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T
i
ŒUVRES COMPLÈTES
DR
GUSTAVE FLAUBERT
VIII
THÉÂTRE
TOUS DROITS RÉSERVÉS
EDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUSTAVE FLAUBERT
VIII
THÉÂTRE
LE CANDIDAT. — LE CHATEAU DES CŒURS
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE BAINT-BENOIT, 7
1885
; \
LE CANDIDAT
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
BBPRiSBNTiB
SUR LE THâ^TRB D\T VaUDBYILLB
LB8 11, 12, 18 n 14 MAS8 1974
PERSONNAGES. ACTEURS.
ROUSSELIN, 56 ani MM. Dblamkoy.
MURBL, 84 ans , . Oqudry.
ORUCHBT, 00 ans SAiNT-OBRMAiit.
JULIEN DUPRAT, «4 ans Traiw.
Le comte de BOUYIONY, 05 ans. . Tbomassb.
ONÉSIMB, son fili, 80 ans Richard.
DODART, notaire, 00 ans Micbbl.
PIBRRB, domestique de M. Rousselin ... Ch. Jolibt.
MB* ROUSSBLIN. 38 ans MM" H. Nbvbux.
LOUISB, sa fille, 18 ans J. Bbrnbarot.
Miss ARABBLLB, institutrice, 80 ami Damain.
PâLICITÊ, bonne de Gruchet BouTHii.
MARCHAIS MM. Rotbr.
HBURTBLOT Lacroix.
LBDRU CORltAOLlA.
HOMBOURÔ. COLSON.
VOINCHET Moisson.
BBAUMBSNIL Pauvre.
UM OARDB CBAMPiTRB BOURCB.
LB PK^SIDBMT DB la RéUlflON ^LBCTORALR. . . JaCQUIBR.
Un GARÇON DB CAFé VAILLANT.
Un mbndiant Jourdan.
Paysans, oayriers, etc.
L'action se passe en province.
Ln mo'.s tntrt de\tx crochets ont été supprimas par la censure.
ACTE PREMIER
Chez M. Roasselin. — Un jardin. — Pavillon à droite. — Une grille occupant
le cdté gauche.
SCÈNE PREMIÈRE.
MUREL, PIERRE, domestique.
Pierre est debout, en train de lire un journal. — Mural entre, tenant un gros bouquet
qu'il donne à Pierre.
MUREL.
Pierre, oii est M. Rousselin ?
PIERRE.
Dans son cabinet, monsieur Murel ; ces dames sont
dans le parc avec leur Anglaise et M. Onésime... de
Bouvigny !
MUREL.
Ah! cette espèce de [séminariste] * à moitié gandin.
J'attendrai qu'il soit parti, car sa vue seule me déplait
tellement!...
PIERRE.
Et à moi donc I
1. Pour LA CBisoRE, il a falla mettre cagot.
2 LE CANDIDAT.
MUREL.
A toi aussi ! Pourquoi ?
PIERRE.
Un gringalet! fiérot! pingre ! Et puis j'ai idée qu'il
vient chez nous... (Mistérieuument.) G'est pour Mademoi-
selle!
MUREL, à demi-voix.
Louise?
PIERRE.
Parbleu ! sans cela les Bouvigny, qui sont des
nobles, ne feraient pas tant de salamalecs à nos bour-
geois !
MUREL, à part.
Ah! ah! attention! (Haut.) N'oublie pas de m'aver-
tir lorsque des messieurs, tout à l'heure, viendront
pour parler à ton maître.
PIERRE.
Plusieurs ensemble? Est-ce que ce serait... par
rapport aux élections?... On en cause...
MUREL.
Assez! Écoute-moi! Tu vas me faire le plaisir
d'aller chez Heurtelot le cordonnier, et prie-le de ma
part. . .
PIERRE.
Vous, le prier, monsieur Murel !
MUREL.
N'importe ! Dis-lui qu'il n'oublie rien !
PIERRE.
Entendu !
ACTE I, SCÈNE II. 3
MUREL.
Et qu'il soit exact ! qu'il amène tout son monde !
PIERRE.
Suffit, monsieur! j'y cours! (iisort.)
SCENE IL
MUREL, GRUGHET.
MUREL.
Eh! c'est monsieur Gruchet, si je ne me trompe?
GRUCHET.
En personne ! Pierre- Antoine, pour vous servir.
MUREL.
Vous êtes devenu si rare dans la maison !
GRUCHET.
Que voulez-vous ? avec le nouveau genre des Rous-
selin ! Depuis qu'ils fréquentent Bouvigny, — un joli
coco, encore, celui-là, — ils font des embarras!...
MUREL.
Comment?
GRUCHET, après un silence.
Vous n'avez donc pas remarqué que leur domes-
tique maintenant porte des guêtres ! Madame ne sort
plus qu'avec deux chevaux , et dans les dîners qu'ils
donnent, — du moins, c'est Félicité, ma servante, qui
me l'a dit, — on change de couvert à chaque assiette .
4 LE CANDIDAT.
MUREL.
Tout cela n*empèche pas Rousselin d'être généreux,
serviable !
GRUCHET.
Oh! d'accord! plus bête que méchant! Et pour
surcroit de ridicule, le voilà qui ambitionne la députa-
lion! Il déclame tout seul devant son armoire à glace,
et, la nuit, il prononce en rêve des mots parlemen-
taires.
MUREL, riant.
En effet!
GRUCHET.
Ah! c'est que ce titre-là sonne bien, député*!!!
Quand on vous annonce : « Monsieur un tel, député! »
Alors, on s'incline. Sur une carte de visite, après le
nom € député » ça flatte l'œil ! Et en voyage, dans un
théâtre, n'importe où, si une contestation s'élève, qu'un
individu soit insolent, ou même qu'un agent de police
vous pose la main sur le collet : « Vous ne savez donc
pas que je suis député, monsieur! »
MUREL, i part.
Tu ne serais pas fâché de l'être, non plus, mon
bonhomme !
GRUCHET.
Avec ça, comme c'est malin ! Pourvu qu'on ait une
maison bien montée, quelques amis, de l'entregent * !
1. Il y a?ait dans le texte de Vintrigue» La censure a préféré de Ton-
tregent.
ACTE I, SCÈNE II. 5
MUREL.
Eh ! mon Dieu ! quand Rousselin serait nommé !
6RUGHET.
Un moment! s*ii se porte, ce ne peut être que can-
didat juste milieu?
MUREL, à part.
Qui sait?
GRUCHET.
Et alors, mon cher, nous ne devons pas... Car enfin
nous sommes des Ubéraux ; votre position, naturelle-
ment, vous donne sur les ouvriers une influence!...
Oh ! vous poussez même à leur égard les bons offices
très loin ! Je suis pour le peuple, moi ! mais pas tant
que vous!... Non... non!
MUREL.
Bref, en admettant que Rousselin se présente?...
GRUCHET.
Je vote contre lui, c'est réglé !
MUREL, à part.
Ah! j'ai eu raison d'être discret! (Haut.) Mais avec
de pareils sentiments que venez-vous faire chez lui?
GRUCHET.
C'est pour rendre service... à ce petit Julien.
MUREL.
Le rédacteur de V Impartial?,,, Vous, l'ami d'un
poète?
GRUCHET.
. Nous ne sommes pas amis ! Seulement, comme je
6 LE CANDIDAT.
le vois de temps à autre au cercle, il m'a prié de l'in-
troduire chez Rousselin.
MUREL.
Au lieu de s'adresser à moi, un des actionnaires
du journal ! Pourquoi?
GRUCHET.
Je l'ignore !
MUREL, i part.
Voilà qui est drôle! (Haut.) Eh bien, mon cher, vous
êtes mal tombé !
GRUCHET.
La raison?
MUREL, à part, allant ot venant.
Ce Pierre qui ne revient pas! J'ai toujours peur...
(Haut.) La raison? c'est que Rousselîn déteste les
bohèmes !
GRUCHET.
Celui-là, cependant...
MUREL.
Celui-là surtout! et même depuis huit jours... m
tire sa montre.)
GRUCHET.
Âh çà! qui vous démange? Vous paraissez tout
inquiet.
MUREL.
Certainement !
GRUCHET.
Les affaires, hein?
ACTE I, SCÈNE II. 7
MUREL.
Oui! mes affaires!
GRUCHET.
Ah ! je vous l'avais bien dit ! ça ne m'étonne pas !...
MUREL.
De la morale, maintenant!
GRUCHET.
Dame, écoutez donc, chevaux de selle et de ca-
briolet, chasses, pique-niques, est-ce que je sais, moi !
Que diable ! quand on est simplement le représentant
d'une compagnie, on ne vit pas comme si on avait la
caisse dans sa poche.
MUREL.
Eh! mon Dieu, je payerai tout!
GRUCHET.
En attendant, puisque vous êtes gêné, pourquoi
n'empruntez-vous pas à RousseUn?
MUREL.
Impossible !
GRUCHET.
Vous m'avez bien emprunté à moi, et je suis moins
riche.
MUREL.
Oh! lui! c'est autre chose!
GRUCHET.
Gomment, autre chose? un homme si généreux,
serviable ! (Siience.) Vous avez un intérêt, mon gaillard,
à ne pas vous déprécier dans la maison.
8 LE CANDIDAT.
MUREL.
Pourquoi ?
GRUCHET.
Vous faites la cour à la jeune fille, espérant qu*un
bon mariage...
MUREL.
Diable d'homme, va!... Oui, je l'adore. M""' Rous-
selin ! Au nom du ciel, pas d'allusion !
GRUCHET, A part.
Oh ! oh ! tu l'adores. Je crois que tu adores surtout
sa dot!
SCÈNE III.
MUREL, GRUCHET, MADAME ROUSSELIN au bras
dONÉSIME, LOUISE, MISS ARABELLE, un livre
à la main.
MUREL, présentant son bouquet à Mme Rousselin.
Permettez-moi, madame, de vous offrir...
MADAME ROUSSELIN, jetant le bouquet sur le guéridon, à gaucho
Merci, monsieur!
MISS ARABELLE.
Oh ! les splendides gardénias 1... et où peut-on
trouver des fleurs aussi rares?
MUREL.
Chez moi, miss Ârabelle, dans ma serre !
ONÉSIME, avec impertinence.
Monsieur possède une serre ?
ACTE l, SCÈNE III. 9
MUREL.
Chaude! oui, monsieur!
LOUISE.
Et rien ne lui coûte pour être agréable à ses amis !
MADAME ROUSSELIN.
Si ce n'est peut-être d'oublier ses préférences po-
litiques.
MUREL, à Louise, à demi-voix.
Votre mère aujourd'hui est d'une froideur!...
LOUISE, de même, comme pour l'apaiser.
Oh!
MADAME ROUSSELIN, à droite, assise devant une petite table.
Ici, près de moi, cher vicomte ! Approchez, mon-
sieur Gruchet ! Eh bien , a-t-on fini par découvrir un
candidat! Que dit-on?
GRUCHET.
Une foule de choses, madame. Les uns...
ONÉSIME, lui coupant la parole.
Mon père affirme que M. Rousselin n'aurait qu'à se
présenter...
MADAME ROUSSELIN, vivement.
Vraiment ! c'est son avis ?
ONÉSIME.
Sans doute ! Et tous nos paysans qui savent que
leur intérêt bien entendu s'accorde avec ses idées...
GRUCHET.
Cependant elles difiièrent un peu des principes
de 89!
40 LE CANDIDAT.
ONÉSIME, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah ! Les immortels principes de 89 !
GRUCHET.
De quoi riez- vous?
ONÉSIME.
Mon père rit toujours quand il entend ce mot-là.
GRUCHET.
Eh ! sans 89, il n'y aurait pas de députés!
Miss ARÂBELLE.
Vous avez raison, monsieur Gruchet, de défendre
le parlement. Lorsqu'un gentleman est là, il peut faire
beaucoup de bien !
GRUCHET, d m"**' Rousselin.
D'abord on habite Paris pendant l'hiver.
MADAME ROUSSELIN.
Et c'est quelque chose ! Louise, rapproche-toi
donc ! Car le séjour de la province, n'est-ce pas, mon-
sieur Murel, à la longue, fatigue ?
MUREL, vivement.
Oui, madame ! (Bas à Louise.) On y peut cependant
trouver le bonheur !
GRUCHET.
Gomme si cette pauvre province ne contenait que
des sots!
MISS ARABELLE, avec cxalution.
Oh ! non ! non ! Des cœurs nobles palpitent à
*
l'ombre de nos vieux bois ; la rêverie se déroule plus
ACTE ï, SCÈNE 111. 44
largement sur les plaines; dans les coins obscurs,
peut-être, il y a des talents ignorés, un génie qui
rayonnera ! (Slle s'assied et reprend sa pose mélancolique.)
MADAME ROUSSELIN.
Quelle tirade, ma chère! Vous êtes plus que jamais
en veine poétique !
ONÉSIME.
Mademoiselle, en effet, sauf un léger accent, nous
a détaillé tout à l'heure le Lac de M. de Lamartine...
d'une façon...
MADAME ROUSSELIN.
Mais vous connaissez la pièce ?
ONÉSIME.
On ne m'a pas encore permis de lire cet auteur.
MADAME ROUSSELIN.
Je comprends! une éducation... sérieuse! (Lui passant
sur les poignets un écheveau de laine à dévider.) AuriCZ-VOUS l'obli-
geance?... Les bras toujours étendus! fort bien!
ONESIME.
Oh! je sais! Et même, je suis pour quelque chose
dans ce paysage en perles que vous a donné ma sœur
Elisabeth !
MADAME ROUSSELIN.
Un ouvrage charmant; il est suspendu dans ma
chambre ! Louise, quand tu auras fini de regarder
Y Illustration.,,
MUREL, à part.
On se méfie de moi; c'est clair!
42 LE CANDIDAT.
MADAME ROUSSELIN.
J'ai admiré, du reste, les talents de vos autres
sœurs, la dernière fois que nous avons été au château
de Bouvigny.
ONÉSIME.
[Ma mère y recevra prochainement la visite de mon
grand-oncle, l'évoque de Saint-Giraud.
MADAME ROUSSELIN.
Monseigneur de Saint-Giraud votre oncle !
ONÉSIME.
Oui! le parrain de mon père.
MADAME ROUSSELIN.
Il nous oublie, le cher comte, c'est un ingrat] * !
ONÉSIME.
Oh ! non ! car il a demandé pour tantôt un rendez-
vous à M. Rousselin!
MADAME ROUSSELIN, l'air satisfait.
Ah!
ONÉSIME.
11 veut l'entretenir d'une chose... Et je crois même
que j'ai vu entrer tout à l'heure maître Dodart.
MUREL, à part.
Le notaire! Est-ce que déjà?...
MISS ARABELLE.
En effet! Et après est venu Marchais, l'épicier, puis
M. Bondois, M. Liégeard, d'autres encore.
1. \a cbnsdrk ne permettant pat le mot<^gue*ni le mot monseigneur,
'M*"* RoussRLiN : ... Au château de Bouvigny, mais votre père nous oublie.
C'est un ingrat.
ACTE I, SCÈNE IV. 43
MUREL, A part.
Diable! qu'est-ce que cela veut dire?
SCÈNE IV.
Liss Mêmes, ROUSSELIN.
LOUISE.
Ah! papa!
ROUSSELIN, le sourire aux lèvres.
Regarde-le, mon enfant! Tu peux en être fière!
(Embrassant sa femme.) BoUJOUF, ma ChéHe !
MADAME ROUSSELIN.
Que se passe-t-il? cet air rayonnant...
ROUSSELIN, apercevant Murel.
Vous ici, mon bon Murel! Vous savez déjà... et
VOUS avez voulu être le premier?
MUREL.
Quoi donc?
ROUSSELIN, apercevant Gruchet.
Gruchet aussi! ah! mes amis! C'est bien! Je suis
touché! Vraiment, tous mes concitoyens!...
GRUCHET.
Nous ne savons rien !
MUREL.
Nous ignorons complètement...
ROUSSELIN.
Mais ils sont là!... ils me pressent!
44 LE CANDIDAT.
TOUS.
Qui donc?
ROUSSELIN.
[Tout un comité]* qui me propose la candidature de
l'arrondissement.
MUREL, à part.
Sapristi! on m'a devancé!
MADAME ROUSSELIN.
Quel bonheur!
GRUCHET.
Et vous allez accepter peut-être?
ROUSSELIN.
Pourquoi pas? Je suis conservateur, moi!
MADAME ROUSSELIN.
Tu leur as répondu?
ROUSSELIN.
Rien encore! Je voulais avoir ton avis.
MADAME ROUSSELIN.
Accepte !
LOUISE. .
Sans doute!
ROUSSELIN.
Ainsi vous ne voyez pas d'inconvénient?
TOUS.
Aucun. — Au contraire. — Va donc!
1. Il y ayait dans le texte : Un comité ministériel me propose. L\ cex-
scns a enlevé ministériel!!!
ACTE I, SCENE V. 45
ROUSSELIN.
Franchement, vous pensez que je ferais bien?
MADAME ROUSSELIN.
Oui! oui!
ROUSSELIN.
Au moins, je pourrai dire que vous m'avez forcé !
(Fausse sortie.)
MUREL, l'arrôtEDt.
Doucement! un peu de prudence.
ROUSSELIN, stupéfait.
Pourquoi?
MUREL.
Une pareille candidature n'est pas sérieuse I
ROUSSELIN.
Comment cela?
SCÈNE V.
Les mêmes, MARCHAIS, puis MAITRE DODART.
MARCHAIS.
Serviteur à la compagnie ! Mesdames, faites excuse !
Les messieurs qui sont là m*ont dit d'aller voir ce que
faisait M. Rousselin, et qu'il faut qu'il vienne! et qu'il
réponde oui!
ROUSSELIN.
Certainement!
MARCHAIS.
Parce que vous êtes une bonne pratique, et que
vous ferez un bon député !
46 LE CANDIDAT.
ROUSSE LIN, avec enivrement.
Député !
DO D ART, entrant.
Eh! mon cher, on s*impatiente, à la fin!
GRUCHET, à part
Dodart! encore un tartufe celui-là!
DODART, à Onésime.
Monsieur votre père qui est dans la cour désire
vous parler.
MUREL.
Ah! son père est là?
GRUCHET, à Mnrel.
11 vient avec les autres. L'œil au guet, Murel ! «
MUREL.
Pardon, maître Dodart. (a Rousseiin.) Imaginez un pré-
texte... (A Marchais.) Ditcs quc M. Rousseliu se trouve
indisposé, et qu'il donnera sa réponse... tantôt. Vive-
ment! (Marchais sort.)
ROUSSELIN.
Voilà qui est trop fort, par exemple !
MUREL.
Eh! on n'accepte pas une candidature, comme cela,
à rimproviste !
ROUSSELIN.
Depuis trois ans je ne fais que d'y penser!
MUREL.
Mais vous allez commettre une bévue! Demandez à
ACTE I, SCÈNE V. 47
M"" Dodart, homme plein de sagesse, et qui connaît la
localité, s'il peut répondre de votre élection.
DODART.
En répondre, non! J'y crois cependant! Dans ces
aflaires-là, après tout, on n'est jamais sûr de rien.
D'autant plus que nous ne savons pas si nos adver-
saires...
GRUCHET.
Et ils sont nombreux, les adversaires !
ROUSSELIN, ahuri.
Ils sont nombreux?
MUREL.
Immensément! (a Dodan.) Vous excuserez donc notre
ami qui désire un peu de réflexion, (a Rousseiin.) Âh! si
vous voulez risquer tout !
ROUSSELIN.
11 n'a peut-être pas tort? (a oodart.) Oui, priez-les...
DODART.
Eh bien, monsieur Onésime? Allons!
MUUEL.
Allons! il faut obéir à papal
ROUSSELIN, à Murcl qui entraîne Onésime.
Gomment, vous partez aussi ? Pourquoi ?
MUREL.
Cela est mon secret! Tenez-vous tranquille! vous
verrez !
48 LE CANDIDAT.
SCÈNE VI.
ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN,
MISS ARABELLE, GRUCHET.
ROUSSELIN.
Que va-t-il faire ?
GRDCHET.
' Je n'en sais rien !
MADAME ROUSSELIN.
Quelque extravagance !
GRUCHET, rUat.
Oui; c'est un drôle de jeune homme! J'étais venu
pour avoir la permission de vous en présenter un
autre.
ROUSSELIN.
Amenez-le !
GRUCHET.
Oh! il peut fort bien ne pas vous convenir. Vous
avez quelquefois des préventions. En deux mots, il se
nomme M. Julien Duprat.
ROUSSELIN.
Ah! non! non!
GRUCHET.
Quelle idée !
ROUSSELIN.
Qu'on ne m'en parle pas, entendez-vous ! (Apercevant
«ur lo guéridon un journal.) J'avais pourtaut défendu l'admis-
ACTE J, SCÈNE VI. <9
sion chez moi de ce papier! Mais je ne suis pas le maî-
tre, apparemment! (Bzammant u feaiiie.) Oui! encore des
vers !
GRUCHET.
Parbleu, puisque c'est un poète !
ROUSSELIN.
Je n*aime pas les poètes! de pareils galopins...
MISS ÀRÀBELLE, un peu haleUnto.
Je VOUS assure, monsieur, que je lui ai parlé, une
fois, à la promenade, sous les quinconces; et il est...
très bien !
GRUCHET.
Quand vous le recevriez!
ROUSSELIN.
Moins que jamais! (a Louue.) Moins que jamais, ma
fiUe!
LOUISE.
Oh ! je ne le défends pas !
ROUSSELIN.
Je Tespère bien... un misérable!
m
MISS ARABELLE, violemment.
Ah!
GRUCHET.
Mais pourquoi?
ROUSSELIN.
Parce que... Pardon, miss Arabelle ! (a sa femme
montrant Louise.) Oui, cmmèuc-la ! J'ai bcsoin de m'expli-
quer avec Gruchet.
80 LE CANDIDAT
SCÈNE VIL
ROUSSELIN, GRUGHET.
G RU G H ET, assit sur lo banc, à gauche.
Je vous écoute.
ROUSSELIN, prenant le journal.
Le feuilleton est intitulé : « Encore à elle ! »
Les vieux sphinx accroupis qui sont de pierre dure
Gémiraient, sous la peine horrible qu'on endure
Lorsque...
Eh! je me fiche bien de tes sphinx!
GRUGHET.
Moi aussi; mais je ne comprends pas.
ROUSSELIN.
C'est la suite de la correspondance... indirecte.
GRUGHET.
Si vous vouliez vous expliquer plus clairement?
ROUSSELIN.
Figurez-vous donc qu'il y a eu mardi huit jours,
en me promenant dans mon jardin, le matin, de très
bonne heure; — je suis agité maintenant, je ne dors
plus; — voilà que je distingue, contre le mur de l'es-
palier, sur le treillage. . .
GRUGHET.
Un homme?
ACTE 1, SCÈNE VIT. 24
ROUSSELIN.
Non, une lettre, une grande enveloppe (ça avait
l'air d'une pétition) et qui portait pour adresse sim-
plement: « A elle! » Je l'ai ouverte, comme vous
pensez, et j'ai lu... une déclaration d'amour en vers,
mon ami! quelque chose de brûlant... tout ce que la
passion . . .
GRUCHET.
Et pas de signature, naturellement? Aucun indice?
ROUSSELIN.
Permettez ! La première chose à faire était de con-
naître la personne qui inspirait ce délire, et comme
elle se trouvait décrite dans cette poésie même, car
on y parlait de cheveux noirs, mon soupçon d'abord
s'est porté sur Arabelle, notre institutrice, d'autant
plus...
GRUCHET.
Mais elle est blonde !
ROUSSELIN.
Qu'est-ce que ça fait? en vers, quelquefois, à cause
de la rime, on met un mot pour un autre. Cependant,
par délicatesse, vous comprenez, les Anglaises... je
n'ai pas osé lui faire de questions.
GRUCHET.
Mais votre femme?
ROUSSELIN.
Elle a haussé les épaules, en me disant : « Ne t'oc-
cupe donc pas de tout ça ! ^
« LE CANDIDAT.
GRUCHET.
Et Julien là dedans?
ROUSSELIN.
Nous y voici ! Je vous prie de noter que la susdite
poésie commençait par ces mots :
Quand j'aperçois ta robe entre les orangers!
et que je possède deux orangers, un de chaque côté
de ma grille , — il n'y en a pas d'autres aux environs ,
— c'est donc bien à quelqu'un de chez moi que la
déclaration en vers est faite ! A qui? à ma fille, évi-
demment, à Louise ! et par qui? par le seul homme du
pays qui compose des vers, Julien ! (Mouvement de Cruchet.)
De plus, si on compare l'écriture de la poésie avec
l'écriture qui se trouve tous les jours sur la bande du
journal, on reconnaît facilement que c'est la même.
GRUCHET, à part.
Maladroit, va!
ROUSSELIN.
Le voilà, votre protégé! que voulait-il? séduire
M"' Rousselin?
GRUCHET.
Oh!
ROUSSELIN.
L'épouser peut-être ?
GRUCHET.
Ça vaudrait mieux !
ROUSSELIN.
Je crois bien 1 Maintenant, ma parole d'honneur, on
ACTE I, SCENE VII. 23
ne respecte plus personnel L'insolent! Est-ce que je
lui demande quelque chose, moi? Est-ce que je me
mêle de ses' affaires! Qu'il écri vaille ses articles! qu'il
ameute le peuple contre nous! qu'il fasse l'apologie
des bousingots de son espèce! Va, va, mon petit jour-
naliste, cours après les héritières !
GRUCHET.
Il y en a d'autres qui ne sont pas journalistes, et
qui recherchent votre fille pour son argent !
ROCSSELIN.
Hein?
GRUCHET.
Cela saute aux yeux! — On vit à la campagne, où
l'on cultive les terres de ses ancêtres soi-même, par
économie et fort mal. Du reste, elles sont mauvaises
et grevées d'hypothèques. Huit enfants, dont cinq filles,
une bossue ; impossible de voir les autres pendant la
semaine, à cause de leurs toilettes. L'atné des gar-
çons, qui a voulu spéculer sur les bois, s'abrutit à
Moslaganem avec de l'absinthe. Ses besoins d'argent
sont fréquents. Le cadet, Dieu merci [sera prêtre]*; le
dernier, vous le connaissez, il tapisse. Si bien que
l'existence n'est pas drôle dans le castel, où la pluie
vous tombe sur la nuque par les trous du plafond.
Mais on fait des projets, et de temps à autre — les
beaux jours, ceux-là — on s'encaque dans la petite
voiture de famille disloquée, que le papa conduit lui-
1. La censcrb a biffé le mot prêtre sar mon manuscrit. J^ai mis : Le
cadet, Dieu merci, a disparu.
24 LE CANDIDAT.
même, pour venir se refaire à Texcellente lable de ce
bon M. Rousselin, trop heureux de la fréquentation.
ROUSSELIN.
Ah! VOUS allez loin; cet acharnement...
GRUCHET.
C*est que je ne comprends pas tant de respect
pour eux, à moins que, par suite de votre ancienne
dépendance...
ROUSSELIN, avec douleur.
Gruchet, pas un mot de cela, mon ami! pas un
mot; ce souvenir...
GRUCHET.
9
Oh ! soyez sans crainte; ils ne divulgueront rien, et
pour cause!
ROUSSELIN.
Alors ?
GRICHET.
Mais vous ne voyez donc pas que ces gens-là nous
méprisent parce que nous sommes des plébéiens, des
parvenus ! et qu'ils vous jalousent, vous, parce que
vous êtes riche ! L'offre de la candidature qu'on vient
de vous faire — due, je n'en doute pas, aux
manœuvres de Bouvigny, et dont il se targuera —
est une amorce pour happer la fortune de votre fille.
Mais comme vous pouvez très bien ne pas être élu...
ROUSSELIN.
Pas élu?
ACTE I, SCfcNE VIL ïo
GRUCHET.
Certainement ! Et elle n'eu sera pas moins la femme
d'un idiot, qui rougira de son beau-père.
ROUSSELIN.
Oh! je leur crois des sentiments...
GRUCHET.
Mais si je vous apprenais qu'ils en font déjà des
gorges chaudes?
ROUSSELIN.
Qui vous l'a dit?
GRUCHEI.-
Félicité, ma bonne. Les domestiques, entre eux,
vous savez, se racontent les propos de leurs maîtres.
ROUSSELIN
Quel propos? lequel?
GRUCHET.
Leur cuisinière les a entendus qui causaient de ce
mariage mystérieusement; et, comme la comtesse
avait des craintes, le comte a répondu, en parlant de
vous: € Bah! il en sera trop honoré! »
ROUSSELIN.
Ah! ils m'honorent !
GRUCHET.
Ils croient la chose presque arrangée !
ROUSSELIN.
Ah ! non, Dieu merci !
26 LE CANDIDAT.
GRUCHET.
Us sont môme tellement sûrs de leur fait, que tout
à riieure, devant ces dames, Onésime prenait un petit
air fat !
ROUSSELIN.
Voyez-vous !
GRUCHET.
Un peu plus, j'ai cru qu'il allait la tutoyer !
PIERRE, annonçant.
M. le comte de Bouvigny!
GRUCHET.
Ah! — Je me retire! Adieu, Rousselin! N'oubliez
pas ce .que je vous ai dit ! (H passe devant Bouvigny, lo chapeau
sur la tôtc, — tout doux échangent un regard de haine, — puis lui montre
le poing par derrière.) Jc tc réscrvc uu plat dc mou métier,
à toi!
SCÈNE VIII.
ROUSSELIN, LE COMTE DE BOUVIGNY.
BOUVIGNY, dun ton dégagé.
L'entretien que j'ai réclamé de vous, cher mon-
sieur, avait pour but...
ROUSSELIN, d'un geste, l'invite à s'asseoir.
Monsieur le comte...
BOUVIGNY, sasseyant.
Entre nous, n'est-ce pas, la cérémonie est inutile?
ACTE I, SCENE VIII. 27
Je viens donc, presque certain d'avance du succès,
vous demander la main de mademoiselle votre fille
Louise pour mon fils le vicomte Onésime-Gaspard-
Olivier de Bouvigny ! (siience de Roussoiin.) Hein ! vous
dites ?
HOUSSELIN.
Rien jusqu'à présent, monsieur.
BOUVIGNY, vivement.
J'oubliais ! Il y a de grandes espérances, pas direc-
tes à la vérité !... et comme dot... une pension... ; du
reste. M* Dodart, détenteur des titres (baissant u voix), ne
manquera pas... iuàme silence.) J'attends.
ROUSSELIxX.
Monsieur... c'est beaucoup d'honneur pour moi,
mais...
BOUVIGNY, piqué.
Comment? mais!...
ROUSSELÎN.
On a pu, monsieur le comte, vous exagérer ma
fortune?
BOUVIGNY.
Croyez-vous qu'un pareil calcul?... et que les Bou-
vigny!...
ROUSSELIN.
Loin de moi cette idée ! Mais je ne suis pas aussi
riche qu'on se l'imagine !
BOUVIGNY, gracieux.
La disproportion en sera moins grande !
J8 LE CANDIDAT.
ROCSSELIN.
Cependant, malgré des revenus... raisonnables,
c'est vrai, nous vivons, sans nous gêner. Ma femme a
des goûts... élégants. J'aime à recevoir, à répandre le
bien-être autour de moi. J'ai réparé à mes frais la
route de Bugueux à Faver ville. J'ai établi une école et
fondé, à l'hospice, une salle de quatre lits qui portera
mon nom.
BOUVIGNY.
On le sait, monsieur, on le sait !
ROUSSELIN.
Tout cela pour vous convaincre que je ne suis pas
— bien que fils de banquier et l'ayant été moi-même
— ce qu'on appelle un homme d'argent. Et la position
de M. Onésime ne saurait être un obstacle, mais il y
en a un autre. Votre fils n'a pas de métier ?
BOUVIGNY, fièrement.
Monsieur, un gentilhomme ne connaît que celui des
armes !
ROUSSELIN.
Mais il n'est pas soldat?
BOUVIGNY.
Il attend, pour servir son pays, que le gouverne-
ment ait changé.
ROUSSELIN.
Et en attendant?...
BOUVIGNY.
Il vivra dans son domaine, comme moi, monsieur !
ACTE I, SCÈNE VIII. 29
ROUSSELIN.
A user des souliers de chasse, fort bien ! Mais moi,
monsieur, j'aimerais mieux donner ma fille à quelqu'un
dont la fortune — pardon du mot — serait encore
moindre.
BOUVIGNY.
La sienne est assurée !
ROUSSELIN.
A un homme qui n'aurait même rien du tout,
pourvu...
BOUVIGNY.
Oh ! rien du tout !
ROUSSELIN, se levant.
Oui, monsieur, à un simple travailleur, à un pro-
létaire.
BOUVIGNY, 60 levant.
C'est mépriser la naissance !
ROUSSELIN.
Soit! Je suis un enfant de la Révolution, moi !
BOUVIGNY.
Vos manières le prouvent, monsieur !
ROUSSELIN.
Et je ne me laisse pas éblouir par l'éclat des titres !
BOUVIGNY.
Ni moi par celui de l'or..,, croyez-le !
30 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Dieu merci, on ne se courbe plus devant les sei-
gneurs, comme autrefois !
BOUVIGNY.
En effet, votre grand-père a été domestique dans
ma maison!
ROUSSELIN.
Ah ! vous voulez me déshonorer? Sortez, monsieur!
La considération est aujourd'hui un privilège tout per-
sonnel. La mienne se trouve au-dessus de vos calom-
nies ! Ne serait-ce que ces notables qui sont venus tout
à l'heure m'oflrir la candidature...
BOUVIGNY.
On aurait pu me l'olTrir aussi, à moi! et je l'ai, je
l'aurais refusée par égard pour vous. Mais devant une
pareille indélicatesse, après la déclaration de vos prin-
cipes, et du moment que vous êtes un démocrate, un
suppôt de l'anarchie...
ROUSSELIN.
Pas du tout !
BOUVIGNY.
Un organe du désordre, moi aussi, je me déclare
candidat! Candidat conservateur, en tendes vous ! et
nous verrons bien lequel des deux... Je suis même le
camarade du préfet qui vient d'être nommé ! Je ne m'en
cache pas! et il me soutiendra! Bonsoir! (n sort.)
ACTE I, SCÈNE X. 3<
SCÈNE IX.
ROUSSELIN, 8oui.
Mais ce furieux-là est capable de me démolir dans
ropinion, de me faire passer pour un jacobin ! J'ai
peuUêtre eu tort de le blesser. Cependant, vu la for-
tune des Bouvigny, il m'était bien impossible... N'im-
porte, c'est fâcheux ! Murel et Gruchet déjà ne m'avaient
pas l'air si rassurés, et il faudrait découvrir un moyen
de persuader aux conservateurs... que je suis... le
plus conservateur des hommes... hein? qu'est-ce donc?
SCÈNE X.
ROUSSELIN, M:UREL, avec une fouie d'électoun,
HEURTELOT, BEALMESNIL, VOINCHET,
HOMBOURG, LEDRU, puis GRUCHET.
MUREL.
Mon cher concitoyen, les électeurs ici présents
viennent vous offrir, par ma voix, la candidature du
parti libéral de l'arrondissement.
ROUSSELIN.
Mais.,, messieurs...
MUREL
Vous aurez entièrement pour vous les communes de
32 LE CANDlDxVÏ.
Faverville, HaroUe, Lahoussaye, Sannevas, Bonneval,
Hautot, Saint-Mathieu.
ROLSSELIN.
Ah ! ah !
MUREL.
RaDdou, Manerville, la Coudrette! Enfin nous comp-
tons sur une majorité qui dépassera quinze cents voix,
et votre élection est certaine.
ROUSSELIN.
Ah ! citoyens ! (Bas à Murei.) Je ne sais que dire.
MUREL.
Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de
vos amis politiques : d'abord, le plus ardent de tous,
un véritable patriote, M. Heurtelot... fabricant...
HEURTELOT.
Oh ! dites cordonnier, ça ne me fait rien !
MUREL.
M. Hombourg, maître de l'hôtel du Lion d'or et
entrepreneur de roulage ; M. Voinchet, pépiniériste ;
M. Beaumesnil, sans profession; le brave capitaine
Ledru, retraité.
ROUSSELIN, avec enthousiasme.
Ah I les militaires !
MUREL.
Et tous nous sommes convaincus que vous remplirez
hautement cette noble mission . (Bas à Rousseiin.) Parlez donc!
ROUSSELIN.
Messieurs !.. . non, citoyens ! Mes principes sont les
ACTE 1, SCÈNE X. 33
vôtres! et... certainement que... je suis l'enfant du
pays, comme vous ! On ne m'a jamais vu dire du mal
de la liberté, au contraire ! Vous trouverez eu moi...
un interprète... dévouée vos intérêts, le défenseur...
une digue contre les envahissements du Pouvoir!
KUREL, lui prenant la main.
Très bien, mon ami, très bien ! Et n'ayez aucun
doute sur le résultat de votre candidature 1 D'abord elle
sera soutenue par X Impartial!
m
ROUSSELIN.
V Impartial pour moi ?
GRUCHET, sortant de la foule.
Mais tout à fait pour vous ! J'arrive de la rédaction.
Julien est d'une ardeur ! (Bas à Muroi, étonné de le voir.) Il m'a
dênné des raisons. Je vous expliquerai, (aux électeurs.)
Vous permettez, n'est-ce pas ? (a Rousseim.) Maintenant,
c'est bien le moins que je vous l'amène?
ROUSSELIN.
Qui? pardon! car j'ai la tête...
GRUCHET.
Que je vous amène Julien? il a envie de venir.
ROUSSELIN.
Est-ce... véritablement nécessaire?
GRUCHET. '
Oh ! indispensable !
ROUSSELIN,
Eh bien, alors... oui, comme vous voudrez. (Orachot
sort.)
3
34 L£ CANDIDAT.
HEURTE LOT, prenant par le coude Routaelin qu'il fait tourner
sur ses talons.
Ce n*est pas tout ça, citoyen ! mais la première
chose quand vous serez là-bas, c*est (i*abolir Timpôl
des boissons !
ROUSSELIN.
Les boissons? sans doute!
HEURT ELOT.
Les autres font toujours des promesses ; et puis va
te promener! Moi, je vous crois un brave; et tapez là
dedans ! (U lul tend la main.)
ROUSSE T. IN, avec hésitation.
Volontiers, citoyen, volontiers!
HEURTELOT.
A la bonne heure ! et il faut que ça finisse ! Voilà
trop longtemps que nous souffrons !
HOMBOURG.
Parbleu ! on ne fait rien pour le roulage ! Tavoinc
est hors de prix !
ROUSSFJ.IN.
C'est vrai! Tagriculture. ..
HOMDOURG.
Je ne parle pas de l'agriculture! Je dis le rou-
lage!
MUREL.
Il n'y a que cela! mais, grâce à lui, le gouverne-
ment...
ACTE I, SCÈNE X. .^5
LEORU.
Ah! le gouvernement! il décore un tas de frelur
quetsi
VOINCHET.
Et leur tracé du chemin de fer, qui passera par
Saint-Mathieu, est d'une bêtise!...
BEAUMESNIL.
On ne peut plus élever ses enfants I
ROUSSELIN.
Je VOUS promets...
IlOMBOURG.
D'abord, les droits de la poste!...
ROUSSELIN.
Oh! oui!
LEDRU.
Quand ce ne serait que dans l'intérêt de la disci-
pline !
ROUSSELIN.
Parbleu !
VOINCHET.
Au lieu que si ou avait pris par Bonneval...
ROUSSELIN.
Assurément !
BEAUMESNIL.
Moi, j'en ai un qui a des dispositions...
ROUSSELIN.
Je vous crois !
36
LE CANDIDAT.
HOMBOURG.
Ainsi, pour louer un cabriolet...
LEDUU.
Je ne demande rien; cependant...
VOINCHET.
Ma propriété qui se trouve...
BEA.UMESNIL.
Car enfin, puisqu'il y a des collèges...
5
CB
S
o
H
;
MUREL, élevant la voix plus haut.
Citoyens,^ pardon, un mot! Citoyens, dans cette cir-
constance oîi notre cher compatriote, avec une sim-
plicité de langage que j'ose dire antique, a si bien
confirmé notre espoir, je suis heureux d'avoir été
votre intermédiaire...; — et afin de célébrer cet évé-
nement, d'où sortiront pour le canton — et peut-être
pour la France — de nouvelles destinées, permettez-
moi de vous offrir, lundi prochain, un punch à ma
fabrique.
LES ÉLECTEURS.
Lundi, oui. lundi !
MUREL.
Nmis n'avons plus qu'à nous retirer, je crois?
TOUS, on %'en allant.
Adieu, monsieur Rousselin! A bientôt! ça ira!
vous verrez!
» t «
ROUSSELIN, donnant des poignées de main.
Mes amis! Ah! je suis touché, je vous assure!
Adieu ! Tout à vous ! (Les électeurs s'éloignent.)
1 1 ( I '
ACTE î, SCÈNE X. 37
MUREL, à Rousselin.
Soignez Heurtelot; c'est un meneur! (n va retrouver,
au fond, les électeurs.)
ROUSSELIN, appelant
Heurtelot !
HEURTELOT.
De quoi?
ROUSSELIN, !'en«.ralnant à l'écart.
Vous ne pourriez pas me faire quinze paires de
bottes?
HEURTELOT.
Quinze paires?
ROUSSELIN.
Oui! et autant de souliers. Ce n*est pas que j'aille
en voyage, mais je tiens à avoir une forte provision de
chaussures.
HEURTELOT.
On va s'y mettre tout de suite, monsieur! A vos
ordres ! (n va rejoindre les électeurs.)
HOMBOURG.
Monsieur Rousselin, il m'est arrivé dernièrement
une paire d'alezans, qui seraient des bijoux à votre
calèche! Voulez-vous les voir?
ROUSSELIN.
Oui, un de ces jours !
VOINCHET.
Je vous donnerai une petite note, vous savez, sur le
tracé du nouveau chemin de fer, de façon à ce que,
prenant mon terrain par le milieu...
38 m CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Très bien !
BEAUMESNIL.
Je vous amènerai mon fils, et vous conviendrez
qu*il serait déplorable de laisser un pareil enfant sans
éducation.
ROUSSELIN.
A la rentrée des classes, soyez sûr !...
HEURTELOT.
Voilà un homme celui-là! Vive Rousselin!
TOUS.
Vive Rousselin ! (tous les élcctean sortent.)
SCENE XI.
ROUSSELIN, MUREL.
ROUSSELIN se précipite sur Murcl, et l'embrassant.
Ah ! mon ami ! mon ami ! mon ami !
MUREL.
Trouvez-vous la chose bien conduite?
ROUSSELIN.
C'est-à-dire que je ne peux pas vous exprimer...
MUREL.
Vous en aviez envie, avouez-le ?
ROUSSELIN.
J'en serais mort! Au bout d*un an que je m*étais
ACTE I, SCÈNE XI. 39
retiré ici, à la campagne, j*ai senti peu à peu comme
une langueur. Je devenais lourd. Je m'endormais le
soir, après le diner; et le médecin a dit à ma femme :
« Il faut que votre mari s'occupe ! » Alors j'ai cherché
en moi-même ce que je pourrais bien faire;
MUREL.
Et vous avez pensé à la députation ?
ROUSSELIN.
Naturellement! Du reste, j'arrivais à l'âge où l'on
se doit ça. J'ai donc acheté une bibliothèque. J'ai pris
un abonnement au Moniteur.
MUREL.
Vous vous êtes mis à travailler, enfin !
ROUSSELIN.
Je me suis fait, premièrement, admettre dans une
société d'archéologie, et j'ai commencé à recevoir, par
la poste, des brochures. Puis, j'ai été du conseil muni-
cipal, du conseil d'arrondissement, enfin du conseil
général; et dans toutes les questions importantes, de
peur de me compromettre... je souriais. Oh! le sou-
rire, quelquefois, est d'une ressource !
MUREL.
Mais le public n'était pas fixé sur vos opinions, et
il a fallu — vous ne savez peut-être pas...
ROUSSELIN.
Oui! je sais... c'est vous, vous seul!
MUREL.
Non, vous ne savez pas!
40 LE CANDIDAT. -
ROUSSELÎN.
Si fait! ah! quel diplomate!
MUREL, à part.
Il y raord! (Haut.) Les ouvriers de ma fabrique
étaient hostiles au début. Des hommes redoutables,
mon ami! À présent, tous dans votre main!
ROUSSELIN.
Vous valez votre pesant d'or !
MUREL, à part.
* •
Je n*en demande pas tant!
ë
ROUSSELIN, le contemplant.
Tenez! vous êtes pour moi... plus qu'un frère!...
comme mon enfant!
HUREL, avec lenteur.
Mais... je pourrais... l'être.
ROUSSELIN.
Sans doute! (mouvement bmaque de Marel) eU admettant*
que je sois plus vieux.
MUREL, avec un rire forcé.
Ou moi... en devenant votre gendre. Voudriez-
vous ?
ROUSSELIN, avec lo même rire.
Farceur!... vous ne voudriez pas vous-même!
MUREL, énergiqnement.
Parbleu! oui!
ROUSSELIN.
Allons donc ! avec vos habitudes parisiennes !
ACTE 1, SCÈNE Xï. 41
MUREL.
Je vis en province !
ROUSSELTN.
Eii! on ne se marie pas à votre âge!
MUREL.
Trente-quatre ans, c'est l'époque!
ROUSSELIN.
Quand on a, devant soi, un avepir comme le vôtre!
MUREL.
Eh! mon avenir s'en trouverait singulièrement...
ROUSSELIN.
Raisonnons; vous êtes tout simplement le direc-
teur de la filature de Bugneaux, représentant la com-
pagnie flamande. Appointements : vingt mille.
MUREL.
Plus une part considérable dans les bénéfices!
ROUSSELIN.
Mais l'année où on n'en fait pas? Et puis, on peut
très bien vous mettre à la porte.
MURÉL.
J'irai ailleurs, où je trouverai...
ROUSSELIN.
Mais vous avez des dettes! des billets en souf-
france ! on vous harcèle !
MUREL.
Et ma fortune, à moi ! sans compter que plus
tard...
At LE CANDIDAT.
nOUSSELTN.
Vous allez me parler de Théritage de votre tante ?
Vous n*y comptez pas vous-même. Elle habite à deux
cents lieues d'ici, et vous êtes fâchés!
MUREL, à part.
Il sait tout, cet animal-là !
ROUSSELIN.
Bref, mon cher, et quoique je ne doute nullement
de votre intelligence ni de votre activité, j'aimerais
mieux donner ma ûUe... à un homme...
MUREL.
Qui n'aurait rien du tout, et qui serait bête!
ROUSSELIN.
Non! mais dont la fortune, quoique minime, serait
certaine !
MURET.
Ah ! par exemple !
ROUSSELIN.
Oui, monsieur, à un modeste rentier, à un petit
propriétaire de campagne.
MUREL.
Voilà le cas que vous faites du travail !
ROUSSELIN.
Écoutez donc! l'industrie, ça n'est pas sûr« et un
bon père de famille doit y regarder à deux fois.
MUREL.
Enfin, vous me refusez votre fille?
ACTE I« SCÈNE XII. 43
ROUSSELIN, arec bonhomie et lui prenant la xnain.
Forcément! et en bonne conscience, ce n'est pas
ma faute! sans rancune, n'est-ce pas? UppeUnt.) Pierre!
Mon buvard et un encrier! Asseyez-vous là! Vous
allez préparer ma profession de foi aux électeurs.
(Pierre apporte ce que Roauolin a demandé et le dépote lur la petite
table, à droite )
MUREL.
Moi! que je...
ROUSSELIN.
Nous la reverrons ensemble! Mais commencez
#
d'abord. Avec votre verve, je ne suis pas inquiet!
Ah! vous m'avez donné tout à Theure un bon coup
d'épaule... pour mon discours! Je ne vous tiens pas
quitte! Est-il gentil! — Je vous laisse! Moi, je vais à
mes petites affaires! Quelque chose d'enlevé, n'est-ce
pas? — du feu! (n tort.)
SCÈNE XII.
MUREL, tcai.
Imbécile! Me voilà bien avancé maintenant! u la
cantonade.) Mais, vicillc bêtc , tu uc trouvcras jamais
quelqu'un pour la chérir comme moi ! De quelle façon
me venger? ou plutôt si je lui faisais peur? C'est un
homme à sacrifier tout pour être élu. Donc, il fau-
.drait lui découvrir un concurrent! Mais lequel! (Rntre
Omchet) Ah!
44 LE CANDIDAT.
SCENE XIII.
MU«EL, GRUGHET.
GRUCHET.
Qu'est-ce qui vous prend ?
MUBEL.
Un remords! J*ai commis une sollise, et vous aussi.
GULCHET.
En quoi?
MUItEL.
Vous étiez tout à l'heure avec ceux qui portent
Roussclin à la candidature? Vous l'avez vu!
GRUCHET.
Et mt*me que j'ai été chercher Julien; il va
venir.
MUREL.
Il ne s'agit pas de lui, mais de Rousselin ; ce Rous-
sclin, c'est un âne! Il ne sait pas dire quatre mots! et
nous aurons le plus pitoyable député !
GRUCHET.
L'initiative n'est pas de moi!
MUREL.
11 s'est toujours montré on ne peut plus médiocre.
GRUCHET.
Certainement !
ACTE I, SCÈNE X[II. 45
MUREL.
Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une considéra-
tion !... tandis que vous...
GRUCHET, vexé.
Moi, eh bien?
MUREL.
Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne jouissez
pas, dans le pays, de l'espèce d'éclat qui entoure la
maison Rousselin.
GRUCIIET.
Oh! si je voulais! (sucnce.)
t
MUREL, le regardant en face.
Gruchet, seriez-vous capable de vous livrer à une
assez forte dépense?
GRUCHET.
Ce n'est pas trop dans mon caractère; cependant...
MUREL.
Si on vous disait : « Moyennant quelque mille francs,
tu prendras sa place, tu seras député ! »
GRUCHET.
Moi, dé...
MUREL.
Mais songez donc que là-bas, à Paris, on est à la
source des affaires ! on connaît un tas de monde ! on
va soi-même chez les ministres! Les adjudications de
fournitures, les primes sur les sociétés nouvelles, les
grands travaux, la Bourse ! on a tout ! Quelle influence !
mon ami, que d'occasions !
46 LB CANDIDAT.
GRUCHET.
Gomment voulez-vous que ça m'arrive? Rousselin
est presque élu!
MUREI..
Pas encore! Il a manqué de franchise dans la dé*
claration de ses principes ! et là-dessus la chicane est
facile ! Quelques électeurs n'étaient pas contents. Heur-
telot grommelait.
GRUCHET.
Le cordonnier? J'ai contre lui une saisie pour après-
demain !
MUREL.
Épargnez-le ; il est fort ! Quant aux autres, on verra.
Je m'arrangerai pour que la chose commence par les
ouvriers de ma fabrique... puis, s'il faut se déclarer
pour vous, je me déclarerai. M. Rousselin n'ayant pas
le patriotisme nécessaire, je serai forcé de le recon-
naître; d'ailleurs, je le reconnais, c'est une ganache.
GRUCHET, râvant.
Tiens! tiens!
MUREL.
Qui vous arrête? Vous êtes pour la gauche? Eh bien,,
on vous pousse à la Chambre de ce côté-là ; et quand
môme vous n'iriez pas, votre candidature seule, en
ôtant des voix à Rousselin, Tempêche d'y parvenir.
GRUCHET.
Gomme ça le ferait bisquer !
Un essai ne coûte rien; peut-être quelques cen*
taines de francs dans les cabarets.
