie, c'est qu'on allait fermer la boutique de Fréron.
Voici la copie de ma réponse à M. Coqueley ; je vous soumets
prose et vers.
M. de Chabanon arrive au milieu de nos frimas. Respect et
tendresse.
G857. — A H. PERRAND,
CHANOINE D'ANNECY '.
24 avril.
Monsieur, votre procureur Vachat n'imite ni votre politesse
ni vos procédés honnêtes. Il exige toujours un prix exorbitant
de deux arpents de terre achetés autrefois de M. de Montréal,
et relevant de votre chapitre. Il suppose, dans son exploit, qu'il
avait une maison sur ce terrain, et il est évident, par son exploit
même, et par le plan levé en 1709, que le terrain en question
confinait à cette maison ou masure; ainsi il accuse faux pour
embarrasser et intimider une veuve qu'il croit hors d'état de se
défendre.
Les deux arpents qui vous doivent un cens sont un terrain
absolument inutile, que j'ai enclavé dans mon jardin, et qui ne
produit rien du tout. Il y avait autrefois dans un de ces arpents
une petite vigne entourée de gros noyers, lesquels subsistent
encore, et qui, par conséquent, ne valait pas la culture. Ce peu
de vigne a été arraché il y a longtemps. Vous savez, monsieur,
ce que valent les vignes dans ce pays-ci ; vous savez que les
paysans ne veulent pas même boire du vin qu'elles donnent.
Et à l'égard de l'autre arpent, sur lequel il y a aujourd'hui
des arbres d'ombrage plantés, vous savez que ce qui ne produit
aucun avantage n'a pas une grande valeur. Les terres à froment
même ne sont estimées dans ce pays-ci que vingt écus l'arpent
ou la pose. Quand on évaluerait ces deux poses ensemble à cent
écus, je ne devrais au sieur Vachat que le sixième de cent écus,
qui font cinquante livres.
Vous avez eu la générosité de me mander que votre procureur
1. Cette lettre fut écrite au nom de quelque habitante de Ferney ou de Tour-
nay. (K.) — Ou plutôt de M,nc Denis, pour qui Voltaire avait acheté la terre de
Ferney.
234 CORRESPONDANCE.
devait en user avec moi selon l'usage ordinaire, qui est de n'exi-
ger que la moitié des lods. Si donc, monsieur, le sieur Vachat
s'était conformé à la noblesse de vos procédés, il n'aurait exigé
que vingt-cinq livres de France ; et, s'il avait imité la manière
dont j'en use avec mes vassaux, il se serait réduit à douze livres
dix sous.
Je suis bien loin de demander une telle diminution , je n'en
demande aucune ; je suis prête à payer tout ce que vous jugerez
convenable: c'est à messieurs du chapitre qu'il appartient de
mettre un prix au fonds dont nous vous devons le cens. Vachat,
étant votre fermier, ne peut exiger pour lods et ventes que la
sixième partie de ce fonds même; cependant il exige plus que la
valeur du terrain. Il veut me ruiner en frais; il a pris pour
m'assigner le temps où j'étais très-malade, et où je ne pouvais
répondre; il m'a fait condamner par défaut; il m'a traduite au
parlement de Dijon, et il a dit publiquement qu'il me ferait
perdre plus de deux mille écus pour ce cens de deux sous et
demi.
Votre chapitre, monsieur, est trop équitable et trop religieux
pour ne pas réprimer une telle vexation. Je n'ai jamais contesté
votre droit, sur quelque titre qu'il puisse être fondé. Je suis si
ennemie des procès, que je n'ai pas seulement répondu aux
manœuvres de Vachat. Je suis prête à consigner le double et le
triple, s'il le faut, de la somme qui vous est due. Ayez la bonté
d'évaluer le fonds vous-même, et cette évaluation servira de
règle pour l'avenir. Je vous propose de nommer qui il vous plaira
pour arbitre de cette évaluation. Voulez-vous choisir monsieur
le maire de Gex, M. de Menthon, gentilhomme du voisinage, et
le curé de la terre de Ferney, où ces terrains sont situés? Vous
préviendrez par là non-seulement ce procès injuste, mais tous
les procès à venir. Ce sera une action digne de votre piété et de
votre justice.
6858. — A M. MOULTOD1.
24 avril 17(17.
Voilà deux grandes nouvelles, mon cher philosophe : voilà
une espèce de persécuteurs bannie de la moitié de l'Europe2 et
une espèce de persécutés qui peut enfin espérer de jouir 'des
\. Éditeur, A. Coquerel.
2. Les jésuites.
ANNÉE 1767. 235
droits du genre humain, que le révérend père La Chaise et Michel
Le Tel lier leur ont ravis.
11 faudrait piquer d'honneur M. dcMaupeou. Je réponds bien
do M. le duc de Choiseul et de M. le duc de Praslin ; mais dans
une affaire de législation le chancelier a toujours la voix pré-
pondérante.
Mme la duchesse d'Enville est à la Rocheguyon ; mais écrivez-
lui, flattez sa grande passion, qui est celle de faire du hien, et
qui vous est commune avec elle. Elle est capable d'aller exprès à
Versailles.
Le succès d'une pareille entreprise rendrait le roi cher à
l'Europe. Est-il possible que les Turcs permettent aux chiens de
chrétiens (comme ils les appellent) de porter leur Dieu dans les
rues et de chanter: 0 (dii! o filix! à tue-tête, tandis que les
Welches ne permettent pas à d'autres Welches de se marier! La
conduite Avelche est si folle et si odieuse qu'elle ne peut pas
durer1.
Je vous embrasse tendrement. Je n'ai pas un moment à moi.
J'attends le livre de M. de Serres.
6859. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 25 avril.
J'ignore, monseigneur, si vous vous amusez encore des spec-
tacles dans votre royaume de Guienne. Je vous envoie à tout
hasard cette nouvelle édition 2 ; et, en cas que vos occupations
vous permettent de jeter les yeux sur cette pièce, la voici telle
que nous la jouons sur le théâtre de Ferney.
Je ne sais par quelle heureuse fatalité nous sommes les seuls
qui ayons des acteurs dignes des restes de ce beau siècle sur la
fin duquel vous êtes né. Nous avons surtout, dans notre retraite
de Scythes, un jeune homme nommé M. de La Harpe, dont je
crois avoir déjà eu l'honneur de vous parler. Il a remporté deux
1. Il s'agit ici des lois qui déclaraient nuls les mariages protestants, et d'après
lesquelles les héritages de leurs enfants étaient réclamés avec plein succès par
tout collatéral qui se déclarait catholique. Plusieurs procès eurent lieu à ce sujet
sous Louis XV et Louis XVI, et de nombreux mémoires furent publiés, de part et
d'autre, sur cette question. Ceux de Malesherbes, de Rippert de Monclar, de
Turgot, de Target, de Condorcet, de Gilbert de Voisins et de Robert de Saint-
ViDcent, contribuèrent pour beaucoup à l'émancipation civile des protestants.
(Note du premier éditeur.)
2. Des Scythes.
236 CORRESPONDANCE.
prix1 cette année à votre Académie. Il est l'auteur du Comte de
Warwick, tragédie dans laquelle il y a de très-beaux morceaux.
C'est un jeune homme d'un rare mérite, et qui n'a absolument
que ce mérite pour toute fortune. Il a une femme dont la figure
est fort au-dessus de celle de Mlle Clairon, qui a beaucoup plus
d'esprit, et dont la voix est bien plus touchante. Je les ai tous
deux chez moi depuis longtemps. Ce sont, à mon gré, les deux
meilleurs acteurs que j'aie encore vus. Vous n'avez pas à la Co-
médie française une seule actrice qui puisse jouer les rôles que
M"e Lecouvreur rendait si intéressants ; et, hors Lekain, qui n'est
excellent que dans Oreste et dans Sëmiramis, vous n'avez pas un
seul acteur a la Comédie.
Mlle Durancy joue, dit-on (et c'est la voix publique), avec
toute l'intelligence et tout l'art imaginables. Elle est faite pour
remplacer Mlle Dumesnil ; mais elle ne sait point pleurer, et par
conséquent ne fera jamais répandre de larmes.
J'ai vu une trentaine d'acteurs de province qui sont venus
dans ma Scythie en divers temps ; il n'y en a pas un qui soit
seulement capable de jouer un rôle de confident : ce sont des
bateleurs faits uniquement pour l'opéra-comique. Tout dégé-
nère en France furieusement, et cependant nous vivons encore
sur notre crédit, et on se fait honneur de parler notre langue
dans l'Europe.
Nous sommes toujours bloqués dans nos retraites couvertes
de neiges. Nous n'avons plus aucune communication avec Ge-
nève, et malgré toutes les bontés de M. le duc de Choiseul, dont
j'ai le plus grand besoin, notre pays souffre infiniment. Nous
ne pouvons ni vendre nos denrées, ni en acheter. Le pain vaut
cinq sous la livre depuis très-longtemps. Les saisons conspirent
aussi contre nous; et enfin, n'ayant plus ni de quoi nous
chauffer, ni de quoi manger, ni de quoi boire, je serai forcé de
transporter mes petits pénates' et toute ma famille auprès de
Lyon, uniquement pour vivre. Je tacherai d'y mener votre pro-
tégé2, si je m'accommode du château qu'on me propose. 11 aura
plus de secours pour faire son Histoire du Dauphinè, dont il est
toujours entêté, et qui ne sera pas extrêmement intéressante.
Je ne sais trop à quoi vous le destinez, ni ce qu'il pourra
devenir. Il est bien dangereux, pour qui n'a nulle fortune, de
n'avoir aucun talent décidé, ni aucun but réel, ni aucun moyeu
1. Voyez tome XLIV, pages 434 et 546.
2. C. Galien ; voyez tome XLIV, page 458.
ANNÉE 1767. 2)7
de mériter sa fortune par de vrais services. 11 a une aversion
mortelle pour copier et pour faire la fonction de secrétaire, à
laquelle je pensais que vous le destiniez. 11 n'a point réformé sa
main, et j'ai peur qu'il ne soit au nombre de tant de jeunes gens
de Paris, qui prétendent à tout, sans être bons à rien. Il est
bien loin d'avoir encore des idées nettes, et de se faire un plan
régulier de conduite. Je lui recommande cent fois de se faire un
caractère lisible pour vous être utile dans votre secrétairerie, de
lire de bons livres pour se former le style, d'étudier surtout à
fond l'histoire de la pairie et des parlements, d'avoir une tein-
ture des lois ; il pourrait par là vous rendre service, aussi bien
qu'à M. le duc de Fronsac ; mais il vole d'objet en objet, sans
s'arrêter à aucun.
Il a fait venir de Paris, à grands frais, des bouquins que l'on
ne voudrait pas ramasser. Il achète à Genève tous les libelles
dignes de la canaille, et j'ai peur que ses fréquents voyages à
Genève ne le gâtent beaucoup. Il est défendu à tous les Français
d'y aller. Si vous le jugiez à propos, on prierait le commandant
des troupes de ne le pas laisser passer. J'ai peur encore que sa
manière de se présenter et de parler ne soit un obstacle à une
profession sérieuse et utile. C'est un grand malheur d'être aban-
donné à soi-même dans un âge où l'on a besoin de former son
extérieur et son âme.
Je m'étonne comment M. le duc de Fronsac ne Fa pas pris
pour voyager avec lui ; il aurait pu en faire un domestique
utile. Il a de la bonté pour lui ; l'envie de plaire à un maître
aurait pu fixer ce jeune homme. Vous avez daigné l'élever dans
votre maison dès son enfance ; ce voyage lui aurait fait plus de
bien que dix ans de séjour auprès de moi. Il me voit très-peu ;
je ne puis le réduire à aucune étude suivie.
Je vous ai rendu le compte le plus fidèle de tout ; je me re-
commande à vos bontés, et je vous supplie d'agréer mon respect
et mon attachement inviolable.
C8G0. — A M. VERNE S.
Le 25 avril.
Mon cher prêtre philosophe et citoyen, je vous envoie deux
mémoires des Sirven. Ce petit imprimé vous mettra au fait de
leur affaire. Comptez qu'ils seront justifiés comme les Calas. Je
suis un peu opiniâtre de mon naturel. Jean-Jacques n'écrit que
pour écrire, et moi j'écris pour agir.
238 CORRESPONDANCE
Bénissez Dieu, mon cher huguenot, qui chasse partout les
jésuites, et qui rend la Sorbonne ridicule. Il est vrai qu'il traite
fort mal le pays de Gex ; mais il faut lui pardonner le mal en
faveur du bien. Je me suis mis, depuis longtemps, à rire de
tout, ne pouvant faire mieux.
Rien ne vous empêche de venir chez nous en passant par
Versoy, Gentoux, etCollex; alors nous parlerons de perruques1.
Je vous donne ma bénédiction.
6861. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
27 avril.
Je reçois la lettre du 21 d'avril, toute de la main de mon
ange. Il doit être bien sûr que je pèse toutes ses raisons; mais
je conjure tous les anges du monde, en comptant M. de Thibou-
ville, d'examiner les miennes. J'ai toujours voulu faire d'Obéide
une femme qui croit dompter sa passion secrète pour Athamare,
qui sacrifie tout à son père, et je n'ai point voulu déshonorer ce
sacrifice par la moindre contrainte. Elle s'impose elle-même un
joug qu'elle ne puisse jamais secouer; elle se punit elle-même,
en épousant Indatire, des sentiments secrets qu'elle éprouve
encore pour Athamare, et qu'elle veut étouffer. Athamare est
marié ; Obéide ne doit pas concevoir la moindre espérance qu'elle
puisse être un jour sa femme. Elle doit dérober à tout le monde
et à elle-même le penchant criminel et honteux qu'elle sent
pour un prince qui n'a persécuté son père que parce qu'il n'a
pu déshonorer la fille. Voilà sa situation, voilà son caractère.
Une froide scène entre son père et elle, au premier acte, pour
l'engager à se marier avec Indatire, ne serait qu'une malheu-
reuse répétition de la scène d'Argire et d'Aménaïde dans Tan-
crède, au premier acte. Il est bien plus beau, bien plus théâtral,
qu'Obéide prenne d'elle-même sa résolution, puisqu'elle a déjà
pris d'elle-même la résolution de fuir Athamare, et de suivre
sou père dans des déserts. Ce serait avilir ce caractère si neuf et
si noble que de la forcer, de quelque manière que ce fût, à
épouser Indatire ; ce serait faire une petite'ûlle d'une héroïne
respectable. Un monologue serait pire encore; cela est bon pour
Alzire. Mais lorsque, dans son indignation contre Athamare, dans
la certitude de ne pouvoir jamais être à lui, dans le plaisir con-
1. C'est-à-dire des conseillers genevois.
ANNÉE 17 G 7. 239
solant de se livrer à toutes les volontés de son père, clans l'im-
possibilité où elle croit être de jamais sortir de la Scythie, dans
l'opiniâtreté de courage avec laquelle elle s'est fait une nouvelle
patrie, elle a conclu ce mariage, qui semble devoir la rendre
moins malheureuse, tout à coup elle revoit Athamare, elle, le
revoit souverain, maître de sa main, et mettant sa couronne à
ses pieds : alors son âme est déchirée ; et si tout cela n'est pas
théâtral, neuf et touchant, j'avoue que je n'ai aucune connais-
sance du théâtre, ni du cœur humain.
Je vous répète que, si quelques-unes de vos belles dames de
Paris ont trouvé qu'Obéide épousait trop légèrement Indatire,
c'est qu'elles ont elles-mêmes jugé trop légèrement; c'est qu'elles
ont trop écouté les règles ordinaires du roman, qui veulent
qu'une héroïne ne fasse jamais d'infidélité à ce qu'elle aime.
Elles n'ont pas démêlé, dans le tapage des premières représen-
tations, qu'Obéide devait détester Athamare, et ne jamais espérer
d'être à lui puisqu'il était marié. Elles ont apparemment ima-
giné qu'Obéide devait savoir qu'Athamare était veuf : ce qu'elle
ne peut certainement avoir deviné. Il faut laisser à ces très-mau-
vaises critiques le temps de s'évanouir, comme aux critiques de
Mèrope, de Zaïre, de Tancndc, et de toutes les autres pièces qui
sont restées au théâtre.
Je vois trop évidemment, et je sens avec trop de force, com-
bien je gâterais tout mon ouvrage, pour que je puisse travailler
sur un plan si contraire au mien. Je ne conçois pas, encore une
fois, comment ce qui intéresse â la lecture pourrait ne point
intéresser au théâtre. Je ne dis pas assurément qu'Obéide doive
toujours pleurer ; au contraire, j'ai dit qu'elle devait avoir pres-
que toujours une douleur concentrée ; douleur qui vaut bien les
larmes, mais qui demande une actrice consommée. J'ai marqué
les endroits où elle doit pleurer, et où Mme de La Harpe pleure.
C'est â ces vers :
D'une pitié bien juste elle sera frappée,
En voyant de mes pleurs une lettre trempée, etc.
(Acte II, scène :.)
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide.
Ah!... c'est pour mon malheur.
(Acte III, scèn: il.
Ah! fatal Athamare !
Quel démon t'a conduit dans ce sé^ur barbare ?
Que t'a fait Obéide ? etc.
(Acte IV, scène îv.)
240 CORRESPONDANCE.
A l'égard des détails, vous les trouverez tout comme vous les
désirez.
On veut qu'Athamare soit moins criminel, et moi, je voudrais
qu'il fût cent fois plus coupable.
Venons maintenant à ce qui m'est essentiel pour de très-
fortes raisons : c'est de donner incessamment deux représenta-
tions avec tous les changements, qui sont très-considérables ;
de n'annoncer que ces deux représentations, qui probablement
vaudront deux bonnes chambrées aux comédiens. Je vous de-
mande en grâce de me procurer cette satisfaction ; c'est d'ail-
leurs le seul moyen de savoir à quoi m'en tenir. Je vous envoie
un nouvel exemplaire où tout est corrigé, jusqu'aux virgules. Il
servira aisément aux comédiens ; je leur demande une répétition
et deux représentations : ce n'est pas trop, et ils me doivent cette
complaisance.
J'ajoute encore que, quand cette pièce sera bien jouée (si
elle peut l'être), elle doit faire beaucoup plus d'effet à Paris qu'à
Fontainebleau. C'est auprès du parterre qu'Indatire doit réussir
à la longue, et jamais à la cour.
Je sais bien qu'Athamare n'est point dans le caractère de
Lekain ; il lui faut du funeste, du pathétique, du terrible. Atha-
mare est un jeune cheval échappé, amoureux comme un fou ;
mais pourvu qu'il mette dans son rôle plus d'empressement qu'il
n'y en a mis, tout ira bien ; le quatrième et le cinquième acte
doivent faire un très-grand effet.
Enfin le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, dans
les circonstances où je me trouve, c'est de me procurer ces deux
représentations. Je vous en conjure, mes chers anges ; quand
cela ne servirait qu'à faire crever Fréron, ce serait une très-
bonne affaire.
J'aurai à M. de Thibouville une obligation que je ne puis
exprimer, s'il engage les comédiens à me rendre la justice que
je demande. Le rôle d'indatire1 ne peut tuer Mole ; et il me tue
s'il ne le joue pas.
G8G>. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL*.
27 avril.
Après vous avoir écrit, mon cher ange, et vous avoir envoyé
un exemplaire des Scythes corrigé à la main, je suis obligé de
1. Dans les Scythes.
2. Éditeurs, dô Cayrol et François.
ANNÉE 1715 7. 241
vous écrire encore. La nouvelle édition, à laquelle on travaille
à Genève, sera achevée dans deux jours, et il a fallu envoyer
la pièce telle qu'elle est en Hollande, pour prévenir l'édition
qu'on y allait faire suivant celle de Paris. Me voilà donc engagé
absolument à ne plus rien changer. On traduit cette pièce en
italien et en hollandais. Les éditeurs et les traducteurs auraient
trop de reproches à me faire si je les gênais par de nouveaux
changements.
Je vous dirai encore que plus je réfléchis sur l'idée de la
nécessité d'un mariage en Scythie, et sur l'addition d'un mono-
logue au deuxième acte, plus je trouve ces additions entièrement
opposées au tragique. Tout ce qui n'est pas de convenance est
froid ; et ce monologue, dans lequel Obéide s'avouerait à elle-
même son amour, tuerait entièrement son rôle ; il n'y aurait plus
aucune gradation. Tout ce qu'elle dirait ensuite ne serait qu'une
malheureuse répétition de ce qu'elle se serait déjà dit à elle-même.
Je préfère à tous les monologues du monde ces quatre vers que
vous et Mme d'Argental m'avez conseillés :
Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va , si j'aime en secret les lieux où je suis née ,
Mon cœur doit s'en punir; il se doit imposer
Un frein qui le retienne et qu'il n'ose briser, etc.
En un mot, je vous conjure d'engager le premier gentilhomme
de la chambre à exiger de Mole une ou deux représentations;
cela ne peut nuire à sa santé. Le rôle d'Indatire n'est point du
tout violent, et il n'y a guère de principal rôle comiquejqui ne
demande beaucoup plus d'action. Il serait fort triste et fort dé-
placé que Lacombe, à qui j'ai rendu service, refusât de sacrifier
ce qui peut lui rester de son édition pour en faire une pi us com-
plète, surtout lorsqu'il ne lui en coûte que cent écus pour Lekain.
Je pense bien donner à Lekain les cent autres écus, puisque, en
d'autres occasions, je lui ai donné cinq ou six fois davantage.
J'envoie à Lekain, par cet ordinaire, un exemplaire con-
forme aux vôtres, à un ou deux vers près. J'ai oublié, à la
page /i5 :
Ils vaincront avec moi. Qui tourne ici ses pas?
au lieu de :
Quel mortel tourne vers moi ses pas ?
45. — Correspondance. XIII. 1(3
242 CORRESPONDANCE.
Je crois aussi qu'à la page 73 il faut :
Connaissez dans quel sang vous plongerez mes mains;
au lieu de :
vous enfoncez mes mains.
Je me jette à vos pieds et je vous demande mille pardons de
tant de tourments; mais je vous supplie que je vous aie l'obliga-
tion de la représentation que je demande aux comédiens, et de
l'édition que je demande à Lacombe, édition d'ailleurs dont je
lui achèterai deux cents exemplaires pour envoyer aux acadé-
mies dont je suis, et dans les pays étrangers. Je me mets à vos
pieds, mon cher ange, toujours honteux de mes importunités, et
toujours le plus importun des hommes.
6863. — A M. LE MARQUIS DE VILLE VIEILLE.
27 avril.
Je prie mon digne chevalier de vouloir bien me mander dans
quel endroit du Languedoc demeure le sieur de La Beaumelle.
Je me réjouis avec mon brave chevalier de l'expulsion des jésui-
tes. Le Japon commença par chasser ces fripons-là ; les Chinois
ont imité le Japon ; la France et l'Espagne imitent les Chinois.
Puisse-t-on exterminer de la terre tous les moines qui ne valent
pas mieux que ces faquins de Loyola! Si on laissait faire la
Sorbonne, elle serait pire que les jésuites : on est environné de
monstres.
On embrasse bien tendrement notre digne chevalier. On
l'exhorte à combattre toujours, et à cacher ses marches aux en-
nemis.
A M. LE K AIN.
27 avril.
Vous me ferez un extrême plaisir, mon cher ami , d'essayer
une ou deux représentations des Scythes, à votre retour de Gre-
noble, suivant la leçon nouvelle ci-jointe. Engagez M. Mole à se
prêter à mes désirs. Je serais au désespoir de nuire à sa santé ;
mais il joue dans le comique, et son rôle dans les Scythes est bien
moins violent que plusieurs rôles de comédie ; je m'en tiendrai
même à une seule représentation. Elle vous attirera certainement
ANNÉE 1767. 243
beaucoup de monde, en annonçant qu'elle sera donnée suivant
une nouvelle édition qu'on a reçue de Genève.
J'ai à vous demander pardon, mon cher ami, de vous avoir
fait un rôle dont le fond n'est pas aussi intéressant que celui
d'Indatire; il n'a pas ce tragique lier et terrible de Ninias, d'O-
reste, et de quelques rôles dans lesquels j'ai servi heureusement
vos grands talents. C'est un très-jeune homme amoureux comme
un fou, fier, sensible, empressé, emporté, qui ne doit mettre
clans l'exécution de son personnage aucune de ces pauses, les-
quelles font ailleurs un très-bel effet. Il doit surtout couper la
parole à Obéide avec un empressement plein de douleur et
d'amour. Je ne doute pas que vous n'ayez réparé, par cet art que
vous entendez si bien, le peu de convenance qui se trouve peut-
être entre ce personnage et le caractère dominant de votre jeu.
J'ai envoyé à M. d'Argental deux exemplaires pareils à celui
que je vous envoie. J'ai été dans la nécessité absolue de m'en
tenir à cette édition, parce que l'on réimprime actuellement la
pièce en plusieurs endroits, et qu'on la traduit en italien et en
hollandais. Je n'ai pas eu un moment à perdre, et il est impos-
sible d'y rien changer désormais sans faire du tort aux traduc-
teurs et aux éditeurs.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous avez de l'amitié
pour moi, faites ce que je vous demande. Il vous sera bien aisé
de faire porter sur les rôles les changements que vous trouverez
à la main dans l'exemplaire ci-joint.
6865. — A M. D AMILA VILLE.
29 avril.
Monsieur, comme je sais que vous aimez les belles-lettres, je
crois ne pas vous importuner en vous dépêchant les deux bro-
chures1 ci-jointes, qui ne se débitent pas encore clans la ville de
Lyon, mais que je me suis procurées par le canal d'un de mes
amis qui est fort au fait de la littérature.
On dit que M. de Voltaire, par le conseil des médecins, va
quitter le pays de Gex. C'est en effet un climat trop dur pour sa
vieillesse, et pour une santé aussi faible que la sienne. L'air de
la Saône est beaucoup plus favorable. Mais je plains beaucoup
1. Ce doit être la Lettre sur les Panégyriques (voyez tome XXVI, page 307)
et les Homélies précitées à Londres (voyez ibid., page 315).
344 CORRESPONDANCE.
les environs de Ferney, qui vont retomber dans leur ancienne
misère si M. de Voltaire vient en effet s'établir ici.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec tous les sentiments que
je vous ai voués, etc.
Boursier.
6866. — DU CARDINAL DE BERNIS.
A Alby, le 30 avril.
J'ai lu, mon cher confrère, les Scythes imprimés, avec l'éloge des deux
grands satrapes de Babylone. J'ai trouvé dans cette pièce des changements
heureux, et plusieurs morceaux qui prouvent que vous pouvez encore rem-
plir cette carrière avec plus de force et d'intérêt que nos jeunes gens. Si
vous m'envoyez des vers, faites en sorte que je puisse m'en vanter. Je ne
suis ni pédant, ni hypocrite; mais sûrement vous seriez bien fâché que je
ne fusse pas ce que je dois être et paraître. Vous me ferez grand plaisir de
m'envoyer les mémoires des Sirven. Je suis très-disposé à trouver innocents
les malheureux; on ne peut d'ailleurs être plus éloigné que je le suis du
fanatisme en tout genre. J'aime l'ordre et la paix. L'humanité a sur moi les
droits les plus étendus. A propos d'humanité, avez-vous lu le discours d'un
avocat général de Grenoble? Quoiqu'il donne quelquefois dans l'enflure et
l'enluminure modernes, on ne peut s'empêcher d'être remué en lisant cet
ouvrage. Finissez votre petite guerre. Prolongez, embellissez votre couchant,
en riant des ridicules, en donnant aux jeunes écrivains des leçons et des
exemples, et en faisant les délices de vos amis. Adieu, mon cher confrère ;
je vous aime autant que je vous admire.
Je n'approuve pas que la Sorbonne censure Bélisaire , qui respire les
bonnes mœurs, et je n'approuve pas non plus que notre confrère se soit
exposé à la censure par un chapitre épisodique l, et qui ne tient à rien.
6867. — A M. LA COMBE.
A Ferney, avril.
Si vous m'aviez pu répondre plus tôt, monsieur, je vous aurais
envoyé tous les changements que j'ai faits à mesure pour mon
petit théâtre de Ferney, et votre nouvelle édition des Scythes aurait
été complète. Je vous les envoie à tout hasard par M. Marin.
Je compte toujours sur votre amitié, et je vous prie de donner
un petit honoraire de vingt-cinq louis d'or à AI. Lekain, pour
toutes les peines qu'il a bien voulu prendre : car, quoique cette
1. Le chapitre xv, sur lequel portait principalement la censure de la Sorbonne.
(Note de Bouryoiny.)
ANNÉE 1767. 245
pièce ne fût point faite du tout pour Paris, il faut pourtant té"
moigner sa reconnaissance à celui qui s'est donné tant de peine
pour si peu de chose. Je suppose que la pièce a quelque succès :
si vous y perdez, je suis prêt à vous dédommager; vous n'avez
qu'à parler.
Je voudrais vous avoir donné un meilleur ouvrage; mais, à
mon âge, on ne fait ce que l'on veut en aucun genre ; on boit
tristement la lie de son vin.
Mandez-moi, le plus tôt que vous pourrez, quel est l'auteur1
du Supplément à la Philosophie de l'Histoire de feu M. l'abbé Bazin,
mon cher oncle. C'est un digne homme, qui mérite de recevoir
incessamment de mes nouvelles; mais vous me ferez plus de
plaisir de me donner des vôtres.
N. B. Je suis bien fâché contre vous de ce que, dans votre
Avant-Coureur, vous imprimez toujours français par un o. Je
vous demande en grâce de distinguer mon bon patron saint
François d'Assise de mes chers compatriotes. Imprimez, je vous
en prie, anglais, français. Si j'osa's, j'irais jusqu'à vous prier de
mettre un a à tous les imparfaits, etc. ; maisje ne suis pas encore
assez sûr de votre amitié pour vous proposer une si grande con-
spiration.
6808. — A M. DE BELMOi\T2.
Sans date (1767, avec !e timbre de Genève).
M***, qui veut bien se charger du rôle de Sozame dans la
tragédie des Scythes, est prié de corriger ces deux vers qui se
trouvent sur son rôle au premier acte :
Nous partons dans la nuit, nous traversons le Phase,
Elle affronte avec moi les glaces du Caucase.
Le Caucase et le Phase sont trop loin de la roule que Sozame
a prise : c'est une faute de géographie qu'on doit absolument
rectifier ; on a mis à la place :
Nous partons; nous marchons de montagne en abîme;
Du Taurus escarpé nous franchissons la cime 3.
1. Cet ouvrage est de Larcher; voyez l'avertissement de Beuchot, tome XI.
2. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 1840.
3. C'est ainsi que ces vers (acte I, scène m) se trouvent dans la présente édi-
tion ; voyez tome VI, page 284.
246 CORRESPONDANCE.
6869. — A M. DE LA BORDE i .
1er mai.
Notre Cbabanon arrive; il a la plus grande opinion de mon
Orphée2 de Versailles. Il nous a trouvés dans de grands embar-
ras. Si mon Orphée trouve des épines dans ce meilleur des
mondes, nous y trouvons des loups et des tigres. La boîte de
Pandore est inépuisable. J'espère que votre belle musique adou-
cira les mœurs.
J'ai trouvé enfin la brochure que vous demandez3; je vous
l'envoie, sachant bien qu'on peut tout confier à un homme aussi
sage que vous. Ces petites plaisanteries des huguenots n'ébran-
lent pas votre religion ; elles n'ont jamais dérangé la mienne. J'ai
été toujours bon sujet et bon catholique, et j'espère mourir dans
ces sentiments.
Je suis bien fâché que M. Marmontel ait prétendu qu'il pou-
vait y avoir de la vertu chez des rois et chez des philosophes qui
n'étaient pas catholiques. J'espère que la Sorbonne, qui est le
concile perpétuel des Gaules, préviendra le scandale qu'une telle
opinion peut donner. On dit que le révérend père Bonhomme,
cordelier, prépare une censure admirable de cette hérésie. Vous
qui cultivez avec succès un des plus beaux arts, vous ne vous
mêlez point de querelles théologiques: vous vous bornez à faire
le charme de nos oreilles et celui de la société.
Que dites-vous de votre chevalier4, qui va faire l'éducation
d'une Mlle de Provenchère? On m'écrit qu'elle est charmante, et la
vraie fille d'une mère qui l'était. Notre chevalier n'est pas un
trop mauvais précepteur. Croyez-vous qu'il lui permette de
mettre du rouge? Pensez-vous que l'esprit qu'on donne à la jeune
enfant dégénère entre ses mains? Faites passer la brochure à ce
chevalier, et dites-lui combien je l'aime.
6870. — A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Je rends grâce à Votre Majesté de ce qu'elle a daigné m'en-
voyer, par M. de Catt, la réponse qu'elle a faite à Marmontel sur
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. La Borde lui-môme.
3. Sans doute les Questions de Zapata.
4. 11 doit s'agir de Rochefort, qui se mariait.
5. Ce fragment est bien de l'année 1767, comme on peut le voir par son con-
ANNÉE 4 707. 2i7
la Poétique1. Que de leçons elle nous donne! Votre digne Suisses
m'a écrit une lettre charmante. Il s'estime heureux d'avoir vu
ces grandes scènes où Votre Majesté a joué si supérieurement
son rôle. Pour moi, je l'estime plus heureux d'être chaque jour
aux pieds de mon héros, s'occupant du bonheur de son peuple.
6871. — DE MADAME VEUVE DUCIIESNE'.
A Paris, le 2 mai 17(57.
Monsieur, ce n'était pas sur la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire
ce mois dernier que je comptais avoir raison de mes justes plaintes, mais
bien, monsieur, dans votre justice. Je sais que les louanges, quoiqu'elles
vous soient dues, ne vous affecteront jamais au point de vous faire faire ce
que votre équité n'approuve pas. J'ai donc fondé mon espérance plus dans
vous-même que dans les plus belles phrases que j'aurais pu employer à ce
sujet. Je ne connais rien autre que la vérité.
Certainement, mon intention est la plus ferme de ne jamais réimprimer
aucun de vos ouvrages sans vous en faire part, et prendre en conséquence
les avis que vous voudrez bien me communiquer. Ce n'est que par un
malentendu, et l'éloignement les uns des autres, si jusqu'à présent il en a été
agi autrement : chose pour laquelle je vous supplie, monsieur, d'en faire un
oubli général parla promesse la plus sincère que je vous fais que vous aurez
lieu d'être content par la suite.
Comme je veux absolument rendre moins défectueux ce qui ms reste de
cette édition de votre théâtre, j'ai envoyé à M. Thieriot un exemplaire, pour
qu'il ait la bonté d'y sabrer généralement tout ce qu'il jugera à propos
d'après vos intentions; et comme le tome V sera quasi refait, je vous sup-
plie, monsieur, de me faire savoir si je puis mettre à la fin de ce tome la
pièce des Scythes, ainsi que toute autre chose, pour rendre cette édition au
gré de vos désirs : ceci ne sera cependant qu'en attendant la belle édition
que je me propose de faire immédiatement après la Henriade.
A propos de la Henriade, M. Thieriot a bien voulu se charger de vous
tenu. La lettre de d'Alembert à Frédéric, du 10 avril de la même année, nous
apprend que ce fut en effet vers ce temps que le roi envoya à Marmontel ses
observations sur la Poétique de cet écrivain. Cependant M. Beuchot a inséré ce
fragment dans une lettre de Voltaire à Frédéric qui est réellement du 31 juillet
1772, date sous laquelle elle est placée avec raison dans l'édition de Kehl; mais
l'habile éditeur français a commis la même erreur que les éditeurs de Bàle, en
assignant à cette lettre la date du 2 mai 1767, à laquelle n'appartient que le frag-
ment qui nous occupe. (OEuvres de Frédéric le Grand, note de l'édition Preuss .)
1. La réponse aux remarques de Frédéric se trouve dans les OEuvres com-
plètes de Marmontel, Paris, 1820, tome VII, ue partie, pages 828-831.
2. De Catt était Suisse; voyez tome XL, page 60.
3. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
248 CORRESPONDANCE.
faire passer quelques épreuves des gravures; comme ce ne sont que des
épreuves, s'il y avait quelque chose qui ne vous plût pas, j'y ferai retoucher
sur vos remarques, avant de faire tirer pour l'édition. La première figure,
qui est destinée pour être placée devant le titre, devait vous être envoyée
il y a déjà bien du temps; mais je ne l'ai différé que parce que je voulais
l'accompagner de quelques autres : c'est la même raison pour laquelle j'ai
différé aussi de vous accuser la réception de l'exemplaire qui doit servir de
copie pour l'impression, qui, quoique pas encore commencée, sera plus tôt
faite que les gravures : je fais faire un papier exprès à Annonay par celui
qui a remporté le prix proposé par le ministre chargé du département du
commerce. Enfin je tâcherai de ne rien épargner pour mériter votre estime
et votre amitié. J'espère que, d'après la sincérité de mes sentiments pour
vous et pour vos œuvres, vous voudrez bien m'honorer d'une lettre qui
satisfera les désirs que j'ai de me réconcilier avec vous.
Je suis avec respect, monsieur, etc.
P. S. J'ai à vous dire, monsieur, qu'il se débite dans Paris fort souvent
des ouvrages qui paraissent être de mon fonds, et que souvent je ne connais
pas: ce sont des auteurs qui les font imprimer pour leur compte et les font
débiter de même, en y faisant mettre mon adresse, parce que la maison a
une sorte de célébrité. Je m'en suis déjà plainte, et j'espère que je parvien-
drai à empêcher un abus qui me compromet vis-à-vis des personnes pour
qui je dois avoir toutes sortes d'égards.
6872. — A M. D'ALEMBERT.
3 mai.
M. Necker, qui part dans l'instant, mon cher et véritable phi-
losophe, vous rendra une Lettre au Conseiller1. Messieurs de la
poste en ont butiné deux, selon leur louable coutume. Ces mes-
sieurs de la poste aux lettres deviendront des gens très-lettrés :
ils se forment une belle bibliothèque de tous les livres qu'ils sai-
sissent. Chaque pays, comme vous voyez, a son inquisition; vous
n'êtes pas plus tôt délivré des renards que vous tombez clans la
main des loups.
Votre Lettre au Conseiller devrait exciter le monde à faire une
battue. Ne voudriez-vous point ajouter à l'histoire de la Destruc-
tion quelque chose concernant l'Espagne2, en retranchant le der-
nier chapitre touchant le serment que devaient prêter les jésuites,
chapitre devenu inutile par les précautions que l'on a prises en
France contre ces pauvres diables, dignes aujourd'hui de pitié?
i. Opuscule de d'Alembert; voyez tome XLIII, page 473.
2. D'Alembert publia une Seconde lettre à !/.***, etc., sur Védit du roi d'Es-
parjne pour l'expulsion des jésuites. Elle circulait en juin (voyez lettre 6913).
ANNÉE 17 67. 2/|9
L'imbécile et ignorant libraire qui s'est chargé de votre seconde
édition ne l'aura pas achevée sitôt. Je n'ai de lui aucune nouvelle;
toute communication est interrompue entre Genève et la France.
On s'est imaginé assez ridiculement que je suis en France ; et
je m'aperçois en effet que j'y suis, parce que je manque de tout.
Je ne sais comment on fera pour faire passer dans votre monar-
chie française la Lettre au Conseiller. Il n'est plus permis de lire,
et il n'y a que les auteurs du Journal chrétien et Fréron qui aient
la liberté d'écrire.
Vous verrez par les deux petites pièces ci-jointes1 qu'on ne
rogne pas les ongles de si près dans les pays étrangers. L'exemple
que donne l'impératrice de Russie est unique dans ce monde.
Elle a envoyé quarante mille Russes prêcher la tolérance, la
baïonnette au bout du fusil. Vous m'avouerez qu'il était bien
plaisant que les évoques polonais accordassent des privilèges à
trois cents synagogues, et ne voulussent plus souffrir l'Église
grecque.
Ronsoir, moucher philosophe; souvenez-vous, je vous en
prie, que je n'ai aucune part aux Anecdotes sur Bèlisaire. On m'ac-
cuse de tout : voyez la malice !
6873. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, 4 mai.
Gens inimica mihi Tyrrhenum navigat asquor,
Hium in Italiam portans, victosque Pénates.
(Vikg., /En., lib. I, v. G7.)
Voilà, mon cher et illustre philosophe, ce que disait l'autre jour des
jésuites d'Espagne un abbé italien 2 qui, comme vous voyez, les aime tendre-
ment, attendu qu'ils ont empêché son oncle d'être cardinal. Et vous, mon
cher maître, que dites- vous de cette singulière aventure? Ne pensez-vous
pas que la société se précipite vers sa ruine? ne pensez- vous pas qu'elle tra-
vaille depuis longtemps à mériter ce qui lui arrive aujourd'hui, et qu'elle
recueille ce qu'elle a semé? Mais croyez-vous tout ce qu'on dit à ce sujet?
croyez-vous à la lettre de M. d'Ossun, lue en plein conseil, et qui marque
que les jésuites avaient formé le complot d'assassiner, le jeudi saint, bon
jour, bonne œuvre, le roi d'Espagne et toute la famille royale? Ne croyez-
vous pas , comme moi, qu'ils sont bien assez méchants, mais non pas assez
1. V Anecdote sur Bèlisaire (voyez tome XXVI, page 109); et la Seconde Anec-
dote sur Bèlisaire (voyez tome XXVI, page 169.)
2. Galiani.
250 CORRESPONDANCE.
fous pour cela, et ne désirez-vous pas que cette nouvelle soit tirée au clair?
Mais que dites-vous de l'édit du roi d'Espagne, qui les chasse si brusque-
ment? Persuadé, comme moi, qu'il a eu pour cela de très-bonnes raisons,
ne pensez-vous pas qu'il aurait bien fait de les dire, et de ne les pas ren-
fermer dans son cœur royal !? Ne pensez-vous pas qu'on devrait permettre
aux jésuites de se justifier, surtout quand on doit être sûr qu'ils ne le
peuvent pas? ne pensez-vous point encore qu'il serait très-injuste de les
faire tous mourir de faim, si un seul frère coupe-chou s'avise d'écrire bien ou
mal en leur faveur? Que dites-vous aussi des compliments que fait le roi
d'Espagne à tous les autres moines, prêtres, curés, vicaires et sacristains de
ses États, qui ne sont, à ce que je crois, moins dangereux que les jésuites
que parce qu'ils sont plus plats et plus vils? Enfin ne vous semble-t-il pas
qu'on pouvait faire avec plus de raison une chose si raisonnable? Le cœur
royal me fait souvenir de la surprise impériale d'un certain Rescril de
l'empereur de la Chine -. Ma surprise de tout ce qui arrive, et de la manière
dont il arrive, n'est ni royale ni impériale, mais n'en est ni moins grande
ni moins fondée. Après tout, il faut attendre la fin.
Soyez sûr que c'est à M. Hume, et point à d'autres, que Rousseau est
redevable de sa pension. Soyez sûr qu'il s'en doute bien lui-même; mais il
ne veut pas paraître le savoir, et son cœur reconnaissant en sera plus à son
aise. La Sorbonne vient de faire imprimer trente-sept propositions extraites
du livre de Marmontel 3, et qu'elle se propose de qualifier dans un gros
volume qu'elle donnera quand il plaira à Dieu. Cet extrait va d'avance la
couvrir d'opprobre. Voici une des propositions par où vous pourrez juger
des autres : « La vérité brille de sa propre lumière, et l'on n'éclaire pas les
esprits avec la flamme des bûchers 4. » Que dites-vous de cette impudente
et odieuse canaille? On dit que vous allez demeurera Lyon; permettez-moi
de vous demander, par le tendre intérêt que je prends à vous, si vous y
avez bien pensé. N'est-ce pas vous mettre à la merci d'une race d'hommes
aussi méchante que les jésuites, plus puissante et plus dangereuse, et plus
déterminée à chercher les moyens de vous nuire? Pourquoi quittez-vous le
ressort du parlement de Rourgogne, dont vous avez lieu d'être content?
Adieu, mon cher maître; le papier m'oblige de finir; je vous embrasse
de tout mon cœur.
P. S. M. le chevalier de Rochefort, que je viens de voir, et qui , par
parenthèse, vous aime à la folie, est inquiet de deux; paquets qu'il vous a
envoyés contre-signes Vice-chancelier, et dont vous ne lui avez point
accusé la réception. Il me charge de vous faire mille compliments. M. de
Chabanon part mercredi pour vous aller voir; je lui envie bien le plaisir
qu'il aura. Je me flatte au moins qu'il vous dira combien je vous aime , et
1. L'édit qui chasse les jésuites d'Espagne n'en donne pas les raisons, et porte
que le roi les renferme dans son cœur royal.
2. Voyez tome XXIV, page 231.
3. Iiélisaire.
4. Chapitre xv de Iiélisaire.
ANNÉE 4 707. Soi
combien j'ai do plaisir à lui parler de vous. Il vous apporte une tragédie
dont je crois que vous serez content, supposé pourtant quo je n'aie point
été séduit par la lecture que je lui en ai entendu faire, car il est impossible
de mieux lire. Je viens d'apprendre que l'arrêt du parlement qui renvoie les
évoques chez eux vient d'être cassé par un arrêt du conseil. Les jansénistes,
qui, comme vous savez, sont fort plaisants, ne manqueront pas de dire que
le roi vient d'ordonner aux évêques de ne point résider. Cette aventure fera
sans doute dire et faire bien des sottises aux imbéciles et aux fanatiques des
deux partis. Vous ne voulez donc pas m'envoyer celte petite figure l que je
vous demande depuis tant de temps avec tant d'instance ? Est-ce que l'ori-
ginal ne m'en croit pas digne, ou bien est-ce qu'il ne m'aime plus? J'aurais
bien envie de le quereller aussi sur ce que je ne reçois jamais de lui rien
de ce qu'il pourrait m'envoyer; ni l'Anecdote sur Bélisaire , de son ami
l'abbé Mauduit2; ni les Honnêtetés littéraires 3; que je n'ai pas encore
lues; ni la Lettre à Élie de Beaumont i; ni le poëme sur la belle Guerre
de Genève 5, aussi intéressante que celle de nos pédants en robe et en sou-
tane. Dites, je vous prie, à l'auteur de toutes ces pièces qu'il a tort d'oublier
ainsi ses amis.
6874. — A M. DAMILAVILLE.
Je vois, mon cher ami, qu'il y a dans le monde des gens
alertes qui ont dévalisé les licenciés espagnols6 que je vous avais
envoyés ; et, à l'égard de la Destruction des Jésuites, je ne compte
pas qu'elle soit sitôt prête, attendu la négligence et l'imbécillité
des gens qui s'en sont chargés.
J'envoie à M. d'Alembert un exemplaire de sa Lettre au Con-
seiller, par M. Necker7. Il doit vous faire remettre aussi des chif-
fons qui ne valent pas cette lettre, deux Zapata et deux Honnê-
tetés.
Je suis bien faible, bien languissant, mon cher ami ; c'est un
grand effort d'écrire de ma main ; mon cœur vous en dit cent
fois plus que je ne vous en écris.
Ah ! qu'importe que les jésuites soient chassés d'Espagne, s'il
n'est pas permis de penser en France ?
1. Un des bustes que faisait le sculpteur de Saint-Claude, dont il est parlé
dans les lettres 6252, 63 i6, 6592, 6832.
2. C'est sous le nom de l'abbé Mauduit que fut imprimée l'Anecdote- (première)
sur Bélisaire.
3. Voyez tome XXVI, page 115.
4. C'est la lettre 0804.
5. Ce poëme est au tome IX.
6. Les Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
7. Voyez la lettre 6872.
252 CORRESPONDANCE.
6875. — A M. LE COMTE D'ARGEM AL.
Vous êtes plus aimable que jamais, mon cher ange, et moi
plus importun et plus insupportable que je ne l'ai encore été.
Moi, qui suis ordinairement si docile, je me trouve d'une opiniâ-
treté qui me fait sentir combien je vieillis. Ce monologue que
vous demandez, je l'ai entrepris de deux façons : elles détruisent
également tout le rôle d'Obéide. Ce monologue développe tout
d'un coup ce qu'Obéide veut se cacher à elle-même dans tout le
cours de la pièce. Tout ce qu'elle dira ensuite n'est plus qu'une
froide répétition de son monologue. Il n'y a plus de gradations,
plus de nuances, plus de pièce. Il est de plus si indécent qu'une
jeune fille aime un homme marié, cela est si révoltant chez
toutes les nations du monde, que, quand vous y aurez fait
réflexion, vous jugerez ce parti impraticable.
Il y a plus encore : c'est que ce monologue est inutile. Tout
monologue qui ne fournit pas de grands mouvements d'éloquence
est froid. Je travaille tous les jours à ces pauvres Scythes, malgré
les éditions qu'on en fait partout.
Lacombe vient d'en faire une qu'il m'envoie, mais il n'y a
pas la moitié des changements que j'ai faits ; il ne pouvait pas
encore les avoir reçus. Il n'a fait cette nouvelle édition que dans
la juste espérance où il était que la pièce serait reprise après
Pâques. C'est encore une raison de plus pour que je ne puisse
exiger de lui qu'il donne cent écus a Lekain ; j'aime beaucoup
mieux les donner moi-môme.
Il est bien vrai que tout dépend des acteurs. Il y a une diffé-
rence immense entre bien jouer et jouer d'une manière tou-
chante, entre se faire applaudir et faire verser des larmes. M. de
Chabanon et M. de La Harpe viennent d'en arracher à toutes les
femmes dans le rôle de Nemours et dans celui de Vendôme, et à
moi aussi.
Je doute fort qu'on puisse faire des recrues pour Paris. On a
écarté et rebuté les bons acteurs qui se sont présentés; je ne
crois pas qu'il y en ait actuellement deux en province dignes
d'être essayés à Paris. Je vous l'ai déjà dit, les troupes ne subsis-
tent plus que de l'opéra-comique. Tout va au diable, mes anges,
et moi aussi.
Ma transmigration de Pabylone me tient fort au cœur. Ce que
vous me faites entrevoir redoublera mes efforts ; mais j'ai bien
ANNÉE 4767. 253
peur que Ja situation présente de mes affaires ne me rende cette
transmigration aussi difficile que mon monologue. Je me trouve
à peu près dans le cas de ne pouvoir ni vivre clans le pays de Gex,
ni aller ailleurs. Figurez-vous que j'ai fondé une colonie à Fer-
ney ; que j'y ai établi des marchands, des artistes, un chirur-
gien ; que je leur bâtis des maisons ; que, si je vais ailleurs, ma
colonie tombe ; mais aussi, si je reste, je meurs de faim et de
froid. On a dévasté tous les bois ; le pain vaut cinq sous la livre;
il n'y a ni police ni commerce. J'ai envoyé à M. le duc de Choi-
seul, conjointement avec le syndic de la noblesse, un mémoire
très-circonstancié l. J'ai proposé que M. le duc de Choiseul ren-
voyât ce mémoire à M. le chevalier de Jaucourt, qui commande
dans notre petite province. Il a oublié mon mémoire, ou s'en est
moqué; et il a tort, car c'est le seul moyen de rendre la vie à un
pays désolé, qui ne sera plus en état de payer les impôts. On a
voulu faire, malgré mon avis, un chemin qui conduisît de Lyon
en Suisse en droiture ; ce chemin s'est trouvé impraticable.
Je vous demande pardon de vous ennuyer de ces détails;
mais je vois qu'avec la meilleure volonté du monde on nous
ruinera sans en retirer le moindre avantage. Je me suis dégoûté
de la Guerre de Genève, je n'ai point mis au net le second chant,
et je n'ai pas actuellement envie de rire.
J'écris lettre sur lettre2 au sculpteur qui s'est avisé de faire
mon buste : c'est un original capable de me faire attendre trois
mois au moins, et ce buste sera au rang de mes œuvres pos-
thumes.
Il peut être encore un acteur à Genève dont on pourrait faire
quelque chose. Il est malade; quand il sera guéri, je le ferai
venir : La Harpe le dégourdira ; pour moi, je suis tout engourdi.
D'ordinaire la vieillesse est triste, mais la vieillesse des gens de
lettres est la plus sotte chose qu'il y ait au monde. J'ai pourtant
un cœur de vingt ans pour toutes vos bontés; je suis sensible
comme un enfant; je vous aime avec la plus vive tendresse.
6876. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 5 mai.
J'aurais cru, pendant les troubles'qui désolaient l'Europe, que la terre de
Ferney et la ville de Genève étaient l'arche où quelques justes furent pré-
1. Il m'est inconnu. (B.)
2 On n'a aucune de ces lettres au sculpteur de Saint-Claude,"dont il est parlé
dans les nos 6252, 6346, 6592, 6832, 6873.
254 CORRESPONDANCE.
serves des calamités publiques. Mais, il faut l'avouer, il n'est aucun lieu où
l'inquiétude des hommes et l'enchaînement fatal des causes ne puissent
amener ce fléau1. Je plains les citoyens de la Rome calviniste de se trouver
réduits à la dure nécessité d'abandonner leur patrie, ou de renoncer aux
privilèges de leur liberté. Ils ont affaire à trop forte partie, et les Français
les traitent à la rigueur. Lentulus2, qui a fait un tour en sa patrie, s'était
proposé de passer chez vous, si ce cordon impénétrable ne l'en eût empêché.
Voilà comme tout se dénature par les lois de la vicissitude.
La ville de Jérusalem, bâtie par le peuple de Dieu, est possédée par les
Turcs; le Capitule, cet asile des nations, ce lieu auguste où s'assemblait un
sénat maître de l'univers, est maintenant habité par des récollets; et Fer-
ney, douce et agréable retraite philosophique, sert de quartier général aux
troupes françaises. Mais vous adoucirez ces guerriers farouches, comme
Orphée, votre devancier, apprivoisa les tigres et les lions.
Il est fâcheux que vous soyez assujetti, comme le reste des êlres, aux
infirmités de l'âge; il faudrait que les corps joints à des âmes privilégiées
comme la vôtre en fussent exempts. Les arts et la société de notre petite
contrée regretteront à jamais votre perte. Ce ne sont pas de celles qu'on
répare facilement; aussi votre mémoire ne périra-t-elle pas parmi nous.
Vous pouvez vous servir de nos imprimeurs selon vos désirs. Ils jouissent
d'une liberté entière, et comme ils sont liés avec ceux de Hollande, de
France et d'Allemagne, je ne doute pas qu'ils n'aient des voies pour faire
passer les livres où ils le jugent à propos.
Voilà pourtant un nouvel avantage que nous venons d'emporter en
Espagne : les jésuites sont chassés de ce royaume. De plus, les cours de
Versailles, de Vienne et de Madrid, ont demandé au pape la suppression d'un
nombre considérable de couvents. On dit que le saint-père sera obligé d'y
consentir, quoique en enrageant. Cruelle révolution ! A quoi ne doit pas
s'attendre le siècle qui suivra le nôtre? La cognée est mise à la racine de
l'arbre : d'une part, les philosophes s'élèvent contre les absurdités d'une
superstition révérée; d'une autre, les abus de la dissipation forcent les
princes à s'emparer des biens de ces reclus, les suppôts et les trompettes
du fanatisme. Cet édifice, sapé par ses fondements, va s'écrouler, et les nations
transcriront dans leurs annales que Voltaire fut le promoteur de cette révolu-
tion qui se fit au xixc 3 siècle dans l'esprit humain.
Qui aurait dit au xuc siècle que la lumière qui éclairerait le monde
viendrait d'un petit bourg suisse nommé Ferney? Tous les grands hommes
communiquent leur célébrité aux lieux qu'ils habitent et au temps où ils
fleurissent.
On m'écrit de Paris qu'on m'enverra les Scythes. Je suis bien sûr que
cette pièce sera intéressante et pathétique; heureux talents qui font le charme
1. « Amener le fléau de guerrre. » (OEuvres posthumes, édition de Berlin.)
2. Robert-Scipion, baron de Lentulus, était un général prussien qui avait l'ait
toutes les campagnes avec Frédéric, et qui était né en Suisse.
3. « Au xvmc. » (OEuvres posthumes, édition de Berlin.)
ANNÉE 4 7 67. 255
de toutes vos tragédies! J'ai vu des tragédies et (les panégyriques du jeune
poè'te1 dont vous me parlez; il a du feu et versifie bien. Je vous suis obligé
de son épître, que vous voulez me communiquer. On m'a envoyé le Bëli-
saîre de Marmontel. Il faut que la Sorbonne ait été de bien mauvaise
humeur pour condamner l'envie que l'auteur a de sauver Cicéron et Marc-
Aurèle. Je soupçonnerais plutôt que le gouvernement a cru apercevoir quel-
ques allusions du règne de Justinien à celui de Louis XV, et que, pour
chagriner l'auteur, il a lâché contre lui la Sorbonne, comme un matin accou-
tumé d'aboyer contre qui on l'excite.
Conservez-vous toutefois, et ménagez votre vieillesse dans votre quartier
général de Ferney. Souvenez-vous qu'Archimède, pendant qu'on donnait
l'assaut à la ville qu'il défendait, résolvait tranquillement un problème, et
soyez persuadé que le roi Hiéron s'intéressait moins à la conservation de
son géomètre que moi à celle du grand homme que le cordon des troupes
françaises entoure.
FÉDÉR1C.
A M. D'ALEMBERT.
Si on vous a appelé Rabsacès2, mon cher philosophe, on
m'appelle Capanée3. Nos savants d'aujourd'hni prodiguent les
titres «honorifiques. Je vous garderai le secret : dites-moi quel
est le cuistre nommé Foucher4 qui vient, dit-on, de faire un
Supplément à la Philosophie de l'Histoire? N'est-il pas de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres? S'il y a des académies de poli-
tesse et de raison, je ne crois pas qu'il y soit reçu.
Je vous ai mandé 3 que je vous avais envoyé par M. Necker
un volume de la Lettre au Conseiller; mais Dieu sait quand
M. Necker arrivera à Paris.
Faites-moi, je vous prie, réponse en droiture sur mon ami
Foucher. Je ne sais qu'est devenu le libraire à qui on a donné
la Destruction jésuitique. Nous avons quatre mille cinq cents sol-
dats autour de Genève ; c'est la seule nouvelle que j'aie. Quand
1. La Harpe.
2. A la page 29 de la Lettre à un ami sur un écrit intitulé Sur la destruction
dos jésuites, par un auteur désintéressé.
3. C'est dans la Préface de son Supplément à la Philosophie de l'Histoire
(page 33 de la première édition, et 31 de la seconde) que Larcher appelle Voltaire
« un Capanée ».
4. Ce n'est point Foucher, mais Larcher.
5. Si c'est par une lettre autre que le n" 6872, cette autre lettre manque. Il
est possible toutefois que Voltaire entende parler du n° 6874 adressé à Damila-
ville.. aui communiquait àd'Alembert ce qu'il recevait de Voltaire.
256 CORRESPONDANCE.
il y aura des guerres ou des bruits de guerre, fuyez aux monta-
gnes.
Intérim vale, et me ama.
6878. — DE M. LE COMTE DE WORONCEW
A M.***1.
La Haye, le 10 mai et 29 avril 1767.
Monsieur, Votre Excellence me permettra de l'incommoder relativement
à deux lettres de M. de Voltaire écrites à moi, par lesquelles elle verra tout le
respect dont cet auteur est rempli pour la personne sacrée de l'impératrice,
et combien il admire tout ce qu'elle a fait de grand depuis que nous avons
le bonheur de l'avoir sur le trône. Elle voudra bien se charger de ne pas
laisser ignorer à Sa Majesté impériale les sentiments qu'elle a su si bien
inspirer non-seulement à ses sujets, mais même aux étrangers.
M. de Voltaire m'a envoyé à cette occasion une brochure Sur les pané-
gyriques, où il est beaucoup question de celle qui y fournit plus de matière
que tous ceux que l'évêque de Mcaux a célébrés avec tant d'éloquence.
Quoique M. de Voltaire dit que la pièce lui a été envoyée de Suisse, autant
que je puis m'y connaître, elle est de lui: on y reconnaît son style et sa
tournure d'esprit. Votre Excellence m'obligera si, en rendant compte de
cette pièce à l'impératrice, elle veut bien me mettre à même de dire, à l'au-
teur quelque chose d'obligeant, ne doutant pas que cet envoi fait à moi
n'ait été dans l'intention afin que ça puisse aller à la connaissance de
Sa Majesté impériale. J'oserai la supplier encore de vouloir bien ( après
qu'elle aura fait l'usage nécessaire des deux lettres que M. de Voltaire m'a
écrites) me les renvoyer ici, ayant l'honneur d'être avec le respect le plus
profond et l'attachement le plus inviolable, monsieur, de Votre Excellence
le très-humble et très-obéissant serviteur.
Comte de YVoroncew.
On lit en marge : Voltaire lui-même m'a envoyé ces pièces, et je l'en
ai déjà remercié.
6879. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 12 mai.
Je crois, mon cher maître, vous avoir parlé, dans ma dernière lettre 2,
d'une liste de propositions que la Sorbonne a extraites de Bëlisaire pour
les condamner, liste qui est le comble de l'atrocité et de la bêtise. Cette
1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire
de l'empire de Itussie, tome X, page 181.
2. N° 6873.
ANNÉE 4 7G7. «2o7
canaille mourait de peur que cette liste ne se répandît avant la censure :
en conséquence les amis de Marmontel l'ont fait imprimer, et frère Damila-
ville vous l'enverra; vous ne pourrez pas en croire vos yeux, tant ces ani
maux-là sont absurdes. Je me flatte que le cri public va les faire rentrer
dans la boue, et qu'ils n'oseront pas publier leur censure, tant la seule liste
des propositions les rendra d'avance odieux et ridicules !
Ghabanon m'étonne et m'afflige beaucoup en m'apprenant que vous n'êtes
pas content de sa pièce1. Je vousavoue qu'elle m'avait fait beaucoup de plaisir,
et me paraissait bien meilleure que dans le premier état ; mais vous vous
y connaissez mieux que moi. La seule chose que je vous demande, mon
cher maître, et que mon amitié pour Chabanon exige de la votre pour moi,
c'est de vouloir bien donner à son ouvrage, pour le fond et pour les détails,
toute l'attention possible; Chabanon le mérite, en vérité, et par lui-même,
et par les sentiments qu'il a pour vous. L'intérêt que vous lui marquerez en
cette occasion sera une nouvelle obligation que je vous aurai, car on ne
saurait lui être plus attaché que je le suis.
Voilà donc les jésuites chassés d'Espagne, et puis de France, grâce à
l'abbé de Chauvelin, et vraisemblablement bientôt de Naples et de Parme.
On dit pourtant que Naples sera difficile, parce qu'ils y ont à leurs ordres
cent cinquante mille coquins. L'autre jour je déplorais leur triste sort, car
au fond je suis bon homme; quelqu'un me dit : « Vous êtes bien bon de
vous lamenter sur des hommes qui vous verraient brûler en riant. » J'avoue
que j'essuyai un peu mes larmes; ils me font pitié pourtant : 0 qu'il est
doux de plaindre1 ! etc. Adieu, mon cher et illustre confrère; je vous em-
brasse de tout mon cœur. Vous ne voulez donc pas dire au libraire de
m'envoyer quelques exemplaires de l'ouvrage de mathématiques3? Ce sera
de la moutarde après dîner. Vale, et me ama.
0880. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL *.
13 mai.
Je n'ai que le temps, mes anges, mes juges et mes patrons,
de vous envoyer cette nouvelle édition5 nouvellement corrigée.
Jugez ; je m'en rapporte à vous.
Je n'ai pas eu le temps de répondre à M. de Chauvelin.
N. B. M. de Chabanon joue encore mieux que M. de La
Harpe.
1. F.udoxie.
2. Voyez le» vers de Corneille dans Ponpée, acte V, scène i, tome XXXI,
)ge 471.
3. L'ouvrage de dAlembert Sur la Destruction des jésuites; voyez lettre 0592.
4. Editeurs, de Cayrol et François.
5. Des Scythes.
45. — Correspondance. XIII. 17
238 CORRESPONDANCE.
6881. — A M. BORDES.
13 mai.
Mon âge commence à désespérer, mon cher confrère, de
venir cum penatibus et magnis dits1. Il m'arrive des dérangements
dans ma fortune qui pourront bien me faire rester dans ma
Scythie.
Il y a près de cinq mois qu'on m'avait mandé, des frontières
d'Espagne, que beaucoup de moines avaient eu part à la révolte
générale qui devait se manifester le même jour dans toutes les
provinces. Je n'en croyais rien, et me voilà désabusé. On n'a
chassé que les jésuites :
Mais à tous penaillons lieu doint pareille joie2.
Voici une Lettre sur les Panégyriques*, laquelle n'est pas le
panégyrique des moines.
Connaissez-vous l'Anecdote sur Bèlisaire? Si vous ne l'avez pas,
je vous l'enverrai ; et, tant que je serai près de Genève, je me
charge de vous fournir toutes les nouveautés : vous n'avez qu'à
parler.
Je crois que vous jugez très-bien M. Thomas, en lui accor-
dant de grandes idées et de grandes expressions.
Vous m'affligez en m'apprenant qu'il y a tant de sots et de
méchants à Lyon. C'est la destinée de toutes les grandes villes ;
mais je crois qu'il y a plus de justes qu'il n'y en avait à Sodome.
Il y a du moins trois fois plus de philosophes. Je vous nomme-
rais bien quinze personnes qui pensent comme vous et moi. Il
me semble que la lumière s'étend de tous côtés ; mais les initiés
ne communiquent pas assez entre eux : ils sont tièdes, et le zèle
du fanatisme est toujours ardent.
L'anecdote qu'on vous a contée sur ce malheureux Jean-
Jacques est très-vraie : ce misérable a laissé mourir ses enfants
à l'hôpital, malgré la pitié d'une personne compatissante qui
voulait les secourir. Comptez que Rousseau est un monstre d'or-
gueil, de bassesse, d'atrocité, et de contradictions.
1. /Eneid., III, 12.
2. La Fontaine a dit dans son conte du Diable en enfer (vers dernier)
A tous époux Dieu doint pareille joio!
Penaillons est aussi un mot de La Fontaine pour désigner les moines.
3. Voyez tome XXVI, page 307.
ANNÉE 17 67. Î59
0882. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
la mai.
Nous jouoos donc plus souvent les Scythes en Scythie qu'à
Paris? C'est en essayant mon habit de Sozame que je présente
encore ma requête à M. et Mme d'Argental, ci M. de Thibouville,
à M. de Chauvelin (a qui je n'ai pas encore pu faire réponse),
et à toutes les belles dames qui se sont imaginé qu'Obéide doit
commencer par un beau monologue sur son amour adultère
pour un homme marié, qui a voulu l'enlever et en faire une
fille entretenue : monologue qui certainement jetterait de l'in-
décence, du froid et du ridicule sur tout son rôle.
De l'indécence, parce qu'elle ne doit pas balancer lorsqu'elle
croit son amant marié ; du froid, parce que les combats secrets
qu'elle éprouve ensuite ne seraient qu'une répétition de ce que
son monologue aurait dit ; du ridicule, parce que alors elle se-
rait forcée de dire, dans son entrevue avec Athamare : « Ah! ah!
votre femme est donc morte? Tant mieux; tirez-moi d'ici au plus
vite, et allons nous marier à Ecbatane. »
Oui, j'aurai le courage
D'ensevelir mes jours dans ce désert sauvage '.
Cela seul, dit de la manière dont Mme de La Harpe le récite,
fait cent fois plus d'effet qu'un monologue, qui est presque tou-
jours du remplissage.
Ah! si vous aviez deux vieillards attendrissants! Non, vous
dis-jc, cette pièce n'a jamais été bien jouée que par nous. J'aver-
tirai toujours qu'il faut qu'Obéide pleure à ces vers :
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéide...
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare -...
Si tout finit pour moi, toi seul en es la cause;
Toi seul m'as condamnée à vivre en ces déserts.
Ah! c'est pour mon malheur!...
Va, c'est toi qui reviens pour m'arracher le cœur '.
Et puis, quand son père lui dit :
Mais qu'il parte à l'instant; que jamais sa présence
N'épouvante un asile ouvert à l'innocence 4 ;
1. Acte II, scène i.
2. Acte II, scène i.
3. Acte III, scène n.
4. Acte III, scène m.
260 CORRESPONDANCE.
comme elle doit répondre avec une voix entrecoupée :
C'est ce que je prétends, seigneur !
comme elle doit dire douloureusement :
Et plût aux dieux
Que son fatal aspect n'eût point blessé mes yeux ' !
Relisez la pièce d'une tire, je vous en prie, et voyez si, étant
jouée avec un concert unanime, par des acteurs intelligents et
animés, elle ne doit pas attacher le spectateur d'un bout à
l'autre. Voyez si le style n'est pas convenable au sujet ; si ce
n'est pas une critique ridicule, et digne d'un Fréron, de vouloir
qu'Obéide parle comme Sémiramis, Sozame comme Mahomet,
et Indatire comme César.
On ne laisse pas de sentir un peu d'indignation de se voir si
mal jugé. Ah ! Welches ! maudits Welches ! quand je vous donne
du grand, vous dites que je suis boursouflé, et quand je vous
donne du simple, vous dites que je suis bas. Allez, vous ne mé-
ritez pas les peines que je prends pour vous depuis cinquante
années; je vous abandonne à votre sens réprouvé.
Monsieur le marquis de Chauvelin, je vous demande pardon
de ne vous avoir pas écrit. Lisez la pièce, en voilà trois exem-
plaires ; voyez l'effet qu'elle fera sur vous.
Messieurs, détrompez tant que vous pourrez les belles dames ;
je les respecte fort, mais jamais je n'approuverai le monologue
qu'elles demandent sur un amour adultère dont il ne faut pas
dire un mot.
Et toi, pauvre Théâtre-Français, qui n'as qu'un seul acteur,
et encore est-il trop gros; toi qui n'approches pas de notre petit
théâtre de Ferney, est-il possible que tu n'aies ni confident ni
second rôle? Ferme donc ta porte, malheureux!
Faites comme vous pourrez, mes anges ; mais venons-en à
notre honneur, et mettez-moi clans l'occasion aux pieds d'Elo-
chivis et de Nalrisp2.
A l'égard de Valider3, je crois que cette âme-là se soucie peu
d'une tragédie, et que vous ne vivez pas le long du jour avec
lui.
Le faiseur de buste a mandé qu'il avait envoyé, par une dili-
1. Acte III, scène m.
2. Choiseul et Praslin.
3. LaverJy.
ANNÉE 1767. 261
gence qui va de Besançon à Paris, un petit buste d'ivoire dont
l'original vous adore. Ce n'était pas ce que je lui avais demandé ;
je ne l'ai point vu : je suis contredit en tout dans les déserts de
Scythie.
Je reçois dans le moment une lettre de M. de Thibouville,
lettre funeste, lettre odieuse, dans laquelle il propose un froid
réchauffé du monologue d'Alzire; cela est intolérable. Ce qui
est bon dans Alzire est affreux dans les Scythes. Il est beau qu'O-
béide, étant adultère dans son cœur, se cache dans son crime;
il est beau qu'elle l'expie en épousant Indatire ; mais il faut que
l'actrice fasse sentir qu'elle est folle d'Athamare ; il y a vingt vers
qui le disent. Comment ua-t-on pas compris que ce détestable
monologue serait absolument incompatible avec le rôle d'Obéide?
Une telle proposition excite ma juste colère.
M. de Thibouville me mande que mon ange prend des bouil-
lons purgatifs. Ah! mes anges, portez-vous bien, si vous voulez
que je vive.
6SS3. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
16 mai.
Je dépêche aujourd'hui à M. d'Argental, par M. le duc de
Praslin, trois exemplaires d'une nouvelle édition de Genève. Je
vous enverrai incessamment celle de Lyon, qui sera, je crois,
plus correcte. Je n'impute toutes ces éditions qu'on s'empresse
de faire qu'cà cet heureux contraste des mœurs républicaines et
agrestes avec les mœurs fardées des cours. Je ne pense pas que
la pièce ait un grand mérite; cependant, si vous nous l'aviez vu
jouer, je crois que vous en seriez assez content. Lekain trouve-
rait peut-être du plaisir à dire :
Nul monarque avant moi sur le trône affermi
N'a quitté ses États pour chercher un ami ;
Je donne cet exemple, et ton maître te prie;
Entends sa voix, entends la voix de ta patrie,
Celle de ton devoir, qui doit te rappeler,
Et des pleurs qu'à tes yeux mes remords font couler 1.
J'ai aussi un peu fortifié sa scène avec Indatire, afin qu'il ne
fût pas tout à fait écrasé par le Scythe.
i. Acte II, scène iv.
262 CORRESPONDANCE.
Le quatrième acte, au moyen de quelques légers change-
ments, a fait une très-grande sensation; les deux vieillards ont
fait verser des larmes. C'est un grand jeu de théâtre, c'est la na-
ture elle-même. Les galants Welches ne sont pas encore accou-
tumés à ces tableaux pathétiques. Je n'ai jamais vu sur notre
théâtre un vieillard attendrissant; Sarrazin même ne jouait Lu-
signan que comme un capucin.
Mn,e de La Harpe a fait pleurer dès sa première scène, en di-
sant :
Laisse dans ces déserts ta fidèle Obéido...
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare...
Tranquilles, sans regrets, sans cruels souvenirs1...
Il faut convenir que ce rôle est très-neuf au théâtre, et, en
vérité, c'est quelque chose que de faire du neuf aujourd'hui. Ce
vers :
Quand je dois tant haïr ce funeste Athamare ;
et ceux-ci :
Va, si mon coeur m'appelle aux lieux où je suis née,
Ce cœur doit s'en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne, et qu'il n'ose briser 2.
ces vers, dis-je, contiennent tout le monologue qu'on propose;
et ils font un bien plus grand effet dans le dialogue. Il y a cent
fois plus de délicatesse, plus d'intérêt de curiosité, plus de pas-
sion, plus de décence, que si elle commençait grossièrement par
se dire à elle-même, dans un monologue inutile, qu'elle aime
un homme marié.
Il n'y a personne de nos acteurs de Ferney qui ne sente vive-
ment combien ce monologue gâterait Je rôle entier d'Obéide, à
quel point il serait déplacé, et combien il serait contradictoire
avec son caractère. Comment irriter, par degrés, la curiosité du
spectateur? Comment lui donner le plaisir de deviner qu'Obéide
idolâtre un homme qu'elle doit haïr, quand elle aura dit plate-
ment, dans un très-froid monologue, ce qu'elle doit, ce qu'elle
veut se cacher à elle-même ?
Je n'aime pas assurément les longs et insupportables romans
i. Acte II, scène i.
2. Acte II, scène i.
ANNEE 1767. 263
de Pamèla et de Clarisse. Ils ont réussi, parce qu'ils ont excité la
curiosité du lecteur, à travers un fatras d'inutilités ; mais si l'au-
teur avait été assez malavisé pour annoncer, dès le commence-
ment, que Clarisse et Paméla aimaient leurs persécuteurs, tout
était perdu, le lecteur aurait jeté le livre.
Serait-il possible que ces insulaires connussent mieux la na-
ture que vos Welclies? Ne sentez-vous pas que ce qui est à sa
place dans Alzire serait détestable dans Obéide ?
La pièce a été mal jouée sur votre théâtre, il faut en con-
venir ; et la malignité a pris ce prétexte pour accabler la pièce :
c'est ce qui m'est toujours arrivé. On s'est attaché à de petits dé-
tails, à des mots, pour justifier cette malignité. J'ai ôté ce pré-
texte autant que je l'ai pu; mais je ne puis vous donner des
acteurs. Lekain n'est point assez jeune, et MIle Durancy ne sait
point pleurer ; vos vieillards sont à la glace. Il n'y a pas un rôle
dans la pièce qui ne dût contribuer à l'harmonie du tableau. Les
confidents mômes y ont un caractère ; mais où trouver des con-
fidents qui sachent parler avec intérêt.
Malgré cette disette, Mlle Durancy, les Lekain, les Brizard, les
Mole, en jouant avec un peu plus de chaleur et de véhémence
(c'est-à-dire comme nous jouons), pourraient certainement at-
tirer beaucoup de monde, et subjuguer enfin la cabale, comme
ils ont fait dans Adélaïde du Guesclin, laquelle ne vaut pas certai-
nement les Scythes.
Le rôle d'Athamare est actuellement plus favorable à l'ac-
teur. Il arrivait au second acte sans parler ; il faut qu'il attire
sur lui toute l'attention. Ce sont de ces défauts dont je ne me
suis aperçu que sur notre théâtre.
Je m'attendais que les comédiens répondraient à toutes les
peines que je me suis données, et à tous les services que je leur
ai rendus depuis cinquante ans. Ils devaient reprendre les re-
présentations des Scythes; c'est une loi dont ils ne se sont écartés
que pour moi. Ils ont mieux aimé manquer à ce qu'ils me doi-
vent, et jouer les Illinois1 pour faire mieux tomber les Scythes. Ils
savent bien que c'est à peu près le même sujet. Leur conduite
est le vrai secret de dégoûter le public d'un sujet neuf qu'ils
vont rendre trivial. Je ne méritais pas cette ingratitude de leur
part. Ma consolation est qu'il y a plus d'éditions des Scythes que
les comédiens n'en ont donné de représentations.
1. Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny, jouée le 27 mai 1767.
264 CORRESPONDANCE.
6884. — A M. LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
16 mai.
Il y a longtemps, monsieur le marquis, que je vous dois les
plus tendres remerciements. Je voudrais faire mieux pour vous
remercier; je voudrais mériter vos bontés, mais je suis un de
ces justes à qui la grâce manque. Il n'y a point de janséniste qui
ne vous dise que la lionne volonté ne suffit pas. J'ai fait comme
la plupart des hommes qui cherchent à justifier leurs faiblesses.
J'ai écrit plusieurs lettres à M. d'Argental pour tâcher de lui
prouver que j'ai raison d'être stérile.
Voici la copie de la dernière lettre que je viens d'écrire à un
de ses amis. Je la soumets à votre jugement, et je vous supplie
de lire un des trois exemplaires.de la dernière édition de Ge-
nève, que je viens de faire partir.
Imaginez, en lisant, des acteurs attendrissants, des voix tou-
chantes, des vieillards désespérés, de jeunes amants bien pas-
sionnés, et jugez sur l'impression que vous aura faite la lecture.
Il se peut que je sois bien baissé ; mais j'ose vous répondre
que mes sentiments pour vous ne le sont pas, et que mon très-
tendre respect et ma reconnaissance n'éprouvent aucune dimi-
nution.
6885. — A M. DAMILAVILLE.
16 mai.
Je vois bien, monsieur, par votre lettre du 9 de mai, que ce
pauvre homme1 qui fut mis à Valladolid n'a pu arriver à Paris
dans votre hôtel. M. Boursier, votre ami, m'a promis qu'il ten-
terait de vous faire tenir ce magot par une autre voie.
Ce pauvre Boursier est bien embarrassé. Je ne crois pas qu'il
aille sur la Saône. Il prendra patience. On dit que c'est la vertu
des ânes ; mais il faut que chacun porte son bât dans ce monde.
Je vous demande en grâce de m'envoyer le petit libelle sorbo-
nique2 contre Bèlisairc. Il y a cent lieues et cent siècles des hon-
nêtes gens d'aujourd'hui à la Sorbonne. J'ai toujours fait une
1. Voltaire veut parler des Questions de Zapata; vo}'ez tome XXVI, page 173.
2. Indiculus propos itionum excerptarum ex libro eux titulus : Bélisaire. Le
nombre des propositions qu'y condamne la Sorbonne est de trente-sept. Peu après
parurent les XXX VII Vérités opposées aux XXXV II impiétés de Bélisaire, par iin
bachelier ubiquiste. On attribua cet écrit à Voltaire. 11 est de Turgot.
ANNÉE 4 7 67. 265
prière à Dieu, qui est fort courte ; la voici : Mon Dieu, reniiez nos
ennemis bien ridicules! Dieu m'a exaucé.
Je vous embrasse tendrement; tantôt je pleure, tantôt je ris.
6SS6. — A M. Ma RM ON TEL.
16 mai.
Comment, mon cher confrère, toute l'Académie française ne
se récrie-t-elle pas contre l'insolente et ridicule absurdité des
chats fourrés qui osent condamner cette proposition1 : « La vérité
luit par sa propre lumière, et on n'éclaire pas les esprits à la
lueur des bûchers » ? C'est dire évidemment que les flammes des
seuls bûchers peuvent éclairer les hommes, et que les bourreaux
sont les seuls apôtres. Ce sera bien alors que, suivant Jean-Jac-
ques, il faudra que les jeunes princes épousent les filles des
bourreaux; et vous êtes trop heureux, après tout, que ces polis-
sons aient dit une si horrible sottise. Il est bon d'avoir affaire à
de si sots ennemis.
Pourquoi ne m'avez-vous pas envoyé sur-le-champ toutes les
bêtises qu'on a écrites contre votre excellent ouvrage ? Vous avez
raison de ne point répondre, de ne vous point compromettre ;
mais il y a des théologiens qui prendront votre parti sérieuse-
ment et vigoureusement. Il ne s'agit plus ici de plaisanter, il faut
écraser ces sots monstres. Celui qui s'en chargera déclarera qu'il
ne vous a pas consulté, qu'il ne vous connaît point, qu'il ne con-
naît que votre livre, et qu'il écrit au nom de la nation contre les
ennemis de toute nation.
X. B. Si vous avez lu le livre de la Tolérance, il y a deux pages
entières de citations des Pères de l'Église contre la proposition
diabolique des chats fourrés.
On vous embrasse le plus tendrement du monde.
6S87. — A M. LE CARDINAL DE BERNIS.
18 mai.
Voici, monseigneur, deux exemplaires du mémoire en faveur
des Sirven, et de la nature, et de la justice, contre le fanatisme
et l'abus des lois. J'aime mieux vous envoyer cette prose que la
tragédie des Scythes, que je n'ai pas seulement voulu lire, parce
que les libraires s'étant trop hâtés n'ont pas attendu mon dernier
i. C'est la trente-quatrième des propositions condamnées par la Sorbonne.
266 CORRESPONDANCE.
mot. On en fait actuellement une édition plus honnête, que j'au-
rai l'honneur de soumettre au jugement de Votre Éminence.
Je joue demain un des vieillards sur mon petit théâtre, et vous
sentez bien que je le jouerai d'après nature.
Vraiment, si je suis assez heureux pour vous dédier une épître,
cette épître ne sera que morale ; mais il faut que cette morale
soit piquante, et c'est là ce qui est difficile.
Ce M. Servan1 se taille des ailes pour voler bien haut. Il vint,
il y a deux ans, passer quelques jours chez moi. C'est un jeune
philosophe tout plein d'esprit; il pense profondément ; il n'a pas
besoin des petites pretintailles du siècle.
J'ai peur que notre guerre de Genève ne dure autant que celle
de Corse ; mais elle ne sera pas sanglante. L'aventure des jésuites
fait une très-grande sensation jusque dans nos déserts ; et on
parle à peine d'une femme2 qui établit la tolérance dans onze
cent mille lieues carrées de pays, et qui l'établit encore chez ses
voisins. Voilà, à mon gré, la plus grande époque depuis trois
siècles.
Conservez-moi vos bontés, aimez toujours les lettres, et agréez
mon tendre et profond respect.
6888. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
18 mai.
Il y a plus de six semaines, madame, que je suis toujours
prêt à vous écrire, à m'informer de votre santé, à vous demander
comment vous supportez la vie, vous et M. le président Hénault,
et à m'entretenir avec vous sur toutes les illusions de ce monde;
mais je me suis trouvé exposé à tous les fléaux de la guerre, et
à celui de trente pieds de neige, dont j'ai été longtemps envi-
ronné. Les neiges et les glaces me privent tous les ans de la vue
pendant quatre mois ; j'ai l'honneur d'être alors, comme vous
savez, votre confrère des Quinze-Vingts; mais les quinze-vingts
ne souffrent pas, et j'éprouve des douleurs très-cuisantes. Je renais
au printemps, et je passe de la Sibérie à Naples, sans changer
de lieu ; voilà ma destinée.
Pardonnez-moi si j'ai passé tant de temps sans vous écrire ;
vous savez que je vous aimerai toujours. Vous me direz -.Montrez-
i. II venait de publier son Discours sur l'administration de la justice crimi-
nelle, 1707, in-8°.
2. Catherine II, impératrice de Russie.
ANNÉE 4767. 267
moi votre foi par vos œuvres1 ; on écrit, quand on aime. Cela est vrai;
mais, pour écrire des choses agréables, il faut que l'âme et le
corps soient à leur aise, et j'en ai été bien loin. Vous me mandez
que vous vous ennuyez, et moi je vous réponds que j'enrage.
Voilà les deux pivots de la vie. de l'insipidité ou du trouble.
Quand je vous dis que j'enrage, c'est un peu exagérer : cela
veut dire seulement que j'ai de quoi enrager. Les troubles de
Genève ont dérangé tous mes plans; j'ai été exposé, pendant
quelque temps , à la famine ; il ne m'a manqué que la peste ;
mais les fluxions sur les yeux m'en ont tenu lieu. Je me dépique
actuellement en jouant la comédie. Je joue assez bien le rôle de
vieillard, et cela d'après nature, et je dicte ma lettre en essayant
mon habit de théâtre.
Vous vous êtes fait lire sans doute le quinzième chapitre de
Bèlisaire ; c'est le meilleur de tout l'ouvrage, ou je m'y connais
bien mal. Mais n'avez-vous pas été étonnée de la décision de la
Sorbonne, qui condamne cette proposition- : « La vérité luit de
sa propre lumière, et on n'éclaire point les hommes par les
flammes des bûchers? » Si la Sorbonne a raison, les bourreaux
seront donc les seuls apôtres.
Je ne conçois pas comment on peut hasarder quelque chose
d'aussi sot et d'aussi abominable. Je ne sais comment il arrive
que les compagnies disent et font de plus énormes sottises que
les particuliers: c'est peut-être parce qu'un particulier a tout à
craindre, et que les compagnies ne craignent rien. Chaque mem-
bre rejette le blâme sur son confrère.
A propos de sottises, je vous ferai présenter très-humblement
de ma part ma sottise des Scythes, dont on fait une nouvelle édi-
tion, et je vous prierai d'en juger, pourvu que vous vous la fassiez
lire par quelqu'un qui sache lire des vers; c'est un talent aussi
rare que celui d'en faire de bons.
De toutes les sottises énormes que j'ai vues dans ma vie, je
n'en connais point de plus grande que celle des jésuites. Ils pas-
saient pour de fins politiques, et ils ont trouvé le secret de se
faire chasser déjà de trois royaumes3, en attendant mieux. Vous
voyez qu'ils étaient bien loin de mériter leur réputation.
Il y a une femme qui s'en fait une bien grande : c'est la Sé-
miramis du Nord, qui fait marcher cinquante mille hommes en
1. Épitre de saint Jacques, n, 18.
2. Voyez lettre 6886.
3. Portugal, France et Espagne.
CORRESPONDANCE.
Pologne pour établir la tolérance et la liberté de conscience.
C'est une chose unique dans l'histoire de ce monde, et je vous
réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d'être un peu dans
ses bonnes grâces : je suis son chevalier envers et contre tous.
Je sais bien qu'on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son
mari1; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle
pas; et d'ailleurs, il n'est pas mal qu'on ait une faute à réparer
cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l'es-
time et à l'admiration, et assurément son vilain mari n'aurait fait
aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours.
11 me prend envie, madame, pour vous désennuyer, de vous
envoyer un petit ouvrage concernant Catherine2, et Dieu veuille
qu'il ne vous ennuie pas! Je m'imagine que les femmes ne sont
pas fâchées qu'on loue leur espèce, et qu'on les croie capables de
grandes choses. Vous saurez d'ailleurs qu'elle va faire le tour de
son vaste empire. Elle m'a promis de m 'écrire des extrémités de
l'Asie ; cela forme un beau spectacle.
Il y a loin de l'impératrice de Russie à nos dames du Marais,
qui font des visites de quartier. J'aime tout ce qui est grand, et je'
suis fâché que nos Welches soient si petits. Nous avons pourtant
encore un prodigieux avantage : c'est qu'on parle français à Astra-
can, et qu'il y a des professeurs en langue française à Moscou. Je
trouve cela plus honorable encore que d'avoir chassé les jésuites.
C'est une belle époque sans doute que l'expulsion de ces renards;
mais convenez que Catherine a fait cent fois plus en réduisant
tout le clergé de son empire à être uniquement à ses gages.
Adieu, madame ; si j'étais à Paris, je préférerais votre société
à tout ce qui se fait en Europe et en Asie.
6889. — A M. **',
POUR REMETTRE AU COMTE DE WARGEMONT 3.
A Ferney, 20 mai.
Je suis bien malade, monsieur, et la santé de M- Denis est
aussi un peu altérée; ainsi nous comptons sur l'indulgence de
M. le comte de Wargemont, quand il aura la bonté de venir dans
1. Voyez tome XV, page 351.
2. La Lettre sur les Panégyriques ; voyez tome XXVI, page 307.
3. Éditeurs, de Cayrol et François. — Le comte de Wargemont était colonel
en second de la légion de Soubise, plus tard brigadier et maréchal de camp. Lors
des troubles de Genève, en 1767, il vint à Ferney à la tête de sa légion.
ANNÉE 17G7. 269
notre hôpital. Vous savez que nous ne sortons jamais ; tous les
jours nous sont égaux, et, soit qu'il nous fasse l'honneur de
venir dîner vers les deux heures, ou de venir souper et cou-
cher, nous nous flattons qu'il voudra bien avoir quelque con-
descendance pour un vieillard malingre et pour la simplicité de
notre vie.
Vous connaissez les sentiments respectueux avec lesquels j'ai
l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
Voltaire.
6893. — DE M. MORE AU DE LA ROCHETTE».
De Neuville, près Houdan, ce 20 mai 1767.
Il y a deux ans, monsieur, que, touché de l'état malheureux des enfants
trouvés qui périssent misérablement clans les hôpitaux , où ils sont comme
ensevelis dans des tombeaux vivants, je conçus le projet d'en former des
citoyens utiles à l'État, en les employant k différents genres de culture
capables de former leur tempérament et de leur inspirer l'amour du travail.
Je proposai à monsieur l'intendant de Paris2 de me charger d'en faire faire
l'essai dans une petite terre que j'ai près de Melun ; il adopta mes vues et me
dit qu'il ferait volontiers contribuer à la dépense de la nourriture et entretien
de vingt-quatre de ces enfants, si je voulais m'en charger; en conséquence
j'en fis prendre ce nombre de vingt-quatre dans la maison de la Pitié, à
Paris, le 24 mai 1765; j'en formai une espèce d'école d'agriculture- pour la
partie des jardins, des potagers, des pépinières, et de toute espèce de plan-
tations de bois. Je leur donnai des maîtres doux qui les dressèrent insensi-
blement au travail sans que leur santé en ait été altérée; au contraire, leur
tempérament s'est singulièrement fortifié en très-peu de temps, au point que
mon établissement a pris, dès la première année, une si bonne consistance,
que je crus devoir m'occuper des moyens de lui faire donner toute l'exten-
sion dont il me parut pouvoir devenir susceptible. J'en proposai un à mon-
sieur le contrôleur général 3, qu'il goûta fort, et, sur le rapport qu'il en fit
au roi, on rendit sur-le-champ l'arrêt du conseil dont j'ai l'honneur de vous
adresser un imprimé, persuadé, monsieur, qu'en bon citoyen vous voudrez
bien prendre quelque part à un événement aussi intéressant pour l'huma-
nité, et que vous verrez avec plaisir naître tout à la fois les moyens d'étendre
une branche de culture et de population aussi précieuse à l'État. J'ai su,
monsieur, par M. de Sauvigny, que vous aviez applaudi à cette entreprise,
et je crois ne pouvoir mieux mériter votre suffrage que par mon attention à
1. Mémoires de la Société académique d'agriculture, etc., du département de
l'Aube; tome VI, 3e série, année 1869.
2. Sauvigny.
3. Laverdy.
270 CORRESPONDANCE.
vous donner des nouvelles du succès; charmé que cela me procure l'hon-
neur de m'entretenir un moment avec vous, et de vous assurer qu'on ne
peut rien ajouter aux sentiments de respect et de considération avec lesquels
je suis, monsieur, etc.
31oreau de La Rochette.
6891. — A M. DE BELLOY.
A Ferney, le 21 mai.
J"ai eu la hardiesse, monsieur, de me faire acteur dans ma
soixante-quatorzième année. Des jeunes gens et des jeunes
femmes ont corrompu ma vieillesse. Je n'ai pas soutenu la fati-
gue aussi bien qu'eux, et j'en ai été malade. C'est ce qui a retardé
un peu les tendres et sincères remerciements que vous doit un
cœur pénétré de votre mérite et de la beauté de votre âme.
Nous voilà, ce me semble, parvenus à imiter les Grecs, chez
qui les auteurs jouaient eux-mêmes leurs pièces. M. de Chaba-
non et M. de La Harpe récitent des vers aussi bien qu'ils en font,
et Mme de La Harpe a un talent dont je n'ai encore vu le modèle
que dans M1,e Clairon.
Enfin, par un concours singulier, la perfection de la décla-
mation s'est trouvée dans nos déserts. Mais, ce qui fait encore
plus d'honneur à la littérature, c'est l'exemple que vous donnez;
c'est l'amitié que vous me témoignez du sein de vos triomphes ;
ce sont vos beaux vers1 qui viennent au secours de ma muse
languissante.
Les neuf Muses sont sœurs, et les Beaux-Arts sont frères.
Quelque peu de malignité
A dérangé parfois cett3 fraternité ;
La famille en souffrit, et des mains étrangères
De ces débats ont proûté.
C'est dans son union qu'est son grand avantage:
Alors elle en impose aux pédants, aux bigots;
Elle devient l'effroi des sots,
La lumière du siècle, et le soutien du sage.
Elle ne flatte point les riches et les grands :
Ceux qui dédaignaient son encens
Se font honneur de son suffrage,
Et les rois sont sjs courtisans.
1. Les Fers de de Belloy à Voltaire Sur la première représentation des Scythes
sout dans le Mercure de juin 17ti7.
ANNÉE 1767. 27I
J'ai grande opinion du chevalier Bayard1. C'est un beau
sujet. Je ne suis que le poëte de l'Amérique et de la Chine, et
vous êtes celui des Français. Recevez, monsieur, les témoignages
les plus vrais de ma reconnaissance.
6892. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 23 mai.
J'ai reçu, mon cher et illustre maître, le paquet que vous avez bien
voulu m'envoyer par M. Necker"- : je vous prie de vouloir bien remercier
de ma part l'abbé Mauduit, de la Seconde Anecdote sur Bélisaire*, qui
m'a fort amusé; la Lettre sur les Panégyriques 4 m'a fait encore plus de
plaisir; elle est pleine de vérités utiles, dont il faut espérer qu'à la fin l'espèce
écrivante fera son profit.
Il y a bien à l'Académie des belles-lettres un abbé Foucher, assez plat
janséniste, qui même a écrit autrefois contre la préface de Y Encyclopédie ;
mais plusieurs de ses confrères, à qui j'en ai parlé, ne croient pas qu'il soit
l'auteur du Supplément à la Philosophie de l'histoire5; ils ne connaissent
pas môme ce beau Supplément, qui en effet est ici fort ignoré, et ne pro-
duit pas la moindre sensation : y répondre, ce serait le tirer de l'obscurité,
comme on en a tiré Nonotte.
Avez-vous lu les trente-sept propositions que la Sorbonne doit con-
damner? Votre ami l'abbé Mauduit ne nous donnera-t-il pas ses réflexions
sur ce prodige d'atrocité et de bêtise? Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est
que l'inquisition est ici à son comble ; on permet à toute la canaille du quar-
tier de la Sorbonne d'imprimer tous les jours des libelles contre Bélisaire,
et on ne permet pas à l'auteur de se défendre.
Notre jeune mathématicien a fait une petite suite pour l'ouvrage de ma-
thématiques G que vous connaissez, où il traite de l'état de la géographie
en Espagne ; vous la recevrez incessamment, quelque mécontent qu'il soit
de la négligence du libraire.
Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse mille fois.
i. La tragédie de Gaston et Bayard, par de Belloy, jouée deux fois à Ver-
sailles en février 1770, et imprimée la même année, ne fut représentée à Paris
que le 24 avril 1771.
2. Voyez lettre 6872.
3. Voyez tome XXVI, page 169.
4. Voyez ibid., page 307.
5- L'ouvrage est de Larcher.
6. C'est la Seconde Lettre dont il est parlé dans une note sur le n° 6872.
272 CORRESPONDANCE.
6893. — A M. DAMILAVILLE.
23 mai.
Nous avons reçu, monsieur, le beau discours de M. l'abbé
Chauvelin1. Je l'ai communiqué à M. de Voltaire, qui en a pensé
comme vous. Il est un peu malade actuellement. C'est apparem-
ment de la fatigue qu'il a eue de faire jouer chez lui les Scythes,
et d'y représenter lui-même un vieillard. Je n'ai jamais vu de
meilleurs acteurs. Tous les rôles ont été parfaitement exécutés,
et la pièce a fait verser bien des larmes. Vous n'aurez jamais de
pareils acteurs à la Comédie de Paris.
Je sais peu de nouvelles de littérature. J'ai ouï parler seule-
ment d'un livre de feu M. Boulanger, et d'un autre de milord
Bolingbroke2, dont on vient de donner en Hollande une édition
magnifique. On parle aussi d'un petit livre espagnol3, dont l'au-
teur s'appelle, je crois, Zapata. On en a fait une nouvelle traduc-
tion à Amsterdam.
On calomnie l'impératrice de Russie, quand on dit qu'elle ne
favorise les dissidents de Pologne que pour se mettre en posses-
sion de quelques provinces de cette république. Elle a juré
qu'elle ne voulait pas un pouce de terre, et que tout ce qu'elle
fait n'est que pour avoir la gloire d'établir la tolérance.
Le roi de Prusse a soumis à l'arbitrage de Berne toutes ses
prétentions contre les Neuchâtelois. Pour nos affaires de Genève,
elles sont toujours dans le même état ; mais le pays de Gex est
celui qui eu souffre davantage. On disait que M. de Voltaire
allait passer tout ce temps orageux auprès de Lyon, mais je ne
le crois pas. Il est dans sa soixante-quatorzième année, et trop
infirme pour se transplanter.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, bien sincèrement, avec toute
ma famille, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Boursier.
G89i. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
25 mai.
Je commence, mon cher ange, ma réplique à votre lettre
du ll\, par vous dire combien je suis étonné que vous ayez de la
1. Au sujet de l'expulsion des jésuites d'Espagne, prononcé au parlement le
29 avril 1767, imprimé in-4°.
2. L'Examen important; voyez tome XXVI, page 195.
3. Les Questions de Zapata; voyez tome XXVI, page 173.
ANNÉE 1767. 273
bile ; c'est donc pour la première fois de votre vie. Il n'y a pour-
tant nulle bile dans votre lettre; au contraire, vous m'y comblez
de bontés, et vous compatissez à mes angoisses. C'est à moi qu'il
appartient d'avoir de la bile ; je ne peux ni rester où je suis, ni
m'en aller. Vous savez que j'ai donné la terre de Ferney à
yi"c Denis. J'ai arrangé mes affaires de famille de façon qu'il
ne me reste que des rentes viagères qu'on me paye fort mal, et
M. le duc de Wurtemberg surtout me met, malgré toutes ses pro-
messes, dans l'impuissance de faire une acquisition auprès de
Lyon.
M,m Denis, qui est très-commodément logée, se transplante-
rait avec beaucoup de peine. Tout notre pauvre petit pays est
si effarouché qu'il est impossible de trouver un fermier ; nous
sommes donc forcés de rester dans cette terre ingrate.
Je vous avouerai, de plus, qu'il y a un certain ressort1 que
je n'aime pas; l'affaire d'Abbeville me tient au cœur, je n'oublie
rien ; la Saint-Barthélémy me fait autant de peine quesi elle était
arrivée hier.
Il faut que je vous dise, à propos d'Abbeville, qu'un de ces
infortunés jeunes gens qui méritait d'être six mois à Saint-Lazare,
et qui a été condamné au plus horrible supplice pour une miè-
vreté, ayant, pour comble de malheur, un père très-avare, a été
obligé de se faire soldat chez le roi de Prusse. Il a beaucoup
d'esprit ; il m'a écrit : j'ai représenté son état au roi de Prusse,
qui, sur-le-champ, l'a fait officier. J'espère qu'il sera un jour à
la tête des armées, et qu'il prendra Abbeville; mais, en attendant,
je ne crois pas que je doive me mettre clans le ressort. Mon cœur
est trop plein, et je dis trop ce que je pense.
Après vous avoir ainsi rendu compte de mon àme et de ma
situation, je dois vous parler de M. et de M",ede P>eaumont, et de
leur procès au conseil. Us demandent que vous disiez un mot en
leur faveur à M. le duc de Praslin et à M. le duc de Choiseul. Le
défenseur des Calas et des Sirven mérite vos bontés, et n'a pas
besoin de ma recommandation auprès de vous.
Je viens enfin aux Scythes; ils avancent la fin de mes jours;
ils me tuent comme Indatire Obéide. Le procédé des comédiens
a été pour moi le coup de pied de l'âne ; il faut dix ans pour res-
susciter quand on est mort d'un pareil coup, témoin Orestc, té-
moin Adélaïde du Guesclln, témoin Sêmiramis. J'avais un besoin
i. Le ressort du parlement de Paris, qui s'étendait d'Aurillac à Boulogne et
de la Rochelle à Mézières.
45. — Correspondance. XIII, 18
274 CORRESPONDANCE.
extrême du succès de cet ouvrage; j'ai été contredit en tout, et je
finis ma carrière par essuyer l'affront et l'injustice inouïe qu'on
me fait avec ingratitude. Cela n'empêchera pas que Lekain ne
touche le petit honoraire qu'on lui a promis ; il peut y compter :
on le portera chez lui au mois de juin.
6895. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT «.
Ne résistez jamais, monsieur, au désir de m' écrire : vous ne sauriez
vous imaginer le bien que me font vos lettres; la dernière surtout a produit
un effet admirable, elle a chassé les vapeurs dont j'étais obsédée. Il n'y a
point d'humeur noire qui puisse tenir à l'éloge que vous faites de votre
Se niramis du Nord; ces bagatelles que l'on dit d'elle au sujet de son
mari , cl desquelles vous ne vous mêlez pas, ne voulant point entrer dans
des affaires de famille, feraient même rire le défunt; mais le pauvre petit
Ninias voyage-t-il avec madame sa mère? Je voudrais qu'elle vous le con-
fiât : j'aimerais mieux pour lui vos instructions que ses beaux exemples.
J'admire son zèle pour la tolérance ; elle ne se contente pas de l'avoir éta-
blie dans ses États, elle l'envoie prêcher chez ses voisins par cinquante mille
missionnaires armés de pied en cap. Oh! c'est la véritable éloquence! Qu'en
dira la Sorbonne? Ses décrets me font grand plaisir. Cette compagnie vous
sert à souhait, et elle concourt, autant qu'il lui est possible, au succès de
vos écrits. Le fanatisme dans tous les genres fait dire et faire bien des
absurdités; il n'y a point d'extravagance dont on doive s'étonner. Celle de
Jean-Jacques est à son comble, il vient de s'enfuir d'Angleterre, brouillé
avec son hôte, ayant laissé sur la table une lettre où il lui chante pouille,
et puis, étant arrivé à un port de mer, il a écrit au chancelier pour lui
demander un garde qui le conduisît en sûreté jusqu'à Douvres. On ne
savait pas seulement qu'il fût parti ; on n'avait ni dessein de l'arrêter, ni
envie de le retenir; on ne sait, où il va. Je lui conseille d'aller trouver les
jésuites, de se mettre à leur tête; leur politique et sa philosophie se con-
viennent admirablement bien. Ah! monsieur, si on n'avait pas à vivre avec
soi-même, on serait trop heureux, on aurait bien des sujets de se divertir
et de rire. Mais que devenez-vous avec votre guerre de Genève ? On disait
ici que vous songiez à vous établir à Lyon. Je ne vous le conseille pas, vous
seriez dans une ville, et vous êtes dans un temple Je me plains de ce que
vous ne me parlez point de ce qui vous regarde; douteriez-vous que je m'y
intéresse?
Je vous remercie d'avance du présent que vous me promettez, les Scythes;
je chercherai un bon lecteur. Votre petit écrit Sur les Panégyriques m'a fait
grand plaisir.
J'approuve fort le grand Rossuet de l'importance qu'il a mise au rêve de
1. Correspondance complète, éditée par M. de Lescure,
l.xr,;
ANNÉE 17 6 7. 275
la Palatine, et de l'avoir célébrée en chaire; je fais grand cas des rêves;
je n'avais pas imaginé qu'ils pussent être utiles dan-; ces occasions; mais je
suis convaincue aujourd'hui qu'ils doivent avoir toute préférence sur les rai-
sonnements.
11 faut, monsieur, avant que je finisse cette lettre, que j'obtienne de vous
une grâce, mais il faut que ce soit tout à l'heure : c'est votre statue ou votre
buste qu'on a fait à Saint-Claude; on dit que vous y êtes parfaitement res-
semblant; j'ai la plus extrême impatience de l'avoir. Ne m'alléguez point
que je suis aveugle; on jouit du plaisir des autres, on voit en quelque
sorte parleurs yeux, et puis la gloire, monsieur, la gloire, la compiez-vous
pour rien? Croyez-vous que je ne serais pis extrêmement flattée que vous
décoriez mon appartement? Vous en imposerez à tous ceux qui y entreront;
combien de sottises peut-être m'éviterez-vous de dire et d'entendre !
Le président vous aime toujours, et me charge de vous le dire: il se
porte bien, mais il porte quatre-vingt-deux ans: c'est une charge bien
pesante. Moi, qui en ai douze de moins à porter, j'en suis accablée. Si j'es-
sayais, comme vous, un habit de théâtre, et qu'il me fallût dicter en même
temps, je dicterais mes billets d'enterrement; mais vous êtes un prodige en
tout genre. Adieu, mon cher et ancien ami.
6896. — A CATHERINE II,
IMPÉRATRICE D li RUSSIE.
26 mai.
Un voyage en Asie! allez-vous l'entreprendre,
Belle et sublime Thalestris?
Que ferez-vous dans ce pays ?
Vous n'y verrez point d'Alexandre.
Hélas! Votre Majesté impériale ferait le tour du globe, qu'elle
ue rencontrerait guère de rois digues d'elle. Elle voyage comme
Cérès la législatrice, en faisant du bien au monde. Je ne sais
point la langue russe; mais, par la traduction que vous daignez
m'envoyer, je vois qu'elle a des inversions et des tours qui
manquent à la nôtre. Je ne suis pas comme une dame de la cour
de Versailles, qui disait : « C'est bien dommage que l'aventure
de la tour de Babel ait produit la confusion des langues ; sans
cela tout le monde aurait toujours parlé français. »
L'empereur de la Chine, Kang-bi, votre voisin, demandait à
un missionnaire si on pouvait faire des vers dans les langues de
l'Europe-, il ne pouvait le croire.
Que Votre Majesté impériale daigne agréer mes sentiments, et
le très-profond respect de ce vieux Suisse, etc.
276 CORRESPONDANCE.
0807. — A M. D'ÉTALLONDE DE MO RI VAL.
26 mai.
Je fus très-consolé, monsieur, quand le roi de Prusse daigna
me mander1 qu'il vous ferait du bien. II a rempli sur-le-champ
ses promesses, et j'ai l'honneur de lui écrire aujourd'hui2 pour
l'en remercier du fond de mon cœur. Il est assurément bien
loin de penser comme vos infâmes persécuteurs. Je voudrais
que vous commandassiez un jour ses armées, et que vous vins-
siez assiéger Abbeville. Je ne sais rien de plus déshonorant pour
notre nation que l'arrêt atroce rendu contre des jeunes gens de
famille, que partout ailleurs on aurait condamnés à six mois de
prison.
Le nonce3 disait hautement a Paris que l'Inquisition elle-
même n'aurait jamais été si cruelle. Je mets cet assassinat à côté
de celui des Calas, et immédiatement au-dessous de la Saint-
Barthélémy. Notre nation est frivole, mais elle est cruelle. Il y a
peut-être dans la France sept à huit cents personnes de mœurs
douces et de bonne compagnie qui sont la fleur de la nation, et
qui font illusion aux étrangers. Dans ce nombre il s'en trouve
toujours dix ou douze qui cultivent les arts avec succès. On juge
de la nation par eux; on se trompe cruellement. Nos vieux
prêtres et nos vieux magistrats sont précisément ce qu'étaient
les anciens druides, qui sacrifiaient des hommes : les mœur^s ne
changent point.
Vous savez que M. le chevalier de La Barre est mort en
héros 4. Sa fermeté noble et simple, dans une si grande jeunesse,
m'arrache encore des larmes. J'eus hier la visite d'un officier de
la légion de Soubise, qui est d'Abbeville. Il m'a dit qu'il s'était
donné tous les mouvements possibles pour prévenir l'exécrable
catastrophe qui a indigné tous les gens sensés de l'Europe. Tout
ce qu'il m'a dit a bien redoublé ma sensibilité. Quelle religion,
monsieur, qu'une secte absurde qui ne se soutient que par des
bourreaux, et dont les chefs s'engraissent de la substance des
malheureux !
Servez un roi philosophe, et détestez à jamais la plus détes-
table des superstitions.
•!. Lettre 68 1 2.
2. Cette lettre est perdue.
3. Colonna Painphile, archevêque de Colosse.
A. Voyez tome XXV, page .* > 1 3 .
ANNÉE 1767. i77
6898. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferncy, 27 mai.
Il me paraît, monseigneur, que le royaume du prince Noir
m'a été plus favorable que les Welches de Paris. J'en ai unique-
ment l'obligation au maître de l'Aquitaine1. Il faut qu'il ait lui-
même ordonné des répétitions sous ses yeux, et que l'envie de
lui plaire ait mis les acteurs au-dessus d'eux-mêmes. Vous con-
naissez Paris ; il n'est rempli que de petites cabales en tout genre.
Zaïre , Orcste, Sèmiramis, Mahomet, Tancrcde, l'Orphelin de la Chine,
tombèrent à la première représentation ; elles furent accablées de
critiques, elles ne se relevèrent qu'avec le temps. On se faisait un
plaisir de me mettre fort au-dessous de Crébillon, pour plaire à
M"" de Pompadour, qui disait que le Catilina de ce Crébillon
était la seule bonne pièce qu'on eût jamais faite. Voilà comme
ou juge de tout, jusqu'à ce que le temps fasse justice. S'il est
permis de comparer les petites eboses aux grandes, vous savez
que le maréchal de Villars ne jouit de sa réputation qu'à l'âge
de près de quatre-vingts ans. Le favori de Vénus, de Minerve, et
de Mars, sait lui-même quelles contradictions il a essuyées dans
sa carrière de la gloire. Il faut se soumettre à cette loi générale
qui existe dans le monde depuis le péché originel : il mit dans
le cœur humain l'envie et la malignité, qui sans doute n'y étaient
pas auparavant.
