OEUVRES COMPLÈTES
DE
A. F. OZANAM
AVEC
UNE PRÉFACE PAR M. AMPÈRE
de TAcadémie française
TROISIÈME ÉDITION
TOME TROISIÈME
ÉTUDES GERMANIQUES
I
L^S GEflMAIN^ AVANT LIB CHRISTIANI^MJE:
#
PARIS, — IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE b'eRFURTH, i.
LES
GERMAINS
AVANT
LE CHRISTIANISME
RECHERCHES SUR LES ORIGINES, LES TRADITIONS, LES INSTITUTIONS
DES PEUPLES GERMANIQUES,
ET SUR LEUR ÉTABLISSEMENT DANS l'eMPIRE ROMAIN
A. F. OZANAM
PROFESSEUR DE LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE JACQUES LEGOFF|lE
ANCIENNE MAISON PERISSE FRÈRES DE PARIS
LECOFFRE FILS ET C'% SUCCESSEURS
RUE BONAPARTE, 90
1872
PRÉFACE
Toute la société française repose sur trois
fondements : le christianisme, la civilisation
romaine, et l'établissement des Barbares. Ce
sont les trois sujets d'étude auxquels il ne
faut pas se lasser de revenir dès qu'on veut
s'expliquer le droit public du pays, ses mœurs^
sa littérature. Mais il n'est pas facile d'ignorer
le christianisme; il remplit le présent comme
le passé, et force les plus indifférents à s'oc-
cuper de lui. L'antiquité romaine a laissé des-
monuments qui se défendent de l'oubli par
leur grandeur et leur beauté. Les barbares, au
contraire, n'ont que des chroniques arides et
des codes incomplets ; et ce peu qu'ils nous
apprennent ne commence qu'après l'invasion,
c'est-à-dire quand ils sortent de la barbarie.
C'est aussi l'époque où s'arrêtent la plupart
ET, GER5r. I. 1
'4
2 PRÉFACE.
de ceux qui ont porté la lumière dans les pre-
miers siècles de notre histoire; et, avec une
louable réserve, ils se sont contentés d'étudier
les institutions des Francs, des Goths , des
Burgondes, depuis l'entrée de ces peuples dans
la société chrétienne. A cet égard, il ne reste
rien à faire après les leçons de M. Guizot, après
les travaux de M. Thierry, de M. Guérard, de
M. Naudet, de M. Pardessus, de M. Laboulaye
et de plusieurs autres que je ne puis nommer,
mais qu'assurément personne n'oubhe.
Toutefois , depuis trente ans , les recher-
ches qu'on ne devait point commencer en
France, dans un pays tout romain par ses
souvenirs, ont tenté la curiosité des Allemands,
ces héritiers directs des Germains. Ils ont en-
trepris de s'enfoncer au delà du siècle des in-
vasions, de pénétrer dans les traditions ger-
maniques avant le temps où elles s'altèrent par
le désordre de la conquête et par le commerce
de l'étranger, de rétablir l'histoire des peuples
du Nord à une époque qui n'eut pas d'histo-
riens, et de les suivre assez loin pour savoir
enfin d'où ils vinrent, et par quels liens ils
tiennent au reste de la race humaine. Des
études si graves, et qui semblent vouloir tant
de calme, naquirent cependant de l'agitation
publique et de la guerre* Ce fut en 1812, dans
cette sanglante année, que deux jeunes gensj
PRÉFACE. 3
les frères Grimm, découvrirent dans un ma-
nuscrit de la bibliothèque de Cassel, le poëme
de Hildehrand et Habehrand. L'Allemagne
applaudit à la publication de ce chant, où
éclatait le génie libre et guerrier de la barba-
rie. Le succès décida deux des plus belles yo-
cations littéraires de notre temps ; et les frè-
res Grimm ouvrirent ces fouilles qui devaient
produire la Grammaire allemande, la Mytho-
logie allemande, les Antiquités du droit alle-
mand, l'essai sur la Tradition héroïque, et
mettre à nu tout le fond des antiquités du
Nord (1).
Des travaux si heureusement conduits ne pou-
vaient rester isolés : toute l'Allemagne savante y
voulut mettre la main. Bopp rattacha les idio-
mes germaniques à la famille des langues indo-
européennes, dont il écrivait la grammaire
comparée. Gans, Phillips , Klenze, poussaient
l'analyse jusqu'aux derniers fondements du
droit allemand, et y montraient les mêmes
principes qui soutiennent toute la législation
de Rome, de la Grèce et de l'Inde. En Dane-
mark et en Suède, Rask et Geijer tiraient des
poëmes Scandinaves une lumière qui rejailHs-
sait sur tous les peuples du Nord. En Angle-
terre, Thorpe et Kemble reconnaissaient, dans
(1) M. Jacob Grimm vient de couronner ses travaux en publiant
V Histoire de la langue allemande.
4 PRÉFACE.
les premiers chants des poëtes anglo-saxons,
l'écho des traditions allemandes. De toutes
parts, de jeunes savants s'étaient mis à creu-
ser, le sol de la patrie germanique ; et, comme
ce paysan que Virgile représente labourant un
champ de bataille, ils admiraient les débris
glorieux qu'ils retrouvaient dans chaque sil-
lon, et les tombes des géants dont ils étaient
les fils :
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
Mais l'admiration a ses dangers : à la suite
des maîtres une école s'est formée, qui a fini
par ne rien voir que de gigantesque et de
plus qu'humain dans les mœurs de l'ancienne
Germanie. On a vanté la pureté deia race alle-
mande, quand, vierge comme ses forêts, elle
ne connaissait pas les vices de l'Europe civili-
sée. On n'a plus tari sur la supériorité de son
génie, sur la haute moralité de ses lois, sur la
profondeur philosophique de ses religions, qui
pouvaient la conduire aux plus hautes desti-
nées, si le christianisme et la civilisation la-
tine n'avaient détruit ces espérances. Ces
rêves ne sont point ceux d'un petit nombre
d'antiquaires fourvoyés : les esprits les plus
élevés ne s'en défendent pas toujours. On sait
avec quelle autorité les critiques prussiens,
PRÉFACE. 5
décidés à nous refuser l'inspiration poétique,
ont fait justice de Racine et de la Fontaine.
Il n'y a pas longtemps que Lassen, cet orien-
taliste consommé^ opposait, dans un éloquent
parallèle, le paganisme libéral des Germains
au dieu égoïste des Hébreux; et Gervinus,
l'historien de la poésie allemande, ne peut se
consoler de voir que la mansuétude catholique
lui a gâté ses belliqueux ancêtres (1).
Les découvertes historiques de TAllemagne
pouvaient donc se trouver compromises, aux
yeux de l'étranger, par l'usage qu'on en faisait.
D'ailleurs, les ouvrages de M. Grimm, excepté
la Grammaire^ où il y a beaucoup d'art et de
génie, étaient surtout des collections de docu-
ments bien choisis, qui attendaient leur em-
ploi. Les Allemands nous laissent volontiers
ce travail de rédaction, trop frivole pour eux.
En 1851, M. Fauriel inaugurait la chaire de
littérature étrangère par ces belles leçons, où
il éclairait d'un jour si nouveau les commen-
cements de la littérature provençale. C'est là
qu'il rencontrait le poëme barbare de Walther
d'Aquitaine^ et l'étude de cet épisode étrange
le conduisait à exposer toute la suite de l'épo-
pée germanique. En 1832, M. Ampère ouvrit
la brillante carrière de son enseignement, en
(1) Lassen, Indische Alterthumskunde, p. 415; Gervinus,
Geschichte der poetischen National- Littei^atur, p. 312.
6 PRÉFACE.
menant ses auditeurs aux sources encore peu
connues de la poésie Scandinave. On se rappelle
avec quel applaudissement il introduisit le
premier, dans la chaire classique, les chants
de l'Edda, les récits des Sagas, et tant de textes
curieux dont la barbarie éloquente étonnait
nos oreilles. D'un autre côté, M. Saint-Marc
Girardiuj après avoir analysé les institutions
de Fancienne Allemagne, la montrait pour
ainsi dire toute vivante dans la fable héroïque
des Nibelungen. En 1844, M. Lenormant
consacra vingt leçons d'un cours aussi atta-
chant que profond à éclaircir, par le témoi-
gnage de toute l'antiquité, l'origine des peuples
qui envahirent l'empire romain. Il ne faut pas
oublier non plus que les travaux de MM. Mar-
mier, Bergmann, Eichhoff, Edelestand du
Meril, ont achevé de naturaliser parmi nous
les vieilles langues et les vieilles littératures
du Nord. L'Allemagne ne peut plus nous ac-
cuser d'être restés indifférents à la découverte
de tant de trésors littéraires, qui sont aussi
notre patrimoine. Car, après tout, les recher-
ches dont il s'agit intéressent toute l'histoire
de France ; et rien n'importe plus que de sa-
voir enfin ce qu'étaient, avant leur conversion,
ces Francs, ces Bourguignons, ces Yisigoths,
ces Normands que nous appelons nos pères,
qui mirent leur épée au service de notre foi,
PRÉFACE. 7
leur liberté dans nos institutions, et leur génie
dans nos arts.
Les questions germaniques en sont là, as-
sez agitées déjà pour réveiller l'attention pu-
blique, encore assez neuves pour ne point la
fatiguer; assez éclairées par la discussion des
faits pqur qu'il y ait lieu de résumer et de
conclure. Peut-être me pardonnera-t-on d'en-
treprendre un travail si bien préparé, surtout
quand j'en trouve les premiers exemples dans
cette chaire de la Faculté des lettres, dont je
tiendrais à honneur de continuer les traditions.
Je me propose premièrement de mettre en
œuvre des matériaux choisis par des mains
plus sûres que les miennes, et de tirer, s'il se
peut, de ses ruines l'antique Germanie , en
rapprochant les l'estes de ses institutions et de
ses traditions ; en ranimant enfin ses vieux
peuples, en les accompagnant dans leurs mi-
grations et leurs conquêtes, jusqu'au moment
où le christianisme choisit les Francs pour
en faire les serviteurs préférés delà Providence
et les ouvriers principaux de la civilisation.
On ne trouvera pas ici cetle lente discussion
des documents, ces controverses épineuses,
mais nécessaires pour fonder une science. Il
s'agit de populariser une science déjà faite,
en poussant ses résultats jusqu'aux points où
ils intéressent par leur nouveauté et leur éten^
8 PRÉFACE.
due. Chez ces peuples, où Ton ne découvre
d'abord que des superstitions sanguinaires et
la passion de l'indépendance poussée jusqu'à
la guerre de tous contre tous, je crois recon-
naître des traits inattendus de puissance et de
grandeur. Je vois une doctrine religieuse rat-
tachée, par d'incontestables analogies, aux
plus fameuses religions de l'antiquité; des lois
qui sauvent les principes de la propriété, de
la famille, de la justice publique, et qui s'ac-
cordent en plus d'un point avec les lois de
Rome et de l'Orient ; des langues dont le Yoca-
bulaire et la grammaire attestent un singulier
travail de la pensée, en même temps qu'on y
démêle tous les signes d'une étroite parenté
avec le latin, le grec et le sanscrit; une poé-
sie enfin qui, sous des formes imparfaites, re-
produit l'inspiration, les procédés, et souvent
jusqu'aux fables de l'épopée classique. Partout
reparaissent les traces d'une tradition com-
mune aux peuples errants du Nord et aux
sociétés policées du Midi ; partout les restes
d'un ordre ancien anx prises avec l'esprit de
désordre et de destruction ; partout un état de
lutte qui est le propre de la barbarie.
Cette lutte de deux principes contraires,
qu'on découvre déjà dans les mœurs primi-
tives des Germains, éclate bien plus manifes-
tement en présence delà civilisation romaine.
PRÉFACEw 9
D'un côté, je trouve que Rome avait pénétré
plus profondément qu'on ne pense, non-seu-
lement dans le territoire, mais dans l'esprit
de ces peuples ; elle leur avait successivement
ouvert les rangs de ses armées, les frontières
de son empire, les portes de son sénat et de
ses écoles. Cet établissement pacifique des
barbares prépara la chute de Tempire, mais
l'adoucit. D'un autre côté, la domination des
Romains , compromise par l'avarice et la
cruauté, provoque d'abord la résistance d'une
partie des Germains, et ensuite leurs repré-
sailles. C'est la cause de ces irruptions vio-
lentes, dont les récits contemporains n'ont
point exagéré Thorreur. Je m'explique ainsi
les contradictions qui m' étonnaient d'abord
dans l'histoire des invasions ; et je reconnais,
non pas Fimpuissance, mais l'insuffisance du
génie romain pour faire l'éducation des peu-
ples du Nord.
Il est temps de montrer le (christianisme
achevant l'œuvre qui avait désespéré la politi-
tique des Césars. A mesure que Fancienne
Rome perd du terrain et des batailles, à me-
sure qu'elle use et qu'elle épuise contre les
barbares ses trésors, ses armées, tout ce qu'elle
avait de pouvoir, une autre Rome, toute spi-
rituelle, sans autre puissance que la pensée et
la parole, recommence la conquête, attend les
ET. GERM. I. 2
a:
40 PRÉFACE.
barbares à la frontièrepour les maîtriser quand
ils deviennent maîtres de tout, et pénètre en-
fin chez eux, au cœur de la Germanie, pour y
chercher les nations atlardées et récalcitrantes.
Pendant que les Goths, les Vandales, les Lom-
bards, passent à l'arianisme qui les perdra, la
foi s'empare du peuple franc ; dès ce moment,
les invasions ont trouvé leur barrière, et
l'empire romain ses successeurs. Je m'atta-
che à ce peuple, à la grandeur duquel tout
l'Occident travaille ; et, en étudiant chez lui la
civilisation chrétienne, je me trouve au point
d'où elle rayonne sur les Germains.
On sait trop peu l'histoire des missions qui
achevèrent la conversion des Francs, et, par
eux, celle des nations voisines. Dans ce combat
de cinq cents ans contre la barbarie, on au-
rait lieu d'admirer autant d'héroïsme et de
génie qu'aux plus beaux jours de l'Eglise pri-
mitive. Les Pères du quatrième siècle, dont
une voix éloquente vient de réveiller les sou-
venirs (1), n'eurent ni plus de courage à défier
les dangers, ni plus d'inspiration pour émou-
voir les peuples, ni plus de sagesse pour les
gouverner, que les missionnaires sans gloire
des temps mérovingiens, saint Colomban, saint
Éloi, saint Boniface. Un savant mémoire de
(1) Villemain, Trt&?eaM de Véloquence chrétienne au quatrième
siècle. Nouvelle édition, 1849.
PRÉFACE. 11
M. Mignet a commencé la répartition due à ces
hommes 9 dignes d'une postérité meilleure.
Son travail aurait arrêté le mien, s'il n'était du
nombre de ces écrits excellents qui inspirent
encore plus qu'ils n'apprennent (1). C'est ce
qui m'encourage à étudier de près la longue
éducation du peuple franc, les services de l'é-
pi scopat gallo-romain j les colonies monastiques
de l'Irlande et de l'Angleterre, dont on ne
connaissait assez ni le nombre, ni les lumières,
ni les bienfaits ; enfin Tinlervention du pou-
voir temporel en la personne de Charlemagne,
les bornes où il se contint comme réformateur
du clergé, et cette formidable guerre contre les
Saxons, dont j'ai tenté de mieux faire com-
prendre l'intérêt, le péril, et les fautes tardive-
ment réparées. Je m'arrête à la conversion des
Normands, au moment où, ces derniers venus
de l'invasion étant entrés dans la chrétienté,
le Nord n'a plus de barbares.
Il fallait suivre la conquête chrétienne jus-
qu'au bout, avant d'en considérer les effets
dans l'Eglise, dans l'Etat, dans les lettres.
Après tant de théologiens et de canonistes, je
n'avais ni la mission ni la hardiesse d'entre-
prendre l'examen détaillé des institutions ecclé-
siastiques. Il ne me restait qu'à saisir l'esprit
(1) Mignet, Comment l'ancienne Germanie entra dans la société
de V Europe civilisée.
12 PRÉFACE.
qui les anima, à voir comment il se produisit
par la hiérarchie, par la prédication, par le
culte: quelles résistances il eut à vaincre dans
la société et dans les âmes. Ce travail de
l'Eglise devait pénétrer la législation des peu-
ples nouveaux : ici les recherches de la science
moderne sont poussées à une profondeur où je
ne descendrai pas. Je ne m'engage pas à la suite
des maîtres dans les difficultés du droit civil,
et, m'attachant à une question de droit public
plus agitée que résolue, je remonte aux origi-
nes de la monarchie. La royauté sacerdotale et
guerrière des barbares demande un appui aux
institutions romaines, et va se perdre par une
restauration inintelHgente de l'antiqaité, lors-
que le christianisme la sauve en la sacrant.
J'essaye d'éclairer d'un jour nouveau cette
mémorable affaire de la translation de l'empire
aux Francs, d'opposer à la faiblesse de la réalité
la grandeur de l'idéal politique, poursuivi par
les docteurs, les publicistes, les poètes. Mais,
pendant que le christianisme restaure le pou-
voir, il lui fait des conditions qui sauveront la
liberté. Enfin, sans recommencer après d'excel-
lents critiques l'histoire des lettres aux temps
mérovingiens, je me réduis à un sujet restreint
mais nouveau, et je cherche la tradition litté-
raire dans les écoles, au moment où l'on a
coutume de croire que tout enseignement s'in-
PRÉFACE. 15
terrompt et que toute science s'éteint (1). Une
étude plus attentive du grammairien Virgile, en
me permettant de fixer sa date au commence-
ment du septième sièclCj me fait entrer dans le
secret des écoles de la décadence, qui vécu-
rent assez pour communiquer leur doctrine
aux monastères savants d'Irlande et d'Angle-
terre. C'est dans ces deux îles lointaines que
les barbares iront chercher l'initiation, comme
les anciens Grecs allaient la demander aux
prêtres de Samothrace. Toutefois IMtalie et
l'Espagne ne laissent pas mourir le feu sacré,
et la Gaule même en conserve les restes aux
plus mauvais jours, dans cette école du palais,
dont on avait injustement contesté Pexistence,
et qui reste ouverte depuis Théodebert jusqu'à
Pépin le Bref. Nous n'y trouverons pas le ber-
ceau de l'Université ; mais, quand Charlemagne
y donnera rendez-vous à tout ce que la chré-
tienté a de savant, nous verrons commencer
dans Factivité de ce grand règne tout le mouve-
ment intellectuel du moyen âge.
Comme je ne me suis point dissimulé les
difficultés de mon travail, je n'en méconnais pas
(1) Histoire littéraire de la France, par des bénédictins de la
congrégation de Saint-Maur.
Ampère, Histoire littéraire de la France.
Guizot, Histoire de la civilisation en France, 1. 1 et II.
14 PRÉFACE.
non plus les parties faibles. Je crains d'avoir
cédé à l'entraÎDeinent de conjectures hardies
qui promeltent la certitude là où la probabilité
est à peine possible, lorsque, décidé par des
autorités considérables, j'ai cru trouver des
Germains chez les Gètes, et déterminer exacte-
ment la première patrie des Scandinaves. Le
chapitre des Lois voulait plus de développe-
ment; et les conclusions en seraient moins
inattendues si l'on y arrivait par un chemin
plus long. Je pourrais multipHer ces aveux
d'une conscience inquiète, au moment de lais-
ser échapper l'œuvre de plusieurs années. Mais,
sachant qu'il y restera toujours assez de défauts
pour exercer l'indulgence des lecteurs, je pré-
vois seulement trois objections auxquelles je ne
puis me rendre, parce qu'elles détruiraient
d'un seul coup toute la suite de ces recherches,
en attaquant la méthode qu'on y a suivie et les
résultats où elle conduit.
On me reprochera d'abord d'avoir trop ac-
cordé aux barbares, et d'avoir fait servir à la
reconstruction d'une Germanie idéale des ma-
tériaux de tous les temps et de tous les
pays , textes des historiens classiques , ré-
cits des temps mérovingiens, lois des Francs,
des Saxons, des Lombards, chants épiques
do la Suède et de Flslande. Mais je n'ai ja-
mais méconnu la différence qu'il faut établir
PRÉFACE- 15
entre les Scandinaves et les peuples proprement
appelés Germains ; entre les tribus restées à
l'ombre de leurs forêts, dans une entière igno-
rance du genre humain, et les nations conqué-
rantes établies au milieu de la société romaine,
au centre de toutes les lumières et de toutes
les corruptions. Toutefois^ sans négliger les
différences, qui sont incontestables, on peut
s'attacher aux ressemblances, qui ne sont pas
moins instructives. Jamais, d'ailleurs, ces
rapprochements ne furent plus légitimes qu'en
s'appliquant à des peuples barbares, dont le
propre est de peu changer. Il n'y a de progrès
que chez les nations disciplinées et laborieuses.
L'Arabe de nos jours erre encore dans les
mêmes déserts qu'au temps d'Ismaël ; il se
dresse la même tente, s'abreuve au même puits.
Il met toujours sa gloire dans le nombre de ses
femmes, de ses esclaves et de ses troupeaux ;
ses mœurs sont encore le plus fidèle commen-
taire de la Genèse. De même, après avoir ras-
semblé les témoignages de tant d'époques
différentes, on reconnaît que les Scandinaves
du onzième siècle et les Saxons du neuvième,
comme tous les peuples allemands avant leur
entrée dans la société chrétienne, n'ont pas
une institution, pas une tradition considérable,
qui ne soit au moins en germe chez les Germains
de Tacite. Chaque parole de cet écrivain, qu'on
16 PRÉFACE.
ne médite pas assez, résume et justifie quel-
qu'une des découvertes qui font l'orgueil des
modernes. Pour moi, rien ne me rassure plus
que la pensée de ne m'être jamais écarté d'un
si grand maître ; et la plus flatteuse comme la
plus hardie de mes espérances serait que mon
travail pût servir de commentaire au livre de
la Germanie,
D'autres me blâmeront, au contraire, d'avoir
trop peu accordé à des peuples héroïques , et
d'avoir calomnié l'ancienne Germanie en trou-
vant dans sa religion le culte de la chair et
l'amour du sang, dans ses lois l'impuissance
d'une société impunément désobéie, dans ses
langues et dans ses chants poétiques le désor-
dre d'un génie qui ne se maîtrise pas. Surtout
on ne me pardonnera point d'avoir supposé
que Rome eût des leçons à donner aux hommes
du Nord, et d'avoir pris le parti d'Auguste et de
CharlemagnecontreArminiusetWittikind.Mais,
si c'est la thèse favorite de l'école teutonique de
nier ce que l'Allemagne dut à la ci vilisationlatine ,
et d'abjurer cette éducation commune qui fait
le lien de la famille européenne, c'est aux
Français, comme aux aînés de la famille, qu'il
appartient d'en conserver les titres.
Enfin, plusieurs trouveront que j'ai fait la
part trop grande au christianisme, soit quand
j'ai cru reconnaître la trace de ses plus an-
PRÉFACE. 17
ciennes traditions dans les^religions des Ger-
mainSj soit quand j'ai montré la barbarie de ces
peuples résistant à tous les efforts humains,
pour ne céder qu'à la toute-puissance de TE-
vangile. Ceux qui ne veulent pas de croyance
religieuse dans un travail scientifique m'accu-
seront de manquer d'indépendance ; mais je ne
sais rien de plus honorable qu'un tel reproche.
Je ne connais pas d'homme de cœur qui veuille
mettre la main à ce dur métier d'écrire sans
une conviction qui le domine, dont il dépende
par conséquent. Je n'aspire point à cette triste
indépendance , dont le propre serait de ne
rien croire et de ne rien aimer. Sans doute, il
ne convient pas de prodiguer les professions de
foi : mais qui donc aurait le courage de toucher
aux points les plus mystérieux de l'histoire,
de remonter à l'origine des peuples, de se don-
ner le spectacle de leurs religions, sans pren-
dre un parti sur les questions éternelles qu'elles
agitent? Et qui peut prendre un tel parti, sur-
tout dans un siècle de doute et de controverse,
sans que sa pensée en reste pleine et sa parole
émue ? On ne peut demander à l'écrivain que
deux choses : premièrement que sa conviction
soit libre et intelligente, et le christianisme
n'en veut pas d'autres : c'est l'adhésion rai-
sonnable que réclamait saint Paul. Seconde-
mentj que le désir de justifier une croyance
18 PRÉFACE.
n'entraîne pas à dénaturer les faits, à se payer
de témoignages douteux et de conséquences
prématurées. C'est le péril de ceux qui se met-
tent au service d'un système nouveau, d'une
opinion humaine, mal assurée de sa légitimité,
et pressée de trouver des preuves. Mais rien ne
presse les écrivains chrétiens : ils doivent avoir
trop de conhance dans la foi qu'ils professent,
pour croire qu'elle ait besoin d'eux ni de leurs
travaux. Rassurés sur ces questions suprêmes
de Dieu, de l'âme, de l'éternité, qui troublent
tant d'intelligences, ils doivent entrer dans la
science avec liberté et avec respect. Ils savent
qu'il n'est permis ni de négliger ni de dissi-
muler aucune vérité, si petite, si profane, si
embarrassante même qu'elle paraisse. Si leurs
recherches aboutissent à justifier un dogme
révélé, ils le constatent, non pour le besoin du
dogme, mais par amour du vrai. Et, s'il ne leur
est pas donné de lever les obstacles et de con-
duire la science jusqu'au point oii elle rencon-.
Irerait la foi, ils savent que d'autres la pousse-
ront plus loin; et ils prennent patience en
pensant que la route est longue, mais que Dieu
est au bout.
Ceux qui me suivront dans ces recherches
auront à parcourir une période d'environ mille
ans, la sixième partie et peut-être la plus labo-
rieuse de la vie du genre humain. Nous ferons ce
PRÉFACE. 19:
chemin avec lenteur, mais avec l'opiniâtre atta-
chement qu'on met à un grand spectacle. Nous
aurons beau nous enfoncer dans les forêts de la
Germanie, dans les obscurités d'un temps mal
connu, nos études ne seront pas si étrangères
qu'elles paraissent aux préoccupations du pré-
sent, à ses dangers, à ses espérances. Nous y
verrons la civilisation, dont nous sommes les
disciples, et au besoin les soldats, aux prises
avec la plus formidable révolution qui fut ja-
mais, avec l'invasion de ces révoltés, de ces
destructeurs de l'ancien monde, je veux dire
les barbares. Nous apprendrons à ne pas déses-
pérer de notre siècle en traversant des époques
plus menaçantes, où la violence sembla maî-
tresse de toutes choses, oii chaque effort pour
éclairer et constituer les peuples succombait
sous une nouvelle révolte de cet esprit de dé-
sordre qui méprisait la lumière et détestait la
loi. Assurés que la civilisation ne peut pas périr,
nous connaîtrons aussi comment elle peut vain-
cre, par la parole plus que par l'épée, et par
la charité autant que par la justice.
Je ne puis terminer cette Préface sans re-
mercier les savants qui m'ont assisté de leurs
encouragements et de leurs conseils. En les
nommant, je ne risque point de leur faire par-
tager la responsabilité de mes opinions et de
mes erreurs. Comment oublierais-je que la
20 [ PRÉFACE.
bienveillance du regrettable M. Fauriel m ou-
vrit la carrière de ces recherches et m'en apla-
nit les premières difficultés ? Et comment
tairais-je tout ce que j'ai dû aux obligeantes
communications de M. Victor le Clerc, de
M. Ch. Lenormant, de MM. Dœllinger et Phil-
lips, et surtout de M. Ampère, dont j'ai trouvé
l'érudition aussi inépuisable que l'amitié ?
LES
GERMAINS
AVANT LE CHRISTIANISME
PREMIÈRE PARTIE
LA GERMANIE AVANT LES ROMAINS
CHAPITRE PREMIER
ÉTENDUE DE LA GERMANIE. — ORIGINE DES GERMAINS.
La Germanie connue des Romains commençait La Germanie
au Rhin et s'étendait un peu plus loin que la Vis- des Rondins,
tule. Les vainqueurs du monde ne considéraient
pas sans inquiétude cette vaste contrée, qui cachait
dans ses forêts et dans ses marécages un peuple
belliqueux, suspendu comme une menace éter-
nelle sur leur empire. Cependant ils étaient loin
de connaître tout leur danger : derrière la Germa-
nie des Romains, j'en crois découvrir une autre,
22 CHAPITRE I.
dont ils ne surent jamais ni l'étendue ni les
forces.
Les Germains Gésar 3 Itaqua les populations germaniques par
et de Tacite, l'occident, du côlé du Rhin, c'est-à-dire du côté
où elles avaient leurs postes les plus avancés. Aussi,
quand il les rencontra sur les frontières de la
Gaule, ces bandes errantes, désorganisées par une
vie de hasard et de combats, montraient tous les
signes de la dernière barbarie : sans prêtres, sans
sacrifices, n'adorant que le soleil, la lune et le
feu, ne connaissant ni propriété, ni agriculture,
ni d'autre gloire que celle de détruire et de camper
en sûreté au milieu des déserls qu'elles avaient
faits. Ge furent les premiers Germains que l'on
connut à Rome, qu'on vit traîner dans les triom-
phes, jeter aux bêtes dans les amphithéâtres, et sur
lesquels on jugea tous les autres (1).
Les recherches de Tacite pénètrent plus avant.
Sur les deux rives du Rhin, il n'aperçoit d'abord
que les désordres des émigrations qui se succè-
dent; il voit les Bataves chassés, les Bructères
détruits par leurs voisins. Gependant il démêle
déjà dans celte race inquiète des caractères de
grandeur et de beauté, la pureté du sang, la sévé-
rité des mariages. Derrière les peuplades mobiles,
(1) C[csar, de Bello Gallico, Vf. C'est à cespeuples des frontières
qu'il faut restreindre la comparaison savante, mais trop générale
que M. Guizot établit entre les Germains et les sauvages du nouveau
monde. Histoire de la civilisation en France, t. I, leçon vu'.
ORIGINE DES GERMAINS. 23
il trouve des tribus attachées au sol par le travai
et la propriété ; il trouve des pouvoirs héréditaires,
des cultes publics. A. mesure qu'il s'enfonce vers
l'Orient, les sacerdoces sont plus honorés, les rois
mieux obéis, les nations plus nombreuses. Mais ses
renseignements s'arrêtent, comme les armées ro-
maines, au bord de l'Elbe; au delà il ne connaît
plus guère que des noms. Toutefois, parmi ces
noms, il en faut remarquer deux. Ce sont d'abord
les peuples que l'historien appelle GoUones, chez
lesquels on reconnaît une branche de la grande na-
tion des Goths. Les autres, qu'il nomme Suiones^
sont les aïeux des Suédois, de ces mêmes Scandi-
naves qui devaient faire un jour, par leurs pirate-
ries, la terreur de l'Europe. Il les représente déjà
comme des navigateurs redoutés, enrichis de butin,
vivant sous Tautorilé d'un roi et dans un com-
merce étroit avec les dieux, dont ils prétendaient
voir les têtes rayonnantes se montrer, au lever du
soleil, au-dessus des flot immobiles de la mer du
Nord (1). 7v
Ces deux nations, négligées par les historiens,
avaient pris soin de leur gloire ; elles avaient des
traditions.
Les Goths conservaient des chants épiques d'une Les coths.
(1) Tacite, de Germania, 29, 55; 4, 18 ; 58, 59, 40, 45, 44.
Geiger {Svea Rikes Hœfder, p. 80) reconnaît chez les Suiones de
Tacite le nom national des Suédois ; Svea, pluriel Svear, et Svi-
thiod, le peuple de Suède.
24 CHAPITRE I.
haute antiquité, qu'on récitait en s'accompagnant
de la harpe, et qui célébraient les conquêtes de la
nation et les grandes actions de ses héros. On y
voyait comment un dieu, adoré sous le nom de
Gaut, avait donné le jour à deux dynasties de rois,
les Amales et les Balthes, qui commandaient,
l'une aux tribus de l'est, l'autre à celles de l'ouest.
Du même sang divin descendait une caste d'hom-
mes nobles désignés dans leur langue par le titre
d'Anses, c'est-à-dire demi-dieux. On les reconnais-
sait à leurs longs cheveux, et c'était de leurs
rangs qu'on tirait les chefs de guerre et les prê-
tres. Les prêtres partageaient l'autorité souveraine;
ils avaient des lois écrites, des pompes solennelles,
où ils paraissaient couronnés de la tiare, condui-
sant leur idole sur un char de triomphe, au milieu
des adorations et des sacrifices (1). Les Goths vi-
vaient donc sous des institutions antiques, dans ce
respect du passé qui fait les grands peuples. Tout
le Nord, disaient- ils, était rempli du nom de
leurs ancêtres. D'un côté, ils se vantaient d'avoir
(1) Jornandes, de Rehus Geticis, cap. v : « Cantu majorum facta
modulationibus, citharisque canebant... Cap. xiv : Horum ergo ut
ipsi suis fahulis ferunt, primus fuit Gapt... Cap. xi : Jam proceres
suos quasi qui forluna vincebant, nonpuros homines sed semideos,
id est Anses, vocavere... » etc. Cf. Sozomène, Hist. eccL,
cap. xxxvji, ^o'avcv ècp' àpf^.aaoc^-/)? e'ctwç. Le témoignage de Jornan-
des, compromis par Fabus qu'on en a fait longtemps, me paraît
apprécié avec beaucoup de sagesse par Geijer, Svea Rikes Hœfder,
p. 96, qui attache un grand prix aux traditions recueillies dans
Histoire des Goths, sans méconnaître les erreurs qu y mêle l'éru-
dition indiscrète de l'historien.
ORIGINE DES GERMAINS. 25
occupé la Scandinavie et les bords de la mer Bal-
tique jusqu'à la Yistule ; et, en effet, trois siècles
avant l'ère chrétienne, le navigateur Pythéas ren-
contrait des Golhs {GoUones) sur ces rivages où l'on
recueillait l'ambre. Les géographes grecs et latins
les trouvent encore aux mêmes lieux; et le souve-
nir des anciens habitants s'est conservé dans la par-
tie de la Suède appelée aujourd'hui Gothland, le
pays des Goths (1). D'un autre côté, leurs armées
avaient pénétré jusqu'au delà du Danube; ils ,se
prétendaient les fondateurs du royaume des Gètes,
qui touchait aux frontières de la Macédoine, et qui
occupa l'attention des Grecs. Les Goths et les Gètes
sont en effet considérés comme une même race par
tous les écrivains qui les connurent depuis le troi-
sième jusqu'au sixième siècle. Les deux noms ont
la même racine et le même sens dans les langues
germaniques, et tous les caractères des deux peuples
s'accordent. Si tant d'analogies ne trompent pas,
il faut reconnaître en eux deux branches d'une
(1) Jornandes, cap. iv. Pline, Hist. nat , lib. XXXVII, cap. xi.
Pythéas : a Guttonibus, Germanise genti accoli, J]stuarium Oceani,
Mentonomonnomine, spatio sladiorum sex millium. » — Ptolémée :
p.ecep-êpiv(5c FcuTai y.al A!XU5ciwv£ç. — Pomponius Mêla : « Supra
Albin Codanus ingens sinus parvis magnisque insulis refertus est. »
Cf. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 105, 369. La tradition Scandi-
nave conservait le souvenir d'un temps où toute la Suède et le
Danemark portaient le nom de Gotland : Skalda, p, 195, et Geijer,
p. 430. Aujourd'hui ce nom se reconnaît encore dans les deux
provinces suédoises d'Ostrogothie et de Vestrogothie, dans l'île de
Gothland et la ville de Gothembourg,
ÉT. GERM. I.
26 CHAPITRE I.
même famille. Les Gètes, fixés au midi sous un
ciel plus doux, s'amollirent et cessèrent d'être
libres. Les Goths, établis au septentrion, y demeu-
rèrent inconnus et indomptés, jusqu'au temps où,
entraînés par le torrent des invasions, ils se jetèrent
sur le territoire de leurs frères, se confondirent
avec eux, et ne formèrent plus qu'une seule nation,
qui étonna d'abord le monde par le renversement
de l'empire romain, et ensuite par le respect
qu'elle montra pour ses ruines (1).
(1) Voici les témoignages qui établissent la parenté des Goths et .
des Gètes. Spartianus, m Caracalla : « Quod Gothi Getse dice-
rentur. » Dion Gassius avait écrit un livre intitulé Te-rucà, où il
traitait des premières invasions gothiques. Ces deux historiens sont
contemporains de l'apparition des Goths dans l'empire. — Aurclius
Victor, m Gratiano, appelle la Dacie et la Thrace : « Génitales
Golhorum. terras. » S. Jérôme, pra3fat. epist. ad Galatas : « Gothos
ab antiquis Getas vocatos esse. » Claudien, de Bello Getico, 30 :
, . . Gelicis Europa catervis — Ludibrio prgedaeve datur.
Rutilius, Itinerarium, 40 :
Perpessus Geticas ense vel igne manus.
Orose, 1, 16 ; « Modo autem Getse illi qui et nunc Gothi. » Phi-
lostorge donne aussi aux Goths le nom de Gètes ; et Procope
s'exprime clairement : « Nam Gothos aiunt gentem esse Geticam. »
[De Bello Gotfiico, 1, 25.) Ainsi la confusion des Goths et des
Gètes, tant reprochée à Jornandes, est admise par toute l'anti-
quité. Je sais qu'on objecte le passage de Strabon, selon lequel
les Grecs regardaient les Gètes comme des Thraces : Cl toivuv
i'>XXr,v£; Tcù; Tizct.; Q'Axa.i ÙTreXajj-êav&v. [Geogr., lib. VII) Mais,
sans m'arrêter à ce qu'il y a de dubitatif dans le langage de Stra-
bon, et do vague dans les notions des Grecs sur les peuples du
Nord, je ne vois point de difficulté à reconnaître des populations
germaniques en Thrace, puisque j'en retrouve sur le littoral du
Pont-Euxin. — En remontant à l'origine commune des deux noms,
on lit dans le dictionnaire Scandinave Ged, mens ; Gœti, ohsêrvare ;
ORIGINE DES GERMAINS. 27
Dans le voisinage des Goths vivaient les Scancli- ^ lçs
^ Scandinaves.
naves, resserrés d'abord dans un coin de la Suède,
mais destinés à couvrir un jour les îles danoises,
la côte de Norvège et les rochers de l'Islande. A
cette extrémité du monde, séparés dn reste des
hommes par lalongueur de leurs hivers, ils avaient
conservé des traditions plus fidèles. Voici ce que
leur enseignaient les récits des vieillards et les
chants des poètes : c< A l'Orient du Tanaïs, dans
un pays où l'on trouvait l'or et le vin, s'élevait
une ville sainte appelée Asgard, la ville des Ases.
Les dieux y avaient des temples et des sacrifices;
douze chefs, issus des dieux, présidaient aux choses
sacrées, et rendaient la justice au peuple. Le pre-
mier de tous était Odin, puissant par la science et
par les ai mes. 11 évoquait les morts : deux corbeaux
parcouraient l'univers pour lui en rapporter tous
les secrets; ses discours ravissaient les hommes,
ses enchantements calmaient les vents et les flots.
11 avait poussé au loin ses conquêtes ; il ne lui fal-
lait qu'une parole pour terrasser ses ennemis ;
l'imposition de ses mains sur la tête des guerriers
les rendait invincibles. Or, au temps où les géné-
raux de Rome menaçaient de mettre sous le joug
tous les peuples, il arriva que plusieurs chefs puis-
sants abandonnèrent leur pays : Odin connut alors
et Ton peut soupçonner une analogie radicale entre ces mots et le
sanscrit tchétas, mens, aiiimus. Les Gèles, les Goths, se seraient
ainsi nommés eux-mêmes le peuple intelligent.
28 CHAPITRE I.
par divination que sa race devait régner dans le
nord. Laissant donc le gouvernement d'Asgard à
ses deux frères, accompagné de prêtres et d'une
grande multitude de gens de guerre, il s'avança du
côté de l'Occident. Il traversa la contrée qui fut
depuis la Russie, occupa une partie de la Saxe, où
il établit plusieurs de ses enfants ; puis, tournant
vers le septentrion, il se "rendit maître des îles de
Fionie et de Seeland, passa en Suède et obtint de
ceux qui l'babitaient un terril oire au bord du lac
Mselar. C'est là qu'il fonda la ville deSigtuna, où il
remit en vigueur les lois des Ases, les règles des
funérailles, et les trois grands sacrifices de l'au-
tomne, de l'hiver et de l'été. Après ces travaux,
Odin mourut ; les Scandinaves le crurent retourné
dans l'ancienne cité d'Asgard, où les guerriers
morts par les armes devaient le rejoindre pour re-
vivre avec lui dans la Valhalla : ce nom signifie le
palais des élus (1). »
Assurément il y a dans ce récit plus de mytholo-
gie que d'histoire. Cependant on y retrouve les
(1) Yîiglinga^ saga, cap. i, v, vi, -vu, viii, x. Dans VEdday les
Ases sont représentés buvant , le vin et forgeant l'or. Je dois à
M. Ampère cette observation, qui m'aide à fixer leur premier
séjour. Odin est appelé dans VEdda Gauti, inveiitor, sagax. Dans
les généalogies anglo-saxonnes, je retrouve Geat ou Geta comme
le père d'Odin : « Geata quem Getam jamdudum pagani prodeo ve-
nerabantur. » — Geiger (p. 287) établit l'identité du gothiqueinz,
pluriel Anzeis, avec le Scandinave Ass. Les deux mots signifient
la maîtresse poutre, celle qui soutient le toit de l'édifice. Cette
figure hardie désigne bien les dieux et les héros, qui sont comme
les clefs de voûte de la société antique.
ORIGINE DES GERMAIINS. 29
Suédois (Suiones) de Tacite, et leur empire théo-
cratique. On y reconnaît un peuple de même race
que les Goths : ils ont les mêmes dieux, car Odin
prend aussi le nom de Gaut, et de part et d'autre le
nom d'Ase ou d'Anse est donné au chef d'une caste
sacerdotale et guerrière. On Voit ce peuple venir
de l'orient : on suit la trace d'une conquête dont
les indices se sont conservés chez les écrivains an-
ciens. Tacite connaît une ville des Ases (Ascibiir-
gium)^ fondée par un héros voyageur près du Rhin,
et sur les limites des tribus saxonnes parmi les-
quelles Odin s'arrêta d'abord. Plus loin, entre
l'Oder et la Yistule, Ptolémée place les montagnes
des Ases, et la colline où ils avaient laissé une
ville de leur nom. En continuant à s'enfoncer du
côté de l'est et jusqu'au Tanaïs, pour y chercher
l'antique Asgard, on remarque un peu au nord du
Palus-Méotide une contrée que Strabon appelait
l'Asie proprement dite : il y place le peuple des
Aspurgitains, dans le nom desquels on croit recon-
naître Asburg, la cité des Ases. La vigne pouvait
mûrir sous ce climat : les fleuves y roulaient de
l'or. La richesse du pays attirait les marchands
grecs, dont les comptoirs s'échelonnaient au bord
du Bosphore Cimmérien et du Pont-Euxin ; les
mœurs et les arts de la Grèce revivaient dans ces
belles colonies de Phanagorie, de Panticapée, d'Ol-
bia : on y voyait des monuments, des vaisseaux,
des troupes disciplinées qui ne suffisaient pas tou-
50 CHAPITRE I.
jours à tenir en respect les barbares du voisinage.
Les Aspurgi tains avaient battu les colons de Phana-
gorie et du Bosphore. Oibia avait soutenu de
longues guerres contre les Gètes. Ils l'avaient rui-
née plusieurs fois, et chaque fois ils l'avaient
laissée se relever de ses ruines à cause de ses mar-
chés, où ils trouvaient toutes les richesses du
monde policé. Quand le rhéteur Dion Chrysostome
visita cette ville, les murs démantelés, les statues
mutilées dans les temples, rappelaient encore de
récents désastres. Les habitants portaient les braies
et le manteau noir des barbares ; ils parlaient un
grec corrompu, et ne connaissaient de poëte
qu'Homère. Mais presque tous savaient par cœur
VIliade entière : des chanteurs aveugles en réci-
taient des fragments aux soldats avant les batailles.
Achille était honoré comme un dieu, et on lui
avait érigé des autels. D'autres Grecs asiatiques,
établis sur le Tanaïs, nommaient pour le fondateur
de leur colonie Scamandrios, fils d'Hector (1). Les
(1) Tacite, de Germania, 3. Asciburgium subsiste encore sous
Ig nom d'Ashurg, et le nom grec d'tilysse (Ôf5'uaa£Ùî) n'est pas sans
ressemblance avec celui d'Odin. Dans Ptolémée, Àaxiêoûp-yiov, opoç,
k-7K'Aux.ojlç la montagne, la colline des Ases, en allemand Asge-
birge, As-hûgel. On peut aussi ramener les noms d'Asciburgium,
d'Askaukalis, à la racine Ask^ qui désigne le frêne, l'arbre sacré de
la mythologie Scandinave, — Strabon, lib. VI, lib. Vil, lib. XI :
O'i ÀCTTToup-^iTavol p.Êia^ù Oava-ropt'îcç ouoOvrs; Jcat rop-j'iTTri'aç èv
7T£VTa/4ûaioi; otj.^iokç, dç èvTiôsij.svo; ncXsj^-cov o ^oLa'.XvjQ oliv irspt-
TîO'.TjCTet cptXi'a:, cù Xaôo'jv à^xzaT^y-n^riùri xai î^w-^pta A-/icp6st? àuÉôave.
— Voyez aussi Dion Chrysostome, Borysthenit. L'établissement
d'un fils d'Hector au bord du Tanaïs est indiqué par un scoliaste
ORIGINE DES GERMAINS. 31
barbares, souvent en guerre, quelquefois en paix,
toujours en commerce avec ces étrangers, devaient
en conserverie souvenir. Ils purent leur emprun-
ter des traditions qu'ils défigurèrent ; et l'on com-
prend dès lors pourquoi le nom des Troyens devint
si populaire dans le Nord, que tous les peuples
germaniques voulurent descendre du sang de
Priam ; pourquoi les chroniqueurs danois et islan-
dais plaçaient l'Asgard à Byzance ou à Troie ; et
d'où vient qu'au onzième siècle les Normands, ces
écumeurs de mers, ces brûleurs de villes, se van-
taient d'être issus d'Anténor. Ainsi l'origine qu'un
antique récit donne aux conquérants Scandinaves
se trouve confirmée par le souvenir qu'ils ont gardé
de leurs glorieux voisins (1).
d'Euripide. — On peut placer VAsie proprement dite de Strabon à
peu près dans la circonscription du gouvernement russe de Sara-
tov. Des fouilles récentes dans les ruines des villes grecques, au
nord de la mer Noire, ont jeté une vive lumière sur le commerce
étroit et le mélange des colons grecs et des barbares. Voyez aussi
V Histoire des colonies grecques de M. Raoul-Rocbette, t. lîl.
(1) La préface de VEdda place l'Asgard a Troie; Saxo Gramma-
ticus le met à Byzance. La tradition des Normands esi attestée par
Tannaliste Dudo (ap. Duchesne, Script, hist. Norm., p. 63) :
« Gloriantur se ex Antenore progenitos. » 11 ne faut pas croire que
cet effort pour rattacher les traditions barbares aux souvenirs de
l'antiquité classique ne date que du moyen âge : dès le quatrième
siècle, au temps d'Ammien Marcellin, on croyait que les villes des
Gaules avaient été bâties par des fugitifs du siège dç Troie : « Aiunt
quidam paucos post excidium TroÙTe, fugitantes Grœcos ubique
disperses, loca hœc occupasse, tune vacua. » [A^nm,, lib. XV,
cap. vui.) Selon le même historien, les Burgondes se disaient
issus des Romains : « Jam inde temporibus priscis sobolem se esse
Romanam Burgundi aiunt. » (XXVIII, 5.) Ces analogies donnent
lieu de croire que le célèbre passage de la Chronique de saint
CHAriTRE I.
11 reste à expliquer les causes qui déterminè-
rent rémigraiion des Ases, et comment un peuple
guerrier qui avait des villes, des temples, des ins-
titutions, se résolut à quitter une terre féconde et
sacrée à ses yeux, pour aller chercher une patrie
incertaine dans les brumesduNord. La tradition des
Scandinaves, en même temps qu'elle trace l'itiné-
raire d'Odin et de ses compagnons^ indique aussi le
motif d'une entreprise si hardie. On a vu qu'elle en
fixe l'époque « au moment où les généraux romains,
c( portant leurs armes au loin par le monde, met-
c( talent toutes les nations sous le joug : alors pour
c( échapper au tumulte de cette guerre, beaucoup
c( de chefs quittèrent leurs demeures. » Or, d'un
côté, l'établissement des Ases dans le Nord, déjà
solide et puissant au temps de Tacite, ne pouvait
être de beaucoup postérieur à l'ère chrétienne. D'un
autre côté, on ne saurait le faire remonter beaucoup
plus haut, si l'on considère combien le souvenir
d'Odin et de ses conquêtes semble encore récent chez
lesGermains quand ils entrent dans l'histoire. Mais
précisément, dans ces limites données par le temps,
on trouve une des plus terribles guerres qui aient
ébranlé les peuples voisins du Palus-Méotide : je
veux dire celle de Mithridate et de Pompée (64 av.
J. C). On voit Mithridate, épuisé par quarante ans
Prosper, qui fait descendre les Francs de Priam," n'est point inter-
polé, comme plusieurs savants, et dernièrement M. de Petigni, se
sont efforcés de rétablir.
ORIGINE DES GERMAINS. ."iS
de combats, poussé aux dernières extrémités par
Sylla et Liicullus, mais égalant ses desseins à ses
malheurs, se tourner vers le Nord, et soulever les
nations de l'Arménie, de l'Albanie, del'lbérie et de
la Colchide, dans la pensée de les précipiter ensuite
sur la Grèce et l'Italie; il devançait ainsi de cinq
siècles l'œuvre d'Alaric et d'Attila. Mais ces rêves
devaient se dissiper devant les armes de Pompée.
Ce ne fut pas assez pour lui d'écraser Mithridale
et de le réduire à une mort désespérée, il voulut
pousser la victoire aussi loin que s'était étendu le
soulèvement. 11 s'avança vers le septentrion, a tra-
versant le désert, comme on passe les mers, sur la
foi des étoiles, » menant à sa suite un convoi de dix
mille oulres pour abreuver son armée : il contrai-
gnit les tribus indomptées du Caucase à descendre
de leurs rochers pour solliciter la paix, et soumit
tout le pays depuis le Palus-Méotide jusqu'à la mer
Caspienne. Les rois d'Ibérie et d'Albanie lui envoyè-
rent, l'un ses enfants en otages, l'autre son lit d'or
en présent. On ne s'étonne pas si le bruit de tant de
batailles, si le mouvement de tantde peuples refou-
lés alla troubler la cité sacerdotale des Ases, et si
les plus fiers de leurs chefs voulurent fuir la servi-
tude universelle, en s'exilant sous un ciel plus sé-
vère, où ils pensaient échapper à la convoitise des
Romains. Ils ne savaient pas que l'aigle du Capitole
avait l'œil trop perçant pour ne pas les découvrir
tôt ou tard dans leur asile, et que bientôt un histo-
34 CHAPITRE I.
rien latin signalerait leur situation géographique,
leur puissance maritime, le caractère de leur gou-
vernement, tout ce qui pouvait éclairer, encoura-
ger une descente sur leurs côtes, si le temps des
conquêtes romaines n'eût été fini (1).
Les Germains Lcs traditious dcs Gotlis ct dcs Scaudinavcs
connus
des Grecs, établissent l'existence de deux grandes nations ger-
maniques au delà des limites marquées parles Ro-
mains ; et ces deux nations , par leurs origines,
touchent à d'autres Germains connus des Grecs. De
ce côté, une lumière nouvelle pénètre chez les peu-
ples du Nord,
LesGètes. Lcs Grccs avaicut poussé leurs établissements
dans laThracejusqu'auDanube. Surles deux bords de
ce fleuve, ils rencontraient les Gètes, dont les tribus
errantes occupaient un territoire immense entre la
Vistuleetle Borysthène. C'était un peuple de pâtres,
de chasseurs et de guerriers; blonds, chevelus,
d'une haute taille, vêtus de braies, comme tous les
barbares occidentaux. Mais au milieu de ces noma-
des s'était formée une population sédentaire, atta-
chée à la culture, qui bâtissait des villes, qui avait
(l) Ynglinga, saga, 5 : « lUo tempore late per orbem arma cir-
cumtulere imperatores Romanorum, omnes gentes sub jugiim
mittentes, cujus belli tumultui ut se subducerent possessiones
suas deseruere principum muUi. » — Plutarque, Vie de Pompée,
Dion Cassius, Florus, III, 5. « At in septentrionem Scythicum iter,
tynquam in mari, stellis secutus, Colchos cecidit, ignovit Iberiae,
pepercit Albanis... »
ORIGINE DES GERMAINS. 35
des institutions et des souvenirs. On y adorait un
personnage mystérieux appelé Zalmoxis, qui le pre-
mier avait tiré les Gètes de l'ignorance et de la bar-
barie. Aprèsde longs voyages, Zalmoxis était revenu
dans sa patrie avec beaucoup d'or et de savoir.
Alors il avait construit un palais, où il enseignait
sa doctrine aux principaux du peuple, leur promet-
tant qu'ils revivraient après la mort, pour s'asseoir
avec lui à des festins éternels. Lui-même, afin de
confirmer ses leçons, s'était enfermé dans une
caverne pendant trois ans : les Gètes le pleurèrent;
et, lorsqu'au bout de ce temps il reparut, ils le
crurent revenu de chez les morts, et ne doutèrent
plus de ses promesses. De là cette croyance à l'au-
tre vie, qui les rendait invincibles. Les guerriers
morts en combattant étaient allés trouver Zalmoxis;
leurs femmes se brûlaient sur leurs bûchers pour
les rejoindre, les funérailles étaient célébrées sans
larmes, avec des jeux et des chants : on professait
qu'il valait mieux mourir que de vivre(l). Assuré-
ment ce dieu législateur, voyageur et prophète,
n'est pas sans rapport avec le fabuleux Odin : ses
promesses d'immortalité rappellent singulièrement
(1) Strabon, lib. VIT; Pomponius Mêla, lib. Il, cap. ii ; Héro-
dote, IV, 1)5, 95; Ovide, de Ponto, III, 4; IV, 2, 9, 10; Tris-
tium IV, 6. Strabon représente Zalmoxis comme un disciple de
Pytbagore, Hérodote le croit bien plus ancien, et le prend pour une
vieille divinité nationale. La retraite de Zalmoxis dans une caverne
rappelle les montagnes creuses de la inytbologie allemande, où les
héros disparus de la terre comme Siegfried, Charlemagne, Frédé-
ric I", attendent que leur jour soit venu.
36 CHAPITRE I.
les festins de laYalhalla. Cependant les enseigne-
ments de Zalmoxis étaient restés sous la garde d'un
sacerdoce respecté. La science sacrée s'y perpétuait
avec l'art de prendre les augures, d'étudier les
astres et les vertus des plantes. On racontait que
Philippe, roi de Macédoine, ayant mis le siège
devant une ville des Gètes, les prêtres en étaient
sortis vêtus de blanc, portant des harpes et chantant
des hymnes. On ajoutait qu'à cette vue les Macédo-
niens, frappés d'une terreur panique, avaient
pris la fuite et fait la paix. Mais les souvenirs
héroïques de la nation remontaient plus haut.
S'il en fallait croire Jornandes, un roi gète,
épris de la belle Cassandre, aurait péri au siège
de Troie. Ensuite venait une longue généalo-
gie de princes qui avaient arrêté les armes de Da-
rius, inquiété Alexandre, fait trembler la Thrace et
la Grèce, jusqu'au temps oùBérébista, leplusgrand
de tous, s'était trouvé assez puissant pour discipli-
ner une armée de deux cent mille hommes, et tenir
en échec toute l'habileté des Romains. La mémoire
de ces exploits devait se conserver dans des chants
poétiques qui n'étaient pas sans charme; car
Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, privé pour tou-
jours de ces brillantes assemblées qui avaient si
souvent applaudi à ses lectures, se consolait en
composant des vers dans la langue des Gètes. 11 y
chantait l'apothéose d'Auguste, il les lisait aux bar-
bares étonnés ; et quand il arrivait à la dernière
ORIGINE DES GERMAINS. 37
page, c( un long murmure dit-il, courait dans la
ce foule; les têtes s'agitaient, et les flèches retentis-
« saient dans les carquois. >:> Il est vrai que le
poëte latin fait peu d'estime de ses admirateurs.
Mais les Grecs, qui connaissaient mieux les Gètes,
qui les voyaient sur leurs frontières, au marché
d'esclaves où on les vendait, sur le théâtre où on
les jouait, louaient leur probité et leur foi en la vie
future. Ils ne leur reprochaient que la pluralité des
femmes; mais la polygamie était dans les mœurs de
tous les Germains. Ce dernier trait achève une res-
semblance qui n'avait pas échappé aux anciens :
Denys le Géographe met les Gètes au nombre des
nations germaniques (1).
(1) Jornandes, cap. ix, x, xi. Avant lui, Dion Cassius, dont il
invoque le témoignage, avait conduit les Gètes à la guerre de
Troie. Strabon (lib. YII) raconte les efforts du roi Berebista et du
prêtre Diceneus pour discipliner les Gètes, leurs victoires, et les
efforts inutiles des lieutenants d'Auguste pour les dompter. Sur la
polygamie des Gèles, cf. Poraponius Mêla, II, 2, et Ménandre, cité
par Strabon, lib. VII. Le passage de Denys le Géographe est con-
cluant : « Germanique GetîB, Bastarnse, Sarmatse. » — Ovide n'a
peut-être pas de passage plus curieux que ces vers, où il raconte
une lecture chez les Gètes :
Ah pudet ! et Getico scripsi sermone libellum,
Structaque sunt nostvis barbara verba modis...
Et placui, gratare mitii, cœpique poêlas,
Inter inhumanos nomen habere Getas..,
Materiam qui^ris? laudes de Cœsare dixi :
Adjuta est novitas numiiie nostra dei...
Ilsec ubi non paLria perlegi scripta camœna,
Et venit ad digitos ultima charta mecs,
Et caput et plenas omncs movere pharetras, ,
Et iongum Getico murniur ab ore fuit.
Ovide, ex Ponto, lib. IV, 13.
38 CHAPITRE I.
Les Hyperbo- Au delà de ces voisins redoulés, au delà des no-
x'eens.
mades qui habitaient derrière eux, aux extrémités
du Nord, les Grecs plaçaient le séjour des Hyperbo-
réens, les plus justes et les plus heureux des hom-
mes. D'anciennes fables y faisaient naître Apollon
et Diane. Tous les dix-neuf ans, quand s'achevait
la période astronomique, le dieu du jour revenait
visiter ces lieux qu'il aimait. Il y était adoré dans
un temple entouré d'un bois sacré, au milieu d'une
ville doni les habitants, comme autant de prêtres,
chantaient sur des harpes les louanges des immor-
tels. Ils ne connaissaient ni la guerre ni les mala-
dies. Seulement, les vieillards rassasiés delà vie se
couronnaient de fleurs, et se précipitaient du haut
des rochers dans la mer. C'étaient des vierges du
Nord qui avaient apporté à Délos le culte du Soleil.
On y montrait leur tombeau ; et les jeunes filles
avaient coutume d'y déposer en offrande, avant leur
mariage, une tresse de leurs cheveux. Longtemps
après, les présents des Hyperboréens , soigneuse-
ment enveloppés de paille de froment, arrivaient
encore tous les ans dans l'île sacrée. Sans doute,
dans ces beaux récits, je fais la part des mensonges
poétiques. Mais Apollon, le dieu à la blonde cheve-
lure, le dieu de la lumière, des vers et des oracles,
ressemble de plus d'une manière à la grande divi-
nité des Scandinaves ; on croit reconnaître uneimage
• de leur antique cité sacerdotale, de leurs moeurs, et
de ces rochers de la Suède encore appelés « les
ORIGINE DES GERMAINS. 39
pierres des ancêtres [œtte stupor), » d'où se préci-
pitaient, dit-on, les vieillards las d'attendre la
mort. Les indications géographiques s'accordent.
Plusieurs écrivains placent les Hyperboréens à l'oc-
cident de l'Europe, dans une grande île de l'Océan,
sous le pôle, où le jour est de six mois : c'est assez
marquer la Scandinavie, dernière conquête des
Ases. D'autres les mettent à l'orient, au pied des
monts Riphées, et dans le voisinage du Tanaïs ; et
c'est précisément là que nous avons trouvé leur
premier séjour (1).
Or, en examinant de plus près le bassin du Ta- Origine
^ ' ^ ^ orientale
naïs, cette contrée mal connue, j'y vois commencer p^^pie
' ' J J germanique
les campements d'une nation nombreuse qui s'ap-
pelait, dans sa langue, la nation des Ases : les an-
ciens lui donnèrent les deux noms de Massagèteset
d'Alains. On les représente grands et blonds, n'ai-
mant que les combats et les hasards. Ils estiment
heureux ceux qui meurent violemment : c'est pour
eux un devoir filial de tuer tous ceux qui vieillissent.
Ils adorent le soleil, lui sacrifient des chevaux, et
consultent le sort sur des baguettes sacrées. Ces
(1) Pindare, Olympic, 25 ; Pyth., X, 46 ; Sophocle, cité par
Strabon, lib. VII; Hérodote, IV, 32, 33; Diodore, lib. II, 47;
Pline, lib. IV, cap. xxvi; Pomponius Mêla, lib. III, cap. v; Cf.
Geijer, Svea Rikes Eœfder. cap ii. Cette paix inaltérable où vivent
les Hyperboréens rappelle le tableau tracé par Tircite de la pacifique
nation des Suiones, de Germania, 44. — L'Hyperboréen Abaris,
faisant le tour du monde avec sa flèche, ressemble aussi au dieu
Odin, que les Scandinaves représentent voyageant d'un bout de la
terre à l'autre, armé de son bâton runique.
40 CHAPITRE I.
mœurs des Alains, leurs alliances avec les Goths,
les Suèves et les Vandales, caractérisent un peuple
de la même race, et dont les Ases de Scandinavie
ne furent probablement qu'un essaim. Le titre
même de Massagèles les désigne comme les frères
des Gètes, comme la branche aînée de la famille
restée en Orient, plus près du lieu natal. Leurs tri-
bus, disséminées sur les pentes septentrionales du
Caucase et sur lesborsde la mer Caspienne, s'éten-
daient vers le midi au delà de l'Araxe, et avaient
poussé leurs courses jusqu'au Gange. Elles tou-
chaient donc à l'ancienne Perse, où Hérodote con-
naissait aussi des peuplades de Germains , tandis
qu'entre le Danube et l'Adriatique il trouvait d'au-
tres barbares qui se disaient originaires de la Médie,
et qui en avaient le costume national (1). Le souve-
nir d'une pairie orientale se conserve chez tous les
(1) Denys le Géographe [Periegesis, V, 505) trouve déjà des
Alains en Europe dès le premier siècle de l'ère chrétienne. Am-
mien Marcellin (hb. XXXI, 2) les reconnaît pour des Massagètes
[massa rappelle le sanscrit maha, grand), c'est-à-dire la branche
principale des Gètes. Leurs mœurs, décrites par Hérodote, I, 215,
et par Ammien Marcellin, sont celles des peuples germaniques; et
le témoignage de Procope (Vandalic.) et de Jornandes (cl", cap. l
et Lx) atteste qu'on les tenait pour frères des Goths. Pendant tout
le moyen âge, on les voit se maintenir au pied du Caucase (Stritter,
Memo7'iœ populorum, etc., t. I, c. iv) ; les géographes orientaux
leur donnent le nom d'Ases [Histoire des Mongols, t. I, p. 695) ;
Plan du Carpin, qui les visita en IS-iô, les appelle Alains ou Ases.
Le Vénitien Josapluit Baibaro les trouva encore subsistants en 1546.
« I popoli detti Alani, li quali nella lor lingua si chiamano As. »
(Cf. Geijer, Svea Rikes Uxfder, 574.) Sur les Germains de Perse,
voyez Hérodote, 1, 125 : Ean nepascov aupà -lévea... OavôiaAaïoi,
ORIGINE DES GERMÂIINS. 41
peuples de la Germanie: ce souvenir s'altère, mais
il se perpétue chez les chroniqueurs nourris de
l'Écriture sainte et de l'antiquité classique. Rien
n'est plus célèbre que l'origine troyenne dont se
vantaient les Francs. Le moine Wittikind fait descen-
dre les Saxons des soldats d'Alexandre, qui l'avaient
suivi jusqu'au bord de l'Indus. Les Souabes vou-
laient que leurs aïeux eussent passé les mers. Les
Bavarois se souvenaient des hautes cimes de l'Ar-
ménie, où leurs ancêtres avaient vu les débris de
l'Arche ; et un cantique du onzième siècle , à la
louange de saint Annon , archevêque de Cologne,
rappelle aux Allemands qu'ils ont laissé des frères
dans les montagnes, sur la route de l'Inde, bien loin
vers l'Orient. Tous les témoignages de l'antiquité,
tous les souvenirs des Germains, s'accordent pour
les faire venir des contrées où la tradition univer-
selle place le berceau de la famille humaine (1).
(1) S, Prosper, Chronic. Fredegar. Wittichind. chronie., I. Le
cantique de S. Annon, où se conservent de si curieux souvenirs, a
été publié dans le Thésaurus de Schilter, t. I, col. 19 et suiv., et
dans Wackernagel, Deutsches Lesebuch, 2^ édition; c'est ce texte
dont je produis quelques vers :
Undir Bergin ingegin Suâben
Iliz her vanin ûf hahen
Deri vordiria wîlin mit herin
Dari cumin wârin ubir meri...
Duo sich Beirc lant wider in virmaz,
Die mserin Reginsburch her bisaz...
Dere geslehte quam wîlin ère
Von Arménie der hêrin...
Iri ceichin noch diu Archa havit
Uf den bergin Ararat.
Man sagit daz dar in halvin
Noch sîn die dir diutschiu sprechin
Ingegin India vili verro...
ET. GERM. 1. 4
42 CHAPITRE I.
C'est là, entre le Caucase, l'Euphrate, la mer
Caspienne et l'Indus, qu'on voit commencer toute
l'histoire. C'est sur un des rochers de la chaîne
caucasienne que les Grecs se représentaient Promé-
thée dévoré par le vautour ; Prométhée, ce fils de
Japet dont ils se disaient les descendants. C'est du
Nord que venaient les Perses et les Indiens, quand
ils se répandirent, en suivant le cours de leurs
fleuves, jusqu'au grand Océan. Les Chinois mon-
trent l'Occident comme le séjour de leurs aïeux.
Tous les souvenirs se tournent vers une première
patrie, où les ancêtres des nations vécurent ensem-
ble avant ce partage que Moïse a tracé au dixième
chapitre de la Genèse, qui a longtemps embarrassé
la perspicacité des commentateurs, et dont la
science moderne commence à vérifier les clau-
ses (i).
Ainsi la Germanie s'agrandit, les bornes que lui
donnaient les Romains s'effacent, et les établisse-
ments de ses peuples s'étendent jusqu'en Asie. Cet
(1) Voyez le savant commentaire de ce chapitre, récemment pu-
blié par Gœrres : Die Vœlkertavel des Pentateuchs, oder die Ja-
phetiden und ihr Auszucj aus Arménien; Regensburg, 1845. Les
travaux de Klaproth, de Sainl-Martin et de Ritter avaient fait con-
naitre des peuples aux cheveux blonds, aux yeux bleus, décrits
par les historiens chinois, et qui semblaient être de race germa-
nique. Cependant la science semble hésiter sur ce point. Elle a
plus de lumière peut-être à espérer des belles recherches de M. Le-
normant sur les Scythes et sur leurs émigrations. C'est aussi dans
la Genèse qu il découvre l'origine de ces puissantes nations scy-
tiques, qui seraient, selon lui, le premier noyau des Goths et des
Gètes.
ORIGINE DES GERMAINS. 43
espace immense se divise en deux régions. La pre-
mière, entre la mer Caspienne et la Baltique, n'est
qu'une vaste plaine ouverte du côté de l'Orient,
comme afin de recevoir toutes les émigrations qui
en sortent. On n'y voit que des steppes, des pâtura-
ges, et, à mesure qu'on avance vers le nord, des
terres marécageuses entrecoupées de sapins, sans
montagnes, sans barrières pour arrêter les popula-
tions, sans attrait pour les captiver. Ces déserts ne
devaient avoir d'autres habitants que des hordes
mobiles comme les chariots qu'elles traînaient à
leur suite. La seconde région s'étend des monts
Carpathes, de l'Oder et de la Baltique, jusqu'au
Rhin et à l'Océan. Les Alpes la bornent au midi;
elles envoient des chaînes qui s'abaissent par gra-
dins, avec une variété infinie de formes et d'as-
pects; de grands cours d'eau en descendent; ils
arrosaient celte forêt vierge que Tacite décrit, large
de neuf journées de marche, longue de soixante, et
dont rien ne devait égaler la sauvage beauté. Au
nord, un bras de mer facile à franchir laisse voir la
Scandinavie avec ses rivages découpés, ses collines
granitiques et ses lacs couronnés de bois. Ces con-
trées avaient assez d'attaches pour retenir les peu-
ples.
Comme on peut remarquer deux configurations
du territoire occupé par les Germains, on trouve
aussi chez eux deux instincts contraires. Au premier
abord, rien ne semble plus désordonné que cette
44 CHAPITRE 1.
multitude de peuplades errantes et de nations sé-
dentaires qui se succèdent depuis le Palus-Méotide
jusqu'à la mer du Nord. Toutefois, en y regardant
de plus près, on aperçoit, dans chacune des grandes
races germaniques, un corps qui veut se fixer et
des essaims qui s'en détachent. Les Ases fondent des
cités, mais ils laissent en arrière les trihus nomades
des Alains. Le royaume des Gètes est couvert parles
hordes des Tyragètes, des Sargètes, des Hippogètes.
Autour des établissements des Saxons s'agitent les
Suèves, qui changent de demeure chaque année,
menant leurs enfants et leurs femmes sur des chars,
et poussant leurs troupeaux devant eux. D'un côté,
on sent qu'un attrait puissant attache ces nations
à la terre, à tout ce qui y tient, à tout ce qui en fait
une patrie, comme les tombeaux, les mœurs, les
souvenirs. Mais on reconnaît aussi une singulière
impatience de tout assujettissement, un goût de la
vie errante, une passion de ravager et de détruire.
Ces deux instincts se contrarient et se gênent. Les
nomades ne permettent pas aux populations séden-
taires de s'établir solidement ; mais ces établisse-
ments imparfaits ne permettent pas aux nomades
d'entraîner après eux le gros de la population et de
la dissoudre. Au fond de ce désordre apparent, un
dessein admirable commence à se déclarer. Il fal-
lait que les Germains demeurassent à la disposition
de la Providence, jusqu'au moment où elle aurait
besoin d'eux. Il fallait assez de liens pour les con-
ORIGINE DES GERMAINS. 45
server unis, assez de mobilité pour les faire servir
aux invasions. Dès lors la violence des irruptions
qui forcèrent les frontières romaines n'étonne plus,
quand on voit les peuples errants du Danube et du
Rhin poussés par d'autres peuples de la même race,
mobiles comme eux, destructeurs comme eux, for-
mant une armée innombrable en marche depuis le
fond de l'Orient. Et en même temps on comprend
que les irruptions aient renouvelé le monde, lorsque
derrière ces exterminateurs on aperçoit des sociétés
organisées, des religions , des lois, des langues
savantes, tout ce qui donne aux hommes un em-
ploi dans les desseins de Dieu, une place dans
l'histoire.
46
CHAPITRE II.
CHAPITRE II
LA RELIGION,
les Parmi les institutions de l'ancienne Germanie,
Germains
inïïitutiïns ^'^^ P^^ moins connue que la religion.
religieuses, j^^^ témoiguagcs qui en restent ne s'accordent pas.
Avec les uns, on ne voit rien de réglé, ni dans le
dogme ni dans le culte; point d'autres divinités
que des fétiches honorés par des pratiques sangui-
naires : il semble que les habitants du Nord soient
aussi loin delà vérité que du soleil. D'autres ré-
cits laissent apercevoir les traces d'une doctrine
antique ; on y découvre des fêtes qui rassemblaient
les p3uples, des temples qui les fixaient, tout ce
qui montre l'effort des hommes pour retenir la
pensée de Dieu. C'est au milieu de ces contradic-
tions qu'il faut pénétrer. Il faut savoir quelles
idées de la création, de la vie future, éclairèrent
tant de millions de créatures humaines qui vécu-
rent comme nous, qui souffrirent comme nous, et
LA RELIGION. 47
qui n'eurent pas moins d'intérêt que nous à con-
naître leurs destinées éternelles (1).
En d'autres termes, il s'agit d'apprendre s'il y
eut chez les Germains une tradition religieuse per-
pétuée par l'enseignement, par le sacerdoce et le
culte public, qui les rattache à la société des na-
tions civilisées; ou bien si l'on n'y trouve que les
superstitions grossières où les peuples sauvages se
jettent, pour satisfaire ce besoin de croire et de
pratiquer qui tourmente tous les hommes.
Je considère d'abord ces Hyperboréens que les Religion des
, , , • , 1 1 • , 1 Scandinaves.
anciens représentent vivant dans la crainte des Leur cuite,
dieux et sous les lois de leurs prêtres. A ces traits
j'ai déjà reconnu la puissante nation des Scandi-
naves, qui conserva sa religion jusqu'au onzième
siècle. Alors un temple païen restait encore debout
(i) Csesar, de Bell. Gallic. : Deorum numéro eos solos ducunt
quos cernunt et quorum opibus aperte juvantur, Solem et Vulcanum
et Lunam. Gregor. Turon., II, 10 : Sed haec generatio fanaticis
seraper cultibus visa est obsequium prsebuisse ; nec prorsus agno-
vere Deum, sibique silvarum atque aquarum, avium bestiarumque,
et aliorum quoque elementorum fmiere formas, ipsasque ut Deum
colère eisque sacrificia delibare consueti. Cf. Agatbias, XXVIII, 4 :
Asv^pa T£ -yap riva tXocdxovTai >tal peîôpa Trorajxwv 3cal X090UÇ x.sd
tpàpa'Y'yaç, >t(xi toutoi; wcr-rrep oaix Au contraire, Tacite,
Annal., I, 51 : Profana simul et sacra et celeberrimum illis gen-
tibus (Marsis) templum quod Tanfanœ vocabant, solo sequantur.
Germania, 2 : Celehrdiintcarminibus antiquis. .. Tuisconem deum...
etc. Deorum maxime Mercurium colunt, cui certis diehus humanis
quoque hostiis litare fas habent. Vita S. Radegundis, ap. Ad.
Benedict., ssec. 1, p. 527 : Fanum quod a Francis colebatur...
jussit... ignecomburi. Lex Frmonum addit., tit. 15 : Immolatur
diis quorum templa violavit. Cf. Jornandes, cap. xi tout entier, etc.
48 CHAPITRE II.
dans la ville sacerdotale d'Upsal. Au milieu du
bois sacré s'élevait le sanctuaire, dont les murs
étaient couverts d'or ; on y adorait les images des
trois principales divinités de la Suède : Thor au mi-
lieu, à ses côtés Odin et Freyr. Les chroniques
nationales attestent l'existence de plusieurs temples
semblables en Danemark, en Norvège, en Islande.
On y voyait un grand nombre de statues : quelques-
unes en sortaient à des jours prescrits, pour être
promenées sur des chars de triomphe. Ainsi cha-
que édifice sacré devenait le centre d'un culte pu-
blic. Tous les neuf ans, on célébrait à Upsaî la
fête où toutes les provinces de la Suède envoyaient
leurs députés. On y offrait aussi les trois sacrifices
annuels de l'automne, de l'hiver et de l'été, pour
l'année nouvelle, pour les moissons, pour la vic-
toire. Les viandes immolées étaient partagées entre
les assistants ; le sang, recueilli dans des vases,
servait à purifier le lieu du banquet. La coupe de
mémoire, remplie d'hydromel, passait de mains en
mains. On la vidait en l'honneur des dieux pre-
mièrement, puis des héros et des ancêtres. Au
bruit des hymnes et des instruments, on voyait
des choeurs exercés avec soin figurer des danses
dramatiques. Là, comme ailleurs, la prière, n'o-
sant s'élever seule vers le ciel, avait voulu être
pour ainsi dire entourée et soutenue de tous les
arts. Chaque moment solennel de la vie publi-
que et privée était marqué par des cérémonies :
LA RELIGION.
49
l'ablution des enfants nouveau-nés, la consécration
des mariages, la dédicace du bûcher où Ton portait
les morts [i). Mais les sacrifices voulaient des mi-
nistres ; un culte si compliqué ne pouvait se con-
server sans un sacerdoce qui en fût le gardien. De
même que, dans la ville sainte d'Âsgard, Odin et
les douze Ases avaient autrefois régné, disait-on,
comme juges et comme sacrificateurs, ainsi le roi
d'Upsal, entouré de douze conseillers, exerçait une
(1) Adam Brem., cap. ccxxxiii -, Nobilissimum illa gens tem-
plnm habet quod Upsala dicitur, non longe positum a Sictona civi-
tate vel Birka. In hoc templo quod totum ex auro paratum est,
statuas trium deorum veneratur populus, ita ut potentissimus
eorum, Thor, in medio solium habeat triclinio. Hinc et inde lo-
cum possident Wodan et Friggo. Saxo Grammaticus, p. 13 : Effi-
giem ipsius (Othini) aureo complexi simulacro. Cf. Nialssaga,
cap. Lxxxix, Olafs helga saga, cap. cxviii. La Jomsvikingasaga
parle d'un temple où Ton voyait cent statues. Cf. Geijer, Svea Ri-
kes Hœfder, p. 268, 279; et Grimm, Mythologie, 2^ édition, 1. 1,
p. 58, 103. — Pour les sacrifices et les pompes religieuses, Adam
Brem,, loco citato : Solet quoque post ix annos communis omnium
Sueonise provinciarum festivitas celebrari, ad quam nulli prœstatur
immunitas... Sacrificium itaque taie est : ex omni animante quod
masculinum est ix capita offeruntur.. . ceterum nsenise quse in ejus
modi ritibus libatoriis fieri soient multipliées sunt et inhonestae...
Dietmar de Merseburg, 1, 9 : Kst unus in bis parlibus locus, caput
istius regni, Lederun nomine, in pago qui Selon dicitur, ubi post
novem annos, mense januario. omnes convenerunt, etc. Cf. Yn-
glinga saga, 8 ; Olafs helga saga, 104 ; Gutalag., p. 108 ; Egils
saga, 206, 253, Les rites des immolations et des banquets sacrés
sont longuement décrits par Snorre Sturlcson, Hakon Adalstens
saga, cap. xvi. L'usage de la coupe sainte (Bragafuil) était devenu
Torigine de ces associations formées dans tout le Nord sous le nom
de Ghildes, et qui devaient servir un jour d'appui aux libertés po-
pulaires. Voyez aussi Grimm, Mythologie, t. I, p. 42, 46, 53;
Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 282 ; Edda, passim. — En ce qui
touche les représentations scéniques qui accompagnaient les letes,
voy. Saxo Grammaticus, p. 104 : Effeminati corporum motus, sce-
nicique mimorum plausus,diC mollia nolarum crepitacula.
50 CHAPITRE II.
sorte de pontificat : il prenait le titre de « protec-
teur de Tautel, » et levait sur le peuple suédois
l'impôt destiné aux sacrifices. Tous les chefs de
race noble avaient droit d'immoler des victimes.
En Islande, trente-neuf prêtres rendaient la justice
et présidaient aux fonctions sacrées ; leur charge
passait à leurs fils, et tout s'accorde pour indiquer
une caste qui réunit longtemps les deux pouvoirs
spirituel et temporel. C'était une caste savante;
elle se vantait d'avoir des chants qui embrassaient
toute la suite des connaissances divines et humai-
nes. Ces chants, composés dans une langue obs-
cure, chargés d'ellipses, de périphrases, d'épithètes
sacramentelles, se perpétuaient par un enseigne-
ment qu'on supposait venu des dieux. Les Scandi-
naves, devenus chrétiens, ne méprisèrent pas cet
héritage de leurs pères. On croit que, vers la
fin du onzième siècle, le prêtre Ssemund en re-
cueillit les restes. Il appela son recueil I'Edda,
c'est-à-dire l'Aïeul. Le respect de la postérité
l'a conservé jusqu'à nous. C'est ce livre qu'il faut
ouvrir pour y chercher la tradition authentique
du Nord (1).
(1) Les attributions des prêtres Scandinaves ne périrent pas
toutes avec eux. On en reconnaît une partie dans les charges et
privilèges que la loi islandaise contie aux juges. Gragâs, 1, 109-113,
150, 1G5. Cf. Grimm, Deutsche Rechts Alterthûmer, p. 751. Saxo
Grammaticus, p. 176, admet une distinction entre les prêfrcs et
les ministres inférieurs des sacrifices : Victimarios proscripsit,
flaminium abrogavit. -- Sur la dignité théocratique du roi d'Upsal,
voyez Ynglinga saga, cap. ii, yiii, xxiv ; Geijer, Geschichte Schwe-
LA RELIGION. 51
Au milieu des obscurités de rEdda,^[une pensée .^iJ^^^'^e
se cache, mais de façon qu'on peut l'entrevoir :
c'est la pensée de l'éternité. C'est le Puissant qui a
créé les dieux et qui leur survivra . Les hommes
n'osent pas lui donner un nom. Peut-être est-ce lui
qu'ils adorent dans cette trinité mystérieuse nom-
mée deux fois seulement dans l'Edda : Har, Jafn-
Har, et Thriddi, » c'est-à-dire, le Haut, celui qui
est également Haut, et le Troisième. Il est dit que
« le Fort d'en haut, qui gouverne toutes choses,
viendra juger le monde, et que le temps ne peut
rien contre ses décrets. » Les justices divines
s'exécutent dans des lieux qui échapperont à l'em-
brasement de l'univers. Les gens de bien y habitent
un séjour plus éclatant que le soleil ; a mais les
méchants iront loin du soleil, sur la plage des
morts, dans la triste maison où le serpent les ronge
et le loup les déchire. » Les chants sacrés n'en di-
sent pas davantage, et ce peu qu'ils disent des
choses éternelles semble appartenir à une théolo-
gie plus haute, qui eut peut-être des mystères
réservés aux prêtres et aux chefs. La croyance
populaire s'attachait à des récits dont la scène était
dans le temps (1).
dens, 100. En ce qui touche Tauthenticité et le caractère de l'en-
seignement sacerdotal, Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 222, 295.
P. E. Mûller, Ueber die JEchtheit der Asalehre.
(1) Edda Sœmundar, t. III ; Volospa, str. 58 : Tum veniet
Potens ille, — ad magnum judicium, ~ validus^e superis, — qui
52 CHAPITRE II.
« C'était le matin des siècles ; il n'y avait ni
sables, ni froides eaux, ni voûte do ciel. Il n'y
avait que l'abîme ouvert; au nord de l'abîme, le
monde des ténèbres; au midi, le monde du feu. Du
monde des ténèbres sortaient douze fleuves, qui
roulaient des eaux emprisonnées. Ces eaux se
gelèrent; le givre qui s'en forma tomba dans
l'abîme. Du monde du feu vinrent des étincelles
qui fondirent le givre et lui donnèrent la vie.
Ainsi naquit le géant Ymir. Ymir était mauvais.
Dans son sommeil, il engendra la race malfaisante
des géants de la gelée (1).
« Mais des gouttes de la gelée foifdante naquit
aussi la vache Audhumbla. Quatre fleuves de
omnia régit. — Fert hic sententias et causas dirimit, sacra fata...
qu3R semper durabunt.
57. iEdem videt ille stare, — sole clariorem, — auroquetextam,
— in Gimle. — Ibi probi — homines habitabunt, et per ssecula —
gaudio fruentur.
54 et 55. iEdem videt ille stare, — a sole remotam, in Nas-
tronda. — Est sedes ea contexta — contortis serpentum dorsis. —
Vidit ibi vadare ~ rapidos amnes, homines parjures, — ac sica-
rios, etc.
Je cite la traduction latine de l'édition de Copenhague, en trois
vol. in-4;°, en conservant la division des vers. On a beaucoup atta-
qué l'authenticité de la 58^ strophe, qu'on a représentée comme
une interpolation chrétienne. Geijer la défend par un ensemble de
preuves qui me paraissent convaincantes. Svea Rikes Hœfder, 256
et suiv. Cf. Hyndluliod, str. -41.
(1) Edda Sœmundar, t. 111, Volospa, str. 5 : Initium fuit ssecu-
lorum, — quum Ymer habitavit. — Non erat arena, nec mare, —
nec frigidœ undœ ; — terra nuspiam est reperta, — neque super-
num cœlum ; — erat inane chasma, — sed nullibi gramcn. Cf.
t. I. Vafthrudnismal, str. 51, 55. Geijer, Svea Rikes Hœfder,
p. 514 et suiv.
U RELIGION. 53
lait coulaient de ses mamelles. Elle se nourrissait
en léchant la neige dans le creux des rochers. Le
premier jour, elle mit à découvert une chevelure ;
le second jour, une tête; le troisième jour,
tout un corps : ce fut le dieu Bure. Son fils Borr
eut trois enfants : Odin, Yili et Ye; avec eux com-
mence la famille des Ases, juste, bienfaisante, et
suscitée pour combattre les géants (1).
ce Odin et ses deux frères attaquèrent donc Ymir :
ils le tuèrent; de sa chair ils firent la terre; les
pierres, de ses ossements ; de son sang, la mer ;
le cielj de son crâne, et de son cerveau, les nuées
pesantes. Ensuite ils prirent les étincelles qui ve-
naient de la région du feu ; ils en formèrent les
astres, et les mirent dans F espace pour éclairer
le monde. Ils donnèrent des noms à la nuit et aux
quartiers de la lune. Ils nommèrent le matin et le
midi, le temps qui suit le midi et le soir, et réglè-
rent la division des années. Le sang d'Ymir, en se
répandant, avait fait un déluge où ses enfants pé-
rirent, à l'exception d'un seul, qui devait perpé-
tuer la race des géants. Des vers qui s'étaient
engendrés dans les chairs naquirent les nains.
L'espèce humaine manquait encore. Un jour,
Odin et ses frères trouvèrent sur leur chemin deux
troncs d'arbres, un frêne et un aune. Ces deux
troncs n'avaient ni esprit, ni intelligence, ni beau
(1) Edda dœmisaga, 5, 6, 9, 10. Geijer, loco citato.
54 CHAPITRE II.
visage. Odin leur donna l'esprit ; le second dieu
leur donna l'intelligence ; le troisième leur donna
le beau visage : ce furent le premier homme et la
première femme (1).
c( 11 y a neuf mondes. Le plus élevé est le ciel
supérieur, où le feu exterminateur ne pénétrera
pas. Le plus bas est l'enfer, où la sombre Héla
attend les morts. Au centre des mondes se trouve la
terre, plate et ronde, et entourée de l'Océan. Le
frêne Yggdrasill, dont le feuillage ne se flétrit ja-
mais, s'élève au milieu, et forme le pivot de
l'univers. Sous Tune de ses trois racines, trois
femmes divines, les trois Nornes, habitent un
lieu caché, où elles gravent sur des tables le
destin des hommes. L'une écrit le passé, l'autre le
présent, la troisième l'avenir. — C'est aussi au
milieu de la terre que fut bâtie au commencement
A-sgard, la cité des dieux. Un temple s'y élevait avec
un trône pour Odin, et douze sièges pour les douze
Ases. Car tout pouvoir a été donné à Odin, et c'est
pourquoi on l'appelle AUfader, le père universel.
(1) Edda, Vafthrudnismal, str. 21 : Ex Ymir carne — creala
fuit terra, — sed ex ossibus saxa, — cœlum ex cranio, — pruina
frigidi gigantis, — sed ex sanguine salum.
Cf. Grimnismal, str. 40, 41. Volospa, str. 5, 6, strophe 15 :
Tandem très venerunt, — ex eo congressu, — potenles et amabi-
les, — Asœ ad doraum. — Jnvenerunt in terra, — parum potentes,
— Ascum et Emblam, — sine fatis. 16. Animam non possidebant,
— ralionem non habuerunt, — nec sanguinem, nec gestus, — nec
colores décentes. — Animam dédit Odinus, — rationem dédit Hœ~
nir. — Sanguinem dédit Lodur, — et colores décentes Cf. Geijer,
p. 315 et suiv.
LA RELIGION.
55
Ses mystérieux surnoms sont au nombre de cent
quinze : ils le désignent comme l'auteur de la vie,
de la sagesse, de la victoire. Thor, le premier de
ses fils, gouverne le tonnerre ; il porte le marteau,
symbole de la foudre. Tyr est le dieu de la guerre;
Freyr donne la paix, l'abondance et les moissons.
Il y a aussi plusieurs déesses : la plus vieille est
Jordh, la terre, et la plus belle, Freya, la déesse de
l'amour. Longtemps les Âses vécurent heureux.
Ils construisaient des forges, fabriquaient de riches
ouvrages, et ne manquaient jamais d'or. Les enchan-
tements d'une magicienne troublèrent ces plaisirs,
et la première guerre éclata (1).
c< De la race des géants était né Loki , l'auteur
du mal, celui qui trompe et qui raille les dieux ;
il donna le jour à trois monstres : Héla, c'est-à-dire
(1) Volospa, 17 ; Scio fraxinum stare ; — Yggdrasill nominatur, —
alta arbor, perfusa — albo luto ; inde veniunt imbres — qui in
valles decidunt. — Stat semper virens super — Urdœ fonte. 18.
Inde veniunt Virgines raultiscise, — très existo lacu, — sub arbore
sito. — Urdam nominarunt unam, — aliam Verdandi, — Sculdam
tertiam. — Sculpserunt in tabula: — hse leges posuere, — hge
vitam elegere; — hominum gnatis fata constituunt.
Cf. Hrafnagaldr Odins, str. 13, Ynglinga saga, cap. ii. Geijer,
p. 518. Sur les cent quinze noms d'Odin : Miiller, Ueher die
JEchtheit der Asalehre, p. 50. Sur Tâge d'or des Ases, Vôlospa,
str. 7 : Conveniebant Asse — in Indae campo, — qui delubra et
fana — alte extruxeruunt, — fornaces posuerunt, — pretiosa fa-
bricarunt ; — viribus adnitebantur, — omnia lentavere. — Forci-
pes formarunt, — et instrumenta fabrilia fecerunt. 8. Alea lu-
debant in area, — hilares fuere; — erat illis nullius — ex auro
facti defectus...
Les strophes 18 et 20 font allusion à Thistoire obscure de la
magicienne qui mit fin à ce bonheur, et qui causa la première
guerre.
56 CHAPITRE II.
]a Mort, qu'Odin précipita dans le ténèbres ; le loup
Fenris, que les dieux enchaînèrent; et le grand
serpent, qui fut jeté dans la mer, où il entoure la
terre de ses replis. Deux autres loups, issus de la
même origine, poursuivent le soleil et la lune,
qu'ils menacent de dévorer. Les géants, soutenus
des nains et des mauvais génies, qu'on appelle les
Alfes noirs, ne cessent de guerroyer contre les Ases;
ils troublent les airs, ils soulèvent les montagnes,
ils emmènent les déesses en captivité. D'un autre
côté, les Ases défendent leur empire; ils ont avec
eux les bons génies, les Alfes lumineux, qui habi-
tent le ciel, et les héros qui combattent le mal sur la
terre. Odin mène à sa suitelesValkyries, les vierges
des combats : leurs lances jettent des rayons, la rosée
tombe de la crinière de leurs chevaux; elles descen-
dent sans être vues dans la mêlée, elles choisissent
ceux qui ont le privilège d'y mourir : car les rois
et les nobles, fils des dieux, ne tombent sur les
champs de bataille que pour aller revivre dans le
palais d'or de la Yalhalla. Chaque jour, dans les
cours du palais, ils se donnent le plaisir de la
guerre ; puis ils rentrent dans les salles ornées de
boucliers, s'asseoient à la même table, boivent la
bière écumante, et se nourrissent de la chair du
sanglier, qui ne diminue jamais (1).
(1) Hyndluliod, str. 57, 38. Dœmisaga, 34. Sur la création des
Nains et des Alfes, Volospa, str. 9, 14. Hrafnagaldr Odins, str. 26.
Sur les plaisirs de la Yalhalla, Vafthrudnismal, 41 : Omnes he-
U RELIGION. £)7
« La puissance des Ases est assurée tant que vivra
Balder, fils d'Odin, le plus beau d'entre eux, le
plus doux et le plus pur. Rien d'immonde n'estu
souffert en sa présence; rien d'injuste ne résiste à
ses jugements. Mais des songes sinistres l'avertis-
sent de sa fm prochaine. Une antique prophétesse
se réveille dans son tombeau, pour prédire la mort
de Balder. La mère du jeune dieu veut conjurer le
sort; elle demande à toutes les créatures le ser-
ment d'épargner son fils. Le feu, l'eau, le fer, les
pierres, l'ont promis ; une seule plante, la plus
faible de toutes, le gui, oublié par la déesse, n'a
rien juré. Loki la cueille et la met dans les mains
de Hœder, frère de Balder, mais qui naquit aveu-
gle. Pendant que les Ases rassemblés éprouvent
l'impassibilité de Balder en lui portant des coups
qui ne le blessent point, l'aveugle frappe à son
tour : Balder, atteint du trait fatal, tombe, et rend
le dernier soupir. En vain l'un des Ases descend
chez Héla pour lui proposer la rançon du tré-
passé : l'inexorable déesse veut pour rançon une
larme de chaque créature. Toutes les créatures pleu-
rent, en effet : les hommes pleurent, les animaux
pleurent, les arbres pleurent, et les rochers avec
roes, — Odini in areis, — ictus partiuntur ictibus quotidie. — Cae-
dendos eligunt, et a prselio domum equitaut, — cerevisiam cum
diis potant, — vescuntur Schrimnis lardo, et maxime concordes
sedent.
Cf. les chants héroïques contenus au tome II de VEdda, où l'idée
de l'immortalité revient à chaque page.
ÉT. GEBM. I, .5
58 CHAPITRE II.
eux. Seule, une fille des géants ne veut pas pleurer,
et Balder reste chez les morts (1).
c( Rien ne suspend plus le destin qui menace le
monde. Un siècledefer viendra, le siècle des haches
et des épées, où les boucliers seront brisés, où les
adultères seront fréquents, où le frère tuera son
frère. Le grand frêne Yggdrasill frémira dans l'at-
tente des maux qui menacent le monde, et les nains
gémiront sur le seuil de leurs cavernes. En ce
temps, Loki rassemblera les géants et les esprits
des ténèbres. Le loup Fenris rompra sa chaîne, le
serpent qui enveloppe la terre se tordra de fureur.
La région du feu vomira les génies malfaisants qui
l'habitent. Ils viendront, conduits par Surtur le
Noir, portant les flammes dans leurs mains. Alors
Odin s'armera ; il rassemblera autour de lui les
Ases, les Alfes lumineux, les héros de la Valhalla.
La dernière bataille s'engagera; mais il faut que les
puissances ennemies l'emportent. Odin sera dévoré
par le loup ; Thor mourra étouffé par l'haleine
empoisonnée du serpent ; Freyr périra sous les
coups de Surtur. Les hommes descendront en trem-
blant les chemins de la mort. La terre s'enfoncera
dans l'Océan, les astres s'éteindront, et l'incendie
(1) Volospa, str. 29 : Vidi Baldero, — cruore perfuso deo, —
Odini filio, — fata reposita. — Stetit excrescens, altior campo, —
teneret adeo speciosus, — visci surculus. 30. Factum est ex ista
spina, — ut mihi visum est, — deplorandum missile et periculo-
sum ; — Hœder jaculatus est.
Cf. Edda dœmisaga, 49; VeglarnsquidUi passim, et Geijer,
p. 329 et suivantes.
LA RELIGION.
59
montera jusqu'au ciel. C'est le moment falal
que les chants sacrés ont appelé la Nuit des
dieux (1).
ce Mais cette nuit aura son lendemain. Un soleil
plus jeune reviendra éclairer le monde. Une autre
terre verdoyante sortira des flots : les cascades se pré-
cipiteront, et l'aigle planera au dessus. Un couple
échappé au grand incendie, nourri de la rosée du
matin, recommencera la race humaine. Des mois-
sons nouvelles mûriront sans culture. Tous les maux
cesseront. Balder reparaîtra, accompagné des fils
d'Odin et de Thor. Ils reviendront habiter les palais
de leurs pères, au lieu où s'élevait l'ancien
Asgard ; et là ils méditeront les grandes choses du
temps passé et les runes du Dieu souverain (2). »
On ne peut méconnaître un grand travail d'es-
prit dans ce drame, où se déroule toute la tradition
des Scandinaves. J'y découvre une doctrine complète
(1) Volospa, 40 : Catena rumpetur, — sed lupus irruet. —
Prœvideo sane longius — acerbum crepusculum — potes! atum et
beatorum numinuin. La description se prolonge jusqu'à la strophe
51 : Sol nigrescere incipiet, — in mare terra decidet, — dispare-
bunt e cœlo — serens^ stellse, alta flamma alludet — ipsi cœlo.
Cf. Dœmisaga, 51, Hrafnagaldr, 5. Geijer, 537.
(2) Volospa, 52 : Vidit illa emergere, — altéra vice, — tellu-
rem ex Oceano, — pulchre virentem; — defluent cataractse, —
aquila super Yolabit. 55. Convenient Asse — in Idœ campo, — et
ibi reminiscentur de magnis rébus, — et de celsissimi dei — anti-
quis runis. 55. Ferent insativum — agri frumentum ; — mala
omnia cessabunt, — Balderus redibit. — Incolent flœder et Balder.
— Odini beatas sedes.
Cf. Vafthrudnismal, str. 59, 45, 47. M. J.-J. Ampère a publié
[Littératvre et Voyages, p 595) un exposé de la mythologie Scan-
dinave, auquel j'ai emprunté plusieurs traits.
60 CHAPITRE II.
de Dieu, derhumanité,dela nature. Tout y est plein
de souvenirs et de pressentiments ; tout y respire
cette tristesse profonde des âmes qui ont beaucoup
su et beaucoup pensé. J'y reconnais l'enseignement
d'une école théologique, et j'aurai lieu d'examiner
de plus près ces dogmes, qui rappellent ceux de
l'Orient : la généalogie des dieux ; le monde passant
par une suite de créations et de destructions alter-
natives • le Dieu victime, dont le sacrifice fait le
nœud des siècles. Mais la tradition sacerdotale ne
s'impose pas sans effort chez un peuple guerrier.
Les passions qu'elle gêne cherchent à la corrom-
pre; elles y introduisent des fables qui les flattent,
des pratiques qui les contentent, et tout ce qu'on
nomme superstition.
Superstitions Et d'abord le sacerdoce Scandinave, soit pour
scandfnaves. coutcnir Ics csprits par l'espoir et par la terreur,
soit qu'il cédât à cet orgueilleux délire qu'on trouve
souvent chez les prêtres des fausses religions, s'était
attribué d'autres pouvoirs que ceux de l'enseigne-
ment et de la prière. Il se donnait pour dépositaire
d'une science mystérieuse qui lui assurait l'empire
des éléments et le gouvernement des volontés. Un
chant de VEdda exprime avec une effrayante har-
diesse les rêves des magiciens du Nord. Le poëte se
vante d'avoir été suspendu à un arbre durant neuf
nuits entières, percé d'un coup mortel, offert en
sacrifice à Odin. Durant neuf nuits, ses lèvres ne
touchèrent ni le pain ni le vase d'hydromel : c(.pen-
LA RELIGION. 61
dant il apprenait les incantations puissantes dont
les dieux ont le secret. Maintenant, descendu de
Tarbre funèbre, il énumère les pouvoirs qui lui fu-
rent conférés. « Voici, dit-il, mon premier pou-
ce voir : je sais des chants qui vous secourront con-
« tre les querelles, contre les chagrins et tous les
c< genres de soucis. Voici ce que je sais encore : si
« les hommes me chargent de liens, je chante de
« telle sorte , que les entraves me tombent des
« pieds, et les menottes des mains. Voici ce que sais
(( encore : si je veux sauver mon navire battu par
a les flots, j'impose silence au vent et j'assoupis la
ce mer. Voici ce que sais encore : si je vois au-dessus
c< de ma tête se balancer un corps suspendu par une
a cordeau gibet, je trace des caractères tels que le
ce mort descende et vienne s'entretenir avec moi.
ce Voici ce que je sais encore : s'il me faut dans
ce l'assemblée des hommes faire le dénombrement
ce des dieux un à un, je puis compter les Aseset les
ce Alfes jusqu'au dernier. Voici ce que je sais encore :
ce si je veux m'emparer du cœur d'une belle jeune
ce fille, je change son âme, et je remue comme il
ce me plaît la volonté de la femme aux bras
ce blancs (1). » L'idée même d'une telle science,
(1) Edda Seemundar, t. IIÏ. Havamal, Ul : Scio me pepcndisse
— in arbore aeria — intégras novem noctes — telo vulneratum —
et addictumOdino... 142 : Nec libo me bearunt — nec cornu po-
torio. — Speculabar deorsum — sustuli sermones — ejulans didici
— rursus inde delapsus sum... 149 : Carmina illa calleo — quœ
nescit civis uxor — et ullius mortalis filius. — Auxilium vocatur
62 CHAPITRE II.
tournée au mal comme au bien, suppose une pro-
fonde altération du dogme. Le premier auteur delà
magie, c'est Odin, qui en confie les mystères d'abord
aux Ases, ensuite aux prêtres ; et la tradition ajoute
qu'il exerça une sorte d'enchantement plus redou-
table encore, dont l'effet était d'envoyer aux hom-
mes le malheur, la maladie ou la mort, de leur
enlever la raison, de les priver de postérité; mais
les dieux et les hommes eurent horreur de ces ma-
léfices, et en abandonnèrent l'usage aux déesses et
aux sorcières. Ainsi la notion morale d'une divi-
nité juste et bienfaisante s'obscurcit et s'éloigne, ne
laissant à sa place que l'idée d'une puissance dé-
raisonnable, qui se joue de la mort et de la vie, et
qui trouve son contentement dans l'inépuisable va-
riété de ses manifestations. Mais cette puissance
est celle même de la nature, et Odin se montre en
effet comme le symbole de la nature divinisée : on
le représente sous les traits du Soleil, ce magicien
céleste qui n'a qu'à paraître pour changer l'as-
pect du ciel et de la terre. Les dieux inférieurs
prennent un caractère semblable; et, pour qu'on
ne s'y trompe pas, leurs noms mêmes deviennent
ceux des éléments auxquels ils président, et avec
lesquels ils se confondent. Les vagues sont appe-
primum — id autem tibi auxiliabitur — adversus controversias et
œgritudines — et curas universas... Id novi sextum decimum — si
velim lepidœ puellœ — toto affectu et voluptale potiri. — Animum
muto — fœminse brachia candidœ — alque ejus voluntatem penitus
verto.,.
LA RELIGION. 65
lées les fiiles d'Œgir, dieu des eaux. Jordh, la Terre,
est adorée comme l'épouse du Ciel ; des génies in-
connus attisent dans l'abîme le feu qui doit dévorer
le monde, et l'Edda énumère comme autant de
nains les différentes sortes de vents, de frimas, de
pluies, qui troublent les airs. Cette apothéose de
toute la création devait aboutir, tôt ou tard, au
culte des arbres, des pierres et des eaux, dont les
traces se retrouvent par tout le Nord (1).