ACTE I, SCÈNE XIV. 47
GRUGHET, vivement.
Pas plus, VOUS croyez?
MUREL.
Et je vais remuer tout rarrondissement*, et vous
serez nommé, et Rousselin sera enfoncé ! Et beaucoup
de ceux qui font semblant de ne pas vous connaître
s'inclineront très bas en vous disant : « Monsieur le
député, j'ai bien l'honneur de vous offrir mes hom-
mages. »
SCÈNE XIV.
Les Mêmes, JULIEN» regardant do droite et do gaucho.
MUREL.
Mon petit Duprat, vous ne verrez pas M. Rousselin î
JULIEN.
Je ne pourrai pas voir...
MUREL.
Non! Nous sommes brouillés... sur la politique.
JULIEN..
Je ne comprends pas ! Tantôt vous êtes venu chez
moi me démontrer qu'il fallait soutenir M. Rousselin,
en me donnant une foule de raisons... que j'ai été re-^
dire à M. Gruchet. Il les a de suite acceptées, d'au-
tant plus qu'il désire...
1. Nous ferons répandre que c'est un légitimiste déguisé; biffù par la.
48 LE CANDIDAT.
GRUCHET.
Ceci entre nous, mon cher! C'est une autre ques-
tion, qui ne concerne pas Rousselin.
JULIEN.
Pourquoi n'en veut-on plus?
MUREL.
Je vous le répète, ce n'est pas l'homme de notre
parti.
GRUCHET, avec fatuité.
Et on en trouvera un autre !
MUREL.
Vous saurez lequel. Allons-nous-en ! On ne conspire
pas chez l'ennemi.
JULIEN.
L'ennemi ! Rousselin !
MUREL.
Sans doute ; et vous aurez l'obligeance de l'atta-
quer dans Ylmpartialy vigoureusement !
JULIEN.
Pourquoi cela? Je ne vois pas de mal à en dire.
GRUCHET.
Avec de l'imagination, on en trouve.
JULIEN.
Je ne suis pas fait pour ce métier 1
GRUCHET.
Ecoutez donc! Vous ôtes venu à moi le premier
m'offrir vos services, et sachant que j'étais l'ami de
ACTE I, SCÈNE XIV. i^
Rousselin, vous m'avez prié — c'est le mot — de
vous introduire chez lui.
JULIEN.
A peine y suis-je que vous m'en arrachez !
GRUCHET.
Ce n'est pas ma faute si les choses ont pris tout à
coup une autre direction.
JULIEN.
Est-ce la mienne?
GRUCHET.
Mais comme il était bien convenu entre nous deux
que vous entameriez une polémique contre la Société
des tourbières de GrumesniUes-Arbois, président le
comte de Bouvigny, en démontrant l'incapacité finan-
cière dudit sieur, — une affaire superbe dont ce gredin
de Dodart m'a exclu!...
MUREL, à part.
Ah ! voilà le motif de leur alliance !
GRUCHET.
Jusqu'à présent, vous n'en avez rien fait ; donc,
c'est bien le moins, cette fols, que vous vous exécu-
tiez! Ce qu'on vous demande, d'ailleurs, n'est pas
tellement difficile...
JULIEN.
N'importe ! je refuse.
MUREL.
Julien, vous oubUez qu'aux termes de notre enga-
gement...
4
oO LE CANDIDAT.
JULIEN.
Oui, je sais! Vous m'avez pris pour faire des dé-
coupures dans les autres feuilles, écrire toutes les
histoires de chiens perdus, noyades, incendies, acci-
dents quelconques et rapetisser à la mesure de l'esprit
local les articles des confrères parisiens, en style plat;
c'est une exigence, chaque métaphore enlève un abon-
nement. Je dois aller aux informations, écouter les
réclamations, recevoir toutes les visites, exécuter un
travail de forçat, mener une vie d'idiot, et n'avoir,
en quoi que ce soit, jamais d'initiative! Eh bien, une
fois par hasard, je demande grâce !
MUREL.
Tant pis pour vous !
GRUCHET.
Alors il ne fallait pas prendre cette placé!
JULIEN.
Si j'en avais une autre !
GRUCHET.
Quand on n'a pas de quoi vivre, c'est pourtant bien
joli!
JULIEN, s'cloignant.
Ah ! la misère !
MUREL.
Laissons-le bouder ! Asseyons-nous, pour que j'é-
crive votre profession de foi.
GRUCHET.
Très volontiers ! du s'assoient.)
ACTE I, SCÈNE XIV. 51
JULIEN, un peu remonté au fond.
Comme je m'enfuirais à la grâce de Dieu, n'importe
où, si tu n'étais pas là, mon pauvre amour! (Regardant la
maison de Rousseiin.) Oh ! je ue veux pas que dans ta maison
aucune douleur, fût-ce la moindre, survienne à cause
de moi! Que les murs qui t'abritent soient bénis!
Mais... sous les acacias, il me semble... qu'une robe?...
Disparue! Plus rien! Adieu, (ii s'éloigne.)
GRUCHET, le rappelant.
Restez donc; nous avons quelque chose à vous
montrer !
JULIEN.
Ah ! j'en ai assez de vos sales besognes ! (n surui
MUR EL, tendant le papier d Gruchct.
Qu'en pensez-vous?
GRUCHET.
C'est très bien; merci!... Cependant...
MUREL.
Qu'avez-vous ?
GRUCHET.
Rousselin m'inquiète!
3IUREL.
Un homme sans conséquence !
GRUCHET.
Eh ! vous ne savez pas de quoi il est capable ! — au
fond ! Et puis, le jeune Duprat ne m'a pas l'air extrê-
mement chaud?
52 LE CANDIDAT.
MUREL.
Son entêtement à ménager Rousselin doit avoir une
cause ?
GRUCHET.
Eh ! il est amoureux de Louise !
MUREL.
Qui vous Ta dit?
GRUCHET.
Rousselin lui-même !
MUREL, i part.
Un autre rival ! Bah ! j'en ai roulé de plus solides !
Écoutez-moi : je vais le rejoindre pour le catéchiser;
vous, pendant ce temps-là, faites imprimer la profes-
sion de foi; voyez tous vos amis et trouvez-vous ici
dans deux heures.
GRUCHET.
Convenu ! (n son.)
MUREL.
Et maintenant, monsieur Rousselin, c'est vous qui
m'offrirez votre fille! (n sort.)
ACTE DEUXIÈME
Le thé&tre représente une promenade sous les quiaconces. — A gauche, aa deuxième
plan, le café Français ; à droite, la grille de la maison de Rousselin. — Au lever
da rideau, un colleur est en train de coller trois affiches sur les murs de la mai-
son de Rousselin.
SCENE PREMIÈRE.
HEURTELOT, MARCHAIS, le GARDE CHAMPÊTRE
Foule.
LE GARDE CHAMPÊTRE, à la foule.
Circulez ! circulez ! laissez toute la place aux pro-
clamations !
LA FOULE.
Trop juste !
HEURTELOT.
Ah ! la profession de foi de Bouvigny !
MARCHAIS.
Parbleu, puisqu'il sera nommé I
HEURTELOT.
C'est Gruchet qui sera nommé ! Lisez plutôt son
affiche!
54 LE CANDIDAT.
MARCHAIS.
Que je la lise?...
HEUhTELOT.
Oui!
MARCHAIS.
Commencez vous-même! u parU 11 ne connait pas-
ses lettres! Haut.» Eh bien?
HEURTELOT.
Mais vous?
MARCHAIS.
Moi?...
HEURTELOT, i part.
11 ne sait pas épelcr! (uautj Allons...
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Et ça vote! — Tenez, je vais m'y mettre pour vous T
D'abord, celle du comte de Bouvigny : « Mes amis,
cédant à de vives instances, j'ai cru devoir me pré-
senter à vos suffrages... »
HEURTELOT.
Connu ! A l'autre ! Celle de Gruchet !
LE GARDE CHAMPÊTRE.
« Citoyens, c'est pour obéir à la volonté de quel-
ques amis que je me présente... » -
MARCHAIS.
Quel farceur! assez!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Alors je passe à celle de M. Rousselin! « Mes chers
Compatriotes, si plusieurs d'entre vous ne m'en avaient
vivement sollicité, je n'oserais... »
ACTE H, SCÈNE II. 55
HEURTELOT.
II nous embête ! je vais déchirer son affiche !
MARCHAIS.
Moi aussi, car c*est une trahison I
LE GARDE CHAMPÊTRE, B'intorposant.
Vous n'en avez pas le droit !
MARCHAIS.
Comment, pour soutenir Tordre !
HEURTELOT.
Eh bien, et la liberté ?
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Laissez les papiers tranquilles, ou je vous flanque
au violon tous les deux !
HEURTELOT.
Voilà bien le gouvernement! Il est à nous vexer
toujours !
MARCHAIS.
On ne peut rien faire !
SCENE II.
Les Mêmes, MUREL, GRUGHëT.
MUR EL, à Heurtclot.
Fidèle au poste! c'est bien! Prenez-les tous; faites-
les boire !
HEURTELOT.
Oh ! là-dessus!...
56 LE CANDIDAT.
MUR EL, aux électeari.
Entrez ! et pas de cérémonie ! J'ai donné des ordres ;
c'est Gruchct qui régale.
GRUCHET.
Jusqu'à un certain point cependant !
MUREL, à Gruchet.
Allez donc !
LES ÉLECTEURS.
Ah ! Gruchet ! un bon ! un solide ! un patriote ! du
entrent tous dans le café.)
SCENE III.
MUREL, MISS ARABELLE.
MUREL, te dirigeant vers la grille de la maison Rousseliu.
Il faut pourtant que je tâche de voir Louise !
MISS ARABELLE, sortant de la grillo.
Je voudrais vous parler, monsieur.
MUREL.
Tant mieux, miss Arabelle! Et Louise, dites-moi,
n'est-elle pas?...
MISS ARABELLE.
Mais VOUS étiez avec quelqu'un?
MUREL.
Oui.
MISS ARABELLE.
M. Julien, je crois?
ACTE II, SCÈNE III. 57
MUREL.
Non, Gruchet.
MISS ÀRABELLE.
Gruchet! Âh! bien mauvais homme I G*est vilain,
sa candidature I
MUREL.
En quoi, miss Ârabelle?
MISS ÂRABELLE.
M. Rousselin lui a prêté autrefois une somme qui
n'est pas rendue. J'ai vu le papier.
MUREL, à part.
C'est donc pour cela que Gruchet en a peur!
MISS ARABELLE.
Mais M. Rousselin, par délicatesse, genllemnnry,
ne voudra pas poursuivre! Il est bien bon! seule-
ment bizarre quelquefois ! Ainsi sa colère contre
M. Julien...
MUREL.
Et Louise, miss Ârabelle?
MISS ARABELLE.
Oh! quand elle a su votre mariage impossible, elle
a pleuré beaucoup.
MUREL, joyeux.
Vraiment?
MISS ARABELLE.
Oui; et, pauvre petite! M""*» Rousselin est bien dure
pour elle !
MUREL.
Et son père?
38 LE CANDIDAT.
MISS ARÀBKLLE.
Il a été très fâché!
MUREL.
Est-ce qu'il regrette?...
MISS ÂRÂBELLE.
Oh ! non ! Mais il a peur de vous.
MUREL.
Je Fespère bien!
MISS ÀRABELLE.
A cause des ouvriers, et de Vlmpartial^ où il dit
que vous êtes le maître!
MUREL, riant.
Ah! ah!
MISS ARABELLE.
Mais non, n'est-ce pas, c'est M. Julien?
MUREL.
Continuez, miss Arabelle.
MISS ARABELLE.
Oh! moi, je suis bien triste, bien triste! et je vou-
drais un raccommodement.
MUREL.
Cela me paraît maintenant difficile?
MISS ARABELLE.
Oh! non! M. Rousselin en a envie, je suis sûre!
Tâchez ! Je vous en prie !
MUREL, à part.
Est-elle drôle!
ACTE ir, SCÈNE IV. 59
MISS ARÀBELLE.
C'est dans votre inléret, à cause de Louise! 11
faut que tout le monde soit content: elle, vou:», moi,
M. Julien!
MUREL, à part.
Encore Julien! Ah! que je suis bète; c'était pour
rinslitulrice; une muse et un poète, parfait! (Haut.) Je
ferai ce qui dépendra de moi. Au revoir, mademoi-
selle !
MISS ÀRÂDELLE, saluant.
Good afternOOn, sir! (Apercevant une vieille femme qui lui
fait «ignc de venir.) Ah ! Félicité ! (Bllo tort avec ollo.)
SCENE IV.
MUREL, ROUSSELIN.
#
ROUSSELIN, entrant.
C'est inouï, ma parole d'honneur!
MUREL, à part.
Rousselin! A nous deux!
ROUSSELIN.
Gruchet! un Gruchet, qui veut me couper rherbe
sous le pied! un misérable que j'ai défendu, nourri;
et il se vante d'être soutenu par vous?
MUREL.
Mais...
60 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
D'où diable lui est venue cette idée de candidature?
MllREL.
Je n'en sais rien. Il est tombé chez moi comme
un furieux, en disant que j'allais abjurer mes opinions.
ROUSSELIN.
C'est parce que je suis modéré ! Je proteste égale-
ment contre les tempêtes de la démagogie que
souhaite ce polisson de Gruchet, et le joug de l'abso-
lutisme, dont M. Bouvigny est l'abominable soutien,
le gothique symbole ! en un mot, — fidèle aux tradi-
tions du vieil esprit français. — je demande avant
tout le règne des lois, le gouvernement du pays par
le pays, avec le respect de la propriété ! Oh ! là-dessus,
par exemple!...
MUREL.
Justement! on ne vous trouve pas assez républicain.
ROUSSELIN.
Je le suis plus que Gruchet, encore une fois! car
je me prononce, — voulez-vous que je l'imprime, —
pour la suppression des douanes et de l'octroi.
MUREL.
Bravo !
ROUSSELIN.
Je demande l'affranchissement des pouvoirs mu-
nicipaux; une meilleure composition du jury, la liberté
de la presse, l'abolition de toutes les sinécures et
titres nobiliaires.
ACTE H, SCÈNE IV. 64
MUREL.
Très bien !
ROUSSELIN.
Et Tapplication sérieuse du suffrage universel!
Cela vous étonne ! Je suis comme ça, moi ! Notre nou-
veau préfet qui soutient la réaction, je lui ai écrit
trois lettres en manière d'avertissement! Oui, mon-
sieur! Et je suis capable de le braver en face, de l'in-
sulter! Vous pouvez dire ça aux ouvriers!
MUREL, à part.
Est-ce qu'il parlerait sérieusement?
ROUSSELIN.
Vous voyez donc qu'en me préférant Grucliet...
car, je vous le répète, il se vante d'être soutenu par
vous. Il le crie dans toute la ville.
MUREL.
Que savez-vous si je vote pour lui?
ROUSSELIN.
Comment?
MUREL.
Moi, en politique, je ne tiens qu'aux idées ; or les
siennes ne m'ont pas Tair d'être aussi progressives
que les vôtres? Un moment! Tout n'est pas fini!
ROUSSELIN.
Non! tout n'est pas fini! et on ne sait pas jusqu'où
je peux aller pour plaire aux électeurs. Aussi je
m'étonne d'avoir été méconnu par une intelligence
comme la vôtre.
6Î LE CANDIDAT.
MLREL.
Vous me comblez !
nOL'SSELIN.
Je ne doute pas de votre avenir!
MLREL.
Eh bien, alors, dans ce cas-là...
ROUSSELIN.
Quoi?
MUREL.
Pour répondre à votre confiance, — j'ai un petit
aveu à vous faire : — en écoutant Gruchet, c'était
après ce refus, et j'ai cédé à un mouvement de ran-
cune.
ROUSSELIN, lui tapant sur l'cpaule.
Tant mieux! ça prouve du cœur.
MUREL.
Comme j'adore votre fille, je vous maudissais.
ROUSSELIN, lui prenant la main.
Ce cher ami! Ah! votre défection m'a fait une
peine!...
MLREL.
Sérieusement, si je ne l'ai pas j'en mourrai!
nOUSSELIN.
Il ne faut pas mourir!
MLREL.
Vous me donnez de l'espoir?
ACTE II, SCÈNE IV. 63
ROUSSELIN.
Eh! eh! Après mûr examen, votre position person-
nelle me paraît plus avantageuse...
MUR EL, étonné.
Plus avantageuse ?
ROUSSELIN.
Oui, car sans compter trente mille francs d'appoin-
tements.
MUREL, timidement.
Vingt mille !
ROUSSELIN.
Trente mille! en plus, une part dans les bénéfices
de la Compagnie; et puis vous avez votre tante...
MUREL.
Madame veuve Murel, de Montélimart?
ROUSSELIN.
Puisque vous êtes son héritier.
MUREL.
Avec un autre neveu, militaire!
ROUSSELIN.
Alors il y a des chances!... (Faisant le geato de tirer un
coup do fusil.) Les Bédouins ! (n rit.)
MUREL, riant.
Oui, oui, vous avez raison ! Les femmes, même les
«
vieilles, changent d'idées facilement; celle-là est capri-
cieuse. Bref! cher monsieur Rousselin, j'ai tout lieu de
croire que ma bonne tante songe à moi quelquefois.
64 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN, à part.
Si c'était vrai cependant? (Haut.) Enfin, mon cher,
trouvez-vous ce soir, après dîner, là, devant ma porte,
sans avoir Taîr de me chercher, (ii sort.)
SCÈNE V.
MUREL, tcui.
Un rendez-vous pour ce soir! Mais c'est une
avance, une espèce de consentement; Ârabelle disait
vrai.
SCÈNE VI.
MUREL, GRUCHET, pui. HOMBOURG.
pai. FÉLICITÉ.
GRUCHET.
Me voilà! je n'ai pas perdu de temps! Quoi de
neuf? — Répondez-moi.
MUREL.
Gruchet, avez-vous rélléchi à l'affaire dans laquelle
vous vous embarquez?
GRUCHET.
Hein?
MUREL.
Ce n'est pas une petite besogne que d'être député.
GRUCHET.
Je le crois bienl
ACTE II, SCÈNE VI. 65-
MUREL.
Vous allez avoir sur le dos tous les quémandeurs.
GRUCHET.
Oh ! moi, mon bon, je suis habitué à éconduire les
gens.
MUREL.
N'importe, ils vous dérangeront de vos affaires
énormément.
GRUCHET.
Jamais de la vie !
MUREL.
Et puis, il va falloir habiter Paris. C'est une dé-
pense.
GRUCHET.
Eh bien, j'habiterai Paris! ce sera une dépense!
voilà !
MUREL.
Franchement, je n'y vois pas de grands avantages.
GRUCHET.
Libre à vous!... moi, j'en vois.
MUREL.
Vous pouvez d'ailleurs échouer.
GRUCHET.
Comment? vous savez quelque chose?
MUREL.
Rien de grave! Cependant Rousselin, eh! eh! il
gagne dans l'opinion.
66 LE CANDIDAT.
GRUGHET.
Tantôt, vous disiez que c'est un imbécile!
MUREL.
Ça n'empêche pas de réussir.
GRUCHET.
Alors, vous me conseillez de me démettre?
MUREL.
Non! Mais il est toujours fâcheux d'avoir contre
soi un homme de Timportance de Rousselin.
GRUCHET.
Son im-por-tance !
MUREL.
I) a beaucoup d'amis, ses manières sont cordiales,
enfin il plait; et tout en ménageant les conservateurs,
il pose pour le républicain.
GRUCHET.
On le connaît!
MUREL.
Âh! si vous comptez sur le bon sens du public...
GRUCHET.
Mais pourquoi tenez-vous à me décourager, quand
tout marche comme sur des roulettes? Écoutez-moi :
primo, sans qu'on s'en doute le moins du monde, je
saurai par Félicité, ma bonne, tout ce qui se passe
chez lui.
MUREL.
Ce n'est peut-être pas trop délicat ce que vous
faites.
ACTE II, SCÈNE VI. G7
GRUGHET.
Pourquoi?
MUREL.
Ni même prudent, car on dit que vous lui avez
autrefois emprunté...
GRUGHET.
On le dit? £h bien...
MUREL.
Il faudrait d'abord lui rendre la somme.
GRUGHET.
Pour cela, il faudrait d'abord que vous me rendiez
ce qui m'est dû, vous! Soyons justes!
MUREL.
Ah! devant les preuves de mon dévouement et à
l'instant même où je vous gratifie d'un excellent con-
seil, voilà ce que vous imaginez! Mais, sans moi, mon
bonhomme, jamais de la vie vous ne seriez élu; je
m'éreinte, bien que je n'aie aucun intérêt...
GRUGHET.
Qui sait? Ou plutôt je n'y comprends goutte; tour
à tour, vous me poussez, vous m'arrêtez ! Ce que je
dois à Rousselin? les autres aussi feront des réclama-
tions! On n'est pas inépuisable. Il faudrait pourtant
que je rentre dans mes avances ! Et la note du café
qui va être terrible, — car ces farceurs-là boivent,
boivent! — Si vous croyez que je n'y pense pas!
C'est un gouffre qu'une candidature! (a Hombourg, qui
entre.) Hombourg ! quoi encore?
68 LE CANDIDAT.
HOMBOURG.
Le bourgeois est-il là ?
GRUGHET.
Je n'en sais rien !
HOMBOURG.
Un mot! Je possède un petit bidet cauchois, pas
cher, et qui vous serait bien utile pour vos tournées
électorales?
GRUCHET.
Je les ferai à pied ; merci !
HOMBOURG.
Une occasion, monsieur Gruchet !
GRUCHET.
Des occasions comme celles-là, on les retrouve!
HOMBOURG.
Je ne crois pas !
GRUCHET.
Il m'est, à présent, impossible...
HOMBOURG.
A votre service ! (n entre chez Rousselln.)
MUREL.
Pensez-vous que Rousselin eût fait cela? Cet homme,
qui tient une auberge, va vous déchirer près de ses
pratiques. Vous venez de perdre peut-être cinquante
voix. Je suis fatigué de vous soutenir.
GRUCHET.
Du calme ! j'ai eu tort! Admettons que je n'aie rien
ACTE II, SCÈNE VI. 69
dit. C'est que vous veniez de m'agacer avec votre his-
toire de Rousselin qui, d'abord, n'est peut-être pas
vraie. De qui la tenez- vous? A moins que lui-même...
Ah! c'est plutôt une farce de votre invention, pour
m'éprOUVer. (Rumeur dans la coulisse.)
MUREL.
Écoutez donc!
GRUCHET.
J'entends bien.
MUREL.
Le bruit se rapproche.
DES VOIX, dans la coulisse.
Gruchet! Gruchet!
FÉLICITÉ, apparaissant à gauche.
Monsieur, on vous cherche !
GRUCHET.
Moi?
FÉLICITÉ.
Oui, venez tout de suite.
GRUCHET.
«le voila! (il sort précipitammont avec elle. — - Le bruit aug-
mente.)
MUREL, en s'en allant par la gauche.
Tout ce tapage! Qu'est-ce donc? (n sort.)
LE CANDIDAT.
SCÈNE VII.
ROUSSELIN, pui. HOMBOURG.
#
ROUSSELINy sortant de chez lui.
Ah ! le peuple à la fin s'agite ! pourvu que ce ne soit
pas contre moi !
TOUS, criant dans le café.
Enfoncé, les bourgeois !
ROUSSELIN.
Voilà qui devient inquiétant.
GRUCHET, passant an fond et tâchant de se soustraire
aux ovations.
Mes amis, laissez-moi! non! vraiment!
TOUS.
Gruchet! Vive Gruchet! notre député!
ROUSSELIN.
Comment, député?
HOMBOURG, sortant de chez Rousselin.
Parbleu ! puisque Bouvigny se retire.
La bande s'éloigne.
ROUSSELIN.
Pas possible!
HOMBOURG.
Mais oui, le ministère est changé. Le préfet donne
sa démission, et il vient d'écrire à Bouvigny pour l'en-
gager à faire comme lui, à se démettre, (n sort par où est
sortie la bande.)
ACTE II, SCÈNE VIII. 74
ROUSSELIN.
Eh bien, alors, il ne reste plus que... (la mam sur u
poitrine pour dire ; moi.) Mois non ! il y a eucore Gruchet !
{RéTant.) Gruchet! Uperccvant Dodart qui entre.) Que 1116 YOUlCZ-
vous ?
SCÈNE VIII.
ROUSSELIN, DODART.
DODART.
Je viens pour vous rendre un service.
ROUSSELIN.
De la part d'un féal de M. le comte, cela m'étonne I
DODART.
Vous apprécierez ma conduite plus tard. M. de
Bouvigny ayant retiré sa candidature...
ROUSSELIN, brusquement.
Il l'a retirée? c'est vrai?
DODART.
Oui... pour des raisons...
ROUSSELIN.
Personnelles.
DODART.
Comment?
ROUSSELIN.
Je dis : il a eu des raisons, voilà tout!
72 LE CANDIDAT.
DODART.
En effet ; et permettez-moi de vous avertir d'une
chose... capitale. Tous ceux qui s'intéressent à vous
— je suis du nombre, n'en doutez pas — commencent
à s'effrayer de la violence de vos adversaires !
ROUSSELIN.
En quoi?
DODART.
Vous n'avez donc pas entendu les cris insurrec-
tionnels que poussait la bande Gruchet ! Ce Gatilina
de village!...
ROUSSëLIN, à part.
Gatilina de village... Jolie expression! A noter!
DODART.
11 est capable, monsieur, de..., capable de tout! et
d'abord, grâce à la démence du peuple, il deviendra
peut-être un de nos tribuns.
ROCSSELIN, à part.
C'est à craindre !
DODART.
Mais les conservateurs n'ont pas renoncé à la lutte,
croyez-le ! D'avance leurs voix appartiennent à l'hon-
nête homme qui offrirait des garanties. (Mouvement de
Rousseiin.) Oh! OU nc lui demande pas de se poser en
rétrograde; seulement quelques concessions... bien
simples.
ROUSSELIN.
Et c'est ce diable de Murel!...
ACTE II, SCÈNE VIII. 73
DODART.
Malheureusement, la chose est faite !
ROUSSELIN, rêvant.
Oui!
DODART.
Comme notaire et comme citoyen, je gémis sur tout
cela! Ah! c'était un beau rêve que cette alliance de
la bourgeoisie et de la noblesse cimentée en vos deux
familles ; et le comte me disait tout à l'heure, — vous
n'allez pas me croire?...
ROUSSELIN.
Pardon!... je suis plein de confiance.
DODART.
Il me disait, avec ce ton chevaleresque qui le carac-
térise : « Je n'en veux pas du tout à M. Rousselin... »
ROUSSELIN.
Ni moi non plus, mon Dieu !
DODART.
« Et je ne demande pas mieux, s'il n'y trouve point
d'inconvénient... «
ROUSSELIN.
Mais quel inconvénient?
DODART.
< Je ne demande pas mieux que de m'aboucher
avec lui, dans l'intérêt du canton et de la moralité
publique. »
74 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Gomment donc; je le verrai avec plaisir!
DODART.
Il est là! U la cantonade.) Pstt I ÂVanCCz!...
SCÈNE IX.
Les Mêmes, LE COMTE DE BOUYIGNY.
BOUVIGNY, saluant.
Monsieur!
ROUSSELIN, regardant autour de lui.
Je regarde si quelquefois...
BOUVIGNY.
Personne ne m'a vu! soyez sans crainte! Et accep-
tez mes regrets sur...
ROUSSELIN.
U n'y a pas de mal...
DODART, en ricanant.
 reconnaître ses fautes, n'est-ce pas?
BOUVIGNY.
Que voulez-vous, l'amour peut-être exagéré de cer-
tains principes...
ROUSSELIN.
Moi aussi, monsieur, j'honore les principes I
BOUVIGNY.
Et puis la maladie de mon fils!
ROUSSELIN.
U n'est pas malade; tantôt, ici même.
ACTE II, SCÈNE ÏX. 75
DODART.
Oh! fortement indisposé! Mais il a l'énergie de
cacher sa douleur. Pauvre enfant ! les nerfs ! tellement
sensible !
ROUSSKLIN, à part. '
Âh! je devine ton jeu, à toi; tu vas faire le mien!
(Haat.)En effet, après avoir conçu des espérances...
BOUVIGNY.
Oh! certes!
ROUSSELIN.
Il a dû être peiné...
BOUVIGNY.
Désolé, monsieur!
ROUSSELIN.
De vous voir abandonner subitement cette candi-
dature.
DODART, à part.
Il se moque de nous !
ROUSSELIN.
Lorsque vous aviez déjà un nombre de voix.
BOUVIGNY.
J'en avais beaucoup !
ROUSSELIN, souriant.
Pas toutes cependant.
DODART.
Parmi les ouvriers peut-être, mais dans les cam-
pagnes, énormément!
ROUSbELIN.
Ah! si on comptait!...
76 LE CANDIDAT.
BOUVIGNY.
Permettez! D'abord la commune de Bouvigny où
je réside m'appartient, n'est-ce pas? Ainsi que les
villages de Saint-Léonard, Valencourt, la Coudrette.
ROLSSELIN, vivement.
Celui-là, non!
BOUVIGNY.
Pourquoi ?
ROUSSELIN, embarrassé.
Je croyais!... (a part.) Murel m'avait donc trompé?
BOUVIGNY.
Je suis également certain de Grumesnil, Ypremes-
nil, les Ârbois.
DO D ART, lisant une liste qa'il tire de son portefeuille.
Châtillon, Colange, Heurtaux, Lenneval, Bahurs,
Saint -Filleul, le Grand-Chêne, la Roche -Aubert,
Fortinet !
ROUSSELIN, à part.
C'est effroyable !
DODART.
Manicamp, Dehaut, Lampérière, Saint-Nicaise, Vie-
ville, Sirvin, Château-Régnier, la Chapelle, Lebarrois,
Mont-Suleau.
ROUSSELIN, à part.
Je ne savais donc pas la géographie de l'arrondis-
sement !
BOUVIGNY.
Sans compter que j'ai des amis nombreux dans les
communes de...
ACTE H, SCÈNE IX. 77
ROUSSELIN, accablé.
Oh! je vous crois, monsieur!
BOUVIGNY.
Ces braves gens ne savent plus que faire! Ils sont
toujours à ma disposition, du reste, — m'obéissant
comme un seul homme; — et si je leur disais... de
voter pour. . . n'importe qui . . . pour vous, par exemple. . .
ROUSSELIN.
Mon Dieu ! je ne suis pas d'une opposition tellement
avancée...
BOUVIGNY.
Eh! eh! l'opposition est quelquefois utile!
ROUSSELIN.
Comme instrument de guerre, soit ! Mais il ne s'ngit
pas de détruire, il faut fonder!
DODART.
Incontestablement, nous devons fonder !
ROUSSELIN.
Aussi ai-je en horreur toutes ces utopies, ces doc-
trines subversives !... N'a-t-on pas l'idée de rétablir le
divorce, je vous demande un peu! Et la presse, il faut
le reconnaître, se permet des excès...
DODART.
Affreux !
BOUVIGNY.
Nos campagnes sont infestées par un tas de livres.
ROUSSELIN.
Elles n'ont plus personne pour les conduire ! Ah ! il
78 LE CANDIDAT.
y avait du bon dans la noblesse ; et là-dessus, je par-
tage les idées de quelques publicistes de TÂngleterre.
BOUVIGNY.
Vos paroles me font Teffet d'une brise rafraîchis-
sante; et si nous pouvions espérer...
ROUSSELIN.
Enfin, monsieur le comte (mystérieusement), la démo-
cratie m'effraye! Je ne sais par quel vertige, qud
entraînement coupable...
BOUVIGNY.
Vous allez trop loin !...
ROUSSELIN.
Non! j'étais coupable; car je suis conservateur,
croyez-le, et peut-être quelques nuances seulement....
DODART.
Tous les honnêtes gens sont faits pour s'entendre.
ROUSSELIN, serrant la main do Boavigny.
Bien sûr, monsieur le comte, bien sûr.
SCENE X.
Les Mêmes, MUREL, LEDRU, ONÉSIMË,
des ouvriers.
MUREL.
Dieu merci ! je vous trouve sans vos électeurs, mon
cher Rousselin !
BOUVIGNY, à part.
Je les croyais fâchés !
ACTE II, SCÈNE X. 79
MUREL.
Ed voici d'autres! Je leur ai démontré que les idées
de Gruchet ne répondent plus aux besoins de notre
époque; et, d*après ce que vous m'avez dit ce matin,
vous serez de ceux-ci mieux compris; ce sont non seu-
lement des républicains, mais des socialistes !
BOUVIGNY, faisant un bond.
Gomment, des socialistes!
ROUSSELIN.
Il m'amène «des socialistes !
DODART.
Des socialistes! Il ne faut pas que ma personna-
lité!... (Il t'esquive.)
ROUSSELIN, balbutiant.
Mais...
LEDRU.
Oui, citoyen ! Nous le sommes !
ROUSSELIN.
Je ny vois pas de mal!
B0UVI6NY.
Et tout à l'heure vous déclamiez contre ces infa-
mies!
ROUSSELIN.
Permettez! il y a plusieurs manières d'envisager...
ONÉSIME, surgissant.
Sans doute, plusieurs manières...
BOUVIGNY, scandalisé.
Jusqu'à mon fils ! ,
80 LB CANDIDAT.
MURKL.
Que venez-vous faire ici, vous?
ONÉSIME.
J'ai entendu dire que l'on se portait chez M. Rous-
selin, et je voudrais lui afTirmer que je partage à peu
près... son système.
MUREL, A dcmi-Toix.
Petit intrigant!
BOUVICNY.
Je ne m'attendais pas, mon fils, à vous voir, devant
l'auteur de vos jours, renier la foi de vos aïeux!
ROUSSELIN.
Très bien !
LEDRU.
Pourquoi très bien ! Parce que monsieur est M. le
comte, (i Murcl, désignant Housselin), Ct à VOUS CroirO , il
demandait l'abolition de tous les titres !...
ROUSSELIN.
Certainement !
BOUVIGNY.
Comment? il demandait...
LEDRU.
Mais oui!
BOUVIGNY.
Ah! c'est assez!
ROUSSELIN, voulant le retenir.
Je ne peux pas rompre en visière brusquement.
Beaucoup ne sont qu'égares. Ménageons-les!
ACTE II, SCENE XF. 84
BOUVIGNY, trô» haut.
Pas de ménagements, monsieur! on ne pactise
point avec le désordre; et je vous déclare net que je
ne suis plus pour vous! — Onésime! m sort; son fiu le
sait.)
LEDRU.
Il était pour vous? Nous savons à quoi nous en
tenir ! Serviteur !
ROUSSELIN.
Pour soutenir mes convictions, je vous sacrifie un
vieil ami de trente ans !
LEDRU.
On n*a pas besoin de sacrifices ! Mais vous dites
tantôt blanc, tantôt noir, et vous m'avez Fair d'un
véritable... blagueur! Allons, nous autres, retournons
chez Gruchet! Yenez-vous, Murel?
MUREL.
Dans une minute, je vous rejoins !
SCENE XL
ROUSSELIN, MUREL.
MUREL.
Il faut convenir, mon cher, que vous me mettez
dans une position embarrassante !
ROUSSELIN.
Si vous croyez que je n'y suis pas?
82 LE CANDIDAT.
MUREL.
Saperlolte, il faudrait cependant vous résoudre!
Soyez d'un côté, soyez de Vautre! Mais décidez-vous !
finissons-en !
ROUSSELIN.
Pourquoi toujours ce besoin d'être emporte-pièce,
exagéré? Est-ce qu'il n'y a pas dans tous les partis
quelque chose de bon à prendre?
MUREL.
Sans doute, leurs voix!
ROUSSELIN.
Vous avez un esprit, ma parole d'honneur! une
délicatesse ! ... uh ! je ne m'étonne pas qu'on vous aime !
MUREL.
Moi? et qui donc?
ROUSSELIN.
Innocent! une demoiselle du nom de Louise.
MUREL.
Quel bonheur! merci! merci! Maintenant, je vais
m'occuper de vous gaillardement!- J'affirmerai qu'on
ne vous a pas compris. Une dispute de mots, une
erreur. Quant à Y Impartial..,
ROUSSELIN.
Là, vous êtes le maître!
MUREL.
Pas tout à fait! Nous dépendons de Paris, qui
donne le mot d'ordre. Vous deviez même être éreinté!
ACTE II, SCÈNE XI. 83
ROUSSELIN.
Décommandez réreintemcnt !
MUREL.
Sans doute. Mais comment tout de suite prêcher
à Julien le contraire de ce qu'on lui a dit?
ROUSSELIN.
Que faire ?
MUREL.
Attendez donc! Il y a chez vous quelqu*un dont
peut-être l'influence . . .
ROUSSELIN.
Qui cela ?
MUREL.
Miss Arabelle ! D'après certaines paroles qu'elle m'a
dites, j'ai tout lieu de croire que ce jeune poète l'inté-
resse...
ROUSSELIN, riant.
La pièce de vers serait-elle pour l'Anglaise?
MUREL.
Je ne connais pas les vers, mais je crois qu'ils s'ai-
ment.
ROUSSELIN.
J'en étais sûr! Jamais de la vie, je ne me trompe!
Du moment que ma fille n'est pas en jeu, je ne risque
rien; et je me moque pas mal après tout si... 11 faut
que j'en parle à ma femme. Elle doit être là précisé-
ment.
MUREL.
Moi, pendant ce temps-là, je vais essayer de rame-
84 LE CANDIDAT.
ner ceux que votre tiédeur philosophique a un peu
refroidis.
ROUSSELIN.
N'allez pas trop loin cependant, de peur que Bou-
vigny de son côté...
MUREL.
Ah ! il faut bien que je rebadigeonne votre patrio-
tisme ! (Il sort.)
ROUSSELIN, seul.
Tâchons d'être fin, habile, profond !
SCENE XII.
ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN,
MISS ARABELLE.
ROUSSELIN, à Arabelle.
Ma chère enfant, — car mon affection toute pater-
nelle me permet de vous appeler ainsi, — j'attends de
vous un grand service ; il s'agirait d'une démarche près
de M. Julien !
ÀRARELLE, vivement.
Je peux la faire !
MADAME ROUSSELIN, avec hauteur.
Ah ! comment cela ?
ARABELLE.
Il fume son cigare tous les soirs sur cette prome-
nade. Rien de plus facile que de l'aborder.
ACTE II, SCÈNE XII. 85
MADAME ROUSSELIN.
Vu les convenances : ce serait plutôt à moi.
ROUSSELIN.
En effet, c'est plutôt à une femme mariée.
ARABELLE.
Mais je veux bien !
MADAME ROUSSELIN.
Je VOUS le défends, mademoiselle!
ARABELLE.
J'obéis, madame! (a part, en remonunt.) Qu'a-t-cllc donc
à vouloir m'empêcher?... Attendons! (sue duparait.)
MADAME ROUSSELIN.
Tu as parfois, mon ami, des idées singulières;
charger Tinstitutrice d'une chose pareille! car c'est
pour ta candidature, j'imagine?
ROUSSELIN.
Sans doute! Et moi, je trouvais que miss Ârabelle,
précisément à cause de son petit amour, dont je ne
doute plus, pouvait fort bien ...
MADAME ROUSSELIN.
Ah ! tu ne la connais pas. C'est une personne à la
fois violente et dissimulée, cachant sous des airs roma-
nesques une âme qui l'est fort peu; et je sens qu'il
faut se méfier d'elle...
ROUSSELIN.
Tu as peut-être raison? Voici Julien ! Tu comprends,
n'est-ce pas, tout ce qu'il faut lui dire?
86 LE CANDIDAT.
MADAME ROUSSELIN.
Oh! je saurai m*y prendre!
ROUSSELIN.
Je me fie à toi ! (RousteUn s'éloigne, après avoir salué Julien. La
nuit est venue.)
SCENE XIII.
MADAME ROUSSELIN, JULIEN.
JULIEN, apercevant madame Rousselin.
Elle! (Il jette son cigare.) Seule ! Comment faire? (saïuant)
Madame !
MADAME ROUSSELIN.
M. Duprat, je crois?
JULIEN.
Hélas ! oui, madame.
MADAME ROUSSELIN.
Pourquoi, hélas?
JULIEN.
J*ai le malheur d'écrire dans un journal qui doit
vous déplaire.
MADAME ROUSSELIN.
Par sa couleur politique, seulement.
JULIEN.
Si vous saviez combien je méprise les intérêts qui
m'occupent !
ACTE II, SCÈNE XIII. 87
MADAME ROUSSELIN.
Mais les intelligences d'élite peuvent s'appliquer à
tout sans déchoir. Votre dédain, il est vrai, n'a rien
de surprenant. Quand on écrit des vers aussi... remar-
quables...
JULIEN.
Ce n'est pas bien ce que vous faites là, madame !
Pourquoi railler?
MADAME ROUSSELIN.
Nullement! Malgré mon insuffisance peuUètre, je
VOUS crois un avenir...
JULIEN.
Il est fermé par le milieu oit je me débats. L'art
pousse mal sur le terroir de la province. Le poète qui
s'y trouve et que la misère oblige à certains travaux
est comme un homme qui voudrait courir dans un
bourbier. Un ignoble poids, toujours collé à ses talons,
le retient; plus il s'agite, plus il enfonce. Et cepen-
dant quelque chose d'indomptable proteste et rugit au
dedans de vous ! Pour se consoler de ce que l'on fait,
on rêve orgueilleusement à ce que l'on fera ; [puis les
mois s'écoulent, la médiocrité ambiante vous pénètre,
et on arrive doucement à la résignation, cette forme
tranquille du désespoir.
MADAME ROUSSELIN.
Je comprends et je vous plains !
JULIEN.
Ah! madame, que votre pitié est douce! bien
qu'elle augmente ma tristesse !
88 LE CANDIDAT.
MADAME ROUSSELIN.
Courage ! le succès, plus tard, viendra.
JULIEN.
Dans mon isolement, est-ce possible?
MADAME ROUSSELIN.
Au lieu de fuir le monde, allez vers lui ! Son lan-
gage n'est pas le vôtre, apprenez-le! Soumettez- vous
à ses exigences. I^a réputation et le pouvoir se ga-
gnent par le contact; et, puisque la société est natu-
rellement à l'état de guerre, rangez-vous dans le ba-
taillon des forts, du côté des riches, des heureux!
Quant à vos pensées intimes, n'en dites jamais rien,
par dignité et par prudence. Dans quelque temps, lors-
que vous habiterez Paris, comme nous...
JULIEN.
Mais je n'ai pas le moyen d'y vivre, madame !
MADAME ROUSSELIN.
Qui sait? avec la souplesse de votre talent, rien
n'est difficile, et vous l'utiliserez pour des personnes
qui en marqueront leur gratitude ! Mais il est tard ; au
plaisir de vous revoir, monsieur I (sue nmonte.)
JULIEN.
Oh ! restez ! au nom du ciel, je vous en conjure !
Voilà si longtemps que je l'espère, cette occasion. Je
cherchais des ruses inutilement pour arriver jusqu'à
vous ! D'ailleurs, je n'ai pas bien compris vos dernières
paroles. Vous attendez quelque chose de moi, il me
semble? Est-ce un ordre? Dites-le! j'obéirai.
ACTB II, SCÈNE XIII 89
MADAME ROUSSELIN.
Quel dévouement!
JULIEN.
Mais vous occupez ma vie ! Quand, pour respirer
plus à Taise, je monte sur la colline, malgré moi, tout
de suite, mes yeux découvrent parmi les autres votre
chère maison, blanche dans la verdure de son jardin ;
et le spectacle d*un palais ne me donnerait pas autant
.de convoitise! Quelquefois vous apparaissez dans la
rue, c'est un éblouissement, je m'arrête , et puis je
cours après votre voile, qui flotte derrière vous comme
un petit nuage bleu ! Bien souvent je suis venu devant
cette grille pour vous apercevoir et entendre passer
au bord des violettes le murmure de votre robe. Si
votre voix s'élevait, le moindre mot, la phrase la plus
ordinaire, me semblait d'une valeur inintelligible pour
les autres ; et j'emportais cela, joyeusement, comme
une acquisition ! — Ne me chassez pas ! Pardonnez-
moi! J'ai eu l'audace de vous envoyer des vers. Ils
sont perdus, comme les fleurs que je cueille dans la
campagne, sans pouvoir vous les offrir, comme les
paroles que je vous adresse la nuit et que vous n'en-
tendez pas, car vous êtes mon inspiration, ma muse,
le portrait de mon idéal, mes délices, mon tourment !
MADAME ROUSSELIN.
Calmez-vous, monsieur!... Cette exagération...
JULIEN.
Ah ! c'est que j e suis de 1830, moi ! J'ai appris à
lire dans Hemaniy et j'aurais voulu être Lara! J'exècre
90 LE CANDIDAT.
toutes les lâchetés contemporaines, l'ordinaire de l'exis-
tence et l'ignominie des bonheurs faciles! L'amour
qui a fait vibrer la grande lyre des maîtres gonfle mon
cœur. Je ne vous sépare pas, dans ma pensée, de tout
ce qu'il y a de plus beau ; et le reste du monde, au
loin, me parait une dépendance de votre personne. Ces
arbres sont faits pour se balancer sur votre tète, la
nuit, pour vous recouvrir, les étoiles qui rayonnent
doucement comme vos yeux, pour vous regarder !
MADAME ROUSSELIN.
La littérature vous emporte, monsieur! Quelle
confiance une femme peut-elle accorder à un homme
qui ne sait pas retenir ses métaphores, ou sa passion?
Je crois la vôtre sincère, pourtant. Mais vous êtes
jeune, et vous ignorez trop ce qui est l'indispensable.
D'autres, à ma place, auraient pris pour une injure la
vivacité de vos sentiments. Il faudrait au moins pro-
mettre...
JULIEN.
Voilà que vous tremblez aussi. Je le savais bien!
On ne repousse pas un tel amour !
MADAME ROUSSELIN.
Ma hardiesse à vous écouter m'étonne moi-même.
Les gens d'ici sont méchants , monsieur. La moindre
étourderie peut nous perdre!... Le scandale...
JULIEN.
Ne craignez rien ! Ma bouche se taira, mes yeux se
détourneront, j'aurai l'air indifférent; et si je me pré-
sente chez vous...
ACTE II, SCÈNE XIII. 94
MADAME ROUSSELIN.
Mais, mon mari... monsieur.
JULIEN.
Ne me parlez pas de cet homme !
MADAME ROUSSELIN.
Je dois le défendre.
JULIEN.
C'est ce que j'ai fait, — par amour pour vous!
MADAME ROUSSELIN.
Il l'apprendra; vous n'aurez pas à vous repentir
de votre générosité.
JULIEN.
Laissez-moi me mettre à vos genoux, afin que je
vous contemple de plus près. J'exécuterai, madame,
tout ce qu'il vous plaira! et valeureusement, n'en
doutez pas ; me voilà devenu fort ! Je voudrais épandre
sur vos jours, avec les ivresses de la terre, tous les
enchantements de l'art, toutes les bénédictions du
ciel...
MISS ARABELLE, cachée derrière un arbre.
J'en étais sûre ! j
MADAME ROUSSELIN.
J'attends de vous une preuve immédiate de com-
plaisance, d'affection...
JULIEN.
Oui, oui!
92 LE CANDIDAT.
SCENE XIV.
Les Mêmes, iMlSS ARABELLE, puis HUREL
et 6RUCHET. à u fin ROUSSELIN.
MADAME ROUSSELIN, remontant.
On vient! il faut que je rentre.
JULIEN.
Pas encore !
GRUGHET, au fond, pounaivant Murcl.
Alors, rendez- moi mon argent !
MURELf continuant à marcher
Vous m'ennuyez!
GRUGHET.
Polisson !
MUREL, lui donnant un soufflet.
Voleur !
ROUSSELIN, en entrant, qui a entendu le bruit du soufflet.
Qu'est-ce donc?
JULIEN, à madame Rousselin.
Oh ! cela seulement ! (U lui applique sur la matn un taiser
sonore.)
MISS ARABELLE reconnaît Julien.
Ah!
ROUSSELIN.
Que se paSSe-t-il ? (apercevant miss AraboUe qui s'enfuit.) Ara-
belle ! demain, je la flanque à la porte !
ACTE TROISIÈME
ifti Salon de Flore. L'intériear d'an bMtringue. Bn faco, et occupant tout le fond,
une estrade ponr l'orchestre. Il y a dans le coin dé gauche une contredisse.
Attachés au mur, des instruments de musique ; au milieu du mur, un trophée de
dimpeaax tricolores. Sur l'estrace une table avec une chaise; deux antres tables
des deux cdtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l'autre. Toute
la scène est remplie de chaises. A une certaine hauteur un balcon, où l'on peut
dzculer.
SCENE PREMIÈRE.
ROUSSELIN» seul, â l'avant-scàne, puis UN GARÇON DE CAFÉ.
Si je comparais Tanarchie à un serpent, pour ne
pas dire hydre? Et le pouvoir... à un vampire? Non,
c*est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quel-
que phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme :
« fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits impres-
criptibles, virtuellement » ; et beaucoup de mots en
imie : « parlementarisme, obscurantisme!... »
Calmons-nous ! un peu d'ordre. Les électeurs vont
venir, tout est prêt; on a constitué le bureau hier au
soir. Le voilà, le bureau ! Ici, la place du Président (u
montre la table, au milieu) ; dcs dcux côtés, Ics deux Secré-
taires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais
94 LE CANDIDAT.
sur quoi m'appuierai-je ? Il me faudrait une tribune !
Oh! je l'aurai, la tribune! En attendant... m va prendre
une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade.) Bien ! et je
placerai le verre d'eau, — car je commence à avoir
une soif abominable — je placerai le verre d'eau là !
(il prend le verre d'eau qui le trouve sur la table du Président et le met
sur sa chaise.) Aurai-jc aSSCZ dO sucre? (Regardant le bocal qui on
est plein.) Oui !
Tout le monde est assis. Le Président ouvre la
séance, et quelqu'un prend la parole. 11 m'interpelle
pour me demander... par exemple... Mais d'abord qui
m'interpelle? Où est l'individu? A ma droite, je sup-
pose ! Alors je tourne la tête brusquement ! 11 doit
être moins loin ? (n va déranger une chaise, puis remonte.) Jc COU-
serve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main
dans mon gilet... Si j'avais pris mon habit? C'est plus
commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à
cause de la simplicité. Cependant le peuple, on a beau
dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (n se
regarde dans une petite glace imain, qu'il retire de sa poche.) Le COl UU
peu plus bas. Pas trop cependant ; on ressemble à un
chanteur de romance. Oh ! ça ira — avec un mot de
Murel, de temps à autre, pour me soutenir! C'est égal!
Voilà une peur qui m'empoigne... et j'éprouve à l'épi-
gastre... (ii boit.) Ce n'est rien ! Tous les grands orateurs
ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesse, ven-
trebleu ! un homme en vaut un autre, et j'en vaux
plusieurs ! Il me monte à la tête... comme des bouillons !
et je me sens, ma parole, un toupet infernal!
« Et c'est à moi que ceci s'adresse, monsieur! »
ACTE III, SCÈNE I. 93
Celui-là est en face ; marquons-le. (n âénnge une chaise et u
poM an milieu.) « A moi que ceci s'adresse, à moi ! » Avec
les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu.
t A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le
patriotisme... à moi que... à moi pour lequel... » puis,
tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même,
monsieur! » Et on reste sans bouger! (Rousseiia garde la
tète en haut, l'index de la main droite vers le sol.) Il répliqUC l «YoS
preuves alors ! donnez vos preuves! Ah ! prenez garde!