Je vous avertis que nous avons ici la meilleure troupe de
l'Europe, et que l'envie n'est point entrée clans notre tripot. Nous
avons un jeune M. de La Harpe, auteur du Comte de Warwick. Il
est, par sa ligure et par la beauté de son organe, beaucoup plus
fait que Lekain pour jouer Athamare. Jamais je n'ai rien vu de
plus parfait qu'un M. de Cbabanon, qui a joué Indatire. La femme
de M. de La Harpe était Obéide. Sa figure est fort supérieure à
celle de MUe Clairon; elle a une voix aussi théâtrale, elle sait
pleurer et frémir. Les deux vieillards étaient de la plus grande
vérité. Je ne me suis pas mal tiré du rôle de Sozame ; et surtout,
quand je me plaignais des cours, je puis me vanter d'avoir fait
une impression singulière. La pièce n'a point été ainsi jouée à
Paris; il s'en faut de beaucoup. A qui en est la faute? à mon
séjour en Scythie. M. d'Argental ne s'en est point mêlé; il est
1. Le maréchal de Richelieu en était gouverneur.
278 CORRESPONDANCE.
très-malade, et je crains même que sa maladie ne soit trop
sérieuse.
J'avais vu chez moi Mllc Durancy, il y a quelques années ; je lui
avais trouvé du talent; elle me demanda le rôle d'Obéide. On dit
qu'elle le joua très-mal à la première représentation, mais qu'à
la troisième et quatrième elle fit un très-grand effet. On me
mande qu'elle joue avec beaucoup d'intelligence et de vérité,
mais qu'elle n'est pas d'une figure agréable, et qu'elle n'a pas le
don des larmes. On dit que les autres actrices n'ont point de
talent, et que le théâtre tragique n'a jamais été dans un état plus
pitoyable. On me mande que, lorsqu'un acteur de province se
présente pour doubler les premiers rôles, ceux qui sont chargés
de ces rôles ne manquent pas de les accabler de dégoûts, et de
les faire renvoyer. Si on est aussi malin dans ce tripot qu'à la
cour, je vous réponds que vous n'aurez d'autre théâtre que celui
de l'Opéra-Comique. C'est à vous, qui êtes doyen de l'Académie
et premier gentilhomme de la chambre, de protéger les beaux-
arts ; ils en ont besoin. Vous savez dans quelle décadence est ma
chère patrie dans tous les genres.
Vous conservez votre gloire, mais la France a un peu perdu
la sienne. Il faut espérer que nous aurons du moins encore
quelques crépuscules des beaux jours du siècle de Louis XIV.
Agréez, monseigneur, mon tendre et profond respect.
08U9. — DE CATHERINE II,
IMPÉRATRICE DE RUSSIE '.
A Casan, ce 29 mai J7G7.
Je vous avais menacé 2 d'une lettre de quelque bicoque de l'Asie; je vous
tiens parole aujourd'hui.
Il me semble que les auteurs de l'Anecdote sur Bélisaire3 et de la Lettre
sur les Panégyriques* sont proches parents du neveu Bazin. Mais, mon-
sieur, ne vaudrait-il pas mieux renvoyer tout panégyrique des gens après
leur mort, de peur que tôt ou tard ils ne donnent un démenti, vu l'inconsé-
quence et le peu de stabilité des choses humaines?
Je ne sais si, après la révocation de l'édit de Nantes, on a fait beaucoup
1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire
de l'empire de Russie, etc., tome X, page 203.
2. Voyez lettre 6813.
3. Tome XXVI, page 100.
4. Tome XXVI, page 307.
ANNÉE 1767. 279
de men ion des panégyriques de Louis X1Y: les réfugiés au moins ne s'en
sont pas chargés.
Je vous prie, monsieur, d'employer votre crédit auprès du savant du
canton d'Uri *, pour qu'il ne perde point son temps à faire le mien, si faire
se peut, jusqu'à mon décès.
Ces lois dont on a parlé tant, au bout du compte ne sont point faites
encore; et qui peut répondre de leur bonté? C'est la postérité, et pas nous,
en vérité, qui sera à portée de décider cette question. Imaginez, je vous
prie, qu'elles doivent servir pour l'Asie et pour l'Europe ; et quelle diffé-
rence de climat, de gens, d'habitudes, d'idées même !
Me voilà en Asie; j'ai voulu voir cela par mes yeux. Il y a dans cette
ville vingt peuples divers qui ne se ressemblent point du tout. Il faut pour-
tant leur faire un habit qui leur soit propre à tous. Ils peuvent se bien trou-
ver des principes généraux; mais les détails? Et quels détails! J'allais dire :
C'est presque un monde à créer, à unir, à conserver, etc. Je ne finirais pas,
et en voilà cependant beaucoup trop de toutes façons.
Si tout cela ne réussit pas, les lambeaux de lettres que j'ai trouvés cités
dans le dernier imprimé paraîtront ostentation (et que sais-je, moi?) aux
impartiaux et à mes envieux. Et puis mes lettres n'ont été dictées que par
l'estime, et ne sauraient être bonnes à l'impression. Il est vrai qu'il m'est
bien flatteur et honorable de voir par quel sentiment tout cela a été pro-
duit; mais Rélisaire dit que c'est là justement le moment dangereux pour
mon espèce. Bélisaire ayant raison partout, sans doute n'aura pas tort en
ceci non plus. Sa traduction est finie, et elle va être imprimée incessam-
ment. Pour faire l'essai de la traduction, on l'a lue à deux personnes du
pays qui n'entendaient que leur langue. L'un se récria : « Qu'on me crève
les yeux; pourvu que je sois Bélisaire, j'en serai assez récompensé »; l'autre
dit : « Si cela était, j'en serais envieux. »
Au reste, monsieur, recevez les témoignages de ma reconnaissance pour
toutes les marques d'amitié que vous me donnez; mais, s'il est possible,
préservez, évitez mes griffonnages de l'impression.
0900. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Mai.
Je vous supplie , monseigneur, de lire attentivement ce mé-
moire2. Vous savez que j'ai rendu quelques services aux protes-
tants. J'ignore s'ils les ont mérités; mais vous m'avouerez que
La Beaumelle est un ingrat.
Je soumets ce mémoire à vos lumières, et la vérité à votre
protection. Vous serez indigné, quand vous verrez tant de calom-
1. La Lettre sur les Panégyriques est donnée comme l'ouvrage d'un professeur
en droit du canton d'Uri.
2. Donné tome XXVI, page 355.
280 CORRESPONDANCE
nies et d'horreurs rassemblées, et ce que nous avons de plus
auguste avili avec tant d'insolence. On n'oserait imaginer qu'un
tel homme pût calomnier la cour impunément. 11 est dans le
pays de Foix, à Mazères. Peut-être un mot de vous pourrait le
faire rentrer en lui-même.
Galien attend toujours la décision de son sort. Il a un frère,
âgé de quatorze ans tout au plus, qui a été au Canada, à Alger, à
Maroc, en qualité de mousse. Il est de retour, et est venu voir
son frère ici : il y a resté sept ou huit jours ; et ensuite, avec une
petite pacotille, il est retourné en Dauphiné chez ses parents,
où l'aîné l'aurait bien voulu suivre, à ce qu'il m'a paru, pour
peu de temps.
Peut-être ne savez-vous pas que j'ai donné la terre de Ferney
à Mme Denis, et que je ne me suis réservé que la douceur de finir
dans mon obscurité une vie mêlée de bien des chagrins, comme
l'est la carrière de presque tous les hommes. Ce n'est qu'avec
cette triste vie que finira le tendre et respectueux attachement
que je vous ai voué jusqu'à mon dernier moment.
Je vous supplie instamment de me conserver vos bontés ;
elles me sont nécessaires, par le prix que mon cœur y met; elles
sont la plus chère consolation du plus ancien serviteur que vous
ayez.
6901. — A M. MOREAU DE LA ROCHETTE '.
Au château de Ferney, par Genève, 1er juin.
Vous voulez, monsieur, que j'aie l'honneur de vous répondre
sous l'enveloppe de monsieur le contrôleur général, et je vous
obéis.
Il est vrai que j'avais fort applaudi à l'idée de rendre les
enfants trouvés et ceux des pauvres utiles h l'État et à eux-
mêmes. J'avais dessein d'en faire venir quelques-uns chez moi
pour les élever. J'habite malheureusement un coin de terre dont
le sol est aussi ingrat que l'aspect en est riant. Je n'y trouvai
d'abord que des écrouelles et de la misère. J'ai eu le bonheur de
rendre le pays plus sain en desséchant les marais. J'ai fait venir
des habitants, j'ai augmenté le nombre des charrues et des mai-
sons, mais je n'ai pu vaincre la rigueur du climat. Monsieur le
contrôleur général m'invitait à cultiver la garance: je l'ai essayé;
1. François-Thomas Moreau de La Rochette, né en 1720, inspecteur général
des pépinières royales de France, mort le 20 juillet 170!.
ANNÉE 1767. 28I
rien n'a réussi. J'ai fait planter plus de vingt mille pieds d'arbres
que j'avais tirés de Savoie; presque tous sont morts. J'ai horde
quatre fois le grand chemin de noyers et de châtaigniers; les
trois quarts ont péri, ou ont été arrachés par les paysans : cepen-
dant je ne me suis pas rehuté; et, tout vieux et infirme que je
suis, je planterais aujourd'hui, sûr de mourir demain. Les autres
en jouiront.
Nous n'avons point de pépinières dans le désert que j'habite.
Je vois que vous êtes à la tête des pépinières du royaume, et que
vous avez formé des enfants à ce genre de culture avec succès.
Puis-je prendre la liberté de m'adresser à vous pour avoir deux
cents ormeaux qu'on arracherait à la fin de l'automne prochain,
qu'on m'enverrait pendant l'hiver par les rouliers, et que je plan-
terais au printemps? Je les payerai au prix que vous ordonnerez.
Je voudrais qu'on leur laissât à tous un peu de tête.
Il y a une espèce de cormier qui rapporte des grappes rouges,
et que nous appelons timier l ; ils réussissent assez bien dans
notre climat. Si vos ordres pouvaient m'en procurer une centaine,
je vous aurais, monsieur, beaucoup d'obligation. J'ai été très-
touché de votre amour pour le bien public ; celui qui fait croître
deux brins d'herbe où il n'en croissait qu'un rend service à l'État.
J'ai l'honneur d'être avec l'estime la plus respectueuse, mon-
sieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6902. — A M. CASSEN',
AVOCAT AU CONSEIL.
A Ferney, 2 juin 17G7.
Voici le temps, monsieur, où la famille Sirven, que vous pro-
tégez, attend tout de vos bontés. M. de Chardon est actuellement
délivré du triste travail qui l'a occupé si longtemps au sujet de
la Caïenne. Les Sirven et moi, nous vous supplions, monsieur,
de lui présenter nos prières et notre reconnaissance. Il peut ac-
tuellement rapporter l'affaire de cette malheureuse famille. Elle
est prête à venir se rendre en prison quand il le faudra.
Je sais bien que M. de Beaumont est malheureusement obligé
de plaider à présent pour lui-même. Je le plains autant que je
1. C'est le sorbier des oiseleurs; sorbus aucuparia L. (Note de François de
Xeitfchâteau.)
2. Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862.
282 CORRESPONDANCE.
m'intéresse à lui. Mais comme le procès des Sirven est au con-
seil, il me semble que c'est vous seul que cette affaire regarde
dans la situation où nous sommes. Je n'ose fatiguer M. de Beau-
mont, dont tous les moments doivent être occupés par le procès
important qu'il a en son nom. Je vous supplie de me mander
quand il faudra que les Sirven partent.
J'ai l'honneur d'être, avec une respectueuse reconnaissance,
monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6903. — A M. DE BELMONT 1,
DIRECTEUR DU THEATRE DE RORDEAUX.
Ferney, 2 juin 1767.
Je ne suis point surpris, monsieur, qu'un homme de votre
mérite ait fait réussir un ouvrage médiocre2. Si les comédiens
de Paris étaient conduits par un homme comme vous, leur
troupe serait meilleure qu'elle n'est. Vous me feriez plaisir de
m'envoyer la pièce imprimée, quoique j'y aie fait depuis beau-
coup de changements dont elle avait besoin. Vous n'auriez qu'à
l'adresser à M. de Courteilles, du conseil royal des finances, à Paris,
avec une seconde enveloppe sur laquelle vous auriez la bonté de
mettre seulement mémoire.
Si M. le maréchal de Richelieu est encore à Bordeaux le mois
de juin, je vous enverrai une nouvelle édition qu'on fait actuel-
lement à Lyon3.
J'ai l'honneur d'être, etc.
6904. — À M. LE MARQUIS ALBEP.GATI CAPAGELLI.
A Ferney, 2 juin.
Vous envoyez, monsieur, des tableaux à un aveugle, et des
filles à un eunuque; l'état où je suis tombé ne me permet plus
de lire. Un homme, qui prononce fort mal l'italien, m'a lu une
partie de votre traduction du Comminges11. Il m'a fait entendre,
1. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 1840.
2. Les Scythes.
3. Cette édition est due aux soins de Ch. Bordes.
4. Les Amants malheureux ou le Comte de Comminges, drame en trois actes
et en vers, par d'Arnaud-Baculard, avait été imprimé en 1764.
ANNEE 1767. 283
dans son baragouin, de beaux vers sur un triste sujet. Le saint
homme Rancé ne s'attendait pas que ses moines fussent un jour
le sujet d'une tragédie. Les jésuites fournissent actuellement nue
matière plus intéressante. Je les recommande à quelque muse :
la mienne, aussi languissante que mon corps, ne peut plus
chanter les moines. Portez-vous mieux que moi, et vivez.
6905.— A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
Mon cher ange éprouve donc aussi les misères de l'humanité ;
il est donc malade aussi bien que moi : il fait des remèdes, il
évacue sa bile; la mienne ne sort que par le bout de ma plume,
quand j'écris des pouilles à mon cher ange sur des monologues.
Guérissez-vous, prolongez votre agréable carrière : voilà le point
important.
Le grand malheur de la mienne, c'est que je la finis sans
avoir pu vous voir; j'ai le cœur percé de me voir privé de cette
consolation. Voulez-vous, pour nous amuser tous deux, que je
vous dise encore un petit mot des Snjthcs? vous daignez toujours
vous y intéresser. Lekain m'a mandé qu'on ne m'avait fait un
petit passe-droit qu'à la sollicitation de Mole; mais je vois que
vous êtes tous des fripons qui avez persisté dans l'idée de ne
reprendre la pièce qu'à Fontainebleau. Eh bien! j'y consens; je
demande seulement qu'on essaye les Scythes une seule fois à
Paris, deux ou trois jours avant que les comédiens partent pour
la cour. Cette représentation servira de répétition, et la pièce
n'en sera que mieux jouée devant mes deux patrons.
J'ai le malheur d'aimer mieux les Scythes qu'aucune de mes
tragédies. Premièrement, parce qu'ils ont été honnis; en second
lieu, parce qu'elle est pleine de vers naturels, que tout le monde
peut s'appliquer, et qui appartiennent à toutes les conditions de
la vie autant qu'à la pièce même.
Je crois vous avoir satisfait sur tout ce que vous me deman-
diez, et je suis prêt à vous rendre ce vers que vous aimez :
Ah ! l'on venge mon fils, je retrouve mes sens'.
Cela est fort aisé ; nous n'aurons pas là-dessus de querelle. J'aime
aussi à me rendre à votre avis sur MIU Durancy. Bien des gens
1. Ce jvers devait appartenir à la scène vi de l'acte IV; mais il ne peut se
rattacher au texte définitif.
284 CORRESPONDANCE.
m'ont mandé qu'elle et Lekain avaient très-mal joué aux deux
premières représentations: cela est très-vraisemblable; la pièce
est difficile à jouer, et le parterre n'encourageait pas les acteurs ;
mais je suis persuadé qu'à la longue les acteurs et le public s'ac-
coutumeront à ce nouveau genre. Il me semble que ce contraste
des mœurs champêtres avec celles de la cour doit être bien reçu
quand les cabales seront affaiblies. Une femme qui ne s'avoue
point à elle-même la passion malheureuse dont elle est dévorée
est encore quelque chose d'assez neuf au théâtre. Si j'ai encore
un peu d'amour-propre d'auteur, vous devez me le pardonner ;
c'est vous qui, depuis environ treize ans, m'avez fait rentrer dans
le champ de bataille, dont je croyais être sorti pour jamais. Je ne
suis plus qu'un poète de province ; mes pauvres pièces réussis-
sent mieux à Genève et à Bordeaux qu'à Paris. Pourquoi vient-
on de rejouer à Genève, six fois de suite, Olympie? pourquoi
votre troupe royale ne la rejoue-t-elle point? J'aime mes enfants
quand on les abandonne.
Adieu, mon cher ange; je me mets aux pieds de Mme d'Ar-
gental. Faites-moi savoir, je vous prie, des nouvelles de votre
santé. J'espère que M. de Thibouville ne se refroidira pas dans
son zèle ; je suis pénétré pour lui de reconnaissance.
G906. — A M. D'ALEMBERT.
4 juin.
Mon cher philosophe, j'ai envoyé vos gants d'Espagne1 sur-le-
champ à leur destination: ils ont une odeur qui m'a réjoui le
nez. Vous savez que je n'ai point de troupes, et que je ne peux
forcer le cordon de dragons qui coupe toute communication
entre Genève et mes déserts. Celui qui s'est chargé de donner
des soufflets aux jésuites et aux jansénistes n'a jamais pu venir
chez moi; je ne le connais point, et j'ai craint même de lui
écrire. Gabriel Cramer, qui est le seul à qui je puisse me fier, a
fait agir cet homme, qui est un sot et un pauvre diable, lequel
fait agir encore en sous-ordre un autre sot pauvre diable. Ces
sots pauvres diables n'ont aucun débouché, nulle correspon-
dance en France, et tout va comme il plaît à Dieu. Les Genevois
touchent au moment de la crise de leurs affaires; pour moi, je
m'occupe à cultiver mon jardin, et à me moquer d'eux.
Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange où elle bai-
]. La Seconde Lettre, etc.
ANNÉE 1767. 285
bote! La gueuse a rendu un service bien essentiel à la philoso-
pliie. On commence à ouvrir les yeux d'un bout de l'Europe à
l'autre. Le fanatisme, qui sent son avilissement, et qui implore
le bras de l'autorité, fait malgré lui l'aveu de sa défaite. Les jé-
suites chassés partout, les évéques de Pologne forcés d'être tolé-
rants, les ouvrages de Bolingbroke1, de Fréret et de boulanger,
répandus partout, sont autant de triomphes de la raison. Bénis-
sons cette heureuse révolution qui s'est faite dans l'esprit de tous
les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années ; elle a passé
mes espérances. A l'égard de la canaille, je ne m'en mêle pas ;
elle restera toujours canaille. Je cultive mon jardin, mais il faut
bien qu'il y ait des crapauds ; ils n'empêchent pas mes rossignols
de chanter.
Adieu, aigle ; donnez cent coups de bec aux chouettes qui
sont encore dans Paris.
6907. — A M. DE LA BORDE?.
i juin.
Je vous l'avais bien dit, mon cher Orphée : la lyre n'appri-
voise pas tous les animaux, encore moins les jaloux; mais il ne
faut pas briser sa lyre, parce que les ânes n'ont pas l'oreille fine.
Les talents sont faits pour combattre, et, à la longue, ils rem-
portent la victoire. Combattez, travaillez, opposez le génie au
mauvais goût, refaites ce quatrième acte, qui est de l'exécution
la plus difficile. Je pense qu'il vaut mieux faire jouer une fois
votre opéra à Paris que de mendier à la cour une représentation
qu'on ne peut obtenir, tout étant déjà arrangé. Croyez que c'est
au public qu'il faut plaire. Vous en avez déjà des preuves par
devers vous. Je suis persuadé que vous en aurez de nouvelles
quand vous voudrez vous plier à négocier avec les entrepreneurs
des doubles croches et des entrechats.
Un jeune homme m'a montré une espèce d'opéra -comique1
dans le goût le plus singulier du monde. J'ai pensé à vous sur-le-
champ ; mais il ne faut courir ni deux lièvres ni deux opéras à
la fois. Songez à votre Pandore. Tirez de la gloire et des plaisirs
du fond de sa boîte : faites l'amour et des passacailles 4. Pour
1. L'Examen important de milord Bolingbroke : voyez tome XXVI, page 195.
'2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Sans doute les Deux Tonneaux.
4. Airs de danse.
286 CORRESPONDANCE.
moi, je suis bien hardi de vous parler de musique, quand je ne
dois songer qu'à des De profundis, qui ne seront pas même en
faux bourdon.
Voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer une copie des
paroles de Pandore, telles que vous les avez mises en musique?
Je tâcherai de rendre quelques endroits plus convenables à vos
talents, et qui vous mettront plus à l'aise. Envoyez-moi ce ma-
nuscrit contre-signe ; cela vous sera très-aisé.
Adieu, mon cher et digne ami ; ne vous rebutez point. Quand
un homme comme vous a entrepris quelque chose, il faut qu'il
en vienne à bout. Le découragement n'est point fait pour le génie
et pour le mérite. Combattez et triomphez. Ne parlez point sur-
tout au maître des jeux1 ; il est impossible qu'il fasse rien pour
vous cette année ; je vous en avertis avec très-grande connais-
sance de cause. Ne manquez pas d'exécuter votre charmant pro-
jet de venir au 1er de juillet ; nous aurons des voix et des instru-
ments. Je vous dirai franchement que Mme Denis se connaît
mieux en musique que tous les gens dont vous me parlez. Venez,
venez, et je vous en dirai davantage.
6908. — A M. DAMILAVILLE.
Mon cher ami, faites d'abord mes compliments à la Sorbonne
du service qu'elle nous a rendu : car les choses spirituelles
doivent marcher devant les temporelles ; ensuite ayez la charité
de reprendre l'affaire des Sirven. M. Chardon peut à présent
rapporter l'affaire. Sirven est prêt à partir pour Paris; je vous
l'adresserai. 11 faudra qu'il se cache, jusqu'à ce que son affaire
soit en règle.
Je tremble pour celle de notre ami Beaumont; on me mande
qu'elle a un côté odieux, et un autre qui est très-défavorable.
L'odieux2 est qu'un philosophe, que le défenseur des Calas et
des Sirven reproche à un mort d'avoir été huguenot, et demande
que la terre de Canon soit confisquée, pour avoir été vendue à
un catholique; le défavorable est qu'il plaide contre des lettres
patentes du roi. Il est vrai qu'il plaide pour sa femme, qui de-
mande à rentrer dans son bien ; mais elle n'y peut rentrer qu'en
cas que le roi lui donne la confiscation. Il reste à savoir si ce
1. Richelieu.
2. Voyez tome XLIV, page i.Vt.
ANNEE I7G7. 287
bien de ses pères a été vendu à vil prix. Tout cela me parait
bien délicat. C'est une affaire de faveur; et il est fort à craindre
que le secrétaire d'État qui a signé les lettres patentes de son
adverse partie ne soutienne son ouvrage. Je crois que M. Char-
don est le rapporteur. Je serais fâché que M. Chardon fût contre
lui, et plus fâché encore si, M. Chardon étant pour lui, le conseil
n'était pas de l'avis du rapporteur. L'affaire de Sirven me paraît
bien plus favorable et bien plus claire. Je m'intéresse vivement
à l'une et à l'autre.
Voici un petit mot pour Protagoras1, qui est d'une autre na-
ture. Tout ce qui est dans ce billet est pour vous comme pour
lui ; tout est commun entre les frères.
Ma santé devient tous les jours plus faible; tout périt chez
moi, hors les sentiments qui m'attachent à vous. Je vous em-
brasse bien fort, mon très-cher ami.
6009. — A M. DAMILAVILLE.
7 juin.
Mon cher ami, voici enfin Sirven qui veut vous voir, vous
remercier de vos bontés, et remettre son sort entre vos mains.
Je ne crois pas qu'il doive se montrer avant que son procès ait
été porté au conseil.
J'ai écrit à M. Cassen2 pour le supplier de presser le rapport
de M. Chardon. Vous présenterez sans doute Sirven à M. de
Beaumont. J'ai bien peur que M. de Beaumont ne puisse pas à
présent donner tous ses soins à cette affaire : il doit être si occupé
de la sienne qu'il n'aura pas le temps de songer à celles des
autres. Mais, comme il ne s'agit actuellement que de procédures
au conseil, M. Cassen est en état de faire tout ce qui est néces-
saire. Il pourra avoir la bonté de mener Sirven chez M. Chardon.
J'ai lu les inepties contre mon ami Bèlisaire. Ces sottises sont
écrites par des Vandales dont il triomphera.
On a fait contre ce pauvre abbé Bazin un livre bien plus sa-
vant3, qui mérite peut-être une réponse. Tout cela part, dit-on,
du collège Mazarin. Il faudra que nous disions, comme du temps
de la Fronde : Point de Mazarin !
J'espère que l'affaire du vingtième, qui est plus intéressante,
1 . La lettre G90I3.
2. La lettre 0902.
3. Le Supplément à la Philosophie de l'Histoire, par Larchei
288 CORRESPONDANCE.
sera finie avant que vous receviez ma lettre. Il faut bien payer
les dettes de l'État, et on ne les peut payer qu'au moyen des
impôts.
Voici un petit livre1 qu'on m'a donné pour vous. Personne
n'est plus en état que vous de le réfuter.
Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
6910. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
9 juin.
Seigneurs châtelains, nous vous rendons grâces du pied des
Alpes, d'avoir pensé à nous dans les plaines de Picardie. Il n'y
a que trois jours que nous avons du beau temps. J'ai été bien
près d'aller m'établir auprès de Lyon, tant j'étais las des tracas-
series genevoises, qui ne finiront pas de sitôt.
Le diable est à Neuchàtel, comme il est h Genève; mais il est
principalement dans le corps de J.-J., qui s'est brouillé en An-
gleterre avec tout le canton où il demeurait. Il s'est enfui au plus
vite, après avoir laissé sur sa table une lettre2 dans laquelle il
chantait potiille à ses hôtes et à ses voisins. Ensuite il écrivit
une lettre au grand chancelier3 pour le prier de lui donner un
messager d'État qui le conduisît au premier port en sûreté.
Le chancelier lui fit dire que tout le monde en Angleterre était
sous la protection des lois. Enfin Rousseau est parti avec sa Va-
chine4, et il est allé maudire le genre humain ailleurs.
J'ai reçu une lettre pleine d'esprit et de bon sens du jeune
Morival, enseigne de la colonelle de son régiment. S'il vient
jamais assiéger Abbeville, soyez sûrs qu'il vous donnera des
sauvegardes ; mais il n'en donnera pas à tout le monde.
J'attends avec impatience l'état des finances, que l'on dit im-
primé au Louvre. Je trouve cette confiance et cette franchise
très-nobles. C'est ainsi qu'en usa M. Desmarets, et cette méthode
fut très-applaudie. Le seul secret pour faire contribuer sans
murmure est de montrer le bon usage qu'on a fait des contribu-
tions. Personne n'en fera moins mauvaise chère pour payer les
deux vingtièmes. Cet impôt d'ailleurs n'étant point arbitraire
1. L'Examen important de milord Holingbroke.
2. Ce doit être la lettre de J.-J. Rousseau à Davenport, du 30 avril 17G7.
3. Cette lettre n'est pas dans les œuvres de Rousseau.
4. C'est du nom de Vachine que Voltaire appelle Thérèse Levasseur dans le
chant III de sa Guerre civile de Genève; voyez tome IX.
ANNÉE 1767. 289
n'est sujet à aucune malversation, et cela console le peuple :
c'est à l'État que l'on paye, et non pas aux fermiers généraux.
Je vous envoie un petit mémoire * qui regarde un peu votre
pays de Languedoc. Il a déjà eu son effet. M. de Gudane, com-
mandant au pays de Foix, a menacé le sieur de La Beaumelle de
le mettre pour le reste de sa vie dans un cachot, s'il continuait
à vomir ses calomnies.
MM. de Chabanon et de La Harpe sont toujours à Ferney;
mais point de tragédies. M. de Chabanon en fait une, encore y
a-t-il bien de la peine. Pour moi, je suis hors de combat. Je me
console en formant des jeunes gens. Mme de Fontaine-Martel disait
que quand on avait le malheur de ne pouvoir plus être catin, il
fallait être maq
Aimez-moi toujours un peu, et soyez sûrs de ma tendre
amitié.
6911. — A 31. LE COMTE D'ARGENTAL.
Si vous vous portez bien, mon cher ange, j'en suis bien aise;
pour moi, je me porte mal. C'est ainsi qu'écrivait Cicéron, et je
ne vois pas trop pourquoi on nous a conservé ces niaiseries.
M. de Thibouville me mande que votre santé est meilleure, et
que vous n'êtes point au lait ; il dit grand bien de votre régime.
Jouissez, mes anges, d'une bonne santé, sans laquelle il n'y a
rien. M. de Thibouvlle m'écrit une lettre peu déchiffrable, mais
dans laquelle j'ai entrevu que Mlle Durancy a passé de Scythie au
Canada 2 ; qu'elle s'est perfectionnée dans les mœurs sauvages,
et qu'au lieu de se sacrifier pour son amant, elle le tue par mé-
garde. C'est là sans doute un beau coup de théâtre, et digne
d'un parterre welche. Voici ce que je dois répondre à M. de Thi-
bouville sur les Scythes, et ce que je vous prie de lui communi-
quer.
Puisque vous renoncez à votre diabolique monologue, je vous
aimerai toujours, et il n'y aura rien que je ne fasse pour vous
plaire. Je serai de votre avis sur tous les petits détails dont vous
me parlez, du moins sur une bonne partie.
J'attendrai surtout Fontainebleau, pour envoyer à peu près
1. C'est celui qui est tome XXVI, page 355.
2. Thibouville avait induit Voltaire en erreur. Le seul rôle de femme qu'il y
ait dans la tragédie d'Hirza ou les Illinois (voyez lettre G883) n'était pas joué par
M1,e Durancy, mais par M"e Dubois.
45. — Correspondance. XIII. 19
290 CORRESPONDANCE.
tout ce que vous désirez. Je me flatte toujours que la naïveté
singulière des Scythes les sauvera à la fin : car la naïveté est un
mérite tout neuf, et il faut du neuf aux Welches. Mettez votre
gloire à faire réussir ce que vous avez approuvé , et ne vous lais-
sez jamais séduire par ces Welches capricieux.
A vous, monsieur Lekain : continuez, combattez pour la bonne
cause, ne vous iaissez point abattre par les cabales et par le
mauvais goût. J'aimerai toujours vos talents ei votre personne ;
et s'il me reste des forces, c'est pour vous que je les emploierai.
Voilà, mon cher ange, tous mes sentiments que je dépose
entre vos mains, et que je vous supplie de faire valoir avec votre
bonté ordinaire ; mais surtout ayez soin d'une santé si chère à
tous ceux qui ont ou qui ont eu le bonheur de vivre avec vous.
6912. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
II juin.
Mon cher marquis, j'allais vous écrire quand j'ai reçu votre
lettre. Je n'ai pas, depuis quelque temps, une destinée fort heu-
reuse. J'ai été bien consolé quand vous m'avez appris que vous
viendriez passer quelque temps dans votre ancien ermitage, et
accepter une cellule dans l'abbaye de Ferney ; mais voici une
nouvelle contradiction qui me survient. Je ne sais si vous êtes
instruit que j'ai la plus grande partie de mon bien chez M. le
duc de Wurtemberg. On propose un arrangement, etje me trouve
dans la nécessité d'aller à Montbéliard. Ce voyage me déplaît
fort, mais il m'est indispensable. Je vous prie de m'instruire au
juste du temps auquel vous pourrez venir, afin que je règle ma
ma relie.
Je présume qu'on commencera le procès des Sirven au conseil
pendant votre séjour à Paris. Il me paraît presque impossible
qu'on ne leur rende pas la même justice qu'aux Calas.
Vous allez voir des remontrances sur les deux vingtièmes.
C'est fort bien de remontrer, mais il faut payer ses dettes. Si le
parlement trouve le secret délibérer l'État sans contribution, il
me paraîtra fort habile. Messieurs vos fils seront sans doute du
camp de Compiègne. N'irez-vous pas à ce spectacle? il est plus
beau que ceux dont vous me parlez. Voulez-vous bien me mettre
aux pieds de M""' la princesse de Ligne? Je la crois très-favo-
rable à la bonne cause. Adieu; je vous embrasse de tout mon
cœur.
ANNÉE 1767. 09,,
0913. — A M. DAMILAVILLE.
12 juin.
J'ai vu M. de Voltaire, monsieur, comme vous me l'avez or-
donné par votre lettre du 2 de juin. Sa santé décline toujours,
et ses sentiments pour vous ne s'affaiblissent pas.
sinon, que vous protégez, est parti avec une lettre pour
vous. Nous nous flattons que vous le présenterez à M. Cassen,
avocat au conseil, et qu'il obtiendra le rapport de son affaire
Je n'ai encore aucune nouvelle sur celle de M. et de Mme de
Beaumont. Il serait fort triste que notre ami succombât.
Pourriez-vous m'envoyer le dernier factum de sa partie ad-
verse ? Voulez-vous bien avoir la bonté défaire donner cinquante-
trois livres au sieur Briasson?
La Seconde Lettre de M. Lembertad se débite à 'Genève, mais
elle n'est point encore à Lyon. Je ne sais comment je pourrai
faire pour la lui envoyer, car il est très-sévèrement défendu de
faire passer des imprimés du pays étranger à Paris, quoiqu'il soit
permis d'en envoyer de Paris cbez l'étranger. La raison m'en
paraît plausible : les livres imprimés liors de France n'ont ni
approbation ni privilège, et peuvent être suspects; mais les
moindres brochures imprimées en France étant imprimées avec
permission, et munies de l'approbation des hommes les plus
sages, elles portent leur passe-port avec elles. Ainsi j'ai reçu sans
difficulté l'excellent Supplément à la Philosophie de l'Histoire, et
['Examen de Bélisaire, composés au collège Mazarin ; mais je ne
crois pas qu'on puisse avoir les réponses à Paris. 11 est d'ailleurs
très-difficile de répondre à ces ouvrages supérieurs, qui con-
fondent la raison humaine.
On a fait en Hollande une sixième édition du Dictionnaire phi-
losophique. Apparemment que ce livre n'est pas aussi dangereux
qu'on l'avait présumé d'abord. On y a ajoutéplusieurs articles de
divers auteurs. J'en ai acheté un exemplaire. Je vous avoue que
j'ai été très-content d'y voir partout Y immortalité de l'âme, et
l'adoration d'un Dieu. Au reste, il est ridicule d'avoir attribué ce
livre à M. de Voltaire, votre ami; c'est évidemment un choix fait
avec assez d'art de plus de vingt auteurs différents.
On me mande aussi qu'on imprime a Amsterdam un ouvrage
curieux de feu milord Bolingbroke1; mais il faut plus de trois
1. L'Examen important; voyez tome XXVI, page 195.
292 CORRESPONDANCE.
mois pour que les livres de Hollande parviennent ici par l'Alle-
magne. Je crois que toutes ces nouveautés vous intéressent moins
que les deux vingtièmes. Nous sommes gens de calcul à Genève1,
et nous jugeons que la continuation de cet impôt est indispen-
sable, parce que l'État doit payer les dettes de l'État.
Au reste nous espérons que nos affaires finiront bientôt,
grâce aux bontés de Sa Majesté, qui est aussi aimée et aussi ré-
vérée à Genève qu'en France.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble serviteur.
Boursier.
6914. — A M. LE COMTE DE WARGEMONT '.
Ferney, 18 juin.
Le solitaire pour qui M. le comte de Wargemont a eu tant de
bonté le remercie très-humblement ; il profite de ses offres obli-
geantes. Il prend la liberté de lui envoyer ce paquet3. Il lui pré-
sente son respect et sa reconnaissance.
6915. — A M. LE RICHE.
19 juin.
Un solitaire, monsieur, chez qui vous avez bien voulu accep-
ter pour trop peu de temps une petite cellule, et qui a été bien
affligé de votre prompt départ, prie le Seigneur continuellement
pour votre salut, et pour celui de vos frères qui souffrent persé-
cution eu ce monde. Il se flatte que votre voyage à Paris fera du
bien au petit troupeau des fidèles.
On a dû vous remercier delà bonté que vous avez eue de vous
charger d'un paquet que vous avez fait rendre à son adresse. Si,
à votre retour, vous passez par Lyon, songez que nous sommes
sur votre route, et n'oubliez pas les bons moines qui vous sont
essentiellement dévoués. Comptez surtout que vous avez en moi
un serviteur attaché pour jamais.
1. Voltaire a dit, dans la Guerre ciuile de Genève, chant 1, vers 21 (voyez
tome IX) :
On y calcule, et jamais ou n'y rit.
2. Editeurs, de Cayrol et François.
'ô. Voyez la Lettre à d'Alembjrt du 19 juin.
ANNÉE 17 67. '293
G91G. - A M. D'ALEMBERT.
19 juin.
Mon cher et grand philosophe, un brave officier, nommé
M. le comte de Wargemont, vient à notre secours : car nous
avons des prosélytes dans tous les états. Il vous fait parvenir trois
exemplaires d'une très-jolie Lettre à un Conseiller au parlement1.
J'en ai eu six; Mme Denis, M. de Chabanon et AI. de La Harpe,
ont pris chacun le leur ; en voilà trois pour vous. Cela vient bien
tard ; le mérite de l'à-propos est perdu, mais le mérite du fond
subsistera toujours. C'est bien dommage que l'auteur n'écrive
pas plus souvent, et ne conseille pas tous les conseillers du roi.
L'inquisition redouble; il est beaucoup plus aisé de faire parve-
nir une brochure à Moscou qu'à Paris. La lumière s'étend par-
tout, et on l'éteint en France, où elle venait de naître. Il semble
que la vérité soit comme ces héros de l'antiquité, que des marâ-
tres voulaient étouffer dans leur berceau, et qui allaient écraser
des monstres loin de leur patrie.
La sixième édition du Dictionnaire philosophique paraît en
Hollande tête levée. Les dissidents de Pologne ont fait imprimer
le petit panégyrique2 de Catherine, ou plutôt de la tolérance:
c'est une édition magnifique. La superstition fanatique est bafouée
de tous côtés. Le roi de Prusse dit qu'on la traite comme une
vieille p qu'on adorait quand elle était jeune, et à qui l'on
donne des coups de pied au cul dans sa vieillesse3.
Voici quelques échantillons qui vous prouveront que le roi
de Prusse n'a pas tort.
Je reçois dans le moment les Trente-sept Vérités opposées aux
trente-sept impiétés de Bélisaire, par un bachelier ubiquistek; cela me
parait salé.
J'espère qu'il viendra un temps où on sèmera du sel sur les
ruines du tripot où s'assemble la sacrée Faculté.
Je sais bien que les gens du monde ne liront point le Supplé-
ment a la Philosophie de l'Histoire ; mais il y a beaucoup d'érudition
dans ce petit livre, et les savants le liront. L'auteur se joint à
l'évêque hérétique Warburton contre l'abbé Bazin. Son neveu est
1. La Seconde Lettre, etc.
2. C'est la Lettre sur les Panégyriques; voyez tome XXVI, page 30"
3. Voyez lettre 61 63, tome XLIV, page 118.
4. Par Turgot.
294 CORRESPONDANCE.
obligé, on conscience, de prendre la défense de son oncle1; c'est un
nommé Larcher qui a composé cette savante rapsodie sous les
yeux du syndic de Ja Sorbonne, Biballier, principal du collège
Mazarin. Je connais le neveu de l'abbé Bazin : il est goguenard
comme son oncle ; il prend le sieur Larcher pour son prétexte,
et il fait des excursions partout. Il n'est pas assez sot pour se dé-
fendre ; il sait qu'il faut toujours établir le siège de la guerre dans
le pays ennemi.
Ne vous ai-je pas mandé que le roi de Prusse avait donné une
enseigne au camarade du chevalier de La Barre, condamné par
messieurs, dans le xvme siècle, à être brûlé vif pour avoir chanté
deux chansons de corps de garde, et pour n'avoir pas salué des
capucins ?
Est-il vrai que Diderot a fait un roman intitulé l'Homme sau-
vage2?
Si cet homme sauvage est sot, pédant et barbare, nous con-
naissons l'original3.
Tout ce qui est chez nous vous fait les plus tendres compli-
ments; nous ne sommes, en vérité, ni sauvages, ni barbares.
6617. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
20 juin.
Mon cher ange se trouve-t-il mieux de son régime? Peut-on
avoir une humeur dartreuse, et avoir l'humeur si douce? Don-
nez-moi votre secret, car je suis insupportable quand je souffre.
Je me tapis dans ma cellule, j'y suis inaccessible; je ne vois ni
les frères de mon couvent, ni nos commandants, ni nos inspec-
teurs, ni les officiers, hauts de six pieds, qui viennent remplir
mon château, que j'avais bâti pour vivre en retraite.
Je me flatte que vous avez bien voulu instruire M. de Thibou-
ville et Lekain des articles qui étaient pour eux clans ma précé-
dente lettre4.
J'avais pris la liberté de vous adresser, il y a environ un
mois, une lettre5 pour M. de Belloy, dans laquelle il y avait de
petits vers en réponse à une belle et longue épître dont il mavait
gratifié.
1. Voyez tome XXVI, page 367.
L_\ 1707. in-12. Cet ouvrage est de Mercier, auteur du Tableau de Paris.
3. J.-J. Rousseau.
4. Celle du 10 juin, n° 6911.
5. Celle du 21 mai, n°6891.
ANNÉE 4767. 298
On m'apprend qu'il a fourré une lettre de moi dans le Mer-
cure; je ne sais si c'est celle dont je vous parle1. Mais pourquoi
impri mer les lettres de ses amis? Est-ce qu'on écrit au public,
quand on fait des réponses inutiles à des lettres qui ne sont que
des compliments?
M. de Cliabanon refait son Eudoxie pour la troisième fois, et
notre petit La Harpe commence une pièce nouvelle, après en
avoir fait une autre à moitié. Vous voyez qu'une tragédie n'est
pas aisée à faire. On a représenté Sèmiramis sur mon théâtre, et
elle a été très-bien jouée. J'avais perdu de vue cet ouvrage; il
m'a fait sentir que les Scythes sont un peu ginguets, en compa-
raison.
Cependant j'ai toujours du faible pour les Scythes, et je vous
les recommande pour Fontainebleau.
J'élève un acteur de province qui a de la figure , de la no-
blesse et de l'âme; quand je lui aurai bien fait dégorger le ton
provincial, je vous l'enverrai. Nous verrons enfin si on pourra
vous fournir un acteur supportable.
Je ne sais si vous avez entendu parler d'un livre composé par
un barbare, intitulé Supplément à la Philosophie de l'Histoire. L'au-
teur n'est ni poli ni gai ; il est hérissé de grec ; sa science n'est
pas à l'usage du beau monde et des belles dames. 11 m'appelle
Capanée2, quoique je n'aie jamais été au siège de Thèbes. Il vou-
drait me faire passer pour un impie ; voyez la malice! On donne
des privilèges à ces livres-là, et les réponses ne sont pas per-
mises. Avouez qu'il y a d'horribles injustices dans ce inonde.
Mais portez-vous bien, vous et Mme d'Argental ; conservez-moi
vos bontés; jouissez d'une vie heureuse : peu de gens en sont là.
6918. — DU CARDINAL DE BERMS.
A Alby, ce 22 juin.
J'ai lu avec intérêt, mon cher confrère, le mémoire des Sirven. Je
souhaite de tout mon cœur que justice leur soit rendue, et que leurs mal-
heurs soient réparés. 0 combien l'ignorance et les passions ont sacrifié de
victimes, et combien cette partie de l'histoire du genre humain humilie les
esprits éciairés et afflige les âmes sensibles! Ces sacrifices sanglants, répé-
tés d'âge en âge et dans tous les pays, ne doivent pas nous rendre misan-
thropes, mais nous exciter à la bienfaisance. Les belles âmes se croient char-
1. C'est elle.
2. Voyez une note sur la lettre 6877.
296 CORRESPONDANCE.
gées de réparer toutes les injustices exercées par le plus fort sur le plus
faible. J'aime en vous, de préférence môme à vos talents, que j'admire, ce
penchant qui vous porte à protéger le faible et à secourir l'opprimé. Vos
belles actions, en ce genre, dureront autant que vos ouvrages : on ne
pourra pas dire que vous ayez cru que la vertu n'était qu'une chimère.
Mais on dit que vous vous êtes amusé à faire dans notre langue la Secchia
rapita1. Si cela est assez grave pour moi, faites-m'en part. J'attends vos
Scythes mieux imprimés. J'aime toujours les lettres; elles m'ont fait plus de
bien que je ne leur ai fait d'honneur. Mille entraves m'ont empêché de m'y
livrer entièrement ; rien ne m'empêchera de les honorer, de les chérir, ni
d'admirer ni d'aimer de tout mon cœur celui qui, dans notre siècle, les a
cultivées avec tant de supériorité. Vale.
6919. — A M. LE COMTE DE LAURENCIN.
Au château de Ferney, le 24 juin.
Monsieur, j'ai été très -touché de votre lettre. Je dois à la sen-
sibilité que vous me témoignez l'aveu de l'état où je me trouve.
Je me suis retiré, il y a environ treize ans, clans le pays de Gex,
près de la Franche-Comté, où j'ai la plus grande parlie de ma
fortune; mais mon âge, ma faible santé, les neiges dont je suis
entouré huit mois de l'année dans un pays d'ailleurs très-riant,
et surtout les troubles de Genève et l'interruption de tout com-
merce avec cette ville, m'avaient fait penser à faire une acqui-
sition dans un climat plus doux. On m'a offert vingt maisons
dans le voisinage de Lyon. Tout ce que vous voulez bien m'écrire,
et votre façon de penser, qui me charme, me détermineraient à
préférer votre château, pourvu que vous n'en sortissiez pas:
mais j'ai avec moi tant de personnes dont je ne puis me séparer
que ma transmigration devient très-difficile : car, outre une de
mes nièces, à qui j'ai donné la terre que j'habite, j'ai marié une
descendante du grand Corneille à un gentilhomme du voisinage ;
ils logent dans le château avec leurs enfants. J'ai encore deux
autres ménages dont je prends soin; un parent impotent2,
qu'on ne peut transporter; un aumônier auparavant jésuite 3;
un jeune homme4 que M. le maréchal de Richelieu m'a confié ;
un domestique trop nombreux; et enfin je suis obligé de gou-
1. Le Tassoni a place dans l'invocation en tète de la Guerre civile de Genève ;
voyez tome IX.
2. Daumart.
3. Le Père Adam.
i. C. Galion.
ANNÉE 1767. 297
verrier cette terre, parce que la cessation du commerce avec
Genève empêche qu'on ne trouve des fermiers.
Toutes ces raisons me forcent à demeurer où je suis, quelque
dur que soit le climat, dans quelque gêne que les troubles de
Genève puissent me mettre. M. le duc de Clioiseul a bien voulu
adoucir le désagrément de ma situation par toutes les facilités
possibles. D'ailleurs ma terre, et une autre dont je jouis aux portes
de Genève, ont un privilège presque unique dans le royaume,
celui de ne rien payer au roi, et d'être parfaitement libres, ex-
cepté dans le ressort de la justice. Ainsi vous voyez, monsieur,
que tout est compensé, et que je dois supporter les inconvénients
en jouissant des avantages.
Je vous remercie de vos offres, monsieur, avec bien de la
reconnaissance. Vos sentiments m'ont encore plus flatté; je vois
combien vous avez cultivé votre raison. Vous avez un cœur
généreux et un esprit juste. Je voudrais vous envoyer des livres
qui pussent occuper votre loisir. Je commence par vous adresser
un petit écrit qui a paru sur la cruelle aventure des Calas et des
Sirven ; je l'envoie à M. ïabareau, qui vous le fera tenir. Si je
trouve quelque occasion de vous faire des envois plus considé-
rables, je ne la manquerai pas. Il est fort difficile de faire passer
des livres de Genève à Lyon. Il est triste que ces ressources de
lame, et les consolations de la retraite, soient interdites.
J'ai l'honneur d'être, etc.
6920. — A M. DAMILAVTLLE.
24 juin.
Monsieur, je reçois la vôtre du 16 juin. Je vois que c'est tou-
jours à vous que les infortunés doivent avoir recours. Le sieur
Nervis1 s'est un peu trop hâté d'aller à Paris; mais il n'a pas été
possible de modérer son empressement. Il n'était pas d'ailleurs
trop content de Genève. Je sais que sa présence n'imposera pas
beaucoup : la veuve respectable d'un homme livré par le fana-,
tisme au plus horrible supplice, accompagnée de deux filles
dont l'une était belle, devait faire une impression bien différente.
Je crois que le mieux que peut faire Nervis est de ne se montrer
que très-peu.
M. Cassen, son avocat, me paraît homme de mérite, qui pense
sagement, et qui agit avec noblesse. Heureusement l'affaire est
I. Sirven.
298 CORRESPONDANCE.
uniquement entre ses mains. Je sais que le triste procès de M. de
Beaumont peut faire grand tort à la cause que vous soutenez.
Le public n'est pas dupe : il verra trop que l'envie de briller lui
a fait entreprendre la cause des Galas et des Sirven, et que l'in-
térêt lui fait réclamer la cruauté de ces mômes lote, contre les-
quelles il s'élève dans ses mémoires pour ses deux clients protes-
tants. Ils sont tous révoltés, ils se plaignent amèrement. Cette
contradiction frappante, qui les indigne, les refroidit beaucoup
pour le pauvre Nervis ; mais leur ressentiment n'aura aucune
influence sur le rapporteur et sur les juges.
Il n'est point du tout vrai que la communication avec Genève
soit rétablie ; au contraire, les défenses de rien laisser passer sont
plus sévères que jamais. On ouvre plusieurs lettres. J'ai heureu-
sement reçu tous vos paquets, parce qu'on sait que nous sommes
tous deux bons serviteurs du roi, et que nous ne nous mêlons
d'aucune affaire suspecte. M. de Lamberta doit recevoir quelques
instruments de mathématiques dans peu de jours.
Bèlisaire, qui est, je crois, de M. Marmontel, a été reçu dans
toutes les cours étrangères avec transport. Mes correspondants
me mandent que l'impératrice de Russie l'a lu sur le Volga, où
elle est embarquée 1. On me mande aussi qu'elle a fait un présent
considérable à Mme de Beaumont ; mais ce n'est pas la vôtre :
c'est une Mme de Beaumont-Leprince2, qui fait des espèces de ca-
téchismes pour les jeunes demoiselles.
Il me semble qu'on ne connaît point encore hors de Paris le
Supplément à la Philosophie de l'Histoire. Il est d'un nommé Lar-
cher, ancien répétiteur du collège Mazarin, qui l'a composé sous
les yeux de Biballier. Il n'est pas trop honnête qu'on permette de
traiter de Gapanée3 feu l'abbé Bazin, qui était un homme très-
pieux. On veut le faire passer dans la préface, page 33, pour un
impie, parce qu'il a dit que la famine, la peste et la guerre, sont
envoyées par la Providence4. Vous voyez bien que ces messieurs,
qui osent nier la Providence, se rendent gaiement coupables de
la plus horrible impiété quand ils en accusent leurs adversaires.
11 est à croire que les mêmes personnes qui ont permis la rapso-
1. Lettre du 29 de mai 1707, n" 6S99.
2. Marie Leprince, mariée à un M. de Beaumont, puis séparée d'avec lui, et
connue sous le nom de Leprince de Beaumont, née à Rouen en 1711, morte à Cha-
navod (Savoie) en 1780. Elle est auteur de beaucoup d'ouvrages d'éducation.
3. Voyez lettre 0877.
4. Voyez tome XIX, page 318.
ANNÉE 1767. 299
die infâme de Larcher permettront une réponse honnête1. Ils le
doivent d'autant plus que ce Larcher s'appuie de l'autorité de
l'hérétique Warburton, qui a scandalisé toutes les Églises de la
chrétienté en voulant prouver que les Juifs ne connurent jamais
l'immortalité de l'âme, et en voulant prouver que cette ignorance
même imprimait le caractère de la divinité à la révélation de
Moïse. Au reste, je doute fort que les gens du monde lisent tous
ces fatras. On ne peut guère faire naître des fleurs au milieu de
tant de chardons.
J'ai dû vous mander déjà qu'on a lu avec beaucoup de satis-
faction l'ouvrage du bachelier sur les Trente-sept Propositions de
Bèlisaire*. Ce bachelier paraît orthodoxe, et, qui plus est, de
bonne compagnie.
Voilà donc Jean-Jacques à WeselIIl n'y tiendra pas; il n'y a
que des soldats ; mais il ira souvent en Hollande, où il fera im-
primer toutes ses rêveries. On parle d'un roman intitulé l'Homme
sauvage3; on l'attribue à un de vos amis. Je vous supplie de vou-
loir bien me l'envoyer par la voie dont vous vous servez ordinai-
rement.
Adieu, monsieur ; toute ma famille vous fait les plus sincères
et les plus tendres compliments.
BOURSIEfi.
6921. — A M. LE COMTE DE FÉKÉTÉ*.
24 juin.
Celui qui a été assez heureux pour recevoir du noble inconnu
un recueil de vers pleins d'esprit et de grâces présente sa respec-
tueuse estime à l'auteur de tant de jolies choses. 11 admire com-
ment l'inconnu peut écrire si bien dans une langue étrangère.
Il admire encore plus la générosité de son cœur. On serait heu-
reux de pouvoir jouir de la conversation d'un jeune homme
d'un mérite si rare. On n'ose pas s'en flatter, on connaît quels
1. La Défense de mon oncle; voyez tome XXVI, page 307.
2. Voyez lettre 6885.
3. Voyez une note sur la lettre 6916.
4. Le comte George de Fékété de Galantha, vice-chancelier de Hongrie, etc.,
a fait imprimer dans sa patrie, en 1781, deux volumes in-12, intitulés Mes Rapso-
dies, ou Recueil de différents essais de vers et de prose. Paul Wallaszky, auteur du
Conspectus reipublicœ litterariœ in Hungaria, deuxième édition, 1808, in-8°, n in-
dique ni la naissance ni la mort de Fékété. (B.) — C'est à Fékété que sont adres-
sées les lettres 6976, 7052, et trois autres des années 1768 et 1769.
300 CORRESPONDANCE.
sont les liens des devoirs et des plaisirs. Il n'appartient qu'aux
souverains et aux belles de jouir du bonheur de le posséder.
Quand il voudra se faire connaître, on lui gardera le secret.
En attendant, on bénira le ciel d'avoir produit des Messala et
des Catulle dans le pays où l'on prétend que les compagnons
d'Attila s'établirent. Il est prié d'agréer tous les sentiments qu'il
inspire, et le respect d'un homme pénétré de son mérite.
6922. — A M. BORDES'.
'2G juin.
Le mémoire que vous m'avez envoyé, mon cher confrère, est
un des meilleurs que j'aie encore vos : il écrase la partie adverse
sous le poids des raisons et sous les traits du ridicule. L'infâme
chicane que vous attaquez n'a point de détours et de replis qui
puissent la dérober au bras victorieux qui la poursuit. Je vous
réponds que le mémoire sera imprimé ; mais il faudra que vous
nous aidiez à le distribuer aux juges. Dès qu'on aura fini une
nouvelle édition duBolingbroke, on se mettra tout de suite à votre
mémoire. Je vous assure que vous rendez un grand service à
l'innocence opprimée.
Oserai-je vous prier de vouloir bien revoir l'édition des Scythes,
que Périsse devrait avoir finie il y a un mois? Il m'a envoyé les
épreuves, qui sont pleines de fautes. Je lui en ai donné une liste
de 53. Mais j'ai oublié, à la page 13, ouvrons pour* ouvrons. A la
page 15, il faut un point après ce vers :
Ma jeunesse peut-être en fut épouvantée.
A la page 33 :
Désespéré, soumis, mais surieux encore, etc. ;
il faut :
Désespéré, soumis, mais furieux encore.
Je vous demande bien pardon de ma témérité et de ces
détails; mais il faut que les confrères s'aident l'un l'autre, et je
vous réponds que j'aurai attention aux points et aux virgules de
votre mémoire. Je vous remercie encore une fois de me l'avoir
I. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 30-1
envoyé. J'espère qu'à la fin la bonne cause triomphera. Je vous
en écrirai un jour davantage.
Je vous embrasse et vous aime comme un frère.
6923. — A M. D AMILA VILLE.
26 juin.
On me mande, mon cher ami, que les huguenots d'un petit
canton en Guienne ont assassiné un curé *, et en ont poursuivi
deux autres Si la chose est vraie, ces messieurs n'ont pas la tolé-
rance en grande recommandation , et on n'en aura pas beaucoup
pour eux. Je ne veux pas croire cette horrible nouvelle. Pour
peu qu'ils eussent donné lieu à une émeute, ils ne feraient pas
de bien à la cause des Sirven. Je pense qu'alors il faudrait tout
abandonner. Mais je me flatte encore que ce n'est qu'un faux
bruit. Je n'ai point auprès de moi mon ami Wagnière. J'écris
avec peine ; je suis malade. Je finis, mon cher ami, en vous
recommandant les incluses, et en vous aimant.
6924. — A M. D'ALEMBERT.
Pendant que la Sorbonne, entraînée par un zèle louable,
mais très-peu éclairé, et qui fait peu d'honneur à la nation, veut
censurer Bèlisaire, il est traduit dans presque toutes les langues
de l'Europe, L'impératrice de Paissie mande de Casan 2, en Asie,
qu'on y imprime actuellement la traduction russe. M. d'Alem-
bert est prié de faire passer ce petit billet à M. Marmontel, en
quelque lieu qu'il puisse être.
6925. —A M. MARMONTEL.
Dans le long voyage que Sa Majesté l'impératrice de Russie
vient de faire dans l'intérieur de ses États, elle a daigné s'amuser,
dans ses loisirs, à traduire Bèlisaire en langue russe. Les sei-
gneurs de sa suite ont eu chacun leur chapitre. Le neuvième,
sur les vrais intérêts d'un souverain, est tombé en partage à
Sa Majesté. Il ne pouvait être en de meilleures mains : aussi dit-on
qu'il est traduit clans la plus grande perfection. Sa Majesté a pris
1. Voyez les lettres 693i, 69j3. 6960 et 6999.
2. Lettre 6899.
302 CORRESPONDANCE.
la peine de rédiger elle-même tout l'ouvrage. Elle le fait impri-
mer actuellement ; et comme il a été commencé dans la ville de
Twer, c'est à l'archevêque de Twer que l'impératrice l'a dédié.
6926. — A .AI. FABRY '.
Vendredi à midi, 1er juillet.
Pierre Servetaz, manouvrier à Ferney, ayant loué de Durant
un appartement au village de Ferney, fut obligé d'en sortir
lorsque les troupes arrivèrent, et de céder cet appartement aux
soldats.
N'ayant aucun endroit pour se mettre à couvert, le nommé
Lareine lui loua une partie de sa cuisine, où il se retira avec sa
femme et son enfant. On lui a fait fournir une paire de draps,
qu'il est obligé de changer tous les quinze jours, et comme il
n'en a que deux paires en tout, lui, sa femme et son enfant, sont
obligés de coucher nus sur la paille pendant qu'ils blanchissent
la seule paire de draps qui leur reste.
On a placé dix-neuf grenadiers dans la cuisine où il couche,
pour y faire leur potage.
Ces grenadiers lui ont brûlé sept fascines de bois qu'il avait.
Il a sa femme enceinte, et qui doit accoucher clans peu de
temps, et elle n'a aucun endroit que la cuisine où les dix-neuf
grenadiers font leur potage. Durant veut aussi lui faire payer
six patagons pour le louage de sa maison, de laquelle on l'a
obligé de sortir, ne jouissant que d'un petit jardin et chenevier
qu'on lui a tout dévastés.
(De la main de Voltaire.) Je supplie M. Fabry de vouloir bien
avoir pitié de cette pauvre femme. J'ai l'honneur de lui présenter
mes respectueux sentiments.
6927. — A M. LE COUTE D'AHGENTAL.
i juillet.
Vous serez peut-être aussi affligé que moi, mon cher ami, de
ne recevoir qu'un maudit livre de prose2, au lieu des vers scythes
que vous attendiez. Ce n'est pas que vous ne soyez bientôt muni
de vos vers scythes, mais enfin ils devaient arriver les premiers,
J, Éditeurs, Bavoux et François.
2. La Défense de mon oncle; voyez tome XXVI, page 307.
ANNÉE 1767. 303
puisque vous les aviez ordonnés, et il est triste de ne recevoir
que la prose du neveu de l'abbé Bazin quand on attend des cou-
plets de tragédie. Bazin mlnor vous a adressé sa petile drôlerie J
par M. Marin ; elle est toute à l'honneur des dames, et même des
petits garçons, que les ennemis de l'abbé Bazin ont si indignement
accusés. Il est juste de prendre la défense de la plus jolie partie
du genre humain, que des pédants ont cruellement attaquée.
A l'égard de la défense juridique des Sirven, j'ai bien peur
qu'elle ne soit pas admise. Le procureur général de Toulouse2 est
à Paris, il réclame vivement les droits de son corps, et ce droit est
celui de juger les Sirven, et probablement de les condamner.
De plus, on me mande que les protestants ont excité une émeute
vers la Saintonge, qu'ils ont poursuivi trois curés, qu'ils en ont
tué un, qu'on a envoyé des troupes contre eux, qu'on a tué six-
vingts hommes. Je veux croire que tout cela est fort exagéré;
mais il faut bien qu'il se soit passé quelque chose de funeste; et
vous m'avouerez que ces circonstances ne sont pas favorables
pour obtenir contre les lois du royaume une nouvelle attribu-
tion de juges en faveur d'une famille huguenote. Pour comble
de disgrâce, le huguenot La Beaumelle, beau-frère du jeune
huguenot Lavaysse, s'est rendu coupable d'une nouvelle hor-
reur.
J'ai découvert enfin que c'était lui qui m'avait fait adresser
quatre-vingt-quatorze lettres anonymes3; le compte est net, et
le fait est rare. J'en ai reçu enfin une quatre-vingt-quinzième
qui m'a mis hors de doute. Il y a d'étranges pervers dans le
monde.
L'ami Damilaville ira sans doute chez vous pour consulter
l'oracle. Il est fâché, aussi bien que moi, du procès de M. de
Beaumont. C'est une chose douloureuse que .AI. de Beaumont,
dans ce procès, paraisse en quelque façon comme délateur des
protestants, après avoir été leur défenseur ; qu'il demande la con-
fiscation du bien d'un protestant, et qu'il réclame des lois rigou-
reuses contre lesquelles il s'est élevé lui-même. Il est vrai qu'il
redemande le bien des ancêtres de sa femme; mais malheureu-
sement les apparences sont odieuses ; il a des ennemis, ces enne-
mis se déchaînent : tout cela fait au pauvre Sirven un tort
irréparable.
1. Expression du Bourgeois gentilhomme, acte I, scène n.
2. Jean-Gabriel-Amable-Alexandre de Riquet de Bonrepos était procureur gé-
néral au parlement de Toulouse depuis février 1700.
3. Voyez tome XXVI, page 191.
304 CORRESPONDANCE.
Pour me consoler, M. de Chabanon achève aujourd'hui sa
tragédie; mais M. de La Harpe n'est pas si avancé; il s'en faut
beaucoup. Deux tragédies à la fois, sorties des cavernes du mont
Jura, auraient été pour moi une chose bien douce.
Je vous assure que j'ai besoin d'être réconforté. Je ne peux
plus rien faire par moi-même pour le tripot; j'ai besoin déjeunes
gens qui prennent ma place pour vous plaire.
Je me mets aux pieds de Mrae d'Argental ; je me recommande
aux bontés de M. de Thibouville. J'espère que les satrapes
Nalrisp et Elochivis1 ne seront pas regardés à Fontainebleau
comme des satrapes de mauvais goût quand ils protégeront des
Scythes. Agréez, mon divin ange, les tendres sentiments de tout
ce qui habite Ferney, et surtout mon culte de dulie.
6928. — A M. DAMILAVILLE.
A Ferney, 4 juillet-
Vous savez, mon cher ami, que ce fut vous qui, dans le temps
du triomphe de la famille Calas et de M. Lavaysse, m'apprîtes
que M. Lavaysse était beau-frère de ce malheureux La Beau-
melle. Monsieur son père m'écrivit de Toulouse que, quelque
temps après, mademoiselle sa fille, veuve d'un homme assez
riche, avait en effet épousé La Beaumelle, malgré toutes ses
représentations. Je fus affligé qu'une famille à laquelle je m'in-
téresse fût alliée à un homme si coupable ; mais je n'en demeurai
pas moins attaché à cette famille.
Vous n'ignorez pas que j'ai reçu dans ma retraite un nombre
prodigieux de lettres anonymes; j'en ai reçu quatre-vingt-qua-
torze de la même écriture, et je les ai toutes brûlées. Enfin j'en
ai reçu une quatre-vingt-quinzième2 qui ne peut être écrite que
par La Beaumelle, ou par son frère, ou par quelqu'un à qui ils
l'auront dictée, puisque, dans cette lettre, il n'est question que
de La Beaumelle même. J'ai pris le parti de l'envoyer au minis-
tère. J'avais d'ailleurs dessein d'instruire le public littéraire de
cette étrange manœuvre, et de faire' connaître celui qui outra-
geait ma vieillesse avec tant d'acharnement, pour récompense
des services rendus à la famille dans laquelle il est entré. J'ai
même envoyé à M. Lavaysse le père cette déclaration que je
1. Praslin et Choiseul ; voyez tome VI, page 263.
2. Voyez tome XXVI, page 191.
ANNÉE 1767. 303
devais rendre publique, et que j'ai supprimée, en attendant que
je prenne une résolution plus convenable.
Dans ces circonstances, M. Lavaysse de Vidou m'a écrit le
25 de juin. Il ignore apparemment la conduite de son beau-
frère ; je le plains beaucoup. Je vous prie de lui faire part de mes
sentiments, et de lui montrer cette lettre.
Je crains bien que nous n'ayons d'autre parti à prendre, au
sujet des Sirven, que celui de la douleur et de la résignation. Ils
sont innocents, on n'en peut douter. On leur a ôtéleur honneur
et leurs biens ; on les a condamnés à la mort comme parricides :
on leur doit justice. Mais, d'un côté, le malheureux procès de
M. de Beaumont; de l'autre, la présence de monsieur le procu-
reur général du Languedoc, qui soutiendra les droits de son par-
lement ; enfin les bruits affreux qui courent sur les protestants
des provinces méridionales, ne permettent pas de se flatter
qu'on puisse s'adresser au conseil avec succès. Les nouvelles hor-
reurs de La Beaumelle sont encore un obstacle. Toutes ces fata-
lités réunies laissent peu d'espérance. Vous voyez les choses de
plus près; je m'en rapporte à vous. Je vous supplie de m'instruire
de l'état des choses.
La multitude de lettres que j'ai à écrire aujourd'hui, et ma
santé, qui baisse tous les jours, me mettent hors d'état de ré-
pondre aussi au long que je le voudrais à M. Lavaysse de Vidou.
Le peu que je vous écris, mon cher ami, suffira pour le con-
vaincre de mes sentiments, et de l'état où je me trouve. Ayez
donc la bonté, encore une fois, de lui faire lire cette lettre ; c'est
tout ce que je puis vous dire, dans l'incertitude où je suis, et
dans les souffrances de corps que j'éprouve.
Je vous embrasse tendrement, et j'attends mes consolations
de votre amitié.
6929. — A M. DE BELLOY.
A Ferney, 6 juillet.
Il y a quelques années, monsieur, que je ne lis aucun papier
public ; j'ignore dans ma retraite ce qui se fait sur la terre. Je
sais pourtant ce qui se passe à Moscou ; mais ce n'est pas par le
Mercure. L'impératrice de Russie daigna me mander, l'année
passée1, qu'elle avait converti Abraham Chaumeix, et qu'elle en
1. La lettre de Catherine II est du 11-22 auguste 1765; voyez tome XLIV
page 45.
45. — Correspondance. XIII. 20
306 CORRESPONDANCE.
avait fait un tolérant. Si depuis ce temps-là cet Abraham a fait
cette sottise ; s'il a vendu sa femme à quelque boïard, comme le
père des croyants vendit la sienne l au roi d'Egypte et au roitelet
de Gérare; si, au lieu d'obtenir des bœufs, des vaches, des mou-
tons, des serviteurs et des servantes, il est tombé dans la misère,
c'est probablement parce qu'il est ivrogne, et que le vin coûte
fort cher en Scythie.
Il n'en est pas de même dans votre Paris, où l'ami Fréron
gagne de l'argent à bon marché, et s'enivre de même. Je fais
mon compliment à ma chère patrie du privilège exclusif qu'on a
donné à cet homme de vilipender son pays : cela manquait à
notre siècle.
Ce que vous me mandez , monsieur , de la générosité des
comédiens de Paris ne m'étonne point. Ils sont si riches de leur
propre fonds qu'ils peuvent se passer aisément des vers char-
mants de Racine. Mais ce n'est pas assez qu'ils tronquent des
scènes entières de ce grand homme, il faudrait, pour rendre la
chose plus touchante, qu'ils substituassent des vers de leur façon
à ceux qu'ils retranchent. Le copiste de la Comédie doit être
le premier poète du royaume ; et c'est à lui qu'on doit s'en rap-
porter.
Il me paraît que les imprimeurs en savent autant que les
comédiens de votre bonne ville. Ils ont plaisamment accommodé
l'endroit dont vous me parlez ; il y avait : ennemis des lois et de la
science, et ils ont mis : ennemis des lois et de la sienne. Cela vaut
le : trompez, sonnettes, au lieu de : sonnez, trompettes. Que cela ne
vous rebute pas, monsieur ; vous savez mieux que personne com-
bien les bons citoyens rendent justice au mérite :
Non lasciar la magnanima... impresa.
(PÉTRARQUE, SOD. VII.)
Sans compliments, et avec autant d'amitié que d'estime,
votre, etc.
G930. — A M. COLINI.
Ferney, 7 juillet.
Il est vrai, mon cher ami, que j'ai eu la faiblesse de jouer un
rôle de vieillard dans la tragédie des Scythes; mais je l'ai telle-
ment joué d'après nature que je n'ai pu l'achever : j'ai été obligé
1. Genèse, xn, 10; et xr, 1 1.
ANNEE 176 7. 307
d'en sauter près de la moitié, et encore ai-je été malade de l'effort.
Vous savez que j'ai soixante-quatorze ans, et que ma constitution
est faible. Il y a aujourd'hui quatre années révolues que je ne
suis sorti de l'ermitage que j'ai bâti. Mon cœur est à Schwetzin-
gen ; mais mon corps n'attend qu'un petit tombeau fort modeste
que je me suis élevé auprès d'une petite église de ma façon. Hé-
las! comment oserai-je me présenter devant Leurs Altesses électo-
rales, ayant presque perdu la vue, et n'entendant que très-diffi-
cilement? Il faut savoir subir sa destinée. Nous avons à Ferney
d'excelleuts acteurs ; leurs talents me consolent quelquefois dans
ma décrépitude ; le climat est dur, mais la situation est char-
mante ; j'achève doucement ma vie entre une nièce et MUe Cor-
neille, que j'ai mariée, et quelques amis qui viennent partager
ma retraite. Mais rien ne me dédommage de Schwetzingen. Je
me ferai un plaisir bien vif de vous voir à Manheim, dans le sein
de votre famille. J'embrasse de loin votre femme et vos enfants.
Je m'intéresserai à votre bonheur jusqu'au dernier moment de
ma vie.
Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de Leurs Altesses. Plai-
gnez-moi, et que votre amitié soit ma consolation.
0931. — A M. BORDES >.
8 juillet.
J'aurai peut-être demain jeudi de vos nouvelles, mon cher-
confrère, et je saurai à quoi m'en tenir avec les frères Périsse.
En attendant, voici un mémoire que je vous prie de lire. Vous
sentez assez que je n'ai pu me dispenser de le publier. Il faut
bien à la fin confondre un pervers. Voilà le secret des lettres
anonymes découvert.
Je vous prie d'éclairer de vos lumières un solitaire qui ne
voit les choses que de loin, qui doit toujours redouter le public,
mais qui a été forcé de parler. Dites-moi ce que vous pensez, et
soyez bien persuadé de tout ce que je sens pour vous.
6932. — A M. DE SARTINES^.
Ferney, pays de Gex, par Genève, 8 juillet.
Monseigneur, la vérité et moi, nous implorons votre protection
contre la calomnie et contre les lettres anonymes. Vous daigne-
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. L'original ne porte pas d'adresse; elle était sur l'enveloppe. Je présume
308 CORRESPONDANCE.
rez lire, avec les yeux d'un sage et d'un ministre, cette requête1
en forme de mémoire'2. Il s'agit des plus horribles noirceurs
imputées à toute la famille royale. Il ne m'appartient que de vous
supplier d'imposer silence à La Beaumelle3, qui est actuellement
que la lettre s'adressait au lieutenant général de police, qui était alors M. de Sar-
tines. (B.)
1. Voyez tome XXVI, page 355.
•2, Lisez seulement depuis la page 10, afin de ne pas perdre un temps pré-
cieux. (Note de Voltaire.)
3. Voici la lettre que de son côté La Beaumelle écrivit :
« A Mazères, pays de Foix, ce 13 juillet.
« Monseigneur, on vient de me faire passer un avis dont il m'importe de vous
instruire promptement. C'est M. de Voltaire qui, après avoir imprimé vingt
libelles où je suis peint comme un voleur, comme un scélérat, quoique depuis
quinze ans je me taise sur son compte, m'apprend qu'il a envoyé au ministère je
ne sais quelle 95e lettre anonyme qu'il m'attribue, et me menace de mettre au
pied du trône certains écrits qu'il prétend avoir de moi, et qui tous contiennent
des crimes, dont la plupart, ajoute-t-il, sont des crimes de lèse-majesté. Il réveille
sa vieille calomnie sur M. le duc d'Orléans, régent. Il m'accuse d'avoir outragé
monsieur le duc, sur lequel je n'ai jamais écrit un mot; M. de Vrillière, dont
j'écris actuellement le nom pour la première fois de ma vie; Louis XIV, que je
révère avec tout l'univers ; et ce qu'il y a de plus affreux, Sa Majesté même : ca-
lomnie si atroce que je me reprocherais de m'en justifier.
« Comme je suis très-décidé à ne pas reprendre la plume contre lui, quoiqu'il
en ait une peur qui le jette dans des convulsions, j'ai fait tout ce que j'ai pu
pour avoir signées de sa main toutes les imputations qu'il prétend vouloir soute-
nir devant tout l'univers, afin de le poursuivre en justice réglée. Mais je n'ai pu
avoir que des signatures imprimées qui ne prouvent rien, et qu'on peut toujours
désavouer.
« Je suis très-persuadé, monseigneur, que si cet homme a l'audace de tenter
l'exécution du projet qu'il a formé de me perdre, vous ne me jugerez point sur
les allégations même les plus spécieuses d'un implacable ennemi, ou d'autres per-
sonnes que son adroite méchanceté pourrait employer. Mais comme les déclama-
tions véhémentes, le ton affirmatif, les tours artificieux de l'accusateur, pour-
raient laisser quelque fâcheuse impression contre l'accusé, j'ai cru devoir vous en
prévenir, et opposer une protestation d'innocence au poids de son crédit, dont il
me menace de m'accabler. Je ne sais de quels écrits il parle : je ne sais s'il en a
forgé pour me perdre. Il vit près d'un pays où cette fraude lui serait aisée : et
de quoi n'est-il pas capable, après avoir eu le front de m'attribuer sa Pucelle
d'Orléans, après avoir imprimé que j'avais été condamné aux galères pour avoir
pris l'habitude de tirer de mes mains adroites les bijoux des poches de mes voi-
sins ; après avoir écrit à Mme de La Beaumelle et à son père des lettres dont
chaque mot est un opprobre?
« Cependant je garde le silence : et depuis quinze ans que nos démêlés com-
mencèrent et que je le réprimai vigoureusement, je n'ai rien écrit contre lui. Je
suis bien déterminé à continuer de traiter ses libelles avec le même mépris; mais
qu'il me soit permis de pousser un cri auprès de vous, monseigneur, quand il ose
me menacer d'employer la plus sainte des autorités à l'appui de la calomnie.
« Quoi qu'il puisse m'imputer, depuis douze ans, c'est-à-dire depuis que je
sortis de la Bastille, qu'il transforme pour moi en Bicêtre, je n'ai pas fait impri-
ANNÉE «767. 309
à Mazères, au pays de Foix, et de vous renouveler le profond
respect et la reconnaissance avec lesquels je serai toute ma vie,
monseigneur, votre très-humble, très-obéissant et obligé servi-
teur.
Voltaire.
6933. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA '.
A Ferney, par Genève, 8 juillet 1767.
Madame, la vieillesse, la maladie et la retraite, me laissent
bien rarement la consolation d'écrire à Votre Altesse sérénissime.
Les embarras causés par les troubles de Genève, des troupes de
France envoyées dans notre petit pays, la longue interruption
de toute communication, la disette qui est attachée à ces petites
révolutions, et toutes les peines journalières qui en résultent,
voilà bien de tristes raisons, madame, qui excusent un si long-
silence.
A toutes ces peines s'est jointe une nouvelle horreur de La
Beaumelle. Votre Altesse sérénissime peut se ressouvenir qu'après
avoir insulté votre auguste nom dans un mauvais livre intitulé
Mes Pensées, il osa paraître dans Gotha, et qu'il en sortit précipi-
tamment avec une fille qui avait volé sa maîtresse. Il a eu en
dernier lieu la hardiesse d'imputer cette dernière action à un
autre Français, qui s'est adressé à moi pour se plaindre de cette
calomnie et pour demander mon témoignage. J'ai été obligé de
le donner, attendu que j'ai été témoin de la vérité, et que tout
Gotha avait vu La Beaumelle partir avec cette malheureuse,
lorsque je vins vous faire ma cour. Il n'est pas juste en effet,
madame, que l'innocent pâtisse pour le coupable. Aucun autre
mer une syllabe. Je vis dans mes terres, au sein de ma famille, partagé entre la
culture de mon jardin et mon Tacite. Il serait bien juste que, si Voltaire ne veut
pas jouir enfin tranquillement de sa gloire, il laissât au moins les autres jouir
de leur obscurité. Je me flatte donc, monseigneur, que si quelque écrit, soit ma-
nuscrit, soit imprimé, vous est ou vous a été déjà déféré comme étant de moi,
vous daignerez me le faire communiquer, afin que je puisse vous donner tous les
éclaircissements convenables. Je suis d'autant plus fondé à vous faire cette prière
qu'il est public qu'en 1751 mon ennemi me nuisit essentiellement en m'attribuant
ce qui ne m'appartenait pas.
« Je suis avec un très-profond respect, monseigneur, votre très-humble et
très-obéissant serviteur.
« La Beaumelle. »
Je crois cette lettre inédite; c'est ce qui m'a décidé à la donner ici. (B.)
1. Éditeurs, Bavoux et François.
310 CORRESPONDANCE.
Français que La Beaumelle ne serait capable de ce procédé. J'ai
donc cru que je ne manquais pas à ce que je dois à Votre Altesse
sérénissime en donnant un certificat authentique devant les
juges du point d'honneur, qu'on appelle en France la connéta-
hlie. Ce certificat atteste que ce fut La Beaumelle, et non un autre,
qui partit de Gotha avec une servante qui avait volé sa maîtresse.
Cette affaire est très-importante pour le gentilhomme faussement
accusé. Mon devoir est de vous en rendre compte. Je me flatte
que votre équité approuvera ma conduite.
Je me mets aux pieds de monseigneur le duc et de toute votre
auguste maison. Permettez-moi, madame, de ne point oublier la
grande maîtresse des cœurs. Agréez le profond respect avec lequel
je serai jusqu'au tombeau, madame, de Votre Altesse sérénissime
le très-humble et très-obéissant serviteur.
6934. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
Le 10 juillet.
Votre vieux philosophe est bien fâché de n'avoir pu voir ap-
paraître encore dans son ermitage le philosophe militaire de
Dirac. Comptez, monsieur, que je sens toute ma perte.
Je ne sais si la nouvelle que vous m'avez apprise d'une émeute
des calvinistes, auprès de Sainte-Foy, a eu des suites. On m'a
mandé qu'on avait démoli un temple auprès de la Rochelle, et
qu'il y avait eu du monde tué ; mais je me défie de tous ces
bruits, et je me flatte encore qu'il n'y a pas eu desangrépandu;
il ne faut croire le mal que quand on ne peut plus faire autre-
ment. Notre petit pays est plus tranquille, malgré la prétendue
guerre de Genève. Nous sommes entourés des troupes les plus
honnêtes et les plus paisibles; il n'y a rien eu de tragique que
sur le théâtre de Ferney, où nous leur avons donné les Scythes et
Sèmiramis; de grands soupers ont été tous nos exploits mili-
taires.
Le ministère a daigné jeter les yeux sur notre pays de Gex.
On y fait de très-beaux chemins : on m'a même pris quatre-vingts
arpents de terre pour ces nouvelles routes ; mais je sais sacrifier
mon intérêt particulier au bien public.
On a des copies très-imparfaites de la petite plaisanterie de
la Guerre de Gcnhve : on a mis Tissot1, au lieu d'un médecin nommé
4. Le nom de Tissot n'est dans aucune des éditions que j'ai vues; dans toutes
on lit Bonnet. (B.) — Voyez tome IX, le chant III de la Guerre civile de Genève.
ANNÉE 1767. 311
Bonnet qui aimait un peu à boire ; le mal est médiocre. Aimez
touiours un peu le vieux solitaire. J'apprends, dans ce moment,
rm'il y a beaucoup de monde décrété à Bordeaux, que le cure
n'est pas mort, et qu'on est fort déchaîné contre les calvinistes.
6935. - A M. BORDES.
10 juillet.
Mon cher confrère en académie, et mon frère en philosophie,
mille grâces vous soient rendues de toutes les peines que vous
daignez prendre1 ! Je n'aime pas les h aspirés, cela fait mal a la
poitrine ; je suis pour l'euphonie. On disait autrefois :je hésite, et
à présent on dit f hésite; on est fou d'Henri IV et non plus ce
Henri IV On achète du linge d'Hollande, et non plus de Hollande.
Ce qu'on n'adoucira jamais, c'est la canaille de la littérature.
Vous en voyez une belle preuve dans ce maraud de La Beau-
melle qui m'a adressé la plupart de ses lettres anonymes par
Lyon* où il faut qu'il ait quelque correspondant. La dernière
était datée de Beaujeu, auprès de Lyon. Je crois que ni les
ministres, ni monsieur le chancelier, ni la maison de Noailles,
ni même la maison royale, ne seront contents de ce La Beau-
melle En vérité, ceci est plutôt un procès criminel qu'une que-
relle littéraire. Ce n'est pas le cas de garder le silence. On doit
mépriser les critiques, mais il faut confondre les calomniateurs.
On doit encore plus vous aimer.
Voici une petite brochure3 en réponse à une grosse brochure.
S'il v a quelque chose de plaisant, amusez-vous-en ; passez ce
qui vous ennuiera. Faites-moi votre bibliothécaire, je vous en-
verrai tout ce que je pourrai faire venir des pays étrangers.
Bientôt nous ne pourrons plus avoir de France que des alma-
uachs, ou des fréronades, ou du Journal chrétien. Si je suis ïotie
bibliothécaire, soyez, je vous prie, mon Aristarque.
Je recommande la Scythie à vos bontés.
6936. — A M. DAMILAVILLE.
11 juillet.
Il est trop certain, mon cher ami, que les protestants de
Guiennesont accusés d'avoir voulu assassiner plusieurs cures',
1. Pour l'édition des Scythes faite à Lyon.
2. Voyez tome XXVI, page 191.
3. Défense de mon oncle; voyez tome XXVI, page 367.
4. A Sainte-Foy, sur les frontières du Périgord; voyez lettre 6923 et auties.
312 CORRESPONDANCE.
et qu'il y a près de deux cents personnes en prison à Bordeaux
pour cette fatale aventure, qui a retardé l'arrivée de M. le maré-
chal de Richelieu à Paris. C'est dans ces circonstances odieuses
que l'infâme La Beaumelle m'a fait écrire des lettres anonymes.
J'ai été forcé d'envoyer aux ministres le mémoire ci-joint1.
C'est du moins une consolation pour moi d'avoir à défendre
la mémoire de Louis XIV et l'honneur de la famille royale, en
prenant la juste défense de moi-môme contre un scélérat auda-
cieux, aussi ignorant qu'insensé. J'ai toujours été persuadé qu'il
faut mépriser les critiques, mais que c'est un devoir de réfuter la
calomnie. Au reste, j'ai mauvaise opinion de l'affaire des Sirven.
Je doute toujours qu'on fasse un passe-droit au parlement de
Toulouse en faveur des protestants, tandis qu'ils se rendent si
coupables, ou du moins si suspects. Tout cela est fort triste : les
philosophes ont besoin de constance.
Adieu, mon cher ami ; je n'ai pas un moment à moi, je fais
la guerre en mourant. Aimez-moi toujours, et fortifiez-moi contre
les méchants.
6937, — A M. BORDES2.
13 juillet.
Je trouve, mon cher confrère, vos critiques3 très-justes.
Faites-vous un ami propre à vous censurer.
Je vous remercie autant que je vous aime. Que dites-vous
de La Beaumelle? Est-ce ainsi, bon Dieu, que sont faits les gens
de lettres! Voilà mes ennemis, depuis l'abbé Desfontaines.
Vous y consentez tous me paraît nécessaire, et a été très-bien
reçu, ainsi que tout le cinquième acte.
Continuez-moi vos bontés.
6938. — A M. LE COMTE DE WARGEMONT*.
A Ferney, 13 juillet.
Je suis pénétré, monsieur, des attentions et des bontés dont
vous m'honorez. Il est bien rare qu'on se souvienne à Paris des
1. Celui qui est tome XXVI, page 355.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
3. Sur les Scythes.
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 313
solitaires qu'on a vus en passant dans des retraites ignorées.
A peine ma vieillesse et mes maladies m'ont-elles permis de vous
faire ma cour, lorsque vous êtes venu dans nos cabanes, et ce-
pendant vous m'avez comblé à Paris de vos bons offices, comme
si je les avais mérités. Vous avez fait bien plus : je vous dois la
protection de M'^deBeauharnais1, dont l'esprit et la beauté sont
connus même dans notre pays sauvage.
Si je puis trouver à Genève ou à Baie quelques nouveautés
dignes de votre curiosité, je ne manquerai pas de vous les en-
voyer à l'adresse que vous avez bien voulu me donner. Je vous
supplie, monsieur, d'agréer la très-respectueuse reconnaissance
de votre très-humble, etc.
6939. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 14 juillet.
Je n'ai pas besoin de vous dire, ou plutôt de vous répéter, mon cher et
illustre maître, avec quel plaisir j'ai lu ou plutôt relu ce que vous avez bien
voulu m'envoyer ; vous connaissez mon avidité pour tout ce qui vient de
vous, et il ne tiendrait qu'à vous de la satisfaire encore mieux que vous ne
faites. Je suis presque fâché quand j'apprends, par le public, que vous avez
donné, sans m'en rien dire, quelque nouveau camouflet au fanatisme et à la
tyrannie, sans préjudice des gourmades à poing fermé que vous leur appli-
quez si bien d'ailleurs. Il n'appartient qu'à vous de rendre ces deux fléaux
du genre humain odieux et ridicules. Les honnêtes gens vous en ont d'au-
tant plus d'obligation qu'on ne peut plus attaquer ces deux monstres que de
loin; ils sont trop redoutables sur leurs foyers, et trop en garde contre les
coups qu'on pourrait leur porter de trop près.
Les nouveaux soufflets2 que votre ami s'est essayé à donner aux jésuites
et aux jansénistes ont bien de la peine à leur parvenir; ce seront vraisem-
blablement des coups perdus: il n'y a pas grand mal à cela, pourvu que les
vérités qui accompagnent ces soufflets ne soient pas tout à fait inutiles.
Dites-moi, je vous prie, à propos de cela, où en est la nouvelle édition
de la Destruction des Jésuites3. Pourriez-vous, si elle est enfin achevée,
m'en faire parvenir quelques exemplaires?
J'ai donné à mes petits gants d'Espagne4 une nouvelle façon qui leur
procurera un peu plus d'odeur; je vous enverrai cela au premier jour, par
frère Damilaville. Que dites-vous, en attendant, de ces pauvres diables-là,
1. Marie de Chaban, femme du comte de Beauharnais, cousin de l'impératrice
Joséphine, née en 1738, morte en 1813. Elle a écrit quelques jolies nouvelles. (A. F.)
2. La Seconde Lettre, dont il a été parlé dans une note sous le n° 6872.
3. Ouvrage de d'Alembert.
4. La Seconde Lettre.
314 CORRESPONDANCE.
qui courent la mer sans pouvoir trouver d'asile? On serait presque tenté
d'en avoir pitié, si on n'était pas bien sûr qu'en pareil cas ils n'auraient
pitié ni d'un janséniste ni d'un philosophe. J'écrivais ces jours passés à
votre ancien disciple 1 que j'étais persuadé que , s'il chassait jamais les
jésuites de Silésie, il ne tiendrait pas renfermées dans son cœur royal2 les
raisons de leur expulsion. Je lui ai fait, par la même occasion, mes remer-
ciements, au nom de la raison et de l'humanité, de ce qu'on peut espérer
des grâces de sa part, quoiqu'on ait passé le chapeau sur la tête devant une
procession de capucins, et qu'on ait chanté devant son perruquier et son
laquais des chansons de b
J'ignore qui est ce faquin de Larcher qui a écrit sous les yeux du syn-
dic Riballier contre la Philosophie de l'Histoire; mais je recommande
très-instamment ce syndic Riballier au neveu de l'abbé Bazin. Je lui donne
ce syndic pour le plus grand fourbe et le plus grand maraud qui existe ;
Marmontel pourra lui en dire des nouvelles. Croiriez-vous qu'il n'a pas été
permis à ce dernier de se défendre, à visage découvert, contre ce coquin, qui
l'a attaqué sous le masque, et de lui donner cent coups de bâton pour les
coups d'épingle qu'il en a reçus par les mains d'un autre faquin nommé
Coger3, dit Coge pecus, régent de rhétorique au collège Mazarin, dont
Riballier est principal? Il faut que le neveu de l'abbé Bazin applique à
ces deux drôles des soufflets qui les rendent ridicules à leurs écoliers
mêmes.
On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paraître; ce sera sans
doute une pièce rare. En attendant, les Trente-sept Vérités opposées aux
trente-sept impiétés les ont couverts de ridicule et d'opprobre. On dit qu'ils
désavoueront, dans leur censure, les trente-sept propositions condamnées;
mais à qui en imposeront-ils? Il est certain que cette liste a été imprimée
chez Simon, et qu'elle était signée du syndic, qui, à la vérité, a essuyé sur
ce sujet quelques mortifications en Sorbonne, quoiqu'il n'eût rien fait que de
concert avec les députés commissaires de la sacrée Faculté.
Voulez-vous bien remettre ce billet à M. de La Harpe? Nous avons pour
l'éloge de Charles V un concours nombreux; mais le jugement ne sera pas
aussi long que je le croyais d'abord. Comme je sais l'intérêt que vous y pre-
nez, je ne manquerai pas de vous en mander le résultat dès que le prix
sera donné, ce qui ne tardera pas : nous avons une pièce excellente, contre
laquelle je doute que les autres puissent tenir. Ne trouvez-vous pas bien
ridicule cette approbation que nous exigeons de deux docteurs en théologie4?
J'ai fait l'impossible pour qu'on abolît ce plat usage; croiriez-vous que j'ai
été contredit sur ce point par des gens même qui auraient bien dû me
1. La lettre de d'Alembert au roi de Prusse est du 3 juillet 17C7.
2. Voyez la lettre 6873.
3. Voyez tome XXI, page 357; le surnom de Coge pecus fait allusion au vers
vingtième de la troisième églogue de Virgile.
4. L'article 6 du règlement de 1671 portait qu'aucun discours ne serait admis
au concours sans être revêtu d'une approbation signée de deux docteurs de la
Faculté de théologie de Paris.
ANNÉE 1767. 313
seconder? L'esprit de corps porte malheur aux meilleurs esprits. Si nous
proposons, l'année prochaine, l'éloge de Molière, comme cela pourrait être,
je suis persuadé que le public nous rira au nez quand nous annoncerons
devant lui qu'il faut que cet éloge soit approuvé par deux prêtres de
paroisse.
Je ne sais quand Marmontel reviendra des eaux; on dit que la femme *
avec qui il y est allé, et qui comptait mourir en chemin pour éviter les
prêtres, se porte beaucoup mieux, et reviendra peut-être se remettre entre
leurs saintes mains cet hiver.
Je ne sais ce qu'est devenu J.-J. Rousseau, et je ne m'en inquiète guère.
On dit qu'il avoue ses torts avec M. Hume, ce qui me paraît bien fort pour
lui. On dit même qu'il a changé de nom, ce que j'ai bien de la peine à
croire.
Adieu, mon cher et illustre confrère ; j'embrasse de tout mon cœur tous
les habitants de Ferney, à commencer par vous. Ne m'oubliez pas, je vous
prie, quand vous pourrez envoyer quelque chose à Paris. Vale, et me
uma.
6940. —A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
15 juillet.
Je reçois votre lettre angélique du 10 juillet, mon tendre et
respectable ami. Vous aurez bientôt ces malheureux Scythes ;
mais je crois qu'il faut mettre un intervalle entre les sauvages de
l'orient et les sauvages de l'occident. Je persiste toujours à pen-
ser qu'il faut laisser le public dégorger les Illinois - ; je pense en-
core qu'une ou deux représentations suffisent avant Fontaine-
bleau. Faisons-nous un peu désirer, et ne nous prodiguons pas.
Je suis sans doute plus affligé que le petit Lavaysse ; mais
comment voulez-vous que je fasse? J'ai affaire à un d'Éon et à
un Vergy 3, et je ne suis pas ambassadeur de France. Je suis per-
sécuté, depuis longtemps, par mes chers rivaux les gens de let-
tres ; c'est un tissu de calomnies si long et si odieux qu'il faut
bien enfin y mettre ordre. Il y a plus de douze ans que ce
La Beaumelle me persécute, et me fait le même honneur qu'à la
maison royale. Il y a plus de sûreté à s'attaquer à moi qu'aux
princes. Si j'étais prince, je ne m'en soucierais guère ; mais je
suis un pauvre homme de lettres, sans autre appui que celui de
la vérité : il faut hien que je la fasse connaître, ou que je meure
calomnié. Il ne s'agit pas ici de la Défense de mon oncle, qui est
1. Mme Filleul; voyez les Mémoires de Marmontel, livre VIII.
1. Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny.
3. Voyez tome XL1II, page 458.
316 CORRESPONDANCE.
une pure plaisanterie; il s'agit des plus horribles impostures
dont jamais on ait été noirci.
Je serai assez hardi pour écrire à M. d'Aguesseau *, puisque
vous m'encouragez, mon cher ange ; et je tâcherai de ne lui
écrire que des choses qui pourront lui plaire et le toucher.
La Harpe (Dieu merci) ne fait point deux tragédies, mais il
a abandonné un sujet presque impraticable pour un autre où il
est plus à son aise. En un mot, mon atelier aura l'honneur de
vous servir.
Je vous avoue que je voudrais bien qu'on jouât Olympie une
ou deux fois avant Fontainebleau ; mais qu'on la jouât comme
je l'ai faite, car il est assez dur de se voir mutiler. Il est vrai que
je ne le vois point, mais je l'entends dire, et je reçois la blessure
par les oreilles : vous savez que les oreilles d'un poète sont déli-
cates. Toute notre petite troupe vous présente ses hommages,
ainsi qu'à M,ne d'Argental.
Je crois M. de Thibouville à la campagne. S'il vient à Paris,
je vous supplie de ne me pas oublier auprès de lui. Recevez tou-
jours mon culte de dulie.
Je viens d'acheter un Dictionnaire historique portatif -, par une
société de gens de lettres, en quatre gros volumes in-8°, sous le
titre d'Amsterdam, qu'on dit imprimé à Paris. Je tombe sur l'ar-
ticle Tencin ; madame votre tante y est indignement outragée. On
y dit que La Frênaie, conseiller au grand-conseil, fut tue chez elle.
Quels historiens ! quels Tite-Live ! Dites-moi, après cela, si je
dois souffrir un La Beaumelle. Vous devriez bien demander à
Marin où s'est faite cette infâme édition, et qui en sont les au-
teurs.
6941. —A M. LE COMTE D'ARGENTAL 3.
16 juillet.
Je crois que M. de Courteilles est à la campagne ; pardonnez-
moi si je vous adresse ce paquet pour Lekain.
J'écris donc à M. d'Aguesseau, puisque vous l'ordonnez.
L'affaire de La Beaumelle est grave. C'est un monstre. La-
vaysse le père a été assez affligé qu'il ait séduit sa fille. Il est
1. Cette lettre à d'Aguesseau, dont Voltaire reparle dans la lettre 6949,
manque.
2. Ce n'est pas celui de Chaudon, mais celui de Barrai et Guihaud, dont nous
avons déjà parlé tome XXVIII, page 527 ; et XXIX, 279.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 317
l'éditeur des lettres affreuses imprimées sous mon nom. Mais
comment souffre-t-on qu'il traite Louis XIV, le régent et le duc
de Bourbon d'empoisonneurs? Comment au moins ne lui ini-
pose-t-on pas silence? Ali ! mon cher ange, qu'il y a des gens de
lettres indignes de ce nom ! Cela empoisonne la fin de ma vie.
6942. — A M. LE K AIN.
17 juillet.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 8 de juillet. J'attends
tous les jours l'édition des Scythes, faite à Lyon, pour vous l'en-
voyer ; c'est la seule à laquelle on doive se tenir. Elle est faite
entièrement selon les vues de M. d'Argental ; on a fait tout ce
qu'on a pu pour profiter de ses observations judicieuses. Il est
vrai que le rôle que vous voulez bien jouer dans cette pièce ne
convient pas tout à fait à vos grands talents, et n'a pas ce su-
blime et cette terreur que vous savez si bien mettre sur la
scène. Athamare est uu très-jeune homme, amoureux, vif, pétu-
lant dans sa tendresse, un jeune petit cheval échappé, et puis
c'est tout. Il est fait pour un petit blondin nouvellement entré
au service; mais vous savez vous plier à toute sorte de carac-
tères.
Si vous jouez le Droit du seigneur, comme je l'espère, je donne
le rôle d'Acanthe à MUe Doligny, celui de Colette à M11' Luzy, celui
du fermier Mathurin à M. Monfoulon : ce sont les dispositions
que M. d'Argental a faites lui-môme.
A l'égard d'Olympie, je suis persuadé que cette pièce, remise
au théâtre, vous vaudra quelque argent ; mais il est absolument
nécessaire de la jouer comme je l'ai faite, et non pas comme
Mlle Clairon l'a défigurée. Elle a cru devoir sacrifier la pièce à
son rôle, supprimer et changer des vers dont la suppression ou
le changement ne forme aucun sens. On a surtout dépouillé le
cinquième acte de ce qui en faisait toute la terreur et l'intérêt.
Une actrice assez bonne, qui a joué Olympie à Genève, ayant
restitué tous les endroits supprimés ou altérés par Mlle Clairon,
a eu un succès si prodigieux que la pièce a été jouée six jours
de suite.
Si vous jouez l'Orphelin de la Chine, je vous prie très-instam-
ment de la donner aussi telle qu'elle est imprimée dans l'édition
des Cramer. Vous devez avoir cette édition ; et, si vous ne l'avez
pas, elle est chez M. d'Argental.
Voici encore un petit mot pour l'Écossaise, que je vous prie de
318 CORRESPONDANCE.
donner à l'assemblée. Nous allons ce soir jouer l'Orphelin de la
Chine. M. de Chabanon et M. de La Harpe travaillent pour vous
de toutes leurs forces. J'aurai du moins le plaisir de voir mes
amis soutenir le théâtre auquel mon grand âge, mes maladies,
et peut-être encore plus mes ennemis, me forcent de renoncer.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
6943. — A M. DEPARCIEUX'.
A Ferney, le 17 juillet.
Vous avez dû, monsieur, recevoir des éloges et des remercie-
ments de tous les hommes en place : vous n'en recevez aujour-
d'hui que d'un homme bien inutile, mais bien sensible à votre
mérite et à vos grandes vues patriotiques. Si ma vieillesse et mes
maladies m'ont fait renoncer à Paris, mon cœur est toujours
votre concitoyen. Je ne boirai plus des eaux de la Seine, ni d'Ar-
cueil, ni de l'Yvette, ni même de l'Hippocrène ; mais je m'intéres-
serai toujours au grand monument que vous voulez élever. Il est
digne des anciens Romains, et malheureusement nous ne sommes
pas Romains. Je ne suis point étonné que votre projet soit en-
couragé par M. de Sartines. Il pense comme Agrippa ; mais l'Hô-
tel de Ville de Paris n'est pas le Gapitole. On ne plaint point son
argent pour avoir un Opéra-Comique, et on le plaindra pour-
avoir des aqueducs dignes d'Auguste. Je désire passionnément de
me tromper. Je voudrais voir la fontaine d'Yvette former un
large bassin autour de la statue de Louis XV; je voudrais que
toutes les maisons de Paris eussent de l'eau, comme celles de
Londres. Nous venons les derniers en tout. Les Anglais nous ont
précédés et instruits en mathématiques, les Italiens en archi-
tecture, en peinture, en sculpture, en poésie, en musique; et j'en
suis fâché.
J'ai l'honneur d'être, avec l'estime infinie que vous méritez,
et avec la reconnaissance d'un concitoyen, monsieur, votre, etc.
Voltaire.
1. Antoine Deparcieux, né le 28 octobre 1703, à Cessoux, diocèse d'Uzès, asso-
cié de l'Académie des sciences depuis 1746, mort le 2 septembre 1768, avait pu-
blié des Mémoires sur la possibilité et la facilité d'amener auprès de l'Estrapade
à Paris les eaux de la rivière d'Yvette, 1703, in-i°. 11 a donné un Troisième Mé-
moire sur le projet d'amener l'Yvette à Paris, 1708, in-12.
ANNÉE 1767. 319
0944. — A M. DAMILAVILLE i.
18 juillet.
Mon cher ami, ce qu'un homme qui a été historiographe de
France doit à la maison royale, à la patrie, à la vérité, m'a forcé
de publier ce mémoire. Les nouvelles accumulations des hor-
reurs de La Beaumelle m'ont imposé ce devoir. Je suis fâché que
ce coquin ait séduit et épousé la fille de l'avocat Lavaysse ; mais
il faut savoir réprimer le crime de la même main dont on sou-
tient l'innocence. Cela est triste, mais cela est indispensable.
J'ai écrit à M. d'Aguesseau : je n'ai pas un moment à moi. Je
fais la guerre en mourant.
094Ô. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA*.
A Ferney, 18 juillet.
Madame, les nouvelles horreurs de La Beaumelle contre
votre auguste maison, et contre ce que nous avons de plus res-
pectable dans le monde, m'obligent de mettre à vos pieds ce mé-
moire. Je demande à Votre Altesse sérénissime la permission de
confirmer la vérité de la conduite que ce malheureux tint à
Gotha. Cela est important pour ma justification, et j'espère que
Votre Altesse sérénissime ne refusera pas cette grâce à un vieil-
lard qui lui est si attaché. Agréez, madame, la reconnaissance et
le profond respect que je dois à Votre Altesse sérénissime.
Le Suisse V.
6946. — A M. LE PRINCE DE CONDÉ3.
Au château de Ferney, par Genève, 20 juillet.
Monseigneur, je suis trop respectueusement attaché à votre
auguste nom, et à la personne de Votre Altesse sérénissime, pour
ne pas lui donner avis que La Beaumelle, retiré à présent au
pays de Foix, dans la petite ville de Mazères, fait réimprimer à
Avignon le livre abominable 4 dans lequel ce calomniateur ose
accuser monseigneur le duc, votre père, d'avoir fait assassiner
1. Éditeurs, Bavoux et François.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, né le 9 août 1736, mort le
13 mai 1818.
4. Le Siècle de Louis XIV, annoté par La Beaumelle.
320 CORRESPONDANCE.
le sieur Vergier1, ancien commissaire de marine. Cette horreur,
jointe à tant d'autres, doit certainement être réprimée. L'audace
criminelle de ce misérable donne du cours à ses livres, surtout
dans les pays étrangers. Je suis persuadé que si Votre Altesse
sérénissime daigne dire ou faire dire un mot à M. de Saint-
Florentin, on préviendra aisément cette nouvelle édition. Vous
verrez, monseigneur, dans le Mémoire ci-joint, la page où ce
coquin ose ainsi vous outrager. Vous y verrez ses autres crimes.
Jamais l'abus de l'imprimerie n'a rien produit de si coupable.
Les sentiments que la France a pour votre personne autorisent
la liberté que je prends.
Je suis avec un profond respect, etc.
6947. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 21 juillet.
Il est juste, mon cher confrère, de vous laisser une seconde fois la satis-
faction d'annoncer vous-même à M. de La Harpe qu'il a remporté le prix
d'éloquence, d'une voix unanime2; ce jugement a été porté dans notre
assemblée d'hier. Il avait vingt-neuf concurrents, parmi lesquels on dit qu'il
y en avait de redoutables; mais aucun n'a tenu devant lui, et son discours
est infiniment supérieur à tous les autres. Je le regarde comme un des meil-
leurs que l'Académie ait encore couronnés, et je ne doute point que le public
n'en porte le même jugement.
Faites-lui, je vous prie, mon compliment sur ce nouveau succès, qui,
vraisemblablement, ne sera pas le dernier, à en juger par le vol qu'il prend
dans la littérature, et que je vois avec le plaisir que me donne l'intérêt que
je prends à lui. Je me flatte qu'il en est bien persuadé. Il faut qu'il écrive à
notre secrétaire, qui lui fera tenir, à son choix, ou la médaille, ou l'argent
delà médaille. Il serait bien juste que notre libraire lui donnât encore, pour
ce beau et bon discours, un honoraire convenable; mais une loi, que je
trouve très-injuste, rend notre libraire propriétaire des discours qui ont
remporté le prix; il ne tiendra pas à moi qu'elle ne soit réformée par la
suite, ainsi que la loi absurde de l'approbation des docteurs 3. A propos de
docteurs, j'ai remarqué, dans le discours de M. de La Harpe, quelques lignes
rayées qui me paraissent être de leur besogne; il me semble qu'en cela ils ont
passé leurs pouvoirs, les endroits rayés ne regardant ni la religion ni les
mœurs; j'en conférerai avec quelques-uns de nos amis, et je verrai si ces
endroits-là ne peuvent pas se rétablir à l'impression. Au reste, le fourrage
1. Voyez tome XIV, page 142; et XV, 126.
2. Voyez tome XLIV, page 546.
3. Voyez une des notes sur la lettre GD39.
ANNÉE 17(37. 324
qu'ils ont fait est peu de chose, et le discours n'y perdra rien ou presque
rien. 11 n'y a pas, en tout, la valeur de six lignes effacées.
Je vous prie de dire au neveu de l'abbé Bazin que j'ai lu avec un grand
plaisir la Défense de feu son oncle; mais qu'il aurait bien dû me l'envoyer,
ainsi que tout ce qu'il fait d'ailleurs. On parle d'un roman intitulé l'Ingénu,
que j'ai grande envie de lire. L'abbé Bazin, dont j'étais l'ami intime, m'a
recommandé, en mourant, à ce neveu, qui doit respecter les volontés de son
oncle, et avoir quelque égard pour ses plus zélés admirateurs. Je prie aussi
ce neveu de me dire où en est la deuxième édition de la Destruction^ et
si je pourrai en avoir un exemplaire. Adieu, mon cher maître; je vous em-
brasse de tout mon cœur.
6948. — A M. LE COMTE D'ARGExNTAL.
22 juillet.
Ali! mon respectable ami, mon cher ange, qu'il y a une diffé-
rence immense entre les sentiments des sociétés de Paris et le
reste de l'Europe! Il y a Lien des espèces d'hommes différentes ;
et quiconque a le malheur d'être un homme public est obligé de
répondre à tous.
" Vous me mandez, dans votre lettre du 15 de juillet, que La
Beaumelle est oublié, tandis qu'il y a sept éditions de ses calom-
nies dans les pays étrangers ; et que tous les sots, dont le monde
est plein, prennent ses impostures pour des vérités. Il est triste
en effet que La Beaumelle soit le beau-frère de Lavaysse : sa sœur
a fait cet indigne mariage malgré son père. Mais dois-je me
laisser déshonorer par un scélérat dans toute l'Europe, parce que
ce malheureux est le beau-frère d'un homme à qui j'ai rendu
service? N'est-ce pas au contraire à Lavaysse de forcer ce mal-
heureux à rentrer dans son devoir, s'il est possible? La Beau-
melle a fait commencer secrètement une nouvelle édition de ses
infamies dans Avignon. Le commandant du pays de Foix2 est
chargé, par M. le comte de Saint-Florentin, de le menacer des
plus grands châtiments, mais cela ne le contiendra point ; c'est
un homme de la trempe des d'Éon et des Vergy : il niera tout,
et il en sera quitte pour désavouer l'édition. Je n'ai de ressource
que dans une justification nécessaire. Je n'envoie mon Mémoire*
qu'aux personnes principales de l'Europe, dont les noms sont
1. L'ouvrage de d'Alembert Sur la Destruction des jésuites.
2. De Gudane.
3. Celui qui est tome XXVI, page 35o.
45. — Correspondance. XIII. 21
322 CORRESPONDANCE.
intéressés dans les calomnies que La Beaumelle a prodiguées :
je remplis un devoir indispensable.
A l'égard des Scythes, je suis indigné de la lenteur du libraire
de Lyon. II me mande qu'enfin l'édition sera prête cette semaine ;
mais il m'a tant trompé que je ne peux plus me fier à lui. Un
libraire d'une autre ville veut en faire encore une nouvelle édi-
tion. On n'imprime pas, mais on joue les Illinois. Nous avons
joué ici l'Orphelin de la Chine; mais, Dieu merci, nous ne l'avons
pas donné tel qu'on me fait l'affront de le représenter à Paris.
Je ne sais si de Belloy a raison de se plaindre * ; mais, pour moi,
je me plains très-fort d'être défiguré sur le théâtre et par
Ducliesne. Je me flatte que vos bontés pour moi ne se démentiront
pas. Vous m'avouerez qu'il est désagréable que les comédiens, qui
m'ont quelques obligations, prennent la licence de jouer mes
pièces autrement que je ne les ai faites. Quel est le peintre qui
souffrirait qu'on mutilât ses tableaux?
Ayez soin de votre santé, mon cher ange; portez-vous mieux
que moi, et je serai consolé d'avoir une santé détestable.
6949. — A M. DAMILAVILLE.
22 juillet.
Je ne puis que vous répéter, mon cher ami, que je suis très:
fâché que Lavaysse soit le beau-frère de La Beaumelle, mais que
ce n'est pas une raison pour que je me laisse accabler par les
calomnies de ce malheureux. Mon Mémoire -, présenté aux, minis-
tres, a eu déjà une partie de l'effet que je désirais. Le comman-
dant du pays de Foix a envoyé chercher La Beaumelle, et l'a
menacé des plus grands châtiments ; mais cela ne détruit pas l'effet
de la calomnie. Le devoir des ministres est de la punir. Le mien
est de la confondre. Je ne sais ni pardonner aux pervers ni aban-
donner les malheureux. J'enverrai de l'argent à Sirven : il n'a
qu'à parler.
M. Marin a dû vous faire tenir un paquet ; c'est la seule voie
dont je puisse me servir. J'ai écrit à M. d'Aguesseau3.