Pendant que la tradition s'altérait ainsi dans
l'enseignement des prêtres, comment n'aurait-elle
pas subi d'autres atteintes dans l'imagination des
peuples ? Le culte de l'ancien Odin, c'est-à-dire
d'une intelligence souveraine et impassible, était
trop spirituel pour ces cœurs grossiers ; il leur
fallait des divinités violentes comme eux, qui com-
batissent avec eux. C'est pourquoi ils préféraient
l'impitoyable Thor, le tueur de géants, avec son
marteau meurtrier. C'était lui qui avait la pre
mière place dans le temple suédois d'Upsal et dans
les sanctuaires de Norvège. Odin lui-même ne
demeurait sur les autels qu'en y prenant une
attitude guerrière. On le représente armé de pied
en cap ; on l'appelle le père du carnage. Les Val-
kyries, qui le suivent, aiment l'odeur des morts et
le cri des blessés. La veille des grandes batailles,
(1) Ynglinga saga, cap. yii. Sur le culte de la nature chez les
peuples du Nord, Volospa, str. 9, 14. Geijer, p. 347. Grimm,
Mythologie, 1. 1, p. 553, 567, 568, 609, 611, etc.
64 CHAPITRE U.
elles travaillent ensemble, en s'accompagnant de
chants de guerre. Le tissu qui les occupe est d'en-
trailles humaines; les flèches servent de navettes,
et le sang ruisselle sur le métier. Le palais de la
Yalhalla ne s'ouvre qu'aux braves qui ont péri par
le fer, et pour eux la félicité de l'autre vie est en-
core de se tailler en pièces. La cruauté de ces
dogmes avait passé dans les mœurs. [L'idéal de la
vertu, c'était ce délire furieux où le guerrier
{Berseker) se précipitait Fépée à la main sur ses
compagnons comme sur ses ennemis, frappait les
arbres et les rochers, et ne respirait plus que la
destruction. La piété filiale, c'était d'achever à
coups de lance les vieillards et les malades pour
leur assurer une place dans le séjour des héros, et
d'immoler sur le bûcher leurs femmes et leurs
esclaves pour leur donner un cortège. On ne con-
naissait pas de culte plus agréable aux dieux que
le sacrifice humain. Le roi On l'ancien immola
l'un après l'autre ses neuf fils à Odin, pour obtenir
une longue vie. Ce n'était point là le caprice royal
d'un barbare, mais l'application d'une coutume
nationale. Tous les neuf ans, à la fête de Lethra,
dans l'île de Seeland, on égorgeait quatre-vingt-
dix-neuf hommes, avec autant de chiens et de coqs.
Un voyageur chrétien, qui visitait Upsal au onzième
siècle, compta soixante-douze victimes humaines
suspendues aux grands arbres de la forêt sacrée.
Mais une telle religion, par cela seul qu'elle ten-
LA RELIGION. 65
lait de régler le meurtre et de discipliner la vio-
lence, était incapable d'assouvir tous les emporte-
ments des pirates du Nord. Rien n'est plus
ordinaire, dans les vieux récits des Scandinaves,
que ces guerriers qui se vantent de se passer des
dieux, de se rire des esprits, et de ne croire qu'à
leur épée (1).
Cependant, comme on n'ôte pas le frein d'une
passion sans déchaîner les autres tôt ou tard, la
religion de la guerre finit par devenir celle de
l'impureté. Au onzième siècle, le paganisme Scan-
dinave était arrivé à la dernière corruption. Le
belliqueux Odin avait dégénéré : les chants des
poètes étaient remplis des noms de ses épouses, du
récit de ses incestes et de ses adultères. On adorait
la volupté sous le nom de Freya, la belle ma-
(1) Sur le culte de Thor, Â.dam Bremm., de Situ Daniœ, loco
citaio. Heims Kringla, Olafs helga saga, c. cxviii. Olaf Tryggva-
sons saga, c. lxxv, Geijer, p. 276. Sur les Berseker, Depping,
Histoire des expéditions des Normands, t. I, p. 46. Sur les sacri-
fices humains des Scandinaves, Procope, de Bello Gothico, 11, 15 :
06OUCJI §k èv^£Xx,£aTaTa upEta iràvxa x.aî ivavi^cuai* tcLv 8i t£p£icov acpicrt
To jcàXXiarov àvÔpwTiro; eariv. Adam Bremm., loco citato : Lucus
tam sacer est gentilibus ut singulîB arbores ejus ex morte vel tabo
immolatorum divinse credantur. Ibi etiam canes qui pendent cum
hominibus, quorum corpora mixtim suspensa narravit mihi qui-
dam christianorum se septuaginta duo vidisse. Dietmar de Merse-
burg, 1,9 : Ibi (Lethrœ) diis suismet novem homines, et totidem
equos, cum canibus et gallis, pro accipitribus oblatis immolant...
Ynglingasaga,'29. Grimm, Mythologie, 40. — Sur le meurtre des
vieillards, Geijer, Schwedens Geschichte,^. 102.
Sur l'athéisme de quelques héros Scandinaves, Frithiofs saga,
Olaf Tryggvasons saga, 1, 14. Owarodds saga, cap. 11. Landnam^
1, cap. II.
66 CHAPITRE II.
gicienne, qui se prostituait à tous les dieux.
Elle séduisait aussi les hommes. L'exemple des
immortels consacrait la polygamie. La guerre
pourvoyait de captives les sérails des chefs. Il ne
s'y passait pas d'orgies qui n'eussent leurs modèles
dans les temples. L image du dieu Freyr, dans une
attitude infâme, était proposée à la vénération publi-
que; et les fêtes s'achevaient par des chants obscè-
nes que les chroniqueurs chrétiens refusent de répé-
ter. C'est à cette dégradation que descendait un
grand peuple, sous un climat qui passe pour nour-
rir des hommes calmes et chastes. Mais il n'y a pas
de climat où le cœur humain n'ait porté ses orages,
et il fallait autre chose que des brumes et des nei-
ges pour les apaiser (1).
Religions Lcs Scandiuavcs s'étaient séparés de bonne heure
peuples de la famille germaniaue: venus plus tard de
germaniques.
rOrient, resserrés pour ainsi dire dans un coin du
monde, avec d'autres besoins et d'autres habitudes,
il semble qu'ils devaient porter aussi un autre génie
dans la religion. Il n'est donc pas permis d'étendre
sans preuve à tout le Nord leurs institutions et
(1) Voyez les chants satiriques de l'Edda, Loka Sema JEgis-
(Irecka, etc. Adam Bremensis, loco citato : Tertius est Fricco, p*-
cem Yoluptatemque largiens mortalibus, cu^us simulacrum fingunt
ingenti priapo. Son cbar est traîné par des boucs, et une prêtresse
l'accompagne. Cf. Grimm, Mythologie, I, 195. Le même auteur
insiste sur la liaison du culte de Freyr avec le symbole du sanglier,
p. 195, ^ Sur les chants obscènes dans les fêtes d'Upsal, voyez
Adam de Brème, au passage déjà cité.
LA RELIGION. 67
eurs croyances. Il reste ;V savoir ce qui s'en re-
trouve chez les peuples établis entre la mer Bal-
tique et le Danube.
On connaît déjà les Goths, ces frères aînés des Le cuite.
Scandinaves. On sait qu'ils avaient une caste
sacerdotale, des lois sacrées, des rites dont l'omis-
sion était punie de mort. Je remarque ensuite les
Saxons, chez qui on trouve des temples, des autels
tournés vers l'orient, des images d'or, d'argent et
de pierre. Leurs prêtres vivaient sous une disci*
pline qui leur interdisait l'usage des armes et des
chevaux; mais cette loi, en les séparant de la mul-
.titude, assurait leur autorité : on les écoutait avec
respect dans les conseils des rois. Enfin, si je m'ar-
rête aux Germains connus de Tacite, je vois chez
eux tout ce que l'esprit humain imagine pour
régler le commerce des dieux avec la terre. Je vois
des forêts, des îles, des territoires entiers, consa-
crés à ces protecteurs invisibles que chaque nation
cherche à fixer auprès d'elle. Ils ont des sanctuaires
élevés de main d'homme ; et si l'art est encore
trop grossier pour les peupler de statues, des
images symboliques en tiennent lieu : les Suèves
honorent un vaisseau, les Quades une épée. En
même temps, je trouve des sacerdoces publics qui
balancent le pouvoir des chefs de guerre. Les
sacrificateurs président les assemblées ; ils impo-
sent silence à cette foule qui n'a pas coutume
d'obéir ; ils exercent au nom des dieux le droit de
68 CHAPITRE IL
punir, si exorbitant chez des peuples libres. Ils ont
des auspices qui décident de toutes les affaires. Le
ciel, dont ils sont les interprètes, gouverne les
choses humaines. Il faut compter les nuits, obser-
ver les astres, marquer les jours favorables où
il est permis de délibérer. Nulle part^on n'interroge
plus scrupuleusement le vol et le chant des oi-
seaux. Plusieurs tribus nourrissent des chevaux
blancs qu'on attelle à un char sacré, pour tirer
des présages de leurs hennissements. Mais l'avenir
se manifeste surtout par les verges divinatoires
qu'on jette en l'air, et qu'on reçoit sur un vête-
ment de lin. Dans ce pays, où tout est inspiré, les
femmes rendent aussi des oracles : souvent Velléda,
du haut de la tour qu'elle habitait au bord de la
Lippe, promit la victoire aux députés des tribus
voisines. Il y a donc un système de signes par les-
quels les dieux, solennellement interrogés, s'obli-
gent à répondre aux hommes. En retour de ce
bienfait, chaque divinité veut ses sacrifices à des
jours réglés, avec des victimes prescrites, avec des
prières. La fête s'achève par un banquet, où l'on
vide la coupe de mémoire. Au temps fixé, le prê-
tre du bois sacré d'Hertha tire la déesse du sanc-
tuaire, la conduit sur un chariot voilé, traîné par
des vaches, et la promène de peuple en peuple,
jusqu'à ce que, fatiguée de la société des mortels,
elle rentre dans sa solitude. Alors le chariot, le
voile et la déesse même sont lavés dans un lac, où
LA RELIGION. 69
l'on noie les esclaves employés à ces mystères. Des
institutions religieuses qui tenaient au sol, un art
augurai qui enveloppait ainsi tous les actes de la
vie, un culte si pompeux et si jaloux, supposent
l'existence d'une doctrine qu'ils servaient à per-
pétuer. On reconnaît, en effet, chez les peuples
décrits par Tacite, des chants qui leur tenaient
lieu de livres sacrés, des dieux dont ils savaient les
noms, les généalogies, les aventures ; des dieux
nationaux, des dieux conjugaux, des dieux pénates,
tout ce qui indique un certain nombre de dogmes
universellement reçus. Il y a donc lieu de croire
que les principales nations germaniques, unies
avec les Scandinaves par une même origine, le
furent aussi par une même tradition. Il en faut
chercher les débris chez les historiens classiques,
dans les actes des missionnaires chrétiens, dans
les lois et les souvenirs du moyen âge, parmi les
noms de lieux et les superstitions populaires de
l'Allemagne moderne : car rien n'est opiniâtre
comme une croyance traditionnelle, et, plutôt que
de s'effacer, elle se réfugie pour des siècles dans
un conte de nourrice ou dans un jeu d'enfant (1).
(1) Sur le culte des Goths, Cf. Jornandes, de Rébus Geticis,
p. 40 et 11. Sozomène, Hist. eccles., VI, 57, -rwv papêapwv
iXXyivucd? ôpYicTKEpo'vTwv, et l'explication de ce texte par Grimm, My-
thologie, I, 95. Sur les temples et les prêtres des Anglo-Saxons,
Bède, Hisi. eccles., II, 13 : Non enim licuerat pontificem vel arma
ferre, vel prseterquam in equa arma ferre. Sur les institutions reli-
gieuses de l'ancienne Germanie, Tacite, Germania, 2, 7, 8, 9, 10,
10 CHAPITRE II.
Les dieux des L'idée d'uii Dieu inconnu semble dominer toutes
les traditions allemandes. C'est ce je ne sais quoi
de divin que les Germains de Tacite adoraient
dans l'horreur de leurs forêts, qu'ils ne voyaient
que par la pensée, et qu'ils n'osaient ni représenter
sous des formes humaines, ni resserrer entre des
murailles. Le nom même que la langue allemande
donne au Créateur [Gott) semble tenir, par sa ra-
cine, aux plus exactes notions métaphysiques. Une
explication étymologique, désormais incontestable,
le ramène à une racine orientale qui exprime l'Être
incréé (en persan, Khoda ; zend, Quadata ; sans-
crit, Svadâta^ a se dalus) ; et par une déduction
parfaitement juste, le même mot {Gut) signifiait
l'Etre bon. Mais une idée si pure n'avait pas suffi
H, 12, 59, 40, 45. Tacite, Histor., IV, 64; V, 22, 25. Annales,
I, 57. Strabon, VII, § 4, inô^.-Kzuaz §ïxcd Atê'/iç twv Xocttcov upsu:.
Dion Cassius, LXVII, 5. Amraien Marcellin, XIV, 9, mentionae les
prêtres des Alemans, et Agathias, 2, leurs devins. Tous les historiens
de Charlemagne parlent du sanctuaire national d'Irminsul chez les
Saxons. Annales lauresh. : Fuit rex Karlus hostiliter in Saxonia, et
destruxit fanum eorum, quod vocatur Irminsul. Comparez avec ces
témoignages ceux des hagiographes qui ont décrit les premières
conquêtes du christianisme dans l'Allemagne païenne : Grimm,
Mythologie, I, p. 67 et suiv. Grégoire de Tours, Vitœ Patrum, 6 :
Erat ibi (Agrippinse) fanum quoddam diversis ornamentis refer-
tum, in quo barbarus opima libamina exhibens usque ad vomitum
cibo potuque replebatur : ibi et simulacra ut deum adorans. Cf.
Bède, Hist. écoles., II, 15. VitGe S. Eugendi, S. Lupi Senonensis,
S. Galli, S. Egili, S. Willibrordi, S. Willehadi, S. Ludgeri, consti-
tutio Childeberti I : Ubicumque fuerint simulacra constructa, vel
idola dedicata ab hominibus... Le bain sacré dHertha rappelle la
procession annuelle des prêtres de Cybèle, qui allaient laver la
pierre noire, image de la déesse, dans les eaui del'Almon. Ovid.,
Fast., IV, 559.
LA RELIGION. 71
à des esprits charnels; il leur avait fallu, comme
à tous les peuples du paganisme^ des divinités faites
à leur image (1).
Les trois principaux dieux que Tacite donne aux
Germains sont : Mercure, Hercule et Mars. Si ces
dénominations, tirées de la mythologie romaine,
nous déconcertent d'abord, elles nous éclairent
cependant : elles laissent à penser que l'historien
a reconnu chez les divinités du Nord quelque res-
semblance avec les personnages fabuleux dont il
leur a prêté les noms (2).
Les écrivains du septième et du huitième siècle
trouvent encore Mercure adoré en Germanie, mais
ils le nomment aussi en langue barbare Wodan.
C'est de Wodan que prétendaient descendre les
huit familles des rois anglo-saxons; c'est à lui que
les Allemands faisaient des libations de bière^ et
que les Lombards, longtemps après leur entrée
en Italie, offraient encore des sacrifices. Je recon-
nais en lui rOdin des Scandinaves : les deux noms
ont le même sens ; ils désignent la pensée, le vou-
(1) Tacite, Germania, IX. Grimm, Mythologie, 1, 12, 15. Voa
Raumer, die Einwirkung des Christenthums auf die althoch-
deutsche Sprache, p. 558.
(•:) Tacite, Germania, IX: Deorum maxime Mercurium colunt ..
Herculem et Martem concessis animalibus plaçant. Ce passage ne
semble pas s'accorder avec celui de César : Deorum numéro eos
solos duciint quos ceniunt et quorum opibus aperte juvantur, Solem
et Yulcanum et Lunam. De Bello Gall., YI, 21. Mais nous recon-
naîtrons dans le Vulcain de César le même dieu que l'Hercule ger-
manique de Tacite.
72 CHAPITRE II.
loir. La grande divinité des Germains est auss.
une divinité intelligente, de qui vient tout pouvoir
religieux et civil, de qui émanent le sacerdoce, la
poésie, la science. Ses attributs rappellent ceux de
l'ancien Mercure, porteur du caducée sacerdotal,
inventeur de la lyre, et présent à la fois au ciel,
sur la terre et aux enfers. Wodan habite un palais
céleste ; les étoiles de la grande Ourse forment son
char. De sa fenêtre, qui regarde vers le soleil le-
vant, il assiste aux combats des hommes ; il fait
vaincre ceux qu'il aime. C'est ainsi que le repré-
sente une ancienne tradition lombarde recueillie par
Paul Diacre au temps de Gharlemagne, c'est-à-dire
quand le paganisme germanique , partout vaincu,
n'avait encore péri nulle part. Selon ce récit, les
Lombards portaient d'abord le nom de Winiles,
et guerroyaient contre les Vandales. « Or les Van-
dales avaient invoqué Wodan, et le dieu avait ré-
pondu qu'il donnerait la victoire à ceux qu'il
verrait les premiers sur le champ de bataille au
lever du soleil. Mais la reine des Winiles invoqua à
son tour la déesse Fréa, l'épouse de Wodan, et lui
demanda la victoire pour son peuple.^ Et Fréa lui
conseilla de faire que les femmes de son peuple
rattachassent leurs longs cheveux sous leurs men-
tons comme des barbes, et qu'elles se trouvassent
au point du jour avec les hommes sur le champ de
bataille, de manière à être vues de Wodan du côté
de l'orienl, où il avait coutume de regarder par la
LA RELIGION. 73
fenêtre de son palais. Le conseil fut suivi ; et quand,
au lever du soleil, Wodan aperçut cette foule :
c< Qui sont, s'écria-t-il, ces Longues-Barbes (Lang-
barten, Lombards.) » Alors Fréa lui représenta
qu'il ne pouvait refuser la victoire à ceux qu'il
venait d'adopter en leur donnant un nom. Les Wi-
niles furent vainqueurs, et se nommèrent désor-
mais les Longues-Barbes, les Lombards. » Cette
fable est assurément grossière; cependant Wodan
y joue un rôle épique : il ressemble à ces dieux
dispensateurs de la victoire, que les poètes classi-
ques représentent pesant les destinées des guerriers,
décidant le triomphe des uns, la mort des autres,
et souvent circonvenus par les artifices des déesses
leurs compagnes. D'autres fois on le représente
comme un voyageur divin, venu de la Grèce, c'est-
à-dire de l'Orient, qui apporte l'art d'écrire, de
guérir, de conjurer tous les maux; qui élève des
cités et qui fonde des royaumes : tout le Nord a
voulu conserver le souvenir de son passage. En
Allemagne, en Angleterre, en Danemark, en Suède,
on trouve des montagnes de Wodan, des îles, des
forêts d'Odin. On l'invoque aussi comme le roi des
morts, qui enlève les guerriers tombés sur les
champs de bataille, pour en composer son cortège.
De même que Mercure menait chaque jour au bord du
Styx la foule gémissante des trépassés, ainsi chaque
nuit Wodan chevauche dans les airs, conduisant
la longue bande des guerriers morts qu'il a choi-
ÉT GERM. 1 6
7i CHAPITRE II.
sis sur les champs de bataille. C'est là cette Armée
furieuse [wûtendes Heer) et ce Féroce chasseur,
célèbres dans les superstitions allemandes. Encore
aujourd'hui, quand soufflent les vents d'hiver,
les pêcheurs danois et poméraniens croient recon-
naître, à ces bruits menaçants, Wodan et sa chasse.
Longtemps les paysans du Meklembourg, comme
ceux de la Suède, laissèrent sur leurs champs
moissonnés une gerbe d'épis pour le cheval du
dieu. L'Allemagne ne peut se résoudre à oublier
ce qu'elle adora. Chaque année, au pays de
Schaumbourg, on voit, après la récolte, les jeunes
paysans se rassembler sur une colline appelée la
Colline des Païens^ y allumer un grand feu, et
agiter leurs chapeaux en s'écriant : Woden ! Wo-
den (1)!
Le second dieu des Germains, au rapport de Ta-
cite, est Hercule; et, en effet, les traditions parlent
(1) L'ancienne forme teutonique est Wuotan, d'où Wôdan chez
les Lombards, Voden chez les Anglo-Saxons, Weda en Frise : ra-
cine, Wuot, mens, animus. En langue Scandinave, Odhinn: racine,
odhr^ sensus, mens. — Wodan assimilé à Mercure : Jonas Bobbien-
sis, Yita S. Columbani, ap. Mabillon, A. SS. 0. B., sa3c. II : Illi
(Suevi) aiunt deo suo Wodano, quem Mercurium vpcant alii, se
vellelitare. — Wodan sane quem adjecta littera Gwodam dixerunt,
et ab universis Germanise gentibus ut deus adoratur, qui non circa
hœc tempera, sed longe anterius, nec in Germania, sed in Grœcia
fuisse perhibetur. Ce passage, et celui oîi Woden figure avec son
palais céleste, Fréa, son épouse, efc, achèvent de montrer l'iden-
tité du dieu des Germains et de l'Odin Scandinave. Cf. Ynglinga
saga, cap. ii et suiv. — Sur les lieux qui ont retenu le nom de
Woden et les superstitions populaires qui rappellent son culte,
voyez Grimm, Mythologie, I, 138 et suiv. Cf. W. Mûller, Geschi-
chte der deutschen Religion. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 287.
LA RELIGION. 75
d'un personnage divin, armé de la massue ou du
marteau, doué d'une force prodigieuse, et qui foule
aux pieds les géants vaincus. En langue allemande,
on le nomme Donar ; c'est le même que les Scandi-
naves appellent Thor, c'est-à-dire le tonnerre, la
puissance invisible dont la voix se fait entendre dans
la tempête. Le marteau placé dans ses mains était
le symbole de la foudre, qui consacre tout ce qu'elle
touche. Voilà pourquoi on dédiait à Donar tout ce
qu'il avait foudroyé, les cimes des montagnes, les
plus grands chênes des forêts ; voilà pourquoi les
Suédois se servaient du marteau comme d'un em-
blème sacré aux noces et aux funérailles, et les
Hollandais le plaçaient, enveloppé d'un voile, dans
la chambre où un enfant était né. Les chroniqueurs
chrétiens, frappés de ces traits, comparèrent Donar
à Jupiter, et c'est sous ce nom que les canons des
conciles le désignent en proscrivant son culte. Tou-
tefois le souvenir du dieu déchu ne s'effaça pas en
un jour ; les hommes du nord de la Frise souhai-
tent encore à leurs ennemis : « Que le Tonnerre aux
cheveux rouges les emporte ; » et, dans les campa-
gnes de la basse Saxe, la coutume se conserve de
jurer par le marteau (1).
(1) Il est probable que la foudre grossière placée entre les mains
du dieu Donar trompa Tinexpérience des étrangers. Tacite y crut
voir la massue d'Hercule, et César le marteau de Vulcain. — Le
rapport de Thor ou Donar arec Jupiter résulte des canons des con-
ciles qui le désignent sous ce nom {Indiculus superstitionum ad
concilium Liptinense, 8 et 20), et des noms que toutes les langues
76 CHAPITRE II.
Mars vient ensuite, et les écrivains chrétiens s'ac-
cordent avec Tacite pour le montrer adoré par tous
les peuples du Nord. Il est appelé Zio chez les Suè-
ves, Ty chez les Frisons, Tyr dans les chants de
FEdda. Les Quades et les Alains l'honoraient sous
la figure d'une épée nue. Les Saxons lui avaient
consacré leur forteresse d'Eresburg, c'est-à-dire le
château del'épée. On le reconnaît sous le nom de
Saxnot, le porte-glaive, dans les généalogies anglo-
saxonnes. Quand les évêques, réunis à Leptines en
743, réglèrent l'abjuration des barbares, ils voulu-
rent que les néophytes renonçassent à Donar, Wo-
dan et Saxnot. Ainsi les Germains avaient leur tri-
nité fabuleuse. Quand saint Golomban et ses com-
pagnons visitèrent les bords du lac de Constance,
ils trouvèrent à Bregenz une chapelle profanée par
les barbares ; on y avait érigé trois idoles d'airain
doré, et le peuple leur offrait des sacrifices en
disant : « Ce sont nos anciens dieux, dont la pro-
« tection nous a conservés, nous et nos biens, jus-
c( qu'à ce jour (1).
germaniques donnent au jeudi, Jovis Dies, en Scandinave, Thôrs-
dagr; en allemand, Donnerstag. Saxo Grammaticus traduit le nom
de Thor par celui de Jupiter ardens. — Pour les noms de lieux
et de superstitions populaires, W. Grimm, Mythologie,!, d60, 162,
164. Dans quelques cantons de F Allemagne, Hammer, le marteau,
était le nom du diable.
(1) Sur le culte de Mars chez les peuples du Nord, cf. Tacite,
Hisior., IV, 14; Procope, de Bello Gothico, II, 15; Jornandes,
de Rébus Geticis, cap. v. Tyr figure dans l'alphabet runique repré-
senté par un fer de lance. Cf. W. Grimm, Ueber die deutsche Ru-
nen. Ammien Marcellin, XVII, 12; XXXI, 2, trouve le dieu Mars
LA RELIGIO.N. 77
Au-dessous de ces trois grandes figures se ran-
geaient un nombre infini de divinités inférieures.
Les Francs et les Anglo-Saxons, si l'on en croit leurs
chroniqueurs, adoraient Saturne, qu'on reconnaît
sous le nom de Sœter. Tacite découvre chez les
Naharvales le culte de Castor et de Pollux. Nous
rencontrerons bientôt le mystérieux Balder ; son
fils Fosite était adoré dans l'île sainte d'Héli-
goland. Plusieurs temples s'y élevaient ; on y mon-
trait une source où l'on ne puisait qu'en silence,
et des troupeaux sacrés sur lesquels nul n'osait
porter la main.
La tradition prêtait à ces dieux des formes humai-
nes; elle leur donnait des armes, des chevaux, des
chars ; ils descendaient sur la terre, se faisaient voir
au peuple; ou bien, couverts de leurs manteaux
magiques, ils se rendaient invisibles, et traver-
saient l'espace avec la rapidité de l'aigle et du fau-
con. On retrouve en eux cet idéal de force et de
beauté qui fait le caractère des divinités de la Grèce ;
adoré sous la figure d'une épée chez les Quades et chez les Alains.
Varron avait reconnu un culte semblable chez les anciens Romains ;
V. Arnobe, VII, 12. — Les généalogies anglo-saxonnes sont repro-
duites avec autant de clarté que d'exactitude dans la première
édition delà Mythologie de Grimm, p. 1 et suiv. Saxnot y ligure
comme fils de Woden. Je reconnais en lui le Saxnot de la formule
d'abjuration : « Ende forsocho... Thunare, ende Woden, ende
Saxnot. » Cf. Vita S. Gaïli, ap. Ada SS. 0. B., ssec. II, p. 233 :
Repererunt autem in templo t)'es imagines œreas deauratas, parieti
affixas, quas populus adorabat et oblatis sacrificiis dicere consuevit :
« Isti sunt dii veteres et antiqui, hujus loci tutores, quorum solatio
fit nos et nostra perdurant us que in prœsens. »
78
CHAPITRE II.
mais ridéal demeura comme enveloppé dans l'ima-
gination rêveuse des Germains : ils n'eurent pas
d'Homère ni de Phidias pour le saisir et le faire
passer dans l'épopée ou dans le marbre moins dura-
ble qu'elle (1).
Les déesses. Des dieux qui ressemblaient si fort aux hommes
avaient dû naître de l'embrassement de l'époux et
de l'épouse; ils avaient des mères, des femmes, des
soeurs : on honorait donc avec eux plusieurs déesses.
On les représentait comme autant de voyageuses
divines qui parcouraient le monde, portant la paix,
enseignant aux peuples les arts domestiques, leur
apprenant à semer le blé, à filer le chanvre et le
lin. C'est d'abord Hertha, la Terre, dont les fêtes
rappelaient la pompe annuelle de Cybèle, quand son
idole était menée sur un chariot au bord de la ri-
vière, où les pontifes romains la baignaient. Ensuite
vient la Vénus du Nord, Fréa, la déesse de l'abon-
(1) Sur le culte de Saturne chez les Francs et les Anglo-Saxons,
Gregor. Turon., Histor. Franc, II, 29-31. Galfredus Monemut.,
lib. VI. Gui Heugistus : «Deos patrios Saturnum atque cseteros, qui
mundum gubernant, colimus. » On trouve au deuxième siècle, en
Angleterre, un lieu appelé Sœteresbyricj , le bourg de Sœter.
Grimm, Myth., II, 226. Castor et Pollux, adorés chez les Nahar-
vales, Tacite, Germania, 43. — Culte de Fosite, Alcuin, Vita S
Wilihrordi, cap. x. Adam Brem., de Situ Daniœ. Altfrid, Vita S.
Liudgeri, ap. Pertz, II, 410 : Pervenientes autem ad eamdem insu-
lam, destruxerunt omnia ejusdem Fosetis fana quge illic fuere
constructa. . . Baptizavit eos tune mvocatione sanctae Trinitatis in
fonte... Aquo etiam fonte nemo prius haurire aquam, nisi tacens,
prsesumebat. — Procope attribue aux Hérules un grand nombre de
divinités : iroXùç 6£â)v o[j,iXoî. — l'our les attributs des divinités ger-
maniques en général, on trouvera les preuves rassemblées chez
Grimm, Mythologie, 293.
LA RELIGION. 79
dance, de la fécondité et de l'amour : Fréa était
célébrée comme l'épouse de Woden ; elle pouvait
tout sur lui avec le collier [brisinga men) que lui
forgèrent les Nains, pareil à la ceinture deYénus,
dont le charme subjugait les dieux. Elle assurait la
victoire aux peuples qu'elle protégeait : c'était elle
qu'invoquaient les femmes des Lombards à la veille
des batailles. D'autres historiens trouvent le culte
d'Isis chez les Suèves, et chez les Francs celui de
Diane. Sous ce nom classique, je crois reconnaître
la bonne déesse Holda, la chasseresse, encore ado-
rée par les Allemands mal convertis du onzième
siècle, qui visitait secrètement la maison du
laboureur, qui chargeait de laine le fuseau des
ménagères diligentes. Elle était belle et chaste : en
hiver, on la voyait passer dans les airs vêtue de
blanc, semant la neige autour d'elle; en été, on
l'avait quelquefois surprise, vers l'heure de midi,
se baignant dans les lacs. Mais, de même que Diane
prend aussi le nom d'Hécate et devient la reine des
enfers, Holda, qu'on appelait aussi Berhta, était
redoutée comme une divinité infernale, qui mois-
sonnait les vivants. C'est avec ces traits qu'elle vit
encore dans les superstitions de l'Allemagne : c'est
elle, dit-on, qui enlève les nouveau-nés morts sans
baptême; et, quand gémit la brise des nuits, les
mères inquiètes croient entendre les vagissements
des jeunes victimes que l'antique déesse traîne à sa
suite à travers les airs. On raconte qu'une femme de
80 CHAPITRE II.
Wilhelmsdorf avait perdu son fils unique, et allait
chaque soir pleurer sur son tombeau. Or il arriva
qu'une nuit elle vit passer le cortège de la déesse ;
et, le dernier de tous, venait un petitenfanl, tenant
à la main une cruche pleine d'eau, et sa chemise
était trempée, et il ne pouvait suivre les autres. La
mère reconnut son fils ; et comme elle le prenait
dans ses bras : « Ah! dit-il, que les bras d'une
c( mère sont chauds ! Mais ne pleure point tant, car
« tes larmes remplissent ma petite cruche ; et tu
« vois comme elle est pleine et lourde, et comme
« ma petite chemise est trempée ! » On ajoute qu'à
partir de cette nuit la mère ne pleura plus.
J'omets d'autres personnages fabuleux dont il ne
reste que les noms ; mais on ne peut oublier Sunna,
la déesse du soleil, et son frère Mani, qui faisait
luire la lune. Deux loups affamés les poursuivaient ;
et, quand l'un des deux flambeaux du ciel venait à
s'éclipser, les hommes, consternés , poussaient de
grands cris pour effrayer le monstre et lui arracher
sa proie (1). César connut le culte qu'on rendait à
(1) W. Grimm {Mythologie, 1, 230), par des raisons qui ne me
paraissent pas suffisantes, lit, dans le passage de Tacite [Germania,
XL), Nerthum au lieu de Hertham. — Le rôle mythologique de
Fréa est indiqué dans la fable rapportée par Paul Diacre, Historia
Longohard., I, 8. Le poëme anglo-saxon de Beowulf fait allusion
au collier forgé par les Nains, v. 2399. — Sur le culte de Diane,
Gregor. Turon., Hist. Franc, VII, 15. Vita S. Kiliani, apud Bol-
land., 8 jul., p. 616. Diana namque apud illum (ducem Francise)
in summa veneratione habebatur. Burehard de Worms, p. 194,
traduit le nom de Diane par celui de Holda. Quam vulgaris stul-
titiaHoIdam vocat. — Grimm, Mythologie, p. 245, 250, cite les
LA RELIGION. 81
ces deux astres ; ils complètent le cycle des divinités
planétaires, et c'est ici que je remarque l'accord
unanime des nations germaniques, et combien leurs
croyances se rapprochaient facilement des croyan-
ces romaines. Dans les idiomes du Nord comme
dans les langues néo- latines, les jours de la
semaine, placés sous l'invocation d'autant de per-
sonnages divins, en ont retenu les noms. Ces noms
se correspondent exactement, et, dans la semaine
des Germains, les sept dieux Sunna, Mani, Zio,
Wodan, Donar,*Fréa, Sœter, remplacent les dieux
classiques des sept planètes : le Soleil, la Lune,
Mars, Mercure, Jupiter, Vénus et Saturne (1).
traditions populaires sur Holda et Berhta, qui semblent être les deux
noms d'une même déesse, Fun dans le nord de l'Allemagne, l'autre
dans le sud. La chronique du monastère de Saint-Tron, en décri-
vant la procession du vaisseau, qui se faisait au douzième siècle à
Aix-la-Chapelle, confirme le témoignage de Tacite, Germania, IX,
sur le culte d'Isis chez les Suèves ; mais il ne l'explique pas. (Ro-
dulphi Chronicon abbatise S. Trudonis, apud d'Achery Spicilegium,
t. VII.)
(1) En ce qui touche l'adoration du soleil et de la lune. César,
de Bello Gallico, VI, 21. Cf. Indiculus superstitionum adconci-
lium Liptinense, 21. C'est l'opinion commune que la division du
temps en semaines, introduite à Rome à l'époque d'Auguste, ne
s'étendit dans le Nord qu'avec les conquêtes des Romains. Mais ce
qui paraît décisif [pour l'analogie des religions, c'est que les Ger-
mains aient traduit avec tant d'uniformité les noms des divinités
romaines par les noms de leurs dieux. De tous les idiomes germa-
niques modernes, l'anglais est celui qui a le mieux conservé les
anciennes dénominations : Sunday, Monday, Tuesday, Weduesday,
Thursday, Friday, Saturday. — Scandinave : Sunnudagr, Mânadagr,
Tyrsdagr, Odinsdagr, Thorsdagr, Friadagr, Laugardagr. — Alle-
mand : Sontag, Montag, Dienstag, Mittwoch, Donnerstag, Freytag,
Samstag. Mais on trouve dans l'ancien allemand Ciestac, le jour de
Zio ou de Mars; Gudenstag, le jour de Guden ou de Woden. Le
82 CHAPITRE II.
Ainsi, en s'attachant aux témoignages des histo-
riens anciens, on reconnaît en Germanie les princi-
pales divinités des Scandinaves ; plusieurs manquent
cependant, et je ne retrouve ni la hiérarchie des
douze Ases, ni les alliances qui les unissent, ni les
fictions qui remplissent les chants de l'Edda. De
ces beaux récits, où l'on voyait l'origine du monde,
sa destinée, sa ruine, il ne reste dans les tradi-
tions allemandes qu'une trace douteuse et souvent
effacée.
Suite de Comme l'Edda faisait naître du rocher le vieux
la mythologie
Germains. Burc, dout Ic fils* Borr cngeudra Odin, Yili etVe,
les trois chefs des Ases, de même les Germains de
Tacite célébraient dans leurs chants Tuisto, né de
la Terre, et son fils Mannus, dont les trois enfants
étaient devenus les chefs d'autant de nations. Si
Odin avait fait le monde des membres du géant
Ymir, s'il avait tiré du frêne et de Faune le premier
homme et la première femme, longtemps aussi on
montra en Allemagne des lacs et des rochers formés
du sang et des os des géants, et chez les poètes
anglo-saxons l'homme s'appelle encore le fils du
frêne. Une tradition répandue en Angleterre, en
Frise et en Souabe, représente le premier père du
genre humain composé de tous les éléments de
Scandinave Laugardagr signifie le jour du bain, qui n'est pas sans
rapport avec le culte du Saturne germanique, s'il faut prendre en
considération l'allusion qu'on trouve dans un chant latin sur la ba-
taille de Fontenay : « Sabbatum illud non fuit, sed Saturnidoliunn. »
(Bouquet, VII, 304.)
LA RELIGION. 8d
l'univers. Sa chair fut lirée du limon; son sang, de
la mer; son œil, du soleil; de la pierre furent faits
ses os; du gazon, ses cheveux; de la rosée, sa
sueur ; du vent, son souffle ; et des nuées, son cœur
mobile comme elles (1).
Les Germains connaissaient aussi plusieurs
mondes : au nord la région des ténèbres, au midi
celle du feu ; en haut le séjour des dieux, en bas la
demeure d'Hella, sombre gardienne des morts. Au
centre de la terre s'élevait l'arbre sacré d'Irminsul,
la colonne universelle qui soutenait l'édifice de la
création. Un nombre infini de divinités inférieures,
de puissances bonnes et mauvaises, peuplaient l'es-
pace et le remplissaient de leurs combats ; les mê-
mes êtres surnaturels qui faisaient l'espoir ou la
terreur des Scandinaves passaient aussi pour hanter
les forêts de l'Allemagne. Les Elfes blancs venaient,
durant les nuits sereines, danser sur les gazons
fleuris, et le lendemain leur trace paraissait encore
(1) Tacite, Germania, II. Grimm, Deutsche Sagen, 408, etc.
Aventinus, 18. Le nom d'Askanius, donné au premier roi des Saxons,
cache peut-être la racine askr, qui est le nom Scandinave du frêne.
Le Rituale Ecclesiœ Diinelmensis, p. 192, présente cette singulière
interpolation, accompagnée d'un texte anglo-saxon interlinéaire :
« Octo pondéra dequibus factus est Adam. Pondus limi, inde factus
est [sic) caro ; pondus ignis, inde rubeus est sanguis et calidus ; pon-
dus salis, inde sunt salsse lacrymae; pondus roris, inde factus est
sudor ; pondus nubis, inde varietas est mentium. » La même tra-
dition, avec des variantes qui excluent l'idée d'un plagiat, se re-
trouve dans un fragment des lois frisonnes [Richthofen, p. 211),
dans le Panthéon historique de Gottfrid de Viterbe; et dans un
poëme allemand du deuxième siècle. Tous ces textes sont cités par
Grimm, Mythologie, 552.
84 CHAPITRE IL
dans la rosée. D'autres fois c'étaient les nymphes
(Idisi) qui dépouillaient les prés pour tresser de
fraîches guirlandes; le chasseur qui les avait sur-
prises les voyait fuir et se changer en cygnes pour
traverser les eaux. Il y avait des esprits domestiques
(Kobolde) protecteurs du foyer. Les serviteurs de la
maison leur réservaient une part de tous les repas,
et trouvaient souvent leur tâche remplie par des
mains invisibles. Mais les Germains, comme leurs
frères du Nord, connaissaient aussi des Elfes noirs,
dont le regard portait malheur et dont le souffle
faisait mourir. Des femmes d'une rare beauté
(Nixen) habitaient les rivières. Souvent, on les
voyait la tête au-dessus des flots, peigner leurs
blonds cheveux en chantant ; mais c'était pour
attirer les jeunes pâtres du voisinage, et les en-
traîner dans leurs humides retraites. Les Nains,
peuple industrieux et malfaisant, s'introduisaient
par d'imperceptibles sentiers dans les montagnes,
où ils épuisaient les filons d'or. C'étaient eux qui
forgeaient des armes enchantées ; ils savaient tisser
les manteaux magiques à la faveur desquels ils
enlevaient les trésors, les femmes et les beaux
enfants. Si les Nains avaient la ruse, les Géants
avaient la force : les blocs de granit qu'on voit
encore semés dans les plaines de la basse Alle-
magne passaient pour les vestiges des combats que
cette race violente livrait aux dieux. Les héros pre-
naient parti dans cette guerre universelle ; ceux
LA RELIGION. 85
qui succombaient les armes à la main étaient re-
cueillis dans le château d'or de Wodan, dans la
salle resplendissante, garnie de boucliers, où Ton
boit le vin à pleine coupe. Toutes les images que
les païens de l'Allemagne se faisaient de l'autre vie
rappellent les belliqueuses félicités de la Valhalla.
Ou bien encore, sous le tertre élevé qui lui servait
de tombeau, le brave revivait entouré de ses amis,
de ses femmes, de ses esclaves, qui l'avaient suivi
dans la mort. Rien n'est plus populaire chez les
Allemands, rien n'est plus conforme aux traditions
de la Scandinavie, que ces beaux récits qui repré-
sentent Théodoric, Charlemagne, Frédéric 1%
Guillaume Tell, dormant dans les flancs d'autant
de montagnes creuses, inaccessibles à la curiosité
des hommes. xVccoudés sur des tables de pierre
que leur barbe a percées, ils attendent en som-
meillant que la patrie allemande ait besoin d'eux.
Alors ils se lèveront, ils reparaîtront dans les ba-
tailles, et le sang montera jusqu'à la cheville des
guerriers (1).
(1) Ulfilas; Luc, 2, 1, 4, 5; Rom., 10, 18, désigne la terre
habitée par le nom de Midjungards. L'Anglo-Saxon Caedmon, 9, 2;
177, 29 ; Beowulf, 150, 1496, la nomment Middangeard. C'est le
même que le Scandinave Midhgardr, et il suppose la terre placée
au centre de la création. L'enfer, dans les langues germaniques, se
nomme Hella, Hœlle, pendant que dans VEdda, Hel figure comme
la déesse des morts. Le souvenir du Nifiheim, séjour des ténèbres,
se retrouve dans le nom même des Nibelungen, enfants des ténè-
bres; le Muspeilheim, séjour du feu, dans le Saxon Mudspelli.
Heliand, 79, 24, 133, 4. Pour Irminsul, voy. Rodolphe de Fulde:
« Truncum quoque ligni non parvse magnitudinis in altum erectum
86
CHAPITRE II.
C'est ici, c'est au milieu de cette lutte acharnée
du bien et du mal, qu'il faudrait retrouver l'admi-
rable rôle de Balder, sur lequel l'Edda fait reposer
toutes les destinées des dieux et des hommes. Le
nom de Balder figure parmi les ancêtres des rois
anglo-saxons ; on le retrouve en Allemagne, où de
vieilles chartes citent la source et le bocage de
Balder. Mais le document décisif est un fragment
de huit vers en langue tudesque, écrit au neu-
vième siècle et nouvellement découvert, où l'on re-
connaît, sous une formule d'incantation magique,
un précieux débris des fables perdues. En voici
les termes : « Balder alla dans la forêt en compa-
c( gnie de Woden; son cheval se froissa le pied.
« — Alors Sunna et Sintgunt sa sœur essayèrent
c( leurs enchantements ; — alors Fréa et Folla
ce sa sœur essayèrent leurs enchantements ; —
c( alors Woden essaya l'enchantement qu'il sa-
« vait : — il répara le désordre de l'os, — le
c( désordre du sang, le désordre du membre;
c< — il lia l'os à l'os, le sang au sang, le mem-
« sub divo colebant, patria eum lingua Irminsul appellantes, quod
« latine dicitur universalis columna, quasi sustinens omnia. » Pour
les Elfes, les Géants, les Nains, les Nixen, les Kobolde, il faut lire
tout le premier volume des Deutsche Sagen de Grimm, et sa My-
thologie, p. 398-524-. — L'idée que les païens de la Frise se fai-
saient du séjour des braves après la mort est parfaitement exprimée
dans un beau récit de la vie de S. Wulfram, ap. Mabillon, Acta SS.,
t. I. L'Anglo-Saxon Cœdmon, 283, 23, désigne le paradis comme
un lieu entouré de boucliers (Sceldbyrig). Pour les héros enterrés
dans les montagnes creuses, voyez Grimm, Deutsche Sagen, t. I,
p. 580-384. Cf. Edda Sjemundar, Hundingsbana, II.
LA RELIGION.
87
c( bre au membre, de façon qu'ils restèrent
c( unis (1)... » Ce chant est bien court, et Balder
y paraît déjà comme l'amour du ciel, comme celui
dont les malheurs émeuvent toute la famille des
dieux. Les traditions allemandes, mutilées par le
temps, ne disent rien de plus. Mais l'histoire du
dieu immolé semble se répéter dans celle de Sieg-
fried, le héros des Nibelungen : Siegfried descend
aussi d'une race divine ; c'est le vainqueur du Dra-
gon, l'ennemi des puissances des ténèbres. Le sort
l'a rendu invulnérable, excepté en un seul endroit
par où il doit périr. Dans tout l'éclat de la jeunesse,
de la gloire et de l'amour, il meurt de la main de
ses proches; et, pendant qu'une vengeance san-
glante poursuit les meurtriers, transporté dans
une caverne du mont Geroldseck, il y attend le jour
où les peuples opprimés appelleront un libérateur.
(1) Le nom de Balder, dans les généalogies anglo-saxonnes, se
trouve ordinairement sous la forme de Bseldseg. Cf. Grimm, Mytho-
logie, 1'^ édition, p. 3. En anglo-saxon, Baldor signifie prince.
Grimm {Mythologie, p. 207) cite trois noms de lieux en Allema-
gne : Baldersbrunnen, Baldershain, Baldersteti. — Je donne les
huit vers découverts dans un manuscrit de la bibliothèque de Mer-
seburg, et publiés pour la première fois par Grimm, dans les Mé-
moires de r Académie des sciences de Berlin, 1842 :
Phol ende "Wodan — Vuorun zi holza :
Do ward demo Balderes — Volon sin voz birenkit.
Do biguolen Sintbgunt — Sunna era suisler :
Do biguolen Frûâ — Voila era suisler. :
Do biguolen Wodan — So he wola conda,
Sose bênrenki — Sose bluotrenki,
Sose lidirenki
Bên zi béna — Bluot zi bluoda
Lid zi geliden, — Sose gelîmida sîn.
88 CHAPITRE II.
Mais la fatalité qui atteignait le héros menaçait
tout TuniVers. Le crépuscule des dieux, annoncé
dans les chants du Nord, effrayait aussi les Ger-
mains. Plusieurs siècles après la conversion de
l'Allemagne, ses poètes mêlaient encore les réminis-
cences du paganisme aux prophéties chrétiennes
de la fin du monde. Le Saxon Héliand, décrivant
les signes avant-coureurs du jugement dernier,
voit la terre dévorée par les flammes de cette
même région du feu (Muspilli), d'où l'Edda fait
venir Surtur le Noir avec la torche et l'épée (1).
Ainsi les souvenirs de l'ancienne Germanie re-
produisent les principaux traits d'un système my-
thologique semblable à celui des Scandinaves. S'il
y reste beaucoup de désordre et d'obscurité, on a
lieu de croire qu'une tradition plus complète se
perpétuait parmi les Goths, les Saxons, les Ger-
mains orientaux ; parmi les peuples sédentaires,
où elle s'attachait au territoire, où elle était gardée
par des institutions. C'était assurément une gros-
sière théologie, qui abaissait l'idée de Dieu en divi-
sant ses attributs à l'infini, pour en faire autant
d'êtres distincts et leur prêter la figure de l'homme
et en même temps ses faiblesses. Mais du moins, on
y voyait un effort de la raison pour donner des cau-
ses intelligentes aux spectacles de la nature. Au
(1) Nous reviendrons, dans un autre chapitre, sur la fable de
Siegfried. — En décrivant la ruine du monde, un chant teutonique,
rapporté par Wackernagel [Deutsches Lesebuch, p. 70), emploie
comme Héliand le terme de Muspilli.
LA RELIGION. 89
milieu de cette multitude de dieux, on trouvait la
notion de l'unité, de la hiérarchie, de la loi. Si la
question des origines et des destinées humaines
était résolue par des fables, au moins elle avait
occupé les esprits. Les symboles étaient défectueux;
ils enveloppaient cependant un certain nombre de
vérités logiques, métaphysiques, morales, derniè-
res ressources des civilisations païennes.
Mais il fallait que l'erreur, une fois introduite,
poussât toutes ses conséquences. C'est ce qui de-
vait surtout paraître chez ce grand nombre de
peuples nomades : Francs, Memans, Bavarois, où
la caste sacerdotale détruite ou dégénérée ne pou-
vait plus rien pour le maintien des traditions. Il
n'y restait donc plus que des fictions sans liens,
des observances sans motifs, rien qui pût satis-
faire les esprits, par conséquent les contenir.
L'homme demeurait livré à lui-même, à sa cons-
cience, à ses sens, entre le besoin d'adorer un Dieu
qu'il ne voyait pas, et la tentation d'adorer la na-
ture, qu'il voyait plus forte que lui, plus ancienne,
plus durable. Il contentait donc sa conscience en
reconnaissant quelque chose de divin, et ses sens
en divinisant les phénomènes qui le frappaient
d'étonnement. Il en venait ainsi à l'adoration de
la créature, sans effort pour y démêler une cause
intelligente, sans autres règles que ses impressions
mobiles, ce qui est le fond même de la superstition.
Et, parce que les croyances superstitieuses, dans
ET. GERM. I. 7
90 CHAPITRE II.
cet endroit obscur du cœur humain où elles étaient
enracinées, devaient offrir moins de prise que les
dogmes et les cultes publics, ce fut en effet cette
partie du paganisme allemand qui occupa davan-
tage les missionnaires chrétiens, qui résista plus
opiniâtrément à leur zèle, et dont il devait rester
plus de vestiges dans l'histoire et dans les mœurs.
Il faut les suivre, et voir comment les superstitions
dont nous avons reconnu le principe dans la reli-
gion des Scandinaves arrivèrent à leurs derniers
excès chez les Germains.
Superstitions L'aspcct de la nature, sous ces climats sévères,
Germains, causait autant de terreur aue d'admiration. S'il v
Fétichisme. . . • .
paraissait un ordre merveilleux où tout conspirait à
répandre la vie, on y découvrait aussi un autre
dessein où tout semblait travailler pour la mort.
Les éléments s'animaient, mais des puissances en-
nemies s'en disputaient l'empire. Le ciel avait des
constellations favorables ; il avait aussi des étoiles
funestes. Les bons vents, honorés comme autant
de dieux, luttaient contre les démons des tempêtes.
La nuit et le jour s'y faisaient la guerre : pendant
six mois la nuit l'emportait, et avec elle le froid
et la stérilité ; pendant six autres mois le jour rede-
venait vainqueur. Trois fêtes marquaient son retour
triomphant : au solstice d'hiver, à l'équinoxe de
printemps , au solstice d'été ; c'étaient les épo
ques des trois grands sacrifices d'Upsal. De là tant
LA RELIGION. 91
d'observances païennes qui accompagnent encore la
nuit de Noël dans tont le Nord; de là les banquets
et les danses autour de l'arbre de mai ; de là l'u-
sage longtemps conservé sur les bords du Rhin de
célébrer par des représentations dramatiques le
combat annuel de l'hiver et de l'été. Les deux per-
sonnages, vêtus l'un de mousse et de paille, l'autre
de fraîche verdure, en venaient aux mains, et la
victoire de l'été faisait la joie du peuple, qui la
saluait par des acclamations et par des chants (1) .
Mais, quand recommençait la saison froide, le
feu était le seul consolateur des hommes. Comment
n'eussent-ils pas prêté un pouvoir divin à cette
flamme active qui avait toutes les apparences de la
vie, qui rendait la force, qui répandait la lu-
mière ? On l'adorait premièrement dans l'étincelle
vierge tirée du frottement de deux morceaux de
bois, ensuite dans le foyer domestique, enfin dans
les feux de joie qui se font encore chaque année, et
qui se répondent, pour ainsi dire, depuis les riva-
ges de la Norvège et de l'Angleterre jusqu'aux
(1) En ce qui touche le culte des astres, les fêtes des saisons et
le combat annuel de l'hiver et de l'été, cf. Ynglinga saga, Edda
Sœmundar, passim Indiculus superstitionum : « De simulacris, de
pannis factis quœ per campes portant. » Grimm, Mythologie, II,
684, 721, 7S5 et suiv. Le souvenir de ce combat symbolique vit
encore dans les chants populaires qu'on trouve par toute l'Alle-
magne :
Tra rira der Sommer der ist da ;
Wir wollen hinaus in garten...
Der Winter liat's verloren;
Der Winter liegt gefangen.
92 CHAPITRE IL
dernières vallées de la Souabe et de l'Autriche :
pendant que le bûcher s'enflamme, la foule danse
autour, en y jetant comme en sacrifice des fleurs
et des couronnes. Mais il y avait aussi un feu mal-
faisant qui devait un jour consumer le monde.
On conjurait les incendies, comme les orages,
par des enchantements et des prières. Tacite ra-
conte comment, des flammes étant sorties de terre
dans le pays des Ubiens, le peuple alla les combat-
tre avec des bâtons et des verges (1).
L'eau, mobile comme le feu, comme lui secou-
rable et purifiante, servait comme lui aux épreuves
judiciaires, sauvait l'innocent, dénonçait le coupa-
ble. Les sources où elle jaillissait dans toute sa
pureté avaient des vertus surnaturelles ; on y
croyait puiser la santé, la science, la connaissance
de l'avenir. Rien de plus fréquent, dans les coutu-
mes religieuses des Scandinaves, que les bains et
les ablutions. Le septième jour de la semaine,
chez les Islandais, en Suède et en Danemark,
s'appelle encore a le jour du bain . » Toute l'Allema-
gne connut des usages semblables. Au quatorzième
siècle, Pétrarque, se trouvant à Cologne la veille
de la Saint-Jean, y fut témoin d'une solennité qui
le frappa et qu'il décrit dans ses lettres. Les fem-
(1) l^our le culte du feu, César, de Bello Gallico, lib. VI;
Tacite, Annal., XIII, 57; Edda Sœmund., 18, 1; Indiculus
superstitioniim, 15 : « De igne fricato de ligne, id est Nodfyr. »
Ibid , 17 : « De observatione pagana in foco. » Grimm, Mijthologie,
567 et suiv.
LA RELIGION. 93
mes de la ville, couronnées de fleurs, s'étaient ras-
semblées au bord du Rhin; là elles s'agenouil-
laient ponr tremper dans les eaux leurs mains et
leurs bras, en murmurant des paroles superstitieu-
ses : c'était une persuasion générale, que le fleuve
emportait avec l'ablution de ce jour tous les maux
qui menaçaient l'année. Cependant une sorte de
frayeur se mêlait au culte des rivières : elles ré-
pandaient la fécondité sur leurs bords, mais elles
portaient la mort dans leur sein ; leurs eaux ra-
pides et profondes fascinaient les regards, attiraient
les nageurs et les entraînaient au fond. Le peuple
de Magdebourg croit encore que la Saale veut
chaque année sa victime, et qu'elle !a prend parmi
les plus beaux jeunes gens du pays (1).
Enfin, nous avons vu la terre adorée en Scandi-
navie comme l'épouse d'Odin, comme la nourrice
des hommes. Ce culte se développe en Allemagne,
dans les pompes sacrées d'Hertha, dans les hon-
neurs divins rendus aux montagnes, aux rochers,
aux pierres qui couronnaient la terre, aux arbres
qui sortaient de son sein comme pour montrer sa
puissance et sa fécondité. On sacrifiait à de grands
chênes contemporains du monde, on demandait le
secret de l'avenir aux rameaux verts dont on faisait
les bâtons runiques ; il n'y avait pas jusqu'à la
(1) Culte des eaux, Agathias, 28, 4; Gregor. Turon., X; Leges
Liutprandi, VI, ?0; Procope, deBelîo Gothico, II, 25; Pétrarque,
de Rébus familiaribus, lib. I, ep. ii; Grimm, 549.
94 CHAPITRE II.
fleur du lotus flottant sur les eaux, qu'on ne res-
pectât comme une apparition mystérieuse. Mais, si
les forêts avaient des ombrages qui protégeaient
leurs habitants, il y régnait aussi une obscurité
menaçante. Tacite parle d'un bois où nul ne péné-
trait que chargé de liens; celui qui tombait ne se
relevait pas; il se traînait, en rampant, hors du
territoire sacré. Les animaux qui erraient dans ces
solitudes n'étonnaient pas moins l'ignorance du
peuple ; il voyait en eux des maîtres qu'il fallait
consulter ou des ennemis qu'il fallait fléchir. Nous
avons trouvé dans la cosmogonie de l'Edda la vache
nourricière, représentée comme la seconde des
créatures et la mère des Ases. C'étaient aussi des
génisses que les Germains des bords de la Baltique
attelaient au char de leur déesse. Ils honoraient
Fours pour sa force, le cheval pour son intelligence.
Les oiseaux, créatures légères et qui semblaient
plus voisines des dieux, instruisaient l'homme à
leur façon. Il pensait comprendre leur langage, et
se conduisait par leur vol. La rencontre d'un sca-
rabée lui paraissait un signe de bonheur. Au con-
traire, dans la théologie savante des Scandinaves,
aussi bien que dans les croyances populaires des
Allemands, le loup et le serpent figuraient comme
deux puissances mauvaises. C'étaient des loups qui
poursuivaient les astres dans le firmament; les
serpents gardaient les sources où l'on puisait la
science, et les cavernes où l'or était enfoui, l'or et la
• LA RELIGION. , 95
science qui tentent l'homme, mais qui le perdent.
Ainsi l'apothéose de la nature aboutissait à l'ado-
ration des animaux, des choses inanimées, des créa-
tures nuisibles, à l'adoration même du mal, c'est-
à-dire au dernier renversement de toute la reli-
gion (1).
Mais, en se rendant l'adorateur de la nature. Magie,
l'homme faisait pour ainsi dire ses conditions avec
elle : le culte qu'il lui vouait devenait un com-
merce. S'il divinisait tout ce qui avait ému ses sens,
c'était afin de les satisfaire. Les êtres qu'il honorait
de la sorte devaient être assez puissants pour bou-
leverser, s'il le fallait, toute l'économie de l'uni-
vers en faveur de ses passions. Entre les éléments
et lui, il supposait un pacte en vertu duquel ils
(1) Culte de la terre: Agathias, loco citato. S. Eligii Sermo,
apud d'Achery, Spicilegium, i. V, p. 215. Indicidus super stitio-
num, 7 : « Dehis quse faciunt super petras. » — Culte des arbres
et des animaux. Tacite, Germania, 9, 10, 59. Agathias, Gregor.
Turon., S. Eligii Sermo, locis citatis. Indiculus superslitionum,
6: « de sacris sylvarum, quas JSimidas vocant, 13, de Auguriis
avium, vel equorum, vel bovum stercore, vel sternutatione. —
Sur l'arbre sacré des Lombards de Bénévent, voyez Yita S. Bar-
hati, apud BoUand., Acta SS., 19 feb. On trouve dans la même
biographie la preuve du culte du serpent. Pour le chêne de Geis-
mar, VitaS. Bonifacii, apud Pertz. VEdda, le poëme anglo-saxon
de Beowulf, les anciens poëmes allemands montrent sans cesse les
dra^'ons veillant à la garde des trésors. Cf. Grimm, Mythologie,
t. II, p. 613 et suiv. Les lois franques, lombardes et anglo-saxon-
nes prouvent l'opiniâtreté de ce fétichisme, qu'elles poursuivent de
leurs proldbitions. Capitul. de partibus Saxoniœ, 20. « Si quis ad
fontes aut arbores vel lucos votum fecerit, aut ahquid more genli-
lium obtulerit, et ad honorem dœmonum concederit. » Liutprand.,
VI, 30. « Simili modo et qui ad arborem, quam rustici sanguinum
vocant, atque ad fontanas adoraverit. » Leges Canuti régis, 1, 5,
96 CHAPITRE II.
devaient obéir à des paroles prononcées en un lieu
déterminé, à une certaine heure, avec des cérémo-
nies obligatoires. C'était peu de troubler les sai-
sons et de gouverner les tempêtes; il y avait des
rites pour inspirer Tamour, pour apaiser la colère,
pourôter la vie, et pour la rendre. La science ma-
gique des Scandinaves avait trouvé des adeptes chez
les sorcières de l'ancienne Allemagne. Elles pré-
tendaient chevaucher la nuit à travers les airs, en
compagnie des esprits bons et mauvais. L'avenir
n'avait pas de secret qui ne leur fût révélé dans
ces redoutables entretiens. Ou bien, elles croyaient
se changer en louves pour châtier un pays qui leur
avait déplu, et s'introduire d'une manière invisible
dans le corps de leurs ennemis, afin de leur ronger
le cœur. Plus tard, quand les traditions chrétien-
nes se furent conofndues avec les souvenirs du pa-
ganisme, une fable étrange circula chez les Alle-
mands. On racontait que la fille d'Hérode, éprise
d'un amour criminel pour saint Jean-Baptiste ,
n'avait pas su cacher à son père le secret de sa pas-
sion. Hérode, furieux, s'était vengé par le supplice
du prophète. Alors la princesse s'était fait appor-
ter dans un plat la tête sacrée, et, la prenant dans
ses mains, elle avait voulu y imprimer un baiser de
ses lèvres impures. La tête, s'écartant avec horreur,
avait soufflé sur elle ; et la vierge coupable, em-
portée par ce souffle, s'était envolée dans l'air. On
ajoutait que, chaque nuit, Hérodiade recommençait
LA RELIGION.
97
sa course aérienne, qui ne devait s'achever qu'à la
fm du monde, et qu'elle emmenait à sa suite le
noir escadron des sorcières ; car un tiers des habi-
tants de la terre lui avait été donné en vasse-
Ainsi, le culte des éléments avait conduit les es-
sait lier la puissance divine, enchaîner la liberté hu-
maine, renverser les lois de la création par des
actes matériels sans intelligence et sans amour. Le
but de ces efforts impuissants était d'assouvir des
volontés déréglées. Les sorcières se vantaient de
négocier les amours des démons avec les mortelles.
Les philtres qu'elles composaient enivraient les
(1) Sur la magie, cf. Ynglinga saga, cap. vu. Edda Sœmund,
118. Lex Salica, cap. lxvie : « Ubi strise cocinant. » La plus an-
cienne trace de la fable d'Hérodiade est dans les Prœloquia de
Rathier, évêque de Vérone, mort en 974 (apud Martène et Durand,
9, 798). Elle est plus développée dans le poëme latin du Renard,
composé en Flandre [Rheinardus, I, v. 1139-1164) Grimm, My-
thologie, t. I, 260 ; t. n, 983 et suiv. Je ne puis m'empêcher de
citer quelques vers du Rheinardus, où je crois retrouver quelque
imitation des récits merveilleux d'Ovide :
1145. Haec virgo, thalamos Baplistse solius ardens,
Voverat, hoc dempto, nuUius esse viri.
Offensus genitor, comperto prolis amore,
Insontem sanctum decapitavit alrox.
Postulat afferri Virgo sibi tristis, et affert
Regius in disco tenipora trunca cliens...
Oscula captantem caput aufugit atque resufdat,
nia per impluvium turbine flantis abit.
Ex illo nimium memor ira Johannis eamdem
Per vacuum cœli flabilis urget iter...
Lenit honor luctum, minuit reverentia pœnam :
Pars hominum mœstse tertia servit herae.
lage (1).
98
CHAPITRE II.
sens, et forçaient les cœurs les plus rigoureux. Rien
n'était plus commun dans tout le Nord que les
amulettes obscènes. Tacite connaît, au bord de la
Baltique, des barbares qui adorent la mère des
dieux, c'est-à-dire la déesse de la fécondité, et qui,
en son honneur, suspendent à leur cou de petites
figures de porcs. Il trouve chez les Naharvales des
rites qui rappellent les impuretés de la Phrygie.
Les canons des conciles attestent l'opiniâtreté de
ces coutumes. On y condamne à plusieurs reprises
les pratiques immondes que le peuple observait en
février, les chants lubriques, les jeux et les danses
inventés par les païens, ku moyen âge, les fêtes
luxurieuses, proscrites par l'Eglise, se perpétuaient
encore dans les Pays-Bas ; on y a découvert un
grand nombre de ces emblèmes infâmes qui mar-
quent le culte de la chair dans tous les paga-
nismes (I).
(1) Voyez encore, en ce qui concerne la magie, Capitul. di 789.
c. Lxiv, « ut nec cautulatores et incantatores, nec tempestarii, vel
obligatores non fiant. » Lex Visigoth., VI, 2, 5 : « Malefici et immis-
sores tempestatum, qui quibusdam incantationibus grandinem in
vineas messesque mittere perhibentur. » Leges Canuti régis, 1,5,
et tout le traité d'Agobard, de Grandine et Tonitru. Sur les cultes
impurs, Tacite, Germania, 43 : « Apud Naharvalos antiqufe reli-
gionis lucus ostenditur ; prsesidet sacerdos muliebri ornatu; 45:
Matrem deûm venerantur ; insigne superstitionis, formas aprorum
gestant. » Wolf, Wodana, p. XXI-XXIII, a trouvé dans les Pays-
Bas les images et le culte du pballus jusque pendant le moyen âge.
Cf. Indiculus super stitionum, 5, « de Spurcalibus in februario. »
Cf. Grimm, I, 194; II, 985. Ce mythologue me paraît avoir par-
faitement démontré comment le symbole du porc et du sanglier,
populaire dans tout ^le Nord, se liait avec le culte charnel du dieu
Freyr.
LA RELIGION. 99
D'un autre côté, les instincts cruels se satisfai- sacrifices
saient par les sacrifices humains, connus de toutes canmba-*
lisme.
les nations germaniques, aussi bien que chez leurs
voisins du Nord. Les Hermundures vouaient à Wo-
dan et au dieu de la guerre ce qu'ils prenaient sur
l'ennemi, hommes et chevaux. Les Goths, les Hé-
rules, les Saxons, immolaient leurs captifs. Quand
les Francs, déjà chrétiens, descendirent en Italie
sous la conduite de Théodebert, au moment de
passer le Pô, ils y précipitèrent des femmes et des
enfants égorgés, en l'honneur des divinités du
fleuve. Au huitième siècle, il fut nécessaire que
saint Boniface défendit aux fidèles de vendre des
victimes humaines aux païens, qui venaient s'ap-
provisionner sur les marchés d'esclaves. Mais il est
de l'essence du sacrifice que l'assemblée participe
aux viandes : les Massagètes, ces frères aînés des
Germains, immolaient leurs vieillards, et en faisaient
ensuite un festin sacré. Il y a comme le souvenir
de quelque rit sanguinaire dans le délire de ces
magiciennes allemandes qui pensaient parcourir la
terre sans être vues, pour se nourrir de chair hu-
maine. Quelquefois la foule crédule se jetait sur
elles, les déchirait et les mangeait : il fallut une
loi de Gharlemagne pour interdire ces horribles
représailles. Au onzième siècle, les canons de l'É-
glise signalaient encore l'odieuse coutume des
femmes qui brûlaient des corps humains, pour en
donner la cendre en breuvage à leurs maris. Ge
100
CHAPITRE II.
n'était pas régarement passager d'un peuple en
fureur, c'était l'opiniâtreté d'une pratique super-
stitieuse. Le culte de la nature, où tous les êtres
s'entre-dévorent, menait logiquement à l'anthro-
pophagie (1).
Origine Assurément on ne peut songer à reconstruire
des religions ,
du Nord, tout le paganisme germanique sur ces faibles restes
qu'on en trouve dans les mœurs de l'Allemagne,
sur ce petit nombre de faits recueillis par les histo-
riens romains au milieu des hasards de la guerre,
ou par des prêtres chrétiens, moins curieux d'étu-
dier les fausses religions que d'enseigner la vraie.
Toutefois, on en sait assez pour reconnaître une
croyance commune à toutes les nations dispersées
sur le territoire de la Germanie, avec plus de tra-
ditions chez les peuples sédentaires, avec plus de
superstitions chez les nomades. Mais on a vu que
(1) L'usage des sacrifices humains chez les Hermundures est
établi par Tacite, Annales, XIII, 57 ; chez les autres Germains,
Germania, 9, 39; Annales, I, 61. Cf. Jornandes, de Rébus Geti-
cis, 5. Isidor., Chronic. œra, M6, Procope, de Bello Got., 2, 25.
Sidonius Apoll., 8, 6 : Lex Frisionum, additio sapientum, tit. 42.
Bonifacii epist. xxv. — Hérodote, j, 216, atteste Tanthropophagie
des Massagètes. Cf. Capitulatio de Partibus Saxoniœ : « Si quis
a diabolo deceptus crediderit, secundum morem paganorum, virum
aliquemaut feminam strigam esse et homines comedere, et propter
hoc ipsum incenderit, vel carnem ejus ad comedendum dederit,
vcl ipsam comëdërit. » Burchard de Worms, Interrogatio, pa-
ges 119, 200 : « Crcdidisti quod multse mulieres rétro Satanam
conversœ credunt... homines baptizatos et sanguine Christi redemp-
tos, sine armis visibilibus et interficere et de coctis carnibus eorum
vos comedere?... Fecisti quod qusedam mulieres facere soient:
tollunt testam hominis, et igne comburunt, et cinerem dant viris
suis ad bibendum pro sanitate. »
LA RELIGION. 101
les peuples sédentaires n'avaient pas échappé à cette
passion de la vie errante, qui en détachait de nom-
breuses bandes et les poussait aux aventures. Les
émigrations qui se faisaient autour d'eux, et qui
finissaient par les entraîner, devaient ébranler à la
longue la solidité de leurs institutions religieuses,
porter le trouble dans les pratiques et dans les doc-
trines. Ce désordre favorisait le penchant que les
Allemands eurent toujours à secouer le dogme, la
règle, l'autorité en matière de croyance, pour se
livrer au sentiment, c'est-à-dire à ce qu'il y a de
plus indiscipliné, mais aussi de plus superstitieux.
Au contraire, chez les Scandinaves, dans ce coin
du monde où le tumulte des invasions n'arrivait
pas, l'enseignement traditionnel avait mieux con-
servé son unité et sa grandeur. De là ces longues
généalogies des dieux, ces récits habilement liés, et
tant de fables dont on démêle sans peine le sens as-
tronomique, historique, moral. Les mythologues
ont retrouvé dans l'Edda tout un calendrier, toute
une épopée, toute une législation. Et comment, en
effet, ne pas reconnaître en la personne d'Odin,
avec son œil unique, avec ses douze palais célestes,
le soleil, dont le disque solitaire parcourt les douze
signes du zodiaque? Les luttes des Ases et des
Géants de la gelée rappellent les combats opiniâtres
des conquérants suédois contre la race finnoise,
qu'ils trouvèrent maîtresse du Nord ; et la belle
fable de Baider ne semble-t-elle pas faite pour en-
102 CHAPITRE II.
seigner aux hommes la sainteté du serment, la né-
cessité de l'expiation, et le triomphe de la justice
dans un monde meilleur?
Il y avait donc, premièrement, dans la tradition
commune des Germains et des Scandinaves, une
doctrine, une tentative de la pensée pour embras-
ser toute l'économie de l'univers. Elle y tendait
par deux voies, où elle se rencontrait avec les plus
célèbres mythologies de l'antiquité.
Rapport D'un côté, cllc Semblait tourner au panthéisme
les ?IiTgions quand elle représentait ces vénérations de dieux pé-
de la Grèce . .
l'odent rissables qui se succédaient d'âge en âge, et qui peu-
plaient l'immensité ; quand elle montrait le monde
passant par une suite de naissances et de destruc-
tions : le ciel, la terre, les eaux, tirés des membres
d'un géant, et servant ensuite à composer le premier
homme. Il était difficile d'exprimer plus énergi-
quement l'unité de la substance universelle au mi-
lieu de la mobile variété des phénomènes. Les li-
vres sacrés de l'Inde n'ont pas d'autre pensée, pas
d'autres images, lorsqu'ils célèbrent le Dieu su-
prême de qui émane une longue série de divinités
mortelles, dont chaque sommeil est marqué par la
ruine d'un monde, chaque réveil par une nouvelle
création. Ils décrivent aussi l'origine des choses
comme une immolation sanglante. Brahma était le
sacrificateur ; de la tête de la victime fut fait le fir-
mament, et de ses pieds la terre; son œil devint le
soleil, l'air sortit de son oreille, et le feu de sa
LA RELIGION. 103
bouche. Les éléments formés de la sorte devaient
se réunir ensuite pour construire le corps humain :
des pierres vinrent les os, des plantes les cheveux;
la mer donna le sang, et le soleil donna la vue. La
Grèce et l'Étrurie connurent les mêmes doctrines
et les mêmes symboles. De là des rapprochements
innombrables avec l'Edda : de part et d'autre le
pouvoir du Destin dominant toutes choses, douze
dieux principaux, au-dessous d'eux les divinités
des champs, des forêts et des lacs; enfin, une pé-
riode astronomique amenant le renouvellement de
l'univers. De là aussi les mêmes pompes sacrées, la
même science des présages et des augures, et enfin
plus qu'il n'en faut pour indiquer d'antiques rap-
ports entre les doctrines sacerdotales de la Ger-
manie et celles des grands peuples de l'Orient et
du Midi (1).
D'un autre côté, en expliquant le monde par la
guerre universelle des dieux et des géants, des hé-
ros et des monstres, de la lumière et des ténèbres,
la religion du Nord inclinait au dualisme. Ces
traits rappellent toute la théologie des Perses, l'an-
tagonisme des deux principes, la lutte d'Ormuzd
' (1) Loh de Manou, liv. I, 51-57. Guigniaut, Religions de V an-
tiquité, I, p. 605. Oupnekhat, passim. Cf. les vers orphiques
rapportés par Eusèbe, Préparation évangélique, III, 9 ; et le célè-
bre oracle de Sérapis : « La voûte des cieux est ma tête, la mer est
mon ventre, mes pieds reposent sur la terre, mes oreilles sont
dans les régions de Féther, et mon œil est le soleil qui porte par-
tout ses regards. »
lOi CHAPITRE II.
et d'Ahriman. Les livres de Zoroastre racontaient
l'acte de la création comme l'assaut de deux divi-
nités rivales qui se disputaient le temps et l'espace :
le premier couple humain était tiré d'un arbre,
comme dans l'Edda ; toute la vie de l'homme se
réduisait à un combat, où il s'enrôlait librement
au service du bien ou du mal. Enfin, les puissan-
ces mauvaises semblaient l'emporter ; elles li-
vraient la terre aux flammes ; mais, de ses cendres
devaient naître une terre plus pure, où le principe
du bien exercerait un empire éternel. Si la doc-
trine des mages avait son emblème dans le feu
sacré, les Islandais entretenaient aussi devanl l'i-
mage du dicuThor un brasier qui ne devait jamais
s'éteindre. Mais un dernier rapprochement achève
de nous éclairer. En décrivant la lutte des deux
principes, les Perses ont coutume d'opposer le
Midi, le pays d'Iran, habité par les dieux et les
héros, au Nord, au pays de Touran, peuplé de dé-
mons et de barbares. Les Scandinaves conservent
celle opposition sans en changer les termes. Ils se
font gloire d'être les maîtres du Nord, et c'est
au Nord cependant qu'ils fixent le séjour des
géants, des ténèbres et du mal. Jamais un peuple
ne s'est représenté sa patrie comme une terre de
malédiction. 11 fallait donc que celui-ci gardât le
souvenir d'un climat plus doux, échangé contre
les froids rivages de la mer Baltique. Il plaçait
bien loin derrière lui, vers le sud-est, la cité lu-
LA RELIGION. 105
mineuse d'Asgard, où avaient régné ses dieux, où
ses guerriers morts devaient revivre. Ces indica-
tions de la mythologie s'accordent avec celles de
l'histoire pour faire descendre les Germains de ces
contrées caucasiennes qui virent naître aussi la ci-
vilisation persane, voisine de l'Inde, de l'Egypte et
de la Grèce et qui semblent le premier sanctuaire
des religions savantes (1).
Mais les religions savantes, le dualisme, le
panthéisme, ouvrages laborieux de l'esprit , qui
voulurent de l'art et du temps, ne représentent
point le premier état de la tradition. Au fond de
ces systèmes, il faut chercher ce qu'ils se proposent
d'expliquer, ce qui est plus ancien qu'eux, et
sans quoi les peuples mêmes ne seraient pas, c'est-
à-dire un petit nombre de dogmes qui fixent avec
simplicité les destinées humaines. Je crois distin-
guer ces dogmes primitifs dans la tradition du
Nord. C'est d'abord une divinité souveraine dont le
nom désigne une nature spirituelle, qu'aucune
image ne peut figurer, aucun temple contenir.
C'est une trinité qui paraît dans les trois chefs des
Ases : Odin, Yili et Ve ; dans les trois personnages
divins adorés à Upsal : Thor, Odin et Freyr; dans
les trois noms qu'invoquaient les Saxons et les
(1) Guigniaut, Religions de V antiquité,!, 3I9etsuiv. Sur le feu
sacré chez les Islandais, Finn. Joh. Eistor. ecclesiast. Island., I, 16.
Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 402. M. Ampère, dans son cours de
1832, a mis aussi en lumière ces rapports delà religion Scandinave
avec celle de la Perse.
ÉT. GER5I. I.
8
106 CHAPITRE II.
Francs : Donar, Wodan et Saxnot. C'est un âge
d'or où tout vivait en paix, jusqu'à ce que le crime
d'une femme introduisît ]e désordre et la mort.
Ici, peut-être, se rattachent d'autres souvenirs :
l'arbre symbolique planté au centre de la terre, le
principe du mal prenant la figure du serpent, le
déluge où la première génération des méchants
fut détruite. Le destin du monde roule sur l'im-
molation du dieu victime, qui ne subit la mort
que pour la vaincre. Enfin, tout aboutit au juge-
gement des âmes, et à l'autre vie sanctionnant les
devoirs de celle-ci. Ces peuples violents, qui ont
horreur de toute dépendance, conservent dans
leurs chants les préceptes d'une morale bienfai-
sante; ils se soumettent aux assujettissements, aux
humiliations volontaires du culte, de la prière, du
sacrifice. C'est le fonds mystérieux sur lequel
toutes les religions reposent. En ouvrant les livres,
en comparant les monuments de toutes les nations
qui ont laissé une trace dans l'histoire, on y ver-
rait dispersés, mais reconnaissables, les mêmes
dogmes de l'unité, de la trinité, de la déchéance,
de l'expiation par un Dieu Sauveur, de la vie fu-
ture. Les mêmes préceptes y seraient soutenus des
mêmes institutions. Ces idées, partout corrompues
et troublées, retrouvent leur pureté et leur enchaî-
nement naturel dans les souvenirs de la Bible.
C'est là que je reconnais une tradition primitive,
un enseignement divin, qui fit la première éduca-
LA RELIGION. 107
tion de la raison humaine, et sans lequel l'homme
naissant, pressé par des besoins sans nombre,
entouré de toutes les menaces du monde extérieur,
ne se fût jamais élevé aux connaissances qui font la
vie morale. Quand les peuples se séparent et s'en vont
aux extrémités de la terre chercher le poste où ils
doivent s'arrêter, la tradition les accompagne; elle
voyage sur leurs chariots avec leurs vieillards, leurs
femmes, leurs enfants, avec tous les gages sacrés
de la société future. Quelque part qu'ils dressent
leur hutte, au bord de la Baltique ou du Danube,
elle demeure au milieu d'eux, elle vit au foyer de
ces laboureurs et de ces pâtres ; elle y entretient la
pensée de Dieu, des ancêtres, du devoir, de l'autre
vie, de toutes les choses invisibles qui enveloppent
le monde visible, l'éclairent et le rendent habi-
table pour les âmes.
Il resterait à expliquer aussi ce qu'il y a de su-
perstition chez les Germains, en remontant jus-
qu'au point où l'égarement commença. Ces barbares
n'ont pas de coutumes si odieuses qu'on ne retrouve
chez les plus sages nations de l'antiquité. On sur-
prend des souvenirs d'antropophagie au fond des
fables riantes qui charmèrent la Grèce. C'est Pé-
lops mis en pièces par Tantale, son père, pour
servir au banquet des dieux ; c'est Zagreus, l'ancien
Bacciius, jeté dans la chaudière par les Titans, et
son cœur dévoré par Jupiter. Toute la guerre de
Troie se déroule entre deux sacrifices humains,
108 CHAPITRE IL
celui d'Iphigénie et celui de Polyxène. Six siècles
après, au temps des guerres messéniennes, on voit
encore Aristodème immoler son enfant. Ces rites
impies, connus des Etrusques, avaient passé dans
les institutions romaines ; la loi des Douze Tables
en conservait les traces. Vers la fin de la républi-
que, dans un siècle si poli, c'était encore l'usage,
à chaque soulèvement des Gaules, d'enterrer vi-
vants deux captifs, en offrande aux dieux infer-
naux. Si le génie des Grecs finit par détester ces
horreurs ; si les Romains, contents des boucheries
du cirque, ne voulurent plus de meurtres dans
leurs temples, d'un autre côté, cette nouvelle dé-
licatesse de mœurs se prêtait à tout le délire des
superstitions voluptueuses. C'est assez de rappeler
le culte de Vénus, la prostitution publique dans
les sanctuaires de Paphos, de Cythère et d'Eryx ;
la promiscuité des Bacchanales, effrayant le sénat,
qui autorisait les fêtes de Flore et de la bonne
Déesse; enfin, ces processions innombrables où
paraissait le phallus, le symbole qui résumait toute
la corruption du paganisme. Ceux qui connaissent
l'antiquité, ceux qui ont lu le Banquet de Platon,
savent ce que je tais, et de quelle façon les philo-
sophes avaient corrigé le culte de l'amour. A me-
sure qu'on remonte plus haut vers l'Orient, on
trouve plus étroite l'alliance des rites impies et
des pratiques sanguinaires ; on voit les mystères
de la Phrygie, de l'Assyrie et de l'Inde ; les images
LA RELIGION.
109
lubriques promenées en triomphe par les brahmes,
et le sacrifice humain compté dans les Védas par-
mi les oblations qui plaisent aux dieux. Des ob-
servances si outrageantes pour la raison trouvaient
néanmoins un appui dans la raison trompée ; elles
se rattachaient logiquement au culte de la nature,
qui est le principe de toutes les religions faus-
ses (1).
C'est en vain que ces religions cachent leur se-
cret, d'abord sous la pompe des mystères, ensuite
sous les interprétations d'une philosophie com-
plaisante ; partout on reconnaît le fétichisme, Ta.
doration des éléments, des arbres, des animaux
sacrés; le serpent d'Esculape , la pierre noire de
Cybèle, et toutes les mé(amorphoses chantées par
les poètes, n'ont pas d'autre explication. L'an-
(1) Sur le sacrifice humain dans les Védas, voyez Guigniaut,
Religions de r antiquité, I, C05> 664. En Grèce, Jupiter Lycœu s et
Dionysus Zagreus recevaient des sacrifices humains. Pausanias, Vlil,
58; Plutarque, in Themistocl., cap. xiii. L'oracle de Delphes or-
donnait quelquefois des immolations semblables. Pausanias, I, 5 ;
IV, 9; VII, 49 ; IX, 26 et 35. Longtemps le culte de Saturne
avait été célébré avec les mêmes rites homicides. V. Dorfmiiller,
de Grœciœ primordiis. Denys d'Ilalicarnasse (I, 24) les retrouve en
Italie. Loi des Douze Tables : « Qui frugem aratro qusesitam furtim
noxpavit secuitve, suspensus Cereri necator. » — En ce qui touche
l'impureté, rien n'est plus célèbre que le culte du lingam, du phal-
lus et de Priape. Toutes les recherches historiques sur la civilisation
païenne aboutissent tôt ou tard à ce jugement équitable et terrible
de saint Paul (Épitre aux Romains, 1. 19-26) : « Quia quod notum
est Dei manifestum est in illis; Deus enim illis manifestavit. —
Invisibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quje facta sunt
intellecta conspiciuntur : sempiterna quoque e|us virtus etdivinitas,
ita ut sint inexcusabiles... — Propterea tradidit illos Deus in pas-
siones ignominise. » Et les versets suivants.
110 CHAPITRE IL
thropomorphisme, en personnifiant sous des for-
mes humaines les forces physiques qui meuvent le
monde; le dualisme, en les ramenant à deux prin-
cipes contraires ; le panthéisme, en les attribuant
à une substance universelle, ne font que repro-
duire sous des termes plus savants la même er-
reur, où toute superstition est contenue. C'est
toujours la confusion de l'effet et de la cause, la
création substituée au Créateur, et la nature préfé-
rée à Dieu. On peut marquer ici le point où la
raison fut égarée par la volonté. Dieu se révélait
dans la tradition avec les trois caractères de puis-
sance, d'intelligence et d'amour. Ces trois notions
étaient simples, elles saisissaient sans peine l'en-
tendement. Mais l'amour divin ne s'adressait pas à
l'entendement seul , il sollicitait la volonté ; il la
pressait de chercher un bien invisible, il l'attirait
en haut. En même temps, la volonté se sentait at-
tirée en bas, vers des biens visibles, vers cette na-
ture belle et féconde où l'amour paraissait aussi,
mais sous des formes sensuelles. Libre de choisir,
la volonté choisit mal : elle céda aux sens enivrés,
elle se tourna vers le monde matériel, où tout sem-
blait lui sourire ; elle y adora l'amour dans le
phénomène où il éclate le plus, dans l'acte qui pro-
page la vie. Mais la vie n'a de place dans le monde
qu'autant que la mort lui en fait ; les générations
se chassent, en sorte que le pouvoir qui les produit
semble le même qui les fait périr : il fallait donc
LA RELIGIOjS. 111
l'adorer aussi dans le phénomène delamorl. Yoilà
pourquoi^ chez les Grecs, je ne sais quoi de sinis-
tre se mêle aux mystères de l'Amour, ce fîJs du
Chaos et ce frère du Tartare; voilà pourquoi, dans
la trinité indienne, Siva paraît en même temps
comme le dieu de la génération et celui de la des-
truction ; et pourquoi, dans la trinité germanique,
la troisième place est donnée tantôt àFreyr, le dieu
des voluptés, tantôt à Saxnot, celui du carnage.
Or, le dogme se traduit par le culte ; le caractère
de toutes les liturgies est de reproduire les actes
des divinités qu'elles honorent. Si donc le culte de
la nature célèbre ces deux grands phénomènes de
la vie et de la mort, il faut qu'il renouvelle l'acte
qui donne la vie par toutes les sortes de prostitu-
tions religieuses ; il faut aussi qu'il répète le spec-
tacle de la mort par tous les genres de sacrifices
humains. C'est là que les passions trouvent leur
dernier assouvissement. Rien n'est plus profond,
dans l'humanité déchue, que cette union de la
luxure et de la cruauté. Les voluptés sont homici-
des, et la chair aime le sang. Ainsi s'explique le
paganisme en Germanie, comme par toute la terre.
Regardez au fond, vous y verrez encore moins d'er-
reur que de crime.
Tant de ressemblances n'effacent pourtant pas Différence:
les différences incontesfables qui séparent les reli- ^^du'^Nord
et de celli
gions du Nord et celles du Midi. En Inde, en Grèce,
en Italie, un besoin d'ordre se fait sentir au milieu
112 CHAPITRE II.
de toutes les erreurs et de tous les débordements :
le paganisme cherche à se fixer ; il prend une forme
régulière et durable dans les arts, dans la science,
dans la législation. De là, ce nombre infini de mo-
numents qui ont pour ainsi dire éternisé les types
de la mythologie classique ; ces écoles formées
d'abord à l'ombre des sanctuaires, pour l'interpré-
tation des dogmes, et d'où sortirent plus tard toutes
les sciences profanes ; enfin, ces constitutions po-
litiques qui représentaient la société comme l'ou-
vrage des dieux, et mettaient à son service tout le
courage et tout le génie des hommes. Au contraire,
le paganisme des Germains eut des temples et des
images; mais ces essais grossiers n'approchèrent
pas de la beauté idéale qui est l'objet de l'art. Il
professa des doctrines, mais qui n'eurent jamais
assez de fécondité pour produire une littérature sa-
vanle. Il fonda des institutions, mais trop mal
obéies pour le protéger lui-même. Partout la règle
plie sous l'effort des imaginations et des volontés
indociles; on voit prévaloir cet esprit de désordre,
c'est-à-dire de barbarie en matière de religion,
dont l'Allemagne ne sut jamais entièrement se dé-
livrer.
Conclusion. H fallait pousser ainsi l'étude de l'ancienne re-
ligion des Germains jusqu'à ses premières origines,
pour se rendre compte des ressources et des obsta-
cles qu'elle devait présenter un jour à la civilisa-
tion. Plusieurs historiens allemands, en retrouvant
L4 RELlGIOiN. 115
dans les traditions de leur patrie ces grandes idées
de la divinité, de l'immortalité, de la justice, qui
soutiennent toute la conscience humaine, ont re-
proché aux missionnaires chrétiens d'être venus
troubler des peuples qui n'avaient pas besoin d'eux,
et d'avoir calomnié des cultes qu'ils ne compre-
naient point. C'est d'ailleurs une nouveauté en
faveur aujourd'hui, d'absoudre l'idolâtrie, de jus-
tifier jusqu'à ces images obscènes que les anciens
adoraient, dit-on, dans une innocente simplicité :
comme si jamais la concupiscence avait pu sup-
porter impunément de tels spectacles ! Il était donc
nécessaire de montrer chez ces mêmes peuples les
extrémités où la superstition se portait, et comment
elle allait au renversement de toutes les lois con-
servatrices de l'humanité, si l'Évangile ne fût ar-
rivé à temps pour les rétablir.
Sans doute il n'y a pas de société si égarée, il
n'y a pas de siècle si corrompu, où l'on ne trouve,
au moins implicitement, les vérités métaphysiques
sur lesquelles toute moralité repose. Mais ces véri-
tés y sont mêlées d'erreurs qui les contredisent,
troublent leur clarté, ébranlent leur certitude, af-
faiblissent leur puissance. Le malheur des siècles
païens est beaucoup moins d'avoir ignoré le bien
que de n'avoir pas haï le mal, de Tavoir aimé, de
l'avoir adoré. C'est l'état où le christianisme trouva
les esprits. Ce qu'il avait à faire, ce que toutes les
philosophies avaient inutilement tenté, c'était de
114 CHAPITRE II.
dégager de toute contradiction ces vérités troublées,
de raffermir ces vérités ébranlées en y remettant
l'enchaînement logique qui saisit les intelligences,
de rendre à ces vérités affaiblies l'efficacité morale
qui subjugue les cœurs. Ce qui voulait l'interven-
tion d'un pouvoir surnaturel, c'était de détruire
toutes les confusions où la faiblesse humaine trou-
vait son intérêt ; de séparer courageusement, irré-
vocablement, le vrai du faux, le bien du mal ;
comme il avait fallu la puissance du Créateur au
commencement pour séparer la lumière des ténè-
bres, et pour appeler la lumière jotir, et les ténè-
bres nuit.
LES LOIS.
115
CHAPITRE III
LES LOIS.
Les religions font les peuples à leur image, contradic-
Quand la tradition relmieuse est forte, quand elle historiens
^ ^ ' ^ sur les lois
s'appuie sur un sacerdoce respecté, sur un culte Germains,
public, elle ne demeure pas enfermée dans ses
temples : il faut qu'elle en sorte, qu'elle constitue
la cité de la terre à l'exemple de la cité du ciel, et
qu'elle y promulgue un droit sacré qui règle les
affaires du temps en considération de l'éternité. Au
contraire, lorsque la décadence des doctrines est
arrivée jusqu'au point où il ne reste plus qu'une
superstition indisciplinée, ce dérèglement des es-
prits se fait sentir dans les lois, ou plutôt il ne
laisse subsister des lois mêmes que des coutumes
sans motifs, sans enchaînement, sans force pour con-
tenir la violence des mœurs. Si donc la tradition et
la superstition se disputent, pour ainsi dire, la
croyance des Germains, il faut s'attendre à retrou-
ver dans leurs lois le combat de ces deux puis-
sances.
116 CHAPITRE IIL
D'un côté, Odin s'annonce comme un dieu légis-
lateur ; il parcourt le Nord, fondant des dynasties,
bâtissant des villes où il remet en vigueur les anti-
ques lois d'Asgard, c'est-à-dire de l'Orient. Ce sont
les indices d'une autorité théocratique qui s'est em-
parée des consciences, qui les assujettit par le res-
pect et par la terreur, qui les lie, au risque de les
opprimer, mais qui les soumet à l'ordre, par con-
séquent à la civilisation. D'un autre côlé, la loi
d'Odin n'est restée maîtresse de ces peuples guer-
riers qu'en s'accommodant à leur humeur sangui-
naire ; sans parler de tant de tribus nomades qui
n'ont plus de dogmes, plus de prêtres, plus d'autre
culte que l'adoration des éléments et l'immolation
des captifs. Un tel désordre n'est cependant que
l'effort desespéré de la liberté humaine, qui a hor-
reur de toute dépendance, qui met tout en œuvre
pour échapper à la règle, et qui finit par la renver-
ser; mais alors l'mdépendance de chacun tourne à
la guerre de tous contre tous, par conséquent à la
barbarie.
Ce combat de l'autorité et de la liberté fait tout
l'intérêt du spectacle que nous donnent les lois des
Germains. Rien n'est plus pathétique, assurément,
qu'une lutte d'où dépend la vocation d'un grand
peuple; rien n'est en même temps plus instructif.
Les alternatives dont nous serons témoins nous fe-
ront comprendre les contradictions des historiens.
Nous verrons enfin, des deux principes rivaux, le-
LES LOIS. 117
quel devait rester maître du champ de bataille ;
s'il faut, avec quelques Allemands, reconnaître chez
les belliqueuses tribus de la Germanie le triom.phe
et l'idéal d'une même société régulière, ou si l'on
peut, comme un grand publicisle français, n'y
apercevoir qu'un état violent, comparable à celui
des Caraïbes et des Iroquois (1).
Au premier aspect, les mœurs des Germains ne Analyse
montrent rien que de barbare. Il n'y paraît que la institutions
^ «j 1 X germaniques.
passion de l'indépendance, poussée jusqu'à l'ira- "n^eK
possibilité même de la Société. Dans la Germanie p'"°p"^*''-
de Tacite, ce qu'on voit d'abord, c'est l'homme qui
s'est isolé pour rester libre. Il porte le signe de ce
qu'il est dans ses longs cheveux, auxquels personne
n'a touché, et dans ses armes, qui ne le quittent
pas. S'il se croit libre, c'est qu'il se sent fort ; cette
force a besoin de se produire : il lui faut l'obstacle
et le danger, par conséquent l'aventure et la guerre.
Il a sa demeure solitaire au bord des eaux ou des
bois, sans voisinage qui le gêne ou qui l'intimide.
Là, il ne connaît ni soumission, ni tribut, ni châti-
ment. Il n'aura jamais de compagnons que ceux
qu'il ira chercher, d'obligations que volontairement
consenties. Longtemps après la conquête des Gau-
les, les lois des Francs assuraient aux fils des con-
quérants, aux guerriers chevelus, ces privilèges
(1) Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. 1. Et pour
ropinion contraire, Rogge, Ueber das Gerichtwesen der Germanen.
118 CHAPITRE III.
qui semblent la ruine de toute loi. Maître de
soi, le barbare veut l'être aussi des choses qui l'en-
tourent : la puissance s'exerce et se fortifie par la
possession. Il possède donc premièrement son ar-
mure, les bêtes domptées dont il s'est fait des trou-
peaux, et les hommes faibles dont il a fait ses es-
claves. Ce sont des richesses mobiles qui le suivent
dans la course el dans le repos, dans la vie et dans
la mort; car sa lance, ses chevaux, ses serviteurs,
seront brûlés ou enterrés avec lui. A mesure qu'il
devient riche de ces biens qui se meuvent, il a be-
soin de la terre immobile. Il use déjà de tout le sol
que ses troupeaux couvrent, mais pour le temps
qu'ils le couvriront. C'est l'état nomade où vivaient
lesSuèves, que Strabon représente poussant devant
eux leurs bestiaux, et ne s'arrêtant qu'autant qu'il
fallait pour épuiser les pâturages. C'est encore la
condition des Francs au temps de la loi salique; et,
lorsqu'on y trouve treize articles contre les voleurs
de bœufs, quinze contre les voleurs de chevaux,
vingt contre les voleurs de porcs, onze pour la sau-
vegardé des brebis, des chèvres et des chiens, il
faut bien reconnaître un peuple de pâtres, un peu-
ple errant^ et qui ne tient pas plus au sol que
l'herbe qu'il balaye. Sans doute la terre a un attrait
qui arrête l'homme. Les anciens avaient déjà re-
marqué cette particularité du caractère des Ger-
mains, qu'ils ne résistaient pas au charme d'un
beau lieu : des bois verts, des eaux limpides, rete-
LES LOIS. 119
naienl ces aventuriers farouches. Mais on les voitse
débattre, pour ainsi dire, contre l'amour du sol.
Ils méprisent la culture; ils y condamnent leurs
esclaves; s'ils labourent, ils ne s'attachent à la
glèbe que le temps nécessaire pour attendre la
moisson. Les tribus décrites par César avaient
l'usage de renouveler chaque année le partage du
territoire, et de confier au sort le soin de déplacer
les possessions. Le souvenir de cette primitive com-
munauté de la terre se conserva longtemps dans
les coutumes allemandes du moyen âge. Elles re-
connaissaient de vastes districts appelés Marches,
restes de l'ancienne forêt vierge qui avait couvert
la Germanie, où l'écureuil, disait-on, pouvait cou-
rir de chêne en chêne l'espace de sept milles; où
tout était en friche et en commun entre les habi-
tants de la lisière ; où chacun avait droit à la pâ-
ture de ses bêtes et au bois de son feu (1) .
(1) Gaesar, de Bello Gallico, lib.VI. « Vita omnis in venationi-
buset studiis rei militaris consistit... Agriculturae non student...
Magistratus ac principes in annos singulos gentibus cognationibusque
hominum qui una coierint, quantum ei quo loco visuni est, agri attri-
buunt, atque anno post alio transire cogunt. » Cf. Strabon, lib. VII.
vou; u,i|;,o6u.cvûi, oî>c£Îa xaï? àpp.au.à^aiç STiàpavTS;, orroi àv ^o'^vi rpÉ-
7vov-at jj.£Tà Tcôv [3o(j>tYiu.àTwv. Tacite, de Germania, 38,13 : « Nihil
autem neque publicœ, neque privataerei, nisi armati agunt ; 15,
16 : « Nepati quidem inter sejunctas sedes. » Pomponius Mêla, lib.
III, cap. m : « Jus in viribus liabent. » — Lex Salica, passim. Voyez
la savante édition de M. Pardessus et les dissertations qui raccom-
pagnent. Lex Burgund., 28, 1, 2 : « Si quis Burgundio aut Roma-
nus silvam non habeat, incidendi ligna ad usus suos de jacentivis
et sine fructu arboribus in cujuslibet silva habeat liberam potes-
120 CHAPITRE III.
La religion seule était assez puissante pour fon-
der la propriété, qui assure à la liberté des garan-
ties, mais qui lui prescrit des limites. La tradition
des Scandinaves donnait un fondement légitime et
sacré à la première de toutes les propriétés, et de
laquelle descendaient toutes les autres, à l'établis-
sement d'Odin et des Ases sur les terres de Dane-
mark et de Suède. « Le dieu était arrivé au bord de
la Baltique : là, ce conquérant, à qui rien n'avait
résisté, s'arrêta ; il envoya une messagère pacifique,
sa fille Géfione, vers le nord, de l'autre côté des
eaux, pour y chercher des terres. Gélione y trouva
un roi puissant, dont elle reçut en présent un ar-
pent de terre labourable; puis, ayant épousé un
géant, elle en eut quatre fils, qu'elle changea par
magie en autant de bœufs. Elle les mit à la char-
rue, et commença à labourer son champ avec tant
de force, qu'elle détacha la terre du continent, et
qu'elle en fit une île, qui fut appelée Sélande. La
déesse y fixa son séjour, et c'est là que s'éleva plus
tard le sanctuaire national de Hleitra. Or Odin sut
que la terre du Nord était bonne, et, passant en
Suède à son tour, il conclut avec le roi un traité, et
ils devinrent amis , et tous deux faisaient assaut
d'habileté dans l'art magique et en tout genre de
sortilèges; mais le dieu fut toujours le plus fort.
tatem. » Grimm, Deutsche Rechts-AlteHhumer, p. 494-551, a ana-
lysé toutes les coutumes du moyen âge en ce qui louche les Mar-
ches en Allemagne ( t dans les pays Scandinaves.
LES LOIS. 121
Odin s'établit donc, du consentement de son allié,
auprès du lac Mœlar, y bâtit un temple et prit pos-
session de tout le pays, qu'il fit appeler Sigtuna. Il
partagea ensuite le reste de la contrée entre ses
compagnons, en assignant à chacun une résidence
et un domaine (1). » Ce qui frappe dans ce récit,
c'est que les Ases, cette colonie guerrière, ne veu-
lent rien devoir à leur épée. Ils fondent leur droit
sur des négociations, des alliances, c'est-à-dire sur
le consentement, qui est la principale origine des
droits civils. La propriété, ainsi établie, est consa-
crée par la religion , qui s'empare du sol en y
dressant ses autels, et par l'agriculture, qui trans-
forme les fils des géants, les nomades, premiers
habitants du pays, en les attachant à la charrue.
Du premier partage de la Suède entre les compa-
gnons d'Odin, dérivait toute la division et l'invio-
labilité des héritages. Le sol était mesuré; on
orientait les champs aux quatre points cardinaux,
et les pierres des bornes passaient pour sacrées. La
maison devenait un sanctuaire ; une déesse (Hlodyn,
Hludana) résidait au foyer. Auprès s'élevait le siège
du père de famille, dont les piliers sculptés por-
taient les images des dieux. De là, les solennités
(1) Ynglinga saga, cap. v : « Hinc misit Gefioniam Boream ver-
sus trans fretum, novas qusesitiim terras ; quai ad Gylfonem delata,
jugereterrse ab eo donata est. Illa igitur in Jotunbeimum profecta
quatuor ex Jotone quodam suscepit filios, quos in boves transfor-
mâtes aratro junxit, traxitque ita e continente in mare, occidentem
versus terram... Selandiam appellatam..., » etc. ■
ÉT. GERM. I. 9
122 CHAPITRE III.
requises quand le domaine changeait de maître. Le
marteau lancé dans le champ marquait la prise de
possession. C'était l'attribut du dieu Tlior, l'em-
blème de la foudre, qui consacrait aussi ce qu'elle
avait touché. Lorsque le Norvégien Ingolf décou-
vrit, du haut de son vaisseau, les côtes encore dé-
sertes de l'Islande, il jeta dans la mer les piliers de
son siège, en faisant vœu d'aborder au point du ri-
vage où le flol les pousserait ; et, étant descendu à
Pendroit indiqué, il traça une enceinte, et porta le
feu tout autour, afin de consacrer le lieu de sa de-
meure. Si les croyances avaient plus d'autorité dans
le Nord, on trouve cependant qu'elles introdui-
saient en Allemagne les mêmes institutions entou-
rées des mêmes symboles. Le grand nomlDre des
lieux qui portaient les noms de Wodan, de Donar,
de Balder, indique aussi un partage du territoire
allemand entre les dieux, c'est-à-dire entre leurs
prêtres. Sur les bords du Rhin, quand un particu-
lier obtenait une concession de domaine dans les
Marches, il montait sur un char, et lançait un mar-
teau dans la forêt : son droit s'étendait aussi loin
que le marteau symbolique était tombé.ÂMayence,
au quinzième siècle, le juge installait encore l'hé-
ritier, en le faisant asseoir « sur un siège à trois
pieds » au milieu du fonds litigieux. Le droit cou-
tumier s'attachait avec un respect traditionnel à ces
observances, qui avaient protégé le premier établis-
sement de l'ordre et de la justice. Ainsi la propriété
LES LOIS. 123
était constituée; elle avait la protection des dieux.