On ne se joue pas de la crédulité publique !» 11 ne
trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous con-
damne ! J'en prends acte ! » Un peu d'ironie mainte-
nant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec
un rire de supériorité. « Ah! ah! » Essayons le rire de
supériorité. « Ah ! ah ! ah ! je m'avoue vaincu, effecti-
vement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là (rous-
seiitt déplace deux chaises) — je Ics reconnaîtrai — s'écricut
que je m'insurge contre nos institutions, ou n'importe
quoi. Alors d'un ton furieux : « Mais vous niez le pro-
grès ! * Développement du mot progrès : « Depuis
l'astronome avec son télescope qui, pour le hardi nau-
lonier... jusqu'au modeste villageois baignant de ses
sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont
l'inspiration... » Et je continue jusqu'à une phrase, où
je trouve le moyen d'introduire le mot « bourgeoisie ».
Tout de suite : éloge de la bourgeoisie, le tiers État,
les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale,
développement du bien-être par l'ascension progressive
des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et
le peuple, qu'en faites-vous ?» Je pars : « Ah ! le peu-
96 LE CANDIDAT.
pie, il est grand » ; et je le flagorne, je lui en fourre
par-dessus les oreilles l J*exalte Jean-Jacques Rousseau
qui avait été domestique, Jacquard tisserand, Marceau
tailleur; tous les tisserands, tous les domestiques et
tous les tailleurs sont flattés. Et, après que j'ai tonné
contre la corruption des riches : « Que lui reproche-
t-on, au peuple ? c'est d'être pauvre ! » Tableau enragé
de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses ver-
tus, combien est douce la mission de celui qui peut
devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un
noble orgueil que je sentirai dans ma main la main
calleuse de l'ouvrier ! parce que son étreinte, pour être
un peu rude, n'en est que plus sympathique ! parce
que toutes les différences de rang, de titre et de for-
tune sont. Dieu merci ! surannées, et que rien n'est
comparable à l'affection d'un homme de cœur!... » Et
je me tape sur le cœur! bravo! bravo! bravo! (aoutteun
claque dei mains en tournoyant.)
UN GARÇON DE CAFÉ.
Monsieur Rousselin, ils arrivent!
ROUSSELIN.
Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le
temps d'aller chercher mon habit?... Oui ! — en cou-
rant ! (11 sort.)
ACTE III, SCÈNE II. 97
SCÈNE II.
Tous LES ÉLECTEURS, VOINCHET, MARCHAIS, HOM-
BOURG, HEURTELOT, ONÉSIME, LE GARDE
CHAMPÊTRE, BEAUMESNIL, LEDRU, LE PRÉ-
SIDENT, puis ROUSSELIN, puu MUREL.
VOINCHET.
Ah! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce
qu^il parait.
LEDHU.
Pour une réunion politique, on aurait dû choisir
un endroit plus convenable que le Salon de Flore.
BEAUMESNIL.
Puisqu'il n'y en a pas d'autres dans la localité ! Qui
est-ce que vous nommerez, monsieur Marchais?
MARCHAIS.
Mon Dieu, Rousselin! C'est encore lui, après tout...
LEDRU.
Moi j'ai résolu de faire un vacarme...
VOINCHET.
Tiens ! le fils de Bouvigny.
BEAUMESNIL.
Le père est plus finaud, il ne vient pas.
LE PRÉSIDENT.
En séance I
9S LE CANDIDAT.
LE GARDE CHAMPÊTRE.
En séance I
LE PRÉSIDENT.
Messieurs ! nous avons à discuter les mérites de
nos deux candidats pour les élections de dimanche.
Aujourd'hui vous vous occuperez de l'honorable
M. Rousselin, et demain soir, de l'honorable M. Gru*-
Chet. La séance est ouverte. (Rousielin, en habit noir, sort d*ano
petite porte derrière le président, fait des salutations et reste debout au
milieu de l'estrade.)
VOINCHET.
Je demande que le candidat nous parle des chemins
de fer.
ROUSSELIN, après avoir toussé et pris un verre d'eau.
Si on avait dit du temps de Gliarlemagne ou même
de Louis XIV, qu'un jour viendrait, où, en trois heures,
il serait possible d'aller. . .
VOINCHET.
Ce n'est pas ça! Êtes-vous d'avis qu'on donne une
allocation au chemin de fer qui doit passer par Saint-
Mathieu, ou bien à un autre qui couperait Bonneval —
idée cent fois meilleure ?
UN ÉLECTEUR.
Saint-Mathieu est plus à l'avantage des habitants I
Déclarez-vous pour celui-là, monsieur Rousselin !
ROUSSELIN.
Gomment ne serais-je pas pour le développement
de ces gigantesques entreprises qui relouent des capi-
ACTE III, SCÈNE ir. 99
taux, prouvent le génie de rhomme, apportent le bien-
être au sein des populations 1
HOMDOURG.
Pas vrai, elles les ruinent!
ROUSSELIN.
Vous niez donc le progrès ? monsieur, le progrès,
qui depuis Tastronome...
HOMBOURG.
Mais les voyageurs ?. . .
ROUSSKLIN.
Avec sou télescope...
HOMBOURG.
Ah ! si vous m*einpèchez !.,.
LE PRÉSIDENT.
La parole est à Tinterpellant.
HOMBOURG,
Les voyageurs ne s'arrêteront plus dans nos pays.
VOINGHET.
C'est parce qu'il, tient une auberge !
HOMBOURG.
Elle est bonne, mon auberge !
TOUS,
Assez ! assez ! (Lw toinns de Hombonrg le font se
LE PRÉSIDENT.
Pas de violence, messieurs!
400 LE CANDIDAT.
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence !
HOMBOURG.
Voilà comme vous défendez nos intérêts !
ROUSSELIN.
J affirme!...
HOMBOURG.
Mais vous perdez le roulage I
UN ÉLECTEUR.
Il soutiendra le libre échange !
ROUSSELIN.
Sans doute ! Par la transmission des marchandises,
un jour la fraternité des peuples...
UN ÉLECTEUR.
Il faut admettre les laines anglaises ! Proclamez
rafTranchissement de la bonneterie !
ROUSSELIN.
Et tous les affranchissements !
LES ÉLEiCTEURS.
(Côté droit.) Oui! oui! {Côté gauciie.) Nou ! uou ! à bas !
ROUSSELIN.
Plût au ciel que nous puissions recevoir en abon-
dance les céréales, les bestiaux !
UN AGRICULTEUR en blouse.
Eh bien, vous êtes gentil pour Tagriculture !...
ROUSSELIN.
Tout à l'heure je répondrai sur le chapitre de Tagri-
CUlture ! (U le vene un verre d'eau. — Silence.)
ACTE III, SCÈNE II. U)4
HEURTELOT, apparaiisant en haut, au balcon.
Qu*esl-ce que vous pensez des hannetons ?
TOUS, riant.
Âhlah! ah!
LE PRÉSIDENT.
Un peu de gravité, messieurs !
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Pas de désordre ! Au nom de la loi, assis ! fte caimo
•e réUblit.)
MARCHAIS, poussé par wdcs voisins.
Monsieur Rousselin, nous voudrions savoir voire
idée sur les impôts.
ROUSSELIN.
Les impôts, mon Dieu... certainement, sont péni-
bles... mais indispensables... C'est une pompe, — si
je puis m'exprimer ainsi, — qui aspire du sein de la
terre un élément fertilisateur pour le répandre sur le
sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but...
et si, en exagérant... on n'arriverait pas quelquefois à
tarir...
LE PRÉSIDENT, so penchant vers lui.
Charmante comparaison !
VOINCHET.
La propriété foncière est surchargée !
HEURTELOT.
On paye plus de trente sous de droits pour un litre
de cognac?
LEDRU.
La Qotte nous dévore l
402 LE CANDIDAT.
BEAIIMESNIL.
Est-ce qu'on a besoin d'un Jardin des Plantes?
ROUSSELIN.
Sans doute! sans doute! sans doute! il faudrait
apporter d'immenses, d'immenses économies !
TOUS.
Très bien!
ROUSSELIN.
D'autre part, le gouvernement lésine, tandis qu'il
devrait...
BEAUMESNIL.
Élever .les enfants pour rien !
MARCHAIS.
Protéger le commerce !
l'agriculteur.
Encourager l'agriculture !
ROUSSELIN.
Bien sûr!
BEAUMESNIL.
Fournir l'eau et la lumière gratuitement dans chaque
maison !
ROUSSELIN.
Peut-être, oui !
HOMBOURG.
Vous oubliez le roulage dans tout ça !
ROUSSELIN.
Oh ! non, non pas ! Et permettez-moi de résumer en
un seul corps de doctrine, de prendre en faisceau...
ACTE III, SCÈNE H. 403
LEDRU.
On connaît votre manière d'enguirlander le monde !
Mais si vous aviez devant vous Gruchet...
ROUSSELIN.
C'est à moi que vous comparez Gruchet! à moi!...
qu'on a vu pendant quarante ans... à moi dont le
patriotisme... — Ah! vous ne le croyez pas vous-mâme,
monsieur !
LEDRU.
Oui, je le compare à vous!
ROUSSELIN.
Ce Gatilina de village !
HEURTELOT, an balcoo.
Qu'est-ce que c'est, Catilina?
ROUSSELIN.
C'était un célèbre conspirateur qui, à Rome...
LEDRU.
Mais Gruchet ne conspire pas \
HEURTELOT.
Êtes-vous de la police?
TOUSi à droito. ^
Ji o
Il en est ! il en est ! r ^ »
> ^ "S
TOUS, à gauche. i 1 <i
M S
Non, il n'en est pas! (vacarmo.)
ROUSSELIN.
Citoyens ! de grâce! Citoyens! Je vous en prie! de
grâce! écoutez-moi!
404 LE CANDIDAT.
MARCHAIS.
Nous écoutons 1 (RousseUn cherche à dire quelque choie et resta
muet. Rires de la foule.)
TOUS, riant.
Âhlah! ah!
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Silence !
HEURTELOT.
Il faut qu'il s'explique sur le droit au travail.
TOUS.
Oui I oui I le droit au travail !
ROUSSELIN.
On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmuros.)
Ah! vous m'accorderez qu'on a écrit, à ce propos,
énormément de livres. Les avez-vous lus?
HEURTELOT.
Non!
ROUSSELIN.
Je les sais par cœur! Et si, comme moi, vous aviez
passé vos nuits dans le silence du cabinet, à...
HEURTELOT.
Assez causé de vous ! Le droit au travail !
TOUS.
Oui, oui, le droit au travail !
ROUSSELIN.
Sans doute, on doit travailler!
HEURTELOT.
Et commander de l'ouvrage !
ACTE III, SCÈNE II. 405
MARCHAIS.
Mais si on n*en a pas besoin ?
ROUSSELIN.
N'importe !
MARCHAIS.
Vousiattaquez la propriété !
ROUSSELIN.
Et quand même ?
MARCHAIS, te précipitant sar l'estrado.
Ah ! vous me faites sortir de mon caractère.
ÉLECTEURS, de droite.
Descendez ! descendez !
ÉLECTEURS, de gauche.
Non ! qu'il y reste !
ROUSSELIN.
Oui! qu'il demeure! J'admets toutes les contradic-
tions! Je suis pour la liberté! (Applaudissementi à droite. Mur-
mures à gauche; il se retourne vers Marchais.) Lc mOt VOUS Choque,
monsieur? c'est que vous n'en comprenez point le
sens économique, la valeur... humanitaire! La presse
Ta élucidée pourtant! et la presse — rappelons-lo,
citoyens — est un flambeau, une sentinelle qui...
BEAUMESNIL.
A la question !
MARCHAIS.
Oui, la propriété !
406 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Eh bien! je l'aime comme vous; je suis proprié-
taire* Vous voyez donc que nous sommes d*accord !
MARCHAIS, embarrassé.
Cependant... hum!... cependant...
LEDRU.
Âh ! répicier ! (Tout le monde rit.)
ROUSSELIN.
Encore un mot ! je vais le convaincre ! (a Marchais.)
On doit, — n'est-il pas vrai, — on doit, autant que
possible, démocratiser l'argent, républicaniser le nu-
méraire. Plus il circule, plus il en tombe dans la poche
du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela,
on a imaginé le crédit.
MARCHAIS.
11 ne faut pas trop de crédit?
ROUSSELIN.
Parfait! Oh! très bien!
LEDRU.
Comment! pas de crédit?
ROUSSELIN, i Lcdrn.
Vous avez raison; car si l'on ôte le crédit, plus
d'argent, et d'autre part, c'est l'argent qui fait la base
du crédit; les deux termes sont corrélatifs! (secouant
fortement Marchais.) ComprenCZ-VOUS qUC ICS dCUX tCrmCS
soient corrélatifs? Vous vous taisez? ce silence vous
condamne, j'en prends acte !
ACTE III, SCÈN£ II. 407
TOUS.
Assez ! assez ! (MarchaiB regagne sa place.)
ROUSSELIN.
Ainsi se trouve résolue, citoyens, Timmense ques-
tion du travail ! En effet, sans propriété, pas de tra-
vail ! Vous faites travailler parce que vous êtes riche,
et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez, non
seulement pour devenir propriétaires, mais parce que
vous Têtes ! Vos œuvres font du capital, vous êtes ca-
pitalistes.
l'agriculteur.
Drôles de capitalistes I
MARCHAIS.
Vous embrouillez tout!
LEDRU.
C'est se ficher du monde!
TOUS.
Oui I la clôture ! à la porte ! la clôture !
LE PRÉSIDENT.
Cela devient intolérable! on ne peut plus...
LE GARDE CHAMPÊTRE.
Je vais faire évacuer Tasile !
ROUSSELIN, à part, apercevant Murel qai entre.
Murel !
LEDRU.
Que le candidat justifie les éloges qu'il a donnés
devant moi aux opinions du sieur Bouvigny ! (aux ouvriers.)
Vous y étiez, vous autres?
408 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Mais... je... je...
LEDRU.
II est perdu !
HEURTELOT.
Tendez la gaffe !
VOINCHET.
Un médecin I (Rire générai.)
MUREL.
J'étais là aussi, moi ! L'honorable M. Rousselin a
paru condescendre aux idées de Bouvîgny ! Il ne s'en
cache pas ! 11 s'en vante !
ROUSSELIN, fièrement.
Ah!
MUREL.
Et c'était précisément à cause des électeurs qui
l'entouraient, pour affermir leurs convictions, en leur
faisant voir jusqu'à quel point peut aller dans la tête
de certaines personnes...
ROUSSELIN.
L'obscurantisme !
MUREL.
Effectivement! C'était, dis-je, un procédé de tac-
tique parlementaire, une ruse... bien légitime, passez-
moi l'expression, pour le faire tomber dans le panneau.
HEURTELOT.
Oh ! oh ! trop malin !
LEDRU.
Alors, il s'est conduit en saltimbanque.
ACTE III, SCÈNE II. 409
MUREL.
Mais je...
HEURTELOT.
Ne le défendez plus !
LEDRU.
Et voilà rhomme qui avait promis d'aller caloter
le préfet !
ROUSSELIN.
Pourquoi pas ?
LE GARDE CHAMPÊTRE, le frappant légèrement sur l'épaule.
Doucement, monsieur Rousselin !
TOUS.
Assez ! assez ! la clôture ! la clôture ! (Tout le monde
%e lère. Roastelin fait un geste désespéré, puis se retourne vers le président
q«i sort.)
LE PRÉSIDENT.
Une séance peu favorable, cher monsieur ; espérons
qu'une autre fois...
ROUSSELIN, observant Mnrel.
Murel qui s'en va ! U Marchais qui passe devant lui.) MaP-
chais ! ah ! c'est mal ! c'est mal !
MARCHAIS.
Que voulez-vous, avec vos opinions !..,
410 LE CANDIDAT.
SCENE III.
R0US8ELIN, ONÉSIME, lb garçon de caf^
ROUSSELIN, redescendant.
Oh! mes rêves !... — je n'ai plus qu'à m'enfuir, ou
à me jeter à Tcau maintenant ! On va faire des gorges
chaudes, me blaguer! (considérant ie« chaises.) Ils étaient
là!... oui! et au lieu de cette foule en délire dont
j'écoutais d'avance les trépignements... (lo garçon de
café entre pour ranger les chaises.) Âll ! fatale ambitlOU, pcmi*
cieuse aux rois comme aux particuliers ! . . . et pas
moyen de faire un discours ! tous mes mots ont raté !
Comme je souffre! comme je souffre! (au garçon de café.)
Ah! vous pouvez les prendre ! je n'en ai plus besoin !
(A part.) Leur vue me tape sur les nerfs maintenant !
LE GARÇON DE CAFÉ, à Onésime sur Testrade et qui se trouva
caché par la contrebasse.
Restez*vous là?
ONÉSIME y timidement.
Monsieur Rousselin !
ROUSSELIN.
Ah ! Onésime !
ONÉSIME, s'avançant.
Je voudrais trouver quelque chose de convenable...
pour vous dire que je participe aux désagréments...
ROUSSELIN.
Merci! merci! Car tout le monde m'abandonne!...
jusqu'à Murel !
ACTE III, SCÈNE III. 444
ONÉSIME.
Il vient de sortir avec le clerc de M* Dodart !
ROUSSELIN.
Si j'allais le trouver? (Regardant dehors.) Il y a encore
trop de monde sur la place , et le peuple est capable
de se porter sur moi à des excès!....
ONÉSIME.
Je ne crois pas I
ROUSSELIN.
Cela s'est vu! On peut être outragé, déchiré ! Ah!
la populace ! je comprends Néron !
ONÉSIME.
Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui
lui enlevait tout espoir, il a été comme vous, bien
triste ! Cependant il a repris le dessus, à force de phi-
losophie !
ROUSSELIN.
Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n'allez pas
me tromper?
ONÉSIME.
Oh!
ROUSSELIN.
Est-ce que M. votre père... (Se retournant Yen le garçon
qni remne les chaises.) Il ost irritant, cc garçon-là ! Laisscz-
nous tranquilles! (Le garçon sort.) Est-ce que votre père
avait autant de voix qu'on le solitient|? Il m'a défilé
une liste de communes ! . . .
ONÉSIME.
Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs.
J'ai vu leurs noms !
412 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN, à part.
C'est un chiffre, cela!
ONÉSIME.
Mais... j'ai quelque chose pour vous. Une vieille
femme, que je ne connais pas, m'a dit comme j'entrais
à la séance: « Faites-moi le plaisir de remettre ce
billet à M. RoUSSelin. » (n le lai donne.)
ROUSSELIN.
Une drôle de lettre! Voyons un peu! (Lisant.) « Une
personne qui s'intéresse à vous croit de son devoir
de vous prévenir que M™° Rousselin... (n «arrête boule-
versé.)
ONÉSIME.
Dois-je porter la réponse?
ROUSSELIN, ricanant convulsivement.
La... la... la réponse?
ONÉSIME.
Oui? laquelle?
ROUSSELIN, furieux.
C'est un coup de pied pour l'imbécile qui fait de
pareilles commissions! (onésimcsenfuit.t
Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de
m'en tourmenter ! (n la froisse et u jette.) La haine de mes
ennemis n'aura donc pas de bornes I Voilà une machi-
nation qui dépasse toutes les autres ! C'est pour me
distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma
candidature; et on m'attaque jusqu'au fond de l'hon-
neur! Cette infamie-là doit venir de Gruchet?... Sa
ACTE III. SCÈNE IV. M3
bonne est sans cesse à rôder autour de la maison...
(Il ramasse la lettre, et lisant.) ff Que votre femme a un
amant ! » On n*est pas Tamant de ma femme ! — Quels
sont les hommes qui peuvent être son amant?...
Est-ce assez bête!... Cependant l'autre soir, sous
les quinconces, j'ai entendu un soufflet, presque aus-
sitôt un baiser! J'ai bien vu miss Arabelle! mais sûre-
ment elle n'était pas seule, puisque, d'autre part, un
soufflet?... Est-ce qu'un insolent se serait permis
envers M""* Rousselin?... Oh! elle me l'aurait dit? Et
puis, le baiser dans ce cas-là eût précédé le soufflet,
tandis que j'ai fort bien entendu un soufflet d'abord,
et un baiser ensuite ! Bah ! n'y pensons plus ! j'ai bien
d'autres choses ! Non ! non ! tout à mon aflaire ! (n va
pour sortir )
SCÈNE IV.
ROUSSELIN, GRUGHET.
GRUCHET.
Il n'est pas là, M. Murel?
ROUSSELIN.
Vous venez me narguer, sans doute? jouir de ma
défaite, ajouter vos persiflages...
GRUCHET.
Pas du tout !
ROUSSELIN.
Au moins, faut-il se servir d'armes loyales, mon-
sieur !
8
414 LE CANDIDAT.
GRUGHET.
Le droit est de mon côté !
ROUSSELIN.
Je sais bien qu'en politique...
GRUGHET.
Ce n'est pas la politique qui me fait agir, mais des
inlérèls plus humbles. M. Murel...
ROUSSELIN.
Eh! je me moque de Murel!
GRUGHET.
Voilà huit jours qu'il m'échappe» malgré ses pro-
messes. Et il se conduit d'une manière abominable!
Non content de s'être livré sur moi à des violences,
— je pouvais le traduire en justice; je n'ai pas voulu»
par respect du monde et considération pour l'in-
dustrie.
ROUSSELIN.
Plus vite, je vous prie !
GRUGHET.
M. Murel s'est engagé, en arrivant ici, dans des
opérations de Bourse, qui furent d'abord heureuses ;
et il a si bien fait... que... une première fois, je lui ai
prêté dix mille francs. Oh ! il me les a rendus, et même
avec des bénéfices I Deux mois plus tard, autre prêt
de cinq mille I Mais la chance avait tourné. Une troi-
sième fois...
ROUSSELIN.
Est-ce que ça me regarde ?
ACTE in, SCÈNE IV. M'S
GRUGHET.
Bref, il me doit actuellement trente mille deux
cent vingt-six francs et quinze centimes !
ROUSSELINy à part.
Âh 1 c'est bon à savoir !
GRUGHET.
Ce jeune homme a abusé de ma candeur! Il me
leurrait avec la perspective d'une belle affaire, un
riche mariage.
ROUSSELIN, à part.
Coquin !
GRUGHET.
Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis
quelque temps, j'en ai tellement dépensé! (n soupire.) Et,
puisque vous êtes son ami, arrangez- vous, priez-le,
pour qu'il me rende ce qui m'appartient.
ROUSSELIN.
Me demander cela, vous, mon rival !
GRUGHET.
Je n'ai pas fait le serment de l'être toujours ! J'ai
du cœur, monsieur Rousselin; je sais reconnaître les
bons offices!
ROUSSELIN.
Comment! lorsque je possède une reconnaissance
de six mille francs, prêtés autrefois pour commencer
vos affaires, et dont les intérêts, depuis l'époque,
montent à plus de vingt mille !
116 LE CANDIDAT.
GRUCHET.
C'est même où je voulais en venir. Donnant, don-
nant.
ROUSSELIN.
Je n'y suis plus du tout!
GRUCHET.
Songez donc que beaucoup de personnes dépen-
dent de moi, et que j'ai, sans qu'il y paï'aisse, pas mal
d'influence! Si vous me remettiez le papier eh ques-
tion, on pourrait s'entendre.
ROUSSELIN.
Sur quoi?
GRUCHET.
Je lâcherais les électeurs.
ROUSSELIN.
Et si je ne suis pas nommé?... Je perds mon ar-
gent!
GRUCHET.
Vous ôtes trop modeste !
ROUSSELIN.
Ilein?
GRUCHET.
A votre guise ! Jusqu'à la dernière minute, il sera
temps! Mais je vous répète que vous avez tort! ai m
dirige vers la gaucho.)
ROUSSELIN.
Où allez-vous donc par là?
GRUCHET.
Dans ce cabinet, où mon ami Julien doit être à tra-
ACTE m, SCÈNE V. 4n
vailler sur le procès-verbal de la séance. Je vous assure
que vous avez lort! (u ton.)
SCENE V.
ROUSSELIN, puis MUREL.
ROUSSELIN.
Est-ce un piège, ou serait-ce la vérité? Quant à
Murel, c'est un sauteur qui faisait tout bonnement une
spéculation. Oh! je m'en doutais un peu! Mais, à pré-
sent, je ne vois pas pourquoi je me gênerais; il a
perdu son crédit sur le peuple, et ma foi...
MUREL, cnfre joyeux.
Pardon de vous avoir quitté si vite ! Je viens de
chez Dodart. Quel événement, mon cher! Un bon-
heur!...
ROUSSELIN.
Âh! VOUS en faites de belles! Je suis obligé de
recevoir vos créanciers. Gruchet exige trente mille
francs !
MUREL.
La semaine prochaine, il les aura!
ROUSSELIN.
Encore vos forfanteries! Jamais vous ne doutez de
rien!... De même pour ma candidature! On n'est pas
en vérité moins habile, et vous auriez dû plutôt...
MUREL.
Soutenir Gruchet, n'est-ce pas ? .
4IS LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
C'est tout comme! VImpartinly depuis huit jours»
n'a rien fait.
MUREL.
J'étais en voyage et je suis revenu sans même
attendre..,
ROUSSELIN.
Mauvaise excuse!
MUREL.
La réclamation de Gruchet est une vengeance. Je
me perds à cause de vous; heureusement que...
ROUSSELIN.
Quoi donc!
MUREL.
Vous m'avez» en quelque sorte, promis la main de
votre fille...
ROUSSELIN.
Oh! oh! entendons-nous!
MUREL.
Mais vous ne savez donc pas que je viens d'hériter!
ROUSSELIN.
De votre tante» peut-être?
MUREL.
Certainement !
ROUSSELIN.
La plaisanterie est /ébattue.
MUREL.
Je vous jure que ma tante est morte!
ACTE III, SCÈNB Y. 449
ROUSSELIN.
Eh bien ! enterrez-la, et ne me bernez pas avec vos
histoires d*héritage.
BlUREL.
Rien de plus vrai! Seulement, comme la pauvre
femme a trépassé depuis mon départ, on cherche si
quelquefois un autre testament...
ROUSSELIN.
Ah! il y a des si! Eh bien, mon cher, moi, j'aime
les gens sûrs des choses qu'ils disent et entrepren-
nent.
MUREL.
Monsieur Rousselin, vous oubliez trop ce que je
puis faire pour vous!
ROUSSELIN.
Pas grand'chose! Les ouvriers ne vous écoutent
plus!
HUREL.
Vraiment! Parce qu'il y a cinq ou six braillards
peut-être... des hommes que j'avais renvoyés de ma
fabrique... Mais tous les autres!
ROUSSELIN.
Pourquoi ne sont-ils pas venus?
MUREL.
Comment les amener, étant absent?
ROUSSELIN, à part.
Cela, c'est une raison.
420 LE CANDIDAT.
MUREL.
Vous ne connaissez pas leur humeur, et je parie
que d*ici à dimanche prochain, si je voulais, j'aurais le
temps... Mais non, je ne m'en mêle plus... et... je
recommanderai Gruchet!
ROUSSELIN, à part.
Il me fait des menaces!... Est-ce que j'aurais en-
core des chances? (Haut.) Ainsi vous croyez... que l'ef-
fet de la réunion... n'a pas été absolument mauvais?
MUREL.
Ah! vous avez blessé le peuple!
ROUSSELIN.
Mais j'en suis du peuple ! Mon père était un mo-
deste travailleur. Voilà ce qu'il faut leur dire, mon
bon Murel, et que j'ai souffert pour eux, car le gou-
vernement a mis la main sur moi, là, tout à l'heure!
Retournez à la filature.
MUREL.
Mais écoutez!... j'apporte... — on n'attend plus que
le certificat de décès de mon cousin...
ROUSSELIN.
Faites-leur comprendre !
MUREL.
Premièrement, une ferme.
ACTE III, SCÈNE VI. \ii
SCENE VI.
Les Mêmes, MADAME ROUSSELIN, LOUISE.
MADAME ROUSSELIN, â la cantonade.
Louise, suis-moi donc! Qu'as-tu à regarder par-
tout? (A ion mari.) Ah! je tc tfouve enfin; j'étais inquiète.
S'il y a du bon sens!
ROUSSELIN.
Je ne pouvais pas...
LOUISE, apercevant Murcl.
Mon ami !
MUREL.
Louise !
MADAME ROUSSELIN, scandalisée.
Que signifie? Est-ce une tenue pour une jeune per-
sonne? Et vous-même, monsieur, une pareille fami-
liarité ! . . .
MUREL.
Mon Dieu, madame, M. Rousselin pourra vous
dire...
MADAME ROUSSELIN.
Je suis curieuse, en effet (tirant son mari à l'écart), dc
voir par quelles raisons ma fille...
ROUSSELIN.
Ma chérie, d'abord tu comprendras...
LOUISE, à Murel, â part.
C'est moi qui ai poussé ma mère à venir; je vous
savais ici; pas d'autre moyen!...
I« LE CANDIDAT.
MUREL, de même.
Il faut brusquer tout ; je vous dirai pourquoi. (s'aTan-
çant Tcn M. et Madame Rouuelin.) Madame , bieU qU*On ait
l'habitude d'employer pour de telles démarches des
intermédiaires, je m'en passe forcément» et je vous
prie de m'accorder en mariage M*^ Louise.
MADAME ROUSSELIN.
Monsieur, mais, monsieur, on ne prend pas les
gens...
MUREL, vite.
Ma nouvelle position de fortune me permet...
ROUSSELIN.
Ah! il faut voir!
MADAME ROUSSELIN.
Gela est si en dehors des procédés ordinaires...
LOUISE, souriant.
Oh! maman!
MADAME ROUSSELIN.
Et cette inconvenance, dans un endroit public!
(Jalien entre par la porte do gauche.)
SCÈNE VII.
Les Mêmes, JULIEN.
JULIEN, à Rousselin.
Je viens, monsieur, me mettre à votre disposition.
ROUSSELIN.
Vous?
ÂCTB III, SCÈNE YII. 4!3
JULIEN.
Oui, moi, absolument!
HUREL, à part.
Qui ramène ?
JULIEN.
Mon journal ayant une autorité de vieille date dans
le pays, je peux vous être utile.
ROUSSELIN, ébahi.
Mais Murel?
JULIEN, regardant madame Rousselin.
J'ai entendu à travers celte cloison tout ce qui s*est
passé à la séance, et il m*est facile d*en faire uu
compte rendu favorable (désignant Marei), avec la permis-
sion, toutefois, de mon chef.
MUREL.
Parbleu ! depuis assez longtemps ! . . .
ROUSSELIN.
Gomment vous exprimer...
MADAME ROUSSELIN, bas à son mari.
Tu vois« que j*ai réussi, hein? (Bas à juuen.) Je vous
remercie.
JULIEN, de même.
Vos yeux me soutenaient! c'est fait!
ROUSSELIN, à sa femme.
Il est charmant ! Défendu par vous, qui êtes un po-
lémiste ! . . .
4«4 LE CANDIDAT.
MUREL.
Un lalenl flexible, clair, pittoresque!
ROUSSELIN.
Je crois bien !
MUREL.
Et d'une violence quand il veut s'en donner la
peine? (Ba. à juuen.) Dites que l'idée vient de moi; vous
m'obligerez.
JULIEN.
Malgré les arguments de notre ami Murel, — car il
vous prône avec une ardeur ! — je demeurais dans
mon obstination. (Regardant madame Routtolin.) Mdis tOUt à
coup, comme éclairé par une lumière, et obéissant à
une voix, j'ai vu, j'ai compris.
ROUSSELIN.
Ah ! cher monsieur, je suis pénétré de reconnais-
sance !
JULIEN, bas, à madame Rouaselin.
Quand nous re verrons-nous?
MADAME ROUSSELIN, de mémo.
Je VOUS le ferai savoir.
ROUSSELIN, à Julien.
Par exemple, je ne sais pas comment vous vous y
prendrez !
JULIEN, gaiement.
Ceci est inon affaire !
ACTE III, SCÈNE VIL ^îo
ROUSSELIN, à sa femme.
Prie donc M. Julien de venir ce soir dîner chez
nous, en famille.
MADAME ROUSSELIN, faisant une révérence.
Mais certainement, avec le plus grand plaisir.
JULIEN, saluant.
Madame !
ACTE QUATRIÈME
Le cabinet de Routselin. Au fond, nno Urgv ouTertare ayec la campagne A
rhorizon. Plasieura portes. A. gauche, an bureau tor lequel ee trouve une pen-
dule*
SCENE PREMIERE.
PIERRE, puu LE GARDE CHAMPÊTRE,
puis FÉLICITÉ.
PIERRE, à la cantonade, d'une Toiz très haute.
François, allez prendre dans le char à bancs huit
messieurs à Saint-Léonard, et vous ne refermerez pas
la grille ! — Il faut qu'Elisabeth porte encore des bul-
letins. — Vous n'oublierez pas, en revenant, le papetier
pour les cartes de visite.
(Bntre un commissionnaire qui halète sons un ballot de journaux.) G CSt
lourd, heini mon brave... Mettez cela ici, bon! (rhomme
dépose son ballot par terre, près d'un autre beaucoup plus grand.) Et dCS*
cendez vous rafraîchir à la cuisine. On y boit du Cham-
pagne dans des pots à confitures ; rien ne coûte, vu la
circonstance !
Ce soir l'élection, et la semaine prochaine, Paris !
Voilà assez longtemps que j'en rêve le séjour, princi-
ACTE ly, SCÈNE I. «7
paiement pour les huîtres et le bal de TOpéra I (considé.
rant les deux Us de journaux.) L'article de M. Julieu, eocore I
A qui en distribuer? Tout le inonde en a, sans exagé-
ration, au moins trois exemplaires! Et il nous en
reste !... N'importe I à ToUVrage ! (Il commence à diyiser le us
par pettU paquets. Bntre le garde champôtrej Âh! pèrO Moriu, au-
jourd'hui VOUS êtes en retard !
LE GARDE CHAMPÊTRE.
C'est qu'il y a eu, chez M. Murel, une espèce
d'émeute; les ouvriers maintenant sont contre lui; [on
parle même de faire venir de la troupe ^]. Ah ! ça ne va
pas I ça ne va pas I (U se met à aider Pierre. Bntre Félicité.)
PIERRE.
Tiens, Félicité I Bonjour, madame Gruchet.
FÉLICITE.
Malhonnête !
PIERRE.
Je vous croyais fâchée depuis que votre maître nous
fait concurrence?
FÉLICITÉ, sèchement.
Ça ne me regarde pas !... J'ai une commission pour
le vôtre.
PIERRE.
U est sorti.
FÉLICITÉ.
Mais il rentrera pour déjeuner'^
1. Enlevé par la cbnsche.
4Î8 LE CANDIDAT.
PIERRE.
Est-ce qu'on déjeune! Est-ce qu'on a le temps!
Monsieur, du matin au soir, n'arrête pas! Madame
porte des secours à domicile ! et Mademoiselle, avec
un grand tablier, distribue des potages aux pauvres !
FÉLICITÉ.
Et l'institutrice?
PIERRE.
Oh! plus gnian-gnian que jamais! (au gardo champêtre.)
Non! comme cela! (puant nn journal.) C'est Monsieur qui
m'a appris, de manière à ce que l'on voie, du premier
coup d'œil, l'article.
LE Garde champêtre.
Il cause dans l'arrondissement une agitation !
pierre.
Pour être tapé, il Test.
félicité.
En attendant, n'y aurait-il pas moyen de lui dire un
mot, à votre Anglaise?
PIERRE, désignant la porte de gauche.
Sa chambre est par là, au fond du corridor, à
droite.
félicité.
Oh! je sais, (sue «e dirige yers la porto.)
PIERRE.
Notre patron ! (FéUcité se retiro dan» un coin et reste immobile.)
\
ACTE IV, SCÈNE 11. 429
SCENE IL
Les Mêmes, ROUSSELIN.
hOUSSELIN, en entrant^ presse chaleureusement la main do Pierre.
Mon cher ami...
PIERRE, étonné.
Mais, monsieur?...
ROUSSELIN.
Une distraction, c'est vrai! L'habitude de donner
au premier venu des poignées de main est plus forte
que moi... J'en ai la paume enflée, (au garde champêtre.)
Ah ! très bien ! (Lui gUssant de l'argent d'une manière discrète.)
Merci!... et... ne craignez pas... si jamais vous aviez
besoin... .
LE GARDE CHAMPÊTRE, avec un geste pour le rassurer.
Ob ! (Il sort avec Pierre qui l'aide à porter les journaux.)
ROUSSELIN.
Il enfonce toutes les objections, l'article! — dé-
montrant fort bien qu'il est absurde d'avoir des opi-
nions arrêtées d'avance, et que ma conduite par là
est plus sage et plus loyale. Il vante mes lumières
administratives, il dit môme que j'ai fait mon droit,
— j'ai poussé jusqu'au premier examen, — et avec
des tournures de style!... — C'est pourtant à ma
femme que je dois cela !
FÉLICITÉ, s'ayançant et lui remettant une lettre.
De la part de M. Gruchet !
9
430 LB CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Ah! (Lisant) <fLa quittance, et je me désiste. Vous
pouvez la confier à ma bonne. »
Diable ! Voilà ce qu*on appelle vous mettre le cou-
teau sur la gorge !
Mais s'il se retire, pas d*autre concurrent, et je suis
nommé! Mon Dieu, oui! G*est bien clair! La somme
est lourde cependant, et je n'aurai plus contre lui
aucun moyen?... Eh! quand il sera élu, belle avance!
Pour six mille francs, dont je ne parlais pas, que j'avais
oubliés... A quoi me serviraient-ils ? Bah ! on n'a rien
sans sacrifice ! (ll ouvro Bonbuxeaa.) Tenez! (Donnant an petir papier
à ^éucité.) Dépèchez-vous ! votre maître attend !
FÉLICITÉ.
Merci, monsieur! (BUetort.)
ROUSSELIN.
La démission est tardive ! Bah I le scrutin ne fait
que d'ouvrir, et quand j'y perdrais quelques voix...
SCENE III.
ROUSSELIN, MUREL, DODART.
MUREL.
Ah ! maintenant vous me croirez. Je vous amène le
notaire avec toutes ses preuves.
DODART.
Voici les actes de l'état civil, et l'extrait d'inven-
ACTE lY» SCÈNB III. 434
taire établissant les droits et qualités de mon client à
la succession de M°^® veuve Murel, de Montélimart, sa
tante.
ROUSSELIN.
Mes compliments !
MUREL.
Ainsi rien ne s'oppose plus à ce que.
BOUSSELIN.
Quoi? qu'est-ce que vous dites?
MUREL.
Mon mariage?
ROUSSELIN.
Et comment voulez-vous que dans un jour pareil !
MUREL.
Sans doute l Cependant, sans rien décider, on pour-
rait convenir...
ROUSSELIN, à Dodart,
Savez-vous quelque chose de nouveau? On ne vous
a pas dit, par hasard, que Gruchet....
MUREL.
Mon cher, il me semble que vous pourriez accorder
plus d'attention...
ROUSSELIN.
Non ! pas de bavardage I Vous feriez mieux de ne
pas quitter vos hommes ; le bruit court même qu'ils se
disposent. . .
MUREL.
Mais j'ai amené exprès Dodart!
432 LE CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Allez-vous-en! Nous causerons ensemble de votre
affaire !
MUREL.
Vous consentez, alors? c'est bien sûr?
ROUSSELIN.
Oui ! mais ne perdez pas de temps !
MUREL, BorUnt vivement.
Ah! comptez sur moi ! Quand je devrais leur donner
de ma bourse une augmentation!... (ii sort.)
SCENE lY.
ROUSSELIN, DODART, pui. MARCHAIS,
puis PIERRE, puis ARARELLE.
ROUSSELIN.
Un bon enfant, ce Murel !
DODART.
Néanmoins, il se trompe ! Les ouvriers maintenant
se moquent de lui! Quant à sa fortune, par exemple...
MARCHAIS.
Serviteur! M. de Bouvigny m'envoie chercher votre
réponse.
ROUSSELIN.
Comment?
MARCHAIS.
La réponse à la chose que M. Dodart vous a com-
muniquée?
ACTE IV, SCÈNE IV. 433
DODART, so frappant le front.
Quelle étourderie ! la première peut-être qui
m'arrive dans la carrière du notariat !
MARCHAIS, i Rousselin.
Et il demande un mot d'écrit.
ROUSSELIN.
Mais?...
DODART, à RouBsclin.
Je vais vous dire, (a Marchais.; Paticntcz quelques
minutes dans la cour, n'est-ce pas? (Marchais sort.) M. de
Bouvigny est donc venu, il y a trois jours, m'afflrmer
encore une fois qu'il tenait à votre alliance...
ROUSSELIN
Je le sais.
DODART.
Et que si vous vouliez, — dame ! on se sert des
moyens que l'on a ; on utilise les armes que l'on pos-
sède ! Ce n'est peut-être pas toujours extrêmement
bien... mais...
ROUSSELIN.
Ah ! VOUS avez une façon de parler ! . . .
DODART.
Sans l'affaire de Murel, qui est tombée dans mon
étude et qui a pris tous mes instants, je serais vite
accouru .
ROUSSELIN.
Au fait, je vous en prie !
DODART.
Si vous accordez votre fille à son fils, il est sûr,
434 LE GANDIDÂ.T.
entendez- VOUS, le comte m'a dit qu'il était sûr de vous
faire élire, ne serait-ce qu'en amenant aux urnes
soixante-quatre laboureurs.
ROUSSELIN.
Cet envoi de Marchais est une sommation?
DODART.
Absolument.
ROUSSELIN.
Eh bien?... et Murel!
DODART.
En- effet, vous venez de lui promettre.
ROUSSELIN.
Lui ai-je promis?
DODART.
Oh ! légèrement !
ROUSSELIN.
Pour ainsi dire, presque pas!... Cependant... EnGu
que me conseillez-vous?
DODART.
C'est grave! très grave. Des liens d'amitié, des
rapports d'intérêt même m'attachent à M. de Bou-
vigny, et je serais enchanté pour moi... D'autre part,
je ne vous cache pas que M. Murel maintenant...
(A part.) un contrat ! (Haut.) C'est à vous de réfléchir, de
voir, de peser les considérations! D'un côté le nom, de
l'autre la fortune. Certainement, Murél devient un
parti. Cependant le jeune Onésime...
ACTE IV, SCÈNR IV. 435
ROUSSELIN.
Que faire?... Eh! ma femme que j'oubliais! D'ail-
leurs je ne peux pas agir sans sa volonté, (n sonne.)
Tout le monde est donc mort aujourd'hui ! (ii crie.) Ma
femme ! Pierre ! (a pierre qui entre.) Dites à Madame que
j*ai besoin d'elle!
PIERRE.
Madame n'est pas dans la maison !
ROUSSELIN.
Voyez au jardin ! (pierre son.) Elle découvrira un expé-
dient; elle est quelquefois d'un tact...
DODÀRT.
En de certaines circonstances, je consulte, comme
vous, mon épouse; et je dois lui rendre cette justice...
PIERRE rentre.
Monsieur, je n'ai pas vu Madame !
ROUSSELIN.
N'importe! trouvez-la!
PIERRE.
La cuisinière suppose que Madame est sortie depuis
longtemps.
ROUSSELIN.
Pour où aller?
PIERRE.
Elle ne l'a pas dit !
ROUSSELIN.
Vous en êtes sûr ?
436 LE CANDIDAT.
PIERRE.
Oh ! (Il Bort.)
ROUSSELIN.
C'est extraordinaire ! jamais de sa vie!...
ARABELLE, entrant fort émue.
Monsieur!, monsieur! il faut que je vous parle!
écoutez-moi! une chose importante! oh ! très sérieuse,
monsieur !
DODART.
Dois-je me retirer, mademoiselle? (signe afermaiif
d'Arabelle ; il sort.)
SCÈNE V.
ROUSSELIN, MISS ARABELLK.
ROUSSELIN.
Que me voulez-vous? dépêchons!
MISS ARABELLE.
Mon Dieu, monsieur, pardonnez-moi si j'ose... c'est
dans votre intérêt ! L'absence de Madam'e parait vous...
contrarier? et je crois pouvoir...
ROUSSELIN.
Est-ce que par hasard ?. . .
MISS ARABELLE.
Oui, monsieur, le hasard précisément ! — Votre
femme est avec M. Julien!
ACTE lY, SCÈNE .VI. 437
ROUSSELIN» abjisourdi.
Comment?... iPui» tout à coup.) Sans doute! pour mon
élection !
MISS ARAB1SLLE.
Je ne crois pas ! car je les ai rencontrés à la Croix
bleue, entrant dans le petit pavillon, — vous savez, le
rendez-vous de chasse, — et j'ai entendu cette phrase
de M. Julien, — sans la comprendre peut-être, malgré
Texphcation que cherchait à m'en donner M. Gruchet,
à qui j'en parlais tout à l'heure, et qui, lui, avait Tair
de comprendre mieux que moi : « J'en sortirai avant
vous, et pour vous faire connaître si vous pouvez
rentrer sans crainte, j'agiterai derrière moi mon mou-
choir! »
ROUSSELIN.
Impossible !!... des preuves, miss Arabellel J'exige,
1 nreuves!
des preuves !
SCENE VI.
Les Mêmes, DODART, puis LOUISE.
DODART entre vivement.
Marchais ne veut plus attendre ! Du haut de votre
vignot dans le parc, il croit même apercevoir M. de
Bouvigny qui descend la côte, au milieu d'une grande
foule !
ROUSSELIN,
Les soixante-quatre laboureurs!
438 LE CANDIDAT.
DODART.
Le comte peut les faire voter pour GruchetI
ROUSSELIN.
Eh! non! puisque Gruchet... après tout, ce misé-
rable-là ! . . . on ne sait pas !
DODART.
Ou mettre des bulletins blancs!
ROUSSELIN.
C'est assez pour me perdre !
DODART.
Et rheure avance !
ROUSSELIN, regardant la pendule.
D'un quart sur la mairie, heureusement! Que Mar-
chais retourne vers le comte, le supplier, pour qu'il
m'accorde au moins... Où est Louise? Miss Arabelle,
appelez Louise! (Arabeiie tort.) Gomment la convaincre?
DODART.
Si vous pensez que mon intervention...
ROUSSELIN.
Non! ça la blesserait! Tenez-vous en bas, et dès
que j'aurai son consentement... Mais Bouvigny de-
mande une lettre! Est-ce que je pourrai jamais...
DODART.
La parole d'honneur suffira. Et puis, je reviendrai
vous dire...
ACTE IV, SCÈNE VI. 439
ROUSSELIN.
Eh I VOUS n'aurez pas le temps ! Â quatre heures, le
scrutin ferme. Courez vite !
DODÀRT.
Alors, j'irai tout de suite à la mairie...
ROUSSELIN.
Que je voudrais y être, pour savoir plus tôt...
DODÀRT.
Ce sera vite fait !
ROUSSELIN.
Eh ! avec votre lenteur, . .
DODÀRT.
En cas de succès, je vous ferai de loin un signal.
ROUSSELIN.
Convenu !
LOUISE, entrant.
Tu m'as fait demander?
ROUSSELIN.
Oui, mon enfant ! (a Dodart.) Allez vite, cher ami I
DODÀRT, indiquant Louise.
Il faut bien que j'attende la décision de Mademoi-
selle!
ROUSSELIN.
Âh! c'est vrai! (Dodan ton.)
UO LE CANDIDAT.
SCENE VII.
ROUSSELIN, LOUISE.
ROUSSELIN.
Louise! tu aimes ton père, n'est-^e pas?
LOUISE.
Oh ! cette question !
ROUSSELIN.
Et tu ferais pour lui...
LOUISE.
Tout ce qu'on voudrait!
ROUSSELIN.
Eh bien ! écoute-moi. Dans les existences les plus
tranquilles, des catastrophes surviennent. Un honnête
homme quelquefois se laisse aller à des égarements.
Supposons, par exemple, — c'est une supposition, pas
autre chose, — que j'aie commis une de ces actions,
et que pour me tirer de là...
LOUISE.
Mais vous me faites peur!
ROUSSELIN.
N'aie pas peur, ma mignonne! C'est moins grave!
Enfin, si on te demandait un sacrifice, tu te résigne-
rais!... Ce n'est pas un sacrifice que je demande, une
concession seulement ! Elle te sera facile ! Les rap-
ACTB tV, SCÈNE VII. Uf
ports entre vous sont nouveaux! Il faudrait donc, ma
pauvre chérie, ne plus songer à Murel !
L0Û4éE.
Mais je Taime !
ROUSSËLIN.
Comment! Tu t'es laissé prendre à ses manières,
à tous les embarras qu'il fait?
LOUISE.
Moi! je lui trouve très bon genre!
ftOUSSELIN.
Et puis, je ne peux pas te donner de détails; mais,
entre nous, il a des mœurs!...
LOUISE.
Ce n'est pas vrai !
ROUSSËLIN.
Cousu de dettes ! Au premier jour, on le verra dé-
camper!
LOUISE.
Pourquoi? Maintenant il est riche!
ROUSSËLIN.
Ah! si tu tiens à la fortune, je n'ai rien à dire. Je
le croyais des sentiments plus nobles !
LOUISE.
Mais le premier jour je l'ai aimé!
ROUSSËLIN.
Tu as ton petit amour-propre aussi, toi! avoue-le!
Tu ne dédaignes pas le flafla, tout ce qui brille, les
141 . . LB CANDIDAT.
titres ; et tu serais bien aise, à Paris, — quand je vais
être député, — de faire partie du grand monde, de
fréquenter le faubourg SaintrGermain... Veux-tu être
comtesse ?
LOUISE.
Moi?
ROUSSELIN.
Oui, en épousant Onésime?
LOUISE
i
Jamais de la vie ! un sot qui ne fait que regarder la
pointe de ses bottines, dont on ne voudrait pas pour
valet de chambre! incapable de dire deux mots! Et
j'aurai de charmantes belles-sœurs! Elles ne savent
pas Torthographe ! Et un joli beau-père ! qui ressemble
à un fermier. Avec tout cela, un orgueil, et une ma-
nière de s'habiller ! elles portent des gants de bourre
de soie !
ROUSSELIN.
Tu es bien injuste ! Onésime, au fond, a beaucoup
plus d'instruction que tu ne penses. 11 a été élevé par
un ecclésiastique éminent, et la famille remonte au
XII* siècle. Tu peux voir dans le vestibule un arbre
généalogique. Pour ces dames, parbleu, ce ne sont
pas des lionnes... mais enfin!... Et quant à M. de
Bouvigny, on n'a pas plus de loyauté, de...
1. La censure a enlevé dans cette page les mots suivants :
Dont on ne Wiudrait pas pour vaUi de chambre»
Elles ne savent pas Vorthographe»
Par un ecclésiastique éminent; on a dit à la place parfaitement.
ACTE IV, SCÈNE VIL 443
LOUISE.
Mais vous le déchiriez depuis la candidature, et il
vous le rendait I Ce n'est pas comme Murel, qui vous
a défeodut celui-là! Il vous défend encore! Et c'est
lui que vous me dites d'oublier! Je n'y comprends
rien ! Qu'est-ce qu'il y a ?
ROUSSELIN.
Je ne peux pas t'eiqpliquer ; mais pourquoi vou-
drais-je ton malheur ? Doutes-tu de ma tendresse, de
mon bon sens, de mon esprit? Je connais le monde,
va! Je sais ce qui te convient! Tu ne nous quitteras
pas ! Vous vivrez chez nous ! Rien ne sera changé I Je
t'en prie, ma Louise chérie! tâche!
LOUISE.