On m'assure que la Sorbonne lâchera toujours son décret
contre Bèlîsaire. Il est difficile de comprendre comment un corps
entier s'obstine à se rendre ridicule. Bùlisaire est traduit dans
1. Voyez lettre 6929.
2. Il est tome XXVI, page 355.
3. Cette lettre, dont il a déjà été parlé dans le n° 6940, manque.
ANNÉE 4767. 323
presque toutes les langues de l'Europe. L'impératrice de Russie
met rit, de Casan en Asie l, qu'on y imprime actuellement la tra-
duction russe.
Je suis assailli , mon cher ami , à droite et à gauche. Je vous
cmhrasse en courant, mais très-tendrement.
6950. — A M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 22 juillet.
Je me flatte, monseigneur, que c'est par votre ordre que
M. de Gudane, commandant au pays de Foix, a fait de justes
menaces à La Beaumelle; mais ces menaces ne l'empêchent pas
de faire secrètement réimprimer dans Avignon les calomnies
affreuses qu'il a vomies contre la maison royale, et contre tout
ce que nous avons de plus respectable en France. Après le crime
de Damiens, je n'en connais guère de plus grand que celui
d'accuser Louis XIV d'avoir été un empoisonneur, et de vomir
des impostures non moins exécrables contre tous les princes.
J'ignore si vous êtes actuellement à Paris ou à Bordeaux ; mais,
en quelque endroit que vous soyez, vos bontés me sont bien
chères, et j'espère qu'elles feront toujours la plus grande douceur
de ma retraite. Je compte sur votre protection pour les Scythes à
Fontainebleau; j'aurai l'honneur de vous envoyer la nouvelle
édition qu'on fait à Lyon. Je vous demanderai qu'il ne soit pas
permis aux comédiens de mutiler mes pièces. Vous savez qu'il y
a des gens qui croient en savoir beaucoup plus que moi, et qui
substituent leurs vers aux miens. Je ne fais pas grand cas de mes
vers; mais enfin j'aime mieux mes enfants tortus et bossus, que
les beaux bâtards que l'on me donne.
Je ne sais pas encore quelles sont vos résolutions sur Galien.
11 y a longtemps que je ne l'ai vu ; il est presque toujours à
Genève. Si j'avais cru que vous le destinassiez à être votre secré-
taire, je l'aurais engagé à former sa main ; mais comme vous ne
m'avez jamais répondu sur cet article, et que je n'ai point d'au-
torité sur lui, je me suis borné à le traiter comme un homme
qui vous appartient, sans prendre sur moi de lui rien prescrire.
Je souhaite toujours qu'il se rende digne de vos bontés.
Je n'ai que des nouvelles fort vagues touchant le curé de
Sainte-Foy2 et les protestants qui sont en prison. Cette affaire
1. C'est la lettre 6899.
2. Voyez lettres 6923 et 69G0.
324 CORRESPONDANCE.
m'intéresse, parce qu'elle peut beaucoup nuire à celle des Sirven,
qui se jugera à Compiègne.
Je vous supplie de conserver vos bontés au plus ancien servi-
teur que vous ayez, et au plus respectueusement attaché.
6951. — A M. LE MARQUIS DE FLORIAN.
Le 24 juillet.
Mes chers patrons d'Hornoy, je suis toujours prêt à aller trouver
le duc de Wurtemberg, et je ne pars point. Mauvaise santé, tra-
vaux nécessaires, affaires qui m'ont traversé : tout s'est opposé
jusqu'à présent à mon voyage.
Il est vrai que Mme Denis a donné de belles fêtes, mais je suis
trop vieux et trop malade pour en faire les honneurs. Je crois
que l'affaire des Sirven sera jugée à Compiègne à la fin du mois,
et nous espérons qu'elle le sera favorablement. Ce sera une
seconde tête de l'hydre du fanatisme abattue.
Je profite de l'adresse que vous m'avez donnée pour vous
envoyer un petit mémoire qui regarde un peu votre pays de
Languedoc. Il a déjà eu son effet. M. de Gudane, commandant
au pays de Foix, a menacé le sieur La Beaumelle de le mettre
pour le reste de sa vie dans un cachot s'il continuait à vomir ses
calomnies.
Je ne sais point encore de nouvelles du procès de M. de Beau-
mont. Son affaire est bien épineuse, et il est triste qu'il réclame
en sa faveur la sévérité des mêmes lois contre lesquelles il a paru
s'élever, avec l'applaudissement du public, dans le procès des
Calas et des Sirven.
MM. de Chabanon et de La. Harpe sont toujours à Ferney;
cela vous vaudra deux tragédies nouvelles pour votre hiver.
Pour moi, je suis hors de combat, mais j'encourage les combat-
tants.
Aimez-moi toujours un peu, et soyez sîlrs de ma tendre amitié.
G952. — A M. CH. DU C,
GOUVERNEUR, POUR LE ROI, d'ANDELY.
Au château de Ferney, près G«nève, 2i juillet.
L'honneur que vous m'avez fait, monsieur, de me choisir
pour m'apprendre qu'il y a à Andely une maison où a logé
quelque temps le grand-oncle de M11, Corneille, que j'ai le bonheur
ANNÉE 1767. 325
d'avoir chez moi, et qui est très-bien mariée, exigeait de moi
une réponse plus prompte1. Je vous prie d'excuser un vieillard
malade, qui a presque perdu la vue : je n'en suis pas moins sen-
sible à votre intention.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
6953. — DE M. ROUSSEAU,
CONSEILLER DE LA COUR DE GOTHA .
A M. LA BEAUMELLE 2.
De Gotha, ce 24 juillet 1767.
Monsieur, l'indisposition de Son Altesse sérénissime madame la duchesse
l'empêche de répondre elle-même à votre lettre du 4 8 juin, dans laquelle
vous vous plaignez, monsieur, d'un outrage qu'on a fait à votre réputation,
en recourant à son témoignage et à celui de monseigneur le duc. Elle m'a
ordonné de vous assurer, de sa part et en son nom, qu'elle se rappelait très-
bien d'avoir dit à M. de Voltaire que vous étiez parti de Gotha avec une
gouvernante d'enfants qui s'était éclipsée furtivement de la maison de sa
maîtresse après s'être rendue coupable de plusieurs vols, mais qu'elle ne lui
a jamais dit, ni qu'elle n'avait jamais cru que vous eussiez la moindre part
aux vols et à la mauvaise conduite de cette personne. Voilà le témoignage
qu'elle croit devoir rendre à la vérité.
Après m'être acquitté des ordres de Son Altesse sérénissime madame
la duchesse, permettez-moi, monsieur, de vous témoigner la part que je
prends à ce qui vous arrive, et de vous représenter en même temps com-
bien il doit être désagréable à des souverains qui aiment les sciences, et
qui protègent et accueillent ceux qui les cultivent, de voir après cela qu'on
fasse intervenir leurs noms dans les tracasseries qui font si peu d'honneur
aux gens de lettres.
J'ai l'honneur d'être, avec une parfaite considération, monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
Rousseau.
0954. — A M. TABAREAU,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DES POSTES, A LYON.
27 juillet.
Il a été avéré, mon cher monsieur, que c'est La Beaumellequi
me fit écrire la lettre anonyme dont je me plaignis 3 il y a trois
1. La lettre du gouverneur d'Andely était du 2i juin.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. Voyez lettre 6928 ; mais cette lettre n'a pas un mois de date : Voltaire veut
peut-être parler de la pièce que nous avons mise tome XXVI, page 191.
326 CORRESPONDANCE.
mois. M. le comte de Saint-Florentin l'a fait avertir qu'on le
remettrait dans un cul de basse-fosse s'il continuait ce manège.
Il est bien triste pour moi que cette aventure m'ait privé du
bonheur de m'approcher de vous.
Voici le troisième chant de la très-ridicule Guerre de Genève l ;
je crois qu'on m'a volé le second. Un misérable capucin, très-
digne, s'étant échappé de son couvent en Savoie, et s'étant réfu-
gié chez moi, m'a volé, au bout de deux ans, des manuscrits, de
l'argent et des bijoux. Son nom est Bastian ; il s'appelait chez
moi Ricard. Il porte encore un habit rouge que je lui ai donné.
Il est à Lyon depuis quelques jours; c'est lui probablement qui
a fait courir ce second chant. Il faut l'abandonner à la vengeance
de saint François d'Assise.
Savez-vous que le roi d'Espagne a mandé au roi de France
que les jésuites avaient fait un complot contre la famille royale?
Voilà d'étranges gens, et la religion est une belle chose! On m'a
mandé, des frontières d'Espagne, il y a longtemps, que les
jésuites n'étaient pas les seuls moines coupables. Il ont été jus-
qu'à présent les seuls punis; espérons en la justice de Dieu sur
toute cette abominable racaille.
Ne pourriez-vous point, monsieur, vous faire informer secrè-
tement s'il n'y a point quelque négociant protestant à Beaujeu,
ou même quelque prédicant secret? S'il y en a un à Lyon, com-
ment s'appelle-t-il ? comment pourrais-je parvenir à avoir une
liste des négociants languedochiens protestants qui sont à Lyon?
à qui pourrais-je m'adresser ?
Le prétendu Pierre III- commence à faire du bruit dans le
monde, mais il n'en fera pas longtemps; il ressemblera aux
ouvrages nouveaux. On rapporte lundi l'affaire des Sirven.
6955. — A M. L'ABBÉ COGER3.
27 juillet.
Vous êtes bien à plaindre, monsieur, de vous acharner à
calomnier des citoyens et des académiciens que vous ne pouvez
connaître.
1. Voyez tome IX.
2. Plusieurs imposteurs ont pris le nom de Pierre III : le seul célèbre est
Pugatschef, qui fut mis à mort en 1775; voyez les lettres de Catherine à Voltaire
des 22 octobre-2 novembre 1774, et du 29 décembre 1774-9 janvier 1775.
3. Voyez tome XXI, page 357.
ANNÉE 1767. 327
Vous m'imputez, dans votre critique de Bèlisaire, h la gloire
duquel vous travaillez, vous m'imputez, dis-je, un poëme sur la
Religion naturelle. Je n'ai jamais fait de poëme sous ce titre. J'en
ai fait un, il y a environ trente ans, sur la Loi naturelle l, ce qui
est très-différent.
Vous m'imputez un Dictionnaire philosophique , ouvrage d'une
société de gens de lettres, imprimé sous ce titre, pour la sixième
fois, à Amsterdam, qui est une collection de plus de vingt auteurs,
et auquel je n'ai pas la plus légère part.
Page 96, vous osez profaner le nom sacré du roi, en disant
que Sa Majesté en a marqué la plus vive indignation à M. le pré-
sident Hénault et à M. Capperonnier 2. J'ai en main la lettre de
M. le président Hénault , qui m'assure que ce bruit odieux est
faux. Quant à M. Capperonnier, j'atteste sa véracité sur votre
imposture. Vous avez voulu outrager et perdre un vieillard de
soixante et quatorze ans, qui ne fait que du bien dans sa retraite ;
il ne vous reste qu'à vous repentir.
6956. — A M. MOREAU DE LA ROCHETTE3.
Au château de Ferney, 27 juillet.
Je vous remercie, monsieur, de toutes vos bontés ; j'ai pris aussi
la liberté d'adresser mes remerciements à monsieur le contrôleur
général.
Les platanes dont vous me parlez ne réussissent pas mal dans
nos cantons : je planterais volontiers cinquante érables et cin-
quante platanes; mais je ne veux pas abuser de vos offres obli-
geantes. Je tâcherai de préparer si bien la terre que, malgré les
fortes gelées auxquelles nous sommes exposés dès le mois de
novembre, j'espère donner une bonne éducation aux enfants que
voulez bien me confier. Je vois avec bien du plaisir combien
vous êtes utile à la France, et je suis pénétré de la reconnais-
sance que je vous dois.
C'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
1. Voyez tome IX.
2. Voyez lettre 6963.
3. Voyez lettre 6901.
328 CORRESPONDANCE.
6957. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
29 juillet.
Mon divin ange, vos Scythes de Lyon sont prêts; j'y ai fait
tout ce que j'ai pu. Je pense que les Illinois ayant voulu imiter
les Scythes dans le cinquième acte, il sera bon de ne les jouer
qu'une seule fois avant Fontainebleau, deux fois tout au plus.
Vous avez peut-être vu la nouvelle édition du Coger, régent
au collège Mazarin, contre Bèlisaire. Pourquoi me fourre-t-il là?
pourquoi une si étrange calomnie ? est-il permis de prostituer
ainsi le nom du roi? Et cela s'imprime avec permission! et on me
dit : Méprisez ces sottises; laissez-vous calomnier; laissez-nous
en rire. Quant à La Beaumelle, qui est de la clique de Fréron,
les avoyers de Berne, plus essentiellement outragés que moi dans
les ouvrages de ce misérable, viennent de s'en plaindre à M. de
Choiseul. Si j'étais souverain à Berne, je ne me plaindrais pas.
Mon cher ange, mettez-moi aux pieds de mes deux protec-
teurs, et soyez le troisième.
6958. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, le 31 juillet.
J'ai cru avec le public que vous aviez changé de domicile. Des lettres
de Paris nous assuraient que vous alliez vous établir à Lyon ', et j'attribuais
votre long silence à votre déménagement; la cause que vous en alléguez2
est bien plus fâcheuse.
Le poëme sur les Genevois3 m'était parvenu par Thieriot. Je n'en ai que
deux chants; vous me feriez plaisir de m'envoyer l'ouvrage entier. J'admi-
rais, en le lisant, ce feu d'imagination que les frimas de la Suisse et le froid
des ans n'ont pu éteindre; et, comme cet ouvrage est. écrit avec autant de
gaieté que de chaleur, je vous croyais plus vivant que jamais. Enfin vous
êtes échappé de ce nouveau danger, et vous allez sans doute nous régaler
de quelque poëme sur le Styx, sur Caron, sur Cerbère, et sur tous ces
objets que vous avez vus de si près. Vous nous devez la relation de ce
voyage : vous vous trouverez à votre aise en la faisant, instruit par l'exemple
de tant de voyageurs qui ne se sont pas gênés en nous racontant ce qu'ils
n'ont jamais vu dans des pays réels. Votre champ vous fournit la mytholo-
gie, la théologie et la métaphysique. Quelle carrière pour l'imagination !
Mais revenons à ce monde-ci.
1. Voyez lettres 6859 et 6865.
2. La très-légère attaque d'apoplexie dont il parle page I.
3. La Guerre civile de Genève.
ANNEE 17G7. 329
On y vieillit prodigieusement, mon cher Voltaire; tout a bien changé
depuis le temps passé que vous vous rappelez. Mon estomac, qui ne digère
presque plus, m'a contraint de renoncer aux soupers. Je lis le soir, ou je
fais conversation. Mes cheveux sont blanchis, mes dents s'en vont, mes
jambes sont abîmées par la goutte. Je végète encore, et je m'aperçois que le
temps fixe une différence sensible entre quarante et cinquante-six ans.
Ajoutez à cela que depuis la paix j'ai été surchargé d'affaires, de sorte qu'il
ne me reste dans la tête qu'un peu de bon sens, avec une passion renais-
sante pour les sciences et pour les beaux-arts. Ce sont eux qui font ma con-
solation et ma joie.
Votre esprit est plus jeune que le mien; sans doute que vous avez bu de
la fontaine de Jouvence, ou vous avez trouvé quelque secret ignoré des
grands hommes qui vous ont devancé.
Vous allez retravailler le Siècle de Louis XIV; mais n'est-il pas dange-
reux d'écrire les faits qui tiennent à nos temps? C'est l'arche du Seigneur,
il ne faut pas y toucher. Ceci me donne lieu de vous proposer un doute que
je vous prie de résoudre. On dit le siècle d'Auguste, le siècle de Louis XIV :
jusqu'à quel temps doit s'étendre ce siècle ? combien avant la naissance de
celui qui lui donne son nom, et combien après sa mort? Votre réponse
décidera un petit différend littéraire qui s'est élevé ici à cette occasion.
J'envie à Lentulus le plaisir qu'il a eu de vous voir. Comme vous me
parlez de lui, je suppose qu'il aura été à Ferney. Il vous aura vu facie ad
faciem, comme le grand Condé mourant espérait voir Dieu1. Pour moi, je
ne vois rien que mon jardin. Nous avons célébré des noces2, et puis des
fiançailles 3. J'établis ma famille. J'ai plus de neveux et de nièces que vous
n'en avez. Nous menons tous une vie paisible et philosophique.
On parle aussi peu des dissidents et de ce qu'ils décideront que des
Genevois et des héros qui les entourent. Toutefois j'ai appris avec plaisir
qu'on les laisse tranquilles. S'ils sont sages, ils auront hâte de s'accommo-
der, et de ne plus rechercher dorénavant l'arbitrage de voisins plus puis-
sants qu'eux.
Vivez donc pour l'honneur des lettres; que votre corps puisse se rajeu-
nir comme votre esprit, et si je ne puis vous entendre, que je puisse vous
lire, vous admirer, et faire des vœux pour le patriarche de Ferney!
Fiîderic 4.
1. Bossuet, Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé.
2. Celles de la princesse Louise-Henriette-YVilhelmine, fille cadette de Henri,
margrave de Schwedt, avec Léopold-Frédéric-François, prince régnant d'Anh alt-
Dessau. Elles furent célébrées le 25 juillet.
3. Le 27 eurent lieu les fiançailles de la princesse Wilhelmine, fille du prince
de Prusse défunt, avec Guillaume, prince d'Orange.
4. Il y a ici, dans Beuchot, une lettre à un ministre d'État qui n'est qu'un
abrégé de la lettre au duc de Choiseul, du 13 juillet 1761 ; voyez tome XLI,
page 36i.
330 CORRESPONDANCE.
6959. — A M. LE COMTE DE WARGEMONT».
A Ferney, 1er auguste.
J'ai reçu, monsieur, la lettre dont vous m'honorez du 22 juil-
let, mais non pas celle que vous m'annoncez du 21 par le major
de la légion. Il faut qu'elle ait été perdue avec quelques autres.
Vous aviez bien raison, monsieur ; le livre intitulé les Hommes
n'est pas fait par un homme fin. Si celui du Soldat aux gardes
était en effet d'un soldat, il faudrait le faire aide-major; mais je
soupçonne qu'il est du chevalier de La Tour, qui l'a mis, pour
se réjouir, sous le nom d'un caporal de sa compagnie. Ce caporal
m'a envoyé le livre avec une belle lettre, et j'ai encore peine à
le croire l'auteur.
Je suis pénétré de vos bontés; je voudrais pouvoir les méri-
ter; mais un pauvre anachorète ne peut vous présenter que ses
regrets et son respect. Agréez, monsieur, ces sentiments de votre
très-humble, etc.
6960. — A M. DAMILAVILLE.
1er auguste.
Mes associés, monsieur, vous ont envoyé ce que vous de-
mandez, et ce qui vous était dû. Si rien ne vous est parvenu,
il ne faut s'en prendre qu'à l'interruption du commerce : car il
est plus difficile, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire,
d'envoyer des ballots de ce pays-ci que d'en recevoir. Les bijoute-
ries sont surtout prohibées.
J'ai vu votre ami à la campagne ; il traîne une vie assez lan-
guissante. Je lui ai parlé du sieur La Beaumelle, en conformité
de votre lettre du 25 de juillet ; il m'a dit que ce malheureux étant
sur le point de faire réimprimer ses calomnies contre tout ce que
nous avons de plus respectable2, on s'était trouvé dans la néces-
sité de présenter l'antidote contre le poison ; que cela ne se pou-
vait faire décemment que par un mémoire historique3, lequel
n'a été adressé qu'aux personnes intéressées, aux ministres, et
aux gens de lettres. S'il avait été possible que le jeune M. La-
vaysse eût mis un frein à la démence horrible de son beau-
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Voyez lettres 6946 et 6950.
3. C'est celui qui est lome XXVI, page 355.
ANNÉE 1767. 3.3 1
frère, et si le repentir avait pu entrer dans l'âme d'un homme
aussi méchant et aussi fou, on aurait pris d'autres mesures.
L'aventure de Sainte-Foy1 est très-vraie, et on informe crimi-
nellement depuis un mois. L'évêque d'Agen a jeté un monitoire:
il y a beaucoup de protestants en prison. On ne sait pas un mot
de tout cela à Paris. Il y aurait cinq cents hommes de pendus en
province que Paris n'en saurait pas un seul mot; mais le minis-
tère en est très-instruit.
Vous avez dû recevoir de votre ami la copie de la lettre qu'il
a écrite au sieur Coger ~. Il m'a dit qu'il était obligé de faire la
guerre toute sa vie, mais que c'était l'état du métier. Il vous est
toujours bien tendrement attaché. Toute ma famille vous pré-
sente ses obéissances. Est-il vrai que mon ancien compatriote
Jean-Jacques Rousseau est établi en Auvergne?
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec les sentiments les plus
inviolables, votre, etc.
Boursier.
6961. — A M. D'ALEMBERT.
3 auguste.
Il faut que je vous dise ingénument, mon cher philosophe,
qu'il n'y a point d'Ingénu, que c'est un être de raison ; je l'ai fait
chercher à Genève et en Hollande ; ce sera peut-être quelque
ouvrage comme le Compère Matthieu. L'ami Coge pecus 3 fait appa-
remment courir ces bruits-là, qui ne rendront pas sa cause meil-
leure. Vous voyez l'acharnement de ces honnêtes gens : leur res-
source ordinaire est d'imputer aux gens des Ingénus pour les rendre
suspects d'hérésie, et malheureusement le public les seconde, car
s'il paraît quelque brochure avec deux ou trois grains de sel,
même du gros sel, tout le monde dit : C'est lui, je le reconnais ;
voilà son style ; il mourra dans sa peau comme il a vécu. Quoi
qu'il en soit, il n'y a point d'Ingénu, je n'ai point fait VIngénu, je
ne l'aurai jamais fait; j'ai l'innocence de la colombe, et je veux
avoir la prudence du serpent4.
En vérité, je pense que vous et moi nous avons été les seuls
qui aient prévu que la destruction des jésuites rendrait les jansé-
nistes trop puissants. Je dis d'abord, et même en petits vers, qu'on
1. Voyez lettre 6923.
2. La lettre 6955.
3. L'abbé Coger (voyez tome XXI, page 357), auteur de Y Examen de Béli-
saire, 1767, in-12.
4. .Matthieu, x, 16.
332 CORRESPONDANCE.
nous avait délivrés des renards pour nous abandonner aux
loups1. Vous savez que la chasse aux loups est beaucoup plus
difficile que la chasse aux renards ; il y faut du gros plomb : pour
moi, qui ne suis qu'un vieux mouton, j'achève mes jours dans ma
bergerie, en vous priant d'armer les pasteurs, et de les exciter à
défendre le troupeau.
J'attends avec impatience votre réponse sur Coge pecus. Ce ne
sont pas ces cuistres-là qui sont les plus dangereux. Les trom-
pettes ne sont pas à craindre, mais les généraux le sont. Les hon-
nêtes gens ne peuvent combattre qu'en se cachant derrière les
haies. Il y a des choses qui affligent ; cependant il faut vivre
gaiement; c'est ce que je vous souhaite au nom du père, etc, en
vous embrassant de tout mon cœur.
6962. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA2.
A Ferney, le 3 auguste 1767.
Madame, mon attachement pour Votre Altesse sérénissime,
qui durera autant que ma vie, a réveillé, il est vrai, ma sensibi-
lité à la vue d'une nouvelle édition de La Beaumelle, dans laquelle
il renouvelle les insolences qu'il osa vomir, il y a plusieurs
années, contre votre auguste maison. Plusieurs étrangers même
s'en sont plaints à notre ministère. Il est bien surprenant qu'un
tel homme ait eu la hardiesse d'écrire3 à Votre Altesse sérénis-
sime. On lui a fait parler par M. le marquis de Gudane, com-
mandant du pays de Foix, où il est exilé ; on a supprimé son
édition, et on l'a menacé, de la part du roi, de le punir très-
sévèrement s'il écrivait avec une pareille licence. Les autres per-
sonnes intéressées n'ont pas été aussi indulgentes que vous,
madame, parce qu'elles ne sont pas comme vous au-dessus de
ces outrages. Plus vous êtes grande, plus vous êtes clémente. Il
résulte de la lettre qu'on a daigné écrire à cet homme, en votre
nom, qu'il partit de vos États avec une misérable servante4
voleuse. Il appartient bien à un tel homme de parler des princes
et de les juger ! Votre nom respectable est mêlé dans ses ou-
vrages à ceux de Louis XIV et de toute la maison royale, infini-
1. Voyez tome XLH, page 505.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
3. Le 18 juin. C'est le conseiller Rousseau qui lui répondit le 24 juillet,
nom de la duchesse; voyez lettre 6952.
4. Une gouvernante d'enfants, nommée Schweckcr.
ANNÉE 17 67. 333
meut plus outragée que Votre Altesse sérénissime. De tous ceux
qu'il a insultés, il n'a osé écrire qu'à votre personne, tant il a
compté sur la bonté de votre caractère et sur votre clémence.
Pour moi, je ne puis que garder le silence et ne point profaner
votre nom par une justification qui est trop au-dessous de ce nom,
qui m'est sacré. Cette petite affaire m'avait fait sortir de ma
léthargie. Je me suis ranimé au bord de mon tombeau pour
renouveler à Votre Altesse sérénissime les protestations de mon
inviolable attachement et de mon profond respect.
Le vieux Suisse V.
6963. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 4 auguste.
Tranquillisez-vous, mon cher maître. Aussitôt votre billet reçu1, j'ai
volé chez Capperonnier, qui est un galant homme; il m'a dit vous avoir déjà
fait une réponse qui a dû calmer vos inquiétudes; il est aussi indigné que
vous et moi de l'insolence du maraud2 qui s'est avisé de le mettre en jeu.
Je sais que le président Hénault pense de même, et je ne doute pas que
M. Lebeau, tout janséniste et dévot qu'il est, ne vous donne la liberté que
Coge pecus a prise de le citer. Au fond, cette tracasserie vous tourmente
plus qu'elle ne vaut, et je ne puis surtout approuver la peine que vous avez
prise d'écrire à ce cuistre de collège une lettre 3 dont il se glorifiera, et qui
lui fera croire que vous le craignez. Je suis toujours étonné que vous ne
sentiez pas votre force, et que vous ne traitiez pas tous les polissons qui
vous attaquent comme vous avez fait Aliboron. A votre place, je me serais
contenté d'avoir le désaveu du président Hénault, qui, par parenthèse, doit
se plaindre à M. de Sartines, de Capperonnier et de Lebeau, et j'aurais
ensuite publiquement donné à Coger un démenti bien formel, supposé encore
que la chose en vaille la peine : car répondre à cette canaille, c'est lui don-
ner l'existence qu'elle cherche. Capperonnier ignorait, sans votre lettre, que
Cogei\eût écrit, et qu'il y eût une critique de Bélisaive où il est cité.
J'ai reçu et lu avec grand plaisir la Défense de mon oncle, et je vous prie
d'en faire mes remerciements à son neveu, qui demeure, à ce qu'on dit, dans
vos quartiers. Je ne sais qui est Larcher des gueux auquel le jeune abbé
Bazin répond : les coups de gaule qu'il lui donne me divertissent fort;
cependant j'aimerais encore mieux qu'il s'en dispensât, et il me semble
voir César qui étrille des porte-faix; il ne doit se battre que contre Pompée.
La réponse à Warburtoni, dans la petite feuille, est juste; mais je la
voudrais moins amère : il faut pincer bien fort, même jusqu'au sang, mais
1. Il manque.
2. Voyez lettre 6966.
3. Lettre 6955.
4. Voyez tome XXVI, page 435.
334 CORRESPONDANCE.
ne jamais écorcher; ou du moins il faut écorcher avec gaieté, et donner le
knout en riant à ceux qui le méritent. J'en dis autant du ministre ou ex-
ministre La Beaumelle que de l'évêque Warburton. Le premier est un va-nu-
pieds, le second est un pédant; mais ni l'un ni l'autre ne sont dignes de
votre colère. Vous êtes si persuadé, mon cher philosophe, qu'il faut rire de
tout, et vous savez si bien rire quand vous voulez; que ne riez-vous donc
toujours, puisque Dieu vous a fait la grâce de le pouvoir? Pour moi , dans
ce moment, je n'en ai guère envie : on ne nous paye point nos pensions; et,
à la longue, cela ne peut produire tout au plus que le rire sardonique , qui
est la grimace de ceux qui meurent de faim.
J'ai envoyé à Marmontel votre petit billet1, qui sûrement lui fera plaisir.
La censure de la Sortonne se fait toujours attendre; ce sera sans doute un
bel ouvrage. A propos, je trouve que le neveu de l'abbé Bazin ne l'a pas
suffisamment vengé; il dit presque autant de mal du capitaine Bélisaire que
des censeurs du roman. Je lui recommande, encore une fois, les Coger,
Riballier, et compagnie; et je le prie de leur donner si bien les étrivières
qu'il n'y ait plus à y revenir; cette canaille a grand besoin qu'on lui rogne
les ongles. Je voudrais que vous vissiez les deux ou trois phrases qu'ils ont
retranchées dans le discours de M. de La Harpe. Par exemple, en parlant
de l'autorité du clergé, qu'il faut, dit l'auteur, renfermer dans de justes
bornes, ils ont mis dans ses justes bornes. Au lieu du mot juger le clergé,
ils ont mis réprimer ses excès; ils ont retranché principes cruels, et la
phrase suivante : Porterez-vous encore longtemps le fardeau des vieilles
erreurs? Je voulais rétablir ces phrases à l'impression; mais la plupart de
nos confrères ont cru plus prudent de n'en rien faire, pour ne pas compro-
mettre l'Académie. Avec cette prudence-là, on recevrait, sans mot dire,
cent coups de bâton. Adieu, mon cher maître; portez-vous bien, et surtout
riez.
6964. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHAS
A Ferney, 5_auguste 1767.
Madame, je crois devoir envoyer à Votre Altesse sérénissime
le mémoire authentique ci-joint. Elle verra qu'il s'y agit des
matières les plus graves, et non pas de vaines disputes littéraires.
Elle plaindra peut-être un vieillard de soixante-quatorze ans,
obligé de repousser les calomnies d'un homme. tel que La Beau-
melle. Je la supplie aussi de se faire représenter la lettre que
j'écris à M. Rousseau, conseiller de sa cour. Je me recommande
aux bontés de la grande maîtresse des cœurs3, et j'attends tout
de l'équité et de la protection de l'auguste princesse à qui je suis
1. Voyez lettre 6924.
2. Éditeurs, Bavoux et François,
3. Mrae de Buchwald.
ANNÉE 1767. 335
attaché depuis longtemps avec le plus profond respect. Son vieux
Suisse V.
6965. — A M. DAMILAVILLE.
Mon cher ami, Lacomhe me mande qu'il imprime le Mémoire1
que je n'avais présenté qu'au vice-chancelier, aux ministres, et à
mes amis. Je compte même en mettre un beaucoup plus grand
et plus instructif à la tête de la nouvelle édition du Siècle de
Louis XIV. Cette nouvelle édition, consacrée principalement aux
belles-lettres et aux beaux-arts, est augmentée d'un grand tiers.
Je n'ai rien oublié de ce qui peut servir à l'honneur de ma
patrie et à celui de la vérité. J'espère que cet ouvrage, aussi phi-
losophique qu'historique, aura l'approbation des honnêtes gens.
Mais si M. Lavaysse veut que ce monument, que je tâche d'élever
à la gloire de la France, ne soit point imprimé avec la réfutation
des calomnies de La Beaumelle, il ne tient qu'à lui d'engager le
libraire à en suspendre la publication, jusqu'à ce que celui qui
a outragé si longtemps et si indignement la vérité et moi recon-
naisse sa faute et s'en repente. Je ne peux qu'à ce prix abandon-
ner ma cause ; il serait trop lâche de se taire quand l'imposture
est si publique.
Je suis très-affligé que le coupable soit le beau-frère de
M. Lavaysse ; mais je le fais juge lui-même entre son beau-frère
et moi. Je vous prie de lui envoyer cette lettre, et de lui témoi-
gner toute ma douleur.
Je vous embrasse bien tendrement.
6966. — A M. M ARM ONT EL.
7 auguste.
Mon cher confrère, vous savez sans doute que ce malheureux
Coger a fait une seconde édition de son libelle contre vous-, et
qu'il y a mis une nouvelle dose de poison. Ne croyez pas que ce
soit la rage du fanatisme qui arme ces coquins-là : ce n'est que
la rage de nuire, et la folle espérance de se faire une réputation
en attaquant ceux qui en ont. La démence de ce malheureux a
été portée au point qu'il a osé compromettre le nom du roi dans
1. Voyez tome XXVI, page 355
2. Examen de Bélisaire, seconde édition, 1767, in-12.
336 CORRESPONDANCE.
une de ses notes, page 96. Il dit, dans cette note, que « vous
répandez le déisme, que vous habillez Bélisaire des haillons des
déistes ; que les jeunes empoisonneurs et blasphémateurs de Pi-
cardie1, condamnés au feu l'année dernière, ont avoué que c'était
de pareilles lectures qui les avaient portés aux horreurs dont ils
étaient coupables; que le jour que MM. le président Hénault,
Capperonnier et Lebeau, eurent l'honneur de présenter au roi les
deux derniers volumes de l'Académie des belles-lettres, Sa Majesté
témoigna la plus grande indignation contre M. de V., etc. ».
Vous savez, mon cher confrère, que j'ai les lettres de M. le
président Hénault et de M. Capperonnier, qui donnent un dé-
menti formel à ce maraud. Il a osé prostituer le nom du roi,
pour calomnier les membres d'une académie qui est sous la pro-
tection immédiate de Sa Majesté.
De quelque crédit que le fanatisme se vante aujourd'hui, je
doute qu'il puisse se soutenir contre la vérité qui l'écrase, et
contre l'opprobre dont il se couvre lui-même.
Vous savez que Coger, secrétaire de Riballier, vous prodigue,
dans sa nouvelle édition, le titre de séditieux ; mais vous devez
savoir aussi que votre séditieux Bélisaire vient d'être traduit en
russe, sous les yeux de l'impératrice de Russie. C'est elle-même
qui me fait l'honneur de me le mander2. Il est aussi traduit en
anglais et en suédois ; cela est triste pour maître Riballier.
On s'est trop réjoui de la destruction des jésuites. Je savais
bien que les jansénistes prendraient la place vacante. On nous a
délivrés des renards, et on nous a livrés aux loups. Si j'étais à
Paris, mon avis serait que l'Académie demandât justice au roi.
Elle mettrait à ses pieds, d'un côté, les éloges donnés à votre
Bélisaire par l'Europe entière, et de l'autre les impostures de deux
cuistres de collège. Je voudrais qu'un corps soutînt ses membres
quand ses membres lui font honneur.
Je n'ai que le temps de vous dire combien je vous estime et
je vous aime.
P. S. On écrit de Vienne que Leurs Majestés impériales ayant
lu Bélisaire, et l'ayant honoré de leur approbation, ce livre s'im-
prime actuellement dans cette capitale, quoiqu'on y sache très-
bien ce qui se passe à Paris.
1. Le chevalier de La Barre et ses compagnon?
2. Lettre 0809.
ANNEE I7G7. 337
0967. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
7 auguste.
Mon cher ange, je vous crois actuellement à Paris, et j'ai bien
des choses à vous dire sur le tripot. En premier lieu, les exem-
plaires de l'édition de Lyon1 sont encore en chemin de Lyon à
Ferney ; et, grâce à l'interruption du commerce, ils y seront en-
core longtemps. Sur votre premier ordre, j'écrirai au libraire de
Lyon de faire partir les exemplaires au moins à l'adresse de M. le
duc de Praslin.
Secondement, il faut que vous sachiez que Lekain m'écritque
M. le duc de Duras a perdu une petite distribution de rôles que
j'avais envoyée, et qu'il en faut une seconde; mais, dans cette
seconde, il me semble qu'on enfle un peu la liste des pièces des-
tinées à Mlle Durancy. On demande pour elle Alzire, Electre, Au-
rélie, Aménaïde, Idamé, Zulime, Obéide. Je ferai sur-le-champ
ce que vous aurez ordonné. Vous savez qu'il y a des contestations
entre MUe Durancy et Mlle Dubois.
Après le tripot de la comédie, vient celui de la typographie.
Il me paraît que c'était à Lavaysse à mettre un frein aux horreurs
dont son beau-frère est coupable, et que s'il n'a pu en venir à
bout, c'est une preuve que ce beau-frère est un monstre incorri-
gible. Vous ne savez pas, mon cher ange, combien le reste de
l'Europe est différent de Paris, et avec quelle avidité de telles
calomnies sont recberchées ; elles sont répétées par mille échos.
Vous pouvez, ainsi que M. le duc de Praslin, mépriser les d'Éon
et les Vergy. M. le prince de Coudé peut dédaigner2 un miséra-
ble qui traite son père d'assassin ; mais les gens de lettres ne sont
pas dans une situation à négliger de pareilles atteintes. Il est
assurément bien nécessaire de réprimer cet excès, parvenu ;'i
son comble. La vie d'un homme de lettres est un combat perpé-
tuel.
Les jansénistes, d'un autre côté, sont devenus plus persécu-
teurs et plus insolents que les jésuites. On nous a défaits des
renards, mais on nous laisse en proie aux loups. Ce sont des jan-
sénistes qui ont fait ce malheureux Dictionnaire historique*, où feu
Mme de Tencin est si maltraitée.
1. L'édition des Scythes, faite à Lyon par les soins de Bordes.
•J. Dans sa réponse à la lettre (3916, le prince de Coudé disait que l'ouvrage
calomnieux dont lui parlait Voltaire ne pouvait mériter que le mépris.
3. Voyez lettre 6940.
45. — Correspondance. XIII. 22
338 CORRESPONDANCE.
Je reviens à la comédie. Vous allez avoir une nouvelle pièce1,
dont Lekain ne me parle pas. Je suis bien aise qu'il y ait quel-
ques nouveautés qui fassent entièrement oublier les Illinois1. Les
nouveautés de MM. de Chabanon et de La Harpe ne seront pas de
sitôt prêtes. Tant mieux; plus ils travailleront, plus ils réussi-
ront. M. de Chabanon vous est toujours très-attaché, maman3
aussi, et moi aussi, qui vous adore. Mme d'Argental me boude,
mais mettez-moi à ses pieds.
6908. — A M. LAGOMBE.
A Ferney, le 7 auguste.
11 serait sans doute bien flatteur pour moi qu'un homme de
lettres tel que vous, monsieur, qui a bien voulu se donner à la
typographie, entreprît la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV,
que j'ai consacré principalement à la gloire des belles-lettres et
des beaux-arts. J'ai augmenté le catalogue raisonné des gens de
lettres d'un grand tiers, et j'ai tâché de détruire plus d'un pré-
jugé et plus d'une fable qui déshonoraient un peu l'histoire litté-
raire de ce beau siècle. J'en ai usé ainsi dans la liste des souve-
rains contemporains, des princes du sang, des généraux et des
ministres. D'anciens recueils que j'avais faits pour mon usage
m'ont beaucoup servi. J'ai reçu de toutes parts, depuis dix an-
nées, des instructions que je fais entrer dans le corps de l'ouvrage :
j'ose enfin le regarder comme un monument élevé à l'honneur
de la France.
Il est très-triste pour moi que cette édition ne se fasse pas en
France ; mais vous savez que je suis plus près de Genève et de
Lausanne que de Paris. L'édition est commencée. Ma méthode,
dont je n'ai jamais pu me départir, est de faire imprimer sous
mes yeux, et de corriger à chaque feuille ce que je trouve de dé-
fectueux dans le style. J'en use ainsi en vers et en prose. On voit
mieux ses fautes quand elles sont imprimées.
Au reste, cette édition est principalement destinée aux pays
étrangers. Vous ne sauriez croire quels progrès a faits notre lan-
gue depuis dix ans dans le Nord : on y recherche nos livres avec
plus d'avidité qu'en France. Nos gens de lettres instruisent vingt
1. La tragédie de Cnsroès, par Lefèvre, l'ut jouée le 26 auguste 1767. Pierre
François-Alexandre Lefèvre, né en 1741, est mort à la Flèche le 9 mars 1813.
2. Voyez lettre 6883.
3. Al1" Denis.
ANNÉE 1767. 339
Hâtions, tandis qu'ils sont persécutés à Paris, même par ceux qui
osent se dire leurs confrères.
Quant au Mémoire' qui regarde les calomnies absurdes du sieur
La Geaumelle, il était encore plus nécessaire pour les étrangers
que pour les Français. On sait Lien à Paris que Louis XIV n'a point
empoisonné le marquis de Louvois ; que le dauphin, père du roi,
ne s'est pointentendu avec les ennemis de l'État pour faire prendre
Lille; que Monsieur le Duc, père de M. le prince de Condé d'au-
jourd'hui, n'a point fait assassiner M. Vergier; mais à Vienne, à
Bade, à Berlin, à Stockholm, à Pétersbourg, on peut aisément se
laisser séduire par le ton audacieux dont La Baumelle débite ces
abominables impostures. Ces mensonges imprimés sont d'autant
plus dangereux qu'ils se trouvent aussi à la suite des Lettres de
M™ de Maintenon, qui sont pour la plupart authentiques. Le faux
prend la couleur de la vérité à laquelle il est mêlé. La calomnie
se perpétue dans l'Europe, si on ne prend soin de la détruire. Il
est de mon devoir de venger l'honneur de tant de personnes de
tout rang outragées, surtout dans des notes infâmes dont ce mal-
heureux a défiguré mon propre ouvrage. J'étais historiographe de
France lorsque je commençai" le Siècle de Louis XIV : je dois finir
ce que j'ai commencé ; je dois laver ce monument de la fange
dont on l'a souillé ; enfin je dois me presser, ayant peu de temps
à vivre.
N. B. Vous saurez, monsieur, en qualité d'homme d'esprit et
de goût, qu'il y a dans le monde un nommé M. du Laurens, au-
teur du Cumpïrc Matthieu, lequel a fait un petit ouvrage intitulé
l'Ingénu*, lequel est fort couru des hommes, des femmes, des
filles, et même des prêtres. Ce M. du Laurens m'est venu voir :
il m'a dit, avant de partir pour la Hollande, que si vous pouviez
imprimer ce petit ouvrage il vous l'enverrait de Lyon à Paris par
la poste. M. Marin m'a mandé qu'il avait lu par hasard cet ou-
vrage, et qu'on donnerait une permission tacite sans aucune dif-
ficulté.
1. Celui qui est tome XXVI, page 355.
2. Voltaire n'a été nommé historiographe de France qu'en 1745; et dès 1732 il
pensait à donner une histoire du siècle de Louis XIV.
3. Ce fut vers ce temps que parut V Ingénu, l'un des romans de Voltaire, qui
le donna sous le nom du P. Ouesncl, et non sous celui de l'abbé du Laurens :
voyez tome XXI, page 247.
340 CORRESPONDANCE.
6969. — A M. GUYOT'.
A Ferney, le 7 auguste.
Il est très-certain, monsieur, que la France manque d'un bon
vocabulaire; l'Espagne et l'Italie en ont; tous les mots y sont
marqués avec leurs étymologies, leurs significations propres et
figurées, avec des exemples tirés des meilleurs auteurs, dans les
différents styles. Il faut remarquer surtout qu'en espagnol et en
italien on écrit comme on parle. Tout cela est à désirer dans nos
dictionnaires. Notre écriture est perpétuellement en contradic-
tion avec notre prononciation. Il n'y a point de raison pour
laquelle je croyois, foctroyo is, doivent s'écrire ainsi, quand on
prononce je croyais, j'octroyais. Le second oi ne doit pas être plus
privilégié que le premier. Du temps de Corneille, on prononçait
encore je connois, et même on retranchait Vs. Vous voyez dans
Hèraclius :
Qu'il entre; à quel dessein vient-il parler à moi,
Lui que je ne vois point, qu'à peine je conhoi?
(Acte II, scène iv.)
On ne souffrirait point aujourd'hui une pareille rime, puisque
l'on prononce je connais.
Notre langue est très-irrégulière. Les langages, à mon gré,
sont comme les gouvernements : les plus parfaits sont ceux où
il y a le inoins d'arbitraire. Il est bien ridicule que û'augustus on
ait fait août ; de pavonem, pnon; de Cadomum, Caen ; de gustus, goût.
Les lettres retranchées dans la prononciation prouvent que nous
parlions très-durement; ces mêmes lettres, que l'on écrit encore,
sont nos anciens habits de sauvages.
Que de termes éloignés de leur origine! Pédant, qui signifiait
instructeur de la jeunesse, est devenu une injure ; de fatuus, qui
signifiait prophète, on a fait un fat; idiot, qui signifiait solitaire,
ne signifie plus qu'un sot.
Nous avons des architraves, et point de trave; des archivoltes,
et point de volte, en architecture; des soucoupes, après avoir
banni les coupes; on est impotent, et on n'est point potent; il y
a des gens implacables, et pas un de placablc. On ne finirait
1. P.-J.-J. -Guillaume Guyot, né à Orléans, mort vers 1816, a coopéré à quelques
mvrages, et entre autres au Grand Vocabulaire français, 1767 et années sui-
vantes; trente volumes in-4".
ANNÉE 1767. 341
pas, si on voulait exposer tous nos besoins; cependant notre
langue se parle à Vienne, à Berlin, à Stockholm, à Copenhague,
à Moscou : elle est la langue de l'Europe ; mais c'est grâce à nos
bons livres, et non à la régularité de notre idiome. Nos excellents
artistes ont fait prendre notre pierre pour de l'albâtre.
J'attends, monsieur, votre Vocabulaire pour fixer mes idées,
et je vous remercie par avance de votre politesse et de vos instruc-
tions.
6970. — A M. DAMILAVILLE.
Je vous ai obligation, mon cher ami, de nravoir fait connaître
jusqu'où un Coger pouvait porter l'insolence. M. Capperonnicr
vient de m'écrire une lettre dans laquelle il donne un démenti
formel à ce maraud. Il est bon de répandre parmi les sages et
les gens de bien la turpitude des méchants. Cette turpitude est
bien punissable. Il n'est pas permis de prendre le nom de Dieu
en vain *. Je vous l'avais bien dit qu'il fallait passer sa vie à com-
battre. Un homme de lettres, pour peu qu'il ait de réputation,
est un Hercule qui combat des hydres. Prêtez-moi votre massue,
j'ai plus de courage que de force. Si j'avais de la santé, tous ces
drôles-là verraient beau jeu.
M. le prince de Gallitzin me mande que le livre intitulé
ÏOrdre essentiel et naturel des sociétés politiques 2 est fort au-dessus
de Montesquieu. N'est-ce pas le livre que vous m'avez dit ne rien
valoir du tout? Le titre m'en déplaît fort. Il y a longtemps qu'on
ne m'a envoyé de bons livres de Paris.
J'ai fait chercher Vlngmu, dont vous me parlez; on ne le
connaît point. Il est très-triste qu'on m'impute tous les jours non-
seulement des ouvrages que je n'ai point faits, mais aussi des
écrits qui n'existent point. Je sais que bien des gens parlent de
l'Ingénu; et tout ce que je puis répondre très-ingénument, c'est
1. Deutéronotne, v, 11.
2. Par Mercier de La Rivière. (K.) — Cet ouvrage parut en 1767, deux volumes
in-12 ou un volume in-i\ La Rivière, invité à venir en Russie, arriva à Péters-
bourg- pendant une absence de l'impératrice, et, croyant qu'il allait être premier
ministre, se pressa de louer trois maisons contiguës, où il fit toutes les disposi-
tions ou distributions des appartements dans cette idée. 11 commençait déjà l'or-
ganisation des bureaux ; l'arrivée de l'impératrice le tira de ces rêves. Toutefois
l'impératrice de Russie le dédommagea convenablement de ses dépenses. « Nous
nous séparâmes contents, » dit l'impératrice à M. de Ségur; voyez Mémoires ou
Souvenirs de Ségur, 1826, in-8°, III, 40.
342 CORRESPONDANCE.
que je ne l'ai point vu encore. Je vous embrasse bien tendre-
ment.
J'ai lu le plaidoyer de Loyseau contre Berne, par-devant
l'Europe. Le cas est singulier. Ce Loyseau veut se faire de la
réputation, à quelque prix que ce soit ; mais je crois qu'on s'in-
téressera fort peu à cette affaire dans Paris.
6971. — DE M. HENNIN).
Genève, 9 août 1767.
Mon secrétaire, monsieur, m'ayant quitté pour aller être auprès du nou-
veau primat de Pologne, j'ai jeté les yeux sur M. Galien'2 pour le rempla-
cer. Si vous croyez qu'il soit plus avantageux à ce jeune homme d'être seul
chez un cliétif résident qu'en six ou septième chez un maréchal de France
gouverneur de province, etc , je pense que vous donnerez votre agrément à
ce que je lui propose. La place est assez bonne, et deviendra meilleure. Il
aura ici des livres, des médailles, et beaucoup de paperasses à manier. Je
souhaite qu'il y apprenne quelque chose, et surtout qu'il se mette en état
1. Correspondance inédite avec P. -M. Hennin, 1825.
2. Ce Galien était un jeune homme qui avait intéressé le duc de Richelieu.
Il l'avait envoyé à Voltaire pour chercher à en faire quelque chose. (Voyez les
lettres de Voltaire au duc, des 8 et 28 octobre 1766, 13 janvier 1767, et autres du
même temps.)
Galien répondit peu aux bontés du duc et à celles de Voltaire ; il se conduisit
mal à Ferney. M. Hennin, qui n'était pas instruit de ces détails, eut l'idée de le
prendre pour secrétaire, dans l'intention de faire une chose agréable aux protec-
teurs de ce jeune homme. Galien fit dans ce nouveau poste de nouvelles sottises,
et fut renvoyé, comme on le verra dans la suite de cette correspondance.
Lorsque M. Hennin voulut prendre Galien pour secrétaire, il crut devoir en
écrire au duc de Richelieu. Il commença sa lettre par Monsieur la Maréchal, au
lieu de Monseigneur, par inadvertance sans doute. Il paraît que le vainqueur de
Mahon était susceptible sous le rapport de* titres; cela est d'autant plus extraor-
dinaire que c'est, en général le défaut des parvenus, qui craignent toujours qu'on
leur manque de respect. Le maréchal-duc en écrivit donc à Voltaire, qui en parla
à RI. Hennin, lequel écrivit une autre lettre au duc : il y exposait qu'il n'était
pa^ vraisemblable qu'il eût voulu lui refuser les titres qui lui étaient dus, en lui
écrivant relativement à un arrangement qui pouvait lui être agréable. La réponse
du duc fut froide et polie.
Le philosophe de Ferney approuva fort le courroux du duc; et il lui écrivit
sur cette importante affaire dans des termes peu mesurés, puisqu'il était ques-
lion d'un bomme qu'il voyait tous les jours, et qu'il nommait son ami. (Voyez les
lettres de Voltaire au duc de Richelieu, d,;s 17 août. 9 et 12 septembre 1767.)
Au reste, le duc de Richelieu ne garda pas rancune. Quelques années après,
ve trouvant compromis dans une affaire suscitée par M"IC de Saint-Vincent, pour
des billets portant sa signature fausse, et ayant besoin de faire arrêter un homme
qui avait trempé dans cette affaire, et qui s'était sauvé à Genève, il écrivit à
ML. Hennin une lettre remplie d'expressions obligeantes. (Noie de Hennin fils.)
ANNÉE 1767. 343
d'être utile. Le règne de l'érudition à laquelle il vise est passé, et le plus
sûr à tous égards est de ne pas fonder son existence sur la littérature.
D'ailleurs si M. le maréchal de Richelieu veut faire du bien à ce jeune
homme, il l'enrichira en lui donnant dès à présent une petite pension.
Mme Denis vous dira, monsieur, que la troupe de Prégny 1 a fait mer-
veille. Je suis fâché que vous n'ayez pas pu voir celle fête. Vous y auriez
trouvé de la jeunesse, que vous ne craignez point, et beaucoup de gens qui
vous aiment autant qu'ils vous admirent.
6972. — A M. HENNIN.
9 auguste; aoust est bien welche.
Ma foi, monsieur, je crois que vous faites une bonne acqui-
sition. Vous formerez ce jeune homme, il sera ad nu tus promp-
tus hcriles2. Je vais écrire à M. le maréchal de Richelieu. Je suis
d'ailleurs à vos ordres comme Galien, et comme toute notre
maison, et comme tout le pays ; c'est-à-dire que vous avez mon
cœur.
6973. — V M. D'ALEMBERT.
10 auguste.
Mon cher philosophe saura que le maudit libraire n'a point
voulu se charger de la seconde édition de la Destruction des prêtres
de Baal3. Il dit qu'on lui saisit une partie delà première à Lyon,
qu'il ne veut pas en risquer une seconde; que personne ne
s'intéresse plus à l'humiliation des prêtres de Baal ; et il n'a
point encore rendu l'exemplaire corrigé qu'on lui avait remis :
l'interruption du commerce désespère tout le monde.
Riballier, Larcher et Coger, sont trois têtes du collège Mazarin
dans un bonnet d'âne. Ce sont les troupes légères de la Sorbonne ;
il faut crier : Point de Mazarin !
Warburton est un fort insolent évoque hérétique, auquel on ne
peut répondre que par des injures catholiques. Les Anglais n'en-
tendent pas la plaisanterie fine; la musique douce n"est pas faite
pour eux ; il leur faut des trompettes et des tambours.
Je fais la guerre à droite, à gauche. Je charge mon fusil de
sel avec les uns, et de grosses balles avec les autres. Je me bals
1. Dans la maison de campagne de M. Sales, où on avait joué la comédie.
2. Horace dit, livre II, épître n, vers 6 :
Ad nutus aptus heriles.
3. L'ouvrage de d'AIembcrt Sur la Destruction des jésuites.
344 CORRESPONDANCE.
surtout en désespéré, quand on pousse l'impudence jusqu'à m'ac-
cuser de n'être pas bon chrétien ; et, après m'être bien battu, je
finis par rire; mais je ne ris point quand on me dit qu'on ne
paye point vos pensions: cela me fait trembler pour une petite
démarche que j'ai faite auprès de monsieur le contrôleur général
en faveur de M. de La Harpe ; je vois bien que, s'il fait une petite
fortune, il ne la devra jamais qu'à lui-même. Ses talents le tire-
ront de l'extrême indigence, c'est tout ce qu'il peut attendre :
Atque inopi lingua désertas invocat artes1.
A propos, je ne trouve point ma lettre à Coge pecus si douce 2 ;
il me semble que je lui dis, d'un ton fort paternel, qu'il est un
coquin. Intérim vale, et me ama.
G974. — A M. LE MARQUIS DE MIRANDA3,
C AMER 1ER MAJOR DU ROI D'ESPAGNE,
ÉCRITE SOUS LE NOM D'UN AMTMANN DE BALE.
10 auguste.
Vous osez penser dans un pays où l'on a regardé souvent cette
liberté comme une espèce de crime. Il a été un temps à la cour
d'Espagne, surtout lorsque les jésuites avaient du crédit, qu'il
était presque défendu de cultiver sa raison. L'abrutissement de
l'esprit était un mérite à la cour. Vos rois semblaient être comme
les docteurs de la Comédie italienne, qui choisissaient des arle-
quins pour leurs confidents et leurs favoris, parce que les arle-
quins sont des balourds. Vous avez enfin un ministre éclairé, qui,
ayant lui-même beaucoup d'esprit, a permis qu'on en eût. Il a
surtout senti le vôtre; mais les préjugés sont encore plus forts que
vous et lui. Cicéron et Virgile auraient beau venir dans votre
cour, ils verraient que des moines et des prêtres seraient plus
écoutés qu'eux; ils seraient forcés de fuir, ou d'être hypocrites.
Vous avez aux barrières de Madrid la douane des pensées; elles y
sont saisies aux portes comme les marchandises d'Angleterre.
On met chez vous aux galères un libraire qui prête un livre
à un officier de la cour pour le désennuyer pendant sa maladie.
Cette persécution faite à l'esprit humain rend votre cour et votre
1. Pétrone.
2. C'est la lettre 6955.
3. Cette lettre fut imprimée du vivant de Voltaire.
ANNÉE 1767. 345
religion odieuses à nous autres républicains. Les Grecs esclaves
ont cent fois plus de liberté dans Constantinople que vous n'en
avez dans Madrid. Cette crainte, si lâche et si tyrannique; cette
crainte, où est toujours votre gouvernement, que les hommes
n'ouvrent les yeux à la lumière, fait voir à quel point vous sentez
que votre religion serait détestée si elle était connue. Il faut bien
que vous en ayez aperçu l'absurdité, puisque vous empêchez
qu'on ne l'examine. Vous ressemblez à cette reine des Mille et une
Nuits, qui, étant extrêmement laide, punissait de mort quiconque
osait la regarder entre deux yeux.
Voilà, monsieur, l'état où a été votre cour jusqu'au ministère
de M. le comte d'Ara nda, et jusqu'à ce qu'un homme de votre
mérite ait approché de la personne de Sa Majesté. Mais la tyrannie
monacale dure encore. Vous ne pouvez ouvrir votre âme qu'à
quelques amis, en très-petit nombre. Vous n'osez dire à l'oreille
d'un courtisan ce qu'un Anglais dirait en plein parlement.
Vous êtes né avec un génie supérieur; vous faites d'aussi jolis
vers queLopede Vega; vous écrivez mieux en prose queGratien1.
Si vous étiez en France, on croirait que vous êtes le fils de l'abbé
de Chaulieu et de Mmc de Sévigné ; si vous étiez né Anglais,
vous deviendriez l'oracle de la chambre des pairs. De quoi cela
vous servira-t-il à Madrid, si vous consumez votre jeunesse à
vous contraindre? Vous êtes un aigle enfermé dans une grande
cage, un aigle gardé par des hiboux.
Je vous parle avec la liberté d'un républicain et d'un protes-
tant philosophe. Votre religion, j'ose le dire, a fait plus de mal
au genre humain que les Attila et les Tamerlan. Elle a avili la
nature; elle a fait d'infâmes hypocrites de ceux qui auraient
été des héros; elle a engraissé les moines et les prêtres du sang
des peuples. Il faut, à Madrid et à Naples, que la postérité du Cid
baise la main et la robe d'un dominicain. Vous êtes encore à
savoir qu'il ne faut baiser de main que celle de sa maîtresse.
Je vous suis très-obligé, monsieur le marquis, de la relation
d'Érèse que vous voulez bien m'envoyer. Il paraît que vous con-
naissez bien les hommes, et de là je conclus que vous avez bien
des moments de dégoût; mais je suppose que vous avez trouvé
dans Madrid une société digne de vous, et que vous pouvez
philosopher à votre aise dans votre cœtus sclcctus. Vous ferez
1. Balthazar Gracian, jésuite espagnol, né en 1584, mort en J658, auteur
de plusieurs ouvrages. Le plus connu est celui qu'Amelot de La Houssaye a
traduit sous le titre de l'Homme de cour, 1684, in-4°, et qui a eu beaucoup
d'éditions.
340 CORRESPONDANCE.
insensiblement des disciples de la raison ; vous élèverez les âmes
en leur communiquant la vôtre; et, quand vous serez dans les
grandes places, votre exemple et votre protection donneront aux
âmes toute lelévation dont elles manquent. Il ne faut que trois
ou quatre hommes de courage pour changer l'esprit d'une
nation. Voyez ce que fait l'impératrice de Russie: elle a fait tra-
duire le livre de Bc'isairc, que des cuistres de Sorbonne voulaient
condamner. Elle a traduit elle-même le chapitre contre lequel
les théologiens s'étaient élevés avec une fureur imbécile. On est
philosophe à sa cour; on y foule aux pieds les préjugés du
peuple. C'est une extrême sottise, dans les souverains, de regar-
der la religion catholique comme le soutien de leurs trônes; elle
n'a presque servi qu'à les renverser. L'Angleterre et la Prusse
n'ont été puissantes qu'en secouant le joug de Rome.
Puissiez-vous, monsieur, quand vous serez en place, enchaî-
ner cette idole, si vous ne pouvez la briser! C'est ce que j'attends
d'un esprit tel que le vôtre. Vous cueillez actuellement les fleurs,
vous ferez un jour mûrir les fruits.
Je suis, avec bien du respect et un véritable attachement,
monsieur, votre très-humble, très-obéissant serviteur.
Erimbolt.
6975. — A M. DE BARRAU '.
A Ferney, 11 auguste.
Monsieur, on fait actuellement une nouvelle édition du Siècle
de Louis XIV. Je fais usage de toutes les observations que vous
eûtes la bonté de me communiquer il y a plus d'une année, et
je vous réitère mes très-humbles remerciements ; souffrez qu'en
même temps je vous envoie ce Mémoire*. Il est fait pour venger
la vérité que vous aimez, et l'honneur de la maison royale que
vous servez. J'ai été forcé à cette démarche par ces deux motifs.
Je soumets le mémoire à vos lumières et à vos bontés.
On m'a assuré qu'en 1685 ou 1686, il y eut un étrange traité
entre l'empereur Léopold et Louis XIV, qui fut à peu près dans
le goût du traité de partage fait si longtemps après. Léopold
devait laisser le roi s'emparer de toute la Flandre, à condition
1. C'était sous ce nom que le chevalier de Taules avait envoyé à Voltaire des
remarques sur le Siècle de Louis XIV; voyez tome XLIV, page 44 ; et ci-après la
lettre 7005.
2. Celui qui est tome XXVI, page 355.
ANNÉE 17 67. 347
qu'à la mort du jeune Charles II, qui était d'une complexion très-
faible, Louis XIV laisserait Léopold s'emparer de l'Espagne. Le
traité fut très-secret, on n'en fit point de double, et l'original
devait être remis au grand-duc de Florence. Louis XIV trouva
moyen de l'avoir en sa possession. Les Mémoires de Torey indiquent
ce fait d'une manière assez confuse, et vous devez, monsieur, en
avoir des preuves certaines. C'est une vérité que le temps permet
enfin de révéler.
Si vous aviez d'ailleurs quelques instructions à me donner
sur tout ce qui peut faire honneur à la patrie et au ministère,
vous pourriez compter sur ma docilité, sur ma discrétion, et sur
ma reconnaissance.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois,
monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
6976. — A M. LE COMTE DE FÉKÉTÉ.
A Genève, en passant, 12 auguste.
J'ai vu la personne qui a été assez heureuse pour être quelque
temps auprès de vous. Je n'ai point été surpris de ce que j'ai lu.
Vous ne m'étonnez plus, et j'attends de grandes choses de vous
en tout genre ; je suis surtout édifié de votre piété: c'est un sen-
timent que vous fortifiez tous les jours dans l'auguste cour1 où
vous êtes. Votre hommo m'a dit que vous réfuteriez la lettre d'un
Bàlois à M. de Miranda 2. C'est dans cette vue que je vous l'envoie.
Je suis pénétré de vos bontés.
J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus respectueux.
Rateivol 3,
catholique romain.
A M. DAMILAVILLE.
12 auguste.
Je crois qu'il faut laisser imprimer le Mémoire'* qui devait pré-
céder la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. C'est une affaire
1. La cour d'Autriche.
2. La lettre 6974.
3. Anagramme de Voltaire.
4. Celui qui est tome XXVI, page 355.
348 CORRESPONDANCE.
qui n'est pas seulement littéraire, elle est personnelle à plusieurs
grandes maisons du royaume, qui m'ont témoigné leur indigna-
tion contre ce malheureux La Beaumelle. Ses calomnies, peut-
être peu connues à Paris, sont répandues dans les pays étrangers.
Il m'a traité comme Louis XIV, et je ne suis pas roi. Un pauvre
particulier doit se défendre; il doit décrier au moins le témoi-
gnage de son ennemi.
Je ne reviens point de mon étonnement, quand mes amis me
disent qu'il faut mépriser de telles impostures. Je n'entends pas
quel honneur il y a de se laisser diffamer, et je suis bien per-
suadé qu'aucun de ceux qui me disent : Gardez le silence, ne le
garderait à ma place.
Voici une grâce que je vous demande. M. Diderot peut vous
dire dans quel temps il croit qu'on ait écrit le Mercure trismègiste 1
que nous avons en grec. Je ne sais si je me trompe, mais ce livre
me paraît de la plus haute antiquité, et je le crois fort antérieur
à Timée de Locres. Engagez le Platon moderne ta me donner sur
cela quatre lignes d'éclaircissement, que vous me ferez parvenir.
Il y a loin de Mercure trismègiste à La Beaumelle, mais il faut
répondre à tout.
Adieu, mon cher ami; je vous embrasse de tout mon cœur.
0978. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
13 auguste.
Ah! mon Dieu! on me mande que Mme d'Argental est à l'ex-
trémité. Je venais de vous écrire une lettre de quatre pages, je
la déchire : je ne respire point. Mme d'Argental est-elle en vie?
Mon adorable ange, ordonnez que vos gens nous écrivent un
mot. Nous sommes dans des transes mortelles. Un mot par un
de vos gens, je vous en conjure.
G979. — A M. LE PRINCE DE GALLITZIN.
A Fcrncy, 1 i auguste.
Monsieur le prince, je vois, par les lettres dont Sa Majesté
impériale et Votre Excellence m'honorent, combien votre nation
s'élève, et je crains que la nôtre ne commence à dégénérer à
quelques égards. L'impératrice daigne traduire elle-même le cha-
1. Voyez tome XIX, page 340; et tome XXX, le paragraphe xx du Commen-
taire sur l'Esprit des lois.
ANNÉE 176 7. 349
pitre de Bèlisaire que quelques hommes de collège calomnient à
Paris. Nous serions couverts d'opprobre si tous les honnêtes
gens, dont le nombre est très-grand en France, ne s'élevaient
pas hautement contre ces turpitudes pédantesques. Il y aura
toujours de l'ignorance, de la sottise, et de l'envie, dans ma
patrie; mais il y aura toujours aussi de la science et du bon
goût. J'ose vous dire même qu'en général nos principaux mili-
taires et ce qui compose le conseil, les conseillers d'État et les
maîtres des requêtes, sont plus éclairés qu'ils ne l'étaient dans
le beau siècle de Louis XIV. Les grands talents sont rares, mais
la science et la raison sont communes. Je vois avec plaisir qu'il
se forme dans l'Europe une république immense d'esprits culti-
vés. La lumière se communique de tous les côtés. Il me vient
souvent du Nord des choses qui m'etonnent. Il s'est fait, depuis
environ quinze ans, une révolution dans les esprits qui fera une
grande époque. Les cris des pédants annoncent ce grand chan-
gement comme les croassements des corbeaux annoncent le
beau temps.
Je ne connais point le livre1 dont vous me faites Fhonneur
de me parler. J'ai bien de la peine à croire que l'auteur, en évi-
tant les fautes où peut être tombé M. de Montesquieu, soit au-
dessus de lui dans les endroits où ce brillant génie a raison. Je
ferai venir son livre; en attendant, je félicite l'auteur d'être
auprès d'une souveraine qui favorise tous les talents étrangers,
et qui en fait naître dans ses États. Mais c'est vous surtout, mon-
sieur, que je félicite de la représenter si bien à Paris.
J'ai l'honneur, etc.
6980. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA 5.
14 auguste 1767, à Ferney.
Madame, je suis pénétré jusqu'au fond du cœur des lettres
dont Votre Altesse sérénissime m'honore. Vos bontés devraient
sans doute bannir de mon esprit toute idée d'un La Beaumelle.
S'il n'était question que de moi, je n'y penserais pas; mais dai-
gnez songer, madame, que je dois répondre au tribunal de
l'Europe des vérités que j'ai dites dans le Siècle de Louis XIV, siècle
heureux, où toute la branche Ernestine, dont vous êtes aujour-
1. L'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, par Le Mercier de La Ri-
vière. (K.) — Voyez lettre 6970.
2. Éditeurs, Bavoux et François.
350 CORRESPONDANCE.
d'hui l'ornement, était la meilleure alliée de la France. Je trahi-
rais lâchement mon devoir si je laissais subsister les calomnies
que La Beaumelle réimprime contre presque tous ceux qui ont
illustré ce beau siècle.
Je sais que Votre Altesse sérénissime est trop instruite et trop
juste pour se laisser séduire par ces impostures; mais combien
de lecteurs, madame, ne sont ni justes ni éclairés! Considérez,
madame, qu'il n'y a pas une seule cour qui ne s'empresse de réfuter,
dans les papiers publics, les mensonges des gazettes. Ces combats
durent quelquefois des mois entiers. Voudriez-vous ravir aux
particuliers le droit de se défendre? Non, sans doute, et ce n'est
pas même comme simple particulier que je dois agir, mais comme
un homme qui a été chargé de la cause publique. Je dirai plus
encore. Votre Altesse sérénissime sait avec quelle insolence La
Beaumelle a parlé de votre auguste maison. Voudriez-vous que
je l'oubliasse, parce que vous lui pardonnez? Je ne le puis,
madame. La vérité ne pardonne point; mais elle ne punit qu'en
se montrant. C'est par sa lumière qu'elle confond ceux qui
veulent l'obscurcir.
Les princes auxquels ce misérable a jeté de la boue feront ce
que leur grandeur et leur clémence pourront leur dicter; mais,
pour moi, je suis trop petit pour ne me pas défendre.
La reconnaissance que je dois à toutes vos bontés, madame .
est le sentiment le plus profond qui m'occupe. Vous êtes ma
protectrice et ma consolation. Je suis également dévoué â la
vérité et à Votre Altesse sérénissime, avec le plus profond respect
et la plus vive reconnaissance.
Votre vieux Suisse.
6981. — A M. EISEN.
A Ferney, 14 auguste ■.
Je commence à croire, monsieur, que la Henriade ira à la
postérité, en voyant les estampes dont vous l'embellisez; l'idée
et l'exécution doivent vous faire également honneur. Je suis sûr
que l'édition où elles se trouveront sera la plus recherchée. Per-
sonne ne s'intéresse plus que moi aux progrès des arts; et plus
mon âge et mes maladies m'empêchent de les cultiver, plus je
les aime dans ceux qui les font fleurir.
1. Nous ne savons si cette lettre est ici bien à sa date. Les estampes d'Eiscn
furent faites pour l'édition de la Henriade qui parut en 1770. (G. A.)
ANNÉE 1767. 354
Soyez persuadé des sentiments d'estime et de reconnaissance
avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
698-.'. — A M. DAMILAVILLE.
li auguste.
Mon cher ami, votre lettre du 8 ne m'a pas laissé une goutte
de sang: je crains que M",e d'Argental ne soit morte; c'est une
perte irréparable pour ses amis. Que deviendra M. d'Argental'.
Je suis désespéré, et je tremble.
M. le maréchal de Richelieu m'écrit sur l'aventure de Saintc-
Foy1. La chose est très-sérieuse. J'espère qu'à la fin l'innocence
des protestants sera plus reconnue au parlement de Bordeaux
qu'à celui de Toulouse.
Il me mande que La Beaumelle n'est point de son départe-
ment. Ce La Beaumelle n'a été que fortement réprimandé et
menacé par le commandant du pays de Foix, au nom du roi. Ce
n'est pas le silence de ce coquin que je demande, c'est une rétrac-
tation : sans quoi on lui apprendra à calomnier. ~Se tient-il qu'à
débiter des impostures atroces, pour se taire ensuite, et laisser
le poison circuler? Lavaysse doit le renoncer pour son beau-frère,
s'il ne se repent pas.
Il paraît tous les huit jours, en Hollande, des livres bien sin-
guliers. Je vois avec douleur qu'on a une bibliothèque nom-
breuse contre la religion chrétienne, qu'on devrait respecter.
Vous savez que je ne l'ai jamais attaquée, et que je la crois,
comme vous, utile à l'Europe.
Permettez que je vous prie d'envoyer à M. Delaleu un certi-
ficat qui assure que votre ami est encore en vie, quoique cela
ne soit pas tout à fait vrai ; mais , tant qu'il aura un souffle , ii
vous aimera.
0983. — A M. LEKAIN.
A Ferney, 14 auguste.
Je vous envoie , mon cher ami , la distribution des rôles que
vous me demandez. Je tâcherai de vous faire parvenir incessam-
ment les Scythes. Je crois qu'il ne les faut jouer qu'une ou deux
fois tout au plus avant Fontainebleau. La nou\elle édition de
Lyon, qui est la huitième, est très-bien reçue; mais Pinterrup-
1. Voyez lettres 0923 et 0900.
352 CORRESPONDANCE.
tion du commerce de Lyon avec Genève m'a empêché jusqu'ici
de l'avoir; vous l'aurez probablement à Paris avant moi.
J'apprends dans le moment, par les lettres de Paris, que
M'ne d'Argental est à l'extrémité; elle est peut-être morte. Que va
devenir M. d'Argental? Je suis au désespoir. Adieu le théâtre,
adieu tout; adieu, mon cher ami. V.
6984. — A M. RIBOTTE '.
14 auguste 1767.
11 est triste, monsieur, qu'un homme tel que La Beaumelle
soit devenu le gendre de M. de Lavaysse, et le beau-frère de
M. de Lavaysse de Vidou. C'est un monstre qui s'est introduit
dans une famille d'honnêtes gens. Vous me feriez plaisir de me
dire quels sont les magistrats de Cariât et de Mazères, et les autres
personnes, soit protestantes, soit catholiques, auxquelles il con-
viendrait d'envoyer le mémoire adressé aux ministres. M. de
Gudanc a déjà parlé à ce malheureux par ordre du roi, et l'a
menacé du cachot s'il continuait ses insolences calomnieuses.
Vous me ferez plaisir, monsieur, de vouloir bien m'instruire
des suites de l'affaire de Sainte-Foy : je ne doute pas que la pro-
tection et le crédit de M. le maréchal de Richelieu ne fassent
rendre justice à l'innocence persécutée.
Voudriez-vous bien aussi m'apprendre s'il y a dans le Cariai,
dans Mazères, et dans les environs, quelques personnes à qui
l'on peut envoyer le mémoire.
J'ai l'honneur d'être bien véritablement, monsieur, votre très-
humble obéissant serviteur. V.
6985. — DE M. DALEMBERT.
A Paris, ce 14 auguste.
Les philosophes, mon cher et illustre confrère, doivent être comme les
petits enfants : quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n'est jamais eux,
c'est le chit qui a tout fait. Je crois très-ingénument que l'Ingénu n'existe
pas: je ne lo croirai que le plus tard que je pourrai; mais enfin, si on mêle
montre, et que je trouve cet Ingénu tant soit peu malicieux, je dirai que
c'est le neveu ou le chat de l'abbe Bazin qui en est l'auteur.
A propos d' Ingénu , avez-vous lu un livre qui a pour litre Théologie
1. Bulletin de la Sociélè de l'histoire du Protestantisme français; Paris, 1856,
page 246.
ANNÉE 1767. 353
portative », el dans lequel on dit ingénument aux prêtres de toutes les
sectes leurs vérités? C'est une espèce de dictionnaire dont les articles sont
courts, mais où il y en a un grand nombre de très plaisants et de très-
salés; c'est encore quelque chat qui a fait cette malice.
Voilà une lettre que Marmontel m'envoie pour vous la faire parvenir.
On dit que la belle censure de la Sorbonne va enfin paraître, et, qui plus
est, le mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont.
On ajoute que la censure de la Sorbonne contenait douze à quinze pages
contre la tolérance, mais que celte canaille les a supprimées pour laisser
toute la gloire de ce beau sujet à l'archevêque de Paris, dont on dit que le
mandement roulera principalement sur cet article. Il faudra, pour réponse,
faire imprimer les lettres de la czarine à la suite du mandement.
Vous ne voulez donc pas me dire si la seconde édition de l'ouvrage de
mathématiques8 est imprimée, et si je pourrai en avoir au moins un exem-
plaire? Il n'est plus possible de rien imprimer qu'en pays étranger, lorsqu'on
effleure la canaille jansénienne : je crois pourtant que, quoique ces loups
soient à craindre, la philosophie, avec un peu d'adresse, viendra à bout de
leur arracher les dents. Vous avez bien raison, mon cher maître; les hon-
nêtes gens ne peuvent p'us combattre qu'en se cachant derrière les haies 3,
mais ils peuvent appliquer de là de bons coups de fusil contre les bêtes
féroces qui infestent le pays.
L'essentiel, comme vous le dites4, est de vivre gaiement, et de rire
quand o i a eu l'adresse de les coucher par terre. Adieu, mon cher et illustre
philosophe; mille respects à M,ne Denis, et mille compliments à MM. de
Chabanon et de La Harpe. Les amis de ce dernier ont fait annoncer son prix
dans la Gazette; ils se sont trop pressés, et ils sont cause que dorénavant
l'Académie ne déclarera son jugement que le jour même de l'assemblée. Voie,
el me ama.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
N. B. J'oubliais de vous dire que le collège Mazarin, où président les
deux cuistres Kiballier elCnge pecus, le premier comme principal, le second
comme régent de rhétorique, est des plus mauvais collèges de l'Université,
et reconnu pour tel; cela peut servir en temps et lieu. On peut exhorter
ces deux pédants à ne pas tant parler de philosophie, et à mieux instruire
la jeunesse qui leur est confiée.
Je me recommande à vous pour me procurer, s'il est possible, tout ce
que le neveu et le chat de l'abbé Bazin pourront donner de coups de griffe.
Je n'ai plus d'autre plaisir que celui-là.
1. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
2. C'est-à-dire l'ouvrage de d'Alemliert Sur la Destruction des jésuites. La
de d'Alembert s'est croisée avec le n" 6973.
3. C'est ce que Voltaire a dit dans la lettre 6961.
4. Voyez lettre 6973.
45. — Correspondance. XIII 23
354 CORRESPONDANCE.
6986. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney. 17 auguste.
Celle-ci, monseigneur, est bien autant pour le premier gen-
tilhomme de la chambre que pour le souverain d'Aquitaine. Je
mets à vos pieds deux exemplaires des Scythes, de l'édition de
Lyon ; l'un pour vous, et l'autre pour votre troupe de Bordeaux.
Cette édition est, sans contredit, la meilleure. Les Scythes se recom-
mandent à votre protection pour Fontainebleau. J'avoue que nous
avons de meilleurs acteurs que le roi. M. le comte de Coigny,
M. le chevalier de Jaucourt, et M. de Melfort, en sont bien éton-
nés. Il ne tiendrait qu'à vous d'en avoir d'aussi bons, si vous
pouviez faire effacer la note d'infamie qu'un sot préjugé attache
encore à des talents précieux et rares.
M. Hennin, résident du roi à Genève, a dû avoir l'honneur
de vous écrire sur Galien. Il m'en paraît content; il espère le
former : cette place est bonne. Les passe-ports et les certificats de
vie des Genevois vaudront au moins à Galien mille francs par
an. Je donnerai les dix louis d'or en question, sur le premier
ordre que je recevrai de vous. Vous me permettez de ne pas vous
écrire de ma main quand ma détestable santé me tient sur le
grabat -. c'est l'état où je suis aujourd'hui, avec la résignation
convenable, et avec le plus tendre et le plus respectueux atta-
chement.
6987. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, 18 auguste.
Bénis soient Dieu et mes anges! Puisque M"IC d'Argental se
porte mieux, je suis assez hardi pour envoyer deux exemplaires
des Scythes. Je n'en envoie que deux, pour ne pas trop grossir le
paquet. J'en ai adressé quatre à M. le duc de Praslin, et trois à
M. le duc de Choiseul. J'en ferai venir tant qu'on voudra ; on n'a
qu'à commander.
Dès que Mme d'Argental sera en pleine convalescence, et
qu'elle pourra s'amuser de balivernes, adressez-vous à moi, je
vous amuserai sur-le-champ : cela est plus nécessaire que des
juleps de cresson. Elle a essuyé là une furieuse secousse. Pour
moi, je ne sais pas comment je suis en vie, avec ma maigreur,
qui se soutient toujours, et mon climat, qui change quatre fois
ANNÉE 1767. 355
par jour. 11 faut avouer que la vie ressemble au festin de Damo-
clès : le glaive est toujours suspendu.
Portez-vous bien tous deux, mes divins anges. Le petit ermi-
tage va faire un feu de joie.
6988. — A M. LE MARQUIS DE VILLE VIEILLE.
A Ferney, 18 auguste.
Je doute beaucoup, monsieur, que le sieur La Beaumelle soit
allé à Paris faire des siennes, car je sais qu'il avait ordre de rester
où il est; et M. de Gudane, commandant du pays de Foix, l'a
menacé, de la part du roi, des châtiments les plus sévères. C'est
ce que M. le comte de Saint-Florentin m'a fait l'honneur de me
mander. Ce La Beaumelle est un étrange homme. Je l'avais tiré,
à Berlin, de la misère. Une veuve, plus charitable que moi, l'a
mis à son aise en l'épousant. Cette veuve est malheureusement
la fille de M. de Lavaysse, célèbre avocat de Toulouse, dont le
fils fut mis aux fers avec les Calas, et dont je pris le parti si haute-
ment et avec tant de chaleur. Il est très-triste pour moi que le
gendre d'un homme que j'estime et que j'ai servi soit si criminel
et si méprisable. Mais, si d'une main on soutient les innocents
opprimés, on doit, de l'autre, écraser les calomniateurs. Point de
quartier aux méchants, et point d'indifférence pour la cause des
gens de bien : voilà le devoir d'un homme qui pense avec
fermeté.
Je vois qu'il y a encore bien de la fermentation dans les
esprits en Languedoc. 11 me paraît qu'il y en a davantage en
Guienne. Vous savez que les protestants y sont accusés d'avoir
voulu assassiner un curé, qu'il y a du monde en prison, et que
l'affaire n'est pas encore éclaircie. M. le maréchal de Bichelieu,
à qui j'en ai écrit1, me mande que c'est une affaire fort embar-
rassée et fort embarrassante. La philosophie perce bien diffici-
lement chez les huguenots et chez les papistes.
Nous avons ici plus de légions que César n'en avait quand il
chassa Pompée de Borne; mais, Dieu merci, elles ne font que du
bien dans notre petit pays de Gex. Vous avez, dans ce pays in-
connu, un homme qui vous sera attaché jusqu'au dernier
moment de sa vie avec la plus respectueuse tendresse.
1. Lettre 6950.
356 CORRESPONDANCE.
6989. — A M. DE CHENEVÏÈRES '.
18 auguste.
Mon cher et ancien ami, je ne vous écris que dans les occa-
sions. Je suis si vieux et si malade qu'il n'y a plus moyen d'écrire
pour écrire.
Voici uu mémoire que j'ai été forcé de faire ; il s'agissait de
l'honneur de la maison royale, de celui des lettres et de la vérité.
Jugez de l'atrocité des calomnies! Je vous prie d'envoyer ma
lettre et un mémoire à M. de La Touraille ; ma lettre pour lui est
tout ouverte; vous savez que messieurs des postes ne permettent
guère qu'on adresse, à ceux qui ont leur port franc, des paquets
pour d'autres qu'eux. Il y a des entraves partout.
Je vous embrasse tendrement ; maman Denis en fait autant.
6990. — A M. M A RM ON TEL.
A Ferney, 21 auguste.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 7 d'auguste, car août
est trop welche. Vous avez dû recevoir la mienne 2, dans laquelle
je vous disais que notre impératrice, notre héroïne de Scythie,
avait traduit le quinzième chapitre. On m'assure, dans le mo-
ment, qu'il est traduit en italien, et dédié à un cardinal : c'est
de quoi il faut s'informer; mais ce qu'il faut surtout souhaiter,
c'est que la Sorbonne le condamne : elle sera couverte d'un ridi-
cule et d'un opprobre éternels ; elle sera précisément au niveau
de Fréron.
Je vous recommande La Harpe quand je ne serai plus. 11 sera
un des piliers de notre Église; il faudra le faire de l'Académie :
après avoir eu tant de prix, il est bien juste qu'il en donne.
Au reste, souvenez-vous que s'il y a dans l'Europe des princes
et des ministres qui pensent, ce n'est guère qu'en France qu'on
peut trouver les agréments de la société. Les Français, persécutés
et chargés de chaînes, dansent très-joliment avec leurs fers,
quand le geôlier n'est pas là. Nous avons eu des fêtes charmantes
à Ferney. Mmc de La Harpe a joué comme M"9 Clairon, M. de La
Harpe comme Lekain, M. de Chabanon infiniment mieux que
Mole : cela console.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Lettre G900.
ANNÉE H 67. 357
\dieu, mon cher confrère; je n'écris point de ma main, je
suis aveugle comme votre Bélisaire;je répète mon Credo» mais
je ne le commente pas si bien que lui.
0991. — A M. DE BELMONTM.
Ferney, 21 auguste 1767.
M. Belmont doit avoir reçu la nouvelle édition des Scythes faite
à Lyon2, qui est infiniment meilleure que toutes les autres. On
en a envoyé deux exemplaires à monsieur le maréchal3; il y en
aura un pour M. Belmont. On lui prépare un petit divertissement
assez singulier et assez intéressant qu'on lui enverra dès qu'il
aura été joué sur le théâtre de Ferney4. On lui fait les plus sin-
cères compliments. On est si malade qu'on ne peut écrire plus
au long.
6992. — A M. DAMILAVILLE.
22 auguste.
Je sais, monsieur, que vous vous amusez quelquefois de
littérature. J'ai fait chercher l'Ingénu, pour vous l'envoyer, et
j'espère que vous le recevrez incessamment; c'est une plaisanterie
assez innocente d'un moine défroqué, nommé duLaurens, auteur
du Compère Matthieu'.
J'ai vu à Ferney, depuis peu de jours, votre ami, qui est
menacé de perdre entièrement les yeux, et dont la santé esl
très-allérée. Il m'a montré des lettres des ministres, de MM. les
maréchaux de Richelieu et d'Estrées, et de toute la maison de
Noailles, au sujet de La Beaumelle. Il m'a dit que ses démarches
étaient absolument nécessaires; que les écrits de La Beaumelle
étaient très-répandus dans les pays étrangers, et qu'on n'y
recherchait même d'autre édition du Siècle de Louis XIV que celle
qui a été faite par ce malheureux, et qui est chargée de falsifi-
cations et de notes infâmes. Ce La Beaumelle est un énergumène
du Languedoc, un esprit indomptable, qu'il a fallu écraser. Le
1. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 1840.
2. Celle de Bordes.
3. Le duc de Richelieu.
-i. Il s'agit de Chariot; voyez la lettre du 23 décembre 1767, adressée à M. de
Belmont.
o. Voyez une des notes sur la lettre 6968.
358 CORRESPONDANCE.
canton de Berne \ outragé dans ses libelles, en a demandé justice
au ministère.
On dit que M. de Beaumont fait le factum pour les protestants
de Guienne, accusés d'avoir assassiné les curés. Je ne vois pas
comment il peut faire à Paris un mémoire sur une enquête se-
crète instruite à Bordeaux.
Pourriez-vous, monsieur, avoir la bonté de me faire parvenir
le petit livre de la Théologie portative? Vous savez qu'on n'a pas
voulu faire uneseconde édition de l'ouvrage de mathématiques*.
Le libraire dit qu'on est surchargé d'éléments de géométrie. Il
n'y a plus de livres qu'on imprime plusieurs fois, que les livres
condamnés. Il faut aujourd'hui qu'un libraire supplie les magis-
trats de brûler son livre pour le faire vendre.
Votre ami malade vous fait les plus tendres compliments; il
passe la moitié de la journée à souffrir, et l'autre à travailler.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc.
Boursier.
6993. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU».
A Ferney, 22 auguste.
Vous m'avez ordonné, monseigneur, de donner dix louis d'or
à Galien ; mais voilà un compte de sept cent vingt-deux livres
neuf sous, dont je vous enverrai tous les articles signés, quand
j'aurai achevé de tout payer. De la façon dont il y allait, sa per-
sonne revenait à deux mille livres par an. Il a un frère qui a été
à Maroc à meilleur marché. Je crois qu'il aura toute sa vie la
reconnaissance qu'il vous doit, que M. Hennin le stylera et le
fera beaucoup travailler. Son poste, qui lui vaut mille francs par
an, outre le logement, la nourriture et le chauffage, pourra
bientôt lui valoir plus de cent louis d'or, en vertu d'un arrange-
ment pour les certificats de vie et pour les passe-ports ; plus il
aura, plus il devra vous être obligé. Il paraît être pénétré de vos
bontés.
J'eus l'honneur de vous adresser, par la dernière poste, deux-
exemplaires de la nouvelle édition des Scythes, l'un pour vous,
l'autre pour le théâtre de Bordeaux ; mais j'implore toujours votre
protection pour le Fontainebleau prochain.
1. Dans son ouvrage intitulé Mes Pensées, La Beaumelle outrage plusieurs fa-
milles bernoises; voyez tome XV, page 101.
2. Voyez lettres 6973 et 6985.
3. Éditeur*, de Cayrol et François.
ANNÉE 1767. 35'.»
J'espère, avant de mourir, vous envoyer un petit divertisse-
ment pour vous amuser dans votre royaume.
Couservcz-moi vos bontés^, et agréez mon attachement et mon
respect.
6994. — A M. MOULT OU '.
22 août 1767.
J'ai la fièvre, mon cher ami; je ne puis vous dire qu'un mot.
J'ai écrit à M. de Richelieu, il y a trois semaines, pour ces mal-
heureux protestants qu'on accuse d'avoir été en masque chez un
curé. Il m'a répondu que s'ils étaient innocents il leur donnerait
toute sa protection.
Vous verrez par le mémoire ci-joint que je suis moi-même en
guerre avec un protestant2. Je lui ai fait parler un peu vivement,
de la part du roi, par M. de Gudane, commandant de la province
de Foix.
J'ai lu aussi PIngènu. Il est, comme vous savez, de l'auteur du
Compère Matthieu, et il faut qu'il en soit.
Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
6995. — A M. L'ABDÉ D'OLIVET.
Si j'étais votre Atticus, mon cher Gicéron, prxclare venderem
votre livre très-instructif3; et je vous assure qu'au propre votre
libraire le vendra à merveille. Je vous assure que je ne me porte
pas si bien que vous ; mais vous m'étonnez de me dire qti'il
ne faut pas travailler dans la vieillesse; c'est, ce me semble, la
plus grande consolation de notre âge : Decet musarum cultorem
scribcntcm morii. Je ne hais pas même la guerre à mon âge : cela
me ranime, et je ris quelquefois dans ma barbe.
Si je ne peux plus faire de tragédies, on en fait chez moi 5 qui
vaudront mieux que les miennes : nous les jouerons bientôt sur
le théâtre de Ferney. Je ne faisais pas mal les rôles de vieillard;
mais je deviens aveugle, et je ne pourrais plus jouer que le rôle
de Tirésias. Puissiez-vous avoir la goutte, mon cher confrère!
1. Éditeur, A. Coquerel.
2. La Beaumelle.
3. Traité de la Prosodie française.
4. Imitation du fameux f)ecet imperatorem slantem mori.
5. La Harpe et Chabanon ; voyez lettre 7000.
360 CORRESPONDANCE.
Bernard de Fontenelle en avait quelques accès, et il vécut jusqu'à
cent ans : c'est un avant-goût de la vie éternelle.
Il fautque je vousenvoie quelque jour la Défense de mon oncle*.
Il y a je ne sais quelle bavarderie orientale et hébraïque qui
pourra amuser un savant comme vous.
J'admire votre style, et votre petite écriture nette et ferme;
pour moi, je suis obligé presque toujours de dicter. Vous êtes
meliore hito que moi.
Non equidem invideo; miror magi?...
(VlRG., OCl. I. V. 11.)
Mes respects à l'Académie, je vous en supplie ; et quelques
sifflets, si vous le voulez, à la Sorbonne.
Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur, avec les sen-
timents les plus inaltérables. Ainsi fait ma nièce.
699(3. — A M. LE COMTE DE WOROXCEW -\
ENVOYÉ DE RUSSIE A LA HAYE.
25 auguste 1767, à Ferney.
Je suis, il est vrai, à mon cinquième accès de fièvre, et j'ai
soixante et quatorze ans. Mais tant que je ne serai pas mort,
j'embrasserai avec avidité ce que vous me proposez. Je crois
même que votre projet me fera vivre. Les grandes passions don-
nent des forces. Je suis idolâtre de trois choses : de la liberté,
de la tolérance, et de votre impératrice ; je prie ces trois divinités
de m'inspirer. J'attends vos ordres.
J'ai l'honneur d'être, avec le plus tendre respect, etc.
6997. — A MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTII A 3.
26 auguste 1767.
Madame, j'obéis à vos ordres : j'envoie à Votre Altesse sérénis-
sime la Défense de mon oncle, et je suis fâché de vous l'envoyer,
parce qu'elle ne vous amusera guère ; mais il faut obéir. C'est la
réponse d'un pédant à un pédant, et il s'agit de choses très-
1. Voyez tome XXVI, page 367.
2. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire
de l'empire de Russie, tome X, page 1.82.
3. Éditeurs, Bavoux et François.
ANNÉE I7G7. 361
pédantes. Il est vrai qu'on s'y moque un peu de toute l'histoire
ancienne, et qu'il y a de temps en temps de petites plaisanteries
qui peuvent consoler de l'horreur de l'érudition, et du grec, el
du latin, et de l'hébreu, et du turc. Il y a quelques mots un peu
gros ; mais ce n'est pas ma faute : ils sont tirés de l'Écriture
sainte, qui appelle toujours les choses par leur nom. Au reste,
madame, vous pouvez choisir dans la liste des chapitres ce qui
vous ennuiera le moins. Les quatre petites diatribes de feu l'abbé
Bazin, qui sont à la fin du livre, pourront occuper peut-être un
esprit aussi juste et aussi éclairé que le vôtre.
A l'égard de ce malheureux La Beaumelle, comme Votre
Altesse sérénissime peut à présent en être instruite, il n'est
accusé en aucune manière de son aventure de Gotha, dans le
mémoire envoyé au ministère il y a deux ou trois mois. Votre
auguste nom n'a été compromis en aucune manière. Il ne se
trouve que dans la foule des rois et des princes que ce misérable
a calomniés avec tant d'insolence, d'absurdité et d'ignorance. Il
était absolument nécessaire de réprimer ce scandale. Comptez
que ces livres-là, madame, se vendent mieux que les autres, par
cela même qu'ils sont calomnieux. Ils se vendent aux foires de
Francfort et de Leipsick ; ils vont jusqu'en Pologne et en Russie ;
ils sont cités dans les dictionnaires allemands. Rien ne marche
plus rapidement que l'imposture, et j'ai rempli un devoir indis-
pensable en lui coupant les jarrets ; je devais cette justice à la
vérité, si indignement outragée. Mais encore une fois, madame,
votre nom ne sera point profané. Il est d'ailleurs gravé dans mon
cœur, et il le sera jusqu'au dernier moment de ma très-languis-
sante vie.
Je me mets aux pieds de monseigneur le duc et de toute votre
auguste famille, avec l'attachement le plus inviolable et le plus
profond respect. Votre vieux Suisse V.
6998. — A M. BORDES'.
Mon cher confrère, mettez dans votre bibliothèque le petit
livre2 que j'ai l'honneur de vous envoyer ; il est, dit-on, de l'au-
teur du Compère Matthieu.
1. Editeurs, de Cayrol et François — Ce billet est de 17G7, et non, comme
'ont cru les éditeurs, de 1768.
2. L'Ingénu.
362 CORRESPONDANCE.
Comment puis-je faire parvenir à cette dame son Tout se dira
et son // est temps de parler 1 ?
J'ai été bien content de M. le comte de Coigny ; il y a peu
de gens de son espèce et de son âge aussi aimables et aussi
instruits.
Adieu ; le pauvre malade n'a que le temps de vous dire com-
bien il vous aime.
6999. — A M. VERNE S.
1er septembre.
Voici, monsieur, les paroles de Sanchoniathon : «Ces choses
sont écrites dans la Cosmogonie de Tliaut, dans ses mémoires, et
tirées des conjectures et des instructions qu'il nous a laissées.
C'est lui qui nomma les vents du septentrion et du midi, etc....
Ces premiers hommes consacrèrent les plantes que la terre avait
produites : ils les jugèrent divines, et vénérèrent ce qui soutenait
leur vie, celle de leur postérité et de leurs ancêtres, etc. »
Au reste, mon cher monsieur, il se pourrait très-bien que San-
clioniathon eût dit une sottise, ainsi que des gens venus après
lui en ont dit d'énormes.
L'affaire des Sirven n'a pu être encore rapportée, parce que
M. d'Ormesson2 a été malade : du moins on donne cette excuse,
mais il se pourrait bien que le crédit des ennemis en fût la véri-
table raison. La malheureuse aventure de Sainte-Foy sur les
frontières du Périgord, vingt-quatre pauvres diables de hugue-
nots décrétés, le fatal édit de 1724 renouvelé dans le Languedoc3,
et enfin le malheur de Sirven, qui n'a point de jolie fille pour
intéresser les Parisiens, tout cela pourrait nuire à la cause de
cet infortuné.
Je vous envoie, mon cher philosophe huguenot, une petite
Philippique4 que j'ai été obligé de faire. L'ami La Beaumelle
s'en est mal trouvé. Le commandant de la province l'a un peu
menacé, de la part du roi, du cachot qu'il mérite. Je suis très-
1. Ouvrages de jésuites.
2. Louis-François de Paule Lefévre d'Ormesson de Noyseau était président au
parlement depuis 1755; il devint premier président en 1788, et mourut le 2 fé-
vrier 1789. Le chevalier de La Barre était de sa famille; voyez tome XXV,
page 50 i.
3. L'édit du 14 mai 1724 défendait aux protestants, sous les peines les plus
graves, l'exercice de leur religion, leur ordonnait de faire élever leurs enfants
dans la religion catholique, etc., etc. (B.)
4. Le Mémoire qui est tome XXVI, page 355.
ANNÉE 1767. 363
tolérant, mais je ne le suis pas pour les calomniateurs. Il faut
d'une main soutenir l'innocence, et de l'autre écraser le crime.
Je vous embrasse en Jèhovah, en Knef, en Zcus; point du tout
en Athanase, très-peu en Jérôme et en Augustin.
7000. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
2 septembre.
Nous nous apprêtons à célébrer la convalescence : il y aura
comédie nouvelle, souper de quatre-vingts couverts. C'est bien
pis que chez M. de Pompiguan1; et puis nous aurons bal et
fusées.
J'envoyai, par le dernier ordinaire, un Ingénu, par M. le duc
de Praslin, pour amuser la convalescente ; et vous aurez, mes
anges, pour votre hiver, les tragédies de MM. de Chabanon et
de La Harpe : cela n'est pas trop mal pour des habitants du mont
Jura; mais en vérité, vous autres Welches, vous êtes des habi-
tants de Montmartre. Je vous assure que les Guillaume Tell1 et les
Illinois3 sont aux Danchet et aux Pellegrin ce que les Pellegrin
et les Danchet sont à Racine. Je ne crois pas qu'il y ait une ville
de province dans laquelle on pût achever la représentation de
ces parades, qui ont été applaudies à Paris. Cela met en colère
les âmes bien nées : cette barbarie avancera ma mort. Le fonds
des Welches sera toujours sot et grossier. Le petit nombre des
prédestinés qui ont du goût n'influe point sur la multitude : la
décadence est arrivée à son dernier période.
Vivez donc, mes anges, pour vous opposer à ce torrent de
bêtises de tant d'espèces qui inonde la nation. Je ne connais,
depuis vingt ans, aucun livre supportable, excepté ceux que l'on
brûle, ou dont on persécute les auteurs. Allez, mes Welches,
Dieu vous bénisse! vous êtes la chiasse du genre humain. Vous
ne méritez pas d'avoir eu parmi vous de grands hommes qui
ont porté votre langue jusque Moscou. C'est bien la peine d'avoir
tant d'académies pour devenir barbares! Ma juste indignation,
mes anges, est égale à la tendresse respectueuse que j'ai pour
vous, et qui fait la consolation de mes vieux jours.
Tout Ferney se réjouit de la convalescence.
1. Il n'y avait que vingt-si.\ couverts au repas donné par Pompignan eu 1763;
voyez tome XXIV, page 461.
2. Tragédie de Le Mierre.
3. Tragédie de Sauvigny ; voyez lettre 0883.
364 CORRESPONDANCE.
7001. — A H. L'ABBÉ D'OLIVET.
-eptembre.
Votre nom, votre âge, vos qualités, mon cher doyen, mon
cher maître, envoyez-moi tout cela sur-le-champ, sans perdre
un seul instant; en voici la raison. On réimprime le Siècle de-
Louis XIV, malgré La Beaumelle; il faut qu'on vous traite de
votre vivant comme si vous étiez mort, que je vous rende justice,
que je satisfasse mon cœur. La lettre 0 vous attend1 : mettez-
moi vite à portée de vous rendre l'hommage que je vous dois, et,
après cela, vous m'enterrerez si vous voulez.
7002. — A M. D'ALEMBERT.
i septembre.
Mon cher philosophe, voici une occasion d'exercer votre phi-
losophie. Vous connaissez très-bien les théologiens de Genève,
pédants, sots, de mauvaise foi, et, Dieu merci, sans crédit,
comme tout animal sacerdotal devrait l'être; mais vous ne con-
naissez pas les libraires. L'ami Cramer avait donné à un nommé
Chirol le livre cle mathématiques à imprimer avec les planches
corrigées. Ce Chirol est le même qui avait fait la première édi-
tion, et qui a refusé de faire la seconde. Je lui demande, depuis
près de quinze jours, qu'il rende au moins l'exemplaire qu'on
lui a confié en dernier lieu. Il dit qu'il ne l'a point reçu. Cramer
dit qu'il le lui a donné, et je n'ai pas encore pu juger qui des
deux se trompe ou me trompe. Il y a mille lieues de chez moi à
Genève, et davantage, puisque toute communication est inter-
rompue. Chirol est un pauvre diable qui n'a pas même encore pu
payer le prix de la première édition, mais qui le payera.
Gabriel Cramer donne de grands soupers dans le petit castel
de Tournay, que je lui ai abandonné. C'est un homme d'ailleurs
fort galant, qui ne me paraît pas faire une extrême attention
aux livres qu'on lui confie : voilà l'état des choses. Je suivrai
cette affaire, car je suis exact, et il s'agit de mathématiques. On
dit qu'on vous a prêché Louis IX et non pas saint Louis, qu'on
s'est fort moqué des croisades et du pape : le prédicateur2 ne
1. Ce fut dans son édition de 1 768 du Siècle de Louis XIV que Voltaire donna
un article à l'abbé d'Olivet, encore vivant ; voyez tome XIV, page 65.
2. Alexandre-Joseph Bassinet, né en 1734, mort le 16 novembre 1813; son Pané-
gyrique de saint Louis a été imprimé en 1707, in-8".
ANNÉE 17 67. 365
sera pas archevêque de Paris, mais il doit être de l'Académie. On
parle d'une drôle de Théologie portative; je ne l'ai point encore.
J'espère que bientôt tous ces marauds de théologiens seront si
ridicules qu'ils ne pourront nuire. Notre impératrice russe les
mène grand train. Leur dernier jour approche en Pologne : il
est tout arrivé en Prusse et dans l'Allemagne septentrionale. Les
maisons d'Autriche et de Bavière sont les seules qui soutiennent
encore ces cuistres-là ; cependant on commence à s'éclairer à
Vienne même. Pardieu, le temps delà raison est venu. 0 nature!
grâces immortelles vous en soient rendues!
Mon cher philosophe, rendez tous ces pédants-là aussi énor-
mément ridicules que vous le pouvez dans vos conversations avec
les honnêtes gens: car cela est impossible à Paris par la voie de
la typographie; mais un bon mot vaut bien un beau livre. Fou-
droyez-moi ces marauds-là, je vous en prie.
Répandez sur eux le sel dont il a plu à Dieu de favoriser votre
conversation. Faites qu'on les montre au doigt quand ils passe-
ront dans la rue ; et quand vous les aurez bien écorchés, bien
salés, marchez-leur sur le ventre en passant, cela est fort amu-
sant. Il paraît un ouvrage de feu milord Bolingbroke1 qui est
curieux. Julien l'Apostat n'y fit œuvre. Bonsoir, vous dis-je ; je
vous aime, je vous estime et je vous révère autant que je hais les
b dont j'ai eu l'honneur de vous parler.
7003. — A M. L'ABBÉ AUDRA
Septembre.
La malheureuse aventure de Sainte-Foy ayant été depuis
longtemps représentée au conseil du roi sous les plus noires
couleurs a nui beaucoup à l'affaire des Sirven, comme je l'avais
prévu. Les Sirven avaient été renvoyés par la commission des
conseillers d'État ordinaires par-devant le roi lui-même, pour
obtenir la cassation de la sentence confirmée par le parlement
de Toulouse. Mais ce parlement a représenté avec tant d'opiniâ-
treté son droit de ressort contre les condamnés contumaces,
droit en effet établi pour tous les parlements du royaume, que
le conseil a craint les mouvements de toute la magistrature. Ces
1. Examen important de milord Bolingbroke ; voyez tome XXVI, page 195.
2. Éditeurs, de Cayrol et François. — D'après une note du manuscrit, cette
lettre serait adressée à l'abbé Audra, professeur royal à Toulouse. (A. F.)
366 CORRESPONDANCE.
mêmes considérations ont empêché de signer l'édit, qui était
tout prêt, pour légitimer les mariages des réformés.
Il n'y a d'autre parti à prendre que celui d'attendre tout du
temps. Il faudrait n'avoir que de loin en loin des assemblées
publiques, et se contenter d'inspirer l'horreur pour les supersti-
tions et pour les persécutions dans quelque petit livre à la portée
de tout âge, que les pères de famille liraient à leurs enfants tous
les dimanches. Les nouvelles sottises du pape et des jésuites ou-
vriront tôt ou tard les yeux du ministère.
7004. — A M. DAMILAVILLE.
septembre.
Je reçois, monsieur, votre lettre du 29 d'auguste. Tous les
paquets arrivent de Paris en pays étranger, mais rien n'arrive de
nos cantons à Paris.
Je vois très-souvent votre ami, qui vous aime tendrement.
Il voudrait bien avoir le Panégyrique de Louis IX ' ; mais je crois
que l'impératrice russe méritera un plus beau panégyrique.
Quelle époque, mon cher monsieur! elle force les évoques sar-
mates à être tolérants, et vous ne pouvez en faire autant des
vôtres. 0 Welches! pauvres Welches! quand l'étoile du Nord
pourra-t-elle vous illuminer?
Savez-vous bien qu'on fait actuellement clés vers à Pétersbourg
mieux qu'en France? savez-vous, mes pauvres Welches, que vous
n'avez plus ni goût ni esprit? Que diraient les Despréaux, les
Racine, s'ils voyaient toutes les barbaries de nos jours? Les bar-
bares Illinois2 l'ont emporté sur le barbare Crébillon ; le bar-
bare...3 le dispute aux Illinois par-devant l'auteur de Childebrand*.
Ah! polissons que vous êtes! combien je vous méprise!
Nous avons du moins chez nous deux hommes5 qui ont du
goût, et c'est ce qui se trouvera difficilement à Paris. La nation
m'indigne.
Bonsoir, mon cher monsieur ; vous avez dans mon voisinage
1. Par Bassinet; voyez la note 2, page 363.
2. Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny; voyez lettre 6883.
3. D'après ce que Voltaire a dit dans la lettre 7000, le nom laissé ici en blanc
est sans doute celui de Le Alierre, ou celui de son (judlaume Tell.
4. Childebrand est une tragédie de Morand, auteur dont nous avons parlé
tome XXXVII, page 463.
5. La Harpe et Chabanon, alors à Ferney.
ANNÉE 1767. 367
un ami qui vous aimo avec la plus vivo tendresse, tout vieux
qu'il est. Ou dit que les vieillards n'aiment rien : cela n'est pas
vrai. Voici un petit billet qu'on m'a donné pour M. Lembertad.
Couns iep,.
7005. — A M. AUDIBERT FILS AIAE,
A MARSEILLE >.
A Ferney, 5 septembre.
Celui qui a disputé le prix2 à M. de Cliamfort est M. de La
Harpe. Ils sont tous deux amis; ils s'estiment l'un l'autre; ils
méritent d'être couronnés des mains des muses et de celles de
l'amitié.
Voilà, mon cher monsieur, le mot de l'énigme. Vous avez été
du nombre des juges, et vous ne pouviez manquer de donner
les prix à ceux qui en étaient dignes. M. de La Harpe se fait un
mérite d'avoir concouru avec un adversaire qu'il chérit. Si vous
voulez m'adresser à Genève ce qui peut lui revenir de cette petite
aubaine, vous ferez encore une bonne action : car M. de La
Harpe n'est pas auprès de Plutus aussi bien qu'auprès d'Apollon.
Il est dans le château de Ferney depuis un an. Il joue la comé-
die, il en fait. Nous sortons de la répétition3. Je vous embrasse
de tout mon cœur. Mme Denis vous fait les plus sincères compli-
ments.
7006. — DE M. ROUSSEAU,
CONSEILLER DE LA COIR DE GOTHA,
A M. LA BK AU ME LLE >>.
Ce 5 septembre 1767.
Monsieur, je suis on ne peut plus mortifié de voir, par votre lettre du
23 août, que vous n'êtes point satisfait de celle que j'ai eu l'honneur de vous
écrire par ordre de madame la duchesse. Son Altesse séréni:-sime conti-
nuant à être malade, et gardant même le lit depuis près de quinze jours à
cause d'un abcès qu'elle a au cou, accompagné de ressentiments de fièvre,
vousjugez bien, monsieur, que dans ces tristes circonstances il ne convient
1. Copié sur l'original communiqué par M. Niel, sous-préfet à Ploërmel, à
qui je suis déjà redevable de la lettre 4981. (B.)
•2. Pour V Éloge de La Fontaine, proposé par l'Académie de Marseille.
3. De Chariot, ou la comtesse de Givrij, voyez tome VI, page 341.
i. Éditeurs, Bavoux et François.
363 CORRESPONDANCE.
point de l'entretenir de sujets aussi peu agréables que celui dont traite votre
lettre, et qu'avec tout le désir que j'ai de vous obliger, je n'ai pas seulement
pu approcher Son Altesse et lui en rendre compte.
Souhaitant néanmoins, dans cet e nbarras, de répondre à la confiance
dont vous m'honorez, j'ai cru devoir aller à ce qui m'a paru le plus pressé,
c'est-à-dire de ramasser tout ce q ie la vérité des faits pouvait fournir de
circonstances capables de vous tranquilliser, monsieur, parce que je souffre
véritablement de vous voir dans cet état; je me saurais un gré infini si je
réussissais à vous en tirer. En conséquence j'ai recours, autant que cela a
pu se faire dans l'espace de vingt-quatre heures, à la mémoire des per-
sonnes les plus distinguées à la cour et dans la ville de Gotha, et mes
informations ont abouti à constater deux faits : l'ait, qu'il n'y a qu'une
vois dans tout Gotha sur votre départ et sur celui de la veuve Schwecker,
dans l'année 4 752, non pour Erfurth, mais pour Eisenach; qu'au besoin
plus de cent, plus de mille personnes, tout Gotha enfin certifiera, dans la
forme la plus authentique, la rumeur publique, l'opinion générale, l'asser-
tion unanime, que vous êtes partis ensemble de Gotha sans fdire d'adieux ni
l'un ni l'autre à qui que ce soit, et que vous êtes arrivés ensemble à Eise-
nach. Comme vous ne disconvenez pas, monsieur, d'avoir fait le voyage de
Francfort avec la personne susmentionnée, je dois vous avouer franche-
ment que je ne vois pas ce que vous gagneriez à prouver (si cela se pou-
vait) que vous soyez parti avec elle d'Erfurth, et non de Gotha, vu que,
dans la supposition certaine que vous ayez ignoré le vol dont la Schwecker
s'est rendue coupable, il est parfaitement inditférent et égal duquel des
deux endroits vous soyez partis ensemble.