Elle enrichissait l'homme, mais en le fixant, en
l'emprisonnant, pour ainsi dire, dans une enceinte
déterminée; en lui donnant des voisins, par consé-
quent des servitudes et des devoirs. En même temps
qu'elle le rendait sédentaire, elle commençait à le
rendre sociable.
L'homme s'en apercevait bien. Il se défiait de
ces richesses immobiles qui le retenaient comme
un captif entre des murs et des bornes. Ainsi c'était
une croyance reçue qu'il ne fallait pas aller trou-
ver Odin les mains vides : mais le guerrier n'em-
portait pas dans la Valhalla les domaines hérités de
ses aïeux : les biens qui devaient l'y suivre, ceux
qu'il préférait par conséquent, c'étaient les dé-
pouilles conquises sur l'ennemi (1).
Cependant le nomade finit par se lasser de cette La famille,
fière solitude où il s'était complu. Il se donne une
famille ; mais la constitution de la famille ne laisse
(1) Yncjlinga saga, cap. v : « Habitandas etiam sedes templo-
rum assignavit antistitibus... omnibus praedia atque habitacula de-
dit optima. » En Suède, le partage de la forêt, du pâturage commun,
s'appelle encore Hamarskipt, division par le marteau. Voyez Grimm,
Deutsche Rechts-Altherthûmer , p. 527-543. Grimm, Mijthologie^
t. I, p. 255. Geijer, Svea Rikes Hœfder, p. 193. Sur le jet du
marteau en Allemagne, voyez les textes cités par Grimm, Deutsche
Rechts-Altherthiimer, p. 55 et suiv. Pour le siège à trois pieds,
Gudenus, 2, 453 : « Prsedictus etiam Crafto Schultetus, una cum
Hcrtwino, burgravio praenominatus, fratres in domus possessionem
misit et locavit cum pace et banno per sedem tripedem, prout Ma-
guntise cousuetudinis est et juris. » Pour les trésors qu'il fallait
apporter avec soi dans la Valhalla, voyez Geijer, Geschichte Schwe-
dens, 103.
iU CHAPITRE III.
voir d'abord que le règne de la force. Dans chaque
maison, il n'y a qu'une personne libre, et c'est le
chef [Karlj Ceorl) . Point de liberté pour la femme.
Fille, elle est, selon l'énergique expression du
droit, dans la main de son père ; mariée, dans la
main de son mari ; veuve, dans la main de son fils
ou de ses proches. Le mariage n'est qu'un marché,
dont plusieurs coutumes germaniques ont conservé
les termes, La loi saxonne veut que le guerrier paye
trois cents pièces d'argent au père de la vierge qu'il
épouse, ce Si un homme, dit la loi salique, a laissé
c( en mourant une veuve, celui qui voudra la pren-
ez dre fera premièrement ceci : le dizenier ou le
c( centenier convoquera l'assemblée, et, dans le lieu
c( de l'assemblée, il faut qu'il y ait un bouclier, et
« alors celui qui doit prendre la veuve jettera sur le
c< bouclier trois sous d'argent et un denier de bon
« aloi. Et il y aura trois témoins, qui seront char-
ce gés de peser et de vérifier les pièces de monnaie. »
Au moyen âge, on disait encore acheter une femme
[ein Weib kaufen). Celui qui en achète une en peut
acheter plusieurs. La polygamie est le droit com-
mun des peuples du Nord. L'homme puissant fait
gloire du nombre de ses épouses, mais comme d'au-
tant de choses dont il use et abuse, qu'il peut aban-
donner, vendre ou détruire, et qu'on brûlera peut-
être à ses funérailles. La condition des enfants
n'est pas meilleure. On apporte le nouveau-né aux
pieds du père, qui décide de lui en détournant la
LES LOIS. 12^
tête ou en le prenant dans ses bras. Renié, on l'ex-
pose sous un arbre, au bord d'un fleuve ou dans
une caverne. Adopté, il reçoit le lait, grandit parmi
les esclaves, dont rien ne le distingue, frappé comme
euXj vendu comme eux, soumis au droit de vie et
de mort. Au neuvième siècle, un capitulaire de
Charles le Chauve traite encore du cas de nécessité
où le père peut vendre son fils. Pour compter à son
tour parmi les personnes libres, il faut que l'enfant
sorte de la maison, et qu'il prenne publiquement
les armes qui l'émancipent. Il est vrai que cette
émancipation ne rompt pas encore tous les liens du
sang. Tous ceux qui descendent d'un même aïeul
forment une ligue armée : ils ne se quittent point
dans les combats; l'injure de chacun devient celle
de tous. Mais cette association des forts n'a rien de
bienfaisant pour les faibles, pour ceux que l'âge ou
les infirmités éloignent deschamps de bataille. C'est
sur eux que retombent les travaux domestiques, jus-
qu'au jour où, devenus inuliles, ils n'ont plus qu'à
mourir. LesHérules jetaient dans les flammes leurs
malades et leurs vieillards. En Suède, les pères qui
vivaient trop prévenaient l'impatience de leurs fils
en se précipitant du haut des rochers (1).
(1) Le mot mundium [Munt), qui revient souvent dans les lois
barbares pour désigner la puissance du père, du mari ou du tuteur
sur la femme, signifie la main. Cf. Grimm, Deutsche Rechts-Alter-
thûmer, p. 448. En ce qui touche le mariage, Tacite, de Germania,
18 : « Plurimis nuptiis ambiuntur ; dotem non uxor marito, sed
uxori maritus offert. Intersunt parentes et propinqui, ac munera
126
CHAPITRE III.
Toutefois, ce n'est pas impunément que l'indé-
pendance de l'homme s'est engagée dans ces puis-
santes attaches. Dans toutes les satisfactions qu'il
a cherchées, il trouve des devoirs. Quel que fût le
vice de la famille chez les Germains, elle se soute-
nait cependant, et une société si étroite ne pou-
vait se soutenir que par une loi religieuse qui en
serrait tous les liens.
Si le mariage était un achat, il pouvait devenir
un acte sacré par les cérémonies qui s'y ajoutaient,
et qui le rattachaient à d'antiques croyances. Les no-
ces de la terre trouvaient leur modèle dans celles des
dieux, dans l'hymen solennel d'Odin et de Frigga :
les Ases avaient iixé les règles et les empêchements
probant. » Cf. Saxo Gramm. : « Ex imitatione Danorum, ne quis
uxorem nisi emptitiam duceret. » Lex Saxon., VI, I : « Uxo-
rera ducturus ccc solidos det parentibus ejus. » Cf. Lex Salie, 46 :
« Si quis homo moriens et viduam dimiserit, qui eam voluerit
accipere, antequam eam accipiat, thungimis aut centenarius mal-
lum indicat ; et iii mallo ipso scutum habere debent ; et timc ille
qui viduam accipere débet très solidos sequipensentes et denarium...
et très erunt qui solidos pensare vel probare debeant. » Cf Lex
Visigoth.,\U, 4,2; Rotharis, 167, 178; Burgund., '2 ; les
Lois anglo-saxonnes et Scandinaves, citées par Grimm, p. -421,
422; et la treizième dissertation de M. Pardessus sur la loi sali-
que. — Sur la polygamie des chefs du Nord, cf. Depping, Histoire
des expéditions maritimes des Normands, t, I, p. 49. Ainsi !e roi
Harald aux beaux cheveux avait plusieurs femmes. En ce qui touche
la puissance paternelle et la condilion des enfants, Tacite, de Ger-
mania, 20, '13, 7; Geijer, Geschichte Schwedens, 101 ; Thorlaciiis,
p. 87. Toutes les traditioiis poétiques du Nord rappellent l'us-ige
d'exposer les enfants. Cf. Vilkina saga, passim. Le capitulaire de
Charles le Chauve est dans Baluze, 2, 192. Sur le meurtre des
vieillards, Procopc, de Bello Gothico , 2. 14. Olafs tryggvason
saga, cap. ccxxvi Gautreks saga, cap. i, 2 : Geijer, Geschichie
Schwedens, 102. Grimm, Deutsche Redits- AltertJnlmer, 405-490.
LES LOIS. 127
de l'union conjugale ; ils avaient proscrit celle du
frère avec la sœur, permise chez plusieurs peu-
ples voisins. En mémoire de ces exemples, les
Scandinaves avaient coutume de consacrer l'épouse
en posant sur ses genoux le marteau du dieu
Thor. En Germanie, l'homme présentait un an-
neau et une paire de bœufs sous le joug. C'étaient
les symboles de l'indissolubilité du mariage, prin-
cipe ineffaçable que l'homme pouvait enfreindre,
mais qui enchaînait la femme. De là, les peines por-
tées contre l'adultère, quelquefois l'interdiction des
secondes noces ; enfin l'immolation des veuves, soit
qu'elles se précipitassent sur les bûchers, soit
qu'elles s'ensevelissent vivantes dans les tombeaux.
Chez les Hérules, la veuve qui n'avait pas su mou-
rir passait le reste de ses jours dans l'opprobre.
Les Islandais professaient cette croyance : « Que si
ce l'épouse suivait son époux dans la mort, il fran-
« chirait le seuil de l'enfer sans que la lourde
c< porte retombât sur ses talons. ))En attribuant à
la femme le pouvoir de frayer au trépassé l'entrée
du monde invisible, on supposait en elle je ne sais
quoi de divin. Cette compagne frêle et charmante,
que l'homme aurait pu écraser, l'étonnait et le
maîtrisait. Au réveil de la nuit des noces, il lui
faisait le don du matin [Morgengabe) , qu'on
trouve dans toutes les coutumes germaniques. Plus
tard, il lui portait ses blessures et ses doutes : il at-
tendait de ses soins la santé, et de sa bouche des
128
CHAPITRE III.
oracles. Une trace de cette vénération s'est conser-
vée dans la loi de Suède, dans celle des Saxons,
des Francs, des Allemands, des Bavarois, des Lom-
bards, qui punissent d'une peine pécuniaire plus
forte l'injure faite à la femme, « parce qu'elle ne
c( peut se protéger elle-même par les armes (1). »
Comme la religion du Nord cherchait à purifier
la société conjugale, elle consacrait aussi la pater-
nité. J'en vois la preuve dans une coutume étrange
(1) Le mariage du frère et de la sœur, permis chez les Vanes,
était défendu chez les Ases, Ynglinga saga, cap. iv. Consécration de
l'épouse par le marteau, Edda Sœmund, t. 1; Thrymsquida, 30.
On trouve aussi dans les chants héi oiques sur Sigurd l'usage de
l'anneau nuptial. Cf. Tacite, 18, 19. Sancti Bonifacii epist xik, ad
Ethibaldum, Merciœ regem : « In antiqua Saxom'a, si virgo paler-
nam domum cum adulterio maculaverit, si mulier marilala, per-
dito fœdere matrimonii, adulterium pcrpelraverit, aliquando co-
gunt eam propria manu su:-pensam per laqueum vitam fmire, et
super bustum illius incensse et concrematse conuptorem ejus
suspendunt. » — Immolation des veuves, Procope, de Bello Go-
thico, 11, 14. '^EpouXou àv^pàç TeXsuTïiaavTOç, £uava'y''.cç vYÎ
pvaix.1 àpsT'^ç p,ETa7T0tûup,£V)ri X.OÙ xkioç aoTvi eôeXoûoïi Xet-rreoôai, ppo^ov
àva^J;a[j.£vYi irapà xnv toû àvcî'po; Tacpov, cùx; eîç p.axpov Ôvyict/cîiv. Edda
Sœmund, t. II. Hundingshana, II, Fafnisbana, III, et la note a
de la page 226. — Respect des peuples du Nord pour les femmes.
Tacite, 8, 7 ; Csesar, de Bello Gallico, lib. I. La loi des Angles
[lex Angliorum et Werinorum), 10, 15, donne un motif grossier
à l'augmentation du Wergeld de la femme : c Qui feminam nobilem
virginem nondum parientem occiderit, 600 solidos componat ; si
pariens erit, 1er 600 solidos ; si jam parère desiit, 600 solid. » Je
trouve à peu près les mêmes proportions, par conséquent le même
motif, dans la loisalique, 28, et dans celle des Ripuaires, 12, 13,
14. Au contraire, la loi bavaroise invoque un principe moral, 3, 13 :
« Quia femina cum armis se defendere nequiverit, duplicem com-
positionem accipiat. » La loi saxonne, 2, 2, punit du double l'ou-
trage fait à une vierge. Cf. Lex Alamann., 67, 68. Rolharis, 200,
202. Uplandsl. Manhelg., 29, 5. L-d loi des Visigoths, VllI, 4,
16, est la seule qui attribue à la femme un "Wergeld moindre qu'à
l'homme.
LES LOIS. 129
conservée jusqu'au moyen âge dans plusieurs can-
tons de TAllemagne. c< L'époux qui vieillissait sans
c< enfants pouvait, disait-on, appeler à sa place un
c( voisin qui lui donnât un fils. » Un tel usage,
qu'on retrouve chez plusieurs peuples de l'anti-
quité, et qui viole cependant toutes les lois de la
nature, ne pouvait tenir qu'à une croyance supers-
titieuse. C'est que l'homme avait besoin d'un fils,
quoi qu'il coûtât, pour continuer la famille, pour
représenter, pour honorer, peut-être pour rache-
ter les ancêtres. En effet, l'enfant n'entrait dans le
monde qu'à condition d'y accomplir des expiations
et des sacrifices. Voilà pourquoi on plongeait le
nouveau-né dans l'eau lustrale, comme s'il avait
eu à laver quelque souillure héréditaire. Voilà
pourquoi on lui faisait faire une libation en met-
tant sur ses lèvres le lait et le miel, qui étaient des
mets purs et sacrés. Après qu'il y avait goûté, qu'il
avait pris sa place sur la terre par cet acte reli-
gieux, il n'était plus permis de l'exposer ; il avait
droit de vivre, il grandissait dans la maison ; et,
s'il craignait son père comme un maître, il le res-
pectait comme le représentant de la Divinité. Car
le père était prêtre chez lui : il présidait au culte
domestique, il consultait les volontés du ciel en
agitant les bâtons divinatoires. Le suicide même,
par où plusieurs terminaient leur vie, était une
dernière offrande qui leur assurait l'immortalité.
Selon les anciennes traditions de la Suède, Odin
130 CHAPITRE III.
avait voulu que les mourants fussent achevés à
coups de lance : la Valhalla ne s'ouvrait pas aux
trépassés, s'ils ne portaient pas sur eux la marque
du fer (1).
La pensée d'une vie future se mêlait donc au
spectacle de la mort ; elle éclatait dans les rites fu-
nèbres qui réunissaient la famille autour du bû-
cher ; elle devenait la source de tout le droit des
successions. Chez les Scandinaves, l'adition d'hé-
rédité se faisait dans un banquet. L'héritier y était
assis sur la dernière marche du siège patrimonial,
jusqu'au moment où on lui mettait dans les mains
la corne des braves^ pleine d'hydromel. Alors, se
levant, il prononçait les paroles prescrites, vidait
la coupe, et prenait possession du siège en même
temps que du patrimoine. Or, en rapprochant les
témoignages des historiens du Nord, je trouve
que dans les mœurs païennes tout banquet solennel
est un sacrifice ; je reconnais dans la corne des
braves [Bragafull) la même libation qu'on fai-
sait à chaque festin, en l'honneur des dieux pre-
mièrement, puis des ancêtres, et qu'on appelait
(4) Griinm, Deutsche Rechts-Alterthûmer, p. 4-45, donne les
preuves de Tétrange coutume qu'on vient d'indiquer. — Sur le
bain des enfants, dans l'eau lustrale, et la libation qu'on leur faisait
hue : Bords saga, cap. vu; Vita sancti Liudgeri, ^p. Pertz. —
Culte domestique : Tacite, Germania, 10 ; Geijer, Geschichte Schwe-
dens, -p. 100. — Suicide des vieillards, Geijer, ibid., p. 102;
Y?iglinga saga, cap. x et x[ : « Niordus naturali morte detessit.
Is, antequam moriretur, Odino se signari jussit. » Sur les funé-
railles, Tacite, de Germania, 27.
LES LOIS. 131
aussi la coupe de Mémoire (Minné). L'usage de la
coupe sacrée reparaît chez plusieurs peuples de
l'Allemagne, et je vois encore au onzième siècle,
sur les bords du Rhin, les festins funèbres célé-
brés autour des tombes avec des libations et avec
des chants que l'Eglise proscrivait comme autant
de rites idolâtriques. Je crois donc apercevoir dans
les coutumes du Nord la trace d'une loi com-
mune aux plus grandes nations du Midi et de
rOrient, qui liait les sacrifices aux successions, et
n'investissait le successeur qu'à la charge par lui
de satisfaire pour ses ancêtres. Ce devoir sacerdo-
tal de l'héritier explique la préférence accordée
aux fils, et comment les filles sont exclues de la
terre salique, c'est-à-dire de la terre noble, reçue
des aïeux. A défaut de descendants mâles, l'héri-
tage est dévolu aux ascendants et ensuite aux col-
latéraux jusqu'au septième degré. Les diverses
coutumes varient dans le rang qu'elles leur assi-
gnent, mais toutes s'accordent à préférer les pa-
rents du côté de l'épée [Swertmage) aux parents
du côté du fuseau (Spillmage) . Ainsi la parenté
recueille les biens délaissés ; elle recueille aussi
les charges : la tutelle des enfanis, la tutelle des
femmes, et la vengeance du mort, s'il a laissé des
injures à punir. A tous les degrés règne le senti-
ment de la responsabilité mutuelle qui lie les
hommes d'une même lignée, mais qui les sou-
tient. Le dogme mystérieux de la solidarité, de la
132
CHAPITRE III.
réversibilité des mérites et des démérites se fait
sentir dans cette constitution de la famille germa-
nique, où l'on ne voyait d'abord qu'un état vio-
lent. Et ces relations, que la chair et le sang sem-
blaient n'avoir formées que pour un temps, se
rattachent à des lois éternelles, qui font l'unité
morale du genre humain.
Les peuples du Nord connaissaient tellement la
force de ces liens, qu'ils s'en effrayaient. Ils se ré-
servaient la faculté de rompre des engagements
si inflexibles. La loi salique en dispose expressé-
ment. c( Si quelqu'un, dit-elle, veut renoncer à ses
« parents, il se présentera dans l'assemblée du
« peuple, portant quatre verges de bois d'aune,
« et il les brisera sur sa tête, en déclarant qu'il
c( n'y a plus rien de commun entre eux et lui. »
Ainsi la loi formait le faisceau de la famille, mais
elle permettait de le briser (1).
(1) Les cérémonies de l'adition d'hérédité sont décrites dans un
passage de VYnglinga saga, qu on n'a pas assez remarqué, cap. xl :
« In Suionia more receptum erat ut, cum mortualia regnm prin-
cipumque celebrnnda forent, convivii apparator, idemque hxre-
ditatem aditurus, in infimis solii eminentioris gradibus subsideret,
donec scyphus Bragafull dictus inferretur ; ubi tum assurgens
hseres, volo jue imncupalo, totum scyphum evacueret : hinc pater-
num occuparet solium, plenario hsereditatis jurejam sibi acquisito. »
Cf. Indiculus superditionum, 2, « de sacrilegio super defunctos. »
Burchard de Worms, Inten'ogatio 51 : « Est aîiquis qui supra
mortuum nocturnis horis catmina diabolica cantaret, et biberet, et
manducaret ibi? » Grimm, Mythologie, t. I, p. 52. — Les lois
lombardes (Rotharis, 155); bavaroises, 14, 9, 4; celle des Visi-
goths, IV, 1, reconnaissent sept degrés de parenté. L'ordre des
successions varie, mais la prérogative de la parenté masculine est
conservée : V. Lex Alamann., 57, 92 ; Burgund., IIV, 1 ; Bavar..
LES LOIS. 133
Ainsi la société domestique ne peut pas si bien commence-
contenir l'humeur inquiète du barbare qu'il ne de la société
^ ^ politique.
finisse par lui échapper. Il passe l'hiver accroupi
auprès du foyer, enseveli dans le sommeil et la
boisson ; mais, l'été venu, il ne résiste plus à la
passion de la chasse et de la guerre : il en aime les
périls et surtout le butin. Si l'entreprise est
grande, plusieurs s'associent pour la tenter : ils
savent ce que peut le nombre. Ainsi se forme la
bande guerrière. Rien n'est plus libre que cette
association : chacun y entre volontairement, et
reste maître d'en sortir; il n'y paraît d'inégalité
que celle de la force et du courage : la volonté de
tous fait le pouvoir du chef. La bande vit de con-
quêtes, par conséquent elle émigré : elle se met au
service des nations voisines, passe le Rhin ou le
Danube, se jette sur les terres de la Gaule ou de
la Pannonie. Quelquefois les bandes réunies for-
ment des armées ; elles entraînent après elles le
gros de la nation, comme les quatre-vingt mille
Germains d'Arioviste, qui menaient avec eux, sur
des chars, leurs femmes et leur enfants. Au nord,
l'émigration se tourne du côté de la mer. Les pi-
XIV, 9; Saxo Grammaticus, lib. X; Grimm, Deutsche Rechis-
Alterthûmer, 475, et Texcellente dissertalion de M. Pardessus sur
Tarticle 62 de la loi salique. 11 faut voir une discussion instructive
sur le sens et la date du mot terra salica, dans le livre publié
récemment par M. Waitz : clas alte Recht der Saîischen Franken,
p. 117. C'est l'art 63 de la même loi qui traite des moyens de bri-
ser le lien de parenté : « De eo qui de parentela se tollere vult. »
134 CHAPITRE III.
rates saxons, sur leurs barques d'osier, vont porter
la terreur jusqu'à l'embouchure de la Loire. On
raconte qu'une famine cruelle désolant le Jutland,
le roi convoqua l'assemblée; l'opinion unanime
fut qu'on devait mettre à mort les hommes inu-
tiles. Alors une femme nommée Gunborg se leva,
et ouvrit un avis moins sévère : elle proposa
qu'une moitié du peuple désignée par le sort quit-
tât le pays. Le sort tomba sur les vieillards; mais
les jeunes gens voulurent partir à leur place. S'il
faut en croire les premiers chroniqueurs normands,
c'était la coutume des Scandinaves d'exiler tous les
cinq ans une partie de leur population (1). Ces
bannis trouvaient une patrie sur leurs vaisseaux,
et des dépouilles à conquérir sur tous les rivages :
là, dans l'enivrement des tempêtes et des batailles,
la passion du sang se tournait en délire ; le guerrier
était saisi d'une fureur qu'il croyait divine, il de-
venait berseker^ c'est-à-dire inspiré ; il frappait
alors en aveugle, il mettait en pièces ses gens, ses
compagnons, et la barque même qui le portait. Il
semble que l'indépendance humaine soit poussée
à ses derniers excès dans une telle vie, sur les flots
sans maître et sans limites; et cependant, aussitôt
que des hommes se rapprochent, l'idée du droit se
fait si inévitablement place au milieu d'eux, que
ces rassemblements de pirates ne peuvent s'y sous-
(1) Cette coutume rappelle le ver sacrum de l'ancienne Italie,
LES LOIS. 135
traire. Ils se choisissent des chefs, fils de chefs
puissants, qui réunissent les deux prestiges de la
naissance et de la valeur. Ceux-là seulement qui
ont renoncé à vivre sous un toit et à vider la
coupe auprès du brasier peuvent prétendre au titre
de rois des mers. Autour d'eux se rangent des
hommes d'élite ordinairement au nombre de douze,
qu'ils nomment leurs champions [Cappar^ Kxmpé) .
Les champions meurent pour celui qui les mène ;
lui, partage fidèlement la cargaison entre les sur-
vivants. La tradition rapporte qu'un prince norvé-
gien, nommé Half, croisa dix-huit ans sur l'Océan
avec soixante hommes : nul n'était admis dans sa
troupe qu'après avoir fait preuve de sa force, en
levant une pierre que douze guerriers ordinaires
remuaient à peine. Ils s'engageaient à ne jamais
chercher de port dans l'orage, à ne jamais panser
leurs blessures avant la fin du combat. Un jour, le
bâtiment chargé de butin allait couler : on tira au
sort ceux qui se jetteraient à la mer pour sauver le
chef et la cargaison; ils s'y précipitèrent, suivi-
rent le navire à la nage, et se retrouvèrent tous sur
la plage pour la distribution des dépouilles. Les
sagas sont pleines de ces récits. Ils excitaient les
gens de mer, et les faisaient sortir par milliers des
promontoires, des golfes, des îles qui hérissent
les côtes Scandinaves. On reconnaît la même orga-
nisation en Germanie, chez les bandes d'aventu-
riers décrites par Tacite : des chefs désignés par
136
CHAPITRE III.
l'éclat de leur noblesse et de leurs armes ; autour
d'eux une clientèle militaire, avec des rangs et des
degrés ; entre tous ceux qui la composent, un lien
consacré par des serments. Avec la hiérarchie
guerrière commence le principe de vassalité qui
doit faire le fond de tout le droit féodal. Cependant
jusqu'ici l'engagement est volontaire, et par con-
séquent révocable. Chacun reste libre d'abandon-
ner la société militaire en renonçant à ses béné-
fices ; les compagnons d'un chef s'obligent à se
dévouer, mais non pas à obéir (1).
Mais, derrière la bande émigrante, on voit la na-
tion dont elle se détache, qui tient au sol, qui s'y
enracine par ses institutions. L'organisation théo-
cratique des anciennes nations du Nord semble res-
sortir d'un chant de VEdda, le chant du Rig, où le
poëte célèbre l'origine des différentes classes
d'hommes.
« Un fils d'Odin , Heimdall , parcourant le
monde, arriva un jour au bord de la mer et y
(1) Tacite, Germama, 13 et 1-4; Csesar, deBello Gallico, lib. I.
Sur les émigrations des Scandinaves, cf. Paul Warnefrid, Historia
Longohard., lib. I, cap. ii : « Intra hanc constituti populi, dum in
tatifam multitudinem pullulassent, ut jam simul habitare non
valerent, in très, ut fertur, cmnem catervam, partes dividentes,
qu3e ex illis pars patriam relinquere, novasque deberet sedes exqui-
rere, sorte perquirunt. » Saxo Grammaticus, lib. YIII; Ynglinga
saga, cap. xlvii, xlviii; Odon, de Gestis consul. Andegav., apud
d'Achery, Spicilegium,i. III; Dudon de Saint-Quentin et Guillaume
de Jumiéges, apud Duchène, Scriptores Norman., p. 62, 221 ;
Saga de Half dans la Bibliothèque des sagas, t. II, et tout le cha-
pitre II de V Histoire des expéditions maritimes des Normands,
t. î, par M. Depping.
LES LOIS. 157
trouva deux vieux époux, que le'poëte appelle
le Bisaïeul et la Bisaïeule. Ce couple indigent ac-
cueillit le dieu, lui offrit un pain grossier avec la
chair d'un veau^ et le garda trois jours et trois
nuits. La Bisaïeule eut de lui un fils, sur lequel
on répandit l'eau lustrale, et qu'on appela le
Serf {Thrœll). Il était noir, il avait les mains cal-
leuses el le dos voûté ; et, quand il fut devenu fort,
sa tâche fut de travailler l'écorce, de ramasser le
bois et de le porter sur ses épaules. Une femme
vint sous son toit : elle avait la plante des pieds
meurtrie, les bras brûlés par le soleil ; elle se nom-
mait la Servante. Elle lui donna des enfants qui
s'appelèrent le Sombre, le Grossier, le Querelleur,
le Paresseux, et qui furent les premiers de la race
des serfs. Ils eurent pour emploi de faire des haies,
d'engraisser les champs, de creuser les tourbières,
de garder les chèvres et les porcs.
c( Ensuite Heimdall, cheminant toujours, s'ar-
rêta chez deux autres époux, le Grand-Père et la
Grand'Mère. Leur demeure était moins dénuée :
on voyait un coffre sur le plancher ; la femme fai-
sait tourner le rouet, et préparait des vêtements. Le
dieu y passa trois jours et trois nuits, et la Grand'
Mère eut de lui un fils qui fut appelé le Libre
[Karl). Il vint au monde avec des cheveux rouges,
un teint coloré, des yeux élincelants : on l'enve-
loppa dans le lin. Quand il commença à croître
et à se fortifier, il apprit à dompter les taureaux,
JÎT. GERM. I. \Q
158 CHAPITRE III.
à construire des maisons, à conduire la charrue.
La fiancée qu'on lui présenta portait un vêtement
de peau de chèvre et un trousseau de clefs : elle
s'appelait la Diligente. On la plaça sous le voile de
lin; les époux échangèrent leurs anneaux, et ils
donnèrent le jour à des enfants qu'on nomma
l'Homme, le Laboureur, l'Artisan. Ce furent les
auteurs de la race des hommes libres.
« Enfin Heimdall s'en alla visiter une demeure
située vers le sud. Ceux qui l'habitaient -étaient le
Père et la Mère. La mère prit une nappe brodée, et
en couvrit la table ; elle prit des pains minces d'un
blanc froment, et les plaça sur la nappe. Elle y
mit aussi des pl^ts ornés d'argent, regorgeant de
venaison : les coupes étaient garnies de métal. Le
dieu resta chez ses hôtes trois jours et trois nuits,
et la Mère enfanta un fils qu'on enveloppa de soie
et qu'on arrosa d'eau sacrée, en lui donnant le
nom de Noble [Jarï). Il avait les joues vermeilles,
la chevelure argentée, et le regard perçant d'un
dragon. L'enfant grandit et il apprit à brandir la
lance, a ployer l'arc, à tailler des flèches, à che-
vaucher hardiment, à traverser les eaux à la nage,
à lancer les meutes, à chasser les bêtes sauvages.
Or Heimdall l'avoua pour son fils, lui enseigna les
runes, et voulut qu'il possédât des terres nobles et
un manoir héréditaire. Ensuite le Noble épousa la
fille du Baron, et leurs enfants furent le Fils,
l'Enfant légitime, l'Héritier, le Descendant, et le
LES LOIS. 139
Roi (Konr)^ qui vint le dernier de tous. Et les au-
tres enfants du Noble aiguisèrent les flèches, cour-
bèrent des boucliers, manièrent les lances. Mais le
Roi connut les runes, les runes du temps, les runes
de Téternité. Il comprit le chant des oiseaux, et
sut calmer la mer, éteindre l'incendie et endormir
les douleurs : il posséda la force de huit hom-
mes (1). »
Cette fable représente la constitution primitive
de la nation Scandinave, qui se reproduit chez les
principales races germaniques. C'est un dieu, par
conséquent c'est une religion qui en est l'origine,
et qui en a fait un seul peuple en trois castes : les
nobles, les libres et les serfs. Dans la noblesse,
seule dépositaire des runes, c'est-à-dire de la doc-
trine et du culte, on reconnaît un corps sacerdotal,
mais qui a cédé depuis longtemps à des penchants
belliqueux. Odin et les Ases sont des prêtres conqué-
rants, et, de leur sang, prétendent sortir toutes les
races nobles du Nord. Au dixième siècle, l'Islande
était gouvernée par trente-neuf prêtres. Chez les
Goths, les nobles se disaient fils des dieux, et c'était
dans leurs rangs qu'on prenait les sacrificateurs :
Tacite trouve partout les prêtres partageant le pou-
voir des chefs, déclarant les volontés du ciel, infli-
geant des châtiments, revêtus d'une autorité que les
(1) Eâda Sœmundai'i i. \IU Rigsmal. M. Ampère en a donné
une excellente traduction dans le? mélanges qu'il a publiés sous le
titre de Littérature et VotjûgeSi
140 CHAPITRE III.
hommes ne laissent exercer que de la part des
dieux. C'est pourquoi le meurtre du noble est puni
d'une peine pécuniaire plus forte : son domaine est
plus étendu ; il se faitservir par des hommes libres.
La noblesse confère donc un caractère sacré ; elle a
plus que des droits, elle a des privilèges. — Les
hommes libres viennent en second lieu ; ils forment,
à vrai dire, la caste guerrière. Ils n'ont que des
droits, mais ils les ont tous : la propriété, la com-
position pécuniaire pour les offenses reçues, le suf-
frage en ce qui touche les affaires publiques. Leur
garantie est dans leurs armes, surtout dans le bou-
clier, qu'on ne perd pas impunément, et sans le-
quel on n'entre pas aux assemblées délibérantes.
— Au troisième rang, se trouvent les serfs attachés
à la glèbe, où je crois apercevoir une caste de culti-
vateurs opprimée par la conquête. Les anciennes
lois de l'Allemagne les appellent les faibles [lidi,
lazzi^ lassen) ; et je reconnais bien là le dur génie
de l'antiquité, qui réservait le travail à la faiblesse.
Ces faibles sont des vaincus ; car la coutume de Saxe
déclare c< que les Saxons, vainqueurs des Thurin-
giens, les laissèrent vivre, en les attachant à la cul-
ture des terres, dans la condition où vivent encore
leurs descendants. » Mais ici les vaincus sont de la
môme race que les vainqueurs : Odin est aussi
l'aïeul des serfs. Yoilà pourquoi la loi les couvre
encore ; elle protège leur personne par une peine
pécuniaire, quoique inférieure ; elle leur attribue
LES LOIS.
141
une sgrte de possession, quoique chargée de rede-
vances; la faculté de poursuivre en justice, mais
non de siéger aux jugements ; les droits civils, mais
non les droits publics. — Ils se distinguent ainsi,
chez plusieurs peuples, d'une dernière classe
d'hommes, celle des esclaves. L'esclave est l'homme
d'une autre race, d'une race étrangère aux dieux,
par conséquent, non plus un homme, mais une
chose. C'est le captif qui fait partie du butin, qu'on
immole, qu'on vend, qu'on attache, non pas à la
glèbe, mais à la meule, au soin de l'écurie et du
chenil. Rasé, sans cheveux, sans armes, sans droits,
s'il est blessé, il n'y a de réparation que pour le
maître, qui peut tout faire de lui, excepté une per-
sonne libre; car l'affranchissement ne le réhabilite
point, la mort même n'efface pas la trace de ses
chaînes. La Yalhalla est fermée aux esclaves; ils
n'y entrent qu'à la suite de leur maître, si on les a
brûlés avec lui sur le même bûcher (1).
(1) Ynglinga saga, cap. ii; kmesen, Isîand Rettergang, 472;
Jornandès, de Rébus Geticis, 5, 10, 11 ; Tacite, de Germania, 10,
11 ; Ammien Marcellin, XXVIII, 5 : « Nam sacerdos apud Burgun-
dios omnium maximus vocatur Sinistus, et est perpétuas, obnoxius
discriminibus nuUis ut reges. » Cf. Gregor. ïuron,, VI, 31 : k Sa-
cerdotes et seniores. » Le noble a un Wergeld supérieur à celui de
rhomrae libre : cf. Lex Angl. et Werinor., tit. 9; lex Bajuvar,,
2, 20, et les autres cités par Grimm : Deutsche Rechts-Alterthû-
mer, p. 273, et Guizot, Essais sur Vhistoire de France, ¥ essai,
chap. II, sect. 2. — En ce qui touche les droits des hommes libres,
Olafs tryggvason saga, cap. clxvi ; Schasenspiegel, 111, 72 : « Dat
echte Kint unde vri behalt sines vater schilt ; » Tacite, de Germa-
nia, 13, — La plupart des langues du Nord ont plusieurs noms
pour désigner l'homme qui n'est pas libre. Cependant chez quel-
142 CHAPITRE III.
Ainsi, au milieu de l'obscurité qui couvre Tan-
cienne Germanie, il reste encore assez de lumière
pour qu'on y retrouve avec surprise les castes des
vieilles sociétés de l'Orient. Mais les sociétés de
l'Orient étaient demeurées immobiles aux lieux
mêmes oii elles se formèrent : au contraire, les
Germains s'étaient déplacés, et, durant une marche
de plusieurs siècles, des bouches du Tanaïs au bord
de la mer du Nord, avec les résistances qu'il fallait
vaincre, comment le désordre n'aurait-il pas fini
par s'introduire dans ce grand corps, et par en trou-
bler les rangs? L'ancienne constitution théocra-
tique ne pouvait plus maîtriser l'impétuosité d'une
race conquérante et victorieuse. On voit les prêtres
gagnés par les mœurs violentes des guerriers ; les
fonctions de ces deux castes s'intervertissent et se
confondent. D'autres fois, les serfs, châtiés de quel-
ques peuples, particulièrement chez les Scandinaves, on ne peut
pas s'assurer d'une différence précise entre le serf et l'esclave :
d'un autre côté, chez les Saxons, les Lassen avaient leurs députés
à l'assemblée de la nation. Cf. Wittickind, Annal., lib. I : « Gens
Saxonum triformi génère ac lege prseler conditionem servilem di-
viditur... » VitaS. Lebuini, apudPertz, II : « Staluto quoque tem-
pore anni, semel ex singulis pagis atque eisdem ordinibus tripartitis
singillatim viri duodecim electi, et in unum collecti in média
Saxonia... » Saschenspiegel, III, 44 : « Do lieten sie die bure sit-
ten ungeslngen, unde bestadeden in den acker to also gedeneme
rechte, als in noch die Late Lebbet ; daraf quamen die Late. » Cf.
VAIdio des lois lombardes et le parman de la coutume bavaroise.
Voyez aussi Tacite, de Germania] 25. Pour la condition de l'esclave,
Capiiular., 5, 247 ; Uplandslag manh.,Q, 9 ; lex Alamann., 37 ;
Edda Sximindar, t. II. Fafnishana, III, l.I; Harbardsliold,
str. 32, et Grimm, Deutsche Rechts-Alterthumer, p. 500 et suiv-
LES LOIS. 443
que révolte, descendent au niveau des esclaves; et
l'on s'explique de la sorte les témoignages de ceux
qui ne distinguent chez plusieurs peuples que trois
classes d'hommes, ou deux seulement, les libres et
ceux qui ne le sont pas (1).
Si les castes avaient mis l'ordre dans la société,
le pouvoir y mettait l'action et la vie. Chez la plu-
part des grandes nations germaniques, le pouvoir
était exercé par des rois. Mais le nom même de roi
[Konr^ King, Kœnig) désignait une fonction sacer-
dotale, ordinairement héréditaire dans une famille
qui se faisait descendre des dieux. En Suède, celui
qui devait régner dans la ville sainte d'Opsal était
inauguré par les nobles sur la pierre sacrée, avec
des sacrifices et des prières. Il prenait ensuite pos-
session du trône, où il paraissait, comme le succes-
seur d'Odin, entouré de douze conseillers qui re-
présentaient les douze Ases. On l'appelait le défen-
seur de l'autel, et il avait la charge des sacrifices,
pour lesquels toute la Suède lui payait un tribut.
Tacite connaît aussi chez les Germains des rois
(1) Les lois des Bayarois, des Visigoths, des Burgundes, ne con-
naissent que deux états : liberi et servi. Les lois des Francs, des
Angles, des Anglo-Saxons, des Scandinaves, en admettent trois :
ingenui, lidi, servi; adalingus, liber, servus; adeling, ceorl, theov;
jarl, karl, thrœll. — Les lois des Alemans, des Frisons, desBurgon-
des, des Saxons, en reconnaissent quatre : priinus, medianus, mino-
fledus, servus; nobilis, liber, litus, servus ; nobiles, médiocres, mi-
nores, servi; adelingi, frilingi, lassi, servi. Cf. sur ce point et sur les
droits de chaque classe, Eichhorn, Deutsche staats-und-Rechts-
Geschichie, 1. 1, p. 46, 129; Mœser, Osnabrûckische Geschichte,
t. I, p. 13.
444 CHAPITRE III.
qui exercent le pontificat, qui tirent les présages,
qui se disent les interprètes du ciel. Ailleurs, il
semble que le pouvoir religieux n'a pu se faire
obéir des hommes libres qu'en subissant leurs con-
ditions et en devenant militaire. Les rois des Francs
et des Goths étaient proclamés par les guerriers ;
on les élevait, non sur la pierre immuable, mais sur
le pavois ; ils prenaient possession du pays en che-
vauchant autour avec tout l'appareil des batailles ;
le peuple les reconnaissait, mais en se réservant le
droit de les déposer. Les Burgondes détrônaient
leurs princes quand leurs armes étaient malheu-
reuses, ou quand la récolte manquait. La royauté,
affaiblie de la sorte, finit par disparaître chez plu-
sieurs peuples, en Islande, par exemple, et en
Saxe, où il n'y a plus que des chefs électifs (1).
Les magistratures inférieures ne disparaissent
(1) Ynglinga saga, cap. v, viii, xxiv ; Edda Sœmunclar, t. III;
Rigsmal, str. 40 : « Sed Konr (rex) juvenis calluit runas, runas
per aevum et ajtatem duraturas. Is quoque calluit — homines
servare — acies hebetare — mare sedare. — 42 : Didicit avium
clangorem intelligere — moderari ac sopire — deprimere curas,
— robur et alacritatem — octo virorum. — Tacite, de Germania,
1, 10, H, 43; Histor., IV, 15; Ammien-Marcellin, XXVIII, 5 :
« Apud hos (Burgundios) generali nomine rex vocatur Hendinos,
et ritu veleri potest'ati deposita removetur, si sub eo fortuna titu-
baverit belli, vel segetum copiam negaverit terra. » Cassiodore, X,
Epist. XXXI ; Gregor. Turon., II, 40; IV, 14, 16. Sur la pierre de
Mora, qui servait à l'inauguration des rois d'Upsal, V. Geijer, Om
den gamla Svenska Fœrbunds-fœrfatt-ningen, Iduna, 9, 192.
Voyez aussi Waitz, das alte Redit der Salischen Franken, p. 203
et suiv. Cet auteur réfute d'une manière péremptoire ceux qui font
naître la royauté chez les Germains de leurs rapports avec l'empire
romain.
LES LOIS. 445
pas, mais elles s'altèrent; elles semblent se ratta-
cher au premier partage du territoire, dont elles
suivent les divisions. La division la plus commune
distribue le pays en plusieurs cantons {gau^ scire^
pagus), sous l'autorité d'autant de magistrats appe-
lés grafen^ et qui prirent plus tard le nom romain
de comtes. Le canton se divise en districts [Hun-
tari^ Hœdrad^ Hundred) composé de cent bourga-
des [Wilariy Gardr)^ et gouvernés chacun par un
centenier {Centenarius^ Hundredsealdor). Tous ces
titres, comme celui de roi, durent primitivement
désigner des sacerdoces; plus tard, ceux qui les
portent ne sont plus que des officiers de guerre et
de justice. La seule puissance qui ne s'altère jamais,
et de qui relèvent toutes les autres, repose dans les
assemblées du district, du canton, de la nation en-
tière (1).
Mais la nation pense tenir sa souveraineté des
dieux qui la fondèrent : elle n'omet rien pour les
intéresser, pour les lier à ses décisions. Chaque as-
(1) Tacite, de Germania, 6, 42 : « Eliguntur in iisdem conci-
liis et principes qui jura per pagos vicosque reddunt. » Caîsar, de
Bello Gallico, VI : « Principes regionum atque pagorum inter suos
judicant. » Lex Salica, 46, 49, 55, et les preuves données par
Grimm, Deutsche Redits- Alterthiimer, 535 ; Eichhorn, 1. 1, p. 244;
Savigny, t. I, chap. iv. Waitz (p. 126 et suiv.), par une interpré-
tation ingénieuse et solide du tit. 45 de la loi salique, De migran-
tihus, arrive à des conclusions très-neuves sur la constitution de
la bourgade [Dovfsvilla) chez les Francs. — Aux magistratures
qu'on trouve chez tous les peuples germaniques, il faut ajouter le
tunginus des Francs et le tungerefa des Anglo-Saxons, chefs élec-
tifs placés sous l'autorité des centeniers et des comtes.
140 CHAPITRE III.
semblée [mal, ding, Ting) a son jour fixé dans le
ciel. On se réunit à la pleine lune ou a la nouvelle
lune : le lieu du rendez-vous est un lieu sacré. Une
palissade de branches de saule et de noisetier en
marque l'enceinte extérieure. Au dedans, vingt-
quatre pierres larges et hautes forment un cercle
qui s'ouvre à l'orient ; au milieu sont deux sièges
pour les pontifes, et un autel pour les sacrifices. Le
sang de la victime coule. Les pontifes interrogent le
sort par des bâtons runiques, par le vol des oiseaux,
par le hennissement des chevaux sacrés : toute la
délibération dépend de leurs réponses. Cependant
ils maîtrisent la multitude, ils commandent le si-
lence. Jusqu'ici l'assemblée a l'aspect d'un temple ;
mais ceux qui la composent y sont venus en armes.
Ils y portent toute la liberté des mœurs militaires;
ils tardent, il se font attendre jusqu'au troisième
jour. Si un chef les harangue, il faut qu'il per-
suade ; tout homme libre peut élever la voix. Des
huées couvrent le discours qui a déplu. L'avis qui
l'emporte est salué par le cliquetis des épées.
Quand il s'agit d'une guerre à soutenir, le peuple
choisit un des siens, le fait combattre avec un
prisonnier ennemi : par l'issue du combat on juge
de quel côté penchera la fortune. Le peuple réuni
prend l'aspect d'une armée: l'assemblée devient
un camp. Le pouvoir était descendu de la religion,
mais il passait du côté de la force (1).
(1) J'ai pris pour exemple le célèbre cercle de pierres de Thigk-
LES LOIS. 447
Ainsi le génie sacerdotal et le génie guerrier se institutions
retrouvent aux prises sur tous les points. Le besoin
d'autorité est si impérieux, qu'il introduit une
hiérarchie jusque dans les bandes émigrantes;
mais l'instinct de liberté est si fort, qu'il ébranle
toute la constitution des nations sédentaires. De
ces deux puissances il faut enfin que l'une ou l'autre
l'emporte, et que la lutte ait son dénoûment dans
les insiitulions judiciaires, où la loi fait son der-
nier effort pour réaliser l'ordre idéal qu'elle a
conçu, pendant que les volontés récalcitrantes met-
tent tout en œuvre afin d'échapper à la contrainte
qu'elles détestent.
Et d'abord, comme si ce n'était pas trop de lâ
majesté divine pour couvrir un acte si décisif, le
jugement est rendu dans l'assemblée publique,
par conséquent dans le lieu saint. Toutes les cir-
constances qui l'accompagnent en font une solen-
nité religieuse. Le soleil, c'est-à-dire la divinité
nationale, y préside : le tribunal est tourné du côté
reeds, au bailliage de Stavanger, en Norvège. Il a deux cents pieds
de circonférence, et vingt-quatre pierres carrées de quatre pieds de
hauteur. Cf. Saxo Grammaticus, lib. 1 : j Lecturi regem aflîxis humo
saxis insistere suffragiaque promere consueverant, subjectorum
lapidum fnmitate, facti constantiam ominati. » Grimm, Deutsche
Rechts-Alterthûmer, p. 807, 809. Gulathing, p. 43. Tacite, de
Germania, 40, 44 : « Silentium per sacerdotes quibus et tum
coercendi jus et imperatur. — lUud ex liberlate vitium, quod non
simul, nec ut jussi conveniunt... Si displicuit sententia, fremitu
adspernantur ; sin placuit, frameas concutiunt. » Geijer, Geschichte
Schwedens, 403. Le peuple suédois, délibérant en armes, s'appe-
lait Svea-haer, l'armée de Suède. La grande assemblée annuelle
d'Upsal s'appelait Als-herjar-ting, la réunion de toute l'armée.
148 CHAPITRE 111.
de son lever ; son coucher marque la fin de l'au-
dience. Le magistrat y remplit un ministère de
prêtre; en rendant la justice, il ne fait que pro-
curer l'accomplissement de la volonté des dieux.
Du haut de sa chaise de pierre qui domine la foule,
un bâton blanc dans la main, il demeure impas-
sible, il dirige les débats, il interroge, il pose les
questions, mais il n'opine pas : ceux qui opinent,
qui répondent, qui décident enfin, non-seulement
sur le point de fait, mais sur le point de droit, ce
sont tous les hommes libres présents, ou du moins
un certain nombre délégués au nom de la commu-
nauté tout entière. Les plaideurs comparaissent
devant leurs pareils, et cette coutume, traversant
le moyen âge, deviendra un des principes de la
jurisprudence moderne. Quelquefois il y a cent
assesseurs, comme chez les peuples décrits par Ta-
cite. Il y en a douze en Islande, en Danemark, en
Frise; la loi sali que en veut sept. On les nomme
Rachimburgi ou Harimanni., c'est-à-dire gens de
guerre; et en effet le bouclier, symbole de la sou-
veraineté guerrière, est suspendu devant eux. Les
débats s'ouvrent et se poursuivent avec le même
contraste de rites sacrés et de démonstrations mi-
litaires (1).
(1) Menken, I, 846 : « Tribunal cum consensu Thuringorum po-
situmest... cum asseribusa rétro et ambobus lateribus in altitudi-
nem quod judex cum assessoribus suis possint videri a capito usque
adscapulas : introitus versus orientem apertus. h Chez les Scandi-
naves, l'accusateur doit regarder vers le midi, l'accusé vers le
LES LOIS.
149
D'un côté je vois toute une procédure mysté-
rieuse : la poursuite judiciaire n'est qu'un appel
aux dieux. Le demandeur et le défendeur les pren-
nent à témoin par le serment. Ils jurent sur l'an-
neau trempé du sang des victimes, ils invoquent
les noms d'Odin et de Thor. A la suite de chacune
des parties comparaît sa famille. Six personnes,
quelquefois douze, cinquante, et jusqu'à six cents,
viennent jurer, non de la vérité du fait, qu'elles
ne connaissent pas, mais de la véracité de leurs pa-
rents, qu'elles garantissent. Les lois barbares, ré-
digées en latin, les appellent conjuratores. Ce
genre de preuves puise toute sa force dans les ter-
reurs religieuses qui poursuivent les parjures.
L'Edda leur réserve les plus cruels châtiments de
l'enfer : le ciel les punit, la terre a horreur d'eux,
nord. Niala, cap.Lvi, 74. Gregor. Turon., lib. VII, cap. xxiii : « Ad
placitum in conspectu régis Childeberti advenit, et per triduum
usque in occasum solis observavit. » Cf. Gutalag, 65. Gràgâs, 45,
etc. — Distinction du magistrat (Richter), et de ceux qui pronon-
cent (f/riM/er) ; Gri mm, Deutsche Redits- Alterthûmer , 750. Ca-
ractères et insignes du magistrat, Grimm, p. 761, 763. Sur les
prêtres-juges de Tancienne Islande, Arnesen, Island, Rettergang.
Tacite, de Germania, 12, connaît l'existence des assesseurs :
« Centeni singulis ex plèbe comités, concilium simul et auctoritas,
adsunt. » Cf. LexRipuar., 55; Salica, 60, et les textes nombreux
cités par Grimm, 768; Eichhorn, I, 221 et suiv.; Savigny, t. I,
chap. IV. Phillips, Deutsche Geschichte, t. I, §15-'! 5. Pardessus,
Dissertations IX et X de la procédure chez les Francs. — En ce
qui touche Fappareil militaire des jugements, Lex Salica, 46 :
« Et in mallo ipso scutum habere debenl. » Leges Edowardi con-
fessoris, cap. xxiii. Hâkonarbôck, Manhelg., 19. Quand les em-
pereurs ^d'Allemagne venaient tenir la grande dicte d'It;)lie à Pion-
caglia, leur bouclier était arboré à un màt, et les chevaliers venaient
faire la veille des armes autour de l'écu impérial.
150 CHAPITRE m.
et c'est une croyance populaire en Suède que
l'herbe ne pousse pas sur leurs tombeaux. Le ser-
ment interpelle les dieux : ils répondent par le
témoignage des hommes ou par la voix de la nature.
En matière civile la preuve testimoniale est facile ;
car les actes principaux de la vie légale, le ma-
riage, l'émancipation des enfants, l'affranchisse-
ment des esclaves, s'accomplissent publiquement,
avec des formalités symboliques qui parlent aux
yeux. Quand deux parties contractent, elles brisent
une paille, dont chacune garde la moitié. Le ven-
deur d'une terre remet à l'acheteur une motte
couverte de gazon, avec la baguette, emblème de
la puissance; et, en même temps qu'il reçoit le
prix, il touche les témoins à l'oreille, siège de la
mémoire. En matière criminelle, si le crime n'a
pas eu de spectateurs, la nature, ce témoin silen-
cieux, mais vivant, trouvera une voix pour le dé-
noncer. De là les épreuves de l'eau et du feu, qui
ont leur raison plus profonde qu'on ne croit dans
le paganisme du Nord. L'eau et le feu ne sont pas
seulement les instruments de la divinité : ces élé-
ments incorruptibles et parfailement purs voilent
des divinités puissantes qui jugent, qui discernent
le malfaiteur, qui ne peuvent souffrir sa présence,
qui le repoussent à leur manière. Voilà pourquoi,
dans le jugement par le feu, le fer rouge brûle la
main du coupable et le contraint de se retirer^
tandis que^ dans le jugement par l'eau, le cou-
LES LOIS. 151
pable est celui qu'elle ne veut pas recevoir, celui
qu'elle ne submerge point. D'autres fois on apporte
le cadavre devant les juges : ses plaies saignent
quand on fait approcher le meurtrier. Les dieux,
qui renversent ainsi toutes les lois de la nature
pour saisir le criminel, veulent donc son châti-
ment. A eux seuls, en effet, appartient le droit de
punir. Le magistrat ne l'exerce qu'en leur nom, et
en vertu de son caractère sacré. Toute action vio-
lente contre un particulier trouble la paix du
peuple, qui est d'institution divine : par consé-
quent elle donne lieu à une offrande satisfactoire,
à une peine pécuniaire, appelée fredum^ c'est-
à-dire le prix de la paix. Les crimes publics, la
trahison, le sacrilège, sont les seuls contre lesquels
le magistrat prononce une peine corporelle, la
mort, la mutilation, le bannissement. Alors le châ-
timent devient une expiation, par laquelle la na-
tion se décharge de la complicité du crime commis
chez elle. Toute exécution à mort est un sacrifice
humain : la loi de Frise s'en explique formelle-
ment. Elle ordonne que celui qui a profané un
temple « soit immolé aux divinités du pays. »
Chez les Scandinaves le patient est une victime of-
ferte à Odin : le dieu vient s'asseoir la nuit sous la
potence pour converser avec le supplicié; il aime
qu'on ^invoque sous le nom de Hangci Drottin j « le
« Seigneur des pendus (1). »
(1) Preuve par serment. Volospa, sir. 35; Landnama, § -4, 7^
152
CHAPITRE III.
D'un autre côté, je reconnais devant les mêmes
tribunaux, dans le même temps, sous les mêmes
lois, une procédure toute guerrière, où le débat
n'est plus qu'un appel à la force. Le demandeur,
sans autorisation préalable du magistrat, accom-
pagné seulement de ses témoins, est allé faire la
sommation au logis du défendeur comme une dé-
claration de guerre. Au jour dit, les deux adver-
saires comparaissent en armes dans l'assemblée.
Là il leur est permis de récuser les témoignages
p. 138; Historia S. Cuthberti : « Juro per deos meos potentes
Thor et Othan. » En Islande, celui qui prêtait le serment judiciaire
mettait la main sur un anneau teint du sang des victimes. Grimm,
895 etsuiv.; Geijer, Geschichte Schwedens, p. 402 ; Rotharis, I,
364. — En ce qui touche les solennités symboliques de la vente,
de la stipulation, etc., Meichelbeck, Historia Frising, 42i, 484;
Falke, Traditiones Corbeienses, p. 271 : « Secundum morem Saxo-
nicœ legis cum terrœ cespite et viridi ramo arboris. » Grimm,
p. 112 et suiv., donne un grand nombre d'exemples. Lex Baju-
var., XV, 2 : « Post acceptum pretium, testis per aurem débet esse
tractus. » Ripuar., 60 ; Marculf, 1, 21 : « Omnes causas suas ei per
festucam visus estcommendasse. » Cf. Lex Ripuar., 71 ; Traditiones
Fuldenses, 1, 5, 20. — Pour ï or àixlie, Edda Sœmundar, t. II;
Quida Guthrunar, 111 : « Cito ea dimisit ad fundum — manum can-
didam — atque ea sustulit — virides lapillos. » — « Yidete nunc,
viri ! — Ego illsesa facta sum, — sancte quidem, — quantumvis
lebesiste ferveat. » Capitidar., ann. 803, cap. v; Saxo Gramma-
ticus, lib. XII; Leges Èdowardi, 3; Leges Inœ, 77, etc.; Phillips,
Geschichte des Angelsœchsischen-Rechts ; Lex Salica, 56, 50, 76;
Gregorius Turon., MiracuL, lib. I, c. l^xxi ; Lex Visigoth., YI, 1,
3; Luitprand, Lex, V, 21 : Hincmar. Epist.xxxix; Annal. Hinc-
mari Remens, ad ann. 876; Sachscnspiegel, 1, 39. Les plaies du
cadavre saignent à l'approche du meurtrier ; Nibehingen, 984-
986; Shaksjieare, Richard III, acte I, se. ii. Cf. Gritnm, Deutsche
Rechts-Alterthûmery 951 ; Pardessus, Onzième Dissertation sur la
loi salique. — Sur la peine de mort. Tacite, 12, 19 ; Lex Fris ,
additio sapientiuin, tit. 42 : Qui fanum effregerit imraolalur diis
quorum templa violavit. » Ynglinga saga, cap. vu.
LES LOIS. 153
et les épreuves, de s'en remettre à leur épée et de
réclamer le duel. La coutume l'admet pour tous
les genres de contestations, soit qu'il s'agisse d'un
champ, d'une vigne ou d'une somme d'argent ; à
plus forte raison quand il faut prouver un crime.
Si le litige est d'un fonds de terre, on place devant
les combattants la glèbe symbolique. Ils la touchent
de la pointe de l'épée avant de croiser le fer. Les
juges, simples spectateurs de l'action, n'ont plus
qu'à proclamer le vainqueur. Le vaincu éprouve le
sort de tous ceux qui succombent dans les batailles :
il faut qu'il subisse la rançon, la captivité ou la
mort. En matière civile, quand le débiteur con-
damné par jugement refuse de s'exécuter, il y a
exécution militaire, invasion de sa maison à main
armée, saisie de ses biens jusqu'à concurrence de
la dette. S'il ne peut payer de son bien, il paye do
de sa personne : le créancier se le fait adjuger par
le tribunal à titre de serf ; il le garde dans sa mai-
son, le charge de travaux humiliants, l'enchaîne
s'il lui plaît, c( pourvu que la chaîne ne soit pas
c( serrée au point de faire rendre l'âme. » Mais, si
le débiteur récalcitrant refuse de travailler, la loi
norvégienne permet « de le conduire à l'assemblée,
« afin que ses amis le rachètent ; et, si personne
« ne le réclame, de couper sur son corps ce qu'on
a voudra, en bas ou en haut. » En matière crimi-
nelle, une fois l'offense reconnue, les juges con-
damnent le coupable à une satisfaction pécuniaire
154 CHAPITRE III.
proportionnée à la grandeur du préjudice et à la
dignité de l'offensé : on l'appelle wergeld, c'est-à-
dire le prix de la guerre. S'il s'agit d'un homicide,
la satisfaction est reçue par les parenls du défunt,
qui ont à venger l'injure commune. Réciproque-
ment, quand le condamné est insolvable, la peine
retombe sur sa famille, qui supporte la responsa-
bilité du crime. La loi salique veut que « l'insol-
c( vable présente douze hommes, pour jurer qu'il
« ne possède plus rien ni sur terre ni dessous.
« Alors il entrera dans sa maison, y ramassera de
« la poussière aux quatre coins, et, debout sur le
« seuil, le visage tourné vers l'intérieur, il jettera
c( la poussière de la main gauche par-dessus ses
c( épaules, de façon qu elle retombe sur le parent
« le plus proche. Puis, en chemise, sans ceinture,
c( un bâton à la main, il sautera plusieurs fois, et
a dès ce moment la dette restera à la charge du
« parent désigné. » A défaut, par la famille, de sa-
tisfaire le créancier, la loi lui livre la personne du
débiteur. 11 le réduit en esclavage ; ou bien, après
l'avoir présenté à quatre assemblées successives,
si nul ne s'offre à le racheter, il le fait payer de sa
vie : de vita componat. Ici le supplice a cessé
d'être une expiation publique : on n'y voit plus
qu'une vengeance privée (1).
(1) Lex Salie, 1,5: Ille autem qui alium niannit cum testi-
bus ad domum illius ambulet. » Ibid., 54; Ripuar., 52, 5. Cf.
Niala^ cap^ xxii-xxiii. Pour le duel judiciaire, Tacite, cap. x; Gre-
LES LOIS.
155
Dans celte suite de scènes dont se compose pour
ainsi dire le drame judiciaire, on reconnaît un pou-
voir religieux qui cherche à sauver la paix, à dé-
sarmer la guerre, et qui s'y prend de trois façons
différentes. Premièrement, la paix publique est
sanctionnée comme une loi des dieux. Le ciel, avec
la régularité de ses mouvements, en donne l'exem-
ple à la terre, et le sacerdoce, avec ses tribunaux,
en procure le maintien. Le plus sûr moyen d'y
pourvoir était le désarmement général des guer-
riers, et on l'essaya. Tacite, en effet, représente le
roi des Scandinaves régnant sur un peuple sans ar-
mes, et tenant les épées sous la garde d'un esclave,
dans un lieu d'où elles ne sortaient qu'aux appro-
ches de l'ennemi. Il fallut bien les rendre tôt ou
tard ; mais la religion les contraignait encore de se
cacher pendant de longues trêves qu'elle réglait.
Quand le char sacré de Hertha parcourait les bords
de la Baltique, toutes les guerres cessaient sur son
gor. Turon., II, 2; Lex Bajuvar., 11, 5; 16, 2; Alamann., 84 :
« Si qnis contenderit super agris, vineis, pecunia, ut devitentur
perjuria, duo eligantur ad pugnam, et duello litem décidant. Tune
ponant ipsam terram in inedio, et tangant ipsam cum spatis suis,
cum quibus pugnare debent, et testificentur Deum Creatorem. »
Rotharis, 164-166. — En ce qui touche Texécution des jugements,
Lex Salie, 48 : « Manum super fortunam ponere. » Pdpuar., 32.
Sachsenspiegel , III, 39. Rotulus jurium oppidi Miltenberg :
« Eumdem (debilorem) arctare et vinculis constringere valeat, non
vexando corpus suum ut egrediatur anima de corpore ipsius, da-
bitque sibi panem et aquam. » Lex Bajuvar., 2, 1 ; « Si vero non
babet, ipse se in servitutem déprimât. » La loi norvégienne qui
permet de tailler en pièces le débiteur est cité par Grimm, Deutsche
Rechts-Alterthûmer, p. 617. Lex Salie , 61, de Chenecruda.
156, CHAPITRE III.
passage : la déesse ne voulait pas voir de fer. Le
principe pacifique était si profondément enraciné
dans les croyances, qu'après tout le désordre des
invasions il faisait encore le fond du droit péna^
chez les Francs et les Lombards, comme chez les
Frisons et les Norvégiens, dont les coutumes pro-
noncent l'amende du fredum contre l'auteur d'une
action violente. La loi des Ripuaires l'exige même
pour le coup porté à un esclave : non qu'elle pro-
tège sa personne, mais, dit-elle, « par respect pour
la paix. » Toutefois, comment la crainte d'outrager
les dieux eût-elle arrêté des hommes sanguinaires
qui se les figuraient plus sanguinaires qu'eux, qui
les voyaient honorés par des victimes humaines;
lorsque Odin, le législateur, passait pour respirer
comme un parfum l'odeur des gibets, et que la
bienfaisante Hertha, rentrée dans son île sacrée,
y faisait noyer les esclaves qui l'avaient servie?
Le pouvoir, désespérant de contraindre les résis-
tances, avait donc fini par transiger. Il s'était servi
de ces divinités belliqueuses, que le peuple aimait,
pour intervenir en leur nom et mettre l'ordre dans
la guerre même ; et , ne pouvant empêcher les
procès de se changer en combats, il en faisait des
jugements de Dieu. Le magistrat permettait le duel,
mais il le présidait : il le réglait par conséquent, il
en écartait ce qui est pire que la violence, c'est-à-
dire la trahison. C'était un commencement de po-
lice, mais timide et imprévoyante. Les deux com-
LES LOIS. 157
battants s'entre-tuaient dans le champ clos ; mais
derrière eux, hors du champ clos, les deux familles
attendaient révénement. Tune pour venger le
vaincu , l'autre pour soutenir la victoire , toutes
deux pour recommencer le combat sur un terrain
plus libre, et le continuer pendant plusieurs géné-
rations avec toute l'opiniâtreté d'une passion qui
croit accomplir un devoir.
Cependant, si les vengeances étaient héréditaires,
elles n'étaient pas implacables : les hommes du
Nord aimaient autant l'or que le sang. Quand donc
deux adversaires, par conséquent deux familles, en
venaient aux mains, le pouvoir public tentait de les
désarmer, non plus par voie d'autorité, mais par
voie de médiation. Il leur proposait un traité, dont
la coutume avait fixé les termes dans l'intérêt des
deux parties. D'une part, l'offensé obtenait, au lieu
d'une vengeance, une réparation pécuniaire consi-
dérable, puisque la seule tentative d'homicide était
frappée d'une peine qui pouvait s'élever jusqu'à
soixante-trois pièces d'argent, valant cent vingt-six
bœufs. De son côté, l'agresseur retrouvait la sécu-
rité, et se dérobait à des représailles qui ne pou-
vaient s'éteindre que dans son sang ou dans celui
de ses enfants. Mais la consécration solennelle du
droit de guerre privée était contenue dans ce traité
de paix : car, si l'agresseur y refusait son consente-
ment ; si, plusieurs fois cité devant le magistrat
médiateur, il refusait de comparaître, la coutume
158 CHAPITRE III.
le mettait hors du ban royal, hors de la sauvegarde
publique, en permettant à tout homme de courir
sus. Or, dans les sociétés régulières, le coupable
n'est jamais hors la loi; il est sous la loi, il y est
même plus que tout autre ; elle le saisit, le dé-
tient, le protège contre toute personne, pour le
frapper elle-même, dans le temps, dans le lieu,
dans la mesure qu'elle veut : de manière qu'il y
ait châtiment, c'est-à-dire acte de puissance et re-
tour à l'ordre transgressé. Au contraire, quand
la loi désobéie désespérait de faire justice, quand
elle livrait le rebelle à la violence du premier venu,
et que, par conséquent, elle le mettait en demeure
de se défendre, elle faisait un acte d'impuissance et
de désordre. De plus, si la personne, si la famille
offensée déclinait la médiation du magistrat, si elle
repoussait la rançon du coupable et voulait sa vie,
la loi ne l'arrêtait plus, elle lui permettait de s'ar-
mer ; elle restait impassible témoin des représailles
qu'elle avait voulu éviter, mais non pas interdire.
Elle abdiquait ainsi tout le pouvoir qu'elle laissait
prendre. En abandonnant le bon droit au hasard
des armes, elle autorisait les vengeances privées,
elle renonçait au maintien de la paix, elle intro-
duisait la guerre de tous contre tous. C'est l'état
que la loi salique représente énergiquement dans
un texte qu'il faut citer : « Quand un homme libre,
« dit-elle, aura coupé la tête à son ennemi et l'aura
« fichée sur un pieu devant sa maison, si quel-
LES LOIS. 159
« qu'un, sans son consentement ou sans la permis-
ce sion du magistrat, ose enlever la tête, qu'il soit
« puni d'une amende de 600 deniers. » Celui donc
qui s'était vengé exposait publiquement, devant sa
porte, la dépouille sanglante, comme ce fut long-
temps la coutume d'exposer les têtes des suppliciés
dans des cages de fer aux portes des villes. Il pu-
bliait de la sorte qu'il s'était rendu justice, il fai-
sait acte de souveraineté : l'homme se suffisait à
lui-même, et retournait à l'indépendance absolue,
c'est-à-dire à Tétat sauvage (1).
Les lois de l'ancienne Germanie ne nous sont caractère
général
connues que par les témoignages incomplets des .^^^f^^^
anciens, par la rédaction tardive des codes barba-
res, par les coutumes du moyen âge. Il y reste donc
beaucoup de contradictions, d'incertitudes et de la-
cunes. Cependant nous en savons assez pour recon-
naître cette grande tentative de toutes les législa-
tions : il s'agit de maîtriser la personne humaine,
institutions
germaniques.
(1) Tacite, de Gèrmania, 44, 40. Sur le Fredum, Tacite, 12;
Gulathing, p. 190; Lex Salie, 28; Ripuar., 23: « Sed taraen,
propter pacis studiuin, iv denar. componat. » Rotharis, L., 331.
Lex Angl. et Werinor., 7, 8. Lex Fris., 3, 2 ; 8, 16. Chez les
Anglo-Saxons, Cnut. lex, 8, 46. — Sur le Wergeld, Tacite, 21 ;
toutes les lois barbares citées par Grimm, Deutsche Rechts-Alter-
thumer,i^. 661, et Pardessus, Douzième Dissertation sur la loi
salique. — Lex Salica, 69 : « Si quis caput hominis, quodinimi-
cus suus in palo miserit, sine permissu judicis aut illius qui eum
ibi posuit, tollere prœsumpserit, dc denariis, qui faciunt solides xv,
culpabilis judicetur. » Je n'ai malheureusement pas toujours eu
sous les yeux le même texte de la loi salique. Ici j'emploie le cin-
quième texte de M. Pardessus.
100 .CHAPITRE III.
ce qu'il y a an monde de plus passionné et de plus
indomptable, et de la faire entrer dans la société,
c'est-à-dire dans une institution inflexible et exi-
geante. L'œuvre était difficile, mais les moyens ne
manquaient pas. Il existait chez les Germains une
autorité religieuse dépositaire de la tradition, et
qui y (rouvait l'idéal et le principe de tout l'ordre
civil. Cette autorité avait créé la propriété immo-
bilière, en la rendant respectable par des rites et
des symboles : ainsi elle fixait l'homme sur un
point du sol, entre des limites qu'il n'osait dé-
placer. Elle l'engageait dans les liens de la famille
légitime, consacrée par la sainteté du mariage, par
le culte des ancêtres, par la solidai ilé du sang ; elle
l'enveloppait dans le corps de la nation sédentaire,
où elle avait établi une hiérarchie de castes et de
pouvoirs, à l'exemple de la hiérarchie divine de la
création. Après l'avoir enfermée dans ce triple
cercle, elle l'y retenait par la terreur des juge-
ments ; elle lui faisait voir, derrière les magistrats
mortels, les dieux eux-mêmes armés pour la dé-
fense de la paix publique, qui élait leur ou-
vrage.
Mais il est moins aisé qu'on ne pense de gouver-
verner la liberté humaine. On ne s'assure d'elle
que par la conscience ; et, chez les peuples du Nord,
nous avons vu comment les consciences mal con-
tenues par le dogme s'étaient jetées dans tous les
genres de superstitions. Quand l'homme était mai-
LES LOIS. 161
tre de se faire des dieux à son image, comment ne
se fût-il pas fait des lois à son gré? A la propriété
immobilière, grevée de tant de charges, il préférait
la possession mobile, qui ne connaissait ni bornes
ni servitudes. Dans la famille instituée pour la
protection des faibles, il inlroduisait le règne de la
force; et, pour peu que les liens du sang le gênas-
sent encore, il conservait la faculté de s'en dé-
faire, et d'aller fonder ailleurs, par le concubinat,
une autre famille sans amour et sans devoirs. S'il
était las de vivre dans la nation pacifique et séden-
taire dont il troublait l'ordre, il s'en détachait
pour se jeter dans la bande conquérante, où ses
obligalions ne duraient qu'autant que ses volontés.
Enfin, quand la justice publique mettait la main
sur lui, il était libre de décliner le jugement des
dieux, d'en appeler aux armes, et de remplacer le
procès par la guerre. Ainsi l'autorité cédait de
toutes parts sous l'effort de la liberté, A côté du
droit, le fait contraire subsistait publiquement. Le
propre de la barbarie ne consistait donc pas,
comme on le dit souvent, à n'avoir point de lois :
les lois y étaient toutes, mais elles étaient toutes
impunément désobéies.
Si la tentative civilisatrice qui avait échoué chez Rapport
les Germains fit aussi l'objet de toutes les législa- institutions
germaniques
tions savantes de l'antiquité, il resterait à savoir ilg^^fj^^g
comment elles y réussirent, ce qu'il y eut de sem- rantfquité.
462 CHAPITRE III.
blable dans les moyens, de différenl dans les effets.
Je m'arrête surtout au droit romain, comme au
plus bel effort du génie antique pour discipliner
les hommes.
Au premier abord, rien ne semble plus con-
traire aux mœurs barbares que la loi romaine, si
subtile, si précise, si bien obéie. Cependant, si l'on
en considère les origines, on n'y trouve pas d'au-
tres principes que ceux dont la trace subsistait dans
les vieilles coutumes de la Germanie. Le droit pri-
mitif de Rome, comme celui du Nord, est un droit
sacré. Aux dieux seuls appartient l'autorité, c'est-
à-dire l'iniliative des affaires humaines. Ils l'exer-
cent aussi par une caste sacerdotale, celle des pa-
ticiens. Toutes les magistratures, à commencer par
la royauté, sont des sacerdoces. Numa se fait inau-
gurer sur une pierre mystérieuse, de même que les
rois Scandinaves ; plus tard les consuls, les préteurs,
les censeurs, conservent les auspices, le pouvoir
d'interroger le ciel aux lieux, aux jours, dans les
termes prescrits. Le ciel leur répond, comme aux
prêtres d'Odin, par le vol et le cri des oiseaux : l'in-
tervention divine se mêle à tous les événements de
la vie publique ; elle les consacre, elle en fait au-
tant d'actes religieux. Le lieu où ils s'accom-
plissent, le pomœmm, le premier asile du peuple
romain, est un temple : l'enceinte en fut orientée
et décrite avec soin, à l'imitation du firmament,
temple éternel de Jupiter. Mais on ne l'entoura pas
LES LOIS. 463
d'une palissade mobile, comme le lieu d'assemblée
des Germains ; on l'enferma d'un fossé et d'un mur,
qui furent déclarés- saints, et il y eut peine de mort
contre ceux qui les franchiraient (1).
Si la cité tire toute sa puissance de son com-
merce avec les dieux, toute la constitution de la fa-
mille romaine tient au culte des ancêtres, au dogme
de la solidarité, à tout ce qui fait aussi la force de
la société domestique chez les barbares. Le père,
en donnant la vie, exerce un pouvoir divin, ou plu-
tôt il est lui-même un dieu déchu, exilé sur la
terre, où il peut acquérir, par ses mérites et par
ceux de ses enfanls, le droit de retourner à une vie
meilleure, en devenant Lare ou Pénale. C'est la rai-
son des sacrifices expiatoires qu'on répète chaque
année pour les ancêtres, qui deviennent , comme
dans leNord, une charge inséparable du patrimoine,
et qui passent avec lui aux agnats, c'est-à-dire aux
parents par les mâles. La loi romaine a poussé le res-
pect des morts jusqu'à ce point que si un débiteur
meurt insolvable et ne laissant qu'un esclave pour
héritier, l'esclave est affranchi, afin que l'hérédité
ne soit pas abandonnée ni le sacrifice interrompu.
Chaque héritage a donc une destination sacrée :
(1) Ottfried Mûller, Die Etrusker. Guigniaut, Religions de V an-
tiquité, t. 11. Tite Live, lib. I, cap. vir, S, 18. Plutarque, in Ro-
mulo. Cicéron, de Divinatione, passim; de Legibus, II, 8, 42.
Festus, ad verbum Spectio : « Spectio duntaxat iis quorum auspicio
res gererentur magistratibus. » Gaius, Institut., II, 8 : « Sanctse
quoque res velut mûri et portée quodammodo divini juris sunt. »
164 CHAPITRE III.
aussi les limites des champs sont scrupuleusement
marquées par l'arpenteur public, et placées sous
la garde du Terme, qu'on ne viole pas impunément.
A Rome, comme en Scandinavie, la propriété im-
mobilière est sanctifiée par le foyer qu'on y allume;
mais ici les foyers se resserrent, les maisons se
touchent, se gênent, se pressent derrière le rempart
qui les enveloppe. L'homme est emprisonné dans
son domaine. La loi fait plus : elle veut le désar-
mer, et elle y réussit mieux que les rois du Nord.
Le citoyen ne descend pas au Forum, il ne paraît
point dans la ville avec le bouclier, mais avec la
toge ; c'est dans les plis de ce vêtement pacifique
qu'il porte sa part de l'empire du monde : Rerum
dominos genlemque togatam (1).
• Cependant la paix publique ne se maintiendrait
pas si la loi restait morte et immobile sur les ta-
bles d'airain où elle fut gravée : il faut qu'elle
parle, qu'elle agisse, qu'elle contraigne les récal-
citrants. C'est l'objet des solennités judiciaires
qu'on appelle les actions de la loi. Le préteur y
(1) Sur les sacra paterna, Ovide, Fastes. II, 533; V, 12. On
n'a pas assez admiré comment la fable de l'Enéide fait reposer sur
la piété filiale d'Énée {pius Mneas) toute la destinée de Rome. Ce
héros, qui porte son vieux père sur ses épaules, porte avec luiTem-
pire du monde. Cf. Gains, Institut., II, 154. Fragmentum Vegoiœ
Arrunti Veltumiio, apud Gœsium, p. 258, et les fragments delà
loi des Douze Tables, apud Martini, Ordo historiée juris civilis.
Cf. Giraud, Histoire du droit romain. On trouvera un tableau
abrégé et complet du droit privé des Romains dans le traité de Ma-
rezoU, traduit et savamment annoté par M. Pellat.
LES LOIS. 165
préside, il exerce un ministère de prêtre; il déclare
le droit, c'est-à-dire le décret divin. Le tribunal où
il remplit celte fonction est un lieu saint, par con-
séquent orienté; il ne s'ouvre qu'aux jours per-
mis ; la présence du soleil sur l'horizon mesure la
durée des audiences ; je reconnais tout l'appareil
de cette procédure sacerdotale que j'ai déjà vue
chez les nations germaniques. L'autorité des actes
dépend aussi d\m certain nombre de formules sa-
cramentelles et de rites symboliques; je retrouve
des signes qui me sont connus : la motte de terre
avec la baguette, image de Icf propriété légitime;
la paille brisée entre les stipulants; les témoins
frappés à l'oreille en mémoire du contrat passé de-
vant eux. Toute contestation civile devient une cé-
rémonie sacrée : elle en porte le titre, sacramen-
tum ; elle se termine par une offrande expiatoire ;
le condamné paye une somme qui s'emploie à des
usages religieux. Toute condamnation criminelle
prend la forme d'un anathème : on interdit au
coupable l'eau et le feu, on prononce sur sa tête les
imprécations qui le vouent aux dieux infernaux.
La peine capitale est encore un sacrifice humain.
Si quelqu'un a dérobé la moisson d'autrui, la loi
des Douze Tables veut qu'on l'immole à Cérès (1).
(l) Ovide, Fastes, I, 47 :
nie nefaslus erit per quem Irla verba silentur,
Fastus erit per quem lege licebit agi.
Lex XII Tab. : « Sol occasus suprema tempestas esto. » L. 2,
m CHAPITRE m.
Ces rapprochements dorment déjà une lumière
inattendue ; mais ce qui m'étonne davantage, c'est
de trouver chez les Romains, chez un peuple si
réglé, les signes de la même passion d'indépendance
qui tourmentait les nations du Nord. Entrez dans
cette ville sacerdotale : tout y annonce le règne de
la force. Rome, ainsi que son nom le témoigne,
c'est la cité forte. Le patriciat romain, comme la
noblesse germanique, est une caste belliqueuse, et
chaque magistrature un commandement militaire.
Mais les patriciens dans les combats ne peuvent
rien sans le reste des hommes libres, sans ceux
qu'on nomme plébéiens. De là les prétentions de la
plèbe, qui n'aura pas de repos qu'elle ne soit
arrivée au partage de tous les droits et de tous
les honneurs. Déjà le pouvoir souverain est des-
cendu dans l'assemblée générale des deux ordres,
qui se tient au champ de Mars, hors de la ville,
afin que le peuple y paraisse en armes, rangé par
classes et par centuries, c'est-à-dire en bataille. —
Si l'on pénètre dans la famille, on aperçoit le
digesl., de Origine juris, 6. Tite Live, I, 24. Pline, Xf, 45 : « Est
in aure ima mémorise locus quem tangentes antestamur. » Gains,
Institut.^ IV, 17 : « Si de fundo... controversia erat... ex fundo
gleba sumebatur. » Isidor., Origin., lY, 24 : « Stipulatio a stipula :
veteres enim, quando sibi aliquid promittebant, stipulam tenentes
frangebant, quam iterumjungenles, sponsiones suas agnoscebant. »
— L'action appelée sacramentum est décrite par Gaius, Institut.,
IV, 13-16. Lex XII Tab. : c Qui frugem aratro quœsitam fuitim
nox pavit secuitve, suspensus Cereri necator. » — Le célèbre dé-
vouement de Curtius est encore un exemple de sacrifice humain.
LES LOIS. 167
même contraste. Le foyer domestique est un sanc-
tuaire, mais la violence Ta envahi ; à côté des noces
solennelles consacrées par des rites religieux {con-
farreatio)^ le droit romain admet deux autres ma-
nières d'aquérir la puissance sur une femme : pre-
mièrement par achat [coemptio), à la manière des
Germains; secondement par usage (usîis)^ei les
jurisconsultes font remonter ce mode à l'enlève-
ment des Sabines, qui rappelle les mœurs des pi-
rates Scandinaves. Une éternelle incapacité exclut
les femmes de la vie civile : il faut qu'elles soient
en puissance de père, dans la main (in manu) de
leur mari, ou sous la tutelle de leurs proches. Le
Romain au pied duquel on vient déposer l'enfant
nouveau-né décide de sa mort en détournant la tête,
ou de sa vie- en le prenant dans ses bras : tout se
passe comme en Germanie. Il n'y a pas jusqu'au
meurtre des vieillards dont on ne reconnaisse la
trace dans cette fête annuelle où l'on précipitait du
haut d'un pont, dans le Tibre, des simulacres à
cheveux blancs (1). — En môme temps que la loi
assigne à chaque citoyen sept arpenls de terre qui
constituent la propriété limitée, elle réserve un
territoire considérable qui forme le domaine pu-
(1) Tite Live, I, 42, 45, 44. Gaius, Institut:, I, 110 et suiv.:
« Olim itaque tribus modis in manum conveniebant : usu, farreo,
et coemptione. » XII Tab. : « Pater insignem ad deformitatem
puerum cito necato. » Festus, ad verbum Depontani : « Depontani
seiies appellabantur qui sexagenarii de ponte dejiciebantur... » Cf.
Lactance, Divinar. Inst., lib. 1.
1<)8 CHAPITRE III.
blic, à peu près comme les Marches de l'ancienne
Germanie : des colons s'y établissent, mais à titre
précaire, sous la dépendance des patriciens dont ils
sont les clients ; les pâtres y chassent leurs trou-
peaux, ils y mènent cette vie nomade si naturelle
sous le beau ciel du Latium. Si la loi les oblige à
laisser leurs armes aux portes de Rome, ils n'y
laissent pas leur fierlé : le nom même de Quirites,
qu'on leur donne en les haranguant, signifie les
hommes de la lance ; et, dans les actes publics,
dans la vente, l'affranchissement, l'émancipation,
la lance (pindicta) figure encore comme le symbole
du domaine légitime fondé par la conquête. — Il
semble enfin que la justice publique ait vainement
cherché à s'environner d'un appareil sacré. Le pro-
cès, dont elle avait voulu faire une salennité reli-
gieuse, devient une guerre. Le demandeur traîne
son adversaire de vive force [obtorto collo) au tri-
bunal; là, dans l'enceinte pacifique, les deux plai-
deurs engagent le combat ; devant eux, on place la
chose litigieuse, l'esclave, le meuble, une pierre
de la maison, une glèbe de la terre qu'ils se dis-
putent ; tous deux la touchent de la verge qu'ils
portent, ils se prennent les mains, ils se serrent
coi ps à corps : c'est l'image du duel judiciaire. Le
p. éteur, comme le magistrat franc, ne juge point ;
il délègue la connaissance du fait contesté à des
juges pris parmi les simples citoyens. La con-
damnation prononcée emporte les mêmes effets.
LES LOIS.
169
Après le délai de trente jours, le débiteur qui re-
fuse de s'exécuter est adjugé au créancier, chargé
de fers, traité en esclave ; la loi règle seulement le
poids de ses chaînes, et fixe la mesure de pain qu'on
lui doit. Au bout de deux mois, elle permet de le
vendre au delà du Tibre, et, s'il y a plusieurs
créanciers, de mettre son corps en pièces et de le
partager entre eux : « Si quelqu'un en coupe trop
« ou trop peu, il n'y a pas de recours contre le
« partage. » Les Douze Tables parlent comme la
coutume de Norvège (1).
Ainsi toute la loi romaine laisse voir la même
lutte de l'autorité et de la liberté qui éclate dans
les coutumes de l'ancienne Germanie, mais avec
cette différence qu'ici l'autorité reste maîtresse sur
tous les points. Dans la cité, la vieille puissance du
patriciat finira par succomber; mais ce sera après
avoir pris ses mesures pour assurer les destinées
(1) Varron, I, 18 ; Pline XVIII, 3. Festus, ad verbum Patres:
« Fuisse morem patribus ut agrorum partes tribuerent tenuioribus
tanquam liberis. » De Savigny, das Recht des Besitzes, p. 154, 456.
Sur l'emploi de la vindicta, Caius, Institut. , I, 18 ; IV, 16 : « Sicut
« dixi, ecce tibi vindictam imposui. » Simul homini festucam im-
ponebat. — 21 : Per manus injectionem... qui agebat, sic dicebat :
« Qnod tu mihi judicatus, sive damnatus es, sestertium X millia,
« quse dolo malo non solvisti, ob eam rem ego tibi sestertium X
« niillium judicati manus injicio. » Et simul aliquam partem cor-
poris ejus prendebat... qui vindicem non dabat domum ducebatur
ab actore, et vinciebatur. « Conférez aussi la procédure de la loi
salique, 48 : Mamim super fortunam porter e, avec l'action appelée
pignoris capio. Institut., IV, 26 et suiv. XII Tab. : « Aut ncrvo
aut compedibus XV, pondo ne majore, at si volet minore, vincito...
at si plures erunt rei, tertiis nundinis partes secanto : si plus mi-
nusve secuerunt, se fraude esto. »
ÉT. GEHM. I.
12
170 CHAPITRE III.
de Rome, en ramenant le peuple émigré sur le
mont Sacré. La querelle des deux ordres conti-
nuera, mais dans les murs, mais par la parole,
non par les armes. Le peuple sera divisé, mais il
ne se débandera point; il enverra des colonies,
mais que la loi accompagnera jusqu'aux extrémités
de l'empire, et qui n'auront rien de commun avec
les hordes errantes des Germains. La constitution
religieuse de la famille se maintiendra jusqu'à la
fin ; mais le pouvoir paternel qui la gouverne se
laissera arracher le glaive par le pouvoir public;
le droit de vie et de mort sera tempéré par le tri-
bunal domestique, composé des parents les plus
proches, sans le concours desquels le père ne peut
frapper ni sa femme ni son fils. La dignité de
l'épouse commence à se relever, grâce à l'établis-
sement de la dot, qui lui assure des droits, par
conséquent des garanties. Pendant que les Hérules
et les Suédois continuent de mettre à mort leurs
vieillards, on ne précipite plus dans le Tibre que
des simulacres. La possession de fait subsiste à
côté de la propriété, mais elle finit par en subir
les règles. Le désarmement des citoyens est main-
tenu ; s'ils paraissent dans les actes avec la baguette,
image de la lance qui leur donna des droits, cette
lance symbolique n'a plus de fer. Enfin la justice
publique laisse engager le combat sous ses yeux,
mais en mettant dans la main des deux adversaires
la verge au lieu d'épée ; encore les sépare-t-elle
LES LOIS. 171
aussitôt, pour remplacer le duel par la plaidoirie
et la vengeance privée par la condamnation légale.
Dans ces fictions du droit romain, on voit percer
l'indépendance de la personne humaine, qui se sa-
tisfait par un semblant de résistance armée. Mais
toute la réalité du pouvoir est dans la société, dont
les décisions n'ont pas de contrôle, contre laquelle
il n'y a ni exception, ni droit, ni refuge dans la
conscience : car Rome, c'est-à-dire la société même,
est la grande divinité nationale ; en elle se con-
fondent les deux souverainetés du sacerdoce et de
l'empire ; ses lois ont toute la sainteté, toute l'in-
flexibilité des destins (/ixs, fatum). C'est en met-
tant la main sur les consciences qu'elle maîtrise
les volontés. Ses jurisconsultes ne croyaient rien
exagérer quand ils se disaient prêtres : « car, ajou-
« taient-ils, nous exerçons le culte de la Justice ;
« et la jurisprudence est vraiment la science des
c( choses divines et humaines. » Et voilà pourquoi
les magistrats romains croyaient répondre à toutes
les protestations des martyrs, en leur disant : 11 ne
vous est pas permis d'être : Non licet esse vos (1).
(1) Sur le tribunal domestique pour le jugement des femmes^
voyez Klenze, die Cognatem und Affmen nach Rœmischen Rechte
in Vergleichung mit andern verwandten Rechten; dans le recueil
de Savigny, Zeitschrift fur die Geschichtliche Rechtswissenschaft,
tome IV, 21. Sur les liclions de la procédure romaine, Cicéron, pro
Murena. — Ulpien, Institut., lib. I : « Cujus (juris) merito quis
sacerdotes nos appellet : « Justitiam namque colimus... » Id.,
Regular. I : « Jurisprudentia est divinarum et humanarum rerum
notitia. »
172 eHAPITRE III.
Ainsi les premiers chroniqueurs stllemands au-
raient eu moins de tort qu'on ne pense en repré-
sentant leurs ancêtres comme les frères puînés des
Romains. Les ressemblances sont assez décisives
pour indiquer une même origine; mais il s'y mêle
assez de différences pour annoncer d'autres desti-
nées. Or les dispositions où la coutume barbare et
la loi romaine s'accordent sont encore celles qui
semblent faire le fond des législations grecques :
non que les Douze Tables aient été copiées, comme
on l'a cru, sur les lois de Selon, mais à cause de
l'étroite parenté des peuples de la Grèce et du La-
tium. A travers l'obscurité des siècles héroïques,
on découvre un sacerdoce puissant, qui a ses pre-
miers établissements en Thrace, en Samothrace, à
Dodone, et qui perpétuera son autorité par l'insti-
tution des mystères. On voit aussi la résistance
d'une race belliqueuse : la lutte de l'intelligence
contre la force est figurée dans la belle fable d'Or-
phée, ce prêtre civilisateur, mis en pièces par les
barbares qu'il avait tirés de leurs forêts. Toutes
les institutions de la Grèce portaient la trace de
ces déchirements. D'un côté subsistaient les restes
d'une théocratie antique avec des castes hérédi-
taires, comme à Sparte, où il y avait quatre classes
d'hommes; avec des rois pontifes, comme ceux
d'Athènes, qu'il avait fallu remplacer, après Co-
drus, par un archonte royal chargé de présider aux
sacrifices. La famille vivait sous cette mystérieuse
LES LOIS. 173
loi de la solidarité, selon laquelle le père se survi-
vait dans la personne de ses descendants. De là
l'étrange disposition de Lycurgue, qui permettait
à répoux sans postérité de livrer sa femme à un
autre citoyen, dont il adoptait les fils. De là aussi
les règlements de Solon, qui mettaient les rites fu-
nèbres à la charge de la succession, en y appelant
les parents mâles par préférence aux femmes du
même- degré. La société domestique reposait sur
l'inviolabilité de l'héritage que les premiers légis-
lateurs avaient assigné à chaque chef de famille en
partageant le territoire. En même temps qu'on
avait donné des terres aux citoyens, on avait cher-
ché à leur ôter les armes ; et rien n'est plus cé-
lèbre que la loi de Charondas, qui punissait de
mort quiconque se présentait armé dans l'assem-
blée du peuple. Enfin, les dieux couvraient encore
de leur majesté les tribunaux où siégeait la justice
publique. Homère représente les juges assis sur des
pierres polies, « dans le cercle sacré, » à peu près
comme le magistrat Scandinave entouré de ses as-
sesseurs, au milieu de l'enceinte circulaire. L'or-
dalie germanique, dont le droit romain n'avait pas
conservé de vestiges, reparaît dans cette belle scène
de Sophocle où les soldats thébains, accusés d'avoir
laissé ensevelir le corps de Polynice, se déclarent
prêts c( à saisir de leurs mains le fer rouge, à pas-
ce ser par le f^, et à prendre les immortels à
a témoin de leur innocence. » Ce sont là tous les
174 CHAriTRE III.
indices d'une constitution sacerdotale. — D'un
autre côté, on voit les vieux Pélasges, ces premiers
habitants de la Grèce, errants comme les peuples
du Nord, vivant des glands de leurs forêts et de la
chair de leurs troupeaux. Aristote rappelle le temps
où le mariage était un marché, et où les citoyens
ne paraissaient en public que le fer à la main. Ces
mœurs violentes perçaient encore dans la loi lacé-
démonienne, qui ordonnait le meurtre de l'enfant
mal conformé, et dans la coutume d'Athènes, selon
laquelle les parents d'un homme mis à mort par
un étranger avaient droit d'arrêter trois citoyens
de la ville à laquelle le meurtrier appartenait, et
de les retenir en otage jusqu'à ce qu'ils eussent
payé la rançon du sang. Partout reparaît l'antago-
nisme des deux principes : l'autorité plus forte
dans les cités doriennes, la liberté plus indomp-
table chez les peuples ioniens ; mais toujours l'apo-
théose de la patrie, et l'Etat maître de toutes les
consciences comme de toutes les têtes. Démosthène,
qui avait vu faire tant de mauvaises lois, pronon-
çait que « toutes les lois sont l'ouvrage et le pré-
ce sent des dieux, » et c'était à ce titre qu'il récla-
mait pour elles l'obéissance des hommes. Socrate
professait la même doctrine, lorsque, refusant de
s'enfuir de sa prison, il répondait à ses disciples
par ce discours où il personnifie, il divinise les
lois de l'Elat, ne tolère aucune désobéissance à
leurs injonctions, et finit en déclarant qu'il faut
LES LUIS. 175
non-seulement souffrir tout ce qu'elles infligent,
mais faire tout ce qu'elles ordonnent. S'il boit la
ciguë, c'est par un excès de respect pour celte divi-
nité de la patrie, qui dominait tout le paganisme
grec. Dans cette mort si vantée, il faut admirer un
grand courage ; mais on peut y déplorer une grande
erreur (1).
Mais, en Grèce comme en Italie, l'autorité reli-
gieuse a laissé prendre à la société une forme sécu-
lière : si la loi est un décret divin, elle est aussi
l'ouvrage du peuple; et les volontés ont du moins
cette satisfaction de n'obéir qu'à la règle qu'elles
se sont faite. A mesure qu'on remonte 'plus haut
dans l'antiquité et plus loin vers l'Orient, la vo-
lonté de l'homme tient moins de place : elle expire
sous le poids d'une législation tyrannique imposée
(1) Bunsen, de Jure hœreditario Atheniensium. Klenze, die Co~
gnaten und Affinen, p. 1 58 ; DorfmuUer, de Grœciœ primordiis;
Petit, Leges Atticœ; Plutarque, in Solone, in Lycurgo. — Sur le
droit exorbitant accordé au père sans enfants, Plutarque, in Ly-
curgo, 15, 2 ; Xénophon, Rep. Lacon., 1, 7; Meier et Schœman
[Attischer Process., p. 290) indiquent une disposition analogue
dans les lois athéniennes. — Démosthène, advers. Makartat. ; Ho-
mère, Iliad., XVIII, vers 497 ; Sophocle, Antigone, v. 264. —
Grimm, Deutsche Redits- Alterthûmer, p. 934, cite plusieurs autres
exemples du jugement de Dieu chez les Grecs. — Preuves de la vie
nomade et barbare des premiers peuples de la Grèce : Pausanias,
VIII, 1, 42; Strabon,lX,XIlI; Denys d'Halicarnasse, I, 17 ; Arislote,
Politique, II, 8; Démosthène, advers. Makart., advers. Aristocrat.
— L. 2, Digest., de Legibus : « Nam et Demosthenes orator définit :
« ToUTo é'oTt vd(ii.o;, <î) iravraç àvôpwTcouç irpocvi/.si ireiôsaôai ^là TroXXà,
Jtat {/.aXiora on ira? Ion vo'jxoç sûpYifAa |xèv kcu ^wpov ©scû... » Platon
Criton : 'AXXà xaî sv 7roX£(i,a) )cal èv (^'uacjxvipiM ncd •jravTax.oû ttoitécv
a àv xeXeuYi tq uoXi; tê xai "h rrarpi;.
176 CHAPITRE III.
au nom du ciel. S'il était permis de porter quelque
lumière dans les institutions mal connues de la
Perse, peut-être, au milieu d'une hiérarchie de
prêtres, de soldats, d'agriculteurs et d'esclaves, on
trouverait encore le pouvoir séculier maintenant
sa prépondérance en la personne de ses monarques
redoutés, qui se faisaient appeler rois des rois. Mais,
quand on étudie les lois indiennes, on y voit tout
un grand peuple enchaîné par la terreur des dieux.
Le livre de la loi s'annonce comme une révélation ;
il commence par la création de l'univers; il con-
tient tout un rituel, les règles des sacrifices, les
formules des prières; il finit par le dogme de la
vie future. Les prescriptions du droit sacré enve-
loppent pour ainsi dire toute la vie civile, et c'est
là qu'on découvre enfin la raison de tant de cou-
tumes dont les Occidentaux avaient conservé la
lettre, mais non l'esprit.
C'est Brahma lui-même, le créateur, qui, pour
la propagation de la race humaine, produisit de sa
bouche le Brahmane, de son bras le Kchattrya, le
Vaisya de sa cuisse, et le Soudra de son pied : il
en fit les chefs des quatre castes sacerdotale, guer-
rière, agricole et servile. Le Brahmane a le premier
rang comme l'incarnation vivante de la justice ; il
est le seul propriétaire de la terre; les autres
hommes n'en jouissent que par son bienfait. Le
guerrier et le laboureur ne vivent que pour le dé-
fendre et le nourrir ; le devoir de l'esclave est
LES LOIS. 177
d'obéir, mais en aveugle : « car, si quelqu'un en-
ce seigne la loi à un Soudra, il sera précipité avec
c( lui dans l'enfer. » Tout jusqu'ici me rappelle la
généalogie fabuleuse des castes Scandinaves, et cette
croyance que les serfs n'entrent pas dans le palais
d'Odin. Mais en Inde, aussi bien que dans le Nord,
cette organisation oppressive devait rencontrer de
longues résistances. De là entre les prêtres et les
guerriers des rivalités poussées jusqu'à l'effusion du
sang ; de là une guerre éternelle contre les popu-
lations nomades qui erraient dans les bois et les
montagnes de l'Hindostan, qui ne subirent jamais
le régime des castes, et qui restèrent hors la loi
sous le nom de Barbare {Mletchas), Cependant le
sacerdoce indien semble avoir maintenu sa supé-
riorité par une sorte d'alliance avec les chefs mi-
litaires; avec les rois, dont il consacre le pouvoir,
mais pour le contenir et le régler. Le roi est plus
qu'un fils des dieux, c'est un dieu qui réside sous
une forme humaine. Mais il faut, dit la loi, qu'il
apprenne son devoir de ceux qui lisent les livres
sacrés, et « qu'il procure aux Brahmanes des jouis-
sances et des richesses. » Afin que rien ne manque
à cette constitution religieuse de l'État, la caste qui
l'a fondée veille encore à sa défense. Trois prêtres
savants, présidés par un quatrième plus savant
qu'eux, forment le tribunal, à l'exemple de la cour
céleste de Brahma aux quatre faces. Les dieux y
sont interpellés par le serment que le témoin prête,
178 CHAPITRE III.
tourné vers l'orient, en face des images sacrées.
Les épreuves du feu et de Teau discernent l'inno-
cent du coupable, selon cette règle commune aux
peuples du Nord, que la flamme ne brûle pas
l'homme véridique, et que l'eau le fait surnager.
Enfin, le châtiment n'est plus seulement un acte
sacré : la loi le représente comme une puissance
divine, « produite dès le commencement pour le
« bon ordre de l'univers ; génie terrible, à la cou-
ce leur noire, à l'œil rouge, par qui les créatures
« visibles et invisibles jouissent de leur droit et
« restent dans le devoir (1). »
En effet, la pensée du châtiment, c'est-à-dire de
l'expiation, fait aussi le lien de la famille indienne,
et devient le principe des mêmes institutions
domestiques qu'on a vues dans tout l'Occident.
Toute âme est une émanation divine, une divinité
déchue qui expie des fautes ; et, comme elle tient
par un lien secret à toutes les âmes dont elle des-
cend et à toutes celles qu'elle engendre, elle ne peut
(1) Lois de Manou, I, 31, 87; X, 129 : « Un Soudra ne doit
pas amasser de richesses, même lorsqu'il en a le pouvoir : car un
Soudra enrichi vexe les Brahmanes; » VIII, 417 : « Un Brahmane
peut, en toute sûreté de conscience, s'approprier le bien d'un Sou-
dra. » — MIetchas ou Barbares, Lois de Manou, II, 23; X, 44. —
Origine, caractère, droits et devoirs de la royauté. Lois de Manou,
le livre VII tout entier. — Sur les jugements, livre VIII, 9. Allocu-
tion du juge au témoin, 87-101. Ordalies, 114-116 : « Celui que
la flamme ne brûle pas, que l'eau fait surnager, auquel il ne sur-
vient pas de malheur promptement, doit être reconnu comme vé-
ridique dans sa déclaration. » — Apothéose du châtiment, livre VII,
14-25.