Ah ! vous me torturez !
ROUSSELIN.
Ce n'est pas un ordre, mais une supplication ! (n m
met â tes genoux.) SaUVC-moi !
LOUISE, la main lur ton cœur.
Non ! je ne peux pas !
ROUSSELIN , avec déseipoir.
Tu te reprocheras bientôt d'avoir tué ton père !
LOUISE, se leTant.
Ah! faites comme vous voudrez, mon Dieu! (Biie
soit.)
ROUSSELIN, courant au fond.
Dodart! ma parole d'honneur! vivement! (u redes-
cend.) — Voilà de ces choses qui sont pénibles ! Pauvre
U4 . île CANDIDAT.
petite! Après tout, pourquoi n'aimerait- elle pas ce
mari-là? Il est aussi bien qu'un autre! Il sera même
plus facile à conduire que Murel. Non, je n'ai pas mal
fait, tout le monde sera content, car il plaît à ma
femme!... Ma femme! Ah! encore! C'est ce serpent
d'Arabelle avec ses inventions!... Malgré moi... je...
SCÈNE VIII.
ROUSSELIN, et succeBiivement, VOINCHET,
HOMBOURG, BEALMESNIL, LEDRL.
ROUSSELIN, apercôvànt Voinchet.
Vous n'êtes pas à voter, vous?
VOINCHET.
Tout à l'heure ! Nous sommes quinze de Bonneval
qui s'attendent au café Français, pour aller de là tous
ensemble à la mairie !
ROUSSELIN, d'un air gracieux.
En quoi puis-je vous être utile?
VOINCHET.
L'ingénieur vient de m'apprendre que le chemin de
fer passera décidément par Saint-Mathieu. Les proba-
bilités étaient pour Bonneval ! J'avais donc acheté tout
exprès un terrain; et pour en avoir une indemnité
plus forte, j'avais même créé une pépinière! Si bien
que me voilà dans l'embarras. Je veux changer d'in-
dustrie, et comment me défaire tout de suite d'envi-
ACTE IV, SCÈNE VIII. U5
roa cinq cents bergamottes, huit cents passe-colmar,
trois cents empereurs de la Chine, plus de cent soixante
pigeons ?
ROUSSELIN.
Je n'y peux rien !
YOINCHET.
Pardon ! comme vous avez derrière votre parc un
sol excellent, — rien que du terreau, — à raison de
trente sous l'un dans l'autre, je vous céderais avec
facilité...
ROUSSELIN, le reconduisant.
Bien ! bien ! Nous verrons plus tard !
VOINCHET.
Le marché est fait, n'est-ce pas? Vous recevrez
demain la première voiture! Ohl ça ira! Je vais re-
joindre les amis ! (Il sort par le fond.)
H0MB0UR6, entrant par la gauche.
Il n'y a pas à dire, monsieur Rousselin ! il faut que
vous me preniez...
ROUSSELIN.
Mais je les ai, vos alezans! Depuis trois jours, ils
sont dans mon écurie !
H0HBOUR6.
C'est leur place ! Mais pour les charrois, les gros
ouvrages, M. Bouvigny (vous le battrez toujours, celui-
là) m'avait refusé une forte jument ! qui n'est pas une
affaire, — quarante pistoles !
10
U6 LB CANDIDAT.
ROUSSELIN.
Vous voulez que je l'achète?
H0MB0UR6.
Ça me ferait plaisir.
ROUSSELIN.
£h bien, soit!
H0HB0UR6.
Faites excuse, monsieur Rousselin, mais... est-ce
trop vous demander que... un petit acompte sur les
alezans, ou le reste, à votre idée?...
ROUSSELIN.
Non ! (U ouvre son bureau et en tirant à lui un des tiroirs.) A la
mairie, où en sommes-nous?
H0MB0UR6.
Oh ! ça va bien !
ROUSSELIN.
Vous y avez été?
H0MB0UR6.
Parbleu !
ROUSSELIN, à part, en repoussant le tiroir.
Alors, rien ne presse !
HOMBOURG, qui a vu le mouvement.
C'est-à-dire que j'y ai été... pour prendre ma carte.
J'ai même eu le temps tout juste ! (RousseUn ouvre de nouveau
son tiroir et donne de l'argent.) Mcrci dC VOtrC ObligCance !
(Fausse sortie.) Vous dcvricz faire un coup, monsieur Rous-
selin; j'ai un bidet cauchois...
ROUSSELIN.
Oh! assez!
ACTE IV, SCÈNE VIII. «47
HOMBOURG.
Étant un peu rafraîchi, ça ferait un poney pour
Mademoiselle.
ROUSSELIN, à part.
Pauvre Louise !
HOMBOURG.
Quelque chose de coquet, enfin une distraction!
ROUSSELIN, soupirant.
Oui! je prendrai le poney I (Hombourg sort par u gauche.)
BEAUMESNIL, sur le seuil de la porto, à droite.
Deux mots seulement; je vous amène mon ûls.
ROUSSELIN.
Pourquoi faire?
BEAUMESNIL.
Il est dans la cour où il s'amuse avec le chien.
Voulez-vous le voir? C'est celui dont je vous avais
parlé, relativement à une bourse. Nous l'espérons, d'ici
à peu.
ROUSSELIN.
Je ferai tout mon possible, certainement.
BEAUMESNIL.
Ces marmots-là coûtent si cher! Et j'en ai sept,
monsieur, forts comme des Turcs !
ROUSSELIN, à part.
Oh!
BEAUMESNIL.
A preuve que son maître de pension me réclame
U8 LE CANDIDAT.
deux trimestres... et bien que la démarche... soit humi-
liante, si vous pouviez m'avancer...
ROUSSELIN, ouvrant le tiroir. •
Combien les trimestres?
BEAUMESNIL exhibe un long papier.
Voilà ! (Il en donne un autre.) Il y a, de pIus, quelques
fournitures ! (Rousseiin donne de l'argent.) Je cours vite rap-
porter chez moi cette bonne nouvelle. Franchement,
j'étais venu exprès.
ROUSSELIN.
Gomment! et mon élection?
BEAUMESNIL.
Je croyais que c'était pour demain. Je vis tellemeol
renfermé dans ma famille, dans mon petit cercle ! Mais
je me rends à mes devoirs; tout de suite! tout de
suite ! (Il sort par la droite.)
LEDRU, entrant par le fond.
Fameux ! Comme si vous étiez nommé !
ROUSSELIN.
Ah!
LEDRU.
Gruchet se retire. On le sait depuis deux heures.
Il a raison, c'est prudent! Pour dire le vrai, je l'ai,
en dessous, pas mal démoli ; et vous devriez reconnaître
mon amitié, en tâchant de me faire avoir... (n montre m
boutonnière.) '
ROUSSELIN, bai.
Le ruban?
ACTE IV, SCÈNE IX. 449
LE DRU 9 très haut.
Si je ne le méritais pas, je ne dirais rien! mais
nom d'un nom!... Ah! je vous trouve assez froid,
monsieur Rousselin.
ROUSSELIN.
Mais, cher ami, je ne suis pas encore ministre!
LEDRU.
N'importe! j'ai derrière moi vingt-cinq hommes,
des gaillards, — Heurtelot en tête, avec des ouvriers
de Murel, — qui sont maintenant sous les halles à
faire une partie de bouchon. Je leur ai dit que j'allais
vous proposer un accommodement, et ils m'attendent
pour se décider. Or je vous préviens que si vous ne
me jurez pas de m'obtenir la croix d'honneur.. .
ROUSSELIK.
Eh! je vous en achèterai quatre d'étrangères !
LEDRU.
Au pas de course, alors! m tort vivement.)
SCENE IX.
ROUSSELIIV, seul, regardant au fond.
Il aura le temps! on a encore cinq minutes! Dans
cinq minutes le scrutin ferme, et alors?...
Je ne rêve donc pas !' C'est bien vrai! je pourrais le
devenir! Oh ! circuler dans les bureayx, se dire membre
d'une commission, être choisi quelquefois comme rap-
450 LE CANDIDAT.
porteur, ne parler toujours que budget, amendements,
sous-amendements, et participer à un tas de choses...
d'une conséquence infinie ! Et chaque matin je verrai
mon nom imprimé dans tous les journaux, même dans
ceux dont je ne connais pas la langue!
Le jeu! la chasse! les femmes! est-ce qu'on aime
quelque chose comme ça ? Mais pour Tobtenir je don-
nerais ma fortune, mon sang, tout! Oui! j*ai bien
donné ma fille ! ma pauvre fille ! (n pieure.) J*ai des
remords maintenant, car je ne saurai jamais si Bou-
vigny a tenu parole. On ne signe pas les votes.
(Quatre heures sonnent.) C'est fait! Ou dépOUillc IC SCFU-
tin; ce sera vite fini! A quoi vais-je m'occuper pen-
dant ce temps-là? Quelques intimes, quand ce ne serait
que Murel, qui est si actif, devraient être ici pour
m'apprendre les premiers bulletins!
Oh ! les hommes ! dévouez-vous donc pour eux ! Si
le pays ne me nomme pas... Eh! bien, tant pis! qu'il
en trouve d'autres! J'aurai fait mon devoir! m trépigne.)
Mais arrivez donc ! arrivez donc ! Ils sont tous contre
moi, les misérables! C'est à en mourir! Ma tête se
prend, je n'y tiens plus! J'ai envie de casser mes
meubles !
SCÈNE X.
ROUSSELIN, UN Mendiant, ayeugle. qui joue de U vielle.
ROUSSELIN.
Ahl ce n'est pas un électeur, celui-là? On peut le
bousculer ! Qui vous a permis. . . ?
ACTE IV, SCÈNE X* 154
LE MENDIANT.
La maison est ouverte, et des camarades m'ont dit
qu*on y faisait du bien à tout le monde, mon cher
monsieur Rousselin du bon Dieu I On ne parle que de
vous! Donnez-moi quelque chose I Ça vous portera
bonheur I
ROUSSELIN, à Ini-méme.
Ça me portera bonheur I (n met deux doigts dam u poche
de son gilet ; rêvant.) L'aumôue, faite cu des circonstances
suprêmes, a peut-être une puissance que l'on ne sait
pas? et j'aurais dû, ce matin, entrer dans une église...
LE MENDIANT, faisant aller la vielle;
La charité, s'il vous platt 1
ROUSSELIN, ayant palpé ses poches.
Ehl je n'ai plus d'argent sur moi I
LE MENDIANT, Jouant toujours.
Quelque chose, s'il vous plaît?
ROUSSELIN, fouillant les tiroirs de son bureau.
NonI pas un souI pas un liardl J'ai tant donné
depuis ce matin I Cet instrument m'agace I Âhl je
trouverai bien un peu de monnaie qui traîne.
LE MENDIANT.
La charité, s'il vous plaît 1 Vous qu'on dit si riche I
C'est pour avoir du pain? Âhl que je suis faible! (Près
de tomber, il se soutient à la porte.)
ROUSSELIN, découragé.
Je ne peux pas battre un aveugle !
152 LE CANDIDAT.
LE MENDIANT.
La moindre des choses 1 je prierai le bon Dieu
pour vous !
ROUSSELIN, arrachant sa montre de son gousset.
£h bien, prenez ça! et le Ciel sans doute aura pitié
de moi I (Le mendiant décampe Tite. Rousselin regarde la pendule.) On
ne vient pas, il y a quelque malheur 1 personne n'ose
mêle dire! J'irais bien, mais les jambes... Ah! c'est
trop!... tout me semble tourner I Je vais m'évanouir!
(il s'affaisse sur le canapé.)
SCENE XI.
roussëlin, miss arabelle.
Miss arabelle, le touchant à l'épaule.
Regardez ! (ou doigt elle indique l'horizon ; Roussëlin se penche
pour voir.) Au bas du sentier, en face l'école, au-dessus
de la haie.
ROUSSËLIN.
Quelque chose de blanc qui s'agite?
MISS ARABELLE.
Le mouchoir!...
ROUSSËLIN.
Mais... je ne distingue pas I... (Puis, tout à coup, poussant
un cri.) Ahl que je suis béte! c'est Dodart! Victoire!
Oui, ma bonne Arabelle. Bien sur! tenez! on accourt
par ici !
ACTE IV, SCÈNE Xll. 453
MISS ARABELLE.
Du monde sur les portes I des hommes avec des
fusils. (Coaps do feu.)
ROUSSELIN.
C'est pour me célébrer ! Bon ! encore ! toujours !
Pif! pafi (Silence.) ÉcOUtCZ dOUC, mon Dieul (Bruit de pat
rapides.)
SCENE XII.
Les Mêmes, GRUGHET, puis tout le monde.
ROUSSELIN, fto précipitant Tors Gruchet.
Gruchetl quoi? parlez 1 Eh bien? — Je le suis?
GRUCHET le regarde des pieds à la tôte, puis éclate de rire.
Ah! je vous en réponds!
TOUS, entrant à la foii, par tous les côtés.
Vive notre député! Vive notre député!
LE
CHATEAU DES CŒURS
Cojtte féerie n'a jamais été représentée.
Gustave Flaubert, qui depuis longtemps en avait arrêté le
plan de concert avec ses amis, Louis Bouilhet et Charles d'Osmoy,
Ta refondue et récrite entièrement quelques années plus tard.
Il ne s'est décidé à la publier que peu de mois avant sa mort,
dans une Revue, la Vie moderne, où elle parut, avec les noms
des trois collaborateurs, sous la forme que nous reproduisons
ici, après revision du texte sur le manuscrit.
Gustave Flaubert a encore pris part, en y faisant de notables
remaniements, à un autre ouvrage dramatique, le Sexe faible,
de Louis Bouilhet, dont il avait trouvé la préparation dans les
papiers de l'auteur.
PREMIER TABLEAU
Une cLiirièro dans les bois. Il fait nuit complète. A la lueur exagérée des yers lui-
sants, on distingue çà et là de grandes masses de verdure et parmi elles des
blancheurs qui circulent. Âu fond, â droite, un petit lac. Le rideau se là^e.
Silence. On n'entend qu'un bruit de pas.
SCENE PREMIERE.
Du fond et des deux côtés de la scâne débouchent des Fées, un doigt sur les lèvres.
Biles sont coiffées de fleurs rustiques et de fleurs marines avec des roseaux, des
épis de blé et des glaïeuls sur la téie, avec toutes les couleurs et tous les attri-
buts des milieux où elles vivent : fées des bois, des fleuves, des montagnes.
Biles se détournent pour regarder derrière elles, comme si elles avaient peur de
quelque chose, se cherchent et s'appellent à voix basse dans les ténèbres.
Pstt! pstt!
Par ici!
PREMIÈRE FÉE.
DEUXIÈME FÉE.
TROISIÈME FÉE.
Attendez-moi : mon pied s'est pris dans un rayon
de lumière. Un effort! (ËUe bondit.) Et me voilà!
QUATRIEME FÉE.
Sommes-nous toutes réunies?
458 LB CHATEAU D£S CŒURS.
TOUTES EN CHOEUR.
Oui. Toutes, toutes!
CINQUIÈME FÉE.
Il fait nuit, la terre dort! G*est notre heure! Allons!
sautez, papillons!
D'énormes phalènes lamineases, s'éLançant des arbres, so mettent i yoleler dans
L'air en même temps que les Fées à danser, sor an rythme lent, avec on bour-
donnement de flûte.
CHOEUR DES FÉES.
Puisqu^on nous chasse de partout, dans le jour,
chez les hommes, prenons nos ébats en liberté, pen-
dant la nuit, dans les bois.
Les hommes sont méchants, mais la nature est
bonne. Le pavé des villes est dur, mais l'herbe des
prairies est douce.
Ne souillons plus nos pieds dans leur fange, ne bri-
sons plus nos cœurs contre leur poitrine.
Le suc de l'euphorbe est moins perfide que leurs
tendresses, la feuille desséchée qui roule au vent
d'arutomne plus constante que leurs serments...
Assez de fatigue ! Tant pis pour eux ! Débarrassées
de tout soin humain, nous n'en serons que plus heu-
reuses.
Nous ne quitterons plus nos régions natales, la
liberté de l'air, des eaux et des bois.
Balançons-nous, suspendues aux lianes des arbres
avec la rosée des nuits d'été ; courons sur la surface
des lacs bleus, cramponnées au dos des demoiselles ;
remontons vers le soleil, dans les rayons poussiéreux
qui passent par le soupirail des celliers! Allons! vive
PREMIER TABLEAU. — SCÈNE 11. 459
la joie! en avant! Pétales des roses, palpitez! Ondes,
murmurez! Lune, lève-toi!
U lone peu i peu s'est lovée pendant le chœur des Fées. BlLe brille maintenant sur
le lac, et les Péei se Iment i une joie extravagante, quand tout à coup, an milieu
<i'«Uei, et du sein d'nne grosse touffe de bruyères sauvages, occupant le milieu de
la Kàoe, apparaît U Reine dos Fées« Stupeur générale. Toutes s'écrient : « La
Heine I « et s'arrâtent.
SCÈNE II.
LA REINE, LES FEES.
LA REINE, d'ua ton courroucé.
Comment! voilà le soia que vous prenez des
*^^iHes!
LES FÉES, se récriant.
! nous n'y pouvons rien. Nous avons tout essayé.
^ LÀ REINE, avec véhémence.
^aîs quelques minutes encore, songez-y! et nous
^^•oixibons pendant mille ans sous la domination des
S^onaes, puisque cette nuit est la dernière qui nous
^^^ie pour rendre aux hommes leurs cœurs volés.
UNE FÉE.
Ils ne se plaignent pas d'en manquer, ô reine!
^^rsonne, jusqu'à présent, n'a redemandé le sien! Au
contraire, il y a des parents qui enseignent à leurs
petits. . .
LA REINE.
Qu'importe! Ignorez-vous donc que les gnomes ne
peuvent vivre sans les cœurs des hommes, car c'est
460 LE CHATEAU DES COEURS.
pour s'en nourrir qu'ils les dérobent en leur mettant
à la place, là (eiie désigne sa poitrine) je ne sais quel
rouage de leur invention, lequel imite parfaitement
bien les mouvements de la nature.
UNE FÉE, riant.
En vérité, on s'y trompe !
LA HEINE.
Et les pauvres humains se laissent faire sans répu-
gnance. Quelques-uns même y trouvent du plaisir.
Petit à petit, et par l'effet d'un accord mutuel, pen-
dant que le cœur sort du dedans, les génies du mal
le tirent du dehors ; et c'est ainsi que leur race en
tière, ou presque entière, est vide de bons senti-
ments et de pensées généreuses.
UNE FÉE.
Et tu veux que nous vainquions les gnomes?
LA REINE.
Oui! recommencez la lutte. Un ordre supérieur a
partagé entre eux et vous l'empire du monde. Nous
les avons vaincus autrefois ; mais, depuis mille ans, ils
triomphent. Les hommes, tyrannisés par eux, s'aban-
donnent aux exigences de la matière. L'esprit des
gnomes a passé dans la moelle de leurs os; il les
enveloppe, les empêche de nous reconnaître et leur
cache comme un brouillard la splendeur de la vérité,
le soleil de l'idéal.
LES FÉES.
Eh ! tant pis, les gnomes ne peuvent rien contre
nous.
PREMIER TÂfiLEAU. — SCÈNE II. 461
LA REINE.
Mais à mesure qu'ils étendent leur pouvoir, le vôtre
se rétrécit. On se moque de nos espoirs, on repousse
vos consolations, on nie même notre existence, et
quand ils auront conquis toute la terre, ils convoite-
ront des régions plus pures; ils se jetteront sur vous
avec mille forces accrues, et vos cœurs, comme ceux
des autres, seront dévorés ! (Les Fées poasgent un cri d'époa-
Tante.) RaSSUrCZ-VOUS, écoutez-moi! (sues se rassemblent autour
d'elle.) Pour sauver le genre humain d'abord, et vous
ensuite, il faut attaquer la puissance de vos ennemis
dans son repaire, c'est-à-dire dans l'endroit inacces-
sible où ils tiennent en réserve les cœurs des
hommes...
LES FÉES, tumultueusement.
Allons-y !
LÀ REINE.
Restez! L'entreprise ne peut réussir que par le
complet accord de deux amants.
LES FÉES.
Oh! ce n'est pas rare, cela; et sur la quantité...
LÀ REINE.
Je veux dire deux amants d'une ardeur et d'une
pureté plus qu'humaine et dont l'un soit capable de
mourir pour l'autre, sans avoir même l'espérance
d'une larme sur sa tombe.
LES FÉES, se récriant.
Oh ! oh ! oh ! Et où les trouver?
11
462 LE CHATEAU DES CCEURS.
LA HEINE.
Je l'ignore. Ils peuvent être là, tout près, comme à
Tautre bout du monde, sous des haillons ou sur un
trône. Fouillez partout, dans les villes, les déserts et
les bois, et du bord des plages au sommet des monts.
Ne négligez rien, allez! (Brait do pas dans u couiuso.)On vient,
cachons-nous. Des yeux mortels ne doivent pas nous
voir!
Lo soleil peu à peu s'est levé et, à travers lo brouillard, il laisse voir à droite une
cabane, au fond d'un massif d'arbres. Au bruit des pas qui se rapprochent, les
Fées disparaissent, les unes dans les troncs des arbres voisins, d'autres plongent
dans le lac, d'autres s'évanouissent dans le brouillard.
SCEiNE m.
LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, paysans
DES ENVIRONS DE ParIS; DOMINIQUE, LEUR FILS,
avec une vieille livrée; M. PAUL, en costume do voyage fané, un
crêpe à son chapeau; il a l'air fort accciblé.
LE PÈRE THOMAS.
Du courage, mon bon monsieur Paul!
LA MÈRE THOMAS.
Allons, il faut vous mettre en route pour Paris et
ne pas négliger vos affaires ; quelques lieues de
marche, ce n'est pas le diable I
PAUL.
Oui, je serai fort, je vais partir.
PREMIEll TABLEAU -SCÈNE III. 463
LE PÈUE THOMAS.
Oh! rien ne presse.
LA MÈRE THOMAS, à part, désignant «on mari.
Imbécile, va!
PAUL.
Merci, mes braves gens; mais quant à user plus
longtemps de votre hospitalité...
LE PÈUE THOMAS, à part.
Ah! enfin, il comprend!
DOMINIQUE.
Elle n'était pas digne de vous, c'est vrai! et je
m*étonne que Monsieur ait consenti à la subir. Puisque
l'ancien régisseur de Monsieur, ce misérable, n'a pas
eu le cœur de vous offrir un appartement dans le châ-
teau, c'était bien la peine de venir ici pour écouter la
kyrielle de ses maudits comptes. En vérité. Monsieur
n'est pas heureux depuis quelque temps.
PAUL, rayant.
Oui, c'a été comme une conjuration... un acharne-
ment du hasard; la mort subite de mon père, des
dettes anciennes qui se présentent, une ruine complète
enfin, sans qu'on puisse en saisir la cause ni accuser
personne.
DOMINIQUE, sanglotant.
Quel guignoni Nous menions une si belle vie à
voyager ensemble tous les deux!
PAUL.
Calme-toi, bon Dominique, et ne parle plus du
464 LE CHATEAU DES CŒURS.
temps récent et déjà loin où nous vagabondions pour
mon plaisir à travers les Indes et TOrient. Plus de
regrets! Il va encore falloir se lancer dans le monde,
mais pour y chercher fortune, (n rôvo.)
LE PÈRE THOMAS.
Le difficile, c'est de l'attraper.
PAUL.
Bah! avec du courage! (se tournant yen Dominique.) Et
puis, tu ne m^abandonnes pas.
DOMINIQUE.
Oh! non, non! J'ai confiance en Monsieur ; je Tai vu
à l'œuvre. N'importe! Ce serait le cas, si Monsieur veut
le permettre, d'avoir à notre service quelques-uns de
ces génies bienfaisants dont vous étiez si curieux
là-bas! En avez-vous consulté de ces magiciens de
toutes les couleurs, en robe verte, en robe jaune, en
robe bleue, en manteau bariolé, sans compter ceux qui
n'avaient pas de chemise I Et on aurait dit vraiment
que vous croyiez à toutes leurs fariboles.
PAUL.
Peut-être! pourquoi pas?... Mais je n'ai que trop
tardé, adieu!...
PREMIER TABLEAU. — SCÈNE IV. 465
Q(i^
6^1
SCENE IV.
Lis Précédents, JEANNE.
LÀ HÈRE THOMAS.
t-ce que tu viens faire ici, toi, fainéante?
PAUL, affligé.
<^CDmme vous la traitez I
LA MÈRE THOMAS.
^ ^He^-vous pas la défendre, monsieur Paul? Après
^o\>\.i "Voijis avez raison, allez : elle a assez parlé de
ssS^ l^^ndant votre voyage.
PAUL.
^^txxinent, ma mignonne, tu ne m'avais pas oublié !
'^^ pensais à moi?
LA MÈRE THOMAS.
Si elle y pensait, bonté divine! Figurez-vous que
depuis cinq ans elle parlait de vous continuellement :
ff Où est-il? Quand reviendra-t-il? » Elle demandait de
vos nouvelles à tous les rouliers qui passaient, et
quand le vent soufflait sur le lac, elle avait peur pour
votre navire.
LE PÈRE THOMAS, ToaUnt chasser Jeanne qui s'est rapprochée.
Ça ne te regarde pas. A l'ouvrage !
PAUL.
Comme tu as grandi! Te voilà une belle fille,
166 LB CHATEAU DES CŒUllS.
•mainlenanll Yeux-lu que je t'embrasse? (BUe baisse u
tête.)
DOMINIQUE.
Avance donc, nigaude!
JEANNE, présentant son front timidement, et d'une yoix émae :
Vous allez partir?
PAUL.
Oui, chère petite. Il le faut! (n rembrasso.)
JEANNE, s'avançant ycrs son frère.
Adieu aussi, toi! (se tournant vers le père et la mère.) Car
il suit Monsieur! U me Ta promis!
LA MÈRE THOMAS, à part, i Dominique.
Tout ruiné qu'il est?
DOMINIQUE, ipart.
Nous attendons des héritages!... Et puis... et
puis...
LA MÈRE THOMAS, à part.
Défie-toi I
DOMINIQUE, i part.
D'ailleurs, il sera toujours temps de le planter là,
s'il ne réussit pas. On parlera de moi comme d'un
serviteur modèle. Ça pose...! Et avec une ou deux
réclames dans les journaux... de sport... J'ai pour
amis des auteurs!
LE PÈRE THOMAS.
Au moins, envoie-nous de temps en temps...
DOMINIQUE.
Imi)ossibleI Mes capitaux sont... seront engagés.
Nous connaissons des gens de Bourse!
PREMIliR TABLEAU. — SCÈiNK IV. 467
LA MÈRE THOMAS, avec admiration.
Quel gaillard !
DOMINIQUE.
Mais dès que j'aurai une position sérieuse...
LE PÈRE THOMÂS9 s'épanoaissant.
Ahl
DOMINIQUE.
Je VOUS donnerai de mes nouvelles I
LA MÈRE THOMAS.
Soigne-toi bien, au moins I
DOMINIQUE.
Moi avant tout! C'est un principe I
LE PÈRE THOMAS.
Et ne te ruine pas le tempérament avec tes parti-
culières en falbalas.
DOMINIQUE.
Allons donc! On est revenu de ces folichonneries.
Le positif! Je ne sors pas de là!
LA MÈRE THOMAS.
A-t-il de l'esprit!
DOMINIQUE.
Et maintenant, les anciens, bonsoir, bon appétit et
bonne santé! (n embrasse lo père.) Et d'une! (n embrasse la
mère.) Et de deux! C'est fini! Embarqué!
PAUL.
Malgré ma détresse, il veut me suivre : vous le
voyez !
468 LE CHATEAU DBS COEURS.
DOMINIQUE.
Oh! tant qu'il y en aura pour vous, je me con-
tente ! Vous ne pouvez pas vivre sans valet de cham-
bre! C'est indécent! Je ferai retourner ma livrée,
mettre un galon neuf à mon chapeau, et nous ferons
encore belle figure, saperlottel Monsieur, à vos
ordres !
JEANNE, santant au cou de son frère.
Oh! mon bon frère!
LE PÈRE THOMAS, A Dominique.
Prends garde !
DOMINIQUE.
Oui! oui!
LA MÈRE THOMAS.
Écoute donc !
DOMINIQUE, 8'éloignant.
N'ayez pas peur.
LE PÈRE THOMAS.
Reviens !
DOMINIQUE.
On se reverra !
LA MÈRE THOMAS.
Mon pauvre fils!
DOMINIQUE.
Je vous écrirai ! (n a disparu.)
•PAUL, au père et à la mère.
Je ne puis le retenir. Adieu! adieu! Rassurez-
vous. Nous allons faire fortune, (ii wrt)
r
PREMIER TABLEAU. - SCÈNE Y. 469
SCENE V.
LE PÈRE THOUAS, LA MÈRE THOMAS, JEANNE.
LE PÈRE THOMAS, rêvant.
Faire fortune! devenir un gros monsieur... avoir
de bons morceaux de terre... des prés... des bois...
un moulin... et marcher sur le ventre à tout le
monde... c*est ça qui est beau!
LA MÈRE THOMAS.
Je crois bien! (a Jeanne.) Aussi, tu entends, toi, tu
vas piocher, je t'en réponds, au lieu de passer des
heures entières à regarder comme tu fais dans le
blanc des nuages.
JEANNE.
Cependant, dès le petit matin...
LA MÈRE THOMAS.
Bah! tout ça, c'est de la paresse...
LE PÈRE THOMAS.
Écoute, il me vient une idée.
LA MÈRE THOMAS.
Ça rapportera-t-il?
LE PÈRE THOMAS.
Peut-être. Si nous envoyions Jeannette à Paris?
JEANNE.
Aller toute seule... là-bas... dans la grande ville...
470 LK CHATEAU DES CUEITRS.
LA MÈRE THOMAS.
Dame! il y en a plus d'une qui est partie en sabots
de son village... et qu*on a vue revenir... Qui saiti
(Regardant Jeanne.) Pas déjà si chiflonnée, la Jeannette!...
Eh! pourquoi pas? C'est décidé. A partir de demain...
JEANNE.
Je vous en supplie...
LA MÈRE THOMAS.
Oh! nous n'épargnerons rien. Ton père et moi
nous saurons faire des sacrifices. N'est-ce pas, Tho-
mas? Et pour commencer, je te donne ma capeline
rouge... avec mes vieilles coiffes nous trouverons bien
moyen... Seras-tu assez gentille?... Ah! vois-tu. Jean-
nette, il faut de la coquetterie... mais de la bonne, de
la vraie... de celle qui fait pousser les gros sols... et
assure l'existence des parents... des bons parents.
JEANNE.
Que devenir à Paris toute seule?... Je ne saurai
seulement pas me retrouver dans les rues...
LA MÈRE THOMAS.
Bah! il y a des gens polis... qui vous enseignent...
JEANNE.
Je n'y connais personne.
LA MÈRE THOMAS.
Eh bien! et Dominique? Il a de si belles connais-
sances! Des banquiers, des militaires... tout le gouver-
nement, quoi I
PREMIER TABLEAU. — SCÈNE V. 174
JEANNE.
MoD, je n'oserai jamais !
LA MÈRE THOMAS.
Sans compter M. Paul qui se fera un plaisir...
JEANNE.
Lui!... Une pauvre fille comme moi!
LE PÈRE THOMAS.
Mais saperlipopette ! . . .
LA MÈRE THOMAS, aa père.
Tais-toi. Tu ne sais pas la prendre, (â Jeanne.) Paris
et ma belle agrafe d*or... ou bien la maison et... (sue fait
signe de lai donner des gifles.)
JEANNE, avec résignation.
Eh bien! j'irai.
LA MÈRE THOMAS.
Enfin ! Mais d'ici là tu ne vas pas te croiser les bras.
A l'ouvrage, et vivement!
JEANNE.
Tout de suite.
LE PÈRE THOMAS.
Par ici.
LA MÈRE THOMAS.
Par là.
JEANNE.
Je ne sais plus....
LA MÈRE THOMAS, lui donnant un soufflet.
Voilà pour t'apprendre.
472 LE CHATEAU DES COEURS.
LE PÈRE THOMAS.
Piaule, sanglote, filel du sortent en poustant Jeanne devant
eux
.)
SCENE VI.
LES FEES reparaissent.
TOUTES LES FÉES.
Ahl les sales vieux! Heureusement les jeunes sont
meilleurs, ce qui nous fait déjà deux cœurs purs.
UNE AUTRE.
Sans doute. Mais, lui, comment pourra-t-il jamais
s'éprendre d'une fillette aussi simple, aussi pauvre,
aussi sale?
LA REINE.
Âh! il faudra bien que nous fassions naître cet
amour, puisque notre succès en dépend. Mais comme
nous ne pouvons avertir que l'un des deux, voyons,
mes sœurs, décidez-vous, hâtez-vous! Lequel choisir?
LES FÉES, tnmultueusomont.
— Lui!
— Elle!
— Non ! non !
— EUe!lui!
— Luil
— Elle!
LA REINE.
Allons! c'est le jeune homme, car Jeanne a pour
PREMIER TABLEAU. — SCÈNE VI. 473
sauvegarde son ignorance et l'humilité de sa condition .
Paul, au contraire, est exposé chaque jour à toutes les
embûches des gnomes. Donc c'est lui que nous de-
vons avertir quand il en sera temps seulement, et pro-
téger dans les limites permises.
Conseils et exhortations de U Reine aux Fées poar protéger Panl.
Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.
On entend des rois souterraines répéter :
Ah! ah! ah!
LES FÉES s'arrêtent.
Qu'estrce donc? L'écho, sans doute.
Elles reprennent le chant :
Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.
Les Toiz souterraines vont eraeendo de force et de gaieté, et l'on voit sortir de
deseoiu terre des petits êtres avec des têtes énormes, les gnomes ; ils crient plus
fort et toament aatoor des Fées, qui s'enfuient prises de terreur.
DEUXIEME TABLEAU
Ua cabaret aux onvirons do Paris. Il fait petit jour.
SCENE PREMIERE.
LE GABARETIER: PAUL, DOMINIQUE, couvert, de
poussière, fatigués et assis devant une table où sont uno bouteille
de Yfu, deux verres, un encrier et un paquet de lettres cachetées.
DES 3IARAIGHERS, partant pour la halle.
Adieu, père Michel!
LE GABARETIER.
Bonne chance, les enfants! (a paui et à Dominique.) Et
à présent que vous êtes servis, messieurs, vous excu-
serez, mais comme il est encore grand matin et que je
n'attends plus de monde, je reprends mon somme, (a
monte dans son comptoir, appuie sa tfttc sur ses deux mains et s'endort.)
PAUL, montrant à Dominique le paquet de lettres.
Ainsi tu comprends : à peine arrivé, tu les distri-
bueras !
DOMINIQUE, prenant les lettres.
Entendu! (n lit au fur et à mesure.) A monsicur Ic vicomte
DEUXIÈME TABLEAU. — SCÈNE I. 175
Alfred de Cisy!... Bon! en \oilà un dont vous avez
souvent payé les dettes! Mais son adresse?
PAUL. ^
Tu la demanderas au Club !
DOMINIQUE, continuant.
A monsieur Onésime Dubois, peintre, rue de l'Ab-
baye! Lui en avez-vous acheté de ces croûtes, à celui-
là! Au professeur Letourneux, membre de plusieurs
sociétés religieuses et philanthropiques. Connu! c'est
votre père qui Ta présenté partout à Paris ! . . . Au doc-
teur... Golombel.
PAUL.
Le médecin de la famille, tu sais !
DOMINIQUE.
A monsieur Bou... Bou... Bouvignard...
PAUL.
Eh! oui! l'amateur de vieilles faïences!
DOMINIQUE.
Ah! ce petit maigre qui venait toujours à l'heure
du déjeuner, suffit!... A monsieur Macaret, en son
usine; il a été bien heureux de trouver certains écus,
quand il s'est établi! (H feuillette le paquet on marmottant.)
Bien! bien! je connais les rues, je vois ça!... Ah!
comme vous en avez de ces amis, des pairs de France,
des banquiers, des savants, des artistes, Paris entier!
PAUL, soupirant.
Après cinq ans d'absence, ils m'auront oublié peut-
476 LE CHATEAU DES COEURS.
être!... Heureusement qu'il y a des bons!... Aussi!...
(Désigaant les lettret.) fais-eu deux parts. Celles-là d*abord,
les autres ensuite!
LE GABARETIER, se réveillant en snnaut.
Voilà, messieurs!
DOMINIQIJE.
On ne vous demande rien.
LE GABARETIER.
Ah ! (Il bâille et reprend sa position.)
PAUL
Et tu auras soin de lire les écriteaux des apparte-
ments à louer ; tu me prendras un cabinet qui ne soit
pas cher !
DOMINIQUE.
L'étage est indifférent à Monsieur?
PAUL.
Oui, indifférent!
LE GABARETIER, se réTeiUant en sursaut.
Voilà!
Paul loi fait un signe de tête négatif.
DOMINIQUE, qui s'est leré d'effroi tout à coup.
Âh ! il a le sommeil occupé, décidément, (n le rasait.)
Ouf! on est bien ! J*ai les genoux rompus de fatigue»
avec la tête d'un creux...
PAUL, debout.
C'est d'avoir marché toute la nuit I Pauvre garçon I
finis la bouteille, va ! (Dominique boit.) Et à moi aussi , le
DEUXIÈME TABLEAU. — SCÈNE 11. 477
cœur défaille! Au moment de me jeter dans une exis-
tence nouvelle, je ne sais quel trouble m'envahit;
c'est comme le malaise qui nous survient quand on va
partir pour les longs voyages ! Allons, lève-toi !
SCENE IL
PAUL, DOMINIQUE; UN BOURGEOIS, Têtu dune
loDgae redingote, chapean à bords retrousséa, favoris, canne A lanière
de cair, entre toat doucement, et s'assoit A une des tables, obserrant
Paul et Dominique avec des yeux flamboyants. La pluie se met A tomber
an dehors.
DOMINIQUE.
Boni la pluie! 11 nous faut attendre, puisqu'un
équipage nous manque pour faire notre entrée à Paris.
PAUL.
Quand nous en sommes sortis, la dernière fois,
c'était dans une chaise de poste à quatre chevaux.
DOMINIQUE.
Moi, j'étais sur le siège; je payais les postillons!
et, aujourd'hui, nous voilà à guetter l'omnibus.
l'inconnu, se levant poliment.
Les omnibus de la banlieue, monsieur, ne se met-
tent en marche qu'à huit heures et demie du matin.
Paul et Dominique se retournent et examinent l'inconnu.
l'inconnu.
Ces messieurs sont étrangers ?i.. Monsieur voyage
12
478 LE CHATEAU DES CŒLMiS.
pour son plaisir, sans doute? Si Monsieur avait besoin
de quelques renseignements dans la capitale, je pour-
rais... vu mes relations nombreuses... (Paui et Dominiqac
ne répondent pas.) Brouun... brouuu... il fait uu froid!... Je
prendrais volontiers quelque chose de chaud ! Hé ! gar-
çon, un punch I
Le cabaretier se lève en sunaat et sort par la droite.
Du sucre, un citron, du cognac! vivement!... et si
ces messieurs veulent me faire Thonneur... (une serrante,
arrivant par la gaache, apporte nn bol.)
DOMINIQUE.
Avec plaisir, monsieur ; vous êtes trop bon ! (l« ser.
vante n'a eu quo le temps do poser le bol sar la lable; une flamme paraît
<iessus.) Mais il n*y avait rien là dedans tout à l'heure...
voilà qui est drôle! (â rinconnu.) Âh çà! dites donc,
vous Taviez dans votre poche, celui-là.. • vous êtes un
physicien, un grec!... Âh! elle est forte! il vient au
cabaret avec des punchs biseautés!
l'inconnu.
Je ne comprends pas un mot, cher monsieur, de
ce que vous dites. U la servante, en lui remettant do l'argent.)
Faites-moi le plaisir d'aller me chercher des panatellas
dans la boutique de la deuxième rue, à droite, le troi-
sième casier en haut; j'ai ma botte, on méconnaît!
<Biie sort.) Â uous dcux, maintenant !
I>ËUXIÈME TABLEAU. —SCÈNE IH. «79
SCENE III.
PAUL. DOMINIQUE, L'INCONNU.
Paul ett resté accoudé, rèrant.
>. LINGONNU^ montrant le punch.
f avants ^^^^^J^l» monsieur, est-ce que je n'aurai point
Vo^^ DOMINIQUE, d'un ton engageant.
^s, mon pauvre maître... pas de fierté!...
PAUL te lèTe.
U fl'en faut plus avoir, c'est vrai ! (n tauoit a u petite
table pris do l'inconnu et de Dominique.)
l'inconnu.
Ainsi vous venez chercher fortune dans la grande
ville?...
PAUL.
Qui vous l'a dit ?
l'inconnu.
Vous-même !
PAUL.
Comment cela?
l'inconnu.
Tout à l'heure, quand vous causiez avec votre do-
mestique !..•
PAUL.
Il me semblait cependant...
480 LE CHATEAU DES COEURS.
l'inconnu.
Pardonnez! je sais tout!... et comme mon indus-
trie, monsieur, consiste à tenir un bureau de rensei-
gnements universels et à faire un vaste courtage dans
les différentes classes de la société, il y va de mon
intérêt de vous servir.
DOMINIQUE.
Voilà de la franchise, au moins !
l'inconnu.
Monsieur se propose de chercher un emploi dans
une administration quelconque?...
PAUL, bniUlement.
Non!
l'inconnu.
De prendre les finances, la diplomatie ou les che-
mins de fer?
PAUL.
Eh! qu'en sais-je moi-même!
l'inconnu.
Le commerce, peut-être?
DOMINIQUE.
Ah! bien oui! un homme qui en deux heures de
temps vous couvre de peinture une toile plus haute
que ça!
l'inconnu, laluart ironiquement.
Ah! monsieur est artiste!... ah! et il compte fare
fortune ; respectons-le !
DEUXIÈME TABLEAU. —SCÈNE III. 484
PAUL, irrité.
Eh bien! pourquoi pas! Quand je vois tant de bar-
bouilleurs que Ton applaudit, ce serait bien le diable...
d*ailleurs j'ai de longues études derrière moi et en
employant toutes mes forces, la gloire viendra...
peutrètre, la richesse ensuite.
l'inconnu.
Très bien! jeune homme! Mais j'espère que vous
allez, pour parvenir, ne rien négliger de tout ce qu'il
faut; pillez-moi les anciens, dénigrez les modernes,
exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça
pose, premier pas! Vous peindrez ensuite les bouti-
quiers en artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les
chevaux célèbres et les actions vertueuses, sans nul
souci du dessin ni de la couleur; on dirait que vous
manquez d'idées, prenez garde ! Il vous faudra ensuite
adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le
chinois, l'obscénité ou la vertu, la chose à la mode,
peu importe! Mais agenouillez- vous devant le public
servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force
de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de
son mur! Alors vos œuvres reproduites à l'inûni cou-
vriront l'Europe. Vous entrerez dans la cervelle de
votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, pres-
que une religion. Le despotisme de votre médiocrité
pourra abêtir toute une race; il s'étendra même sur
la nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme,
puisqu'elle rappellera de loin vos barbouillages.
482 LE ÇUATliAU DES CŒURS.
PAUL, indigné.
Jamais !
l'inconnu.
Vous avez raison I une place, des appointements
fixes, c'est plus sûr. Je vous recommande avant tout
l'exactitude, non pour travailler, mais pour surveiller
vos confrères. D'abord une petite médisance çà et là,
puis une dénonciation formelle (dans l'intérêt du ser-
vice) ; enfin une bonne calomnie, n'ayez pas peur ! De
l'arrogance envers les humbles, de la bassesse devant
les chefs, cravate empesée et souple échine, morbleu!
cervelle étroite et conscience large; respectez les
abus, promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-
vous sous l'orage et, dans les circonstances difliciles,
faites le morti Mais tâchez de connaître le vice de
votre supérieur; s'il prise, achetez une tabatière, et
s'il aime les jolies femmes, mariez-vous !
PAUL.
Horreur !
l'inconnu.
De l'indépendance!... j'aime ça! On ne la trouve
plus, monsieur, que dans une fortune acquise par le
commerce. Nous avons le système des faillites hono-
rables, les secrets des faux poids et du bon teint;
mais rappelez-vous que le moyen d'avancement le plus
rapide, pour un jeune homme, dans une grande mai-
son, c'est de séduire la femme du bourgeois.
PAUL.
Tais-toi donc, misérable!
DEUXIÈME TABLEAU. - SCÈNE HI. 483
l'inconnu.
Oui, la fille vaut mieux, parce qu'il est forcé de
vous la donner en mariage I
Paul recule épouvanté.
DOMINIQUE.
11 y a un fond de bonnes idées dans ce qu*il dit.
L INCONNU, toujours impassible.
Et alors, quoi que vous soyez, les obstacles s'apla-
niront, chacun vous sourira; la santé sera bonne, vous
dinerez bien, vous aurez la face rose comme une jeune
fille. (Sa barbe disparaît; surprise de Paul.) PcU à pOU VOUS de-
viendrez riche, considéré, heureux, vous ferez craquer
sur l'asphalte vos bottes vernies, en roulant dans vos
gants blancs le pommeau d'or de votre bambou, (ce
qu'il dit t'exécute; Paul pousse un cri.) Ou VOUS Craindra, OU
vous aimera ; vous vous repasserez vos caprices, ha-
bits neufs tous les jours, bagues à tous les doigts,
chaînes de montre, breloques et linge fin. (n apparaît Tèti».
en dandy; Paul et Dominique se rapprochent.) VoUS achètCrCZ UUC
maison de campagne, des statues, des hôtels, des-
amis, et des chevaux de race, ce qui est plus cher.
Pour duper les générations futures, vous pourrez
même fonder un hôpital, et vous vieillirez tout douce-
ment, servi par un peuple de valets, entouré de famille,
lourd d'honneurs, avec une grosse bedaine et l'aspect
d'un honnête homme, (n apparaît en vieux bourgeois cossu, lunettes,
d'or, gilet do velours, etc.)
484 LE CHATEAU DES COEURS.
PAUL, se passant les mains sar U figura.
Est-ce une illusion? J'ai dans la tête comme des
chars qui roulent, et des flammes qui voltigent. (Le
punch, qui a continué de brûler, se multiplie sur les autres tables, et des
flammes sautillent çà et U dans l'air comme des feux follets.)
DOMINIQUE tourne avec admiration autour de l'inconnu.
Quel particulier ! quelle expérience !
PAUL, résolument.
Non! je neveux pas! arrière! C'est môme une fai-
blesse de t'écouter. Va-t'en !
l'inconnu.
A votre aise I Faites le vertueux, mon gaillard, et
serrez-vous le ventre! Toutes les portes de la fortune,
on les refermera sur vous, en vous écrasant la face!
D'abord, cela va sans dire, Monsieur gardera les appa-
rences. Vous irez jusqu'à neuf heures du soir avec
deux sols de lait et un petit pain rond qu'on mange
dans la poche de sa redingote, tout en trottinant sur
le pavé! Ahl vous les connaîtrez, les mystères de la
toilette, les faux-cols de papier, l'encre que l'on re-
passe sur les coutures blanchies, les sous-pieds tendus
pour retenir les semelles trop vieilles, et l'habit noir
boutonné jusqu'au menton, pour cacher l'absence du
linge. (Il apparaît dans le costume décrit.) VoUS UC faibUrCZ paS !
VOUS lutterez I Mais personne ne voudra de vous ! . . . On
ne va pas chercher ceux qui se cachent I qui donc
s'inquiète des pauvres? et comme une première chute
DEUXIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 485
est la cause naturelle d'une seconde, peu à peu vous
dégringolerez, mon bonhomme ; la misère augmentera,
elle deviendra irrémédiable et constitutionnelle ! « Clic I
clac, clac! gare-toi de là, manant!... » et du fond de
votre ruisseau, par un temps de verglas, en plein
hiver, vous distinguerez à des hauteurs vertigineuses,
derrière la mousseline des larges croisées, tournoyer
sous des lustres, dans le flamboiement des festins,
toutes les convoitises de votre cœur! (Le côté droit de u ma-
raille t'entr'oayre et laisse voir un bal splendide, puis se referme.) AlorS
commenceront pour vous, dans Paris, ces longues pro-
menades du pauvre le long des quais et des boulevards.
Plus vague et funeste que le Bédouin dans le désert,
vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluie
perdu, une bourse tombée, en marchant jusqu'au mi-
lieu de la nuit, où vous irez dormir côte à côte avec
des forçats, les pieds dans la paille, assis sur un banc,
et les deux bras contre une corde ! (Le côté gauche de u muraiue
s'entr'ouTre et laisse voir l'intérieur abject d'un logeur, rempli de monde,
puis se referme.) Et Thabit râpé, dcpuis longtemps, sera
parti. (Son habit disparaît.) A la placc du chapcau, une cas-
quette sans visière. (Même jeu.) Plus de gilet, une seule
bretelle! et pas même de souliers, des chaussons! catgc
une pose ignoble.) Faut-il uu fiacro, mou bourgeois?
PAUL, se tordant les mains.
Horrible ! horrible !
DOMINIQUE.
Mais ce n'est pas gai du tout, cet avenir-là !
IbG LE CHATEAU DES COEURS.
PAUL 9 déconragé, tombe sur un tabouret le coude sur U table.
Que faire?
A U fin de U tirade de l'inconiiu, la senrante est rentrée arec un paquet de cigares,
qu'elle a déposé sur U table. L'inconnu, qui est près de Paul, debout i droite,
fait un pas à reculons avec un geste d'espoir ; mais aussitôt, en face de lui et der-
rière Dominique, la servante, se transmuamt eu fée, allonge le bras impérativement
vers l'inconnu qui se change en gnome.
Dominique, stupéfait, pousse un cri. Paul relève la tète et en ponase un autre, en
apercevant la fée, qui disparaît dans la muraille i gauche en même temps que
le gnome disparaît à droite.
TROISIÈME TABLEAU
Chez le banquier Kloekher : un bondoir, portes des doux côtés et an fond. Pendant la
première scène, des yalets traversent le thé&tre, portant des jardinières et des
meubles, pour les derniers préparatifs d*un bal.
SCENE PREMIERE.
ALFRED, PAUL.
PAUL.
Comment, mon cher Alfred, vous m'amenez chez
M. Kloekher, le soir môme d*un bal?
ALFRED.
Qu'importe ! n'êtes-vous pas en tenue ? Et puisque
^emphatiquement) la fête u'est pas eucore commencée, vous
aurez bien le temps de dire un mot à notre illustre
financier.
PAUL.
C'est là un vrai service que vous me rendez ! Merci
du fond de l'âme, car sans vous je ne savais que
devenir. Partout où je me suis présenté, depuis un
mois bientôt, porte close ! Ah ! les amis ! Et que de
tentatives, d'efforts ! (n baisse u tète.)
488 LE CHÂTEAU DES CŒURS.
ALFRED.
Allons, bien ! vous voilà retombé dans vos idées
mélancoliques, romantiques et poétiques ! (Lui upant sur
l'épaule.) Ce bon Paul ! il n'a pas changé : prompt à
s'enflammer toujours pour toutes les femmes et à don-
ner dans toutes les illusions. C'est comme votre his-
toire du cabaret, di rit.) Ah ! ah ! ah 1
PAUL.
Mais quand je vous dis que j'ai vu...
ALFRED.