En effet, bien loin de vous soupçonner (et voici le second fait) d'avoir
pris la moindre part au méfait de la veuve en question, je suis bien aise
non-seulement de vous réitérer l'assurance du contraire, mais encore d'y
ajouter, sans crainte d'être désavoué, que Leur-; Altesses sérénissimes mon-
seigneur le duc, et madame la duchesse \ ous connaissent trop homme d'esprit
pour vous croire capable d'avoir voulu vous associer publiquement, sur une
aussi longue route qu'est celle (en vous jugeant par votre propre aveu)
d'Erfurth à Francfort, avec une personne que vous auriez reconnue voleuse.
Cela n'est entré dans l'esprit de personne, et c'est ce qu'on est en état de
vous confirmer. Au surplus, s'il y a eu de l'imprudence dans votre fait, elle
est du genre de celles qui ne sont point criminelles.
Quant au mot de maitres-e que vous relevez, monsieur, je n'ai fait, en
l'employant, que me conformer à ce qui est d'usage à cet égard en Alle-
magne, où une gouvernante d'enfants nomme le père et la mère des enfants
dont l'éducation et l'instruction lui sont confiées son Maître et sa maî-
tresse; d'où il résulte que, de n'a\oir pas été servante, n'empêche pas qu'on
n'ait pu avoir une maîtresse. iMaisje n'insisterai pas sur une bagatelle tout à
fait étrangère à l'objet principal. Je n'entrerai pas non plus dans tous les
détails dont votre lettre est remplie, parce que quinze ans de temps les ont
presque entièrement effacés de mon souvenir. Je n'ajouterai qu'un mot
encore : c'est que la dame chez qui la Schwecker a servi en qualité de
ANNÉE 1767. 369
gouvernante d'enfants est en vie, et se trouve actuellement à Gotha, et
qu'elle, aussi bien que quelques domestiques qui l'ont servie dans le même
temps, [peuvent attester] ce qui y a rapport.
Mais en voilà assez et peut-être trop sur une matière aussi désagréable.
Je n'y aurai cependant point de regret si ce que je viens d'avoir l'honneur
de vous dire peut contribuer a rendre le calme à votre âme et vous engager
à croire votre réputation à couvert de tout reproche. Il me semble que votre
meilleur ami ne devrait pas avoir de plus sage conseil à vous donner que
celui de vous en tenir là.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Rousseau.
7007. — A M. DE CHENEVIÈ RES i.
7 septembre.
Je suppose, mon cher ami, que vous avez eu la bonté de dé-
terrer M. Barrau, qui est à la vérité un homme enterré, mais qui
mérite d'être connu. Il est certainement employé au dépôt des
affaires étrangères, et il m'a fourni de très-bonnes observations
pour le Siècle de Louis XIV, qu'on réimprime.
C'est au sujet de cette nouvelle édition que j'ai été forcé de
recourir au ministère, pour réprimer l'insolence et les calomnies
de La Beaumelle. Le commandant du pays de Foix, où il de-
meure, a eu ordre de le menacer du cachot s'il continuait, et le
gouverneur de Guienne lui a fait de plus fortes menaces.
La profonde ignorance où l'on est communément à Versailles
et à Paris de tout ce qui se passe dans le reste de l'Europe em-
pêche quelquefois de faire attention à des choses qui en méritent
beaucoup. On dit : C'est un roquet qu'il faut laisser aboyer. Mais
on ne songe pas que ces roquets ameutent les chiens ennemis de
la France. Un Français qui accuse Louis XIV d'avoir empoisonné
le marquis de Louvois, qui accuse le duc d'Orléans d'avoir em-
poisonné la famille royale, qui accuse Monsieur le Duc, père de
M. le prince de Condé d'aujourd'hui, d'avoir assassiné Vergier2,
qui accuse le père du roi3 de s'être entendu avec le prince Eugène
pour trahir la France et pour faire prendre Lille, et qui ose ap-
porter en preuve de tous ces crimes les manuscrits de Saint-Cyr,
un tel coquin, dis-je, fait plus d'impression qu'on ne pense dans
1. Editeurs, de Cayrol et François.
2. Pour se venger, dit-on, d'une satire de ce poète. Mais le véritable auteur
du crime est un nommé Le Craqueur, voleur de la bande de Cartouche. (A. F.)
3. L'élève de Fénelon, le duc de Bourgogne. (A. F.)
45. — Correspondance. XIII. 24
370 CORRESPONDANCE.
les pays étrangers. Il est cité par tous les compilateurs d'anec-
dotes, et la calomnie qui n'a pas été réfutée passe pour une
vérité. Tous ceux qui ont été employés dans les affaires étran-
gères, et particulièrement M. l'abbé de La Ville, sont bien con-
vaincus de ce que je vous dis ; ils en ont vu des exemples frap-
pants. Il ne s'agit point du tout de moi dans cette affaire, il
s'agit de l'honneur de la maison royale. Le fou de Verberie1,
qu'on a fait pendre, était bien moins coupable que La Beau-
melle.
Ne vous imaginez pas, dans votre chambre à Versailles, que
les ouvrages de ce faquin soient inconnus ; on en a fait plusieurs
éditions ; ils sont traduits en allemand. Je ne sais si les nouveaux
mémoires de Mme deMaintenon, qui viennent de paraître, sont de
lui ; c'est le même style et la même insolence.
J'avoue que ces calomnies me révoltent plus que personne.
Je ne dois pas souffrir qu'on couvre d'ordures le monument que
j'ai élevé à la gloire de ma patrie. Il est bien étrange qu'un pré-
dicant de la petite ville de Mazères, du pays de Foix, insulte im-
punément, de son grenier, tous nos princes et les plus illustres
maisons du royaume.
Je vous prie instamment de communiquer ma lettre à M. de
La Touraille, et de l'engager à regarder les choses de l'œil dont
tous ceux qui s'intéressent comme lui à la maison de Condé les
regardent.
7008. —A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 9 septembre.
Rendez à César ce qui appartient à César2.
J'avoue, monseigneur, que l'impertinence3 est extrême. S'il
sait si bien l'histoire, il doit savoir que le secrétaire d'État Ville-
roy écrivait monseigneur aux maréchaux de France.
Incessamment Galien pourra vous écrire avec la même no-
blesse de style, dès qu'il aura fait une petite fortune. Je ne man-
querai pas d'exécuter vos ordres. Vous savez peut-être qu'en
qualité de Français je ne puis aller à Genève : cela est défendu ;
1. Rinquet.
2. Matthieu, xxn, 21.
3. M. Hennin, sur l'adresse d'une lettre pour le maréchal de Richelieu, avait
mis : A monsieur le maréchal de Richelieu. Celui-ci, qui tenait beaucoup au mon-
seigneur, en voulut longtemps à Hennin, malgré les explications qui furent
données; voyez la note 2 de la page 342.
ANNÉE 47G7. 371
mais on viendra chez moi, et je parlerai comme je le dois. De
plus, je suis dans mon lit, où une fièvre lente retient ma figure
usée et languissante.
Je présume que vous donnerez l'ordre d'achever le payement
de ce que doit Galien, après quoi vous serez probablement débar-
rassé de ce petit fardeau. Je joins ici les mémoires. Vos paquets
sont francs, et ce n'est point une indiscrétion de ma part.
Quant à l'article des spectacles, j'ose espérer que vous aurez
la bonté d'entrer dans mes peines. Je ne connais aucun des
acteurs, excepté MUe Dumesnil et Lekain. La petite Durancy avait
joué chez moi aux Délices, à l'âge de quatorze ans ; je ne lui ai
donné quelques rôles que sur la réputation qu'elle s'est faite
depuis. J'ai fait un partage assez égal entre elle et Mlu> Dubois.
Il me paraît que ce partage entretient une émulation nécessaire
Si Mlle Durancy ne réussit pas, les rôles reviennent nécessaire-
ment aux actrices qui sont plus au goût du public, et vos ordres
décident de tout. Le pauvre d'Argental a été bien loin de pouvoir
se mêler dans ces tracasseries; il a été longtemps malade, et sa
femme a été un mois entier à la mort. M. de Thibouville, qui a
beaucoup de talent pour la déclamation, n'a fait autre chose
qu'assister à quelques répétitions. Il est mon ami depuis trente
ans, et celui de ma nièce. Vous ne voulez pas nous priver de cette
consolation, surtout dans le triste état où la vieillesse et la mala-
die me réduisent.
Daignez agréer mon respect et mon attachement avec votre
bonté ordinaire.
7009. — A MADAME; VEUVE DUCHESNE 1.
Ferney, 12 septembre.
A la réception de votre lettre, madame, je commençai une
révision exacte des tragédies que vous imprimez, ainsi que des
comédies et du poème épique. Étant tombé malade trois jours
après, j'ai été obligé de discontinuer l'ouvrage; et en cas que je
me porte mieux, je le reprendrai avec la plus grande exactitude.
Si votre mari en avait usé avec la même circonspection et la
même franchise, il ne nous aurait pas jetés, vous et moi, dans
l'embarras où nous sommes. J'en suis encore très-mortifié ; je
tacherai de tout réparer, et de vous fournir de quoi donner une
édition complète et correcte.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
372 CORRESPONDANCE.
Je suis, madame, bien véritablement votre très-humble et
très-obéissant serviteur.
7010. — A M. DE CHENEVIERESi.
12 septembre.
Permettez-moi , mon cher ami , que je vous parle encore de
M. Barrau 2. Il y a certainement un M. Barrau au dépôt des affaires
étrangères, homme très-instruit et très-exact, et qui m'a donné
de fort bons avis pour le Siècle de Louis XIV. Mandez-moi, je vous
prie, si vous lui avez fait tenir ma lettre.
Aurez-vousla comédie à Fontainebleau? On dit qu'il y a de
belles nouveautés : les Illinois , Guillaume Tell et Eugénie 3, qui
doivent vous faire grand plaisir. Je ne les ai pas vues; mais on
m'a dit que le Mercure en disait beaucoup de bien 4.
701J. — A M. DAMILAVILLE.
12 septembre.
Mon cher ami , je reçois votre lettre du 5, et je suis pénétré
d'une double peine, la vôtre et la mienne. Vous avez à vous
plaindre de la nature, et moi aussi. Nous sommes tous deux
malades ; mais je suis au bout de ma carrière, et vous voilà
arrêté au milieu de la vôtre par une indisposition qui pourra
vous priver longtemps de la consolation du travail, consolation
nécessaire à tout être qui pense, et principalement à vous, qui
pensez si sagement et si fortement.
N'êtes-vous pas à peu près dans le cas où s'est trouvé M. Dubois?
n'a-t-il pas été guéri? n'y a-t-il pas un homme dans Paris qu'on
dit fort habile pour la guérison des tumeurs? Mandez-moi, je
vous prie, quel parti vous prenez dans cette triste circonstance.
Malgré mes maux, je m'égayeà voir embellir, par des acteurs
qui valent mieux que moi, une comédie 5 qui ne mérite pas leurs
peines. Nous avons trois auteurs dans notre troupe. Vous m'a-
vouerez que cela est unique dans le monde ; et ce qu'il y a de
beau encore, c'est que ces trois auteurs ne cabalent point les
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Voyez la lettre du 11 août.
3. Drame de Beaumarchais.
4. Phrase ironique. (G. A.)
5. Chariot, ou la comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341.
ANNÉE 17 67. 373
uns contre les autres. Nous sommes plus unis que la Sorbonne.
Tous les étrangers sont très-fâchés que cette faculté de grands
hommes ait supprimé sa censure : elle aurait édifié l'Europe, et
mis le comble à sa gloire.
J'ai reçu les belles pièces de théâtre * qu'on m'a envoyées
depuis peu ; c'est Racine et Molière tout pur. Il y a quelque temps
que l'on m'adressa un livre intitulé le Siècle de Louis XV'2. Les
principaux personnages du siècle sont trois joueurs d'orgues et
deux apothicaires. Il manquait à ce siècle l'ouvrage que la Sor-
bonne annonçait; mais j'ose espérer que nous verrons ce chef-
d'œuvre. Je ne peux concevoir comme on a permis en France
l'impression du livre de du Laurens, intitulé l'Ingénu3. Cela me
passe.
Je finis, car j'ai la fièvre. Je vous embrasse du meilleur de
mon cœur.
7012. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 12 septembre.
J'ai fait prier, monseigneur, notre résident de passer chez moi.
Je vous avais prévenu que je n'allais plus à Genève; et d'ailleurs
quand l'entrée de cette ville serait permise aux Français, l'état
où je suis ne me permettrait pas de sortir.
Nous avons eu une longue conférence ; et le résultat a été
que, la première fois qu'il aurait l'honneur de vous écrire, il ne
manquerait pas de vous rendre ce qu'il vous doit; voilà ce qu'il
m'a dit en présence de ma nièce. Je reçus, sous votre enveloppe,
hier au soir, une lettre pour Galien , et je la lui ai envoyée de
grand matin.
Voici une très-grande partie des frais qui restent à payer pour
lui. Comme la somme montera à près de huit cents livres, indé-
pendamment de ce que vous avez déjà bien voulu donner, et de
quantité de menus frais qui n'entrent pas en ligne de compte, je
1. Hirza et Guillaume Tell : voyez lettre 7000.
2. D'Aquin de Chàteaulyon (à qui est adressée la lettre 5G83, voyez tome XLIII.
page 248), est auteur de Lettres sur les hommes célèbres dans les sciences, la lit-
térature et les arts, sous le règne de Louis XV, 1752, deux parties in-12, qu'on
reproduisit (sans les avoir réimprimées) sous le titre de Siècle littéraire de
Louis XV, 1754, deux parties in-12. Les deux organistes d'Aquin, le père de l'au-
teur, et Calvière, sont appelés des génies rares; mais on n'y parle pas d'apothi-
caires. (B.)
3. Voyez une note sur la lettre G9G8.
3*4 CORRESPONDANCE.
n'ai rien voulu faire sans vos ordres exprès. Jusqu'à présent il n'a
paru aucun mémoire considérable par lui-même. Je payerai tout
sur-le-champ, selon l'ordre que je recevrai de vous. Voilà, je
pense, toutes vos commissions remplies : il ne me reste qu'à vous
souhaiter un agréable voyage, et à recommander la Scythie à
votre protection, en cas qu'on ait des spectacles à Fontainebleau.
J'avoue que j'aime la Scythie; pardonnez-moi ma faiblesse, et
joignez l'indulgence à vos bontés.
Vous voyez que j'écris régulièrement, tout malade que je suis,
dès qu'il s'agit de la moindre affaire. Je regretterai Galien, qui
me valait des ordres de votre part.
Nous avons ici beaucoup de troupes : notre petit pays en est
charmé.
J'écris dans l'intervalle de la fièvre.
Agréez mon tendre respect.
7013. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 13 septembre.
Vous me pardonnerez, monseigneur, si je me sers d'une main
étrangère ; ma fièvre ne me permet pas d'écrire. Vous me par-
donnerez encore si je vous importune si souvent pour les affaires
de Galien ; mais il faut que mes comptes soient apurés avant que
je meure. Il m'est venu voir aujourd'hui avec deux seigneurs espa-
gnols qu'il m'a amenés. Je lui ai demandé s'il n'avait ooint encore
quelques dettes, et il m'a donné le petit mémoire ci-joint ; de sorte
que tout se monte à la somme de 881 livres 18 sous. Ainsi donc,
monseigneur, ce jeune homme vous coûtait par an 1,200 livres,
indépendamment de sa nourriture et des autres choses né-
cessaires. Il y a très-peu de personnes qui en fissent davantage
pour leur fils. Ses dépenses me paraissent exorbitantes pour un
jeune homme que vous avez si bien équipé quand vous me l'en-
voyâtes. Je n'ai cessé de lui recommander la plus grande rete-
nue ; mais je vois qu'il a usé largement de vos bontés. Il faut
avouer pourtant qu'il a mis de la discrétion dans sa magnifi-
cence: car, à l'abri de votre protection et de votre nom, il aurait
pu prendre dix mille francs chez les marchands ; on ne lui aurait
rien refusé. Vous voilà heureusement débarrassé de ce fardeau,
sans qu'il puisse être dégagé de la reconnaissance éternelle qu'il
vous doit.
Il ne me reste, monseigneur, que d'attendre vos ordres, et de
ANNÉE 1707. 375
vous supplier de me continuer vos bontés pour le peu de temps
que j'ai encore à en jouir.
7014. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
18 septembre.
Mon cher ange est donc dans l'allégresse et la jubilation; la
convalescence se soutient donc parfaitement ; l'appétit est donc
revenu : Dieu soit loué! Je chante Te Deum pour M",e d'Ar-
gental, et pour moi un Libéra, car j'ai encore de grands res-
sentiments de fièvre. Je tâcherai d'engager Lacombe à faire
encore mieux que vous ne proposez pour Lekain ; mais il a
imprimé l'Ingénu, sans m'en rien dire, sur les premières feuilles
incorrectes qu'il a été assez heureux pour se procurer. Son édi-
tion fourmille de fautes absurdes : je ne conçois pas comment
on en a pu souffrir la lecture. Je ne lui ai écrit jusqu'à présent
que pour lui laver la tête1. Vous aurez incessamment Chariot, ou
la Comtesse de Givry, dont je fais plus de cas que de l'Ingénu, mais
qui n'aura pas le même succès. Je ne la destine pas aux comé-
diens, à qui je ne donnerai jamais rien, après la manière bar-
bare dont ils m'ont défiguré, et l'insolence qu'ils ont eue de
mettre dans mes pièces des vers dont l'abbé Pellegrin et Danchet
auraient rougi. D'ailleurs les caprices du parterre sont intolé-
rables, et les Welches sont trop Welches.
Il m'a été de toute impossibilité, mon cher ange, de faire ce
que vous exigiez à l'égard des Scythes; la tournure que vous vou-
liez était absolument incompatible avec mon goût et ma manière
de penser. On fait toujours très-mal les choses auxquelles on a
de la répugnance.
Au reste, les comédiens me doivent la reprise des Scythes,
qu'ils ont abandonnés, après les plus fortes chambrées, pour
jouer des pièces qui sont l'opprobre de la nation. J'espère que
vous voudrez bien engager les premiers gentilshommes de la
chambre, qui sont vos amis, à me faire rendre justice ; et que,
de son côté, M. le maréchal de Richelieu, qui a fait jouer les
Scythes à Bordeaux avec le plus grand succès, ne souffrira pas
qu'on me traite avec si peu d'égards. On dit qu'il n'y aura point
de spectacles a Fontainebleau, ainsi je compte qu'on jouera les
Scythes à la Saint-Martin. Il serait bien étrange que les comédiens
1. Ces lettres manquent.
376 CORRESPONDANCE.
ne payassent mes bienfaits que d'ingratitude; vous ne le souffri-
rez pas : vos bontés pour moi sont trop constantes, et ce n'est
pas votre coutume d'abandonner vos amis.
Mon village est devenu le quartier général des troupes qui
font le blocus de Genève. Je vous écris au son du tambour, et en
attendant la fièvre qui va me prendre.
Mme Denis et M. de Ghabanon se joignent à moi pour vous
dire combien ils s'intéressent a la santé de Mme d'Argental, et
moi, je ne puis vous dire combien je vous aime.
7015. — A M. DAMILAVILLE.
18 septembre.
Je saisis, mon cher ami, l'intervalle de ma fièvre pour vous
envoyer de quoi réparer un peu les griefs de Merlin. Il peut im-
primer cela sur-le-champ, car je ne veux point absolument de
privilège, et ce n'est qu'à condition qu'il n'aura nul privilège que
je lui donne ce petit ouvrage1. Il nous amuse, il plaît aux offi-
ciers qui sont chez nous ; il plaira, s'il peut, aux Welches.
Je mets encore une condition à ce présent que je lui fais :
c'est que la pièce sera imprimée sur-le-champ, sans avoir été
communiquée à personne.
Il y a un gros paquet pour vous qui vous sera remis quand
il plaira à Dieu. Tâchez que votre santé soit meilleure que la
mienne. Je vous embrasse tendrement.
Je vous prie de faire donner cette lettre2 à Panckoucke.
7016. — A M. DAMILAVILLE.
19 septembre.
Je vous ai envoyé, mon cher ami, une petite galanterie pour
Merlin ; je vous supplie de vouloir bien faire un petit change-
ment au premier acte.
Madame la comtesse dit à son fils :
Tous les grands sont polis 3. Pourquoi? C'est qu'ils ont eu
Cette éducation qui tient lieu de vertu.
1. Chariot, ou la Comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341.
0 TTllo aci rwirrliir*
2. Elle est perdue
Le premier hémistiche n'est ni dans le texte, ni dans les variantes; voyez
tome VI, page 356
ANNÉE 1767. 377
Si de la politesse un agréable usage
N'est pas la vertu même, il est sa noble image.
Il faut mettre :
Leur âme en est empreinte; et si cet avantage
N'est pas la vertu môme, il est sa noble image.
Je crois que Merlin peut tirer, sans rien risquer, sept cent
cinquante exemplaires, qu'il vendra bien.
Je ne sais aucune nouvelle. Je suis entouré d'officiers et de
soldats, fort affaibli de ma fièvre, et très-inquiet de votre santé.
Je rouvre ma lettre pour vous supplier de mettre encore ce
petit changement à la fin du troisième acte :
Je dois tout pardonner, puisque je suis beureuse.
CHARLOT, dans l'enfoncement.
Qui peut changer ainsi ma destinée affreuse?
Où me conduisez-
Moi, votre fils
LA COMTESSE.
Dans mes bras, mon cher fils,
CHARLOT.
LE DUC.
Sans doute.
CHARLOT.
0 destins inouïs !
LA COMTESSE, l'embrassant.
Oui, reconnais ta mère; oui, c'est toi que j'embrasse, etc.
7017. — A M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
20 septembre.
Je vous pardonne, mon cher marquis, d'avoir oublié un vieil-
lard malade et inutile, longtemps pénétré, dans sa retraite, de
l'affliction la plus profonde ; mais je ne vous pardonne pas de
vous livrer au public1, qui cherche toujours une victime, et qui
1. Le marquis de Villette venait de faire imprimer son Éloge de Charles V,
1767, in-4". C'était le sujet du prix d'éloquence proposé l'année précédente par
l'Académie française, et que remporta La Harpe.
378 CORRESPONDANCE.
s'acharne impitoyablement sur elle. On ne vous dit peut-être pas
à quel point il enfonce le poignard dans les plaies qu'il a faites
lui-même. Je vous prédis que vous serez malheureux si vous ne
vous dérobez pas à l'envie et à la malignité; et je vous répète
que vous n'avez d'autre parti à prendre que de vivre avec un petit
nombre d'amis dont vous soyez sûr.
Vous vous plaignez de quelques tours qu'on vous a joués ;
j'aimerais mieux qu'on vous eût volé deux cent mille francs que
de vous voir déchirer parles harpies de la société, qui remplissent
le monde. Il faut absolument que vous sachiez que cela a été
poussé à un excès qui m'a fait une peine cruelle. On dit : Voilà
comme sont faits tous les petits philosophes de nos jours : on cla-
baude à la cour, à la ville. Vous sentez combien mon amitié pour
vous en a souffert. Vous êtes fait pour mener une vie très-heu-
reuse, et vous vous obstinez à gâter tout ce que la nature et la
fortune ont fait en votre faveur.
Je vous dirai encore qu'il ne tient qu'à vous de faire tout ou-
blier. Je vous demande en grâce que vous soyez heureux. Je ne
veux pas qu'un beau diamant soit mal monté. Pardonnez ma
franchise ; c'est mon cœur qui vous parle ; il ne vous déguise ni
son affliction, ni ses sentiments pour vous, ni ses craintes : je
vous aime trop pour vous écrire autrement.
Je vous invite plus que jamais à vous livrer à l'étude. L'homme
studieux se revêt à la longue d'une considération personnelle
que ne donnent ni les titres, ni la fortune. Celui qui travaille n'a
pas le temps de faire mal parler de soi. Je vous parle ainsi, parce
que vous me devez compte de cette heureuse facilité, et de vos
belles dispositions pour les lettres. Je vous pardonne si vous écri-
vez, et surtout si vous m'écrivez. Vous voilà quitte de ma morale;
mais, si vous étiez ici, je vous avertis qu'elle serait beaucoup
plus longue.
Mme Denis pense absolument de même : quiconque s'intéres-
sera à vous vous dira les mêmes choses. Pardonnez, encore une
fois, aux sentiments qui m'attachent à vous.
7018. — A M. DAMILAVILLE.
21 septembre.
Le malade demande comment se porte le malade. Il le sup-
plie de faire coller sur la pièce cette dernière leçon, qui est la
meilleure. Il demande à Merlin exactitude et diligence. Le Huron
ANNÉE 17 67. 379
du sieur du Laurens est défendu à Paris; mais on espère que la
Comtesse de Givry aura permission de paraître.
Dernière leçon du commencement de la dernière scène du troisième acte 1.
MADAME AU BONNE
J'ai mérité la mort...
LA COMTESSE.
C'est assez, levez-vous.
Je dois tout pardonner, puisque je suis heureuse :
Tu m'as rendu mon sang.
C H A R L 0 T , dans l'enfoncement.
0 destinée affreuse !
Où me conduisez-vous?
LA COMTESSE, courant à lui.
Dans mes bras, mon cher fils.
CHARLOT.
Vous, ma mère !
LE DUC.
Oui, sans doute.
JULIE.
0 destins inouïs !
LA COMTESSE, l'embrassant.
Oui, reconnais ta mère; oui, c'est toi que j'embrasse, etc.
7019. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 22 septembre.
Avouez, mon cher et illustre maître, que les pauvres mathématiciens à
double courbure ont bien raison de se louer de vos libraires huguenots; ces
gens-là traitent les ouvrages de géométrie comme ils feraient le Catéchisme
du docteur Vernet, ou le Journal chrétien : ils en font des papillotes, et en
sont quittes après pour dire qu'ils les ont perdus. Je ne trouve pas mauvais
qu'ils se frisent, quoique leur patriarche Calvin l'ait défendu; mais j'aime-
rais autant que ce fût avec la Religion vengée 3 du Père Hayer, récollet,
qu'avec mes œuvres. Je vous prie pourtant de les engager à parler encore
1. Voyez tome VI, page 387.
2. L'auteur a mis : « 0 ciel ! je te bénis. » Voyez tome VI, page 388.
3. Voyez la note, tome XXXIX, page 159.
380 CORRESPONDANCE.
à leurs perruquiers, et à voir si les débris de mes calculs ne pourraient pas
se retrouver dans les ordures. Vous aimez les mathématiques, et je vous
recommande instamment mes intérêts en cette occasion.
Il est vrai que c'est l'oraison funèbre de Louis IX, et non pas le pané-
gyrique de saint Louis, qui a été prêchée à l'Académie; mais l'ouvrage n'en
était que meilleur. Les d'Olivet et compagnie avaient déjà murmuré dès le
matin; mais le murmure a augmenté le soir à Saint-Roch, où l'orateur a
prêché le même panégyrique. Il n'y a point d'horreurs et de faussetés que
la canaille des prêtres habitués n'ait dites à cette occasion : il est pourtant
vrai que deux curés de Paris, qui avaient assisté au sermon du matin, ont
dit qu'ils étaient prêts à signer tout ce que le prédicateur avait avancé contre
les croisades et contre le pape.
Il nous pleut ici de Hollande des ouvrages sans nombre contre l'infâme :
c'est la Théologie portative 1, V Esprit du clergé2, les Prêtres démasqués 3,
le Militaire philosophe'', le Tableau de l'esprit humain*, etc., etc., etc.
Il semble qu'on ait résolu de faire le siège de l'infâme dans les formes, tant
on jette de boulets rouges dans la place. Il est vrai qu'elle ne sera pas sitôt
prise, car c'est le feld-maréchal Riballier qui y commande, et qui a sous
lui le capitaine d'artilleurs Jean-Gilles Larcher, et le colonel de hussards
Coge pecus. Avec ces grands généraux-là, une ville assiégée doit tenir
longtemps.
Priez Dieu qu'il tire la Sorbonne et l'archevêque d'embarras au sujet de
Bélisairc ; ils ne savent plus comment s*y prendre pour faire paraître leur
censure. Ils y avaient mis un grand article contre la tolérance; la cour, qui
est sur cela dans des principes un peu différents de ces messieurs, et même,
dit-on, le parlement, tout intolérant qu'il est, leur ont fait dire qu'ils voulaient
voir cet endroit de la censure avant qu'elle parût : on dit qu'ils sont actuelle-
ment occupés à bourrer leur censure de cartons. Figurez-vous le ridicule
dont ils vont se couvrir. On dira que ces pédants-là ne sont pas même
décidés sur le genre de sottises qu'ils ont à dire. D'autres prétendent que
l'article de la tolérance sera supprimé : c'est ce qu'ils pourraient faire de
mieux; mais ils ne veulent pas qu'on dise qu'ils ont cédé ce quartier de la
place. D'autres disent que la censure ne paraîtra point du tout; ils feraient
encore mieux: il est vrai qu'on se moquera d'eux tant soit peu, mais un
peu de honte est bientôt passée. Je sais, de science certaine, que plusieurs
docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette
affaire sa dose d'opprobre assez complète pour ne pas grossir davantage la
pacotille.
Adieu, mon cher et illustre maître; je vous recommande l'ouvrage de
mathématiques, abandonné si vilainement aux barbiers de Calvin. Voulez-vous
bien remettre cette lettre à M. de La Harpe ? J'écris par le même courrier à
1. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
2. 1707, deux volumes in-8°; voyez lettre 7175.
3. 1768, un volume in-8"; voyez lettre 717.">.
4. Voyez la note 4, tome XXVII, page 117.
5. Voyez la lettre 7023.
ANNÉE 1767. 381
Chabanon, qui me paraît bien pénétré de reconnaissance et d'attachement
pour vous. Les expressions de son cœur à votre sujet m'ont d'autant plus
attendri que j'y retrouve les sentiments du mien. Vous ne sauriez croire
combien il est sensible à l'intérêt que vous prenez à son ouvrage, et com-
bien il sent le prix de vos conseils. Je le recommande à votre amitié pour
lui, et à celle que vous avez pour moi. Vous pouvez être bien sûr que vous
obligez en lui l'âme la plus honnête et la plus reconnaissante. Il me mande,
ainsi que M. de La Harpe (dont je ne vous parle point, parce que je sais
combien vous l'aimez, et combien il en est digne), que vous avez été
malade, et que pendant ce temps vous avez fait une comédie1 ; vos maladies
font honte à la santé des autres. A propos, vraiment j'oublie de vous dire
(car j'oublie tout) que je suis enchanté de l'Ingénu, quoique ce ne soit pas
le neveu de l'abbé Bazin qui l'ait fait, comme il est évident dès la première
page : on dit que c'est un petit-fils de l'abbé Gordon, qui me paraît avoir
très-bien élevé cet enfant-là. Les ennemis du Père Quesne) 2, qui n'aiment
pas qu'on les voie ingénument tels qu'ils sont, ont si bien fait que l'ouvrage
vient d'être défendu. Il est vrai qu'il n'y en avait eu que trois mille cinq
cents de vendus en quatre ou cinq jours, au moyen de quoi personne n'en
aura. Ce petit-fils de l'abbé Gordon est un fin courtisan; il a appris à ses
semblables qu'avec un petit mot d'éloge on fait passer bien de la contre-
bande. La recette est bonne, sans doute , mais un peu difficile à avaler. Ite-
ritm vale, mon cher maître; je vous embrasse de tout mon cœur.
7020. — A M. DAMILAVILLE.
23 septembre.
Le malade de Ferney est Lien en peine du malade de Paris, et
il attend avec impatience de ses nouvelles. Il soupçonne qu'on a
fait une faute dans la dernière lettre, où il est question de la
Comtesse de Givry. On a fait dire à Chariot dans la dernière scène :
0 destins inouïs!
et c'est à la belle Julie de le dire. Le malade des champs recom-
mande à la bonté du malade de la ville la Comtesse, Chariot,
Julie, et l'Intendant faiseur de contes. Puisse cette pièce vous
amuser autant qu'elle nous amuse, et être utile à l'enchanteur
Merlin !
Que faut-il faire pour Sirven ? J'ai bien peur que cette af-
faire ne s'en aille en fumée.
1. Chariot, ou la Comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341.
2 C'était sous le nom du Père Quesnel que Voltaire avait donné l'Ingénu.
382 CORRESPONDANCE.
7021. — A M. GUYOT.
A Ferney, 25 septembre.
J'ai enfin reçu, monsieur, les deux premiers volumes de votre
Vocabulaire. Tout ce que j'en ai lu m'a paru exact et utile : rien
de trop ni de trop peu ; point de fades déclamations. J'attends
la suite avec impatience ; votre entreprise est un vrai service
rendu à toute la littérature.
Vous me feriez plaisir de m'apprendre les noms des auteurs à
qui nous aurons tant d'obligations.
J'ai l'honneur d'être bien véritablement, monsieur, votre, etc.
P. S. Il ne serait pas mal de mettre, dans votre errata, que
nous prononçons auto-da-fè par corruption, et que les Espagnols
disent aulo-de-fè. Il y a une grosse faute à la page 423 :
Les Dieux mêmes, éternels arbitres 1.
Il faut lire les dieux même, sans s. Cet s donne une syllabe de
trop au vers.
Il y a une plus grande faute à la page 422 :
Plaçât tous bienfaiteurs au rang des immortels 2 ;
c'est un barbarisme. On dit tous les bienfaiteurs, et non tous bien-
faiteurs. On n'entendrait pas un homme qui dirait : J'ai mis tous
saints dans le catalogue. D'ailleurs il faut tâcher, dans un diction-
naire, de ne citer que de bons vers, et ne point imiter en cela
l'impertinent Dictionnaire de Trévoux. Les vers cités en cet endroit
sont trop mauvais : bonté fertile3 est ridicule.
Priez vos auteurs de ne citer que des faits.avérés. Le viol d'une
dame par un marabout, à la face et non en face de tout un peuple,
est un conte à dormir debout 4 , digne de Léon d'Afrique5.
1. Vers de J.-B. Rousseau, livre III, ode n, vers 191.
2. Rousseau a dit (livre IV, ode u, vers 78) :
Plaçât leurs bienfaiteurs au rang des immortels.
3. Expression de J.-B. Rousseau, livre III, ode n, vers 188.
4. Cette histoire est rapportée dans le Grand Vocabulaire français, tome Ier,
page 498. Ce premier volume ayant eu une seconde édition, on y corrigea les
fautes sur les deux vers de Rousseau, on supprima la citation de bonté fertile.
L'histoire du viol ne fut pas retranchée, et l'expression en face resta même dans
le texte ; mais elle est corrigée dans l'erratum. (B.j
5. Lettre de Voltaire (dictée à Wagnière), à M. Éthis, commissaire provincial
des guerres à Besançon, Ferney, 25 septembre 1767, signalée dans un catalogue
d'autographes. Voltaire exprime le désir que de dix en dix arpents tout fût haie ou
ANNÉE 17 07. 383
i
7022. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
28 septembre.
Mon cher ange, quoique vous ne m'écriviez point, je suppose
toujours que Mme d'Argental a repris sa santé, son embonpoint,
sa gaieté et ses grâces, et qu'elle est tout comme je l'ai laissée il
y a environ quinze ans. Vous voulez que je vous envoie, pour
vous amuser, la petite drôlerie1 qui nous a fait passer quelques
heures agréablement dans nos déserts. La perfection singulière
avec laquelle cette médiocrité a été jouée me fait oublier les
défauts de la pièce, et me donne la hardiesse de vous l'envoyer.
Je l'adresse sous l'enveloppe de M. de Gourteilles, et j'espère
qu'elle vous parviendra saine et sauve.
On dit qu'on va reprendre l'affaire des Sirven en considéra-
tion. Je commence à en avoir bonne espérance, puisque M. de
Beaumont a gagné son procès, qui me donnait tant d'inquié-
tude : il a la main heureuse. La justice du conseil est, a lavérité,
comme celle de Dieu, fort lente; mais enfin elle arrive. La justice
du parterre est assez dans ce goût : elle fait gagner d'assez mau-
vais procès en première instance, et il lui faut trente années pour
rendre justice à ce qui est passable.
On m'a mandé qu'il n'y aurait point de spectacles à Fontaine-
bleau. La chasse suffit; mais, comme vous aimez mieux la comé-
die que la chasse, je vous supplie de me mander des nouvelles
du tripot.
Pour l'autre tripot, qui a condamné l'Ingénu1 à ne plus pa-
raître, je ne vous en parle point ; mais quand je dis qu'il y a des
Welches dans le monde, vous m'avouerez que j'ai raison.
Mille tendres respects à la convalescente.
7023. — A AI. DAMILAVILLE.
Ï8 septembre.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21. Je vous assure
que vous m'aviez donné bien des inquiétudes. Prenez bien des
fondants, et vivez pour l'intérêt de la raison et de la vérité.
plantation dans toute l'Europe, afin d'empêcher les batailles rangées. « On aurait
plus de cultivateurs et moins de soldats. »
1. Cette expression de Molière {Bourgeois gentilhomme, acte I, scène n) désigne
Chariot.
2. La police avait fait saisir l'Ingénu; mais je ne connais pas de jugement
contre cet ouvrage. (B.)
384 CORRESPONDANCE.
Vous ne me disiez pas que M. et Mme de Beaumont avaient
gagné pleinement leur cause. Il est juste, après tout, que le dé-
fenseur des Galas et des Sirven prospère. Je me flatte que le pro-
cès des Sirven sera rapporté.
J'ai lu les Pièces relatives1. Les Riballier et les Coger devraient
mourir de honte, s'ils n'avaient pas toute honte bue.
Je ne sais qui m'a envoyé le Tableau philosophique du genre
humain, depuis le commencement du monde jusqu'à Constantin2. Je
crois en deviner l'auteur ; mais je me donnerai bien de garde de
le nommer jamais. Je suis fâché de voir qu'un homme si res-
pectueux envers la Divinité, et qui étale partout des sentiments
si vertueux et si honnêtes, attaque si cruellement les mystères
sacrés de la religion chrétienne. Mais il est à craindre que les
Riballier et les Coger ne lui fassent plus de tort par leur conduite
infâme, et par toutes leurs calomnies, qu'elle ne peut recevoir
d'atteintes des Bolingbroke, des Woolston, des Spinosa, des
Boulainvilliers, des Maillet, des Meslier, des Fréret, des Boulan-
ger, des La Mettrie, etc., etc., etc.
Je présume que vous avez reçu actuellement le brimborion
que je vous ai envoyé pour l'enchanteur Merlin. Je lui donne
cette pièce, que j'ai brochée en cinq jours 3, à condition qu'il
n'aura nul privilège. Je n'ai pas osé faire paraître Henri IV
dans la pièce 4 ; elle n'en a pas moins fait plaisir à tous nos
officiers et à tout notre petit pays, à qui la mémoire de
Henri IV est si chère. Songez à votre santé ; la mienne est
déplorable.
7024. — A M. COLI NI.
A Ferney, 28 septembre.
Mon cher ami, votre Dissertation sur le cartel"3 offert par l'élec-
teur palatin au vicomte de Turenne m'arrivera fort à propos. On
a déjà entamé une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je
profiterai de votre pyrrhonisme, pour peu que je le trouve
fondé : car vous savez que je l'aime, et que je me défie des anec-
1. Les Pièces relatives à Bélisaire sont en cinq cahiers in-8°, qui, réunis,
forment un peu plus de 120 pages.
2. Cet ouvrage, qui parut en 1767, en un seul volume petit in-8°, a pour
auteur Ch. Bordes, de Lyon.
3. Chariot, ou la Comtesse de Givry.
1. Voyez la Préface de l'auteur et la note des éditeurs de Kehl, tome VI,
page 343 ; et ci-après, la lettre 7047.
5. Voyez lettre 7051.
ANNÉE 1767. 385
dotes répétées par mille historiens. Il est vrai que vous êtes
obligé d'avoir prodigieusement raison, car vous avez contre vous
l'Histoire de Turenne par Ramsai, le président Hénault, et tous les
mémoires du temps.
Ayez la bonté de m'envoyer sur-le-champ votre ouvrage. Voici
comme on peut s'y prendre. Vous n'auriez qu'à l'envoyer à Lyon,
tout ouvert, à M. Tabareau, directeur des postes, avec un petit
mot de lettre. Vous auriez la bonté de lui écrire que, sachant
qu'il lit beaucoup, et qu'il se forme une bibliothèque, vous lui
envoyez votre ouvrage comme à un bon juge et à mon ami ; que
vous le priez de me le prêter après l'avoir lu, en attendant que
je puisse en avoir un exemplaire à ma disposition.
Voilà, mon cher ami, les expédients auxquels les impôts hor-
ribles mis sur les lettres me forcent d'avoir recours. Si, pour
plus de sûreté, pendant que vous enverrez ce paquet par la
poste à M. Tabareau, à Lyon, vous voulez m'en envoyer un
autre par les chariots qui vont à Schaffhausen et dans le reste
de la Suisse, il n'y a qu'à adresser ce paquet à mon nom à
Genève, je vous serai très-obligé. Comptez que j'ai la plus
grande impatience de lire votre dissertation ; mettez-moi aux
pieds de Leurs Altesses électorales. Si je pouvais me tenir sur les
miens, je serais allé à Schwetzingen, tout vieux et tout malade
que je suis ; mais il y a trois ans que je ne suis sorti de chez
moi.
Mme Denis ne cesse de donner des fêtes, et moi je reste dans
mon lit : je dicte, ne pouvant écrire ; mais ce que je dicte de
plus vrai, c'est que je vous aime de tout mon cœur.
7025. — A M. DUPONT.
A Ferney, 29 septembre.
Il faut que je vous avoue, mon cher ami, que j'ai soixante et
quatorze ans ; que j'ai donné tout mon bien à M. le duc de Wur-
temberg, qui ne me paye point. Il me doit une année entière, il
doit beaucoup à M. Dietrich sur ses terres d'Alsace ; je ne sais ce
qu'il doit sur celles de Franche-Comté ; mais je n'ai pas le temps
d'attendre. Les dissensions de Genève m'ont attiré un régiment
entier en garnison dans mes terres. Donnez-moi, je vous prie,
un procureur qui puisse saisir les terres d'Alsace ; j'en cherche,
rai un pour celles de Franche-Comté, sans quoi il faut que je
demande l'aumône, moi et ma famille. M. le duc de Wurtem-
45. — Correspondance. XIII. 25
386 CORRESPONDANCE.
berg devrait savoir qu'il faut payer ses dettes avant de donner
des fêtes. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je me recom-
mande à votre justice.
Voltaire.
7026. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
30 septembre.
Je ne comprends pas, mon cher ange, ni votre lettre ni vous.
J'ai suivi de point en point la distribution que Lekain m'avait in-
diquée ; comme, par exemple, de donner Alzire à Mlle Durancy,
et Zaïre à MUe Dubois, etc.
Comme je ne connais les talents ni de l'une ni de l'autre, je
m'ensuis tenu uniquement à la décision de Lekain, que j'ai con-
firmée deux fois.
M1Ie Dubois m'a écrit en dernier lieu une lettre lamentable, à
laquelle j'ai répondu par une lettre polie1. Je lui ai marqué que
j'avais partagé les rôles de mes médiocres ouvrages entre elle et
Mlle Durancy; que si elles n'étaient pas contentes, il ne tiendrait
qu'à elles de s'arranger ensemble comme elles voudraient. Voilà
le précis de ma lettre ; vous ne l'avez pas vue sans doute : si
vous l'aviez vue, vous ne me feriez pas les reproches que vous
me faites.
M. de Richelieu m'en fait, de son côté, de beaucoup plus
vifs, s'il est possible. Il est de fort mauvaise humeur. Voilà, entre
nous, la seule récompense d'avoir soutenu le théâtre pendant
près de cinquante années, et d'avoir fait des largesses de mes
ouvrages.
Je ne me plains pas qu'on m'ôte une pension que j'avais, dans
le temps qu'on en donne une à Arlequin2. Je ne me plains pas
du peu d'égard que M. de Richelieu me témoigne sur des choses
plus essentielles ; je ne me plains pas d'avoir sur les bras un ré-
giment, sans qu'on me sache le moindre gré de ce que j'ai fait pour
lui : je ne me plains que de vous, mon cher ange, parce que
plus on aime, plus on est blessé.
Il est plaisant que, presque dans le même temps, je reçoive
des plaintes de M. de Richelieu et de vous. Il y a sûrement une
étoile sur ceux qui cultivent les lettres, et cette étoile n'est pas
bénigne. Les tracasseries viennent me chercher dans mes dé-
1. Elle manque; voyez nos 7043 et 7048.
2. Beuchot pense qu'Arlequin désigne ici l'abbé Bergier; voyez lettre 7148.
ANNÉE 1767. 387
sorts : que serait-ce si j'étais à Paris? Heureusement notre théâtre
de Ferney n'éprouve point de ces orages ; plus les talents de nos
acteurs sont admirables, plus l'union règne parmi eux : la dis-
corde et l'envie sont faites pour la médiocrité. Je dois me ren-
fermer dans les plaisirs purs et tranquilles que mes maladies
cruelles me laissent encore goûter quelquefois. Je me flatte que
celui qui a le plus contribué à ces consolations ne les mêlera
pas d'amertume, et qu'une tracasserie entre deux comédiennes
ne troublera pas le repos d'un homme de votre considération et
de votre âge, et n'empoisonnera pas les derniers jours qui me
restent à vivre.
Vous ne m'avez point parlé de Mme de Groslée; vous croyez
qu'il n'y a que les spectacles qui me touchent. Vous ne savez pas
qu'ils sont mon plus léger souci, qu'ils ne servent qu'à remplir le
vide de mes moments inutiles, et que je préfère infiniment votre
amitiéà la vaine et ridicule gloire des belles-lettres, qui périssent
dans ce malheureux siècle.
7027. — A M. LE COMTE ANDRÉ SCHOUVALOW '.
A Ferney, 30 septembre.
J'ai été longtemps malade, monsieur; c'est à ce triste métier
que je consume les dernières années de ma vie. Une de mes plus
grandes souffrances a été de ne pouvoir répondre à la lettre char-
mante dont vous m'honorâtes il y a quelques semaines. Vous
faites toujours mon étonnement, vous êtes un des prodiges du
règne de Catherine II. Les vers français que vous m'envoyez sont
du meilleur ton, et d'une correction singulière ; il n'y a pas la
plus petite faute de langage : on ne peut vous reprocher que le
sujet que vous traitez 2. Je m'intéresse à la gloire de son beau
règne, comme je m'intéressais autrefois au Siècle de Louis XIV.
Voilà les beaux jours de la Russie arrivés; toute l'Europe a les
yeux sur ce grand exemple de la tolérance que l'impératrice
donne au monde. Les princes jusqu'ici ont été assez infortunés
pour ne connaître que la persécution. L'Espagne s'est détruite
elle-même en chassant les Juifs et les Maures. La plaie de la ré-
vocation de l'édit de Nantes saigne encore en France. Les prêtres
désolent l'Italie. Les pays d'Allemagne, gouvernés par les prélats,
1. Le comte André Schouvalow est le neveu de Jean.
2. C'était Voltaire qui était le sujet des vers de Schouvalow.
388 CORRESPONDANCE.
sont pauvres et dépeuplés, tandis que l'Angleterre a doublé sa
population depuis deux cents ans, et décuplé ses richesses. Vous
savez que les querelles de religion, et l'horrible quantité de
moines qui couraient comme des fous du fond de l'Egypte à
Rome, ont été la vraie cause de la chute de l'empire romain ; et
je crois fermement que la religion chrétienne a fait périr plus
d'hommes depuis Constantin qu'il n'y en a aujourd'hui dans
l'Europe.
Il est temps qu'on devienne sage ; mais il est beau que ce soit
une femme qui nous apprenne à l'être. Le vrai système de la
machine du monde nous est venu de Thorn1, de cette ville où
l'on a répandu le sang pour la cause des jésuites. Le vrai système
de la morale et de la politique des princes nous viendra de Pé-
tersbourg, qui n'a été bâtie que de mon temps, et de Moscou,
dont nous avions beaucoup moins de connaissance que de
Pékin.
Pierre le Grand comparait les sciences et les arts au sang qui
coule dans les veines ; mais Catherine, plus grande encore, y
fait couler un nouveau sang. Non-seulement elle établit la tolé-
rance dans son vaste empire, mais elle la protège chez ses voi-
sins. Jusqu'ici on n'a fait marcher des armées que pour dévaster
des villages, pour voler des bestiaux, et détruire des moissons.
Voici la première fois qu'on déploie l'étendard de la guerre uni-
quement pour donner la paix, et pour rendre les hommes heu-
reux. Cette époque est, sans contredit, ce que je connais de plus
beau dans l'histoire du monde.
Nous avons aussi des troupes dans ce petit pays de Ferney,
où vous n'avez vu que des fêtes, et où vous avez si bien joué le
rôle du fils de Mérope. Ces troupes y sont envoyées à peu près
comme les vôtres le sont en Pologne, pour faire du bien, pour
nous construire de beaux grands chemins qui aillent jusqu'en
Suisse, pour nous creuser un pont sur notre lac Léman : aussi
nous les bénissons, et nous remercions M. le duc de Choiseul de
rendre les soldats utiles pendant la paix, et de les faire servir à
écarter la guerre, qui n'est bonne à rien qu'à rendre les peuples
malheureux.
Si vous allez ambassadeur à la Chine, et si je suis en vie
quand vous serez arrivé à Pékin, je ne doute pas que vous ne
fassiez des vers chinois comme vous en faites de français. Je
vous prierai de m'en envoyer la traduction. Si j'étais jeune, je
1. Cette ville est la patrie de Copernic ; voyez tome XIV, page 534.
ANNÉE 1767. 389
ferais assurément le voyage de Pétersbourg et de Pékin ; j'aurais
le plaisir de voir la plus nouvelle et la plus ancienne création.
Nous ne sommes tous que des nouveaux venus, en comparaison
de messieurs les Chinois; mais je crois les Indiens encore plus
anciens. Les premiers empires ont été sans doute établis dans
les plus beaux pays. L'Occident n'est parvenu à être quelque
chose qu'à force d'industrie. Nous devons respecter nos premiers
maîtres.
Adieu, monsieur; je suis le plus grand bavard de l'Occident.
Mille respects à Mœe la comtesse de Schouvalow.
7028. — A M. D'ALEMBERT.
30 septembre.
Mon cher philosophe, Gabriel Cramer dit qu'il n'a point re-
trouvé votre livre de géométrie. Je ne lui donne point de relâche,
mais il s'en moque ; il donne de bons soupers dans mon châ-
teau de Tournay, que je lui ai prêté. Il renoncera bientôt au
métier d'imprimeur, comme moi à celui d'auteur. Il est d'ail-
leurs si dégoûté par l'interruption totale du commerce qu'il ne
songe qu'à se réjouir. Pour moi, j'ai un régiment entier à
Ferney. Les grenadiers ni les capitaines ne se soucient que fort
peu de géométrie ; et quand je leur dis que la Sorbonne veut
écrire contre Bèlisaire, ils me demandent si Bélisaire est dans
l'infanterie ou la cavalerie. Cependant la raison perce jusque
dans ces têtes peu pensantes, et occupées de demi-tours à gauche.
Genève surtout commence une seconde révolution plus raison-
nable que celle de Calvin. Les livres dont vous me parlez1 sont
entre les mains de tous les artisans. On ne peut voir passer un
prêtre dans les rues sans rire ; c'est bien pis dans le Nord : l'af-
faire des dissidents achève de rendre Rome ridicule et odieuse,
et dans dix ans la Pologne aura entièrement secoué le joug. On
a fait en Angleterre une seconde édition de l'Examen de milord
Bolingbroke - ; elle est beaucoup plus ample et beaucoup plus
forte que la première. Les femmes, les enfants, lisent cet ou-
vrage, qui se vend à très-bon marché. Voilà plus de trente écrits,
depuis deux ans, qui se répandent dans toute l'Europe. Il est
impossible qu'à la longue cela n'opère pas quelque changement
1. Dans le troisième alinéa de la lettre 7019.
2. Voyez tome XXVI, page 195.
390 CORRESPONDANCE.
utile dans l'administration publique. Celui qui dit le premier
que les hommes ne pourraient être heureux que sous des rois
philosophes1 avait sans doute grande raison. Je suis trop vieux
pour voir un si beau changement, mais vous en verrez du moins
les commencemeuts. Je reconnais déjà le doigt de Dieu dans la
bêtise de la Sorbonne. On craignait qu'elle n'élevât le trône du
fanatisme sur le colosse renversé desLessius et des Escobar : elle
est devenue plus ridicule que les jésuites mêmes, et beaucoup
moins puissante. Ces polissons sont l'opprobre de la France, et
le capitaine Bélîsaire reviendra d'Aix-la-Chapelle leur tirer leurs
longues oreilles. Ils ont fait souvent des démarches plus scanda-
leuses et plus atroces, mais ils n'en ont jamais fait de plus im-
pertinentes.
Gardez-vous bien de recevoir jamais dans l'Académie un seul
homme de l'Université. Vous reverrez probablement, vers la fin
de l'automne, M. de Chabanon et M. de La Harpe. Il faut qu'ils
soient un jour vos confrères ; mais il faut que M. de La Harpe
ait du pain, et nous n'avons point de Colbert qui encourage le
génie. Il commence une carrière bien épineuse. Le théâtre de
Paris n'existe plus. Nous sommes dans la fange des siècles pour
tout ce qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé
que le siècle où l'on pense soit celui où l'on ne sait plus écrire ?
Vous qui savez l'un et l'autre, aimez-moi toujours un peu.
7 29. — A M. THIERIOT.
30 septembre.
Mon ancien ami, j'ai été fort occupé, et ensuite fort malade.
Je n'ai pu vous remercier aussitôt que je l'aurais voulu des bons
conseils que vous avez donnés à la Duchesne. J'ai chez moi un
régiment entier que les tracasseries de Genève nous ont attiré.
Aucun des officiers qui sont dans mon château ou dans mon vil-
lage ne sait si le capitaine Bélisaire a des querelles avec la Sor-
bonne. Les officiers soupent chez moi pendant que je suis dans
mon lit, et les soldats me font un beau chemin aux dépens de
mes blés et de mes vignes ; mais ils ne me défendront pas du
vent du nord, qui va me désoler pendant six mois, ou qui va me
tuer.
i. l'iibelais, au chapitre xlv du livre Ier de Gargantua, rapporte cette maxime
dont il fait honneur à Platon, livre V de la République.
ANNÉE 17671 391
Tâchez de conserver votre santé, et que je puisse vous dire :
Si bene vales, ego quidem valeo1.
Je ne sais plus où vous demeurez. J'envoie cette lettre à
M. Damilaville, dont la santé m'inquiète beaucoup, et dont l'a-
mitié, toujours égale, ardente et courageuse, est pour moi d'un
prix inestimable.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
7030. — A M. LE COMTE DE WARGEMONTl
A Ferney, 1er octobre.
Je venais, monsieur, d'écrire à M",e la comtesse de Beauhar-
nais, lorsque je reçois la lettre dont vous m'honorez, du 2k sep-
tembre. Je vous confirme ce que je dis à Mme de Beauharnais,
que je suis à vos ordres jusqu'au dernier moment de ma vie.
La facétie, dont vous avez vu une faible répétition, a été jouée
bien supérieurement. Tous les acteurs vous regrettaient, car
c'est à vous qu'on veut plaire. On regrettait bien aussi les offi-
ciers de la légion de Soubise ; il n'y a point de corps mieux com-
posé. Tel maître, telle légion.
Je suis bien honteux, monsieur, des peines que je vous ai
données; je vous en demande pardon, autant que je vous en
remercie. Je ne sais pas trop où demeure Thieriot ; tout ce que
je sais, c'est qu'il est correspondant du roi de Prusse : c'est une
fonction qui ne lui produira pas des pensions de la cour. Si
vous vouliez avoir la bonté d'ordonner à votre secrétaire de
mettre le paquet pour Thieriot dans celui de Damilaville, et de
l'envoyer sur le quai Saint-Bernard, au bureau du vingtième, il
serait sûrement rendu. Damilaville n'est que le premier commis
du vingtième; mais c'est un homme d'un mérite rare, et d'une
philosophie intrépide. Il a servi, il s'est distingué par son cou-
rage ; il se distingue aujourd'hui par un zèle éclairé pour la phi-
losophie et pour la vertu : c'est un homme qui mérite votre pro-
tection.
Tout ce qui habite mes déserts vous présente ses hommages.
Becevez, monsieur, avec la bonté à laquelle vous m'avez accou-
tumé, mes très-sincères et très-tendres respects.
1. Voyez la note, tome XLIV, page 137.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
392 CORRESPONDANCE.
7031. — A M. DE CHENEVIERES ».
1er octobre.
Il est vrai, mon cher confrère, qu'il a couru des bruits ridi-
cules. Une parente2 de M. le duc de Ghoiseul a daigné même
venir m'en instruire dans ma retraite. Vous savez qu'il suffit
d'un homme malintentionné ou mal instruit pour répandre les
rumeurs les plus odieuses. Il n'y avait pas le plus léger fonde-
ment à tout ce qu'on a débité ; d'ailleurs je compte sur les bontés
de M. le duc de Ghoiseul, qui me fait l'honneur de m'écrire
quelquefois de sa main. M. le duc de Praslin et lui sont mes
deux protecteurs très-constants, et je crois d'ailleurs mériter leur
protection et les bontés du roi par ma conduite.
Si tous ceux qui habitent leurs terres faisaient ce que je fais
dans les miennes, l'État serait encore plus florissant qu'il ne
l'est. J'ai défriché des terrains considérables ; j'ai bâti des mai-
sons pour les cultivateurs ; j'ai mis l'abondance où était la mi-
sère ; j'ai construit des églises ; mes curés, tous les gentilshommes
mes voisins, ne rendent pas de moi de mauvais témoignages, et
quand les Fréron et les Pompignan voudront me nuire, ils n'y
réussiront pas.
Je vous remercie tendrement de votre attention et de la
lettre de notre chevalier3 ; nous vous embrassons tous, vous et
la sœur-du-pot4.
7032. — A M. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC.
A Ferney, 1er octobre.
Par votre lettre du 20 de septembre, mon cher philosophe
militaire, vous m'apprenez que MM. de Broglie s'imaginent que
je ne leur suis pas attaché : cela prouve que ni MM. de Broglie
ni vous n'avez jamais lu le Pauvre Diable; il a pourtant été im-
primé bien souvent. Vous y auriez trouvé ces vers-ci, lesquels
sont adressés à un pauvre diable qui voulait faire la campagne :
Du duc Broglie osez suivre les pas :
Sage en projets, et vif dans les combats,
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Sans doute Mme de Saint-Julien.
3. Rochefort.
4. Mme la duchesse d'Aiguillon.
ANNÉE 1 7 0 7. 393
11 a transmis sa valeur aux soldats;
Il va venger les malheurs de la France :
Sous ses drapeaux marchez dès aujourd'hui,
Et méritez d'être aperçu de lui.
Pour moi, je suis un pauvre diable environné actuellement
du régiment de Gonti, dont trois compagnies sont logées à
Ferney. Si elles étaient venues il y a dix ans, elles auraient
couché à la belle étoile. Je fais ce que je peux pour que les offi-
ciers et les soldats soient contents ; mais mon âge et mes mala-
dies ne me permettent pas de faire les honneurs de mon ermi-
tage comme je le voudrais. Je ne me mets plus à table avec
personne. J'achève ma carrière tout doucement ; et, quand je la
finirai, vous perdrez un serviteur aussi attaché qu'inutile.
7033. — A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
A Ferney, 1er octobre.
Je suis encore entre le mont Jura et les Alpes, monsieur, et
j'y finirai bientôt ma vie. Je n'ai point reçu la lettre par laquelle
vous me faisiez part de votre chambellanie. Je vous aimerais
mieux dans votre palais à Bologne, que dans l'antichambre d'un
prince. J'ai été aussi chambellan d'un roi, mais j'aime cent fois
mieux être dans ma chambre que dans la sienne. On meurt plus
à son aise chez soi que chez des rois-, c'est ce qui m'arrivera
bientôt. En attendant, je vous présente mes respects.
7034. — A M. DAMILAVILLE.
2 octobre.
Fondez donc cette maudite glande, mon cher et digne ami.
Que l'exemple de M. Dubois vous rende bien attentif et bien
vigilant : vous n'avez pas, comme lui, cent mille écus de rente à
perdre ; mais vous avez à conserver cette âme philosophique et
vertueuse, si nécessaire dans un temps où le fanatisme ose com-
battre encore la raison et la probité. Vous êtes dans la force de
l'âge ; vous serez utile aux gens de bien qui pensent comme il
faut, et moi, je ne suis plus bon à rien. Je suis actuellement
obligé de me coucher â sept heures du soir. Je ne peux plus
travailler.
Que Merlin ne fourre pas mon nom à la bagatelle que je lui
ai donnée. Si par hasard son édition a quelque succès dans ce
394 CORRESPONDANCE.
siècle ridicule, je lui prépare un petit morceau * sur Henri IV,
qu'il pourra mettre à la tête de la seconde édition, et je vous
réponds que vous y retrouverez vos sentiments. Je finis ma car-
rière littéraire par ce grand homme, comme je l'ai commencée,
et je finis comme lui. Je suis assassiné par des gueux ; Coger est
mon Ravaillac.
Adieu, mon cher ami ; je suis trop malade pour dicter long-
temps ; mais ne jugez point de mes sentiments par la brièveté de
mes lettres.
Faudra-t-il que je meure sans vous revoir?
7035. — A M. MOREAU DE LA ROCHETTE.
Au château de Ferney, le 4 octobre.
Monsieur, voici le mois d'octobre; il est dans nos cantons le
vrai mois de décembre. J'ai fait tous les préparatifs nécessaires
pour planter, et je plante même dès aujourd'hui quelques arbres
qui me restaient en pépinière.
J'attendrai l'effet de vos bontés pour planter le reste. Je crois
que la rigueur du climat ne permet guère de faire un essai aussi
considérable, et qu'il ne faut hasarder que ce qui pourrait rem-
plir une charrette. Si elle peut contenir plus de cent arbres, à la
bonne heure; mais je crois que vingt-cinq tiniers, vingt-cinq
ormes, autant de platanes, autant de peupliers d'Italie, suffiront
pour cette année.
Je réclame donc, monsieur, les bontés que vous avez voulu
me témoigner. J'enverrai une charrette à Lyon pour prendre ces
arbres ; et si la gelée était trop forte chez moi lorsqu'ils arrive-
ront à Lyon, je les ferais mettre en pépinière à Lyon même,
chez un de mes amis. Il n'y aura pas de soin que je ne prenne
pour ne pas rendre vos bontés inutiles.
Il est certain qu'on a trop négligé jusqu'ici les forêts en
France, aussi bien que les haras. Je ne suis pas de ceux qui se
plaignent à tort et à travers de la dépopulation ; je crois au con-
traire la France très-peuplée, mais je crains bien que ses habi-
tants n'aient bientôt plus de quoi se chauffer. Personne n'est plus
persuadé et plus touché que moi du service que vous rendez à
l'État, en établissant des pépinières. Je voulus, il y a trois ans,
avoir des ormes à Lyon, de la pépinière royale; il n'y en avait plus.
1. Ce morceau m'est inconnu. (B.) — Voltaire en reparle dans la lettre 70i7.
ANNÉE 17 67. 395
Je plante des noyers, des châtaigniers, sur lesquels je ne verrai
jamais ni noix ni châtaignes ; mais la folie des gens de mon
espèce est de travailler pour la postérité. Vous êtes heureux,
monsieur, de voir déjà le fruit de vos travaux : c'est un bonheur
auquel je ne puis aspirer; mais je n'en suis pas moins sensihle
à la grâce que vous me faites.
J'ai l'honneur d'être, avec de la reconnaissance, monsieur,
votre, etc.
7036. — A M. MARMONTELi.
4 octobre.
Mon cher ami, tandis que vous imprimez l'éloge de Henri IV
sous le nom de Chariot, on l'a rejoué à Ferney mieux qu'on ne
le jouera jamais à la Comédie. Mme Denis m'a donné, en pré-
sence du régiment de Conti et de toute la province, la plus
agréable fête que j'aie jamais vue. Les princes en peuvent donner
de plus magnifiques; mais il n'y a point de souverain qui en puisse
donner de plus ingénieuses.
J'attends avec impatience le recueil qui achève d'écraser les
pédants de collège. Savez-vous bien que l'impudent Coger a eu
l'insolence et la bêtise de m'écrire? J'avais préparé une réponse
qu'on trouvait assez plaisante; mais je trouve que ces marauds-là
ne valent pas la plaisanterie : il ne faut pas railler les scélérats, il
faut les pendre. Voici donc la réponse que je juge à propos de
faire à ce coquin 2. Il m'est très-important de détromper cer-
taines personnes sur le Dictionnaire philosophique, que Coger
m'impute. Vous ne savez pas ce qui se passe dans les bureaux des
ministres, et même dans le conseil du roi, et je sais ce qui s'y est
passé à mon égard.
Je pense que l'enchanteur Merlin peut bien me rendre le
service d'imprimer la réponse à Coger, et vous pourrez la faire
circuler pour achever d'anéantir ce misérable.
Je recommande toujours une faible édition de Chariot, afin
qu'on puisse corriger dans la seconde ce qui aura paru défec-
tueux dans la première. Il se peut très-bien faire que des Welches,
qui ont applaudi depuis trois ans à des pièces détestables, se
révoltent contre celle-ci. Il y a plus de goût actuellement en pro-
vince qu'à Paris, et bientôt il y aura plus de talents. J'ai entre
1. Editeurs, de Cayrol et François.
"2. Voyez la Lettre de Gérofle à Coger.
396 CORRESPONDANCE.
les mains un manuscrit admirable contre le fanatisme, fait par
un provincial ; j'espère qu'il sera bientôt imprimé.
Je vous supplie, mon cber ami, de donnera Tliieriot les roga-
tons de vers qui sont dans mon paquet : cela peut servir à sa
correspondance.
Je vous embrasse plus tendrement que jamais.
Je tiens qu'il est très-bon qu'on envoie cette lettre à Coger, à
ses écoliers et aux pères des écoliers. Il ne s'agit pas ici de di-
vertir le public et de plaire, il s'agit d'humilier et de punir un
maraud impudent.
7037. —A M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
A Ferney, 4 octobre.
Votre sage héros1, si peu terrible en guerre 2,
Jamais dans les périls ne voulut s'engager :
Il ne ravagea point la terre,
Mais il la fit bien ravager.
Il doit tout à son Bertrand. Ce bon connétable, le meilleur
des hommes, tailla en pièces nombre de ses ennemis. Il fut com-
paré, dans le temps, à Ituriel l'exterminateur, qui, de son épée
flamboyante, chassa les anges rebelles.
Vous mettez sur la même ligne du Guesclin et Turenne. Mais
quelle prodigieuse différence pour les mœurs! Le premier rece-
vait des balafres dans les tournois, et voyait joueras Mystères; le
second assistait aux carrousels de Louis XIV et aux représenta-
tions d'Athalie et de Cinna.
Pourquoi ne dites-vous pas que votre paisible monarque avait
une fort belle marine royale sans sortir de chez lui? Il prit dans
les mers de la Rochelle neuf mille Anglais, avec le comte de
Pembrock leur amiral !
Pourquoi ne dites-vous pas que le fastueux empereur des Ger-
mains, ce roi des rois, qui se faisait servir par sept souverains
dans une cour plénière, vint abaisser son orgueil devant la
sagesse de Charles? Il fit le pèlerinage de Prague à Paris, pour
le visiter, comme la reine de Saba était venue voir Salomon.
Vous pouviez aussi rappeler ce trait si touchant : le jour de
1. Charles V, dont Villctte avait composé un Éloge qu'il avait envoyé à Vol-
taire.
2. Dans les OEuvres de Villette on a mis : « très-peu terrible en guerre ».
ANNÉE 1767.
397
sa mort, il supprima la plupart des impôts; et quelques heures
avant d'expirer, comme un bon père de famille, il ût ouvrir les
portes de sa chambre afin de voir encore une fois son peuple,
et de le bénir.
Votre amitié, monsieur, pour M. de La Harpe vous a empêché
de composer pour l'Académie ; mais vous avez travaillé pour le
public, pour votre gloire, et pour mon plaisir. Je vous ai deux
grandes obligations : celle de m'avoir témoigné publiquement
l'amitié dont vous m'honorez, et celle de m'avoir fait passer une
heure délicieuse en vous lisant. Puissiez-vous être aussi heureux
que vous êtes éloquent! Puissiez-vous mépriser et fuir ce même
public pour lequel vous avez écrit!
M. de La Harpe reviendra bientôt vous voir ; il a été un an
chez moi : s'il avait autant de fortune que de talents et d'esprit,
il serait plus riche que feu Montmartel. Il lui sera plus aisé
d'avoir des prix de l'Académie que des pensions du roi. Lui et sa
femme jouent ici la comédie parfaitement; M. de Chabanon
aussi. Notre petit théâtre a mieux valu que celui du faubourg
Saint-Germain. On a joué Zaïre avec une grande perfection. Pour
moi, je vous avoue que j'aime mieux une scène de César ou de
Cicéron que toute cette intrigue d'amour que je filais il y a
trente-cinq ans. Mais le parterre de Paris et les loges sont plus
galants que moi : ils donnent la préférence à ma Quinauderie.
Vous nous avez bien manqué. Vous devez être un excellent acteur,
car, sans rire, vous jouez tous vos contes à faire mourir de rire.
Me voilà bloqué par mon grand ennemi, qui est l'hiver. On
me fait peur ici d'une fièvre qui court. On me tourmente pour
aller passer six mois à Lyon : toute la maisonnée en brûle d'en-
vie. Mais je resterai où je suis bien calfeutré. J'ai plus de courage
que de force. Je sens bien que cette expédition est impossible. Je
ne suis pas, comme Frédéric, un héros de toutes les saisons.
Conservez vos bontés pour un vieillard dont elles feront la
consolation, et qui vous sera véritablement attaché jusqu'au
dernier moment de sa vie.
7038. — A M. D'ÉTALLONDE DE MORIVAL.
0 octobre.
Celui à qui vous avez écrit, monsieur, du 23 de septembre,
prendra toujours un intérêt très-vif à tout ce qui vous regarde.
Le roi que vous servez l'honore quelquefois de ses lettres. Il
398 CORRESPONDANCE.
prendra toujours la liberté de vous recommander à ses bontés,
et il fera agir ses amis en votre faveur. Il vous supplie de penser
qu'il n'y a d'opprobre que pour les Busirisen robe noire, et pour
ceux qui assassinent juridiquement l'innocence. Tous les hom-
mes qui pensent sont indignés contre ces monstres et contre la
détestable superstition qui les anime. La moitié de votre nation
est composée de petits singes qui dansent, et l'autre de tigres
qui déchirent. Il y a des philosophes : le nombre en est petit ;
mais à la longue leur voix se fait entendre. Il viendra un temps
où votre procès sera revu par la raison, et où vos infâmes juges
seront condamnés avec horreur à son tribunal.
Consolez-vous ; attendez le temps de la lumière; elle viendra :
on rougira à la fin de sa sottise et de sa barbarie. Si vous avez
quelque ami à peu près dans le même cas que vous, ayez la
bonté, monsieur, d'en donner avis par la même adresse.
7039. — A M. LE PRINCE DMITRI GALLITZIN'.
7 octobre 1707, à Ferney.
Monsieur le prince, il y a quelques semaines que M. le comte
de Voronzoff, ambassadeur à la Haye, me fit l'honneur de m'en-
voyer les lettres de M. le prince de Repnin. Je reçus, l'ordinaire
suivant, par la poste de France, un gros paquet contre-signe
Choiseul, contenant plusieurs mémoires imprimés et manuscrits
concernant toutes les grandes choses que fait l'impératrice pour
la gloire de la Russie et pour le bonheur de la Pologne. Je crois
que ce paquet venait de la part de Votre Excellence, et j'eus l'hon-
neur de vous en donner avis.
Le titre de Mère de la patrie restera à l'impératrice malgré elle.
Pour moi, si elle vient à bout d'inspirer la tolérance aux autres
princes, je l'appellerai la bienfaitrice du genre humain. Le
mérite des Français est qu'on célèbre ses louanges dans leur
langue, qui est devenue, je ne sais comment, celle de l'Europe.
Puissions-nous l'imiter comme nous la célébrons.
J'ai l'honneur d'être, avec bien du respect, monsieur le prince,
de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.
L'Admirateur de Catherine IL
1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l'histoire
de l'empire de Russie, tome XV, page 023.
ANNÉE 1767. 399
1 P. S. Une assez longue maladie ne m'a pas permis encore de
lire le nouveau livre dont vous me faites l'honneur de me parler;
mais j'en ai grande opinion, puisque vous l'approuvez2.
7040. — A M. DAMILAVILLE.
Mon cher ami, je n'ai point encore de nouvelles de Marmon-
tel. Je m'imagine qu'il est occupé de son triomphe3; mais le
pauvre Bret, son approbateur, reste toujours interdit. On com-
mença donc par en croire les Riballier et les Goger, et on finit
par bafouer la Sorbonne et les pédants du collège Mazarin, sans
pourtant rendre justice à M. Marmontel ni à l'approbateur. Ainsi
les gens de lettres sont toujours écrasés, soit qu'ils aient tort,
soit qu'ils aient raison.
Voici la réponse 4 que j'ai jugé à propos de faire a ce Coger,
qui m'impute le Dictionnaire philosophique; il m'est important de
détromper certaines personnes. Vous ne savez pas ce qui se passe
dans les bureaux des ministres, et même dans le cabinet du roi,
et je sais ce qui s'y est passé à mon égard.
Tandis que vous imprimez Y Éloge d'Henri IV, sous le nom de
Chariot*, on l'a rejoué à Ferney mieux qu'on ne le jouera jamais
à la Comédie. Mme Denis m'a donné, en présence du régiment de
Conti et de toute la province, la plus agréable fête que j'aie jamais
vue. Les princes peuvent en donner de plus magnifiques, mais il
n'y a pas de souverain qui en puisse donner de plus ingénieuse.
Je vous supplie, mon cher ami, de donner à Thieriot les ro-
gatons de vers6 qui sont dans le paquet : cela peut servir à sa
correspondance.
Va-t-on entamer l'affaire des Sirven à Fontainebleau ? Puis-
je en être sûr ? car je ne voudrais pas fatiguer M. Chardon d'une
lettre inutile.
Ma santé va toujours en empirant, et je suis bien inquiet de
la vôtre. Adieu, mon cher ami ; nous savons tous deux combien
la vie est peu de chose, et combien les hommes sont méchants.
1. Cepost-scriptum est de la main de Voltaire.
2. M. G. Avenel a placé ici au 8 octobre 1767, au nom du marquis de Thi-
bouville, la lettre à MUe Clairon, n° 6531.
3. Le gouvernement venait d'arrêter la censure de la Sorbonne et le mande-
ment de l'archevêque de Paris contre Bélisaire.
4. La lettre 6955.
5. Voyez tome VI, page 341.
6. Probablement la Propliétie de la Sorbonne; voyez tome XXVI, page 527.
400 CORRESPONDANCE.
7041. — A MADAME LA MARQUISE DE FLORIAK.
A Ferney, le 12 octobre.
Il n'y a pas moyen, ma chère nièce, que je vous blâme de
penser comme moi. Je vous sais très-bon gré de passer votre hiver
à la campagne : on n'est bien que dans son château. Consultez
le roi ; c'est ainsi qu'il en use. Il ne passe jamais ses hivers à
Paris. Le fracas des villes n'est fait que pour ceux qui ne peuvent
s'occuper. Ma santé a été si mauvaise que je n'ai pu aller à Mont-
béliard, quoique ce voyage fût indispensable. Il y a un mois que
je ne sors presque pas de mon lit. Je ne me suis habillé que
pour aller voir une petite fête que votre sœur m'a donnée. Vous
jugerez si la fête a été agréable, par les petites bagatelles ci-jointes1.
On vous enverra bientôt de Paris la petite comédie qu'on a jouée2.
M. de La Harpe et M. de Chabanon n'ont pas encore fini leurs
pièces; et quand elles seraient achevées, je ne vois pas quel
usage ils en pourraient faire dans le délabrement horrible où le
théâtre est tombé.
Ferney est toujours le quartier général. Nous avons le colo-
nel du régiment de Conti clans la maison, et trois compagnies
dans le village. Les soldats nous font des chemins, les grenadiers
me plantent des arbres. Mme Denis, qui a été accoutumée à tout
ce fracas à Landau et à Lille, s'en accommode à merveille. Je
suis trop malade pour faire les honneurs du château. Je ne
mange jamais au grand couvert. Je serais mort en quatre jours,
s'il me fallait vivre en homme du monde : je suis tranquille au
milieu du tintamarre, et solitaire dans la cohue.
S'il me tombe quelque chose de nouveau entre les mains, ]e
ne manquerai pas de vous l'envoyer à l'adresse que vous m'avez
donnée. Je m'imagine que M. de Florian ne perd pas son temps
cette automne : il aligne sans doute des allées ; il fait des pièces
d'eau et des avenues. Les pauvres Parisiens ne savent pas quel
est le plaisir de cultiver son jardin : il n'y a que Candide3 et nous
qui ayons raison.
Je vous embrasse tous de tout mon cœur.
1. Les vers de Chabanon, qui sont imprimés à la page 142 de son Tableau de
quelques circonstances de ma vie, 1795, in-8"; et sans doute quelques autres pièces
de vers en l'honneur de Voltaire, dont la fête se célébrait le 4 octobre, jour de
saint François son patron.
2. Chariot, ou la Comtesse de Givry; voyez tome VI, page 341.
3. Voyez tome XXI, page 218.
ANNÉE 4767. 401
7042. — A. M. DUPONT.
A Ferney, 13 octobre.
Depuis ma dernière lettre, mon cher ami, j'ai reçu de nou-
veaux éclaircissements touchant les terres dépendantes du comté
de Montbéliard, situées en France. Les tristes connaissances que
j'ai acquises me mettent dans la nécessité indispensable d'assu-
rer mes droits et mon revenu par des actes juridiques; j'ai besoin
même de la plus grande célérité. Je suis comptable à ma famille
de ce bien, qui est presque la seule chose qui me reste. Je vous
prie donc de faire agir sans délai mon fondé de procuration, de
m'envoyer son nom, et d'avoir l'œil sur lui.
Je vous prie aussi très-instamment de me faire avoir une copie
authentique des anciens actes de M. le duc de Wurtemberg,
énoncés dans les contrats que vous avez passés en mon nom. Ces
anciens actes sans doute doivent tenir lieu de contrats, et vous
n'aurez pas manqué de les faire homologuer au conseil d'Alsace.
Je m'en rapporte à vous pour assurer mes droits et ceux de ma
famille.; je vous demande en grâce d'envoyer la copie de ces
contrats bien conditionnée à l'adresse de M. Damilaville, pre-
mier commis des bureaux du vingtième, quai Saint-Bernard, à Paris,
avec une double enveloppe, l'une à moi, l'autre à lui.
En même temps, ayez la bonté de m'écrire ce que vous aurez
fait. Vous m'avez mandé que vous aviez bien voulu solliciter en
ma faveur la chambre des finances de Montbéliard ; mais sachez
que cette chambre des finances est la chambre de la confusion
et de la pauvreté ; M. de Montmartin m'a fait cet aveu ; c'est un
naufrage, il me faut une planche pour me sauver, et je ne puis
trouver ma sûreté que par la voie de la justice. Je ne prétends
point en cela manquer de respect à M. le duc de Wurtemberg ;
je ne m'attaque qu'à ses fermiers et à ses régisseurs; on plaide
tous les jours en France contre le roi; je ne dois point trahir les
intérêts de ma famille par une vaine considération ; en un mot,
je vous prie d'agir sans délai. Mrae Denis joint ses remerciements
aux miens ; je vous embrasse bien tendrement, et je fais mes
compliments à toute votre famille. V.
7043. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, 14 octobre.
Mon cher ange, j'apprends qu'on vous a saigné trois fois :
voilà ce que c'est que d'être gras et dodu. Si on m'avait saigné
45. — Correspondance. XIII. 26
402 CORRESPONDANCE.
deux fois, j'en serais mort. On dit que vous vous en êtes tiré à
merveille. J'apprends en même temps votre maladie et votre con-
valescence; tout notre petit ermitage aurait été alarmé, si on ne
nous avait pas rassurés. Vous voilà donc au régime avec Mmc d'Ar-
gental, et sous la direction de Fournier. Pour moi, je suis dans
mon lit depuis un mois ; je suis plus vieux et plus faible que
vous ; il faut que je me prépare au grand voyage, après un petit
séjour assez ridicule sur ce globe.
La Comédie française me paraît aussi malade que moi. Je
me flatte qu'après les saignées qu'on vous a faites, votre sang
n'est plus aigri contre votre ancien et fidèle serviteur. Vous avez
dû voir combien on a abusé de ma lettre1 à M"* Dubois, qui
n'était qu'un compliment et une plaisanterie, mais dans laquelle
je lui disais très-nettement que j'avais partagé mes rôles entre
elle et M11, Durancy. Il y avait longtemps qu'on vous préparait
ce tour; on 2 aurait beaucoup mieux fait de me payer beaucoup
d'argent qu'on me doit. Je suis vexé de tous côtés ; c'est la desti-
née des gens de lettres. Ce sont des oiseaux que cbacun tire en
volant, et qui ont bien de la peine à regagner leur trou avec
l'aile cassée.
Je tous embrasse du fond de mon trou, avec une tendresse
qui ne finira qu'avec moi, mais qui finira bientôt.
7044, =- A M. MARMONTEL.
14 octobre.
Mon cher ami, qui m'appelez votre maître, et qui êtes assu-
rément le mien, je reçois votre lettre du 8 d'octobre dans mon
lit, où je suis malade depuis un mois ; elle me ressusciterait si
j'étais mort. Ne doutez pas que je ne fasse tout ce que vous exigez
de moi, dès que j'aurai un peu de force. Souvenez-vous que je
n'ai pas attendu les suffrages des princes et les cris de l'Europe
en votre faveur, pour me déclarer. Dieu confonde ceux qui
attendent la voix du public pour oser rendre justice à leurs
amis, à la vertu et à l'éloquence !
Il est bien vrai que la Sorbonueest dans la fange, cl qu'elle y
restera, soit qu'elle écrive des sottises, soit qu'elle n'écrive rien.
Il est encore très-vrai qu'il faudrait traiter tous ces cuistres-là
comme on a traité les jésuites. Les théologiens, qui ne sont au-
1. Dont il esl parlé dans les lettres 7026 et 7048 : clic manque.
2. Cet on est le maréchal de Richelieu.
ANNÉE 4767. 403
jourd'hui que ridicules, n'ont servi autrefois qu'à troubler le
monde ; il est temps de les punir de tout le mal qu'ils ont fait.
Cependant votre approbateur reste toujours interdit1, et la
défense de débiter Bèlisaire n'est point encore levée. Coger a
encore ses oreilles, et n'a point été mis au pilori ; c'est là ce qui
est honteux pour notre nation. Groiriez-vous bien que ce marou-
fle de Coger a osé m'écrire2? Je lui avais fait répondre par mon
laquais ; la lettre était assez drôle; c'était la Défense de mon
Maître. Elle pouvait faire un pendant avec la Défense de mon On-
cle; mais j'ai trouvé qu'un pareil coquin ne méritait pas la plai-
santerie3.
Bonsoir, mon cher ami ; resserrez bien les nœuds qui doivent
unir tous les gens qui pensent; inspirez-leur du courage. Mes
tendres compliments à M. d'Alembert; ne m'oubliez pas auprès
de Mnu Geoffrin.
Mme Denis vous fait mille compliments; autant en disent
MM. de Chabanon et de La Harpe.
7045. — A M. DE BELMONT*.
Ferney, 14 octobre 1737.
Votre gouverneur des Andelys, monsieur, ne paraît pas avoir
l'esprit de votre gouverneur de Guienne; je crois, comme vous,
qu'il se trompe, mais il faudrait ne pas se tromper en mauvaise
prose et en mauvais vers. M. le maréchal de Richelieu doit avoir
eu la bonté de vous faire remettre la dernière édition des Scythes,
imprimée à Lyon chez les frères Périsse. Je vous sais très-bon
gré d'avoir quitté les criailleries du barreau et les épines de la
chicane pour un des plus beaux arts qui rendent notre nation
recommandable, et je ne pardonnerai point aux barbares, et sur-
tout aux impertinents faiseurs de monologues qui endorment
leur auditoire, l'insolence qu'ils ont de vouloir décrier l'art du
dialogue. Soyez bien persuadé, monsieur, de l'estime inaltérable
avec laquelle je serai toujours, etc.
1. Lorsque le lieutenant de police annonça à Bret qu'il était rayé du tableau,
des censeurs, ce magistrat prit un air triste : « Monsieur, lui dit Bret, ne me
plaignez pas tant; c'est un malheur, mais ce n'est pas un deshonneur. »
2. En réponse à la lettre 6955.
3. Elle parut cependant. Voyez dans les Mélanges, càladatedu 15 décembre 1767 .
4. Lettres inédites de Voltaire, Gustave Brunet, 1810.
404 CORRESPONDANCE.
7046. — DE H. MORE AU DE LA ROCHETTEi.
Au château de la Rochette, près Melun, 14 octobre 1767.
Monsieur, nous ne sommes pas mieux traités ici qu'à Ferney. Ceux qui ont
du bois pour se chauffer se consolent; ceux qui n'en ont point crient contre
le dérangement des saisons, qui devient si sensible aujourd'hui qu'il paraît
annoncer un hiver perpétuel: c'est une bonne affaire pour ceux qui ont du
bois à vendre, et du mauvais temps pour ceux qui en plantent.
Il n'y a point d'inconvénient, monsieur, a faire lever actuellement les
arbres que vous me demandez ; en conséquence j'écris par ce courrier au
directeur des guimbardes, à Paris, que samedi prochain, M de ce mois, je
ferai conduire ces arbres à Chailly, près de Fontainebleau, où je le prie de
les faire prendre; en sorte qu'ils arriveront le 25 ou le 26 à Lyon, au bureau
des diligences. Je compte vous en envoyer trois cents, qui composeront à
peu près la charge de sept à huit cents pesant. Vous n'aurez que la voiture
de Chailly à Lyon à faire payer. Les faux frais d'ici sont une misère dont je me
charge. Si cet envoi peut réussir à votre satisfaction, je me flatte, monsieur,
que vous voudrez bien nous continuer votre pratique. Je suis sûr que mon-
sieur le contrôleur général se fera toujours un plaisir de vous donner tout
ce qui pourra vous être agréable ; de mon côté, je serai enchanté de pouvoir
contribuer à vos amusements champêtres.
Vous dites , monsieur, que vous avez planté des noyers et des châtai-
gniers dont vous ne mangerez ni noix ni châtaignes, et que vous ne plantez
que pour la postérité : vous ne savez donc pas combien vous avez mérité et
acquis l'immortalité , et qu'à ce titre vous devez continuer de travailler
comme un homme qui doit toujours vivre ? Je pense comme vous, monsieur,
sur la partie des bois et des haras; mais je ne suis pas tout à fait de votre
avis sur ce qui concerne la population, que vous croyez assez étendue.
Quoique je ne sois plus jeune, je prends encore un peu d'intérêt à la chose;
et entre nous, monsieur, nous ne voyons que trop de gens qui, au bout de
deux ans de mariage, ne veulent plus faire d'enfants. Pour moi, je voudrais
pouvoir en faire encore assez pour peupler toutes les landes de Bordeaux
et de la Bretagne, qui présentent un désert déplorable, quoique susceptibles
de bonne culture et de productions très-fertiles. Les ports de mer, les villes
de commerce envahissent tous les bras voisins. Les journaliers font une
récolle active. Ils considèrent bien que quinze à dix -huit sols par jour
doivent fournir à leur subsistance, et ils ne font pas attention que la terre
ne peut les nourrir sans être cultivée , et que la culture des terres est la
première et véritable richesse. En un mot, quoi que vous en puissiez dire, je
crois que nous n'avons pas assez de bras, ou bien nous avons donc trop de
fainéants et de paresseux qui n'apportent rien à la masse productive. Je
conviens, au surplus, que je suis heureux, comme vous le dites, monsieur,
1. Mémoires de la Société académique d'agriculture, etc., du département de
l'Aube, tome VI, 3e série, année 1869.
ANNÉE 17 67. 408
de pouvoir contribuer au bien de l'État par des voies pleines d'humanité.
Je gagne d'un côté, et je perds de l'autre. Mes occupations, peut-être trop
étendues, prennent tout mon temps et ne me laissent pas de vide pour me
remplir de vos ouvrages, qui feraient le comble du bonheur de ma vie. Je
n'aurai le temps de lire que lorsque je n'aurai plus d'yeux. Je me trouverai
au bout de ma carrière fort ignorant, et je n'aurai pas, comme vous, mon-
sieur, la consolation de pouvoir espérer de vivre après ma mort.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Moreau de La Rochette.
7017. — A M. DAMILAYILLE.
16 octobre.
Mon cher ami, je vous parlerai de Henri IV avant de vous
entretenir de MUe Durancy.
1° Je savais qu'on avait défendu de faire jamais paraître
Henri IV sur le théâtre, ne nomen ejus vilesceret; et, en cas que
jamais les comédiens voulussent jouer Chariot1, il ne fallait pas
les priver de cette petite ressource, supposé que c'en soit une
dans leur décadence et dans leur misère ;
2° Henri IV, étant substitué au duc de Bellegarde, n'aurait pu
jouer un rôle digne de lui. Il aurait été obligé d'entrer dans
des détails qui ne conviennent point du tout à sa dignité. De
plus, tout ce que le duc de Bellegarde dit de son maître est bien
plus à l'avantage de ce grand homme que si Henri IV parlait
lui-même.
Enfin il est nécessaire que celui qui fait le dénoûment de la
pièce soit un parent de la maison ; et voilà pourquoi j'ai restitué
les vers qui fondent cette parenté au premier acte2; ils sont
d'une nécessité indispensable.
Je n'ai encore rien écrit sur mon cher Henri IV, mais j'ai
tout dans ma tête ; et, s'il arrivait que la mémoire de ce grand
homme fût assez chère aux Français pour qu'ils pardonnassent
aux fautes de ce petit ouvrage ; si, malgré les cris des Fréron et
des autres Welches, il s'en faisait une autre édition après celle
de Genève, je vous enverrais une petite diatribe sur Henri IV3 ;
vous n'auriez qu'à parler.
1. Voyez tome VI, page 3 il.
2. Voyez l'avant-dernier vers de la scène m du premier acte, tome VI,
page 351.
3. Ce morceau m'est inconnu. (B.)
4. Voyez lettre 6970.
406 CORRESPONDANCE.
J'ai lu une grande partie de YOrdre essentiel des Sociétés^. Cette
essence m'a porté quelquefois à la tête, et m'a mis de mauvaise
humeur. Il est bien certain que la terre paye tout : quel homme
n'est pas convaincu de cette vérité? Mais qu'un seul homme soit
le propriétaire de toutes les terres, c'est une idée monstrueuse,
et ce n'est pas la seule de cette espèce dans ce livre, qui d'ailleurs
est profond, méthodique, et d'une sécheresse désagréable. On
peut profiter de ce qu'il y a de bon, et laisser là le mauvais :
c'est ainsi que j'en use avec tous les livres.
J'ai été bien étonné, en lisant l'article Ligature1 dans le Dic-
tionnaire encyclopédique, de voir que l'auteur croit aux sortilèges.
Comment a-t-on laissé entrer ce fanatique clans le temple de la
vérité? Il y a trop d'articles défectueux dans ce grand ouvrage,
et je commence à croire qu'il ne sera jamais réimprimé. Il y a
d'excellents articles ; mais, en vérité, il y a trop de pauvretés.
Depuis trois mois il y a une douzaine d'ouvrages d'une liberté
extrême, imprimés en Hollande. La Théologie -portative 2 n'est
nullement théologique ; ce n'est qu'une plaisanterie continuelle
par ordre alphabétique; mais il faut avouer qu'il y a des traits
si comiques que plusieurs théologiens mêmes ne pourront s'em-
pêcher d'en rire. Les jeunes gens et les femmes lisent cette folie
avec avidité. Les éditions de tous les livres dans ce goût se multi-
plient. Les vrais politiques disent que c'est un bonheur pour
tous les États et tous les princes ; que plus les querelles théolo-
giques seront méprisées, plus la religion sera respectée; et que
le repos public ne pouvait naître que de deux sources : Tune,
l'expulsion des jésuites ; l'autre, le mépris pour les écoles d'ar-
guments. Ce mépris augmente heureusement par la victoire de
Marmontel.
Soyez persuadé, mon cher ami, que je n'ai nulle part à la
retraite de MUe Durancy. M. d'Argental a été très-mal informé.
J'ai soutenu le théâtre pendant cinquante ans ; ma récompense
a été une foule de libelles et de tracasseries. Ah ! que j'ai bien
fait de quitter Paris, et que je suis loin de le regretter ! Votre
correspondance me tient lieu de tout ce qui m'aurait pu plaire
encore dans cette ville.
Comment vos fondants réussissent-ils? Adieu ; il n'y a de
remède pour moi que celui de la patience.
1. L'article est signé V. L'auteur est inconnu.
-1. Voyez tome XXVIII, page 73.
ANNÉE 4767. 407
7048. — A H. LE COMTE D'ARGENTAL.
16 octobre.
Je jure par tous les anges, et par la probité, et par l'honnêteté,
et par la vérité, que je n'ai jamais écrit un seul mot de l'étrange
et ridicule phrase soulignée dans la lettre de mon ange, du
8 d'octobre. J'ai écrit tout le contraire; j'ai écrit que le partage
fait entre Mlle Durancy et Mllc Dubois devait être regardé comme
mon testament, et qu'après ma mort, si elles n'étaient pas con-
tentes de leur partage, elles pourraient lire le testament expliqué
par Ésope1, et prendre chacune ce qui lui conviendrait.
Je me doutais bien qu'il y avait là quelque friponnerie.
Comme ma lettre n'était point de mon écriture, il est très-vrai-
semblable qu'on en aura substitué une autre, en ajoutant à mes
paroles, et en me faisant dire ce que je n'ai point dit. Celui à qui
je dictai ma lettre se souvient très-bien qu'il n'y a pas un seul
mot de ce qu'on m'impute. Je le somme devant Dieu de dire la
vérité.
Je proteste, devant Dieu et devant M. d'Argental, que je n'ai jamais
écrit un seul mot de la phrase soulignée par M. d'Argental dans sa lettre
du 8 d'octobre, laquelle commenc9 par ces mots : Vous devez regarder
ce qui s' est passé comme un testament mal fait. En foi de quoi j'ai signé,
ce 16 d'octobre 1767. A Ferney.
Wagnière .
Si j'avais écrit à Mlle Dubois ce qu'on prétend que je lui ai
écrit, elle m'en aurait remercié ; et c'est ce qu'elle n'a eu garde
de faire. Cependant voilà Mlle Durancy sacrifiée par sa faute, et
cela, pour avoir pris une résolution trop précipitée, pour n'avoir
point confronté l'écriture, pour avoir mal lu, pour n'avoir point
pris de moi des informations. L'affaire est faite ; l'artifice a
réussi. Ce n'est pas le premier tour de cette espèce qu'on m'a
joué ; c'est, Dieu merci, le seul revenant-bon de la littérature.
L'auteur du beau poème intitulé le Balai et de la Poule à ma tante-
s'avisa un jour de falsifier et défaire courir une lettre que j'avais
écrite à M. d'Alembert 3, et de me faire dire que les ministres
étaient des oisons, et qu'il n'y avait que la Poule à ma tante et le
1. La Fontaine, livre II, fable xx.
2. Ces deux poèmes ne sont pas du même auteur. Le Balai est de l'abbé du
Laurens; Caquet Bonbec ou la Poule à ma tante est de Jonquières.
3. Celle du 29 mars 1762, n° 4872; voyez tome XLII, page 78.
40S CORRESPONDANCE.
Balai qui soutinssent l'honneur de la France. Cetle belle lettre par-
vint à M. le duc de Choiseul, qui d'abord goba cette sottise, et qui
bientôt après me rendit plus de justice que vous ne m'en rendez.
Tout ce qui reste, ce me semble, à faire après cette petite
infamie, c'est d'abandonner le théâtre pour jamais. Je mourrai
bientôt, mais il mourra avant moi. Ce siècle des raisonneurs est
l'anéantissement des talents ; c'est ce qui ne pouvait manquer
d'arriver après les efforts que la nature avait faits dans le siècle
de Louis XIV. Il faut, comme le dit élégamment Pierre Corneille,
. . . Céder au destin, qui roule toutes choses1.
Pour moi, qui ai vu empirer toutes choses, je ne regrette rien
que vous.
Je me doutais bien que Mme de Groslée vous jouerait quelque
mauvais tour; c'est bien pis que MUe Dubois. Ces collatéraux-là
ne sont pas votre meilleur côté.
Adieu, mon cher ange; achevons notre vie comme nous
pourrons, et ne nous fâchons pas injustement. Il y a dans ce
monde assez de sujets réels cle chagrin. Tous les miens sont plus
adoucis par votre amitié qu'ils n'ont été aigris par vos repro-
ches. Comptez que je vous aimerai tendrement jusqu'au dernier
moment de ma vie.
7049. — A MADEMOISELLE CLAIRON.
18 octobre.
Vous m'apprenez, mademoiselle, que vous revenez du pays
où j'irai bientôt. Si j'avais su votre maladie, je vous aurais assu-
rément écrit. Vous ne cloutez pas de l'intérêt que je prends à
votre conservation; il égale mon indifférence pour le théâtre
que vous avez quitté. Il fallait, pour que je l'aimasse, que vous
en fissiez l'ornement.
Si vous voulez vous amuser à faire la Scythe2 chez Mme de
Villeroi, j'ai l'honneur de vous en adresser un exemplaire par
M. Janel. Une bagatelle intitulée Chariot ou la Comtesse de Givry
a été exécutée à Ferney d'une manière qui peut-être ne vous au-
rait pas déplu ; c'est à vous qu'il appartient déjuger des talents.
1. Corneille a dit dans Pompée, acte I, scène i :
Et cédons au torrent, etc.;
voyez tome XXXI, page Ï29.
2. C'est-à-dire jouer le rôle d'Obéide dans la tragédie des Scythes.
ANNÉE 17 67. 400
Tout ce qui est à Ferney vous fait les plus sincères compli-
ments. Je n'ai pas besoin des arts qui doivent nous unir l'un et
l'autre, pour vous être tendrement attaché pour le reste de ma vie.
7050. — A M. L'ABBÉ DE VOIS E NON.
19 octobre.
Je n'osais me plaindre de votre silence, mon cher ancien
évêque de Montrouge, mais j'en étais affligé. Vous sentez bien
que, clans la décadence où nous sommes, et dans la barbarie
dont nous approchons, vous m'êtes nécessaire pour me consoler.
Si Mme de Saint-Julien prend des cuisiniers à l'Opéra, vous pour-
riez bien prendre des marmitons à la Comédie française. Si vous
aviez été homme à venir faire un pèlerinage à Ferney, vous
auriez été étonné d'y voir des tragédies mieux jouées qu'à Paris.
Nous avons depuis un an M. et Mme de La Harpe, et M. de Gha-
banon, qui sont d'excellents acteurs. Il y a des rôles dont la des-
cendante de Corneille se tire très-bien, et elle récite quelquefois
des vers comme l'auteur de Cinna les faisait. Mme Denis a joué
supérieurement clans une bagatelle intitulée la Comtesse de Givry,
ou Chariot. Monsieur l'évêque de Montrouge aurait donné sa
bénédiction à toutes nos fêtes.
Je ne sais si vous êtes docteur de Sorbonne : si vous l'êtes,
vous ne prendrez pas assurément le parti de Riballier contre
Marmontel. Ce maraud et ses semblables veulent absolument que
Dieu soit aussi méchant qu'eux. Vous savez bien que les hommes
ont toujours fait Dieu à leur image. Je vous parle votre langage
de prêtre. Je suis trop vieux et trop hors de combat pour vous
parler la langue de la bonne compagnie, qui vous est plus natu-
relle que celle de l'Église.
Conservez-moi vos bontés, comme vous avez conservé votre
gaieté. Mmc Denis et tout ce qui est à Ferney vous fait ses com-
pliments de tout son cœur. V.
7051. — A M. COLINI.
Ferney, 21 octobre.
J'ai lu, mon cher ami, avec un très-grand plaisir votre Dis-
sertation* sur la mauvaise humeur où était si justement l'électeur
1. Dissertation historique et critique sur le prétendu cartel envoyé par Charles-
Louis, électeur palatin, au vicomte de Turenne; Manheim, 1767, in-8°.
410 CORRESPONDANCE.
palatin Charles-Louis contre le vicomte de Turenne. Vous pensez
avec autant de sagacité que vous vous exprimez dans notre
langue avec pureté. Je reconnais là il genio florentine*1. Je ferai
usage de vos conjectures dans la nouvelle édition du Siècle de
Louis XIV2, qui est sous presse, et je serai flatté de vous rendre
la justice que vous méritez. Voici, en attendant, tout ce que je
sais de cette aventure, et les idées qu'elle me rappelle.
J'ai eu l'honneur de voir très-souvent, dans ma jeunesse, le
cardinal d'Auvergne et le chevalier de Bouillon, neveu du
vicomte de Turenne. Ni eux ni le prince de Vendôme ne dou-
taient du cartel ; c'était une opinion généralement établie. Il est
vrai que tous les anciens officiers, ainsi que les gens de lettres,
avaient un très-grand mépris pour le prétendu Du Buisson, au-
teur de la mauvaise Histoire de Turenne. Ce romancier Sandras de
Courtilz, caché sous le nom de Du Buisson, qui mêlait toujours
la fiction à la vérité, pour mieux vendre ses livres, pouvait très-
bien avoir forgé la lettre de l'électeur, sans que le fond de l'aven-
ture en fût moins vrai.
Le témoignage du marquis de Beauvau3, si instruit des affaires
de son temps, est d'un très-grand poids. La faiblesse qu'il avait
de croire aux sorciers et aux revenants, faiblesse si commune
encore en ce temps-là, surtout en Lorraine, ne me paraît pas
une raison pour le convaincre de faux sur ce qu'il dit des vivants
qu'il avait connus.
Le défit proposé par l'électeur ne me semble point du tout
incompatible avec sa situation et son caractère ; il était indigne-
ment opprimé ; et un homme qui, en 1655, avait jeté un encrier
à la tête d'un plénipotentiaire, pouvait fort bien envoyer un défi,
en 1674, à un général d'armée qui brûlait son pays sans aucune
raison plausible.
Le président Hénault4 peut avoir tort de dire que M. de Tu-
renne répondit avec une modération qui fit honte à l'électeur de
cette bravade. Ce n'était point, à mon sens, une bravade ; c'était une
très-juste indignation d'un prince sensible et cruellement offensé.
On touchait au temps où ces duels entre des princes avaient
1. Colini était Florentin.
2. Voyez tome XIV, page 208.
3. Mémoires du marquis de II***, concernant ce qui s'est passé de 2)lus mémo-
rable sous le règne de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar; in-12 de 382 pages,
sans indication de lieu d'impression.
4. Nouvel Abrégé chronologique de V Histoire de France, Paris, 1708, in-4°,
page 049.
ANNÉE 1767. 411
été fort communs. Le duc de Beaufort, général des armées de
la Fronde, avait tué en duel le duc de Nemours. Le fils du duc
de Guise avait voulu se battre en duel avec le grand Coudé. Vous
verrez, dans les Lettres de Pellisson 1, que Louis XIV lui-même de-
manda s'il lui serait permis en conscience de se battre contre
l'empereur Léopold.
Je ne serais point étonné que l'électeur, tout tolérant qu'il
était (ainsi que tout prince éclairé doit l'être), ait reproché, dans
sa colère, au maréchal de Turenne son changement de religion,
changement dont il ne s'était avisé peut-être que clans l'espé-
rance d'obtenir l'épée de connétable, qu'il n'eut point. Un prince
tolérant, et même très-indifférent sur les opinions qui partagent
les sectes chrétiennes, peut fort bien, quand il est en colère, faire
rougir un ambitieux qu'il soupçonne de s'être fait catholique
romain par politique, à l'âge de cinquante-cinq ans : car il est
probable qu'un homme de cet âge, occupé des intrigues de cour,
et, qui pis est, des intrigues de l'amour et des cruautés de la
guerre, n'embrasse pas une secte nouvelle par conviction. Il
avait changé deux fois de parti dans les guerres civiles ; il n'est
pas étrange qu'il ait changé de religion.
Je ne serais point encore surpris de plusieurs ravages faits en
différents temps dans le Palatinat par M. de Turenne ; il faisait
volontiers subsister ses troupes aux dépens des amis comme des
ennemis. Il est très-vraisemblable qu'il avait un peu maltraité
ce beau pays, même en 1G64, lorsque le roi de France était allié
de l'électeur, et que l'armée de France marchait contre la Ba-
vière. Turenne laissa toujours à ses soldats une assez grande
licence. Vous verrez, dans les Mémoires du marquis de La Fare2,
que, vers le temps même du cartel, il avait très-peu épargné la
Lorraine, et qu'il avait laissé le pays messin même au pillage.
L'intendant avait beau lui porter ses plaintes, il répondait froi-
dement : « Je le ferai dire à l'ordre. »
Je pense, comme vous, que la teneur des lettres de l'électeur
et du maréchal de Turenne est supposée. Les historiens malheu-
reusement ne se font pas un scrupule de faire parler leurs héros.
Je n'approuve point dans Tite-Live ce que j'aime dans Homère.
Je soupçonne la lettre de Ramsay3 d'être aussi apocryphe que
1. Lettres historiques de M. Pellisson, Paris, 1729, trois volumes in-12, tome IF,
page 6.
2. Amsterdam, J.-F. Bernard, 1755, in-12, page 162.
3. Histoire du vicomte de Turenne (par Ramsay), Paris 1735, deux volumes
in-4°; la lettre est tome II, page 515.
412 CORRESPONDANCE.
celle du gascon Sandras. Ramsay l'Écossais était encore plus gas-
con que lui. Je me souviens qu'il donna au petit Louis Racine,
fils du grand Racine, une lettre au nom de Pope, dans laquelle
Pope se justifiait des petites libertés qu'il avait prises dans son
Essai sur l'Homme. Ramsay avait pris beaucoup de peine à écrire
cette lettre en français l, elle était assez éloquente ; mais vous
remarquerez, s'il vous plaît, que Pope savait à peine le français,
et qu'il n'avait jamais écrit une ligne dans cette langue ; c'est
une vérité dont j'ai été témoin, et qui est sue de tous les gens de
lettres d'Angleterre. Voilà ce qui s'appelle un gros mensonge im-
primé; il y a môme, dans celte fiction, je ne sais quoi de faus-
saire qui me fait de la peine.
Ne soyez point surpris que M. de Chenevières n'ait pu trouver,
dans le dépôt de la guerre, ni le cartel ni la lettre du maréchal
de Turenne. C'était une lettre particulière de M. de Turenne au
roi, et non au marquis de;Louvois. Parla même raison, elle ne
doit point se trouver dans les archives de Manheim. Il est très-
vraisemblable qu'on ne garda pas plus de copie de ces lettres
d'animosité que l'on n'en garde de celles d'amour.
Quoi qu'il en soit, si l'électeur palatin envoya un cartel par
le trompette Petit-Jean, mon avis est qu'il fit très-bien, et qu'il
n'y a cà cela nul ridicule. S'il y en avait eu, si cette bravade avait
été honteuse, comme le dit le président Hénault, comment l'élec-
teur, qui voyait ce fait publié dans toute l'Europe, ne l'aurait-il
pas hautement démenti? Gomment aucun homme de sa cour ne
se serait-il élevé contre cette imposture?
Pour moi, je ne dirai pas comme ce maraud de Frelon dans
l'Écossaise2 : « J'en jurerais, mais je ne le parierais pas. » Je vous
dirai : Je ne le jure ni ne le parie. Ce que je vous jurerai bien,
c'est que les deux incendies du Palatinat sont abominables. Je
vous jure encore que, si je pouvais me transporter, si je ne gar-
dais pas la chambre depuis près de trois ans, et le lit depuis
deux mois, je viendrais faire ma cour à Leurs Altesses sérénis-
simes, auxquelles je serai bien respectueusement attaché jus-
qu'au dernier moment de ma vie. Comptez de même sur l'estime
et sur l'amitié que je vous ai vouées.
A propos d'incendie, il y a des gens qui prétendent qu'on
mettra le feu à Genève cet hiver. Je n'en crois rien du tout;
mais si on veut brûler Ferney et Tournay, le régiment de Conti
1. Voyez tome XIV, pages 119-120; et la note, XXH, 178.
2. Acte II, scène m ; voyez tome V, page 437.
ANNÉE 4 7 67. il:;
et la légion de Flandre, qui sont occupés à peupler mes pauvres
villages, prendront gaiement ma défense.
7052 — A M. LE COMTE DE FÉKÉTÉ.
A Ferney, 23 octobre.
Je reçus hier, monsieur le comte, vos vers, qui m'étonnent
toujours; votre belle apologie des chrétiens, qui en usent avec
les daines beaucoup plus honnêtement que les musulmans; et
votre vin de Hongrie, dont je viens de boire un coup malgré
tous mes maux, et qui est, après vos vers et votre prose, ce que
j'aime le mieux. Les bords du lac de Genève, qui ne produisent
que de fort mauvais vin, ont été bien étonnés du vôtre, et moi
confondu d'un si beau présent, qui vaut mieux assurément que
toute l'eau d'Hippocrène. Je suis bien honteux que les stériles
montagnes suisses n'aient rien qui soit digne de vous. Il n'y a
que des ours, des chamois, dos marmottes, des loups, des re-
nards, et des Suisses.
J'ai l'honneur de vous envoyer la faible tragédie scythe1, que
vous avez la curiosité de voir. Je l'adresse à M. de ..., sans au-
cune lettre particulière, et seulement avec une enveloppe à
votre adresse. Si elle arrive à bon port, cela m'encouragera à
vous envoyer d'autres paquets.
Vous renoncez donc à la dignité de chancelier, et vous
donnez la préférence à celle de général d'armée. Je ne serai plus
au monde quand vous commanderez, mais je vous souhaite
tous les succès que votre esprit, qui s'étend à tout, doit vous
faire espérer. Le roi de Prusse a commencé par faire des vers.
M. le marquis de Miranda2 me paraît penser très-juste, et
connaît fort bien son monde. Je croyais que les chambellans de
la première reine de l'Europe étaient excellences de droit. J'ai
été chambellan d'un roi3 dont le grand-père tenait sa dignité
du grand-père de votre souveraine ; mais ces chambellans-là
étaient vostra coglioneria, et non pas vostra eccellenza lustrissima.
C'est en Italie que Veccellenza lustrissima a beau jeu.
1. Les Scythes : voyez tome VI, page 261. Voltaire avait joint à l'exemplaire
neuf vers qui sont dans les Poésies mêlées, tome X, et dont voici le premier :
Au bord dn Pout-Euxin le tendre Ovide un jour.
2. Voyez lettre 6974.
3. Le roi de Prusse.
414 CORRESPONDANCE.
Quelque titre que vous preniez, monsieur, je chérirai jus-
qu'au dernier moment de ma vie celui de votre très-humble,
très-obéissant, très-attaché et très-reconnaissant serviteur.
7053. — A M. DUPONT.