LES LOIS. 179
ni déchoir ni se relever sans entraîner d'autant de
degrés toute la suite de ses ancêtres et de ses des-
cendants. Celui qui vit mérite donc pour ceux qui
ne vivent plus, et la loi ne souffre pas qu'il les ou-
blie. Elle ne lui permet pas de prendre son repas
sans en offrir les prémices en l'honneur des morts :
tous les mois il célèbre le banquet funèbre {srad-
dha), sms lequel les aïeux seraient aussitôt préci-
pités dans les enfers. C'est pour le continuer après
lui que l'homme doit laisser une postérité sur la
terre ; et telle est la sainteté de cette dette, que, s'il
vieillit sans l'avoir acquittée, il a le droit d'appeler
auprès de son épouse un de ses proches, qui lui
donne un enfant : car, selon les termes de la loi,
« par un lils l'homme est sauvé du séjour infernal,
ce par le fils d'un fils il obtient l'immortalité, par
« le fils d'un petit-fils il s'élève à la demeure du
« soleil. » Voilà pourquoi le nouveau-né, si c'est
un mâle, doit faire sa première libation au mo-
ment d'entrer dans le monde : on lui présente dans
la cuiller d'or, avec des paroles sacrées, le beurre
et le miel, ces aliments mystérieux qu'on fait goû-
ter aussi aux enfants des Germains. Mais la charge
des sacrifices ne s'arrête pas aux descendants ; elle
passe avec l'héritage aux ascendants et aux collaté-
raux de la ligne masculine, jusqu'à la septième gé-
nération [sapindas) . Le lien de parenté se conserve
entre eux par le banquet funèbre de chaque mois ;
tandis que les parents par les femmes {samanoda-
180 CHAPITRE m.
cas) n'offrent au mort qu'une libation d'eau, et ne
lui succèdent qu'au dernier rang. Cette différence
entré les deux lignes, c'est-à-dire entre les deux
sexes, décèle Je côté faible de la loi. Tandis que la
paternité est divinisée, et qu'un respect religieux
prolége la faiblesse de l'enfant, il semble que le
vieil instinct barbare se réveille quand il faut ré-
gler la condition des femmes, a Que la femme, est-
ce il dit, ne soit jamais maîtresse de sa personne :
« qu'elle demeure, enfant, sous la garde de son
a père; épouse, sous la garde de son époux;
(c veuve, sous la garde de ses fils. » Pour elle, il
n'y a point de prière, et la connaissance des lois
lui demeure interdite : ce n'est plus qu'une chose
précieuse qu'on acquiert par achat, par enlèvement
ou par fraude. « Si quelqu'un s'introduit secrète-
ce ment auprès d'une femme endormie, ou eni-
cc vrée, ou égarée d'esprit, la loi déteste ce ma-
cc riage ; » mais elle le valide. Une autre disposi-
tion range le meurtre d'une femme au rang des
crimes secondaires, et le punit comme un vol de
bétail. Il est vrai que le législateur cherche à
vaincre cette dureté des mœurs domestiques ; il
reconnaît dans la femme je ne sais quoi de di-
vin qu'il faut respecter, je ne sais quoi de ma-
gique qu'il faut craindre : ce car, dit-il, la mai-
ce son maudite par une femme injustement mépri-
ce sée ne tarde pas à tomber en ruine. » Ce sont
les mêmes contradictions, les mêmes perplexités
LES LOIS. 181
qu'on a déjà vues dans les coutumes germani-
ques, et avec les mêmes effets. A côté du ma-
riage par achat, par enlèvement ou par fraude, la
loi indienne institue des noces solennelles, consa-
crées par des actes religieux. Elle souffre le brû-
lement des veuves ; mais elle exige que leur mort
soit volontaire, et elle l'honore du moins comme
un sacrifice (1).
Un système si compliqué et si scrupuleux, qui
resserrait avec tant de rigueur les liens de l'État et
de la famille, devait laisser peu de liberté à la per-
sonne. Chaque heure de la vie se trouvait marquée
par des devoirs, des ablutions, des pénitences. Il
semble cependant que ces nœuds, savamment for-
més, vont se rompre quand, le chef de famille ayant
payé sa dette aux ancêtres, voyant grandir son fils
et blanchir ses cheveux, la loi lui permet de quit-
ter sa maison et de s'enfoncer dans la forêt. Ln,
sous des ombrages éternels, il connaît les joies
sauvages de la solitude ; il erre à demi nu, sans
(1) Klenze, die Cognaten und Affmen, etc., p. 117 et suiv. Sur
le lien de solidarité qui unit le père et ses descendants, Lois de
Manou, III, 82, 122, 259. Comment le père sans enfants a le droit
de se donner un fils, IX, 57. Cérémonies de la naissance, II, 29.
Dévolution des successions, IX, 104 et suiv. Sapindas, V, 60 ;
IX, 187 ; Samanodacas, V, 60; et Digest of Hindu Law, vol. III,
p. U5-278. Sur la condition des femmes, Lois de Manou, IX, 1-4,
17, 18. « Pour les femmes, aucun rit sacré n'est accompagné de
prières : ainsi l'a prescrit la loi. Privées delà connaissance des lois
et des prières expiatoires, les femmes sont la fausseté même. »
Cf. II, 55-62. — Les huit modes de mariage, III, 20-42. Le mariage
par séduction est compté comme le huitième mode.
182 CHAPITRE Ilf.
feu, sans toit, mais aussi sans maître. 11 lui est
permis d'oublier les livres sacrés, les rites pieux,
et tout ce qui lie le reste des mortels. On dirait que
l'indépendance de l'homme ait fait son dernier ef-
fort, et qu'elle ne puisse aller plus loin. Mais la loi
poursuit l'anachorèle [sannyasi) dans le désert, le
ressaisit et ne lui laisse pas de repos ; elle ne lui
permet point de faire un pas sans regarder à terre,
de peur d'écraser un être vivant, a Et comme,
c( jour et nuit, il fait périr involontairement un cer-
c( tain nombre de petits animaux, il doit se puri-
« fier chaque jour par le bain sacré, et en rete-
« nant six fois sa respiration : car, de même que
c( les métaux se purifient au feu, ainsi toutes les
c( fautes que les organes commettent sont effacées
c< par des suppressions d'haleine. » La loi ne peut
rien de plus contre la liberté de l'homme que d'en-
chaîner le souffle de ses lèvres : elle ferme ainsi
les ouvertures de ses sens ; elle lie ses désirs et ses
pensées; elle l'emprisonne, pour ainsi dire, dans
cet état de recueillement absolu où il ne connaît
plus que lui-même, et en lui l'être éternel dont il
est émané et dans lequel il rentrera. C'est en vain
qu'il s'est arraché à la société : tout ce qu'il y avait
laissé d'effrayant, il le retrouve au fond de son
cœur ; il trouve le dogme d'une puissance divine
qui seule existe, et qui ne produit des existences
passagères que pour les dévorer. Devant elle, la
personne humaine n'a point de droit, puisqu'elle
LES LOIS. 183
n*a point de réalité, puisque sa vie n'est qu'une il-
lusion, et que sa fin dernière est de se voir absor-
bée, c'est-à-dire anéantie dans l'abîme éternel (1).
Ainsi l'unité de la race indo-européenne, prouvée conclusion,
par les migrations des peuples, par la comparaison
des mytbologies, résulte encore du rapprochement
des lois. En Germanie comme à Rome, chez les
Grecs comme en Inde, on voit les mêmes moyens
de civilisation, ou plutôt tous les moyens se ré-
duisent à une doctrine traditionnelle, où chaque
institution s'appuie sur un dogme. Assurément
c'est un grand spectacle, en des temps si anciens
et si voisins des origines du monde, de trouver
déjà les idées maîtresses des affaires, les vérités in-
visibles soutenant les choses visibles, l'État gou-
verné par la pensée de Dieu, la famille par le sou-
venir des morts, l'homme par l'intérêt de son
âme. Ce sont des croyances bien profondément
enracinées que cette inexplicable représentation
du père par ses descendants, cette souillure de
l'enfant nouveau-né, cette déchéance de la femme,
qu'on retrouve au fond de toutes les sociélés an-
tiques. Mais dans toutes on voit aussi les instincts
violents qui résistent à l'effort de la loi, et qui
poussent les peuples à la barbarie. Partout l'op-
(1) Les devoirs de l'anachorète remplissent le sixième livre de la
Loi de Manou. Sur l'absorption finale, livre XII, 125 : « L'homme
qui reconnaît, dans son âme, l'âme suprême, présente chez toutes
les créatures, se montre le même à l'égard de tous et obtient le
sort le plus désirable, celui d'être à la fin absorbé dans Brahma» »
184 CHAPITRE III.
pression des faibles, l'appel aux armes, etThomme
cherchant la liberté dans la vie qrrante. On a de-
mandé quel était le plus ancien, de l'état d'indé-
pendance ou de l'état de société. Maintenant je
crois pouvoir dire que tous deux sont aussi anciens
que le monde, parce que tous deux ont leur prin-
cipe dans les dernières profondeurs de la nature
humaine, qui veut être libre, mais qui ne sup-
porte pas la solitude.
Sans doute la doctrine civilisatrice qui fit la pre-
mière législation du genre humain fut d'abord
assez forte pour vaincre les résistances; mais,
lorsqu'en s'altérant elle eut perdu l'ascendant que
la vérité lui donnait, il arriva de deux choses l'une :
ou qu'elle chercha un appui dans un pouvoir ab-
solu qui soumît les esprits par la contrainte ; ou
qu'elle plia sous la violence des récalcitrants, et
laissa retomber les peuples dans le désordre.
Chez les nations du Midi, en Inde, en Grèce, à
Rome, l'autorité l'emporte ; et, comme c'est l'au-
torité qui fonde et qui conserve, ces nations ont
couvert la moitié du monde de leurs institutions et
de leurs monuments. Mais, pour avoir poussé trop
loin le droit de la cité, pour avoir divinisé la patrie,
pour l'avoir adorée d'un culte idolâtrique, on en
vint à ne lui refuser aucun sacrifice. On méconnut
le droit sacré de désobéir aux lois injustes, ou plu-
tôt on ne connut pas la prérogative de la raison
qui juge de la justice des lois. Les jurisconsultes
LES LOIS. 185
proclamaient cette maxime, que la société n'a pas
de compte à rendre de ses décisions. Ce fut l'er-
reur des grands États de l'antiquité ; ils périrent
comme périssent tous les pouvoirs, par leurs excès.
La décadence romaine donna cet exemple au monde.
Les institutions étaient grandes, mais les cons-
ciences étaient étouffées ; un moment vint qu'elles
s'éteignirent, et que, les lois se soutenant, la so-
ciété se trouva dissoute.
Mais l'instinct de la liberté s'était réfugié chez
les peuples germaniques. Sans doute cette passion
d'indépendance, qui ne souffrait rien d'obligatoire,
rien de fixe, rien de durable, ne permettait pas à
la société de s'affermir. Il ne semble pas que la
personne humaine fût meilleure hors de ces liens
de la loi qui la soutiennent, incapable de se maîtri-
ser, impuissante pour tout , si ce n'est pour dé-
truire. Mais c'était aussi la destinée des barbares
d'accomplir une œuvre de destruction. D'ailleurs
le mal , chez eux , n'était pas sans ressources.
L'homme n'y était pas descendu aussi bas que
dans les pays policés, qui ont abusé de toutes les
jouissances et de toutes les lumières. Ils étaient
ignorants, par conséquent excusables à beaucoup
d'égards ; ils étaient pauvres, car il n'y a pas de
richesse plus tôt tarie que le pillage; et la pauvreté
devait les réduire au travail. Ils paraissaient
chastes, si l'on comparait la grossière simplicité
de leurs mœurs aux raffinements des débauches
ÉT. GEllM. I.
13
186 CHAPITRE m.
romaines. Enfin ces caractères énergiques, qui ne
savaient pas obéir, mais qui savaient se dévouer,
conservaient un resle de dignité humaine , une
étincelle de ce sentiment d'honneur que les autres
peuples anciens n'ont jamais bien connu, et dont
le christianisme devait se servir pour former les
consciences, et pour fonder sur l'obéissance raison-
nable tout l'édifice des législations modernes.
LES LANGUES.
187
CHAPITRE IV
LES LANGUES.
La vieille religion des Germains devait finir avec
les temps barbares ; une partie de leur législation
était destinée à traverser les siècles féodaux ; leurs Énutnération
des
lans^ues, plus durables, couvrent encore de leurs langues
o ' 1 ' germaniques.
dialectes le tiers de l'Europe et la moitié de l'Amé-
rique : quatre-vingts millions d'hommesles parlent.
En ne considérant que les idiomes germaniques
fixés par des monuments littéraires, on en compte
quatorze. Au nord, le danois et le suédois se rat-
tachent à l'ancien Scandinave, encore parlé en
Islande. Au centre, on trouve l'anglais et le hol-
landais ; le flamand et le bas allemand, qui eurent
une littérature au moyen âge ; le frison, le vieux
saxon, l'anglo-saxon, dont nous avons les restes
dans des textes de lois, des poëmes, des traités scien-
tifiques. Au midi, c'est le haut allemand, devenu
la langue nationale de l'Allemagne moderne ; c'est
l'idiome plus doux que popularisèrent les poètes
1^8 CHAPITRE IV.
chevaleresques de la Souabe; c'est l'ancien teuto-
nique, kl que l'écrivaient les contemporains de
saint Boniface, de Charles Martel. Enfin vient la
langue des Goths, sauvée de l'oubli dans le peu de
pages qui nous restent de la traduction de la Bible
par l'évêque Ulphilas. Comment ne pas admirer la
vigueur de ce vieux tronc germanique qui poussa
tant de branches, qui eut des fleurs sous tous les
cieux, el des fruits pour tous les siècles ?
Des quatorze idiomes qui viennent d'être énu-
mérés, aucun, sans doute, ne représente exacte-
ment la langue parlée par les Germains de Tacite :
tout ce qu'on en sait se réduit à des noms propres,
qui se décomposent en un petit nombre de racines
connues. Mais la version gothique des saintes Ecri-
tures est du quatrième siècle ; on a du septième
et du huitième plusieurs textes teutoniques, anglo-
saxons, Scandinaves. Ces quatre idiomes occupaient
un territoire immense; ils supposaient un long
travail du temps : en réunissant donc leurs traits
communs, on retrouvera peut-être ce qui faisait le
fond des langues germaniques aux approches de
l'ère chrétienne.
Je ne me dissimule point ce qu'il y a d'épineux
dans ces recherches ; je m'y engage, soutenu par
la pensée d'atteindre une certitude que ne donne
pas toujours l'étude des législations et des mytholo-
gies. Les peuples ne laissent pas de monuments
plus instructifs que leurs langues. Et d'abord,
LES LANGUES. 189
dans le vocabulaire d'une langue on a tout le spec-
tacle d'une civilisation. On y voit ce qu'un peuple
sait des choses invisibles, si les notions de Dieu,
de l'âme, du devoir, sont assez pures chez lui pour
ne souffrir que des termes exacts. On mesure la
puissance de ses institutions par le nombre et la
propriété des termes qu'elles veulent pour leur
service ; la liturgie a ses paroles sacramentelles, la
procédure a ses formules. Enfin, si ce peuple a
étudié la nature, il faut voir à quel point il en a
pénétré les secrets, par quelle variété d'expressions,
par quels sons flatteurs ou énergiques il a cher-
ché à décrire les divers aspects du ciel et de la
terre, à faire pour ainsi dire l'inventaire des ri-
chesses temporelles dont il dispose.
La grammaire conduit plus loin : on y saisit le
génie même de la nation où elle s'établit. Il n'y a
pas de puissance plus stable, plus obéie, plus active
qu'une langue, ni dont la constitution fasse mieux
connaître les besoins de l'esprit public et ses res-
sources. Les langues ont des règles d'euphonie pour
contenter l'oreille par une succession de syllabes
harmonieuses; elles ont aussi des règles logiques
pour satisfaire la raison par une suite de propo-
sitions intelligibles. Les premières montrent jus-
qu'oii un peuple pousse cette sensibilité qui est le
commencement de tous les arts ; les secondes font
voir jusqu'où il porte cette rigueur de méthode
sans laquelle il n'y a pas de science. Par la disci-
190 CHAPITRE IV.
pline qu'il s'impose, on juge déjà de sa vocation.
Enfin l'étymologie des langues éclaire l'histoire
des sociétés. On ne remonte point aux origines des
mots et des formes grammaticales, on n'assiste pas
aux révolutions du langage, sans y reconnaître le
mouvement des esprits et l'impulsion des événe-
ments. A la présence d'un grand nombre de termes
étrangers, pénétrant pour ainsi dire de vive force
dans un idiome qu'ils violentent, on découvre la
trace d'une invasion. Dans les rapports réguliers
qui existent entre deux langues, on retrouve les
titres de parenté de deux peuples. Et quand l'une
est jetée à l'occident, l'autre à l'orient, il faut bien
croire à d'antiques migrations qui les séparèrent,
et dont le souvenir même aurait péri, si les lan-
gues n'étaient destinées à faire l'histoire des temps
qui n'eurent pas d'historiens.
Vocabulaire Eu ouvraut Ic vocabulairc Scandinave, on est
'^duNordr d'abord frappé d'un nombre infini de termes mv-
Théologie. • /. t •
ihologiques. En effet, toutes les grandes religions
ont eu leurs idiomes sacrés, soit qu'elles s'atta-
chassent à une langue morte, qu'elles conservaient
dans leurs livres et dans leur liturgie; soit qu'elles
adoptassent une langue vivante, en y créant assez
d'expressions pour composer une nomenclature
savante, à l'usage des prêtres et de leurs disciples.
Il fallait que les choses invisibles prissent un corps
dans les mots qui les représentaient, et qui les
LES LANGUES. 491
faisaient descendre, pour ainsi dire, à la portée de
l'homme. Ainsi les Scandinaves avaient toute une
the'ologie dans les cent quinze titres qu^ils don-
naient à Odin, dans le catalogue des Ases, des Alfes,
des Valkyries, des Nains et des Géants, en y ajou-
tant rénumération des neuf mondes et la généalo-
gie des héros. Le poëte qui parle dans le chant
sacré du Havamal croit vanter son savoir en décla-
rant que, « si on l'interroge dans l'assemblée, il
« est en mesure de nommer l'un après l'autre
« tous les dieux et tous les génies. » Un~ autre
poëme raconle comment le nain Alvis, qui savait
toutes choses, alla trouver un soir le dieu Thor, et
lui demanda la main de sa fille. Thor, ne voulant
pas irriter le nain par un refus, lui promet la
jeune déesse s'il répond aux questions qui lui se-
ront faites. Il lui demande donc les noms du ciel
et de la terre, du soleil et de la lune, des vents et
des éléments, considérés comme autant de divi-
nités. Et le nain récite les noms de chaque chose
dans les langues différentes des Ases, des Alfes,
des Géants et des mortels. Cependant il oublie que
la nuit s'écoule, et que les premiers rayons du so-
leil sont mortels pour les nains qu'ils surprennent
hors de leurs demeures : au lever du jour, Alvis
expire sur la porte du dieu qui l'a trompé. Rien
n'est mieux fait que ce récit pour exprimer l'abon-
dance du langage théologique chez les Scandinaves,
et la longueur de ces catalogues divins qu'une nuit
192 CHAPITRE IV.
ne suffisait pas à épuiser. Les termes dont ils se
composaient avaient presque toujours une signi-
fication symbolique. Les quatre nains, par exem-
ple, qui soutiennent le poids du monde, Nordri,
Sudri, Austri, Vestri, portent les dénominations
des quatre points cardinaux. Les trois Nornes char-
gées d'écrire les destinées humaines, Urda, Yer-
dandi et Skulda, représentent le passé, le présent
et l'avenir. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver
dans l'Edda des strophes entières formées de noms
mystérieux : chacun d'eux résumait une croyance ;
et ces listes, maintenant inintelligibles, fixées dans
la mémoire par le rhythme et la mesure, n'avaient
besoin que d'un commentaire pour s'éclairer et
pour dérouler aux regards des adeptes l'éclatante
mythologie du Nord (1).
Il se peut que ces richesses de la parole se soient
en partie dissipées chez les autres nations de la
même famille. On en voit cependant des restes dans
les noms donnés aux esprits et aux génies de toute
espèce qui troublèrent longtemps l'imagination
rêveuse des Allemands. Les Anglo-Saxons distin-
guaient les Elfes des montagnes et les Elfes des
plaines, ceux des forêts, ceux des lacs et ceux des
(1) Edda Sœmunclar, Havamal, 462. « Si mihi in hominum
coTicilio recensendi suiit dii singillatim, — Asarum et Alfarum, —
omnium novi distinctionem. — Pauci insciti ita nomnt. » Alvis-
mal; Voîospa, 11, 18. Les strophes 11-14 sont formées des noms
de 74 nains. Ces énumérations rappellent les catalogues de dieux,
de héros et d'héroïnes, dans Homère et Hésiode.
LES LANGUES. 193
villes. Tous les peuples germaniques ont conservé
dans les mêmes termes le souvenir d'un même
culte : tous désignent par des expressions sembla-
bles le prêtre, les lieux sacrés, les immolations
sanglantes, les différentes sortes d'adorations et de
prières. Partout reparaît le nom sous lequel Dieu
est représenté comme l'être incréé, existant par
lui-même. L'âme est désignée par un mot qui n'ap-
partient qu'à elle, sans métaphore et sans équi-
voque; tandis que les Grecs et les Latins n'avaient
su lui donner que le nom de ce souffle corporel et
périssable (;^v/fï, anima) que l'homme porte dans
sa poitrine. Il est curieux de voir jusqu'où des
peuples sans philosophes ont porté l'effort, quand
il s'agissait de saisir la nature spirituelle de l'âme,
et de déterminer les sentiments qui l'agitent, les
actes qui l'exercent; comment ils ont tenté l'ana-
lyse de l'entendement et de la volonté ; comment ils
ont eu deux mots pour la pensée, deux pour le
désir , et une admirable flexibilité d'expression
pour tous les degrés de l'amour (i).
Gothique.
Teutonique.
Anglo-saxon.
Scandinave.
(1) Dieu,
Cuth,
Cot,
God,
Gud.
Vâme,
saivala,
seola,
sâvl,
sâl.
Penser,
minan,
mainjan,
mœnan,
minna.
fruthian,
frot,
frod,
frœda.
Vouloir,
viljan,
willan,
villa.
vilja.
désirer,
geiran,
giri,
geornian,
giarn.
luston,
iyst(?),
lyst.
lyst.
Plaire,
liuban,
liub,
leof,
liufr.
Aimer,
frijon,
friunt,
freond.
freia.
Sacrifier,
blôlan,
pluozan,
blôtari ,
blôta.
On a pensé que ces listes de mots auraient l'utilité de mettre sous
194 CHAPITRE I\.
En même temps que les dialectes primitifs du
Nord conservent les plus authentiques débris de
renseignement sacerdotal, on y découvre aussi les
traces de toutes les institutions civiles. Si le droit
ne put jamais vaincre le désordre des passions chez
ces peuples violents, il avait été assez fort pour s'y
créer une langue à son service, pour maintenir
l'ordre dans les idées par la régularité des expres-
sions, et pour constituer ainsi toute une jurispru-
dence. En effet, Odin et ses douze compagnons sont
représentés comme autant de juges siégeant sur au-
tant de tribunaux dans la cité d'Asgard ; et parmi
les sciences qui viennent des dieux, on compte celle
de terminer les contestations des hommes. S'il faut
en croire les chants de l'Edda, « il y a des paroles
c( magiques savamment combinées, à l'aide des-
« quelles un accusé sort victorieux du jugement. »
C'en est assez pour indiquer un certain nombre de
termes techniques et de formules consacrées, par
lesquels les coutumes du Nord avaient cherché de
bonne heure à circonscrire, à enchaîner les notions
abstraites du juste et de l'injuste. Et d'abord, les
termes de droit étaient si bien établis, ils avaient
tant d'autorité chez les Francs, les Alemans, les
Bavarois et les Lombards, qu'au moment où les
les yeux du lecteur les rapports et les différences des quatre dia-
lectes primitifs. J'ai surtout consulté, pour le gothique, le diction-
naire de Gabelenz et Lœbe, à la suite de la dernière édition d'Ul-
phi las. Il faut lire aussi les excellentes discussions philologiques par
lesquelles J. Grimm commence chaque chapitre de sdi Mythologie,
LES LANGUES. 195
lois de ces peuples furent rédigées en latin, il y
resta un grand nombre de mots barbares qu'on
n'osa point traduire. De là, par exemple, dans la
loi salique, le tunginus^ ou magistrat inférieur ; le
mallum^ ou tribunal ; le reipus, ou mariage d'une
veuve; la chenechruda, ou cession de biens du dé-
biteur insolvable. D'autres coutumes, comme celles
de Frise, de Danemark, de Suède, écrites dans le
dialecte national, n'éprouvent aucun embarras à
rendre avec précision les rapports compliqués et
délicats qui font le lien de la société. Toutes les
langues germaniques ont un fonds commun d'ex-
pressions pour désigner la nation, le territoire et
ses divisions, l'état des personnes, les degrés de pa-
renté, la dévolution des biens. Elles distinguent,
toutes, les biens meubles des immeubles, la terre
patrimoniale des acquêts qui s'y sont ajoutés ; le
magistrat qui préside au jugement, des assesseurs
chargés de prononcer sur le fait en litige ; la répa-
ration pécuniaire due à l'offensé, de la condamna-
tion pénale que l'ordre public réclame. Quand les
témoignages des historiens manqueraient, les indi-
cations des anciens glossaires nous feraient encore
pénétrer dans les mœurs du Nord; et ces vieux
mots, toujours respectés, nous montreraient les
restes d'une civilisation antique, débordés, mais
non détruits par le flot de la barbarie (1).
(1) Edda Sœmundar Brynhildar quida, I. « Characteres cau-
sales {Mal-Runar) noris. — Si neminem tibi vis, — saeve offensam
196 CHAPITRE IV.
En second lieu, afin que les expressions juridi-
ques ne perdissent rien de leur prestige, elles ne
s'employaient pas au hasard ; on les liait, on les en-
veloppait dans des phrases sacramentelles soumises
à un certain rhythme, à de certaines consonnances.
C'étaient là, sans doute, ces combinaisons de mots
qu'il fallait savoir pour ne point succomber en jus-
tice. Les plus anciennes formules connues sont en
vers, et plusieurs, conservées jusqu'au moyen âge,
ont encore toute la pompe lyrique. C'est ainsi que
la loi islandaise, en confirmant le contrat qui ré-
concilie un meurtrier avec la famille de la victime,
menace quiconque enfreindrait la paix jurée.
« Qu'il soit exilé, dit-elle, aussi loin qu'un homme
a puisse aller en exil ; aussi loin que les chrétiens
c( vont à l'église, et que les païens sacrifient dans
« leurs temples ; aussi loin que le feu brûle et que
a la terre jverdoie, que les mères enfantent et que
rependere, — eos implicas, — eos involvis, — eos disponis uni-
versos, — in eo conventu, — ubi liominibus eundum est — ad
juste constituta judicia. » Cf. Havamal, .156; Grimm, Deutsche
Rechts-Alterthûmer , I.
Voici la série des principaux termes de droit dans les quatre
dialectes primitifs :
Gothique. Teuloiiique. Anglo-saxon. Scandinave.
LeiJeuphy
thiuda,
diot.
Iheod,
thiod.
Le territoire,
land,
land,
land,
land.
Le souverain,
l'rauja,
fro,
fréa.
fru.
La noblesse,
athala (?),
adal,
edhel,
ôdal.
V homme libre,
freis,
tri,
freo,
fri.
Le serf,
skalks,
skalk.
sceal,
skalkr.
La 2>ropriété,
aigin,
eikan,
agen.
eiga.
U héritage,
arbi.
arbi,
yrf,
arfi.
La borne,
marka,
marka,
mearc.
marc.
LES LANGUES. 197
« l'enfant crie après sa mère, que le bois nourrit
c< le fou, que le vaisseau chemine, et que brillent
« les boucliers; aussi loin que le soleil fond la
c( neige, que la plume vole, que nage la truite, et
« que l'épervier plane au printemps; aussi loin
« que le ciel se courbe en voûte, que les vents
c< soufflent, que les eaux courent à la mer, et que
« les hommes sèment le grain. » Il serait facile de
multiplier les exemples, et de montrer que le droit
germanique connut ces solennités de paroles qui
tinrent tant déplace dans le droit romain, qui fi-
rent du langage judiciaire une sorte de poésie {car-
mennecessarium)^ et dont les jurisconsultes tirèrent
comme d'un germe les plus savantes institutions
qui furent jamais (1).
Des langues si riches quand il fallait parler des Astronomie,
dieux ou régler les intérêts des sociétés, comment
(1) Grimra, Deutsche Rechts-Alterthûmer . Les termes de droit
s'emploient deux à deux ou eu plus grand nombre, en observant la
loi poétique de l'allitération, qui consiste à rapprocher les mots
commençant par une même initiale. Exemple, dans les lois Scan-
dinaves :
medh mund ok mala. — Hûs ok hêm ;
dans les lois anglo-saxonnes :
mecg and mundbora. — Hûs and hâm.
Je crois reconnaître des vers dans cette formule suédoise i
Tu œr ei mans maki
Ok ei madir y Brysti ;
et dans ces autres tirées de la loi des Frisons :
Mord schilma — mit mord bêta.
Bi londes legore — aud bî lioda libbande.
198 CHAPITRE IV.
se seraient-elles trouvées impuissantes pour décrire
les scènes journalières de la création? Les vocabu-
laires germaniques sont prodigues de ces termes
pittoresques et hardis qui attestent l'observation de
la nature et l'émotion de l'esprit humain en pré-
sence de tant de grands spectacles. Tous les phé-
nomènes semblent d'abord comme autant de mer-
veilles qu'on ne saurait expliquer, qu'on ne saurait
nommer, sans faire intervenir les dieux. L'arc-en-
ciel était le pont [Asbru) par où les Ases descen-
daient des cieux sur la terre. Ils y avaient laissé
leur nom aux créatures qu'ils avaient aimées.
Parmi les oiseaux, on connaissait le Coq de Woden
{Odhimhoni) ; parmi les plantes, la Barbe de Donar
[Donner shart)^ le Sourcil de Balder [Balldersbrâ)^
le Bouclier de Tyr [Tyrihialm)^ la main du Géant,
l'Herbe des Alfes et celle des Nains. Les larmes que
la Déesse de l'Amour avait versées en cherchant
son époux s'étaient changées en or ; ce riche métal
garda le nom de pleurs de Freya. La nature appa-
raissait toute vivante et toute divine dans un lan-
gage qui satisfaisait l'imagination, mais où l'on
pourrait surprendre aussi les premiers efforts de la
raison pour discerner, pour classifier les faits, pour
en pénétrer les causes. Sous ces noms destinés à
rappeler les vertus des plantes, à marquer Torigine
des métaux précieux, il y a peut-être Un souvenir
des connaissances médicales et métallurgiques dont
les prêtres Scandinaves se vantèrent, et qui leur
LES LANGUES. 199
furent communes avec toutes les écoles sacerdotales
de Tantiquité. Mais on peut aller plus loin et re-
trouver dans les idiomes du Nord les vestiges d'une
science astronomique surprenante chez des peuples
qu'on se figure enveloppés d'une brume éternelle,
sous un ciel sans étoiles (1).
Le poëme sacré de la Volospa rappelle un temps
où c( le soleil ne connaissait pas ses palais, les étoi-
c( les ne connaissaient pas leur place, la lune ne
c( connaissait pas sa demeure. Alors les Ases s'assi-
« rent sur leurs sièges élevés, et ces dieux saints
« délibérèrent. Ils donnèrent des noms à la nuit
c( et aux décroissances de la lune ; ils nommèrent
« le matin, le midi, l'après-midi et le soir, en sorte
c< qu'on pût compter les années. » Ce n'est pas for-
cer le sens de ce texte que d'y voir premièrement
l'ignorance d'un peuple qui n'avait ni marqué la
place des astres, ni mesuré leur cours ; ensuite la
sagesse des prêtres représentants des dieux, qui
démêlèrent le désordre apparent des mouvements
célestes, saisirent les premières lois et tentèrent
de les fixer par la parole. Cette astronomie toute
sacerdotale ne pouvait parler que le langage du
(1) La Volospa (strophe 7) représente les Ases forgeant l'or; et
probablement la fable des pleurs de Freya fait allusion à la récolte
de Vor dans les eaux des fleuves. D*un autre côté, le Havamat
(strophe 150) met la médecine au nombre des sciences magiques ;
et un autre poëme [Brynhildav ^uida) s'exprime en ces termes :
« Characteres plantarum (Rim-Runar) scias, — si medicus essè
« cupis — et nosse vulnera inspicere : — illi cortici incidanlur —
a et germini arboris. »
200 CHAPITRE IV.
sanctuaire : elle désignait les astres par des noms
divins, et leurs différents aspects par des ficlions
mythologiques. Le soleil, c'était Odin; et, dans ce
rôle, le dieu portait douze titres différents, selon
les douze mois de l'année, et cinquante-deux sur-
noms, répondant aux cinquanle-deux semaines. On
l'appelait le flamboyant {svidur), le resplendissant
{gimnir), le père du solstice [iolfadir)^ le dieu à
l'œil de feu [baleigur) ; et c'est pourquoi on le re-
présentait avec un œil seulement : il avait laissé
l'autre en gage au nain Mimir, quand celui-ci lui
permit de boire à sa fonlaine, dont les eaux don-
naient la connaissance des choses futures. On ra-
contait aussi comment le génie de la lune, Mani,
avait enlevé deux enfants qui puisaient à une source
sacrée ; et l'on expliquait les taches du disque lu-
naire en y reconnaissant deux figures humaines
portant une cruche suspendue à un bâton. Les
douze Ases avaient dans le firmament douze palais,
qui correspondent aux douze signes du zodiaque.
La grande Ourse représentait le char d'une divinité.
Les étoiles dont les Grecs firent le baudrier d'Orion
figuraient, pour les Scandinaves, la quenouille de
Frigga. Deux astres furent formés des yeux du géant
Thiassi, mis à mort par les Ases ; et le dieu Thor
composa une constellation des orteils d'Orvandil,
son compagnon de voyage, dont les pieds avaient
gelé en chemin. Ces dénominations, ces fables et
tant d'autres aujourd'hui perdues, servaient à diri-
LES rANGUES. 201
ger les sages du Nord dans l'espace étoile; ils y
cherchaient des horoscopes et des augures , mais en
même temps ils y poursuivaient une science plus
utile aux hommes, sans laquelle il n'y a point d'or-
dre dans la vie, ni de règle dans la société : je veux
dire la division du temps, la distinction des saisons,
la durée des années. Il fallait que des connaissances
si nécessaires fussent placées sous la garde de la reli-
gion. Trois sacrifices solennels consacraient les trois
grandes époques du solstice d'hiver, de l'équinoxe
du printemps et du solstice d^été. Deux nains, Nyji
et Nidhi, présidaient à la croissance de la lune et à
sa décroissance. D'autres temps étaient marqués
par des observances dont le souvenir subsiste en-
core dans les superstitions du Danemark et de la
Suède. Les douze mois, de trente jours chacun,
s'augmentaient de quatre jours intercallés au se-
cond mois d'été, et complétaient ainsi une pé-
riode de cinquante-deux semaines ou de trois cent
soixante-quatre jours, trop courte de trente heures
pour égaler la révolution du soleil. Cette lacune
paraît avoir été partiellement remplie au moyen
d'une semaine additionnelle qui revenait tous les
sept ans. Le calendrier se conservait, comme toutes
les traditions sacrées, par des chants et par une
écriture symbolique. De là ces poëmes, encore po-
pulaires dans le Nord , composés pour rappeler
l'ordre des mois et les fêtes qui y tombent ; de là
ces bâtons appelés runiques, où les paysans scandi-
ÉT. GERM. I. 44
202
CHAPITRE IV.
naves gravent les divisions de l'année en caractères
anciens, accompagnés d'hiéroglyphes. Le secret
des vieux pontifes païens, divulgué par les prêtres
chrétiens qui leur succédèrent, a été livré aux
ignorants et aux petits (1).
Toutefois la science des astres n'était point restée
confinée dans les temples de Scandinavie. Les An-
glo-Saxons avaient aussi leur calendrier, qui nous
est parvenu avec la nomenclature de leurs mois.
Ils en comptaient douze, partagés entre quatre
saisons et deux semestres : ces mois étaient lu-
naires, et formaient une année de trois cent cin-
quante-quatre jours. Les onze jours manquant pour
compléter l'année solaire composaient tous les
trois ans un treizième mois, intercalé dans la sai-
son d'été. L'année s'ouvrait par la grande fête du
(1) Geijer, Sve Rikes Hœfder, cap. vu. Gr'imm, Mythologie, 661
et suiv. Lexicon mythologicon, et Spécimen calendarii gentilis, à
la fin du troisième volume de l'Edda ; Copenhague, 1828. Mais je
ne puis adopter les rapprochements trop liardis et Jes conclusions
précipitées de ce savant travail. — Volospa , ô : « Sol neque scivit
— ubi palatia liaberet; — stellœ nec sciverunt — ubi loca habe-
rent; — luna neque scivit — quam mansionem haberet. — 6. Tum
omnes dii occuparunt elatas sellas, — sanctissima numina, et de
his deliberabant. — Nocti et interluniis — nomina dederunt. —
Mane vocarunt — et meridiem ; — pomeridianum tempus et ves-
peram — pro numerandis annis. » — Pour les douze demeures
célestes des Ases, et pour les cinquante^-deux noms d'Odin, voyez
au tome premier de TEdda le poëme dn Grimmismal, où j'incline
à reconnaître l'abrégé d'une doctrine as(ronoraique. En ce qui tou-
che les fables du géant Thiassi et d'Orvandil, voyez Harbardsliod,
28, et l'Edda de Snorre, 110, lU. — Les bâtons runiques des
paysans Scandinaves ont eu pour modèles ceux que le clergé catho-
lique du Nord exposait dans les églises pour régler les jeûnes et les
fêtes.
LES LANGUES. 203
solstice d'hiver, et la nuit qu'on y consacrait était
appelée la Mère des Nuits {Moedrenech) . Celte so-
lennité donnait son nom [Guili) au mois qui la
précédait et à celui qui la suivait. Parmi les dix
autres, cinq rappelaient par leurs dénominations
les divinités qu'il fallait honorer, et les offrandes
dont on devait charger leurs autels ; cinq marqaient
les temps favorables à la navigation et au soin des
troupeaux, le moment de la récolte et le retour des
frimas. Il y avait aussi des jours fastes et des jours
néfastes, et toute la suite de ces règles était conte-
nue dans des poëmes dont nous avons probable-
ment les débris. Le système anglo-saxon se rencon-
trait avec le Scandinave en plusieurs points, il
aboutissait au même résultat; mais il différait par
la durée des années communes, par le nombre et
la distribution des jours intercalaires : en quoi il
reproduisait presque entièrement l'ordre du ca-
lendrier athénien. Sans doute les hommes du Nord
faisaient une erreur considérable, s'ils ne tenaient
point compte de l'excédant de six heures qui forme
nos années bissextiles; mais j'admire déjà que ces
barbares aient égalé les Grecs dans leurs efforts
pour concilier les mois réglés par la lune avec
l'année réglée par le soleil, et pour réduire à la
même loi les révolutions différentes de ces deux
astres, que les hommes ont toujours consultés, et
qu'ils sont parvenus si tard à mettre d'accord (1).
(1) Bède, de Ratione temporum, cap» xiii. La coutume de rédi'*
204 CHAPITRE IV.
Considérez toutes les nations germaniques ; vous
les trouverez souvent errantes sur la terre, mais
toujours attentives à s'orienter dans le ciel. Au
quinzième siècle, les paysans des Pays-Bas connais-
saient encore le chariot de Woden (la grande
Ourso), et longtemps ceux de la Thuringe mon-
trèrent la voie lactée comme le chemin par où le
roi Yring était monté chez les dieux. Les fêtes po-
pulaires de l'Allemagne conservent encore le resle
des solennités qui marquaient les solstices et les
équinoxes. Si Gharlemagne changea les noms que
les Francs donnaient aux douze mois de l'année,
ce fut sans doute pour faire tomber en oubli un
calendrier idolâtrique, dont il n'osa cependant pas
effacer toutes les traces : avril retient le nom de la
déesse Ostara [Ostar manoth), et décembre resta le
mois sacré, comme chez tous les peuples du Nord
ger le calendrier en vers devait être bien enracinée chez les Anglo-
Saxons, puisque Bède, après avoir écrit en prose son beau traité de
Ratione temporum, crut devoir Tabréger en hexamètres latins, et en
faire un sommaire encore plus court en latin rimé, probablement
pour Tusage des écoles. Voici le début de cette pièce :
Annus solis continetur
Quatuor temporibus,
Ac deinde adimpletur
Duodecim mensibus.
Quinquaginta et duabus
Currit hebdomadibus,
Tercentenis sexaginta
Aique quinque diebus.
Je crois voir aussi des restes de l'ancien calendrier anglo-saxon
dans le Ménologe en langue anglo-saxonne, publié par Hickes
{Thésaurus), et dans un manuscrit cité par Turner, History, lib,
VII, cap. XII.
LES LAKGUES. 205
{Heilag manoth). En remontant plus haut dans
l'histoire, on trouve le législateur des Gètes appre-
nant à son peuple à reconnaître les douze signes
du zodiaque et les révolutions des planètes. Les
prêtres dépositaires de ces enseignements avaient
un catalogue de trois cent quarante-qualre étoiles ;
et les guerriers mêmes, s'il faut en croire Jor-
nandès, passaient leurs jours de repos à étudier
les phases de la lune et les éclipses du soleil. Au
milieu de ces exagérations on démêle la trace d'une
science antique, répandue dans le Nord avant l'ère
chrétienne; et l'on arrive à douter de l'opinion
commune selon laquelle les Germains auraient
emprunté aux Romains l'usage de la semaine et
les noms des sept jours. Les Romains ne connurent
la période hebdomadaire qu'au temps de César :
il fallut des siècles avant qu'elle devînt assez popu-
laire parmi eux pour s'introduire chez leurs voi-
sins et leurs ennemis. Mais d'abord, en considé-
rant l'accord de tous les idiomes germaniques à
désigner la semaine par un même mot, et les jours
par les noms des mêmes dieux nationaux, on a lieu
de croire ces termes antérieurs à l'époque oii les
dialectes se divisèrent. D'ailleurs Tacite remarquait
déjà chez les Germains l'observation régulière de
la pleine lune et de la nouvelle, qui divisait les
mois en deux parties égales, et qui donne lieu de
soupçonner un second partage en quatre périodes
de sept jours. Enfin ce partage fut fait dans le ca-
206 CHAPITRE lY.
lendrier Scandinave, puisqu'il roulait tout entier
sur le nombre exact de cinquante-deux semaines,
malgré Tinconvénient de former une année trop
longue pour s'accorder avec le retour de la lune,
trop courte pour coïncider avec la révolution du
soleil. Comment l'institution des sept jours se fût-
elle plus solidement établie chez le peuple le plus
éloigné des Romains, si ce n'est qu'il la tenait
d'ailleurs, c'est-à-dire de l'Asie, cette première
patrie d'Odin et des Ases? C'est là que la semaine
a ses origines, consacrées par les plus hautes tra-
ditions religieuses. Une conjecture si naturelle
s'appuie encore de deux indices moins sûrs, mais
dont il faut tenir compte. D'une part, Wodan, à
qui les Germains dédient le quatrième jour, rap-
pelle par son nom et par ses attributs le dieu
Bouddha, sous l'invocation duquel le même jour
est placé chez les Indiens. D'un autre côté, les
deux peuples semblent s'attacher à l'idée d'un re-
nouvellement périodique du monde, et la durée
qu'ils lui donnent forme naturellement un grand
cycle astronomique. Or l'âge présent du monde,
selon les Indiens, durera quatre cent trente-deux
mille années, qui seront suivies d'une ruine uni-
verselle; et le poëme Scandinave du Grimmismal,
où il est difficile de ne pas voir une exposition
mythologique du calendrier, déclare qu'avant la
destruction de l'univers huit cents personnages di-
vins sortiront par chacune des cinq cent quarante
LES UNGUES. 207
portes de la Valhalla. Si la Valhalla représente ici
la demeure du soleil, et si les personnages qui en
sortent sont autant d'années, il est remarquable
que leur réunion forme encore le nombre fatal de
quatre cent trente-deux mille. Ainsi les deux peu-
ples s'accorderaient dans la plus grande comme
dans la plus faible mesure du temps. De telles ana-
logies ne s'expliquent point par une rencontre for-
tuite. L'astronomie devait naître sous le ciel de
l'Orient; mais il fallait qu'elle suivît ces nations
voyageuses qui allaient chercher leur destinée dans
les forêts ou sur les mers du Nord, et qui auraient
péri de terreur si le calcul des révolutions célestes,
en leur promettant le retour du soleil, n'avait con-
solé la longueur de leurs nuits et de leurs hivers (1) .
(1) Grimm, Mythologie, p. 687. Éginhard, Vit. Carol. M., apud
Perz, t. II, p. 458 : « Mensibus etiam juxta propriam linguam vo-
cabula imposait cum ante id temporis apud Francos partim latinis,
partim barbaris nominibus pronuntiarentur. » Jornandes, de Reb.
Getic. Grimmismal, cap. xii. Grimm éprouve aussi quelques doutes
sur Totigine de la semaine; et Geijer adopte ce rapprochement des
432, 000 personnages mythiques de YEdda, et des 432,000 années
de la période indienne. — On peut citer, comme un des plus frap-
pants exemples de l'analogie qui règne entre les langues germani-
ques, les termes par lesquels elles désignent les différentes parties
de la durée.
Le temps, G.
theihs,
T. zit,
A. tid,
s. tidh.
Le moment,
mel,
mal,
mel,
mal.
L'heure,
weila,
hvila,
hvil,
hvila.
Le jour,
dags,
tag,
dag,
dagr.
La semaine,
viko,
vecha,
vica,
vika.
Le mois,
menoths,
manod,
monadh,
manadr.
L année,
jer,
jâr,
gear,
ar.
Le siècle,
aivs,
ewa,
ava,
aefi.
A vrai dire, le mot aivs ou ewa, comme le latin œvum et le grec
atwv, ne désigne qu'une longue durée sans mesure déterminée.
208 CHAPITRE IV.
Ce qui Cependant ces expressions figurées, ces Ibr-
manque au . , . . i? / i
vocabulaire mulcs mYsterieuses, qui donnent tant d éclat aux
des langues ^ *' ^
du Nord, vieilles langues du Nord, en trahissent aussi l'in-
suffisance et la faiblesse. Ce sont comme des langues
sacrées qui protègent la science naissante, mais où
elle n'a ni liberté ni grandeur. Il ne faut pas croire
que les idiomes d'Alaric et de Clovis eussent déjà
des expressions pour toutes les délicatesses de la
pénsée humaine. Lorsque après les invasions les
dialectes de la Germanie se trouvèrent en présence
de la civilisation chrétienne, il leur fallut un tra-
yail de plusieurs siècles avant de pouvoir se plier
à cette variété infinie de notions savantes qui n'a«
vaient jamais pénétré dans l'esprit des barbares. Ce
îie fut pas trop de toute la persévérance des écri-
vains monastiques pour faire passer dans ces lan-
gues rebelles la théologie de l'Evangile. Ils n'y
parvinrent qu'en détournant les vieux mots de leui^
sens primitif, ou en empruntant à la langue de
l'Eglise des termes dont ils accommodaient l'ortho-
graphe à la prononciation de leurs lecteurs. C'est
ainsi que le mot de minna, qui dans les mœurs
païennes désignait la coupe vidée dans les festins
pour l'amour des dieux et des ancêtres, devint le
nom chrétien de la vertu de charité. C'est ainsi que
du latin eîeemosyna il fallut faire alamuom, l'au-
mône : les barbares n'avaient ni le mot ni la chose.
D'un autre côté, si l'on considère cette partie des
langues germaniques où se réfléchissent les moeurs
LES LANGUES; 209
des peuples, on reconnaît bientôt leur ëxlrêmé
pauvreté en tout ce qui touche les habitudes de la
vie sédentaire, le luxe des villes, les monuments
qui les ornent, les arls qui les enrichissent. Quand
les moines vinrent ouvrir des écoles dans les bour-
gades allemandes, il fallut encore tirer du latin le
nom d'une institution si nouvelle [schola, schule).
Au contraire, les locutions abondent pour désigner
la maison isolée, entourée d'un espace vide, telle
que la décrit Tacite; la salle du banquet, où le
noble rassemblait ses proches et ses fidèles; le lieu
fort, où il se retranchait contre ses ennemis. Rien
de plus varié que les images de la vie errante, de
la navigation, de la chasse et de la guerre. Je trouve
dans la langue des Goths toutes les armes offen-
sives et défensives (i/ejOM, sarva)^ le casque [hilms)^
la cuirasse {brunjo)^ le bouclier {skildus)^ les traits
qu'on lance de loin [arvazna)^ et deux sortes d'é-
pées [hairus^ meki). Aucune de ces expressions
n'indique une origine étrangère, et toutes les tra-
ditions des Germains les font voir en effet habiles
à forger les métaux. Enfin, si la nature se peint
dans les idiomes du Nord, c'est avec les rigueurs
du ciel et la stérilité du sol. Ils distinguent avec
soin tous les phénomènes du froid et de la tem-
pête; mais ils n'ont pas à nommer les richesses
végétales de climats plus heureux. Je remarque le
grand nombre de termes dont ils disposent pour
discerner tout ce qui frappe l'ouïe : le cri des bêtes,
210 CHAPITRE IV.
le frémissement des arbres, le murmure des eaux.
L'ouïe est le sens le plus exercé du nomade; elle
le guide quand les yeux ne peuvent plus rien : sou-
vent les pâtres des Alpes, égarés le soir, retrouvent
le chemin de leurs chalets en prêtant l'oreille au
bruit des sources qui se précipitent dans les vallées.
Ainsi le dépouillement du vocabulaire des na-
tions germaniques laisse déjà voir ce qu'il leur
restait de lumières, ce qui faisait leur force, ce qui
faisait leur impuissance. On pourrait aisément
pousser plus loin ces inductions, s'il n'était pé-
rilleux de se fier sans réserve à des listes de mots
mutilées par le temps. Il a moins de prise sur les
formes grammaticales.
îrammaire ^^^^ scmblc plus libre quc la pensée humaine
duSr' et que la parole qui la représente. Toutefois la pa-
role non plus que la pensée ne fait rien de grand,
rien de public ni de durable, qu'en se soumettant
à des lois. C'est pourquoi toute langue qui a une
destinée religieuse, politique, littéraire, se lie par
des règles. La grammaire est un commencement de
discipline, une première satisfaction donnée à ce
besoin d'ordre qui tourmente les peuples bien
doués. Mais alors l'indépendance de la parole se
réfugie pour ainsi dire dans l'usage de chaque lieu,
de chaque famille, de chaque homme, qui reste
maître de s'exprimer mal. Cette façon irrégulière
de s'exprimer s'appelle barbarisme, et j 'y reconnais
LES LANGUES. 211
en effet ce je ne sais quoi de barbare, c'est-à-dire
d'insoumis, qu'on trouve au fond de toutes les so-
ciétés. Les irrégularités de l'usage tendent à faire
irruption dans la langue publique : elles s'y intro-
duisent d'abord à titre d'exceptions; elles finissent
par la pénétrer dans tous les sens, par la décom-
poser et la détruire. 11 n'y a pas d'idiome si poli
qui ne recèle de telles causes de corruption ; le
désordre qu'elles y portent indique à peu près ce
qu'il y a de trouble dans les intelligences. C'est
l'étude que je voudrais faire sur les dialectes du
Nord, sans toucher à des détails philologiques trop
délicats pour une main étrangère.
Le premier besoin de la parole est de captiver Euphonie,
l'oreille, distraite par les sons du monde extérieur;
et c'est pourquoi l'euphonie tient une si grande
place dans la grammaire des langues anciennes.
Au milieu de tant de bruits charmants ou terri-
bles, ce qui fait écouter la voix humaine, c'est
qu'elle articule : ce sont les articulations, c'est-
à-dire les consonnes, qui soutiennent les syllabes,
et qui donnent aux mots leurs formes. Elles sont
donc les éléments les plus nécessaires du langage,
par conséquent les plus invariables, et ceux qui
s'altèrent le moins par la différence des lieux et
des temps. Les idiomes germaniques tirent leur
force du nombre et de la combinaison des con-
sonnes. Elles y forment, comme en grec, un sys-
tème complet, où chacun des trois organes de la
212 CHAPITRE IV.
voix, les lèvres, la langue et la gorge, produit trois
articulations correspondantes, douces, fortes et
aspirées. Ces neuf consonnes se modifient et se
permutent, mais selon des lois immuables, qui
gouvernent tous les dialectes, qui en forment le
principal lien de famille, et qui permettent d'y
retrouver la généalogie de chaque radical, quel-
ques vicissitudes qu'il ait traversées (1).
Les voyelles tiennent moins au fond des mots ;
elles en sont, pour ainsi dire, la couleur, que le
temps efface. En jetant les yeux sur une page de
l'Évangile gothique, on est surpris de la singulière
richesse des voyelles dans le corps des mots et dans
les désinences. Entre toutes dominent l'A, l'I, l'U
(prononcé ou) ^ qui représentent les trois notes
primitives de la voix humaine ; elles se réunissent
pour former des diphthongues sonores : il semble
qu'on retrouve la variété du grec avec la majesté du
(1) Voici la loi de permutation des consonnes, qui est la décou-
verte capitale de J. Griiiim.
Étant donné un radical gothique, il passera ordinairement en
anglo-saxon et en Scandinave sans changer de consonne. Mais, s'il
entre en langue teutonique, la consonne douce est remplacée par
la forte; la forte, par l'aspirée; l'aspirée, par la douce. — Exem-
ples :
Gothique.
Teutonique.
B se change en P,
bairan,
piran,
porter.
P en F,
thaurp,
dorof,
village.
F en B ou Y.
filu,
vile,
beaucoup.
D en T,
daur,
ter.
porte.
T en TH ou Z,
lagr.
zahar,
larme.
TH en D,
that.
daz.
ceci.
G en K,
gasts.
kast.
étranger.
K en CH,
kuni,
chunni,
race.
H en C,
svaihra.
schwager.
beau-père.
LES LANGUES.
213
lalin. Tout indique un peuple dont l'oreille exi-
geante veut être charmée en même temps qu'aver-
tie, qui cherche dans la parole un art, et qui
n'aura pas de repos qu'il n'en ait tiré le plaisir
laborieux de la versification. Le teutoniqiie retient
encore plusieurs de ces qualités musicales. Elles
se soutiennent moins dans l'anglo-saxon et le Scan-
dinave. Les voyelles éclatantes s'assourdissent, les
longues deviennent brèves, les brèves se contrac-
tent, les désinences tombent ou sont remplacées
par Ve muet. C'est ainsi que le désordre pénètre
dans les langues du Nord. On prévoit le moment
où tant de noms pompeux, dépouillés en chemin,
nous arriveront à l'état de monosyllabes. Le go-
thique arvazna^ flèche, ne se reconnaît plus dans
le Scandinave or ; et fairguni, montagne, devient
en allemand èerg^. Dans ces mots brusques et pré-
cipités, on croit sentir la prononciation d'une foule
grossière, qui ne donne rien aux plaisirs de l'esprit,
qui se soucie peu de l'euphonie, pressée de se faire
entendre et satisfaite d'être comprise. Un historien
l'a dit : a Les langues commencent par être une
musique, et finissent par être une algèbre (1). »
(1) J.-J. Ampère, Littérature et Voyages, p. 387. — Le gothi-
que a trois voyelles brèves, a, i, ui, deux longues, ê, ô; quatre
principales diphthongues, ai, au, ei, iu. Les exemples suivants
indiquent les transformations qu'elles subissent dans les trois autres
dialectes :
A,
Golhique. Teulonique. Anglo-saxon. Scandinave, Allemand,
marei, mari, mere, mar, ineer,
libains, leban, lifian, lif, leben.
mer,
vie.
214 CHAPITRE IV.
Les idiomes qui vieillissent peuvent négliger de
flatter l'ouïe; mais l'inévitable effort de la parole
est d'intéresser l'attention, c'est-à-dire ce qu'il y a
au monde de plus mobile et de plus occupé; et
c'est à quoi elle ne parvient que par les idées qu'elle
lui livre enchaînées sous les mots. Les règles logi-
ques de la grammaire n'ont pas d'autre but que de
former ces liens du discours, en faisant subir aux
termes de la proposition un certain nombre de
flexions régulières. Dans la déclinaison d'un nom,
dans la conjugaison d'un verbe, il y a plus qu'un
exercice d'enfant : il y a la lutte du mot qui cher-
che à enlacer l'idée, toute spirituelle qu'elle est;
qui la suit dans tous ses détours, dans tous ses
mouvements, et qui se montre aussi souple, aussi
prompt, aussi infatigable qu'elle.
Déclinaison. L'ancicnne déclinaison germanique distinguait
trois genres, le masculin, le féminin et le neutre;
trois nombres, le singulier, le pluriel et le duel ;
six cas, nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif,
instrumental. Il y paraissait une parfaite régula-
rité. Toutes les nuances de la pensée étaient repré-
sentées par autant de désinences différentes : les
Gothique. Teutonique. Anglo-saxon. Scandinave Allemand.
u,
sunus,
sunii,
sunu,
sonr,
sohn,
fils.
E,
mena,
mano,
mona,
mani,
mond,
lune.
0,
rôdjan,
redah,
raedan,
rœdi,
reden,
parler.
AI,
stairno,
sterno,
steorra,
stierna.
sterna,
étoile.
AU,
daur,
turi^
duru,
dyr,
thiir,
jjorte.
El,
leihwan,
lihan>
lihan,
lia,
lehen,
prêter.
lU,
liuthon,
liod,
leodh.
liodh,
lied,
chant.
LES LANGUES. 2iS
voyelles marquaient les genres et les nombres ; les
consonnes caractérisaient les cas. Cette belle or-
donnance, dérangée de bonne heure, se conserve
surtout dans le gothique et le teutonique : l'anglo-
saxon et le Scandinave contractent déjà les termi-
naisons, les déplacent et les confondent. Une telle
manière de décliner, que les grammairiens appel-
lent la déclinaison forte., devait se soutenir diffici-
lement : elle supposait des habitudes d'application
et de discernement qui feraient honneur aux so-
ciétés les plus polies (1).
Aussi la paresse des esprits avait eu recours à
des procédés moins savants. La nasale introduite
dans les désinences, altéra d'abord la consonne ca-
(1) Voici le paradigme de la déclinaison forte dans les quatre
dialectes :
Gothique. Teutonique. Anglo-saxon. Scandinave.
Masculin, blinds, plinter, blind, blindr, aveugle.
Féminin, blinda, plintu, blinda, blind.
Neutre, blindata, plintuz, blind, blindt.
Je donne seulement la déclinaison masculine, la plus instructive
des trois. Cf. Grimm., Gramm., t. I.
Sing. n.
blind s.
plint er.
blind.
blind
r.
Gén.
blind is,
plint es,
blind es,
blind
s.
Daf.
blind amma, plint emu,
blind um,
blind
um.
Acc.
blind ana,
plint an.
blind ne,
blind
an.
Instr.
plînt u.
Plur. n.
blind ai,
plint è,
blind e,
blind
ir.
Gén,
blind aizé.
plint êrô,
blind ra.
blind
ra.
Bat.
blind aim,
plint êm.
blind unn,
blind
um.
Acc.
blind ans.
plint è,
blind e.
blind
a.
Le vocatif n'existe que dans un petit nombre de substantifs go-
thiques. Le teutonique est le seul qui conserve le cas instrumental.
Ces quatre dialectes ont le duel, mais dans le pronom personnel
seulement.
216 CHAPITRE IV.
ractéristique ; elle finit par l'effacer. La confusion,
déjà visible dans le gothique, se nriontre surtout
dans les autres dialectes. L'anglo-saxon et le Scan-
dinave n'ont plus qu'une flexion pour tout le sin-
gulier. C'est ce que les grammairiens appellent la
déclinainm faible. Elle se développe surtout dans
l'allemand moderne, où, un grand nombre de noms
ayant perdu toute trace des cas, il y faut suppléer
par les prépositions et les articles. La mémoire se
décharge, mais la langue s'appauvrit (1).
Conjugaison. L^i grammaire s'attache moins au nom qu'au
verbe. Elle met tout son art dans ce mot flexible,
qui fait le nœud de la proposition. Le verbe gothi-
que se prête avec une facilité remarquable aux be-
soins du discours. On y trouve deux voix, Tactif et
le passif ; trois modes, indicatif, subjonctif, impé-
ratif ; deux temps, le présent et le passé; trois per-
sonnes et trois nombres. Le point capital est la for-
mation du prétérit, qui se fait régulièrement par
le redoublement de la première syllabe du radical
et par le changement de la voyelle [slépa^ je dors ;
saislep, je dormis). Ce changement de voyelle s'o-
(1) Paradigme de la déclinaison faible.
Gothique.
Tcutonique.
Anglo-saxon.
Scandinave.
Sing. n.
han a,
han 0,
han a,
han i.
Génit.
han ins,
han in,
han an,
han a.
DaL
han in,
han in,
han an.
han a.
Acc.
han an,
hait un.
han an.
han a.
Plur. n.
han ans,
han un,
han an,
han ar.
Génit .
han anê,
han ônô,
han ena.
han a.
Dat.
han am,
han ôm,
han um.
hœn um.
Ace.
han ans,
han un,
han an,
han a.
LES LANGUES. 217
père de six manières différentes, d'où naissent les
six conjugaisons qu'on nomme fortes. Ce système
savant, compliqué, qui fait passer chaque verbe
par quarante flexions successives, exigeait une sin-
gulière netteté de prononciation, une grande déli-
catesse d'oreille, un prompt sentiment des rapports
entre les nuances du mot et celles du sens. C'était
beaucoup demander à des peuples de guerriers et
de pâtres : aussi voit-on la règle fléchir et le désor-
dre prévaloir. Le gothique lui-même perd le redou-
blement dans le plus grand nombre de ses verbes.
Les autres dialectes ne le connaissent pas ; ils n'ont
conservé ni les formes du duel, ni celles du passif.
L'anglo-saxon ne met plus de différence entre les
trois personnes du pluriel ; des quarante flexions
primitives du verbe, il n'en retient plusque douze(l ) .
(1) Des cinq cents verbes forts dont M. Grimm retrouve la trace
dans les langues germaniques, cinquanle-sept seulement se conser-
vent dans les quatre dialectes : je prends pour exemple giban, donner.
Gothique. Teutonique. Anglo-saxon. Scandinave.
Indicatif présent sing.
1
gib a,
kip u,
git" e,
gef.
2
gib is,
kip is,
gif est,
gef r.
3
gib itb,
kip it,
gif odh.
gef r.
plur.
1
gib am,
kip amas,
gif aiih.
gef um.
2
gib ith,
kip at,
gif odh.
gef idh.
3
gib and,
kip ant.
gif adh,
gef a.
duel.
1
gib ôs.
prétérit sing.
1
gib als.
gab.
kap,
gëaf.
gaf.
plur.
\
gêb um,
kap urnes,
gëaf on,
gaf um.
duel.
1
gêb u.
Subjonctif présent sing.
1
gib àù,
këp ê,
gif e.
gef i.
présent sing.
1
gêb jaù,
kâp i,
gëaf e,
gaef i.
Impératif siiig.
2
kip,
gif,
gef.
Infinitif
gib an,
kep an,
gif an,
gef a.
Participe présent
gib ands,
këp anter,
gif ende
, gef andi,
passé
gib ans,
këp àner ,
gif en,
gef inn.
ÈT. 6ERM. T. ]5
218 CHAPITRE IV.
Mais le langage populaire ne renconlrait pas de
difficulté plus grande que la formation du prétérit :
ce fut de ce côté que l'innovation se tourna. Au lieu
de modifier les voyelles des radicaux de six maniè-
res différentes, on conserva le radical invariable, en
y ajoutant une terminaison uniforme [haba, j'ai ;
habaida, j'^us). Cette méthode facile constitue ce
qu'on appelle la conjugaison faible- Les quatre
dialectes primitifs l'admettent comme une excep-
tion. Elle ne comprend d'abord que les verbes dé-
rivés : elle s'enrichit peu à peu des autres qui
échappent à l'ancienne règle, et finit par faire loi
à son tour dans l'allemand moderne, où les verbes
fortSj réduits à cent soixante, ne figurent plus
qu'à titre d'irréguliers (1).
Ainsi, dans la déclinaison et dans la conjugai-
son, deux principes contraires se font jour : l'un
est l'ancienne tradition de la langue, conservant les
riches flexions des noms et des verbes, modelées
avec un art infini sur toutes les formes de la pen-
sée humaine; l'autre est l'usage, qui se débarrasse
(1) Voici un exemple de conjugaison faible. Il suffit d'indiquer la
première personne du singulier de chaque temps pour en distin-
guer les caractéristiques. Hahan signifie avoir.
Indicatif présent.
prélérit.
Subjonctifprésent
prétérit.
Participe présent,
prétérit.
Infinitif
Gothique. Teutonique.
hab a, hap êm,
hab aida, hap eta,
hab aù, hap èe,
hab aidêdjaù, hap êti,
hab ands, hap enter,
hab aitus, hap êlèr,
hab an, hap an.
Anglo-saxon. Scandinave,
hab be, hef i.
hœf de, haf da.
hab be, hef i,
haîf de, haf di.
hab endCi haf andi.
hfef d, haf dhr.
hab ban, haf a.
LtS LANGUES. 219
de ce luxe grammatical comme d'un héritage in-
commode, dépouille les mots de leurs flexions, et
les remplace par des particules et des suffixes. D'un
côté, il y a je ne sais quoi de vivant qui travaille au
dedans des mots et qui les fléchit; de l'autre, il y
a un procédé mécanique qui les prend par le de-
hors, et les unit par des liens plus grossiers, mais
plus durables. Ce procédé devaitl'emporter à la fm
dans les idiomes germaniques, et y mettre un or-
dre nouveau. Mais, au temps dont nous nous occu-
pons, il ne réussissait encore qu'à ébranler les rè-
gles anciennes. Les formes du discours n'avaient
plus cette exactitude qui ne permet pas de se mé-
prendre sur leur signification. L'incertitude des
termes laissait la pensée dans le vague, par consé-
quent dans l'impuissance. Il y avait assurément peu
de logique au fond de ces langues, peu de travail
d'esprit chez les nations qui les parlaient.
Une dernière particularité grammaticale achève
de peindre le caractère des hommes du Nord. Pen-
dant que, chez les Hébreux, ce peuple de la tra-
dition et de la prophétie, les verbes ont le passé et
le futur, mais point de présent, les dialectes du
Nord, au contraire, n'ont pas de futur. Quand
ils commencent à traduire des textes grecs et latins,
ils rendent le futur et le présent par le même mot :
la différence des temps ne leur est pas encore sen-
sible. Plus tard seulement, ils cherchent à l'expri-
mer a l'aide des auxiliaires. Ces peuples ont dans
220 CHAPITRE IV.
leurs conjugaisons un moyen de désigner le passé:
car ils y tiennent par les souvenirs, par les lois,
par les croyances. Ils ont le présent, comme il con-
vient à des esprits qui vivent sous l'impression du
moment et que la passion occupe tout entiers. Mais
ils ne connaissent pas le futur, parce que c'est le
propre des barbares de se montrer imprévoyants,
et de se complaire dans celte indépendance absolue
qui ne dispose jamais du lendemain.
Étymoio-ie veste à cliercher des lumières historiques dans
desTa^ngues l'étymologic dcs langues du Nord ; et d'abord on
germaniques. , . . , , . ,
remarquera 1 étroite union des quatre dialectes
qui viennent d'être examinés. On y a trouvé le
môme fond de vocabulaire, les mêmes radicaux
pour exprimer les premières idées de Dieu, de la
société, de la nature; on y a reconnu la même
grammaire, partout les mêmes lois d'euphonie,
partout deux manières de décliner les noms et de
conjuguer les verbes. Rien ne démontre plus sû-
rement l'unité de la grande race qui couvrit l'Eu-
rope septentrionale depuis le Tanaïs jusqu'à l'O-
céan. En second lieu, tous ces idiomes font voir
une lutte entre la tradition qui garde sur eux un
reste d'empire, et le génie indiscipliné d'un peuple
impatient de toute autorité, dans le langage comme
dans l'action. La décadence n'est cependant pas si
profonde qu'elle ne laisse apercevoir les traces
d'une ancienne culture, d'une société plus régu-
LES Langues. 221
lière et plus occupée des besoins de l'intelligence.
Enfin, si Ton cherche le lieu où cette culture put
fleurir, les indices ne manquent point. En effet, la
langue gothique montre une supériorité incontes-
table par la régularité de ses flexions, par l'harmo-
nieuse composition de ses mots et par l'abondance
des termes abstraits dont elle dispose. Leteutonique
altère déjà ces belles qualités; elles s'obscurcissent
surtout dans l'anglo-saxon et le Scandinave, où
tout se contracte comme sous l'influence d'un cli-
mat glacé. Ainsi, en parcourant les idiomes ger-
maniques, on les trouve plus riches, plus sonores,
plus exacts, à mesure qu'on retourne vers le Midi
et l'Orient. Les langues des Germains, comme tous
leurs souvenirs, s'accordent pour tracer l'itinéraire
de leurs migrations, pour en reculer le départ
jusqu'en Asie, et sauver ainsi les titres de leur pa-
renté avec le reste du genre humain.
Ces premières indications se confirment.^ si l'on Rapport
compare les dialectes du Nord avec la srrande fa- les bngues
^ ^ indo-
mille des langues indo-européennes. C'est un fait européennes.
acquis à la science par d'admirables travaux, que
l'analogie profonde qui unit les idiomes germa-
niques, celtiques, slaves, et ceux de l'Italie, de la
Perse et de l'Inde. Je n'entreprends pas de revenir
sur des recherches qui ont été poussées jusqu'aux
derniers détails : il me suffît d'en rappeler som-
mairement les conclusions.
Rien n'est plus discrédité en philologie, rien
222 CHAPITRE IV.
n'est moins décisif que le seul rapprochement des
mots. Il y a des ressemblances fortuites qui ne
prouvent rien; il y en a de partielles qui prouvent
le commerce, mais non la parenté de deux nations.
Cependant la comparaison devient concluante quand
elle porte sur des mots que les peuples n'emprun-
tent pas ; qui forment, pour ainsi dire, le corps des
langues. Comment douter encore, lorsque de lon-
gues tables scrupuleusement dressées font ressortir
l'identité des radicaux sanscrits, grecs, latins, go-
thiques, pour les pronoms personnels, les nombres,
les fonctions essentielles de l'âme, les organes du
corps, les liens de famille, les spectacles journa-
liers de la terre et du ciel? Le rapprochement jette
une lumière encore plus vive si un mot, indécom-
posable dans les langues dérivées, trouve en sans-
crit ses racines, et par conséquent son explication.
C'est ainsi que la langue sacré des Indiens rend
raison, comme on l'a vu, du nom que les peuples
du Nord donnent à la Divinité. Ainsi encore le
latin vidua et le gothique vidovo^ veuve, se décom-
posent et s'expliquent dans le sanscrit vidâva (m,
privatif ; dâva^ époux), sans époux (1).
(1) Voici le tableau 7es noms de nombres cardinaux :
Sanscrit.
Latin.
Gothique.
Teutonique. Anglo-saxon.
Scandinave.
1
eka,
unus,
ains,
einer,
an,
einn.
2
dva,
duo.
tvai,
avene,
tvegen.
tveir.
3
tri,
très,
threis.
dri,
thri,
trir.
4
tchatour,
quatuor,
fidvor,
fior,
fëover,
liorir.
5
pantchan,
quinque,
timf.
vinf,
fif,
fimm.
C
chach,
sex,
saihs,
sëhs.
six,
sex.
LES LANGUES. 223
Si les mots constituent le corps des langues, la
grammaire en est l'âme. Mais les langues indo-
européennes n'ont, à vrai dire, qu'une même
grammaire, dont elles observent inégalement les
lois. C'est surtout dans le sanscrit qu'il faut cher-
cher ces combinaisons euphoniques qui font du
discours une sorte de mélodie. C'est là qu'on voit
les trois voyelles primitives a, i, en produire
onze autres, qui, avec trente-quatre consonnes, re-
présentent toutes les touches de la voix humaine.
C'est enfin là que se découvrent dans leur en-
semble les règles de permutation selon lesquelles
la consonne douce devient forte et la forte aspirée.
Sanscrit,
saptan,
atclian,
navan^
dasan,
Latin,
seplem,
octo,
novem,
decem,
Gothique,
sibun,
ahtan,
niun,
taihun ,
Teutonique. Anglo-saxon,
sibun,
abiô,
niun,
zeban,
sëofon,
ëahta,
nigon,
Scandinave,
siô.
atta.
nîu.
tîu.
Dans toutes ces langues, le système de numération est décimal.
PRONOMS PERSONNELS.
Sanscrit. Gothique. Teutonique, Anglo-saxon. Scandinave.
personne
abam,
ik.
ih,
ic,
ëk.
2Jlur.
vayam,
veis,
wir,
vë,
vër.
duel.
avâm,
vit,
wiz,
vit,
vil.
2» personne sing.
tvam,
thu,
du,
thu.
thu.
jjlur.
yuyam,
jus,
ir,
gë,
ër.
duel.
yuvâm,
jiz,
il.
NOMS DE FAMILLE.
Père,
Fils,
Fille.
Frère,
Sœur,
Sanscrit,
pita,
suniis,
duhita,
bbralri,
svasri,
Gothique,
fadar,
SLiniiS,
dauthar,
brothar,
svi-tar,
Teutonique.'
fatar,
sunu ,
lothar,
prodar,
suestar.
Anglo-saxon,
fader,
sunu,
dohtor,
brodhor,
svaster.
Scandinave ,
fadir.
sour.
dollir.
brodir.
syster.
224 CHAPITRE IV.
Ces règles se maintiennent dans tous les idiomes
de la même famille ; elles y mettent Tordre, en ré-
gularisant les changements que les radicaux doi-
vent subir à mesure qu'ils passent de peuple en
peuple (1).
Nulle part mieux qu'en sanscrit on ne voit se
former le lien logique du mot et de l'idée. La dé-
clinaison forte y paraît dans toute sa richesse, avec
trois genres, trois nombres et huit cas. Sans doute
cette régularité ne se soutient pas dans toutes les
langues de même origine : le duel, conservé en
grec, disparaît en latin, et le gothique ne l'a plus
que dans le pronom. Mais partout se maintient la
distinction des trois genres, partout reviennent les
(1) Dans ce court exposé, j'ai cherché à reproduire les conclu-
sions de la savante grammaire comparée de Bopp {Vergleichende
Grammatik). Cet orien'ahste a entouré de nouvelles preuves la
belle loi de permutation des consonnes, déjà démontrée parGrimm
(Deutsche Gramm., t. 1). Étant donné un radical sanscrit, ce radi-
cal passera (presque toujours) dans les autres idiomes européens
sans changer de consonne : mais, en entrant dans les dialectes
gothique, anglo-saxon, Scandinave, la douce sera remplacée par la
forte ; la forte, par l'aspirée ; et Taspirée, par la douce. Enfin, si le
mot descend dans le teutonique. la douce sanscrite se changera en
aspirée, l'aspirée en forte, la forte en douce. C'est ce qui devient
sensible par les exemples suivants :
Giec.ou latin.
Gothique.
Teutonique.
B, P, F,
tur^a,
Ihoroj^,
dorof.
P, F, Y,
pedis,
/btus,
vnoz.
F, B, P,
/rater,
irotliar,
^Jruoder.
D,T, TII,ou Z,
duo,
^vai,
2vene.
T, TH, D,
ires,
threis,
dri.
TH, D, T,
dauhtar,
iohtar.
G, K, CH,
yivoç,
knn\,-\
c/iunni.
K, H, G,
svai/ira,
schwa^er.
CH, G, K,
yans,
A:ans.
LES LANGUES. 'i25
mêmes caractéristiques des quatre cas principaux,
partout enfin l'on aperçoit le principe de la déclinai-
son faible^ qui plie encore sous la règle générale,
mais qui s'en affranchira pour se développer libre-
ment dans les dialectes germaniques (1).
Même ressemblance dans la manière de conju-
guer. Rien n'égale la flexibilité du verbe sanscrit,
qui compte trois voix, six modes, six temps, trois
personnes avec trois nombres, en tout trois cents
formes distinctes. Ce modèle s'altère; mais toutes
les langues indo-européennes en retiennent quel-
ques traits ; toutes donnent les mêmes caractéris-
tiques aux trois personnes. La forme du prétérit
sanscrit se reproduit dans le grec, d<ins plusieurs
verbes latins et dans la conjugaison forte du go-
(1) Les caractéristit{ues régulières du singulier masculin sont s
pour le nominatif, s pour le génitif, une voyelle longue pour le
datif, la nasale m ou ?i pour Taccusatif. Exemple :
Sanscrit. Gothique. Comparez avec le latin.
Nom. s. sun us, fils, sun us, fruct us.
Gén. sun ôs, sun aus, fruct ûs.
Dat. sun avè, sun au, fruct ui.
Accus. sun um, sun u 2)our sun un, fruct um.
La nasale n, dont la présence devient le principe de la déclinai-
son faible, paraît déjà dans le sanscrit.
En sanscrit. En grée. En latin. En gothique.
Nama, nom, piç,nez; homo; guma, Aomme,
Kama n as, pi v 05, homi n is, gumi ns,
Sârma, heureux; fj.élccç,noir; sermo, hairtô, c^^wr.
Sarma n as. fj.éla. v 05. sermo n is, hairli ns.
Deux règles sont communes à toutes les déclinaisons de la famille
indo-européenne : 1° le neutre fait l'accusatif semblable au nomi-
natif ; "lo le génitif et Taccusatif neutre sont semblables aux mêmes
cas du masculin.
226
CHAPITRE IV.
thique. Mais en même temps s'introduit en grec le
procédé de la conjugaison faible, qui prévaut en
latin, où il gouverne la plupart des verbes; il de-
vient enfin la règle générale des idiomes du Nord.
Ceux-ci ne connaissent déjà plus l'imparfait, l'ao-
riste, le plus-que-parfait, les deux futurs des lan-
gues classiques; ils perdront bientôt les flexions
du duel et celles du passif; ils n'arriveront jusqu'à
nous qu'après avoir dissipé, pour ainsi dire, leur
part de l'héritage, dont ils auront à peine sauvé
assez de débris pour faire reconnaître leur nais-
sance et leur rang (1).
(1) Les caractéristiques régulières des personnes sont m pour la
1", s pour la 2% t pour la 3^ Nulle part la ressemblance ne paraît
plus frappante que dans le verbe êti'e :
Présent indicatif.
Sanscrit.
Grec.
Latin.
Gothique.
Sing. 1" pers.
Asmi,
sum,
im.
S"
Asi,
es.
is.
3-
Asti,
É(7Tt,
est,
ist.
Smas,
E7/X£V,
sumus,
sijum.
2«
Stha,
estis,
sij util.
S»
Sanli,
sunt,
sind.
Subjonctif.
Sanscrit.
Grec.
Latin.
Gothique.
Sing. l'^ pers.
Sjâm,
sim,
sij an.
2°
Sjàs,
sis.
sij ais.
3»
Sjât,
etri,
sit,
sij ai.
Plur.
Sjâma,
simus,
sij aima.
'2»
Sjâta,
silis,
sij ailh.
3«
Sjus,
et£v,
sint,
sij aina.
En ce qui touche la formation des temps du prétérit, on trouve
premièrement les verbes qui ont le redoublement et le changement
de voyelle. Sanscrit : tup, frapper; prétérit, tutôpa. Grec : Ts'pw,
couper; xérop-a. Latin ; pango, pepigi. Gothique: slêpa, saislép.
Secondement, ceux qui altèrent seulement la voyelle. Latin : capio,
cepi; ago, agi. Gothique : giba, gah; standa, stoht. Troisièmement,
ceux qui intercalent une consonne pour former une désinence. Grec :
Xûw, XéXu)4a. Latin : amo, amavi. Gothique : haba^ habaida.
LES LANGUES. * 227
Le sanscrit a perdu plusieurs formes que des
dialectes plus jeunes ont retenues (1). On est donc
conduit à supposer l'existence d'une langue mère,
qui aurait fait pour ainsi dire la première éduca-
tion de la race indo-européenne, lorsque, peu
nombreuse encore, elle vivait sous le même ciel,
avant que chaque peuple s'en détachât pour aller
attendre à son poste les ordres de la Providence.
Dans cette longue émigration, à travers tant de siè-
cles et de périls, comment les hommes n'eussent-
ils pas beaucoup oublié? Plus ils s'enfoncent du
midi au septentrion et de Test à l'ouest, plus les
traditions s'obscurcissent dans les langues comme
dans les mœurs. Ainsi le grec conserve plus de
flexibilité que le latin, tandis que l'éclat et la ré-
gularité du gothique ne se reconnaissent pas chez
l'anglo-saxon, perdu aux dernières extrémités de
l'Occident.
Les langues germaniques se rattachent à celles Alphabet
runique,
de l'Asie par un autre lien, par l'alphabet. On a
longtemps douté que l'art d'écrire fût connu en
Gernianie. Tacite veut que l'écriture y soit restée
« un secret ignoré des hommes comme des fem-
(1) En comparant le nombre des flexions que prend le verbe
régulier dans divers idiomes indo-européens, j'en trouve environ
500 en sanscrit (sans compter les participes), à peu près autant
dans le grec, 150 en latin, 40 en gothique, 25 enteutonique, 21 en
Scandinave, 12 en anglo-saxon. Cependant, au subjonctif, le latin
sint et le teutonique sijaina gardent la caractéristique n, qui dis-
paraît dans le sanscrit sjus.
228 CHAPITRE IV.
mes (1). Mais en même temps il décrit les bâtons
divinatoires, marqués de signes déterminés, dont
les combinaisons servaient à faire connaître l'ave-
nir ; il indique, sur les confins de la Germanie et
de la Rhétie, des monuments couverts d'inscrip-
tions en lettres grecques. C'est assez pour laisser
soupçonner l'emploi d'une écriture savante, consa-
crée à des usages religieux, et dont les formes n'é-
taient pas sans ressemblance avec l'alphabet com-
mun de la Grèce et de l'Italie. Plus tard, lorsque
Ulphilas traduit la Bible dans la langue des Goths,
il se sert de l'alphabet grec ; mais il y ajoute plu-
sieurs lettres, qui n'ont d'analogues que dans les
caractères appelés runiques. Ces caractères parais-
sent au sixième siècle chez les Francs, ensuite chez
les Anglo-Saxons, les Saxons, les Scandinaves. Ils
y sont liés aux opérations magiques, aux rites des
sépultures, à tout ce qu'il y a de plus ancien dans
les coutumes et dans les souvenirs (2). Odin lui-
(1) Tacite, Germania, 19 : « . Litterarum sécréta viri pariter ac
fœminœ ignorant. » Cf. c. x et m. La question de Texistence de
Talphabet chez les Germains a été vidée dans le savant traité de
W. Grimm : Die Deutsche Runen.
(2) W. Grimm [Deutsche Runen) a publié deux alphabets go-
thiques et plusieurs alphabets anglo-saxons, saxons, Scandinaves.
A la fin du sixième siècle, le poète Fortunat, écrivant à son ami
Flavus, le conjure de lui répondre en langue barbare, s'il ne veut
le faire en latin ;
Barbara fraxineis pingatur runa tabellis
Quodque papyrus agit, virgula plana valet.
Rhabanus Maurus enrichit son traité de Inventione linguarum d'un
LES LANGUES. 229
même est l'inventeur des runes, il les porte gra-
vées sur la baguette mystérieuse qui donne la paix
ou la guerre aux nations ; c'est lui qui en enseigna
l'usage aux rois el aux sacrificateurs : de là ce sys-
tème d'écriture sacrée connu par tout le Nord. Un
chant anglo-saxon, d'origine païenne, mais qui a
reçu des retouches chrétiennes, présente la série
des runes, avec leurs noms et leurs sens, dans une
suite de vers empreints de cette naïveté qui est le
caractère des premiers âges.
F. Feoh, L'Argent. — L'Argent est la joie de l'homme. L'homme
doit donc le répandre avec libéralité, s'il veut obte-
nir jugement favorable.
U. Ur, Le Bison. — Le Bison a la tête dure et les cornes
hautes. C'est la bêle cruelle qui combat les cornes
en avant, frappant du pied dans le marais. C'est le
plus fier des animaux.
Th. Thorn, L'Épine. — L'Épine est très-aiguë ; elle est dangereuse
sous la main de l'homme ; elle est souverainement
incommode à celui qui dort avec elle.
0. Os, La Bouche. — La Bouche est le commencement de la
parole, le siège de la sagesse, la joie de celui qui
est prudent. Elle fait le plaisir de l'homme et sa
confiance.
alphabet qu'il attribue aux Marcomans ; il en indique l'emploi su-
perstitieux : « Litteras quibus utuntur Marcomanni quos nos Nord-
mannos vocamus, infra scriptas habemus, a quibus originem qui
theosticam loquentur linguam trahunt. Cum quibus carmina sua
incantationesque ac divinationes significare procurant qui adhuc
paganis ritibus involvuntur. » Au temps de Rhabanus, on donnait
aussi le nom de Marcomans et de Normands aux Saxons établis au
delà de l'Elbe. Cf. Fulcuin, ap. d'Achery Spicilegium, 4 35 ; et Ilel-
moldus Nigellus, Chronic.
230 CHAPITRE IV.
R. Rad, La Chevauchée. — La Chevauchée est douce à l'homme
quand elle le ramène au logis ; elle est salutaire à
celui qui, monté sur un fort coursier, poursuit une
longue route.
C. Cen, Le Bois résineux. — Le Bois résineux se fait connaître
à tous les regards quand on le jette dans le brasier.
Blanche et lumineuse, sa flamme monte dans la salle
011 dorment les fils des rois.
H. Hœgl, La Grêle. — La Grêle est la plus blanche des graines
elle tombe du ciel brumeux ; le vent la pousse en
tourbillon, elle finit par se résoudre en eau.
N. Nid, La Pauvreté. — La Pauvreté resserre la poitrine des
enfants des hommes ; cependant elle les laisse arri-
ver à la puissance et à la sécurité, si d'abord ils
prennent conseil.
I. /s, La Glace. — La Glace est froide et glissante; mais elle
brille comme le verre, elle scintille comme la pierre
précieuse. L'œil aime à contempler les plaines unies
que forme la gelée.
S. Sigel, Le Soleil. — Le Soleil fait Tespoir des gens de mer,
lorsqu'ils cinglent sur le bain immense où nagent
les poissons, ou que le navire, ce coursier marin, les
ramène vers la terre.
T. Tyr, Le Marteau. — Le Marteau est un signe sacré. Il
maintient la paix parmi les fils des rois. Durant le
voyage, on le voit briller (sous la figure de l'éclair)
dans les nuées ténébreuses. Ce signe ne trompe ja-
mais.
B. Beork, Le Bouleau. — Le Bouleau ne porte pas de fruits. Ce-
pendant il pousse vigoureusement ses branches sté-
riles, et ses rameaux ont leur beauté. 11 rend un
doux murmure, lorsque, tout couvert de feuillage,
il est caressé par le vent.
M. Man, L'Homme. — L'Homme se réjottit quand il est aimé de
ceux de son sang; mais l'un trahira l'autrCi C'est
pourquoi le Dieu juste nous rendra à la terre d'oii
nous sortîmes.
LES LANGUES.
231
L. Lagu, L'Eau. — L'Eau devient la pensée continuelle des
hommes de mer lorsqu'ils sont balancés dans la na-
celle, ou quand les grandes vagues les épouvantent,
et que le navire, ce coursier des mers, ne connaît
plus de frein.
A. Ac, Le Chêne. — Le Chêne est sur la terre Tabri des en-
fants des hommes. Devenu vaisseau, il descend sur
le réservoir où se baignent les alcyons : il va cher-
cher la mer. Que chacun ait un chêne, c'est le plus
noble des arbres.
Y. Yr, L'Arc. — L'Arc fait la joie et Fhonneur du fils de roi
et de l'homme libre. Il est utile au combat, léger en
voyage, bon compagnon de route pour les guer-
riers (1).
Ce petit poëme respire bien le génie du Nord.
On y retrouve tout ce qui frappait, tout ce qui tou-
chait les vieux Germains : les forêts de chênes et
de bouleaux, et les longues chevauchées sur des
plaines de glace, la mer et ses terreurs, la guerre
et ses joies, l'amour de Tor, le pouvoir de la parole
dans les assemblées du peuple, le foyer domestique
où le bois résineux pétille , et par-dessus tout le
souvenir des dieux, qui mettent l'éclair comme un
signe dans les nuages. Nous avons donc un monu-
ment primitif de l'alphabet runique.
Il est vrai que chaque peuple , chaque siècle y
(1) Wi Gr'imm [Deutsche Runen) a donné le texte de ce poême^
et celui d'un chant Scandinave qui reproduit les seize runes dans un
ordre un peu différent, mais avec de telles ressemblances de détail^
qu'il faut y reconnaitre une seconde version du même original. Au
reste, les Anglo-Saxons mirent une sorte de raffinement dans l'é-
criture runique; ils donnèrent aux caractères une forme plus com-
pliquée, et en portèrent le nombre de seize à trente-deux i
232 CHAPITRE IV.
introduit de nombreuses variantes. Mais partout
reparaissent seize lettres qui rappellent les seize
cadméennes de l'alphabet grec, emprunté lui-
même aux Phéniciens. Gomme les letires phéni-
ciennes, les runes ont des noms dont elles forment
les initiales, en même temps qu'elles donnent la
figure ou l'hiéroglyphe des objets que ces noms
désignent. De même que l'Alpha (à) représente la
tête renversée du bœuf (y), que les Phéniciens ap-
pellent aleph; ainsi, dans l'alphabet runique, la let-
tre r, initiale de Tyr, la foudre, est remplacée par
l'image d'un fer de lance ( î ). La lettre F, initiale
du mot yr, l'arc, est représentée par un arc armé
de sa flèche [jh) (1). De part et d'autre c'est une
écriture qui cherche à exprimer des sons; mais
elle garde la trace du système hiéroglyphique, qui
s'appliquait à reproduire des images. Si une telle
ressemblance ne peut être fortuite, il faut que les
caractères runiques soient venus avec les Germains
de l'Àsie occidentale, d'où l'alphabet phénicien,
qui est aussi celui des Hébreux et des Arabes, de-
vait sortir pour faire le tour du monde.
Mais, pendant que l'art d'écrire, propagé en
Grèce et en Italie, y devenait l'instrument de la pa-
role publique, portait de ville en ville et de siècle
(1) De même, le bêta B figure une maison [beth)^ le gamma V le
cou d'un chameau [ghimel). — On a obéi à une nécessité typogra-
phique en empruntant le W grec pour remplacer le caractère ru-
nique qui lui ressemble, mais qui s'en distingue par des formes
bien plus anguleuses.
LES LANGUES. 235
en siècle des chants, des récils, des doctrines qui
ag^itaient les peuples et qui pressaient le travail
des esprils, le même présent, mis entre les mains
des hommes du Nord, y était demeuré inutile. La
casie sacerdotale avait fait de l'écriture, selon l'ex-
pression de Tacite, un secret ignoré de la multi-
tude, un moyen de perpétuer des superstitions qui
étouffaient les intelligences. J'ai déjà cité le Chant
de Rig^ où se développe, si l'on peut ainsi parler,
tout le système d'éducation des Scandinaves. J^es
enfants des serfs et des hommes libres sont exercés
aux travaux des champs et des fatigues de la guerre.
Le dernier des fils du noble, celui qu'on appelle
Konr, c'est-à-dire le roi ou le prêtre, est le seul
qui apprenne à connaître les runes. Et en effet,
dans tous les poëmes de l'Edda, la connaissance
des caractères runiques passe pour une science ré-
servée aux dieux et aux représentants des dieux, à
laquelle on n'arrive que par des initiations et par
des épreuves. Ainsi, quand le héros du Nord, Si-
gurd, a délivré Brunhilde la belle captive, celle-ci,
qui est déesse, révèle à son libérateur l'art des
runes et leur antique origine. Elle lui apprend
comment Odin, instruit par le nain Mimir, grava
les premiers caractères sur un bouclier avec la
pointe d'un glaive, et, les raclant ensuite, les mêla
dans une boisson composée devin, d'or et d'herbes
puissantes, qui fut répandue dans l'espace : les
Ases en eurent une part et laissèrent l'autre aux
234 CHAPITRE IV.
hommes de race rioble. C'est le même breuvage
que Brunhilde présente à Sigurd, et elle ajoute ces
mots : ce Reçois de mes mains, homme belliqueux,
« cette coupe enchantée, pleine de gloire et de
« vertus secrètes, pleine de chants, de prières fa-
ce vorables et de joyeux discours. — Par elle tu
c( apprendra les runes de la victoire [ùg-runar).
ce Si tu veux rester vainqueur, tu les graveras, les
ce unes sur le pommeau de ton épée, les autres sur
ce les coquilles qui garnissent la garde, quelques-
ce unes sur les deux côtés de la lame ; et deux fois
ce tu invoqueras par son nom le dieu des batailles,
ce — Tu apprendras les runes des philtres [côl-ru-
« nar). Si tu veux que la femme étrangère ne
ce trompe point ta foi, tu les graveras sur la corne
ce à boire, sur le dos de la main, et tu traceras sur
ce l'ongle le signe de la fatalité. — Tu apprendras
ce les runes de l'enfantement [biarg-runar) . Si tu
ce veux assurer la délivrance de la femme qui en-
ce faute, il faut les écrire sur la paume de la main,
ce les enlacer autour des doigts et implorer les
ce déesses qui portent secours. — Tu apprendras
ce les runes de la mer {brim-nmar) . Si tu veux
ce sauver dans leur course les navires, ces chevaux
ce de l'Océan, tu graveras ces caractères sur la
ce poupe et sur le timon du gouvernail ; tu les mar-
ée queras avec le fer rouge sur l'aviron. Il n'y aura
ce plus de tempête si menaçante, ni de flots si
ce livides, dont tu ne sortes vivant. — Tu appren^
LES LANGUES. 235
a liras les runes des plantes [lim-runar). Si tu
c( veux exercer l'art de guérir et reconnaître les
(( blessures, tu tailleras ces caractères sur Técorce
« et sur la racine de l'arbre qui pousse ses bran-
(X ches du côté où se lève le soleil. — Tu appren-
« dras les runes des procès [mal-rimar). Si tu
« veux que nul ne te fasse payer chèrement une
« offense, tu les lieras, tu les envelopperas, tu les
c( combineras dans l'assemblée où les hommes doi-
(( vent comparaître devant le tribunal légitime.
c( — Telles sont les runes de l'écriture (bok-runar) ,
c( les caractères excellents, efficaces entre les mains
« de ceux qui savent en user sans confusion et sans
c( erreur. Leur puissance durera jusqu'au jour qui
c( mettra fin au règne des dieux (i). » Ce n'est
point ici le lieu d'éclaircir toutes les obscurités de
ce texte; cependant rien n'en ressort mieux que
l'existence d'une écriture employée à conserver,
comme autant de formules magiques, les premiers
préceptes de tous les arts. Mais on voit ces tradi-
tions emprisonnées dans un cercle d'initiés, enve-
loppées de pratiques superstitieuses dont elles ne
se dégageront pas, incapables de mouvements et
de progrès. La science des caractères runiques, en
se condamnant au secret, s'était vouée à une stéri-
lité éternelle. Les Germains possédaient au fond
le même alphabet que toute l'Europe policéCj
(1) Eikla Sœmundav, likjmal. Brynhildar quida, 1.
230 CHAPITRE JV.
comme ils avaient la même grammaire ; mais ils
n'avaient pas su se servir de ces deux grands
moyens de civilisation. La barbarie, c'est-à-dire le
désordre, est dans leurs langues aussi bien que
dans leurs institutions et leurs croyances,
ronciubion. Cependant l'étude des langues achève de ré-
soudre avec le dernier degré de certitude la ques-
tion d'origine, déjà éclaircie par la comparaison
des lois et des mythologies de l'antiquité. A la vue
du ciel rigoureux de la Germanie, de cette terre
ingrate et de ces tristes déserts, Tacite ne pouvait
comprendre qu'on eût quitté pour eux des cli-
mats meilleurs : il croyait les Germains autoch-
thones (1). C'était l'orgueil des anciens de ne vou-
loir rien de commun entre eux et ces étrangers,
dont ils faisaient des sujets, des esclaves, des gla-
diateurs. Quel n'eût pas été leur étonnement d'ap-
prendre que leurs poétiques idiomes, que la langue
d'Homère et celle de Virgile touchaient de si près
à celle de ces nomades, détestés comme les ennemis
des dieux et des hommes? Le christianisme ne pou-
vait rien faire de plus hardi que de reconnaître
chez les Germains les frères des Romains et des
Grecs, et la science moderne ne pouvait rien tenter
de plus honorable que de ressaisir les preuves de
(i) Tacite, Germania, 2 : « Ipsos Gennaiios indigenas credi-
dcriin... Quis porro, praîler ])ericuluin liorridi et igiioti maris, Asia,
aut Africa, aut Italia relicta, Germaniam pelcret, informem lerrit),
aspcraiii cœlo, ti isteni cul tu adspectiique, nisi si patria sit? »
LES LANGUES. 2.-7
cette parenté. Il était réservé à la philologie, à une
étude qui passe pour oiseuse et stérile, d'arriver à
des découvertes si fécondes; de contredire toutes
les conjectures des matérialistes ; d'établir, par la
communauté du langage et des idées, une incontes-
table communauté d'origine entre ces races blondes
aux yeux bleus, à la grande stature, qui erraient
dans les solitudes du Nord, et les peuples brunis
par le soleil, d'une plus petite taille, d'un sang
bouillant, qui bâtissaient des villes, creusaient des
ports, ouvraient des écoles, sous le ciel lumineux
du Midi. Il reste assurément beaucoup à faire pour
ramener à la même unité les races dispersées sur
le reste du globe ; mais il suffit que toutes les re-
cherches historiques du dix-neuvième siècle ten-
dent à la démonstration du dogme de la fraternité,
de la solidarité universelle. Il faut bien que l'ave-
nir ait des questions à résoudre; il faut que la vé-
rité, en s'éclairant toujours, conserve toujours
assez de difficultés autour d'elle pour tenir les
esprits en haleine et pour courber les savants,
comme le reste des hommes, sous la sainte loi du
travail.
23S
CIÏAPITRE V.
CHAPITRE V
LA POÉSIE.
gj 11 n'y a pas de langue sans poésie. On connaît
em-ent'"' (les peuples qui ne sèment point, qui ne bâtissent
une poésie , .
savante, point ; OU u eu counaîl aucun qui ne chante pas,
où il n'y ait des chants pour bercer les enfants,
pour animer les guerriers, pour louer les dieux.
L'humanité, si misérable qu'elle fût, ne s'est ja-
mais contentée de la satisfaction de ses besoins
terrestres. Elle ne saurait se priver de ces plaisirs
de l'esprit, qu'on a coutume de regarder comme un
luxe. Il ne s'agit donc pas de savoir s'il y eut une
poésie chez les Germains, mais si, au milieu des
chants improvisés qu'ils avaient comme tous les
barbares, il se forma un cycle poétique, c'est-à-dire
une suite de récits qui missent en scène les mêmes
héros, qui s'enchaînassent entre eux, et s'établis-
sent ainsi dans la mémoire des hommes. Il s'agit
de savoir jusqu'où l'art fut porté, si la poésie fit
l'occupation régulière d'un certain nombre d'in-
telligences ; comment enfin le génie germanique
tenta d'atteindre à cet idéal de beauté que toutes
LA POÉSIE. 2 '9
les nations cherchent à fixer dans leurs monumenls,
comme elles cherchent à mettre la justice dans
leurs lois et la vérité sur leurs autels.
La Germanie, avec ses forêts éternelles, avec ses La tradition
beaux fleuves, avec ses mœurs belliqueuses, avait,
' -"^ les Germains.
plus de spectacles qu'il ne fallait pour réveiller
l'inspiration. Comme chez toutes les nations jeu- Poésie
lyrique.
nés, les grandes émotions s'exprimaient d'elles-
mêmes dans un langage harmonieux et figuré. La
joie et la douleur suscitaient les poètes : dans les
banquets, la harpe passait de main en main comme
la coupe, et le convive qui refusait de chanter était
couvert de confusion. Il y avait des danses accom-
pagnées de chants pour les noces ; il y en avait
pour les funérailles. Quand on avait mis sur le
bûcher le corps d'un chef avec ses armes, ses tré-
sors et ses esclaves égorgés, une troupe choisie de
gens de guerre tournait plusieurs fois autour, en
répétant en chœur les louanges du mort, en célé-
brant ses exploits et ses largesses. D'autres fois on
voit les veuves des guerriers improviser le cantique
de deuil, comme le font encore les paysannes de la
Corse et de la Grèce. C'est ainsi que, dans un frag-
ment de l'Edda, la belle Sigruna pleure Helgi son
bien-aimé, mort sur le champ de bataille. « — Non,
c( je n'irai plus m'asseoir joyeuse sur les monta-
« gnes de mon pays, ni le matin ni le soir ; je ne
« connaîtrai plus le plaisir de la vie, tant que je ne
« verrai plus mon roi porter son front haut et
40
CHAPITRE V.
« rayonnant au-dessus de son peuple ; tant que je
c< ne verrai plus venir ce clief, pressant sous lui
a son cheval belliqueux, accoutumé au frein d'or ;
c< tant que je n'irai pas recevoir ce héros au retour
« des combats. — Quand Helgi jetait l'épouvante
c( parmi ses ennemis et parmi leurs proches ligués
a avec eux, c'était comme si le loup poursuivait
c( un troupeau de chèvres, qui, éperdues, se pré-
ce cipiteraient du haut du rocher. — Helgi l'em-
c( portait sur le reste des guerriers comme le frêne
a au beau feuillage l'emporte sur la ronce, ou
« comme le faon, encore tout trempé de rosée, s'é-
(( lance portant la tête plus haute que les autres
« bêtes de la forêl. » Ainsi les héros du Nord ont
aussi des pleureuses à leurs obsèques : il semble
que ces hommes de sang ne peuvent s'endormir
dans leur tombeau, s'ils n'y sont bercés comme des
enfants par le chant des femmes (1).
(1) Voyez dans Bède {Hist. eccL, IV, 24) l'histoire du pâtre
Csedmon. Burchard de Worms, Interrogat., 54 : « Est aliquis qui
supra mortuum nocturnis horis carmina diabolica cantaret, et bi-
beret, et manducaret ibi? » Sermo S. Eligii, apud d'Achery Spici-
legium, t. V, p. 215-219 : « Ludos etiam diabolicos et vallationes
(ballationes ?) vel cantica gentilium fieri vetate. » Edda Sœmundar,
t. II. Hundingsbana, Il : « Ita Helgius — perterruerat — hostes
suos omnes — et eorum cognatos, — quasi lupo persequente —
ruèrent vesanse — caprse pavoris plena; — ex monte deorsum. —
Ita Helgius — heroibus autecelluit, — ut formosa — fraxinus spinse ;
— aut hinnulus iste — rore respersus, — qui reliquis feris —
celsior incedit, — dum cœlum versus elata — cornua resplendent.
Les danses funèbres autour du bûcher de Beowulf, décrites à la
fin du poëme anglo-saxon consacré à célébrer ce héros, ressem-
blent, de la manière la plus frappante, aux funérailles d'Attila dé-
crites par Jornandès, de Rébus Geticis, cap. xux.
L\ POÉSIR. 241
• Si l'homme ne savait ni vivre ni mourir sans Poésie
. . ^ , didactique.
que la poésie fût pour ainsi dire a ses côtes, com-
ment les peuples se seraient-ils passés d'elle? Nous
l'avons vue mêlée aux sacrifices et aux prières,
employée à conserver les traditions religieuses, les
lois, le calendrier, l'alphabet. Nous rencontrerons
encore plusieurs exemples de ces compositions où
les leçons d'une vieille sagesse revêtent la forme
tantôt d'un récit, tantôt d'une suite d'énigmes ou
de sentences. Rien n'est plus naturel, et par con-
séquent plus inspiré, que ces premières tentatives
d'alliance entre le vrai et le beau ; que cette poé-
sie enseignante, didactique, qu'on a coutume de
regarder comme une poésie de décadence, et qu'on
trouve cependant à l'origine de toutes les grandes
littératures, depuis Hésiode et les comiques grecs
jusqu'aux poètes inconnus del'Edda. Les Germains,
chez qui tous les pouvoirs trouvaient tant de résis-
tances, ne résistaient pas à la puissance des vers.