Bah I vous aurez été la dupe de quelque hallucina-
tion ou d'un faiseur de tours ! Comme si l'on rencon-
trait dans les bouges de la banlieue des créatures
célestes disparaissant à travers les murailles! Vous
avez beau soutenir qu'elle est belle comme une fée,
et même qu'elle en portait le costume, les fées, mon
cher, ne sortent plus de la Chaussée d'Antin; et je
compte tout à l'heure vous en faire voir une, qu'on
appelle dans le monde M""® Kloekher... et qui a pour
nous quelque indulgence.
PAUL, saluant.
Ah!
ALFRED.
Mais oui ! on est posé. Moi, je m'amuse énormé-
ment.
PAUL.
Et le mari?
f
TROISIÈME TABLEAU. - SCÈNE II. 489
ALFRED.
Un ancien Auvergnat ! Il en a porté bien d'autres !
Un rustre, d'ailleurs, un avare.
PAUL.
Gomment!... Mon père, au contraire, m'avait dit...
ALFRED.
Votre père le connaissait?
PAUL.
Beaucoup ! Et il m'avait vanté toujours son désin-
téressement. Moi, je ne l'ai jamais vu, car...
ALFRED, Tivement.
Mais si votre père le connaissait, qu'aviez-vous
besoin de moi alors? Vous pouviez vous recommander
tout seul.
PAUL, hninblement.
Ab ! mon ami, on est timide quand on est pauvre !
ALFRED, à part.
Pauvre ! pauvre ! Moi, je ne savais pas qu'il fût
pauvre!... sans cela!...
SCENE II.
KLOEKHER, PAUL, ALFRED.
KLOEKRER.
Salut, vicomte !
4C0 LE CHATEAU DES CŒURS.
ALFRED.
Bonjour, grand financier. Permettez que je vous
présente un de mes intimes, M. Paul de Damvilliers.
KLOEKHI^H, i part.
Son fils I
ALFRED.
Il a besoin de je ne sais quoi ; il va vous expliquer
son histoire. Oh! bon garçon! excellent! Etj*aiune
autre grâce à réclamer : puis-je présenter mes respects
à Madame, si toutefois...?
KLOEKHER.
Certes ; comment donc !
SCENE III.
KLOEKHER, PAUL.
KLOEKHER.
J*ai beaucoup connu monsieur votre père, mon-
sieur, et comme je Testimais mfiniment, la soudaineté
de sa catastrophe m'a affligé plus qu'un autre. Et
vous n'avez pas, jusqu'à présent, trouvé, deviné de
quelle manière elle a pu survenir ?
PAUL.
Hélas ! non, monsieur ! J'ai même renoncé à en
chercher la cause.
KLOEKHER, après avoir soupiré largement.
C'est plus sage ! Ne perdez pas votre temps à cela,
croyez-moi! (Avec hauteur.) Et vous demandez...?
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 194
PAUL.
Du travail, monsieur! Oh! mes exigences seront
modestes !
KLOEKHER.
Quel âge avez-vous, s'il vous plaît?
PAUL.
Vingt-cinq ans.
KLOEKHER.
Euh ! euh ! un peu jeune ! Et, en fait de comptabi-
lité, de banque, que savez-vous?
PAUL.
Peu de choses, c'est vrai; mais j'apprendrai vite!
KLOEKHER.
Ah! vous croyez?.,. Et qu'avez- vous fait jusqu'à
présent?
PAUL.
J'ai voyagé.
KLOEKHER.
Où cela?... Dans quel but?
PAUL.
Dans le nord de l'Afrique, et jusqu'en Chine, pour
m'instruire.
KLOEKHER.
Ou VOUS amuser plus librement, avouez-le! C'est
une jolie manière de manger sa fortune; on se donne
par là le vernis d'un homme sérieux ; et l'on se fait
regarder des badauds en rapportant de longues pipes
pour les amis et des babouches pour les petites
492 LE CHATEAU DES CŒURS.
dames. Âhl ces bons jeunes gensi ils sont drôles,
parole d'honneur!
PAUL, irrité.
Monsieur!...
KLOEKHER.
Laissez donc! je les connais, vos études! Parions
que vous ne sauriez pas seulement me dire le nom
des principaux comptoirs de Macao, ni le taux de l'es-
compte à Calcutta.
PAUL.'
Et il y a d'autres choses !
KLOEKHER.
C'est possible ! Mais alors que venez-vous faire ici?
Que voulez-vous?
PAUL.
Une place, monsieur, une place ! Je puis traduire
vos correspondances , rédiger vos mémoires ! Un
homme en vaut un autre, avec de la force et du cou-
rage. Je vous prie de considérer la situation... pénible
où je me trouve ; et j'ose, pour appuyer ma requête,
vous faire souvenir que mon père fut votre ami.
KLOEKHER.
Eh! votre père, monsieur, était un fort galant
homme ; mais, s'il avait suivi mes conseils, il n'aurait
pas fini d'une façon désastreuse ! Au lieu de singer le
grand seigneur et de vouloir éblouir par une libéralité
intempestive, il aurait dû surveiller ses capitaux,
augmenter sa fortune, se rendre utile enfin. Il (d'un ton
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 493
de fiasse .boohomie) m'a bien assez fait souffrir par Taffec-
tioa que je lui portais, sans que vous veniez ici, vous;,
son fils, me donner la peine.de vous désobliger! Une
place ! Est-ce que j'en ai , moi ? Tous mes emplois
sont pris; ce n'est pas ma faute. Mille excuses! (Paui
est remonté au haut do la scène et va pour sortir par le fond. Klo.okhcr se lève.)
Eh bien, non!... Revenez !...
PAUL., fièrement.
Pourquoi, je vous prie?
KLOEKHEU.
Je peux, je veux vous faire du bien, (lo regardant en
face.). Si je sais me connaître en hommes, je crois vous
avoir deviné. Or je me fie à votre intelligence pour
me comprendre, et, en cas de refus, à votre discré-
tion, pour vous taire !
PAUL.
Soyez convaincu...
KLOEKHER.
Jusqu'à présent, j'ai fait toutes mes affaires à la
Bourse d'une façon officielle ; mais, à partir d'aujour-
d'hui, des circonstances trop longues à vous expliquer,
au-dessus de votre compétence, cher , monsieur, me
forcent à opérer d'une façon détournée... par les
mains d'un autre... (siiencc.)
PAUL, cherchant à comprendre.
C'est-à-dire...?
KLOEKHER.
Qu'il me faut un hompe sûr. (Je le conseillerai; je
13
494 LE CHATEAU DES CŒURS.
serai là.) Un garçon solide qui me représente complè-
tement, surveille mes ordres, agisse pour moi!
PAUL.
Bien !
KLOEKHER.
Et qui passe près du public pour n'agir que par
lui-même, en son nom.
PAUL.
Cependant... la responsabilité...?
KLOEKHER.
Aucune chance de pertes, rassurez-vous! Peu de
choses à faire, et je vous donne dix pour cent sur les
bénéfices. Or, comme les bénéfices de ce genre d*opé-
rations doivent s'élever annuellement à un million
pour le moins, c'est cent mille francs que vous tou-
cherez par an, cent mille livres de rente, jeune
homme I
PAUL.
Cent mille livres de rente I (n tombe en râvcrie. Bas.)
Impossible! Il faut qu'il y ait là-dessous...
KLOEKHER, à part.
Il hésite! Est-ce ignorance ou scrupule?
PAUL.
Mais comment ètes-vous sûr d'avance de ne jamais
perdre ?
KItfOEKHEa*
Par une série de calculs... des combinaisons infail-
libles. Je vous expliquerai...
TROISIÈME TABLEAU. —SCÈNE IV, 495
PAUL.
El pourquoi alors avez-vous besoia de mon nom!
KLOEKHEU.
Pourquoi?... (Silence. Ils se considèrent; puis, brusquement.)
Mais ça ne se dit pas! Vous comprenez bien... G'esl
impatientant !
PAUL.
Assez, monsieur! assez! Je vous épargne, par
pudeur, le mot propre dont on appelle, dans le code
pénal, vos combinaisons infaillibles. Vous prêter mon
nom pour elles serait y participer; et comme je ne
veux pas être ni votre complice ni votre victime, je me
retire.
KLOEKHER, détournant la tète, à part.
Imbécile, va !
An moment où Paul est sur le seuil de la porte, au fond, entre M. Letournouz, ils se
trouvent face à face.
SCÈNE IV.
PAUL, KLOEKHER, LETOUfiNËUX.
LETOURNEUX, avec stupéfacUon et joie.
Paul! Ah! quel bonheur!
KLOEKHER, à part.
Ils se connaissent!
LETOURNEUX.
Que je Tembrasse, ce cher garçon! Quand j*ai su
1^6 LE CHATEAU DES CŒURS.
« . . . .
que vous étiez à Paris, je suis vile accouru du fond
de la Guyenne, où j'étais parti pour, inspecter un peu
l'agriculture et les bonnet mœurs! Ah! voilà une
chance! une chance !... (a part, montrant le poing à Klockher, qui
tourne lo dos.) Je tc ticus, vicux drôl^ ! (Haut.) Ou VOUS avait
cru mort, savez-vous?... N'est-ce pas, Kloekher, vos
ennemis, — car vous en avez, chacun en a, — vos en-
nemis se flattaient même qu'on ne vous reverrait plus!
PAUL.
Qui donc peut m'en vouloir, à moi? Je ne gêne
personne.
LETOURNEUX.
Quel intéressant jeune homme, hein? Tout le por-
trait de ce bon Damvilliers, que nous chérissions.
PAUL.
Je ne sais comment reconnaître...
LETOURNEUX.
Voilà ce qui s'appelle une bonne journée; d'abord,
je retrouve le lils d'un vieil ami ; puis, je soulage bien
des infortunes, et cela, grâce à vous, Kloekher.
KLOEKHER.
Hein?
LETOURNEUX.
Mais oui, puisque je venais vous remercier des
vingt-cinq mille francs que vous m'avez donnés pour
les pauvres de ma paroisse.
KLOETCHERv
, Ahl par exemple!...
TROISIÈME' TABLEAU. — SCÈNE IV. 497
LETOUnNEUX.
Allons ! il cache ses bienfaits. Quel homme ! (contcm-
punt Paul.) Cela fait plaisir de le revoir, n'est-ce pas?...
J'espère que vous me conterez vos voyages. Vous avez
dû rencontrer, en courant le monde, des mœurs bizar-
res, des caractères vraiment particuliers; et comme
vos observations, sans doute, ainsi qu'il convient à un
esprit sérieux, se sont dirigées sur la morale, que
croyez-vous qui soit plus commun de la ruse ou de
l'ingratitude, de la scélératesse ou de la sottise?
PAUL.
Ces questions... demanderaient..,
LETOUUNEUX.
Et vous, Kloekher, votre opinion ?
KLOEKHER.
Je ne comprends pas...
LETOURNEUX, se rapprochant de lui et le regardant en face.
Ahl vous ne comprenez, pas ! Bien «ûr?... Nous en
recauserons. J'ai oublié de vous dire que je désirerais
toucher immédiatement, pour la formation d'une ferme
modèle, les cent soixante-douze Méditerranée que je
vous ai vendus avant-iiier.
KLOEKHER.
Quand donc aurez- vous fiiii cette plaisanterie?.
LETOURNEUX.
Ce n'est pà&iine plaisanterie, mon cher, pas plus
1
I
498 LE CHATEAU DES CŒURS.
que l'histoire suivante... (a paui.) Connaissez-vous la Co-
chinchine?
PAUL.
Un peu.
LETOURNEUX.
Eh bien, il y avait là, une fois, — l'anecdote re-
monte à cinq ans, — deux amis : un bon Chinois et us
mauvais Chinois. Or le bon était si bon, qu'il confia
au mauvais...
KLOEKHER, aToc emportement.
Oh ! je me moque pas mal de vos histoires !...
LETOURNEUX.
Elles sont vraies cependant; j'en peux fournir les
preuves. (Silence.)
KLOEKHER, étonné.
Des preuves?
LETOURNEUX, lai taitittant le braa, à l'oreille.
Dans mes mains, d'irrécusables, songez-y?...
KLOEKHER, bas.
Nous nous arrangerons. Taisez-vous 1 <ii m tourne ver*
Paul en éclatant do rire.) Eh bicu, Letoumcux, il y cst tombé I
Il a cru que je n'avais pas de place pour lui !.. . Hé ! hé !
Imaginez-vous une histoire inventée à plaisir I Ah I ah !
Une chose un peu légère que je lui proposais! Âh ! ah!
ce bon garçon !
PAUL.
Comment ?
KLOEKHER. .
Mais oui, pour vous éprouver, mon qher. Âh! ah!
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. 499
ah!... (D'un ton Bérienx.) J'ai vouIu voir, par là, le fond de
votre nature. Maintenant je suis content de vous, jeune
homme! C'est très bien! très bien!... De la délica-
tasse, des principes.
LETOURNEUX.
Il n'y a que ça, voyez-vous, les principes!... c'est
une base ! Du moment qu'un homme a des principes,
on peut compter dessus ! Or je vous réponds de celui-
là, moi.
KLOEKHER.
Le fils de notre meilleur ami, je crois bien!
<3iC"« Kloekher entre en toiletio de bal.) Ma fcmmC ! il faUt qUC
je vous présente. Permettez !...
Il remonte lai g cène vivement jusqu'à elle.
SCENE V.
PAUL, LETOURNEUX,
M. ET MADAME KLOEKHER.
KLOEKHER, bas A sa femme.
Écoutez bien, il y va de ma fortune, de la vôtre :
cet homme peut nous perdre. Soyez adroite ! il le faut !
(Haut) Madame Kloekher, M. Paul de Damvilliers.
MADAME KLOEKHER.
Oh! je VOUS connais de nom, depuis longtemps,
monsieur I
PAUL, à part.
Qu'elle est belle !
JOO LE CHATEAU DES CCEDRS.
MADAME RLOEKHER
Nous avons si souvent causé de votre père en-
semble....
LETOURNEUX.
Nous trois.
PAUL, à part.
Quel regard !.. .
KLOEKHER.
Pauvre garçon! Au retour, après cinq ans d'ab-
sence, plus de foyer! Mais j'entends que le mien rem-
place le vôtre! Ne vous gônez pas! Usez de moi... De
la franchise!...
PAUL.
Oh] merci!... Mais comme j'ai peur d'être indis-
cret... (Il va pour sortir.)
KLOEKHER.
Restez donc, vous êtes des nôtres, parbleu! On
arrive à peine, continuez votre visite près de Madame.
Allons, Letourn^ux, un petit tour dans le grand salon ;
nous penserons ensuite aux choses sérieuses.
SCÈNE YL
PAUL, MADAME KLOEKHER:
MADAME KLOEKHER.
Soyez convaincu, monsieur, que les intentions de^
mon mari n'avaient pas besoin, d'être exprimées. Je
partage trop tous ses sentiments pour ne pas dés^r
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE VI, 204
comme lui vous être agréable, et môme, pardon du
mol... utile, si nous le pouvons.
PAUL.
Oh! je suis confus, vraiment!...
MADAME KLOEKHER.
11 nous sera bien doux de faire en sorte que vos
chagrins soient sinon oubliés... du moins adoucis.
PAUL.
Mais ils le sont déjà, madame, par celte manière
inaltendue ! . . .
MADAME KLOEKHER.
Comme vous avez dû souffrir, n'est-ce pas ?
PAUL.
Oui, oui!
MADAME KLOEKHER.
Pourquoi n'êtes-vous pas venu à nous, d'abord.
PAUL.
Ëh! mon Dieu, madame, mon excuse, quoique sin-
cère, est mauvaise, mais...
MADAME KLOEKHER.
Mais quoi?
PAUL.
Pardon! je n'osais...
MADAME KLOEKHER.
r
Enfant! Allons, vous réparerez cela, je Tekige!...
Nous recevons nos intimes tous les mercredis à sept
heures, nToublie? pas! Je. vous ferai, conjlallre quel-
202 LE CHATEAU DES CŒURS.
ques-unes de mes amies, des femmes intelligentes qui
vous plairont. J'espère que vous viendrez de temps à
autre bavarder dans ma loge aux Italiens. Si vos après-
midi vous pèsent trop, il y a une place en face de moi
dans ma voiture pour faire le tour du lac, au Bois.
C'est si ennuyeux d'être seule à revoir tous les jours
cette éternelle pièce d'eau! Mais où aller? Puisque
vous dessinez, il faudra m'apporter la prochaine fois
vos albums de voyage. Je vous montrerai les miens ;
d'avance, je réclame un peu d'indulgence pour mes
pauvres aquarelles. Enfin nous lirons, nous causerons.
Nous deviendrons de vrais amis. J'y compte, du moins.
PAUL.
Oh! merci. Vous êtes bonne comme un ange. Voilà
les premières marques de sympathie que l'on m'a-
dresse. Qu'ai-je donc fait pour en mériter une si gra-
cieuse?... A qui la dois-je?
MADAME KLOEKHER.
Mais à la mémoire de votre père, au désir de mon
mari, à votre position, et un peu... à vous-même.
Bile lui teod la main, Panl la saisit et la Inise.
MADAME KLOEKHER, la retirant vivement.
Monsieur ! . . .
PAUL.
Pardon ! c'est une faute, je conçois ! L'élan irréfléchi
de ma gratitude vous semble une grossièreté.
MADAME KLOEKHER.
N'en parlons plus. Entrons dans le bal* Sortons.
TROISIÈME TABLEAU. - SCÈNE YI. 203
PAUL.
Sans m'avoir pardonné? Au nom du ciel, ne m'en
voulez pas! Excusez-moi! il faut bien avoir un peu
d'indulgence pour un homme abandonné de tous, fati-
gué par les déceptions, aigri par le malheur.
MADAME KLOEKHER, A demi-voix.
C'est une sympathie de plus entre nous deux! (oestc
de pani.) Oui, j'ai mes soufiTrances, et aussi profondes
que les vôtres, peut-être !
PAUL.
Vous ! Gomment?
MADAME KLOEKHER.
Âh! monsieur de Damvilliers, un homme de votre
condition peut-il avoir les préjugés du peuple et s'ima-
gine comme lui que le cœur soit content et qu'on n'ait
plus rien à demander au ciel, du moment qu'on est
riche I Oh ! non ! non !
PAUL.
Expliquez-moi...
MADAME KLOEKHER.
Plus tard, mon ami!.... (tes pannenux qui fermaient le bou-
doir â droite, A gauche et au fond s'enlèvent et laissent voir le bal.) VotrC
bras, s'il vous plaît?
PAUL, A part.
Son ami... son ami!...
De chaque edté de la scène, il y a des cariatides dorées contre des piliers qui mon-
tent Jusqu'au plafond; entre les cariatides, des Jardinières remplies de fleurs
espacées par des candélabres. Au fond, trois arcades ouvertes laissent voir d'autres
saluos, avec des bulTets chargés d'argenteries et de flacons.
soi LE CHATEAU DES COEURS.
SCENE VIL
PAUL, MADAME KLOEKHER, OxNÉSIME DUBOIS,
MACARET, BOUVIGNARD, ALFRED DE CISY,
LE DOCTEUR GOLOMBEL, invités, messieurs et
DAMES, DOMESTIQUES.
W^ Kloekher remonte U fcène au bm de Paul, en môme temps
qu'on s'avance Ters elle.
LES INVITÉS, saluant.
Une fêle superbe, éblouissante, délicieuse!
UNE DAME, à uno autre.
Quel est donc ce jeune homme? Il est fort bien.
LA DEUXIÈME DAME.
Je le trouverais même trop bien, si j'étais le vicomte
Alfred de Cisy.
UN EMPLOYÉ DE LA MAISON, A son voisin.
Regardez donc comme elle minaude! Que de gri-
maces! Mais pour nous, pauvres commis, il n*y a pas
de danger qu'elle nous honore seulement d'un coup
d'œU.
MADAME KLOEKHER, A une jeune femme lui désignant sa robe.
Oh! ravissant! Où donc vous habillez-vous, ma
chérie? (a nno autre.) Gommcut, on ne danse pas? (a un
vieux monsieur.) BoUJOUr, général. (Au docteur Colombel.) Âhl
c'est fort aimable à vous, docteur Colombel, d'avoir
abandonné vos malades.
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE Vlil. 205
LE DOCTEUR GOLOHBEL.
Us recouvreraient la santé en vous voyant, belle
dame : Faspect de tant de fraîcheur, de grâces... (ua
«lomesttquo vient parler bas à m™« KIoekhcr.)
MADAME KLOEKHER.
J y VaiSl (Alfred, depuis le commencement de la scènei s'est rappro»
elle d'elle. Quand elle est arrivée au bas, à droite, elle salue Paul.) Je
vous remercie. A tout à l'heure!
ALFRED, à part.
J*ai fait une jolie aflaire, moi, en Tintroduisant ici.
Soyons prudent et vif. (n sort précipitamment derrière elle.)
SCENE VIII.
Les Pkécédents, moins MADAME KLOEKHER
ET ALFRED.
ONÉSIME s'avance vers Paul en lui secouant les deux mains fortement*
Ah! quel plaisir!... on va donc se revoir! où loges-
tu? Je ne te quitte pas !
PAUL.
Merci, vieux camarade... Et cette peinture, toujours
enthousiaste d*elle, j'espère, et portant haut Famour
du grand art avec la haine du bourgeois?
OIS'ÉSIME.
Sans doute. Cependant je fais à présent de petits
tableaux, des sujets domestiques; c'est d'un débit
206 LE CHATEAU DES COEURS.
plus facile. Mais reçois mes félicitations, te Voilà en
joli Chemio, diable! (tous s'emprosscnt antonr de Paul.)
MACARET.
Eh! cher monsieur de Damvilliers, j'étais bien sûr
de vous rencontrer ici; sans cela...
LE DOCTEUR COLOMBEL, lui coupant la parole.
Grâce à la bêtise inconcevable de mon valet de
chambre, vos deux cartes de visite ont été égarées, et
hier au soir seulement...
B0UVI6NARD, l'interrompant.
Gomment se fait-il, je vous le demande, que tous
les matins je veux aller vous voir? Mais on vient chez
moi, pour un tas de choses, pour ceci, pour cela; je
suis harcelé, tiraillé...
MACARET.
Tout à vos ordres, vous savez!... (Bai.) On a l'oreille
du ministre I
LE DOCTEUR GOLOMBEL.
Il faut que vous preniez un jour par semaine pour
venir diner chez moi régulièrement.
BOUVIGNARD,
Dites donc, cher monsieur, de quelle façon je puis
vous être utile !
(Tous lui donnent des poignée» de main énergiques.)
PAUL.
Ah! mes amis! je suis attendri vraiment... (a. part.i
Quels cœurs excellents et comme on calomnie les
hommes!
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE IX. «07
SCENE IX.
Les Précédents, LETOURNEUX.
LETOURNEUX marche droit A Onésime, qui est le plus près de Paul.
Je ne suis pas content de vous !
ONÉSIME.
Pourquoi?
LETOURNEUX.
Parbleu, entre intimes on ne se gêne pas. Or
chacun ici, excepté Paul, connaît votre prochain ma-
riage. C'est moi qui vous procure cette affaire, une
famille excellente, pieuse, considérée, riche, et vous
vous exposez au scandale d'être rencontré en plein
jour, donnant le bras à une créature !
ONÉSIME.
Moi?
LETOURNEUX.
Je VOUS ai VU, et pourtant vous m'aviez juré que
tout était finil
ONÉSIME.
Ah! monsieur Letourneux, un moment! Si je me
trouvais avec cette fillette, c'est que je lui préparais
un petit tour.
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Voyons, voyons, j'adore ce genre d'anecdotes.
(Tout te rapprochent.)
203 LE CHATEAU DES CŒURS.
ONÉSIME.
Je lui ai fait écrire de Marseille, son pays, une
lettre, à moi adressée, qui l'appelle pour les affaires
les plus pressées. Elle est partie; j*ai donc tout le
temps de me marier, et ça me débarrasse d'autant
mieux, que Clémence a la bourse légère, et que pour
revenir. . .
Hilarité générale et approbation. ,
LETOURNEUX.
Très bien! voilà ce que j'appelle un acte à la fois
d!adresse et de haute moralité.
PAUL.
Gomment, Clémence, ta vieille passion, celle que
tu avais prise toute jeune à sa famille, et qui, disais-tu
toi-même, te faisait travailler d'une façon...? i
I
ONÉSIME.
C'est comme ça! Autre temps, autres femmes!
(A Letournoux.) OÙ douc m'avcz-vous reucontré, vous?
LETOURNEUX.
I
Dans le Luxembourg, comme je le traversais pour
aller secourir une famille bien intéressante : trois fils
I
sans ouvrage, le père et la mère presque à l'agonie. |
Vous devriez même, docteur, faire quelque chose pour
eux.
LE DOCTEUR GOLOHBEL.
Que j'aille les voir, peut-ètte !
LETOURNEUX,
Vous êtes assez riche pour vous passer ce luxe!
TIIOISIÈMK TABLIiÀU. — SCtNÈ IX. 209f
LE DOCTEUR GOLOMBEL.
Et VOUS donc, le millionnaire, que faites-vous pour
LETOURNEUX.
Oh! peu de choses, je les console et les moralise,
rien que cela! et partout, comme maintenant, je fais
de la propagande à leur profit, jusqu'auprès de M.Ma-
caret. (s'adresRam à M. Macaret.) Voyous, VOUS ôtcs un de
nos grands industriels, et trois ouvriers de plus ne
vous importent guère.
MACÀRET.
Impossible! je n'ai pas d'ouvrage à leur donner.
Vous n'exigerez pas que je me ruine...
Colombel 8oarit, Letonrncux joint les mains d'un air béat.
Mouvement de Paul indigné.
BOUVIGNARD, avec un polit rire aigrelet.
lié! hé! il a raison. Les discours, les secours et les
utopies ne servent à rien. La machine est ainsi réglée.
Tant pis pour ceux qu'elle écrase! résignons-nous! il
ny a de sérieux au monde que les choses de rinlelli-
geucc, les beaux-arts!
ONÉSIME.
Vous êtes dans le vrai, monsieur Bouvigoard. .
BOUVIGNARD.
Aussi moi, je ne m'occupe que des vieilles faïences,
LE DOCTEUR COLOMBEL.
Un joli goût! Et toutes nos dames...
Il
240 LE CHÂTEAU DES COEURS.
BOUYIGNARD.
Entendons-nous I Permettez! je ne prise que les
vieux Nevers, et, pour en posséder un authentique» je
n'épargne ni temps» ni soins, ni argent.
ONÉSIME, A part.
II ferait mieux de doter sa fille.
BOUYIGNARD.
Ah! j'économise, je me prive, je me sangle! Et
combien d'inquiétudes! Songer qu'une maladresse
peut tout réduire en mille morceaux! Aussi ma collec-
tion est-elle unique. C'est ma fortune entière et, afin
qu'elle demeure éternellement intacte, je la lègue par
testament à ma ville natale.
PAUL, à part, mélancoliquemeot.
Quel triste monde !
SCENE X.
Les Précédents, KLOEKHER.
KLOEKHER, à Letonrneux.
Venez-vous? Allons, les hommes sérieux, il y a là
des tapis verts qui vous réclament! Un whist? (tou. dis-
paraissent par lo fond)
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE Xf. 2M
SCENE XI.
PAUL, genl.
D*;* qoe Paul est resté seul, du côté droit, entre les cariatides, débouche le roi des
gnomes, dans le costume du bourgeois cossu da cabaret Avec un geste empha-
tique, il lui montre le bal et toutes les splendeurs qui l'entourent. M»« Kloe-
kher passe au fond, sons l'arcade du milieu ; il la désigne de son bras allongé,
fait ensuite le geste de quelqu'un qui applaudit des doux mains, remonte la scène,
et s'en va lentement.
PAUL, remontant la scène vers lui.
L'homme du cabaret! (La reine des fées débouche par lo
cùlé gauche en costume de fée et fixe sur le roi des gnomes un long re-
gard.) L'autre ! l'autre ! (tous les deux disparaissent.) Suis-je
donc fou?... Ces illusions de l'autre jour qui me re-
prennent, c'est étrange!... Cela vient sans doute...
du trouble, de l'enchantement où elle me plonge,
quels yeux!... quel sourire!... Se jouerait-elle de moi?
Mais tout à l'heure sa main frémissait sur mon bras,
ses regards m'enveloppaient de leurs caresses, son
cœur battait. Elle m'aime ! (Le candélabre près duquel il se trouve
s'est éteint) Qu'est-ce donc? la nuit? Eh ! non, rien que
cela! (Il se met à marcher.) Et c'cst moi ! moi qu'cllc a dis-
tingué parmi tous ces hommes, entre les illustres, les
riches et les beaux ! Je suis donc plus fort qu'eux tous,
je les domine, et me voilà presque le roi de ce monde
cil hier encore je luttais, perdu dans la foule des der-
niers. Ah! quelle félicité! comme ces fleurs embau-
ment! (U se penche sur une des jardinièrei, les fleurs se fanent.)
Mortes ! {Oeox candélabres s'éteignent.) Et l'obSCurité rcdoublo !
Î4« LE CHxVTEAU DES CŒURS.
(Au lieu d'un bruit de clochette qui accentuait la mesure dans la contredaLse,
on entend une cloche funèbre.) Ges SOUS I le glas d*uii enterre-
ment. J*ai peur! di regarde au fond.) Cependant les flam-
beaux resplendissent, les danses tourbillonnent. Eh!
c'est la clochette qui tinte dans les quadrilles. Qu'avais-
je donc? Elle va revenir!.:, ouil... làl et, fendant pas
à pas les flots du bal, j'écouterai d'un air indifférent
SCS paroles charmantes murmurées à mon oreille.
Toutes ces choses qui lui appartiennent ont Tair de
sourire, c'est comme si son âme flottait autour de
moi. Oii est-elle? Je veux la retrouver, la revoir, (n
rcnionlc la scène.)
SCEiNE XIL
PAUL, MADAME KLOEKHER, ALFRED.
MADAME KLOEKHER entre par le côté droit au bras d'Alfred.
PAUL, à pari.
Encore lui! (ll s'arroie ol l'ûbscrvc.)
MADAME KLOEKHER, à dcmi.voix.
Est-ce une menace?
ALFRED.
Comme il vous plaira de le comprendre, ma chère!
MADAME KLOEKHER, dédaigneusement.
Faites donc! faites donc!
ALFRED.
Ainsi vous êtes ibien décidée!... Tout est rompu*
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE XIII. «U
Mais si je me brûlais la cervelle au milieu de voire
bal?
MADAME KLOEKHER, éclatant de rire.
Ah! ah!
ALFRED 9 A pa^rt, remettant son chapeau sur sa tète.
Allons, tournons-nous d*un autre côté. (Le« danses ont
fini, 00 sert le souper au fond, sur des petites tables rondes.).
SCENE XIII.
PAUL, MADAME KLOEKHER.
PAUL.
Cet homme vous aime?
MADAME KLOEKHER.
Lui, jamais!
PAUL.
Cependant!... .
MADAME KLOEKHER.
Des reproches, déjà?
PAUL.
Ohl j*ai tort, je le sais, pardonnez-moi I Ce n'est
pas ma faute, si...
MADAME KLQEKHER:
Plus bas ! ... on peut nous entendre !
PAUL, regardant âtr fond. •■
Non, jusqu'à la fin du souper, personne ici ne
214 LE CHATEAU DES CŒURS.
viendra! Nous sommes libres! Écoutez-moi: au nom
du ciel, restez I
MADAME KLOEKHER.
Mais je reste I Que voulez-vous?
PAUL.
Ahl je ne me rappelle plusl ma tête s'égare! Je
suis si heureux de vous contempler ainsi fac« à face î
Tout à l'heure, quand nous étions avec les autres et
que Ton s'empressait autour de vous, je me délectais
à saisir ces regards, ces hommages, cette rumeur
d'admiration et d'envie; et puis, voilà qu'à présent la
même foule me déplaît! je la haisi Vous lui donnez en
passant un coup d'œil, des sourires, des paroles,
presque une partie de votre personne, de votre cœur.
Il me semble que la dorure de ces murailles, les ar-
genteries, les valets, la musique, vos diamants même,
sont autant de choses qui vous déguisent, vous recu-
lent plus loin, vous séparent de moi.
MADAME KLOEKHER.
Enfant que vous êtes! Vous savez bien pourtant...
{silence.)
PAUL.
Quoi?... Parlez!... parlez!...
MADAME KLOEKHER.
Mai?... que l'on vous préfère!
PAUL, te rapprochant et lai prenant la main.
Est-ce vrai? Dites-le donc, ce mot que j'attends.
Âh! je ne suis pas accoutumé au bonheur, moi? Et
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE XIY. 215
comment voulez-vous que je croie à celui-là, si je ne
le vois moi-même tomber de vos lèvres ? Ou plutôt
non, ne parlez pas... et pour savoir si vous m'aimez,
si les cieux vont s'ouvrir... rien qu'un signe... un re-
gard...
BIto lo regarde el loi répond oui par un signe de t6tQ trèe lent et très doux. 11 lui
prend la main et la porte à let lèrret en pliant le genou.
MADAME KLOEKHER.
Prenez garde! on peut nous voir! (a part.) Du feu...
de la passion!... (Paul se relève.)
PAUL.
Ah! quel supplice! Vous ne comprenez donc pas
que je vous aime éperdument! Je voudrais que tout
ce qui nous écarte l'un de l'autre disparût ! Qu'est-ce
que cela vous coûterait de m'accorder où il vous
plaira, quelquefois, pour me faire illusion, pour m'i-
maginer que nous sommes seuls sur la terre ? Est-ce
que cela vous chagrine, dites, de me donner...?
MADAME KLOEKHER.
On vient ! Retirez-vous !
Fanl disparaît à droite entre les deux cariatides.
SCÈNE XIV.
MADAME KLOEKHER, LETOURNEUX.
LETÔURNBUX, entrant rapidement.
Ah ! votre mari est un fier drôle !
216 LE CHATEAU DES CCEDUS.
• A ■ ■ • »
MADÂJkIE KLOEKflER.
« I
Qu'ya-l-il?
, LETOURNEUX.
Je suis indigné!
MADAME KLOEKHER.
■
La! la! caloiez-vous !
LETOURNEUX.
Mais je me vengerai! Oh!...
MADAME KLOEKHER.
Que vous a-t-il fait?
LETOURNEUX.
Vous le demandez? Elle le demande ! Eh bien, nous
étions convenus, votre charmant époux et moi, de
deux cents Hanovre au dernier courant quHl devait, lui,
me donner et que je devais, moi, palper : est-ce clair?
Or, quand j'apporte les papiers convenus, il ne m'en
livre que la moitié à grand'peine. Mais ça ne se pas-
sera pas comme ça! Où est Paul? Je vais tout lui
dire !
MADAME K-LOEKHER.
Quoi donc ?
LETOURNEUX.
Lui apprendre ce que vous savez aussi bien que
moi, parbleu 1 La maçière dont votre mari a volé son
héritage ! Et un bon procès fera savoir à toute TEu-
• • t
)
rope ..... », (
MADAME KLOEKHER.
Et VOUS comptez sUr Paul, comme «i c'était pos-
sible!...
TROISIÈME TABLEAU. - SCÈNE XV. 217
LETOURNEUX,
Pourquoi non?
MADAME KLOEKHER,
Vous êtes trop curieux, mon cher. Cependant,
pour épargner vos démarches, apprenez que Paul est
UD simple enfant, et qu'il m*aime !
LETOURNEUX.
Beau motif I
MADAME KLOEKHER.
' Excellent, au contraire I C'est nous, c'est moi qu'il
croira et non pas vous, Thomme de bien. Allez cher-
cher ailleurs des auxiliaires à vos turpitudes et à vos
vengeances! Quant à celui-là, je vous le répète, il
m'appartient I C'est ma chose, mon esclave ! et je
pourrais, sur un signe, le faire se jeter dans un puits
qu'il m'en remercierait.
LETOURIHEUX, «ortant par lo fond.
Nous verrons I nous verrons !
. SCENE. XY,
PAUL, MADAME KLOEKHER.
PAUL entre lentement à droite, de derrière une cariatide*
Vous avez raison, madame. ; je suis un enfant,
votre chose et votre çsclave. . . -
L . : ' MADAME KLOEKHER.'
Ciell ne croyez pas!... '. ^
24H LE CHATEAU DES CŒURS.
PAUL.
J*ai tout entendu, j*étais là derpière cette statue,
où je m'étais mis pour épier les confidences d*un
autre. Le hasard m*a puni de ma jalousie, en me dé-
trompant amèrement.
MADAME KLOEKHER.
Ohl Paull... je vous jure...
PAUL.
Pas de serments, ne craignez rien ; jamais je ne
salirai par le scandale d'un procès la femme, quelle
qu'elle soit, que j'ai... honorée de mon amour. Donc
soyez tranquille, je me retire!
MADAME KLOEKHER.
Mais vous n'avez pu comprendre, je n'y suis pour
rien, c'est une trame odieuse. Je vous expliquerai,..
Paull je vous en supplie!... Paul! Paul! je t'aime!
Paul s'en te par la gancbe, la tète basse et lentement ; aniTé sur le seuil, il s'anéte.
Letonnieax sort du fond et marche vert lui^
SCÈNE XVI.
MADAME KLOEKHER. PAUL, LBTOURNEUX,
puis tout les personnages précédents.
LETOURNEUX.
Âh I enfin I je vous trouve ! Écoutez -moi I (paui, absorbé,
reste immobile.) Paul I £h bien? (il lai Upo sur l'épanle.) MOD
ami I mon cher ami I
TROISIÈME TABLEAU. — SCÈNE XVI. 219
PAUL| tournant la tôte lentement.
Que voulez-vous?
LETOURNEUX, élcTant la voix.
Je veux vous apprendre, à vous et à tout le monde
ici, dans votre intérêt personnel comme dans celui de
la moralité publique, et afin qu'il en résulte à la fois
une réparation et un châtiment; je veux, dis-je, vous
dénoncer une infâme machination dont vous êtes la
victime. J'en possède les témoignages authentiques,
écrits I Vous avez été indignement spolié par l'homme
que voici : le banquier Kloekher I
Mannuree. Marques de «urprise et d'indignation.
PAUL, arrachant «on gant blanc.
Vous mentez impudemment, monsieur I
LETOURNEUX.
Moi?
PAUL.
Oui, vous, misérable! et comme gage de ce que
j'affirme, je vous soufflette à la face ! (n im jette son gant
à la face.)
LETOURNEUX.
Âh!
PAUL.
Je suis à VOS ordres, monsieur I
LES INVITÉS.
Séparez-les I lis vont se battre !
LETOURNEUX, dignement.
Un duel, non I Un homme de mon caractère n'obéit
tîO LE CHATEAU DES CŒURS.
pas à de pareils préjugés. La vraie force consiste
plutôt à supporter les injures et à s'en venger par les
voies légales. J*ai le courage civil, moi! di ton fièrement.)
PAUL» i domi-Toix,
Infâme coquin !
KLOEKHER, essayant de prendra la main de Paul.
Ah ! c'est très bien ce que vous avez fait ! Voilà qui
est d'un bon ami!... Ma reconnaissance...!
PAUL) fièrement.
Ne me parlez plus, monsieur ! (n sort.)
KLOEKHER.
Qu'est-ce qu'il a donc?
LES INVITÉS»
Quel original ! — Avez-vous vu ? — Un scandale
pareil pour finir une si belle fête!... — Ah! mon Dieu!
à quoi se trouve-t-on exposé I...
Quand les invités sont partis, les lostres, les girandoles et les candélabres se met-
tent à brûler plus fort» donnant, une lumière ?ose, verte et bleup ; les bouquets
tombés par terre se relèvent d'eux-mêmes et Tont se placer dans les jardinières.
Les fleurs faoées s'entr'ouvrent, les meubles çà et là se replacent en ordre. Les-
cariatides des deux côtés de la scène sa meuvent et s'avancent. Ce sont les fées
elles-mêmes qui se réjouissent de la vertu de Paul.
QUATRIÈME TABLEAU
Une chambra d'aspect misérable. A droite et i gauche une fenètro en tabatière. Au
fond, une cheminée do pl&tre, oii brdleQt quelques chirbons à demi éteints. Acdté
de la cheminée, une porte. Sur la cheminée, uijo boite à pistolets. A gauche, au
premier plan, une table et deux chaises de paille. A droite une paire de bottes
vernies dans leurs ombouchoirs. Auprès des bottes, contre le mur, un lit de
sangle, et, sur le premier plan, â côté, un placard. — Le jour commence à pa*
raltre par les vitres sans rideaux.
SCÈNE PREMIÈRE.
DOMINIQUE, ,cAi.
11 arrive sur la scène en manchet de chemise, en pantabn avec un madras autour de
la tète, et il s'avance vtrs la cheminée en grflottant.
Quel froid, miséricorde! Quand Monsieur va reve-
nir, il est capable de geler. (Riant ironiquement.) Ah ! Mon-
sieur I... Eh biep, et moi? Est-ce que je ne gèle pas?
Est-ce que je ne souffre pas? Est-ce une existence que
de traîner une misère pareille! Qu'il s'en arrange,
puisque ça Tamuse; mais moi, un homme fait tout au
moins pour Tanlichambre des ambassadeurs, quelle
humiliation I (II «herche de droite et do gauche dans l'appartement.)
Et pas un cotret dans cette infernale mansarde, où il
vous tombe des vents coulis... (u regarde encore.) Non!..i
m LE CHATEAU DES CŒDRS.
— Et voilà quatre mois que j*atteuds I et qu'il est à nie
lanterner avec toutes ses démarches I — D'abord, c'a
été une place dans la diplomatie, puis une mission
scientifique, puis un poste d'inspecteur de je ne sais
quoi, puis un emploi dans une colonisation, je ne sais
où ; et ce soir, enfin, il doit revenir de chez le ban-
quier Kloekher les mains pleines, ou l'avenir assuré.
— Je commence à n'y plus croire, à notre avenir!
J'ai bien envie de séparer le mien du sien et de lui
donner mon compte carrément. Monsieur est un
brave jeune homme, c'est vrai! Mais (se touchant le front)
toqué ! toqué ! — Saprelotte ! j'ai l'onglée ! (ses yeux rcn-
contrent la botte do pistolets sur la cheminée.) TicUSl... VOilà UUC
boite qui me donne une tentation!... Ah! douce-
ment!... nos moyens ne nous permettent pas une
flambée en acajou. Oh ! non ! (Sn te reculant, ll trébuche contre
le paillasson.) — Eh ! tu m'cmbêtcs, toi ! — Attends un
peu..* (il jette le paillasson dans le fuu; puis, le regardant brûler.) —
En être réduit là ! Mais ça ne 'peut pas durer plus
longtemps ! c'est trop bête ! Et si notre sort ne change
pas avant huit jours, bonsoir! (Le feu flambe. U se chauffe.) Ah!
ça fait du bien ! C'est une bonne idée que j'ai eue
décidément! Comme on a tort de se gêner! — Et pas
un bon fauteuil pour se rôtir les tibias en tisonnant.
C'est honteux, un aussi piètre escabeau! — Et puisque
mon maître est en courses toute la journée, je ne
vois pas pourquoi... (Il jette dans le feu u petite chaise.) AUonS
donc! (Tout en remuant les charbons.) U faut COUVeuir qUC jC
suis un véritable nigaud, avec mon dévouement! On
n'a jamais vu un domestique comme moi ! Nom d'un
QUATRIÈME TABLEAU. — SCÈNE II. «3
chien I quelle gelée I Ça disparait comme une allu-
mette! — Car, enfin, de toutes ses promesses, qu'ai-
je attrapé, moi? Qu'est-ce que je gagne? Il se moque
de moi, à la fin I Car, pendant que je suis là, à me
morfondre en Tatlendant, il fait le joli coco, dans les
salons, près les belles dames. — Si je flanquais la
table pour soutenir l'attisée? — Non! Ça ne durerait
pas ! (Il aperçoit une paire do bottes dans leurs embouchoirs.) Ail I ICS
bottes I (Il les retire dos emboachoirs.) PourqUOi paS ? (Les lançant
dans le fea.) Âïc douc I — Et s'il sc fàchc, tant pis I
SCENli IL
DOMINIQUE, PAUL« en habit noir, sans paletot, mouillé,
les maint sous les aisselles, avec un peu do neige sur ses vêtements.
PAUL.
Que fai^tu là, toi? Je ne t'avais pas dit de m'at-
tendre ! Va te coucher !
DOMINIQUE.
Mais...
PAUL, brutalement.
Va-t'en donc 1 Va-t'en 1 Laisse-moi !
DOMINIQUE, d part.
Oh 1 oh I il est bien fier ! — Y aurait-il pas quelque
chose (!e bon, enfin?
m LB CHATEAU Dl£S CŒURS.
SCÈNE m.
PAUL, seul.
(Après ètro resté longtemps les bras croisés, avec un grand soupir.*) Ail ....
lljotto son chapeau sur le lit de sangle.) UU6ll6 DUlt !... (il regarde
le* murs lentement) et qUCllC Chambrel... (Puis la fenêtre. » TiCHS!
le jolir qui se lève; et la neige, encore!... Mais il ne
tombera donc pas du ciel quelque chose pour les
écraser tous! ai picure.) Ah! comme je suis fatigué! au
8*assoit près de la cheminée, un bras sur le chambranle.) DOnt-lIS aSSCZ
lâches, égoïstes, ingrats, hypocrites el cruels!... Par-
dessus tout cela, des sourires, des phrases, des
étreintes affectueuses, et même, ô sacrilège, des offres
d'amour! Et je prétendais trouver dans ce néant
quelque chose qui désaltérât mon cœur! — Dans com-
bien de pays n'ai-je pas traîné mes rêves!... Partout,
avec des masques et des impudeurs différentes, j'ai
rencontré les mômes ignominies ! A présent, voilà
qu'elles viennent jusqu'à moi, elles m'attaquent. Assez,
assez! je n'en veux plus! — Pourquoi vivre alors,
puisque je ne peux pas changer le monde? Ah! si
j'avais eu pourtant quelqu'un qui m'eût aimél... (hsc
Kve.) Allons, pas de faiblesse! Disparaissons tout de
suite, pour prévenir peut-être les défaillances, avant
la première rougeur de honte, et dans l'intégrité
de mon orgueil, comme ces vieux roiâ d*Orient qui
se faisaient mourir avec toutes leurs richesses!...
Il ne faut que la résolution d'une minute. Ce ne
QUATRIÈME TABLEAU. — SCÈNE IH. 225
doit pas être difficile ? D'ailleurs , tout m'y en-
gage, tout m'y pousse... (Apercevant la boite de pistolets ouverte.)
Ah!... et jusqu^au hasard lui-même I (ii retire les pistoieta et
les manie.) L'armufier qui me les a vendus me faisait va-
loir, pour ma sécurité personnelle, la longueur de
leur portée. A cette distance, je n'ai pas besoin qu'ils
soient si merveilleux! C'est une superfluité. Essayons.
(Il fait jouer la batterie.) Bien I... Ma poudrièrc, OÙ cst-ellc?
(Il verse de la poudre dans le fond de sa main, puis dans le pistolet, et jette le reste
dans la cheminée. Le feu se ranime et flambe eztraordinairemeat. Paul continue à
charger son pistolet.) La ballc, uue capsulc, maintenant; et
je n'ai plus qu'un geste, presque un signe à faire pour
être libre ! . . . (six heures sonnent i une horloge voisine.) Six hCUrCS ! . . .
Au premier coup de la demie, tout sera dit! (u promène
s«s yeux tout à l'entour et aperçoit la table oii sont des papiers et une cassette
pleine de lettres.) Ah ! ccci, quc j'oubliais ! Nou ! que rien de
moi, ni de mon passé, ne subsiste I Au feu, au feu,
toutes mes lettres ! (U les jette dans u cheminée. Il se rassoit.) Ah I
que cette flamme me réchauffe ! Je ne souffre plus.
Non, au contraire! Et penser que ces cendres peut-
être seront encore tièdes quand mon cadavre sera
froid! et puis tout se confondra, dispersé ! Ma vie aura
passé comme ces formes fugaces, qui se dessinent
sur les charbons. Tiens! il me semble voir dans la
braise des plages de pourpre s'étalant près d'un lac de
feu. On dirait, à présent, de vagues édifices, des ai-
guilles de cathédrale, un navire. Il s'enfonce et repa-
raît, comme le mien autrefois. J'entends encore le
vent dans les manœuvres, et les bois de ma cabine
qui craquent au milieu de la nuit. — Tiens!... c'est
15
226 LE CHÂTEAU DES CŒURS.
étrange, voilà une lettre qui s'obstine à ne pas brûler!
Elle blanchit même dans la flamme. — Pourquoi ? (p«ni
u prend.) Elle ost froido I Gomment se fait-il?... (uchemûée
peu à peu s'est haussée et élargie, laissant Toir, aa milioa des flammes, les choses
mêmes que Paal rêvait. Le bord supérieur, moulant toujours, a presque dispara dans
les frises ; et l'on aperçoit un ch&teau tout noir, d'une architecture farouche, avec
des meurtrières embrasées.) Une forteresse, laquelle douc ? Je ne
Tai jamais vue. (Le château disparaît. La lettre qu'il tient devient loffli-
neuse. - Paul m : ) « G'est l'eudroit où les gnomes détien-
nent captifs les cœurs des hommes. Nous comptons
sur toi pour les délivrer. — Ta récompense sera un
amour au-dessus même de tes rêves. Tu rencontreras
souvent celle que nous te destinons ; tâche de la re-
connaître, ou sinon tu es irrévocablement perdu. —
Es-tu prêt? — La Reine des Fées. » — Moi!... Mais
comment me guider ?
Chœur des fées l'encourageant.
PAUL reste pendant quelquet minutes en proie i one anxiété terrible;
puis, avec un geste de résolution héroïque :
J'accepte I partons!
Deux coupe frappée i la porte, run après Tautre.
UNE VOIX, du dehors.
Ouvre, Dominique!
Troisième coup.
PAUL.
Qui est-ce? (n Ta ouvrir.)
QUATRIÈME TABLEAU. - SCÈNE IV. * ttl
ses
SCÈNE IV.
PAUL, JEANNETTE) portant à chaque braa un gros panier.
JEANNETTE, toute surprise.
Monsieur Paul ! . . .
PAUL.
Jeannette!... Gomment se fait-t-il?(BUe dépose sur utabie
deux paniers, d'un air accablé.) Que vieUS-tUr faire à Paris?
JEANNETTE, après un silence.
Mais... vendre mon lait, monsieur.
PAUL.
Avec ces deux paniers-là!... et chez moi! (sue baisse
u tMe sans répondre.) Tu mc cachcs quclquc chosc, Jean-
nette. •
JEANNETTE, défondant de la main un des paniers près d'elle.
Non, monsieur, je vous jure 1...
PAUL, éclairé par le geste de Jeannette.
C'est là dedans alors? Qu'y a-tril ? (U relève U toile couvrant
le panier.) Dos foulards, mcs chcmiscs, tout mon linge!
u la regarde d'une façon sévère.
JEANNETTE, vivement.
Oh ! ne vous fâchez pas ! . . . Si vous le trouvez trop
mal, je recommencerai.
Silence. — Elle baisse la této.
SI8 LE CHATEAU DES CŒURS.
PAUL.
Ainsi c'est M^ Jeannette qui était ma blanchis-
seuse I... Pourquoi ne pas l'avouer?
JEANNETTE, embarrastée.
C'est que...
PAUL.
Eh bien? (Môme «iieaco. — A part) Comment?... Quand
Dominique m'avait dit... Voyons l'autre...
JEANNETTE, rarrêtant par le bras.
Prenez garde de les casser !
PAUL.
Quoi donc?
JEANNETTE.
Les œufs !
PAUL, examinant rintérienr du panier.
Des fruits... une galette... jusqu'à des petits pots
de crème! Et c'était... in nnterroge du regard; elle lui répond
par un signe de tète afûrmaUf) pOUr moi ! JuSqu'à préSCUt,
en efiTet, je n'ai rien payé de ces choses ! — Ah ! je
devine!... l'amitié de mon domestique me réduit aux
charités d'une paysanne! (srauiement.) Remporte tout
cela, Jeannette ! Je n'en veux plus ! Va-t'en !
JEANNETTE, pleurant.
Si j'avais su vous fâcher, je ne l'aurais pas fait!
PAUL, à part.
Elle pleure!. . Et, dans ma vanité imbécile, je la
repousse!... Combien donc y en a-t-il d'un dévoue-
QUATRIÈME TABLEAU. — SCÈNE IV. 2«9
ment pareil? (Haut.) Non, reste! Pardonne-moi! C'est
que je suis malade quelquefois !.,. Et il y a longtemps
que tu Tiens ainsi tous les jours?
JEANNETTE.
Depuis un mois bientôt !
PAUL.
Et tu ne t'en vantes pas, toi!... Tu faisais le bien
naïvement, dans la candeur de ton âme. (n lui prend lei
main») Mais comme ta poitrine bat vite! Tu as de beaux
yeux, ma Jeannette! (a part.) Je ne l'avais pas seule-
ment regardée, sot que j'étais! Et ces pauvres petites
mains, sais-tu qu'enfermées dans des gants de peau
fine, plus d'une belle dame les envierait !
JEANNETTE.
Vous êtes bien bon, monsieur.
PAUL, l'écartant d'elle. — A part.
Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui
donner. (La contemplant de loin.) Mais cUc cst charmantc ! . . .
Il y a sous ces vêtements simples une distinction, je
ne sais quoi de pur, de fin... que je n'ai jamais vu!...
Et celte douceur des attitudes, ce rayonnement dans
le regard! Serait-ce! Pourquoi pas?... Jeannette?
JEANNETTE.
Monsieur?
PAUL.
Tu dois être lasse de ta condition? N'arrive-t-il
jamais dans ton esprit des pensées qui te surprennent?
Ne. sens-tu pas au fond de toi-même comme une sol-
230 LE CHÂTEAU DES CŒURS.
licitation vers des destinées plus hautes? une envie
de t'enfuir... quelque part... bien loin?
JEANNETTE.
M'enfuir!... Et où ça?... Je ne connais pas les
routes.
PAUL| avec nn geste de dépit. — A part.
Ehl c'est mon langage qu'elle n'entend pasi (Haut.)
Dis-moi, quand tu es toute seule, dans les champs, à
quoi penses-tu?
JEANNETTE.
Dame! à rien.
PAUL*
Cherche un peu.
JEANNETTE.
Ah! si... Je pense aux vaches!... à la noire sur-
tout, qui me suis comme un caniche. Et puis je re-
garde si les avoines poussent, et combien il y aura de
boisseaux de pommes aux arbres.
PAUL.
Mais... la nuit... dans tes rêves?...
JEANNETTE, riant.
Mes rêves?... Ah! bien oui. Je dors trop fort!
PAUL.
Quels livres as-tu donc lus jusqu'à présent?
JEANNETTE.
Je ne sais pas lire!... est-ce que j'ai eu le temps
d'apprendre!... ni écrire non plus. Et je le regrette,
allez ! Ça me serait si utile pour tenir les comptes !
QUATRIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. S34
PAULy à part.
«
Voilà tout!... c'est le fond. Certes, il ne manque
pas de gentillesse ; mais ce serait si long à cultiver»
que j'y renonce. (Riant amèrement.) Moi, qui avais cru un
instant...
11 leite perdu dans det réflexiona.
JEANNETTE.
Qu*avez-vous donc, monsieur Paul, que vous ne
dites plus rien ? Tout à l'heure, vous parliez comme
une musique. Je ne comprenais pas ; mais c'est égal,
ça me plaisait, ça me plaisait...
PAUL, bmtquoment.
Bien, bieni (Appelant.) Dominique!... Je te remercie.
Jeannette... Plus tard, dès que je le pourrai, je
reconnaîtrai tes bons offices... et quand tu te ma-
rieras. . .
SCÈNE V.
Les Précédents, DOMINIQUE.
DOMINIQUE.
Que désire monsieur?
PAUL, montrant Jeanne.
Fais-lui tes adieux, nous partons.
DOMINIQUE.
En voyage encore?
232 LE CHATEAU DES CŒURS.
PAUL.
Oui, pour un long voyage.
DOMINIQUE.
Mais monsieur, sans doute, n*a pas réfléchi que
notre garde-robe...
PAUL, tournant autour do lui des yeux inquiets.
En efl^et ! (H aperçoit sur le lit une suporbo pelisse de fourrure.)
Ah ! mais non ! Tu vois bien ! le ciel s'en mêle. C'est
un avertissement, un ordre !
DOMINIQUE.
La belle fourrure ! (II lôve la fourmro d'un bras et l'examine.)
Vous ne m'en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on
doit se moquer joliment du thermomètre ! Si j'en
avais une pareille ! (H la remet sur le m et en voit une seconde A
côté.) Une autre!...
PAUL.
C'est pour toi, alors!... Prends-la.
DOMINIQUE endosse vivement sa pelisse, en relève le collet et croise
SCS mains sous les manches. — A part.
Je serai un peu calé là dedans! Hein! on aura
l'air d'un ambassadeur russe !
PAUL, frappant du pied.
Allons, hâte-toi ! Je veux m'élancer par le monde,
courir au but, l'atteindre. Viens! viens!
DOMINIQUE.
Oh! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me
voilà..!. Adieu, petite sœur!
QUATRIÈME TABLEAU. — SCÈNE VI. 238
JEANNETTE, d'une voix entrecoupée par un sanglot.
Adieu !
PAUL, qui a mit ion chapeau sur sa tête et ta peliuesur son brat, t'arrête
sur le leuil, au bruit d'un grand sanglot de Jeannette.
Ah I de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh I
c'est pour son frère.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
JEANNETTE, souic.
Partis!... et je ne sais plus où, cette foisl... Très
loin!... Il me semble pourtant que, pendant un mo-
ment, il m'a offert d'aller avec lui là-bas! Mais non,
puisqu'il m'abandonne, qu'il me dédaigne!... Ah!
c'est parce que je ne suis pas une belle dame de la
ville I... parce que je n'ai pas de robes à volants... de
la dentelle, des cachemires et des bijoux!... parce
que je suis une bête de paysanne ! parce que je ne sais
rien de ce qui lui plairait : la danse, les bonnes ma-
nières, la parure et le piano ! Oh ! si j'avais tout cela !.. .
(BUe se rapproche de la cheminée et se met à rêrer, tout debout, le coude
appuyé sur le chambranle.) Yoilà CC qu'il lui faut, SaUS doutC !
Alors il m'aimerait. Mais comment faire pour avoir
une belle toilette... une belle toilette!...
Le roi des gnomes sort du placard resté eotr'ouvert.
234 LE CHATEAU DES CŒURS.
LE ROI.
Très bien!... elle débute par un souhait des plus
stupides. Tant mieux!... Il nous est impossible de
Tarrèter ; mais nous allons nous arranger si bien, que
jamais il ne la reconnaîtra. — Commençons...
Chaogemont de décor â rue.
CINQUIÈME TABLEAU
L'ILE DE LA TOILETTE
Las coIUnet du fond, fignrant des carrés de culture différentes, sont couvertes par
de longues bandes d'étoffes. A droite, au bord d'un raisseau de lait d'amandes,
poussent, comme des roseaux, des b&tons de cosmétique. Un peu plus en avant,
une fontaine d'eau de Cologne sort d'un gros rocher de fard rouge. Au milieu,
sur le gaxon, des paillettes brillent; les buissons, çàet li, so trouvent représen-
tés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des savons de toutes cou-
leurs. A gauche, un arbre semblable à un tamaris porte des marabouts, et un
autre, pareil à un palmier, offre des éventails. Il y a un champ de rasoirs ; plus
loin, l'arbre à miroirs, l'arbre à perruques, l'arbre à houppes, l'arbre à peignes,
et des costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches, volti
géant dans l'air, iront se coller d'elles-mêmes sur le visage des femmes : la
moucha assauine, la capricieuse, la provocante, etc.
SCENE PREMIERE.
JEANNE, .cul.
(Dans la même attitude qu'elle avait à la fin du tableau précédent : la
tète baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard, au bord de
la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les yeux et regarde au-
tour d'elle avec ébahissement.) Gomme c'eSt joli!.. et COIDIQe
ça sent bon ! Mais on dirait Todeur de l'eau de Co-
logne?... D'oU vient-elle?... De cette fontaine!... Ah!
si je me lavais les mains, (sue y plonge ses bras jusqu'au coude.)
236 LE CHATEAU DES CŒURS.
On n'a pas peur d'en perdre!... Je puis bien ^m'en
mettre dans les cheveux! (sue len jette eur U tète quelques
gouttes, qui deviennent aussitôt dos diamants, sans qu'elle s'en aperçoiTe.
Puis elle se lave le visage avec les mains ; .et, pendant qu'elle est ainsi
penchée sur la fontaine, une branche do Tarbre à poignes, derrière elle
s'abaisse tout doucement pour démêler ses cliovcux au chignon. Bile se re-
tourne, surprise, en tendant la joue droite.) Quî dOnC HIC prend là,
par derrière?... Continuez!... vous ne me faites pas
mal. (L'arbre à houppes abaisse un de ses rameaux et la caresse de aa
poudre de riz.) Oh! comme c'est doux!... comme c'est
doux!... (EtUe tend la joue gauche. Même jeu de l'arbre à houppes.)
Encore!... Mais came chatouille! Assez! j'ai envie de
rire ! . . . Ah ! ah ! ah ! (Larbre s'arrête.) C'est fini ! . . . Je vous
remercie bien !... (Eiie se lève.) Comment!... Personne!...
(Bile considère tous les objets autour d'elle, en marchant lentement.) Lia
drôle de campagne!... Des peignes qui tiennent aux
arbres! En voilà un où poussent des perruques, et
tous ces vêtements par terre, comme des feuilles
mortes ! Ah ! la belle herbe, avec ces grosses gouttes
de rosée. Mais non, ce sont des paillettes d'argent.
(S'apercevant dans une des glaces de l'arbre à miroirs.) llit CCla.'...
C'est moi!... en diamants!... J'ai l'air d'un soleil!...
(Sa robe arrachée disparaît dans l'air.) Le VCUt!... Ah !... (Bile pousse
un cri de terreur on s'apercevant on chemise et en jupon, et croise ses bras
sur sa poitrine.) QuC dCVCnir!... J'ai honte!... (Auisitdt, une
des bandes d'étoffes, posées sur les collines du fond, arrive en ondoyant
comme uno rivière, et, se drapant autour d'elle, lui fait une sorte de tu-
nique.) Eh bien ! eh bien ! . . . me voilà tout habillée main-
tenant. (Un arbre à bracelets d'or l'accroche par le bras.) Qu'CSt^C
qui me retient? Pourquoi? Laissez-moi!... (EUe tiro â eiie-
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE I. 237
le bracelet Tient.) Ah ! CCla fait bien sur ma peau. (O'une espèce
de sorbier tombe un collier de corail autour de son cou.) \JU eSt-CC .'•..
Un collier !... Ah! comme je suis belle!... Quel bon-
heur!... Je m'aime! Je voudrais m'embrasser. Mais je
rêve sans doute?... Ce n'est pas possible! Je vais me
réveiller tout à l'heure. — Oix suis-je donc?... Dans quel
pays?
GHOBUR, dans la coulisse.
C'est le pays de la toilette,
Cest Tempire des affiquets,
Des paquets I
Des caquets I
Chez nous la beauté se complète,
La laideur prend des airs coquets.
JEANNETTE.
Je ne comprends pas I . . .
CHOEUR.
C'est le pays de la toilette.
C'est le triomphe sans un pli
Du poli,
Du joli.
Nos fleurs sont à la violette.
Et nos soupirs au patchouli.
Rasoirs, il faut en découdre I
Allons! peignes nouveau-nés.
Cascade aux flots safranés.
Tombe ici comme la foudre !
Poudre les airs, arbre à poudre.
Savonnette, savonnez I
Un grand bruit de' tambours, de flûtes et de chapeau chinois.
JEANNETTE remonte la scène.
Quelle quantité de monde!...
238 LE CHÂTEAU DES CŒURS.
CHCEUR.
Silence! silence! silencel
C'est le monarque qui s'avance!
Pareil aux astres éclatants,
C^est Gouturin, roi de la mode,
Le seul qui sache, avec méthode.
Diriger nos goûts inconstants.
JEANNETTE.
Mais ils viennent par ici!... J'ai peur. Où me ca-
cher?... Ahl...
BUe s'enfonce sous l'arbre à miroirs. — Tonte la cour de Coatarin, en arriTant.
chante :
Mortels, que sa faveur inonde
De Tun à l'autre bout du monde.
Marchez où sa main vous conduit!
Tous ses ordres sont chose grave ;
On est perdu quand on les brave.
On est sauvé dès qu'on les suit.
SCENE IL
LE ROI GOUTURIN, LA REINE GOUTURINE, avec
avec tonte la cour (hommes et femmes); GRAISSE-D'O U RS,
premier ministre.
Coutarin et Couturine sont habillés i la dernière mode du jour, exagérée. Graisse-
d'Ours, en Teste, toute la barbe hôrisséo, l'air farouche, un tablier. — Tous les
personnages de la cour représentent les diyers métiers relatifs à la toilette. —
Le roi arrive au milieu d'une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de
ikuteuil ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d'autruche au haut
des montants et un miroir dans le dossier. A droite et sur un siège plas bas, la
reine ; â sa gauche, sur un autre, siège le premier ministre. — Les porteort
abaissent le trdne-estrade, tont doucement, jusqu'à terre.
LE ROI GOUTURIN.
C*est bien! Arrêtez-vous! Et puisque nous voilà
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE IL 239
installés dans l'endroit trois fois coquet des séances
royales, ayant à notre droite notre chère épouse, la
sémillante Gouturine...
COUTURINB, avec un regard langoureux, lui prend la main et la baise.
Toujours tendre, Couturin 1
LE ROI COUTURIN.
A notre gauche, notre premier ministre, l'indis-
pensable Graisse-d'Ours.
graisse-d'ours.
Vous êtes trop bon. Majesté I
COUTURIN.
Autour de nous, les hauts dignitaires de notre
bonnet : l'architailleur, l'archibottier, le prince du
Gold-Gream, le duc du Gaoutchouc, et autres..
LES GRANDS DIGNITAIRES, s'inclinant.
Pour VOUS servir, ô souverain 1
COUTURIN.
Avec les dames de notre cour oi saïue), lesquelles en
font l'ornement.
LES DAMES.
Ah! délicieux!
COUTURIN.
Et derrière nous, le peuple imbécile I
LA FOULE.
Vive le roi !
COUTURIN.
Il nous faut, suivant l'usage, établir les modes de
la saison.
no LE CHATEAU DES CŒURS.
TOUS 9 avec vivacité et se démenant.
Voyons ! quelles couleurs ? combien de mètres ?
COUTURIN.
Un instant! Il est d*abord indispensable de rap-
peler les principes.
graisse-d'ouus.
Rappelez.
COUTURIN.
Or c'est une vérité reconnue, mes colombes, que
vous êtes naturellement hideuses!
LES DAMES, scandalisées.
Ah! ah! Tabomination !
COUTURIN.
Oui, fort laides 1 Silence! Vous ne mettrez pas en
doute, j'imagine, la supériorité du factice sur le réel?
C'est l'art seul, déesses, qui vous fournit tous vos
charmes. — Ne craigpez rien, je suis discret. — Mais
vous conviendrez que l'on est amoureux de la robe et
non de la femme, de la bottine et non du pied ; et si
vous ne possédiez pas la soie, la dentelle et le velours,
le patchouli et le chevreau, des pierres qui brillent et
des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes
ne voudraient pas de vous, puisqu'ils ont des épouses
tatouées ! (U se rassoit.)
LES DAMES.
C'est un peu dur! un peu vif!
GRAISSE-d'OURS se lève.
D'ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE II. 241
la chasteté, fait partie de la vertu et est une vertu
lui-même. (Il se rassoU.)
COUTURIN 80 lève.
Donc, plus le costume sera costumant, c'est-à-dire
antinaturel , incommode et laid, plus il sera beau ! (ii se
rassoit.)
GRAISSE-d'OURS se lève.
Et distingué surtout! (a se rassoit.)
TOUS.
Ah ! distingué ! le distingué, c'est le principal.
COUTURIN 80 lève.
Eh bien I travaillez maintenant, (u se rassoit.)
TOUS.
Voyons! cherchons!
Un momont de silence, puis on entend tout à coup un grand fracas
de miroirs cassés.
COUTURIN.
QU est-ce .' (H fait à un officier signe de sortir, après avoir regardé à
droite.) Ah ! l'arbre aux miroirs cassé ! Us étaient trop
mûrs sans doute, et quelque maraudeur en l'ébran-
lant...
l'officier, rentrant.
R
Nous avons trouvé dessous un monstre !
COUTURIN.
Un monstre?
l'officier.
Oui, ô souverain, un être vert et démodé.
16
Uî LE CHATEAU DES COEUUS
COUTURIN.
Qu'on ramène I
TOUS.
Quelle bravoure 1
SCENE III.
Les Prégéoents, JEANNE.
BUo entre avec do« gants verts Empire qui lui montent jusqu'aux coudes, et faisant
beaucoup de plis sur les bras ; une coiffure i la girafe, un chftle jaune par-denns
sa tunique et un ridicule à la main. A son aspect, Couturine pousso un cri aigu
et tombe à la renverse. Graisse-d'Ours se 16to indigné. Couturin, avec un petit
mouvement d'enfroi, se recule sur son trâne; les dames arrachent Tivement les
feuilles de l'arbre à éventails et se cachent le visage dessous. Brouhaha général.
LES HOMMES s'écnent :
— Arrière!
— Va-ten !
— Cache-toi!
LES DAMES.
— C'est une horreur!
— Une turpitude!
— Une antiquité...!
COUTURIN, pour commander le silence, étend son sceptre, un fera
papillotes.
Du calme, têtes exaltées par la frisure ! Approche,
jeune fille, — car tu as Tair d'en être une, à tes attri-
buts naturels, bien que tu n'en possèdes point les
grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement!
r
CINQUIÈME TABLEAU. - SCÈNE III. 243
JEANNE.
Je l'ai pris là, par terre, au hasard... croyant qu'il
le fallait; et, en me relevant, tous les miroirs...
COUTURIN.
Assez! Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit. (Rapidement.) Mais
pour avoir désobéi aux lois de notre empire, pour
avoir méprisé le culte de la chaussure, les délicatesses
de la lingerie et l'élégance du cheveu ; pour t'être affu-
blée d'une aussi infâme défroque, qui fait remonter
l'imagination jusqu'au temps de Corinne et du cirage
à l'œuf, tu mériterais les supplices...
TOUS.
Oui, oui, les plus terribles !
COUTURIN.
D'être condamnée à des bottines trop étroites, à
des peignes trop durs, à des corsets indélaçables !
TOUS.
Bravo 1
COUTURIN.
A porter un cabas!
JEANNE.
Grâce 1
COUTURIN.
Et un turban... avec panaches.!
JEANNE.
Mais je ne connaissais pas la mode! Je n'ai pu la
suivre. Est-ce un crime?
244 LE CHATEAU DES CŒUaS.
COUTURIN.
Il n'y en pas de plus grand, être femelle ! car la
mode, sais-tu bien, c'est la loi, la fantaisie, la tradi-
tion et le progrès ; il n'est rien qu'elle ne gouverne,
ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi sur
le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis
qu'elle ornemente des tombeaux, levant sa tête au
ciel vers les philosophies et pénétrant ainsi, du bout
de son pied mignon, jusque dans Téternité. Retire tes
gants verts !
JEANNE, humblement.
Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qu'il
vous plaira.
COUTURINE.
Ah ! pitié pour elle, grand roi 1
COUTURIN.
Soit, je te pardonne, en considération de ton igno-
rance. (AUX grandi officiers.) Et VOUS autrCS, OCCUpCZ-VOUS de
la façonner congrùment, de la vêtir dans le dernier
genre.
JEANNE, sautant do joie.
Oh! merci. Quel bonheur I Je serai donc jolie,
bien habillée !
COUTURIN.
Espérons-le !
BALLET.
Sur un signe qu3 fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent de droite et
de gauche : les uns vers les champignons qui portent des costumes, lot autres vers
les étoffes du fond, ceux-ci vers les marabouts, oeux-là vers l'arbre à peignes, etc. ;
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 245
et ils s'ompressent d'habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le Tond et lei deux
cdtée du théAtre changent et représentent du haut en bas les rayons d'un gigan-
tesque magasin de nouTeautés, plein de garçons servant des dames.
Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une petite causeuse
dans une pose méditativo et en train de prendre des notes.
Les garçons de magasin habillent des dames du monde.
Quelques-unes Tiennent s'adresser à Couturin, qui leur répond par trois fois :
Laissez-moi! je compose!
Couturine leur sert du thé, sur uo petit guéridon, placé près de Couturin.
A de certains moments, le mouvement s'arrête et il se fait un grand silence. Alors
Couturin, un lorgnon dans l'œil, passa toutes les femmes en revue et les rajuste,
abaisse ou rehausse leur décoUetage d'un geste brusque, puis lève les épaules et
crie :
Non, pas ça, c'est vieux; autre chose! vivement!
Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. A la fin, toutes les
dames, y compris la reine, qui ont suivi progressivement les mêmes change-
ments, se trouvent habillées comme elle d'une façon riche et extravagante.
COUTURIN.
Restons-y au moins une demi-heure! c'est très
beau!
Satisfaction générale exprimée par des soupirs; mais tout à coup Couturin considère
Jeanne, et défaisant avec rapidité sa toilette :
Oui! décidément, ceci me déplaît, et cela aussi!
Autre chose. Allons! vitef
Jeanne se trouve dans un costume d'un goût simple et exquis.
Maintenant, seigneurs et seigneuresses , parfu-
meurs et brodeuses, chemisiers et couturières, reti-
rez-vous dans vos cabinets artistiques, nous souhai-
tons être seuls. Demeurez, Couturine!
246 LE CHATEAU DES COEURS.
SCENE IV.
COUTURIN, COUTURINE, JEANNE.
COIîTURIN.
Eh bien ! jeune fille, ce luxe de la toilette que lu
désirais si fort, le voilà !
JEANNE.
C'est donc vrai! Je ne rêve pas.
COUTURIN.
Non, les génies supérieurs te protègent.
JEANNE.
Moi!
COUTURIN.
N'en doute plus! Aucune, grâce à nous, ne sera
aussi séduisante.
JEANNE.
Oh 1 merci. Il va donc m'aimer.
COUTURIN.
Peut-être? Pour atteindre à la moderne dignité de
femme, — tâche de comprendre, — pour devenir tout
à fait cet être charmant, inextricable et funeste com-
mencé par Dieu et achevé par les poètes et les coif-
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE lY. 247
feurs, si bien qu*il a fallu soixante siècles au monde
avant de produire la Parisienne ; il te manque encore,
ô petite ûUe, bien des choses.
JEANNE.
Lesquelles ?
COUTURIN.
Eh ! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche,
cligner des yeux, ni débiter des mélancolies en pre-
nant sur un sopha des poses de fleur battue par la
brise. Comment ferais-tu, voyons, en l'entendant sou-
pirer? et quelle serait ta réponse s'il te demandait :
« M'aimes-tu? »
JEANNE.
Eh bien, je répondrais : « Oui. »
GOUTURINE, impérieusexneat.
Ça ne se dit pas, jeune fille! C'est un mot indé-
cent, naturel et populaire !
JEANNE.
Mais comment parler? Enseigne-moi!
COUTDRIN.
Holà! les deux types du bon goût! Arrivez!
248 LE CHATEAU DES CŒURS.
SCÈNE V.
Les Précédents, DEUX MANNEQUINS, mongieur et
dame que l'on apporte. La dame est vôtue A la dernière modo. Le
monsieur a une raie derrière la tèle, qui se continue, par les poils de
son paletot systématiquement dÎTisés, jusqu'au bas des reins; elle se
reproduit sur chaque jambe du pantalon ; lorgnon dans l'œil, chic
anglais, etc.
COUTURIN.
Considère ces deux honnêtes mannequins qui res-
semblent à des humains : tâche de reproduire leurs
mouvements , si tu veux avoir de belles manières.
Rappelle -toi leurs discours, et en quelque lieu que
tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée,
dans un dîner ou au spectacle , tu pourras jacasser
hardiment sur la nature, la Httérature, les enfants aux
têtes blondes, l'idéal, le turf et autres choses. La clef,
Couturine? dl remonte les deux automates à la poitrine.) CommCU-
çons. En appuyant ici, on obtient ce qu'il faut dire
devant un beau paysage. (Sn prenant le monsieur sous les ais-
selles, il le penche de droite et de gauche, comme on fait à une pendule
dont le balancier est arrêté. Couturine fait de môme à la dame.)
Partez I
LE MONSIEUR, avec de petits gestes rapides de la main droite et l'air
guilleret.
Bonjour, chère!
CINQUIÈME TABLEAU.- SCÈNE V. 249
LA DAME, même jeu.
Bonjour, bonjour, mon bon !
Ils se rapprochent aiiui des deux côtés de la scène, en roulant sur lenrs roulettes et
quand ils sont arrivés face à face, ils se lecouent les mains pendant, une minute
aTOc violence, en ricanant.
LE MONSIEUR, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête
saccadés.
Tiens! tiens! tiens! oîi sommes-nous donc?
LA DAME, minaudant et en détachant ses phrases.
Ah! la délicieuse campagne!.., un site pitto-
resque!..- et des petites fleurs! — si poétiques! et
inutiles!... poétiques parce qu'elles sont inutiles, —
inutiles parce qu'elles sont poétiques 1
LE MONSIEUR, d'un ton bourru.
Moi... je la trouve bote comme chou... votre cam-
pagne! — Du sentiment, allons donc! — de l'élégie,
ha! ha! ha! — la poésie, ha! ha! ha! — Je suis re-
venu de tout ça. . . ha ! ha ! ha !
LA DAME, avec beaucoup de gestes.
Mais cependant, permettez, si l'on taillait ces
arbres... si l'on reculait ces massifs, en faisant avancer
le vieux chêne, avec quelques ruines, des paysans bien
habillés et un chemin de fer pour être à proximité, on
aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi
faire une jolie mine de plomb.
LE MONSIEUR, gaillardement.
En fait de mine, je préfère la vôtre.
250 LE CHATEAU DES COEURS.
LA DAME.
Oîi donc prenez-vous ce ton-là? Chez vos petites
dames? Je voudrais bien, sans qu'on le sache, y aller
un peu... pour voir leur mobilier.
LE MONSIEUR.
A VOS ordres I u part.) Une imagination!... ello pé-
tille ! (Haut.) Mais, permettez, un conseil : pour vos pla-
cements, je m'en chargerais.
LA DAME, vite.
Et des reports aussi?
LE MONSIEUR, vite.
Ça val J'ai mon carnet.
LA DAME, vite.
Nous disons donc...?
COUTURINE, arrêtant lo ressort.
Assez! assez! ils ne s'arrêteraient plus.
JEANNE.
J'aurai bien du mal à retenir...
COUTURIN.
Ah bah ! avec de la bonne volonté ! Ecoute-les plu-
tôt sur les nouvelles du jour. (l\ touche un rassort des manne-
quins à une autre place.)
LA DAME, lentement et d'an air affligé.
Eh bien, — à ce qu'il parait, — on a encore mas-
sacré là-bas douze mille de ces pauvres diables.
CINQUIÈME TABLEAU. —SCÈNE V. 25i
LE MONSIEUR, chantonnant.
Broum I broum I broum ! Qu'est-ce que ça nous fait?
Je ne donne plus là dedans I La vie est courte, turlu-
rette! Amusons-nous I
LA DAME, d'un ton gai.
Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.
LE MONSIEUR, graTomont, la main dans son gilet.
Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l'an-
cienne aristocratie française et de Tindustrialisme
américain. Qu'est-ce que ça?
LA DAME, Tito, et d'un ton suppliant, en lui offrant une liasse de petits
papiers.
Des billets de loterie pour mes pauvres I
LE MONSIEUR, avec un grand salut.
Trop heureux, madame ! (a part.) Pincé ! (Légèrement.) Et
le nouveau livre de chose, l'avez-vous lu?
LA DAME, admiratiyement.
Oh 1 très beau 1 Vrai 1 c'est un grand homme !
LE MONSIEUR, naturellement.
Eh! non, un crétin. Du moins on le dit.
LA DAME.
On le dit. Ah ! alors ça se peut. Je vous crois.
LE MONSIEUR, avec un regard amoureux et soupirant.
Si VOUS pouviez croire tout ce que je vous... ar s'ar-
rête brusquement.)
252 LE CHATEAU DES CŒURS.
COUTURIN.
Ah ! j'ai oublié deux demi- tours !
JEANNE.
Mais ils ne s'aiment pas du tout, ceux-là I
COUTURIN, en remontant les mannequins.
C'est ainsi que cela commence; et quand il lui aura
dit, en face, assez d'impertinences pour la faire pleu-
rer, ce sera une union si intime et tellement reconnue,
que l'on ne manquera pas dans les meilleures maisons
de les inviter ensemble. (Les deux mannequins, pendant qu'il les
remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus en pins
expressifs.) Non ! nou ! à la valse ! à la valse ! du se mettent
à valser et, pendant qu'ils valsent, Jcnnnc répète du mieux qu'elle peut
tous leurs mouvements.) C'eSt CCla! lui, mcntOU Icvé Ct COudC
en l'air ; — elle droite comme un I et nez baissé; tous
deux piquant leurs angles dans l'espace, une vraie
figure de géométrie en belle humeur. Assez! qu'on les
remmène I Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu'on
les remette dans leurs boîte:^-.
On les emporte.
SCENE VI.
COUTURIN, JEANNE.
COUTURIN.
Voilà ! Tu en sais suffisamment pour te produire
dans le monde.
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE VI. 253
JEANNE.
Ehl ce n*est pâs le monde qui m'inquiète, mais
lui; où est-il? Je veux le voir.
COUTURIN, lentement.
11 me serait possible de satisfaire ton désir.
JEANNE, ravie.
Oh!...
COUTURIN.
A une condition cependant.
JEANNE.
Dis-la! et quelle qu'elle soit, d'avance... Réponds
donc. . .
COUTURIN.
C'est que jamais tu ne te feras reconnaître, ni à lui
ni à son compagnon.
JEANNE.
Pourquoi?
COUTURIN.
Parce qu'il t'a déjà repoussée quand tu étais une
paysanne : l'oublies-tu? Et surtout écoute bien, tu ne
doutes pas de mon pouvoir : n'est-ce pas moi qui t'ai
donné plus de robes que tu ne possédais d'épingles
et plus de perles fines qu'il n'y avait de grains de son
dans Tauge de tes pourceaux? Eh bien, je te jure par
cette même puissance que si tu viens à lui dire ton
nom, à l'instant même, et comme d'un coup de foudre,
tu mourras.
S54 LE CHATEAU DES CŒURS.
JEANNE baiise la tëto, tandis quo Cou tarin l'obsenre avec anxiété; puis
lentement :
N'importe sous quel nom et sous quelle figure :
pourvu qu'il m'aime, c'est tout ce que je veux! Par-
tons-nous? •
COUTUUIN.
Oh! inutile! Le voilà qui vient pour des emplettes
indispensables à son voyage !
On entend la \oix de Dominique dans la coulisse.
SCENE VIL
Les Précédents, PAUL, DOIMINIQUE, Commis.
Dans la scèno précédente, le décor pea i pea s'est changé en un bazar immense où il
y a beaucoup d'articles de voyage. Le fond do la scène so troave occupé par les
couturiers et les modistes.
DOMINIQUE, criant.
Place! place! 11 nous faut deux sacs de nuit, une
aumônière, des couvertures.
PREMIER COMMIS.
A vos ordres !
DEUXIÈME COMMIS.
Tout de suite, monsieur!
TROISIÈME COMMIS.
Huitième étage! quinzième rayon!
QUATRIÈME COMMIS.
Non ! par ici !
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE VII. 255
DOMINIQUE.
Ah! j*eQ perds la boulet (Paal et Dominique sont arrivés au
milieu de la «cène.)
JEÂNNEy la main sur son cœur.
C'est lui!
m
PAUL, apercevant Jeanne.
Quelle beauté I
DOMINIQUE.
Je trouve qu'elle a un faux air. (Riant.) Suis-je bète!
comme si c'était possible!...
PAUL.
Mais je Tai déjà vue!... Où donc? Ah!... dans
mes rêves, sans doute...
JEANNE, vivement.
Il ne me reconnaît pas? Bien! D'autant plus que
déguisée par cette toilette...
COUTURIN.
Tu as meilleure chance de lui plaire certainement !
Mais n'oublie pas mes leçons I
JEANNE.
Non! non! Oh! je me sens de l'esprit! tu vas voir!
PAUL, saluant.
Madame!... rvpart.) Pour qu'un être tellement mer-
veilleux se rencontre ici, avec moi, c'est que le ciel,
sans doute, l'a voulu? Serait-ce par hasard...?
256 LE CHATEAU DES COEURS.
JEANNE, imitant les gestes du mannequin.
Bonjour! bonjour, mon bon!
PAUL.
Quelle familiarité! C'est un indice, un signe, peut-
C l/K V/ • • • •
JEANNE, se rapprochant de lui.
De la tristesse, il me semble? Et la cause?
PAUL.
Prêt à partir pour un long voyage, je me deman-
dais tout à l'heure si je ne ferais pas mieux...
JEANNE.
Un voyage? ça me va! Plus on est de fous, plus
on rit? Votre bras, voyons! Presto!
PAUL.
Elle est folle !
JEANNE.
Mais regardez! J'ai trois cent quatre-vingt-douze
caisses pleines de robes, des coiffures par douzaine,
des serviettes brodées, des torchons à dentelles, des
gants à vingt-six boutons et des amours de petites
bottes. Oh! mes petites bottes! (eue montre sos pied.) Bottes!
bottes! bottes!
PAUL.
Assez! assez!
JEANNE.
Mon chalet d'acajou peut, en un clin d*œil , se
poser sur les sites les plus pittoresques, et avec un
piano (geste. de dégoût de p.iui), uu bou piauo, pour jouer des
CINQUIÈME TABLEAU. —SCÈNE VII. Î57
polkas sur les montagaes... Je sais faire des imita-
tions. Écoute!
PAUL.
Grâce !
JEANNE, Yivemeat.
Le reflet de nos élégances embellira le monde en-
tier. Nous donnerons des raouts dans les pagodes,
nous friserons les sauvages; notre poudre de riz se
mêlera à tous les vents! Tout pour le chic! chic for
ever! Du matin au soir nous ferons des mots! — Nous
écrirons notre nom sur tous les monuments ! nous bla-
guerons toutes les ruines, nous cracherons dans tous
les précipices! Tu ne t'ennuieras pas! Grâce à la poste,
maintenant, on reçoit n'importe oii les journaux.
Si l'occasion se présente de faire une afiaire, un lac
de pétrole, quelque gisement de houille...
PAUL, 8'enfuyant.
Horreur ! ! I
JEANNE.
Aimons-nous.
PAUL.
Pas de cette façon -là!
JEANNE.
Reviens I
PAUL.
Jamais! (n disparaît)
DOMINIQUE, regardant do droite et de gauche.
Comment? décampé! Elle était bien aimable pour-
tant I iU tort.)
17
258 LE CHATEAU DES COEURS.
SCÈNE VIII.
JEANNE, COL'TURIN.
JEANNE, atterrée et considérant Coaturin.
Eh bien? eh bien?
COUTURIN.
Qu'as-tu donc?
JEANNE éclate en sanglots, et s'appuyant sur l'épaule de Coaturin.
Ah! je suis horriblement malheureuse!
Chœur de couturiers et de modistes offrant les consolations puisées dans les doaceors
de leur art.
JEANNE les regarde quelque temps sans comprendre; puis tout i coup;
Misérables! c'est vous qui en êtes cause avec vos
fadeurs imbéciles. Allez-vous-en, mensonges du cœur
et de la joue, hypocrisies, maquillages, faux senti-
ments, faux chignons, poitrines débraillées, âmes
étroites! Je hais tout cela! Non! non! pluâ de tout
cela! (Elle déchire SOS Tètements.) OÙ CSt-il?... Je VCUX lui dirC
que je le trompais!... Paul! Paul! (BUe court de côté et d'autre.
éperdue, haletante, renversant tout devant elle. — Les couturiers et les modistes
s'enfuient.) Attends-moi I réponds! Je vais venir! Me vois-
tu ? Eco U te I Paul ! (Blle revient sur le devant de la scène, près de Coatorio,
qui est le roi des gnomes.) Ah I jC l'ai pCrdu pOUT tOUJOUrS I
LE ROI.
Par ta faute I Tu t'y es mal prise !
CINQUIÈME TABLEAU. — SCÈNE VllI. 2à9
JEANNE.
N'est-ce pas ? j'aurais dû me nommer I
LE ROI.
Tu en serais morte, l'oublies-tu?
JEANNE.
Ah! mais que fallait-il donc faire? Et c'est moi-
même qui l'ai chassé ! Plutôt que de me contraindre
dans tout ce factice qui m'étouffait le cœur, j'aurais
dû lui parler simplement et ne pas l'étourdir par le
caquet de mes élégances ineptes. Si j'avais été une
autre, je lui aurais plu peut-être? Il lui faudrait quel-
qu'un avec moins de fard aux pommettes, de sottises
aux lèvres , de singeries dans les manières ; une
femme... qui le gagnerait par la modestie de sa ten-
dresse... une bonne épouse... une simple bourgeoise.
LE ROI.
Tu veux en être une?
JEANNE.
Est-ce qu'il m'aimerait alors?
LE ROI.
Je le pense?
JEANNE.
Comment le devenir?
LE ROI.
Ohl cela est facile?
JEANNE.
Fais donc I
260 LE CHATEAU DES COEURS.
LE ROI.
Tu l'exiges?
JEANNE.
Ouil oui! Où le trouver?
LE ROI, rcntratnant par la main, avec autorité
Viens! par là! Suis-moi!
j
SIXIÈME TABLEAU
LE ROYAUME DU POT-AU-FEU
Le théâtre représente la place de ville, en hémicycle. Toutes les raes y abou-
tissent, de façon que l'on peut apercevoir d'un seul coup d'œil la ville entière. Les
maisons, toutes pareilles et d'une architecture pitoyable, â façade nue, sont peintes
en couleur chocolat, avec des réchampis blancs. Àu milieu de la place, porté par
un trépied et sur des charbons embrasés, bouillonne un gigantesque pot-au-feu.
Autour du pot-au-feu, il y a, rangés en demi-cercle, des fauteuils de bureau en
acajou, dans lesquels se tiennent assis les épiciers, tout en serpillière et en
casquette de loutre. Derrière eux, des deux côtés de la scène, debout, les diffé-
rentes corporations de la viUe, portant des bannières, où l'on voit écrit :
BuRKavcRATiB, SciBNCBs, LiTTÂRATUBB, etc. Los savauts ont des toques et des
abat-jour verts ; les littérateurs, un mirliton et un encrier passés en bandoulière
sur la hanche ; les bureaucrates, des bouts de manche de percale noire avec une
plume de fer à l'oreille. Tous les citoyens portent la barbe en collier et ont
(à l'exception des épiciers) des redingotes â la propriétaire et ;des chapeaux
tromblons sur la tète.
Le grand pontife, au milieu de la scène, derrière le pot-au-feu, faisant face au spec-
tateur et monté sur un escabeau, dépasse la multitude. Dm deux côtés, sur le
devant, un groupe de collégiens, coiffés de képis, joue de l'accordéon. Aux fenêtres
des maisons, il y a des femmes à bonnets tuyautés et en robe de laine brune ;
sur les toits à tuiles rougas, des chats. Au delà, un ciel gris.
SCÈNE PREMIÈRE.
La toile se lève aux sons mélancoliques des accordéons joués par les collégiens, et
qui se prolongent quelque temps encore après qu'elle est entièrement levée. Puis
il se fait un silence. On entend bouillonner le pot-au-feu tout doucement, et
enfin le grand pontife commence.
LE GRAND PONTIFE, une écumoire à la main.
Citoyens, bourgeois, croûtons! En ce jour solennel,
oii nous sommes réunis pour adorer le trois fois saint
26t LE CHATEAU DES COEURS.
Pot-au-Feu, emblème des intérêts matériels, autre-
ment dit des plus chers ! si bien que, grâce à vous, le
voilà maintenant presque une divinité ! — C'est à moi,
le grand pontife de ce culte sage, qu'il incombe de
vous remémorer vos devoirs et de vous relier tous,
par un acte commun, à la vénération, à l'amour, à la
frénésie du Pot-au-Feu !
Vos devoirs, ô bourgeois, nul d'entre vous, je le
déclare, n'y a transgressé ! Vous vous êtes tenus phi-
losophiquement dans vos maisons, ne pensant qu'à
vos affaires, à vous-mêmes seulement, et vous vous
êtes bien gardés de lever jamais les yeux vers les
étoiles, sachant que c'est le moyen de tomber dans
les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin,
qui vous mènera au repos, à la richesse et à la consi-
dération! Ne manquez point de haïr ce qui est exor-
bitant ou héroïque, — pas d'enthousiasme surtout!
— et ne changez rien à quoi que ce soit, ni à vos
idées ni à vos redingotes ; car le bonheur parti-
culier, comme le public, ne se trouve que dans la
tempérance de l'esprit, l'immutabilité des usages et
le glouglou du pot-au-feu I (Accordéons.^
A vous d'abord, colonnes de la patrie, exemples du
commerce, base de la moralité, protecteurs des arts,
épiciers I (Les épiciers se lô?ent.)
Jurez-vous de toujours mettre de la chicorée dans
le café?
LES ÉPICIERS, en chœur.
Oui!
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE I. 263
LE GRAND PONTIFE.
Et de ne pas quitter le comptoir, sauf, bien entendu,
pour venir sur votre seuil indiquer aux badauds la
route qu'il faut suivre; enfin, de vous infusionner dans
le monde par toutes sortes de moyens, alliances et
propagande, de manière à faire prévaloir vos prin-
cipes et à demeurer, ce que vous êtes, les rois de
rhumanité, les dominateurs universels?
TOUS LES ÉPICIERS, debout, la main étendue vers le pot-au-feu.
Nous le jurons!
LE GRAND PONTIFE.
Et VOUS, bureaucrates?
LES BUREAUCRATES.
Présents !
LE GRAND PONTIFE.
Êtes-vous bien résolus à travailler toujours le moins
possible, en ne songeant toujours qu'à votre avance-
ment?
LES BUREAUCRATES.
Oh I oui !
LE GRAND PONTIFE.
Jurez-vous de toujours brûler effroyablement de
bois dans vos poêles, de vous montrer incivils, de
maudire vos chefs en vous plaignant de l'existence, et
de dépenser pour cent écus d'écritures dans une affaire
de vingt-cinq centimes, dont vous ferez attendre la
solution pendant quinze ans?
LES BUREAUCRATES.
Nous le jurons !
264 LE CHÂTEAU DES COEURS.
LE GRAND PONTIFE.
Messieurs les savants, lumière du pays, à votre
tour I (Les savanlt te présentent à demi courbés, avec un tremblement
sénile.)
LE GRAND PONTIFE, d'un ton familier.
Vous vous engagez, n'est-ce pas, comme par le
passé, à ne faire que des petites recherches inno-
centes, qui ne troublent rien?
TOUS LES SAVANTS, levant les mains.
Oui ! oui I N'ayez pas peur! Nous le jurons.
LE GRAND PONTIFE.
Gela sufût I Venez maintenant, vous, talents hon-
nêtes qui charmez nos soirées de famille. L*art étant
fait pour récréer, vous nous récréez. Allons !
LES POÈTES COMIQUES étendent tous la main Tcrs le pot-au-feu,
en faisant :
Cocorico ! (Ricanements dans l'assemblée.)
LE GRAND PONTIFE, souriant aux épiciers qui l'entourent.
Encore un peu d'excentricité dans la forme ; mais
les intentions sont si pures ! (n frappe avec son écumolr sur le
pot-au-feu pour réclamer l'attention.) Uu demicr mOt, mCSSiCUrS,
à la jeunesse, au printemps de la vie ! (sur un signe quii
leur fait, les collégiens s'approchent avec leurs accordéons sous le bras.)
Approchez, éphèbes, approchez! Jeunes gens, notre
espoir, vous allez entrer dans l'âge des passions 1 Pre-
nez garde, c'est comme si vous pénétriez dans une
poudrière; la moindre étincelle, tombant sur vos cer-
SIXIÈME TABLEAU. - SCÈNE I. t65
veaux, peut faire sauter l'édifice 1 On a eu soin d'écar-
ter de vous toutes les torches, je le sais : n'importe I
Il n'en faut pas moins se défier des ardeurs du sang
et de l'imagination; elles ne produisent que des crimes
et des folies ! ou plutôt, utilisez vos vices 1 employez
profitablement vos mauvais instincts ! Que ceux, par
exemple, qui savent gagner au jeu rapportent leur
argent à la maison, et qu'ils le placent I Amusez-vous
en cachette, économiquement; prenez un bon état, et
ne rentrez jamais passé dix heures du soir. Voilà le
secret. Jurez-vous de l'observer?
LES COLLÉGIENS.
Nous le jurons I du retournent à leur place.)
LE GRAND PONTIFE.
Je suis ému, messieurs I Tant de raison dans cet
âge m'a touché, et si la fête n'était pas terminée, je
succomberais à mon émotion. Elle est terminée, car il
n'est pas besoin de vous demander de serment, à
vous... (Il s'adresse aux femmes qui sont aux fenâtres) gardienUCS
et cause de notre félicité, épouses, ménagères, petites
mamans pot-au-feu ! C'est par vos soins qu'il mijote !
Donc, persévérez dans vos deux préoccupations ché-
ries : 1° raccommoder les chaussettes de vos légi-
times, et 2* être toujours en garde contre les séductions
de la gaudriole. Ne songez même qu'à cela, incessam-
ment, exclusivement. Bref, n'oubliez pas que l'attitude
la plus belle pour une femme, sa position idéale, si
j'ose m'exprimer ainsi, est de se tenir quelque peu
agenouillée, avec une écumoire à la main, un bas de
266 LE CHATEAU DES CŒURS.
laine passé dans le bras gauche, tournant le dos à
Cupidon, et la tête perdue dans la vapeur du pot-au-
feu!
Et vous, chats, inconstants quadrupèdes, bohé-
miens des toits! Si vous n'employez pas tout votre
temps et la force de votre gueule à nous prendre des
souris, on vous mettra des muselières et Ton vous
empalera avec la broche, puisque la nature vous a
créés pour nous être utiles. Mais, que si vous devenez
sédentaires et zélés à nous servir, on vous laissera au
fond de l'assiette quelques gouttes Iroides du pot-au-
feu !
Et toi, soleil, puisses-tu, brillant toujours modéré-
ment, te transformer en un vaste paquet de chan-
delles, pour nous économiser l'éclairage! et que tes
rayons fassent tomber dans le creux des mers une
pluie de graisse, afin que, se chauffant à la tiédeur,
tout le globe entier ne soit plus qu'un immense pot-
au feu !
TOUS crient:
Vive le pot-au-feu!
En retiiant leurs chapeaux, ce qui laisse voir distinctement leurs crftnes étroits
et très allongés, en forme de pain de sucre.
LES FEMMES, aux fenêtres.
Gomme nos maris sont bien !
Les autres corporations qui n'ont pas été nommées s'empressent autour du pot-ao-
feu, et le grand pontife, décrivant mystiquement un cercle dans l'air, les asperge
tous avec son écumoire. Après quoi, la séance étant levée, on retire les sièges,.
on se cherche et l'on s'aborde avec une certaine animation.
LES BOURGEOIS.
Ah ! une belle fête 1 un remarquable discours ! El
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE II. 267
quelle musique ! On a fait des progrès dans les arts !
C'est incontestable ! . . .
La confusion et la rameur peu à peu s'apaisent, et tous se mettent à obseryer les
horloges qui sont au-dessus de la porte, devant chaque maison. L'aiguille marque
5 heures 55 minutes, lis attendent le nez en l'air, et quand six heures tonnent, ils
disent tous en même temps :
Allons dîner!...
Us entrent dans les maisons.
SCENE IL
La scène reste complètement vide. D'abord, on entend dans les maisons un bruit de
gros baisers, ensuite un bruit de chaises ; presque aussitôt après, un bruit de
coillères sur les assiettes, et quelque temps après
DES YOIX s'élèvent et disent:
Âh I ça fait bien I
Un petit silence, pais cliquetis de couteaux et de fourchettes.
LES MÊMES YOIX.
Voilà ce qu'on ne trouve pas au restaurant!...
Le bruit des couteaux et dos fourchettes continue. On entead déboucher des bouteilles
de vio, puis
LES MÊMES VOIX.
Nous sommes entre la poire et le fromage.
Alors quelques petits rires de satisPaction.
LES VOIX DES HOMMES, seulement.
Donne-nous un verre de liqueur, hein?
LES VOIX DES FEMMES.
Mais tu vas te faire mal !
968 LE CHATEAU DES CCEURS.
LES VOIX DES HOMMES.
C'est pour mon estomac, une fois n'est pas cou-
tume?...
Ensuite an fort remaniement de chaises, et
TOUS LES BOURGEOIS apparaissent i leurs fenêtres, étendent la
main et disent :
Il fait chaud !
UNE FEMME arrive i chaque fenêtre.
Oui I mais le fond de l'air est froid.
TOUS LES BOURGEOIS.
C'est vrai I
Ils se détournent un peu et tapent sur le baromètre accroché en dehors
de la fenêtre.
Ça va-t-il se maintenir?... (Après quelque réflexion.) Oui!...
oui... on peut prendre le frais !
Les croisées se referment, et bientôt tous les bourgeois rentrent en scène et s'installent
devant leurs pertes sur des chaises, chaque ménage étant flanqué d'un petit gar-
çon habillé on turco et d'une petite fille habillée en Suissesse.
Âh I on est bien ici !
Les femmes prennent leur tricot ; les hommes, leur journaL Jeanne, en costume
extrarbourgeois, s'assoit sur la seuil d'une maison, au premier plan, à droite.
SCENE III.
LES BOURGEOIS, LES BOURGEOISES, JEANNE,
LE ROI DES GNOMES.
Dès que Jeanne est assise, le roi des gnomes, ayant retiré quelques-uns de ses
attributs de pontife du PotF«u-Feu, paraît derrière elle, et se penchant sor
son épaule:
Tu le vois I tout me cède I tout nous sert I Je n'ai
eu qu'à me montrer pour être élu bourgmestre de la
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE IIÏ. 2G9
ville et pontife de la religion, (a part.) Rien de plus
facile : c'est dans la médiocrité que Tesprit du mal
triomphe !
JEANNE, soupirant.
Mais voilà tant de jours que je le cherche, que je
l'attends, et il va venir, tu crois?]
LE ROI DES GNOMES.
J'en suis sûr I Patiente !
JEANNE.
Ohl merci. Protège-moi toujours!
LES MÈRES.
Allons! mes anges! Voici l'heure où les enfants
doivent s'amuser!
Lm petits furcos et les petites Suissesses s'élancent du seuil des maisons en courant,
se prennent par la main et dansent en rond autour du pot-au-feu en chantant
quatre vers imités de la chanson des Spartiates.
Nos grands-pères étaient bétes,
Nos pères Tont été plusl
Nous le sommes davantage.
Nos enfants le seront encore bien plus.
Quelqu8ft>utts de leurs bonnets tombent dans leur danse, et Ton voit leurs crânes
extra-pointus.
JEANNE, les contemplant.
Ils sont jolis, ces enfants. Heureuses mères!
UNE DAME, à côté d'elle, sur une chaise.
Sans doute I Vous êtes bien honnête, mademoiselle,
et le mien, quoique plus jeune, promet beaucoup! —
(Biit appelle.) Nourricel...
Î70 LE CHATEAU DliS CŒURS.
DEUXIÈME DAME.
Et le mien aussi. — Nourrice!...
TROISIÈME DAME.
Et les deux miens donc ! — Nourrice ! . . .
Alors paraît tmo légion de nourrices dandinant des poupons dans leurs bras. Les
mères s'empressent autour d'eux pour les montrer.
PREMIÈRE DAME.
Envoyez un bécot à la jolie demoiselle et au bon
monsieur.
UNE MÈRE DE POUPARD, lui retirant ses langes.
Regardez-moi ces membres...
UNE AUTRE MÈRE.
Et sa tète! (Blle lui retire son béguin.) VoyCZl...
TOUTES LES MÈRES DE POUPARD.
La sienne est bien plus belle! la plus belle!
Elles retirent toutes les béguins de leurs marmots, qui ont des crftnas
fantastiquement pointus.
LE ROI, prisant.
Encore mieux que leurs pères 1 La génération s'an-
nonce crânement!
TOUTES LES MÈRES ET DAMES, parlant à la fois.
Récitez votre fable! Une risette! Ah! qu'il est
gentil ! Il aura du nanan !
Tous las enfants envoient des baisers à Jeanne et commencent i marmoter très Tite,
pendant que les mères parlent à la fois, que les poupons pleurent et que les
nourrices chantonnent. Mais il s'élèro dan% la coulisse un grand murmure,
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE IV. 271
comme serait l'irritatioa contenae d'une foule lointaine. Paul et Dominique
paraisaent. Tous les enfants, effrayés, s'enfuient; les nourrices remmènent leurs
nourrissons, et beaucoup de bourgeois et do bourgeoises s'éloignent arec des
regards farouches. D'autres vocifèrent :
A basl canailles, brigands, originaux I
Sifflets, huées.
SCENE IV.
LE ROI DES GNOMES, JEANNE, PAUL
ET DOMINIQUE, en costume de voyage très négligé.
Ils arrivent par le fond du théâtre.
DOMINIQUE.
Eh bien, quoi? Imbéciles! Est-ce notre costume qui
nous vaut tout cela?
Les bou^eois sortent en se faisant des signes d'intelligence.
JEANNE, s'élançant vers Paul.
Paul!... Ah! enfin!
LE ROI.
Dissimule! Tu sais qu'il faut de la simplicité!
DOMINIQUE.
Us ont l'air assez rébarbatif, ces particuliers-là.
PAUL.
N'importe! C'est peut-être ici que se trouve... la
bieu-aimée inconnue...
DOMINIQUE.
Ah! nous y revoilà! Décidément, que voulez-vous?
fit LE CHATEAU DES CŒUUS.
que cherchez- vous? Où est le but? Depuis le temps
que nous vagabondons dans toutes sortes de pays, car
c'est la bouteille à l'encre que votre histoire!
PAUL.
Rien de plus simple! Je dois rencontrer quelque
part une jeune fille à l'âme pure, au désintéressement
absolu, la reconnaître, en être aimé, et, fort de son
amour, m'emparer du château des Cœurs.
DOMINIQUE.
Ah! très bien! Une femme qui n'existe guère, un
château qui n'existe pas. Car, enfin, qu'y a-t-il donc
dans ce savoyard de château? Des trésors?
PAUL.
Non! mais une fortune tellement extraordinaire
que tu ne peux l'imaginer.
DOMINIQUE.
Oh ! oh ! reste à savoir ! Allons, monsieur, un bon
mouvement! Revenons à Paris!...
PAUL.
Oh ! laisse-moi, Dominique I Je suis si plein de las-
situde, de découragement! Et puis il y a dans cette
ville, malgré sa vulgarité, je ne sais quel charme!
JEANNE, lai offrant une chaise près d'elle.
Oui, restez, monsieur! (Paui hésite.) Asseyez-vous!
PAUL.
(A part.) On n'est pas plus gracieuse, ma parole!
(Il U considère. BUe baisse les yeux.) Diablc! qUCllC pudCUr!
Silence. Us te regardent face A face.
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. «73
JEANNE.
On voit que vous êtes complètement étranger à la
localité, monsieur! (Avec dédain.) Et ce costume... excen-
trique 1 . . .
PAUL.
Mon Dieul mademoiselle, je ne pensais pas qu'en
voyage...!
JEANNE, sèchement.
N'importe! Il faut suivre la coutume!
DOMINIQUE.
Mais elle est assommante, celle-là! (i part, haussant les
épaoïes et montrant Paul.) Qucl plaisir quc dc s'ontètcr !... J'ai
envie de voir aux alentours s"il n'y a rien de plus
drôle! Vous permettez, n'est-ce pas?...
PAUL.
Oui! Reviens vite!
SCÈNE V.
JEANNE, PAUL et LE ROI DES GNOMES, caché
par le trdne dn pontifo, qu'on a roulé au premier plan, à droite.
JEANNE.
Vous ne faites pas comme lui ? Tant mieux I
PAUL, à part.
Âhl elle s'humanise!
JEANNE.
Pour demeurer avec nous... (suence.)
18
274 LE CHATEAU DES COEURS.
PAUL.
Eh bien ?
JEANNE, timidement.
Il faudra... oh! ne m*en voulez pas... ne rien faire»
ne rien dire et même ne rien penser qui sorte des
actions, des paroles et des idées de tout le monde !
PAUL.
Eh ! pourquoi? Où est le mal d'obéir à son cœur
quand on sent qu'il est honnête? Moi, quoi qu'il ad-
vienne, je soufflette les infamies, je m'écarte des lai-
deurs, et, devant ce qui est grand, je m'agenouille !
JEANNE.
Ah ! c'est bien cela ! c'est bien !
LE ROI DES GNOMES, derrière Jeanne.
Prends garde!
JEANNE.
Pour un homme fatigué du monde, il serait doux
cependant d'habiter une de ces maisons. (Paui se détoun&
avec dégoût.) Oh 1 l'intérieur vaut mieux 1 Si vous saviez
comme chaque femme soigne son petit mari ! Elle l'en-
toure de prévenances , fait les confitures, lui brode
des pantoufles, le dorlote, le bécote, l'aide à s'habiller,
et même lui présente... sa redingote ! (joannc oAreàPaui onc^
des redingotes locales.) P^SSCZ-la !
PAUL, ébahi.
Pourquoi?
JEANNE.
On est si bien dedans! Je vous en prie!
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. 275
PAUL, mettant la redingote.
(A part.) Elle est stupîde, quoique charmante! (Haut.)
Sans doute, cette vie-là possède des avantages. Mais
ne croyez-vous pas, vous dont la voix est pure comme
un chant d*oiseau et le regard cordial comme une
bonne poignée de main, ne sentez-vous pas, dites,
qu'il peut se rencontrer parfois des unions plus com-
plètes, une félicité d'une telle ardeur qu'elle ^ envoie
ses rayons tout autour d'elle ? L'enchantement qu'on
a l'un de l'autre fait, au milieu des fanges de la terre,
comme une poésie permanente : plus on s'aime, plus
on devient bon ; Thabitude seule de la tendresse con-
duit à l'intelligence de tout, et ce qui parait de la
vertu n'est que l'excès du bonheur !
JEANNE.
Ah ! je vous comprends I Oui ! oui !
LE ROI DES GNOMES.
Mais tu te perds, malheureuse !
JEANNE, oppressée.
En effet, assurément! et, sans bannir un certain
idéaly il y a moyen de s'organiser une petite existence
bien tranquille. Pourquoi perdre le meilleur de soi-
même en sympathies, en émotions , en démarches, au
lieu de réserver tout cela pour son propre individu?
LE ROI DES GNOMES.
Bravo !
JEANNE.
Comme les autres sont les plus forts, soumettons-
Î76 LB CHATEAU DES COEURS.
nous, afin qu'ils nous respectent et qu'ils nous servent!
Oh! c'est facile, avec des concessions extérieures, et
pourvu qu'on n'ait dans ses discours et sur sa personne
rien d'extravagant!
Paratt un barbier, avec les ustensiles de sa profession.
PAUL, surpris.
Que voulez-vous?
LE BARBIER, d'une voix caverneuse.
Tailler votre barbe en collier, comme à tout le
"^ monde !
PAUL.
Voilà, par exemple, une exigence!
JEANNE.
Oh ! pour me plaire !
Elle lui attache la servioUc autour du cou.
PACL.
Je suis d'un ridicule achevé, n'importe! Mais d'où
vient qu'elle me fascine et que j'obéis comme un en-
fant!
JEANNE, pendant que le barbier travaille.
Un peu de patience. C'est presque fini ! Encore un
coup ! Ah ! que vous serez bien ! et quels bons soirs,
cet hiver, dans le salon à rideaux de perse, décoré par
des photographies de famille, au coin du feu, près de
mon piano! Il y a, dans le faubourg, de petits jardins
avec des tonnelles de bâtons verts. Nous viendrons là,
tous les deux, le dimanche; et, nous promenant bras
SIXIÈME TABLEAU. - SCÈNE VI. «77
dessus bras dessous, nous parlerons sans cesse de
notre bonheur, à côté des légumes, en regardant
l'espalier.
PAUL, lo barbier, ayant fini, se lève. — A part.
Elle a raison peut-être. Un fond de jugement se
découvre dans ce qu'elle dit. D'ailleurs, une fois ma
femme, je l'éduquerail
JEANNE.
Mais tournez-vous donc pour que je vous voiel Ah !
bravo I Merci! Je suis contente. Vous ne me quitterez
plus.
Bile lui prend les mains.
PAUL.
Ah! chère mignonne! Non! non! je te le jure!
JEANNE, ravie et le contemplant.
Est-ce possible? Mais oui! rien ne lui manque!
«
LE ROI DES GNOMES, teodant vivement 1 Jeanne on tromblon.
Et cela?
JEANNE, posant lo tromblon sur la tête de Paul.
Oui, cela! (Appelant.) Tous! tous! venez! c'est fini.
Des trois côtés, un Oot de bourgeois se précipite sur la scène.
SCENE VI.
Lbs PnÉcfDENTS, BOURGEOIS, puis DOMINIQUE.
LES BOURGEOIS, applaudissant et embrassant Paul.
— Ah ! très bien ! très bien !
278 LE CHÂTEAU DES CŒURS,
— Excessivement convenable I
— Nos félicitations I
— Mon cher compatriote, je suis heureux. ..!
PAUL.
Permettez... Que signifie! Tout à Theure on a failli
me lapider, et maintenant...
UN BOURGEOIS.
C'est que vous êtes un des nôtres !
LE ROI DES GNOMES, lui prétenUnt an miroir.
Tiens! regarde!
PAUL, après s'être considéré quelque temps dans le miroir et comme
un homme qui sort d'un songe.
Comment! le collier! l'odieux tromblon du bour-
geois ! (Il jette parterre le chapoau. — Cris d'iedignation de la foule.) £jt la
redingote à la propriétaire! (ii se larrache du corps.) Moi, j'ai
pu me déshonorer avec ces deux couvre-idiots, sous
ces infâmes symboles! Jamais! jamais! en trépigne tnr la
chapeau et sur la redingote avec rage.)
JEANNE.
Le malheureux! Grâce!
LES BOURGEOIS.
11 est fou ! Prenez garde !
JEANNE, éperdue.
Gahnez-le ! Voyons ! que faire ?
VOIX DE LA FOULE.
Qu'on le saisisse ! un bouillon ! L'épreuve du bouil-
lon!...
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE VI. 279
JEANNE.
Apportez -le vite!... Là! C'est bien! Prenez mon
ami!
Paul est entouré, tenu par lea pieds et par les mains. Jeanne Ini tend une tasse
do bouilloD, qu'on vient de lui remettre et l'approche de ses lèvres.
Buvez-moi cela lentement.
PAUL renverse la tasse d'un revers do main.
Je me moque pas mal de votre bouillon !
TOUS.
Sacrilège ! — Au cachot ! au cachot ! — Dans un
€ul de basse-fosse !
La foule s'est ruée sur lui et on le garrotte aux poignets.
PAUL.
Oui! battez-moi! J'aime mieux vos injures que vos
applaudissements et vos supplices que vos bienfaits !
Avec vos cœurs d'esclaves et vos têtes en pain de
sucre, vos grotesques costumes, vos hideux ameuble-
ments, vos occupations abjectes e( vos férocités d'an-
thropophages...
LA FOULE.
C'est du déUre!.
PAUL, levant au ciel ses mains enchatnées.
Ah! que n'ai-je, pour vous exterminer, la foudre
du ciel I
LES BOURGEOIS.
11 devient dangereux ! Un bâillon ! . . .
On le bftillonnc.
280 LE CHATEAU DES COEURS.
UN BOURGEOIS.
£t à son domestique !...
TOUS LES BOURGEOIS.
Oui ! oui !
DOMINIQUE reparaît avec la redingote et le tromblon, et te débattant.
Mais j*ai la redingote, moi ! J*ai le tromblôn ! Je ne
demande pas mieux !
UN BOURGEOIS.
Ca n'y fait rien! En vertu de la solidarité...
DOMINIQUE.
Je boirai le bouillon !
LES BOURGEOIS.
Silence !
DOMINIQUE.
J'en ai même besoin !
LES BOURGEOIS.
Insolent !
On le b&illonne et on les enferme tous les deux au roE-de-cbauttée, dans la priton
qui est à droite au second plan. — On les aperçoit à traTers les barreaux.
LA FOULE pousse un grand soupir de satisfaction.
Ah ! il s'agit maintenant de les moraliser un peu,
de les catéchiser !
SIXIÈME TABLEAU. - SCÈNE VU. 284
SCENE VII.
Les Mêmes, LE GRAND PONTIFE.
LE GRAND PONTIFE.
Ça me regarde ! C'est mon devoir, mon sacerdoce !
Je commence!
Infortunés ! vous êtes convaincus d'attentat contre
la redingote et le pot-au-feu !
LES BOURGEOIS, ricanant.
Âh! ahl ces messieurs n*en voulaient pas!
LE GRAND PONTIFE.
De dédain pour l'épicerie, de sentiments, idées,
paroles, manières et costumes bizarres, en un mot
d'excentricité !
UNE VOIX.
La guillotine!
LE GRAND PONTIFE.
Non, messieurs ! Grâce au ciel, nos mœurs sont plus
douces! Nous ne demandons, misérables! qu'à vous
lessiver par le châtiment, à vous purifier par le re-
mords, et même nous voudrions que plus tard, si c'est
possible, à force de bonne conduite, vous vous réhabi-
litassiez! Le bouillon que vous avez rejeté, on vous
l'ingurgitera de force, mais plus clair; les murs de
tHt LE CHATEAU DES CŒURS.
votre appartement seront embellis par des inscriptions
morales, et ce sera, au lieu d'apprivoiser des arai-
gnées, votre distraction unique !
Les pritonnien t'agitent en remuant leurs bras i tniTen les barreaox.
Je n'ai pas fini ! La juste fureur du peuple veut,
puisque vous ne pouvez à présent nous faire aucun
mal, que je vous assomme ainsi en vous disant un tas
de choses ! Donc on tentera sur vous des expériences ! . .
Un petit râle se fait entendre à toutes les horloges au-dessus des portes, et hait
heures sonnent. Au premier coup, tous les bourgeois tirent leurs bonnets de
coton do leur poche et le mettent sur leur tête. Le grand pontife s'interrompt
subitement et se coifib du sien en même temps.
L'heure de se coucher! A demain!
Tous les bourgeois rentrent chez eaz.
SCENE VIII.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
JEANNE, avec emportement.
Délivre-le! Délivre-le donc, ou je vais moi-même...
LE ROI.
Prends garde !
JEANNE.
Mais c'est par ta faute qu'il se trouve là, et que je
l'ai perdu encore une fois 1
LE ROI.
Par la tienne !
SIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE VIII. 283
JEANNE.
Ah! non content de m'avoir trompée...!
LE ROI.
Je ne t*ai pas trompée! Je puis te donner tout ce
que tu demandes, mais il m'est impossible d'agir sur
tes sentiments comme sur les siens; choisis mieux!
A ta première réquisition, je t'ai accordé les élégances
du monde et les niaiseries qu'elles comportent ; à la
seconde, la simplicité bourgeoise avec son cortège de
laideurs. De quoi te plains-tu? que te faut-il?
JEANNE, apiôs un long silence.
Eh bien! je vais te le dire ; car 'je l'ai deviné enfin,
lorsqu'au milieu de la populace qui l'enchaînait, le
rêve de son cœur a jailli dans une explosion d'orgueil !
Ce que je veux? Écoute : c'est un pouvoir tellement
démesuré qu'il l'éblouisse! Je demande des palais de
basalte avec des escaliers de diamant, et à le faire
asseoir auprès de moi sur un trône d'or, pour qu'il
contemple de plus haut toutes les tètes de mes peuples
esclaves prosternés dans la poussière !
LE ROI.
Bien! bien! Mais pas si fort, ma princesse, de peur
de réveiller ces honnêtes populations.
Il tire de sa poche un bonnet de coton démesuré, se l'enfonce sur le chef et lelèTe
ses lunettes bleues. Sou yisage est oflroyable, ayec des dents jaunes, des yeux
cernés jusqu'aux oreilles, tandis que son collier de barbe rouge, se développant
sur les deux côtés, ressemble à deux gros plumets. La mÀcho de son bonnet de
coton flamboie. Il disparaît avec Jeanne.
»4 LE CHATEAU DES COEURS.
SCENE IX.
Auuitôt le pot-au-feu, dont les aoset se tTansfonnent en deux ailes, monte dans
les airs et, arrivé en haut, il sa retourne entièrement. Tandis que les flancs du pot-
au-feu vont s'élargissant toujours, de manière à couTrir la cité endormie, des
légumes lumineux, carottes, navets, poireaux, s'échappent de sa cavité et restent
suspendus à la voûte noire comme des constellations.
Dès que l'obscurité est complète, on entend s'élever dans toutes les maisons
un ronflement (général.
Mais il 80 fait un bruit sec comme d'un barreau qu'on brise ; puis de la prison
sortent deux ombres hamaioes, frdlant les murs et marchant sur la pointe des
pieds. Paul apparaît d'aburd, ensuite Dominique avec le tromblon et la redingote
à la propriétaire, et portant sous ses bras ses deux bottes pour ne point faire de
brait. 11 contemple un instant avec effroi les constellations>légumes.
Le ronflement général repart.
La toile tombe lentement.
SEPTIÈME TABLEAU
LES ÉTATS DE PIPEMPOHË
Lo ihéAtre représente une vaste salle d'one architecture indo-moresque, ayant dan»
le fond une galerie (praticablo), à doubles arcs correspondants, soutenus par det
colnnnettes géminées. Il y en a trois, et celui du milieu, faisant porte» s'ouvre
sur l'escalier i trois marches par ofii l'on descend dans la salle.
Le plafond a des poutrelles or et bleu successivement. Les colonnettes sont en ébène
avec des incrustations do nacre et les arcarles du côté extérieur de la galerie
closes par des stores en petits bambous dorés
Sur la plinthe qui supporte la galerie, comme sur toutes les murailles, des losanges
vermillon et asur alternent dans la couleur noire.
A droite, une grande portière de cachemire. A gauche, sur un trdne flanqué de chi-
mères, à fond d'or mat ai que surmonte un baldaquin do plumes blanches, Jeanne, en
costume rojal et éblouissante de pierreries, est assise dans une attitude impériouse»
Près d'elle, debout, se tient son premier ministre (le roi des gnomes). Far derrière,
des négresses agitent des éventails en plumes de paon ; et devant elle, des nains
barbus, habillés do rouge et accroupis sur leurs talons, occupent symétriquement
tous les degrés du trône. Les deux derniers, en bas, soufflent à pleine poitrine sar
deux cassolettes un peu plus hantes qu'eux.
Au milieu de la scène danse un groupe de bayadères — tandis qu'au fond, devant
chaque arcade et tranchant ainsi sur la couleur dorée des stores, il y a un géant
habillé d'une longue robe noire e' qui restA immobile.
Une musique langoureuse bourdonne. Les tourbillons des parfums montent lentement;
et la lumière du soleil, passant par les intervalles det roseaux, enveloppe toul
d'uue atmosphère ambrée.
SCENE PREMIERE.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES, en premier ministre.
LES Nains, les Danseuses.
LE ROI DES GNOHESi bas, à l'oreille de Jeanne.
Es-tu heureuse main tenant?
286 LE CHATEAU DES COEURS.
JEANNE, souriant.
J'espère l'être bientôt !
Les bayadèret, aprè» un de leurs pat et ayant d'en recommencer uo antre,
s'inclinent devant le trône.
LE ROI DES éNOMES.
Oui, c'est celai Tous te prennent pour la reine»
morte la nuit passée, et l'erreur du peuple va durer.
Tu n'as plus qu'à le retenir quand il viendra, mais sans
te faire connaître, car n'oublie pas quelles consé-
quences terribles...
JEANNE.
Je sais! Merci, bon génie, qui as eu pitié de ma
tendresse, et puisque tu es mon premier ministre, ne
me quitte plus.
LE ROI DES GNOMES.
Si parfois je m'écarte, ce sifflet d'or m'appellera.
(Il lai donne un sifflet d'or, qu'il avait à son cou et qu'elle passe an sien.)
La portière de cachemire faisant face au trône s'entr'ouvre, et il entre un nain d'as-
pect farouche, avec une aigrette à son turban, de très longues moustaches et on
bàlon d'ivoire à la main. Il conduit, marchant au pas et effroyablement armés, une
escouade de six géants. Tandis qu'il s'avance jusqu'au pied du trône pour se
prosterner, les géants s'alignent on haie contre la muraille et y restent ipamo.-
biles.
SCÈNE IL
LesMÊMES, le NAIN,géDét8lde>g«anU,paU UN OFFICIER.
pui. LE CHANCELIER.
LE NAIN, après ta prosternation, se retourne vert les géants.
Plus haut, drôles I plus haut! Le menton levél
Qu'est-ce qu'une tenue pareille I... (tous les géann uemuent
SEPTIÈME TABLEAU. - SCÈNE II. 287
d'effroi dayaot lut.) Placc au messager des désirs de la sou-
veraine I (Bn gardant le dos toujours collé contre la muraille, ils s'écartent de
droite et de gauche ; et alors parait un officier en turban rose, avec des pantalons de
monstteline claire, une veste bleue et un large sabre suspendu contre sa hanche par
un baudrier.)
l'officier, ayant fait un long salut.
D'après les ordres de Votre Majesté sublime, nous
venons de hacher en petits morceaux les douze misé-
rables qui ne se sont pas prosternés assez vite, hier,
quand vous passiez dans le bazar des soieries sur votre
éléphant blanc.
JEANNE.
D'après mes ordres... par morceaux... mon élé-
phant?...
l'officier, souriant.
Il ne s'agit pas de votre trois fois divin éléphant
blanc, Majesté; ce ne sont que des hommes.
JEANNE, indignée.
Malheureux !
L'officier la regarde, ébahi.
LE ROI DES GNOMES, bas.
Tu te compromets par cette indignation. Pense
donc à lui, à ton but, et récompense ce bon serviteur
pour son exactitude.
JEANNE.
Jamais je ne pourrai !
LE ROI DES GNOMES.
Il le faut cependant !
288 LE CHÂTEAU DES GGËURS.
JEANNE, d'nne toîx hésitante.
G*est bien, nous sommes contente, va! (L'oracier lort. -
A part.) Ahl mon Dieu! qui m*aurait dit que j'aurais le
courage ! . . .
LE ROI, à part.
Allons ! elle commence bien !
Entre le chancelier, vêtu d'une grande pelisse bordée de fourrures pardessus sa robe
verto» avec un bonnet d'astrakan, un encrier dans sa ceinture noire, et à la main
gauche, entre les doigts plusieurs longues bandes de papier.
LE CHANCELIER.
Je me hasarde sous vos puissants rayons, lumière
des étoiles, pour vous faire observer qu'il manque à
cette place votre auguste sceau.
JEANNE.
Qu'est-ce?
LE CHANCELIER.
Votre Majesté, sans doute, se rappelle l'insolence
de cet homme qui osa pleurer en sa présence, avant-
hier, sous le prétexte qu'il mourait de faim?
JEANNE.
Je... ne me souviens pas.
LE ROI, bas.
Tu te souviens, au contraire.
LE CHANCELIER.
C'est l'ordre pour son exécution immédiate !
JEANNE.
Horreur! Retirez-moi cela!
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 289
LE ROI, au chancelier.
Donne, je m*en charge! Sortez, vous tous!
JEANNE.
Oui, sortez I
La nain sort, nÙTi de tix féanU, dont les tétM toachant aux Tonssares dei arcades
dans la galerie. Lee bayadères t'en Tont ensuite, et les nains, accroupis sor las
marches da trône, saut un seul qui demeure à demi caché.
LE ROI, désignant les deux géants du fond près des stores.
Ceux-là peuvent rester, étant muets I
SCENE III.
LE ROI DES GNOMES, JEANNE.
JEANNE, descendant du trône.
Qu*as-tu donc pour exiger cette mort?
LE ROI.
Moi? Ohl pas le moindre motif!
JEANNE.
Eh bien, comme j'ai le droit de pardonner...
LE ROI.
Pardonner? Mais ils ne croiront jamais que tù sois
la reine!
JEANNE.
Pour avoir pleuré ! quel crime ! Elle était donc bien
cruelle, Tautrel...
19
290 LE CHATEAU DES CŒURS.
lE ROI.
Elle était forte. Imite-la I
JEANNE.
Il m*est impossible cependant...
LE ROI.
Tu veux donc te perdre, et pour un scrupule in-
digne de ce pouvoir tant rêvé, quand il te le faudrait
plus fort que jamais...
JEANNE.
Que dis-tu?
LE ROL
Car bientôt, tout à l'heure peut-être, tu auras à
tirer d*un péril mortel ton frère et ton amant.
JEANNE, ajprèt un long lilence.
. Et tu crois que ce papier...
LE ROI.
Il ne s'agit que de retourner dans tes mains ton
sifflet d*or et d'en appuyer le pommeau sur cette cire
rouge. (Il la lui présente.)
JEANNE.
Ohl noni c'est trop horrible!
LE ROI.
Mais si le peuple se révolte, s'il te chassait? Je ne
peux rien sur les multitudes, moil II est accoutumé
chaque jour à des supplices. Tu le prives de sa joie,
il va douter de sa reine. (De grands cris s'éièTont m deiion.) L'en-
tends-tu?
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 291
JEANNE, prâtant l'oreille.
En effet!
VOIX LOINTAINES.
Vengeance ! La mort I la mort !
LE ROI DES 6NOMES9 à un des géants près des stores.
Relève !
Le ^nt, saas monter sur les marchas, allonge le bras et il relèTo d'un seul coup
jatqu'en haut le store de l>ambous dorés qui ferme l'arcade extérieure du milieu
de la galerie. On aperçoit une ville orientale, minarets, coupoles.
JEANNE gravit vivement les trois marches et se penche pour voir.
Quelle foule I et avec des piques, des haches, des
épées I La voilà qui bat contre les portes du palais !
LE ROI.
Hâte-toi donc, malheureuse I pour sauver ceux que
tu aimes!
JEANNE.
Donne! (SUe repousse le papier.) NOU ! UOU !
LE ROI DES GNOMES.
Garde au moins le pouvoir quelque temps, ne fût-
ce qu'un jour, une heure, et que ce supplice montre...
JEANNE, emportée.
Eh bien! qu'il ait lieu quand je n'y serai plus!
LE ROI, servilement.
Demain, si tu veux, tes désirs sont des ordres,
Majesté. Voilà!
JEANNE, apposait vite le cachet.
Oui, demain.
292 LE CHATEAU DES COEURS.
LE ROI remet le papier au nain resté près du trOne.
Cours!
Le nain se prédpite A droit» par la portière, en riant à gorge déployée.
Eh I eh ! il est d^humeur folâtre, ce bouffon !
JEANNE 9 se- tordant les mains.
Miséricorde de Dieu! si j'avais su tout celai...
LE ROI DES GNOMES, à part.
Nous la tenons! Elle a été coquette, puis stupide;
elle devient cruelle ! C'est complet ! (crfs de joie et appuadis-
semenu an dehors.) Tou pcuplc tc remercic, ô rciuc !
JEANNE.
Mais un grand bruit de pas se rapproche!...
LES VOIX, de plus près.
La mort! la mort!
LE ROI, tout en remontant jusqu'au fond, au deli des trois marches
contre la grande baie du milieu.
C'est qu'il vient lui-même jusqu'ici, pour aider à
tes bourreaux et jouir de ton aspect trois fois saint.
Entrez I
Alors s'avance par la galerie d'abord le nain général, puis derrière lui des nègret
portant sur leur épaule le bout d'une énorme chaîne qui attache Paul et Dominique.
Un flot de peuple les accompagne.
Tout ce cortège, aTOc le nain en tète, descend les marches de l'escalier et se déploie
au fond contre le petit mur de la galerie, laissant au premier plan Paul et Domi-
nique en haillons, très pâles, les yeux hagards, tandis que le roi des gnomes reste
sous l'arcade du milieu et que les géants en robe noire, dominant par derrière la
multitude, se Uennent tovgoars immobiles devant les stoces dorés.
SEPTIÈME TABLEAU. - SCÈNE lY. 293
SCÈNE IV.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES, PAUL. DOMINIQUE,
LE NAIN GÉNÉRAL, Nègres, foule, etc.
JEANNE 9 apercevADt Paul.
Lui ! . . . (Puis elle s'est contenue, et quand il te trouTe en face d'elle, au
nain:) Enchaiiiésl Pourquoi?...
LE NAIN, GÉNÉRAL DES GÉANTS.
Ils ont franchi les limites de vos États, Majesté!
JEANNE.
Eh bien?...
LE ROI DES GNOMES, descendant vers elle par le côté gauche.
N'est-ce pas le plus grand des crimes? lumière
des étoiles!
JEANNE, comprenant.
Ahl... en effet... certainement!... Vous avez bien
agi, général! et vous aussi, les noirsl... et vous aussi,
mon peuple!... Mais... en raison même de cet excès
d*audace,nous désirons interroger les deux coupables,
seule (au roi des gnomes), saus uotre premier ministre ! (u
s'incline.) S*il OSt bCSOlU de VOUS... Gui montrant le sifflet) OU VOUS
appellera, vous savez! (U disparaît brusquement par une trappe, dans le
trône.) Gommcut? disparu déjà?... Je ne Tai pas vu sor-
tir ! (A demi-Yoiz.) Ah ! taut mieux, il nous importunerait ! . . .
89t LE CHATEAU DES COEURS.
SCENE V.
JEANNE, PAUL, DOMINIQUE, p.i. LE ROI
DES GNOMES.
JEANNE, après qae la foulo s'est écoulée.
Bien que je sois la reine« il me faut subir pourtant
les lois de ce pays. C'est en vertu d'elles que mon peu-
ple vous a tout à l'heure arrêtés. J'ai dû, quand il était
là, lui donner raison. A présent je vous pardonne,
vous êtes libres!
DOMINIQUE, à part.
Quelle bonne femme !
JEANNE.
Je veux d'abord vous retirer ces chaînes, sans que
personne le sache toutefois, excepté le premier minis-
tre. — Où est-il? Ah ! le sifflet! (BUe siffle. — Lo roi des
gnomes, à l'instant, sa trouve pr6s d'elle.)
DOMINIQUE, à part.
D'où sort-il donc, celui-là? Je n'aime pas ces ma-
nières d'entrer! Quand nos afiaires allaient si bien!
PAUL, considérant le roi des gnomes.
C'est étrange! Je l'ai déjà vu... mais oui!... Dans
ce bal... ou plutôt... ne serait-ce pas l'homme du ca-
baret? Il y a là-dessous... quelque piège...
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. 295
JEANNE 9 an roi des gnomes.
Faites tomber leurs chaînes! (Bas.) J'avais besoin
du secret... tu m'excuses?
LE ROI.
Sans doute! (Haut.) Oh! immédiatement, Majesté!...
(il s'avance gravement vers les deux prisonniers, et sans effort, rien qu'en
les toachant, il brise lear chahie, anneau par annean, avec ses doigts. Les
tronçons tombent sar le sol avec un grand brait de fer.)
DOMINIQUE.
Tudieu! quel poignet!
PAUL.
G est lui ! (il se penche pour l'examiner; le roi des gnomes a disparu.)
JEANNE, A part.
Aussi discret que dévoué, ce bon génie! (Haut a paui.)
Mais qui vous gêne encore? Cependant, voyez vos
mains, elles sont délivrées; toutes ces portes, elles
sont ouvertes. N'avez-vous rien à nous dire?...
PAUL, froidement.
Des remerciements, il est vrai!
JEANNE, piquée.
Ah!... c'est tout?...
PAUL, lentement.
Que demandez-vous de plus ! Sais-je d'ailleurs quel
motif?...
DOMINIQUE, à part.
L'imprudent? (Haut.) Ah! Majesté, reine, déesse, re-
296 LE CHATEAU DES CŒURS.
flet de la lune, nos cœurs débordent de reconnais-
sance!...
JEANNE.
Bien I — Plutôt que de continuer vos courses péril-
leuses, il serait meilleur pour vous de rester dans ce
royaume.
DOMINIQUE.
Certainement; moi, j'accepte I
JEANNE, A part.
Il ne répond pas!... (Haut.) Je dis dans celle ville, à
ma cour, où je vous offrirais quelque fonction.
PA U L , brèvement.
Je refuse!
JEANNE.
Même celle de premier ministre.
PAUL.
Oui!
JEANNE, à part.
Que veut-il donc?... (Slle étend son bras Tora l'arcade du mi-
lien ouverte.) Regarde ! Voici la capitale de mes Ëtats, ma
grande ville de Pipempohé. Elle a vingt-quatre lieues
de tour, trois millions d^habitants, six fleuves qui la
traversent, des palais d*or, des maisons d'argent, et
des bazars tellement interminables qu^il faut un guide
pour vous conduire dans la forêt de leurs piliers de
cèdre. Je te la donne.
PAUL.
Je n'en ai pas besoin !
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. 297
JEANNE.
Âhl quel orgueil! (Aa géant qui est au fond, à droite.) Re-
lève I (Le géant relève, comme a fait l'autre, le store de bambous dorés. On
aperçoit un golfe semé de navires, — une forêt plus loin.) £t tU SlUFâS
mon port, mes marins, mes vaisseaux, toute la mer,
avec les lies et les contrées que Ton découvrira.
PAUL.
 quoi bon?
JEANNE.
Tu accepteras ceci, j*espèrel (au second géant.) Relève!
(Le géant relève le store de gauche et l'on aperçoit, entre des rochers noirs
et d'aspect horrible, un grand bloc éclatant de blancheur.) Cette mOU-
tagne est tout en diamant. Les magiciens qui sont à
mon service la couperont, et je te fournirai des élé-
phants pour en emporter les morceaux.
PAUL.
G*est un bagage trop lourd. Majesté!
JEANNE.
Est-ce mon trône que tu désires?... Je puis t*y
faire asseoir près de moi (avec tendresse) et même en des^
cendre pour que tu y restes seule?
PAUL.
Ma place est plus loin; j*ai une tâche à exécuter.
JEANNE.
Âhl Et si je t*en empêche?
PAUL.
Elle se trouve au-dessus de tous les pouvoirs !
298 LE CHATEAU DES CŒURS.
JEANNE.
Mais si je te retenais 1
PAUL.
J'aurais encore la liberté de vous haïr t
JEANNE.
Me haïr! Et tu refuses mon trône? Qu'est-elle
donc, cette mission si extraordinaire?
PAUL.
Personne, je vous le dis, n*en doit rien savoir.
JEANNE.
Mais moi?
PAUL.
Vous surtout ! . . .
JEANNE.
Quelle audace!
DOMINIQUE, bas.
Monsieur! monsieur! pas de folies! D*un mot elle
peut faire sauter nos deux tètes comme deux volants ;
si vous ne voulez pas, refusez avecpolitesse! Du calme!
de l'astuce!
PAUL.
Eh! je ne crains rien! A mesure que je me rap-
proche du but, il se fait des lumières dans mon esprit.
Et vous qui m'apparaissez maintenant sous la figure
d'une reine au milieu d^épouvantes et de somptuosi-
tés, vous n*ètes rien autre chose que cette même femme
qui a déjà voulu m'arrèter par d'absurdes élégances.
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE V. 299
et qui plus tard a tâché de me séduire avec les char-
mes d*un bonheur vulgaire. Ah! je vous connais.
JEANNE, à part.
Malheureuse ! A moitié seulement, et pour m'èxé-
crer davantage.
PAUL.
Car vous n*êtes, avouez-le donc! que l'instrument des
génies funestes! Mais je ne succomberai pas plus sous
votre puissance que je n'ai été vaincu par les autres
tentations ! Accumulez les obstacles! Ma volonté est
plus solide que vos citadelles et plus fière que vos
armées.
JEANNE.
Insensé! (Appelant.) Les nègres! les nègres! (Arrivent
quatre nègres avec dei poignards. — Aux deux premiers.) ApprOChCZ,
vous deux!... Tirez vos poignards, dis marchent snr Paul et
Dominique en levant leurs longs coutelas. Paul reste impassible, Dominique
est presque évanoui d« terreur. — Froidement.) TuCZ-VOUS ! (Les deux
nègres tremblent et hésitent.) AvCZ-VOUS Ontcndu? (Ils se percent
de leurs poignards et tombent morts. — Aux deux antres.) fimpOrtCZ
cela? (Les deux nègres survivants emportent les deux cadavres. — A Paul.)
Doutes-tu encore de ma puissance?
DOMINIQUE, à genoux, les mains jointes.
Non! non! Moi, d'ailleurs, je n'ai rien dit!
JEANNE.
Penses-tu qu'avec un peuple pareil je manque de
moyens pour te contraindre? J'ai ma tour de fer, bâtie
sur un roc d'airain, dans un lac de soufre ; et au-des-
300 LE CHATEAU DES CŒURS.
SUS d'elle pour empêcher de fuir par les airs, il y a
continuellement quatre griffons tenant des nuages dans
leur gueule et qui tourbillonnent en regardant sous
eux. J*ai au fond d'un puits de marbre, après des cen-
taines d'escaliers, un cachot plus étroit qu'un cercueil,
dont les pierres vous dévorent, et où les captifs ne peu-
vent pas mourir! Mais je te ferais, s'il me plaisait, écra-
ser sous mes chariots, brûler dans mes fours à porce-
laine, dévorer par mes tigres, ou boire d'un tel poison
qu'immédiatement tu disparaîtrais et qu'il ne resterait
de toi sur la terre, pas plus que d'une goutte d'eau
évaporée! Eh bien... va-t'en! tu es libre.
PAUL, croisant les bras.
De quelle façon?
JEANNE.
Tu peux sortir de mon royaume. (Paui fût un geste de
doute.) Oui, sans que personne t'en empêche.
PAUL.
Qui me l'aflîrmé?
JEANNE déchire son écharpe au-dessus de la frange et y imprime
son cachet.
Mon nom sur cette bribe de satin suffira pour vous
mener jusqu'aux frontières... et peut-être un jour, si
tu la conserves, tu t'accuseras d'avoir répondu par des
outrages aux offres les plus magnifiques et les plus
tendres que jamais un homme ait reçues d'une reine !
(A Dominique, lai tendant le sauf- conduit.) TiCUS, prCUds! (Arer.
un geste, d'autorité.) SortCZ ! ! I
Ils 8*en Tont par la galerie Jeanne les suit du refnrd pendant longtemps.
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE VII. 30<
SCÈNE VI.
JEANNE, seule.
Que lui ai-je donc fait, pour qu'il me fuie toujours?
11 m'a été impossible de Téblouir avec mon pouvoir,
et ma générosité ne Ta pas ému I (BIIo marche lentement en
regardant lei mars.) Qu*ai-je bcsoio dc tout Cela maintenant,
puisqu'il le refuse 1... Je vais abandonner ce royaume...
et le suivre... partout... de loin... (Slle s'affaisse sur les degrés
dutrdne.) Ahl j'avais plus de bonheur autrefois, quand
je n'étais qu'une pauvre laitière. Un jour... je me rap-
pelle... je suis venue dans sa mansarde, il me vanta
ma jolie figure... mes mains qu'il a presque portées à
ses lèvres... Et aujourd'hui non seulement il ne me
reconnaît plus, mais il me hait. Par quelle fatalité?
Et pourquoi se trompe-t-il sur ces bons génies, quand
ils ne travaillent au contraire qu'à notre félicité com-
mune. (Des éclats de rire stridents éclatent au dehors, A gauche, derrière
le trône.) Ahl cc sout mcs pctits bouffous, dans la salle
à côté, qui s'amusent! (un bmlt de toIx joyeuses s'élève.)
Quelle gaieté I
SCÈNE VII.
JEANNE, LE ROI DES GNOMES, entrant de côté,
dans son costume de gnome.
JEANNE, i sa Tue, pousse un cri d'effroi.
Qu'est-ce donc?
302 LE CHATEAU DES CŒURS.
LE ROI.
Rienl Nous nous amusoas beaucoup I tu Tas diti
JEANNE.
Ces voix tout à Theure» cette apparence... que si-
gnifie?...
LE ROI.
Ceux qui rient là, à côté, ce sont les génies achar-
nés à ta perte, comme à celle de ton amant. Moi, qui
t'ai conduite partout, conseillée et fait semblant de te
servir, je suis leur maître, le roi des gnomes.
JEANNE, atterr^o.
Le roi des gnomes!... des gnomes I...
VE ROI.
En vertu de ma volonté, jamais il ne t*aimera, et
à peine arrivée sur nos terres, il est perdu.
JEANNE.
Impossible I Je cours après...
LE ROL
Il est trop tard ! et quand même il reviendrait, je
suis sûr de sa défaite.
JEANNE, avec impatience.
NonI non! non! Je vais donner des ordres.
LE ROI.
Oh! tant qu'il te plairai
JEANNE.
Tu vas t'y opposer, n'est-ce pas?
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE IX. 303
LE ROL
Au contraire 1 Tu seras obéie ponctuellement. Es-
saye.
Le roi des gnomes sort en riant; etlea rires, dans la coulisse, redoublent.
SCENE VIII.
f
JEANNE, seule.
Que veulent-ils donc contre lui? et dans quel but?
Qu'importe I un péril le menace. Il tombe peut-être?
Il est perdu. Ahl qu'il revienne 1 Que faire ensuite? Je
n'en sais rien. Nous fuirons. (Appelant.) Général! (Le naib
général des géanU, parait.) Ohl UOn paS lui! G'CSt UU dCS
leurs! D'autres! le chef de ma garde, le chancelier,
des soldats, quelqu'un! Venez donc! venez donc!
SCÈNE IX.
JEANNE, UN OFFICIER avec des soldats.
LE CHANCELIER.
JEANNE, à l'officier.
Ces deux étrangers partis tout à l'heure, cours
après! Malgré notre sauf-conduit royal, quoi qu'ils
fassent, tu m'entends, je les veux! ramène-les I Tu
m'en réponds sur ta tète! plus vite. (L'officier et les soldats
sortent par la droite Au chancelier.) PourqUOi doUC t'ai-jc ap-
304 LE CHÂTEAU DES CŒURS.
pelé, toi? Âhl tu dois avoir encore entre tes mains
Tordre du supplice de cet homme... tu sais... qui a
pleuré l'autre jour.
LE CHANGELIERf aTec une grande ré véranco, le lui montrant.
Le voici, gracieuse Majesté.
JEANNE.
Donne I (BUo le déchire en morceattz.) Jc lui faiS grâCC!...
(Le chancelier la regarde, itupéfait.) Oui, entièrement grâcc!...
Va le délivrer toi-même, et tu auras soin qu*on lui
porte, pour qu'il n'ait plus faim à l'avenir, trois ton-
nes d*argent et la charge en blé de quatre dromadai-
res. (Fausse sortie da chancelier.) ÉcOUtC dOUCl II doit y aVOir
beaucoup d'esclaves dans mes jardins? Qu'on brise
leurs chaînes et qu'on les renvoie, sur des vaisseaux,
dans leur patrie I Ensuite, tu prendras aux magasins
du palais tous les vêtements qui s'y trouvent: les doli-
mans de fourrures, les vestes en brocart d'or, les robes
tissues de perles, et tu les distribueras aux habitants de
ma ville, en commençant par les plus pauvres ! Reviens I
je n'ai pas fini] On tirera des arsenaux toutes les ar-
mes, et l'on en fera sur les places de grands bûchers
qui réjouiront les veuves! Gomme j'ai trop de parfums,
qu'on les jette par les fenêtres pour laver les rues.
J'ordonne qu'il n'existe rien des commandements por-
tés jusqu'à ce jour en mon nom I Je veux qu il n'y ait
plus dans mon royaume une seule douleur! mais un
même sourire de joie sur la face de tout mon peuple I
Rien, maintenant, que des larmes d'allégresse et des
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE X. 305
béoédictionS pour moi I (Paul et Dominique rentrent à droite, par U
portière, arec l'offieier et lei loldati.) Âh I (▲ l'officier.) G'OSt bien I
Laissez-nous !
SCENE X,
JEANNE, PAUL, DOMINIQUE.
PAUL| ironiquement.
Je me doutais de cette clémence, ô reine I
JEANNE.
Malheureux qui me calomnie encore I Écoute, il y
va de ton salut.
DOMINIQUE.
Peut-être du mien? Miséricorde I
JEANNE.
De ta vie I
PAUL.
Que vous importe?
Un long silence.
JEANNE.
G*est à moi que tu le demandes, toi!... toi, Paul
de Damvilliersl
PAUL.
Qui vous a dit mon nom?
JEANNE, fièrement.
Eh! que t'importe à ton tour?
Silence.
20
306 LE CHATEAU DES CŒURS.
PAUL.
Ah! je comprends. En effet, vous avez pour vous
la science des gnomes; moi, j'ai la protection des
fées. Je vous défie.
JEANNE.
Âh! oui, insulte-moi, méprise-moi, exècre-moi bien!
Mais au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré, par
les âmes de ceux qui te sont les plus chers, par pitié
pour toi-même, je t'en supplie, reste, reste ici!
PAUL.
Je partirai cependant!
JEANNE.
Pourquoi donc t'obstines -tu à ne jamais me
croire ?
PAUL.
C'est que vous m'avez déjà trompé sous tant de
formes! Tout à l'heure encore, vous m'accabliez d'of-
fres et de protestations, et puis, à propos de rien,
subitement, voilà que vous reprenez avec violence
cette liberté que vous aviez eu tant de mal à fournir!
JEANNE.
Mais tu ne sais pas que tu te précipites à une mort
certaine, puisque je ne le savais pas moi-même. Jus-
qu'à présent, j'étais la victime d'esprits infernaux dont
je ne soupçonnais pas les desseins.
PAUL.
Âh! c'est un autre artifice maintenant?
SEPTIÈME TABLEAU. ~ SCÈNE X. 307
JEANNE.
Non, je te jure. Ne t'en va pas !
PAUL.
Eh I tous les hasards sont moins périlleux que vos
serments.
JEANNE.
Regarde-moi donc! Est-ce que j*ai l'air de mentir?
PAUL.
Un nouveau piège I Car plus je vous considère et
plus votre visage, évoquant pour moi des souvenirs
lointains, m'en représente un autre... celui d'une
jeune fille.
JEANNE.
Achève 1
PAUL.
Elle valait mieux que toutes les reines, et j'aurais
bien fait peut-être de retourner en arrière dans ma
vie, plutôt que de toujours poursuivre en avant I
JEANNE.
Grandeur de Dieu! quelle punition I
PAUL.
Rien qu'une justice!
JEANNE.
Mais c'est affreux I Tu ne me reconnais donc pas,
quand tu sauras... quand je te dis...!
m
LE ROI DES GNOMES, apparaissant tout à coup.
Prends garde I
30S LE CHATEAU DES COEURS.
PAUL, à part.
Encore lui I
• * r
JEANNE.
Je ne t'ai pas appelé» toi I
LE ROI DES GNOMES, «Tee nn grand talut.
Raison de plus pour venir, ô reine I
JEANNE.
Ya-t*en, va-t'en! je le sauverai seule 1
LE ROI DES GNOMES.
Mais tu vois bien que le misérable lui-même ne
veut pas de ton secours.
JEANNE, i Paul qui eit déjà remonté au milieu de la scène.
Grâce I Reviens I
PAUL.
Jamais ! (ll entraîne Dominiqne immobile de ttrrenr et t'en m par le
fond.)
JEANNE.
AU nom du souvenir dont tu parlais tout à l'heure !
Dussé-je pour te convaincre donner ma vie...!
PAUL.
Je n'en ai que faire de vos dons !
JEANNE.
EiCOUte, je suis... (Paol et Oomlniqm ont diepam. Le roi dei gnomes
étend sa main sur Jeanne qui balbutie d'une roix moonate :) Jeanne la lui-
tière !
BUe tombe comme foudroyée sous «a main du roi des gnomes... Alors toutes les
marches du tréne s'entr^ouvrent; et lis maris, arec les tètes de gnomes qu'ils
avaient au l^ tsbleau, s'élancent autour d'elle, dansant et chantant.
SEPTIÈME TABLEAU. — SCÈNE X. 309
Elle est morte, elle est morte! Personne désor-
mais oe nous contrariera. Enfin I nous triomphons I
Haha I haha I haha I
LA REINE DES FÉES apparaît debout lur le trdne.
Non, elle n'est pas morte I (BUo dépend graTement les marchât
dn trône et étend son manteaa sur Jeanne comme pour la défendre.) OOU abué"
gation Ta sauvée I
Lee gnomes, reculant, font un cercle au milieu duquel se trourent Jeanne
et la reine des fées.
HUITIÈME TABLEAU
LA FORÊT PÉRILLEUSE
SCENE PREMIERE.
DOMINIQUE. ..al.
Il arrîTe par la droite, A petits pas, en regardant de toat les côtés.
Perdu! pour avoir quitté mon maître une minute I
OU est-il donc? ai crie.) Monsieur! monsieur! Absent!
Eh, c'est sa faute... Quelle diable d'idée a-t-il avec
ses gnomes et son château des Cœurs! Gherchons-Ie
cependant! Monsieur! Âh bien oui! cours après. Mais
des yeux brillent dans les feuilles... Eh non! c'est le
soleil sur la mousse ! Il y a de ces effets-là dans les
bois! Continuons!... On marche! Un oiseau qui s'en-
vole. Suis-je bête ! 11 n'en faudrait pas moins sortir
d'ici ! Essayons ! (une branche le cingle.) Âh ! (Il se détourne.) Pcr'-
sonne. Dieu soit loué! Scélérates d'épines, va! Gueuses
de branches! plus j'avance, plus je m'empêtre! (Les
arbres le frappent avec leors branches.) MaiS... Mais... J'ai tOUtC la
HUITIÈME TABLEAU. — SCÈNE I. 3H
forèt sur les épaules! Âïel N'itnportel je passerai!
Quand je vous dis que je passerai !
Il empoigne Tigoareasement un arbre de chaqne main, et il let écarte d*an seal
monTement. Aawitôt tonte la forèt se diTÎse dotant lui, comme une toile que
l'on déchire, et forme une' belle allée de verdure, avec deux rangs d'arbres symé-
triques.
Au fond, et détaché en noir sur le ciel rose que fait le soleil couchant* se dresse
le château des Cœurs, tel qu'il a été vu dans la mansarde ; ses trois tourelles
sont reliées par des courtines percées de petites ouvertures d*où s'échappe une
lumière rouge.
Dominique reste longtemps immobile et muet de surprixo.
Uq château! Le château des Cœurs! C'est donc
vrai! Le voilà exactement comme d'après ses paroles.
Eh non ! je rèvel impossible, (nsepaipe.) Cependant... je
ne dors pas!... Ce toit noir, ces lumières rouges, on
dirait un monstre qui vous regarde. Voyons! voyons!
calmons-nous! Pas de raison d'avoir peur! au con-
traire, c'est une fière chance ! Je l'ai découvert le pre-
mier tout de même ! Quelle joie ce sera pour Mon-
sieur !
Mais... puisque je suis le premier ici... c'est à moi
que revient la gloire! Et pourquoi pas ? ai est pris dun nre
fiénéuque.) La récompeusc, la dame, la belle femme! La
maison parait seigneuriale, et les terres à l'entour
vous composent un domaine... La forêt en dépend
sans doute? Comme je vais la couper rasibus! C'est
par là que je commence! Quel abatis feront mes
gens! car j'ai des gens. (Il se promène de droite et de gauche, en-
thouaiasmé.) Jc uc suis plus domcstiquc ! Allons donc ! Ah !
mais oui! une valetaille de Sardanapale! une livrée
rouge et or, avec des bas tirés, sapristi! des plumets
au chapeau, des boutons larges comme des assiettes.
312 LE CHATEAU DES CŒURS.
et dans le vestibule, au bas de l'escalier, toutes sortes
de jeux de cartes et de dominos; c'est grand genre!...
et s'ils ne charrient pas droit... (Il fait le geste de donner des
oonps de pied.
Eh bieni pas de bourgeois? Ma foi, tant pisi J'ai
fait tout ce que j'ai pul... Cependant une dernière
complaisance. (U oie, mais très faiblement.) Mousicur ! MoU-
sieur!... U ne pourra pas dire que je ne l'ai pas ap-
pelé I Je suis quittel...car enfin... puisqu'il se cache...
je voudrais même qu'il y eût ici des témoins pour
affirmer que je l'ai bien appelé. (Tons les arbies dn cAté où ii a
crié i voix basse s'inclinent, tandis que ceux de r&utre côté secouent leur feoillage
en signe de dénégation.) Âh I VOilà qui CSt drôlC I IlS rCmUCnt,
sans qu'il y ait du vent, d'eux-mêmes, comme des
personnes I Vous ne me comprenez pas cependant. (Tous
les arbres des deux côtés s'inclinent à la fois, en manière d'assentiment) HorreUr!
Ma moelle se glace dans mes os, je deviens fou! Si
j'allais mourir I il y a des choses au-dessus de notre
intelligence, décidément, et j'avais bien tort de nierl...
(Il s'assoit par terre, près de défiriUir.) Jc VOUdraiS qUC MoUSiCUr fût
arrivé maintenant. Âttendons-le I Ce n'était pas très
délicat ce que j'allais faire! lui dérober sa gloire,
pauvre garçon ! après tant de travers ! Il est vrai que
je les ai subis comme lui! Jusqu'à présent, je m'en
suis tiré. Pourquoi la suite serait-elle pire? Tout à
l'heure, c'est un petit étourdissement que j'ai eu, rien
de plus I (Il regarde le ch&teau.) Et cc château-là rcsscmble à
bien d'autres châteaux, parbleu I seulement un peu
rébarbatif de loin, mais d'un chic!... Il n'est pas dé-
sert toujours. On s'y remue. La fumée des cuisines
HUITIÈME TABLEAU. — SCÈNE II. 343
m'arrive; j'entends de grands bruits de vaisselle. Sans
doute, on attend le maître? Mais c'est moi le maître.
ai regarde let arbret arec indécision.) NOU, immobilOS. Du COUTage,
Dominique I en avant! on n'a rien sans toupet I (Us'éiance.
mvM set Jambes se trooTent rivement prises dans l'écorce qui monte le long de son
corps.) An I an ! (Parrenue à la hanteur des brati l'écorce se déploie en bran-
ches chargées de feuilles, U tète reste intacte.) MoU maître I à moi, mOU
bon maître, je... (U est complètement métamorphosé en arbre.)
SCENE II.
DOMINIQUE, LES ARBRES.
TOUS LES ARBRES, à la fois.
U est pris!... Encore un! encore un!...
DOMINIQUE, changé en prunier.
AU secours ! à mon secours !
LES ARBRES.
Impossible.
DOMINIQUE.
Qui a parlé ?
LES ARBRES.
Un chêne, — un orme, — un tilleul, — un sapin,
— des ébéniers.
DOMINIQUE.
Quelle plaisanterie 1
UN CHÊNE.
Tu parles bien toi-même. Nous étions tous des
hommes autrefois !
3U LE CHATEAU DES COEURS.
LES AnBRES.
Tousl tous!
UN TILLEUL.
Nous avons subi ton aventure. Notre seule distrao-
tion est de causer entre uous. Mais quand arrive quel-
qu'un d'un ordre supérieur, nous devenons muets
comme les arbres ordinaires.
DOMINIQUE.
Qu'est-ce qui me parle à présent?
UN TILLEUL.
Un tilleul 1
DOMINIQUE.
Et moi, que suis-je donc?
LE TILLEUL.
Tu te trouves trop loin... Nous t'apercevons confu-
sément...
DOMINIQUE.
Je me sens... stupide... Je ne serais pas surpris
d'être un prunier.
LES ARBRES.
Oui, en effet... un prunier sauvage.
DOMINIQUE.
Et dire que me voilà tout seul, à l'écart..., comme
un proscrit, sans pouvoir seulement vous donner une
poignée de branche...
HUITIÈME TABLEAU. — SCÈNE H. 3I4>
UN ORME.
Imite-nous I Résigne-toi!
DOMINIQUE.
Mais je vais m' ennuyer à périr, moi qui venais pour
épouser. Au printemps, quand j'aurai des nids, ça me
mettra dans une position affreuse. Ce sera un nid de
Tantale I Vous n'auriez pas quelque plante grimpante
qui pourrait venir jusqu'à moi?
LES ARBRES.
Non!
DOMINIQUE.
Pas un petit liseron ? pas une vigne ? une vigne
folle ? Ça ferait mon affaire. Voyons I Je vous la ren-
drai.
LES ARBRES.
Prunier, vous êtes obscène I Silence I Ah I voilà
la brise heureusement, qui va chanter dans nos
feuilles I
CHOEUR DES BRISES DANS LES ARBRES.
Réveillez-vous, arbres des bois;
Tressaillez toutes à la fois,
Forêts profondes.
Et, loin des rayons embrasés,
A la fraîcheur de nos baisers
Mêlez vos ondes.
346 LB CHATEAU DES CŒURS.
Aimez-nous,
Chantez-nous,
Pins et houx.
Fougères!
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons.
Légères I
Oh! comme avec un bruit joyeux
Nos ailes battent sous les cieux
Grandes ouvertes !
Oh! le délire et la douceur
De se rouler dans l'épaisseur
De feuilles vertes I
Quels doux sons
Les chansons
Des pinsons.
Des merles!
Boià bénis,
Tous vos nids
Sont garnis
De perles!
Quand nous aurons quelques instants
Joué sous les berceaux flottants
De vos ramures.
Nous reviendrons dans les cités
Mêler un peu de vos gattés
A leurs murmures.
Ouvrez-vous
Devant nous,
HUITIEME TABLEAU. - SCÈNE IIL 347
Pins et houx,
Foagèresl
Noas passons.
Nous glissons.
Nous valsons.
Légères!
À la fin, LU ABBKis baiatent de plu en plus la voix et, le peDchant les ont ven
le* autres, s'avertissent.
Un homme I un homme I un homme I
DOMINIQUE.
G*estmon maître, mes amis, c'est mon...
Paol parait par la gauche.
SCENE III.
LES ARBRES, DOMINIQUE, PAUL.
PAUL, accablé.
Je ne le trouverai donc jamais, cet infernal châ-
teau des gnomes! et Dominique disparu I On n'est
pas idiot comme ce garçon ! J*ai beau lui prescrire de
ne pas me quitter d'une semelle, depuis plus de deux
heures il faut que je perde mon temps... m est arriTé au
milieu de l'allée et s'arrête stupélait) Ah I enfin I . . . (Dominique secoue ses
branches, pour attirer l'attention de son maître.) Mc YOilà doUC aU terme
de toutes mes recherches et de toutes mes fatigues !
Merci, bonne fée, d'avoir soutenu mon cœur à travers
des périls où tant d'autres avant moi se sont perdus I
(Un éclat de rire part de l'intérieur du chAtean.) Ou dirait UU éclat dC
318 LE CHATBAU DBS CŒURS.
rire venant du château. Cependant toutes ses fenêtres
sont fermées : qu*estrce encore ? Allons ! c*est bien la
peine d'être arrivé jusqu'ici pour m*efrrayer9 comme
une femme, du cri de quelque oiseau ou d'une bête
fauve? Hais où est donc Dominique? (Dominiqae t'agite.) J'ai
fait plus que imm devoir en le cherchant derrière tous
les arbres de cette forêt... M'a-t-il assez ennuyé, du
reste, pendant le voyage! et je suis bon de tant
l'aimer, vraiment I II sera tombé sans doute dans
quelque embûche, où, malgré mes recommandations,
sa curiosité ou sa sottise l'aura conduit. (Dominique t'agit» *
plus en pins.) En avaut ! Dans une entreprise pareille ,
l'existence d'un seul homme n'est rien, puisqu'il s'agit
de tous les autres.
Alors retentit nn immense éclat de rire, un bruit de foule. Toutes les fenêtres et
toutes les portes du château s'ourrent avec violence. Il y a dooze fenêtres; i
chacune d'elles paraît un gnome. Sur le balcon du milieu se tient le roi avec une
couronne en tête et le sceptre à la main. De chaque porte 8*élance nn gnome
(garde du corps ou laquais), riant, criant, sautant autour de Paul, i quelque dis-
tance. Tous les arbres s'inclinent avec un grand frémissement. Paul, ébloui, reste
debout en face du château.
SCÈNE IV.
Les Précédents, LE ROI DES GNOMES.
LK ROI DES GNOMES, à son balcon, d'une Toiz haute et ironique.
Ah ! maître sensible I Ah I cœur exempt de souil-
lures I Toi qui abandonnes ton serviteur et qui te crois
appelé à sauver le genre humain, tu as failli deux fois
en deux minutes, par égoïsme et par orgueil I Tu es à
nous maintenant.
HUITIÈME TABLEAU. — SCÈNE lY. 349
PAUL| dédaigneusement.
Moi?
LE ROI BES GNOMES.
Contemple cet arbre, c'est ton domestique lui-
même.
PAUL.
Grands dieux !
LE ROI DES GNOMES.
Sous récorce où le voilà caché, il conserve le sen-
timent et la mémoire. Tu vas être comme lui.
PAUL, d'an ton terrible, aux gnomes qui te sont resserrés autour de lui.
Pas encore, tant que cette épée...
LE ROI DES GNOMES.
Tire-la donc I
Paul, déjà la main sur la garde de son épée, est paralysé tout à coup. Ses bras et
ses jambes conservent l'attitude qu'il avait prise dans ce mouyement. Il deyient
rigide et blanc comme une statue, pendant que le roi, du haut de son balcon,
prend son sceptre d'or. La bague reluit à sa main de marbre.
LE ROI DES GNOMES.
Nous t'avons fait des épaules assez solides pour
porter les destinées du monde. Qu'en dis-tu? Garde
comme un remords le souvenir du passé. Demeure per-
pétuellement dans l'impuissance de ta menace. Tes yeux
sans prunelles auront le don de nous voir et tes oreilles
celui de nous entendre, quand tu seras transporté
dans la salle de nos festins ; car sous ton apparence
insensible tu vivras, pour souffrir ton supplice éternel.
Tons les gnomes, se prenant par la main ayec des éclats de rire et aux sons d'une
musique infernale, font une grande ronde autour de la statue immobile.
NEUVIÈME TABLEAU
LB GRAND BANQUBT
Une ulle à nuuager monumeatale. Dm Umpet brillent, tennee à de trèi longaet
cordes, comme dant Im égliset. Sur les deux côtés, de distance en distance, il y
a des colonnes de fer à chapiteau corinthien leliéee entre elles par de grosses
chaînes où sont suspendus des coeurs tout rouges. Au fond et occupant la lar-
geur entière de la scène^ un escalier à marches noires monte yers une galerie
où se répète le même alignement de colonnes; mais cdles4i sans chaînes ni
cœurs, ayec des palmettes d'sméthysts dans leurs chapiteanz et laissant voir la
nuit par les intenralles de l'une à l'autre. Au milieu, à une table couTorle de
taisselle d'or, et dont la nappe est de pourpre à franges d*or, siègent douze
gnomes de premier rang, six d'un côté, six de l'autre, tous portant au front des
couronnes d'or. Le roi, sur un trône plus éleyé et faisant ikce au spectateur, est
au haut bout de la table, ayec une couronne plus haute et ornée tout autour de
petits cœurs en diamants. — Sur le premier plan, à gauche, Paul, changé en
statue de marbre blanc et dans le costume qu'il portait à l'avant^deraier tableau,
garde son attitude immobile.
CHOEUR DES GNOMES célébrant leur yictoire.
Pendant qu'ils chantent, les marmitons circulent dans U galerie du fond pour apporter
les plats et descendent quelques marches de l'eecalier où les valets servant les
gnomes viennent prendre les plats pour les poser sur la table. En passant devant
la statue, chaque valet lui Csit une salutation ironique.
SGÈiNË PREMIÈRE.
LES GNOMES, LE ROI DES GNOMES, PAULensutue.
PREMIER GNOME i la droite du roi, regardant la sUtue.
Eh bien, héroïque nigaud, comment trouves-tu ta
position ?
NEUVIÈME TABLEAU. - SCÈNE I. 32«
DEUXIÈME GNOME.
^ Te voilà maintenant au-dessus de nous.
TROISIÈME GNOME.
Et méprisant toujours les petits gnomes.
TOUS, riant à U fois.
Haï haï haï haï
QUATRIÈME GNOME.
Tu voulais changer le monde, toi I
CINQUIÈME GNOME.
Change donc d'attitude.
TOUS, riant à la fois.
Haï haï haï ha!
SIXIÈME GNOME.
Insulte-nous pour te venger.
SEPTIÈME GNOME.
Pour nous faire rire.
TOUS, riant à la fois.
Haï haï haï ha!
LE ROI DES GNOMES.
Bien! amusez-vous, Gnomes, mes sujets. Fêtons
royalement notre victoire sur les hommes. Leurs cœurs
à présent nous appartiennent et il n'est pas besoin de
ménager la marchandise. Les caveaux, les murailles,
notre palais, tout en regorge. Contemplez I Et chaque
12
3» LE CHATEAU DES CŒURS.
partie du monde nous en procure : il y en a de Tom-
bouctou et il y en a de Paris. Des cœurs de nègres et
des cœurs de duchesses ! les uns qui ont palpité pour
de l'opium sous la grande muraille en Chine, et d'autres
un peu rancis déjà par trop de séjour au fond d'un
comptoir, dans Londres t
Une longue branche d'arbre paraît A droite et •'étend contre la statue.
LES SIX GNOMES, en face, à gauche.
Tiens I regardez donc I
LE ROI.
Eh I c'est cet imbécile changé en prunier contre le
mur du château.
Une seconde branche paraît.
UN GNOME.
Mais voilà deux branches ; elles l'entourent, elles
vont l'embrasser.
LE ROI.
Du sentiment ! Ça m'ennuie. Coupez-les I,
Un Talet, avec un couteau, abat d'un seul coup les deux branches d'arbre. — On
entend deux cris terribles. Les rameaux saignent contre le piédestal.
UN GNOME.
Délicat comme une sensitive. Pour un prunier, c'est
comique I
TOUS LES GNOMES, riant.
Haï ha! ha!
PREMIER .GNOME, regardant la statue.
Il ne s'en émeut pas, le misérable !
NEUVIÈME TABLEAU. — SCÈNE I. 3S3
DEUXIÈME GNOME.
Défends-le donc I Anime-toi I
TROISIÈME GNOME.
Veux-tu prendre, avec nous, ta petite portion de
cœurs ?
QUATRIÈME GNOME.
Fautril qu'on t'en serve?
CINQUIÈME GNOME.
J'ai envie de t'en barbouiller le visage I
SIXIÈME GNOME.
Moi, de te les faire manger tous I
LE ROI.
Tiens, bois leur sangl
Il loi jette le contenu de la coupe. Le liquide roage l'édabouMe et retto figé
çà et là par plaques inégales sur sa face et ses Tètements.
SEPTIÈME GNOME.
Réponds-nous donc, lâche t
HUITIÈME GNOME.
Entends-tu, nous bafouons ta sottise, tes illusions»
ton courage !
NEUVIÈME GNOME.
Et ce cœur immaculé, où est-il?
DIXIÈME GNOME.
Tu en as rencontré de jolis cependant.
324 LE CHÂTEAU DES CŒURS.
ONZIÈME GNOME.
Et qui t'aimaient.
DOUZIÈME GNOME.
Depuis des reines jusqu'à des femmes de banquier.
PAUL, toujours immobile, répète trois fois lentement :
Jeanne I Jeanne! Jeanne I
Tous les gnomes épouvantés se lèvent sur leurs sièges.
LE ROI.
Ahl malédiction I
A ce moment, Jeanne, en laitière, se trouve debout sur le piédestal, dans les bras
de Paul et l'étreignant étroitement
LES GNOMES.
Regardez! regardez!
LE ROI.
A moi, mes valets, mes soldats, mes bourreaux!
tout le monde! à moi, au secours!
Une foule do gnomes apparaît de tous côtés, se précipitant dans la salle. La statue,
peu i peu, a changé de couleur et le piédestal s'est abaissé, si bien que le group?
est maintenant au niveau du plancher.
PAUL, tenant Jeanne sur son bras gauche, tire son épée.
Vous êtes vaincus, misérables !
Un large éclair sillonne le ciel au fond ; et dans un éclat de tonnerre, avec un cri
immense do la foule, la table et les gnomes, tout s'abîme sous le sol et dispa-
raît. Les lampes s'éteignent. Les cœurs suspendus se mettent A flamboyer, les
colonnes du fond s'écroulent à demi, et l'escalier ne tait plos qu'on monceau do
ruines.
NEUVIÈME TABLEAU. - SCÈNE H. 325
SCENE II.
PAUL. JEANNE.
PAUL.
C'est toi? c'est bien toi? M'as-tu pardonné?
JEANNE.
Monsieur Paul...
PAUL.
Ohl plus de ces mots-là! Lève la tètel toi qui as
secouru ma détresse autrefois et qui maintenant me
délivres, chère providence de ma vie, pauvre amour
méconnu 1 Et j'ai pu en chercher d'autres ! Ah I comme
j'étais ingrat pour le passé, aveugle pour l'avenir ! Je
me suis laissé prendre tout le long de ma route par
des illusions funestes, d'autant plus irrésistibles que
je retrouvais dans chacun de ces monstres survenant
pour me perdre quelque chose de toi, ton image ! —
Et tu étais, au contraire, si loin I
JEANNE.
Oh I pas si loin I
PAUL.
Comment? '
JEANNE.
Moi aussi, j'étais aveugle !
PAUL.
Que veux-tu dire?
326 LE CHATEAU DES COEURS.
JEANNE.
Vous rappelez-vous cette coquette Parisienne qui
vous étourdissait avec son embarras de bagages et de
sottises?
PAUL, riant.
Oui! ouil
JEANNE, nalyement.
C'était moi I
PAUL.
Mais...
JEANNE.
Vous rappelez-vous cette lourde petite bourgeoise,
dans cette contrée hideuse?
PAUL.
Ah ! ne me parle pas de cette imbécile !
JEANNEi piteusement.
C'était moi 1
PAUL.
Impossible !
JEANNE.
Et cette reine aux splendeurs infinies qui d'un geste
faisait mourir les hommes...
PAUL.
Assez I N'achève pas I
JEANNE I te cachant la tôte dans les mains.
C'était moi.
NEUVIÈME TABLEAU. — SCÈNE II. 327
PAUL recule d'un pas.
Vous 1
JEANNE, lui sautant au cou.
Oui, moi ! Pour te retrouver, pour te plaire, pour
que tu m'aimes! J'ose te le dire maintenant. Mon
amour était si fort que j'ai traversé, afin de venir
jusqu'à toi, toutes les démences et toutes les cruautés
du monde. Et comme tu ne l'as pas compris, cet
amour, comme tu ne l'as pas même aperçu, — il re-
doublait pourtant à chacun de tes dédains, — aujour-
d'hui, pour te sauver, je descends du ciel.
PAUL.
Du ciel ?
JEANNE.
Ah! tu ne sais pas, écoute! J'étais morte; les
gnomes me trompaient. Les fées m'ont rendue à
la vie! Tu vas me suivre! l'heure a sonné. Viens!
viens !
PAUL.
Oh ! oui, oui, je te crois ! Je savais bien quelle
destinée m'était promise. Malgré tous les obstacles,
je n'en ai jamais douté... Et tout à l'heure, sous le
marbre qui m'enfermait, j'en avais l'espoir, l'impatience
et l'angoisse! Partons! Emmène-moi! Les gnomes
sont vaincus, laissons la terre !
JEANNE.
Je vais te conduire dans un pays tout bleu, oii les
fleurs comme les amours sont éternelles et démesurées.
328 LE CHATEAU DES COEURS.
Là, mon bien-aimé, les orages ne soufflent pas; l'im-
mensité tiendra dans nos cœurs, et nos yeux, toujours
se contemplant, auront la lumière et la durée des
étoiles !
PAUL, étrolgnant Jeanne.
Ah 1 délices de mon âme, elle commence déjà Téter-
nité de notre ivresse.
SCÈNE III.
PAUL, JEANNE, LA REINE DES FÉES.
LA REINE DES FÉES, qui depuis le milieu de la scène précédente
est descendue lentement du fond, surronant entre eux deux.
Non ! pas encore !
PAUL, indigné.
Toi, la reine des fées! Mais tu m'avais promis...
LA REINE.
As-tu donc oublié notre convention? Tu n'as ac-
compli que la moitié de ton devoir. La seconde est
plus diflicile peut-être. (Montrant Jeanne.) Âvaut d'obtcuir
la félicité de votre union perpétuelle, il faut remettre
aux hommes ces cœurs délivrés par ta bravoure I
PAUL.
Gomment pourrai-je, à moi seul...?
LA REINE, souriant.
Oh ! nous sommes là : les fées t'aideront ! Tu n'as
NEUVIÈME TABLEAU. — SCÈNE IV. 3Î9
à l'occuper que de ceux exclusivement qui te sont
connus ! Tâche de les convaincre I qu'ils reprennent
leur cœur! Pour devenir immortel, exécute d'abord
l'œuvre d'un dieu !
Paul baiue la tète dans ses mains. On entend au dehors un chœur de Toix
joyeuses.
PAUL, levant son yisago baigné de larmes.
Ces voix ?. . .
LA REINE.
Ce sont les arbres de la forêt, les hommes délivrés
qui s'en retournent !
SCENE IV.
Les Précédents, DOMINIQUE entre par le côté droit, avec
an nid sur la tète ; en guise de bras, il a deux rameaux chargés de
fruits qu*il tient horizontalement.
JEANNE, émue.
Mon frère I Comme le voilà !
DOMINIQUE, pleurant.
Mon pauvre maître ! Enfin je vous retrouve. Les
larmes m'en coulent comme la pluie le long du tronc,
du corps c'est-à-dire. Je ne peux vous serrer dans
mes bras. On a beau me couper les rameaux, ça re-
pousse. Je voudrais tant vous embrasser I Maudite
gourmandise, c'est elle qui a tout faiti (Sn baissant le menton,
il mange une pmne sur son épaole et so remet A pleurer.) Âh ! mOU DiCU^
mon Dieu !
330 LE CHATEAU DES CŒURS.
PAUL et JEANNE, ensemble.
Grâce pour lui, bonne fée !
LA REINE, i Paul.
Puisque tu Taimes, soit !
Aussitôt les deux branches disparaissent. Dominique a des bras. Dans lo monvement
do sa diovclure qui frissonne, le nid tombe de ta tète, des œufs s'écrasent par
terre et un oiseau s'envole.
LA REINE DES FÉES, à Dominique.
Mais tu iras...
DOMINIQUE.
Oh! partout. Depuis que j'ai pris racine, je ne
demande qu'à me dégourdir.
LA REINE, montrant les colonnes.
Tu iras avec ton maître, pour donner ces cœurs à
tous ceux qui en manquent.
DOMINIQUE.
Volontiers ! (H considère les cœurs suspendus et se gratte l'oreille.)
Mais... vu la quantité, nous allons avoir une cargaison
d'une lourdeur. . . ! •
LA REINE.
Non! regarde. (Lcs cœurs se rapetissent à la dimension d'une noix.
Une surface dorée les enveloppe.)
DOMINIQUE.
Oh ! que c'est drôle ! comme c'est drôle ! Pas de
paresse ! grimpons-y ! Çl\ va pour monter à la colonne de gauche au
premier plan.)
NEUVIÈME TABLEAU. — SCÈNE IV. 334
LA REINE.
Non I baisse-toi ! (Le chapiteau de la colonne à gauche et celui de la
colonne à droite, s'entr'ouvrant, laissent tomber une pluie de cœurs.)
DOMINIQUE, les ramassant.
On dirait vraiment des bonbons de sucre 1
LA REINE.
Ils n'en seront que plus faciles à prendre . (a paui, qui
reste immobile au pied de la colonne de droite.) QuC fais-tU dOUC ? Tu
restes là?
PAUL, à part, murmurant.
Et je la perds au moment de ma victoire, quand
tout semblait fini et que je croyais enfin la tenir 1
JEANNE, suppliant.
Oh! ne sois pas désespéré... Va-t'en, si tu m'aimes.
Tu ne connais pas le destin. Fais ce qu'elle ordonne,
tout de suite, tout de suite !
DOMINIQUE.
Allons! mon pauvre maître, encore un petit voyage,
le dernier 1
Paul étend son manteau et reçoit des cœurs pendant que Dominique en bourre
ses poches.
LA REINE, montrant l'horizon.
Va maintenant I
PAUL, se tournant vers Jeanne pour l'embrasser.
Jeanne I
33Î LE CHATEAU DES CŒURS.
LÀ REINE, l'écartant d'an geste.
Nonl à ton devoir! le sien est accompli sur la terre.
Je la transporte dans des régions où elle attendra,
pour vous retrouver, que ta vertu t'ait fait digne de
son amour.
Paul et Dominique remontent yers le fond et gravissent l'escalier en ruines
en trébuchant parmi les pierres.
Adieu I
Adieu !
JEANNE.
PAUL, de loin.
Dominique se retourne pour envoyer un baiser. Tous les chapiteaux de toutes les
colonnes s'entr' ouvrent et laissent tomber un ruisseau de cœurs d'or. Bo mémo
temps, des deux cdtés, les féos envahissent la scène en tourbillonnant et re-
cueillent les cœurs dans le pan de leurs robes. — * Au premier plan, Jeanne,
émue, est restée avec la reine qui lui tient la main. — On aperçoit Paul et Do-
minique à l'extrême horixoo.
DIXIÈME TABLEAU
LA FÊTE DU PAYS
Un beaa parc dans les environs de Paris, chez le banquier Kloekher. Des doux eûtes
de la scène il y a de grands arbres et des arbustes. — Au fond un petit mur
soutenant une terrasse, avec un escalier do pierre au milieu. Sur chaque marche
de l'escalier, aux deux bouts, un rase de fleurs. D'autres vases sont alignés sur
la dalle du mur. An delà, on aperçoit la campagne avec Paris dans l'éloignement.
Le milieu de la scène se trouve occupé par une pelouse de gazon.
SCÈNE PREMIÈRE.
MONSIEUR ET MADAME KLOEKHER, LETOUR-
NEUX, ALFRED DE GISY, ONÉSIME DUBOIS.
MAGARET, COLOMBEL. BOUVIGNARD, Invités,
Messieurs et Dames, tous en élégants costumes d'été.
C'est le soir. An lever du rideau les invités arrivent par la gauche et se répandent
sur la scène, li"*^ Kloekher donnant le bras à Alfred. Bouvignard se précipite
à droite, seul, à l'écart, et tire de sa poche une petite cruche de faïence, envelop-
pée dans son mouchoir, qu'il découvre et se met à contempler.
MADAME KLOEKHER, respirant largement.
Enfin, ici, on respire! car cette fête du pays, avec
ses trompettes et sa grosse caisse, nous a ennuyés si
fort durant le diner...
334 LE CHATEAU DES CŒURS.
MONSIEUR KLOEKHER.
Ah 1 voilà! Le jour qu'on choisit pour recevoir ses
amis, messieurs les gens du peuple s*amusent!
LETOURNEUX.
Si au moins dans leurs divertissements ils respec-
taient la morale !
MAGARET.
Puis, ils viendront crier misère à la porte de notre
usine...
COLOMBEL.
Et il faudra les recevoir dans les hôpitaux, où Ton
perd à les soigner un temps...
Il sort.
LETOURNEUX, gaiement.
Et dire que de vieux camarades comme nous ont
été sur le point de se fâcher, mon. pauvre Kloekher I
KLOEKHER.
Gomment sur le point? Nous étions furieux I eu rit)
Haï ha!
LETOURNEUX, riant.
À propos de quoi, je vous le demande? Pour ce
petit monsieur Paul.
ËLOEKHER, avec une colère concentrée.
L'intrigant!
ALFRED, hanttant let épaulet.
Un fou!...
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE 1. 335
MADAME KLOERHER.
Un véritable drôle ! (Elle s'assoit sur le banc à gaucho. Alfred sr
metprôt d'elle.)
KLOEKHER.
Sait-on au moins ce qu'il est devenu?
ALFRED.
Non! Sombré.
MADAME KLOEKHER.
Vous ne pleurez pas, Onésime, vous, son ami?
ONÉSIME.
Moi, madame! jamais de la vie, je vous jure.
MADAME KLOEKHER, riant.
C'eût été fort beau, cependant, que de le voir la
semaine prochaine, à vos côtés, comme témoin de
votre mariage.
KLOEKHER.
Eh ! mon Dieu, ne causons plus de ce misérable I
Si nous faisions quelques pas, Letourneux, hein, pour
régler les bases de notre opération?...
LETOURNEUX.
Avec plaisir !
Letoameoz et Kloekher se mettent i se promener da haut en bas do la scène.
MADAME KLOEKHER, i Onésime.
On la dit une excellente personne, votre fiancée?
ONÉSIME.
Elle n'est point d'une beauté... extraordinaire.
Mais... il y a d'autres avantages.
336 LE CHATEAU DES CŒURS.
MAGARET, à Onéiime.
Qu*a-i-il donc, Bouvignard? Il semble absorbé dans
une contemplation...
Ils Tont i lui.
BOUVIGNARD, à Onésime.
Vous qui êtes artiste, examinez-moi celai Quels
filets! quel émail! (onésime veut prendre le pot.) Prencz garde!
Non! je vais vous le démontrer moi-même.
Bouvignard, ÛDésime et Macaret restent debout à examiner le pot que Bouvignard
leur montre sur toutes les faces. W* Kloekher est assise sur le banc à gauche
avec Alfred. Lctourneux et Kloekher se promènent de haut en bas.
MADAME KLOEKHER, à demi-voix.
Ainsi c'est convenu? je recevrai pour samedi mon
invitation chez madame la comtesse de Trémanville ?
ALFRED.
Et pour tous ses autres samedis. (Kloekher et Letoomeux
pas&octoc gesticulant.) Ma taute s'est fait prier, je vous l'avoue.
La différence des mondes, des quartiers, je veux dire.. .
(A part.) Attrape, ma petite bourgeoise!
MADAME KLOEKHER.
Oh ! merci ! et il ne faudra plus me faire des ter-
reurs, comme l'autre jour.
ALFRED.
Non I non ! bien sûr ! C'est que j'avais perdu la tête,
à propos de rien; tout s'est arrangé. Je vous adore,
ErïieStine I (Montrant Kloekher qui repasse.) VoUS lui parlerez dC
moi, n'est-ce pas, comme d'un homme entièrement à
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE IL 337
lui, prêt à toutes les démarches, et auquel il pourrait,
dans son intérêt même , confier ses affaires... les plus
capitales.
MADAME KLOEKHER.
Sans doute, mon ami !
ALFRED, à part.
Si elle ne s'y met pas, dans huit jours la Belgique!
MAGARET.
Et vous avez acheté cela...?
BOUVIGNARD.
Quatre-vingts francs I — pas un sou de plus, —
ici dans un cabaret, à côté !
On entend an bruit de trompettes et de grosse caisse.
MADAME KLOERHER, se levant.
Encore! mais c'est intolérable, monsieur Kloekher;
il faudrait se plaindre à Tautorité.
Le bruit redouble; il s'y môle des cris d'enthousiasme et comme le brouhaha
d'une foule.
SCENE IL
Les Précédents, GOLOMBEL rentrant.
GOLOMBEL.
Savez-vous qu'il y a là sur la place, au milieu des
boutiques, quelque chose de fort original, d'extraor-
22
338 LE CHATEAU DES CŒURS.
dinaire, une chose très amusante, ma parole I J'ai vu
bien des saltimbanques, mais aucun de pareil à
celui-là. Un homme qui vend des cœurs pour un sou !
ALFRED.
Ce n'est pas cher !
UNE DAME.
Oh ! non, mais curieux.
UN INVITÉ.
On ferait peut-être bien de voir... Qui sait?
UN AUTRE.
Quand ce ne serait que pour entendre le boniment.
MAGARET.
Ces gaillards-là quelquefois vous ont une verve!...
Les invités ontouront M>>m Kloekher.
MADAME RLOERHER.
Je ne sais si je dois?... Est-ce un homme que l'on
puisse faire venir, docteur?
COLOMBEL.
Oh! pour vous, certainement non, belle dame; il
n'en est nul besoin. Mais, quant à nous autres, à qui
vous avez pris tous nos cœurs...
KLOEKHER, to disposant A sorUr.
Bah ! ... à la campagne I . . . Je vais l'appeler !
LES INVITÉS.
Bien ! .. . Bravo ! ... c'est une idée !
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 330
COLOMBE L remonte de quelques pas, en faisant un signe à droite.
Entrez I — Je me suis permis, en qualité de
médecin, de vous donner cette petite surprise, mes-
dames.
SCÈNE III.
Les Précédents, PAUL, ayec de longs cheveux bUncs, une harbo
blanche et une vaste robe do velours noir qui l'enveloppe complète-
ment. DOMINIQUE le suit, habillé en Chinois, et portant sur
son dos une grosso caisse et un sac do peau rouge, à la main un petit
pliant.
Ils s'arrêtent, au milieu, sur le gazon. — Dominique place le sac sur le pliant.
LES DAMES.
Oh ! ça va être gentil ! Ça m'amuse déjà, moi ;
j'aime les escamoteurs.
MADAME KLOEKHER.
Vous faut-il une table pour exécuter vçs tours?
PAUL.
Merci, madame, je ne fais pas de tours. Ma mission
est plus haute. C'est votre amélioration morale, votre
salut que je demande. Je suis chargé par les fées de
vous remettre vos cœurs.
LES INVITÉS.
Gomment, nos cœurs ?
ALFRED.
Il est poli, le Noslradamus!
340 LE CHÂTEAU DES COEURS.
PAUL.
Eh ! il ne s'agit pas de politesse ; je parle sérieuse-
ment, croyez-moi.
LES INVITÉS, riant
Très drôle ! très drôle !
COLOMBEL, à Mne Kloekber.
Quand je vous disais qu*il est parfait I
DOMINIQUE, après avoir vidé sur le pliant le tac plein de bonbons dorés.
Eh bien ! messieurs, qui vous empêche...? Voyons,
mesdames, un peu de courage!... C'est joli, sucré,
hygiénique 1
COLOMBEL.
Il s*exprime en bons termes, ce Chinois qui vient
de Paris.
DOMINIQUE.
Non, monsieur, nous arrivons de Pipempohé...
(caressant ta moutUche) OÙ la SUltaUC UOUS a fait ICS OffrCS leS
plus avantageuses !
LES INVITÉS, riant.
Pipempohé I... la sultane I...
PAUL.
Oui! et c'est ensuite que je les ai conquis moi-même
dans la forteresse des gnomes.
LES INVITÉS.
Les gnomes I... Il est d'un sérieux!...
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 344
ONÉSIME.
Laissez-le donc continuer.
PAUL.
Mais j'ai fini 1... Je vous répète encore une fois que
je dois, d'après l'ordre des fées, vous remettre vos
cœurs 1
DOMINIQUE, tapant tur la grotie caitse à tour de bras.
Des cœurs! des cœurs! des cœurs! prenez des
cœurs !
PAUL, l'arrMant.
Tais-toi! (joignant les mains d'un air suppliant.) Ah ! C'CSt daUS
votre intérêt, je vous le jure. Prenez ! Hâtez-vous !
UNE DAME, s'avançant.
Gela se mange?
MADAME KLOEKHER.
N'y touchez pas ! Quelque drogue, sans doute.
ONÉSIME.
Tant pis! Je me risque!... Allons, père Bouvi-
gnard, je vous en paye un! — Faites comme moi!
Il donne nne pièce do monnaie et se met à croquer un bonbon, comme Bouvignard.
■
UNE DAME, à demi-yoiz.
Ces artistes!... toujours singuliers!
COLOMBEL, tout en payant et prenant un cœur.
Il faut bien que je donne l'exemple aussi, moi qui
l'ai amené, ce farceur-là.
342 LB CHATEAU DES CŒURS.
ONÉ SI ME, M frappant le front.
Malheureux ! où est-elle ?
MADAME KLOEKHER.
Qui donc?
ONÉSIME.
Clémence I
MADAME KLOEKHER, bas.
Y pensez-vous? devant le monde!... Votre ma-
riage!...
ONÉSIME.
Plus de mariage I (u tort on criant.) Clémence ! Clé-
mence I...
BOUVIGNARD, élevant la iroix.
Mais quelle stupidité que de prodiguer son argent
à de pareils bibelots I (II jette son pot, qui se brise par terre.) Âh !
ça soulage!... et je vais vendre toute ma collection
pour doter ma pauvre fille 1
COLOMBE L, se parlant à Ini-môme en se promenant.
Pour l'achat du terrain, un million, je le donne ! —
Et, quant au reste, avec des souscriptions particulières
et en s'adressant au gouvernement, j'arriverai à fon-
der mon hôpital! (Voyant qu'on le regarde.) Oui, messicurs, j'y
consacrerai ma fortune, mon temps, ma science, tous
mes efforts. Les services seront dirigés par de véri-
tables savants ; les salles tapissées en aubusson, les
lits en acajou. Je veux, diable m'emporte!...
^ LES INVITÉS, inrpris.
Eh bien I eh bien ! . . .
DIXIÈME TABLEAU. - SCÈNE III. 343
LETOURNEUX.
Il y a là dedans quelque chose qui monte au cer-
veau.
PAUL. .
Prenez donc !... Je ne les vends plus, je les donne!
MACARET.
A ce prix-là... D'ailleurs je ne vois pas Tintérôt
qu'il aurait...
Il avale un bonbon.
PAUL, à Alfred.
Et vous, monsieur, auriez-vous peur, quand les
autres...?
ALFRED.
Moi! peur!... Allons donc! J'en demande deux!
Il en prend deux et en mange un.
MADAME KLOEKHER.
Vous aussi?...
ALFRED, à voix basBC. «
Mais c'est excellent! plus sucré que du miel et
suave comme un baiser ! Partagez enfin la passion qui
me torture! Quoi que j'aie pu dire, elle est nouvelle.
Quittons cette horrible existence! Fuyons bien loin
sur quelque plage inconnue, au fond des bois, dans
un désert! n'importe où, pourvu que nous soyons
seuls tous les deux à savourer le bonheur de vous
chérir.
Il porte le bonbon aux lèvres de Mme Kloekher, qui l'avale.
344 LE CHATEAU DES CŒURS.
MADAME KLOEKHER aussitôt baisse ion Toile et vient prendre le bras
de ton mari affectueusement.
Alphonse, mon ami?
KLOEKHER.
Hein? Quoi?
MADAME KLOEKHER.
Ce monde m'ennuie... Nous sommes si bien dans
notre petite intimité... Je t*aime!
KLOEKHER, à part.
Ma femme qui m'aime maintenant ! . . . Elle a perdu
la tête !
MACARET, dans le coin de droite, sanglotant.
Oh! oh! mon Dieu!... Ohl ohl mon Dieu!...
Oh! oh!
KLOEKHER.
Qu'avez-vous donc, vous?
MACARET, sans lai répondre.
Ohl oh!... tant de jours perdus!... oh! oh!...
comme Titus !
Les ioTités, qui peu à pea ont pris des cœurs, s'empressent autour de Paul
de plus en plus.
DOMINIQUE, bas à Paul.
Ça va bien I
PAUL, bas.
Non ! . . . Comme il en reste ! Dominique !
Dominique fteppe sur sa caisse.
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 345
PAUL, avec impatience.
Allons ! allons donc I
KLOEKHER, irrité.
Eh I la farce est trop longae ! . . . le monde en a
assez... Laissez-nous I
PAUL.
Vous n'en avez pas, vous, Alphonse-Jean-Baptiste-
Isidore Kloekher !
KLOEKHER.
Insolent I Qui t'a dit mes noms ?
PAUL.
Je les sais !
KLOEKHER et LETOURNEUX.
A la porte ! A la porte !
PAUL.
Pas avant que tu n'aies pris ce cœur.
KLOEKHER.
Moi!
PAUL.
Je vous en conjure !
KLOEKHER.
Mais c'est une indignité I
paiJl.
Je te l'ordonne!
346 LE CHATEAU DES CŒURS.
KLOEKHER reste quelque tempt abatourdi, pAle do colère; pais,
avec une pose majestueuse.
De (|1161 droit? (Paul, sans lui répondre, arrache d'un seul mouvement
sa barbe et ses cheveux blancs, ainsi que sa longue robe de velours noir. Kloekher
lève les bras, épouvanté, comme à la vue d'un spectre, en s'écriant :)
Lui!
MADAME KLOEKHER, pressant délicatement le bras do son mari,
et le lui montrant, avec une voix douce.
Monsieur Paull
LETOURNEUX, se mordant le pouce et détournant la tête.
Paul de Damvilliersl...
UNE DAME.
Âh ! la bonne surprise I
COLOMBEL.
Cet excellent jeune homme I
ALFRED, venant lui presser la main.
Cher ami !
Tous les invités viennent ou lui serrer la main ou l'entourer.
KLOEKHER, i part.
Mon Dieu!... tout le monde pour lui!... S'il allait
parler!... (étendant la main.) Jo veux bien.
Il avale un cœur.
DOMINIQUE, à part.
Allons donc!
KLOEKHER, d'une voix entrecoupée.
Tiens! tiens!... Mais... qu'est-ce que j'ai donc?...
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE III. 347
Ahl j'oubliais I Ces pauvres gens que j'ai fait avant-hier
enfermer à Glichy. (S'adressant à une dame.) François I... (A un
monsieur.) Pierre, délivrez-les. Qu'on y coure!
LETOURNEUX, t'approchant avec inquiétude.
Mon ami I
KLOEKHER.
Et ce brave inventeur à qui j'ai refusé... vingt mille
francs tout de suite I Nous verrons après! mon cais-
sier!
LETOURNEUX.
Mais vous n'y pensez pas, Kloekher.
KLOEKHER.
Laissez-moi, vous! (Letoumeuz fait un geste de stupéfaction et do
piué.) Je suis heureux... oui, — écoutez tous ! — heureux
de vous avoir là, réunis, pour être témoins d'un acte
de... de haute justice... non ! (bas) de confiance! Il s'agit
d'une restitution! — qu'est-ce que je dis donc là! —
d'un dépôt sacré!... (Se frappant la poitrine à doux poings.) Imbé-
cile!... oui, tant pis l... je dis bien!... sa... sa... sacré!
PAUL, fièrement.
Je ne suis pas venu pour cela, monsieur !
KLOEKHER.
N'importe, jeune homme ! Je profite de l'occasion.
C'est un fardeau qu'on m'enlève, et, dès ce soir...
(lui serrant la main) paS pluS tard! (Le bruit do lafôte villageoise redouble
au dehors.) Âh ! commc ça fait plaisir d'entendre cette
gaieté populaire ! Eh ! ce serait doubler notre bonheur
348 LE CHATEAU DES CCEUUS.
que de le partager avec eux. Les pauvres gens ! ils
n'ont pas déjà tant de joie tout le long de Tannée!...
(Criant.) Débouchez le Champagne 1 Qu*on les fasse entrer!
Ouvrez tout ! . . . Ah ! le beau jour ! . . . (Tout le décor s'^cUin en
rose.) Je vois la vie en rose !... Quel beau jour I
SCENE lY.
Les Précédents, un flot de peupla où te trouve lo cabaretier.
LE PÈRE ET LA MÈRE THOMAS.
LA FOULE, criant.
Vive monsieur Kloekher ! Vive monsieur Kloekher!
KLOEKHER, à part.
Mon cœur déborde I
MACARET, dans ion coin, sanglotant.
Âhl ah! bien touchant! bien touchant!
DOMINIQUE, tapant sur la caisse.
Dépêchez-vous ! Suivez la foule ! Enlevez le reste !
La multitude tourbillonne autour de Paul et de Dominique. — Trois valets on grande
livrée apportent des paniers pleins de vin de Champagne. — Kloekher en fait
sauter le bouchon, et, suivi par un domestique, il se précipite de groupe en groupe
et verse à boire.
KLOEKHER.
Sablez I sablez! sablez!
Le décor, tout rose maintenant, s'éclaire do plus en plus, jusqu'à la fin du tableau.
Des fleurs lumineuses, pareilles à de grandes tulipes et i des tournesols, s'épa-
nouissent dans les arbres. Les raisins dune vigne, serpentant autour d'un chêne,
deviennent des grenats; les feuilles d'un tremble se changent en argent; et tous
les arbres et tous les arbustes, selon leur essence particulière, prennent différents
feuillages en pierres précieuses. — Tout le monde s'embrasse, saute de joie,
applaudit. Le père et la mère Thomas envoient^es baisers à leur fils.
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE lY. 349
DOMINIQUE, à ^aul.
Eh bien I Tout est fini, mon bon maître, plus rien
dans le sac I Amusons-nous, comme les autres.
PAUL, lentement et bas, en prenant sur le pliant un cœur et le tenant
entre tes doigts.
Mais il y en a encore un, Dominique!
DOMINIQUE, le lui prenant vivement.
Ah! ce ne sera pas long! ça me connaît! (a un monsieur.)
Vous, là-bas, monsieur?
LE MONSIEUR.
J*en ai pris !
DOMINIQUE, à une dame.
Et vous, madame ?
LA DAME.
Moi aussi!
DOMINIQUE.
Voyons ! ... le dernier 1
UNE PERSONNE.
Nous en avoq^ tous.
LA FOULE.
Tous I tous I
PAUL, A demi-Toiz.
Mais ce serait épouvantable I C'est impossible !
DOMINIQUE, bas et d'une voix effrayée, en montrant le cœur,
qui peu A peu grossit démesurément.
Mallrel maître! conmie il grandit!... comme il
s'enfle I
330 LE CHATEAU DES COEURS.
LETOURNEUX, survenant tout à coup derrière Paul et lui frappant
sur l'épaule.
Vous voudriez bien me le faire gober, celui-là ?
PAUL.
Oui, ouil... Pardon pour ce que je vous ai fait.
(Montrant le cœur.) Prcncz-le ! C'cst la paix dc la conscience,
le pouvoir du bien, l'intelligence de tout ce qui est
beau; le moyen de comprendre à la fois l'humanité, la
nature et Dieu! (Letoumeux sourit ironiquement, sans bouger.) MaiS
qui êtes-vous donc, pour rester insensible dans l'allé-
gresse de tous? Dans quelle pierre êtes-vous taillé?
Vous n'avez donc jamais aimé quelque chose, quel-
qu'un? Vous n'avez donc rêvé jamais au bonheur de
la posséder, au désespoir de le perdre? Ah! s'il ne
fallait, pour vous convaincre, que verser mon sang,
retourner à l'autre bout du monde, vous servir en
esclave! Un peu de pitié! grâce! attendrissez-vous!...
Prenez-le !
LETOURNEUX.
Merci, ça gêne trop !
PAUL.
Adieu, Jeanne!... Oh! je suis maudit!... Je t'ai
perdue I . . . (Lo peut mur do la terrasse s'est levé et l'escalier, devenu d'argent,
a grandi. De chacun des vases de fleurs posés sur les marches est sojrtie une femme.
Elles étendent leurs bras sur les épaules les unes des autres, de sorte que l'escalier
semble avoir pour rampe une longue file de femmes vêtues de perles. On distingue
en haut, enveloppée dans les nuages et sous les teintes laiteuses d'un clair de lune,
la base du palais des fées, couleur de nacre. Jeanne est en avant, sur la plate-forme,
au sommet de l'escalier. — Paul, en se retournant pour suivre du regard Letoameux
qui s*éloigne, l'aperçoit, s'écrie :) JcanUC ! . . . (et escalade, en courant, rescalier.
— Pendant qu'il monte, son habillement disparaît pour un costume d'apothéose, tout
DIXIÈME TABLEAU. — SCÈNE IV. 35<
en blanc, long manteau. Chaque marche, à mesure qu'il monte, exhale un son d'har-
monica : succession de toutes les notes de la gamme. — Au moment oà il va ouvrir
les bras pour serrer Jeanne, la reine des fées apparaît auprès d'elle, avec toutes les
fées, qui. sont un peu en arrière, à sa droite et à sa gauche ; sur le péristyle du
temple, lequel est maintenant plus éclairé, Paul s'arrête et recule.) "-— J6 II 0S6
avancer, ô reine! ma mission n'est pas finie. J*ai laissé
le mal sur la terre.
LÀ REINE.
11 lui en faut toujours un peu! Tu n*en as pas moins
mérité ta récompense. Soyez heureux dans l'immor-
talité !
DOMINIQUE, tenant le cœur dans ses mains et le pied
sur U première marche de l'escalier.
Eh bien, et moi? et moi? qu'est-ce que je vais
devenir avec cette charge-là ?
LA REINE.
Valet de cœur, surveille ceux qui trichent, console
ceux qui perdent I
Dominique est changé en valet do cœur. — Le cœur se placo dans l'air, à sa gauche,
sur un carré blanc , fait à sa taille , et qui lui sert de fond , tandis qu'une
longue banderole se déploie dans les airs, portant, écrits en lettres lumineuses,
ces mots :
LA VERTU ÉTANT RÉCOMPENSÉE, ON N'A RIEN A DIRE I
TABLE
Pages.
Le Candidat 1
Lr Château des Coeurs 157
Pftris. — Imp. A. Qnantln, 7, nu Solnt-Benolt.