A Ferney, 24 octobre.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 18. Je commence par
les plus sincères et les plus tendres remerciements ; je vous
dirai ensuite que si le juste soin d'assurer mes droits faisait
quelque bruit en Alsace et en Souabe, ce serait tant pis pour la
cour de Wurtemberg, qui ne paye pas ses dettes.
J'ai été forcé d'envoyer un avocat de mes amis en Franche-
Comté pour assurer mes créances, et je me flatte que vous vou-
drez bien faire pour moi dans le district de Colmar ce qu'il a
fait dans celui de Besançon.
Il y a longtemps que j'ai prévenu votre conseil, en écrivant à
M. le duc de Wurtemberg les lettres les plus pressantes, aux-
quelles il n'a pas seulement fait réponse. Il faut absolument
mettre cette affaire en règle, et forcer la chambre des finances
de Montbéliard à me donner des délégations irrévocables sur des
fermiers que je puisse contraindre. Je vous répète que j'ai cent
personnes à nourrir, et que cette dépense journalière ne permet
aucun ménagement.
Je crois qu'on peut faire saisir les revenus des terres en
Alsace, sans faire une saisie réelle ; je m'en rapporte à vos lu-
mières sur cette formalité.
Il aurait été bien convenable et bien utile que les lois eussent
donné autant de force à la copie authentique d'un contrat qu'à
la grosse : car cette grosse peut se perdre par mille accidents,
par le feu, par la guerre, par la négligence d'un héritier, par la
mauvaise foi d'un homme d'affaires. Il aurait donc fallu, pour
prévenir tant d'inconvénients, ordonner qu'on délivrât deux
grosses, comme les banquiers délivrent deux lettres de change
pour la même somme, les deux lettres ne valant que pour une,
Je vous supplie de remarquer surtout que je n'ai point de
grosse de contrat pour les engagements précédents de M. le
duc de AVurteinberg en 1752 et 1753. Ces objets sont considéra-
bles ; ils montent à soixante-dix mille écus d'Allemagne.
Je crois vous avoir mandé, mon cher ami, que j'ai remis
entre les mains de mon avocat de Franche-Comté le contrat de
ANNEE 1767. 415
deux cent mille livres que vous passâtes en ma faveur en 1764 ;
c'est en vertu de ce contrat qu'il agit actuellement dans les terres
de Franche-Comté. Je lui manderai de vous envoyer mon con-
trat dès qu'il aura rempli les formalités nécessaires. J'ai gardé
par-devers moi pour quatre-vingt mille livres de contrats, uni-
quement pour ne point multiplier les frais du contrôle que l'on
paye dans le comté de Bourgogne.
Si malheureusement quelques discussions arrêtaient trop
longtemps en Franche-Comté l'avocat qui s'est bien voulu charger
de mes affaires, dites-moi, je vous prie, comment vous pourriez
vous y prendre pour me faire rendre justice avec les seules
pièces qui sont entre vos mains.
11 est d'une nécessité absolue qu'on agisse en forme juridique
dans la confusion totale où sont les affaires. J'ai écrit à M. Jean
Maire ; ma lettre1 est pleine de respect pour M. le duc de Wur-
temberg, et ne parle que de la nécessité où je suis de prendre
des mesures contre ceux qui pourraient me disputer mes hypo-
thèques, Je prie même M. Jean Maire de communiquer ma
lettre à la chambre des finances de Montbéliard.
Je vous ai rendu un compte exact de ma situation ; tout mon
embarras actuellement est de savoir comment nous ferons pour
faire valoir les promesses de contrat de M. le duc de Wurtem-
berg, faites en 1752 et 1753 ; promesses qui sont rappelées, si je
ne me trompe, dans le contrat de 1764, que vous avez bien voulu
signer. Ses promesses valent-elles en effet contrat? Je les ai
toutes deux par-devers moi; ne faudra-t-il pas que je vous les
envoie? Dites-moi, je vous prie, quel usage vous en ferez, et
quelle est, sur ce point délicat, la jurisprudence du conseil sou-
verain d'Alsace? Toutes ces araires ne laissent pas d'être fort
tristes pour un homme de mon âge, dont la santé est très-lan-
guissante; ma consolation est dans votre amitié. Je vous em-
brasse de tout mon cœur. V.
7054. — A M. CHRIST IN.
A Ferney, 27 octobre.
Mon cher ami, je vous écris à tout hasard, ne sachant où
vous êtes, et je prie M. Le Riche de vous faire tenir ma lettre.
J'ai écrit à M. Jean Maire, receveur de M. le duc de Wurtem-
1. Elle manque.
416 CORRESPONDANCE.
berg; je lui ai mandé que la nécessité de soutenir mes droits et
ceux de ma famille contre les créanciers du prince m'oblige de
mettre les affaires en règle ; que vous êtes chargé de ma procu-
ration ; que vous devez être incessamment clans le bailliage de
Baume, et qu'il est de l'intérêt du prince que la chambre de
Montbéliard prenne sans délai des arrangements avec vous, pour
prévenir des frais ultérieurs; qu'il n'y a qu'à me déléguer mes
rentes et celles de ma famille, sur des fermiers solvables et sur
des régisseurs, en stipulant que leurs successeurs seront tenus
aux mêmes conditions, quand même ces conditions ne seraient
pas exprimées dans les contrats que la chambre de Montbéliard
ferait un jour avec eux.
Si la chambre de Montbéliard a une envie sincère de ter-
miner cette affaire, elle le pourra très-aisément ; et il sera né-
cessaire que M. le duc de Wurtemberg ratifie ces conventions.
Si les terres de Franche-Comté étaient tellement chargées
qu'elles ne pussent suffire à mon payement, il faudrait faire dé-
léguer le surplus sur les terres de Richwir et d'Horbourg, situées
près de Colmar. Mais, dans toutes ces délégations, il faut sti-
puler que les fermiers ou régisseurs seront tenus de me faire
toucher ces revenus dans mon domicile, sans aucuns frais,
selon mes conventions avec M. Jean Maire, bien entendu surtout
que l'on comprendra dans la dette tous les frais que l'on aura
faits, tant pour la procédure que pour les contrôles et insinua-
tions, que pour le payement de votre voyage.
S'il est impossible d'entrer dans cet accommodement raison-
nable, vous ferez saisir toutes les terres dépendantes de Montbé-
liard en Franche-Comté ; après quoi je vous prierai d'envoyer le
contrat de deux cent mille livres, par la poste, à M. Dupont,
avocat au conseil souverain de Colmar, à Colmar, avec la pré-
caution de faire charger le paquet à la poste.
M. Le Riche m'écrit d'Orgelet qu'il faut faire insinuer mon
contrat de deux cent mille livres, parce que, dit-il, on pourrait
un jour prétendre que j'aurais seulement placé sur la tète de ma
nièce, sans que ce soit a son profit. Je ne conçois point du tout
cette difficulté, puisqu'il est stipulé dans le contrat que ma nièce
ne jouira qu'après ma mort. Certainement cette jouissance ex-
primée est au profit de Mme Denis ; mais il ne faut négliger au-
cune précaution, et je payerai tout ce que M. Le Riche jugera
convenable.
Au reste, je me rapporte de toute cette affaire entièrement à
vous; mais je crois qu'il ne faut pas se presser de faire l'insinua-
ANNEE 4767. 417
tioD, si la chambre des finances se prête à un prompt accommo-
dement.
Mandez-moi, je vous prie, ce que vous pensez de tout cela,
et ce que vous aurez fait. Adieu, mon cher ami; on ne peut
vous être plus tendrement attaché que je le suis.
7055. — A M. EUE DE BEAUMONT.
28 octobre.
\on, mon cher défenseur de l'innocence des autres et des
droits de madame votre femme, non, mon cher Gicéron, ne
m'envoyez pas votre factum pour les Sirven : ce serait perdre un
temps précieux. Je m'en rapporte à vous ; je ne veux voir votre
mémoire qu'imprimé. Vous n'avez pas besoin de mes faibles
conseils, et les malheureux Sirven ont besoin que leur mémoire
paraisse incessamment, signé de plusieurs avocats. Je vais écrire
à M. Chardon1, puisque vous l'ordonnez; mais il me semble
qu'aucun maître des requêtes ne demande jamais d'être rappor-
teur d'une affaire. Ils attendent tous que monsieur le vice-chan-
celier les nomme. J'aurai du moins le plaisir de dire à M. Chardon
tout ce que je pense de vous.
M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, en reve-
nant de Ferney, rencontra monsieur le vice-chancelier2 dans la
chambre de Sa Majesté : il lui dit que M. le duc de Choiseul de-
vait lui demander M. Chardon pour rapporteur dans l'affaire des
Sirven ; monsieur le vice-chancelier répondit qu'il le nommerait
de tout son cœur. Je m'attends donc que votre mémoire pourra
faire parler M. le duc de Choiseul, qui aura cette bonté.
Quand vous serez à Paris, pourrez-vous m'envoyer par M. Da-
milaville vos mémoires contre Mme de Roncherolles? Tout ce qui
vous concerne m'intéresse. Ne doutez pas que M. d'Argental ne
parle et ne fasse parler M. le duc de Praslin à M. Chardon.
J'aurai même l'insolence de demander la protection de M. le duc
de Choiseul : il a déjà eu la bonté de m'écrire qu'il est depuis
longtemps l'ami de M. Chardon, et qu'il l'avait envoyé dans une
île3 toute pleine de serpents, de laquelle il était revenu le plus
tôt qu'il avait pu.
1. Cette lettre manque.
2. Maupeou.
3. Sainte-Lucie; voyez lettre G712.
45. — Correspondance. XIII. 27
413 CORRESPONDANCE.
Vous avez donc trouvé d'autres serpents en Normandie?
M. Ducelier1 siffle donc toujours contre vous, et tâche de vous
mordre au talon? Mais il paraît que vous lui écraserez la tête.
Voilà bien des affaires : vous faites la guerre de tous côtés;
mais la grande guerre, celle qui m'intéresse le plus, est celle de
qui dépend la fortune de Mmc de Beaumont. Je vous ai déjà dit
que j'ai lu avec beaucoup d'attention vos facturas. Je vois que
vous demandez à rentrer dans une terre de sa famille, vendue à
vil prix; je vois que la raison et les lois sont pour vous : je veux
voir absolument le factura de votre adverse partie. Je sais qu'elle
a soulevé contre vous beaucoup de protestants ; je puis en ra-
mener quelques-uns qui ne laissent pas d'avoir du crédit. Ce
que je vous dis est plus essentiel que vous ne pensez. Je vous
demande en grâce de m'envoyer ce mémoire de votre adversaire
avec celui des Sirven. Depuis votre triomphe dans l'affaire des
Calas, toutes vos affaires sont devenues les miennes.
Adieu, mon cher Cicéron : mille respects à Mme Terentia.
7056. — DE M. COLINI.
Manheim, 29 octobre.
Monseigneur l'électeur a lu avec avidité, monsieur, la lettre que vous
venez de m'écrire 2. Il regrette de ne pouvoir pas vous voir à Manheim, et
vous ne lui donnez seulement pas l'espoir de vous posséder un jour. Je
vous remercie des réflexions que vous avez bien voulu faire sur mon petit
ouvrage. Voici quelques-unes de mes remarques.
Comme vous êtes né en 1694, le cardinal d'Auvergne et le chevalier de
Bouillon n'ont pu vous parler du cartel de l'électeur palatin que dans un
temps où ce fait était déjà imprimé dans une foule d'ouvrages. A moins
qu'ils ne vous aient montré quelque écrit particulier que nous ne connais-
sons point, je ne vois pas ce qui pourrait empêcher de penser qu'ils n'ont
connu cette anecdote que par ces ouvrages, qu'elle a pu les flatter, et
qu'ils pouvaient êlre charmés de l'adopter. Lorsque j'ai fait des recherches
clans les archives de Manheim, et que j'ai souhaité qu'on en fît au dépôt de
la guerre en France, ce n'était pas uniquement pour trouver le défi et la ré-
ponse de Turenne, lettres d'animosité dont je veux croire qu'on n'ait pas
gardé de copie, mais je cherchais quelque trace de ce fait ; et il est éton-
nant que parmi ce fatras de papiers et de correspondances, qui contient sou-
vent des choses plus inutiles que ce cartel, on n'en trouve pas le moindre
1. C'est sans doute le nom de la partie adverse de Beaumont dans lo procès
pour la terre de Canon ; voyez tome XLIV, paye 454, etc.
2. Lettre 7051.
ANNÉE 1767. 419
vestige. Dites-moi, je vous prie, par quelle fatalité, depuis l'époque du
cartel jusqu'à la publication du livre du romancier Courtilz, c'est-à-dire de-
puis 1674 jusqu'à 1685, on ne trouve ni papiers, ni nouvelles qui fassent
mention de cette anecdote, et pourquoi, après la publication du même livre,
voit- on ce bruit répandu dans l'Europe ? Vous voudriez le faire regarder
comme assez indifférent, pour qu'on ne se donnât pas plus do peine pour
en conserver le souvenir qu'on ne s'en donne pour copier des lettres
d'amour. Cependant tous les auteurs, même les plus respectables, qui ont
parlé après Gatien de Courtilz, ont eu l'intention de nous le transmettre
comme un fait intéressant et curieux. Ne le dites-vous pas ?
Louis XIV a pu fort bien demander s'il ne pourrait pas en conscience
se battre avec l'empereur Léopold ; mais Louis XIV s'avisa-t-il jamais d'en-
voyer des défis au prince Eugène et à Marlborough ?
Je n'ai point dit qu'il ne faut pas ajouter foi au marquis de Beauvau,
parce qu'il croyait aux revenants et aux visions; mais j'ai dit que, du temps
du prétendu cartel, il était à quatre-vingts lieues de Manheim; qu'il était
attaché à la maison de Bavière, l'ennemie jurée de la Palatine, et qu'il écri-
vait alors son ouvrage, comme il le déclare lui-même, sur la foi d'autrui :
raison bien plus plausible que celle dont vous me rendez responsable, et
que je n'avais alléguée que parce que ces auteurs à visions sont sujets
quelcpiefois à être visionnaires.
Vous vous étonnez de ce que Charles-Louis, qui voyait ce fait publié
dans toute l'Europe, ne l'ait pas hautement démenti, et vous en concluez
que le fait était vrai : vous admettez ici gratuitement ce qui fait justement
le nœud de toute la difficulté. Qui est-ce qui vous a dit que Charles-Louis
ait vu ce fait publié dans toute l'Europe ? c'est un point fort embarrassant
qui vous reste à prouver, un point que je nie hautement, et sur lequel roule
toute ma dissertation. Le silence de Charles-Louis, de ses courtisans, de
tous les historiens et de tous les écrivains du temps, démontre la fausseté
du fait. Pour que vous puissiez donc prouver qu'il était public dans toute
l'Europe du temps de l'électeur, il faut produire des pièces justificatives,
citer les ouvrages et les historiens contemporains qui en ont parlé, et faire
voir que j'ai eu tort de regarder Gatien de Courtilz comme le premier au-
teur de cette fable en 1685, dix ans après la mort de Turenne, et cinq après
celle de Charles-Louis. J'ai tâché de faire voir dans mon ouvrage comment
s'est répandue cette fable après Gatien, comment d'un auteur elle a passé à
l'autre; et en admettant que Charles-Louis ait eu connaissance de ce fait,
vous renversez sans aucune preuve mon système.
Vous ajoutez: Comment aucun homme de sa cour ne se serait-il élevé
contre cette imposture? Selon moi, aucun homme de sa cour ne put s'élever
contre cette imposture qu'après l'année 1 685 ; et je trouve, en effet, que
huit ans après cette date un homme de sa cour fit connaître la fausseté de
cette anecdote. Pourquoi si tard, direz-vous? On n'en sera pas surpris, si
on veut observer dans quelles circonstances parut l'ouvrage de Gatien de
Courtilz.
Au commencement de l'année 1685, la branche réformée de Charles-
420 CORRESPONDANCE.
Louis vint à s'éteindre en son fils, et fit place à la catholique de Neubourg :
c'est immédiatement après cet événement que le livre de Gatien devint pu-
blic. On voyait alors à Heidelberg une cour entièrement nouvelle, agitée
par d'autres vues et par de nouveaux intérêts, animée d'un autre esprit de
religion, et qui eut tout à coup à redouter les prétentions de la maison
d'Orléans sur la succession de Simmeren 1. Pensez -vous qu'au milieu de ce
changement et de la crainte d'une guerre prochaine, les anciens courtisans
de feu Charles-Louis fussent fort curieux de nouveautés de littérature fran-
çaise ? et exigeriez-vous que le livre de Gatien leur dût être connu immé-
diatement après la publication, afin qu'ils pussent le réfuter? Reiger, secré-
taire de cet électeur, enveloppé dans cette catastrophe, et réfugié en Suisse,
n'apprit même que vers l'an 4692 le bruit que faisait en France l'anecdote
de ce cartel. Cet animé serviteur de Charles-Louis, auquel on ne saurait
attribuer des vues de flatterie, publia, en 1693, que ce fait était entièrement
faux. Vous voyez donc qu'il y a eu quelqu'un de la cour de Charles-Louis
qui s'est élevé contre cette imposture aussitôt qu'il a pu en avoir connais-
sance. Le témoignage de cet homme me paraît d'un grand poids. Croira-
t-on plutôt à AI. de Beauvau, qui s'était éloigné de Manheim, qu'à Reiger,
qui ne quittait pas Charles -Louis, qui était son confident, qui écrivait
tontes ses lettres, et qui était auprès de son maître dans le temps de ce
prétendu défi ?
Lorsqu'on jette un encrier à la tête de quelqu'un qui vous dit des in-
jures, c'est un mouvement de colère dont on n'est pas le maître, et on a le
plaisir de se voir vengé avant que d'y avoir pensé. Mais un cartel, il faut
l'écrire, il faut chercher les expressions; cela demande du temps; on réflé-
chit; on pense que le général avec lequel on veut se battre n'est peut-
être pas si coupable; qu'il agit par des ordres ; que quand on l'aura tut, les
villages n'en seront pas moins brûlés ; qu'en cas qu'on soit tué, les sujets
n'en seront que plus à plaindre: on commence h entrevoir l'inutilité de la
bravade et le mauvais choix qu'on a fait du moyen de témoigner sa très-
jusle indignation par un défi qu'il est aisé de prévoir qu'on n'acceptera
pas: en attendant, l'ardeur se calme, l'envie de se battre diminue, la raison
vient; on finit par déchirer la lettre. Aura-t-on raison de conclure que si
quelqu'un a commis la première de ces actions, on doit le supposer capable
de la seconde ?
Voilà les remarques que j'ai voulu soumettre à vos lumières. Je vou-
drais que vous les trouvassiez fondées, etc.
C O L I N I .
1. Louis-Philippe, frère de la duchesse d'Orléans, mère du régent, mourut en
168Ô. Il avait en apanage la principauté de Simmeren ou Simmem, sur laquelle
la maison d'Orléans éleva des prétentions.
ANNÉE 4767. 421
7057. — A M. DAMILAVILLE.
30 octobre.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 20 d'octobre, car il
faut que je sois exact sur les dates : on dit qu'il y a quelquefois
des lettres qui se perdent.
J'écris à M. Chardon1, à tout hasard, pour l'affaire des Sirven,
quoique je ne croie pas le moment favorable. On vient de con-
damner à être pendu un pauvre diable de Gascon qui avait
prêché la parole de Dieu dans une grange auprès de Bordeaux.
Le Gascon maître de la grange est condamné aux galères, et la
plupart des auditeurs gascons sont bannis du pays; mais quand
on appesantit une main, l'autre peut devenir plus légère. On
peut en môme temps exécuter les lois sévères qui défendent de
prêcher la parole de Dieu dans des granges, et venger les lois
qui défendent aux juges de rouer, de pendre les pères et les
mères sans preuves.
Ne pourriez-vous point m'envoyer cette Honnêteté théologique-
dont on parle tant, et qu'on m'impute à cause du titre, et parce
que l'on sait que je suis très-honnête avec ces messieurs de la
théologie? Je ne l'ai point vue, et je meurs d'envie de la lire. On
ne pourra pas empêcher qu'il y ait une Sorbonne, mais on
pourra empêcher que cetle Sorbonne fasse du mal. Le ridicule
et la honte dont elle vient de se couvrir dureront longtemps. Il
faut espérer que tant de voix, qui s'élèvent d'un bout de l'Eu-
rope à l'autre, imposeront enfin silence aux théologiens, et que
le monde ne sera plus bouleversé par des arguments, comme il
l'a été tant de fois.
Pourquoi donc ne pas donner vos observations sur YOrdre
essentiel des Sociétés*? Mais il n'y a pas moyen de dire tout ce
qu'on devrait et qu'on voudrait dire.
Adieu, mon très-cher ami ; tâchez donc de venir à bout de
cette enflure au cou ; pour moi, je suis bien loin d'avoir des en-
flures, je diminue à vue d'œil, et je serai bientôt réduit à rien.
1. Cette lettre, qui est probablement celle dont il est question page 417, est
perdue.
2. UHonnéteté théologique, qui forme le second caliier des Pièces relatives à
Bélisaire, a été attribuée à Voltaire et à Turgot; mais il paraît qu'elle est de Da-
milaville ; toutefois Voltaire l'a rebouisée (voyez tome XXVI, page 5"29).
3. Voyez lettre G970.
422 CORRESPONDANCE.
7058. — A M. DUPOiM.
A Forney, 31 octobre.
Mon cher ami, je reçois votre lettre, et celle du procureur
que tous avez choisi ; je vous demande en grâce d'exiger de lui
qu'il fasse sur-le-champ une opposition entre les mains des régis-
seurs de Richwir et des fermiers du Martinet. Il est essentiel que
mes démarches soient faites en même temps en Alsace et en
Franche-Comté ; je crois qu'on peut toujours faire une opposi-
tion sans avoir la grosse en main, sauf à la produire ensuite:
tout mon but est de forcer M. le duc de Wurtemberg de mettre
de l'ordre dans ses affaires, à ne se pas ruiner, et à ne pas ruiner
ses créanciers. Quand il verra qu'on fait des saisies en France,
tandis que la commission impériale lui impose des lois en
Souabe, il faudra bien qu'il prenne un parti raisonnable, dans
la crainte de se voir en tutelle ; il aurait même la douleur de ne
pouvoir s'opposer à la vente de ses terres, s'il ne prenait inces-
samment une résolution digne de son rang. Il est fort mal à
M. Jean Maire de ne m'avoir point averti du désordre des
affaires, et de m'avoir toujours donné des paroles qu'il savait
bien ne pouvoir tenir. 11 m'a envoyé, en dernier lieu,
quatre mille cinq cents livres, au lieu de soixante-deux mille
qu'il m'avait promises; ce n'est pas1 sa faute de promettre ce
qu'il ne peut exécuter! M. de Montmartin a été plus sincère que
lui. En un mot, mon cher ami, je compte sur vous comme sur
ma seule ressource : je vous embrasse du meilleur de mon
cœur.
Voltaire.
Je vous prie de me mander à quoi se monte la créance du
baron banquier Dietrich, et celle des marchands de Lyon qui
ont fourni de belles étoffes à des fdles.
7059. — A M. DAMILAVILLE.
2 novembre.
Mon corps, qui n'en peut plus, fait ses compliments à votre
couP qui n*cst pas en trop bon ordre, mon cher ami. J'arrange
\. Si l'autograpbe porte ce n'est pas, qu'on lit dans toutes les éditions, il me
semble que c'est un lapsus calami. Je crois qu'il faut lire n'est-ce pas, etc. (B.)
ANNÉE 4767. 423
mes petites affaires, et voici un papier que je vous prie de taire
parvenir à M. Delaleu.
Au reste, plus la raison est persécutée, plus elle fait de pro-
grès. Paissent les braves combattre toujours, et les tièdes se
réchauffer !
Je reçois une lettre d'un des nôtres, nommé M.Dupont, avocat
au conseil souverain d'Alsace, qui me mande vous avoir adressé
des papiers très-importants pour moi. Il faut bien, quelque
philosophe que Ton soit, ne pas négliger absolument ses affaires
temporelles; ces papiers me seront très-utiles clans le délabre-
ment des affaires de M. le duc de Wurtemberg. Personne ne me
paye, et j'ai, depuis six semaines, le régiment de Conti, auquel il
faut faire les honneurs du pays. Je suis plus embarrassé que la
Sorbonne ne l'est avec M. Marmontel.
Je viens d'apprendre qu'il y a des mémoires imprimés du
maréchal de Luxembourg1, et je suis honteux de l'avoir ignoré.
Us me seront très-utiles pour la nouvelle édition que l'on fait du
Siècle de Louis XIV; et je vous prie instamment, mon cher ami, de
me les faire venir par Briasson, ou de quelque autre manière.
Connaîtriez-vous un petit écrit sur la population d'une par-
tie de la Normandie et de deux ou trois autres provinces de
France ? On dit que l'intendant, M. de La Michodière, a part à
cet ouvrage, qui est, dit-on, très-exact et très-bien fait2.
Mandez-moi surtout des nouvelles de votre cou ; je m'y inté-
resse plus qu'à tous les dénombrements de la France. Vous ne
m'avez point parlé de l'opéra3 de M. Thomas et de M. de La
Borde. Je crois que vous vous souciez plus d'un bon raisonne-
ment que d'une double croche.
Portez-vous bien, mon cher ami, et aimez un homme qui vous
chérira jusqu'au dernier moment de sa vie.
1. Voltaire veut sans doute parler du volume intitulé Mémoire pour servir à
l'histoire du maréchal duc de Luxembourg, depuis sa naissance, en 1628, jusqu'à
sa mort, en 1695, contenant des anecdotes très-curieuses, et sa détention à la Bas-
tille, écrite par lui-même; La Haye (Paris), 17oS, in-i".
2. C'est l'ouvrage dont Voltaire parle dans une note de l'Homme aux quarante
écus: voyez tome XXI, page 312; il est intitulé Recherches sur la population des
généralités d'Auvergne, de Lyon, de Rouen, et de quelques "provinces et villes du
royaume, 170(3, in-4°.
3. Ampltion; voyez page 43i.
424 CORRESPONDANCE.
7060. — A M. MORE AU DE LA ROCHETTE.
A Ferney, 3 novembre.
Les arbres dont vous me gratifiez, monsieur, sont heureuse-
ment arrivés à Lyon. Je vais les envoyer chercher. La saison est
encore favorable. Je sens également l'excès de vos bontés, et le
ridicule de planter à mon âge ; mais ce ridicule est bien com-
pensé par l'utilité dont il sera à mes successeurs, et au petit pays
inconnu que j'ai tâché de tirer de la barbarie et de la misère.
J'ai eu dans mes terres, en dernier lieu, la moitié du régi-
ment de Contiet de la légion de Flandre ; ils auraient été obligés
de coucher à la belle étoile il y a dix ans. Les officiers et les
soldats ont été fort à leur aise. Je suis toujours très-convaincu
que la France en vaudrait mieux d'un tiers si les possesseurs
des terres voulaient bien en prendre soin eux-mêmes ; mais je
gémis toujours sur les déprédations des forêts.
Je ne pense pas du tout que la France soit aussi dépeuplée
qu'on le dit. Je vois, par le dénombrement exact des feux, fait en
1753, qu'il y a environ vingt millions de personnes dans le
royaume, en comptant les soldats, les moines et les vagabonds.
Je vois que l'industrie se perfectionne tous les jours, et qu'au
fond la France est un corps robuste qui se rétablit aisément en
peu d'années par du régime, après ses maladies et ses saignées.
Je ne suis point du nombre des gens de lettres qui gouver-
nent l'État du fond de leurs greniers, et qui prouvent que la
France n'a jamais été si malheureuse ; mais je suis du petit nombre
de ceux qui défrichent en silence des terres abandonnées, et qui
améliorent leur terrain et celui de leurs vassaux.
Je vous dois bien des remerciements, monsieur, de m'avoir
aidé dans mon petit travail. Je dois payer au moins la peine cle
vos enfants trouvés \ qui ont arraché les arbres, et qui les ont
fait transporter à Chailly. Je vous supplie de vouloir bien me dire
à qui et comment je puis faire tenir une petite lettre de change.
Continuez, monsieur, â être utile à l'État, par le bel établisse-
ment à la tête duquel vous êtes; jouissez de vos heureux suc-
cès ; comptez-moi parmi ceux qui en sentent tout le prix, et
qui sont véritablement sensibles au bien public.
J'ai l'honneur d'être avec autant de respect que d'estime,
monsieur, votre, etc.
\. Voyez lettre 090.
ANNÉE 1767. 425
70GI. — A M. D'ALEMBERT.
4 novembre.
Mon cher philosophe (car il faut toujours vous appeler de ce
nom respectable, que la cour ne respecte guère), le philosophe
M. de Chahanon aura donc le bonheur de vous embrasser! vous
lèverez donc les épaules ensemble sur l'avilissement où l'on veut
jeter les lettres, sur la conspiration contre la raison et contre la
liberté, sur les sottises dont vous êtes environné, sur la barbarie
où l'on va nous replonger, si vous n'y mettez ordre!
M. de Chabanon a un beau plan de tragédie, et a fait un pre-
mier acte qui annonce le succès des quatre autres l ; mais pour
qui travaille-t-il? quels comédiens et quels spectateurs! Le temps
des beaux-arts est passé, et la philosophie, qui faisait l'honneur
de ce siècle, est persécutée. La Sorbonne est dans la boue, mais
les gens de lettres sont sub gladio. L'approbateur de Bclisaire* est
toujours destitué. Rien ne marque plus le dessein formé d'empê-
cher la nation de penser; c'était tout ce qui lui restait. Battue par
le prince de Brunswick et par le margrave de Brandebourg, par
les Anglais et par le roi de Maroc ; sans argent, sans commerce
et sans crédit; si elle ne se met pas à penser, que deviendra- t-elle?
Votre cour de parlement fait conduire en place de Grève un lieu-
tenant général3 avec bâillon en bouche, sans daigner alléguer le
moindre délit ; on coupe la main, la langue et la tête, à un jeune
gentilhomme4 à Abbeville, et on jette tout cela clans un grand
feu, pour n'avoir pas salué des capucins, et pour avoir chanté
deux vieilles chansons ; et les gens coupables de ces assassinats
judiciaires sont honorés! Vraiment, après cela, il faut boucheries
yeux, les oreilles et l'entendement d'une nation ; mais on n'y
parviendra pas. Les hommes s'éclaireront malgré les tigres et les
singes. Vous ne voulez pas être martyr, mais soyez confesseur :
vos paroles feront plus d'effet qu'an bûcher. Mon cher philo-
sophe, criez toujours comme un diable.
Je vous aime autant que je hais ces monstres.
1. Eudoxie, tragédie de Chabanon.
2. Bret; voyez lettre 7044.
3. Lally.
4. Le chevalier de La Barre.
416 CORRESPONDANCE.
7062. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
6 novembre.
Vraiment, mon divin ange, je ne savais pas que vous eussiez
enterré votre médecin1. Je ne sais rien de si ridicule qu'un
médecin qui ne meurt pas de vieillesse; et je ne conçois "guère
comment on attend sa santé de gens qui ne savent pas se guérir :
cependant il est bon de leur demander quelquefois conseil,
pourvu qu'on ne les croie pas aveuglément. Mais comment
pouvez-vous prendre les mêmes remèdes, Mmc d'Argental et vous,
puisque vous n'avez pas la même maladie? C'est une énigme
pour moi. Tout ce que je puis faire, c'est de lever les mains au
ciel, et de le prier de vous accorder une vie très-longue, très-
saine, avec très-peu de médecins.
J'avais déjà écrit un petit mot2 à M. de Thibouville pour vous
être montré. Votre lettre du 28 d'octobre ne m'a été rendue
qu'après. Vous ne doutez pas que je ne sois bien curieux de voir
ma lettre à la belle Mlle Dubois. Vous avez vu les raisons que j'ai
de me tenir un peu clos et couvert jusqu'à ce que j'aie reçu des
nouvelles de M. le maréchal de Richelieu. 11 me semble qu'il y a
dans cette affaire je ne sais quelle conspiration pour m'embar-
rasser et se moquer de moi. Mais comment M. le duc de Duras
n'a-t-il pas eu la curiosité de voir cette lettre, qui est devenue la
pomme de discorde chez les déesses du tripot? Rien n'est, ce me
semble, si facile; tout serait alors tiré au clair, sans que des
personnes qui peuvent beaucoup me nuire eussent le moindre
prétexte contre moi.
Je vous avouerai grossièrement, mon cher ange, que je me
trouve dans une situation bien gênante, et que je crains l'éclat
d'une brouillerie qui me mettrait dans l'alternative de perdre une
partie de mon bien, ou de le redemander par les voies du monde
les plus tristes, et peut-être les plus inutiles. On me mande des
choses si extraordinaires que je ne sais plus où j'en suis; ma
santé d'ailleurs est absolument ruinée. Je dois plutôt songer à
vivre que songer à la singulière tracasserie qu'on m'a faite. Je
n'ose même écrire à Lekain, de peur de l'exposer.
Vous verrez incessamment M.deChabanon et M. de La Harpe.
J'ai donné une lettre à M. de La Harpe pour vous.
1. Il s'appelait Fournier.
2. Il manque.
ANNÉE M 67. 427
Adieu, mon divin ange ; maman 1 et moi nous nous mettons
au bout de vos ailes plus que jamais.
Vous savez quel est pour vous mon culte d'hyperdulie.
7063. — A M. DUPONT.
A Ferncy, 7 novembre.
Je reçois à la fois, mon cher ami, vos deux lettres du 20 oc-
tobre et du 1er novembre. Je ne demande autre chose, sinon
que mon procureur s'oppose ( en vertu de mon hypothèque an-
térieure ) à toutes délivrances d'argent ou fruits aux créanciers
de Lyon; l'arrêt viendra ensuite quand il pourra; peut-être
qu'avant l'arrêt le sieur Jean Maire aura pris un parti raison-
nable ; mais il faut l'y forcer. Il m'a donné cent paroles qu'il ne
m'a point tenues ; il me devra soixante et dix-sept mille livres
au Ie1' janvier ; et ayant reçu ordre, il y a au moins six se-
maines, de m'envoyer trois cents louis d'or, il ne m'a donné que
des lettres de change pour quatre mille cinq cents livres. Il ne
sait pas la triste situation où il me réduit. Il vient de m'écrire
une lettre très-ridicule ; je lui ai fait une réponse catégorique,
dont j'enverrai copie, s'il le faut, à M. le duc de Wurtemberg
lui-même : je veux absolument que les choses soient en règle,
c'est une justice que je dois à ma famille ; mais je ne manquerai
jamais de respect ni d'attention pour ce prince.
Soyez bien sûr aussi, mon cher ami, que je ne manquerai
jamais de reconnaissance envers vous.
Je vous supplie de vouloir bien m'envoyer les noms des mar-
chands de Lyon, et de me faire savoir la somme de la créance
du baron banquier Dietrich. V.
7064. — A M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.
Le 9 novembre.
Je n'ai pu répondre, monsieur, aussitôt que je l'aurais voulu
à la lettre par laquelle vous eûtes la bonté de m'apprendre votre
excommunication. J'étais enchanté de vous avoir pour confrère,
et il était bien juste qu'un doyen félicitât avec empressement un
novice tel que vous; mais j'étais clans ce temps-là sur le point
1. Mme Denis.
428 CORRESPONDANCE.
d'aller à tous les diables. Ma vieillesse et mes maladies conti-
nuelles ne me permettent pas de remplir mes devoirs bien
exactement avec les réprouvés auxquels je suis très-attaché. Je
me flatte que si vous êtes excommunié auprès de quelques habi-
tués de paroisse, vous ne l'êtes pas auprès de l'habitué de la
gloire. Les lauriers des Condé garantissent des foudres de l'Église.
Je vous souhaite, monsieur, beaucoup de joie et de plaisir
dans ce monde, en attendant que vous soyez damné dans l'autre.
Ne montrez point ma lettre à monsieur l'archevêque, si vous
voulez que j'aie l'honneur d'être enterré en terre sainte ; mais,
si jamais vous lui parlez de moi, assurez-le bien que je ne suis
pas janséniste.
Conservez-moi vos bontés. Voulez-vous bien me mettre aux
pieds de Son Altesse sérénissime ?
7065. — A M. DE CHENEVIÈRES.
9 novembre.
Vraiment, mon cher ami, je suis fort aise que M. de Taules
soit M. de Barrau ; mandez-moi, je vous prie, s'il est encore à
Versailles, s'il reviendra bientôt à Soleure. C'est un homme fort
instruit, et le seul capable de fournir des anecdotes vraies sur
le siècle de Louis XIV. Je ferais bien volontiers le voyage de
Soleure pour le consulter, si ma santé me le permettait ; il est
d'ailleurs du pays de mon héros Henri IV, et j'ai mille raisons
pour l'aimer: quand vous écrirez à M. de Rochefort, dites-lui,
je vous prie, combien je m'intéresse à son nouvel établissement1
et à son bonheur. Voici un petit mot pour M. le comte de La
Touraille 2. Maman et moi nous faisons les plus tendres compli-
ments à notre ancien ami et à la sœur du pot 3.
Voltaire.
70G0. _ A M. DAMILAVILLE.
Le 11 novembre.
J'ai aussi, mon cher ami, une très-ancienne colique. Je suis
à peu près de l'âge de M. de Courteilles4, et beaucoup plus faible
1. Son mariage; voyez lettre 0850.
2. La lettre 7064.
3. M,nc la duchesse d'Aiguillon ; voyez tome XXXIII, page 406.
4. Dominique-Jacques Barbcrie, marquis de Courteilles, était mort le 3 no-
vembre 1767, à soixante-onze ans.
ANNÉE 1767. 429
et plus usé que lui. Je dois m'attendre à la même aventure au
premier jour. Que cette dernière facétie soit jouée dans mon
désert ou demain, ou dans six mois, ou dans un an, cela est
parfaitement égal entre deux éternités qui nous engloutissent,
et qui ne nous laissent qu'un moment pour souffrir et pour
mourir.
Je vous plains beaucoup d'avoir perdu votre protecteur;
mais vous ne perdrez pas pour cela votre emploi. Vous vous
soutiendrez par vos propres forces ; et d'ailleurs vous avez des
amis. Plût à Dieu que vous pussiez, au lieu de votre emploi,
avoir un bénéfice simple, et venir philosopher avec moi sur la
fin de ma carrière !
Mandez-moi, je vous prie, si M. Marmontel est revenu à
Paris. Le voilà pleinement victorieux ; et il le serait encore da-
vantage si les chats fourrés de la Sorbonne étaient assez fous
pour lâcher un décret. Vous m'avez envoyé les Pièces relatives à
Bèlisaire1, mais elles ne sont pas complètes.
Il n'est pas juste de m'attribucr Y Honnêteté thèologique2 quand
je ne l'ai pas faite. Il faut que chacun jouisse de sa gloire. Ceux
qui font ces bonnes plaisanteries sont trop modestes de les mettre
sur mon compte. J'ai bien assez de mes péchés, sans me charger
encore de ceux de mon prochain.
Je ne suis point du tout fâché qu'on ait imprimé ma lettre à
Marmontel3. J'y traite Coger de maraud; et j'ai eu raison, car il a
eu la conduite d'un coquin avec le style d'un sot. On peut même
imprimer cette lettre que je vous écris, je le trouverai très-bon.
Je vous embrasse de toutes les forces qui me restent.
7007. — A M. COLIN I.
A Ferney, 11 novembre.
Mon cher ami, oublierez -vous toujours que j'ai soixante-qua-
torze ans, que je ne sors presque plus de ma chambre? Il s'en
faut peu que je ne sois entièrement sourd et mort. Vous m'écrivez
comme si j'avais votre jeunesse et votre santé. Soyez très-sûr
que si je les avais, je serais à Manheim ou à Schwetzingen.
Il y aura toujours un peu de nuage sur la lettre arrière de
l'électeur au maréchal de ïurenne : le fait, entre nous, n'est pas
1. Voyez une note sur la lettre 7023.
2. Voyez une note sur la lettre 7057.
3. C'est la lettre 6966.
430 CORRESPONDANCE.
trop intéressant, puisqu'il n'a rien produit. C'est un pays en cen-
dres qui est intéressant, Il importe peu au genre humain que
Charles-Louis ait défié Maurice de La Tour ; mais il importe
qu'on ne fasse pas une guerre de barbares.
Gatien de Courtilz, caché sous le nom de Du Buisson, avait
déjà été convaincu de mensonges imprimés par l'illustre Bayle,
avant que le marquis de Beauvau eût écrit. Il est donc très-
vraisemblable que le marquis de Beauvau n'eût point parlé du
cartel, s'il n'avait eu que Gatien de Courtilz pour garant. Bayle,
qui reproche tant d'erreurs à ce Courtilz Du Buisson, ne lui re-
proche rien sur le cartel. Il faut donc douter, mon cher ami :
de las cosas mas seguras, la mas segura es dudar. Mais ne doutez
jamais de mon estime et de ma tendre amitié pour vous.
Mmc Denis vous en dit autant.
7068. — A M. CHARDOX.
A Ferney, 14 novembre.
Monsieur, il paraît que le conseil cherche bien plus à favo-
riser le commerce et la population du royaume qu'à persécuter
des idiots qui aiment le prêche, et qui ne peuvent plus nuire.
Dans ces circonstances favorables, je prends la liberté de rap-
peler à votre souvenir l'affaire des Sirven, et d'implorer votre
protection et votre justice pour cette famille infortunée. On dit
que vous pourrez rapporter cette affaire devant le roi. Ce sera,
monsieur, une nouvelle preuve qu'il aura de votre capacité et de
votre humanité. Il s'agit d'une famille entière qui avait un bien
honnête, et qui se voit flétrie, réduite à la mendicité, et errante,
en vertu d'une sentence absurde d'un juge de village.
Il n'y a pas longtemps, monsieur, qu'on a imprimé à Tou-
louse1, par ordre du parlement, une justification de l'affreux ju-
gement rendu contre les Calas. Cette pièce soutient fortement
l'incompétence de messieurs des requêtes, et la nullité de leur
arrêt. Jugez comme la pauvre famille Sirven serait traitée par
ce parlement si elle y était renvoyée après avoir demandé jus-
tice au conseil. Vous êtes son unique appui. Je partage son
affliction et sa reconnaissance.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur,
votre, etc.
1. Voyez lettre 7107
ANNÉE 1767. 431
70C0. — A M. DUPONT.
17 novembre.
Mon cher ami, j'écris quand je peux, et les lettres arrivent
aussi quand elles peuvent : la vôtre du 7 novembre m'apprend
qu'il y a encore un usurier qui me coupe l'herbe sous le pied ;
je ne sais si cet usurier est juif ou chrétien ; vous me ferez
plaisir de m'apprendre son nom. Le royaume des cieux est sou-
vent comparé à l'usure dans saint Matthieu1, dont le premier
métier était d'être usurier.
Je vois que le sieur Jean Maire s'est toujours moqué de moi,
et ne m'a jamais dit un mot de vérité. J'ai écrit à la chambre
des finances de Montbéliard2, et je lui ai fait proposer de me
payer moitié comptant, de me donner pour le reste des déléga-
tions irrévocables sur des fermiers ou régisseurs, bien acceptées,
bien autorisées, et bien légalisées ; je n'ai pas le temps d'atten-
dre, et j'ai bien la mine de mourir avant d'avoir obtenu de quoi
vivre.
J'ai fort à cœur que votre baron banquier3 n'ait rang et
séance qu'après moi au conseil souverain de Colmar, pour l'ar-
ticle des dettes. Quand il s'agira d'une diète de l'Empire, il peut
passer devant moi tant qu'il voudra.
Si l'indigente chambre des finances de monseigneur ne me
fait pas une réponse catégorique, j'enverrai certaine grosse en
vertu de laquelle Simon Magus instrumentera vigoureusement :
interea patilur justus.
Adieu, mon cher ami ; on ne peut vous aimer ni vous regretter
plus sincèrement que l'ermite de Ferney.
7070. — A M. D AMILA VILLE.
18 novembre.
Je présume, mon cher ami, qu'on vous a donné de fausses
alarmes. Il n'est point du tout vraisemblable qu'un conseiller
d'État, occupé d'une décision du roi qui le regarde, ait attendu
un autre conseiller d'État à la porte du cabinet du roi, pour
parler contre vous. On ne songe dans ce moment qu'à soi-même,
i. Chapitre xxv.
2. Cette lettre est perdue.
3. Dietrich.
432 CORRESPONDANCE.
et tout au plus aux affaires majeures, dont on ne dit qu'an mot
en passant. Si mon amitié est un peu craintive, ma raison est
courageuse. Je ne me figurerai jamais qu'un maréchal de France,
qui vient d'être nommé pour commander les armées, attende un
ministre au sortir du conseil pour lui dire qu'un major d'un
régiment n'est pas dévot : cela est trop absurde. Mais aussi il est
très-possible qu'on vous ait desservi, et c'est ce qu'il faut parer.
J'ai imaginé d'écrire à Mme de Sauvigny1, qui est venue plu-
sieurs fois à Ferney. Je ferai parler aussi par monsieur son fils.
Je saurai de quoi il est question, sans vous compromettre.
On a imprimé en Hollande des lettres au Père Malebranche ;
l'ouvrage est intitulé le Militaire philosophe- ; il est excellent: le
Père Malebranche n'aurait jamais pu y répondre. Il fait une très-
grande impression dans tous les pays où l'on aime à raisonner.
On m'assure de tous côtés que l'on doit assurer un état civil
aux protestants, et légitimer leurs mariages ; il est étonnant que
vous ne m'en disiez rien.
Bonsoir, mon très-cher ami ; je vous embrasse bien fort.
7071. — A MADAME D'ÉPINAI.
20 novembre.
Ma belle philosophe a donc aussi chez elle un petit théâtre;
ma belle philosophe, qui sait bien qu'il vaut mieux jouer la
comédie que de jouer au wisk, se donne donc ce petit amuse-
ment avec ses amis. C'est assurément le plaisir le plus noble, le
plus utile, le plus digne de la bonne compagnie qu'on puisse
se donner à la campagne ; mais il est bien plaisant qu'on excom-
munie dans le faubourg Saint-Germain 3 ce que l'on respecte
à Villers-Cotterels4. Il est vrai qu'on n'a jamais eu tant de rai-
sons d'excommunier les comédiens ordinaires du roi. On pré-
tend qu'ils sont en effet diaboliques; le public les fuit comme des
excommuniés. On dît que ce tripot est absolument désert, et
que de toutes les troupes, après celle de la Sorbonne, c'est
la plus vilipendée. 11 y en a une à Genève qui le dispute à la
Sorbonne : c'est la horde des prédicants. Depuis que le grand
1. Cette lettre manque.
2. Voyez la note, tome XXVII, page 117.
3. Le Théâtre-Français était alors rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, au-
jourd'hui rue de P Ancienne-Comédie,
4. On y jouait la comédie chez le duc d'Orléans.
ANNÉE 1767. 43:5
Tronchin l'a quittée, et qu'elle est abandonnée des médecins,
elle esta l'agonie. Les autres citoyens ne se portent guère mieux ;
leur petite convulsion dure toujours. Il sera fort aisé de leur
donner des lois, et impossible de leur donner la paix. Heureux
qui se tient paisiblement dans son château! Il me paraît que ma
belle philosophe prend ce parti neuf mois de l'année; ainsi je
me tiens d'un quart plus philosophe qu'elle ; mais elle est faite
pour Paris, et moi je ne suis plus fait que pour la retraite.
Je suis bien respectueusement, véritablement, tendrement
attaché à ma belle philosophe.
7072. — A M. LE CHEVALIER DE TAULES.
A Ferney, 20 novembre.
Le zèle de M. de Barrau1 s'est bien ralenti; il m'avait instruit
autrefois, et il m'avait promis de m'instruire encore. Faudra-t-il
que je m'en tienne aux mémoires de Torcy sur ce singulier
traité entre Louis XIV et Léopoid, qui dut être déposé entre les
mains du grand-duc? M. de Barrau laissera-t-ilson ouvrage impar-
fait? Quand on a fait un enfant, il faut le nourrir et le vêtir. J'ai
recours aux bontés de M. de Barrau, et je le somme de ses pro-
messes.
Les plates tracasseries de Genève peuvent bien être sacrifiées
au cabinet de Louis XIV.
C'est bien dommage que M. de Torcy n'ait pas écrit des
mémoires sur tout son ministère; c'est un homme plein de
candeur.
Si M. de Barrau veut, avec la même candeur, me continuer
ses bontés, la vérité et moi nous lui en aurons grande obligation.
Voltaire.
7073. — A M. DE CHABANON.
A Ferney, 20 novembre.
Vous êtes assurément un plus aimable enfant que je ne suis
un aimable papa; c'est ce que toutes les dames vous certifieront,
depuis les portes de Genève jusqu'à Ferney. Vous allez faire à
1. C'était sous ce nom que Taules avait e.ivoyé à Voltaire des remarques sut
le Siècle de Louis XIV.
45. — Correspondance. XIII. 28
434 CORRESPONDANCE.
Paris de nouvelles conquêtes; mais j'espère que vous n'abandon-
nerez pas l'empire romain et les Vandales.
Je sais que le tripot de la Comédie est tombé comme cet
empire. Il n'y a plus ni acteurs ni actrices; mais vous travaillez
pour vous-même. Un bon ouvrage n'a pas besoin d'un tripot
pour se soutenir, et vous le ferez jouer à votre loisir quand la
scène sera un peu moins délabrée. Je voudrais être assez jeune
pour jouer le rôle de l'ambassadeur vandale sur noire petit
théâtre ; mais vous avez assez d'acteurs sans moi, car j'espère
toujours vous revoir ici. Je suis comme toutes nos femmes; elles
n'ont qu'un cri après vous, et Mme de La Harpe sera une très-
bonne Eudoxie. Mon cher confrère en tragédies, avez-vous vu
M. de La Borde, votre confrère en musique ? Amphion 1 ne doit pas
l'avoir découragé. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble
que dans sa Pandore il y a bien des morceaux qui vont à l'oreille
et à l'âme. Ranimez, je vous prie, sa noble ardeur ; il ne faut
pas qu'il enfouisse un si beau talent. Il me paraît surtout entendre
à merveille ce que personne n'entend : c'est l'art de dialoguer.
Vous ferez quelque jour un bien joli opéra avec lui, mais je ne
prétends pas que Pandore soit entièrement sacrifiée.
Nos dames, sensibles à votre souvenir, vous écriront des lettres
plus galantes; mais je vous avertis que je suis aussi sensible
qu'elles, tout vieux que je suis. Ma santé est détestable, mais je
suis heureux aulant qu'un vieux malade peut l'être. Votre façon
d'être heureux est d'une espèce toute différente.
Adieu ; je vous souhaite tous les genres de félicité, dont vous
êtes très-digne.
7074. — A M. DAMILAVILLE.
23 novembre.
Vous n'aviez pas besoin, mon cher ami, de la lettre de M. d'Alem-
bert pour m'exciter. Vous savez bien que, sur un mot de vous,
il n'y a rien que je ne hasarde pour vous servir.
Je vous avais déjà prévenu en écrivant la lettre 2 la plus forte
à M'nc de Sauvigny. Je prendrai aussi, n'en doutez pas, le parti
d'implorer la protection de M. le duc de Choiseul; mais sachez
qu'il est à présent très-rare qu'un ministre demande des emplois
1. Opéra de Thomas, musique de La Borde, joué le 13 novembre 17o7.
2. Lettre qui est perdue; voyez 7070.
ANNÉE 17 07. 433
à d'autres ministres. Il n'y a pas longtemps que j'obtins de M. le
duc de Choiseul qu'il parlât à monsieur le vice-chancelier en fa-
veur d'un ancien officier à qui nous avons donné la sœur de M. Du-
puits en mariage. Cet. officier, retiré du service avec la croix de
Saint-Louis et une pension, avait été forcé, par des arrangements
de famille, à prendre une charge de maître des comptes à Dole-,
il demandait la vétérance avant le temps prescrit : croiriez-vous
bien que monsieur le vice-chancelier refusa net M. de Choiseul,
et lui envoya un beau mémoire pour motiver ses refus? Vous
jugez bien que, depuis ce temps-là, le ministre n'est pas trop dis-
posé à demander des choses qui ne dépendent pas de lui. Soyez
sûr que je n'aurai réponse de trois mois.
Il y a environ ce temps-là que j'en attends une de lui sur une
affaire qui me regarde. Il m'a fait dire, par le commandant de
notre petite province, qu'il n'avait pas le temps d'écrire, qu'il
était accablé d'affaires : voilà où j'en suis.
Il me paraît de la dernière importance d'apaiser M. de Sau-
vigny ; il faut l'entourer de tous côtés. M. de Montigny, trésorier
de France, de l'Académie des sciences, est très à portée de lui
parler avec vigueur. N'avez- vous point quelque ami auprès de
M. d'Ormesson? Heureusement la place qui vous est promise
n'est point encore vacante ; on aura tout le temps de faire valoir
vos droits si bien établis.
La tracasserie qu'on vous fait est inouïe. Je me souviens d'un
petit dévot, nommé Leleu, qui avait deux crucifix sur sa table:
il débuta par me dire qu'il ne voulait pas transiger avec moi,
parce que j'étais un impie, et il finit par me voler vingt mille
francs. Il s'en faut beaucoup, mon cher ami, que les scènes du
Tartuffe soient outrées : la nature des dévots va beaucoup plus
loin que le pinceau de Molière.
J'aurai, dans le courant du mois de décembre, une occasion
très-favorable de prier monsieur le contrôleur général de vous
rendre justice. Je ne saurais m'imaginer qu'on pût manquer à
sa parole sur un prétexte aussi ridicule. Cela ressemblerait trop
au marquis cl'O , qui prétendait que le prince Eugène et Marlbo-
rough ne nous avaient battus que parce que le duc de Vendôme
n'allait pas assez souvent à la messe.
Je vous prie de ne pas oublier le maréchal de Luxembourg1,
qui n'allait pas plus à la messe que le duc de Vendôme. Je suis
obligé d'arrêter l'édition du Siècle de Louis XIV, jusqu'à ce que
1. C'est-à dire les Mémoires que Voltaire croyait imprimés; voyez lettre 7059.
436 CORRESPONDANCE.
j'aie vu ces campagnes du maréchal , où l'on m'a dit qu'il y a
des choses fort instructives.
Le petit livre du Militaire philosophe vaut assurément mieux
que toutes les campagnes. Il est très-estimé en Europe de tous
les gens éclairés. J'ai bien de la peine à croire qu'un militaire en
soit l'auteur. Nous ne sommes pas comme les anciens Romains,
qui étaient à la fois guerriers, jurisconsultes et philosophes.
Vous ne me parlez plus de votre cou ; pour moi, je vous écris
de mon lit, dont mes maux me permettent rarement de sortir.
On ne peut s'intéresser à vos affaires, ni vous embrasser plus ten-
drement que je le fais.
7075. — A M. LE DUC DE BOUILLON i.
Ferney, 25 novembre.
Monseigneur, les bontés dont Votre Altesse m'a toujours
honoré m'enhardissent à vous faire une prière. On fait actuelle-
ment une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. J'ai toujours
pensé que la cause de la persécution soufferte par M. le cardinal
de Bouillon lui était très -honorable. Il défendit généreusement
l'archevêque de Cambrai contre des ennemis acharnés, qui vou-
laient le perdre pour des billevesées mystiques. Je trouve la lettre
qu'il écrivit à Louis XIV, en quittant la France, non-seulement
très-noble, mais très-justifiable, puisqu'il était né lorsque son
père était souverain de droit et de fait.
Je présume que Votre Altesse a des lettres de M. le cardinal
de Bouillon sur cette affaire : si elle daigne me les confier, j'en
ferai usage avec le zèle que j'ai pour sa maison, sans la compro-
mettre, et en conciliant les devoirs d'un historien avec ceux d'un
sujet.
Si vous m'accordez, monseigneur, la grâce que je vous de-
mande, vous pourrez aisément me faire tenir le paquet contre-
signé par M. le prince de Soubise ou par quelque autre.
Je joindrai ma reconnaissance à l'ancien attachement et au
profond respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monseigneur,
de Votre Altesse, le très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 4 7 67.
7076. - A M. MARIN.
27 novembre.
Vous me demandez, mon cher monsieur, si je m'intéresse
aux édits qui favorisent le commerce et les huguenots : je crois
être de tous les catholiques celui qui s'y intéresse le plus. Je vous
serai très-obligé de me les envoyer. Il me semble que le conseil
cherche réellement le bien de l'État : on n'en peut pas dire autant
de messieurs de Sorbonne.
J'ai lu les Lettres sur Rabelais1 et autres grands personnages.
Ce petit ouvrage n'est pas assurément fait à Genève; il a été
imprimé à Bàle, et non point en Hollande, chez Marc-Michel,
comme le titre le porte. Il y a, en effet, des choses assez curieuses ;
mais je voudrais que l'auteur ne fût point tombé quelquefois dans
le défaut qu'il semble reprocheraux auteurs hardis dont il parle.
Parmi une grande quantité de livres nouveaux qui paraissent
sur cette matière, il y en a un surtout dont on fait un très-grand
cas. Il est intitulé le Militaire philosophe, et imprimé en effet chez
Marc-Michel Rey. Ce sont des lettres écrites au Père Malebranche,
qui aurait été fort embarrassé d'y répondre.
On a débité en Hollande, cette année, plus de vingt ouvrages
dans ce goût. Je sais que la fréronaille m'impute toutes ces nou-
veautés; mais je m'enveloppe avec sécurité dans mon innocence
et dans le Siicle de Louis XIV'2, que je fais réimprimer, augmenté
de plus d'un tiers. Je profite de la permission que vous me don-
nez de vous adresser une copie de Yerrala que l'exacte et avisée
veuve Duchesne a perdu si à propos. Je mets tout cela sous
l'enveloppe de M. de Sartines.
Adieu, monsieur : vous ne sauriez croire combien votre com-
merce m'enchante.
Sera-t-il donc permis au sieur Coger, régent de collège, d'em-
ployer le nom du roi pour me calomnier?
7077. — A M. DAMILAVILLE.
27 novembre.
Je suppose pour ma consolation, mon cher ami, que les
Campagnes du maréchal de Luxembourg3 sont en chemin. Il
1. Voyez tome XXVI, page 469.
2. L'édition de 1768.
3. Voyez lettre 7059.
438 CORRESPONDANCE.
faudra que j'arrête l'impression si elles ne viennent point, car
nous en sommes aux batailles de Steinkerque, de Fleurus et de
Nerwinde, l'éternel honneur des armes françaises. Il se pourrait
que, le paquet étant trop gros, on l'eût laissé à la poste, ou qu'on
l'eût ouvert.
Toutes les fois que vous aurez la bonté de m'envoyer quelque
gros paquet, donnez-m'en avis par une lettre séparée.
Vous ne me parlez point des nouveaux édits en faveur des
négociants et des artisans1. Il me semble qu'ils font beaucoup
d'honneur au ministère. C'est en quelque façon casser la révo-
cation de l'édit de Nantes avec tous les ménagements possibles.
Cette sage conduite me fait croire qu'en effet des ordres supé-
rieurs ont empêché les sorboniqueurs d'écrire contre la tolé-
rance. Tout cela me donne une bonne espérance de l'affaire de
Sirven, quoiqu'elle languisse beaucoup.
Je n'ai point encore de réponse de M. Chardon. Votre affaire
m'intéresse davantage. J'ai pris la liberté d'écrire, comme je vous
l'avais mandé, et je fais présenter ma lettre par un homme à
portée de la faire réussir. Cependant je me défie toujours de la
cour.
Bonsoir, mon cher ami ; mandez-moi des nouvelles de votre
affaire et de votre santé.
7078. — A M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 28 novembre.
11 y a environ quarante-cinq ans que monseigneur est en pos-
session de se moquer de son humble serviteur. Il y a trois mois
que je sors rarement de mon lit, tandis que monseigneur sort
tous les jours de son bain pour aller dans le lit d'autrui, et vous
êtes tout ébahi que je me sois habillé une fois pour assister à une
petite fête. Puissiez-vous insulter encore quarante ans aux fai-
blesses humaines, en ne perdant jamais ni votre appétit, ni votre
vigueur, ni vos grâces, ni vos railleries!
Vous avez laissé choir le tripot de la Comédie de Paris. Je m'y
intéresse fort médiocrement ; mais je suis fâché que tout tombe,
excepté l'opéra-comique. J'ai peur d'avoir le défaut des vieillards,
qui font toujours l'éloge du temps passé ; mais il me semble que
le siècle de Louis XIV, dont on fait actuellement une édition
1. Voyez lettre 7100.
ANNÉE I7G7. i<>
nouvelle fort augmentée, était un peu supérieur à notre siècle.
Comme cet ouvrage est suivi d'un petit abrégé qui va jusqu'à
la dernière guerre1, je ne manquerai pas de parler de la belle
action de M. le duc d'Aiguillon2, qui a repoussé les Anglais.
J'avais oublié cette consolation dans nos malheurs.
Votre ancien serviteur se recommande toujours à votre bonté
et loyauté, et vous présente son tendre et profond respect.
7079. — A M. DE CHABANON.
30 novembre.
L'anecdote parlementaire que vous avez la bonté de m'en-
voyer, mon cher ami, m'est d'autant plus précieuse qu'aucun
écrivain, aucun historien de Louis XIV n'en avait parlé jusqu'à
présent.
Et voilà justement comme on écrit l'histoire.
( Chariot, acte I, scène vu. )
Vous êtes bien plus attentif que le victorieux auteur 3 de YÉloge
de Charles V. Il ne m'a point appris d'anecdotes, car il ne m'a point
écrit du tout. Je présume qu'il passe fort agréablement son temps
avec quelque fille d'Aaron-al-Raschild4.
Je ne sais pas la moindre nouvelle des tripots de Paris. J'ignore
jusqu'aux succès des doubles-croches de Philidor, et je suis tou-
jours très-affligé de l'aventure des croches de notre ami M. de
La Borde. J'ai sa Pandore à cœur, non parce que j'ai fourni la
toile qu'il a bien voulu peindre, mais parce que j'ai trouvé
des choses charmantes dans son exécution ; et je souhaite pas-
sionnément qu'on joue le péché originel à l'Opéra. Vous me direz
qu'il ne mérite d'être joué qu'à la foire Saint-Laurent : cela est
vrai, si on le donne sous son véritable nom; mais, sous le nom
de Pandore, il mérite le théâtre de l'Académie de musique. Je
vous prie toujours d'encourager M. de La Borde : car pour vous,
mon cher ami, je vous crois assez encouragé à établir votre ré-
putation en détruisant l'empire romain. Mais commencez par
1. L'édition de 1708 du Siècle de Louis XIV contenait la première édition du
Précis du Siècle de Louis XV, dont les chapitres xx.ui-.\xxv donnaient le récit de
la guerre de Sept ans (1757-1763).
2. Voyez tome XV, page 370.
3. La Harpe.
■i. La Harpe s'occupait de sa tragédie des Barmécides.
440 CORRESPONDANCE.
établir un théâtre, vous n'en avez point. La Comédie française
est plus tombée que l'empire romain.
Nous n'avons plus de soldats dans nos déserts de Ferney.
L'arrêt des augustes puissances contre les illustres représentants
est arrivé, et a été plus mal reçu qu'une pièce nouvelle. Vous ne
vous en souciez guère, ni moi non plus.
Maman et toute la maison vous font les plus tendres compli-
ments; j'enchéris sur eux tous.
7080. — A M. LEKAIN.
30 novembre.
Mon cher ami, voici le temps où vous m'avez promis de re-
prendre les Scythes : on me mande que votre santé est raffermie,
et je vous somme de votre parole. Il faut faire jouer Obéide par
celle qui en est le plus capable ; je ne connais aucune actrice-,
ce n'est point à moi d'employer des talents dont je ne puis juger.
Je sais seulement que le public doit être servi de préférence à
tout. On dit que votre théâtre est désert ; c'est à vous de le réta-
blir ; mais on est actuellement dans la décadence des arts. Plus
je vous aime, plus je gémis sur la misère où nous sommes. V.
708-1. — A M. DAMILAVILLE.
1er décembre.
J'attends demain une lettre de vous, mon cher ami ; ainsi je
vous réponds avant que vous m'ayez écrit, car l'éloignement du
bureau de la poste me force toujours de mettre un grand inter-
valle entre les lettres que je reçois et celles que je réponds.
Je n'ai encore rien reçu de M'»e de Sauvigny, rien de M. le
duc de Choiseul ; mais j'ai reçu un livre imprimé à Avignon, in-
titulé Dictionnaire antiphilosophique1, qui est assurément très-digne
de son titre. Les malheureux y ont ressemblé toutes les ordures
qu'on a vomies dans divers temps contre Helvétius et Diderot, et
contre quelqu'un que vous connaissez. La fureur de ces miséra-
bles est toujours couverte du masque de la religion ; ils sont
comme les coupeurs de bourses qui prient Dieu à haute voix en
volant dans l'église.
L'ouvrage est sans nom d'auteur, le titre le fait débiter. Il y
1. Par Chaudon.
ANNÉE 1767. 441
a des morceaux qui ne sont pas sans éloquence, c'est-à-dire
l'éloquence des paroles : car pour celle de la raison, il y a long-
temps qu'elle est bannie de tous les livres de ce caractère. Trois
jésuites, nommés Patouillet, Nonotte et Cérutti, ont contribué à
ce chef-d'œuvre. On m'assure qu'un avocat a déjà daigné répon-
dre à ces marauds, à la fin d'un livre qui roule sur des matières
intéressantes.
Par quelle fatalité déplorable faut-il que des ennemis du genre
humain, chassés de trois royaumes, et en horreur à la terre en-
tière, soient unis entre eux pour faire le mal, tandis que les
sages qui pourraient faire le bien sont séparés, divisés, et peut-
être, hélas! ne connaissent pas l'amitié? Je reviens toujours à
l'ancien objet de mon chagrin : les sages ne sont pas assez sages,
ils ne sont pas assez unis, ne sont ni assez adroits, ni assez zélés,
ni assez amis. Quoi! trois jésuites se liguent pour répandre les
calomnies les pins atroces, et trois honnêtes gens resteront tran-
quilles!
Vous ne serez pas tranquille sur les Sirven. Je compte tou-
jours, mon cher ami, que M. Chardon rapportera l'affaire in-
cessamment devant le roi. Il sera comblé de gloire et béni de la
patrie.
Avez-vous lu l'Honnête Criminel? Il y a quelques beaux vers.
L'auteur aurait pu faire de cette pièce un ouvrage excellent;
il aurait fait une très-grande sensation, et aurait servi notre
cause.
Je suis toujours très-malade: je sens de fortes douleurs ;
mais l'amitié qui m'attache à vous est bien plus forte encore.
Bonsoir, mon digne et vertueux ami.
7082. — A M. MARMOMEL.
2 dccembr
Commençons par les empereurs, mon très-cher et illustre
confrère, et ensuite nous viendrons aux rois. Je tiens l'empereur
Justinien un assez méprisable despote, et Bélisaire un brave
capitaine assez pillard, aussi sottement cocu que son maître.
Mais, pour la Sorbonne, je suis toujours de l'avis de Des Landes,
qui assure, à la page 299 de son troisième volume1, que c'est le
corps le plus méprisable du royaume.
1. Voltaire rapporte ce passage dans la lettre 0797.
442 CORRESPONDANCE.
Pour le roi de Pologne, c'est tout autre chose. Je le révère,
l'estime et l'aime comme philosophe et comme bienfaisant. Il
est vrai que j'eus l'honneur de recevoir sa réponse au mois de
mars, et que j'eus la discrétion de ne lui rien répliquer, parce
que je craignis d'ennuyer un roi des Sarmates, qui me parut
assez embarrassé entre un nonce, des évoques, des Radziwill et
des Gracovie ; mais, puisqu'il insinue que je dois lui écrire, il
aura assurément de mes nouvelles.
Mon cher ami, vive le ministère de France ! vive surtout M. le
duc de Choiseul, qui ne veut pas que les sorboniqueurs prêchent
l'intolérance dans un siècle aussi éclairé! On lime les dents à ces
monstres, on rogne leurs griffes ; c'est déjà beaucoup. Us rugiront,
et on ne les entendra seulement pas. Votre victoire est entière,
mon cher ami : ces drôles-là auraient été plus dangereux que
les jésuites, si on les avait laissés faire.
Je suis bien affligé que l'édit en faveur des protestants n'ait
point passé. Ce n'est pas que les huguenots ne soient aussi fous
que les sorboniqueurs ; mais, pour être fou à lier, on n'en est
pas moins citoyen ; et rien ne serait assurément plus sage que de
permettre à tout le monde d'être fou à sa manière.
Il me paraît que le public commence à être fou delà musique
italienne ; cela ne m'empêchera jamais d'aimer passionnément
le récitatif de Lulli. Les Italiens se moqueront de nous, et nous
regarderont comme de mauvais singes. Nous prenons aussi les
modes des Anglais ; nous n'existons plus par nous-mêmes. Le
Théâtre-Français est désert comme les prêches de Genève. La
décadence s'annonce de toutes parts. Nous allions nous sauver
par la philosophie ; mais on veut nous empêcher de penser. Je
me flatte pourtant qu'à la fin on pensera, et que le ministère ne
sera pas plus méchant envers les pauvres philosophes qu'envers
les pauvres huguenots.
Je vous supplie d'embrasser pour moi le petit nombre de
sages qui voudra bien se souvenir du vieux solitaire, votre tendre
ami.
7083. — A M. DAMILAVILLE.
2 décembre.
Mon cher ami, Mmc de Sauvigny, à qui j'avais écrit de la ma-
nière la plus pressante, sans vous compromettre en rien, s'ex-
plique elle-même sur les choses dont je ne lui avais point parlé ;
elle les prévient ; elle me dit que M. Mabille, dont par parenthèse
ANNÉE 4767. 443
je ne savais pas le nom, n'est point mort; qu'on ne peut deman-
der la place d'un homme en vie ; que son fils d'ailleurs a exercé
cet emploi depuis cinq années, à la satisfaction de ses supé-
rieurs ; et que, s'il était dépossédé, sa famille serait à la mendi-
cité.
Ces raisons me paraissent assez fortes. Il n'est point du tout
question, dans celte lettre, des impressions qu'on aurait pu don-
ner contre vous à M. de Sauvigny. On n'y parle que des services
que Manille a rendus à l'intendance pendant quarante années.
C'est encore une raison de plus pour assurer une récompense à
son fils. Que voulez-vous que je réponde? faut-il que j'insiste?
faut-il que je demande pour vous une autre place? ou voulez-vous
vous borner à conserver la vôtre? Vous savez mieux que moi que
les promesses des ministres qui ne sont plus en place ne sont pas
une recommandation auprès de leurs successeurs.
Vous savez qu'il n'y a point de survivance pour ces sortes
d'emplois. Je vois avec douleur que je ne dois rien attendre de
M. le duc de Choiseul dans cette affaire. Je n'ai jamais senti si
cruellement le désagrément attaché à la retraite ; on n'est plus
bon à rien, on ne peut plus servir ses amis.
Je crois être sûr que M. de Sauvigny ne vous nuira pas dans
l'emploi qui vous sera conservé ; mais je crois être sûr aussi
qu'il se fait un devoir de conserver au jeune Mabille la place de
son père. En un mot, ce père n'est point mort ; et ce serait, à
mon avis, une grande indiscrétion de demander son emploi de
son vivant.
Mandez-moi, je vous prie, où vous en êtes, et quel parti vous
prenez. Celui de la philosophie est digne de vous. Plût à Dieu
que vous pussiez avoir un bénéfice simple, et venir philosopher
à Ferney ! Mais si votre place vous vaut quatre mille livres, il ne
faut certainement pas l'abandonner.
Vous êtes trop prudent, mon cher ami, pour mettre dans
cette affaire le dépit à la place de la raison. Je ne vous parlerai
point aujourd'hui de littérature, quand il s'agit de votre fortune.
Je suis d'ailleurs très-malade. Je vous embrasse avec la plus vive
tendresse.
7084. — A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
A Ferney, le 2 décembre.
Quand vers leur fin mes ans sont emportes,
Vous commencez une belle carrière :
444 CORRESPONDANCE.
Par les plaisirs vos moments sont comptés.
Goûtez longtemps cette douceur première;
A la raison joignez les voluptés;
Et que je puisse, à mon heure dernière,
Me croire heureux de vos félicités.
Voilà ce qu'un vieux malade, qui n'en peut plus, dit à deux
jeunes époux dignes du bonheur qu'il leur souhaite. Monsieur
et madame, je me garderai bien de vous séparer.
A moi, du vin de Champagne! à moi, qui suis à l'eau de
poulet! à moi, pauvre confisqué! Ah! monsieur et madame,
venez le boire vous-mêmes. Je ne puis être que le témoin des
plaisirs des autres, et c'est surtout aux vôtres que je m'intéresse.
Votre satisfaction mutuelle me ranime un moment pour
vous dire à tous deux avec combien de reconnaissance et de
respect j'ai l'honneur d'être, etc.
7085. — A STANISLAS-AUGUSTE PONIATO WSKI,
K 01 DE POLOGNE.
6 décembre.
Sire, on m'apprend que Votre Majesté semble désirer que je
lui écrive. Je n'ai osé prendre cette liberté. Un certain Bour-
dillon1, qui professe secrètement le droit public à Bàle, pré-
tend que vous êtes accablé d'affaires, et qu'il faut captare mollia
fandi tempora-. Je sais bien, sire, que vous avez beaucoup d'af-
faires ; mais je suis très-sûr que vous n'en êtes pas accablé, et
j'ai répondu au sieur Bourdillon : Rex Me superior est negotiis.
Ce Bourdillon s'imagine que la Pologne serait beaucoup plus
riche, plus peuplée, plus heureuse, si les serfs étaient affranchis,
s'ils avaient la liberté du corps et de l'âme, si les restes du gou-
vernement gothico-sclavonico-romano-sarmatique étaient abolis
un jour par un prince qui ne prendrait pas le titre de fils aîné
de l'Église, mais celui de fils aîné de la raison. J'ai répondu au
grave Bourdillon que je ne me mêlais pas d'affaires d'État, que
je me bornais à admirer, à chérir les salutaires intentions de
Votre Majesté, votre génie, votre humanité, et que je laissais les
1. C'est le nom sous lequel M. de Voltaire avait publié l'Essai sur les Dissen-
sions des églises de Pologne; voyez tome XXVI, page 451.
2. Virgile {/En., IV, 293-294) a dit :
Mollissima fandi
Teuipora
ANNÉE 1767. 445
Grotius et les Puffcndorf ennuyer leurs lecteurs par les citations
des anciens, qui n'ont pas fait le moindre bien aux modernes.
Je sais, disais-je à mon ami Bourdillon, que les Polonais seraient
cent fois plus heureux si le roi était absolument le maître, et
que rien n'est plus doux que de remettre ses intérêts entre les
mains d'un souverain qui a justesse dans l'esprit et justice dans
le cœur ; mais je me garde bien d'aller plus loin. Vous n'ignorez
pas, monsieur Bourdillon, qu'un roi est comme un tisserand con-
tinuellement occupé à reprendre les fils de sa toile qui se cassent;
ou, si vous l'aimez mieux, comme Sisyphe, qui portait toujours
son rocher au haut de la montagne, et qui le voyait retomber-,
ou enfin comme Hercule avec les têtes renaissantes de l'hydre.
M. Bourdillon me répondit : Il unira sa toile, il fixera son
rocher, il abattra les têtes de l'hydre.
Je le souhaite, mon cher Bourdillon, et je fais des vœux au
ciel avec vous pour qu'il réussisse en tout, et pour que les
hommes soient moins asservis à leurs préjugés, et plus clignes
d'être heureux. Je ne doute pas qu'un grand jurisconsulte comme
vous ne soit en commerce de lettres avec un grand législateur.
La première fois que vous l'ennuierez de votre fatras, dites-lui,
je vous en prie, que je suis avec un profond respect, avec admi-
ration, avec dévouement, de Sa Majesté, etc.
7086. — DE M. HENNIN >.
Genève, G décembre 1707.
Voici, monsieur, la Gazette du commerce où je n'ai marqué que les pièces
qui ont suivi de près la publication du livre de M. de La Rivière 2. Il y en a
dans le commencement de l'année une ou deux qui traitent plus particulière-
ment des principes que cet écrivain a adoptés, qui appartiennent à l'auteur du
Tableau économique. C'est dans le Journal d'agriculture, que je n'ai point,
mais que j'espère trouver ici, que sont celles où la matière est discutée à
fond, et les auteurs des Éphémérides du citoyen sont les champions de
MM. Ouesnay et de La Rivière. Je suis bien aise de vous avertir, au reste,
monsieur, que celte querelle a mis beaucoup de personnes sur la scène :
M. de Mirabeau, M",e de Marchais, M. de Forbonnais, etc. Je crois la seconde
lettre d'un de mes parents, auteur de plusieurs articles économiques dans
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
2. Mercier de La Rivière fut un des premiers économistes, parmi lesquels on
comptait le docteur Quesnay, Mirabeau père, Turgot, l'abbé Baudot, etc. Le livre
dont il est ici question est sans doute son ouvrage intitulé l'Ordre naturel et
essentiel des sociétés politiques.
446 CORRESPONDANCE.
Y Encyclopédie, et des lettres sur l'instinct des animaux, sous le nom d'un
philosophe de Nuremberg, un des plus grands rieurs de France1.
Il y a trois ans que je passais ma vie avec des personnes occupées de
l'économie politique , et j'aurais pu alors vous détailler leurs principes, que
j'essayais quelquefois de combattre ; mais j'ai perdu de vue toutes ces dis-
putes, et je souhaite que vous appreniez à mes amis et aux autres qu'on
peut parler français en traitant des sujets économiques, et que tout législa-
teur doit être clair.
7087. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
A Ferney, 7 décembre.
Mon cher ange, je vous "dépêche mon gendre2, qui ne va à
Paris ni pour l'opéra de Philidor, ni pour l'opéra-comique, ni
pour le malheureux tripot de l'expirante Comédie française. Il
aura le bonheur de faire sa cour à mes deux anges ; cela mérite
bien le voyage. De plus, il compte servir le roi, ce qui est la
suprême félicité. Puisse-t-il le servir longues années en temps
de paix!
J'ai vaincu mon horrible répugnance, en excédant M. le duc
de Duras de l'histoire de la falsification de mon testament3. Je
vois bien que je mourrai avant d'avoir mis ordre à mes affaires
comiques, et que cela va produire une file de tracasseries qui
ne finira point. Le théâtre de Baron, de Le Couvreur, de Clairon,
n'en deviendra pas meilleur. La décadence est venue, il faut s'y
soumettre ; c'est le sort de toutes les nations qui ont cultivé les
lettres : chacune a eu son siècle brillant, et dix siècles de turpitude.
Je finis actuellement par semer du blé, au lieu de semer des
vers en terre ingrate ; et j'achève, comme je le puis, ma ridicule
carrière.
Vivez heureux en santé, en tranquillité.
Adieu, mon ange, que j'aimerai tendrement jusqu'au dernier
moment de ma vie.
7088. — A M. DE CHABANON.
A Fcrncy 7 décembre.
Ami aussi essentiel qu'aimable, ayez tout pouvoir sur Pandore.
Vous me donnez le fond de la boîte, et j'espère tout de votre
1. Lettres sur les animaux, par le philosophe de Nuremberg, C. G. Le Roy.
'1. Dupuits, qui avait épousé M11" Corneille.
3. Voyez la lettre 70i8.
ANNÉE 1767. 447
goût, de la facilité de M. de La Borde. A l'égard de ma docilité,
vous n'en doutez pas.
Je suis bien étonné qu'on ait fait un opéra d'Ernelinde1, de
Rodoald, et de Ricimer; cela pourrait faire souvenir les mauvais
plaisants
De ce plaisant projet d'un poêle ignorant
Qui de tant de héros va choisir Childebrand.
(Bon. eau, Art. port., ch. III, v. 241.)
Le bizarre a succédé au naturel en tout genre. Nous sommes
plus savants sur certains chefs intéressants que clans le siècle
passé ; mais adieu les talents, le goût, le génie et les grâces.
Mes compliments à Rodoald; je vais relire Atys2. J'ai peur
que vous ne soyez dégoûté de l'empire romain et d'Eudoxie,
depuis que vous avez vu la misère où les pauvres acteurs sont
tombés. On dit qu'il n'y a que la Sorbonne qui soit plus méprisée
que la Comédie française.
J'envie le bonheur de M. Dupuits, qui va vous embrasser. Je
félicite M. de La Harpe de tous ses succès. Il en est si occupé
qu'il n'a pas daigné m'écrire un mot depuis qu'il est parti de
Ferney.
Mme Denis vous regrette tous les jours ; elle brave l'hiver, et
j'y succombe. Je lis et j'écris des sottises au coin de mon feu,
pour me dépiquer.
J'ai reçu d'excellents mémoires sur l'Inde ; cela me console
des mauvais livres qu'on m'envoie de Paris. Ces mémoires se-
raient peut-être mal reçus de votre Académie, et encore plus de
vos théologiens. Il est prouvé que les Indiens ont des livres
écrits il y a cinq mille ans ; il nous sied bien après cela de faire
les entendus! Les pagodes, qu'on a prises pour des représenta-
tions de diables, sont évidemment les vertus personnifiées.
Je suis las des impertinences de l'Europe. Je partirai pour
l'Inde, quand j'aurai de la santé et de la vigueur. En attendant,
conservez-moi une amitié qui fait ma consolation.
1. Les paroles d'Ernelinde sont de Poinsinet, la musique de Philidor. La pre-
mière représentation avait été donnée le 24 novembre 1707.
2. Opéra de Quinaull.
418 CORRESPONDANCE.
7089. — A M. PEACOCK,
CI-DEVANT FERMIER GÉNÉRAL DL ROI DE PATNA.
A Ferney, 8 décembre.
Je ne saurais, monsieur, vous remercier en anglais, parce
que ma vieillesse et mes maladies me privent absolument de la
facilité d'écrire. Je dicte donc en français mes très-sincères re-
merciements snr le livre instructif que vous avez bien voulu
m'envoyer. Vous m'avez confirmé de vive voix une partie des
choses que l'auteur dit sur l'Inde, sur ses coutumes antiques,
conservées jusqu'à nos jours; sur ses livres, les plus anciens
qu'il y ait dans le monde; sur les sciences, dont les bracbmanes
ont été les dépositaires ; sur leur religion emblématique, qui
semble être l'origine de toutes les autres religions. Il y a long-
temps que je pensais, et que j'ai même écrit, une partie des
vérités que ce savant auteur développe. Je possède une copie
d'un ancien manuscrit qui est un commentaire du Veidam, fait
incontestablement avant l'invasion d'Alexandre. J'ai envoyé à la
Bibliothèque royale de Paris l'original de la traduction l faite par
un brame, correspondant de notre pauvre compagnie des Indes,
qui sait très-bien le français.
Je n'ai point de honte, monsieur, de vous supplier de me
gratifier de tout ce que vous pourrez retrouver d'instructions
sur ce beau pays où les Zoroastre, les Pythagore, les Apollonius
de Tyane, ont voyagé comme vous.
J'avoue que ce peuple, dont nous tenons les échecs, le tric-
trac, les théorèmes fondamentaux de la géométrie, est malheu-
reusement d'une superstition qui effraye la nature; mais, avec
cet horrible et honteux fanatisme, il est vertueux : ce qui prouve
bien que les superstitions les plus insensées ne peuvent étouffer
la voix de la raison, car la raison vient de Dieu, et la supersti-
tion vient des hommes, qui ne peuvent anéantir ce que Dieu a
fait.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec une très-vive recon-
naissance, etc.
1. Voyez une lettre du 13 juillet 1761; et les notes, tome XVIII, page 32:
tome XXVI, page 392; et tome XXIX, page 109.
ANNÉE 1767. 449
7090. — A M. FENOUILLOT DE FALBAIRE'.
A Ferney, 11 déembre.
Je ne peux trop vous remercier, monsieur, de la bonté que
vous avez eue de m'envoyer votre pièce, que l'éloquence et l'hu-
manité ont dictée. Elle est pleine de vers qui parlent au cœur,
et qu'on retient malgré soi. Il y a des gens qui ont imprimé que
si on avait joué la tragédie de Mahomet devant Ravaillac, il n'au-
rait jamais assassiné Henri IV. Ravaillac pouvait fort bien aller
à la comédie; il avait fait ses études, et était un très-bon maître
d'école. On dit qu'il y a encore à Angoulême des gens de sa fa-
mille qui sont clans les ordres sacrés, et qui par conséquent per-
sécutent les huguenots au nom de Dieu. Il ne serait pas mal
qu'on jouât votre pièce devant ces honnêtes gens, et surtout de-
vant le parlement de Toulouse. M. Marmontel vous en deman-
dera probablement une représentation pour la Sorbonne.
Pour moi, monsieur, je vous réponds que je la ferai jouer
sur mon petit théâtre.
Je suis fâché que votre prédicant Lisimond2 ait eu la lâcheté
de laisser traîner son ûls aux galères. Je voudrais que sa vieille
femme s'évanouît à ce spectacle, que le père fût empressé à la
secourir, qu'elle mourût de douleur entre ses bras; que pen-
dant ce temps-là la chaîne partît; que le vieux Lisimond, après
avoir enterré sa vieille prédicante, allât vite à Toulon se pré-
senter pour dégager son fils. Le fond de votre pièce n'y per-
drait rien, et le sentiment y gagnerait.
Je voudrais aussi (permettez-moi de vous le dire) que, dans
la scène de la reconnaissance, les deux amants ne se parlassent
pas si longtemps sans se reconnaître, ce qui choque absolument
la vraisemblance.
N'imputez ces faibles critiques qu'à mon estime. Je crois que
vous pouvez rendre au théâtre le lustre qu'il commence à perdre
tous les jours; mais soyez bien persuadé que Phèdre et Iphigènie
feront toujours plus d'effet que des bourgeois. Votre style vous
appelle au grand.
1. Charles-George Fenouillot de Falbaire, né à Salins en 1727, mort à Sainte-
Menehould le 28 octobre i800, avait envoyé à Voltaire son ouvrage intitulé la
Piété filiale, ou l'Honnête Criminel, drame en cinq actes et en vers, imprimé dès
1767, in-8°, joué sur des théâtres de société, mais qui ne fut représenté sur le
Théâtre-Français qu'en 1790.
2. Nom d'un personnage dans l'Honnête Criminel.
45. — Correspondance. XIII. 29
450 CORRESPONDANCE.
J'ai l'honneur d'être, avec toute l'estime que vous méritez,
votre très-humble, etc.
7091. — A M. CHARDON.
11 décembre.
Monsieur, vous m'étonnez de vouloir lire des bagatelles, quand
vous êtes occupé à déployer votre éloquence sur les choses
les plus sérieuses ; mais Caton allait à cheval sur un bâton avec
un enfant, après s'être fait admirer dans le sénat. Je suis un
vieil enfant ; vous voulez vous amuser de mes rêveries, elles sont
à vos ordres; mais la difficulté est de les faire voyager. Les com-
mis à la douane des pensées sont inexorables. Je me ferais
d'ailleurs, monsieur, un vrai plaisir de vous procurer quelques
livres nouveaux qui valent infiniment mieux que les miens;
mais je ne répondrais pas de leur catholicité. Ce qui me rassu-
rerait, c'est que le meilleur rapporteur du conseil doit avoir sous
les yeux toutes les pièces des deux parties.
Si vous pouvez, monsieur, m'indiquer une voie sûre, je ne
manquerai pas de vous obéir ponctuellement.
J'ose me flatter que vous ferez bientôt triompher l'innocence
des Sirven1, que vous serez comblé de gloire; soyez sûr que
tout le royaume vous bénira : vous détruirez à la fois le préjugé
le plus absurde, et la persécution la plus abominable.
J'ai l'honneur d'être, avec autant d'estime que de respect,
monsieur, votre, etc.
P. S. Vous me pardonnerez de ne pas vous écrire de ma
main ; mes maladies et mes yeux ne me le permettent pas.
7092. — A M. L'ABBÉ MORELLET.
12 décembre.
Vous êtes, mon cher docteur philosophe, le modèle de la
générosité ; c'est un éloge que les simples docteurs méritent rare-
ment. Vous prévenez mes besoins par vos bienfaits. Je vous dois
les belles et bonnes instructions que M. de Malesherbes a bien
voulu me donner. Cette interdiction de remontrances sous
Louis XIV, pendant près de cinquante années, est une partie
1. Voyez lettre 7180.
ANNÉE 1767. iul
curieuse de l'histoire, et par conséquent entièrement négligée
par les Limiers et les Reboulet, compilateurs de gazettes et de
journaux. Je ne connais qu'une seule remontrance, en 1709, sur
la variation des monnaies; encore ne fut-elle présentée qu'après
l'enregistrement, et on n'y eut aucun égard.
Je vous supplie, mon cher philosophe, d'ajouter à vos bontés
celle de présenter mes très-humides remerciements au magistrat
philosophe 1 qui m'a éclairé. Plût à Dieu qu'il fût encore à la
tête de la littérature ! Quand on ôta au maréchal de Villars le
commandement des armées, nous fûmes battus; et lorsqu'on le
lui rendit, nous fûmes vainqueurs.
Je suis accablé de vieillesse, de maladies, de mauvais livres,
d'affaires. J'ai le cœur gros de ne pouvoir vous dire, aussi lon-
guement que je le voudrais, tout ce que je pense de vous, et à
quel point je suis pénétré de l'estime et de l'amitié que vous
m'avez inspirées pour le reste de ma vie.
709;]. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 13 décembre.
Votre malingre et affligé serviteur ne peut écrire de sa main
à son héros. Tout languissant qu'il est, il compte bien donner
non-seulement la Fiancée du roi de Garbe-, quand il aura quatre-
vingts ans, mais encore le Portier des Chartreux 3 pour petite pièce,
que monseigneur fera représenter à la cour avec tout l'appareil
convenable.
La prison du prince de Gondé, la mort de François II, seraient
à la vérité un sujet de tragédie; mais je ne réponds pas de l'ap-
probation de la police. La pièce serait très-froide si elle n'était
pas très insolente; et, si elle était insolente, on ne pourrait la
jouer qu'en Angleterre.
En attendant, si j'avais quelque chose à demander au tripot,
ce serait qu'on achevât les représentations des Scythes. On ne les
a données que quatre fois, et elles ont valu 600 francs à Lekain.
Il n'y a plus de lois, plus d'honneur, plus de reconnaissance
dans le tripot.
J'oserais implorer votre protection comme les Génois; mais
1. Malesherbes.
2. Titre d'un conte de La Fontaine.
3. Voyez une des notes sur le Pauvre Diable (tome X).
452 CORRESPONDANCE.
monseigneur vient à Paris passer six semaines, et partager son
temps entre les affaires et les plaisirs ; ensuite il court dans le
royaume du prince Noir * pour le reste de l'année, et je ne puis
alors recourir aux lois, du fond de mes déserts des Alpes.
On m'a mandé que vous aviez abandonné tout net le dépar-
tement dudit tripot; alors je me suis adressé à M. le duc de Duras,
afin que mes prières ne sortissent point de la famille.
On m'a fait un grand crime dans Paris, c'est-à-dire parmi
sept ou huit personnes de Paris, d'avoir ôté un rôle à MUe Du-
rancy, pour le donner à Mlle Dubois. Le fait est que j'ai écrit une
lettre de politesse et de plaisanterie à Mlle Dubois, et qu'il m'est
très-indifférent par qui tous mes pauvres rôles soient joués. Je
ne connais aucune actrice. Le bruit public est que le c. de
MUc Durancy n'est ni si blanc ni si ferme que celui de MUe Dubois ;
je m'en rapporte aux connaisseurs, et je n'ai acception de per-
sonne.
Vous ne connaissez pas d'ailleurs ma déplorable situation.
Si j'avais l'honneur de vous entretenir seulement un quart d'heure,
mon liôros poufferait de rire. Il sait ce que c'est que l'absence,
et combien on dépend quand on est à cent lieues de son tripot;
mais il sait aussi que je voudrais ne dépendre que de lui, et que
c'est à lui que je suis attaché jusqu'au dernier moment de ma
vie.
A l'égard du jeune homme 2 dont vous avez eu la bonté de me
renvoyer la lettre, il est vrai que c'est un des seigneurs les mieux
mis et les plus brillants. J'ai peur que sa magnificence ne lui
coûte de tristes moments. Je ne me mêle plus en aucune manière
de ses affaires. J'ai eu pour lui, pendant un an, toutes les atten-
tions que je devais à un homme envoyé par vous; je n'ai rien
négligé pour le rendre digne de vos bontés ; c'est maintenant à
M. Hennin uniquement à se charger de son sort et dp sa con-
duite. Si vous avez quelques ordres à me donner sur son compte,
je les exécuterai avec exactitude; mais je ne ferai absolument
rien sans vos ordres précis.
Agréez, monseigneur, avec autant de bonté que de plaisan-
terie, mon très-tendre et profond respect.
1. La Guienne, dont le duc de Richelieu était gouverneur
2. Galien.
ANNÉE 1707. 153
7094. — A M. LE CHEVALIER DE TAULES.
A Ferney, 14 décembre.
Mes raisons de tous aimer, monsieur, sont que vous avez la
franchise et la bonté de mon héros1, dans le pays duquel vous
êtes né. Il faut avoir bien envie de crier, pour trouver mauvais
qu'on ait produit les lettres de Jean- Jacques 2 ; je croyais
d'ailleurs que des archives étaient faites pour être consultées;
on en use ainsi à la Tour de Londres, et jamais on ne s'est avisé
de trouver Rymer 3 indiscret.
Je prendrai la liberté d'en écrire un mot à M. le duc de Choi-
seul : il y a longtemps que l'anecdote du traité apporté par clés
gardes du corps est imprimée. Un fait aussi peu vraisemblable a
besoin d'autorité ; il y a une note 4 qui indique que cela est tiré
du dépôt. Effectivement, vous savez qu'avant vous il y a un
homme fort au fait qui m'apprit cette particularité, et c'est ce
que je certifierai cà votre principal ; mais il n'est pas encore temps.
Vous êtes informé de plus qu'on m'a fait une petite tracasserie
avec lui, et qu'on m'a voulu faire passer pour représentant':
cependant je ne me mêle pas plus des représentations de Genève
que de celles des parlements, et je suis comme cet homme qui
chantait les psaumes sur l'air : Tout cela m'est indiffèrent. Ce qui
ne m'est pas indifférent, c'est votre amitié. Je vous supplie, quand
vous verrez M. Thomas, de lui dire qu'il n'a point d'admirateur
plus zélé que moi. Je finis là ma lettre, car je suis bien malade,
et je la finis sans compliments, ils sont dans mon cœur.
Voltaire.
7090. — A M. DUPONT.
Au château de Ferney, par Genève, 14 décembre.
Monsieur, vous n'ignorez pas qu'après les saisies faites par
des marchands de Lyon sur les terres de Richwir au préjudice
de mes droits, après les payements exigés par d'autres créanciers
1. Henri IV. Taules était aussi Béarnais.
2. Voyez tome XXVI, page 41.
3. A qui l'on doit la collection intitulée Fœdera, conventiones, litlerœ, etc.
4. Cette note, qui se rapporte au fait cité tome XIV, page 235, n'existe dans
aucune édition. Voltaire aura sans doute été invité à la supprimer.
0. C'est-à-dire attaché au parti de la bourgeoisie ; voyez lettre 7110.
454 CORRESPONDANCE.
postérieurs à moi, j'ai été forcé de recourir aux voies judiciaires
pour assurer mes intérêts et ceux de ma famille.
Vous savez que cette démarche était indispensable. Messieurs
de la chambre des finances de Montbéliard ont reconnu la justice
de mes droits et la circonspection de mes procédés.
Vous êtes avocat de monseigneur le duc de Wurtemberg, et
vous pensez comme lui ; vous ne pouvez désapprouver aucune
de mes démarches.
On me devra environ soixante-douze mille livres à la récep-
tion de ma lettre; j'en demandais dix au mois de décembre et
dix au mois de janvier, avec le payement de mes frais ; et le reste
en délégations sur des fermiers.
La chambre des finances m'a mandé qu'il y avait dix mille
livres pour moi à Colmar, mais elle ne me les a point envoyées.
Ni mon âge de soixante-quatorze ans passés, ni mes besoins pres-
sants, ni ma famille, ne me permettent d'attendre ; j'ai l'honneur
de vous en donner avis; je vous supplie d'envoyer celte lettre à
Montbéliard, et de me croire avec tous les sentiments que je vous
dois, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.
7096. — A M. DUPONT'.
1 i décembre.
Vous voyez, mon cher ami, que je mets vos intérêts en sûreté
par cette lettre ostensible, après laquelle je poursuivrai mes
droits si on ne me rend une très-prompte justice.
Mes frais en Franche-Comté montent à présent à sept cent
trente livres. Je vous prie de me dire à quoi montent ceux de
Colmar.
Voilà une affaire bien triste à mon âge. Je vous embrasse
tendrement. V.
7097. — A M. DAMILAVILLE.
A Ferney, 14 décembre.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 28 de novembre, et
vous devez avoir reçu la mienne du 2 de décembre, dans laquelle
1. Ce billet accompagnait la lettre précédente, qui seule était ostensible.
ANNÉE 1767. 4.!J5
je vous mandais ce que j'avais fait auprès de M. Io duc de Choi-
seul et de Mme de Sauvigny. Je vous rendais compte de ses inten-
tions et de ses raisons. Je lui envoie aujourd'hui une copie de la
lettre : de monsieur le contrôleur général, du 30 de mars. Ma lettre
est pour elle et pour monsieur l'intendant, qui m'a fait aussi
l'honneur de me venir voir à Ferney. Mais, encore une fois, vous
ferez plus en un quart d'heure à Paris par vous et par vos amis.
Je ne peux encore avoir reçu de réponse de M: le duc de
Choiseul.
Vous ne me parlez point des nouveaux édits2 en faveur des
négociants et des artisans. Il me semble qu'ils font beaucoup
d'honneur au ministère. C'est, en quelque façon, casser la révo-
cation de l'édit de Nantes avec tous les ménagements possibles.
Cette sage conduite me fait croire qu'en effet des ordres supérieurs
ont empêché les sorboniqueurs d'écrire contre la tolérance. Tout
cela me donne une bonne espérance de l'affaire des Sirven,
quoiqu'elle languisse beaucoup.
Je suis bien étonné qu'on ait imprimé à Paris YEssai historique
sur les dissidents de Pologne*. Je ne crois pas que Son Excellence
le nonce de Sa Sainteté ait favorisé cette impression.
On parle de quelques autres ouvrages nouveaux, entre autres
de quelques Lettres 4 écrites au prince de Brunswick sur Rabelais,
et sur tous les auteurs italiens, français, anglais, allemands,
accusés d'avoir écrit contre notre sainte religion. On dit que ces
lettres sont curieuses. Je tâcherai d'en avoir un exemplaire et de
vous l'envoyer, supposé qu'on puisse vous le faire tenir par la
poste.
Je laisse là l'opéra de Philidor5 ; je ne le verrai jamais. Je ne
veux point regretter des plaisirs dont je ne peux jouir. Tout ce
que je sais, c'est que le récitatif de Lulli est un chef-d'œuvre de
déclamation, comme les opéras de Quinault sont des chefs-d'œuvre
de poésie naturelle, de passion, de galanterie, d'esprit et de
grâce. Nous sommes aujourd'hui dans la boue, et les doubles-
croches ne nous en tireront pas.
Voici une réponse que je dois depuis deux mois à un com-
missaire de marine6 qui a fait imprimer chez Merlin une ode
1. Cette lettre manque.
2. Voyez lettre 7100.
3. Voyez tome XXVI. page 451.
4. Voyez ibid., page 469.
ô. Ernelinde; voyez lettre 7088.
6. Il s'appelait H. de Belin, et était ancien commissaire de la marin?. Son
4oG CORRESPONDANCE.
sur la Magnanimité. Je suis assailli tous les jours de vingt lettres
dans ce goût. Cela me dérobe tout mon temps, et empoisonne
la douceur de ma vie. Plus vos lettres me consolent, plus celles
des inconnus me désespèrent : cependant il faut répondre, ou se
faire des ennemis. Les ministres sont bien plus à leur aise ; ils ne
répondent point.
Je vous supplie de vouloir bien faire rendre ma lettre par
Merlin au magnanime commissaire de marine.
J'attends l'édit * du concile perpétuel des Gaules ; je sais qu'il
n'est pas enregistré par le public.
Adieu; embrassez pour moi Protagoras, et aimez toujours
votre très-tendre ami.
Puisse votre santé être en meilleur état que la mienne!
Je n'ai point encore reçu mon Maréchal de Luxembourg 2.
7098. — A M. HENNIN.
Voici un pauvre garçon bien malheureux. Voyez, monsieur,
ce que votre compassion peut faire pour lui. Il a eu le malheur
d'être capucin. Je l'avais recueilli chez moi; il lui est échappé
quelques paroles indiscrètes dans un cabaret. Le curé a soulevé
les habitants contre lui; on veut lui faire un procès criminel.
Je suis forcé de le renvoyer. Il est fidèle, discret, et sait copier.
Si vous pouvez le placer, je ne crois pas que vous en ayez des
reproches. S'il peut vous être utile, il vous coûtera peu. Adieu,
monsieur, je vous vois toujours trop peu. Vous connaissez mes
tendres et respectueux sentiments pour vous.
7099. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
16 décembre.
Mon cher marquis, je vous ai écrit une lettre bien chagrine 3 ;
mais j'en ai reçu une de M. le duc de Duras si plaisante, si gaie,
si pleine d'esprit, que me voilà tout consolé. Il est bien avéré
Ode à la Magnanimité avait été imprimée en 1767, in-8°. La lettre que Voltaire
lui adressait manque.
1. La Censure contre Bélisaire, par la faculté de théologie, imprimée in-4° et
in-8°, en latin et français; et in-12, en français seulement. Voyez tome XXVIII,
page 329.
2. Voyez lettre 7059.
3. Elle manque.
ANNÉE I 767. 457
que Mlle Dubois a joué à la pauvre Durancy un tour de maître
Gonin i ; mais il n'est pas moins avéré que le tripot tragique est à
tous les diables. Il faut que je sois une bonne pâte d'homme,
bien faible, bien sotte, pour m'y intéresser encore. La seule res-
source peut-être serait d'engager Mlle Clairon à reparaître ; mais
où trouver des hommes? Elle serait là comme Mme Gigogne, qui
danse avec de petits polichinelles de trois pouces de haut.
Vous n'avez que Lekain ; mais on dit qu'il a une maladie qui
n'est pas favorable à la voix.
Je vous recommande à la Providence.
Le théâtre n'est pas la seule chose qui m'embarrasse; j'ai
quelques autres chagrins en prose et en arithmétique.
Je vous prie de communiquer ma lettre à M. d'Argental.
Adieu, mon cher marquis ; le bon temps est passé.
7100. — A M. DE POMARET,
MINISTRE DU SAINT ÉVANGILE, A GANGES, EN LANGUEDOC.
18 décembre.
Le solitaire à qui M. de Pomaret a écrit a tenté en effet tout
ce qu'il a pu pour servir des citoyens qu'il regarde comme ses
frères, quoiqu'il ne pense ni comme eux ni comme leurs persé-
cuteurs. On a déjà donné deux arrêts du conseil, en vertu
desquels tous les protestants, sans être nommés, peuvent exer-
cer toutes les professions, et surtout celle de négociant. L'édit
pour légitimer leurs mariages a été quatre fois sur le tapis
au conseil privé du roi. A la fin il n'a point passé, pour ne pas
choquer le clergé trop ouvertement ; mais on a écrit secrè-
tement une lettre circulaire à tous les intendants du royaume;
on leur recommande de traiter les protestants avec une grande
indulgence. On a supprimé et saisi tous les exemplaires d'un
décret de la Sorbonne, aussi insolent que ridicule, contre la
tolérance. Le gouvernement a été assez sage pour ne pas souffrir
que des pédants d'une communion osassent damner toutes les
autres de leur autorité privée. Les hommes s'éclairent, et le con-
trains-les d'entrer2 paraît aujourd'hui aussi absurde que tyran-
nique.
1. La Mésangère, dans son Dictionnaire des Proverbes français, parle de
deux Gonin; le père divertissait la cour de François Ier; le fils, plus habile, vivait
sous Charles IX. Tous deux sont cités par Brantôme; leur nom signifie plus que
fin et rusé.
2. Ces paroles de saint Luc, xiv, 23, sont le sujet d'un ouvrage de Bayle.
458 CORRESPONDANCE.
M. de Pomaret peut compter sur la certitude de ces nouvelles,
et sur les sentiments de celui qui a l'honneur de lui écrire.
7101. — A M. DE CHABANON.
18 décembre.
Mon cher enfant, mon cher ami, mon cher confrère, je ne
me connais pas trop en C sol ut et en Fut fa. J'ai l'oreille dure,
je suis un peu sourd ; cependant je vous avoue qu'il y a des airs
de Pandore qui m'ont fait beaucoup de plaisir. J'ai retenu, par
exemple, malgré moi :
Ah ! vous avez pour vous la grandeur et la gloire.
(Acte III.)
D'autres airs m'ont fait une grande impression, et laissent
encore un bruit confus dans le tympan de mon oreille.
Pourquoi sait-on par cœur les vers de Racine ? c'est qu'ils
sont bons. Il faut donc que la musique retenue par les igno-
rants soit bonne aussi. On me dira que chacun sait par cœur :
J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
(Boileau, sat. i, v. 5-2. )
Aimez-vous la muscade"? on en a mis partout, etc.
(Boileau, sat. m, v. 119. )
(ce sont des vers du Pont-Neuf, et cependant tout le monde les
sait par cœur); que la plupart des ariettes de Lulli sont des airs
du Pont-Neuf et des barcarolles de Venise, d'accord : aussi ne les
a-t-on pas retenus comme bons, mais comme faciles. Mais, pour
peu qu'on ait de goût, on grave dans sa mémoire tout l'Art poé-
tique et quatre actes entiers d'Armide. La déclamation de Lulli
est une mélopée si parfaite que je déclame tout son récitatif en
suivant ses notes, et en adoucissant seulement les intonations ;
je fais alors un très-grand effet sur les auditeurs, et il n'y a per-
sonne qui ne soit ému. La déclamation de Lulli est donc dans
la nature, elle est adaptée à la langue, elle est l'expression du
sentiment.
Si cet admirable récitatif ne fait plus aujourd'hui le même
effet que dans le beau siècle de Louis XIV, c'est que nous n'a-
vons plus d'acteurs, nous en manquons dans tous les genres ; et,
ANNÉE 17 67. 459
de plus, les ariettes de Lulli ont fait tort à sa mélopée, cl ont
puni son récitatif de la faiblesse de ses sympkonies. II faut con-
venir qu'il y a bien de l'arbitraire dans la musique. Tout ce que
je sais, c'est qu'il y a, clans la Pandore de M. de La Borde, des
choses qui m'ont fait un plaisir extrême.
J'ai d'ailleurs de fortes raisons qui m'attachent à cette Pan-
dore. Je vous demanderai surtout défaire une bonne brigue, une
bonne cabale, pour qu'on ne retranche point
0 Jupiter! ô fureurs inhumaines!
Éternel persécuteur,
De l'infortune créateur, etc.
et non pas de V infortuné, comme on l'a imprimé ; cela est très-
janséniste, par conséquent très-orthodoxe dans le temps présent ;
ces b font Dieu auteur du péché, je veux le dire à l'Opéra.
Ce petit blasphème sied d'ailleurs à merveille dans la bouche
de Prométhée, qui, après tout, était un très-grand seigneur,
fort en droit de dire à Jupiter ses vérités.
Si vous recevez des jansénistes dans votre académie, tout est
perdu, ils vont inonder la face de la France. Je ne connais
point de secte plus dangereuse et plus barbare. Ils sont pires que
les presbytériens d'Ecosse. Recommandez-les à M. d'Alembert ;
qu'il fasse justice de ces monstres ennemis de la raison, de l'État
et des plaisirs.
Je plains beaucoup M11, Durancy, s'il est vrai qu'elle ait la
voix dure1 et les fesses molles. On dit que M110 Dubois a un
très-beau c. ; elle devait se contenter de cet avantage, et ne pas
falsifier ma lettre pour faire abandonner le tripot de la Comédie
à cette pauvre enfant. Ce n'est pas là un tour d'honnête fille,
c'est un tour de prêtre ; mais, si elle est belle, si elle est bonne
actrice, il faut tout lui pardonner. M. le duc de Duras a constaté
ce petit artifice, mais il est fort indulgent pour les belles, ainsi
qu'on doit l'être ; il a établi une petite école de déclamation à
Versailles.
Puissiez-vous avoir des acteurs pour votre Empire romain1 \ Je
m'intéresse à votre gloire comme un père tendre. Je vous aime-
rai, vous et les beaux-arts, jusqu'au dernier moment de ma vie ;
maman est de moitié avec moi.
1. Voyez les lettres 6783 et 7093.
2. La tragédie d'Eudoxie, par Chabanon.
460 CORRESPONDANCE.
7102. — A M. DE CHABANON.
21 décembre.
Mon cher ami, vous me faites aimer le péché originel. Saint
Augustin en était fou ; mais celui qui inventa la fable de Pandore
avait plus d'esprit que saint Augustin, et était beaucoup plus rai-
sonnable. Il ne damne point les enfants de notre mère Pandore,
il se conteute de leur donner la fièvre, la goutte, la gravelle par
héritage. J'aime Pandore, vous dis-je, puisque vous l'aimez. Tout
malade et tout héritier de Pandore que je suis, j'ai passé une
journée entière à rapetasser l'opéra dont vous avez la bonté de
vous charger. J'envoie le manuscrit, qui est assez gros, à M. de
La Borde l, en le priant de vous le remettre. Je lui pardonne
l'infidélité qu'il m'a faite pour Amphion 2. Cet Amphion était à
coup sûr sorti de la boîte ; il lui reste l'espérance très-légitime
de faire un excellent opéra avec votre secours.
M"e Dubois m'a joué d'un tour d'adresse; mais si elle est aussi
belle qu'on le dit, et si elle a les tétons et le c. plus durs que
Mllc Durancy, je lui pardonne; mais je n'aime point qu'on
m'impute d'avoir célébré les amours et le style de M. Dorât,
attendu que je ne connais ni sa maîtresse, ni les vers qu'il a
faits pour elle 3. Cette accusation est fort injuste ; mais les gens
de bien seroût toujours persécutés.
Père Adam est tout ébouriffé qu'on ait chassé les jésuites de
Naples, la baïonnette au bout du fusil ; il n'en a pas l'appétit moins
dévorant. On dit que ces jésuites ont emmené avec eux deux
cents petits garçons et deux cents chèvres ; c'est de la provision
jusqu'à Rome. Il ne serait pas mal qu'on envoyât chaque jésuite
dans le fond de la mer, avec un janséniste au cou.
M'ne Denis mangera demain vos huîtres ; je pourrai bien
en manger aussi, pourvu qu'on les grille. Je trouve qu'il y a je
ne sais quoi de barbare à manger un aussi joli petit animal
1. La lettre à M. de La Borde qui devait accompagner cet envoi manque.
2. Voyez lettre 7073.
3. On attribuait à Voltaire une épigramme contre Dorât, commençant par ce
vers :
Bon Dieu ! que cet auteur est triste en sa gaité.
Cette épigramme est imprimée dans plusieurs recueils, et, entre autres, page 53
du tome II de la Correspondance littéraire de La Harpe, qui m'a dit en être l'au-
teur, et qui l'avoue au reste dans sa note, page 63 du même volume. (B.)
ANNÉE I7G7. 4G1
tout cru. Si messieurs de Sorbonne mangent des huîtres, je les
tiens anthropophages.
Je vous recommande, mon cher confrère eu Apollon, l'Empire
romain 1 et Pandore. Nous vous aimons tous comme vous méritez
d'être aimé.
7103. — A S. A. Me» LE DUC DE BOUILLON.
A Ferney, 23 décembre.
Monseigneur, je n'ai appris la perte cruelle que vous avez
faite que dans l'intervalle de ma première lettre et celle dont
Votre Altesse m'a honoré. Personne ne souhaite plus que moi
que le sang des grands hommes et des hommes aimables ne
tarisse point sur la terre. Je suis pénétré de votre douleur, et
sûr de votre courage.
Je ne crains pas plus les mauléonistes que les jansénistes et
les molinistes. Le siècle de Louis XIV était beaucoup plus élo-
quent que le nôtre, mais bien moins éclairé. Toutes les miséra-
bles disputes théologiques sont bafouées aujourd'hui par les
honnêtes gens d'un bout de l'Europe à l'autre. La raison a fait
plus de progrès en vingt années que le fanatisme n'en avait fait
en quinze cents ans.
Nos mœurs changent, Brutus; il faut changer nos lois.
{La Mort de César, act. III, se. iv.)
Bossuet avait de la science et du génie ; il était le premier des
déclamateurs, mais le dernier des philosophes, et je puis vous
assurer qu'il n'était pas de bonne foi. Le quiétisme était une
folie qui passa par la tête périgourdine de Fénelon, mais une
folie pardonnable, une folie d'un cœur tendre, et qui devint
môme héroïque dans lui. Je ne vois dans la conduite du cardi-
nal de Bouillon que celle d'une âme noble, qui fut intrépide
dans l'amitié et dans la disgrâce. Je n'aime point Borne, mais je
crois qu'il fit très-bien de se retirer à Borne.
J'ai déjà insinué mes sentiments dans les éditions précédentes
du Siècle de Louis XIV. Je les développerai dans cette édition nou-
velle2, avec mon amour de la vérité, mon attachement pour
votre maison, mon respect pour le trône, et mes ménagements
pour l'Église.
1. Eudoxie.
2. L'édition de 1768.
462 CORRESPONDANCE.
Serai-je assez hardi, monseigneur, pour vous supplier de m'en-
voyer tout ce qui concerne l'impudent et ridicule interrogatoire
fait à Mmela duchesse de Bouillonpar ceLaReynie,l'âme damnée
de Louvois? Le temps de dire la vérité est venu. Soyez sûr de
mon zèle et de la discrétion que je dois à votre confiance.
Je garderai le secret à M. Maigrot1. Il paraît que ce M. Maigrot
a arrangé quelques petites affaires entre Votre Altesse et moi
indigne, il y a environ vingt-cinq ans. S'il est parent d'un certain
évêque Maigrot2, qui alla à la Chine combattre les jésuites, je
l'en aime davantage.
Conservez-moi, monseigneur, vos bontés, qui me sont pré-
cieuses. Je suis attaché à Votre Altesse avec le plus tendre et le
plus profond respect.
7104. — A M. DE BELMONT,
DIRECTEUR DES SPECTACLES, A BORDEAUX 3.
23 décembre 1767, à Ferney.
Il y a un mois, monsieur, que le vieux malade à qui vous avez
écrit est au lit. Ainsi vous excuserez sa négligence ordinaire. Le
petit divertissement qui avait été exécuté dans sa chaumière, au
commencement de l'automne, était intitulé Charlotte ou la Comtesse
de Givry. On l'a imprimé depuis à Genève et à Paris ; mais ce
sont des oiseaux de passage qu'on ne retrouve plus en hiver.
La Comédie de Paris est absolument tombée ; il n'y a plus de
Lekain ni de Clairon : tout va au diable ; j'y irai bientôt aussi.
En attendant, comptez que jesuis, de tout mon cœur, monsieur,
votre très-humble et très-obéissant serviteur. V.
7105. — A M. MOULTOU ''.
23 décembre 1767, à Ferney.
Mon cher philosophe, l'affaire des Sirven devient d'une impor-
tance extrême ; le rapporteur me demande un écrit imprimé de-
puis quelques mois à Toulouse, dans lequel on justifie l'assassinat
juridique des Calas ; les maîtres des requêtes, qui ont déclaré
unanimement la famille innocente, y sont très-mal traités; leur
1. A qui est adressée la lettre 7111.
2. Voyez tome XI, page 58; XV, 78; XVII, 50.
3. Éditeur, Gustave Brunet.
i. Éditeur, A. Coqucrel.
ANNÉE 1767. 463
tribunal y est déclaré incompétent et leur jugement injuste. J'ai
malheureusement perdu cet écrit précieux, qui doit être une
pièce produite au procès ; je ne me souviens plus du titre ; il me
semble que c'était une lettre adressée à un correspondant ima-
ginaire, comme celles de Vernet. .Te vous demande en grâce
d'écrire sur-le-champ à vos amis du Languedoc qu'il faut qu'ils
déterrent cette lettre et qu'ils l'envoient en droiture à M. de
Chardon, maître des requêtes, sous l'enveloppe de M. le duc
de Choiseul. Cela est, encore une fois, de la dernière im-
portance. Il n'y a point de peine qu'on ne doive prendre
pour recouvrer cet ouvrage. C'est un préliminaire nécessaire
pour casser le dernier arrêt de Toulouse, qui révolte tout le
inonde.
Je me porte fort mal, mais je mourrai content avec l'espé-
rance de voir la tolérance rétablie ; l'intolérance déshonore trop
la nature humaine. Nous avons été trop longtemps au-dessous
des Juifs et des Hottentots. — Je vous embrasse bien tendre-
ment, mon cher philosophe. Vous devriez bien venir quelque
jour coucher chez nous; nous causerions.
7106. — A M. DAMILAVILLE.
24 décembre.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 8 du mois avec votre
mémoire. Il n'y a, je crois, rien à répliquer; mais la puissance
ne cède pas à la raison :
Sic volo, sic jubeo....
( Juvi:n., sat. vi, v. 223. I
est d'ordinaire la raison des gens en place. Il faut absolument
entourer M. et Mn,e deSauvigny de tous les côtés, et les empêcher
surtout de donner contre vous des impressions qu'il ne serait
peut-être plus possible de détruire, quand la place qui vous est
si bien due viendrait à vaquer.
J'ai écrit encore à Mmc de Sauvigny \ et je lui ai fait par-
ler. Je me flatte qu'ils ne verront pas votre mémoire, il les met-
trait trop dans leur tort, et des reproches si justes ne serviraient
qu'à les aigrir.
1. Cette lettre manque.
464 CORRESPONDANCE.
Je sais très-fâché que vous ayez donné le mémoire à M. Fou-
lon '. S'il parvient à M. de Sauvigny, il sera fâché qu'on dévoile
qu'il y a déjà demandé la place en question pour d'autres, et sur-
tout pour un receveur général des finances, à qui elle ne con-
vient point. Cette démarche, que vous rappelez, a plutôt l'air
d'un marché que d'une protection. L'affaire est délicate, et de-
mande à être traitée avec tous les ménagements possibles ; heu-
reusement vous avez du temps. Ne pourriez-vous point trouver
quelque ami auprès de M. Gochin, qui est un homme juste, et
qui ferait sentir à M. le contrôleur général le prix de vos longs
et utiles services?
Je n'aurai probablement aucune réponse, de longtemps, de
M. de Choiseul; il me néglige beaucoup. On m'a fait des tra-
casseries auprès de lui pour les sottes affaires de Genève ; mais
c'est ce qui m'inquiète fort peu.
Ne manquez pas, mon cher ami, de m'écrire dès que le titu-
laire sera près d'aller rendre ses comptes à Dieu ; j'écrirai alors
sur-le-champ à M. le duc de Choiseul. Malgré tout ce que le
sieur Tronchin a fait pour lui persuader que je prenais le parti
des représentants, je représenterai très-hardiment pour vous :
car vous sentez bien que la place n'étant pas encore vacante, je
n'ai pu écrire que de façon à préparer les voies ; et encore m'a-
t-il été fort difficile de faire venir la chose à propos, dans une
lettre où il était question d'autres affaires, écrite à un ministre
chargé du poids de la guerre, de la paix, et du détail des pro-
vinces. Mais, quand il s'agira réellement de donner la place qui
vous est due, alors il se souviendra que je lui en ai déjà écrit2.
Je crois même qu'il serait bon que vous préparassiez à l'avance
un mémoire court pour monsieur le contrôleur général; je
l'enverrais à M. de Choiseul, et il serait homme à le donner lui-
même.
Je ne sais plus rien de l'affaire des Sirven.
Voici une petite réponse que j'ai cru devoir faire, par mon
laquais, au sieur Coger3, qui m'a fait l'honneur de m'écrire.
Adieu ; je vous embrasse, mon très-cher ami. Je suis dans
mon lit, accablé de maux et d'affaires.
1. Foulon, maître des requêtes depuis 1700, devint conseiller d'État en 1771 ;
nommé contrôleur général le 12 juillet 1789, il ne put entrer en fonctions à cause
des événements du surlendemain, et fut massacré quelques jours après, ainsi que
Berthier de Sauvigny, alors son gendre.
2. La lettre manque.
3. Réponse catégorique au sieur Coyé; voyez tome XXVI, page 529.
ANNÉE 1767. 465
7107. — A M. OLIVIER DES MONTS,
A ANDUZE.
25 décembre.
La personne à qui vous avez bien voulu écrire, monsieur, le
17 de décembre, peut d'abord vous assurer que vous ne serez
point pendu. L'horrible absurdité des persécutions, sur des ma-
tières où personne ne s'entend, commence à être décriée par-
tout. Nous sortons de la barbarie. Un édit pour légitimer vos
mariages a été mis trois fois sur le tapis devant le roi à Ver-
sailles : il est vrai qu'il n'a point passé ; mais on a écrit à tous
les gouverneurs de province, procureurs généraux, intendants,
de ne vous point molester. Gardez-vous bien de présenter une
requête au conseil, au nom des protestants, sur le nouvel arrêt
rendu à Toulouse : elle ne serait pas reçue ; mais voici, à mon
avis, ce qu'il faut faire.
Un conseiller au parlement de Toulouse fit imprimer, il y a
environ quatre mois, une lettre contre le jugement définitif
rendu par messieurs les maîtres des requêtes en faveur des Calas.
Le conseil y est très-maltraité, et on y justifie, autant qu'on
le peut, l'assassinat juridique commis par les juges de Toulouse.
M. Chardon, maître des requêtes, et fort avant dans la confiance
de M. le duc de Choiseul, n'attend que cette pièce pour rap-
porter l'affaire des Sirven au conseil privé du roi.
Tâchez de vous procurer cet impertinent libelle par vos
amis ; qu'on l'adresse sur-le-champ à M. Chardon, avec cette
apostille sur l'enveloppe : Pour l'affaire des Sirven, le tout sous
l'enveloppe de monseigneur le duc de Choiseul, à Versailles.
Cela demande un peu de diligence. Ne me citez point, je vous
en prie. Il faut aller au secours de la place sans tambour et
sans trompette.
Je vais écrire à M. Chardon que probablement il recevra,
dans quelques jours, la pièce qu'il demande. Quand cela sera
fait, je me flatte que M. le duc de Choiseul lui-même proté-
gera ceux qu'on exclut des offices municipaux. La chose est
un peu délicate, parce que vous n'avez pas les mêmes droits que
les luthériens ont en Alsace, et que d'ailleurs M. le duc de
Choiseul n'est point le secrétaire d'État de votre province; mais
on peut aisément attaquer l'arrêt de votre parlement, en ce qu'il
outre-passe ses pouvoirs, et que la police des offices municipaux
n'appartient qu'au conseil.
45. — Correspondance. XIII. 30
46G CORRESPONDANCE.
Voilà tout ce qu'un homme qui déteste le fanatisme et la su-
perstition peut avoir l'honneur de vous répondre, en vous assu-
rant de ses obéissances, et en vous demandant le secret.
7108. — A M. CHARDON.
25 décembre
Monsieur, je n'ai pu retrouver le petit mémoire l fait par un
conseiller du parlement de Toulouse, dans lequel on justifie
l'assassinat juridique de Jean Calas, et on soutient l'incompé-
tence et l'irrégularité prétendue de l'arrêt de messieurs les maî-
tres des requêtes. Mais je crois que vous recevrez dans une
quinzaine de jours, au plus tard, cette pièce de Toulouse même;
elle vous sera adressée sous l'enveloppe de M. le duc de Choi-
seul.
Je crois que les circonstances n'ont jamais été plus favora-
bles pour tirer la famille Sirven de l'oppression cruelle dans la-
quelle elle gémit depuis six années. Elle a contre elle un juge
ignorant, un parlement passionné, un peuple fanatique; mais
elle aura pour elle son innocence et M. Chardon.
Cette affaire est bien digne de vous, monsieur. Non-seule-
ment vous serez béni par cinq cent mille protestants, mais tous
les catholiques ennemis de la superstition et de l'injustice vous
applaudiront. Je me flatte enfin que l'absence de M. Gilbert ne
vous empêchera point de rapporter l'affaire devant le roi, et je
suis bien sûr que le roi sera touché de la manière dont vous la
rapporterez. Je m'intéresse autant à votre gloire qu'à la justifica-
tion des Sirven.
J'ai lu le livre de M. de La Rivière2 : je ne sais si c'est parce
que je cultive quelques arpents de terre, que je n'aime point
que les terres soient seules chargées d'impôts. J'ai peur qu'il ne
se trompe avec beaucoup d'esprit; mais je m'en rapporte à vos
lumières.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, et un attache-
ment qui se fortifie tous les jours, monsieur, votre, etc.
P. S. J'apprends dans le moment, monsieur, que vous allez
faire le rapport devant le roi. Vous n'aurez point encore reçu le
mémoire du conseiller de Toulouse contre messieurs les maîtres
1. Dans la lettre précédente, il est appelé Lettre.
2. Voyez lettre G970.
ANNÉE 17 67. 467
des requêtes; mais soyez assuré qu'il existe; je l'ai lu, et je suis
incapable de vous tromper.
7109. — A M. DE CHABANON.
25 décembre.
En qualité de vieux faiseur de vers, mon cher ami, je vou-
drais avoir fait les deux épigrammes qu'on m'a envoyées, et sur-
tout celle contre Piron1, qui venge un honnête homme des
insultes d'un fou; mais pour les vers contre M. Dorât2, je les
condamne, quoique bien faits. Il ne faut point troubler les mé-
nages; on doit respecter l'amour, on doit encore plus respecter
la société. Il est très-mal de m'imputer ce sacrilège. Je n'aime
point d'ailleurs à nourrir les enfants que je n'ai point faits. En
un mot, j'ai beaucoup à me plaindre ; le procédé n'est pas hon-
nête.
Oui vraiment j'ai lu le Galérien'3 : il y a des vers très-heureux^
il y en a qui partent du cœur, mais aussi il y en a de pillés. Le
style est facile, mais quelquefois trop incorrect. La bourse
donnée par le galérien à la dame ressemble trop à Nanine. Le
vieux prédicant est un infâme d'avoir laissé son fils aux galères
si longtemps. La reconnaissance pèche absolument conlre la
vraisemblance. Le dernier acte est languissant ; la pièce n'est
pas bien faite, mais il y a des endroits touchants. L'auteur me
l'a envoyée; je l'ai loué sur ce qu'il a de louable.
Il paraît une nouvelle Histoire de Louis XIIIk, que je n'ai pas
encore lue. Celle de Le Vassor doit être dans la Bibliothèque du
roi, comme Spinosa dans celle de monsieur l'archevêque.
Je vous ai déjà mandé5, mon cher confrère en Melpomène,
que j'ai envoyé à M. de La Borde Pandore, avec une grande
partie des changements que vous désirez, le tout accompagné
de quelques réflexions qui me sont communes avec maman fi.
Elle s'est gorgée de vos huîtres7. Je suis toujours embarrassé de
1. L'épigramme contre Piron est celle de Marmontel qui commence parce vers :
Le vieil auteur du cantique à Priape.
2. Voyez une note sur la lettre 7102.
3. Le drame de Fenouillot de Falbaire : voyez lettre 7090.
4. Par de Bury, 1767, quatre volumes in- 12.
5. Lettre 7102.
6. M",c Denis.
7. Voyez lettre 7102.
468 CORRESPONDANCE.
savoir comment les huîtres font l'amour ; cela n'est encore tiré
au clair par aucun naturaliste.
J'attends avec bien de l'impatience l'ouvrage de M. Anquetil1 ;
j'aime Zoroastre et Brama, et je crois les Indiens le peuple de
toute la terre le plus anciennement civilisé. Croiriez-vous que
j'ai eu chez moi le fermier général du roi de Patna2? Il sait
très-bien la langue courante des brames, et m'a envoyé des
choses fort curieuses. Quand on songe que, chez les Indiens, le
premier homme s'appelle Adimo, et la première femme d'un
nom qui signifie la vie, ainsi que celui d'Eve ; quand on fait
réflexion que notre article le était a vers le Gange, et qu'Abrama
ressemble prodigieusement à Abram, la foi peut être un peu
ébranlée; mais il reste toujours la charité, qui est bien plus
nécessaire que la foi. Ceux qui m'imputent l'épigramme contre
M. Dorât n'ont point du tout de charité, l'abbé Guyon encore
moins ; mais vous en avez, et de celle qu'il me faut. Je vous le
rends bien, et je vous aime de tout mon cœur.
7110. — A M. D'ALEMBERT.
26 décembre.
Sur une lettre que frère Damilaville m'a écrite, j'ai envoyé,
mon cher frère, chercher dans tout Genève les lettres qui pou-
vaient vous être adressées; on n'a trouvé que l'incluse. Vous
savez que je ne vais jamais dans la ville sainte où Jésus-Christ
ne passe pas plus pour Dieu que Riballier et Coger ne passent
à Paris pour être des gens d'esprit et d'honnêtes gens. Je ne sais
quel démon a soufflé depuis quinze ans sur les trois quarts de
l'Europe, mais la foi est anéantie. Mon cœur en est aussi navré
que le vôtre. Les jansénistes sont aussi méprisés que les jésuites
sont abhorrés. La totale interruption du commerce entre Ge-
nève et la France a empêché vos sages lettres sur les jansénistes3
d'entrer dans le royaume. La douane des pensées les a saisies
à Lyon. L'imprimeur jette les hauts cris, et s'en prend à moi.
Consolons-nous; un temps viendra où il sera permis de penser
en honnête homme.
1. Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron, ne en 1731, mort en 1805, frère d'An-
quetil l'historien, publia, en 1771, Zeiul-Avestn, ouvrage de Zoroastre traduit en
français sur l'original zend, deux tomes en trois volumes in-i°.
2. Peacock, à qui est adressée la lettre 7089.
3. Les Lettre et Seconde Lettre dont nous avons parlé ci-dessus, nos 6781 et 6872.
ANNÉE 1767. 469
J'ai écrit, il y a longtemps, à M. le duc de Choiseul, en faveur
de frère Damilaville ; point de réponse. Un Crommelin, agent
de Genève, qui va tous les mardis dîner à Versailles, avec deux
laquais à cannes derrière son fiacre, a persuadé aux premiers
commis que je prenais le parti des représentants1 ; c'est comme
si on disait que vous favorisez les capucins contre les cordeliers.
Il y a deux ans que je ne bouge de ma chambre, et trois mois
que je suis dans mon lit; mais nous autres pauvres diables de
gens de lettres nous sommes faits pour être calomniés.
Ne voilà-t-il pas encore qu'on m'impute une épi gramme
contre la maîtresse et les vers de M. Dorât ! Cela est très-imper-
tinent2: je ne connais ni sa maîtresse, ni les vers qu'il a faits
pour elle. Ce qui me fâche le plus, c'est que les cuistres, les fa-
natiques, les fripons, sont unis, et que les gens de bien sont
dispersés, isolés, tièdes, indifférents, ne pensant qu'à leur petit
bien-être; et, comme dit l'autre3, ils laissent égorger leurs ca-
marades, et lèchent leur sang. Cela n'empêchera pas M. Chardon
de rapporter l'affaire des Sirven. C'est un nouveau coup de
massue porté au fanatisme, qui lève encore la tête dans la
fange où il est plongé. Hercule, ameutez des Hercules. Encore
une fois, c'est l'opinion qui gouverne le monde, et c'est à vous
de gouverner l'opinion.
Qui vous aime et qui vous regrette plus que moi? Personne.
7111. — A M. MAIGROT*,
CHANCELIER DU DUCHÉ SOUVERAIN DE BOUILLON.
A Ferney, 28 décembre.
Monsieur, vous m'imposez le devoir de la reconnaissance
pour le reste de ma vie, puisque c'est vous qui m'avez assuré
une rente viagère, et qui me faites connaître la vérité, que j'aime
encore mieux qu'une rente.
A propos de vérité, je dois vous dire que monseigneur l'élec-
teur palatin ne croit ni au prétendu cartel proposé par l'électeur
Charles-Louis au vicomte de Turenne, ni à la lettre que M. de
Ramsay a imprimée dans son histoire, ni à la réponse5. Effecti-
1. Voyez lettre 7094.
2. Voyez lettre 7102.
3. La Bible ne parle de lécher le sang qu'au troisième livre des Rois, cha-
pitre xxi, verset 19; et dans le livre de Job, chapitre xxxix, v. 30. (B.)
4. Voyez lettre 7103.
5. Voyez tome XIV, page 268.
470 CORRESPONDANCE.
vement la lettre de l'électeur est du style de Ramsay, et ce Ramsay
était un peu enthousiaste. Cependant feu M. le cardinal d'Au-
vergne m'a fait l'honneur de me dire plusieurs fois que le cartel
était vrai, et M. le grand prieur de Vendôme disait qu'il en était
sûr. Les historiens et le public aiment ces petites anecdotes.
Je me flatte que vous mettrez le comble à votre générosité,
en me faisant part de la lettre de Louis XIV au cardinal de
Rouillon \ laquelle doit être des premiers jours d'avril ou des
derniers de mars 1699. Cette lettre est nécessaire ; elle est le fon-
dement de tout.
Si vous aviez aussi quelques anecdotes intéressantes sur le
prince de Turenne, qui donnait de si grandes espérances, et qui
fut tué à la bataille de Steinkerque, vous me mettriez en état de
déployer encore plus le zèle qui m'attache à cette illustre maison.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments que je vous
dois, etc.
7112. — A MADAME NECKER.
28 décembre.
Madame, il faut que j'implore votre esprit conciliant contre
l'esprit de tracasserie : ce n'est pas des tracasseries de Genève
que je parle ; on a beau vouloir m'y fourrer, je n'y ai jamais pris
part que pour en rire avec la belle Catherine Ferbot, digne objet
des amours inconstants de Robert Covelle2. Il s'agit d'une autre
tracasserie que le tendre amour me fait de Paris au mont Jura,
à l'âge de soixante-quatorze ans, temps auquel on a peu de
chose à démêler avec ce monsieur.
On m'a envoyé de Paris des vers bien faits sur M. Dorât et sa
maîtresse3; on m'a envoyé aussi une réponse de M. Dorât très-
bien faite; mais ce qui est assurément très-mal fait, c'est de
m'imputer les vers contre les amours et la poésie de M. Dorât.
Je jure, par votre sagesse et par votre bonté, madame, que je
n'ai jamais su que M. Dorât eût une nouvelle maîtresse. Je leur
souhaite à tous deux beaucoup de plaisir et de constance. Mais
il me paraît qu'il y a de l'absurdité à me faire auteur d'un petit
madrigal qui tend visiblement à brouiller l'amant et la maîtresse,
chose que j'ai regardée toute ma vie comme une méchante
action.
1. Relativement à l'affaire du quictisme. (K.) — Voyez tome XV, page 73.
2. Voyez page 124.
3. Voyez une note sur la lettre 7102.
ANNÉE 1767. 471
Je sais que M. Dorât vient chez vous quelquefois; je vous prie
de lui dire, pour la décharge de ma conscience, que je suis
innocent, et qu'il faudrait être un innocent pour me soupçonner;
c'est apparemment le sieur Coger, ou quelque licencié de Sor-
honne, qui a débité cette abominable calomnie dans le prima
moisis l. En un mot, je m'en lave les mains. Je neveux point
qu'on me calomnie, et je vous prends pour ma caution. Que
celui qui a fait Fépigramme la garde; je ne prends jamais le
bien d'autrui.
J'apprends, dans le moment, que la demoiselle qui est l'objet
de l'épigramme est une demoiselle de l'Opéra. Je ne sais si elle
est danseuse ou chanteuse ; j'ai beaucoup de respect pour ces
deux talents, et il ne me viendra jamais en pensée de troubler
son ménage. On dit qu'elle a beaucoup d'esprit; je la révère
encore plus. Mais, madame, si l'esprit, si les grandes connais-
sances, et la bonté du cœur, méritent les plus grands hommages,
vous ne pouvez douter de ceux que je vous rends, et des senti-
ments respectueux avec lesquels je serai toute ma vie, votre, etc.
7113. — A M. MOULTOU2.
29 décembre 1767, à Ferney.
Eh bien! le diable qui se mêle de toutes les affaires de ce
monde, et qui détruit toutes les bonnes œuvres, ne vient-il pas
d'arrêter tout net M. de Chardon, lorsqu'il allait rapporter l'affaire
des Sirven? Le parlement ne lui fait-il pas une espèce de pro-
cès criminel pour avoir rapporté devant le roi l'affaire de la
Caïenne? Le roi est, à la vérité, indigné contre le parlement;
mais le procès des Sirven n'en est pas moins retardé. Je vais
animer M. de Chardon ; il est un de nos philosophes, et l'on verra
peut-être à la fin que la philosophie est bonne à quelque chose.
La facétie de la Sorbonne contre Bèlisaire paraît enfin. Elle
ressemble aux pièces nouvelles de cet hiver, elle est sifflée ; mais
le nonce la dénonce a Rome comme scandaleuse, et cette dénon-
ciation dudit nonce est encore sifflée. La condamnation de Rome
le sera aussi. Et de rire!
Je ne ris point sur les Sirven.
Je suis surtout très-sérieux quand je vous renouvelle mon
tendre et inviolable attachement.
1. Voyez la note, tome XXVI, page 169.
2. Éditeur, A. Coquerel.
472 CORRESPONDANCE.
7114. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSSE '.
(Décembre 1767.)
Bonjour et bon an au patriarche de Ferney, qui ne m'envoie ni la prose ni
les vers qu'il m'a promis depuis six mois. Il faut que vous autres patriarches
vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des profanes : avec
des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez des beaux-pères;
vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes2, selon que les cir-
constances le demandent; vous promettez vos ouvrages, et ne les envoyez
point : je conclus de tout cela qu'il ne fait pas bon se fier à vous autres ,
tout grands saints que vous êtes. Et qui vous empêche de donner signe de
vie? Le cordon qui entourait Genève et Ferney est levé, vous n'êtes plus
bloqué par les troupes françaises, et l'on écrit de Paris que vous êtes le pro-
tégé de Choiseul. Que de raisons pour écrire! Sera-t-il dit que je recevrai
clandestinement vos ouvrages, et que je ne les tirerai plus de source? Je
vous avertis que j'ai imaginé le moyen de me faire payer : je vous bombar-
derai tant et si longtemps de mes pièces que, pour vous préserver de leur
atteinte, vous m'enverrez des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Yous
vous exposez plus que vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le Dic-
tionnaire de Trévoux fut fatal au Père Berthier3; et si mes pièces ont la
même vertu, vous bâillerez en les recevant, puis vous sommeillerez, puis vous
tomberez en léthargie, puis on appellera le confesseur, et puis, etc., etc., etc.
Ah ! patriarche, évitez d'aussi grands dangers, tenez-moi parole, envoyez-
moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus de moi ni
d'ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques, ni de médisances sur
les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis et leur inexactitude,
et que je serai toujours, avec l'admiration due au père des croyants, etc.
7115. — A M. P'
Au château de Ferney.
Je suis si vieux et si malade, monsieur, que je n'ai pu vous
répondre plus tôt. Vous êtes, ce me semble, du pays de Maynard ;
vos vers en ont la grâce. Je suis bien loin de mériter tout ce que
1. Cette lettre est tirée des OEuvres posthumes, édition de Berlin. Les édi-
teurs disent dans une note qu'elle ne fut pas envoyée au destinataire.
2. Voyez l'article Abraham, tome XVII, page 32.
3. Ce n'est pas le Dictionnaire, c'est le Journal de Trévoux qui excitait les
bâillements de Berthier lors de son voyage à Versailles ; voyez la Relation, etc.,
tome XXIV, page 95.
4. M. P. de V***, qui était de Toulouse, s'il était, comme le dit Voltaire, du
pays de Maynard, avait demandé à l'auteur de la Henriade son avis sur le projet
de faire de la réduction de Paris une pièce de théâtre. L'ouvrage fut imprimé
sous le titre de Henri IV. poème en trois actes, 17G8, in-8°.
ANNÉE 1768. 473
vous me dites de séduisant; je n'y reconnais qu'une chose de
vraie : c'est le vif intérêt que je prends aux progrès des jeunes
gens dans les lettres.
Vous voulez, monsieur, faire une pièce de théâtre ; et Henri IV
est votre héros. Je suis très-peu propre à décider, dans ma
retraite, du succès que doit avoir une pièce de théâtre à Paris.
On dit que le goût du public est entièrement changé. Le mien,
qui ne l'est pas, est trop suranné et trop hors de mode.
Je suis, etc.
7116. — A M. MARMONTEL.
1er janvier 1768.
Que voulez-vous que je vous dise, mon cher confrère ? Le
pain vaut quatre sous la livre ; il y a des gens de mérite qui n'en
ont pas assez pour nourrir leur famille, et on a élevé des palais
pour loger et nourrir des fainéants qui ont beaucoup moins de
bon sens que Panurge l, qui sont bien loin de valoir frère Jean
des Entommeures 2, et qui n'ont d'autre soin, après boire, que de
replonger les hommes dans la crasse ignorance qui dota autre-
fois ces polissons.
Tout ce qui m'étonne, c'est qu'on ne se soit pas encore avisé
de faire une faculté des Petites-Maisons. Cette institution aurait
été beaucoup plus raisonnable : car enfin les Petites-Maisons
n'ont jamais fait de mal à personne, et la sacrée Faculté en a fait
beaucoup. Cependant, pour la consolation des honnêtes gens, il
paraît que la cour fait de ces cuistres fourrés tout le cas qu'ils
méritent, et que, si on ne les détruit pas, comme on a détruit
les jésuites, on les empêche au moins d'être dangereux.
On n'en fait pas encore assez. Il faudrait leur défendre, sous
peine d'être mis au carcan avec un bonnet d'âne, de donner des
décrets. Ln décret est une espèce d'acte de juridiction. Ils peuvent
tout au plus dire leur avis comme les autres citoyens, au risque
d'être siffles; mais ils n'ont pas plus droit que Fréron de donner
un décret. Les théologiens ne donnent des décrets ni en Angle-
terre, ni en Prusse : aussi les Anglais et les Prussiens nous ont
bien battus. Il faut de bons laboureurs et de bons soldats, de
bons manufacturiers, et le moins de théologiens qu'il soit pos-
sible : tous ces petits ergoteurs rendent une nation ridicule et
1. Personnage du Pantagruel de Rabelais.
2. Idem.
474 CORRESPONDANCE.
méprisable. Les Romains, nos vainqueurs et nos maîtres, n'ont
point eu de sacrée faculté de théologie.
Adieu, mon cher ami; mes respects à Mme Geoffrin.
7117. - A M. DAMILAVILLE.
1er janvier.
Mon cher ami, je crains que vous ne soyez malade. Vous ne
me parlez point de l'affaire de M. Chardon. Je crains bien qu'elle
ne soit funeste aux Sirven. Il se peut que les plaintes du parle-
ment de Paris l'empêchent de rapporter au conseil un procès
contre un autre parlement. Il se peut encore que le conseil ne
veuille pas ordonner la révision, pour ne pas exposer le roi à de
nouvelles remontrances. Il y a clans toute l'aventure des Sirven
une fatalité qui m'effraye. Ne me laissez pas, je vous prie, dans
l'ignorance profonde où je suis d'une chose à laquelle nous pre-
nons tous deux tant d'intérêt. Serait-il possible qu'après cinq
années de soins et de peines nous fussions moins avancés que
le premier jour ! Le désastre de la Caïenne s'étend donc bien
loin ! Voilà comme le malheur est fait : il pousse des racines
jusqu'à deux ou trois mille lieues ; le bonheur, quand il y en a
un peu, ne va pas si loin.
Je n'ai point le décret de la Sorbonne *. On dit que c'est une
pièce curieuse qu'il faut avoir dans sa bibliothèque.
Vous avez dû recevoir un paquet d'Italie pour notre ami. Je
vous souhaite, mon cher ami, une bonne année, et je me souhaite
à moi la consolation de vous revoir encore. Pourrait-on avoir un
almanach royal par la poste ? Je ne crois pas que la Sorbonne
s'oppose à l'envoi de ces livres. J'espère avoir demain samedi de
vos nouvelles.
7118. — A 31. LE MARQUIS D'ARGENCE DE DIRAC 2.
Je vous dois des réponses, mon cher philosophe militaire ;
mais il y a trois mois que je ne sors presque point de mon lit.
J'achève ma carrière tout doucement ; ma plus grande peine est
de ne pouvoir remplir, comme je voudrais, les devoirs de mon
cœur.
1. Voyez lettre 7097, page 456.
2. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 1768. 47.")
Savez-vous bien qu'on a imprimé on Hollande un petit livre
intitulé le Philosophe militaire*? Ce n'est pourtant pas vous qui
l'avez fait; on le connaissait depuis longtemps en manuscrit.
C'est un ouvrage clans le goût du Curé Meslier; il est (\o Saint-
Hyacinthe, que la chronique scandaleuse a cru fds de Févêque
de Meaux, Bossuet : il avait été en effet officier un ou deux ans.
Tachez de vous procurer cet écrit; il n'est pas orthodoxe, mais
il est très-bien raisonné et mérite d'être réfuté.
Vous pourriez aisément faire venir d'Amsterdam une petite
bibliothèque complète. Vous n'auriez qu'à vous adresser à un
libraire de Bordeaux, et lui dire de vous faire venir par Marc-
Michel Rey, libraire d'Amsterdam, tous les livres que ce Marc-
Michel a imprimés sur ces matières; il y en a plus de quinze
volumes. Le secrétaire de M. le maréchal de Bichelieu ou de
l'intendant de la province pourrait aisément vous faire passer le
paquet; il n'y a pas à présent de voie plus commode.
Il paraît une autre brochure du même Saint-Hyacinthe inti-
tulée le Dîner du comte de Boulainvilliers2. On pourrait vous l'en-
voyer par la poste de Lyon ; mais il serait à propos que vous
eussiez une correspondance à Limoges.
Je vous souhaite une bonne année ; vivez longtemps, mon-
sieur, pour l'intérêt de la vertu et de la vérité.
7119. — DE M. HEMSIN».
A Genève, le 4 janvier 1768.
Je vous ai caché jusqu'aujourd'hui, monsieur, une sottise du sieur Ga-
lien qui vous touche, et dont je me proposais d'avoir l'honneur de vous
parler. Il y a déjà du temps que je l'entendais dire que vous travailliez à
un dialogue sur les affaires de Genève , dont Ésope et Abauzit * étaient les
1. Ou plutôt le Militaire philosophe.
2. Par Voltaire. Voyez tome XXVI.
3. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
4. Firmin Abauzit, né à Uzès le 11 novembre 1679, de la religion réformée.
Persécuté en France pour sa croyance religieuse, il se retira à Genève, et fut
bibliothécaire de cette ville. Il mourut le 20 mars 1767. C'était un homme d'une
grande érudition, du caractère le plus modeste, le plus doux et le plus communi-
catif : ses voyages, ses relations avec tous les savants de son temps, ses connais-
sances variées lui acquirent de la réputation. Il fut ami de Bayle et de Newton.
On a de lui plusieurs ouvrages, entre autres une excellente édition de l'Histoire
de Genève de Spon. Dans son Commentaire sur l'Apocalypse, il défendit les opi-
nions de l'arianisme moderne. Voltaire en faisait un grand cas, et le consultait
pour ses recherches.
476 CORRESPONDANCE.
interlocuteurs. Toute la ville en parlait; on annonçait que les représentants
avaient nommé huit personnes pour y répondre; enfin ce chef-d'œuvre a
paru, et, au premier mot, j'ai reconnu que mon étourdi en était l'auteur.
Je lui en ai parlé, il est convenu qu'il y avait part; je lui ai représenté qu'il
vous avait manqué essentiellement, et mon intention, dès ce moment, a été
de ne plus le garder. J'ai écrit à M. le maréchal de Richelieu, et, sans lui
rien dire de cette faute du sieur Galien, je l'ai prévenu que son protégé
n'était bon que dans une bibliothèque. Sans doute il m'entendra. Aujour-
d'hui les représentants viennent de répandre dans la ville la feuille que
j'ai l'honneur de vous envoyer, après laquelle il ne m'est plus possible de
garder le sieur Galien: 4° parce qu'il s'est mêlé d'écrire sans m'en faire
part; 2° parce qu'il a eu envers vous une conduite très-blàmable; enfin,
parce qu'il ne convient nullement qu'un homme qui vit chez moi se mêle
dans les querelles de Genève, encore moins quand il n'y entend rien, et
donne prise sur lui, comme il l'a fait, en mille endroits. Je vous prie, mon-
sieur, de me dire ce que vous jugez que je dois faire du sieur Galien, qui
ne peut plus rester chez moi après une pareille incartade. Le mieux est,
je crois, de le renvoyer au plus tôt à Paris.
J'étais sur le point, monsieur, de partir pour aller coucher à Ferney,
lorsque la neige m'en a fermé le chemin. Aussitôt qu'on pourra passer, je
me fais une fête d'aller vous tenir compagnie. Je me flatte que vous n'avez
pas besoin de protestation de ma part pour être persuadé du tendre et
inviolable attachement que je vous ai voué, ainsi qu'à Mme Denis.
7120. — A M. HENNIN.
A Ferney, 4 janvier.
Lorsque vous prîtes le sieur Galien, monsieur, l'humanité, et
l'espérance qu'il se corrigerait sous vos yeux, m'engagèrent à
ensevelir dans le silence tous les sujets que je pouvais avoir de
me plaindre de lui.
M. le maréchal de Richelieu, qui l'avait fait enfermer à Saint-
Lazare pendant une année, me l'envoya, et me pria de veiller
sur sa conduite. Toute ma maison sait quelles attentions j'ai
eues pour lui. Monsieur le maréchal me recommanda expressé-
ment de le faire manger avec les principaux domestiques. J'ai
rempli toutes les vues de monsieur le maréchal, autant qu'il a
été en moi, pendant une année entière. J'ai dissimulé tous ses
torts.
Depuis qu'il est chez vous, il a écrit à M. le maréchal de
Richelieu des lettres dont je ne dois pas assurément être content,
et que monsieur le maréchal m'a renvoyées.
Je me flatte que vous approuverez le silence que j'ai gardé si
ANNÉE 4768. 477
longtemps avec vous, et l'aveu que je suis obligé de vous faire
aujourd'hui.
Je suis bien sûr, au reste, que vous n'avez pas admis ce jeune
homme dans vos secrets , et que vous avez bien senti dès le
premier jour qu'il n'était pas fait pour être dansvotre confidence.
Je sais à quel point il est dangereux, et vous ne savez ce quej'en
ai souffert.
Le parti que vous prenez de le chasser est indispensable.
Comptez que vous prévenez par là des chagrins qu'il vous aurait
attirés. Il voulait aller chez ses parents au village de Salmoran,
dont il est natif. Je pense qu'il est à propos qu'il y retourne in-
cessamment. La plus grande bonté que vous puissiez avoir pour
lui est de l'avertir sérieusement qu'il se prépare un avenir bien
malheureux s'il ne réforme pas sa conduite.
L'article de ses dettes sera très-embarrassant. Je pense qu'il
serait assez convenable que vous fissiez rendre les bijoux à ceux
qui les ont vendus, et qui ne sont pas payés. Je crois qu'il doit
beaucoup au sieur Souchai, marchand de drap. M. le maréchal
de Richelieu ne veut point entrer dans ses dettes, qu'il avait ex-
pressément défendues. Cependant, si on peut faire quelque ac-
commodement, je ne désespère pas qu'il n'accorde une petite
somme.
Nous sommes infiniment sensibles, maman et moi, à l'embarras
et aux désagréments que sa mauvaise conduite peut vous causer.
Adieu, monsieur ; je vous embrasse avec le plus tendre et le
plus respectueux attachement. V.
7121. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
4 janvier.
Comme les cuisiniers, mon cher ange, partent toujours de
Paris le plus tard qu'ils peuvent, et s'arrêtent en chemin à tous
les bouchons, j'ai reçu un peu tard la lettre que vous avez bien
voulu m'écrire le 1/j de décembre. Ma réponse arrivera gelée ;
notre thermomètre est à douze degrés au-dessous du terme de
la glace; une belle plaine de neige, d'environ quatre-vingts lieues
de tour, forme notre horizon ; me voilà en Sibérie pour qua-
tre mois. Ce n'est pas assurément cette situation qui me fait dé-
sirer de vous revoir et de vous embrasser ; je quitterais le para-
dis terrestre pour jouir de cette consolation. J'espère bien quelque
jour venir faire un tour à Paris, uniquement pour vous et pour
478 CORRESPONDANCE.
Mme d'Argental. Il me sera impossible d'abandonner longtemps
ma colonie. J'ai fondé Gartbage, il faut que je l'habite, sans quoi
Cartilage périrait; mais je vous réponds bien que, si je suis en
vie dans dix-huit mois, vous reverrez un vieux radoteur qui
vous aime comme s'il ne radotait point.
M. de Thibouville me dit qu'il faut que je vous envoie la lettre
de M. le duc de Duras; je ne sais trop où la retrouver. Elle con-
tenait, en substance, que la belle Dubois m'avait traité comme
ses amants, qu'elle m'avait trompé ; que la Comédie était, comme
beaucoup d'autres choses, fort en décadence ; qu'il avait établi
un petit séminaire de comédiens à Versailles, qui ne promettait
pas grand'chose ; que Lekain était toujours bien malade, et que
la tragédie était tout aussi malade que lui.
Nous manquons d'hommes en bien des genres, mon cher
ange, cela est très-vrai ; mais les autres nations ne sont pas en
meilleur état que nous.
M. Chardon m'avait promis de rapporter l'affaire des Sirven
avant la naissance de notre Sauveur ; mais les petites niches
qu'il a plu au parlement de lui faire ont retardé l'effet de sa
bonne volonté. L'affaire n'a point été rapportée ; je ne sais plus
où j'en suis, après cinq ans de peines. Il faut se résigner à Dieu
et au parlement.
Pour mon petit procès avec Mma Gilet, il ne m'inquiète guère :
c'est une idiote qui veut quelquefois faire le bel esprit, et qui
parle quelquefois à tort et à travers à M. Gilet. Elle est peu écou-
tée ; mais M. Gilet a quelquefois des fantaisies, des lubies ; et il
y a des alfaires dans lesquelles il se rend fort difficile. Il est
triste d'avoir des démêlés avec des gens de ce caractère. Je suis
sensiblement touché cle la bonté que vous avez de songer à re-
dresser l'esprit de M. Gilet.
Mon pauvre Damilaville est tout ébouriffé de la crainte cle
n'être pas à la tête des vingtièmes. Je vous avoue que je lui sou-
haiterais une autre place ; c'est un lieutenant-colonel dont tout
le monde désire que le régiment soit réformé.
N'êtes-vous pas bien aise que l'affaire de Pologne soit accom-
modée à la plus grande gloire de Dieu et de la raison ? Joseph
Bourdillon1, professeur en droit public, n'a pas laissé de servir
dans ce procès. Puissé-je réussir comme lui dans celui des
Sirven! puissé-je surtout venir un jour vous dire combien je
1 . C'est sous ce nom que Voltaire a donné son Essai historique et critique sur
les Dissensions des enlises de Pologne; voyez tome XXVI, page 451.
ANNÉE 17 68. 479
vous aime, combien je vous suis attaché pour le reste de ma
languissante vie!
7122. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 6 janvier.
M. Hennin, résident à Genève, me mande, monseigneur, qu'il
a eu l'honneur de vous écrire au sujet de Galien. Vous avez vu,
par mes lettres, que je n'espérais pas que ce jeune homme se
maintint longtemps dans ce poste. Il s'est avisé de faire impri-
mer une mauvaise pasquinade, dans le style d'un laquais, sur
les affaires de Genève ; et il a eu la méchanceté inepte de me
l'attribuer, en l'imprimant sous le nom d'un vieillard moribond,
et en ajoutant à ce titre des qualifications peu agréables.
M. Hennin m'a envoyé l'ouvrage, et m'a instruit en même
temps qu'il était obligé de le renvoyer, et qu'il vous en écrivait.
Mon respect pour la protection dont vous l'honorez m'avait
fait toujours dévorer dans le silence les perfidies qu'il m'avait
faites. Il allait acheter à Genève tous les libelles qu'il pouvait
déterrer contre moi, et les vendait à ceux qui venaient dans le
château. Je lui remontrai l'énormité et l'ingratitude de ce pro-
cédé. Je voulus bien ne l'imputer qu'à sa curiosité et à sa légè-
reté. Je ne voulus point vous en instruire. J'espérai toujours que
le temps et l'envie de vous plaire pourraient corriger son carac-
tère. Je vois, par une triste expérience, que mes ménagements
ont été trop grands et mes espérances trop vaines.
Je pense qu'il serait convenable qu'il allât en Dauphiné pour
y faire imprimer l'histoire de cette province, qu'il a entreprise.
Il est du village de Salmoran, dont il a pris le nom, et il avail
toujours témoigné le désir d'y aller voir ses parents.
Peut-être l'article de ses dettes sera-t-il un peu embarrassant
avant qu'il parte de Genève. On prétend qu'elles vont à plus de
cent louis : c'est ce que j'ignore ; mais je sais qu'il répond aux
marchands que c'est à vous à payer la plupart des fournitures.
J'ai déjà payé deux cents livres, dont je vous avais envoyé les
quittances, et que vous avez eu la bonté de me rembourser.
Je vous ai mandé que je ne payerais rien de plus sans votre
ordre précis, et j'ai tenu parole, à un louis près. Peut-être vou-
driez-vous bien encore accorder une petite somme, afin qu'un
jeune homme que vous avez daigné faire élever avec tant de géné-
rosité ne partît pas de Genève absolument en banqueroutier.
480 CORRESPONDANCE.
Tous les esprits sont violemment irrités contre lui à Genève.
Cette affaire est très-désagréable ; mais, après tout, l'âge peut
le mûrir. Tout ce que vous avez daigné faire pour lui peut parler
à son cœur; et, quelque chose qui arrive, vous aurez toujours la
satisfaction d'avoir exercé les sentiments de votre caractère noble
et bienfaisant.
Le thermomètre est ici à treize degrés et un quart au-dessous
de la glace ; l'encre gèle ; mais quoique Galien m'intitule vieil-
lard moribond, je sens que mon cœur a encore quelque chaleur.
Elle est tout entière pour vous ; elle anime le profond respect
avec lequel je vous serai attaché jusqu'au dernier moment de ma
vie.
7123. — A M. HENRI PANCKOUCKE K
A Ferney, le 8 janvier.
Vous ne sauriez croire, monsieur, combien j'aime le stoïcien
Gaton, tout épicurien que je suis. Vous avez bien raison de pen-
ser que l'amour serait fort mal placé dans un pareil sujet. La
partie carrée des deux filles de Gaton, dans Addison, fait voir que
les Anglais ont souvent pris nos ridicules. Je suis très-aise que
vous ne vous soyez point laissé entraîner au mauvais goût. Les
Français ne sont pas encore dignes d'avoir beaucoup de tragé-
dies sans amour, et je doute même que la mode en vienne
jamais; mais vous me paraissez digne de mettre au jour les ver-
tus morales et héroïques sur le théâtre.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments d'estime que
vous méritez, monsieur, votre, etc.
7124. — A M. LE MARQUIS DE VILLE VIEILLE.
Il y a des occasions, monsieur, où il faut chanter des Te
Deum au lieu de De Profundis. Les âmes de ces deux braves gens
sont immortelles sans doute, puisqu'elles ont eu tant de lumières
et tant de courage. J'espère bientôt avoir l'honneur de mourir
comme eux, quoique des faquins aient poussé la calomnie jus-
1. Henri Panckoucke, cousin de celui à qui sont adressées les lettres 6775 et
et 7158, est auteur de la Mort de Caton, tragédie en trois actes et en vers, 1768,
in-8", dont il avait envoyé un exemplaire à Voltaire. Il existe de cette pièce deux
éditions avec le nom de Voltaire.
ANNÉE 4 76 8. 481
qu'à dire que j'allais à confesse. Il faut être bien méchant et
avoir l'âme bien noire pour inventer de pareilles impostures.
Agréez mes respects et présentez-les, je vous prie, à MM. Du-
ché et Venel. Je serais bien trompé si le titre d'encyclopédiste
vous avait nui auprès de M. de Guerchy1; mais je vous suis bien
caution que le titre d'encyclopédiste ne vous fera aucun tort
auprès de M. du Châtelet.
Nous avons essuyé un froid si excessif, et j'ai été si malade,
que je n'ai pu répondre encore à Mme Cramer.
On m'a envoyé quelques petites brochures intéressantes
échappées aux griffes de l'inquisition. Ayez la bonté de me mander
si on pourrait vous faire tenir quelques-unes de ces fariboles sous
l'enveloppe de monsieur l'intendant, ou du premier secrétaire,
ou sous une enveloppe quelconque. Gardons-nous la fidélité et
le secret que se doivent les initiés aux sacrés mystères. Quand
vous irez faire des revues, ce qui est une chose infiniment agréa-
ble, n'oubliez pas, monsieur, votre ancienne auberge. L'hôte,
l'hôtesse, et toutes les filles du cabaret, sont à vos ordres.
7125. — A M. DAMILAVILLE.
8 janvier.
Mon cher ami, je n'ai point vu la facétie de la Sorbonne2, et
me soucie fort peu de voir cette platitude ; mais j'ai lu l'arrêt du
conseil contre le parlement, et la vengeance de M. Chardon, de
laquelle j'ai été fort édifié. Pourvu que ces tracasseries parlemen-
taires ne nuisent point aux Sirven, je suis content.
Le froid est excessif. Mes paroles sont gelées, et la main de
celui qui écrit est transie.
Je suppose que M. d'Alembert a reçu la lettre d'Italie que j'ai
fait chercher à Genève. Voulez-vous bien avoir la bonté d'en-
voyer l'incluse à M. de La Harpe3, rue du Battoir?
Portez-vous bien, et quand vous serez à la tête des vingtiè-
mes, écrasez ïinf....
1. Le comte de Guerchy était ambassadeur de France en Angleterre.
2. La censure d3 Bélisaire: voyez lettre 7097.
3. Elle manque.
Correspondance. XIII. 31
482 CORRESPONDANCE.
7126. — A M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.
Je suis aveugle et sourd ; ainsi, monsieur, je ne vois et n'en-
tends plus ce qu'on peut faire et dire contre moi.
Votre estime me dédommage du tortque me font mes ennemis.
Ces messieurs m'ont pris pour ainsi dire au maillot, et me pour-
suivent jusqu'à l'agonie. Vous avez raison, monsieur, de me
donner des conseils si honnêtes contre les premiers mouve-
ments de la vengeance : on n'en est pas toujours le maître ;
mais plus elle est vivement sentie, moins elle est durable, tant
le moral dépend du physique de l'homme, presque toujours
borné dans ses vices comme dans ses vertus. Je serais seule-
ment fâché que Fréron se fît honneur de ma haine ; je ne me
suis jamais oublié à ce point-là. Est-ce qu'on ne peut écraser un
insecte qui nous jette son venin, sans commettre le péché de la
colère, si naturel et si condamnable? Conservez, monsieur, cette
aimable philosophie qui fait plaindre les méchants sans les haïr,
et qui vient si poliment adoucir les tourments de ma caducité
dans ma solitude : sur les bords de mon tombeau, j'oppose à
mes persécuteurs l'honneur de votre amitié. J'en mourrai plus
tranquille.
L'Ermite de Ferney.
7127. — A M. DE CIIABANON.
11 janvier.
Mon très-cher confrère , vous êtes assurément bien bon,
quand vous travaillez à Eudoxie, de songer à la maîtresse de
Prométhée ». Je suis persuadé que vous aurez été un peu en re-
traite pendant les grands froids, et qa'Eudoxie est actuellement
bien avancée. L'empire romain est tombé, mais votre pièce ne
tombera point.
Vous avez raison assurément sur ce potier de Prométhée qui
ferait une fort plate figure lorsqu'on danserait et qu'on chan-
terait autour de Pandore, et qu'il resterait assis sur une banquette
verte sans dire un mot à sa créature. Il n'y a, ce me semble,
d'autre parti à prendre que de le faire en aller pendant le divertis-
1. Pandore, opéra de Voltaire; voyez tome 111.
ANNÉE 4768. 483
sèment, pour demander à l'Amour quelques nouvelles grâces.
Après que le chœur a chanté :
0 ciel ! ô ciel! elle respire.
Dieu d'amour, quel est ton empire !
il faudra que le potier dise ces quatre vers :
Je revole aux autels du plus charmant des dieux.
Son ouvrage m'étonne, et sa beauté m'enflamme.
Amour, descends tout entier dans mon àme,
Comme tu règnes dans ses yeux 1.
Le musicien môme peut répéter le mot d'amour, pour cause
d'énergie ; mais ce musicien ne répond point à mes lettres. Ce
musicien me traite comme Rameau traitait l'abbé Pellegrin, à
qui il n'écrivait jamais. Je le crois fort occupé à Versailles ; mais
fût-il premier ministre, il ne faut pas négliger Pandore.
Tout paraît tendre aujourd'hui à la réconciliation dans le
monde, depuis qu'on a chassé les jésuites de quatre royaumes.
La tolérance vient d'être solennellement établie en Pologne
comme en Russie, c'est-à-dire dans environ treize cent mille lieues
carrées de pays ; ainsi la Sorbonne n'a raison que dans deux
mille cinq cents pieds carrés, qui composent la belle salle où elle
donne ses beaux décrets. Certainement le genre humain l'empor-
tera à la fin sur la Sorbonne. Ces cuistres-là n'en ont pas encore
pour longtemps dans le ventre. C'est une bénédiction de voir
comme le bon sens gagne partout du terrain : il n'en est pas de
même du bon goût, c'est le partage du petit nombre des élus.
Les perruques de Genève proposent actuellement des accom-
modements aux tignasses. Ce n'était pas la peine d'appeler à
grands frais trois puissances médiatrices, pour ne rien faire de
ce qu'elles ont ordonné. M. le duc de Choiseul doit être las de
voir des gens qui demandent à Hercule sa massue pour tuer des
mouches. Toute cette affaire de Genève est du plus énorme ridi-
cule.
Tout ce qui est à Ferney vous embrasse assurément de tout
son cœur.
1. Ces vers n'ont point été admis dans la pièce. Ils étaient destinés à la scène
de l'acte II.
484 CORRESPONDANCE.
7128. — A MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
Lyon *, 12 janvier.
Madame, je vous fais ces lignes pour vous dire qu'en consé-
quence de vos ordres précis, à moi intimés par madame votre
petite-fille2, j'ai l'honneur de vous dépêcher deux petits volumes
traduits de l'anglais, du contenu desquels je ne réponds pas plus
que les états de Hollande quand ils donnent un privilège pour
imprimer la Bible; c'est toujours sans garantir ce qu'elle contient.
Ayez la bonté, madame, de noter que, ne sachant pas si mes-
sieurs des postes sont assez polis pour vous donner vos ports francs,
j'adresse le paquet sous l'enveloppe de monseigneur votre mari,
pour la prospérité duquel nous faisons mille vœux dans notre rue.
Nous en faisons autant pour vous, madame, car tous ceux qui vien-
nent acheter des livres chez nous disent que vous êtes une brave
dame qui vous connaissez mieux qu'eux en bons livres, qui avez
considérablement de l'esprit, et qui ne courez jamais après. Vous
avez le renom d'être fort bienfaisante ; vous ne condamnez pas
même les vieux barbouilleurs de papier à mourir, parce qu'ils
n'en peuvent plus : cela est d'une bien belle âme.
Enfin, madame, on dit toutes sortes de bien de vous dans
notre boutique ; mais j'ai peur que cela ne vous fâche, parce
qu'on ajoute que vous n'aimez point cela. Je vous demande donc
pardon, et suis avec un grand respect, madame, votre très-
humble et très-obéissant serviteur.
Guillemet,
typographe de la ville de Lyon.
7129. — A M. SE R VAN.
13 janvier.
Vous m'avez prévenu, monsieur. Il y a longtemps que mon
cœur me disait de vous remercier des deux discours 3 que vous
avez prononcés au parlement, et qui ont été imprimés. Je me
souviendrai toujours d'avoir répandu des larmes pour cette pau-
vre femme que son mari trahissait si pieusement en faveur de la
1. Cette lettre est datée de Lyon, afin que la date se rapporte avec la signa-
ture ; mais Voltaire était toujours à Ferney.
2. Mme du Défiant appelait Mmc la duchesse de Choiseul sa grand'maman.
3. Discours dans la cause d'une femme protestante, 1767, in-12 ; et Discours
sur V administration de la justice criminelle en France, 1767, in-8°.
ANNÉE 1768. 485
religion catholique. Tout ce qui était à Ferney fut attend ri comme
l'avaient été tous ceux qui vous écoutèrent à Grenoble. Je regarde
ce discours, et celui qui concerne les causes criminelles, non-
seulement comme des chefs-d'œuvre d'éloquence, mais comme
les sources d'une nouvelle jurisprudence dont nous avons besoin.
Vous verrez, monsieur, par le petit fragment que j'ai l'hon-
neur de vous envoyer, combien on vous rend déjà justice. On vous
cite1 comme un ancien, tout jeune que vous êtes. L'ouvrage que
vous entreprenez est digne de vous. Un vieux magistrat n'aurait
jamais le temps de le faire ; et d'ailleurs un vieux magistrat au-
rait encore trop de préjugés. Il faut une âme vigoureuse, venue
au monde précisément dans le temps où la raison commence à
éclairer les hommes, et à se placer entre l'inutile fatras de Gro-
tius et les saillies gasconnes de Montesquieu.
Je pense que vous aurez bien de la peine à rassembler les
lois des autres nations, dont la plupart ne valent guère mieux
que les nôtres. La jurisprudence d'Espagne' est précisément
comme celle de France. On change de lois en changeant de che-
vaux de poste, et on perd à Séville le procès qu'on aurait gagné
à Saragosse.
Les historiens, qui ne sont pour la plupart que de froids com-
pilateurs de gazettes, ne savent pas un mot des lois des pays
dont ils parlent. Celles d'Allemagne, dans ce qui regarde la jus-
tice distributive, sont encore un chaos plus affreux. Il n'y a que
Mathusalem qui puisse prendre le parti de plaider devant la
chambre de Vetzlar. On dit que le despotisme en a fait d'assez
bonnes en Danemark, et la liberté, de meilleures en Suède. Je
ne sais rien de plus beau que les règlements pour l'éducation
des enfants des rois, publiés par le sénat.
La meilleure loi peut-être qui fût au monde était celle de la
grande charte d'Angleterre ; mais de quoi a-t-elle servi sous des
tyrans comme Richard III et Henri VIII ?
Il me semble que l'Angleterre n'a de véritablement bonnes
lois que depuis que Jacques II alla toucher les écrouelles au cou-
vent des Anglaises à Paris. Ce n'est du moins que depuis ce
temps qu'on a entièrement aboli la torture, et ces supplices af-
freux prodigués encore chez notre nation, aussi atroce quelque-
fois que frivole, et composée de singes et de tigres.
1. Dans son Homme aux quarante écus, Voltaire cite un passage du Discours
sur l'administration de la justice criminelle en France; voyez tome XXI,
page 350.
486 CORRESPONDANCE.
Louis XIV rendit au moins un grand service à la France, en
mettant de l'uniformité dans la procédure civile et criminelle.
Cette uniformité était dès longtemps chez les Anglais, qui n'a-
vaient, depuis six cents ans, qu'un poids et qu'une mesure : c'est
à quoi nous n'avons jamais pu parvenir. Mais il me semble que
les rédacteurs de notre procédure criminelle ont beaucoup plus
songé à trouver des coupables clans les accusés qu'à trouver des
innocents. En Angleterre, c'est précisément tout le contraire ;
l'accusé est favorisé par la loi : l'Anglais, qu'on croit féroce, est
humain dans ses lois ; et le Français, qui passe pour si doux, est
en effet très-inhumain.
L'abominable aventure du chevalier de La Barre et du jeune
d'Étallonde en est bien la preuve. Ils ont été traités comme la
Brinvilliers et la Voisin, pour une ëtourderie qui méritait un an
de Saint-Lazare. Celui des deux qui échappa aux bourreaux est
actuellement officier chez le roi de Prusse : il a acquis beaucoup
de mérite, et pourra bien un jour se venger, à la tête d'un régi-
ment, de la barbarie qu'on a exercée envers lui. Il semble que
cette aventure soit du temps des Albigeois.
Nous verrons bientôt si le conseil voudra bien revoir et ré-
former le procès des Sirven. Il y a cinq ans que je poursuis cette
affaire. J'ai trouvé chaque jour des obstacles, et je ne me suis
jamais rebuté ; mais je ne suis qu'un citoyen inutile. C'est à
vous, monsieur, qu'il appartient de faire le bien : vous êtes en
place, et vous êtes digne d'y être, ce qui n'est pas bien commun.
Vous servirez votre patrie dans les fonctions de votre belle
charge, et vous Vous immortaliserez dans vos moments de loisir.
Vous ferez voir combien la jurisprudence est incertaine en
France ; vous détruirez les traces qui restent encore de l'ancien
esclavage où l'Église a tenu l'État. Concevez-vous rien de plus
ridicule qu'un promoteur et un officiai? Mais, en vérité, nous
avons des juridictions encore plus étonnantes, des tribunaux
pour les greniers à sel, des cours supérieures pour le vin et pour
la bière, un auguste sénat pour juger si les fermiers généraux
doivent fouiller dans la poche des passants, sénat qui fait pres-
que autant de bien à la nation que les quatre-vingt mille commis
qui la pillent.
Enfin, monsieur, dans les premiers corps de l'État, que de
droits équivoques et que d'incertitudes! Les pairs sont-ils admis
dans le parlement, ou le parlement est-il admis dans la cour des
pairs? le parlement est-il substitué aux états généraux? le con-
seil d'État est-il en droit de faire des lois sans le parlement? le
ANNÉE '176 8 487
parlement1 est-il en droit d'interpréter des lois anciennes et re-
connues?
Est-il décidé par les exemples de Marie de Médicis, d'Anne
d'Autriche et du duc d'Orléans, que le parlement de Paris a seul
la prérogative de donner la régence du royaume? Et d'ailleurs,
que disent les princes, les pairs et les généraux d'armée, quand
ils voient le fils d'un commis des fermes acheter, pour quinze
cents louis, le droit de conférer la puissance suprême?
Il semble que tout se soit fait chez nous au hasard et à l'a-
venture ; il faut avouer que le droit public est bien mieux établi
en Angleterre et en Allemagne, quoique sur des fondements
très-différents ; du moins, chacun y connaît ses privilèges ; et en
France, toutes les prérogatives sont usurpées ou contestées; on
n'y jouit pas même des droits qu'on a reçus de la nature; per-
sonne n'est parmi nous à l'abri des lettres de cachet et d'un ju-
gement par commissaires.
Plus ces réflexions sont douloureuses, plus je vous exhorte,
monsieur, à découvrir nos plaies quand vous n'aurez plus l'es-
pérance de les guérir. Vous montrerez au moins à la nation
tout ce qui lui manque et ce que le temps pourra lui donner un
jour. En vérité, M. de Montesquieu n'a fait que plaisanter et
n'a écrit que pour montrer de l'esprit ; d'ailleurs, il se trompe
trop souvent; presque toutes ses citations sont fausses; mais il
a parlé avec courage contre la finance, les prêtres et le despo-
tisme. Vous aurez le même courage, avec plus de lumières et de
méthode ; voilà du travail, c'est-à-dire du plaisir pour bien des
années, et de la gloire pour jamais.
Soyez persuadé, monsieur, de mon très-sincère respect et
d'un attachement aussi grand que mon estime ; je serais bien
fâché de mourir sans avoir l'honneur de vous revoir.
7130. — A M. HENNIN.
13 janvier.
Vous savez, mon très-cher résident, que la place de M. Camp***
ne convient mieux à personne qu'à M. Rieu, qui est né Fran-
1. La fin de cette lettre à partir de ce mot manquait dans les éditions de Kehl,
de Beuchot, et dans toutes les éditions précédentes. Ce complément a été publié
pour la première fois par M. J.-J. Champollion-Figeac, dans la Revue des Alpes,
année 1859, n° 91, et nous a été transmis par l'honorable directeur de cette Revue,
M. Maisonville.
488 CORRESPONDANCE.
çais, qui a servi le roi longtemps dans les îles, qui vous a été
utile pour les passe-ports, et qui vous est attaché. Je suis bien
persuadé que vous le protégerez auprès de monsieur le contrô-
leur général, et que vous écrirez fortement en sa faveur : vous
pouvez même engager M. le duc de Choiseul à dire un mot
pour lui. Un homme qui aime autant que lui la comédie mérite
assurément de grandes attentions.
Je viens de recevoir une lettre de M. le duc de Choiseul à
faire mourir de rire. Je ne manquerai pas de saisir cette occa-
sion pour joindre ma très-humble requête aux recommandations
que je vous demande. On a toujours grande envie de faire une
ville à Versoy ; mais avec quoi la nourrira-t-on ?
Si vous saviez à peu près le montant des dettes de ce petit
polisson de Galien de Salmoran, vous me feriez plaisir de m'en
donner part.
On dit que la reine n'est pas bien : en savez-vous des nou-
velles? Quand aurons-nous l'honneur de vous voir? On ne peut
vous être plus tendrement attaché que V.
7131. — DE M. HENNIN).
A Genève, le 13 janvier 1768.
Ce que vous désirez , monsieur, est fait. J'ai demandé la place vacante
faiblement pour moi et mes successeurs, et fortement pour M. Rieu, comme
je pourrais vous le prouver en vous envoyant l'extrait de ma dépêche. Je me
suis contenté de dire à monsieur le duc qu'il avait été question de réunir
cette place à la résidence, mais que peut-être il y trouverait des inconvé-
nients. J'ai mis M. le chevalier de Jaucourt en jeu pour M. Rieu, dont j'ai
fait valoir les services, et la résolution de s'établir à Versoy.
Voici, monsieur, les deux seuls mémoires des dettes de Galien. Je l'ai
forcé à payer toutes les autres, à la vérité à mes dépens, mais je n'y veux
plus penser. Il m'avait dit qu'il allait à Paris, et je l'ai annoncé à monsieur
le maréchal. Depuis il m'apprend qu'il va d'abord en Dauphiné. Je crois
qu'il ne pirouette que pour tomber à l'hôpital.
On ne me dit rien de la santé de la reine, sinon qu'il n'y a aucun
mieux.
Dès que les chemins seront libres, je vous assure bien, monsieur, que
vous me verrez, et souvent. Genève m'ennuie à un point dont vous n'avez
pas d'idée. Quelles gens!
Vous connaissez le tendre attachement que je vous ai voué.
t. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
ANNÉE 1768. 489
7132. — A M. SAURIN.
13 janvier.
Mon cher confrère, savez-vous bien que je n'ai point votre
Joueur anglais1? Vos Mœurs du temps2 ont été parfaitement exé-
cutées sur notre petit théâtre. Nous tacherons de ne pas gâter
votre Joueur. Envoyez-le-nous par le contre-seing de M. Janel,
qui aura volontiers la bonté de s'en charger. Nous aimons fort
les comédies intéressantes : Mullx sunt mansiones in dorno patris
meP-, mais il paraît que pater meus a une maison à la Comédie
française dont les acteurs font bien mal les honneurs. Pater meus
est mal en domestiques; il est servi à la Comédie comme en
Sorbonne.
Je suis enchanté que vous m'aimiez toujours un peu; cela
ragaillardit ma vieillesse. Je présente mes respects à celle qui
vous rend heureux, et qui vous a donné un enfant, lequel ne
sera pas certainement un sot.
Vivez heureusement, gaiement, et longtemps. Je souhaite des
apoplexies aux Riballier, aux Larcher, aux Coger; et à vous,
mon cher confrère, une santé aussi inaltérable que l'est mon
attachement pour vous.
Si M. Duclos se souvient encore de moi, mille amitiés pour
lui, je vous prie.
7133. — A M. DAMILAVILLE.
13 janvier.
Je reçois votre lettre du 7 janvier, mon cher ami. Ne soyez
point étonné de l'extrême ignorance d'un homme qui n'a pas vu
Paris depuis vingt ans. J'ai connu autrefois un M. d'Ormesson,
qui était conseiller d'État, chargé du département de Saint-Cyr.
Il n'était pas jeune ; je ne sais si c'est lui ou son fils de qui dé-
pend votre place. Il y a deux ou trois ans qu'un homme de
lettres, qui était précepteur dans la maison, m'envoya des ou-
vrages de sa façon, dédiés à un M. d'Ormesson, lequel me faisait
toujours faire des compliments par cet auteur, et à qui je les
1. Beverley, tragédie bourgeoise, imitée de l'anglais, en cinq actes et en vers
libres, par Saurin, fut joué le 7 mai 1768, et imprimé la même année in-8°.
2. Voyez tome XLI, page 191.
3. Dans l'évangile de saint Jean, xiv, 2, la Vulgate dit : « In domo patris mei
mansiones multœ sunt. »
490 CORRESPONDANCE.
rendais bien. J'ai oublié tout net le nom de cet auteur et celui
de ses livres; j'ai seulement quelque idée que nous nous aimions
beaucoup quand nous nous écrivions. Il me passe par les mains
cinq ou six douzaines d'auteurs par an ; il faut me pardonner
d'en oublier quelques-uns. Mettez-vous au fait de celui-ci. Il
avait, autant qu'il m'en souvient, une teinture de bonne philo-
sophie. Il pourrait nous aider très-efficacement dans notre af-
faire. Mandez-moi à quel d'Ormesson il faut que j'écrive ; je vous
assure que je ne serai pas honteux. Mais surtout, mon cher ami,
ne vous brouillez point avec l'intendant de Paris. Comptez qu'un
homme en place peut toujours nuire. Mme de Sauvigny a de
très-bonnes intentions, et quoiqu'elle protège M. Mabille, je peux
vous répondre qu'elle n'a nulle envie de vous faire tort ; sa seule
idée est de faire du bien à M. Mabille et à vous.
Encore une fois, n'irritez point une famille puissante. J'ai
reçu aujourd'hui une lettre de M. le duc de Choiseul :il ne parle
point de votre affaire ; tout roule sur le pays de Gex et sur Ge-
nève.
M. d'Alembert ne m'a point accusé la réception du paquet
d'Italie. Je voudrais bien avoir le Joueur de Saurin, qu'on va re-
présenter; mais je serais bien plus curieux de lire le rapport
que M. Chardon doit faire au conseil. Je compte lui écrire pour
lui faire mon compliment de la victoire remportée sur le parle-
ment de Paris. J'espère qu'il battra aussi le parlement de Tou-
louse à plate couture. J'espère que vous triompherez comme
lui, et je vous embrasse dans cette douce idée.
7134. — A M. MARMONTEL.
13 janvier.
Il y a longtemps, mon cher confrère, que je connais l'origine
de la querelle des conseillers Coré, Datan et Abiron1, avec l'évo-
que du veau d'or; mais le bon de l'affaire, c'est qu'elle fut citée
solennellement à un concile de Reims, à l'occasion d'un procès
que les chanoines de Reims avaient contre la ville.
Où diable avez-vous trouvé le livre de Gaulmin2? savez-vous
que rien n'est plus rare, et que j'ai été obligé de le faire venir
de Hambourg? Je ne suis pas mal fourni de ces drogues-là.
Il est bien triste qu'on joue encore sur les tréteaux de la Sor-
1. Dans les Nombres, chapitre xvi.
2. Voyez la note, tome XXX, page 317.
ANNÉE 4768. 491
bonne, tandis que la Comédie est déserte. Voila ce qu'a fait la
retraite de Mlle Clairon. Elle a laissé le champ libre à Riballier
et au singe de Nicolet1.
J'ai lu hier le Vencelas* que vous avez rajeuni. Il me semble
que vous avez rendu un très-grand service au théâtre. M"10 Denis
est bien sensible à votre souvenir; et moi, très-affligé d'être
abandonné tout net par M. d'Alembert ; mais s'il se porte bien,
et s'il m'aime toujours un peu, je me console.
Mme Geoffrin doit être fort contente des succès du roi son
ami : c'est une grande joie dans tout le Nord. Le nonce s'est
enfui la queue entre les jambes, pour l'aller fourrer entre les
fesses. Il santissimo padre ne sait plus où il en est. Il pourra
bien, à la première sottise qu'il fera, perdre la suzeraineté du
royaume de Naples. Le monde se déniaise furieusement, les
beaux jours de la friponnerie et du fanatisme sont passés.
Illustre profès, écrasez le monstre tout doucement.
7135. — A M. BEAUZÉE3.
Si je demeurais, monsieur, au fond de la Sibérie, je n'aurais
pas reçu plus tard le livre que vous avez eu la bonté de m'en-
voyer. Le commerce a été interrompu jusqu'au commencement
de novembre, et depuis ce temps nous avons été ensevelis dans
les neiges. Enfin, monsieur, j'ai eu votre paquet et la lettre dont
vous m'honorez. Je vois avec beaucoup de plaisir les vues
philosophiques qui régnent dans votre Grammaire*. Il est certain
qu'il y a, dans toutes les langues du monde, une logique secrète
qui conduit les idées des hommes sans qu'ils s'en aperçoivent,
comme il y a une géométrie cachée dans tous les arts de la main,
sans que le plus grand nombre des artistes s'en doute. Un in-
stinct heureux fait apercevoir aux femmes d'esprit si on parle
bien ou mal : c'est aux philosophes à développer cet instinct. Il
me paraît que vous y réussissez mieux que personne. L'usage,
malheureusement, l'emporte toujours sur la raison. C'est ce
1. M olé.
2. Le Venceslas, tragédie de Rotrou, retouchée par Marmontel, était imprimé
depuis 1759.
3. Nicolas Beauzée, né à Verdun en 1717, mort en janvier 1789.
4. Grammaire générale ou Exposition raisonnée des éléments nécessaires du
langage, pour servir de fondement à l'étude de toutes les langues, 1767, deux vo-
lumes in-8".
492 CORRESPONDANCE.
malheureux usage qui a un peu appauvri la langue française, et
qui lui a donné plus de clarté que d'énergie et d'abondance :
c'est une indigente orgueilleuse qui craint qu'on ne lui fasse
l'aumône. Vous êtes parfaitement instruit de sa marche, et vous
sentez qu'elle manque quelquefois d'habits. Les philosophes n'ont
point fait les langues, et voilà pourquoi elles sont toutes impar-
faites.
J'ai déjà lu une grande partie de votre livre. Je vous fais,
monsieur, mes sincères remerciements de la satisfaction que
j'ai eue, et de celle que j'aurai.
J'ai l'honneur, d'être, etc.
7136. — A M. DAMILAVILLE.
15 janvier.
Je réponds en hâte, mon cher ami, à votre lettre du 7. Je ne
conçois pas comment M. d'Argental peut hésiter un moment à
faire parler M. le duc de Praslin. On augmente son crédit quand
on l'emploie pour la justice etpour l'amitié. La timidité en pareil
cas serait une lâcheté dont il est incapable.
M. Boursier1 m'a dit que vous vouliez avoir je ne sais quel
rogaton d'un nommé Saint-Hyacinthe2. Il demande par quelle
voie il faut vous le faire tenir. Il dit que, s'il tombait en d'autres
mains, cela pourrait vous nuire dans les circonstances présentes.
Je vous demande en grâce de ne point trop effaroucher ceux
qui protègent le jeune Mabille. Vous connaissez cet excellent vers
de La Motte :
Un ennemi nuit plus que cent amis ne servent3.
La protectrice de Mabille paraît se rendre à la raison, et ne veut
point du tout qu'on vous laisse sans récompense. Que le titulaire
vive encore seulement six semaines, et j'ose croire que M. le duc
de Choiseul parlera.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
1. Les premières phrases de cet alinéa ont été mises quelquefois dans la
lettre 7146.
2. Le Dîner du comte de Boulainvilliers, voyez tome XXVI, page 531.
3. Livre V, fable iv, vers 51.
ANNEE 17 68. 493
7137. — A M. CHARDON.
A Ferney, 15 janvier.
Monsieur, souffrez qu'en vous renouvelant mes hommages et
mes remerciements au commencement de cette année, je vous
félicite sur la victoire que vous venez de remporter. Le roi en a
usé avec vous comme il le fallait. Il vous rend justice comme
vous l'avez rendue. On m'apprend que cette petite tracasserie des
chambres assemblées n'a pas ralenti vos bontés pour les Sirven.
Tout a conspiré contre cette famille malheureuse, jusqu'à son
avocat au conseil, qui est mort lorsque vous alliez rapporter cette
affaire. Mais plus elle est persécutée par la nature, par la fortune
et par l'injustice, plus vous daignerez employer votre ministère
et votre éloquence à la tirer d'oppression.
Je me flatte que vous avez enfin reçu cette apologie de l'arrêt
de Toulouse contre les Galas1. Elle ressemble à l'Apologie de la
Saint-Barthélémy, par l'abbé de Caveyrac, et au Panégyrique de la
Vérole, par M. Robbé2.
La famille Sirven trouvera aisément un autre avocat au con-
seil que M. Cassen3; mais elle ne trouvera jamais un rapporteur
et un juge plus capable de mettre au grand jour son innocence,
et de consoler une calamité si longue et si déplorable.
J'ai l'honneur d'être, avec le plus grand respect et le plus
sincère dévouement, monsieur, votre, etc.
7138. — A M. LE RICHE.
Le 16 janvier.
Je vous suis très-obligé, monsieur, de votre belle consultation
sur la retenue du vingtième ; aucun avocat n'aurait mieux ex-
pliqué l'affaire.
Je me flatte que vous aurez fait parvenir à l'ami Nonotte la
Lettre d'un avocat1" qui ne vous vaut pas. On accommodera plutôt
cent affaires avec des princes qu'une seule avec des fanatiques.
La ville de Besançon est pleine de ces monstres.
1. Voyez lettre 7108.
2. Robbé de Beauveset, né vers 1714, mort en décembre 1792, avait fait un
poëme sur un sujet dont on disait qu'il était plein. (B.)
3. Cet avocat était mort en décembre 1767 ; voyez lettre 6754
4. Voyez cette pièce, tome XXVI, page 56^.
494 CORRESPONDANCE.
Je ne sais si vous avez apprivoisé ceux d'Orgelet. Je ne con-
naissais point un livre imprimé à Besançon, intitulé Histoire du
christianisme, tirée des auteurs païens1, par un Bullet, professeur
en théologie. Je viens de l'acheter. Si quelque impie avait voulu
rendre le christianisme ridicule et odieux, il ne s'y serait pas pris
autrement. Il ramasse tous les traits de mépris et d'horreur que
les Romains et les Grecs ont lancés contre les premiers chré-
tiens, pour prouver, dit-il, que ces chrétiens étaient fort connus
des païens.
Puisse le pauvre Fantet2 ne pas trouver en Flandre des gens
plus superstitieux que les Comtois! Je vous embrasse, etc.
7139. — A M. ÉLIE DE BE AUMO.NT.
Ferney, le 16 janvier.
Ainsi donc mon cher défenseur de l'innocence in propria
venit, et sui eum non receperunt3. Je vous croyais en pleine posses-
sion de Canon4, et je vois, en jouant sur le mot, qu'il vous
faudra du canon pour entrer chez vous. Il faudra cependant
bien qu'à la fin Mme de Beaumont jouisse de la maison de ses
pères. Il faut qu'elle soit habitée par l'éloquence et par l'esprit,
après l'avoir été par la finance, afin qu'elle soit purifiée.
Aotre ami .AI. Damilaville est actuellement plus embarrassé
que vous. On lui conteste une place qui lui a été promise, et
qu'il a méritée par vingt ans de travail assidu.
Je suis très-fâché de la mort de M. Cassen. Il sera aisé de trou-
ver un avocat au conseil qui le remplace. M. Chardon n'attend
que le moment de rapporter; il est tout prêt. Je pense même que
le petit orage que le parlement de Paris lui a fait essuyer ne ra-
lentira pas son zèle contre le parlement de Toulouse.
J'attends avec grande impatience le mémoire que vous avez
bien voulu faire pour les accusés de Sainte-Foy5; ils sont encore
aux fers, et vous les briserez. Il est inconcevable que la juris-
prudence soit si barbare dans une nation si légère et si gaie.
C'est, je crois, parce que nos agréments sont très-modernes, et
notre barbarie très-ancienne.
1. Histoire de V établissement du christianisme, tirée des seuls auteurs juifs et
païens, 1764, in-4°, seconde édition, 1814, in-8".
2. Libraire à Besançon, dont l'affaire avait été renvoyée au parlement de Douai
3. Saint Jean, i, 11.
4. Voyez tome XL1V, page 454.
5. Voyez lettre 6936.
ANNÉE 1768. 49o
Je ne savais pas que l'Honnête Criminel existât en effet, et
qu'il s'appelât Favre. Si la chose est comme le dit l'auteur de la
pièce, le père est un grand misérable ; et l'ouvrage serait plus
attendrissant si le père venait se présenter au bout d'un mois, au
lieu d'attendre quelques années. Quoiqu'il en soit, il y a trop de
fanatiques aux galères, conduits par d'autres fanatiques. La rai-
son et la tolérance vous ont choisi pour leur avocat, elles a\ aient
besoin d'un homme tel que vous.
Je présente mes respects à Mme de Beaumont, et je partage
entre vous deux mon attachement inviolable et ma sincère es-
time.
7140. — DE M. HENNIN».
A Genève, le 16 janvier 1768.
J'ai reçu par la poste, monsieur, le paquet que j'ai l'honneur de vous
envoyer. 11 était contre-signe, et comme j'en attends un de ce volume, j'ai
enlevé en même temps les deux enveloppes. Je vous en fais mes excuses.
On dit que tout se calme ici; il en est bien temps. J'ai la plus grande
impatience de vous voir; mais les chemins sont encore impraticables.
Aucune nouvelle de Paris ni de Versailles, sinon qu'on commence à croire
que les finances se rétabliront tandis que celles d'Angleterre se dérangent.
11 vient de paraître un ouvrage assez court et fort bien fait sur ces der-
nières; si vous vouliez le parcourir, je pourrais vous l'envoyer. Il m'a
appris beaucoup de choses que j'étais souvent fâché de ne pas entendre.
Puisse la neige de vos montagnes faire bientôt place à la verdure, et
puissé-je bientôt me promener avec vous sur votre belle terrasse !
7141. — A M. HENNIN.
Ferney, 17 janvier.
Savez -vous bien, monsieur, de qui est l'ouvrage2 que vous
m'envoyez? de M. le duc de La Vallière. C'est une histoire du
théâtre qui fera plaisir au corsaire3, grand amateur comme moi
de ces coïonneries.
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
2. Bibliothèque du Théâtre-Français depuis son origine, Dresde (Paris), 1768,
trois volumes in-8°, dont les auteurs sont Marin, l'abbé Mercier de Saint-Léger,
l'abbé Boudot, et quelques autres personnes. On en faisait honneur au duc de La
Vallière. Voltaire, dans sa dédicace de Sophonisbe (voyez tome VII, page 37), dit
que le duc présida à sa confection, après avoir fourni les matériaux de l'ou-
vrage. (B.)
3. M. Hennin fils pense que ce mot désigne l'imprimeur Cramer, grand ama-
teur de l'art dramatique.
496 CORRESPONDANCE.
Il y a un livre * à Paris qui fait grand bruit, et qu'on dit fort
bien fait. On y prouve que le clergé n'est qu'une compagnie, et
non le premier corps de l'État. Je souhaite assurément que les
finances des Welches se rétablissent ; mais le commerce seul peut
opérer notre guérison, et les Anglais sont les maîtres du com-
merce des quatre parties du monde.
Comptez que pour le petit pays de Gex, il restera toujours
maudit de Dieu. Mais, en récompense, il bénit la Puissie et la
Pologne. Ma belle Catherine m'a mandé2 qu'elle avait consulté
dans la même salle des païens, des mahométans, des grecs,
des latins, et cinq ou six autres menues sectes, qui ont bu ensem-
ble largement et gaiement. Tout cela nous rend petits et ridi-
cules.
Les ermites entourés de neige vous embrassent bien cordiale-
ment.
7142. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 18 janvier.
Ce n'est aujourd'hui ni au vainqueur de Mahon, ni au libé-
rateur de Gênes, ni au vice-roi de la Guienne, que j'ai l'honneur
d'écrire,; c'est à un savant dans l'histoire, et surtout clans l'his-
toire moderne.
Vous devez savoir, monseigneur, si c'était votre beau-père ou
le prince son frère qu'on appelait le sourdaud. Si ce titre avait été
donné à l'aîné, le cadet n'en était certainement pas indigne.
Voici les paroles que je trouve dans les Mémoires de M™ de
Maintenons :
« La princesse d'Harcourt n'osait proposer à Mlle d'Aubigné
son fils aîné le prince de Guise, surnommé le sourdaud. Pour le
rendre un plus riche parti, elle lui avait sacrifié le cadet, qu'elle
avait fait ecclésiastique. Cet abbé malgré lui ayant depuis trahi
son maître, la mère alla se jeter aux pieds du roi, qui, la rele-
vant, lui dit de ce ton majestueux de bonté qui lui était particu-
lier : « Eh bien! madame, nous avons perdu, vous, un indigne
« fils, moi, un mauvais sujet ; il faut nous consoler ! »
Je soupçonne que l'auteur parle ici de feu M. le prince de
Guise, qui avait été abbé. dans sa jeunesse, et dont vous avez
1. Voyez une note sur la lettre 7146.
2. Cette lettre de Catherine manque.
3. Livre XII, chap. i.
ANNÉE 1768. 497
épousé la fille. Je n'ai jamais ouï dire qu'il eût trahi l'État. Je ne
conçois pas comment cet infâme La Beaumelle a pu débiter une
calomnie aussi punissable. Je vous supplie de vouloir bien me
dire ce qui a pu servir de prétexte à une pareille imposture. Je
m'occupe, clans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, à con-
fondre tous les contes de cette espèce, dont plus de centgazetiers,
sous le nom d'historiens, ont farci leurs impertinentes compila-
tions. Je vous assure que je n'en ai pas vu deux qui aient dit
exactement la vérité.
J'espère que vous ne dédaignerez pas de m'aider dans la pé-
nible entreprise de relever la gloire d'un siècle sur la fin duquel
vous êtes né, et dont vous êtes l'unique reste: car je compte
pour rien ceux qui n'ont fait que vivre et vieillir, et dont l'his-
toire ne parlera pas.
M. le duc de La Vallière enrichit votre bibliothèque de l'His-
toire du Théâtre1. Ce qu'il a ramassé est prodigieux. II faut qu'il
lui soit passé plus de trois mille pièces par les mains; cela est
tout fait pour un premier gentilhomme de la chambre.
Conservez vos bontés, cette année 1768, au plus ancien de vos
serviteurs, qui vous sera attaché le reste de sa vie, monseigneur,
avec le plus profond respect.
7143. — A M. DE CHABANON.
18 janvier.
La grippe, en faisant le tour du monde, a passé par notre
Sibérie, et s'est emparée un peu de ma vieille et chétive figure.
C'est ce qui m'a empêché, mon cher confrère, de répondre sur-le-
champ à votre très-bénigne lettre du k de janvier. Quoi ! lors-
que vous travaillez à Eudoxie vous songez à ce paillard de Sam-
son et à cette p deDalila ; et de plus, vous nous envoyez du
beurre de Bretagne! il faut que vous ayez une belle âme !
Savez-vous bien que Rameau avait fait une musique déli-
cieuse sur ce Samson? Il y avait du terrible et du gracieux. Il en
a mis une partie dans l'acte des Incas, dans Castor et Pollux, dans
Z oroastre. Je doute que l'homme2 à qui vous vous êtes adressé
ait autant de bonne volonté que vous; et je serai bien étonné
s'il ne fait pas tout le contraire de ce que vous l'avez prié de
faire, le tout en douceur, et en cherchant le moyen déplaire. Je
1. Voyez la note 2, page 495.
2. Moncrif, auteur d'un Essai sur la nécessité et sur les moyens de plaire.
45. — Correspondance. XIII. 32
498 CORRESPONDANCE.
pense, ma foi, que vous vous êtes confessé au renard. Je ne sais
pourquoi M. de La Borde m'abandonne obstinément. Il aurait
bien dû m'accuser la réception de sa Pandore, et répondre au
moins en deux lignes à deux de mes lettres. Sert-il à présent
son quartier? couclie-t-il dans la chambre du roi? est-ce par
cette raison qu'il ne m'écrit point? est-ce parce qae Amphion1 n'a
pas été bien reçu des Amphions modernes? est-ce parce qu'il ne
se soucie plus de Pandore? est-ce caprice de grand musicien, ou
négligence de premier valet de chambre?
On dit que les acteurs et les pièces qui se présentent au tri-
pot tombent également sur le nez. Jamais la nation n'a eu plus
d'esprit, et jamais il n'y eut moins de grands talents.
Je crois que les beaux-arts vont se réfugier à Moscou. Ils y
seraient appelés du moins par la tolérance singulière que ma
Catherine a mise avec elle sur le trône de ïomyris. Elle me fait
l'honneur de me mander qu'elle avait assemblé, dans la grande
salle de son Kremlin, de fort honnêtes païens, des grecs instruits,
des latins nés ennemis des grecs, des luthériens, des calvinistes
ennemis des latins, de bons musulmans, les uns tenant pour
Ali, les autres pour Omar; qu'ils avaient tous soupe ensemble,
ce qui est le seul moyen de s'entendre ; et qu'elle les avait l'ait
consentir à recevoir des lois moyennant lesquelles ils vivraient
tous de bonne amitié. Avant ce temps-là un grec jetait par la
fenêtre un plat dans lequel un latin avait mangé, quand il ne
pouvait pas jeter le latin lui-même.
Notre Sorbonne ferait bien d'aller faire un tour à Moscou, et
d'y rester.
Bonsoir, mon très-cher confrère. Je suis à vous bien tendre-
ment pour le reste de ma vie.
7144. — A M. LE CHEVALIER DE TAULES.
A Ferney, 18 janvier.
Mes inquiétudes, monsieur, sur les tracasseries de Genève
étant entièrement dissipées, et M. le duc de Choiseul m'ayant
fait l'honneur de m'écrire la lettre la plus agréable, je profite de
ses bontés pour lui demander2 la permission d'être instruit par
vous de quelques vieilles vérités que vous aurez déterrées dans
1. Opéra dont les paroles sont de Thomas; voyez lettre 7073.
2. Cette lettre au duc de Choiseul manque.
ANNÉE 1768. 499
l'énorme fatras du dépôt des affaires étrangères. Je lui représente
que ces vérités deviennent inutiles si elles ne servent pas à l'his-
toire, et que le temps est venu de les mettre au jour. Je lui dis
que vous lui montrerez vos découvertes, et que je ne ferai usage
que de celles qu'il approuvera. Il me paraît que ma proposition
est honnête ; j'attends donc les lumières que vous voudrez bien
me communiquer. On vous aura l'obligation d'avoir fait connaî-
tre un siècle qui, dans presque tous les genres, doit être le mo-
dèle des siècles à venir.
Pour moi, tant que je respirerai dans le très-médiocre siècle
où nous sommes, j'aurai l'honneur d'être, avec la plus sensible
reconnaissance, monsieur, votre très-humble et très-obéissant
serviteur.
Voltaire.
7145. — A M. MOREAU DE LA ROCHETTE.
A Ferney, 18 janvier.
Je vous renouvelle, monsieur, cette année, les justes remer-
ciements que je vous ai déjà faits pour les arbres que j'ai reçus
et que j'ai plantés. Ni ma vieillesse, ni mes maladies, ni la ri-
gueur du climat, ne me découragent. Quand je n'aurais défriché
qu'un champ, et quand je n'aurais fait réussir que vingt arbres,
c'est toujours un bien qui ne sera pas perdu. Je crains bien que
la glace, survenant après nos neiges, ne gèle les racines ; car
notre hiver est celui de Sibérie, attendu que notre horizon est
borné par quarante lieues de montagnes de glaces. C'est un spec-
tacle admirable et horrible, dont les Parisiens n'ont assurément
aucune idée. La terre gèle souvent jusqu'à deux ou trois pieds,
et ensuite des chaleurs telles qu'on en éprouve à Naples la des-
sèchent.
Je compte, si vous m'approuvez, faire enlever la glace autour
des nouveaux plants que je vous dois, et faire répandre au pied
des arbres du fumier de vache mêlé de sable.
Le ministère nous a fait un beau grand chemin, j'en ai planté
les bords d'arbres fruitiers; mangera les fruits qui voudra. Le
bois de ces arbres est toujours d'un grand service. Je m'imagine,
monsieur, que vous n'avez guère plus profité que moi detousles
livres qu'on fait à Paris, au coin du feu, sur l'agriculture. Ils ne
servent pas plus que toutes les rêveries sur le gouvernement :
Experientia rerum magistra.
J'ai l'honneur d'être avec bien de la reconnaissance, mon-
sieur, votre, etc.
500 CORRESPONDANCE.
7146. — A M. DAMILAVILLE.
18 janvier.
Je n'aurai point de repos, mon cher ami, que je ne sache
l'issue de votre affaire. Je ne comprends rien à M. de Sauvigny.
Je l'ai reçu de mon mieux chez moi, lui, sa femme, et son fils.
Mme de Sauvigny m'a donné sa parole d'honneur qu'elle travail-
lerait à vous faire donner une pension, si vous conserviez la
place que vous avez exercée si longtemps. Cela ne s'accorde point
avec une persécution. Mme de Sauvigny d'ailleurs semblait avoir
quelque intérêt de ménager mon amitié. Elle sait combien j'ai
été sollicité par son frère1, qu'elle a forcé de se réfugier en
Suisse; elle sait que j'ai arrêté les factums qu'on voulait faire
contre elle.
J'ai prévu, dès le commencement, que M. le duc de Choiseul
ne se mêlerait point de cette affaire, puisqu'il m'a répondu sur
quatre articles, et qu'il n'a rien dit sur celui qui vous regarde,
quoique j'eusse tourné la chose d'une manière qui ne pouvait
lui paraître indiscrète : en un mot, je suis affligé au dernier
point. Mandez-moi au plus vite où vous en êtes2.
M. Boursier demande s'il y a sûreté à vous envoyer l'ouvrag
de Saint-Hyacinthe3.
Vraiment on serait enchanté d'avoir le petit livre qui prouve
que le clergé n'est point le premier corps de l'État4. Il l'est si peu
qu'il n'a assisté aux grandes assemblées de la nation que sous le
père de Charlemagne.
Je ne vous embrasserai qu'avec douleur, jusqu'à ce que je
sache que vous ayez la place qui vous est due.
Adieu, mon cher ami.
1. J.-M. Durey de Morsan, né en 1717, frère de Mme de Sauvigny, dont le mari
devint, en 1768, intendant de Paris, avait dissipé une belle fortune. Voltaire lui
donna souvent asile. Il a publié quelques ouvrages, et est mort à Genève en 1795.
Voyez tome XIX, page 31; XXIV, 11 ; et aussi les lettres de Voltaire à Mme de
Sauvigny, des 3, 20 et 30 janvier 1769.
2. Ici, dans quelques éditions, on avait inséré quelques phrases du second
alinéa de la lettre 7136.
3. Le Dîner du comte de Boulainvilliers.
4. Discussion intéressante sur la prétention du clergé d'être le premier corps
de l'État, 1767, in-12, attribué au marquis de Puységur, lieutenant général.
ANNÉE 1768. 501
7147.— DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 18 janvier.
J'ai reçu, mon cher et illustre maître, la lettre de Genève que vous avez
bien voulu m'envoyer, et que j'aurais laissée à la poste de Genève si j'avais
pu deviner le peu d'importance du sujet. J'ai reçu aussi certaines Lettre*
sur Rabelais 1 qui me paraissent de son arrière-petit-fils, à qui le ciel a
donné le précieux avantage de se moquer de tout comme son bisaïeul,
mais de s'en moquer avec plus de finesse et de goût. Ces lettres me rap-
pellent un certain Dîner du comte de Boulainvilliers 2, auquel j'assistai
il y a quelques jours, et dont j'aurais bien voulu que vous eussiez été un
des convives: on y traita fort gaiement des matières très-sérieuses, entre la
poire et le fromage. Jean-Jacques n'est pas aussi gai ; il veut à présent retour-
ner en Angleterre: il mande à M. Davenport (c'est le bon M. Hume qui
me l'écrit) qu'il est le plus malheureux de tous les hommes3, et qu'il désire
de retourner avec lui. M. Davenport y a consenti: ainsi l'Angleterre aura
le bonheur de le posséder encore une fois, à condition que ce ne sera pas
pour longtemps. M. Hume me mande, dans la même lettre, que ce pauvre
fou travaille actuellement à ses mémoires, dont le premier volume a été fait
en Angleterre, et qui doivent en avoir treize ou quatorze (il ne me dit pas
si c'est in-folio ou in-2i) ; Y Histoire romaine n'en a pas tant. Il est vrai
que ce qui regarde ce grand philosophe est absolument la nature entière
pour lui, et je lui conseillerais d'intituler son bel ouvrage Histoire univer-
selle, ou Mémoires de J.-J. Rousseau. M. Hume, dans la même lettre où
il me parle de cet homme, me charge de le rappeler dans votre souvenir,
et de vous assurer de tous ses sentiments et de son admiration pour vous.
Il craint que vous ne soyez mécontent de ce qu'il n'a pas répondu à la lettre
que vous lui avez écrite au sujet de Jean-Jacques; mais il m'assure qu'il
n'a eu connaissance de cette lettre que par l'impression, chez un libraire
d'Ecosse, où il l'a trouvée longtemps après qu'elle eut paru, et qu'il était
alors trop tard pour y répondre, d'autant plus qu'il n'avait aucune preuve
que cette lettre lui fût réellement adressée par vous4.
Adieu, mon cher et illustre confrère. M. de La Harpe, avec qui j'ai le
plaisir de parler souvent de vous, pourra vous dire combien je vous suis
attaché, et combien je suis vôtre à la vie et à la mort. Vale, et me ama.
L'affaire du pauvre Damilaville ne finit point; cela n'est-il pas odieux?
Vous devriez bien écrire à M. d'Ormesson , intendant des finances; le
succès de cette affaire dépend de lui. Iterum vale.
1. Voyez tome XXVI, page 469.
2. Voyez tome XXVI, page 531.
3. Cette lettre à Davenport, citée par Hume, n'est pas dans les OEuvres de
J.-J. Rousseau.
4. C'est la lettre du 24 octobre 1766.
502 COKRESPO.NDANCE.
7148. — A M. L'ABBE MORELLET.
22 janvier.
Vous savez, monsieur, qu'on a donné six cents francs de
pension à celui qui a réfuté Fréret1 ; en ce cas, il en fallait don-
ner une de douze cents à Fréret lui-même. On ne peut guère
réfuter plus mal. Je n'ai lu cet ouvrage que depuis quelques
jours, et j'ai gémi de voir une si bonne cause défendue par de si
mauvaises raisons. J'admire comme cet écrivain soutient la vérité
par des bévues continuelles, et suppose toujours ce qui est en
question. Il n'appartient qu'à vous, monsieur, de combattre
avec de bonnes armes, et de faire voir le faible de ces apologies,
qui ne trompent que des ignorants. Grotius, Abbadie, Houleville,
ont fait plus de tort à notre sainte religion que milord Shaftes-
bury, milord Bolingbroke, Collins, Woolston, Spinosa, Boulain-
villiers, Boulanger, La Mettrie, et tant d'autres.
Je ne sais comment on a renouvelé depuis peu une ancienne
plaisanterie2 de l'auteur de Mathanasius. Un de mes amis est au
désespoir qu'on ose lui attribuer cette brochure, imprimée en
Hollande il y a quarante ans. Ces rumeurs injustes peuvent faire
un tort irréparable à mon ami ; et vous savez quels sont les droits
de l'amitié. C'est au nom de ces droits sacrés que je vous conjure
de détruire, autant qu'il sera en vous, une calomnie si dange-
reuse.
Au reste, je suis tout à vos ordres, et vous pouvez compter
sur l'attachement inviolable de votre très-humble et très-obéis-
sant serviteur.
L'abbé Yvroye.
71i9. — A M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 22 janvier.
En réfutation, monseigneur, de la lettre dont vous m'honorez,
du 15 de janvier, voici comme j'argumente. Quiconque vous
a dit que j'avais soupçonné ce Galien d'être le fils du plus aimable
1. L'abbé Bergicr a publié la Certitude des preuves du christianisme, 1767
deux parties in-12. C'est une réfutation de l'Examen critique, etc., publié sous
le nom de Fréret; voyez tome XXVII, page 35 ; et XLIV, 257, 317.
2. Le Diner du comte de Boulainvilliers, que Voltaire fit imprimer sous le nom
de Saint-Hyacinthe; voyez tome XXVI, page 531.
ANNÉE 1768. 503
grand seigneur de l'Europe est un enfant de Satan, il se peut
que ce malheureux l'ait fait entendre à Genève, pour se donner
du crédit dans le monde et auprès des marchands; mais, comme
j'ai eu chez moi deux de ses frères, dont l'un est soldat, et dont
l'autre a été mousse, il est bien impossible qu'il me soit venu
dans la tète qu'un pareil polisson fût d'un sang respectable.
C'est encore une autre calomnie de dire que M",e Denis et moi
nous ayons mangé avec lui. M,nc Denis vous demande justice. Il
n'a jamais eu à Ferney d'autre table que celle du maître d'hôtel
et des copistes, comme vous me l'aviez ordonné. On lui fournis-
sait abondamment tout ce qu'il demandait; mais on ne lui lais-
sait prendre aucun essor dans la maison, et on se conformait en
tout aux règles que vous aviez prescrites.
Ses fréquentes absences, qu'on lui reprochait, ne pouvaient
être prévenues. On ne pouvait mettre un garde à la porte de sa
chambre.
Dès que je sus qu'il prenait à crédit chez les marchands de
Genève, je fis écrire des lettres circulaires par lesquelles on les
avertissait de ne rien fournir que sur mes billets.
Dès que M. Hennin, résident à Genève, en eut fait son secré-
taire, il le fit manger à sa table, selon son usage ; usage qui n'est
point établi chez moi. Alors Galien vint en visite à Ferney, il
mangea avec la compagnie; mais ni Mme Denis ni moi ne nous
mîmes à table ; nous mangeâmes dans ma chambre : voilà l'exacte
vérité. C'est principalement chez M. Hennin qu'il a acheté des
montres ornées de carats, et des bijoux. Le marchand dont je
vous ai envoyé le mémoire ne lui a fourni que le nécessaire. Ne
craignez point d'ailleurs qu'il soit jamais voleur de grand chemin.
Il n'aura jamais le courage d'entreprendre ce métier, qu'il trouve
si noble. Il est poltron comme un lézard. Il est difficile à présent
de le mettre en prison. Il partit de Genève le lendemain que le
résident l'eut chassé, et dit qu'il allait à Berne ordonner aux
troupes de venir investir la ville. Le fond de son caractère est la
folie. En voilà trop sur ce malheureux objet de vos bontés et de
ma patience. Je dois, à votre exemple, l'oublier pour jamais.
J'ai pris la liberté de vous consulter sur les calomnies d'un
autre misérable ' de cette espèce, qui, dans ses mémoires, a insulté
indignement les noms de Guise et de Richelieu en plus d'un
endroit. Le monde fourmille de ces polissons qui s'érigent en
I. La Beaumelle; voyez lettre 7142.
504 CORRESPONDANCE.
juges des rois et des généraux d'armée, dès qu'ils savent lire et
écrire.
Les deux partis de Genève prennent des mesures d'accommo-
dement toutes différentes de l'arrêt des médiateurs. Ce n'était
pas la peine de faire venir un ambassadeur de France chez eux,
et d'importuner le roi une année entière. Voilà bien du bruit
pour peu de chose, mais cela n'est pas rare.
Agréez, monseigneur, mon tendre et profond respect.
7150. — A M. M AR MON TEL.
Le 22 janvier.
Voici , mon cher ami , un petit rogaton * qui m'est tombé
entre les mains. Il ne vaut pas grand'chose, mais il mortifiera
les cuistres, et c'est tout ce qu'il faut. Je vous demande en grâce
de ne jamais dire que je suis votre correspondant, cela est essen-
tiel pour vous et pour moi ; on est épié de tous côtés.
J'apprends, avec une extrême surprise, qu'on m'impute un
certain Dîner du comte de Boulainvilliers, que tous les gens un peu
au fait savent être de Saint-Hyacinthe. Il le fit imprimer en
Hollande en 1728; c'est un fait connu de tous les écumeurs de
la littérature.
J'attends de votre amitié que vous détruirez un bruit si calom-
nieux et si dangereux. Rien ne me fait plus de peine que de voir
les gens de lettres, et mes amis mêmes, m'attribuer à l'envi tout
ce qui paraît sur des matières délicates. Ces bruits sont capables
de me perdre, et je suis trop vieux pour me transplanter. Pour-
quoi me donner ce qui est d'un autre? n'ai-je pas assez de mes
propres sottises? Je vous supplie de dire et de faire dire à
M. Suard, dont j'ambitionne l'amitié et la confiance, qu'il est
obligé plus que personne à réfuter toutes ces calomnies.
Adieu, vainqueur de la Sorbonne. Personne ne marche avec
plus de plaisir que moi après votre char de triomphe.
Gardez-moi un secret inviolable.
7151. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
23 janvier.
Mon cher ange, c'est une grande consolation pour moi que
vous ayez été content de M. Dupuits. Il me paraît qu'il vaut
1. Ce doit être VÉpitre écrite de Constantinopte aux frères; voyez tome XXVI,
page 573.
ANNEE 1768. 505
mieux que le Dupuis de Desronais1. Je souhaite à M. le duc de
Choiseul que tous les officiers qu'il emploie soient aussi sages
et aussi attachés à leur devoir. Je l'attends avec impatience, dans
l'espérance qu'il nous parlera longtemps de vous.
Que je vous remercie de vos hontes pour Sirven ! Il faut être
aussi opiniâtre que je le suis, pour avoir poursuivi cette affaire
pendant cinq ans entiers, sans jamais me décourager. Vous
venez bien à propos à mon secours. Je sais bien que cette petite
pièce n'aura pas l'éclat de la tragédie des Calas ; mais nous ne
demandons point d'éclat, nous ne voulons que justice.
Votre citation du chien qui mange comme un autre du
dîner qu'il voulait défendre est bien bonne; mais je vous supplie
de croire par amitié, et faire croire aux autres par raison et par
l'intérêt de la cause commune , que je n'ai point été le cuisinier
qui a fait ce dîner2. On ne peut servir clans l'Europe un plat de
cette espèce qu'on ne dise qu'il est de ma façon. Les uns pré-
tendent que cette nouvelle cuisine est excellente, qu'elle peut
donner la santé, et surtout guérir des vapeurs. Ceux qui tiennent
pour l'ancienne cuisine disent que les nouveaux Martialo3 sont
des empoisonneurs. Quoi qu'il en soit, je voudrais bien ne point
passer pour un traiteur public. Il doit être constant que ce petit
morceau de haut goût est de feu Saint-Hyacinthe. La description
du repas est de 1728. Le nom de Saint-Hyacinthe y est; comment
peut-on, après cela, me l'attribuer? quelle fureur de mettre mon
nom à la place d'un autre! Les gens qui aiment ces ragoûts-là
devraient bien épargner ma modestie.
Sérieusement, vous me feriez le plus sensible plaisir d'enga-
ger M. Suard à ne point mettre cette misère sur mon compte.
C'est une action d'honnêteté et de charité de ne point accuser
son prochain quand il est encore en vie, et de charger les morts à
qui on ne fait nul mal. En un mot, mon cher ange, je n'ai point
fait et je n'aurai jamais fait les choses dont la calomnie m'accuse.
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.
(Molière, Tartuffe, acte V, scène m.)
Puis-je espérer que mon cher Damilaville aura le poste qui
1. C'est-à-dire le personnage de Dupuis, dans la comédie de Collé intitulée
Dupuis et Desronais.
2. Le Dîner du comte de Boulainvilliers ; voyez tome XXVI, page 531.
3. Cuisinier que Voltaire a nommé dans le vers 37 du Mondain; voyez
tome X.
506 CORRESPONDANCE.
lui est si bien dû ? Il est juste qu'il soit curé après avoir été vingt
ans vicaire.
J"ai une autre grâce ci vous demander; c'est pour ma Cathe-
rine. Il faut rétablir sa réputation h Paris chez les honnêtes gens.
J'ai de fortes raisons de croire que MM. les ducs de Praslin et de
Choiseul ne la regardent pas comme la clame du monde la plus
scrupuleuse; cependant je sais, autant qu'on peut savoir, qu'elle
n'a nulle part à la mort de son ivrogne de mari : un grand diable
d'officier aux gardes Préobazinsky, en le prenant prisonnier,
lui donna un horrible coup de poing qui lui fit vomir du sang;
il crut se guérir en buvant continuellement du punch dans sa
prison, et il mourut dans ce bel exercice. C'était d'ailleurs le
plus grand fou qui ait jamais occupé un trône. L'empereur
Wenceslas n'approchait pas de lui.
A l'égard du meurtre du prince Y van, il est clair que ma Ca-
therine n'y a nulle part. On lui a bien de l'obligation d'avoir eu
le courage de détrôner son mari, car elle règne avec sagesse et
avec gloire; et nous devons bénir une tête couronnée qui fait
régner la tolérance universelle dans cent trente-cinq degrés de
longitude. Vous n'en avez, vous autres, qu'environ huit ou neuf,
et vous êtes encore intolérants. Dites donc beaucoup de bien de
Catherine, je vous en prie, et faites-lui une bonne réputation
dans Paris.
Je voudrais bien savoir comment Mme d'Argental s'est trouvée
de ces grands froids; je suis étonné d'y avoir résisté. Conservez
votre santé, mon divin ange ; je vous adore de plus en plus.
7152. — A M. DAMILAVILLE.
27 janvier.
Mon cher ami, il y a deux points importants dans votre let-
tre du 18, celui de M. le duc de Choiseul et celui de M. d'Ormes-
son. Je pris la liberté d'écrire à M. le duc de Choiseul, il y a
plus de deux mois, à la fin d'une lettre de six pages1, ces propres
paroles : « J'aurais encore la témérité de vous supplier de re-
commander un mémoire d'un de mes amis intimes à monsieur
le contrôleur général, si je ne craignais que la dernière aventure
de monsieur le chancelier ne vous eût dégoûté. Mais, si vous
m'en donnez la permission, j'aurai l'honneur de vous envoyer le
1. Cette lettre manque.
ANNÉE 1768. 507
mémoire; c'est pour une chose très-juste, et il ne s'agit que de
lui faire tenir sa promesse. » M. le duc de Choiseul ne m'a point
fait de réponse à cet article.
Quant à M. d'Ormcsson, puisque vous m'apprenez qu'il est
le fils de celui que j'avais connu autrefois, je lui écris une
lettre1 qui ne peut faire aucun mal, et qui peut faire quelque
bien. En voici la copie.
A l'égard des nouveautés de Hollande, que M. Boursier peut
vous faire tenir pour votre petite bibliothèque, il m'a dit qu'il
ne pouvait vous les envoyer dans les circonstances présentes
qu'autant qu'il serait sûr que vous les recevriez ; il craint qu'il
n'y en ait quelques-unes de suspectes, et qu'elles ne vous causent
quelques chagrins. Comme j'ignore absolument de quoi il s'agit,
je ne puis vous en dire davantage.
Notre peine, mon cher ami, ne sera pas perdue, si M. Char-
don rapporte enfin l'affaire de Sirven. Que ce soit en janvier ou
en février, il n'importe ; mais il importe beaucoup que les juges
ne s'accoutument pas à se jouer de la vie des hommes.
On dit qu'il y a en Hollande une relation du procès et de la
mort du chevalier de La Barre, avec le précis de toutes les pièces
adressées au marquis Beccaria2. On prétend qu'elle est faite par
un avocat au conseil ; mais on attribue souvent de pareilles
pièces à des gens qui n'y ont pas la moindre part. Cela est hor-
rible. Les gens de lettres se trahissent tous les uns les autres par
légèreté. Dès qu'il paraît un ouvrage, ils crient tous -.C'est de lui!
c'est de lui! Ils devraient crier au contraire : Ce n'est pas de lui, ce
n'est pas de lui! Les gens de lettres, mon cher ami, se font plus de
mal que ne leur en font les fanatiques. Je passe ma vie à pleurer
sur eux.
Adieu! Consolons-nous l'un l'autre de loin, puisque nous ne
pouvons nous consoler de près.
M. Brossier enverra incessamment ce que vous demandez.
ÉCRLINF3.
Voici une lettre d'une fille de Sirven pour sou père.
1. Cette lettre manque aussi.
2. Voyez tome XXV, page 501.
3. C'est-à-dire écrasez l'infâme. Les érudits ne sont pas d'accord sur la signifi-
cation de ce cri de guerre. Plusieurs prétendent que l'infâme est la bête féroce
qui désole l'Europe depuis le règne de Constantin, mal à propos et injustement
surnommé le Grand, et qui exerce en ce moment ses ravages en Pologne. Comme le
patriarche s'était accoutumé à signer toutes ses lettres, par abréviature, Écrlinf,
508 CORRESPONDANCE.
7153. — A M. LE BARON GRIMM.
29 janvier.
Puisque votre ami, monsieur, veut absolument avoir les po-
lissonneries que vous méprisez, je les lui envoie sous votre en-
veloppe1. Je n'en fais pas plus de casque vous, et c'est bien
malgré moi que je me suis chargé de ces rogatons.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
7154. — A M. DE CHABANON.
A Ferney, 29 janvier.
Ami vrai et poëte philosophe, ne vous avais-je pas bien dit 3
que le lecteur4 ne serait jamais l'approbateur, et qu'il éluderait
tous les moyens de me plaire, malgré tous les moyens qu'il a
trouvés de plaire ? Ne trouvez-vous pas qu'il cite bien a propos
feu AI. le dauphin, qui, sans doute, reviendra de l'autre monde
pour empêcher qu'on ne mette des doubles-croches sur la mâ-
choire d'âne de Samson ? Ah ! mon fils, mon fils! la petite jalou-
sie est un caractère indélébile.
M. le duc de Choiseul n'est pas, je crois, musicien : c'est la
seule chose qui lui manque ; mais je suis persuadé que, dans
l'occasion, il protégerait la mâchoire d'âne de Samson contre les
mâchoires d'âne qui s'opposeraient à ce divertissement honnête,
ut ut est. Il faut une terrible musique pour ce Samson qui fait
des miracles de diable ; et je doute fort que le ridicule mélange
de la musique italienne avec la française, dont on est aujour-
d'hui infatué, puisse parvenir aux beautés vraies, mâles et vi-
goureuses, et à la déclamation énergique que Samson exige dans
les commis de la poste, occupés à lire les lettres des honnêtes gens pour leur
instruction et pour celle du gouvernement, s'étaient imaginé pendant longtemps
que ces lettres étaient d'un M. Écrlinf, demeurant en Suisse. « Ce M. Écrlinf
n'écrit pas mal », disaient-ils. (Note copiée sur une copie faite dans le temps.) (B.)
1. C'était l'Homme aux quarante écus (voyez tome XXI, page 305) et le Dîner
du comte de Boulainvilliers (voyez tome XXVI, page 531).
2 Brossier était censé un habitant de Lyon; c'est un des noms que Voltaire
mettait quelquefois par précaution (voyez tome XLIII, page 568) au bas de ses
lettres.
3. Lettre 7143.
4. M. de Moncrif, lecteur de la reine. (K.)
ANNÉE 17G8. 509
les trois quarts de la pièce. Par ma foi, la musique italienne n'est
faite que pour fairebrillcr des châtrés à la chapelle du pape. Il
n'y aura plus de génie à la Lulli pour la déclamation, je vous
le certifie dans l'amertume de mon cœur.
Revenons maintenant à Pandore. Oui, vous avez raison, mon
fils : le bonhomme Promélhée fera une fichue figure, soit qu'il
assiste au baptême de Pandore sans dire mot, soit qu'il aille,
comme un valet de chambre, chercher les Jeux et les Plaisirs
pour donner une sérénade à l'enfant nouveau-né. Le cas est em-
barrassant, et je n'y sais plus d'autre remède que de lui faire
notifier aux spectateurs qu'il veut jouir du plaisir de voir le pre-
mier développement de l'âme de Pandore, supposé qu'elle ait
une âme,
Cela posé, je voudrais qu'après le chœur,
Dieu d'amour, quel est ton empire,
Prométhée dît, en s'adressant aux nymphes et aux demi-dieux
de sa connaissance, qui sont sur le théâtre :
Observons ses appas naissants,
Sa surprise, son trouble, et son premier usage
Des célestes présents
Dont l'amour a fait son partage *.
Après ce petit couplet, qui me paraît tout à fait à sa place, le
bonhomme se confondrait dans la foule des petits demi-dieux
qui sont sur le théâtre ; et ce serait, à ce qu'il me semble, une
surprise assez agréable de voir Pandore le démêler dans l'as-
semblée des sylvains et des faunes, comme Marie-Thérèse, beau-
coup moins spirituelle que Pandore, reconnut Louis XIV au mi-
lieu de ses courtisans.
Il faut que je vous parle actuellement, mon cher ami, de la
musique de M. de La Borde. Je me souviens d'avoir été très-con-
tent de ce que j'entendis ; mais il me parut que cette musique
manquait, en quelques endroits, de celte énergie et de ce sublime
que Lulli et Rameau ont seuls connus, et que l'opéra-comique
n'inspirera jamais à ceux qui aiment il gusto grande.
Mes tendres sentiments à Eudoxie ; mes respects à Maxime
et à l'ambassadeur. Assurez le bon vieillard, père d' Eudoxie, que
je m'intéresse fort à lui.
1. Ces vers n'ont pas été mis dans la scène qui t'ait le second acte de Pandore.
SIC CORRESPONDANCE.
Maman vous aime de tout son cœur ; aussi fais-je, et toutes
les puissances ou impuissances de mon âme sont à vous.
7155. — A M. L'ABBÉ D'OLIVET.
29 janvier.
Vous m'écrivez, sans lunettes, des lettres charmantes de votre
main potelée, mon cher maître ; et moi, votre cadet d'environ
dix ans, je suis obligé de dicter d'une voix cassée.
Je n'aimerai jamais rends-moi guerre pour guerre1, par la rai-
son que la guerre est une affaire qui se traite toujours entre
deux parties. L'immortel, l'admirable, l'inimitable Racine, a
dit 2 :
Rendre meurtre pour meurtre, outrage pour outrage.
Pourquoi cela? c'est que je tue votre neveu quand vous avez tué
le mien ; c'est que, si vous m'avez outragé, je vous outrage. S'ils
me disent pois, fje leur répondrai fève, disait agréablement le
correct et l'élégant Corneille. De plus, on ne va pas dire à Dieu:
Rends-moi laguerre. Peut-être l'aversion vigoureuse que j'ai pour
ce misérable sonnet de ce faquin d'abbé de Lavau me rend un
peu difficile.
Et dessus quel endroit tombera ma censure,
Qui ne soit ridicule et tout pétri d'ennui 3 !
Tartara non metuens, non affectatus Olympum,
est un vers admirable ; je le prends pour ma devise.
Savez-vous bien que s'il y a des maroufles superstitieux dans
votre pays, il y a aussi un grand nombre d'honnêtes gens d'es-
prit qui souscrivent à ce vers de Tartara non metuens?
Vivez longtemps, moquez-vous du Tartara. « Que dis-tu de
mon extrême-onction ? disait le Père Talon au Père Gédoyn, alors
jeune jésuite. — Va, va, mon ami, continua-t-il, laisse-les dire, et
bois sec. » Puis il mourut. Je mourrai bientôt, car je suis faible
comme un roseau. C'est à vous à vivre, vous qui êtes fort comme
un chêne. Sur ce, je vous embrasse, vous et votre Prosodie, le
plus tendrement du monde.
1. C'est le second hémistiche du onzième vers du fameux sonnet de Des Bar-
reaux ; voyez tome XIV, page 63.
2. Athalie, acte II, scène vu.
i). Parodie de la fin du sonnet de Des Barreaux.
ANNÉE 17(18. 511
N. B. Je suis obligé de vous dire, avant de mourir, qu'une de
mes maladies mortelles est l'horrible corruption de la langue,
qui infecte tous les livres nouveaux. C'est un jargon que je n'en-
tends plus ni en vers ni en prose. On parle mieux actuellement
le français ou français à Moscou qu'à Paris. Nous sommes comme
la république romaine, qui donnait des lois au dehors quand
elle était déchirée au dedans.
7156. — A CATHERIiXE II.
29 janvier.
Madame, on dit qu'un vieillard, nommé Siméon, en voyant
un petit enfant, s'écria dans sa joie : Je n'ai plus qu'à mourir,
puisque j'ai vu mon salutaire1. Ce Siméon était prophète, il voyait
de loin tout ce que ce petit Juif devait faire.
7157. —A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY-\
A Ferney, 30 janvier 1768.
Mon très-cher confrère, je vous fais mon compliment sur tous
les succès de votre Académie, et j'en fais à M. Legouz sur ses
magnificences 3.
Vous me parlez de M. le président de Brosses : voyez, mon-
sieur, si vous voulez lui faire lire ce que je vais vous représen-
ter :
1° Il avait affermé sa terre de Tournay à un ivrogne, fils d'un
syndic de Genève4, lequel ivrogne s'était engagé à lui en donner
trois mille livres par an, sans la connaître et sans pouvoir le
payer5. Ce pauvre diable est mort insolvable. Ce polisson en au-
rait donné six mille francs aussi bien que trois mille. Le fait est
que, quand j'ai voulu l'affermer, je n'en ai jamais pu trouver que
1. Luc, î-, 30.
2. Éditeur, Th. Foisset.
3. La fondation de prix à l'École gratuite des beaux-arts établie à Dijon et
le don d'un cabinet d'histoire naturelle fait à l'Académie. — La donation du jar-
din de botanique de Dijon par Legouz de Gerland n'eut lieu qu'en 1773.
4. C'est à Chouet le père, en sa qualité de premier syndic de Genève, qu'est
adressée la lettre de Voltaire du 2 août 1755. Rousseau le nomme dans ses Con-
fessions (partie II, livre vin), à propos de la dédicace du Discours sur l'inégalité.
Dans sa VIIe Lettre de la montagne, il parle d'une harangue célèbre de M. le syn-
dic Chouet, prononcée en 1707. Ce dernier est-il bien le père du fermier de M. de
Brosses? (Th. F.)
5. Sans nier l'inconduite de Chouet, M. de Brosses affirme que ce fermier le
payait bien. (Th. F.)
512 CORRESPONDANCE.
douze cents livres, avec un char de foin, trois chars de paille et
un tonneau de vin.
2° M. de Brosses m'a vendu à vie cette terre, qui ne me pro-
duit pas seize cents livres de rente1, pour un capital de quarante-
sept mille livres.
3° Dans ce capital de 47, 000 livres il a compté pour cinq cents
livres de rente un petit bois, dont lui-même avait fait couper la
plus grande partie, et dans lequel je n'ai pas pris seulement une
bûche pour me chauffer. Ce bois est vieux, entièrement dévasté
par lui-même, qui avait vendu ce qu'il y avait de passable, et par
les troupes, qui ont pillé le reste.
k° Dans les 47,000 livres que cette malheureuse acquisition
m'a coûté, il y avait douze mille livres en réparations ; j'en ai
fait pour plus de vingt mille livres.
5° Les choses sont tellement changées à Genève que jamais
assurément aucun Genevois n'achètera cette terre.
6° S'il veut m'en faire un prix raisonnable je l'achèterai pour
ma nièce afin de la joindre à Ferney, qui est une terre beaucoup
plus seigneuriale, et qui n'est point un démembrement d'une
autre terre comme l'est Tournay.
Tout cela n'est pas trop académique. Mais si M. de Brosses ne
veut pas s'accommoder avec moi, je l'avertis que je vais m'arran-
ger pour vivre autant que Fontenelle; il doit trembler que je ne
lui tienne parole.
Adieu, mon très-cher confrère, je vous embrasse très-tendre-
ment sans aucune cérémonie.
7158. — A M. PAACKOUCKE.
1er février.
Le froid excessif, la faiblesse excessive, la vieillesse excessive,
et le mal aux yeux excessif, ne m'ont pas permis, monsieur, de
vous remercier plus tôt des premiers volumes de votre Vocabu-
laire*, et du Don Carlos de monsieur votre cousin3. Toute votre
famille paraît consacrée aux lettres. Elle m'est bien chère, et
personne n'est plus sensible que moi à votre mérite et à vos at-
tentions.
1. Voltaire avouait 1.700 francs dans la lettre au môme du 15 janvier 1767.
2. Voyez lettre 6909.
3. Henri Panckoucke, à qui est adressée la lettre 7123, avait fait une héroïde
sur Don Carlos, qu'il lit imprimer en 1769, avec d'autres pièces.
ANNEE 1768. 513
Plus vous me témoignez d'amitié, moins je conçois comment
vous pouvez vous adresser à moi pour vous procurer l'infâme
ouvrage intitulé le Dîner du comte de BoulainvUliers1. J'en ai eu
par hasard un exemplaire, et je l'ai jeté dans le feu. C'est un
tissu de railleries amères et d'invectives atroces contre notre
religion. Il y a plus de quarante ans que cet indigne écrit est
connu ; mais ce n'est que depuis quelques mois qu'il paraît en
Hollande, avec cent autres ouvrages de cette espèce. Si je ne con-
sumais pas les derniers jours de ma vie à une nouvelle édition
du Siècle de Louis XIV, augmentée de près de moitié ; si je n'épui-
sais pas le peu de force qui me reste à élever ce monument à la
gloire de ma patrie, je réfuterais tous ces livres qu'on fait chaque
jour contre la religion.
J'ai lu cette nouvelle édition in-4°, qu'on débite à Paris, de
mes OEuvres 2. Je ne puis pas dire que je trouve tout beau,
Papier, dorure, images, caractère,
car je n'ai point encore vu les images ; mais je suis très-satisfait
de l'exactitude et de la perfection de cette édition. Je trouve que
tout en est beau,
Hormis les vers, qu'il fallait laisser faire
A Jean Racine :i.
Je souhaite que ceux qui l'ont entreprise ne se ruinent pas,
et que les lecteurs ne me fassent pas les mêmes reproches que
je me fais, car j'avoue qu'il y a un peu trop de vers et de prose
dans ce monde. C'est ce que je signe en connaissance de cause.
1. Voyez tome XXVI, page 531.
2. Il ne parut, en 1768, que les sept premiers volumes de l'édition in-4° des
OEuvres de Voltaire.
3. Lorsque Benserade publia ses Métamorphoses d'Ovide, mises en rondeaux,
Prépetit de Grammont publia un rondeau qui se terminait ainsi :
J'en trouve tout fort beau,
Papier, dorure, images, caractère,
Hormis les vers, qu'il fallait laisser faire
A La Fontaine.
45. — Correspondance. XIII. 33
514 CORRESPONDANCE.
7159. — DE M. HENNIN i.
A Genève, le 1er février 1768.
Je reçois dans le moment, monsieur, la réponse de M. le duc de Choi-
seul sur la commission des sels du Valais; elle n'est pas satisfaisante. La
voici mot pour mot :
« Depuis, etc. »
Je suis très-fàclié de cette décision, à laquelle cependant j'avais lieu de
m' attend iv.
Oue dites-vous des gentillesses de nos représentants? Je voudrais bien
qu'on se hàlàt de songer à Versoy. C'est le plus sûr moyen de mortifier des
gens qu'on ne veut pas écraser.
J'aurai l'honneur, monsieur, de vous voir demain, à moins de quelque
incident que je ne prévois pas.
7160. — A M. MOULTOU2.
3 février 1768.
Mon cher philosophe. Enfin, après cinq ans de peines et de
soins incroyables, la requête des Sirven fut admise au conseil,
samedi 23 janvier, après un débat assez long, et le procès doit
avoir été rapporté vendredi dernier 29, devant le roi.
Il n'est plus douteux que cette famille ne soit rétablie dans
ses honneurs, dans ses biens, et que l'arrêt infâme qui la con-
damnait à la mort ne soit cassé comme celui des Calas.
Mon cher philosophe, il ne faut désespérer de rien. Mandez
cette nouvelle à vos amis du Languedoc. Mais quand ce pauvre
vieillard malade aura-t-il la consolation de vous revoir?
7161. — A M. CHARDONS.
Ferney, 3 février.
Je vous l'avais bien dit, monsieur, que vous vous couvri-
riez de gloire et que votre nom serait béni par quatre cent mille
personnes. Daignez, au milieu des éloges qu'on vous doit, agréer
mes remerciements.
J'ai l'honneur, monsieur, de vous envoyer un petit écrit qui
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
2. Éditeur, A. Coquerel.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 4708. 5*5
m'est tombé entre les mains : c'est une espèce de réponse à ceux
qui, par passe-temps, se sont mis à gouverner l'État depuis quel-
ques années. Je n'ose le présenter à M. le duc de Choiseul ; cela
est hérissé de calculs qui réjouiraient peu une tête farcie d'es-
cadrons et de bataillons, et des intérêts de tous les princes de
l'Europe. Cependant, monsieur, si vous jugiez qu'il y eût dans
cette rapsodie quelque plaisanterie bonne ou mauvaise qui pût
le faire digérer gaiement après ses tristes dîners, je hasarderai de
mettre à ses pieds comme aux vôtres l'Homme aux quarante t'eus.
Quant aux ragoûts un peu plus salés, je ne manquerai pas
de vous les faire tenir entre deux plats : ils sont tous de la nou-
velle cuisine ; la sauce est courte, et cela peut s'envoyer plus aisé-
ment qu'un pâté de Périgueux.
J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect et avec autant
d'attachement que d'estime, monsieur, votre très-humble, etc.
7162. — A MADAME *** K
3 février.
Toute ma famille, madame, vous fait ses baise mains. J'ai
l'honneur de vous envoyer cette brochure -, faite par un commis
du grenier à sel de notre ville. Ou dit que les calculs en sont
justes ; monsieur votre époux pourra les vérifier aisément.
Je suis derechef, madame, de vous, et de votre époux, et de
monsieur son neveu, le très-humble et très-obéissant serviteur.
YVROYE.
7163. — A M. LE COMTE DE ROCHEFORT».
Je crois qu'on peut hasarder par la poste de Lyon ce petit
paquet, qui ne coûterait pas beaucoup de port, et qui pourra
amuser un moment un homme à qui on voudrait marquer mieux
sa reconnaissance. Celui qui envoie ce chiffon est plongé actuel-
lement au milieu des neiges, est très-malade, et ne se portera bien
que quand il aura la consolation de voir les deux très-aimables
voyageurs4, auxquels il présente ses respectueux hommages
comme à des divinités qu'il adore.
Envoyez-moi de votre encre.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. L'Homme aux quai~ante écus.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
4. Rochefort et sa femme.
516 CORRESPONDANCE.
7164. — A M. D AMILA VILLE.
3 février,
Mon cher ami, je reçois votre consolante lettre du 27 janvier.
J'écris à M. le duc de Choiseul et à M. le duc de Praslin. Vous
croyez bien que je n'oublie pas M. Chardon.
Mais ne réussirez-vous que dans les affaires des autres, et ne
vous rendra-t-on point justice quand vous la faites rendre? Vous
ne me parlez que de Sirven, et vous ne me dites rien de vous. Il
ne faudra pas manquer de faire répéter aux échos le jugement
du procès des Sirven quand il sera rendu. Je vous avoue que je
voudrais bien avoir le discours de M. Chardon, mais je n'ose le
lui demander.
Je lui avais fourni une bonne pièce que, sans doute, il aura
bien fait valoir: c'est une apologie de l'abominable arrêt de Tou-
louse contre les Calas : cette apologie insulte les maîtres des
requêtes qui cassèrent l'arrêt : elle est faite par un conseiller du
parlement. On ne pouvait mieux nous servir. Ces gens-là ont
amassé des charbons ardents sur leur tête.
Il me vient une idée : seriez-vous homme à échanger la place
que vous devez avoir à Paris contre une place au pays de Gex
qui n'exigerait aucun soin? Je crois que cette place vaut environ
quatre mille livres de revenu. En ce cas, il faudrait que celui
qui aurait à Paris votre emploi vous fît une pension considé-
rable, et que cette pension vous fût assignée sur l'emploi même,
et non sur le titulaire, comme on a une pension sur un bénéfice.
Vous seriez maître de votre temps, et de vous livrer à votre belle
passion pour l'étude. Je ne vous parle point du bonheur que j'au-
rais de vous voir chez moi.
Tout cela est peut-être une belle chimère ; mais on pourrait
en faire une réalité.
Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
7165. —DE MADAME LA MARQUISE D'ANTREMO NT i.
A Aubenas, le 4 février.
Monsieur, une femme qui n'est pas Mmc Desforges-Maillard , une femme
vraiment femme, et femme dans toute la force du terme, vous prie de lire
1. Marie-Anne-Henriette Payan de Lestang, épouse du marquis d'Antremont,
puis du baron de Bourdic, et, en troisièmes noces, de M. Viot, née à Dresde en
1746, est morte à Paris le 7 auguste 1802. (B.) — La réponse de Voltaire est sous
le n» 7184.
ANNÉE 1768. 517
les pièces renfermées sous cette enveloppe; elle fait des vers parce qu'il faut
faire quelque chose, parce qu'il est aussi amusant d'assembler des mots que
des nœuds, et qu'il en coûte moins de symétriser des pensées que des pom-
pons. Vous ne vous apercevrez que trop, monsieur, que ces vers lui ont peu
coûté, et vous lui direz que
Des vers faits aisément sont rarement aisés.
Elle se rappelle vos préceptes sur ce sujet, et ceux de ce Boileau qui partage
avec vous l'avantage de graver ses écrits dans la mémoire de ses lecteurs,
et d'instruire l'esprit sans lui demander des efforts. Vos principes et les
siens sont admirables; mais ils ne s'accordent pas avec la légèreté d'une
personne de vingt et un ans, qui a beaucoup d'antipathie pour tout ce qui
est pénible. Heureusement je rime sans prétention, et mes ouvrages restent
dans mon portefeuille. S'ils en sortent aujourd'hui, c'est parce qu'il y a long-
temps que je désirais d'écrire à l'homme de France que je lis avec le plus de
plaisir, et que je me suis imaginé que quelques pièces de vers serviraient
de passe-port à ma lettre : je n'ai point eu d'autres motifs, monsieur :
Il est des femmes beaux esprits;
A Pindare autrefois, dans les champs olympiques,
Corinne des succès lyriques
Très-souvent disputa le prix.
Pindare assurément ne valait pas Voltaire ;
Corinne valait mieux que moi.
Qu'il faudrait être téméraire
Pour entrer en lice avec toi !
Mais je le suis assez pour désirer de plaire
A l'écrivain dont le goût est ma loi.
Si tu daignais sourire à mes ouvrages,
Quel sort égalerait le mien!
Tu réunis tous les suffrages,
Et moi, je n'aspire qu'au tien.
Il serait bien glorieux pour moi de l'obtenir. N'allez pourtant pas croire
que j'ose me flatter de le mériter; mais croyez que rien ne peut égaler les
sentiments d'estime et d'admiration avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
d'Antre mont.
7166. — A M. DAMILAVILLE.
5 février.
Mon fils adoptif [ arrive. Je suis bien affligé, mon cher ami.
Mon désert me devient plus précieux que jamais. Je serais obligé
1. M. Dupuits, mari de Mlle Corneille.
518 CORRESPONDANCE.
de le quitter, si la calomnie m'imputait le petit écrit de Saint-
Hyacinthe *.
Voici une lettre que je vous envoie pour M. Saurin2. Je vous
prie de la lui faire rendre, et de parler fortement à M. l'abbé
Morellet, à MM. d'Alembert, Grimm, Arnaud, Suard, etc.
Ah! que de peines dans ce monde !
7167. — A M. SAURIN.
5 février.
Mon cher confrère, mon cher poète philosophe, je ne suis
point de votre avis. On disait autrefois : les vertus de Henri IV, et
il est permis aujourd'hui de dire : les vertus d'Henri IV. Les Ita-
liens se sont défaits des h, et nous pourrions bien nous en dé-
faire aussi, comme de tant d'autres choses.
J'aime bien mieux :
Femme par sa tendresse, héros par son courage 3,
que
Femme par sa tendresse, et non par son courage.
Ayez donc le courage de laisser le vers tel qu'il était, et de
ne pas affaiblir une grande pensée pour l'intérêt d'un h. Je dirai
toujours ma tendresse-héroïque, et cela fera un très-bon hémis-
tiche. Ma tendress-eu héroïque serait barbare.
Le Dîner* dont vous me parlez est sûrement de Saint-Hya-
cinthe. On a de lui un Militaire philosophe qui est beaucoup plus
fort, et qui est très-bien écrit. Vous sentez d'ailleurs, mon cher
confrère, combien il serait affreux qu'on m'imputât cette bro-
chure, évidemment faite en 1726 ou 27, puisqu'il est parlé du
commencement des convulsions. Je n'ai qu'un asile au monde ;
mon âge, ma santé très-dérangée, mes affaires qui le sont aussi,
ne me permettent pas de chercher une autre retraite contre la
calomnie. Il faut que les sages s'entr'aident; ils sont trop per-
sécutés par les fous.
Engagez vos amis, et surtout M. Suard, et M. l'abbé Arnaud,
à repousser l'imposture qui m'accuse de la chose du monde la
1. Le Dîner du comte de Boulainvilliers; voyez tome XXVI, page 531.
2. La lettre suivante.
3. Vers de Spartacus, acte I, scène t.
4. Le Dîne)- du comte de Boulainvilliers.
ANNÉE 1768. 519
plus dangereuse. On ne fait nul tort à la mémoire de Saint-
Hyacinthe, en lui attribuant une plaisanterie faite il y a quarante
ans. Les morts se moquent de la calomnie, mais les vivants peu-
vent en mourir. En un mot, mon cher confrère, je me recom-
mande à votre amitié pour que les confesseurs ne soient pas
martyrs.
7168. — A MADAME DE SAINT-JULIEN.
A Ferney, 5 février.
Votre lettre, madame, vos bontés pour mon fils adoptif, votre
souvenir de mon respectueux attachement pour vous, le désir
que vous témoignez d'honorer encore ma chaumière de votre
présence, tout cela ranime mon cœur et tourne ma vieille tête.
Je suis pénétré de la bienveillance que M. le duc de Choiseul
daigne me conserver. Il veut faire quelque chose de mon petit
pays barbare ; il y aura un peu de peine.
Vous me faites, madame, beaucoup d'honneur et un mortel
chagrin en m'attribuant l'ouvrage de Saint-Hyacinthe, imprimé
il y a quarante ans l. Les soupçons dans une matière aussi grave
seraient capables de me perdre et de m'arracher au seul asile
qui me reste sur la terre, dans une vieillesse accablée de ma-
ladies, qui ne me permet pas de me transplanter. Mes derniers
jours seraient empoisonnés de la manière la plus funeste.
Je vous conjure, madame, par toute la bonté de votre cœur,
de bien dire, surtout à M. le duc de Choiseul, que je n'ai ni ne
puis avoir aucune part à la foule de ces ouvrages hardis qu'on
imprime et qu'on réimprime depuis plusieurs années, et qui ont
fait une prodigieuse révolution dans les esprits, d'un bout de
l'Europe à l'autre.
Puisque vous avez envoyé à M. le duc de Choiseul une partie
de l'imprimé de Saint-Hyacinthe2 en manuscrit, vous êtes en
droit, plus que personne, de certifier que le nom de Saint-Hya-
cinthe est imprimé à la tête de la brochure, avec la date de 1728.
De plus, il y a cent traits3 dans cet ouvrage qui indiquent
évidemment le temps où il fut composé. Vous n'étiez pas née
alors, madame : il s'en faut beaucoup ; mais, toute jeune que
vous êtes, vous avez un cœur toujours occupé de faire du bien.
1. Le Dîner du comte de Bouluinvilliers.
2. Toujours le Dîner.
3. II y a au contraire plusieurs traits qui prouvent que le Dîner est postérieur
à 1728; voyez tome XXVI, pages 531, 547, 560.
520 CORRESPONDANCE.
Empêchez donc qu'on ne me fasse du mal : repoussez la ca-
lomnie. Mon fils Dupuits vous doit tout, et je vous devrai autant
que lui.
Votre très-humble et très-obéissant serviteur, avec bien du
respect.
7169. — DE M. MOREAU DE LA ROCHETTE'.
6 février 17G8.
Monsieur, nous avons essuyé ici, comme chez vous, un hiver fort rude;
la neige, survenue à propos, nous a préservés en partie de tout le mal qu'il
aurait pu nous faire. La terre n'a pas gelé de plus de quatorze à quinze
pouces, et je ne m'aperçois pas que les plants aient souffert. Si vous
m'eussiez fait l'honneur, monsieur, de me prévenir plus tôt des deux incon-
vénients auxquels vos plants sont exposés, je vous aurais indiqué des pré-
servatifs dont vous auriez pu vous servir avec succès. Le premier, contre
les grandes chaleurs, est de faire mettre une sachée de feuilles au pied de
chaque arbre. Cette opération se fait ainsi : le trou dans lequel vous plantez
votre arbre, supposé de six pieds en carré, sur trois pieds de profondeur; au
lieu de faire rejeter dans le trou les terres qui en sont sorties, vous faites
abattre tout le pourtour du trou à la pioche ou à la bêche, pour le remplir à peu
près de deux pieds, ce qui en élargit encore considérablement le diamètre, et
ne peut faire qu'un bon effet ; vous plantez votre arbre, vous le recouvrez de
cinq à six pouces avec la meilleure terre sortie de l'excavation, que vous faites
répandre horizontalement sur les racines. Vous faites mettre sur cette superficie
de terre votre sachée de feuilles, qu'on fait bien étaler; ensuite vous faites jeter
sur ces feuilles le restant des terres de la fouille du trou , qui doivent faire
aussi à peu près un remblai de quatre à cinq pouces, de façon que l'arbre
se trouve enterré de dix à douze pouces. Cette précaution est infaillible
contre les chaleurs, et facilite admirablement la filtration des sucs, en obser-
vant pendant l'été quatre à cinq binages très-légers, au pied de chaque
arbre, pour détruire les herbes.
Par rapport à l'inconvénient des eaux pendant l'hiver, il faut faire buter
vos arbres en forme de pain de sucre, et faire prendre la terre nécessaire à
huit ou dix pieds de distance, car si on la prenait simplement au pied des
arbres, la jauge formerait une espèce de bassin qui retiendrait encore les
eaux, et serait très-préjudiciable. Bien entendu qu'à la fin de chaque hiver
il faudra faire régaler toutes ces buttes au pied de vos arbres, ce qui ser-
vira à lesrenchausser et leur fera encore beaucoup de bien. Voilà, monsieur,
ce que l'expérience m'a appris à pratiquer. Je ne m'amuse guère, comme vous
dites fort bien, monsieur, à lire les livres d'agriculture dont nous sommes
inondés; je n'en ai ni le temps ni la curiosité. J'en ai lu quelques-uns autre-
\. Mémoires de la Société académique d'agriculture, etc., du département de
l'Aube, tome VI, 3e série, année 1809.
ANNÉE 1768. 521
fois qui m'ont fait, faire bien des sottises. Je cherche à me corriger et ii m'amu-
ser, à m'instruire par des expériences solides, à jouir et à me rendre utile.
De toutes les découvertes que je pourrai faire, monsieur, c'est colle de votre
correspondance qui me sera sûrement la plus agréable, et que j'aurai tou-
jours le plus à cœur de cultiver. Je vous prie d'en être persuadé, ainsi que
des sentiments pleins de respect avec lesquels, etc.
Moreau de La Rochettl:.
7170. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
6 février.
Mon cher ange, mon gendre m'apporte votre lettre; il est
enchanté de vos bontés, et moi je suis désespéré. M. le duc de
Choiseul s'est déclaré violemment contre les Sirven, après m'a-
voir promis qu'il serait leur protecteur. Mais le Repas1 dont vous
me parlez me fait encore plus de peine. Saint-Hyacinthe était, à
la vérité, un sot dans la conversation, mais il écrivait bien ; il a
fait de bons journaux, et il y a de lui un Militaire philosophe2,
imprimé depuis peu en Hollande, lequel est ce qu'on a fait peut-
être de plus fort contre le fanatisme ; le Dîner a été imprimé sous
son nom : pourquoi donc l'attribuer à une autre personne? Cela
est injuste et barbare : il y a plus, cela est très-dangereux et
d'une conséquence affreuse. On est déchaîné de tous les côtés :
on cherche l'ouvrage de Saint-Hyacinthe pour le faire brûler.
M. Suard est l'homme du monde le plus capable de détourner
des soupçons odieux qui perdraient un vieillard aimé de vous,
et rempli pour vous de la tendresse la plus inaltérable.
Vous ai-je prié de persuader M. Suard? Non ; je vous ai sup-
plié de l'engager à rendre un service digne d'un honnête homme.
Il n'importe pas qu'on accuse les morts, mais il importe beau-
coup qu'on n'accuse pas les vivants. Que vous coûterait-il de
prier M. Suard de passer chez vous, et de l'engager à rendre
ce service? Je vous le demande au nom de l'amitié. Les per-
sonnes avec lesquelles vous vivez en intimité croiront ce qu'elles
voudront ; je suis bien sûr qu'elles ne me feront pas de mal ;
mais les autres peuvent en faire beaucoup.
La poste va partir. Je n'ai que le temps de vous dire combien
il est nécessaire qu'on ne me calomnie point auprès du roi, et
1. Le Dîner du comte de Boulainvilliers.
2. Voyez la note, tome XXVII, page 117.
522 CORRESPONDANCE.
que M. Suard et M. l'abbé Arnaud, que je vous crois attachés,
empêchent qu'on ne me calomnie dans la ville.
Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
7171. — A M. DE CIIENEVIÈRES K
Je vous prie, mon cher ami, de faire rendre sur-le-champ
cette lettre à M. de Taules.
Voici un petit ouvrage"2 d'un commis des finances, que je
vous prie de faire lire à ceux qui savent calculer. Mandez-moi si
les calculs sont justes, car je ne m'y connais pas.
7172. — A M. LE CHEVALIER DE TAULES.
A Ferney, G février.
Si vous vous intéressez, monsieur, à la gloire du plus beau
siècle que la France ait vu naître, si vous voulez l'enrichir de
vos connaissances, il n'y a pas un moment à perdre. Cela est
plus digne de la postérité que les tracasseries de Genève; l'ou-
vrage tire à sa fin ; j'avais eu l'honneur de vous mander3 que
j'ai prévenu M. le duc de Choiseul ; je ne doute pas que, si vous
lui dites un mot, il ne vous permette de m'envoyer des vérités ;
il les aime, il sait qu'il est temps de les rendre publiques. Il n'y
a que les superstitieux à qui la vérité déplaise. Si vous me se-
courez, le siècle de Louis XIV vous aura obligation, et moi aussi,
qui suis de ce siècle l'homme du monde qui vous est le plus
attaché. Les Genevois ont brûlé le théâtre de ce pauvre Rosi-
mond : que ne brûlaient-ils celui de Paris? On dit qu'il est détes-
table. Je n'aime pas les incendiaires; cela peut aller loin. Rome
fut brûlée sous Néron, et Genève pourrait bien être brûlée sous
le vieux Duluc.
Voltaire.
7173. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
A Ferney, 8 février.
Je n'écris point, madame, cela est vrai ; et la raison en est
que la journée n'a que vingt-quatre heures, que d'ordinaire j'en
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. L'Homme aux quarante écus.
3. Lettre 71 H.
ANNÉE 176 8. 523
mots dix ou douze à souffrir, et que le reste est occupé par des
sottises qui m'accablent comme si elles étaient sérieuses. Je n'écris
point, mais je vous aime de tout mon cœur. Quand je vois quel-
qu'un qui a eu le bonheur d'être admis chez vous, je l'interroge
une heure entière. Mon fils adoptif Dupuits est pénétré de vos
bontés; il a dû vous rendre compte de la vie ridicule que je
mène. II y a trois ans que je ne suis sorti de ma maison ; il y a
un an que je ne sors point de mon cabinet, et six mois que je
ne sors guère de mon lit.
M. de Chabrillant a été chez moi six semaines. Il peut vous
dire que je ne me suis pas mis à table avec lui une seule fois.
La faculté digérante étant absolument anéantie chez moi, je ne
m'expose plus au danger. J'attends tout doucement la dissolu-
tion de mon être, remerciant très-sincèrement la nature de m'a-
voir fait vivre jusqu'à soixante quatorze ans, petite faveur à la-
quelle je ne me serais jamais attendu.
Vivez longtemps, madame, vous qui avez un bon estomac et
de l'esprit, vous qui avez regagné en idées ce que vous avez
perdu en rayons visuels, vous que la bonne compagnie envi-
ronne, vous qui trouvez mille ressources dans votre courage
d'esprit, et dans la fécondité de votre imagination.
Je suis mort au monde. On m'attribue tous les jours mille
petits bâtards posthumes que je ne connais point. Je suis mort,
vous'dis-je; mais, du fond de mon tombeau, je fais des vœux
pour vous. Je suis occupé de votre état. Je suis en colère contre
la nature, qui m'a trop bien traité en me laissant voir le soleil,
et en me permettant de lire, tant bien que mal, jusqu'à la fin ;
mais qui vous a ravi ce qu'elle vous devait.
Cela seul me fait détester les romans qui supposent que nous
sommes dans le meilleur des mondes possibles1. Si cela était,
on ne perdrait pas la meilleure partie de soi-même longtemps
avant de perdre tout le reste. Le nombre des souffrants est infini ;
la nature se moque des individus. Pourvu que la grande ma-
chine de l'univers aille son train, les cirons qui l'habitent ne lui
importent guère.
Je suis, de tous les cirons, le plus anciennement attaché à
vous ; et, comme je disais fort bien dans le commencement de
ma lettre, malgré mon respect pour vous, madame, je vous aime
de tout mon cœur.
1. Candide; voyez tome XXI, page 137.
524 CORRESPONDANCE.
7174. — A MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
A Ferney, 8 février.
Madame, un vieillard presque aveugle, et une jeune femme
qui serait bien fîère si elle avait des yeux comme les vôtres,
vous supplient de daigner agréer leurs hommages et leurs re-
merciements. Nous devons à votre protection tout ce que M. le
duc de Choiseul a bien voulu accorder à M. Dupuits. Si le vieux
bonhomme et moi nous avions quelque petite partie de la suc-
cession de Pierre Corneille, nous la dépenserions en grands vers
alexandrins pour vous témoigner notre reconnaissance ; mais
les temps sont bien durs, et la plupart des vers qu'on fait le sont
aussi. Nous nous défions même de la prose. Nous entendons si
peu les livres qu'on nous envoie de Paris que nous craignons
d'avoir oublié notre langue.
Nous sommes très-honteux l'un et l'autre d'exprimer notre
extrême sensibilité dans un style si barbare ; mais, madame,
nous vous supplions de considérer que nous sommes des Allo-
broges. Des gens arrivés de Versailles nous ont dit qu'il fallait
absolument avoir de la finesse, de la justesse dans l'esprit, des
grâces et du goût, pour oser vous écrire; nous ne les avons
point crus. Nous ne sommes pas de votre espèce, et nous nous
sommes flattés au contraire que la supériorité était indulgente,
et que les grâces ne rebutaient pas la naïveté.
Nous sommes, dans cette confiance, avec un profond respect,
madame, etc.
7175. — A M. DAMILAVILLEC
8 février.
Le malheur des Sirven fait le mien ; je suis encore atterré de
ce coup. Je conçois bien que la forme a pu l'emporter sur le
fond. Le conseil a respecté les anciens usages ; mais, mon cher
ami, s'il y a des cas où le fond doit faire taire la forme, c'est
assurément quand il s'agit de la vie des hommes.
Quelle forme enfin reprendra votre fortune? que deviendrez -
vous? Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que je suis pro-
fondément affligé.
Nos chagrins redoublent par la quantité incroyable d'écrits
1. Cette lettre est la dernière à M. Damilaville, qui mourut, peu de temps
après, d'un abcès à la gorge. (K.)
ANNÉE 1768. 525
contre la religion chrétienne, qui se succèdent aussi rapidement
en Hollande que les gazettes et les journaux. L'infâme Fréron, le
calomniateur Coger, et d'autres gens de cette espèce, ont la bar-
barie de m'imputer, à mon âge, une partie de ces extravagances,
composées par des jeunes gens et par des moines défroqués.
Tandis que je bâtis une église où le service divin se fait avec
autant d'édification qu'en aucun lieu du monde; tandis que ma
maison est réglée comme un couvent, et que les pauvres y sont
plus soulagés qu'en aucun couvent que ce puisse être; tandis que
je consume le peu de force qui me reste à ériger à ma patrie un
monument glorieux, en augmentant de plus d'un tiers le Siècle
de Louis XIV, et que je passe les derniers de mes jours à chercher
des éclaircissements de tous côtés pour embellir, si je puis, ce
siècle mémorable, on me fait auteur de cent brochures, dont
quelquefois je n'ai pas la moindre connaissance. Je suis toujours
vivement indigné, comme je dois l'être, de l'injustice qu'on a eue,
même à la cour, de m'attribuer le Dictionnaire philosophique, qui
est évidemment un recueil de vingt auteurs différents; mais
comment puis-je soutenir l'imposture qui me charge du petit
livre intitulé le Dîner du comte deBoulainvilliers1, ouvrage imprimé
il y a quarante ans, dans une maison particulière de Paris ; ou-
vrage auquel on mit alors le nom de Saint-Hyacinthe, et dont on
ne tira, je crois, que peu d'exemplaires? On croit, parce que je
touche à la fin de ma carrière, qu'on peut m'attribuer tout im-
punément. Les gens de lettres, qui sedéchirentet qui se dévorent
les uns les autres/tandis qu'on les tient sous un joug de fer, disent:
C'est lui ; voilà son style. Il n'y a pas jusqu'à l'épigramme contre
M. Dorât que l'on n'ait essayé de faire passer sous mon nom2; c'est
un très mauvais procédé de l'auteur. Il faut être aussi indulgent
que je le suis pour l'avoir pardonné. Quelle pitié de dire : « Voilà
son style, je le reconnais bien ! » On fait tous les jours des livres
contre la religion, dont je voudrais bien imiter le style pour la
défendre. Y a-t-il rien de plus plaisant, de plus gai, de plus salé,
que la plupart des traits qui se trouvent dans la Théologie porta-
tive3 ? y a-t-il rien de plus vigoureux, de plus profondément rai-
sonné, d'écrit avec une éloquence plus audacieuse et plus terri-
ble, que le Militaire philosophe 4, ouvrage qui court toute l'Europe?
1. Voyez tome XXVI, page 531.
2. Voyez lettres 7102 et 7109.
3. Voyez tome XXVIII, page 73.
4. Voyez tome XXVII, page 117.
526 CORRESPONDANCE.
Concevez-vous rien de plus violent que ces paroles qui se trou-
vent à la page 8k : « Voici, après de mûres réflexions, le juge-
ment que je porte de la religion chrétienne : je la trouve absurde,
extravagante, injurieuse à Dieu, pernicieuse aux hommes, faci-
litant et même autorisant les rapines, les séductions, l'ambition,
l'intérêt de ses ministres, et la révélation des secrets des familles.
Je la vois comme une source intarissable de meurtres, de crimes
et d'atrocités commises sous son nom. Elle me semble un flam-
beau de discorde, de haine, de vengeance, et un masque dont se
couvre l'hypocrite pour tromper plus adroitement ceux dont la
crédulité lui est utile. Enfin j'y vois le bouclier de la tyrannie
contre les peuples qu'elle opprime, et la verge des bons princes
quand ils ne sont point superstitieux. Avec cette idée de votre
religion, outre le droit de l'abandonner, je suis dans l'obligation
la plus étroite d'y renoncer et de l'avoir en horreur, de plaindre
ou de mépriser ceux qui la prêchent, et de vouer à l'exécration
publique ceux qui la soutiennent par leurs violences et leurs
superstitions. »
Certainement les dernières Lettres provinciales ne sont pas
écrites d'un style plus emporté.
Lisez la Théologie portative ', et vous ne pourrez vous empê-
cher de rire, en condamnant la coupable hardiesse de l'auteur.
Lisez l'Imposture sacerdotale 2, traduite de Gordon et de Tren-
chard, vous y verrez le style de Démosthène.
Ces livres malheureusement inondent l'Europe ; mais quelle
est la cause de cette inondation ? Il n'y en a point d'autre que les
querelles théologiques, qui ont révolté tous les laïques. Il s'est
fait une révolution dans l'esprit humain que rien ne peut plus
arrêter : les persécutions ne pourraient qu'irriter le mal. Les
auteurs de la plupart des livres dont je vous parle sont des reli-
gieux qui, ayant été persécutés dans leurs couvents, en sont sortis
pour se venger sur la religion chrétienne des maux que l'indis-
crétion de leurs supérieurs leur avait fait souffrir. On auraitpré-
venu cette révolution si on avaitétésage et modéré. Les querelles
des jansénistes et des molinistes ont fait plus de tort à la religion
1. Voyez la note, tome XXVIII, page 73.
2. De l'Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduit de
l'anglais (ou plutôt composé par le baron d'Holbach), 1767, petit in-12. On a
quelquefois confondu ce volume avec l'ouvrage traduit de l'anglais de Trenchard
et de Gordon, et refait en partie par le baron d'Holbach, intitulé Esprit du clergé
ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres mo-
dernes, 1767, deux volumes in-8°. (H.)
ANNÉli 1768. 527
chrétienne que n'en auraient pu faire quatre empereurs de suite
comme Julien.
Il est certain qu'on ne peut opposer au torrent qui se déborde
d'autre digue que la modération et une vie exemplaire. Pour
moi, qui ai trop vécu, et qui suis près de finir une vie toujours
persécutée, je me jette entre les bras de Dieu, et je mourrai éga-
lement opposé à l'impiété et au fanatisme.
7170. — A M. DE GIIABANON.
Mon cher confrère, tout va bien puisque Eudoxie1 est faite.
Voilà une belle étoffe toute prête ; mais c'est un brocart de Lyon
pour habiller des arlequins. Vous aurez probablement tout le
temps de mettre encore des pompons à votre brocart. Il ne se
présente pas un acteur supportable, pas une actrice qui soit
bonne à autre chose qu'à faire des enfants. Rien dans la province
qui donne la plus légère espérance.
Les Genevois se sont avisés de brûler le théâtre qu'on avait
bâti dans leur ville pour les rendre plus doux et plus aimables.
J'ai grand'peur qu'on n'en fasse autant à Paris. Il ne reste que
cette ressource aux gens qui ont un peu de goût. L'Opéra sub-
sistera, parce que les trois quarts de ceux qui y vont n'écoutent
point. On va voir une tragédie pour être touché ; on se rend à
l'Opéra par désœuvrement, et pour digérer.
Vous croyez donc, mon cher confrère, que les grands joueurs
d'échecs peuvent faire de la musique pathétique, et qu'ils ne
seront point échec et mat? à la bonne heure, je m'en rapporte à
vous2. Faites tout ce qu'il vous plaira. Je remets entre vos mains
la mâchoire d'âne, les trois cents renards, la gueule du lion, le
miel fait dans la gueule, les portes de Gaza, et toute cette admi-
rable histoire.
Je suis toujours très-indigné, je vous l'avoue, del'épigramme
contre M. Dorât, que l'auteur a fait courir sous mon nom avec
peu de probité. On m'a joué des tours plus cruels, et je garde le
silence. Il y a encore plus de barbarie à m'attribuer un Dîner,
moi qui ne me mets presque plus à table. Ce Dîner a été fait il y
1. Tragédie de Chabanon.
2. Ce passage fait voir que Chabanon avait proposé à Voltaire de laisser mettre
l'opéra de Samson en musique par Philidor, qui passait pour le plus grand joueur
d'échecs de son temps. Il paraît que cela n'eut pas de suite.
528 CORRESPONDANCE.
a plus de quarante ans. Les gens de lettres sont plus inhumains
qu'on ne pense : ils exposent un pauvre homme aux plus grand s
dangers, pour avoir seulement le plaisir de deviner. Ils disent :
Voilà son style, c'est lui. Eh ! mes amis ! pour peu que vous ayez
d'honnêteté, ne devriez-vous pas dire : Ce n'est pas lui? Pour-
quoi calomniez -vous vos camarades ?
Je vous porte mes plaintes, mon cher ami, contre toutes ces
injustices, parce que je connais votre cœur. Tout le monde ne
vous ressemble pas. Vous n'imaginez point avec quelle vivacité
de sentiment mes vieux bras se tendent vers vous, et combien
mon cœur vous aime.
7177. — A M. LE COMTE ANDRÉ SCHOUVALOW.
A Ferncy, 12 février.
Vous m'avez écrit de Moscou, monsieur, une lettre telle qu'on
n'en écrit point de Versailles, soit pour le style, soit pour le fond
des choses, et vous avez enflammé mon cœur. Je ne sais si vous
connaissez la mauvaise comédie des Visionnaires1, qui eut autre-
fois en France le plus grand succès. Il y a dans cette pièce une
vieille folle qui est amoureuse d'Alexandre. Pour moi, je suis un
vieux fou amoureux de Catherine, qui me paraît autant au-des-
sus d'Alexandre que le fondateur est au-dessus du destructeur.
Voici un sermon2 dont il me paraît qu'elle est la sainte. Le
prédicateur propose hardiment pour modèle, à une petite nation,
l'exemple du plus vaste empire du monde. On rend de justes
hommages à la législatrice du Nord dans mon voisinage, tandis
qu'en France on fait encore le panégyrique de saint François,
fondateur des cordeliers; de saint Dominique, à qui nous
devons les jacobins ; de saint Norberg, qui nous a donné les pré-
montrés.
Nous leur avons assurément beaucoup d'obligations, et je
trouve fort bon qu'ils aient des autels, quoique nous prétendions
n'être point idolâtres. Je révère fort sainte Thérèse et sainte Ur-
sule, mais j'aime mieux sainte Catherine.
Je suis bien étonné que Diderot, en faveur de qui cette sainte
Catherine a fait des miracles3, ne lui ait pas chanté quelques
antiennes. Il craint apparemment certains hérétiques qui sont
1. Comédie de Desmarets de Saint-Sorlin.
2. Sermon, etc., par Josias Rossetle; voyez tome XXVI, page 581.
3. Voyez tome XLIII, page 542; et XLIV, 553.
ANNÉE 1768. 529
on France, et qui sont très-mal instruits. Ce serait, ce me semble,
une œuvre pie assez nécessaire que de convertir ces hérétiques-
là. J'espère bien qu'ils ouvriront les yeux à la lumière, et qu'ils
seront tous de ma religion.
Vous êtes à la tête, monsieur, du plus beau comité que je
connaisse. Il vaut mieux rédiger les lois de la Russie que d'aller
consulter les lois de la Chine, et je vous aime mieux législateur
qu'ambassadeur.
Je fais partir, dans quelques jours, un gros ballot que Sa Ma-
jesté impériale a daigné me demander pour sa bibliothèque. Il
n'arrivera pas sitôt ; il y a environ un quart du globe entre vous
et moi, et c'est de quoi je suis bien fâché.
Je me mets aux pieds de madame la comtesse. Ma nièce est
enchantée de votre souvenir; elle partage mes sentiments.
7178. _ a M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
12 février.
Hier il arriva dans ma cour, couverte de quatre pieds de neige,
un énorme panier de bouteilles de vin de Champagne. A la vue
de ce puissant remède contre la glace de nos climats et celle de
la vieillesse, je reconnus les bontés de deux nouveaux mariés
qui, dans leur bonheur, songent à soulager les malheureux :
c'est une vertu qui n'est pas ordinaire.
Comptez, monsieur et madame, que je suis aussi reconnais-
sant que vous êtes généreux. Votre nectar de Champagne vient
d'autant plus à propos que celui de Bourgogne a manqué cette
année. Vous êtes venus à notre secours dans le temps que nous
étions livrés à nos ennemis, au plat vin de Beaujolais et de
Mâcon.
Vous nous avez flattés, Mme Denis et moi, que vous pour-
riez bien, en passant, venir boire de votre vin. Nous aurons cer-
tainement la discrétion de ne pas tout avaler, et nous vous réser-
verons votre part bien loyalement.
J'avouerai à M. le comte de Bochefort que je suis très-affligé
d'un bruit qui court dans Paris, que j'ai dîné autrefois avec le
comte de Boulainvilliers et l'abbé Couet. Je vous jure que je n'ai
jamais eu cet honneur. C'est une chose cruelle de m'attribuer
toutes les fadaises irréligieuses qui paraissent depuis plusieurs
années : il y en a plus de cent. Les auteurs se plaisent à me les
imputer. C'est un funeste tribut que je paye a une réputation qui
me pèse plus qu'elle ne me flatte.
45. — Correspondance. XIII. 34
53C CORRESPONDANCE
Il est très-certain que ce Dîner, dans lequel on ne servit que
des poisons contre la religion chrétienne, est de Saint-Hyacin-
the, et fut imprimé et supprimé il y a quarante ans juste. Cela
est si vrai qu'on parle dans ce petit livre du commencement des
convulsions et du cardinal de Fleury, et que tout y atteste l'épo-
que où il fut composé.
Je sais, par une triste expérience, combien les calomnies les
plus absurdes sont dangereuses, et viennent m'assiéger jusqu'au
fond de ma retraite et empoisonner les derniers jours de ma vie.
Votre amitié, monsieur, et la justice que vous me rendez, sont
mes consolations. J'y ajoute celle d'employer mes derniers jours
à la gloire de la patrie et de la religion, en donnant une édition
du Siècle de Louis XIV, augmentée d'un grand tiers. Voilà ma seule
occupation : il n'est pas juste qu'on cherche à me perdre pour
toute récompense.
Je suis pénétré des sentiments les plus respectueux pour les
deux nouveaux mariés de Champagne.
7179. — A M. MAIGROT.
À Ferney, 12 février.
Je vous remercie, monsieur, de toutes vos bontés. La lettre
de Louis XIV m'était absolument nécessaire : elle fait voir avec
évidence qu'il en voulait personnellement à l'archevêque de
Cambrai1. Je trouve que, dans cette affaire, ce monarque se con-
duisit plus en homme piqué qu'en roi ; et que le cardinal de
Bouillon concilia noblement son devoir d'ambassadeur avec celui
d'un ami.
J'ai déjà donné la bataille de Steinkerque. J'ai dit simplement
que la France regretta le prince de Turenne, qui donnait l'espé-
rance d'égaler un jour son grand-oncle2.
J'ai retrouvé heureusement la lettre de Louis XIV au cardinal
de La Trimouille3, écrite en 1710, contre le cardinal de Bouillon
Il dit, dans cette lettre, qu'il est à craindre que ce doyen du
sacré-collége ne devienne un jour pape. Cette anecdote est cu-
rieuse, et mérite de passer à la postérité. Le temps est venu où
la vérité doit paraître ; et, quand on la dit sans blesser les bien-
séances, on ne doit déplaire à personne.
1. Voyez tome XV, page 73.
2. Voyez tome XIV, page 315.
3. Voyez tome XV, page 75.
ANNÉE 1768. 534
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter mon
respect et mes remerciements à monseigneur le duc de liouillon.
Je ne suis point étonné qu'un homme de votre mérite soit au-
près de lui. On ne peut-être plus reconnaissant que je le suis
des lumières que vous m'avez communiquées.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments d'un cœur pé-
nétré de vos hontes, monsieur, votre, etc.
7180. — A M. LE COMTE DE LEWENHAUPT.
13 février.
Je voudrais bien, monsieur, que votre nouvelle fût vraie, et
qu'on assemblât un concile en Espagne, surtout un concile de
philosophes ; ce serait une assemblée de pères de la rédemption
des captifs : ils délivreraient les âmes que les révérends pères
dominicains retiennent prisonnières.
Les pas que l'on fait dans le Milanais, à Venise, et à Naples,
sont des pas de tortue. Les calculs des prohabilités font croire
qu'on pressera un jour la cadence. Je ne serai pas témoin de
cette belle révolution ; mais je mourrai avec les trois vertus théo-
logales, qui font ma consolation : la foi que j'ai à la raison hu-
maine, laquelle commence à se développer dans le monde ; l'es-
pérance que des ministres hardis et sages détruiront enfin des
usages aussi ridicules que dangereux; et la charité, qui me fait
gémir sur mon prochain, plaindre ses chaînes, et souhaiter sa
délivrance.
Ainsi, avec la foi, l'espérance et la charité, j'achève ma vie en
bon chrétien. Je me flatte de deux choses que l'on a crues long-
temps impossibles, le silence des théologiens, et la paix entre les
princes. Je ne vois, de plusieurs années, aucun sujet de rupture
entre les souverains ; et les douze cent mille hommes armés qui
font la parade en Europe pourront bien ne faire longtemps que
la parade. Chaque nation réparera petit à petit ses pertes comme
elle pourra. Ce n'est peut-être pas trop vous faire ma cour que
de vous prédire qu'il n'y aura point de guerre, c'est dire à un
bon danseur qu'on ne donnera point de bal ; mais vous êtes du
petit nombre qui préfère l'intérêt public à son ambition. Les mi-
litaires, ou je me trompe fort, seront réduits à être philosophes,
jusqu'à ce qu'il arrive quelque grand événement dans l'Europe.
Je suis très-sensible, monsieur le comte, aux bontés que vous
avez eues pour mon gendre adoptif M. Dupuits. Si vous avez quel-
532 CORRESPONDANCE.
ques ordres à donner concernant monsieur votre fils, ne nous
épargnez pas ; tout ce qui habite Ferney vous est dévoué, ainsi
que moi. Ni ma vieillesse ni mes maladies n'affaiblissent les sen-
timents d'attachement et de respect avec lesquels j'ai l'honneur
d'être, monsieur, etc.
7181. — A M. LE COMTE D'ARGENT AL.
Je vais bien vous ennuyer, mon cher ange ; je vous envoie
une profession de foi que je fis l'autre jour à un de mes amis1.
Je vous donne pour pénitence de la lire; expiez par là votre
énorme péché d'avoir jugé témérairement votre prochain. Vous
sentez bien que c'est absolument Saint-Hyacinthe, et non pas
moi, qui a dîné.
Je sais qu'il y a des fanatiques et des furieux; je sais que les
gens qui pensent sont condamnés aux bêtes. L'Europe réclame,
l'Europe crie ; mais
La sagesse n'est rien, la force a tout détruit2.
Je suis trop vieux pour déménager; cependant, s'il faut aller
mourir ailleurs, je prendrai ce parti ; ma haine contre certains
monstres est trop forte.
J'ai ouï dire qu'on avait envoyé quelque chose à M. Suard.
Je ne lui ai certainement rien envoyé, et le grand point est qu'il
rende justice à cette vérité. Il est très-certain qu'il n'y a personne
dans Paris qui puisse dire que je lui aie fait tenir un plat de ce
Dîner auquel je n'assistai jamais. Il y a d'autres gens qui en-
voient.
Pour l'Homme aux quarante ècas, on voit aisément que c'est
l'ouvrage d'un calculateur : le ministère en doit être content. Je
n'envoie jamais de brochures à Paris, mais je crois qu'on peut
vous faire tenir celle-là sans vous compromettre. Je la cher-
cherai si vous en êtes curieux, et vous l'aurez, mon très-cher
ange ; vous n'avez qu'à ordonner.
1. Voyez la lettre à Damilaville, n° 7175.
2. L'Orphelin de la Chine, acte I, scène n.
ANNÉE 1768. 533
7182. — DE M. D'ALEMBERT.
A Paris, ce 18 février.
Marmontel vient de me dire, mon cher et illustre maître, que vous vous
plaignez de mon silence 1; et ce reproche m'afflige d'autant plus que je ne
crois pas l'avoir mérité. Il faut que vous n'ayez pas reçu une lettre que je
vous ai écrite 2 huit à dix jours avant le départ de M. de La Harpe, c'est-à-
dire il y a environ (rois semaines, et depuis laquelle je n'en ai reçu aucune
de vous; ainsi vous voyez que si je vous parais négligent, c'est la faute de
la poste et non la mienne. Je vous parlais dans cette lettre d'un certain
Dîner3 auquel on assure qu'une personne de votre connaissance a assisté.
Comme je sais positivement le contraire, je soutiens, j'ai soutenu, et je sou-
tiendrai à tout le monde, que rien n'est plus faux, et que le convive qui a
assisté à ce Dîner,, et qui vient de nous en donner les actes, est, comme le
savent tous les gons instruits, le sieur Saint-Hyacinthe, fils ou bâtard de Bos-
suet, que son père aurait fait mettre à Saint-Lazare s'il avait pu prévoir qu'il
dînât en si dangereuse compagnie.
Vous savez sans doute la grande nouvelle de l'excommunication de l'in-
fant duc de Parme par notre saint-père le pape, pour avoir attaqué l'immu-
nité des biens ecclésiastiques 4. Il me semble que notre mère sainte Église
travaille d'un côté à jeter elle-même sa maison à bas , tandis que les philo-
sophes y mettent le feu de l'autre. 0 que le saint-siége entend bien ses
affaires ! Les mécréants seraient tentés de dire à Clément XIII ce que disait
Timon le misanthrope à Alcibiade : « Que je suis content de te voir à la tête
du gouvernement! tu me feras raison de toute la canaille athénienne. »
On a affiché, non pas à la porte de l'Académie française précisément,
mais à la porte du Louvre la plus proche, le beau et long mandement du
révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont contre Bélisaire.
Quelqu'un (assez mauvais plaisant3) s'est avisé d'écrire au bas : Défense
de faire ici ses ordures. Le suisse du Louvre a effacé cet avis, disant que
la défense était inutile, et que personne ne s'était jamais avisé de venir
faire ses ordures en cet endroit-là. Vous saurez, au reste, que, dans ce beau
mandement, l'intolérance est prêchée avec la plus grande fureur. Voilà donc
les pauvres Sirven déboutés de leur demande. 0 temps! ô mœurs! Adieu,
mon cher ami; il faut pleurer sur le sort de Jérusalem; j'essuierai pourtant
mes larmes, si vous m'assurez que vous m'aimez toujours, et si vous êtes
bien persuadé de mon tendre et sincère dévouement.
M. de La Harpe peut vous avoir dit combien je suis tuus ex animo.
Dites-lui, je vous prie , que je n'oublierai point son affaire, et que M. de
1. Lettre 1134.
2. Lettre 7147.
3. Le Dîner du comte de Boulainvilliers : voyez tome XXVL page 531.
4. Le bref de Clément XIII était du 30 janvier.
5. C'était Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie française.
534 CORRESPONDANCE.
Boullongne me promet toujours, mais n'a encore rien fini, à mon très-grand
regret. Voie, vale.
7183. —A M. LE COMTE D'ARGENTAL.
19 février.
Mon cher ange, le dernier article de votre lettre du 12 février
redouble toutes mes afflictions. Ce qui peut me consoler, c'est
que Mme d'Argental n'est pas entre les mains d'un charlatan ; j'es-
père beaucoup d'un vrai médecin, et encore plus de la nature.
Je vous demande en grâce, mon cher ange, de ne me pas laisser
ignorer son état, et de vouloir bien quelquefois m'en faire écrire
des nouvelles. Nous avons beaucoup de maladies clans nos can-
tons ; j'en ai ma bonne part. La fin de la vie est triste, le com-
mencement doit être compté pour rien, et le milieu est presque
toujours un orage.
Sirven est revenu. Celui-là pourrait dire, plus qu'un autre,
combien la vie est affreuse. Sa famille mourra des coups de
barre que Calas a reçus, et sa femme en est déjà morte.
Vous avez reçu, sans doute, la copie d'une lettre1 que j'ai
écrite à propos de ce Dîner. Je ne suis pas encore bien sûr que
le Militaire philosophe soit de Saint-Hyacinthe ; mais les fureteurs
de littérature le croient, et cela suffit pour faire penser qu'il n'é-
tait pas indigne de dîner avec le comte de Boulainvilliers.
Au reste, je n'écris jamais à Paris que dans le goût de la
lettre dont je vous ai envoyé copie. Voici une petite liste 2 de la
dixième partie des ouvrages qui paraissent en Hollande et à Bâle
coup sur coup ; vous sentez combien il serait absurde de les im-
puter à un seul homme. Il est impossible que j'y aie la moindre
part, moi qui ne suis occupé que du Siècle de Louis XIV, dont je
vous enverrai bientôt les deux premiers volumes.
Je vous prie, mon cher ange, de me mander ce que vous
pensez, et ce que le public éclairé pense, des Commentaires sur
Racine3. On dit que Fréron y a beaucoup de part. Quel siècle
que celui où un Fréron et un Boisjermain osent juger Monime,
Clytemncstre, Phèdre, Roxane, et Alhalie! Je serais bien fâché de
mourir sans m'être plaint vivement à vous de toutes ces abomi-
nations. Pleurer avec ce qu'on aime est la ressource des opprimés.
1. La lettre 7175.
2. Cette liste, qui était sans doute jointe à la lettre, est perdue ; mais elle
devait contenir les ouvrages mentionnés dans la lettre 7019.
3. Voyez tome XL1II, page 469.
ANNÉE 1768. 535
Il y a bien des tripots. Celui de la Sorbonne, celui de la Co-
médie, et celui que vous avez quitté, sont les trois plus pitoya-
bles. Je quitterai bientôt le grand tripot de ce monde, et je n'y
regretterai guère que vous.
Quand vous verrez votre successeur, voulez-vous bien lui
dire à quel point je l'estime et révère, en le supposant philo-
sophe ?
Mille tendres respects à vous, mon cher ange, et à la malade.
7184. — A MADAME LA MARQUISE D'ANTREMONT '.
20 février.
Vous n'êtes point la Desforges-Maillard;
De l'Hélicon ce triste hermaphrodite
Passa pour femme, et ce fut son seul art;
Dès qu'il fut homme il perdit son mérite.
Vous n'êtes point (et je m'y connais bien)
Cette Corinne et jalouse et bizarre
Qui par ses vers, où l'on n'entendait rien,
En déraison remportait sur Pindare.
Sapho plus sage, en vers doux et charmants,
Chanta l'amour; elle est votre modèle :
Vous possédez son esprit, ses talents;
Chantez, aimez : Phaon sera fidèle.
Voilà, madame, ce que je dirais si j'avais l'âge de vingt et
un ans ; mais j'en ai soixante-quatorze passés. Vous avez de
beaux yeux, sans doute, cela ne peut être autrement, et j'ai
presque perdu la vue ; vous avez le feu brillant de la jeunesse,
et le mien n'est plus que de la cendre froide ; vous me ressus-
citez, mais ce n'est que pour un moment, et le fait est que je
suis mort.
C'est du fond de mon tombeau que je vous souhaite des jours
aussi beaux que vos talents.
J'ai l'honneur d'être, etc.
7185. —A M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
A Ferney, 20 février.
Mon cher et illustre confrère, vous ne voulez donc pas placer
le maréchal de La Meilleraie parmi les surintendants? Il le fut
pourtant en 1648 ; c'est un fait avéré.
1. Réponse à la lettre 7105.
o36 CORRESPONDANCE.
Je vous avais proposé aussi de mettre Abel Servien à sa place,
avec Nicolas Fouquet, puisqu'ils furent tous deux toujours sur-
intendants conjointement.
Mais j'ai de plus grandes plaintes à vous faire. Comment
avez-vous pu, dans votre nouvelle édition, démentir la bonté de
votre caractère et la douceur de vos mœurs dans l'article Servet?
Il semble que vous vouliez un peu justifier Calvin et tous les
persécuteurs. Vous flétrissez l'indulgence, la tolérance, du nom
de tolèrantisme, comme si c'était une hérésie, comme si vous
parliez de l'arianisme et du jansénisme. Vous n'ignorez pas que
le meurtre de Servet est une violation criminelle du droit des
gens, un véritable assassinat commis en cérémonie1, et qui de-
vait attirer sur les assassins le châtiment le plus terrible? J'ose
croire que, si le mot d'arien n'avait pas retenu Charles-Quint,
ou plutôt s'il n'était pas tombé dès lors dans le triste état qu'il
alla bientôt cacher dans la solitude de Saint-Just, il aurait puni
sévèrement cet outrage fait dans Genève, ville impériale, à la
nation espagnole. C'était un attentat inouï d'arrêter, sans aucun
prétexte, un sujet de Charles-Quint, qui voyageait sur la foi pu-
blique, muni de bons passe-ports. Servet ne voulait coucher
qu'une nuit à Genève, pour aller en Allemagne : Calvin, qui le
sut, le fit saisir comme il partait de l'hôtellerie de la Rose. On lui
vola quatre-vingt-dix-sept doublons d'or, une chaîne d'or, et six
bagues.
Vous savez quelle mort suivit ce brigandage. Calvin, qui
aurait été lui-même brûlé en France s'il avait été pris, força le
misérable conseil de Genève à faire brûler Servet à petit feu* avec
des fagots verts, et il jouit de ce spectacle. Il n'y eut point, dans
votre Saint-Barthélémy, d'assassinat plus cruellement exécuté.
Vous m'avouerez que la douceur chrétienne, nommée par
vous tolèrantisme, eût mieux valu que cette sainte abomination.
J'ose vous dire qu'en France, si les Guises avaient été plus tolé-
rants, votre conseiller Anne Dubourg, neveu du chancelier, et
tant d'autres, n'auraient pas péri par le même supplice que
Servet. Croyez-moi, mon cher et illustre confrère, la tolérance
prêche mieux que les bourreaux.
Vous citez l'exemple de Socrate ; vous paraissez regarder sa
mort comme une preuve de l'intolérance des Athéniens. On
dirait, à vous entendre, que les lois d'Athènes mettaient à mort
tous ceux qui s'étaient moqués du hibou de Minerve. Vous êtes
1. Boileau, satire vin, vers 290.
ANNÉE 1768. 537
trop savant dans l'antiquité pour ne pas convenir que la mort
de Socrate fut l'effet d'une cabale criminelle et d'un fanatisme
passager, à peu près comme l'assassinat juridique commis à
Toulouse contre Calas.
Songez, je vous en supplie, que les Athéniens punirent la ca-
bale qui avait fait empoisonner Socrate, qu'ils condamnèrent à
mort les principaux juges, qu'ils érigèrent à Socrate non-seule-
ment une statue, mais un temple; en un mot, jamais les Athé-
niens ne montrèrent un plus grand respect pour la philosophie,
et une horreur plus violente pour les persécuteurs.
Les Romains, dont vous tenez vos lois, ont été tolérants depuis
Romulus jusqu'au châtiment du centurion Marcel1, qui, l'an
298, brisa sa baguette de commandement à la tête des troupes,
et déclara qu'il ne fallait plus servir les empereurs parce qu'ils
n'étaient pas chrétiens. Avant Marcel, il y eut quelques chrétiens
persécutés ; mais, comme dit Origène, de loin à loin, et en très-
petit nombre (Origène, 1. III). Il serait très-aisé de prouver qu'ils
ne furent punis que comme factieux, puisque Origène et le fou-
gueux Tertullien moururent dans leur lit, et qu'aucun prêtre,
soi-disant évêque de Rome, ne fut exécuté, non pas même saint
Pierre, dont le prétendu séjour à Rome est une fable absurde 2.
Non, vous ne trouverez, pendant plus de huit cents ans, au-
cun homme persécuté à Rome pour ses opinions. Comment pou-
vez-vous dire que, s'il n'y avait pas de persécution alors, c'était
parce que tout le monde était d'accord sur le culte des dieux ?
Quoi ! les stoïciens et les épicuriens ne rejetaient pas hautement
toute la théologie grecque et romaine ? quoi ! ces sectes nom-
breuses ne s'en moquaient-elles pas ouvertement ? Cicéron lui-
même n'en a-t-il pas parlé avec le dernier mépris ? Lucrèce
n'a-t-il pas chassé la superstition de toutes les honnêtes maisons?
ne l'a-t-il pas renvoyée à la canaille, aux femmelettes, et aux
hommes faibles, qui sont au-dessous des femmelettes?
Quel censeur, quel tribun, quel préteur, quel centumvir, ont
jamais fait un procès à Lucrèce ?
La tolérance a toujours été la loi fondamentale de la républi-
que romaine, loi non gravée sur les Douze Tables, mais em-
preinte clans toutes les têtes et dans tous les cœurs. Cela est
vrai, comme il est vrai qu'Henri IV a été assassiné par la seule
intolérance.
1. Voyez tome XVIII, page 386; et XXIV, 485.
2. Voyez tome XX, page 214.
538 CORRESPONDANCE.
Vous citez Dion Cassius, vil Grec, vil écrivain, vil flatteur, vil
ennemi de Gicéron, qui, seul de tous les historiens, dit que
Mécène, qu'il n'a jamais vu, conseilla à Auguste de ne point
admettre de religions nouvelles. Les malheureuses équivoques
qui embarrassent tous les langages, et qui ont causé parmi nous
tant de disputes fatales, ont produit une grande méprise sur ce
passage de Dion Cassius. Ta Upà ne signifie point ici ce que nous
entendons par religion, un système dogmatique ennemi des au-
tres systèmes; Ta îepà veut dire sacrifices, cérémonies sacrées. Il y
en avait assez à Rome : il ne s'agissait, du temps d'Auguste, que
d'admettre, par une sanction publique du sénat, les mystères
de Cérès Éleusine, ceux de la déesse de Syrie, et ceux d'Isis.
Vous connaissez l'ancienne loi des Douze Tables, qui ne fut
jamais abolie : Deosexteros, nisi publice adscilos, neccolunlo 1; point
de culte étranger, s'il n'est admis parla loi. Ces cultes étrangers
n'ont donc jamais été autorisés, mais ils ont été tolérés dans
l'empire. Isis même, quoique la déesse d'un peuple vaincu et
méprisé, eut un temple dans les faubourgs de Rome, du temps
d'Auguste.
Les Juifs, ces misérables Juifs, les plus fanatiques des
hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez-vous
jamais trouver une plus grande différence de culte, et une plus
grande tolérance ?
Ah ! mon cher confrère, quel temps prenez-vous pour vou-
loir flétrir une vertu si nécessaire au genre humain ! C'est le
temps même où la tolérance universelle commence à s'établir
dans une grande partie de l'Europe ; c'est lorsque la tolérance
étanche, dans l'Allemagne, depuis la paix de Westphalie, le sang
que le monstre de l'intolérantisme avait fait couler pendant deux
siècles; c'est lorsque l'impératrice de Russie assemble dans la
grande salle de son palais jusqu'à des musulmans, des adora-
teurs du grand lama, et des païens, pour former le code des
lois qu'elle va donner à un empire plus vaste que l'empire
romain ; c'est lorsque le roi de Pologne établit la liberté de
conscience dans un pays deux fois aussi grand que la France.
Vous ne sauriez croire combien de gens de lettres m'ont té-
moigné de douleur, et se sont plaints à moi comme à votre an-
cien ami et à votre admirateur très-zélé. Je suis affligé comme
eux de ce fatal article ; il fera un mal que vous n'avez pas voulu.
Vous mettez des armes entre les mains des furieux. Est-il pos-
1. Voyez tome XI, page 147.
ANNÉE 4768. 539
sible que ces armes soient aiguisées par le plus doux et le plus
aimable des hommes ? Je ne vous en aime pas moins ; mais ma
douleur est égale aux sentiments que je conserverai pour vous
jusqu'à la mort.
Je n'écris point à Mmp du Défiant; que lui manderais-je du
désert où j'achève mes jours? Je ne pourrais que lui dire que je
l'aime de tout mon cœur, ou que de tout mon cœur je l'aime;
car il n'y a plus moyen de lui dire : « Belle marquise, vos beaux
yeux me font mourir d'amour, ou d'amour mourir me font, belle
marquise, vos beaux yeux1. »
Jouissez tous deux de la vie comme vous pourrez ; je la sup-
porte assez doucement.
7186. — A M. CHARDON.
Février.
Monsieur, Cicéron et Démosthène, à qui vous ressemblez plus
qu'au maréchal de Villeroi, n'ont pas gagné toutes leurs causes :
je ne suis point du tout étonné que la forme l'ait emporté sur le
fond; cela est triste, mais cela est ordinaire. Il ne serait pas mal
pourtant que l'on trouvât un jour quelque biais pour que le fond
l'emportât sur la forme.
J'ai revu le pauvre Sirven, qui croit avoir gagné son procès,
puisque vous avez daigné prendre son parti. Il n'y a pas moyen
qu'il aille se présenter au parlement de Toulouse ; on l'y punirait
très-sérieusement de s'être adressé à un maître des requêtes.
Vous savez assez, monsieur, par le petit libelle que vous avez
reçu de Toulouse, que les maîtres des requêtes n'ont aucune
juridiction2, et que le roi ne peut leur renvoyer aucun procès :
ce sont là les lois fondamentales du royaume. Sirven serait in-
justement pendu ou roué, pour s'être adressé au conseil du roi ;
ce serait un esclave que le conseil des dépêches renverrait à
son maître pour le mettre en croix. Voilà une famille ruinée
sans ressource ; mais comme c'est une famille de gens qui ne
vont point à la messe, il est juste qu'elle meure de faim3.
1. Bourgeois gentilhomme, acte II, scène vi.
2. C'est ce qu'on disait dans la pièce dont Voltaire parle en ses lettres 70G8 et
7107.
3. Les formes judiciaires ne laissaient à Sirven d'autre ressource que d'appeler
au parlement de Toulouse de la sentence ridicule et atroce du juge de Maza-
met; il en a eu le courage, et un arrêt de ce parlement l'a déclaré innocent. Mais
le juge de Mazamet n'a point été puni; on n'a point puni ces religieuses dont la
540 CORRESPONDANCE.
Je plains beaucoup les sots qui se font persécuter pour Jean
Calvin ; mais je hais cordialement les persécuteurs. Il y a plus
de quatorze cents ans qu'on s'acharne en Europe pour des fa-
daises indignes d'être jouées aux marionnettes; cette démence
atroce, jointe à-tant d'autres, doit faire aimer la solitude ; et c'est
du fond de cette solitude qu'un pauvre vieillard malade, qui n'a
pas longtemps à vivre, vous présente, monsieur, les sentiments
de reconnaissance, d'attachement, et de respect, dont il sera pé-
nétré pour vous jusqu'au moment où il rendra aux quatre élé-
ments sa très-chétive existence.
7187. — A M. DUTENS 1.
Ferney, 29 février.
Vous rendez, monsieur, un grand service à la littérature en
imprimant toutes les œuvres de Leibnitz : vous faites à peu près
comme Isis, qui rassembla, dit-on , les membres épars d'Osiris
pour le faire adorer.
Peut-être mon culte pour les monades et pour l'harmonie
préétablie n'est-il pas violent ; mais enfin Newton a commenté
Y Apocalypse, et n'en est pas moins Newton. Leibnitz était un pro-
digieux polymathe, et, ce qui est bien plus, il avait du génie ;
mais il y a encore loin de là à la vérité démontrée ; Newton a
trouvé cette vérité,
Nec propius fas est mortali attingere divos 2.
bigoterie barbare avait réduit la malheureuse fille de Sirven au désespoir ; du
moins les juges de Calas et le capitoul David, moins obscurs que les persécuteurs
de Sirven, ont-ils été punis par l'horreur et le mépris de l'Europe. On aurait dé-
siré seulement que le sang répandu de l'innocent Calas eût du moins délivré sa
patrie de l'opprobre que répandent sur elle, et cette procession des pénitents, où
l'on célèbre le massacre de 1562, et les farces scandaleuses qu'ils y jouent. On
avait droit d'espérer cette réforme nécessaire de l'archevêque actuel de cette ville,
qui, calomnié lui-même avec fureur par les fanatiques, sait mieux que personne
combien leur audace et l'impudence des hypocrites qui les conduisent peuvent
encoreêtre dangereuses. (K.) — L'archevêque de Toulouse dont on parle dans cette
note est Etienne-Charles de LoméniedeBrienne, depuis archevêque de Sens. (B.)
1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Dutens, né à Tours le 15 janvier 1730.
Il donna en 1708 une édition des œuvres de Leibnitz, six volumes in-4°. Il est
l'auteur des Recherches sur l'origine des découvertes attribuées aux modernes, du
Voyageur qui se repose, etc., ouvrages à la fois savants et spirituels ; mort en
1812.
2. Dans l'édition Beuchot, on trouve à la date du 9 juin 1768 un billet ana-
logue :
« Monsieur, vous rendez un grand service aux lettres, et vous me faites un pré-
ANNÉE 17 68. 544
7188. — A M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
A Ferney, 1er mars.
Vous avez daigné, monseigneur, faire une petite visite à
Ferney ; M"" Denis part pour vous la rendre. Sa santé est déplo-
rable, et il n'y a plus à Genève ni médecin qu'on puisse con-
sulter, ni aucun secours qu'on puisse attendre; d'ailleurs, vingt
ans d'absence ont dérangé ma fortune, et n'ont pas accommodé
la sienne. Ma fille adoptive Corneille l'accompagne à Paris, où
elle verra massacrer les pièces de son grand-oncle ; pour moi,
je reste dans mon désert; il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui
prenne soin du ménage de campagne ; c'est ma consolation. J'en
éprouverais une plus flatteuse si je pouvais vous faire ma cour ;
mais c'est un bonheur auquel je ne puis prétendre, et la vie de
Paris ne convient ni à mon âge, ni à mes maladies, ni aux cir-
constances où je me trouve. Je serai très-affligé de mourir sans
avoir pris congé de vous. Je me regarde déjà comme un
homme mort, quoique j'aie égayé mon agonie autant que je l'ai
pu. Non-seulement je vous dis un adieu éternel quand vous
honorâtes ma retraite de votre présence, mais j'ai toujours eu
depuis le chagrin de ne pouvoir vous écrire que des choses va-
gues. La douceur d'ouvrir son cœur est aujourd'hui interdite.
J'ai respecté les entraves qu'on met à la liberté de s'expliquer
par lettres ; je n'ai pu que vous ennuyer. J'aurais désiré faire un
petit voyage à Bordeaux, et vous contempler dans votre gloire ;
mais c'est encore un plaisir auquel il faut que je renonce. Me
voilà donc mort et enterré.
La bonté que vous avez de faire payer ce qui m'est dû de ma
rente sera tout entière pour Mme Denis et pour Mme Dupuits. Il
faut tout à des femmes, et rien à un vieux solitaire. Je ne me
suis pas même réservé de chevaux pour me promener. Si j'étais
seul, je n'aurais besoin de rien. Je vous remercie au nom de
Mn,e Denis, qui bientôt vous remerciera elle-même, et vous pré-
sentera mes hommages, mon attachement inviolable, et mon
respect.
sent dont je sens tout le prix. Vous êtes comme Isis, qui rassembla tous les mem-
bres épars d'Osiris, et qui le fit adorer. Je croirai posséder Leibnitz chez moi, si
jamais vous me faites l'honneur de venir dans mon ermitage.
« Pardonnez à un vieux malade s'il ne vous remercie pas plus au long, je n'en
suis pas moins pénétré de reconnaissance, et de tous les sentiments que je vous
dois. J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre, etc. »
542 CORRESPONDANCE.
7189.
A Ferney, le 1er mars.
J'ai toujours sur le cœur, monsieur, la calomnie qui m'im-
pute mille ouvrages que je ne connais pas, et la mauvaise foi
qui se sert de mon nom pour faire courir des épigrammes que
je n'ai ni faites ni pu faire. Cette mauvaise foi m'a été extrême-
ment sensible.
J'appris, il y a quelques mois, qu'on prétendait que j'avais
récité une épigramme, ou plutôt des vers contre vous, qui me
paraissent très-injustes, quoique assez bien faits1. Cette impos-
ture fut confondue, mais je fus très-affligé. J'en écrivis à Mme Nec-
ker2, qu'on me dit être votre amie : je vous en écris aujourd'hui
à vous-même, monsieur. Quoique j'aie eu quelques légers sujets
de me plaindre de vous, je l'ai entièrement oublié, et les excuses
que vous avez bien voulu me faire m'ont infiniment plus touché
que le petit tort dont j'avais sujet de me plaindre3 ne m'avait été
sensible. Il m'était impossible, après cela, de rien faire qui pût
vous déplaire. J'étais d'ailleurs malade et mourant quand cette
épigramme parut. Songez au temps où elle fut faite ; pouvais-je
alors deviner que vous eussiez une maîtresse à l'Opéra? était-ce
à moi de la faire parler? Je n'ai jamais vu les vers que vous
avez composés pour elle ; en un mot, monsieur, je suis trop
vrai et j'ai trop de franchise pour n'être pas cru, quand j'ai juré
à Mme Necker, sur mon honneur, que je n'avais nulle part à
cette tracasserie.
C'est à vous à savoir quels sont vos ennemis. Pour moi, je ne
le suis pas : j'ai été très-affligé de cette imposture. J'ai des preuves
en main qui me justifieraient pleinement; mais je ne veux ni
compromettre ni accuser personne. Je me bornerai à mon de-
voir : c'est celui de repousser la calomnie.
Voilà, monsieur, ce que la vérité m'oblige à vous écrire, et
cette même vérité doit en être crue quand je vous assure de
toute l'estime et de tous les sentiments avec lesquels j'ai l'hon-
neur d'être, etc.
1. C'est l' épigramme de La Harpe, qui commence par ce vers :
Boa Dieu, que cet auteur est triste en sa gaité !
voyez lettre 0784.
2. Voyez lettre 7112.
3. Voyez une note sur la lettre 0032.
ANNÉE 1768. 543
"190. — A M. LE HIC HE.
Ier mars.
Après la malheureuse aventure, mon cher monsieur, de deux
paquets contenant, dit-on, des livres de Genève, il n'est rien que
l'insolente inquisition de certaines gens ne se soit permis contre
les lois du royaume. Je sais très-certainement que mes paquets
ne sont point ouverts aux autres bureaux des postes ; et M. Janel,
maître absolu dans ce département, a pour moi des attentions
dont je ne puis trop me louer. J'ignore absolument ce que les
deux paquets adressés à monsieur l'intendant et à M. Éthis, im-
pudemment saisis à Saint-Claude, pouvaient contenir. J'ignore
qui les portait et qui les envoyait. Je n'ai nul commerce avec
Genève, et il y a près de six mois que je suis à peine sorti de
mon lit. Tout ce que je sais, c'est que cette affaire a eu des suites
infiniment désagréables, , et que ceux qui ont abusé ainsi du
nom de monsieur l'intendant ont commis une imprudence très-
dangereuse.
Le premier président du parlement de Douai a servi Fantel1
comme s'il avait été son avocat; il lui était recommandé par un
ami intime.
Vous avez lu sans doute le mandement de l'archevêque de
Paris contre Bèlisaire; voici un petit imprimé2 qu'on m'envoie de
Lyon à ce sujet.
Il se fait une très-grande révolution dans les esprits, en Italie
et en Espagne. Le Nord entier secoue les chaînes du fanatisme,
mais l'ombre du chevalier de La Barre crie en vain vengeance
contre ses assassins.
Je vous embrasse, etc.
7191. — A M. DE CHABANON.
1er mars.
Maman3 verra donc Eudoxiek avant moi, mon cher confrère ;
elle part pour Paris, elle fera Mme Dupuits juge si on joue
mieux la comédie à Paris qu'à Ferney. Ce qui me désespère,
c'est qu'elle sera logée très-loin de vous, chez sa sœur. Elle va
1. Voyez page 494.
2. Lettre de Varchevéque de Cantorbéry ; voyez tome XXVI, page 577.
3. Mme Denis.
4. Tragédie de Chabanon.
54i CORRESPONDANCE.
arranger sa santé, ses affaires, et les miennes. Tout cela s'est
délabré pendant vingt ans qu'elle a été loin de Paris, Je suis me-
nacé plus que jamais d'un voyage dans le Wurtemberg. Voilà
Ferney redevenu un désert comme il l'était avant que j'y eusse
mis la main. Je quitte Melpomène pour Gérés et Pomone.
Braves jeunes gens, cultivez les beaux-arts, et gorgez-vous de
plaisirs ; j'ai fait mon temps.
Voici une drôlerie1 qui vient, dit-on, deLyon ; elle pourra vous
amuser. Je suis bien sûr de votre discrétion. Vous ne ressemblez
pas aux gens qui font courir les bagatelles sous mon nom, et qui
disent toujours : C'est lui, c'est lui. Non, messieurs, ce n'est point
moi. Plût au juste ciel qu'on n'eût jamais publié certain second
chant d'une baliverne2 qui était enfermée dans ma bibliothèque!
Mais, encore une fois, toutlemonde n'a pas votre discrétion, mon
cher confrère. J'ai été profondément affligé ; mais je pardonne
tout à ceux qui n'ont point eu d'intention de nuire. Adieu : je
vous embrasse bien fort. Mme Denis et l'enfant vous embras-
seront mieux.
7192. —A M. LE COMTE DE ROCHEFORT.
Ferney, 1er mars.
Vous m'avez envoyé, monsieur, du vin de Champagne quand
je suis à la tisane; c'est envoyer une fille à un châtré. Je comp-
tais au moins avoir la consolation d'eu boire quelques verres
ayee vous, si vous pouviez passer par notre ermitage. Mais
Mm0 Denis part cette semaine pour Paris, pour des affaires indis-
pensables ; et moi, je serai obligé, dès que je pourrai me traîner,
daller consommer avec M. le duc de Wurtemberg une affaire
épineuse dont dépend la fortune qui me reste, et celle de ma
famille entière.
J'envoie à M. de Cheneviôres ce que vous demandez. M. le
duc de Choiseul et M. Bertin en ont été très-contents. L'auteur,
qui est inconnu, souhaiterait que M. le contrôleur général en fût
un peu satisfait.
J'ai été très-affligé que M. de La Harpe ait donné un certain
second chant3. Il savait qu'il ne devait jamais paraître; il l'a pris
1. Lettre de Varchevêque de Cantorbéry; voyez tome XXVI, page 577.
2. Le second chant de la Guerre civile de Genève; voyez tome IX et la lettre
suivante.
3. De la Guerre civile de Genève.
ANNÉE 17G8. 545
dans ma bibliothèque sans me le dire; cette imprudence a eu pour
moi des suites très-désagréables. Je lui pardonne de tout mon
cœur ; il n'a point péché par malice ; je l'aime. J'ai été assez heu-
reux pour lui rendre quelques services, et lui en rendrai tant
que je serai en vie.
Mes respects à Mme de Rochefort. Si je suis en vie l'année
qui vient, et si vous allez dans vos terres, n'oubliez pas, mon-
sieur, un solitaire qui vous est dévoué avec un attachement in-
violable.
P. S. Voici ce qu'on m'envoie de Lyon1; je vous en fais part
comme à un homme discret, dont je connais la sagesse et les
bontés. Pourriez-vous, monsieur, me faire savoir des nouvelles
de la santé de la reine2?
7193. — A M. HENNIN.
A Ferney, mardi matin, 1er mars.
Soyez très-sûr, très-aimable résident, que votre Languedo-
chienne avec ses beaux yeux n'avait point vu la deuxième bali-
verne3. J'avais abandonné aux curieuxla première et la troisième;
mais pour la seconde, je l'avais toujours laissée dans mon porte-
feuille ; et j'avais des raisons essentielles pour ne point la faire
paraître. Si votre dame aux grands yeux l'a eue, ce ne peut être
que depuis le mois de novembre, car La Harpe partit au mois
d'octobre, et c'est au commencement de novembre qu'il la donna
à trois personnes de ma connaissance. Les copies se sont peu
multipliées, attendu qu'on ne se soucie guère à Paris de Tollot4
l'apothicaire, de Flournoi5, de Rodon, du prédicant Ruclion, et
autres messieurs de cette espèce.
Si quelqu'un avait pu faire cette infidélité, c'était ce polisson
de Galien ; cependant il ne l'a pas faite.
S'il était vrai que cette coïonnerie eût paru à Paris avant la
voyage de La Harpe au mois d'octobre, comme il l'a dit à son
retour pour se justifier, il m'en aurait sans doute averti dans
ses lettres. Il m'instruisait de toutes les anecdotes littéraires; il
n'aurait pas oublié celle qui me regardait de si près ; il n'aurait
1. Lettre de l'archevêque de Cartorbéry , voyez tome XXVI, page 577.
2. Marie Leczinska, morte le 24 juin 1768.
3. Le deuxième chant de la Guerre civile de Genève.
4. Voyez la lettre 7261.
5. Voyez tome IX, pages 523, 524, 532.
45. — Correspondance. XIII. 35
546 CORRESPONDANCE.
pas manqué de prévenir par cet avertissement les soupçons qui
pouvaient tomber sur lui. Cependant il ne m'en dit pas un seul
mot; au contraire, il donna une copie à M. Dupuits, et le pria
de ne m'en point parler. Dupuits, en effet, ne m'en parla qu'à
son retour, lorsqu'il fallut éclaircir l'affaire. La Harpe ne se jus-
tifia qu'en disant qu'il n'avait donné le manuscrit que parce qu'il
en courait des copies infidèles. Il en avait donc une copie fidèle,
et cotte copie fidèle, je ne la lui avais certainement pas donnée.
On lui demanda de qui il la tenait. Il répondit que c'était d'un
jeune homme dont il ne dit pas le nom. Huit jours après, il dit
que c'était d'un sculpteur qui demeurait dans sa rue.
Je ne lui ai fait aucun reproche, mais sa conscience lui en
faisait beaucoup devant moi. Il ne m'a jamais parlé de cette af-
faire qu'en baissant les yeux, et son visage prenait un air de
pâleur qui n'est pas celui de l'innocence. Son procès est instruit.
Il s'en faut beaucoup que je l'aie condamné rigoureusement ; je
suis trop partisan de la proportion entre les délits et les peines,
et je sais qu'il faut pardonner.
Non-seulement j'ai eu le bonheur de lui rendre des services
essentiels, mais je lui en rendrai toujours autant qu'il dépendra
de moi. Je serrerai seulement mes papiers, si jamais Mme Denis
le ramène à Ferney.
Voilà, aimable résident, l'histoire au juste. Plût à Dieu qu'il
n'y eût pas de plus grande tracasserie dans le monde ! J'espère
que vous verrez bientôt finir celles de Genève. Voulez-vous bien
avoir la bonté de donner au porteur cette gazette de France où
il est parlé des rodomontades espagnoles contre l'Inquisition ? Il
y a des monstres auxquels il ne suffit pas de leur rogner les
ongles, il faut leur couper la tête.
Tuus sum, et semper ero.
7194, — DE M. HENNIN i.
A Genève, le 1er mars 1768.
Si j'avais pu prévoir, monsieur, qu'on vous rendît compte de ce que
j'avais avancé d'après beaucoup de personnes et en particulier la dame qui est
venue à Genève ces jours-ci, je me serais bien gardé de toucher cette corde
à Ferney; mais je puis vous assurer qu'avant le départ de M. de La Harpe
on m'avait soutenu qu'il existait à Paris des copies du second chant; on
m'en avait même dit des vers. Si M. de La Harpe a contribué à divulguer
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.
ANNÉE 4768. 547
une badinerie que vous vouliez laisser dans l'oubli, il a mal fait; mais à
coup sûr il n'a pas été le premier à la publier. Ce que j'ai l'honneur de vous
dire au reste ne vient pas de lui, puisqu'il ne m'en a point parlé, et que sa
femme ne m'a dit qu'un mot sur l'idée où vous aviez été à cet égard.
M. Dupuits aurait mieux fait de ne pas vous instruire d'une particularité qui
pouvait vous déplaire. Mais encore une fois, les choses ne sont pas allées
comme vous avez pu le croire, et j'espère éclaircir ces détails pour votre
satisfaction et pour la justification de M. de La Harpe, qui vous aime autant
qu'il vous respecte, et que je serais très-fâché qui eût des torts vis-à-vis
de vous.
Voici les deux dernières gazettes.
Quand vous voudrez n'être pas seul , je vous prie de me le faire savoir.
Vous ne devez pas douter du plaisir que j'aurai de vous prouver, en tout
temps et de toutes manières, mon dévouement.
7195. — A M. HENNIN.
Mardi au soir, Ier mars.
Mon cher ministre, mon ministre prédicant, j'ai l'honneur de
vous renvoyer votre gazette. Elle donne quelques espérances aux
cœurs bien faits. Je commence a croire que les ordres donnés
à tous les gouverneurs de place sont quelque chose de sérieux.
La petite mièvreté de La Harpe n'est pas si sérieuse1; mais
elle est certaine et avérée. Je sais que le Galien en avait retenu
quelques vers; mais je suis très-sûr qu'il n'en avait point pris de
copie. D'ailleurs cet Antoine, ce sculpteur dont La Harpe pré-
tendait tenir le manuscrit, a été interrogé par un de mes amis.
Sa réponse a été que La Harpe était un menteur, et quelque
chose de pis. Cette infidélité m'a fait beaucoup de peine. Mais je
pardonne aisément. J'attends les beaux jours pour vous venir
voir dans votre château de Gaillardin, car pour Genève, il n'y a
pas moyen que j'aille me fourrer à travers de leurs tracasse-
ries.
Maman2 est partie ; me voilà ermite. Vous savez que le diable
le devint quand il fut vieux. Mais, quoi qu'on die, je ne suis
pas diable.
Intérim raie. V.
1. Il avait pris copie du second chaut de la Guerre civile de Genève, ets;ustrait
quelques autres ouvrages de Voltaire; voyez tome XXVII, paje 17.
2. Mmt Denis.
5i8 CORRESPONDANCE.
A M. LE COMTE D'ARGENTA L >.
Quoique vous ne soyez qu'un excommunié, mon divin ange,
vous voyez bien pourtant que je brave les foudres de Rome pour
vous écrire. Votre prince et ses ministres sont bien honteux,
comme je le présume2.
Voici une petite pièce qui court dans Lyon3. Irez-vous croire
encore que cela est de moi ? vous seriez bien loin de compte.
L'auteur4 de la Lettre au docteur Pansophe, de YOde contre les bel-
ligérants, du Catéchumène, etc., est un plaisant plus goguenard
que moi, et je ne veux pas payer pour lui.
M'"e Denis va vous voir avec M. et M"1" Dupuits. Leur voyage
est nécessaire; que ne puis-je en être!... Mais
Pour Dieu, comment se porte Mme d'Argental?
7197. — A M. DE CHABANON.
Vous êtes fort comme Samson, mon cher ami! Vous triom-
phez de tout. Vous me faites aimer Samson plus que je ne croyais5.
Je suis plus faible que lui, et n'ai pas plus de cheveux. Je regrette
plus M"" Denis qu'il ne regrettait Dalila ; mais son voyage à Paris
était absolument nécessaire. C'est elle qui va combattre pour
moi contre les Philistins ; et d'ailleurs nos affaires, abandonnées
depuis longtemps, étaient absolument délabrées ; elle a pris son
parti courageusement ; elle aura la consolation de vous voir, et
moi du moins j'aurai celle de voir Eudoxie. Je vous avertis d'a-
vance que j'en attends beaucoup. Vous aurez plus tôt fait cinq
bons actes que vous n'aurez trouvé des acteurs.
Mon Dieu, que vous êtes aimable! que vous êtes essentiel!
que je vous suis obligé d'avoir parlé à M. de Sartines comme
vous avez fait ! Il aura bientôt de mes nouvelles, et vous aussi, et
le cher Marin aussi.
1. E liteurs, de Cayrol et François.
2. Voyez, sur les affaires de Parme avec le pape, le chapitre xxxix du Précis
du Siècle de Louis XV.
3. La Lettre de l'archevêque de Cantorbéry.
4. Bordes.
5. Chabanon voulait faire mettre en musique, par Philidor, l'opéra de Sam-
son; voyez page 527.
ANNÉE 1768. 549
V propos, je me mets aux pieds de madame votre sœur1. Em-
brassez pour moi maman, l'enfant, et M. D u puits.
7198. — A MADAME DE SAINT-JULIEN.
A Ferney, 4 mars.
M. Dnpuits, madame, est allé à Paris vous faire sa réponse.
J'en mirais bien fait autant que lui, si j'avais son âge ; mais il
faut que je reste dans mon tombeau de Ferney.
J'ai envoyé ma nièce et ma fille adoptive à Paris, pour arran-
ger de malheureuses affaires que vingt ans d'absence avaient en-
tièrement délabrées2. Ce sont bien plutôt leurs affaires que les
miennes, car j'achève ma vie avec peu de besoins ; et si j'étais à
Paris, mon premier devoir serait de vous faire ma cour. U est
vrai que je ne pourrais aller à vos rendez-vous de chasse : pour
les autres rendez-vous, ce n'est pas mon affaire ; il faut être pour
cela du métier des héros, et je n'ai pas l'honneur d'en être.
Je vous souhaite, madame, autant cle plaisir que vous en mé-
ritez. Agréez les vœux et les respects de votre très-humble et
obéissant serviteur.
P. S. Ne lisez point, madame, ce plat rogaton3; mais donnez-
le à M. l'abbé de Voisenon, afin qu'il l'aiguise.
7199. — A M. LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI i.
A Ferney, 4 mars.
Je n'ai pu trouver, monsieur, l'estampe que vous demandez;
il n'y en a plus qu'à Paris, et on ne sait où les prendre. J'ai
l'honneur de vous envoyer un petit portrait qu'on a fait d'après
un buste, il n'est pas tout à fait mal ; il ressemble assez au vieil-
lard qui vous écrit, et qui vous est véritablement attaché. Je
touche au bout de ma carrière ; ma faiblesse augmente tous les
jours.
1. Qui était Mme de La Chabalerie.
2. Dans sa lettre à Mme de Florian, n° 7227, Voltaire se plaint de l'humeur
de Mme Denis. Les Mémoires secrets du 30 mars 1768 disent que la séparation
venait de querelles domestiques. Wagnière (Mémoires sur Voltaire, etc., 1826, II,
269) dit que Voltaire chassa Mme Denis. Malgré ses graves sujets de mécontente-
ment, le philosophe fit à sa nièce une pension de 20,000 francs.
3. Lettre de l'archevêque de Cantorbéry à V archevêque de Paris, voyez tome
XXVI, page 577.
4. Éditeurs, de Cayrol et François.
550 CORRESPONDANCE.
Si M. Melchiori voulait me venir voir avant que je meure,
et passer quelque temps avec moi, je lui demanderais la per-
mission de le rembourser de son voyage, et j'espère que je pour-
rais lui être utile. Si, à son défaut, vous pouviez m'envoyer
quelque pauvre philosophe, il serait très-bien reçu ; mais il fau-
drait un vrai philosophe.
Le vieux philosophe des Alpes vous aimera, monsieur, jusqu'à
son dernier moment.
P. S. Le portrait est dans une petite caisse couverte de toile
cirée, à votre adresse.
200. — A M. LE CHEVALIER DE TAULES.
Les trois quarts de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV
sont imprimés, monsieur ; et à moins que vous n'ayez quelques
anecdotes sur le jansénisme, il ne m'est plus possible de vous
en demander sur les affaires politiques. Je sais bien qu'il y a
eu quelque politique dans les querelles des jansénistes et des
molinistes ; mais en vérité elle est trop méprisable ; et c'est ren-
dre service au genre humain que de donner à ces dangereuses
fadaises le ridicule qu'elles méritent.
Quant au Testament attribué au cardinal de Richelieu, vous
pouvez, je crois, m'instruire avec liberté de tout ce que vous en
savez, et en demander la permission à M. le duc de Choiseul, en
lui montrant ma lettre. Mme la duchesse d'Aiguillon a fait cher-
cher au dépôt des affaires étrangères tout ce qu'elle a cru favo-
rable à son opinion. Si vous avez quelques lumières nouvelles, je
me rétracterai publiquement, et je dirai que le cardinal de Ri-
chelieu a fait en politique un ouvrage aussi ridicule et aussi mau-
vais en tout point qu'il en a fait en théologie. Mais jusque-là je
croirai qu'il est aussi faux que ce ministre en soit l'auteur, qu'il
est faux que celui qui ôte un moucheron de son verre puisse ava-
lerun chameau1.
La Narration succincte, très-mal composée par l'abbé de Bour-
zeys sous les yeux du cardinal de Richelieu, n'a rien de commun
avec le Testament. Elle démontre au contraire que le Testament
est supposé : car, puisque cette narration récapitule assez mal ce
qu'on avait fait sous le ministère du cardinal, le Testament devait
1. Saint Matthieu, chapitre xxm, verset 24.
ANNÉE 1768. :.',l
dire bien ou mal ce que Louis XIII devait faire quand il serait
débarrassé de son ministre : il devait parler de l'éducation du
dauphin, des négociations avec la Suède, avec le duc de Weimar
et les autres princes allemands, contre la maison d'Autriche;
comment on pouvait soutenir la guerre et parvenir à une paix
avantageuse; quelles précautions il fallait prendre avec les hu-
guenots, quelle forme de régence il était convenable d'établir en
cas que Louis XIII succombât à ses longues maladies, etc.
Voilà les instructions qu'un ministre aurait données, si en
effet parmi ses vanités il avait eu celle de parler après sa mort à
son maître ; mais il ne dit pas un mot de tout ce qui était indis-
pensable, et il dit des sottises énormes, dignes du chevalier de
Mouhy et de Pex-capucin Maubert, sur des choses très-inutiles.
Si vous voyez M. le chevalier de Ceautevilje, je vous supplie,
monsieur, de vouloir bien lui présenter mes respects.
Aimez un peu, je vous en prie, un homme qui ne vous ou-
bliera jamais.
7201. — A M. ÉLIE DE BEAUMONT.
Mon cher patron des infortunés, le départ de ma nièce et de
la petite-nièce du grand Corneille, qui vont passer quelques
mois dans votre ville, et toutes les difficultés qu'on trouve dans
nos déserts quand il faut prendre le moindre arrangement,
m'ont empêché de vous remercier plus tôt de votre lettre du
12 février, et de votre excellent mémoire pour ces pauvres gens
de Sainte-Foy. Franchement notre jurisprudence criminelle est
affreuse : les accusés n'auraient pas resté vingt-quatre heures
en prison en Angleterre ; et nous osons traiter les Anglais de bar-
bares, parce qu'ils ne sont pas si gais et si frivoles que nous!
Leurs lois sont en faveur de l'humanité, et les nôtres sont contre
l'humanité.
A l'égard des Sirven, pour qui vous aviez attendri tant de
cœurs, je sais qu'on a ménagé le parlement de Toulouse, à qui
on n'a pas voulu ravir le droit de juger un Languedocien ; mais
pourquoi vient-on de ravir au parlement de Besançon le droit de
juger un Franc-Comtois? Fantet avait été déclaré innocent par
ses juges naturels ; on l'envoie à Douai, à cent cinquante lieues
de chez lui, pour le faire déclarer coupable, tandis qu'on livre
les pauvres Sirven, les plus innocents des hommes, à la barbarie
552 CORRESPONDANCE.
de leurs ennemis. Je respecte assurément le conseil ; mais je
pleure sur tout ce que je vois. Il est clair comme le jour que les
pistolets n'appartenaient point à M. de La Luzerne ; mais cela
n'était clair que pour des hommes qui n'écoutent que la raison,
et non pour ceux qui sont asservis aux formes judiciaires. Il n'y
avait nulle preuve sur les pistolets, et il y en avait sur les coups
d'épée donnés par derrière. M. de La Luzerne a été condamné
dans la rigueur de la loi ; mais la loi ne disait pas qu'il dût lui
en coûter la plus grande partie de son bien.
Je serai bien content des parlements, s'ils s'accordent tous à
faire des feux de joie de la bulle du pauvre Rezzonico1. Il me
semble que ce serait un bon tour à lui jouer que de déclarer
qu'il paraît un certain libelle qu'on met impudemment sur le
compte du pape, et que, pour venger cet outrage fait à Sa Sain-
teté, on jette au feu ledit libelle au bas du grand escalier. Voilà
ce que j'appellerais une très-bonne jurisprudence. Une bonne
jurisprudence encore, et la meilleure de toutes, est celle qui met
M. et Mme de Canon en possession de leur terre. Je leur souhaite
toutes les prospérités qu'ils méritent; ils connaissent mes res-
pectueux sentiments.
7202. — A M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY 2.
7 mars 1768, à Forney.
Vous verrez, mon cher président, selon toutes les apparences,
Mme Denis le même jour que vous recevrez ma lettre. Elle va à
Paris pour les affaires les plus pressantes3; et elle prend son
chemin par Dijon, avec la petite {sic) du grand Corneille dans
l'espérance d'y voir le président de l'Académie. J'aurais bien
voulu être du voyage, mais il m'est impossible de quitter le coin
de mon feu.
Je suis fâché qu'on ait pu penser à Dijon que je sois l'auteur
de la mauvaise épigramme contre Piron au sujet d'une épigramme
encore plus mauvaise que ce fou de Piron avait faite contre Bèli-
saire; ceux qui combattent ainsi devraient combattre au moins
1. Clément XIII avait excommunie ceux qui avaient coopéré aux édits du duc
de Parme.
2. Éditeur, Th. Foisset.
3. Wagnière, secrétaire de Voltaire, dit que Mmc Denis fut chassée par son
oncle (Mémoires, II, 269). Cette séparation fit événement à Paris. Voyez Grimm,
Correspondance. Mme Denis revint à Ferney, à la fin d'octobre 1769 (lettre de
Voltaire à d'Alembert, 28 octobre) et ne quitta cette résidence qu'avec son
oncle en 1778. (Th. F.)
ANNÉE 4 768. 553
à visage découvert et ne point charger les antres de leurs sottises.
Il n'est ni vrai ni plaisant de dire :
Que les vers durs vont tous en paradis.
Ce vers est même presque aussi dur que ceux de Piron. Le
goût est rare dans ce monde.
Je vous parlerai de la terre de Tournay1 au retour de
Mn,e Denis. En attendant, j'embrasse mon cher président avec
les sentiments les plus respectueux et les plus tendres. V.
7203. — DE M. HENNIN 2.
A Genève, le 13 mars 1768.
Je suis accoutumé, monsieur, à entendre redire vingt fois en un jour le
même mensonge par différentes personnes dignes de foi. Aussi ne me pres-
sai-je pas de croire les choses les plus probables. Celle qui m'engage à avoir
l'honneur de vous écrire n'est pas de ce nombre, mais il m'importe beau-
coup de l'éclaircir. On a assuré hier ici, monsieur, que vous vouliez vendre
Ferney; que même plusieurs Genevois y pensaient. En conséquence, une
personne avec qui je suis fort lié ici m'a offert d'en traiter avec vous argent
comptant. J'ai rejeté très-loin cette idée. Enfin on m'a prié instamment de
savoir si vous étiez dans l'intention de vendre cette terre, et je prends le
parti de m'en informer à vous-même. Je ne puis vous dire, monsieur, à
quel point je serais fâché de vous voir quitter une aussi belle habitation, et
le voisinage de Genève. Peut-être y aurait-il moyen de ne pas vous ôter la
faculté d'y revenir? Faites-moi le plaisir de me répondre. Quelle que soit
votre résolution, je serai peut-être assez heureux pour vous rendre service.
Je me flatte que vous ne doutez pas, etc.
7204. — A M. DE LA TOURETTE 3.
Ferney, 13 mars.
Le vieux solitaire, bien triste et bien malade, fait les plus
tendres compliments à M. de La Tourette et à monsieur son frère.
Si sa mauvaise santé et ses affaires lui permettaient de venir à
1. Il paraît que Voltaire avait eu sérieusement la pensée de faire vendre Fer-
ney à Mme Denis, sous le nom de laquelle il l'avait acheté, et de se retirer à Tour-
nay, acheté sous son propre nom. Il eut même une velléité nouvelle d'acquérir la
pleine propriété de Tournay, d'abord pour sa nièce, ensuite pour lui-même après
l'avoir renvoyée à Paris. Ce dernier point résulte de nombreuses lettres des agents
d'affaires du président de Brosses dans le pays de Gex. (Tu. F.)
2. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
554 CORRESPONDANCE.
Lyon, il partirait sur-le-champ. Mais, comme il joint au gou-
vernement de ses Quarante ècus la fonction de procureur de
Mme Denis, il n'est pas possible qu'il puisse venir faire sa cour
aux deux frères avant deux ou trois mois.
Voici un paquet, monsieur, qu'on m'a adressé d'Yverdun pour
vous remettre. Je m'acquitte de la commission. Je présente mes
respects à toute votre famille, à Mnic de La Tourctte et à tout ce
que vous aimez.
7205. — A M. DE CHABANONi.
Mon cher confrère, mon cher ami, vous êtes aussi essentiel
qu'aimable. Voyez maman, je vous en prie, si vous ne l'avez déjà
vue ; elle vous dira tout, elle se confiera à votre amitié généreuse
et prudente. Ce billet est ma lettre de créance. Je crois déjà devoir
vous dire que nous comptons vendre Ferney, et que je me flatte
de la douceur d'aller mourir à Paris entre ses bras. Il se présente
un acheteur pour Ferney. Mais tout est encore très-incertain. Si
on ne peut compter sur un moment de vie, on doit encore moins
compter sur les événements de cette vie, aussi orageuse qu'elle
est courte.
Voyez maman, vous dis-je, mon cher ami, et envoyez-moi Eu-
doxie. Favorisez le péché originel2 ou original, et le fort Samson.
Consolez le vieux solitaire par vos bontés et par vos lettres. Il a
un cœur fait pour sentir ce que vous valez et ce que vous faites.
Il vous aimera bien tendrement, tant qu'il sera dans ce monde.
7206. — A M. LE COMTE DE LA TOURAILLE3.
15 mars.
Permettez que je vous dise, monsieur, la même chose qu'à
monseigneur le prince de Condé, que, si j'étais jeune et un de
ses parents, je ne demanderais pas mon congé. Je suis enchanté
que vous soyez content de M. le duc de Choiseul. Par ma foi,
c'est le plus aimable ministre que la France ait jamais eu, et il
est doux d'avoir obligation à ceux qui sont au gré de tout le
monde. J'aurais mieux aimé une épigramme de lui qu'une pen-
sion de M. de Louvois.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
2. Pandore.
3. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNÉE 17G8. 558
Réjouissez-vous bien, monsieur, il n'y a que cela de bon après
tout. J'envie le bonheur de M. de Chenevières, qui jouit du bon-
heur de vous voir quelquefois. Je ferais exprès le voyage de Paris,
si ma santé, absolument perdue, me permettait de venir vous
dire qu'il n'y a point de vieillard en Bourgogne qui vous soit at-
taché avec une plus respectueuse tendresse que le bonhomme V.
7207. — A M. HENNIN.
A Fcrncy, lô mars.
Il est vrai, monsieur, que Ferney est à vendre, qu'on en a
déjà offert beaucoup d'argent, et que j'en ai dépensé bien davan-
tage pour rendre la maison aussi agréable et la terre aussi bonne
qu'elles le sont aujourd'hui. Il est encore vrai que je la donnerai
à celui qui m'en offrira le plus ; le tout, pour faire des rentes à
maman1 : car pour moi, je ne dois penser qu'à mourir. Tout ce
que je puis dire, c'est que quiconque achètera Ferney fera un
excellent marché. Je pourrais en ce cas habiter Tournay, car je
ne puis plus passer qu'à la campagne le peu de temps qui me
reste à vivre.
7208. — FOLIE A M. LE DUC DE CHOISEUL.
16 mars.
J'ai reçu avec satisfaction la lettre de bonne année que vous
avez pris la peine de'm'écrire, en date du h de janvier. Je conti-
nuerai toujours à vous donner des marques de mes bontés; et,
quoique vous radotiez quelquefois, j'aurai delà considération pour
votre vieillesse, attendu que je connais votre sincère attachement
pour ma personne, et les idées que vous avez de mon caractère.
J'ai souvent fait des grâces à des Genevois quand vous m'en avez
prié, quoiqu'ils ne les méritent guère. Ils m'ont excédé pendant
deux ans pour leurs sottes querelles ; et quand ils ont obtenu un
jugement définitif, ils ne s'y sont point tenus : c'était bien la
peine que je leur fisse l'honneur de leur envoyer un ambassadeur
du roi !
Je sais que vous avez très-bien traité les troupes que j'ai fait
séjourner neuf mois dans vos quartiers; que vous avez fourni le
prêt à la légion de Condé ; que vous avez eu dans votre chau-
1. Mmc Denis.
556 CORRESPONDANCE.
mière, pendant deux mois, M. de Chabrillant, et tous les offi-
ciers du régiment de Conti ; et si M. de Chabrillant, chargé des
plus importantes affaires, a oublié de marquer sa satisfaction à
M,m Denis, qui lui a fait de son mieux les honneurs de votre
grange, je prends sur moi de vous savoir gré de votre attention
pour les officiers, et des couvertures que vous avez fait donner
aux soldats dans votre hameau.
Je n'ignore pas que le grand chemin ordonné par moi pour
aller de l'inconnu Meyrin à l'inconnu Versoy, dans l'inconnu
pays de Gex, vous a coupé quatre belles prairies, et des terres
que vous ensemencez au semoir : cela aurait ruiné l'Homme aux
quarante ècus de fond en comble, mais je vous conseille d'en rire.
Tout décrépit que vous êtes, on ne dira pas que vous êtes
vieux comme un chemin, car vous avez, ne vous eu déplaise,
soixante-quatorze ans passés, et mon chemin de Versoy n'a qu'an
an tout au plus.
Je sais que vous avez pleuré comme un benêt de ce que j'ai
opiné dans le conseil contre la requête des Sirven ; vous êtes
trop sensible pour un vieillard goguenard tel que vous êtes.
Ne voyez-vous pas que toutes les formes s'opposaient à l'admis-
sion de la requête, et que, dans les circonstances où je suis, il y
a des usages consacrés que je ne dois jamais heurter de front ?
Consolez-vous. Je sais que Sirven est dans votre maison avec
sa famille ; elle est bien infortunée et bien innocente. J'en aurai
soin ; je leur donnerai, dans Versoy, un petit emploi qui, avec
ce que vous leur fournissez, les fera vivre doucement. Je fais le
bien que je peux, mais il m'est impossible de tout faire.
On m'a dit que La Harpe s'était pressé d'apporter à Paris votre
second chant de la Guerre de Genève, qui n'était pas achevé ; il
faut que vous le raccommodiez.
Est-il vrai qu'il y a cinq chants?
Envoyez-les-moi, queste coglionerie mi trastullano un poco; elles
me délassent de mille requêtes inconsidérées, et de mille propo-
sitions ridicules que je reçois tous les jours.
Je veux ({Lie vous me donniez la nouvelle édition du Siècle de
Louis XIV; c'était un beau siècle, celui-là, pour les gens de votre
métier. Je suis fâché d'avoir oublié de recommander à Taules de
vous fournir des anecdotes ; votre ouvrage en vaudrait mieux.
C'est un monument que vous érigez en l'honneur de votre patrie;
je pourrai le présenter au roi dans l'occasion.
Portez-vous bien ; et si vous avez quelques petits calculs dans
la vessie et dans l'urètre, prenez du remède espagnol, je m'en
ANNÉE -170 8. 557
trouve bien. L'Espagne doit contribuer à ma guérison, puisque
j'ai contribué à sa grandeur et à celle de la Franco par mon
pacte de famille.
Bonsoir, ma chère marmotte ; je crois que je deviens aussi
bavard que vous.
Signe: le duc de Ciioiseul.
7209. — DE M. HENNIN'.
A Genève, le 1G mars 1768.
J'ai fait connaître vos intentions, monsieur, et on me presse de vous
prier de mettre un prix à votre terre. Si je continue à me mêler de cette
affaire, c'est bien plus pour ne pas désobliger des amis qu'avec le désir de
réussir, du moins sur le pied proposé, car il me paraît impossible que vous
habitiez Tournay l'hiver, et je suis bien sur d'ailleurs que j\lmc Denis serait
au désespoir que vous vous gênassiez pour lui faire des rentes. Quoi qu'il
en soit, monsieur, je vous prie de me mettre à portée de répondre aux per-
sonnes qui m'ont mis en jeu. Je pourrai un de ces jours aller causer avec
vous sur cette affaire, et vous donner quelques idées d'arrangement qui vous
paraîtront peut-être convenables à votre position et aux motifs qui vous
déterminent.
On me mande que la reine est mieux, mais que la joie de ceux qui l'en-
tourent pourrait bien n'être pas durable.
Je suis très-sensible, monsieur, aux témoignages de votre amitié, et rien
ne me ferait plus de plaisir que de pouvoir vous donner chaque jour des
preuves de mon tendre attachement.
7210. — A M. CHARDON.
10 mars.
Comme M. l'abbé Chardon, votre cousin, veut rendre à l'É-
glise le service de réfuter la plupart des mauvais livres qui s'im-
priment tous les jours en Hollande contre la religion catholique,
et qu'il m'a ordonné de lui envoyer, sous votre enveloppe, ce qui
paraîtrait de plus virulent, je prends la liberté de lui faire tenir
par vous ce petit écrit comique et raisonneur2, dont il ne lui sera
pas difficile de faire voir le faux. C'est dans cette espérance que
j'ai l'honneur d'être avec beaucoup de respect, monsieur, votre
très-humble et très-obéissant serviteur.
L'abbé Yvroie.
1. Correspondance inédite de Voltaire avec P. -M. Hennin, 1825.
2. Ce doit être la Itelation du Bannissement des jésuites de ta Chine; voyez
tome XXVII, page 1.
5oS CORRESPONDANCE.
7211. — A M. DE CHENEVIÈRES ».
18 mars.
Mon cher ami, les auteurs et les actrices ont cela de commun
avec les princes qu'on dit toujours des sottises d'eux, quand ils
n'en feraient pas. Je compte que vous aurez vu maman, et qu'elle
vous aura bien détrompé. Elle est à Paris pour les affaires les
plus pressantes, et moi je vais à Stuttgard arranger les siennes
avec M. le prince de Wurtemberg, notre voisin, sur lequel nous
avons la plus grande partie de notre bien. Je ne veux pas laisser
en mourant les affaires embrouillées, j'ai été un petit duc de
Wurtemberg ; je me suis ruiné en fêtes. Avec toute ma philoso-
phie, je suis un plaisant philosophe ; mais je vous jure que je
n'ai nul goût pour tout ce fracas, et que je n'ai fait le merveil-
leux que par complaisance.
Je vous demande en grâce de dire à M. le comte de Roche-
fort que je lui serai attaché jusqu'au dernier moment de ma vie»
comme à vous et à lasœur-du-pot.
7212. — A M. HE N IN IN.
18 mars.
J'étais près de signer le traité aujourd'hui, mon cher minis-
tre. On donne deux cent vingt mille livres, en prenant la moitié
des meubles, et me donnant l'autre ; mais on ne paye que soixante
mille livres argent comptant, et le reste en dix années. Cet ar-
rangement m'a paru peu convenable. Je n'ai point signé. Il faut
un peu plus d'argent comptant. Voyez si vous pouvez rendre ce
service à i\Irae Denis. Voici un état fidèle de la terre. J'ai le cœur
navré en la quittant ; mais je ne l'ai bâtie que pour maman, et
il faut que la vente la mette à son aise.
Quand vous serez à votre maison de campagne, ne pouvez -
vous pas pousser jusqu'à Ferney ? Car, en conscience, je ne puis
aller à Genève.
Dès que vous serez arrangé dans votre petite maison, je quit-
terai mes confins uniquement pour vous.
1. Éditeurs, de Cayrol et François.
ANNEE 17 6 8. 559
7213. — DE M. HENNIN l.
A Genève, le 19 mars 1768.
11 y a du changement, monsieur, dans ce qui m'a conduit chez vous
hier. Tandis que j'étais à Ferney, M. et Mme de T ont consulté leurs
parents sur le mémoire que vous m'avez envoyé. On a trouvé la terre trop
chère, du moins pour leur fortune, qui est d'environ vingt mille livres de
rente y compris une maison en ville. Ils avaient cru que Ferney n'irait qu'à
cent cinquante ou soixante mille livres, et voulaient le payer argent
comptant. Ils avaient même pris des arrangements pour avoir cette somme
en signant le contrat. Comme j'ai su leurs intentions en arrivant, je n'ai
point envoyé votre lettre à M. Tronchin, et j'ai l'honneur de vous la remettre.
Ainsi le marché que vous avez avec lui n'est pas rompu. Au reste votre
dessein de vendre occupe beaucoup ici, et je ne doute pas que vous n'ayez
d'autres offres. Faites-moi le plaisir de me marquer si toute votre terre est
de l'ancien dénombrement.
Je suis très-fâché, et pour vous, et pour mes amis, que celte affaire
n'ait pas pu s'arranger. Us en avaient la plus grande envie; mais on leur a
représenté qu'ils se mettraient trop à l'étroit. Quant à l'acquisition en elle-
même, je la trouve si bonne que je voudrais être en état de faire avec vous
le marché dont je vous ai parlé qui vous laisserait jouir de l'ouvrage de vos
mains.
Tout ce qui pourra vous retenir à Ferney me paraîtra avantageux. Tour-
nay est un vilain manoir, surtout en hiver, et j'avoue que je n'aime pas à
vous voir semer dans le champ de monsieur le président 2.
'Pardon, monsieur, du peu de succès de mes soins. Ils n'avaient pour
objet que de vous donner une preuve de mon dévouement, et vous ne
devez pas douter du plaisir avec lequel je saisirai toujours les occasions de
faire ce qui vous sera agréable , personne ne vous étant plus attaché que je
le suis et le serai à jamais.
7214. - A M. LE CHEVALIER DE TAULES.
21 mars.
J'ai déjà eu l'honneur, monsieur, de vous répondre3 sur l'ac-
cord honnête de deux puissants monarques pour partager en-
semble les biens d'un pupille. Je vous ai dit même, il y a long-
temps, que j'avais déjà fait usage de celte anecdote. Je ne vous
ai pas laissé ignorer que, dans la nouvelle édition du Siècle de
Louis XIV (commencée il y a plus d'un an, et retardée par les
1. Correspondance inédite avec I'.-M. Hennin, 182D.
2. Charles de Brosses, premier président du parlement de Bourgeon s.
3. Voyez les lettres 6975, 7072.
560 CORRESPONDANCE.
amours du chauve Gabriel Cramer), il est marqué1 expressément
que ce fait est tiré du dépôt improprement nommé des affaires
étrangères. Les Anglais disent archives ; ils se servent toujours
dumotpropre : ce n'est pas ainsi qu'en usent les Welches. Je vous
répéterai encore ce que j'ai mandé à M. le duc de Choiseul2:
c'est que la Vérité est la fille du Temps3, et que son père doit la
laisser aller à la fin dans le monde.
Comme il y a assez longtemps que je ne lui ai écrit, et que ma
requête en faveur de la Vérité était jointe à d'autres requêtes tou-
chant les grands chemins de Versoy, il n'est pas étonnant qu'il
ait oublié les grands chemins et les anecdotes.
A l'égard du cardinal de Richelieu, je vous jure que je n'ai
pas plus de tendresse que vous pour ce roi-ministre. Je crois
qu'il a été plus heureux que sage, et aussi violent qu'heureux.
Son grand bonheur a été d'être prêtre. On lui conseilla de se faire
prêtre lorsqu'il faisait ses exercices à l'académie, et que son
humeur altière lui faisait donner souvent sur les oreilles. J'ajoute
que, s'il a été heureux par les événements, il est impossible qu'il
l'ait été dans son cœur. Les chagrins, les inquiétudes, les repen-
tirs, les craintes, aigrirent son sang et pourrirent son cul. Tl
sentait qu'il était haï du public autant que des deux reines, en
chassant l'une et voulant coucher avec l'autre, dans le temps
qu'il était loué par des lâches, par des Boisrobert, des Scudéri,
et même par Corneille. Ce qui fit sa grandeur abrégea ses jours.
Je vous donne ma parole d'honneur que, si j'avais vécu sous lui,
j'aurais abandonné la France au plus vite.
A l'égard de son Testament, s'il en est l'auteur, il a fait là un
ouvrage bien impertinent et bien absurde ; un testament qui ne
vaut pas mieux que celui du maréchal de Celle-Isle.
Si, parmi les raisons qui m'ont toujours convaincu que ce Tes-
tament était d'un faussaire, l'article du comptant secret n'est pas
une raison valable, ce n'est, à mon avis, qu'un canon qui crève
dans le temps que tous les autres tirent à boulets rouges ; et pour
un canon de moins, on ne laisse pas de battre en brèche.
Demandez à M. le duc de Choiseul, supposé (ce qu'à Dieu ne
plaise!) qu'il tombât malade, et qu'il laissât au roi des mémoires
sur les affaires présentes, s'il lui recommanderait la chasteté ;
s'il lui parlerait beaucoup des droits de la Sainte-Chapelle de
J. Cela n'est pas marqué; voyez la note 4, page 453.
2. Cette lettre à M. de Choiseul manque.
3. Voyez tome XXI, page 502.
ANNÉE -1768. Î3C1
Paris; s'il lui proposerait de lever deux cent mille hommes, quand
on en veut avoir cent mille-, et s'il ferait un grand chapitre
sur les qualités requises clans un conseiller d'État, etc.
Certainement, au lieu d'écrire de telles bêtises dignes de
l'amour-propre absurde du petit abbé de Bourzeys, conseiller
d'État ad honores, M. le duc de Ghoiseul parlerait au roi du pacte
de famille, qui lui fera honneur dans la postérité; il pèserait le
pour et le contre de l'union avec la maison d'Autriche-, il exami-
nerait ce qu'on peut craindre des puissances du Nord, et surtout
comment on s'y peut prendre pour tenir tête sur mer aux forces
navales de l'Angleterre. Il ne s'égarerait pas en lieux communs,
vagues, et pédantesques : il n'intitulerait pas ce mémoire dunom
ridicule de Testament politique, il ne le signerait pas d'une ma-
nière dont il n'a jamais signé. Il est plaisant qu'on ait fait dire
au cardinal de Richelieu, dans ce ridicule Testament, tout le con-
traire de ce qu'il devait dire, et rien de ce qui était de la plus
grande importance; rien du comte de Soissons, rien du duc de
Weimar ; rien des moyens dont on pouvait soutenir la guerre
dans laquelle on était embarqué; rien des huguenots qui lui
avaient fait la guerre, et qui menaçaient encore de la faire ; rien
de l'éducation du dauphin, etc., etc., etc.
Je ne finirais pas, si je voulais rapporter tous les péchés d'o-
mission et de commission qui sont dans ce détestable ouvrage.
Les hommes sont, depuis très-longtemps, la dupe des charlatans
en tout genre.
Je ne suis point du tout surpris, monsieur, que l'abbé de
Bourzeys se soit servi de quelques expressions du cardinal. Cor-
neille lui-même en a pris quelques-unes. J'ai vu cent petits-maî-
tres prendre les airs du cardinal de Richelieu, et je vous réponds
qu'il y avait cent pédants qui imitaient le style du cardinal.
Si le cardinal a souvent dit fort trivialement qu'il faut tout
faire par raison, malgré le sentiment du Père Canaye1, il est tout
naturel que l'abbé de Bourzeys ait copié cette pauvreté de son
maître.
Au reste, monsieur, je hais tant la tyrannie du cardinal de
Richelieu que je souhaiterais que le Testament fût de lui, afin de
le rendre ridicule à la dernière postérité. Si jamais vous trouvez
des preuves convaincantes qu'il ait fait cette impertinente pièce,
nous aurons le plaisir, vous et moi, de juger qu'il fallait plutôt
le mettre aux Petites-Maisons que sur le trône de France, où il
1. Voyez la note, tome XXIII, page 5Gi.
45. — CORRESrO.NDANCE. XIII. 36
562 CORRESPONDANCE.
a été réellement assis pendant quelques années. Je vous garderai
le secret et vous me le garderez. Je vous demande en grâce de
faire mes tendres compliments au philosophe orateur et poëte,
M. Thomas, dont je fais pins de cas que de Thomas d'Aquin.
Je vous renouvelle mes remerciements et les assurances de
mon attachement inviolable.
Laissons là le cardinal de Richelieu, tant loué par notre Aca-
démie, et aimons Henri IV, votre compatriote et mon héros.
7215. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANTi.
De Saint-Joseph, mardi 22 mars 1708.
(Ma date servira de signature.)
J'ai eu la visite de Mme Denis, de M. et de Mme Dupuits ; jugez, monsieur,
du plaisir que j'ai eu à parler de vous. Je les ai accablés de questions de
votre santé, de la vie que vous menez, de la façon dont j'étais avec vous;
si vous pensiez à me donner votre statue ou votre buste? j'ai été contente
de leurs réponses. Votre santé est bonne; vous ne vous ennuyez point,
et vous décorerez mon cabinet; souffrez à présent que je vous interroge.
Pourquoi vous êtes-vous séparé de votre compagnie? Je n'ai point été
contente des raisons qu'on m'en a données. Comment, à nos âges, peut-on
renoncer à des habitudes? Ce n'est point par une vaine curiosité que je
vous prie de m'informer de vos motifs, mais par l'intérêt véritable que
je prends à vous. Oui, monsieur de Voltaire, rien n'est si vrai, je suis
et serai toujours la meilleure de vos amies. 11 y a cinquante ans que je vous
connais, et par conséquent que je vous admire; cette admiration n'a fait que
croître et s'embellir par la comparaison de vous à vos contemporains, desti-
nés à être vos successeurs. Je bénis le ciel d'être aussi vieille; il n'y a plus
de plaisir à vivre; on n'entend plus que des lieux communs ou des extra-
vagances. Si j'étais plus jeune, j'irais vous voir, et je m'accommoderais fort
bien d'être en tiers entre vous et le Père Adam ; mais comme cela ne se
peut pas, je vous renouvelle la demande que je vous ai déjà faite de m'en-
voyer toutes vos nouvelles productions; vous pouvez compter sur ma fidé-
lité. Je n'ai jamais donné copie de vos lettres, ni de ce que vous m'avez
envoyé ; je les ai montrées à fort peu de personnes, et s'il y en a eu une
d'imprimée, ce fut un certain M. Turgot, que je no vois plus, qui a une
mémoire diabolique, qui me joua ce tour. La Princesse de Babylone paraît,
à ce qu'on m'a dit, et encore d'autres petits ouvrages; envoyez-moi tout
cela, je vous conjure, sous l'adresse de M. ou de M",e de Choiseul; j'ai leur
consentement. 11 faut que je vous avoue , monsieur, une grande inquiétude
que j'ai. Vous aimez si fort votre Catherine qu'il pourrait bien vous passer
1. Correspondance complète, édition de Lescure; Paris, 18G5.
ANNÉE 17(3 8. 563
par la tête... Ah! ce serait une grande folie! Ne la voyez jamais que par le
télescope de votre imagination, faites-nous un beau roman de son histoire,
rendez-la aussi intéressante que la Sémiramis de votre tragédie; mais laissez
toujours entre elle et vous la distance des lieux, à la place de celle du
temps. Si vous avez à voyager, venez aux bords de la Seine; venez dans
ma cellule, ce me serait un grand plaisir de vous embrasser et de passer
mes derniers jours avec vous.
7216. — A MADAME FAVART*.
Ferney, 23 mars.
Vous ne sauriez croire, madame, combien je vous suis obligé:
ce que vous avez bien voulu m'envoyer2 est plein d'esprit et de
grâces, et je crois toujours que le dernier ouvrage de M. Favart
est le meilleur. Ma foi, il n'y a plus que fopéra-comique qui sou-
tienne la réputation de la France. J'en suis fâché pour la vieille
Melpomène, mais la jeûne Thalie de l'hôtel de Bourgogne 3 éclipse
bien par ses agréments la vieille majesté de la reine du théâtre.
Permettez-moi d'embrasser M. Favart.
J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments que je dois à tous
deux, etc.
7217. — A M. HENNIN.
Mercredi au soir.
Mille tendres remerciements à mon très-cher ministre. Je
n'oublierai jamais ses bontés. J'ai peur que la fille au vilain ne
soit déjà mariée, du moins je la crois fiancée. Si vous pouvez,
monsieur, vous échapper un moment, et venir à Ferney, j'ai bien
des choses à vous dire. Je ne vous dirai jamais combien je vous
aime et révère.
7218. — A MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
30 mars.
Quand j'ai un objet, madame, quand on me donne un thème,
comme, par exemple, de savoir si l'âme des puces est immor-
1. Marie-Justine-Benoite du Ronceray, épouse de Ch.-S. Favart, née à Avi-
gnon le 15 juin 1727, et morte le 20 avril 1772. Elle était actrice au théâtre des
Italiens ou Opéra-Comique, et a coopéré à quelques pièces de théâtre. (B.)
2. Les 3Ioissonneurs, comédie de Favart, mêlée d'ariettes, jouée le 27 jan-
vier 1708.
3. Le théâtre des Italiens était alors rue Mauconseil, à l'hôtel de Bourgogne.
564 CORRESPONDANCE.
telle ; si le mouvement est essentiel à la matière ; si les opéras-
comiques sont préférables à China et h- Phèdre, ou pourquoi
Mnie Denis est à Paris, et moi entre les Alpes et le mont Jura,
alors j'écris régulièrement, et ma plume va comme une folle.
L'amitié dont vous m'honorez me sera bien chère jusqu'à
mon dernier souffle, et je vais vous ouvrir mon cœur.
J'ai été pendant quatorze ans l'aubergiste de l'Europe, et je
me suis lassé de cette profession. J'ai reçu chez moi trois ou
quatre cents Anglais, qui sont tous si amoureux de leur patrie
que presque pas un seul ne s'est souvenu de moi après son dé-
part, excepté un prêtre écossais, nommé Brown1, ennemi de
M. Hume, qui a écrit contre moi, et qui m'a reproché d'aller à
confesse, ce qui est assurément bien dur.
J'ai eu chez moi des colonels français, avec tous leurs offi-
ciers, pendant plus d'un mois ; ils servent si bien le roi qu'ils
n'ont pas eu seulement le temps d'écrire ni à Mme Denis ni à moi.
J'ai bâti un château comme Béchamel, et une église comme
Lefranc de Pompignan. J'ai dépensé cinq cent mille francs à
ces œuvres profanes et pies ; enfin d'illustres débiteurs de Paris
et d'Allemagne, voyant que ces magnificences ne me convenaient
point, ont jugé à propos de me retrancher les vivres pour me
rendre sage. Je me suis trouvé tout d'un coup presque réduit à
la philosophie. J'ai envoyé Mme Denis solliciter les généreux
Français, et je me suis chargé des généreux Allemands.
Mon âge de soixante-quatorze ans, et des maladies con-
tinuelles, me condamnent au régime et à la retraite. Cette vie
ne peut convenir à Mme Denis, qui avait forcé la nature pour
vivre avec moi à la campagne ; il lui fallait des fêtes continuelles
pour lui faire supporter l'horreur de mes déserts, qui, de l'aveu
des Busses, sont pires que la Sibérie pendant cinq mois de
l'année. On voit de sa fenêtre trente lieues de pays, mais ce sont
trente lieues de montagnes, de neiges, et de précipices; c'est
Naples en été, et la Laponie en hiver.
Mme Denis avait besoin de Paris; la petite Corneille en avait
encore plus besoin ; elle ne l'a vu que dans un temps où ni son
âge ni sa situation ne lui permettaient de le connaître. J'ai fait
un effort pour me séparer d'elles, et pour leur procurer des plai-
sirs, dont le premier est celui qu'elles ont eu de vous rendre
leurs devoirs.
Voilà, madame, l'exacte vérité sur laquelle on a bâti bien
I. Robert l'.rowi;.
ANNÉE 1768. bG5
des fables, selon la louable coutume de votre pays, et je crois
même de tous les pays.
J*ai reçu de Hollande une Princesse de Babylonc* ; j'aime mieux
les Quarante cens'1, que je ne vous envoie point, parce que vous
n'êtes pas arithméticienne, et que vous ne vous souciez guère
de savoir si la France est riche ou pauvre. La Princesse part sous
l'enveloppe de MmC la duchesse de Ghoiscul ; si elle vous amuse,
je ferai plus de cas de l'Euphrate que de la Seine.
J'ai reçu une petite lettre de Mme de Ghoiseul ; elle me paraît
digne de vous aimer. Je suis fâché contre M. le président Hé-
nault, mais j'ai cent fois plus d'estime et d'amitié pour lui que
je n'ai de colère.
Adieu, madame; tolérez la vie: je la tolère bien. Il ne vous
manque que des yeux, et tout me manque; mais assurément les
sentiments que je vous ai voués ne me manquent pas.
7219. — A M. DELALEU,
NOTAIRE A PARIS.
30 mars.
Le séjour, monsieur, que Mme Denis doit faire à Paris exige
que je profite de vos bontés pour faire quelques arrangements
nécessaires.
Vous savez que ni M. de Richelieu, ni les héritiers de la
maison de Guise, ni M. de Lézeau, ne m'ont payé depuis long-
temps.
Cela fait un vide de 8,800 livres de rente. Le reste de mes
revenus, que M. Le Sueur doit toucher, se monte à 45,200 livres,
sur lesquelles je paye 400 livres au sieur Le Sueur, 1,800 livres à
M. l'abbé Mignot, et 1,800 livres à M. d'Hornoy, à compter de ce
jour, au lieu de 1,200 livres qu'il touchait; c'est donc 3,400 li-
vres à soustraire de 45,200 livres, reste net 41,800 livres.
Sur ces 41,800 livres, j'en prenais 36,000 livres pour faire
aller la maison de Ferney. Vous avez eu la bonté de faire payer
encore plusieurs petites sommes pour moi à Paris, dont le mon-
tant ne m'est pas présent à. l'esprit; il sera aisé de faire ce
compte.
M. de La Borde a la générosité de m'avancer tous les mois
mille écus pour les dépenses courantes, que vous voulez bien lui
1. Voyez tome XXI, page 369.
2, Voyez ibidem, page 305.
566 CORRESPONDANCE.
rembourser quand le sieur Le Sueur a reçu mes semestres. Je
serai obligé de prendre ces 3,000 livres encore quelques mois à
Genève, chez le correspondant de M. de La Borde, pour m'aider
à payer environ 20,000 livres de dettes criardes.
Sur les 41,800 livres de rente qui me restent entre vos mains,
il se peut qu'il me soit dû encore quelque chose. En ce cas, je
vous supplie de donner à Mn,e Denis ce surplus, et de vouloir
bien me faire savoir à quoi il se monte.
Outre ce surplus, on a transigé avec M. de Lézeau, ta condi-
tion qu'il payerait 9,000 livres au mois d'avril où nous entrons.
Je compte encore que M. le maréchal de Richelieu lui donnera
un à-compte.
Tout cela lui peut composer cette année une somme de
20,000 livres; après quoi, lorsque les affaires seront en règle, je
m'arrangerai de façon avec vous qu'elle touchera chez vous
20,000 livres de pension chaque année. Je me flatte que vous
approuverez mes dispositions, et que vous m'aiderez à m'ac-
quitter des charges que les devoirs du sang et de l'amitié m'im-
posent.
Je vous souhaite une bonne santé. J'ai l'honneur d'être, etc.
7220. — A M. PANCKOUCKE.
A Ferney, mars.
En vous remerciant, monsieur, de votre lettre et de votre
beau présent1, qui ornerait le cabinet d'un curieux. Vous vous
êtes chargé d'un livre qui ne se débitera pas si bien2. Je vous en
ai averti dans un petit prologue de la Guerre de Genève, qui n'est
pas encore parvenu jusqu'à vous. Les goûts changent aisément
en France. On peut aimer Henri IV sans aimer la Henriade. On
peut vendre des ornements à la grecque, sans débiter Mèrope et
Oreste, toutes grecques que sont ces tragédies.
Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
(Boileau, Art poét., ch. IV, v. 4S.)
Si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de modérer un
peu l'ancien prix établi à Genève, mais de ne point jeter à la
1. Les OEuvres de Buffon.
2. L'édition in-4° des OEuvres de l'auteur, que M. Panckoucke venait d'acqué-
rir de MM. Cramer de Genève.
ANNÉE 4 76 8. 567
tête une édition qu'alors on jette à ses pieds. II faut que les cha-
lands demandent, et non pas qu'on leur offre. Les filles gui
viennent se présenter sont mal payées ; celles qui sont difficiles
font fortune ; c'est Va b c de la profession : imitez les filles ; soyez
modeste pour être riche. Intérim je vous embrasse, et suis de
tout mon cœur, monsieur, votre, etc.
TABLE
DES MATIERES CONTENUES DANS LE TREIZIEME VOLUME
DE LA CORRESPONDANCE.
LETTRES
1767
G644. Le comte d'Argental. Vendredi au soir, 2 janvier 1767. — « On pré-
tend dans Ferney que j'ai eu hier. » G. et F.
6645. Damilaville. 2 janvier. — « Vous devez être actuellement bien
instruit. » B.
6046. Hennin. Ferney, vendredi au soir, 2 janvier. — « Monsieur l'ambas-
sadeur est parti extrêmement affligé. » B.
6647. De Hennin. 3 janvier. — « Je vois avec une peine infinie. ». Corresp. inéd.
6648. Le comte d'Argental. A Ferney, samedi au matin 3 janvier, avant
que la poste de France soit arrivée à Genève. — « Mes anges
sauront donc pourquoi. » B.
6649. De l'abbé d'Olivet. 3 janvier. — « Bonjour, mon illustre con-
frère. » Dern. Vol.
6650. Le comte d'Argental. Dimanche soir, 4 janvier. — « En attendant
que je reçoive demain. » G. et F.
6651. Frédéric II, roi de Prusse. 5 janvier. — « Je me doutais bien que
votre muse se réveillerait. » B.
6652. L'abbé d'Olivet. Ferney, 5 janvier — « Cher doyen de l'Académie. » B.
6653. Pezay. 5 janvier. — « Je vous fais juge des procédés. » . . . . B.
6654. Le comte d'Argental. 5 janvier, 2 heures. « La poste part dans le
moment. > C. et F.
6655. Le comte d'Argental. 7 janvier. — « Comme nous ne voulons rien
faire. » G. et F.
6656. Damilaville. 7 janvier. — « Je ne sais si je vous ai mandé. » . . B.
6657. Damilaville. Jeudi matin, 8 janvier. — « En attendant que je lise
une lettre de vous. » B.
570 TABLE DES MATIERES.
6658. Dorât. Ferney, 8 janvier. — « A la réception de la lettre. ». . . B.
6659. Le comte d'Argental. 8 janvier au soir, partira le 10. — « Nous
recevons votre lettre du 3 janvier, i C. et F.
6660. Le duc de Richelieu. Ferney, 9 janvier. — « Le favori de Vénus. » . B.
6661. Le chevalier de Beauteville. Ferney, 9 janvier. — « Je comptais
avoir l'honneur de venir. » B.
6662. Le duc de Choiseul, sur le cordon de troupes auprès de Genève.
9 janvier. — « Mon héros, mon protecteur, c'est pour le coup. » B.
6663. M. de Montyon. Ferney, 9 janvier. — « C'est une grande consola-
tion. » B.
6664. De Catherine II. 9 janvier.. — « Je viens de recevoir votre lettre
du 22 décembre. » Doc. russes.
6665. La comtesse d'Argental. Ferney, 10 janvier. — « Dans l'excès de ma
douleur. » C. et F.
0666. Du cardinal de Bernis, 11 janvier. — « Vos Scythes n'ont rien de
la vieillesse. » B.
6667. Le comte d'Argental. 12 janvier. — « Vous serez peut-être impa-
tienté. » C. et F.
6668. Le comte d'Argental. 13 janvier, partira le 14. — « Nous venons
d'envoyer le mémoire. » C. et F
6669. Le duc de Richelieu. 13 janvier au soir, par Genève, malgré les
troupes. — « Après avoir eu l'honneur de recevoir, i B.
6670. Frédéric, landgrave de Hesse-Cassel. Ferney, 13 janvier. — « Comme
je sais que vous aimez. » B.
6671. D'Étallonde de Morival. 13 janvier. — « Un homme qui a été sen-
siblement touché. » B.
6672. Le chevalier de Beauteville. Ferney, 13 janvier. — « Votre Excel-
lence va être bien étonnée. » B.
6673. Élie de Beaumont. Ferney, 13 janvier. — « Vous jouez un beau
rôle. » B.
6674. Le chevalier de Chastellux. Ferney, 14 janvier. — « Il y a des
malheurs qui produisent les choses du monde les plus heu-
reuses. » C. et F.
6675. Damilaville. 14 janvier. — « Votre lettre du 8 de janvier. »... B.
C676. Le marquis de Florian. 14 janvier. — « Mon cher grand écuyer de
Babylone, il est juste. » B.
6677. De Hennin. 14 janvier. — « M. Dupuits, qui m'a vu. Corresp. inéd.
6678. Le président de Ruffey. Ferney, 15 janvier. — « Il est vrai que je
suis environné. » Th. F.
6679. De Frédéric II, roi de Prusse. 16 janvier. — «J'ai lu toutes les
pièces. » Pr.
6680. Le marquis d'Argence de Dirac. 17 janvier. — « Je vous écris mou-
rant de froid. » B.
6681. D'Alembert. 18 janvier. — « Je ne peux jamais vous écrire. »... B.
6682. Le Riche. 18 janvier. — « Mes fréquentes maladies et des affaires
non moins tristes. » B.
TABLE DES MATIÈRES. 571
G083. L'abbé d'Olivet. Fcrncy, 18 janvier. — « J'ai voulu attendre que
ma réponse. >• 15.
6684. Damilaville. 18 janvier. — « Je n'ai que le temps de vous en-
voyer. » B.
0685. Damilaville. 19 janvier. — « Je n'ai rien à vous mander. >,.... 15.
6686. Le chevalier de Beauteville. Ferney, 19 janvier au soir. — « Je ne
vous demande pas pardon de mon ignorance. >• li.
6687. Le comte de La Touraille. Ferney, 19 janvier. — « Je suis vieux,
malade. » B.
6688. Le conseiller Le Bault. Ferney, 19 janvier. — « Il y a environ six
semaines. » Mand. Gr.
6689. La marquise de Bouttlers. Ferney, 21 janvier. — « Non-seulement je
voudrais faire ma cour. » . . . B.
6690. Le comte d'Argental. 25 janvier, partira le 26. — « Je reçus hier
une lettre. » C. et F.
6691. Le marquis de Chauvelin. Ferney, 26 janvier. — « Vous m'inspirez
bien des sentiments à la fois. » C. et F.
6692. De d'Alembert. 26 janvier. — « J'ai d'abord mille remerciements. » B.
6693. D'Alembert. Ferney, 28 janvier. — « Je vous ai déjà mandé. » . . B.
6694. Dorât. 28 janvier. — «La rigueur extrême de la saison. ». . . . B.
6695. Le comte de Bochefort. Ferney, 28 janvier. — « Voici les lettres
que j'ai reçues pour vous. » B.
6696. Marmontel. Ferney, 28 janvier. — « Enfin, mon cher confrère, voilà
le mérite. » B.
6697. Hennin. Janvier. — <c Je vous plains, et je plains tout Genève. ». . B.
6698. Hennin. Ferney, 28 janvier. — « M. de Taules faisait tenir mes
lettres à M. Thomas. » B.
6699. De Hennin. 28 janvier. — « J'ai toujours été dans la persua-
sion. „ Corresp. inéd.
6700. Hennin. Ferney, 29 janvier. — « C'est une grande consolation pour
nous. » B.
6701. Hennin. 29 janvier. — « Nous vous envoyons cette lettre. ». . . B.
6702. Hennin. Ferney, 30 janvier. — « Nous eûmes hier l'honneur. » . B.
6703. De Hennin. 30 janvier. — « Je vous répéterai ce que j'ai eu l'hon-
neur de vous dire. » Corresp. inéd.
670i. La marquise de Boufflers. Ferney, 30 janvier. — « A mon âge, on
ne peut plus satisfaire ses passions. » B.
6705. Damilaville. 30 janvier. — « Quoi que vous en disiez, et quoi qu'on
en dise. » B*
6706. Le comte d'Argental. 30 janvier, part le 31 . — « Nous sommes très
inquiets de la santé. » C. et F.
6707. M***. — « Puisque M. l'abbé votre cousin, u B.
6708. Mme Gabriel Cramer. — « Je suis très-affligé de la mort de M. du
Commun. » B. et t.
6709. Au contrôleur général (Laverdy). — « S'il fallait en France pen-
sionner tous les hommes de talent. » Le Temps.
572 TABLE DES MATIÈRES.
6710. Le comte d'Argental. 2 février 1767. — « Nous apprenons par la
sœur de M. Thurot. » C. et F.
6711. Le Riche. 2 février. — « Quand trente pieds de neige le permet-
tront. » B.
6712. Chardon. Ferney, 2 février. — « Le mémoire sur Sainte-Lucie. ». B.
6713. Le marquis de Florian. 2 février. — « Je reçois un billet bien con-
solant. » B.
6714. Damilaville. 2 février. — « Voilà donc Mlld Calas mariée. ». . . B.
6715. La comtesse d'Argental. Ferney, 3 février. — « Raccommodons-
nous, car je vous aime. » C. et F.
6716. Stanislas-Auguste Poniatowski. Ferney, 3 février. — « Sire, ma res-
pectueuse reconnaissance. » B.
6717. L'abbé d'Olivet. 4 février. — « Bonjour, bon an, ou plutôt bon-
jour, bon siècle. » Dern. Vol.
6718. Le comte do Bernstorff, premier ministre du roi de Danemark. 4 fé-
vrier. — « La famille Sirven, qui va manifester à Paris. »... B.
6719. Christian VII, roi de Danemark. 4 février. — « La lettre dont Votre
Majesté m'a honoré. » B.
6720. Damilaville. 4 février. — « Le discours de M. Thomas est un des
plus beaux. » B.
6721. Le comte de Rochefort. 4 février. — « Il y a environ cinquante ans. ». B.
6722. Le président de Ruffey. Ferney, 6 février. — <• Tout ce que vous me
mandez est incroyable. » Th. F.
6723. Chabanon. Ferney, 6 février. — «Je vous réponds tard. ». . . . B.
6724. Le comte d'Argental. 6 février. — « Votre créature l'a échappé
belle. » C et F.
6725. Chenevières. Ferney, 6 février. — « Vraiment, vous auriez bien
raison. » C. et F.
6726. Le conseiller Le Bault. Ferney, 6 février. — « Vraiment, quand vous
voudrez. > Mand.-Gr.
6727. Hennin. Ferney, 7 février. — « Je ne sais comment faire. ». . . B.
6728. De Hennin. 8 février. — « Je serai tout aussi embarrassé que
vous. » Corresp. inéd.
6729. Élie de Beaumont. Ferney, 9 février. — « Je suis bien plus satisfait
encore. » B.
6730. Damilaville. 9 février. — « Vous avez dû recevoir une lettre. ». . B.
6731. Le comte d'Argental. 9 février. — « Voici d'abord ce que je ré-
ponds. » B.
6732. Leduc de Richelieu. Ferney, 9 février. — * Vous connaissez la main
qui vous écrit. » B.
6733. Le cardinal de Bernis. Ferney, 9 février. — « Ayant été mort et
enterré. » B.
6734. L'avoyer de Berne. Ferney, 10 février. — « Je crois remplir mon
devoir. » Am.iVaul.
0735 D'Étallonde de Morival. 10 février. — « Dans la situation où vous
êtes. » B.
TABLE DES MATIÈRES. 573
G736. De Frédéric 11, roi de Prusse. 10 février. — « L'accident qui vous
est arrivé. » pR.
0737. Le chevalier de Beauteville. Ferney, 10 février. — « Certainement,
j'irai rendre à Votre Excellence. » B.
0738. Le comte d'Argental. 10 février. — « Je reçus hier la lettre du 3 fé-
vrier. ■■> C. et F.
0739. Le comte d'Argental. 11 février, à 8 heures du matin. — « Les plus
importantes affaires de ce monde. » B.
0740. Le chevalier de Chastellux. 11 février. — « Je vous devais déjà
beaucoup de reconnaissance. » B.
0741. Le marquis de Ximenès. 11 février. — « J'aime tout à fait à m'en-
tendre avec vous. » B.
0742. Le duc de Richelieu. Ferney, 11 février. — « Comme je dictais les
petites instructions. » B.
0743. De Bordes. Ferney, 11 février. — « Vous m'aviez ordonné. ». . . C. et F.
6744. Marmontel. Ferney, 12 février. — « Vous me mandez que vous
m'envoyez Bélisaire. » B.
6745. Palissot. Ferney, 13 février. — « Votre lettre du 3 février. ». . . B.
6746. Le comte d'Argental. 14 février. — « Par excès de précaution. ». B.
6747. Lekain. 14 février. — « Probablement mon grand peintre tragique. ». B.
6748. Thibouville. 14 février. -- « Après avoir écrit à mes anges. ». . . C. et F.
6749. Servan. 14 février. — « Je ne peux vous remercier assez. ». . . B.
6750. Hennin. Ferney, 15 février. — « Vous savez que le pauvre Sirven. ». B.
6751. Le comte d'Argental. 16 février. — « Mes chers anges sauront donc. » C. et F.
6752. Marmontel. 16 février. — « Bélisaire arrive. » B.
6753. Élie de Beaumont. Ferney, 16 février. — « Mon cher Cicéron, vous
venez de faire pleurer. » . B.
6754. Damilaville. 16 février. — « L'article de votre lettre du 10. » . . B.
6755. Damilaville. 17 février. — « Sur votre lettre, qui nous a paru. » . B.
6750. Lekain, 17 février. — « Si vous n'avez pas le dernier exemplaire. » B.
6757. De Linguet. 19 février. — « Je me conforme volontiers. »... B.
6758. Damilaville. 20 février. — « Les aveugles sont sujets. ...... B.
6759. Le duc de Choiseul. Ferney, 20 février. — « J'ai reçu les deux
lettres. » B.
0760. Dorât. 20 février. — « Il est vrai que j'avais été flatté. B.
0701. Colini. Ferney, 20 février. — « Ètes-vous actuellement à Paris » . B.
6762. De Frédéric II, roi de Prusse. 20 février. — « Je suis bien aise
que ce livre. » Pr..
6763. Le duc de La Vallière. Ferney, 21 février. — « Il est vrai, mon-
sieur le duc. » B.
6764. Lekain. 21 février. — « Vous avez dû recevoir. » B.
6765. De Stanislas-Auguste Poniatoioski, roi de Pologne. 21 février. -
« Monsieur de Voltaire, tout contemporain d'un homme. » . . B.
6766. Le marquis de Chau\elin. Ferney, 23 février. — « Je suis partagé
entre la reconnaissance, i B.
6767. Lekain. Ferney, 23 février. — «Le petit concile de Ferney. ». . . B.
574 TABLIÎ DES MATIERES.
67G8. Lekain. 25 février. — « Ne vous laissez point subjuguer. »... B.
6769. Christin. 25 février. — « Mon cher avocat philosophe. » . . . . B.
6770. M. Mariott, avocat général d'Angleterre. 26 février. — « Je prends
le parti de vous écrire par Calais. » B.
6771. Catherine II. Ferney, 27 février. — « Votre Majesté impériale
daigne donc. » B.
6772. Damilaville. 27 février. — « En réponse à votre lettre du 21. ». . B.
6773. Le comte de Tressan. Ferney, 28 février. — » Votre souvenir m'a
bien touché. » B.
6774. Marmontel. 28 février. — « Chancelier de Bélisaire, on me dit que B.
la Sorbonne. » B.
6775. Panckoucke. 28 février. — « J'ai reçu de vous une lettre char-
mante. » B.
6776. De Frédéric II, roi de Prusse. 28 février. — « Je félicite l'Europe. » Pu.
6777. Lacombe. Ferney, février. — « Non. vous n'êtes point mon libraire. » B.
6778. Lekain. 2 mars 1767. — « Vous êtes bien sûr que je m'intéresse. » B.
6779. Frédéric II, roi de Prusse. 3 mars. — « J'entends très-bien l'aven-
ture. » B.
6780. Élie de Beaumont. Ferney, 4 mars. — « Mes yeux ne me permet-
tent pas d'écrire. > B.
6781. Damilaville. 4 mars. — « Le mémoire des Sirven réussira. ». . . B.
6782. Le marquis de Florian. 4 mars. — « Grand turc, grand écuyer
persan. » B.
6783. Lekain. 4 mars. — « Je me flatte que vous aurez rétabli. »... B.
6784. Dorât. 4 mars. — m Je ne sais si mon amour-propre. » . . . . B.
6785. Lekain, mercredi au matin, après les autres lettres écrites,
4 mars. — « H m'a paru convenable de jeter. » B.
6786. Damilaville. 6 mars. — « Voici un petit mot pour M. Lembertad. » B.
6787. Pezay. Ferney, 9 mars. — « Je vous répondrai ce que j'ai répondu. » B.
6788. L'abbé Bérault. 11 mars. — Non-seulement celui que vous aviez
chargé. > B.
6789. Lekain. Ferney, 11 mars. — « Je sors d'une grande répétition. » . B.
6790. Le comte d'Argental. 13 mars. — « Mes anges et M. de Thibou-
ville sauront donc. » C. et F.
6791. Le Biche. 14 mars. — « Le pasteur de Besançon doit être très-
flatté. » B.
6792. Christin. 14 mars. — « Le diable est déchaîné. » B.
6793. Linguet. 15 mars. — « Je crois comme vous. » B.
6794. Le duc de Bichelieu. Ferney, 16 mars. — « Votre lettre du 2 de
mars. » B.
6795. Le comte d'Argental. 16 mars. — « Mes anges et M. de Thibou-
ville verront ci-contre. » C. et F.
6796. Le comte de Bochefort. 16 mars. — « Je vous dois depuis long-
temps. > C. et F.
6797. Chabanon. 16 mars. — « Non-seulement je corromps la jeunesse. » B.
6798. Palissot. Ferney, 16 mars. — «Vous avez touché la véritable corde. » B.
TABLE DES MATIÈRES.
o/o
0799. Le comte de Boisgclin, maître de la garde-robe du roi, Ferney,
mars. — « Ce que vous m'avez envoyé. » ]i.
6800. Marmontel. 16 mars. — « Je prie le secrétaire de Bélisaire. » . . B.
6801. Élie de Bcaumont. Ferney, 18 mars. — « Je doute tort que le
conseil de Berne. » 1'..
6802. Damilaville. 18 mars. — « Voici une réponse à M. de Bcaumont. » B.
6803. Le marquis de Ximenès. Ferney, 18 mars. — « Je vous ai déjà
mandé. » B.
6804. Élie de Bcaumont. 20 mars. — « Votre mémoire en faveur des Sir-
ven. B.
6805. Le marquis d'Argence de Dirac. 21 mars. — « Il est arrivé bien des
événements. » B.
6806. Cbabanon. 21 mars. — « Si vous êtes sage. » B.
6807. Le marquis de Villevieille. 23 mars. — « Il est vrai que le diable
est déchaîné. » B.
6808. Le marquis de Ximenès. Ferney, 23 mars. — « Vous avez affligé
ce pauvre La Harpe. » B.
6809. Dorât. 23 mai-s. — « Je réponds à votre lettre du 17 de mars. » . B.
6810. La marquise de Florian. 24 mars. — « Voici l'état où nous
sommes. » B.
6811. Chabanon. — « Si j'avais votre jeunesse. » C. et F.
6812. De Frédéric II, roi de Prusse. 24 mars. — « Je vous plains de ce
que votre retraite. » Pr.
6813. De Catherine 11, impératrice de Russie. 15-26 mars. — « J'ai reçu
hier votre lettre du 2i février. » Doc. russes.
6814. Du cardinal de Bernis. 26 mars. — « J'ai attendu pour répondre. » B.
6815. Damilaville. 27 mars. — « Je ne sais comment les paquets. »... B.
6816. Bordes. 27 mars. — « On vient de réimprimer. » C. et F.
6817. La duchesse de Grammont. Ferney, 27 mars. — « Encouragé par
vos bontés. > B.
6818. M***, avocat à Besançon. Écrite sous le nom d'un membre du con-
seil de Zurich en Suisse. Mars. — « Nous nous intéressons beau-
coup. » G. A.
6819. Le comte de Rochefort. Ferney, 1er avril 1767. — « J'ai reçu, mon
chevalier, une quantité prodigieuse. » B.
6820. Thieriot. 1er avril. — « M. le marquis de Maugiron vient de mou-
rir. » B.
6821. Mmc du Boccage. Ferney, 2 avril. — « Bion et Moschus vous ont
bien de l'obligation. » C et F.
6822. Damilaville. 3 avril. — « Je reçois votre lettre du 21 mars. » . . B.
6823. Le marquis de Florian. 3 avril. — « Mon cher grand écuyer, parmi
toutes mes détresses. » B-
6824. Frédéric II, roi de Prusse. 5 avril. — « Je ne sais plus quand les
chiens qui se battent. » B.
6825. Chardon. 5 avril. — « Il paraît, parla lettre dont vous m'honorez. » B.
6826. De dWlembert. 6 avril. — « Je vous remercie, mon cher maître. » B.
576 TABLE DES MATIÈRES.
6827. M*". 6 avril. — « Je comptais vous remercier. » B. et F.
6828. Desprez de Crassy. Ferney, 8 avril. — « Vous me pénétrez dejoie. » C. et F.
G829. Damilaville. 9 avril. — « On reçoit dans ce moment. » B.
6830. De M. Cassen. 10 avril. — « Je comptais vous adresser mon mé-
moire Dern. Vol.
6831. Damilaville. 10 avril. — « Je reçois votre lettre du 3. »... . B.
6832. Le comte d'Agental. 11 avril. — « Je reçois deux lettres bien con-
solantes. » B.
6833. Chenevières. 11 avril. — « Je ne doute pas que vous m'ayez fait par-
venir. » C. et F.
6834. Le prince Gallitzin, ambassadeur de Russieà Paris. Ferney, 11 avril.
— « Votre Excellence ne doute pas à quel point. » B.
6835. La marquise de Florian. 11 avril. — « Famille aimable, je vous em-
brasse tous. » B.
6836. De la veuve Duchesne. 12 avril. — « O vous, le protecteur des
veuves et le père des orphelins. » Dern. Vol.
6837. Damilaville. 13 avril. — « Vous aurez tout ce que vous deman-
dez. » B.
6838. Élie de Beaumont. Ferney, 13 avril. — « Je reçois, mon cher Cicé-
ron. » B.
6839. Le comte d'Argental. 13 avril. — « Je supplie mes anges et M. de
Tlribouville. » B.
6840. Belmont. Ferney, 13 avril. — « Nouveaux changements dans la tra-
gédie des Scythes. » Barkh.
.6841. Le comte d'Argental. 15 avrli. — « Battez des ailes plus que
jamais. » B.
6842. Le marquis de Florian. 16 avril. — « En réponse à la lettre du
3 d'avril. » B.
6843. Le cardinal de Bernis. 16 avril. — « Albi, nostrorum sermonum. » B.
6844. De Chenevières. — «, M. le chevalier de Rochefort est à présent à
sa brigade. » C. et F.
6845. Bordes. 17 avril. — « Je suis dans la nouvelle Scythie C. et F.
6846. Damilaville. 17 avril. — La famille des Sirven a renvoyé. »... B.
6847. M. Cassen, avocat au conseil. Ferney, 19 avril. — « Vous m'avez
prévenu. » Dern. Vol.
6848. Le comte d'Argental. 19 avril. — « Je devrais dépouiller le vieil
homme. .......... B.
6849. M. de Belloy. Ferney, 19 avril. — « Je suis bien touché de vos sen-
timents nobles. » B.
6850. Le comte de Rocbefort. 20 avril. — « J'ai reçu votre lettre du 9.» B.
6851. Mme Vïe Duchesne. Ferney, 22 avril. — «Celui qui a dictéla lettre.» Dern.Vol^
6852. Le comte d'Argental. Ferney, 22 avril. — « Je réponds à la lettre
du 14.» B.
6853. Marin. 22 avril. — ,« Vous devez être bien ennuyé. » B.
6854. Le baron de Tott. Ferney, 23 avril. — « Je m'attendais bien que
vous m'instruiriez, m B.
TABLE DES MATIÈRES. 577
6855. Coqueley. Ferney, 24 avril. — « Dans la lettre dont vous m'honorez.» B.
0856. Le comte d'Argental. 24 avril. — « Je ne puis empêcher la foule
des éditions. » C. et F.
6857. M. Perrand, chanoine d'Annecy. 24 avril. — « Votre procureur
Vachat n'imite ni votre politesse. » B.
6858. Moultou. 24 avril. — « Voilà deux grandes nouvelles. A. C.
6859. Le duc de Richelieu. Ferney, 25 avril. — « J'ignore si vous vous
amusez encore. » B.
6860. Vernes. 25 avril. — « Mon cher prêtre philosophe. » B.
6861. Le comte d'Argental. 27 avril. — « Je reçois la lettre du 21. » . . B.
6862. Le comte d'Argental. 27 avril. — « Après vous avoir écrit. » . . C. et F.
6863. Le marquis de Villevieille. 27 avril. — <( Je prie mon digne che-
valier. » B.
6864. Lekain. 27 avril. — « Vous me ferez un extrême plaisir. »... B.
6865. Damilaville. 29 avril. — « Comme je sais que vous aimez. » . . B.
6866. Du cardinal de Bernis. 30 avril. — « J'ai lu les Scythes imprimés. » B.
6867. Lacombe. Ferney. avril. — « Si vous m'aviez pu répondre plus tôt. » B.
6868. M. de Belmont. — « M***, qui veut bien se charger. ». . . . G. B.
6869. M. de La Borde. 1" mai 1767. — .< Notre Chabanon arrive. ». . C. et F.
6870. Frédéric II, roi de Prusse. 2 mai. — « Je rends grâce à Votre
Majesté. » B.
6871. De la veuve Duchesne. 22 mai. — « Ce n'était pas sur la lettre que
j'ai eu l'honneur. » Dern. Vol.
6872. d'Alembert. 3 mai. — « M. Necker, qui part dans l'instant. » . . B.
6873. De d'Alembert. 4 mai. — « Gens inimicamihi. » B.
6874. Damilaville. 4 mai. — « Je vois qu'il y a dans le monde. »... B.
6875. Le comte d'Argental. 4 mai. — « Vous êtes plus aimable que
jamais. > B.
6876. De Frédéric II, roi de Prusse. 5 mai. — « J'aurais cru, pendant
les troubles. » Pr.
C877. D'Alembert. 9 mai. — « Si on vous a appelé Rabsacès B.
6878. Du comte de Woroncew à M"*. 10 mai. — « Votre Excellence me
permettra. » Doc. russes.
6879. De d'Alembert. 12 mai. — « Je crois vous avoir parlé. » . . . . B.
6880. Le comte d'Argental. 13 mai. — « Je n'ai que le temps. » . . . C. et F.
6881. Bordes. 13 mai. — « Mon âge commence à désespérer. » .... B.
6882. Le comte d'Argental. 15 mai. — « Nous jouons donc plus souvent. » B.
6883. Le comte d'Argental. 16 mai. — « Je dépêche aujourd'hui à
M. d'Argental. > B.
688i. Le marquis de Chauvelin. 46 mai. — « Il y a longtemps que je
vous dois les plus tendres remerciements. » B.
6885. Damilaville. 16 mai. — « Je vois bien par votre lettre du 9 de mai. >• B.
6886. Marmontel. 16 mai. — « Comment toute l'Académie française ne
se récrie-t-elle pas? » B.
6887. Le cardinal de Bernis. 18 mai. — « Voici deux exemplaires du mé-
moire en faveur des Sirven. » B.
45. — Correspondance. XIII. 37
578 TABLE DES MATIÈRES.
6888. La marquise du Défiant. 18 mai. — « 11 y a plus de six semaines
que je suis toujours prêt. » B.
6889. A M*** (pour remettre au comte de Wargemont). Ferney, 20 mai. —
« Je suis bien malade. > C. et F.
6890. De Moreuu de La Rochette. 20 mai. — « Il y a deux ans que,
touché de l'état malheureux. » Soc. acad. de l'Aube.
6891. M. de Belloy. Ferney, 21 mai. — « J'ai eu la hardiesse de me faire
acteur. » B.
6892. De d'Alembert. 23 mai. — « J'ai reçu le paquet. ...... B.
6893. Damilaville. 23 mai. — « Nous avons reçu le beau discours. » . . B.
6894. Le comte d'Argental. 25 mai — « Je commence ma réplique à
votre lettre du 14. » B.
6895. De Mme du Défiant. 26 mai. — « Ne résistez jamais au désir de
m'écrire. » Lesc.
6896. Catherine II. 26 mai. — Un voyage en Asie ! » B.
6897. D'Étallonde de Morival. 26 mai. — « Je fus très-consolé quand le
roi de Prusse. » B.
6898. Le duc de Richelieu. Ferney, 27 mai. — « Il me paraît que le
royaume du prince Noir, i B.
6899. De Catherine II, impératrice de Russie. 29 mai. — « Je vous avais
menacé d'une lettre. » Doc. russes
6900. Le duc do Richelieu. Mai. — « Je vous supplie de lire attenti-
vement. » B.
6901. Moreau de La Rochette. Ferney, 1er juin 1767. — « Vous voulez que
j'aie l'honneur de vous répondre. » B.
6902. M. Cassen, avocat au conseil. Ferney, 2 juin. — « Voici le temps où
la famille Sirven. » Dem. Vol.
6903. M. de Belmont. Ferney, 2 juin. — « Je ne suis point surpris qu'un
homme de votre mérite. » G. B.
6904. Le marquis Albergati Capacelli. Ferney, 2 juin. — « Vous envoyez
des tableaux à un aveugle. » B.
6905. Le comte d'Argental. 4 juin. — « Mon cher ange éprouve donc
aussi. )> B.
6906. D'Alembert. 4 juin. — « J'ai envoyé vos gants d'Espagne. ». . . B.
6907. M. de La Borde. 4 juin. — « Je vous l'avais bien dit, mon cher
Orphée. » C. et F.
6908. Damilaville. 4 juin. — « Faites d'abord mes compliments. »... B.
6909. Damilaville. 7 juin. — « Voici enfin Sirven qui veut vous voir. ». B.
6910. Le marquis de Florian. 9 juin. — « Seigneurs châtelains, nous vous
rendons grâce. ». . *. B.
6911. Le comte d'Argental. 10 juin. — « Si vous vous portez bien. ». . B.
6912. Le marquis d'Argence de Dirac. 11 juin. — « J'allais vous écrire,
quand j'ai reçu. > B.
6913. Damilaville. 12 juin. — « J'ai vu M. de Voltaire. » B.
6914. Le comte de Wargemont. Ferney, 18 juin. — « Le solitaire pour
qui M. le comte de Wargemont. » C. et F.
TABLE DES MATIERES. 579
6915. M. Le Riche. 19juin. — « Un solitaire chez, qui vous avez bien voulu. » lî.
G91G. D'Alembert. 19 juin. — « Un brave officier, nommé M. le comte de
Wargemont, vient à notre secours. » B.
G917. Le comte d'Argental. 20 juin. — « Mon cher ange se trouve-t-il
mieux? » B.
6918. Du cardinal de Bernis. 22 juin. — « J'ai lu avec intérêt, i 11.
6919. Le comte de Laurencin. Ferney, 2i juin. — « J'ai été très touché de
votre lettre. » B.
6920. Damilaville. 24 juin. — « Je reçois la vôtre du 16 juin. ». . . . B.
6921. Le comte de Fékété. 24 juin. — « Celui qui a été assez heureux. » B.
6922. Bordes. 26 juin. — « Le mémoire que vous m'avez envoyé. ». . . C. et F.
6923. Damilaville. 26 juin. — « On me mande que les huguenots. ». . . B.
6924. D'Alembert. Juillet 1767. — « Pendant que la Sorbonne. ». ... B.
6925. Marmontel. — « Dans le long voyage que Sa Majesté l'impératrice
de Russie. » B.
6926. Fabry. Vendredi à midi, 1er juillet — « Pierre Servetaz, manouvrier
à Ferney. » B. et F.
6927. Le comte d'Argental. 4 juillet. — « Vous serez peut être aussi affligé
que moi. » B.
6928. Damilaville. Ferney, 4 juillet. - « Vous savez que ce fut vous. ». B.
6929. M. de Belloy. Ferney, 6 juillet. — « Il y a quelques années que je
ne lis aucun papier public. » B.
6930. Colini. Ferney, 7 juillet. — « Il est vrai que j'ai eu la faiblesse. ». B.
6931. Bordes. 8 juillet. — « J'aurai peut-être demain jeudi C. et F.
6932. M. de Sartines. Ferney, 8 juillet. — « La vérité et moi, nous im-
plorons. » B.
6933. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 8 juillet. — « La vieillesse, la
maladie et la retraite. » B. et F,
6934. Le marquis d'Argence de Dirac. 10 juillet. — « Votre vieux philoso-
phe est bien fâché. » B.
6935. Bordes. 10 juillet. — « Mon cher confrère en Académie, i B.
6936. Damilaville. Il juillet. — « II est trop certain que les protestants
de Guienne. » B.
6937. Bordes. 13 juillet. — « Je trouve vos critiques très-justes. ». . . C. et F.
6938. Le comte de Wargemont. Ferney, 13 juillet. — « Je suis pénétré
des attentions. » C. et F.
6939. De d'Alembert. 14 juillet. — « Je n'ai pas besoin de vous dire. ». . B.
6940. Le comte d'Argental. 15 juillet. — « Je reçois votre lettre angéli-
que. » B.
6941. Le comte d'Argental. 16 juillet. — « Je crois que M. de Courteilles
est à la campagne. » C. et F.
6942. Lekain. 17 juillet. —Je reçois votre lettre du 8. » B.
6943. Deparcieux. Ferney, 17 juillet. — « Vous avez dû recevoir des
éloges. » B.
6944. Damilaville. 18 juillet. — « Ce qu'un homme qui a été historio-
graphe de France B. et F.
580 TABLE DES MATIERES.
6945. La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 18 juillet. - « Les nouvelles
horreurs de La Beaumelle. »
6946. Le prince de Condé. Ferney, 20 juillet. - « Je suis trop respectueu-
sèment attaché. »
6947. De d'Alembert. 21 juillet. - « Il est juste de vous laisser une
seconde fois. »
6948. Le comte d'Argental. 22 juillet. - « Ah ! mon respectable ami, mon ^
cher ange! »
6949. Damilaville. 22 juillet. - « Je ne puis que vous répéter. ..... 13-
6950. Le duc de Richelieu. Ferney, 22 juillet. - « Je me flatte que c'est
par votre ordre. »
6951 . Le marquis de Florian. 24 juillet. - « Mes chers patrons d'Hornoy. » B.
6952. M. Ch. du C, gouverneur, pour le roi, d'Andcly. Ferney, 24 juillet.
— « L'honneur que vous m'avez fait. »
6953. De M. Rousseau, conseiller à la cour de Gotha, à M. La Beaumelle.
24 juillet. — « L'indisposition de Son Altesse sérénissime .... . B. et F.
6954 Tabareau, directeurs postes à Lyon. 27 juillet- «Il a été avéré. » B.
6955. L'abbé Coger. 27 juillet. - « Vous êtes bien à plaindre. ..... B.
6956. Moreau de La Rochette. Ferney, 27 juillet. - « Je vous remercie de ^
toutes vos bontés. »
6957. Le comte d'Argental. 29 juillet. - « Vos Scythes de Lyon sont B.
prêts. »
6958. De Frédéric II,roi de Prime. 31 juillet. -«J'ai cruavec le public. » Pb.
6959. Le comte de Wargemont. Ferney, 1er auguste 1767. - « J'ai reçu
la lettre dont vous m'honorez. » C. et .
6960. Damilaville. 1" auguste. - « Mes associés vous ont envoyé. .... B.
6961 D'Alembert. 3 auguste. - « Il faut que je vous dise ingénument. .. B.
6962. La duchesse de Saxe-Gotha. 3 auguste. - « Mon attachement pour
Votre Altesse sérénissime . » e
6963 De d'Alembert. 4 auguste. - « Tranquillisez-vous, mon cher maître. » B.
6964 La duchesse de Saxe-Gotha. Ferney, 5 auguste. - « Je crois devoir
B. et F.
envoyer. » _
6965. Damilaville. 5 auguste. - « Lacombe me mande qu'il imprime. » B.
6966. Marmontel. 7 auguste. - « Vous savez sans doute que ce malheu-
reux Coger. »
6967. Le comte d'Argental. 7 auguste. - « Je vous crois actuellement a
B.
Paris
6968. Lacombe. Ferney, 7 auguste. - « Il serait sans doute bien ^
flatteur. »
6969. Guyot. Ferney, 7 auguste. - « Il est très-certain que la France
manque » • ''
6970. Damilaville. 8 auguste. — « Je vous ai obligation. ».
6971 De Hennin. 9 août. - « Mon secrétaire m'ayant quitté. » . Corresp. ined.
6972. Hennin. 9 auguste : aoust est bien welche. - « Ma foi, je crois
que vous faites. >
6973. D'Alembert. 10 auguste. - « Mon cher philosophe saura. »... B.
TABLE DES MATIÈRES. 581
6974. Le marquis de Miranda, camérier major du roi d'Espagne, écrit
sous le nom d'un amtmann de Bàle. 10 auguste. — « Vous osez
penser dans un pays. » B.
6975. Barrau. Ferney, 11 auguste. — « On fait actuellement une nou-
velle édition. » B.
6976. Le comte de Fékété. A Genève, en passant, 12 auguste. — « J'ai vu
la personne qui a été assez heureuse. » I!.
6977. Damilaville. 12 auguste. — « Je crois qu'il faut laisser imprimer. » B.
6978. Le comte d'Argental. 13 auguste. — «Ah! mon Dieu! on me mande
que Mme d'Argental. » . . . B.
6979. Le prince de Gallitzin. Ferney, 14 auguste. — « Je vois par les
lettres dont Sa Majesté impériale et Votre Excellence m'hono-
rent. ». . B.
6980. La duchesse de Saxe-Gotha. 14 auguste. — « Je suis pénétré jus-
qu'au fond du cœur. » B. et F.
6981. Eisen. Ferney, 14 auguste. — « Je commence à croire que la Hen-
riade. > B.
6982. Damilaville. 14 auguste. — « Votre lettre du 8 ne m'a pas laissé
une goutte de sang. » B.
6983. Lekain. Ferney, 14 auguste. — « Je vous envoie la distribution
des rôles. » B.
6984. M. Ribotte. 14 auguste. — « Il est triste qu'un homme tel que La
Beaumelle. » Protest. fr.
6985. De rf'Alembert. 14 auguste. — « Les philosophes doivent être comme
les petits enfants » B.
6986. Le duc de Richelieu. Ferney, 17 auguste. — ■ « Celle-ci est bien
autant pour le premier gentilhomme de la chambre. ». . . . B.
6987. Le comte d'Argental. Ferney, 18 auguste. — « Bénis soient Dieu
et mes anges !» B.
6988. Le marquis de Villevieille. Ferney, 18 auguste. — « Je doute beau-
coup que le sieur La Beaumelle. » B.
6989. Chenevières. 18 auguste. — « Je ne vous écris que dans les occa-
sions. » C. et F.
6990. Marmontel. Ferney, 21 auguste. — « Je reçois votre lettre du 7. ». B.
6991. M. de Belmont. Ferney, 21 auguste. — « M. de Belmont doit avoir
reçu la nouvelle édition des Scythes. » G. B.
6992. Damilaville. 22 auguste. — « Je sais que vous vous amusez quel-
quefois de littérature. » B.
6993. Le duc de Richelieu. Ferney, 22 auguste. — « Vous m'avez ordonné
de donner dix louis d'or à Galien. » C. et F.
6994. Moultou. 22 auguste. — « J'ai la fièvre, je ne puis vous dire qu'un
mot. » A. C.
6995. L'abbé d'Olivet. 23 auguste. — « Si j'étais votre Atticus. »... B.
6996. Le comte de Woroncevv. Ferney, 25 auguste. — « Je suis, il est vrai,
à mon cinquième accès de fièvre. » Doc. russes.
6997. La duchesse de Saxe-Gotha. 26 auguste. — «J'obéis à vos ordres. » B. et F.
582 TABLE DES MATIÈRES.
6998. Bordes. 30 auguste. — « Mon cher confrère, mettez dans votre bi-
bliothèque. c. et F.
6999. Vernes. Ier septembre 1767. — « Voici les paroles de Sanchonia-
thon. » B,
7000. Le comte d'Argental. 2 septembre. — « Nous nous apprêtons à célé-
brer la convalescence. » . . . B.
7001. L'abbé d'Olivet. 2 septembre. — « Votre nom, votre âge, vos qua-
lités. » B.
7002. D'Alembert. 4 septembre. — « Voici une occasion d'exercer votre
philosophie. » B.
7003. L'abbé Audra. Septembre. — « La malheureuse aventure de,
Sainte-Foy. » C et F.
7004. Damilaville. 4 septembre. — « Je reçois votre lettre du 29 d'au-
guste. » B.
7005. Audibert, fils aîné. Ferney, 5 septembre. — « Celui qui a disputé
le prix. » B.
7006. De M. Rousseau, conseiller de la cour de Gotha, à M. La Beau-
melle. 5 septembre. — « Je suis on ne peut plus mortifié. ». .B. et F.
7007. Chenevières. 7 septembre. — « Je suppose que vous avez eu la
bonté. » C. et F.
7008. Le duc de Richelieu. Ferney, 9 septembre. — « Rendez à César ce
qui appartient à César. » B.
7009. Mmc veuve Duchesne. Ferney, 12 septembre. — « A la réception de
votre lettre. » C. et F.
7010. Chenevières. 12 septembre. — « Permettez-moi que je vous parle
encore. » ■ C. et F.
7011. Damilaville. 12 septembre. — « Je reçois votre lettre du 5. » . . B.
7012. Le duc de Richelieu. Ferney, 12 septembre. — a J'ai fait prier notre
résident. » B.
7013. Le duc de Richelieu. Ferne}', 13 septembre. — « Vous me pardon-
nerez si je me sers d'une main étrangère. » B.
7014. Le comte d'Argental. 18 septembre. — « Mon cher ange est donc
dans l'allégresse. » B.
7015. Damilaville. 18 septembre. — « Je saisis l'intervalle de ma fièvre.» B.
7016. Damilaville. 19 septembre. — « Je vous ai envoyé une petite galan-
terie. > B.
7017. Le marquis de Villette. 20 septembre. — « Je vous pardonne d'avoir
oublié. » B.
7018. Damilaville. 21 septembre. — « Le malade demande comment se
porte le malade. » B.
7019. De d'Alembert. 22 septembre. — « Avouez que les pauvres mathé-
maticiens. » B
7020. Damilaville. 23 septembre. — « Le malade de Ferney est bien en
peine. » B.
7021. Guyot. Ferney, 25 septembre. — « J'ai enfin reçu les deux pre-
miers volumes. » B.
TABLE DES MATIÈRES. 583
7022. Le comte d'Argental. 28 septembre. — « Quoique vous ne m'écri-
vez point » B.
7023. Damilaville. 28 septembre. — « Je reçois votre lettre du 21. » . . 15.
7024. Colini. Ferney, 28 septembre. — «Votre dissertation sur le cartel. » B.
7025. Dupont. Ferney, 29 septembre. — « Il faut que je vous avoue. » - B.
7026. Le comte d'Argental. 30 septembre. — « Je ne comprends pas. » . B.
7027. Le comte André Schouvalow. Ferney. 30 septembre. — « J'ai été
longtemps malade. » B.
7028. D'Alembert. 30 septembre. — « Gabriel Cramer dit qu'il n'a point
retrouvé. » B.
7029. Thieriot. 30 septembre. — « J'ai été fort occupé. » B.
7030. Le comte de Wargemont. Ferney, 1er octobre 1767. — « Je venais
d'écrire à Mme la comtesse de Beauharnais. i C. et F.
7031. Cbenevières. 1er octobre. — « Il est vrai qu'il a couru des bruits
ridicules. » C. et F.
7032. Le marquis d'Argence de Dirac. Ferney, Ier octobre. — « Far votre
lettre du 20 de septembre » B.
7033. Le marquis Albergati Capacelli. Ferney, 1er octobre. — « Je suis
encore entre le mont Jura et les Alpes. » B.
7034. Damilaville. 2 octobre. — « Fondez donc cette maudite glande. » . B.
7035. Moreau de La Rocliette. Ferney, 4 octobre. — « Voici le mois
d'octobre. » B.
7036. Marmontel. 4 octobre. — « Tandis que vous imprimez. » . . . C. et F.
7037. Le marquis de Villette. Ferney, 4 octobre. — « Votre sage béros. » B.
7038. D'Étallonde de Morival. 6 octobre. — « Celui à qui vous avez écrit. » B.
7039. Le prince Dmitri Gallitzin. Ferney, 7 octobre. — « H y a quel-
ques semaines que M. le comte de Woronzoff. » . . . . Doc. russes.
7040. Damilaville. 9 octobre. — « Je n'ai point encore de nouvelles. » . B.
7041. La marquise de Florian. Ferney, 12octobre. — « Il n'y apas moyen
que je vous blâme. » B.
7042. Dupont. Ferney, 13 octobre. — « Depuis ma dernière lettre j'ai
reçu. » B.
7043. Le comte d'Argental. Ferney, 14 octobre. — « J'apprends qu'on vous
a saigné trois fois. » B.
7044. Marmontel. 14 octobre. — « Mon cher ami, qui m'appelez votre
maître. » B.
7045. M. de Belmont. Ferney, 14 octobre. — « Votre gouverneur des An-
delys ne paraît pas. » G. B.
7046. De Moreau de La Rochette. 14 octobre. — « Nous ne sommes pas
mieux traités ici. » Soc. acad. de l'Aube.
7047. Damilaville. 16 octobre. — « Je vous parlerai de Henri IV. ». . . B.
7048. Le comte d'Argental. 10 octobre. — « Je jure par tous les anges. » B.
7049. Mlle Clairon. 18 octobre. — « Vous m'apprenez que vous revenez » . B.
7050. L'abbé de Voisenon. 19 octobre. — » Je n'osais me plaindre du
voire silence. » B.
7051. Colini. Ferney, 21 octobre. — « J'ai lu avec un très-grand plaisir. » B.
584 TABLE DES MATIÈRES.
7052. Le comte de Fékété. Ferney, 23 octobre. — « Je reçus hier vos
vers, qui m'étonnent toujours. » B.
7053. Dupont. Ferney, 24 octobre. — « Je reçois votre lettre du 18. ». . B.
7054. Christin. Ferney, 27 octobre. — « Je vous écris à tout hasard » . B.
7055. Élie de Beaumont. 28 octobre. — « Non, mon cher défenseur de
l'innocence. » B.
7056. De Colini. 29 octobre. — « Monseigneur l'électeur a lu avec avi-
dité. » B.
7057. Damilaville. 30 octobre.— « Je reçois votre lettre du 20 d'octobre. » B.
7058. Dupont. Ferney, 31 octobre. — « Je reçois votre lettre. » . . . . B.
7059. Damilaville. 2 novembre 1767. — « Mon corps qui n'en peut plus. » B.
7060. Moreau de La Rochette. Ferney, 3 novembre. — « Les arbres dont
vous me gratifiez . » B.
7061. D'Alembert. 4 novembre. — « Mon cher philosophe (car il faut tou-
jours vous appeler) » B.
7062. Le comte d'Argental. 6 novembre. — « Vraiment je ne savais pas. » . B.
7063. Dupont. Ferney, 7 novembre. — « Je reçois à la fois vos deux
lettres. » B.
7064. Le comte de La Touraille. 9 novembre. — « Je n'ai pu répondre
aussitôt. » B.
7065. Chenevières. 9 novembre. — « Vraiment, mon cher ami, je suis
fort aise. » B.
7066. Damilaville. 11 novembre. — « J'ai aussi une très-ancienne coli-
que. » B.
7067. Colini. Ferney, 11 novembre. — « Oublierez-vous toujours. »... B.
7068. Chardon. Ferney, 14 novembre. — « Il paraît que le consed. ». . B.
7069. Dupont. 17 novembre. — « J'écris quand je peux. > B.
7070. Damilaville. 18 novembre. — « Je présume qu'on vous a donné de
fausses alarmes. » B.
7071. M",e d'Épinai. 20 novembre.— « Ma belle philosophe a donc aussi. » B.
7072. Le chevalier de Taules. Ferney, 20 novembre. — « Le zèle de M. de
Barrau s'est bien ralenti. » B.
7073. Chabanon. Ferney, 20 novembre. — « Vous êtes assurément un plus
aimable enfant. » B.
7074. Damilaville. 23 novembre. — « Vous n'aviez pas besoin. »... B.
7075. Le duc de Bouillon, Ferney, 25 novembre. — « Les bontés dont
Votre Altesse m'a toujours honoré. » C. et F.
7076. Marin. 27 novembre. — « Vous me demandez si je m'intéresse. ». . B.
7077. Damilaville. 27 novembre. — « Je suppose pour ma consolation. ». B.
7078. Le duc de Bichelieu. Ferney, 28 novembre. — « Il y a environ qua-
rante-cinq ans. » B.
7079. Chabanon. 30 novembre. — « L'anecdote parlementaire que vous
avez la bonté. » B.
7d80. Lekain. 30 novembre. — « Voici le temps où vous m'avez promis. » B.
7081. ramilaville. 1er décembre 1707. — « J'attends demain une lettre
de vous. » B,
TABLE DES MATIERES. 585
7082. Marmontcl. 2 décembre. — « Commençons par les empereurs. ». B.
7083. Damilaville. 2 décembre. — « M"1C deSavigny,à qui j'avais écrit. » B.
7084. Le comte de Rochefort. Ferney, 2 décembre. — «, Quand vers leur
fin mes ans sont emportés. ...... B.
7085. Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne. 0 décembre. — « On
m'apprend que Votre Majesté semble désirer, h B.
7086. De Hennin. 6 décembre. —«Voici la Gazette du commerce. ». Corresp. inéd.
7087. Le comte d'Argental. Ferney, 7 décembre. — « Je vous dépêche
mon gendre. » B.
7088. Chabanon. Ferney, 7 décembre. — « Ami aussi essentiel qu'aimable. » B.
7089. Peacock, ci-devant fermier général du roi de Patna. Ferney, 8 dé-
cembre. — « Je ne saurais vous remercier en anglais. ». . . . B.
7090. Fenouillot de Falbaire. Ferney, 11 décembre. — « Je ne peux trop
vous remercier. » B.
7091. Chardon. 11 décembre. — « Vous m'étonnez de vouloir lire des ba-
gatelles. » B.
7092. L'abbé Morellet. 12 décembre. — « Vous êtes le modèle de la gé-
nérosité. » B.
7093. Le duc de Richelieu. Ferney, 13 décembre. — « Votre malingre et
afflige serviteur. » > B.
7094. Le chevalier de Taules. Ferney, 14 décembre. — « Mes raisons de
vous aimer. » B.
7095. Dupont. Ferney, 14 décembre. — « Vous n'ignorez pas qu'après les
saisies. > B.
7096. Dupont. 14 décembre. — « Vous voyez que je mets vos intérêts en
sûreté. » B.
7097. Damilaville. Ferney, 14 décembre. — « Je reçois votre lettre du
28 de novembre. » B-
7098. Hennin. Mardi. — « Voici un pauvre garçon bien malheureux. ». B.
7099. Le marquis de Thibouville. 16 décembre. — « Je vous ai écrit une
lettre bien chagrine. » B-
7100. De Pomaret, ministre du saint Évangile à Ganges en Languedoc.
18 décembre. — « Le solitaire à qui M. de Pomaret a écrit. ». B.
7101. Chabanon. 18 décembre. — « Mon cher enfant, mon cher ami, mon
cher confrère. » B.
7102. Chabanon. 21 décembre. — « Vous me faites aimer le péché origi-
nel. » B-
7103. Le duc de Bouillon. Ferney, 23 décembre. — « Je n'ai appris la perte
cruelle. » B-
7104. DeBelmont. Ferney, 23 décembre. — « Il y a un mois que le vieux
malade. » G. B.
7105. Moultou. Ferney, 23 décembre. — « L'affaire des Sirven devient
d'une importance. » A. C.
7106. Damilaville. 24 décembre. — « Je reçois votre lettre du 8 du mois.» B.
7107. Olivier des Monts. 25 décembre. — « La personne à qui vous avez
bien voulu écrire. » B-
586 TABLE DES MATIÈRES.
7108. Chardon. 25 décembre. — « Je n'ai pu retrouver le petit mémoire.» !'..
7109. Chabanon. 25 décembre. — « En qualité de vieux faiseur devers.» B.
7110. D'Alembert. 26 décembre. — « Sur une lettre que frère Damilaville
m'a écrite. » B.
7111. Maigrot, chancelier du duché souverain de Bouillon. Ferney, 28 dé-
cembre. — « Vous m'imposez le devoir de la reconnaissance. » . B.
7112. Mmc Necker. 28 décembre. — « Il faut que j'implore votre esprit
conciliant. » B.
7113. Moultou. 29 décembre. — « Eh bien! le diable qui se mêle. » . . A. C.
7114. De Frédéric 1J, roi de Prusse. Décembre 1767. — « Bonjour et bon
an au patriarche de Ferney. » Pn.
7115. M. P*** de V***. Ferney. — « Je suis si vieux et si malade. ». . . B.
1768
7116. Marmontel. 1er janvier 1768. — « Que voulez-vous que je vous
dise. » B.
7117. Damilaville. 1er janvier. — « Je crains que vous ne soyez malade.» B.
7118. Le marquis d'Argence de Dirac. 2 janvier. — « Je vous dois des ré-
ponses. » C. et F.
7119. De Hennin. 4 janvier. — « Je vous ai caché jusqu'aujour-
d'hui une sottise. » Corresp. inéd.
7120. Hennin. Ferney, 4 janvier. — « Lorsque vous prîtes le sieur Ga-
lien. » B.
7121. Le comte d'Argental. 4 janvier. — » Comme les cuisiniers partent
toujours de Paris. » B.
7122. Le duc de Bichelieu. Ferney, 6 janvier. — « M. Hennin, résident à
Genève. » B.
7123. Henri Panckoucke. Ferney, 8 janvier. — « Vous ne sauriez croire
combien j'aime. » B.
7124. Le marquis de Villevieille. 8 janvier. — « Il y a des occasions. » . B.
7125. Damilaville. 8 janvier. — « Je n'ai point vu la facétie. » . . . . B.
7126. Le comte de La Touraille. — « Je suis aveugle et sourd. ». . . . B.
7127. Chabanon. 11 janvier. — a Vous êtes assurément bien bon. » . . B.
7128. La duchesse de Choiseul. Lyon, 12 janvier. — « Je vous fais ces
lignes pour vous dire. » B.
7129. Servan. 13 janvier. — « Vous m'avez prévenu. » B.
7130. Hennin. 13 janvier. — « Vous savez que la place de M. Camp*** . » B.
7131. De Hennin. 13 janvier. — « Ce que vous désirez est fait. ». . Corresp. inéd.
7132. Saurin. 13 janvier. — « Savez-vous bien que je n'ai point votreJoueur
anglais. » B.
7133. Damilaville. 13 janvier. — « Je reçois votre lettre du 7 janvier. » . I'..
7134. Marmontel. 13 janvier. — « Il y a longtemps que je connais. » . . B.
TABLE DES MATIÈRES. 589
7135. Beauzée. 14 janvier. — « Si je demeurais au fond de a Sibérie » B.
7136. Damilaville. 15 janvier.— « Je réponds en hâte à votre lettre du 7.» B.
7137. Chardon. Ferney, 15 janvier. — « Soutirez qu'en vous renouvelant
mes hommages. » B.
7138. Le Riche. 16 janvier. — « Je vous suis très-obligé. » B.
7139. Élie de Beaumont. Ferney, 16 janvier. — « Ainsi donc, mon cher
défenseur de l'innocence. » B.
7140. De Hennin. 16 janvier. — « J'ai reçu par la poste. »... Covresp. inéd.
7141. Hennin. Ferney, 17 janvier. — « Savez-vous bien de qui est l'ou-
vrage. ) B.
7142. Le duc de Richelieu. Ferney, 18 janvier. — « Ce n'est aujourd'hui
ni au vainqueur de Mahon ni au libérateur de Gênes. »... B.
7143.«Chabanon. 18 janvier. — « La grippe, en faisant le tour du monde. » B.
7144. Le chevalier de Taules. Ferney, 18 janvier. — « Mes inquiétudes sur
les tracasseries de Genève. » B.
7145. Moreau de La Rochette. Ferney, 18 janvier. — «Je vous renouvelle,
cette année. » B.
7146. Damilaville. 18 janvier. — « Je n'aurai point de repos. » . . . . B.
7147. De d'Alembert. 18 janvier. — « J'ai reçu la lettre de Genève. » . B.
7148. L'abbé Morellet. 22 janvier. — « Vous savez qu'on a donne 600 fr. » B.
7149. Le duc de Richelieu. Ferney, 22 janvier. — « En réfutation de la B.
lettre dont vous m'honorez. » B.
7150. Marmontel. 22 janvier. — « Voici un petit rogaton. » B.
7151. Le comte d'Argental. 23 janvier. — « C'est une grande consola-
tion pour moi. » B.
7152. Damilaville. 27 janvier. — « 11 y a deux points importants. »... B.
7153. Le baron Grimm. 29 janvier. — « Puisque votre ami veut absolu-
ment avoir. » B.
7154. Chabanon. Ferney, 29 janvier. — « Ami vrai et poëte philosophe.» B.
7155. L'abbé d'Olivet. 29 janvier. — « Vous m'écrivez sans lunettes. ». . B.
7156. Catherine IL 29 janvier. — « On dit qu'un vieillard nommé Siméon. » B.
7157. Le président de Ruffey. Ferney, 30 janvier. — « Je vous fais mon
compliment. ». . . , Th. F.
7158. Panckoucke. 1er février 1768. — « Le froid excessif, la faiblesse ex-
cessive, la vieillesse excessive, i B.
7159. De Hennin. 1er févr. — « Je reçois dans le moment la réponse. » Corresp. inéd.
7160. Moultou. 3 février. — « Enfin, après cinq ans de peines. » . . . A. C.
7161. Chardon. Ferney, 3 février. — « Je vous l'avais bien dit. » . . . C. et F.
7162. Mme ***. 3 février. — « Toute ma famille vous fait ses baise-
mains. » C. et F.
7163. Le comte de Rochefort. — « Je crois qu'on peut hasarder par la
poste. » C. et F.
7164. Damilaville. 3 février. — « Je reçois votre consolante lettre du
27 janvier.» B.
7165. De la marquise d'Antremont. 4 février. — « Une femme qui n'est
pas Mme Desf'orges-Maillard. > B.
588 TABLE DES MATIÈRES.
7166. Damilaville. 5 février. — « Mon fils adoptif arrive. » B.
7167. Saurin. 5 février. — « Je ne suis point de votre avis. » . . . . B.
7168. Mn,ede Saint-Julien. Ferney, 5 février. — « Votre lettre, vos bontés
pour mon fils adoptif. » B.
7169. De Moreau de La Rochette. 6 février. — « Nous avons essuyé ici,
comme chez vous. « Soc. acad. de l'Aube.
7170. Le comte d'Argental. 6 février. — «Mon gendre m'apporte votre
lettre. » B.
7171. Chenevières. — « Je vous prie de faire rendre sur-le-champ. >• . . C. et F.
7172. Le chevalier de Taules. Ferney, 6 février. — « Si vous vous inté-
ressez. » B.
7173. La marquise du Deffant. Ferney, 8 février. — « Je n'écris point,
cela est vrai. » »B.
7174. La duchesse de Choiseul. Ferney, 8 février. — « U î vieillard
presque aveugle. » B.
7175. Damilaville. 8 février. — « Le malheur des Sirven fait le mien. » . B.
7176. Chabanon. 12 février. — « Tout va bien, puisque Eudoxie est faite. » B.
7177. Le comte André Schouvalow. Ferney, 12 février. — « Vous m'avez
écrit de Moscou. » B.
7178. Le comte de Rochefort. 12 février. — «Hier il arriva dans ma
cour. » B.
7179. Maigrot. Ferney, 12 février. — «Je vous remercie de toutes vos
bontés. » B.
7180. Le comte de Lewenhaupt. 13 février. — « Je voudrais bien que
votre nouvelle fût vraie. » B.
7181. Le comte d'Argental. 15 février. — « Je vais bien vous ennuyer. » B.
7182. De d'Alembert. 18 février. — « Marmontel vient de me dire. » . . B.
7183. Le comte d'Argental. 19 février. — « Le dernier article de votre
lettre du 12 février. » B.
7184. La marquise d'Antremont. 20 février. — «Vous n'êtes point la Des-
forges-Maillard. » B.
7185. Le président Hénault. Ferney, 26 février. — « Vous ne voulez
donc pas placer. » B.
7186. Chardon. Février. — « Cicéron et Démosthène, à qui vous ressem-
blez. » B.
7187. Dutens. Ferney, 29 février. — « Vous rendez un grand service à la
littérature. » C. et F., et B.
7188. Le duc de Richelieu. Ferney, 1er mars 1768. — « Vous avez daigné
faire une petite visite à Ferney. » B.
7189. Dorât. Ferney, 1er mars. — « J'ai toujours sur le cœur la calom-
nie. » B.
7190. Le Riche. 1er mars. — « Après la malheureuse aventure de deux
paquets. » B.
7191. Chabanon. 1er mars. — « Maman verra donc Eudoxie. » . . . . B.
7192. Le comte de Rochefort. Ferney, 1er mars. — « Vous m'avez envoyé
du vin de Champagne. » B.
TABLE DES MATIERES. 589
7193. Hennin. Ferney, mardi matin, 1er mars. — « Soyez très-sur que
votre Languedocienne. » ]>.
7194. De Hennin. 1er mars. — » Si j'avais pu prévoir qu'on vous rendit
compte. > Corresp. inéd,
7195. Hennin. Mardi au soir, 1er mars. — « Mon cher ministre, mon mi-
nistre prédicant. » B.
7196. Le comte d'Argental. 1er mars. — « Quoique vous ne soyez qu'un
excommunié. » C. et F.
7197. Chabanon. 2 mars. — « Vous êtes fort comme Samson. »... B.
7198. Mn,e de Saint-Julien. Ferney, 4 mars. — « M. Dupuits est allé à
Paris. » B.
7199. Le marquis Albergati Capacelli. Ferney, 4 macs. — « Je n'ai pu
trouver l'estampe que vous demandez. » C. et F.
7200. Le chevalier de Taules. 4 mars. — « Les trois quarts de la nou-
velle édition du Siècle de Louis XIV. » B.
7201. Élie de Beaumont. 4 mars. — « Mon cher patron des infortunés. » B.
7202. Le président de Ruffey. Ferney, 7 mars. — « Vous verrez, selon
toutes les apparences. » Th . F.
7203. De Hennin. 13 mars. — « Je suis accoutumé à entendre redire
vingt fois » Corresp. inéd.
7204. M. de La Tourette. Ferney, 13 mars. — « Le vieux solitaire, bien
triste et bien malade. » G. et F.
7205. Chabanon. 14 mars. — « Vous êtes aussi essentiel qu'aimable. » . C. et F.
7206. Le comte de La Touraille. 15 mars. ■ — « Permettez que je vous
dise la même chose. » C et F.
7207. Hennin. Ferney, 15 mars. — « Il est vrai que Ferney est à vendre. » B.
7208. Folie à M. le duc de Choiseul. 16 mars. — « J'ai reçu avec
satisfaction. » B.
7209. De Hennin. 16 mars. — « J'ai fait connaître vos intentions. » Corresp. inéd.
7210. Chardon. 16 mars. — m Comme M. l'abbé Chardon, votre cousin. » B.
7211. Cheneviéres. 18 mars. — « Les auteurs et les actrices ont cela de
commun . » • C. et F.
7212. Hennin. 18 mars. — « J'étais près de signer. » B.
7213. De Hennin. 19 mars. — « Il y a du changement. » .... Corresp. inéd.
7214. Le chevalier de Taules. 21 mars. — » J'ai déjà eu l'honneur de
vous répondre. » B.
7215. De la marquise du Deffant. De saint Joseph, mardi 22 mars. — (Ma
date servira de signature). « J'ai eu la visite de Mme Denis. » . Lesc.
7216. Mmc Favart. Ferney, 23 mars. — « Vous ne sauriez croire com-
bien je vous suis obligé, i B.
7217. Hennin. Mercredi au soir. — « Mille tendres remerciements à mon
très-cher ministre. » B.
7218. La marquise du Deffant. 30 mars. — « Quand j'ai un objet, quand
on me donne un thème . » B.
7219. M. Delaleu, notaire à Paris. 30 mars.— « Le séjour que Mœe Denis
doit faire à Paris. » B.
590 TABLE DES MATIÈRES.
7220. Panckoucke. Ferney, mars. — « En vous remerciant de votre
lettre. » R-
PERSONNAGES
AUXQUELS SONT ADRESSÉES LES LETTRES DE LA CORRESPONDANCE.
Albergati Capacelli (le marquis). Lettres 6903, 7033, 7199.
Alembert (d'). Lettres 6G81, 6693, 6872, 6877, 6906, 6916, 6924, 6961, 6973, 7002,
7028, 7061, 7110.
Anonymes. Lettres 6707, 6818, 6827, 6889, 6952, 7115, 7162.
Antremont (Mine la marquise d'). Lettre 7184.
Ar.GENCE de Dirac (le marquis d'). Lettres 6680,6805, 6912, 6934, 7032, 7118.
Argental (le comte d'). Lettres 6644, 6648, 6650, 6654, 6655, 6659, 6667, 6668,
6690, 6700, 6710, 6724, 6731, 6738, 6739, 6746, 6751, 6790, 6795, 6832, 6839,
6841, 6848, 6852, 6856, 6S61, 6862, 6875, 6880, 6882, 6883, 6894, 6905, 6911.
6917, 0927, 6940, 6941, 6948, 6957, 6967, 6978, 6987, 7000, 7014, 7022, 7026,
7043, 7048, 7062, 7087, 7121, 7151, 7170, 7181, 7183, 7196.
Argental (Mme la comtesse d'). Lettres 6665, 6715.
AudibertAIs aîné, à Marseille. Lettre 7005.
Audra (l'abbé), professeur royal à Toulouse. Lettre 7003.
Barrau (de). Lettre 6975. — Voyez Taules.
Beaumont (Élie de). Lettres 6673, 6729, 6753, 6780, 6801, 6804, 6838, 7055, 7139.
7201.
Beauieville (le cbevalier de). Lettres 0661, 6672, 6686, 6737.
Bealzée ^Nicolas), le grammairien. Lettre 7135.
Belloy (de). Lettres 6849, 6891, 6929.
Belîiont (de), directeur du théâtre de Bordeaux. Lettres 6840, 6868, 6903, 6991,
7045, 7104.
Bérault de Bercastel (l'abbé). Lettre 6788.
Berne (M. l'avoyer de). Lettre 6734.
Bernis (le cardinal de). Lettres 6733, 6843, 6887.
Bernstorit (le comte de), premier ministre du roi de Danemark. Lettre 6718.
Boccage (Mme du). Lettre 6821.
Eoisgelin (le comte de), maître de la garde-robe du roi. Lettre 6799.
Bordes (Ch.). Lettres 6743, 6816, 6845, 6881, 6922, 6931, 6935, 6937, 6998.
Boufflers (Mmc la marquise de). Lettres 6689, 6704.
Bouillon (le duc de). Lettres 7075, 7103.
Cassen, avocat au conseil. Lettres 6847, 6902.
Catherine II, impératrice de Russie. Lettres 6771, 6896, 7156.
Ch. du C, gouverneur, pour le roi, d'Aiidely. Leltre 0952.
TABLE DES MATIÈRES. 591
Chabanon (de). Lettres 6723, 6797, 6806, 0811, 7073, 7079, 7088, 7101, 7102, 7109,
7127, 7143, 7154, 7176, 7191, 7107, 7205, 7210.
Chardon. (M.). Lettres 6712, 6825, 7068, 7091, 7108, 7137, 7161, 7186.
Chasteixux (le chevalier de). Lettres 6674, 6740.
Chauvelin (le marquis de). Lettres 6691, 6766, 0881.
Chenevières (de). Lettres 6725, 6833, 6989, 7007, 7010, 7031, 7005, 7171, 7211.
Choiseul (le duc de). Lettres 6662, 6750, 7208.
Choiseul (Mme la duchesse de). Lettre 7128, 7174.
Christian VII, roi de Danemark. Lettre 6719.
CumsTiN (M.), avocat à Saint-Claude. Lettres 6769, 6792, 7054.
Clairon (Mllc). Lettre 7049.
Coger (l'abbé). Lettre 6955.
Colini. Lettres 676!, 6930, 7024, 7051, 7067.
Condé (Louis-Joseph de Bourbon, prince de). Lettre 6946,
Coqueeey de Chaussepierre, avocat. Lettre 6855.
Cramer (Mme Gabriel). Lettre 6708.
Crassy (Desprez de). Lettre 6828.
Damilaville. Lettres 6645, 6656, 6657, 6675, 6684, 6685, 6705, 6714, 6720, 6730,
6754, 6755, 6758, 6772, 6781, 0786, 6802, 6815, 6822, 6829, 6831, 6837, 6846,
6865, 6874, 6885, 6893, 6908, 0909, 6913, 6920, 6923, 6928, 6936, 6944, 6919,
6900, 6965, 6970, 6977, 6982, 6992, 7004, 7011, 7015, 7016, 7018, 7020, 7023,
703 i, 7010, 7017, 7057, 7059, 7066, 7070, 7074, 7077, 7081, 7083, 7097, 7100,
7117, 7125, 7133, 7136, 7146, 7152, 7164, 7166, 7175.
Deffant (Mme la marquise du). Lettres 6888, 7173, 7218.
Delaleu, notaire à Paris. Lettre 7219.
Deparcieux (Antoine). Lettre 6943.
Dorât. Lettres 6658, 6694, 6760, 6784, 6809, 7189.
Dithesne (Mme Ve), libraire. Lettres 6851, 7009.
Dupont (M.). Lettres 7025, 7042, 7053, 7058, 7063, 7069, 7095, 7090.
Dutens. Lettre 7187.
Eisen. Lettre 6981.
Épinai (Mme d'). Lettre 7071.
Étallonde de Morival (d'). Lettres 6671, 6735, 6897, 7038.
Fadry (M.), maire de Gex. Lettre 6926.
Favart (Mme). Lettre 7216.
Fékété (le comte Georges de), vice-chancelier de Hongrie. Lettres 6921, 6976,
7052.
Fenouillot de Falbaire. Lettre 7090.
Florian (le marquis de). Lettres 6676, 6713, 6782, 6823, 6842, 6910, 0951.
Florian (Mme la marquise de). Lettres 6810, 6835, 7041.
Frédéric II, roi de Prusse. Lettres 6051, 6779, 6824, 6870.
Frédéric, landgrave de Hesse-Cassel. Lettre 0670.
Gallitzin (le prince de), ambassadeur de Russie à Paris. Lettres 6834, 6979, 7039.
Graiihont (Mme la duchesse). Lettre 6817.
Grimm (le baron). Lettre 7153.
Guyot (P.-J.-J.-Guillaume). Lettres 6969, 7021.
592 TABLE DES MATIERES.
Hénault (le président). Lettre 7185.
Hennin. Lettres 6646, 6697, 6698, 6700, 6701, 6702, 6727, 6750, 6972, 7098, 7120,
7130, 7141, 7193, 7195, 7207, 7212, 7217.
Hesse-Cassel (Frédéric, landgrave de). — Voyez Frédéric.
La Borde (de), premier valet de chambre du roi. Lettres 6869, 6907.
Lacombe, libraire à Paris. Lettres 6777, 6867, 6968.
La Touraille (le comte de). Lettres 6087, 7064, 7126, 7206.
La Toirette (de). Lettre 7204.
Laurencin (le comte de). Lettre 6919.
La Vallière (le duc de). Lettre 6763.
Laverdy (de), contrôleur général. Lettre 6709.
Le Bault (le conseiller). Lettres 6688, 6726.
Lekain. Lettres 6747, 6756, 6764, 6767, 6768, 6778, 6783, 6785, 6789, 6864, 6942,
6983, 7080.
Le Richb. Lettres 6682, 6711, 6791, 6915, 7138, 7190.
Lewenhaupt (le comte de). Lettre 7180.
Linguet (Simon-Nicolas-Henri), avocat. Lettre 6793.
Maigrot, chancelier du duché souverain de Bouillon. Lettres 7111, 7179.
Marin (M.). Lettres 6853, 7076.
Mariott (M.), avocat général d'Angleterre. Lettre 6770.
Marmontel. Lettres 6696, 6744, k6752, 6774, 6800, 6886, 6925, 6966, 6990, 7036,
7044, 7082, 7116, 7134, 7150.
Miranda (le marquis de), camérier major du roi d'Espagne. Lettre 6974.
Montyon (de). Lettre 6663.
Moreau de La Rochette (François-Thomas), inspecteur général des pépinières
royales de France. Lettres 6901, 6956, 7035, 7060, 7145.
Morellet (l'abbé). Lettres 7092, 7148.
Moultou. Lettres 6858, 6994, 7105, 7113, 7160.
Necker (Mme). Lettre 7112.
Olivet (l'abbé d'). Lettres 6652, 6683, 6717, 6995, 7001, 7155.
Olivier deg Monts (M.), à Anduze. Lettre 7107.
P*" deV"\ Lettre 7115.
Palissot. Lettres 6745, 6798.
Panckoucke, libraire à Paris. Lettres 6775, 7158, 7220.
Panckoucke (Henri). Lettre 7123.
Peacock (M.), ci-devant fermier général du roi de Patna. Lettre 7089.
Perrand (M.), chanoine d'Annecy. Lettre 6857.
Pezay (de). Lettres 6653, 6787.
Pomaret, ministre du saint Évangile à Ganges, en Languedoc. Lettre 7100.
Poniatowski (Stanislas-Auguste), roi de Pologne. — Voyez Stanislas-Auguste.
Ribotte, à Montauban. Lettre 6984.
Richelieu (le maréchal duc de). Lettres 6660, 6669, 6732, 6742, 6794, 6859, 6898,
6900, 6950, 6986, 6993, 7008, 7012, 7013, 7078, 7093, 7122, 7142, 7149, 7188.
Rochefort (le comte de). Lettres 6695, 6721, 6796, 6819, 6850, 7084, 7163, 7178,
7192.
Ruffey (le président de). Lettres 6678, 6722, 7157, 7202.
TABLE DES MATIÈRES. 593
Saint-Julien (Mmede). Lettres 7168, 7198.
Sartines, lieutenant de police. Lettre G932.
Saurin. Lettres 7132, 7167.
Saxe-Gotha (Mmo la duchesse de). Lettres 6933, 6945, 6962, 6961, 6980, 6997.
Schodvalow (le comte André). Lettres 7027, 7177.
Servan, avocat général au parlement de Grenoble. Lettres 6749, 7129.
Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne. Lettres 6716, 7085.
Tabareau, directeur général des postes, à Lyon. Lettre 6954.
Taules (le chevalier de). Lettres 6975, 7072, 7094, 7144, 7172, 7200, 7214.
Thibouville (le marquis de). Lettres 6748, 7099.
Thieriot. Lettres 6820, 7029.
Tott (François, baron de). Lettre 6854.
Tressan (le comte de). Lettre 6773.
Vernes. Lettres 6860, 6999.
Villette (le marquis de). Lettres 7017, 7037.
Villevieille (le marquis de). Lettres 6807, 6863, 6988, 7124.
Voisenon (l'abbé de). Lettre 7050.
Wargemont (le comte de). Lettres 6889, 6914, 6938, 6959, 7030.
Woroncew ou Woronzoff (le comte de), envoyé de Russie à la Haye. Lettre 6990*
Ximenès (le marquis de). Lettres 6741, 6803, 6808.
PERSONNAGES
QUI ONT ADRESSÉ DES LETTRES A VOLTAIRE.
Alembert (<T). Lettres 6692, 6826, 6873, 6879, 6892, 6939, 6947, 6963, 6985, 7019,
7147, 7182.
Antremont (Mme la marquise d'). Lettre 7165.
Bernis (le cardinal de). Lettres 6666, 6814, 6866, 6918.
Cassen, avocat au conseil. Lettre 6830.
Catherine II, impératrice de Russie. Lettres 6664, 6813, 6899.
Chenevières (de). Lettre 6844.
Colini. Lettre 7056.
Deffant (Mme la marquise du). Lettres 6895, 7215.
Duchesne (Mme Ve), libraire. Lettres 6836, 6871.
Frédéric II, roi de Prusse. Lettres 6679, 6736, 6762, 6776, 6812, 6876, 6858, 7114.
Hennin. Lettres 6647, 6677, 6699, 6703, 6728, 6971, 7086, 7119, 7131, 7140, 7159,
7194, 7203, 7209, 7213.
Linguet (Simon-Nicolas-Henri), avocat. Lettre 6757.
Moreau de La Rochette. Lettres 6890, 7016, 7169.
Olivet (l'abbé d'). Lettre 6619.
Poniatowski (Stanislas-Auguste), roi de Pologne. Lettre 6765.
45. — Correspondance. XIII. 38
594 TABLE DES MATIERES.
PERSONNAGES
AYANT ÉCRIT DES LETTRES CONCERNANT VOLTAIRE.
La Beaumelle. Lettre à M. de Sartines, page 308.
Rousseau, conseiller de la cour de Gotha. Lettre à La Beaumelle, n° 6953.
Autre lettre au même, n° 7006.
Woroncew ou Woronzoff (le comte de), envoyé de Russie à la Haye. Lettre à M*
n° 6878.
FIN DE LA TABLE DU TOME XLV.
IMPRIMERIE DE A. QUANTIN
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