Ils redoutaient la parole chantée qui pouvait les
flétrir dans la mémoire de leurs derniers neveux,
a Tout meurt, disaient-ils ; une seule chose ne meurt
c( pas : c'est le jugement qu'on porte des morts (i). »
Dès lors on ne s'étonne plus si le chant menait commence-
les guerriers au combat. La bouche collée contre «leia poésie
épique.
(1) Voyez ci-après les préceptes que Brimhilde donne à Sigurd,
et l'analyse dti Vafthrudnismal, Havamal, 11 : « Intereunt opes,
— intereunt cognati, — interit ipse itidem ; — unum novi — quod
non intereat — judicium de mortuo quocumque. »
242 CHAPITRE V.
leurs boucliers, ils entonnaient l'hymne militaire;
ils présageaient l'issue de la journée par la force
et l'éclat des voix. Quand Julien l'Apostat en vint
pour la première fois aux mains avec les Allemands,
ses soldats, saisis d'horreur, comparaient les re-
frains barbares de l'ennemi aux cris des aigles et
des vautours. Les prisonniers condamnés à périr
dans les tourments chantaient eux-mêmes leur
chant de mort, comme les sauvages du Canada.
Les vainqueurs célébraient leur triomphe par des
récits poétiques. Nous en trouvons l'exemple dans
un fragment anglo-saxon sur la bataille de Fins-
burh, qui remonte aux temps païens, et qui res-
pire bien l'ivresse du sang et la joie de la destruc-
tion. — (( L'armée est en marche, les oiseaux
« chantent, les cigales crient, les lames belliqueu-
c( ses retentissent... Maintenant commence à luire
« la lune errante sous les nuages ; maintenant
a s'engage l'action qui fera couler des larmes...
« Alors commença le désordre du carnage : les
« guerriers s'arrachaient des mains leurs boucliers
a creux ; les épées fendaient les os des crânes. La
a citadelle retentissait du bruit des coups; le coi-
« beau tournoyait noir et sombre comme la feuille
ce de saule; le fer étincelait comme si le château
c( eût été tout en feu. Jamais je n'entendis conter
c( bataille plus belle à voir (1). »
(1) Tacite, Germania, 5; Julien, Epist. Eclcla Sœmundar,
t. Il, Atlaqiiida in Grœnlenska. Chnnt de Ragnar Lodbrok. Le
LA POÉSIE. m
Los chants ne périssaient pas toujours avec le
moment qui les avait inspirés. Tacite connaissait
chez les Germains d'antiques poëmes qui leur te-
naient lieu d'annales : on y célébrait les héros, fils
des dieux et pères des peuples. Les Goths avaient
aussi des chants héroïques, où ils trouvaient l'ori-
gine de leurs deux maisons royales, toute la suite
de leurs chefs, Ethespamara, Hanala, Fritigern,
Vitigès, et les conquêtes de leur nation, auxquel-
les, disaient-ils, l'antiquité classique ne pouvait
rien opposer de plus grand. C'était la coutume des
Scandinaves de louer les exploits de leurs ancêtres
dans des vers qu'ils gravaient sur les rochers. A
mesure que les peuples de l'Allemagne entrent
dans l'histoire, ils arrivent avec des souvenirs fabu-
leux dont ils ne se détachent qu'à regret, et que
leurs premiers chroniqueurs ont soin de recueillir.
Ainsi les Francs faisaient descendre d'un dieu ma-
rin la race de leurs rois chevelus ; les Saxons se
croyaient nés des pierres du Hartz, au milieu d'un
bois vert arrosé d'eaux murmurantes ; la chroni-
que des Lombards s'ouvre, comme un poëme, par
l'entretien de Freya et d'Odin, qui décide de la
destinée de deux nations. Ce sont comme les débris
d'autant de vieilles épopées qu'on retrouve encore
chez les historiens du moyen âge; en considérant
poëme sur la bataille de Finsburli a été publié par Conybeare
[Anglo-saxon poetry), et par Kemble, à la suite du poëme de
Beowulf,
CHAPITRE V.
ce qu'elles durèrent, on soupçonne déjà ce qu'elles
furent (1).
Mais, si chaque nation avait ses chants, rien
n'est plus remarquable que la facilité avec laquelle
ils se communiquaient de proche en proche, et se
propageaient sur tous les points d'un territoire si
vasie, depuis les Alpes jusqu'aux extrémités de la
Norvège. Les exploits des Ostrogoths et des Lom-
bards étaient encore célébrés au neuvième siècle
par toute l'Allemagne. Des chanteurs saxons han-
taient la cour des rois de Danemark. Clovis avait
demandé à Théodoric un de ces joueurs de harpe
dont les récits faisaient le passe-temps des princes.
Quand les langues, les mœurs, les religions, se
touchaient de si près, les souvenirs devaient aisé-
ment se confondre, et former un trésor de poésie
commun à tous les peuples du Nord, où chacun
d'eux trouverait ses titres de famille avec ceux de
ses frères. Si la perpétuité des traditions épiques
permet déjà d'en chercher les traces, leur univer-
salité prouve davantage, et nous en lirons de nou-
veaux indices (2).
(1) Jornandès, de Rébus Geticis, IV, 4. Saxo Grammaticus,
prœfatio : « Danoriim antiquiores majorum acta, patrii sermonis
carminibiis vulgata, ]ingu?e suselitteris saxis et rupibus insciilpenda
curabant. » Fredegar., Epitome, apud D. Bouquet, t. II, p. 595.
Avenlinus, Bairisch. Chronic, 48, et Grimm, Deustche Sage?i,
11, 02. Paul Diacon., Hisior. Longohard., lib. I, cap. viii.
(2) Flodoard, Hist. Remensis Ecclesiœ, 4, 5; Chronicon Urs-
percjemc (Argenlor., 1609), p. 86 ; Otton de Freysingen, Chronic,
\, 5; Saxo Grammaticiis, Historia, lib. XIII; Cassiodor., Epîst.
LA POÉSIE. 245
En effet, ces Iradi lions n'avaient pu se perpétuer
et s'étendre sans que Tordre s'y fût mis. Il fallait
qu'une certaine unité en liât toutes les parties;
qu'il y eût chez les premiers Germains , une fable
antique, populaire, autour de laquelle fussent ve-
nus se grouper les récits de chaque époque et les
héros de chaque nation. Or, si Ton considère de
près ce qui reste des souvenirs épiques de la Ger-
manie, on y démêle sans peine un certain nombre
de figuies connues : Théodoric, Odoacre, Attila ;
on y retrouve les rois authentiques des Goths, des
Burgondes, des Lombards, de la Suède et du Jut-
land. Mais on y découvre aussi un personnage qui
n'a rien d'historique : les Scandinaves l'appellent
Sigurd, et les Allemands Siegfried. Contemporain
des anciens dieux, c'est dans un monde fabuleux,
parmi des êtres mythologiques, qu'il accomplit sa
destinée. Les poètes païens n'ont pas de sujet plus
aimé : les aventures de Sigurd, de ses aïeux, de sa
veuve, occupent vingt fragments de VEdda ; il est
célébré dans l'es chants populaires des îles Feroë et
du Danemark ; en même temps sa mémoire se
conserve sur les bords du Rhin, remplit le poëme
des Nibelungen^ et vit encore dans les petits livres
qui charment le paysan pendant les veillées d'hi-
ver. A cette ténacité des souvenirs on juge de leur
antiquité. On a lieu de croire qu'une telle fable
tient à ce que les peuples germaniques eui ent de
plus vieux et de plus sacré, quand on la trouve par
246 CHAPITliE V.
tout le Nord, sous des cieux si différents ; résistant
[)artout au changement des religions, des mœurs,
des dialectes ; conservée partout avec trop de diffé-
rences pour qu'on y voie un emprunt de voisin à
voisin, avec trop de ressemblance pour qu'on n'y
reconnaisse pas un héritage venu des mêmes
aïeux (1).
Voici la plus ancienne version de cette héroïque
histoire. Je la tire des chants de VEdda^ oii je
trouve beaucoup de répétitions, de variantes et de
lacunes, m'attachant à ressaisir le thème primitif
au milieu des remaniements que lui ont fait subir
plusieurs générations de poètes.
Un jour il arriva que trois dieux, Odin, Hœner
et Loki, parcourant la terre, s'arrêtèrent auprès
d'une cascade, non loin de laquelle habitait le
vieux nain Hreidmar avec ses trois hls, Otur, Faf-
nir et Regin ; et ces nains avaient Je pouvoir de
rtîvetir plusieurs formes. Ce jour-là, Otur s'élait
changé en loutre afin de poursuivre les poissons de
la cascade ; et, comme il dévorait sa proie au bord
des eaux, Loki le tua d'un coup de pierre et l'écor-
cha. Le même soir, les trois dieux vinrent prendre
gîte chez Hreidmar, se vantèrent de leur chasse, et
montrèrent la peau sanglante. Hreidmar reconnut
la dépouille de son fils ; il retint les dieux prison-
niers jusqu'à ce qu'ils eussent payé la rançon du
(1) Pour rensemble des traditions héroïques delà Germanie, cf;
\Vi Grinun, Deutsche Heldensaye.
LA POÉSIE. 2i7
meurtre. La rançon fut de remplir d'or la peau de
loutre et de la couvrir d'or. Les dieux payèrent,
mais en avertissant le nain que le rouge métal fe-
rait sa perte et la perte de plusieurs (1). Getle
malédiction devait bientôt s'accomplir. A peine le
vieux Hreidmar était-il en possession de l'or, que
ses deux fils lui en demandèrent le partage. Sur
son refus, Fafnir le tua d'un coup d'épée, et, afin
de jouir seul du trésor, il l'emporta dans une ca-
verne, où il se changea en dragon pour le garder ;
Regin, frustré de sa part, jura de punir son frère.
Or, en ce même temps, régnait la royale famille
des Volsungs, c'est-à-dire des fils de la Splendeur.
Odin en avait été le père, Sigurd en était le der-
nier rejeton. L'arrêt du destin lui promettait des
années courtes, mais glorieuses : car son nom de-
vait être célèbre sous le soleil parmi les noms des
guerriers, a parmi ceux qui gouvernent la tem-
« pête des lances. » Les dieux lui avaient donné le
cheval intelligent Grani; les nains avaient forgé
son épée, à laquelle rien ne résistait ; lui-même
devait conquérir le casque merveilleux dont la vue
frappait de terreur les hommes et les bêtes. Si-
gurd venait de venger son père tué dans un com-
bat, et, selon l'usage des Scandinaves, il avait
(1) Edda Sœmundar Fafnisbana, IL « Id aurum faxo — quod
ÎNanus possedit — fratriljiis duobus — in necem veitatur, — et
principibus octo in dissidium. — Mese yane pecunise — nemo iruc^
tuiu capit. »
248 CHAPITRE V.
gravé de la pointe de son glaive la figure sanglante
d'un aigle sur le dos du meurtrier. C'est alors que
le nain Regin lui offrit de le conduire à la caverne
où reposait l'or rouge gardé par le dragon Fafnir.
Le héros tenla l'aventure; il creusa une fosse pro-
fonde sur le sentier par où le monslre allait boire,
s'y cacha pour l'attendre, et au passage le peiça
de son glaive. Fafnir mourant chanta : a Guerrier,
ex guerrier, de qui es-Lu le fils, et de quel homme
Ci es-tu l'homme, puisque tu as trempé ta lame
(( dans le sang de Fafnir? Le glaive est resté dans
« mon cœur. » — Sigurd répondit : « Je m'ap-
c< pelle Sigurd, mon père s'appelait Siegmund ; je
a t'ai tué avec mes armes. » — Fafnir chanta :
c( Qui t'a conseillé? Comment as-tu été poussé à me
c( ravir la vie? Jeune homme aux yeux brillants,
« tu as eu un père farouche, les oiseaux de proie
a se sont réjouis à ta naissance. » — Sigurd ré-
pondit : c( Mon courage m'a conseillé, j'ai eu pour
« aides mes mains et mon glaive aigu. Rarement
<( devient-il brave et insensible aux coups, celui
a qui tremble quand il est enfant. » — Fafnir
chanta : « Et moi je te prédis la vérité : cet or re-
(( tentissant, ce trésor qui étincelle comme le feu,
« ces riches bracelets, causeront ta mort (1). »
— Sigurd se rit de ces avertissements : il arracha
(1) Fafnhhana, H, 2. « Al ego unicc vcruiii libi pricdico : —
sonoruin illud auruiii, — atquc illa igiiis instar rutilant- pccunia,
— isli aunuli iibi in neccm évadent. »
L4 POÉSIE. 249
le cœur du monstre, et le fit rôtir pour le dévorer.
Mais, aussitôt que la chair du dragon eut touché
ses lèvres, il s'aperçut qu'il comprenait le langage
des oiseaux. Or les oiseaux chantaient qu'il eût à
se défier de Regin. Sigurd connut donc que Regin
songeait à le trahir; il lui coupa la tête, s'abreuva
du sang des deux frères, et se mit en possession
du trésor.
Cependant les oiseaux s'entretenaient d'une belle
vierge qui attendait un libérateur: c'est Brunhilde,
l'une des Valkyries, de ces divinités guerrières aux-
quelles Odin remet le soin des combats. Celle-ci a
violé un décret du dieu : il l'a punie en lui inter-
disant les champs de bataille; il l'a condamnée au
sommeil, au mariage et à la mort. Elle dorl frap-
pée d'un assoupissement mngique, toute revêtue
de son armure, au sommet d'une montagne en-
tourée de flammes : elle épousera celui qui arrivera
jusqu'à elle en franchissant la barrière de feu. Si-
gurd donc chevauche vers la montagne, traverse
les brasiers qui l'environnent, pénètre jusqu'au-
près de la vierge captive et la réveille en fendant
sa cuirasse. Alors elle salue le Jour^, et les Rayons
fils du Jour, et la Nuit, et la Terre fille de la Nuit ;
elle salue aussi les dieux et les déesses, qui donnent
le pouvoir, le savoir et l'éloquence ; elle demande
enfin le nom de celui qui la délivre; elle répond à
ses questions, lui enseigne l'art des runes et les
préceptes de la sagesse. « Je te donne, lui dit-elle,
ÉT. GERM. I. j7
250 CHAPITRE V.
« ce premier conseil : ne cause jamais de tort à ceux
c( de ton sang, et, quand ils te feraient injure, mo-
« dère ta vengeance. On dit que cette vertu est
« récompensée chez les morls. — Je te donne cet
c( autre conseil : ne jure point de serment qui ne
« soit vrai. D'horribles chaînes punissent la foi
c( violée. Celui-là est exécrable parmi les hommes,
c( qui a violé la foi promise. — Je te donne cet
c( autre conseil : encore que tu voies des femmes
« éclatantes de beauté assises sur leurs escabelles,
c( ne permets pas que leurs parures d'argent trou-
ce blent ton sommeil, et ne cherche pas leurs bai-
cc sers. — Je te donne cet autre conseil : encore
« que tu entendes les hommes assis à un banquet
« échanger des paroles violentes, ne te querelle
« point dans l'ivresse avec les guerriers. Plusieurs
« perdent la raison dans le vin. — Je te donne
a aussi ce conseil : de rendre honneur aux dé-
f< pouilles des morts, quelque part que tu les
c( trouves, soit qu'ils aient péri de maladie, soit
« qu'ils aient péri dans les flots, soit qu'ils aient
c( péri par le fer. — Je te donne aussi ce conseil :
« de ne jamais croire aux promesses d'un ennemi
c( dont tu as égorgé le frère ou terrassé le père. Le
« loup vit encore dans le louveteau, bien que tu
c( penses l'avoir assouvi d'or (1). » Ces discours de
(1) Bryhhildar quida, I : « Id tibi consilii do — ne credasurl-
t[uam — promissis hostis consanguinei — ciijus fratrem occidisti,
— aut dejecisli palrem. — Latet lupus — in parvulo filio, — etsi
LA POÉSIE. 251
la Yalkyrie ravissent le cœur de Sigiird. Il jure
qu'il n'aura pas d'autre épouse : « car tu es, dit-il,
« tout à fait selon mon sens. » Mais la malédic-
tion du trésor doit troubler ce dessein.
Sigurd va chercher aventure au pays des Niflungs,
c'est-à-dire chez les fils des Ténèbres, où régnent
trois frères : Gunar, Hogni et Guttorm. Il s'allie
avec eux; et, leur mère lui ayant présenté un breu-
vage magique qui lui fait perdre la mémoire de
Brunhilde, il épouse Gudruna, leur sœur. Bientôt
après, Gunar entend parler de la Yalkyrie prison-
nière, il la convoite pour épouse : il n'a pas de
paix qu'il ne l'ait conquise; il faut que Sigurd
l'accompagne dans cette lointaine chevauchée. Nul
autre que le vainqueur du dragon ne peut franchir
le feu qui enveloppe la montagne. Il change donc
de forme avec Gunar : c'est sous ces traits emprun-
tés qu'il arrive une seconde fois jusqu'à Brunhilde,
et passe trois nuits auprès d'elle; mais il place
entre elle et lui une épée nue, et remet la vierge
pure et respectée à son frère d'armes. Cependant
Brunhilde, qui n'a rien oublié, ne connaît plus de
joie ; elle trouve son plaisir dans des pensers cruels ;
auro sit exhilaratus. » Ce discours do Briinhildej dont je n'ai cité
qu un petit nombre de vers, semble former, comme M. Ampère Fa
remarqué, un traité complet de magie et de morale, un poëme di-
dactique, encadré dans la grande épopée du Nord. Du reste, cette
morale rappelle celle de la Volospa, où les parjures sont en effet
condamnés à une captivité horrible dans la demeure des méchants ^
construite de serpents entrelacés. Str. 34 et 35.
m CHAPITRE V.
elle ne pardonne point à Signrd ; elle veut le tenir
dans ses bras ou le voir mort à ses pieds ; elle
excite Gunar à le faire périr. Gunar se concerte avec
ses frères ; le souvenir du trésor fatal les séduit et
les décide : « car il est bon, disent-ils, de posséder
c( l'or des fleuves, de jouir des richesses, et d'être
c( assis dans un palais en goûtant le fruit de la féli-
c( cité. » Guttorm, le plus jeune des trois frères,
frappe le héros en trahison. Sigurd meurt ; mais
il n'ira pas seul dans le pays des morts. Brunhilde
veut le suivre : elle fait dresser un vaste bûcher.
c( Élevez-le, dit-elle, dans la plaine, assez large
« pour donner place à nous tous qui mourrons avec
c( Sigurd. Qu'on le couvre dévoiles et de boucliers,
c( et de riches tapisseries, et qu'on y brûle le guer-
c( rier à côté de moi. Qu'on brûle de l'autre côté
ce mes serviteurs ornés de colliers précieux ; que
c( deux soient à la tête avec deux éperviers ; que le
« partage soit égal. Qu'entre nous on place l'épée
c< d'or, le glaive à la pointe acérée, comme il fut
« placé le jour où nous montâmes dans la môme
« couche, où l'on nous appelait du nom d'époux.
c( Alors les portes étincelantes de la Valhalla ne re-
c< tomberont pas sur ses talons ; s'il est accompa-
c( gné de mon cortège, notre voyage ne se fera pas
c( sans éclat : car cinq de mes servantes l'accompa-
« gnent, et huit serviteurs de naissance illustre,
a et l'esclave qui a bu le même lait que moi. J'en ai
« beaucoup dit : j'en dirais plus encore si le glaive
LA POÉSIE. 253
« me permettait de parler. La voix me manque;
« ma blessure s'enflamme. J'ai proféré la vérité:
a c'est ainsi qu'il fallait mourir (1). »
En effet, Brunhilde s'est frappée de son glaive ;
elle meurt en prédisant à ses frères d'implacables
vengeances. Ces vengeances remplissent une suite
de cliants où la veuve de Sigurd reparaît, devenue
l'épouse d'Attila, qu'elle égorge dans un festin.
Théodoric entre en scène ; on voit s'entre-tuer les
chefs des Danois, des Goths, des Burgondes ; le récit
rapproche des personnages que le temps avait sé-
parés; les siècles et les distances sont confondus,
mais les noms restent reconnaissables, et tout se
rapporte à la grande invasion des barbares, dont
le souvenir dut agiter longtemps les peuples du
Nord. Sigurd appartient donc à la mythologie;
mais il louche à l'histoire. Il forme le nœud entre
les dieux et les hommes, en même temps que, par
ses ancêtres, par ses alliances, par ses descendants,
il lie les maisons royales de la Scandinavie avec
celles de l'Allemagne. Comme il groupe autour de
lui les héros favoris de la poésie germanique, c'est
sur lui qu'ils se modèlent. Le combat contre le ser-
pent revient dans l'histoire de deux rois de Dane-
mark, Frotho et Fridlev; les Anglo-Saxons le ra-
content de Beowulf ; les Allemands prêtent la même
(1) Fafnisbana, III : « Tum ei non ruent in calcem splendidîB
fores aulan — annulo speclabilis. — Si ei adest — meus hinc co-
mitatus, — neutiquam iter nostrum — vile erit, » etc.
254 CHAPITRE Y.
aventure à Théodoric et au fabuleux Otnit, roi des
Lombards. C'est ainsi que se forment les cycles
épiques; c'est toujours un même idéal héroïque
que les poètes reproduisent sous des noms diffé-
rents, avec d'autres épisodes. Les peuples ont ceci
de commun avec les enfants, qu'ils ne se lassent
pas de se faire répéter les récits qui les ont une
fois charmés [i ) .
Interpréta- Et maintenant, si l'on s'étonne de la fécondité
de Sigurd^ d'une fable qui en inspira tant d'autres, il faut la
réduire à ses traits principaux pour en découvrir
le sens mystérieux, par conséquent ce qui en fait la
force et la durée. La scène s'ouvre dans ces temps
voisins de la création, où les dieux et les nains, les
puissances bonnes et mauvaises, se disputent la
terre. Les hommes prennent part à la querelle ; on
assiste à la lutte des Yolsungs et des Nifiungs, c'est-
à-dire des fils de la Lumière et des enfants des Té-
nèbres. Sigurd est le rejeton d'Odin, le chef des
défenseurs de la Lumière, le champion du bien
contre le mal. Il engage le combat avec le dragon,
et il en sort vainqueur, initié au langage des oi-
seaux, qui est celui des oracles, invulnérable enfin.
Car, selon la tradition allemande, en se baignant
dans le sang du monstre, il est devenu impéné-
(1) Edda Sœmundar, t. Il; Copenhague, 1818. M. Ampère a
publié une belle étude de la fable de Sigurd et de Siegfried dans la
Revue des Deux-Mondes, 1832. Cf. Saxo Graminaticus, passim.;
Beoivulf; vers 4458 et suiv.; Caspar von der Rœhn, Heldenbuch ;
W. (îrimm, Deutsche Heldensage,
LA POÉSIE. £55
trahie au fer, excepté entre les deux épaules, où
une feuille de tilleul s'est attachée : c'est par là
qu'il doit périr. Cependant il se rend maître du
trésor et délivre la vierge captive. Mais cet or est
maudit, et cette femme est déchue. Les deux fata-
lités commencent à poursuivre le héros : elles l'en-
gagent dans l'alliance des enfants des Ténèbres;
il devient leur victime. Il faut qu'il meure pour
accomplir l'antique anathème ; mais il faut qu'il
l'efface en triomphant de la mort. C'est une
croyance populaire de rAllemagne, que le héros,
transporté dans une caverne du mont Geroldseck,
où viennent le rejoindre les braves des âges sui-
vants, y attend le jour marqué par le destin pour
reparaître en vainqueur. Au fond de cette histoire
héroïque on voit percer un mythe religieux. Sigurd
est plus qu'un homme, c'est une incarnation di-
vine ; toute sa destinée rappelle celle de Balder, le
dieu lumineux, qu'on voit aussi, dans tout l'éclat
de la jeunesse, de la force et de la beauté, mourir
par la perfidie des puissances infernales, mais pour
révivre un jour et régner sur le monde régénéré.
C'est ce jeune dieu aimé des peuples, dont ils
ont voulu retrouver l'image, d'abord en la personne
de Sigurd, ensuite dans chacun des héros qui lui
succèdent. C'est le dogme le plus pur de l'ancienne
religion, le plus moral, le plus pathétique, qui de-
vient pour ainsi dire le pivot de l'épopée. Et
comme dans cette religion tout rappelle l'Orient,
256 CHAPITRE V.
comme elle en fait venir ses dieux, on ne peut
guère douter que la tradition poétique ne soit née
sous le même ciel, dans ces temps reculés où les
Germains attendaient encore aux confins de l'Asie
le moment de leur dispersion. Le souvenir du hé-
ros voyageur les aurait donc suivis dans leurs con-
quêtes jusqu'au fond de la Germanie et de la Pénin-
sule Scandinave ; il y serait demeuré pour échauffer
le courage des guerriers, pour leur rappeler le
péril de ces richesses qu'ils aimaient trop, pour
consoler leur mort, et pour conserver enfin, au mi-
lieu de tant de populations dispersées qui ne se
connaissaient plus, le type du caractère national et
la preuve d'une antique fraternilé (1).
Rapports de L'originc de l'épopée germanique achèvera de
gerSfque s'éclaircir par la comparaison des fictions sembla-
et de l'épopée ^ ^
grecque, jjjgg q^'ou trouvc dans les grandes littératures de
l'antiquité. La mythologie grecque connaît aussi un
dieu lumineux, Apollon, qui perce de ses flèches
le serpent né de la corruption de la terre. Il reste
vainqueur; mais il meurt des morsures qu'il a re-
çues, descend aux enfers, et en revient rayonnant
(4) Nibelungen, passim, et le petit livre intitulé : Eine wunder-
schœne Historié von dem gehœrnten Siegfried. M. Guido Gœrres a
publié une nouvelle rédaction de ce récit populaire, en y rattachant
avec un bonheur singulier les plus grands souvenirs de la mytho-
logie du Nord. Voyez aussi J. Grimm, Deutsche Sagen, I, 28. En
ce qui toucbe Tinterprétation mythologique de la fable de Sieg-
fried, je me rapproche des opinions exprimées par J. Grimm, ]\Iy-
thologie, t. I; par Lachmonn, Anmerkungen zu den Nibelungen,
et par M. de llagen. Voyez aussi W. Mûller, Versuch einer mytho-
logischen Erklœrung der Nibelungen.
LA POÉSIE. 257
d'une jeunesse éternelle, pour recueillir les adora-
tions des hommes. C'est l'idéal que reproduisent
toutes les fables héroïques de la Grèce. Le combat
conire le serpent reparaît dans les aventures d'Her-
cule, de Cadmus, de Bellérophon. Mais les ressem-
blances éclatent surtout entre le héros de VEdda
et trois personnages aimés des poètes classiques :
Jason, Persée, Achille. L'expédition des Argonautes
a pour théâtre la Colchide, c'est-à-dire une contrée
maudite, où naissent les poisons, où régnent les
divinités de l'Enfer et de la Nuit. La Toison d'or
rappelle la peau de loutre où fut déposé le trésor
fatal : un dragon veille encore à sa garde. Jason
est le rejeton des dieux, le fils de la Lumière. Il de-
vient invulnérable par la vertu d'une onction ma-
gique dont il a frotté ses membres. Il terrasse le
monstre et s'empare de l'or éclatant ; mais, comme
Sigurd, il trouve le danger dans la victoire. Il s'é-
prend comme lui d'une vierge magicienne dont
l'amour lui sera funeste. Médée s'attache à ses pas;
elle épuise pour lui les secrets de son art, jusqu'à
ce que, se voyant trahie, elle se venge en le faisant
périr par une main inconnue. Cependant Jason
n'était point resté confondu dans la foule des morts.
Il recevait les honneurs divins chez les peuples de
l'Arménie, de l'Albanie et de la Colchide, qui lui
érigeaient des temples et qui se donnaient pour
les descendants de ses compagnons. On ajoutait
qu'un fils de Médée, poussant ses conquêtes au bord
258 CHAPITRE V.
de la mer Caspienne, avait fondé le royaume des
Mèdes (1).
La fable de Persée prête aux mêmes rapproche-
ments. Persée descend de Jupiter; il a reçu aussi
bien que Sigurd l'épée magique, le casque qui rend
invisible, et le coursier intelligent, Pégase. On lui
attribue la conquête du trésor des Hespérides, gardé
par le serpent dont les yeux ne se fermaient ni le
jour ni la nuit. Il délivre la belle Andromède, qui
devient son épouse, mais dont les noces sont ensan-
glantées par un combat terrible. Il meurt enfin de
la main d'un traître : cependant il ne descend point
aux sombres bords du Styx ; il habite le palais des
dieux, pendant que sa mémoire est honorée par
toute la terre. Car Pindare veut qu'il ait pénétré
bien loin dans le Nord, chez les Hyperboréens, qui
l'admirent à leurs sacrifices et le firent asseoir à
leurs banquets. Son fils avait conquis la Colchide,
et c'était de lui que les Perses faisaient descendre la
race de leurs rois (2).
Enfin, dans l'histoire d'Achille, l'héroïsme grec
se dégage des circonstances mythologiques qui l'en-
veloppaient : au siège de Troie on ne voit plus de
(1) Sur le mythe cF Apollon mourant de ses blessures et descen-
dant aux enfers, cf. Lobeck, Agîaophamiis , p, 179; sur la fable
de Jason et le culte qu'on lui rendait en Arménie, Apollodore, Bi-
blioth., I, 9; Strabon, Géogr., XI ; Raoul Rochette, Histoire des
colonies grecques, t. III.
(2) Guigniaiit, Religions de rA7itiquité, II, 157 ; Pindare, Py-
thie, 10; Hésiode, Théogon., in fine.
LA POÉSIE. 259
dragon ni de magicienne; mais il y a une femme
fatale et un trésor. Achille aussi est issu d'un sang
divin. Les destins lui ont promis comme à Sigurd
une courte vie, mais un nom immortel. Il porte
aussi une armure merveilleuse, et ses chevaux pro-
phétisent. Trempé dans un bain sacré, il en est
sorti invulnérable, excepté au seul endroit où la
flèche de Pâris doit l'atteindre. Il meurt frappé en
trahison par celui dont il va épouser la sœur. Mais
la croyance populaire le fait revivre dans les îles
Fortunées, où il se repose de ses travaux avec le
blond Ménélas; ou bien encore dans l'île Leucé,
aux bouches du Danube, où on l'honore comme un
dieu. D'autres veulent qu'il ait porté la guerre au
nord du Pont-Euxin, et qu'il ait régné sur les Scy-
thes (1).
Ainsi la tradition germanique se rencontre avec
celle des Grecs, non pas en un petit nombre de
points, non pas dans tous, mais dans les traits qui
composent la figure du héros, qui font l'intérêt
dramatique, la beauté, la moralité de l'action. De
tels rapprochements ne s'expliquent ni par le ha-
sard, qui n'a pas cette constance; ni par une imita-
tion servile, où il n'y aurait pas cette variété. Ils
supposent l'existence d'une fable antique, égale-
ment recueillie, diversement développée par le gé-
nie barbare du Nord et par la muse du Midi. Enfin
(1) Pour le culte d'Achille au nord du Pont-Euxin, Dion Chry-
sostome, Borysthénit.; Strabon, Géogr., Vif.
260 CHAPITRE V.
les deux traditions se rencontrent sur la même
scène. Achille, Persée, Jason, visitent précisément
les rivages septentrionaux de la mer Noire, non loin
du Tanaïs, au bord duquel les Scandinaves placent
la mystérieuse cité d'Asgard, le séjour des dieux et
le premier théâtre de leurs combats. Tout s'accorde
pour rappeler l'ancien voisinage des deux peuples,
lorsque tous deux, encore peu éloignés de la patrie
commune, sur les versants du Caucase, étaient
nourris des mêmes croyances et bercés des mêmes
chants.
Origine Mais la Colchide tenait de près à la Médie, et les
commune „ , , i tii- / i i t»
des grandes fablcs ffrccques de Medée et de Persée avaient en-
epopees, ^
core ceci de remarquable, qu'elles se liaient aux
souvenirs d'un autre peuple, c'est-à-dire des Perses,
dont la langue et la religion indiquent aussi une
étroite parenté avec les Germains. Persée, en effet,
est la divinité nationale du grand empire persan,
qui porte son nom. C'est le même que Mithras, le
dieu de la Lumière; c'est l'adversaire du ténébreux
Ahriman, caché sous la figure du serpent pour in-
troduire la corruption dans le monde. Le combat
divin continue de siècle en siècle entre les héros
de l'Iran , ou de la région lumineuse, et les bar-
bares du Touran, enfants de la Nuit. Ainsi le grand
Dchemchid, le serviteur du Soleil, armé de l'épée
d'or, en vient aux mains avec l'émissaire des dé-
mons, l'odieux Zohac, qui porte attachés à ses
épaules deux serpents nourris de chair humaine.
LA POÉSIE. 261
Dcliemchid succombe ; mais c'est pour renaître en
la personne du jeune Féridoun, vainqueur du
monstre et libérateur des peuples. Cette suite de
grands rois ne s'interrompt plus jusqu'à Rus-
them, le plus puissant de tous. Après de longues
guerres contre les ennemis des dieux, il meurt,
comme Sigurd, dans une chasse où son frère l'a
traîtreusement conduit. Mais la tradition héroïque,
troublée chez les Perses par de fréquentes révolu-
tions, s'est conservée plus fidèlement dans les sanc-
tuaires de rinde, dans ces poëmes sans fin qu'on y
récite encore solennellement aux fêtes publiques.
Rien n'est pl us célèbre que l'épopée du Mahabharat,
où Yichnou, le dieu conservateur, s'incarne sous le
nom de Crichna, afin de délivrer la terre, désolée
par les géants et les monstres. En vain les esprits
mauvais suscitent contre lui le serpent Galiya : il se
dégage des replis du reptile et lui écrase la tête; il met
à mort le géant qui tenait en captivité seize mille
vierges, et met en liberté les belles prisonnières ;
les impies tombent sous ses coups, les opprimés sont
rétablis dans leurs droits. La mission de Crichna
est accomplie : il périt enfin, percé d'une flèche, en
prédicant les maux qui fondront sur les hommes, jus-
qu'à ce qu'il redescende du ciel pour les sauver (1).
Il semble donc que les grandes nations de la fa-
mille indo-européenne, qui gardèrent tant de
• (1) Cf. Guigniaut, Religions de l'Antiquité, I, 205, 308, 527,
677 ; et la belle analyse du Schahnameh donnée par J. Gœrres.
262 CHAPITRE V.
traces d'une éducation commune, en retinrent
aussi ce sujetéternel de leurs chants. C'est toujours
la lutte du bien et du mal, de la lumière et des té-
nèbres, de la vie et de la mort : d'un côté, la puis-
sance du mal s'introduisant sous la figure du ser-
pent avec l'aide de la femme; de l'autre côté, le
héros, incarnation de la nature divine, subissant
la mort pour la vaincre et pour expier une ancienne
malédiction. Ici je crois reconnaître un mystère,
qui fait depuis six mille ans la préoccupation du
monde, qui est au fond de toutes les religions,
comme la religion est au fond de toutes les épopées.
La lutte, la chute et la rédemption formeraient le
texte d'un premier récit, dont tous les autres ne
seraient que des variantes ou des épisodes. Ainsi
l'humanité n'aurait jamais chanté d'autre histoire
que la sienne, elle ne se serait pas donné d'autre
spectacle que celui de ses antiques douleurs ; et je
ne m'étonne plus qu'elle ne s'en soit jamais lassée.
Elle aime à voir, à toucher ses blessures, dût-elle
les rouvrir; et voilà comment il se fait que nous
cherchons un plaisir dans la poésie, et que nous
ne sommes pas contents si nous n'y trouvons des
larmes.
L'ait poéii^ Les Germains avaient donc un cycle épique : la
que des . ^ . i . i p • • i
Germains, fable qui OU faisait le pivot s enlonçait jusque dans
la dernière antiquité; elle touchait aux plus vieilles
traditions de la Grèce et de l'Orient. Ils avaient
LA POÉSIE. 263
un héros, c est-à-dire un modèle achevé des vertus
qu'ils honoraient; un récit tragique, mais plein
d'avertissements salutaires ; tout un monde de fic-
tions assez merveilleuses pour retenir les imagi-
nations charmées et leur donner l'habitude du
grand et du beau. C'est ainsi que la poésie com-
mence l'instruction des peuples. Il reste à savoir
quel parti les Germains tirèrent de leurs ressources
poétiques. Toutes les nations du monde ont des
traditions, comme toutes les montagnes ont des
carrières ; mais il faut que l'art y mette la main
pour en faire sortir des monuments.
Les peuples du Nord comprenaient si bien ce que L'andesvers
^ ^ ^ chez les
la poésie exige d'art, qu'ils en avaient fait le secret Scandinaves,
des dieux. Une fable insérée dans la nouvelle Edda
raconte qu'à l'origine des siècles vivait un sage,
nommé Kvasir, qui l'emportait sur tous les hommes
par le savoir et par l'éloquence. Deux nains le mi-
rentàmort, recueillirent son sang dans trois vases,
et, le mêlant avec du miel, ils en firent un breuvage
qui devait communiquer le don de la poésie. Il n'y
avait rien qu'Odin ne tentât pour conquérir un
breuvage si précieux. Il descendit sur la terre, pé-
nétra dans la caverne où les trois vases étaient ca-
chéS) les enleva, et, prenant la figure d'un aigle,
il emporta dans le ciel le dépôt sacré, pour en faire
part aux immortels d'abord, ensuite aux hommes*
Lui-même s'abreuva le premier, et c'est pourquoi
il est appelé l'inventeur des chants. Il ne parle
2U CHAPITRE V.
qu'en vers, et ses discours enchaînent tous les
cœurs. Cependant iladélégué sa puissance à Bragi
son fils, et à Saga sa fille, la déesse de la tradilion.
Saga a sa demeure auprès d'une cascade (Sôqva-
berkkr)^ où elle puise chaque jour avec une urne
d'or. Bragi est appelé le dieu des vers, le chanteur
à la longue barbe, le premier des poètes ; la belle
Idunna, son épouse, garde dans une cassette les
pommes merveilleuses dont la verlu est de rajeunir
les dieux et d'écarter d'eux la vieillesse jusqu'au
dernier jour du monde. L'art des vers est ensuite
descendu chez les nains, chez les génies des bois et
des eaux. Quand leur voix s'élève, on dit que les
fleuves retiennent leurs flots et que les oiseaux fré-
missent de plaisir. Enfin les mortels ont appris ce
langage divin. C'est en vers que le sacrificateur
prie et que le magicien prononce ses conjurations ;
la parole, liée par un certain rhythme, a le pouvoir
de lier à son tour les vents et les tempêtes. — Il se
peut que ces fictions ne soient pas toutes bien an-
ciennes; mais elles représentent vivement ce qu'il
y a de mystère, de difficulté, d'enivrement, dans
le métier des poètes, les sources d'inspiration où
ils doivent puiser, l'immortalité dont ils disposent.
Surtout rien n'exprime mieux le caractère de la
poésie Scandinave, où tant d'horreur se môle à tant
de beautés. Il y entre assurément autant de sang
que de miel (1).
(1) Edda de Snorre, 82-87. Edda Sœmundar; Grimmismal,
LA POÉSIE. 265
Si Tart des vers est le partage des dieux, c'est
aussi celui des prêtres. Il a commencé avec les fa-
bles qu'il célèbre. Son nom même [Runa, Liod)
indique un étroit rapport avec la science des runes
et des enchantements. On y sent le travail d'une
caste sacerdotale, qui étonne la multitude avec cet
idiome harmonieux, mesuré, chargé d'images et
d'allusions. Les rois, issus des dieux et revêtus du
pontitlcat suprême, apprennent les règles du chant
en même temps que celles des sacrifices. Ainsi le
roi Gunar, jeté, les poings liés, dans la caverne
des serpents, où il devait mourir, improvise une
dernière fois en frappant du pied les cordes de sa
harpe. Plus tard la poésie fut sécularisée. Les
princes eurent à leur cour des sacrificateurs sur
lesquels ils se déchargeaient du service des autels,
et des scaldes auxquels ils laissaient le soin de cé-
lébrer leurs exploits. Cette coutume était tellement
enracinée, que saint Olaf, le premier roi chrétien
de Suède et l'ennemi déclaré des traditions super-
stitieuses, au moment de livrer la bataille de Stik-
larstad, fit appeler trois poètes, et, les plaçant à ses
côtés au milieu du cercle de boucliers dont ses sol-
dats l'entouraient, leur commanda de regarder tout
ce qui se passerait de mémorable, afin de le célé-
brer par des chants. Or il arriva qu'Olaf périt dans
la mêlée, et deux de ses poètes tombèrent avec lui.
45 ; Mgisdrecka, 8, 15. Grimm, Mythologie, 1, 215, 287, 439 ;
II, 855, 863.
ÉT. GERM. I. 18
266 CIlAl'nRi!: V.
Le troisième, nommé Thormoder, blessé à mort,
employa ce qui lui restait de vie à composer un
chant en l'honneur de son roi ; puis, arrachant le
fer de sa blessure, il rendit le dernier soupir. —
Comme le pouvoir se divisait entre les chefs nom-
breux qui prenaient le titre de roi dans toutes les
provinces du Nord, les scaldes se partageaient en
autant de petites cours, dont ils faisaient l'orne-
ment. Ils se multiplièrent donc, et finirent par for-
mer une classe et en quelque sorte une école de
poètes qui suivaient les chefs au combat pour chan-
ter leurs faits d'armes, et qui avaient place à leur
table pour rappeler la mémoire des aïeux. Ils
jouissaient de privilèges considérables ; et leurs
compositions, transmises de bouche, furent long-
temps les seules annales du Danemark, de la Suède
et de la Norwége. Enfin la passion des chants
avait passé des grands au peuple. Aux assemblées
qui réunissaient chaque année le peuple d'Is-
lande, des conteurs publics récitaient les aven-
tures des héros; d'autres allaient chercher des
auditeurs de bourgade en bourgade. Il n'était pas
permis de rebuter le chanteur en cheveux blancs
qui frappait à la porte. Ses récits faisaient le passe-
temps des nuits d'hiver. Pour charmer les longues
veillées du Nord, il fallait une parole infatigable
et une mémoire exercée. On cite un de ces rap-
sodes, l'aveugle Stuf, qui savait soixante chants et
trente grands poëmes. Il y a peu de temps qu'on
LA POÉSIE. 267
voyait encore, parmi les pêcheurs des îles Feroë, des
vieillards capables déchanter jusqu'au bout la ven-
geance de Brunhilde et la douleur de Gudrun (1).
Ces mœurs, mieux conservées en Scandinavie, La condition
ont laissé leur trace chez toutes les nations germa- "^^ff^^
. les Germains
niques. Les prêtres des Gètes avaient des poëmes
sacrés, qu'ils accompagnaient du son des instru-
ments. Tacite trouve chez les Germains des hymnes
en l'honneur d'Hercule, c'est-à-dire du dieu Thor.
Il y avait aussi des formules magiques qui se chan-
taient pour consulter le sort, pour fermer les bles-
sures, pour délivrer des captifs, et dont quelques-
unes sontparvenues jusqu'à nous. S'il s'agissait, par
exemple, de guérir un cheval blessé, on répétait
les vers déjà cités plus haut, où paraissaient les
dieux et les déesses secourant le coursier de Ëal-
der, blessé dans la forêt. S'il fallait faire tomber
les fers d'un prisonnier, on récitait cet autre chant :
ce Un jour les nymphes étaient assises; elles étaient
« assises çà et là. Les unes nouaient des liens, les
f( autres retenaient la marche de l'armée, d'autres
« cueillaient des fleurs pour en tresser des guir-
cc landes. — Captif, secoue tes chaînes, échappe à
« tes ennemis.» Des compositions si mutilées nous
apprennent bien peu. Elles laissent cependant pré-
sumer ce que pouvait être, dans des chants de plus
(1) Edda Sœmundar, t. 11; Oddrunar Gratr., Havamal, 156;
Olaf helges saga, 218-247. Geiger, Svea rikes hœfder, cap. v.
W. Grimm, Heldensage, 321 ; P.-E. Millier, ûher die JEchtIieit der
Asalehre.
268 CHAPITRE V.
longue haleine, cette poésie sacerdotale, dont les
moindres accents ne manquent ni de noblesse ni
de grâce (1).
Dans la suite, on voit les rois des Francs et des
Anglo-Saxons exercés dès leur enfance à retenir par
cœur les chansons héroïques de leurs peuples. C'est
ainsi qu'Alfred le Grand était resté jusqu'à l'âge de
douze ans dans une entière ignorance des lettres
humaines ; mais jour et nuit, dit le chroniqueur,
il se faisait chanter des poëmes en langue barbare,
qu'il retenait de mémoire. Aussi lorsque, dépossédé
par les Danois, obligé de reconquérir pied à pied
son royaume, il voulut pénétrer dans le camp de
ces pirates pour épier leurs desseins, il y entra
comme un scalde, la harpe à la main, chanta à la
table du roi, et entendit les discours des chefs.
D'autres fois, les princes ont des chanteurs en titre,
qu'ils chargent du soin de leur gloire et de leurs
plaisirs. Le respect public entoure ces hommes
inspirés. La loi des Ripuaires punit d'une peine
quadruple celui qui a blessé à la main un joueur
de harpe. L'épopée anglo-saxonne de Beowulf
nous introduit à la cour des princes danois, lorsque,
entourés de leurs compagnons d'armes, ils s'as-
(1) Jornandès, Tacite, loc. citât. J. Grimm, Ueber zwey ent-
dtckte Gedichte, etc. Voici le texte du second fragment :
Eiris sazun Idisi — sazun hera duoder.
Suma hapt heptidum — suma heri lezidun;
Suma clubodun — uinbi cuonio widi,
Inspring haptbandun — invar wigandun.
LA POÉSIE. m
soient au banquet, et que la coupe étincelante
passe de mains en mains. Alors on voit le chan-
teur, « l'homme aux pensées sublimes et dont la
a mémoire est pleine de chants, » prendre son
instrument et célébrer premièrement l'origine des
choses : « comment naquit la terre, la plaine bril-
cc lante qu'embrassent les eaux ; comment le Dieu
« qui donne la victoire suspendit dans le ciel le soleil
c( et la lune, ces deux luminaires, pour éclairer les
c( hommes; et comment il para toutes les contrées
c( du monde avec des plantes et des feuillages. » Il
rappelle ensuite les aventures des héros, les guerres
d'Hengest et d'Offa, et le combat que le vieux Sige-
mund livra au dragon gardien du trésor : « Ce fils de
« prince, seul, au pied de la Roche grise, en vint
« aux prises avec la bête sauvage ; et il eut ce bon-
ce heur que son épée transperça le serpent aux di-
« verses couleurs, et qu'il devint maître de l'or
(c amoncelé. » Mais, en même temps qu'il est dé-
positaire des traditions anciennes, le joueur de harpe
sait «trouver des paroles qu'il lie harmonieusement
« ensemble, pour louer les grandes actions des
« hommes de son temps. » Il chante le soir les vain-
queurs de la journée, qui s'enorgueillissent de ces
récits. On reconnaît bien à ces caractères les vieux
Saxons, les plus farouches des hommes, mais les
plus capables de civilisation : il n'y a pas de fête
pour eux sans des joies grossières, sans des nuits
passées à boire jusqu'à ce que les guerriers tombent
270 CHAPITRE V.
ensevelis dans le vin. Mais il n'y a pas de fête non
plus sans la poésie, qui est le plus noble et le plus
délicat de tous les plaisirs (1).
Cependant les poêles des Germains, comme
ceux des Scandinaves, ont leur place ailleurs que
dans les banquets. On les trouve sur les champs
de bataille, à côté des héros, dont ils sont les égaux
par la naissance et par la valeur. Ainsi, dans le
poëme des Nibelungen, quand les guerriers bur-
gondes venus au camp d'Attila commencent à
reconnaître les dispositions hostiles des Huns, et
passent une nuit sans sommeil sous le toit de la
salle où on les a hébergés, Yolker le musicien va
se placer sur le seuil de la porte; « il touche ses
« cordes de façon que toute la salle retentit ; il fait
c( entendre des airs doux et suaves, qui finissent par
ce endormir sur leur couche les guerriers sou-
c( cieux. » Mais le lendemain il reparaît au premier
rang dans la mêlée, aussi habile à manier le glaive
que l'archet, jusqu'à ce qu'il meure de la mort
des braves. Souvent aussi on trouve de nobles
chanteurs chargés de ces défis ou de ces messages
dangereux qui plaisaient à la témérité des hom-
mes du Nord. La harpe qu'ils portent ne fait pas
(1) Thégan, de Gestis Ludovici PU, c. xix : « Poetica carmina
gentilia quse in juventute didicerat,respuit. » Asser, edit. Cambden,
p. 5 et 13 : « Saxonicos librosrecitare et maxime saxonica carmina
discere non desinebat, » Je n'ignore pas que Thistoire d'Alfred
allant chanter dans le camp des Danois est contestée ; mais j'y
trouve la preuve de cette instruction poétique que le peuple attri-
buait à ses rois^ *
LA POÉSIE. 271
moins de prodiges que la lyre d'Orphée : il n'y a
pas de coeurs si durs qu'elle désespère de fléchir.
Je ne puis me défendre de citer encore un de ces
exemples qui font éclater, sous des mœurs toutes
barbares, le génie musical de l'Allemagne. On lit
dans un vieux poëme comment le roi de Frise,
Hettel, s'était épris de la belle Irlandaise Hilda,
que son père Hagen retenait prisonnière, refusant
les princes qui la demandaient, et faisant pendre
les messagers qui portaient leurs paroles. Cepen-
dant trois vassaux du roi Hettel se chargent de l'am-
bassade. Le plus célèbre des trois est Horrand,
aussi habile musicien que bon guerrier. Ils par-
tent avec une riche cargaison, prennent terre en
Irlande, et se présentent au château de Hagen
comme des marchands étrangers. Ils y passent plu-
sieurs jours ; on admire leur bonne mine et leur
magniticence. « Or il arriva qu'un soir Horrand se
mit à chanter d'une voix si merveilleuse, qu'il
plut à tout le monde, et les petits oiseaux qui ga-
zouillaient dans la cour se turent, et oublièrent
leurs chansons ; les bêtes des bois laissèrent leurs
pâturages ; les serpents qui devaient cheminer dans
l'herbe, et les poissons qui devaient nager dans les
eaux, ne se souvinrent plus de leur chemin. Il
chanta trois airs, et tous ceux qui étaient là trou-
vèrent le temps court. » Le vieil Hagen lui-même est
ému ; il permet que sa fille entende la voix du héros.
Horrand fait si bien, que la princesse l'invite à
272 CHAPITRE V.
monter près d'elle, reçoit le message, se laisse con-
duire sur les vaisseaux des prétendus marchands,
et devient Pépouse du roi de Frise. — Horrand et
Volker rappellent encore les scaldes belliqueux du
paganisme; mais ils sont aussi les modèles des
poètes chevaliers, des Minnesinger du treizième siè-
cle, de ce Wolfram d'Eschembach, par exemple,
qui ne savait pas lire, mais qui composait de mé-
moire un poëme de vingt- quatre mille vers pour
l'instruction des seigneurs et des nobles dames, et
qui faisait gloire de ses faits d'armes bien plus que
de ses chants (1).
Mais c'est la destinée des arts de descendre dans
la foule et de se populariser, au risque de s'avilir.
Au-dessous de ces chanteurs héroïques, il y en avait
d'autres moins désintéressés, qui vivaient de leur
talent, visitant les manoirs des riches, et revenant
chargés d'or. L'idéal d'une telle vie, avec tout ce
qu'elle avait de prestige, est exprimé dans une
ballade anglo-saxonne d'une haute antiquité, où
le poëte vante ses longs voyages à travers les
royaumes et les peuples, sur la terre spacieuse.
Il a hanté, s'il faut l'en croire, la cour d'Attila,
celles d'Ermanaric, roi des Goths, de Gibich, roi
(1) Nibelungen, aventure 30^ — Gudrunlieder, publiées par
Etmuller, p. 38 et suiv. :
Diii lier in dem walde liezen sten,
Die wûrme die da solten in dem grase gên,
Die vische die da solten in dem wâge vliezen,
Die liezen ir geverte : jâ kunde er siner vuoge
wol geniezen.
LA POÉSIE. 273
des Burgondes, et de tous les chefs puissants du
Nord; il a pénétré en Italie et jusque dans le pa-
lais du César des Grecs : aussi a-t-il éprouvé beau-
coup de bien et de mal. C'est pourquoi il peut
chanter ce qu'il a vu, et raconter de longues his-
toires aux convives, dans la salle où Ton boit l'hy-
dromel. La ballade finit en ces termes : « Ainsi
vont cheminant les chanteurs avec leurs vers. Ils
traversent beaucoup de pays, ils avouent leur pau-
vreté, ils ont des paroles de reconnaissance. Tou-
jours, au nord ou au sud, ils finissent par trouver
quelque juge de leurs chants, quelque chef pro-
digue de présents, qui désire voir exalter sa gran-
deur devant ses nobles vassaux. Celui qui sait di-
gnement célébrer les actions d'autrui a la plus
solide gloire d'ici-bas. » Mais la gloire était le par-
tage du petit nombre. Souvent ces rapsodes mer-
cenaires, repoussés par les grands, ne trouvaient
d'asile qu'au foyer du pauvre. Au huitième siècle
on voyait encore, dans les villages païens de la
Frise, des aveugles, des mendiants gagner leur
pain en récitant aux paysans attroupés c< les aven-
tures du vieux temps et les combats des anciens
rois. » Après que les sacerdoces antiques se furent
éteints, quand les Minnesinger eurent trouvé d'au-
tres héros à célébrer , ce furent les poètes du
peuple, ce furent ces misérables, ces ignorants
qui gardèrent le dépôt des traditions nationales.
Au dix-septième siècle, la ville de Worms conser-
274 CIIAI'ITHE V.
vait encore la coutume de décerner une récom-
pense d'argent à l'improvisateur qui célébrait dans
un poëme sans défaut Siegfried, le meurtrier du
dragon (1).
Combats Ainsi la poésie est d'abord une fonction sacerdo-
poétiques. ^ ^
taie, ensuite une occupation aristocratique, enfin
un métier populaire. Elle constitue pour ainsi
dire une profession, qui a ses usages, qui a ses
charges et ses droits. Elle ne plairait pas au cœur
violent des hommes du Nord, si elle n'avait pas
aussi des combats et des périls. Rien n'est plus
commun dans l'Edda que les assauts de paroles où
deux improvisateurs se provoquent par des ques-
tions obscures, poussent leurs interrogations sur
tous les points difficiles de la mythologie, rivali-
sent de savoir et d'éloquence, jusqu'à ce que l'un
d'eux reste vainqueur : souvent la mort est le par-
tage du vaincu. Odin, le dieu des vers, donna le
premier exemple de ces luttes. Un jour il quitte le
ciel; il veut éprouver la sagesse du géant Vafthru-
dnir, qui a visité les neuf mondes et qui sait
toutes choses. Caché sous un visage d'emprunt,
il entre dans la salle du géant, s'assied devant
(1) Voici la traduction latine de quelques vers de ce chant anglo-
saxon, publié par Thorpe dans sa belle édition du Codex exonien-
sis, p. 318 : « Ita commeantes — cum canlilenis feruntur — poetae
horainum — per terras multas. — Necessitatem dicunt, — gratias
agunt. — Semper a meridie aut borea — inveniunt unum — car-
minum cognitoreiii, — prodigum donorum. » Cf. l'histoire de
l'aveugle Bernlef dans la vie de saint Liudger, BoUand., Act. SS>
MartiL W, Grimra, Heldensage, p. 320,
LA POÉSIE. 2:5
lui, et tous deux conviennent de jouer leur tête
au combat du chant. Le géant demande à son
adversaire les noms des chevaux qui mènent dans
le ciel le char du jour et celui de la nuit; com-
ment s'appelle le fleuve qui partage la terre entre
les hommes et les dieux; quelle est la plaine où
les Ases livreront leur dernière bataille. Odin ré-
pond d'abord ; il interroge ensuite : D'où vient la
terre et d'où naquit le ciel ? Quels plaisirs occu-
pent les héros morts dans les cours de la Ya-
Ihalla? Quelle destinée attend le monde après
l'embrasement général? Enfin, quel nom mysté-
rieux fut murmuré à l'oreille de Balder quand on
le plaça sur le bûcher? A cette dernière question,
le géant reste muet, reconnaît son interlocuteur,
et paye de sa vie l'honneur d'avoir lutté contre
un dieu. L'Allemagne connut aussi ces duels poé-
tiques. J'en trouve un vestige dans le fabuleux
récit du combat de la Wartburg. En présence du
landgrave de Thuringe et de toute sa cour, se pré-
sentent sept poètes : l'un d'eux s'annonce pour le
champion du duc d'Autriche, et défie les autres
chanteurs de lui opposer un égal ; s'il succombe
dans la dispute, il consent à être juslicié comme
un voleur. La dispute s'engage ; les chants, les ré-
cits, les énigmes, se succèdent. Cependant le bour-
reau se tient prêt, et le vaincu perdrait en effet la
tête, si la landgravine ne lui tendait la main pour
le sauver. Au fond de cette fiction chevaleresque
276 CHAPITRE V.
du treizième siècle, on voit percer un souvenir des
temps païens (1).
Jusqu'ici les mœurs poétiques de l'ancienne Ger-
manie rappellent celles des premiers âges de la
Grèce : d'abord les prêtres, comme Orphée, Linus,
Amphion, qui font servir l'art des vers au culte des
dieux et à l'instruction des peuples; puis les chan-
teurs, qu'Homère représente assis à la table des
rois, où Ton écoute leurs conseils aussi bien que
leurs récits ; enfin les rapsodes parcourant les villes
la branche d'olivier à la main, et célébrant sur la
lyre les combats des héros. Il n'y a pas jusqu'aux as-
sauts de chant, avec leur condition fatale, qui ne
trouvent un exemple dans la fable deMarsyas vaincu
et écorché par Apollon. Ce ne sont ni les goûts san-
guinaires ni les images monstrueuses qui man-
quent dans les premières créations de la poésie
grecque : il s'y voit assez de parricides, assez de
géants, d'hydres, de gorgones et de centaures, pour
trahir le désordre des imaginations et la barbarie
(Je l'art. Mais ces ressemblances ne vont pas au delà
des temps homériques. kyecY Iliade^ tout change :
le sentiment de l'ordre s'introduit dans l'art grec
et ne lui laissera plus de repos qu'il ne l'ait poussé
à la dernière perfection. D'un côté, ce chaos de
fables se débrouille, les monstruosités sont rejetées
(1) Edda Sœmundai\ t. I. Wafthrudnismal . Krieg zu Wart-
burg, dans la collection des Minnesinger, publiée par Von der
Hagen.
LA POÉSIE. 277
sur le fond du théâtre, la nature seule occupe la
scène ; elle y paraît avec vérité, avec simplicité,
mais avec ce je ne sais quoi de divin qui ea re-
hausse toutes les proportions. D'un autre côté,
l'harmonie des idées passe dans la prosodie, dans
tout le langage ; elle lui communique une douceur,
une force, une clarté inimitables. Mais ces progrès
étaient soutenus par tous les efforts d'une civilisa-
tion qui a fait l'admiration du monde . Au contraire,
les habitudes violentes des Germains devaient en-
tretenir le trouble dans leur poésie comme dans
leur langue et dans leurs lois. L'art y était, mais
incapable de corriger la grossièreté de ses inven-
tions et l'insuffisance de ses formes.
11 semble que ce soit une tentative étrange que prosodie des
de déterminer les formes de versification pratiquées germaniques.
^ ^ Allitération.
chez les Germains de Tacite. Cependant je crois
possible d'en indiquer les traits principaux, en
cherchant ce qui s'en est conservé chez les peuples
du Nord. Je pense reconnaître la prosodie primi-
tive des langues germaniques, lorsque, du septième
siècle au neuvième, je vois les mêmes règles ob-
servées avec la plus exacte uniformité dans tout ce
qui nous reste de poëmes teutoniques , anglo-
saxons et Scandinaves.
Si donc on rapproche quelques fragments teu-
toniques qui paraissent dater des temps mérovin-
giens, si on les compare aux plus anciennes poésies
anglo-saxonnes et aux chants de l'Edda, on trouve
278 CHAPITRE V.
que tout l'artifice des vers s'y réduit à deux
moyens : l'accentuation et l'allitération. Et d'abord
il n'y faut pas chercher une succession régulière
de syllabes longues et brèves, comme chez les an-
ciens ; on n'y voit pas non plus un nombre fixe de
syllabes quelconques, comme chez les modernes : la
règle n'exige qu'un nombre égal de syllabes accen-
tuées. Le vers ordinaire compte deux accents,
c'est-à-dire, deux élévations de voix et deux chutes.
En second lieu, les vers se succèdent deux à deux,
liés, non par la rime, qui est le retour des mêmes
désinences, mais par l'allitération, qui est le retour
des mêmes initiales. La versification est riche quand
l'initiale revient trois fois, quand la même lettre
commence deux mots dans le premier vers, un dans
le second. Au fond, ces règles dérivent des lois mu-
sicales auxquelles obéissent toutes les poésies.
L'oreille y trouve deux plaisirs : le plaisir de la ca-
dence et celui de la consonnance. Elle aime cette
variété d'inflexions, cette succession de notes qui
montent et qui descendent, et d'où résulte une
sorte de mélodie. Elle aime aussi la répétition des
mêmes sons, qui met l'unité dans la variété, qui
lie les deux vers pour en former une période har-
monieuse. Mais ce ne sont là que les premiers ef-
forts de l'art naissant. L'accentuation tenait lieu de
rhythme dans les anciens chants populaires latins;
l'allitération régnait dans les poëmes des Celtes et
des Finnois. Il y a loin d'un procédé si facile à la
LA POÉSIE. ^70
savante versification des Grecs, à ces lois sévères
qui contraignaient le génie, qui le gênaient, qui
l'irritaient; mais, dans cette lutte, dans cette indi-
gnation de la pensée contre les difficultés de la
parole, la verve éclatait enfin, d'autant plus puis-
sante qu'elle était réglée : Facit indignatio ver-
sum (1).
(1) Voici des exemples d'allitération :
1° En Scandinave, Volospa, str. 5 :
Sol varp sunnan Sol e meridie,
Sinni mana. Socius lunye...
2° En anglo-saxon, Beowulf, v. 7 :
Oft Scyld Scefing, SsGpe Scyld Scefi filius,
Sceathen threaturi. Hostibus congestis...
5" En teutonique, voy. l'invocation magique ci-derrière :
Suma //apt ^eptidun, Alia^ vincula vinciebant,
Suma Hen lezidun. Alise exercilum niorabantur.
Je me range ici au système de M. Hask, qui divise en deux vers les
deux membres de phrases allitérés. M. Grimm n'en fait qu'un seul
vers en deux hémistiches .
On trouve des traces d'allitération dans les plus anciens monu-
ments latins ; par exemple, dans les termes de droit : Félix faus-
iumque, puro pioque, templa tesqunque, sane sarteque. Elle repa-
raît chez les poètes latins des temps barbares ; par exemple, dans
les poésies de S. Fortunat :
V. 347 : Dum rapil, eripitur rapienda rapina rapaci.
506 : Fœdera fida fides formosat fœda fidelis.
508 : Ulustris lustrante viro loca lustra ligustra.
Du même genre était ce poëme en l'honneur de Charles le
Chauve dont tous les vers commençaient par un C :
Carmina clarisonsc calvis cantate Camœnœ.
Nous avons des exemples somblables dans plusieurs idiotismes
français : Sain et sauf, fort et ferme, bel et bon, feu et flamme.
280 CHAPITRE V.
Le génie indiscipliné des barbares n'aurait pas
supporté les chaînes d'une rigoureuse prosodie ; il
n'était pas non plus capable de ce travail soutenu
qui fait la perfection du style. Dans les chants an-
glo-saxons et Scandinaves, on reconnaît des ima-
ginations que rien ne gouverne. Elles s'élèvent
avec une admirable impétuosité ; mais elles ne se
maîtrisent pas, elles s'oublient. Leur dessein se
trouble ; le poëme commençait par un récit d'épo-
pée, un dialogue dramatique l'interrompt brusque-
ment, et finit avec tout le désordre d'une composi-
tion lyrique. Le sublime y étincelle, mais l'obscurité
le suit souvent. Toute clarté se perd au milieu
d'un nombre infini d'allusions, d'énigmes, d'allé-
gories. Jamais l'horreur du mot propre, jamais la
passion des figures ne fut poussée si loin que chez
ces pirates de la mer du Nord. L'or, qu'ils supposent
recueilli dans les fleuves, s'appellera dans leurs
vers la flamme des eaux, la grêle sera la pierre des
nuages, un vaisseau devient le coursier de VOcéan,
et un cheval le vaisseau de la terre; la harpe s'ap-
pelle le bois du plaisir^ et les larmes Veau du cœur.
Les scaldes se vantaient de donner au dieu Odin
cent quinze noms, et de pouvoir désigner une île
par cent vingt et une périphrases différentes (1).
Avec une telle poésie, il ne faut point s'étonner
(1) Edda, passim. — Le bois du plaisir et Veau du cœur sont
des expressions du poëme de Beowulf. Cf. P. E. Miiller, ûber die
JEchtheit der Asalehre.
LA POÉSIE. . 281
que les Germains n'eussent pas de prose. La poésie
est la forme naturelle du langage ; c'est le flot de
la mer, le balancement des forêts, le souffle de la
poitrine, qui donne le premier exemple du rhythme
et de la mesure. C'est la sensibilité qui se satis-
fait par les chants, comme par les cris et les pleurs.
Voilà pourquoi les vers se composent et se conser-
vent sans le secours de l'écriture, de sorte que
l'improvisation n'est jamais si fréquente que par-
mi les peuples ignorants. Au contraire, la prose
est l'ouvrage delà raison maîtresse d'elle-même et
maîtresse de sa parole, tirant de son propre fonds
et de l'ordre même de ses pensées la forme qu'elle
donne au discours. Elle suppose donc toute l'acti-
vité de l'esprit humain. Elle veut un travail inté-
rieur, que l'écriture seule peut soutenir. C'est pour-
quoi il n'y a de prose que chez les nations qui
écrivent, chez les nations laborieuses, et par con-
séquent civilisées. Les Germains possédaient un al-
phabet; mais nous ne l'avons vu employé qu'à des
usages superstitieux, tout au plus à de courtes
inscriptions sur les rochers et les tombeaux. Les
plus anciens monuments en prose sont des traduc-
tions du grec et du latin. La syntaxe des textes ori-
ginaux y est suivie avec une si timide exactitude,
qu'il y faut bien reconnaître les premiers essais
d'une langue qui n'a point de règle pour la con-
struction prosaïque. Il n'y aurait jamais eu de li-
vres chez un peuple qui en a tant fait depuis, s'il
ET. GERM. I. 19
282 » CHAPITRE V.
n'eût passé par les écoles des moines latins de
Fulde et de saint-Gall (1).
Ce qu'il y a Cependant la poésie du Nord était bien moins
de barbare ^
"'XK.''^ barbare par la forme que par le fond. On n'y voit pas
d'effort pour épurer les fictions d'une mythologie
grossière. On y sent partout les deux passions qui
poussaient les Germains sur la frontière romaine et
les pirates normands sur les mers : la passion de
l'or et celle du sang. Yoici les conseils que le poëte
du Havamal donne à son disciple : a Qu'il se lève
« matin celui qui en veut aux richesses et à la vie
« d'autrui. Rarement le loup qui reste couché
c( trouve une proie, rarement l'homme qui dort
c( trouve la victoire. — Si tu connais un homme
c< à qui tu te fies peu , et dont tu veuilles tirer
«un service, tiens -lui un langage flatteur,
« dissimule ta pensée : rends-lui mensonge pour
c( mensonge. » Toute la fable de Sigurd n'est que
l'histoire d'un trésor et de plusieurs vengeances :
les frères, pour un peu d'or, y font égorger leurs
frères ; les héros arrachent le cœur de leurs enne-
mis et en boivent le sang ; une mère tue ses en-
(1) La version d'Ulphilas suit mot à mot le texte grec des Evan-
giles ; exemple :
Atta unsar thu in himinam, veihnai namô theins
HocTEp "n^JM^ é £v Toï; oùpavoîç, à-yiaaÔTirw to ôvou.â gcm.
Quimai thiudinassus theins. Vairthai vilja theins sve in liimina
ÊXÔSTW il êaadei'a cou. rsvTiÔïiTa) to ôsXrifAoc ao\) cb; èv oupavco
jah ana airtha.
«al im TY.i 'iYii.
LA POESIE. 283
fants, jette leur chair dans des vases remplis de
miel qu'elle met sur la table de son mari, le poi-
gnarde lui-même après cet horrible festin, et l'en-
sevelit sous les ruines de son palais incendié. Le
poëte achève son récit en déclarant heureux « l'hom-
c< me qui engendrera une telle fille, une femme
« aux actions fortes et glorieuses ! » Ce ne sont
point ici les emportements d'une imagination en
délire; ce sont bien les mœurs, non des Scandi-
naves seulement, mais de toutes les nations germa-
niques. Ces spectacles de carnage se renouvellent
encore dans l'épopée allemande des Nibelungen. On
y voit des guerriers épuisés de fatigue et de soif,
et leur chef leur crie : « Si quelqu'un a soif, qu'il
« boive du sang ! » « Or l'un d'eux s'en fut là où
il y avait des morts; il s'agenouilla près d'une
blessure et détacha son casque ; alors il commença
à boire le sang qui ruisselait, et, quoiqu'il n'y
fût pas accoutumé, cela lui parut grandement
bon (1). »
Mais nulle part les instincts avares et sangui-
naires n'éclatent plus violemment que dans la fable
(1) Edda Sœmundar, Havamal, 45, 58. Fafnishana, II : Pe-
cunia potiri vult — hominum quisque — perpetuo usque ad diem
unicam. — Nam semel — débet viventium quisque — descendere
ad Helam. — Atlamal : Beatus est posterorum quisque — cui gi-
gnere contigit talem — puellam, fortium factorum laude, — qua-
lem Giukius procreavit ! Cf. Nibelungeii, 34" aventure.
Do gi.e der recken einer di; cr einen tôten vant :
Er kniet im zuo der wunden, den helm er abe gebant ;
Do begtinde er trinken daz fliezende bluot :
Svie ungewon ers wœre, ez dùhte in grœzlichen guet.
284 CHAPITRE V.
du forgeron Weland, qui a laissé des souvenirs sur
tous les points de l'Europe occupés par les Ger-
mains, depuis les Pyrénées jusqu'à la mer Glaciale.
Longtemps, en Allemagne, on montra la forge de
Weland. En Islande, un habile artisan s'appelle
encore un Volundr. Une complainte anglo-saxonne
célèbre les malheurs de Weland, et les habitants du
Berkshire faisaient voir la pierre sur laquelle l'ou-
vrier invisible ferrait les chevaux des voyageurs.
Les romans chevaleresquesfrançais veulent que les
armes bien trempées sortent de l'atelier de Galand
(ou Waland), qui forgea les trois bonnes épées
Flamberge, Hauteclere et Joyeuse. Voici donc l'a-
venture du forgeron telle que la raconte l'Edda,
telle qu'au treizième siècle l'évêque norwégien Biorn
de Nidaros l'entendit répéter encore à la cour de
l'empereur Frédéric II (1 ) .
Au temps où le roi Nidur régnait en Suède, trois
Finnois vinrent s'établir dans la vallée du Loup,
tous trois frères et de race royale. Gomme ils er-
raient un jour autour du lac qui arrose la vallée,
ils virent que trois Valkyries s'y baignaient en filant
du lin ; elles avaient laissé leurs vêtements sur la
rive. Chacun des trois frères en prit une pour
épouse. Volundr, le plus jeune des trois, eut en
partage la belle Alvitra, qui savait toutes choses.
Mais après sept hivers les trois Valkyries se souvin-
(1) Vilkina Saga, Edda Sœmundar, t. II; Vœlundar quida.
LA POÉSIE. 285
rent des combats où elles avaient coutume de se
mêler, et, quittant leurs époux, elles retournèrent
sur les champs de bataille. Deux des frères se mi-
rent à leur poursuite, Tun du côté du levant, l'au-
tre du côté du couchant. Mais Volundr resta seul
dans la vallée; il resta assis tout le jour, il forgea
l'or rouge, il y enchâssa des pierres précieuses, il
fit un grand nombre d'anneaux qu'il suspendit à un
cordon d'écoice, attendant s'il plairait à sa belle
épouse de revenir.
Or il arriva que le roi Nidur entendit parler de
Volundr et de ses richesses. Il prit donc avec lui des
hommes armés, s'enfonça dans la vallée du Loup,
força l'entrée de la forge, fit lier Volundr qui dor-
mait, lui prit son glaive étincelant et s'empara des
anneaux d'or, dont il destina le plus riche à Bod-
vilda, sa fille. Il retourna chez lui chargé d'or et
ramenant son prisonnier. Et Volundr grinçait des
dents en voyant son glaive aux mains du roi et son
anneau au doigt d'une étrangère. La reine s'en
aperçut : elle conseilla de mettre le captif hors
d'état de nuire. «Craignez, dit-elle, ce serpent au
c( regard perfide ; coupez-lui les nerfs et jetez-le
« dans l'île de Sœvarstod . » On coupa donc à Volundr
les nerfs des jarrets, on le jeta dans l'île, on lui
bâtit une forge, et il y travaillait pour le roi Nidur
à des ouvrages d'or et d'argent. Mais il travaillait
aussi à sa vengeance.
Un jour, les deux fils de Nidur vinrent trouver
286 CHAPITRE V.
le forgeron, et, s'étant fait. donner les clefs de son
coffre, ils y virent beaucoup d'or rouge et de joyaux.
Et Yolundr leur dit : « Venez demain, venez seuls,
« et je ferai en sorte de vous donner tout cet or.
c( Mais ne dites ni aux femmes, ni aux serviteurs,
c< ni à personne, que vous venez près de moi. » Le
lendemain, de bonne heure, les deux frères s'appe-
lèrent l'un et l'autre. «Allons, dirent-ils, voir le
« trésor. » Ils y allèrent, et, s'étant fait ouvrir le
coffre, ils y regardaient avec avidité. Yolundr leur
coupa la tête; il cacha leurs restes sous le fourneau.
Puis il prit leurs crânes, les entoura d'argent, et
en fit des coupes pour le roi Nidur leur père ; il
enchâssa les prunelles de leurs yeux comme des
pierres précieuses, et les envoya à la reine leur
mère. De leurs dents il fit une parure, et l'envoya
à Bodvilda leur sœur. Un peu après, Bodvilda étant
venue le prier de réparer l'anneau qu'elle avait
brisé, il lui présenta un breuvage enivrant, et la dés-
honora, ce C'est maintenant, s'écria-t-il, que je suis
« vengé. »
En même temps Yolundr s'ajusta des ailes qu'il
s'é(ait secrètement ft^briquées, et il s'éleva en riant
dans les airs. Or il passa devant la salle où le roi
Nidur attendait ses enfants, et le roi lui cria: « Qu'a-
ce t-on fait de mes fils?» Yolundr répondit : ce Jure-
« moi premièrement par le bord de ton vaisseau et
c( par le cercle de ton bouclier, jure par l'épaule
c( de ton cheval et par la pointe de ton glaive, que
L\ POÉSIE. 287
« lu respecteras celle qui est devenue l'épouse de
« Volundr... Et maintenant va dans la forge que tu
ce as fait construire ; tu y trouveras les soufflets
ce teints de sang. J'ai coupé la tête de tes enfants,
c( et j'ai caché leurs restes sous le fourneau. De
c( leurs crânes j'ai fait des coupes garnies d'argent
'c( pour le roi Nidur. J'ai enchâssé les prunelles de
c( leurs yeux comme des pierres précieuses, et je
c( les ai envoyées à la reine leur mère. De leurs
ce dents j'ai fait une parure, et je Tai envoyée à
ce Bodvilda leur sœur. Et, à l'heure qu'il est, Bod-
ce vilda porte dans ses flancs un fils de Volundr,
ce elle, la seule enfant qui vous reste à tous deux. »
Alors le roi s'écria : ce Tu n'as jamais proféré une
parole qui me causât plus de douleur. Mais il n'y
ce a pas d'homme assez grand pour qu'à cheval
ce même il puisse te combattre ; il n'y en a pas d'as-
ce sez fort pour te frapper d'en bas, tandis que tu
ce planes là-haut dans les nues (1). »
Il semble, au premier aspect, que cette fable soit,
comme Volundr lui-même, d'origine finnoise : elle
convient au caractère industrieux et cruel que les
Scandinaves prêtent aux peuples de la Finlande, leurs
éternels ennemis. Cependant c'est Volundr qui joue
ici le rôle héroïque ; c'est lui que le poëte chante et
(1) Vœlundar quida. Sur le mythe de Weland, voyez W. Grimm,
Heldensage, et l'intéressant travail de M. Francisque Michel. M. Am-
père, Histoire littéraire de France, t. II, a indiqué les traces que
ce mythe a laissées dans les vieilles traditions françaises^
288 CHAPITRE V.
que les auditeurs admirent ; c'est lui qui a survécu
comme un personnage national dans la mémoire
des peuples. Des traditions nombreuses en font le
fils du géant Wate, établi dans l'île de Seeland, et
le petit-fils du roi de Suède, Wilkinus, qui s'unit à
une déesse des eaux. D'autres fois Yolundr est un
Elfe, c'est-à-dire un être divin ; et l'on se rappelle
qu'en effet le travail des métaux est compté parmi
les plaisirs des dieux. L'Edda représente les Ases
bâtissant une ville dans la plaine de l'Ida : ils y
élèvent des temples, des autels et des fourneaux ; ils
fabriquent d'abord des tenailles et des instruments
de forgeron, puis des joyaux de toute sorte, ce et les
c( ouvrages d'or ne leur manquent pas.» Ces dieux,
prêtres et forgerons, rappellent singulièrement les
plus vieilles religions de la Grèce, les dactyles du
mont Ida, les telchines, les cabires, tous travaillant
le fer, tous pontifes et magiciens (1). A leur tête est
Vulcain, père d'une race d'ouvriers, dont le plus
habile sera Dédale. Vulcain est boiteux, comme
Weland. Mais la ressemblance va jusqu'aux der-
niers détails en la personne de Dédale, lui aussi
prisonnier d'un roi, lui aussi travaillant dans une
île, et s' échappant enfin avec les ailes qu'il s'est
faites; lui aussi est resté si populaire chez les an-
ciens, qu'on disait proverbialement un ouvragé de
Dédale pour désigner un ouvrage parfait. De telles
(1) Guigniaut, Religions de V Antiquité, t. H, p. 275.
LA POÉSIE. 289
analogies supposent assurément une tradition com-
mune; mais on retrouve toute la différence des deux
poésies dans les traits qu'elles choisissent et dans
les couleurs qu'elles y mettent. Ce qui émeut les
poètes classiques, c'est la destinée d'Icare, de ce
jeune fils que Dédale emmène dans sa course aé-
rienne, dont il dirige l'essor comme l'oiseau dirige
le premier vol de ses petits. Mais le téméraire en-
fant s'élève trop haut : la cire de ses ailes se fond
aux approches du soleil, il est précipité dans la mer.
En vain Dédale, descendu sur le rocher de Gumes,
voulut graver aux portes d'un temple l'histoire de
ses malheurs : deux fois il essaya de ciseler dans l'or
la chute d'Icare, deux fois retombèrent ses mains
paternelles. Voilà le récit que les Grecs et les La-
tins ne se lassaient pas d'entendre et de répéter. Ils
en avaient fait la plus touchante des élégies ; ils y
trouvaient un sujet de pitié, c'est-à-dire d'un sen-
timent qui rend l'homme meilleur. L'épisode de
Dédale reviendra encore dans ce sixième chant de
V Enéide qu'Auguste se faisait lire par Virgile. Au
contraire, ce qui plaît aux scaldes Scandinaves,
c'est le spectacle d'un ressentiment que rien ne
désarme ; c'est ce captif, ce boiteux, qui sait dissi-
muler, punir un roi, et lui échapper enfin. Je ne
vois plus dans l'histoire de Volundr qu'un sujet
d'horreur, un récit fait pour flatter les plus mau-
vais appétits de la nature humaine, un chant digne
d'avoir été chanté au festin fameux où Alboin, roi
290 CHAPITRE V.
des Lombards, contraignit Rosemonde à boire dans
le crâne de son père.
C'est que la poésie n'a pas tout le pouvoir qu'on
lui suppose. Il faut qu'elle prenne les héros de la
tradition, les mœurs de la société; et, comme elle
est le plus populaire de tous les arts, elle en est
aussi le moins libre, puisqu'elle doit se rendre l'in-
terprète de toutes les croyances et de toutes les pas-
sions nationales. Les annales d'un peuple ne don-
nent que la suite de ses chefs et de ses victoires : on
y apprend ce qu'il put et ce qu'il fit. C'est dans les
chants de ses poètes qu'il laisse voir ce qu'il ne fit
pas, mais ce qu'il voulut, ce qu'il rêva ; c'est là
seulement qu'on entend le cri de l'amour ou de la
haine, et qu'on a affaire, non plus à des morts, mais
à des passions vivantes. Voilà pourquoi nous nous
sommes arrêtés longtemps à considérer le peu qui
nous reste de la poésie du Nord : ce ne sont que
des éclairs, mais ils achèvent de jeter quelque lu-
mière sur ces ruines de l'antique Germanie que
nous avions cherché à reconstruire. Maintenant
nous commençons à nous représenter cet état mal
défini qu'on appelle la barbarie ; nous en saisissons
le caractère principal, savoir, l'indiscipline des es-
prits et des volontés. Pendant que les sociétés po-
licées reconnaissent des règles qu'on ne viole pas
sans soulever l'indignation universelle , c'est le
propre de ces peuples incultes de ne connaître au-
cune loi si sacrée qui ne puisse être impunément
L\ POÉSIE. 291
désobéie, aucun devoir qui ne cède à l'appât du bu-
tin et au plaisir des représailles. Rien ne les em-
pêche donc plus de descendre au dernier abrutis-
sement, et nous ne sommes pas surpris de les trou-
ver anthropophages. Mais nous savons aussi qu'il
ne leur manque pas un de ces instincts généreux
qui relèvent la nature humaine : ni la piété filiale,
qui arme le héros pour venger son père ; ni le dé-
vouement chevaleresque, lorsqu'il délivre la vierge
captive ou qu'il la conquiert pour son compagnon
d'armes ; ni la tendresse de la femme quand elle
monte sur le bûcher de son fiancé ; ni sa pudeur,
quand elle place entre elle et lui un glaive d'or.
Après que l'Évangile aura purifié cette terre barbare,
il ne faudra pas s'étonner d'en voir sortir toute
une moisson de saints et de grands hommes.
Ainsi la poésie ne fait que reproduire les mêmes conclusions
contradictions qui éclatent dans les religions, dans la première
les lois, dans les langues des Germains. Il n'y a pas
d'horreurs, comme il n'y a pas de faussetés, qu'on
ne voie parmi eux, où l'on ne sente je ne sais quelle
haine de l'ordre, je ne sais quel effroyable amour
des ténèbres, du mal et de la destruction. Mais il
n'y a pas non plus de beautés, comme il n'y a
pas de vérités et de justices, que ces esprits gros-
siers n'aient entrevues et qu'ils n'aient aimées :
car une race d'hommes ne traverserait pas les siè-
cles si ces divines communications n^l maintenaient
292 CHAPITRE V.
un reste d'ordre et de lumière. Un contraste si
étonnant devient plus instructif quand on le voit se
reproduire chez les autres peuples qui couvrirent
le nord de l'Europe. Je me borne aux deux plus
puissants, les Celtes et les Slaves, qu'on ne saurait
oublier, soit à cause de leurs nombreux rapports
avec la Germanie, soit à cause des derniers traits
qu'ils ajoutent au tableau du monde barbare.
Rapports II uc faut pas croire, en effet, que les Germains
des Germains ...
avec seuls occupasseut le territoire immense où nous
les autres J
%^ôrd.^" avons tracé l'itinéraire de leurs migrations, depuis
la mer Baltique jusqu'à l'Océan. Les Allemands se
font une fausse gloire de se figurer leurs ancêtres
formant une nationalité compacte, maîtres d'un sol
incontesté, dans un isolement qui les eût frappés
d'impuissance. Comme il fallait que cette race de-
vînt forte, il fallait qu'elle fût mêlée, qu'elle fût
contenue, qu'elle trouvât autour d'elle des alliances
et des résistances ; qu'elle connût ces commerces
féconds, ces luttes salutaires qui font grandir les
peuples. Sans parler des Finnois et des hordes er-
rantes désignées par les anciens sous le nom de Scy-
thes et de Sarmates, deux autres nations pouvaient
disputer l'empire du Nord. D'un côté, les Celtes
couvraient d'abord, comme d'une première couche,
toutes les contrées que l'invasion germanique de-
vait inonder : la Bretagne, la Gaule, l'Espagne, la
haute Italie. Leurs établissements s'étendaient au
bord de la Baltique, où l'on trouve les Cimbres;
LA POÉSIE. 293
dans la Bohême, colonisée par les Boïens; sur les
rives du Danube, habitées par les Scordisques et les
Taurisques, frères des Gaulois; enfin, jusqu'au
nord du Pont-Euxin et duPalus-Méotide, où les an-
ciens plaçaient la première patrie des Gimmériens,
c'est-à-dire des peuples celtiques. D'un autre côté,
les Slaves, d'abord resserrés entre leBorysthène et
les sources de la Yistule, devaient envahir suc-
cessivement la Garinthie, la Moravie, la Silésie, la
Lusace, la Poméranie, d'où ils ne sortirent plus,
et pousser leurs incursions jusqu'au cœur de la
Thuringe. Au huitième siècle, les moines qui al-
lèrent fonder le monastère de Fulde parlaient en-
core avec terreur des bandes de sauvages slaves
qu'ils avaient rencontrés descendant les rivières à
la nage et troublant de leurs cris le silence des
forêts. Des nations qui avaient pénétré si profondé-
ment dans la Germanie avaient dû laisser une trace
dans son histoire. En effet, rien n'est plus célèbre
que la ligue des Teutons avec les Gimbres, les plus
redoutables des Geltes ; et en même temps rien ne
tient plus de place dans la mythologie du Nord que
les guerres et les alliances des Ases avec les Vanes,
c'est-à-dire avec les Slaves. La déesse de l'Amour,
Freya, passait pour une fille des Vanes admise à
titre d'otage parmi les dieux des Germains, et ho-
norée sur leurs autels comme un symbole de paix
et d'union (1).
(1) Parmi les populations celtiques de la Germanie, Tacite compte
294
CHAPITRE V.
Mais les trois grands peùples du Nord n'étaient
pas seulement voisins, ils étaient frères ; et cette
parenté a ses preuves dans les traditions et dans
les mœurs.
Les Celles. Quaud les Grecs plaçaient la cité primitive des
Cimmériens aux confins de l'Europe et de l'Asie, ils
s'accordaient avec un antique récit qui représente
les Celles arrivant en Occident sous la conduite de
Hu le Fort. « Ils venaient du pays de VÊié{Deffro-
« bani)^ du côté où s'élève Constantinople; ils tra-
ce versèrent la mer brumeuse pour s'établir enBre-
« tagne; et avant eux il n'y avait point d'hommes
« vivant dans la contrée, ni autre chose que des
« bisons, des castors et des ours. » S'ils vinrent de
l'Orient, de cette école de toutes les religions sa-
vantes, on n'est plus surpris de trouver chez eux
un enseignement qui rappelle à la fois la théologie
de l'Inde et les chants sacrés des Scandinaves. De
les Cimbres, les Estyens, les Gothini, les Boïens, sans parler des
Gaulois établis dans les agri decumates. Germania, 28, 29, 37,
45, 45. Strabon, lib. VII : xat rà KsXnxà (é'ôvn), Cl Ts Bûiûi jcat 2>cop-
(5*1(7)401 >cal Taupîajcot. Plutarque [in Mario) étend le pays des Celtes
jusqu'au Palus-Méotide. Sur les Cimmériens, Homère, Odyssée, XI,
12; Hérodote, I, 6; IV, 1 et suiv. Cf. Diefenbach, Celtica, t. I. —
En ce qui touche les établissements des Slaves, Frédégaire, 68 :
« Multis post haîc vicibus Winidi (Slavi) in Thoringiam, et reliques
vastando pages, in Francorum regnum irruunt. » Adam de Brème,
ci: « Prœter eara partem quse trans Albim supra incolitur a So-
rabis. » Vita S. Sturni, ap. Pertz, t. II, 305 : « Ibi ad (flumen
Fuldam) magnam Sclavorum multitudinem reperit ejusdem fluminis
alveo natantes, lavandis corporibus se immersisse. » Cf. Zeuss, die
Deutschen und die Nachbarstœmme, p. 636 et suiv. — Sur la ligue
des Cimbres et des Teutons, Plutarque, in Mario. Guerres et al-
liances des Ases avec les Vanes, Ynglinga saga, cap. iv.
LA POÉSIE. 295
là ces trois grands dieux, Teutatès, Taranis et Hé-
sus, sembables à la trinité nationale des Ger-
mains, et rangeant aussi sous leurs lois tout un
peuple d'êtres invisibles, de fées, de géants et de
nains, qui animent la nature et qui la divinisent.
De là cette cosmogonie où Ton voit l'univers pas-
sant par une suite de créations et de destructions,
la terre elle-même représentée comme un animal
gigantesque : le soleil est son œil, et de sa poitrine
jaillissent trois sources, la mer, la pluie et les
fleuves. De là, enfm, la métempsycose et le voyage
des âmes à travers trois cercles d'existence : le cer-
cle de l'épreuve, celui de la félicité et celui de Tin-
fîni. Tant de ressemblance entre les dogmes devait
se faire sentir dans les institutions qu'ils soutenaient.
Les coutumes de la Germanie reparaissaient chez
les Celtes, avec des différences qui n'infirment point
la parenté, mais qui attestent la liberté des deux
peuples. Dans la société, une hiérarchie où l'on dis-
tingue quatre degrés : les druides, les nobles ou
chefs de guerre, les hommes libres réduits à une
sorte de vasselage, et enfin les esclaves. Dans la fa-
mille, l'union conjugale consacrée par le don du
matin et par le brûlement des veuves ; la constitu-
tion du clan, qui unit par une étroite solidarité les
hommes issus d'un même sang, et les rend pro-
priétaires en commun du domaine patrimonial.
Dans les institutions judiciaires, Tordalie ou le ju-
gement de Dieu par le feu et par l'eau ; le serment
296 CHAPITRE V.
déféré aux parents, aux amis, aux clients de l'ac-
cusé ; la composition pécuniaire, et la loi tarifant le
meurtre au prix d'un certain nombre de têtes de
bétail. La comparaison des langues n'est pas moins
concluante que celle des lois : en étudiant les idio-
mes celtiques, on retrouve une branche éloignée,
mais reconnaissable, de la famille indo-européenne;
l'alphabet primitif des Irlandais reproduit les seize
lettres de récriture runique. Toute la poésie des
bardes rappelle celles des scaldes islandais par les^
règles mêmes de sa versification , par les enseigne-
ments religieux dont elle était dépositaire, enfin
par les fables épiques dont nous trouvons le dernier
écho dans les légendes populaires du pays de Galles.
Quand je lis, par exemple, comment saint Samson
combattit contre la fée qui brandissait une lance à
trois pointes, et comment il pénétra dans la ca-
verne du dragon pour l'enchaîner et le précipiter
dans la mer, je ne puis oublier Sigurd, Brunhilde
la Valkyrie, et le dragon de l'Edda. — Si les tradi-
tions sont communes, le même désordre s'y est in-
troduit pour conduire les deux peuples aux mêmes
excès. Les pierres druidiques réclamaient autant de
victimes humaines que les autels de Wodan. César
trouva en Bretagne des tribus nomades vivant de
leur chasse, et qui ne connaissaient, s'il faut l'en
croire, ni propriété ni mariage : les femmes y
étaient communes, comme les biens. L'ivresse du
carnage n'éclate pas plus dans les chants anglo-
LA POÉSIE.
297
saxons que dans l'hymne de guerre du barde gal-
lois, lorsqu'il se réjouit du banquet préparé aux
corbeaux et aux vautours, lorsqu'il invite ses com-
pagnons d'armes à « multiplier les crânes vides de
c< cervelle, à multiplier les femmes sans époux et
(( les chevaux sans cavaliers. » A ces cris sangui-
naires, on se souvient que plusieurs tribus celtiques
étaient cannibales ( 1 ) .
Les Slaves furent moins connus des anciens, et Les siaves.
le peu qu'on sait de leur première condition ne
laisse voir que des peuplades sauvages dispersées
sur un territoire immense, oii chaque chef de fa-
mille campait à l'écart, sans demeure fixe, sans
voisins et sans lois. La passion de la guerre les
poussait à la fois sur les provinces de l'empire
d'Orient et sur les terres des rois mérovingiens. La
férocité de leurs mœurs allait si loin, queles Russes
(1) L'émigration des Kimris, sous la conduite de Hu-gadarn, est
rapportée dans les triades galloises, triade A. Lucain, Pharsale, l,
W-k, nomme les trois grands dieux des Gaulois. Cf. Csesar, de Bello
Gallico, IV, VI. — Sur la cosmogonie, la métempsycose et toute la
doctrine sacrée des Celtes, le témoignage des anciens s'accorde avec
plusieurs documents dont la critique moderne admet l'authenticité.
Voyez surtout deux chants de Thaliesin (Myvyrian archeology, 20,
27), et le poëme des Séries, publié par M. de la Villemarqué
{Chants populaires de la Bretagne, t. I). — Pour les institutions
celtiques, -voyez aussi Tacite, Agricola; les lois galloises de Hoëlle
Bon ; tome 1" de l'Histoire d'Irlande de Moore, et les recherches
de M. de Courson sur Y Histoire des peuples bretons. — En ce qui
concerne les langues et la poésie, Pictet, de l'Affinité des langues
celtiques avec le sanscrit; le savant recueil de M. de la Villemar-
qué; miss Brooke, Belics of ancient Irish poetry. La légende de
S. Samson est tirée du Liber Landavensis. C est Biodore de Sicile
(v. 52, § 5) qui accuse d'anthropophagie plusieurs tribus irlan-
daises.
ÉT. GEUH. I.
20
298 CHAPITRE V.
offraient en sacrifice leurs enfants nouveau-nés,
et qu'au treizième siècle il fallait qu'Albert leGrand
visitât, en qualité de légat du Saint-Siège, les Slaves
de Poméranie, pour déraciner la coutume païenne
de tuer les vieillards et de les dévorer. Cependant,
si l'on pénètre chez ces barbares avec les chroni-
queurs du Nord, qui les connurent avant leur con-
version, on y découvre les traces d'une ancienne
culture. C'est d'abord une doctrine sacrée, le
dogme d'un Dieu suprême, lumineux et intelli-
gent, Swjatowit, qui, avec Perunet Rujewit, forme
une triade en tout point comparable à celles des
Celtes et des Germains. Les divinités inférieures
viennent ensuite, avec leurs attributions distinctes,
leurs généalogies, leurs aventures et leurs combats.
Cette mythologie a son expression dans un culte
pompeux. Rien ne ressemble plus aux descriptions
du sanctuaire suédois d'Upsal, que les temples des
villes slaves de Rugen, de Stettin, de Rhetra, de
Kiew, d'Arkona, qu'on représente peuplés de sta-
tues d'or, entourés de bois sacrés, où les provinces
voisines envoyaient des offrandes et sollicitaient
des oracles. La fondation de ces cités sacerdotales
était déjà une tentative pour retenir et policer les
peuples. On y voit l'autorité des prêtres plus grande
que celle des chefs de guerre, et tous les signes
d'une constitution théocratique souvent ébranlée,
jamais détruite. Mais le lien le plus fort qui con-
tînt les nations slaves, qui les empêchât de se dis-
LA POÉSIE. 299
soudre, c'était la cliaîne des souvenirs historiques.
Les poëmes qui les conservent ont toute la popula-
rité, toute l'opiniâtreté des vieux chants de l' Alle-
magne : on reconnaît le même génie épique, les
mêmes fables sous d'autres noms. Si les paysans
du Rhin font voir le rocher où Siegfried combattit
le dragon, et la forêt où il mourut par la trahison
de ses proches, les Polonais ont longtemps chanté
le roi Crocus, vainqueur du serpent, et tué à la
chasse par les émissaires de son frère. On montre
encore les os du reptile scellés dans les murs de la
cathédrale de Gracovie. Ces traits sont déjà frap-
pants, mais l'analogie des langues est décisive. Les
idiomes slaves ont leur place marquée entre le
sanscrit et le gothique; seulement, par l'abon-
dance de leurs voyelles, par la richesse de leurs
formes grammaticales, ils tiennent de plus près à
l'Orient. Tout s'accorde pour confirmer la tradi-
tion des Slaves, qui les faisait venir du voisinage
de la mer Noire, du berceau commun des Ger-
mains et des Geltes (1).
(1) Procope, Bell. Goth.^ 5, 4 : OUoûai Sk èv ;caXuêat; oîxrpaîç
^t£(7>4rjVa)p.svoi ttoXXw p.èv aTc' aAXToXwv, à^^e'iêovTaç 5's wç xà -jToXXà -ôv
TTiç evcwioaewî ix.xaToi -/.wpov. Helmoldus Nigellus. Chronic. Slavo-
rum, I, 55, etc. : « Inter multiformia Slavorum numina prsepollet
Swantewit, deus terrse Rugianorum... » Ihid., 3 : « Hosvero (infe-
riores deos) distributis officiis de sanguine ejusprocessisse... » Ibid.,
12 : « Sacerdos ad nututn sorlium et porro rex et populus ad nu-
tum ejus pendent. » Cf. Jornandes, de Rébus Geticis, 5. Ditmar de
Mersburg, Adam de Brème, et la vie de S. Otton de Bamberg, apud
Bolland., Jul. I. Nestor, Chronic.^ II. — Bopp, Vergleichende
Grammatik, préfuce de la deuxième livraison.
300 CHAPITRE V.
Fraternité ^^^^^ s'établit l'incoiitestable fraternité des na-
peupfe?indo- tions gcmianiques avec les deux grands peuples du
européens. ^ i t /
INord en même lemps qu avec les peuples polices
du Midi. Quelque différente que soit la destinée
des uns et des autres, ils donnent tous le spectacle
de la même lutte. Il n'en est pas de si barbare où
l'on ne voie un reste de civilisation qui se défend ;
il n'en est pas de si cultivé où l'on ne touche au
vif je ne sais quelle racine de barbarie que rien ne
peut arracher. Au fond des sociétés, comme au
fond de la conscience humaine, on retrouve la loi
et la révolte ; on retrouve la contradiction, le dés-
ordre, c'est-à-dire ce que Dieu n'y a pas mis. L'his-
toire, comme la tradition, aboutit au mystère de
la déchéance : nous arrivons, par un chemin bien
long, à une vérité bien vieille; mais rien n'est plus
digne de la science que de donner des preuves nou-
velles à de vieilles vérités.
Tout le travail des siècles ne consiste qu'à ré-
parer cette déchéance, à effacer cette contradiction ;
à remettre l'unité, la paix dans l'homme, dans les
peuples, dans le genre humain. C'est ce que je
vois commencer au sein de la famille européenne,
à l'époque où, resserrée dans les vallées de l'Asie
occidentale, elle attendait l'heure de se disperser.
Quand le moment de la Providence fut arrivé, les
Indiens et les Perses prirent leur roule vers le Sud.
L'essaim de peuples d'où devaient sortir les Grecs
et les Latins se dirigea du côté de l'Occident ; les
LA POÉSIE. 301
Celtes, les Germains et les Slaves ne trouvèrent
devant eux que les froides plaines du Septentrion,
et il semble que leur partage était mauvais. Pen-
dant vingt siècles leurs frères possédèrent les plus
belles contrées de la terre, fondèrent des cités, des
écoles, et firent à eux seuls toutes les affaires pu-
bliques de l'humanité. Les conquérants, les légis-
lateurs, les philosophes, se succédaient, travail-
lant sans le savoir à unir les peuples méridionaux
par une civilisation commune, qui s'acheva sous
la garde et pour ainsi dire sous le mur de l'em-
pire romain. Quand cet ouvrage fut accompli, il
ne resta plus que de renverser le mur et de livrer
l'entrée aux hommes du Nord, afin de composer
cette société plus grande qui devait être la chré-
tienté. Les Germains se trouvaient en mesure de
répondre à Tappel : ils avaient crû et multiplié
dans l'ombre; et, s'ils étaient assez barbares pour
renverser l'empire romain, il leur restait assez de
lumières pour rebâtir sur ses ruines.
SECONDE PARTIE
LA GERMANIE EH PRÉSENCE DE LA CIVILISATION
ROMAINE
CHAPITRE VI
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS.
Les événements qui ouvrirent la Germanie à la
domination romaine remplissent une période d en- Destinée de
viron soixante-cinq ans, depuis l'an 55 avant J.-C. ce qui faisait
^ ^ sa puissance.
jusqu'à l'an 10 de l'ère chrétienne. 11 faut savoir
ce que Rome était alors, el quelle sorte de civili-
sation elle portait aux peuples conquis.
Pendant que les lieutenants d'Auguste établis-
saient au bord du Rhin les quartiers de leurs lé-
gions, Yirgile, retiré dans quelqu'une de ses villas
de Campanie ou de Sicile, dictait l'admirable dis-
cours de Jupiter, au premier livre de l'Enéide, où
il résumait toute la pensée de son poëme, et pro-
bablement toute la politique du prince dont il ser-
304 CHAPITRE VI.
vait les desseins. Il y faisait intervenir le décret
du ciel pour fixer d'avance la fortune « de ces
« Romains maîtres de toutes choses, de cette na-
cc tion qui porterait la toge pacifique. Sa puissance
« ne devait trouver de bornes ni dans l'espace ni
c< dans le temps, car un empire sans fin lui était
« promis. A^lors se fermerait le temple de la guerre,
« et des dieux bienfaisants donneraient des lois
a aux peuples désarmés. » Ce n'étaient point là
des songes de poëte ; c'était la doctrine des ora-
teurs, des historiens, des hommes d'État. Au lan-
gage de Cicéron et de Tite-Live, il semblait que des
débats du forum dépendît la sûreté de l'univers.
Mécène conseillait à Auguste de proclamer l'union
du monde sous un seul pouvoir, et d'effacer ces
différences d'usages et de gouvernements qui divi-
saient les hommes. Un peu plus tard, Pline admi-
rait « l'immense majesté de la paix romaine » en-
veloppant toute la terre, a Les dieux, disait-il,
c< avaient choisi l'Italie pour rassembler les em-
« pires divisés, pour adoucir les mœurs, pour rap-
c< procher, par le commerce de la parole, les lan-
ce gues de tant de barbares qui ne s'entendaient
« pas, et pour ramener l'homme à l'humanité. »
Assurément on ne pouvait exprimer en termes plus
forts la mission de Rome, et quelle part elle devait
prendre à l'œuvre de la Providence, qui était de
rétablir l'unité détruite de la famille humaine (1).
(1) Virg-iJe, Mneid., I, 28 et suiv. Cf. Cicéron, pro Balbo, pas-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 305
Tout semblait fait pour assurer cette destinée.
La société romaine était le résultat et comme l'a-
brégé des civilisations antiques. Les traditions re-
ligieuses de l'Orient se conservaient encore dans
les sanctuaires étrusques, d'où la ville de Romulus
avait reçu ses croyances, ses rites et ses prêtres.
Rien de plus remarquable, chez un peuple dont les
commencements sont si grossiers, que cette théolo-
gie savante qui plaçait au faîte de l'univers une
puissance inconnue, immuable; au dessous, une
série de dieux émanés d'elle ; plus bas, les âmes
considérées comme autant de divinités, mais dé-
chues, condamnées à descendre sur la terre et jus-
qu'aux enfers, pour y subir les expiations pres-
crites, avant de remonter au ciel. De là, la science
des augures, le culte des mânes, et ce commerce
avec le monde invisible, qui faisait le fond des
institutions romaines, qui prêtait à la cité une ma-
jesté vraiment divine, et la mettait en mesure d'exi-
ger tous les sacrifices et de compter sur tous les
sim; Sénèque, Epist. xlvii. Pline, Hist. nat., III, 6 : « Numine
deûm electa (Italia) quae... sparsa congregaret imperia, ritusque
molliret, et tôt populorum discordes ferasque linguas sermonis
commercio contraheret ad colloquia, et humanitatem homini daret. »
Les Grecs avaient fini par reconnaître cette mission de Rome. Plu-
tarque, de Fortun. Rom.; Aristide, Orat. in Romam; voyez aussi
l'hymne d'Érinne, si; ttiv Pwp,yiv. Et, sur ce point, les chrétiens des
premiers siècles pensaient comme les païens : Tertullien, de Anima^
30 ; ad Scapulem de persecutione : « Quousque sseculum stabit,
tamdm eniin stabit (imperium). » Voyez aussi Thierry, Histoire
de la Gaule sous l'administration romaine, t. I ; et F. de Cham-
pagny, Tableau du monde romain, t. I, liv. I.
303 CHAPITRE VI.
dévouements. D'un autre côté, les lettres et les
arts de la Grèce étaient venus tempérer la sé-
vérité des mœurs latines. Les fils des patriciens,
élevés par des pédagogues grecs, allaient achever
leurs études aux écoles d'Athènes et de Rhodes.
Tout ce que la poésie avait produit de plus achevé
depuis Homère jusqu'à Théocrite, tout ce que les
maîtres de Démosthènes et ses émules avaient porté
de raffinements dans l'art de la parole, tout ce
qu'avaient pu faire six siècles de philosophie pour
l'éclaircissement des questions qui tourmentent
l'esprit humain, tant d'inspirations, tant de tra-
vaux, avaient passé dans la langue rustique du La"
tium, pour la façonner, l'ennoblir, et y développer
enfin les qualités incomparables qui en firent l'i-
diome commun du monde policé. Le génie romain
profitait donc de ce qui l'avait précédé, mais en y
ajoutant ce qu'il avait de propre, je veux dire le
sentiment du juste, la passion du droit et la volonté
de le faire régner parmi les hommes. Sans doute,
chez les Indiens et les Grecs, on avait écrit des lois,
mais pour un temps et pour un seul peuple : la
gloire des Romains fut d'en avoir voulu faire pour
tous les temps et pour toute la terre. C'est à quoi
ils travaillèrent, en brisant de bonne heure le
cercle étroit, mais puissant, de leur constitution
théocratique, en engageant une lutte de quatre
cents ans contre le patriciat, jusqu'à ce qu'ils arri-
vassent, par les plébiscites de leurs tribuns, par les
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 307
édits de leurs préteurs, par les doctrines de leurs
jurisconsultes, à ces notions de droit naturel qui
ont leur source dans la raison divine, et leur appli-
cation dans toutes les sociétés. Je ne m'étonne plus
qu'épris de cette justice absolue, les Romains s'en
soient déclarés les interprètes et les vengeurs,
qu'ils aient prétendu ne servir qu'elle en contrai-
gnant par les armes les peuples qui résistaient à
leurs lois, et qu'enfin la plus belliqueuse nation de
l'univers se soit considérée comme la gardienne de
la paix universelle (1).
De si hautes pensées n'avaient rien de témé-
raire au temps où Auguste ferma le temple de Ja-
nus. Au delà des frontières poussées de la mer du
Nord au mont Atlas, et de l'océan Atlantique à l'Eu-
phrate, l'autorité de Rome s'étendait sur un nom-
bre infini de royaumes et de tribus, qu'elle tenait
dans l'épouvante ou dans le respect. Les Scythes et
les Sarmates sollicitaient son alliance ; les Par-
thes avaient rendu les aigles enlevées aux légions
de Crassus ; on avait vu venir les ambassadeurs des
Indiens et des Sères, avec des éléphants et des tré-
sors : ils avaient mis quatre ans à traverser l'Asie
(1) Ottfried Mûller, die Etrusker. — Plutarque, Vie de Romulus.
— Suétone, de Illustribus Grammaticis. — Giraud, Histoire du
Droit romain. — Digeste, 1. Il, de Origine juris. — Virgile, VI,
855 et suiv. :
Tu regere imperio populos, Romane, mémento.
Use libi erunt artes, pacisque imponere morem...
Pline, Hist. nat., XXVII, i : « Immensa pacis romanse majestate. »
Sénèque, de Providentia ; « Gentes in quibus romana pax desinit. »
308 CHAPITRE VI.
et la moitié de l'Europe, pour apporter les hom-
mages de leurs rois. Chaque année une flotte ro-
maine partait de la mer Rouge et allait toucher à la
côte de Malabar. Un peu plus tard, d'autres vais-
seaux achevèrent le lour de la Grande-Bretagne.
Au récit de ces navigations, les esprits s'échauf-
faient et commençaient à prévoir l'époque où, selon
la parole de Sénèque, « l'Océan ouvrirait ses bar-
cc rières et laisserait passage à d'autres Argonautes
« vers un continent nouveau. » Rome n'ayant plus
rien à vaincre, le moment lui semblait venu de tout
régler. Elle ne paraissait avoir recueilli les tradi-
tions des peuples civilisés que pour faire à son tour
l'éducation des barbares, et pour étendre d'un bout
du monde à l'autre le bienfait des mêmes lu-
mières (1).
Ce qui faisait Cependant la civilisation romaine, au moment
l'impuissance .
deiiome. dc sa pIus graudc puissaucc, recélait déjà tous les
vices qui devaient la précipiter. On a vu ailleurs
comment le paganisme, en divinisant la nature,
en s'attachant à reproduire dans son culte les deux
mystères de la vie et de la mort, avait abouti à la
(1) Florus, Epitom., IV, 12 : « Omnibus ad occasum et meri-
diem pacatis gentibus, ad septentrionem quoque, duntaxat inlra
Rhenum atque Danubium, item ad orientem intra Cyrum et Eu-
phratem: illi quoque reliqui, qui immunes imperii erant, sentie-
bant tamen magnitudinem, et victorem gentium populum romanum
reverehantur..., » etc. Cf. Strabon, Tacite, Agricola, 10, et le cé-
lèbre passage de Sénèque le Tragique : « Venient annis — Ssecula
seris — Quibus Oceanus — Vincula rerum — Laxet et ingens —
Pateal tellus, — Nec sit terrarum — Ultima Thule. »
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 309
prostitution religieuse et au sacrifice humain. Aux
fêtes de la Bonne Déesse, les matrones, dit saint
Augustin, faisaient dans le temple ce qu'elles n'au-
raient pas voulu regarder au théâtre. Et pourtant on
sait assez ce que supportaient les spectateurs du
théâtre latin, et comment on y poussa le goût de la
réalité jusqu'à déshonorer des femmes et brûler
des hommes sur la scène, quand il fallait représen-
ter les amours de Jupiter ou la mort d'Hercule. Les
lieux où se consommaient ces horreurs passaient
pour sacrés. Au milieu s'élevait l'autel de Bacchus,
et tout se faisait au nom des dieux. On considérait
comme autant de rites religieux les combats de
gladiateurs et ces jeux où les condamnés, parés de
bandelettes à la manière des victimes, étaient jetés
aux lions et aux ours. A la menace d'une grande
calamité publique, on enterrait vivants deux étran-
gers, en l'honneur des divinités de l'enfer. Jusqu'au
quatrième siècle, on ne cessa pas de placer, cha-
que année, une coupe fumante de sang humain sur
l'autel de Jupiter Latial. De tels excès contentaient
les passions violentes de la multitude, mais ils sou-
levaient la raison. Le souvenir du sacrifice d'Iphi-
génie indignait le poëte Lucrèce, et l'armait contre
une religion qui avait pu conseiller tant de crimes.
Les doctrines épicuriennes se propageaient rapide-
ment parmi les puissants et les riches, dont elles
charmaient la mollesse et dont elles endormaient les
remords. César faisait profession publique au sénat
310 CHAPITRE M.
de ne point croire à la vie future; et le peuple, ga-
gné déjà par les mêmes opinions, allait volontiers
siffler ses dieux, quand un poëte comique lui don-
nait en spectacle V Adultère d'Anubis ou Dianebat-
tue de verges. La philosophie ne réparait pas les
ruines qu'elle avait faites. Cicéron, le plus sage el
peut-être le meilleur des Romains, entouré de toutes
les lumières de l'antiquité, employait un dialogue
de ses Tusculanes à démontrer premièrement l'im-
mortalité de l'âme, et subsidiairement que la mort
ne serait point un mal, encore que l'âme dût mou-
rir. Vainement l'interlocuteur se déclare satisfait
de la première démonstration ; Cicéron insiste : « Il
faut, dit-il, se défier de tout : on peut se laisser sur-
prendre à la subtilité d'un raisonnement ; les sages
se sont trompés sur des points plus clairs; » et ce
dogme de l'autre vie lui paraît encore enveloppé
d'obscurité. Les stoïciens n'y trouvent pas plus de
lumière : les plus habiles professent que les âmes
survivent aux corps, mais pour un temps ; qu'elles
habitent une région du ciel, mais jusqu'à ce que,
Tespace étant rempli, les premières venues soient
anéanties, afin de laisser place aux dernières. Je ne
sais rien de plus respectable que ces efforts déses-
pérés de la philosophie pour résoudre les questions
religieuses qui ne lui laissent point de repos; mais
je ne sais rien de plus démontré que son insuffi-
sance (1).
(1) Tite Live, Hist., XXXIX et suiv. : Sept mille personnes enve-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 341
Le paganisme avait encouragé les mauvais pen-
chants de riiumanité. Cependant il enseignait la
crainte des dieux, la distinction du bien et du mal,
tout ce qui faisait le fond de la conscience et que
l'incrédulité détruisait. De là cette corruption qui
marque les derniers temps de la république, lors-
que, les anciennes vertus s'éteignant, il ne resta
plus dans les cœurs que la passion de l'or, du sang
et delà chair. Alors Atticus faisait la traite des gla-
diateurs et prêtait à la grosse aventure; César sou-
riait aux sarcasmes de ses soldats, qui lui repro-
chaient l'infamie de ses nuits; Auguste faisait cru-
cifier un de ses esclaves pour avoir mangé un oiseau
dressé dont il aimait les jeux. Quand l'homme était
tombé si bas, comment la sainteté de la famille se
fût-elle soutenue? Je m'explique ainsi la contagion
loppées dans les mystères infâmes des bacchanales. Sur les prosti-
tutions reli;^ieuses, saint Augnstin, de Civitate Dei, Vil, 21. Pline,
Hist. nai., XXVIII, A. Pline, XXX, i. Le sénat rend en G69 un décret
contre les immolations humaines. Mais Porphyre, de Abstinentia,
II, 56, atteste que les immolations continuaient de son temps. Sur
les deux étrangers qu'on enterrait vivants, Tite-Live, XXII, 57;
Pline, XXVIII, 2. Sur le caractère religieux des combats de gladia-
teurs, Valère Maxime, III, 4, 7. Sacrifice humain offert pur Octave
aux mânes de César, Suétone, Octav., 15. LdiCldiUce, Divin. Institut.,
lib. I : « Si quidem Latialis Jupiter etiam nunc sanguine colitur
humano. » En ce qui touche les spectacles, Tite Live, Hist., VII, 1,
2. Tertullien, Apologetic. et Advers. Gnostic. Cyprien, de Specta-
culis. .Vagnin, Origines du théâtre. Et sur toute celte corruption du
paganisme, Tschirner, der Fait des Heidenthums. Filon^ Mémoire
sur Véiat moral et religieux de la société romaine. Cicéron, Tus-
cul., I, « 78 : Nihil nimis oportet confidere... in his est enimaliqua
obscuritas. » Ihid., 77 : « Stoici autem usuram nobis largiuntur
tanquam cornicibus : diu mansuros aiunt animos, semper, ne-
gant..., » etc.
312 CHAPITRE VI.
du célibat, la facilité du divorce, qui introduisait
une sorte de polygamie successive ; en même temps
qu'un tribun du peuple, Helvius Cinna, se dispo-
sait à faire décréter publiquement la pluralité des
femmes. Dans les proscriptions du second trium-
virat, plusieurs fils avaient dénoncé leurs pères.
Plus tard, il fallut qu'un sénatus-consulte interdît
les emprunts d'argent aux fils de famille, que l'im-
patience de leurs créanciers poussait au parricide.
L'Etat même ne conservait plus rien de ce prestige
religieux que lui prêtaient les vieilles croyances. La
négligence des patriciens avait laissé périr l'an-
tique tradition des augures; on n'en retenait que
de vaines cérémonies, qui ne commandaient plus
le respect du peuple. Toute la morale des citoyens
puissants était dans cette maxime d'Euripide : a S'il
ce faut violer les lois, il faut les violer pour régner ;
« en toute autre chose, observez la justice. » A quoi
bon rappeler la vénalité des élections, la rapacité
des magistrats et des officiers du fisc, la spoliation
des provinces? Au milieu de ce désordre universel,
grandissait la puissance impériale. Sans doute les
Césars mainlinrent les magistratures, mais pour
s'en attribuer la meilleure part, le souverain ponti-
ficat, le tribunat, la censure, le proconsulat, et
pour ne laisser aux autres que des honneurs sans
puissance. Le nom de la république subsistait, mais
comme une fiction légale à laquelle personne ne
croyait plus. Ce système de fictions faisait le côté
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 313
faible de la législation romaine. Le respect des rè-
gles anciennes s'attachait à en garder la lettre, pen-
dant que la différence des temps introduisait un
esprit nouveau. Ainsi la loi des douze tables ne con-
naissait d'héritiers que les parents par les mâles : le
préteur appelait à la succession les parents par les
femmes, mais en les supposant héritiers légitimes.
La loi qui punissait le vol ne prévoyait ce crime
qu'entre citoyens romains : en citant devant lesjuges
rétranger coupable, il fallait le supposer citoyen.
L'antique solennité du combat judiciaire se perpé-
tuait, mais en remplaçant la lance par la verge.
Toute la procédure n'était qu'une suite de formules
surannées et d'actes fictifs, queCicéron necraignait
pas de livrer au ridicule, qui heurtaient le bon
sens public, et qui menaient au mépris de la loi,
et par conséquent à sa ruine (1) .
(1) Sur la corruption des mœurs, Salluste, Catilin., 10 ; /w-
gurth., 41. Cicéron, Lettres familières, 8, 8 ; 1, 9 ; 6, 2 ; à Atti-
cus, 3, 19; 4, 4; 15. Suétone, in Cœsare, 22, 30, 49, 51, 52 :
« Helvius Cinna tribunus plebis plerisque confessus est habuisse se
scriptam paratamque legem, quam Gsesar ferre jussisset cum ipse
abesset, uti uxores liberorum quserendorum causa quas et quot
vellet ducere liceret. » Le trait d'Auguste, qui fait un singulier con-
traste avec sa clémence chez Vedius PoUio, est rapporté par Plu-
tarque, Apophthegm. — Digeste, 1. I, ad S. C. Macedonianum :
« Ne cui, qui fiiiofamilias pecuniam mutuam dedisset actio peti-
tioque daretur. » — Gains, Institut, comment., III, 23; IV, 11 et
sniv.; 37 : « Item civitas romana peregrino fmgitur... veluti si furti
agat vel cum eo agatur . » On ne finirait pas, si l'on voulait énumérer
toutes les fictions de la procédure romaine, tout ce qui s'y faisait de
ventes simulées, per œs et lihram. On feignait de vendre Fenfant
qu'on émancipait, l'enfant qu'on donnait en adoption, la femme
qu'on voulait rendre maîtresse de ses affaires, l'hérédité qu'on
voulait transmettre, etc. Cicéron, pro Murena, 23-27.
ÉT. GEU.M. I. 21
314 CHAPITÉE VI.
Enfin, cette culture même des lettres, qui eut
toute sa fleur au siècle d'Auguste, approchait déjà
de son déclin . Les écrivains romains en étaient ve-
nus à ce moment critique où, préoccupés à l'excès
de la perfection des formes, ils allaient négliger
le travail de la pensée et le soin des grands intérêts,
sans lesquels il n'y a pas de grandes littératures.
Les signes avant-coureurs de la décadence se dé-
clarèrent avant la mort d'Auguste. Deux beaux es-
prits marquent l'altération du goût, l'un dans la
prose, l'autre dans la poésie : je veux dire Pollion,
ce critique malveillant de Cicéron et de Tite Live,
et Ovide, qui loua Virgile, mais qui n'en repro-
duisit ni la sobriété ni la vigueur. Dès lors la pas-
sion des exercices déclamatoires et des lectures pu-
bliques pousse les orateurs et les poètes à ces
défauts qui plaisent, à ces effets de parole qui sou-
lèvent les applaudissements de l'auditoire, mais
qui n'auront que les dédains de la postérité. L'éru-
dition succède à l'inspiration épuisée, et l'art rem-
place le génie (1). Yoilà donc où en était la civili-
sation romaine quand elle pénétra chez les Ger-
mains. Elle pouvait leur bâtir des temples; mais
les dieux qu'elle y devait installer ne valaient pas
mieux que ceux du Nord : ils inspiraient moins de
foi, par conséquent moins de vertus. Elle avait à
leur proposer des lois admirables, mais servies par
(1) Suétone, de Illustribus grammaticis. Tacite, de Catisis cor-
ruptœ eloquentiœ. Quintilien, lib. XII, cap. x.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 315
de mauvais citoyens. Elle leur portait des écrits de
ses plus grands maîtres, mais commentés par des
disciples stériles. Il y avait assurément bien moins
de poésie dans les écoles des grammairiens latins,
que dans les chants d'une troupe de barbares ras-
semblés autour d'un bûcher pour célébrer les fu-
nérailles de leur chef.
La conquête de la Germanie fut poussée plus Histoire de
, IIP conquête
lom qu on ne pense communément ; elle fut sou- romaine
■•■A ^ en Germanie
tenue plus longtemps, elle eut de plus grands ef-
fets.
Déjà César avait pris possession de la rive gau-
che du Rhin, occupée par des populations d'o-
rigine germanique. Deux fois (55 et 53 avant
J.-C.) il avait passé le fleuve, et poussé ses re-
connaissances jusque dans l'intérieur du pays, dont
la courte description fait une des plus belles pages
de ses Commentaires. Après ses guerres d'Asie,
il se proposait de revenir par le nord du Pont-
Euxin, de prendre à revers la Germanie, qu'il tra-
verserait de Test à l'ouest, et de rentrer dans les
Gaules avec la gloire d'avoir étendu l'empire jus-
qu'à l'océan Septentrional, regardé comme la
limite de l'univers. Ce reve ne fut pas réalisé;
mais il est remarquable que le génie de César ait
été attiré vers ces trois grands pays du monde
moderne, la France, l'Angleterre et l'Allema-
gne; qu'il n'ait pas moins fallu que son épée
pour commencer leur destinée, et que sa plume
16 CHAPITRE VI.
pour écrire le premier chapitre de leur his-
toire (1).
x4uguste se fit un devoir filial d'accomplir le
vœu de son prédécesseur. Après avoir affermi,
par les soins de ses lieutenants, Agrippa et Muna-
tius Plancus, la domination romaine sur le Rhin ;
après que ses fils adoptifs, Drusus et Tibère, eurent
soumis les peuples indomptés qui s'étendaient des
Alpes au Danube, il crut le moment venu de péné-
trer au delà des deux fleuves. Drusus (12 ans avant
J.-G.) attaqua la Germanie par le septentrion : sa
flotte descendit i'Yssel, rasa les côtes de la Frise
et vint aborder à l'embouchure de l'Ems, où il
construisit un fort. L'année suivante, il s'avança
par terre jusqu'au Weser : une troisième expédi-
tion le conduisit au bord de l'Elbe. 11 songeait à
forcer ce dernier obstacle, lorsqu'un jour, dans la
profondeur des bois, lui apparut une femme d'une
stature plus qu'humaine, qui lui ordonna, dit-on,
de retourner en arrière, et l'avertit que sa derrière
heure approchait. On ajoute que peu après il mou-
rut d'une chute. C'est le récit des historiens ro-
mains : et qui sait si, dans cette apparition, il ne
(I) Florus, m, 10; César, Comment., V, VI; Plutarque, in Cœ-
sare : napaastsuvi jcat ptof^^yi orpareusiv aàv i-Ki nàpôouç, xaraa-
7.1X1 TOV Kaûjcaaov IxTuspteXôo'vTt Hovtov eî; TViv 2)4UÔt)CYiv £p.êaX£Ïv* xal
Ta 7r£pi'5(_ct)pa r£pp.avûïç xai rep[j,aviav aùnfiv fc7n^pap.o'vTi è\à KeXôwv
STravEXÔefv eÎç iTaX(av xai auvaiiat tov )cu)cXov tcûtov tt; iqi\t.o^[c(.ç, tw
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 317
faut pas reconnaître quelque prêtresse de Woden, qui
se crut inspirée d'arrêter l'étranger au passage, et
de sauver les derniers sanctuaires de ses dieux (1)?
Toutefois Rome n'abandonna point les conquêtes
de Drusus. Pendant dix-huit ans, les légions sillon-
nèrent le pays, écrasèrent toutes les résistances,
accoutumèrent les peuples à la crainte, qui est le
commencement de la soumission. Domitius Ahe-
nobarbus passa l'Elbe, et éleva, sur la rive droite,
un autel en l'honneur d'Auguste. Des négociations
s'ouvrirent avec les Burgondes, dont les tribus cou-
vraient les bords de la Yistule. Toutes les résis-
tances paraissaient domptées; le génie des peuples
et même le climat semblaient s'adoucir : c'était un
autre ciel, une autre terre. Des progrès si rapides
furent interrompus par le désastre de Varus, écrasé
avec trois légions dans la forêt deTeutoburg. Mais
le jeune et vaillant Germanicus vengea l'honneur
du nom romain. Après deux ans de victoires, il ne
demandait plus qu'une campagne pour achever la
réduction de la Germanie en province. La jalousie
(1) Dion Cassius, XLVIIf, L; LIH, LIV. Strabon, IV, VH. Tite
Live, CraV, CXXXVÎ, CXXXVIIL Tacite, imia/., XII, 27 ; Germania,
XXVIII. Velleius Patercubs, II, 95, 97. Horace, Carm , IV, 4, 14.
Monument. Ancyr., tabul. 2\ Florus, IV, 12. Sur la mort de Dru-
sus, Tite Live, CXL. Dion Cassius, LV, 1 : Tuvïi -yap rte asi^tov -h
Y.o,':o. àvôpcÔTVO'J (pûaiv aTvavTriaacra aùrÇ), s'œn- tt&ï ^"rÎTOC ir,^[■^T^. Apouas
àx^opeffre, k. t. X. Il est impossible de citer ici tous les témoignages
de Tanliquité sur une époque si connue ; on les trouvera réunis
dans le savant livre de Barth, Deutschlands Urcjeschichte, t. I.
Parmi les historiens modernes de l'Allemagne, j'ai consulté princi-
palement Pfister et Luden.
CHAPITRE VI.
de Tibère le priva de cette gloire, en lui décernant
la vaine pompe du triomphe. Rome vit traîner au
Capitole des prisonniers de toutes les nations ger-
maniques, des prêtres, des chefs enchaînés avec
leurs femmes' et leurs fils. On portait autour du
vainqueur les images des fleuves captifs; mais en
même temps l'armée victorieuse commençait à
quitter leurs bords; elle se retira lentement et à
regret. En l'an 28 de l'ère chrétienne, le poste
laissé à l'embouchure de l'Ems se maintenait encore;
en Tan 47, les légions campaient près du Weser.
Claude ordonna qu'elles se repliassent sur le Rhin.
Mais la guerre avait duré un siècle et c'était plus
qu'il n'en fallait aux Romains pour laisser au delà
du Rhin une trace ineffaçable (1).
(1) Tacite, Annal., IV, 44. Dion Cassius, LV, 6. Suétone, in
Tiher., 9. Velleius Paterculus, II, 72, 97 , 118. Florus, IV, 12 :
« Ea denique in Germania pax erat ut mutati homines, alia terra,
cœlum ipsum initius molliusque solito videretur. » Cf. Dion, LVI,
18 : ''E? TS TOV JCOCTU.CV UCpcôv Ç'P(ù^.Cf/Kà'i) 01 pOCCt^apOl p.£T£ppuÔL/.t^OVTO
xœ,i à-^'opàç èvop.i^ov, (juvoVîouç ts stpyivtxà; sttoicuvto. Le sénat regar-
dait déjà la Germanie comme une province : « Ipsi (Druso) quod
nunquara, alias, senatus romanus ex provincia dédit. » Florus loco
citato. L'expédition de Domitius Ahenoharbus, au delà de l'Elbe,
est surtout connue par le fragment de Dion Cassius que Morelli a
publié à Bassano, 1798. — Sur la défaite de Varus, le récit le plus
instructif me semble êlre celui de Velleius Paterculus, II, 117, 120.
Cf. Dion, LVI, 18 et suiv. Florus, IV, 12. Tacite. Annal, 1. Mani-
lius. Astronomie, I, 894, rapporte les signes célestes qui annon-
cèrent la destruction de l'armée romaine. Cf. Suétone, in Odavian.,
25, 49. Senec, Epist. lxyii. — Sur les guerres qui suivirent,
Suétone, in Tiherio, 18,21. Velleius Paterculus. 120 et suiv.
Ovide, Trist., 111, 12; IV, 2. Tacite, 1; passim, 2, 5-26. 11 faut
lire dans Slrabon, VI!, la description du triomphe de Germanicus.
En ce qui louche la domination romaine en Germanie après le rap-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 319
Si les armées romaines reculaient au nord, elles
reprenaient leurs avantages du côté du midi. Déjà
Tibère (7 ans après J.-G.) avait dompté la puissante
nation des Marcomans, établie dans les montagnes
de la Bohême , d'où elle dominait le cours du
Danube. Trajan s'attacha à soumettre la rive gauche
du fleuve, depuis sa source jusqu'à ses bouches.
Avant de succéder à l'empire, ce grand homme
commandait en Germanie (94-98). On y avait ad-
miré la rapidité de ses expéditions, la fermeté de
son gouvernement, le respect qu'il inspirait aux
barbares, lorsque, assis sur la chaise curule, entouré
des faisceaux, il rendait la justice à tant de peuples
différents de moeurs et de langues. C'est alors qu'il
paraît avoir achevé la conquête du territoire compris
enire le Rhin, leMeinetle Danube; des colons gau-
lois y furent établis, avec la condition de défricher
le sol et de payer à l'Etat la dîme des récoltes. De-
venu empereur, Trajan tourna ses armes contre les
Daces, les plus belliqueux des Germains orientaux
(102-105), et réduisit en province la contrée qui
s'étend du Danube aux monts Carpathes et au Dnies-
ter. La civilisation latine y jeta des racines pro-
fondes : après dix-huit siècles, les peuples de la
Valachie et de la Moldavie, issus, si l'on veut les
en croire, des soldats de Trajan, prennent encore
pel de Germanicus, Tacite, Annal., IV, 72; XII, 16-19 : « Igitur
Claudius adeo novam in Germanias vim prohifmit, ut referri pisesi-
dia cis Rhenum juberet. »
320 CHAPITRE VI.
avec orgueil le nom de Romains, Roumoimi (1).
La soumission de la Germanie était devenue une
des pensées dominantes de la politique impériale. Il
fallait que tous les grands princes y missent la mai n .
En 160, le soulèvement des Marcomans, soutenus
par une confédération nombreuse, appela Marc-
Aurèle sur la frontière. Il y trouva une des plus
formidables guerres que l'empire eût soutenues.
Cependant neuf campagnes successives le rendirent
maître du territoire ennemi ; il s'enfonça jusque
dans le pays des Buriens, entre l'Oder et la Yistule,
laissa partout des camps fortifiés et des garnisons;
et déjà il songeait à former une province nouvelle
sous le nom de Marcomannie, quand [la mort le
prévint. Mais on voit assez l'impression que la puis-
sance romaine avait laissée parmi ces peuples, par
les conditions qu'ils subirent. Ils s'engageaient à
rester en paix avec leurs voisins, à fournir chaque
année du blé et des soldats, à ne tenir l'assemblée
publique qu'une fois par mois, dans un lieu déter-
(1) Guerres contre Marbod et les Marcomans, Strabon, VIl ; Vel-
leius Paterculus, 108, 109, 110, 129. Tacite, Annal, II, 62, 63.
Suétone, in Tiber., 37. Expédition de Trajan en Germanie, Pline,
Panegyric, IX, XIÎ, XIV, XVI, LXXXII. Établissement des colons
gaulois entre le Danube et le Rhin, Tacite, Germania, 29 : « Non
numeraverim inter Germaniœ populos, quanquam trans Rhenum
Danubiumque consederint , eos qui decumates agros exercent.
Levissimus quisque Gallorum, et inopia audax, dubi.ne possessionis
solum occupavere. Mox limite acto, promotisque signis, sinus im-
perii et pars provinciae habentur. » — Sur les guerres de Trajan
contre les Daces, Dion Cassius, LXVIIL Vaillant , /a /îomanie ou
Recherches sur les peuples de la langue d'Oc.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 321
miné, et en présence d'un officier de l'empereur (1).
Toute l'ardeur du premier siècle s'était portée
du côté du Rhin, toute l'attention du second fut
tournée vers le Danube ; le troisième eut à défendre
les deux fleuves contre les invasions des Francs, des
Alemans et des Goths. Mais ces insultes provoquè-
rent un glorieux retour de la fortune romaine.
En 255, Maximin passa le Rhin ; une nuée d'ar-
chers parthes, arméniens et maures qui compo-
saient son armée s'abattit sur le pays, et parcourut
l'espace de trois cents milles, brûlant les habita-
tions, enlevant les troupeaux, faisant un carnage
et un butin incalculables. Probus (277) porta aux
Germains un coup plus terrible encore. Il attaqua
les peuples qui avaient envahi la Gaule, leur tua
quatre cent mille hommes, rejeta leurs restes au
delà du Neckar et de l'Elbe, et poussa la guerre
jusqu'à ce que les chefs ennemis vinssent implorer
sa clémence. Il exigea d'eux un tribut, des otages,
et le désarmement général de leur nation. Des sta-
tions militaires, des villes nouvelles fondées chez
les barbares, devaient garantir l'exécution du
traité. C'est alors que l'empereur put adresser au
sénat cette lettre, où respire encore le génie victo-
rieux de l'ancienne Rome. « Je rends grâces aux
c< dieux immortels, pères conscrits, parce qu'ils ont
(1) Dion Gassius, LXXI, LXXII. Julius Capitolinus, Marc. Anto-
nin. : « Yoluit Marcomanniam provinciam facere. » Cf. Reichai f,
Germanien unter den Rômern, p. 348 et suiv.
322 CHAPITRE VI.
« justifié le choix que vous aviez fait de moi. La
c( Germanie est subjuguée jusqu'à ses dernières
« limites. Neuf rois de différents peuples sont ve-
c< nus en suppliants se prosterner à mes pieds,
a c'est-à-dire aux vôtres. Déjà les barbares ne
« labourent, ne sèment, ne combattent plus
« que pour vous. Décernez donc, selon l'usage,
« des supplications solennelles... On a repris à
« Fennemi plus de butin qu'il n'en avait fait. Les
a bœufs des Germains courbent la tête sous le joug
« de nos laboureurs... Nous aurions voulu, pères
« conscrits, réduire la Germanie en province, mais
c< nous avons remis cette mesure à un temps où
« nos vœux seront mieux remplis, c'est-à-dire où
« la bienveillance des dieux nous donnera des ar-
« mées plus nombreuses. » Mais ce dessein n'eut
pas d'effet. Toute l'habileté des successeurs de Pro-
bus ne servit qu'à défendre les anciennes limites;
et l'épée de Constantin et de Théodose retarda seu-
lement de quelques années le moment de l'inva-
sion générale qui livra l'empire aux représailles
des Germains (1).
(1) Jul. Capitolinus, Maximini duo. Vospiscus, Probus. Lettre de
Probus au sénat : « Ago diis immortalibus gratias, P. C, quia ves-
tra in me judicia comprobarunt. Subacta est omnis, qua tenditur
late Germania... Omnes jam barbari vobis avant, vobis jam serimt,
et contra interiores gentes militant... Nam et CGCCM hostium cœsa
sunt, XVIM armatorum nobis oblata... Volueramus, P. G., Germa-
nise novum prœsidem facere, sed hoc ad pleniora vota distuli-
mus, » etc. Zosime, lib. I, complète le récit des campagnes de Pro-
bus en Germanie.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 323
Les guerres de Germanie sont restées dans
Tombre, par la faute des abréviateurs et des bio-
graphes qui nous ont conservé une partie de l'his-
toire impériale. A travers l'obscurité de leurs récits,
on n'aperçoit que des marches rapides, des com-
bats sans suite, des traités sans force. Mais d'autres
monuments témoignent d'un plan conçu avec ma-
turité, suivi avec persévérance : je veux parler des
constructions militaires récemment découvertes en
Saxe, en Lusace, en Silésie. De longs retranche-
ments se prolongent à travers les forêts de pins qui
les couvrent en plusieurs endroits, et qui leur as-
signent une date reculée. Leur hauteur, portée
jusqu'à soixante pieds, indique la main d'un peuple
habitué à ne rien faire que de grand. Toutes leurs
proportions ont la régularité des ouvrages auxquels
les Césars employaient leurs soldats. Derrière ce
rempart, on croit distinguer les postes destinés à le
défendre. On les reconnaît aux ruines considérables
qui subsistent encore dans le haut Mein, aux noms
des lieux qui s'y conservent, et qui rappellent la pré-
sence des légions. La Bohême a de vieux châteaux
auxquels la tradition donne aussi une origine ro-
maine. Enfin, des fouilles récentes dans le pays de
Liegnitz et de Breslau ont mis au jour un grand nom-
bre de médailles impériales, d'armes, d'idoles, des
vases de forme classique, des urnes sépulcrales,
dont l'une portait une inscription latine, des traces
d'habitations, et tout ce qui annonce, non le pas-
524 CHAPITRE VI.
sage, mais le séjour d'un corps d'armée. Ainsi se
dessine une ligne fortifiée qui touche d'une pari
à l'Elbe, limite des conquêtes d'Auguste, el de
l'autre à l'Oder, où Trajan fit commencer la fron-
tière de la Dacie. Celte construction peut se pla-
cer dans les treize années de la grande guerre des
Marcomans. L'enceinte qu'elle achève embrasse
presque toute la Germanie de Tacite; elle mar-
que la borne jusqu'à laquelle Rome étendit, si-
non son domaine, au moins ses desseins, et sou-
vent son autorité. C'est ce qu'on vit quand les
Chérusques reçurent un chef de la main de Né-
ron, quand le roi et la prophétesse des Semnons
allèrent visiter Domitien; quand un chef des Qua-
des, accusé par son peuple, comparut devant le
tribunal de Garacalla. Ces hommages ne s'adres-
saient pas aux mauvais princes, qui les reçurent,
mais au pouvoir civilisateur qu'ils représentaient.
En parcourant dans toutes les directions le pays
des Germains durant trois cents ans, en y séjour-
nant sur plusieurs points, les Romains, ces grands
serviteurs de la Providence, faisaient plus qu'ils
ne pensaient. Ils donnaient à leurs ennemis un
spectacle bienfaisant : le spectacle de l'intelli-
gence disposant des plus grandes forces qui furent
jamais; le spectacle de l'ordre, des lois, des arts,
qui assurent la supériorité des nations civilisées.
Ils réveillaient chez les barbares ces premiers sen-
timents d'admiration et de curiosité par où com-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 325
mence réducalion des peuples, comme celle des
hommes (1).
Mais l'empire n'atteignit jamais les limites rê- Résultats
vées par ses maîtres. 11 embrassa cependant une la conquête,
grande partie du territoire disputé. La frontière
(racée, dit-on, par Adrien, commençait aux bou-
ches du Rhin, et le suivait jusque vers le confluent
de la Moselle. Là, elle s'enfonçait à l'orient en re-
(1) Reichart, Germanien unter den Rômern , 282, 548. Krusen
Budorgis. Archiv. des sclilesisch-sœchsichen Vereins. zur Aufsu-
chung der Alterthûmer. Dans le cercle du haut Meiri, on trouve les
noms de lieux suivant : Rœmersreuth, Rœmergrundlein, Rœmer-
bûhel. Près de Stadtsteinach, on croit reconnaître les traces de for-
tifications romaines. Entre FElbe et FOder , dans toute la Lasse
Lusace, on trouve des vestiges semblables. Les plus frappants sont
ceux d'un rempart, à une heure au nord de Senftenberg : il a cinq
milles de long, 50 à 60 pieds de haut, avec une largeur propor-
tionnée. La régularité des angles saillants et rentrants atteste le soin
donné à ce travail, et un bois de pins qui le couvre lui donne une
date nécessairement très-reculée. En Bohême, on s'accorde à regar-
der la tour noire d'Eger comme une construction romaine. La Silé-
sie est plus riche en antiquités. Des fouilles pratiquées à Liegnitz,
et surtout à Massel, village du comté d'Œls, ont mis au jour un
nombre considérable de vases, d'ustensiles, d'armes et d'idoles;
et, ce qui est plus décisif, une urne avec cette inscription: d. mart.
ossA iiii OLL. LiBA. On cst douc tenté de reconnaître dans le village
de Massel l'ancienne Massilia, où Sévère avait commandé la légion
scythique. M. Spartianus, in Vita Severi : a Legioni IV scythicae
deinde prœposilus est circa Massiliam. » C'est aussi dans cette ré-
gion de l'Allemagne, et près de la Vistule , que Ptolémée place les
Buriens, chez lesquels Marc-Aurèle pénétra. 11 faudrait probable-
ment rapporter à cette expédition la pierre votive trouvée à Nassen-
fels : I. 0. M STATORI FL. VETVLEiNVS LEG. HI ITAL. REVEKSVS AB EXPED.
BURICA EX VOTO rOSVlT.
Sur l'autorité morale que Rome exerçnit chez les peuples restés
libres. Tacite, Germania, 29 : « Prolulit enim magniludo populi
romani ultra Rhenum, ultraque veteres termines imperii reveren-
tiam. » Ibid. , 42 : « Sed vis et potentia regibus ex auctoritate
romana. »
326 CHAPITRE VI.
montant le Mein, et descendait ensuite vers le
sud-est pour rejoindre le Danube aux environs de
Ratisbonne, et ne le quitter qu'au pied des monts
Carpathes. Les terres conquises qu'elle enveloppait
formèrent plusieurs provinces, dont le nombre
varia selon les temps. On en compta jusqu'à huit:
quatre au sud-est : les deux Noriques, la première
Rhétie et la deuxième ; quatre au nord-ouest : la
Séquanaise, la première Delgique et les deux Ger-
manies. Ces provinces n'étaient pas toutes occupées
par des peuples de même origine : les Rhétiens
semblent un rameau de la famille pélasgique ; les
Séquanais et le plus grand nombre des Belges ap-
partenaient à la puissante race des Celtes. Mais tôt
ou tard les populations primitives devaient dispa-
raître sous le flot des conquérants germains. L'em-
pire comprenait donc lout ce qui devait former un
jour la Flandre et le Brabant, la Lorraine et les
quatre électorals du Rhin, l'Alsace, la Souabe, et
une partie de la Franconie, la Suisse et la Bavière,
la moitié de l'Autriche, le Tyrol et la Carinthie,
c'esL-à-dire les trois quarts de l'Allemagne du
moyen âge (1).
( I ) Cluverius, Germania antiqua. Notitia dignitatum imperii. Le
retranchement romain partait du Danube , commençait près de
Kelheim, passait par Altmannslein , Weissenburg , Guzenhausen,
Mainhart, Jaxthausen, Hassen , Obernburg, Ascbaffenburg, et allait
rejoindre le Rhin près de Braubach. V. Wenck, Hessische Landes-
geschichie, I, 50 Buchner, Reise auf der Teufelsmauer . Zeuss,
die Deutschen, p. 504. Leichlen, Schwaben miter den Rœmern.
Phillips, Deutsche Reichs-und-Rechts-Geschichte. p. 59.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 327
C'était là que la civilisation latine, maîtresse
pendant près de trois cents ans, devait montrer
tout son pouvoir.
Quand les Romains prenaient possession d'un voies
.1 . , . . ,. romaines.
pays vaincu, ils engageaient, pour ainsi dire, une i^éMche-^
cruerre nouvelle contre le sol. Ils tenaient avec rai- /j"^s
o fondées.
son la terre inculte pour la meilleure alliée des
barbares qui l'avaient habitée, pour la plus dange-
reuse ennemie des maîtres nouveaux qui la subju-
guaient. Il fallait premièrement l'assujettir par
une chaîne de constructions fortes, et par un ré-
seau de chemins qui la rattachassent au reste de
l'empire. Il fallait ensuite la dompter par le dé
frichement, lutter contre les éléments rebelles, as-
sainir l'air en ménageant l'écoulement des eaux,
percer les bois, féconder le désert. Les dieux avaient
mis l'ordre dans le ciel ; Rome se chargeait de le
réaliser sur la terre, en y portant la sécurité, la ré-
gularité, la fertilité. Voilà pourquoi son peuple,
le plus guerrier du monde, fut aussi un peuple
constructeur et laborieux. Voilà pourquoi le tra-
vail était honoré comme un combat, et la culture
comme une conquête.
La Germanie offrait à ces vainqueurs de la na-
ture un champ de bataille digne d'eux. Tacite dé-
crit avec une sorte d'horreur le ciel rigoureux du
Nord, ses plaines tristes, entrecoupées de maré-
cages, couvertes d'une végétation stérile et de trou-
peaux chétifs. Rien de plus effrayant que ces futaies
328 ' CHAPITRE VI.
OÙ l'on cheminait soixante jours sans en trouver
le bout; où, selon Pline, les chênes croissaient si
forts et si serrés, que souvent leurs racines se vea-
contraient, se courbaient jusqu'à sortir de terre,
et jusqu'à former des arcades assez hautes pour
laisser passer un homme à cheval. Ces souvenirs
de l'antiquité s'accordent avec une tradition qu'on
peut recueillir comme l'expression naïve de la ter-
reur qui saisissait les esprits à l'entrée des forêts
vierges. Un ancien chroniqueur hollandais rapporte
que l'empereur Claude revenait de son expédition
d'Angleterre, quand il débarqua près de Slauen-
burg, sur la côte de Hollande. « Et après qu'il eut
battu les barbares qui bordaient le rivage, il se
dirigea vers un grand bois que les gens du pays
appelaient le bois sauvage sans pitié. Là, les Ro-
mains entendirent le grand bruit des bêtes qui
avaient leur gîte dans les fourrés. Il y avait des
ours, des lions, des sangliers et d'autres animaux
féroces, qui multipliaient si fort, qu'ils tenaient
tous les hommes dans l'épouvante. Alors l'empe-
reur demanda si personne n'habitait dans ce bois,
et on lui dit : a Seigneur, il est hanté de tant de
« bêtes sauvages, qu'avec tout ce que vous avez
c( de soldats, vous ne pourrez pas le traverser. »
Et l'empereur voulut savoir si le bois était grand,
et si de l'autre côté n'habitaient pas d'autres peu-
ples. On lui répondit : c< Le bois a bien dix milles de
a long sur trois de large, et au delà habitent les
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAIlNS. 329
Ci bas Saxons, qui ne laissent de paix à qui que ce
c< soit sur la terre. Si donc vous avez la bonne for-
ce tune de traverser le bois, vous aurez affaire à ce
(c peuple. » Alors l'empereur s'écria : « Ce n'est pas
(( sans raison qu'on l'appelle le bois sauvage sans
« pitié, » Et le nom, ajoute le chroniqueur, s'est
conservé jusqu'à nos jours (1).
En présence de tels obstacles, les expéditions de
Drusus voulaient être soutenues par des travaux
immenses. Il enchaîna d'abord le Rhin, en jetant
deux ponts sur ses eaux et cinquante châteaux sur
ses rives. Trajan couvrit de forteresses le cours infé-
rieur du Danube. Adrien lia les deux fleuves par un
retranchement qui se développait sur une longueur
de trois cents milles. La grandeur de ses restes étonne
encore les paysans des environs : ils l'appellent le
Mur du diable. Cette ligne de défense, complétée
par des constructions détachées sur le Taunus, sur
leSteinsberg et sur plusieurs autres points, rétablie
à deux reprises par Probus et Valentinien P% dé-
sespéra pendant longtemps tous les assauts des bar-
bares. En même temps deux canaux unirent le
Rhin à l'Yssel et à la Meuse; un troisième, dont
l'exécution fut interrompue, devait le rattacher à
la Saône et ouvrir ainsi la communication de l'O-
céan à la Méditerranée. Les inondations du Neckar
(1) Tacite, Germania, 2, 5 : « Terra... aut silvis liorrida, aut
paludibus fœda. » Pline, Hist. nat. Le fragment de la Chronique de
Hollande est tiré des manuscrits de la bibliothèque de Berne, et
reproduit par J. Gœrres, die Vœlkertavel des Peniateuch,
ÉT. GEBM. r. 22
330
CHAPITRE VI.
furent contenues par une digue. D'autres ouvrages
assurèrent la navigation du lac de Constance, du
Danube et de ses principaux affluents. Les pané-
gyristes des empereurs n'ont pas assez de louanges
pour célébrer la conquête de ces grands cours
d'eau, qui ouvraient le territoire aux flottes ro-
maines. Les légions y circulaient par des routes
qu'elles-mêmes avaient percées. Une voie princi-
pale allait de la mer Noire à la mer du Nord : de
nombreux embranchements desservaient les pro-
vinces adjacentes et les rattachaient au grand réseau
de chemins qui partait de la pierre milliaire du
Capitole pour se distribuer jusqu'aux dernières
extrémités de l'empire. On ne se représente pas
assez la hardiesse de ce travail, ces chaussées su-
perbes sillonnant les montagnes, franchissant les
marais, traversant des contrées différentes de cli-
mat, d'aspect, de population : toujours avec la
même solidité, la même uniformité, la même opi-
niâtreté que la ville éternelle mettait dans toutes
ses œuvres (1).
(1) FlorusJV, 12. Tacite, /IwTiflZ., XI, 20; XIII, 53. Dion, LXVllL
Spartianus, in Adriano. Vopiscus, in Probo. Eumène, Panegyric.
Constantin., 13: « Totus armatis navibus Rhenus instructus est, et
ripis omnibus usque ad Oceanum dispositus miles iinminet. »
Symmaque, Laudatio Valentiniani, 2, 3, 7, 21 : « Brachiis utrin-
que Rhenus urgetur, ut in varios usus tutum prabeat commeatum. »
Laudatio Gratiani, 9 : « Rhenus non despicil imperia, sed interse-
cat caslella romana, repagulis pontium captivus urgetur. » Cf.
Ammien MarcelHn, XXX, 8. Procope, de JEdificiis; 4, 5. Antonini
Itinerarium (edit Wesseling). J'y trouve Tindication de douze
routes dans les différentes provinces qui ont formé depuis l'Aile-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 351
Il fallait plus. Une vieille maxime de la sagesse
latine voulait que le Romain s'assît pour vaincre :
Romanus sedendo vincit. Ce peuple était avare et
laborieux. Il s'attachait à la terre; il en défendait
la moindre parcelle avec tant de jalousie, que,
pour consacrer les bornes de ses champs, il recou-
rait à toutes les solennités du culte, à toutes les
menaces de la loi. Une lisière de moissons couvrait
les frontières mieux que la plus haute muraille.
C'est pourquoi les empereurs avaient intéressé les
soldats à la défense des provinces, en leur aban-
donnant une partie du sol. Alexandre Sévère et
Probus assignaient aux troupes postées au delà du
Rhin des champs, des habitations, avec des esclaves,
des bestiaux, et des approvisionnements de blé. Va-
lentinien accorda aux colons militaires qu'il établit
le choix des meilleures terres, à chacun une paire
de bœufs, à tous l'exemption des impôts» Ces me-
sures n'étaient prises que pour la sûreté de l'em-
pire, elles tournèrent au profit du territoire
conquis. Elles lui donnèrent une population per-
magne : « A Lugduno (Batavorum) Argentoratum. — A Treveris
Agrippina. — A Treveris Argentorato. — A Colonia Trajana ad
Agrippinam. — ACastello Colonise. — De Pannoniis in Gallias. —
Iter per ripam Pannonise. — A Lauriaco Veldidena. — A ponte
Œniad castra. — -A ponte Œni Veldidena. — Ab Augusta Vindeli-
corum Verona. — Ab Aquileia Lauriaco. » Cf. Tahul. Peutinger. —
Parmi les modernes, j'ai surtout consulté Fiedler, Rœmische Denc-
kmœler am Niederrhein. Mone, Urgeschichte des Badischen Lan-
des. Jaumann , Colonia Sumlocene. Rudhart, Mlteste Geschichte.
Bayerns. Schœpflin, Alsatia illusLrata, t. L Welser^ Rerum aw^
gustanarum.
552
CHAPITRE VL
manente, endurcie aux fatigues et aux dangers,
capable de percer les forêls, de dessécher les maré-
cages, de soumettre enfin la nature aux savants
procédés de Tagriculture italique. Les grandes in-
vasions n'effacèrent pas les traces de ce défriche-
ment. Les paysans du duché de Bade labourent
encore avec la charrue des Géorgiques, et les sol-
dats de Probus ont planté les premiers ceps des
vignes fameuses qui font la couronne du Rhin (1).
C'était beaucoup d'avoir changé le désert en
campagnes fécondes : un dernier effort en fit sortir
des cités. La puissance romaine, née dans une ville,
n'a pas eu de repos qu'elle n'eût couvert de villes
tout l'Occident. En effet, elle ne pouvait prendre
possession du sol d'une manière plus impérieuse
qu'en emprisonnant l'espace libre dans une en-
ceinte de murailles, en forçant les eaux des tor-
rents à cheminer sur les aqueducs, et la pierre à
monter en voûtes pour former ces portiques, ces
thermes, ces amphithéâtres, qui rappelaient sous
un ciel glacé les besoins et les plaisirs du Midi.
Bientôt les postes militaires de la Germanie, les
(1) Varron, de Re rustica, 1, 2. Velléius Paterculus, II, 104.
Lamprîde, in Alexandre Sev. Vopiscus, in Probo : « Agros, et
horrea, et domos, et annonam transrtienanis omnibus fecit, iis vi-
delicet quos in excubiis collocavit. » Loi de Valentinien, Code Théo-
dosien, VII, 20, 8. Orelli, Inscript. 3528. Cf. Mone, Urgeschichte
des Badischen Landes, t. I, où Tagriculture du pays de Bade est
étudiée jusque dans le dernier détail. On trouve un grand nombre
d'inscriptions militaires citées par Fiedler. Rœinische Denckmœler,
et parLersch, Central Muséum Rheinlœndischer Inschriften, et par
Steincr, Codex Inscriptionum Rheni.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. -53
ports des fleuves, les stations des grandes routes,
devinrent les noyaux d'autant de cités. Les anciens
itinéraires en comptent cent seize, et de ce nombre
soixante-cinq au moins sont encore debout. Je re-
connais sous leurs anciens noms les lieux qui de-
vinrent dans la suite Vienne, Salzbourg, Passau,
Ratisbonne, Augsbourg, Baie, Strasbourg, Worms,
Spire, Mayence, Cologne, Aix-la-Chapelle. Des
ruines imposantes, des inscriptions, des musées en-
combrés d'ouvrages de toute sorte, attestent que les
Romains sont venus poser la première pierre de
toutes ces villes, où l'histoire d'Allemagne devait
avoir ses plus belles scènes, où s'agitèrent pendant
tant de siècles les plus grandes affaires de la chré-
tienté (1).
Ainsi le territoire germanique se trouva incorporé , Les
(l)Sur les douze routes décrites dans l'Itinéraire d'Antonin, je
compte environ cent villes ou postes militaires. Reichard, Germa-
nien unter den Rœmern, porte à quatre-vingts environ le nombre
des lieux nommés par Ptolémée et les autres écrivains anciens dans
la grande Germanie , hors de la frontière de lempire. Mone, dont
le calcul me paraît exagéré, trouve dans le pays de Bade seulement
cent quatre villes ou villages d'origine romaine. Une inscription
trouvée à Heddernheim mentionne un collegium lignariorum; une
autre, à ]'Jttlingen, un contubernium nautarum. Plusieurs autres,
à Mayence, à Clèves, nomment un prœfectns fahrorum, des nego-
iiatores artis cretariœ, frumenti, ferrarii, argentarii. Voyez Mone,
Urgeschichte, t. 1, p, 251. Cf. Hefele, Geschichte der Einfûhrung
des Christenthums im S. W. Deutschlande , p. 34i-41. Jusqu'en
1837, on avait trouvé dans le royaume de Wurtemberg plus de cent
vingt inscriptions, statues ou bas-reliefs. Le monument le plus
instructif est l'inscription suivante trouvée à Hausen, district de
Heidenheim : impef.ator. CjESAr. gallienvs. germanicvs. invictvs.
AVGvsTvs. Elle prouve que ce pays était encore au pouvoir des Ro-
mains vers l'an 256.
institutions
politiques.
351 CHAPITRE VI.
à l'empire; il en eut l'aspect pacifique et régulier.
Une terre si profondément remuée devait porter
autre chose que des récoltes et des édifices : il était
temps d'y asseoir des institutions. De même qu'une
contrée sauvage réveille la passion de l'indépen-
dance dans le cœur humain et l'invite à la vie er-
rante, ainsi les champs cultivés, les habitations qui
se touchent, qui s'alignent, et qu'un même mur
enveloppe, donnent aux hommes des leçons de sta-
bilité, de subordination, et comme le premier
exemple de la vie civile.
Administra- La plus fortc dcs institutious romaines, hors de
mpériaie. Romc surtout, c'était la puissance impériale. A
Rome, l'empereur ne fut longtemps que le prince
du sénat, réunissant dans ses mains les attributions
de plusieurs magistratures. Mais dès le commen-
cement il devint le souverain des provinces, de
celles du moins qu'il s'était fait donner comme les
plus importantes et les plus menacées, par consé-
quent de celles qui formaient la frontière du Nord.
Il y exerçait un pouvoir proconsulaire, c'est-à-dire
absolu, militaire et civil, avec le droit de vie et de
mort sur les personnes, et le domaine éminent de
toutes les terres, avec les honneurs divins et tout ce
qu'exigèrent jamais les rois les plus obéis. Souvent
les premiers Césars avaient paru au bord du Rhin.
Plusieurs autres, et les plus guerriers, vécurent ou
moururent sur les champs de bataille de la Germa-
nie. Trêves vit passer dans ses murs une longue
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 335
suite d'empereurs, depuis Maximien jusqu'à l'usur-
pateur Maxime. Alors le cérémonial de l'Orient en-
vahissait la cour impériale; les peuples avaient sous
les yeux les pompes de la monarchie. Ils s'y attachè -
rent comme on s'attache à tous les spectacles ; ils
s'en firent une habitude, et à la longue un besoin.
Les empereurs avaient d'abord régi les provinces
par des lieutenants chargés du commandement des
troupes et du gouvernement civil, et par des pro-
cureurs responsables de l'administration finan-
cière. Dioclétien et ses successeurs pensèrent relever
leur autorité en échelonnant au-dessous d'elle une
hiérarchie nombreuse, dont les rangs et les titres
nous sont connus par la Notice des dignités de rem-
pire. On y voit le préfet du prétoire des Gaules fai-
sant sa résidence à Trêves, avec le vicaire qui lui
est subordonné. Trois consulaires et cinq présidents
siègent aux chefs-lieux des huit provinces germa-
niques. Ces magistrats ne commandent plus les
légions, ils ne conservent qu'un pouvoir adminis-
tratif et judiciaire. Cependant telle est encore chez
les Romains la sainteté de la justice, qu'ils ne sau-
raient l'entourer de trop de solennité. Le préfet du
prétoire prend place sur la chaise curule; on porte
devant lui l'image du prince. Sur une table cou-
verte d'une nappe frangée d'or, entre quatre can-
délabres garnis de cierges allumés, repose le livre
des constitutions impériales. On retrouve une par-
tie de cet appareil dans les tribunaux inférieurs.
336 CHAPITRE Yl.
L'impression de respect qu'il laissait dans les es-
prits était si forte, que l'Église transporta à ses
évêques le cérémonial du prétoire. Gomme elle
avait pris les basiliques où Ton rendait la justice,
pour les modèles de son architecture sacrée, elle
emprunta aussi la chaise curule, qui fut le trône
épiscopal, les flambeaux, la table, qui servit d'au-
tel : seulement elle remplaça l'image du prince par
celle du Christ, et le livre des lois humaines par
l'Évangile. Cependant des dignitaires si honorés
n'avaient aucune part au maniement des deniers
publics. Les finances se partageaient entre deux ad-
ministrations indépendantes. D'un côté le comte
des largesses sacrées faisait la recette et l'emploi de
l'impôt, payait les troupes et jugeait en matière
fiscale. Il avait sous lui des agents comptables pour
toutes les provinces : on voit à Augsbourg, à Trêves,
les préposés du Trésor, les procureurs des mon-
naies, les intendants des chasses. D'une autre part,
le comte du domaine privé, assisté d'un grand
nombre d'officiers, régissait les biens-fonds et les
revenus de tout genre qui formaient le patrimoine
des empereurs. Quand on considère de près l'orga-
nisation de ces différents services, l'exactitude du
cadastre, les mesures prises pour la répartition et
la perception de l'impôt, la composition des bu-
reaux avec tout ce qu'ils employaient de directeurs,
de secrétaires, de commis, d'expéditionnaires et
d'appariteurs, on reconnaît, au milieu de beaucoup
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 357
d'abus, la division du travail, le contrôle mutuel
des fonctions, Tauthenticité des écritures, et tous
les principes d'ordre qui devaient passer dans l'ad-
ministration des États modernes (1).
Mais le gouvernement impérial s'attacha les pro-
vinces par un bienfait plus désintéressé. De même
que l'image du prince figurait dans tous les tribu-
naux, ainsi son autorité faisait la force de tous les
jugements. Les Césars avaient eu soin de s'attribuer
la plus auguste fonction de la puissance publique,
qui était de faire régner le droit, c'est-à-dire la vo-
lonté des dieux, au milieu des- contestations hu-
maines. Ils exerçaient leur charge en prononçant
sur les causes portées en dernier ressort jusqu'à
eux, en répondant par des rescrits aux questions
des magistrats ou des particuliers, en rendant des
édits généraux qui éclaircissaient les obscurités de
la législation, ou qui suppléaient à ses lacunes. Ils
étaient les interprètes des lois, ils en devinrent les
réformateurs. Assistés d'un conseil où parurent
Gaïus, Ulpien, Paul, Papinien, les plus grandes
lumières que la justice temporelle ait jamais eues,
(1) Empereurs qui parurent en Germanie : Auguste, Tibère,
Caligub, VitcUius, Domitien, Trajan, Adrien, Marc Aurèle, Com-
mode, Caracalla, Alexandre Sévère, Maximin, Posthumus, Claude II,
Aurélien, Probus, Constantin, Julien, Valentinien I". Empereurs
qui résidèrent à Trêves : Maximien, Constance Chlore, Constantin,
Valentinien, Maxime. — Sur l'administration impériale, cf. Notitia
dignitatum imperii Occidentis; Naudet, des Changements opérés
dans toutes les parties de V administration romaine, depuis Dio-
ctétien jusqu'à Julien. — Gains, 11, 7 : « Sed in provinciali solo...
dominium populi romani est, vel Cœsaris. »
358 iHHP
ils entreprirent de continuer l'œuvre des tribuns,
des préteurs, des premiers jurisconsultes, et de
corriger la rigueur du droit civil par l'équité du
droit des gens. Mais le droit civil représentait l'an-
cienne tradition de Rome; le droit des gens se
formait de ce qu'il y avait d'universel et deperma
nent dans les coutumes des provinces. C'étaient
donc elles à leur tour qui faisaient la loi, qui la fai-
saient égale pour tous. Tout tendait à l'unité. La
politique d'Auguste et de ses successeurs s'appli-
quait à effacer les différences des peuples, en prodi-
guant aux provinciaux le titre de citoyens, jusqu'à
ce qu'enfin la constitution de Caracalla l'accorda
sans réserve à tous les sujets de l'empire. Alors le
droit commun fut constitué, et ce bienfait toucha si
profondément les provinces, qu'il leur fit pardon-
ner jusqu'aux crimes des plus mauvais empereurs,
et que le nom impérial, déshonoré par lant de ty-
rans, demeura populaire jusqu'à la fin. Un reste de
vénération l'entourait encore quand il n'était plus
qu'un souvenir. Nous verrons la souveraineté des
princes byzantins reconnue par les barbares, maîtres
de l'Occident. Et plus tard, quand les provinces ger-
maniques chercheroril à se donner une constitution
puissante et durable, elles voudront relever ce vieil
empire romain qui ne fut jamais oublié. Elles exi-
geront que leur souverain passe les Alpes pour aller
au Vatican recevoir le titre d'Auguste. Il y aura
des théologiens et des jurisconsultes qui démontre-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 339
ront comment la monarchie universelle, nécessaire
au repos du monde, a passé sans interruption des
Romains aux Francs. Les chroniqueurs rattacheront
la généalogie des Hohenstauffen à celle des Césars,
en remontant jusqu'à Dardanus et jusqu'à Jupiter.
Si tant d'efforts n'arrivent point à restaurer le
passé, il en restera du moins des traditions monar-
chiques qui ne se perdront plus; et la jurispru-
dence romaine deviendra le fond de tous' les codes
européens (1).
D'un autre côté, le pouvoir militaire détaché des organisation
n • •! 1 i*. militaire,
fonctions civiles avait reparu sous des titres nou-
veaux. Le maître des deux milices, et, après lui,
les deux maîtres de l'infanterie et de la cavalerie,
avaient à leur disposition les comtes et les ducs
qui commandaient les légions des frontières. La
Notice des dignités de r empire nomme le conte de
Strasbourg, le duc de Mayence, le duc de la se-
conde Germanie, celui des deux Réthies, et celui
du Noricum extérieur. On voit sous leurs ordres
des légions, des cohortes, des corps de cavalerie
(1) Digeste, de Justitia et Jure, I, 4 : « Jus gentium est quo
gentes humanse utuntur. » — De statu homin., 1. XVII. Dion Gas-
sius, LXXVil. Gottfried de Viterbe, Panthéon hisioric., 3, 8.
A Jove Romani logum sunt dogmate pleni
Quas hodie leges discimus, ipse dédit...
la duo dividimus trojano sanguine prolem :
Una per Italiam sumpsit diademata Romae;
Altéra Teutoniœ régna beata fovet.
Voyez aussi Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous VadminiS'
tration romaine, t. I.
340 CHAPITRE YI.
légère ou pesamment armée, postés de proche en
proche sur les bords du Rhin et du Danube ; des
flottilles veillent à la sûreté des deux fleuves ;
on trouve sur plusieurs points, à Lorch, à Stras-
bourg, à Trêves, des fabriques de boucliers, de ba-
listes, d'armes de toute espèce. Cette énumération
donne encore une grande opinion de la force mili-
taire de l'empire au temps de sa dernière décadence.
Mais il avait fallu des liens plus forts que ceux de
la discipline pour retenir les gens de guerre dans
des postes si dangereux. Nous avons vu comment
Alexandre Sévère et ses successeurs avaient distri-
bué le territoire menacé aux troupes chargées de
le défendre; mais les clauses de cette concession
méritent d'être étudiées. L'empereur, seul proprié-
taire du sol provincial, conservait le haut domaine
des terres partagées. Les possesseurs n'en avaient
que la jouissance héréditaire, sous les trois condi-
tions d'entretenir le fossé, de défendre le retran-
chement, et d'engager au service leurs enfants ou
leurs héritiers. Or, si l'on considère ces titres de
ducs et de comtes, qui désignaient les premières
dignités de la milice impériale, et qui devaient
bientôt marquer les rangs de la noblesse germani-
que; si l'on y ajoute ces concessions de terre, h
charge de service de guerre, qui avaient déjà tout
le caractère des fiefs, ne sera-t-il pas permis de
conclure que l'organisation militaire des provinces
romaines eut plus de part qu'on ne lui en attribue
Lk CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS.
341
municipal.
d'ordinaire à l'établissement du régime féodal (1)?
L'autorité seule se faisait sentir dans le gouver- Régime
nement des provinces : mais la liberté reprenait ses
droits dans l'administration des villes. Ce n'est
pas ici le lieu de reproduire le détail trop connu
des institutions municipales. J'y remarque seule-
ment la politique éternelle de Rome, cherchant à
se rendre partout présente, pour rester partout
maîtresse. De même que Rome avait son image et
comme un abrégé d'elle-même dans ses légions,
dont les camps étaient autant de cités mobiles et
armées en pays ennemi ; de même elle se multi-
pliait dans ses colonies, fixées comme autant de
camps désarmés et paisibles sur la terre conquise.
On répétait pour leur fondation les cérémonies qui
avaient consacré la ville naissante de Romulus. Les
pontifes, après s'être assuré des auspices favora-
bles, purifiaient le lieu désigné. La charrue sym-
(1) Notitia dignitatum, « Sub dispositione viri illustris magis-
tri pedituin, prsesentalis comités militum infra scriptorum . . . Cornes
tractus argentoratensis... Dux Pannonise primœ et Norici ripensis,
dux Rhetiœ prirnse et secundœ, dux Germanise secundae, dux Mo-
guntiacensis. » C'est aussi dans la iVohïm qu'on trouve l'cnuméra-
tion de toutes les forces romaines en Germanie. — Voici les termes
des concessions de terre accordées par Alexandre Sévère e( ses suc-
cesseurs : Vopiscus in Proho : « Sola quaî de hostibus capta sunt
limitaneis ducibus et militibus donavit, ita ut eorum ita essent, si
hgeredes illorum militarent, nec unquam ad privâtes pertinerenl,
dicens attentius eos militaturos, si eliam sua rura defenderent. »
Cf. Loi 11, Digest. de Evictionibus : « Lucius Titius prsedia in Ger-
mania trans Rhenuni émit, et partem pretii intulit ; cum in resi-
duam quantitatem hierens emploris conveniretur, qusestionem retu-
lit, dicens : Has possessiones ex prœcepto principali partim distrac-
tas, parlim veteranis in praimia adsignatas. »
342 CHAPITRE VI.
bolique traçait Tenceinte des murailles, on la fai-
sait carrée comme l'enceinte d'un temple ; les arpen-
teurs divisaient régulièrement l'espace intérieur,
et marquaient les bornes de chaque héritage. Si la
colonie avait obtenu ce qu'on appelait le droit ita-
lique {jus italicum)^ la terre ainsi mesurée était
traitée comme terre d'Italie ; elle devenait suscep-
tible, non plus seulement d'une possession précaire
et conditionnelle, mais d'une propriété immuable,
sans restriction et sans charges [jus quii^itium)^
qui contenait la garantie de toutes les libertés.
Maîtres dans leurs foyers, les colons étaient souve-
rains dans les murs de leur ville. L'autorité s'y par-
tageait, comme à Rome, entre l'assemblée géné-
rale du peuple et un sénat ordinairement composé
de cent membres, qu'on appelait aussi la curie ou
l'ordre des décurions. Les duumvirs élus chaque
année représentaient les consuls, gouvernaient la
cité, et rendaient la justice dans les limites de leur
compétence. Un magistrat quinquennal, remplis-
sant les fonctions de censeur, administrait les reve-
nus ; des édiles veillaient à la police de la voirie
et des marchés. Ces institutions entretenaient dans
les colonies la pratique des droits et des devoirs
qui faisaient la vie politique des Romains. Elles
attachaient les peuples en les honorant ; elles con-
stituaient un privilège que les cités devaient méri-
ter par leurs services. Les autres villes, avec les
titres différents de colonies sans droit italique, de
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 343
municipes, de préfectures, recevaient aussi des lois
inégales. Mais toutes avaient du moins leur curie,
c'est-à-dire leur conseil, et par là même le pouvoir
de délibérer, qui est, à vrai dire, le principe de
tous les pouvoirs (1).
Les documents mutilés qui nous sont parvenus
ne nous font connaître qu'une seule ville de droit
italique sur la frontière du Nord, je veux dire Co-
logne, et sept colonies : Trêves, Xanten, Baie, Rot-
tenbourg sur le Neckar, Augsbourg, Salsbourg et
Wels. On y peut ajouter probablement Passau et
Ratisbonne. Il semble, au premier aspect, que ces
faibles images de Rome, transportées sur un sol si
souvent remué par la guerre, y devaient trouver
peu d'appui, peu d'égards chez les officiers impé-
riaux, peu de crédit chez des populations à demi
barbares. On voit en effet les curies opprimées, et
les magistratures réduites à n'être plus que des
noms. Mais rien n'égale la puissance des noms sur
l'esprit des peuples ; ils s'y conservent avec une
bienfaisante opiniâtreté ; ils y conservent avec eux
les traditions, et par conséquent les droits. Ainsi
les villes des provinces germaniques essuyèrent
(1) Cicéron, dè leg. agrar., II, 12. Philippic. , II. Aul. Gell.,
Noctes atticœ, XVI, 15 : « Colonise sicut effigies parvce simulacra-
que populi romani . » Cf. Végèce, I, 21 : « Si recte constitula sunt
castra, milites quasi armalam civitatem videntur secum portare. »
Tacite, XIV, 27 : Festus, ad verbum Municipium. Heineccius, Anti-
quit. roman., 1, 124 et suiv. De Savigny, Histoire du droit romain,
t. i. Guizot, Essai sur rhistoire de France. DeChampagny, Tableau
du monde romain, i.
344 CHAPITRE VI.
tous les orages de l'invasion : elles perdirent leurs
monuments, leurs temples, et ces théâtres dont
elles aimaient les jeux; elles ne perdirent jamais
le souvenir de leurs libertés. Au onzième siècle,
Ratisbonne conservait sa vieille enceinte, qu'on
appelait Tiburtine, du nom de Tibère, son fonda-
teur ; on y connaissait des citoyens vivant sous la
loi rom.aine, et certaineo mesures d'intérêt géné-
ral étaient prises de concert par le sénat et le peu-
ple. Cologne, de son côté, garda sa curie, qui fut
appelée « la corporation des puissants » Richer-
sechheit)^ et qui tirait de son sein les bourgmestres,
successeurs des duumvirs, investis comme eux
d'une autorité judiciaire et administrative. D'au-
tres villes n'avaient qu'un reste de leurs anciennes
franchises ; mais c'était assez pour faire l'envie des
populations soumises au régime féodal. En 993, les
instances de l'impératrice Adélaïde auprès de son
petit-fils Otton III obtinrent aux habitants de Selz
le bienfait de la liberté romaine. Au commence-
ment du douzième siècle, Strasbourg et Fribourg,
en Brisgau, avaient des consuls (1).
(i) Les colonies de Cologne (Colonia Agrippina) , de Xanlen
(Colonia Trajana), de Trêves (Augusta Treverorum), de Bâle (Au-
giista Rauracorum), d'Augsbourg (Augusta Vindelicorum), de Salz-
bourg (Juvavia) , de Wells (Ovilabis) , étaient les seules que l'on
connût en Allemagne, jusqu'à ce que M. le chanoine Jaumann
retrouvât l'antique colonie de Sumlocene, aujourd'hui Rottemburg
sur le Neckar. Rien n'est plus complet que ce benu travail [Colonia
Sumlocene, Stuttgard, 1840), où une ville tout entière est pour
ainsi dire rccoiislruile avec quelques inscriptions. — Sur la consli
LA CIVILISATIUiN UUMAIM:: CHEZ LES GERMAINS. 3 5
Ainsi la liberté comme l'aulorité devait porter le
sceau de Rome pour contenter les peuples. Le nom
romain était chez eux la marque de tout ce qu'il y
avait de plus légitime et de plus durable. Voilà
pourquoi on les voit recueillir avec tant de sollici-
tude les souvenirs de ces maîtres du monde, dont
ils se croyaient les héritiers. Il y avait peu de
vieilles villes qui n'attachassent leur noblesse à
quelque tour bâtie par Drusus, à quelque palais de
Constantin. Le panégyrique de saint Annon, écrit
vers l'an 1100, rappelle avec orgueil l'origine la-
line des cités de Cologne, Mayence, Worms, Spire ;
il attribue la fondation de Metz à Metzius, compa-
gnon de César, et célèbre les travaux des Romains,
qui firent de Trêves un lieu si fort, a Ils y cons-
a 1/ruisirent en pierres, continue le poëte, un con-
tution des villes crAllemagne, j'ai consulté le savant mémoire
d'Eiclihorn, Ueher d. Ursprung d. stœdtl. Verfassung, et Dœnni-
ges, das deutsche Staatsrecht, p. 247. Gemeiner [Ursprung der
Stadt Regenshurg) cite les passages suivants de la lettre d'un prê-
tre anonyme, ad Reginwartum abhatem, vers Tan 1056 : « Ibi
(Ratisbonne) urbs antiqua a Tiberio quondam Augusto munitissimis
mosniis inter mellitos, ut sic dictum sit, rivulos et flumina satis
pinguissima constructa, quse antiquitus Tiburtina dicta fuerat...
Tune plebs urbis et senatus pia erga palronum et doctorem suum
devotione fervens muros urbis occidentali parte deposuit. » — Pour
Cologne, le plus ancien document est un arbitrage entre le burgrave
et le magistrat archiépiscopal (Vogt), en date de Tannée H69, où
l'on trouve mentionnés les « magistri civium, scabini colonienses,
et officiati de Rycherzeggede. » Cf. Vita sanctœ Adelheid., par
Odon de Cluny : « Ànte duodecimmn circiter annum obitus sui, in
loco qui dicitur Salsa, urbem decrevit fieri sub libertate romana. »
Nous avons en effet le décret qu'Adélaïde obtint de son petit-fils
OttonlII en 993 : Ap. Schœpflin, Alsat. dipl., t. I.
346 CHAPITRE VI.
a duit souterrain par où ils envoyaient jusqu'à Golo-
c( gne, autant de vin qu'en voulaient les capitaines
ce de la ville : car leur puissance était très-grande. »
Ce trait me frappe, parce qu'il est fabuleux et tri-
vial, par conséquent populaire ; parce que j'y recon-
nais l'opiniâtreté d'une tradition qui entretenait
les peuples dans une grande opinion d'eux-mêmes.
Sous ces fables, il y avait des libertés ; le jour vint
où elles s'en dégagèrent, où elles éclatèrent dans
les villes du Rhin, grandirent avec la ligue han-
séatique, et fondèrent en Allemagne la puissance
du tiers état (1).
Les écoles. Dcs institutious si complètes et si durables ne ten-
daient cependant qu'à soumettre les volontés : il fal-
lait encore gouverner les intelligences. Les Romains
y avaient pourvu par l'établissement des écoles pu-
bliques. Ce ftit un trait de leur génie d'avoir reconnu
de bonne heure ce que peuvent les lettres pour trou-
bler ou pour servir les sociétés, et d'avoir fait de
(1) Panegyric. S. Annon. Schiller, Thesaur., l, et Wackerna-
gel, D. Lesehuch, p. 184.
Metze stifte ein Caesaris man
Mezius geheizan.
Triere was ein burg ait :
Si cierti Rômere gewalt.
Uannin man unter dir erdin
Den win santi verri
Mit steinin ririnin
Den herrin al ci minnin
Die ci Kolne wârin sedilliaft
Vili michili was diu iri craft.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 347
renseignement une fonction au lieu d'une indus-
trie, en lui donnant des privilèges, une dotation, et
en même temps des règles. A l'exemple de Rome^
chaque colonie eut ses maîtres de rhétorique et de
grammaire, rétribués, honorés, et chargés pour
ainsi dire de la police des esprits. On peut croire
que les villes de la frontière germanique ne furent
pas les dernières à ouvrir leurs écoles, puisqu'on
voit celle de Xanten (colonia Trajanà) détruite par
un incendie, et rétablie par la libéralité deMarc-Au-
rèle et de Yérus. Plus tard, quand les successeurs
de Dioclétien cherchent à ressembler les forces dé-
faillantes de l'empire, ils ne négligent rien pour
relever l'autorité de l'enseignement et pour en éten-
dre l'action. Une constitution de Gratien suppose
que toutes les grandes cités de la Gaule avaient des
grammairiens et des rhéteurs qui professaient les
lettres grecques et latines. Les villes qui portent le
titre de métropoles sont autorisées à choisir ceux
qu'elles veulent appeler à l'honneur de l'enseigne-
ment public. Mais le salaire des professeurs ne res-
tera pas à la discrétion des sénats municipaux : le
rhéteur recevra « vingt-quatre annones, » c'est-à-
dire autant de fois la ration d'un soldat ; et le gram-
mairien douze. Trêves, cette capitale du Nord,
aura des chaires plus opulentes : le rhéteur y tou-
chera trente annones, le grammairien latin, vingt :
on en donnera douze au grammairien grec, si l'on
en peut trouver un qui soit digne de ce titre. D'au*
348 CHAPITRE YI.
très mesures achèvent de régler la condition des
professeurs en les exemptant de la tutelle, du ser-
vice militaire, et de toutes les charges qui peuvent
atteindre leurs personnes ou leurs biens. Toute
vexation contre eux est punie d'une amende de cent
mille pièces d'argent; et, par une disposition où
éclate bien la dureté des mœurs païennes, si l'un
d'eux reçoit quelque injure d'un esclave, il a droit
d'exiger que le coupable soit battu de verges sous
ses yeux (1).
Si l'on veut pénétrer dans ces écoles privilégiées
et voir -quel genre de services leur valait tant de
faveurs, on doit reconnaître l'étendue que les an-
ciens donnaient à ces deux arts, singulièrement
restreints chez les modernes, la grammaire et la
(1) Pighius, Hercul. prodic, p. 77, mentionne la table de mar-
bre qui attestait la libéralité de Marc-Aurèle et de Vérus en faveur
de l'école de Colonia Trajana. — Code Théodosien, lib. Xlll,
tit. m, 1. 2 : « Imppp. Valens; Gratianus et Valentinianus AAA,
Antonio Pf. P. Galliarum. Per omnem diocesim commissam magni-
ficentiae tuœ, frequentissimis in civitatibus quœ pollent et eminent
claritudine prseceptorum, optimi quique erudiendae praesideant ju-
ventuti, rlietores loquimur et grammaticos, atticse romanseque doc-
tringe. Quorum oratibus XXIV annonarum e fisco emolumenta do-
nentur , grammaticis latino vel grseco XII annonarum deduclior
paulo numerus ex more prsesteiur : ut singulis urbibus quse melro-
poleis nuncupantur, nobilium professorum electio celebretur, nec
vero judicamus liberum ut sit cuique clvitati suos doctores et magis-
tros placito sihi juvare compendio. Triverorum vel maximse civitati
ubcrius aliquid putavimus deferendum : rhetori ut triginta, item
viginti grammatico latino, grseco etiam, si qui dignus reperiri po-
tuerit, XII pryebeantur annonae, Dat. X kalend. jun. Yalente V et
Valentiniano AA Goss. (576). » — Cf. 1. I, b. t. : « Servus eis si
iujuriam fecerit, flagellis debeat a suo domino vcrberari coram eo
cui fecerit injuriam. » Cf. I, 5, h. t.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 549
rhétorique. La charge des grammairiens était de
lire et d'interpréter les poètes. Il fallait d'abord
qu'ils suppléassent par la publicité de leurs lec-
tures à l'insuffisance des manucrits ; qu'ils main-
tinssent la pureté des textes, compromise parles
copistes ; qu'ils défendissent chaque vers contre
l'oubli, chaque page contre l'interpolation. Ils
avaient ensuite à dégager le sens des passages diffi-
ciles, et de tous ceux auxquels ils aimaient à prêter
une obscurité mystérieuse. La poésie était pour eux
comme le dernier écho d'une science primitive
longtemps réservée aux prêtres, qui embrassait la
théologie, le droit sacré, les commencements de
l'histoire, les lois de la nature. Ils trouvaient dans
l'Iliade et l'Enéide toute la physique et toute la
morale. Une telle façon de commenler avait ses
abus ; elle avait aussi le mérite de rattacher à des
textes impérissables un nombre infini de connais-
sances qui pouvaient périr, qui pénétraient ainsi
dans la foule et arrivaient à la postérité. Les fonc-
tions des rhéteurs n'étaient pas moins considérables.
Ils conservaient la tradition de cette longue suite
d'hommes éloquents qui avaient fait non-seulement
l'ornement de Rome, mais sa force. En instruisant
l'orateur, ils faisaient profession de former l'homme
entier, par la pratique du raisonnement, par l'é-
tude des passions, par l'amendement des mœurs.
Sans doute ces prétentions étaient mal soutenues,
quand l'enseignement aboutissait à des exercices
350 CHAPITRE VI.
de déclamation, à des discours impossibles sur des
sujets supposés: quand, par exemple, pour la mil-
lième fois il fallait exhorter Agamemnon à ne point
tuer sa fille, ou faire plaider Ajax contre Ulysse.
Les harangueurs formés à de pareilles leçons n'en
sortaient que pour patroner humblement les causes
des provinciaux au tribunal du gouverneur, ou
pour adresser de pompeux panégyriques aux prin-
ces, qu'ils ne manquaient pas de mettre vivants
au rang des dieux. Cependant c'était beaucoup
d'avoir conservé l'habitude de la parole publi-
que, de l'honorer comme une ancienne puissance,
de naturaliser, parmi des populations différentes
d'origine, d'usages et de dialectes, la langue
latine, qui devait faire d'abord le lien de l'em-
pire, et, après la chute de l'empire, l'unité de
rOccident.
L'école de Trêves avec ses prérogatives devait
attirer les maîtres les plus exercés de la Gaule. Ses
grammairiens siégeaient six heures par jour au
pupitre des lectures publiques ; on les comparait
à Gratès et à Yarron, c'est-à-dire à ce que l'anti-
quité avait eu de plus savant. L'un d'eux, Harmo-
nius, qui réunissait le culte des muses grecques et
latines, avait tenté de restituer le texte mutilé
d'Homère, en marquant d'un signe les vers inter-
polés. La présence des empereurs encourageait l'é-
loquence mercenaire, mais laborieuse des pané-
gyristes, dont nous avons plusieurs discours. On
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 351
déteste la lâcheté de leurs flatteries, mais on s'in-
téresse aux efforts de ces étrangers, lorsqu'ils se
reconnaissent si inférieurs aux Romains, lorsqu'ils
mettent tant d'opiniâtreté à imiter des modèles qui
les humilient, mais qui les excitent, et finissent par
leur faire trouver une sorte de verve et d'éclat.
Jamais Trêves n'avait vu les lettres entourées de
plus d'honneurs qu'à l'époque où le rhéteur Au-
sone, appelé dans cette ville pour présider à l'édu-
cation du jeune Gratien, fut successivement élevé
aux titres de comte, de questeur, de préfet du pré-
toire, et reçut enfin, en 365, les insignes du con-
sulat. C'est pendant ce long séjour qu'il composa
un grand nombre de poëmes, passe-temps frivoles
d'une cour qui se piquait de bel esprit. Mais il faut
distinguer l'idylle de la Moselle, la meilleure peut-
être de ses compositions, tout inspirée de la beauté
de cette Rome du Nord, où il avait passé des jours
si doux. Il se représente suivant d'abord les dé-
tours du fleuve verdoyant et silencieux ; il décrit
la limpidité des eaux, les tribus innombrables de
poissons qui les habitent, les coteaux couronnés de
vignes, aux pieds desquels les Faunes et les Naïades
mènent leurs danses loin du regard des hommes.
Cependant les approches de la cité s'annoncent par
l'affluence des barques chargées qui portent le com-
merce de toute la terre, par les villas suspendues
aux deux rives avec leurs portiques, leurs piscines
et leurs jardins. Enfin se déploient sur la colline
552 CHAPITRE VI.
les larges murs qui ceignent la cité impériale. Le
poëte admire la grandeur des édifices, les greniers
qui nourrissent les légions, l'éclat de la noblesse,
l'humeur belliqueuse du peuple. Mais surlout il
exalte cette éloquence rivale du génie latin, ces
hommes versés dans les lois, puissants par la pa-
role, qui occupent la chaire de Quintilien au mi-
lieu des acclamations d'une école encombrée, ou
qui en sortent pour devenir l'appui des accusés,
l'honneur du sénat municipal, et quelquefois
pour revêtir les premières dignités de l'empire.
Il finit en accompagnant la Moselle jusqu'au Rhin,
et en s'assurant que les eaux réunies des deux
fleuves tiennent à distance les barbares intimi-
dés. Ce petit ouvrage a de la grâce et de la dou-
ceur : mais ce qui m'arrête, c'est le spectacle
d'une civilisation si élégante parmi des popula-
tions germaniques, c'est la culture des lettres
poussée jusqu'aux derniers raffinements sur une
terre si menacée, et le calme enfin de ce poëte
qui laisse aller sa barque au courant du fleuve,
sans autre inquiétude que de construire des vers
ingénieux, qu'un auditoire choisi applaudira le
lendemain (1).
(1) Quednow, Beschreibung der Alterthûmer in Trier. Ausone,
Epist. XVII, ad Ursulum , grammaticum. Trevirorum, en lui en-
voyant six pièces d'or : « Quotque doces horis, quoique domi rési-
des. » Il fait l'éloge du grammairien Harmonius :
Harmonie, quem Claranus, quem Scaurus et Asper,
Quem sibi conferret Yarro priorque Crates ;
LA CIVILISATION ROMAIJNE CHIiZ LES GERMAINS. 553
Un siècle après, Trêves, saccagée cinq fois par
les barbares, n'avait plus que des ruines. Mais au
milieu de ces ruines jaillissait encore, selon l'ex-
pression de Sidoine Apollinaire, « la fontaine de
c( l'ancienne éloquence. Les lois de Rome étaient
(.( tombées, l'autorité de sa langue ne chancelait
c< pas. » L'école archiépiscopale avait succédé à
celle des grammairiens et des rhéteurs. Les lettres
y trouvèrent un asile pendant les orages du sixième
et du septième siècle ; elles y refleurirent sous
Charlemagne, quand Alcuin, écrivant à Rigbod,
archevêque de Trêves, lui reprochait amicalement
de savoir par cŒîur les douze livres de l'Enéide
mieux que les quatre Evangiles. En môme temps,
on voit commencer dans la même ville les deux
écoles monastiques de saint Maximin et de saint
Matthias, dont les disciples composèrent des traités
de poétique, de musique, d'astronomie. La cité
chrétienne ne voulait rien perdre de sa vieille
gloire ; elle montrait avec orgueil l'épitaphe de son
prétendu fondateur Trebelas : on y lisait comment
ce fils de Ninus, roi de Babylone, persécuté par sa
Quique sacri lacerurn collegit corpus Homeri,
Quique nolas spuriis versibus opposuit :
Cecropiae commune decus latiaeque camœnœ...
Idem, Ordo nohilium urbium, k. Mosella, 399 :
Leguinque catos, fandique potentes
Praesidium sublime reis ; quos curia summos
Municipum vidit proceres, propriumque senatum;
Quos priEtextati celebris lacundia ludi
Contulit ad veleris praeconia Quintiliani.
Cf. Ampère, Histoire liltérairede la France, t. I, 254.
554
CHAPITRE Yl.
mère Sémiramis, était venii chercher un refuge et
bâtir une ville chez les Germains. Cette fable sem-
ble contemporaine de ceiles qui dès le quatrième
siècle faisaient remonter aux héros du siège de
Troie les origines des principales villes de la Gaule.
Et en même temps il semble qu'on entende un der-
nier écho des temps païens, dans cette chanson la-
tine que les gens de Trêves répétaient encore au
treizième siècle, et qui s'accorde bien avec la fable
de l'aqueduc construit pour conduire le vin de Trê-
ves aux réservoirs de Cologne :
« Trevir metropolis,
Urbs amœnissima
Quae Bacchum recolis,
Baccho gratissima,
Da tuis incolis
Vina fortissima. »
« Trêves la métropole, — aimable cité — qui honores Bacchus, —
et que Bacchus chérit, — donne à tes habitants — les vins les plus
forts (1). »
(1) Sidon, Apollinar., ad Arbogastem , comitem Trevirorum.
« Quirinalis fonte facundise potor Mosellœ , Tiberim ructas ; sic
Barbarorum familiaris, quod nescius barbarismorum, par ducibus
antiquis lingua manuque. Quo vel incolumi vel pérorante , etsi ad
liniitem ipsum jura latina ceciderunt, verba non titubant. » Alcuin,
ad Righod, archiep. Trevir.: « Utinam evangelia IV, non ^nei-
des XII, pectus compleant tuum ! » — Gotfried de Vilerbe, Pan-
théon, III, raconte Fhistoire de Trebetas et donne l'épitaphe conser-
vée au treizième siècle :
Nini Sémiramis quae lanto conjuge felix
Plurima possedit, sed plura prioribus addit,
Non contenta suis, nec tolis fmibus orbis,
Expulit a patrio privignum Trebeta regno,
Insignem profugus Treverûm qui condidit urbem.
Cf. Hontheim, Historia trevir ensis diplomatica. La chanson latine
sur Trêves a été publiée par Docen, Miscellan., Il, 192.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 355
Il serait facile de reconnaître les traces d'une
culture semblable sur toute la ligne du Rhin. On
pourrait ciler à Cologne une inscription païenne en
vers latins, une autre à Bonn en vers grecs ; à Rot-
lenbourg, deux pierres monumentales dédiées aux
muses de la tragédie et de la comédie. Plus tard,
on verrait les méthodes des écoles romaines perpé-
tuées dans les monastères. La grammaire y com-
prenait encore la lecture des poètes interprétés à la
manière des anciens. La rhétorique n'avait pas re-
noncé aux plaidoiries simulées, aux combats ora-
toires qui mettaient en œuvre toutes les armes de
la parole. N'accusez pas la stérilité de cet ensei-
gnement. Vous verrez sortir de l'école latine de
Saint-Gall les premiers écrivains de la prose alle-
mande, et ce sera une terre romaine, la terre de
Souabe, conquise, colonisée, fécondée par les La-
tins, qui portera la première génération des Min-
nesinger (1).
Il reste à considérer si la civilisation romaine si
la civilisation
s'arrêta aux colons italiens ou gaulois qu'elle éta- eurp'^is^^sur
les Germains.
{!) Lersch, Central Muséum Rheinlœndischer Inschriften, Co-
logne. Inscription 59' :
Optaeio nomen sis natum carminé tristi
Nomen dulce suis lamentabile sempcr,
Optatus genitur {sic) et mater Nemesia deflet.
Bonn, Inscription 4* :
©soaaXoveuYi p.oi irarpi? eTirXaTO. OîJvou,' "XX-fi (jt,oi.
Cf. Jaymann, Colonia Sumlocene , planches 7 et 8, bas-relief re-
présentant les deux muses de la tragédie et de la comédie.
356 CHAPITRE VI.
blissait dans les provinces du Nord, ou si elle eut
prise enfin sur les peuples germaniques ; si elle ne
fut pour eux qu'un spectacle, ou si elle devint un
bienfait.
On a déjà vu comment les Germains conser-
vaient, au milieu de tous les désordres de la bar-
barie, tous les instincts de la civilisation : ratta-
chement à la terre, aux coutumes, aux traditions
antiques. Il semblait qu'ils se souvinssent d'une
société plus parfaite dont ils auraient été séparés
pour un temps, et qu'ils devaient retrouver un
jour. Il ne faut donc pas s'étonner de l'attrait qui
poussait plusieurs peuples de cette race vers le
monde romain, vers le Midi, où ils croyaient voir
le séjour de leurs dieux. Ainsi les Gimbres et les
Teutons, en pénétrant dans les Gaules, avaient en-
voyé à Rome une ambassade pour obtenir « que le
« peuple de Mars leur accordât des terres à titre de
c( solde, et les prît à son service. » Après leur dé-
faite, leurs femmes, retranchées derrière les cha-
riots du camp, offraient encore de se rendre, si
l'on consentait à les admettre au nombre des prê-
tresses romaines. Ce n'était donc pas seulement la
fécondité des champs qui frappait les barbares,
c'était aussi la majesté des institutions. Gomment
les adorateurs d'Odin et de Thor n'auraient-ils pas
été tentés de reconnaître leurs divinités belliqueu-
ses dans ces empereurs qu'ils voyaient entourés
d'une pompe religieuse et militaire, recevant les
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 357
honneurs divins, traînant à leur suite tout ce que
les fables du Nord promettaient aux habitants de la
A'alhalla : le vin, l'or, les combats de gladiateurs?
Quand Tibère traversa la Germanie et campa au
bord de l'Elbe, on raconte que, du milieu des ban-
des ennemies qui couvraient l'autre rive, un vieux
chef se détacha ; il se jeta seul dans un canot d'é-
corce, passa le fleuve et demanda à voir de près
celui qu'on nommait César. Puis, l'ayant contem-
plé en silence, il se retira en déclarant que ce jour
était le plus glorieux de sa vie ; « car jusqu'ici,
disait-il, j'avais entendu parler des dieux; aujour-
d'hui je les ai vus ! » L'admiration qui avait saisi
ces hommes impétueux les entraînait à la suite des
armées, elle les conduisait à visiter la ville impé-
riale, elle les poussait à l'imitation des mœurs ro-
maines. Un noble marcoman appelé Marobaud,
après avoir passé plusieurs années auprès d'Au-
guste, retourna chez son peuple, s'en rendit maître
j usqu'au point de le transplanter dans le bassin de
la Bohême, dont les montagnes devaient lui ser-
vir de remparts, se bâtit un palais et une ville, où
il attira par ses bienfaits les marchands et les ou-
vriers des provinces limitrophes, se forma une ar-
mée de soixante et quatorze mille hommes qu'il
soumit à la discipline des légions; et, s'attachant
par des alliances les nations voisines, il avoua le
dessein de fonder un empire germanique. Ses su-
jels le détrônèrent, mais sa pensée lui survécut.
358 CHAPITRE VI.
Ce fut celle de Théodoric et de Gharlemagne (1).
Les Germains Si les hommes du Nord se sentaient attirés vers
Rome, il semble d'abord qu'ils y trouvaient peu
d'accueil. Les premiers Germains qu'on y vit furent
probablement ceux que Marcellus traînait à sa
suite chargés de fers, lorsque, en l'an 188 avant
J.-C, il triompha des Insubriens et de plusieurs
tribus germaniques. Après la victoire de Marius,
des troupeaux de prisonniers teutons furent vendus
à l'encan sur le Forum. Mais il était dans les des-
tinées de Rome que ses institutions les plus malfai-
santes tournassent au bien futur du genre humain.
Aucune nation ne fît plus d'esclaves, mais aucune
ne donna plus d'étendue au bienfait de l'affran-
chissement. Longtemps il dépendit du père de fa-
mille, dans sa toute-puissance domestique, non-
seulement de rendre libres ceux qui l'avaient servi,
mais de les rendre en même temps citoyens. Ces
vaincus d'hier, initiés par la servitude aux mœurs
des Romains, entraient tout à coup en possession
de la liberté, de l'égalité, de la souveraineté. Ils
avaient leur banc au théâtre, où souvent leurs
exclamations barbares offensèrent les oreilles dé-
licates des hommes lettrés ; ils portaient leurs suf-
frages aux comices et formaient cette multitude
orageuse qui disposait des destinées du monde.
(1) Velleius Patercul. , II, 106, 107 : « Sed ego beneficio ac
permissutuo, Caosar, quos ante audiebam, hodie vidi deos; nec fe-
liciorem uUum vitae meœ, aut optavi aut sensi diem. » Idem, ibid.,
108, 109, 110. Tacite Annal, II, 26, 46, 62, 63.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 559
C'est ce que Scipion savait bien, lorsque, interpel-
lant du haut de la tribune la plèbe ameutée : ce Je
« vous ai amenés ici les mains liées derrière le dos,
« s'écriait-il ; vous ne me ferez pas peur, parce
« qu'on vous a déchaînés. » Auguste s'effraya de
cette invasion d'esclaves ; il mit à leur liberté des
restrictions et des obstacles. Cependant il n'empê-
cha pas l'empire d'être gouverné par des affran-
chis, c'est-à-dire par des barbares. En même temps
les guerres de Germanie jetaient chaque année des
milliers de prisonniers sur les marchés de la Gaule.
Les panégyristes des empereurs ne se lassent pas
de vanter ces expéditions, à la suite desquelles les
places publiques de Trêves et de Cologne étaient
encombrées de captifs à vil prix. Ils aiment à
montrer ces troupes de Francs, d'Alemans, de
Saxbns, entassés sous les portiques; les hommes
frémissant de leur impuissance ; les femmes re-
prochant à leurs époux et à leurs fils les chaînes
qu'elles portent ; les familles entières adjugées au
Gaulois désœuvré, qui les envoie cultiver ses
champs en friche. Ils ne prévoient pas que ces es-
claves auxquels on livre les terres en deviendront
un jour les maîtres par l'affranchissement ou par
la révolte, et que tôt ou tard la puissance finira
par se ranger du côté du travail (1).
(1) Le plus ancien monument où paraisse le nom des Germains
est le texte suivant, tiré des fastes capitolins, ad annum 551 ;
« M. Glaudius, M. F. M. N. Marcellus, ces. de Galleis Insubribus et
360 CHAPITRE YI.
Les Germains La servltiide fût (lonc le premier noviciat des
colonisés ^
Tei'tmlïre! (j^^rmains. Mais Rome devait les élever jusqu'à
elle par une autre voie moins humiliante et plus
sûre. La ville éternelle avait commencé par être un
asile : selon une ancienne tradition, chacun des
nouveaux sujets de Romulus avait dû apporter avec
lui une poignée de sa terre natale, pour la déposer
dans une fosse qu'on appela le Monde. Ce rit ex-
prime bien la politique romaine, qui s'emparait
du monde en l'incorporant à l'empire. Gomme à
l'époque des rois la cité s'était agrandie pour rece-
voir dans ses murs les Sabins, les Albains, les
Etrusques; ainsi les premiers empereurs reculèrent
la frontière pour y envelopper les nations mêmes
qui la menaçaient. Ils ne se bornèrent pas à tolé-
rer sur le territoire conquis ce que César y avait
trouvé de peuplades germaniques; ils reçurent
celles qui, pressées par leurs ennemis ou séduites
par un climat plus doux, sollicitaient l'hospitalilé
de Rome en offrant d'obéir à ses lois. Dès le temps
d'Auguste, de Tibère et de Claude, les Ubiens, les
Sicambres, au nombre de quarante mille, les Bata-
ves, les Frisons furent établis sur les bords du
Germaneis. K. Mart. isqiie spolia op. rettulit duce hostium Vir.
Clastid. » — Claud. Mamertin., Panegyric. Maximian. : « Totis
porticibus civitatuin sedere captiva agmina barbarorum, viros atto-
nita feritate trépidantes, respicientes anus ignaviam filiorum, nup-
tas maritorum copulatas vinculis, pueros ac puellas familiari mur-
mure blandientes, atque hos omnes provincialibus vestris ad obse-
quium distributos , donec ad destinâtes sibi cultus solitudinum
ducerentur. »
LA CIVILISATIOrs HOMAINÊ CHEZ LES GERMAINS. 561
Rhin, dont ils formèrent la garde. Ces transfuges
de la barbarie ne la regrettaient pas. Quand la
révolte dé Civilis mit en feules bords du Rhin, les
Germains du territoire de Cologne repoussèrent les
trois propositions qu'on leur fit de raser les murs
de la ville, d'égorger les habitants romains, et de
retourner à la vie errante de leurs aïeux. Marc-
Aurèle poursuivit le dessein de ses prédécesseurs,
et plus tard Claude II, Aurélien, Probus, le com-
plotèrent en transportant sur la rive droite du Da-
nube une multitude innombrable de Marcomans,
de Goths, de Vandales, et en une seule fois cent
mille Rastarnes. Rientôt les provinces du Nord fu-
rent couvertes de Germains. Us devinrent assez
nombreux pour occuper l'attention du législateur,
l.es constitutions impériales^ les désignent par le
nom de Lseti, où je reconnais l'allemand Leute^
c'est-à-dire gens de guerre : elles en font les co-
lons militaires, qui n'occupent le sol qu'à charge
de le défendre. C'est à ce titre que Maximilien,
Constance Chlore et Julien introduisent de nouvel-
les colonies d'Alemans et de Francs, depuis l'em-
bouchure du Rhin jusqu'à ses sources. On voit
bientôt les Lxti fixés au cœur même de la Gaule,
à Paris, à Rayeux, à Coutances, à Poitiers. Yalen-
tinien leur ouvre l'Italie, et leur donne des champs
fertiles au bord du Pô. Rien ne semblait plus sage
que de repeupler ainsi des contrées épuisées, de
donner des bras à la terre, et à l'empire des sol-
ÉT. GERM. I. 2 4
362
CHAPITRE VI.
dats qui lui coûtaient peu. Mais le résultat princi-
pal et probablement le moins calculé, ce fut que
les barbares trouvèrent sur la frontière romaine
un point d'appui pour résister à l'entraînement
des peuples nomades, dont ils se détachaient. Ils y
trouvèrent des postes qu'on ne désertait pas im-
punément, des demeures fixes, des populations
sédentaires, et enfin toutes les habitudes de stabi-
lité qui sont les commencements de la civilisa-
tion (1).
Los Germains II fallait déjà bcaucoup d'effort pour fixer les
dans l'armée ni t-t n
romaine, barbarcs; nome nt plus : elle les disciplma. Ce ne
(1) Plutarque, in Romulo. Tacite, Annal., XI, 19 : « Natio Fri-
siorum datis obsidibus consedit apud agros a Corhulone descriptos.
Idem senatum, magistratus, leges imposait. » On reconnaît bien ici
un commencement de civilisation romaine. Idem, Ibid., XII, 27,
30; Germania, 28; Histor., IV, 64, 65. Suétone, in Tiherio, 9.
Eutrope, VII, 5. Trebellius Pollio, in Claudio, II; Vopisciis, in Au-
reliano, in Probo : n Centum millia Bastarnarum in solo romano
constituit. » Ammien Marcellin, XXVIII : « Alemannos..., Theodo-
sius... pluribus cœsis quoscumque cœpit, ad Italiam jussu principis
misit, ubi, infertilibus agris acceptis, jam tributarii circumcolunt
Padum. » — Sm^ les Lœti : Eumène, Panegyr. Constant. Chlor . :
« Nerviorum et Trevirorum arva jacentia Lsetus postliminio restitu-
tus et receptus in leges Francus excoluit. » Cf. Zosime, II, 54. km-
mien, \, S, Notitia dignitatumiinperii. Code Théodosien, libXIIl,
2, 9,4, 9. Les Lseii sont les mêmes que lesGentiles. Code Théo-
dosien, lib. VII, 15, 1 : « Terrarum spatia quae gentilibus propter
curam munitionemque limitis atque fossati humana fuerint provi-
sione concessa... » Voyez sur ce point Pardessus, Quatrième Dis-
sertation sur la loi salique. Guérard, Polyptique dlrminon. Je me
range à l'opinion de M. Guérard, en m'écartant à regret de celle de
J. Griram, qui fait venir le mot Lœtus de la racine teutonique Las,
désignant le serf attaché à la glèbe (Deutsche Reclits-Alterthiimer ,
p. 305). Il ne me semble point naturel que des gens de guerre
aient été nommés d'un nom déshonorant, et qui ne convenait qu'à
une classe d'hommes désarmés.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. M
fut point, comme on l'a souvent dit, un signe de
décadence, une nécessité de l'empire en détresse :
c'était une tradition des plus glorieux siècles de la
république, de se faire servir par ses ennemis, et
d'enrôler sous les aigles romaines un grand nombre
d'auxiliaires étrangers. César, qui reconnut de
bonne heure les qualités militaires des Germains,
avait levé parmi eux des cohortes d'élite : leur
charge impétueuse décida la victoire de Pharsale.
Dès lors l'histoire de l'empire n'a pas de scènes où
ils ne trouvent leur rôle. Ils combattent à Philip-
pes : ils forment la garde favorite d'Auguste et de
ses successeurs. Ils suivent Drusus et Tibère dans la
haute Germanie, Claude en Bretagne. Quand Vitel-
lius, proclamé à Cologne, descendit en Italie, on
rapporte qu'il traînait après lui une nuée de barba-
res. Une prêtresse de leur pays les excitait par ses
prédictions. Leurs habits de peau, leurs lances gi-
gantesques, effrayèrent les Romains qui se crurent
livrés au pillage. Cependant tous les empereurs,
bons et mauvais, estimèrent les services de ces
hommes farouches, mais simples, qui résistaient à
la corruption. Je retrouve les Germains à la solde
de Marc-Aurèle, de Caracalla, de Yalérien, de Gal-
lien, d'Aurélien, de Probus, de Dioclétien. Qua-
rante mille Goths suivaient Constantin aux ba-
tailles d'Andrinople et de Chalcédoine, où il ren-
versa en la personne de Licinius les dernières es-
pérances de l'idolâtrie : le règne des barbares com-
5G4 CHAPITRE VI.
mence avec celui du christianisme. En effet, à
partir de cette époque, les troupes germaniques
font toute la force de l'empire; par conséquent elles
décident de ses destinées. Mais on n'a pas assez
remarqué par quels degrés elles arrivent à cette
puissance. Il y a d'abord les alliés {fœderati)^ les
rois et les peuples qui prennent le titre d'amis des
Romains, qui se mettent au service des empe-
reurs, mais pour un temps et sous des réserves où
éclate encore le vieil instinct de l'indépendance.
Ainsi les auxiliaires recrutés en Germanie par Ju-
lien avaient décidé qu'ils ne passeraient point les
Alpes. Il y a les colons militaires {Ixti) attachés à
la défense du sol qu'ils occupent; mais le lien qui
les assujettit les protège en même temps; et leur
engagement a les mêmes limites que leur terri-
toire. Enfin l'élite des alliés et des colons passe
dans les cadres de l'armée régulière. La Notice des
dignités de l'empire nomme des légions de Ger-
mains, des cohortes de Bataves et de Francs Sa-
liens, des escadrons de Goths et de Marcomans. On
les trouve à tous les avant- postes, en Afrique, en
Phénicie, en Arabie, et jusque sur la frontière de
Perse. Sans doute les légions n'avaient plus rien
de leur ancienne constitution, qui en faisait autant
de cités belliqueuses avec leurs lois, leurs magis-
trats, leurs sacrifices : de six mille hommes elles
étaient réduites à quinze cents. La discipline y
avait diminué comme le nombre. Elles conser-
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 565
valent cependant tout ce qui restait de cet art de
la guerre, dont les Romains avaient été les maî-
tres. La rég^ularité de leurs exercices faisait l'ad-
miration et le désespoir de leurs ennemis; et
les camps, si relâchés qu'ils parussent, étaient
encore des écoles où les recrues barbares appre-
naient à connaître l'union, l'ordre, l'obéissance,
c'est-à-dire toutes les conditions de la société po-
licée (1).
(1) Dès l'an de Rome 698, on voit une garnison de Gaulois et
de Germains dans la ville égyptienne d'Alexandrie , Csesar, Bell,
civ., III, 7. — Sur les services rendus par les Germains à César dans
ses guerres des Gaules, voyez tout le livre VIÏ, de Bello Gallico.
Suétone, in Augusto, 35,49; in Nerone, 34. Tacite , Annales, l,
50; Hist., II, 88. Le grand historien peint d'une manière admirable
les barbares de l'armée de Vitellius : « Nec minus saevum specfacu-
lum erant ipsi, tergis ferarum et ingentibus telis horrentes, cum
tiirbam populi propter inscitiam parum vitarent. » La garde ger-
main 3 subsistait encore au temps deCaracalla, qui affectait d'en por-
ter le costume. — Vopiscus, m Pro&o ; « AccepitprsetereaXYlmillia
lyronum quos omnes per diversas provincias sparsit, ita ut numeris
vel limitaneis militibus L aut LX insereret , dicens : Sentiendum
esse, non videndum quum auxiliaribus barbaris Romanus juvatur. »
Ammien Marcellin [Hist., XX) donne un remarquable exemple de
l'engagement conditionnel des Fœderati : « Qui relictis laribus
transrhenanis, sub hoc vénérant pacte , ne ducerentur ad partes
unquam transalpinas. » La Notiiia dignitatum montre les Lseti
déjà établis à Bayeux, à Rennes, et dans toute l'Armorique, à Poi-
tiers, à Langres, à Autun, Dès ce moment, et un demi-siècle avant
Ciovis, on peut dire que la ronquète de la Gaule par les Germains
est achevée. Végèce atteste que les barbares s'efforçaient d'imiter la
discipline romaine , 111, 40 : « Artem bellicam solam hodieque
barbari jtutant esse servandam, cœtera aut in bac arte consistere,
aut per banc assequi se posse confidunt. » Voyez, dans la Notitia
dignitatum, la nomenclature des légions germaniques. Cf. Lehue-
Tou, Histoire des Institutions mérovingiennes, t. I ; de Petigny,
Étude sur Vépoque mérovingienne, t. I ; Guizot , Histoire de la
civilisation en France, t. 1; Naudet, des Changements opérés dans
V administration romaine.
366 CHAPITRE VI.
ns II ne restait plus que de leur en ouvrir les por-
tes, et, après les avoir exercés à tous les devoirs,
de les admettre à tous les droits. Gicéron soutenait
déjà cette belle doctrine : « qu'il n'y avait pas de
(( nation si éloignée, si étrangère, si ennemie, chez
c( laquelle Rome ne pût recruter des citoyens. »
César avait fait asseoir des Gaulois dans le sénat,
Glaude y introduisit des Bretons et des Espagnols;
chaque nation arrivait à son tour au gouvernement
de l'empire ; les Germains eurent aussi leur avè-
nement. Dès le premier siècle, on voit Arminius
recevant l'anneau de chevalier ; des Frisons , des
Ghérusques admis au droit de cité, aux comman-
dements militaires, aux sacerdoces publics. Désor-
mais rien n'est fermé aux hommes du Nord : ils
parviendront jusqu'à la dignité impériale en la
personne du Goth Maximin. A sa suite, les marches
du trône se couvrent de barbares. Sous Valérien,
on trouve dans les premières charges de l'armée
quatre officiers, Hartmund, Haldegast, Hildemund
et Gariovisc, qu'on prendrait à leurs noms pour
des soldats de Glovis. Gallien engage à son service
le chef des Hérules, Naulobat, et le crée consul.
Constance Ghlore n'a pas de compagnon d'armes
plus fidèle que le roi des Alemans Eroch, qui as-
sure plus tard l'empire au jeune Constantin, en
faisant déclarer pour lui les légions de Bretagne.
Au quatrième siècle, on ne peut plus compter tous
les Francs, les Alemans, les Goths, les Burgondes,
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 367
qui occupent les offices de la Cour ou de Tarmée
impériale, comtes des domestiques, ducs des
frontières, maîtres de la milice. Quelques-uns,
comme Sylvanus et Magnence, se font décerner la
pourpre; d'autres, comme Arbogaste et Ricimer,
aiment mieux la jeter sur les épaules d'un prince
de leur choix et régner en son nom. Le Vandale
Stilicon, tuteur et beau-père d'Honorius, gouverne
rOccident pendant quatorze ans ; et, s'il laisse
éclater de temps en temps la cruauté d'un barbare,
on reconnaît le génie romain à l'éclat de ses vic-
toires et à l'habileté de ses négociations. Les con-
temporains y furent trompés. Le poëte Glaudien
célèbre le rajeunissement de l'empire sous un mi-
nistre qui rappelle les temps de Brutus, de Camille
et de Scipion. 11 représente les bandes d'Alaric
exterminées, les Alemans soumis , les rois des
Francs jetés dans les fers, les peuples du Rhin
changeant le glaive en faucille, et le voyageur, à la
vue des riches cultures qui couvrent les deux rives,
demandant laquelle des deux est romaine. Si les
succès militaires l'émeuvent , c'est qu'il y voit le
triomphe de cette domination pacifique et bien-
faisante que Rome étend sur le monde, « à la fa-
ce veur de laquelle les vaincus deviennent citoyens,
« l'étranger retrouve partout la patrie, et tous les
« hommes ne forment plus qu'une même nation.
c( Les arts de l'antiquité revivent avec les mêmes
c( mœurs ; le génie voit s'ouvrir devant lui les
368 CHAPITRE YI.
a routes glorieuses, et les muses relèvent, leurs
« têfes humiliées. » Assurément il faut beaucoup
retrancher de ses louanges : mais c'était beau-
coup pour un Vandale de les écouter, de les ai-
mer, de les payer, et de mettre sa gloire h conti-
nuer la politique de César et d'Auguste. Même
dans ces jours de décadence, on ne touchait pas
impunément au gouvernement d'un grand em-
pire, on ne pouvait en appliquer les lois sans être
frappé de leur sagesse. Les barbares ne siégeaient
pas î u consistoire des princes, aux assemblées du
sénat, dans les tribunaux, sans être à la fin con-
vaincus, subjugués par le spectacle d'une so-
ciété qui avait tant de souvenirs et tant d'espé-
rances, et qui ne se crut jamais si près de deve-
nir maîtresse du monde qu'au moment même où
elle allait périr (1).
(Ij Cicéron, pro Balbo, Xllf : « Defendo enim rem universam,
nullam esse gentem ex omni regione terraruin , neque lam dissi-
dentem a populo romano odio quodam atque discidio, nequo tam
fide benevolenliaque conjunctam, ex qua nobis interdictum sit, ut
ne quem adsciscere civem aut civitate donare possimus. » Vel-
leius, II, 128 : « Arminius... assiduus militise nostrse prioris co-
rnes, ètiain civitatis romanae jus equestremque consecutus gra-
dum. » II faut voir dans Tacite l'histoire de ces députés frisons
qui visitèrent Rome au temps de Néron , qui se conduisirent si
fièrement au théâtre, et qui revinrent avec le droit de cité. An-
nales, XIII, 54. — Vopiscus, in Aureliano. Fragment d'une let-
tre de Valcrien à Aurélien : « Tecum erit Ilartmudus, Haldegas-
tes, Hildemundus, Carioviscus. » Pour les chefs germains qui
jouent un rôle dans l'histoire romaine depuis Constance jusqu'à
la fin de Valentinien, voyez Ammien Marcellin, passim. Je re-
marque surtout (lib. XXXI) Mellobaudes, à la fois roi des Francs
et comte des domestiques sous Gratien. Cf. de Petigny, t. I;
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 369
Pendant que les Germains faisaient leur éduca- Germains
^ inities
tion politique dans les nombreux emplois de la ^Yatinel'7^
hiérarchie impériale, comment auraient-ils échappé
à l'enseignement littéraire qu'ils trouvaient par-
tout constitué, honoré, applaudi? Stilicon n'était
pas le seul qui goûtât l'encens des poètes ; au con-
traire, je remarque l'empressement des principaux
chefs barbares à s'entourer de rhéteurs et de
grammairiens. Quand Arbogaste voulut créer un
empereur, il choisit un ancien maître d'éloquence
nommé Eugène, encore tout pénétré de souvenirs
mythologiques, dont le premier acte fut de rétablir
l'autel de la Victoire dans le sénat, et les images
des dieux sur les drapeaux de l'armée. Le roi des
Yisigoths, Théodoric, lit donner la pourpre au vieil
Avitus, son précepteur : il ne trouvait pas que ce
fût trop pour payer les leçons de droit et de poésie
qu'il en avait reçues. Il se vantait d'avoir lu Yir~
gile, et d'avoir senti son humeur s'adoucir sous le
charme des beaux vers (1). Les barbares lisaient
Claudien, de quarto Consulatu Honorii. De Laudibus Stiliconis,
lib. I.
Ut Salius jam rura coiat, flexosque Sicambri
In falcem curvent gladios, geminasque viator
Cum videat ripas, quse sit romana requirat;
Ut jam trans fluvium non indignanle Chaûco
Pascat Belga pecus, mediumque ingressa per Albin
Gallica Francorum montes armenla pererrent.
Ibid., lib.III. Dans la préface de ce livre, Claudien compare la
faveur que Stilicon lui accorda à celle de Scipion pour Ennius :
« Noster Scipiades Stilico. » Voyez aussi tout le livre de Bello Ge-
tico.
(1) Sidoine Apollinaire, lib. 1, epist. \iii : « Student armiseunu-
570 CHAPITRE VI.
donc ; ils écrivirent, ils eurent des poètes et des
orateurs. Tel fut le Franc Merobaudes, qu'on trouve,
sous Yalentinien III, chargé d'un commandement
en Espagne, élevé au consulat, écrivain célèbre,
dont nous n'avons qu'un petit nombre de pages
mutilées, mais qu'il faudrait étudier de près pour
voir ce que la civilisation latine pouvait faire d'un
Germain. Les contemporains eux-mêmes en furent
si frappés, qu'ils élevèrent à cet homme extraor-
dinaire une statue d'airain sur le forum de Trajan.
L'inscription annonçait qu'on avait voulu récom-
penser de la sorte « un homme d'une ancienne
c( noblesse et d'une nouvelle gloire, aussi habile à
« manier la plume que l'épée, dont les armes et
« les vers avaient ajouté à la splendeur de l'em-
c( pire. » En parcourant le peu qui reste de lui, on
trouve d'abord tout ce qu'il pouvait apprendre des
meilleurs maîtres de son temps. Ses vers, d'une
latinité correcte, ont la coupe, l'éclat, l'harmonie,
en un mot tout l'artifice du style de Claudien. Les
thèmes de ses petites compositions rappellent cette
chi, litteris fœderati. » Idem, Panegyricus Avito dictus, v. 497.
C'est le roi Théodoric qui parle à Avitus :
Mihi Romula dudum
Perte jura placent : parvumque ediscere jussit
Ad tua verba pater, docili quo prisca Maronis
Carminé moUiret Scythicos mihi pagina mores.
Ajoutez à ce tableau le Franc Baudo , élevé au consulat en 385, et
S Augustin, alors rhéteur à Milan, lui récitant un panégyrique.
Augustiniis, Contra Priscillianum, III, 30.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 371
poésie de cour où triomphait Ausone. S'il assiste
au repas de Valentinien, il épuise toute la Fable
pour relever la pompe impériale. Quand l'Empe-
reur fait asseoir sa sœur à ses côtés, c'est Apol'on
avec Diane dans l'assemblée des dieux. Quand il
paraît accompagné de l'impératrice, c'est Pélée et
Thétis : l'univers ne peut attendre de leur union
qu'un autre Achille. Ou bien le poëte décrit les
vergers de Faustus, les longues murailles de buis
taillées comme le marbre, et le bois au frais om-
brage. c( qui recèle, pour le plaisir du maître, un
« hiver domestique au plus fort de l'été. » Mais
heureusement pour sa gloire, Merobaudes, dans
son panégyrique d'Aétius, s'attaque à un sujet
plus digne d'occuper les esprits : il célèbre la lutte
de Rome contre la barbarie. Dans ce combat qui
partageait le monde, le poëte franc n'hésite point ;
il prend parti contre les barbares. Le panégyrique
s'ouvre par le tableau de la paix universelle. Du
Caucase et du Tanaïs jusqu'aux sources du Danube,
les rois ennemis ont désarmé. Le Rhin coule sons
les lois de l'Italie ; la Gaule respire, arrachée aux
fureurs desGoths; et les Vandales, maîtres de l'A-
frique, sollicitent l'alliance des Césars. Ce calme
du monde irrite une divinité malveillante, que le
poëte ne nomme pas : elle va chercher Bellone
dans les montagnes de la Thrace : elle l'y trouve,
confinée dans une caverne loin du regard des
hommes, appuyée sur sa lance rouillée et sur son
372 CHAPITRE YI.
bouclier terni, et pleurant de ce que depuis tant
d'années les peuples ne versent pins de pleurs. Elle
l'excite à soulever de nouveau les nations du Nord
pour les précipiter sur l'empire. « Renverse, dil-
c< elle, ces nnaisons de marbre aux toits d'airain...
« Qu'il n'y ait pas de murailles assez fortes pour
c( arrêter tes emportements. Que Rome soit dans
« l'effroi, et que ses empereurs mêmes tremblent
a au bruit de tes fureurs. Chasse de la terre les
c( dieux qui voulurent y recevoir l'hospitalilé ;
c< porte la désolation dans les temples des divinités
« romaines, et que je ne voie plus attiser sur les
(( autels le feu qui fléchit Vesta. Pour moi, je péné-
c( trerai secrètement dans les palais superbes; je
« ferai disparaître les vieilles mœurs et les vieux
ce courages ; je veux que les forts soient méprisés et
Ci qu'il n'y ait plus de respect pour les justes. Que
ce l'éloquence périsse avec le culte délaissé d'Apol-
cc Ion; que les honneurs soient déférés aux indi-
ce gnes; qu'au lieu de la vertu, le hasard tienne la
c( balance des affaires; que la soif de l'or fasse
ce délirer tous les esprits, et que, dans le désordre
ce universel, on ne reconnaisse plus la pensée sou-
ce veraine de Jupiter. » — Ces menaces ont leur
effet; l'empire touche à sa dernière heure, quand
les vœux réunis du sénat et du peuple forcent Aétius
a sauver le monde. Le poëte décrit avec admira-
tion les victoires de ce grand homme sur les peu-
ples teutoniques. La vue des champs de bataille
LA CIVILISATION ROiMAlNE CHEZ LES GEIiMAINS. 375
ranime, et lui rappelle les combats de César, le
dévouement des Fabius, el Décius qui abrégea glo-
rieusement ses jours. Et lorsque, las de ces pein-
tures sanglantes, il veut louer les traités conclus
par son héros, il retrouve toutes les images de
l'antiquité pour célébrer les bienfaits de la paix,
« qui fait le salut de l'univers et le nœud des élé-
ments, qui fonde les cités, donne des lois aux
nations, et qui a porté le nom de Numa aussi
haut que celui de Romulus. » Rien n'est plus in-
structif que Terreur de ce Franc, de ce contem-
porain de Mérovée, qui, au moment du triomphe
de ses frères barbares, s'attache avec tant d'illu-
sion, avec tant d'opiniâtreté, aux dieux, aux in-
stitutions, aux souvenirs héroïques du monde ro-
main. Quel travail prodigieux ne fallait-il pas
pour remuer de la sorte les cœurs et les esprits,
et pour y enraciner en quelques années toutes les
opinions, toutes les passions, toutes les délicatesses
d'un vieux peuple qui avait douze cents ans de
culture (1) 1
(1) Merobaudis Reliquiœ edidit Niebuhr (Bonns, 1824). Tout
indique le personnage désigné dans l'inscription trouvée au fo-
rum do Trajan : « Fl. Merobaudi VS com. Se, — Fl. Merobaudi,
œque forti et docto viro, tam facere laudanda quam aliorum facla
laudare prsecipuo. » Cf. Sidoine AppoUinaire, ad Felicem, IX,
278, 302. Voici quelques vers de Merobaudes. In viridariuni
Fausti :
Priva lamque hiemem frondea tecta tenent.
Panegyricus Aetio dictus. Ce fragment compte 197 vers.
Addidit hiberni famulanlia fœdera Pdicnus
374 CHAPITRE VI.
L'invasion C'est ainsi que Rome achevait ses conquêtes en
pacifique. . • • • n / • i
Germanie, et c est amsi qu'elle préparait les con-
quêtes des Germains dans l'empire. Ceux qui ont
écrit l'histoire des grandes invasions se sont portés,
avec la curiosité de la foule, du côlé où ils enten-
daient le bruit des batailles ; il n'ont vu que les
irruptions violentes qui, au bout de deux siècles,
finirent par renverser la monarchie romaine. Ils
n'ont pas assez étudié cette autre invasion pacifi-
que et régulière qui dura sept cents ans, et qui
poussait peu à peu les hommes du Nord jusqu'au
cœur même de la civilisation. Elle se fit, pour ainsi
dire, par deux portes que les lois avaient ouvertes,
par l'esclavage et par le service militaire. Si les
barbares entrent, ce sont les généraux victorieux,
ce sont les empereurs qui les conduisent comme
par la main, qui leur donnent des terres, des in-
stitutions, des droits. Dès lors ils pénètrent de tous
côtés dans la vie publique. Ils peuvent dire, comme
Orbis, et hesperiis flecti conlentus habenis,
Gaudet ab alterna Thybrim sibi cresccre ripa.
Discours de la déesse qui exhorte Bellonc :
Romanos populnre dcos, et nuUus in aris
Vestœ exoratse fotus strue palleat ignis...
Majorum mores et pectora prisca fugabo...
Attica neglecto pereat facimdia Phœbo,
Pectoribus sœvi démens furor gestuet auri,
Omniaque hsec sine mente Jovis, sine numine summo.
M. Beugnot, Histoire de la chute du paganisme, a reconnu avec
raison, dans ces vers, Fécho des plaintes du parti païen, qui accu-
sait le christianisme de hi ruine de Tempire.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 375
les premiers chrétiens, qu'ils ne sont que d'hier,
et que déjà ils remplissent non-seulement les ca-
dres des légions, les colonies des vétérans, mais les
cités, les écoles, le sénat, le palais ; ils ne s'abs-
tiennent pas même des temples; et eux aussi, s'ils
se retiraient, ils laisseraient le peu qui reste de
vieux Romains effrayés de leur solitude. Leur pré-
sence n'a rien de menaçant : les uns se déclarent
les amis, les hôtes de l'empire ; les autres en sont
devenus les sujets et les soldats. Ils commencent à
comprendre la cause qu'ils servent. Ils admirent,
plus que personne, la grandeur de cette cité hos-
pitalière où ils sont accueillis ; et la majesté de
l'Etat impose peut-être moins aux derniers descen-
dants des familles sénatoriales qu'aux nouveaux
dignitaires qui dépouillent la saie germanique
pour prendre le laticlaveet la robe prétexte. Cepen-
dant Rome avait cette sagesse de respecter les usa-
ges et les traditions des peuples qu'elle naturalisait;
et comme elle avait laissé aux villes grecques leurs
lois civiles, elle ménageait les habitudes militaires
des Germains. Ces populations transportées sur le
territoire romain, qui menaient avec elles leurs
femmes, leurs enfants, leurs vieillards, n'abandon-
naient pas en un jour les mœurs de leur première
patrie : elles en conservaient des traits qui ne de-
vaient pas s'effacer. Ainsi les conditions que les
auxiliaires alemans faisaient à Julien rappellent
les vassaux des empereurs d'Allemagne) tirant l'é-
376 CHAPITRE VI.
pée au besoin pour défendre leur prince, mais
refusant de le suivre au delà des Alpes ou de la
mer. Les colonies des bords du Rhin vivaient sous
un régime où toute la féodalité était en germe. Si
des troupes barbares s'engageaient sans réserve à
la solde des Césars et prenaient rang dans leurs
armées, cette coutume était si nationale, qu'elle
traversa tout le moyen âge, et qu'on voit un corps
d'aventuriers Scandinaves, sous le nom de Varègues,
former la garde des derniers empereurs de Constan-
tinople, comme plus tard il n'y aura pas de prince
en Europe qui n'ait ses lansquenets allemands ou
ses régiments suisses. Les Germains établis dans
l'empire formaient donc comme une seconde race
romaine, assez rapprochée de la première pour en
hériter, conserver la langue, les lois, les arts; assez
])eu séparée des autres nations du Nord pour être
eu mesure de les policer à leur tour.
En effet, la civilisation romaine ne parut jamais
plus puissante qu'au moment où, l'empire étant
vaincu, elle subjugua les vainqueurs. Le roi des
Visigoths Athanaric avait fait trembler Valens;
mais plus tard, venu à Gonstantinople, il admirait
In magnificence de la ville, et déclarait qu'à son
avis le maître de tant de trésors et de tant d'hom-
mes était un dieu. Alaric s'honora du titre de
préfet du prétoire, et, arrivé aux portes de Rome,
il s'arrêta frappé de respect, ne pouvant se résou-
dre à livrer aux flammes la capitale de l'univers.
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 577
Astaulfe reconnaissait qu'il s'était trompé en rêvant
un empire gothique, et ne voulait plus d'autre
gloire que d'épouser une fille de Théodose et de
mettre les forces des Goths au service du nom ro-
main. Le dernier empereur d'Occident abdique, et
rien ne semble changé : je considère les chefs des
nations germaniques qui se disputent les provinces
de la monarchie, et je trouve qu'ils s'en déclarent
les serviteurs et les sujets. Odoacre prend le titre
de patrice ; Théodoric, qui le détrône, se présente
en Italie comme le fils adoptif et le délégué de
l'empereur Zénon ; sa mission est de rebâtir les
villes détruites, de relever l'autorité du sénat et des
magistratures, de ramener le règne des lois et des
lettres. D'un autre côté, je vois les rois burgondes
adresser aux Césars de Byzance des protestations
d'obéissance et de fidélité. Clovis reçoit d'Anastase
les insignes du consulat, et longtemps ses succes-
seurs se considéreront comme des magistrats ro-
mains ; ils en auront le costume et le cortège ; ils
construiront des cirques, et finiront, comme Chil-
péric, par dicter des vers dans la langue de Vir-
gilc(l).
(I) Jornandes, de Rébus geticis, 28 : « Deus, inquit (Athanari-
cus) , sine dubio terrenus imperator est ; et quisquis adversus eum
manum moverit, ipse sui sanguinis reus existit. » Zosime, lib. V,
VI. Orose, Hist., VU, 45, fait parler Astaulfe en ces termes : «Cum
esset animo ingenioque nimius se imprirnis ardenter inhiasse, ut
obliterato romano nomine romanum omne solum et imperium Gotho-
rum faceret et Yocaret , fieretque nunc Astaulfus quod quondam
Csesar Augustus. Atubi multa experientia probavisset, neque Gothos
ÉT. GERM. I. 25
578
CHAPITRE VI.
Il y a là autre chose qu'un caprice de barbares :
il y a une admiration du passé, inintelligente peut-
être, mais bienfaisante, qui voudrait en imiter
toutes les institutions, et qui en conservera beau-
coup. Avec les charges du palais, les règles de l'ad-
ministration impériale se perpétuent. Avec la
langue latine, le droit romain pénètre dans les
codes des Visigoths, des Burgondes, des Alemans,
des Bavarois, des Lombards; et l'historien des
Goths, Jornandes, semble exprimer le sentiment
commun de tout l'Occident, lorsqu'il reconnaît en-
core à la fin du sixième siècle l'autorité de cette
Bome qui a conquis la terre par les armes, c< et
« qui n'a pas cessé, dit-il, de régner sur les ima-
c< ginations (1). » Ce mot éclaire et justifie la poli-
tique romaine. On l'a vue travailler avec persévé-
ullo modo parère legibus posse, propter effrœnatam barbariem...
Elegisse se saltem ut gloriam de restituendo in integrum augendo-
que romano nomine Gothorum viribus compararet. » — Idatius,
Chronic. Olymp., 299 : « Wallia, rex Gothorum, romani nomini s
causa csedes magnas efficit Barbarorum. » — Sur le titre de palrice
conféré à Odoacre par Zénon, voyez Malchus Philadelphitanus,
cité par Photius, Biblioth. C^ssiodor., Epist. senatuiurhis romance .
Voyez aussi les lettres adressées à l'empereur d'Orient par S. Avitu?
de Vienne, au nom de Gondebaut et de Sigismond, Epist. 25:
« Cumque gentem nostram videamur regere, non aliud nos quam
milites vestros crediraus ordinari. Gregorius Turonensis, II, 38 :
« Igilur ab Anastasio imperatore codicilles de consulatu accepit, et
in basilica B. Martini tunica blatea indutus est et clilamyde, impo-
nens capiti diadema ; tune ascenso equo, auruni argentumque...
spai'gens voluntatebenignissima erogavit, etab ea die lanquam con-
sul et Augustus est vocitatus. »
(1) Jornandes, de Reh. g et., prœfat. : « Quomodo respublica
cœpit ettenuit, totumque pene mundum subegit, et hactenus vel
imaginarie teneat. »
LA CIVILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS. 379
rance contre son intérêt, en introduisant dans
l'empire ceux qui devaient le renverser. Mais elle
travaillait pour un intérêt plus grand que le sien ;
elle servait un dessein qu'elle ne connaissait pas
en poliçant les hommes du Nord. Par un juste
retour elle y trouva une autre gloire qu'elle n'avait
pas cherchée. Elle perdit le pouvoir temporel,
qui s'exerçait par l'épée; mais elle conserva l'au-
torité morale des lois, des lettres, des souvenirs.
Au milieu de ses ruines, sans armes, sans trésors,
Rome n'était plus qu'une puissance spirituelle.
Mais c'était précisément en cette qualité que, deve-
nue chrétienne, elle devait recommencer la con-
quête du monde.
380
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VII
RÉSISTANCE DES GERMAIINS A LA CIVIVISATION ROMAINE.
yj^.gg Nous n'avons point cherché à rabaisser la civi-
la civilisation lisation latine ; nous n'en avons dissimulé ni la
romaine. . • i i • p • ht •
puissance m les bieniaits. Mais on ne peut pas non
plus méconnaître les vices qui la compromirent ;
et, tandis qu'elle subjuguait la moitié des peuples
germaniques, il reste à voir comment elle provo-
qua d'abord la résistance des autres, et ensuite
leurs représailles.
Le paganisme Ou ïiQ civilisc Vraiment les hommes qu'en s'as-
impuissant suraut dc Icurs conscienccs. C'est là, dans ce fond
cliez
les barbares. naturc humaiuc, qu'il faut vaincre le premier
de tous les désordres, qui est celui des passions.
Les anciens le savaient si bien, que toutes leurs
histoires faisaient intervenir des personnages di-
vins, des prêtres, des religions, pour policer les
peuples. Rome elle-même ne donnait pas d'autres
fondements à ses institutions : elle n'aurait pas cru
ses colonies solidement établies, si elle ne leur
avait communiqué ses auspices, ses rites, son droit
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 581
sacré. Ainsi les principales cités du Nord, Augs-
bourg-, Cologne, Trêves, avaient leur Gapitole, où
Ton sacrifiait aux trois grandes divinités de la roche
Tarpéienne : Jupiter, Junon et Mercure. Il paraît,
par les inscriptions recueillies sur les bords du
Rhin, qu'on y adorait aussi Mercure, Apollon et
les Muses ; Diane, Sylvain, et les Nymphes, dieux
secourables, représentants d'une domination paci-
fique ; et en même temps Mars, Pluton et Proser-
pine. Hercule, Castor et Pollux, la Victoire et la
Fortune, la Gloire et la Valeur, qui consacraient
la guerre et la conquête. Les temples dont on dé-
couvre les ruines, les sacerdoces et les corporations
religieuses qui ont laissé leurs traces, les pierres
votives élevées au départ et au retour des expédi-
tions militaires, font assez voir avec quelle ténacité
les Romains des provinces s'attachaient aux croyan-
ces de leurs ancêtres, et combien la chute du pa-
ganisme fut moins naturelle qu'on ne pense. Mais
le paganisme latin n'avait pas d'orthodoxie : ses
dogmes ne formaient pas un corps impénétrable
aux superstitions étrangères. Les esprits inquiets,
que le vieux culte de Numa ne satisfaisait point,
cherchaient le repos dans les mystères de l'Orient ;
en sorte qu'il ne faut pas s'étonner de trouver à
Cologne et en Souabe des monuments en l'hon-
neur de Sérapis et de Mithra. D'autres fois les co-
lons romains se tournaient vers les dieux du Nord,
qu'ils regardaient comme les anciens maîtres du
382 CHAPITRE YII.
sol, dont ils redoutaient la jalousie et la vengeance.
C'est ainsi que dans le pays de Bade on rencontre
des inscriptions hérissées de noms barbares, qui
appartiennentà la mythologie des Gaulois. Ailleurs
on voit des autels élevés aux nymphes du Rhin,
aux génies du Danube, des Vosges, de la forêt
Noire. Toutes les villes, et jusqu'aux moindres
bourgades, avaient leurs déesses locales, qu'elles
nommaient leurs mères {Matronx)^ et qu'on re-
présentait ordinairement au nombre de trois, avec
une quenouille, des fruits et des fleurs. Ces per-
sonnages mystérieux présidaient à la destinée dos
peuples et rappelaient à la fois les trois Parques de
l'Italie, les trois fées des Celtes, et les trois nornes
de l'Edda. En même temps donc que le sénat ad-
mettait dans ses rangs les chefs des nations vain-
cues, rOlympe classique s'ouvrait à leurs divinités.
J'en remarque deux qui reçurent un culte public
dans les colonies romaines des Pays-Bas. L'une est
Hludana, la Vesta des Scandinaves, la déesse du foyer
domestique ; l'autre, Nehallenia, une de ces fileuses
divines que les Germains se figuraient parcourant
les campagnes et répandant les émanations salu-
taires qui font croître la laine des brebis et le blé
des sillons (1).
(1) Welser, Rerum augustanar. eiAda sanctœAfrx martijris.
L'église de Sainte-Marie, hàlie à Cologne au septième siècle, fut
appelée « Sancta Maria in Capitolio. » Fiedler, Rœmische Denk-
mœler; Mone , Urgeschichte des badischen Landes; Rhudart.
JEltesteGeschichteBaijerns ; Hefele, GeschichtederEinfûhrung,e[c. ;
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 383
Ainsi les superstitions germaniques gagnaient
les Romains : mais on ne trouve pas que la théolo-
gie romaine pénétrât profondément chez les bar-
bares. Sans doute ceux d'entre eux qui se trou-
vaient mêlés aux populations latines devaient en
adopter les fêtes publiques et les pratiques journa-
lières : mais les cœurs n'étaient pas changés. En
effet, les Romains n'avaient rien à enseigner aux
hommes du Nord en matière de religion. Le fond
des deux paganismes était le même. Sous des noms
divers ils adoraient des divinités pareilles, et nous
avons reconnu avec surprise les ressemblances qui
éclatent dans la constitution des sacerdoces, dans
la discipline des augures, dans tous les détails des
pompes sacrées. S'il reste cependant des différen-
ces incontestables, elles paraissent à l'avantage des
Germains. On reconnaît chez eux un culte moins
corrompu : ils versaient le sang humain sur leurs
autels, mais leurs orgies n'approchèrent jamais des
impuretés par lesquelles Rome honorait Vénus et
Priape. La crainte des dieux semble mieux établie
chez un peuple qui hésitait à les enfermer dans des
Jaumann, Colonia Sumlocene, ont énuméré les monuments religieux
trouvés en Allemagne. En Souabe, un monument et deux inscrip-
tions milhriaques (v. Hefele, p. 59), Lersch (Central Muséum
Rheinlœndischerlnschriften) àoxme, un grand nombre d'inscriptions
religieuses, parmi lesquelles je relève celles-ci : « Soli Serapi. —
Ilonori et vavori (szc). — Matribus Treveris. — Matronis Axsin-
ginehis. — Matronis Rumanehabus. — Deae Hludanœ sacrum. G. Ti-
berius Verus. » Sur les deux déesses liludana et Nehallenia, cf.
Grimm, Mythologie, 235, 390, etc.
384 CHAPITRE YII.
temples, à leur prêter la figure de l'homme, que
dans la ville impériale qui décernait les honneurs
divins à tous ses tyrans, et qui adora la Fièvre et
la Peur. Mais surtout, la croyance à la vie future
faisait la supériorité des barbares sur les Romains.
Qu'étaient-ce que les Champs Elysées des poètes
classiques, avec leurs pâles ombres et leurs vagues
plaisirs, auxquels même le peuple ne croyait plus,
en comparaison des fêtes immortelles de la Va-
Ihalla promises aux sectateurs d'Odin ? Les Latins,
aussi bien que les Grecs, ne pouvaient s'empêcher
d'admirer une foi si ferme. Lucain célèbre avec un
sentiment d'envie a ces peuples heureux de leurs
a illusions, délivrés de la plus terrible des craintes
« humaines, qui est celle de la mort ; toujours
« prêts à se précipiter dans les dangers, parce qu'ils
« avaient des âmes plus grandes que le trépas, et
« qu'ils dédaignaient de ménager une vie qui leur
«serait rendue (1). » Rome n'avait pas de prise
sur des consciences ainsi trempées : elle n'attei-
gnait pour ainsi dire les esprits que par le dehors,
par les arts et par les lois ; elle ne pouvait entre-
prendre de convertir les Germains : il ne lui restait
que de les polir et de les gouverner.
(1) Lucain, Pharsale, I :
Certe populi quos despicit Arctos
Felices errore suo, quosille limorum
Maximus haud urget lethi metus : inde ruendi
In ferrum mens prona viris, aninifeque cap.ices
Mortis, et ignavum redilurse parcere vitte.
RÉSISTArsCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 385
Les arts ont assurément un pouvoir civilisateur ; Décadence
■1 • i. j IV 1 ' • I des lettres
mais ce pouvoir leur vient de l idée qui les rem- dans les
1 . . écoles
plit, qu'ils s'efforcent de reproduire, et qui, en se impériales,
manifestant sous des formes dignes d'elle, lînit
toujours par toucher les hommes. Si donc l'idée se
corrompt ou se retire, si elle ne trouve plus de
foi dans le cœur de l'orateur et du poëte, si elle les
laisse s'engager au service de la vaine gloire ou
de la cupidité, l'impuissance se fait sentir dans
leurs oeuvres, punies par l'indifférence publique.
Les arts ne mettent alors dans la société qu'un dé-
sordre déplus ; et, s'ils conservent sur elle quelque
, ascendant, c'est pour la reconduire par la corrup-
tion à la barbarie. Toute l'éducation littéraire de
Néron, par exemple, n'aboutit qu'à lui donner
l'envie de voir brûler Rome du haut d'une tour, en
chantant l'embrasement de Troie : ce caprice valait
bien ceux d'Attila et de Genseric. C'est l'état des
lettres latines au moment où l'enseignement les
popularise dans le nord de la Gaule et jusque sur
la frontière de la Germanie. Si la décadence de l'art
oratoire était déclarée au temps de Tacite, de Pline
le Jeune et de Quintilien ; si dès lors l'éloquence
exilée de la tribune s'éteignait dans l'obscurité de
l'école et du barreau, comment deux autres siècles
de servitude n'auraient-ils pas réduit la parole pu-
blique aux derniers abaissements? Alors fleurissent
dans les murs de Trêves, à l'ombre du palais im-
périal, ces panégyristes qui s'emparent de la lan-
380 CHAPITRE VIL
gue latine, la plus fière qui fut jamais et la mieux
faite pour servir la liberté, et la plient à tous les
genres de bassesses. Alors le rhéteur Mamertin,
louant les deux empereurs Dioclétien et Maximien,
leur compare les héros et les dieux : « 11 cherche,
dit-il, à travers les siècles, et ne trouve rien d'é-
gal à ses maîtres. Cet Alexandre qu'on a appelé
Grand lui semble bien petit auprès d'eux. Tout en
leurs personnes sacrées rappelle Hercule et Jupiter.
Mais ce qui est fable chez ces dieux est devenu
vérité dans l'histoire des deux princes : ce sont eux
qui terrassent les monstres, qui purgent la terre et
disposent du ciel. » La poésie n'était pas descen- ,
due moins bas. Après avoir épuisé tous les genres
consacrés par l'exemple des Grecs, elle avait fini
par s'attacher à l'imitation des derniers poètes d'A-
lexandrie, qui, désespérant de trouver la nouveaulé
dans la pensée, la cherchaient dans les raffine-
ments de la versification. Les Latins apprirent
d'eux tout ce qu'on voit en faveur au quatrième
siècle : les énigmes, les acrostiches, les composi-
tions envers inégaux, disposés de manière à figurer
un autel, un étendard, une flûte de Pan. Ces jeux
de mots tentèrent le poëte Ausone. Le chantre de
la Moselle arrachait ainsi les applaudissements
d'une cour où les esprits blasés n'étaient plus sen-
sibles qu'au prestige de la difficulté vaincue. Voilà
l'école à laquelle les Germains firent leur premier
apprentissage ; et je m'assure qu'ils n'échappaient
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 387
pas à l'exemple de leurs maîtres, en voyant un es-
prit aussi vigoureux que celui de Mérobaudes se
prêter à toutes les lâchetés de la flatterie oratoire.
Nous avons à peine quatre pages de sa prose : c'est
une préface de son panégyrique d'Aétius. Dans ce
court fragment, l'écrivain franc a trouvé le moyen
de se déshonorer. S'il faut l'en croire, ce n'est
point à ses services militaires, ce n'est point à ses
talents poétiques, c'est à ses éloges du ministre en
faveur, qu'il doit la statue érigée en son honneur
sur le forum de Trajan. Il est vrai de dire qu'on
ne peut mettre plus de hardiesse dans la louange.
Il se lasse de comparer Aétius avec Aristide, avec
Gaton, avec César : il le met au-dessus de la condi-
tion humaine, au-dessus de cette incertitude de la
fortune qui a trahi tant de héros. S'il apprend
qu'Aétius a combattu, il ne doute pas de la vic-
toire. c( Je ne demande point, s'écrie-t-il, quelle a
« été l'issue du combat, mais en quel lieu, de
« quelle manière et de combien d'ennemis tu as
a triomphé (1). »
Je ne vois pas non plus d'exercices poétiques si
épineux, si ingrats, où les Romains n'aient été
(1) Claud. Mamertinus, Panegyric. Maximian. August. 2 :
« Finguntur hgec de Jove, sed de te \'eia suiit, imperator. » Cf.
ibid., 10 : « Nam ille quidemMagnus Alexander jam mihi humilis
videLur. » Ausone, Idyll. 12, eclogarium 1, etc. Porphyrius Opla-
tianus, Panegyric. Syii.posius, Mnigmata. — Mérobaudes, prsefatio
in Panegyric. : « Pro hisme Inudibus tuisRoma cum principe vic-
turo sere formavit ; pro his denique nuper ad honoris maximi nomen
ille nascenti soli proximus imperator evexit, » etc.
388 CHAPITRE VII.
égalés par leurs disciples barbares. A peine les Ger-
mains ont-ils goûté aux fruits de la civilisation, que
le démon des vers latins semble s'emparer d'eux.
Chilpéric, ce digne époux de Frédégonde, se pi-
quait de construire des hexamètres loués par ses
courtisans, mais qui boitaient, dit-on, de plus d'un
pied. Un peu plus tard, TAnglo-Saxon Aldhelm
adresse au roi de Wessex un savant traité de pro-
sodie, où, remontrant au prince la nécessité de
s'appliquer à une lecture si profitable, il lui
expose les règles de la quantité jusque dans le plus
minutieux détail, et sans lui faire grâce d'aucune
espèce de vers catalectique, acatalectique, hyper-
calalectique. Fort de son savoir, il entreprend,
dit-il, de ramener dans son pays les muses de
l'antiquité. Mais, au lieu de les chercher sur les
libres montagnes de la Grèce, ou à la cour élégante
d'Auguste, il va les prendre dans les dernières
écoles de l'empire. Ses prédilections sont pour les
énigmes, dont il a composé cent quinze, et pour les
acrostiches, où il a poussé l'art jusqu'à faire des
acrostiches carrés, c'est-à-dire, construits de telle
sorte que le même hexamètre se retrouve quatre
fois : au commencement de la pièce, à la fin, et
en rassemblant, soit les lettres initiales, soit les
finales de chaque vers. Ces sortes de compositions
eurent une longue popularité dans les monastères
savants de France et d'Angleterre. Je me l'explique,
en y reconnaissant un de ces points curieux où les
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 389
littératures qui finissent se rencontrent avec celles
qui commencent. En effet, rien n'est plus naturel
aux hommes du Nord que le goût des jeux d'esprit.
Il faut se rappeler ici les assauts de parole si fré-
quents dans l'Edda, quand les dieux et les géants
se défient à pénétrer des questions obscures, à
réciter des nomenclatures sans fin. On ne peut
ouvrir un recueil de poésies anglo-saxonnes sans
y trouver un grand nombre d'énigmes, d'ana-
grammes et de fragments, où l'auteur cherche et
réussit à devenir inintelligible. Les poètes barbares
aiment tant l'obscurité, qu'ils la portent jusque
dans les chants les plus inspirés, et que leurs ré-
cits héroïques, leurs improvisations funèbres, sont
encore chargés d'hyperboles, de métaphores, de
périphrases, d'ellipses, et de toutes les figures qui
remplissent les catalogues des grammairiens clas-
siques. Telle est, en effet, la faiblesse de l'homme,
qu'il n'y a pas pour lui d'effort plus grand que
d'exprimer clairement sa pensée. La puissance de
la parole ne va pas plus loin, et cette puissance ne
dure qu'un moment : c'est le temps de la plus
haute perfection littéraire. Avant et après, la parole
est impuissante à dégager la pensée, à la préciser,
à l'éclairer. Elle se résout alors à la voiler, elle s'en
fait un mérite, elle s'en fait une joie. Chez les
barbares, ce sont les prêtres païens qui se réser-
vent ainsi le secret d'une science sacrée dérobée au
peuple. Dans les sociétés vieillies, ce sont les écri-
390 CHAPITRE Yll.
vains qui déguisent sous des dehors pédantesques
la nullité d'une littérature sans inspiration. La
barbarie a du moins cet avantage, que l'idée pal-
pite et frémit sous l'enveloppe dont elle parviendi a
plus tard à se défaire, tandis que les ouvrages de
la décadence ressemblent à ces momies dont les
bandelettes, peintes et entrelacées avec un art
infini, ne cachent plus qu'une dépouille sans âme.
En cet état, si les lettres latines rendaient aux Ger-
mains le service d'orner leur mémoire, assurément
elles risquaient de gâter pour toujours leur goût et
leur raison (1).
Avarice Au foud, Rome se souciait moins d'éclairer les
et cruauté du , , , . . -, , \ n
gouverne- hommcs que de les assujettir. L art ou elle mettait
romain, ga gloire était celui de régner. Elle ne se mépre-
nait pas quand elle remerciait le ciel de lui avoir
donné le génie du gouvernement. Mais elle porta
(1) Gregorius Turonens., III, IV. Grégoire de Tours a le courage
de blâmer les vers de Chilpéric : mais Forlunat, moins éclairé ou
plus timide, le complimente en ces termes, Poemat., lib. VIII, 1
Regibus sequalis, de carminé major haberis..,
Admirante mihi nimium rex, cujus opime
Praelia robur agit, carmina lima polit.
Aldhelm, de Septenario et de Re grammatica, ap. Mai, Audores
classici, t. V, ad Acircium regem : « Paterna soUicitudine coactus...
commoneo ut quse difficillima sudoris et laboris industria, ac si
gravi sarcini oppressus, dictando desciipseram, sine sudoris et
laboris contritione rimanda et recensenda nullatenus recusando
contemnas, ac solei tis ingenii gratiam... tibi collatam torpentis otii
segnitie squalere patiaris. » Aldhelm, JEnigmata, apud Bibliolh.
Patrum maxima sœcul. vu. Cf. Hrabanus Maurus, de Laudibus
sancto} crucis^ 1. II.
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA dYILlSATlON ROMAINE. 391
dans ce gouvernement deux vices par où il devait
périr quand il cesserait d'être nécessaire au monde ;
je veux dire l'avarice et la cruauté. Le caractère de
Rome est marqué de ces deux traits ineffaçables.
On les reconnaît dans ses lois, depuis le temps où
les Douze Tables permettaient aux créanciers de
tailler en pièces le débiteur insolvable et de s'en
partager les membres, jusqu'au siècle des Antonins,
où les jurisconsultes examinent froidement s'il faut
appeler vente ou louage l'engagement d'une troupe
de gladiateurs, et décident qu'il y a contrat légi-
time, louage de sueur et vente de sang (l).La
conquête ne pouvait pas être moins impitoyable
que la législation. Quand Rome se donnait pour
emblèmes les aigles, ces bêtes de proie, elle
annonçait aux peuples ce qu'ils devaient attendre.
Ils eurent lieu de reconnaître qu'elle ne les avait
pas trompés.
Les Romains avaient eu le mérite de reconnaître,
à côté du droit civil qu'ils se réservaient, un droit
des gens commun à tous les peuples ; mais ils ran-
geaient dans le droit civil, et par conséquent ils
refusaient aux étrangers, les justes noces, la puis-
sance paternelle et la propriété régulière du sol.
L'État seul, c'est-à-dire le peuple ou l'empereur,
(1) Gaius, Institut. Comment., III, 146 : « Item si gladiatores
ealege tibi tradiderim ut in singulos qui integri exierant, pro su-
dore denarii XX mihi darentur; in eos vero singulos qui occisi aut
debilitati fuerint, denarii mille, quseritur utrum emptio et venditio,
an locatio et conductio contrahatur. »
592 CHAPITRE VU.
était propriétaire du territoire des provinces, dont
il laissait la possession aux habitants, en percevant
une partie du revenu à titre d'impôt en argent ou
en nature (1), C'est le principe légal de toutes les
exactions, de tous les abus financiers, qui, s'at-
tachant aux plus belles institutions, ruinèrent l'au-
torité en la rendant insupportable, et la liberté en
la rendant illusoire.
Nous avons admiré les puissants moyens par
lesquels l'administration romaine portait jusqu'aux
extrémités du monde Tautorité des empereurs.
Mais elle y portait aussi leurs passions et leurs
mauvais exemples. Le génie fiscal des anciens pro-
consuls avait passé avec leur pouvoir aux Césars,
qui le communiquaient aux officiers chargés de les
représenter dans chaque province. Pendant que le
lieutenant impérial épuisait le pays par des levées
d'hommes, le procureur l'écrasait d'impôts ; et les
peuples se plaignaient d'avoir à nourrir deux tyrans,
l'un altéré de sang, l'autre affamé d'or. 11 n'y avait
pas cinquante ans que les légions s'étaient mon-
trées sur les bords du Rhin, et déjà on voit le
commandant romain Lollius envoyer ses centurions
dans les bourgades des Sicambres, pour y lever une
contribution de guerre.. Les Sicambres se jetèrent
(l) Gaius, Institut. Comment., II, 21 : « In eadem causa sunt
provincalia prœdia, quorum alia stipendiaria, alia tributaria voca-
mus. Stipendiaria sunt ca quaî in provinciis quœ propriîB Ciesaris
esse creduntui". »
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 593
sur eux, les condamnèrent à périr par le feu, dans
un sacrifice solennel auquel ils invitèrent les Ché-
rusques et les Suèves, et les trois peuples ensemble
jurèrent, sur les cendres des victimes, de réunir
leurs forces contre les Romains et de partager le
pillage. Les Sicambres s'adjugeaient d'avance les
captifs, les Chérusques les chevaux, les Suèves l'or
et l'argent. C'était quatre siècles trop tôt pour se
partager les dépouilles de Rome. Mais il semble que
le souvenir de ces serments ne se perdit pas; et les
Germains, qui dans la suite rançonnèrent tant
d'empereurs, se firent chèrement payer les tributs
levés sur leurs aïeux. On sait en effet de quels excès
étaient capables des magistrats accoutumés à tous
les débordements du luxe, à toutes les ressources
de l'usure et de la concussion, chez des nations
ignorantes, où l'usage même de la monnaie était à
peine connu, qui n'estimaient pas plus les vases
d'argent que ceux d'argile. Tantôt, après leur
avoir imposé une redevance en peaux de bœufs, les
agents du fisc l'exigeaient en peaux de buffles, et,
en cas de refus, faisaient vendre les champs, les
troupeaux, les familles entières. Tantôt les officiers
chargés du recrutement enrôlaient des enfants, des
vieillards, des invalides, et ne les relâchaient que
moyennant rançon (1).
(1) Tacite, Agricola, 15. Sur la défaite de Lollius, Velleius Pa-
tcrculus, II, 97. Suétone, in Octaviano, 23. Tacite, Annal., I, 10.
Florus, IV, 12 : « Viginti centurionibus incrematis hoc velut sacra-
ÉT. GF.IIM. I. 20
394 CHAPITRE VII.
La réforme administrative de Dioclétien n*attei-
gnit pas ces désordres; au contraire, en multipliant
les fonctions, elle multiplia les abus. Les provin-
ces eurent à entretenir tout un peuple de digni*
taires et d'employés : préfets, vicaires, présidents^
intendants, maîtres des offices, tout ce qui rem-
plissait leurs bureaux, tout ce qui grossissait leur
cortège. Il fallut de nouveaux noms pour des im-
pôts sans exemple. Il y en eut qui frappèrent les
classes privilégiées et jusqu'aux sénateurs, d'autres
qui pesèrent sur les ouvriers et jusque sur les
mendiants. Il n'y avait pas de violences auxquelles
les exacteurs ne se portassent, forçant les maisons^
mettant à la torture les vieillards et les femmes,
et sur les déclarations arrachées par la douleur,
taxant des biens qui n'existaient pas. La possession
du sol n'étant plus qu'un titre aux persécutions
fiscales, on vit, s'il en faut croire Lactance, les ter-
res abandonnées et les plus riches cultures chan-
gées en déserts. Quand on traitait ainsi les anciens
habitants, il ne faut pas croire qu'on épargnât
les barbares nouvellement admis sur les frontiè-
res, ces hôtes, ces amis des Romains. Aucun
mento sumpserant bellum,adco certa victorige spe, ut praedam in
antecessum portione diviserint. Chenisci equos, Suevi aurum et ar-
gentum, Sicambri captivos elegerant. » Sur les exactions d'Olen-
nius et des autres officiers romains, Tacite, Annales, IV, 72
Histor.,l\, 15. — Germania,^: « Videre est apud eos argentea
vasa legatis et principihus corum muneri data, non in alia vilitate
quam quae hume finguntur. »
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVII.ISATION ROMAINE. 395
peuple n'avait payé plus cher cette amitié que les
Visigoths, lorsque écrasés par les Huns, ils de-
mandèrent à Yalens un asile sur la rive droite du
Danube. En passant le fleuve, ils avaient livré leurs
armes et promis leurs fils pour recruter les légions.
Bientôt une famine cruelle se déclara au milieu
de cette multitude transplantée sans ordre et sans
prévoyance. Les officiers romains élevèrent le prix
des vivres à un taux si exorbitant, que les émi-
grants se virent forcés de vendre leurs esclaves et
leurs enfants mêmes, en retour des viandes im-
mondes qu'on leur distribuait; jusqu'à ce que leurs
chefs ayant été attirés dans un banquet où on se
proposait de les égorger, la découverte de cetle
perfidie les souleva et les poussa à la ruine de
l'empire (1).
(1) En ce qui touche la fiscalité romaine sous Dioctétien et après
lui, Lactance, de Mortibus persecutorum, 7 : « Adeo major esse
cœperat numerus accipientium quam dantium, ut enormitate indic-
tionum consumptis viribus colonorum desererentur agri, et cuUufîe
verterentur insilvam... provinciae quoque in frusta concisaî, multi
pi sesides et plura officia singulis regionibus ac pene jam civitatibus
incubare, item rationales multi et magistri et vicarii prsefecforum...
exactiones rerum innumerabilium, non dicamcrebrse, sed perpetuse,
et in exactionibus injuriai non ferendse. » Idem, ibid., 23 : « Agri
glcbatim metiebantur, yites et arbores numerabantur... Tormenta
ac verbera personabant, lilii adversus parentes suspendebantur,
fidelissimi quique servi contra dominos vexabantur, uxores adversus
maritos. » Cf. Zosime, If, Code Théodosien, XI, 7, 3, loi de Cons-
tantin portant peine infamante contre les gouverneurs qui emploie-
raient la torture pour contraindre les débiteurs du fisc. — Naudet,
des Changements opérés dans V administration romaine, t. II,
p. 200 et suiv. — Sur le massacre des Goths admis dans l'empire,
Jornandes, de Rébus Geticis, 26.
396 CH^PITi'.E YII.
Un pouvoir qui se ménageait si peu ne pouvait
pas respecter la liberté, ou du moins cette image
qui s'en conservait encore dans les institutions
municipales. Le régime municipal, destiné à per-
pétuer dans les villes l'exercice de tous les droits
publics, devint, par une révolution bien connue,
l'instrument de toutes les oppressions. Les curies
furent chargées, comme on sait, de la perception
de l'impôt, et ceux qui les composaient durent
suppléer de leurs deniers à l'insolvabilté des con-
tribuables. La dureté d'une telle condition fit dé-
serter les sénats municipaux. Ce fut un privilège
d'en sortir, une disgrâce d'y entrer. Il fallut les
repeupler de force, en y jetant des hommes mal fa-
més, des bâtards, des clercs dégradés, des repris
de justice. Assurément des corporations composées
de la sorte devaient porter peu de délicatesse dans
la répartition des charges publiques. Il ne faut
plus s'étonner si un prêtre éloquent du quatrième
siècle, Salvien, accuse hautement ceux qui de-
vraient être les tuteurs des cités et qui en sont de-
venus les tyrans, qui surchargent d'impôts les pe-
tits patrimoines, pour dégrever de riches domai-
nes, qui n'oublient jamais le pauvre quand il s'agit
d'augmenter les contributions, et qui l'oublient
toujours quand il y a lieu de les réduire. « Car,
« s'écrie-t-il, un petit nombre décrète, et tous
« payent; et à qui est-il permis de discuter ce qu'il
<( débourse et de vérifier ce qu'il doit? » Ces maux
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 507
désolèrent tout l'empire, mais ils ruinèrent surtout
les cités des Gaules. Les habitants désespérés s'en-
fuyaient dans les forêts et les montagnes, pour y
vivre de brigandage, en d(>clarant la guerre à une
société corrompue; ou bien ils passaient sur le ter-
ritoire des Germains, où ils trouvaient du moins
cette vertu de la barbarie, l'hospitalité. On n'a
pas assez remarqué un fait qui jette tant de jour
sur les derniers temps de l'empire, je veux dire
l'émigration des Romains chez les barbares, et les
intelligences qui se nouèrent ainsi entre les oppri-
més et leurs voisins, qu'ils s'accoutumaient à re-
garder comme des libérateurs. L'entraînement de-
vint si général, que pour l'arrêter ce ne fut pas
assez des supplices ordinaires : il fallut qu'une loi
de Constantin prononçât la peine du feu contre
ceux qui, par des communications coupables, ou-
vriraient la frontière aux ennemis ou partageraient
avec eux le butin. Ainsi, pendant que les empe-
reurs prenaient des barbares à leur solde, les pro
vinces en appelaient d'autres à leur secours. Le
vœu des peuples acheva de donner à la conquête
germanique le caractère d'un établissement régu-
lier, et de ce côté aussi l'invasion fut consentie (1).
(1) Sur la décadence du régime municipal, voyez Guizot, Essais;
Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, 1. 1 ; Code Théodosien,
lib. XIÏ, tit. 1,3, 18: Digeste, ad municipalem, de Decurio-
nibus, etc.; Cod. Justinian., de Deburionibus et filiis eorum;
Salvien, de Gubernatione Dei, le livre V tout entier : « Quid enim
niquius esse aut indignius potest, quam ut soli sitis immunes a
398 CHAPITRE VII.
En même temps que les Romains fatiguaient le
monde par leur avarice, ils le poussaient à bout
par leur cruauté. Il avait fallu un fratricide pour
consacrer la première enceinte de la ville : quel
crime pouvait leur coûter pour étendre leur em-
pire? Ils faisaient gloire d'être sans pitié pour ceux
qui leur résistaient, et de répandre l'épouvante,
qu'ils prenaient trop souvent pour du respect. Rien
ne fut plus inhumain que ces conquêtes destinées
à servir plus tard les intérêts généraux de l'iiuma-
nité. On sait avec quel artifice la politique ro-
maine entretenait les divisions intestines chez les
peuples qu'elle voulait affaiblir d'abord, pour les
écraser ensuite. Nulle part ces odieuses manœu-
vres ne furent conduites avec plus de persévérance
qu'en Germanie. Déjà Tibère, en ordonnant aux
légions de se replier sur le Rhin, avait déclaré
qu'on pouvait abandonner l'ennemi à ses discordes
intestines. On travailla cependant à les attiser. Il
n'y eut bientôt plus un peuple où Rome n'eût son
parti, où elle ne parvînt à placer un roi de sa fa-
çon, dévoué à ses intérêts, pénétré de ses vices.
debito qui cunctos facitis debitores ?... Gui enim licet disculero ciir
solvatur, aut cui permittitur explorare quod debeat? Duo aut Ires
stalnunt quod multos necet... proculcantur in tantum, ut multi
eorum, et non obscuris natal ibus editi, et liberaliter instituti ad
hosles fugiunt... Itaque passim vel ad Golhos, vcl ad Burgundos,
vel ad alios ubique dominantes barbares migrant, et conmiigrasse
non pœniteL » Cf. Code Théodosien, lib. VU, 1, 1. Loi de
Constanlin portant peine du feu contre ceux qui introduisent les
barl)ares dans l'empire.
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 599
C'est ainsi que chez les Suèves on voit une suite
de princes imposés, soutenus par l'autorité des
empereurs; c'est ainsi qu'on trouve un neveu d'Ar-
minius, élevé en Italie, devenu roi des Ghérus-
ques, et introduisant parmi eux l'usage du vin,
dangereux présent dont on avait calculé les effets.
C'est la remarque de Tacite, qu'il a suffit de favo-
c( riser chez les Germains la passion des liqueurs
« fortes, pour les réduire par la débauche plus fa-
« cilement que par les armes. » Voilà les leçons
qu'un grand esprit, un disciple du stoïcisme,
donne aux hommes d'État de son temps, et voici
les vœux qu'il y ajoute. Il vient de rapporter l'ex-
termination des Bructères par leurs voisins et il en
remercie les dieux : a Car, dit-il, plus de soixante
et mille hommes sont tombés, non pas sous nos
a coups, mais ce qui est plus magnifique, pour
« notre passe-temps et pour le plaisir de nos yeux.
« Puissent ces nations, sinon nous aimer, du
« moins se haïr toujours! » Les vœux et les con-
seils de Tacite furent écoutés, mais ils ne sauvè-
rent pas l'empire. Toute l'habileté des Césars et
de leurs ministres, jusqu'aux derniers, fut d'oppo-
ser aux barbares d^autres barbares. Marc-Aurèle
conduisit les Germains du Rhin contre ceux du
Danube. Plus tard, le rhéteur qui prononça le pa-
négyrique de Maximien se réjouissait de voir les
Burgondes aux prises avec les Goths, les Thiirin-
giens avec les Vandales. Car, sous d'autres princes,
400 CHAPITRE VII.
la félicité publique était au coinble quand on ap-
prenait que les ennemis se tenaient en repos.
a Mais, dit-il, combien est-il plus joyeux d'enten-
cc dre répéter autour de soi : Les barbares courent
c( aux armes, mais pour s'égorger! Ils ont vaincu,
(( mais Vaincu leurs frères! » Et il finit par cette
prière, bien digne d'un païen : a Jupiter très-
ce saint, et vous, Hercule très-bon, soyez loués d'a-
ce voir enfin porté la guerre civile chez des nations
ce qui en étaient dignes, et, délivrant l'empire des
c< discordes qui l'affligèrent si longtemps, de les
c< avoir renvoyées à nos ennemis! Par vous, les
ce peuples qui n'ont pas le bonheur d'être Romains
ce s'infligent la peine de leur barbarie obstinée, et
c< courent verser un sang qui est le leur (1)! »
La Germanie était donc comme une arène, où
des nations dressées à combattre s'entre-tuaient
afin de récréer le peuple-roi. Mais comment fût-il
(I) Tacite, Annales, II, 10, 26, 63; XI, 16; XITI, 20. Ger.
mania, 42, 25 : « Si indulseris ebrietati, suggerendo quantum
concupiscunt, haud minus facile vitiis qu;im armis vincentur. » 35 .
« Super XLmillia, non armis telisque romanis, sed, quod magnifi-
centius est, oblectationi oculisque, ceciderunt. Maneat, quseso,
duretque gentibus, si non amornostri,at certe odium sui; quando,
urgentibus imperii fatis, nihil jam prsestare fortuna majus potest
quam hostium discordiam! » — Claud. Mamertin., Genethliacus
Maximian. Aug., \G : « Sancte Jupiter et Hercules bone, tandem
bella civilia ad gentes illa vesania dignas transtulistis... Huunt
omnes in sanguinem suum populi quibus nunquam contigit esse
Romanis! » 18 : « At enim quanto hoc est lœtabilius ac melius
quod de prosperitate seculi vesti i certatim omnium hominum ore
circumfertur : Rarbari ad arma concurrunt, sed invicem dimicaturi ;
vicere barbari, sed consanguineos suos ! »
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. iOl
resté spectateur pacifique de ces jeux qui l'eni-
vraient? Il finissait tôt ou tard par se jeter dans la
mêlée, prenant parti tantôt contre le plus faible pour
l'achever, tantôt contre le plus fort pour l'étouf-
fer avant qu'il devînt dangereux. Assurément^ on
ne peut blâmer des guerres nécessaires à la con-
servation du territoire romain ; mais il faut détester
l'horreur de ces guerres païennes, sans droit des
gens, sans honneur militaire, sans respect pour la
vie humaine. Les barbares eux-mêmes s'étonnaient
de tant de férocité chez un ennemi dont ils avaient
entendu vanter la sagesse. « Voilà donc, disaient-
c( ils, ces Romains législateurs du monde? tuer,
« piller, voilà ce qu'ils appellent régner ; et là où
c< ils ont fait le désert, ils se glorifient d'avoir mis
« la paix ! » C'est ce qu'on vit surtout dans les ex-
péditions de Maximin et de Probus, dont tout l'ef-
fort fut non pas de soumettre les Germains, mais
de les décimer. Les soldats des frontières chassaient
les barbares comme des bêtes sauvages, et recevaient
une pièce d'or par chaque tête. Les mêmes excès
déshonorèrent les armes de Constantin, lorsque,
avant sa conversion, il guerroyait sur les bords du
Rhin : c'était peu d'avoir brûlé les villages, égorgé
les troupeaux qu'il ne pouvait enlever ; tout ce
qu'il ramena de prisonniers en état de porter les
armes fut jeté aux bêtes dans les amphithéâtres de
la Gaule. Deux chefs des Francs, Ascaric et Uada-
gaise, périrent ainsi ; et le nombre des malheureux
402 CHAPITRE VII.
livrés au supplice fatigua la dent des lions. La même
foule qui demandait la mort des chrétiens applau-
dissait à celle des barbares ; elle ne prévoyait pas
que ces deux sortes de proscrits allaient devenir les
maîtres du monde. L'orateur Eumène félicitait pu-
bliquement Constantin de renouveler l'ancienne et
courageuse coutume qui voulait que les rois vain-
cus, après avoir servi d'ornement au char du triom-
phateur, fussent conduits à la mort pour servir
d'exemple aux ennemis du peuple romain. « Que
« nos ennemis te détestent, s'écrie- t-il, pourvu
« qu'ils tremblent ! Car c'est ta gloire qu'ils t'ab-
c( horrentj et que néanmoins ils se contiennent: et
c( quand un prince compte sur son courage et sur
(c sa fortune, il est digne de lui, non d'acheter la
a paix par des ménagements, mais d'aller au-devant
« de la victoire par des provocations. » Il se peut
que je me trompe, mais dans l'atrocité môme de
ces paroles je trouve quelque chose d'antique et
d'éloquent. J'y reconnais le vieil accent païen et
comme le dernier hurlement de la louve de Romu-
lus (1).
(1) Tacite, Agricola, 50. Vopiscus, in Probo : « Quum quotidie
ad eum barharorum capita deferrentur, jam ad singulos aurcos
singula. » Trebell. Pollio, Maximini duo, lettre de Maximiii au
sénat : « Non possuinus tantum, P. C, loqui, quantum fecimus.Per
cccG inillia Germanorum vicos incendimus, greges abduximus, cap-
tives abstraximus, armâtes occidimus. » — Eumenes, Panegyric.
Constantin. 12 : « C;csi igitur inumerabiles, capti plurimi. Quid-
quid fuit pecoiis captum aut trucidalum est. Vici omnes iyne con-
siimpti. Pubères, quorum nec perfidia eratapla militise, necferocia
servitiiti, s.Tvienies bestias rauUitudine fatigarunt. Hoc est, impe-
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CMLISATION ROMAINE. 403
Voilà les enseignements que les peuples germa- La société
I ' , , . romaine
niques trouvaient dans la société romaine au mo- corrompait
^ ^ les barbares.
ment d'y faire leur entrée. Ils apprirent à cette
école la politique qui ruine les empires : on s'en
aperçoit à la courte durée des premières monar-
chies fondées par les Bourguignons, les Goths, les
Vandales. Ils reçurent des leçons de rapacité et de
violence, et Ton peut croire qu'ils en profitèrent,
lorsqu'on voit, d'un côté, l'application des rois mé-
rovingiens à conserver les cadastres, les impôts
établis, toutes les traditions fiscales ; et, d'un autre
côté, les rafinements de cruauté qui firent compa-
rer Chilpéric à Néron, qui se reproduisirent chez
tant d'autres rois barbares, et qui furent poussés
jusqu'à ce point, qu'au onzième siècle l'empereur
d'Allemagne Henri IV condamnait encore le fils
d'un de ses ennemis à combattre dans l'arène avec
un lion (1). Mais il est vrai de dire que la barbarie
rator, fretum esse virtute sua atque fortuna , hoc est non pacem
emere parcendo, sed victoriam quserere provocando ! 10 : Reno-
vasti, imperator, veterem illam Romani imperii fiduciam qu.'e de
captis hostium ducibus vindictam morte sumebat. Tune enim cap-
tivi reges , cum a portis usque ad forum triumphantium currus
l;oneslassent, simul atque in Capitolium currum flectere cœperat
imperator, abrepti in carcerora necabantur. » Cf. liutrope, Histor.
X. Symmaque, lib. II, Epist., xlvi , rapporte que vingt-neuf
Saxons destinés à combattre dans l'arène se tuèrent pour échnppcr
à cette honte.
(1) Sur Chilpéric, voyez Grégoire de Tours, lib. IV. — En ce qui
touche Henri IV, voyez la chronique de Rastedt : Apiid Ileineccii
scriptores rerum german., p. 88, et l'annaliste saxon, ad ami.
1068 : « Quia nefanda stupra nefandiora générant homicidia, erat
omnibus borribiliter crudelis, sed maxime familiarissimis suis. »
404 CHAPITRE VU.
n'eut jamais besoin d'apprendre à aimer l'or et à
verser le sang. Seulement ces deux mauvais instincts
de la nature humaine, déjà si puissants chez les
hommes du Nord, étaient irrités par quatre siècles
de provocations. Comment oublier l'injuste inva-
sion de la Germanie, les exactions des comman-
dants romains, tant de guerres d'extermination,
tant d'hommes jetés dans les fers et dans les am-
phithéâtres? Les Germains avaient leurs injures h
venger; mais en même temps, quand on considère
ces peuples implacables, chez qui les ressentiments
étaient héréditair es, chez qui la passion delà ven-
geance éclatait si fortement dans les lois, dans la
religion, dans les traditions poétiques, on les trouve
bien choisis pour exercer contre Rome les repré-
sailles de l'univers.
Haine de la Si Romc cut dcux politiqucs à l'égard des Ger-
civilisation . , . . p . ir • x
chez mams, l une civilisatrice, 1 autre malfaisante, on
les Germains.
trouve aussi chez les Germains, en présence de la
domination romaine, deux dispositions contraires.
Pendant qu'elle subjuguait les uns en satisfaisant
ce besoin d'ordre qui tourmente les sociétés même
les plus déréglées, elle irritait chez les autres l'es-
pritd'indépendance que nous avons reconnu comme
le propre de la barbarie. Des nomades, accoutumés
à mettre leur gloire dans leur isolement et leur
droit dans leurs armes, ne pouvaient subir volon-
tairement une civilisation dont tout l'effort élait
KÉSISTANGE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 405
do désarmer les hommes pour les rapprocher.
Aussi, à côté des nations sujettes ou alliées de l'em-
pire et jusque dans leur sein, on voit des peuples,
des partis, des chefs, ennemis du nom romain, re-
poussant avec horreur, bien moins les violences
inséparables de la conquête, que le régime légal
qu'elle menait à sa suite. Ce qu'ils détestaient, ce
n'était pas seulement les abus, c'était la loi même,
c'était cette règle inflexible qui prévoyait tout et
qui ne laissait pas déplace à l'impunité. J'en trouve
la preuve dans le soulèvement de la Germanie con-
tre Varus, événement célèbre, mais dont il faut
considérer de plus près les causes.
Les premiers lieutenants d'Auguste avaient fas-
ciné les barbares par l'éclat de leur puissance mili-
taire et de leurs victoires. Yarus,qui leur succéda,
n'avait aucune des passions sanguinaires qui font
les tyrans. Les contemporains ne lui reprochent
qu'un seul tort, d'avoir pris ces barbares pour des
hommes, d'avoir transporté au milieu d'eux les
institutions de la paix. Il osa évoquer leurs querel-
les à son tribunal, rendre des jugements comme
un préteur en plein forum ; il crut faire plier sous
la verge des licteurs ceux qui avaient fatigué les
légions. Ces Germains, arrachés à leurs belliqueu-
ses coutumes, à leur combats en champ clos, n'as-
sistaient qu'avec mépris aux solennités verbeuses
de la procédure romaine. La toge leur était plus
odieuse que les armes, et le droit plus insuppor-
406 CHAPITRE VIT.
table que la guerre. Ils avaient obéi à des généraux
victorieux ; ils se soulevèrent en haine des gens de
loi. Les Ghérusques les premiers reprirent leurs
épées rouillées, ils écrasèrent dans la forêt de Teu-
toburg les trois légions de Varus. Mais, dans la
chaleur du carnage, ils s'acharnaient avec la der-
nière cruauté sur les légistes qu'ils reconnureni :
il y en eut un auquel ils arrachèrent la langue, el,
la prenant dans leurs mains: « Enfin, disaient-ils,
«vipère, tu ne siffleras plus. » Le chef de la révolte,
Arminius, était lui-même un déserteur de la cause
romaine, à laquelle la moitié de sa famille resta fi-
dèle. 11 parlait la langue latine, il avait porté le
titre de citoyen et l'anneau de chevalier; mais rien
ne pouvait séduire ce cœur indomptable. Arminius
était retourné dans ses forêts, et n'avait plus nourri
d'autre pensée que de soulever premièrement Irs
Ghérusques ses frères, ensuite les nations voisines.
Pendant douze ans, il tint en échec les forces et
la science militaire des Romains ; il eut la gloire de
les décourager, et d'arracher une province aux
vainqueurs du monde. Mais les Allemands ont
trop honoré ce barbare, en le célébrant comme le
héros national, le bienfaiteur de la Germanie. Je
ne retrouve pas en lui les traits des héros civi-
lisateurs de la Grèce et de Rome ; je ne vois pas
qu'il ait rien fait pour éclairer, pour policer les
peuples. J'admire chez Arminius le grand homme
de guerre ; mais, dans cette haine de l'étranger qui
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 407
fait sa grandeur, je reconnais par-dessus tout la
haine de la civilisation (1).
Arminius périt assassiné par les siens. Mais l'es-
prit qui l'animait ne périt pas : il passa des Ché-
rusques aux Marcomans ; il ne cessa de soulever
des résistances, de former des factions, de susciter
aux Romains des ennemis d'un bout à l'autre de
la Germanie. Enfin il éclata avec plus de force dans
les quatre grandes confédérations des Saxons, des
Francs, des Alemans et des Goths, qui, au troi-
sième siècle, rassemblèrent les restes des anciens
peuples pour les précipiter sur l'empire. Les Saxons
n'avaient jamais subi la souveraineté des Césars.
Libres comme la mer qu'ils couvraient de leurs
vaisseaux, ils menaçaient les côtes de la Gaule,
paraissant tout à coup sur les points mal gardés, se
félicitant des tempêtes, parce qu'elles servaient à
cacher leurs manœuvres, laissant partout le meur-
(1) Veileius Paterculus, II, 117 : « Varus Quinctilius, illustri
magis quam nobili ortus familia, vir ingenio mitis, moribus quietus,
ut corpore et animo immobilior, otio magis castrorum quam bel-
licse assuetus militiœ ; pecunise vero quam non contemptor, Syria
cui praîfuerat declaravit... » Idem^ ibid., 120 : « Varura sane
gravem et bonee voluntatis virum. » Idem, ibid., 117 : « Concepit
esse homines qui nihil prop.ter vocem membraque haberent hominum,
quique gladiis domari non poterant posse jure mulceri... » Florus,
IV, 12 : « Ausus ille agere conventum ; et in castris jus dicebat,
quasi violentiam barbarorum et lictoris virgis et praeconis voce
posset inhibere... Nihil ilia cxde per paludes perque silvns cruen-
tius, nihil insultatione barbarorum intolerantius, prsecipue tamen
in cnusarum patronos. Aliis oculos, aliis manus amputabant : unius
os sutum, recisa prias lingua, quam in manu tenens barbarus
Tandem, inquit, vipera, sibilare desine. » Cf. Tacite, Annales^ I,
55 et suiv. ; Dion, LVI, 18 et suiv.
408 CHAPITRE
tre et Tincendie, et retournant dans leur sauvage
patrie pour y sacrifier aux dieux la dîme de leurs
captifs. La terreur qu'ils inspiraient fut si grande,
qu'elle força l'empereur Maximien à créer un nou-
veau commandement militaire pour la défense du
littoral (cornes saxonici littoris). Mais cette mesure
eut si peu d'effet, et les Saxons s'établirent sur les
deux bords de la Manche en si grand nombre, qu'ils
préparèrent les voies à la conquête de la Grande-
Bretagne, achevée par leurs compatriotes cent cin-
quante ans plus tard. La même fureur poussait les
Alemans vers le point le plus faible de la frontière,
entre le Rhin et le Danube. Depuis Alexandre Sé-
vère, on les voit s'attacher au retranchement ro-
main qui lie les deux fleuves; ils le forcent enfin,
et il ne faut pas moins que l'épée de Probus pour
leur enlever le territoire de soixante cités gauloi-
ses. Mais ni ce revers, ni la sanglante défaite que
Julien leur fit essuyer sous les murs de Strasbour.r,
ni les victoires remportées sur eux par Valentinien,
ne découragent leur opiniâtreté. Ils paraîtront en-
core comme les champions de la barbarie à Tol-
biac, où Clovis invoquera contre eux le Dieu de
Clotilde. Les Francs eux-mêmes, ces fidèles auxi-
liaires de Rome, s'en étaient d'abord montrés les
ennemis implacables. Ils avaient tant d'horreur de
cette société policée, dont ils devaient un jour deve-
nir les gardiens et les continuateurs, qu'une
troupe dei leurs, transplantée par la politique im-
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 409
périale dans une des plus belles provinces de l'A-
sie, au lieu de se rendre au charme d'un ciel si
doux et d'une terre si féconde, se jeta sur quelques
navires à l'ancre dans un port, traversa les mers
en les écumant, ravagea les côtes de l'Asie Mineure,
de la Grèce et de la Libye, saccagea Syracuse, passa
les colonnes d'Hercule, et, chargée de dépouilles,
rentra en Germanie par l'Océan. Enfin, toute l'his-
toire des Goths les fait voir partagés entre ces deux
inslincls qui se disputent les nations barbares, celui
de l'ordre et celui de l'insubordination. Si on les
trouve engagés sous les drapeaux de Constantin et
de Théodose, on ne peut pas oublier la violence de
leurs premiers débordements, lorsqu'ils inondè-
rent la Thrace, la Macédoine, la Troade et la Gap-
padoce, pillèrent le temple d'Éphèse, et livrèrent
la terrible bataille de Philippopolis, qui coûta la
vie à l'empereur Dèce (1).
Ainsi, en même temps qu'on assiste à l'établisse- vioiento
ment pacifique des barbares, qui est le fondement irruptions,
légitime des Etats modernes, on voit commencer
les irruptions violentes qui firent la ruine du
monde ancien. 11 faut assurément suivre les pro-
(i) Sur les Saxons, Sidoine Apollinaire, lib, VIII, epist. vi. Sal«
\ien, de Gubernatione Dei, lib. IV. Zosime, lib. 111. Ammien Mar-
cellin, XXVIl, 8; XXXVIII, 3. — Pour les Alenians, Vopiscus, in
Probo : « Septuaginta urbes nobilissima3 captivitate lioslium vin-
dicatse. — En ce qui touche les Francs, Vopiscus, in Aureliano :
« Francos irruentes, quum vagarentur per totam Gailiam, sic
adflixit... » Eumenes, Panegyric. Constantin., etc. — Sur les
rruptions des Goths, iorudinàeSy de Rébus Geticis, 18, 26.
i;t. GEîoi. I. 27
410 CHAPITRE VII.
grès de cette infiltra lion lente qui introduisait les
Germains en qualité d'alliés, de colons, de merce-
naires, sur tous les points de l'empire ; mais il ne
faut pas méconnaître, comme un grand publiciste
a semblé le faire (1), cette marche précipitée des
peuples du Nord, échelonnés du fond de l'Asie jus-
qu'au Rhin, se poussant les uns les autres vers la
limite romaine, et jetant, par les brèches qu'ils y
faisaient, des flots d'hommes qui ne respiraient que
le carnage et la destruction. Il ne faut pas dire,
même avec un écrivain de tant d'autorité, que les
contemporains s'abusent et nous trompent, lors-
qu'ils comparent les catastrophes dont ils sont té-
moins à des inondations, à des incendies, à des
tremblements de terre. Les barbares eux-mêmes
savaient bien ce qu'il y avait de terrible dans leur
mission. Ils s'annonçaient comme les fléaux de
Dieu. Alaric, troublé par la vieille majesté de
Rome, et craignant d'en forcer les portes, décla-
rait qu'une voix intérieure et puissante le pres-
sait de renverser cette ville; et Genséric, mettant
à la voile pour aller ravager l'Italie, ordonnait
au pilote de se diriger « là où était la colère du
ciel. » Si les chefs de l'invasion se jugeaient ainsi,
on doit voir autre chose que le langage de la pré-
vention et de l'égoïsme dans les récits des spec-
tateurs et des victimes. Renfermons-nous dans le
(1) Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. I, p. 231
et suiv.
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 411
cinquième siècle, parcourons l'Occident, et nous
ne trouverons pas de provinces qui n'aient été ra-
vagées, non sur quelques points, mais d'un bout à
l'autre ; non par des bandes peu nombreuses, mais
par des nations entières, animées d'une fureur qui
n'épargnait ni les villes, ni les campagnes, ni les
populations désarmées. La question vaut la peine
de recueillir les témoignages, et de les donner avec
tous leurs détails, qui font leur force, avec toutes
leurs répétitions, qui font la marque de leur una-
nimité.
Au nord, c'est l'invasion anglo-saxonne, qui dure
cent quarante ans, qui couvre d'un peuple nouveau
les trois quarts de la Grande-Bretagne, et menace
d'y effacer jusqu'aux derniers vestiges de civilisa-
tion. L'historien Gildas, témoin de ces désastres,
représente « l'incendie balayant de sa langue rouge
la surface de l'île, d'une mer à l'autre ; les colonnes
des églises tombant sous les coups des béliers, les
prêtres et le peuple pressés de tous les côtés par le
fer et les flammes. On voyait pêle-mêle sur les pla-
ces publiques les décombres des tours et des mu-
railles, les pierres des autels, les cadavres ensan-
glantés, tous ces débris confondus comme le raisin
sous le pressoir, sans que les morts eussent d'autre
sépulture que les ruines des maisons ou le ventre
des bêtes fauves et des oiseaux (Je proie. Parmi
ceux qui avaient échappé au glaive, les uns, surpris
dans leurs retraites, étaient égorgés par troupeaux;
412 CHAPITRE VII.
les autres, vaincus par la faim, offraient leurs
mains aux chaînes d'un esclavage éternel, regardé
comme la plus rare des faveurs. D'autres allaient
chercher un asile au delà des mers; en tendant
les voiles de leurs navires, ils chantaient avec de
grands cris, au lieu des refrains accoutumés des
matelots, ce psaume de David : « Mon Dieu, vous
nous avez livrés comme des brebis au boucher;
vous nous avez dispersés parmi les nations (1). »
La Gaule était plus heureuse. Aucun pays n'a-
vait un plus grand nombre de ces colonies, de ces
garnisons germaniques, destinées d'abord à conte-
nir les irruptions, ensuite à briser le choc, en s'in-
terposant entre les envahisseurs et les anciens ha-
bitants du pays. Cependant, dès le commencement
du cinquième siècle, les Ripuaires avaient occupé
Cologne et toutes les villes situées entre le Rhin
et la Meuse. On peut juger de leurs ravages par le
tableau que fait Salvien de la ruine de Trêves,
prise alors pour la troisième fois : ce La première
cité des Gaules n'était plus qu'un sépulcre. Ceux
que l'ennemi avait épargnés n'échappèrent pas aux
calamités qui suivirent. Les uns mouraient lente-
ment de leurs blessures, les autres périssaient de
(1) Gildas, de Excidio Britanniœ, 24 : « Gonfovebatur ultionis
justse, praîcedentiurn scelerum causa, de mari usque ad mare
ignis orientalis, sacrilegorum manu exaggeratus etfmitimas quasque
civilates populosque populans, donec cunctam pene exurens insulse
5-uperficiem, rubra occidenlalem trucique oceanum lingua delam-
bcret, » etc.
RÉSISTANCE DES OERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 413
faim et de froid; et ainsi par divers chemins tous
arrivaient ensemble au tombeau. J'ai vu, et mes
yeux en ont soutenu le spectacle, j'ai vu des corps
d'hommes et de femmes, nus, déchirés par les
chiens et les oiseaux de proie, étendus dans les
rues qu'ils profanaient. L'infection des cadavres
tuait les vivants, et la mort, pour ainsi dire,
s'exhalait de la mort. » En même temps le reste de
la Gaule était dévasté par la grande invasion des
Suèves, des Alains et des Vandales qui, franchis-
sant le Rhin près de Mayence, détruisirent cette
ville, passèrent au fil de l'épée plusieurs milliers
d'habitants réfugiés dans l'église, ruinèrent Worms,
prirent Spire, Strasbourg, Reims, Tournay, Arras,
Amiens, et traversèrent le pays dans toute sa lon-
gueur, pour se jeter sur la Narbonnaise et l'Aqui-
taine. Si quelques places réussissaient à fermer
leurs portes, elles voyaient le carnage au pied de
leurs murs, et la famine au dedans. Les moissons,
les vignes, les oliviers avaient péri parles flammes;
les bêtes mêmes s'effrayaient de leur solitude, les
oiseaux fuyaient ces lieux désolés; les ronces et les
épines effacèrent la trace de tout ce qui avait
vécu (1).
(l) Salvien, de Guhernatione Dei, lib. VI : « Excisa ter conti-
nuatis eversionibus summa nrbe Gallorum, cum omnis civitas bus-
tiirn esset, malis per excidia crescentibus. Nam quos hostis in
excidio non occiderat, per excidium calamitas obruebat... Alii
interibant famé, alii nuditate, alii tabescentes, alii rigentes, ac sic
in unum exitum mortis per diversa itinera corruebant. ,. Jacebant
414
CHAPITRE VII.
Le bruit de tant de ruines avait déjà porto l'é-
pouvante en Espagne, quand les barbares passè-
rent les Pyrénées. Les Suèves occupèrent le nord
de la Péninsule, les Alains l'ouest, et les Vanda-
les le midi. Les habitants effrayés leur livraient
les villes; les terres étaient divisées et tirées au sort.
La guerre menait à sa suite toutes les horreurs de
la peste et de la faim. Telle fut la détresse pu-
blique, s'il en faut croire la chronique de l'évêque
Idace, que les hommes se nourrirent de chair hu-
maine, et qu'il y eut des enfants mangés par leurs
mères : en même temps les bêtes, accoutumées à
dévorer les morts, commençaient à se jeter sur les
vivants. Toutefois il semble que les Vandales eus-
sent jusque-là contenu leurs fureurs, pour les dé-
charger sur la dernière province où ils s'abbati-
rent, je veux dire l'Afrique. Leur apparition sons
les murs d'Hippone désola les derniers jours de
siquidem passim, quod ipse vidi et suslinui, iitriusque sexus cada-
vera nuda, lacera, urbis oculos incestantia , avibus canibusque
laniata : lues erat viventium fœtor funereus morfuorum, mors de
morte exhalabalur. » — S. Jérôme, Epist. ad Geruntiam :
« Morguntiacum quondam nobilis civi las capta atque subversa est,
et in ecclesia multa hominum millia trucidata, Vangiones longa
obsidione deleti; Remorum urbs prœpotens, Ambiani, Atrebataî,
extremique hominum Morini, Tornacum, Nemetoe, Argentoralus
translata in Germaniam. Aquitaniœ, novemque populorum, Lugdu-
nensis et Narbonensis provinciaî prseter paucas urbes populata sunt
cuncta, quas et ipsas foris gladius, intus vastat famés. » Cf. S. Jé-
rôme in Soph. Feslus Aviennus, Ora maritima, v. 589 à 595 :
Besaram slelisse fama cassa tradidit
At nunc Heledus, nunc et Orobus llumina
Vacuos per agros et ruinarum aggeres
Amœnitatis indices prise» meant.
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 415
saint Augustin. Ce grand cœur ne tint pas à un
spectacle si terrible, et il pria Dieu de le retirer
d'ici-bas, plutôt que de le laisser témoin des maux
de son peuple. « En effet, continue son biographe,
il voyait les villes ruinées, les villages détruits,
les habitants massacrés ou mis en fuite. Les uns
avaient expiré dans les tourments, les autres
avaient péri par le glaive; d'autres, réduits en es-
clavage, servaient des maîtres impitoyables. Ceux
qui, échappant aux vainqueurs, s'étaient réfugiés
dans les bois et dans les trous des rochers, mou-
raient de faim et de misère. » De tant de cités puis-
santes qui faisaient la force de l'Afrique, Carthage,
Hippone et Cirtha opposèrent seules quelque résis-
tance. Les Vandales, furieux de rencontrer un
obstacle, égorgeaient chaque jour au pied des
murailles, des milliers de captifs, afin d'empoi-
sonner l'air et de vaincre les assiégés par la con-
tagion (1) .
Lorsque les barbares s'acharnaient ainsi sur
toutes les provinces, comment eussent-ils épargné
l'Italie, le plus riche pays de la terre s'ils cher-
chaient le pillage, le plus coupable envers leurs
(1) Idace, C/iromc. : « Debacchantibusper Hispaniambarbaris...
famés dira grassatur, adeo ut humanœ carnes ab humano génère vi
famis fuerint devoratse ; matres quoque necatis vel coctis prse se
natorum suorum pastaî sint corporibus.Bestiae cadaveribus assuetie,
passim in generis humani efferanlur interitum. » Possidius, Vit.
Augustin., cap. xxviii, xxx. S. Augustin, Epist. ccxxviii. Dans cette
lettre, il donne d'admirables conseils aux évêques des diocèses en-
vahis. Victor Vitensis, Historia persecutionis Vandalicœ.
416 CHAPITRE YII.
aïeux s'ils cherchaient la vengeance? Dans l'espace
de cinquante ans, l'Italie essuya quatre invasions :
celles de Radagaise et d'Attila, qui précipitèrent
sur le nord de la Péninsule des hordes de deux
cent mille hommes ; celles d'Alaric et de Genseric,
qui désolèrent le Midi et saccagèrent Rome, l'un
pendant trois jours, l'autre pendant deux semai-
nes. Sans doute c'était trop peu de temps pour dé-
truire la ville éternelle. Il y eut des quartiers li-
vrés aux flammes, des égorgements, des viols, des
spoliations; on. enleva jusqu'au plomb des toitures;
mais les monuments restèrent debout. Je ne sais
quelle terreur religieuse mit un frein au meurire
et au pilllage. Toutefois, les contemporains ne se
firent pos d'illusions sur la grandeur de l'événe-
ment. Les idolâtres comprirent que toute la puis-
sance temporelle de la cité de Romulus et de
Numa avait péri, et ils s'en prirent au christia-
nisme. Les chrétiens eux-mêmes furent étonnés.
Saint Jérôme, au fond de sa solitude de Rethlérm,
écrivit cette lettre fameuse, où l'on sent bouillon-
ner encore le vieux sang romain : « Un bruit ter-
c( rible est venu d'occident : c'est Rome assiégée,
« les citoyens rachetant leur vie au poids de l'or,
a et ensuite pressés par un ennemi qui, après leurs
(( biens, veut leurs vies. Ma voix s'arrête, et les
« sanglots étouffent les paroles que je dicte. Elle
« est prise, la ville qui prit tout l'univers ! Que
Ci dis-je? Elle meurt de faim avant de mourir par
RÉSISTANCE D; S GERMAINS A LA CIVILI.^ATION ROMAINE. 417
« le glaive : à peine s'est-il trouvé un petit nom-
ce bre d'hommes réservés à la captivité. La rage de
a la faim les a fait se jeter sur des viandes détesta-
« bles, ils se sont déchirés les uns les autres; on a
a vu la mère ne pas épargner l'enfant à la ma-
c( melle, et engloutir dans ses entrailles le fruit qui
c( venait d'en sortir. » Saint Jérôme continue, et,
dans l'égarement de ses douleurs, il épuise toutes
les images, il confond toutes les réminiscences,
pour retracer une scène si lugubre; il emprunte à
Isaïe la peinture de Jérusalem profanée par les in-
fidèles, et à Virgile le tableau de la ruine de Troie.
Son patriotisme ne s'explique pas la ruine de cette
ville, aussi sainte que celle de David, plus glo-
rieuse que celle de Priam. Plus tard seulement, et
dans un autre endroit, on voit que le mystère se
dévoile aux yeux du saint docteur. Il comprend
que toutes les expiations se soient réunies où s'é-
taient rassemblés tous les crimes, et que le monde
ancien tout entier ait été châtié dans la cité même
qui en était la tête. Mais cette vérité était dure
pour les esprits effrayés; et il fallut que saint Au-
gustin, Paul Orose, Salvicn, écrivissent, afin de
justifier la Providence (1).
(1) Hieronym., Epîst. ad Principiam : « Terribilis deoccidente
rumor affertur obsideri Romam, et auro salutem ci vin m redimi,
spoliatosque rursum circumdari, ut post substantiam, vitam quoquG
perderent. Hseret vox, et singultus intercipiunt verba diclantis. ('a-
pitur urbs quse totum cepit orbem... Deus, venerunt gcntes in
hîereditatem tuam, poUuerunt templum sanctum tuiim. l'osuerunt
418 CHAPITRE VIL
Il est vrai qu'on a plus d'une fois accusé d'hy-
perbole le langage des Pères de l'Eglise, et c'est
en effet le défaut de leur époque, d'avoir perdu
cette sobriété d'expressions qui marque l'âge d'or
des littératures. Mais on ne peut accuser ces grands
hommes ni de dureté, ni de faiblesse, ni de vou-
loir épouvanter les peuples pour les pousser à la
pénitence. Au contraire, on les voit pressés d'élouf-
fer leurs douleurs personnelles et de ressaisir, au
milieu du désordre de leur temps, la trace rassu-
rante du plan divin qui embrasse et explique tous
les siècles. Gildas et Salvien, malgré toute leur
fougue, sont si loin de calomnier les Germains,
qu'ils les comparent, qu'ils les préfèrent aux Ro-
mains dégénérés. Saint Jérôme, en décrivant le sac
de Rome, relève un trait d'humanité et de conti-
nence qui honore les vainqueurs. Saint Augustin
n'a pas d'autre pensée, en écrivant la Cité de Dieu^
que de rassurer les cœurs troublés ; et rien n'est
touchant, par exemple, comme les raisons qu'il
trouve pour consoler les vierges chrétiennes dés-
honorées par les barbares. Paul Orose va plus loin,
Jérusalem in pomorum custodiam : posuerunt cadavera sanctorum
tuorum escas volatilibus cœli...
Quis cladom illius noctis, quis talia fando
Explicet aut possit lacrymis œquare dolorem?
Urbs antiqua mit, multos dominala per annos... »
Idem, Prœfatio in Ezechiel : « Postquam clarissimum omnium
lumen exstinctum est, imo imperii romani truncatum caput, et ut
verius dicam, in una urbe totus orbis interiif. »
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 419
il démêle déjà parmi les ravageurs de l'empire les
fondateurs d'une société nouvelle (1). Quand donc
des esprits si fermes sont ébranlés, quand ils ont
besoin de toute leur foi, de toute leur sagesse, pour
soutenir l'épreuve, on a lieu de croire qu'elle fut
terrible. Et si l'on veut justifier la Providence, il
faut s'y prendre comme eux, non pas en ninnt les
horreurs de l'invasion, mais en les reconnaissant
nécessaires, c'est-à-dire méritées; en montrant
dans les destructeurs de la puissance romaine les
instruments d'un châtiment exemplaire, mais non
pas en les dépouillant de leur caractère odieux,
comme on l'a essayé en Allemagne, pour ranger
Alaric, Radagaise, Genseric, parmi les bienfaiteurs
du genre humain. Le gouvernement de Dieu fait
comme tous les gouvernements sages : il a des exé-
cuteurs de ses justices, mais il ne les honore pas.
La barbarie des Germains était si violente au La barbarie
. , 5 n / • 1 après les
moment des irruptions, qu elle résista longtemps inuptions.
encore au spectacle de la société policée, à ses lu-
mières, à SCS douceurs. Ne croyez pas le combat
terminé quand les légions eurent abandonné le
champ de bataille; jamais, au contraire, la lutte
ne fut plus opiniâtre ; elle divisa les vainqueurs et
mit la guerre dans leur camp. Si les Francs, les
Burgondes et les Goths se considèrent comme les
(1) Augustin, de Civitate Dei, lib. I. Orose, de Miseria homi-
num, lib. lil, VII.
420 CHAPITRE Yfl.
héritiers de l'empire, s'ils en défendent le territoire
et en conservent les institutions, d'autres obéissent
encore à l'impulsion qui les a précipités sur l'Occi-
dent pour en être les fléaux. Au Nord paraissent les
Angio-Saxons et les Scandinaves, destinés à porter
pendant cinq cents ans l'épouvante sur toufes les
mers. Au centre on voit les Saxons, les AFemans, les
Bavarois, qui ne laissèrent pas de repos aux rois
mérovingiens. On peut se représenter la férocité
de CCS peuples par l'exemple d'une bande de Thu-
ringiens, qui, après avoir ravagé l'Ostrasie, se reti-
rait emmenant en captivité deux cents jeunes filles.
Poursuivis de près, et désespérant sons doute de
garder leurs prisonnières, ils écartelèrent les unes,
ils clouèrent les autres à terre avec des pieux, et
firent passer sur elles des chariots pesamment char-
gés. Enfin, au Midi, viennent les Lombards, « cette
c< cruelle nation, sortie de ses déserts comme le
c( glaive sort du fourreau , pour faucher encore une
c( fois la moisson de l'espèce humaine. » Ainsi les
jugeait saint Grégoire le Grand, témoin de Irur
invasion ; et plus tard, lorsqu'il voyait les bandes
d'Agilulfe menacer Rome, il interrompait le cours
de ses homélies sur Ézéchiel ; « car, disait-il, les
cités sont détruites, les campagnes dévastées; la
terre n'est plus qu'un désert ; les champs n'ont
plus de cultivateurs, et les villes n'auront bien-
tôt plus d'habitants... Que personne donc ne me
blâme si je mets fin à ces discours, puisque nos
RÉSISTANCE DES GERMAIlNS A LA CIVILISATION ROMAINE. 421
tribulations se sont accrues sans mesure. De tou-
tes parts nous sommes entourés d'épées, de toutes
parts nous ne voyons que péril de mort. Les uns
nous reviennent les mains coupées ; des autres
nous entendons dire qu'ils ont été mis à mort
ou emmenés en esclavage. Je suis contraint de
suspendre l'exposition de la divine Ecriture,
parce que désormais la vie m'est à charge. » Ne
nous alarmons pourtant pas de ces paroles de
découragement. C'est précisément saint Grégoire,
ce prêtre effrayé , qui entreprendra la conversion
des Lombards et des Anglo-Saxons, et qui décidera,
par un coup si hardi, la soumission du monde bar-
bare (1).
Cependant les peuples mêmes qui avaient pris
le parti de la civilisation, qui s'étaient établis avec
respect dans ses ruines, y avaient apporté les pas-
sions et les habitudes de leur première patrie. Les
rois des Francs portaient la pourpre et parlaient
latin ; mais on retrouve en eux les deux mauvais
instincts des hommes du Nord, la soif de l'or et la
soif de la vengeance. Quand Grégoire de Tours ra-
conte les fureurs de Frédégonde, quand il rapporte
comment Clovis, après avoir fait assassiner le roi
des Ripuaires par son fils, fit tuer le meurtrier à
coups de hache, au moment où celui-ci se baissait
pour considérer de près ses trésors, on croirait
(1) Gregor. Turon., Hist. Franc, lib. 111. Greg. Magn,, Dialog.,
m, 38. In Ezechiel.^ homel. xviii, homel. ult.
422 CHAPITRE VII.
lire les plus tragiques récits de l'Edda. Chez les
Visigoths, nous avons vu Astaulfe, séduit par la
douceur des mœurs romaines, embrasser le service
des Césars en même temps qu'il épouse leur sœur
Placidie. Il aime à se montrer vêtu de la toge,
traîné avec sa noble épouse sur un char à quatre
chevaux. Mais ses compagnons d'armes s'indignent
de ce changement comme d'une trahison ; ils égor-
gent Astaulfe à Barcelone, et se donnent pour chef
Sigeric, qui inaugure son règne en poignardant de
sa main les six enfants de son prédécesseur. Les
Goths d'Italie n'opposèrent pas la même résistance
à la politique réparatrice de Théodoric. Cependant
ce grand homme ne signait ses édits qu'à l'aide
d'une lame d'or découpée à jour. Il relevait les
écoles, mais seulement pour ses sujets romains ;
« il craignait, disait-il, que la main accoutumée à
trembler sous la férule ne tînt pas le glaive avec
fermeté. » Aussi, au bout d'un règne glorieux, il
fit éclater l'humeur sanguinaire de sa race par le
supplice de Symmaque et de Boëce. Nous avons
trouvé des rhéteurs et des légistes latins dans tou-
tes les cours; mais, en y regardant de près, nous
les verrons souvent humiliés et inquiets, comme
Sidoine Apollinaire, « au milieu de ces guerriers
(c hauts de sept pieds, frottant de beurre rance leur
« longue chevelure, et chantant à tue-tête des re-
c( frains souvages qu'il faut applaudir. » Si Jes
villes avaient conservé leur sénat municipal et
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 423
quelques restes de leur droit public, dans chacune
d'elles siégeait un comte barbare, qui l'écrasait
de ses exactions. Enfin, quand on considère la
muUitude des bandes conquérantes qui couvrirent
les campagne et qui formèrent le gros de la popu-
lation dans les provinces du Rhin ou du Danube,
on est surpris de reconnaître à peu près les Ger-
mains de Tacite. Au sixième siècle, Wodan avait
encore des adorateurs dans toute la Gaule orientale,
dans les vallées des Vosges, sur les bords des lacs
de Zurich et de Constance, et jusqu'en Italie. Le
culte des dieux du Nord était public; on leur sa-
crifiait impunément des victimes humaines. Les
libations païennes se faisaient non en secret, mais
jusqu'à la table des rois ; sans parler des supersti-
tions innombrables qui s'attachaient aux pierres
sacrées, aux arbres, aux fontaines. Elles avaient
jeté leurs racines dans la terre comme dans les
âmes ; elles y tenaient si fort, qu'après avoir dis-
paru pour un temps devant le zèle des prédicateurs
et la sévérité des lois, elles n'attendaient pour re-
paraître qu'un nouveau flot de barbares qui vînt
raviver ces vieux germes. C'est ce qu'on vit lors-
que, à la suite des premières descentes des Nor-
mands en Angleterre, il fallut renouveler les
anciennes lois contre l'idolâtrie. Vers le commen-
cement du onzième siècle, Burchard, évêque de
Worms, dressant la liste des interrogations qu'il
faut faire aux pénitents, y énumère encore toutes
424 CIIAPITl'.E
les pratiques du polythéisme (1). En même temps,
les lois germaniques défendaient le terrain pied à
pied contre le droit romain. Il y en eut, comme la
loi salique, qu'il n'entama pas. S'il pénétra dans
plusieurs codes, ce fut ordinairement pour y intro-
duire un certain nombre de dispositions politiques,
sans toucher au fond même des institutions civiles,
ni surtout aux coutumes judiciaires, derrière les-
quelles se retranchait l'antique indépendance.
Partout on retrouve les causes débattues dans l'as-
semblée des hommes libres ; partout la composition
pécuniaire, le duel, le jugement de Dieu. Gharle-
magne mit la main, la plus forte main qui fut
jamais, à la réforme des lois et des mœurs. Il cor-
rigea plusieurs codes barbares ; il n'osa pas les
abolir. Et quand leur autorité s'éteignit, leur esprit
subsista dans cette insubordination, dans ces guer-
res privées et ces éternelles représailles, qui firent
le malheur et souvent le crime du moyen âge.
(1) Gregor. Turon., passhn. Prosper, Chronicon, ad annura4i5.
— Sur les dernières années de Théodoric et les cruautés qui les
déshonorèrent, rien n'est plus instructif que le fragment de l'auteur
anonyme publié par Valois. — Sidon. Apollinar., ad Catullinum.
— Sur la durée du paganisme après les invasions, VitaS. Remigii :
« Multi denique deFrancorumexercitu,necdumad fîdeniconversi. »
Procope, de bello Gothico : Oi pàpêapo». -yàp oùtoi, xpt(>fiavol -^■c-j'ovo-
Ts;, rà xoX/.à ttîç TraXatà; cpuXâaaouat, 6'jGiaiç t£ XP<*>Î^'^''^'
7;cov /cal aAXa oùy^ oaïc lepsu&vTs;. . . Vita S. Vedasti : « Domum (ré-
gis Chlotarii) inlroiens conspicit, gentiii ritu, vasa plena cervisiœ...
Âlia christianis, alia vero paganis obposita, ac gentiii ritu sanciifi-
cata » Vita S. Amandi; Vita S. Columhani; Sermo S.Eligii. In-
diculus superstit. ad conciliumLiptinense, BurchardWormatiensis,
Magnum volumen canonum.
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 425
Cependant les Germains devaient se laisser ar-
racher à la longue leurs dieux et leurs lois; mais
rien ne put les détacher de leurs habitudes poéti-
ques. Nulle part leur caractère ne resta plus pro-
fondément empreint que dans les chants inspirés
par les invasions.
Il était impossible que des peuples passionnés
pour la gloire fissent la conquête de la moitié de
l'Europe, et achevassent la guerre la plus épique
qui fut jamais, sans que le souvenir s'en conservât
dans les récits des poètes, sans que ce grand épi-
sode vînt s'ajouter comme un anneau de plus à la
chaîne des traditions nationales. Les rois et les chefs
de chaque nation y devaient paraître, non plus
sous les trails que leur prête l'histoire, mais avec
une grandeur plus qu'humaine, avec tout le cor-
tège des fables qui plaisaient aux hommes du Nord.
Les débris de cette épopée de l'invasion nous sont
parvenus dans la seconde partie du poëme des Ni-
belungen, dans les fragments du livre des héros
[Heldenbuch), dans les sagas Scandinaves. Attila y
occupe pour ainsi dire le fond du théâtre, entouré
d'un nombre infini de guerriers de toutes les lan-
gues et de toutes les religions. On voit entrer en
scène les princes de Suède et de Danemark, ceux
des Francs, des Burgondes, des Thuringiens, des
Lombards; mais l'intérêt principal s'attache à la
personne de Théodoric, devenu le type de l'hé-
roïsme barbare. Issu d'une race divine, il en porte
ÉT. GERM. I. 28
426 CHAPITRE VII.
la marque dans ses cheveux dorés qui tombent sur
ses épaules, et dans son grand cœur qui le fait
chevaucher jour et nuit à travers les bois et les
landes désertes, « ne craignant ni les hommes ni
les bêtes. » Ce caractère se développe dans une suite
d'aventures, depuis le jour où le jeune héros, as-
sisté de son compagnon Hildebrand, armé de l'é-
pée magique qu'un nain lui adonnée, attaque deux
géants dans leur caverne et ravit leurs trésors. Il
continue d'errer, grossissant son cortège des guer-
riers qu'il combat et qu'il fait prisonniers jusqu'au
nombre de douze, qui est un nombre mystérieux.
On le voit ensuite, fuyant la colère d'Hermanaric,
son oncle, chercher un asile à la cour d'Attila. Il
sert le roi des Huns pendant vingt ans, et revient
enfin, avec son vieil ami Hildebrand, gagner une
bataille décisive à Ravenne, et prendre possession
de son royaume d'Italie. C'est là qu'il trouve le re-
pos, et qu'il règne dans sa belle ville de Vérone
pendant de longues années, dont on ne sait pas le
compte. On dit seulement qu'un jour, à la chasse,
le vieux roi, ne trouvant plus son cheval familier,
s'élança sur un coursier noir qui passait, et qui
l'emporta avec la rapidité de l'éclair : ses compa-
gnons l'entendirent pousser un cri de terreur, et
les peuples le crurent mort. Cependant, en H 97,
le bruit courait que Théodoric avait reparu sur les
bords delà Moselle, et que, se nommant à quelques
paysans effrayés, il leur avait annoncé le déclin de
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 427
r empire et rabaissement de l'Allemagne (1). Mais
ces récits, remaniés d'âge en âge, ne nous montre-
raient pas dans toute sa rudesse le génie des con-
quérants germains. Heureusement un manuscrit du
neuvième siècle nous a conservé un chant teuto-
nique sur l'aventure de Hildebrand, ce fidèle ami
de Théodoric, lorsque, revenant en Italie, il ren-
contra en chemin son fils Hadebrand, qui ne le re-
connut point, et lui proposa le combat.
« J'ai ouï dire qu'un jour se provoquèrent au chant de
combat Hildebrand et Hadebrand, le père et le „ et de
* Hadebrand.
fils. Les deux héro3 disposèrent leur vêtement de
guerre : ils se couvrirent de leurs cuirasses, ils
ceignirent leurs épées sur leurs cottes de mailles.
Et comme ils s'élançaient à cheval pour en venir
aux mains, Hildebrand, fils de Herebrand, parla.
C'était un homme noble et d'un esprit sage. Et en
peu de mots il demanda à son ennemi quel était
son père dans la race des hommes ou encore : « De
« quelle famille es-tu? Si tu me le dis, je te don-
« nerai un vêtement à triple fil; car, ô guerrier,
c< toutes les générations des hommes me sont con-
« nues. » ^i^. .
c( Hadebrand, fils de Hildebrand parla : a Des
« hommes de mon pays, des hommes qui mainte-
ce nant sont morts, m'ont dit que mon père s'ap-
(1) Dans ee court résumé, je me suis attaché surtout aux récits
de la Vilkina Saga, dont la rédaction remonte au treizième siècle,
et qui présente le cycle entier de l'épopée germanique*
4-'8 CHAPITRE VII.
c( pelait Hildebrand : je m'appelle Hadebrand. Un
ce jour il s'en alla vers l'Est, il fuyait la haine d'O-
c( doacre; il était avec Théodoric et avec un grand
c( nombre de héros. Il laissa dans son pays sa jeune
c< épouse, son fils tout enfant, et ses armes sans
« maître, et il s'en alla du côté de l'Orient. Les
ce malheurs de mon père commencèrent avec ceux
c( de Théodoric : alors il devint un homme sans
ce ami.... Mon père avait coutume de combattre à
ce la tête de son peuple; il aimait trop la guerre, et
ce les hommes vaillants le connaissaient bien. Je
ce ne pense pas qu'il vive encore. »
ce Dieu de tous les hommes, s'écria Hildebrand,
ce toi qui habites au haut du ciel, ne souffre pas
ce un combat semblable entre deux guerriers ?i
ce rapprochés par le sang. » Alors il ôta de son
bras un anneau d'or fm que le roi des Huns lui
avait donné : ce Accepte-le , dit-il , comme un
ce présent pacifique. »
ce Hadebrand, fils de Hildebrand, parla : ce C'est
ce avec la lance et pointe contre pointe qu'on doit
ce recevoir tes présents. Vieux Hun, tu es rusé et
ce habile ; tu veux m'abuser par tes paroles et me
ce frapper de ta lance. Tu as tant vécu, et tu peux
c< encore mentir! Des hommes de mer, qui avaient
ce navigué vers l'Occident sur la mer des Wendes,
ce m'ont assuré qu'on avait ouï parler d'une ba-
ce taille où Hildebrand fils de Herebrand avait
ce péri. »
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 429
« Hildebrand fils de Herebrand parla : « Je vois
« bien à ton armure que tu sers un bon maître,
« que jamais tu n'as erré comme un proscrit sur
c( cette terre. Hélas! Dieu puissant, quelle est ma
« destinée! J'ai vécu errant soixante étés, soixante
c( hivers; toujours on me plaça au premier rang
<c des combattants : jamais je ne portai les fers
« dans aucun donjon. Et maintenant il faut que
c( l'épée de mon enfant m'abatte la tête, il faut
c( qu'il me terrasse avec sa lance, ou que je devienne
a son meurtrier. Tu peux, si ton bras est fort, ra-
ce vir les armes d'un brave; tu peux dépouiller son
« cadavre, si tu crois y avoir quelque droit. Que
c( celui-là soit regardé comme le plus infâme des
c( hommes de l'Est, qui le détournerait d'un assaut
c( qui te plaît tant. — Bons compagnons, voyez
« qui de nous deux aujourd'hui pourra se vanter
« du butin qu'il aura fait et rester maître de deux
« armures. »
ce Alors ils dardèrent leurs lances aux pointes
aiguës, si bien qu'elles restèrent fixées dans les
boucliers. Puis ils se précipitèrent l'un sur l'au-
tre... Ils frappaient durement sur les boucliers
blancs jusqu'à ce que ceux-ci tombassent en mor-
ceaux brisés par les coups (1). »
(1) Léchant de Hildebrand et de Hadebrand, découvert à Cassel
par Grimm, a été publié de nouveau par Lachmann, qui a proposé
de nombreuses variantes. M Ampère en a donné une excellente
traduction [Histoire littéraire de la France, t. II). Si je m'écarte
en plusieui s points du sens qu'il a donné, c'est que je crois avoir
451^ CHAPITRE VII.
Ici le fragment s'interrompt; mais il y a bien as-
sez de ce dialogue héroïque et de la fable où il
trouve sa place, pour faire voir comment le specta-
cle de l'invasion inspirait les chants populaires des
Germains, pendant qu'il touchait d'une manière
si différente les esprits séduits par les mœurs ro-
maines, et formés comme Mérobaudes à l'école des
grammairiens et des rhéteurs. La tradition s'em-
pare des personnages de l'histoire : elle aime ces
noms fameux d'Ermanaric, d'Attila, d'Odoacre, de
Théodoric. Mais l'histoire les sépare, elle met un
intervalle de cent cinquante ans entre le premier
et le dernier de ces quatre princes. Au contraire,
la tradition dispose souverainement du temps et
de l'espace; elle se plaît à rapprocher, à mettre
aux prises des héros qu'elle trouve de même taille.
Sans doute on reconnaît les traits véritables de
Théodoric, vainqueur d'Odoacre, qu'il défit en
effet sous les murs de Ravenne, maître de l'Italie,
et fixant sa résidence favorite à Yérone. Mais on ne
voit rien qui rappelle son séjour auprès de l'empe-
reur Zénon, la protection dont il couvrit les Ro-
mains, ses efforts pour discipliner son peuple. On
sous k>s yeux un texte plus pur et plus complet. Voici les premiers
vers :
IKgihôrta dhat seggen,..,
Dhat sili urheltun — œnon niuotin
Hiltibrant enti Ifadhubrant — unlar lierjun tuèm
Sunu, falar ungôs. — Iro saro rihtun,
Gamtun se iro gùdhainun, — gurtun si irô svert. ana,
Helidos ubar hringa, — dô siè lô derô hiltju rilun ..
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 431
ne trouve aucune trace de civilisation, aucun sou-
venir des monuments, des inslifutions qui devaient
frapper les Goths à leur entrée en Italie. Au con-
traire, les poètes du Nord ont prêté au conquérant
du sixième siècle les attributs, les aventures de
leurs anciens dieux; ils en ont fait un être mytho-
logique, un pourfendeur de géants et de monstres.
Ils l'ont conduit au camp d'Attila comme à l'école
des vertus guerrières. Épris de ce personnage
qu'ils avaient façonné à leur gré, ils ne pouvaient
se résoudre à le laisser mourir comme le reste des
hommes; il fallait qu'il disparût d'une façon mys-
térieuse et qui permît d'espérer son retour. Un
cadre si merveilleux admettait facilement l'épi-
sode qu'on vient de lire; récit d'une admirable
simplicité, où l'art n'a rien mis, et qui remue si
puissamment les deux passions auxquelles se rap-
portent tous les préceptes de l'art, la terreur et la
pitié. Rien ne manque à l'horreur de ce combat
parricide. On y reconnaît bien le même souffle qui
anime les tragiques ligures de Sigurd, de Brun-
hilde et de Wéland : et il faut avouer qu'en poésie,
comme dans tout le reste, longtemps après l'inva-
sion, le génie barbare n'était pas étouffé.
Nous ne conclurons pas que la civilisation ro- conclusion,
maine n'avait rien fait pour les Germains : nous
savons quelle trace profonde elle laissa dans le sol,
dans les institutions, dans les esprits. Mais nous ne
432 CHAPITRE VII.
dirons pas non plus qu'elle fût en mesure d'ache-
ver l'éducation de ces peuples, puisqu'elle les gâtait
par ses exemples et les révoltait par ses injustices.
En montrant d'un côté la puissance de Rome, de
l'autre son impuissance, nous n'avons pas voulu
établir un parallèle inutile, mais poser sans mé-
nagement les deux termes d'une question qu'il
faut résoudre : Quelle fut la mission des Romains
en Germanie?
Quand la Providence prend à son service des ou-
vriers comme les Romains, assurément elle ne se
propose rien de médiocre. Quand elle permet qu'un
pays soit labouré, pendant plus de trois cents ans,
par les plus terribles guerres, c'est qu'elle se ré-
serve de semer dans le sillon. Au moment où Dru-
sus jetait des ponts sur le Rhin et perçait des routes
à travers la forêt Noire, il était temps de se hâter;
car dix ans après, devait naître, dans une bourgade
de la Judée, Celui dont les disciples passeraient
par ces chemins pour achever la défaite de la bar-
barie. Ce n'était pas trop des bras des légions pour
élever ces villes superbes de Mayence, de Cologne,
de Trêves et de tant d'autres, qui devaient résister
au fer et au feu des Vandales, et abriter les pre-
miers développements de la société chrétienne. Les
lois des empereurs, si savamment commentées par
les jurisconsultes, introduisaient le règne de la jus-
tice, qui préparait celui de la charité. La langue
latine donnait aux esprits ces habitudes de clarté,
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 433
de précision, de fermeté, aussi nécessaire au pro-
grès de la science qu'au maintien de la foi. Les
vices mêmes de la conquête avaient leur utilité. Il
fallait peut-être toute la dureté des César et de leurs
lieutenants pour faire la police du monde païen,
pour dompter les peuples violents, et pour les ren-
dre plus dociles à des leçons plus douces. Il fallait
surtout que Texemple de la civilisation romaine
nous apprît à juger la raison humaine dans ce
qu'elle a produit de plus grand, et à reconnaître,
non pas qu'elle ne peut rien, mais qu'elle ne suffit,
pas.
Ce que Rome païenne ne fit jamais, ce fut la
conquête des consciences, et ce fut par là que lui
échappa l'empire du monde. Jamais ses législateurs
et ses philosophes s'inquiétèrent-ils des âmes im-
mortelles de tant de millions de barbares ensevelis
dans l'ignorance et dans le péché? Au contraire,
c'était cette inquiétude qui poursuivait les mission-
naires chrétiens, qui troublait leur sommeil, qui
les entraînait jusqu'au delà des fleuves où s'étaient
arrêtées les légions. Ils ne songeaient qu'à sauver
les âmes; mais par elles ils sauvèrent tout le reste.
De toutes les fondations romaines, on n'en voitpoinl
qui se fussent conservées, si le christianisme ne fût
venu les purifier et y mettre son signe. Les défri-
chements commencés par les colons militaires
étaient perdus, sans les colonies monastiques qui
en héritèrent et qui les poussèrent plus loin. Les
434 CHAPITliE VII.
villes restèrent debout, mais parce qu'elles eurent
des saints, comme saint Aigrian, saint Loup, saint
Severin, pour relever le courage des habitanls eL
pour fléchir la colère des barbares. Les institutions
municipales ne périrent pas, mais parce que, au
milieu de leur décadence, elles furent protégées par
un pouvoir nouveau, celui de l'évêque devenu le
défenseur de la cité. Les anciens municipes avaient
coutume de mettre leur liberté sous la protection
des dieux, et de dresser la statue de Silène, en sigiie
de franchise, sur leurs places publiques. De même,
mais avec toule la supériorité du symbolisme
chrétien, les villes qui jouissaient de Timmunité
ecclésiastique éri «gèrent les statues de leurs saints
patrons {W'eichbild) sur les limites de leur terri-
toire. Les violence des seigneurs voisins s'arrêtaient
devant ces images pacifiques, qui n'étendaient la
main que pour bénir. La monarchie impériale re-
commença avec Charlemagne. Mais les peuples,
qui avaient droit de se défier d'un pouvoir si dan-
gereux, voulurent que cette monarchie régénérée
s'appelât le Saint-Empire ; ils voulurent que la
personne de l'empereur fût sacrée, non par une
fiction de la loi, mais par l'onction du souverain
pontife ; qu'au jour de son couronnement il fût
ordonné diacre, c'est-à-dire serviteur des pauvres;
qu'il fît porter devant lui la croix, symbole d'hu-
milité et de miséricorde. On est moins surpris de
l'aulorité des lois romaines au moyen âge, quand
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 435
on les trouve déclarées saintes et vénérables par les
canons de l'Église; quand on les voit corrigées,
tempérées par le droit canonique, à travers lequel,
pour ainsi dire, elles passèrent avant de descendre
dans nos législations. Enfin, pendant que les let-
tres s'éteignaient à l'ombre des écoles dégénérées,
l'éloquence se réfugiait dans la chaire évangélique,
où elle retrouvait les grands intérêts et les grands
auditoires qui l'inspirent. La poésie, cet art reli-
gieux et populaire, revivait dans les hymnes sa-
crées, dans les légendes aimées des ignorants et
des petits. Ne dédaignons pas ce latin d'église,
dont on ne remarque pas assez la naïveté et la
grâce : ce fut pendant plusieurs siècles le seul
langage possible de l'enseignement et des affai-
res ; c'est lui qui conserva tout ce qui resta de
lumières aux temps barbares; c'est lui, bien plus
encore que la langue morte de Cicéron et de Sé-
nèque, qui donna ses grandes qualités à nos lan-
gues modernes.
Il y avait bien plus que du génie à recueillir
ainsi l'héritage de l'antiquité, à le débrouiller sans
rien laisser perdre de ses richesses légitimes, et à
reconnaître en même temps chez les Germair.s,
chez des peuples si désordonnés, les fondateurs
d'un ordre nouveau. Il fallait un amour infini des
hommes pour ne pas abandonner avec horreur les
restes de cet empire romain qui avait fait tant de
martyrs, et pour ne pas désespérer de ces conqué-
436 CHAPITRE VIL
rants du Nord qui avaient fait tant de ruines. L*his-
toire n'a peut-être pas de plus beau moment que
celui où le christianisme intervient de la sorte entre
le monde civilisé et la barbarie, afin d'achever un
rapprochement préparé de loin, mais arrêté par
des ressentiments terribles. L'Église, dont la mis-
sion est de réconcilier les ennemis, conclut cetle
pacification, elle en dicta les termes; elle resta
gardienne du pacte sur la foi duquel la société
européenne se constitua.
Voilà le spectacle qu'on aurait, si l'on poussait
ces recherches jusqu'à l'établissement du chris-
tianisme chez les Germains. J'avais besoin de
cette perspective pour m'engager dans un tra-
vail dont je ne me suis pas dissimulé les périls,
mais par lequel il fallait passer pour arriver à
des études plus attrayantes et plus aimées. Une
pensée m'a soutenu. Nous vivons dans un siècle)
de réparation. De toutes parts, dans nos basiliques,
des manœuvres, suspendus aux échafaudages, tra-
vaillent à gratter la chaux sous laquelle le mau-
vais goût des derniers temps avait caché les vieil-
les fresques. Le dessin était trop ferme et la cou-
leur avait trop profondément pénétré pour s'ef-
facer à si peu de frais; et les saints de nos aïeux
reparaissent avec leurs têtes inspirées et leurs
auréoles d'or. En achevant cette pénible recon-
struction des antiquité germaniques, je voudrais
RÉSISTANCE DES GERMAINS A LA CIVILISATION ROMAINE. 437
avoir porté mon échelle assez haut pour attein-
dre aux temps chrétiens, et pour être l'un des ou-
vriers qui dégageront de l'oubli les glorieuses
figures de nos pères dans la foi et dans la civili-
sation.
NOTES
ET
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
JORNANDES
CONSIDÉRÉ COMME HISTORIEN DES MŒURS ET DES TRADITIONS
GERMANIQUES.
Ce serait le sujet d'une étude épineuse, mais féconde, de
discuter l'autorité historique de Jornandes, le premier des
chroniqueurs barbares, de ce Goth du sixième siècle qui eut
la pensée d'écrire les annales de sa nation, au moment où elle
disparaissait de l'Italie, balayée par les armes de Bélisaire et
de Narsès. Sans m'enfoncer dans des recherches si difficiles,
j'ai eu lieu d'établir que, sur le point le plus attaqué de son
histoire, c'est-à-dire en ne faisant qu'un même peuple des
Goths et des Gètes, Jornandes s'accorde avec tous les écrivains
classiques, depuis Dion Cassius jusqu'à Procope. Je me pro-
pose de montrer ici comment ce qu'il rapporte des traditions
et des mœurs barbares est confirmé par les plus vieux monu-
440 NOTES
meiits poétiques des Anglo- Saxons et des Scandinaves. Ce
rapprochement a été commencé par les critiques allemands ;
mais on peut le pousser plus loin et en tirer de nouvelles
lumières.
L'historien des Goths n'est pas si épris de l'antiquité grec-
que et latine, qu'il dédaigne de recourir à d'autres sources.
Il aime à citer les traditions héroïques de son peuple, et les
chants qui céléhraient les Mis d'armes des anciens chefs. A
la suite de ces hommes belliqueux, il trouve le roi Ermana-
ric, vanté comme l'Alexandre du Nord, et il en raconte ce qui
suit : « Encore que Ermanaric eût triomphé d'un grand nombre
de nations, néanmoins la race perfide des Roxolans, qui, à
cette époque, lui rendait obéissance, trouva occasion de le
trahir, comme on va le voir. Une femme de cette race, appe-
lée Svanibilda, dont le mari avait traîtreusement déserté, fut,
par ordre du roi, liée à des chevaux sauvages quil'écartelèrent.
Ses frères, Sarus et Ammius, vengèrent la mort de leur sœur
en frappant Ermanaric d'un coup d'épée dans le flanc. A la
suite de cette blessure, il ne traîna plus qu'une vie misérable
dans un corps épuisé (1). »
Ce tragique récit était sans doute au nombre de ceux qui
frappaient l'imagination des peuples et qui se perpétuaient
par des chants; car, en ouvrant l'Edda de Saemund, on y
trouve un fragment (i/amr/isr7m/) où l'aventure, si brièvement
contée par le chroniqueur, prend toute la grandeur et tout
(1) Jornandes, de Rehus Geticis, 4, 5, 25, 24 : « Ermanaricus,
rexGothorum, licet multarum gentium dominus exstiterit, Roxola-
norum gens infida quse tune inter alias illi famulalum exhibebat,
lali eum nanciscitur occasione decipere. Dum eniin quamdam mu-
lierein Svanibildam [sic) nomine ex gente memorata pro mariti
fraudulento discessu, rex furore commolus equis ferocibus alhga-
tam, incitatisque cursibus, per di versa divelli prœcepisset, frater
ejus {sic) Sarus et Ammius, germanaî obitum vindicantes, Ermana-
rici latus ferro petierunt, quo vulnerc saucius œgram vitnm corporis
iinbecillitate conlraxit. )>
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 441
l'éclat de l'épopée. Gudruna, la veuve de Sigurd, a vengé son
époux en faisant périr ses deux frères; elle vit dans la solitude
avec ses deux fils Sœrli et Hamdir; et, un jour, les appelant
tous deux, elle leur dit: « Vous aviez une sœur : on la
« saluait du nom de Svanhilda : c'est celle que Jormuurek a
« fait fouler aux pieds des chevaux blancs et noirs sur le che-
(( min public; c'est celle qu'il a livrée à ses coursiers, accou-
« tumés à bondir sous l'éperon des voyageurs. Et moi, cepen-
« dant, je suis demeurée seule comme le peuplier dans la
(( forêt, car je n'ai point d'hommes de mon sang pour me
« venger, » Hamdir et Sœrli comprirent le dessein de leur
mère, et le premier parla : « C'était bien assez que tu eusses à
« pleurer tes frères et tant d'autres de ton sang que tu as
« poussés aux combats ; il faut encore que tu nous pleures,
« Gudruna, nous que voici dévoués à la mort où nos chevaux
« nous mèneront. Nous mourrons loin d'ici. » Alors les deux
héros s'en allèrent chevauchant à travers les montagnes, et,
chemin faisant, ils trouvèrent leur frère Erp, né d'un autre
lit, qui s'ébattait joyeusement. Ils lui demandèrent donc s'il
voulait leur prêter main forte. Ce fils d'une autre mère leur
répondit u qu'il aiderait ses frères comme le pied aide le pied,
« — Que peut le pied pour le pied? répliquèrent-ils; que
« peut la main pour la main ?» Et, tenant la réponse pour
un outrage, ils tuèrent leur frère et continuèrent leur chevau-
chée. Or, on annonça au roi Jormunrek qu'on voyait paraître
des hommes armés de casques, des hommes puissants venus
pour venger la femme foulée aux pieds des chevaux. Alors
Jormunrek se prit à rire ; il caressa sa barbe avec sa main ; il
ne demanda point sa cuirasse, mais il branla sa tête fauve ; il
regarda son bouclier blanc; il se fit mettre dans la main une
coupe d'or, et demanda le vin des banquets : « Je seraisjoyeux,
« dit-il, de voir dans ma demeure les deux fils de Gudruna,
« de les faire lier avec des cordes d'arc, ces hommes valeu-
« reux, et de les suspendre à un gibet. » Bientôt les deux
ÉT. GERM. 1. 29
442 NOTES
guerriers paraissent: ils se précipitent dans la salle, un grand
trouble se fait, les coupes tombent en éclats, et les hommes
glissent dans le sang. Sœrli et Hamdir ont porté au roi deux
coups terribles ; mais ils succombent sous le nombre : enve-
loppés de tous côtés, ils comprennent trop tard la parole de
leur frère; ils se reprochent sa mort. « Il ne nous conve-
« nait pas, s'écrient-ils, de suivre l'exemple des loups, et de
« nous jeter les uns sur les autres... Bien qu'à vrai dire il
« nous fallût mourir hier, si ce n'était aujourd'hui. Nul ne
« vit un soir au delà de ce que les Nornes ont décrété (1). »
Si le chant perpétuait de siècle en siècle les fables héroï-
ques des Goths, il les répandait aussi de peuple en peuple.
Ermanaric demeura longtemps célèbre dans les chroniques
allemandes, comme dans les ballades anglo-saxonnes. L'his-
toire de Reims par Flodoard, la chronique de Quedlimburg,
celle de l'abbé d'Ursperg, celle d'Otton de Freysingen, rap-
pellent les emportements du roi des Goths, et ses cruautés
punies par de terribles représailles. Le poëme de Beowiilf et
le Chant du Voyageur vantent sa richesse et ses libéralités (2) .
Mais je relève un dernier trait qu'on n'a pas cité, et qui mon-
tre à quel point tous les détails de cette tradition étaient en-
core familiers aux Anglo-Saxons du dixième siècle. — Mal-
mesbury rapporte que le roi Athelstan, trompé par son écban-
son, crut son frèi e Edwin coupable de félonie, et le fit jeter
sur une barque sans rameurs et sans voiles. Le jeune prince,
emporté en haute mer, no résista pas au désespoir et se pré-
(1) Edda Sœmiindar, Il ; Hamdismal, 14 : « Respondit ille di-
versa matre gcnitus, — dicens ita se laturiim — opcm cognatis —
ut pes podi. « Quid poterlt pcs pedein juvare? — Aut corpori
« adcreta — inaniis alteiam ?... » '28 : « Non opinor in nos qua-
drare — cxempla luporum, — ut nos ipsi mutuo insecteuiur... Etsi
riohis velhodie vel lieri moriendum. — Vespcram nemo vivit ulira
deci^elum Nornarum. »
(2) Voyez les textes rapporlés par W. Griinm, Heldensage, 18,
21,50,51, 50.
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 443
cipita dans les flots. Quelque temps après, Athelstau reconnut
son erreur, et se condamna à sept ans de pénitence. Et comme,
un jour de banquet solennel, le roi était servi par ses officiers,
1 ecbanson glissa, et se retenant d'un pied : « C'est ainsi, dit-il,
« que le frère aide son frère. » A ces mots, Atbelstan sentit se
réveiller ses remords, et ordonna qu'on décapitât le calomnia-
teur. Le proverbe du frère qui aide le frère comme le pied aide
le pied, rappelait l'bistoire du fratricide anh'que, et suffisait
pour troubler le roi coupable au milieu de k joie des festins (1 ) .
Une autre comparaison qu'on n'a pas faite montrera Jor-
nandes aussi fidèle bistorien des mœurs que des traditions.
Je veux, parler du passage où il rapporte la mort d'Attila et les
funérailles que lui firent ses peuples. — Le roi des Huns vient
d'ajouter au nombre de ses épouses une jeune fille d'une rare
beauté. Il meurt subitement, des suites de l'orgie par laquelle
il a voulu célébrer ses noces royales. Le matin, ses serviteurs,
inquiets de ne pas le voir paraître, forcent la porte de sa
tente; ils le trouvent sans vie'et sans blessure, et auprès de lui
la jeune fille qui se tient debout, les yeux baissés, et pleurant
sous son voile. « Or, continue Jornandes, voici quels honneurs
on rendit à ses mânes. Des cavaliers, cboisis parmi toute la
nation des Iluns, tournèrent aufour du lieu oii on l'avait dé-
posé, faisant plusieurs évolutions à la manière des jeux du
cirque, et célébrant les exploits du mort par un chant funè-
bre : « Le plus grand des Huns, le roi Attila, fils de Mundzuc,
« fut le maître des plus vaillantes nations du monde, le seul
« qui, avec une puissance jusque-là inouïe, réunit sous ses
« lois les royaumes des Scythes et des Germains. 11 fit aussi
(1) Malmesbury, de Gestis regUM Angloriim, lib. 11, cap, vi
rt Sic frater fratrem adjuvat. Quo rex audito perfidum obtruncari
prœcepit. » Malmesbury ne rapporte ce trait que sur la foi des chan-
sons populaires (cantilenis per sùccessiones temporum detritis). Le
rapprochement n'en a que plUs de force. La poésie avait lié fun à
l'autre les deux fraticides par un trait que le second empruntait au
premier.
m NOTÉS
« trembler les deux empires romains par la prise de leurs
« cités, et, lorsqu'il aurait pu les livrer au pillage, se laissa
(( fléchir par des prières, et consentit à recevoir un tribut
« annuel. Après tant de prospérité, il meurt, non sous les
({ coups de l'ennemi, non par la trahison des siens, mais sans
« humiliation pour son peuple, sans douleur, dans la joie,
« dans les fêtes ! Comment donc appeler du nom de mort une
« fin qui ne laisse rien à venger ? » Après l'avoir pleuré de la
sorte, ils célébrèrent un grand festin sur le tertre funéraire.
Le corps fut enseveli pendant la nuit; il eut trois cercueils,
d'or, d'argent et de fer, pour montrer que tout appartenait à
un roi si puissant : le fer par lequel il avait vaincu ; l'or et
l'argent, rançon des deux empires. On y ajouta des armes,
dépouilles de l'ennemi, des ornements resplendissants de
pierreries, ces vains trésors qui font l'orgueil des grands. Les
esclaves qui creusèrent cette sépulture y trouvèrent la leur :
la mort fut le détestable salaire de leur travail (1). »
Le dernier trait est d'une barbarie toute païenne, et rap-
pelle les esclaves noyés dans le lac où ils avaient lavé l'image
delà déesse Hertha. Tout le reste, c'est-à-dire l'or enfoui dans
le tombeau, le chant funèbre, la chevauchée des guerriers qui
le récitent, reparaît dans l'épopée anglo-saxonne deBeowidf,
ouvrage des temps païens, mais retouché par une main chré-
tienne, qui en a sans doute adouci les couleurs et effacé les
(i) « Nam de tota gente Hunnorum electissimi équités in eo loco
quo erat posilus in modum circensium cursibus ambientes, facta
ejus cantu funereo tali ordine referebant : « Pra3cipuus Hunnorum
« rex Attila, pâtre genlius Mundzucco, fortissimorum gentiumdomi-
« nus, qui inaudita ante se potentia, solus Scythica et Germanica
(( régna possedit, necnon utraque Romange urbis imperia rap-
« tis civitatibus terruit, et ne prsedse quidem reliqua subderentur,
(( placatus precibus, annuum vectigal accepit. Gumque hsec omnia
({ proventu felicitatis egerit , non vulnere hostium, non fraude suo-
« rum, sed gente incolumi, inter gaudia lœtus, sine sensu doloris
« occubuit ! Quis ergo hune dicat exitum quem nullus sestimet vin-
« dicandum ? » etc. Jornandes, de Rébus Geticis, -49.
ET PIÈCES JUSTIFlCmVES. 4i5
traits les plus durs. Beownlf est mort en combattant le dra-
gon. « Alors, continue le poëte, le peuple d'Occident éleva
une colline au bord de la mer ; ils la firent haute et large,
facile à être aperçue par les navigateurs au-dessus des vagues. . .
Ils l'entourèrent d'un mur, de la manière la plus honorable
que les hommes sages purent enseigner ; ils enterrèrent dans
ce Heu des anneaux et des pierreries étincelantes... Ils permi-
rent que la terre gardât ces trésors des guerriers, et que cet
or demeurât là inutile aux hommes comme ill'était autrefois.
Ensuite, tout autour de la colline chevaucha une troupe de
nobles, montés sur leurs coursiers de guerre : ils étaient
douze en tout. Ils voulurent célébrer le roi, le rappeler à la
mémoire des hommes, le louer par des paroles chantées. Ils
vantèrent sa valeur, ils jugèrent ses actions d'éclat, et les
récompensèrent par des éloges, comme il convient qu'un
homme exalte son seigneur dont il fut aimé, comme il doit
lui rester fidèle dans l'âme après qu'il l'a perdu sur la terre. . .
Ainsi, Beowulf fut pleuré comme un cher seigneur par son
peuple et par ses compagnons. Ils disaient que ce fut de tous
les rois du monde le plus libéral et le plus généreux, le plus
gracieux pour ses sujets, et le plus jaloux de sa gloire (1). »
(1) Beowulf, 6332 :
Dha ybe hlœv riodan
Hilde-deore
Jïlthelinges.,. cann,
Ealra Ivvelfa.
"Wolden cwidhan
Kyning mienan,
Word-gid wrecen
Sylfes precan.
Eahtodan eorl scype
And his ellen weore
Dugudhu demdon...
Cwsedon that he wœre
Wyrold-cyninga
Manna mildust
knd mon thwserust,
Leodu lid host
And lof-geornost.
446
NOTES
II
DION GHRYSOSTOME A OLBIA,
ou LA CIVILISATION GRECQUE CHEZ LES GÈTES.
Dion Chrysostome, condamné à mort par Domitien, s'était
réfugié chez les Gètes. Après la mort du tyran, il revint à
Pruse en Bitliynie, sa ville natale, où il' fil le récit de ses
aventures dans une harangue publique, dont voici quelques
fragments (1).
(( Je me trouvai l'été dernier sur les rives du Borysthène,
où j'avais abordé par mer en fuyant Rome et l'empire. Mon
désir était alors de pénétrer par le pays des Scythes jusque
chez les Gètes, afin de connaître ces peuples... Or, la cité des
Borysthénites (Olbia) n'est pas d'une grandeur qui réponde à
son antique gloire, à cause des guerres et des captivités
fréquentes qu'elle a subies, enveloppée qu'elle est depuis si
longtemps de nations barbares, et des plus belliqueuses, ou
peu s'en faut, qui furent jamais. Elle a donc des ennemis
éternels, et qui l'ont prise plusieurs fois. La dernière et la
plus terrible de ces catastrophes ne date que de cent cinquante
ans. La cité fut prise alors par les Gètes, comme toutes les
autres de la côte occidentale du Pont-Euxin jusqu'à Apollo-
nie. Les colonies grecques de ce pays en souffrirent beau-
coup : les unes ne relevèrent plus leurs murs; les autres les
relevèrent mal et les barbares y affluèrent en grand nombre. . .
Les Borj sthénites rétablirent donc leur cité, et je pense que
(1) Dionis Chrysoslomi Oraiiones, LXXX; Lutetise, 1604, p. 437:
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 447
les Scythes le permirent ainsi, ne pouvant se passer du com-
merce des navigateurs grecs ; car ceux-ci ne paraissaient plus
sur la côte, n'y trouvant plus de comptoirs tenus par des
hommes de la même langue; et les Scythes, de leur côté, ne
savaient ni ne daignaient ouvrir des marchés, selon l'usage de
la Grèce. Les traces d'une restauration si récente se reconnais-
sent encore au caractère chétif des constructions, et au peu
d'espace où elles se sont resserrées. En effet, une partie de la
ville est rebâtie sur ses anciennes limites, et de ce côté on
voit encore un petit nombre de tours, qui ne rappellent ni la
première grandeur de la place, ni sa force. L'espace qui les
sépare est fermé d'une suite de maisons sans intervalles, dé-
fendues par une muraille base et de peu de résistance. De
l'autre côté, les tours restées debout sont si éloignées des lieux
habités, qu'à peine pourriez- vous croire qu'elles firent partie
de la même enceinte. Voilà des signes manifestes d'une ville
saccagée; ajoutez qu'il n'y a pas une statue intacte dans les
temples, mais que toutes sont mutilées, aussi bien que celles
qui décorent les tombeaux.
« Je me promenais donc, comme j'ai dit, aux portes de la
ville, et quelques-uns des Borysthénites étaient sortis pour
s'entretenir avec moi selon leur coutume ; et un peu après
parut à cheval le jeune Ca.llistrate. Il nous passa d'abord de
quelques pas, poussant du côté de la campagne : mais bien-
tôt après il mit pied à terre, confia son cheval à un écuyer, et
s'approcha d'un air singulièrement modeste, la main sous le
manteau. Or, il avait un grand cimeterre de cavalier, des
braies, et le reste du costume des Scythes; sur ses épaules
flottait un manteau court, noir, d'un tissu léger, comme les
Borysthénites ont coutume d'en porter ; car ils aiment en
général la couleur noire dans tous leurs habits, à l'exemple
d'un peuple scythe que les Grecs appellent par cette raison
Melanchlaenes, c'est-à-dire, les hommes aux noirs vêtements.
Callistrate pouvait avoir dix-huit ans; il était beau, de haute
448 NOTES
taille ; sa figure tenait beaucoup du type ionien. On le disait
vaillant dans les combats, oii il avait tué ou pris un grand nom-
bre de Sarmates. Mais il s'appliquait aussi à l'art de bien dire
et à la philosophie, jusque-là qu'il fut tenté de quitter son
pays et de s'embarquer avec moi... Le sachant donc épris
d'Homère, j'en fis le sujet de mes premières questions. Car
tous les Borysthénites, ou peu s'en faut, se sont appliqués à
l'étude de ce poëte, soit parce qu'ils vivent toujours en guerre,
soit à cause de leur zèle pour la gloire d'Achille, qu'ils hono-
rent plus qu'on ne peut croire, et qui a chez eux deux tem-
ples, l'un dans l'île appelée l'île d'Achille, l'autre dans la
cite. Ils poussent la passion au point de ne vouloir entendre
parler que d'Homère , et, bien que n'ayant pas conservé la
pureté de la langue grecque, à cause du voisinage des barba-
res, presque tous savent V Iliade par cœur, et la réciteraient
d'un bout à l'autre. C'est pourquoi j'interpellai Callistrate en
plaisantant : « Lequel, ô Callistrate, te semble plus grand
(( poëte, Homère ou Phocylide? » Et lui avec un sourire :
<( En vérité, dit-il, le second de ces poètes ne m'est pas même
« connu de nom, et je ne pense pas que nul de ceux que voici
« le connaisse davantage, car nous n'estimons point qu'il y
« ait d'autre poëte qu'Homère; mais pour celui-ci il n'est
« guère personne de nous qui l'ignore. » En effet, c'est le
seul que les chanteurs publics célèbrent dans leurs chants ; et
ils ont coutume de réciter ses poëmes dans plusieurs occa-
sions, mais toujours quand il faut marcher à l'ennemi. Les
vers d'Homère servent, comme à Lacédémone ceux de Tyrtée,
à réveiller l'ardeur des combattants. Tous les chanteurs sont
aveugles, et les gens du pays ne pensent pas qu'aucun autre
puisse devenir poëte : c'est le service que rend Homère à ces
aveugles comme lui.
Je répondis : « Ce Phocylide que vous ne connaissez point
« fut du nombre des poëtes illustres. Or, (piand un marchand
« aborde pour la première fois sur vos côtes, vous ne le
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 449
« repoussez point d'abord avec ignominie, mais vous com-
« mencez par goûter son vin ou par examiner un échantil-
« Ion des marchandises qu'il apporte ; et vous achetez de lui
« si vous le jugez bon, sinon vous le laissez partir. Fais-en de
« même avec Phocylide, et juge-le sur un court échantillon
« de sa poésie. Voici donc une sentence où il amis à bon droit
« son nom :
« Ceci est encore de Phocylide ; une humble cité bâtie sur un
« écueil, bien ordonnée, vaut mieux que la ville délirante de Ni-
« nus (1). »
« Ces vers ne peuvent-ils pas se comparer à toute ï Iliade et
« 5 toute V Odyssée^ si Tony prête un esprit attentif? Aimez-
(( vous mieuxentendre conter les grands coups d'Achille, quel
« espace il franchissait d'un saut, et comment d'un seul cri il
« mit en faite les Troyens ? De tels récits vous sont-ils plus
« profitables que de savoir comment une petite cité bâtie
« sur un écueil, si elle se gouverne avec sagesse, est meil-
« leure et plus heureuse qu'une grande ville dans une large
<( plaine, peuplée d'hommes insensés, sans ordre et sans
« lois? )) — Alors Callistrate, un peu mécontent de ce dis-
cours : « Étranger, dit-il, il faut que nous t'aimions et te
« respections beaucoup, autrement nul d'entre les Borysthé-
(( nites n'eût souffert que tu traitasses de la sorte Homère et
« Achille... Parle cependant, et considère que tout ce monde
« veut entendre un discours de toi ; et c'est pourquoi tant de
« gens se sont rassemblés au bord du fleuve, quoiqu'ils ne
« soient ni sans affaires ni sans alarmes. Car tu sais qu'hier à
K midi les Scythes se montrèrent tout à coup, et surprirent
« quelques éclaireurs imprudents, dont ils tuèrent les uns et
« firent les autres prisonniers. » Il disait vrai : on voyait les
Kal T0(5'e <I>(j))4uXi(5'ûU, ttoXi; î'v a/.OTzé'Atù xaTa Jcoau.ov
Oueucra ap.t>cpKi, îc^eiacjwv Nivcu àcppaivoua-/iç.
450 NOTES
portes fermées, et le signol de la guerre arboré sur les rem-
parts. Cependant les habitants étaient si curieux d'entendre
discourir, et si bien Grecs de goûts et de mœurs, que
presque tous étaient là , tout en armes et désireux de m'é-
couter.
Et moi, admirant leur bon vouloir : « Permettez- vous, leur
« dis-je, que, rentrant dans la ville, nous nous asseyons quel-
« que part? Car peut-être tous n'entendraient pas en mar-
« chant ; et ceux qui se trouveraient derrière gêneraient ceux
« de devant pour vouloir s'approcher davantage. » A peine
avais je parlé, que tous se précipitèrent vers le temple de Jupi-
ter, où ils avaient coutume de délibérer. Et les vieillards, les
principaux, les magistrats, s'assirent tout autour sur les
degrés; le reste de la foule se tint debout, car il y avait une
large place devant le temple. Si quelque philosophe les eût
considérés dansée moment, il eût été joyeux de les voir tous à
la manière antique, et comme les Grecs d'Homère, avec de
longs clieveux et deiongues barbes... Puis, quand on eut fait
silence, je dis que je les trouvais sages, eux qui habitaient
une cité grecque et antique, de vouloir entendre traiter de la
Cité. ))
Ici Dion Chrysostome rapporte son discours, où il traite
longuement delà cité des dieux, c'est-à-dire du monde, type
de la cité des hommes. L'orateur ne voulait pas qu'un mor-
ceau si brillant, applaudi par des auditeurs demi-barbares,
fût perdu pour ses compatriotes plus éclairés et plus
polis. Il ne se doutait guère que, de toute sa harangue, le
passage le plus instructif pour la postérité serait l'intro-
duction où il représente si vivement la petite ville d'01bia,et
cette poignée de Grecs perdus du milieu des Germains et des
Scythes.
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES.
451
III
SERMON DE S. ÉLOl.
LE PAGANISME GERMANIQUE AU SEPTIÈME SIÈCLE,
L'épiscopat de saint Éloi commence en 640 pour finir en
659. C'est dans le cours de ce long apostolat qu'Éloi porta la
parole de Dieu aux peuples de la Flandre et de la Frise, aux
Suèves établis près de Gourtray, à tous ceux qui vivaient encore
dans l'idolâtrie, soit qu'ils s'attachassent aux anciennes cou-
tumes romaine?, soit qu'ils adorassent les faux dieux des Ger-
mains. Il attaque ces deux sortes de paganisme dans l'homélie
suivante, recueillie par saint Ouen, son disciple et son histo-
rien (1) :
« Avant tout, je vous déclare et vous signifie que vous ne
devez pratiquer aucune des sacrilèges coutumes des païens ;
qu'il ne faut consulter ni devins, ni sorciers, ni enchanteurs,
pour aucune affaire ou maladie, car celui qui fait ce péché
perd aussitôt la grâce du baptême (2). Semblablement vous
n'observerez point les augures, les éternuments; et, si vous
cheminez, vous ne prendrez point garde au chant des oiseaux :
mais, quand vous commencerez un voyage ou quelque travail,
signez-vous au nom du Christ, et dites le Symbole et l'Oraison
Dominicale avec foi, et vous n'aurez rien à craindede l'ancien
(1) Ex vita S. Eligii, auctore Audoeno, apud d'Achery Spicile-
(jium, t. V, p. 215.
(2) Non caraios, non divinos, non sortilèges, non prœcantato-
res, etc.
452 NOTES
ennemi. Que nul cln^étien n'observe quel jour il quitte sa
maison et quel jour il y rentre, car Dieu a fait tous les jours.
Que nul n'attende, pour mettre la main à quelque ouvrage,
un certain jour ou une certaine lune. Que nul ne se livre aux:
pratiques ridicules ou criminelles des calendes de janvier,
comme de con'refaire les vieillards ou les animaux (1). Qu'on
ne dresse point les tables pendant la nuit ; qu'il n'y ait ni
étrennes, ni excès de boisson. Que nul chrétien ne croie aux
bûchers superstitieux, que nul ne s'asseye auprès pour chan-
ter, car ce sont là des œuvres du démon. Que nul ne pro-
fane la féte de Saint- Jean, ni aucune autre fête des saints, en
solennisant les solstices par des danses, des chœurs et des
chants diaboliques. Que nul n'ose invoquer les noms des dé-
mons, comme Neptune, Orcus, Diane, Minerve ou le Génie; et
qu'on n'ajoute point de foi à ces folies ni aux autres qui leur
ressemblent. Que nul ne chôme le jour de Jupiter, à moins
qu'il n'y tombe quelque fête chrétienne, ni au mois de mai,
ni en aucun autre temps, non plus qu'aucun autre jour (i),
si ce n'est celui du Seigneur. Que nul n'allume des lampes
auprès des sanctuaires païens, des pierres, des fontaines et des
arbres, ni dans les carrefours. Que nul ne suspende des ban-
delettes au cou d'un homme ou de quelque animal, quand ce
seraient des clercs qui les auraient faites, et qu'ils les donne-
raient pour des choses sacrées, disant qu'ils y ont mis des
paroles de l'Écriture sainte : car de pareilles amulettes ne
recèlent point la vertu bienfaisante du Christ, mais le venin
de Satan. Que nul n'ose faire des cérémonies lustrales, ni
enchanter des plantes, ni faire passer les bêtes par des arbres
percés de part en part, ou par des trous creusés en terre,
car c'est ainsi qu'on pense les consacrer au diable. Aucune
(1) Nullus in Kal. Jan. nefanda aut ridiculosa, vetulos, aut cer-
vulos, îiui jotticos, faciat.
(2) Neque dies iimarum vel muronim , aut vel unum omnino
diein, nisi tantum Dominiciim.
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 455
femme ne doit porter au cou des sachets ; ni, quand elle tisse
la toile ou qu'elle la teint, ou qu'elle s'occupe de quelque
ouvrage, invoquer Minerve ou d'autres esprits malfaisants ;
mais elle doit désirer que dans toutes ses actions la grâce du
Christ l'assiste, et mettre toute la confiance de son cœur en
ce nom divin. S'il arrive que la lune s'éclipse, il ne faut point
pousser de grands cris, car c'est l'ordre de Dieu qu'elle
s'éclipse à certains temps déterminés. Il ne faut pas craindre
non plus de commencer un travail à la nouvelle lune, car Dieu
a fuit la lune dans le dessein qu'elle servît à marquer les
temps, à tempérer les ténèbres des nuits, et non pour qu'elle
suspendît les travaux, ni pour qu'elle troublât la raison des
hommes, comme le pensent quelques insensés qui prennent
pour des victimes de la lune les possédés du démon. Que nul
n'appelle le soleil et la lune du nom de seigneurs, ni ne jure
par eux, car ce sont des créatures de Dieu, et que Dieu a mises
au service des hommes. Que nul ne se considère comme sou-
mis à un destin, à un sort, à un horoscope, comme on a cou-
tume de dire « que chacun sera ce que sa naissance l'a
fait (1). » Car Dieu veut que tous les hommes se sauvent et
arrivent à la connaissance de la vérité. Et encore une fois,
quand une maladie survient, qu'on ne recoure point aux en-
chanteurs, aux devins, aux sorciers, et qu'on n'aille pas sus-
pendre des bandelettes diabohques aux arbres, auprès des
fontaines, ou à la croisée des chemins... Mais chaque jour de
dimanche rendez-vous à l'église, et là ne vous occupez ni
d'affaires, ni de querelles, ni de vaine fables, mais écoutez en
silence les divines leçons. »
(1) Aut genesimquae vulgo nascentia dicilur, ut dicat : qualem
nascentia attulit, taliter erit.
454
NOTES
IV
LÉGENDE DE S. WULFRAM.
LA VâLHALLA des FRISONS (l).
Au commencement du huitième siècle, les peuples de la
Frise repoussaient encore la foi chrétienne, quand l'itrclie-
vèque de Sens, Wulfram, abandonna son siège pour leur
annoncer la foi. Mais tout son zèle ne put toucher le cœur du
duc Ratbod, qui mourut dans l'impénitence. L'auleur de la
légende explique cette opiniâtreté par un récit d'où ressort
une singulière ressemblance entre la Valhalla des Scandina-
ves, et le séjour d'immortalité que le paganisme promettait
aux héros de la Frise.
« Le duc Ratbod étant malade, comme un jour il s'aban»
donnait au sommeil, le démon, qui trompe les hommes, et
qui peut, avec la permission du Dieu tout-puissant, prendre
la figure d'un ange de lumière, lui apparut tout à coup, la
tête ceinte d'un diadème d*or avec des pierreries étincelantes,
et tout couvert d'un vêtement dont le tissu était d'or. Et
longtemps ledit Prince étonné le considéra avec frayeur et
tremblement, admirant la beauté et la magnificence de celui
qui venait le trouver. Et cet ancien serpent, dont la cruauté
est féconde en moyens de nuire, lui adressa ce discours :
(( Parle, ô le plus vaillant des hommes! Qui donc t'a séduit
« jusqu'à ce point, que tu veuilles déserter les dieux et là
(t religion detds ancêtres! N'en fais rien, je t'en avertis, mais
(1) Yita S. Wulfmmmi, apud MabiUon, Ada SS. 0. B. 1, 585.
ET PIÈGES JUSTIFICATIVES. 455
« persévère dans le culte que tu as pratiqué jusqu'ici ; et tu
« iras habiter les palais d'or qui durent éternellement, et que
« je veux te donner bientôt, afin d'ajouter de l'autorité à mes
« paroles. C'est pourquoi, dès demain, mande Wulfram, le
{( maître chrétien, et enquiers-toi aujjrès de lui où est la
« demeure d'éternelle clarté qu'il te promet dans le ciel, si tu
({ reçois la doctrine chrétienne. Et comme il ne pourra te la
« montrer, qu'on envoie des délégués des deux partis : moi-
« même je leur indiquerai le chemin, et je leur ferai voir
« cette autre maison d'une beauté achevée et d'une splendeur
« immense, que je te donnerai dans un peu de temps. » Là-
dessus le duc s'éveilla, et, s'adressant au saint pontife Wul-
fram, lui raconta tout le songe de point en point. Mais le ser-
viteur de Dieu, gémissant de la damnation de cette âme, lui
répondit : « Ceci est une illusion du diable, qui veut la perte
(( de tous les hommes. N'ajoute donc aucune foi à ses men-
« songes. Car lui qui promet à ses croyants des maisons d'or,
« les conduit, au contraire, dans sa demeure infernale, au
« fond du Tartare, au bord du lac fétide qu'on nomme le
« Cocyte (1). » A ces paroles, et à toutes celles que put ajou-
ter le saint évêque, ledit prince, persévérant dans son incrédu-
lité, répondit qu'il ferait tout ce qu'on voudrait de lui, si son
dieu ne lui montrait pas la maison promise. Et comme le
pontife du Christ le vit décidé à ne rien céder, de peur de
quelque artifice des païens, il envoya son diacre en compagnie
d'un Frison. Or, comme ils venaient de quitter la vil'e, ils
virent venir â eux un personnage qui avait la figure humaine^
et qui s'offrit pour être leur compagnon de route, en disant :
(1) a Nam qui promittit aurcas mansiones largiri sibi crodcilti-
bus, tarlareas potius inferi deducit ad scdes fœtidumque laciim Co-
cy(i. » 11 y a tout lieu de croire que le bon moine Jonas de Fontc-
nolle, auteur de la légende, pense orner la harangue du saint, en
lui prêtant ces expressions mythologiques, qui sentent la lecture des
poëtes latins.
456 NOTES
« Pressez le pas, car je veux vous montrer cette demeure
« d'une beauté parfaite, que le dieu du duc de Ratbod lui a
« préparée. » Ils suivirent donc leur guide, cheminant long-
temps par des lieux inconnus, jusqu'à ce qu'ils entrassent
dans une avenue très-large, qu'ils virent décorée de plusieurs
espèces de marbres polis avec soin : alors ils aperçurent de
loin une maison d'or, et ils arrivèrent jusqu'à une place qui
était au devant ; et la place était pavée d'or et de pierres pré-
cieuses. Ils entrèrent doncdans lamaison quileur parut toute
resplendissante d'or et d'une incroyable beauté, et ils y virent
un trône d'une admirable grandeur. Alors celui qui montrait
le chemin leur dit : « Voilà le palais et la demeure superbe
« que le dieu du prince Ratbod a promis de lui donner après
« sa mort. » Mais le diacre, stupéfait d'un tel spectacle,
s'écria : « Si c'est l'œuvre de Dieu, elle demeurera éternelle-
« ment; mais si c'est l'œuvre du démon, qu'elle disparaisse
« à riieure même. » Et en même temps il se munit du signe
de la sainte croix. Aussitôt le guide qui avait pris la figure
humaine redevint démon , la maison d'or se changea en
boue; les deux voyageurs, je veux dire le Frison et le diacre,
se virent au milieu d'un contrée marécageuse remplie de
broussailles et de joncs d'une extrême hauteur ; et il leur
fallut trois jours d'immenses fatigues pour regagner la
ville. En arrivant, ils trouvèrent que le duc de Frise était
mort.
ET PIÈGES JUSTIFICATIVES.
457
V
CATALOGUE
DES SUPERSTITIONS ET DES PRATIQUES PAÏENNES RÉPANDUES
CHEZ LES FRAÎ^CS,
Dressé au concile de Leptines, 744 (1).
A la suite du capitulaire de Garloman, portant publication
du concile de Leptines, on lit le document qui suit, et dans
lequel il faut reconnaître un certain nombre de rubriques,
répondant sans doute à autant de chapitres perdus, oiî l'on
avait traité des superstitions contemporaines. Ce fragment si
court n'en est pas moins un des monuments les plus instruc-
tifs du paganisme germanique. On y voit des temples encore
debout, des idoles avec leurs prêtres et leurs prêtresses,
plusieurs sortes d'augures et de sacrifices, des processions en
l'honneur des anciens dieux, des fêtes célébrées sur les tom-
beaux, enfin, les mêmes institutions, les mêmes pompes que
chez les peuples les plus polis de l'antiquité. Si cependant les
fêtes de Wodan et de Thor ont perdu de leur splendeur, si les
simulacres, par exemple, ne sont plus que des mannequins
en haillons, il faut se souvenir qu'on est au milieu du huitième
siècle, et qu'il y a plus de deux cents ans que Childebert et
Clotaire ont ordonné la destruction de tout ce qui rappelait
l'ancienne idolâtrie.
(1) Indiculus superstitionum et paganiarum ad concilium Lipti-
nense.
STUD. GERM. I. 50
458 NOTES
« 1. Du sacrilège qui se commet auprès des sépultures.
— 2. Du sacrilège qui se commet à l'occasion des morts,
c'est-à-dire des complaintes funèbres qu'on appelle dadsi-
sas (1). — 5. Des pratiques honteuses {spurcalibus) d\i mois
de février. — 4. Des chapelles (casulis) ou oratoires des
païens. — 5. Des sacrilèges qui se commettent dans les égh-
ses. — 6. Des sacrifices qu'on fait dans les forêts, et qu'on
appelle mmidfas. — 7. Des oblations qu'on fait sur les pier-
res. — 8. Du culte rendu à Mercure ou à Jupiter (2). — 9.
Du sacrifice adressé à quelqu'un des saints. — 10. Des phy-
lactères et ligatures. — 11. Des fontaines où l'on sacrifie. —
12. Des enchantements. — 15. Des augures qu'on tire des
oiseaux, des chevaux, du fumier des bœufs, ou de Téternu-
ment. — 14. Des devins ou sorciers. — 15. Du feu sacré
qu'on obtient en frottant deux morceaux de bois, et qu'on
nomme nodfyr. — 16. De la cervelle des animaux. — 17.
Des superstitions païennes attachées au foyer des maisons, et
au commencement de quelque ouvrage. — 18. Des lieux sans
maîtres qu'on honore comme sacrés. — 19. D'une prière que
les gens de bonne foi appellent prière de Sainte-Marie. — 20.
Des fêtes célébrées en l'honneur de Jupiter ou de Mercure. —
21. De l'éclipsé de lune, où l'on crie Vince luna. — 22. Des
tempêtes, des cornes et des limaçons. — 23. Des sillons tra-
cés autour des domaines (3). — 24. De la procession païenne
qu'on nomme yrias, et qui se faitavec des babits et des chaus-
sures déchirés. — 25. De l'usage où Ton est de considérer
tous les morts comme autant de saints. — 26. Du simulacre
poudré de farine (4). — 27. Des simulacres qu'on fait avec
(1) « Desacrilegio super defunctos, id est dadsisas. » M. Grimm
propose de donner à ce mot le sens de chants funèbres.
(2) « De sacris Mercurii vel Jovis. » C'est la traduction latine des
noms de Woden et de Thor.
(3) C'est probablement le sillon qui servait à consacrer Théritage.
(4) Je crois reconnaître le simulacre de l'hiver, qu'on précipitait
dans le Rhin au retour du printemps.
El PIÈCES JUSTIFICATIVES. 4" 9
des haillons. — 28. Du simulacre qu'on porte dans les
champs. — 29. Des pieds et des mains de bois dont on se sert,
à la manière des païens. — 30. De l'opinion où l'on est que
certaines femmes commandent à la lune, et qu'elles peuvent
arracher le cœur des hommes, ce qui est la croyance des ido-
lâtres. »
VI
LETTRE DE PETRARQUE.
LE CULTE DU RHIN A COLOGNE AU QUATORZIÈME SIÈCLE (l).
« Je venais de quitter Aix-la-Chapelle, mais non sans
m'être baigné dans les eaux qui passent pour avoir donné
leur nom à cette ville, et qui sont tièdes comme celles de
Baïa. Cologne me reçut dans ses murs, assise sur la rive gau-
che du Rhin, cité fameuse par sa situation, par son fleuve et
par son peuple. C'est merveille, sur une terre barbare, de
trouver tant de civilisation, une ville si magnifique, chez les
hommes tant de gravité, tant d'élégance chez les femmes ! Il
se trouva que j'arrivais la vigile de Saint-Jean-Baptiste, et déjà
le soleil penchait vers son coucher. Aussitôt mes amis (car là
aussi j'avais des amis que la renommée m'avait faits avant le
mérite) m'emmenèrent, du lieu où j'étais descendu, au bord
du fleuve, où ils me promettaient un curieux spectacle. On ne
m'avait point trompé, car toute la rive était couverte de plu-
(1) F. Peirarcha^ de Rébus familiaribus epistolœ^ lib. I, ep. 4.
Je n'ai pu m'cmpêcher de citer celte charmante lettre de Pétrarque,
encore qu'on y sente trop celte faiblesse de cœur qui fit le touni;ent
de sa vie^ mais qui fut expiée par le repentir de sa vieillesse.
460 NOTES
sieurs raiigs de femmes, troupe innombrable et charmante. Je
demeurai comme ébloui. Grands dieux! quelle beauté, quels
visages, quelles parures! Il y avait de quoi éprendre quicon-
que eût apporté un cœur libre d'amour. Je m'étais arrêté sur
un point un peu élevé, d'où je pouvais considérer ce qui se
passait. La foule était plus grande qu'on ne peut croire, et
cependant sans désordre : toutes s'empressaient à l'envi, et
beaucoup, le front couronné d'herbes odorantes, les manches
retroussées derrière le coude, baignaient dans le courant
leurs mains blanches et leurs bras, en échangeant je ne sais
quels doux murmures que je ne comprenais point. Jamais
peut-être je n'ai mieux éprouvé la vérité de ce vieux pro-
verbe qui a l'assentiment de Gicéron : « Qu'au miheu d'hom-
« mes qui parlent une langue inconnue, on est comme sourd
« et co'Tîme muet. » Une seule consolation me restait, c'était
d'avoir des interprètes excellents. Gar, avec tout le reste,
il faut encore admirer ceci : qu'un tel climat nourrit des
esprits inspirés des Muses. Si donc Juvénal admire que la
Gaule éloquente ait formé des avocats bretons,
Galha causidicos docuit facunda Britannos,
il pourrait aussi admirer que la Germanie savante nourissedes
poètes harmonieux,
Docta quodargutos aluit Gerinania vates...
(( C'étaient ces compagnons qui, selon le besoin, me ser-
vaient d'oreilles pour entendre, ou de langues pour répondre.
Je m'adressai donc à l'un deux, dans mon étonnemenl et mon
ignorance de ce qui se passait, et je l'interrogeai par ces vers
de Virgile :
Quid vult concursus ad amncm?
Quidvepetunt animée?
« On me répondit que c'était l'antique usage de la nation;
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 461
que c'était la persuasion de tout le peuple et surtout des fem-
mes, qu'avec l'ablution de ce jour le fleuve emmenait tous les
maux qui menaçaient l'année, et qu'ensuite il n'arrivait pins
rien que d'heureux : qu'ainsi, chaque année, cette cérémonie
lustrale était observée avec uue infatigable fidélité, et le serait
longtemps encore. A quoi je répondis en souriant : « Trop
« heureux les peuples du Rhin, puisqu'il emporte leurs mi-
(( sères ! Jamais ni le Pô ni le Tibre ne suffirent à balayer les
« nôtres. Grâce à votre fleuve, vous envoyez aux Anglais les
(( maux qui vous menacent* Volontiers, nous enverrions les
« nôtres aux peuples d'Afrique et d'Illyrie. Mais il paraît que
« nos fleuves sont trop paresseux! » Et, comme il se faisait
tard, nous nous retirâmes en riant. »
VII
YNGLINGA SAGA.
TRADITIONS DE LA NATION SUÉDOISE, SES PREMIERS ÉTABLISSEMENTS
ET SES PREMIÈRES LOIS (l).
« La terre qui est à l'orient du Tanaïs fut anciennement
appelée Asaland ou encore Asalieim, c'est-à-dire la terre et la
demeure des Ases ; et la ville capitale du pays reçut le r.om
d'Asgard. Dans cette ville fut un prince nommé Odin : et il
se faisait là de grands sacrifices ; et c'était la coutume que
douze chefs plus puissants que les autres prissent soin des
immolations et rendissent la justice au peuple, d'où vient
(1) Heims Kringla , Historia3 regum septentrionalium a Snorre
SturlesnnidDC conscriptœ, quas illustravit Pcringskiœld ; Stockholm,
1697, cap. II, 3,4, 5, 8.
462 NOTES
qu'on les appelait Diar et Drottnar, c'est-à-dire dieux ou
seigneurs, et que tout le peuple leur rendait honneur et obéis-
sance. Odin l'emportait sur tous les autres par ses voyages
lointains et par la science de la guerre, car il avait soumis à
ses lois beaucoup de pays et de royaumes. Il fut si heureux
dans les combats, qu'il en revint toujours victorieux et chargé
de butin : c'est pourquoi ses compagnons d'armes restèrent
persuadés que la victoire lui appartenait, quelque part qu'il
combattît. Quand ses hommes allaient à la guerre ou s'enga-
geaient dans quelque entreprise, ils avaient coutume de se faire
bénir par l'imposition de ses mains, espérant ainsi un heureux
succès en toutes choses. Bien plus : si quelques-uns d'entre
eux se trouvaient en péril sur terre ou sur mer, ils invoquaient
siir-le-champ le nom d' Odin, comptant sérieusement sur son
secours, et comme s'il était avec eux. Il visita plusieurs fois
des contrées si éloignées; qu'il lui falkit plusieurs années pour
mettre fin à ses voyages.
« Odin avait deux frères, Ve et Vilir. C'étaient eux qui gou-
vernaient en son absence. Il arriva qu'une fois Odin s'étant
rendu dans un autre pays très-éloigné et son absence prolon
gée ayant fait désespérer de son retour chez les Ases, ses
frères se partagèrent son héritage et son royaume, et tous
deux prétendirent à la main de Frigga, son épouse. Mais,
bientôt après, Odin de retour ramena son épouse dans la cou-
che nuptiale.
« Odin conduisit son armée contre les Vanes. Mais ceux-ci
étaient sur leurs gardes : ils défendirent leur pays, et la vic-
toire resta en suspens. Chacun des deux peuples ravagea les
terres de l'autre, et ils se firent beaucoup de mal. A la fin,
las de la guerre des deux côtés, ils tinrent une assemblée
solennelle, 01:1 ils conclurent la paix en se donnant mutuelle-
ment des otages. Les Vanes donnèrent pour otages à Odin deux
de leurs hommes les plus puissants, Niordh le riche et son
fils Freyr. De leur côté, les Ases donnèrent un des leurs,
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 403
nommé Hœner, qu'ils regardaient comme destiné à devenir
chef, à cause de la beauté et de la majesté de sa personne ; ils
lui avaient adjoint un nain appelé Mimir, le plus sage d'entre
eux. Les Vanes, en retour, avaient livré Quasir, le plus élo~
quent des leurs. Mais à peine Hœner fut-il arrivé au pays des
Vanes, qu'il devint leur chef, et Mimir l'assistait de ses con-
seils. Or, quand Hœner tenait l'assemblée pour rendre la
justice ou pour expédier d'autres affaires, et qu'en l'absence
de Mimir il avait à résoudre des questions difficiles, c'était sa
coutume de dire : « Que d'autres en jugent ! » C'est pourquoi
les Vanes, pensant que dans cet échange d'otages ils avaient
été trompés par les Ases, prirent Mimir, lui coupèrent la tête,
et la renvoyèrent aux siens. Odin reçut la tête, l'embauma
d'aromates, et fit par ses enchantements qu'elle s'entretint
avec lui et lui révéla beaucoup de mystères. Il préposa Niordh
et Freyr aux sacrifices des dieux et ils furent appelés dieux
chez les Ases. Niordh avait une fille nommée Freya, qui fut
prêtresse : ce fut aussi la première qui enseigna aux Ases l'art
magique, appelé Seid, très-pratiqué chez les Vanes. Au temps
où Niordh habitait au pays des Vanes, il avait épousé, selon
leurs lois, sa propre sœur, qui lui avait donné ces deux enfants,
Freyr et Freya. Mais chez les Ases le mariage était défendu
entre des personnes si proches par le sang.
(( A partir du point où le soleil se lève en été, jusqu'à celui
où le soleil se couche en hiver, s'étend une longue chaîne de
montagnes très-hautes, qui sépare le royaume de Suède de tous
les autres. Au midi, et non loin de ces montagnes, est le pays
des Turcs : c'était là qu'Odin possédait un grand territoire. En
ce temps, les généraux des Romains parcouraient la terre et
mettaient sous leurs lois tous les peuples, d'où vint que plu-
sieurs chefs abandonnèrent leurs possessions. Or, comme
Odin était très-habile dans la divination et dans toute sorte de
connaissances, il prévit que sa postérité régnerait dans le
Nord. C'est pourquoi, laissant à ses frères Ve et Vilir le gou-
m NOTES
vernement de sa ville d'Asgard, lui-même s'éloigna avec le
reste des dieux et un grand nombre d'hommes, et se dirigea
d'abord du côté de l'occident, vers le royaume de Garderikie ;
puis il tourna au midi vers la terre des Saxons. Odin soumit
donc plusieurs royaumes en Saxe, et, comme il avait plusieurs
fils, il les y établit pour défendre la terre conquise. Ensuite
il se choisit une demeure vers le nord, au bord de la mer, en
un lieu appelé aujourd'hui Odensé, dans l'île de Fionie. De
là, il envoya Gefione du côté du septentrion, au delà du détroit,
pour y chercher de nouvelles terres. Chemin faisant, elle alla
trouver Gylfo, roi de Suède, qui lui donna un champ de
terre labourable. Puis, arrivant au pays des Géants, elle eut
de l'un d'eux quatre fils, qu'elle changea en bœufs. VÀle les
mit à la charrue, détacha tout le champ, et l'entraîna dans la
mer du côté de l'occident, oii elle s'arrêta près de l'île d'Odin ;
et tout son soin fut de cultiver cette terre, qui est appelée
maintenant Sélande. Skiold, fils d'Odin, devint l'époux de
Gefione, et s'établit avec elle dans la ville delethra. Au même
endroit de la Suède d'où le champ fut détaché, se trouve
aujourd'hui un laïc sinueux appelé Mœlar, et les golfes du lac
répondent parfaitement aux caps de Sélande. Sur cette aven-
ture, Bragi l'Ancien a composé le chant suivant :
« Gefione, riche en or, — enleva au roi Gylfo — la terre qui
« devait accroître le Danemark. — Elle l'arracha d'un élan si fort,
« — qu'autour des bœufs attelés — la ii:er rejaillissait comme une
« pluie impétueuse. — Et , pendant que les taureaux marchaient
< tirant ce poids énorme, — ils portaient sur leurs fronts huit blan-
(( ches étoiles. »
« Odin connut donc que la terre était bonne du côté de
l'orient dans le ro\aumede Gylfo; et, s'y étant rendu, il con-
clut un traité avec le roi; car celui-ci comprit qu'il avait peu
de force pour résister aux Ases. En effet, Odin et Gylfo ayant
lutté en toute sorte de sortilèges et d'enchantements, les Ases
furent toujours les plus forts. Odin fixa son séjour au bord du
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 465
lac Mœlar, au lieu qu'on appelle l'ancienne Sigtuna; oii, ayant
élevé un temple magnifique, il rétablit les sacrifices selon la
coutume des Ases. Il devint maître de tout le pays autour de
Sigtuna, et assigna des résidences et des demeures à chacun
des sacrificateurs. Niordh s'établit à Noatun; Freyr, à Upsal ;
Heimdall, à Himmelbaerg; Thor, à Trudvanger; Balder, à
Bredablik ; et tous reçurent d'Odin des terres cultivables.
(( Odin remit en vigueur pour son pays les anciennes lois
des Ases. Il y était ordonné que la dépouille des morts serait
livrée aux flammes, oii l'on jetteraitaussijeurs richesses. Odin
ajouta qu'autant on brûlerait de richesses sur le bûcher, autant
le mort en emporterait dans la Valhalla. Ceux qui, de leur
vivant, avaient enfoui des trésors en terre, devaient en jouir
aussi dans l'autre vie II y avait ordre de jeter dans la mer les
cendres des bûchers, ou de les couvrir de terre amoncelée. On
devait élever aux chefs et aux princes des tertres funéraires,
afin de les rappeler à la mémoire de la postérité. Aux hommes
vaillants, et qui s'étaient distingués de la foule par de grandes
épreuves, on devait ériger des pierres monumentales, et cette
coutume se conserva longtemps chez les nations qui suivirent.
Odin voulut encore qu'il y eût un premier sacrifice aux pre-
mières brumes pour obtenir d'heureuses moissons ; un second
au milieu de l'hiver, pour les autres biens de la terre, et une
troisième fête au commencement de l'été : c'était le sacrifice
de la victoire. Par toute la Suède, chaque tête payait une
pièce d'argent à Odin, qui, en retour, se chargeait de défendre
le territoire, de repousser l'ennemi et de veiller aux sacrifices
de l'année. »
466
NOTES
VIII
LA JUSTIFICATION DE GUDRUNA,
ou l'épreuve de l'eau bouillante chez les SCANDINAVES (l).
Gudruna, la veuve de Sigurd, devenue l'épouse d'Atli
(d'Attila), est accusée d'infidélité par une esclave appelée
Herkia. Gudruna demande l'épreuve du feu.
(( Convoque mes frères, dit-elle, avec leurs guerriers cuiras-
« sés; que je sois entourée de tous ceux qui me tiennent de
« près par le sang.
« Fais venir, du pays des Saxons qui habitent au midi,
« l'homme puissant, celui qui sait consacrer par des paroles la
« chaudière bouillante. » — Sept cents hommes sont entrés
dans la salle avant que l'épouse du roi plongeât la main
dans la chaudière.
(( Je ne vois point Gunar, dit- elle ; je n'appelle point
« à mon secours Hogni. . . Je ne reverrai plus mes deux
« frères. Je pense que l'épée d'Hogni vengerait une si
« grande injure ; maintenant je suis réduite à me défendre
« moi-même. ))
« Aussitôt elle plongea sa main blanche jusqu'au fond , et
elle en tira les cailloux verdoyants. « Maintenant, soyez té-
(( moins, guerriers, que je suis déclarée innocente, selon les
« rites sacrés, si fort que bouille cette chaudière.»
« Alors Attila rit dans son cœur, en voyant Gudruna lever
ses mains intactes. « J'ordonne maintenant, dit-il, que l'es-
(1) Edda Sœmvndar, II, Gudnmar quida en Thridia.
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 467
« clave Herkia s'approche de la chaudière, elle qui a porté
« contre Gudruna le témoignage du crime. »
« Nul n'a vu chose digne de pitié, s'il n'a vu comment les
mains d'Herkia furent brûlées. On emmena la jeune fille, on
la noya dans le marais fangeux. Ainsi Gudruna eut satisfaction
de ses injures. »
IX
LE CALENDRIER DES ANGLO-SAXONS.
FRAGMENT d'uN TRAITÉ DE BÈDE SUR LE CALCUL DES TEMPS (l).
« Les anciens Anglo-Saxons (car il ne me semble point
convenable de faire connaître le calendrier des autres peuples,
et dépasser sous silence celui de ma nation) mesuraient leurs
mois sur le cours de la lune ; d'où vient que, chez eux, la
lune nommait le mois, comme chez les Hébreux et les Grecs.
En effet, dans leur langue la lune est appelée mona, et le
mois monath. Et leur premier mois, celui que les Latins
nomment janvier, s'appelle guili; février, sol monath ; mars,
rhedmonath; avril, eostur monath mai, trimilchi; juin,
/ic/a; juillet, //t/a; août, weid monath; septembre, haleg
monath ; octobre, wuynty r fylbjth ; noYemhre, Mot monath;
décembre, guili, du même nom que janvier. Or ils commen-
çaient l'année le huitième jour avant les calendes, où
nous célébrons maintenant la Nativité du Seigneur; et la
nuit, qui est sainte pour nous, était appelée d'un nom païen
mœdrenech, c'est-à-dire, la mère des nuits, probablement à
(1) Beda presbyter, de Ratione temporum, cap. xni.
468 NOTES
cause des cérémonies qu'on y célébrait pendant la veille
sacrée. Et, toutes les fois que l'année était commune, ils
donnaient à chaque saison trois mois. Mais quand il y
avait lieu à l'intercalatioii, c'est-à-dire à une année de treize
mois lunaires, ils ajoutaient le mois excédant à l'été; en sorte
qu'alors trois mois prenaient le nom de lida, et, par cette
raison, l'année s'appelait trilidi, avec quatre mois d'élé et
trois mois pour chacune des autres saisons. Ils faisaient
aussi deux grandes divisions de toute l'année entre l'hiver et
l'été, attribuant à l'été les six mois oii les jours sont plus
longs que les nuits, et les six autres à l'hiver ; d'oii vient que
le mois où commençait le temps d'hiver était appelé wiiyntyr
fyllyth, d'un nom composé de celui de l'hiver et de celui de
la pleine lune, parce que l'hiver commençait à la pleine lune
de ce mois. Il n'est pas non plus hors de propos d'expliquer
la signification des noms qu'on donnait aux autres mois. Les
deux appelés guili tirent leur nom du retour du soleil, et de la
croissance des jours, que l'un de ces mois précède, et que
l'autre suit. Sol monath peut se traduire le mois des gâteaux
sacrés, parce qu'alors ils en offraient à leurs dieux. Rhed
monath était le nom de leur déesse Rheda, à qui ils faisaient
alors des sacrifices. Eostur monath, qu'on appelle aujourd'hui
le mois pascal, était ainsi nommé de leur déesse Eostre, dont
ils célébraient alors la fête. Ils ont conservé la même déno-
mination au temps de Pâques, désignant ainsi par le nom
d'une observance antique les joies d'une solennité nouvelle.
Trimilchi se nommait ainsi, parce que dans ce mois on avait
coutume de traire les troupeaux trois fois par jour ; car telle
était autrefois la fécondité des pâturages en Bretagne ou en
Germanie, d'oià sortit le peuple des Anglo-Saxons. Lida signi-
fie clément ou navigable , parce que dans ces deux mois
le ciel est clément et serein, et que c'est le temps ordi-
naire de la navigation. Weid monath est le mois de l'ivraie,
parce que c'est alors surtout qu'elle foisonne. Haie g monath
ET PIÈGES JUSTIFICATIVES. 469
était le mois des cérémonies sacrées. Wuyntyr fyllyth dési-
gnait, d'un nom composé, la pleine lune et l'hiver. Blot mo-
natli signifiait le mois des immolations, parce qu'alors ils
égorgeaient les victimes vouées à leurs dieux. Grâces vous
soient rendues, ô bon Jésus, qui, nous retirant de ces vaines
superstitions, nous avez donné de vous offrir des sacrifices de
louanges ! »
X
ALPHABET RUiMQUE SCANDINAVE.
Rien ne prouve mieux la communauté des traditions du
Nord que la comparaison du poëme anglo-saxon sur l'alphabet
runique, dont j'ai donné la traduction, avec le chant Scandi-
nave qu'on va lire, on les mêmes lettres se reproduisent dans
le même ordre, accompagnées des mêmes interprétations et
souvent des mêmes sentences. Seulement chaque strophe se
compose ici de deux vers rimés, liés entre eux par la conson-
nanceetnon par le sens. Les retouches chrétiennes s'y font
mieux sentir, sans effacer cependant les allusions mythologi-
ques obscures maintenant, mais qui avaient alors leur com-
mentaire dans la tradition.
F. Fe, l'argent. L'argent allume la discorde entre les
homme du même sang. — Le loup
se nourrit dans les bois.
V. Vr, rétincelle. L'étincelle jaillit du fer embrasé. —
Souvent le patin se hâte sur la neige
durcie.
Th. Thuss, géant. Le géant fait la terreur des femmes. —
Personne ne se réjouit de Finimitié.
470
NOTES
0. Os, l'entrée. L'entrée du port pour les voyageurs ;
— l'entrée du fourreau pour l'épée.
R. Ridr, la chevauchée. La chevauchée est le pire moment des
chevaux. — Ragn est le plus prompt
des glaives.
K. Kauîi, la peste. La peste prend le frère avec la sœur.
— Le malheur met le plus fort au
tombeau.
H. [Hagl, la grêle. La grêle est la plus froide des graines.
— Le Christ créa le vieux monde.
N. Naud, pauvreté. Pauvreté fait maigre chère. — Celui
qui est nu a froid au temps de la
gelée.
1. /s, la glace. La glace est le plus large des ponts. —
L'aveugle a besoin d'être conduit.
A. Ar, l'année. L'année abondante est le bonheur des
hommes. — J'entends dire que le
roi Frode était libéral.
S. Sol, le soleil. Le soleil est le flambeau delà terre. —
Je me soumets à l'oracle saint.
T. Tyt\ le dieu Tyr. Tyr est le dieu manchot parmi lesAses.
— Le forgeron commence ordinai-
rement par souffler.
B. Biarkan, le bouleau. Le bouleau est l'arbre à la feuille verte.
— Loki porta le mensonge au milieu
du bonheur des dieux.
L. Lcmgr, l'eau. L'eau tombe des montagnes. — L'or
est un bien précieux.
M. Madr, l'homme. L'homme est l'accroissement de la
terre. — Grande est la serre de
l'épervier.
Y. Yr, Tare. L'arc est aussi flexible en été qu'en
hiver. — Où la maison brûle, là est
le deuil.
ET PIECES JUSTIFICATIVES.
4îl
XI
BEOWULF ET LE DRAGON.
FRAGMENT DE l'ÉPOPÉE ANGLO-SAXONNE (l).
Beowulf est le héros de l'épopée anglo-saxonne. Jeune
encore, il est allé chercher aventure au pays des Danois; il a
combattu contre l'esprit mauvais qui hantait le palais du roi
Hrothgar, et contre la fée malfaisante qui habitait le lac voisin.
Vainqueur dans ces deux combats, il est revenu au pays des
Angles, où il règne depuis cinquante ans, quand on vient lui
apprendre qu'un dragon désole la contrée. Tout le jour le
monstre reste accroupi dans son antre au bord de la mer ; il
y garde un trésor enseveli depuis mille ans. Mais chaque nuit
il sort de son repaire, s'élève dans les airs sur ses larges ailes,
et vomit le feu sur les habitations des hommes. Le vieux roi
jure de tuer le dragon et de ravir le trésor. Une crainte
secrète trouble d'abord son cœur : « Mais, dit-il, je ne recu-
(( lerai point d'un seul pas ; il en sera de moi comme le des-
(( tin, maître de tous les hommes, en aura disposé. » Le
poëte le représente s'avançant avec un jeune guerrier,
Wiglaf, qu'il laisse à l'écart, et le récit continue en ces
termes :
« Le héros illustre se. leva chargé de son bouclier, la tète
(1) Beowulf, cdit. Kemble; in fine.
472 NOTES
armée du casque menaçant, et tout couvert de sa cuirasse. Il
descendit au pied du rocher, se fiant à son seul courage : ce
n'est point la coutume des lâches. Alors il considéra le rocher
escarpé, lui le guerrier puissant qui avait si souvent tenté la
fortune des combats, quand les bataillons se précipitaient pour
s'entretuer. 11 vit une voûte de pierre, d'où s'échappait un
fleuve de feu ; et nul ne pouvait entrer ni s'approcher du
trésor, sans traverser ces flammes que vomissait le dragon
couché dans la caverne. Alors le roi des Angles poussa du
fond de sa poitrine un cri de colère. Ce héros au cœur fort
était irrité. Sa voix retentissante pénétra sous la pierre blan-
che. Le gardien du trésor sentit s'éveiller sa haine : il avait
reconnu la voix d'un homme ; il ne tarda pas longtemps à se
jeter sur lui...
« La terre trembla ; le héros se tenait au pied de la colline,
opposant le bouclier à son farouche ennemi. Le bon roi leva
le glaive antique qu'il reçut en héritage, et dont le tranchant
fut terrible à tous ceux qu'il fallait punir... Il étendit le bras,
ce chef des Angles ; il frappa son hideux ennemi, selon ce que
j'ai entendu conter; il le frappa de telle sorte que le tranchant
s'émoussa contre les écailles noires. L'arme fut impuissante
au moment où son maître eut besoin d'elle, réduit aux der-
nières extrémités. Alors le gardien de la caverne s'élança d'un
bond puissant, le cœur plein de rage. Il vomit le feu meur-
trier; il répandit au loin les tourbillons homicides. En ce
moment, le roi des Angles ne se vantait pas de la victoii e ;
l'épée avait trahi sa main désarmée dans le combat. Ce n'était
point cequ'il devait attendre de cette lame autrefois invinci-
ble. Le temps ne tarda pas à venir, où cet illustre fils des
rois eût voulu changer de lieu; il aurait voulu, de toute son
âme, se trouver dans les murs de sa ville... Il était dans les
angoisses, enveloppé de flammes, celui qui autrefois régnait
sur un peuple...
« Wiglaf vit son seigneur succomber sous le casque, en
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 473
essuyant une injure mortelle. Alors il se rappela les honneurs
qu'il avait autrefois reçus de lui : de beaux domaines, la puis-
sance sur les routes, le droit de juger le peuple, et tout ce
qu'avait possédé son père. Il ne put se contenir ; il saisit son
bouclier de tilleul pâle; il ceignit son épée, arme sans égale,
venue de ses aïeux... « Je me souviens, dit-il, du temps oii
« nous buvions l'hydromel à notre aise. Alors, dans la salle
« des banquets, quand notre seigneur venait de nous distri-
« huer les bracelets d'or, nous promettions de lui rendre ses
« bienfaits au jour des combats, si jamais il était surpris par
«quelque nécessité semblable à celle-ci ; nous jurions de le
« servir sous le casque et avec le glaive d'acier. . . »
« En même temps il s'élança dans le tourbillon du combat.
Il courut tout armé au secours de son chef; il parla en peu de
mots : « Bien-aimé Beowulf, rappelle-toi comme, au temps
« de ta jeunesse, tu promettais de ne jamais laisser languir
« une vengeance. Maintenant, chef intrépide, célèbre par
« tant d'exploits, il faut défendre ta vie de toutes tes forces.
« Me voici, moi, ton fidèle, à tes côtés. » Alors le roi retrouva
ses esprits ; il leva son couteau de guerre, aigu et effilé, qu'il
portait sur la cuirasse. Il frappa le dragon au milieu du
corps, il réunit toute la force de son courage pour achever son
ennemi...
« Cependant Beowulf connut qu'il était blessé mortelle-
ment, et il parla ainsi : « J'ai été maître de ce peuple durant
« cinquante hivers, et il n'y avait pas de roi voisin qui osât
« m'attaquer. J'ai vécu sur la terre le temps qui m'était
« donné. J'ai gardé comme je devais ce qui était à moi. Je
« n'ai pas cherché de querelles injustes, et je n'ai pas souvent
« juré de faux serments. Voilà pourquoi, blessé à mort, je
(( puis encore me réjouir ; voilà pourquoi le créateur des
« hommes n'aura pas de crimes à me reprocher, quand mon
« âme va se séparer de mon corps. » Alors j'ai ouï dire que
Wiglaf, sur l'ordre de son maître blessé, pénétra dans la
ÉTUD. GERM. I. 31
¥lA NOTES
caverne... Il vit des coupes d'or où s'étaient abreuvés es
hommes d'autrefois; il vit des casques nombreux cou-
verts dérouille, et beaucoup de bracelets travaillés avec art.
Ce trésor pourrait aisément l'emporter sur toutes les richesses
enfouies en terre, quel que soit celui qui les y ait cachées.
Wiglaf vit aussi des signes dorés sculptés sur la voûte, des
signes merveilleux tracés par un art magique, et qui jetaient
assez de lumière pour que le héros pût embrasser des yeux
tout le Heu oii il était, et contempler sa vengeance... Alors
Beowulf parla une dernière fois : « Jeune et vieux, j'ai eu cou-
« tume de distribuer l'or autour de moi. Je remercie de
« ces trésors le roi de gloire, le Seigneur éternel, parce
« qu'avant le jour de ma mort j'ai pu acquérir à mes guer-
{( riers de telles richesses. Je veux qu'on mette en réserve
(f ces dépouilles ; elles serviront plus tard au besoin du peu-
« pie. Je ne resterai pas longtemps ici. Ordonnez qu'après
« avoir éteint mon bûcher flamboyant, on m'élève sur le
« promontoire un tertre immense qui me serve de monument
« chez ma nation, en sorte que les navigateurs nomment le
« tertre de Beowulf, quand ils sillonneront au loin les flots
« brumeux. »
ET PIECES JUbTlElCATlVES.
475
XII
LE COMBAT DU PÈRE ET DU FILS,
DANS LA POÉSIE DU iNORD.
Poëme irlandais de Cuchullin.
Il semble que le combat de Hiltkbraiid et de Iladebraiid
soit encore du nombre de ces traditions poétiques dont ITic-
ritage resta commun aux nations du nord et à celle do
l'Orient. M. Ampère (Hist, littéraire, t. II) a signalé l'éton-
nante ressemblance du récit germanique avec l'épisode du
Schahnameh, où le héros de la Perse Rustam combat Zohrab
son fils, qu'il tue sans le reconnaître. 11 a retrouvé la mêm:
aventure dans deux chants celtiques, l'un, publié parmi les
fragments supposés d'Ossian, l'autre dans une collection de
poëmes irlandais, dont on s'accorde à reconnaître l'authen-
ticité. C'est celui que j'ai essayé de traduire, comme un docu-
ment de plus à l'appui de l'antitjue parenté qui unissait les
Celtes et les Germains.
Sous le règne de Conor Mac Nessa, roi d'Ulster, vers les
approches de l'ère chrétienne, l'Irlande était peuplée de guer-
riers si célèbres, que toute l'Europe connaissait « les héros
de l'île d^Occident. » Cucluillin, après de lointaines expédia
tions, aima en Albanie (Ecosse) une belle princesse appelée
Aifé; et, rappelé par les affaires de son pays, il la laissa
enceinte en lui recommandant, si ede avait un fds, de le
faire exercer au métier des armes , et de l'envoyer ensuite
ÂIO NOTES
en Ulster. Il devait s'y faire reconnaître au moyen d'une
chaîne d'or que Cuchullin remit à la mère, en y ajoutant
ces trois préceptes que le jeune guerrier observait : De ne
jamais révéler son nom à un ennemi ; de ne point livrer
passage à quiconque semblerait l'exiger comme un droit ;
el de ne jamais refuser le combat à aucun chevalier sous le
soleil.
Ailé envoie son fils ; mais il semble que par jalousie elle
ait évité de lui donner les instructions qui lui auraient fait
connaître son père... Il arrive tout armé. Un héraut va le
reconnaître.
« Gonloch, superbe et hardi, a traversé les flots qui baignent
la terre d'Érin. Animé par la gloire, il est venu des murs de
Dunscaik pour visiter la côte d'Érin, pour éprouver l'armée
puissante.
« Sois le bienvenu, jeune homme au visage intrépide, cou-
« vert d'armes éclatantes. Sans doute tes pas se sont éga*
« rés, hôte illustre. Mais puisque le vent d'est t'a poussé sain
« et sauf sur ce rivage, raconte-nous tes courses; fais-nous le
« récit des exploits qui ont étendu ta gloire,
« Ne fais point comme d'autres venus delà terre d'Albanie,
« ne rejette point ma demande, ne force pas l'épée conqué-
« rante à sortir du fourreau pour te terrasser, ô jeune homme !
« si comme eux, par un vain orgueil, tu refusais de payer au
« passage du pont le tribut accoutumé. »
— Le jeune homme répondit : « Si telle a été jusqu'ici
« la coutume de votre île odieuse, sachez qu'elle n'humiliera
(( plus aucun chef, car ce bras va effacer votre orgueilleuse
« loi. ))
En disant ces mots, Gonloch se met en défense : son épée
ne trouve pas de repos qu'il n'ait jeté autour de lui cent
guerriers sur la poussière. Conor demande s'il n'y a plus de
héros qui veuille se mesurer avec cet étranger. Conall s'avance,
et il est fait prisonnier. On envoie chercher Cuchullin dans sa
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 417
haute demeure de Dundalgan ; on lui montre des morts et son
ami enchaîné. Il hésite cependant à combattre ce guerrier
inconnu. Il ne cède qu'aux prières réunies de tous ses compa-
gnons d'armes.
Alors, d'un pas ferme et d'un air intrépide, Cuchullin s'a-
vança, et adressa ces mots à l'ennemi : « Permets, ô vaillant
« guerrier, que je requière ceci de ta courtoisie : confie-moi
« ton dessein et ton nom ; quel est ton lignage et ton pays ?
« Ne repousse pas une main amie, et ne rejette pas la paix
« que je t'offre. Cependant, si tu préfères le hasard des armes,
« alors je te présente le combat, jeune homme aux beaux
« cheveux. »
« — Jamais la peur ne sera maîtresse du cœur d'un héros ;
« jamais, pour satisfaire une oreille curieuse, je ne trahirai
« ma renommée. Non, ô noble chef, je ne révélerai à per-
« sonne ni mon nom, ni mon dessein, ni ma naissance. Et je
« ne cherche point à éviter le combat que tu m'offres, encore
« que ton bras semble fort et ton glaive éprouvé.
« Cependant, je le confesse: si mon vœu l'eût permis, je
« n'aurais point résisté à ta requête, j'aurais serré avec joie
« ta main pacifique, tant la vue de ce visage étouffe en moi
« toute pensée ennemie, tant ces nobles traits maîtrisent mon
« cœur. ))
Alors, et malgré eux, les chefs commencèrent le combat :
l'honneur réveillait leurs forces endormies. Terribles étaient
les coups que portaient les bras vaillants, et longtemps leurs
destins demeurèrent indécis. Car, jusqu'à cette heure, l'œil
n'avait jamais vu un combat soutenu de la sorte, une victoire si
opiniâtrément poursuivie. A la fin, la colère et la honte soule-
vèrent l'âme de Cuchullin ; il poussa sa lance étincelante avec
une habileté fatale, et jeta sur le champ de bataille le jeune
guerrier mourant...
« Noble jeune homme! cette blessure, je le crains, n'est
(( pas de celles qu'on peut guérir. Maintenant donc fais moi
478 NOTES
« savoir ton nom et ton lignage, et d'où tu viens et pourquoi,
« afin que nous puissions t'élever une tombe qui t'honore, et
« qu'un chant de gloire immortalise ta louange.
« — Approche, répliqua le jeune blessé, plus près, plus
« près de moi ! Oh ! que je meure sur cette terre chérie, et dans
« tes bras bien-aimés ! Ta main, mon père, guerrier mnlheu-
« reux! Et vous, défenseurs de notre île, approchez pour en-
« tendre ce qui fait l'angoisse de mon âme : car je vais briser
« de douleur le cœur d'un père.
« 0 le premier des héros ! écoute ton fils, reçois le dernier
« soupir de Conloch; vois le nourisson de Dunscaik, vois
(( l'héritier chéri de Dundalgan. Vois ton malheureux fils
« trompé par les artifices d'une femme et par une fatale pro-
« messe. Il tombe, triste victime d'une mort prématurée.
« 0 mon père ! n'as-tu pas reconnu que je n'étais qu'à
« moitié ton ennemi? et quand ma lance était dardée contre
« toi, n'as-tu pas vu qu'elle se détournait de la poitrine? »
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
LA GERMANIE AYANT LES ROMAINS
Préface 1
CHAPITRE PREMIER.
ÉTENDUE DE LA GERMANIE. — ORIGINE DES GERMAINS.
La Germanie connue des Romains 21
Les Germains de César et de Tacite 22
Les Goths 25
Les Scandinaves 27
Les Germains connus des Grecs 34
Les Gètes 54
Les Hyperboréens 58
Origine orientale des peuples germaniques . 39
CHAPITRE II.
LA RELIGION.
Si les Germains eurent des institutions religieuses 46
Religion des Scandinaves. — Leur culte 47
Doctrine religieuse de l'Edda 51
Superstition des Scandinaves 60
Religions des autres peuples germaniques 66
Le culte.. 67
Les dieux des Germains 70
Les déesses. , 78
Suite de la mythologie des Germains 82
Superstitions des Germains. — Fétichisme 90
480 TABLE DES MATIÈRES.
Magie , , . 95
Sacrifices humains. — Cannibalisme 99
Origine des religions du Nord. 100
Rapports avec les religions de la Grèce cl de l'Orient 102
Différences des religions du Nord et de celles du Midi 111
Conclusion 112
CHAPITRE III.
LES LOIS.
Contradictions des historiens sur les lois des Germains 115
Analyse des institutions germaniques. — La personne et la pro-
priété 117
La famille l'23
Commencement de la société politique 133
Institutions judiciaires 147
Caractère général des institutions germaniques 159
Rapport des institutions germaniques avec les législations de l'an-
tiquité 161
Lois romaines , 462
Lois grecques 172
Lois indiennes, 175
Conclusion , 183
CHAPITRE IV.
LES LANGUES.
Énumération des langues germaniques 187
Vocabulaire des langues du Nord. — Théologie 190
Droit . 194
Astronomie. . 197
Ce qui manque au vocabulaire des langues du Nord 208
Grammaire des langues du Nord 210
Euphonie , » . 211
Déclinaison 214
Conjugaison 216
Élymologie. — Origine des langues germaniques 220
Rapport avec les langues indo-européennes 221
Alphabet runique 227
Conclusion.. . 236
CHAPITRE V.
LA POÉSIE.
Si les Germains eurent une poésie savante . 238
La tradition poétique chez les Germains , . 239
Poésie lyrique 239
Poésie didactique 241
Table des matières. m
Commencement de la poésie épique 241
Interprétation de la fable de Sigurd. . , 2o4
Rapports de l'épopée germanique et de l'épopée grecque 256
Origine commune des grandes épopées 260
L'art poétique des Germains , 262
L'art des vers chez les Scandinaves 263
La condition des poëtes chez les Germains 267
Combats poétiques 274
Prosodie des langues germaniques. — Allitération 277
Ce qu'il y a de barbare dans la poésie du INord 282
Fable de Weland 285
Conclusions de la première partie 291
Rapports des Germains avec les autres peuples du Nord 292
Les Celtes 294
Les Slaves 297
Fraternité des peuples indo-européens. 300
SECONDE PARTIE
LA GERMANIE EN PRÉSENCE DE LA CIVILISATION
ROMAINE
CH.APITRE VI.
LA CITILISATION ROMAINE CHEZ LES GERMAINS.
Destinée de Rome. — Ce qui faisait sa puissance 303
Ce qui faisait l'impuissance de Rome 308
Histoire de la conquête romaine en Germanie 315
Résultats de la conquête . . 325
Voies romaines. — Défrichement du sol. — Villes fondées 327
Les institutions politiques 333
Administration impériale 334
Organisation militaire 339
Régime municipal 341
Les écoles 346
Si la civilisation romaine eut prise sur les Germains 355
Les Germains esclaves 558
Les Germains colonisés sur les terres de l'empire . 560
Les Germains dans l'armée romaine 362
I.es Germains dans les offices publics 366
Les Germains initiés aux lettres latines 369
L'invasion pacifique 374
TABLE DKS MATIÈRES.
CHAPITRE VU.
RÉSISTANCE DES GERMAINS A L\ CIVILISATION ROMAINE.
Vices de la civilisation romaine 580
Le paganisme romain impuissant chez les barbares 380
Décadence des lettres dans les écoles impériales 583
Avarice et cruauté du gouvernement romain 590
La société romaine corrompait les barbares 403
Haine de la civilisation chez les Germains 404
Violence des irruptions 409
La barbarie après les irruptions 419
Chant de Hildebrand et Haldebrand 427
- Conclusion 451
NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES
I. — Jornandes considéré comme historien des mœurs et des tra-
ditions germaniques 459
II. — Dion Chrysostomc à Olbia, ou la civilisation grecque chez les
Gètes " 440
III. — Sermon de saint Eloi. — Le paganisme germaniqi^e au
septième siècle 451
IV. — Légende de saint Vulfram. — La Valhalla des Frisons. . . 454
V. — Catalogue des superstitions et des pratiques païennes répan-
dues chez les Francs, dressé au concile de Leptines, 745. . . 4j7
VI. — Lettre de Pétrarque. — Le culte du Rhin à Cologne au
quatorzième siècle 459
VII. — Ynglinga Saga. — Traditions de la nation siijdo'se, s:s pre-
miers établissements et ses premières lois 401
VIII. — La justification de Gudruna, ou l'épreuve de l'eau bouil-
lante chez les Scandinaves. « . . . 4GG
TABLE DES MATIÈRES. 483
IX. — Le calendrier des Anglo-Saxons, — Fragment d'un traite de
Bède sur le calcul des temps 407
X. — Alphabet runi jne Scandinave 469
XI. — Combat de Beowulf et du dragon. — Fragment de l'épo-
pée anglo-saxonne 4'îl
XII. — Le combat du père et du lils, dans la poésie du Nord. —
Poëmc irlandais de Cuchuilin 475
FIN DE LA TABLE.
y ^
l'.ll.lS. — I.MP. blMO.N tAÇON KT COMl'., lUK l)'KI.FUmil, 1.
LF Ozanam, Antoine Frédéric
099 Oeuvres complètes
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY