Skip to main content

Full text of "Oeuvres complètes;"

See other formats


OEUVRES  COMPLÈTES 

DE 

A.  F.  OZANAM 

AVEC 

UNE  PRÉFACE  PAR  M.  AMPÈRE 

de  TAcadémie  française 

TROISIÈME  ÉDITION 

TOME  TROISIÈME 

ÉTUDES  GERMANIQUES 
I 

L^S  GEflMAIN^  AVANT  LIB  CHRISTIANI^MJE: 


# 


PARIS,  —  IMP.  SIMON  RAÇON  ET  COMP.,  RUE  b'eRFURTH,  i. 


LES 


GERMAINS 

AVANT 

LE  CHRISTIANISME 

RECHERCHES  SUR  LES  ORIGINES,  LES  TRADITIONS,  LES  INSTITUTIONS 
DES  PEUPLES  GERMANIQUES, 
ET  SUR  LEUR  ÉTABLISSEMENT  DANS  l'eMPIRE  ROMAIN 


A.  F.  OZANAM 

PROFESSEUR  DE  LITTÉRATURE  ÉTRANGÈRE  A  LA  FACULTÉ  DES  LETTRES  DE  PARIS 


QUATRIÈME  ÉDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE  JACQUES  LEGOFF|lE 

ANCIENNE  MAISON  PERISSE  FRÈRES  DE  PARIS 

LECOFFRE  FILS  ET  C'%  SUCCESSEURS 

RUE    BONAPARTE,  90 


1872 


PRÉFACE 


Toute  la  société  française  repose  sur  trois 
fondements  :  le  christianisme,  la  civilisation 
romaine,  et  l'établissement  des  Barbares.  Ce 
sont  les  trois  sujets  d'étude  auxquels  il  ne 
faut  pas  se  lasser  de  revenir  dès  qu'on  veut 
s'expliquer  le  droit  public  du  pays,  ses  mœurs^ 
sa  littérature.  Mais  il  n'est  pas  facile  d'ignorer 
le  christianisme;  il  remplit  le  présent  comme 
le  passé,  et  force  les  plus  indifférents  à  s'oc- 
cuper de  lui.  L'antiquité  romaine  a  laissé  des- 
monuments  qui  se  défendent  de  l'oubli  par 
leur  grandeur  et  leur  beauté.  Les  barbares,  au 
contraire,  n'ont  que  des  chroniques  arides  et 
des  codes  incomplets  ;  et  ce  peu  qu'ils  nous 
apprennent  ne  commence  qu'après  l'invasion, 
c'est-à-dire  quand  ils  sortent  de  la  barbarie. 
C'est  aussi  l'époque  où  s'arrêtent  la  plupart 

ET,  GER5r.  I.  1 


'4 

2  PRÉFACE. 

de  ceux  qui  ont  porté  la  lumière  dans  les  pre- 
miers siècles  de  notre  histoire;  et,  avec  une 
louable  réserve,  ils  se  sont  contentés  d'étudier 
les  institutions  des  Francs,  des  Goths  ,  des 
Burgondes,  depuis  l'entrée  de  ces  peuples  dans 
la  société  chrétienne.  A  cet  égard,  il  ne  reste 
rien  à  faire  après  les  leçons  de  M.  Guizot,  après 
les  travaux  de  M.  Thierry,  de  M.  Guérard,  de 
M.  Naudet,  de  M.  Pardessus,  de  M.  Laboulaye 
et  de  plusieurs  autres  que  je  ne  puis  nommer, 
mais  qu'assurément  personne  n'oubhe. 

Toutefois ,  depuis  trente  ans ,  les  recher- 
ches qu'on  ne  devait  point  commencer  en 
France,  dans  un  pays  tout  romain  par  ses 
souvenirs,  ont  tenté  la  curiosité  des  Allemands, 
ces  héritiers  directs  des  Germains.  Ils  ont  en- 
trepris de  s'enfoncer  au  delà  du  siècle  des  in- 
vasions, de  pénétrer  dans  les  traditions  ger- 
maniques avant  le  temps  où  elles  s'altèrent  par 
le  désordre  de  la  conquête  et  par  le  commerce 
de  l'étranger,  de  rétablir  l'histoire  des  peuples 
du  Nord  à  une  époque  qui  n'eut  pas  d'histo- 
riens, et  de  les  suivre  assez  loin  pour  savoir 
enfin  d'où  ils  vinrent,  et  par  quels  liens  ils 
tiennent  au  reste  de  la  race  humaine.  Des 
études  si  graves,  et  qui  semblent  vouloir  tant 
de  calme,  naquirent  cependant  de  l'agitation 
publique  et  de  la  guerre*  Ce  fut  en  1812,  dans 
cette  sanglante  année,  que  deux  jeunes  gensj 


PRÉFACE.  3 

les  frères  Grimm,  découvrirent  dans  un  ma- 
nuscrit de  la  bibliothèque  de  Cassel,  le  poëme 
de  Hildehrand  et  Habehrand.  L'Allemagne 
applaudit  à  la  publication  de  ce  chant,  où 
éclatait  le  génie  libre  et  guerrier  de  la  barba- 
rie. Le  succès  décida  deux  des  plus  belles  yo- 
cations  littéraires  de  notre  temps  ;  et  les  frè- 
res Grimm  ouvrirent  ces  fouilles  qui  devaient 
produire  la  Grammaire  allemande,  la  Mytho- 
logie allemande,  les  Antiquités  du  droit  alle- 
mand, l'essai  sur  la  Tradition  héroïque,  et 
mettre  à  nu  tout  le  fond  des  antiquités  du 
Nord  (1). 

Des  travaux  si  heureusement  conduits  ne  pou- 
vaient rester  isolés  :  toute  l'Allemagne  savante  y 
voulut  mettre  la  main.  Bopp  rattacha  les  idio- 
mes germaniques  à  la  famille  des  langues  indo- 
européennes, dont  il  écrivait  la  grammaire 
comparée.  Gans,  Phillips  ,  Klenze,  poussaient 
l'analyse  jusqu'aux  derniers  fondements  du 
droit  allemand,  et  y  montraient  les  mêmes 
principes  qui  soutiennent  toute  la  législation 
de  Rome,  de  la  Grèce  et  de  l'Inde.  En  Dane- 
mark et  en  Suède,  Rask  et  Geijer  tiraient  des 
poëmes  Scandinaves  une  lumière  qui  rejailHs- 
sait  sur  tous  les  peuples  du  Nord.  En  Angle- 
terre, Thorpe  et  Kemble  reconnaissaient,  dans 


(1)  M.  Jacob  Grimm  vient  de  couronner  ses  travaux  en  publiant 
V Histoire  de  la  langue  allemande. 


4  PRÉFACE. 

les  premiers  chants  des  poëtes  anglo-saxons, 
l'écho  des  traditions  allemandes.  De  toutes 
parts,  de  jeunes  savants  s'étaient  mis  à  creu- 
ser, le  sol  de  la  patrie  germanique  ;  et,  comme 
ce  paysan  que  Virgile  représente  labourant  un 
champ  de  bataille,  ils  admiraient  les  débris 
glorieux  qu'ils  retrouvaient  dans  chaque  sil- 
lon, et  les  tombes  des  géants  dont  ils  étaient 
les  fils  : 

Grandiaque  effossis  mirabitur  ossa  sepulcris. 

Mais  l'admiration  a  ses  dangers  :  à  la  suite 
des  maîtres  une  école  s'est  formée,  qui  a  fini 
par  ne  rien  voir  que  de  gigantesque  et  de 
plus  qu'humain  dans  les  mœurs  de  l'ancienne 
Germanie.  On  a  vanté  la  pureté  deia  race  alle- 
mande, quand,  vierge  comme  ses  forêts,  elle 
ne  connaissait  pas  les  vices  de  l'Europe  civili- 
sée. On  n'a  plus  tari  sur  la  supériorité  de  son 
génie,  sur  la  haute  moralité  de  ses  lois,  sur  la 
profondeur  philosophique  de  ses  religions,  qui 
pouvaient  la  conduire  aux  plus  hautes  desti- 
nées, si  le  christianisme  et  la  civilisation  la- 
tine n'avaient  détruit  ces  espérances.  Ces 
rêves  ne  sont  point  ceux  d'un  petit  nombre 
d'antiquaires  fourvoyés  :  les  esprits  les  plus 
élevés  ne  s'en  défendent  pas  toujours.  On  sait 
avec  quelle  autorité  les  critiques  prussiens, 


PRÉFACE.  5 

décidés  à  nous  refuser  l'inspiration  poétique, 
ont  fait  justice  de  Racine  et  de  la  Fontaine. 
Il  n'y  a  pas  longtemps  que  Lassen,  cet  orien- 
taliste consommé^  opposait,  dans  un  éloquent 
parallèle,  le  paganisme  libéral  des  Germains 
au  dieu  égoïste  des  Hébreux;  et  Gervinus, 
l'historien  de  la  poésie  allemande,  ne  peut  se 
consoler  de  voir  que  la  mansuétude  catholique 
lui  a  gâté  ses  belliqueux  ancêtres  (1). 

Les  découvertes  historiques  de  TAllemagne 
pouvaient  donc  se  trouver  compromises,  aux 
yeux  de  l'étranger,  par  l'usage  qu'on  en  faisait. 
D'ailleurs,  les  ouvrages  de  M.  Grimm,  excepté 
la  Grammaire^  où  il  y  a  beaucoup  d'art  et  de 
génie,  étaient  surtout  des  collections  de  docu- 
ments bien  choisis,  qui  attendaient  leur  em- 
ploi. Les  Allemands  nous  laissent  volontiers 
ce  travail  de  rédaction,  trop  frivole  pour  eux. 
En  1851,  M.  Fauriel  inaugurait  la  chaire  de 
littérature  étrangère  par  ces  belles  leçons,  où 
il  éclairait  d'un  jour  si  nouveau  les  commen- 
cements de  la  littérature  provençale.  C'est  là 
qu'il  rencontrait  le  poëme  barbare  de  Walther 
d'Aquitaine^  et  l'étude  de  cet  épisode  étrange 
le  conduisait  à  exposer  toute  la  suite  de  l'épo- 
pée germanique.  En  1832,  M.  Ampère  ouvrit 
la  brillante  carrière  de  son  enseignement,  en 

(1)  Lassen,  Indische  Alterthumskunde,  p.  415;  Gervinus, 
Geschichte  der  poetischen  National- Littei^atur,  p.  312. 


6  PRÉFACE. 

menant  ses  auditeurs  aux  sources  encore  peu 
connues  de  la  poésie  Scandinave.  On  se  rappelle 
avec  quel  applaudissement  il  introduisit  le 
premier,  dans  la  chaire  classique,  les  chants 
de  l'Edda,  les  récits  des  Sagas,  et  tant  de  textes 
curieux  dont  la  barbarie  éloquente  étonnait 
nos  oreilles.  D'un  autre  côté,  M.  Saint-Marc 
Girardiuj  après  avoir  analysé  les  institutions 
de  Fancienne  Allemagne,  la  montrait  pour 
ainsi  dire  toute  vivante  dans  la  fable  héroïque 
des  Nibelungen.  En  1844,  M.  Lenormant 
consacra  vingt  leçons  d'un  cours  aussi  atta- 
chant que  profond  à  éclaircir,  par  le  témoi- 
gnage de  toute  l'antiquité,  l'origine  des  peuples 
qui  envahirent  l'empire  romain.  Il  ne  faut  pas 
oublier  non  plus  que  les  travaux  de  MM.  Mar- 
mier,  Bergmann,  Eichhoff,  Edelestand  du 
Meril,  ont  achevé  de  naturaliser  parmi  nous 
les  vieilles  langues  et  les  vieilles  littératures 
du  Nord.  L'Allemagne  ne  peut  plus  nous  ac- 
cuser  d'être  restés  indifférents  à  la  découverte 
de  tant  de  trésors  littéraires,  qui  sont  aussi 
notre  patrimoine.  Car,  après  tout,  les  recher- 
ches dont  il  s'agit  intéressent  toute  l'histoire 
de  France  ;  et  rien  n'importe  plus  que  de  sa- 
voir enfin  ce  qu'étaient,  avant  leur  conversion, 
ces  Francs,  ces  Bourguignons,  ces  Yisigoths, 
ces  Normands  que  nous  appelons  nos  pères, 
qui  mirent  leur  épée  au  service  de  notre  foi, 


PRÉFACE.  7 

leur  liberté  dans  nos  institutions,  et  leur  génie 
dans  nos  arts. 

Les  questions  germaniques  en  sont  là,  as- 
sez agitées  déjà  pour  réveiller  l'attention  pu- 
blique, encore  assez  neuves  pour  ne  point  la 
fatiguer;  assez  éclairées  par  la  discussion  des 
faits  pqur  qu'il  y  ait  lieu  de  résumer  et  de 
conclure.  Peut-être  me  pardonnera-t-on  d'en- 
treprendre un  travail  si  bien  préparé,  surtout 
quand  j'en  trouve  les  premiers  exemples  dans 
cette  chaire  de  la  Faculté  des  lettres,  dont  je 
tiendrais  à  honneur  de  continuer  les  traditions. 
Je  me  propose  premièrement  de  mettre  en 
œuvre  des  matériaux  choisis  par  des  mains 
plus  sûres  que  les  miennes,  et  de  tirer,  s'il  se 
peut,  de  ses  ruines  l'antique  Germanie ,  en 
rapprochant  les  l'estes  de  ses  institutions  et  de 
ses  traditions  ;  en  ranimant  enfin  ses  vieux 
peuples,  en  les  accompagnant  dans  leurs  mi- 
grations et  leurs  conquêtes,  jusqu'au  moment 
où  le  christianisme  choisit  les  Francs  pour 
en  faire  les  serviteurs  préférés  delà  Providence 
et  les  ouvriers  principaux  de  la  civilisation. 

On  ne  trouvera  pas  ici  cetle  lente  discussion 
des  documents,  ces  controverses  épineuses, 
mais  nécessaires  pour  fonder  une  science.  Il 
s'agit  de  populariser  une  science  déjà  faite, 
en  poussant  ses  résultats  jusqu'aux  points  où 
ils  intéressent  par  leur  nouveauté  et  leur  éten^ 


8  PRÉFACE. 

due.  Chez  ces  peuples,  où  Ton  ne  découvre 
d'abord  que  des  superstitions  sanguinaires  et 
la  passion  de  l'indépendance  poussée  jusqu'à 
la  guerre  de  tous  contre  tous,  je  crois  recon- 
naître des  traits  inattendus  de  puissance  et  de 
grandeur.  Je  vois  une  doctrine  religieuse  rat- 
tachée, par  d'incontestables  analogies,  aux 
plus  fameuses  religions  de  l'antiquité;  des  lois 
qui  sauvent  les  principes  de  la  propriété,  de 
la  famille,  de  la  justice  publique,  et  qui  s'ac- 
cordent en  plus  d'un  point  avec  les  lois  de 
Rome  et  de  l'Orient  ;  des  langues  dont  le  Yoca- 
bulaire  et  la  grammaire  attestent  un  singulier 
travail  de  la  pensée,  en  même  temps  qu'on  y 
démêle  tous  les  signes  d'une  étroite  parenté 
avec  le  latin,  le  grec  et  le  sanscrit;  une  poé- 
sie enfin  qui,  sous  des  formes  imparfaites,  re- 
produit l'inspiration,  les  procédés,  et  souvent 
jusqu'aux  fables  de  l'épopée  classique.  Partout 
reparaissent  les  traces  d'une  tradition  com- 
mune aux  peuples  errants  du  Nord  et  aux 
sociétés  policées  du  Midi  ;  partout  les  restes 
d'un  ordre  ancien  anx  prises  avec  l'esprit  de 
désordre  et  de  destruction  ;  partout  un  état  de 
lutte  qui  est  le  propre  de  la  barbarie. 

Cette  lutte  de  deux  principes  contraires, 
qu'on  découvre  déjà  dans  les  mœurs  primi- 
tives  des  Germains,  éclate  bien  plus  manifes- 
tement en  présence  delà  civilisation  romaine. 


PRÉFACEw  9 

D'un  côté,  je  trouve  que  Rome  avait  pénétré 
plus  profondément  qu'on  ne  pense,  non-seu- 
lement dans  le  territoire,  mais  dans  l'esprit 
de  ces  peuples  ;  elle  leur  avait  successivement 
ouvert  les  rangs  de  ses  armées,  les  frontières 
de  son  empire,  les  portes  de  son  sénat  et  de 
ses  écoles.  Cet  établissement  pacifique  des 
barbares  prépara  la  chute  de  Tempire,  mais 
l'adoucit.  D'un  autre  côté,  la  domination  des 
Romains ,  compromise  par  l'avarice  et  la 
cruauté,  provoque  d'abord  la  résistance  d'une 
partie  des  Germains,  et  ensuite  leurs  repré- 
sailles. C'est  la  cause  de  ces  irruptions  vio- 
lentes, dont  les  récits  contemporains  n'ont 
point  exagéré  Thorreur.  Je  m'explique  ainsi 
les  contradictions  qui  m' étonnaient  d'abord 
dans  l'histoire  des  invasions  ;  et  je  reconnais, 
non  pas  Fimpuissance,  mais  l'insuffisance  du 
génie  romain  pour  faire  l'éducation  des  peu- 
ples du  Nord. 

Il  est  temps  de  montrer  le  (christianisme 
achevant  l'œuvre  qui  avait  désespéré  la  politi- 
tique  des  Césars.  A  mesure  que  Fancienne 
Rome  perd  du  terrain  et  des  batailles,  à  me- 
sure qu'elle  use  et  qu'elle  épuise  contre  les 
barbares  ses  trésors,  ses  armées,  tout  ce  qu'elle 
avait  de  pouvoir,  une  autre  Rome,  toute  spi- 
rituelle, sans  autre  puissance  que  la  pensée  et 
la  parole,  recommence  la  conquête,  attend  les 

ET.  GERM.  I.  2 

a: 


40  PRÉFACE. 

barbares  à  la  frontièrepour  les  maîtriser  quand 
ils  deviennent  maîtres  de  tout,  et  pénètre  en- 
fin chez  eux,  au  cœur  de  la  Germanie,  pour  y 
chercher  les  nations  atlardées  et  récalcitrantes. 
Pendant  que  les  Goths,  les  Vandales,  les  Lom- 
bards, passent  à  l'arianisme  qui  les  perdra,  la 
foi  s'empare  du  peuple  franc  ;  dès  ce  moment, 
les  invasions  ont  trouvé  leur  barrière,  et 
l'empire  romain  ses  successeurs.  Je  m'atta- 
che à  ce  peuple,  à  la  grandeur  duquel  tout 
l'Occident  travaille  ;  et,  en  étudiant  chez  lui  la 
civilisation  chrétienne,  je  me  trouve  au  point 
d'où  elle  rayonne  sur  les  Germains. 

On  sait  trop  peu  l'histoire  des  missions  qui 
achevèrent  la  conversion  des  Francs,  et,  par 
eux,  celle  des  nations  voisines.  Dans  ce  combat 
de  cinq  cents  ans  contre  la  barbarie,  on  au- 
rait lieu  d'admirer  autant  d'héroïsme  et  de 
génie  qu'aux  plus  beaux  jours  de  l'Eglise  pri- 
mitive. Les  Pères  du  quatrième  siècle,  dont 
une  voix  éloquente  vient  de  réveiller  les  sou- 
venirs (1),  n'eurent  ni  plus  de  courage  à  défier 
les  dangers,  ni  plus  d'inspiration  pour  émou- 
voir les  peuples,  ni  plus  de  sagesse  pour  les 
gouverner,  que  les  missionnaires  sans  gloire 
des  temps  mérovingiens,  saint  Colomban,  saint 
Éloi,  saint  Boniface.  Un  savant  mémoire  de 

(1)  Villemain,  Trt&?eaM  de  Véloquence  chrétienne  au  quatrième 
siècle.  Nouvelle  édition,  1849. 


PRÉFACE.  11 

M.  Mignet  a  commencé  la  répartition  due  à  ces 
hommes  9  dignes  d'une  postérité  meilleure. 
Son  travail  aurait  arrêté  le  mien,  s'il  n'était  du 
nombre  de  ces  écrits  excellents  qui  inspirent 
encore  plus  qu'ils  n'apprennent  (1).  C'est  ce 
qui  m'encourage  à  étudier  de  près  la  longue 
éducation  du  peuple  franc,  les  services  de  l'é- 
pi scopat  gallo-romain  j  les  colonies  monastiques 
de  l'Irlande  et  de  l'Angleterre,  dont  on  ne 
connaissait  assez  ni  le  nombre,  ni  les  lumières, 
ni  les  bienfaits  ;  enfin  Tinlervention  du  pou- 
voir temporel  en  la  personne  de  Charlemagne, 
les  bornes  où  il  se  contint  comme  réformateur 
du  clergé,  et  cette  formidable  guerre  contre  les 
Saxons,  dont  j'ai  tenté  de  mieux  faire  com- 
prendre l'intérêt,  le  péril,  et  les  fautes  tardive- 
ment réparées.  Je  m'arrête  à  la  conversion  des 
Normands,  au  moment  où,  ces  derniers  venus 
de  l'invasion  étant  entrés  dans  la  chrétienté, 
le  Nord  n'a  plus  de  barbares. 

Il  fallait  suivre  la  conquête  chrétienne  jus- 
qu'au bout,  avant  d'en  considérer  les  effets 
dans  l'Eglise,  dans  l'Etat,  dans  les  lettres. 
Après  tant  de  théologiens  et  de  canonistes,  je 
n'avais  ni  la  mission  ni  la  hardiesse  d'entre- 
prendre l'examen  détaillé  des  institutions  ecclé- 
siastiques. Il  ne  me  restait  qu'à  saisir  l'esprit 

(1)  Mignet,  Comment  l'ancienne  Germanie  entra  dans  la  société 
de  V Europe  civilisée. 


12  PRÉFACE. 

qui  les  anima,  à  voir  comment  il  se  produisit 
par  la  hiérarchie,  par  la  prédication,  par  le 
culte:  quelles  résistances  il  eut  à  vaincre  dans 
la  société  et  dans  les  âmes.  Ce  travail  de 
l'Eglise  devait  pénétrer  la  législation  des  peu- 
ples nouveaux  :  ici  les  recherches  de  la  science 
moderne  sont  poussées  à  une  profondeur  où  je 
ne  descendrai  pas.  Je  ne  m'engage  pas  à  la  suite 
des  maîtres  dans  les  difficultés  du  droit  civil, 
et,  m'attachant  à  une  question  de  droit  public 
plus  agitée  que  résolue,  je  remonte  aux  origi- 
nes de  la  monarchie.  La  royauté  sacerdotale  et 
guerrière  des  barbares  demande  un  appui  aux 
institutions  romaines,  et  va  se  perdre  par  une 
restauration  inintelHgente  de  l'antiqaité,  lors- 
que le  christianisme  la  sauve  en  la  sacrant. 
J'essaye  d'éclairer  d'un  jour  nouveau  cette 
mémorable  affaire  de  la  translation  de  l'empire 
aux  Francs,  d'opposer  à  la  faiblesse  de  la  réalité 
la  grandeur  de  l'idéal  politique,  poursuivi  par 
les  docteurs,  les  publicistes,  les  poètes.  Mais, 
pendant  que  le  christianisme  restaure  le  pou- 
voir, il  lui  fait  des  conditions  qui  sauveront  la 
liberté.  Enfin,  sans  recommencer  après  d'excel- 
lents critiques  l'histoire  des  lettres  aux  temps 
mérovingiens,  je  me  réduis  à  un  sujet  restreint 
mais  nouveau,  et  je  cherche  la  tradition  litté- 
raire dans  les  écoles,  au  moment  où  l'on  a 
coutume  de  croire  que  tout  enseignement  s'in- 


PRÉFACE.  15 

terrompt  et  que  toute  science  s'éteint  (1).  Une 
étude  plus  attentive  du  grammairien  Virgile,  en 
me  permettant  de  fixer  sa  date  au  commence- 
ment du  septième  sièclCj  me  fait  entrer  dans  le 
secret  des  écoles  de  la  décadence,  qui  vécu- 
rent assez  pour  communiquer  leur  doctrine 
aux  monastères  savants  d'Irlande  et  d'Angle- 
terre. C'est  dans  ces  deux  îles  lointaines  que 
les  barbares  iront  chercher  l'initiation,  comme 
les  anciens  Grecs  allaient  la  demander  aux 
prêtres  de  Samothrace.  Toutefois  IMtalie  et 
l'Espagne  ne  laissent  pas  mourir  le  feu  sacré, 
et  la  Gaule  même  en  conserve  les  restes  aux 
plus  mauvais  jours,  dans  cette  école  du  palais, 
dont  on  avait  injustement  contesté  Pexistence, 
et  qui  reste  ouverte  depuis  Théodebert  jusqu'à 
Pépin  le  Bref.  Nous  n'y  trouverons  pas  le  ber- 
ceau de  l'Université  ;  mais,  quand  Charlemagne 
y  donnera  rendez-vous  à  tout  ce  que  la  chré- 
tienté a  de  savant,  nous  verrons  commencer 
dans  Factivité  de  ce  grand  règne  tout  le  mouve- 
ment intellectuel  du  moyen  âge. 

Comme  je  ne  me  suis  point  dissimulé  les 
difficultés  de  mon  travail,  je  n'en  méconnais  pas 

(1)  Histoire  littéraire  de  la  France,  par  des  bénédictins  de  la 
congrégation  de  Saint-Maur. 

Ampère,  Histoire  littéraire  de  la  France. 

Guizot,  Histoire  de  la  civilisation  en  France,  1. 1  et  II. 


14  PRÉFACE. 

non  plus  les  parties  faibles.  Je  crains  d'avoir 
cédé  à  l'entraÎDeinent  de  conjectures  hardies 
qui  promeltent  la  certitude  là  où  la  probabilité 
est  à  peine  possible,  lorsque,  décidé  par  des 
autorités  considérables,  j'ai  cru  trouver  des 
Germains  chez  les  Gètes,  et  déterminer  exacte- 
ment la  première  patrie  des  Scandinaves.  Le 
chapitre  des  Lois  voulait  plus  de  développe- 
ment; et  les  conclusions  en  seraient  moins 
inattendues  si  l'on  y  arrivait  par  un  chemin 
plus  long.  Je  pourrais  multipHer  ces  aveux 
d'une  conscience  inquiète,  au  moment  de  lais- 
ser échapper  l'œuvre  de  plusieurs  années.  Mais, 
sachant  qu'il  y  restera  toujours  assez  de  défauts 
pour  exercer  l'indulgence  des  lecteurs,  je  pré- 
vois seulement  trois  objections  auxquelles  je  ne 
puis  me  rendre,  parce  qu'elles  détruiraient 
d'un  seul  coup  toute  la  suite  de  ces  recherches, 
en  attaquant  la  méthode  qu'on  y  a  suivie  et  les 
résultats  où  elle  conduit. 

On  me  reprochera  d'abord  d'avoir  trop  ac- 
cordé aux  barbares,  et  d'avoir  fait  servir  à  la 
reconstruction  d'une  Germanie  idéale  des  ma- 
tériaux de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays ,  textes  des  historiens  classiques ,  ré- 
cits des  temps  mérovingiens,  lois  des  Francs, 
des  Saxons,  des  Lombards,  chants  épiques 
do  la  Suède  et  de  Flslande.  Mais  je  n'ai  ja- 
mais méconnu  la  différence  qu'il  faut  établir 


PRÉFACE-  15 

entre  les  Scandinaves  et  les  peuples  proprement 
appelés  Germains  ;  entre  les  tribus  restées  à 
l'ombre  de  leurs  forêts,  dans  une  entière  igno- 
rance du  genre  humain,  et  les  nations  conqué- 
rantes établies  au  milieu  de  la  société  romaine, 
au  centre  de  toutes  les  lumières  et  de  toutes 
les  corruptions.  Toutefois^  sans  négliger  les 
différences,  qui  sont  incontestables,  on  peut 
s'attacher  aux  ressemblances,  qui  ne  sont  pas 
moins  instructives.  Jamais,  d'ailleurs,  ces 
rapprochements  ne  furent  plus  légitimes  qu'en 
s'appliquant  à  des  peuples  barbares,  dont  le 
propre  est  de  peu  changer.  Il  n'y  a  de  progrès 
que  chez  les  nations  disciplinées  et  laborieuses. 
L'Arabe  de  nos  jours  erre  encore  dans  les 
mêmes  déserts  qu'au  temps  d'Ismaël  ;  il  se 
dresse  la  même  tente,  s'abreuve  au  même  puits. 
Il  met  toujours  sa  gloire  dans  le  nombre  de  ses 
femmes,  de  ses  esclaves  et  de  ses  troupeaux  ; 
ses  mœurs  sont  encore  le  plus  fidèle  commen- 
taire de  la  Genèse.  De  même,  après  avoir  ras- 
semblé les  témoignages  de  tant  d'époques 
différentes,  on  reconnaît  que  les  Scandinaves 
du  onzième  siècle  et  les  Saxons  du  neuvième, 
comme  tous  les  peuples  allemands  avant  leur 
entrée  dans  la  société  chrétienne,  n'ont  pas 
une  institution,  pas  une  tradition  considérable, 
qui  ne  soit  au  moins  en  germe  chez  les  Germains 
de  Tacite.  Chaque  parole  de  cet  écrivain,  qu'on 


16  PRÉFACE. 

ne  médite  pas  assez,  résume  et  justifie  quel- 
qu'une des  découvertes  qui  font  l'orgueil  des 
modernes.  Pour  moi,  rien  ne  me  rassure  plus 
que  la  pensée  de  ne  m'être  jamais  écarté  d'un 
si  grand  maître  ;  et  la  plus  flatteuse  comme  la 
plus  hardie  de  mes  espérances  serait  que  mon 
travail  pût  servir  de  commentaire  au  livre  de 
la  Germanie, 

D'autres  me  blâmeront,  au  contraire,  d'avoir 
trop  peu  accordé  à  des  peuples  héroïques ,  et 
d'avoir  calomnié  l'ancienne  Germanie  en  trou- 
vant dans  sa  religion  le  culte  de  la  chair  et 
l'amour  du  sang,  dans  ses  lois  l'impuissance 
d'une  société  impunément  désobéie,  dans  ses 
langues  et  dans  ses  chants  poétiques  le  désor- 
dre d'un  génie  qui  ne  se  maîtrise  pas.  Surtout 
on  ne  me  pardonnera  point  d'avoir  supposé 
que  Rome  eût  des  leçons  à  donner  aux  hommes 
du  Nord,  et  d'avoir  pris  le  parti  d'Auguste  et  de 
CharlemagnecontreArminiusetWittikind.Mais, 
si  c'est  la  thèse  favorite  de  l'école  teutonique  de 
nier  ce  que  l'Allemagne  dut  à  la  ci  vilisationlatine , 
et  d'abjurer  cette  éducation  commune  qui  fait 
le  lien  de  la  famille  européenne,  c'est  aux 
Français,  comme  aux  aînés  de  la  famille,  qu'il 
appartient  d'en  conserver  les  titres. 

Enfin,  plusieurs  trouveront  que  j'ai  fait  la 
part  trop  grande  au  christianisme,  soit  quand 
j'ai  cru  reconnaître  la  trace  de  ses  plus  an- 


PRÉFACE.  17 

ciennes  traditions  dans  les^religions  des  Ger- 
mainSj  soit  quand  j'ai  montré  la  barbarie  de  ces 
peuples  résistant  à  tous  les  efforts  humains, 
pour  ne  céder  qu'à  la  toute-puissance  de  TE- 
vangile.  Ceux  qui  ne  veulent  pas  de  croyance 
religieuse  dans  un  travail  scientifique  m'accu- 
seront de  manquer  d'indépendance  ;  mais  je  ne 
sais  rien  de  plus  honorable  qu'un  tel  reproche. 
Je  ne  connais  pas  d'homme  de  cœur  qui  veuille 
mettre  la  main  à  ce  dur  métier  d'écrire  sans 
une  conviction  qui  le  domine,  dont  il  dépende 
par  conséquent.  Je  n'aspire  point  à  cette  triste 
indépendance  ,  dont  le  propre  serait  de  ne 
rien  croire  et  de  ne  rien  aimer.  Sans  doute,  il 
ne  convient  pas  de  prodiguer  les  professions  de 
foi  :  mais  qui  donc  aurait  le  courage  de  toucher 
aux  points  les  plus  mystérieux  de  l'histoire, 
de  remonter  à  l'origine  des  peuples,  de  se  don- 
ner le  spectacle  de  leurs  religions,  sans  pren- 
dre un  parti  sur  les  questions  éternelles  qu'elles 
agitent?  Et  qui  peut  prendre  un  tel  parti,  sur- 
tout dans  un  siècle  de  doute  et  de  controverse, 
sans  que  sa  pensée  en  reste  pleine  et  sa  parole 
émue  ?  On  ne  peut  demander  à  l'écrivain  que 
deux  choses  :  premièrement  que  sa  conviction 
soit  libre  et  intelligente,  et  le  christianisme 
n'en  veut  pas  d'autres  :  c'est  l'adhésion  rai- 
sonnable que  réclamait  saint  Paul.  Seconde- 
mentj  que  le  désir  de  justifier  une  croyance 


18  PRÉFACE. 

n'entraîne  pas  à  dénaturer  les  faits,  à  se  payer 
de  témoignages  douteux  et  de  conséquences 
prématurées.  C'est  le  péril  de  ceux  qui  se  met- 
tent au  service  d'un  système  nouveau,  d'une 
opinion  humaine,  mal  assurée  de  sa  légitimité, 
et  pressée  de  trouver  des  preuves.  Mais  rien  ne 
presse  les  écrivains  chrétiens  :  ils  doivent  avoir 
trop  de  conhance  dans  la  foi  qu'ils  professent, 
pour  croire  qu'elle  ait  besoin  d'eux  ni  de  leurs 
travaux.  Rassurés  sur  ces  questions  suprêmes 
de  Dieu,  de  l'âme,  de  l'éternité,  qui  troublent 
tant  d'intelligences,  ils  doivent  entrer  dans  la 
science  avec  liberté  et  avec  respect.  Ils  savent 
qu'il  n'est  permis  ni  de  négliger  ni  de  dissi- 
muler aucune  vérité,  si  petite,  si  profane,  si 
embarrassante  même  qu'elle  paraisse.  Si  leurs 
recherches  aboutissent  à  justifier  un  dogme 
révélé,  ils  le  constatent,  non  pour  le  besoin  du 
dogme,  mais  par  amour  du  vrai.  Et,  s'il  ne  leur 
est  pas  donné  de  lever  les  obstacles  et  de  con- 
duire la  science  jusqu'au  point  oii  elle  rencon-. 
Irerait  la  foi,  ils  savent  que  d'autres  la  pousse- 
ront plus  loin;  et  ils  prennent  patience  en 
pensant  que  la  route  est  longue,  mais  que  Dieu 
est  au  bout. 

Ceux  qui  me  suivront  dans  ces  recherches 
auront  à  parcourir  une  période  d'environ  mille 
ans,  la  sixième  partie  et  peut-être  la  plus  labo- 
rieuse de  la  vie  du  genre  humain.  Nous  ferons  ce 


PRÉFACE.  19: 

chemin  avec  lenteur,  mais  avec  l'opiniâtre  atta- 
chement qu'on  met  à  un  grand  spectacle.  Nous 
aurons  beau  nous  enfoncer  dans  les  forêts  de  la 
Germanie,  dans  les  obscurités  d'un  temps  mal 
connu,  nos  études  ne  seront  pas  si  étrangères 
qu'elles  paraissent  aux  préoccupations  du  pré- 
sent, à  ses  dangers,  à  ses  espérances.  Nous  y 
verrons  la  civilisation,  dont  nous  sommes  les 
disciples,  et  au  besoin  les  soldats,  aux  prises 
avec  la  plus  formidable  révolution  qui  fut  ja- 
mais, avec  l'invasion  de  ces  révoltés,  de  ces 
destructeurs  de  l'ancien  monde,  je  veux  dire 
les  barbares.  Nous  apprendrons  à  ne  pas  déses- 
pérer de  notre  siècle  en  traversant  des  époques 
plus  menaçantes,  où  la  violence  sembla  maî- 
tresse de  toutes  choses,  oii  chaque  effort  pour 
éclairer  et  constituer  les  peuples  succombait 
sous  une  nouvelle  révolte  de  cet  esprit  de  dé- 
sordre qui  méprisait  la  lumière  et  détestait  la 
loi.  Assurés  que  la  civilisation  ne  peut  pas  périr, 
nous  connaîtrons  aussi  comment  elle  peut  vain- 
cre, par  la  parole  plus  que  par  l'épée,  et  par 
la  charité  autant  que  par  la  justice. 

Je  ne  puis  terminer  cette  Préface  sans  re- 
mercier les  savants  qui  m'ont  assisté  de  leurs 
encouragements  et  de  leurs  conseils.  En  les 
nommant,  je  ne  risque  point  de  leur  faire  par- 
tager la  responsabilité  de  mes  opinions  et  de 
mes  erreurs.  Comment  oublierais-je  que  la 


20  [  PRÉFACE. 

bienveillance  du  regrettable  M.  Fauriel  m  ou- 
vrit la  carrière  de  ces  recherches  et  m'en  apla- 
nit les  premières  difficultés  ?  Et  comment 
tairais-je  tout  ce  que  j'ai  dû  aux  obligeantes 
communications  de  M.  Victor  le  Clerc,  de 
M.  Ch.  Lenormant,  de  MM.  Dœllinger  et  Phil- 
lips, et  surtout  de  M.  Ampère,  dont  j'ai  trouvé 
l'érudition  aussi  inépuisable  que  l'amitié  ? 


LES 

GERMAINS 

AVANT  LE  CHRISTIANISME 


PREMIÈRE  PARTIE 

LA  GERMANIE  AVANT  LES  ROMAINS 


CHAPITRE  PREMIER 

ÉTENDUE  DE  LA  GERMANIE.   —  ORIGINE  DES  GERMAINS. 


La  Germanie  connue  des  Romains  commençait  La  Germanie 
au  Rhin  et  s'étendait  un  peu  plus  loin  que  la  Vis-  des  Rondins, 
tule.  Les  vainqueurs  du  monde  ne  considéraient 
pas  sans  inquiétude  cette  vaste  contrée,  qui  cachait 
dans  ses  forêts  et  dans  ses  marécages  un  peuple 
belliqueux,  suspendu  comme  une  menace  éter- 
nelle sur  leur  empire.  Cependant  ils  étaient  loin 
de  connaître  tout  leur  danger  :  derrière  la  Germa- 
nie des  Romains,  j'en  crois  découvrir  une  autre, 


22  CHAPITRE  I. 

dont  ils  ne  surent  jamais  ni  l'étendue  ni  les 
forces. 

Les  Germains  Gésar  3  Itaqua  les  populations  germaniques  par 
et  de  Tacite,  l'occident,  du  côlé  du  Rhin,  c'est-à-dire  du  côté 
où  elles  avaient  leurs  postes  les  plus  avancés.  Aussi, 
quand  il  les  rencontra  sur  les  frontières  de  la 
Gaule,  ces  bandes  errantes,  désorganisées  par  une 
vie  de  hasard  et  de  combats,  montraient  tous  les 
signes  de  la  dernière  barbarie  :  sans  prêtres,  sans 
sacrifices,  n'adorant  que  le  soleil,  la  lune  et  le 
feu,  ne  connaissant  ni  propriété,  ni  agriculture, 
ni  d'autre  gloire  que  celle  de  détruire  et  de  camper 
en  sûreté  au  milieu  des  déserls  qu'elles  avaient 
faits.  Ge  furent  les  premiers  Germains  que  l'on 
connut  à  Rome,  qu'on  vit  traîner  dans  les  triom- 
phes, jeter  aux  bêtes  dans  les  amphithéâtres,  et  sur 
lesquels  on  jugea  tous  les  autres  (1). 

Les  recherches  de  Tacite  pénètrent  plus  avant. 
Sur  les  deux  rives  du  Rhin,  il  n'aperçoit  d'abord 
que  les  désordres  des  émigrations  qui  se  succè- 
dent; il  voit  les  Bataves  chassés,  les  Bructères 
détruits  par  leurs  voisins.  Gependant  il  démêle 
déjà  dans  celte  race  inquiète  des  caractères  de 
grandeur  et  de  beauté,  la  pureté  du  sang,  la  sévé- 
rité des  mariages.  Derrière  les  peuplades  mobiles, 


(1)  C[csar,  de  Bello  Gallico,  Vf.  C'est  à  cespeuples  des  frontières 
qu'il  faut  restreindre  la  comparaison  savante,  mais  trop  générale 
que  M.  Guizot  établit  entre  les  Germains  et  les  sauvages  du  nouveau 
monde.  Histoire  de  la  civilisation  en  France,  t.  I,  leçon  vu'. 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  23 

il  trouve  des  tribus  attachées  au  sol  par  le  travai 
et  la  propriété  ;  il  trouve  des  pouvoirs  héréditaires, 
des  cultes  publics.  A.  mesure  qu'il  s'enfonce  vers 
l'Orient,  les  sacerdoces  sont  plus  honorés,  les  rois 
mieux  obéis,  les  nations  plus  nombreuses.  Mais  ses 
renseignements  s'arrêtent,  comme  les  armées  ro- 
maines, au  bord  de  l'Elbe;  au  delà  il  ne  connaît 
plus  guère  que  des  noms.  Toutefois,  parmi  ces 
noms,  il  en  faut  remarquer  deux.  Ce  sont  d'abord 
les  peuples  que  l'historien  appelle  GoUones,  chez 
lesquels  on  reconnaît  une  branche  de  la  grande  na- 
tion des  Goths.  Les  autres,  qu'il  nomme  Suiones^ 
sont  les  aïeux  des  Suédois,  de  ces  mêmes  Scandi- 
naves qui  devaient  faire  un  jour,  par  leurs  pirate- 
ries, la  terreur  de  l'Europe.  Il  les  représente  déjà 
comme  des  navigateurs  redoutés,  enrichis  de  butin, 
vivant  sous  Tautorilé  d'un  roi  et  dans  un  com- 
merce étroit  avec  les  dieux,  dont  ils  prétendaient 
voir  les  têtes  rayonnantes  se  montrer,  au  lever  du 
soleil,  au-dessus  des  flot  immobiles  de  la  mer  du 
Nord  (1).  7v 

Ces  deux  nations,  négligées  par  les  historiens, 
avaient  pris  soin  de  leur  gloire  ;  elles  avaient  des 
traditions. 

Les  Goths  conservaient  des  chants  épiques  d'une  Les  coths. 

(1)  Tacite,  de  Germania,  29,  55;  4,  18  ;  58,  59,  40,  45,  44. 
Geiger  {Svea  Rikes  Hœfder,  p.  80)  reconnaît  chez  les  Suiones  de 
Tacite  le  nom  national  des  Suédois  ;  Svea,  pluriel  Svear,  et  Svi- 
thiod,  le  peuple  de  Suède. 


24  CHAPITRE  I. 

haute  antiquité,  qu'on  récitait  en  s'accompagnant 
de  la  harpe,  et  qui  célébraient  les  conquêtes  de  la 
nation  et  les  grandes  actions  de  ses  héros.  On  y 
voyait  comment  un  dieu,  adoré  sous  le  nom  de 
Gaut,  avait  donné  le  jour  à  deux  dynasties  de  rois, 
les  Amales  et  les  Balthes,  qui  commandaient, 
l'une  aux  tribus  de  l'est,  l'autre  à  celles  de  l'ouest. 
Du  même  sang  divin  descendait  une  caste  d'hom- 
mes nobles  désignés  dans  leur  langue  par  le  titre 
d'Anses,  c'est-à-dire  demi-dieux.  On  les  reconnais- 
sait à  leurs  longs  cheveux,  et  c'était  de  leurs 
rangs  qu'on  tirait  les  chefs  de  guerre  et  les  prê- 
tres. Les  prêtres  partageaient  l'autorité  souveraine; 
ils  avaient  des  lois  écrites,  des  pompes  solennelles, 
où  ils  paraissaient  couronnés  de  la  tiare,  condui- 
sant leur  idole  sur  un  char  de  triomphe,  au  milieu 
des  adorations  et  des  sacrifices  (1).  Les  Goths  vi- 
vaient donc  sous  des  institutions  antiques,  dans  ce 
respect  du  passé  qui  fait  les  grands  peuples.  Tout 
le  Nord,  disaient- ils,  était  rempli  du  nom  de 
leurs  ancêtres.  D'un  côté,  ils  se  vantaient  d'avoir 

(1)  Jornandes,  de  Rehus  Geticis,  cap.  v  :  «  Cantu  majorum  facta 
modulationibus,  citharisque  canebant...  Cap.  xiv  :  Horum  ergo  ut 
ipsi  suis  fahulis  ferunt,  primus  fuit  Gapt...  Cap.  xi  :  Jam  proceres 
suos  quasi  qui  forluna  vincebant,  nonpuros  homines  sed  semideos, 
id  est  Anses,  vocavere...  »  etc.  Cf.  Sozomène,  Hist.  eccL, 
cap.  xxxvji,  ^o'avcv  ècp'  àpf^.aaoc^-/)?  e'ctwç.  Le  témoignage  de  Jornan- 
des, compromis  par  Fabus  qu'on  en  a  fait  longtemps,  me  paraît 
apprécié  avec  beaucoup  de  sagesse  par  Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder, 
p.  96,  qui  attache  un  grand  prix  aux  traditions  recueillies  dans 
Histoire  des  Goths,  sans  méconnaître  les  erreurs  qu  y  mêle  l'éru- 
dition indiscrète  de  l'historien. 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  25 

occupé  la  Scandinavie  et  les  bords  de  la  mer  Bal- 
tique jusqu'à  la  Yistule  ;  et,  en  effet,  trois  siècles 
avant  l'ère  chrétienne,  le  navigateur  Pythéas  ren- 
contrait des  Golhs  {GoUones)  sur  ces  rivages  où  l'on 
recueillait  l'ambre.  Les  géographes  grecs  et  latins 
les  trouvent  encore  aux  mêmes  lieux;  et  le  souve- 
nir des  anciens  habitants  s'est  conservé  dans  la  par- 
tie de  la  Suède  appelée  aujourd'hui  Gothland,  le 
pays  des  Goths  (1).  D'un  autre  côté,  leurs  armées 
avaient  pénétré  jusqu'au  delà  du  Danube;  ils  ,se 
prétendaient  les  fondateurs  du  royaume  des  Gètes, 
qui  touchait  aux  frontières  de  la  Macédoine,  et  qui 
occupa  l'attention  des  Grecs.  Les  Goths  et  les  Gètes 
sont  en  effet  considérés  comme  une  même  race  par 
tous  les  écrivains  qui  les  connurent  depuis  le  troi- 
sième jusqu'au  sixième  siècle.  Les  deux  noms  ont 
la  même  racine  et  le  même  sens  dans  les  langues 
germaniques,  et  tous  les  caractères  des  deux  peuples 
s'accordent.  Si  tant  d'analogies  ne  trompent  pas, 
il  faut  reconnaître  en  eux  deux  branches  d'une 

(1)  Jornandes,  cap.  iv.  Pline,  Hist.  nat  ,  lib.  XXXVII,  cap.  xi. 
Pythéas  :  a  Guttonibus,  Germanise  genti  accoli,  J]stuarium  Oceani, 
Mentonomonnomine,  spatio  sladiorum  sex  millium.  »  —  Ptolémée  : 

p.ecep-êpiv(5c  FcuTai  y.al  A!XU5ciwv£ç.  —  Pomponius  Mêla  :  «  Supra 
Albin  Codanus  ingens  sinus  parvis  magnisque  insulis  refertus  est.  » 
Cf.  Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder,  p.  105,  369.  La  tradition  Scandi- 
nave conservait  le  souvenir  d'un  temps  où  toute  la  Suède  et  le 
Danemark  portaient  le  nom  de  Gotland  :  Skalda,  p,  195,  et  Geijer, 
p.  430.  Aujourd'hui  ce  nom  se  reconnaît  encore  dans  les  deux 
provinces  suédoises  d'Ostrogothie  et  de  Vestrogothie,  dans  l'île  de 
Gothland  et  la  ville  de  Gothembourg, 


ÉT.  GERM.  I. 


26  CHAPITRE  I. 

même  famille.  Les  Gètes,  fixés  au  midi  sous  un 
ciel  plus  doux,  s'amollirent  et  cessèrent  d'être 
libres.  Les  Goths,  établis  au  septentrion,  y  demeu- 
rèrent inconnus  et  indomptés,  jusqu'au  temps  où, 
entraînés  par  le  torrent  des  invasions,  ils  se  jetèrent 
sur  le  territoire  de  leurs  frères,  se  confondirent 
avec  eux,  et  ne  formèrent  plus  qu'une  seule  nation, 
qui  étonna  d'abord  le  monde  par  le  renversement 
de  l'empire  romain,  et  ensuite  par  le  respect 
qu'elle  montra  pour  ses  ruines  (1). 

(1)  Voici  les  témoignages  qui  établissent  la  parenté  des  Goths  et  . 
des  Gètes.  Spartianus,  m  Caracalla  :  «  Quod  Gothi  Getse  dice- 
rentur.  »  Dion  Gassius  avait  écrit  un  livre  intitulé  Te-rucà,  où  il 
traitait  des  premières  invasions  gothiques.  Ces  deux  historiens  sont 
contemporains  de  l'apparition  des  Goths  dans  l'empire.  —  Aurclius 
Victor,  m  Gratiano,  appelle  la  Dacie  et  la  Thrace  :  «  Génitales 
Golhorum.  terras.  »  S.  Jérôme,  pra3fat.  epist.  ad  Galatas  :  «  Gothos 
ab  antiquis  Getas  vocatos  esse.  »  Claudien,  de  Bello  Getico,  30  : 

,  .  .  Gelicis  Europa  catervis  —  Ludibrio  prgedaeve  datur. 

Rutilius,  Itinerarium,  40  : 

Perpessus  Geticas  ense  vel  igne  manus. 

Orose,  1, 16  ;  «  Modo  autem  Getse  illi  qui  et  nunc  Gothi.  »  Phi- 
lostorge  donne  aussi  aux  Goths  le  nom  de  Gètes  ;  et  Procope 
s'exprime  clairement  :  «  Nam  Gothos  aiunt  gentem  esse  Geticam.  » 
[De  Bello  Gotfiico,  1,  25.)  Ainsi  la  confusion  des  Goths  et  des 
Gètes,  tant  reprochée  à  Jornandes,  est  admise  par  toute  l'anti- 
quité. Je  sais  qu'on  objecte  le  passage  de  Strabon,  selon  lequel 
les  Grecs  regardaient  les  Gètes  comme  des  Thraces  :  Cl  toivuv 
i'>XXr,v£;  Tcù;  Tizct.;  Q'Axa.i  ÙTreXajj-êav&v.  [Geogr.,  lib.  VII)  Mais, 
sans  m'arrêter  à  ce  qu'il  y  a  de  dubitatif  dans  le  langage  de  Stra- 
bon, et  do  vague  dans  les  notions  des  Grecs  sur  les  peuples  du 
Nord,  je  ne  vois  point  de  difficulté  à  reconnaître  des  populations 
germaniques  en  Thrace,  puisque  j'en  retrouve  sur  le  littoral  du 
Pont-Euxin.  —  En  remontant  à  l'origine  commune  des  deux  noms, 
on  lit  dans  le  dictionnaire  Scandinave  Ged,  mens  ;  Gœti,  ohsêrvare  ; 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  27 

Dans  le  voisinage  des  Goths  vivaient  les  Scancli-  ^  lçs 

^  Scandinaves. 

naves,  resserrés  d'abord  dans  un  coin  de  la  Suède, 
mais  destinés  à  couvrir  un  jour  les  îles  danoises, 
la  côte  de  Norvège  et  les  rochers  de  l'Islande.  A 
cette  extrémité  du  monde,  séparés  dn  reste  des 
hommes  par  lalongueur  de  leurs  hivers,  ils  avaient 
conservé  des  traditions  plus  fidèles.  Voici  ce  que 
leur  enseignaient  les  récits  des  vieillards  et  les 
chants  des  poètes  :  c<  A  l'Orient  du  Tanaïs,  dans 
un  pays  où  l'on  trouvait  l'or  et  le  vin,  s'élevait 
une  ville  sainte  appelée  Asgard,  la  ville  des  Ases. 
Les  dieux  y  avaient  des  temples  et  des  sacrifices; 
douze  chefs,  issus  des  dieux,  présidaient  aux  choses 
sacrées,  et  rendaient  la  justice  au  peuple.  Le  pre- 
mier de  tous  était  Odin,  puissant  par  la  science  et 
par  les  ai  mes.  11  évoquait  les  morts  :  deux  corbeaux 
parcouraient  l'univers  pour  lui  en  rapporter  tous 
les  secrets;  ses  discours  ravissaient  les  hommes, 
ses  enchantements  calmaient  les  vents  et  les  flots. 
11  avait  poussé  au  loin  ses  conquêtes  ;  il  ne  lui  fal- 
lait qu'une  parole  pour  terrasser  ses  ennemis  ; 
l'imposition  de  ses  mains  sur  la  tête  des  guerriers 
les  rendait  invincibles.  Or,  au  temps  où  les  géné- 
raux de  Rome  menaçaient  de  mettre  sous  le  joug 
tous  les  peuples,  il  arriva  que  plusieurs  chefs  puis- 
sants abandonnèrent  leur  pays  :  Odin  connut  alors 

et  Ton  peut  soupçonner  une  analogie  radicale  entre  ces  mots  et  le 
sanscrit  tchétas,  mens,  aiiimus.  Les  Gèles,  les  Goths,  se  seraient 
ainsi  nommés  eux-mêmes  le  peuple  intelligent. 


28  CHAPITRE  I. 

par  divination  que  sa  race  devait  régner  dans  le 
nord.  Laissant  donc  le  gouvernement  d'Asgard  à 
ses  deux  frères,  accompagné  de  prêtres  et  d'une 
grande  multitude  de  gens  de  guerre,  il  s'avança  du 
côté  de  l'Occident.  Il  traversa  la  contrée  qui  fut 
depuis  la  Russie,  occupa  une  partie  de  la  Saxe,  où 
il  établit  plusieurs  de  ses  enfants  ;  puis,  tournant 
vers  le  septentrion,  il  se  "rendit  maître  des  îles  de 
Fionie  et  de  Seeland,  passa  en  Suède  et  obtint  de 
ceux  qui  l'babitaient  un  terril oire  au  bord  du  lac 
Mselar.  C'est  là  qu'il  fonda  la  ville  deSigtuna,  où  il 
remit  en  vigueur  les  lois  des  Ases,  les  règles  des 
funérailles,  et  les  trois  grands  sacrifices  de  l'au- 
tomne, de  l'hiver  et  de  l'été.  Après  ces  travaux, 
Odin  mourut  ;  les  Scandinaves  le  crurent  retourné 
dans  l'ancienne  cité  d'Asgard,  où  les  guerriers 
morts  par  les  armes  devaient  le  rejoindre  pour  re- 
vivre avec  lui  dans  la  Valhalla  :  ce  nom  signifie  le 
palais  des  élus  (1).  » 

Assurément  il  y  a  dans  ce  récit  plus  de  mytholo- 
gie que  d'histoire.  Cependant  on  y  retrouve  les 

(1)  Yîiglinga^  saga,  cap.  i,  v,  vi,  -vu,  viii,  x.  Dans  VEdday  les 
Ases  sont  représentés  buvant  ,  le  vin  et  forgeant  l'or.  Je  dois  à 
M.  Ampère  cette  observation,  qui  m'aide  à  fixer  leur  premier 
séjour.  Odin  est  appelé  dans  VEdda  Gauti,  inveiitor,  sagax.  Dans 
les  généalogies  anglo-saxonnes,  je  retrouve  Geat  ou  Geta  comme 
le  père  d'Odin  :  «  Geata  quem  Getam  jamdudum  pagani  prodeo  ve- 
nerabantur.  »  — Geiger  (p.  287)  établit  l'identité  du  gothiqueinz, 
pluriel  Anzeis,  avec  le  Scandinave  Ass.  Les  deux  mots  signifient 
la  maîtresse  poutre,  celle  qui  soutient  le  toit  de  l'édifice.  Cette 
figure  hardie  désigne  bien  les  dieux  et  les  héros,  qui  sont  comme 
les  clefs  de  voûte  de  la  société  antique. 


ORIGINE  DES  GERMAIINS.  29 

Suédois  (Suiones)  de  Tacite,  et  leur  empire  théo- 
cratique.  On  y  reconnaît  un  peuple  de  même  race 
que  les  Goths  :  ils  ont  les  mêmes  dieux,  car  Odin 
prend  aussi  le  nom  de  Gaut,  et  de  part  et  d'autre  le 
nom  d'Ase  ou  d'Anse  est  donné  au  chef  d'une  caste 
sacerdotale  et  guerrière.  On  Voit  ce  peuple  venir 
de  l'orient  :  on  suit  la  trace  d'une  conquête  dont 
les  indices  se  sont  conservés  chez  les  écrivains  an- 
ciens. Tacite  connaît  une  ville  des  Ases  (Ascibiir- 
gium)^  fondée  par  un  héros  voyageur  près  du  Rhin, 
et  sur  les  limites  des  tribus  saxonnes  parmi  les- 
quelles Odin  s'arrêta  d'abord.  Plus  loin,  entre 
l'Oder  et  la  Yistule,  Ptolémée  place  les  montagnes 
des  Ases,  et  la  colline  où  ils  avaient  laissé  une 
ville  de  leur  nom.  En  continuant  à  s'enfoncer  du 
côté  de  l'est  et  jusqu'au  Tanaïs,  pour  y  chercher 
l'antique  Asgard,  on  remarque  un  peu  au  nord  du 
Palus-Méotide  une  contrée  que  Strabon  appelait 
l'Asie  proprement  dite  :  il  y  place  le  peuple  des 
Aspurgitains,  dans  le  nom  desquels  on  croit  recon- 
naître Asburg,  la  cité  des  Ases.  La  vigne  pouvait 
mûrir  sous  ce  climat  :  les  fleuves  y  roulaient  de 
l'or.  La  richesse  du  pays  attirait  les  marchands 
grecs,  dont  les  comptoirs  s'échelonnaient  au  bord 
du  Bosphore  Cimmérien  et  du  Pont-Euxin  ;  les 
mœurs  et  les  arts  de  la  Grèce  revivaient  dans  ces 
belles  colonies  de  Phanagorie,  de  Panticapée,  d'Ol- 
bia  :  on  y  voyait  des  monuments,  des  vaisseaux, 
des  troupes  disciplinées  qui  ne  suffisaient  pas  tou- 


50  CHAPITRE  I. 

jours  à  tenir  en  respect  les  barbares  du  voisinage. 
Les  Aspurgi tains  avaient  battu  les  colons  de  Phana- 
gorie  et  du  Bosphore.  Oibia  avait  soutenu  de 
longues  guerres  contre  les  Gètes.  Ils  l'avaient  rui- 
née plusieurs  fois,  et  chaque  fois  ils  l'avaient 
laissée  se  relever  de  ses  ruines  à  cause  de  ses  mar- 
chés, où  ils  trouvaient  toutes  les  richesses  du 
monde  policé.  Quand  le  rhéteur  Dion  Chrysostome 
visita  cette  ville,  les  murs  démantelés,  les  statues 
mutilées  dans  les  temples,  rappelaient  encore  de 
récents  désastres.  Les  habitants  portaient  les  braies 
et  le  manteau  noir  des  barbares  ;  ils  parlaient  un 
grec  corrompu,  et  ne  connaissaient  de  poëte 
qu'Homère.  Mais  presque  tous  savaient  par  cœur 
VIliade  entière  :  des  chanteurs  aveugles  en  réci- 
taient des  fragments  aux  soldats  avant  les  batailles. 
Achille  était  honoré  comme  un  dieu,  et  on  lui 
avait  érigé  des  autels.  D'autres  Grecs  asiatiques, 
établis  sur  le  Tanaïs,  nommaient  pour  le  fondateur 
de  leur  colonie  Scamandrios,  fils  d'Hector  (1).  Les 

(1)  Tacite,  de  Germania,  3.  Asciburgium  subsiste  encore  sous 
Ig  nom  d'Ashurg,  et  le  nom  grec  d'tilysse  (Ôf5'uaa£Ùî)  n'est  pas  sans 
ressemblance  avec  celui  d'Odin.  Dans  Ptolémée,  Àaxiêoûp-yiov,  opoç, 
k-7K'Aux.ojlç  la  montagne,  la  colline  des  Ases,  en  allemand  Asge- 
birge,  As-hûgel.  On  peut  aussi  ramener  les  noms  d'Asciburgium, 
d'Askaukalis,  à  la  racine  Ask^  qui  désigne  le  frêne,  l'arbre  sacré  de 
la  mythologie  Scandinave,  —  Strabon,  lib.  VI,  lib.  Vil,  lib.  XI  : 
O'i  ÀCTTToup-^iTavol  p.Êia^ù  Oava-ropt'îcç  ouoOvrs;  Jcat  rop-j'iTTri'aç  èv 
7T£VTa/4ûaioi;  otj.^iokç,  dç  èvTiôsij.svo;  ncXsj^-cov  o  ^oLa'.XvjQ  oliv  irspt- 
TîO'.TjCTet  cptXi'a:,  cù  Xaôo'jv  à^xzaT^y-n^riùri  xai  î^w-^pta  A-/icp6st?  àuÉôave. 
—  Voyez  aussi  Dion  Chrysostome,  Borysthenit.  L'établissement 
d'un  fils  d'Hector  au  bord  du  Tanaïs  est  indiqué  par  un  scoliaste 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  31 

barbares,  souvent  en  guerre,  quelquefois  en  paix, 
toujours  en  commerce  avec  ces  étrangers,  devaient 
en  conserverie  souvenir.  Ils  purent  leur  emprun- 
ter des  traditions  qu'ils  défigurèrent  ;  et  l'on  com- 
prend dès  lors  pourquoi  le  nom  des  Troyens  devint 
si  populaire  dans  le  Nord,  que  tous  les  peuples 
germaniques  voulurent  descendre  du  sang  de 
Priam  ;  pourquoi  les  chroniqueurs  danois  et  islan- 
dais plaçaient  l'Asgard  à  Byzance  ou  à  Troie  ;  et 
d'où  vient  qu'au  onzième  siècle  les  Normands,  ces 
écumeurs  de  mers,  ces  brûleurs  de  villes,  se  van- 
taient d'être  issus  d'Anténor.  Ainsi  l'origine  qu'un 
antique  récit  donne  aux  conquérants  Scandinaves 
se  trouve  confirmée  par  le  souvenir  qu'ils  ont  gardé 
de  leurs  glorieux  voisins  (1). 

d'Euripide.  —  On  peut  placer  VAsie  proprement  dite  de  Strabon  à 
peu  près  dans  la  circonscription  du  gouvernement  russe  de  Sara- 
tov.  Des  fouilles  récentes  dans  les  ruines  des  villes  grecques,  au 
nord  de  la  mer  Noire,  ont  jeté  une  vive  lumière  sur  le  commerce 
étroit  et  le  mélange  des  colons  grecs  et  des  barbares.  Voyez  aussi 
V Histoire  des  colonies  grecques  de  M.  Raoul-Rocbette,  t.  lîl. 

(1)  La  préface  de  VEdda  place  l'Asgard  a  Troie;  Saxo  Gramma- 
ticus  le  met  à  Byzance.  La  tradition  des  Normands  esi  attestée  par 
Tannaliste  Dudo  (ap.  Duchesne,  Script,  hist.  Norm.,  p.  63)  : 
«  Gloriantur  se  ex  Antenore  progenitos.  »  11  ne  faut  pas  croire  que 
cet  effort  pour  rattacher  les  traditions  barbares  aux  souvenirs  de 
l'antiquité  classique  ne  date  que  du  moyen  âge  :  dès  le  quatrième 
siècle,  au  temps  d'Ammien  Marcellin,  on  croyait  que  les  villes  des 
Gaules  avaient  été  bâties  par  des  fugitifs  du  siège  dç  Troie  :  «  Aiunt 
quidam  paucos  post  excidium  TroÙTe,  fugitantes  Grœcos  ubique 
disperses,  loca  hœc  occupasse,  tune  vacua.  »  [A^nm,,  lib.  XV, 
cap.  vui.)  Selon  le  même  historien,  les  Burgondes  se  disaient 
issus  des  Romains  :  «  Jam  inde  temporibus  priscis  sobolem  se  esse 
Romanam  Burgundi  aiunt.  »  (XXVIII,  5.)  Ces  analogies  donnent 
lieu  de  croire  que  le  célèbre  passage  de  la  Chronique  de  saint 


CHAriTRE  I. 

11  reste  à  expliquer  les  causes  qui  déterminè- 
rent rémigraiion  des  Ases,  et  comment  un  peuple 
guerrier  qui  avait  des  villes,  des  temples,  des  ins- 
titutions, se  résolut  à  quitter  une  terre  féconde  et 
sacrée  à  ses  yeux,  pour  aller  chercher  une  patrie 
incertaine  dans  les  brumesduNord.  La  tradition  des 
Scandinaves,  en  même  temps  qu'elle  trace  l'itiné- 
raire d'Odin  et  de  ses  compagnons^  indique  aussi  le 
motif  d'une  entreprise  si  hardie.  On  a  vu  qu'elle  en 
fixe  l'époque  «  au  moment  où  les  généraux  romains, 
c(  portant  leurs  armes  au  loin  par  le  monde,  met- 
c(  talent  toutes  les  nations  sous  le  joug  :  alors  pour 
c(  échapper  au  tumulte  de  cette  guerre,  beaucoup 
c(  de  chefs  quittèrent  leurs  demeures.  »  Or,  d'un 
côté,  l'établissement  des  Ases  dans  le  Nord,  déjà 
solide  et  puissant  au  temps  de  Tacite,  ne  pouvait 
être  de  beaucoup  postérieur  à  l'ère  chrétienne.  D'un 
autre  côté,  on  ne  saurait  le  faire  remonter  beaucoup 
plus  haut,  si  l'on  considère  combien  le  souvenir 
d'Odin  et  de  ses  conquêtes  semble  encore  récent  chez 
lesGermains  quand  ils  entrent  dans  l'histoire.  Mais 
précisément,  dans  ces  limites  données  par  le  temps, 
on  trouve  une  des  plus  terribles  guerres  qui  aient 
ébranlé  les  peuples  voisins  du  Palus-Méotide  :  je 
veux  dire  celle  de  Mithridate  et  de  Pompée  (64  av. 
J.  C).  On  voit  Mithridate,  épuisé  par  quarante  ans 

Prosper,  qui  fait  descendre  les  Francs  de  Priam,"  n'est  point  inter- 
polé, comme  plusieurs  savants,  et  dernièrement  M.  de  Petigni,  se 
sont  efforcés  de  rétablir. 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  ."iS 

de  combats,  poussé  aux  dernières  extrémités  par 
Sylla  et  Liicullus,  mais  égalant  ses  desseins  à  ses 
malheurs,  se  tourner  vers  le  Nord,  et  soulever  les 
nations  de  l'Arménie,  de  l'Albanie,  del'lbérie  et  de 
la  Colchide,  dans  la  pensée  de  les  précipiter  ensuite 
sur  la  Grèce  et  l'Italie;  il  devançait  ainsi  de  cinq 
siècles  l'œuvre  d'Alaric  et  d'Attila.  Mais  ces  rêves 
devaient  se  dissiper  devant  les  armes  de  Pompée. 
Ce  ne  fut  pas  assez  pour  lui  d'écraser  Mithridale 
et  de  le  réduire  à  une  mort  désespérée,  il  voulut 
pousser  la  victoire  aussi  loin  que  s'était  étendu  le 
soulèvement.  11  s'avança  vers  le  septentrion,  a  tra- 
versant le  désert,  comme  on  passe  les  mers,  sur  la 
foi  des  étoiles,  »  menant  à  sa  suite  un  convoi  de  dix 
mille  oulres  pour  abreuver  son  armée  :  il  contrai- 
gnit les  tribus  indomptées  du  Caucase  à  descendre 
de  leurs  rochers  pour  solliciter  la  paix,  et  soumit 
tout  le  pays  depuis  le  Palus-Méotide  jusqu'à  la  mer 
Caspienne.  Les  rois  d'Ibérie  et  d'Albanie  lui  envoyè- 
rent, l'un  ses  enfants  en  otages,  l'autre  son  lit  d'or 
en  présent.  On  ne  s'étonne  pas  si  le  bruit  de  tant  de 
batailles,  si  le  mouvement  de  tantde  peuples  refou- 
lés alla  troubler  la  cité  sacerdotale  des  Ases,  et  si 
les  plus  fiers  de  leurs  chefs  voulurent  fuir  la  servi- 
tude universelle,  en  s'exilant  sous  un  ciel  plus  sé- 
vère, où  ils  pensaient  échapper  à  la  convoitise  des 
Romains.  Ils  ne  savaient  pas  que  l'aigle  du  Capitole 
avait  l'œil  trop  perçant  pour  ne  pas  les  découvrir 
tôt  ou  tard  dans  leur  asile,  et  que  bientôt  un  histo- 


34  CHAPITRE  I. 

rien  latin  signalerait  leur  situation  géographique, 
leur  puissance  maritime,  le  caractère  de  leur  gou- 
vernement, tout  ce  qui  pouvait  éclairer,  encoura- 
ger une  descente  sur  leurs  côtes,  si  le  temps  des 
conquêtes  romaines  n'eût  été  fini  (1). 

Les  Germains    Lcs  traditious  dcs  Gotlis  ct  dcs  Scaudinavcs 

connus 

des  Grecs,  établissent  l'existence  de  deux  grandes  nations  ger- 
maniques au  delà  des  limites  marquées  parles  Ro- 
mains ;  et  ces  deux  nations ,  par  leurs  origines, 
touchent  à  d'autres  Germains  connus  des  Grecs.  De 
ce  côté,  une  lumière  nouvelle  pénètre  chez  les  peu- 
ples du  Nord, 

LesGètes.  Lcs  Grccs  avaicut  poussé  leurs  établissements 
dans  laThracejusqu'auDanube.  Surles  deux  bords  de 
ce  fleuve,  ils  rencontraient  les  Gètes,  dont  les  tribus 
errantes  occupaient  un  territoire  immense  entre  la 
Vistuleetle  Borysthène.  C'était  un  peuple  de  pâtres, 
de  chasseurs  et  de  guerriers;  blonds,  chevelus, 
d'une  haute  taille,  vêtus  de  braies,  comme  tous  les 
barbares  occidentaux.  Mais  au  milieu  de  ces  noma- 
des s'était  formée  une  population  sédentaire,  atta- 
chée à  la  culture,  qui  bâtissait  des  villes,  qui  avait 

(l)  Ynglinga,  saga,  5  :  «  lUo  tempore  late  per  orbem  arma  cir- 
cumtulere  imperatores  Romanorum,  omnes  gentes  sub  jugiim 
mittentes,  cujus  belli  tumultui  ut  se  subducerent  possessiones 
suas  deseruere  principum  muUi.  »  —  Plutarque,  Vie  de  Pompée, 
Dion  Cassius,  Florus,  III,  5.  «  At  in  septentrionem  Scythicum  iter, 
tynquam  in  mari,  stellis  secutus,  Colchos  cecidit,  ignovit  Iberiae, 
pepercit  Albanis...  » 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  35 

des  institutions  et  des  souvenirs.  On  y  adorait  un 
personnage  mystérieux  appelé  Zalmoxis,  qui  le  pre- 
mier avait  tiré  les  Gètes  de  l'ignorance  et  de  la  bar- 
barie. Aprèsde  longs  voyages,  Zalmoxis  était  revenu 
dans  sa  patrie  avec  beaucoup  d'or  et  de  savoir. 
Alors  il  avait  construit  un  palais,  où  il  enseignait 
sa  doctrine  aux  principaux  du  peuple,  leur  promet- 
tant qu'ils  revivraient  après  la  mort,  pour  s'asseoir 
avec  lui  à  des  festins  éternels.  Lui-même,  afin  de 
confirmer  ses  leçons,  s'était  enfermé  dans  une 
caverne  pendant  trois  ans  :  les  Gètes  le  pleurèrent; 
et,  lorsqu'au  bout  de  ce  temps  il  reparut,  ils  le 
crurent  revenu  de  chez  les  morts,  et  ne  doutèrent 
plus  de  ses  promesses.  De  là  cette  croyance  à  l'au- 
tre vie,  qui  les  rendait  invincibles.  Les  guerriers 
morts  en  combattant  étaient  allés  trouver  Zalmoxis; 
leurs  femmes  se  brûlaient  sur  leurs  bûchers  pour 
les  rejoindre,  les  funérailles  étaient  célébrées  sans 
larmes,  avec  des  jeux  et  des  chants  :  on  professait 
qu'il  valait  mieux  mourir  que  de  vivre(l).  Assuré- 
ment ce  dieu  législateur,  voyageur  et  prophète, 
n'est  pas  sans  rapport  avec  le  fabuleux  Odin  :  ses 
promesses  d'immortalité  rappellent  singulièrement 

(1)  Strabon,  lib.  VIT;  Pomponius  Mêla,  lib.  Il,  cap.  ii  ;  Héro- 
dote, IV,  1)5,  95;  Ovide,  de  Ponto,  III,  4;  IV,  2,  9,  10;  Tris- 
tium  IV,  6.  Strabon  représente  Zalmoxis  comme  un  disciple  de 
Pytbagore,  Hérodote  le  croit  bien  plus  ancien,  et  le  prend  pour  une 
vieille  divinité  nationale.  La  retraite  de  Zalmoxis  dans  une  caverne 
rappelle  les  montagnes  creuses  de  la  inytbologie  allemande,  où  les 
héros  disparus  de  la  terre  comme  Siegfried,  Charlemagne,  Frédé- 
ric I",  attendent  que  leur  jour  soit  venu. 


36  CHAPITRE  I. 

les  festins  de  laYalhalla.  Cependant  les  enseigne- 
ments de  Zalmoxis  étaient  restés  sous  la  garde  d'un 
sacerdoce  respecté.  La  science  sacrée  s'y  perpétuait 
avec  l'art  de  prendre  les  augures,  d'étudier  les 
astres  et  les  vertus  des  plantes.  On  racontait  que 
Philippe,  roi  de  Macédoine,  ayant  mis  le  siège 
devant  une  ville  des  Gètes,  les  prêtres  en  étaient 
sortis  vêtus  de  blanc,  portant  des  harpes  et  chantant 
des  hymnes.  On  ajoutait  qu'à  cette  vue  les  Macédo- 
niens, frappés  d'une  terreur  panique,  avaient 
pris  la  fuite  et  fait  la  paix.  Mais  les  souvenirs 
héroïques  de  la  nation  remontaient  plus  haut. 
S'il  en  fallait  croire  Jornandes,  un  roi  gète, 
épris  de  la  belle  Cassandre,  aurait  péri  au  siège 
de  Troie.  Ensuite  venait  une  longue  généalo- 
gie de  princes  qui  avaient  arrêté  les  armes  de  Da- 
rius, inquiété  Alexandre,  fait  trembler  la  Thrace  et 
la  Grèce,  jusqu'au  temps  oùBérébista,  leplusgrand 
de  tous,  s'était  trouvé  assez  puissant  pour  discipli- 
ner une  armée  de  deux  cent  mille  hommes,  et  tenir 
en  échec  toute  l'habileté  des  Romains.  La  mémoire 
de  ces  exploits  devait  se  conserver  dans  des  chants 
poétiques  qui  n'étaient  pas  sans  charme;  car 
Ovide,  exilé  au  bord  du  Pont-Euxin,  privé  pour  tou- 
jours de  ces  brillantes  assemblées  qui  avaient  si 
souvent  applaudi  à  ses  lectures,  se  consolait  en 
composant  des  vers  dans  la  langue  des  Gètes.  11  y 
chantait  l'apothéose  d'Auguste,  il  les  lisait  aux  bar- 
bares étonnés  ;  et  quand  il  arrivait  à  la  dernière 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  37 

page,  c(  un  long  murmure  dit-il,  courait  dans  la 
ce  foule;  les  têtes  s'agitaient,  et  les  flèches  retentis- 
«  saient  dans  les  carquois.  >:>  Il  est  vrai  que  le 
poëte  latin  fait  peu  d'estime  de  ses  admirateurs. 
Mais  les  Grecs,  qui  connaissaient  mieux  les  Gètes, 
qui  les  voyaient  sur  leurs  frontières,  au  marché 
d'esclaves  où  on  les  vendait,  sur  le  théâtre  où  on 
les  jouait,  louaient  leur  probité  et  leur  foi  en  la  vie 
future.  Ils  ne  leur  reprochaient  que  la  pluralité  des 
femmes;  mais  la  polygamie  était  dans  les  mœurs  de 
tous  les  Germains.  Ce  dernier  trait  achève  une  res- 
semblance qui  n'avait  pas  échappé  aux  anciens  : 
Denys  le  Géographe  met  les  Gètes  au  nombre  des 
nations  germaniques  (1). 

(1)  Jornandes,  cap.  ix,  x,  xi.  Avant  lui,  Dion  Cassius,  dont  il 
invoque  le  témoignage,  avait  conduit  les  Gètes  à  la  guerre  de 
Troie.  Strabon  (lib.  YII)  raconte  les  efforts  du  roi  Berebista  et  du 
prêtre  Diceneus  pour  discipliner  les  Gètes,  leurs  victoires,  et  les 
efforts  inutiles  des  lieutenants  d'Auguste  pour  les  dompter.  Sur  la 
polygamie  des  Gèles,  cf.  Poraponius  Mêla,  II,  2,  et  Ménandre,  cité 
par  Strabon,  lib.  VII.  Le  passage  de  Denys  le  Géographe  est  con- 
cluant :  «  Germanique  GetîB,  Bastarnse,  Sarmatse.  »  —  Ovide  n'a 
peut-être  pas  de  passage  plus  curieux  que  ces  vers,  où  il  raconte 
une  lecture  chez  les  Gètes  : 

Ah  pudet  !  et  Getico  scripsi  sermone  libellum, 

Structaque  sunt  nostvis  barbara  verba  modis... 
Et  placui,  gratare  mitii,  cœpique  poêlas, 

Inter inhumanos  nomen  habere  Getas.., 
Materiam  qui^ris?  laudes  de  Cœsare  dixi  : 

Adjuta  est  novitas  numiiie  nostra  dei... 
Ilsec  ubi  non  paLria  perlegi  scripta  camœna, 

Et  venit  ad  digitos  ultima  charta  mecs, 
Et  caput  et  plenas  omncs  movere  pharetras,  , 

Et  iongum  Getico  murniur  ab  ore  fuit. 

Ovide,  ex  Ponto,  lib.  IV,  13. 


38  CHAPITRE  I. 

Les  Hyperbo-    Au  delà  de  ces  voisins  redoulés,  au  delà  des  no- 

x'eens. 

mades  qui  habitaient  derrière  eux,  aux  extrémités 
du  Nord,  les  Grecs  plaçaient  le  séjour  des  Hyperbo- 
réens,  les  plus  justes  et  les  plus  heureux  des  hom- 
mes. D'anciennes  fables  y  faisaient  naître  Apollon 
et  Diane.  Tous  les  dix-neuf  ans,  quand  s'achevait 
la  période  astronomique,  le  dieu  du  jour  revenait 
visiter  ces  lieux  qu'il  aimait.  Il  y  était  adoré  dans 
un  temple  entouré  d'un  bois  sacré,  au  milieu  d'une 
ville  doni  les  habitants,  comme  autant  de  prêtres, 
chantaient  sur  des  harpes  les  louanges  des  immor- 
tels. Ils  ne  connaissaient  ni  la  guerre  ni  les  mala- 
dies. Seulement,  les  vieillards  rassasiés  delà  vie  se 
couronnaient  de  fleurs,  et  se  précipitaient  du  haut 
des  rochers  dans  la  mer.  C'étaient  des  vierges  du 
Nord  qui  avaient  apporté  à  Délos  le  culte  du  Soleil. 
On  y  montrait  leur  tombeau  ;  et  les  jeunes  filles 
avaient  coutume  d'y  déposer  en  offrande,  avant  leur 
mariage,  une  tresse  de  leurs  cheveux.  Longtemps 
après,  les  présents  des  Hyperboréens ,  soigneuse- 
ment enveloppés  de  paille  de  froment,  arrivaient 
encore  tous  les  ans  dans  l'île  sacrée.  Sans  doute, 
dans  ces  beaux  récits,  je  fais  la  part  des  mensonges 
poétiques.  Mais  Apollon,  le  dieu  à  la  blonde  cheve- 
lure, le  dieu  de  la  lumière,  des  vers  et  des  oracles, 
ressemble  de  plus  d'une  manière  à  la  grande  divi- 
nité des  Scandinaves  ;  on  croit  reconnaître  uneimage 
•  de  leur  antique  cité  sacerdotale,  de  leurs  moeurs,  et 
de  ces  rochers  de  la  Suède  encore  appelés  «  les 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  39 

pierres  des  ancêtres  [œtte  stupor),  »  d'où  se  préci- 
pitaient, dit-on,  les  vieillards  las  d'attendre  la 
mort.  Les  indications  géographiques  s'accordent. 
Plusieurs  écrivains  placent  les  Hyperboréens  à  l'oc- 
cident de  l'Europe,  dans  une  grande  île  de  l'Océan, 
sous  le  pôle,  où  le  jour  est  de  six  mois  :  c'est  assez 
marquer  la  Scandinavie,  dernière  conquête  des 
Ases.  D'autres  les  mettent  à  l'orient,  au  pied  des 
monts  Riphées,  et  dans  le  voisinage  du  Tanaïs  ;  et 
c'est  précisément  là  que  nous  avons  trouvé  leur 
premier  séjour  (1). 

Or,  en  examinant  de  plus  près  le  bassin  du  Ta-  Origine 

^  '     ^  ^  orientale 

naïs,  cette  contrée  mal  connue,  j'y  vois  commencer  p^^pie 

'  '  J  J  germanique 

les  campements  d'une  nation  nombreuse  qui  s'ap- 
pelait, dans  sa  langue,  la  nation  des  Ases  :  les  an- 
ciens lui  donnèrent  les  deux  noms  de  Massagèteset 
d'Alains.  On  les  représente  grands  et  blonds,  n'ai- 
mant que  les  combats  et  les  hasards.  Ils  estiment 
heureux  ceux  qui  meurent  violemment  :  c'est  pour 
eux  un  devoir  filial  de  tuer  tous  ceux  qui  vieillissent. 
Ils  adorent  le  soleil,  lui  sacrifient  des  chevaux,  et 
consultent  le  sort  sur  des  baguettes  sacrées.  Ces 

(1)  Pindare,  Olympic,  25  ;  Pyth.,  X,  46  ;  Sophocle,  cité  par 
Strabon,  lib.  VII;  Hérodote,  IV,  32,  33;  Diodore,  lib.  II,  47; 
Pline,  lib.  IV,  cap.  xxvi;  Pomponius  Mêla,  lib.  III,  cap.  v;  Cf. 
Geijer,  Svea  Rikes  Eœfder.  cap  ii.  Cette  paix  inaltérable  où  vivent 
les  Hyperboréens  rappelle  le  tableau  tracé  par  Tircite  de  la  pacifique 
nation  des  Suiones,  de  Germania,  44.  —  L'Hyperboréen  Abaris, 
faisant  le  tour  du  monde  avec  sa  flèche,  ressemble  aussi  au  dieu 
Odin,  que  les  Scandinaves  représentent  voyageant  d'un  bout  de  la 
terre  à  l'autre,  armé  de  son  bâton  runique. 


40  CHAPITRE  I. 

mœurs  des  Alains,  leurs  alliances  avec  les  Goths, 
les  Suèves  et  les  Vandales,  caractérisent  un  peuple 
de  la  même  race,  et  dont  les  Ases  de  Scandinavie 
ne  furent  probablement  qu'un  essaim.  Le  titre 
même  de  Massagèles  les  désigne  comme  les  frères 
des  Gètes,  comme  la  branche  aînée  de  la  famille 
restée  en  Orient,  plus  près  du  lieu  natal.  Leurs  tri- 
bus, disséminées  sur  les  pentes  septentrionales  du 
Caucase  et  sur  lesborsde  la  mer  Caspienne,  s'éten- 
daient vers  le  midi  au  delà  de  l'Araxe,  et  avaient 
poussé  leurs  courses  jusqu'au  Gange.  Elles  tou- 
chaient donc  à  l'ancienne  Perse,  où  Hérodote  con- 
naissait aussi  des  peuplades  de  Germains ,  tandis 
qu'entre  le  Danube  et  l'Adriatique  il  trouvait  d'au- 
tres barbares  qui  se  disaient  originaires  de  la  Médie, 
et  qui  en  avaient  le  costume  national  (1).  Le  souve- 
nir d'une  pairie  orientale  se  conserve  chez  tous  les 

(1)  Denys  le  Géographe  [Periegesis,  V,  505)  trouve  déjà  des 
Alains  en  Europe  dès  le  premier  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Am- 
mien  Marcellin  (hb.  XXXI,  2)  les  reconnaît  pour  des  Massagètes 
[massa  rappelle  le  sanscrit  maha,  grand),  c'est-à-dire  la  branche 
principale  des  Gètes.  Leurs  mœurs,  décrites  par  Hérodote,  I,  215, 
et  par  Ammien  Marcellin,  sont  celles  des  peuples  germaniques;  et 
le  témoignage  de  Procope  (Vandalic.)  et  de  Jornandes  (cl",  cap.  l 
et  Lx)  atteste  qu'on  les  tenait  pour  frères  des  Goths.  Pendant  tout 
le  moyen  âge,  on  les  voit  se  maintenir  au  pied  du  Caucase  (Stritter, 
Memo7'iœ  populorum,  etc.,  t.  I,  c.  iv)  ;  les  géographes  orientaux 
leur  donnent  le  nom  d'Ases  [Histoire  des  Mongols,  t.  I,  p.  695)  ; 
Plan  du  Carpin,  qui  les  visita  en  IS-iô,  les  appelle  Alains  ou  Ases. 
Le  Vénitien  Josapluit  Baibaro  les  trouva  encore  subsistants  en  1546. 
«  I  popoli  detti  Alani,  li  quali  nella  lor  lingua  si  chiamano  As.  » 
(Cf.  Geijer,  Svea  Rikes  Uxfder,  574.)  Sur  les  Germains  de  Perse, 
voyez  Hérodote,  1,  125  :  Ean     nepascov  aupà  -lévea...  OavôiaAaïoi, 


ORIGINE  DES  GERMÂIINS.  41 

peuples  de  la  Germanie:  ce  souvenir  s'altère,  mais 
il  se  perpétue  chez  les  chroniqueurs  nourris  de 
l'Écriture  sainte  et  de  l'antiquité  classique.  Rien 
n'est  plus  célèbre  que  l'origine  troyenne  dont  se 
vantaient  les  Francs.  Le  moine  Wittikind  fait  descen- 
dre les  Saxons  des  soldats  d'Alexandre,  qui  l'avaient 
suivi  jusqu'au  bord  de  l'Indus.  Les  Souabes  vou- 
laient que  leurs  aïeux  eussent  passé  les  mers.  Les 
Bavarois  se  souvenaient  des  hautes  cimes  de  l'Ar- 
ménie, où  leurs  ancêtres  avaient  vu  les  débris  de 
l'Arche  ;  et  un  cantique  du  onzième  siècle ,  à  la 
louange  de  saint  Annon ,  archevêque  de  Cologne, 
rappelle  aux  Allemands  qu'ils  ont  laissé  des  frères 
dans  les  montagnes,  sur  la  route  de  l'Inde,  bien  loin 
vers  l'Orient.  Tous  les  témoignages  de  l'antiquité, 
tous  les  souvenirs  des  Germains,  s'accordent  pour 
les  faire  venir  des  contrées  où  la  tradition  univer- 
selle place  le  berceau  de  la  famille  humaine  (1). 

(1)  S,  Prosper,  Chronic.  Fredegar.  Wittichind.  chronie.,  I.  Le 
cantique  de  S.  Annon,  où  se  conservent  de  si  curieux  souvenirs,  a 
été  publié  dans  le  Thésaurus  de  Schilter,  t.  I,  col.  19  et  suiv.,  et 
dans  Wackernagel,  Deutsches  Lesebuch,  2^  édition;  c'est  ce  texte 
dont  je  produis  quelques  vers  : 

Undir  Bergin  ingegin  Suâben 

Iliz  her  vanin  ûf  hahen 
Deri  vordiria  wîlin  mit  herin 

Dari  cumin  wârin ubir  meri... 
Duo  sich  Beirc  lant  wider  in  virmaz, 

Die  mserin Reginsburch  her  bisaz... 
Dere  geslehte  quam  wîlin  ère 

Von  Arménie  der  hêrin... 
Iri  ceichin  noch  diu  Archa  havit 

Uf  den  bergin  Ararat. 
Man  sagit  daz  dar  in  halvin 

Noch  sîn  die  dir  diutschiu  sprechin 
Ingegin  India  vili  verro... 

ET.  GERM.  1.  4 


42  CHAPITRE  I. 

C'est  là,  entre  le  Caucase,  l'Euphrate,  la  mer 
Caspienne  et  l'Indus,  qu'on  voit  commencer  toute 
l'histoire.  C'est  sur  un  des  rochers  de  la  chaîne 
caucasienne  que  les  Grecs  se  représentaient  Promé- 
thée  dévoré  par  le  vautour  ;  Prométhée,  ce  fils  de 
Japet  dont  ils  se  disaient  les  descendants.  C'est  du 
Nord  que  venaient  les  Perses  et  les  Indiens,  quand 
ils  se  répandirent,  en  suivant  le  cours  de  leurs 
fleuves,  jusqu'au  grand  Océan.  Les  Chinois  mon- 
trent l'Occident  comme  le  séjour  de  leurs  aïeux. 
Tous  les  souvenirs  se  tournent  vers  une  première 
patrie,  où  les  ancêtres  des  nations  vécurent  ensem- 
ble avant  ce  partage  que  Moïse  a  tracé  au  dixième 
chapitre  de  la  Genèse,  qui  a  longtemps  embarrassé 
la  perspicacité  des  commentateurs,  et  dont  la 
science  moderne  commence  à  vérifier  les  clau- 
ses (i). 

Ainsi  la  Germanie  s'agrandit,  les  bornes  que  lui 
donnaient  les  Romains  s'effacent,  et  les  établisse- 
ments de  ses  peuples  s'étendent  jusqu'en  Asie.  Cet 

(1)  Voyez  le  savant  commentaire  de  ce  chapitre,  récemment  pu- 
blié par  Gœrres  :  Die  Vœlkertavel  des  Pentateuchs,  oder  die  Ja- 
phetiden  und  ihr  Auszucj  aus  Arménien;  Regensburg,  1845.  Les 
travaux  de  Klaproth,  de  Sainl-Martin  et  de  Ritter  avaient  fait  con- 
naitre  des  peuples  aux  cheveux  blonds,  aux  yeux  bleus,  décrits 
par  les  historiens  chinois,  et  qui  semblaient  être  de  race  germa- 
nique. Cependant  la  science  semble  hésiter  sur  ce  point.  Elle  a 
plus  de  lumière  peut-être  à  espérer  des  belles  recherches  de  M.  Le- 
normant  sur  les  Scythes  et  sur  leurs  émigrations.  C'est  aussi  dans 
la  Genèse  qu  il  découvre  l'origine  de  ces  puissantes  nations  scy- 
tiques,  qui  seraient,  selon  lui,  le  premier  noyau  des  Goths  et  des 
Gètes. 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  43 

espace  immense  se  divise  en  deux  régions.  La  pre- 
mière, entre  la  mer  Caspienne  et  la  Baltique,  n'est 
qu'une  vaste  plaine  ouverte  du  côté  de  l'Orient, 
comme  afin  de  recevoir  toutes  les  émigrations  qui 
en  sortent.  On  n'y  voit  que  des  steppes,  des  pâtura- 
ges, et,  à  mesure  qu'on  avance  vers  le  nord,  des 
terres  marécageuses  entrecoupées  de  sapins,  sans 
montagnes,  sans  barrières  pour  arrêter  les  popula- 
tions, sans  attrait  pour  les  captiver.  Ces  déserts  ne 
devaient  avoir  d'autres  habitants  que  des  hordes 
mobiles  comme  les  chariots  qu'elles  traînaient  à 
leur  suite.  La  seconde  région  s'étend  des  monts 
Carpathes,  de  l'Oder  et  de  la  Baltique,  jusqu'au 
Rhin  et  à  l'Océan.  Les  Alpes  la  bornent  au  midi; 
elles  envoient  des  chaînes  qui  s'abaissent  par  gra- 
dins, avec  une  variété  infinie  de  formes  et  d'as- 
pects; de  grands  cours  d'eau  en  descendent;  ils 
arrosaient  celte  forêt  vierge  que  Tacite  décrit,  large 
de  neuf  journées  de  marche,  longue  de  soixante,  et 
dont  rien  ne  devait  égaler  la  sauvage  beauté.  Au 
nord,  un  bras  de  mer  facile  à  franchir  laisse  voir  la 
Scandinavie  avec  ses  rivages  découpés,  ses  collines 
granitiques  et  ses  lacs  couronnés  de  bois.  Ces  con- 
trées avaient  assez  d'attaches  pour  retenir  les  peu- 
ples. 

Comme  on  peut  remarquer  deux  configurations 
du  territoire  occupé  par  les  Germains,  on  trouve 
aussi  chez  eux  deux  instincts  contraires.  Au  premier 
abord,  rien  ne  semble  plus  désordonné  que  cette 


44  CHAPITRE  1. 

multitude  de  peuplades  errantes  et  de  nations  sé- 
dentaires qui  se  succèdent  depuis  le  Palus-Méotide 
jusqu'à  la  mer  du  Nord.  Toutefois,  en  y  regardant 
de  plus  près,  on  aperçoit,  dans  chacune  des  grandes 
races  germaniques,  un  corps  qui  veut  se  fixer  et 
des  essaims  qui  s'en  détachent.  Les  Ases  fondent  des 
cités,  mais  ils  laissent  en  arrière  les  trihus  nomades 
des  Alains.  Le  royaume  des  Gètes  est  couvert  parles 
hordes  des  Tyragètes,  des  Sargètes,  des  Hippogètes. 
Autour  des  établissements  des  Saxons  s'agitent  les 
Suèves,  qui  changent  de  demeure  chaque  année, 
menant  leurs  enfants  et  leurs  femmes  sur  des  chars, 
et  poussant  leurs  troupeaux  devant  eux.  D'un  côté, 
on  sent  qu'un  attrait  puissant  attache  ces  nations 
à  la  terre,  à  tout  ce  qui  y  tient,  à  tout  ce  qui  en  fait 
une  patrie,  comme  les  tombeaux,  les  mœurs,  les 
souvenirs.  Mais  on  reconnaît  aussi  une  singulière 
impatience  de  tout  assujettissement,  un  goût  de  la 
vie  errante,  une  passion  de  ravager  et  de  détruire. 
Ces  deux  instincts  se  contrarient  et  se  gênent.  Les 
nomades  ne  permettent  pas  aux  populations  séden- 
taires de  s'établir  solidement  ;  mais  ces  établisse- 
ments imparfaits  ne  permettent  pas  aux  nomades 
d'entraîner  après  eux  le  gros  de  la  population  et  de 
la  dissoudre.  Au  fond  de  ce  désordre  apparent,  un 
dessein  admirable  commence  à  se  déclarer.  Il  fal- 
lait que  les  Germains  demeurassent  à  la  disposition 
de  la  Providence,  jusqu'au  moment  où  elle  aurait 
besoin  d'eux.  Il  fallait  assez  de  liens  pour  les  con- 


ORIGINE  DES  GERMAINS.  45 

server  unis,  assez  de  mobilité  pour  les  faire  servir 
aux  invasions.  Dès  lors  la  violence  des  irruptions 
qui  forcèrent  les  frontières  romaines  n'étonne  plus, 
quand  on  voit  les  peuples  errants  du  Danube  et  du 
Rhin  poussés  par  d'autres  peuples  de  la  même  race, 
mobiles  comme  eux,  destructeurs  comme  eux,  for- 
mant une  armée  innombrable  en  marche  depuis  le 
fond  de  l'Orient.  Et  en  même  temps  on  comprend 
que  les  irruptions  aient  renouvelé  le  monde,  lorsque 
derrière  ces  exterminateurs  on  aperçoit  des  sociétés 
organisées,  des  religions  ,  des  lois,  des  langues 
savantes,  tout  ce  qui  donne  aux  hommes  un  em- 
ploi dans  les  desseins  de  Dieu,  une  place  dans 
l'histoire. 


46 


CHAPITRE  II. 


CHAPITRE  II 

LA  RELIGION, 


les        Parmi  les  institutions  de  l'ancienne  Germanie, 

Germains 

inïïitutiïns      ^'^^       P^^      moins  connue  que  la  religion. 

religieuses,  j^^^  témoiguagcs  qui  en  restent  ne  s'accordent  pas. 
Avec  les  uns,  on  ne  voit  rien  de  réglé,  ni  dans  le 
dogme  ni  dans  le  culte;  point  d'autres  divinités 
que  des  fétiches  honorés  par  des  pratiques  sangui- 
naires :  il  semble  que  les  habitants  du  Nord  soient 
aussi  loin  delà  vérité  que  du  soleil.  D'autres  ré- 
cits laissent  apercevoir  les  traces  d'une  doctrine 
antique  ;  on  y  découvre  des  fêtes  qui  rassemblaient 
les  p3uples,  des  temples  qui  les  fixaient,  tout  ce 
qui  montre  l'effort  des  hommes  pour  retenir  la 
pensée  de  Dieu.  C'est  au  milieu  de  ces  contradic- 
tions qu'il  faut  pénétrer.  Il  faut  savoir  quelles 
idées  de  la  création,  de  la  vie  future,  éclairèrent 
tant  de  millions  de  créatures  humaines  qui  vécu- 
rent comme  nous,  qui  souffrirent  comme  nous,  et 


LA  RELIGION.  47 

qui  n'eurent  pas  moins  d'intérêt  que  nous  à  con- 
naître leurs  destinées  éternelles  (1). 

En  d'autres  termes,  il  s'agit  d'apprendre  s'il  y 
eut  chez  les  Germains  une  tradition  religieuse  per- 
pétuée par  l'enseignement,  par  le  sacerdoce  et  le 
culte  public,  qui  les  rattache  à  la  société  des  na- 
tions civilisées;  ou  bien  si  l'on  n'y  trouve  que  les 
superstitions  grossières  où  les  peuples  sauvages  se 
jettent,  pour  satisfaire  ce  besoin  de  croire  et  de 
pratiquer  qui  tourmente  tous  les  hommes. 

Je  considère  d'abord  ces  Hyperboréens  que  les  Religion  des 

,        ,      ,       •        ,     1  1  •    ,       1  Scandinaves. 

anciens  représentent  vivant  dans  la  crainte  des  Leur  cuite, 
dieux  et  sous  les  lois  de  leurs  prêtres.  A  ces  traits 
j'ai  déjà  reconnu  la  puissante  nation  des  Scandi- 
naves, qui  conserva  sa  religion  jusqu'au  onzième 
siècle.  Alors  un  temple  païen  restait  encore  debout 

(i)  Csesar,  de  Bell.  Gallic.  :  Deorum  numéro  eos  solos  ducunt 
quos  cernunt  et  quorum  opibus  aperte  juvantur,  Solem  et  Vulcanum 
et  Lunam.  Gregor.  Turon.,  II,  10  :  Sed  haec  generatio  fanaticis 
seraper  cultibus  visa  est  obsequium  prsebuisse  ;  nec  prorsus  agno- 
vere  Deum,  sibique  silvarum  atque  aquarum,  avium  bestiarumque, 
et  aliorum  quoque  elementorum  fmiere  formas,  ipsasque  ut  Deum 
colère  eisque  sacrificia  delibare  consueti.  Cf.  Agatbias,  XXVIII,  4  : 
Asv^pa  T£  -yap  riva  tXocdxovTai  >tal  peîôpa  Trorajxwv  3cal  X090UÇ  x.sd 
tpàpa'Y'yaç,  >t(xi  toutoi;  wcr-rrep  oaix  Au  contraire,  Tacite, 

Annal.,  I,  51  :  Profana  simul  et  sacra  et  celeberrimum  illis  gen- 
tibus  (Marsis)  templum  quod  Tanfanœ  vocabant,  solo  sequantur. 
Germania,  2  :  Celehrdiintcarminibus  antiquis. ..  Tuisconem  deum... 
etc.  Deorum  maxime  Mercurium  colunt,  cui  certis  diehus  humanis 
quoque  hostiis  litare  fas  habent.  Vita  S.  Radegundis,  ap.  Ad. 
Benedict.,  ssec.  1,  p.  527  :  Fanum  quod  a  Francis  colebatur... 
jussit...  ignecomburi.  Lex  Frmonum  addit.,  tit.  15  :  Immolatur 
diis  quorum  templa  violavit.  Cf.  Jornandes,  cap.  xi  tout  entier,  etc. 


48  CHAPITRE  II. 

dans  la  ville  sacerdotale  d'Upsal.  Au  milieu  du 
bois  sacré  s'élevait  le  sanctuaire,  dont  les  murs 
étaient  couverts  d'or  ;  on  y  adorait  les  images  des 
trois  principales  divinités  de  la  Suède  :  Thor  au  mi- 
lieu, à  ses  côtés  Odin  et  Freyr.  Les  chroniques 
nationales  attestent  l'existence  de  plusieurs  temples 
semblables  en  Danemark,  en  Norvège,  en  Islande. 
On  y  voyait  un  grand  nombre  de  statues  :  quelques- 
unes  en  sortaient  à  des  jours  prescrits,  pour  être 
promenées  sur  des  chars  de  triomphe.  Ainsi  cha- 
que édifice  sacré  devenait  le  centre  d'un  culte  pu- 
blic. Tous  les  neuf  ans,  on  célébrait  à  Upsaî  la 
fête  où  toutes  les  provinces  de  la  Suède  envoyaient 
leurs  députés.  On  y  offrait  aussi  les  trois  sacrifices 
annuels  de  l'automne,  de  l'hiver  et  de  l'été,  pour 
l'année  nouvelle,  pour  les  moissons,  pour  la  vic- 
toire. Les  viandes  immolées  étaient  partagées  entre 
les  assistants  ;  le  sang,  recueilli  dans  des  vases, 
servait  à  purifier  le  lieu  du  banquet.  La  coupe  de 
mémoire,  remplie  d'hydromel,  passait  de  mains  en 
mains.  On  la  vidait  en  l'honneur  des  dieux  pre- 
mièrement, puis  des  héros  et  des  ancêtres.  Au 
bruit  des  hymnes  et  des  instruments,  on  voyait 
des  choeurs  exercés  avec  soin  figurer  des  danses 
dramatiques.  Là,  comme  ailleurs,  la  prière,  n'o- 
sant s'élever  seule  vers  le  ciel,  avait  voulu  être 
pour  ainsi  dire  entourée  et  soutenue  de  tous  les 
arts.  Chaque  moment  solennel  de  la  vie  publi- 
que et  privée  était  marqué  par  des  cérémonies  : 


LA  RELIGION. 


49 


l'ablution  des  enfants  nouveau-nés,  la  consécration 
des  mariages,  la  dédicace  du  bûcher  où  Ton  portait 
les  morts  [i).  Mais  les  sacrifices  voulaient  des  mi- 
nistres ;  un  culte  si  compliqué  ne  pouvait  se  con- 
server sans  un  sacerdoce  qui  en  fût  le  gardien.  De 
même  que,  dans  la  ville  sainte  d'Âsgard,  Odin  et 
les  douze  Ases  avaient  autrefois  régné,  disait-on, 
comme  juges  et  comme  sacrificateurs,  ainsi  le  roi 
d'Upsal,  entouré  de  douze  conseillers,  exerçait  une 

(1)  Adam  Brem.,  cap.  ccxxxiii  -,  Nobilissimum  illa  gens  tem- 
plnm  habet  quod  Upsala  dicitur,  non  longe  positum  a  Sictona  civi- 
tate  vel  Birka.  In  hoc  templo  quod  totum  ex  auro  paratum  est, 
statuas  trium  deorum  veneratur  populus,  ita  ut  potentissimus 
eorum,  Thor,  in  medio  solium  habeat  triclinio.  Hinc  et  inde  lo- 
cum  possident  Wodan  et  Friggo.  Saxo  Grammaticus,  p.  13  :  Effi- 
giem  ipsius  (Othini)  aureo  complexi  simulacro.  Cf.  Nialssaga, 
cap.  Lxxxix,  Olafs  helga  saga,  cap.  cxviii.  La  Jomsvikingasaga 
parle  d'un  temple  où  Ton  voyait  cent  statues.  Cf.  Geijer,  Svea  Ri- 
kes  Hœfder,  p.  268,  279;  et  Grimm,  Mythologie,  2^  édition,  1. 1, 
p.  58,  103.  —  Pour  les  sacrifices  et  les  pompes  religieuses,  Adam 
Brem,,  loco  citato  :  Solet  quoque  post  ix  annos  communis  omnium 
Sueonise  provinciarum  festivitas  celebrari,  ad  quam  nulli  prœstatur 
immunitas...  Sacrificium  itaque  taie  est  :  ex  omni  animante  quod 
masculinum  est  ix  capita  offeruntur.. .  ceterum  nsenise  quse  in  ejus 
modi  ritibus  libatoriis  fieri  soient  multipliées  sunt  et  inhonestae... 
Dietmar  de  Merseburg,  1,  9  :  Kst  unus  in  bis  parlibus  locus,  caput 
istius  regni,  Lederun  nomine,  in  pago  qui  Selon  dicitur,  ubi  post 
novem  annos,  mense  januario. omnes  convenerunt,  etc.  Cf.  Yn- 
glinga  saga,  8  ;  Olafs  helga  saga,  104  ;  Gutalag.,  p.  108  ;  Egils 
saga,  206,  253,  Les  rites  des  immolations  et  des  banquets  sacrés 
sont  longuement  décrits  par  Snorre  Sturlcson,  Hakon  Adalstens 
saga,  cap.  xvi.  L'usage  de  la  coupe  sainte  (Bragafuil)  était  devenu 
Torigine  de  ces  associations  formées  dans  tout  le  Nord  sous  le  nom 
de  Ghildes,  et  qui  devaient  servir  un  jour  d'appui  aux  libertés  po- 
pulaires. Voyez  aussi  Grimm,  Mythologie,  t.  I,  p.  42,  46,  53; 
Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder,  p.  282  ;  Edda,  passim.  —  En  ce  qui 
touche  les  représentations  scéniques  qui  accompagnaient  les  letes, 
voy.  Saxo  Grammaticus,  p.  104  :  Effeminati  corporum  motus,  sce- 
nicique  mimorum  plausus,diC  mollia  nolarum  crepitacula. 


50  CHAPITRE  II. 

sorte  de  pontificat  :  il  prenait  le  titre  de  «  protec- 
teur de  Tautel,  »  et  levait  sur  le  peuple  suédois 
l'impôt  destiné  aux  sacrifices.  Tous  les  chefs  de 
race  noble  avaient  droit  d'immoler  des  victimes. 
En  Islande,  trente-neuf  prêtres  rendaient  la  justice 
et  présidaient  aux  fonctions  sacrées  ;  leur  charge 
passait  à  leurs  fils,  et  tout  s'accorde  pour  indiquer 
une  caste  qui  réunit  longtemps  les  deux  pouvoirs 
spirituel  et  temporel.  C'était  une  caste  savante; 
elle  se  vantait  d'avoir  des  chants  qui  embrassaient 
toute  la  suite  des  connaissances  divines  et  humai- 
nes. Ces  chants,  composés  dans  une  langue  obs- 
cure, chargés  d'ellipses,  de  périphrases,  d'épithètes 
sacramentelles,  se  perpétuaient  par  un  enseigne- 
ment qu'on  supposait  venu  des  dieux.  Les  Scandi- 
naves, devenus  chrétiens,  ne  méprisèrent  pas  cet 
héritage  de  leurs  pères.  On  croit  que,  vers  la 
fin  du  onzième  siècle,  le  prêtre  Ssemund  en  re- 
cueillit les  restes.  Il  appela  son  recueil  I'Edda, 
c'est-à-dire  l'Aïeul.  Le  respect  de  la  postérité 
l'a  conservé  jusqu'à  nous.  C'est  ce  livre  qu'il  faut 
ouvrir  pour  y  chercher  la  tradition  authentique 
du  Nord  (1). 

(1)  Les  attributions  des  prêtres  Scandinaves  ne  périrent  pas 
toutes  avec  eux.  On  en  reconnaît  une  partie  dans  les  charges  et 
privilèges  que  la  loi  islandaise  contie  aux  juges.  Gragâs,  1,  109-113, 
150,  1G5.  Cf.  Grimm,  Deutsche  Rechts  Alterthûmer,  p.  751.  Saxo 
Grammaticus,  p.  176,  admet  une  distinction  entre  les  prêfrcs  et 
les  ministres  inférieurs  des  sacrifices  :  Victimarios  proscripsit, 
flaminium  abrogavit.  --  Sur  la  dignité  théocratique  du  roi  d'Upsal, 
voyez  Ynglinga  saga,  cap.  ii,  yiii,  xxiv  ;  Geijer,  Geschichte  Schwe- 


LA  RELIGION.  51 

Au  milieu  des  obscurités  de  rEdda,^[une  pensée  .^iJ^^^'^e 
se  cache,  mais  de  façon  qu'on  peut  l'entrevoir  : 
c'est  la  pensée  de  l'éternité.  C'est  le  Puissant  qui  a 
créé  les  dieux  et  qui  leur  survivra .  Les  hommes 
n'osent  pas  lui  donner  un  nom.  Peut-être  est-ce  lui 
qu'ils  adorent  dans  cette  trinité  mystérieuse  nom- 
mée deux  fois  seulement  dans  l'Edda  :  Har,  Jafn- 
Har,  et  Thriddi,  »  c'est-à-dire,  le  Haut,  celui  qui 
est  également  Haut,  et  le  Troisième.  Il  est  dit  que 
«  le  Fort  d'en  haut,  qui  gouverne  toutes  choses, 
viendra  juger  le  monde,  et  que  le  temps  ne  peut 
rien  contre  ses  décrets.  »  Les  justices  divines 
s'exécutent  dans  des  lieux  qui  échapperont  à  l'em- 
brasement de  l'univers.  Les  gens  de  bien  y  habitent 
un  séjour  plus  éclatant  que  le  soleil  ;  a  mais  les 
méchants  iront  loin  du  soleil,  sur  la  plage  des 
morts,  dans  la  triste  maison  où  le  serpent  les  ronge 
et  le  loup  les  déchire.  »  Les  chants  sacrés  n'en  di- 
sent pas  davantage,  et  ce  peu  qu'ils  disent  des 
choses  éternelles  semble  appartenir  à  une  théolo- 
gie plus  haute,  qui  eut  peut-être  des  mystères 
réservés  aux  prêtres  et  aux  chefs.  La  croyance 
populaire  s'attachait  à  des  récits  dont  la  scène  était 
dans  le  temps  (1). 


dens,  100.  En  ce  qui  touche  Tauthenticité  et  le  caractère  de  l'en- 
seignement sacerdotal,  Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder,  p.  222,  295. 
P.  E.  Mûller,  Ueber  die  JEchtheit  der  Asalehre. 

(1)  Edda  Sœmundar,  t.  III  ;  Volospa,  str.  58  :  Tum  veniet 
Potens  ille,  —  ad  magnum  judicium,  ~  validus^e  superis,  —  qui 


52  CHAPITRE  II. 

«  C'était  le  matin  des  siècles  ;  il  n'y  avait  ni 
sables,  ni  froides  eaux,  ni  voûte  do  ciel.  Il  n'y 
avait  que  l'abîme  ouvert;  au  nord  de  l'abîme,  le 
monde  des  ténèbres;  au  midi,  le  monde  du  feu.  Du 
monde  des  ténèbres  sortaient  douze  fleuves,  qui 
roulaient  des  eaux  emprisonnées.  Ces  eaux  se 
gelèrent;  le  givre  qui  s'en  forma  tomba  dans 
l'abîme.  Du  monde  du  feu  vinrent  des  étincelles 
qui  fondirent  le  givre  et  lui  donnèrent  la  vie. 
Ainsi  naquit  le  géant  Ymir.  Ymir  était  mauvais. 
Dans  son  sommeil,  il  engendra  la  race  malfaisante 
des  géants  de  la  gelée  (1). 

«  Mais  des  gouttes  de  la  gelée  foifdante  naquit 
aussi  la  vache  Audhumbla.  Quatre  fleuves  de 

omnia  régit.  —  Fert  hic  sententias  et  causas  dirimit,  sacra  fata... 
qu3R  semper  durabunt. 

57.  iEdem  videt  ille  stare,  —  sole  clariorem,  —  auroquetextam, 
—  in  Gimle.  —  Ibi  probi  —  homines  habitabunt,  et  per  ssecula  — 
gaudio  fruentur. 

54  et  55.  iEdem  videt  ille  stare,  —  a  sole  remotam,  in  Nas- 
tronda.  —  Est  sedes  ea  contexta  —  contortis  serpentum  dorsis.  — 
Vidit  ibi  vadare  ~  rapidos  amnes,  homines  parjures,  —  ac  sica- 
rios,  etc. 

Je  cite  la  traduction  latine  de  l'édition  de  Copenhague,  en  trois 
vol.  in-4;°,  en  conservant  la  division  des  vers.  On  a  beaucoup  atta- 
qué l'authenticité  de  la  58^  strophe,  qu'on  a  représentée  comme 
une  interpolation  chrétienne.  Geijer  la  défend  par  un  ensemble  de 
preuves  qui  me  paraissent  convaincantes.  Svea  Rikes  Hœfder,  256 
et  suiv.  Cf.  Hyndluliod,  str.  -41. 

(1)  Edda  Sœmundar,  t.  111,  Volospa,  str.  5  :  Initium  fuit  ssecu- 
lorum,  —  quum  Ymer  habitavit.  —  Non  erat  arena,  nec  mare,  — 
nec  frigidœ  undœ  ;  —  terra  nuspiam  est  reperta,  —  neque  super- 
num  cœlum  ;  —  erat  inane  chasma,  —  sed  nullibi  gramcn.  Cf. 
t.  I.  Vafthrudnismal,  str.  51,  55.  Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder, 
p.  514  et  suiv. 


U  RELIGION.  53 

lait  coulaient  de  ses  mamelles.  Elle  se  nourrissait 
en  léchant  la  neige  dans  le  creux  des  rochers.  Le 
premier  jour,  elle  mit  à  découvert  une  chevelure  ; 
le  second  jour,  une  tête;  le  troisième  jour, 
tout  un  corps  :  ce  fut  le  dieu  Bure.  Son  fils  Borr 
eut  trois  enfants  :  Odin,  Yili  et  Ye;  avec  eux  com- 
mence la  famille  des  Ases,  juste,  bienfaisante,  et 
suscitée  pour  combattre  les  géants  (1). 

ce  Odin  et  ses  deux  frères  attaquèrent  donc  Ymir  : 
ils  le  tuèrent;  de  sa  chair  ils  firent  la  terre;  les 
pierres,  de  ses  ossements  ;  de  son  sang,  la  mer  ; 
le  cielj  de  son  crâne,  et  de  son  cerveau,  les  nuées 
pesantes.  Ensuite  ils  prirent  les  étincelles  qui  ve- 
naient de  la  région  du  feu  ;  ils  en  formèrent  les 
astres,  et  les  mirent  dans  F  espace  pour  éclairer 
le  monde.  Ils  donnèrent  des  noms  à  la  nuit  et  aux 
quartiers  de  la  lune.  Ils  nommèrent  le  matin  et  le 
midi,  le  temps  qui  suit  le  midi  et  le  soir,  et  réglè- 
rent la  division  des  années.  Le  sang  d'Ymir,  en  se 
répandant,  avait  fait  un  déluge  où  ses  enfants  pé- 
rirent, à  l'exception  d'un  seul,  qui  devait  perpé- 
tuer la  race  des  géants.  Des  vers  qui  s'étaient 
engendrés  dans  les  chairs  naquirent  les  nains. 
L'espèce  humaine  manquait  encore.  Un  jour, 
Odin  et  ses  frères  trouvèrent  sur  leur  chemin  deux 
troncs  d'arbres,  un  frêne  et  un  aune.  Ces  deux 
troncs  n'avaient  ni  esprit,  ni  intelligence,  ni  beau 

(1)  Edda  dœmisaga,  5,  6,  9,  10.  Geijer,  loco  citato. 


54  CHAPITRE  II. 

visage.  Odin  leur  donna  l'esprit  ;  le  second  dieu 
leur  donna  l'intelligence  ;  le  troisième  leur  donna 
le  beau  visage  :  ce  furent  le  premier  homme  et  la 
première  femme  (1). 

c(  11  y  a  neuf  mondes.  Le  plus  élevé  est  le  ciel 
supérieur,  où  le  feu  exterminateur  ne  pénétrera 
pas.  Le  plus  bas  est  l'enfer,  où  la  sombre  Héla 
attend  les  morts.  Au  centre  des  mondes  se  trouve  la 
terre,  plate  et  ronde,  et  entourée  de  l'Océan.  Le 
frêne  Yggdrasill,  dont  le  feuillage  ne  se  flétrit  ja- 
mais, s'élève  au  milieu,  et  forme  le  pivot  de 
l'univers.  Sous  Tune  de  ses  trois  racines,  trois 
femmes  divines,  les  trois  Nornes,  habitent  un 
lieu  caché,  où  elles  gravent  sur  des  tables  le 
destin  des  hommes.  L'une  écrit  le  passé,  l'autre  le 
présent,  la  troisième  l'avenir.  —  C'est  aussi  au 
milieu  de  la  terre  que  fut  bâtie  au  commencement 
A-sgard,  la  cité  des  dieux.  Un  temple  s'y  élevait  avec 
un  trône  pour  Odin,  et  douze  sièges  pour  les  douze 
Ases.  Car  tout  pouvoir  a  été  donné  à  Odin,  et  c'est 
pourquoi  on  l'appelle  AUfader,  le  père  universel. 

(1)  Edda,  Vafthrudnismal,  str.  21  :  Ex  Ymir  carne  —  creala 
fuit  terra,  —  sed  ex  ossibus  saxa,  —  cœlum  ex  cranio,  —  pruina 
frigidi  gigantis,  —  sed  ex  sanguine  salum. 

Cf.  Grimnismal,  str.  40,  41.  Volospa,  str.  5,  6,  strophe  15  : 
Tandem  très  venerunt,  —  ex  eo  congressu,  —  potenles  et  amabi- 
les,  —  Asœ  ad  doraum.  —  Jnvenerunt  in  terra,  —  parum  potentes, 

—  Ascum  et  Emblam,  —  sine  fatis.  16.  Animam  non possidebant, 

—  ralionem  non  habuerunt,  —  nec  sanguinem,  nec  gestus,  —  nec 
colores  décentes.  —  Animam  dédit  Odinus,  —  rationem  dédit  Hœ~ 
nir.  —  Sanguinem  dédit  Lodur,  —  et  colores  décentes  Cf.  Geijer, 
p.  315  et  suiv. 


LA  RELIGION. 


55 


Ses  mystérieux  surnoms  sont  au  nombre  de  cent 
quinze  :  ils  le  désignent  comme  l'auteur  de  la  vie, 
de  la  sagesse,  de  la  victoire.  Thor,  le  premier  de 
ses  fils,  gouverne  le  tonnerre  ;  il  porte  le  marteau, 
symbole  de  la  foudre.  Tyr  est  le  dieu  de  la  guerre; 
Freyr  donne  la  paix,  l'abondance  et  les  moissons. 
Il  y  a  aussi  plusieurs  déesses  :  la  plus  vieille  est 
Jordh,  la  terre,  et  la  plus  belle,  Freya,  la  déesse  de 
l'amour.  Longtemps  les  Âses  vécurent  heureux. 
Ils  construisaient  des  forges,  fabriquaient  de  riches 
ouvrages,  et  ne  manquaient  jamais  d'or.  Les  enchan- 
tements d'une  magicienne  troublèrent  ces  plaisirs, 
et  la  première  guerre  éclata  (1). 

c<  De  la  race  des  géants  était  né  Loki ,  l'auteur 
du  mal,  celui  qui  trompe  et  qui  raille  les  dieux  ; 
il  donna  le  jour  à  trois  monstres  :  Héla,  c'est-à-dire 

(1)  Volospa,  17  ;  Scio  fraxinum  stare  ;  —  Yggdrasill  nominatur, — 
alta  arbor,  perfusa  —  albo  luto  ;  inde  veniunt  imbres  —  qui  in 
valles  decidunt.  —  Stat  semper  virens  super  —  Urdœ  fonte.  18. 
Inde  veniunt  Virgines  raultiscise,  — très  existo  lacu,  —  sub  arbore 
sito.  —  Urdam  nominarunt  unam,  —  aliam  Verdandi,  —  Sculdam 
tertiam.  —  Sculpserunt  in  tabula:  —  hse  leges  posuere,  —  hge 
vitam  elegere;  —  hominum  gnatis  fata  constituunt. 

Cf.  Hrafnagaldr  Odins,  str.  13,  Ynglinga  saga,  cap.  ii.  Geijer, 
p.  518.  Sur  les  cent  quinze  noms  d'Odin  :  Miiller,  Ueher  die 
JEchtheit  der  Asalehre,  p.  50.  Sur  Tâge  d'or  des  Ases,  Vôlospa, 
str.  7  :  Conveniebant  Asse  —  in  Indae  campo,  —  qui  delubra  et 
fana  —  alte  extruxeruunt,  —  fornaces  posuerunt,  —  pretiosa  fa- 
bricarunt  ;  —  viribus  adnitebantur,  —  omnia  lentavere.  —  Forci- 
pes  formarunt,  —  et  instrumenta  fabrilia  fecerunt.  8.  Alea  lu- 
debant  in  area,  —  hilares  fuere;  —  erat  illis  nullius  —  ex  auro 
facti  defectus... 

Les  strophes  18  et  20  font  allusion  à  Thistoire  obscure  de  la 
magicienne  qui  mit  fin  à  ce  bonheur,  et  qui  causa  la  première 
guerre. 


56  CHAPITRE  II. 

]a  Mort,  qu'Odin  précipita  dans  le  ténèbres  ;  le  loup 
Fenris,  que  les  dieux  enchaînèrent;  et  le  grand 
serpent,  qui  fut  jeté  dans  la  mer,  où  il  entoure  la 
terre  de  ses  replis.  Deux  autres  loups,  issus  de  la 
même  origine,  poursuivent  le  soleil  et  la  lune, 
qu'ils  menacent  de  dévorer.  Les  géants,  soutenus 
des  nains  et  des  mauvais  génies,  qu'on  appelle  les 
Alfes  noirs,  ne  cessent  de  guerroyer  contre  les  Ases; 
ils  troublent  les  airs,  ils  soulèvent  les  montagnes, 
ils  emmènent  les  déesses  en  captivité.  D'un  autre 
côté,  les  Ases  défendent  leur  empire;  ils  ont  avec 
eux  les  bons  génies,  les  Alfes  lumineux,  qui  habi- 
tent le  ciel,  et  les  héros  qui  combattent  le  mal  sur  la 
terre.  Odin  mène  à  sa  suitelesValkyries,  les  vierges 
des  combats  :  leurs  lances  jettent  des  rayons,  la  rosée 
tombe  de  la  crinière  de  leurs  chevaux;  elles  descen- 
dent sans  être  vues  dans  la  mêlée,  elles  choisissent 
ceux  qui  ont  le  privilège  d'y  mourir  :  car  les  rois 
et  les  nobles,  fils  des  dieux,  ne  tombent  sur  les 
champs  de  bataille  que  pour  aller  revivre  dans  le 
palais  d'or  de  la  Yalhalla.  Chaque  jour,  dans  les 
cours  du  palais,  ils  se  donnent  le  plaisir  de  la 
guerre  ;  puis  ils  rentrent  dans  les  salles  ornées  de 
boucliers,  s'asseoient  à  la  même  table,  boivent  la 
bière  écumante,  et  se  nourrissent  de  la  chair  du 
sanglier,  qui  ne  diminue  jamais  (1). 

(1)  Hyndluliod,  str.  57,  38.  Dœmisaga,  34.  Sur  la  création  des 
Nains  et  des  Alfes,  Volospa,  str. 9,  14.  Hrafnagaldr  Odins,  str.  26. 
Sur  les  plaisirs  de  la  Yalhalla,  Vafthrudnismal,  41  :  Omnes  he- 


U  RELIGION.  £)7 

«  La  puissance  des  Ases  est  assurée  tant  que  vivra 
Balder,  fils  d'Odin,  le  plus  beau  d'entre  eux,  le 
plus  doux  et  le  plus  pur.  Rien  d'immonde  n'estu 
souffert  en  sa  présence;  rien  d'injuste  ne  résiste  à 
ses  jugements.  Mais  des  songes  sinistres  l'avertis- 
sent de  sa  fm  prochaine.  Une  antique  prophétesse 
se  réveille  dans  son  tombeau,  pour  prédire  la  mort 
de  Balder.  La  mère  du  jeune  dieu  veut  conjurer  le 
sort;  elle  demande  à  toutes  les  créatures  le  ser- 
ment d'épargner  son  fils.  Le  feu,  l'eau,  le  fer,  les 
pierres,  l'ont  promis  ;  une  seule  plante,  la  plus 
faible  de  toutes,  le  gui,  oublié  par  la  déesse,  n'a 
rien  juré.  Loki  la  cueille  et  la  met  dans  les  mains 
de  Hœder,  frère  de  Balder,  mais  qui  naquit  aveu- 
gle. Pendant  que  les  Ases  rassemblés  éprouvent 
l'impassibilité  de  Balder  en  lui  portant  des  coups 
qui  ne  le  blessent  point,  l'aveugle  frappe  à  son 
tour  :  Balder,  atteint  du  trait  fatal,  tombe,  et  rend 
le  dernier  soupir.  En  vain  l'un  des  Ases  descend 
chez  Héla  pour  lui  proposer  la  rançon  du  tré- 
passé :  l'inexorable  déesse  veut  pour  rançon  une 
larme  de  chaque  créature.  Toutes  les  créatures  pleu- 
rent, en  effet  :  les  hommes  pleurent,  les  animaux 
pleurent,  les  arbres  pleurent,  et  les  rochers  avec 

roes,  —  Odini  in  areis,  —  ictus  partiuntur  ictibus  quotidie.  —  Cae- 
dendos  eligunt,  et  a  prselio  domum  equitaut,  —  cerevisiam  cum 
diis  potant,  —  vescuntur  Schrimnis  lardo,  et  maxime  concordes 
sedent. 

Cf.  les  chants  héroïques  contenus  au  tome  II  de  VEdda,  où  l'idée 
de  l'immortalité  revient  à  chaque  page. 

ÉT.  GEBM.  I,  .5 


58  CHAPITRE  II. 

eux.  Seule,  une  fille  des  géants  ne  veut  pas  pleurer, 
et  Balder  reste  chez  les  morts  (1). 

c(  Rien  ne  suspend  plus  le  destin  qui  menace  le 
monde.  Un  siècledefer  viendra,  le  siècle  des  haches 
et  des  épées,  où  les  boucliers  seront  brisés,  où  les 
adultères  seront  fréquents,  où  le  frère  tuera  son 
frère.  Le  grand  frêne  Yggdrasill  frémira  dans  l'at- 
tente des  maux  qui  menacent  le  monde,  et  les  nains 
gémiront  sur  le  seuil  de  leurs  cavernes.  En  ce 
temps,  Loki  rassemblera  les  géants  et  les  esprits 
des  ténèbres.  Le  loup  Fenris  rompra  sa  chaîne,  le 
serpent  qui  enveloppe  la  terre  se  tordra  de  fureur. 
La  région  du  feu  vomira  les  génies  malfaisants  qui 
l'habitent.  Ils  viendront,  conduits  par  Surtur  le 
Noir,  portant  les  flammes  dans  leurs  mains.  Alors 
Odin  s'armera  ;  il  rassemblera  autour  de  lui  les 
Ases,  les  Alfes  lumineux,  les  héros  de  la  Valhalla. 
La  dernière  bataille  s'engagera;  mais  il  faut  que  les 
puissances  ennemies  l'emportent.  Odin  sera  dévoré 
par  le  loup  ;  Thor  mourra  étouffé  par  l'haleine 
empoisonnée  du  serpent  ;  Freyr  périra  sous  les 
coups  de  Surtur.  Les  hommes  descendront  en  trem- 
blant les  chemins  de  la  mort.  La  terre  s'enfoncera 
dans  l'Océan,  les  astres  s'éteindront,  et  l'incendie 

(1)  Volospa,  str.  29  :  Vidi  Baldero, —  cruore  perfuso  deo,  — 
Odini  filio,  —  fata  reposita.  —  Stetit  excrescens,  altior  campo,  — 
teneret  adeo  speciosus,  —  visci  surculus.  30.  Factum  est  ex  ista 
spina,  — ut  mihi  visum  est,  —  deplorandum  missile  et  periculo- 
sum  ;  —  Hœder  jaculatus  est. 

Cf.  Edda  dœmisaga,  49;  VeglarnsquidUi  passim,  et  Geijer, 
p.  329  et  suivantes. 


LA  RELIGION. 


59 


montera  jusqu'au  ciel.  C'est  le  moment  falal 
que  les  chants  sacrés  ont  appelé  la  Nuit  des 
dieux  (1). 

ce  Mais  cette  nuit  aura  son  lendemain.  Un  soleil 
plus  jeune  reviendra  éclairer  le  monde.  Une  autre 
terre  verdoyante  sortira  des  flots  :  les  cascades  se  pré- 
cipiteront, et  l'aigle  planera  au  dessus.  Un  couple 
échappé  au  grand  incendie,  nourri  de  la  rosée  du 
matin,  recommencera  la  race  humaine.  Des  mois- 
sons nouvelles  mûriront  sans  culture.  Tous  les  maux 
cesseront.  Balder  reparaîtra,  accompagné  des  fils 
d'Odin  et  de  Thor.  Ils  reviendront  habiter  les  palais 
de  leurs  pères,  au  lieu  où  s'élevait  l'ancien 
Asgard  ;  et  là  ils  méditeront  les  grandes  choses  du 
temps  passé  et  les  runes  du  Dieu  souverain  (2).  » 

On  ne  peut  méconnaître  un  grand  travail  d'es- 
prit dans  ce  drame,  où  se  déroule  toute  la  tradition 
des  Scandinaves.  J'y  découvre  une  doctrine  complète 

(1)  Volospa,  40  :  Catena  rumpetur,  —  sed  lupus  irruet.  — 
Prœvideo  sane  longius  —  acerbum  crepusculum  —  potes!  atum  et 
beatorum  numinuin.  La  description  se  prolonge  jusqu'à  la  strophe 
51  :  Sol  nigrescere  incipiet,  —  in  mare  terra  decidet,  —  dispare- 
bunt  e  cœlo  —  serens^  stellse,  alta  flamma  alludet  —  ipsi  cœlo. 

Cf.  Dœmisaga,  51,  Hrafnagaldr,  5.  Geijer,  537. 

(2)  Volospa,  52  :  Vidit  illa  emergere,  —  altéra  vice,  —  tellu- 
rem  ex  Oceano,  —  pulchre  virentem;  —  defluent  cataractse,  — 
aquila  super  Yolabit.  55.  Convenient  Asse  —  in  Idœ  campo,  —  et 
ibi  reminiscentur  de  magnis  rébus,  —  et  de  celsissimi  dei  —  anti- 
quis  runis.  55.  Ferent  insativum —  agri  frumentum  ;  —  mala 
omnia  cessabunt,  —  Balderus  redibit.  —  Incolent  flœder  et  Balder. 
—  Odini  beatas  sedes. 

Cf.  Vafthrudnismal,  str.  59,  45,  47.  M.  J.-J.  Ampère  a  publié 
[Littératvre  et  Voyages,  p  595)  un  exposé  de  la  mythologie  Scan- 
dinave, auquel  j'ai  emprunté  plusieurs  traits. 


60  CHAPITRE  II. 

de  Dieu,  derhumanité,dela  nature.  Tout  y  est  plein 
de  souvenirs  et  de  pressentiments  ;  tout  y  respire 
cette  tristesse  profonde  des  âmes  qui  ont  beaucoup 
su  et  beaucoup  pensé.  J'y  reconnais  l'enseignement 
d'une  école  théologique,  et  j'aurai  lieu  d'examiner 
de  plus  près  ces  dogmes,  qui  rappellent  ceux  de 
l'Orient  :  la  généalogie  des  dieux  ;  le  monde  passant 
par  une  suite  de  créations  et  de  destructions  alter- 
natives •  le  Dieu  victime,  dont  le  sacrifice  fait  le 
nœud  des  siècles.  Mais  la  tradition  sacerdotale  ne 
s'impose  pas  sans  effort  chez  un  peuple  guerrier. 
Les  passions  qu'elle  gêne  cherchent  à  la  corrom- 
pre; elles  y  introduisent  des  fables  qui  les  flattent, 
des  pratiques  qui  les  contentent,  et  tout  ce  qu'on 
nomme  superstition. 
Superstitions  Et  d'abord  le  sacerdoce  Scandinave,  soit  pour 
scandfnaves.  coutcnir  Ics  csprits  par  l'espoir  et  par  la  terreur, 
soit  qu'il  cédât  à  cet  orgueilleux  délire  qu'on  trouve 
souvent  chez  les  prêtres  des  fausses  religions,  s'était 
attribué  d'autres  pouvoirs  que  ceux  de  l'enseigne- 
ment et  de  la  prière.  Il  se  donnait  pour  dépositaire 
d'une  science  mystérieuse  qui  lui  assurait  l'empire 
des  éléments  et  le  gouvernement  des  volontés.  Un 
chant  de  VEdda  exprime  avec  une  effrayante  har- 
diesse les  rêves  des  magiciens  du  Nord.  Le  poëte  se 
vante  d'avoir  été  suspendu  à  un  arbre  durant  neuf 
nuits  entières,  percé  d'un  coup  mortel,  offert  en 
sacrifice  à  Odin.  Durant  neuf  nuits,  ses  lèvres  ne 
touchèrent  ni  le  pain  ni  le  vase  d'hydromel  :  c(.pen- 


LA  RELIGION.  61 

dant  il  apprenait  les  incantations  puissantes  dont 
les  dieux  ont  le  secret.  Maintenant,  descendu  de 
Tarbre  funèbre,  il  énumère  les  pouvoirs  qui  lui  fu- 
rent conférés.  «  Voici,  dit-il,  mon  premier  pou- 
ce voir  :  je  sais  des  chants  qui  vous  secourront  con- 
«  tre  les  querelles,  contre  les  chagrins  et  tous  les 
c<  genres  de  soucis.  Voici  ce  que  je  sais  encore  :  si 
«  les  hommes  me  chargent  de  liens,  je  chante  de 
«  telle  sorte ,  que  les  entraves  me  tombent  des 
«  pieds,  et  les  menottes  des  mains.  Voici  ce  que  sais 
((  encore  :  si  je  veux  sauver  mon  navire  battu  par 
a  les  flots,  j'impose  silence  au  vent  et  j'assoupis  la 
ce  mer.  Voici  ce  que  sais  encore  :  si  je  vois  au-dessus 
c<  de  ma  tête  se  balancer  un  corps  suspendu  par  une 
a  cordeau  gibet,  je  trace  des  caractères  tels  que  le 
ce  mort  descende  et  vienne  s'entretenir  avec  moi. 
ce  Voici  ce  que  je  sais  encore  :  s'il  me  faut  dans 
ce  l'assemblée  des  hommes  faire  le  dénombrement 
ce  des  dieux  un  à  un,  je  puis  compter  les  Aseset  les 
ce  Alfes  jusqu'au  dernier.  Voici  ce  que  je  sais  encore  : 
ce  si  je  veux  m'emparer  du  cœur  d'une  belle  jeune 
ce  fille,  je  change  son  âme,  et  je  remue  comme  il 
ce  me  plaît  la  volonté  de  la  femme  aux  bras 
ce  blancs  (1).  »  L'idée  même  d'une  telle  science, 

(1)  Edda  Seemundar,  t.  IIÏ.  Havamal,  Ul  :  Scio  me  pepcndisse 

—  in  arbore  aeria  —  intégras  novem  noctes  —  telo  vulneratum  — 
et  addictumOdino...  142  :  Nec  libo  me  bearunt  —  nec  cornu po- 
torio.  —  Speculabar  deorsum  —  sustuli  sermones  —  ejulans  didici 

—  rursus  inde  delapsus  sum...  149  :  Carmina  illa  calleo  —  quœ 
nescit  civis  uxor  —  et  ullius  mortalis  filius.  —  Auxilium  vocatur 


62  CHAPITRE  II. 

tournée  au  mal  comme  au  bien,  suppose  une  pro- 
fonde altération  du  dogme.  Le  premier  auteur  delà 
magie,  c'est  Odin,  qui  en  confie  les  mystères  d'abord 
aux  Ases,  ensuite  aux  prêtres  ;  et  la  tradition  ajoute 
qu'il  exerça  une  sorte  d'enchantement  plus  redou- 
table encore,  dont  l'effet  était  d'envoyer  aux  hom- 
mes le  malheur,  la  maladie  ou  la  mort,  de  leur 
enlever  la  raison,  de  les  priver  de  postérité;  mais 
les  dieux  et  les  hommes  eurent  horreur  de  ces  ma- 
léfices, et  en  abandonnèrent  l'usage  aux  déesses  et 
aux  sorcières.  Ainsi  la  notion  morale  d'une  divi- 
nité juste  et  bienfaisante  s'obscurcit  et  s'éloigne,  ne 
laissant  à  sa  place  que  l'idée  d'une  puissance  dé- 
raisonnable, qui  se  joue  de  la  mort  et  de  la  vie,  et 
qui  trouve  son  contentement  dans  l'inépuisable  va- 
riété de  ses  manifestations.  Mais  cette  puissance 
est  celle  même  de  la  nature,  et  Odin  se  montre  en 
effet  comme  le  symbole  de  la  nature  divinisée  :  on 
le  représente  sous  les  traits  du  Soleil,  ce  magicien 
céleste  qui  n'a  qu'à  paraître  pour  changer  l'as- 
pect du  ciel  et  de  la  terre.  Les  dieux  inférieurs 
prennent  un  caractère  semblable;  et,  pour  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas,  leurs  noms  mêmes  deviennent 
ceux  des  éléments  auxquels  ils  président,  et  avec 
lesquels  ils  se  confondent.  Les  vagues  sont  appe- 

primum  —  id  autem  tibi  auxiliabitur  —  adversus  controversias  et 
œgritudines —  et  curas  universas...  Id  novi  sextum  decimum  —  si 
velim  lepidœ  puellœ  —  toto  affectu  et  voluptale  potiri.  —  Animum 
muto  —  fœminse  brachia  candidœ  —  alque  ejus  voluntatem  penitus 
verto.,. 


LA  RELIGION.  65 

lées  les  fiiles  d'Œgir,  dieu  des  eaux.  Jordh,  la  Terre, 
est  adorée  comme  l'épouse  du  Ciel  ;  des  génies  in- 
connus attisent  dans  l'abîme  le  feu  qui  doit  dévorer 
le  monde,  et  l'Edda  énumère  comme  autant  de 
nains  les  différentes  sortes  de  vents,  de  frimas,  de 
pluies,  qui  troublent  les  airs.  Cette  apothéose  de 
toute  la  création  devait  aboutir,  tôt  ou  tard,  au 
culte  des  arbres,  des  pierres  et  des  eaux,  dont  les 
traces  se  retrouvent  par  tout  le  Nord  (1). 

Pendant  que  la  tradition  s'altérait  ainsi  dans 
l'enseignement  des  prêtres,  comment  n'aurait-elle 
pas  subi  d'autres  atteintes  dans  l'imagination  des 
peuples  ?  Le  culte  de  l'ancien  Odin,  c'est-à-dire 
d'une  intelligence  souveraine  et  impassible,  était 
trop  spirituel  pour  ces  cœurs  grossiers  ;  il  leur 
fallait  des  divinités  violentes  comme  eux,  qui  com- 
batissent  avec  eux.  C'est  pourquoi  ils  préféraient 
l'impitoyable  Thor,  le  tueur  de  géants,  avec  son 
marteau  meurtrier.  C'était  lui  qui  avait  la  pre 
mière  place  dans  le  temple  suédois  d'Upsal  et  dans 
les  sanctuaires  de  Norvège.  Odin  lui-même  ne 
demeurait  sur  les  autels  qu'en  y  prenant  une 
attitude  guerrière.  On  le  représente  armé  de  pied 
en  cap  ;  on  l'appelle  le  père  du  carnage.  Les  Val- 
kyries,  qui  le  suivent,  aiment  l'odeur  des  morts  et 
le  cri  des  blessés.  La  veille  des  grandes  batailles, 

(1)  Ynglinga  saga,  cap.  yii.  Sur  le  culte  de  la  nature  chez  les 
peuples  du  Nord,  Volospa,  str.  9,  14.  Geijer,  p.  347.  Grimm, 
Mythologie,  1. 1,  p.  553,  567,  568,  609,  611,  etc. 


64  CHAPITRE  U. 

elles  travaillent  ensemble,  en  s'accompagnant  de 
chants  de  guerre.  Le  tissu  qui  les  occupe  est  d'en- 
trailles humaines;  les  flèches  servent  de  navettes, 
et  le  sang  ruisselle  sur  le  métier.  Le  palais  de  la 
Yalhalla  ne  s'ouvre  qu'aux  braves  qui  ont  péri  par 
le  fer,  et  pour  eux  la  félicité  de  l'autre  vie  est  en- 
core de  se  tailler  en  pièces.  La  cruauté  de  ces 
dogmes  avait  passé  dans  les  mœurs.  [L'idéal  de  la 
vertu,  c'était  ce  délire  furieux  où  le  guerrier 
{Berseker)  se  précipitait  Fépée  à  la  main  sur  ses 
compagnons  comme  sur  ses  ennemis,  frappait  les 
arbres  et  les  rochers,  et  ne  respirait  plus  que  la 
destruction.  La  piété  filiale,  c'était  d'achever  à 
coups  de  lance  les  vieillards  et  les  malades  pour 
leur  assurer  une  place  dans  le  séjour  des  héros,  et 
d'immoler  sur  le  bûcher  leurs  femmes  et  leurs 
esclaves  pour  leur  donner  un  cortège.  On  ne  con- 
naissait pas  de  culte  plus  agréable  aux  dieux  que 
le  sacrifice  humain.  Le  roi  On  l'ancien  immola 
l'un  après  l'autre  ses  neuf  fils  à  Odin,  pour  obtenir 
une  longue  vie.  Ce  n'était  point  là  le  caprice  royal 
d'un  barbare,  mais  l'application  d'une  coutume 
nationale.  Tous  les  neuf  ans,  à  la  fête  de  Lethra, 
dans  l'île  de  Seeland,  on  égorgeait  quatre-vingt- 
dix-neuf  hommes,  avec  autant  de  chiens  et  de  coqs. 
Un  voyageur  chrétien,  qui  visitait  Upsal  au  onzième 
siècle,  compta  soixante-douze  victimes  humaines 
suspendues  aux  grands  arbres  de  la  forêt  sacrée. 
Mais  une  telle  religion,  par  cela  seul  qu'elle  ten- 


LA  RELIGION.  65 

lait  de  régler  le  meurtre  et  de  discipliner  la  vio- 
lence, était  incapable  d'assouvir  tous  les  emporte- 
ments des  pirates  du  Nord.  Rien  n'est  plus 
ordinaire,  dans  les  vieux  récits  des  Scandinaves, 
que  ces  guerriers  qui  se  vantent  de  se  passer  des 
dieux,  de  se  rire  des  esprits,  et  de  ne  croire  qu'à 
leur  épée  (1). 

Cependant,  comme  on  n'ôte  pas  le  frein  d'une 
passion  sans  déchaîner  les  autres  tôt  ou  tard,  la 
religion  de  la  guerre  finit  par  devenir  celle  de 
l'impureté.  Au  onzième  siècle,  le  paganisme  Scan- 
dinave était  arrivé  à  la  dernière  corruption.  Le 
belliqueux  Odin  avait  dégénéré  :  les  chants  des 
poètes  étaient  remplis  des  noms  de  ses  épouses,  du 
récit  de  ses  incestes  et  de  ses  adultères.  On  adorait 
la  volupté  sous  le  nom  de  Freya,  la  belle  ma- 

(1)  Sur  le  culte  de  Thor,  Â.dam  Bremm.,  de  Situ  Daniœ,  loco 
citaio.  Heims  Kringla,  Olafs  helga  saga,  c.  cxviii.  Olaf  Tryggva- 
sons  saga,  c.  lxxv,  Geijer,  p.  276.  Sur  les  Berseker,  Depping, 
Histoire  des  expéditions  des  Normands,  t.  I,  p.  46.  Sur  les  sacri- 
fices humains  des  Scandinaves,  Procope,  de  Bello  Gothico,  11,  15  : 
06OUCJI  §k  èv^£Xx,£aTaTa  upEta  iràvxa  x.aî  ivavi^cuai*  tcLv  8i  t£p£icov  acpicrt 
To  jcàXXiarov  àvÔpwTiro;  eariv.  Adam  Bremm.,  loco  citato  :  Lucus 
tam  sacer  est  gentilibus  ut  singulîB  arbores  ejus  ex  morte  vel  tabo 
immolatorum  divinse  credantur.  Ibi  etiam  canes  qui  pendent  cum 
hominibus,  quorum  corpora  mixtim  suspensa  narravit  mihi  qui- 
dam christianorum  se  septuaginta  duo  vidisse.  Dietmar  de  Merse- 
burg,  1,9  :  Ibi  (Lethrœ)  diis  suismet  novem  homines,  et  totidem 
equos,  cum  canibus  et  gallis,  pro  accipitribus  oblatis  immolant... 
Ynglingasaga,'29.  Grimm,  Mythologie,  40.  —  Sur  le  meurtre  des 
vieillards,  Geijer,  Schwedens  Geschichte,^.  102. 

Sur  l'athéisme  de  quelques  héros  Scandinaves,  Frithiofs  saga, 
Olaf  Tryggvasons  saga,  1,  14.  Owarodds  saga,  cap.  11.  Landnam^ 
1,  cap.  II. 


66  CHAPITRE  II. 

gicienne,  qui  se  prostituait  à  tous  les  dieux. 
Elle  séduisait  aussi  les  hommes.  L'exemple  des 
immortels  consacrait  la  polygamie.  La  guerre 
pourvoyait  de  captives  les  sérails  des  chefs.  Il  ne 
s'y  passait  pas  d'orgies  qui  n'eussent  leurs  modèles 
dans  les  temples.  L  image  du  dieu  Freyr,  dans  une 
attitude  infâme,  était  proposée  à  la  vénération  publi- 
que; et  les  fêtes  s'achevaient  par  des  chants  obscè- 
nes que  les  chroniqueurs  chrétiens  refusent  de  répé- 
ter. C'est  à  cette  dégradation  que  descendait  un 
grand  peuple,  sous  un  climat  qui  passe  pour  nour- 
rir des  hommes  calmes  et  chastes.  Mais  il  n'y  a  pas 
de  climat  où  le  cœur  humain  n'ait  porté  ses  orages, 
et  il  fallait  autre  chose  que  des  brumes  et  des  nei- 
ges pour  les  apaiser  (1). 

Religions  Lcs  Scandiuavcs  s'étaient  séparés  de  bonne  heure 
peuples    de  la  famille  germaniaue:  venus  plus  tard  de 

germaniques. 

rOrient,  resserrés  pour  ainsi  dire  dans  un  coin  du 
monde,  avec  d'autres  besoins  et  d'autres  habitudes, 
il  semble  qu'ils  devaient  porter  aussi  un  autre  génie 
dans  la  religion.  Il  n'est  donc  pas  permis  d'étendre 
sans  preuve  à  tout  le  Nord  leurs  institutions  et 

(1)  Voyez  les  chants  satiriques  de  l'Edda,  Loka  Sema  JEgis- 
(Irecka,  etc.  Adam  Bremensis,  loco  citato  :  Tertius  est  Fricco,  p*- 
cem  Yoluptatemque  largiens  mortalibus,  cu^us  simulacrum  fingunt 
ingenti  priapo.  Son  cbar  est  traîné  par  des  boucs,  et  une  prêtresse 
l'accompagne.  Cf.  Grimm,  Mythologie,  I,  195.  Le  même  auteur 
insiste  sur  la  liaison  du  culte  de  Freyr  avec  le  symbole  du  sanglier, 
p.  195,  ^  Sur  les  chants  obscènes  dans  les  fêtes  d'Upsal,  voyez 
Adam  de  Brème,  au  passage  déjà  cité. 


LA  RELIGION.  67 

eurs  croyances.  Il  reste  ;V  savoir  ce  qui  s'en  re- 
trouve chez  les  peuples  établis  entre  la  mer  Bal- 
tique et  le  Danube. 

On  connaît  déjà  les  Goths,  ces  frères  aînés  des  Le  cuite. 
Scandinaves.  On  sait  qu'ils  avaient  une  caste 
sacerdotale,  des  lois  sacrées,  des  rites  dont  l'omis- 
sion était  punie  de  mort.  Je  remarque  ensuite  les 
Saxons,  chez  qui  on  trouve  des  temples,  des  autels 
tournés  vers  l'orient,  des  images  d'or,  d'argent  et 
de  pierre.  Leurs  prêtres  vivaient  sous  une  disci* 
pline  qui  leur  interdisait  l'usage  des  armes  et  des 
chevaux;  mais  cette  loi,  en  les  séparant  de  la  mul- 
.titude,  assurait  leur  autorité  :  on  les  écoutait  avec 
respect  dans  les  conseils  des  rois.  Enfin,  si  je  m'ar- 
rête aux  Germains  connus  de  Tacite,  je  vois  chez 
eux  tout  ce  que  l'esprit  humain  imagine  pour 
régler  le  commerce  des  dieux  avec  la  terre.  Je  vois 
des  forêts,  des  îles,  des  territoires  entiers,  consa- 
crés à  ces  protecteurs  invisibles  que  chaque  nation 
cherche  à  fixer  auprès  d'elle.  Ils  ont  des  sanctuaires 
élevés  de  main  d'homme  ;  et  si  l'art  est  encore 
trop  grossier  pour  les  peupler  de  statues,  des 
images  symboliques  en  tiennent  lieu  :  les  Suèves 
honorent  un  vaisseau,  les  Quades  une  épée.  En 
même  temps,  je  trouve  des  sacerdoces  publics  qui 
balancent  le  pouvoir  des  chefs  de  guerre.  Les 
sacrificateurs  président  les  assemblées  ;  ils  impo- 
sent silence  à  cette  foule  qui  n'a  pas  coutume 
d'obéir  ;  ils  exercent  au  nom  des  dieux  le  droit  de 


68  CHAPITRE  IL 

punir,  si  exorbitant  chez  des  peuples  libres.  Ils  ont 
des  auspices  qui  décident  de  toutes  les  affaires.  Le 
ciel,  dont  ils  sont  les  interprètes,  gouverne  les 
choses  humaines.  Il  faut  compter  les  nuits,  obser- 
ver les  astres,  marquer  les  jours  favorables  où 
il  est  permis  de  délibérer.  Nulle  part^on  n'interroge 
plus  scrupuleusement  le  vol  et  le  chant  des  oi- 
seaux. Plusieurs  tribus  nourrissent  des  chevaux 
blancs  qu'on  attelle  à  un  char  sacré,  pour  tirer 
des  présages  de  leurs  hennissements.  Mais  l'avenir 
se  manifeste  surtout  par  les  verges  divinatoires 
qu'on  jette  en  l'air,  et  qu'on  reçoit  sur  un  vête- 
ment de  lin.  Dans  ce  pays,  où  tout  est  inspiré,  les 
femmes  rendent  aussi  des  oracles  :  souvent  Velléda, 
du  haut  de  la  tour  qu'elle  habitait  au  bord  de  la 
Lippe,  promit  la  victoire  aux  députés  des  tribus 
voisines.  Il  y  a  donc  un  système  de  signes  par  les- 
quels les  dieux,  solennellement  interrogés,  s'obli- 
gent à  répondre  aux  hommes.  En  retour  de  ce 
bienfait,  chaque  divinité  veut  ses  sacrifices  à  des 
jours  réglés,  avec  des  victimes  prescrites,  avec  des 
prières.  La  fête  s'achève  par  un  banquet,  où  l'on 
vide  la  coupe  de  mémoire.  Au  temps  fixé,  le  prê- 
tre du  bois  sacré  d'Hertha  tire  la  déesse  du  sanc- 
tuaire, la  conduit  sur  un  chariot  voilé,  traîné  par 
des  vaches,  et  la  promène  de  peuple  en  peuple, 
jusqu'à  ce  que,  fatiguée  de  la  société  des  mortels, 
elle  rentre  dans  sa  solitude.  Alors  le  chariot,  le 
voile  et  la  déesse  même  sont  lavés  dans  un  lac,  où 


LA  RELIGION.  69 

l'on  noie  les  esclaves  employés  à  ces  mystères.  Des 
institutions  religieuses  qui  tenaient  au  sol,  un  art 
augurai  qui  enveloppait  ainsi  tous  les  actes  de  la 
vie,  un  culte  si  pompeux  et  si  jaloux,  supposent 
l'existence  d'une  doctrine  qu'ils  servaient  à  per- 
pétuer. On  reconnaît,  en  effet,  chez  les  peuples 
décrits  par  Tacite,  des  chants  qui  leur  tenaient 
lieu  de  livres  sacrés,  des  dieux  dont  ils  savaient  les 
noms,  les  généalogies,  les  aventures  ;  des  dieux 
nationaux,  des  dieux  conjugaux,  des  dieux  pénates, 
tout  ce  qui  indique  un  certain  nombre  de  dogmes 
universellement  reçus.  Il  y  a  donc  lieu  de  croire 
que  les  principales  nations  germaniques,  unies 
avec  les  Scandinaves  par  une  même  origine,  le 
furent  aussi  par  une  même  tradition.  Il  en  faut 
chercher  les  débris  chez  les  historiens  classiques, 
dans  les  actes  des  missionnaires  chrétiens,  dans 
les  lois  et  les  souvenirs  du  moyen  âge,  parmi  les 
noms  de  lieux  et  les  superstitions  populaires  de 
l'Allemagne  moderne  :  car  rien  n'est  opiniâtre 
comme  une  croyance  traditionnelle,  et,  plutôt  que 
de  s'effacer,  elle  se  réfugie  pour  des  siècles  dans 
un  conte  de  nourrice  ou  dans  un  jeu  d'enfant  (1). 

(1)  Sur  le  culte  des  Goths,  Cf.  Jornandes,  de  Rébus  Geticis, 
p.  40  et  11.  Sozomène,  Hist.  eccles.,  VI,  57,  -rwv  papêapwv 
iXXyivucd?  ôpYicTKEpo'vTwv,  et  l'explication  de  ce  texte  par  Grimm,  My- 
thologie, I,  95.  Sur  les  temples  et  les  prêtres  des  Anglo-Saxons, 
Bède,  Hisi.  eccles.,  II,  13  :  Non  enim  licuerat  pontificem  vel  arma 
ferre,  vel  prseterquam  in  equa  arma  ferre.  Sur  les  institutions  reli- 
gieuses de  l'ancienne  Germanie,  Tacite,  Germania,  2,  7,  8,  9,  10, 


10  CHAPITRE  II. 

Les  dieux  des  L'idée  d'uii  Dieu  inconnu  semble  dominer  toutes 
les  traditions  allemandes.  C'est  ce  je  ne  sais  quoi 
de  divin  que  les  Germains  de  Tacite  adoraient 
dans  l'horreur  de  leurs  forêts,  qu'ils  ne  voyaient 
que  par  la  pensée,  et  qu'ils  n'osaient  ni  représenter 
sous  des  formes  humaines,  ni  resserrer  entre  des 
murailles.  Le  nom  même  que  la  langue  allemande 
donne  au  Créateur  [Gott)  semble  tenir,  par  sa  ra- 
cine, aux  plus  exactes  notions  métaphysiques.  Une 
explication  étymologique,  désormais  incontestable, 
le  ramène  à  une  racine  orientale  qui  exprime  l'Être 
incréé  (en  persan,  Khoda  ;  zend,  Quadata  ;  sans- 
crit, Svadâta^  a  se  dalus)  ;  et  par  une  déduction 
parfaitement  juste,  le  même  mot  {Gut)  signifiait 
l'Etre  bon.  Mais  une  idée  si  pure  n'avait  pas  suffi 

H,  12,  59,  40,  45.  Tacite,  Histor.,  IV,  64;  V,  22,  25.  Annales, 

I,  57.  Strabon,  VII,  §  4,  inô^.-Kzuaz  §ïxcd  Atê'/iç  twv  Xocttcov  upsu:. 
Dion  Cassius,  LXVII,  5.  Amraien  Marcellin,  XIV,  9,  mentionae  les 
prêtres  des  Alemans,  et  Agathias,  2,  leurs  devins.  Tous  les  historiens 
de  Charlemagne  parlent  du  sanctuaire  national  d'Irminsul  chez  les 
Saxons.  Annales  lauresh.  :  Fuit  rex  Karlus  hostiliter  in  Saxonia,  et 
destruxit  fanum  eorum,  quod  vocatur  Irminsul.  Comparez  avec  ces 
témoignages  ceux  des  hagiographes  qui  ont  décrit  les  premières 
conquêtes  du  christianisme  dans  l'Allemagne  païenne  :  Grimm, 
Mythologie,  I,  p.  67  et  suiv.  Grégoire  de  Tours,  Vitœ  Patrum,  6  : 
Erat  ibi  (Agrippinse)  fanum  quoddam  diversis  ornamentis  refer- 
tum,  in  quo  barbarus  opima  libamina  exhibens  usque  ad  vomitum 
cibo  potuque  replebatur  :  ibi  et  simulacra  ut  deum  adorans.  Cf. 
Bède,  Hist.  écoles.,  II,  15.  VitGe  S.  Eugendi,  S.  Lupi  Senonensis, 
S.  Galli,  S.  Egili,  S.  Willibrordi,  S.  Willehadi,  S.  Ludgeri,  consti- 
tutio  Childeberti  I  :  Ubicumque  fuerint  simulacra  constructa,  vel 
idola  dedicata  ab  hominibus...  Le  bain  sacré  dHertha  rappelle  la 
procession  annuelle  des  prêtres  de  Cybèle,  qui  allaient  laver  la 
pierre  noire,  image  de  la  déesse,  dans  les  eaui  del'Almon.  Ovid., 
Fast.,  IV,  559. 


LA  RELIGION.  71 

à  des  esprits  charnels;  il  leur  avait  fallu,  comme 
à  tous  les  peuples  du  paganisme^  des  divinités  faites 
à  leur  image  (1). 

Les  trois  principaux  dieux  que  Tacite  donne  aux 
Germains  sont  :  Mercure,  Hercule  et  Mars.  Si  ces 
dénominations,  tirées  de  la  mythologie  romaine, 
nous  déconcertent  d'abord,  elles  nous  éclairent 
cependant  :  elles  laissent  à  penser  que  l'historien 
a  reconnu  chez  les  divinités  du  Nord  quelque  res- 
semblance avec  les  personnages  fabuleux  dont  il 
leur  a  prêté  les  noms  (2). 

Les  écrivains  du  septième  et  du  huitième  siècle 
trouvent  encore  Mercure  adoré  en  Germanie,  mais 
ils  le  nomment  aussi  en  langue  barbare  Wodan. 
C'est  de  Wodan  que  prétendaient  descendre  les 
huit  familles  des  rois  anglo-saxons;  c'est  à  lui  que 
les  Allemands  faisaient  des  libations  de  bière^  et 
que  les  Lombards,  longtemps  après  leur  entrée 
en  Italie,  offraient  encore  des  sacrifices.  Je  recon- 
nais en  lui  rOdin  des  Scandinaves  :  les  deux  noms 
ont  le  même  sens  ;  ils  désignent  la  pensée,  le  vou- 

(1)  Tacite,  Germania,  IX.  Grimm,  Mythologie,  1,  12,  15.  Voa 
Raumer,  die  Einwirkung  des  Christenthums  auf  die  althoch- 
deutsche  Sprache,  p.  558. 

(•:)  Tacite,  Germania,  IX:  Deorum  maxime  Mercurium  colunt  .. 
Herculem  et  Martem  concessis  animalibus  plaçant.  Ce  passage  ne 
semble  pas  s'accorder  avec  celui  de  César  :  Deorum  numéro  eos 
solos  duciint  quos  ceniunt  et  quorum  opibus  aperte  juvantur,  Solem 
et  Yulcanum  et  Lunam.  De  Bello  Gall.,  YI,  21.  Mais  nous  recon- 
naîtrons dans  le  Vulcain  de  César  le  même  dieu  que  l'Hercule  ger- 
manique de  Tacite. 


72  CHAPITRE  II. 

loir.  La  grande  divinité  des  Germains  est  auss. 
une  divinité  intelligente,  de  qui  vient  tout  pouvoir 
religieux  et  civil,  de  qui  émanent  le  sacerdoce,  la 
poésie,  la  science.  Ses  attributs  rappellent  ceux  de 
l'ancien  Mercure,  porteur  du  caducée  sacerdotal, 
inventeur  de  la  lyre,  et  présent  à  la  fois  au  ciel, 
sur  la  terre  et  aux  enfers.  Wodan  habite  un  palais 
céleste  ;  les  étoiles  de  la  grande  Ourse  forment  son 
char.  De  sa  fenêtre,  qui  regarde  vers  le  soleil  le- 
vant, il  assiste  aux  combats  des  hommes  ;  il  fait 
vaincre  ceux  qu'il  aime.  C'est  ainsi  que  le  repré- 
sente une  ancienne  tradition  lombarde  recueillie  par 
Paul  Diacre  au  temps  de  Gharlemagne,  c'est-à-dire 
quand  le  paganisme  germanique  ,  partout  vaincu, 
n'avait  encore  péri  nulle  part.  Selon  ce  récit,  les 
Lombards  portaient  d'abord  le  nom  de  Winiles, 
et  guerroyaient  contre  les  Vandales.  «  Or  les  Van- 
dales avaient  invoqué  Wodan,  et  le  dieu  avait  ré- 
pondu qu'il  donnerait  la  victoire  à  ceux  qu'il 
verrait  les  premiers  sur  le  champ  de  bataille  au 
lever  du  soleil.  Mais  la  reine  des  Winiles  invoqua  à 
son  tour  la  déesse  Fréa,  l'épouse  de  Wodan,  et  lui 
demanda  la  victoire  pour  son  peuple.^  Et  Fréa  lui 
conseilla  de  faire  que  les  femmes  de  son  peuple 
rattachassent  leurs  longs  cheveux  sous  leurs  men- 
tons comme  des  barbes,  et  qu'elles  se  trouvassent 
au  point  du  jour  avec  les  hommes  sur  le  champ  de 
bataille,  de  manière  à  être  vues  de  Wodan  du  côté 
de  l'orienl,  où  il  avait  coutume  de  regarder  par  la 


LA  RELIGION.  73 

fenêtre  de  son  palais.  Le  conseil  fut  suivi  ;  et  quand, 
au  lever  du  soleil,  Wodan  aperçut  cette  foule  : 
c<  Qui  sont,  s'écria-t-il,  ces  Longues-Barbes  (Lang- 
barten,  Lombards.)  »  Alors  Fréa  lui  représenta 
qu'il  ne  pouvait  refuser  la  victoire  à  ceux  qu'il 
venait  d'adopter  en  leur  donnant  un  nom.  Les  Wi- 
niles  furent  vainqueurs,  et  se  nommèrent  désor- 
mais les  Longues-Barbes,  les  Lombards.  »  Cette 
fable  est  assurément  grossière;  cependant  Wodan 
y  joue  un  rôle  épique  :  il  ressemble  à  ces  dieux 
dispensateurs  de  la  victoire,  que  les  poètes  classi- 
ques représentent  pesant  les  destinées  des  guerriers, 
décidant  le  triomphe  des  uns,  la  mort  des  autres, 
et  souvent  circonvenus  par  les  artifices  des  déesses 
leurs  compagnes.  D'autres  fois  on  le  représente 
comme  un  voyageur  divin,  venu  de  la  Grèce,  c'est- 
à-dire  de  l'Orient,  qui  apporte  l'art  d'écrire,  de 
guérir,  de  conjurer  tous  les  maux;  qui  élève  des 
cités  et  qui  fonde  des  royaumes  :  tout  le  Nord  a 
voulu  conserver  le  souvenir  de  son  passage.  En 
Allemagne,  en  Angleterre,  en  Danemark,  en  Suède, 
on  trouve  des  montagnes  de  Wodan,  des  îles,  des 
forêts  d'Odin.  On  l'invoque  aussi  comme  le  roi  des 
morts,  qui  enlève  les  guerriers  tombés  sur  les 
champs  de  bataille,  pour  en  composer  son  cortège. 
De  même  que  Mercure  menait  chaque  jour  au  bord  du 
Styx  la  foule  gémissante  des  trépassés,  ainsi  chaque 
nuit  Wodan  chevauche  dans  les  airs,  conduisant 
la  longue  bande  des  guerriers  morts  qu'il  a  choi- 

ÉT    GERM. 1  6 


7i  CHAPITRE  II. 

sis  sur  les  champs  de  bataille.  C'est  là  cette  Armée 
furieuse  [wûtendes  Heer)  et  ce  Féroce  chasseur, 
célèbres  dans  les  superstitions  allemandes.  Encore 
aujourd'hui,  quand  soufflent  les  vents  d'hiver, 
les  pêcheurs  danois  et  poméraniens  croient  recon- 
naître, à  ces  bruits  menaçants,  Wodan  et  sa  chasse. 
Longtemps  les  paysans  du  Meklembourg,  comme 
ceux  de  la  Suède,  laissèrent  sur  leurs  champs 
moissonnés  une  gerbe  d'épis  pour  le  cheval  du 
dieu.  L'Allemagne  ne  peut  se  résoudre  à  oublier 
ce  qu'elle  adora.  Chaque  année,  au  pays  de 
Schaumbourg,  on  voit,  après  la  récolte,  les  jeunes 
paysans  se  rassembler  sur  une  colline  appelée  la 
Colline  des  Païens^  y  allumer  un  grand  feu,  et 
agiter  leurs  chapeaux  en  s'écriant  :  Woden  !  Wo- 
den  (1)! 

Le  second  dieu  des  Germains,  au  rapport  de  Ta- 
cite, est  Hercule;  et,  en  effet,  les  traditions  parlent 

(1)  L'ancienne  forme  teutonique  est  Wuotan,  d'où  Wôdan  chez 
les  Lombards,  Voden  chez  les  Anglo-Saxons,  Weda  en  Frise  :  ra- 
cine, Wuot,  mens,  animus.  En  langue  Scandinave,  Odhinn:  racine, 
odhr^  sensus,  mens.  —  Wodan  assimilé  à  Mercure  :  Jonas  Bobbien- 
sis,  Yita  S.  Columbani,  ap.  Mabillon,  A.  SS.  0.  B.,  sa3c.  II  :  Illi 
(Suevi)  aiunt  deo  suo  Wodano,  quem  Mercurium  vpcant  alii,  se 
vellelitare.  —  Wodan  sane  quem  adjecta  littera  Gwodam  dixerunt, 
et  ab  universis  Germanise  gentibus  ut  deus  adoratur,  qui  non  circa 
hœc  tempera,  sed  longe  anterius,  nec  in  Germania,  sed  in  Grœcia 
fuisse  perhibetur.  Ce  passage,  et  celui  oîi  Woden  figure  avec  son 
palais  céleste,  Fréa,  son  épouse,  efc,  achèvent  de  montrer  l'iden- 
tité du  dieu  des  Germains  et  de  l'Odin  Scandinave.  Cf.  Ynglinga 
saga,  cap.  ii  et  suiv.  —  Sur  les  lieux  qui  ont  retenu  le  nom  de 
Woden  et  les  superstitions  populaires  qui  rappellent  son  culte, 
voyez  Grimm,  Mythologie,  I,  138  et  suiv.  Cf.  W.  Mûller,  Geschi- 
chte  der  deutschen  Religion.  Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder,  p.  287. 


LA  RELIGION.  75 

d'un  personnage  divin,  armé  de  la  massue  ou  du 
marteau,  doué  d'une  force  prodigieuse,  et  qui  foule 
aux  pieds  les  géants  vaincus.  En  langue  allemande, 
on  le  nomme  Donar  ;  c'est  le  même  que  les  Scandi- 
naves appellent  Thor,  c'est-à-dire  le  tonnerre,  la 
puissance  invisible  dont  la  voix  se  fait  entendre  dans 
la  tempête.  Le  marteau  placé  dans  ses  mains  était 
le  symbole  de  la  foudre,  qui  consacre  tout  ce  qu'elle 
touche.  Voilà  pourquoi  on  dédiait  à  Donar  tout  ce 
qu'il  avait  foudroyé,  les  cimes  des  montagnes,  les 
plus  grands  chênes  des  forêts  ;  voilà  pourquoi  les 
Suédois  se  servaient  du  marteau  comme  d'un  em- 
blème sacré  aux  noces  et  aux  funérailles,  et  les 
Hollandais  le  plaçaient,  enveloppé  d'un  voile,  dans 
la  chambre  où  un  enfant  était  né.  Les  chroniqueurs 
chrétiens,  frappés  de  ces  traits,  comparèrent  Donar 
à  Jupiter,  et  c'est  sous  ce  nom  que  les  canons  des 
conciles  le  désignent  en  proscrivant  son  culte.  Tou- 
tefois le  souvenir  du  dieu  déchu  ne  s'effaça  pas  en 
un  jour  ;  les  hommes  du  nord  de  la  Frise  souhai- 
tent encore  à  leurs  ennemis  :  «  Que  le  Tonnerre  aux 
cheveux  rouges  les  emporte  ;  »  et,  dans  les  campa- 
gnes de  la  basse  Saxe,  la  coutume  se  conserve  de 
jurer  par  le  marteau  (1). 

(1)  Il  est  probable  que  la  foudre  grossière  placée  entre  les  mains 
du  dieu  Donar  trompa  Tinexpérience  des  étrangers.  Tacite  y  crut 
voir  la  massue  d'Hercule,  et  César  le  marteau  de  Vulcain.  —  Le 
rapport  de  Thor  ou  Donar  arec  Jupiter  résulte  des  canons  des  con- 
ciles qui  le  désignent  sous  ce  nom  {Indiculus  superstitionum  ad 
concilium  Liptinense,  8  et  20),  et  des  noms  que  toutes  les  langues 


76  CHAPITRE  II. 

Mars  vient  ensuite,  et  les  écrivains  chrétiens  s'ac- 
cordent avec  Tacite  pour  le  montrer  adoré  par  tous 
les  peuples  du  Nord.  Il  est  appelé  Zio  chez  les  Suè- 
ves,  Ty  chez  les  Frisons,  Tyr  dans  les  chants  de 
FEdda.  Les  Quades  et  les  Alains  l'honoraient  sous 
la  figure  d'une  épée  nue.  Les  Saxons  lui  avaient 
consacré  leur  forteresse  d'Eresburg,  c'est-à-dire  le 
château  del'épée.  On  le  reconnaît  sous  le  nom  de 
Saxnot,  le  porte-glaive,  dans  les  généalogies  anglo- 
saxonnes.  Quand  les  évêques,  réunis  à  Leptines  en 
743,  réglèrent  l'abjuration  des  barbares,  ils  voulu- 
rent que  les  néophytes  renonçassent  à  Donar,  Wo- 
dan  et  Saxnot.  Ainsi  les  Germains  avaient  leur  tri- 
nité  fabuleuse.  Quand  saint  Golomban  et  ses  com- 
pagnons visitèrent  les  bords  du  lac  de  Constance, 
ils  trouvèrent  à  Bregenz  une  chapelle  profanée  par 
les  barbares  ;  on  y  avait  érigé  trois  idoles  d'airain 
doré,  et  le  peuple  leur  offrait  des  sacrifices  en 
disant  :  «  Ce  sont  nos  anciens  dieux,  dont  la  pro- 
«  tection  nous  a  conservés,  nous  et  nos  biens,  jus- 
c(  qu'à  ce  jour  (1). 

germaniques  donnent  au  jeudi,  Jovis  Dies,  en  Scandinave,  Thôrs- 
dagr;  en  allemand,  Donnerstag.  Saxo  Grammaticus  traduit  le  nom 
de  Thor  par  celui  de  Jupiter  ardens.  —  Pour  les  noms  de  lieux 
et  de  superstitions  populaires,  W.  Grimm,  Mythologie,!,  d60,  162, 
164.  Dans  quelques  cantons  de  F  Allemagne,  Hammer,  le  marteau, 
était  le  nom  du  diable. 

(1)  Sur  le  culte  de  Mars  chez  les  peuples  du  Nord,  cf.  Tacite, 
Hisior.,  IV,  14;  Procope,  de  Bello  Gothico,  II,  15;  Jornandes, 
de  Rébus  Geticis,  cap.  v.  Tyr  figure  dans  l'alphabet  runique  repré- 
senté par  un  fer  de  lance.  Cf.  W.  Grimm,  Ueber  die  deutsche  Ru- 
nen.  Ammien  Marcellin,  XVII,  12;  XXXI,  2,  trouve  le  dieu  Mars 


LA  RELIGIO.N.  77 

Au-dessous  de  ces  trois  grandes  figures  se  ran- 
geaient un  nombre  infini  de  divinités  inférieures. 
Les  Francs  et  les  Anglo-Saxons,  si  l'on  en  croit  leurs 
chroniqueurs,  adoraient  Saturne,  qu'on  reconnaît 
sous  le  nom  de  Sœter.  Tacite  découvre  chez  les 
Naharvales  le  culte  de  Castor  et  de  Pollux.  Nous 
rencontrerons  bientôt  le  mystérieux  Balder  ;  son 
fils  Fosite  était  adoré  dans  l'île  sainte  d'Héli- 
goland.  Plusieurs  temples  s'y  élevaient  ;  on  y  mon- 
trait une  source  où  l'on  ne  puisait  qu'en  silence, 
et  des  troupeaux  sacrés  sur  lesquels  nul  n'osait 
porter  la  main. 

La  tradition  prêtait  à  ces  dieux  des  formes  humai- 
nes; elle  leur  donnait  des  armes,  des  chevaux,  des 
chars  ;  ils  descendaient  sur  la  terre,  se  faisaient  voir 
au  peuple;  ou  bien,  couverts  de  leurs  manteaux 
magiques,  ils  se  rendaient  invisibles,  et  traver- 
saient l'espace  avec  la  rapidité  de  l'aigle  et  du  fau- 
con. On  retrouve  en  eux  cet  idéal  de  force  et  de 
beauté  qui  fait  le  caractère  des  divinités  de  la  Grèce  ; 

adoré  sous  la  figure  d'une  épée  chez  les  Quades  et  chez  les  Alains. 
Varron  avait  reconnu  un  culte  semblable  chez  les  anciens  Romains  ; 
V.  Arnobe,  VII,  12.  —  Les  généalogies  anglo-saxonnes  sont  repro- 
duites avec  autant  de  clarté  que  d'exactitude  dans  la  première 
édition  delà  Mythologie  de  Grimm,  p.  1  et  suiv.  Saxnot  y  ligure 
comme  fils  de  Woden.  Je  reconnais  en  lui  le  Saxnot  de  la  formule 
d'abjuration  :  «  Ende  forsocho...  Thunare,  ende  Woden,  ende 
Saxnot.  »  Cf.  Vita  S.  Gaïli,  ap.  Ada  SS.  0.  B.,  ssec.  II,  p.  233  : 
Repererunt  autem  in  templo  t)'es  imagines  œreas  deauratas,  parieti 
affixas,  quas  populus  adorabat  et  oblatis  sacrificiis  dicere  consuevit  : 
«  Isti  sunt  dii  veteres  et  antiqui,  hujus  loci  tutores,  quorum  solatio 
fit  nos  et  nostra  perdurant  us  que  in  prœsens.  » 


78 


CHAPITRE  II. 


mais  ridéal  demeura  comme  enveloppé  dans  l'ima- 
gination rêveuse  des  Germains  :  ils  n'eurent  pas 
d'Homère  ni  de  Phidias  pour  le  saisir  et  le  faire 
passer  dans  l'épopée  ou  dans  le  marbre  moins  dura- 
ble qu'elle  (1). 

Les  déesses.  Des  dieux  qui  ressemblaient  si  fort  aux  hommes 
avaient  dû  naître  de  l'embrassement  de  l'époux  et 
de  l'épouse;  ils  avaient  des  mères,  des  femmes,  des 
soeurs  :  on  honorait  donc  avec  eux  plusieurs  déesses. 
On  les  représentait  comme  autant  de  voyageuses 
divines  qui  parcouraient  le  monde,  portant  la  paix, 
enseignant  aux  peuples  les  arts  domestiques,  leur 
apprenant  à  semer  le  blé,  à  filer  le  chanvre  et  le 
lin.  C'est  d'abord  Hertha,  la  Terre,  dont  les  fêtes 
rappelaient  la  pompe  annuelle  de  Cybèle,  quand  son 
idole  était  menée  sur  un  chariot  au  bord  de  la  ri- 
vière, où  les  pontifes  romains  la  baignaient.  Ensuite 
vient  la  Vénus  du  Nord,  Fréa,  la  déesse  de  l'abon- 

(1)  Sur  le  culte  de  Saturne  chez  les  Francs  et  les  Anglo-Saxons, 
Gregor.  Turon.,  Histor.  Franc,  II,  29-31.  Galfredus  Monemut., 
lib.  VI.  Gui  Heugistus  :  «Deos  patrios  Saturnum  atque  cseteros,  qui 
mundum  gubernant,  colimus.  »  On  trouve  au  deuxième  siècle,  en 
Angleterre,  un  lieu  appelé  Sœteresbyricj ,  le  bourg  de  Sœter. 
Grimm,  Myth.,  II,  226.  Castor  et  Pollux,  adorés  chez  les  Nahar- 
vales,  Tacite,  Germania,  43.  —  Culte  de  Fosite,  Alcuin,  Vita  S 
Wilihrordi,  cap.  x.  Adam  Brem.,  de  Situ  Daniœ.  Altfrid,  Vita  S. 
Liudgeri,  ap.  Pertz,  II,  410  :  Pervenientes  autem  ad  eamdem  insu- 
lam,  destruxerunt  omnia  ejusdem  Fosetis  fana  quge  illic  fuere 
constructa. . .  Baptizavit  eos  tune  mvocatione  sanctae  Trinitatis  in 
fonte...  Aquo  etiam  fonte  nemo  prius  haurire  aquam,  nisi  tacens, 
prsesumebat.  —  Procope  attribue  aux  Hérules  un  grand  nombre  de 
divinités  :  iroXùç  6£â)v  o[j,iXoî.  —  l'our  les  attributs  des  divinités  ger- 
maniques en  général,  on  trouvera  les  preuves  rassemblées  chez 
Grimm,  Mythologie,  293. 


LA  RELIGION.  79 

dance,  de  la  fécondité  et  de  l'amour  :  Fréa  était 
célébrée  comme  l'épouse  de  Woden  ;  elle  pouvait 
tout  sur  lui  avec  le  collier  [brisinga  men)  que  lui 
forgèrent  les  Nains,  pareil  à  la  ceinture  deYénus, 
dont  le  charme  subjugait  les  dieux.  Elle  assurait  la 
victoire  aux  peuples  qu'elle  protégeait  :  c'était  elle 
qu'invoquaient  les  femmes  des  Lombards  à  la  veille 
des  batailles.  D'autres  historiens  trouvent  le  culte 
d'Isis  chez  les  Suèves,  et  chez  les  Francs  celui  de 
Diane.  Sous  ce  nom  classique,  je  crois  reconnaître 
la  bonne  déesse  Holda,  la  chasseresse,  encore  ado- 
rée par  les  Allemands  mal  convertis  du  onzième 
siècle,    qui    visitait  secrètement  la  maison  du 
laboureur,  qui  chargeait  de  laine  le  fuseau  des 
ménagères  diligentes.  Elle  était  belle  et  chaste  :  en 
hiver,  on  la  voyait  passer  dans  les  airs  vêtue  de 
blanc,  semant  la  neige  autour  d'elle;  en  été,  on 
l'avait  quelquefois  surprise,  vers  l'heure  de  midi, 
se  baignant  dans  les  lacs.  Mais,  de  même  que  Diane 
prend  aussi  le  nom  d'Hécate  et  devient  la  reine  des 
enfers,  Holda,  qu'on  appelait  aussi  Berhta,  était 
redoutée  comme  une  divinité  infernale,  qui  mois- 
sonnait les  vivants.  C'est  avec  ces  traits  qu'elle  vit 
encore  dans  les  superstitions  de  l'Allemagne  :  c'est 
elle,  dit-on,  qui  enlève  les  nouveau-nés  morts  sans 
baptême;  et,  quand  gémit  la  brise  des  nuits,  les 
mères  inquiètes  croient  entendre  les  vagissements 
des  jeunes  victimes  que  l'antique  déesse  traîne  à  sa 
suite  à  travers  les  airs.  On  raconte  qu'une  femme  de 


80  CHAPITRE  II. 

Wilhelmsdorf  avait  perdu  son  fils  unique,  et  allait 
chaque  soir  pleurer  sur  son  tombeau.  Or  il  arriva 
qu'une  nuit  elle  vit  passer  le  cortège  de  la  déesse  ; 
et,  le  dernier  de  tous,  venait  un  petitenfanl,  tenant 
à  la  main  une  cruche  pleine  d'eau,  et  sa  chemise 
était  trempée,  et  il  ne  pouvait  suivre  les  autres.  La 
mère  reconnut  son  fils  ;  et  comme  elle  le  prenait 
dans  ses  bras  :  «  Ah!  dit-il,  que  les  bras  d'une 
c(  mère  sont  chauds  !  Mais  ne  pleure  point  tant,  car 
«  tes  larmes  remplissent  ma  petite  cruche  ;  et  tu 
«  vois  comme  elle  est  pleine  et  lourde,  et  comme 
«  ma  petite  chemise  est  trempée  !  »  On  ajoute  qu'à 
partir  de  cette  nuit  la  mère  ne  pleura  plus. 

J'omets  d'autres  personnages  fabuleux  dont  il  ne 
reste  que  les  noms  ;  mais  on  ne  peut  oublier  Sunna, 
la  déesse  du  soleil,  et  son  frère  Mani,  qui  faisait 
luire  la  lune.  Deux  loups  affamés  les  poursuivaient  ; 
et,  quand  l'un  des  deux  flambeaux  du  ciel  venait  à 
s'éclipser,  les  hommes,  consternés ,  poussaient  de 
grands  cris  pour  effrayer  le  monstre  et  lui  arracher 
sa  proie  (1).  César  connut  le  culte  qu'on  rendait  à 

(1)  W.  Grimm  {Mythologie,  1,  230),  par  des  raisons  qui  ne  me 
paraissent  pas  suffisantes,  lit,  dans  le  passage  de  Tacite  [Germania, 
XL),  Nerthum  au  lieu  de  Hertham.  —  Le  rôle  mythologique  de 
Fréa  est  indiqué  dans  la  fable  rapportée  par  Paul  Diacre,  Historia 
Longohard.,  I,  8.  Le  poëme  anglo-saxon  de  Beowulf  fait  allusion 
au  collier  forgé  par  les  Nains,  v.  2399.  —  Sur  le  culte  de  Diane, 
Gregor.  Turon.,  Hist.  Franc,  VII,  15.  Vita  S.  Kiliani,  apud  Bol- 
land.,  8  jul.,  p.  616.  Diana  namque  apud  illum  (ducem  Francise) 
in  summa  veneratione  habebatur.  Burehard  de  Worms,  p.  194, 
traduit  le  nom  de  Diane  par  celui  de  Holda.  Quam  vulgaris  stul- 
titiaHoIdam  vocat.  —  Grimm,  Mythologie,  p.  245,  250,  cite  les 


LA  RELIGION.  81 

ces  deux  astres  ;  ils  complètent  le  cycle  des  divinités 
planétaires,  et  c'est  ici  que  je  remarque  l'accord 
unanime  des  nations  germaniques,  et  combien  leurs 
croyances  se  rapprochaient  facilement  des  croyan- 
ces romaines.  Dans  les  idiomes  du  Nord  comme 
dans  les  langues  néo- latines,  les  jours  de  la 
semaine,  placés  sous  l'invocation  d'autant  de  per- 
sonnages divins,  en  ont  retenu  les  noms.  Ces  noms 
se  correspondent  exactement,  et,  dans  la  semaine 
des  Germains,  les  sept  dieux  Sunna,  Mani,  Zio, 
Wodan,  Donar,*Fréa,  Sœter,  remplacent  les  dieux 
classiques  des  sept  planètes  :  le  Soleil,  la  Lune, 
Mars,  Mercure,  Jupiter,  Vénus  et  Saturne  (1). 

traditions  populaires  sur  Holda  et  Berhta,  qui  semblent  être  les  deux 
noms  d'une  même  déesse,  Fun  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  l'autre 
dans  le  sud.  La  chronique  du  monastère  de  Saint-Tron,  en  décri- 
vant la  procession  du  vaisseau,  qui  se  faisait  au  douzième  siècle  à 
Aix-la-Chapelle,  confirme  le  témoignage  de  Tacite,  Germania,  IX, 
sur  le  culte  d'Isis  chez  les  Suèves  ;  mais  il  ne  l'explique  pas.  (Ro- 
dulphi  Chronicon  abbatise  S.  Trudonis,  apud  d'Achery  Spicilegium, 
t.  VII.) 

(1)  En  ce  qui  touche  l'adoration  du  soleil  et  de  la  lune.  César, 
de  Bello  Gallico,  VI,  21.  Cf.  Indiculus  superstitionum  adconci- 
lium  Liptinense,  21.  C'est  l'opinion  commune  que  la  division  du 
temps  en  semaines,  introduite  à  Rome  à  l'époque  d'Auguste,  ne 
s'étendit  dans  le  Nord  qu'avec  les  conquêtes  des  Romains.  Mais  ce 
qui  paraît  décisif  [pour  l'analogie  des  religions,  c'est  que  les  Ger- 
mains aient  traduit  avec  tant  d'uniformité  les  noms  des  divinités 
romaines  par  les  noms  de  leurs  dieux.  De  tous  les  idiomes  germa- 
niques modernes,  l'anglais  est  celui  qui  a  le  mieux  conservé  les 
anciennes  dénominations  :  Sunday,  Monday,  Tuesday,  Weduesday, 
Thursday,  Friday,  Saturday.  —  Scandinave  :  Sunnudagr,  Mânadagr, 
Tyrsdagr,  Odinsdagr,  Thorsdagr,  Friadagr,  Laugardagr.  —  Alle- 
mand :  Sontag,  Montag,  Dienstag,  Mittwoch,  Donnerstag,  Freytag, 
Samstag.  Mais  on  trouve  dans  l'ancien  allemand  Ciestac,  le  jour  de 
Zio  ou  de  Mars;  Gudenstag,  le  jour  de  Guden  ou  de  Woden.  Le 


82  CHAPITRE  II. 

Ainsi,  en  s'attachant  aux  témoignages  des  histo- 
riens anciens,  on  reconnaît  en  Germanie  les  princi- 
pales divinités  des  Scandinaves  ;  plusieurs  manquent 
cependant,  et  je  ne  retrouve  ni  la  hiérarchie  des 
douze  Ases,  ni  les  alliances  qui  les  unissent,  ni  les 
fictions  qui  remplissent  les  chants  de  l'Edda.  De 
ces  beaux  récits,  où  l'on  voyait  l'origine  du  monde, 
sa  destinée,  sa  ruine,  il  ne  reste  dans  les  tradi- 
tions allemandes  qu'une  trace  douteuse  et  souvent 
effacée. 

Suite  de       Comme  l'Edda  faisait  naître  du  rocher  le  vieux 

la  mythologie 

Germains.  Burc,  dout  Ic  fils* Borr  cngeudra  Odin,  Yili  etVe, 
les  trois  chefs  des  Ases,  de  même  les  Germains  de 
Tacite  célébraient  dans  leurs  chants  Tuisto,  né  de 
la  Terre,  et  son  fils  Mannus,  dont  les  trois  enfants 
étaient  devenus  les  chefs  d'autant  de  nations.  Si 
Odin  avait  fait  le  monde  des  membres  du  géant 
Ymir,  s'il  avait  tiré  du  frêne  et  de  Faune  le  premier 
homme  et  la  première  femme,  longtemps  aussi  on 
montra  en  Allemagne  des  lacs  et  des  rochers  formés 
du  sang  et  des  os  des  géants,  et  chez  les  poètes 
anglo-saxons  l'homme  s'appelle  encore  le  fils  du 
frêne.  Une  tradition  répandue  en  Angleterre,  en 
Frise  et  en  Souabe,  représente  le  premier  père  du 
genre  humain  composé  de  tous  les  éléments  de 

Scandinave  Laugardagr  signifie  le  jour  du  bain,  qui  n'est  pas  sans 
rapport  avec  le  culte  du  Saturne  germanique,  s'il  faut  prendre  en 
considération  l'allusion  qu'on  trouve  dans  un  chant  latin  sur  la  ba- 
taille de  Fontenay  :  «  Sabbatum  illud  non  fuit,  sed  Saturnidoliunn.  » 
(Bouquet,  VII,  304.) 


LA  RELIGION.  8d 

l'univers.  Sa  chair  fut  lirée  du  limon;  son  sang,  de 
la  mer;  son  œil,  du  soleil;  de  la  pierre  furent  faits 
ses  os;  du  gazon,  ses  cheveux;  de  la  rosée,  sa 
sueur  ;  du  vent,  son  souffle  ;  et  des  nuées,  son  cœur 
mobile  comme  elles  (1). 

Les  Germains  connaissaient  aussi  plusieurs 
mondes  :  au  nord  la  région  des  ténèbres,  au  midi 
celle  du  feu  ;  en  haut  le  séjour  des  dieux,  en  bas  la 
demeure  d'Hella,  sombre  gardienne  des  morts.  Au 
centre  de  la  terre  s'élevait  l'arbre  sacré  d'Irminsul, 
la  colonne  universelle  qui  soutenait  l'édifice  de  la 
création.  Un  nombre  infini  de  divinités  inférieures, 
de  puissances  bonnes  et  mauvaises,  peuplaient  l'es- 
pace et  le  remplissaient  de  leurs  combats  ;  les  mê- 
mes êtres  surnaturels  qui  faisaient  l'espoir  ou  la 
terreur  des  Scandinaves  passaient  aussi  pour  hanter 
les  forêts  de  l'Allemagne.  Les  Elfes  blancs  venaient, 
durant  les  nuits  sereines,  danser  sur  les  gazons 
fleuris,  et  le  lendemain  leur  trace  paraissait  encore 

(1)  Tacite,  Germania,  II.  Grimm,  Deutsche  Sagen,  408,  etc. 
Aventinus,  18.  Le  nom  d'Askanius,  donné  au  premier  roi  des  Saxons, 
cache  peut-être  la  racine  askr,  qui  est  le  nom  Scandinave  du  frêne. 
Le  Rituale  Ecclesiœ  Diinelmensis,  p.  192,  présente  cette  singulière 
interpolation,  accompagnée  d'un  texte  anglo-saxon  interlinéaire  : 
«  Octo  pondéra  dequibus  factus  est  Adam.  Pondus  limi,  inde  factus 
est  [sic)  caro  ;  pondus  ignis,  inde  rubeus  est  sanguis  et  calidus  ;  pon- 
dus salis,  inde  sunt  salsse  lacrymae;  pondus  roris,  inde  factus  est 
sudor  ;  pondus  nubis,  inde  varietas  est  mentium.  »  La  même  tra- 
dition, avec  des  variantes  qui  excluent  l'idée  d'un  plagiat,  se  re- 
trouve dans  un  fragment  des  lois  frisonnes  [Richthofen,  p.  211), 
dans  le  Panthéon  historique  de  Gottfrid  de  Viterbe;  et  dans  un 
poëme  allemand  du  deuxième  siècle.  Tous  ces  textes  sont  cités  par 
Grimm,  Mythologie,  552. 


84  CHAPITRE  IL 

dans  la  rosée.  D'autres  fois  c'étaient  les  nymphes 
(Idisi)  qui  dépouillaient  les  prés  pour  tresser  de 
fraîches  guirlandes;  le  chasseur  qui  les  avait  sur- 
prises les  voyait  fuir  et  se  changer  en  cygnes  pour 
traverser  les  eaux.  Il  y  avait  des  esprits  domestiques 
(Kobolde)  protecteurs  du  foyer.  Les  serviteurs  de  la 
maison  leur  réservaient  une  part  de  tous  les  repas, 
et  trouvaient  souvent  leur  tâche  remplie  par  des 
mains  invisibles.  Mais  les  Germains,  comme  leurs 
frères  du  Nord,  connaissaient  aussi  des  Elfes  noirs, 
dont  le  regard  portait  malheur  et  dont  le  souffle 
faisait  mourir.  Des  femmes  d'une  rare  beauté 
(Nixen)  habitaient  les  rivières.  Souvent,  on  les 
voyait  la  tête  au-dessus  des  flots,  peigner  leurs 
blonds  cheveux  en  chantant  ;  mais  c'était  pour 
attirer  les  jeunes  pâtres  du  voisinage,  et  les  en- 
traîner dans  leurs  humides  retraites.  Les  Nains, 
peuple  industrieux  et  malfaisant,  s'introduisaient 
par  d'imperceptibles  sentiers  dans  les  montagnes, 
où  ils  épuisaient  les  filons  d'or.  C'étaient  eux  qui 
forgeaient  des  armes  enchantées  ;  ils  savaient  tisser 
les  manteaux  magiques  à  la  faveur  desquels  ils 
enlevaient  les  trésors,  les  femmes  et  les  beaux 
enfants.  Si  les  Nains  avaient  la  ruse,  les  Géants 
avaient  la  force  :  les  blocs  de  granit  qu'on  voit 
encore  semés  dans  les  plaines  de  la  basse  Alle- 
magne passaient  pour  les  vestiges  des  combats  que 
cette  race  violente  livrait  aux  dieux.  Les  héros  pre- 
naient parti  dans  cette  guerre  universelle  ;  ceux 


LA  RELIGION.  85 

qui  succombaient  les  armes  à  la  main  étaient  re- 
cueillis dans  le  château  d'or  de  Wodan,  dans  la 
salle  resplendissante,  garnie  de  boucliers,  où  Ton 
boit  le  vin  à  pleine  coupe.  Toutes  les  images  que 
les  païens  de  l'Allemagne  se  faisaient  de  l'autre  vie 
rappellent  les  belliqueuses  félicités  de  la  Valhalla. 
Ou  bien  encore,  sous  le  tertre  élevé  qui  lui  servait 
de  tombeau,  le  brave  revivait  entouré  de  ses  amis, 
de  ses  femmes,  de  ses  esclaves,  qui  l'avaient  suivi 
dans  la  mort.  Rien  n'est  plus  populaire  chez  les 
Allemands,  rien  n'est  plus  conforme  aux  traditions 
de  la  Scandinavie,  que  ces  beaux  récits  qui  repré- 
sentent Théodoric,  Charlemagne,  Frédéric  1% 
Guillaume  Tell,  dormant  dans  les  flancs  d'autant 
de  montagnes  creuses,  inaccessibles  à  la  curiosité 
des  hommes.  xVccoudés  sur  des  tables  de  pierre 
que  leur  barbe  a  percées,  ils  attendent  en  som- 
meillant que  la  patrie  allemande  ait  besoin  d'eux. 
Alors  ils  se  lèveront,  ils  reparaîtront  dans  les  ba- 
tailles, et  le  sang  montera  jusqu'à  la  cheville  des 
guerriers  (1). 

(1)  Ulfilas;  Luc,  2,  1,  4,  5;  Rom.,  10,  18,  désigne  la  terre 
habitée  par  le  nom  de  Midjungards.  L'Anglo-Saxon  Caedmon,  9,  2; 
177,  29  ;  Beowulf,  150,  1496,  la  nomment  Middangeard.  C'est  le 
même  que  le  Scandinave  Midhgardr,  et  il  suppose  la  terre  placée 
au  centre  de  la  création.  L'enfer,  dans  les  langues  germaniques,  se 
nomme  Hella,  Hœlle,  pendant  que  dans  VEdda,  Hel  figure  comme 
la  déesse  des  morts.  Le  souvenir  du  Nifiheim,  séjour  des  ténèbres, 
se  retrouve  dans  le  nom  même  des  Nibelungen,  enfants  des  ténè- 
bres; le  Muspeilheim,  séjour  du  feu,  dans  le  Saxon  Mudspelli. 
Heliand,  79,  24,  133,  4.  Pour  Irminsul,  voy.  Rodolphe  de  Fulde: 
«  Truncum  quoque  ligni  non  parvse  magnitudinis  in  altum  erectum 


86 


CHAPITRE  II. 


C'est  ici,  c'est  au  milieu  de  cette  lutte  acharnée 
du  bien  et  du  mal,  qu'il  faudrait  retrouver  l'admi- 
rable rôle  de  Balder,  sur  lequel  l'Edda  fait  reposer 
toutes  les  destinées  des  dieux  et  des  hommes.  Le 
nom  de  Balder  figure  parmi  les  ancêtres  des  rois 
anglo-saxons  ;  on  le  retrouve  en  Allemagne,  où  de 
vieilles  chartes  citent  la  source  et  le  bocage  de 
Balder.  Mais  le  document  décisif  est  un  fragment 
de  huit  vers  en  langue  tudesque,  écrit  au  neu- 
vième siècle  et  nouvellement  découvert,  où  l'on  re- 
connaît, sous  une  formule  d'incantation  magique, 
un  précieux  débris  des  fables  perdues.  En  voici 
les  termes  :  «  Balder  alla  dans  la  forêt  en  compa- 
c(  gnie  de  Woden;  son  cheval  se  froissa  le  pied. 
«  —  Alors  Sunna  et  Sintgunt  sa  sœur  essayèrent 
c(  leurs  enchantements  ;  —  alors  Fréa  et  Folla 
ce  sa  sœur  essayèrent  leurs  enchantements  ;  — 
c(  alors  Woden  essaya  l'enchantement  qu'il  sa- 
«  vait  :  —  il  répara  le  désordre  de  l'os,  —  le 
c(  désordre  du  sang,  le  désordre  du  membre; 
c<  —  il  lia  l'os  à  l'os,  le  sang  au  sang,  le  mem- 

«  sub  divo  colebant,  patria  eum  lingua  Irminsul  appellantes,  quod 
«  latine  dicitur  universalis  columna,  quasi  sustinens  omnia.  »  Pour 
les  Elfes,  les  Géants,  les  Nains,  les  Nixen,  les  Kobolde,  il  faut  lire 
tout  le  premier  volume  des  Deutsche  Sagen  de  Grimm,  et  sa  My- 
thologie, p.  398-524-.  —  L'idée  que  les  païens  de  la  Frise  se  fai- 
saient du  séjour  des  braves  après  la  mort  est  parfaitement  exprimée 
dans  un  beau  récit  de  la  vie  de  S.  Wulfram,  ap.  Mabillon,  Acta  SS., 
t.  I.  L'Anglo-Saxon  Cœdmon,  283,  23,  désigne  le  paradis  comme 
un  lieu  entouré  de  boucliers  (Sceldbyrig).  Pour  les  héros  enterrés 
dans  les  montagnes  creuses,  voyez  Grimm,  Deutsche  Sagen,  t.  I, 
p.  580-384.  Cf.  Edda  Sjemundar,  Hundingsbana,  II. 


LA  RELIGION. 


87 


c(  bre  au  membre,  de  façon  qu'ils  restèrent 
c(  unis  (1)...  »  Ce  chant  est  bien  court,  et  Balder 
y  paraît  déjà  comme  l'amour  du  ciel,  comme  celui 
dont  les  malheurs  émeuvent  toute  la  famille  des 
dieux.  Les  traditions  allemandes,  mutilées  par  le 
temps,  ne  disent  rien  de  plus.  Mais  l'histoire  du 
dieu  immolé  semble  se  répéter  dans  celle  de  Sieg- 
fried, le  héros  des  Nibelungen  :  Siegfried  descend 
aussi  d'une  race  divine  ;  c'est  le  vainqueur  du  Dra- 
gon, l'ennemi  des  puissances  des  ténèbres.  Le  sort 
l'a  rendu  invulnérable,  excepté  en  un  seul  endroit 
par  où  il  doit  périr.  Dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse, 
de  la  gloire  et  de  l'amour,  il  meurt  de  la  main  de 
ses  proches;  et,  pendant  qu'une  vengeance  san- 
glante poursuit  les  meurtriers,  transporté  dans 
une  caverne  du  mont  Geroldseck,  il  y  attend  le  jour 
où  les  peuples  opprimés  appelleront  un  libérateur. 

(1)  Le  nom  de  Balder,  dans  les  généalogies  anglo-saxonnes,  se 
trouve  ordinairement  sous  la  forme  de  Bseldseg.  Cf.  Grimm,  Mytho- 
logie, 1'^  édition,  p.  3.  En  anglo-saxon,  Baldor  signifie  prince. 
Grimm  {Mythologie,  p.  207)  cite  trois  noms  de  lieux  en  Allema- 
gne :  Baldersbrunnen,  Baldershain,  Baldersteti.  —  Je  donne  les 
huit  vers  découverts  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Mer- 
seburg,  et  publiés  pour  la  première  fois  par  Grimm,  dans  les  Mé- 
moires de  r Académie  des  sciences  de  Berlin,  1842  : 

Phol  ende  "Wodan  —  Vuorun  zi  holza  : 

Do  ward  demo  Balderes  —  Volon  sin  voz  birenkit. 

Do  biguolen  Sintbgunt  —  Sunna  era  suisler  : 

Do  biguolen  Frûâ  —  Voila  era  suisler.  : 

Do  biguolen  Wodan  —  So  he  wola  conda, 

Sose  bênrenki  —  Sose  bluotrenki, 

Sose  lidirenki  

Bên  zi  béna  —  Bluot  zi  bluoda 
Lid  zi  geliden,  —  Sose  gelîmida  sîn. 


88  CHAPITRE  II. 

Mais  la  fatalité  qui  atteignait  le  héros  menaçait 
tout  TuniVers.  Le  crépuscule  des  dieux,  annoncé 
dans  les  chants  du  Nord,  effrayait  aussi  les  Ger- 
mains. Plusieurs  siècles  après  la  conversion  de 
l'Allemagne,  ses  poètes  mêlaient  encore  les  réminis- 
cences du  paganisme  aux  prophéties  chrétiennes 
de  la  fin  du  monde.  Le  Saxon  Héliand,  décrivant 
les  signes  avant-coureurs  du  jugement  dernier, 
voit  la  terre  dévorée  par  les  flammes  de  cette 
même  région  du  feu  (Muspilli),  d'où  l'Edda  fait 
venir  Surtur  le  Noir  avec  la  torche  et  l'épée  (1). 

Ainsi  les  souvenirs  de  l'ancienne  Germanie  re- 
produisent les  principaux  traits  d'un  système  my- 
thologique semblable  à  celui  des  Scandinaves.  S'il 
y  reste  beaucoup  de  désordre  et  d'obscurité,  on  a 
lieu  de  croire  qu'une  tradition  plus  complète  se 
perpétuait  parmi  les  Goths,  les  Saxons,  les  Ger- 
mains orientaux  ;  parmi  les  peuples  sédentaires, 
où  elle  s'attachait  au  territoire,  où  elle  était  gardée 
par  des  institutions.  C'était  assurément  une  gros- 
sière théologie,  qui  abaissait  l'idée  de  Dieu  en  divi- 
sant ses  attributs  à  l'infini,  pour  en  faire  autant 
d'êtres  distincts  et  leur  prêter  la  figure  de  l'homme 
et  en  même  temps  ses  faiblesses.  Mais  du  moins,  on 
y  voyait  un  effort  de  la  raison  pour  donner  des  cau- 
ses intelligentes  aux  spectacles  de  la  nature.  Au 

(1)  Nous  reviendrons,  dans  un  autre  chapitre,  sur  la  fable  de 
Siegfried.  —  En  décrivant  la  ruine  du  monde,  un  chant  teutonique, 
rapporté  par  Wackernagel  [Deutsches  Lesebuch,  p.  70),  emploie 
comme  Héliand  le  terme  de  Muspilli. 


LA  RELIGION.  89 

milieu  de  cette  multitude  de  dieux,  on  trouvait  la 
notion  de  l'unité,  de  la  hiérarchie,  de  la  loi.  Si  la 
question  des  origines  et  des  destinées  humaines 
était  résolue  par  des  fables,  au  moins  elle  avait 
occupé  les  esprits.  Les  symboles  étaient  défectueux; 
ils  enveloppaient  cependant  un  certain  nombre  de 
vérités  logiques,  métaphysiques,  morales,  derniè- 
res ressources  des  civilisations  païennes. 

Mais  il  fallait  que  l'erreur,  une  fois  introduite, 
poussât  toutes  ses  conséquences.  C'est  ce  qui  de- 
vait surtout  paraître  chez  ce  grand  nombre  de 
peuples  nomades  :  Francs,  Memans,  Bavarois,  où 
la  caste  sacerdotale  détruite  ou  dégénérée  ne  pou- 
vait plus  rien  pour  le  maintien  des  traditions.  Il 
n'y  restait  donc  plus  que  des  fictions  sans  liens, 
des  observances  sans  motifs,  rien  qui  pût  satis- 
faire les  esprits,  par  conséquent  les  contenir. 
L'homme  demeurait  livré  à  lui-même,  à  sa  cons- 
cience, à  ses  sens,  entre  le  besoin  d'adorer  un  Dieu 
qu'il  ne  voyait  pas,  et  la  tentation  d'adorer  la  na- 
ture, qu'il  voyait  plus  forte  que  lui,  plus  ancienne, 
plus  durable.  Il  contentait  donc  sa  conscience  en 
reconnaissant  quelque  chose  de  divin,  et  ses  sens 
en  divinisant  les  phénomènes  qui  le  frappaient 
d'étonnement.  Il  en  venait  ainsi  à  l'adoration  de 
la  créature,  sans  effort  pour  y  démêler  une  cause 
intelligente,  sans  autres  règles  que  ses  impressions 
mobiles,  ce  qui  est  le  fond  même  de  la  superstition. 
Et,  parce  que  les  croyances  superstitieuses,  dans 

ET.  GERM.  I.  7 


90  CHAPITRE  II. 

cet  endroit  obscur  du  cœur  humain  où  elles  étaient 
enracinées,  devaient  offrir  moins  de  prise  que  les 
dogmes  et  les  cultes  publics,  ce  fut  en  effet  cette 
partie  du  paganisme  allemand  qui  occupa  davan- 
tage les  missionnaires  chrétiens,  qui  résista  plus 
opiniâtrément  à  leur  zèle,  et  dont  il  devait  rester 
plus  de  vestiges  dans  l'histoire  et  dans  les  mœurs. 
Il  faut  les  suivre,  et  voir  comment  les  superstitions 
dont  nous  avons  reconnu  le  principe  dans  la  reli- 
gion des  Scandinaves  arrivèrent  à  leurs  derniers 
excès  chez  les  Germains. 

Superstitions  L'aspcct  de  la  nature,  sous  ces  climats  sévères, 
Germains,  causait  autant  de  terreur  aue  d'admiration.  S'il  v 

Fétichisme.  .       .  •  . 

paraissait  un  ordre  merveilleux  où  tout  conspirait  à 
répandre  la  vie,  on  y  découvrait  aussi  un  autre 
dessein  où  tout  semblait  travailler  pour  la  mort. 
Les  éléments  s'animaient,  mais  des  puissances  en- 
nemies s'en  disputaient  l'empire.  Le  ciel  avait  des 
constellations  favorables  ;  il  avait  aussi  des  étoiles 
funestes.  Les  bons  vents,  honorés  comme  autant 
de  dieux,  luttaient  contre  les  démons  des  tempêtes. 
La  nuit  et  le  jour  s'y  faisaient  la  guerre  :  pendant 
six  mois  la  nuit  l'emportait,  et  avec  elle  le  froid 
et  la  stérilité  ;  pendant  six  autres  mois  le  jour  rede- 
venait vainqueur.  Trois  fêtes  marquaient  son  retour 
triomphant  :  au  solstice  d'hiver,  à  l'équinoxe  de 
printemps ,  au  solstice  d'été  ;  c'étaient  les  épo 
ques  des  trois  grands  sacrifices  d'Upsal.  De  là  tant 


LA  RELIGION.  91 

d'observances  païennes  qui  accompagnent  encore  la 
nuit  de  Noël  dans  tont  le  Nord;  de  là  les  banquets 
et  les  danses  autour  de  l'arbre  de  mai  ;  de  là  l'u- 
sage longtemps  conservé  sur  les  bords  du  Rhin  de 
célébrer  par  des  représentations  dramatiques  le 
combat  annuel  de  l'hiver  et  de  l'été.  Les  deux  per- 
sonnages, vêtus  l'un  de  mousse  et  de  paille,  l'autre 
de  fraîche  verdure,  en  venaient  aux  mains,  et  la 
victoire  de  l'été  faisait  la  joie  du  peuple,  qui  la 
saluait  par  des  acclamations  et  par  des  chants  (1)  . 

Mais,  quand  recommençait  la  saison  froide,  le 
feu  était  le  seul  consolateur  des  hommes.  Comment 
n'eussent-ils  pas  prêté  un  pouvoir  divin  à  cette 
flamme  active  qui  avait  toutes  les  apparences  de  la 
vie,  qui  rendait  la  force,  qui  répandait  la  lu- 
mière ?  On  l'adorait  premièrement  dans  l'étincelle 
vierge  tirée  du  frottement  de  deux  morceaux  de 
bois,  ensuite  dans  le  foyer  domestique,  enfin  dans 
les  feux  de  joie  qui  se  font  encore  chaque  année,  et 
qui  se  répondent,  pour  ainsi  dire,  depuis  les  riva- 
ges de  la  Norvège  et  de  l'Angleterre  jusqu'aux 

(1)  En  ce  qui  touche  le  culte  des  astres,  les  fêtes  des  saisons  et 
le  combat  annuel  de  l'hiver  et  de  l'été,  cf.  Ynglinga  saga,  Edda 
Sœmundar,  passim  Indiculus  superstitionum  :  «  De  simulacris,  de 
pannis  factis  quœ  per  campes  portant.  »  Grimm,  Mythologie,  II, 
684,  721,  7S5  et  suiv.  Le  souvenir  de  ce  combat  symbolique  vit 
encore  dans  les  chants  populaires  qu'on  trouve  par  toute  l'Alle- 
magne : 

Tra  rira  der  Sommer  der  ist  da  ; 
Wir  wollen  hinaus  in  garten... 
Der  Winter  liat's  verloren; 
Der  Winter  liegt  gefangen. 


92  CHAPITRE  IL 

dernières  vallées  de  la  Souabe  et  de  l'Autriche  : 
pendant  que  le  bûcher  s'enflamme,  la  foule  danse 
autour,  en  y  jetant  comme  en  sacrifice  des  fleurs 
et  des  couronnes.  Mais  il  y  avait  aussi  un  feu  mal- 
faisant qui  devait  un  jour  consumer  le  monde. 
On  conjurait  les  incendies,  comme  les  orages, 
par  des  enchantements  et  des  prières.  Tacite  ra- 
conte comment,  des  flammes  étant  sorties  de  terre 
dans  le  pays  des  Ubiens,  le  peuple  alla  les  combat- 
tre avec  des  bâtons  et  des  verges  (1). 

L'eau,  mobile  comme  le  feu,  comme  lui  secou- 
rable  et  purifiante,  servait  comme  lui  aux  épreuves 
judiciaires,  sauvait  l'innocent,  dénonçait  le  coupa- 
ble. Les  sources  où  elle  jaillissait  dans  toute  sa 
pureté  avaient  des  vertus  surnaturelles  ;  on  y 
croyait  puiser  la  santé,  la  science,  la  connaissance 
de  l'avenir.  Rien  de  plus  fréquent,  dans  les  coutu- 
mes religieuses  des  Scandinaves,  que  les  bains  et 
les  ablutions.  Le  septième  jour  de  la  semaine, 
chez  les  Islandais,  en  Suède  et  en  Danemark, 
s'appelle  encore  a  le  jour  du  bain .  »  Toute  l'Allema- 
gne connut  des  usages  semblables.  Au  quatorzième 
siècle,  Pétrarque,  se  trouvant  à  Cologne  la  veille 
de  la  Saint-Jean,  y  fut  témoin  d'une  solennité  qui 
le  frappa  et  qu'il  décrit  dans  ses  lettres.  Les  fem- 

(1)  l^our  le  culte  du  feu,  César,  de  Bello  Gallico,  lib.  VI; 
Tacite,  Annal.,  XIII,  57;  Edda  Sœmund.,  18,  1;  Indiculus 
superstitioniim,  15  :  «  De  igne  fricato  de  ligne,  id  est  Nodfyr.  » 
Ibid  ,  17  :  «  De  observatione  pagana  in  foco.  »  Grimm,  Mijthologie, 
567  et  suiv. 


LA  RELIGION.  93 

mes  de  la  ville,  couronnées  de  fleurs,  s'étaient  ras- 
semblées au  bord  du  Rhin;  là  elles  s'agenouil- 
laient ponr  tremper  dans  les  eaux  leurs  mains  et 
leurs  bras,  en  murmurant  des  paroles  superstitieu- 
ses :  c'était  une  persuasion  générale,  que  le  fleuve 
emportait  avec  l'ablution  de  ce  jour  tous  les  maux 
qui  menaçaient  l'année.  Cependant  une  sorte  de 
frayeur  se  mêlait  au  culte  des  rivières  :  elles  ré- 
pandaient la  fécondité  sur  leurs  bords,  mais  elles 
portaient  la  mort  dans  leur  sein  ;  leurs  eaux  ra- 
pides et  profondes  fascinaient  les  regards,  attiraient 
les  nageurs  et  les  entraînaient  au  fond.  Le  peuple 
de  Magdebourg  croit  encore  que  la  Saale  veut 
chaque  année  sa  victime,  et  qu'elle  !a  prend  parmi 
les  plus  beaux  jeunes  gens  du  pays  (1). 

Enfin,  nous  avons  vu  la  terre  adorée  en  Scandi- 
navie comme  l'épouse  d'Odin,  comme  la  nourrice 
des  hommes.  Ce  culte  se  développe  en  Allemagne, 
dans  les  pompes  sacrées  d'Hertha,  dans  les  hon- 
neurs divins  rendus  aux  montagnes,  aux  rochers, 
aux  pierres  qui  couronnaient  la  terre,  aux  arbres 
qui  sortaient  de  son  sein  comme  pour  montrer  sa 
puissance  et  sa  fécondité.  On  sacrifiait  à  de  grands 
chênes  contemporains  du  monde,  on  demandait  le 
secret  de  l'avenir  aux  rameaux  verts  dont  on  faisait 
les  bâtons  runiques  ;  il  n'y  avait  pas  jusqu'à  la 

(1)  Culte  des  eaux,  Agathias,  28,  4;  Gregor.  Turon.,  X;  Leges 
Liutprandi,  VI,  ?0;  Procope,  deBelîo  Gothico,  II,  25;  Pétrarque, 
de  Rébus  familiaribus,  lib.  I,  ep.  ii;  Grimm,  549. 


94  CHAPITRE  II. 

fleur  du  lotus  flottant  sur  les  eaux,  qu'on  ne  res- 
pectât comme  une  apparition  mystérieuse.  Mais,  si 
les  forêts  avaient  des  ombrages  qui  protégeaient 
leurs  habitants,  il  y  régnait  aussi  une  obscurité 
menaçante.  Tacite  parle  d'un  bois  où  nul  ne  péné- 
trait que  chargé  de  liens;  celui  qui  tombait  ne  se 
relevait  pas;  il  se  traînait,  en  rampant,  hors  du 
territoire  sacré.  Les  animaux  qui  erraient  dans  ces 
solitudes  n'étonnaient  pas  moins  l'ignorance  du 
peuple  ;  il  voyait  en  eux  des  maîtres  qu'il  fallait 
consulter  ou  des  ennemis  qu'il  fallait  fléchir.  Nous 
avons  trouvé  dans  la  cosmogonie  de  l'Edda  la  vache 
nourricière,  représentée  comme  la  seconde  des 
créatures  et  la  mère  des  Ases.  C'étaient  aussi  des 
génisses  que  les  Germains  des  bords  de  la  Baltique 
attelaient  au  char  de  leur  déesse.  Ils  honoraient 
Fours  pour  sa  force,  le  cheval  pour  son  intelligence. 
Les  oiseaux,  créatures  légères  et  qui  semblaient 
plus  voisines  des  dieux,  instruisaient  l'homme  à 
leur  façon.  Il  pensait  comprendre  leur  langage,  et 
se  conduisait  par  leur  vol.  La  rencontre  d'un  sca- 
rabée lui  paraissait  un  signe  de  bonheur.  Au  con- 
traire, dans  la  théologie  savante  des  Scandinaves, 
aussi  bien  que  dans  les  croyances  populaires  des 
Allemands,  le  loup  et  le  serpent  figuraient  comme 
deux  puissances  mauvaises.  C'étaient  des  loups  qui 
poursuivaient  les  astres  dans  le  firmament;  les 
serpents  gardaient  les  sources  où  l'on  puisait  la 
science,  et  les  cavernes  où  l'or  était  enfoui,  l'or  et  la 


•  LA  RELIGION.  ,  95 

science  qui  tentent  l'homme,  mais  qui  le  perdent. 
Ainsi  l'apothéose  de  la  nature  aboutissait  à  l'ado- 
ration des  animaux,  des  choses  inanimées,  des  créa- 
tures nuisibles,  à  l'adoration  même  du  mal,  c'est- 
à-dire  au  dernier  renversement  de  toute  la  reli- 
gion (1). 

Mais,  en  se  rendant  l'adorateur  de  la  nature.  Magie, 
l'homme  faisait  pour  ainsi  dire  ses  conditions  avec 
elle  :  le  culte  qu'il  lui  vouait  devenait  un  com- 
merce. S'il  divinisait  tout  ce  qui  avait  ému  ses  sens, 
c'était  afin  de  les  satisfaire.  Les  êtres  qu'il  honorait 
de  la  sorte  devaient  être  assez  puissants  pour  bou- 
leverser, s'il  le  fallait,  toute  l'économie  de  l'uni- 
vers en  faveur  de  ses  passions.  Entre  les  éléments 
et  lui,  il  supposait  un  pacte  en  vertu  duquel  ils 

(1)  Culte  de  la  terre:  Agathias,  loco  citato.  S.  Eligii  Sermo, 
apud  d'Achery,  Spicilegium,  i.  V,  p.  215.  Indicidus  super stitio- 
num,  7  :  «  Dehis  quse  faciunt  super  petras.  »  —  Culte  des  arbres 
et  des  animaux.  Tacite,  Germania,  9,  10,  59.  Agathias,  Gregor. 
Turon.,  S.  Eligii  Sermo,  locis  citatis.  Indiculus  superslitionum, 
6:  «  de  sacris  sylvarum,  quas  JSimidas  vocant,  13,  de  Auguriis 
avium,  vel  equorum,  vel  bovum  stercore,  vel  sternutatione.  — 
Sur  l'arbre  sacré  des  Lombards  de  Bénévent,  voyez  Yita  S.  Bar- 
hati,  apud  BoUand.,  Acta  SS.,  19  feb.  On  trouve  dans  la  même 
biographie  la  preuve  du  culte  du  serpent.  Pour  le  chêne  de  Geis- 
mar,  VitaS.  Bonifacii,  apud  Pertz.  VEdda,  le  poëme  anglo-saxon 
de  Beowulf,  les  anciens  poëmes  allemands  montrent  sans  cesse  les 
dra^'ons  veillant  à  la  garde  des  trésors.  Cf.  Grimm,  Mythologie, 
t.  II,  p.  613  et  suiv.  Les  lois  franques,  lombardes  et  anglo-saxon- 
nes prouvent  l'opiniâtreté  de  ce  fétichisme,  qu'elles  poursuivent  de 
leurs  proldbitions.  Capitul.  de partibus  Saxoniœ,  20.  «  Si  quis  ad 
fontes  aut  arbores  vel  lucos  votum  fecerit,  aut  ahquid  more  genli- 
lium  obtulerit,  et  ad  honorem  dœmonum  concederit.  »  Liutprand., 
VI,  30.  «  Simili  modo  et  qui  ad  arborem,  quam  rustici  sanguinum 
vocant,  atque  ad  fontanas  adoraverit.  »  Leges  Canuti  régis,  1,  5, 


96  CHAPITRE  II. 

devaient  obéir  à  des  paroles  prononcées  en  un  lieu 
déterminé,  à  une  certaine  heure,  avec  des  cérémo- 
nies obligatoires.  C'était  peu  de  troubler  les  sai- 
sons et  de  gouverner  les  tempêtes;  il  y  avait  des 
rites  pour  inspirer  Tamour,  pour  apaiser  la  colère, 
pourôter  la  vie,  et  pour  la  rendre.  La  science  ma- 
gique des  Scandinaves  avait  trouvé  des  adeptes  chez 
les  sorcières  de  l'ancienne  Allemagne.  Elles  pré- 
tendaient chevaucher  la  nuit  à  travers  les  airs,  en 
compagnie  des  esprits  bons  et  mauvais.  L'avenir 
n'avait  pas  de  secret  qui  ne  leur  fût  révélé  dans 
ces  redoutables  entretiens.  Ou  bien,  elles  croyaient 
se  changer  en  louves  pour  châtier  un  pays  qui  leur 
avait  déplu,  et  s'introduire  d'une  manière  invisible 
dans  le  corps  de  leurs  ennemis,  afin  de  leur  ronger 
le  cœur.  Plus  tard,  quand  les  traditions  chrétien- 
nes se  furent  conofndues  avec  les  souvenirs  du  pa- 
ganisme, une  fable  étrange  circula  chez  les  Alle- 
mands. On  racontait  que  la  fille  d'Hérode,  éprise 
d'un  amour  criminel  pour  saint  Jean-Baptiste , 
n'avait  pas  su  cacher  à  son  père  le  secret  de  sa  pas- 
sion. Hérode,  furieux,  s'était  vengé  par  le  supplice 
du  prophète.  Alors  la  princesse  s'était  fait  appor- 
ter dans  un  plat  la  tête  sacrée,  et,  la  prenant  dans 
ses  mains,  elle  avait  voulu  y  imprimer  un  baiser  de 
ses  lèvres  impures.  La  tête,  s'écartant  avec  horreur, 
avait  soufflé  sur  elle  ;  et  la  vierge  coupable,  em- 
portée par  ce  souffle,  s'était  envolée  dans  l'air.  On 
ajoutait  que,  chaque  nuit,  Hérodiade  recommençait 


LA  RELIGION. 


97 


sa  course  aérienne,  qui  ne  devait  s'achever  qu'à  la 
fm  du  monde,  et  qu'elle  emmenait  à  sa  suite  le 
noir  escadron  des  sorcières  ;  car  un  tiers  des  habi- 
tants de  la  terre  lui  avait  été  donné  en  vasse- 


Ainsi,  le  culte  des  éléments  avait  conduit  les  es- 


sait  lier  la  puissance  divine,  enchaîner  la  liberté  hu- 
maine, renverser  les  lois  de  la  création  par  des 
actes  matériels  sans  intelligence  et  sans  amour.  Le 
but  de  ces  efforts  impuissants  était  d'assouvir  des 
volontés  déréglées.  Les  sorcières  se  vantaient  de 
négocier  les  amours  des  démons  avec  les  mortelles. 
Les  philtres  qu'elles  composaient  enivraient  les 

(1)  Sur  la  magie,  cf.  Ynglinga  saga,  cap.  vu.  Edda  Sœmund, 
118.  Lex  Salica,  cap.  lxvie  :  «  Ubi  strise  cocinant.  »  La  plus  an- 
cienne trace  de  la  fable  d'Hérodiade  est  dans  les  Prœloquia  de 
Rathier,  évêque  de  Vérone,  mort  en  974  (apud  Martène  et  Durand, 
9,  798).  Elle  est  plus  développée  dans  le  poëme  latin  du  Renard, 
composé  en  Flandre  [Rheinardus,  I,  v.  1139-1164)  Grimm,  My- 
thologie, t.  I,  260  ;  t.  n,  983  et  suiv.  Je  ne  puis  m'empêcher  de 
citer  quelques  vers  du  Rheinardus,  où  je  crois  retrouver  quelque 
imitation  des  récits  merveilleux  d'Ovide  : 

1145.  Haec  virgo,  thalamos  Baplistse  solius  ardens, 

Voverat,  hoc  dempto,  nuUius  esse  viri. 
Offensus  genitor,  comperto  prolis  amore, 

Insontem  sanctum  decapitavit  alrox. 
Postulat  afferri  Virgo  sibi  tristis,  et  affert 

Regius  in  disco  tenipora  trunca  cliens... 
Oscula  captantem  caput  aufugit  atque  resufdat, 

nia  per  impluvium  turbine  flantis  abit. 
Ex  illo  nimium  memor  ira  Johannis  eamdem 

Per  vacuum  cœli  flabilis  urget  iter... 
Lenit  honor  luctum,  minuit  reverentia  pœnam  : 

Pars  hominum  mœstse  tertia  servit  herae. 


lage  (1). 


98 


CHAPITRE  II. 


sens,  et  forçaient  les  cœurs  les  plus  rigoureux.  Rien 
n'était  plus  commun  dans  tout  le  Nord  que  les 
amulettes  obscènes.  Tacite  connaît,  au  bord  de  la 
Baltique,  des  barbares  qui  adorent  la  mère  des 
dieux,  c'est-à-dire  la  déesse  de  la  fécondité,  et  qui, 
en  son  honneur,  suspendent  à  leur  cou  de  petites 
figures  de  porcs.  Il  trouve  chez  les  Naharvales  des 
rites  qui  rappellent  les  impuretés  de  la  Phrygie. 
Les  canons  des  conciles  attestent  l'opiniâtreté  de 
ces  coutumes.  On  y  condamne  à  plusieurs  reprises 
les  pratiques  immondes  que  le  peuple  observait  en 
février,  les  chants  lubriques,  les  jeux  et  les  danses 
inventés  par  les  païens,  ku  moyen  âge,  les  fêtes 
luxurieuses,  proscrites  par  l'Eglise,  se  perpétuaient 
encore  dans  les  Pays-Bas  ;  on  y  a  découvert  un 
grand  nombre  de  ces  emblèmes  infâmes  qui  mar- 
quent le  culte  de  la  chair  dans  tous  les  paga- 
nismes  (I). 

(1)  Voyez  encore,  en  ce  qui  concerne  la  magie,  Capitul.  di  789. 
c.  Lxiv,  «  ut  nec  cautulatores  et  incantatores,  nec  tempestarii,  vel 
obligatores  non  fiant.  »  Lex  Visigoth.,  VI,  2,  5  :  «  Malefici  et  immis- 
sores  tempestatum,  qui  quibusdam  incantationibus  grandinem  in 
vineas  messesque  mittere  perhibentur.  »  Leges  Canuti  régis,  1,5, 
et  tout  le  traité  d'Agobard,  de  Grandine  et  Tonitru.  Sur  les  cultes 
impurs,  Tacite,  Germania,  43  :  «  Apud  Naharvalos  antiqufe  reli- 
gionis  lucus  ostenditur  ;  prsesidet  sacerdos  muliebri  ornatu;  45: 
Matrem  deûm  venerantur  ;  insigne  superstitionis,  formas  aprorum 
gestant.  »  Wolf,  Wodana,  p.  XXI-XXIII,  a  trouvé  dans  les  Pays- 
Bas  les  images  et  le  culte  du  pballus  jusque  pendant  le  moyen  âge. 
Cf.  Indiculus  super stitionum,  5,  «  de  Spurcalibus  in  februario.  » 
Cf.  Grimm,  I,  194;  II,  985.  Ce  mythologue  me  paraît  avoir  par- 
faitement démontré  comment  le  symbole  du  porc  et  du  sanglier, 
populaire  dans  tout  ^le  Nord,  se  liait  avec  le  culte  charnel  du  dieu 
Freyr. 


LA  RELIGION.  99 

D'un  autre  côté,  les  instincts  cruels  se  satisfai-  sacrifices 
saient  par  les  sacrifices  humains,  connus  de  toutes  canmba-* 

lisme. 

les  nations  germaniques,  aussi  bien  que  chez  leurs 
voisins  du  Nord.  Les  Hermundures  vouaient  à  Wo- 
dan  et  au  dieu  de  la  guerre  ce  qu'ils  prenaient  sur 
l'ennemi,  hommes  et  chevaux.  Les  Goths,  les  Hé- 
rules,  les  Saxons,  immolaient  leurs  captifs.  Quand 
les  Francs,  déjà  chrétiens,  descendirent  en  Italie 
sous  la  conduite  de  Théodebert,  au  moment  de 
passer  le  Pô,  ils  y  précipitèrent  des  femmes  et  des 
enfants  égorgés,  en  l'honneur  des  divinités  du 
fleuve.  Au  huitième  siècle,  il  fut  nécessaire  que 
saint  Boniface  défendit  aux  fidèles  de  vendre  des 
victimes  humaines  aux  païens,  qui  venaient  s'ap- 
provisionner sur  les  marchés  d'esclaves.  Mais  il  est 
de  l'essence  du  sacrifice  que  l'assemblée  participe 
aux  viandes  :  les  Massagètes,  ces  frères  aînés  des 
Germains,  immolaient  leurs  vieillards, et  en  faisaient 
ensuite  un  festin  sacré.  Il  y  a  comme  le  souvenir 
de  quelque  rit  sanguinaire  dans  le  délire  de  ces 
magiciennes  allemandes  qui  pensaient  parcourir  la 
terre  sans  être  vues,  pour  se  nourrir  de  chair  hu- 
maine. Quelquefois  la  foule  crédule  se  jetait  sur 
elles,  les  déchirait  et  les  mangeait  :  il  fallut  une 
loi  de  Gharlemagne  pour  interdire  ces  horribles 
représailles.  Au  onzième  siècle,  les  canons  de  l'É- 
glise signalaient  encore  l'odieuse  coutume  des 
femmes  qui  brûlaient  des  corps  humains,  pour  en 
donner  la  cendre  en  breuvage  à  leurs  maris.  Ge 


100 


CHAPITRE  II. 


n'était  pas  régarement  passager  d'un  peuple  en 
fureur,  c'était  l'opiniâtreté  d'une  pratique  super- 
stitieuse. Le  culte  de  la  nature,  où  tous  les  êtres 
s'entre-dévorent,  menait  logiquement  à  l'anthro- 
pophagie (1). 

Origine       Assurément  on  ne  peut  songer  à  reconstruire 

des  religions  , 

du  Nord,  tout  le  paganisme  germanique  sur  ces  faibles  restes 
qu'on  en  trouve  dans  les  mœurs  de  l'Allemagne, 
sur  ce  petit  nombre  de  faits  recueillis  par  les  histo- 
riens romains  au  milieu  des  hasards  de  la  guerre, 
ou  par  des  prêtres  chrétiens,  moins  curieux  d'étu- 
dier les  fausses  religions  que  d'enseigner  la  vraie. 
Toutefois,  on  en  sait  assez  pour  reconnaître  une 
croyance  commune  à  toutes  les  nations  dispersées 
sur  le  territoire  de  la  Germanie,  avec  plus  de  tra- 
ditions chez  les  peuples  sédentaires,  avec  plus  de 
superstitions  chez  les  nomades.  Mais  on  a  vu  que 

(1)  L'usage  des  sacrifices  humains  chez  les  Hermundures  est 
établi  par  Tacite,  Annales,  XIII,  57  ;  chez  les  autres  Germains, 
Germania,  9,  39;  Annales,  I,  61.  Cf.  Jornandes,  de  Rébus  Geti- 
cis,  5.  Isidor.,  Chronic.  œra,  M6,  Procope,  de  Bello  Got.,  2,  25. 
Sidonius  Apoll.,  8,  6  :  Lex  Frisionum,  additio  sapientum,  tit.  42. 
Bonifacii  epist.  xxv.  —  Hérodote,  j,  216,  atteste  Tanthropophagie 
des  Massagètes.  Cf.  Capitulatio  de  Partibus  Saxoniœ  :  «  Si  quis 
a  diabolo  deceptus  crediderit,  secundum  morem  paganorum,  virum 
aliquemaut  feminam  strigam  esse  et  homines  comedere,  et  propter 
hoc  ipsum  incenderit,  vel  carnem  ejus  ad  comedendum  dederit, 
vcl  ipsam  comëdërit.  »  Burchard  de  Worms,  Interrogatio,  pa- 
ges 119,  200  :  «  Crcdidisti  quod  multse  mulieres  rétro  Satanam 
conversœ  credunt...  homines  baptizatos  et  sanguine  Christi  redemp- 
tos,  sine  armis  visibilibus  et  interficere  et  de  coctis  carnibus  eorum 
vos  comedere?...  Fecisti  quod  qusedam  mulieres  facere  soient: 
tollunt  testam  hominis,  et  igne  comburunt,  et  cinerem  dant  viris 
suis  ad  bibendum  pro  sanitate.  » 


LA  RELIGION.  101 

les  peuples  sédentaires  n'avaient  pas  échappé  à  cette 
passion  de  la  vie  errante,  qui  en  détachait  de  nom- 
breuses bandes  et  les  poussait  aux  aventures.  Les 
émigrations  qui  se  faisaient  autour  d'eux,  et  qui 
finissaient  par  les  entraîner,  devaient  ébranler  à  la 
longue  la  solidité  de  leurs  institutions  religieuses, 
porter  le  trouble  dans  les  pratiques  et  dans  les  doc- 
trines. Ce  désordre  favorisait  le  penchant  que  les 
Allemands  eurent  toujours  à  secouer  le  dogme,  la 
règle,  l'autorité  en  matière  de  croyance,  pour  se 
livrer  au  sentiment,  c'est-à-dire  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  indiscipliné,  mais  aussi  de  plus  superstitieux. 
Au  contraire,  chez  les  Scandinaves,  dans  ce  coin 
du  monde  où  le  tumulte  des  invasions  n'arrivait 
pas,  l'enseignement  traditionnel  avait  mieux  con- 
servé son  unité  et  sa  grandeur.  De  là  ces  longues 
généalogies  des  dieux,  ces  récits  habilement  liés,  et 
tant  de  fables  dont  on  démêle  sans  peine  le  sens  as- 
tronomique, historique,  moral.  Les  mythologues 
ont  retrouvé  dans  l'Edda  tout  un  calendrier,  toute 
une  épopée,  toute  une  législation.  Et  comment,  en 
effet,  ne  pas  reconnaître  en  la  personne  d'Odin, 
avec  son  œil  unique,  avec  ses  douze  palais  célestes, 
le  soleil,  dont  le  disque  solitaire  parcourt  les  douze 
signes  du  zodiaque?  Les  luttes  des  Ases  et  des 
Géants  de  la  gelée  rappellent  les  combats  opiniâtres 
des  conquérants  suédois  contre  la  race  finnoise, 
qu'ils  trouvèrent  maîtresse  du  Nord  ;  et  la  belle 
fable  de  Baider  ne  semble-t-elle  pas  faite  pour  en- 


102  CHAPITRE  II. 

seigner  aux  hommes  la  sainteté  du  serment,  la  né- 
cessité de  l'expiation,  et  le  triomphe  de  la  justice 
dans  un  monde  meilleur? 

Il  y  avait  donc,  premièrement,  dans  la  tradition 
commune  des  Germains  et  des  Scandinaves,  une 
doctrine,  une  tentative  de  la  pensée  pour  embras- 
ser toute  l'économie  de  l'univers.  Elle  y  tendait 
par  deux  voies,  où  elle  se  rencontrait  avec  les  plus 
célèbres  mythologies  de  l'antiquité. 
Rapport  D'un  côté,  cllc  Semblait  tourner  au  panthéisme 
les  ?IiTgions  quand  elle  représentait  ces  vénérations  de  dieux  pé- 

de  la  Grèce     .  . 

l'odent  rissables  qui  se  succédaient  d'âge  en  âge,  et  qui  peu- 
plaient l'immensité  ;  quand  elle  montrait  le  monde 
passant  par  une  suite  de  naissances  et  de  destruc- 
tions :  le  ciel,  la  terre,  les  eaux,  tirés  des  membres 
d'un  géant,  et  servant  ensuite  à  composer  le  premier 
homme.  Il  était  difficile  d'exprimer  plus  énergi- 
quement  l'unité  de  la  substance  universelle  au  mi- 
lieu de  la  mobile  variété  des  phénomènes.  Les  li- 
vres sacrés  de  l'Inde  n'ont  pas  d'autre  pensée,  pas 
d'autres  images,  lorsqu'ils  célèbrent  le  Dieu  su- 
prême de  qui  émane  une  longue  série  de  divinités 
mortelles,  dont  chaque  sommeil  est  marqué  par  la 
ruine  d'un  monde,  chaque  réveil  par  une  nouvelle 
création.  Ils  décrivent  aussi  l'origine  des  choses 
comme  une  immolation  sanglante.  Brahma  était  le 
sacrificateur  ;  de  la  tête  de  la  victime  fut  fait  le  fir- 
mament, et  de  ses  pieds  la  terre;  son  œil  devint  le 
soleil,  l'air  sortit  de  son  oreille,  et  le  feu  de  sa 


LA  RELIGION.  103 

bouche.  Les  éléments  formés  de  la  sorte  devaient 
se  réunir  ensuite  pour  construire  le  corps  humain  : 
des  pierres  vinrent  les  os,  des  plantes  les  cheveux; 
la  mer  donna  le  sang,  et  le  soleil  donna  la  vue.  La 
Grèce  et  l'Étrurie  connurent  les  mêmes  doctrines 
et  les  mêmes  symboles.  De  là  des  rapprochements 
innombrables  avec  l'Edda  :  de  part  et  d'autre  le 
pouvoir  du  Destin  dominant  toutes  choses,  douze 
dieux  principaux,  au-dessous  d'eux  les  divinités 
des  champs,  des  forêts  et  des  lacs;  enfin,  une  pé- 
riode astronomique  amenant  le  renouvellement  de 
l'univers.  De  là  aussi  les  mêmes  pompes  sacrées,  la 
même  science  des  présages  et  des  augures,  et  enfin 
plus  qu'il  n'en  faut  pour  indiquer  d'antiques  rap- 
ports entre  les  doctrines  sacerdotales  de  la  Ger- 
manie et  celles  des  grands  peuples  de  l'Orient  et 
du  Midi  (1). 

D'un  autre  côté,  en  expliquant  le  monde  par  la 
guerre  universelle  des  dieux  et  des  géants,  des  hé- 
ros et  des  monstres,  de  la  lumière  et  des  ténèbres, 
la  religion  du  Nord  inclinait  au  dualisme.  Ces 
traits  rappellent  toute  la  théologie  des  Perses,  l'an- 
tagonisme des  deux  principes,  la  lutte  d'Ormuzd 

'  (1)  Loh  de  Manou,  liv.  I,  51-57.  Guigniaut,  Religions  de  V an- 
tiquité, I,  p.  605.  Oupnekhat,  passim.  Cf.  les  vers  orphiques 
rapportés  par  Eusèbe,  Préparation  évangélique,  III,  9  ;  et  le  célè- 
bre oracle  de  Sérapis  :  «  La  voûte  des  cieux  est  ma  tête,  la  mer  est 
mon  ventre,  mes  pieds  reposent  sur  la  terre,  mes  oreilles  sont 
dans  les  régions  de  Féther,  et  mon  œil  est  le  soleil  qui  porte  par- 
tout ses  regards.  » 


lOi  CHAPITRE  II. 

et  d'Ahriman.  Les  livres  de  Zoroastre  racontaient 
l'acte  de  la  création  comme  l'assaut  de  deux  divi- 
nités rivales  qui  se  disputaient  le  temps  et  l'espace  : 
le  premier  couple  humain  était  tiré  d'un  arbre, 
comme  dans  l'Edda  ;  toute  la  vie  de  l'homme  se 
réduisait  à  un  combat,  où  il  s'enrôlait  librement 
au  service  du  bien  ou  du  mal.  Enfin,  les  puissan- 
ces mauvaises  semblaient   l'emporter  ;  elles  li- 
vraient la  terre  aux  flammes  ;  mais,  de  ses  cendres 
devaient  naître  une  terre  plus  pure,  où  le  principe 
du  bien  exercerait  un  empire  éternel.  Si  la  doc- 
trine des  mages  avait  son  emblème  dans  le  feu 
sacré,  les  Islandais  entretenaient  aussi  devanl  l'i- 
mage du  dicuThor  un  brasier  qui  ne  devait  jamais 
s'éteindre.  Mais  un  dernier  rapprochement  achève 
de  nous  éclairer.  En  décrivant  la  lutte  des  deux 
principes,  les  Perses  ont  coutume  d'opposer  le 
Midi,  le  pays  d'Iran,  habité  par  les  dieux  et  les 
héros,  au  Nord,  au  pays  de  Touran,  peuplé  de  dé- 
mons et  de  barbares.  Les  Scandinaves  conservent 
celle  opposition  sans  en  changer  les  termes.  Ils  se 
font  gloire  d'être  les  maîtres  du  Nord,  et  c'est 
au  Nord  cependant  qu'ils  fixent  le   séjour  des 
géants,  des  ténèbres  et  du  mal.  Jamais  un  peuple 
ne  s'est  représenté  sa  patrie  comme  une  terre  de 
malédiction.  11  fallait  donc  que  celui-ci  gardât  le 
souvenir  d'un  climat  plus  doux,  échangé  contre 
les  froids  rivages  de  la  mer  Baltique.  Il  plaçait 
bien  loin  derrière  lui,  vers  le  sud-est,  la  cité  lu- 


LA  RELIGION.  105 

mineuse  d'Asgard,  où  avaient  régné  ses  dieux,  où 
ses  guerriers  morts  devaient  revivre.  Ces  indica- 
tions de  la  mythologie  s'accordent  avec  celles  de 
l'histoire  pour  faire  descendre  les  Germains  de  ces 
contrées  caucasiennes  qui  virent  naître  aussi  la  ci- 
vilisation persane,  voisine  de  l'Inde,  de  l'Egypte  et 
de  la  Grèce  et  qui  semblent  le  premier  sanctuaire 
des  religions  savantes  (1). 

Mais  les  religions  savantes,  le  dualisme,  le 
panthéisme,  ouvrages  laborieux  de  l'esprit ,  qui 
voulurent  de  l'art  et  du  temps,  ne  représentent 
point  le  premier  état  de  la  tradition.  Au  fond  de 
ces  systèmes,  il  faut  chercher  ce  qu'ils  se  proposent 
d'expliquer,  ce  qui  est  plus  ancien  qu'eux,  et 
sans  quoi  les  peuples  mêmes  ne  seraient  pas,  c'est- 
à-dire  un  petit  nombre  de  dogmes  qui  fixent  avec 
simplicité  les  destinées  humaines.  Je  crois  distin- 
guer ces  dogmes  primitifs  dans  la  tradition  du 
Nord.  C'est  d'abord  une  divinité  souveraine  dont  le 
nom  désigne  une  nature  spirituelle,  qu'aucune 
image  ne  peut  figurer,  aucun  temple  contenir. 
C'est  une  trinité  qui  paraît  dans  les  trois  chefs  des 
Ases  :  Odin,  Yili  et  Ve  ;  dans  les  trois  personnages 
divins  adorés  à  Upsal  :  Thor,  Odin  et  Freyr;  dans 
les  trois  noms  qu'invoquaient  les  Saxons  et  les 

(1)  Guigniaut,  Religions  de  V  antiquité,!,  3I9etsuiv.  Sur  le  feu 
sacré  chez  les  Islandais,  Finn.  Joh.  Eistor.  ecclesiast.  Island.,  I,  16. 
Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder,  p.  402.  M.  Ampère,  dans  son  cours  de 
1832,  a  mis  aussi  en  lumière  ces  rapports  delà  religion  Scandinave 
avec  celle  de  la  Perse. 


ÉT.  GER5I.  I. 


8 


106  CHAPITRE  II. 

Francs  :  Donar,  Wodan  et  Saxnot.  C'est  un  âge 
d'or  où  tout  vivait  en  paix,  jusqu'à  ce  que  le  crime 
d'une  femme  introduisît  ]e  désordre  et  la  mort. 
Ici,  peut-être,  se  rattachent  d'autres  souvenirs  : 
l'arbre  symbolique  planté  au  centre  de  la  terre,  le 
principe  du  mal  prenant  la  figure  du  serpent,  le 
déluge  où  la  première  génération  des  méchants 
fut  détruite.  Le  destin  du  monde  roule  sur  l'im- 
molation du  dieu  victime,  qui  ne  subit  la  mort 
que  pour  la  vaincre.  Enfin,  tout  aboutit  au  juge- 
gement  des  âmes,  et  à  l'autre  vie  sanctionnant  les 
devoirs  de  celle-ci.  Ces  peuples  violents,  qui  ont 
horreur  de  toute  dépendance,  conservent  dans 
leurs  chants  les  préceptes  d'une  morale  bienfai- 
sante; ils  se  soumettent  aux  assujettissements,  aux 
humiliations  volontaires  du  culte,  de  la  prière,  du 
sacrifice.  C'est  le  fonds  mystérieux  sur  lequel 
toutes  les  religions  reposent.  En  ouvrant  les  livres, 
en  comparant  les  monuments  de  toutes  les  nations 
qui  ont  laissé  une  trace  dans  l'histoire,  on  y  ver- 
rait dispersés,  mais  reconnaissables,  les  mêmes 
dogmes  de  l'unité,  de  la  trinité,  de  la  déchéance, 
de  l'expiation  par  un  Dieu  Sauveur,  de  la  vie  fu- 
ture. Les  mêmes  préceptes  y  seraient  soutenus  des 
mêmes  institutions.  Ces  idées,  partout  corrompues 
et  troublées,  retrouvent  leur  pureté  et  leur  enchaî- 
nement naturel  dans  les  souvenirs  de  la  Bible. 
C'est  là  que  je  reconnais  une  tradition  primitive, 
un  enseignement  divin,  qui  fit  la  première  éduca- 


LA  RELIGION.  107 

tion  de  la  raison  humaine,  et  sans  lequel  l'homme 
naissant,  pressé  par  des  besoins  sans  nombre, 
entouré  de  toutes  les  menaces  du  monde  extérieur, 
ne  se  fût  jamais  élevé  aux  connaissances  qui  font  la 
vie  morale.  Quand  les  peuples  se  séparent  et  s'en  vont 
aux  extrémités  de  la  terre  chercher  le  poste  où  ils 
doivent  s'arrêter,  la  tradition  les  accompagne;  elle 
voyage  sur  leurs  chariots  avec  leurs  vieillards,  leurs 
femmes,  leurs  enfants,  avec  tous  les  gages  sacrés 
de  la  société  future.  Quelque  part  qu'ils  dressent 
leur  hutte,  au  bord  de  la  Baltique  ou  du  Danube, 
elle  demeure  au  milieu  d'eux,  elle  vit  au  foyer  de 
ces  laboureurs  et  de  ces  pâtres  ;  elle  y  entretient  la 
pensée  de  Dieu,  des  ancêtres,  du  devoir,  de  l'autre 
vie,  de  toutes  les  choses  invisibles  qui  enveloppent 
le  monde  visible,  l'éclairent  et  le  rendent  habi- 
table pour  les  âmes. 

Il  resterait  à  expliquer  aussi  ce  qu'il  y  a  de  su- 
perstition chez  les  Germains,  en  remontant  jus- 
qu'au point  où  l'égarement  commença.  Ces  barbares 
n'ont  pas  de  coutumes  si  odieuses  qu'on  ne  retrouve 
chez  les  plus  sages  nations  de  l'antiquité.  On  sur- 
prend des  souvenirs  d'antropophagie  au  fond  des 
fables  riantes  qui  charmèrent  la  Grèce.  C'est  Pé- 
lops  mis  en  pièces  par  Tantale,  son  père,  pour 
servir  au  banquet  des  dieux  ;  c'est  Zagreus,  l'ancien 
Bacciius,  jeté  dans  la  chaudière  par  les  Titans,  et 
son  cœur  dévoré  par  Jupiter.  Toute  la  guerre  de 
Troie  se  déroule  entre  deux  sacrifices  humains, 


108  CHAPITRE  IL 

celui  d'Iphigénie  et  celui  de  Polyxène.  Six  siècles 
après,  au  temps  des  guerres  messéniennes,  on  voit 
encore  Aristodème  immoler  son  enfant.  Ces  rites 
impies,  connus  des  Etrusques,  avaient  passé  dans 
les  institutions  romaines  ;  la  loi  des  Douze  Tables 
en  conservait  les  traces.  Vers  la  fin  de  la  républi- 
que, dans  un  siècle  si  poli,  c'était  encore  l'usage, 
à  chaque  soulèvement  des  Gaules,  d'enterrer  vi- 
vants deux  captifs,  en  offrande  aux  dieux  infer- 
naux. Si  le  génie  des  Grecs  finit  par  détester  ces 
horreurs  ;  si  les  Romains,  contents  des  boucheries 
du  cirque,  ne  voulurent  plus  de  meurtres  dans 
leurs  temples,  d'un  autre  côté,  cette  nouvelle  dé- 
licatesse de  mœurs  se  prêtait  à  tout  le  délire  des 
superstitions  voluptueuses.  C'est  assez  de  rappeler 
le  culte  de  Vénus,  la  prostitution  publique  dans 
les  sanctuaires  de  Paphos,  de  Cythère  et  d'Eryx  ; 
la  promiscuité  des  Bacchanales,  effrayant  le  sénat, 
qui  autorisait  les  fêtes  de  Flore  et  de  la  bonne 
Déesse;  enfin,  ces  processions  innombrables  où 
paraissait  le  phallus,  le  symbole  qui  résumait  toute 
la  corruption  du  paganisme.  Ceux  qui  connaissent 
l'antiquité,  ceux  qui  ont  lu  le  Banquet  de  Platon, 
savent  ce  que  je  tais,  et  de  quelle  façon  les  philo- 
sophes avaient  corrigé  le  culte  de  l'amour.  A  me- 
sure qu'on  remonte  plus  haut  vers  l'Orient,  on 
trouve  plus  étroite  l'alliance  des  rites  impies  et 
des  pratiques  sanguinaires  ;  on  voit  les  mystères 
de  la  Phrygie,  de  l'Assyrie  et  de  l'Inde  ;  les  images 


LA  RELIGION. 


109 


lubriques  promenées  en  triomphe  par  les  brahmes, 
et  le  sacrifice  humain  compté  dans  les  Védas  par- 
mi les  oblations  qui  plaisent  aux  dieux.  Des  ob- 
servances si  outrageantes  pour  la  raison  trouvaient 
néanmoins  un  appui  dans  la  raison  trompée  ;  elles 
se  rattachaient  logiquement  au  culte  de  la  nature, 
qui  est  le  principe  de  toutes  les  religions  faus- 
ses (1). 

C'est  en  vain  que  ces  religions  cachent  leur  se- 
cret, d'abord  sous  la  pompe  des  mystères,  ensuite 
sous  les  interprétations  d'une  philosophie  com- 
plaisante ;  partout  on  reconnaît  le  fétichisme,  Ta. 
doration  des  éléments,  des  arbres,  des  animaux 
sacrés;  le  serpent  d'Esculape ,  la  pierre  noire  de 
Cybèle,  et  toutes  les  mé(amorphoses  chantées  par 
les  poètes,  n'ont  pas  d'autre  explication.  L'an- 

(1)  Sur  le  sacrifice  humain  dans  les  Védas,  voyez  Guigniaut, 
Religions  de  r antiquité,  I,  C05>  664.  En  Grèce,  Jupiter  Lycœu s  et 
Dionysus  Zagreus  recevaient  des  sacrifices  humains.  Pausanias,  Vlil, 
58;  Plutarque,  in  Themistocl.,  cap.  xiii.  L'oracle  de  Delphes  or- 
donnait quelquefois  des  immolations  semblables.  Pausanias,  I,  5  ; 
IV,  9;  VII,  49  ;  IX,  26  et  35.  Longtemps  le  culte  de  Saturne 
avait  été  célébré  avec  les  mêmes  rites  homicides.  V.  Dorfmiiller, 
de  Grœciœ  primordiis.  Denys  d'Ilalicarnasse  (I,  24)  les  retrouve  en 
Italie.  Loi  des  Douze  Tables  :  «  Qui  frugem  aratro  qusesitam  furtim 
noxpavit  secuitve,  suspensus  Cereri  necator.  »  — En  ce  qui  touche 
l'impureté,  rien  n'est  plus  célèbre  que  le  culte  du  lingam,  du  phal- 
lus et  de  Priape.  Toutes  les  recherches  historiques  sur  la  civilisation 
païenne  aboutissent  tôt  ou  tard  à  ce  jugement  équitable  et  terrible 
de  saint  Paul  (Épitre  aux  Romains,  1.  19-26)  :  «  Quia  quod  notum 
est  Dei  manifestum  est  in  illis;  Deus  enim  illis  manifestavit.  — 
Invisibilia  enim  ipsius,  a  creatura  mundi,  per  ea  quje  facta  sunt 
intellecta  conspiciuntur  :  sempiterna  quoque  e|us  virtus  etdivinitas, 
ita  ut  sint  inexcusabiles...  —  Propterea  tradidit  illos  Deus  in  pas- 
siones  ignominise.  »  Et  les  versets  suivants. 


110  CHAPITRE  IL 

thropomorphisme,  en  personnifiant  sous  des  for- 
mes humaines  les  forces  physiques  qui  meuvent  le 
monde;  le  dualisme,  en  les  ramenant  à  deux  prin- 
cipes contraires  ;  le  panthéisme,  en  les  attribuant 
à  une  substance  universelle,  ne  font  que  repro- 
duire sous  des  termes  plus  savants  la  même  er- 
reur, où  toute  superstition  est  contenue.  C'est 
toujours  la  confusion  de  l'effet  et  de  la  cause,  la 
création  substituée  au  Créateur,  et  la  nature  préfé- 
rée à  Dieu.  On  peut  marquer  ici  le  point  où  la 
raison  fut  égarée  par  la  volonté.  Dieu  se  révélait 
dans  la  tradition  avec  les  trois  caractères  de  puis- 
sance, d'intelligence  et  d'amour.  Ces  trois  notions 
étaient  simples,  elles  saisissaient  sans  peine  l'en- 
tendement. Mais  l'amour  divin  ne  s'adressait  pas  à 
l'entendement  seul ,  il  sollicitait  la  volonté  ;  il  la 
pressait  de  chercher  un  bien  invisible,  il  l'attirait 
en  haut.  En  même  temps,  la  volonté  se  sentait  at- 
tirée en  bas,  vers  des  biens  visibles,  vers  cette  na- 
ture belle  et  féconde  où  l'amour  paraissait  aussi, 
mais  sous  des  formes  sensuelles.  Libre  de  choisir, 
la  volonté  choisit  mal  :  elle  céda  aux  sens  enivrés, 
elle  se  tourna  vers  le  monde  matériel,  où  tout  sem- 
blait lui  sourire  ;  elle  y  adora  l'amour  dans  le 
phénomène  où  il  éclate  le  plus,  dans  l'acte  qui  pro- 
page la  vie.  Mais  la  vie  n'a  de  place  dans  le  monde 
qu'autant  que  la  mort  lui  en  fait  ;  les  générations 
se  chassent,  en  sorte  que  le  pouvoir  qui  les  produit 
semble  le  même  qui  les  fait  périr  :  il  fallait  donc 


LA  RELIGIOjS.  111 

l'adorer  aussi  dans  le  phénomène  delamorl.  Yoilà 
pourquoi^  chez  les  Grecs,  je  ne  sais  quoi  de  sinis- 
tre se  mêle  aux  mystères  de  l'Amour,  ce  fîJs  du 
Chaos  et  ce  frère  du  Tartare;  voilà  pourquoi,  dans 
la  trinité  indienne,  Siva  paraît  en  même  temps 
comme  le  dieu  de  la  génération  et  celui  de  la  des- 
truction ;  et  pourquoi,  dans  la  trinité  germanique, 
la  troisième  place  est  donnée  tantôt  àFreyr,  le  dieu 
des  voluptés,  tantôt  à  Saxnot,  celui  du  carnage. 
Or,  le  dogme  se  traduit  par  le  culte  ;  le  caractère 
de  toutes  les  liturgies  est  de  reproduire  les  actes 
des  divinités  qu'elles  honorent.  Si  donc  le  culte  de 
la  nature  célèbre  ces  deux  grands  phénomènes  de 
la  vie  et  de  la  mort,  il  faut  qu'il  renouvelle  l'acte 
qui  donne  la  vie  par  toutes  les  sortes  de  prostitu- 
tions religieuses  ;  il  faut  aussi  qu'il  répète  le  spec- 
tacle de  la  mort  par  tous  les  genres  de  sacrifices 
humains.  C'est  là  que  les  passions  trouvent  leur 
dernier  assouvissement.  Rien  n'est  plus  profond, 
dans  l'humanité  déchue,  que  cette  union  de  la 
luxure  et  de  la  cruauté.  Les  voluptés  sont  homici- 
des, et  la  chair  aime  le  sang.  Ainsi  s'explique  le 
paganisme  en  Germanie,  comme  par  toute  la  terre. 
Regardez  au  fond,  vous  y  verrez  encore  moins  d'er- 
reur que  de  crime. 

Tant  de  ressemblances  n'effacent  pourtant  pas  Différence: 
les  différences  incontesfables  qui  séparent  les  reli-  ^^du'^Nord 

et  de  celli 

gions  du  Nord  et  celles  du  Midi.  En  Inde,  en  Grèce, 
en  Italie,  un  besoin  d'ordre  se  fait  sentir  au  milieu 


112  CHAPITRE  II. 

de  toutes  les  erreurs  et  de  tous  les  débordements  : 
le  paganisme  cherche  à  se  fixer  ;  il  prend  une  forme 
régulière  et  durable  dans  les  arts,  dans  la  science, 
dans  la  législation.  De  là,  ce  nombre  infini  de  mo- 
numents qui  ont  pour  ainsi  dire  éternisé  les  types 
de  la  mythologie  classique  ;  ces  écoles  formées 
d'abord  à  l'ombre  des  sanctuaires,  pour  l'interpré- 
tation des  dogmes,  et  d'où  sortirent  plus  tard  toutes 
les  sciences  profanes  ;  enfin,  ces  constitutions  po- 
litiques qui  représentaient  la  société  comme  l'ou- 
vrage des  dieux,  et  mettaient  à  son  service  tout  le 
courage  et  tout  le  génie  des  hommes.  Au  contraire, 
le  paganisme  des  Germains  eut  des  temples  et  des 
images;  mais  ces  essais  grossiers  n'approchèrent 
pas  de  la  beauté  idéale  qui  est  l'objet  de  l'art.  Il 
professa  des  doctrines,  mais  qui  n'eurent  jamais 
assez  de  fécondité  pour  produire  une  littérature  sa- 
vanle.  Il  fonda  des  institutions,  mais  trop  mal 
obéies  pour  le  protéger  lui-même.  Partout  la  règle 
plie  sous  l'effort  des  imaginations  et  des  volontés 
indociles;  on  voit  prévaloir  cet  esprit  de  désordre, 
c'est-à-dire  de  barbarie  en  matière  de  religion, 
dont  l'Allemagne  ne  sut  jamais  entièrement  se  dé- 
livrer. 

Conclusion.  H  fallait  pousser  ainsi  l'étude  de  l'ancienne  re- 
ligion des  Germains  jusqu'à  ses  premières  origines, 
pour  se  rendre  compte  des  ressources  et  des  obsta- 
cles qu'elle  devait  présenter  un  jour  à  la  civilisa- 
tion. Plusieurs  historiens  allemands,  en  retrouvant 


L4  RELlGIOiN.  115 

dans  les  traditions  de  leur  patrie  ces  grandes  idées 
de  la  divinité,  de  l'immortalité,  de  la  justice,  qui 
soutiennent  toute  la  conscience  humaine,  ont  re- 
proché aux  missionnaires  chrétiens  d'être  venus 
troubler  des  peuples  qui  n'avaient  pas  besoin  d'eux, 
et  d'avoir  calomnié  des  cultes  qu'ils  ne  compre- 
naient point.  C'est  d'ailleurs  une  nouveauté  en 
faveur  aujourd'hui,  d'absoudre  l'idolâtrie,  de  jus- 
tifier jusqu'à  ces  images  obscènes  que  les  anciens 
adoraient,  dit-on,  dans  une  innocente  simplicité  : 
comme  si  jamais  la  concupiscence  avait  pu  sup- 
porter impunément  de  tels  spectacles  !  Il  était  donc 
nécessaire  de  montrer  chez  ces  mêmes  peuples  les 
extrémités  où  la  superstition  se  portait,  et  comment 
elle  allait  au  renversement  de  toutes  les  lois  con- 
servatrices de  l'humanité,  si  l'Évangile  ne  fût  ar- 
rivé à  temps  pour  les  rétablir. 

Sans  doute  il  n'y  a  pas  de  société  si  égarée,  il 
n'y  a  pas  de  siècle  si  corrompu,  où  l'on  ne  trouve, 
au  moins  implicitement,  les  vérités  métaphysiques 
sur  lesquelles  toute  moralité  repose.  Mais  ces  véri- 
tés y  sont  mêlées  d'erreurs  qui  les  contredisent, 
troublent  leur  clarté,  ébranlent  leur  certitude,  af- 
faiblissent leur  puissance.  Le  malheur  des  siècles 
païens  est  beaucoup  moins  d'avoir  ignoré  le  bien 
que  de  n'avoir  pas  haï  le  mal,  de  Tavoir  aimé,  de 
l'avoir  adoré.  C'est  l'état  où  le  christianisme  trouva 
les  esprits.  Ce  qu'il  avait  à  faire,  ce  que  toutes  les 
philosophies  avaient  inutilement  tenté,  c'était  de 


114  CHAPITRE  II. 

dégager  de  toute  contradiction  ces  vérités  troublées, 
de  raffermir  ces  vérités  ébranlées  en  y  remettant 
l'enchaînement  logique  qui  saisit  les  intelligences, 
de  rendre  à  ces  vérités  affaiblies  l'efficacité  morale 
qui  subjugue  les  cœurs.  Ce  qui  voulait  l'interven- 
tion d'un  pouvoir  surnaturel,  c'était  de  détruire 
toutes  les  confusions  où  la  faiblesse  humaine  trou- 
vait son  intérêt  ;  de  séparer  courageusement,  irré- 
vocablement, le  vrai  du  faux,  le  bien  du  mal  ; 
comme  il  avait  fallu  la  puissance  du  Créateur  au 
commencement  pour  séparer  la  lumière  des  ténè- 
bres, et  pour  appeler  la  lumière  jotir,  et  les  ténè- 
bres nuit. 


LES  LOIS. 


115 


CHAPITRE  III 

LES  LOIS. 


Les  religions  font  les  peuples  à  leur  image,  contradic- 
Quand  la  tradition  relmieuse  est  forte,  quand  elle  historiens 

^  ^  '   ^  sur   les  lois 

s'appuie  sur  un  sacerdoce  respecté,  sur  un  culte  Germains, 
public,  elle  ne  demeure  pas  enfermée  dans  ses 
temples  :  il  faut  qu'elle  en  sorte,  qu'elle  constitue 
la  cité  de  la  terre  à  l'exemple  de  la  cité  du  ciel,  et 
qu'elle  y  promulgue  un  droit  sacré  qui  règle  les 
affaires  du  temps  en  considération  de  l'éternité.  Au 
contraire,  lorsque  la  décadence  des  doctrines  est 
arrivée  jusqu'au  point  où  il  ne  reste  plus  qu'une 
superstition  indisciplinée,  ce  dérèglement  des  es- 
prits se  fait  sentir  dans  les  lois,  ou  plutôt  il  ne 
laisse  subsister  des  lois  mêmes  que  des  coutumes 
sans  motifs,  sans  enchaînement,  sans  force  pour  con- 
tenir la  violence  des  mœurs.  Si  donc  la  tradition  et 
la  superstition  se  disputent,  pour  ainsi  dire,  la 
croyance  des  Germains,  il  faut  s'attendre  à  retrou- 
ver dans  leurs  lois  le  combat  de  ces  deux  puis- 
sances. 


116  CHAPITRE  IIL 

D'un  côté,  Odin  s'annonce  comme  un  dieu  légis- 
lateur ;  il  parcourt  le  Nord,  fondant  des  dynasties, 
bâtissant  des  villes  où  il  remet  en  vigueur  les  anti- 
ques lois  d'Asgard,  c'est-à-dire  de  l'Orient.  Ce  sont 
les  indices  d'une  autorité  théocratique  qui  s'est  em- 
parée des  consciences,  qui  les  assujettit  par  le  res- 
pect et  par  la  terreur,  qui  les  lie,  au  risque  de  les 
opprimer,  mais  qui  les  soumet  à  l'ordre,  par  con- 
séquent à  la  civilisation.  D'un  autre  côlé,  la  loi 
d'Odin  n'est  restée  maîtresse  de  ces  peuples  guer- 
riers qu'en  s'accommodant  à  leur  humeur  sangui- 
naire ;  sans  parler  de  tant  de  tribus  nomades  qui 
n'ont  plus  de  dogmes,  plus  de  prêtres,  plus  d'autre 
culte  que  l'adoration  des  éléments  et  l'immolation 
des  captifs.  Un  tel  désordre  n'est  cependant  que 
l'effort  desespéré  de  la  liberté  humaine,  qui  a  hor- 
reur de  toute  dépendance,  qui  met  tout  en  œuvre 
pour  échapper  à  la  règle,  et  qui  finit  par  la  renver- 
ser; mais  alors  l'mdépendance  de  chacun  tourne  à 
la  guerre  de  tous  contre  tous,  par  conséquent  à  la 
barbarie. 

Ce  combat  de  l'autorité  et  de  la  liberté  fait  tout 
l'intérêt  du  spectacle  que  nous  donnent  les  lois  des 
Germains.  Rien  n'est  plus  pathétique,  assurément, 
qu'une  lutte  d'où  dépend  la  vocation  d'un  grand 
peuple;  rien  n'est  en  même  temps  plus  instructif. 
Les  alternatives  dont  nous  serons  témoins  nous  fe- 
ront comprendre  les  contradictions  des  historiens. 
Nous  verrons  enfin,  des  deux  principes  rivaux,  le- 


LES  LOIS.  117 

quel  devait  rester  maître  du  champ  de  bataille  ; 
s'il  faut,  avec  quelques  Allemands,  reconnaître  chez 
les  belliqueuses  tribus  de  la  Germanie  le  triom.phe 
et  l'idéal  d'une  même  société  régulière,  ou  si  l'on 
peut,  comme  un  grand  publicisle  français,  n'y 
apercevoir  qu'un  état  violent,  comparable  à  celui 
des  Caraïbes  et  des  Iroquois  (1). 

Au  premier  aspect,  les  mœurs  des  Germains  ne  Analyse 
montrent  rien  que  de  barbare.  Il  n'y  paraît  que  la  institutions 

^  «j   1  X  germaniques. 

passion  de  l'indépendance,  poussée  jusqu'à  l'ira-  "n^eK 
possibilité  même  de  la  Société.  Dans  la  Germanie  p'"°p"^*''- 
de  Tacite,  ce  qu'on  voit  d'abord,  c'est  l'homme  qui 
s'est  isolé  pour  rester  libre.  Il  porte  le  signe  de  ce 
qu'il  est  dans  ses  longs  cheveux,  auxquels  personne 
n'a  touché,  et  dans  ses  armes,  qui  ne  le  quittent 
pas.  S'il  se  croit  libre,  c'est  qu'il  se  sent  fort  ;  cette 
force  a  besoin  de  se  produire  :  il  lui  faut  l'obstacle 
et  le  danger,  par  conséquent  l'aventure  et  la  guerre. 
Il  a  sa  demeure  solitaire  au  bord  des  eaux  ou  des 
bois,  sans  voisinage  qui  le  gêne  ou  qui  l'intimide. 
Là,  il  ne  connaît  ni  soumission,  ni  tribut,  ni  châti- 
ment. Il  n'aura  jamais  de  compagnons  que  ceux 
qu'il  ira  chercher,  d'obligations  que  volontairement 
consenties.  Longtemps  après  la  conquête  des  Gau- 
les, les  lois  des  Francs  assuraient  aux  fils  des  con- 
quérants, aux  guerriers  chevelus,  ces  privilèges 


(1)  Guizot,  Histoire  de  la  civilisation  en  France,  t.  1.  Et  pour 
ropinion  contraire,  Rogge,  Ueber  das  Gerichtwesen  der  Germanen. 


118  CHAPITRE  III. 

qui  semblent  la  ruine  de  toute  loi.  Maître  de 
soi,  le  barbare  veut  l'être  aussi  des  choses  qui  l'en- 
tourent :  la  puissance  s'exerce  et  se  fortifie  par  la 
possession.  Il  possède  donc  premièrement  son  ar- 
mure, les  bêtes  domptées  dont  il  s'est  fait  des  trou- 
peaux, et  les  hommes  faibles  dont  il  a  fait  ses  es- 
claves. Ce  sont  des  richesses  mobiles  qui  le  suivent 
dans  la  course  el  dans  le  repos,  dans  la  vie  et  dans 
la  mort;  car  sa  lance,  ses  chevaux,  ses  serviteurs, 
seront  brûlés  ou  enterrés  avec  lui.  A  mesure  qu'il 
devient  riche  de  ces  biens  qui  se  meuvent,  il  a  be- 
soin de  la  terre  immobile.  Il  use  déjà  de  tout  le  sol 
que  ses  troupeaux  couvrent,  mais  pour  le  temps 
qu'ils  le  couvriront.  C'est  l'état  nomade  où  vivaient 
lesSuèves,  que  Strabon  représente  poussant  devant 
eux  leurs  bestiaux,  et  ne  s'arrêtant  qu'autant  qu'il 
fallait  pour  épuiser  les  pâturages.  C'est  encore  la 
condition  des  Francs  au  temps  de  la  loi  salique;  et, 
lorsqu'on  y  trouve  treize  articles  contre  les  voleurs 
de  bœufs,  quinze  contre  les  voleurs  de  chevaux, 
vingt  contre  les  voleurs  de  porcs,  onze  pour  la  sau- 
vegardé des  brebis,  des  chèvres  et  des  chiens,  il 
faut  bien  reconnaître  un  peuple  de  pâtres,  un  peu- 
ple errant^  et  qui  ne  tient  pas  plus  au  sol  que 
l'herbe  qu'il  balaye.  Sans  doute  la  terre  a  un  attrait 
qui  arrête  l'homme.  Les  anciens  avaient  déjà  re- 
marqué cette  particularité  du  caractère  des  Ger- 
mains, qu'ils  ne  résistaient  pas  au  charme  d'un 
beau  lieu  :  des  bois  verts,  des  eaux  limpides,  rete- 


LES  LOIS.  119 

naienl  ces  aventuriers  farouches.  Mais  on  les  voitse 
débattre,  pour  ainsi  dire,  contre  l'amour  du  sol. 
Ils  méprisent  la  culture;  ils  y  condamnent  leurs 
esclaves;  s'ils  labourent,  ils  ne  s'attachent  à  la 
glèbe  que  le  temps  nécessaire  pour  attendre  la 
moisson.  Les  tribus  décrites  par  César  avaient 
l'usage  de  renouveler  chaque  année  le  partage  du 
territoire,  et  de  confier  au  sort  le  soin  de  déplacer 
les  possessions.  Le  souvenir  de  cette  primitive  com- 
munauté de  la  terre  se  conserva  longtemps  dans 
les  coutumes  allemandes  du  moyen  âge.  Elles  re- 
connaissaient de  vastes  districts  appelés  Marches, 
restes  de  l'ancienne  forêt  vierge  qui  avait  couvert 
la  Germanie,  où  l'écureuil,  disait-on,  pouvait  cou- 
rir de  chêne  en  chêne  l'espace  de  sept  milles;  où 
tout  était  en  friche  et  en  commun  entre  les  habi- 
tants de  la  lisière  ;  où  chacun  avait  droit  à  la  pâ- 
ture de  ses  bêtes  et  au  bois  de  son  feu  (1)  . 

(1)  Gaesar,  de  Bello  Gallico,  lib.VI.  «  Vita  omnis  in  venationi- 
buset  studiis  rei  militaris  consistit...  Agriculturae  non  student... 
Magistratus  ac  principes  in  annos  singulos  gentibus  cognationibusque 
hominum  qui  una  coierint,  quantum  ei  quo  loco  visuni  est,  agri  attri- 
buunt,  atque  anno  post  alio  transire  cogunt.  »  Cf.  Strabon,  lib.  VII. 

vou;  u,i|;,o6u.cvûi,  oî>c£Îa  xaï?  àpp.au.à^aiç  STiàpavTS;,  orroi  àv  ^o'^vi  rpÉ- 
7vov-at  jj.£Tà  Tcôv  [3o(j>tYiu.àTwv.  Tacite,  de  Germania,  38,13  :  «  Nihil 
autem  neque  publicœ,  neque  privataerei,  nisi  armati  agunt  ;  15, 
16  :  «  Nepati  quidem  inter  sejunctas  sedes.  »  Pomponius  Mêla,  lib. 
III,  cap.  m  :  «  Jus  in  viribus  liabent.  » — Lex  Salica,  passim.  Voyez 
la  savante  édition  de  M.  Pardessus  et  les  dissertations  qui  raccom- 
pagnent. Lex  Burgund.,  28,  1,  2  :  «  Si  quis  Burgundio  aut  Roma- 
nus  silvam  non  habeat,  incidendi  ligna  ad  usus  suos  de  jacentivis 
et  sine  fructu  arboribus  in  cujuslibet  silva  habeat  liberam  potes- 


120  CHAPITRE  III. 

La  religion  seule  était  assez  puissante  pour  fon- 
der la  propriété,  qui  assure  à  la  liberté  des  garan- 
ties, mais  qui  lui  prescrit  des  limites.  La  tradition 
des  Scandinaves  donnait  un  fondement  légitime  et 
sacré  à  la  première  de  toutes  les  propriétés,  et  de 
laquelle  descendaient  toutes  les  autres,  à  l'établis- 
sement d'Odin  et  des  Ases  sur  les  terres  de  Dane- 
mark et  de  Suède.  «  Le  dieu  était  arrivé  au  bord  de 
la  Baltique  :  là,  ce  conquérant,  à  qui  rien  n'avait 
résisté,  s'arrêta  ;  il  envoya  une  messagère  pacifique, 
sa  fille  Géfione,  vers  le  nord,  de  l'autre  côté  des 
eaux,  pour  y  chercher  des  terres.  Gélione  y  trouva 
un  roi  puissant,  dont  elle  reçut  en  présent  un  ar- 
pent de  terre  labourable;  puis,  ayant  épousé  un 
géant,  elle  en  eut  quatre  fils,  qu'elle  changea  par 
magie  en  autant  de  bœufs.  Elle  les  mit  à  la  char- 
rue, et  commença  à  labourer  son  champ  avec  tant 
de  force,  qu'elle  détacha  la  terre  du  continent,  et 
qu'elle  en  fit  une  île,  qui  fut  appelée  Sélande.  La 
déesse  y  fixa  son  séjour,  et  c'est  là  que  s'éleva  plus 
tard  le  sanctuaire  national  de  Hleitra.  Or  Odin  sut 
que  la  terre  du  Nord  était  bonne,  et,  passant  en 
Suède  à  son  tour,  il  conclut  avec  le  roi  un  traité,  et 
ils  devinrent  amis ,  et  tous  deux  faisaient  assaut 
d'habileté  dans  l'art  magique  et  en  tout  genre  de 
sortilèges;  mais  le  dieu  fut  toujours  le  plus  fort. 

tatem.  »  Grimm,  Deutsche  Rechts-AlteHhumer,  p.  494-551,  a  ana- 
lysé toutes  les  coutumes  du  moyen  âge  en  ce  qui  louche  les  Mar- 
ches en  Allemagne  (  t  dans  les  pays  Scandinaves. 


LES  LOIS.  121 

Odin  s'établit  donc,  du  consentement  de  son  allié, 
auprès  du  lac  Mœlar,  y  bâtit  un  temple  et  prit  pos- 
session de  tout  le  pays,  qu'il  fit  appeler  Sigtuna.  Il 
partagea  ensuite  le  reste  de  la  contrée  entre  ses 
compagnons,  en  assignant  à  chacun  une  résidence 
et  un  domaine  (1).  »  Ce  qui  frappe  dans  ce  récit, 
c'est  que  les  Ases,  cette  colonie  guerrière,  ne  veu- 
lent rien  devoir  à  leur  épée.  Ils  fondent  leur  droit 
sur  des  négociations,  des  alliances,  c'est-à-dire  sur 
le  consentement,  qui  est  la  principale  origine  des 
droits  civils.  La  propriété,  ainsi  établie,  est  consa- 
crée par  la  religion ,  qui  s'empare  du  sol  en  y 
dressant  ses  autels,  et  par  l'agriculture,  qui  trans- 
forme les  fils  des  géants,  les  nomades,  premiers 
habitants  du  pays,  en  les  attachant  à  la  charrue. 
Du  premier  partage  de  la  Suède  entre  les  compa- 
gnons d'Odin,  dérivait  toute  la  division  et  l'invio- 
labilité des  héritages.  Le  sol  était  mesuré;  on 
orientait  les  champs  aux  quatre  points  cardinaux, 
et  les  pierres  des  bornes  passaient  pour  sacrées.  La 
maison  devenait  un  sanctuaire  ;  une  déesse  (Hlodyn, 
Hludana)  résidait  au  foyer.  Auprès  s'élevait  le  siège 
du  père  de  famille,  dont  les  piliers  sculptés  por- 
taient les  images  des  dieux.  De  là,  les  solennités 

(1)  Ynglinga  saga,  cap.  v  :  «  Hinc  misit  Gefioniam  Boream  ver- 
sus trans  fretum,  novas  qusesitiim  terras  ;  quai  ad  Gylfonem  delata, 
jugereterrse  ab  eo  donata  est.  Illa  igitur  in  Jotunbeimum  profecta 
quatuor  ex  Jotone  quodam  suscepit  filios,  quos  in  boves  transfor- 
mâtes aratro  junxit,  traxitque  ita  e  continente  in  mare,  occidentem 
versus  terram...  Selandiam  appellatam...,  »  etc.  ■ 

ÉT.  GERM.  I.  9 


122  CHAPITRE  III. 

requises  quand  le  domaine  changeait  de  maître.  Le 
marteau  lancé  dans  le  champ  marquait  la  prise  de 
possession.  C'était  l'attribut  du  dieu  Tlior,  l'em- 
blème de  la  foudre,  qui  consacrait  aussi  ce  qu'elle 
avait  touché.  Lorsque  le  Norvégien  Ingolf  décou- 
vrit, du  haut  de  son  vaisseau,  les  côtes  encore  dé- 
sertes de  l'Islande,  il  jeta  dans  la  mer  les  piliers  de 
son  siège,  en  faisant  vœu  d'aborder  au  point  du  ri- 
vage où  le  flol  les  pousserait  ;  et,  étant  descendu  à 
Pendroit  indiqué,  il  traça  une  enceinte,  et  porta  le 
feu  tout  autour,  afin  de  consacrer  le  lieu  de  sa  de- 
meure. Si  les  croyances  avaient  plus  d'autorité  dans 
le  Nord,  on  trouve  cependant  qu'elles  introdui- 
saient en  Allemagne  les  mêmes  institutions  entou- 
rées des  mêmes  symboles.  Le  grand  nomlDre  des 
lieux  qui  portaient  les  noms  de  Wodan,  de  Donar, 
de  Balder,  indique  aussi  un  partage  du  territoire 
allemand  entre  les  dieux,  c'est-à-dire  entre  leurs 
prêtres.  Sur  les  bords  du  Rhin,  quand  un  particu- 
lier obtenait  une  concession  de  domaine  dans  les 
Marches,  il  montait  sur  un  char,  et  lançait  un  mar- 
teau dans  la  forêt  :  son  droit  s'étendait  aussi  loin 
que  le  marteau  symbolique  était  tombé.ÂMayence, 
au  quinzième  siècle,  le  juge  installait  encore  l'hé- 
ritier, en  le  faisant  asseoir  «  sur  un  siège  à  trois 
pieds  »  au  milieu  du  fonds  litigieux.  Le  droit  cou- 
tumier  s'attachait  avec  un  respect  traditionnel  à  ces 
observances,  qui  avaient  protégé  le  premier  établis- 
sement de  l'ordre  et  de  la  justice.  Ainsi  la  propriété 


LES  LOIS.  123 

était  constituée;  elle  avait  la  protection  des  dieux. 
Elle  enrichissait  l'homme,  mais  en  le  fixant,  en 
l'emprisonnant,  pour  ainsi  dire,  dans  une  enceinte 
déterminée;  en  lui  donnant  des  voisins,  par  consé- 
quent des  servitudes  et  des  devoirs.  En  même  temps 
qu'elle  le  rendait  sédentaire,  elle  commençait  à  le 
rendre  sociable. 

L'homme  s'en  apercevait  bien.  Il  se  défiait  de 
ces  richesses  immobiles  qui  le  retenaient  comme 
un  captif  entre  des  murs  et  des  bornes.  Ainsi  c'était 
une  croyance  reçue  qu'il  ne  fallait  pas  aller  trou- 
ver Odin  les  mains  vides  :  mais  le  guerrier  n'em- 
portait pas  dans  la  Valhalla  les  domaines  hérités  de 
ses  aïeux  :  les  biens  qui  devaient  l'y  suivre,  ceux 
qu'il  préférait  par  conséquent,  c'étaient  les  dé- 
pouilles conquises  sur  l'ennemi  (1). 

Cependant  le  nomade  finit  par  se  lasser  de  cette  La  famille, 
fière  solitude  où  il  s'était  complu.  Il  se  donne  une 
famille  ;  mais  la  constitution  de  la  famille  ne  laisse 

(1)  Yncjlinga  saga,  cap.  v  :  «  Habitandas  etiam  sedes  templo- 
rum  assignavit  antistitibus...  omnibus  praedia  atque  habitacula  de- 
dit  optima.  »  En  Suède,  le  partage  de  la  forêt,  du  pâturage  commun, 
s'appelle  encore  Hamarskipt,  division  par  le  marteau.  Voyez  Grimm, 
Deutsche  Rechts-Altherthûmer ,  p.  527-543.  Grimm,  Mijthologie^ 
t.  I,  p.  255.  Geijer,  Svea  Rikes  Hœfder,  p.  193.  Sur  le  jet  du 
marteau  en  Allemagne,  voyez  les  textes  cités  par  Grimm,  Deutsche 
Rechts-Altherthiimer,  p.  55  et  suiv.  Pour  le  siège  à  trois  pieds, 
Gudenus,  2,  453  :  «  Prsedictus  etiam  Crafto  Schultetus,  una  cum 
Hcrtwino,  burgravio  praenominatus,  fratres  in  domus  possessionem 
misit  et  locavit  cum  pace  et  banno  per  sedem  tripedem,  prout  Ma- 
guntise  cousuetudinis  est  et  juris.  »  Pour  les  trésors  qu'il  fallait 
apporter  avec  soi  dans  la  Valhalla,  voyez  Geijer,  Geschichte  Schwe- 
dens,  103. 


iU  CHAPITRE  III. 

voir  d'abord  que  le  règne  de  la  force.  Dans  chaque 
maison,  il  n'y  a  qu'une  personne  libre,  et  c'est  le 
chef  [Karlj  Ceorl) .  Point  de  liberté  pour  la  femme. 
Fille,  elle  est,  selon  l'énergique  expression  du 
droit,  dans  la  main  de  son  père  ;  mariée,  dans  la 
main  de  son  mari  ;  veuve,  dans  la  main  de  son  fils 
ou  de  ses  proches.  Le  mariage  n'est  qu'un  marché, 
dont  plusieurs  coutumes  germaniques  ont  conservé 
les  termes,  La  loi  saxonne  veut  que  le  guerrier  paye 
trois  cents  pièces  d'argent  au  père  de  la  vierge  qu'il 
épouse,  ce  Si  un  homme,  dit  la  loi  salique,  a  laissé 
c(  en  mourant  une  veuve,  celui  qui  voudra  la  pren- 
ez dre  fera  premièrement  ceci  :  le  dizenier  ou  le 
c(  centenier  convoquera  l'assemblée,  et,  dans  le  lieu 
c(  de  l'assemblée,  il  faut  qu'il  y  ait  un  bouclier,  et 
«  alors  celui  qui  doit  prendre  la  veuve  jettera  sur  le 
c<  bouclier  trois  sous  d'argent  et  un  denier  de  bon 
«  aloi.  Et  il  y  aura  trois  témoins,  qui  seront  char- 
ce  gés  de  peser  et  de  vérifier  les  pièces  de  monnaie.  » 
Au  moyen  âge,  on  disait  encore  acheter  une  femme 
[ein  Weib  kaufen).  Celui  qui  en  achète  une  en  peut 
acheter  plusieurs.  La  polygamie  est  le  droit  com- 
mun des  peuples  du  Nord.  L'homme  puissant  fait 
gloire  du  nombre  de  ses  épouses,  mais  comme  d'au- 
tant de  choses  dont  il  use  et  abuse,  qu'il  peut  aban- 
donner, vendre  ou  détruire,  et  qu'on  brûlera  peut- 
être  à  ses  funérailles.  La  condition  des  enfants 
n'est  pas  meilleure.  On  apporte  le  nouveau-né  aux 
pieds  du  père,  qui  décide  de  lui  en  détournant  la 


LES  LOIS.  12^ 

tête  ou  en  le  prenant  dans  ses  bras.  Renié,  on  l'ex- 
pose sous  un  arbre,  au  bord  d'un  fleuve  ou  dans 
une  caverne.  Adopté,  il  reçoit  le  lait,  grandit  parmi 
les  esclaves,  dont  rien  ne  le  distingue,  frappé  comme 
euXj  vendu  comme  eux,  soumis  au  droit  de  vie  et 
de  mort.  Au  neuvième  siècle,  un  capitulaire  de 
Charles  le  Chauve  traite  encore  du  cas  de  nécessité 
où  le  père  peut  vendre  son  fils.  Pour  compter  à  son 
tour  parmi  les  personnes  libres,  il  faut  que  l'enfant 
sorte  de  la  maison,  et  qu'il  prenne  publiquement 
les  armes  qui  l'émancipent.  Il  est  vrai  que  cette 
émancipation  ne  rompt  pas  encore  tous  les  liens  du 
sang.  Tous  ceux  qui  descendent  d'un  même  aïeul 
forment  une  ligue  armée  :  ils  ne  se  quittent  point 
dans  les  combats;  l'injure  de  chacun  devient  celle 
de  tous.  Mais  cette  association  des  forts  n'a  rien  de 
bienfaisant  pour  les  faibles,  pour  ceux  que  l'âge  ou 
les  infirmités  éloignent  deschamps  de  bataille.  C'est 
sur  eux  que  retombent  les  travaux  domestiques,  jus- 
qu'au jour  où,  devenus  inuliles,  ils  n'ont  plus  qu'à 
mourir.  LesHérules  jetaient  dans  les  flammes  leurs 
malades  et  leurs  vieillards.  En  Suède,  les  pères  qui 
vivaient  trop  prévenaient  l'impatience  de  leurs  fils 
en  se  précipitant  du  haut  des  rochers  (1). 

(1)  Le  mot  mundium  [Munt),  qui  revient  souvent  dans  les  lois 
barbares  pour  désigner  la  puissance  du  père,  du  mari  ou  du  tuteur 
sur  la  femme,  signifie  la  main.  Cf.  Grimm,  Deutsche  Rechts-Alter- 
thûmer,  p.  448.  En  ce  qui  touche  le  mariage,  Tacite,  de  Germania, 
18  :  «  Plurimis  nuptiis  ambiuntur  ;  dotem  non  uxor  marito,  sed 
uxori  maritus  offert.  Intersunt  parentes  et  propinqui,  ac  munera 


126 


CHAPITRE  III. 


Toutefois,  ce  n'est  pas  impunément  que  l'indé- 
pendance de  l'homme  s'est  engagée  dans  ces  puis- 
santes attaches.  Dans  toutes  les  satisfactions  qu'il 
a  cherchées,  il  trouve  des  devoirs.  Quel  que  fût  le 
vice  de  la  famille  chez  les  Germains,  elle  se  soute- 
nait cependant,  et  une  société  si  étroite  ne  pou- 
vait se  soutenir  que  par  une  loi  religieuse  qui  en 
serrait  tous  les  liens. 

Si  le  mariage  était  un  achat,  il  pouvait  devenir 
un  acte  sacré  par  les  cérémonies  qui  s'y  ajoutaient, 
et  qui  le  rattachaient  à  d'antiques  croyances.  Les  no- 
ces de  la  terre  trouvaient  leur  modèle  dans  celles  des 
dieux,  dans  l'hymen  solennel  d'Odin  et  de  Frigga  : 
les  Ases  avaient  iixé  les  règles  et  les  empêchements 

probant.  »  Cf.  Saxo  Gramm.  :  «  Ex  imitatione  Danorum,  ne  quis 
uxorem  nisi  emptitiam  duceret.  »   Lex  Saxon.,  VI,  I  :  «  Uxo- 
rera  ducturus  ccc  solidos  det  parentibus  ejus.  »  Cf.  Lex  Salie,  46  : 
«  Si  quis  homo  moriens  et  viduam  dimiserit,  qui  eam  voluerit 
accipere,  antequam  eam  accipiat,  thungimis  aut  centenarius  mal- 
lum  indicat  ;  et  iii  mallo  ipso  scutum  habere  debent  ;  et  timc  ille 
qui  viduam  accipere  débet  très  solidos  sequipensentes  et  denarium... 
et  très  erunt  qui  solidos  pensare  vel  probare  debeant.  »  Cf  Lex 
Visigoth.,\U,  4,2;  Rotharis,  167,  178;  Burgund.,       '2  ;  les 
Lois  anglo-saxonnes  et  Scandinaves,  citées  par  Grimm,  p.  -421, 
422;  et  la  treizième  dissertation  de  M.  Pardessus  sur  la  loi  sali- 
que.  —  Sur  la  polygamie  des  chefs  du  Nord,  cf.  Depping,  Histoire 
des  expéditions  maritimes  des  Normands,  t,  I,  p.  49.  Ainsi  !e  roi 
Harald  aux  beaux  cheveux  avait  plusieurs  femmes.  En  ce  qui  touche 
la  puissance  paternelle  et  la  condilion  des  enfants,  Tacite,  de  Ger- 
mania,  20,  '13,  7;  Geijer,  Geschichte  Schwedens,  101  ;  Thorlaciiis, 
p.  87.  Toutes  les  traditioiis  poétiques  du  Nord  rappellent  l'us-ige 
d'exposer  les  enfants.  Cf.  Vilkina  saga,  passim.  Le  capitulaire  de 
Charles  le  Chauve  est  dans  Baluze,  2,  192.  Sur  le  meurtre  des 
vieillards,  Procopc,  de  Bello  Gothico ,  2.  14.  Olafs  tryggvason 
saga,  cap.  ccxxvi  Gautreks  saga,  cap.  i,  2  :  Geijer,  Geschichie 
Schwedens,  102.  Grimm,  Deutsche  Redits- AltertJnlmer,  405-490. 


LES  LOIS.  127 

de  l'union  conjugale  ;  ils  avaient  proscrit  celle  du 
frère  avec  la  sœur,  permise  chez  plusieurs  peu- 
ples voisins.  En  mémoire  de  ces  exemples,  les 
Scandinaves  avaient  coutume  de  consacrer  l'épouse 
en  posant  sur  ses  genoux  le  marteau  du  dieu 
Thor.  En  Germanie,  l'homme  présentait  un  an- 
neau et  une  paire  de  bœufs  sous  le  joug.  C'étaient 
les  symboles  de  l'indissolubilité  du  mariage,  prin- 
cipe ineffaçable  que  l'homme  pouvait  enfreindre, 
mais  qui  enchaînait  la  femme.  De  là,  les  peines  por- 
tées contre  l'adultère,  quelquefois  l'interdiction  des 
secondes  noces  ;  enfin  l'immolation  des  veuves,  soit 
qu'elles  se  précipitassent  sur  les  bûchers,  soit 
qu'elles  s'ensevelissent  vivantes  dans  les  tombeaux. 
Chez  les  Hérules,  la  veuve  qui  n'avait  pas  su  mou- 
rir passait  le  reste  de  ses  jours  dans  l'opprobre. 
Les  Islandais  professaient  cette  croyance  :  «  Que  si 
ce  l'épouse  suivait  son  époux  dans  la  mort,  il  fran- 
«  chirait  le  seuil  de  l'enfer  sans  que  la  lourde 
c<  porte  retombât  sur  ses  talons.  ))En  attribuant  à 
la  femme  le  pouvoir  de  frayer  au  trépassé  l'entrée 
du  monde  invisible,  on  supposait  en  elle  je  ne  sais 
quoi  de  divin.  Cette  compagne  frêle  et  charmante, 
que  l'homme  aurait  pu  écraser,  l'étonnait  et  le 
maîtrisait.  Au  réveil  de  la  nuit  des  noces,  il  lui 
faisait  le  don  du  matin  [Morgengabe) ,  qu'on 
trouve  dans  toutes  les  coutumes  germaniques.  Plus 
tard,  il  lui  portait  ses  blessures  et  ses  doutes  :  il  at- 
tendait de  ses  soins  la  santé,  et  de  sa  bouche  des 


128 


CHAPITRE  III. 


oracles.  Une  trace  de  cette  vénération  s'est  conser- 
vée dans  la  loi  de  Suède,  dans  celle  des  Saxons, 
des  Francs,  des  Allemands,  des  Bavarois,  des  Lom- 
bards, qui  punissent  d'une  peine  pécuniaire  plus 
forte  l'injure  faite  à  la  femme,  «  parce  qu'elle  ne 
c(  peut  se  protéger  elle-même  par  les  armes  (1).  » 

Comme  la  religion  du  Nord  cherchait  à  purifier 
la  société  conjugale,  elle  consacrait  aussi  la  pater- 
nité. J'en  vois  la  preuve  dans  une  coutume  étrange 

(1)  Le  mariage  du  frère  et  de  la  sœur,  permis  chez  les  Vanes, 
était  défendu  chez  les  Ases,  Ynglinga  saga,  cap.  iv.  Consécration  de 
l'épouse  par  le  marteau,  Edda  Sœmund,  t.  1;  Thrymsquida,  30. 
On  trouve  aussi  dans  les  chants  héi  oiques  sur  Sigurd  l'usage  de 
l'anneau  nuptial.  Cf.  Tacite,  18,  19.  Sancti  Bonifacii  epist  xik,  ad 
Ethibaldum,  Merciœ  regem  :  «  In  antiqua  Saxom'a,  si  virgo  paler- 
nam  domum  cum  adulterio  maculaverit,  si  mulier  marilala,  per- 
dito  fœdere  matrimonii,  adulterium  pcrpelraverit,  aliquando  co- 
gunt  eam  propria  manu  su:-pensam  per  laqueum  vitam  fmire,  et 
super  bustum  illius  incensse  et  concrematse  conuptorem  ejus 
suspendunt.  »  —  Immolation  des  veuves,  Procope,  de  Bello  Go- 
thico,  11,  14.  '^EpouXou  àv^pàç  TeXsuTïiaavTOç,  £uava'y''.cç  vYÎ 
pvaix.1  àpsT'^ç  p,ETa7T0tûup,£V)ri  X.OÙ  xkioç  aoTvi  eôeXoûoïi  Xet-rreoôai,  ppo^ov 
àva^J;a[j.£vYi  irapà  xnv  toû  àvcî'po;  Tacpov,  cùx;  eîç  p.axpov  Ôvyict/cîiv.  Edda 
Sœmund,  t.  II.  Hundingshana,  II,  Fafnisbana,  III,  et  la  note  a 
de  la  page  226.  —  Respect  des  peuples  du  Nord  pour  les  femmes. 
Tacite,  8,  7  ;  Csesar,  de  Bello  Gallico,  lib.  I.  La  loi  des  Angles 
[lex  Angliorum  et  Werinorum),  10,  15,  donne  un  motif  grossier 
à  l'augmentation  du  Wergeld  de  la  femme  :  c  Qui  feminam  nobilem 
virginem  nondum  parientem  occiderit,  600  solidos  componat  ;  si 
pariens  erit,  1er  600  solidos  ;  si  jam  parère  desiit,  600  solid.  »  Je 
trouve  à  peu  près  les  mêmes  proportions,  par  conséquent  le  même 
motif,  dans  la  loisalique,  28,  et  dans  celle  des  Ripuaires,  12,  13, 
14.  Au  contraire,  la  loi  bavaroise  invoque  un  principe  moral,  3,  13  : 
«  Quia  femina  cum  armis  se  defendere  nequiverit,  duplicem  com- 
positionem  accipiat.  »  La  loi  saxonne,  2,  2,  punit  du  double  l'ou- 
trage fait  à  une  vierge.  Cf.  Lex  Alamann.,  67,  68.  Rolharis,  200, 
202.  Uplandsl.  Manhelg.,  29,  5.  L-d  loi  des  Visigoths,  VllI,  4, 
16,  est  la  seule  qui  attribue  à  la  femme  un  "Wergeld  moindre  qu'à 
l'homme. 


LES  LOIS.  129 

conservée  jusqu'au  moyen  âge  dans  plusieurs  can- 
tons de  TAllemagne.  c<  L'époux  qui  vieillissait  sans 
c<  enfants  pouvait,  disait-on,  appeler  à  sa  place  un 
c(  voisin  qui  lui  donnât  un  fils.  »  Un  tel  usage, 
qu'on  retrouve  chez  plusieurs  peuples  de  l'anti- 
quité, et  qui  viole  cependant  toutes  les  lois  de  la 
nature,  ne  pouvait  tenir  qu'à  une  croyance  supers- 
titieuse. C'est  que  l'homme  avait  besoin  d'un  fils, 
quoi  qu'il  coûtât,  pour  continuer  la  famille,  pour 
représenter,  pour  honorer,  peut-être  pour  rache- 
ter les  ancêtres.  En  effet,  l'enfant  n'entrait  dans  le 
monde  qu'à  condition  d'y  accomplir  des  expiations 
et  des  sacrifices.  Voilà  pourquoi  on  plongeait  le 
nouveau-né  dans  l'eau  lustrale,  comme  s'il  avait 
eu  à  laver  quelque  souillure  héréditaire.  Voilà 
pourquoi  on  lui  faisait  faire  une  libation  en  met- 
tant sur  ses  lèvres  le  lait  et  le  miel,  qui  étaient  des 
mets  purs  et  sacrés.  Après  qu'il  y  avait  goûté,  qu'il 
avait  pris  sa  place  sur  la  terre  par  cet  acte  reli- 
gieux, il  n'était  plus  permis  de  l'exposer  ;  il  avait 
droit  de  vivre,  il  grandissait  dans  la  maison  ;  et, 
s'il  craignait  son  père  comme  un  maître,  il  le  res- 
pectait comme  le  représentant  de  la  Divinité.  Car 
le  père  était  prêtre  chez  lui  :  il  présidait  au  culte 
domestique,  il  consultait  les  volontés  du  ciel  en 
agitant  les  bâtons  divinatoires.  Le  suicide  même, 
par  où  plusieurs  terminaient  leur  vie,  était  une 
dernière  offrande  qui  leur  assurait  l'immortalité. 
Selon  les  anciennes  traditions  de  la  Suède,  Odin 


130  CHAPITRE  III. 

avait  voulu  que  les  mourants  fussent  achevés  à 
coups  de  lance  :  la  Valhalla  ne  s'ouvrait  pas  aux 
trépassés,  s'ils  ne  portaient  pas  sur  eux  la  marque 
du  fer  (1). 

La  pensée  d'une  vie  future  se  mêlait  donc  au 
spectacle  de  la  mort  ;  elle  éclatait  dans  les  rites  fu- 
nèbres qui  réunissaient  la  famille  autour  du  bû- 
cher ;  elle  devenait  la  source  de  tout  le  droit  des 
successions.  Chez  les  Scandinaves,  l'adition  d'hé- 
rédité se  faisait  dans  un  banquet.  L'héritier  y  était 
assis  sur  la  dernière  marche  du  siège  patrimonial, 
jusqu'au  moment  où  on  lui  mettait  dans  les  mains 
la  corne  des  braves^  pleine  d'hydromel.  Alors,  se 
levant,  il  prononçait  les  paroles  prescrites,  vidait 
la  coupe,  et  prenait  possession  du  siège  en  même 
temps  que  du  patrimoine.  Or,  en  rapprochant  les 
témoignages  des  historiens  du  Nord,  je  trouve 
que  dans  les  mœurs  païennes  tout  banquet  solennel 
est  un  sacrifice  ;  je  reconnais  dans  la  corne  des 
braves  [Bragafull)  la  même  libation  qu'on  fai- 
sait à  chaque  festin,  en  l'honneur  des  dieux  pre- 
mièrement, puis  des  ancêtres,  et  qu'on  appelait 

(4)  Griinm,  Deutsche  Rechts-Alterthûmer,  p.  4-45,  donne  les 
preuves  de  Tétrange  coutume  qu'on  vient  d'indiquer.  —  Sur  le 
bain  des  enfants,  dans  l'eau  lustrale,  et  la  libation  qu'on  leur  faisait 
hue  :  Bords  saga,  cap.  vu;  Vita  sancti  Liudgeri,  ^p.  Pertz. — 
Culte  domestique  :  Tacite,  Germania,  10  ;  Geijer,  Geschichte  Schwe- 
dens, -p.  100.  —  Suicide  des  vieillards,  Geijer,  ibid.,  p.  102; 
Y?iglinga  saga,  cap.  x  et  x[  :  «  Niordus  naturali  morte  detessit. 
Is,  antequam  moriretur,  Odino  se  signari  jussit.  »  Sur  les  funé- 
railles, Tacite,  de  Germania,  27. 


LES  LOIS.  131 

aussi  la  coupe  de  Mémoire  (Minné).  L'usage  de  la 
coupe  sacrée  reparaît  chez  plusieurs  peuples  de 
l'Allemagne,  et  je  vois  encore  au  onzième  siècle, 
sur  les  bords  du  Rhin,  les  festins  funèbres  célé- 
brés autour  des  tombes  avec  des  libations  et  avec 
des  chants  que  l'Eglise  proscrivait  comme  autant 
de  rites  idolâtriques.  Je  crois  donc  apercevoir  dans 
les  coutumes  du  Nord  la  trace  d'une  loi  com- 
mune aux  plus  grandes  nations  du  Midi  et  de 
rOrient,  qui  liait  les  sacrifices  aux  successions,  et 
n'investissait  le  successeur  qu'à  la  charge  par  lui 
de  satisfaire  pour  ses  ancêtres.  Ce  devoir  sacerdo- 
tal de  l'héritier  explique  la  préférence  accordée 
aux  fils,  et  comment  les  filles  sont  exclues  de  la 
terre  salique,  c'est-à-dire  de  la  terre  noble,  reçue 
des  aïeux.  A  défaut  de  descendants  mâles,  l'héri- 
tage est  dévolu  aux  ascendants  et  ensuite  aux  col- 
latéraux jusqu'au  septième  degré.  Les  diverses 
coutumes  varient  dans  le  rang  qu'elles  leur  assi- 
gnent, mais  toutes  s'accordent  à  préférer  les  pa- 
rents du  côté  de  l'épée  [Swertmage)  aux  parents 
du  côté  du  fuseau  (Spillmage) .  Ainsi  la  parenté 
recueille  les  biens  délaissés  ;  elle  recueille  aussi 
les  charges  :  la  tutelle  des  enfanis,  la  tutelle  des 
femmes,  et  la  vengeance  du  mort,  s'il  a  laissé  des 
injures  à  punir.  A  tous  les  degrés  règne  le  senti- 
ment de  la  responsabilité  mutuelle  qui  lie  les 
hommes  d'une  même  lignée,  mais  qui  les  sou- 
tient. Le  dogme  mystérieux  de  la  solidarité,  de  la 


132 


CHAPITRE  III. 


réversibilité  des  mérites  et  des  démérites  se  fait 
sentir  dans  cette  constitution  de  la  famille  germa- 
nique, où  l'on  ne  voyait  d'abord  qu'un  état  vio- 
lent. Et  ces  relations,  que  la  chair  et  le  sang  sem- 
blaient n'avoir  formées  que  pour  un  temps,  se 
rattachent  à  des  lois  éternelles,  qui  font  l'unité 
morale  du  genre  humain. 

Les  peuples  du  Nord  connaissaient  tellement  la 
force  de  ces  liens,  qu'ils  s'en  effrayaient.  Ils  se  ré- 
servaient la  faculté  de  rompre  des  engagements 
si  inflexibles.  La  loi  salique  en  dispose  expressé- 
ment. c(  Si  quelqu'un,  dit-elle,  veut  renoncer  à  ses 
«  parents,  il  se  présentera  dans  l'assemblée  du 
«  peuple,  portant  quatre  verges  de  bois  d'aune, 
«  et  il  les  brisera  sur  sa  tête,  en  déclarant  qu'il 
c(  n'y  a  plus  rien  de  commun  entre  eux  et  lui.  » 
Ainsi  la  loi  formait  le  faisceau  de  la  famille,  mais 
elle  permettait  de  le  briser  (1). 

(1)  Les  cérémonies  de  l'adition  d'hérédité  sont  décrites  dans  un 
passage  de  VYnglinga  saga,  qu  on  n'a  pas  assez  remarqué,  cap.  xl  : 
«  In  Suionia  more  receptum  erat  ut,  cum  mortualia  regnm  prin- 
cipumque  celebrnnda  forent,  convivii  apparator,  idemque  hxre- 
ditatem  aditurus,  in  infimis  solii  eminentioris  gradibus  subsideret, 
donec  scyphus  Bragafull  dictus  inferretur  ;  ubi  tum  assurgens 
hseres,  volo  jue  imncupalo,  totum  scyphum  evacueret  :  hinc  pater- 
num  occuparet  solium,  plenario  hsereditatis  jurejam  sibi  acquisito.  » 
Cf.  Indiculus  superditionum,  2,  «  de  sacrilegio  super  defunctos.  » 
Burchard  de  Worms,  Inten'ogatio  51  :  «  Est  aîiquis  qui  supra 
mortuum  nocturnis  horis  catmina  diabolica  cantaret,  et  biberet,  et 
manducaret  ibi?  »  Grimm,  Mythologie,  t.  I,  p.  52.  —  Les  lois 
lombardes  (Rotharis,  155);  bavaroises,  14,  9,  4;  celle  des  Visi- 
goths,  IV,  1,  reconnaissent  sept  degrés  de  parenté.  L'ordre  des 
successions  varie,  mais  la  prérogative  de  la  parenté  masculine  est 
conservée  :  V.  Lex  Alamann.,  57,  92  ;  Burgund.,  IIV,  1  ;  Bavar.. 


LES  LOIS.  133 

Ainsi  la  société  domestique  ne  peut  pas  si  bien  commence- 
contenir  l'humeur  inquiète  du  barbare  qu'il  ne  de  la  société 

^  ^  politique. 

finisse  par  lui  échapper.  Il  passe  l'hiver  accroupi 
auprès  du  foyer,  enseveli  dans  le  sommeil  et  la 
boisson  ;  mais,  l'été  venu,  il  ne  résiste  plus  à  la 
passion  de  la  chasse  et  de  la  guerre  :  il  en  aime  les 
périls  et  surtout  le  butin.  Si  l'entreprise  est 
grande,  plusieurs  s'associent  pour  la  tenter  :  ils 
savent  ce  que  peut  le  nombre.  Ainsi  se  forme  la 
bande  guerrière.  Rien  n'est  plus  libre  que  cette 
association  :  chacun  y  entre  volontairement,  et 
reste  maître  d'en  sortir;  il  n'y  paraît  d'inégalité 
que  celle  de  la  force  et  du  courage  :  la  volonté  de 
tous  fait  le  pouvoir  du  chef.  La  bande  vit  de  con- 
quêtes, par  conséquent  elle  émigré  :  elle  se  met  au 
service  des  nations  voisines,  passe  le  Rhin  ou  le 
Danube,  se  jette  sur  les  terres  de  la  Gaule  ou  de 
la  Pannonie.  Quelquefois  les  bandes  réunies  for- 
ment des  armées  ;  elles  entraînent  après  elles  le 
gros  de  la  nation,  comme  les  quatre-vingt  mille 
Germains  d'Arioviste,  qui  menaient  avec  eux,  sur 
des  chars,  leurs  femmes  et  leur  enfants.  Au  nord, 
l'émigration  se  tourne  du  côté  de  la  mer.  Les  pi- 


XIV,  9;  Saxo  Grammaticus,  lib.  X;  Grimm,  Deutsche  Rechis- 
Alterthûmer,  475,  et  Texcellente  dissertalion  de  M.  Pardessus  sur 
Tarticle  62  de  la  loi  salique.  11  faut  voir  une  discussion  instructive 
sur  le  sens  et  la  date  du  mot  terra  salica,  dans  le  livre  publié 
récemment  par  M.  Waitz  :  clas  alte  Recht  der  Saîischen  Franken, 
p.  117.  C'est  l'art  63  de  la  même  loi  qui  traite  des  moyens  de  bri- 
ser le  lien  de  parenté  :  «  De  eo  qui  de  parentela  se  tollere  vult.  » 


134  CHAPITRE  III. 

rates  saxons,  sur  leurs  barques  d'osier,  vont  porter 
la  terreur  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Loire.  On 
raconte  qu'une  famine  cruelle  désolant  le  Jutland, 
le  roi  convoqua  l'assemblée;  l'opinion  unanime 
fut  qu'on  devait  mettre  à  mort  les  hommes  inu- 
tiles. Alors  une  femme  nommée  Gunborg  se  leva, 
et  ouvrit  un  avis  moins  sévère  :  elle  proposa 
qu'une  moitié  du  peuple  désignée  par  le  sort  quit- 
tât le  pays.  Le  sort  tomba  sur  les  vieillards;  mais 
les  jeunes  gens  voulurent  partir  à  leur  place.  S'il 
faut  en  croire  les  premiers  chroniqueurs  normands, 
c'était  la  coutume  des  Scandinaves  d'exiler  tous  les 
cinq  ans  une  partie  de  leur  population  (1).  Ces 
bannis  trouvaient  une  patrie  sur  leurs  vaisseaux, 
et  des  dépouilles  à  conquérir  sur  tous  les  rivages  : 
là,  dans  l'enivrement  des  tempêtes  et  des  batailles, 
la  passion  du  sang  se  tournait  en  délire  ;  le  guerrier 
était  saisi  d'une  fureur  qu'il  croyait  divine,  il  de- 
venait berseker^  c'est-à-dire  inspiré  ;  il  frappait 
alors  en  aveugle,  il  mettait  en  pièces  ses  gens,  ses 
compagnons,  et  la  barque  même  qui  le  portait.  Il 
semble  que  l'indépendance  humaine  soit  poussée 
à  ses  derniers  excès  dans  une  telle  vie,  sur  les  flots 
sans  maître  et  sans  limites;  et  cependant,  aussitôt 
que  des  hommes  se  rapprochent,  l'idée  du  droit  se 
fait  si  inévitablement  place  au  milieu  d'eux,  que 
ces  rassemblements  de  pirates  ne  peuvent  s'y  sous- 

(1)  Cette  coutume  rappelle  le  ver  sacrum  de  l'ancienne  Italie, 


LES  LOIS.  135 

traire.  Ils  se  choisissent  des  chefs,  fils  de  chefs 
puissants,  qui  réunissent  les  deux  prestiges  de  la 
naissance  et  de  la  valeur.  Ceux-là  seulement  qui 
ont  renoncé  à  vivre  sous  un  toit  et  à  vider  la 
coupe  auprès  du  brasier  peuvent  prétendre  au  titre 
de  rois  des  mers.  Autour  d'eux  se  rangent  des 
hommes  d'élite  ordinairement  au  nombre  de  douze, 
qu'ils  nomment  leurs  champions  [Cappar^  Kxmpé) . 
Les  champions  meurent  pour  celui  qui  les  mène  ; 
lui,  partage  fidèlement  la  cargaison  entre  les  sur- 
vivants. La  tradition  rapporte  qu'un  prince  norvé- 
gien, nommé  Half,  croisa  dix-huit  ans  sur  l'Océan 
avec  soixante  hommes  :  nul  n'était  admis  dans  sa 
troupe  qu'après  avoir  fait  preuve  de  sa  force,  en 
levant  une  pierre  que  douze  guerriers  ordinaires 
remuaient  à  peine.  Ils  s'engageaient  à  ne  jamais 
chercher  de  port  dans  l'orage,  à  ne  jamais  panser 
leurs  blessures  avant  la  fin  du  combat.  Un  jour,  le 
bâtiment  chargé  de  butin  allait  couler  :  on  tira  au 
sort  ceux  qui  se  jetteraient  à  la  mer  pour  sauver  le 
chef  et  la  cargaison;  ils  s'y  précipitèrent,  suivi- 
rent le  navire  à  la  nage,  et  se  retrouvèrent  tous  sur 
la  plage  pour  la  distribution  des  dépouilles.  Les 
sagas  sont  pleines  de  ces  récits.  Ils  excitaient  les 
gens  de  mer,  et  les  faisaient  sortir  par  milliers  des 
promontoires,  des  golfes,  des  îles  qui  hérissent 
les  côtes  Scandinaves.  On  reconnaît  la  même  orga- 
nisation en  Germanie,  chez  les  bandes  d'aventu- 
riers décrites  par  Tacite  :  des  chefs  désignés  par 


136 


CHAPITRE  III. 


l'éclat  de  leur  noblesse  et  de  leurs  armes  ;  autour 
d'eux  une  clientèle  militaire,  avec  des  rangs  et  des 
degrés  ;  entre  tous  ceux  qui  la  composent,  un  lien 
consacré  par  des  serments.  Avec  la  hiérarchie 
guerrière  commence  le  principe  de  vassalité  qui 
doit  faire  le  fond  de  tout  le  droit  féodal.  Cependant 
jusqu'ici  l'engagement  est  volontaire,  et  par  con- 
séquent révocable.  Chacun  reste  libre  d'abandon- 
ner la  société  militaire  en  renonçant  à  ses  béné- 
fices ;  les  compagnons  d'un  chef  s'obligent  à  se 
dévouer,  mais  non  pas  à  obéir  (1). 

Mais,  derrière  la  bande  émigrante,  on  voit  la  na- 
tion dont  elle  se  détache,  qui  tient  au  sol,  qui  s'y 
enracine  par  ses  institutions.  L'organisation  théo- 
cratique  des  anciennes  nations  du  Nord  semble  res- 
sortir d'un  chant  de  VEdda,  le  chant  du  Rig,  où  le 
poëte  célèbre  l'origine  des  différentes  classes 
d'hommes. 

«  Un  fils  d'Odin ,  Heimdall ,  parcourant  le 
monde,  arriva  un  jour  au  bord  de  la  mer  et  y 

(1)  Tacite,  Germama,  13  et  1-4;  Csesar,  deBello  Gallico,  lib.  I. 
Sur  les  émigrations  des  Scandinaves,  cf.  Paul  Warnefrid,  Historia 
Longohard.,  lib.  I,  cap.  ii  :  «  Intra  hanc  constituti  populi,  dum  in 
tatifam  multitudinem  pullulassent,  ut  jam  simul  habitare  non 
valerent,  in  très,  ut  fertur,  cmnem  catervam,  partes  dividentes, 
qu3e  ex  illis  pars  patriam  relinquere,  novasque  deberet  sedes  exqui- 
rere,  sorte  perquirunt.  »  Saxo  Grammaticus,  lib.  YIII;  Ynglinga 
saga,  cap.  xlvii,  xlviii;  Odon,  de  Gestis  consul.  Andegav.,  apud 
d'Achery,  Spicilegium,i.  III;  Dudon  de  Saint-Quentin  et  Guillaume 
de  Jumiéges,  apud  Duchène,  Scriptores  Norman.,  p.  62,  221  ; 
Saga  de  Half  dans  la  Bibliothèque  des  sagas,  t.  II,  et  tout  le  cha- 
pitre II  de  V Histoire  des  expéditions  maritimes  des  Normands, 
t.  î,  par  M.  Depping. 


LES  LOIS.  157 

trouva  deux  vieux  époux,  que  le'poëte  appelle 
le  Bisaïeul  et  la  Bisaïeule.  Ce  couple  indigent  ac- 
cueillit le  dieu,  lui  offrit  un  pain  grossier  avec  la 
chair  d'un  veau^  et  le  garda  trois  jours  et  trois 
nuits.  La  Bisaïeule  eut  de  lui  un  fils,  sur  lequel 
on  répandit  l'eau  lustrale,  et  qu'on  appela  le 
Serf  {Thrœll).  Il  était  noir,  il  avait  les  mains  cal- 
leuses el  le  dos  voûté  ;  et,  quand  il  fut  devenu  fort, 
sa  tâche  fut  de  travailler  l'écorce,  de  ramasser  le 
bois  et  de  le  porter  sur  ses  épaules.  Une  femme 
vint  sous  son  toit  :  elle  avait  la  plante  des  pieds 
meurtrie,  les  bras  brûlés  par  le  soleil  ;  elle  se  nom- 
mait la  Servante.  Elle  lui  donna  des  enfants  qui 
s'appelèrent  le  Sombre,  le  Grossier,  le  Querelleur, 
le  Paresseux,  et  qui  furent  les  premiers  de  la  race 
des  serfs.  Ils  eurent  pour  emploi  de  faire  des  haies, 
d'engraisser  les  champs,  de  creuser  les  tourbières, 
de  garder  les  chèvres  et  les  porcs. 

c(  Ensuite  Heimdall,  cheminant  toujours,  s'ar- 
rêta chez  deux  autres  époux,  le  Grand-Père  et  la 
Grand'Mère.  Leur  demeure  était  moins  dénuée  : 
on  voyait  un  coffre  sur  le  plancher  ;  la  femme  fai- 
sait tourner  le  rouet,  et  préparait  des  vêtements.  Le 
dieu  y  passa  trois  jours  et  trois  nuits,  et  la  Grand' 
Mère  eut  de  lui  un  fils  qui  fut  appelé  le  Libre 
[Karl).  Il  vint  au  monde  avec  des  cheveux  rouges, 
un  teint  coloré,  des  yeux  élincelants  :  on  l'enve- 
loppa dans  le  lin.  Quand  il  commença  à  croître 
et  à  se  fortifier,  il  apprit  à  dompter  les  taureaux, 

JÎT.  GERM.  I.  \Q 


158  CHAPITRE  III. 

à  construire  des  maisons,  à  conduire  la  charrue. 
La  fiancée  qu'on  lui  présenta  portait  un  vêtement 
de  peau  de  chèvre  et  un  trousseau  de  clefs  :  elle 
s'appelait  la  Diligente.  On  la  plaça  sous  le  voile  de 
lin;  les  époux  échangèrent  leurs  anneaux,  et  ils 
donnèrent  le  jour  à  des  enfants  qu'on  nomma 
l'Homme,  le  Laboureur,  l'Artisan.  Ce  furent  les 
auteurs  de  la  race  des  hommes  libres. 

«  Enfin  Heimdall  s'en  alla  visiter  une  demeure 
située  vers  le  sud.  Ceux  qui  l'habitaient -étaient  le 
Père  et  la  Mère.  La  mère  prit  une  nappe  brodée,  et 
en  couvrit  la  table  ;  elle  prit  des  pains  minces  d'un 
blanc  froment,  et  les  plaça  sur  la  nappe.  Elle  y 
mit  aussi  des  pl^ts  ornés  d'argent,  regorgeant  de 
venaison  :  les  coupes  étaient  garnies  de  métal.  Le 
dieu  resta  chez  ses  hôtes  trois  jours  et  trois  nuits, 
et  la  Mère  enfanta  un  fils  qu'on  enveloppa  de  soie 
et  qu'on  arrosa  d'eau  sacrée,  en  lui  donnant  le 
nom  de  Noble  [Jarï).  Il  avait  les  joues  vermeilles, 
la  chevelure  argentée,  et  le  regard  perçant  d'un 
dragon.  L'enfant  grandit  et  il  apprit  à  brandir  la 
lance,  a  ployer  l'arc,  à  tailler  des  flèches,  à  che- 
vaucher hardiment,  à  traverser  les  eaux  à  la  nage, 
à  lancer  les  meutes,  à  chasser  les  bêtes  sauvages. 
Or  Heimdall  l'avoua  pour  son  fils,  lui  enseigna  les 
runes,  et  voulut  qu'il  possédât  des  terres  nobles  et 
un  manoir  héréditaire.  Ensuite  le  Noble  épousa  la 
fille  du  Baron,  et  leurs  enfants  furent  le  Fils, 
l'Enfant  légitime,  l'Héritier,  le  Descendant,  et  le 


LES  LOIS.  139 

Roi  (Konr)^  qui  vint  le  dernier  de  tous.  Et  les  au- 
tres enfants  du  Noble  aiguisèrent  les  flèches,  cour- 
bèrent des  boucliers,  manièrent  les  lances.  Mais  le 
Roi  connut  les  runes,  les  runes  du  temps,  les  runes 
de  Téternité.  Il  comprit  le  chant  des  oiseaux,  et 
sut  calmer  la  mer,  éteindre  l'incendie  et  endormir 
les  douleurs  :  il  posséda  la  force  de  huit  hom- 
mes (1).  » 

Cette  fable  représente  la  constitution  primitive 
de  la  nation  Scandinave,  qui  se  reproduit  chez  les 
principales  races  germaniques.  C'est  un  dieu,  par 
conséquent  c'est  une  religion  qui  en  est  l'origine, 
et  qui  en  a  fait  un  seul  peuple  en  trois  castes  :  les 
nobles,  les  libres  et  les  serfs.  Dans  la  noblesse, 
seule  dépositaire  des  runes,  c'est-à-dire  de  la  doc- 
trine et  du  culte,  on  reconnaît  un  corps  sacerdotal, 
mais  qui  a  cédé  depuis  longtemps  à  des  penchants 
belliqueux.  Odin  et  les  Ases  sont  des  prêtres  conqué- 
rants, et,  de  leur  sang,  prétendent  sortir  toutes  les 
races  nobles  du  Nord.  Au  dixième  siècle,  l'Islande 
était  gouvernée  par  trente-neuf  prêtres.  Chez  les 
Goths,  les  nobles  se  disaient  fils  des  dieux,  et  c'était 
dans  leurs  rangs  qu'on  prenait  les  sacrificateurs  : 
Tacite  trouve  partout  les  prêtres  partageant  le  pou- 
voir des  chefs,  déclarant  les  volontés  du  ciel,  infli- 
geant des  châtiments,  revêtus  d'une  autorité  que  les 

(1)  Eâda  Sœmundai'i  i.  \IU  Rigsmal.  M.  Ampère  en  a  donné 
une  excellente  traduction  dans  le?  mélanges  qu'il  a  publiés  sous  le 
titre  de  Littérature  et  VotjûgeSi 


140  CHAPITRE  III. 

hommes  ne  laissent  exercer  que  de  la  part  des 
dieux.  C'est  pourquoi  le  meurtre  du  noble  est  puni 
d'une  peine  pécuniaire  plus  forte  :  son  domaine  est 
plus  étendu  ;  il  se  faitservir  par  des  hommes  libres. 
La  noblesse  confère  donc  un  caractère  sacré  ;  elle  a 
plus  que  des  droits,  elle  a  des  privilèges.  —  Les 
hommes  libres  viennent  en  second  lieu  ;  ils  forment, 
à  vrai  dire,  la  caste  guerrière.  Ils  n'ont  que  des 
droits,  mais  ils  les  ont  tous  :  la  propriété,  la  com- 
position pécuniaire  pour  les  offenses  reçues,  le  suf- 
frage en  ce  qui  touche  les  affaires  publiques.  Leur 
garantie  est  dans  leurs  armes,  surtout  dans  le  bou- 
clier, qu'on  ne  perd  pas  impunément,  et  sans  le- 
quel on  n'entre  pas  aux  assemblées  délibérantes. 
—  Au  troisième  rang,  se  trouvent  les  serfs  attachés 
à  la  glèbe,  où  je  crois  apercevoir  une  caste  de  culti- 
vateurs opprimée  par  la  conquête.  Les  anciennes 
lois  de  l'Allemagne  les  appellent  les  faibles  [lidi, 
lazzi^  lassen)  ;  et  je  reconnais  bien  là  le  dur  génie 
de  l'antiquité,  qui  réservait  le  travail  à  la  faiblesse. 
Ces  faibles  sont  des  vaincus  ;  car  la  coutume  de  Saxe 
déclare  c<  que  les  Saxons,  vainqueurs  des  Thurin- 
giens,  les  laissèrent  vivre,  en  les  attachant  à  la  cul- 
ture des  terres,  dans  la  condition  où  vivent  encore 
leurs  descendants.  »  Mais  ici  les  vaincus  sont  de  la 
môme  race  que  les  vainqueurs  :  Odin  est  aussi 
l'aïeul  des  serfs.  Yoilà  pourquoi  la  loi  les  couvre 
encore  ;  elle  protège  leur  personne  par  une  peine 
pécuniaire,  quoique  inférieure  ;  elle  leur  attribue 


LES  LOIS. 


141 


une  sgrte  de  possession,  quoique  chargée  de  rede- 
vances; la  faculté  de  poursuivre  en  justice,  mais 
non  de  siéger  aux  jugements  ;  les  droits  civils,  mais 
non  les  droits  publics.  — Ils  se  distinguent  ainsi, 
chez  plusieurs  peuples,  d'une  dernière  classe 
d'hommes,  celle  des  esclaves.  L'esclave  est  l'homme 
d'une  autre  race,  d'une  race  étrangère  aux  dieux, 
par  conséquent,  non  plus  un  homme,  mais  une 
chose.  C'est  le  captif  qui  fait  partie  du  butin,  qu'on 
immole,  qu'on  vend,  qu'on  attache,  non  pas  à  la 
glèbe,  mais  à  la  meule,  au  soin  de  l'écurie  et  du 
chenil.  Rasé,  sans  cheveux,  sans  armes,  sans  droits, 
s'il  est  blessé,  il  n'y  a  de  réparation  que  pour  le 
maître,  qui  peut  tout  faire  de  lui,  excepté  une  per- 
sonne libre;  car  l'affranchissement  ne  le  réhabilite 
point,  la  mort  même  n'efface  pas  la  trace  de  ses 
chaînes.  La  Yalhalla  est  fermée  aux  esclaves;  ils 
n'y  entrent  qu'à  la  suite  de  leur  maître,  si  on  les  a 
brûlés  avec  lui  sur  le  même  bûcher  (1). 

(1)  Ynglinga  saga,  cap.  ii;  kmesen,  Isîand  Rettergang,  472; 
Jornandès,  de  Rébus  Geticis,  5,  10,  11  ;  Tacite,  de  Germania,  10, 
11  ;  Ammien  Marcellin,  XXVIII,  5  :  «  Nam  sacerdos  apud  Burgun- 
dios  omnium  maximus  vocatur  Sinistus,  et  est  perpétuas,  obnoxius 
discriminibus  nuUis  ut  reges.  »  Cf.  Gregor.  ïuron,,  VI,  31  :  k  Sa- 
cerdotes  et  seniores.  »  Le  noble  a  un  Wergeld  supérieur  à  celui  de 
rhomrae  libre  :  cf.  Lex  Angl.  et  Werinor.,  tit.  9;  lex  Bajuvar,, 
2,  20,  et  les  autres  cités  par  Grimm  :  Deutsche  Rechts-Alterthû- 
mer,  p.  273,  et  Guizot,  Essais  sur  Vhistoire  de  France,  ¥  essai, 
chap.  II,  sect.  2.  —  En  ce  qui  touche  les  droits  des  hommes  libres, 
Olafs  tryggvason  saga,  cap.  clxvi  ;  Schasenspiegel,  111,  72  :  «  Dat 
echte  Kint  unde  vri  behalt  sines  vater  schilt  ;  »  Tacite,  de  Germa- 
nia, 13,  —  La  plupart  des  langues  du  Nord  ont  plusieurs  noms 
pour  désigner  l'homme  qui  n'est  pas  libre.  Cependant  chez  quel- 


142  CHAPITRE  III. 

Ainsi,  au  milieu  de  l'obscurité  qui  couvre  Tan- 
cienne  Germanie,  il  reste  encore  assez  de  lumière 
pour  qu'on  y  retrouve  avec  surprise  les  castes  des 
vieilles  sociétés  de  l'Orient.  Mais  les  sociétés  de 
l'Orient  étaient  demeurées  immobiles  aux  lieux 
mêmes  oii  elles  se  formèrent  :  au  contraire,  les 
Germains  s'étaient  déplacés,  et,  durant  une  marche 
de  plusieurs  siècles,  des  bouches  du  Tanaïs  au  bord 
de  la  mer  du  Nord,  avec  les  résistances  qu'il  fallait 
vaincre,  comment  le  désordre  n'aurait-il  pas  fini 
par  s'introduire  dans  ce  grand  corps,  et  par  en  trou- 
bler les  rangs?  L'ancienne  constitution  théocra- 
tique  ne  pouvait  plus  maîtriser  l'impétuosité  d'une 
race  conquérante  et  victorieuse.  On  voit  les  prêtres 
gagnés  par  les  mœurs  violentes  des  guerriers  ;  les 
fonctions  de  ces  deux  castes  s'intervertissent  et  se 
confondent.  D'autres  fois,  les  serfs,  châtiés  de  quel- 
ques peuples,  particulièrement  chez  les  Scandinaves,  on  ne  peut 
pas  s'assurer  d'une  différence  précise  entre  le  serf  et  l'esclave  : 
d'un  autre  côté,  chez  les  Saxons,  les  Lassen  avaient  leurs  députés 
à  l'assemblée  de  la  nation.  Cf.  Wittickind,  Annal.,  lib.  I  :  «  Gens 
Saxonum  triformi  génère  ac  lege  prseler  conditionem  servilem  di- 
viditur...  »  VitaS.  Lebuini,  apudPertz,  II  :  «  Staluto  quoque  tem- 
pore  anni,  semel  ex  singulis  pagis  atque  eisdem  ordinibus  tripartitis 
singillatim  viri  duodecim  electi,  et  in  unum  collecti  in  média 
Saxonia...  »  Saschenspiegel,  III,  44  :  «  Do  lieten  sie  die  bure  sit- 
ten  ungeslngen,  unde  bestadeden  in  den  acker  to  also  gedeneme 
rechte,  als  in  noch  die  Late  Lebbet  ;  daraf  quamen  die  Late.  »  Cf. 
VAIdio  des  lois  lombardes  et  le  parman  de  la  coutume  bavaroise. 
Voyez  aussi  Tacite,  de  Germania]  25.  Pour  la  condition  de  l'esclave, 
Capiiular.,  5,  247  ;  Uplandslag  manh.,Q,  9  ;  lex  Alamann.,  37  ; 
Edda  Sximindar,  t.  II.  Fafnishana,  III,  l.I;  Harbardsliold, 
str.  32,  et  Grimm,  Deutsche  Rechts-Alterthumer,  p.  500  et  suiv- 


LES  LOIS.  443 

que  révolte,  descendent  au  niveau  des  esclaves;  et 
l'on  s'explique  de  la  sorte  les  témoignages  de  ceux 
qui  ne  distinguent  chez  plusieurs  peuples  que  trois 
classes  d'hommes,  ou  deux  seulement,  les  libres  et 
ceux  qui  ne  le  sont  pas  (1). 

Si  les  castes  avaient  mis  l'ordre  dans  la  société, 
le  pouvoir  y  mettait  l'action  et  la  vie.  Chez  la  plu- 
part des  grandes  nations  germaniques,  le  pouvoir 
était  exercé  par  des  rois.  Mais  le  nom  même  de  roi 
[Konr^  King,  Kœnig)  désignait  une  fonction  sacer- 
dotale, ordinairement  héréditaire  dans  une  famille 
qui  se  faisait  descendre  des  dieux.  En  Suède,  celui 
qui  devait  régner  dans  la  ville  sainte  d'Opsal  était 
inauguré  par  les  nobles  sur  la  pierre  sacrée,  avec 
des  sacrifices  et  des  prières.  Il  prenait  ensuite  pos- 
session du  trône,  où  il  paraissait,  comme  le  succes- 
seur d'Odin,  entouré  de  douze  conseillers  qui  re- 
présentaient les  douze  Ases.  On  l'appelait  le  défen- 
seur de  l'autel,  et  il  avait  la  charge  des  sacrifices, 
pour  lesquels  toute  la  Suède  lui  payait  un  tribut. 
Tacite  connaît  aussi  chez  les  Germains  des  rois 

(1)  Les  lois  des  Bayarois,  des  Visigoths,  des  Burgundes,  ne  con- 
naissent que  deux  états  :  liberi  et  servi.  Les  lois  des  Francs,  des 
Angles,  des  Anglo-Saxons,  des  Scandinaves,  en  admettent  trois  : 
ingenui,  lidi,  servi;  adalingus, liber,  servus;  adeling,  ceorl,  theov; 
jarl,  karl,  thrœll. — Les  lois  des  Alemans,  des  Frisons,  desBurgon- 
des,  des  Saxons,  en  reconnaissent  quatre  :  priinus,  medianus,  mino- 
fledus,  servus;  nobilis,  liber,  litus,  servus  ;  nobiles,  médiocres,  mi- 
nores, servi;  adelingi,  frilingi,  lassi,  servi.  Cf.  sur  ce  point  et  sur  les 
droits  de  chaque  classe,  Eichhorn,  Deutsche  staats-und-Rechts- 
Geschichie,  1. 1,  p.  46,  129;  Mœser,  Osnabrûckische  Geschichte, 
t.  I,  p.  13. 


444  CHAPITRE  III. 

qui  exercent  le  pontificat,  qui  tirent  les  présages, 
qui  se  disent  les  interprètes  du  ciel.  Ailleurs,  il 
semble  que  le  pouvoir  religieux  n'a  pu  se  faire 
obéir  des  hommes  libres  qu'en  subissant  leurs  con- 
ditions et  en  devenant  militaire.  Les  rois  des  Francs 
et  des  Goths  étaient  proclamés  par  les  guerriers  ; 
on  les  élevait,  non  sur  la  pierre  immuable,  mais  sur 
le  pavois  ;  ils  prenaient  possession  du  pays  en  che- 
vauchant autour  avec  tout  l'appareil  des  batailles  ; 
le  peuple  les  reconnaissait,  mais  en  se  réservant  le 
droit  de  les  déposer.  Les  Burgondes  détrônaient 
leurs  princes  quand  leurs  armes  étaient  malheu- 
reuses, ou  quand  la  récolte  manquait.  La  royauté, 
affaiblie  de  la  sorte,  finit  par  disparaître  chez  plu- 
sieurs peuples,  en  Islande,  par  exemple,  et  en 
Saxe,  où  il  n'y  a  plus  que  des  chefs  électifs  (1). 
Les  magistratures  inférieures  ne  disparaissent 

(1)  Ynglinga  saga,  cap.  v,  viii,  xxiv  ;  Edda  Sœmunclar,  t.  III; 
Rigsmal,  str.  40  :  «  Sed  Konr  (rex)  juvenis  calluit  runas,  runas 
per  aevum  et  ajtatem  duraturas.  Is  quoque  calluit  —  homines 
servare  —  acies  hebetare  —  mare  sedare.  —  42  :  Didicit  avium 
clangorem  intelligere  —  moderari  ac  sopire  —  deprimere  curas, 
—  robur  et  alacritatem  —  octo  virorum.  —  Tacite,  de  Germania, 
1,  10,  H,  43;  Histor.,  IV,  15;  Ammien-Marcellin,  XXVIII,  5  : 
«  Apud  hos  (Burgundios)  generali  nomine  rex  vocatur  Hendinos, 
et  ritu  veleri  potest'ati  deposita  removetur,  si  sub  eo  fortuna  titu- 
baverit  belli,  vel  segetum  copiam  negaverit  terra.  »  Cassiodore,  X, 
Epist.  XXXI  ;  Gregor.  Turon.,  II,  40;  IV,  14,  16.  Sur  la  pierre  de 
Mora,  qui  servait  à  l'inauguration  des  rois  d'Upsal,  V.  Geijer,  Om 
den  gamla  Svenska  Fœrbunds-fœrfatt-ningen,  Iduna,  9,  192. 
Voyez  aussi  Waitz,  das  alte  Redit  der  Salischen  Franken,  p.  203 
et  suiv.  Cet  auteur  réfute  d'une  manière  péremptoire  ceux  qui  font 
naître  la  royauté  chez  les  Germains  de  leurs  rapports  avec  l'empire 
romain. 


LES  LOIS.  445 

pas,  mais  elles  s'altèrent;  elles  semblent  se  ratta- 
cher au  premier  partage  du  territoire,  dont  elles 
suivent  les  divisions.  La  division  la  plus  commune 
distribue  le  pays  en  plusieurs  cantons  {gau^  scire^ 
pagus),  sous  l'autorité  d'autant  de  magistrats  appe- 
lés grafen^  et  qui  prirent  plus  tard  le  nom  romain 
de  comtes.  Le  canton  se  divise  en  districts  [Hun- 
tari^  Hœdrad^  Hundred)  composé  de  cent  bourga- 
des [Wilariy  Gardr)^  et  gouvernés  chacun  par  un 
centenier  {Centenarius^  Hundredsealdor).  Tous  ces 
titres,  comme  celui  de  roi,  durent  primitivement 
désigner  des  sacerdoces;  plus  tard,  ceux  qui  les 
portent  ne  sont  plus  que  des  officiers  de  guerre  et 
de  justice.  La  seule  puissance  qui  ne  s'altère  jamais, 
et  de  qui  relèvent  toutes  les  autres,  repose  dans  les 
assemblées  du  district,  du  canton,  de  la  nation  en- 
tière (1). 

Mais  la  nation  pense  tenir  sa  souveraineté  des 
dieux  qui  la  fondèrent  :  elle  n'omet  rien  pour  les 
intéresser,  pour  les  lier  à  ses  décisions.  Chaque  as- 

(1)  Tacite,  de  Germania,  6,  42  :  «  Eliguntur  in  iisdem  conci- 
liis  et  principes  qui  jura  per  pagos  vicosque  reddunt.  »  Caîsar,  de 
Bello  Gallico,  VI  :  «  Principes  regionum  atque  pagorum  inter  suos 
judicant.  »  Lex  Salica,  46,  49,  55,  et  les  preuves  données  par 
Grimm,  Deutsche  Redits- Alterthiimer,  535  ;  Eichhorn,  1. 1,  p.  244; 
Savigny,  t.  I,  chap.  iv.  Waitz  (p.  126  et  suiv.),  par  une  interpré- 
tation ingénieuse  et  solide  du  tit.  45  de  la  loi  salique,  De  migran- 
tihus,  arrive  à  des  conclusions  très-neuves  sur  la  constitution  de 
la  bourgade  [Dovfsvilla)  chez  les  Francs.  —  Aux  magistratures 
qu'on  trouve  chez  tous  les  peuples  germaniques,  il  faut  ajouter  le 
tunginus  des  Francs  et  le  tungerefa  des  Anglo-Saxons,  chefs  élec- 
tifs placés  sous  l'autorité  des  centeniers  et  des  comtes. 


140  CHAPITRE  III. 

semblée  [mal,  ding,  Ting)  a  son  jour  fixé  dans  le 
ciel.  On  se  réunit  à  la  pleine  lune  ou  a  la  nouvelle 
lune  :  le  lieu  du  rendez-vous  est  un  lieu  sacré.  Une 
palissade  de  branches  de  saule  et  de  noisetier  en 
marque  l'enceinte  extérieure.  Au  dedans,  vingt- 
quatre  pierres  larges  et  hautes  forment  un  cercle 
qui  s'ouvre  à  l'orient  ;  au  milieu  sont  deux  sièges 
pour  les  pontifes,  et  un  autel  pour  les  sacrifices.  Le 
sang  de  la  victime  coule.  Les  pontifes  interrogent  le 
sort  par  des  bâtons  runiques,  par  le  vol  des  oiseaux, 
par  le  hennissement  des  chevaux  sacrés  :  toute  la 
délibération  dépend  de  leurs  réponses.  Cependant 
ils  maîtrisent  la  multitude,  ils  commandent  le  si- 
lence. Jusqu'ici  l'assemblée  a  l'aspect  d'un  temple  ; 
mais  ceux  qui  la  composent  y  sont  venus  en  armes. 
Ils  y  portent  toute  la  liberté  des  mœurs  militaires; 
ils  tardent,  il  se  font  attendre  jusqu'au  troisième 
jour.  Si  un  chef  les  harangue,  il  faut  qu'il  per- 
suade ;  tout  homme  libre  peut  élever  la  voix.  Des 
huées  couvrent  le  discours  qui  a  déplu.  L'avis  qui 
l'emporte  est  salué  par  le  cliquetis  des  épées. 
Quand  il  s'agit  d'une  guerre  à  soutenir,  le  peuple 
choisit  un  des  siens,  le  fait  combattre  avec  un 
prisonnier  ennemi  :  par  l'issue  du  combat  on  juge 
de  quel  côté  penchera  la  fortune.  Le  peuple  réuni 
prend  l'aspect  d'une  armée:  l'assemblée  devient 
un  camp.  Le  pouvoir  était  descendu  de  la  religion, 
mais  il  passait  du  côté  de  la  force  (1). 

(1)  J'ai  pris  pour  exemple  le  célèbre  cercle  de  pierres  de  Thigk- 


LES  LOIS.  447 

Ainsi  le  génie  sacerdotal  et  le  génie  guerrier  se  institutions 
retrouvent  aux  prises  sur  tous  les  points.  Le  besoin 
d'autorité  est  si  impérieux,  qu'il  introduit  une 
hiérarchie  jusque  dans  les  bandes  émigrantes; 
mais  l'instinct  de  liberté  est  si  fort,  qu'il  ébranle 
toute  la  constitution  des  nations  sédentaires.  De 
ces  deux  puissances  il  faut  enfin  que  l'une  ou  l'autre 
l'emporte,  et  que  la  lutte  ait  son  dénoûment  dans 
les  insiitulions  judiciaires,  où  la  loi  fait  son  der- 
nier effort  pour  réaliser  l'ordre  idéal  qu'elle  a 
conçu,  pendant  que  les  volontés  récalcitrantes  met- 
tent tout  en  œuvre  afin  d'échapper  à  la  contrainte 
qu'elles  détestent. 

Et  d'abord,  comme  si  ce  n'était  pas  trop  de  lâ 
majesté  divine  pour  couvrir  un  acte  si  décisif,  le 
jugement  est  rendu  dans  l'assemblée  publique, 
par  conséquent  dans  le  lieu  saint.  Toutes  les  cir- 
constances qui  l'accompagnent  en  font  une  solen- 
nité religieuse.  Le  soleil,  c'est-à-dire  la  divinité 
nationale,  y  préside  :  le  tribunal  est  tourné  du  côté 

reeds,  au  bailliage  de  Stavanger,  en  Norvège.  Il  a  deux  cents  pieds 
de  circonférence,  et  vingt-quatre  pierres  carrées  de  quatre  pieds  de 
hauteur.  Cf.  Saxo  Grammaticus,  lib.  1  :  j  Lecturi  regem  aflîxis  humo 
saxis  insistere  suffragiaque  promere  consueverant,  subjectorum 
lapidum  fnmitate,  facti  constantiam  ominati.  »  Grimm,  Deutsche 
Rechts-Alterthûmer,  p.  807,  809.  Gulathing,  p.  43.  Tacite,  de 
Germania,  40,  44  :  «  Silentium  per  sacerdotes  quibus  et  tum 
coercendi  jus  et  imperatur.  —  lUud  ex  liberlate  vitium,  quod  non 
simul,  nec  ut  jussi  conveniunt...  Si  displicuit  sententia,  fremitu 
adspernantur  ;  sin  placuit,  frameas  concutiunt.  »  Geijer,  Geschichte 
Schwedens,  403.  Le  peuple  suédois,  délibérant  en  armes,  s'appe- 
lait Svea-haer,  l'armée  de  Suède.  La  grande  assemblée  annuelle 
d'Upsal  s'appelait  Als-herjar-ting,  la  réunion  de  toute  l'armée. 


148  CHAPITRE  111. 

de  son  lever  ;  son  coucher  marque  la  fin  de  l'au- 
dience. Le  magistrat  y  remplit  un  ministère  de 
prêtre;  en  rendant  la  justice,  il  ne  fait  que  pro- 
curer l'accomplissement  de  la  volonté  des  dieux. 
Du  haut  de  sa  chaise  de  pierre  qui  domine  la  foule, 
un  bâton  blanc  dans  la  main,  il  demeure  impas- 
sible, il  dirige  les  débats,  il  interroge,  il  pose  les 
questions,  mais  il  n'opine  pas  :  ceux  qui  opinent, 
qui  répondent,  qui  décident  enfin,  non-seulement 
sur  le  point  de  fait,  mais  sur  le  point  de  droit,  ce 
sont  tous  les  hommes  libres  présents,  ou  du  moins 
un  certain  nombre  délégués  au  nom  de  la  commu- 
nauté tout  entière.  Les  plaideurs  comparaissent 
devant  leurs  pareils,  et  cette  coutume,  traversant 
le  moyen  âge,  deviendra  un  des  principes  de  la 
jurisprudence  moderne.  Quelquefois  il  y  a  cent 
assesseurs,  comme  chez  les  peuples  décrits  par  Ta- 
cite. Il  y  en  a  douze  en  Islande,  en  Danemark,  en 
Frise;  la  loi  sali  que  en  veut  sept.  On  les  nomme 
Rachimburgi  ou  Harimanni.,  c'est-à-dire  gens  de 
guerre;  et  en  effet  le  bouclier,  symbole  de  la  sou- 
veraineté guerrière,  est  suspendu  devant  eux.  Les 
débats  s'ouvrent  et  se  poursuivent  avec  le  même 
contraste  de  rites  sacrés  et  de  démonstrations  mi- 
litaires (1). 

(1)  Menken,  I,  846  :  «  Tribunal  cum  consensu  Thuringorum  po- 
situmest...  cum  asseribusa  rétro  et  ambobus  lateribus  in  altitudi- 
nem  quod  judex  cum  assessoribus  suis  possint  videri  a  capito  usque 
adscapulas  :  introitus  versus  orientem  apertus.  h  Chez  les  Scandi- 
naves, l'accusateur  doit  regarder  vers  le  midi,  l'accusé  vers  le 


LES  LOIS. 


149 


D'un  côté  je  vois  toute  une  procédure  mysté- 
rieuse :  la  poursuite  judiciaire  n'est  qu'un  appel 
aux  dieux.  Le  demandeur  et  le  défendeur  les  pren- 
nent à  témoin  par  le  serment.  Ils  jurent  sur  l'an- 
neau trempé  du  sang  des  victimes,  ils  invoquent 
les  noms  d'Odin  et  de  Thor.  A  la  suite  de  chacune 
des  parties  comparaît  sa  famille.  Six  personnes, 
quelquefois  douze,  cinquante,  et  jusqu'à  six  cents, 
viennent  jurer,  non  de  la  vérité  du  fait,  qu'elles 
ne  connaissent  pas,  mais  de  la  véracité  de  leurs  pa- 
rents, qu'elles  garantissent.  Les  lois  barbares,  ré- 
digées en  latin,  les  appellent  conjuratores.  Ce 
genre  de  preuves  puise  toute  sa  force  dans  les  ter- 
reurs religieuses  qui  poursuivent  les  parjures. 
L'Edda  leur  réserve  les  plus  cruels  châtiments  de 
l'enfer  :  le  ciel  les  punit,  la  terre  a  horreur  d'eux, 

nord.  Niala,  cap.Lvi,  74.  Gregor.  Turon.,  lib.  VII,  cap.  xxiii  :  «  Ad 
placitum  in  conspectu  régis  Childeberti  advenit,  et  per  triduum 
usque  in  occasum  solis  observavit.  »  Cf.  Gutalag,  65.  Gràgâs,  45, 
etc.  —  Distinction  du  magistrat  (Richter),  et  de  ceux  qui  pronon- 
cent (f/riM/er)  ;  Gri  mm,  Deutsche  Redits- Alterthûmer ,  750.  Ca- 
ractères et  insignes  du  magistrat,  Grimm,  p.  761,  763.  Sur  les 
prêtres-juges  de  Tancienne  Islande,  Arnesen,  Island,  Rettergang. 
Tacite,  de  Germania,  12,  connaît  l'existence  des  assesseurs  : 
«  Centeni  singulis  ex  plèbe  comités,  concilium  simul  et  auctoritas, 
adsunt.  »  Cf.  LexRipuar.,  55;  Salica,  60,  et  les  textes  nombreux 
cités  par  Grimm,  768;  Eichhorn,  I,  221  et  suiv.;  Savigny,  t.  I, 
chap.  IV.  Phillips,  Deutsche  Geschichte,  t.  I,  §15-'!  5.  Pardessus, 
Dissertations  IX  et  X  de  la  procédure  chez  les  Francs.  —  En  ce 
qui  touche  Fappareil  militaire  des  jugements,  Lex  Salica,  46  : 
«  Et  in  mallo  ipso  scutum  habere  debenl.  »  Leges  Edowardi  con- 
fessoris,  cap.  xxiii.  Hâkonarbôck,  Manhelg.,  19.  Quand  les  em- 
pereurs ^d'Allemagne  venaient  tenir  la  grande  dicte  d'It;)lie  à  Pion- 
caglia,  leur  bouclier  était  arboré  à  un  màt,  et  les  chevaliers  venaient 
faire  la  veille  des  armes  autour  de  l'écu  impérial. 


150  CHAPITRE  m. 

et  c'est  une  croyance  populaire  en  Suède  que 
l'herbe  ne  pousse  pas  sur  leurs  tombeaux.  Le  ser- 
ment interpelle  les  dieux  :  ils  répondent  par  le 
témoignage  des  hommes  ou  par  la  voix  de  la  nature. 
En  matière  civile  la  preuve  testimoniale  est  facile  ; 
car  les  actes  principaux  de  la  vie  légale,  le  ma- 
riage, l'émancipation  des  enfants,  l'affranchisse- 
ment des  esclaves,  s'accomplissent  publiquement, 
avec  des  formalités  symboliques  qui  parlent  aux 
yeux.  Quand  deux  parties  contractent,  elles  brisent 
une  paille,  dont  chacune  garde  la  moitié.  Le  ven- 
deur d'une  terre  remet  à  l'acheteur  une  motte 
couverte  de  gazon,  avec  la  baguette,  emblème  de 
la  puissance;  et,  en  même  temps  qu'il  reçoit  le 
prix,  il  touche  les  témoins  à  l'oreille,  siège  de  la 
mémoire.  En  matière  criminelle,  si  le  crime  n'a 
pas  eu  de  spectateurs,  la  nature,  ce  témoin  silen- 
cieux, mais  vivant,  trouvera  une  voix  pour  le  dé- 
noncer. De  là  les  épreuves  de  l'eau  et  du  feu,  qui 
ont  leur  raison  plus  profonde  qu'on  ne  croit  dans 
le  paganisme  du  Nord.  L'eau  et  le  feu  ne  sont  pas 
seulement  les  instruments  de  la  divinité  :  ces  élé- 
ments incorruptibles  et  parfailement  purs  voilent 
des  divinités  puissantes  qui  jugent,  qui  discernent 
le  malfaiteur,  qui  ne  peuvent  souffrir  sa  présence, 
qui  le  repoussent  à  leur  manière.  Voilà  pourquoi, 
dans  le  jugement  par  le  feu,  le  fer  rouge  brûle  la 
main  du  coupable  et  le  contraint  de  se  retirer^ 
tandis  que^  dans  le  jugement  par  l'eau,  le  cou- 


LES  LOIS.  151 

pable  est  celui  qu'elle  ne  veut  pas  recevoir,  celui 
qu'elle  ne  submerge  point.  D'autres  fois  on  apporte 
le  cadavre  devant  les  juges  :  ses  plaies  saignent 
quand  on  fait  approcher  le  meurtrier.  Les  dieux, 
qui  renversent  ainsi  toutes  les  lois  de  la  nature 
pour  saisir  le  criminel,  veulent  donc  son  châti- 
ment. A  eux  seuls,  en  effet,  appartient  le  droit  de 
punir.  Le  magistrat  ne  l'exerce  qu'en  leur  nom,  et 
en  vertu  de  son  caractère  sacré.  Toute  action  vio- 
lente contre  un  particulier  trouble  la  paix  du 
peuple,  qui  est  d'institution  divine  :  par  consé- 
quent elle  donne  lieu  à  une  offrande  satisfactoire, 
à  une  peine  pécuniaire,  appelée  fredum^  c'est- 
à-dire  le  prix  de  la  paix.  Les  crimes  publics,  la 
trahison,  le  sacrilège,  sont  les  seuls  contre  lesquels 
le  magistrat  prononce  une  peine  corporelle,  la 
mort,  la  mutilation,  le  bannissement.  Alors  le  châ- 
timent devient  une  expiation,  par  laquelle  la  na- 
tion se  décharge  de  la  complicité  du  crime  commis 
chez  elle.  Toute  exécution  à  mort  est  un  sacrifice 
humain  :  la  loi  de  Frise  s'en  explique  formelle- 
ment. Elle  ordonne  que  celui  qui  a  profané  un 
temple  «  soit  immolé  aux  divinités  du  pays.  » 
Chez  les  Scandinaves  le  patient  est  une  victime  of- 
ferte à  Odin  :  le  dieu  vient  s'asseoir  la  nuit  sous  la 
potence  pour  converser  avec  le  supplicié;  il  aime 
qu'on  ^invoque  sous  le  nom  de  Hangci  Drottin  j  «  le 
«  Seigneur  des  pendus  (1).  » 
(1)  Preuve  par  serment.  Volospa,  sir.  35;  Landnama,  §  -4,  7^ 


152 


CHAPITRE  III. 


D'un  autre  côté,  je  reconnais  devant  les  mêmes 
tribunaux,  dans  le  même  temps,  sous  les  mêmes 
lois,  une  procédure  toute  guerrière,  où  le  débat 
n'est  plus  qu'un  appel  à  la  force.  Le  demandeur, 
sans  autorisation  préalable  du  magistrat,  accom- 
pagné seulement  de  ses  témoins,  est  allé  faire  la 
sommation  au  logis  du  défendeur  comme  une  dé- 
claration de  guerre.  Au  jour  dit,  les  deux  adver- 
saires comparaissent  en  armes  dans  l'assemblée. 
Là  il  leur  est  permis  de  récuser  les  témoignages 

p.  138;  Historia  S.  Cuthberti  :  «  Juro  per  deos  meos  potentes 
Thor  et  Othan.  »  En  Islande,  celui  qui  prêtait  le  serment  judiciaire 
mettait  la  main  sur  un  anneau  teint  du  sang  des  victimes.  Grimm, 
895  etsuiv.;  Geijer,  Geschichte  Schwedens,  p.  402  ;  Rotharis,  I, 
364.  —  En  ce  qui  touche  les  solennités  symboliques  de  la  vente, 
de  la  stipulation,  etc.,  Meichelbeck,  Historia  Frising,  42i,  484; 
Falke,  Traditiones  Corbeienses,  p.  271  :  «  Secundum  morem  Saxo- 
nicœ  legis  cum  terrœ  cespite  et  viridi  ramo  arboris.  »  Grimm, 
p.  112  et  suiv.,  donne  un  grand  nombre  d'exemples.  Lex  Baju- 
var.,  XV,  2  :  «  Post  acceptum  pretium,  testis  per  aurem  débet  esse 
tractus.  »  Ripuar.,  60  ;  Marculf,  1,  21  :  «  Omnes  causas  suas  ei  per 
festucam  visus  estcommendasse.  »  Cf.  Lex  Ripuar.,  71  ;  Traditiones 
Fuldenses,  1,  5,  20.  —  Pour  ï or àixlie,  Edda  Sœmundar,  t.  II; 
Quida  Guthrunar,  111  :  «  Cito  ea  dimisit  ad  fundum —  manum  can- 
didam  —  atque  ea  sustulit  —  virides  lapillos.  »  —  «  Yidete  nunc, 
viri  !  —  Ego  illsesa  facta  sum,  —  sancte  quidem,  —  quantumvis 
lebesiste  ferveat.  »  Capitidar.,  ann.  803,  cap.  v;  Saxo  Gramma- 
ticus,  lib.  XII;  Leges  Èdowardi,  3;  Leges  Inœ,  77,  etc.;  Phillips, 
Geschichte  des  Angelsœchsischen-Rechts ;  Lex  Salica,  56,  50,  76; 
Gregorius  Turon.,  MiracuL,  lib.  I,  c.  l^xxi  ;  Lex  Visigoth.,  YI,  1, 
3;  Luitprand,  Lex,  V,  21  :  Hincmar.  Epist.xxxix;  Annal.  Hinc- 
mari  Remens,  ad  ann.  876;  Sachscnspiegel,  1,  39.  Les  plaies  du 
cadavre  saignent  à  l'approche  du  meurtrier  ;  Nibehingen,  984- 
986;  Shaksjieare,  Richard  III,  acte  I,  se.  ii.  Cf.  Gritnm,  Deutsche 
Rechts-Alterthûmery  951  ;  Pardessus,  Onzième  Dissertation  sur  la 
loi  salique.  —  Sur  la  peine  de  mort.  Tacite,  12,  19  ;  Lex  Fris  , 
additio  sapientiuin,  tit.  42  :  Qui  fanum  effregerit  imraolalur  diis 
quorum  templa  violavit.  »  Ynglinga  saga,  cap.  vu. 


LES  LOIS.  153 

et  les  épreuves,  de  s'en  remettre  à  leur  épée  et  de 
réclamer  le  duel.  La  coutume  l'admet  pour  tous 
les  genres  de  contestations,  soit  qu'il  s'agisse  d'un 
champ,  d'une  vigne  ou  d'une  somme  d'argent  ;  à 
plus  forte  raison  quand  il  faut  prouver  un  crime. 
Si  le  litige  est  d'un  fonds  de  terre,  on  place  devant 
les  combattants  la  glèbe  symbolique.  Ils  la  touchent 
de  la  pointe  de  l'épée  avant  de  croiser  le  fer.  Les 
juges,  simples  spectateurs  de  l'action,  n'ont  plus 
qu'à  proclamer  le  vainqueur.  Le  vaincu  éprouve  le 
sort  de  tous  ceux  qui  succombent  dans  les  batailles  : 
il  faut  qu'il  subisse  la  rançon,  la  captivité  ou  la 
mort.  En  matière  civile,  quand  le  débiteur  con- 
damné par  jugement  refuse  de  s'exécuter,  il  y  a 
exécution  militaire,  invasion  de  sa  maison  à  main 
armée,  saisie  de  ses  biens  jusqu'à  concurrence  de 
la  dette.  S'il  ne  peut  payer  de  son  bien,  il  paye  do 
de  sa  personne  :  le  créancier  se  le  fait  adjuger  par 
le  tribunal  à  titre  de  serf  ;  il  le  garde  dans  sa  mai- 
son, le  charge  de  travaux  humiliants,  l'enchaîne 
s'il  lui  plaît,  c(  pourvu  que  la  chaîne  ne  soit  pas 
c(  serrée  au  point  de  faire  rendre  l'âme.  »  Mais,  si 
le  débiteur  récalcitrant  refuse  de  travailler,  la  loi 
norvégienne  permet  «  de  le  conduire  à  l'assemblée, 
«  afin  que  ses  amis  le  rachètent  ;  et,  si  personne 
«  ne  le  réclame,  de  couper  sur  son  corps  ce  qu'on 
a  voudra,  en  bas  ou  en  haut.  »  En  matière  crimi- 
nelle, une  fois  l'offense  reconnue,  les  juges  con- 
damnent le  coupable  à  une  satisfaction  pécuniaire 


154  CHAPITRE  III. 

proportionnée  à  la  grandeur  du  préjudice  et  à  la 
dignité  de  l'offensé  :  on  l'appelle  wergeld,  c'est-à- 
dire  le  prix  de  la  guerre.  S'il  s'agit  d'un  homicide, 
la  satisfaction  est  reçue  par  les  parenls  du  défunt, 
qui  ont  à  venger  l'injure  commune.  Réciproque- 
ment, quand  le  condamné  est  insolvable,  la  peine 
retombe  sur  sa  famille,  qui  supporte  la  responsa- 
bilité du  crime.  La  loi  salique  veut  que  «  l'insol- 
c(  vable  présente  douze  hommes,  pour  jurer  qu'il 
«  ne  possède  plus  rien  ni  sur  terre  ni  dessous. 
«  Alors  il  entrera  dans  sa  maison,  y  ramassera  de 
«  la  poussière  aux  quatre  coins,  et,  debout  sur  le 
«  seuil,  le  visage  tourné  vers  l'intérieur,  il  jettera 
c(  la  poussière  de  la  main  gauche  par-dessus  ses 
c(  épaules,  de  façon  qu  elle  retombe  sur  le  parent 
«  le  plus  proche.  Puis,  en  chemise,  sans  ceinture, 
c(  un  bâton  à  la  main,  il  sautera  plusieurs  fois,  et 
a  dès  ce  moment  la  dette  restera  à  la  charge  du 
«  parent  désigné.  »  A  défaut,  par  la  famille,  de  sa- 
tisfaire le  créancier,  la  loi  lui  livre  la  personne  du 
débiteur.  11  le  réduit  en  esclavage  ;  ou  bien,  après 
l'avoir  présenté  à  quatre  assemblées  successives, 
si  nul  ne  s'offre  à  le  racheter,  il  le  fait  payer  de  sa 
vie  :  de  vita  componat.  Ici  le  supplice  a  cessé 
d'être  une  expiation  publique  :  on  n'y  voit  plus 
qu'une  vengeance  privée  (1). 


(1)  Lex  Salie,  1,5:  Ille  autem  qui  alium  niannit  cum  testi- 
bus  ad  domum  illius  ambulet.  »  Ibid.,  54;  Ripuar.,  52,  5.  Cf. 
Niala^  cap^  xxii-xxiii.  Pour  le  duel  judiciaire,  Tacite,  cap.  x;  Gre- 


LES  LOIS. 


155 


Dans  celte  suite  de  scènes  dont  se  compose  pour 
ainsi  dire  le  drame  judiciaire,  on  reconnaît  un  pou- 
voir religieux  qui  cherche  à  sauver  la  paix,  à  dé- 
sarmer la  guerre,  et  qui  s'y  prend  de  trois  façons 
différentes.  Premièrement,  la  paix  publique  est 
sanctionnée  comme  une  loi  des  dieux.  Le  ciel,  avec 
la  régularité  de  ses  mouvements,  en  donne  l'exem- 
ple à  la  terre,  et  le  sacerdoce,  avec  ses  tribunaux, 
en  procure  le  maintien.  Le  plus  sûr  moyen  d'y 
pourvoir  était  le  désarmement  général  des  guer- 
riers, et  on  l'essaya.  Tacite,  en  effet,  représente  le 
roi  des  Scandinaves  régnant  sur  un  peuple  sans  ar- 
mes, et  tenant  les  épées  sous  la  garde  d'un  esclave, 
dans  un  lieu  d'où  elles  ne  sortaient  qu'aux  appro- 
ches de  l'ennemi.  Il  fallut  bien  les  rendre  tôt  ou 
tard  ;  mais  la  religion  les  contraignait  encore  de  se 
cacher  pendant  de  longues  trêves  qu'elle  réglait. 
Quand  le  char  sacré  de  Hertha  parcourait  les  bords 
de  la  Baltique,  toutes  les  guerres  cessaient  sur  son 

gor.  Turon.,  II,  2;  Lex  Bajuvar.,  11,  5;  16,  2;  Alamann.,  84  : 
«  Si  qnis  contenderit  super  agris,  vineis,  pecunia,  ut  devitentur 
perjuria,  duo  eligantur  ad  pugnam,  et  duello  litem  décidant.  Tune 
ponant  ipsam  terram  in  inedio,  et  tangant  ipsam  cum  spatis  suis, 
cum  quibus  pugnare  debent,  et  testificentur  Deum  Creatorem.  » 
Rotharis,  164-166.  —  En  ce  qui  touche  Texécution  des  jugements, 
Lex  Salie,  48  :  «  Manum  super  fortunam  ponere.  »  Pdpuar.,  32. 
Sachsenspiegel ,  III,  39.  Rotulus  jurium  oppidi  Miltenberg  : 
«  Eumdem  (debilorem)  arctare  et  vinculis  constringere  valeat,  non 
vexando  corpus  suum  ut  egrediatur  anima  de  corpore  ipsius,  da- 
bitque  sibi  panem  et  aquam.  »  Lex  Bajuvar.,  2,  1  ;  «  Si  vero  non 
babet,  ipse  se  in  servitutem  déprimât.  »  La  loi  norvégienne  qui 
permet  de  tailler  en  pièces  le  débiteur  est  cité  par  Grimm,  Deutsche 
Rechts-Alterthûmer,  p.  617.  Lex  Salie  ,  61,  de  Chenecruda. 


156,  CHAPITRE  III. 

passage  :  la  déesse  ne  voulait  pas  voir  de  fer.  Le 
principe  pacifique  était  si  profondément  enraciné 
dans  les  croyances,  qu'après  tout  le  désordre  des 
invasions  il  faisait  encore  le  fond  du  droit  péna^ 
chez  les  Francs  et  les  Lombards,  comme  chez  les 
Frisons  et  les  Norvégiens,  dont  les  coutumes  pro- 
noncent l'amende  du  fredum  contre  l'auteur  d'une 
action  violente.  La  loi  des  Ripuaires  l'exige  même 
pour  le  coup  porté  à  un  esclave  :  non  qu'elle  pro- 
tège sa  personne,  mais,  dit-elle,  «  par  respect  pour 
la  paix.  »  Toutefois,  comment  la  crainte  d'outrager 
les  dieux  eût-elle  arrêté  des  hommes  sanguinaires 
qui  se  les  figuraient  plus  sanguinaires  qu'eux,  qui 
les  voyaient  honorés  par  des  victimes  humaines; 
lorsque  Odin,  le  législateur,  passait  pour  respirer 
comme  un  parfum  l'odeur  des  gibets,  et  que  la 
bienfaisante  Hertha,  rentrée  dans  son  île  sacrée, 
y  faisait  noyer  les  esclaves  qui  l'avaient  servie? 

Le  pouvoir,  désespérant  de  contraindre  les  résis- 
tances, avait  donc  fini  par  transiger.  Il  s'était  servi 
de  ces  divinités  belliqueuses,  que  le  peuple  aimait, 
pour  intervenir  en  leur  nom  et  mettre  l'ordre  dans 
la  guerre  même  ;  et ,  ne  pouvant  empêcher  les 
procès  de  se  changer  en  combats,  il  en  faisait  des 
jugements  de  Dieu.  Le  magistrat  permettait  le  duel, 
mais  il  le  présidait  :  il  le  réglait  par  conséquent,  il 
en  écartait  ce  qui  est  pire  que  la  violence,  c'est-à- 
dire  la  trahison.  C'était  un  commencement  de  po- 
lice, mais  timide  et  imprévoyante.  Les  deux  com- 


LES  LOIS.  157 

battants  s'entre-tuaient  dans  le  champ  clos  ;  mais 
derrière  eux,  hors  du  champ  clos,  les  deux  familles 
attendaient  révénement.  Tune  pour  venger  le 
vaincu ,  l'autre  pour  soutenir  la  victoire ,  toutes 
deux  pour  recommencer  le  combat  sur  un  terrain 
plus  libre,  et  le  continuer  pendant  plusieurs  géné- 
rations avec  toute  l'opiniâtreté  d'une  passion  qui 
croit  accomplir  un  devoir. 

Cependant,  si  les  vengeances  étaient  héréditaires, 
elles  n'étaient  pas  implacables  :  les  hommes  du 
Nord  aimaient  autant  l'or  que  le  sang.  Quand  donc 
deux  adversaires,  par  conséquent  deux  familles,  en 
venaient  aux  mains,  le  pouvoir  public  tentait  de  les 
désarmer,  non  plus  par  voie  d'autorité,  mais  par 
voie  de  médiation.  Il  leur  proposait  un  traité,  dont 
la  coutume  avait  fixé  les  termes  dans  l'intérêt  des 
deux  parties.  D'une  part,  l'offensé  obtenait,  au  lieu 
d'une  vengeance,  une  réparation  pécuniaire  consi- 
dérable, puisque  la  seule  tentative  d'homicide  était 
frappée  d'une  peine  qui  pouvait  s'élever  jusqu'à 
soixante-trois  pièces  d'argent,  valant  cent  vingt-six 
bœufs.  De  son  côté,  l'agresseur  retrouvait  la  sécu- 
rité, et  se  dérobait  à  des  représailles  qui  ne  pou- 
vaient s'éteindre  que  dans  son  sang  ou  dans  celui 
de  ses  enfants.  Mais  la  consécration  solennelle  du 
droit  de  guerre  privée  était  contenue  dans  ce  traité 
de  paix  :  car,  si  l'agresseur  y  refusait  son  consente- 
ment ;  si,  plusieurs  fois  cité  devant  le  magistrat 
médiateur,  il  refusait  de  comparaître,  la  coutume 


158  CHAPITRE  III. 

le  mettait  hors  du  ban  royal,  hors  de  la  sauvegarde 
publique,  en  permettant  à  tout  homme  de  courir 
sus.  Or,  dans  les  sociétés  régulières,  le  coupable 
n'est  jamais  hors  la  loi;  il  est  sous  la  loi,  il  y  est 
même  plus  que  tout  autre  ;  elle  le  saisit,  le  dé- 
tient, le  protège  contre  toute  personne,  pour  le 
frapper  elle-même,  dans  le  temps,  dans  le  lieu, 
dans  la  mesure  qu'elle  veut  :  de  manière  qu'il  y 
ait  châtiment,  c'est-à-dire  acte  de  puissance  et  re- 
tour à  l'ordre  transgressé.  Au  contraire,  quand 
la  loi  désobéie  désespérait  de  faire  justice,  quand 
elle  livrait  le  rebelle  à  la  violence  du  premier  venu, 
et  que,  par  conséquent,  elle  le  mettait  en  demeure 
de  se  défendre,  elle  faisait  un  acte  d'impuissance  et 
de  désordre.  De  plus,  si  la  personne,  si  la  famille 
offensée  déclinait  la  médiation  du  magistrat,  si  elle 
repoussait  la  rançon  du  coupable  et  voulait  sa  vie, 
la  loi  ne  l'arrêtait  plus,  elle  lui  permettait  de  s'ar- 
mer ;  elle  restait  impassible  témoin  des  représailles 
qu'elle  avait  voulu  éviter,  mais  non  pas  interdire. 
Elle  abdiquait  ainsi  tout  le  pouvoir  qu'elle  laissait 
prendre.  En  abandonnant  le  bon  droit  au  hasard 
des  armes,  elle  autorisait  les  vengeances  privées, 
elle  renonçait  au  maintien  de  la  paix,  elle  intro- 
duisait la  guerre  de  tous  contre  tous.  C'est  l'état 
que  la  loi  salique  représente  énergiquement  dans 
un  texte  qu'il  faut  citer  :  «  Quand  un  homme  libre, 
«  dit-elle,  aura  coupé  la  tête  à  son  ennemi  et  l'aura 
«  fichée  sur  un  pieu  devant  sa  maison,  si  quel- 


LES  LOIS.  159 

«  qu'un,  sans  son  consentement  ou  sans  la  permis- 
ce  sion  du  magistrat,  ose  enlever  la  tête,  qu'il  soit 
«  puni  d'une  amende  de  600  deniers.  »  Celui  donc 
qui  s'était  vengé  exposait  publiquement,  devant  sa 
porte,  la  dépouille  sanglante,  comme  ce  fut  long- 
temps la  coutume  d'exposer  les  têtes  des  suppliciés 
dans  des  cages  de  fer  aux  portes  des  villes.  Il  pu- 
bliait de  la  sorte  qu'il  s'était  rendu  justice,  il  fai- 
sait acte  de  souveraineté  :  l'homme  se  suffisait  à 
lui-même,  et  retournait  à  l'indépendance  absolue, 
c'est-à-dire  à  Tétat  sauvage  (1). 

Les  lois  de  l'ancienne  Germanie  ne  nous  sont  caractère 

général 

connues  que  par  les  témoignages  incomplets  des  .^^^f^^^ 
anciens,  par  la  rédaction  tardive  des  codes  barba- 
res, par  les  coutumes  du  moyen  âge.  Il  y  reste  donc 
beaucoup  de  contradictions,  d'incertitudes  et  de  la- 
cunes. Cependant  nous  en  savons  assez  pour  recon- 
naître cette  grande  tentative  de  toutes  les  législa- 
tions :  il  s'agit  de  maîtriser  la  personne  humaine, 


institutions 
germaniques. 


(1)  Tacite,  de  Gèrmania,  44,  40.  Sur  le  Fredum,  Tacite,  12; 
Gulathing,  p.  190;  Lex  Salie,  28;  Ripuar.,  23:  «  Sed  taraen, 
propter  pacis  studiuin,  iv  denar.  componat.  »  Rotharis,  L.,  331. 
Lex  Angl.  et  Werinor.,  7,  8.  Lex  Fris.,  3,  2  ;  8,  16.  Chez  les 
Anglo-Saxons,  Cnut.  lex,  8,  46.  —  Sur  le  Wergeld,  Tacite,  21  ; 
toutes  les  lois  barbares  citées  par  Grimm,  Deutsche  Rechts-Alter- 
thumer,i^.  661,  et  Pardessus,  Douzième  Dissertation  sur  la  loi 
salique.  —  Lex  Salica,  69  :  «  Si  quis  caput  hominis,  quodinimi- 
cus  suus  in  palo  miserit,  sine  permissu  judicis  aut  illius  qui  eum 
ibi  posuit,  tollere  prœsumpserit,  dc  denariis,  qui  faciunt  solides  xv, 
culpabilis  judicetur.  »  Je  n'ai  malheureusement  pas  toujours  eu 
sous  les  yeux  le  même  texte  de  la  loi  salique.  Ici  j'emploie  le  cin- 
quième texte  de  M.  Pardessus. 


100  .CHAPITRE  III. 

ce  qu'il  y  a  an  monde  de  plus  passionné  et  de  plus 
indomptable,  et  de  la  faire  entrer  dans  la  société, 
c'est-à-dire  dans  une  institution  inflexible  et  exi- 
geante. L'œuvre  était  difficile,  mais  les  moyens  ne 
manquaient  pas.  Il  existait  chez  les  Germains  une 
autorité  religieuse  dépositaire  de  la  tradition,  et 
qui  y  (rouvait  l'idéal  et  le  principe  de  tout  l'ordre 
civil.  Cette  autorité  avait  créé  la  propriété  immo- 
bilière, en  la  rendant  respectable  par  des  rites  et 
des  symboles  :  ainsi  elle  fixait  l'homme  sur  un 
point  du  sol,  entre  des  limites  qu'il  n'osait  dé- 
placer. Elle  l'engageait  dans  les  liens  de  la  famille 
légitime,  consacrée  par  la  sainteté  du  mariage,  par 
le  culte  des  ancêtres,  par  la  solidai  ilé  du  sang  ;  elle 
l'enveloppait  dans  le  corps  de  la  nation  sédentaire, 
où  elle  avait  établi  une  hiérarchie  de  castes  et  de 
pouvoirs,  à  l'exemple  de  la  hiérarchie  divine  de  la 
création.  Après  l'avoir  enfermée  dans  ce  triple 
cercle,  elle  l'y  retenait  par  la  terreur  des  juge- 
ments ;  elle  lui  faisait  voir,  derrière  les  magistrats 
mortels,  les  dieux  eux-mêmes  armés  pour  la  dé- 
fense de  la  paix  publique,  qui  élait  leur  ou- 
vrage. 

Mais  il  est  moins  aisé  qu'on  ne  pense  de  gouver- 
verner  la  liberté  humaine.  On  ne  s'assure  d'elle 
que  par  la  conscience  ;  et,  chez  les  peuples  du  Nord, 
nous  avons  vu  comment  les  consciences  mal  con- 
tenues par  le  dogme  s'étaient  jetées  dans  tous  les 
genres  de  superstitions.  Quand  l'homme  était  mai- 


LES  LOIS.  161 

tre  de  se  faire  des  dieux  à  son  image,  comment  ne 
se  fût-il  pas  fait  des  lois  à  son  gré?  A  la  propriété 
immobilière,  grevée  de  tant  de  charges,  il  préférait 
la  possession  mobile,  qui  ne  connaissait  ni  bornes 
ni  servitudes.  Dans  la  famille  instituée  pour  la 
protection  des  faibles,  il  inlroduisait  le  règne  de  la 
force;  et,  pour  peu  que  les  liens  du  sang  le  gênas- 
sent encore,  il  conservait  la  faculté  de  s'en  dé- 
faire, et  d'aller  fonder  ailleurs,  par  le  concubinat, 
une  autre  famille  sans  amour  et  sans  devoirs.  S'il 
était  las  de  vivre  dans  la  nation  pacifique  et  séden- 
taire dont  il  troublait  l'ordre,  il  s'en  détachait 
pour  se  jeter  dans  la  bande  conquérante,  où  ses 
obligalions  ne  duraient  qu'autant  que  ses  volontés. 
Enfin,  quand  la  justice  publique  mettait  la  main 
sur  lui,  il  était  libre  de  décliner  le  jugement  des 
dieux,  d'en  appeler  aux  armes,  et  de  remplacer  le 
procès  par  la  guerre.  Ainsi  l'autorité  cédait  de 
toutes  parts  sous  l'effort  de  la  liberté,  A  côté  du 
droit,  le  fait  contraire  subsistait  publiquement.  Le 
propre  de  la  barbarie  ne  consistait  donc  pas, 
comme  on  le  dit  souvent,  à  n'avoir  point  de  lois  : 
les  lois  y  étaient  toutes,  mais  elles  étaient  toutes 
impunément  désobéies. 

Si  la  tentative  civilisatrice  qui  avait  échoué  chez  Rapport 
les  Germains  fit  aussi  l'objet  de  toutes  les  législa-  institutions 

germaniques 

tions  savantes  de  l'antiquité,  il  resterait  à  savoir  ilg^^fj^^g 
comment  elles  y  réussirent,  ce  qu'il  y  eut  de  sem-  rantfquité. 


462  CHAPITRE  III. 

blable  dans  les  moyens,  de  différenl  dans  les  effets. 
Je  m'arrête  surtout  au  droit  romain,  comme  au 
plus  bel  effort  du  génie  antique  pour  discipliner 
les  hommes. 

Au  premier  abord,  rien  ne  semble  plus  con- 
traire aux  mœurs  barbares  que  la  loi  romaine,  si 
subtile,  si  précise,  si  bien  obéie.  Cependant,  si  l'on 
en  considère  les  origines,  on  n'y  trouve  pas  d'au- 
tres principes  que  ceux  dont  la  trace  subsistait  dans 
les  vieilles  coutumes  de  la  Germanie.  Le  droit  pri- 
mitif de  Rome,  comme  celui  du  Nord,  est  un  droit 
sacré.  Aux  dieux  seuls  appartient  l'autorité,  c'est- 
à-dire  l'iniliative  des  affaires  humaines.  Ils  l'exer- 
cent aussi  par  une  caste  sacerdotale,  celle  des  pa- 
ticiens.  Toutes  les  magistratures,  à  commencer  par 
la  royauté,  sont  des  sacerdoces.  Numa  se  fait  inau- 
gurer sur  une  pierre  mystérieuse,  de  même  que  les 
rois  Scandinaves  ;  plus  tard  les  consuls,  les  préteurs, 
les  censeurs,  conservent  les  auspices,  le  pouvoir 
d'interroger  le  ciel  aux  lieux,  aux  jours,  dans  les 
termes  prescrits.  Le  ciel  leur  répond,  comme  aux 
prêtres  d'Odin,  par  le  vol  et  le  cri  des  oiseaux  :  l'in- 
tervention divine  se  mêle  à  tous  les  événements  de 
la  vie  publique  ;  elle  les  consacre,  elle  en  fait  au- 
tant d'actes  religieux.  Le  lieu  où  ils  s'accom- 
plissent, le  pomœmm,  le  premier  asile  du  peuple 
romain,  est  un  temple  :  l'enceinte  en  fut  orientée 
et  décrite  avec  soin,  à  l'imitation  du  firmament, 
temple  éternel  de  Jupiter.  Mais  on  ne  l'entoura  pas 


LES  LOIS.  463 

d'une  palissade  mobile,  comme  le  lieu  d'assemblée 
des  Germains  ;  on  l'enferma  d'un  fossé  et  d'un  mur, 
qui  furent  déclarés- saints,  et  il  y  eut  peine  de  mort 
contre  ceux  qui  les  franchiraient  (1). 

Si  la  cité  tire  toute  sa  puissance  de  son  com- 
merce avec  les  dieux,  toute  la  constitution  de  la  fa- 
mille romaine  tient  au  culte  des  ancêtres,  au  dogme 
de  la  solidarité,  à  tout  ce  qui  fait  aussi  la  force  de 
la  société  domestique  chez  les  barbares.  Le  père, 
en  donnant  la  vie,  exerce  un  pouvoir  divin,  ou  plu- 
tôt il  est  lui-même  un  dieu  déchu,  exilé  sur  la 
terre,  où  il  peut  acquérir,  par  ses  mérites  et  par 
ceux  de  ses  enfanls,  le  droit  de  retourner  à  une  vie 
meilleure,  en  devenant  Lare  ou  Pénale.  C'est  la  rai- 
son des  sacrifices  expiatoires  qu'on  répète  chaque 
année  pour  les  ancêtres,  qui  deviennent ,  comme 
dans  leNord,  une  charge  inséparable  du  patrimoine, 
et  qui  passent  avec  lui  aux  agnats,  c'est-à-dire  aux 
parents  par  les  mâles.  La  loi  romaine  a  poussé  le  res- 
pect des  morts  jusqu'à  ce  point  que  si  un  débiteur 
meurt  insolvable  et  ne  laissant  qu'un  esclave  pour 
héritier,  l'esclave  est  affranchi,  afin  que  l'hérédité 
ne  soit  pas  abandonnée  ni  le  sacrifice  interrompu. 
Chaque  héritage  a  donc  une  destination  sacrée  : 

(1)  Ottfried  Mûller,  Die  Etrusker.  Guigniaut,  Religions  de  V an- 
tiquité, t.  11.  Tite  Live,  lib.  I,  cap.  vir,  S,  18.  Plutarque,  in  Ro- 
mulo.  Cicéron,  de  Divinatione,  passim;  de  Legibus,  II,  8,  42. 
Festus,  ad  verbum  Spectio  :  «  Spectio  duntaxat  iis  quorum  auspicio 
res  gererentur  magistratibus.  »  Gaius,  Institut.,  II,  8  :  «  Sanctse 
quoque  res  velut  mûri  et  portée  quodammodo  divini  juris  sunt.  » 


164  CHAPITRE  III. 

aussi  les  limites  des  champs  sont  scrupuleusement 
marquées  par  l'arpenteur  public,  et  placées  sous 
la  garde  du  Terme,  qu'on  ne  viole  pas  impunément. 
A  Rome,  comme  en  Scandinavie,  la  propriété  im- 
mobilière est  sanctifiée  par  le  foyer  qu'on  y  allume; 
mais  ici  les  foyers  se  resserrent,  les  maisons  se 
touchent,  se  gênent,  se  pressent  derrière  le  rempart 
qui  les  enveloppe.  L'homme  est  emprisonné  dans 
son  domaine.  La  loi  fait  plus  :  elle  veut  le  désar- 
mer, et  elle  y  réussit  mieux  que  les  rois  du  Nord. 
Le  citoyen  ne  descend  pas  au  Forum,  il  ne  paraît 
point  dans  la  ville  avec  le  bouclier,  mais  avec  la 
toge  ;  c'est  dans  les  plis  de  ce  vêtement  pacifique 
qu'il  porte  sa  part  de  l'empire  du  monde  :  Rerum 
dominos  genlemque  togatam  (1). 
•  Cependant  la  paix  publique  ne  se  maintiendrait 
pas  si  la  loi  restait  morte  et  immobile  sur  les  ta- 
bles d'airain  où  elle  fut  gravée  :  il  faut  qu'elle 
parle,  qu'elle  agisse,  qu'elle  contraigne  les  récal- 
citrants. C'est  l'objet  des  solennités  judiciaires 
qu'on  appelle  les  actions  de  la  loi.  Le  préteur  y 

(1)  Sur  les  sacra  paterna,  Ovide,  Fastes.  II,  533;  V,  12.  On 
n'a  pas  assez  admiré  comment  la  fable  de  l'Enéide  fait  reposer  sur 
la  piété  filiale  d'Énée  {pius  Mneas)  toute  la  destinée  de  Rome.  Ce 
héros,  qui  porte  son  vieux  père  sur  ses  épaules,  porte  avec  luiTem- 
pire  du  monde.  Cf.  Gains,  Institut.,  II,  154.  Fragmentum  Vegoiœ 
Arrunti  Veltumiio,  apud  Gœsium,  p.  258,  et  les  fragments  delà 
loi  des  Douze  Tables,  apud  Martini,  Ordo  historiée  juris  civilis. 
Cf.  Giraud,  Histoire  du  droit  romain.  On  trouvera  un  tableau 
abrégé  et  complet  du  droit  privé  des  Romains  dans  le  traité  de  Ma- 
rezoU,  traduit  et  savamment  annoté  par  M.  Pellat. 


LES  LOIS.  165 

préside,  il  exerce  un  ministère  de  prêtre;  il  déclare 
le  droit,  c'est-à-dire  le  décret  divin.  Le  tribunal  où 
il  remplit  celte  fonction  est  un  lieu  saint,  par  con- 
séquent orienté;  il  ne  s'ouvre  qu'aux  jours  per- 
mis ;  la  présence  du  soleil  sur  l'horizon  mesure  la 
durée  des  audiences  ;  je  reconnais  tout  l'appareil 
de  cette  procédure  sacerdotale  que  j'ai  déjà  vue 
chez  les  nations  germaniques.  L'autorité  des  actes 
dépend  aussi  d\m  certain  nombre  de  formules  sa- 
cramentelles et  de  rites  symboliques;  je  retrouve 
des  signes  qui  me  sont  connus  :  la  motte  de  terre 
avec  la  baguette,  image  de  Icf  propriété  légitime; 
la  paille  brisée  entre  les  stipulants;  les  témoins 
frappés  à  l'oreille  en  mémoire  du  contrat  passé  de- 
vant eux.  Toute  contestation  civile  devient  une  cé- 
rémonie sacrée  :  elle  en  porte  le  titre,  sacramen- 
tum  ;  elle  se  termine  par  une  offrande  expiatoire  ; 
le  condamné  paye  une  somme  qui  s'emploie  à  des 
usages  religieux.  Toute  condamnation  criminelle 
prend  la  forme  d'un  anathème  :  on  interdit  au 
coupable  l'eau  et  le  feu,  on  prononce  sur  sa  tête  les 
imprécations  qui  le  vouent  aux  dieux  infernaux. 
La  peine  capitale  est  encore  un  sacrifice  humain. 
Si  quelqu'un  a  dérobé  la  moisson  d'autrui,  la  loi 
des  Douze  Tables  veut  qu'on  l'immole  à  Cérès  (1). 

(l)  Ovide,  Fastes,  I,  47  : 

nie  nefaslus  erit  per  quem  Irla  verba  silentur, 
Fastus  erit  per  quem  lege  licebit  agi. 

Lex  XII  Tab.  :  «  Sol  occasus  suprema  tempestas  esto.  »  L.  2, 


m  CHAPITRE  m. 

Ces  rapprochements  dorment  déjà  une  lumière 
inattendue  ;  mais  ce  qui  m'étonne  davantage,  c'est 
de  trouver  chez  les  Romains,  chez  un  peuple  si 
réglé,  les  signes  de  la  même  passion  d'indépendance 
qui  tourmentait  les  nations  du  Nord.  Entrez  dans 
cette  ville  sacerdotale  :  tout  y  annonce  le  règne  de 
la  force.  Rome,  ainsi  que  son  nom  le  témoigne, 
c'est  la  cité  forte.  Le  patriciat  romain,  comme  la 
noblesse  germanique,  est  une  caste  belliqueuse,  et 
chaque  magistrature  un  commandement  militaire. 
Mais  les  patriciens  dans  les  combats  ne  peuvent 
rien  sans  le  reste  des  hommes  libres,  sans  ceux 
qu'on  nomme  plébéiens.  De  là  les  prétentions  de  la 
plèbe,  qui  n'aura  pas  de  repos  qu'elle  ne  soit 
arrivée  au  partage  de  tous  les  droits  et  de  tous 
les  honneurs.  Déjà  le  pouvoir  souverain  est  des- 
cendu dans  l'assemblée  générale  des  deux  ordres, 
qui  se  tient  au  champ  de  Mars,  hors  de  la  ville, 
afin  que  le  peuple  y  paraisse  en  armes,  rangé  par 
classes  et  par  centuries,  c'est-à-dire  en  bataille. — 
Si  l'on  pénètre  dans  la  famille,  on  aperçoit  le 

digesl.,  de  Origine  juris,  6.  Tite  Live,  I,  24.  Pline,  Xf,  45  :  «  Est 
in  aure  ima  mémorise  locus  quem  tangentes  antestamur.  »  Gains, 
Institut.^  IV,  17  :  «  Si  de  fundo...  controversia  erat...  ex  fundo 
gleba  sumebatur.  »  Isidor.,  Origin.,  lY,  24  :  «  Stipulatio  a  stipula  : 
veteres  enim,  quando  sibi  aliquid  promittebant,  stipulam  tenentes 
frangebant,  quam  iterumjungenles,  sponsiones  suas  agnoscebant.  » 
—  L'action  appelée  sacramentum  est  décrite  par  Gaius,  Institut., 
IV,  13-16.  Lex  XII  Tab.  :  c  Qui  frugem  aratro  quœsitam  fuitim 
nox  pavit  secuitve,  suspensus  Cereri  necator.  »  —  Le  célèbre  dé- 
vouement de  Curtius  est  encore  un  exemple  de  sacrifice  humain. 


LES  LOIS.  167 

même  contraste.  Le  foyer  domestique  est  un  sanc- 
tuaire, mais  la  violence  Ta  envahi  ;  à  côté  des  noces 
solennelles  consacrées  par  des  rites  religieux  {con- 
farreatio)^  le  droit  romain  admet  deux  autres  ma- 
nières d'aquérir  la  puissance  sur  une  femme  :  pre- 
mièrement par  achat  [coemptio),  à  la  manière  des 
Germains;  secondement  par  usage  (usîis)^ei  les 
jurisconsultes  font  remonter  ce  mode  à  l'enlève- 
ment des  Sabines,  qui  rappelle  les  mœurs  des  pi- 
rates Scandinaves.  Une  éternelle  incapacité  exclut 
les  femmes  de  la  vie  civile  :  il  faut  qu'elles  soient 
en  puissance  de  père,  dans  la  main  (in  manu)  de 
leur  mari,  ou  sous  la  tutelle  de  leurs  proches.  Le 
Romain  au  pied  duquel  on  vient  déposer  l'enfant 
nouveau-né  décide  de  sa  mort  en  détournant  la  tête, 
ou  de  sa  vie-  en  le  prenant  dans  ses  bras  :  tout  se 
passe  comme  en  Germanie.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au 
meurtre  des  vieillards  dont  on  ne  reconnaisse  la 
trace  dans  cette  fête  annuelle  où  l'on  précipitait  du 
haut  d'un  pont,  dans  le  Tibre,  des  simulacres  à 
cheveux  blancs  (1).  —  En  môme  temps  que  la  loi 
assigne  à  chaque  citoyen  sept  arpenls  de  terre  qui 
constituent  la  propriété  limitée,  elle  réserve  un 
territoire  considérable  qui  forme  le  domaine  pu- 

(1)  Tite  Live,  I,  42,  45,  44.  Gaius,  Institut:,  I,  110  et  suiv.: 
«  Olim  itaque  tribus  modis  in  manum  conveniebant  :  usu,  farreo, 
et  coemptione.  »  XII  Tab.  :  «  Pater  insignem  ad  deformitatem 
puerum  cito  necato.  »  Festus,  ad  verbum  Depontani  :  «  Depontani 
seiies  appellabantur  qui  sexagenarii  de  ponte  dejiciebantur...  »  Cf. 
Lactance,  Divinar.  Inst.,  lib.  1. 


1<)8  CHAPITRE  III. 

blic,  à  peu  près  comme  les  Marches  de  l'ancienne 
Germanie  :  des  colons  s'y  établissent,  mais  à  titre 
précaire,  sous  la  dépendance  des  patriciens  dont  ils 
sont  les  clients  ;  les  pâtres  y  chassent  leurs  trou- 
peaux, ils  y  mènent  cette  vie  nomade  si  naturelle 
sous  le  beau  ciel  du  Latium.  Si  la  loi  les  oblige  à 
laisser  leurs  armes  aux  portes  de  Rome,  ils  n'y 
laissent  pas  leur  fierlé  :  le  nom  même  de  Quirites, 
qu'on  leur  donne  en  les  haranguant,  signifie  les 
hommes  de  la  lance  ;  et,  dans  les  actes  publics, 
dans  la  vente,  l'affranchissement,  l'émancipation, 
la  lance  (pindicta)  figure  encore  comme  le  symbole 
du  domaine  légitime  fondé  par  la  conquête.  —  Il 
semble  enfin  que  la  justice  publique  ait  vainement 
cherché  à  s'environner  d'un  appareil  sacré.  Le  pro- 
cès, dont  elle  avait  voulu  faire  une  salennité  reli- 
gieuse, devient  une  guerre.  Le  demandeur  traîne 
son  adversaire  de  vive  force  [obtorto  collo)  au  tri- 
bunal; là,  dans  l'enceinte  pacifique,  les  deux  plai- 
deurs engagent  le  combat  ;  devant  eux,  on  place  la 
chose  litigieuse,  l'esclave,  le  meuble,  une  pierre 
de  la  maison,  une  glèbe  de  la  terre  qu'ils  se  dis- 
putent ;  tous  deux  la  touchent  de  la  verge  qu'ils 
portent,  ils  se  prennent  les  mains,  ils  se  serrent 
coi  ps  à  corps  :  c'est  l'image  du  duel  judiciaire.  Le 
p.  éteur,  comme  le  magistrat  franc,  ne  juge  point  ; 
il  délègue  la  connaissance  du  fait  contesté  à  des 
juges  pris  parmi  les  simples  citoyens.  La  con- 
damnation prononcée  emporte  les  mêmes  effets. 


LES  LOIS. 


169 


Après  le  délai  de  trente  jours,  le  débiteur  qui  re- 
fuse de  s'exécuter  est  adjugé  au  créancier,  chargé 
de  fers,  traité  en  esclave  ;  la  loi  règle  seulement  le 
poids  de  ses  chaînes,  et  fixe  la  mesure  de  pain  qu'on 
lui  doit.  Au  bout  de  deux  mois,  elle  permet  de  le 
vendre  au  delà  du  Tibre,  et,  s'il  y  a  plusieurs 
créanciers,  de  mettre  son  corps  en  pièces  et  de  le 
partager  entre  eux  :  «  Si  quelqu'un  en  coupe  trop 
«  ou  trop  peu,  il  n'y  a  pas  de  recours  contre  le 
«  partage.  »  Les  Douze  Tables  parlent  comme  la 
coutume  de  Norvège  (1). 

Ainsi  toute  la  loi  romaine  laisse  voir  la  même 
lutte  de  l'autorité  et  de  la  liberté  qui  éclate  dans 
les  coutumes  de  l'ancienne  Germanie,  mais  avec 
cette  différence  qu'ici  l'autorité  reste  maîtresse  sur 
tous  les  points.  Dans  la  cité,  la  vieille  puissance  du 
patriciat  finira  par  succomber;  mais  ce  sera  après 
avoir  pris  ses  mesures  pour  assurer  les  destinées 

(1)  Varron,  I,  18  ;  Pline  XVIII,  3.  Festus,  ad  verbum  Patres: 
«  Fuisse  morem  patribus  ut  agrorum  partes  tribuerent  tenuioribus 
tanquam  liberis.  »  De  Savigny,  das  Recht  des  Besitzes,  p.  154,  456. 
Sur  l'emploi  de  la  vindicta,  Caius,  Institut. ,  I,  18  ;  IV,  16  :  «  Sicut 
«  dixi,  ecce  tibi  vindictam  imposui.  »  Simul  homini  festucam  im- 
ponebat.  —  21  :  Per  manus  injectionem...  qui  agebat,  sic  dicebat  : 
«  Qnod  tu  mihi  judicatus,  sive  damnatus  es,  sestertium  X  millia, 
«  quse  dolo  malo  non  solvisti,  ob  eam  rem  ego  tibi  sestertium  X 
«  niillium  judicati  manus  injicio.  »  Et  simul  aliquam  partem  cor- 
poris  ejus  prendebat...  qui  vindicem  non  dabat  domum  ducebatur 
ab  actore,  et  vinciebatur.  «  Conférez  aussi  la  procédure  de  la  loi 
salique,  48  :  Mamim  super  fortunam  porter e,  avec  l'action  appelée 
pignoris  capio.  Institut.,  IV,  26  et  suiv.  XII  Tab.  :  «  Aut  ncrvo 
aut  compedibus  XV,  pondo  ne  majore,  at  si  volet  minore,  vincito... 
at  si  plures  erunt  rei,  tertiis  nundinis  partes  secanto  :  si  plus  mi- 
nusve  secuerunt,  se  fraude  esto.  » 


ÉT.  GEHM.  I. 


12 


170  CHAPITRE  III. 

de  Rome,  en  ramenant  le  peuple  émigré  sur  le 
mont  Sacré.  La  querelle  des  deux  ordres  conti- 
nuera, mais  dans  les  murs,  mais  par  la  parole, 
non  par  les  armes.  Le  peuple  sera  divisé,  mais  il 
ne  se  débandera  point;  il  enverra  des  colonies, 
mais  que  la  loi  accompagnera  jusqu'aux  extrémités 
de  l'empire,  et  qui  n'auront  rien  de  commun  avec 
les  hordes  errantes  des  Germains.  La  constitution 
religieuse  de  la  famille  se  maintiendra  jusqu'à  la 
fin  ;  mais  le  pouvoir  paternel  qui  la  gouverne  se 
laissera  arracher  le  glaive  par  le  pouvoir  public; 
le  droit  de  vie  et  de  mort  sera  tempéré  par  le  tri- 
bunal domestique,  composé  des  parents  les  plus 
proches,  sans  le  concours  desquels  le  père  ne  peut 
frapper  ni  sa  femme  ni  son  fils.  La  dignité  de 
l'épouse  commence  à  se  relever,  grâce  à  l'établis- 
sement de  la  dot,  qui  lui  assure  des  droits,  par 
conséquent  des  garanties.  Pendant  que  les  Hérules 
et  les  Suédois  continuent  de  mettre  à  mort  leurs 
vieillards,  on  ne  précipite  plus  dans  le  Tibre  que 
des  simulacres.  La  possession  de  fait  subsiste  à 
côté  de  la  propriété,  mais  elle  finit  par  en  subir 
les  règles.  Le  désarmement  des  citoyens  est  main- 
tenu ;  s'ils  paraissent  dans  les  actes  avec  la  baguette, 
image  de  la  lance  qui  leur  donna  des  droits,  cette 
lance  symbolique  n'a  plus  de  fer.  Enfin  la  justice 
publique  laisse  engager  le  combat  sous  ses  yeux, 
mais  en  mettant  dans  la  main  des  deux  adversaires 
la  verge  au  lieu  d'épée  ;  encore  les  sépare-t-elle 


LES  LOIS.  171 

aussitôt,  pour  remplacer  le  duel  par  la  plaidoirie 
et  la  vengeance  privée  par  la  condamnation  légale. 
Dans  ces  fictions  du  droit  romain,  on  voit  percer 
l'indépendance  de  la  personne  humaine,  qui  se  sa- 
tisfait par  un  semblant  de  résistance  armée.  Mais 
toute  la  réalité  du  pouvoir  est  dans  la  société,  dont 
les  décisions  n'ont  pas  de  contrôle,  contre  laquelle 
il  n'y  a  ni  exception,  ni  droit,  ni  refuge  dans  la 
conscience  :  car  Rome,  c'est-à-dire  la  société  même, 
est  la  grande  divinité  nationale  ;  en  elle  se  con- 
fondent les  deux  souverainetés  du  sacerdoce  et  de 
l'empire  ;  ses  lois  ont  toute  la  sainteté,  toute  l'in- 
flexibilité des  destins  (/ixs,  fatum).  C'est  en  met- 
tant la  main  sur  les  consciences  qu'elle  maîtrise 
les  volontés.  Ses  jurisconsultes  ne  croyaient  rien 
exagérer  quand  ils  se  disaient  prêtres  :  «  car,  ajou- 
«  taient-ils,  nous  exerçons  le  culte  de  la  Justice  ; 
«  et  la  jurisprudence  est  vraiment  la  science  des 
c(  choses  divines  et  humaines.  »  Et  voilà  pourquoi 
les  magistrats  romains  croyaient  répondre  à  toutes 
les  protestations  des  martyrs,  en  leur  disant  :  11  ne 
vous  est  pas  permis  d'être  :  Non  licet  esse  vos  (1). 

(1)  Sur  le  tribunal  domestique  pour  le  jugement  des  femmes^ 
voyez  Klenze,  die  Cognatem  und  Affmen  nach  Rœmischen  Rechte 
in  Vergleichung  mit  andern  verwandten  Rechten;  dans  le  recueil 
de  Savigny,  Zeitschrift  fur  die  Geschichtliche  Rechtswissenschaft, 
tome  IV,  21.  Sur  les  liclions  de  la  procédure  romaine,  Cicéron,  pro 
Murena.  —  Ulpien,  Institut.,  lib.  I  :  «  Cujus  (juris)  merito  quis 
sacerdotes  nos  appellet  :  «  Justitiam  namque  colimus...  »  Id., 
Regular.  I  :  «  Jurisprudentia  est  divinarum  et  humanarum  rerum 
notitia.  » 


172  eHAPITRE  III. 

Ainsi  les  premiers  chroniqueurs  stllemands  au- 
raient eu  moins  de  tort  qu'on  ne  pense  en  repré- 
sentant leurs  ancêtres  comme  les  frères  puînés  des 
Romains.  Les  ressemblances  sont  assez  décisives 
pour  indiquer  une  même  origine;  mais  il  s'y  mêle 
assez  de  différences  pour  annoncer  d'autres  desti- 
nées. Or  les  dispositions  où  la  coutume  barbare  et 
la  loi  romaine  s'accordent  sont  encore  celles  qui 
semblent  faire  le  fond  des  législations  grecques  : 
non  que  les  Douze  Tables  aient  été  copiées,  comme 
on  l'a  cru,  sur  les  lois  de  Selon,  mais  à  cause  de 
l'étroite  parenté  des  peuples  de  la  Grèce  et  du  La- 
tium.  A  travers  l'obscurité  des  siècles  héroïques, 
on  découvre  un  sacerdoce  puissant,  qui  a  ses  pre- 
miers établissements  en  Thrace,  en  Samothrace,  à 
Dodone,  et  qui  perpétuera  son  autorité  par  l'insti- 
tution des  mystères.  On  voit  aussi  la  résistance 
d'une  race  belliqueuse  :  la  lutte  de  l'intelligence 
contre  la  force  est  figurée  dans  la  belle  fable  d'Or- 
phée, ce  prêtre  civilisateur,  mis  en  pièces  par  les 
barbares  qu'il  avait  tirés  de  leurs  forêts.  Toutes 
les  institutions  de  la  Grèce  portaient  la  trace  de 
ces  déchirements.  D'un  côté  subsistaient  les  restes 
d'une  théocratie  antique  avec  des  castes  hérédi- 
taires, comme  à  Sparte,  où  il  y  avait  quatre  classes 
d'hommes;  avec  des  rois  pontifes,  comme  ceux 
d'Athènes,  qu'il  avait  fallu  remplacer,  après  Co- 
drus,  par  un  archonte  royal  chargé  de  présider  aux 
sacrifices.  La  famille  vivait  sous  cette  mystérieuse 


LES  LOIS.  173 

loi  de  la  solidarité,  selon  laquelle  le  père  se  survi- 
vait dans  la  personne  de  ses  descendants.  De  là 
l'étrange  disposition  de  Lycurgue,  qui  permettait 
à  répoux  sans  postérité  de  livrer  sa  femme  à  un 
autre  citoyen,  dont  il  adoptait  les  fils.  De  là  aussi 
les  règlements  de  Solon,  qui  mettaient  les  rites  fu- 
nèbres à  la  charge  de  la  succession,  en  y  appelant 
les  parents  mâles  par  préférence  aux  femmes  du 
même-  degré.  La  société  domestique  reposait  sur 
l'inviolabilité  de  l'héritage  que  les  premiers  légis- 
lateurs avaient  assigné  à  chaque  chef  de  famille  en 
partageant  le  territoire.  En  même  temps  qu'on 
avait  donné  des  terres  aux  citoyens,  on  avait  cher- 
ché à  leur  ôter  les  armes  ;  et  rien  n'est  plus  cé- 
lèbre que  la  loi  de  Charondas,  qui  punissait  de 
mort  quiconque  se  présentait  armé  dans  l'assem- 
blée du  peuple.  Enfin,  les  dieux  couvraient  encore 
de  leur  majesté  les  tribunaux  où  siégeait  la  justice 
publique.  Homère  représente  les  juges  assis  sur  des 
pierres  polies,  «  dans  le  cercle  sacré,  »  à  peu  près 
comme  le  magistrat  Scandinave  entouré  de  ses  as- 
sesseurs, au  milieu  de  l'enceinte  circulaire.  L'or- 
dalie germanique,  dont  le  droit  romain  n'avait  pas 
conservé  de  vestiges,  reparaît  dans  cette  belle  scène 
de  Sophocle  où  les  soldats  thébains,  accusés  d'avoir 
laissé  ensevelir  le  corps  de  Polynice,  se  déclarent 
prêts  c(  à  saisir  de  leurs  mains  le  fer  rouge,  à  pas- 
ce  ser  par  le  f^,  et  à  prendre  les  immortels  à 
a  témoin  de  leur  innocence.  »  Ce  sont  là  tous  les 


174  CHAriTRE  III. 

indices  d'une  constitution  sacerdotale.  —  D'un 
autre  côté,  on  voit  les  vieux  Pélasges,  ces  premiers 
habitants  de  la  Grèce,  errants  comme  les  peuples 
du  Nord,  vivant  des  glands  de  leurs  forêts  et  de  la 
chair  de  leurs  troupeaux.  Aristote  rappelle  le  temps 
où  le  mariage  était  un  marché,  et  où  les  citoyens 
ne  paraissaient  en  public  que  le  fer  à  la  main.  Ces 
mœurs  violentes  perçaient  encore  dans  la  loi  lacé- 
démonienne,  qui  ordonnait  le  meurtre  de  l'enfant 
mal  conformé,  et  dans  la  coutume  d'Athènes,  selon 
laquelle  les  parents  d'un  homme  mis  à  mort  par 
un  étranger  avaient  droit  d'arrêter  trois  citoyens 
de  la  ville  à  laquelle  le  meurtrier  appartenait,  et 
de  les  retenir  en  otage  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent 
payé  la  rançon  du  sang.  Partout  reparaît  l'antago- 
nisme des  deux  principes  :  l'autorité  plus  forte 
dans  les  cités  doriennes,  la  liberté  plus  indomp- 
table chez  les  peuples  ioniens  ;  mais  toujours  l'apo- 
théose de  la  patrie,  et  l'Etat  maître  de  toutes  les 
consciences  comme  de  toutes  les  têtes.  Démosthène, 
qui  avait  vu  faire  tant  de  mauvaises  lois,  pronon- 
çait que  «  toutes  les  lois  sont  l'ouvrage  et  le  pré- 
ce  sent  des  dieux,  »  et  c'était  à  ce  titre  qu'il  récla- 
mait pour  elles  l'obéissance  des  hommes.  Socrate 
professait  la  même  doctrine,  lorsque,  refusant  de 
s'enfuir  de  sa  prison,  il  répondait  à  ses  disciples 
par  ce  discours  où  il  personnifie,  il  divinise  les 
lois  de  l'Elat,  ne  tolère  aucune  désobéissance  à 
leurs  injonctions,  et  finit  en  déclarant  qu'il  faut 


LES  LUIS.  175 

non-seulement  souffrir  tout  ce  qu'elles  infligent, 
mais  faire  tout  ce  qu'elles  ordonnent.  S'il  boit  la 
ciguë,  c'est  par  un  excès  de  respect  pour  celte  divi- 
nité de  la  patrie,  qui  dominait  tout  le  paganisme 
grec.  Dans  cette  mort  si  vantée,  il  faut  admirer  un 
grand  courage  ;  mais  on  peut  y  déplorer  une  grande 
erreur  (1). 

Mais,  en  Grèce  comme  en  Italie,  l'autorité  reli- 
gieuse a  laissé  prendre  à  la  société  une  forme  sécu- 
lière :  si  la  loi  est  un  décret  divin,  elle  est  aussi 
l'ouvrage  du  peuple;  et  les  volontés  ont  du  moins 
cette  satisfaction  de  n'obéir  qu'à  la  règle  qu'elles 
se  sont  faite.  A  mesure  qu'on  remonte  'plus  haut 
dans  l'antiquité  et  plus  loin  vers  l'Orient,  la  vo- 
lonté de  l'homme  tient  moins  de  place  :  elle  expire 
sous  le  poids  d'une  législation  tyrannique  imposée 

(1)  Bunsen,  de  Jure  hœreditario  Atheniensium.  Klenze,  die  Co~ 
gnaten  und  Affinen,  p.  1 58  ;  DorfmuUer,  de  Grœciœ  primordiis; 
Petit,  Leges  Atticœ;  Plutarque,  in  Solone,  in  Lycurgo.  —  Sur  le 
droit  exorbitant  accordé  au  père  sans  enfants,  Plutarque,  in  Ly- 
curgo, 15,  2  ;  Xénophon,  Rep.  Lacon.,  1,  7;  Meier  et  Schœman 
[Attischer  Process.,  p.  290)  indiquent  une  disposition  analogue 
dans  les  lois  athéniennes.  —  Démosthène,  advers.  Makartat.  ;  Ho- 
mère, Iliad.,  XVIII,  vers  497  ;  Sophocle,  Antigone,  v.  264.  — 
Grimm,  Deutsche  Redits- Alterthûmer,  p.  934,  cite  plusieurs  autres 
exemples  du  jugement  de  Dieu  chez  les  Grecs.  —  Preuves  de  la  vie 
nomade  et  barbare  des  premiers  peuples  de  la  Grèce  :  Pausanias, 
VIII,  1,  42;  Strabon,lX,XIlI;  Denys  d'Halicarnasse,  I,  17  ;  Arislote, 
Politique,  II,  8;  Démosthène,  advers.  Makart.,  advers.  Aristocrat. 
—  L.  2,  Digest.,  de  Legibus  :  «  Nam  et  Demosthenes  orator  définit  : 
«  ToUTo  é'oTt  vd(ii.o;,  <î)  iravraç  àvôpwTcouç  irpocvi/.si  ireiôsaôai  ^là  TroXXà, 
Jtat  {/.aXiora  on  ira?  Ion  vo'jxoç  sûpYifAa  |xèv  kcu  ^wpov  ©scû...  »  Platon 
Criton  :  'AXXà  xaî  sv  7roX£(i,a)  )cal  èv  (^'uacjxvipiM  ncd  •jravTax.oû  ttoitécv 
a  àv  xeXeuYi  tq  uoXi;  tê  xai  "h  rrarpi;. 


176  CHAPITRE  III. 

au  nom  du  ciel.  S'il  était  permis  de  porter  quelque 
lumière  dans  les  institutions  mal  connues  de  la 
Perse,  peut-être,  au  milieu  d'une  hiérarchie  de 
prêtres,  de  soldats,  d'agriculteurs  et  d'esclaves,  on 
trouverait  encore  le  pouvoir  séculier  maintenant 
sa  prépondérance  en  la  personne  de  ses  monarques 
redoutés,  qui  se  faisaient  appeler  rois  des  rois.  Mais, 
quand  on  étudie  les  lois  indiennes,  on  y  voit  tout 
un  grand  peuple  enchaîné  par  la  terreur  des  dieux. 
Le  livre  de  la  loi  s'annonce  comme  une  révélation  ; 
il  commence  par  la  création  de  l'univers;  il  con- 
tient tout  un  rituel,  les  règles  des  sacrifices,  les 
formules  des  prières;  il  finit  par  le  dogme  de  la 
vie  future.  Les  prescriptions  du  droit  sacré  enve- 
loppent pour  ainsi  dire  toute  la  vie  civile,  et  c'est 
là  qu'on  découvre  enfin  la  raison  de  tant  de  cou- 
tumes dont  les  Occidentaux  avaient  conservé  la 
lettre,  mais  non  l'esprit. 

C'est  Brahma  lui-même,  le  créateur,  qui,  pour 
la  propagation  de  la  race  humaine,  produisit  de  sa 
bouche  le  Brahmane,  de  son  bras  le  Kchattrya,  le 
Vaisya  de  sa  cuisse,  et  le  Soudra  de  son  pied  :  il 
en  fit  les  chefs  des  quatre  castes  sacerdotale,  guer- 
rière, agricole  et  servile.  Le  Brahmane  a  le  premier 
rang  comme  l'incarnation  vivante  de  la  justice  ;  il 
est  le  seul  propriétaire  de  la  terre;  les  autres 
hommes  n'en  jouissent  que  par  son  bienfait.  Le 
guerrier  et  le  laboureur  ne  vivent  que  pour  le  dé- 
fendre et  le  nourrir  ;  le  devoir  de  l'esclave  est 


LES  LOIS.  177 

d'obéir,  mais  en  aveugle  :  «  car,  si  quelqu'un  en- 
ce  seigne  la  loi  à  un  Soudra,  il  sera  précipité  avec 
c(  lui  dans  l'enfer.  »  Tout  jusqu'ici  me  rappelle  la 
généalogie  fabuleuse  des  castes  Scandinaves,  et  cette 
croyance  que  les  serfs  n'entrent  pas  dans  le  palais 
d'Odin.  Mais  en  Inde,  aussi  bien  que  dans  le  Nord, 
cette  organisation  oppressive  devait  rencontrer  de 
longues  résistances.  De  là  entre  les  prêtres  et  les 
guerriers  des  rivalités  poussées  jusqu'à  l'effusion  du 
sang  ;  de  là  une  guerre  éternelle  contre  les  popu- 
lations nomades  qui  erraient  dans  les  bois  et  les 
montagnes  de  l'Hindostan,  qui  ne  subirent  jamais 
le  régime  des  castes,  et  qui  restèrent  hors  la  loi 
sous  le  nom  de  Barbare  {Mletchas),  Cependant  le 
sacerdoce  indien  semble  avoir  maintenu  sa  supé- 
riorité par  une  sorte  d'alliance  avec  les  chefs  mi- 
litaires; avec  les  rois,  dont  il  consacre  le  pouvoir, 
mais  pour  le  contenir  et  le  régler.  Le  roi  est  plus 
qu'un  fils  des  dieux,  c'est  un  dieu  qui  réside  sous 
une  forme  humaine.  Mais  il  faut,  dit  la  loi,  qu'il 
apprenne  son  devoir  de  ceux  qui  lisent  les  livres 
sacrés,  et  «  qu'il  procure  aux  Brahmanes  des  jouis- 
sances et  des  richesses.  »  Afin  que  rien  ne  manque 
à  cette  constitution  religieuse  de  l'État,  la  caste  qui 
l'a  fondée  veille  encore  à  sa  défense.  Trois  prêtres 
savants,  présidés  par  un  quatrième  plus  savant 
qu'eux,  forment  le  tribunal,  à  l'exemple  de  la  cour 
céleste  de  Brahma  aux  quatre  faces.  Les  dieux  y 
sont  interpellés  par  le  serment  que  le  témoin  prête, 


178  CHAPITRE  III. 

tourné  vers  l'orient,  en  face  des  images  sacrées. 
Les  épreuves  du  feu  et  de  Teau  discernent  l'inno- 
cent du  coupable,  selon  cette  règle  commune  aux 
peuples  du  Nord,  que  la  flamme  ne  brûle  pas 
l'homme  véridique,  et  que  l'eau  le  fait  surnager. 
Enfin,  le  châtiment  n'est  plus  seulement  un  acte 
sacré  :  la  loi  le  représente  comme  une  puissance 
divine,  «  produite  dès  le  commencement  pour  le 
«  bon  ordre  de  l'univers  ;  génie  terrible,  à  la  cou- 
ce  leur  noire,  à  l'œil  rouge,  par  qui  les  créatures 
«  visibles  et  invisibles  jouissent  de  leur  droit  et 
«  restent  dans  le  devoir  (1).  » 

En  effet,  la  pensée  du  châtiment,  c'est-à-dire  de 
l'expiation,  fait  aussi  le  lien  de  la  famille  indienne, 
et  devient  le  principe  des  mêmes  institutions 
domestiques  qu'on  a  vues  dans  tout  l'Occident. 
Toute  âme  est  une  émanation  divine,  une  divinité 
déchue  qui  expie  des  fautes  ;  et,  comme  elle  tient 
par  un  lien  secret  à  toutes  les  âmes  dont  elle  des- 
cend et  à  toutes  celles  qu'elle  engendre,  elle  ne  peut 

(1)  Lois  de  Manou,  I,  31,  87;  X,  129  :  «  Un  Soudra  ne  doit 
pas  amasser  de  richesses,  même  lorsqu'il  en  a  le  pouvoir  :  car  un 
Soudra  enrichi  vexe  les  Brahmanes;  »  VIII,  417  :  «  Un  Brahmane 
peut,  en  toute  sûreté  de  conscience,  s'approprier  le  bien  d'un  Sou- 
dra. »  —  MIetchas  ou  Barbares,  Lois  de  Manou,  II,  23;  X,  44.  — 
Origine,  caractère,  droits  et  devoirs  de  la  royauté.  Lois  de  Manou, 
le  livre  VII  tout  entier.  —  Sur  les  jugements,  livre  VIII,  9.  Allocu- 
tion du  juge  au  témoin,  87-101.  Ordalies,  114-116  :  «  Celui  que 
la  flamme  ne  brûle  pas,  que  l'eau  fait  surnager,  auquel  il  ne  sur- 
vient pas  de  malheur  promptement,  doit  être  reconnu  comme  vé- 
ridique dans  sa  déclaration.  »  —  Apothéose  du  châtiment,  livre  VII, 
14-25. 


LES  LOIS.  179 

ni  déchoir  ni  se  relever  sans  entraîner  d'autant  de 
degrés  toute  la  suite  de  ses  ancêtres  et  de  ses  des- 
cendants. Celui  qui  vit  mérite  donc  pour  ceux  qui 
ne  vivent  plus,  et  la  loi  ne  souffre  pas  qu'il  les  ou- 
blie. Elle  ne  lui  permet  pas  de  prendre  son  repas 
sans  en  offrir  les  prémices  en  l'honneur  des  morts  : 
tous  les  mois  il  célèbre  le  banquet  funèbre  {srad- 
dha),  sms  lequel  les  aïeux  seraient  aussitôt  préci- 
pités dans  les  enfers.  C'est  pour  le  continuer  après 
lui  que  l'homme  doit  laisser  une  postérité  sur  la 
terre  ;  et  telle  est  la  sainteté  de  cette  dette,  que,  s'il 
vieillit  sans  l'avoir  acquittée,  il  a  le  droit  d'appeler 
auprès  de  son  épouse  un  de  ses  proches,  qui  lui 
donne  un  enfant  :  car,  selon  les  termes  de  la  loi, 
«  par  un  lils  l'homme  est  sauvé  du  séjour  infernal, 
ce  par  le  fils  d'un  fils  il  obtient  l'immortalité,  par 
«  le  fils  d'un  petit-fils  il  s'élève  à  la  demeure  du 
«  soleil.  »  Voilà  pourquoi  le  nouveau-né,  si  c'est 
un  mâle,  doit  faire  sa  première  libation  au  mo- 
ment d'entrer  dans  le  monde  :  on  lui  présente  dans 
la  cuiller  d'or,  avec  des  paroles  sacrées,  le  beurre 
et  le  miel,  ces  aliments  mystérieux  qu'on  fait  goû- 
ter aussi  aux  enfants  des  Germains.  Mais  la  charge 
des  sacrifices  ne  s'arrête  pas  aux  descendants  ;  elle 
passe  avec  l'héritage  aux  ascendants  et  aux  collaté- 
raux de  la  ligne  masculine,  jusqu'à  la  septième  gé- 
nération [sapindas) .  Le  lien  de  parenté  se  conserve 
entre  eux  par  le  banquet  funèbre  de  chaque  mois  ; 
tandis  que  les  parents  par  les  femmes  {samanoda- 


180  CHAPITRE  m. 

cas)  n'offrent  au  mort  qu'une  libation  d'eau,  et  ne 
lui  succèdent  qu'au  dernier  rang.  Cette  différence 
entré  les  deux  lignes,  c'est-à-dire  entre  les  deux 
sexes,  décèle  Je  côté  faible  de  la  loi.  Tandis  que  la 
paternité  est  divinisée,  et  qu'un  respect  religieux 
prolége  la  faiblesse  de  l'enfant,  il  semble  que  le 
vieil  instinct  barbare  se  réveille  quand  il  faut  ré- 
gler la  condition  des  femmes,  a  Que  la  femme,  est- 
ce  il  dit,  ne  soit  jamais  maîtresse  de  sa  personne  : 
«  qu'elle  demeure,  enfant,  sous  la  garde  de  son 
a  père;  épouse,  sous  la  garde  de  son  époux; 
(c  veuve,  sous  la  garde  de  ses  fils.  »  Pour  elle,  il 
n'y  a  point  de  prière,  et  la  connaissance  des  lois 
lui  demeure  interdite  :  ce  n'est  plus  qu'une  chose 
précieuse  qu'on  acquiert  par  achat,  par  enlèvement 
ou  par  fraude.  «  Si  quelqu'un  s'introduit  secrète- 
ce  ment  auprès  d'une  femme  endormie,  ou  eni- 
cc  vrée,  ou  égarée  d'esprit,  la  loi  déteste  ce  ma- 
cc  riage  ;  »  mais  elle  le  valide.  Une  autre  disposi- 
tion range  le  meurtre  d'une  femme  au  rang  des 
crimes  secondaires,  et  le  punit  comme  un  vol  de 
bétail.  Il  est  vrai  que  le  législateur  cherche  à 
vaincre  cette  dureté  des  mœurs  domestiques  ;  il 
reconnaît  dans  la  femme  je  ne  sais  quoi  de  di- 
vin qu'il  faut  respecter,  je  ne  sais  quoi  de  ma- 
gique qu'il  faut  craindre  :  ce  car,  dit-il,  la  mai- 
ce  son  maudite  par  une  femme  injustement  mépri- 
ce  sée  ne  tarde  pas  à  tomber  en  ruine.  »  Ce  sont 
les  mêmes  contradictions,  les  mêmes  perplexités 


LES  LOIS.  181 

qu'on  a  déjà  vues  dans  les  coutumes  germani- 
ques, et  avec  les  mêmes  effets.  A  côté  du  ma- 
riage par  achat,  par  enlèvement  ou  par  fraude,  la 
loi  indienne  institue  des  noces  solennelles,  consa- 
crées par  des  actes  religieux.  Elle  souffre  le  brû- 
lement  des  veuves  ;  mais  elle  exige  que  leur  mort 
soit  volontaire,  et  elle  l'honore  du  moins  comme 
un  sacrifice  (1). 

Un  système  si  compliqué  et  si  scrupuleux,  qui 
resserrait  avec  tant  de  rigueur  les  liens  de  l'État  et 
de  la  famille,  devait  laisser  peu  de  liberté  à  la  per- 
sonne. Chaque  heure  de  la  vie  se  trouvait  marquée 
par  des  devoirs,  des  ablutions,  des  pénitences.  Il 
semble  cependant  que  ces  nœuds,  savamment  for- 
més, vont  se  rompre  quand,  le  chef  de  famille  ayant 
payé  sa  dette  aux  ancêtres,  voyant  grandir  son  fils 
et  blanchir  ses  cheveux,  la  loi  lui  permet  de  quit- 
ter sa  maison  et  de  s'enfoncer  dans  la  forêt.  Ln, 
sous  des  ombrages  éternels,  il  connaît  les  joies 
sauvages  de  la  solitude  ;  il  erre  à  demi  nu,  sans 

(1)  Klenze,  die  Cognaten  und  Affmen,  etc.,  p.  117  et  suiv.  Sur 
le  lien  de  solidarité  qui  unit  le  père  et  ses  descendants,  Lois  de 
Manou,  III,  82,  122,  259.  Comment  le  père  sans  enfants  a  le  droit 
de  se  donner  un  fils,  IX,  57.  Cérémonies  de  la  naissance,  II,  29. 
Dévolution  des  successions,  IX,  104  et  suiv.  Sapindas,  V,  60  ; 
IX,  187  ;  Samanodacas,  V,  60;  et  Digest  of  Hindu  Law,  vol.  III, 
p.  U5-278.  Sur  la  condition  des  femmes,  Lois  de  Manou,  IX,  1-4, 
17,  18.  «  Pour  les  femmes,  aucun  rit  sacré  n'est  accompagné  de 
prières  :  ainsi  l'a  prescrit  la  loi.  Privées  delà  connaissance  des  lois 
et  des  prières  expiatoires,  les  femmes  sont  la  fausseté  même.  » 
Cf.  II,  55-62.  —  Les  huit  modes  de  mariage,  III,  20-42.  Le  mariage 
par  séduction  est  compté  comme  le  huitième  mode. 


182  CHAPITRE  Ilf. 

feu,  sans  toit,  mais  aussi  sans  maître.  11  lui  est 
permis  d'oublier  les  livres  sacrés,  les  rites  pieux, 
et  tout  ce  qui  lie  le  reste  des  mortels.  On  dirait  que 
l'indépendance  de  l'homme  ait  fait  son  dernier  ef- 
fort, et  qu'elle  ne  puisse  aller  plus  loin.  Mais  la  loi 
poursuit  l'anachorèle  [sannyasi)  dans  le  désert,  le 
ressaisit  et  ne  lui  laisse  pas  de  repos  ;  elle  ne  lui 
permet  point  de  faire  un  pas  sans  regarder  à  terre, 
de  peur  d'écraser  un  être  vivant,  a  Et  comme, 
c(  jour  et  nuit,  il  fait  périr  involontairement  un  cer- 
c(  tain  nombre  de  petits  animaux,  il  doit  se  puri- 
«  fier  chaque  jour  par  le  bain  sacré,  et  en  rete- 
«  nant  six  fois  sa  respiration  :  car,  de  même  que 
c(  les  métaux  se  purifient  au  feu,  ainsi  toutes  les 
c(  fautes  que  les  organes  commettent  sont  effacées 
c<  par  des  suppressions  d'haleine.  »  La  loi  ne  peut 
rien  de  plus  contre  la  liberté  de  l'homme  que  d'en- 
chaîner le  souffle  de  ses  lèvres  :  elle  ferme  ainsi 
les  ouvertures  de  ses  sens  ;  elle  lie  ses  désirs  et  ses 
pensées;  elle  l'emprisonne,  pour  ainsi  dire,  dans 
cet  état  de  recueillement  absolu  où  il  ne  connaît 
plus  que  lui-même,  et  en  lui  l'être  éternel  dont  il 
est  émané  et  dans  lequel  il  rentrera.  C'est  en  vain 
qu'il  s'est  arraché  à  la  société  :  tout  ce  qu'il  y  avait 
laissé  d'effrayant,  il  le  retrouve  au  fond  de  son 
cœur  ;  il  trouve  le  dogme  d'une  puissance  divine 
qui  seule  existe,  et  qui  ne  produit  des  existences 
passagères  que  pour  les  dévorer.  Devant  elle,  la 
personne  humaine  n'a  point  de  droit,  puisqu'elle 


LES  LOIS.  183 

n*a  point  de  réalité,  puisque  sa  vie  n'est  qu'une  il- 
lusion, et  que  sa  fin  dernière  est  de  se  voir  absor- 
bée, c'est-à-dire  anéantie  dans  l'abîme  éternel  (1). 

Ainsi  l'unité  de  la  race  indo-européenne,  prouvée  conclusion, 
par  les  migrations  des  peuples,  par  la  comparaison 
des  mytbologies,  résulte  encore  du  rapprochement 
des  lois.  En  Germanie  comme  à  Rome,  chez  les 
Grecs  comme  en  Inde,  on  voit  les  mêmes  moyens 
de  civilisation,  ou  plutôt  tous  les  moyens  se  ré- 
duisent à  une  doctrine  traditionnelle,  où  chaque 
institution  s'appuie  sur  un  dogme.  Assurément 
c'est  un  grand  spectacle,  en  des  temps  si  anciens 
et  si  voisins  des  origines  du  monde,  de  trouver 
déjà  les  idées  maîtresses  des  affaires,  les  vérités  in- 
visibles soutenant  les  choses  visibles,  l'État  gou- 
verné par  la  pensée  de  Dieu,  la  famille  par  le  sou- 
venir des  morts,  l'homme  par  l'intérêt  de  son 
âme.  Ce  sont  des  croyances  bien  profondément 
enracinées  que  cette  inexplicable  représentation 
du  père  par  ses  descendants,  cette  souillure  de 
l'enfant  nouveau-né,  cette  déchéance  de  la  femme, 
qu'on  retrouve  au  fond  de  toutes  les  sociélés  an- 
tiques. Mais  dans  toutes  on  voit  aussi  les  instincts 
violents  qui  résistent  à  l'effort  de  la  loi,  et  qui 
poussent  les  peuples  à  la  barbarie.  Partout  l'op- 

(1)  Les  devoirs  de  l'anachorète  remplissent  le  sixième  livre  de  la 
Loi  de  Manou.  Sur  l'absorption  finale,  livre  XII,  125  :  «  L'homme 
qui  reconnaît,  dans  son  âme,  l'âme  suprême,  présente  chez  toutes 
les  créatures,  se  montre  le  même  à  l'égard  de  tous  et  obtient  le 
sort  le  plus  désirable,  celui  d'être  à  la  fin  absorbé  dans  Brahma»  » 


184  CHAPITRE  III. 

pression  des  faibles,  l'appel  aux  armes,  etThomme 
cherchant  la  liberté  dans  la  vie  qrrante.  On  a  de- 
mandé quel  était  le  plus  ancien,  de  l'état  d'indé- 
pendance ou  de  l'état  de  société.  Maintenant  je 
crois  pouvoir  dire  que  tous  deux  sont  aussi  anciens 
que  le  monde,  parce  que  tous  deux  ont  leur  prin- 
cipe dans  les  dernières  profondeurs  de  la  nature 
humaine,  qui  veut  être  libre,  mais  qui  ne  sup- 
porte pas  la  solitude. 

Sans  doute  la  doctrine  civilisatrice  qui  fit  la  pre- 
mière législation  du  genre  humain  fut  d'abord 
assez  forte  pour  vaincre  les  résistances;  mais, 
lorsqu'en  s'altérant  elle  eut  perdu  l'ascendant  que 
la  vérité  lui  donnait,  il  arriva  de  deux  choses  l'une  : 
ou  qu'elle  chercha  un  appui  dans  un  pouvoir  ab- 
solu qui  soumît  les  esprits  par  la  contrainte  ;  ou 
qu'elle  plia  sous  la  violence  des  récalcitrants,  et 
laissa  retomber  les  peuples  dans  le  désordre. 

Chez  les  nations  du  Midi,  en  Inde,  en  Grèce,  à 
Rome,  l'autorité  l'emporte  ;  et,  comme  c'est  l'au- 
torité qui  fonde  et  qui  conserve,  ces  nations  ont 
couvert  la  moitié  du  monde  de  leurs  institutions  et 
de  leurs  monuments.  Mais,  pour  avoir  poussé  trop 
loin  le  droit  de  la  cité,  pour  avoir  divinisé  la  patrie, 
pour  l'avoir  adorée  d'un  culte  idolâtrique,  on  en 
vint  à  ne  lui  refuser  aucun  sacrifice.  On  méconnut 
le  droit  sacré  de  désobéir  aux  lois  injustes,  ou  plu- 
tôt on  ne  connut  pas  la  prérogative  de  la  raison 
qui  juge  de  la  justice  des  lois.  Les  jurisconsultes 


LES  LOIS.  185 

proclamaient  cette  maxime,  que  la  société  n'a  pas 
de  compte  à  rendre  de  ses  décisions.  Ce  fut  l'er- 
reur des  grands  États  de  l'antiquité  ;  ils  périrent 
comme  périssent  tous  les  pouvoirs,  par  leurs  excès. 
La  décadence  romaine  donna  cet  exemple  au  monde. 
Les  institutions  étaient  grandes,  mais  les  cons- 
ciences étaient  étouffées  ;  un  moment  vint  qu'elles 
s'éteignirent,  et  que,  les  lois  se  soutenant,  la  so- 
ciété se  trouva  dissoute. 

Mais  l'instinct  de  la  liberté  s'était  réfugié  chez 
les  peuples  germaniques.  Sans  doute  cette  passion 
d'indépendance,  qui  ne  souffrait  rien  d'obligatoire, 
rien  de  fixe,  rien  de  durable,  ne  permettait  pas  à 
la  société  de  s'affermir.  Il  ne  semble  pas  que  la 
personne  humaine  fût  meilleure  hors  de  ces  liens 
de  la  loi  qui  la  soutiennent,  incapable  de  se  maîtri- 
ser, impuissante  pour  tout ,  si  ce  n'est  pour  dé- 
truire. Mais  c'était  aussi  la  destinée  des  barbares 
d'accomplir  une  œuvre  de  destruction.  D'ailleurs 
le  mal ,  chez  eux ,  n'était  pas  sans  ressources. 
L'homme  n'y  était  pas  descendu  aussi  bas  que 
dans  les  pays  policés,  qui  ont  abusé  de  toutes  les 
jouissances  et  de  toutes  les  lumières.  Ils  étaient 
ignorants,  par  conséquent  excusables  à  beaucoup 
d'égards  ;  ils  étaient  pauvres,  car  il  n'y  a  pas  de 
richesse  plus  tôt  tarie  que  le  pillage;  et  la  pauvreté 
devait  les  réduire  au  travail.  Ils  paraissaient 
chastes,  si  l'on  comparait  la  grossière  simplicité 
de  leurs  mœurs  aux  raffinements  des  débauches 


ÉT.  GEllM.  I. 


13 


186  CHAPITRE  m. 

romaines.  Enfin  ces  caractères  énergiques,  qui  ne 
savaient  pas  obéir,  mais  qui  savaient  se  dévouer, 
conservaient  un  resle  de  dignité  humaine ,  une 
étincelle  de  ce  sentiment  d'honneur  que  les  autres 
peuples  anciens  n'ont  jamais  bien  connu,  et  dont 
le  christianisme  devait  se  servir  pour  former  les 
consciences,  et  pour  fonder  sur  l'obéissance  raison- 
nable tout  l'édifice  des  législations  modernes. 


LES  LANGUES. 


187 


CHAPITRE  IV 

LES  LANGUES. 


La  vieille  religion  des  Germains  devait  finir  avec 
les  temps  barbares  ;  une  partie  de  leur  législation 
était  destinée  à  traverser  les  siècles  féodaux  ;  leurs  Énutnération 

des 

lans^ues,  plus  durables,  couvrent  encore  de  leurs  langues 

o       '  1  '  germaniques. 

dialectes  le  tiers  de  l'Europe  et  la  moitié  de  l'Amé- 
rique :  quatre-vingts  millions  d'hommesles  parlent. 
En  ne  considérant  que  les  idiomes  germaniques 
fixés  par  des  monuments  littéraires,  on  en  compte 
quatorze.  Au  nord,  le  danois  et  le  suédois  se  rat- 
tachent à  l'ancien  Scandinave,  encore  parlé  en 
Islande.  Au  centre,  on  trouve  l'anglais  et  le  hol- 
landais ;  le  flamand  et  le  bas  allemand,  qui  eurent 
une  littérature  au  moyen  âge  ;  le  frison,  le  vieux 
saxon,  l'anglo-saxon,  dont  nous  avons  les  restes 
dans  des  textes  de  lois,  des  poëmes,  des  traités  scien- 
tifiques. Au  midi,  c'est  le  haut  allemand,  devenu 
la  langue  nationale  de  l'Allemagne  moderne  ;  c'est 
l'idiome  plus  doux  que  popularisèrent  les  poètes 


1^8  CHAPITRE  IV. 

chevaleresques  de  la  Souabe;  c'est  l'ancien  teuto- 
nique,  kl  que  l'écrivaient  les  contemporains  de 
saint  Boniface,  de  Charles  Martel.  Enfin  vient  la 
langue  des  Goths,  sauvée  de  l'oubli  dans  le  peu  de 
pages  qui  nous  restent  de  la  traduction  de  la  Bible 
par  l'évêque  Ulphilas.  Comment  ne  pas  admirer  la 
vigueur  de  ce  vieux  tronc  germanique  qui  poussa 
tant  de  branches,  qui  eut  des  fleurs  sous  tous  les 
cieux,  el  des  fruits  pour  tous  les  siècles  ? 

Des  quatorze  idiomes  qui  viennent  d'être  énu- 
mérés,  aucun,  sans  doute,  ne  représente  exacte- 
ment la  langue  parlée  par  les  Germains  de  Tacite  : 
tout  ce  qu'on  en  sait  se  réduit  à  des  noms  propres, 
qui  se  décomposent  en  un  petit  nombre  de  racines 
connues.  Mais  la  version  gothique  des  saintes  Ecri- 
tures est  du  quatrième  siècle  ;  on  a  du  septième 
et  du  huitième  plusieurs  textes  teutoniques,  anglo- 
saxons,  Scandinaves.  Ces  quatre  idiomes  occupaient 
un  territoire  immense;  ils  supposaient  un  long 
travail  du  temps  :  en  réunissant  donc  leurs  traits 
communs,  on  retrouvera  peut-être  ce  qui  faisait  le 
fond  des  langues  germaniques  aux  approches  de 
l'ère  chrétienne. 

Je  ne  me  dissimule  point  ce  qu'il  y  a  d'épineux 
dans  ces  recherches  ;  je  m'y  engage,  soutenu  par 
la  pensée  d'atteindre  une  certitude  que  ne  donne 
pas  toujours  l'étude  des  législations  et  des  mytholo- 
gies.  Les  peuples  ne  laissent  pas  de  monuments 
plus  instructifs  que  leurs  langues.  Et  d'abord, 


LES  LANGUES.  189 

dans  le  vocabulaire  d'une  langue  on  a  tout  le  spec- 
tacle d'une  civilisation.  On  y  voit  ce  qu'un  peuple 
sait  des  choses  invisibles,  si  les  notions  de  Dieu, 
de  l'âme,  du  devoir,  sont  assez  pures  chez  lui  pour 
ne  souffrir  que  des  termes  exacts.  On  mesure  la 
puissance  de  ses  institutions  par  le  nombre  et  la 
propriété  des  termes  qu'elles  veulent  pour  leur 
service  ;  la  liturgie  a  ses  paroles  sacramentelles,  la 
procédure  a  ses  formules.  Enfin,  si  ce  peuple  a 
étudié  la  nature,  il  faut  voir  à  quel  point  il  en  a 
pénétré  les  secrets,  par  quelle  variété  d'expressions, 
par  quels  sons  flatteurs  ou  énergiques  il  a  cher- 
ché à  décrire  les  divers  aspects  du  ciel  et  de  la 
terre,  à  faire  pour  ainsi  dire  l'inventaire  des  ri- 
chesses temporelles  dont  il  dispose. 

La  grammaire  conduit  plus  loin  :  on  y  saisit  le 
génie  même  de  la  nation  où  elle  s'établit.  Il  n'y  a 
pas  de  puissance  plus  stable,  plus  obéie,  plus  active 
qu'une  langue,  ni  dont  la  constitution  fasse  mieux 
connaître  les  besoins  de  l'esprit  public  et  ses  res- 
sources. Les  langues  ont  des  règles  d'euphonie  pour 
contenter  l'oreille  par  une  succession  de  syllabes 
harmonieuses;  elles  ont  aussi  des  règles  logiques 
pour  satisfaire  la  raison  par  une  suite  de  propo- 
sitions intelligibles.  Les  premières  montrent  jus- 
qu'oii  un  peuple  pousse  cette  sensibilité  qui  est  le 
commencement  de  tous  les  arts  ;  les  secondes  font 
voir  jusqu'où  il  porte  cette  rigueur  de  méthode 
sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  science.  Par  la  disci- 


190  CHAPITRE  IV. 

pline  qu'il  s'impose,  on  juge  déjà  de  sa  vocation. 

Enfin  l'étymologie  des  langues  éclaire  l'histoire 
des  sociétés.  On  ne  remonte  point  aux  origines  des 
mots  et  des  formes  grammaticales,  on  n'assiste  pas 
aux  révolutions  du  langage,  sans  y  reconnaître  le 
mouvement  des  esprits  et  l'impulsion  des  événe- 
ments. A  la  présence  d'un  grand  nombre  de  termes 
étrangers,  pénétrant  pour  ainsi  dire  de  vive  force 
dans  un  idiome  qu'ils  violentent,  on  découvre  la 
trace  d'une  invasion.  Dans  les  rapports  réguliers 
qui  existent  entre  deux  langues,  on  retrouve  les 
titres  de  parenté  de  deux  peuples.  Et  quand  l'une 
est  jetée  à  l'occident,  l'autre  à  l'orient,  il  faut  bien 
croire  à  d'antiques  migrations  qui  les  séparèrent, 
et  dont  le  souvenir  même  aurait  péri,  si  les  lan- 
gues n'étaient  destinées  à  faire  l'histoire  des  temps 
qui  n'eurent  pas  d'historiens. 

Vocabulaire  Eu  ouvraut  Ic  vocabulairc  Scandinave,  on  est 
'^duNordr  d'abord  frappé  d'un  nombre  infini  de  termes  mv- 

Théologie.  •  /.  t  • 

ihologiques.  En  effet,  toutes  les  grandes  religions 
ont  eu  leurs  idiomes  sacrés,  soit  qu'elles  s'atta- 
chassent à  une  langue  morte,  qu'elles  conservaient 
dans  leurs  livres  et  dans  leur  liturgie;  soit  qu'elles 
adoptassent  une  langue  vivante,  en  y  créant  assez 
d'expressions  pour  composer  une  nomenclature 
savante,  à  l'usage  des  prêtres  et  de  leurs  disciples. 
Il  fallait  que  les  choses  invisibles  prissent  un  corps 
dans  les  mots  qui  les  représentaient,  et  qui  les 


LES  LANGUES.  491 

faisaient  descendre,  pour  ainsi  dire,  à  la  portée  de 
l'homme.  Ainsi  les  Scandinaves  avaient  toute  une 
the'ologie  dans  les  cent  quinze  titres  qu^ils  don- 
naient à  Odin,  dans  le  catalogue  des  Ases,  des  Alfes, 
des  Valkyries,  des  Nains  et  des  Géants,  en  y  ajou- 
tant rénumération  des  neuf  mondes  et  la  généalo- 
gie des  héros.  Le  poëte  qui  parle  dans  le  chant 
sacré  du  Havamal  croit  vanter  son  savoir  en  décla- 
rant que,  «  si  on  l'interroge  dans  l'assemblée,  il 
«  est  en  mesure  de  nommer  l'un  après  l'autre 
«  tous  les  dieux  et  tous  les  génies.  »  Un~  autre 
poëme  raconle  comment  le  nain  Alvis,  qui  savait 
toutes  choses,  alla  trouver  un  soir  le  dieu  Thor,  et 
lui  demanda  la  main  de  sa  fille.  Thor,  ne  voulant 
pas  irriter  le  nain  par  un  refus,  lui  promet  la 
jeune  déesse  s'il  répond  aux  questions  qui  lui  se- 
ront faites.  Il  lui  demande  donc  les  noms  du  ciel 
et  de  la  terre,  du  soleil  et  de  la  lune,  des  vents  et 
des  éléments,  considérés  comme  autant  de  divi- 
nités. Et  le  nain  récite  les  noms  de  chaque  chose 
dans  les  langues  différentes  des  Ases,  des  Alfes, 
des  Géants  et  des  mortels.  Cependant  il  oublie  que 
la  nuit  s'écoule,  et  que  les  premiers  rayons  du  so- 
leil sont  mortels  pour  les  nains  qu'ils  surprennent 
hors  de  leurs  demeures  :  au  lever  du  jour,  Alvis 
expire  sur  la  porte  du  dieu  qui  l'a  trompé.  Rien 
n'est  mieux  fait  que  ce  récit  pour  exprimer  l'abon- 
dance du  langage  théologique  chez  les  Scandinaves, 
et  la  longueur  de  ces  catalogues  divins  qu'une  nuit 


192  CHAPITRE  IV. 

ne  suffisait  pas  à  épuiser.  Les  termes  dont  ils  se 
composaient  avaient  presque  toujours  une  signi- 
fication symbolique.  Les  quatre  nains,  par  exem- 
ple, qui  soutiennent  le  poids  du  monde,  Nordri, 
Sudri,  Austri,  Vestri,  portent  les  dénominations 
des  quatre  points  cardinaux.  Les  trois  Nornes  char- 
gées d'écrire  les  destinées  humaines,  Urda,  Yer- 
dandi  et  Skulda,  représentent  le  passé,  le  présent 
et  l'avenir.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  trouver 
dans  l'Edda  des  strophes  entières  formées  de  noms 
mystérieux  :  chacun  d'eux  résumait  une  croyance  ; 
et  ces  listes,  maintenant  inintelligibles,  fixées  dans 
la  mémoire  par  le  rhythme  et  la  mesure,  n'avaient 
besoin  que  d'un  commentaire  pour  s'éclairer  et 
pour  dérouler  aux  regards  des  adeptes  l'éclatante 
mythologie  du  Nord  (1). 

Il  se  peut  que  ces  richesses  de  la  parole  se  soient 
en  partie  dissipées  chez  les  autres  nations  de  la 
même  famille.  On  en  voit  cependant  des  restes  dans 
les  noms  donnés  aux  esprits  et  aux  génies  de  toute 
espèce  qui  troublèrent  longtemps  l'imagination 
rêveuse  des  Allemands.  Les  Anglo-Saxons  distin- 
guaient les  Elfes  des  montagnes  et  les  Elfes  des 
plaines,  ceux  des  forêts,  ceux  des  lacs  et  ceux  des 

(1)  Edda  Sœmunclar,  Havamal,  462.  «  Si  mihi  in  hominum 
coTicilio  recensendi  suiit  dii  singillatim,  —  Asarum  et  Alfarum,  — 
omnium  novi  distinctionem.  —  Pauci  insciti  ita  nomnt.  »  Alvis- 
mal;  Voîospa,  11,  18.  Les  strophes  11-14  sont  formées  des  noms 
de  74  nains.  Ces  énumérations  rappellent  les  catalogues  de  dieux, 
de  héros  et  d'héroïnes,  dans  Homère  et  Hésiode. 


LES  LANGUES.  193 

villes.  Tous  les  peuples  germaniques  ont  conservé 
dans  les  mêmes  termes  le  souvenir  d'un  même 
culte  :  tous  désignent  par  des  expressions  sembla- 
bles le  prêtre,  les  lieux  sacrés,  les  immolations 
sanglantes,  les  différentes  sortes  d'adorations  et  de 
prières.  Partout  reparaît  le  nom  sous  lequel  Dieu 
est  représenté  comme  l'être  incréé,  existant  par 
lui-même.  L'âme  est  désignée  par  un  mot  qui  n'ap- 
partient qu'à  elle,  sans  métaphore  et  sans  équi- 
voque; tandis  que  les  Grecs  et  les  Latins  n'avaient 
su  lui  donner  que  le  nom  de  ce  souffle  corporel  et 
périssable  (;^v/fï,  anima)  que  l'homme  porte  dans 
sa  poitrine.  Il  est  curieux  de  voir  jusqu'où  des 
peuples  sans  philosophes  ont  porté  l'effort,  quand 
il  s'agissait  de  saisir  la  nature  spirituelle  de  l'âme, 
et  de  déterminer  les  sentiments  qui  l'agitent,  les 
actes  qui  l'exercent;  comment  ils  ont  tenté  l'ana- 
lyse de  l'entendement  et  de  la  volonté  ;  comment  ils 
ont  eu  deux  mots  pour  la  pensée,  deux  pour  le 
désir  ,  et  une  admirable  flexibilité  d'expression 
pour  tous  les  degrés  de  l'amour  (i). 


Gothique. 

Teutonique. 

Anglo-saxon. 

Scandinave. 

(1)  Dieu, 

Cuth, 

Cot, 

God, 

Gud. 

Vâme, 

saivala, 

seola, 

sâvl, 

sâl. 

Penser, 

minan, 

mainjan, 

mœnan, 

minna. 

fruthian, 

frot, 

frod, 

frœda. 

Vouloir, 

viljan, 

willan, 

villa. 

vilja. 

désirer, 

geiran, 

giri, 

geornian, 

giarn. 

luston, 

iyst(?), 

lyst. 

lyst. 

Plaire, 

liuban, 

liub, 

leof, 

liufr. 

Aimer, 

frijon, 

friunt, 

freond. 

freia. 

Sacrifier, 

blôlan, 

pluozan, 

blôtari , 

blôta. 

On  a  pensé  que  ces  listes  de  mots  auraient  l'utilité  de  mettre  sous 


194  CHAPITRE  I\. 

En  même  temps  que  les  dialectes  primitifs  du 
Nord  conservent  les  plus  authentiques  débris  de 
renseignement  sacerdotal,  on  y  découvre  aussi  les 
traces  de  toutes  les  institutions  civiles.  Si  le  droit 
ne  put  jamais  vaincre  le  désordre  des  passions  chez 
ces  peuples  violents,  il  avait  été  assez  fort  pour  s'y 
créer  une  langue  à  son  service,  pour  maintenir 
l'ordre  dans  les  idées  par  la  régularité  des  expres- 
sions, et  pour  constituer  ainsi  toute  une  jurispru- 
dence. En  effet,  Odin  et  ses  douze  compagnons  sont 
représentés  comme  autant  de  juges  siégeant  sur  au- 
tant de  tribunaux  dans  la  cité  d'Asgard  ;  et  parmi 
les  sciences  qui  viennent  des  dieux,  on  compte  celle 
de  terminer  les  contestations  des  hommes.  S'il  faut 
en  croire  les  chants  de  l'Edda,  «  il  y  a  des  paroles 
c(  magiques  savamment  combinées,  à  l'aide  des- 
«  quelles  un  accusé  sort  victorieux  du  jugement.  » 
C'en  est  assez  pour  indiquer  un  certain  nombre  de 
termes  techniques  et  de  formules  consacrées,  par 
lesquels  les  coutumes  du  Nord  avaient  cherché  de 
bonne  heure  à  circonscrire,  à  enchaîner  les  notions 
abstraites  du  juste  et  de  l'injuste.  Et  d'abord,  les 
termes  de  droit  étaient  si  bien  établis,  ils  avaient 
tant  d'autorité  chez  les  Francs,  les  Alemans,  les 
Bavarois  et  les  Lombards,  qu'au  moment  où  les 

les  yeux  du  lecteur  les  rapports  et  les  différences  des  quatre  dia- 
lectes primitifs.  J'ai  surtout  consulté,  pour  le  gothique,  le  diction- 
naire de  Gabelenz  et  Lœbe,  à  la  suite  de  la  dernière  édition  d'Ul- 
phi las.  Il  faut  lire  aussi  les  excellentes  discussions  philologiques  par 
lesquelles  J.  Grimm  commence  chaque  chapitre  de  sdi  Mythologie, 


LES  LANGUES.  195 

lois  de  ces  peuples  furent  rédigées  en  latin,  il  y 
resta  un  grand  nombre  de  mots  barbares  qu'on 
n'osa  point  traduire.  De  là,  par  exemple,  dans  la 
loi  salique,  le  tunginus^  ou  magistrat  inférieur  ;  le 
mallum^  ou  tribunal  ;  le  reipus,  ou  mariage  d'une 
veuve;  la  chenechruda,  ou  cession  de  biens  du  dé- 
biteur insolvable.  D'autres  coutumes,  comme  celles 
de  Frise,  de  Danemark,  de  Suède,  écrites  dans  le 
dialecte  national,  n'éprouvent  aucun  embarras  à 
rendre  avec  précision  les  rapports  compliqués  et 
délicats  qui  font  le  lien  de  la  société.  Toutes  les 
langues  germaniques  ont  un  fonds  commun  d'ex- 
pressions pour  désigner  la  nation,  le  territoire  et 
ses  divisions,  l'état  des  personnes,  les  degrés  de  pa- 
renté, la  dévolution  des  biens.  Elles  distinguent, 
toutes,  les  biens  meubles  des  immeubles,  la  terre 
patrimoniale  des  acquêts  qui  s'y  sont  ajoutés  ;  le 
magistrat  qui  préside  au  jugement,  des  assesseurs 
chargés  de  prononcer  sur  le  fait  en  litige  ;  la  répa- 
ration pécuniaire  due  à  l'offensé,  de  la  condamna- 
tion pénale  que  l'ordre  public  réclame.  Quand  les 
témoignages  des  historiens  manqueraient,  les  indi- 
cations des  anciens  glossaires  nous  feraient  encore 
pénétrer  dans  les  mœurs  du  Nord;  et  ces  vieux 
mots,  toujours  respectés,  nous  montreraient  les 
restes  d'une  civilisation  antique,  débordés,  mais 
non  détruits  par  le  flot  de  la  barbarie  (1). 

(1)  Edda  Sœmundar  Brynhildar  quida,  I.  «  Characteres  cau- 
sales {Mal-Runar)  noris.  —  Si  neminem  tibi  vis,  —  saeve  offensam 


196  CHAPITRE  IV. 

En  second  lieu,  afin  que  les  expressions  juridi- 
ques ne  perdissent  rien  de  leur  prestige,  elles  ne 
s'employaient  pas  au  hasard  ;  on  les  liait,  on  les  en- 
veloppait dans  des  phrases  sacramentelles  soumises 
à  un  certain  rhythme,  à  de  certaines  consonnances. 
C'étaient  là,  sans  doute,  ces  combinaisons  de  mots 
qu'il  fallait  savoir  pour  ne  point  succomber  en  jus- 
tice. Les  plus  anciennes  formules  connues  sont  en 
vers,  et  plusieurs,  conservées  jusqu'au  moyen  âge, 
ont  encore  toute  la  pompe  lyrique.  C'est  ainsi  que 
la  loi  islandaise,  en  confirmant  le  contrat  qui  ré- 
concilie un  meurtrier  avec  la  famille  de  la  victime, 
menace  quiconque  enfreindrait  la  paix  jurée. 
«  Qu'il  soit  exilé,  dit-elle,  aussi  loin  qu'un  homme 
a  puisse  aller  en  exil  ;  aussi  loin  que  les  chrétiens 
c(  vont  à  l'église,  et  que  les  païens  sacrifient  dans 
«  leurs  temples  ;  aussi  loin  que  le  feu  brûle  et  que 
a  la  terre  jverdoie,  que  les  mères  enfantent  et  que 

rependere,  —  eos  implicas,  —  eos  involvis,  —  eos  disponis  uni- 
versos,  —  in  eo  conventu,  —  ubi  liominibus  eundum  est  —  ad 
juste  constituta  judicia.  »  Cf.  Havamal,  .156;  Grimm,  Deutsche 
Rechts-Alterthûmer ,  I. 

Voici  la  série  des  principaux  termes  de  droit  dans  les  quatre 
dialectes  primitifs  : 


Gothique.      Teuloiiique.    Anglo-saxon.  Scandinave. 


LeiJeuphy 

thiuda, 

diot. 

Iheod, 

thiod. 

Le  territoire, 

land, 

land, 

land, 

land. 

Le  souverain, 

l'rauja, 

fro, 

fréa. 

fru. 

La  noblesse, 

athala  (?), 

adal, 

edhel, 

ôdal. 

V homme  libre, 

freis, 

tri, 

freo, 

fri. 

Le  serf, 

skalks, 

skalk. 

sceal, 

skalkr. 

La  2>ropriété, 

aigin, 

eikan, 

agen. 

eiga. 

U  héritage, 

arbi. 

arbi, 

yrf, 

arfi. 

La  borne, 

marka, 

marka, 

mearc. 

marc. 

LES  LANGUES.  197 

«  l'enfant  crie  après  sa  mère,  que  le  bois  nourrit 
c<  le  fou,  que  le  vaisseau  chemine,  et  que  brillent 
«  les  boucliers;  aussi  loin  que  le  soleil  fond  la 
c(  neige,  que  la  plume  vole,  que  nage  la  truite,  et 
«  que  l'épervier  plane  au  printemps;  aussi  loin 
«  que  le  ciel  se  courbe  en  voûte,  que  les  vents 
c<  soufflent,  que  les  eaux  courent  à  la  mer,  et  que 
«  les  hommes  sèment  le  grain.  »  Il  serait  facile  de 
multiplier  les  exemples,  et  de  montrer  que  le  droit 
germanique  connut  ces  solennités  de  paroles  qui 
tinrent  tant  déplace  dans  le  droit  romain,  qui  fi- 
rent du  langage  judiciaire  une  sorte  de  poésie  {car- 
mennecessarium)^  et  dont  les  jurisconsultes  tirèrent 
comme  d'un  germe  les  plus  savantes  institutions 
qui  furent  jamais  (1). 

Des  langues  si  riches  quand  il  fallait  parler  des  Astronomie, 
dieux  ou  régler  les  intérêts  des  sociétés,  comment 

(1)  Grimra,  Deutsche  Rechts-Alterthûmer .  Les  termes  de  droit 
s'emploient  deux  à  deux  ou  eu  plus  grand  nombre,  en  observant  la 
loi  poétique  de  l'allitération,  qui  consiste  à  rapprocher  les  mots 
commençant  par  une  même  initiale.  Exemple,  dans  les  lois  Scan- 
dinaves : 

medh  mund  ok  mala.  —  Hûs  ok  hêm  ; 

dans  les  lois  anglo-saxonnes  : 

mecg  and  mundbora.  —  Hûs  and  hâm. 

Je  crois  reconnaître  des  vers  dans  cette  formule  suédoise  i 

Tu  œr  ei  mans  maki 
Ok  ei  madir  y  Brysti  ; 

et  dans  ces  autres  tirées  de  la  loi  des  Frisons  : 

Mord  schilma  —  mit  mord  bêta. 

Bi  londes  legore  — aud  bî  lioda  libbande. 


198  CHAPITRE  IV. 

se  seraient-elles  trouvées  impuissantes  pour  décrire 
les  scènes  journalières  de  la  création?  Les  vocabu- 
laires germaniques  sont  prodigues  de  ces  termes 
pittoresques  et  hardis  qui  attestent  l'observation  de 
la  nature  et  l'émotion  de  l'esprit  humain  en  pré- 
sence de  tant  de  grands  spectacles.  Tous  les  phé- 
nomènes semblent  d'abord  comme  autant  de  mer- 
veilles qu'on  ne  saurait  expliquer,  qu'on  ne  saurait 
nommer,  sans  faire  intervenir  les  dieux.  L'arc-en- 
ciel  était  le  pont  [Asbru)  par  où  les  Ases  descen- 
daient des  cieux  sur  la  terre.  Ils  y  avaient  laissé 
leur  nom  aux  créatures  qu'ils  avaient  aimées. 
Parmi  les  oiseaux,  on  connaissait  le  Coq  de  Woden 
{Odhimhoni)  ;  parmi  les  plantes,  la  Barbe  de  Donar 
[Donner shart)^  le  Sourcil  de  Balder  [Balldersbrâ)^ 
le  Bouclier  de  Tyr  [Tyrihialm)^  la  main  du  Géant, 
l'Herbe  des  Alfes  et  celle  des  Nains.  Les  larmes  que 
la  Déesse  de  l'Amour  avait  versées  en  cherchant 
son  époux  s'étaient  changées  en  or  ;  ce  riche  métal 
garda  le  nom  de  pleurs  de  Freya.  La  nature  appa- 
raissait toute  vivante  et  toute  divine  dans  un  lan- 
gage qui  satisfaisait  l'imagination,  mais  où  l'on 
pourrait  surprendre  aussi  les  premiers  efforts  de  la 
raison  pour  discerner,  pour  classifier  les  faits,  pour 
en  pénétrer  les  causes.  Sous  ces  noms  destinés  à 
rappeler  les  vertus  des  plantes,  à  marquer  Torigine 
des  métaux  précieux,  il  y  a  peut-être  Un  souvenir 
des  connaissances  médicales  et  métallurgiques  dont 
les  prêtres  Scandinaves  se  vantèrent,  et  qui  leur 


LES  LANGUES.  199 

furent  communes  avec  toutes  les  écoles  sacerdotales 
de  Tantiquité.  Mais  on  peut  aller  plus  loin  et  re- 
trouver dans  les  idiomes  du  Nord  les  vestiges  d'une 
science  astronomique  surprenante  chez  des  peuples 
qu'on  se  figure  enveloppés  d'une  brume  éternelle, 
sous  un  ciel  sans  étoiles  (1). 

Le  poëme  sacré  de  la  Volospa  rappelle  un  temps 
où  c(  le  soleil  ne  connaissait  pas  ses  palais,  les  étoi- 
c(  les  ne  connaissaient  pas  leur  place,  la  lune  ne 
c(  connaissait  pas  sa  demeure.  Alors  les  Ases  s'assi- 
«  rent  sur  leurs  sièges  élevés,  et  ces  dieux  saints 
«  délibérèrent.  Ils  donnèrent  des  noms  à  la  nuit 
c(  et  aux  décroissances  de  la  lune  ;  ils  nommèrent 
«  le  matin,  le  midi,  l'après-midi  et  le  soir,  en  sorte 
c<  qu'on  pût  compter  les  années.  »  Ce  n'est  pas  for- 
cer le  sens  de  ce  texte  que  d'y  voir  premièrement 
l'ignorance  d'un  peuple  qui  n'avait  ni  marqué  la 
place  des  astres,  ni  mesuré  leur  cours  ;  ensuite  la 
sagesse  des  prêtres  représentants  des  dieux,  qui 
démêlèrent  le  désordre  apparent  des  mouvements 
célestes,  saisirent  les  premières  lois  et  tentèrent 
de  les  fixer  par  la  parole.  Cette  astronomie  toute 
sacerdotale  ne  pouvait  parler  que  le  langage  du 

(1)  La  Volospa  (strophe  7)  représente  les  Ases  forgeant  l'or;  et 
probablement  la  fable  des  pleurs  de  Freya  fait  allusion  à  la  récolte 
de  Vor  dans  les  eaux  des  fleuves.  D*un  autre  côté,  le  Havamat 
(strophe  150)  met  la  médecine  au  nombre  des  sciences  magiques  ; 
et  un  autre  poëme  [Brynhildav  ^uida)  s'exprime  en  ces  termes  : 
«  Characteres  plantarum  (Rim-Runar)  scias,  —  si  medicus  essè 
«  cupis  —  et  nosse  vulnera  inspicere  :  —  illi  cortici  incidanlur  — 
a  et  germini  arboris.  » 


200  CHAPITRE  IV. 

sanctuaire  :  elle  désignait  les  astres  par  des  noms 
divins,  et  leurs  différents  aspects  par  des  ficlions 
mythologiques.  Le  soleil,  c'était  Odin;  et,  dans  ce 
rôle,  le  dieu  portait  douze  titres  différents,  selon 
les  douze  mois  de  l'année,  et  cinquante-deux  sur- 
noms, répondant  aux  cinquanle-deux  semaines.  On 
l'appelait  le  flamboyant  {svidur),  le  resplendissant 
{gimnir),  le  père  du  solstice  [iolfadir)^  le  dieu  à 
l'œil  de  feu  [baleigur)  ;  et  c'est  pourquoi  on  le  re- 
présentait avec  un  œil  seulement  :  il  avait  laissé 
l'autre  en  gage  au  nain  Mimir,  quand  celui-ci  lui 
permit  de  boire  à  sa  fonlaine,  dont  les  eaux  don- 
naient la  connaissance  des  choses  futures.  On  ra- 
contait aussi  comment  le  génie  de  la  lune,  Mani, 
avait  enlevé  deux  enfants  qui  puisaient  à  une  source 
sacrée  ;  et  l'on  expliquait  les  taches  du  disque  lu- 
naire en  y  reconnaissant  deux  figures  humaines 
portant  une  cruche  suspendue  à  un  bâton.  Les 
douze  Ases  avaient  dans  le  firmament  douze  palais, 
qui  correspondent  aux  douze  signes  du  zodiaque. 
La  grande  Ourse  représentait  le  char  d'une  divinité. 
Les  étoiles  dont  les  Grecs  firent  le  baudrier  d'Orion 
figuraient,  pour  les  Scandinaves,  la  quenouille  de 
Frigga.  Deux  astres  furent  formés  des  yeux  du  géant 
Thiassi,  mis  à  mort  par  les  Ases  ;  et  le  dieu  Thor 
composa  une  constellation  des  orteils  d'Orvandil, 
son  compagnon  de  voyage,  dont  les  pieds  avaient 
gelé  en  chemin.  Ces  dénominations,  ces  fables  et 
tant  d'autres  aujourd'hui  perdues,  servaient  à  diri- 


LES  rANGUES.  201 

ger  les  sages  du  Nord  dans  l'espace  étoile;  ils  y 
cherchaient  des  horoscopes  et  des  augures ,  mais  en 
même  temps  ils  y  poursuivaient  une  science  plus 
utile  aux  hommes,  sans  laquelle  il  n'y  a  point  d'or- 
dre dans  la  vie,  ni  de  règle  dans  la  société  :  je  veux 
dire  la  division  du  temps,  la  distinction  des  saisons, 
la  durée  des  années.  Il  fallait  que  des  connaissances 
si  nécessaires  fussent  placées  sous  la  garde  de  la  reli- 
gion. Trois  sacrifices  solennels  consacraient  les  trois 
grandes  époques  du  solstice  d'hiver,  de  l'équinoxe 
du  printemps  et  du  solstice  d^été.  Deux  nains,  Nyji 
et  Nidhi,  présidaient  à  la  croissance  de  la  lune  et  à 
sa  décroissance.  D'autres  temps  étaient  marqués 
par  des  observances  dont  le  souvenir  subsiste  en- 
core dans  les  superstitions  du  Danemark  et  de  la 
Suède.  Les  douze  mois,  de  trente  jours  chacun, 
s'augmentaient  de  quatre  jours  intercallés  au  se- 
cond mois  d'été,  et  complétaient  ainsi  une  pé- 
riode de  cinquante-deux  semaines  ou  de  trois  cent 
soixante-quatre  jours,  trop  courte  de  trente  heures 
pour  égaler  la  révolution  du  soleil.  Cette  lacune 
paraît  avoir  été  partiellement  remplie  au  moyen 
d'une  semaine  additionnelle  qui  revenait  tous  les 
sept  ans.  Le  calendrier  se  conservait,  comme  toutes 
les  traditions  sacrées,  par  des  chants  et  par  une 
écriture  symbolique.  De  là  ces  poëmes,  encore  po- 
pulaires dans  le  Nord  ,  composés  pour  rappeler 
l'ordre  des  mois  et  les  fêtes  qui  y  tombent  ;  de  là 
ces  bâtons  appelés  runiques,  où  les  paysans  scandi- 

ÉT.  GERM.  I.  44 


202 


CHAPITRE  IV. 


naves  gravent  les  divisions  de  l'année  en  caractères 
anciens,  accompagnés  d'hiéroglyphes.  Le  secret 
des  vieux  pontifes  païens,  divulgué  par  les  prêtres 
chrétiens  qui  leur  succédèrent,  a  été  livré  aux 
ignorants  et  aux  petits  (1). 

Toutefois  la  science  des  astres  n'était  point  restée 
confinée  dans  les  temples  de  Scandinavie.  Les  An- 
glo-Saxons  avaient  aussi  leur  calendrier,  qui  nous 
est  parvenu  avec  la  nomenclature  de  leurs  mois. 
Ils  en  comptaient  douze,  partagés  entre  quatre 
saisons  et  deux  semestres  :  ces  mois  étaient  lu- 
naires, et  formaient  une  année  de  trois  cent  cin- 
quante-quatre jours.  Les  onze  jours  manquant  pour 
compléter  l'année  solaire  composaient  tous  les 
trois  ans  un  treizième  mois,  intercalé  dans  la  sai- 
son d'été.  L'année  s'ouvrait  par  la  grande  fête  du 

(1)  Geijer,  Sve  Rikes  Hœfder,  cap.  vu.  Gr'imm,  Mythologie,  661 
et  suiv.  Lexicon  mythologicon,  et  Spécimen  calendarii  gentilis,  à 
la  fin  du  troisième  volume  de  l'Edda  ;  Copenhague,  1828.  Mais  je 
ne  puis  adopter  les  rapprochements  trop  liardis  et  Jes  conclusions 
précipitées  de  ce  savant  travail.  —  Volospa  ,  ô  :  «  Sol  neque  scivit 
—  ubi  palatia  liaberet;  —  stellœ  nec  sciverunt  —  ubi  loca  habe- 
rent;  —  luna  neque  scivit —  quam  mansionem  haberet.  —  6.  Tum 
omnes  dii  occuparunt  elatas  sellas,  —  sanctissima  numina,  et  de 
his  deliberabant.  —  Nocti  et  interluniis  —  nomina  dederunt.  — 
Mane  vocarunt  —  et  meridiem  ;  —  pomeridianum  tempus  et  ves- 
peram  —  pro  numerandis  annis.  »  —  Pour  les  douze  demeures 
célestes  des  Ases,  et  pour  les  cinquante^-deux  noms  d'Odin,  voyez 
au  tome  premier  de  TEdda  le  poëme  dn  Grimmismal,  où  j'incline 
à  reconnaître  l'abrégé  d'une  doctrine  as(ronoraique.  En  ce  qui  tou- 
che les  fables  du  géant  Thiassi  et  d'Orvandil,  voyez  Harbardsliod, 
28,  et  l'Edda  de  Snorre,  110,  lU.  —  Les  bâtons  runiques  des 
paysans  Scandinaves  ont  eu  pour  modèles  ceux  que  le  clergé  catho- 
lique du  Nord  exposait  dans  les  églises  pour  régler  les  jeûnes  et  les 
fêtes. 


LES  LANGUES.  203 

solstice  d'hiver,  et  la  nuit  qu'on  y  consacrait  était 
appelée  la  Mère  des  Nuits  {Moedrenech) .  Celte  so- 
lennité donnait  son  nom  [Guili)  au  mois  qui  la 
précédait  et  à  celui  qui  la  suivait.  Parmi  les  dix 
autres,  cinq  rappelaient  par  leurs  dénominations 
les  divinités  qu'il  fallait  honorer,  et  les  offrandes 
dont  on  devait  charger  leurs  autels  ;  cinq  marqaient 
les  temps  favorables  à  la  navigation  et  au  soin  des 
troupeaux,  le  moment  de  la  récolte  et  le  retour  des 
frimas.  Il  y  avait  aussi  des  jours  fastes  et  des  jours 
néfastes,  et  toute  la  suite  de  ces  règles  était  conte- 
nue dans  des  poëmes  dont  nous  avons  probable- 
ment les  débris.  Le  système  anglo-saxon  se  rencon- 
trait avec  le  Scandinave  en  plusieurs  points,  il 
aboutissait  au  même  résultat;  mais  il  différait  par 
la  durée  des  années  communes,  par  le  nombre  et 
la  distribution  des  jours  intercalaires  :  en  quoi  il 
reproduisait  presque  entièrement  l'ordre  du  ca- 
lendrier athénien.  Sans  doute  les  hommes  du  Nord 
faisaient  une  erreur  considérable,  s'ils  ne  tenaient 
point  compte  de  l'excédant  de  six  heures  qui  forme 
nos  années  bissextiles;  mais  j'admire  déjà  que  ces 
barbares  aient  égalé  les  Grecs  dans  leurs  efforts 
pour  concilier  les  mois  réglés  par  la  lune  avec 
l'année  réglée  par  le  soleil,  et  pour  réduire  à  la 
même  loi  les  révolutions  différentes  de  ces  deux 
astres,  que  les  hommes  ont  toujours  consultés,  et 
qu'ils  sont  parvenus  si  tard  à  mettre  d'accord  (1). 
(1)  Bède,  de  Ratione  temporum,  cap»  xiii.  La  coutume  de  rédi'* 


204  CHAPITRE  IV. 

Considérez  toutes  les  nations  germaniques  ;  vous 
les  trouverez  souvent  errantes  sur  la  terre,  mais 
toujours  attentives  à  s'orienter  dans  le  ciel.  Au 
quinzième  siècle,  les  paysans  des  Pays-Bas  connais- 
saient encore  le  chariot  de  Woden  (la  grande 
Ourso),  et  longtemps  ceux  de  la  Thuringe  mon- 
trèrent la  voie  lactée  comme  le  chemin  par  où  le 
roi  Yring  était  monté  chez  les  dieux.  Les  fêtes  po- 
pulaires de  l'Allemagne  conservent  encore  le  resle 
des  solennités  qui  marquaient  les  solstices  et  les 
équinoxes.  Si  Gharlemagne  changea  les  noms  que 
les  Francs  donnaient  aux  douze  mois  de  l'année, 
ce  fut  sans  doute  pour  faire  tomber  en  oubli  un 
calendrier  idolâtrique,  dont  il  n'osa  cependant  pas 
effacer  toutes  les  traces  :  avril  retient  le  nom  de  la 
déesse  Ostara  [Ostar  manoth),  et  décembre  resta  le 
mois  sacré,  comme  chez  tous  les  peuples  du  Nord 

ger  le  calendrier  en  vers  devait  être  bien  enracinée  chez  les  Anglo- 
Saxons,  puisque  Bède,  après  avoir  écrit  en  prose  son  beau  traité  de 
Ratione  temporum,  crut  devoir  Tabréger  en  hexamètres  latins,  et  en 
faire  un  sommaire  encore  plus  court  en  latin  rimé,  probablement 
pour  Tusage  des  écoles.  Voici  le  début  de  cette  pièce  : 

Annus  solis  continetur 

Quatuor  temporibus, 
Ac  deinde  adimpletur 

Duodecim  mensibus. 
Quinquaginta  et  duabus 

Currit  hebdomadibus, 
Tercentenis  sexaginta 

Aique  quinque  diebus. 

Je  crois  voir  aussi  des  restes  de  l'ancien  calendrier  anglo-saxon 
dans  le  Ménologe  en  langue  anglo-saxonne,  publié  par  Hickes 
{Thésaurus),  et  dans  un  manuscrit  cité  par  Turner,  History,  lib, 
VII,  cap.  XII. 


LES  LAKGUES.  205 

{Heilag  manoth).  En  remontant  plus  haut  dans 
l'histoire,  on  trouve  le  législateur  des  Gètes  appre- 
nant à  son  peuple  à  reconnaître  les  douze  signes 
du  zodiaque  et  les  révolutions  des  planètes.  Les 
prêtres  dépositaires  de  ces  enseignements  avaient 
un  catalogue  de  trois  cent  quarante-qualre  étoiles  ; 
et  les  guerriers  mêmes,  s'il  faut  en  croire  Jor- 
nandès,  passaient  leurs  jours  de  repos  à  étudier 
les  phases  de  la  lune  et  les  éclipses  du  soleil.  Au 
milieu  de  ces  exagérations  on  démêle  la  trace  d'une 
science  antique,  répandue  dans  le  Nord  avant  l'ère 
chrétienne;  et  l'on  arrive  à  douter  de  l'opinion 
commune  selon  laquelle  les  Germains  auraient 
emprunté  aux  Romains  l'usage  de  la  semaine  et 
les  noms  des  sept  jours.  Les  Romains  ne  connurent 
la  période  hebdomadaire  qu'au  temps  de  César  : 
il  fallut  des  siècles  avant  qu'elle  devînt  assez  popu- 
laire parmi  eux  pour  s'introduire  chez  leurs  voi- 
sins et  leurs  ennemis.  Mais  d'abord,  en  considé- 
rant l'accord  de  tous  les  idiomes  germaniques  à 
désigner  la  semaine  par  un  même  mot,  et  les  jours 
par  les  noms  des  mêmes  dieux  nationaux,  on  a  lieu 
de  croire  ces  termes  antérieurs  à  l'époque  oii  les 
dialectes  se  divisèrent.  D'ailleurs  Tacite  remarquait 
déjà  chez  les  Germains  l'observation  régulière  de 
la  pleine  lune  et  de  la  nouvelle,  qui  divisait  les 
mois  en  deux  parties  égales,  et  qui  donne  lieu  de 
soupçonner  un  second  partage  en  quatre  périodes 
de  sept  jours.  Enfin  ce  partage  fut  fait  dans  le  ca- 


206  CHAPITRE  lY. 

lendrier  Scandinave,  puisqu'il  roulait  tout  entier 
sur  le  nombre  exact  de  cinquante-deux  semaines, 
malgré  Tinconvénient  de  former  une  année  trop 
longue  pour  s'accorder  avec  le  retour  de  la  lune, 
trop  courte  pour  coïncider  avec  la  révolution  du 
soleil.  Comment  l'institution  des  sept  jours  se  fût- 
elle  plus  solidement  établie  chez  le  peuple  le  plus 
éloigné  des  Romains,  si  ce  n'est  qu'il  la  tenait 
d'ailleurs,  c'est-à-dire  de  l'Asie,  cette  première 
patrie  d'Odin  et  des  Ases?  C'est  là  que  la  semaine 
a  ses  origines,  consacrées  par  les  plus  hautes  tra- 
ditions religieuses.  Une  conjecture  si  naturelle 
s'appuie  encore  de  deux  indices  moins  sûrs,  mais 
dont  il  faut  tenir  compte.  D'une  part,  Wodan,  à 
qui  les  Germains  dédient  le  quatrième  jour,  rap- 
pelle par  son  nom  et  par  ses  attributs  le  dieu 
Bouddha,  sous  l'invocation  duquel  le  même  jour 
est  placé  chez  les  Indiens.  D'un  autre  côté,  les 
deux  peuples  semblent  s'attacher  à  l'idée  d'un  re- 
nouvellement périodique  du  monde,  et  la  durée 
qu'ils  lui  donnent  forme  naturellement  un  grand 
cycle  astronomique.  Or  l'âge  présent  du  monde, 
selon  les  Indiens,  durera  quatre  cent  trente-deux 
mille  années,  qui  seront  suivies  d'une  ruine  uni- 
verselle; et  le  poëme  Scandinave  du  Grimmismal, 
où  il  est  difficile  de  ne  pas  voir  une  exposition 
mythologique  du  calendrier,  déclare  qu'avant  la 
destruction  de  l'univers  huit  cents  personnages  di- 
vins sortiront  par  chacune  des  cinq  cent  quarante 


LES  UNGUES.  207 

portes  de  la  Valhalla.  Si  la  Valhalla  représente  ici 
la  demeure  du  soleil,  et  si  les  personnages  qui  en 
sortent  sont  autant  d'années,  il  est  remarquable 
que  leur  réunion  forme  encore  le  nombre  fatal  de 
quatre  cent  trente-deux  mille.  Ainsi  les  deux  peu- 
ples s'accorderaient  dans  la  plus  grande  comme 
dans  la  plus  faible  mesure  du  temps.  De  telles  ana- 
logies ne  s'expliquent  point  par  une  rencontre  for- 
tuite. L'astronomie  devait  naître  sous  le  ciel  de 
l'Orient;  mais  il  fallait  qu'elle  suivît  ces  nations 
voyageuses  qui  allaient  chercher  leur  destinée  dans 
les  forêts  ou  sur  les  mers  du  Nord,  et  qui  auraient 
péri  de  terreur  si  le  calcul  des  révolutions  célestes, 
en  leur  promettant  le  retour  du  soleil,  n'avait  con- 
solé la  longueur  de  leurs  nuits  et  de  leurs  hivers  (1) . 

(1)  Grimm,  Mythologie,  p.  687.  Éginhard,  Vit.  Carol.  M.,  apud 
Perz,  t.  II,  p.  458  :  «  Mensibus  etiam  juxta  propriam  linguam  vo- 
cabula  imposait  cum  ante  id  temporis  apud  Francos  partim  latinis, 
partim  barbaris  nominibus  pronuntiarentur.  »  Jornandes,  de  Reb. 
Getic.  Grimmismal,  cap.  xii.  Grimm  éprouve  aussi  quelques  doutes 
sur  Totigine  de  la  semaine;  et  Geijer  adopte  ce  rapprochement  des 
432, 000  personnages  mythiques  de  YEdda,  et  des  432,000  années 
de  la  période  indienne.  —  On  peut  citer,  comme  un  des  plus  frap- 
pants exemples  de  l'analogie  qui  règne  entre  les  langues  germani- 
ques, les  termes  par  lesquels  elles  désignent  les  différentes  parties 


de  la  durée. 

Le  temps,  G. 

theihs, 

T.  zit, 

A.  tid, 

s.  tidh. 

Le  moment, 

mel, 

mal, 

mel, 

mal. 

L'heure, 

weila, 

hvila, 

hvil, 

hvila. 

Le  jour, 

dags, 

tag, 

dag, 

dagr. 

La  semaine, 

viko, 

vecha, 

vica, 

vika. 

Le  mois, 

menoths, 

manod, 

monadh, 

manadr. 

L  année, 

jer, 

jâr, 

gear, 

ar. 

Le  siècle, 

aivs, 

ewa, 

ava, 

aefi. 

A  vrai  dire,  le  mot  aivs  ou  ewa,  comme  le  latin  œvum  et  le  grec 
atwv,  ne  désigne  qu'une  longue  durée  sans  mesure  déterminée. 


208  CHAPITRE  IV. 

Ce  qui       Cependant  ces  expressions  figurées,  ces  Ibr- 

manque  au  .  ,  .  .  i?  /  i 

vocabulaire  mulcs  mYsterieuses,  qui  donnent  tant  d  éclat  aux 

des  langues         ^  *'  ^ 

du  Nord,  vieilles  langues  du  Nord,  en  trahissent  aussi  l'in- 
suffisance et  la  faiblesse.  Ce  sont  comme  des  langues 
sacrées  qui  protègent  la  science  naissante,  mais  où 
elle  n'a  ni  liberté  ni  grandeur.  Il  ne  faut  pas  croire 
que  les  idiomes  d'Alaric  et  de  Clovis  eussent  déjà 
des  expressions  pour  toutes  les  délicatesses  de  la 
pénsée  humaine.  Lorsque  après  les  invasions  les 
dialectes  de  la  Germanie  se  trouvèrent  en  présence 
de  la  civilisation  chrétienne,  il  leur  fallut  un  tra- 
yail  de  plusieurs  siècles  avant  de  pouvoir  se  plier 
à  cette  variété  infinie  de  notions  savantes  qui  n'a« 
vaient  jamais  pénétré  dans  l'esprit  des  barbares.  Ce 
îie  fut  pas  trop  de  toute  la  persévérance  des  écri- 
vains monastiques  pour  faire  passer  dans  ces  lan- 
gues rebelles  la  théologie  de  l'Evangile.  Ils  n'y 
parvinrent  qu'en  détournant  les  vieux  mots  de  leui^ 
sens  primitif,  ou  en  empruntant  à  la  langue  de 
l'Eglise  des  termes  dont  ils  accommodaient  l'ortho- 
graphe à  la  prononciation  de  leurs  lecteurs.  C'est 
ainsi  que  le  mot  de  minna,  qui  dans  les  mœurs 
païennes  désignait  la  coupe  vidée  dans  les  festins 
pour  l'amour  des  dieux  et  des  ancêtres,  devint  le 
nom  chrétien  de  la  vertu  de  charité.  C'est  ainsi  que 
du  latin  eîeemosyna  il  fallut  faire  alamuom,  l'au- 
mône :  les  barbares  n'avaient  ni  le  mot  ni  la  chose. 
D'un  autre  côté,  si  l'on  considère  cette  partie  des 
langues  germaniques  où  se  réfléchissent  les  moeurs 


LES  LANGUES;  209 

des  peuples,  on  reconnaît  bientôt  leur  ëxlrêmé 
pauvreté  en  tout  ce  qui  touche  les  habitudes  de  la 
vie  sédentaire,  le  luxe  des  villes,  les  monuments 
qui  les  ornent,  les  arls  qui  les  enrichissent.  Quand 
les  moines  vinrent  ouvrir  des  écoles  dans  les  bour- 
gades allemandes,  il  fallut  encore  tirer  du  latin  le 
nom  d'une  institution  si  nouvelle  [schola,  schule). 
Au  contraire,  les  locutions  abondent  pour  désigner 
la  maison  isolée,  entourée  d'un  espace  vide,  telle 
que  la  décrit  Tacite;  la  salle  du  banquet,  où  le 
noble  rassemblait  ses  proches  et  ses  fidèles;  le  lieu 
fort,  où  il  se  retranchait  contre  ses  ennemis.  Rien 
de  plus  varié  que  les  images  de  la  vie  errante,  de 
la  navigation,  de  la  chasse  et  de  la  guerre.  Je  trouve 
dans  la  langue  des  Goths  toutes  les  armes  offen- 
sives et  défensives  (i/ejOM,  sarva)^  le  casque  [hilms)^ 
la  cuirasse  {brunjo)^  le  bouclier  {skildus)^  les  traits 
qu'on  lance  de  loin  [arvazna)^  et  deux  sortes  d'é- 
pées  [hairus^  meki).  Aucune  de  ces  expressions 
n'indique  une  origine  étrangère,  et  toutes  les  tra- 
ditions des  Germains  les  font  voir  en  effet  habiles 
à  forger  les  métaux.  Enfin,  si  la  nature  se  peint 
dans  les  idiomes  du  Nord,  c'est  avec  les  rigueurs 
du  ciel  et  la  stérilité  du  sol.  Ils  distinguent  avec 
soin  tous  les  phénomènes  du  froid  et  de  la  tem- 
pête; mais  ils  n'ont  pas  à  nommer  les  richesses 
végétales  de  climats  plus  heureux.  Je  remarque  le 
grand  nombre  de  termes  dont  ils  disposent  pour 
discerner  tout  ce  qui  frappe  l'ouïe  :  le  cri  des  bêtes, 


210  CHAPITRE  IV. 

le  frémissement  des  arbres,  le  murmure  des  eaux. 
L'ouïe  est  le  sens  le  plus  exercé  du  nomade;  elle 
le  guide  quand  les  yeux  ne  peuvent  plus  rien  :  sou- 
vent les  pâtres  des  Alpes,  égarés  le  soir,  retrouvent 
le  chemin  de  leurs  chalets  en  prêtant  l'oreille  au 
bruit  des  sources  qui  se  précipitent  dans  les  vallées. 

Ainsi  le  dépouillement  du  vocabulaire  des  na- 
tions germaniques  laisse  déjà  voir  ce  qu'il  leur 
restait  de  lumières,  ce  qui  faisait  leur  force,  ce  qui 
faisait  leur  impuissance.  On  pourrait  aisément 
pousser  plus  loin  ces  inductions,  s'il  n'était  pé- 
rilleux de  se  fier  sans  réserve  à  des  listes  de  mots 
mutilées  par  le  temps.  Il  a  moins  de  prise  sur  les 
formes  grammaticales. 

îrammaire  ^^^^  scmblc  plus  libre  quc  la  pensée  humaine 
duSr'  et  que  la  parole  qui  la  représente.  Toutefois  la  pa- 
role non  plus  que  la  pensée  ne  fait  rien  de  grand, 
rien  de  public  ni  de  durable,  qu'en  se  soumettant 
à  des  lois.  C'est  pourquoi  toute  langue  qui  a  une 
destinée  religieuse,  politique,  littéraire,  se  lie  par 
des  règles.  La  grammaire  est  un  commencement  de 
discipline,  une  première  satisfaction  donnée  à  ce 
besoin  d'ordre  qui  tourmente  les  peuples  bien 
doués.  Mais  alors  l'indépendance  de  la  parole  se 
réfugie  pour  ainsi  dire  dans  l'usage  de  chaque  lieu, 
de  chaque  famille,  de  chaque  homme,  qui  reste 
maître  de  s'exprimer  mal.  Cette  façon  irrégulière 
de  s'exprimer  s'appelle  barbarisme,  et  j 'y  reconnais 


LES  LANGUES.  211 

en  effet  ce  je  ne  sais  quoi  de  barbare,  c'est-à-dire 
d'insoumis,  qu'on  trouve  au  fond  de  toutes  les  so- 
ciétés. Les  irrégularités  de  l'usage  tendent  à  faire 
irruption  dans  la  langue  publique  :  elles  s'y  intro- 
duisent  d'abord  à  titre  d'exceptions;  elles  finissent 
par  la  pénétrer  dans  tous  les  sens,  par  la  décom- 
poser et  la  détruire.  11  n'y  a  pas  d'idiome  si  poli 
qui  ne  recèle  de  telles  causes  de  corruption  ;  le 
désordre  qu'elles  y  portent  indique  à  peu  près  ce 
qu'il  y  a  de  trouble  dans  les  intelligences.  C'est 
l'étude  que  je  voudrais  faire  sur  les  dialectes  du 
Nord,  sans  toucher  à  des  détails  philologiques  trop 
délicats  pour  une  main  étrangère. 

Le  premier  besoin  de  la  parole  est  de  captiver  Euphonie, 
l'oreille,  distraite  par  les  sons  du  monde  extérieur; 
et  c'est  pourquoi  l'euphonie  tient  une  si  grande 
place  dans  la  grammaire  des  langues  anciennes. 
Au  milieu  de  tant  de  bruits  charmants  ou  terri- 
bles, ce  qui  fait  écouter  la  voix  humaine,  c'est 
qu'elle  articule  :  ce  sont  les  articulations,  c'est- 
à-dire  les  consonnes,  qui  soutiennent  les  syllabes, 
et  qui  donnent  aux  mots  leurs  formes.  Elles  sont 
donc  les  éléments  les  plus  nécessaires  du  langage, 
par  conséquent  les  plus  invariables,  et  ceux  qui 
s'altèrent  le  moins  par  la  différence  des  lieux  et 
des  temps.  Les  idiomes  germaniques  tirent  leur 
force  du  nombre  et  de  la  combinaison  des  con- 
sonnes. Elles  y  forment,  comme  en  grec,  un  sys- 
tème complet,  où  chacun  des  trois  organes  de  la 


212  CHAPITRE  IV. 

voix,  les  lèvres,  la  langue  et  la  gorge,  produit  trois 
articulations  correspondantes,  douces,  fortes  et 
aspirées.  Ces  neuf  consonnes  se  modifient  et  se 
permutent,  mais  selon  des  lois  immuables,  qui 
gouvernent  tous  les  dialectes,  qui  en  forment  le 
principal  lien  de  famille,  et  qui  permettent  d'y 
retrouver  la  généalogie  de  chaque  radical,  quel- 
ques vicissitudes  qu'il  ait  traversées  (1). 

Les  voyelles  tiennent  moins  au  fond  des  mots  ; 
elles  en  sont,  pour  ainsi  dire,  la  couleur,  que  le 
temps  efface.  En  jetant  les  yeux  sur  une  page  de 
l'Évangile  gothique,  on  est  surpris  de  la  singulière 
richesse  des  voyelles  dans  le  corps  des  mots  et  dans 
les  désinences.  Entre  toutes  dominent  l'A,  l'I,  l'U 
(prononcé  ou)  ^  qui  représentent  les  trois  notes 
primitives  de  la  voix  humaine  ;  elles  se  réunissent 
pour  former  des  diphthongues  sonores  :  il  semble 
qu'on  retrouve  la  variété  du  grec  avec  la  majesté  du 

(1)  Voici  la  loi  de  permutation  des  consonnes,  qui  est  la  décou- 
verte capitale  de  J.  Griiiim. 

Étant  donné  un  radical  gothique,  il  passera  ordinairement  en 
anglo-saxon  et  en  Scandinave  sans  changer  de  consonne.  Mais,  s'il 
entre  en  langue  teutonique,  la  consonne  douce  est  remplacée  par 
la  forte;  la  forte,  par  l'aspirée;  l'aspirée,  par  la  douce.  —  Exem- 
ples : 


Gothique. 

Teutonique. 

B  se  change  en  P, 

bairan, 

piran, 

porter. 

P  en  F, 

thaurp, 

dorof, 

village. 

F  en  B  ou  Y. 

filu, 

vile, 

beaucoup. 

D  en  T, 

daur, 

ter. 

porte. 

T  en  TH  ou  Z, 

lagr. 

zahar, 

larme. 

TH  en  D, 

that. 

daz. 

ceci. 

G  en  K, 

gasts. 

kast. 

étranger. 

K  en  CH, 

kuni, 

chunni, 

race. 

H  en  C, 

svaihra. 

schwager. 

beau-père. 

LES  LANGUES. 


213 


lalin.  Tout  indique  un  peuple  dont  l'oreille  exi- 
geante veut  être  charmée  en  même  temps  qu'aver- 
tie, qui  cherche  dans  la  parole  un  art,  et  qui 
n'aura  pas  de  repos  qu'il  n'en  ait  tiré  le  plaisir 
laborieux  de  la  versification.  Le  teutoniqiie  retient 
encore  plusieurs  de  ces  qualités  musicales.  Elles 
se  soutiennent  moins  dans  l'anglo-saxon  et  le  Scan- 
dinave. Les  voyelles  éclatantes  s'assourdissent,  les 
longues  deviennent  brèves,  les  brèves  se  contrac- 
tent, les  désinences  tombent  ou  sont  remplacées 
par  Ve  muet.  C'est  ainsi  que  le  désordre  pénètre 
dans  les  langues  du  Nord.  On  prévoit  le  moment 
où  tant  de  noms  pompeux,  dépouillés  en  chemin, 
nous  arriveront  à  l'état  de  monosyllabes.  Le  go- 
thique arvazna^  flèche,  ne  se  reconnaît  plus  dans 
le  Scandinave  or  ;  et  fairguni,  montagne,  devient 
en  allemand  èerg^.  Dans  ces  mots  brusques  et  pré- 
cipités, on  croit  sentir  la  prononciation  d'une  foule 
grossière,  qui  ne  donne  rien  aux  plaisirs  de  l'esprit, 
qui  se  soucie  peu  de  l'euphonie,  pressée  de  se  faire 
entendre  et  satisfaite  d'être  comprise.  Un  historien 
l'a  dit  :  a  Les  langues  commencent  par  être  une 
musique,  et  finissent  par  être  une  algèbre  (1).  » 

(1)  J.-J.  Ampère,  Littérature  et  Voyages,  p.  387.  —  Le  gothi- 
que a  trois  voyelles  brèves,  a,  i,  ui,  deux  longues,  ê,  ô;  quatre 
principales  diphthongues,  ai,  au,  ei,  iu.  Les  exemples  suivants 
indiquent  les  transformations  qu'elles  subissent  dans  les  trois  autres 
dialectes  : 


A, 


Golhique.  Teulonique.  Anglo-saxon.  Scandinave,  Allemand, 
marei,     mari,       mere,      mar,  ineer, 
libains,    leban,      lifian,      lif,  leben. 


mer, 
vie. 


214  CHAPITRE  IV. 

Les  idiomes  qui  vieillissent  peuvent  négliger  de 
flatter  l'ouïe;  mais  l'inévitable  effort  de  la  parole 
est  d'intéresser  l'attention,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a 
au  monde  de  plus  mobile  et  de  plus  occupé;  et 
c'est  à  quoi  elle  ne  parvient  que  par  les  idées  qu'elle 
lui  livre  enchaînées  sous  les  mots.  Les  règles  logi- 
ques de  la  grammaire  n'ont  pas  d'autre  but  que  de 
former  ces  liens  du  discours,  en  faisant  subir  aux 
termes  de  la  proposition  un  certain  nombre  de 
flexions  régulières.  Dans  la  déclinaison  d'un  nom, 
dans  la  conjugaison  d'un  verbe,  il  y  a  plus  qu'un 
exercice  d'enfant  :  il  y  a  la  lutte  du  mot  qui  cher- 
che à  enlacer  l'idée,  toute  spirituelle  qu'elle  est; 
qui  la  suit  dans  tous  ses  détours,  dans  tous  ses 
mouvements,  et  qui  se  montre  aussi  souple,  aussi 
prompt,  aussi  infatigable  qu'elle. 
Déclinaison.  L'ancicnne  déclinaison  germanique  distinguait 
trois  genres,  le  masculin,  le  féminin  et  le  neutre; 
trois  nombres,  le  singulier,  le  pluriel  et  le  duel  ; 
six  cas,  nominatif,  génitif,  datif,  accusatif,  vocatif, 
instrumental.  Il  y  paraissait  une  parfaite  régula- 
rité. Toutes  les  nuances  de  la  pensée  étaient  repré- 
sentées par  autant  de  désinences  différentes  :  les 


Gothique.  Teutonique.  Anglo-saxon.  Scandinave  Allemand. 


u, 

sunus, 

sunii, 

sunu, 

sonr, 

sohn, 

fils. 

E, 

mena, 

mano, 

mona, 

mani, 

mond, 

lune. 

0, 

rôdjan, 

redah, 

raedan, 

rœdi, 

reden, 

parler. 

AI, 

stairno, 

sterno, 

steorra, 

stierna. 

sterna, 

étoile. 

AU, 

daur, 

turi^ 

duru, 

dyr, 

thiir, 

jjorte. 

El, 

leihwan, 

lihan> 

lihan, 

lia, 

lehen, 

prêter. 

lU, 

liuthon, 

liod, 

leodh. 

liodh, 

lied, 

chant. 

LES  LANGUES.  2iS 

voyelles  marquaient  les  genres  et  les  nombres  ;  les 
consonnes  caractérisaient  les  cas.  Cette  belle  or- 
donnance, dérangée  de  bonne  heure,  se  conserve 
surtout  dans  le  gothique  et  le  teutonique  :  l'anglo- 
saxon  et  le  Scandinave  contractent  déjà  les  termi- 
naisons, les  déplacent  et  les  confondent.  Une  telle 
manière  de  décliner,  que  les  grammairiens  appel- 
lent la  déclinaison  forte.,  devait  se  soutenir  diffici- 
lement :  elle  supposait  des  habitudes  d'application 
et  de  discernement  qui  feraient  honneur  aux  so- 
ciétés les  plus  polies  (1). 

Aussi  la  paresse  des  esprits  avait  eu  recours  à 
des  procédés  moins  savants.  La  nasale  introduite 
dans  les  désinences,  altéra  d'abord  la  consonne  ca- 

(1)  Voici  le  paradigme  de  la  déclinaison  forte  dans  les  quatre 
dialectes  : 

Gothique.     Teutonique.    Anglo-saxon.  Scandinave. 
Masculin,  blinds,       plinter,       blind,         blindr,  aveugle. 
Féminin,    blinda,       plintu,       blinda,  blind. 
Neutre,       blindata,     plintuz,      blind,  blindt. 

Je  donne  seulement  la  déclinaison  masculine,  la  plus  instructive 
des  trois.  Cf.  Grimm.,  Gramm.,  t.  I. 


Sing.  n. 

blind  s. 

plint  er. 

blind. 

blind 

r. 

Gén. 

blind  is, 

plint  es, 

blind  es, 

blind 

s. 

Daf. 

blind  amma, plint  emu, 

blind  um, 

blind 

um. 

Acc. 

blind  ana, 

plint  an. 

blind  ne, 

blind 

an. 

Instr. 

plînt  u. 

Plur.  n. 

blind  ai, 

plint  è, 

blind  e, 

blind 

ir. 

Gén, 

blind  aizé. 

plint  êrô, 

blind  ra. 

blind 

ra. 

Bat. 

blind  aim, 

plint  êm. 

blind  unn, 

blind 

um. 

Acc. 

blind  ans. 

plint  è, 

blind  e. 

blind 

a. 

Le  vocatif  n'existe  que  dans  un  petit  nombre  de  substantifs  go- 
thiques. Le  teutonique  est  le  seul  qui  conserve  le  cas  instrumental. 
Ces  quatre  dialectes  ont  le  duel,  mais  dans  le  pronom  personnel 
seulement. 


216  CHAPITRE  IV. 

ractéristique  ;  elle  finit  par  l'effacer.  La  confusion, 
déjà  visible  dans  le  gothique,  se  nriontre  surtout 
dans  les  autres  dialectes.  L'anglo-saxon  et  le  Scan- 
dinave n'ont  plus  qu'une  flexion  pour  tout  le  sin- 
gulier. C'est  ce  que  les  grammairiens  appellent  la 
déclinainm  faible.  Elle  se  développe  surtout  dans 
l'allemand  moderne,  où,  un  grand  nombre  de  noms 
ayant  perdu  toute  trace  des  cas,  il  y  faut  suppléer 
par  les  prépositions  et  les  articles.  La  mémoire  se 
décharge,  mais  la  langue  s'appauvrit  (1). 
Conjugaison.  L^i  grammaire  s'attache  moins  au  nom  qu'au 
verbe.  Elle  met  tout  son  art  dans  ce  mot  flexible, 
qui  fait  le  nœud  de  la  proposition.  Le  verbe  gothi- 
que se  prête  avec  une  facilité  remarquable  aux  be- 
soins du  discours.  On  y  trouve  deux  voix,  Tactif  et 
le  passif  ;  trois  modes,  indicatif,  subjonctif,  impé- 
ratif ;  deux  temps,  le  présent  et  le  passé;  trois  per- 
sonnes et  trois  nombres.  Le  point  capital  est  la  for- 
mation du  prétérit,  qui  se  fait  régulièrement  par 
le  redoublement  de  la  première  syllabe  du  radical 
et  par  le  changement  de  la  voyelle  [slépa^  je  dors  ; 
saislep,  je  dormis).  Ce  changement  de  voyelle  s'o- 


(1)  Paradigme  de  la  déclinaison  faible. 


Gothique. 

Tcutonique. 

Anglo-saxon. 

Scandinave. 

Sing.  n. 

han  a, 

han  0, 

han  a, 

han  i. 

Génit. 

han  ins, 

han  in, 

han  an, 

han  a. 

DaL 

han  in, 

han  in, 

han  an. 

han  a. 

Acc. 

han  an, 

hait  un. 

han  an. 

han  a. 

Plur.  n. 

han  ans, 

han  un, 

han  an, 

han  ar. 

Génit . 

han  anê, 

han  ônô, 

han  ena. 

han  a. 

Dat. 

han  am, 

han  ôm, 

han  um. 

hœn  um. 

Ace. 

han  ans, 

han  un, 

han  an, 

han  a. 

LES  LANGUES.  217 

père  de  six  manières  différentes,  d'où  naissent  les 
six  conjugaisons  qu'on  nomme  fortes.  Ce  système 
savant,  compliqué,  qui  fait  passer  chaque  verbe 
par  quarante  flexions  successives,  exigeait  une  sin- 
gulière netteté  de  prononciation,  une  grande  déli- 
catesse d'oreille,  un  prompt  sentiment  des  rapports 
entre  les  nuances  du  mot  et  celles  du  sens.  C'était 
beaucoup  demander  à  des  peuples  de  guerriers  et 
de  pâtres  :  aussi  voit-on  la  règle  fléchir  et  le  désor- 
dre prévaloir.  Le  gothique  lui-même  perd  le  redou- 
blement dans  le  plus  grand  nombre  de  ses  verbes. 
Les  autres  dialectes  ne  le  connaissent  pas  ;  ils  n'ont 
conservé  ni  les  formes  du  duel,  ni  celles  du  passif. 
L'anglo-saxon  ne  met  plus  de  différence  entre  les 
trois  personnes  du  pluriel  ;  des  quarante  flexions 
primitives  du  verbe, il  n'en  retient  plusque  douze(l  ) . 

(1)  Des  cinq  cents  verbes  forts  dont  M.  Grimm  retrouve  la  trace 
dans  les  langues  germaniques,  cinquanle-sept  seulement  se  conser- 
vent dans  les  quatre  dialectes  :  je  prends  pour  exemple  giban,  donner. 

Gothique.      Teutonique.  Anglo-saxon.  Scandinave. 


Indicatif  présent  sing. 

1 

gib  a, 

kip  u, 

git"  e, 

gef. 

2 

gib  is, 

kip  is, 

gif  est, 

gef  r. 

3 

gib  itb, 

kip  it, 

gif  odh. 

gef  r. 

plur. 

1 

gib  am, 

kip  amas, 

gif  aiih. 

gef  um. 

2 

gib  ith, 

kip  at, 

gif  odh. 

gef  idh. 

3 

gib  and, 

kip  ant. 

gif  adh, 

gef  a. 

duel. 

1 

gib  ôs. 

prétérit  sing. 

1 

gib  als. 
gab. 

kap, 

gëaf. 

gaf. 

plur. 

\ 

gêb  um, 

kap  urnes, 

gëaf  on, 

gaf  um. 

duel. 

1 

gêb  u. 

Subjonctif  présent  sing. 

1 

gib  àù, 

këp  ê, 

gif  e. 

gef  i. 

présent  sing. 

1 

gêb  jaù, 

kâp  i, 

gëaf  e, 

gaef  i. 

Impératif  siiig. 

2 

kip, 

gif, 

gef. 

Infinitif 

gib  an, 

kep  an, 

gif  an, 

gef  a. 

Participe  présent 

gib  ands, 

këp  anter, 

gif  ende 

,  gef  andi, 

passé 

gib  ans, 

këp  àner , 

gif  en, 

gef  inn. 

ÈT.  6ERM.  T.  ]5 


218  CHAPITRE  IV. 

Mais  le  langage  populaire  ne  renconlrait  pas  de 
difficulté  plus  grande  que  la  formation  du  prétérit  : 
ce  fut  de  ce  côté  que  l'innovation  se  tourna.  Au  lieu 
de  modifier  les  voyelles  des  radicaux  de  six  maniè- 
res différentes,  on  conserva  le  radical  invariable,  en 
y  ajoutant  une  terminaison  uniforme  [haba,  j'ai  ; 
habaida,  j'^us).  Cette  méthode  facile  constitue  ce 
qu'on  appelle  la  conjugaison  faible-  Les  quatre 
dialectes  primitifs  l'admettent  comme  une  excep- 
tion. Elle  ne  comprend  d'abord  que  les  verbes  dé- 
rivés :  elle  s'enrichit  peu  à  peu  des  autres  qui 
échappent  à  l'ancienne  règle,  et  finit  par  faire  loi 
à  son  tour  dans  l'allemand  moderne,  où  les  verbes 
fortSj  réduits  à  cent  soixante,  ne  figurent  plus 
qu'à  titre  d'irréguliers  (1). 

Ainsi,  dans  la  déclinaison  et  dans  la  conjugai- 
son, deux  principes  contraires  se  font  jour  :  l'un 
est  l'ancienne  tradition  de  la  langue,  conservant  les 
riches  flexions  des  noms  et  des  verbes,  modelées 
avec  un  art  infini  sur  toutes  les  formes  de  la  pen- 
sée humaine;  l'autre  est  l'usage,  qui  se  débarrasse 

(1)  Voici  un  exemple  de  conjugaison  faible.  Il  suffit  d'indiquer  la 
première  personne  du  singulier  de  chaque  temps  pour  en  distin- 
guer les  caractéristiques.  Hahan  signifie  avoir. 

Indicatif  présent. 

prélérit. 
Subjonctifprésent 
prétérit. 
Participe  présent, 
prétérit. 

Infinitif 


Gothique.  Teutonique. 

hab  a,  hap  êm, 

hab  aida,  hap  eta, 

hab  aù,  hap  èe, 
hab  aidêdjaù,  hap  êti, 

hab  ands,  hap  enter, 

hab  aitus,  hap  êlèr, 

hab  an,  hap  an. 


Anglo-saxon.  Scandinave, 

hab  be,  hef  i. 

hœf  de,  haf  da. 

hab  be,  hef  i, 

haîf  de,  haf  di. 
hab  endCi    haf  andi. 

hfef  d,  haf  dhr. 

hab  ban,  haf  a. 


LtS  LANGUES.  219 

de  ce  luxe  grammatical  comme  d'un  héritage  in- 
commode, dépouille  les  mots  de  leurs  flexions,  et 
les  remplace  par  des  particules  et  des  suffixes.  D'un 
côté,  il  y  a  je  ne  sais  quoi  de  vivant  qui  travaille  au 
dedans  des  mots  et  qui  les  fléchit;  de  l'autre,  il  y 
a  un  procédé  mécanique  qui  les  prend  par  le  de- 
hors, et  les  unit  par  des  liens  plus  grossiers,  mais 
plus  durables.  Ce  procédé  devaitl'emporter  à  la  fm 
dans  les  idiomes  germaniques,  et  y  mettre  un  or- 
dre nouveau.  Mais,  au  temps  dont  nous  nous  occu- 
pons, il  ne  réussissait  encore  qu'à  ébranler  les  rè- 
gles anciennes.  Les  formes  du  discours  n'avaient 
plus  cette  exactitude  qui  ne  permet  pas  de  se  mé- 
prendre sur  leur  signification.  L'incertitude  des 
termes  laissait  la  pensée  dans  le  vague,  par  consé- 
quent dans  l'impuissance.  Il  y  avait  assurément  peu 
de  logique  au  fond  de  ces  langues,  peu  de  travail 
d'esprit  chez  les  nations  qui  les  parlaient. 

Une  dernière  particularité  grammaticale  achève 
de  peindre  le  caractère  des  hommes  du  Nord.  Pen- 
dant que,  chez  les  Hébreux,  ce  peuple  de  la  tra- 
dition et  de  la  prophétie,  les  verbes  ont  le  passé  et 
le  futur,  mais  point  de  présent,  les  dialectes  du 
Nord,  au  contraire,  n'ont  pas  de  futur.  Quand 
ils  commencent  à  traduire  des  textes  grecs  et  latins, 
ils  rendent  le  futur  et  le  présent  par  le  même  mot  : 
la  différence  des  temps  ne  leur  est  pas  encore  sen- 
sible. Plus  tard  seulement,  ils  cherchent  à  l'expri- 
mer a  l'aide  des  auxiliaires.  Ces  peuples  ont  dans 


220  CHAPITRE  IV. 

leurs  conjugaisons  un  moyen  de  désigner  le  passé: 
car  ils  y  tiennent  par  les  souvenirs,  par  les  lois, 
par  les  croyances.  Ils  ont  le  présent,  comme  il  con- 
vient à  des  esprits  qui  vivent  sous  l'impression  du 
moment  et  que  la  passion  occupe  tout  entiers.  Mais 
ils  ne  connaissent  pas  le  futur,  parce  que  c'est  le 
propre  des  barbares  de  se  montrer  imprévoyants, 
et  de  se  complaire  dans  celte  indépendance  absolue 
qui  ne  dispose  jamais  du  lendemain. 

Étymoio-ie  veste  à  cliercher  des  lumières  historiques  dans 
desTa^ngues  l'étymologic  dcs  langues  du  Nord  ;  et  d'abord  on 

germaniques.  ,       .  .  ,  , .  , 

remarquera  1  étroite  union  des  quatre  dialectes 
qui  viennent  d'être  examinés.  On  y  a  trouvé  le 
môme  fond  de  vocabulaire,  les  mêmes  radicaux 
pour  exprimer  les  premières  idées  de  Dieu,  de  la 
société,  de  la  nature;  on  y  a  reconnu  la  même 
grammaire,  partout  les  mêmes  lois  d'euphonie, 
partout  deux  manières  de  décliner  les  noms  et  de 
conjuguer  les  verbes.  Rien  ne  démontre  plus  sû- 
rement l'unité  de  la  grande  race  qui  couvrit  l'Eu- 
rope septentrionale  depuis  le  Tanaïs  jusqu'à  l'O- 
céan. En  second  lieu,  tous  ces  idiomes  font  voir 
une  lutte  entre  la  tradition  qui  garde  sur  eux  un 
reste  d'empire,  et  le  génie  indiscipliné  d'un  peuple 
impatient  de  toute  autorité,  dans  le  langage  comme 
dans  l'action.  La  décadence  n'est  cependant  pas  si 
profonde  qu'elle  ne  laisse  apercevoir  les  traces 
d'une  ancienne  culture,  d'une  société  plus  régu- 


LES  Langues.  221 
lière  et  plus  occupée  des  besoins  de  l'intelligence. 
Enfin,  si  Ton  cherche  le  lieu  où  cette  culture  put 
fleurir,  les  indices  ne  manquent  point.  En  effet,  la 
langue  gothique  montre  une  supériorité  incontes- 
table par  la  régularité  de  ses  flexions,  par  l'harmo- 
nieuse composition  de  ses  mots  et  par  l'abondance 
des  termes  abstraits  dont  elle  dispose.  Leteutonique 
altère  déjà  ces  belles  qualités;  elles  s'obscurcissent 
surtout  dans  l'anglo-saxon  et  le  Scandinave,  où 
tout  se  contracte  comme  sous  l'influence  d'un  cli- 
mat glacé.  Ainsi,  en  parcourant  les  idiomes  ger- 
maniques, on  les  trouve  plus  riches,  plus  sonores, 
plus  exacts,  à  mesure  qu'on  retourne  vers  le  Midi 
et  l'Orient.  Les  langues  des  Germains,  comme  tous 
leurs  souvenirs,  s'accordent  pour  tracer  l'itinéraire 
de  leurs  migrations,  pour  en  reculer  le  départ 
jusqu'en  Asie,  et  sauver  ainsi  les  titres  de  leur  pa- 
renté avec  le  reste  du  genre  humain. 

Ces  premières  indications  se  confirment.^  si  l'on  Rapport 
compare  les  dialectes  du  Nord  avec  la  srrande  fa-  les  bngues 

^  ^  indo- 

mille des  langues  indo-européennes.  C'est  un  fait  européennes. 

acquis  à  la  science  par  d'admirables  travaux,  que 
l'analogie  profonde  qui  unit  les  idiomes  germa- 
niques, celtiques,  slaves,  et  ceux  de  l'Italie,  de  la 
Perse  et  de  l'Inde.  Je  n'entreprends  pas  de  revenir 
sur  des  recherches  qui  ont  été  poussées  jusqu'aux 
derniers  détails  :  il  me  suffît  d'en  rappeler  som- 
mairement les  conclusions. 

Rien  n'est  plus  discrédité  en  philologie,  rien 


222  CHAPITRE  IV. 

n'est  moins  décisif  que  le  seul  rapprochement  des 
mots.  Il  y  a  des  ressemblances  fortuites  qui  ne 
prouvent  rien;  il  y  en  a  de  partielles  qui  prouvent 
le  commerce,  mais  non  la  parenté  de  deux  nations. 
Cependant  la  comparaison  devient  concluante  quand 
elle  porte  sur  des  mots  que  les  peuples  n'emprun- 
tent pas  ;  qui  forment,  pour  ainsi  dire,  le  corps  des 
langues.  Comment  douter  encore,  lorsque  de  lon- 
gues tables  scrupuleusement  dressées  font  ressortir 
l'identité  des  radicaux  sanscrits,  grecs,  latins,  go- 
thiques, pour  les  pronoms  personnels,  les  nombres, 
les  fonctions  essentielles  de  l'âme,  les  organes  du 
corps,  les  liens  de  famille,  les  spectacles  journa- 
liers de  la  terre  et  du  ciel?  Le  rapprochement  jette 
une  lumière  encore  plus  vive  si  un  mot,  indécom- 
posable dans  les  langues  dérivées,  trouve  en  sans- 
crit ses  racines,  et  par  conséquent  son  explication. 
C'est  ainsi  que  la  langue  sacré  des  Indiens  rend 
raison,  comme  on  l'a  vu,  du  nom  que  les  peuples 
du  Nord  donnent  à  la  Divinité.  Ainsi  encore  le 
latin  vidua  et  le  gothique  vidovo^  veuve,  se  décom- 
posent et  s'expliquent  dans  le  sanscrit  vidâva  (m, 
privatif  ;  dâva^  époux),  sans  époux  (1). 


(1)  Voici  le  tableau  7es  noms  de  nombres  cardinaux  : 


Sanscrit. 

Latin. 

Gothique. 

Teutonique.  Anglo-saxon. 

Scandinave. 

1 

eka, 

unus, 

ains, 

einer, 

an, 

einn. 

2 

dva, 

duo. 

tvai, 

avene, 

tvegen. 

tveir. 

3 

tri, 

très, 

threis. 

dri, 

thri, 

trir. 

4 

tchatour, 

quatuor, 

fidvor, 

fior, 

fëover, 

liorir. 

5 

pantchan, 

quinque, 

timf. 

vinf, 

fif, 

fimm. 

C 

chach, 

sex, 

saihs, 

sëhs. 

six, 

sex. 

LES  LANGUES.  223 

Si  les  mots  constituent  le  corps  des  langues,  la 
grammaire  en  est  l'âme.  Mais  les  langues  indo- 
européennes  n'ont,  à  vrai  dire,  qu'une  même 
grammaire,  dont  elles  observent  inégalement  les 
lois.  C'est  surtout  dans  le  sanscrit  qu'il  faut  cher- 
cher ces  combinaisons  euphoniques  qui  font  du 
discours  une  sorte  de  mélodie.  C'est  là  qu'on  voit 
les  trois  voyelles  primitives  a,  i,  en  produire 
onze  autres,  qui,  avec  trente-quatre  consonnes,  re- 
présentent toutes  les  touches  de  la  voix  humaine. 
C'est  enfin  là  que  se  découvrent  dans  leur  en- 
semble les  règles  de  permutation  selon  lesquelles 
la  consonne  douce  devient  forte  et  la  forte  aspirée. 


Sanscrit, 
saptan, 
atclian, 
navan^ 
dasan, 


Latin, 
seplem, 
octo, 
novem, 
decem, 


Gothique, 
sibun, 
ahtan, 
niun, 
taihun , 


Teutonique.  Anglo-saxon, 


sibun, 
abiô, 
niun, 
zeban, 


sëofon, 
ëahta, 
nigon, 


Scandinave, 
siô. 
atta. 
nîu. 
tîu. 


Dans  toutes  ces  langues,  le  système  de  numération  est  décimal. 


PRONOMS  PERSONNELS. 
Sanscrit.      Gothique.  Teutonique,  Anglo-saxon.  Scandinave. 


personne 

abam, 

ik. 

ih, 

ic, 

ëk. 

2Jlur. 

vayam, 

veis, 

wir, 

vë, 

vër. 

duel. 

avâm, 

vit, 

wiz, 

vit, 

vil. 

2»  personne  sing. 

tvam, 

thu, 

du, 

thu. 

thu. 

jjlur. 

yuyam, 

jus, 

ir, 

gë, 

ër. 

duel. 

yuvâm, 

jiz, 

il. 

NOMS  DE  FAMILLE. 


Père, 

Fils, 

Fille. 

Frère, 

Sœur, 


Sanscrit, 
pita, 
suniis, 
duhita, 
bbralri, 
svasri, 


Gothique, 
fadar, 
SLiniiS, 
dauthar, 
brothar, 
svi-tar, 


Teutonique.' 
fatar, 
sunu , 
lothar, 
prodar, 
suestar. 


Anglo-saxon, 
fader, 
sunu, 
dohtor, 
brodhor, 
svaster. 


Scandinave , 
fadir. 
sour. 
dollir. 
brodir. 
syster. 


224  CHAPITRE  IV. 

Ces  règles  se  maintiennent  dans  tous  les  idiomes 
de  la  même  famille  ;  elles  y  mettent  Tordre,  en  ré- 
gularisant les  changements  que  les  radicaux  doi- 
vent subir  à  mesure  qu'ils  passent  de  peuple  en 
peuple  (1). 

Nulle  part  mieux  qu'en  sanscrit  on  ne  voit  se 
former  le  lien  logique  du  mot  et  de  l'idée.  La  dé- 
clinaison forte  y  paraît  dans  toute  sa  richesse,  avec 
trois  genres,  trois  nombres  et  huit  cas.  Sans  doute 
cette  régularité  ne  se  soutient  pas  dans  toutes  les 
langues  de  même  origine  :  le  duel,  conservé  en 
grec,  disparaît  en  latin,  et  le  gothique  ne  l'a  plus 
que  dans  le  pronom.  Mais  partout  se  maintient  la 
distinction  des  trois  genres,  partout  reviennent  les 

(1)  Dans  ce  court  exposé,  j'ai  cherché  à  reproduire  les  conclu- 
sions de  la  savante  grammaire  comparée  de  Bopp  {Vergleichende 
Grammatik).  Cet  orien'ahste  a  entouré  de  nouvelles  preuves  la 
belle  loi  de  permutation  des  consonnes,  déjà  démontrée  parGrimm 
(Deutsche  Gramm.,  t.  1).  Étant  donné  un  radical  sanscrit,  ce  radi- 
cal passera  (presque  toujours)  dans  les  autres  idiomes  européens 
sans  changer  de  consonne  :  mais,  en  entrant  dans  les  dialectes 
gothique,  anglo-saxon,  Scandinave,  la  douce  sera  remplacée  par  la 
forte  ;  la  forte,  par  l'aspirée  ;  et  Taspirée,  par  la  douce.  Enfin,  si  le 
mot  descend  dans  le  teutonique.  la  douce  sanscrite  se  changera  en 
aspirée,  l'aspirée  en  forte,  la  forte  en  douce.  C'est  ce  qui  devient 
sensible  par  les  exemples  suivants  : 


Giec.ou  latin. 

Gothique. 

Teutonique. 

B,  P,  F, 

tur^a, 

Ihoroj^, 

dorof. 

P,  F,  Y, 

pedis, 

/btus, 

vnoz. 

F,  B,  P, 

/rater, 

irotliar, 

^Jruoder. 

D,T,  TII,ou  Z, 

duo, 

^vai, 

2vene. 

T,  TH,  D, 

ires, 

threis, 

dri. 

TH,  D,  T, 

dauhtar, 

iohtar. 

G,  K,  CH, 

yivoç, 

knn\,-\ 

c/iunni. 

K,  H,  G, 

svai/ira, 

schwa^er. 

CH,  G,  K, 

yans, 

A:ans. 

LES  LANGUES.  'i25 

mêmes  caractéristiques  des  quatre  cas  principaux, 
partout  enfin  l'on  aperçoit  le  principe  de  la  déclinai- 
son faible^  qui  plie  encore  sous  la  règle  générale, 
mais  qui  s'en  affranchira  pour  se  développer  libre- 
ment dans  les  dialectes  germaniques  (1). 

Même  ressemblance  dans  la  manière  de  conju- 
guer. Rien  n'égale  la  flexibilité  du  verbe  sanscrit, 
qui  compte  trois  voix,  six  modes,  six  temps,  trois 
personnes  avec  trois  nombres,  en  tout  trois  cents 
formes  distinctes.  Ce  modèle  s'altère;  mais  toutes 
les  langues  indo-européennes  en  retiennent  quel- 
ques traits  ;  toutes  donnent  les  mêmes  caractéris- 
tiques aux  trois  personnes.  La  forme  du  prétérit 
sanscrit  se  reproduit  dans  le  grec,  d<ins  plusieurs 
verbes  latins  et  dans  la  conjugaison  forte  du  go- 

(1)  Les  caractéristit{ues  régulières  du  singulier  masculin  sont  s 
pour  le  nominatif,  s  pour  le  génitif,  une  voyelle  longue  pour  le 
datif,  la  nasale  m  ou  ?i  pour  Taccusatif.  Exemple  : 

Sanscrit.  Gothique.  Comparez  avec  le  latin. 

Nom.  s.        sun  us,  fils,  sun  us,  fruct  us. 

Gén.  sun  ôs,  sun  aus,  fruct  ûs. 

Dat.  sun  avè,  sun  au,  fruct  ui. 

Accus.         sun  um,  sun  u  2)our  sun  un,    fruct  um. 

La  nasale  n,  dont  la  présence  devient  le  principe  de  la  déclinai- 
son faible,  paraît  déjà  dans  le  sanscrit. 

En  sanscrit.  En  grée.  En  latin.  En  gothique. 

Nama,  nom,  piç,nez;  homo;  guma,  Aomme, 

Kama  n  as,  pi  v  05,  homi  n  is,  gumi  ns, 

Sârma,  heureux;  fj.élccç,noir;  sermo,  hairtô,  c^^wr. 

Sarma  n  as.  fj.éla.  v  05.  sermo  n  is,  hairli  ns. 

Deux  règles  sont  communes  à  toutes  les  déclinaisons  de  la  famille 
indo-européenne  :  1°  le  neutre  fait  l'accusatif  semblable  au  nomi- 
natif ;  "lo  le  génitif  et  Taccusatif  neutre  sont  semblables  aux  mêmes 
cas  du  masculin. 


226 


CHAPITRE  IV. 


thique.  Mais  en  même  temps  s'introduit  en  grec  le 
procédé  de  la  conjugaison  faible,  qui  prévaut  en 
latin,  où  il  gouverne  la  plupart  des  verbes;  il  de- 
vient enfin  la  règle  générale  des  idiomes  du  Nord. 
Ceux-ci  ne  connaissent  déjà  plus  l'imparfait,  l'ao- 
riste, le  plus-que-parfait,  les  deux  futurs  des  lan- 
gues classiques;  ils  perdront  bientôt  les  flexions 
du  duel  et  celles  du  passif;  ils  n'arriveront  jusqu'à 
nous  qu'après  avoir  dissipé,  pour  ainsi  dire,  leur 
part  de  l'héritage,  dont  ils  auront  à  peine  sauvé 
assez  de  débris  pour  faire  reconnaître  leur  nais- 
sance et  leur  rang  (1). 

(1)  Les  caractéristiques  régulières  des  personnes  sont  m  pour  la 
1",  s  pour  la  2%  t  pour  la  3^  Nulle  part  la  ressemblance  ne  paraît 
plus  frappante  que  dans  le  verbe  êti'e  : 


Présent  indicatif. 

Sanscrit. 

Grec. 

Latin. 

Gothique. 

Sing.  1"  pers. 

Asmi, 

sum, 

im. 

S" 

Asi, 

es. 

is. 

3- 

Asti, 

É(7Tt, 

est, 

ist. 

Smas, 

E7/X£V, 

sumus, 

sijum. 

2« 

Stha, 

estis, 

sij  util. 

S» 

Sanli, 

sunt, 

sind. 

Subjonctif. 

Sanscrit. 

Grec. 

Latin. 

Gothique. 

Sing.  l'^  pers. 

Sjâm, 

sim, 

sij  an. 

2° 

Sjàs, 

sis. 

sij  ais. 

3» 

Sjât, 

etri, 

sit, 

sij  ai. 

Plur. 

Sjâma, 

simus, 

sij  aima. 

'2» 

Sjâta, 

silis, 

sij  ailh. 

3« 

Sjus, 

et£v, 

sint, 

sij  aina. 

En  ce  qui  touche  la  formation  des  temps  du  prétérit,  on  trouve 
premièrement  les  verbes  qui  ont  le  redoublement  et  le  changement 
de  voyelle.  Sanscrit  :  tup,  frapper;  prétérit,  tutôpa.  Grec  :  Ts'pw, 
couper;  xérop-a.  Latin  ;  pango,  pepigi.  Gothique:  slêpa,  saislép. 
Secondement,  ceux  qui  altèrent  seulement  la  voyelle.  Latin  :  capio, 
cepi;  ago,  agi.  Gothique  :  giba,  gah;  standa,  stoht.  Troisièmement, 
ceux  qui  intercalent  une  consonne  pour  former  une  désinence.  Grec  : 
Xûw,  XéXu)4a.  Latin  :  amo,  amavi.  Gothique  :  haba^  habaida. 


LES  LANGUES.  *  227 

Le  sanscrit  a  perdu  plusieurs  formes  que  des 
dialectes  plus  jeunes  ont  retenues  (1).  On  est  donc 
conduit  à  supposer  l'existence  d'une  langue  mère, 
qui  aurait  fait  pour  ainsi  dire  la  première  éduca- 
tion de  la  race  indo-européenne,  lorsque,  peu 
nombreuse  encore,  elle  vivait  sous  le  même  ciel, 
avant  que  chaque  peuple  s'en  détachât  pour  aller 
attendre  à  son  poste  les  ordres  de  la  Providence. 
Dans  cette  longue  émigration,  à  travers  tant  de  siè- 
cles et  de  périls,  comment  les  hommes  n'eussent- 
ils  pas  beaucoup  oublié?  Plus  ils  s'enfoncent  du 
midi  au  septentrion  et  de  Test  à  l'ouest,  plus  les 
traditions  s'obscurcissent  dans  les  langues  comme 
dans  les  mœurs.  Ainsi  le  grec  conserve  plus  de 
flexibilité  que  le  latin,  tandis  que  l'éclat  et  la  ré- 
gularité du  gothique  ne  se  reconnaissent  pas  chez 
l'anglo-saxon,  perdu  aux  dernières  extrémités  de 
l'Occident. 

Les  langues  germaniques  se  rattachent  à  celles  Alphabet 

runique, 

de  l'Asie  par  un  autre  lien,  par  l'alphabet.  On  a 
longtemps  douté  que  l'art  d'écrire  fût  connu  en 
Gernianie.  Tacite  veut  que  l'écriture  y  soit  restée 
«  un  secret  ignoré  des  hommes  comme  des  fem- 

(1)  En  comparant  le  nombre  des  flexions  que  prend  le  verbe 
régulier  dans  divers  idiomes  indo-européens,  j'en  trouve  environ 
500  en  sanscrit  (sans  compter  les  participes),  à  peu  près  autant 
dans  le  grec,  150  en  latin,  40  en  gothique,  25  enteutonique,  21  en 
Scandinave,  12  en  anglo-saxon.  Cependant,  au  subjonctif,  le  latin 
sint  et  le  teutonique  sijaina  gardent  la  caractéristique  n,  qui  dis- 
paraît dans  le  sanscrit  sjus. 


228  CHAPITRE  IV. 

mes  (1).  Mais  en  même  temps  il  décrit  les  bâtons 
divinatoires,  marqués  de  signes  déterminés,  dont 
les  combinaisons  servaient  à  faire  connaître  l'ave- 
nir ;  il  indique,  sur  les  confins  de  la  Germanie  et 
de  la  Rhétie,  des  monuments  couverts  d'inscrip- 
tions en  lettres  grecques.  C'est  assez  pour  laisser 
soupçonner  l'emploi  d'une  écriture  savante,  consa- 
crée à  des  usages  religieux,  et  dont  les  formes  n'é- 
taient pas  sans  ressemblance  avec  l'alphabet  com- 
mun de  la  Grèce  et  de  l'Italie.  Plus  tard,  lorsque 
Ulphilas  traduit  la  Bible  dans  la  langue  des  Goths, 
il  se  sert  de  l'alphabet  grec  ;  mais  il  y  ajoute  plu- 
sieurs lettres,  qui  n'ont  d'analogues  que  dans  les 
caractères  appelés  runiques.  Ces  caractères  parais- 
sent au  sixième  siècle  chez  les  Francs,  ensuite  chez 
les  Anglo-Saxons,  les  Saxons,  les  Scandinaves.  Ils 
y  sont  liés  aux  opérations  magiques,  aux  rites  des 
sépultures,  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  ancien  dans 
les  coutumes  et  dans  les  souvenirs  (2).  Odin  lui- 

(1)  Tacite,  Germania,  19  :  « .  Litterarum  sécréta  viri  pariter  ac 
fœminœ  ignorant.  »  Cf.  c.  x  et  m.  La  question  de  Texistence  de 
Talphabet  chez  les  Germains  a  été  vidée  dans  le  savant  traité  de 
W.  Grimm  :  Die  Deutsche  Runen. 

(2)  W.  Grimm  [Deutsche  Runen)  a  publié  deux  alphabets  go- 
thiques et  plusieurs  alphabets  anglo-saxons,  saxons,  Scandinaves. 
A  la  fin  du  sixième  siècle,  le  poète  Fortunat,  écrivant  à  son  ami 
Flavus,  le  conjure  de  lui  répondre  en  langue  barbare,  s'il  ne  veut 
le  faire  en  latin  ; 

Barbara  fraxineis  pingatur  runa  tabellis 
Quodque  papyrus  agit,  virgula  plana  valet. 

Rhabanus  Maurus  enrichit  son  traité  de  Inventione  linguarum  d'un 


LES  LANGUES.  229 

même  est  l'inventeur  des  runes,  il  les  porte  gra- 
vées sur  la  baguette  mystérieuse  qui  donne  la  paix 
ou  la  guerre  aux  nations  ;  c'est  lui  qui  en  enseigna 
l'usage  aux  rois  el  aux  sacrificateurs  :  de  là  ce  sys- 
tème d'écriture  sacrée  connu  par  tout  le  Nord.  Un 
chant  anglo-saxon,  d'origine  païenne,  mais  qui  a 
reçu  des  retouches  chrétiennes,  présente  la  série 
des  runes,  avec  leurs  noms  et  leurs  sens,  dans  une 
suite  de  vers  empreints  de  cette  naïveté  qui  est  le 
caractère  des  premiers  âges. 

F.  Feoh,  L'Argent.  —  L'Argent  est  la  joie  de  l'homme.  L'homme 
doit  donc  le  répandre  avec  libéralité,  s'il  veut  obte- 
nir jugement  favorable. 

U.  Ur,  Le  Bison.  —  Le  Bison  a  la  tête  dure  et  les  cornes 
hautes.  C'est  la  bêle  cruelle  qui  combat  les  cornes 
en  avant,  frappant  du  pied  dans  le  marais.  C'est  le 
plus  fier  des  animaux. 

Th.  Thorn,  L'Épine.  —  L'Épine  est  très-aiguë  ;  elle  est  dangereuse 
sous  la  main  de  l'homme  ;  elle  est  souverainement 
incommode  à  celui  qui  dort  avec  elle. 

0.  Os,  La  Bouche.  —  La  Bouche  est  le  commencement  de  la 
parole,  le  siège  de  la  sagesse,  la  joie  de  celui  qui 
est  prudent.  Elle  fait  le  plaisir  de  l'homme  et  sa 
confiance. 

alphabet  qu'il  attribue  aux  Marcomans  ;  il  en  indique  l'emploi  su- 
perstitieux :  «  Litteras  quibus  utuntur  Marcomanni  quos  nos  Nord- 
mannos  vocamus,  infra  scriptas  habemus,  a  quibus  originem  qui 
theosticam  loquentur  linguam  trahunt.  Cum  quibus  carmina  sua 
incantationesque  ac  divinationes  significare  procurant  qui  adhuc 
paganis  ritibus  involvuntur.  »  Au  temps  de  Rhabanus,  on  donnait 
aussi  le  nom  de  Marcomans  et  de  Normands  aux  Saxons  établis  au 
delà  de  l'Elbe.  Cf.  Fulcuin,  ap.  d'Achery  Spicilegium,  4  35  ;  et  Ilel- 
moldus  Nigellus,  Chronic. 


230  CHAPITRE  IV. 

R.  Rad,  La  Chevauchée.  —  La  Chevauchée  est  douce  à  l'homme 
quand  elle  le  ramène  au  logis  ;  elle  est  salutaire  à 
celui  qui,  monté  sur  un  fort  coursier,  poursuit  une 
longue  route. 

C.  Cen,  Le  Bois  résineux.  —  Le  Bois  résineux  se  fait  connaître 
à  tous  les  regards  quand  on  le  jette  dans  le  brasier. 
Blanche  et  lumineuse,  sa  flamme  monte  dans  la  salle 
011  dorment  les  fils  des  rois. 

H.  Hœgl,    La  Grêle.  —  La  Grêle  est  la  plus  blanche  des  graines 

elle  tombe  du  ciel  brumeux  ;  le  vent  la  pousse  en 
tourbillon,  elle  finit  par  se  résoudre  en  eau. 

N.  Nid,  La  Pauvreté.  —  La  Pauvreté  resserre  la  poitrine  des 
enfants  des  hommes  ;  cependant  elle  les  laisse  arri- 
ver à  la  puissance  et  à  la  sécurité,  si  d'abord  ils 
prennent  conseil. 

I.  /s,         La  Glace.  —  La  Glace  est  froide  et  glissante;  mais  elle 

brille  comme  le  verre,  elle  scintille  comme  la  pierre 
précieuse.  L'œil  aime  à  contempler  les  plaines  unies 
que  forme  la  gelée. 

S.  Sigel,  Le  Soleil.  —  Le  Soleil  fait  Tespoir  des  gens  de  mer, 
lorsqu'ils  cinglent  sur  le  bain  immense  où  nagent 
les  poissons,  ou  que  le  navire,  ce  coursier  marin,  les 
ramène  vers  la  terre. 

T.  Tyr,  Le  Marteau.  —  Le  Marteau  est  un  signe  sacré.  Il 
maintient  la  paix  parmi  les  fils  des  rois.  Durant  le 
voyage,  on  le  voit  briller  (sous  la  figure  de  l'éclair) 
dans  les  nuées  ténébreuses.  Ce  signe  ne  trompe  ja- 
mais. 

B.  Beork,  Le  Bouleau.  —  Le  Bouleau  ne  porte  pas  de  fruits.  Ce- 
pendant il  pousse  vigoureusement  ses  branches  sté- 
riles, et  ses  rameaux  ont  leur  beauté.  11  rend  un 
doux  murmure,  lorsque,  tout  couvert  de  feuillage, 
il  est  caressé  par  le  vent. 

M.  Man,  L'Homme.  —  L'Homme  se  réjottit  quand  il  est  aimé  de 
ceux  de  son  sang;  mais  l'un  trahira  l'autrCi  C'est 
pourquoi  le  Dieu  juste  nous  rendra  à  la  terre  d'oii 
nous  sortîmes. 


LES  LANGUES. 


231 


L.  Lagu,  L'Eau.  —  L'Eau  devient  la  pensée  continuelle  des 
hommes  de  mer  lorsqu'ils  sont  balancés  dans  la  na- 
celle, ou  quand  les  grandes  vagues  les  épouvantent, 
et  que  le  navire,  ce  coursier  des  mers,  ne  connaît 
plus  de  frein. 

A.  Ac,  Le  Chêne.  —  Le  Chêne  est  sur  la  terre  Tabri  des  en- 
fants des  hommes.  Devenu  vaisseau,  il  descend  sur 
le  réservoir  où  se  baignent  les  alcyons  :  il  va  cher- 
cher la  mer.  Que  chacun  ait  un  chêne,  c'est  le  plus 
noble  des  arbres. 

Y.  Yr,  L'Arc.  —  L'Arc  fait  la  joie  et  Fhonneur  du  fils  de  roi 
et  de  l'homme  libre.  Il  est  utile  au  combat,  léger  en 
voyage,  bon  compagnon  de  route  pour  les  guer- 
riers (1). 

Ce  petit  poëme  respire  bien  le  génie  du  Nord. 
On  y  retrouve  tout  ce  qui  frappait,  tout  ce  qui  tou- 
chait les  vieux  Germains  :  les  forêts  de  chênes  et 
de  bouleaux,  et  les  longues  chevauchées  sur  des 
plaines  de  glace,  la  mer  et  ses  terreurs,  la  guerre 
et  ses  joies,  l'amour  de  Tor,  le  pouvoir  de  la  parole 
dans  les  assemblées  du  peuple,  le  foyer  domestique 
où  le  bois  résineux  pétille ,  et  par-dessus  tout  le 
souvenir  des  dieux,  qui  mettent  l'éclair  comme  un 
signe  dans  les  nuages.  Nous  avons  donc  un  monu- 
ment primitif  de  l'alphabet  runique. 

Il  est  vrai  que  chaque  peuple ,  chaque  siècle  y 

(1)  Wi  Gr'imm  [Deutsche  Runen)  a  donné  le  texte  de  ce  poême^ 
et  celui  d'un  chant  Scandinave  qui  reproduit  les  seize  runes  dans  un 
ordre  un  peu  différent,  mais  avec  de  telles  ressemblances  de  détail^ 
qu'il  faut  y  reconnaitre  une  seconde  version  du  même  original.  Au 
reste,  les  Anglo-Saxons  mirent  une  sorte  de  raffinement  dans  l'é- 
criture runique;  ils  donnèrent  aux  caractères  une  forme  plus  com- 
pliquée, et  en  portèrent  le  nombre  de  seize  à  trente-deux  i 


232  CHAPITRE  IV. 

introduit  de  nombreuses  variantes.  Mais  partout 
reparaissent  seize  lettres  qui  rappellent  les  seize 
cadméennes  de  l'alphabet  grec,  emprunté  lui- 
même  aux  Phéniciens.  Gomme  les  letires  phéni- 
ciennes, les  runes  ont  des  noms  dont  elles  forment 
les  initiales,  en  même  temps  qu'elles  donnent  la 
figure  ou  l'hiéroglyphe  des  objets  que  ces  noms 
désignent.  De  même  que  l'Alpha  (à)  représente  la 
tête  renversée  du  bœuf  (y),  que  les  Phéniciens  ap- 
pellent aleph;  ainsi,  dans  l'alphabet  runique,  la  let- 
tre r,  initiale  de  Tyr,  la  foudre,  est  remplacée  par 
l'image  d'un  fer  de  lance  (  î  ).  La  lettre  F,  initiale 
du  mot  yr,  l'arc,  est  représentée  par  un  arc  armé 
de  sa  flèche  [jh)  (1).  De  part  et  d'autre  c'est  une 
écriture  qui  cherche  à  exprimer  des  sons;  mais 
elle  garde  la  trace  du  système  hiéroglyphique,  qui 
s'appliquait  à  reproduire  des  images.  Si  une  telle 
ressemblance  ne  peut  être  fortuite,  il  faut  que  les 
caractères  runiques  soient  venus  avec  les  Germains 
de  l'Àsie  occidentale,  d'où  l'alphabet  phénicien, 
qui  est  aussi  celui  des  Hébreux  et  des  Arabes,  de- 
vait sortir  pour  faire  le  tour  du  monde. 

Mais,  pendant  que  l'art  d'écrire,  propagé  en 
Grèce  et  en  Italie,  y  devenait  l'instrument  de  la  pa- 
role publique,  portait  de  ville  en  ville  et  de  siècle 

(1)  De  même,  le  bêta  B  figure  une  maison  [beth)^  le  gamma  V  le 
cou  d'un  chameau  [ghimel).  —  On  a  obéi  à  une  nécessité  typogra- 
phique en  empruntant  le  W  grec  pour  remplacer  le  caractère  ru- 
nique qui  lui  ressemble,  mais  qui  s'en  distingue  par  des  formes 
bien  plus  anguleuses. 


LES  LANGUES.  235 

en  siècle  des  chants,  des  récils,  des  doctrines  qui 
ag^itaient  les  peuples  et  qui  pressaient  le  travail 
des  esprils,  le  même  présent,  mis  entre  les  mains 
des  hommes  du  Nord,  y  était  demeuré  inutile.  La 
casie  sacerdotale  avait  fait  de  l'écriture,  selon  l'ex- 
pression de  Tacite,  un  secret  ignoré  de  la  multi- 
tude, un  moyen  de  perpétuer  des  superstitions  qui 
étouffaient  les  intelligences.  J'ai  déjà  cité  le  Chant 
de  Rig^  où  se  développe,  si  l'on  peut  ainsi  parler, 
tout  le  système  d'éducation  des  Scandinaves.  J^es 
enfants  des  serfs  et  des  hommes  libres  sont  exercés 
aux  travaux  des  champs  et  des  fatigues  de  la  guerre. 
Le  dernier  des  fils  du  noble,  celui  qu'on  appelle 
Konr,  c'est-à-dire  le  roi  ou  le  prêtre,  est  le  seul 
qui  apprenne  à  connaître  les  runes.  Et  en  effet, 
dans  tous  les  poëmes  de  l'Edda,  la  connaissance 
des  caractères  runiques  passe  pour  une  science  ré- 
servée aux  dieux  et  aux  représentants  des  dieux,  à 
laquelle  on  n'arrive  que  par  des  initiations  et  par 
des  épreuves.  Ainsi,  quand  le  héros  du  Nord,  Si- 
gurd,  a  délivré  Brunhilde  la  belle  captive,  celle-ci, 
qui  est  déesse,  révèle  à  son  libérateur  l'art  des 
runes  et  leur  antique  origine.  Elle  lui  apprend 
comment  Odin,  instruit  par  le  nain  Mimir,  grava 
les  premiers  caractères  sur  un  bouclier  avec  la 
pointe  d'un  glaive,  et,  les  raclant  ensuite,  les  mêla 
dans  une  boisson  composée  devin,  d'or  et  d'herbes 
puissantes,  qui  fut  répandue  dans  l'espace  :  les 
Ases  en  eurent  une  part  et  laissèrent  l'autre  aux 


234  CHAPITRE  IV. 

hommes  de  race  rioble.  C'est  le  même  breuvage 
que  Brunhilde  présente  à  Sigurd,  et  elle  ajoute  ces 
mots  :  ce  Reçois  de  mes  mains,  homme  belliqueux, 
«  cette  coupe  enchantée,  pleine  de  gloire  et  de 
«  vertus  secrètes,  pleine  de  chants,  de  prières  fa- 
ce vorables  et  de  joyeux  discours.  —  Par  elle  tu 
c(  apprendra  les  runes  de  la  victoire  [ùg-runar). 
ce  Si  tu  veux  rester  vainqueur,  tu  les  graveras,  les 
ce  unes  sur  le  pommeau  de  ton  épée,  les  autres  sur 
ce  les  coquilles  qui  garnissent  la  garde,  quelques- 
ce  unes  sur  les  deux  côtés  de  la  lame  ;  et  deux  fois 
ce  tu  invoqueras  par  son  nom  le  dieu  des  batailles, 
ce  —  Tu  apprendras  les  runes  des  philtres  [côl-ru- 
«  nar).  Si  tu  veux  que  la  femme  étrangère  ne 
ce  trompe  point  ta  foi,  tu  les  graveras  sur  la  corne 
ce  à  boire,  sur  le  dos  de  la  main,  et  tu  traceras  sur 
ce  l'ongle  le  signe  de  la  fatalité.  —  Tu  apprendras 
ce  les  runes  de  l'enfantement  [biarg-runar) .  Si  tu 
ce  veux  assurer  la  délivrance  de  la  femme  qui  en- 
ce  faute,  il  faut  les  écrire  sur  la  paume  de  la  main, 
ce  les  enlacer  autour  des  doigts  et  implorer  les 
ce  déesses  qui  portent  secours.  —  Tu  apprendras 
ce  les  runes  de  la  mer  {brim-nmar) .  Si  tu  veux 
ce  sauver  dans  leur  course  les  navires,  ces  chevaux 
ce  de  l'Océan,  tu  graveras  ces  caractères  sur  la 
ce  poupe  et  sur  le  timon  du  gouvernail  ;  tu  les  mar- 
ée queras  avec  le  fer  rouge  sur  l'aviron.  Il  n'y  aura 
ce  plus  de  tempête  si  menaçante,  ni  de  flots  si 
ce  livides,  dont  tu  ne  sortes  vivant.  —  Tu  appren^ 


LES  LANGUES.  235 

a  liras  les  runes  des  plantes  [lim-runar).  Si  tu 
c(  veux  exercer  l'art  de  guérir  et  reconnaître  les 
((  blessures,  tu  tailleras  ces  caractères  sur  Técorce 
«  et  sur  la  racine  de  l'arbre  qui  pousse  ses  bran- 
(X  ches  du  côté  où  se  lève  le  soleil.  — Tu  appren- 
«  dras  les  runes  des  procès  [mal-rimar).  Si  tu 
«  veux  que  nul  ne  te  fasse  payer  chèrement  une 
«  offense,  tu  les  lieras,  tu  les  envelopperas,  tu  les 
c(  combineras  dans  l'assemblée  où  les  hommes  doi- 
((  vent  comparaître  devant  le  tribunal  légitime. 
c(  — Telles  sont  les  runes  de  l'écriture  (bok-runar) , 
c(  les  caractères  excellents,  efficaces  entre  les  mains 
«  de  ceux  qui  savent  en  user  sans  confusion  et  sans 
c(  erreur.  Leur  puissance  durera  jusqu'au  jour  qui 
c(  mettra  fin  au  règne  des  dieux  (i).  »  Ce  n'est 
point  ici  le  lieu  d'éclaircir  toutes  les  obscurités  de 
ce  texte;  cependant  rien  n'en  ressort  mieux  que 
l'existence  d'une  écriture  employée  à  conserver, 
comme  autant  de  formules  magiques,  les  premiers 
préceptes  de  tous  les  arts.  Mais  on  voit  ces  tradi- 
tions emprisonnées  dans  un  cercle  d'initiés,  enve- 
loppées de  pratiques  superstitieuses  dont  elles  ne 
se  dégageront  pas,  incapables  de  mouvements  et 
de  progrès.  La  science  des  caractères  runiques,  en 
se  condamnant  au  secret,  s'était  vouée  à  une  stéri- 
lité éternelle.  Les  Germains  possédaient  au  fond 
le  même  alphabet  que  toute  l'Europe  policéCj 


(1)  Eikla  Sœmundav,  likjmal.  Brynhildar  quida,  1. 


230  CHAPITRE  JV. 

comme  ils  avaient  la  même  grammaire  ;  mais  ils 
n'avaient  pas  su  se  servir  de  ces  deux  grands 
moyens  de  civilisation.  La  barbarie,  c'est-à-dire  le 
désordre,  est  dans  leurs  langues  aussi  bien  que 
dans  leurs  institutions  et  leurs  croyances, 
ronciubion.  Cependant  l'étude  des  langues  achève  de  ré- 

soudre avec  le  dernier  degré  de  certitude  la  ques- 
tion d'origine,  déjà  éclaircie  par  la  comparaison 
des  lois  et  des  mythologies  de  l'antiquité.  A  la  vue 
du  ciel  rigoureux  de  la  Germanie,  de  cette  terre 
ingrate  et  de  ces  tristes  déserts,  Tacite  ne  pouvait 
comprendre  qu'on  eût  quitté  pour  eux  des  cli- 
mats meilleurs  :  il  croyait  les  Germains  autoch- 
thones  (1).  C'était  l'orgueil  des  anciens  de  ne  vou- 
loir rien  de  commun  entre  eux  et  ces  étrangers, 
dont  ils  faisaient  des  sujets,  des  esclaves,  des  gla- 
diateurs. Quel  n'eût  pas  été  leur  étonnement  d'ap- 
prendre que  leurs  poétiques  idiomes,  que  la  langue 
d'Homère  et  celle  de  Virgile  touchaient  de  si  près 
à  celle  de  ces  nomades,  détestés  comme  les  ennemis 
des  dieux  et  des  hommes?  Le  christianisme  ne  pou- 
vait rien  faire  de  plus  hardi  que  de  reconnaître 
chez  les  Germains  les  frères  des  Romains  et  des 
Grecs,  et  la  science  moderne  ne  pouvait  rien  tenter 
de  plus  honorable  que  de  ressaisir  les  preuves  de 

(i)  Tacite,  Germania,  2  :  «  Ipsos  Gennaiios  indigenas  credi- 
dcriin...  Quis  porro,  praîler  ])ericuluin  liorridi  et  igiioti  maris,  Asia, 
aut  Africa,  aut  Italia  relicta,  Germaniam  pelcret,  informem  lerrit), 
aspcraiii  cœlo,  ti  isteni  cul  tu  adspectiique,  nisi  si  patria  sit?  » 


LES  LANGUES.  2.-7 

cette  parenté.  Il  était  réservé  à  la  philologie,  à  une 
étude  qui  passe  pour  oiseuse  et  stérile,  d'arriver  à 
des  découvertes  si  fécondes;  de  contredire  toutes 
les  conjectures  des  matérialistes  ;  d'établir,  par  la 
communauté  du  langage  et  des  idées,  une  incontes- 
table communauté  d'origine  entre  ces  races  blondes 
aux  yeux  bleus,  à  la  grande  stature,  qui  erraient 
dans  les  solitudes  du  Nord,  et  les  peuples  brunis 
par  le  soleil,  d'une  plus  petite  taille,  d'un  sang 
bouillant,  qui  bâtissaient  des  villes,  creusaient  des 
ports,  ouvraient  des  écoles,  sous  le  ciel  lumineux 
du  Midi.  Il  reste  assurément  beaucoup  à  faire  pour 
ramener  à  la  même  unité  les  races  dispersées  sur 
le  reste  du  globe  ;  mais  il  suffit  que  toutes  les  re- 
cherches historiques  du  dix-neuvième  siècle  ten- 
dent à  la  démonstration  du  dogme  de  la  fraternité, 
de  la  solidarité  universelle.  Il  faut  bien  que  l'ave- 
nir ait  des  questions  à  résoudre;  il  faut  que  la  vé- 
rité, en  s'éclairant  toujours,  conserve  toujours 
assez  de  difficultés  autour  d'elle  pour  tenir  les 
esprits  en  haleine  et  pour  courber  les  savants, 
comme  le  reste  des  hommes,  sous  la  sainte  loi  du 
travail. 


23S 


CIÏAPITRE  V. 


CHAPITRE  V 

LA  POÉSIE. 


gj         11  n'y  a  pas  de  langue  sans  poésie.  On  connaît 
em-ent'"'  (les  peuples  qui  ne  sèment  point,  qui  ne  bâtissent 

une  poésie         ,  . 

savante,    point  ;  OU  u  eu  counaîl  aucun  qui  ne  chante  pas, 
où  il  n'y  ait  des  chants  pour  bercer  les  enfants, 
pour  animer  les  guerriers,  pour  louer  les  dieux. 
L'humanité,  si  misérable  qu'elle  fût,  ne  s'est  ja- 
mais contentée  de  la  satisfaction  de  ses  besoins 
terrestres.  Elle  ne  saurait  se  priver  de  ces  plaisirs 
de  l'esprit,  qu'on  a  coutume  de  regarder  comme  un 
luxe.  Il  ne  s'agit  donc  pas  de  savoir  s'il  y  eut  une 
poésie  chez  les  Germains,  mais  si,  au  milieu  des 
chants  improvisés  qu'ils  avaient  comme  tous  les 
barbares,  il  se  forma  un  cycle  poétique,  c'est-à-dire 
une  suite  de  récits  qui  missent  en  scène  les  mêmes 
héros,  qui  s'enchaînassent  entre  eux,  et  s'établis- 
sent ainsi  dans  la  mémoire  des  hommes.  Il  s'agit 
de  savoir  jusqu'où  l'art  fut  porté,  si  la  poésie  fit 
l'occupation  régulière  d'un  certain  nombre  d'in- 
telligences ;  comment  enfin  le  génie  germanique 
tenta  d'atteindre  à  cet  idéal  de  beauté  que  toutes 


LA  POÉSIE.  2 '9 

les  nations  cherchent  à  fixer  dans  leurs  monumenls, 
comme  elles  cherchent  à  mettre  la  justice  dans 
leurs  lois  et  la  vérité  sur  leurs  autels. 

La  Germanie,  avec  ses  forêts  éternelles,  avec  ses  La  tradition 
beaux  fleuves,  avec  ses  mœurs  belliqueuses,  avait, 

'  -"^  les  Germains. 

plus  de  spectacles  qu'il  ne  fallait  pour  réveiller 
l'inspiration.  Comme  chez  toutes  les  nations  jeu-  Poésie 

lyrique. 

nés,  les  grandes  émotions  s'exprimaient  d'elles- 
mêmes  dans  un  langage  harmonieux  et  figuré.  La 
joie  et  la  douleur  suscitaient  les  poètes  :  dans  les 
banquets,  la  harpe  passait  de  main  en  main  comme 
la  coupe,  et  le  convive  qui  refusait  de  chanter  était 
couvert  de  confusion.  Il  y  avait  des  danses  accom- 
pagnées de  chants  pour  les  noces  ;  il  y  en  avait 
pour  les  funérailles.  Quand  on  avait  mis  sur  le 
bûcher  le  corps  d'un  chef  avec  ses  armes,  ses  tré- 
sors et  ses  esclaves  égorgés,  une  troupe  choisie  de 
gens  de  guerre  tournait  plusieurs  fois  autour,  en 
répétant  en  chœur  les  louanges  du  mort,  en  célé- 
brant ses  exploits  et  ses  largesses.  D'autres  fois  on 
voit  les  veuves  des  guerriers  improviser  le  cantique 
de  deuil,  comme  le  font  encore  les  paysannes  de  la 
Corse  et  de  la  Grèce.  C'est  ainsi  que,  dans  un  frag- 
ment de  l'Edda,  la  belle  Sigruna  pleure  Helgi  son 
bien-aimé,  mort  sur  le  champ  de  bataille.  «  —  Non, 
c(  je  n'irai  plus  m'asseoir  joyeuse  sur  les  monta- 
«  gnes  de  mon  pays,  ni  le  matin  ni  le  soir  ;  je  ne 
«  connaîtrai  plus  le  plaisir  de  la  vie,  tant  que  je  ne 
«  verrai  plus  mon  roi  porter  son  front  haut  et 


40 


CHAPITRE  V. 


«  rayonnant  au-dessus  de  son  peuple  ;  tant  que  je 
c<  ne  verrai  plus  venir  ce  clief,  pressant  sous  lui 
a  son  cheval  belliqueux,  accoutumé  au  frein  d'or  ; 
c<  tant  que  je  n'irai  pas  recevoir  ce  héros  au  retour 
«  des  combats.  —  Quand  Helgi  jetait  l'épouvante 
c(  parmi  ses  ennemis  et  parmi  leurs  proches  ligués 
a  avec  eux,  c'était  comme  si  le  loup  poursuivait 
c(  un  troupeau  de  chèvres,  qui,  éperdues,  se  pré- 
ce  cipiteraient  du  haut  du  rocher. — Helgi  l'em- 
c(  portait  sur  le  reste  des  guerriers  comme  le  frêne 
a  au  beau  feuillage  l'emporte  sur  la  ronce,  ou 
«  comme  le  faon,  encore  tout  trempé  de  rosée,  s'é- 
((  lance  portant  la  tête  plus  haute  que  les  autres 
«  bêtes  de  la  forêl.  »  Ainsi  les  héros  du  Nord  ont 
aussi  des  pleureuses  à  leurs  obsèques  :  il  semble 
que  ces  hommes  de  sang  ne  peuvent  s'endormir 
dans  leur  tombeau,  s'ils  n'y  sont  bercés  comme  des 
enfants  par  le  chant  des  femmes  (1). 

(1)  Voyez  dans  Bède  {Hist.  eccL,  IV,  24)  l'histoire  du  pâtre 
Csedmon.  Burchard  de  Worms,  Interrogat.,  54  :  «  Est  aliquis  qui 
supra  mortuum  nocturnis  horis  carmina  diabolica  cantaret,  et  bi- 
beret,  et  manducaret  ibi?  »  Sermo  S.  Eligii,  apud  d'Achery  Spici- 
legium,  t.  V,  p.  215-219  :  «  Ludos  etiam  diabolicos  et  vallationes 
(ballationes  ?)  vel  cantica  gentilium  fieri  vetate.  »  Edda  Sœmundar, 
t.  II.  Hundingsbana,  Il  :  «  Ita  Helgius  —  perterruerat  —  hostes 
suos  omnes  —  et  eorum  cognatos,  —  quasi  lupo  persequente  — 
ruèrent  vesanse  —  caprse  pavoris  plena;  —  ex  monte  deorsum.  — 
Ita  Helgius  —  heroibus  autecelluit,  —  ut  formosa  —  fraxinus  spinse  ; 
—  aut  hinnulus  iste  —  rore  respersus,  —  qui  reliquis  feris  — 
celsior  incedit,  —  dum  cœlum  versus  elata  —  cornua  resplendent. 

Les  danses  funèbres  autour  du  bûcher  de  Beowulf,  décrites  à  la 
fin  du  poëme  anglo-saxon  consacré  à  célébrer  ce  héros,  ressem- 
blent, de  la  manière  la  plus  frappante,  aux  funérailles  d'Attila  dé- 
crites par  Jornandès,  de  Rébus  Geticis,  cap.  xux. 


L\  POÉSIR.  241 

•  Si  l'homme  ne  savait  ni  vivre  ni  mourir  sans  Poésie 

.      .  ^  ,  didactique. 

que  la  poésie  fût  pour  ainsi  dire  a  ses  côtes,  com- 
ment les  peuples  se  seraient-ils  passés  d'elle?  Nous 
l'avons  vue  mêlée  aux  sacrifices  et  aux  prières, 
employée  à  conserver  les  traditions  religieuses,  les 
lois,  le  calendrier,  l'alphabet.  Nous  rencontrerons 
encore  plusieurs  exemples  de  ces  compositions  où 
les  leçons  d'une  vieille  sagesse  revêtent  la  forme 
tantôt  d'un  récit,  tantôt  d'une  suite  d'énigmes  ou 
de  sentences.  Rien  n'est  plus  naturel,  et  par  con- 
séquent plus  inspiré,  que  ces  premières  tentatives 
d'alliance  entre  le  vrai  et  le  beau  ;  que  cette  poé- 
sie enseignante,  didactique,  qu'on  a  coutume  de 
regarder  comme  une  poésie  de  décadence,  et  qu'on 
trouve  cependant  à  l'origine  de  toutes  les  grandes 
littératures,  depuis  Hésiode  et  les  comiques  grecs 
jusqu'aux  poètes  inconnus  del'Edda.  Les  Germains, 
chez  qui  tous  les  pouvoirs  trouvaient  tant  de  résis- 
tances, ne  résistaient  pas  à  la  puissance  des  vers. 
Ils  redoutaient  la  parole  chantée  qui  pouvait  les 
flétrir  dans  la  mémoire  de  leurs  derniers  neveux, 
a  Tout  meurt,  disaient-ils  ;  une  seule  chose  ne  meurt 
c(  pas  :  c'est  le  jugement  qu'on  porte  des  morts  (i).  » 

Dès  lors  on  ne  s'étonne  plus  si  le  chant  menait  commence- 
les  guerriers  au  combat.  La  bouche  collée  contre  «leia  poésie 

épique. 

(1)  Voyez  ci-après  les  préceptes  que  Brimhilde  donne  à  Sigurd, 
et  l'analyse  dti  Vafthrudnismal,  Havamal,  11  :  «  Intereunt  opes, 
—  intereunt  cognati,  —  interit  ipse  itidem  ;  —  unum  novi  —  quod 
non  intereat  —  judicium  de  mortuo  quocumque.  » 


242  CHAPITRE  V. 

leurs  boucliers,  ils  entonnaient  l'hymne  militaire; 
ils  présageaient  l'issue  de  la  journée  par  la  force 
et  l'éclat  des  voix.  Quand  Julien  l'Apostat  en  vint 
pour  la  première  fois  aux  mains  avec  les  Allemands, 
ses  soldats,  saisis  d'horreur,  comparaient  les  re- 
frains barbares  de  l'ennemi  aux  cris  des  aigles  et 
des  vautours.  Les  prisonniers  condamnés  à  périr 
dans  les  tourments  chantaient  eux-mêmes  leur 
chant  de  mort,  comme  les  sauvages  du  Canada. 
Les  vainqueurs  célébraient  leur  triomphe  par  des 
récits  poétiques.  Nous  en  trouvons  l'exemple  dans 
un  fragment  anglo-saxon  sur  la  bataille  de  Fins- 
burh,  qui  remonte  aux  temps  païens,  et  qui  res- 
pire bien  l'ivresse  du  sang  et  la  joie  de  la  destruc- 
tion. —  ((  L'armée  est  en  marche,  les  oiseaux 
«  chantent,  les  cigales  crient,  les  lames  belliqueu- 
c(  ses  retentissent...  Maintenant  commence  à  luire 
«  la  lune  errante  sous  les  nuages  ;  maintenant 
a  s'engage  l'action  qui  fera  couler  des  larmes... 
«  Alors  commença  le  désordre  du  carnage  :  les 
«  guerriers  s'arrachaient  des  mains  leurs  boucliers 
a  creux  ;  les  épées  fendaient  les  os  des  crânes.  La 
a  citadelle  retentissait  du  bruit  des  coups;  le  coi- 
«  beau  tournoyait  noir  et  sombre  comme  la  feuille 
ce  de  saule;  le  fer  étincelait  comme  si  le  château 
c(  eût  été  tout  en  feu.  Jamais  je  n'entendis  conter 
c(  bataille  plus  belle  à  voir  (1).  » 

(1)  Tacite,  Germania,  5;  Julien,  Epist.  Eclcla  Sœmundar, 
t.  Il,  Atlaqiiida  in  Grœnlenska.  Chnnt  de  Ragnar  Lodbrok.  Le 


LA  POÉSIE.  m 

Los  chants  ne  périssaient  pas  toujours  avec  le 
moment  qui  les  avait  inspirés.  Tacite  connaissait 
chez  les  Germains  d'antiques  poëmes  qui  leur  te- 
naient lieu  d'annales  :  on  y  célébrait  les  héros,  fils 
des  dieux  et  pères  des  peuples.  Les  Goths  avaient 
aussi  des  chants  héroïques,  où  ils  trouvaient  l'ori- 
gine de  leurs  deux  maisons  royales,  toute  la  suite 
de  leurs  chefs,  Ethespamara,  Hanala,  Fritigern, 
Vitigès,  et  les  conquêtes  de  leur  nation,  auxquel- 
les, disaient-ils,  l'antiquité  classique  ne  pouvait 
rien  opposer  de  plus  grand.  C'était  la  coutume  des 
Scandinaves  de  louer  les  exploits  de  leurs  ancêtres 
dans  des  vers  qu'ils  gravaient  sur  les  rochers.  A 
mesure  que  les  peuples  de  l'Allemagne  entrent 
dans  l'histoire,  ils  arrivent  avec  des  souvenirs  fabu- 
leux dont  ils  ne  se  détachent  qu'à  regret,  et  que 
leurs  premiers  chroniqueurs  ont  soin  de  recueillir. 
Ainsi  les  Francs  faisaient  descendre  d'un  dieu  ma- 
rin la  race  de  leurs  rois  chevelus  ;  les  Saxons  se 
croyaient  nés  des  pierres  du  Hartz,  au  milieu  d'un 
bois  vert  arrosé  d'eaux  murmurantes  ;  la  chroni- 
que des  Lombards  s'ouvre,  comme  un  poëme,  par 
l'entretien  de  Freya  et  d'Odin,  qui  décide  de  la 
destinée  de  deux  nations.  Ce  sont  comme  les  débris 
d'autant  de  vieilles  épopées  qu'on  retrouve  encore 
chez  les  historiens  du  moyen  âge;  en  considérant 

poëme  sur  la  bataille  de  Finsburli  a  été  publié  par  Conybeare 
[Anglo-saxon  poetry),  et  par  Kemble,  à  la  suite  du  poëme  de 
Beowulf, 


CHAPITRE  V. 

ce  qu'elles  durèrent,  on  soupçonne  déjà  ce  qu'elles 
furent  (1). 

Mais,  si  chaque  nation  avait  ses  chants,  rien 
n'est  plus  remarquable  que  la  facilité  avec  laquelle 
ils  se  communiquaient  de  proche  en  proche,  et  se 
propageaient  sur  tous  les  points  d'un  territoire  si 
vasie,  depuis  les  Alpes  jusqu'aux  extrémités  de  la 
Norvège.  Les  exploits  des  Ostrogoths  et  des  Lom- 
bards étaient  encore  célébrés  au  neuvième  siècle 
par  toute  l'Allemagne.  Des  chanteurs  saxons  han- 
taient la  cour  des  rois  de  Danemark.  Clovis  avait 
demandé  à  Théodoric  un  de  ces  joueurs  de  harpe 
dont  les  récits  faisaient  le  passe-temps  des  princes. 
Quand  les  langues,  les  mœurs,  les  religions,  se 
touchaient  de  si  près,  les  souvenirs  devaient  aisé- 
ment se  confondre,  et  former  un  trésor  de  poésie 
commun  à  tous  les  peuples  du  Nord,  où  chacun 
d'eux  trouverait  ses  titres  de  famille  avec  ceux  de 
ses  frères.  Si  la  perpétuité  des  traditions  épiques 
permet  déjà  d'en  chercher  les  traces,  leur  univer- 
salité prouve  davantage,  et  nous  en  lirons  de  nou- 
veaux indices  (2). 

(1)  Jornandès,  de  Rébus  Geticis,  IV,  4.  Saxo  Grammaticus, 
prœfatio  :  «  Danoriim  antiquiores  majorum  acta,  patrii  sermonis 
carminibiis  vulgata,  ]ingu?e  suselitteris  saxis  et  rupibus  insciilpenda 
curabant.  »  Fredegar.,  Epitome,  apud  D.  Bouquet,  t.  II,  p.  595. 
Avenlinus,  Bairisch.  Chronic,  48,  et  Grimm,  Deustche  Sage?i, 
11,  02.  Paul  Diacon.,  Hisior.  Longohard.,  lib.  I,  cap.  viii. 

(2)  Flodoard,  Hist.  Remensis  Ecclesiœ,  4,  5;  Chronicon  Urs- 
percjemc  (Argenlor.,  1609),  p.  86  ;  Otton  de  Freysingen,  Chronic, 
\,  5;  Saxo  Grammaticiis,  Historia,  lib.  XIII;  Cassiodor.,  Epîst. 


LA  POÉSIE.  245 

En  effet,  ces  Iradi lions  n'avaient  pu  se  perpétuer 
et  s'étendre  sans  que  Tordre  s'y  fût  mis.  Il  fallait 
qu'une  certaine  unité  en  liât  toutes  les  parties; 
qu'il  y  eût  chez  les  premiers  Germains ,  une  fable 
antique,  populaire,  autour  de  laquelle  fussent  ve- 
nus se  grouper  les  récits  de  chaque  époque  et  les 
héros  de  chaque  nation.  Or,  si  Ton  considère  de 
près  ce  qui  reste  des  souvenirs  épiques  de  la  Ger- 
manie, on  y  démêle  sans  peine  un  certain  nombre 
de  figuies  connues  :  Théodoric,  Odoacre,  Attila  ; 
on  y  retrouve  les  rois  authentiques  des  Goths,  des 
Burgondes,  des  Lombards,  de  la  Suède  et  du  Jut- 
land.  Mais  on  y  découvre  aussi  un  personnage  qui 
n'a  rien  d'historique  :  les  Scandinaves  l'appellent 
Sigurd,  et  les  Allemands  Siegfried.  Contemporain 
des  anciens  dieux,  c'est  dans  un  monde  fabuleux, 
parmi  des  êtres  mythologiques,  qu'il  accomplit  sa 
destinée.  Les  poètes  païens  n'ont  pas  de  sujet  plus 
aimé  :  les  aventures  de  Sigurd,  de  ses  aïeux,  de  sa 
veuve,  occupent  vingt  fragments  de  VEdda  ;  il  est 
célébré  dans  l'es  chants  populaires  des  îles  Feroë  et 
du  Danemark  ;  en  même  temps  sa  mémoire  se 
conserve  sur  les  bords  du  Rhin,  remplit  le  poëme 
des  Nibelungen^  et  vit  encore  dans  les  petits  livres 
qui  charment  le  paysan  pendant  les  veillées  d'hi- 
ver. A  cette  ténacité  des  souvenirs  on  juge  de  leur 
antiquité.  On  a  lieu  de  croire  qu'une  telle  fable 
tient  à  ce  que  les  peuples  germaniques  eui  ent  de 
plus  vieux  et  de  plus  sacré,  quand  on  la  trouve  par 


246  CHAPITliE  V. 

tout  le  Nord,  sous  des  cieux  si  différents  ;  résistant 
[)artout  au  changement  des  religions,  des  mœurs, 
des  dialectes  ;  conservée  partout  avec  trop  de  diffé- 
rences pour  qu'on  y  voie  un  emprunt  de  voisin  à 
voisin,  avec  trop  de  ressemblance  pour  qu'on  n'y 
reconnaisse  pas  un  héritage  venu  des  mêmes 
aïeux  (1). 

Voici  la  plus  ancienne  version  de  cette  héroïque 
histoire.  Je  la  tire  des  chants  de  VEdda^  oii  je 
trouve  beaucoup  de  répétitions,  de  variantes  et  de 
lacunes,  m'attachant  à  ressaisir  le  thème  primitif 
au  milieu  des  remaniements  que  lui  ont  fait  subir 
plusieurs  générations  de  poètes. 

Un  jour  il  arriva  que  trois  dieux,  Odin,  Hœner 
et  Loki,  parcourant  la  terre,  s'arrêtèrent  auprès 
d'une  cascade,  non  loin  de  laquelle  habitait  le 
vieux  nain  Hreidmar  avec  ses  trois  hls,  Otur,  Faf- 
nir  et  Regin  ;  et  ces  nains  avaient  Je  pouvoir  de 
rtîvetir  plusieurs  formes.  Ce  jour-là,  Otur  s'élait 
changé  en  loutre  afin  de  poursuivre  les  poissons  de 
la  cascade  ;  et,  comme  il  dévorait  sa  proie  au  bord 
des  eaux,  Loki  le  tua  d'un  coup  de  pierre  et  l'écor- 
cha.  Le  même  soir,  les  trois  dieux  vinrent  prendre 
gîte  chez  Hreidmar,  se  vantèrent  de  leur  chasse,  et 
montrèrent  la  peau  sanglante.  Hreidmar  reconnut 
la  dépouille  de  son  fils  ;  il  retint  les  dieux  prison- 
niers jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  payé  la  rançon  du 

(1)  Pour  rensemble  des  traditions  héroïques  delà  Germanie,  cf; 
\Vi  Grinun,  Deutsche  Heldensaye. 


LA  POÉSIE.  2i7 

meurtre.  La  rançon  fut  de  remplir  d'or  la  peau  de 
loutre  et  de  la  couvrir  d'or.  Les  dieux  payèrent, 
mais  en  avertissant  le  nain  que  le  rouge  métal  fe- 
rait sa  perte  et  la  perte  de  plusieurs  (1).  Getle 
malédiction  devait  bientôt  s'accomplir.  A  peine  le 
vieux  Hreidmar  était-il  en  possession  de  l'or,  que 
ses  deux  fils  lui  en  demandèrent  le  partage.  Sur 
son  refus,  Fafnir  le  tua  d'un  coup  d'épée,  et,  afin 
de  jouir  seul  du  trésor,  il  l'emporta  dans  une  ca- 
verne, où  il  se  changea  en  dragon  pour  le  garder  ; 
Regin,  frustré  de  sa  part,  jura  de  punir  son  frère. 

Or,  en  ce  même  temps,  régnait  la  royale  famille 
des  Volsungs,  c'est-à-dire  des  fils  de  la  Splendeur. 
Odin  en  avait  été  le  père,  Sigurd  en  était  le  der- 
nier rejeton.  L'arrêt  du  destin  lui  promettait  des 
années  courtes,  mais  glorieuses  :  car  son  nom  de- 
vait être  célèbre  sous  le  soleil  parmi  les  noms  des 
guerriers,  a  parmi  ceux  qui  gouvernent  la  tem- 
«  pête  des  lances.  »  Les  dieux  lui  avaient  donné  le 
cheval  intelligent  Grani;  les  nains  avaient  forgé 
son  épée,  à  laquelle  rien  ne  résistait  ;  lui-même 
devait  conquérir  le  casque  merveilleux  dont  la  vue 
frappait  de  terreur  les  hommes  et  les  bêtes.  Si- 
gurd venait  de  venger  son  père  tué  dans  un  com- 
bat, et,  selon  l'usage  des  Scandinaves,  il  avait 

(1)  Edda  Sœmundar  Fafnisbana,  IL  «  Id  aurum  faxo  —  quod 
ÎNanus  possedit  —  fratriljiis  duobus  —  in  necem  veitatur,  —  et 
principibus  octo  in  dissidium.  —  Mese  yane  pecunise  —  nemo  iruc^ 
tuiu  capit.  » 


248  CHAPITRE  V. 

gravé  de  la  pointe  de  son  glaive  la  figure  sanglante 
d'un  aigle  sur  le  dos  du  meurtrier.  C'est  alors  que 
le  nain  Regin  lui  offrit  de  le  conduire  à  la  caverne 
où  reposait  l'or  rouge  gardé  par  le  dragon  Fafnir. 
Le  héros  tenla  l'aventure;  il  creusa  une  fosse  pro- 
fonde sur  le  sentier  par  où  le  monslre  allait  boire, 
s'y  cacha  pour  l'attendre,  et  au  passage  le  peiça 
de  son  glaive.  Fafnir  mourant  chanta  :  a  Guerrier, 
ex  guerrier,  de  qui  es-Lu  le  fils,  et  de  quel  homme 
Ci  es-tu  l'homme,  puisque  tu  as  trempé  ta  lame 
((  dans  le  sang  de  Fafnir?  Le  glaive  est  resté  dans 
«  mon  cœur.  »  —  Sigurd  répondit  :  «  Je  m'ap- 
c<  pelle  Sigurd,  mon  père  s'appelait  Siegmund  ;  je 
a  t'ai  tué  avec  mes  armes.  »  —  Fafnir  chanta  : 
c(  Qui  t'a  conseillé?  Comment  as-tu  été  poussé  à  me 
c(  ravir  la  vie?  Jeune  homme  aux  yeux  brillants, 
«  tu  as  eu  un  père  farouche,  les  oiseaux  de  proie 
a  se  sont  réjouis  à  ta  naissance.  »  —  Sigurd  ré- 
pondit :  c(  Mon  courage  m'a  conseillé,  j'ai  eu  pour 
«  aides  mes  mains  et  mon  glaive  aigu.  Rarement 
<(  devient-il  brave  et  insensible  aux  coups,  celui 
a  qui  tremble  quand  il  est  enfant.  »  —  Fafnir 
chanta  :  «  Et  moi  je  te  prédis  la  vérité  :  cet  or  re- 
((  tentissant,  ce  trésor  qui  étincelle  comme  le  feu, 
«  ces  riches  bracelets,  causeront  ta  mort  (1).  » 
—  Sigurd  se  rit  de  ces  avertissements  :  il  arracha 


(1)  Fafnhhana,  H,  2.  «  Al  ego  unicc  vcruiii  libi  pricdico  :  — 
sonoruin  illud  auruiii,  —  atquc  illa  igiiis  instar  rutilant-  pccunia, 
—  isli  aunuli  iibi  in  neccm  évadent.  » 


L4  POÉSIE.  249 

le  cœur  du  monstre,  et  le  fit  rôtir  pour  le  dévorer. 
Mais,  aussitôt  que  la  chair  du  dragon  eut  touché 
ses  lèvres,  il  s'aperçut  qu'il  comprenait  le  langage 
des  oiseaux.  Or  les  oiseaux  chantaient  qu'il  eût  à 
se  défier  de  Regin.  Sigurd  connut  donc  que  Regin 
songeait  à  le  trahir;  il  lui  coupa  la  tête,  s'abreuva 
du  sang  des  deux  frères,  et  se  mit  en  possession 
du  trésor. 

Cependant  les  oiseaux  s'entretenaient  d'une  belle 
vierge  qui  attendait  un  libérateur:  c'est  Brunhilde, 
l'une  des  Valkyries,  de  ces  divinités  guerrières  aux- 
quelles Odin  remet  le  soin  des  combats.  Celle-ci  a 
violé  un  décret  du  dieu  :  il  l'a  punie  en  lui  inter- 
disant les  champs  de  bataille;  il  l'a  condamnée  au 
sommeil,  au  mariage  et  à  la  mort.  Elle  dorl  frap- 
pée d'un  assoupissement  mngique,  toute  revêtue 
de  son  armure,  au  sommet  d'une  montagne  en- 
tourée de  flammes  :  elle  épousera  celui  qui  arrivera 
jusqu'à  elle  en  franchissant  la  barrière  de  feu.  Si- 
gurd donc  chevauche  vers  la  montagne,  traverse 
les  brasiers  qui  l'environnent,  pénètre  jusqu'au- 
près de  la  vierge  captive  et  la  réveille  en  fendant 
sa  cuirasse.  Alors  elle  salue  le  Jour^,  et  les  Rayons 
fils  du  Jour,  et  la  Nuit,  et  la  Terre  fille  de  la  Nuit  ; 
elle  salue  aussi  les  dieux  et  les  déesses,  qui  donnent 
le  pouvoir,  le  savoir  et  l'éloquence  ;  elle  demande 
enfin  le  nom  de  celui  qui  la  délivre;  elle  répond  à 
ses  questions,  lui  enseigne  l'art  des  runes  et  les 
préceptes  de  la  sagesse.  «  Je  te  donne,  lui  dit-elle, 

ÉT.  GERM.  I.  j7 


250  CHAPITRE  V. 

«  ce  premier  conseil  :  ne  cause  jamais  de  tort  à  ceux 
c(  de  ton  sang,  et,  quand  ils  te  feraient  injure,  mo- 
«  dère  ta  vengeance.  On  dit  que  cette  vertu  est 
«  récompensée  chez  les  morls.  —  Je  te  donne  cet 
c(  autre  conseil  :  ne  jure  point  de  serment  qui  ne 
«  soit  vrai.  D'horribles  chaînes  punissent  la  foi 
c(  violée.  Celui-là  est  exécrable  parmi  les  hommes, 
c(  qui  a  violé  la  foi  promise.  —  Je  te  donne  cet 
c(  autre  conseil  :  encore  que  tu  voies  des  femmes 
«  éclatantes  de  beauté  assises  sur  leurs  escabelles, 
c(  ne  permets  pas  que  leurs  parures  d'argent  trou- 
ce  blent  ton  sommeil,  et  ne  cherche  pas  leurs  bai- 
cc  sers.  —  Je  te  donne  cet  autre  conseil  :  encore 
«  que  tu  entendes  les  hommes  assis  à  un  banquet 
«  échanger  des  paroles  violentes,  ne  te  querelle 
«  point  dans  l'ivresse  avec  les  guerriers.  Plusieurs 
«  perdent  la  raison  dans  le  vin.  — Je  te  donne 
a  aussi  ce  conseil  :  de  rendre  honneur  aux  dé- 
f<  pouilles  des  morts,  quelque  part  que  tu  les 
c(  trouves,  soit  qu'ils  aient  péri  de  maladie,  soit 
«  qu'ils  aient  péri  dans  les  flots,  soit  qu'ils  aient 
c(  péri  par  le  fer.  —  Je  te  donne  aussi  ce  conseil  : 
«  de  ne  jamais  croire  aux  promesses  d'un  ennemi 
c(  dont  tu  as  égorgé  le  frère  ou  terrassé  le  père.  Le 
«  loup  vit  encore  dans  le  louveteau,  bien  que  tu 
c(  penses  l'avoir  assouvi  d'or  (1).  »  Ces  discours  de 

(1)  Bryhhildar  quida,  I  :  «  Id  tibi  consilii  do  —  ne  credasurl- 
t[uam  —  promissis  hostis  consanguinei  —  ciijus  fratrem  occidisti, 
—  aut  dejecisli  palrem.  —  Latet  lupus  —  in  parvulo  filio,  —  etsi 


LA  POÉSIE.  251 

la  Yalkyrie  ravissent  le  cœur  de  Sigiird.  Il  jure 
qu'il  n'aura  pas  d'autre  épouse  :  «  car  tu  es,  dit-il, 
«  tout  à  fait  selon  mon  sens.  »  Mais  la  malédic- 
tion du  trésor  doit  troubler  ce  dessein. 

Sigurd  va  chercher  aventure  au  pays  des  Niflungs, 
c'est-à-dire  chez  les  fils  des  Ténèbres,  où  régnent 
trois  frères  :  Gunar,  Hogni  et  Guttorm.  Il  s'allie 
avec  eux;  et,  leur  mère  lui  ayant  présenté  un  breu- 
vage magique  qui  lui  fait  perdre  la  mémoire  de 
Brunhilde,  il  épouse  Gudruna,  leur  sœur.  Bientôt 
après,  Gunar  entend  parler  de  la  Yalkyrie  prison- 
nière, il  la  convoite  pour  épouse  :  il  n'a  pas  de 
paix  qu'il  ne  l'ait  conquise;  il  faut  que  Sigurd 
l'accompagne  dans  cette  lointaine  chevauchée.  Nul 
autre  que  le  vainqueur  du  dragon  ne  peut  franchir 
le  feu  qui  enveloppe  la  montagne.  Il  change  donc 
de  forme  avec  Gunar  :  c'est  sous  ces  traits  emprun- 
tés qu'il  arrive  une  seconde  fois  jusqu'à  Brunhilde, 
et  passe  trois  nuits  auprès  d'elle;  mais  il  place 
entre  elle  et  lui  une  épée  nue,  et  remet  la  vierge 
pure  et  respectée  à  son  frère  d'armes.  Cependant 
Brunhilde,  qui  n'a  rien  oublié,  ne  connaît  plus  de 
joie  ;  elle  trouve  son  plaisir  dans  des  pensers  cruels  ; 

auro  sit  exhilaratus.  »  Ce  discours  do  Briinhildej  dont  je  n'ai  cité 
qu  un  petit  nombre  de  vers,  semble  former,  comme  M.  Ampère  Fa 
remarqué,  un  traité  complet  de  magie  et  de  morale,  un  poëme  di- 
dactique, encadré  dans  la  grande  épopée  du  Nord.  Du  reste,  cette 
morale  rappelle  celle  de  la  Volospa,  où  les  parjures  sont  en  effet 
condamnés  à  une  captivité  horrible  dans  la  demeure  des  méchants ^ 
construite  de  serpents  entrelacés.  Str.  34  et  35. 


m  CHAPITRE  V. 

elle  ne  pardonne  point  à  Signrd  ;  elle  veut  le  tenir 
dans  ses  bras  ou  le  voir  mort  à  ses  pieds  ;  elle 
excite  Gunar  à  le  faire  périr.  Gunar  se  concerte  avec 
ses  frères  ;  le  souvenir  du  trésor  fatal  les  séduit  et 
les  décide  :  «  car  il  est  bon,  disent-ils,  de  posséder 
c(  l'or  des  fleuves,  de  jouir  des  richesses,  et  d'être 
c(  assis  dans  un  palais  en  goûtant  le  fruit  de  la  féli- 
c(  cité.  »  Guttorm,  le  plus  jeune  des  trois  frères, 
frappe  le  héros  en  trahison.  Sigurd  meurt  ;  mais 
il  n'ira  pas  seul  dans  le  pays  des  morts.  Brunhilde 
veut  le  suivre  :  elle  fait  dresser  un  vaste  bûcher. 
c(  Élevez-le,  dit-elle,  dans  la  plaine,  assez  large 
«  pour  donner  place  à  nous  tous  qui  mourrons  avec 
c(  Sigurd.  Qu'on  le  couvre  dévoiles  et  de  boucliers, 
c(  et  de  riches  tapisseries,  et  qu'on  y  brûle  le  guer- 
c(  rier  à  côté  de  moi.  Qu'on  brûle  de  l'autre  côté 
ce  mes  serviteurs  ornés  de  colliers  précieux  ;  que 
c(  deux  soient  à  la  tête  avec  deux  éperviers  ;  que  le 
«  partage  soit  égal.  Qu'entre  nous  on  place  l'épée 
c<  d'or,  le  glaive  à  la  pointe  acérée,  comme  il  fut 
«  placé  le  jour  où  nous  montâmes  dans  la  môme 
«  couche,  où  l'on  nous  appelait  du  nom  d'époux. 
c(  Alors  les  portes  étincelantes  de  la  Valhalla  ne  re- 
c<  tomberont  pas  sur  ses  talons  ;  s'il  est  accompa- 
c(  gné  de  mon  cortège,  notre  voyage  ne  se  fera  pas 
c(  sans  éclat  :  car  cinq  de  mes  servantes  l'accompa- 
«  gnent,  et  huit  serviteurs  de  naissance  illustre, 
a  et  l'esclave  qui  a  bu  le  même  lait  que  moi.  J'en  ai 
«  beaucoup  dit  :  j'en  dirais  plus  encore  si  le  glaive 


LA  POÉSIE.  253 

«  me  permettait  de  parler.  La  voix  me  manque; 
«  ma  blessure  s'enflamme.  J'ai  proféré  la  vérité: 
a  c'est  ainsi  qu'il  fallait  mourir  (1).  » 

En  effet,  Brunhilde  s'est  frappée  de  son  glaive  ; 
elle  meurt  en  prédisant  à  ses  frères  d'implacables 
vengeances.  Ces  vengeances  remplissent  une  suite 
de  cliants  où  la  veuve  de  Sigurd  reparaît,  devenue 
l'épouse  d'Attila,  qu'elle  égorge  dans  un  festin. 
Théodoric  entre  en  scène  ;  on  voit  s'entre-tuer  les 
chefs  des  Danois,  des  Goths,  des  Burgondes  ;  le  récit 
rapproche  des  personnages  que  le  temps  avait  sé- 
parés; les  siècles  et  les  distances  sont  confondus, 
mais  les  noms  restent  reconnaissables,  et  tout  se 
rapporte  à  la  grande  invasion  des  barbares,  dont 
le  souvenir  dut  agiter  longtemps  les  peuples  du 
Nord.  Sigurd  appartient  donc  à  la  mythologie; 
mais  il  louche  à  l'histoire.  Il  forme  le  nœud  entre 
les  dieux  et  les  hommes,  en  même  temps  que,  par 
ses  ancêtres,  par  ses  alliances,  par  ses  descendants, 
il  lie  les  maisons  royales  de  la  Scandinavie  avec 
celles  de  l'Allemagne.  Comme  il  groupe  autour  de 
lui  les  héros  favoris  de  la  poésie  germanique,  c'est 
sur  lui  qu'ils  se  modèlent.  Le  combat  contre  le  ser- 
pent revient  dans  l'histoire  de  deux  rois  de  Dane- 
mark, Frotho  et  Fridlev;  les  Anglo-Saxons  le  ra- 
content de  Beowulf  ;  les  Allemands  prêtent  la  même 

(1)  Fafnisbana,  III  :  «  Tum  ei  non  ruent  in  calcem  splendidîB 
fores  aulan  —  annulo  speclabilis.  —  Si  ei  adest  —  meus  hinc  co- 
mitatus,  —  neutiquam  iter  nostrum  —  vile  erit,  »  etc. 


254  CHAPITRE  Y. 

aventure  à  Théodoric  et  au  fabuleux  Otnit,  roi  des 
Lombards.  C'est  ainsi  que  se  forment  les  cycles 
épiques;  c'est  toujours  un  même  idéal  héroïque 
que  les  poètes  reproduisent  sous  des  noms  diffé- 
rents, avec  d'autres  épisodes.  Les  peuples  ont  ceci 
de  commun  avec  les  enfants,  qu'ils  ne  se  lassent 
pas  de  se  faire  répéter  les  récits  qui  les  ont  une 
fois  charmés  [i  ) . 
Interpréta-      Et  maintenant,  si  l'on  s'étonne  de  la  fécondité 
de  Sigurd^  d'une  fable  qui  en  inspira  tant  d'autres,  il  faut  la 
réduire  à  ses  traits  principaux  pour  en  découvrir 
le  sens  mystérieux,  par  conséquent  ce  qui  en  fait  la 
force  et  la  durée.  La  scène  s'ouvre  dans  ces  temps 
voisins  de  la  création,  où  les  dieux  et  les  nains,  les 
puissances  bonnes  et  mauvaises,  se  disputent  la 
terre.  Les  hommes  prennent  part  à  la  querelle  ;  on 
assiste  à  la  lutte  des  Yolsungs  et  des  Nifiungs,  c'est- 
à-dire  des  fils  de  la  Lumière  et  des  enfants  des  Té- 
nèbres. Sigurd  est  le  rejeton  d'Odin,  le  chef  des 
défenseurs  de  la  Lumière,  le  champion  du  bien 
contre  le  mal.  Il  engage  le  combat  avec  le  dragon, 
et  il  en  sort  vainqueur,  initié  au  langage  des  oi- 
seaux, qui  est  celui  des  oracles,  invulnérable  enfin. 
Car,  selon  la  tradition  allemande,  en  se  baignant 
dans  le  sang  du  monstre,  il  est  devenu  impéné- 

(1)  Edda  Sœmundar,  t.  Il;  Copenhague,  1818.  M.  Ampère  a 
publié  une  belle  étude  de  la  fable  de  Sigurd  et  de  Siegfried  dans  la 
Revue  des  Deux-Mondes,  1832.  Cf.  Saxo  Graminaticus,  passim.; 
Beoivulf;  vers  4458  et  suiv.;  Caspar  von  der  Rœhn,  Heldenbuch  ; 
W.  (îrimm,  Deutsche  Heldensage, 


LA  POÉSIE.  £55 

trahie  au  fer,  excepté  entre  les  deux  épaules,  où 
une  feuille  de  tilleul  s'est  attachée  :  c'est  par  là 
qu'il  doit  périr.  Cependant  il  se  rend  maître  du 
trésor  et  délivre  la  vierge  captive.  Mais  cet  or  est 
maudit,  et  cette  femme  est  déchue.  Les  deux  fata- 
lités commencent  à  poursuivre  le  héros  :  elles  l'en- 
gagent dans  l'alliance  des  enfants  des  Ténèbres; 
il  devient  leur  victime.  Il  faut  qu'il  meure  pour 
accomplir  l'antique  anathème  ;  mais  il  faut  qu'il 
l'efface  en  triomphant  de  la  mort.  C'est  une 
croyance  populaire  de  rAllemagne,  que  le  héros, 
transporté  dans  une  caverne  du  mont  Geroldseck, 
où  viennent  le  rejoindre  les  braves  des  âges  sui- 
vants, y  attend  le  jour  marqué  par  le  destin  pour 
reparaître  en  vainqueur.  Au  fond  de  cette  histoire 
héroïque  on  voit  percer  un  mythe  religieux.  Sigurd 
est  plus  qu'un  homme,  c'est  une  incarnation  di- 
vine ;  toute  sa  destinée  rappelle  celle  de  Balder,  le 
dieu  lumineux,  qu'on  voit  aussi,  dans  tout  l'éclat 
de  la  jeunesse,  de  la  force  et  de  la  beauté,  mourir 
par  la  perfidie  des  puissances  infernales,  mais  pour 
révivre  un  jour  et  régner  sur  le  monde  régénéré. 
C'est  ce  jeune  dieu  aimé  des  peuples,  dont  ils 
ont  voulu  retrouver  l'image,  d'abord  en  la  personne 
de  Sigurd,  ensuite  dans  chacun  des  héros  qui  lui 
succèdent.  C'est  le  dogme  le  plus  pur  de  l'ancienne 
religion,  le  plus  moral,  le  plus  pathétique,  qui  de- 
vient pour  ainsi  dire  le  pivot  de  l'épopée.  Et 
comme  dans  cette  religion  tout  rappelle  l'Orient, 


256  CHAPITRE  V. 

comme  elle  en  fait  venir  ses  dieux,  on  ne  peut 
guère  douter  que  la  tradition  poétique  ne  soit  née 
sous  le  même  ciel,  dans  ces  temps  reculés  où  les 
Germains  attendaient  encore  aux  confins  de  l'Asie 
le  moment  de  leur  dispersion.  Le  souvenir  du  hé- 
ros voyageur  les  aurait  donc  suivis  dans  leurs  con- 
quêtes jusqu'au  fond  de  la  Germanie  et  de  la  Pénin- 
sule Scandinave  ;  il  y  serait  demeuré  pour  échauffer 
le  courage  des  guerriers,  pour  leur  rappeler  le 
péril  de  ces  richesses  qu'ils  aimaient  trop,  pour 
consoler  leur  mort,  et  pour  conserver  enfin,  au  mi- 
lieu de  tant  de  populations  dispersées  qui  ne  se 
connaissaient  plus,  le  type  du  caractère  national  et 
la  preuve  d'une  antique  fraternilé  (1). 
Rapports  de  L'originc  de  l'épopée  germanique  achèvera  de 
gerSfque  s'éclaircir  par  la  comparaison  des  fictions  sembla- 

et  de  l'épopée  ^  ^ 

grecque,  jjjgg  q^'ou  trouvc  dans  les  grandes  littératures  de 
l'antiquité.  La  mythologie  grecque  connaît  aussi  un 
dieu  lumineux,  Apollon,  qui  perce  de  ses  flèches 
le  serpent  né  de  la  corruption  de  la  terre.  Il  reste 
vainqueur;  mais  il  meurt  des  morsures  qu'il  a  re- 
çues, descend  aux  enfers,  et  en  revient  rayonnant 

(4)  Nibelungen,  passim,  et  le  petit  livre  intitulé  :  Eine  wunder- 
schœne  Historié  von  dem  gehœrnten  Siegfried.  M.  Guido  Gœrres  a 
publié  une  nouvelle  rédaction  de  ce  récit  populaire,  en  y  rattachant 
avec  un  bonheur  singulier  les  plus  grands  souvenirs  de  la  mytho- 
logie du  Nord.  Voyez  aussi  J.  Grimm,  Deutsche  Sagen,  I,  28.  En 
ce  qui  toucbe  Tinterprétation  mythologique  de  la  fable  de  Sieg- 
fried, je  me  rapproche  des  opinions  exprimées  par  J.  Grimm,  ]\Iy- 
thologie,  t.  I;  par  Lachmonn,  Anmerkungen  zu  den  Nibelungen, 
et  par  M.  de  llagen.  Voyez  aussi  W.  Mûller,  Versuch  einer  mytho- 
logischen  Erklœrung  der  Nibelungen. 


LA  POÉSIE.  257 

d'une  jeunesse  éternelle,  pour  recueillir  les  adora- 
tions des  hommes.  C'est  l'idéal  que  reproduisent 
toutes  les  fables  héroïques  de  la  Grèce.  Le  combat 
conire  le  serpent  reparaît  dans  les  aventures  d'Her- 
cule, de  Cadmus,  de  Bellérophon.  Mais  les  ressem- 
blances éclatent  surtout  entre  le  héros  de  VEdda 
et  trois  personnages  aimés  des  poètes  classiques  : 
Jason,  Persée,  Achille.  L'expédition  des  Argonautes 
a  pour  théâtre  la  Colchide,  c'est-à-dire  une  contrée 
maudite,  où  naissent  les  poisons,  où  régnent  les 
divinités  de  l'Enfer  et  de  la  Nuit.  La  Toison  d'or 
rappelle  la  peau  de  loutre  où  fut  déposé  le  trésor 
fatal  :  un  dragon  veille  encore  à  sa  garde.  Jason 
est  le  rejeton  des  dieux,  le  fils  de  la  Lumière.  Il  de- 
vient invulnérable  par  la  vertu  d'une  onction  ma- 
gique dont  il  a  frotté  ses  membres.  Il  terrasse  le 
monstre  et  s'empare  de  l'or  éclatant  ;  mais,  comme 
Sigurd,  il  trouve  le  danger  dans  la  victoire.  Il  s'é- 
prend comme  lui  d'une  vierge  magicienne  dont 
l'amour  lui  sera  funeste.  Médée  s'attache  à  ses  pas; 
elle  épuise  pour  lui  les  secrets  de  son  art,  jusqu'à 
ce  que,  se  voyant  trahie,  elle  se  venge  en  le  faisant 
périr  par  une  main  inconnue.  Cependant  Jason 
n'était  point  resté  confondu  dans  la  foule  des  morts. 
Il  recevait  les  honneurs  divins  chez  les  peuples  de 
l'Arménie,  de  l'Albanie  et  de  la  Colchide,  qui  lui 
érigeaient  des  temples  et  qui  se  donnaient  pour 
les  descendants  de  ses  compagnons.  On  ajoutait 
qu'un  fils  de  Médée,  poussant  ses  conquêtes  au  bord 


258  CHAPITRE  V. 

de  la  mer  Caspienne,  avait  fondé  le  royaume  des 
Mèdes  (1). 

La  fable  de  Persée  prête  aux  mêmes  rapproche- 
ments. Persée  descend  de  Jupiter;  il  a  reçu  aussi 
bien  que  Sigurd  l'épée  magique,  le  casque  qui  rend 
invisible,  et  le  coursier  intelligent,  Pégase.  On  lui 
attribue  la  conquête  du  trésor  des  Hespérides,  gardé 
par  le  serpent  dont  les  yeux  ne  se  fermaient  ni  le 
jour  ni  la  nuit.  Il  délivre  la  belle  Andromède,  qui 
devient  son  épouse,  mais  dont  les  noces  sont  ensan- 
glantées par  un  combat  terrible.  Il  meurt  enfin  de 
la  main  d'un  traître  :  cependant  il  ne  descend  point 
aux  sombres  bords  du  Styx  ;  il  habite  le  palais  des 
dieux,  pendant  que  sa  mémoire  est  honorée  par 
toute  la  terre.  Car  Pindare  veut  qu'il  ait  pénétré 
bien  loin  dans  le  Nord,  chez  les  Hyperboréens,  qui 
l'admirent  à  leurs  sacrifices  et  le  firent  asseoir  à 
leurs  banquets.  Son  fils  avait  conquis  la  Colchide, 
et  c'était  de  lui  que  les  Perses  faisaient  descendre  la 
race  de  leurs  rois  (2). 

Enfin,  dans  l'histoire  d'Achille,  l'héroïsme  grec 
se  dégage  des  circonstances  mythologiques  qui  l'en- 
veloppaient :  au  siège  de  Troie  on  ne  voit  plus  de 

(1)  Sur  le  mythe  cF Apollon  mourant  de  ses  blessures  et  descen- 
dant aux  enfers,  cf.  Lobeck,  Agîaophamiis ,  p,  179;  sur  la  fable 
de  Jason  et  le  culte  qu'on  lui  rendait  en  Arménie,  Apollodore,  Bi- 
blioth.,  I,  9;  Strabon,  Géogr.,  XI  ;  Raoul  Rochette,  Histoire  des 
colonies  grecques,  t.  III. 

(2)  Guigniaiit,  Religions  de  rA7itiquité,  II,  157  ;  Pindare,  Py- 
thie, 10;  Hésiode,  Théogon.,  in  fine. 


LA  POÉSIE.  259 

dragon  ni  de  magicienne;  mais  il  y  a  une  femme 
fatale  et  un  trésor.  Achille  aussi  est  issu  d'un  sang 
divin.  Les  destins  lui  ont  promis  comme  à  Sigurd 
une  courte  vie,  mais  un  nom  immortel.  Il  porte 
aussi  une  armure  merveilleuse,  et  ses  chevaux  pro- 
phétisent. Trempé  dans  un  bain  sacré,  il  en  est 
sorti  invulnérable,  excepté  au  seul  endroit  où  la 
flèche  de  Pâris  doit  l'atteindre.  Il  meurt  frappé  en 
trahison  par  celui  dont  il  va  épouser  la  sœur.  Mais 
la  croyance  populaire  le  fait  revivre  dans  les  îles 
Fortunées,  où  il  se  repose  de  ses  travaux  avec  le 
blond  Ménélas;  ou  bien  encore  dans  l'île  Leucé, 
aux  bouches  du  Danube,  où  on  l'honore  comme  un 
dieu.  D'autres  veulent  qu'il  ait  porté  la  guerre  au 
nord  du  Pont-Euxin,  et  qu'il  ait  régné  sur  les  Scy- 
thes (1). 

Ainsi  la  tradition  germanique  se  rencontre  avec 
celle  des  Grecs,  non  pas  en  un  petit  nombre  de 
points,  non  pas  dans  tous,  mais  dans  les  traits  qui 
composent  la  figure  du  héros,  qui  font  l'intérêt 
dramatique,  la  beauté,  la  moralité  de  l'action.  De 
tels  rapprochements  ne  s'expliquent  ni  par  le  ha- 
sard, qui  n'a  pas  cette  constance;  ni  par  une  imita- 
tion servile,  où  il  n'y  aurait  pas  cette  variété.  Ils 
supposent  l'existence  d'une  fable  antique,  égale- 
ment recueillie,  diversement  développée  par  le  gé- 
nie barbare  du  Nord  et  par  la  muse  du  Midi.  Enfin 

(1)  Pour  le  culte  d'Achille  au  nord  du  Pont-Euxin,  Dion  Chry- 
sostome,  Borysthénit.;  Strabon,  Géogr.,  Vif. 


260  CHAPITRE  V. 

les  deux  traditions  se  rencontrent  sur  la  même 
scène.  Achille,  Persée,  Jason,  visitent  précisément 
les  rivages  septentrionaux  de  la  mer  Noire,  non  loin 
du  Tanaïs,  au  bord  duquel  les  Scandinaves  placent 
la  mystérieuse  cité  d'Asgard,  le  séjour  des  dieux  et 
le  premier  théâtre  de  leurs  combats.  Tout  s'accorde 
pour  rappeler  l'ancien  voisinage  des  deux  peuples, 
lorsque  tous  deux,  encore  peu  éloignés  de  la  patrie 
commune,  sur  les  versants  du  Caucase,  étaient 
nourris  des  mêmes  croyances  et  bercés  des  mêmes 
chants. 

Origine       Mais  la  Colchide  tenait  de  près  à  la  Médie,  et  les 

commune     „  ,  ,  i     tii-  /  i  i  t» 

des  grandes  fablcs  ffrccques  de  Medée  et  de  Persée  avaient  en- 

epopees,  ^ 

core  ceci  de  remarquable,  qu'elles  se  liaient  aux 
souvenirs  d'un  autre  peuple,  c'est-à-dire  des  Perses, 
dont  la  langue  et  la  religion  indiquent  aussi  une 
étroite  parenté  avec  les  Germains.  Persée,  en  effet, 
est  la  divinité  nationale  du  grand  empire  persan, 
qui  porte  son  nom.  C'est  le  même  que  Mithras,  le 
dieu  de  la  Lumière;  c'est  l'adversaire  du  ténébreux 
Ahriman,  caché  sous  la  figure  du  serpent  pour  in- 
troduire la  corruption  dans  le  monde.  Le  combat 
divin  continue  de  siècle  en  siècle  entre  les  héros 
de  l'Iran ,  ou  de  la  région  lumineuse,  et  les  bar- 
bares du  Touran,  enfants  de  la  Nuit.  Ainsi  le  grand 
Dchemchid,  le  serviteur  du  Soleil,  armé  de  l'épée 
d'or,  en  vient  aux  mains  avec  l'émissaire  des  dé- 
mons, l'odieux  Zohac,  qui  porte  attachés  à  ses 
épaules  deux  serpents  nourris  de  chair  humaine. 


LA  POÉSIE.  261 

Dcliemchid  succombe  ;  mais  c'est  pour  renaître  en 
la  personne  du  jeune  Féridoun,  vainqueur  du 
monstre  et  libérateur  des  peuples.  Cette  suite  de 
grands  rois  ne  s'interrompt  plus  jusqu'à  Rus- 
them,  le  plus  puissant  de  tous.  Après  de  longues 
guerres  contre  les  ennemis  des  dieux,  il  meurt, 
comme  Sigurd,  dans  une  chasse  où  son  frère  l'a 
traîtreusement  conduit.  Mais  la  tradition  héroïque, 
troublée  chez  les  Perses  par  de  fréquentes  révolu- 
tions, s'est  conservée  plus  fidèlement  dans  les  sanc- 
tuaires de  rinde,  dans  ces  poëmes  sans  fin  qu'on  y 
récite  encore  solennellement  aux  fêtes  publiques. 
Rien  n'est  pl  us  célèbre  que  l'épopée  du  Mahabharat, 
où  Yichnou,  le  dieu  conservateur,  s'incarne  sous  le 
nom  de  Crichna,  afin  de  délivrer  la  terre,  désolée 
par  les  géants  et  les  monstres.  En  vain  les  esprits 
mauvais  suscitent  contre  lui  le  serpent  Galiya  :  il  se 
dégage  des  replis  du  reptile  et  lui  écrase  la  tête;  il  met 
à  mort  le  géant  qui  tenait  en  captivité  seize  mille 
vierges,  et  met  en  liberté  les  belles  prisonnières  ; 
les  impies  tombent  sous  ses  coups,  les  opprimés  sont 
rétablis  dans  leurs  droits.  La  mission  de  Crichna 
est  accomplie  :  il  périt  enfin,  percé  d'une  flèche,  en 
prédicant  les  maux  qui  fondront  sur  les  hommes,  jus- 
qu'à ce  qu'il  redescende  du  ciel  pour  les  sauver  (1). 

Il  semble  donc  que  les  grandes  nations  de  la  fa- 
mille indo-européenne,  qui  gardèrent  tant  de 

•  (1)  Cf.  Guigniaut,  Religions  de  l'Antiquité,  I,  205,  308,  527, 
677  ;  et  la  belle  analyse  du  Schahnameh  donnée  par  J.  Gœrres. 


262  CHAPITRE  V. 

traces  d'une  éducation  commune,  en  retinrent 
aussi  ce  sujetéternel  de  leurs  chants.  C'est  toujours 
la  lutte  du  bien  et  du  mal,  de  la  lumière  et  des  té- 
nèbres, de  la  vie  et  de  la  mort  :  d'un  côté,  la  puis- 
sance du  mal  s'introduisant  sous  la  figure  du  ser- 
pent avec  l'aide  de  la  femme;  de  l'autre  côté,  le 
héros,  incarnation  de  la  nature  divine,  subissant 
la  mort  pour  la  vaincre  et  pour  expier  une  ancienne 
malédiction.  Ici  je  crois  reconnaître  un  mystère, 
qui  fait  depuis  six  mille  ans  la  préoccupation  du 
monde,  qui  est  au  fond  de  toutes  les  religions, 
comme  la  religion  est  au  fond  de  toutes  les  épopées. 
La  lutte,  la  chute  et  la  rédemption  formeraient  le 
texte  d'un  premier  récit,  dont  tous  les  autres  ne 
seraient  que  des  variantes  ou  des  épisodes.  Ainsi 
l'humanité  n'aurait  jamais  chanté  d'autre  histoire 
que  la  sienne,  elle  ne  se  serait  pas  donné  d'autre 
spectacle  que  celui  de  ses  antiques  douleurs  ;  et  je 
ne  m'étonne  plus  qu'elle  ne  s'en  soit  jamais  lassée. 
Elle  aime  à  voir,  à  toucher  ses  blessures,  dût-elle 
les  rouvrir;  et  voilà  comment  il  se  fait  que  nous 
cherchons  un  plaisir  dans  la  poésie,  et  que  nous 
ne  sommes  pas  contents  si  nous  n'y  trouvons  des 
larmes. 

L'ait  poéii^     Les  Germains  avaient  donc  un  cycle  épique  :  la 

que  des  .         ^  .     i  .  i      p  •     •  i 

Germains,  fable  qui  OU  faisait  le  pivot  s  enlonçait  jusque  dans 
la  dernière  antiquité;  elle  touchait  aux  plus  vieilles 
traditions  de  la  Grèce  et  de  l'Orient.  Ils  avaient 


LA  POÉSIE.  263 

un  héros,  c  est-à-dire  un  modèle  achevé  des  vertus 
qu'ils  honoraient;  un  récit  tragique,  mais  plein 
d'avertissements  salutaires  ;  tout  un  monde  de  fic- 
tions assez  merveilleuses  pour  retenir  les  imagi- 
nations charmées  et  leur  donner  l'habitude  du 
grand  et  du  beau.  C'est  ainsi  que  la  poésie  com- 
mence l'instruction  des  peuples.  Il  reste  à  savoir 
quel  parti  les  Germains  tirèrent  de  leurs  ressources 
poétiques.  Toutes  les  nations  du  monde  ont  des 
traditions,  comme  toutes  les  montagnes  ont  des 
carrières  ;  mais  il  faut  que  l'art  y  mette  la  main 
pour  en  faire  sortir  des  monuments. 

Les  peuples  du  Nord  comprenaient  si  bien  ce  que  L'andesvers 

^       ^  ^  chez  les 

la  poésie  exige  d'art,  qu'ils  en  avaient  fait  le  secret  Scandinaves, 
des  dieux.  Une  fable  insérée  dans  la  nouvelle  Edda 
raconte  qu'à  l'origine  des  siècles  vivait  un  sage, 
nommé  Kvasir,  qui  l'emportait  sur  tous  les  hommes 
par  le  savoir  et  par  l'éloquence.  Deux  nains  le  mi- 
rentàmort,  recueillirent  son  sang  dans  trois  vases, 
et,  le  mêlant  avec  du  miel,  ils  en  firent  un  breuvage 
qui  devait  communiquer  le  don  de  la  poésie.  Il  n'y 
avait  rien  qu'Odin  ne  tentât  pour  conquérir  un 
breuvage  si  précieux.  Il  descendit  sur  la  terre,  pé- 
nétra dans  la  caverne  où  les  trois  vases  étaient  ca- 
chéS)  les  enleva,  et,  prenant  la  figure  d'un  aigle, 
il  emporta  dans  le  ciel  le  dépôt  sacré,  pour  en  faire 
part  aux  immortels  d'abord,  ensuite  aux  hommes* 
Lui-même  s'abreuva  le  premier,  et  c'est  pourquoi 
il  est  appelé  l'inventeur  des  chants.  Il  ne  parle 


2U  CHAPITRE  V. 

qu'en  vers,  et  ses  discours  enchaînent  tous  les 
cœurs.  Cependant  iladélégué  sa  puissance  à  Bragi 
son  fils,  et  à  Saga  sa  fille,  la  déesse  de  la  tradilion. 
Saga  a  sa  demeure  auprès  d'une  cascade  (Sôqva- 
berkkr)^  où  elle  puise  chaque  jour  avec  une  urne 
d'or.  Bragi  est  appelé  le  dieu  des  vers,  le  chanteur 
à  la  longue  barbe,  le  premier  des  poètes  ;  la  belle 
Idunna,  son  épouse,  garde  dans  une  cassette  les 
pommes  merveilleuses  dont  la  verlu  est  de  rajeunir 
les  dieux  et  d'écarter  d'eux  la  vieillesse  jusqu'au 
dernier  jour  du  monde.  L'art  des  vers  est  ensuite 
descendu  chez  les  nains,  chez  les  génies  des  bois  et 
des  eaux.  Quand  leur  voix  s'élève,  on  dit  que  les 
fleuves  retiennent  leurs  flots  et  que  les  oiseaux  fré- 
missent de  plaisir.  Enfin  les  mortels  ont  appris  ce 
langage  divin.  C'est  en  vers  que  le  sacrificateur 
prie  et  que  le  magicien  prononce  ses  conjurations  ; 
la  parole,  liée  par  un  certain  rhythme,  a  le  pouvoir 
de  lier  à  son  tour  les  vents  et  les  tempêtes.  —  Il  se 
peut  que  ces  fictions  ne  soient  pas  toutes  bien  an- 
ciennes; mais  elles  représentent  vivement  ce  qu'il 
y  a  de  mystère,  de  difficulté,  d'enivrement,  dans 
le  métier  des  poètes,  les  sources  d'inspiration  où 
ils  doivent  puiser,  l'immortalité  dont  ils  disposent. 
Surtout  rien  n'exprime  mieux  le  caractère  de  la 
poésie  Scandinave,  où  tant  d'horreur  se  môle  à  tant 
de  beautés.  Il  y  entre  assurément  autant  de  sang 
que  de  miel  (1). 

(1)  Edda  de  Snorre,  82-87.  Edda  Sœmundar;  Grimmismal, 


LA  POÉSIE.  265 

Si  Tart  des  vers  est  le  partage  des  dieux,  c'est 
aussi  celui  des  prêtres.  Il  a  commencé  avec  les  fa- 
bles qu'il  célèbre.  Son  nom  même  [Runa,  Liod) 
indique  un  étroit  rapport  avec  la  science  des  runes 
et  des  enchantements.  On  y  sent  le  travail  d'une 
caste  sacerdotale,  qui  étonne  la  multitude  avec  cet 
idiome  harmonieux,  mesuré,  chargé  d'images  et 
d'allusions.  Les  rois,  issus  des  dieux  et  revêtus  du 
pontitlcat  suprême,  apprennent  les  règles  du  chant 
en  même  temps  que  celles  des  sacrifices.  Ainsi  le 
roi  Gunar,  jeté,  les  poings  liés,  dans  la  caverne 
des  serpents,  où  il  devait  mourir,  improvise  une 
dernière  fois  en  frappant  du  pied  les  cordes  de  sa 
harpe.  Plus  tard  la  poésie  fut  sécularisée.  Les 
princes  eurent  à  leur  cour  des  sacrificateurs  sur 
lesquels  ils  se  déchargeaient  du  service  des  autels, 
et  des  scaldes  auxquels  ils  laissaient  le  soin  de  cé- 
lébrer leurs  exploits.  Cette  coutume  était  tellement 
enracinée,  que  saint  Olaf,  le  premier  roi  chrétien 
de  Suède  et  l'ennemi  déclaré  des  traditions  super- 
stitieuses, au  moment  de  livrer  la  bataille  de  Stik- 
larstad,  fit  appeler  trois  poètes,  et,  les  plaçant  à  ses 
côtés  au  milieu  du  cercle  de  boucliers  dont  ses  sol- 
dats l'entouraient,  leur  commanda  de  regarder  tout 
ce  qui  se  passerait  de  mémorable,  afin  de  le  célé- 
brer par  des  chants.  Or  il  arriva  qu'Olaf  périt  dans 
la  mêlée,  et  deux  de  ses  poètes  tombèrent  avec  lui. 

45  ;  Mgisdrecka,  8,  15.  Grimm,  Mythologie,  1,  215,  287,  439  ; 
II,  855,  863. 

ÉT.  GERM.  I.  18 


266  CIlAl'nRi!:  V. 

Le  troisième,  nommé  Thormoder,  blessé  à  mort, 
employa  ce  qui  lui  restait  de  vie  à  composer  un 
chant  en  l'honneur  de  son  roi  ;  puis,  arrachant  le 
fer  de  sa  blessure,  il  rendit  le  dernier  soupir.  — 
Comme  le  pouvoir  se  divisait  entre  les  chefs  nom- 
breux qui  prenaient  le  titre  de  roi  dans  toutes  les 
provinces  du  Nord,  les  scaldes  se  partageaient  en 
autant  de  petites  cours,  dont  ils  faisaient  l'orne- 
ment. Ils  se  multiplièrent  donc,  et  finirent  par  for- 
mer une  classe  et  en  quelque  sorte  une  école  de 
poètes  qui  suivaient  les  chefs  au  combat  pour  chan- 
ter leurs  faits  d'armes,  et  qui  avaient  place  à  leur 
table  pour  rappeler  la  mémoire  des  aïeux.  Ils 
jouissaient  de  privilèges  considérables  ;  et  leurs 
compositions,  transmises  de  bouche,  furent  long- 
temps les  seules  annales  du  Danemark,  de  la  Suède 
et  de  la  Norwége.  Enfin  la  passion  des  chants 
avait  passé  des  grands  au  peuple.  Aux  assemblées 
qui  réunissaient  chaque  année  le  peuple  d'Is- 
lande, des  conteurs  publics  récitaient  les  aven- 
tures des  héros;   d'autres  allaient  chercher  des 
auditeurs  de  bourgade  en  bourgade.  Il  n'était  pas 
permis  de  rebuter  le  chanteur  en  cheveux  blancs 
qui  frappait  à  la  porte.  Ses  récits  faisaient  le  passe- 
temps  des  nuits  d'hiver.  Pour  charmer  les  longues 
veillées  du  Nord,  il  fallait  une  parole  infatigable 
et  une  mémoire  exercée.  On  cite  un  de  ces  rap- 
sodes, l'aveugle  Stuf,  qui  savait  soixante  chants  et 
trente  grands  poëmes.  Il  y  a  peu  de  temps  qu'on 


LA  POÉSIE.  267 

voyait  encore,  parmi  les  pêcheurs  des  îles  Feroë,  des 
vieillards  capables  déchanter  jusqu'au  bout  la  ven- 
geance de  Brunhilde  et  la  douleur  de  Gudrun  (1). 

Ces  mœurs,  mieux  conservées  en  Scandinavie,  La  condition 
ont  laissé  leur  trace  chez  toutes  les  nations  germa-  "^^ff^^ 

.  les  Germains 

niques.  Les  prêtres  des  Gètes  avaient  des  poëmes 
sacrés,  qu'ils  accompagnaient  du  son  des  instru- 
ments. Tacite  trouve  chez  les  Germains  des  hymnes 
en  l'honneur  d'Hercule,  c'est-à-dire  du  dieu  Thor. 
Il  y  avait  aussi  des  formules  magiques  qui  se  chan- 
taient pour  consulter  le  sort,  pour  fermer  les  bles- 
sures, pour  délivrer  des  captifs,  et  dont  quelques- 
unes  sontparvenues  jusqu'à  nous.  S'il  s'agissait,  par 
exemple,  de  guérir  un  cheval  blessé,  on  répétait 
les  vers  déjà  cités  plus  haut,  où  paraissaient  les 
dieux  et  les  déesses  secourant  le  coursier  de  Ëal- 
der,  blessé  dans  la  forêt.  S'il  fallait  faire  tomber 
les  fers  d'un  prisonnier,  on  récitait  cet  autre  chant  : 
ce  Un  jour  les  nymphes  étaient  assises;  elles  étaient 
«  assises  çà  et  là.  Les  unes  nouaient  des  liens,  les 
f(  autres  retenaient  la  marche  de  l'armée,  d'autres 
«  cueillaient  des  fleurs  pour  en  tresser  des  guir- 
cc  landes.  — Captif,  secoue  tes  chaînes,  échappe  à 
«  tes  ennemis.»  Des  compositions  si  mutilées  nous 
apprennent  bien  peu.  Elles  laissent  cependant  pré- 
sumer ce  que  pouvait  être,  dans  des  chants  de  plus 

(1)  Edda  Sœmundar,  t.  11;  Oddrunar  Gratr.,  Havamal,  156; 
Olaf  helges  saga,  218-247.  Geiger,  Svea  rikes  hœfder,  cap.  v. 
W.  Grimm,  Heldensage,  321  ;  P.-E.  Millier,  ûher  die  JEchtIieit  der 
Asalehre. 


268  CHAPITRE  V. 

longue  haleine,  cette  poésie  sacerdotale,  dont  les 
moindres  accents  ne  manquent  ni  de  noblesse  ni 
de  grâce  (1). 

Dans  la  suite,  on  voit  les  rois  des  Francs  et  des 
Anglo-Saxons  exercés  dès  leur  enfance  à  retenir  par 
cœur  les  chansons  héroïques  de  leurs  peuples.  C'est 
ainsi  qu'Alfred  le  Grand  était  resté  jusqu'à  l'âge  de 
douze  ans  dans  une  entière  ignorance  des  lettres 
humaines  ;  mais  jour  et  nuit,  dit  le  chroniqueur, 
il  se  faisait  chanter  des  poëmes  en  langue  barbare, 
qu'il  retenait  de  mémoire.  Aussi  lorsque,  dépossédé 
par  les  Danois,  obligé  de  reconquérir  pied  à  pied 
son  royaume,  il  voulut  pénétrer  dans  le  camp  de 
ces  pirates  pour  épier  leurs  desseins,  il  y  entra 
comme  un  scalde,  la  harpe  à  la  main,  chanta  à  la 
table  du  roi,  et  entendit  les  discours  des  chefs. 
D'autres  fois,  les  princes  ont  des  chanteurs  en  titre, 
qu'ils  chargent  du  soin  de  leur  gloire  et  de  leurs 
plaisirs.  Le  respect  public  entoure  ces  hommes 
inspirés.  La  loi  des  Ripuaires  punit  d'une  peine 
quadruple  celui  qui  a  blessé  à  la  main  un  joueur 
de  harpe.  L'épopée  anglo-saxonne  de  Beowulf 
nous  introduit  à  la  cour  des  princes  danois,  lorsque, 
entourés  de  leurs  compagnons  d'armes,  ils  s'as- 

(1)  Jornandès,  Tacite,  loc.  citât.  J.  Grimm,  Ueber  zwey  ent- 
dtckte  Gedichte,  etc.  Voici  le  texte  du  second  fragment  : 

Eiris  sazun  Idisi  —  sazun  hera  duoder. 
Suma  hapt  heptidum —  suma  heri  lezidun; 
Suma  clubodun  —  uinbi  cuonio  widi, 
Inspring  haptbandun  —  invar  wigandun. 


LA  POÉSIE.  m 

soient  au  banquet,  et  que  la  coupe  étincelante 
passe  de  mains  en  mains.  Alors  on  voit  le  chan- 
teur, «  l'homme  aux  pensées  sublimes  et  dont  la 
a  mémoire  est  pleine  de  chants,  »  prendre  son 
instrument  et  célébrer  premièrement  l'origine  des 
choses  :  «  comment  naquit  la  terre,  la  plaine  bril- 
cc  lante  qu'embrassent  les  eaux  ;  comment  le  Dieu 
«  qui  donne  la  victoire  suspendit  dans  le  ciel  le  soleil 
c(  et  la  lune,  ces  deux  luminaires,  pour  éclairer  les 
c(  hommes;  et  comment  il  para  toutes  les  contrées 
c(  du  monde  avec  des  plantes  et  des  feuillages.  »  Il 
rappelle  ensuite  les  aventures  des  héros,  les  guerres 
d'Hengest  et  d'Offa,  et  le  combat  que  le  vieux  Sige- 
mund  livra  au  dragon  gardien  du  trésor  :  «  Ce  fils  de 
«  prince,  seul,  au  pied  de  la  Roche  grise,  en  vint 
«  aux  prises  avec  la  bête  sauvage  ;  et  il  eut  ce  bon- 
ce  heur  que  son  épée  transperça  le  serpent  aux  di- 
«  verses  couleurs,  et  qu'il  devint  maître  de  l'or 
(c  amoncelé.  »  Mais,  en  même  temps  qu'il  est  dé- 
positaire des  traditions  anciennes,  le  joueur  de  harpe 
sait  «trouver des  paroles  qu'il  lie  harmonieusement 
«  ensemble,  pour  louer  les  grandes  actions  des 
«  hommes  de  son  temps.  »  Il  chante  le  soir  les  vain- 
queurs de  la  journée,  qui  s'enorgueillissent  de  ces 
récits.  On  reconnaît  bien  à  ces  caractères  les  vieux 
Saxons,  les  plus  farouches  des  hommes,  mais  les 
plus  capables  de  civilisation  :  il  n'y  a  pas  de  fête 
pour  eux  sans  des  joies  grossières,  sans  des  nuits 
passées  à  boire  jusqu'à  ce  que  les  guerriers  tombent 


270  CHAPITRE  V. 

ensevelis  dans  le  vin.  Mais  il  n'y  a  pas  de  fête  non 
plus  sans  la  poésie,  qui  est  le  plus  noble  et  le  plus 
délicat  de  tous  les  plaisirs  (1). 

Cependant  les  poêles  des  Germains,  comme 
ceux  des  Scandinaves,  ont  leur  place  ailleurs  que 
dans  les  banquets.  On  les  trouve  sur  les  champs 
de  bataille,  à  côté  des  héros,  dont  ils  sont  les  égaux 
par  la  naissance  et  par  la  valeur.  Ainsi,  dans  le 
poëme  des  Nibelungen,  quand  les  guerriers  bur- 
gondes  venus  au  camp  d'Attila  commencent  à 
reconnaître  les  dispositions  hostiles  des  Huns,  et 
passent  une  nuit  sans  sommeil  sous  le  toit  de  la 
salle  où  on  les  a  hébergés,  Yolker  le  musicien  va 
se  placer  sur  le  seuil  de  la  porte;  «  il  touche  ses 
«  cordes  de  façon  que  toute  la  salle  retentit  ;  il  fait 
c(  entendre  des  airs  doux  et  suaves,  qui  finissent  par 
ce  endormir  sur  leur  couche  les  guerriers  sou- 
c(  cieux.  »  Mais  le  lendemain  il  reparaît  au  premier 
rang  dans  la  mêlée,  aussi  habile  à  manier  le  glaive 
que  l'archet,  jusqu'à  ce  qu'il  meure  de  la  mort 
des  braves.  Souvent  aussi  on  trouve  de  nobles 
chanteurs  chargés  de  ces  défis  ou  de  ces  messages 
dangereux  qui  plaisaient  à  la  témérité  des  hom- 
mes du  Nord.  La  harpe  qu'ils  portent  ne  fait  pas 

(1)  Thégan,  de  Gestis  Ludovici  PU,  c.  xix  :  «  Poetica  carmina 
gentilia  quse  in  juventute  didicerat,respuit.  »  Asser,  edit.  Cambden, 
p.  5  et  13  :  «  Saxonicos  librosrecitare  et  maxime  saxonica  carmina 
discere  non  desinebat,  »  Je  n'ignore  pas  que  Thistoire  d'Alfred 
allant  chanter  dans  le  camp  des  Danois  est  contestée  ;  mais  j'y 
trouve  la  preuve  de  cette  instruction  poétique  que  le  peuple  attri- 
buait à  ses  rois^  * 


LA  POÉSIE.  271 

moins  de  prodiges  que  la  lyre  d'Orphée  :  il  n'y  a 
pas  de  coeurs  si  durs  qu'elle  désespère  de  fléchir. 
Je  ne  puis  me  défendre  de  citer  encore  un  de  ces 
exemples  qui  font  éclater,  sous  des  mœurs  toutes 
barbares,  le  génie  musical  de  l'Allemagne.  On  lit 
dans  un  vieux  poëme  comment  le  roi  de  Frise, 
Hettel,  s'était  épris  de  la  belle  Irlandaise  Hilda, 
que  son  père  Hagen  retenait  prisonnière,  refusant 
les  princes  qui  la  demandaient,  et  faisant  pendre 
les  messagers  qui  portaient  leurs  paroles.  Cepen- 
dant trois  vassaux  du  roi  Hettel  se  chargent  de  l'am- 
bassade. Le  plus  célèbre  des  trois  est  Horrand, 
aussi  habile  musicien  que  bon  guerrier.  Ils  par- 
tent avec  une  riche  cargaison,  prennent  terre  en 
Irlande,  et  se  présentent  au  château  de  Hagen 
comme  des  marchands  étrangers.  Ils  y  passent  plu- 
sieurs jours  ;  on  admire  leur  bonne  mine  et  leur 
magniticence.  «  Or  il  arriva  qu'un  soir  Horrand  se 
mit  à  chanter  d'une  voix  si  merveilleuse,  qu'il 
plut  à  tout  le  monde,  et  les  petits  oiseaux  qui  ga- 
zouillaient dans  la  cour  se  turent,  et  oublièrent 
leurs  chansons  ;  les  bêtes  des  bois  laissèrent  leurs 
pâturages  ;  les  serpents  qui  devaient  cheminer  dans 
l'herbe,  et  les  poissons  qui  devaient  nager  dans  les 
eaux,  ne  se  souvinrent  plus  de  leur  chemin.  Il 
chanta  trois  airs,  et  tous  ceux  qui  étaient  là  trou- 
vèrent le  temps  court.  »  Le  vieil  Hagen  lui-même  est 
ému  ;  il  permet  que  sa  fille  entende  la  voix  du  héros. 
Horrand  fait  si  bien,  que  la  princesse  l'invite  à 


272  CHAPITRE  V. 

monter  près  d'elle,  reçoit  le  message,  se  laisse  con- 
duire sur  les  vaisseaux  des  prétendus  marchands, 
et  devient  Pépouse  du  roi  de  Frise.  —  Horrand  et 
Volker  rappellent  encore  les  scaldes  belliqueux  du 
paganisme;  mais  ils  sont  aussi  les  modèles  des 
poètes  chevaliers,  des  Minnesinger  du  treizième  siè- 
cle, de  ce  Wolfram  d'Eschembach,  par  exemple, 
qui  ne  savait  pas  lire,  mais  qui  composait  de  mé- 
moire un  poëme  de  vingt- quatre  mille  vers  pour 
l'instruction  des  seigneurs  et  des  nobles  dames,  et 
qui  faisait  gloire  de  ses  faits  d'armes  bien  plus  que 
de  ses  chants  (1). 

Mais  c'est  la  destinée  des  arts  de  descendre  dans 
la  foule  et  de  se  populariser,  au  risque  de  s'avilir. 
Au-dessous  de  ces  chanteurs  héroïques,  il  y  en  avait 
d'autres  moins  désintéressés,  qui  vivaient  de  leur 
talent,  visitant  les  manoirs  des  riches,  et  revenant 
chargés  d'or.  L'idéal  d'une  telle  vie,  avec  tout  ce 
qu'elle  avait  de  prestige,  est  exprimé  dans  une 
ballade  anglo-saxonne  d'une  haute  antiquité,  où 
le  poëte  vante  ses  longs  voyages  à  travers  les 
royaumes  et  les  peuples,  sur  la  terre  spacieuse. 
Il  a  hanté,  s'il  faut  l'en  croire,  la  cour  d'Attila, 
celles  d'Ermanaric,  roi  des  Goths,  de  Gibich,  roi 

(1)  Nibelungen,  aventure  30^  —  Gudrunlieder,  publiées  par 
Etmuller,  p.  38  et  suiv.  : 

Diii  lier  in  dem  walde  liezen  sten, 
Die  wûrme  die  da  solten  in  dem  grase  gên, 
Die  vische  die  da  solten  in  dem  wâge  vliezen, 
Die  liezen  ir  geverte  :  jâ  kunde  er  siner  vuoge 
wol  geniezen. 


LA  POÉSIE.  273 

des  Burgondes,  et  de  tous  les  chefs  puissants  du 
Nord;  il  a  pénétré  en  Italie  et  jusque  dans  le  pa- 
lais du  César  des  Grecs  :  aussi  a-t-il  éprouvé  beau- 
coup de  bien  et  de  mal.  C'est  pourquoi  il  peut 
chanter  ce  qu'il  a  vu,  et  raconter  de  longues  his- 
toires aux  convives,  dans  la  salle  où  Ton  boit  l'hy- 
dromel. La  ballade  finit  en  ces  termes  :  «  Ainsi 
vont  cheminant  les  chanteurs  avec  leurs  vers.  Ils 
traversent  beaucoup  de  pays,  ils  avouent  leur  pau- 
vreté, ils  ont  des  paroles  de  reconnaissance.  Tou- 
jours, au  nord  ou  au  sud,  ils  finissent  par  trouver 
quelque  juge  de  leurs  chants,  quelque  chef  pro- 
digue de  présents,  qui  désire  voir  exalter  sa  gran- 
deur devant  ses  nobles  vassaux.  Celui  qui  sait  di- 
gnement célébrer  les  actions  d'autrui  a  la  plus 
solide  gloire  d'ici-bas.  »  Mais  la  gloire  était  le  par- 
tage du  petit  nombre.  Souvent  ces  rapsodes  mer- 
cenaires, repoussés  par  les  grands,  ne  trouvaient 
d'asile  qu'au  foyer  du  pauvre.  Au  huitième  siècle 
on  voyait  encore,  dans  les  villages  païens  de  la 
Frise,  des  aveugles,  des  mendiants  gagner  leur 
pain  en  récitant  aux  paysans  attroupés  c<  les  aven- 
tures du  vieux  temps  et  les  combats  des  anciens 
rois.  »  Après  que  les  sacerdoces  antiques  se  furent 
éteints,  quand  les  Minnesinger  eurent  trouvé  d'au- 
tres héros  à  célébrer  ,  ce  furent  les  poètes  du 
peuple,  ce  furent  ces  misérables,  ces  ignorants 
qui  gardèrent  le  dépôt  des  traditions  nationales. 
Au  dix-septième  siècle,  la  ville  de  Worms  conser- 


274  CIIAI'ITHE  V. 

vait  encore  la  coutume  de  décerner  une  récom- 
pense d'argent  à  l'improvisateur  qui  célébrait  dans 
un  poëme  sans  défaut  Siegfried,  le  meurtrier  du 
dragon  (1). 

Combats      Ainsi  la  poésie  est  d'abord  une  fonction  sacerdo- 

poétiques.  ^  ^ 

taie,  ensuite  une  occupation  aristocratique,  enfin 
un  métier  populaire.  Elle  constitue  pour  ainsi 
dire  une  profession,  qui  a  ses  usages,  qui  a  ses 
charges  et  ses  droits.  Elle  ne  plairait  pas  au  cœur 
violent  des  hommes  du  Nord,  si  elle  n'avait  pas 
aussi  des  combats  et  des  périls.  Rien  n'est  plus 
commun  dans  l'Edda  que  les  assauts  de  paroles  où 
deux  improvisateurs  se  provoquent  par  des  ques- 
tions obscures,  poussent  leurs  interrogations  sur 
tous  les  points  difficiles  de  la  mythologie,  rivali- 
sent de  savoir  et  d'éloquence,  jusqu'à  ce  que  l'un 
d'eux  reste  vainqueur  :  souvent  la  mort  est  le  par- 
tage du  vaincu.  Odin,  le  dieu  des  vers,  donna  le 
premier  exemple  de  ces  luttes.  Un  jour  il  quitte  le 
ciel;  il  veut  éprouver  la  sagesse  du  géant  Vafthru- 
dnir,  qui  a  visité  les  neuf  mondes  et  qui  sait 
toutes  choses.  Caché  sous  un  visage  d'emprunt, 
il  entre  dans  la  salle  du  géant,  s'assied  devant 

(1)  Voici  la  traduction  latine  de  quelques  vers  de  ce  chant  anglo- 
saxon,  publié  par  Thorpe  dans  sa  belle  édition  du  Codex  exonien- 
sis,  p.  318  :  «  Ita  commeantes  —  cum  canlilenis  feruntur  —  poetae 
horainum  —  per  terras  multas.  —  Necessitatem  dicunt,  —  gratias 
agunt.  —  Semper  a  meridie  aut  borea  —  inveniunt  unum  —  car- 
minum  cognitoreiii,  —  prodigum  donorum.  »  Cf.  l'histoire  de 
l'aveugle  Bernlef  dans  la  vie  de  saint  Liudger,  BoUand.,  Act.  SS> 
MartiL  W,  Grimra,  Heldensage,  p.  320, 


LA  POÉSIE.  2:5 

lui,  et  tous  deux  conviennent  de  jouer  leur  tête 
au  combat  du  chant.  Le  géant  demande  à  son 
adversaire  les  noms  des  chevaux  qui  mènent  dans 
le  ciel  le  char  du  jour  et  celui  de  la  nuit;  com- 
ment s'appelle  le  fleuve  qui  partage  la  terre  entre 
les  hommes  et  les  dieux;  quelle  est  la  plaine  où 
les  Ases  livreront  leur  dernière  bataille.  Odin  ré- 
pond d'abord  ;  il  interroge  ensuite  :  D'où  vient  la 
terre  et  d'où  naquit  le  ciel  ?  Quels  plaisirs  occu- 
pent les  héros  morts  dans  les  cours  de  la  Ya- 
Ihalla?  Quelle  destinée  attend  le  monde  après 
l'embrasement  général?  Enfin,  quel  nom  mysté- 
rieux fut  murmuré  à  l'oreille  de  Balder  quand  on 
le  plaça  sur  le  bûcher?  A  cette  dernière  question, 
le  géant  reste  muet,  reconnaît  son  interlocuteur, 
et  paye  de  sa  vie  l'honneur  d'avoir  lutté  contre 
un  dieu.  L'Allemagne  connut  aussi  ces  duels  poé- 
tiques. J'en  trouve  un  vestige  dans  le  fabuleux 
récit  du  combat  de  la  Wartburg.  En  présence  du 
landgrave  de  Thuringe  et  de  toute  sa  cour,  se  pré- 
sentent sept  poètes  :  l'un  d'eux  s'annonce  pour  le 
champion  du  duc  d'Autriche,  et  défie  les  autres 
chanteurs  de  lui  opposer  un  égal  ;  s'il  succombe 
dans  la  dispute,  il  consent  à  être  juslicié  comme 
un  voleur.  La  dispute  s'engage  ;  les  chants,  les  ré- 
cits, les  énigmes,  se  succèdent.  Cependant  le  bour- 
reau se  tient  prêt,  et  le  vaincu  perdrait  en  effet  la 
tête,  si  la  landgravine  ne  lui  tendait  la  main  pour 
le  sauver.  Au  fond  de  cette  fiction  chevaleresque 


276  CHAPITRE  V. 

du  treizième  siècle,  on  voit  percer  un  souvenir  des 
temps  païens  (1). 

Jusqu'ici  les  mœurs  poétiques  de  l'ancienne  Ger- 
manie rappellent  celles  des  premiers  âges  de  la 
Grèce  :  d'abord  les  prêtres,  comme  Orphée,  Linus, 
Amphion,  qui  font  servir  l'art  des  vers  au  culte  des 
dieux  et  à  l'instruction  des  peuples;  puis  les  chan- 
teurs, qu'Homère  représente  assis  à  la  table  des 
rois,  où  Ton  écoute  leurs  conseils  aussi  bien  que 
leurs  récits  ;  enfin  les  rapsodes  parcourant  les  villes 
la  branche  d'olivier  à  la  main,  et  célébrant  sur  la 
lyre  les  combats  des  héros.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  as- 
sauts de  chant,  avec  leur  condition  fatale,  qui  ne 
trouvent  un  exemple  dans  la  fable  deMarsyas  vaincu 
et  écorché  par  Apollon.  Ce  ne  sont  ni  les  goûts  san- 
guinaires ni  les  images  monstrueuses  qui  man- 
quent dans  les  premières  créations  de  la  poésie 
grecque  :  il  s'y  voit  assez  de  parricides,  assez  de 
géants,  d'hydres,  de  gorgones  et  de  centaures,  pour 
trahir  le  désordre  des  imaginations  et  la  barbarie 
(Je  l'art.  Mais  ces  ressemblances  ne  vont  pas  au  delà 
des  temps  homériques.  kyecY Iliade^  tout  change  : 
le  sentiment  de  l'ordre  s'introduit  dans  l'art  grec 
et  ne  lui  laissera  plus  de  repos  qu'il  ne  l'ait  poussé 
à  la  dernière  perfection.  D'un  côté,  ce  chaos  de 
fables  se  débrouille,  les  monstruosités  sont  rejetées 

(1)  Edda  Sœmundai\  t.  I.  Wafthrudnismal .  Krieg  zu  Wart- 
burg,  dans  la  collection  des  Minnesinger,  publiée  par  Von  der 
Hagen. 


LA  POÉSIE.  277 

sur  le  fond  du  théâtre,  la  nature  seule  occupe  la 
scène  ;  elle  y  paraît  avec  vérité,  avec  simplicité, 
mais  avec  ce  je  ne  sais  quoi  de  divin  qui  ea  re- 
hausse toutes  les  proportions.  D'un  autre  côté, 
l'harmonie  des  idées  passe  dans  la  prosodie,  dans 
tout  le  langage  ;  elle  lui  communique  une  douceur, 
une  force,  une  clarté  inimitables.  Mais  ces  progrès 
étaient  soutenus  par  tous  les  efforts  d'une  civilisa- 
tion qui  a  fait  l'admiration  du  monde .  Au  contraire, 
les  habitudes  violentes  des  Germains  devaient  en- 
tretenir le  trouble  dans  leur  poésie  comme  dans 
leur  langue  et  dans  leurs  lois.  L'art  y  était,  mais 
incapable  de  corriger  la  grossièreté  de  ses  inven- 
tions et  l'insuffisance  de  ses  formes. 

11  semble  que  ce  soit  une  tentative  étrange  que  prosodie  des 
de  déterminer  les  formes  de  versification  pratiquées  germaniques. 

^  ^  Allitération. 

chez  les  Germains  de  Tacite.  Cependant  je  crois 
possible  d'en  indiquer  les  traits  principaux,  en 
cherchant  ce  qui  s'en  est  conservé  chez  les  peuples 
du  Nord.  Je  pense  reconnaître  la  prosodie  primi- 
tive des  langues  germaniques,  lorsque,  du  septième 
siècle  au  neuvième,  je  vois  les  mêmes  règles  ob- 
servées avec  la  plus  exacte  uniformité  dans  tout  ce 
qui  nous  reste  de  poëmes  teutoniques ,  anglo- 
saxons  et  Scandinaves. 

Si  donc  on  rapproche  quelques  fragments  teu- 
toniques qui  paraissent  dater  des  temps  mérovin- 
giens, si  on  les  compare  aux  plus  anciennes  poésies 
anglo-saxonnes  et  aux  chants  de  l'Edda,  on  trouve 


278  CHAPITRE  V. 

que  tout  l'artifice  des  vers  s'y  réduit  à  deux 
moyens  :  l'accentuation  et  l'allitération.  Et  d'abord 
il  n'y  faut  pas  chercher  une  succession  régulière 
de  syllabes  longues  et  brèves,  comme  chez  les  an- 
ciens ;  on  n'y  voit  pas  non  plus  un  nombre  fixe  de 
syllabes  quelconques,  comme  chez  les  modernes  :  la 
règle  n'exige  qu'un  nombre  égal  de  syllabes  accen- 
tuées. Le  vers  ordinaire  compte  deux  accents, 
c'est-à-dire,  deux  élévations  de  voix  et  deux  chutes. 
En  second  lieu,  les  vers  se  succèdent  deux  à  deux, 
liés,  non  par  la  rime,  qui  est  le  retour  des  mêmes 
désinences,  mais  par  l'allitération,  qui  est  le  retour 
des  mêmes  initiales.  La  versification  est  riche  quand 
l'initiale  revient  trois  fois,  quand  la  même  lettre 
commence  deux  mots  dans  le  premier  vers,  un  dans 
le  second.  Au  fond,  ces  règles  dérivent  des  lois  mu- 
sicales auxquelles  obéissent  toutes  les  poésies. 
L'oreille  y  trouve  deux  plaisirs  :  le  plaisir  de  la  ca- 
dence et  celui  de  la  consonnance.  Elle  aime  cette 
variété  d'inflexions,  cette  succession  de  notes  qui 
montent  et  qui  descendent,  et  d'où  résulte  une 
sorte  de  mélodie.  Elle  aime  aussi  la  répétition  des 
mêmes  sons,  qui  met  l'unité  dans  la  variété,  qui 
lie  les  deux  vers  pour  en  former  une  période  har- 
monieuse. Mais  ce  ne  sont  là  que  les  premiers  ef- 
forts de  l'art  naissant.  L'accentuation  tenait  lieu  de 
rhythme  dans  les  anciens  chants  populaires  latins; 
l'allitération  régnait  dans  les  poëmes  des  Celtes  et 
des  Finnois.  Il  y  a  loin  d'un  procédé  si  facile  à  la 


LA  POÉSIE.  ^70 

savante  versification  des  Grecs,  à  ces  lois  sévères 
qui  contraignaient  le  génie,  qui  le  gênaient,  qui 
l'irritaient;  mais,  dans  cette  lutte,  dans  cette  indi- 
gnation de  la  pensée  contre  les  difficultés  de  la 
parole,  la  verve  éclatait  enfin,  d'autant  plus  puis- 
sante qu'elle  était  réglée  :  Facit  indignatio  ver- 
sum  (1). 

(1)  Voici  des  exemples  d'allitération  : 

1°  En  Scandinave,  Volospa,  str.  5  : 

Sol  varp  sunnan  Sol  e  meridie, 

Sinni  mana.  Socius  lunye... 

2°  En  anglo-saxon,  Beowulf,  v.  7  : 

Oft  Scyld  Scefing,  SsGpe  Scyld  Scefi  filius, 

Sceathen  threaturi.  Hostibus  congestis... 

5"  En  teutonique,  voy.  l'invocation  magique  ci-derrière  : 

Suma  //apt  ^eptidun,       Alia^  vincula  vinciebant, 
Suma  Hen  lezidun.        Alise  exercilum  niorabantur. 

Je  me  range  ici  au  système  de  M.  Hask,  qui  divise  en  deux  vers  les 
deux  membres  de  phrases  allitérés.  M.  Grimm  n'en  fait  qu'un  seul 
vers  en  deux  hémistiches . 

On  trouve  des  traces  d'allitération  dans  les  plus  anciens  monu- 
ments latins  ;  par  exemple,  dans  les  termes  de  droit  :  Félix  faus- 
iumque,  puro  pioque,  templa  tesqunque,  sane  sarteque.  Elle  repa- 
raît chez  les  poètes  latins  des  temps  barbares  ;  par  exemple,  dans 
les  poésies  de  S.  Fortunat  : 

V.  347  :  Dum  rapil,  eripitur  rapienda  rapina  rapaci. 
506  :  Fœdera  fida  fides  formosat  fœda  fidelis. 
508  :  Ulustris  lustrante  viro  loca  lustra  ligustra. 

Du  même  genre  était  ce  poëme  en  l'honneur  de  Charles  le 
Chauve  dont  tous  les  vers  commençaient  par  un  C  : 

Carmina  clarisonsc  calvis  cantate  Camœnœ. 

Nous  avons  des  exemples  somblables  dans  plusieurs  idiotismes 
français  :  Sain  et  sauf,  fort  et  ferme,  bel  et  bon,  feu  et  flamme. 


280  CHAPITRE  V. 

Le  génie  indiscipliné  des  barbares  n'aurait  pas 
supporté  les  chaînes  d'une  rigoureuse  prosodie  ;  il 
n'était  pas  non  plus  capable  de  ce  travail  soutenu 
qui  fait  la  perfection  du  style.  Dans  les  chants  an- 
glo-saxons et  Scandinaves,  on  reconnaît  des  ima- 
ginations que  rien  ne  gouverne.  Elles  s'élèvent 
avec  une  admirable  impétuosité  ;  mais  elles  ne  se 
maîtrisent  pas,  elles  s'oublient.  Leur  dessein  se 
trouble  ;  le  poëme  commençait  par  un  récit  d'épo- 
pée, un  dialogue  dramatique  l'interrompt  brusque- 
ment, et  finit  avec  tout  le  désordre  d'une  composi- 
tion lyrique.  Le  sublime  y  étincelle,  mais  l'obscurité 
le  suit  souvent.  Toute  clarté  se  perd  au  milieu 
d'un  nombre  infini  d'allusions,  d'énigmes,  d'allé- 
gories. Jamais  l'horreur  du  mot  propre,  jamais  la 
passion  des  figures  ne  fut  poussée  si  loin  que  chez 
ces  pirates  de  la  mer  du  Nord.  L'or,  qu'ils  supposent 
recueilli  dans  les  fleuves,  s'appellera  dans  leurs 
vers  la  flamme  des  eaux,  la  grêle  sera  la  pierre  des 
nuages,  un  vaisseau  devient  le  coursier  de  VOcéan, 
et  un  cheval  le  vaisseau  de  la  terre;  la  harpe  s'ap- 
pelle le  bois  du  plaisir^  et  les  larmes  Veau  du  cœur. 
Les  scaldes  se  vantaient  de  donner  au  dieu  Odin 
cent  quinze  noms,  et  de  pouvoir  désigner  une  île 
par  cent  vingt  et  une  périphrases  différentes  (1). 
Avec  une  telle  poésie,  il  ne  faut  point  s'étonner 


(1)  Edda,  passim.  —  Le  bois  du  plaisir  et  Veau  du  cœur  sont 
des  expressions  du  poëme  de  Beowulf.  Cf.  P.  E.  Miiller,  ûber  die 
JEchtheit  der  Asalehre. 


LA  POÉSIE.  .  281 

que  les  Germains  n'eussent  pas  de  prose.  La  poésie 
est  la  forme  naturelle  du  langage  ;  c'est  le  flot  de 
la  mer,  le  balancement  des  forêts,  le  souffle  de  la 
poitrine,  qui  donne  le  premier  exemple  du  rhythme 
et  de  la  mesure.  C'est  la  sensibilité  qui  se  satis- 
fait par  les  chants,  comme  par  les  cris  et  les  pleurs. 
Voilà  pourquoi  les  vers  se  composent  et  se  conser- 
vent sans  le  secours  de  l'écriture,  de  sorte  que 
l'improvisation  n'est  jamais  si  fréquente  que  par- 
mi les  peuples  ignorants.  Au  contraire,  la  prose 
est  l'ouvrage  delà  raison  maîtresse  d'elle-même  et 
maîtresse  de  sa  parole,  tirant  de  son  propre  fonds 
et  de  l'ordre  même  de  ses  pensées  la  forme  qu'elle 
donne  au  discours.  Elle  suppose  donc  toute  l'acti- 
vité de  l'esprit  humain.  Elle  veut  un  travail  inté- 
rieur, que  l'écriture  seule  peut  soutenir.  C'est  pour- 
quoi il  n'y  a  de  prose  que  chez  les  nations  qui 
écrivent,  chez  les  nations  laborieuses,  et  par  con- 
séquent civilisées.  Les  Germains  possédaient  un  al- 
phabet; mais  nous  ne  l'avons  vu  employé  qu'à  des 
usages  superstitieux,  tout  au  plus  à  de  courtes 
inscriptions  sur  les  rochers  et  les  tombeaux.  Les 
plus  anciens  monuments  en  prose  sont  des  traduc- 
tions du  grec  et  du  latin.  La  syntaxe  des  textes  ori- 
ginaux y  est  suivie  avec  une  si  timide  exactitude, 
qu'il  y  faut  bien  reconnaître  les  premiers  essais 
d'une  langue  qui  n'a  point  de  règle  pour  la  con- 
struction prosaïque.  Il  n'y  aurait  jamais  eu  de  li- 
vres chez  un  peuple  qui  en  a  tant  fait  depuis,  s'il 

ET.  GERM.  I.  19 


282  »  CHAPITRE  V. 

n'eût  passé  par  les  écoles  des  moines  latins  de 
Fulde  et  de  saint-Gall  (1). 
Ce  qu'il  y  a     Cependant  la  poésie  du  Nord  était  bien  moins 

de  barbare  ^ 

"'XK.''^  barbare  par  la  forme  que  par  le  fond.  On  n'y  voit  pas 
d'effort  pour  épurer  les  fictions  d'une  mythologie 
grossière.  On  y  sent  partout  les  deux  passions  qui 
poussaient  les  Germains  sur  la  frontière  romaine  et 
les  pirates  normands  sur  les  mers  :  la  passion  de 
l'or  et  celle  du  sang.  Yoici  les  conseils  que  le  poëte 
du  Havamal  donne  à  son  disciple  :  a  Qu'il  se  lève 
«  matin  celui  qui  en  veut  aux  richesses  et  à  la  vie 
«  d'autrui.  Rarement  le  loup  qui  reste  couché 
c(  trouve  une  proie,  rarement  l'homme  qui  dort 
c(  trouve  la  victoire.  —  Si  tu  connais  un  homme 
c<  à  qui  tu  te  fies  peu ,  et  dont  tu  veuilles  tirer 
«un  service,    tiens -lui  un  langage  flatteur, 
«  dissimule  ta  pensée  :  rends-lui  mensonge  pour 
c(  mensonge.  »  Toute  la  fable  de  Sigurd  n'est  que 
l'histoire  d'un  trésor  et  de  plusieurs  vengeances  : 
les  frères,  pour  un  peu  d'or,  y  font  égorger  leurs 
frères  ;  les  héros  arrachent  le  cœur  de  leurs  enne- 
mis et  en  boivent  le  sang  ;  une  mère  tue  ses  en- 

(1)  La  version  d'Ulphilas  suit  mot  à  mot  le  texte  grec  des  Evan- 
giles ;  exemple  : 

Atta    unsar  thu  in       himinam,       veihnai      namô  theins 
HocTEp    "n^JM^    é    £v      Toï;  oùpavoîç,     à-yiaaÔTirw    to  ôvou.â  gcm. 

Quimai  thiudinassus  theins.  Vairthai  vilja  theins  sve  in  liimina 
ÊXÔSTW    il  êaadei'a     cou.    rsvTiÔïiTa)  to  ôsXrifAoc  ao\)    cb;  èv  oupavco 

jah  ana  airtha. 
«al  im  TY.i  'iYii. 


LA  POESIE.  283 

fants,  jette  leur  chair  dans  des  vases  remplis  de 
miel  qu'elle  met  sur  la  table  de  son  mari,  le  poi- 
gnarde lui-même  après  cet  horrible  festin,  et  l'en- 
sevelit sous  les  ruines  de  son  palais  incendié.  Le 
poëte  achève  son  récit  en  déclarant  heureux  «  l'hom- 
c<  me  qui  engendrera  une  telle  fille,  une  femme 
«  aux  actions  fortes  et  glorieuses  !  »  Ce  ne  sont 
point  ici  les  emportements  d'une  imagination  en 
délire;  ce  sont  bien  les  mœurs,  non  des  Scandi- 
naves seulement,  mais  de  toutes  les  nations  germa- 
niques. Ces  spectacles  de  carnage  se  renouvellent 
encore  dans  l'épopée  allemande  des  Nibelungen.  On 
y  voit  des  guerriers  épuisés  de  fatigue  et  de  soif, 
et  leur  chef  leur  crie  :  «  Si  quelqu'un  a  soif,  qu'il 
«  boive  du  sang  !  »  «  Or  l'un  d'eux  s'en  fut  là  où 
il  y  avait  des  morts;  il  s'agenouilla  près  d'une 
blessure  et  détacha  son  casque  ;  alors  il  commença 
à  boire  le  sang  qui  ruisselait,  et,  quoiqu'il  n'y 
fût  pas  accoutumé,  cela  lui  parut  grandement 
bon  (1).  » 

Mais  nulle  part  les  instincts  avares  et  sangui- 
naires n'éclatent  plus  violemment  que  dans  la  fable 

(1)  Edda  Sœmundar,  Havamal,  45,  58.  Fafnishana,  II  :  Pe- 
cunia  potiri  vult  —  hominum  quisque  —  perpetuo  usque  ad  diem 
unicam.  —  Nam  semel  —  débet  viventium  quisque  —  descendere 
ad  Helam.  —  Atlamal  :  Beatus  est  posterorum  quisque  —  cui  gi- 
gnere  contigit  talem  —  puellam,  fortium  factorum  laude,  —  qua- 
lem  Giukius  procreavit  !  Cf.  Nibelungeii,  34"  aventure. 

Do  gi.e  der  recken  einer  di;  cr  einen  tôten  vant  : 

Er  kniet  im  zuo  der  wunden,  den  helm  er  abe  gebant  ; 

Do  begtinde  er  trinken  daz  fliezende  bluot  : 

Svie  ungewon  ers  wœre,  ez  dùhte  in  grœzlichen  guet. 


284  CHAPITRE  V. 

du  forgeron  Weland,  qui  a  laissé  des  souvenirs  sur 
tous  les  points  de  l'Europe  occupés  par  les  Ger- 
mains, depuis  les  Pyrénées  jusqu'à  la  mer  Glaciale. 
Longtemps,  en  Allemagne,  on  montra  la  forge  de 
Weland.  En  Islande,  un  habile  artisan  s'appelle 
encore  un  Volundr.  Une  complainte  anglo-saxonne 
célèbre  les  malheurs  de  Weland,  et  les  habitants  du 
Berkshire  faisaient  voir  la  pierre  sur  laquelle  l'ou- 
vrier invisible  ferrait  les  chevaux  des  voyageurs. 
Les  romans  chevaleresquesfrançais  veulent  que  les 
armes  bien  trempées  sortent  de  l'atelier  de  Galand 
(ou  Waland),  qui  forgea  les  trois  bonnes  épées 
Flamberge,  Hauteclere  et  Joyeuse.  Voici  donc  l'a- 
venture du  forgeron  telle  que  la  raconte  l'Edda, 
telle  qu'au  treizième  siècle  l'évêque  norwégien  Biorn 
de  Nidaros  l'entendit  répéter  encore  à  la  cour  de 
l'empereur  Frédéric  II  (1  ) . 

Au  temps  où  le  roi  Nidur  régnait  en  Suède,  trois 
Finnois  vinrent  s'établir  dans  la  vallée  du  Loup, 
tous  trois  frères  et  de  race  royale.  Gomme  ils  er- 
raient un  jour  autour  du  lac  qui  arrose  la  vallée, 
ils  virent  que  trois  Valkyries  s'y  baignaient  en  filant 
du  lin  ;  elles  avaient  laissé  leurs  vêtements  sur  la 
rive.  Chacun  des  trois  frères  en  prit  une  pour 
épouse.  Volundr,  le  plus  jeune  des  trois,  eut  en 
partage  la  belle  Alvitra,  qui  savait  toutes  choses. 
Mais  après  sept  hivers  les  trois  Valkyries  se  souvin- 


(1)  Vilkina  Saga,  Edda  Sœmundar,  t.  II;  Vœlundar  quida. 


LA  POÉSIE.  285 

rent  des  combats  où  elles  avaient  coutume  de  se 
mêler,  et,  quittant  leurs  époux,  elles  retournèrent 
sur  les  champs  de  bataille.  Deux  des  frères  se  mi- 
rent à  leur  poursuite,  Tun  du  côté  du  levant,  l'au- 
tre du  côté  du  couchant.  Mais  Volundr  resta  seul 
dans  la  vallée;  il  resta  assis  tout  le  jour,  il  forgea 
l'or  rouge,  il  y  enchâssa  des  pierres  précieuses,  il 
fit  un  grand  nombre  d'anneaux  qu'il  suspendit  à  un 
cordon  d'écoice,  attendant  s'il  plairait  à  sa  belle 
épouse  de  revenir. 

Or  il  arriva  que  le  roi  Nidur  entendit  parler  de 
Volundr  et  de  ses  richesses.  Il  prit  donc  avec  lui  des 
hommes  armés,  s'enfonça  dans  la  vallée  du  Loup, 
força  l'entrée  de  la  forge,  fit  lier  Volundr  qui  dor- 
mait, lui  prit  son  glaive  étincelant  et  s'empara  des 
anneaux  d'or,  dont  il  destina  le  plus  riche  à  Bod- 
vilda,  sa  fille.  Il  retourna  chez  lui  chargé  d'or  et 
ramenant  son  prisonnier.  Et  Volundr  grinçait  des 
dents  en  voyant  son  glaive  aux  mains  du  roi  et  son 
anneau  au  doigt  d'une  étrangère.  La  reine  s'en 
aperçut  :  elle  conseilla  de  mettre  le  captif  hors 
d'état  de  nuire.  «Craignez,  dit-elle,  ce  serpent  au 
c(  regard  perfide  ;  coupez-lui  les  nerfs  et  jetez-le 
«  dans  l'île  de  Sœvarstod .  »  On  coupa  donc  à  Volundr 
les  nerfs  des  jarrets,  on  le  jeta  dans  l'île,  on  lui 
bâtit  une  forge,  et  il  y  travaillait  pour  le  roi  Nidur 
à  des  ouvrages  d'or  et  d'argent.  Mais  il  travaillait 
aussi  à  sa  vengeance. 

Un  jour,  les  deux  fils  de  Nidur  vinrent  trouver 


286  CHAPITRE  V. 

le  forgeron,  et,  s'étant  fait. donner  les  clefs  de  son 
coffre,  ils  y  virent  beaucoup  d'or  rouge  et  de  joyaux. 
Et  Yolundr  leur  dit  :  «  Venez  demain,  venez  seuls, 
«  et  je  ferai  en  sorte  de  vous  donner  tout  cet  or. 
c(  Mais  ne  dites  ni  aux  femmes,  ni  aux  serviteurs, 
c<  ni  à  personne,  que  vous  venez  près  de  moi.  »  Le 
lendemain,  de  bonne  heure,  les  deux  frères  s'appe- 
lèrent l'un  et  l'autre.  «Allons,  dirent-ils,  voir  le 
«  trésor.  »  Ils  y  allèrent,  et,  s'étant  fait  ouvrir  le 
coffre,  ils  y  regardaient  avec  avidité.  Yolundr  leur 
coupa  la  tête;  il  cacha  leurs  restes  sous  le  fourneau. 
Puis  il  prit  leurs  crânes,  les  entoura  d'argent,  et 
en  fit  des  coupes  pour  le  roi  Nidur  leur  père  ;  il 
enchâssa  les  prunelles  de  leurs  yeux  comme  des 
pierres  précieuses,  et  les  envoya  à  la  reine  leur 
mère.  De  leurs  dents  il  fit  une  parure,  et  l'envoya 
à  Bodvilda  leur  sœur.  Un  peu  après,  Bodvilda  étant 
venue  le  prier  de  réparer  l'anneau  qu'elle  avait 
brisé,  il  lui  présenta  un  breuvage  enivrant,  et  la  dés- 
honora, ce  C'est  maintenant,  s'écria-t-il,  que  je  suis 
«  vengé.  » 

En  même  temps  Yolundr  s'ajusta  des  ailes  qu'il 
s'é(ait  secrètement  ft^briquées,  et  il  s'éleva  en  riant 
dans  les  airs.  Or  il  passa  devant  la  salle  où  le  roi 
Nidur  attendait  ses  enfants,  et  le  roi  lui  cria:  «  Qu'a- 
ce t-on  fait  de  mes  fils?»  Yolundr  répondit  :  ce  Jure- 
«  moi  premièrement  par  le  bord  de  ton  vaisseau  et 
c(  par  le  cercle  de  ton  bouclier,  jure  par  l'épaule 
c(  de  ton  cheval  et  par  la  pointe  de  ton  glaive,  que 


L\  POÉSIE.  287 

«  lu  respecteras  celle  qui  est  devenue  l'épouse  de 
«  Volundr...  Et  maintenant  va  dans  la  forge  que  tu 
ce  as  fait  construire  ;  tu  y  trouveras  les  soufflets 
ce  teints  de  sang.  J'ai  coupé  la  tête  de  tes  enfants, 
c(  et  j'ai  caché  leurs  restes  sous  le  fourneau.  De 
c(  leurs  crânes  j'ai  fait  des  coupes  garnies  d'argent 
'c(  pour  le  roi  Nidur.  J'ai  enchâssé  les  prunelles  de 
c(  leurs  yeux  comme  des  pierres  précieuses,  et  je 
c(  les  ai  envoyées  à  la  reine  leur  mère.  De  leurs 
ce  dents  j'ai  fait  une  parure,  et  je  Tai  envoyée  à 
ce  Bodvilda  leur  sœur.  Et,  à  l'heure  qu'il  est,  Bod- 
ce  vilda  porte  dans  ses  flancs  un  fils  de  Volundr, 
ce  elle,  la  seule  enfant  qui  vous  reste  à  tous  deux.  » 
Alors  le  roi  s'écria  :  ce  Tu  n'as  jamais  proféré  une 

parole  qui  me  causât  plus  de  douleur.  Mais  il  n'y 
ce  a  pas  d'homme  assez  grand  pour  qu'à  cheval 
ce  même  il  puisse  te  combattre  ;  il  n'y  en  a  pas  d'as- 
ce  sez  fort  pour  te  frapper  d'en  bas,  tandis  que  tu 
ce  planes  là-haut  dans  les  nues  (1).  » 

Il  semble,  au  premier  aspect,  que  cette  fable  soit, 
comme  Volundr  lui-même,  d'origine  finnoise  :  elle 
convient  au  caractère  industrieux  et  cruel  que  les 
Scandinaves  prêtent  aux  peuples  de  la  Finlande,  leurs 
éternels  ennemis.  Cependant  c'est  Volundr  qui  joue 
ici  le  rôle  héroïque  ;  c'est  lui  que  le  poëte  chante  et 

(1)  Vœlundar  quida.  Sur  le  mythe  de  Weland,  voyez  W.  Grimm, 
Heldensage,  et  l'intéressant  travail  de  M.  Francisque  Michel.  M.  Am- 
père, Histoire  littéraire  de  France,  t.  II,  a  indiqué  les  traces  que 
ce  mythe  a  laissées  dans  les  vieilles  traditions  françaises^ 


288  CHAPITRE  V. 

que  les  auditeurs  admirent  ;  c'est  lui  qui  a  survécu 
comme  un  personnage  national  dans  la  mémoire 
des  peuples.  Des  traditions  nombreuses  en  font  le 
fils  du  géant  Wate,  établi  dans  l'île  de  Seeland,  et 
le  petit-fils  du  roi  de  Suède,  Wilkinus,  qui  s'unit  à 
une  déesse  des  eaux.  D'autres  fois  Yolundr  est  un 
Elfe,  c'est-à-dire  un  être  divin  ;  et  l'on  se  rappelle 
qu'en  effet  le  travail  des  métaux  est  compté  parmi 
les  plaisirs  des  dieux.  L'Edda  représente  les  Ases 
bâtissant  une  ville  dans  la  plaine  de  l'Ida  :  ils  y 
élèvent  des  temples,  des  autels  et  des  fourneaux  ;  ils 
fabriquent  d'abord  des  tenailles  et  des  instruments 
de  forgeron,  puis  des  joyaux  de  toute  sorte,  ce  et  les 
c(  ouvrages  d'or  ne  leur  manquent  pas.»  Ces  dieux, 
prêtres  et  forgerons,  rappellent  singulièrement  les 
plus  vieilles  religions  de  la  Grèce,  les  dactyles  du 
mont  Ida,  les  telchines,  les  cabires,  tous  travaillant 
le  fer,  tous  pontifes  et  magiciens  (1).  A  leur  tête  est 
Vulcain,  père  d'une  race  d'ouvriers,  dont  le  plus 
habile  sera  Dédale.  Vulcain  est  boiteux,  comme 
Weland.  Mais  la  ressemblance  va  jusqu'aux  der- 
niers détails  en  la  personne  de  Dédale,  lui  aussi 
prisonnier  d'un  roi,  lui  aussi  travaillant  dans  une 
île,  et  s' échappant  enfin  avec  les  ailes  qu'il  s'est 
faites;  lui  aussi  est  resté  si  populaire  chez  les  an- 
ciens, qu'on  disait  proverbialement  un  ouvragé  de 
Dédale  pour  désigner  un  ouvrage  parfait.  De  telles 

(1)  Guigniaut,  Religions  de  V Antiquité,  t.  H,  p.  275. 


LA  POÉSIE.  289 

analogies  supposent  assurément  une  tradition  com- 
mune; mais  on  retrouve  toute  la  différence  des  deux 
poésies  dans  les  traits  qu'elles  choisissent  et  dans 
les  couleurs  qu'elles  y  mettent.  Ce  qui  émeut  les 
poètes  classiques,  c'est  la  destinée  d'Icare,  de  ce 
jeune  fils  que  Dédale  emmène  dans  sa  course  aé- 
rienne, dont  il  dirige  l'essor  comme  l'oiseau  dirige 
le  premier  vol  de  ses  petits.  Mais  le  téméraire  en- 
fant s'élève  trop  haut  :  la  cire  de  ses  ailes  se  fond 
aux  approches  du  soleil,  il  est  précipité  dans  la  mer. 
En  vain  Dédale,  descendu  sur  le  rocher  de  Gumes, 
voulut  graver  aux  portes  d'un  temple  l'histoire  de 
ses  malheurs  :  deux  fois  il  essaya  de  ciseler  dans  l'or 
la  chute  d'Icare,  deux  fois  retombèrent  ses  mains 
paternelles.  Voilà  le  récit  que  les  Grecs  et  les  La- 
tins ne  se  lassaient  pas  d'entendre  et  de  répéter.  Ils 
en  avaient  fait  la  plus  touchante  des  élégies  ;  ils  y 
trouvaient  un  sujet  de  pitié,  c'est-à-dire  d'un  sen- 
timent qui  rend  l'homme  meilleur.  L'épisode  de 
Dédale  reviendra  encore  dans  ce  sixième  chant  de 
V Enéide  qu'Auguste  se  faisait  lire  par  Virgile.  Au 
contraire,  ce  qui  plaît  aux  scaldes  Scandinaves, 
c'est  le  spectacle  d'un  ressentiment  que  rien  ne 
désarme  ;  c'est  ce  captif,  ce  boiteux,  qui  sait  dissi- 
muler, punir  un  roi,  et  lui  échapper  enfin.  Je  ne 
vois  plus  dans  l'histoire  de  Volundr  qu'un  sujet 
d'horreur,  un  récit  fait  pour  flatter  les  plus  mau- 
vais appétits  de  la  nature  humaine,  un  chant  digne 
d'avoir  été  chanté  au  festin  fameux  où  Alboin,  roi 


290  CHAPITRE  V. 

des  Lombards,  contraignit  Rosemonde  à  boire  dans 
le  crâne  de  son  père. 

C'est  que  la  poésie  n'a  pas  tout  le  pouvoir  qu'on 
lui  suppose.  Il  faut  qu'elle  prenne  les  héros  de  la 
tradition,  les  mœurs  de  la  société;  et,  comme  elle 
est  le  plus  populaire  de  tous  les  arts,  elle  en  est 
aussi  le  moins  libre,  puisqu'elle  doit  se  rendre  l'in- 
terprète de  toutes  les  croyances  et  de  toutes  les  pas- 
sions nationales.  Les  annales  d'un  peuple  ne  don- 
nent que  la  suite  de  ses  chefs  et  de  ses  victoires  :  on 
y  apprend  ce  qu'il  put  et  ce  qu'il  fit.  C'est  dans  les 
chants  de  ses  poètes  qu'il  laisse  voir  ce  qu'il  ne  fit 
pas,  mais  ce  qu'il  voulut,  ce  qu'il  rêva  ;  c'est  là 
seulement  qu'on  entend  le  cri  de  l'amour  ou  de  la 
haine,  et  qu'on  a  affaire,  non  plus  à  des  morts,  mais 
à  des  passions  vivantes.  Voilà  pourquoi  nous  nous 
sommes  arrêtés  longtemps  à  considérer  le  peu  qui 
nous  reste  de  la  poésie  du  Nord  :  ce  ne  sont  que 
des  éclairs,  mais  ils  achèvent  de  jeter  quelque  lu- 
mière sur  ces  ruines  de  l'antique  Germanie  que 
nous  avions  cherché  à  reconstruire.  Maintenant 
nous  commençons  à  nous  représenter  cet  état  mal 
défini  qu'on  appelle  la  barbarie  ;  nous  en  saisissons 
le  caractère  principal,  savoir,  l'indiscipline  des  es- 
prits et  des  volontés.  Pendant  que  les  sociétés  po- 
licées reconnaissent  des  règles  qu'on  ne  viole  pas 
sans  soulever  l'indignation  universelle ,  c'est  le 
propre  de  ces  peuples  incultes  de  ne  connaître  au- 
cune loi  si  sacrée  qui  ne  puisse  être  impunément 


L\  POÉSIE.  291 

désobéie,  aucun  devoir  qui  ne  cède  à  l'appât  du  bu- 
tin et  au  plaisir  des  représailles.  Rien  ne  les  em- 
pêche donc  plus  de  descendre  au  dernier  abrutis- 
sement, et  nous  ne  sommes  pas  surpris  de  les  trou- 
ver anthropophages.  Mais  nous  savons  aussi  qu'il 
ne  leur  manque  pas  un  de  ces  instincts  généreux 
qui  relèvent  la  nature  humaine  :  ni  la  piété  filiale, 
qui  arme  le  héros  pour  venger  son  père  ;  ni  le  dé- 
vouement chevaleresque,  lorsqu'il  délivre  la  vierge 
captive  ou  qu'il  la  conquiert  pour  son  compagnon 
d'armes  ;  ni  la  tendresse  de  la  femme  quand  elle 
monte  sur  le  bûcher  de  son  fiancé  ;  ni  sa  pudeur, 
quand  elle  place  entre  elle  et  lui  un  glaive  d'or. 
Après  que  l'Évangile  aura  purifié  cette  terre  barbare, 
il  ne  faudra  pas  s'étonner  d'en  voir  sortir  toute 
une  moisson  de  saints  et  de  grands  hommes. 

Ainsi  la  poésie  ne  fait  que  reproduire  les  mêmes  conclusions 
contradictions  qui  éclatent  dans  les  religions,  dans  la  première 
les  lois,  dans  les  langues  des  Germains.  Il  n'y  a  pas 
d'horreurs,  comme  il  n'y  a  pas  de  faussetés,  qu'on 
ne  voie  parmi  eux,  où  l'on  ne  sente  je  ne  sais  quelle 
haine  de  l'ordre,  je  ne  sais  quel  effroyable  amour 
des  ténèbres,  du  mal  et  de  la  destruction.  Mais  il 
n'y  a  pas  non  plus  de  beautés,  comme  il  n'y  a 
pas  de  vérités  et  de  justices,  que  ces  esprits  gros- 
siers n'aient  entrevues  et  qu'ils  n'aient  aimées  : 
car  une  race  d'hommes  ne  traverserait  pas  les  siè- 
cles si  ces  divines  communications  n^l  maintenaient 


292  CHAPITRE  V. 

un  reste  d'ordre  et  de  lumière.  Un  contraste  si 
étonnant  devient  plus  instructif  quand  on  le  voit  se 
reproduire  chez  les  autres  peuples  qui  couvrirent 
le  nord  de  l'Europe.  Je  me  borne  aux  deux  plus 
puissants,  les  Celtes  et  les  Slaves,  qu'on  ne  saurait 
oublier,  soit  à  cause  de  leurs  nombreux  rapports 
avec  la  Germanie,  soit  à  cause  des  derniers  traits 
qu'ils  ajoutent  au  tableau  du  monde  barbare. 
Rapports      II  uc  faut  pas  croire,  en  effet,  que  les  Germains 

des  Germains  ... 

avec     seuls  occupasseut  le  territoire  immense  où  nous 

les  autres  J 

%^ôrd.^"  avons  tracé  l'itinéraire  de  leurs  migrations,  depuis 
la  mer  Baltique  jusqu'à  l'Océan.  Les  Allemands  se 
font  une  fausse  gloire  de  se  figurer  leurs  ancêtres 
formant  une  nationalité  compacte,  maîtres  d'un  sol 
incontesté,  dans  un  isolement  qui  les  eût  frappés 
d'impuissance.  Comme  il  fallait  que  cette  race  de- 
vînt forte,  il  fallait  qu'elle  fût  mêlée,  qu'elle  fût 
contenue,  qu'elle  trouvât  autour  d'elle  des  alliances 
et  des  résistances  ;  qu'elle  connût  ces  commerces 
féconds,  ces  luttes  salutaires  qui  font  grandir  les 
peuples.  Sans  parler  des  Finnois  et  des  hordes  er- 
rantes désignées  par  les  anciens  sous  le  nom  de  Scy- 
thes et  de  Sarmates,  deux  autres  nations  pouvaient 
disputer  l'empire  du  Nord.  D'un  côté,  les  Celtes 
couvraient  d'abord,  comme  d'une  première  couche, 
toutes  les  contrées  que  l'invasion  germanique  de- 
vait inonder  :  la  Bretagne,  la  Gaule,  l'Espagne,  la 
haute  Italie.  Leurs  établissements  s'étendaient  au 
bord  de  la  Baltique,  où  l'on  trouve  les  Cimbres; 


LA  POÉSIE.  293 

dans  la  Bohême,  colonisée  par  les  Boïens;  sur  les 
rives  du  Danube,  habitées  par  les  Scordisques  et  les 
Taurisques,  frères  des  Gaulois;  enfin,  jusqu'au 
nord  du  Pont-Euxin  et  duPalus-Méotide,  où  les  an- 
ciens plaçaient  la  première  patrie  des  Gimmériens, 
c'est-à-dire  des  peuples  celtiques.  D'un  autre  côté, 
les  Slaves,  d'abord  resserrés  entre  leBorysthène  et 
les  sources  de  la  Yistule,  devaient  envahir  suc- 
cessivement la  Garinthie,  la  Moravie,  la  Silésie,  la 
Lusace,  la  Poméranie,  d'où  ils  ne  sortirent  plus, 
et  pousser  leurs  incursions  jusqu'au  cœur  de  la 
Thuringe.  Au  huitième  siècle,  les  moines  qui  al- 
lèrent fonder  le  monastère  de  Fulde  parlaient  en- 
core avec  terreur  des  bandes  de  sauvages  slaves 
qu'ils  avaient  rencontrés  descendant  les  rivières  à 
la  nage  et  troublant  de  leurs  cris  le  silence  des 
forêts.  Des  nations  qui  avaient  pénétré  si  profondé- 
ment dans  la  Germanie  avaient  dû  laisser  une  trace 
dans  son  histoire.  En  effet,  rien  n'est  plus  célèbre 
que  la  ligue  des  Teutons  avec  les  Gimbres,  les  plus 
redoutables  des  Geltes  ;  et  en  même  temps  rien  ne 
tient  plus  de  place  dans  la  mythologie  du  Nord  que 
les  guerres  et  les  alliances  des  Ases  avec  les  Vanes, 
c'est-à-dire  avec  les  Slaves.  La  déesse  de  l'Amour, 
Freya,  passait  pour  une  fille  des  Vanes  admise  à 
titre  d'otage  parmi  les  dieux  des  Germains,  et  ho- 
norée sur  leurs  autels  comme  un  symbole  de  paix 
et  d'union  (1). 

(1)  Parmi  les  populations  celtiques  de  la  Germanie,  Tacite  compte 


294 


CHAPITRE  V. 


Mais  les  trois  grands  peùples  du  Nord  n'étaient 
pas  seulement  voisins,  ils  étaient  frères  ;  et  cette 
parenté  a  ses  preuves  dans  les  traditions  et  dans 
les  mœurs. 

Les  Celles.  Quaud  les  Grecs  plaçaient  la  cité  primitive  des 
Cimmériens  aux  confins  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  ils 
s'accordaient  avec  un  antique  récit  qui  représente 
les  Celles  arrivant  en  Occident  sous  la  conduite  de 
Hu  le  Fort.  «  Ils  venaient  du  pays  de  VÊié{Deffro- 
«  bani)^  du  côté  où  s'élève  Constantinople;  ils  tra- 
ce versèrent  la  mer  brumeuse  pour  s'établir  enBre- 
«  tagne;  et  avant  eux  il  n'y  avait  point  d'hommes 
«  vivant  dans  la  contrée,  ni  autre  chose  que  des 
«  bisons,  des  castors  et  des  ours.  »  S'ils  vinrent  de 
l'Orient,  de  cette  école  de  toutes  les  religions  sa- 
vantes, on  n'est  plus  surpris  de  trouver  chez  eux 
un  enseignement  qui  rappelle  à  la  fois  la  théologie 
de  l'Inde  et  les  chants  sacrés  des  Scandinaves.  De 

les  Cimbres,  les  Estyens,  les  Gothini,  les  Boïens,  sans  parler  des 
Gaulois  établis  dans  les  agri  decumates.  Germania,  28,  29,  37, 
45,  45.  Strabon,  lib.  VII  :  xat  rà  KsXnxà  (é'ôvn),  Cl  Ts  Bûiûi  jcat  2>cop- 
(5*1(7)401  >cal  Taupîajcot.  Plutarque  [in  Mario)  étend  le  pays  des  Celtes 
jusqu'au  Palus-Méotide.  Sur  les  Cimmériens,  Homère,  Odyssée,  XI, 
12;  Hérodote,  I,  6;  IV,  1  et  suiv.  Cf.  Diefenbach,  Celtica,  t.  I.  — 
En  ce  qui  touche  les  établissements  des  Slaves,  Frédégaire,  68  : 
«  Multis  post  haîc  vicibus  Winidi  (Slavi)  in  Thoringiam,  et  reliques 
vastando  pages,  in  Francorum  regnum  irruunt.  »  Adam  de  Brème, 
ci:  «  Prœter  eara  partem  quse  trans  Albim  supra  incolitur  a  So- 
rabis.  »  Vita  S.  Sturni,  ap.  Pertz,  t.  II,  305  :  «  Ibi  ad  (flumen 
Fuldam)  magnam  Sclavorum  multitudinem  reperit  ejusdem  fluminis 
alveo  natantes,  lavandis  corporibus  se  immersisse.  »  Cf.  Zeuss,  die 
Deutschen  und  die  Nachbarstœmme,  p.  636  et  suiv.  —  Sur  la  ligue 
des  Cimbres  et  des  Teutons,  Plutarque,  in  Mario.  Guerres  et  al- 
liances des  Ases  avec  les  Vanes,  Ynglinga  saga,  cap.  iv. 


LA  POÉSIE.  295 

là  ces  trois  grands  dieux,  Teutatès,  Taranis  et  Hé- 
sus,  sembables  à  la  trinité  nationale  des  Ger- 
mains, et  rangeant  aussi  sous  leurs  lois  tout  un 
peuple  d'êtres  invisibles,  de  fées,  de  géants  et  de 
nains,  qui  animent  la  nature  et  qui  la  divinisent. 
De  là  cette  cosmogonie  où  Ton  voit  l'univers  pas- 
sant par  une  suite  de  créations  et  de  destructions, 
la  terre  elle-même  représentée  comme  un  animal 
gigantesque  :  le  soleil  est  son  œil,  et  de  sa  poitrine 
jaillissent  trois  sources,  la  mer,  la  pluie  et  les 
fleuves.  De  là,  enfm,  la  métempsycose  et  le  voyage 
des  âmes  à  travers  trois  cercles  d'existence  :  le  cer- 
cle de  l'épreuve,  celui  de  la  félicité  et  celui  de  Tin- 
fîni.  Tant  de  ressemblance  entre  les  dogmes  devait 
se  faire  sentir  dans  les  institutions  qu'ils  soutenaient. 
Les  coutumes  de  la  Germanie  reparaissaient  chez 
les  Celtes,  avec  des  différences  qui  n'infirment  point 
la  parenté,  mais  qui  attestent  la  liberté  des  deux 
peuples.  Dans  la  société,  une  hiérarchie  où  l'on  dis- 
tingue quatre  degrés  :  les  druides,  les  nobles  ou 
chefs  de  guerre,  les  hommes  libres  réduits  à  une 
sorte  de  vasselage,  et  enfin  les  esclaves.  Dans  la  fa- 
mille, l'union  conjugale  consacrée  par  le  don  du 
matin  et  par  le  brûlement  des  veuves  ;  la  constitu- 
tion du  clan,  qui  unit  par  une  étroite  solidarité  les 
hommes  issus  d'un  même  sang,  et  les  rend  pro- 
priétaires en  commun  du  domaine  patrimonial. 
Dans  les  institutions  judiciaires,  Tordalie  ou  le  ju- 
gement de  Dieu  par  le  feu  et  par  l'eau  ;  le  serment 


296  CHAPITRE  V. 

déféré  aux  parents,  aux  amis,  aux  clients  de  l'ac- 
cusé ;  la  composition  pécuniaire,  et  la  loi  tarifant  le 
meurtre  au  prix  d'un  certain  nombre  de  têtes  de 
bétail.  La  comparaison  des  langues  n'est  pas  moins 
concluante  que  celle  des  lois  :  en  étudiant  les  idio- 
mes celtiques,  on  retrouve  une  branche  éloignée, 
mais  reconnaissable,  de  la  famille  indo-européenne; 
l'alphabet  primitif  des  Irlandais  reproduit  les  seize 
lettres  de  récriture  runique.  Toute  la  poésie  des 
bardes  rappelle  celles  des  scaldes  islandais  par  les^ 
règles  mêmes  de  sa  versification ,  par  les  enseigne- 
ments religieux  dont  elle  était  dépositaire,  enfin 
par  les  fables  épiques  dont  nous  trouvons  le  dernier 
écho  dans  les  légendes  populaires  du  pays  de  Galles. 
Quand  je  lis,  par  exemple,  comment  saint  Samson 
combattit  contre  la  fée  qui  brandissait  une  lance  à 
trois  pointes,  et  comment  il  pénétra  dans  la  ca- 
verne du  dragon  pour  l'enchaîner  et  le  précipiter 
dans  la  mer,  je  ne  puis  oublier  Sigurd,  Brunhilde 
la  Valkyrie,  et  le  dragon  de  l'Edda.  —  Si  les  tradi- 
tions sont  communes,  le  même  désordre  s'y  est  in- 
troduit pour  conduire  les  deux  peuples  aux  mêmes 
excès.  Les  pierres  druidiques  réclamaient  autant  de 
victimes  humaines  que  les  autels  de  Wodan.  César 
trouva  en  Bretagne  des  tribus  nomades  vivant  de 
leur  chasse,  et  qui  ne  connaissaient,  s'il  faut  l'en 
croire,  ni  propriété  ni  mariage  :  les  femmes  y 
étaient  communes,  comme  les  biens.  L'ivresse  du 
carnage  n'éclate  pas  plus  dans  les  chants  anglo- 


LA  POÉSIE. 


297 


saxons  que  dans  l'hymne  de  guerre  du  barde  gal- 
lois, lorsqu'il  se  réjouit  du  banquet  préparé  aux 
corbeaux  et  aux  vautours,  lorsqu'il  invite  ses  com- 
pagnons d'armes  à  «  multiplier  les  crânes  vides  de 
c<  cervelle,  à  multiplier  les  femmes  sans  époux  et 
((  les  chevaux  sans  cavaliers.  »  A  ces  cris  sangui- 
naires, on  se  souvient  que  plusieurs  tribus  celtiques 
étaient  cannibales  (  1  ) . 

Les  Slaves  furent  moins  connus  des  anciens,  et  Les  siaves. 
le  peu  qu'on  sait  de  leur  première  condition  ne 
laisse  voir  que  des  peuplades  sauvages  dispersées 
sur  un  territoire  immense,  oii  chaque  chef  de  fa- 
mille campait  à  l'écart,  sans  demeure  fixe,  sans 
voisins  et  sans  lois.  La  passion  de  la  guerre  les 
poussait  à  la  fois  sur  les  provinces  de  l'empire 
d'Orient  et  sur  les  terres  des  rois  mérovingiens.  La 
férocité  de  leurs  mœurs  allait  si  loin,  queles  Russes 

(1)  L'émigration  des  Kimris,  sous  la  conduite  de  Hu-gadarn,  est 
rapportée  dans  les  triades  galloises,  triade  A.  Lucain,  Pharsale,  l, 
W-k,  nomme  les  trois  grands  dieux  des  Gaulois.  Cf.  Csesar,  de  Bello 
Gallico,  IV,  VI.  —  Sur  la  cosmogonie,  la  métempsycose  et  toute  la 
doctrine  sacrée  des  Celtes,  le  témoignage  des  anciens  s'accorde  avec 
plusieurs  documents  dont  la  critique  moderne  admet  l'authenticité. 
Voyez  surtout  deux  chants  de  Thaliesin  (Myvyrian  archeology,  20, 
27),  et  le  poëme  des  Séries,  publié  par  M.  de  la  Villemarqué 
{Chants  populaires  de  la  Bretagne,  t.  I).  —  Pour  les  institutions 
celtiques,  -voyez  aussi  Tacite,  Agricola;  les  lois  galloises  de  Hoëlle 
Bon  ;  tome  1"  de  l'Histoire  d'Irlande  de  Moore,  et  les  recherches 
de  M.  de  Courson  sur  Y  Histoire  des  peuples  bretons.  —  En  ce  qui 
concerne  les  langues  et  la  poésie,  Pictet,  de  l'Affinité  des  langues 
celtiques  avec  le  sanscrit;  le  savant  recueil  de  M.  de  la  Villemar- 
qué; miss  Brooke,  Belics  of  ancient  Irish  poetry.  La  légende  de 
S.  Samson  est  tirée  du  Liber  Landavensis.  C  est  Biodore  de  Sicile 
(v.  52,  §  5)  qui  accuse  d'anthropophagie  plusieurs  tribus  irlan- 
daises. 


ÉT.  GEUH.  I. 


20 


298  CHAPITRE  V. 

offraient  en  sacrifice  leurs  enfants  nouveau-nés, 
et  qu'au  treizième  siècle  il  fallait  qu'Albert  leGrand 
visitât,  en  qualité  de  légat  du  Saint-Siège,  les  Slaves 
de  Poméranie,  pour  déraciner  la  coutume  païenne 
de  tuer  les  vieillards  et  de  les  dévorer.  Cependant, 
si  l'on  pénètre  chez  ces  barbares  avec  les  chroni- 
queurs du  Nord,  qui  les  connurent  avant  leur  con- 
version, on  y  découvre  les  traces  d'une  ancienne 
culture.  C'est  d'abord  une  doctrine  sacrée,  le 
dogme  d'un  Dieu  suprême,  lumineux  et  intelli- 
gent, Swjatowit,  qui,  avec  Perunet  Rujewit,  forme 
une  triade  en  tout  point  comparable  à  celles  des 
Celtes  et  des  Germains.  Les  divinités  inférieures 
viennent  ensuite,  avec  leurs  attributions  distinctes, 
leurs  généalogies,  leurs  aventures  et  leurs  combats. 
Cette  mythologie  a  son  expression  dans  un  culte 
pompeux.  Rien  ne  ressemble  plus  aux  descriptions 
du  sanctuaire  suédois  d'Upsal,  que  les  temples  des 
villes  slaves  de  Rugen,  de  Stettin,  de  Rhetra,  de 
Kiew,  d'Arkona,  qu'on  représente  peuplés  de  sta- 
tues d'or,  entourés  de  bois  sacrés,  où  les  provinces 
voisines  envoyaient  des  offrandes  et  sollicitaient 
des  oracles.  La  fondation  de  ces  cités  sacerdotales 
était  déjà  une  tentative  pour  retenir  et  policer  les 
peuples.  On  y  voit  l'autorité  des  prêtres  plus  grande 
que  celle  des  chefs  de  guerre,  et  tous  les  signes 
d'une  constitution  théocratique  souvent  ébranlée, 
jamais  détruite.  Mais  le  lien  le  plus  fort  qui  con- 
tînt les  nations  slaves,  qui  les  empêchât  de  se  dis- 


LA  POÉSIE.  299 

soudre,  c'était  la  cliaîne  des  souvenirs  historiques. 
Les  poëmes  qui  les  conservent  ont  toute  la  popula- 
rité, toute  l'opiniâtreté  des  vieux  chants  de  l' Alle- 
magne :  on  reconnaît  le  même  génie  épique,  les 
mêmes  fables  sous  d'autres  noms.  Si  les  paysans 
du  Rhin  font  voir  le  rocher  où  Siegfried  combattit 
le  dragon,  et  la  forêt  où  il  mourut  par  la  trahison 
de  ses  proches,  les  Polonais  ont  longtemps  chanté 
le  roi  Crocus,  vainqueur  du  serpent,  et  tué  à  la 
chasse  par  les  émissaires  de  son  frère.  On  montre 
encore  les  os  du  reptile  scellés  dans  les  murs  de  la 
cathédrale  de  Gracovie.  Ces  traits  sont  déjà  frap- 
pants, mais  l'analogie  des  langues  est  décisive.  Les 
idiomes  slaves  ont  leur  place  marquée  entre  le 
sanscrit  et  le  gothique;  seulement,  par  l'abon- 
dance de  leurs  voyelles,  par  la  richesse  de  leurs 
formes  grammaticales,  ils  tiennent  de  plus  près  à 
l'Orient.  Tout  s'accorde  pour  confirmer  la  tradi- 
tion des  Slaves,  qui  les  faisait  venir  du  voisinage 
de  la  mer  Noire,  du  berceau  commun  des  Ger- 
mains et  des  Geltes  (1). 

(1)  Procope,  Bell.  Goth.^  5,  4  :  OUoûai  Sk  èv  ;caXuêat;  oîxrpaîç 
^t£(7>4rjVa)p.svoi  ttoXXw  p.èv  aTc'  aAXToXwv,  à^^e'iêovTaç  5's  wç  xà  -jToXXà  -ôv 
TTiç  evcwioaewî  ix.xaToi  -/.wpov.  Helmoldus  Nigellus.  Chronic.  Slavo- 
rum,  I,  55,  etc.  :  «  Inter  multiformia  Slavorum  numina  prsepollet 
Swantewit,  deus  terrse  Rugianorum...  »  Ihid.,  3  :  «  Hosvero  (infe- 
riores  deos)  distributis  officiis  de  sanguine  ejusprocessisse...  »  Ibid., 
12  :  «  Sacerdos  ad  nututn  sorlium  et  porro  rex  et  populus  ad  nu- 
tum  ejus  pendent.  »  Cf.  Jornandes,  de  Rébus  Geticis,  5.  Ditmar  de 
Mersburg,  Adam  de  Brème,  et  la  vie  de  S.  Otton  de  Bamberg,  apud 
Bolland.,  Jul.  I.  Nestor,  Chronic.^  II.  —  Bopp,  Vergleichende 
Grammatik,  préfuce  de  la  deuxième  livraison. 


300  CHAPITRE  V. 

Fraternité  ^^^^^  s'établit  l'incoiitestable  fraternité  des  na- 
peupfe?indo-  tions  gcmianiques  avec  les  deux  grands  peuples  du 

européens.  ^  i  t  / 

INord  en  même  lemps  qu  avec  les  peuples  polices 
du  Midi.  Quelque  différente  que  soit  la  destinée 
des  uns  et  des  autres,  ils  donnent  tous  le  spectacle 
de  la  même  lutte.  Il  n'en  est  pas  de  si  barbare  où 
l'on  ne  voie  un  reste  de  civilisation  qui  se  défend  ; 
il  n'en  est  pas  de  si  cultivé  où  l'on  ne  touche  au 
vif  je  ne  sais  quelle  racine  de  barbarie  que  rien  ne 
peut  arracher.  Au  fond  des  sociétés,  comme  au 
fond  de  la  conscience  humaine,  on  retrouve  la  loi 
et  la  révolte  ;  on  retrouve  la  contradiction,  le  dés- 
ordre, c'est-à-dire  ce  que  Dieu  n'y  a  pas  mis.  L'his- 
toire, comme  la  tradition,  aboutit  au  mystère  de 
la  déchéance  :  nous  arrivons,  par  un  chemin  bien 
long,  à  une  vérité  bien  vieille;  mais  rien  n'est  plus 
digne  de  la  science  que  de  donner  des  preuves  nou- 
velles à  de  vieilles  vérités. 

Tout  le  travail  des  siècles  ne  consiste  qu'à  ré- 
parer cette  déchéance,  à  effacer  cette  contradiction  ; 
à  remettre  l'unité,  la  paix  dans  l'homme,  dans  les 
peuples,  dans  le  genre  humain.  C'est  ce  que  je 
vois  commencer  au  sein  de  la  famille  européenne, 
à  l'époque  où,  resserrée  dans  les  vallées  de  l'Asie 
occidentale,  elle  attendait  l'heure  de  se  disperser. 
Quand  le  moment  de  la  Providence  fut  arrivé,  les 
Indiens  et  les  Perses  prirent  leur  roule  vers  le  Sud. 
L'essaim  de  peuples  d'où  devaient  sortir  les  Grecs 
et  les  Latins  se  dirigea  du  côté  de  l'Occident  ;  les 


LA  POÉSIE.  301 

Celtes,  les  Germains  et  les  Slaves  ne  trouvèrent 
devant  eux  que  les  froides  plaines  du  Septentrion, 
et  il  semble  que  leur  partage  était  mauvais.  Pen- 
dant vingt  siècles  leurs  frères  possédèrent  les  plus 
belles  contrées  de  la  terre,  fondèrent  des  cités,  des 
écoles,  et  firent  à  eux  seuls  toutes  les  affaires  pu- 
bliques de  l'humanité.  Les  conquérants,  les  légis- 
lateurs, les  philosophes,  se  succédaient,  travail- 
lant sans  le  savoir  à  unir  les  peuples  méridionaux 
par  une  civilisation  commune,  qui  s'acheva  sous 
la  garde  et  pour  ainsi  dire  sous  le  mur  de  l'em- 
pire romain.  Quand  cet  ouvrage  fut  accompli,  il 
ne  resta  plus  que  de  renverser  le  mur  et  de  livrer 
l'entrée  aux  hommes  du  Nord,  afin  de  composer 
cette  société  plus  grande  qui  devait  être  la  chré- 
tienté. Les  Germains  se  trouvaient  en  mesure  de 
répondre  à  Tappel  :  ils  avaient  crû  et  multiplié 
dans  l'ombre;  et,  s'ils  étaient  assez  barbares  pour 
renverser  l'empire  romain,  il  leur  restait  assez  de 
lumières  pour  rebâtir  sur  ses  ruines. 


SECONDE  PARTIE 


LA  GERMANIE  EH  PRÉSENCE  DE  LA  CIVILISATION 
ROMAINE 


CHAPITRE  VI 

LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS. 


Les  événements  qui  ouvrirent  la  Germanie  à  la 
domination  romaine  remplissent  une  période  d  en-  Destinée  de 
viron  soixante-cinq  ans,  depuis  l'an  55  avant  J.-C.  ce  qui  faisait 

^     ^  sa  puissance. 

jusqu'à  l'an  10  de  l'ère  chrétienne.  11  faut  savoir 
ce  que  Rome  était  alors,  el  quelle  sorte  de  civili- 
sation elle  portait  aux  peuples  conquis. 

Pendant  que  les  lieutenants  d'Auguste  établis- 
saient au  bord  du  Rhin  les  quartiers  de  leurs  lé- 
gions, Yirgile,  retiré  dans  quelqu'une  de  ses  villas 
de  Campanie  ou  de  Sicile,  dictait  l'admirable  dis- 
cours de  Jupiter,  au  premier  livre  de  l'Enéide,  où 
il  résumait  toute  la  pensée  de  son  poëme,  et  pro- 
bablement toute  la  politique  du  prince  dont  il  ser- 


304  CHAPITRE  VI. 

vait  les  desseins.  Il  y  faisait  intervenir  le  décret 
du  ciel  pour  fixer  d'avance  la  fortune  «  de  ces 
«  Romains  maîtres  de  toutes  choses,  de  cette  na- 
cc  tion  qui  porterait  la  toge  pacifique.  Sa  puissance 
«  ne  devait  trouver  de  bornes  ni  dans  l'espace  ni 
c<  dans  le  temps,  car  un  empire  sans  fin  lui  était 
«  promis.  A^lors  se  fermerait  le  temple  de  la  guerre, 
«  et  des  dieux  bienfaisants  donneraient  des  lois 
a  aux  peuples  désarmés.  »  Ce  n'étaient  point  là 
des  songes  de  poëte  ;  c'était  la  doctrine  des  ora- 
teurs, des  historiens,  des  hommes  d'État.  Au  lan- 
gage de  Cicéron  et  de  Tite-Live,  il  semblait  que  des 
débats  du  forum  dépendît  la  sûreté  de  l'univers. 
Mécène  conseillait  à  Auguste  de  proclamer  l'union 
du  monde  sous  un  seul  pouvoir,  et  d'effacer  ces 
différences  d'usages  et  de  gouvernements  qui  divi- 
saient les  hommes.  Un  peu  plus  tard,  Pline  admi- 
rait «  l'immense  majesté  de  la  paix  romaine  »  en- 
veloppant toute  la  terre,  a  Les  dieux,  disait-il, 
c<  avaient  choisi  l'Italie  pour  rassembler  les  em- 
«  pires  divisés,  pour  adoucir  les  mœurs,  pour  rap- 
c<  procher,  par  le  commerce  de  la  parole,  les  lan- 
ce gues  de  tant  de  barbares  qui  ne  s'entendaient 
«  pas,  et  pour  ramener  l'homme  à  l'humanité.  » 
Assurément  on  ne  pouvait  exprimer  en  termes  plus 
forts  la  mission  de  Rome,  et  quelle  part  elle  devait 
prendre  à  l'œuvre  de  la  Providence,  qui  était  de 
rétablir  l'unité  détruite  de  la  famille  humaine  (1). 

(1)  Virg-iJe,  Mneid.,  I,  28  et  suiv.  Cf.  Cicéron,  pro  Balbo,  pas- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  305 

Tout  semblait  fait  pour  assurer  cette  destinée. 
La  société  romaine  était  le  résultat  et  comme  l'a- 
brégé des  civilisations  antiques.  Les  traditions  re- 
ligieuses de  l'Orient  se  conservaient  encore  dans 
les  sanctuaires  étrusques,  d'où  la  ville  de  Romulus 
avait  reçu  ses  croyances,  ses  rites  et  ses  prêtres. 
Rien  de  plus  remarquable,  chez  un  peuple  dont  les 
commencements  sont  si  grossiers,  que  cette  théolo- 
gie savante  qui  plaçait  au  faîte  de  l'univers  une 
puissance  inconnue,  immuable;  au  dessous,  une 
série  de  dieux  émanés  d'elle  ;  plus  bas,  les  âmes 
considérées  comme  autant  de  divinités,  mais  dé- 
chues, condamnées  à  descendre  sur  la  terre  et  jus- 
qu'aux enfers,  pour  y  subir  les  expiations  pres- 
crites, avant  de  remonter  au  ciel.  De  là,  la  science 
des  augures,  le  culte  des  mânes,  et  ce  commerce 
avec  le  monde  invisible,  qui  faisait  le  fond  des 
institutions  romaines,  qui  prêtait  à  la  cité  une  ma- 
jesté vraiment  divine,  et  la  mettait  en  mesure  d'exi- 
ger tous  les  sacrifices  et  de  compter  sur  tous  les 

sim;  Sénèque,  Epist.  xlvii.  Pline,  Hist.  nat.,  III,  6  :  «  Numine 
deûm  electa  (Italia)  quae...  sparsa  congregaret  imperia,  ritusque 
molliret,  et  tôt  populorum  discordes  ferasque  linguas  sermonis 
commercio  contraheret  ad  colloquia,  et  humanitatem  homini  daret.  » 
Les  Grecs  avaient  fini  par  reconnaître  cette  mission  de  Rome.  Plu- 
tarque,  de  Fortun.  Rom.;  Aristide,  Orat.  in  Romam;  voyez  aussi 
l'hymne  d'Érinne,  si;  ttiv  Pwp,yiv.  Et,  sur  ce  point,  les  chrétiens  des 
premiers  siècles  pensaient  comme  les  païens  :  Tertullien,  de  Anima^ 
30  ;  ad  Scapulem  de  persecutione  :  «  Quousque  sseculum  stabit, 
tamdm  eniin  stabit  (imperium).  »  Voyez  aussi  Thierry,  Histoire 
de  la  Gaule  sous  l'administration  romaine,  t.  I  ;  et  F.  de  Cham- 
pagny,  Tableau  du  monde  romain,  t.  I,  liv.  I. 


303  CHAPITRE  VI. 

dévouements.  D'un  autre  côté,  les  lettres  et  les 
arts  de  la  Grèce  étaient  venus  tempérer  la  sé- 
vérité des  mœurs  latines.  Les  fils  des  patriciens, 
élevés  par  des  pédagogues  grecs,  allaient  achever 
leurs  études  aux  écoles  d'Athènes  et  de  Rhodes. 
Tout  ce  que  la  poésie  avait  produit  de  plus  achevé 
depuis  Homère  jusqu'à  Théocrite,  tout  ce  que  les 
maîtres  de  Démosthènes  et  ses  émules  avaient  porté 
de  raffinements  dans  l'art  de  la  parole,  tout  ce 
qu'avaient  pu  faire  six  siècles  de  philosophie  pour 
l'éclaircissement  des  questions  qui  tourmentent 
l'esprit  humain,  tant  d'inspirations,  tant  de  tra- 
vaux, avaient  passé  dans  la  langue  rustique  du  La" 
tium,  pour  la  façonner,  l'ennoblir,  et  y  développer 
enfin  les  qualités  incomparables  qui  en  firent  l'i- 
diome commun  du  monde  policé.  Le  génie  romain 
profitait  donc  de  ce  qui  l'avait  précédé,  mais  en  y 
ajoutant  ce  qu'il  avait  de  propre,  je  veux  dire  le 
sentiment  du  juste,  la  passion  du  droit  et  la  volonté 
de  le  faire  régner  parmi  les  hommes.  Sans  doute, 
chez  les  Indiens  et  les  Grecs,  on  avait  écrit  des  lois, 
mais  pour  un  temps  et  pour  un  seul  peuple  :  la 
gloire  des  Romains  fut  d'en  avoir  voulu  faire  pour 
tous  les  temps  et  pour  toute  la  terre.  C'est  à  quoi 
ils  travaillèrent,  en  brisant  de  bonne  heure  le 
cercle  étroit,  mais  puissant,  de  leur  constitution 
théocratique,  en  engageant  une  lutte  de  quatre 
cents  ans  contre  le  patriciat,  jusqu'à  ce  qu'ils  arri- 
vassent, par  les  plébiscites  de  leurs  tribuns,  par  les 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  307 

édits  de  leurs  préteurs,  par  les  doctrines  de  leurs 
jurisconsultes,  à  ces  notions  de  droit  naturel  qui 
ont  leur  source  dans  la  raison  divine,  et  leur  appli- 
cation dans  toutes  les  sociétés.  Je  ne  m'étonne  plus 
qu'épris  de  cette  justice  absolue,  les  Romains  s'en 
soient  déclarés  les  interprètes  et  les  vengeurs, 
qu'ils  aient  prétendu  ne  servir  qu'elle  en  contrai- 
gnant par  les  armes  les  peuples  qui  résistaient  à 
leurs  lois,  et  qu'enfin  la  plus  belliqueuse  nation  de 
l'univers  se  soit  considérée  comme  la  gardienne  de 
la  paix  universelle  (1). 

De  si  hautes  pensées  n'avaient  rien  de  témé- 
raire au  temps  où  Auguste  ferma  le  temple  de  Ja- 
nus.  Au  delà  des  frontières  poussées  de  la  mer  du 
Nord  au  mont  Atlas,  et  de  l'océan  Atlantique  à  l'Eu- 
phrate,  l'autorité  de  Rome  s'étendait  sur  un  nom- 
bre infini  de  royaumes  et  de  tribus,  qu'elle  tenait 
dans  l'épouvante  ou  dans  le  respect.  Les  Scythes  et 
les  Sarmates  sollicitaient  son  alliance  ;  les  Par- 
thes  avaient  rendu  les  aigles  enlevées  aux  légions 
de  Crassus  ;  on  avait  vu  venir  les  ambassadeurs  des 
Indiens  et  des  Sères,  avec  des  éléphants  et  des  tré- 
sors :  ils  avaient  mis  quatre  ans  à  traverser  l'Asie 

(1)  Ottfried  Mûller,  die  Etrusker.  — Plutarque,  Vie  de  Romulus. 
—  Suétone,  de  Illustribus  Grammaticis.  —  Giraud,  Histoire  du 
Droit  romain.  —  Digeste,  1.  Il,  de  Origine  juris.  —  Virgile,  VI, 
855  et  suiv.  : 

Tu  regere  imperio  populos,  Romane,  mémento. 

Use  libi  erunt  artes,  pacisque  imponere  morem... 

Pline,  Hist.  nat.,  XXVII,  i  :  «  Immensa  pacis  romanse  majestate.  » 
Sénèque,  de  Providentia  ;  «  Gentes  in  quibus  romana  pax  desinit.  » 


308  CHAPITRE  VI. 

et  la  moitié  de  l'Europe,  pour  apporter  les  hom- 
mages de  leurs  rois.  Chaque  année  une  flotte  ro- 
maine partait  de  la  mer  Rouge  et  allait  toucher  à  la 
côte  de  Malabar.  Un  peu  plus  tard,  d'autres  vais- 
seaux achevèrent  le  lour  de  la  Grande-Bretagne. 
Au  récit  de  ces  navigations,  les  esprits  s'échauf- 
faient et  commençaient  à  prévoir  l'époque  où,  selon 
la  parole  de  Sénèque,  «  l'Océan  ouvrirait  ses  bar- 
cc  rières  et  laisserait  passage  à  d'autres  Argonautes 
«  vers  un  continent  nouveau.  »  Rome  n'ayant  plus 
rien  à  vaincre,  le  moment  lui  semblait  venu  de  tout 
régler.  Elle  ne  paraissait  avoir  recueilli  les  tradi- 
tions des  peuples  civilisés  que  pour  faire  à  son  tour 
l'éducation  des  barbares,  et  pour  étendre  d'un  bout 
du  monde  à  l'autre  le  bienfait  des  mêmes  lu- 
mières (1). 

Ce  qui  faisait     Cependant  la  civilisation  romaine,  au  moment 

l'impuissance  . 

deiiome.  dc  sa  pIus  graudc  puissaucc,  recélait  déjà  tous  les 
vices  qui  devaient  la  précipiter.  On  a  vu  ailleurs 
comment  le  paganisme,  en  divinisant  la  nature, 
en  s'attachant  à  reproduire  dans  son  culte  les  deux 
mystères  de  la  vie  et  de  la  mort,  avait  abouti  à  la 

(1)  Florus,  Epitom.,  IV,  12  :  «  Omnibus  ad  occasum  et  meri- 
diem  pacatis  gentibus,  ad  septentrionem  quoque,  duntaxat  inlra 
Rhenum  atque  Danubium,  item  ad  orientem  intra  Cyrum  et  Eu- 
phratem:  illi  quoque  reliqui,  qui  immunes  imperii  erant,  sentie- 
bant  tamen  magnitudinem,  et  victorem  gentium  populum  romanum 
reverehantur...,  »  etc.  Cf.  Strabon,  Tacite,  Agricola,  10,  et  le  cé- 
lèbre passage  de  Sénèque  le  Tragique  :  «  Venient  annis  —  Ssecula 
seris  —  Quibus  Oceanus  —  Vincula  rerum  —  Laxet  et  ingens  — 
Pateal  tellus,  —  Nec  sit  terrarum  —  Ultima  Thule.  » 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  309 

prostitution  religieuse  et  au  sacrifice  humain.  Aux 
fêtes  de  la  Bonne  Déesse,  les  matrones,  dit  saint 
Augustin,  faisaient  dans  le  temple  ce  qu'elles  n'au- 
raient pas  voulu  regarder  au  théâtre.  Et  pourtant  on 
sait  assez  ce  que  supportaient  les  spectateurs  du 
théâtre  latin,  et  comment  on  y  poussa  le  goût  de  la 
réalité  jusqu'à  déshonorer  des  femmes  et  brûler 
des  hommes  sur  la  scène,  quand  il  fallait  représen- 
ter les  amours  de  Jupiter  ou  la  mort  d'Hercule.  Les 
lieux  où  se  consommaient  ces  horreurs  passaient 
pour  sacrés.  Au  milieu  s'élevait  l'autel  de  Bacchus, 
et  tout  se  faisait  au  nom  des  dieux.  On  considérait 
comme  autant  de  rites  religieux  les  combats  de 
gladiateurs  et  ces  jeux  où  les  condamnés,  parés  de 
bandelettes  à  la  manière  des  victimes,  étaient  jetés 
aux  lions  et  aux  ours.  A  la  menace  d'une  grande 
calamité  publique,  on  enterrait  vivants  deux  étran- 
gers, en  l'honneur  des  divinités  de  l'enfer.  Jusqu'au 
quatrième  siècle,  on  ne  cessa  pas  de  placer,  cha- 
que année,  une  coupe  fumante  de  sang  humain  sur 
l'autel  de  Jupiter  Latial.  De  tels  excès  contentaient 
les  passions  violentes  de  la  multitude,  mais  ils  sou- 
levaient  la  raison.  Le  souvenir  du  sacrifice  d'Iphi- 
génie  indignait  le  poëte  Lucrèce,  et  l'armait  contre 
une  religion  qui  avait  pu  conseiller  tant  de  crimes. 
Les  doctrines  épicuriennes  se  propageaient  rapide- 
ment parmi  les  puissants  et  les  riches,  dont  elles 
charmaient  la  mollesse  et  dont  elles  endormaient  les 
remords.  César  faisait  profession  publique  au  sénat 


310  CHAPITRE  M. 

de  ne  point  croire  à  la  vie  future;  et  le  peuple,  ga- 
gné déjà  par  les  mêmes  opinions,  allait  volontiers 
siffler  ses  dieux,  quand  un  poëte  comique  lui  don- 
nait en  spectacle  V Adultère  d'Anubis  ou  Dianebat- 
tue  de  verges.  La  philosophie  ne  réparait  pas  les 
ruines  qu'elle  avait  faites.  Cicéron,  le  plus  sage  el 
peut-être  le  meilleur  des  Romains,  entouré  de  toutes 
les  lumières  de  l'antiquité,  employait  un  dialogue 
de  ses  Tusculanes  à  démontrer  premièrement  l'im- 
mortalité de  l'âme,  et  subsidiairement  que  la  mort 
ne  serait  point  un  mal,  encore  que  l'âme  dût  mou- 
rir. Vainement  l'interlocuteur  se  déclare  satisfait 
de  la  première  démonstration  ;  Cicéron  insiste  :  «  Il 
faut,  dit-il,  se  défier  de  tout  :  on  peut  se  laisser  sur- 
prendre à  la  subtilité  d'un  raisonnement  ;  les  sages 
se  sont  trompés  sur  des  points  plus  clairs;  »  et  ce 
dogme  de  l'autre  vie  lui  paraît  encore  enveloppé 
d'obscurité.  Les  stoïciens  n'y  trouvent  pas  plus  de 
lumière  :  les  plus  habiles  professent  que  les  âmes 
survivent  aux  corps,  mais  pour  un  temps  ;  qu'elles 
habitent  une  région  du  ciel,  mais  jusqu'à  ce  que, 
Tespace  étant  rempli,  les  premières  venues  soient 
anéanties,  afin  de  laisser  place  aux  dernières.  Je  ne 
sais  rien  de  plus  respectable  que  ces  efforts  déses- 
pérés de  la  philosophie  pour  résoudre  les  questions 
religieuses  qui  ne  lui  laissent  point  de  repos;  mais 
je  ne  sais  rien  de  plus  démontré  que  son  insuffi- 
sance (1). 

(1)  Tite  Live,  Hist.,  XXXIX  et  suiv.  :  Sept  mille  personnes  enve- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  341 

Le  paganisme  avait  encouragé  les  mauvais  pen- 
chants de  riiumanité.  Cependant  il  enseignait  la 
crainte  des  dieux,  la  distinction  du  bien  et  du  mal, 
tout  ce  qui  faisait  le  fond  de  la  conscience  et  que 
l'incrédulité  détruisait.  De  là  cette  corruption  qui 
marque  les  derniers  temps  de  la  république,  lors- 
que, les  anciennes  vertus  s'éteignant,  il  ne  resta 
plus  dans  les  cœurs  que  la  passion  de  l'or,  du  sang 
et  delà  chair.  Alors  Atticus  faisait  la  traite  des  gla- 
diateurs et  prêtait  à  la  grosse  aventure;  César  sou- 
riait aux  sarcasmes  de  ses  soldats,  qui  lui  repro- 
chaient l'infamie  de  ses  nuits;  Auguste  faisait  cru- 
cifier un  de  ses  esclaves  pour  avoir  mangé  un  oiseau 
dressé  dont  il  aimait  les  jeux.  Quand  l'homme  était 
tombé  si  bas,  comment  la  sainteté  de  la  famille  se 
fût-elle  soutenue?  Je  m'explique  ainsi  la  contagion 

loppées  dans  les  mystères  infâmes  des  bacchanales.  Sur  les  prosti- 
tutions reli;^ieuses,  saint  Augnstin,  de  Civitate  Dei,  Vil,  21.  Pline, 
Hist.  nai.,  XXVIII,  A.  Pline,  XXX,  i.  Le  sénat  rend  en  G69  un  décret 
contre  les  immolations  humaines.  Mais  Porphyre,  de  Abstinentia, 
II,  56,  atteste  que  les  immolations  continuaient  de  son  temps.  Sur 
les  deux  étrangers  qu'on  enterrait  vivants,  Tite-Live,  XXII,  57; 
Pline,  XXVIII,  2.  Sur  le  caractère  religieux  des  combats  de  gladia- 
teurs, Valère  Maxime,  III,  4,  7.  Sacrifice  humain  offert  pur  Octave 
aux  mânes  de  César,  Suétone,  Octav.,  15.  LdiCldiUce,  Divin.  Institut., 
lib.  I  :  «  Si  quidem  Latialis  Jupiter  etiam  nunc  sanguine  colitur 
humano.  »  En  ce  qui  touche  les  spectacles,  Tite  Live,  Hist.,  VII,  1, 
2.  Tertullien,  Apologetic.  et  Advers.  Gnostic.  Cyprien,  de  Specta- 
culis.  .Vagnin,  Origines  du  théâtre.  Et  sur  toute  celte  corruption  du 
paganisme,  Tschirner,  der  Fait  des  Heidenthums.  Filon^  Mémoire 
sur  Véiat  moral  et  religieux  de  la  société  romaine.  Cicéron,  Tus- 
cul.,  I,  «  78  :  Nihil  nimis  oportet  confidere...  in  his  est  enimaliqua 
obscuritas.  »  Ihid.,  77  :  «  Stoici  autem  usuram  nobis  largiuntur 
tanquam  cornicibus  :  diu  mansuros  aiunt  animos,  semper,  ne- 
gant...,  »  etc. 


312  CHAPITRE  VI. 

du  célibat,  la  facilité  du  divorce,  qui  introduisait 
une  sorte  de  polygamie  successive  ;  en  même  temps 
qu'un  tribun  du  peuple,  Helvius  Cinna,  se  dispo- 
sait à  faire  décréter  publiquement  la  pluralité  des 
femmes.  Dans  les  proscriptions  du  second  trium- 
virat, plusieurs  fils  avaient  dénoncé  leurs  pères. 
Plus  tard,  il  fallut  qu'un  sénatus-consulte  interdît 
les  emprunts  d'argent  aux  fils  de  famille,  que  l'im- 
patience de  leurs  créanciers  poussait  au  parricide. 
L'Etat  même  ne  conservait  plus  rien  de  ce  prestige 
religieux  que  lui  prêtaient  les  vieilles  croyances.  La 
négligence  des  patriciens  avait  laissé  périr  l'an- 
tique tradition  des  augures;  on  n'en  retenait  que 
de  vaines  cérémonies,  qui  ne  commandaient  plus 
le  respect  du  peuple.  Toute  la  morale  des  citoyens 
puissants  était  dans  cette  maxime  d'Euripide  :  a  S'il 
ce  faut  violer  les  lois,  il  faut  les  violer  pour  régner  ; 
«  en  toute  autre  chose,  observez  la  justice.  »  A  quoi 
bon  rappeler  la  vénalité  des  élections,  la  rapacité 
des  magistrats  et  des  officiers  du  fisc,  la  spoliation 
des  provinces?  Au  milieu  de  ce  désordre  universel, 
grandissait  la  puissance  impériale.  Sans  doute  les 
Césars  mainlinrent  les  magistratures,  mais  pour 
s'en  attribuer  la  meilleure  part,  le  souverain  ponti- 
ficat, le  tribunat,  la  censure,  le  proconsulat,  et 
pour  ne  laisser  aux  autres  que  des  honneurs  sans 
puissance.  Le  nom  de  la  république  subsistait,  mais 
comme  une  fiction  légale  à  laquelle  personne  ne 
croyait  plus.  Ce  système  de  fictions  faisait  le  côté 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  313 

faible  de  la  législation  romaine.  Le  respect  des  rè- 
gles anciennes  s'attachait  à  en  garder  la  lettre,  pen- 
dant que  la  différence  des  temps  introduisait  un 
esprit  nouveau.  Ainsi  la  loi  des  douze  tables  ne  con- 
naissait d'héritiers  que  les  parents  par  les  mâles  :  le 
préteur  appelait  à  la  succession  les  parents  par  les 
femmes,  mais  en  les  supposant  héritiers  légitimes. 
La  loi  qui  punissait  le  vol  ne  prévoyait  ce  crime 
qu'entre  citoyens  romains  :  en  citant  devant  lesjuges 
rétranger  coupable,  il  fallait  le  supposer  citoyen. 
L'antique  solennité  du  combat  judiciaire  se  perpé- 
tuait, mais  en  remplaçant  la  lance  par  la  verge. 
Toute  la  procédure  n'était  qu'une  suite  de  formules 
surannées  et  d'actes  fictifs,  queCicéron  necraignait 
pas  de  livrer  au  ridicule,  qui  heurtaient  le  bon 
sens  public,  et  qui  menaient  au  mépris  de  la  loi, 
et  par  conséquent  à  sa  ruine  (1) . 

(1)  Sur  la  corruption  des  mœurs,  Salluste,  Catilin.,  10  ;  /w- 
gurth.,  41.  Cicéron,  Lettres  familières,  8,  8  ;  1,  9  ;  6,  2  ;  à  Atti- 
cus,  3,  19;  4,  4;  15.  Suétone,  in  Cœsare,  22,  30,  49,  51,  52  : 
«  Helvius  Cinna  tribunus  plebis  plerisque  confessus  est  habuisse  se 
scriptam  paratamque  legem,  quam  Gsesar  ferre  jussisset  cum  ipse 
abesset,  uti  uxores  liberorum  quserendorum  causa  quas  et  quot 
vellet  ducere  liceret.  »  Le  trait  d'Auguste,  qui  fait  un  singulier  con- 
traste avec  sa  clémence  chez  Vedius  PoUio,  est  rapporté  par  Plu- 
tarque,  Apophthegm.  —  Digeste,  1.  I,  ad  S.  C.  Macedonianum  : 
«  Ne  cui,  qui  fiiiofamilias  pecuniam  mutuam  dedisset  actio  peti- 
tioque  daretur.  »  —  Gains,  Institut,  comment.,  III,  23;  IV,  11  et 
sniv.;  37  :  «  Item  civitas  romana  peregrino  fmgitur...  veluti  si  furti 
agat  vel  cum  eo  agatur .  »  On  ne  finirait  pas,  si  l'on  voulait  énumérer 
toutes  les  fictions  de  la  procédure  romaine,  tout  ce  qui  s'y  faisait  de 
ventes  simulées,  per  œs  et  lihram.  On  feignait  de  vendre  Fenfant 
qu'on  émancipait,  l'enfant  qu'on  donnait  en  adoption,  la  femme 
qu'on  voulait  rendre  maîtresse  de  ses  affaires,  l'hérédité  qu'on 
voulait  transmettre,  etc.  Cicéron,  pro  Murena,  23-27. 

ÉT.  GEU.M.  I.  21 


314  CHAPITÉE  VI. 

Enfin,  cette  culture  même  des  lettres,  qui  eut 
toute  sa  fleur  au  siècle  d'Auguste,  approchait  déjà 
de  son  déclin .  Les  écrivains  romains  en  étaient  ve- 
nus à  ce  moment  critique  où,  préoccupés  à  l'excès 
de  la  perfection  des  formes,  ils  allaient  négliger 
le  travail  de  la  pensée  et  le  soin  des  grands  intérêts, 
sans  lesquels  il  n'y  a  pas  de  grandes  littératures. 
Les  signes  avant-coureurs  de  la  décadence  se  dé- 
clarèrent avant  la  mort  d'Auguste.  Deux  beaux  es- 
prits marquent  l'altération  du  goût,  l'un  dans  la 
prose,  l'autre  dans  la  poésie  :  je  veux  dire  Pollion, 
ce  critique  malveillant  de  Cicéron  et  de  Tite  Live, 
et  Ovide,  qui  loua  Virgile,  mais  qui  n'en  repro- 
duisit ni  la  sobriété  ni  la  vigueur.  Dès  lors  la  pas- 
sion des  exercices  déclamatoires  et  des  lectures  pu- 
bliques pousse  les  orateurs  et  les  poètes  à  ces 
défauts  qui  plaisent,  à  ces  effets  de  parole  qui  sou- 
lèvent les  applaudissements  de  l'auditoire,  mais 
qui  n'auront  que  les  dédains  de  la  postérité.  L'éru- 
dition succède  à  l'inspiration  épuisée,  et  l'art  rem- 
place le  génie  (1).  Yoilà  donc  où  en  était  la  civili- 
sation romaine  quand  elle  pénétra  chez  les  Ger- 
mains. Elle  pouvait  leur  bâtir  des  temples;  mais 
les  dieux  qu'elle  y  devait  installer  ne  valaient  pas 
mieux  que  ceux  du  Nord  :  ils  inspiraient  moins  de 
foi,  par  conséquent  moins  de  vertus.  Elle  avait  à 
leur  proposer  des  lois  admirables,  mais  servies  par 


(1)  Suétone,  de  Illustribus  grammaticis.  Tacite,  de  Catisis  cor- 
ruptœ  eloquentiœ.  Quintilien,  lib.  XII,  cap.  x. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  315 

de  mauvais  citoyens.  Elle  leur  portait  des  écrits  de 
ses  plus  grands  maîtres,  mais  commentés  par  des 
disciples  stériles.  Il  y  avait  assurément  bien  moins 
de  poésie  dans  les  écoles  des  grammairiens  latins, 
que  dans  les  chants  d'une  troupe  de  barbares  ras- 
semblés autour  d'un  bûcher  pour  célébrer  les  fu- 
nérailles de  leur  chef. 

La  conquête  de  la  Germanie  fut  poussée  plus  Histoire  de 

,  IIP  conquête 

lom  qu  on  ne  pense  communément  ;  elle  fut  sou-  romaine 

■•■A  ^  en  Germanie 

tenue  plus  longtemps,  elle  eut  de  plus  grands  ef- 
fets. 

Déjà  César  avait  pris  possession  de  la  rive  gau- 
che du  Rhin,  occupée  par  des  populations  d'o- 
rigine germanique.  Deux  fois  (55  et  53  avant 
J.-C.)  il  avait  passé  le  fleuve,  et  poussé  ses  re- 
connaissances jusque  dans  l'intérieur  du  pays,  dont 
la  courte  description  fait  une  des  plus  belles  pages 
de  ses  Commentaires.  Après  ses  guerres  d'Asie, 
il  se  proposait  de  revenir  par  le  nord  du  Pont- 
Euxin,  de  prendre  à  revers  la  Germanie,  qu'il  tra- 
verserait de  Test  à  l'ouest,  et  de  rentrer  dans  les 
Gaules  avec  la  gloire  d'avoir  étendu  l'empire  jus- 
qu'à l'océan  Septentrional,  regardé  comme  la 
limite  de  l'univers.  Ce  reve  ne  fut  pas  réalisé; 
mais  il  est  remarquable  que  le  génie  de  César  ait 
été  attiré  vers  ces  trois  grands  pays  du  monde 
moderne,  la  France,  l'Angleterre  et  l'Allema- 
gne; qu'il  n'ait  pas  moins  fallu  que  son  épée 
pour  commencer  leur  destinée,  et  que  sa  plume 


16  CHAPITRE  VI. 

pour  écrire  le  premier  chapitre  de  leur  his- 
toire (1). 

x4uguste  se  fit  un  devoir  filial  d'accomplir  le 
vœu  de  son  prédécesseur.  Après  avoir  affermi, 
par  les  soins  de  ses  lieutenants,  Agrippa  et  Muna- 
tius  Plancus,  la  domination  romaine  sur  le  Rhin  ; 
après  que  ses  fils  adoptifs,  Drusus  et  Tibère,  eurent 
soumis  les  peuples  indomptés  qui  s'étendaient  des 
Alpes  au  Danube,  il  crut  le  moment  venu  de  péné- 
trer au  delà  des  deux  fleuves.  Drusus  (12  ans  avant 
J.-G.)  attaqua  la  Germanie  par  le  septentrion  :  sa 
flotte  descendit  i'Yssel,  rasa  les  côtes  de  la  Frise 
et  vint  aborder  à  l'embouchure  de  l'Ems,  où  il 
construisit  un  fort.  L'année  suivante,  il  s'avança 
par  terre  jusqu'au  Weser  :  une  troisième  expédi- 
tion le  conduisit  au  bord  de  l'Elbe.  11  songeait  à 
forcer  ce  dernier  obstacle,  lorsqu'un  jour,  dans  la 
profondeur  des  bois, lui  apparut  une  femme  d'une 
stature  plus  qu'humaine,  qui  lui  ordonna,  dit-on, 
de  retourner  en  arrière,  et  l'avertit  que  sa  derrière 
heure  approchait.  On  ajoute  que  peu  après  il  mou- 
rut d'une  chute.  C'est  le  récit  des  historiens  ro- 
mains :  et  qui  sait  si,  dans  cette  apparition,  il  ne 

(I)  Florus,  m,  10;  César,  Comment.,  V,  VI;  Plutarque,  in  Cœ- 
sare  :  napaastsuvi       jcat  ptof^^yi  orpareusiv  aàv  i-Ki  nàpôouç,  xaraa- 

7.1X1  TOV  Kaûjcaaov  IxTuspteXôo'vTt  Hovtov  eî;  TViv  2)4UÔt)CYiv  £p.êaX£Ïv*  xal 
Ta  7r£pi'5(_ct)pa  r£pp.avûïç  xai  rep[j,aviav  aùnfiv  fc7n^pap.o'vTi  è\à  KeXôwv 
STravEXÔefv  eÎç  iTaX(av  xai  auvaiiat  tov  )cu)cXov  tcûtov  tt;  iqi\t.o^[c(.ç,  tw 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  317 

faut  pas  reconnaître  quelque  prêtresse  de  Woden,  qui 
se  crut  inspirée  d'arrêter  l'étranger  au  passage,  et 
de  sauver  les  derniers  sanctuaires  de  ses  dieux  (1)? 

Toutefois  Rome  n'abandonna  point  les  conquêtes 
de  Drusus.  Pendant  dix-huit  ans,  les  légions  sillon- 
nèrent le  pays,  écrasèrent  toutes  les  résistances, 
accoutumèrent  les  peuples  à  la  crainte,  qui  est  le 
commencement  de  la  soumission.  Domitius  Ahe- 
nobarbus  passa  l'Elbe,  et  éleva,  sur  la  rive  droite, 
un  autel  en  l'honneur  d'Auguste.  Des  négociations 
s'ouvrirent  avec  les  Burgondes,  dont  les  tribus  cou- 
vraient les  bords  de  la  Yistule.  Toutes  les  résis- 
tances paraissaient  domptées;  le  génie  des  peuples 
et  même  le  climat  semblaient  s'adoucir  :  c'était  un 
autre  ciel,  une  autre  terre.  Des  progrès  si  rapides 
furent  interrompus  par  le  désastre  de  Varus,  écrasé 
avec  trois  légions  dans  la  forêt  deTeutoburg.  Mais 
le  jeune  et  vaillant  Germanicus  vengea  l'honneur 
du  nom  romain.  Après  deux  ans  de  victoires,  il  ne 
demandait  plus  qu'une  campagne  pour  achever  la 
réduction  de  la  Germanie  en  province.  La  jalousie 

(1)  Dion  Cassius,  XLVIIf,  L;  LIH,  LIV.  Strabon,  IV,  VH.  Tite 
Live,  CraV,  CXXXVÎ,  CXXXVIIL  Tacite,  imia/.,  XII,  27  ;  Germania, 
XXVIII.  Velleius  Patercubs,  II,  95,  97.  Horace,  Carm  ,  IV,  4,  14. 
Monument.  Ancyr.,  tabul.  2\  Florus,  IV,  12.  Sur  la  mort  de  Dru- 
sus,  Tite  Live,  CXL.  Dion  Cassius,  LV,  1  :  Tuvïi  -yap  rte  asi^tov  -h 
Y.o,':o.  àvôpcÔTVO'J  (pûaiv  aTvavTriaacra  aùrÇ),  s'œn-  tt&ï  ^"rÎTOC  ir,^[■^T^.  Apouas 
àx^opeffre,  k.  t.  X.  Il  est  impossible  de  citer  ici  tous  les  témoignages 
de  Tanliquité  sur  une  époque  si  connue  ;  on  les  trouvera  réunis 
dans  le  savant  livre  de  Barth,  Deutschlands  Urcjeschichte,  t.  I. 
Parmi  les  historiens  modernes  de  l'Allemagne,  j'ai  consulté  princi- 
palement Pfister  et  Luden. 


CHAPITRE  VI. 

de  Tibère  le  priva  de  cette  gloire,  en  lui  décernant 
la  vaine  pompe  du  triomphe.  Rome  vit  traîner  au 
Capitole  des  prisonniers  de  toutes  les  nations  ger- 
maniques, des  prêtres,  des  chefs  enchaînés  avec 
leurs  femmes' et  leurs  fils.  On  portait  autour  du 
vainqueur  les  images  des  fleuves  captifs;  mais  en 
même  temps  l'armée  victorieuse  commençait  à 
quitter  leurs  bords;  elle  se  retira  lentement  et  à 
regret.  En  l'an  28  de  l'ère  chrétienne,  le  poste 
laissé  à  l'embouchure  de  l'Ems  se  maintenait  encore; 
en  Tan  47,  les  légions  campaient  près  du  Weser. 
Claude  ordonna  qu'elles  se  repliassent  sur  le  Rhin. 
Mais  la  guerre  avait  duré  un  siècle  et  c'était  plus 
qu'il  n'en  fallait  aux  Romains  pour  laisser  au  delà 
du  Rhin  une  trace  ineffaçable  (1). 

(1)  Tacite,  Annal.,  IV,  44.  Dion  Cassius,  LV,  6.  Suétone,  in 
Tiher.,  9.  Velleius  Paterculus,  II,  72,  97  ,  118.  Florus,  IV,  12  : 
«  Ea  denique  in  Germania  pax  erat  ut  mutati  homines,  alia  terra, 
cœlum  ipsum  initius  molliusque  solito  videretur.  »  Cf.  Dion,  LVI, 

18  :  ''E?  TS  TOV    JCOCTU.CV    UCpcôv    Ç'P(ù^.Cf/Kà'i)  01    pOCCt^apOl  p.£T£ppuÔL/.t^OVTO 

xœ,i  à-^'opàç  èvop.i^ov,  (juvoVîouç  ts  stpyivtxà;  sttoicuvto.  Le  sénat  regar- 
dait déjà  la  Germanie  comme  une  province  :  «  Ipsi  (Druso)  quod 
nunquara,  alias,  senatus  romanus  ex  provincia  dédit.  »  Florus  loco 
citato.  L'expédition  de  Domitius  Ahenoharbus,  au  delà  de  l'Elbe, 
est  surtout  connue  par  le  fragment  de  Dion  Cassius  que  Morelli  a 
publié  à  Bassano,  1798.  —  Sur  la  défaite  de  Varus,  le  récit  le  plus 
instructif  me  semble  êlre  celui  de  Velleius  Paterculus,  II,  117, 120. 
Cf.  Dion,  LVI,  18  et  suiv.  Florus,  IV,  12.  Tacite.  Annal,  1.  Mani- 
lius.  Astronomie,  I,  894,  rapporte  les  signes  célestes  qui  annon- 
cèrent la  destruction  de  l'armée  romaine.  Cf.  Suétone,  in  Odavian., 
25,  49.  Senec,  Epist.  lxyii.  —  Sur  les  guerres  qui  suivirent, 
Suétone,  in  Tiherio,  18,21.  Velleius  Paterculus.  120  et  suiv. 
Ovide,  Trist.,  111,  12;  IV,  2.  Tacite,  1;  passim,  2,  5-26.  11  faut 
lire  dans  Slrabon,  VI!,  la  description  du  triomphe  de  Germanicus. 
En  ce  qui  louche  la  domination  romaine  en  Germanie  après  le  rap- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  319 

Si  les  armées  romaines  reculaient  au  nord,  elles 
reprenaient  leurs  avantages  du  côté  du  midi.  Déjà 
Tibère  (7  ans  après  J.-G.)  avait  dompté  la  puissante 
nation  des  Marcomans,  établie  dans  les  montagnes 
de  la  Bohême ,  d'où  elle  dominait  le  cours  du 
Danube.  Trajan  s'attacha  à  soumettre  la  rive  gauche 
du  fleuve,  depuis  sa  source  jusqu'à  ses  bouches. 
Avant  de  succéder  à  l'empire,  ce  grand  homme 
commandait  en  Germanie  (94-98).  On  y  avait  ad- 
miré la  rapidité  de  ses  expéditions,  la  fermeté  de 
son  gouvernement,  le  respect  qu'il  inspirait  aux 
barbares,  lorsque,  assis  sur  la  chaise  curule,  entouré 
des  faisceaux,  il  rendait  la  justice  à  tant  de  peuples 
différents  de  moeurs  et  de  langues.  C'est  alors  qu'il 
paraît  avoir  achevé  la  conquête  du  territoire  compris 
enire  le  Rhin,  leMeinetle  Danube;  des  colons  gau- 
lois y  furent  établis,  avec  la  condition  de  défricher 
le  sol  et  de  payer  à  l'Etat  la  dîme  des  récoltes.  De- 
venu empereur,  Trajan  tourna  ses  armes  contre  les 
Daces,  les  plus  belliqueux  des  Germains  orientaux 
(102-105),  et  réduisit  en  province  la  contrée  qui 
s'étend  du  Danube  aux  monts  Carpathes  et  au  Dnies- 
ter. La  civilisation  latine  y  jeta  des  racines  pro- 
fondes :  après  dix-huit  siècles,  les  peuples  de  la 
Valachie  et  de  la  Moldavie,  issus,  si  l'on  veut  les 
en  croire,  des  soldats  de  Trajan,  prennent  encore 

pel  de  Germanicus,  Tacite,  Annal.,  IV,  72;  XII,  16-19  :  «  Igitur 
Claudius  adeo  novam  in  Germanias  vim  prohifmit,  ut  referri  pisesi- 
dia  cis  Rhenum  juberet.  » 


320  CHAPITRE  VI. 

avec  orgueil  le  nom  de  Romains,  Roumoimi  (1). 

La  soumission  de  la  Germanie  était  devenue  une 
des  pensées  dominantes  de  la  politique  impériale.  Il 
fallait  que  tous  les  grands  princes  y  missent  la  mai  n . 
En  160,  le  soulèvement  des  Marcomans,  soutenus 
par  une  confédération  nombreuse,  appela  Marc- 
Aurèle  sur  la  frontière.  Il  y  trouva  une  des  plus 
formidables  guerres  que  l'empire  eût  soutenues. 
Cependant  neuf  campagnes  successives  le  rendirent 
maître  du  territoire  ennemi  ;  il  s'enfonça  jusque 
dans  le  pays  des  Buriens,  entre  l'Oder  et  la  Yistule, 
laissa  partout  des  camps  fortifiés  et  des  garnisons; 
et  déjà  il  songeait  à  former  une  province  nouvelle 
sous  le  nom  de  Marcomannie,  quand  [la  mort  le 
prévint.  Mais  on  voit  assez  l'impression  que  la  puis- 
sance romaine  avait  laissée  parmi  ces  peuples,  par 
les  conditions  qu'ils  subirent.  Ils  s'engageaient  à 
rester  en  paix  avec  leurs  voisins,  à  fournir  chaque 
année  du  blé  et  des  soldats,  à  ne  tenir  l'assemblée 
publique  qu'une  fois  par  mois,  dans  un  lieu  déter- 

(1)  Guerres  contre  Marbod  et  les  Marcomans,  Strabon,  VIl  ;  Vel- 
leius  Paterculus,  108,  109,  110,  129.  Tacite,  Annal,  II,  62,  63. 
Suétone,  in  Tiber.,  37.  Expédition  de  Trajan  en  Germanie,  Pline, 
Panegyric,  IX,  XIÎ,  XIV,  XVI,  LXXXII.  Établissement  des  colons 
gaulois  entre  le  Danube  et  le  Rhin,  Tacite,  Germania,  29  :  «  Non 
numeraverim  inter  Germaniœ  populos,  quanquam  trans  Rhenum 
Danubiumque  consederint ,  eos  qui  decumates  agros  exercent. 
Levissimus  quisque  Gallorum,  et  inopia  audax,  dubi.ne  possessionis 
solum  occupavere.  Mox  limite  acto,  promotisque  signis,  sinus  im- 
perii  et  pars  provinciae  habentur.  »  —  Sur  les  guerres  de  Trajan 
contre  les  Daces,  Dion  Cassius,  LXVIIL  Vaillant ,  /a /îomanie  ou 
Recherches  sur  les  peuples  de  la  langue  d'Oc. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  321 

miné,  et  en  présence  d'un  officier  de  l'empereur  (1). 

Toute  l'ardeur  du  premier  siècle  s'était  portée 
du  côté  du  Rhin,  toute  l'attention  du  second  fut 
tournée  vers  le  Danube  ;  le  troisième  eut  à  défendre 
les  deux  fleuves  contre  les  invasions  des  Francs,  des 
Alemans  et  des  Goths.  Mais  ces  insultes  provoquè- 
rent un  glorieux  retour  de  la  fortune  romaine. 
En  255,  Maximin  passa  le  Rhin  ;  une  nuée  d'ar- 
chers parthes,  arméniens  et  maures  qui  compo- 
saient son  armée  s'abattit  sur  le  pays,  et  parcourut 
l'espace  de  trois  cents  milles,  brûlant  les  habita- 
tions, enlevant  les  troupeaux,  faisant  un  carnage 
et  un  butin  incalculables.  Probus  (277)  porta  aux 
Germains  un  coup  plus  terrible  encore.  Il  attaqua 
les  peuples  qui  avaient  envahi  la  Gaule,  leur  tua 
quatre  cent  mille  hommes,  rejeta  leurs  restes  au 
delà  du  Neckar  et  de  l'Elbe,  et  poussa  la  guerre 
jusqu'à  ce  que  les  chefs  ennemis  vinssent  implorer 
sa  clémence.  Il  exigea  d'eux  un  tribut,  des  otages, 
et  le  désarmement  général  de  leur  nation.  Des  sta- 
tions militaires,  des  villes  nouvelles  fondées  chez 
les  barbares,  devaient  garantir  l'exécution  du 
traité.  C'est  alors  que  l'empereur  put  adresser  au 
sénat  cette  lettre,  où  respire  encore  le  génie  victo- 
rieux de  l'ancienne  Rome.  «  Je  rends  grâces  aux 
c<  dieux  immortels,  pères  conscrits,  parce  qu'ils  ont 


(1)  Dion  Gassius,  LXXI,  LXXII.  Julius  Capitolinus,  Marc.  Anto- 
nin.  :  «  Yoluit  Marcomanniam  provinciam  facere.  »  Cf.  Reichai  f, 
Germanien  unter  den  Rômern,  p.  348  et  suiv. 


322  CHAPITRE  VI. 

«  justifié  le  choix  que  vous  aviez  fait  de  moi.  La 
c(  Germanie  est  subjuguée  jusqu'à  ses  dernières 
«  limites.  Neuf  rois  de  différents  peuples  sont  ve- 
c<  nus  en  suppliants  se  prosterner  à  mes  pieds, 
a  c'est-à-dire  aux  vôtres.  Déjà  les  barbares  ne 
«  labourent,  ne  sèment,  ne  combattent  plus 
«  que  pour  vous.  Décernez  donc,  selon  l'usage, 
«  des  supplications  solennelles...  On  a  repris  à 
«  Fennemi  plus  de  butin  qu'il  n'en  avait  fait.  Les 
a  bœufs  des  Germains  courbent  la  tête  sous  le  joug 
«  de  nos  laboureurs...  Nous  aurions  voulu,  pères 
«  conscrits,  réduire  la  Germanie  en  province,  mais 
c<  nous  avons  remis  cette  mesure  à  un  temps  où 
«  nos  vœux  seront  mieux  remplis,  c'est-à-dire  où 
«  la  bienveillance  des  dieux  nous  donnera  des  ar- 
«  mées  plus  nombreuses.  »  Mais  ce  dessein  n'eut 
pas  d'effet.  Toute  l'habileté  des  successeurs  de  Pro- 
bus  ne  servit  qu'à  défendre  les  anciennes  limites; 
et  l'épée  de  Constantin  et  de  Théodose  retarda  seu- 
lement de  quelques  années  le  moment  de  l'inva- 
sion générale  qui  livra  l'empire  aux  représailles 
des  Germains  (1). 

(1)  Jul.  Capitolinus,  Maximini  duo.  Vospiscus,  Probus.  Lettre  de 
Probus  au  sénat  :  «  Ago  diis  immortalibus  gratias,  P.  C,  quia  ves- 
tra  in  me  judicia  comprobarunt.  Subacta  est  omnis,  qua  tenditur 
late  Germania...  Omnes  jam  barbari  vobis  avant,  vobis  jam  serimt, 
et  contra  interiores  gentes  militant...  Nam  et  CGCCM  hostium  cœsa 
sunt,  XVIM  armatorum  nobis  oblata...  Volueramus,  P.  G.,  Germa- 
nise novum  prœsidem  facere,  sed  hoc  ad  pleniora  vota  distuli- 
mus,  »  etc.  Zosime,  lib.  I,  complète  le  récit  des  campagnes  de  Pro- 
bus en  Germanie. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  323 

Les  guerres  de  Germanie  sont  restées  dans 
Tombre,  par  la  faute  des  abréviateurs  et  des  bio- 
graphes qui  nous  ont  conservé  une  partie  de  l'his- 
toire impériale.  A  travers  l'obscurité  de  leurs  récits, 
on  n'aperçoit  que  des  marches  rapides,  des  com- 
bats sans  suite,  des  traités  sans  force.  Mais  d'autres 
monuments  témoignent  d'un  plan  conçu  avec  ma- 
turité, suivi  avec  persévérance  :  je  veux  parler  des 
constructions  militaires  récemment  découvertes  en 
Saxe,  en  Lusace,  en  Silésie.  De  longs  retranche- 
ments se  prolongent  à  travers  les  forêts  de  pins  qui 
les  couvrent  en  plusieurs  endroits,  et  qui  leur  as- 
signent une  date  reculée.  Leur  hauteur,  portée 
jusqu'à  soixante  pieds,  indique  la  main  d'un  peuple 
habitué  à  ne  rien  faire  que  de  grand.  Toutes  leurs 
proportions  ont  la  régularité  des  ouvrages  auxquels 
les  Césars  employaient  leurs  soldats.  Derrière  ce 
rempart,  on  croit  distinguer  les  postes  destinés  à  le 
défendre.  On  les  reconnaît  aux  ruines  considérables 
qui  subsistent  encore  dans  le  haut  Mein,  aux  noms 
des  lieux  qui  s'y  conservent,  et  qui  rappellent  la  pré- 
sence des  légions.  La  Bohême  a  de  vieux  châteaux 
auxquels  la  tradition  donne  aussi  une  origine  ro- 
maine. Enfin,  des  fouilles  récentes  dans  le  pays  de 
Liegnitz  et  de  Breslau  ont  mis  au  jour  un  grand  nom- 
bre de  médailles  impériales,  d'armes,  d'idoles,  des 
vases  de  forme  classique,  des  urnes  sépulcrales, 
dont  l'une  portait  une  inscription  latine,  des  traces 
d'habitations,  et  tout  ce  qui  annonce,  non  le  pas- 


524  CHAPITRE  VI. 

sage,  mais  le  séjour  d'un  corps  d'armée.  Ainsi  se 
dessine  une  ligne  fortifiée  qui  touche  d'une  pari 
à  l'Elbe,  limite  des  conquêtes  d'Auguste,  el  de 
l'autre  à  l'Oder,  où  Trajan  fit  commencer  la  fron- 
tière de  la  Dacie.  Celte  construction  peut  se  pla- 
cer dans  les  treize  années  de  la  grande  guerre  des 
Marcomans.  L'enceinte  qu'elle  achève  embrasse 
presque  toute  la  Germanie  de  Tacite;  elle  mar- 
que la  borne  jusqu'à  laquelle  Rome  étendit,  si- 
non son  domaine,  au  moins  ses  desseins,  et  sou- 
vent son  autorité.  C'est  ce  qu'on  vit  quand  les 
Chérusques  reçurent  un  chef  de  la  main  de  Né- 
ron, quand  le  roi  et  la  prophétesse  des  Semnons 
allèrent  visiter  Domitien;  quand  un  chef  des  Qua- 
des,  accusé  par  son  peuple,  comparut  devant  le 
tribunal  de  Garacalla.  Ces  hommages  ne  s'adres- 
saient pas  aux  mauvais  princes,  qui  les  reçurent, 
mais  au  pouvoir  civilisateur  qu'ils  représentaient. 
En  parcourant  dans  toutes  les  directions  le  pays 
des  Germains  durant  trois  cents  ans,  en  y  séjour- 
nant sur  plusieurs  points,  les  Romains,  ces  grands 
serviteurs  de  la  Providence,  faisaient  plus  qu'ils 
ne  pensaient.  Ils  donnaient  à  leurs  ennemis  un 
spectacle  bienfaisant  :  le  spectacle  de  l'intelli- 
gence disposant  des  plus  grandes  forces  qui  furent 
jamais;  le  spectacle  de  l'ordre,  des  lois,  des  arts, 
qui  assurent  la  supériorité  des  nations  civilisées. 
Ils  réveillaient  chez  les  barbares  ces  premiers  sen- 
timents d'admiration  et  de  curiosité  par  où  com- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  325 

mence  réducalion  des  peuples,  comme  celle  des 
hommes  (1). 

Mais  l'empire  n'atteignit  jamais  les  limites  rê-  Résultats 
vées  par  ses  maîtres.  11  embrassa  cependant  une  la  conquête, 
grande  partie  du  territoire  disputé.  La  frontière 
(racée,  dit-on,  par  Adrien,  commençait  aux  bou- 
ches du  Rhin,  et  le  suivait  jusque  vers  le  confluent 
de  la  Moselle.  Là,  elle  s'enfonçait  à  l'orient  en  re- 

(1)  Reichart,  Germanien  unter  den  Rômern ,  282,  548.  Krusen 
Budorgis.  Archiv.  des  sclilesisch-sœchsichen  Vereins.  zur  Aufsu- 
chung  der  Alterthûmer.  Dans  le  cercle  du  haut  Meiri,  on  trouve  les 
noms  de  lieux  suivant  :  Rœmersreuth,  Rœmergrundlein,  Rœmer- 
bûhel.  Près  de  Stadtsteinach,  on  croit  reconnaître  les  traces  de  for- 
tifications romaines.  Entre  FElbe  et  FOder ,  dans  toute  la  Lasse 
Lusace,  on  trouve  des  vestiges  semblables.  Les  plus  frappants  sont 
ceux  d'un  rempart,  à  une  heure  au  nord  de  Senftenberg  :  il  a  cinq 
milles  de  long,  50  à  60  pieds  de  haut,  avec  une  largeur  propor- 
tionnée. La  régularité  des  angles  saillants  et  rentrants  atteste  le  soin 
donné  à  ce  travail,  et  un  bois  de  pins  qui  le  couvre  lui  donne  une 
date  nécessairement  très-reculée.  En  Bohême,  on  s'accorde  à  regar- 
der la  tour  noire  d'Eger  comme  une  construction  romaine.  La  Silé- 
sie  est  plus  riche  en  antiquités.  Des  fouilles  pratiquées  à  Liegnitz, 
et  surtout  à  Massel,  village  du  comté  d'Œls,  ont  mis  au  jour  un 
nombre  considérable  de  vases,  d'ustensiles,  d'armes  et  d'idoles; 
et,  ce  qui  est  plus  décisif,  une  urne  avec  cette  inscription:  d.  mart. 
ossA  iiii  OLL.  LiBA.  On  cst  douc  tenté  de  reconnaître  dans  le  village 
de  Massel  l'ancienne  Massilia,  où  Sévère  avait  commandé  la  légion 
scythique.  M.  Spartianus,  in  Vita  Severi  :  a  Legioni  IV  scythicae 
deinde  prœposilus  est  circa  Massiliam.  »  C'est  aussi  dans  cette  ré- 
gion de  l'Allemagne,  et  près  de  la  Vistule ,  que  Ptolémée  place  les 
Buriens,  chez  lesquels  Marc-Aurèle  pénétra.  11  faudrait  probable- 
ment rapporter  à  cette  expédition  la  pierre  votive  trouvée  à  Nassen- 

fels  :  I.  0.  M    STATORI  FL.  VETVLEiNVS  LEG.  HI  ITAL.  REVEKSVS  AB  EXPED. 
BURICA  EX  VOTO  rOSVlT. 

Sur  l'autorité  morale  que  Rome  exerçnit  chez  les  peuples  restés 
libres.  Tacite,  Germania,  29  :  «  Prolulit  enim  magniludo  populi 
romani  ultra  Rhenum,  ultraque  veteres  termines  imperii  reveren- 
tiam.  »  Ibid. ,  42  :  «  Sed  vis  et  potentia  regibus  ex  auctoritate 
romana.  » 


326  CHAPITRE  VI. 

montant  le  Mein,  et  descendait  ensuite  vers  le 
sud-est  pour  rejoindre  le  Danube  aux  environs  de 
Ratisbonne,  et  ne  le  quitter  qu'au  pied  des  monts 
Carpathes.  Les  terres  conquises  qu'elle  enveloppait 
formèrent  plusieurs  provinces,  dont  le  nombre 
varia  selon  les  temps.  On  en  compta  jusqu'à  huit: 
quatre  au  sud-est  :  les  deux  Noriques,  la  première 
Rhétie  et  la  deuxième  ;  quatre  au  nord-ouest  :  la 
Séquanaise,  la  première  Delgique  et  les  deux  Ger- 
manies.  Ces  provinces  n'étaient  pas  toutes  occupées 
par  des  peuples  de  même  origine  :  les  Rhétiens 
semblent  un  rameau  de  la  famille  pélasgique  ;  les 
Séquanais  et  le  plus  grand  nombre  des  Belges  ap- 
partenaient à  la  puissante  race  des  Celtes.  Mais  tôt 
ou  tard  les  populations  primitives  devaient  dispa- 
raître sous  le  flot  des  conquérants  germains.  L'em- 
pire comprenait  donc  lout  ce  qui  devait  former  un 
jour  la  Flandre  et  le  Brabant,  la  Lorraine  et  les 
quatre  électorals  du  Rhin,  l'Alsace,  la  Souabe,  et 
une  partie  de  la  Franconie,  la  Suisse  et  la  Bavière, 
la  moitié  de  l'Autriche,  le  Tyrol  et  la  Carinthie, 
c'esL-à-dire  les  trois  quarts  de  l'Allemagne  du 
moyen  âge  (1). 

(  I  )  Cluverius,  Germania  antiqua.  Notitia  dignitatum  imperii.  Le 
retranchement  romain  partait  du  Danube ,  commençait  près  de 
Kelheim,  passait  par  Altmannslein ,  Weissenburg ,  Guzenhausen, 
Mainhart,  Jaxthausen,  Hassen ,  Obernburg,  Ascbaffenburg,  et  allait 
rejoindre  le  Rhin  près  de  Braubach.  V.  Wenck,  Hessische  Landes- 
geschichie,  I,  50  Buchner,  Reise  auf  der  Teufelsmauer .  Zeuss, 
die  Deutschen,  p.  504.  Leichlen,  Schwaben  miter  den  Rœmern. 
Phillips,  Deutsche  Reichs-und-Rechts-Geschichte.  p.  59. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  327 

C'était  là  que  la  civilisation  latine,  maîtresse 
pendant  près  de  trois  cents  ans,  devait  montrer 
tout  son  pouvoir. 

Quand  les  Romains  prenaient  possession  d'un  voies 

.1  .      ,  .      .   ,.  romaines. 

pays  vaincu,  ils  engageaient,  pour  ainsi  dire,  une  i^éMche-^ 
cruerre  nouvelle  contre  le  sol.  Ils  tenaient  avec  rai-  /j"^s 

o  fondées. 

son  la  terre  inculte  pour  la  meilleure  alliée  des 
barbares  qui  l'avaient  habitée,  pour  la  plus  dange- 
reuse ennemie  des  maîtres  nouveaux  qui  la  subju- 
guaient. Il  fallait  premièrement  l'assujettir  par 
une  chaîne  de  constructions  fortes,  et  par  un  ré- 
seau de  chemins  qui  la  rattachassent  au  reste  de 
l'empire.  Il  fallait  ensuite  la  dompter  par  le  dé 
frichement,  lutter  contre  les  éléments  rebelles,  as- 
sainir l'air  en  ménageant  l'écoulement  des  eaux, 
percer  les  bois,  féconder  le  désert.  Les  dieux  avaient 
mis  l'ordre  dans  le  ciel  ;  Rome  se  chargeait  de  le 
réaliser  sur  la  terre,  en  y  portant  la  sécurité,  la  ré- 
gularité, la  fertilité.  Voilà  pourquoi  son  peuple, 
le  plus  guerrier  du  monde,  fut  aussi  un  peuple 
constructeur  et  laborieux.  Voilà  pourquoi  le  tra- 
vail était  honoré  comme  un  combat,  et  la  culture 
comme  une  conquête. 

La  Germanie  offrait  à  ces  vainqueurs  de  la  na- 
ture un  champ  de  bataille  digne  d'eux.  Tacite  dé- 
crit avec  une  sorte  d'horreur  le  ciel  rigoureux  du 
Nord,  ses  plaines  tristes,  entrecoupées  de  maré- 
cages, couvertes  d'une  végétation  stérile  et  de  trou- 
peaux chétifs.  Rien  de  plus  effrayant  que  ces  futaies 


328      '  CHAPITRE  VI. 

OÙ  l'on  cheminait  soixante  jours  sans  en  trouver 
le  bout;  où,  selon  Pline,  les  chênes  croissaient  si 
forts  et  si  serrés,  que  souvent  leurs  racines  se  vea- 
contraient,  se  courbaient  jusqu'à  sortir  de  terre, 
et  jusqu'à  former  des  arcades  assez  hautes  pour 
laisser  passer  un  homme  à  cheval.  Ces  souvenirs 
de  l'antiquité  s'accordent  avec  une  tradition  qu'on 
peut  recueillir  comme  l'expression  naïve  de  la  ter- 
reur qui  saisissait  les  esprits  à  l'entrée  des  forêts 
vierges.  Un  ancien  chroniqueur  hollandais  rapporte 
que  l'empereur  Claude  revenait  de  son  expédition 
d'Angleterre,  quand  il  débarqua  près  de  Slauen- 
burg,  sur  la  côte  de  Hollande.  «  Et  après  qu'il  eut 
battu  les  barbares  qui  bordaient  le  rivage,  il  se 
dirigea  vers  un  grand  bois  que  les  gens  du  pays 
appelaient  le  bois  sauvage  sans  pitié.  Là,  les  Ro- 
mains entendirent  le  grand  bruit  des  bêtes  qui 
avaient  leur  gîte  dans  les  fourrés.  Il  y  avait  des 
ours,  des  lions,  des  sangliers  et  d'autres  animaux 
féroces,  qui  multipliaient  si  fort,  qu'ils  tenaient 
tous  les  hommes  dans  l'épouvante.  Alors  l'empe- 
reur demanda  si  personne  n'habitait  dans  ce  bois, 
et  on  lui  dit  :  a  Seigneur,  il  est  hanté  de  tant  de 
«  bêtes  sauvages,  qu'avec  tout  ce  que  vous  avez 
c(  de  soldats,  vous  ne  pourrez  pas  le  traverser.  » 
Et  l'empereur  voulut  savoir  si  le  bois  était  grand, 
et  si  de  l'autre  côté  n'habitaient  pas  d'autres  peu- 
ples. On  lui  répondit  :  c<  Le  bois  a  bien  dix  milles  de 
a  long  sur  trois  de  large,  et  au  delà  habitent  les 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAIlNS.  329 

Ci  bas  Saxons,  qui  ne  laissent  de  paix  à  qui  que  ce 
c<  soit  sur  la  terre.  Si  donc  vous  avez  la  bonne  for- 
ce tune  de  traverser  le  bois,  vous  aurez  affaire  à  ce 
(c  peuple.  »  Alors  l'empereur  s'écria  :  «  Ce  n'est  pas 
((  sans  raison  qu'on  l'appelle  le  bois  sauvage  sans 
«  pitié,  »  Et  le  nom,  ajoute  le  chroniqueur,  s'est 
conservé  jusqu'à  nos  jours  (1). 

En  présence  de  tels  obstacles,  les  expéditions  de 
Drusus  voulaient  être  soutenues  par  des  travaux 
immenses.  Il  enchaîna  d'abord  le  Rhin,  en  jetant 
deux  ponts  sur  ses  eaux  et  cinquante  châteaux  sur 
ses  rives.  Trajan  couvrit  de  forteresses  le  cours  infé- 
rieur du  Danube.  Adrien  lia  les  deux  fleuves  par  un 
retranchement  qui  se  développait  sur  une  longueur 
de  trois  cents  milles.  La  grandeur  de  ses  restes  étonne 
encore  les  paysans  des  environs  :  ils  l'appellent  le 
Mur  du  diable.  Cette  ligne  de  défense,  complétée 
par  des  constructions  détachées  sur  le  Taunus,  sur 
leSteinsberg  et  sur  plusieurs  autres  points,  rétablie 
à  deux  reprises  par  Probus  et  Valentinien  P%  dé- 
sespéra pendant  longtemps  tous  les  assauts  des  bar- 
bares. En  même  temps  deux  canaux  unirent  le 
Rhin  à  l'Yssel  et  à  la  Meuse;  un  troisième,  dont 
l'exécution  fut  interrompue,  devait  le  rattacher  à 
la  Saône  et  ouvrir  ainsi  la  communication  de  l'O- 
céan à  la  Méditerranée.  Les  inondations  du  Neckar 

(1)  Tacite,  Germania,  2,  5  :  «  Terra...  aut  silvis  liorrida,  aut 
paludibus  fœda.  »  Pline,  Hist.  nat.  Le  fragment  de  la  Chronique  de 
Hollande  est  tiré  des  manuscrits  de  la  bibliothèque  de  Berne,  et 
reproduit  par  J.  Gœrres,  die  Vœlkertavel  des  Peniateuch, 

ÉT.  GEBM.  r.  22 


330 


CHAPITRE  VI. 


furent  contenues  par  une  digue.  D'autres  ouvrages 
assurèrent  la  navigation  du  lac  de  Constance,  du 
Danube  et  de  ses  principaux  affluents.  Les  pané- 
gyristes des  empereurs  n'ont  pas  assez  de  louanges 
pour  célébrer  la  conquête  de  ces  grands  cours 
d'eau,  qui  ouvraient  le  territoire  aux  flottes  ro- 
maines. Les  légions  y  circulaient  par  des  routes 
qu'elles-mêmes  avaient  percées.  Une  voie  princi- 
pale allait  de  la  mer  Noire  à  la  mer  du  Nord  :  de 
nombreux  embranchements  desservaient  les  pro- 
vinces adjacentes  et  les  rattachaient  au  grand  réseau 
de  chemins  qui  partait  de  la  pierre  milliaire  du 
Capitole  pour  se  distribuer  jusqu'aux  dernières 
extrémités  de  l'empire.  On  ne  se  représente  pas 
assez  la  hardiesse  de  ce  travail,  ces  chaussées  su- 
perbes sillonnant  les  montagnes,  franchissant  les 
marais,  traversant  des  contrées  différentes  de  cli- 
mat, d'aspect,  de  population  :  toujours  avec  la 
même  solidité,  la  même  uniformité,  la  même  opi- 
niâtreté que  la  ville  éternelle  mettait  dans  toutes 
ses  œuvres  (1). 

(1)  FlorusJV,  12.  Tacite, /IwTiflZ.,  XI,  20;  XIII,  53.  Dion,  LXVllL 
Spartianus,  in  Adriano.  Vopiscus,  in  Probo.  Eumène,  Panegyric. 
Constantin.,  13:  «  Totus  armatis  navibus  Rhenus  instructus  est,  et 
ripis  omnibus  usque  ad  Oceanum  dispositus  miles  iinminet.  » 
Symmaque,  Laudatio  Valentiniani,  2,  3,  7,  21  :  «  Brachiis  utrin- 
que  Rhenus  urgetur,  ut  in  varios  usus  tutum  prabeat  commeatum.  » 
Laudatio  Gratiani,  9  :  «  Rhenus  non  despicil  imperia,  sed  interse- 
cat  caslella  romana,  repagulis  pontium  captivus  urgetur.  »  Cf. 
Ammien  MarcelHn,  XXX,  8.  Procope,  de  JEdificiis;  4,  5.  Antonini 
Itinerarium  (edit  Wesseling).  J'y  trouve  Tindication  de  douze 
routes  dans  les  différentes  provinces  qui  ont  formé  depuis  l'Aile- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  351 

Il  fallait  plus.  Une  vieille  maxime  de  la  sagesse 
latine  voulait  que  le  Romain  s'assît  pour  vaincre  : 
Romanus  sedendo  vincit.  Ce  peuple  était  avare  et 
laborieux.  Il  s'attachait  à  la  terre;  il  en  défendait 
la  moindre  parcelle  avec  tant  de  jalousie,  que, 
pour  consacrer  les  bornes  de  ses  champs,  il  recou- 
rait à  toutes  les  solennités  du  culte,  à  toutes  les 
menaces  de  la  loi.  Une  lisière  de  moissons  couvrait 
les  frontières  mieux  que  la  plus  haute  muraille. 
C'est  pourquoi  les  empereurs  avaient  intéressé  les 
soldats  à  la  défense  des  provinces,  en  leur  aban- 
donnant une  partie  du  sol.  Alexandre  Sévère  et 
Probus  assignaient  aux  troupes  postées  au  delà  du 
Rhin  des  champs,  des  habitations,  avec  des  esclaves, 
des  bestiaux,  et  des  approvisionnements  de  blé.  Va- 
lentinien  accorda  aux  colons  militaires  qu'il  établit 
le  choix  des  meilleures  terres,  à  chacun  une  paire 
de  bœufs,  à  tous  l'exemption  des  impôts»  Ces  me- 
sures n'étaient  prises  que  pour  la  sûreté  de  l'em- 
pire, elles  tournèrent   au  profit  du  territoire 
conquis.  Elles  lui  donnèrent  une  population  per- 

magne  :  «  A  Lugduno  (Batavorum)  Argentoratum.  —  A  Treveris 
Agrippina.  —  A  Treveris  Argentorato.  —  A  Colonia  Trajana  ad 
Agrippinam.  —  ACastello  Colonise.  —  De  Pannoniis  in  Gallias.  — 
Iter  per  ripam  Pannonise.  —  A  Lauriaco  Veldidena.  —  A  ponte 
Œniad  castra.  —  -A  ponte  Œni  Veldidena.  —  Ab  Augusta  Vindeli- 
corum  Verona.  —  Ab  Aquileia  Lauriaco.  »  Cf.  Tahul.  Peutinger.  — 
Parmi  les  modernes,  j'ai  surtout  consulté  Fiedler,  Rœmische  Denc- 
kmœler  am  Niederrhein.  Mone,  Urgeschichte  des  Badischen  Lan- 
des. Jaumann ,  Colonia  Sumlocene.  Rudhart,  Mlteste  Geschichte. 
Bayerns.  Schœpflin,  Alsatia  illusLrata,  t.  L  Welser^  Rerum  aw^ 
gustanarum. 


552 


CHAPITRE  VL 


manente,  endurcie  aux  fatigues  et  aux  dangers, 
capable  de  percer  les  forêls,  de  dessécher  les  maré- 
cages, de  soumettre  enfin  la  nature  aux  savants 
procédés  de  Tagriculture  italique.  Les  grandes  in- 
vasions n'effacèrent  pas  les  traces  de  ce  défriche- 
ment. Les  paysans  du  duché  de  Bade  labourent 
encore  avec  la  charrue  des  Géorgiques,  et  les  sol- 
dats de  Probus  ont  planté  les  premiers  ceps  des 
vignes  fameuses  qui  font  la  couronne  du  Rhin  (1). 

C'était  beaucoup  d'avoir  changé  le  désert  en 
campagnes  fécondes  :  un  dernier  effort  en  fit  sortir 
des  cités.  La  puissance  romaine,  née  dans  une  ville, 
n'a  pas  eu  de  repos  qu'elle  n'eût  couvert  de  villes 
tout  l'Occident.  En  effet,  elle  ne  pouvait  prendre 
possession  du  sol  d'une  manière  plus  impérieuse 
qu'en  emprisonnant  l'espace  libre  dans  une  en- 
ceinte de  murailles,  en  forçant  les  eaux  des  tor- 
rents à  cheminer  sur  les  aqueducs,  et  la  pierre  à 
monter  en  voûtes  pour  former  ces  portiques,  ces 
thermes,  ces  amphithéâtres,  qui  rappelaient  sous 
un  ciel  glacé  les  besoins  et  les  plaisirs  du  Midi. 
Bientôt  les  postes  militaires  de  la  Germanie,  les 

(1)  Varron,  de  Re  rustica,  1,  2.  Velléius  Paterculus,  II,  104. 
Lamprîde,  in  Alexandre  Sev.  Vopiscus,  in  Probo  :  «  Agros,  et 
horrea,  et  domos,  et  annonam  transrtienanis  omnibus  fecit,  iis  vi- 
delicet  quos  in  excubiis  collocavit.  »  Loi  de  Valentinien,  Code  Théo- 
dosien,  VII,  20,  8.  Orelli,  Inscript.  3528.  Cf.  Mone,  Urgeschichte 
des  Badischen  Landes,  t.  I,  où  Tagriculture  du  pays  de  Bade  est 
étudiée  jusque  dans  le  dernier  détail.  On  trouve  un  grand  nombre 
d'inscriptions  militaires  citées  par  Fiedler.  Rœinische  Denckmœler, 
et  parLersch,  Central  Muséum  Rheinlœndischer  Inschriften,  et  par 
Steincr,  Codex  Inscriptionum  Rheni. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  -53 

ports  des  fleuves,  les  stations  des  grandes  routes, 
devinrent  les  noyaux  d'autant  de  cités.  Les  anciens 
itinéraires  en  comptent  cent  seize,  et  de  ce  nombre 
soixante-cinq  au  moins  sont  encore  debout.  Je  re- 
connais sous  leurs  anciens  noms  les  lieux  qui  de- 
vinrent dans  la  suite  Vienne,  Salzbourg,  Passau, 
Ratisbonne,  Augsbourg,  Baie,  Strasbourg,  Worms, 
Spire,  Mayence,  Cologne,  Aix-la-Chapelle.  Des 
ruines  imposantes,  des  inscriptions,  des  musées  en- 
combrés d'ouvrages  de  toute  sorte,  attestent  que  les 
Romains  sont  venus  poser  la  première  pierre  de 
toutes  ces  villes,  où  l'histoire  d'Allemagne  devait 
avoir  ses  plus  belles  scènes,  où  s'agitèrent  pendant 
tant  de  siècles  les  plus  grandes  affaires  de  la  chré- 
tienté (1). 

Ainsi  le  territoire  germanique  se  trouva  incorporé  ,  Les 


(l)Sur  les  douze  routes  décrites  dans  l'Itinéraire  d'Antonin,  je 
compte  environ  cent  villes  ou  postes  militaires.  Reichard,  Germa- 
nien  unter  den  Rœmern,  porte  à  quatre-vingts  environ  le  nombre 
des  lieux  nommés  par  Ptolémée  et  les  autres  écrivains  anciens  dans 
la  grande  Germanie  ,  hors  de  la  frontière  de  lempire.  Mone,  dont 
le  calcul  me  paraît  exagéré,  trouve  dans  le  pays  de  Bade  seulement 
cent  quatre  villes  ou  villages  d'origine  romaine.  Une  inscription 
trouvée  à  Heddernheim  mentionne  un  collegium  lignariorum;  une 
autre,  à  ]'Jttlingen,  un  contubernium  nautarum.  Plusieurs  autres, 
à  Mayence,  à  Clèves,  nomment  un  prœfectns  fahrorum,  des  nego- 
iiatores  artis  cretariœ,  frumenti,  ferrarii,  argentarii.  Voyez  Mone, 
Urgeschichte,  t.  1,  p,  251.  Cf.  Hefele,  Geschichte  der  Einfûhrung 
des  Christenthums  im  S.  W.  Deutschlande ,  p.  34i-41.  Jusqu'en 
1837,  on  avait  trouvé  dans  le  royaume  de  Wurtemberg  plus  de  cent 
vingt  inscriptions,  statues  ou  bas-reliefs.  Le  monument  le  plus 
instructif  est  l'inscription  suivante  trouvée  à  Hausen,  district  de 
Heidenheim  :  impef.ator.  CjESAr.  gallienvs.  germanicvs.  invictvs. 
AVGvsTvs.  Elle  prouve  que  ce  pays  était  encore  au  pouvoir  des  Ro- 
mains vers  l'an  256. 


institutions 
politiques. 


351  CHAPITRE  VI. 

à  l'empire;  il  en  eut  l'aspect  pacifique  et  régulier. 
Une  terre  si  profondément  remuée  devait  porter 
autre  chose  que  des  récoltes  et  des  édifices  :  il  était 
temps  d'y  asseoir  des  institutions.  De  même  qu'une 
contrée  sauvage  réveille  la  passion  de  l'indépen- 
dance dans  le  cœur  humain  et  l'invite  à  la  vie  er- 
rante, ainsi  les  champs  cultivés,  les  habitations  qui 
se  touchent,  qui  s'alignent,  et  qu'un  même  mur 
enveloppe,  donnent  aux  hommes  des  leçons  de  sta- 
bilité, de  subordination,  et  comme  le  premier 
exemple  de  la  vie  civile. 
Administra-     La  plus  fortc  dcs  institutious  romaines,  hors  de 
mpériaie.  Romc  surtout,  c'était  la  puissance  impériale.  A 
Rome,  l'empereur  ne  fut  longtemps  que  le  prince 
du  sénat,  réunissant  dans  ses  mains  les  attributions 
de  plusieurs  magistratures.  Mais  dès  le  commen- 
cement il  devint  le  souverain  des  provinces,  de 
celles  du  moins  qu'il  s'était  fait  donner  comme  les 
plus  importantes  et  les  plus  menacées,  par  consé- 
quent de  celles  qui  formaient  la  frontière  du  Nord. 
Il  y  exerçait  un  pouvoir  proconsulaire,  c'est-à-dire 
absolu,  militaire  et  civil,  avec  le  droit  de  vie  et  de 
mort  sur  les  personnes,  et  le  domaine  éminent  de 
toutes  les  terres,  avec  les  honneurs  divins  et  tout  ce 
qu'exigèrent  jamais  les  rois  les  plus  obéis.  Souvent 
les  premiers  Césars  avaient  paru  au  bord  du  Rhin. 
Plusieurs  autres,  et  les  plus  guerriers,  vécurent  ou 
moururent  sur  les  champs  de  bataille  de  la  Germa- 
nie. Trêves  vit  passer  dans  ses  murs  une  longue 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  335 

suite  d'empereurs,  depuis  Maximien  jusqu'à  l'usur- 
pateur Maxime.  Alors  le  cérémonial  de  l'Orient  en- 
vahissait la  cour  impériale;  les  peuples  avaient  sous 
les  yeux  les  pompes  de  la  monarchie.  Ils  s'y  attachè  - 
rent comme  on  s'attache  à  tous  les  spectacles  ;  ils 
s'en  firent  une  habitude,  et  à  la  longue  un  besoin. 

Les  empereurs  avaient  d'abord  régi  les  provinces 
par  des  lieutenants  chargés  du  commandement  des 
troupes  et  du  gouvernement  civil,  et  par  des  pro- 
cureurs responsables  de  l'administration  finan- 
cière. Dioclétien  et  ses  successeurs  pensèrent  relever 
leur  autorité  en  échelonnant  au-dessous  d'elle  une 
hiérarchie  nombreuse,  dont  les  rangs  et  les  titres 
nous  sont  connus  par  la  Notice  des  dignités  de  rem- 
pire.  On  y  voit  le  préfet  du  prétoire  des  Gaules  fai- 
sant sa  résidence  à  Trêves,  avec  le  vicaire  qui  lui 
est  subordonné.  Trois  consulaires  et  cinq  présidents 
siègent  aux  chefs-lieux  des  huit  provinces  germa- 
niques. Ces  magistrats  ne  commandent  plus  les 
légions,  ils  ne  conservent  qu'un  pouvoir  adminis- 
tratif et  judiciaire.  Cependant  telle  est  encore  chez 
les  Romains  la  sainteté  de  la  justice,  qu'ils  ne  sau- 
raient l'entourer  de  trop  de  solennité.  Le  préfet  du 
prétoire  prend  place  sur  la  chaise  curule;  on  porte 
devant  lui  l'image  du  prince.  Sur  une  table  cou- 
verte d'une  nappe  frangée  d'or,  entre  quatre  can- 
délabres garnis  de  cierges  allumés,  repose  le  livre 
des  constitutions  impériales.  On  retrouve  une  par- 
tie de  cet  appareil  dans  les  tribunaux  inférieurs. 


336  CHAPITRE  Yl. 

L'impression  de  respect  qu'il  laissait  dans  les  es- 
prits était  si  forte,  que  l'Église  transporta  à  ses 
évêques  le  cérémonial  du  prétoire.  Gomme  elle 
avait  pris  les  basiliques  où  Ton  rendait  la  justice, 
pour  les  modèles  de  son  architecture  sacrée,  elle 
emprunta  aussi  la  chaise  curule,  qui  fut  le  trône 
épiscopal,  les  flambeaux,  la  table,  qui  servit  d'au- 
tel :  seulement  elle  remplaça  l'image  du  prince  par 
celle  du  Christ,  et  le  livre  des  lois  humaines  par 
l'Évangile.  Cependant  des  dignitaires  si  honorés 
n'avaient  aucune  part  au  maniement  des  deniers 
publics.  Les  finances  se  partageaient  entre  deux  ad- 
ministrations indépendantes.  D'un  côté  le  comte 
des  largesses  sacrées  faisait  la  recette  et  l'emploi  de 
l'impôt,  payait  les  troupes  et  jugeait  en  matière 
fiscale.  Il  avait  sous  lui  des  agents  comptables  pour 
toutes  les  provinces  :  on  voit  à  Augsbourg,  à  Trêves, 
les  préposés  du  Trésor,  les  procureurs  des  mon- 
naies, les  intendants  des  chasses.  D'une  autre  part, 
le  comte  du  domaine  privé,  assisté  d'un  grand 
nombre  d'officiers,  régissait  les  biens-fonds  et  les 
revenus  de  tout  genre  qui  formaient  le  patrimoine 
des  empereurs.  Quand  on  considère  de  près  l'orga- 
nisation de  ces  différents  services,  l'exactitude  du 
cadastre,  les  mesures  prises  pour  la  répartition  et 
la  perception  de  l'impôt,  la  composition  des  bu- 
reaux avec  tout  ce  qu'ils  employaient  de  directeurs, 
de  secrétaires,  de  commis,  d'expéditionnaires  et 
d'appariteurs,  on  reconnaît,  au  milieu  de  beaucoup 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  357 

d'abus,  la  division  du  travail,  le  contrôle  mutuel 
des  fonctions,  Tauthenticité  des  écritures,  et  tous 
les  principes  d'ordre  qui  devaient  passer  dans  l'ad- 
ministration des  États  modernes  (1). 

Mais  le  gouvernement  impérial  s'attacha  les  pro- 
vinces par  un  bienfait  plus  désintéressé.  De  même 
que  l'image  du  prince  figurait  dans  tous  les  tribu- 
naux, ainsi  son  autorité  faisait  la  force  de  tous  les 
jugements.  Les  Césars  avaient  eu  soin  de  s'attribuer 
la  plus  auguste  fonction  de  la  puissance  publique, 
qui  était  de  faire  régner  le  droit,  c'est-à-dire  la  vo- 
lonté des  dieux,  au  milieu  des-  contestations  hu- 
maines. Ils  exerçaient  leur  charge  en  prononçant 
sur  les  causes  portées  en  dernier  ressort  jusqu'à 
eux,  en  répondant  par  des  rescrits  aux  questions 
des  magistrats  ou  des  particuliers,  en  rendant  des 
édits  généraux  qui  éclaircissaient  les  obscurités  de 
la  législation,  ou  qui  suppléaient  à  ses  lacunes.  Ils 
étaient  les  interprètes  des  lois,  ils  en  devinrent  les 
réformateurs.  Assistés  d'un  conseil  où  parurent 
Gaïus,  Ulpien,  Paul,  Papinien,  les  plus  grandes 
lumières  que  la  justice  temporelle  ait  jamais  eues, 

(1)  Empereurs  qui  parurent  en  Germanie  :  Auguste,  Tibère, 
Caligub,  VitcUius,  Domitien,  Trajan,  Adrien,  Marc  Aurèle,  Com- 
mode, Caracalla,  Alexandre  Sévère,  Maximin,  Posthumus,  Claude  II, 
Aurélien,  Probus,  Constantin,  Julien,  Valentinien  I".  Empereurs 
qui  résidèrent  à  Trêves  :  Maximien,  Constance  Chlore,  Constantin, 
Valentinien,  Maxime.  —  Sur  l'administration  impériale,  cf.  Notitia 
dignitatum  imperii  Occidentis;  Naudet,  des  Changements  opérés 
dans  toutes  les  parties  de  V administration  romaine,  depuis  Dio- 
ctétien jusqu'à  Julien.  —  Gains,  11,  7  :  «  Sed  in provinciali  solo... 
dominium  populi  romani  est,  vel  Cœsaris.  » 


358  iHHP 

ils  entreprirent  de  continuer  l'œuvre  des  tribuns, 
des  préteurs,  des  premiers  jurisconsultes,  et  de 
corriger  la  rigueur  du  droit  civil  par  l'équité  du 
droit  des  gens.  Mais  le  droit  civil  représentait  l'an- 
cienne tradition  de  Rome;  le  droit  des  gens  se 
formait  de  ce  qu'il  y  avait  d'universel  et  deperma 
nent  dans  les  coutumes  des  provinces.  C'étaient 
donc  elles  à  leur  tour  qui  faisaient  la  loi,  qui  la  fai- 
saient égale  pour  tous.  Tout  tendait  à  l'unité.  La 
politique  d'Auguste  et  de  ses  successeurs  s'appli- 
quait à  effacer  les  différences  des  peuples,  en  prodi- 
guant aux  provinciaux  le  titre  de  citoyens,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  la  constitution  de  Caracalla  l'accorda 
sans  réserve  à  tous  les  sujets  de  l'empire.  Alors  le 
droit  commun  fut  constitué,  et  ce  bienfait  toucha  si 
profondément  les  provinces,  qu'il  leur  fit  pardon- 
ner jusqu'aux  crimes  des  plus  mauvais  empereurs, 
et  que  le  nom  impérial,  déshonoré  par  lant  de  ty- 
rans, demeura  populaire  jusqu'à  la  fin.  Un  reste  de 
vénération  l'entourait  encore  quand  il  n'était  plus 
qu'un  souvenir.  Nous  verrons  la  souveraineté  des 
princes  byzantins  reconnue  par  les  barbares,  maîtres 
de  l'Occident.  Et  plus  tard,  quand  les  provinces  ger- 
maniques chercheroril  à  se  donner  une  constitution 
puissante  et  durable,  elles  voudront  relever  ce  vieil 
empire  romain  qui  ne  fut  jamais  oublié.  Elles  exi- 
geront que  leur  souverain  passe  les  Alpes  pour  aller 
au  Vatican  recevoir  le  titre  d'Auguste.  Il  y  aura 
des  théologiens  et  des  jurisconsultes  qui  démontre- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  339 

ront  comment  la  monarchie  universelle,  nécessaire 
au  repos  du  monde,  a  passé  sans  interruption  des 
Romains  aux  Francs.  Les  chroniqueurs  rattacheront 
la  généalogie  des  Hohenstauffen  à  celle  des  Césars, 
en  remontant  jusqu'à  Dardanus  et  jusqu'à  Jupiter. 
Si  tant  d'efforts  n'arrivent  point  à  restaurer  le 
passé,  il  en  restera  du  moins  des  traditions  monar- 
chiques qui  ne  se  perdront  plus;  et  la  jurispru- 
dence romaine  deviendra  le  fond  de  tous' les  codes 
européens  (1). 

D'un  autre  côté,  le  pouvoir  militaire  détaché  des  organisation 

n  •   •!  1       i*.  militaire, 

fonctions  civiles  avait  reparu  sous  des  titres  nou- 
veaux. Le  maître  des  deux  milices,  et,  après  lui, 
les  deux  maîtres  de  l'infanterie  et  de  la  cavalerie, 
avaient  à  leur  disposition  les  comtes  et  les  ducs 
qui  commandaient  les  légions  des  frontières.  La 
Notice  des  dignités  de  r empire  nomme  le  conte  de 
Strasbourg,  le  duc  de  Mayence,  le  duc  de  la  se- 
conde Germanie,  celui  des  deux  Réthies,  et  celui 
du  Noricum  extérieur.  On  voit  sous  leurs  ordres 
des  légions,  des  cohortes,  des  corps  de  cavalerie 

(1) Digeste,  de  Justitia  et  Jure,  I,  4  :  «  Jus  gentium  est  quo 
gentes  humanse  utuntur.  »  —  De  statu  homin.,  1.  XVII.  Dion  Gas- 
sius,  LXXVil.  Gottfried  de  Viterbe,  Panthéon  hisioric.,  3,  8. 

A  Jove  Romani  logum  sunt  dogmate  pleni 

Quas  hodie  leges  discimus,  ipse  dédit... 
la  duo  dividimus  trojano  sanguine  prolem  : 
Una  per  Italiam  sumpsit  diademata  Romae; 

Altéra  Teutoniœ  régna  beata  fovet. 

Voyez  aussi  Amédée  Thierry,  Histoire  de  la  Gaule  sous  VadminiS' 
tration  romaine,  t.  I. 


340  CHAPITRE  YI. 

légère  ou  pesamment  armée,  postés  de  proche  en 
proche  sur  les  bords  du  Rhin  et  du  Danube  ;  des 
flottilles  veillent  à  la  sûreté  des  deux  fleuves  ; 
on  trouve  sur  plusieurs  points,  à  Lorch,  à  Stras- 
bourg, à  Trêves,  des  fabriques  de  boucliers,  de  ba- 
listes,  d'armes  de  toute  espèce.  Cette  énumération 
donne  encore  une  grande  opinion  de  la  force  mili- 
taire de  l'empire  au  temps  de  sa  dernière  décadence. 
Mais  il  avait  fallu  des  liens  plus  forts  que  ceux  de 
la  discipline  pour  retenir  les  gens  de  guerre  dans 
des  postes  si  dangereux.  Nous  avons  vu  comment 
Alexandre  Sévère  et  ses  successeurs  avaient  distri- 
bué le  territoire  menacé  aux  troupes  chargées  de 
le  défendre;  mais  les  clauses  de  cette  concession 
méritent  d'être  étudiées.  L'empereur,  seul  proprié- 
taire du  sol  provincial,  conservait  le  haut  domaine 
des  terres  partagées.  Les  possesseurs  n'en  avaient 
que  la  jouissance  héréditaire,  sous  les  trois  condi- 
tions d'entretenir  le  fossé,  de  défendre  le  retran- 
chement, et  d'engager  au  service  leurs  enfants  ou 
leurs  héritiers.  Or,  si  l'on  considère  ces  titres  de 
ducs  et  de  comtes,  qui  désignaient  les  premières 
dignités  de  la  milice  impériale,  et  qui  devaient 
bientôt  marquer  les  rangs  de  la  noblesse  germani- 
que; si  l'on  y  ajoute  ces  concessions  de  terre,  h 
charge  de  service  de  guerre,  qui  avaient  déjà  tout 
le  caractère  des  fiefs,  ne  sera-t-il  pas  permis  de 
conclure  que  l'organisation  militaire  des  provinces 
romaines  eut  plus  de  part  qu'on  ne  lui  en  attribue 


Lk  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS. 


341 


municipal. 


d'ordinaire  à  l'établissement  du  régime  féodal  (1)? 

L'autorité  seule  se  faisait  sentir  dans  le  gouver-  Régime 
nement  des  provinces  :  mais  la  liberté  reprenait  ses 
droits  dans  l'administration  des  villes.  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  reproduire  le  détail  trop  connu 
des  institutions  municipales.  J'y  remarque  seule- 
ment la  politique  éternelle  de  Rome,  cherchant  à 
se  rendre  partout  présente,  pour  rester  partout 
maîtresse.  De  même  que  Rome  avait  son  image  et 
comme  un  abrégé  d'elle-même  dans  ses  légions, 
dont  les  camps  étaient  autant  de  cités  mobiles  et 
armées  en  pays  ennemi  ;  de  même  elle  se  multi- 
pliait dans  ses  colonies,  fixées  comme  autant  de 
camps  désarmés  et  paisibles  sur  la  terre  conquise. 
On  répétait  pour  leur  fondation  les  cérémonies  qui 
avaient  consacré  la  ville  naissante  de  Romulus.  Les 
pontifes,  après  s'être  assuré  des  auspices  favora- 
bles, purifiaient  le  lieu  désigné.  La  charrue  sym- 

(1)  Notitia  dignitatum,  «  Sub  dispositione  viri  illustris  magis- 
tri  pedituin,  prsesentalis  comités  militum  infra  scriptorum . . .  Cornes 
tractus  argentoratensis...  Dux  Pannonise  primœ  et  Norici  ripensis, 
dux  Rhetiœ  prirnse  et  secundœ,  dux  Germanise  secundae,  dux  Mo- 
guntiacensis.  »  C'est  aussi  dans  la  iVohïm  qu'on  trouve  l'cnuméra- 
tion  de  toutes  les  forces  romaines  en  Germanie.  — Voici  les  termes 
des  concessions  de  terre  accordées  par  Alexandre  Sévère  e(  ses  suc- 
cesseurs :  Vopiscus  in  Proho  :  «  Sola  quaî  de  hostibus  capta  sunt 
limitaneis  ducibus  et  militibus  donavit,  ita  ut  eorum  ita  essent,  si 
hgeredes  illorum  militarent,  nec  unquam  ad  privâtes  pertinerenl, 
dicens  attentius  eos  militaturos,  si  eliam  sua  rura  defenderent.  » 
Cf.  Loi  11,  Digest.  de  Evictionibus  :  «  Lucius  Titius  prsedia  in  Ger- 
mania  trans  Rhenuni  émit,  et  partem  pretii  intulit  ;  cum  in  resi- 
duam  quantitatem  hierens  emploris  conveniretur,  qusestionem  retu- 
lit,  dicens  :  Has  possessiones  ex  prœcepto  principali  partim  distrac- 
tas, parlim  veteranis  in  praimia  adsignatas.  » 


342  CHAPITRE  VI. 

bolique  traçait  Tenceinte  des  murailles,  on  la  fai- 
sait carrée  comme  l'enceinte  d'un  temple  ;  les  arpen- 
teurs divisaient  régulièrement  l'espace  intérieur, 
et  marquaient  les  bornes  de  chaque  héritage.  Si  la 
colonie  avait  obtenu  ce  qu'on  appelait  le  droit  ita- 
lique {jus  italicum)^  la  terre  ainsi  mesurée  était 
traitée  comme  terre  d'Italie  ;  elle  devenait  suscep- 
tible, non  plus  seulement  d'une  possession  précaire 
et  conditionnelle,  mais  d'une  propriété  immuable, 
sans  restriction  et  sans  charges  [jus  quii^itium)^ 
qui  contenait  la  garantie  de  toutes  les  libertés. 
Maîtres  dans  leurs  foyers,  les  colons  étaient  souve- 
rains dans  les  murs  de  leur  ville.  L'autorité  s'y  par- 
tageait, comme  à  Rome,  entre  l'assemblée  géné- 
rale du  peuple  et  un  sénat  ordinairement  composé 
de  cent  membres,  qu'on  appelait  aussi  la  curie  ou 
l'ordre  des  décurions.  Les  duumvirs  élus  chaque 
année  représentaient  les  consuls,  gouvernaient  la 
cité,  et  rendaient  la  justice  dans  les  limites  de  leur 
compétence.  Un  magistrat  quinquennal,  remplis- 
sant les  fonctions  de  censeur,  administrait  les  reve- 
nus ;  des  édiles  veillaient  à  la  police  de  la  voirie 
et  des  marchés.  Ces  institutions  entretenaient  dans 
les  colonies  la  pratique  des  droits  et  des  devoirs 
qui  faisaient  la  vie  politique  des  Romains.  Elles 
attachaient  les  peuples  en  les  honorant  ;  elles  con- 
stituaient un  privilège  que  les  cités  devaient  méri- 
ter par  leurs  services.  Les  autres  villes,  avec  les 
titres  différents  de  colonies  sans  droit  italique,  de 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  343 

municipes,  de  préfectures,  recevaient  aussi  des  lois 
inégales.  Mais  toutes  avaient  du  moins  leur  curie, 
c'est-à-dire  leur  conseil,  et  par  là  même  le  pouvoir 
de  délibérer,  qui  est,  à  vrai  dire,  le  principe  de 
tous  les  pouvoirs  (1). 

Les  documents  mutilés  qui  nous  sont  parvenus 
ne  nous  font  connaître  qu'une  seule  ville  de  droit 
italique  sur  la  frontière  du  Nord,  je  veux  dire  Co- 
logne, et  sept  colonies  :  Trêves,  Xanten,  Baie,  Rot- 
tenbourg  sur  le  Neckar,  Augsbourg,  Salsbourg  et 
Wels.  On  y  peut  ajouter  probablement  Passau  et 
Ratisbonne.  Il  semble,  au  premier  aspect,  que  ces 
faibles  images  de  Rome,  transportées  sur  un  sol  si 
souvent  remué  par  la  guerre,  y  devaient  trouver 
peu  d'appui,  peu  d'égards  chez  les  officiers  impé- 
riaux, peu  de  crédit  chez  des  populations  à  demi 
barbares.  On  voit  en  effet  les  curies  opprimées,  et 
les  magistratures  réduites  à  n'être  plus  que  des 
noms.  Mais  rien  n'égale  la  puissance  des  noms  sur 
l'esprit  des  peuples  ;  ils  s'y  conservent  avec  une 
bienfaisante  opiniâtreté  ;  ils  y  conservent  avec  eux 
les  traditions,  et  par  conséquent  les  droits.  Ainsi 
les  villes  des  provinces  germaniques  essuyèrent 

(1)  Cicéron,  dè  leg.  agrar.,  II,  12.  Philippic. ,  II.  Aul.  Gell., 
Noctes  atticœ,  XVI,  15  :  «  Colonise  sicut  effigies  parvce  simulacra- 
que  populi  romani .  »  Cf.  Végèce,  I,  21  :  «  Si  recte  constitula  sunt 
castra,  milites  quasi  armalam  civitatem  videntur  secum  portare.  » 
Tacite,  XIV,  27  :  Festus,  ad  verbum  Municipium.  Heineccius,  Anti- 
quit.  roman.,  1,  124  et  suiv.  De  Savigny,  Histoire  du  droit  romain, 
t.  i.  Guizot,  Essai  sur  rhistoire  de  France.  DeChampagny,  Tableau 
du  monde  romain,  i. 


344  CHAPITRE  VI. 

tous  les  orages  de  l'invasion  :  elles  perdirent  leurs 
monuments,  leurs  temples,  et  ces  théâtres  dont 
elles  aimaient  les  jeux;  elles  ne  perdirent  jamais 
le  souvenir  de  leurs  libertés.  Au  onzième  siècle, 
Ratisbonne  conservait  sa  vieille  enceinte,  qu'on 
appelait  Tiburtine,  du  nom  de  Tibère,  son  fonda- 
teur ;  on  y  connaissait  des  citoyens  vivant  sous  la 
loi  rom.aine,  et  certaineo  mesures  d'intérêt  géné- 
ral étaient  prises  de  concert  par  le  sénat  et  le  peu- 
ple. Cologne,  de  son  côté,  garda  sa  curie,  qui  fut 
appelée  «  la  corporation  des  puissants  »  Richer- 
sechheit)^  et  qui  tirait  de  son  sein  les  bourgmestres, 
successeurs  des  duumvirs,  investis  comme  eux 
d'une  autorité  judiciaire  et  administrative.  D'au- 
tres villes  n'avaient  qu'un  reste  de  leurs  anciennes 
franchises  ;  mais  c'était  assez  pour  faire  l'envie  des 
populations  soumises  au  régime  féodal.  En  993,  les 
instances  de  l'impératrice  Adélaïde  auprès  de  son 
petit-fils  Otton  III  obtinrent  aux  habitants  de  Selz 
le  bienfait  de  la  liberté  romaine.  Au  commence- 
ment du  douzième  siècle,  Strasbourg  et  Fribourg, 
en  Brisgau,  avaient  des  consuls  (1). 

(i)  Les  colonies  de  Cologne  (Colonia  Agrippina) ,  de  Xanlen 
(Colonia  Trajana),  de  Trêves  (Augusta  Treverorum),  de  Bâle  (Au- 
giista  Rauracorum),  d'Augsbourg  (Augusta  Vindelicorum),  de  Salz- 
bourg  (Juvavia) ,  de  Wells  (Ovilabis) ,  étaient  les  seules  que  l'on 
connût  en  Allemagne,  jusqu'à  ce  que  M.  le  chanoine  Jaumann 
retrouvât  l'antique  colonie  de  Sumlocene,  aujourd'hui  Rottemburg 
sur  le  Neckar.  Rien  n'est  plus  complet  que  ce  benu  travail  [Colonia 
Sumlocene,  Stuttgard,  1840),  où  une  ville  tout  entière  est  pour 
ainsi  dire  rccoiislruile  avec  quelques  inscriptions.  —  Sur  la  consli 


LA  CIVILISATIUiN  UUMAIM::  CHEZ  LES  GERMAINS.       3  5 

Ainsi  la  liberté  comme  l'aulorité  devait  porter  le 
sceau  de  Rome  pour  contenter  les  peuples.  Le  nom 
romain  était  chez  eux  la  marque  de  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  légitime  et  de  plus  durable.  Voilà 
pourquoi  on  les  voit  recueillir  avec  tant  de  sollici- 
tude les  souvenirs  de  ces  maîtres  du  monde,  dont 
ils  se  croyaient  les  héritiers.  Il  y  avait  peu  de 
vieilles  villes  qui  n'attachassent  leur  noblesse  à 
quelque  tour  bâtie  par  Drusus,  à  quelque  palais  de 
Constantin.  Le  panégyrique  de  saint  Annon,  écrit 
vers  l'an  1100,  rappelle  avec  orgueil  l'origine  la- 
line  des  cités  de  Cologne,  Mayence,  Worms,  Spire  ; 
il  attribue  la  fondation  de  Metz  à  Metzius,  compa- 
gnon de  César,  et  célèbre  les  travaux  des  Romains, 
qui  firent  de  Trêves  un  lieu  si  fort,  a  Ils  y  cons- 
a  1/ruisirent  en  pierres,  continue  le  poëte,  un  con- 

tution  des  villes  crAllemagne,  j'ai  consulté  le  savant  mémoire 
d'Eiclihorn,  Ueher  d.  Ursprung  d.  stœdtl.  Verfassung,  et  Dœnni- 
ges,  das  deutsche  Staatsrecht,  p.  247.  Gemeiner  [Ursprung  der 
Stadt  Regenshurg)  cite  les  passages  suivants  de  la  lettre  d'un  prê- 
tre anonyme,  ad  Reginwartum  abhatem,  vers  Tan  1056  :  «  Ibi 
(Ratisbonne)  urbs  antiqua  a  Tiberio  quondam  Augusto  munitissimis 
mosniis  inter  mellitos,  ut  sic  dictum  sit,  rivulos  et  flumina  satis 
pinguissima  constructa,  quse  antiquitus  Tiburtina  dicta  fuerat... 
Tune  plebs  urbis  et  senatus  pia  erga  palronum  et  doctorem  suum 
devotione  fervens  muros  urbis  occidentali  parte  deposuit.  »  —  Pour 
Cologne,  le  plus  ancien  document  est  un  arbitrage  entre  le  burgrave 
et  le  magistrat  archiépiscopal  (Vogt),  en  date  de  Tannée  H69,  où 
l'on  trouve  mentionnés  les  «  magistri  civium,  scabini  colonienses, 
et  officiati  de  Rycherzeggede.  »  Cf.  Vita  sanctœ  Adelheid.,  par 
Odon  de  Cluny  :  «  Ànte  duodecimmn  circiter  annum  obitus  sui,  in 
loco  qui  dicitur  Salsa,  urbem  decrevit  fieri  sub  libertate  romana.  » 
Nous  avons  en  effet  le  décret  qu'Adélaïde  obtint  de  son  petit-fils 
OttonlII  en  993  :  Ap.  Schœpflin,  Alsat.  dipl.,  t.  I. 


346  CHAPITRE  VI. 

a  duit  souterrain  par  où  ils  envoyaient  jusqu'à  Golo- 
c(  gne,  autant  de  vin  qu'en  voulaient  les  capitaines 
ce  de  la  ville  :  car  leur  puissance  était  très-grande.  » 
Ce  trait  me  frappe,  parce  qu'il  est  fabuleux  et  tri- 
vial, par  conséquent  populaire  ;  parce  que  j'y  recon- 
nais l'opiniâtreté  d'une  tradition  qui  entretenait 
les  peuples  dans  une  grande  opinion  d'eux-mêmes. 
Sous  ces  fables,  il  y  avait  des  libertés  ;  le  jour  vint 
où  elles  s'en  dégagèrent,  où  elles  éclatèrent  dans 
les  villes  du  Rhin,  grandirent  avec  la  ligue  han- 
séatique,  et  fondèrent  en  Allemagne  la  puissance 
du  tiers  état  (1). 

Les  écoles.  Dcs  institutious  si  complètes  et  si  durables  ne  ten- 
daient cependant  qu'à  soumettre  les  volontés  :  il  fal- 
lait encore  gouverner  les  intelligences.  Les  Romains 
y  avaient  pourvu  par  l'établissement  des  écoles  pu- 
bliques. Ce  ftit  un  trait  de  leur  génie  d'avoir  reconnu 
de  bonne  heure  ce  que  peuvent  les  lettres  pour  trou- 
bler ou  pour  servir  les  sociétés,  et  d'avoir  fait  de 

(1)  Panegyric.  S.  Annon.  Schiller,  Thesaur.,  l,  et  Wackerna- 
gel,  D.  Lesehuch,  p.  184. 

Metze  stifte  ein  Caesaris  man 
Mezius  geheizan. 
Triere  was  ein  burg  ait  : 
Si  cierti  Rômere  gewalt. 
Uannin  man  unter  dir  erdin 
Den  win  santi  verri 
Mit  steinin  ririnin 
Den  herrin  al  ci  minnin 
Die  ci  Kolne  wârin  sedilliaft 
Vili  michili  was  diu  iri  craft. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  347 

renseignement  une  fonction  au  lieu  d'une  indus- 
trie, en  lui  donnant  des  privilèges,  une  dotation,  et 
en  même  temps  des  règles.  A  l'exemple  de  Rome^ 
chaque  colonie  eut  ses  maîtres  de  rhétorique  et  de 
grammaire,  rétribués,  honorés,  et  chargés  pour 
ainsi  dire  de  la  police  des  esprits.  On  peut  croire 
que  les  villes  de  la  frontière  germanique  ne  furent 
pas  les  dernières  à  ouvrir  leurs  écoles,  puisqu'on 
voit  celle  de  Xanten  (colonia  Trajanà)  détruite  par 
un  incendie,  et  rétablie  par  la  libéralité  deMarc-Au- 
rèle  et  de  Yérus.  Plus  tard,  quand  les  successeurs 
de  Dioclétien  cherchent  à  ressembler  les  forces  dé- 
faillantes de  l'empire,  ils  ne  négligent  rien  pour 
relever  l'autorité  de  l'enseignement  et  pour  en  éten- 
dre l'action.  Une  constitution  de  Gratien  suppose 
que  toutes  les  grandes  cités  de  la  Gaule  avaient  des 
grammairiens  et  des  rhéteurs  qui  professaient  les 
lettres  grecques  et  latines.  Les  villes  qui  portent  le 
titre  de  métropoles  sont  autorisées  à  choisir  ceux 
qu'elles  veulent  appeler  à  l'honneur  de  l'enseigne- 
ment public.  Mais  le  salaire  des  professeurs  ne  res- 
tera pas  à  la  discrétion  des  sénats  municipaux  :  le 
rhéteur  recevra  «  vingt-quatre  annones,  »  c'est-à- 
dire  autant  de  fois  la  ration  d'un  soldat  ;  et  le  gram- 
mairien douze.  Trêves,  cette  capitale  du  Nord, 
aura  des  chaires  plus  opulentes  :  le  rhéteur  y  tou- 
chera trente  annones,  le  grammairien  latin,  vingt  : 
on  en  donnera  douze  au  grammairien  grec,  si  l'on 
en  peut  trouver  un  qui  soit  digne  de  ce  titre.  D'au* 


348  CHAPITRE  YI. 

très  mesures  achèvent  de  régler  la  condition  des 
professeurs  en  les  exemptant  de  la  tutelle,  du  ser- 
vice militaire,  et  de  toutes  les  charges  qui  peuvent 
atteindre  leurs  personnes  ou  leurs  biens.  Toute 
vexation  contre  eux  est  punie  d'une  amende  de  cent 
mille  pièces  d'argent;  et,  par  une  disposition  où 
éclate  bien  la  dureté  des  mœurs  païennes,  si  l'un 
d'eux  reçoit  quelque  injure  d'un  esclave,  il  a  droit 
d'exiger  que  le  coupable  soit  battu  de  verges  sous 
ses  yeux  (1). 

Si  l'on  veut  pénétrer  dans  ces  écoles  privilégiées 
et  voir  -quel  genre  de  services  leur  valait  tant  de 
faveurs,  on  doit  reconnaître  l'étendue  que  les  an- 
ciens donnaient  à  ces  deux  arts,  singulièrement 
restreints  chez  les  modernes,  la  grammaire  et  la 

(1)  Pighius,  Hercul.  prodic,  p.  77,  mentionne  la  table  de  mar- 
bre qui  attestait  la  libéralité  de  Marc-Aurèle  et  de  Vérus  en  faveur 
de  l'école  de  Colonia  Trajana. —  Code  Théodosien,  lib.  Xlll, 
tit.  m,  1.  2  :  «  Imppp.  Valens;  Gratianus  et  Valentinianus  AAA, 
Antonio  Pf.  P.  Galliarum.  Per  omnem  diocesim  commissam  magni- 
ficentiae  tuœ,  frequentissimis  in  civitatibus  quœ  pollent  et  eminent 
claritudine  prseceptorum,  optimi  quique  erudiendae  praesideant  ju- 
ventuti,  rlietores  loquimur  et  grammaticos,  atticse  romanseque  doc- 
tringe.  Quorum  oratibus  XXIV  annonarum  e  fisco  emolumenta  do- 
nentur ,  grammaticis  latino  vel  grseco  XII  annonarum  deduclior 
paulo  numerus  ex  more  prsesteiur  :  ut  singulis  urbibus  quse  melro- 
poleis  nuncupantur,  nobilium  professorum  electio  celebretur,  nec 
vero  judicamus  liberum  ut  sit  cuique  clvitati  suos  doctores  et  magis- 
tros  placito  sihi  juvare  compendio.  Triverorum  vel  maximse  civitati 
ubcrius  aliquid  putavimus  deferendum  :  rhetori  ut  triginta,  item 
viginti  grammatico  latino,  grseco  etiam,  si  qui  dignus  reperiri  po- 
tuerit,  XII  pryebeantur  annonae,  Dat.  X  kalend.  jun.  Yalente  V  et 
Valentiniano  AA  Goss.  (576).  »  —  Cf.  1.  I,  b.  t.  :  «  Servus  eis  si 
iujuriam  fecerit,  flagellis  debeat  a  suo  domino  vcrberari  coram  eo 
cui  fecerit  injuriam.  »  Cf.  I,  5,  h.  t. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  549 

rhétorique.  La  charge  des  grammairiens  était  de 
lire  et  d'interpréter  les  poètes.  Il  fallait  d'abord 
qu'ils  suppléassent  par  la  publicité  de  leurs  lec- 
tures à  l'insuffisance  des  manucrits  ;  qu'ils  main- 
tinssent la  pureté  des  textes,  compromise  parles 
copistes  ;  qu'ils  défendissent  chaque  vers  contre 
l'oubli,  chaque  page  contre  l'interpolation.  Ils 
avaient  ensuite  à  dégager  le  sens  des  passages  diffi- 
ciles, et  de  tous  ceux  auxquels  ils  aimaient  à  prêter 
une  obscurité  mystérieuse.  La  poésie  était  pour  eux 
comme  le  dernier  écho  d'une  science  primitive 
longtemps  réservée  aux  prêtres,  qui  embrassait  la 
théologie,  le  droit  sacré,  les  commencements  de 
l'histoire,  les  lois  de  la  nature.  Ils  trouvaient  dans 
l'Iliade  et  l'Enéide  toute  la  physique  et  toute  la 
morale.  Une  telle  façon  de  commenler  avait  ses 
abus  ;  elle  avait  aussi  le  mérite  de  rattacher  à  des 
textes  impérissables  un  nombre  infini  de  connais- 
sances qui  pouvaient  périr,  qui  pénétraient  ainsi 
dans  la  foule  et  arrivaient  à  la  postérité.  Les  fonc- 
tions des  rhéteurs  n'étaient  pas  moins  considérables. 
Ils  conservaient  la  tradition  de  cette  longue  suite 
d'hommes  éloquents  qui  avaient  fait  non-seulement 
l'ornement  de  Rome,  mais  sa  force.  En  instruisant 
l'orateur,  ils  faisaient  profession  de  former  l'homme 
entier,  par  la  pratique  du  raisonnement,  par  l'é- 
tude des  passions,  par  l'amendement  des  mœurs. 
Sans  doute  ces  prétentions  étaient  mal  soutenues, 
quand  l'enseignement  aboutissait  à  des  exercices 


350  CHAPITRE  VI. 

de  déclamation,  à  des  discours  impossibles  sur  des 
sujets  supposés:  quand,  par  exemple,  pour  la  mil- 
lième fois  il  fallait  exhorter  Agamemnon  à  ne  point 
tuer  sa  fille,  ou  faire  plaider  Ajax  contre  Ulysse. 
Les  harangueurs  formés  à  de  pareilles  leçons  n'en 
sortaient  que  pour  patroner  humblement  les  causes 
des  provinciaux  au  tribunal  du  gouverneur,  ou 
pour  adresser  de  pompeux  panégyriques  aux  prin- 
ces, qu'ils  ne  manquaient  pas  de  mettre  vivants 
au  rang  des  dieux.  Cependant  c'était  beaucoup 
d'avoir  conservé  l'habitude  de  la  parole  publi- 
que, de  l'honorer  comme  une  ancienne  puissance, 
de  naturaliser,  parmi  des  populations  différentes 
d'origine,  d'usages  et  de  dialectes,  la  langue 
latine,  qui  devait  faire  d'abord  le  lien  de  l'em- 
pire, et,  après  la  chute  de  l'empire,  l'unité  de 
rOccident. 

L'école  de  Trêves  avec  ses  prérogatives  devait 
attirer  les  maîtres  les  plus  exercés  de  la  Gaule.  Ses 
grammairiens  siégeaient  six  heures  par  jour  au 
pupitre  des  lectures  publiques  ;  on  les  comparait 
à  Gratès  et  à  Yarron,  c'est-à-dire  à  ce  que  l'anti- 
quité avait  eu  de  plus  savant.  L'un  d'eux,  Harmo- 
nius,  qui  réunissait  le  culte  des  muses  grecques  et 
latines,  avait  tenté  de  restituer  le  texte  mutilé 
d'Homère,  en  marquant  d'un  signe  les  vers  inter- 
polés. La  présence  des  empereurs  encourageait  l'é- 
loquence mercenaire,  mais  laborieuse  des  pané- 
gyristes, dont  nous  avons  plusieurs  discours.  On 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  351 

déteste  la  lâcheté  de  leurs  flatteries,  mais  on  s'in- 
téresse aux  efforts  de  ces  étrangers,  lorsqu'ils  se 
reconnaissent  si  inférieurs  aux  Romains,  lorsqu'ils 
mettent  tant  d'opiniâtreté  à  imiter  des  modèles  qui 
les  humilient,  mais  qui  les  excitent,  et  finissent  par 
leur  faire  trouver  une  sorte  de  verve  et  d'éclat. 
Jamais  Trêves  n'avait  vu  les  lettres  entourées  de 
plus  d'honneurs  qu'à  l'époque  où  le  rhéteur  Au- 
sone,  appelé  dans  cette  ville  pour  présider  à  l'édu- 
cation du  jeune  Gratien,  fut  successivement  élevé 
aux  titres  de  comte,  de  questeur,  de  préfet  du  pré- 
toire, et  reçut  enfin,  en  365,  les  insignes  du  con- 
sulat. C'est  pendant  ce  long  séjour  qu'il  composa 
un  grand  nombre  de  poëmes,  passe-temps  frivoles 
d'une  cour  qui  se  piquait  de  bel  esprit.  Mais  il  faut 
distinguer  l'idylle  de  la  Moselle,  la  meilleure  peut- 
être  de  ses  compositions,  tout  inspirée  de  la  beauté 
de  cette  Rome  du  Nord,  où  il  avait  passé  des  jours 
si  doux.  Il  se  représente  suivant  d'abord  les  dé- 
tours du  fleuve  verdoyant  et  silencieux  ;  il  décrit 
la  limpidité  des  eaux,  les  tribus  innombrables  de 
poissons  qui  les  habitent,  les  coteaux  couronnés  de 
vignes,  aux  pieds  desquels  les  Faunes  et  les  Naïades 
mènent  leurs  danses  loin  du  regard  des  hommes. 
Cependant  les  approches  de  la  cité  s'annoncent  par 
l'affluence  des  barques  chargées  qui  portent  le  com- 
merce de  toute  la  terre,  par  les  villas  suspendues 
aux  deux  rives  avec  leurs  portiques,  leurs  piscines 
et  leurs  jardins.  Enfin  se  déploient  sur  la  colline 


552  CHAPITRE  VI. 

les  larges  murs  qui  ceignent  la  cité  impériale.  Le 
poëte  admire  la  grandeur  des  édifices,  les  greniers 
qui  nourrissent  les  légions,  l'éclat  de  la  noblesse, 
l'humeur  belliqueuse  du  peuple.  Mais  surlout  il 
exalte  cette  éloquence  rivale  du  génie  latin,  ces 
hommes  versés  dans  les  lois,  puissants  par  la  pa- 
role, qui  occupent  la  chaire  de  Quintilien  au  mi- 
lieu des  acclamations  d'une  école  encombrée,  ou 
qui  en  sortent  pour  devenir  l'appui  des  accusés, 
l'honneur  du  sénat  municipal,  et  quelquefois 
pour  revêtir  les  premières  dignités  de  l'empire. 
Il  finit  en  accompagnant  la  Moselle  jusqu'au  Rhin, 
et  en  s'assurant  que  les  eaux  réunies  des  deux 
fleuves  tiennent  à  distance  les  barbares  intimi- 
dés. Ce  petit  ouvrage  a  de  la  grâce  et  de  la  dou- 
ceur :  mais  ce  qui  m'arrête,  c'est  le  spectacle 
d'une  civilisation  si  élégante  parmi  des  popula- 
tions germaniques,  c'est  la  culture  des  lettres 
poussée  jusqu'aux  derniers  raffinements  sur  une 
terre  si  menacée,  et  le  calme  enfin  de  ce  poëte 
qui  laisse  aller  sa  barque  au  courant  du  fleuve, 
sans  autre  inquiétude  que  de  construire  des  vers 
ingénieux,  qu'un  auditoire  choisi  applaudira  le 
lendemain  (1). 

(1)  Quednow,  Beschreibung  der  Alterthûmer  in  Trier.  Ausone, 
Epist.  XVII,  ad  Ursulum ,  grammaticum.  Trevirorum,  en  lui  en- 
voyant six  pièces  d'or  :  «  Quotque  doces  horis,  quoique  domi  rési- 
des. »  Il  fait  l'éloge  du  grammairien  Harmonius  : 

Harmonie,  quem  Claranus,  quem  Scaurus  et  Asper, 
Quem  sibi  conferret  Yarro  priorque  Crates  ; 


LA  CIVILISATION  ROMAIJNE  CHIiZ  LES  GERMAINS.  553 

Un  siècle  après,  Trêves,  saccagée  cinq  fois  par 
les  barbares,  n'avait  plus  que  des  ruines.  Mais  au 
milieu  de  ces  ruines  jaillissait  encore,  selon  l'ex- 
pression de  Sidoine  Apollinaire,  «  la  fontaine  de 
c(  l'ancienne  éloquence.  Les  lois  de  Rome  étaient 
(.(  tombées,  l'autorité  de  sa  langue  ne  chancelait 
c<  pas.  »  L'école  archiépiscopale  avait  succédé  à 
celle  des  grammairiens  et  des  rhéteurs.  Les  lettres 
y  trouvèrent  un  asile  pendant  les  orages  du  sixième 
et  du  septième  siècle  ;  elles  y  refleurirent  sous 
Charlemagne,  quand  Alcuin,  écrivant  à  Rigbod, 
archevêque  de  Trêves,  lui  reprochait  amicalement 
de  savoir  par  cŒîur  les  douze  livres  de  l'Enéide 
mieux  que  les  quatre  Evangiles.  En  môme  temps, 
on  voit  commencer  dans  la  même  ville  les  deux 
écoles  monastiques  de  saint  Maximin  et  de  saint 
Matthias,  dont  les  disciples  composèrent  des  traités 
de  poétique,  de  musique,  d'astronomie.  La  cité 
chrétienne  ne  voulait  rien  perdre  de  sa  vieille 
gloire  ;  elle  montrait  avec  orgueil  l'épitaphe  de  son 
prétendu  fondateur  Trebelas  :  on  y  lisait  comment 
ce  fils  de  Ninus,  roi  de  Babylone,  persécuté  par  sa 

Quique  sacri  lacerurn  collegit  corpus  Homeri, 

Quique  nolas  spuriis  versibus  opposuit  : 
Cecropiae  commune  decus  latiaeque  camœnœ... 

Idem,  Ordo  nohilium  urbium,  k.  Mosella,  399  : 

 Leguinque  catos,  fandique  potentes 

Praesidium  sublime  reis  ;  quos  curia  summos 
Municipum  vidit  proceres,  propriumque  senatum; 
Quos  priEtextati  celebris  lacundia  ludi 
Contulit  ad  veleris  praeconia  Quintiliani. 

Cf.  Ampère,  Histoire  liltérairede  la  France,  t.  I,  254. 


554 


CHAPITRE  Yl. 


mère  Sémiramis,  était  venii  chercher  un  refuge  et 
bâtir  une  ville  chez  les  Germains.  Cette  fable  sem- 
ble contemporaine  de  ceiles  qui  dès  le  quatrième 
siècle  faisaient  remonter  aux  héros  du  siège  de 
Troie  les  origines  des  principales  villes  de  la  Gaule. 
Et  en  même  temps  il  semble  qu'on  entende  un  der- 
nier écho  des  temps  païens,  dans  cette  chanson  la- 
tine que  les  gens  de  Trêves  répétaient  encore  au 
treizième  siècle,  et  qui  s'accorde  bien  avec  la  fable 
de  l'aqueduc  construit  pour  conduire  le  vin  de  Trê- 
ves aux  réservoirs  de  Cologne  : 

«  Trevir  metropolis, 
Urbs  amœnissima 
Quae  Bacchum  recolis, 
Baccho  gratissima, 
Da  tuis  incolis 
Vina  fortissima.  » 

«  Trêves  la  métropole,  —  aimable  cité  —  qui  honores  Bacchus,  — 
et  que  Bacchus  chérit,  —  donne  à  tes  habitants  —  les  vins  les  plus 
forts  (1).  » 

(1)  Sidon,  Apollinar.,  ad  Arbogastem ,  comitem  Trevirorum. 
«  Quirinalis  fonte  facundise  potor  Mosellœ ,  Tiberim  ructas  ;  sic 
Barbarorum  familiaris,  quod  nescius  barbarismorum,  par  ducibus 
antiquis  lingua  manuque.  Quo  vel  incolumi  vel  pérorante  ,  etsi  ad 
liniitem  ipsum  jura  latina  ceciderunt,  verba  non  titubant.  »  Alcuin, 
ad  Righod,  archiep.  Trevir.:  «  Utinam  evangelia  IV,  non  ^nei- 
des  XII,  pectus  compleant  tuum  !  »  —  Gotfried  de  Vilerbe,  Pan- 
théon, III,  raconte  Fhistoire  de  Trebetas  et  donne  l'épitaphe  conser- 
vée au  treizième  siècle  : 

Nini  Sémiramis  quae  lanto  conjuge  felix 
Plurima  possedit,  sed  plura  prioribus  addit, 
Non  contenta  suis,  nec  tolis  fmibus  orbis, 
Expulit  a  patrio  privignum  Trebeta  regno, 
Insignem  profugus  Treverûm  qui  condidit  urbem. 

Cf.  Hontheim,  Historia  trevir ensis  diplomatica.  La  chanson  latine 
sur  Trêves  a  été  publiée  par  Docen,  Miscellan.,  Il,  192. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  355 

Il  serait  facile  de  reconnaître  les  traces  d'une 
culture  semblable  sur  toute  la  ligne  du  Rhin.  On 
pourrait  ciler  à  Cologne  une  inscription  païenne  en 
vers  latins,  une  autre  à  Bonn  en  vers  grecs  ;  à  Rot- 
lenbourg,  deux  pierres  monumentales  dédiées  aux 
muses  de  la  tragédie  et  de  la  comédie.  Plus  tard, 
on  verrait  les  méthodes  des  écoles  romaines  perpé- 
tuées dans  les  monastères.  La  grammaire  y  com- 
prenait encore  la  lecture  des  poètes  interprétés  à  la 
manière  des  anciens.  La  rhétorique  n'avait  pas  re- 
noncé aux  plaidoiries  simulées,  aux  combats  ora- 
toires qui  mettaient  en  œuvre  toutes  les  armes  de 
la  parole.  N'accusez  pas  la  stérilité  de  cet  ensei- 
gnement. Vous  verrez  sortir  de  l'école  latine  de 
Saint-Gall  les  premiers  écrivains  de  la  prose  alle- 
mande, et  ce  sera  une  terre  romaine,  la  terre  de 
Souabe,  conquise,  colonisée,  fécondée  par  les  La- 
tins, qui  portera  la  première  génération  des  Min- 
nesinger  (1). 

Il  reste  à  considérer  si  la  civilisation  romaine  si 

la  civilisation 

s'arrêta  aux  colons  italiens  ou  gaulois  qu'elle  éta-  eurp'^is^^sur 

les  Germains. 

{!)  Lersch,  Central  Muséum  Rheinlœndischer  Inschriften,  Co- 
logne. Inscription  59'  : 

Optaeio  nomen  sis  natum  carminé  tristi 
Nomen  dulce  suis  lamentabile  sempcr, 
Optatus  genitur  {sic)  et  mater  Nemesia  deflet. 

Bonn,  Inscription  4*  : 

©soaaXoveuYi  p.oi  irarpi?  eTirXaTO.  OîJvou,'  "XX-fi  (jt,oi. 

Cf.  Jaymann,  Colonia  Sumlocene  ,  planches  7  et  8,  bas-relief  re- 
présentant les  deux  muses  de  la  tragédie  et  de  la  comédie. 


356  CHAPITRE  VI. 

blissait  dans  les  provinces  du  Nord,  ou  si  elle  eut 
prise  enfin  sur  les  peuples  germaniques  ;  si  elle  ne 
fut  pour  eux  qu'un  spectacle,  ou  si  elle  devint  un 
bienfait. 

On  a  déjà  vu  comment  les  Germains  conser- 
vaient, au  milieu  de  tous  les  désordres  de  la  bar- 
barie, tous  les  instincts  de  la  civilisation  :  ratta- 
chement à  la  terre,  aux  coutumes,  aux  traditions 
antiques.  Il  semblait  qu'ils  se  souvinssent  d'une 
société  plus  parfaite  dont  ils  auraient  été  séparés 
pour  un  temps,  et  qu'ils  devaient  retrouver  un 
jour.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  l'attrait  qui 
poussait  plusieurs  peuples  de  cette  race  vers  le 
monde  romain,  vers  le  Midi,  où  ils  croyaient  voir 
le  séjour  de  leurs  dieux.  Ainsi  les  Gimbres  et  les 
Teutons,  en  pénétrant  dans  les  Gaules,  avaient  en- 
voyé à  Rome  une  ambassade  pour  obtenir  «  que  le 
«  peuple  de  Mars  leur  accordât  des  terres  à  titre  de 
c(  solde,  et  les  prît  à  son  service.  »  Après  leur  dé- 
faite, leurs  femmes,  retranchées  derrière  les  cha- 
riots du  camp,  offraient  encore  de  se  rendre,  si 
l'on  consentait  à  les  admettre  au  nombre  des  prê- 
tresses romaines.  Ce  n'était  donc  pas  seulement  la 
fécondité  des  champs  qui  frappait  les  barbares, 
c'était  aussi  la  majesté  des  institutions.  Gomment 
les  adorateurs  d'Odin  et  de  Thor  n'auraient-ils  pas 
été  tentés  de  reconnaître  leurs  divinités  belliqueu- 
ses dans  ces  empereurs  qu'ils  voyaient  entourés 
d'une  pompe  religieuse  et  militaire,  recevant  les 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  357 

honneurs  divins,  traînant  à  leur  suite  tout  ce  que 
les  fables  du  Nord  promettaient  aux  habitants  de  la 
A'alhalla  :  le  vin,  l'or,  les  combats  de  gladiateurs? 
Quand  Tibère  traversa  la  Germanie  et  campa  au 
bord  de  l'Elbe,  on  raconte  que,  du  milieu  des  ban- 
des ennemies  qui  couvraient  l'autre  rive,  un  vieux 
chef  se  détacha  ;  il  se  jeta  seul  dans  un  canot  d'é- 
corce,  passa  le  fleuve  et  demanda  à  voir  de  près 
celui  qu'on  nommait  César.  Puis,  l'ayant  contem- 
plé en  silence,  il  se  retira  en  déclarant  que  ce  jour 
était  le  plus  glorieux  de  sa  vie  ;  «  car  jusqu'ici, 
disait-il,  j'avais  entendu  parler  des  dieux;  aujour- 
d'hui je  les  ai  vus  !  »  L'admiration  qui  avait  saisi 
ces  hommes  impétueux  les  entraînait  à  la  suite  des 
armées,  elle  les  conduisait  à  visiter  la  ville  impé- 
riale, elle  les  poussait  à  l'imitation  des  mœurs  ro- 
maines. Un  noble  marcoman  appelé  Marobaud, 
après  avoir  passé  plusieurs  années  auprès  d'Au- 
guste, retourna  chez  son  peuple,  s'en  rendit  maître 
j  usqu'au  point  de  le  transplanter  dans  le  bassin  de 
la  Bohême,  dont  les  montagnes  devaient  lui  ser- 
vir de  remparts,  se  bâtit  un  palais  et  une  ville,  où 
il  attira  par  ses  bienfaits  les  marchands  et  les  ou- 
vriers des  provinces  limitrophes,  se  forma  une  ar- 
mée de  soixante  et  quatorze  mille  hommes  qu'il 
soumit  à  la  discipline  des  légions;  et,  s'attachant 
par  des  alliances  les  nations  voisines,  il  avoua  le 
dessein  de  fonder  un  empire  germanique.  Ses  su- 
jels  le  détrônèrent,  mais  sa  pensée  lui  survécut. 


358  CHAPITRE  VI. 

Ce  fut  celle  de  Théodoric  et  de  Gharlemagne  (1). 
Les  Germains  Si  les  hommes  du  Nord  se  sentaient  attirés  vers 
Rome,  il  semble  d'abord  qu'ils  y  trouvaient  peu 
d'accueil.  Les  premiers  Germains  qu'on  y  vit  furent 
probablement  ceux  que  Marcellus  traînait  à  sa 
suite  chargés  de  fers,  lorsque,  en  l'an  188  avant 
J.-C,  il  triompha  des  Insubriens  et  de  plusieurs 
tribus  germaniques.  Après  la  victoire  de  Marius, 
des  troupeaux  de  prisonniers  teutons  furent  vendus 
à  l'encan  sur  le  Forum.  Mais  il  était  dans  les  des- 
tinées de  Rome  que  ses  institutions  les  plus  malfai- 
santes tournassent  au  bien  futur  du  genre  humain. 
Aucune  nation  ne  fît  plus  d'esclaves,  mais  aucune 
ne  donna  plus  d'étendue  au  bienfait  de  l'affran- 
chissement. Longtemps  il  dépendit  du  père  de  fa- 
mille, dans  sa  toute-puissance  domestique,  non- 
seulement  de  rendre  libres  ceux  qui  l'avaient  servi, 
mais  de  les  rendre  en  même  temps  citoyens.  Ces 
vaincus  d'hier,  initiés  par  la  servitude  aux  mœurs 
des  Romains,  entraient  tout  à  coup  en  possession 
de  la  liberté,  de  l'égalité,  de  la  souveraineté.  Ils 
avaient  leur  banc  au  théâtre,  où  souvent  leurs 
exclamations  barbares  offensèrent  les  oreilles  dé- 
licates des  hommes  lettrés  ;  ils  portaient  leurs  suf- 
frages aux  comices  et  formaient  cette  multitude 
orageuse  qui  disposait  des  destinées  du  monde. 

(1)  Velleius  Patercul. ,  II,  106,  107  :  «  Sed  ego  beneficio  ac 
permissutuo,  Caosar,  quos  ante  audiebam,  hodie  vidi  deos;  nec  fe- 
liciorem  uUum  vitae  meœ,  aut  optavi  aut  sensi  diem.  »  Idem,  ibid., 
108,  109,  110.  Tacite  Annal,  II,  26,  46,  62,  63. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  559 

C'est  ce  que  Scipion  savait  bien,  lorsque,  interpel- 
lant du  haut  de  la  tribune  la  plèbe  ameutée  :  ce  Je 
«  vous  ai  amenés  ici  les  mains  liées  derrière  le  dos, 
«  s'écriait-il  ;  vous  ne  me  ferez  pas  peur,  parce 
«  qu'on  vous  a  déchaînés.  »  Auguste  s'effraya  de 
cette  invasion  d'esclaves  ;  il  mit  à  leur  liberté  des 
restrictions  et  des  obstacles.  Cependant  il  n'empê- 
cha pas  l'empire  d'être  gouverné  par  des  affran- 
chis, c'est-à-dire  par  des  barbares.  En  même  temps 
les  guerres  de  Germanie  jetaient  chaque  année  des 
milliers  de  prisonniers  sur  les  marchés  de  la  Gaule. 
Les  panégyristes  des  empereurs  ne  se  lassent  pas 
de  vanter  ces  expéditions,  à  la  suite  desquelles  les 
places  publiques  de  Trêves  et  de  Cologne  étaient 
encombrées  de  captifs  à  vil  prix.  Ils  aiment  à 
montrer  ces  troupes  de  Francs,  d'Alemans,  de 
Saxbns,  entassés  sous  les  portiques;  les  hommes 
frémissant  de  leur  impuissance  ;  les  femmes  re- 
prochant à  leurs  époux  et  à  leurs  fils  les  chaînes 
qu'elles  portent  ;  les  familles  entières  adjugées  au 
Gaulois  désœuvré,  qui  les  envoie  cultiver  ses 
champs  en  friche.  Ils  ne  prévoient  pas  que  ces  es- 
claves auxquels  on  livre  les  terres  en  deviendront 
un  jour  les  maîtres  par  l'affranchissement  ou  par 
la  révolte,  et  que  tôt  ou  tard  la  puissance  finira 
par  se  ranger  du  côté  du  travail  (1). 

(1)  Le  plus  ancien  monument  où  paraisse  le  nom  des  Germains 
est  le  texte  suivant,  tiré  des  fastes  capitolins,  ad  annum  551  ; 
«  M.  Glaudius,  M.  F.  M.  N.  Marcellus,  ces.  de  Galleis  Insubribus  et 


360  CHAPITRE  YI. 

Les  Germains    La  servltiide  fût  (lonc  le  premier  noviciat  des 

colonisés  ^ 

Tei'tmlïre!  (j^^rmains.  Mais  Rome  devait  les  élever  jusqu'à 
elle  par  une  autre  voie  moins  humiliante  et  plus 
sûre.  La  ville  éternelle  avait  commencé  par  être  un 
asile  :  selon  une  ancienne  tradition,  chacun  des 
nouveaux  sujets  de  Romulus  avait  dû  apporter  avec 
lui  une  poignée  de  sa  terre  natale,  pour  la  déposer 
dans  une  fosse  qu'on  appela  le  Monde.  Ce  rit  ex- 
prime bien  la  politique  romaine,  qui  s'emparait 
du  monde  en  l'incorporant  à  l'empire.  Gomme  à 
l'époque  des  rois  la  cité  s'était  agrandie  pour  rece- 
voir dans  ses  murs  les  Sabins,  les  Albains,  les 
Etrusques;  ainsi  les  premiers  empereurs  reculèrent 
la  frontière  pour  y  envelopper  les  nations  mêmes 
qui  la  menaçaient.  Ils  ne  se  bornèrent  pas  à  tolé- 
rer sur  le  territoire  conquis  ce  que  César  y  avait 
trouvé  de  peuplades  germaniques;  ils  reçurent 
celles  qui,  pressées  par  leurs  ennemis  ou  séduites 
par  un  climat  plus  doux,  sollicitaient  l'hospitalilé 
de  Rome  en  offrant  d'obéir  à  ses  lois.  Dès  le  temps 
d'Auguste,  de  Tibère  et  de  Claude,  les  Ubiens,  les 
Sicambres,  au  nombre  de  quarante  mille,  les  Bata- 
ves,  les  Frisons  furent  établis  sur  les  bords  du 

Germaneis.  K.  Mart.  isqiie  spolia  op.  rettulit  duce  hostium  Vir. 
Clastid.  »  —  Claud.  Mamertin.,  Panegyric.  Maximian.  :  «  Totis 
porticibus  civitatuin  sedere  captiva  agmina  barbarorum,  viros  atto- 
nita  feritate  trépidantes,  respicientes  anus  ignaviam  filiorum,  nup- 
tas  maritorum  copulatas  vinculis,  pueros  ac  puellas  familiari  mur- 
mure blandientes,  atque  hos  omnes  provincialibus  vestris  ad  obse- 
quium  distributos ,  donec  ad  destinâtes  sibi  cultus  solitudinum 
ducerentur.  » 


LA  CIVILISATIOrs  HOMAINÊ  CHEZ  LES  GERMAINS.  561 

Rhin,  dont  ils  formèrent  la  garde.  Ces  transfuges 
de  la  barbarie  ne  la  regrettaient  pas.  Quand  la 
révolte  dé  Civilis  mit  en  feules  bords  du  Rhin,  les 
Germains  du  territoire  de  Cologne  repoussèrent  les 
trois  propositions  qu'on  leur  fit  de  raser  les  murs 
de  la  ville,  d'égorger  les  habitants  romains,  et  de 
retourner  à  la  vie  errante  de  leurs  aïeux.  Marc- 
Aurèle  poursuivit  le  dessein  de  ses  prédécesseurs, 
et  plus  tard  Claude  II,  Aurélien,  Probus,  le  com- 
plotèrent en  transportant  sur  la  rive  droite  du  Da- 
nube une  multitude  innombrable  de  Marcomans, 
de  Goths,  de  Vandales,  et  en  une  seule  fois  cent 
mille  Rastarnes.  Rientôt  les  provinces  du  Nord  fu- 
rent couvertes  de  Germains.  Us  devinrent  assez 
nombreux  pour  occuper  l'attention  du  législateur, 
l.es  constitutions  impériales^  les  désignent  par  le 
nom  de  Lseti,  où  je  reconnais  l'allemand  Leute^ 
c'est-à-dire  gens  de  guerre  :  elles  en  font  les  co- 
lons militaires,  qui  n'occupent  le  sol  qu'à  charge 
de  le  défendre.  C'est  à  ce  titre  que  Maximilien, 
Constance  Chlore  et  Julien  introduisent  de  nouvel- 
les colonies  d'Alemans  et  de  Francs,  depuis  l'em- 
bouchure  du  Rhin  jusqu'à  ses  sources.  On  voit 
bientôt  les  Lxti  fixés  au  cœur  même  de  la  Gaule, 
à  Paris,  à  Rayeux,  à  Coutances,  à  Poitiers.  Yalen- 
tinien  leur  ouvre  l'Italie,  et  leur  donne  des  champs 
fertiles  au  bord  du  Pô.  Rien  ne  semblait  plus  sage 
que  de  repeupler  ainsi  des  contrées  épuisées,  de 
donner  des  bras  à  la  terre,  et  à  l'empire  des  sol- 

ÉT.  GERM.  I.  2  4 


362 


CHAPITRE  VI. 


dats  qui  lui  coûtaient  peu.  Mais  le  résultat  princi- 
pal et  probablement  le  moins  calculé,  ce  fut  que 
les  barbares  trouvèrent  sur  la  frontière  romaine 
un  point  d'appui  pour  résister  à  l'entraînement 
des  peuples  nomades,  dont  ils  se  détachaient.  Ils  y 
trouvèrent  des  postes  qu'on  ne  désertait  pas  im- 
punément, des  demeures  fixes,  des  populations 
sédentaires,  et  enfin  toutes  les  habitudes  de  stabi- 
lité qui  sont  les  commencements  de  la  civilisa- 
tion (1). 

Los  Germains    II  fallait  déjà  bcaucoup  d'effort  pour  fixer  les 

dans  l'armée  ni  t-t  n 

romaine,  barbarcs;  nome  nt  plus  :  elle  les  disciplma.  Ce  ne 

(1)  Plutarque,  in  Romulo.  Tacite,  Annal.,  XI,  19  :  «  Natio  Fri- 
siorum  datis  obsidibus  consedit  apud  agros  a  Corhulone  descriptos. 
Idem  senatum,  magistratus,  leges  imposait.  »  On  reconnaît  bien  ici 
un  commencement  de  civilisation  romaine.  Idem,  Ibid.,  XII,  27, 
30;  Germania,  28;  Histor.,  IV,  64,  65.  Suétone,  in  Tiherio,  9. 
Eutrope,  VII,  5.  Trebellius  Pollio,  in  Claudio, II;  Vopisciis,  in  Au- 
reliano,  in  Probo  :  n  Centum  millia  Bastarnarum  in  solo  romano 
constituit.  »  Ammien  Marcellin,  XXVIII  :  «  Alemannos...,  Theodo- 
sius...  pluribus  cœsis  quoscumque  cœpit,  ad  Italiam  jussu  principis 
misit,  ubi,  infertilibus  agris  acceptis,  jam  tributarii  circumcolunt 
Padum.  »  — Sm^  les  Lœti  :  Eumène,  Panegyr.  Constant.  Chlor .  : 
«  Nerviorum  et  Trevirorum  arva  jacentia  Lsetus  postliminio  restitu- 
tus  et  receptus  in  leges  Francus  excoluit.  »  Cf.  Zosime,  II,  54.  km- 
mien,  \,  S,  Notitia  dignitatumiinperii.  Code  Théodosien,  libXIIl, 
2,  9,4,  9.  Les  Lseii sont  les  mêmes  que  lesGentiles.  Code  Théo- 
dosien, lib.  VII,  15,  1  :  «  Terrarum  spatia  quae  gentilibus  propter 
curam  munitionemque  limitis  atque  fossati  humana  fuerint  provi- 
sione  concessa...  »  Voyez  sur  ce  point  Pardessus,  Quatrième  Dis- 
sertation sur  la  loi  salique.  Guérard,  Polyptique  dlrminon.  Je  me 
range  à  l'opinion  de  M.  Guérard,  en  m'écartant  à  regret  de  celle  de 
J.  Griram,  qui  fait  venir  le  mot  Lœtus  de  la  racine  teutonique  Las, 
désignant  le  serf  attaché  à  la  glèbe  (Deutsche  Reclits-Alterthiimer , 
p.  305).  Il  ne  me  semble  point  naturel  que  des  gens  de  guerre 
aient  été  nommés  d'un  nom  déshonorant,  et  qui  ne  convenait  qu'à 
une  classe  d'hommes  désarmés. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  M 

fut  point,  comme  on  l'a  souvent  dit,  un  signe  de 
décadence,  une  nécessité  de  l'empire  en  détresse  : 
c'était  une  tradition  des  plus  glorieux  siècles  de  la 
république,  de  se  faire  servir  par  ses  ennemis,  et 
d'enrôler  sous  les  aigles  romaines  un  grand  nombre 
d'auxiliaires  étrangers.  César,  qui  reconnut  de 
bonne  heure  les  qualités  militaires  des  Germains, 
avait  levé  parmi  eux  des  cohortes  d'élite  :  leur 
charge  impétueuse  décida  la  victoire  de  Pharsale. 
Dès  lors  l'histoire  de  l'empire  n'a  pas  de  scènes  où 
ils  ne  trouvent  leur  rôle.  Ils  combattent  à  Philip- 
pes  :  ils  forment  la  garde  favorite  d'Auguste  et  de 
ses  successeurs.  Ils  suivent  Drusus  et  Tibère  dans  la 
haute  Germanie,  Claude  en  Bretagne.  Quand  Vitel- 
lius,  proclamé  à  Cologne,  descendit  en  Italie,  on 
rapporte  qu'il  traînait  après  lui  une  nuée  de  barba- 
res. Une  prêtresse  de  leur  pays  les  excitait  par  ses 
prédictions.  Leurs  habits  de  peau,  leurs  lances  gi- 
gantesques, effrayèrent  les  Romains  qui  se  crurent 
livrés  au  pillage.  Cependant  tous  les  empereurs, 
bons  et  mauvais,  estimèrent  les  services  de  ces 
hommes  farouches,  mais  simples,  qui  résistaient  à 
la  corruption.  Je  retrouve  les  Germains  à  la  solde 
de  Marc-Aurèle,  de  Caracalla,  de  Yalérien,  de  Gal- 
lien,  d'Aurélien,  de  Probus,  de  Dioclétien.  Qua- 
rante mille  Goths  suivaient  Constantin  aux  ba- 
tailles d'Andrinople  et  de  Chalcédoine,  où  il  ren- 
versa en  la  personne  de  Licinius  les  dernières  es- 
pérances de  l'idolâtrie  :  le  règne  des  barbares  com- 


5G4  CHAPITRE  VI. 

mence  avec  celui  du  christianisme.  En  effet,  à 
partir  de  cette  époque,  les  troupes  germaniques 
font  toute  la  force  de  l'empire;  par  conséquent  elles 
décident  de  ses  destinées.  Mais  on  n'a  pas  assez 
remarqué  par  quels  degrés  elles  arrivent  à  cette 
puissance.  Il  y  a  d'abord  les  alliés  {fœderati)^  les 
rois  et  les  peuples  qui  prennent  le  titre  d'amis  des 
Romains,  qui  se  mettent  au  service  des  empe- 
reurs, mais  pour  un  temps  et  sous  des  réserves  où 
éclate  encore  le  vieil  instinct  de  l'indépendance. 
Ainsi  les  auxiliaires  recrutés  en  Germanie  par  Ju- 
lien avaient  décidé  qu'ils  ne  passeraient  point  les 
Alpes.  Il  y  a  les  colons  militaires  {Ixti)  attachés  à 
la  défense  du  sol  qu'ils  occupent;  mais  le  lien  qui 
les  assujettit  les  protège  en  même  temps;  et  leur 
engagement  a  les  mêmes  limites  que  leur  terri- 
toire. Enfin  l'élite  des  alliés  et  des  colons  passe 
dans  les  cadres  de  l'armée  régulière.  La  Notice  des 
dignités  de  l'empire  nomme  des  légions  de  Ger- 
mains, des  cohortes  de  Bataves  et  de  Francs  Sa- 
liens,  des  escadrons  de  Goths  et  de  Marcomans.  On 
les  trouve  à  tous  les  avant- postes,  en  Afrique,  en 
Phénicie,  en  Arabie,  et  jusque  sur  la  frontière  de 
Perse.  Sans  doute  les  légions  n'avaient  plus  rien 
de  leur  ancienne  constitution,  qui  en  faisait  autant 
de  cités  belliqueuses  avec  leurs  lois,  leurs  magis- 
trats, leurs  sacrifices  :  de  six  mille  hommes  elles 
étaient  réduites  à  quinze  cents.  La  discipline  y 
avait  diminué  comme  le  nombre.   Elles  conser- 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  565 

valent  cependant  tout  ce  qui  restait  de  cet  art  de 
la  guerre,  dont  les  Romains  avaient  été  les  maî- 
tres. La  rég^ularité  de  leurs  exercices  faisait  l'ad- 
miration et  le  désespoir  de  leurs  ennemis;  et 
les  camps,  si  relâchés  qu'ils  parussent,  étaient 
encore  des  écoles  où  les  recrues  barbares  appre- 
naient à  connaître  l'union,  l'ordre,  l'obéissance, 
c'est-à-dire  toutes  les  conditions  de  la  société  po- 
licée (1). 

(1)  Dès  l'an  de  Rome  698,  on  voit  une  garnison  de  Gaulois  et 
de  Germains  dans  la  ville  égyptienne  d'Alexandrie ,  Csesar,  Bell, 
civ.,  III,  7.  —  Sur  les  services  rendus  par  les  Germains  à  César  dans 
ses  guerres  des  Gaules,  voyez  tout  le  livre  VIÏ,  de  Bello  Gallico. 
Suétone,  in  Augusto,  35,49;  in  Nerone,  34.  Tacite ,  Annales,  l, 
50;  Hist.,  II,  88.  Le  grand  historien  peint  d'une  manière  admirable 
les  barbares  de  l'armée  de  Vitellius  :  «  Nec  minus  saevum  specfacu- 
lum  erant  ipsi,  tergis  ferarum  et  ingentibus  telis  horrentes,  cum 
tiirbam  populi  propter  inscitiam  parum  vitarent.  »  La  garde  ger- 
main 3  subsistait  encore  au  temps  deCaracalla,  qui  affectait  d'en  por- 
ter le  costume.  —  Vopiscus,  m  Pro&o  ;  «  AccepitprsetereaXYlmillia 
lyronum  quos  omnes  per  diversas  provincias  sparsit,  ita  ut  numeris 
vel  limitaneis  militibus  L  aut  LX  insereret ,  dicens  :  Sentiendum 
esse,  non  videndum  quum  auxiliaribus  barbaris  Romanus  juvatur.  » 
Ammien  Marcellin  [Hist.,  XX)  donne  un  remarquable  exemple  de 
l'engagement  conditionnel  des  Fœderati  :  «  Qui  relictis  laribus 
transrhenanis,  sub  hoc  vénérant  pacte  ,  ne  ducerentur  ad  partes 
unquam  transalpinas.  »  La  Notiiia  dignitatum  montre  les  Lseti 
déjà  établis  à  Bayeux,  à  Rennes,  et  dans  toute  l'Armorique,  à  Poi- 
tiers, à  Langres,  à  Autun,  Dès  ce  moment,  et  un  demi-siècle  avant 
Ciovis,  on  peut  dire  que  la  ronquète  de  la  Gaule  par  les  Germains 
est  achevée.  Végèce  atteste  que  les  barbares  s'efforçaient  d'imiter  la 
discipline  romaine ,  111,  40  :  «  Artem  bellicam  solam  hodieque 
barbari  jtutant  esse  servandam,  cœtera  aut  in  bac  arte  consistere, 
aut  per  banc  assequi  se  posse  confidunt.  »  Voyez,  dans  la  Notitia 
dignitatum,  la  nomenclature  des  légions  germaniques.  Cf.  Lehue- 
Tou,  Histoire  des  Institutions  mérovingiennes,  t.  I  ;  de  Petigny, 
Étude  sur  Vépoque  mérovingienne,  t.  I  ;  Guizot ,  Histoire  de  la 
civilisation  en  France,  t.  1;  Naudet,  des  Changements  opérés  dans 
V administration  romaine. 


366  CHAPITRE  VI. 

ns  II  ne  restait  plus  que  de  leur  en  ouvrir  les  por- 
tes, et,  après  les  avoir  exercés  à  tous  les  devoirs, 
de  les  admettre  à  tous  les  droits.  Gicéron  soutenait 
déjà  cette  belle  doctrine  :  «  qu'il  n'y  avait  pas  de 
((  nation  si  éloignée,  si  étrangère,  si  ennemie,  chez 
c(  laquelle  Rome  ne  pût  recruter  des  citoyens.  » 
César  avait  fait  asseoir  des  Gaulois  dans  le  sénat, 
Glaude  y  introduisit  des  Bretons  et  des  Espagnols; 
chaque  nation  arrivait  à  son  tour  au  gouvernement 
de  l'empire  ;  les  Germains  eurent  aussi  leur  avè- 
nement. Dès  le  premier  siècle,  on  voit  Arminius 
recevant  l'anneau  de  chevalier  ;  des  Frisons  ,  des 
Ghérusques  admis  au  droit  de  cité,  aux  comman- 
dements militaires,  aux  sacerdoces  publics.  Désor- 
mais  rien  n'est  fermé  aux  hommes  du  Nord  :  ils 
parviendront  jusqu'à  la  dignité  impériale  en  la 
personne  du  Goth  Maximin.  A  sa  suite,  les  marches 
du  trône  se  couvrent  de  barbares.  Sous  Valérien, 
on  trouve  dans  les  premières  charges  de  l'armée 
quatre  officiers,  Hartmund,  Haldegast,  Hildemund 
et  Gariovisc,  qu'on  prendrait  à  leurs  noms  pour 
des  soldats  de  Glovis.  Gallien  engage  à  son  service 
le  chef  des  Hérules,  Naulobat,  et  le  crée  consul. 
Constance  Ghlore  n'a  pas  de  compagnon  d'armes 
plus  fidèle  que  le  roi  des  Alemans  Eroch,  qui  as- 
sure plus  tard  l'empire  au  jeune  Constantin,  en 
faisant  déclarer  pour  lui  les  légions  de  Bretagne. 
Au  quatrième  siècle,  on  ne  peut  plus  compter  tous 
les  Francs,  les  Alemans,  les  Goths,  les  Burgondes, 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  367 

qui  occupent  les  offices  de  la  Cour  ou  de  Tarmée 
impériale,  comtes  des  domestiques,  ducs  des 
frontières,  maîtres  de  la  milice.  Quelques-uns, 
comme  Sylvanus  et  Magnence,  se  font  décerner  la 
pourpre;  d'autres,  comme  Arbogaste  et  Ricimer, 
aiment  mieux  la  jeter  sur  les  épaules  d'un  prince 
de  leur  choix  et  régner  en  son  nom.  Le  Vandale 
Stilicon,  tuteur  et  beau-père  d'Honorius,  gouverne 
rOccident  pendant  quatorze  ans  ;  et,  s'il  laisse 
éclater  de  temps  en  temps  la  cruauté  d'un  barbare, 
on  reconnaît  le  génie  romain  à  l'éclat  de  ses  vic- 
toires et  à  l'habileté  de  ses  négociations.  Les  con- 
temporains y  furent  trompés.  Le  poëte  Glaudien 
célèbre  le  rajeunissement  de  l'empire  sous  un  mi- 
nistre qui  rappelle  les  temps  de  Brutus,  de  Camille 
et  de  Scipion.  11  représente  les  bandes  d'Alaric 
exterminées,  les  Alemans  soumis ,  les  rois  des 
Francs  jetés  dans  les  fers,  les  peuples  du  Rhin 
changeant  le  glaive  en  faucille,  et  le  voyageur,  à  la 
vue  des  riches  cultures  qui  couvrent  les  deux  rives, 
demandant  laquelle  des  deux  est  romaine.  Si  les 
succès  militaires  l'émeuvent ,  c'est  qu'il  y  voit  le 
triomphe  de  cette  domination  pacifique  et  bien- 
faisante que  Rome  étend  sur  le  monde,  «  à  la  fa- 
ce veur  de  laquelle  les  vaincus  deviennent  citoyens, 
«  l'étranger  retrouve  partout  la  patrie,  et  tous  les 
«  hommes  ne  forment  plus  qu'une  même  nation. 
c(  Les  arts  de  l'antiquité  revivent  avec  les  mêmes 
c(  mœurs  ;  le  génie  voit  s'ouvrir  devant  lui  les 


368  CHAPITRE  YI. 

a  routes  glorieuses,  et  les  muses  relèvent,  leurs 
«  têfes  humiliées.  »  Assurément  il  faut  beaucoup 
retrancher  de  ses  louanges  :  mais  c'était  beau- 
coup pour  un  Vandale  de  les  écouter,  de  les  ai- 
mer, de  les  payer,  et  de  mettre  sa  gloire  h  conti- 
nuer la  politique  de  César  et  d'Auguste.  Même 
dans  ces  jours  de  décadence,  on  ne  touchait  pas 
impunément  au  gouvernement  d'un  grand  em- 
pire, on  ne  pouvait  en  appliquer  les  lois  sans  être 
frappé  de  leur  sagesse.  Les  barbares  ne  siégeaient 
pas  î  u  consistoire  des  princes,  aux  assemblées  du 
sénat,  dans  les  tribunaux,  sans  être  à  la  fin  con- 
vaincus, subjugués  par  le  spectacle  d'une  so- 
ciété qui  avait  tant  de  souvenirs  et  tant  d'espé- 
rances, et  qui  ne  se  crut  jamais  si  près  de  deve- 
nir maîtresse  du  monde  qu'au  moment  même  où 
elle  allait  périr  (1). 

(Ij  Cicéron,  pro  Balbo,  Xllf  :  «  Defendo  enim  rem  universam, 
nullam  esse  gentem  ex  omni  regione  terraruin ,  neque  lam  dissi- 
dentem  a  populo  romano  odio  quodam  atque  discidio,  nequo  tam 
fide  benevolenliaque  conjunctam,  ex  qua  nobis  interdictum  sit,  ut 
ne  quem  adsciscere  civem  aut  civitate  donare  possimus.  »  Vel- 
leius,  II,  128  :  «  Arminius...  assiduus  militise  nostrse  prioris  co- 
rnes, ètiain  civitatis  romanae  jus  equestremque  consecutus  gra- 
dum.  »  II  faut  voir  dans  Tacite  l'histoire  de  ces  députés  frisons 
qui  visitèrent  Rome  au  temps  de  Néron  ,  qui  se  conduisirent  si 
fièrement  au  théâtre,  et  qui  revinrent  avec  le  droit  de  cité.  An- 
nales, XIII,  54.  —  Vopiscus,  in  Aureliano.  Fragment  d'une  let- 
tre de  Valcrien  à  Aurélien  :  «  Tecum  erit  Ilartmudus,  Haldegas- 
tes,  Hildemundus,  Carioviscus.  »  Pour  les  chefs  germains  qui 
jouent  un  rôle  dans  l'histoire  romaine  depuis  Constance  jusqu'à 
la  fin  de  Valentinien,  voyez  Ammien  Marcellin,  passim.  Je  re- 
marque surtout  (lib.  XXXI)  Mellobaudes,  à  la  fois  roi  des  Francs 
et  comte  des  domestiques  sous  Gratien.  Cf.  de  Petigny,  t.  I; 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  369 

Pendant  que  les  Germains  faisaient  leur  éduca- Germains 

^  inities 

tion  politique  dans  les  nombreux  emplois  de  la  ^Yatinel'7^ 
hiérarchie  impériale,  comment  auraient-ils  échappé 
à  l'enseignement  littéraire  qu'ils  trouvaient  par- 
tout constitué,  honoré,  applaudi?  Stilicon  n'était 
pas  le  seul  qui  goûtât  l'encens  des  poètes  ;  au  con- 
traire, je  remarque  l'empressement  des  principaux 
chefs  barbares  à  s'entourer  de  rhéteurs  et  de 
grammairiens.  Quand  Arbogaste  voulut  créer  un 
empereur,  il  choisit  un  ancien  maître  d'éloquence 
nommé  Eugène,  encore  tout  pénétré  de  souvenirs 
mythologiques,  dont  le  premier  acte  fut  de  rétablir 
l'autel  de  la  Victoire  dans  le  sénat,  et  les  images 
des  dieux  sur  les  drapeaux  de  l'armée.  Le  roi  des 
Yisigoths,  Théodoric,  lit  donner  la  pourpre  au  vieil 
Avitus,  son  précepteur  :  il  ne  trouvait  pas  que  ce 
fût  trop  pour  payer  les  leçons  de  droit  et  de  poésie 
qu'il  en  avait  reçues.  Il  se  vantait  d'avoir  lu  Yir~ 
gile,  et  d'avoir  senti  son  humeur  s'adoucir  sous  le 
charme  des  beaux  vers  (1).  Les  barbares  lisaient 

Claudien,  de  quarto  Consulatu  Honorii.  De  Laudibus  Stiliconis, 
lib.  I. 

Ut  Salius  jam  rura  coiat,  flexosque  Sicambri 
In  falcem  curvent  gladios,  geminasque  viator 
Cum  videat  ripas,  quse  sit  romana  requirat; 
Ut  jam  trans  fluvium  non  indignanle  Chaûco 
Pascat  Belga  pecus,  mediumque  ingressa  per  Albin 
Gallica  Francorum  montes  armenla  pererrent. 

Ibid.,  lib.III.  Dans  la  préface  de  ce  livre,  Claudien  compare  la 
faveur  que  Stilicon  lui  accorda  à  celle  de  Scipion  pour  Ennius  : 
«  Noster  Scipiades  Stilico.  »  Voyez  aussi  tout  le  livre  de  Bello  Ge- 
tico. 

(1)  Sidoine  Apollinaire,  lib.  1,  epist.  \iii  :  «  Student  armiseunu- 


570  CHAPITRE  VI. 

donc  ;  ils  écrivirent,  ils  eurent  des  poètes  et  des 
orateurs.  Tel  fut  le  Franc Merobaudes,  qu'on  trouve, 
sous  Yalentinien  III,  chargé  d'un  commandement 
en  Espagne,  élevé  au  consulat,  écrivain  célèbre, 
dont  nous  n'avons  qu'un  petit  nombre  de  pages 
mutilées,  mais  qu'il  faudrait  étudier  de  près  pour 
voir  ce  que  la  civilisation  latine  pouvait  faire  d'un 
Germain.  Les  contemporains  eux-mêmes  en  furent 
si  frappés,  qu'ils  élevèrent  à  cet  homme  extraor- 
dinaire une  statue  d'airain  sur  le  forum  de  Trajan. 
L'inscription  annonçait  qu'on  avait  voulu  récom- 
penser de  la  sorte  «  un  homme  d'une  ancienne 
c(  noblesse  et  d'une  nouvelle  gloire,  aussi  habile  à 
«  manier  la  plume  que  l'épée,  dont  les  armes  et 
«  les  vers  avaient  ajouté  à  la  splendeur  de  l'em- 
c(  pire.  »  En  parcourant  le  peu  qui  reste  de  lui,  on 
trouve  d'abord  tout  ce  qu'il  pouvait  apprendre  des 
meilleurs  maîtres  de  son  temps.  Ses  vers,  d'une 
latinité  correcte,  ont  la  coupe,  l'éclat,  l'harmonie, 
en  un  mot  tout  l'artifice  du  style  de  Claudien.  Les 
thèmes  de  ses  petites  compositions  rappellent  cette 

chi,  litteris  fœderati.  »  Idem,  Panegyricus  Avito  dictus,  v.  497. 
C'est  le  roi  Théodoric  qui  parle  à  Avitus  : 

 Mihi  Romula  dudum 

Perte  jura  placent  :  parvumque  ediscere  jussit 
Ad  tua  verba  pater,  docili  quo  prisca  Maronis 
Carminé  moUiret  Scythicos  mihi  pagina  mores. 

Ajoutez  à  ce  tableau  le  Franc  Baudo  ,  élevé  au  consulat  en  385,  et 
S  Augustin,  alors  rhéteur  à  Milan,  lui  récitant  un  panégyrique. 
Augustiniis,  Contra  Priscillianum,  III,  30. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  371 

poésie  de  cour  où  triomphait  Ausone.  S'il  assiste 
au  repas  de  Valentinien,  il  épuise  toute  la  Fable 
pour  relever  la  pompe  impériale.  Quand  l'Empe- 
reur fait  asseoir  sa  sœur  à  ses  côtés,  c'est  Apol'on 
avec  Diane  dans  l'assemblée  des  dieux.  Quand  il 
paraît  accompagné  de  l'impératrice,  c'est  Pélée  et 
Thétis  :  l'univers  ne  peut  attendre  de  leur  union 
qu'un  autre  Achille.  Ou  bien  le  poëte  décrit  les 
vergers  de  Faustus,  les  longues  murailles  de  buis 
taillées  comme  le  marbre,  et  le  bois  au  frais  om- 
brage. c(  qui  recèle,  pour  le  plaisir  du  maître,  un 
«  hiver  domestique  au  plus  fort  de  l'été.  »  Mais 
heureusement  pour  sa  gloire,  Merobaudes,  dans 
son  panégyrique  d'Aétius,  s'attaque  à  un  sujet 
plus  digne  d'occuper  les  esprits  :  il  célèbre  la  lutte 
de  Rome  contre  la  barbarie.  Dans  ce  combat  qui 
partageait  le  monde,  le  poëte  franc  n'hésite  point  ; 
il  prend  parti  contre  les  barbares.  Le  panégyrique 
s'ouvre  par  le  tableau  de  la  paix  universelle.  Du 
Caucase  et  du  Tanaïs  jusqu'aux  sources  du  Danube, 
les  rois  ennemis  ont  désarmé.  Le  Rhin  coule  sons 
les  lois  de  l'Italie  ;  la  Gaule  respire,  arrachée  aux 
fureurs  desGoths;  et  les  Vandales,  maîtres  de  l'A- 
frique, sollicitent  l'alliance  des  Césars.  Ce  calme 
du  monde  irrite  une  divinité  malveillante,  que  le 
poëte  ne  nomme  pas  :  elle  va  chercher  Bellone 
dans  les  montagnes  de  la  Thrace  :  elle  l'y  trouve, 
confinée  dans  une  caverne  loin  du  regard  des 
hommes,  appuyée  sur  sa  lance  rouillée  et  sur  son 


372  CHAPITRE  YI. 

bouclier  terni,  et  pleurant  de  ce  que  depuis  tant 
d'années  les  peuples  ne  versent  pins  de  pleurs.  Elle 
l'excite  à  soulever  de  nouveau  les  nations  du  Nord 
pour  les  précipiter  sur  l'empire.  «  Renverse,  dil- 
c<  elle,  ces  nnaisons  de  marbre  aux  toits  d'airain... 
«  Qu'il  n'y  ait  pas  de  murailles  assez  fortes  pour 
c(  arrêter  tes  emportements.  Que  Rome  soit  dans 
«  l'effroi,  et  que  ses  empereurs  mêmes  tremblent 
a  au  bruit  de  tes  fureurs.  Chasse  de  la  terre  les 
c(  dieux  qui  voulurent  y  recevoir  l'hospitalilé  ; 
c<  porte  la  désolation  dans  les  temples  des  divinités 
«  romaines,  et  que  je  ne  voie  plus  attiser  sur  les 
((  autels  le  feu  qui  fléchit  Vesta.  Pour  moi,  je  péné- 
c(  trerai  secrètement  dans  les  palais  superbes;  je 
«  ferai  disparaître  les  vieilles  mœurs  et  les  vieux 
ce  courages  ;  je  veux  que  les  forts  soient  méprisés  et 
Ci  qu'il  n'y  ait  plus  de  respect  pour  les  justes.  Que 
ce  l'éloquence  périsse  avec  le  culte  délaissé  d'Apol- 
cc  Ion;  que  les  honneurs  soient  déférés  aux  indi- 
ce gnes;  qu'au  lieu  de  la  vertu,  le  hasard  tienne  la 
c(  balance  des  affaires;  que  la  soif  de  l'or  fasse 
ce  délirer  tous  les  esprits,  et  que,  dans  le  désordre 
ce  universel,  on  ne  reconnaisse  plus  la  pensée  sou- 
ce  veraine  de  Jupiter.  »  —  Ces  menaces  ont  leur 
effet;  l'empire  touche  à  sa  dernière  heure,  quand 
les  vœux  réunis  du  sénat  et  du  peuple  forcent  Aétius 
a  sauver  le  monde.  Le  poëte  décrit  avec  admira- 
tion les  victoires  de  ce  grand  homme  sur  les  peu- 
ples teutoniques.  La  vue  des  champs  de  bataille 


LA  CIVILISATION  ROiMAlNE  CHEZ  LES  GEIiMAINS.  375 

ranime,  et  lui  rappelle  les  combats  de  César,  le 
dévouement  des  Fabius,  el  Décius  qui  abrégea  glo- 
rieusement ses  jours.  Et  lorsque,  las  de  ces  pein- 
tures sanglantes,  il  veut  louer  les  traités  conclus 
par  son  héros,  il  retrouve  toutes  les  images  de 
l'antiquité  pour  célébrer  les  bienfaits  de  la  paix, 
«  qui  fait  le  salut  de  l'univers  et  le  nœud  des  élé- 
ments, qui  fonde  les  cités,  donne  des  lois  aux 
nations,  et  qui  a  porté  le  nom  de  Numa  aussi 
haut  que  celui  de  Romulus.  »  Rien  n'est  plus  in- 
structif que  Terreur  de  ce  Franc,  de  ce  contem- 
porain de  Mérovée,  qui,  au  moment  du  triomphe 
de  ses  frères  barbares,  s'attache  avec  tant  d'illu- 
sion, avec  tant  d'opiniâtreté,  aux  dieux,  aux  in- 
stitutions, aux  souvenirs  héroïques  du  monde  ro- 
main. Quel  travail  prodigieux  ne  fallait-il  pas 
pour  remuer  de  la  sorte  les  cœurs  et  les  esprits, 
et  pour  y  enraciner  en  quelques  années  toutes  les 
opinions,  toutes  les  passions,  toutes  les  délicatesses 
d'un  vieux  peuple  qui  avait  douze  cents  ans  de 
culture  (1)  1 

(1)  Merobaudis  Reliquiœ  edidit  Niebuhr  (Bonns,  1824).  Tout 
indique  le  personnage  désigné  dans  l'inscription  trouvée  au  fo- 
rum do  Trajan  :  «  Fl.  Merobaudi  VS  com.  Se,  —  Fl.  Merobaudi, 
œque  forti  et  docto  viro,  tam  facere  laudanda  quam  aliorum  facla 
laudare  prsecipuo.  »  Cf.  Sidoine  AppoUinaire,  ad  Felicem,  IX, 
278,  302.  Voici  quelques  vers  de  Merobaudes.  In  viridariuni 
Fausti  : 

Priva lamque  hiemem  frondea  tecta  tenent. 

Panegyricus  Aetio  dictus.  Ce  fragment  compte  197  vers. 
Addidit  hiberni  famulanlia  fœdera  Pdicnus 


374  CHAPITRE  VI. 

L'invasion       C'est  ainsi  que  Rome  achevait  ses  conquêtes  en 

pacifique.  .  •      •        •   n  /  •  i 

Germanie,  et  c  est  amsi  qu'elle  préparait  les  con- 
quêtes des  Germains  dans  l'empire.  Ceux  qui  ont 
écrit  l'histoire  des  grandes  invasions  se  sont  portés, 
avec  la  curiosité  de  la  foule,  du  côlé  où  ils  enten- 
daient le  bruit  des  batailles  ;  il  n'ont  vu  que  les 
irruptions  violentes  qui,  au  bout  de  deux  siècles, 
finirent  par  renverser  la  monarchie  romaine.  Ils 
n'ont  pas  assez  étudié  cette  autre  invasion  pacifi- 
que et  régulière  qui  dura  sept  cents  ans,  et  qui 
poussait  peu  à  peu  les  hommes  du  Nord  jusqu'au 
cœur  même  de  la  civilisation.  Elle  se  fit,  pour  ainsi 
dire,  par  deux  portes  que  les  lois  avaient  ouvertes, 
par  l'esclavage  et  par  le  service  militaire.  Si  les 
barbares  entrent,  ce  sont  les  généraux  victorieux, 
ce  sont  les  empereurs  qui  les  conduisent  comme 
par  la  main,  qui  leur  donnent  des  terres,  des  in- 
stitutions, des  droits.  Dès  lors  ils  pénètrent  de  tous 
côtés  dans  la  vie  publique.  Ils  peuvent  dire,  comme 


Orbis,  et  hesperiis  flecti  conlentus  habenis, 
Gaudet  ab  alterna  Thybrim  sibi  cresccre  ripa. 

Discours  de  la  déesse  qui  exhorte  Bellonc  : 

Romanos  populnre  dcos,  et  nuUus  in  aris 

Vestœ  exoratse  fotus  strue  palleat  ignis... 

Majorum  mores  et  pectora  prisca  fugabo... 

Attica  neglecto  pereat  facimdia  Phœbo, 

Pectoribus  sœvi  démens  furor  gestuet  auri, 

Omniaque  hsec  sine  mente  Jovis,  sine  numine  summo. 

M.  Beugnot,  Histoire  de  la  chute  du  paganisme,  a  reconnu  avec 
raison,  dans  ces  vers,  Fécho  des  plaintes  du  parti  païen,  qui  accu- 
sait le  christianisme  de  hi  ruine  de  Tempire. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  375 

les  premiers  chrétiens,  qu'ils  ne  sont  que  d'hier, 
et  que  déjà  ils  remplissent  non-seulement  les  ca- 
dres des  légions,  les  colonies  des  vétérans,  mais  les 
cités,  les  écoles,  le  sénat,  le  palais  ;  ils  ne  s'abs- 
tiennent pas  même  des  temples;  et  eux  aussi,  s'ils 
se  retiraient,  ils  laisseraient  le  peu  qui  reste  de 
vieux  Romains  effrayés  de  leur  solitude.  Leur  pré- 
sence n'a  rien  de  menaçant  :  les  uns  se  déclarent 
les  amis,  les  hôtes  de  l'empire  ;  les  autres  en  sont 
devenus  les  sujets  et  les  soldats.  Ils  commencent  à 
comprendre  la  cause  qu'ils  servent.  Ils  admirent, 
plus  que  personne,  la  grandeur  de  cette  cité  hos- 
pitalière où  ils  sont  accueillis  ;  et  la  majesté  de 
l'Etat  impose  peut-être  moins  aux  derniers  descen- 
dants des  familles  sénatoriales  qu'aux  nouveaux 
dignitaires  qui  dépouillent  la  saie  germanique 
pour  prendre  le  laticlaveet  la  robe  prétexte.  Cepen- 
dant Rome  avait  cette  sagesse  de  respecter  les  usa- 
ges et  les  traditions  des  peuples  qu'elle  naturalisait; 
et  comme  elle  avait  laissé  aux  villes  grecques  leurs 
lois  civiles,  elle  ménageait  les  habitudes  militaires 
des  Germains.  Ces  populations  transportées  sur  le 
territoire  romain,  qui  menaient  avec  elles  leurs 
femmes,  leurs  enfants,  leurs  vieillards,  n'abandon- 
naient pas  en  un  jour  les  mœurs  de  leur  première 
patrie  :  elles  en  conservaient  des  traits  qui  ne  de- 
vaient pas  s'effacer.  Ainsi  les  conditions  que  les 
auxiliaires  alemans  faisaient  à  Julien  rappellent 
les  vassaux  des  empereurs  d'Allemagne)  tirant  l'é- 


376  CHAPITRE  VI. 

pée  au  besoin  pour  défendre  leur  prince,  mais 
refusant  de  le  suivre  au  delà  des  Alpes  ou  de  la 
mer.  Les  colonies  des  bords  du  Rhin  vivaient  sous 
un  régime  où  toute  la  féodalité  était  en  germe.  Si 
des  troupes  barbares  s'engageaient  sans  réserve  à 
la  solde  des  Césars  et  prenaient  rang  dans  leurs 
armées,  cette  coutume  était  si  nationale,  qu'elle 
traversa  tout  le  moyen  âge,  et  qu'on  voit  un  corps 
d'aventuriers  Scandinaves,  sous  le  nom  de  Varègues, 
former  la  garde  des  derniers  empereurs  de  Constan- 
tinople,  comme  plus  tard  il  n'y  aura  pas  de  prince 
en  Europe  qui  n'ait  ses  lansquenets  allemands  ou 
ses  régiments  suisses.  Les  Germains  établis  dans 
l'empire  formaient  donc  comme  une  seconde  race 
romaine,  assez  rapprochée  de  la  première  pour  en 
hériter, conserver  la  langue,  les  lois,  les  arts;  assez 
])eu  séparée  des  autres  nations  du  Nord  pour  être 
eu  mesure  de  les  policer  à  leur  tour. 

En  effet,  la  civilisation  romaine  ne  parut  jamais 
plus  puissante  qu'au  moment  où,  l'empire  étant 
vaincu,  elle  subjugua  les  vainqueurs.  Le  roi  des 
Visigoths  Athanaric  avait  fait  trembler  Valens; 
mais  plus  tard,  venu  à  Gonstantinople,  il  admirait 
In  magnificence  de  la  ville,  et  déclarait  qu'à  son 
avis  le  maître  de  tant  de  trésors  et  de  tant  d'hom- 
mes était  un  dieu.  Alaric  s'honora  du  titre  de 
préfet  du  prétoire,  et,  arrivé  aux  portes  de  Rome, 
il  s'arrêta  frappé  de  respect,  ne  pouvant  se  résou- 
dre à  livrer  aux  flammes  la  capitale  de  l'univers. 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  577 

Astaulfe  reconnaissait  qu'il  s'était  trompé  en  rêvant 
un  empire  gothique,  et  ne  voulait  plus  d'autre 
gloire  que  d'épouser  une  fille  de  Théodose  et  de 
mettre  les  forces  des  Goths  au  service  du  nom  ro- 
main. Le  dernier  empereur  d'Occident  abdique,  et 
rien  ne  semble  changé  :  je  considère  les  chefs  des 
nations  germaniques  qui  se  disputent  les  provinces 
de  la  monarchie,  et  je  trouve  qu'ils  s'en  déclarent 
les  serviteurs  et  les  sujets.  Odoacre  prend  le  titre 
de  patrice  ;  Théodoric,  qui  le  détrône,  se  présente 
en  Italie  comme  le  fils  adoptif  et  le  délégué  de 
l'empereur  Zénon  ;  sa  mission  est  de  rebâtir  les 
villes  détruites,  de  relever  l'autorité  du  sénat  et  des 
magistratures,  de  ramener  le  règne  des  lois  et  des 
lettres.  D'un  autre  côté,  je  vois  les  rois  burgondes 
adresser  aux  Césars  de  Byzance  des  protestations 
d'obéissance  et  de  fidélité.  Clovis  reçoit  d'Anastase 
les  insignes  du  consulat,  et  longtemps  ses  succes- 
seurs se  considéreront  comme  des  magistrats  ro- 
mains ;  ils  en  auront  le  costume  et  le  cortège  ;  ils 
construiront  des  cirques,  et  finiront,  comme  Chil- 
péric,  par  dicter  des  vers  dans  la  langue  de  Vir- 
gilc(l). 

(I)  Jornandes,  de  Rébus  geticis,  28  :  «  Deus,  inquit  (Athanari- 
cus) ,  sine  dubio  terrenus  imperator  est  ;  et  quisquis  adversus  eum 
manum  moverit,  ipse  sui  sanguinis  reus  existit.  »  Zosime,  lib.  V, 
VI.  Orose,  Hist.,  VU,  45,  fait  parler  Astaulfe  en  ces  termes  :  «Cum 
esset  animo  ingenioque  nimius  se  imprirnis  ardenter  inhiasse,  ut 
obliterato  romano  nomine  romanum  omne  solum  et  imperium  Gotho- 
rum  faceret  et  Yocaret ,  fieretque  nunc  Astaulfus  quod  quondam 
Csesar  Augustus.  Atubi  multa  experientia  probavisset,  neque  Gothos 

ÉT.  GERM.  I.  25 


578 


CHAPITRE  VI. 


Il  y  a  là  autre  chose  qu'un  caprice  de  barbares  : 
il  y  a  une  admiration  du  passé,  inintelligente  peut- 
être,  mais  bienfaisante,  qui  voudrait  en  imiter 
toutes  les  institutions,  et  qui  en  conservera  beau- 
coup. Avec  les  charges  du  palais,  les  règles  de  l'ad- 
ministration impériale  se  perpétuent.  Avec  la 
langue  latine,  le  droit  romain  pénètre  dans  les 
codes  des  Visigoths,  des  Burgondes,  des  Alemans, 
des  Bavarois,  des  Lombards;  et  l'historien  des 
Goths,  Jornandes,  semble  exprimer  le  sentiment 
commun  de  tout  l'Occident,  lorsqu'il  reconnaît  en- 
core à  la  fin  du  sixième  siècle  l'autorité  de  cette 
Bome  qui  a  conquis  la  terre  par  les  armes,  c<  et 
«  qui  n'a  pas  cessé,  dit-il,  de  régner  sur  les  ima- 
c<  ginations  (1).  »  Ce  mot  éclaire  et  justifie  la  poli- 
tique romaine.  On  l'a  vue  travailler  avec  persévé- 

ullo  modo  parère  legibus  posse,  propter  effrœnatam  barbariem... 
Elegisse  se  saltem  ut  gloriam  de  restituendo  in  integrum  augendo- 
que  romano  nomine  Gothorum  viribus  compararet.  »  —  Idatius, 
Chronic.  Olymp.,  299  :  «  Wallia,  rex  Gothorum,  romani  nomini s 
causa  csedes  magnas  efficit  Barbarorum.  »  —  Sur  le  titre  de  palrice 
conféré  à  Odoacre  par  Zénon,  voyez  Malchus  Philadelphitanus, 
cité  par  Photius,  Biblioth.  C^ssiodor.,  Epist.  senatuiurhis romance . 
Voyez  aussi  les  lettres  adressées  à  l'empereur  d'Orient  par  S.  Avitu? 
de  Vienne,  au  nom  de  Gondebaut  et  de  Sigismond,  Epist.  25: 
«  Cumque  gentem  nostram  videamur  regere,  non  aliud  nos  quam 
milites  vestros  crediraus  ordinari.  Gregorius  Turonensis,  II,  38  : 
«  Igilur  ab  Anastasio  imperatore  codicilles  de  consulatu  accepit,  et 
in  basilica  B.  Martini  tunica  blatea  indutus  est  et  clilamyde,  impo- 
nens  capiti  diadema  ;  tune  ascenso  equo,  auruni  argentumque... 
spai'gens  voluntatebenignissima  erogavit,  etab  ea  die  lanquam  con- 
sul et  Augustus  est  vocitatus.  » 

(1)  Jornandes,  de  Reh.  g  et.,  prœfat.  :  «  Quomodo  respublica 
cœpit  ettenuit,  totumque  pene  mundum  subegit,  et  hactenus  vel 
imaginarie  teneat.  » 


LA  CIVILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS.  379 

rance  contre  son  intérêt,  en  introduisant  dans 
l'empire  ceux  qui  devaient  le  renverser.  Mais  elle 
travaillait  pour  un  intérêt  plus  grand  que  le  sien  ; 
elle  servait  un  dessein  qu'elle  ne  connaissait  pas 
en  poliçant  les  hommes  du  Nord.  Par  un  juste 
retour  elle  y  trouva  une  autre  gloire  qu'elle  n'avait 
pas  cherchée.  Elle  perdit  le  pouvoir  temporel, 
qui  s'exerçait  par  l'épée;  mais  elle  conserva  l'au- 
torité morale  des  lois,  des  lettres,  des  souvenirs. 
Au  milieu  de  ses  ruines,  sans  armes,  sans  trésors, 
Rome  n'était  plus  qu'une  puissance  spirituelle. 
Mais  c'était  précisément  en  cette  qualité  que,  deve- 
nue chrétienne,  elle  devait  recommencer  la  con- 
quête du  monde. 


380 


CHAPITRE  VII. 


CHAPITRE  VII 

RÉSISTANCE  DES  GERMAIINS  A  LA  CIVIVISATION  ROMAINE. 


yj^.gg  Nous  n'avons  point  cherché  à  rabaisser  la  civi- 
la  civilisation  lisation  latine  ;  nous  n'en  avons  dissimulé  ni  la 

romaine.  .  •  i       i  •      p  •       ht  • 

puissance  m  les  bieniaits.  Mais  on  ne  peut  pas  non 
plus  méconnaître  les  vices  qui  la  compromirent  ; 
et,  tandis  qu'elle  subjuguait  la  moitié  des  peuples 
germaniques,  il  reste  à  voir  comment  elle  provo- 
qua d'abord  la  résistance  des  autres,  et  ensuite 
leurs  représailles. 
Le  paganisme  Ou  ïiQ  civilisc  Vraiment  les  hommes  qu'en  s'as- 
impuissant  suraut  dc  Icurs  conscienccs.  C'est  là,  dans  ce  fond 

cliez 

les  barbares.  naturc  humaiuc,  qu'il  faut  vaincre  le  premier 
de  tous  les  désordres,  qui  est  celui  des  passions. 
Les  anciens  le  savaient  si  bien,  que  toutes  leurs 
histoires  faisaient  intervenir  des  personnages  di- 
vins, des  prêtres,  des  religions,  pour  policer  les 
peuples.  Rome  elle-même  ne  donnait  pas  d'autres 
fondements  à  ses  institutions  :  elle  n'aurait  pas  cru 
ses  colonies  solidement  établies,  si  elle  ne  leur 
avait  communiqué  ses  auspices,  ses  rites,  son  droit 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  581 

sacré.  Ainsi  les  principales  cités  du  Nord,  Augs- 
bourg-,  Cologne,  Trêves,  avaient  leur  Gapitole,  où 
Ton  sacrifiait  aux  trois  grandes  divinités  de  la  roche 
Tarpéienne  :  Jupiter,  Junon  et  Mercure.  Il  paraît, 
par  les  inscriptions  recueillies  sur  les  bords  du 
Rhin,  qu'on  y  adorait  aussi  Mercure,  Apollon  et 
les  Muses  ;  Diane,  Sylvain,  et  les  Nymphes,  dieux 
secourables,  représentants  d'une  domination  paci- 
fique ;  et  en  même  temps  Mars,  Pluton  et  Proser- 
pine.  Hercule,  Castor  et  Pollux,  la  Victoire  et  la 
Fortune,  la  Gloire  et  la  Valeur,  qui  consacraient 
la  guerre  et  la  conquête.  Les  temples  dont  on  dé- 
couvre les  ruines,  les  sacerdoces  et  les  corporations 
religieuses  qui  ont  laissé  leurs  traces,  les  pierres 
votives  élevées  au  départ  et  au  retour  des  expédi- 
tions militaires,  font  assez  voir  avec  quelle  ténacité 
les  Romains  des  provinces  s'attachaient  aux  croyan- 
ces de  leurs  ancêtres,  et  combien  la  chute  du  pa- 
ganisme fut  moins  naturelle  qu'on  ne  pense.  Mais 
le  paganisme  latin  n'avait  pas  d'orthodoxie  :  ses 
dogmes  ne  formaient  pas  un  corps  impénétrable 
aux  superstitions  étrangères.  Les  esprits  inquiets, 
que  le  vieux  culte  de  Numa  ne  satisfaisait  point, 
cherchaient  le  repos  dans  les  mystères  de  l'Orient  ; 
en  sorte  qu'il  ne  faut  pas  s'étonner  de  trouver  à 
Cologne  et  en  Souabe  des  monuments  en  l'hon- 
neur de  Sérapis  et  de  Mithra.  D'autres  fois  les  co- 
lons romains  se  tournaient  vers  les  dieux  du  Nord, 
qu'ils  regardaient  comme  les  anciens  maîtres  du 


382  CHAPITRE  YII. 

sol,  dont  ils  redoutaient  la  jalousie  et  la  vengeance. 
C'est  ainsi  que  dans  le  pays  de  Bade  on  rencontre 
des  inscriptions  hérissées  de  noms  barbares,  qui 
appartiennentà  la  mythologie  des  Gaulois.  Ailleurs 
on  voit  des  autels  élevés  aux  nymphes  du  Rhin, 
aux  génies  du  Danube,  des  Vosges,  de  la  forêt 
Noire.  Toutes  les  villes,  et  jusqu'aux  moindres 
bourgades,  avaient  leurs  déesses  locales,  qu'elles 
nommaient  leurs  mères  {Matronx)^  et  qu'on  re- 
présentait ordinairement  au  nombre  de  trois,  avec 
une  quenouille,  des  fruits  et  des  fleurs.  Ces  per- 
sonnages mystérieux  présidaient  à  la  destinée  dos 
peuples  et  rappelaient  à  la  fois  les  trois  Parques  de 
l'Italie,  les  trois  fées  des  Celtes,  et  les  trois  nornes 
de  l'Edda.  En  même  temps  donc  que  le  sénat  ad- 
mettait dans  ses  rangs  les  chefs  des  nations  vain- 
cues, rOlympe  classique  s'ouvrait  à  leurs  divinités. 
J'en  remarque  deux  qui  reçurent  un  culte  public 
dans  les  colonies  romaines  des  Pays-Bas.  L'une  est 
Hludana,  la  Vesta  des  Scandinaves,  la  déesse  du  foyer 
domestique  ;  l'autre,  Nehallenia,  une  de  ces  fileuses 
divines  que  les  Germains  se  figuraient  parcourant 
les  campagnes  et  répandant  les  émanations  salu- 
taires qui  font  croître  la  laine  des  brebis  et  le  blé 
des  sillons  (1). 

(1)  Welser,  Rerum  augustanar.  eiAda  sanctœAfrx  martijris. 
L'église  de  Sainte-Marie,  hàlie  à  Cologne  au  septième  siècle,  fut 
appelée  «  Sancta  Maria  in  Capitolio.  »  Fiedler,  Rœmische  Denk- 
mœler;  Mone ,  Urgeschichte  des  badischen  Landes;  Rhudart. 
JEltesteGeschichteBaijerns ;  Hefele,  GeschichtederEinfûhrung,e[c.  ; 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  383 

Ainsi  les  superstitions  germaniques  gagnaient 
les  Romains  :  mais  on  ne  trouve  pas  que  la  théolo- 
gie romaine  pénétrât  profondément  chez  les  bar- 
bares. Sans  doute  ceux  d'entre  eux  qui  se  trou- 
vaient mêlés  aux  populations  latines  devaient  en 
adopter  les  fêtes  publiques  et  les  pratiques  journa- 
lières :  mais  les  cœurs  n'étaient  pas  changés.  En 
effet,  les  Romains  n'avaient  rien  à  enseigner  aux 
hommes  du  Nord  en  matière  de  religion.  Le  fond 
des  deux  paganismes  était  le  même.  Sous  des  noms 
divers  ils  adoraient  des  divinités  pareilles,  et  nous 
avons  reconnu  avec  surprise  les  ressemblances  qui 
éclatent  dans  la  constitution  des  sacerdoces,  dans 
la  discipline  des  augures,  dans  tous  les  détails  des 
pompes  sacrées.  S'il  reste  cependant  des  différen- 
ces incontestables,  elles  paraissent  à  l'avantage  des 
Germains.  On  reconnaît  chez  eux  un  culte  moins 
corrompu  :  ils  versaient  le  sang  humain  sur  leurs 
autels,  mais  leurs  orgies  n'approchèrent  jamais  des 
impuretés  par  lesquelles  Rome  honorait  Vénus  et 
Priape.  La  crainte  des  dieux  semble  mieux  établie 
chez  un  peuple  qui  hésitait  à  les  enfermer  dans  des 

Jaumann,  Colonia  Sumlocene,  ont  énuméré  les  monuments  religieux 
trouvés  en  Allemagne.  En  Souabe,  un  monument  et  deux  inscrip- 
tions milhriaques  (v.  Hefele,  p.  59),  Lersch  (Central  Muséum 
Rheinlœndischerlnschriften)  àoxme,  un  grand  nombre  d'inscriptions 
religieuses,  parmi  lesquelles  je  relève  celles-ci  :  «  Soli  Serapi.  — 
Ilonori  et  vavori  (szc).  —  Matribus  Treveris. — Matronis  Axsin- 
ginehis.  —  Matronis  Rumanehabus.  —  Deae  Hludanœ  sacrum.  G.  Ti- 
berius  Verus.  »  Sur  les  deux  déesses  liludana  et  Nehallenia,  cf. 
Grimm,  Mythologie,  235,  390,  etc. 


384  CHAPITRE  YII. 

temples,  à  leur  prêter  la  figure  de  l'homme,  que 
dans  la  ville  impériale  qui  décernait  les  honneurs 
divins  à  tous  ses  tyrans,  et  qui  adora  la  Fièvre  et 
la  Peur.  Mais  surtout,  la  croyance  à  la  vie  future 
faisait  la  supériorité  des  barbares  sur  les  Romains. 
Qu'étaient-ce  que  les  Champs  Elysées  des  poètes 
classiques,  avec  leurs  pâles  ombres  et  leurs  vagues 
plaisirs,  auxquels  même  le  peuple  ne  croyait  plus, 
en  comparaison  des  fêtes  immortelles  de  la  Va- 
Ihalla  promises  aux  sectateurs  d'Odin  ?  Les  Latins, 
aussi  bien  que  les  Grecs,  ne  pouvaient  s'empêcher 
d'admirer  une  foi  si  ferme.  Lucain  célèbre  avec  un 
sentiment  d'envie  a  ces  peuples  heureux  de  leurs 
a  illusions,  délivrés  de  la  plus  terrible  des  craintes 
«  humaines,  qui  est  celle  de  la  mort  ;  toujours 
«  prêts  à  se  précipiter  dans  les  dangers,  parce  qu'ils 
«  avaient  des  âmes  plus  grandes  que  le  trépas,  et 
«  qu'ils  dédaignaient  de  ménager  une  vie  qui  leur 
«serait  rendue  (1).  »  Rome  n'avait  pas  de  prise 
sur  des  consciences  ainsi  trempées  :  elle  n'attei- 
gnait pour  ainsi  dire  les  esprits  que  par  le  dehors, 
par  les  arts  et  par  les  lois  ;  elle  ne  pouvait  entre- 
prendre de  convertir  les  Germains  :  il  ne  lui  restait 
que  de  les  polir  et  de  les  gouverner. 

(1)  Lucain,  Pharsale,  I  : 

 Certe  populi  quos  despicit  Arctos 

Felices  errore  suo,  quosille  limorum 
Maximus  haud  urget  lethi  metus  :  inde  ruendi 
In  ferrum  mens  prona  viris,  aninifeque  cap.ices 
Mortis,  et  ignavum  redilurse  parcere  vitte. 


RÉSISTArsCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  385 

Les  arts  ont  assurément  un  pouvoir  civilisateur  ;  Décadence 

■1  •      i.  j     IV  1  '  •    I  des  lettres 

mais  ce  pouvoir  leur  vient  de  l  idée  qui  les  rem-   dans  les 

1    .  .  écoles 

plit,  qu'ils  s'efforcent  de  reproduire,  et  qui,  en  se  impériales, 
manifestant  sous  des  formes  dignes  d'elle,  lînit 
toujours  par  toucher  les  hommes.  Si  donc  l'idée  se 
corrompt  ou  se  retire,  si  elle  ne  trouve  plus  de 
foi  dans  le  cœur  de  l'orateur  et  du  poëte,  si  elle  les 
laisse  s'engager  au  service  de  la  vaine  gloire  ou 
de  la  cupidité,  l'impuissance  se  fait  sentir  dans 
leurs  oeuvres,  punies  par  l'indifférence  publique. 
Les  arts  ne  mettent  alors  dans  la  société  qu'un  dé- 
sordre déplus  ;  et,  s'ils  conservent  sur  elle  quelque 
,  ascendant,  c'est  pour  la  reconduire  par  la  corrup- 
tion à  la  barbarie.  Toute  l'éducation  littéraire  de 
Néron,  par  exemple,  n'aboutit  qu'à  lui  donner 
l'envie  de  voir  brûler  Rome  du  haut  d'une  tour,  en 
chantant  l'embrasement  de  Troie  :  ce  caprice  valait 
bien  ceux  d'Attila  et  de  Genseric.  C'est  l'état  des 
lettres  latines  au  moment  où  l'enseignement  les 
popularise  dans  le  nord  de  la  Gaule  et  jusque  sur 
la  frontière  de  la  Germanie.  Si  la  décadence  de  l'art 
oratoire  était  déclarée  au  temps  de  Tacite,  de  Pline 
le  Jeune  et  de  Quintilien  ;  si  dès  lors  l'éloquence 
exilée  de  la  tribune  s'éteignait  dans  l'obscurité  de 
l'école  et  du  barreau,  comment  deux  autres  siècles 
de  servitude  n'auraient-ils  pas  réduit  la  parole  pu- 
blique aux  derniers  abaissements?  Alors  fleurissent 
dans  les  murs  de  Trêves,  à  l'ombre  du  palais  im- 
périal, ces  panégyristes  qui  s'emparent  de  la  lan- 


380  CHAPITRE  VIL 

gue  latine,  la  plus  fière  qui  fut  jamais  et  la  mieux 
faite  pour  servir  la  liberté,  et  la  plient  à  tous  les 
genres  de  bassesses.  Alors  le  rhéteur  Mamertin, 
louant  les  deux  empereurs  Dioclétien  et  Maximien, 
leur  compare  les  héros  et  les  dieux  :  «  11  cherche, 
dit-il,  à  travers  les  siècles,  et  ne  trouve  rien  d'é- 
gal à  ses  maîtres.  Cet  Alexandre  qu'on  a  appelé 
Grand  lui  semble  bien  petit  auprès  d'eux.  Tout  en 
leurs  personnes  sacrées  rappelle  Hercule  et  Jupiter. 
Mais  ce  qui  est  fable  chez  ces  dieux  est  devenu 
vérité  dans  l'histoire  des  deux  princes  :  ce  sont  eux 
qui  terrassent  les  monstres,  qui  purgent  la  terre  et 
disposent  du  ciel.  »  La  poésie  n'était  pas  descen-  , 
due  moins  bas.  Après  avoir  épuisé  tous  les  genres 
consacrés  par  l'exemple  des  Grecs,  elle  avait  fini 
par  s'attacher  à  l'imitation  des  derniers  poètes  d'A- 
lexandrie, qui,  désespérant  de  trouver  la  nouveaulé 
dans  la  pensée,  la  cherchaient  dans  les  raffine- 
ments de  la  versification.  Les  Latins  apprirent 
d'eux  tout  ce  qu'on  voit  en  faveur  au  quatrième 
siècle  :  les  énigmes,  les  acrostiches,  les  composi- 
tions envers  inégaux,  disposés  de  manière  à  figurer 
un  autel,  un  étendard,  une  flûte  de  Pan.  Ces  jeux 
de  mots  tentèrent  le  poëte  Ausone.  Le  chantre  de 
la  Moselle  arrachait  ainsi  les  applaudissements 
d'une  cour  où  les  esprits  blasés  n'étaient  plus  sen- 
sibles qu'au  prestige  de  la  difficulté  vaincue.  Voilà 
l'école  à  laquelle  les  Germains  firent  leur  premier 
apprentissage  ;  et  je  m'assure  qu'ils  n'échappaient 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  387 

pas  à  l'exemple  de  leurs  maîtres,  en  voyant  un  es- 
prit aussi  vigoureux  que  celui  de  Mérobaudes  se 
prêter  à  toutes  les  lâchetés  de  la  flatterie  oratoire. 
Nous  avons  à  peine  quatre  pages  de  sa  prose  :  c'est 
une  préface  de  son  panégyrique  d'Aétius.  Dans  ce 
court  fragment,  l'écrivain  franc  a  trouvé  le  moyen 
de  se  déshonorer.  S'il  faut  l'en  croire,  ce  n'est 
point  à  ses  services  militaires,  ce  n'est  point  à  ses 
talents  poétiques,  c'est  à  ses  éloges  du  ministre  en 
faveur,  qu'il  doit  la  statue  érigée  en  son  honneur 
sur  le  forum  de  Trajan.  Il  est  vrai  de  dire  qu'on 
ne  peut  mettre  plus  de  hardiesse  dans  la  louange. 
Il  se  lasse  de  comparer  Aétius  avec  Aristide,  avec 
Gaton,  avec  César  :  il  le  met  au-dessus  de  la  condi- 
tion humaine,  au-dessus  de  cette  incertitude  de  la 
fortune  qui  a  trahi  tant  de  héros.  S'il  apprend 
qu'Aétius  a  combattu,  il  ne  doute  pas  de  la  vic- 
toire. c(  Je  ne  demande  point,  s'écrie-t-il,  quelle  a 
«  été  l'issue  du  combat,  mais  en  quel  lieu,  de 
«  quelle  manière  et  de  combien  d'ennemis  tu  as 
a  triomphé  (1).  » 

Je  ne  vois  pas  non  plus  d'exercices  poétiques  si 
épineux,  si  ingrats,  où  les  Romains  n'aient  été 

(1)  Claud.  Mamertinus,  Panegyric.  Maximian.  August.  2  : 
«  Finguntur  hgec  de  Jove,  sed  de  te  \'eia  suiit,  imperator.  »  Cf. 
ibid.,  10  :  «  Nam  ille  quidemMagnus  Alexander  jam  mihi  humilis 
videLur.  »  Ausone,  Idyll.  12,  eclogarium  1,  etc.  Porphyrius  Opla- 
tianus,  Panegyric.  Syii.posius,  Mnigmata.  —  Mérobaudes,  prsefatio 
in  Panegyric.  :  «  Pro  hisme  Inudibus  tuisRoma  cum  principe  vic- 
turo  sere  formavit  ;  pro  his  denique  nuper  ad  honoris  maximi  nomen 
ille  nascenti  soli  proximus  imperator  evexit,  »  etc. 


388  CHAPITRE  VII. 

égalés  par  leurs  disciples  barbares.  A  peine  les  Ger- 
mains ont-ils  goûté  aux  fruits  de  la  civilisation,  que 
le  démon  des  vers  latins  semble  s'emparer  d'eux. 
Chilpéric,  ce  digne  époux  de  Frédégonde,  se  pi- 
quait de  construire  des  hexamètres  loués  par  ses 
courtisans,  mais  qui  boitaient,  dit-on,  de  plus  d'un 
pied.  Un  peu  plus  tard,  TAnglo-Saxon  Aldhelm 
adresse  au  roi  de  Wessex  un  savant  traité  de  pro- 
sodie, où,  remontrant  au  prince  la  nécessité  de 
s'appliquer  à  une  lecture  si  profitable,  il  lui 
expose  les  règles  de  la  quantité  jusque  dans  le  plus 
minutieux  détail,  et  sans  lui  faire  grâce  d'aucune 
espèce  de  vers  catalectique,  acatalectique,  hyper- 
calalectique.  Fort  de  son  savoir,  il  entreprend, 
dit-il,  de  ramener  dans  son  pays  les  muses  de 
l'antiquité.  Mais,  au  lieu  de  les  chercher  sur  les 
libres  montagnes  de  la  Grèce,  ou  à  la  cour  élégante 
d'Auguste,  il  va  les  prendre  dans  les  dernières 
écoles  de  l'empire.  Ses  prédilections  sont  pour  les 
énigmes,  dont  il  a  composé  cent  quinze,  et  pour  les 
acrostiches,  où  il  a  poussé  l'art  jusqu'à  faire  des 
acrostiches  carrés,  c'est-à-dire,  construits  de  telle 
sorte  que  le  même  hexamètre  se  retrouve  quatre 
fois  :  au  commencement  de  la  pièce,  à  la  fin,  et 
en  rassemblant,  soit  les  lettres  initiales,  soit  les 
finales  de  chaque  vers.  Ces  sortes  de  compositions 
eurent  une  longue  popularité  dans  les  monastères 
savants  de  France  et  d'Angleterre.  Je  me  l'explique, 
en  y  reconnaissant  un  de  ces  points  curieux  où  les 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  389 

littératures  qui  finissent  se  rencontrent  avec  celles 
qui  commencent.  En  effet,  rien  n'est  plus  naturel 
aux  hommes  du  Nord  que  le  goût  des  jeux  d'esprit. 
Il  faut  se  rappeler  ici  les  assauts  de  parole  si  fré- 
quents dans  l'Edda,  quand  les  dieux  et  les  géants 
se  défient  à  pénétrer  des  questions  obscures,  à 
réciter  des  nomenclatures  sans  fin.  On  ne  peut 
ouvrir  un  recueil  de  poésies  anglo-saxonnes  sans 
y  trouver  un  grand  nombre  d'énigmes,  d'ana- 
grammes et  de  fragments,  où  l'auteur  cherche  et 
réussit  à  devenir  inintelligible.  Les  poètes  barbares 
aiment  tant  l'obscurité,  qu'ils  la  portent  jusque 
dans  les  chants  les  plus  inspirés,  et  que  leurs  ré- 
cits héroïques,  leurs  improvisations  funèbres,  sont 
encore  chargés  d'hyperboles,  de  métaphores,  de 
périphrases,  d'ellipses,  et  de  toutes  les  figures  qui 
remplissent  les  catalogues  des  grammairiens  clas- 
siques. Telle  est,  en  effet,  la  faiblesse  de  l'homme, 
qu'il  n'y  a  pas  pour  lui  d'effort  plus  grand  que 
d'exprimer  clairement  sa  pensée.  La  puissance  de 
la  parole  ne  va  pas  plus  loin,  et  cette  puissance  ne 
dure  qu'un  moment  :  c'est  le  temps  de  la  plus 
haute  perfection  littéraire.  Avant  et  après,  la  parole 
est  impuissante  à  dégager  la  pensée,  à  la  préciser, 
à  l'éclairer.  Elle  se  résout  alors  à  la  voiler,  elle  s'en 
fait  un  mérite,  elle  s'en  fait  une  joie.  Chez  les 
barbares,  ce  sont  les  prêtres  païens  qui  se  réser- 
vent ainsi  le  secret  d'une  science  sacrée  dérobée  au 
peuple.  Dans  les  sociétés  vieillies,  ce  sont  les  écri- 


390  CHAPITRE  Yll. 

vains  qui  déguisent  sous  des  dehors  pédantesques 
la  nullité  d'une  littérature  sans  inspiration.  La 
barbarie  a  du  moins  cet  avantage,  que  l'idée  pal- 
pite et  frémit  sous  l'enveloppe  dont  elle  parviendi  a 
plus  tard  à  se  défaire,  tandis  que  les  ouvrages  de 
la  décadence  ressemblent  à  ces  momies  dont  les 
bandelettes,  peintes  et  entrelacées  avec  un  art 
infini,  ne  cachent  plus  qu'une  dépouille  sans  âme. 
En  cet  état,  si  les  lettres  latines  rendaient  aux  Ger- 
mains le  service  d'orner  leur  mémoire,  assurément 
elles  risquaient  de  gâter  pour  toujours  leur  goût  et 
leur  raison  (1). 
Avarice       Au  foud,  Rome  se  souciait  moins  d'éclairer  les 

et  cruauté  du  ,  ,     ,  .       .       -,  ,  \  n 

gouverne-  hommcs  que  de  les  assujettir.  L  art  ou  elle  mettait 
romain,    ga  gloire  était  celui  de  régner.  Elle  ne  se  mépre- 
nait pas  quand  elle  remerciait  le  ciel  de  lui  avoir 
donné  le  génie  du  gouvernement.  Mais  elle  porta 

(1)  Gregorius  Turonens.,  III,  IV.  Grégoire  de  Tours  a  le  courage 
de  blâmer  les  vers  de  Chilpéric  :  mais  Forlunat,  moins  éclairé  ou 
plus  timide,  le  complimente  en  ces  termes,  Poemat.,  lib.  VIII,  1 

Regibus  sequalis,  de  carminé  major  haberis.., 
Admirante  mihi  nimium  rex,  cujus  opime 
Praelia  robur  agit,  carmina  lima  polit. 

Aldhelm,  de  Septenario  et  de  Re  grammatica,  ap.  Mai,  Audores 
classici,  t.  V,  ad  Acircium  regem  :  «  Paterna  soUicitudine  coactus... 
commoneo  ut  quse  difficillima  sudoris  et  laboris  industria,  ac  si 
gravi  sarcini  oppressus,  dictando  desciipseram,  sine  sudoris  et 
laboris  contritione  rimanda  et  recensenda  nullatenus  recusando 
contemnas,  ac  solei  tis  ingenii  gratiam...  tibi  collatam  torpentis  otii 
segnitie  squalere  patiaris.  »  Aldhelm,  JEnigmata,  apud  Bibliolh. 
Patrum  maxima  sœcul.  vu.  Cf.  Hrabanus  Maurus,  de  Laudibus 
sancto}  crucis^  1.  II. 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  dYILlSATlON  ROMAINE.  391 

dans  ce  gouvernement  deux  vices  par  où  il  devait 
périr  quand  il  cesserait  d'être  nécessaire  au  monde  ; 
je  veux  dire  l'avarice  et  la  cruauté.  Le  caractère  de 
Rome  est  marqué  de  ces  deux  traits  ineffaçables. 
On  les  reconnaît  dans  ses  lois,  depuis  le  temps  où 
les  Douze  Tables  permettaient  aux  créanciers  de 
tailler  en  pièces  le  débiteur  insolvable  et  de  s'en 
partager  les  membres,  jusqu'au  siècle  des  Antonins, 
où  les  jurisconsultes  examinent  froidement  s'il  faut 
appeler  vente  ou  louage  l'engagement  d'une  troupe 
de  gladiateurs,  et  décident  qu'il  y  a  contrat  légi- 
time, louage  de  sueur  et  vente  de  sang  (l).La 
conquête  ne  pouvait  pas  être  moins  impitoyable 
que  la  législation.  Quand  Rome  se  donnait  pour 
emblèmes  les  aigles,  ces  bêtes  de  proie,  elle 
annonçait  aux  peuples  ce  qu'ils  devaient  attendre. 
Ils  eurent  lieu  de  reconnaître  qu'elle  ne  les  avait 
pas  trompés. 

Les  Romains  avaient  eu  le  mérite  de  reconnaître, 
à  côté  du  droit  civil  qu'ils  se  réservaient,  un  droit 
des  gens  commun  à  tous  les  peuples  ;  mais  ils  ran- 
geaient dans  le  droit  civil,  et  par  conséquent  ils 
refusaient  aux  étrangers,  les  justes  noces,  la  puis- 
sance paternelle  et  la  propriété  régulière  du  sol. 
L'État  seul,  c'est-à-dire  le  peuple  ou  l'empereur, 

(1)  Gaius,  Institut.  Comment.,  III,  146  :  «  Item  si  gladiatores 
ealege  tibi  tradiderim  ut  in  singulos  qui  integri  exierant,  pro  su- 
dore  denarii  XX  mihi  darentur;  in  eos  vero  singulos  qui  occisi  aut 
debilitati  fuerint,  denarii  mille,  quseritur  utrum  emptio  et  venditio, 
an  locatio  et  conductio  contrahatur.  » 


592  CHAPITRE  VU. 

était  propriétaire  du  territoire  des  provinces,  dont 
il  laissait  la  possession  aux  habitants,  en  percevant 
une  partie  du  revenu  à  titre  d'impôt  en  argent  ou 
en  nature  (1),  C'est  le  principe  légal  de  toutes  les 
exactions,  de  tous  les  abus  financiers,  qui,  s'at- 
tachant  aux  plus  belles  institutions,  ruinèrent  l'au- 
torité en  la  rendant  insupportable,  et  la  liberté  en 
la  rendant  illusoire. 

Nous  avons  admiré  les  puissants  moyens  par 
lesquels  l'administration  romaine  portait  jusqu'aux 
extrémités  du  monde  Tautorité  des  empereurs. 
Mais  elle  y  portait  aussi  leurs  passions  et  leurs 
mauvais  exemples.  Le  génie  fiscal  des  anciens  pro- 
consuls avait  passé  avec  leur  pouvoir  aux  Césars, 
qui  le  communiquaient  aux  officiers  chargés  de  les 
représenter  dans  chaque  province.  Pendant  que  le 
lieutenant  impérial  épuisait  le  pays  par  des  levées 
d'hommes,  le  procureur  l'écrasait  d'impôts  ;  et  les 
peuples  se  plaignaient  d'avoir  à  nourrir  deux  tyrans, 
l'un  altéré  de  sang,  l'autre  affamé  d'or.  11  n'y  avait 
pas  cinquante  ans  que  les  légions  s'étaient  mon- 
trées sur  les  bords  du  Rhin,  et  déjà  on  voit  le 
commandant  romain  Lollius  envoyer  ses  centurions 
dans  les  bourgades  des  Sicambres,  pour  y  lever  une 
contribution  de  guerre..  Les  Sicambres  se  jetèrent 

(l)  Gaius,  Institut.  Comment.,  II,  21  :  «  In  eadem  causa  sunt 
provincalia  prœdia,  quorum  alia  stipendiaria,  alia  tributaria  voca- 
mus.  Stipendiaria  sunt  ca  quaî  in  provinciis  quœ  propriîB  Ciesaris 
esse  creduntui".  » 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  593 

sur  eux,  les  condamnèrent  à  périr  par  le  feu,  dans 
un  sacrifice  solennel  auquel  ils  invitèrent  les  Ché- 
rusques  et  les  Suèves,  et  les  trois  peuples  ensemble 
jurèrent,  sur  les  cendres  des  victimes,  de  réunir 
leurs  forces  contre  les  Romains  et  de  partager  le 
pillage.  Les  Sicambres  s'adjugeaient  d'avance  les 
captifs,  les  Chérusques  les  chevaux,  les  Suèves  l'or 
et  l'argent.  C'était  quatre  siècles  trop  tôt  pour  se 
partager  les  dépouilles  de  Rome.  Mais  il  semble  que 
le  souvenir  de  ces  serments  ne  se  perdit  pas;  et  les 
Germains,  qui  dans  la  suite  rançonnèrent  tant 
d'empereurs,  se  firent  chèrement  payer  les  tributs 
levés  sur  leurs  aïeux.  On  sait  en  effet  de  quels  excès 
étaient  capables  des  magistrats  accoutumés  à  tous 
les  débordements  du  luxe,  à  toutes  les  ressources 
de  l'usure  et  de  la  concussion,  chez  des  nations 
ignorantes,  où  l'usage  même  de  la  monnaie  était  à 
peine  connu,  qui  n'estimaient  pas  plus  les  vases 
d'argent  que  ceux  d'argile.  Tantôt,  après  leur 
avoir  imposé  une  redevance  en  peaux  de  bœufs,  les 
agents  du  fisc  l'exigeaient  en  peaux  de  buffles,  et, 
en  cas  de  refus,  faisaient  vendre  les  champs,  les 
troupeaux,  les  familles  entières.  Tantôt  les  officiers 
chargés  du  recrutement  enrôlaient  des  enfants,  des 
vieillards,  des  invalides,  et  ne  les  relâchaient  que 
moyennant  rançon  (1). 

(1)  Tacite,  Agricola,  15.  Sur  la  défaite  de  Lollius,  Velleius  Pa- 
tcrculus,  II,  97.  Suétone,  in  Octaviano,  23.  Tacite,  Annal.,  I,  10. 
Florus,  IV,  12  :  «  Viginti  centurionibus  incrematis  hoc  velut  sacra- 

ÉT.  GF.IIM.  I.  20 


394  CHAPITRE  VII. 

La  réforme  administrative  de  Dioclétien  n*attei- 
gnit  pas  ces  désordres;  au  contraire,  en  multipliant 
les  fonctions,  elle  multiplia  les  abus.  Les  provin- 
ces eurent  à  entretenir  tout  un  peuple  de  digni* 
taires  et  d'employés  :  préfets,  vicaires,  présidents^ 
intendants,  maîtres  des  offices,  tout  ce  qui  rem- 
plissait leurs  bureaux,  tout  ce  qui  grossissait  leur 
cortège.  Il  fallut  de  nouveaux  noms  pour  des  im- 
pôts sans  exemple.  Il  y  en  eut  qui  frappèrent  les 
classes  privilégiées  et  jusqu'aux  sénateurs,  d'autres 
qui  pesèrent  sur  les  ouvriers  et  jusque  sur  les 
mendiants.  Il  n'y  avait  pas  de  violences  auxquelles 
les  exacteurs  ne  se  portassent,  forçant  les  maisons^ 
mettant  à  la  torture  les  vieillards  et  les  femmes, 
et  sur  les  déclarations  arrachées  par  la  douleur, 
taxant  des  biens  qui  n'existaient  pas.  La  possession 
du  sol  n'étant  plus  qu'un  titre  aux  persécutions 
fiscales,  on  vit,  s'il  en  faut  croire  Lactance,  les  ter- 
res abandonnées  et  les  plus  riches  cultures  chan- 
gées en  déserts.  Quand  on  traitait  ainsi  les  anciens 
habitants,  il  ne  faut  pas  croire  qu'on  épargnât 
les  barbares  nouvellement  admis  sur  les  frontiè- 
res, ces  hôtes,  ces  amis  des  Romains.  Aucun 

mento  sumpserant  bellum,adco  certa  victorige  spe,  ut  praedam  in 
antecessum  portione  diviserint.  Chenisci  equos,  Suevi  aurum  et  ar- 
gentum,  Sicambri  captivos  elegerant.  »  Sur  les  exactions  d'Olen- 
nius  et  des  autres  officiers  romains,  Tacite,  Annales,  IV,  72 
Histor.,l\,  15.  —  Germania,^:  «  Videre  est  apud  eos  argentea 
vasa  legatis  et  principihus  corum  muneri  data,  non  in  alia  vilitate 
quam  quae  hume  finguntur.  » 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVII.ISATION  ROMAINE.  395 

peuple  n'avait  payé  plus  cher  cette  amitié  que  les 
Visigoths,  lorsque  écrasés  par  les  Huns,  ils  de- 
mandèrent à  Yalens  un  asile  sur  la  rive  droite  du 
Danube.  En  passant  le  fleuve,  ils  avaient  livré  leurs 
armes  et  promis  leurs  fils  pour  recruter  les  légions. 
Bientôt  une  famine  cruelle  se  déclara  au  milieu 
de  cette  multitude  transplantée  sans  ordre  et  sans 
prévoyance.  Les  officiers  romains  élevèrent  le  prix 
des  vivres  à  un  taux  si  exorbitant,  que  les  émi- 
grants  se  virent  forcés  de  vendre  leurs  esclaves  et 
leurs  enfants  mêmes,  en  retour  des  viandes  im- 
mondes qu'on  leur  distribuait;  jusqu'à  ce  que  leurs 
chefs  ayant  été  attirés  dans  un  banquet  où  on  se 
proposait  de  les  égorger,  la  découverte  de  cetle 
perfidie  les  souleva  et  les  poussa  à  la  ruine  de 
l'empire  (1). 

(1)  En  ce  qui  touche  la  fiscalité  romaine  sous  Dioctétien  et  après 
lui,  Lactance,  de  Mortibus  persecutorum,  7  :  «  Adeo  major  esse 
cœperat  numerus  accipientium  quam  dantium,  ut  enormitate  indic- 
tionum  consumptis  viribus  colonorum  desererentur  agri,  et  cuUufîe 
verterentur  insilvam...  provinciae  quoque  in  frusta  concisaî,  multi 
pi  sesides  et  plura  officia  singulis  regionibus  ac  pene  jam  civitatibus 
incubare,  item rationales  multi  et  magistri  et  vicarii  prsefecforum... 
exactiones  rerum  innumerabilium,  non  dicamcrebrse,  sed  perpetuse, 
et  in  exactionibus  injuriai  non  ferendse.  »  Idem,  ibid.,  23  :  «  Agri 
glcbatim  metiebantur,  yites  et  arbores  numerabantur...  Tormenta 
ac  verbera  personabant,  lilii  adversus  parentes  suspendebantur, 
fidelissimi  quique  servi  contra  dominos  vexabantur,  uxores  adversus 
maritos.  »  Cf.  Zosime,  If,  Code  Théodosien,  XI,  7,  3,  loi  de  Cons- 
tantin portant  peine  infamante  contre  les  gouverneurs  qui  emploie- 
raient la  torture  pour  contraindre  les  débiteurs  du  fisc.  —  Naudet, 
des  Changements  opérés  dans  V administration  romaine,  t.  II, 
p.  200  et  suiv.  —  Sur  le  massacre  des  Goths  admis  dans  l'empire, 
Jornandes,  de  Rébus  Geticis,  26. 


396  CH^PITi'.E  YII. 

Un  pouvoir  qui  se  ménageait  si  peu  ne  pouvait 
pas  respecter  la  liberté,  ou  du  moins  cette  image 
qui  s'en  conservait  encore  dans  les  institutions 
municipales.  Le  régime  municipal,  destiné  à  per- 
pétuer dans  les  villes  l'exercice  de  tous  les  droits 
publics,  devint,  par  une  révolution  bien  connue, 
l'instrument  de  toutes  les  oppressions.  Les  curies 
furent  chargées,  comme  on  sait,  de  la  perception 
de  l'impôt,  et  ceux  qui  les  composaient  durent 
suppléer  de  leurs  deniers  à  l'insolvabilté  des  con- 
tribuables. La  dureté  d'une  telle  condition  fit  dé- 
serter les  sénats  municipaux.  Ce  fut  un  privilège 
d'en  sortir,  une  disgrâce  d'y  entrer.  Il  fallut  les 
repeupler  de  force,  en  y  jetant  des  hommes  mal  fa- 
més, des  bâtards,  des  clercs  dégradés,  des  repris 
de  justice.  Assurément  des  corporations  composées 
de  la  sorte  devaient  porter  peu  de  délicatesse  dans 
la  répartition  des  charges  publiques.  Il  ne  faut 
plus  s'étonner  si  un  prêtre  éloquent  du  quatrième 
siècle,  Salvien,  accuse  hautement  ceux  qui  de- 
vraient être  les  tuteurs  des  cités  et  qui  en  sont  de- 
venus les  tyrans,  qui  surchargent  d'impôts  les  pe- 
tits patrimoines,  pour  dégrever  de  riches  domai- 
nes, qui  n'oublient  jamais  le  pauvre  quand  il  s'agit 
d'augmenter  les  contributions,  et  qui  l'oublient 
toujours  quand  il  y  a  lieu  de  les  réduire.  «  Car, 
«  s'écrie-t-il,  un  petit  nombre  décrète,  et  tous 
«  payent;  et  à  qui  est-il  permis  de  discuter  ce  qu'il 
<(  débourse  et  de  vérifier  ce  qu'il  doit?  »  Ces  maux 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  507 

désolèrent  tout  l'empire,  mais  ils  ruinèrent  surtout 
les  cités  des  Gaules.  Les  habitants  désespérés  s'en- 
fuyaient dans  les  forêts  et  les  montagnes,  pour  y 
vivre  de  brigandage,  en  d(>clarant  la  guerre  à  une 
société  corrompue;  ou  bien  ils  passaient  sur  le  ter- 
ritoire des  Germains,  où  ils  trouvaient  du  moins 
cette  vertu  de  la  barbarie,  l'hospitalité.  On  n'a 
pas  assez  remarqué  un  fait  qui  jette  tant  de  jour 
sur  les  derniers  temps  de  l'empire,  je  veux  dire 
l'émigration  des  Romains  chez  les  barbares,  et  les 
intelligences  qui  se  nouèrent  ainsi  entre  les  oppri- 
més et  leurs  voisins,  qu'ils  s'accoutumaient  à  re- 
garder comme  des  libérateurs.  L'entraînement  de- 
vint si  général,  que  pour  l'arrêter  ce  ne  fut  pas 
assez  des  supplices  ordinaires  :  il  fallut  qu'une  loi 
de  Constantin  prononçât  la  peine  du  feu  contre 
ceux  qui,  par  des  communications  coupables,  ou- 
vriraient la  frontière  aux  ennemis  ou  partageraient 
avec  eux  le  butin.  Ainsi,  pendant  que  les  empe- 
reurs prenaient  des  barbares  à  leur  solde,  les  pro 
vinces  en  appelaient  d'autres  à  leur  secours.  Le 
vœu  des  peuples  acheva  de  donner  à  la  conquête 
germanique  le  caractère  d'un  établissement  régu- 
lier, et  de  ce  côté  aussi  l'invasion  fut  consentie  (1). 

(1)  Sur  la  décadence  du  régime  municipal,  voyez  Guizot,  Essais; 
Fauriel,  Histoire  de  la  Gaule  méridionale,  1. 1  ;  Code  Théodosien, 
lib.  XIÏ,  tit.  1,3,  18:  Digeste,  ad  municipalem,  de  Decurio- 
nibus,  etc.;  Cod.  Justinian.,  de  Deburionibus  et  filiis  eorum; 
Salvien,  de  Gubernatione  Dei,  le  livre  V  tout  entier  :  «  Quid  enim 
niquius  esse  aut  indignius  potest,  quam  ut  soli  sitis  immunes  a 


398  CHAPITRE  VII. 

En  même  temps  que  les  Romains  fatiguaient  le 
monde  par  leur  avarice,  ils  le  poussaient  à  bout 
par  leur  cruauté.  Il  avait  fallu  un  fratricide  pour 
consacrer  la  première  enceinte  de  la  ville  :  quel 
crime  pouvait  leur  coûter  pour  étendre  leur  em- 
pire? Ils  faisaient  gloire  d'être  sans  pitié  pour  ceux 
qui  leur  résistaient,  et  de  répandre  l'épouvante, 
qu'ils  prenaient  trop  souvent  pour  du  respect.  Rien 
ne  fut  plus  inhumain  que  ces  conquêtes  destinées 
à  servir  plus  tard  les  intérêts  généraux  de  l'iiuma- 
nité.  On  sait  avec  quel  artifice  la  politique  ro- 
maine entretenait  les  divisions  intestines  chez  les 
peuples  qu'elle  voulait  affaiblir  d'abord,  pour  les 
écraser  ensuite.  Nulle  part  ces  odieuses  manœu- 
vres ne  furent  conduites  avec  plus  de  persévérance 
qu'en  Germanie.  Déjà  Tibère,  en  ordonnant  aux 
légions  de  se  replier  sur  le  Rhin,  avait  déclaré 
qu'on  pouvait  abandonner  l'ennemi  à  ses  discordes 
intestines.  On  travailla  cependant  à  les  attiser.  Il 
n'y  eut  bientôt  plus  un  peuple  où  Rome  n'eût  son 
parti,  où  elle  ne  parvînt  à  placer  un  roi  de  sa  fa- 
çon, dévoué  à  ses  intérêts,  pénétré  de  ses  vices. 

debito  qui  cunctos  facitis  debitores  ?...  Gui  enim  licet  disculero  ciir 
solvatur,  aut  cui  permittitur  explorare  quod  debeat?  Duo  aut  Ires 
stalnunt  quod  multos  necet...  proculcantur  in  tantum,  ut  multi 
eorum,  et  non  obscuris  natal ibus  editi,  et  liberaliter  instituti  ad 
hosles  fugiunt...  Itaque  passim  vel  ad  Golhos,  vcl  ad  Burgundos, 
vel  ad  alios  ubique  dominantes  barbares  migrant,  et  conmiigrasse 
non  pœniteL  »  Cf.  Code  Théodosien,  lib.  VU,  1,  1.  Loi  de 
Constanlin  portant  peine  du  feu  contre  ceux  qui  introduisent  les 
barl)ares  dans  l'empire. 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  599 

C'est  ainsi  que  chez  les  Suèves  on  voit  une  suite 
de  princes  imposés,  soutenus  par  l'autorité  des 
empereurs;  c'est  ainsi  qu'on  trouve  un  neveu  d'Ar- 
minius,  élevé  en  Italie,  devenu  roi  des  Ghérus- 
ques,  et  introduisant  parmi  eux  l'usage  du  vin, 
dangereux  présent  dont  on  avait  calculé  les  effets. 
C'est  la  remarque  de  Tacite,  qu'il  a  suffit  de  favo- 
c(  riser  chez  les  Germains  la  passion  des  liqueurs 
«  fortes,  pour  les  réduire  par  la  débauche  plus  fa- 
«  cilement  que  par  les  armes.  »  Voilà  les  leçons 
qu'un  grand  esprit,  un  disciple  du  stoïcisme, 
donne  aux  hommes  d'État  de  son  temps,  et  voici 
les  vœux  qu'il  y  ajoute.  Il  vient  de  rapporter  l'ex- 
termination des  Bructères  par  leurs  voisins  et  il  en 
remercie  les  dieux  :  a  Car,  dit-il,  plus  de  soixante 
et  mille  hommes  sont  tombés,  non  pas  sous  nos 
a  coups,  mais  ce  qui  est  plus  magnifique,  pour 
«  notre  passe-temps  et  pour  le  plaisir  de  nos  yeux. 
«  Puissent  ces  nations,  sinon  nous  aimer,  du 
«  moins  se  haïr  toujours!  »  Les  vœux  et  les  con- 
seils de  Tacite  furent  écoutés,  mais  ils  ne  sauvè- 
rent pas  l'empire.  Toute  l'habileté  des  Césars  et 
de  leurs  ministres,  jusqu'aux  derniers,  fut  d'oppo- 
ser aux  barbares  d^autres  barbares.  Marc-Aurèle 
conduisit  les  Germains  du  Rhin  contre  ceux  du 
Danube.  Plus  tard,  le  rhéteur  qui  prononça  le  pa- 
négyrique de  Maximien  se  réjouissait  de  voir  les 
Burgondes  aux  prises  avec  les  Goths,  les  Thiirin- 
giens  avec  les  Vandales.  Car,  sous  d'autres  princes, 


400  CHAPITRE  VII. 

la  félicité  publique  était  au  coinble  quand  on  ap- 
prenait que  les  ennemis  se  tenaient  en  repos. 
a  Mais,  dit-il,  combien  est-il  plus  joyeux  d'enten- 
cc  dre  répéter  autour  de  soi  :  Les  barbares  courent 
c(  aux  armes,  mais  pour  s'égorger!  Ils  ont  vaincu, 
((  mais  Vaincu  leurs  frères!  »  Et  il  finit  par  cette 
prière,  bien  digne  d'un  païen  :  a  Jupiter  très- 
ce  saint,  et  vous,  Hercule  très-bon,  soyez  loués  d'a- 
ce voir  enfin  porté  la  guerre  civile  chez  des  nations 
ce  qui  en  étaient  dignes,  et,  délivrant  l'empire  des 
c<  discordes  qui  l'affligèrent  si  longtemps,  de  les 
c<  avoir  renvoyées  à  nos  ennemis!  Par  vous,  les 
ce  peuples  qui  n'ont  pas  le  bonheur  d'être  Romains 
ce  s'infligent  la  peine  de  leur  barbarie  obstinée,  et 
c<  courent  verser  un  sang  qui  est  le  leur  (1)!  » 

La  Germanie  était  donc  comme  une  arène,  où 
des  nations  dressées  à  combattre  s'entre-tuaient 
afin  de  récréer  le  peuple-roi.  Mais  comment  fût-il 

(I)  Tacite,  Annales,  II,  10,  26,  63;  XI,  16;  XITI,  20.  Ger. 
mania,  42,  25  :  «  Si  indulseris  ebrietati,  suggerendo  quantum 
concupiscunt,  haud  minus  facile  vitiis  qu;im  armis  vincentur.  »  35  . 
«  Super  XLmillia,  non  armis  telisque  romanis,  sed,  quod  magnifi- 
centius  est,  oblectationi  oculisque,  ceciderunt.  Maneat,  quseso, 
duretque  gentibus,  si  non  amornostri,at  certe  odium  sui;  quando, 
urgentibus  imperii  fatis,  nihil  jam  prsestare  fortuna  majus  potest 
quam  hostium  discordiam!  »  —  Claud.  Mamertin.,  Genethliacus 
Maximian.  Aug.,  \G  :  «  Sancte  Jupiter  et  Hercules  bone,  tandem 
bella  civilia  ad  gentes  illa  vesania  dignas  transtulistis...  Huunt 
omnes  in  sanguinem  suum  populi  quibus  nunquam  contigit  esse 
Romanis!  »  18  :  «  At  enim  quanto  hoc  est  lœtabilius  ac  melius 
quod  de  prosperitate  seculi  vesti  i  certatim  omnium  hominum  ore 
circumfertur  :  Rarbari  ad  arma  concurrunt,  sed  invicem  dimicaturi  ; 
vicere  barbari,  sed  consanguineos  suos  !  » 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  iOl 

resté  spectateur  pacifique  de  ces  jeux  qui  l'eni- 
vraient? Il  finissait  tôt  ou  tard  par  se  jeter  dans  la 
mêlée,  prenant  parti  tantôt  contre  le  plus  faible  pour 
l'achever,  tantôt  contre  le  plus  fort  pour  l'étouf- 
fer avant  qu'il  devînt  dangereux.  Assurément^  on 
ne  peut  blâmer  des  guerres  nécessaires  à  la  con- 
servation du  territoire  romain  ;  mais  il  faut  détester 
l'horreur  de  ces  guerres  païennes,  sans  droit  des 
gens,  sans  honneur  militaire,  sans  respect  pour  la 
vie  humaine.  Les  barbares  eux-mêmes  s'étonnaient 
de  tant  de  férocité  chez  un  ennemi  dont  ils  avaient 
entendu  vanter  la  sagesse.  «  Voilà  donc,  disaient- 
c(  ils,  ces  Romains  législateurs  du  monde?  tuer, 
«  piller,  voilà  ce  qu'ils  appellent  régner  ;  et  là  où 
c<  ils  ont  fait  le  désert,  ils  se  glorifient  d'avoir  mis 
«  la  paix  !  »  C'est  ce  qu'on  vit  surtout  dans  les  ex- 
péditions de  Maximin  et  de  Probus,  dont  tout  l'ef- 
fort fut  non  pas  de  soumettre  les  Germains,  mais 
de  les  décimer.  Les  soldats  des  frontières  chassaient 
les  barbares  comme  des  bêtes  sauvages,  et  recevaient 
une  pièce  d'or  par  chaque  tête.  Les  mêmes  excès 
déshonorèrent  les  armes  de  Constantin,  lorsque, 
avant  sa  conversion,  il  guerroyait  sur  les  bords  du 
Rhin  :  c'était  peu  d'avoir  brûlé  les  villages,  égorgé 
les  troupeaux  qu'il  ne  pouvait  enlever  ;  tout  ce 
qu'il  ramena  de  prisonniers  en  état  de  porter  les 
armes  fut  jeté  aux  bêtes  dans  les  amphithéâtres  de 
la  Gaule.  Deux  chefs  des  Francs,  Ascaric  et  Uada- 
gaise,  périrent  ainsi  ;  et  le  nombre  des  malheureux 


402  CHAPITRE  VII. 

livrés  au  supplice  fatigua  la  dent  des  lions.  La  même 
foule  qui  demandait  la  mort  des  chrétiens  applau- 
dissait à  celle  des  barbares  ;  elle  ne  prévoyait  pas 
que  ces  deux  sortes  de  proscrits  allaient  devenir  les 
maîtres  du  monde.  L'orateur  Eumène  félicitait  pu- 
bliquement Constantin  de  renouveler  l'ancienne  et 
courageuse  coutume  qui  voulait  que  les  rois  vain- 
cus, après  avoir  servi  d'ornement  au  char  du  triom- 
phateur, fussent  conduits  à  la  mort  pour  servir 
d'exemple  aux  ennemis  du  peuple  romain.  «  Que 
«  nos  ennemis  te  détestent,  s'écrie- t-il,  pourvu 
«  qu'ils  tremblent  !  Car  c'est  ta  gloire  qu'ils  t'ab- 
c(  horrentj  et  que  néanmoins  ils  se  contiennent:  et 
c(  quand  un  prince  compte  sur  son  courage  et  sur 
(c  sa  fortune,  il  est  digne  de  lui,  non  d'acheter  la 
a  paix  par  des  ménagements,  mais  d'aller  au-devant 
«  de  la  victoire  par  des  provocations.  »  Il  se  peut 
que  je  me  trompe,  mais  dans  l'atrocité  môme  de 
ces  paroles  je  trouve  quelque  chose  d'antique  et 
d'éloquent.  J'y  reconnais  le  vieil  accent  païen  et 
comme  le  dernier  hurlement  de  la  louve  de  Romu- 
lus  (1). 

(1)  Tacite,  Agricola,  50.  Vopiscus,  in  Probo  :  «  Quum  quotidie 
ad  eum  barharorum  capita  deferrentur,  jam  ad  singulos  aurcos 
singula.  »  Trebell.  Pollio,  Maximini  duo,  lettre  de  Maximiii  au 
sénat  :  «  Non  possuinus tantum,  P.  C,  loqui,  quantum  fecimus.Per 
cccG  inillia  Germanorum  vicos  incendimus,  greges  abduximus,  cap- 
tives abstraximus,  armâtes  occidimus.  »  —  Eumenes,  Panegyric. 
Constantin.  12  :  «  C;csi  igitur  inumerabiles,  capti  plurimi.  Quid- 
quid  fuit  pecoiis  captum  aut  trucidalum  est.  Vici  omnes  iyne  con- 
siimpti.  Pubères,  quorum  nec  perfidia  eratapla  militise,  necferocia 
servitiiti,  s.Tvienies  bestias  rauUitudine  fatigarunt.  Hoc  est,  impe- 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CMLISATION  ROMAINE.  403 

Voilà  les  enseignements  que  les  peuples  germa-  La  société 

I  '  ,  ,  .  romaine 

niques  trouvaient  dans  la  société  romaine  au  mo-  corrompait 

^  ^  les  barbares. 

ment  d'y  faire  leur  entrée.  Ils  apprirent  à  cette 
école  la  politique  qui  ruine  les  empires  :  on  s'en 
aperçoit  à  la  courte  durée  des  premières  monar- 
chies fondées  par  les  Bourguignons,  les  Goths,  les 
Vandales.  Ils  reçurent  des  leçons  de  rapacité  et  de 
violence,  et  Ton  peut  croire  qu'ils  en  profitèrent, 
lorsqu'on  voit,  d'un  côté,  l'application  des  rois  mé- 
rovingiens à  conserver  les  cadastres,  les  impôts 
établis,  toutes  les  traditions  fiscales  ;  et,  d'un  autre 
côté,  les  rafinements  de  cruauté  qui  firent  compa- 
rer Chilpéric  à  Néron,  qui  se  reproduisirent  chez 
tant  d'autres  rois  barbares,  et  qui  furent  poussés 
jusqu'à  ce  point,  qu'au  onzième  siècle  l'empereur 
d'Allemagne  Henri  IV  condamnait  encore  le  fils 
d'un  de  ses  ennemis  à  combattre  dans  l'arène  avec 
un  lion  (1).  Mais  il  est  vrai  de  dire  que  la  barbarie 

rator,  fretum  esse  virtute  sua  atque  fortuna ,  hoc  est  non  pacem 
emere  parcendo,  sed  victoriam  quserere  provocando  !  10  :  Reno- 
vasti,  imperator,  veterem  illam  Romani  imperii  fiduciam  qu.'e  de 
captis  hostium  ducibus  vindictam  morte  sumebat.  Tune  enim  cap- 
tivi  reges  ,  cum  a  portis  usque  ad  forum  triumphantium  currus 
l;oneslassent,  simul  atque  in  Capitolium  currum  flectere  cœperat 
imperator,  abrepti  in  carcerora  necabantur.  »  Cf.  liutrope,  Histor. 
X.  Symmaque,  lib.  II,  Epist.,  xlvi  ,  rapporte  que  vingt-neuf 
Saxons  destinés  à  combattre  dans  l'arène  se  tuèrent  pour  échnppcr 
à  cette  honte. 

(1)  Sur  Chilpéric,  voyez  Grégoire  de  Tours,  lib.  IV.  —  En  ce  qui 
touche  Henri  IV,  voyez  la  chronique  de  Rastedt  :  Apiid  Ileineccii 
scriptores  rerum  german.,  p.  88,  et  l'annaliste  saxon,  ad  ami. 
1068  :  «  Quia  nefanda  stupra  nefandiora  générant  homicidia,  erat 
omnibus  borribiliter  crudelis,  sed  maxime  familiarissimis  suis.  » 


404  CHAPITRE  VU. 

n'eut  jamais  besoin  d'apprendre  à  aimer  l'or  et  à 
verser  le  sang.  Seulement  ces  deux  mauvais  instincts 
de  la  nature  humaine,  déjà  si  puissants  chez  les 
hommes  du  Nord,  étaient  irrités  par  quatre  siècles 
de  provocations.  Comment  oublier  l'injuste  inva- 
sion de  la  Germanie,  les  exactions  des  comman- 
dants romains,  tant  de  guerres  d'extermination, 
tant  d'hommes  jetés  dans  les  fers  et  dans  les  am- 
phithéâtres? Les  Germains  avaient  leurs  injures  h 
venger;  mais  en  même  temps,  quand  on  considère 
ces  peuples  implacables,  chez  qui  les  ressentiments 
étaient  héréditair  es,  chez  qui  la  passion  delà  ven- 
geance éclatait  si  fortement  dans  les  lois,  dans  la 
religion,  dans  les  traditions  poétiques,  on  les  trouve 
bien  choisis  pour  exercer  contre  Rome  les  repré- 
sailles de  l'univers. 

Haine  de  la     Si  Romc  cut  dcux  politiqucs  à  l'égard  des  Ger- 

civilisation  .  ,  .  .  p      .  ir  •  x 

chez     mams,  l  une  civilisatrice,  1  autre  malfaisante,  on 

les  Germains. 

trouve  aussi  chez  les  Germains,  en  présence  de  la 
domination  romaine,  deux  dispositions  contraires. 
Pendant  qu'elle  subjuguait  les  uns  en  satisfaisant 
ce  besoin  d'ordre  qui  tourmente  les  sociétés  même 
les  plus  déréglées,  elle  irritait  chez  les  autres  l'es- 
pritd'indépendance  que  nous  avons  reconnu  comme 
le  propre  de  la  barbarie.  Des  nomades,  accoutumés 
à  mettre  leur  gloire  dans  leur  isolement  et  leur 
droit  dans  leurs  armes,  ne  pouvaient  subir  volon- 
tairement une  civilisation  dont  tout  l'effort  élait 


KÉSISTANGE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  405 

do  désarmer  les  hommes  pour  les  rapprocher. 
Aussi,  à  côté  des  nations  sujettes  ou  alliées  de  l'em- 
pire et  jusque  dans  leur  sein,  on  voit  des  peuples, 
des  partis,  des  chefs,  ennemis  du  nom  romain,  re- 
poussant avec  horreur,  bien  moins  les  violences 
inséparables  de  la  conquête,  que  le  régime  légal 
qu'elle  menait  à  sa  suite.  Ce  qu'ils  détestaient,  ce 
n'était  pas  seulement  les  abus,  c'était  la  loi  même, 
c'était  cette  règle  inflexible  qui  prévoyait  tout  et 
qui  ne  laissait  pas  déplace  à  l'impunité.  J'en  trouve 
la  preuve  dans  le  soulèvement  de  la  Germanie  con- 
tre Varus,  événement  célèbre,  mais  dont  il  faut 
considérer  de  plus  près  les  causes. 

Les  premiers  lieutenants  d'Auguste  avaient  fas- 
ciné les  barbares  par  l'éclat  de  leur  puissance  mili- 
taire et  de  leurs  victoires.  Yarus,qui  leur  succéda, 
n'avait  aucune  des  passions  sanguinaires  qui  font 
les  tyrans.  Les  contemporains  ne  lui  reprochent 
qu'un  seul  tort,  d'avoir  pris  ces  barbares  pour  des 
hommes,  d'avoir  transporté  au  milieu  d'eux  les 
institutions  de  la  paix.  Il  osa  évoquer  leurs  querel- 
les à  son  tribunal,  rendre  des  jugements  comme 
un  préteur  en  plein  forum  ;  il  crut  faire  plier  sous 
la  verge  des  licteurs  ceux  qui  avaient  fatigué  les 
légions.  Ces  Germains,  arrachés  à  leurs  belliqueu- 
ses coutumes,  à  leur  combats  en  champ  clos,  n'as- 
sistaient qu'avec  mépris  aux  solennités  verbeuses 
de  la  procédure  romaine.  La  toge  leur  était  plus 
odieuse  que  les  armes,  et  le  droit  plus  insuppor- 


406  CHAPITRE  VIT. 

table  que  la  guerre.  Ils  avaient  obéi  à  des  généraux 
victorieux  ;  ils  se  soulevèrent  en  haine  des  gens  de 
loi.  Les  Ghérusques  les  premiers  reprirent  leurs 
épées  rouillées,  ils  écrasèrent  dans  la  forêt  de  Teu- 
toburg  les  trois  légions  de  Varus.  Mais,  dans  la 
chaleur  du  carnage,  ils  s'acharnaient  avec  la  der- 
nière cruauté  sur  les  légistes  qu'ils  reconnureni  : 
il  y  en  eut  un  auquel  ils  arrachèrent  la  langue,  el, 
la  prenant  dans  leurs  mains:  «  Enfin,  disaient-ils, 
«vipère,  tu  ne  siffleras  plus.  »  Le  chef  de  la  révolte, 
Arminius,  était  lui-même  un  déserteur  de  la  cause 
romaine,  à  laquelle  la  moitié  de  sa  famille  resta  fi- 
dèle. 11  parlait  la  langue  latine,  il  avait  porté  le 
titre  de  citoyen  et  l'anneau  de  chevalier;  mais  rien 
ne  pouvait  séduire  ce  cœur  indomptable.  Arminius 
était  retourné  dans  ses  forêts,  et  n'avait  plus  nourri 
d'autre  pensée  que  de  soulever  premièrement  Irs 
Ghérusques  ses  frères,  ensuite  les  nations  voisines. 
Pendant  douze  ans,  il  tint  en  échec  les  forces  et 
la  science  militaire  des  Romains  ;  il  eut  la  gloire  de 
les  décourager,  et  d'arracher  une  province  aux 
vainqueurs  du  monde.  Mais  les  Allemands  ont 
trop  honoré  ce  barbare,  en  le  célébrant  comme  le 
héros  national,  le  bienfaiteur  de  la  Germanie.  Je 
ne  retrouve  pas  en  lui  les  traits  des  héros  civi- 
lisateurs de  la  Grèce  et  de  Rome  ;  je  ne  vois  pas 
qu'il  ait  rien  fait  pour  éclairer,  pour  policer  les 
peuples.  J'admire  chez  Arminius  le  grand  homme 
de  guerre  ;  mais,  dans  cette  haine  de  l'étranger  qui 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  407 

fait  sa  grandeur,  je  reconnais  par-dessus  tout  la 
haine  de  la  civilisation  (1). 

Arminius  périt  assassiné  par  les  siens.  Mais  l'es- 
prit qui  l'animait  ne  périt  pas  :  il  passa  des  Ché- 
rusques  aux  Marcomans  ;  il  ne  cessa  de  soulever 
des  résistances,  de  former  des  factions,  de  susciter 
aux  Romains  des  ennemis  d'un  bout  à  l'autre  de 
la  Germanie.  Enfin  il  éclata  avec  plus  de  force  dans 
les  quatre  grandes  confédérations  des  Saxons,  des 
Francs,  des  Alemans  et  des  Goths,  qui,  au  troi- 
sième siècle,  rassemblèrent  les  restes  des  anciens 
peuples  pour  les  précipiter  sur  l'empire.  Les  Saxons 
n'avaient  jamais  subi  la  souveraineté  des  Césars. 
Libres  comme  la  mer  qu'ils  couvraient  de  leurs 
vaisseaux,  ils  menaçaient  les  côtes  de  la  Gaule, 
paraissant  tout  à  coup  sur  les  points  mal  gardés,  se 
félicitant  des  tempêtes,  parce  qu'elles  servaient  à 
cacher  leurs  manœuvres,  laissant  partout  le  meur- 

(1)  Veileius  Paterculus,  II,  117  :  «  Varus  Quinctilius,  illustri 
magis  quam  nobili  ortus  familia,  vir  ingenio  mitis,  moribus  quietus, 
ut  corpore  et  animo  immobilior,  otio  magis  castrorum  quam  bel- 
licse  assuetus  militiœ  ;  pecunise  vero  quam  non  contemptor,  Syria 
cui  praîfuerat  declaravit...  »  Idem^  ibid.,  120  :  «  Varura  sane 
gravem  et  bonee  voluntatis  virum.  »  Idem,  ibid.,  117  :  «  Concepit 
esse  homines  qui  nihil  prop.ter  vocem  membraque  haberent  hominum, 
quique  gladiis  domari  non poterant  posse  jure  mulceri...  »  Florus, 
IV,  12  :  «  Ausus  ille  agere  conventum  ;  et  in  castris  jus  dicebat, 
quasi  violentiam  barbarorum  et  lictoris  virgis  et  praeconis  voce 
posset  inhibere...  Nihil  ilia  cxde  per  paludes  perque  silvns  cruen- 
tius,  nihil  insultatione  barbarorum  intolerantius,  prsecipue  tamen 
in  cnusarum  patronos.  Aliis  oculos,  aliis  manus  amputabant  :  unius 
os  sutum,  recisa  prias  lingua,  quam  in  manu  tenens  barbarus 
Tandem,  inquit,  vipera,  sibilare  desine.  »  Cf.  Tacite,  Annales^  I, 
55  et  suiv.  ;  Dion,  LVI,  18  et  suiv. 


408  CHAPITRE 

tre  et  Tincendie,  et  retournant  dans  leur  sauvage 
patrie  pour  y  sacrifier  aux  dieux  la  dîme  de  leurs 
captifs.  La  terreur  qu'ils  inspiraient  fut  si  grande, 
qu'elle  força  l'empereur  Maximien  à  créer  un  nou- 
veau commandement  militaire  pour  la  défense  du 
littoral  (cornes  saxonici  littoris).  Mais  cette  mesure 
eut  si  peu  d'effet,  et  les  Saxons  s'établirent  sur  les 
deux  bords  de  la  Manche  en  si  grand  nombre,  qu'ils 
préparèrent  les  voies  à  la  conquête  de  la  Grande- 
Bretagne,  achevée  par  leurs  compatriotes  cent  cin- 
quante ans  plus  tard.  La  même  fureur  poussait  les 
Alemans  vers  le  point  le  plus  faible  de  la  frontière, 
entre  le  Rhin  et  le  Danube.  Depuis  Alexandre  Sé- 
vère, on  les  voit  s'attacher  au  retranchement  ro- 
main qui  lie  les  deux  fleuves;  ils  le  forcent  enfin, 
et  il  ne  faut  pas  moins  que  l'épée  de  Probus  pour 
leur  enlever  le  territoire  de  soixante  cités  gauloi- 
ses. Mais  ni  ce  revers,  ni  la  sanglante  défaite  que 
Julien  leur  fit  essuyer  sous  les  murs  de  Strasbour.r, 
ni  les  victoires  remportées  sur  eux  par  Valentinien, 
ne  découragent  leur  opiniâtreté.  Ils  paraîtront  en- 
core comme  les  champions  de  la  barbarie  à  Tol- 
biac, où  Clovis  invoquera  contre  eux  le  Dieu  de 
Clotilde.  Les  Francs  eux-mêmes,  ces  fidèles  auxi- 
liaires de  Rome,  s'en  étaient  d'abord  montrés  les 
ennemis  implacables.  Ils  avaient  tant  d'horreur  de 
cette  société  policée,  dont  ils  devaient  un  jour  deve- 
nir les  gardiens  et  les  continuateurs,  qu'une 
troupe  dei  leurs,  transplantée  par  la  politique  im- 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  409 

périale  dans  une  des  plus  belles  provinces  de  l'A- 
sie, au  lieu  de  se  rendre  au  charme  d'un  ciel  si 
doux  et  d'une  terre  si  féconde,  se  jeta  sur  quelques 
navires  à  l'ancre  dans  un  port,  traversa  les  mers 
en  les  écumant,  ravagea  les  côtes  de  l'Asie  Mineure, 
de  la  Grèce  et  de  la  Libye,  saccagea  Syracuse,  passa 
les  colonnes  d'Hercule,  et,  chargée  de  dépouilles, 
rentra  en  Germanie  par  l'Océan.  Enfin,  toute  l'his- 
toire des  Goths  les  fait  voir  partagés  entre  ces  deux 
inslincls  qui  se  disputent  les  nations  barbares,  celui 
de  l'ordre  et  celui  de  l'insubordination.  Si  on  les 
trouve  engagés  sous  les  drapeaux  de  Constantin  et 
de  Théodose,  on  ne  peut  pas  oublier  la  violence  de 
leurs  premiers  débordements,  lorsqu'ils  inondè- 
rent la  Thrace,  la  Macédoine,  la  Troade  et  la  Gap- 
padoce,  pillèrent  le  temple  d'Éphèse,  et  livrèrent 
la  terrible  bataille  de  Philippopolis,  qui  coûta  la 
vie  à  l'empereur  Dèce  (1). 

Ainsi,  en  même  temps  qu'on  assiste  à  l'établisse-  vioiento 
ment  pacifique  des  barbares,  qui  est  le  fondement  irruptions, 
légitime  des  Etats  modernes,  on  voit  commencer 
les  irruptions  violentes  qui  firent  la  ruine  du 
monde  ancien.  11  faut  assurément  suivre  les  pro- 

(i)  Sur  les  Saxons,  Sidoine  Apollinaire,  lib,  VIII,  epist.  vi.  Sal« 
\ien,  de  Gubernatione  Dei,  lib.  IV.  Zosime,  lib.  111.  Ammien  Mar- 
cellin,  XXVIl,  8;  XXXVIII,  3.  —  Pour  les  Alenians,  Vopiscus,  in 
Probo  :  «  Septuaginta  urbes  nobilissima3  captivitate  lioslium  vin- 
dicatse.  —  En  ce  qui  touche  les  Francs,  Vopiscus,  in  Aureliano  : 
«  Francos  irruentes,  quum  vagarentur  per  totam  Gailiam,  sic 
adflixit...  »  Eumenes,  Panegyric.  Constantin.,  etc.  —  Sur  les 
rruptions  des  Goths,  iorudinàeSy  de  Rébus  Geticis,  18,  26. 

i;t.  GEîoi.  I.  27 


410  CHAPITRE  VII. 

grès  de  cette  infiltra  lion  lente  qui  introduisait  les 
Germains  en  qualité  d'alliés,  de  colons,  de  merce- 
naires, sur  tous  les  points  de  l'empire  ;  mais  il  ne 
faut  pas  méconnaître,  comme  un  grand  publiciste 
a  semblé  le  faire  (1),  cette  marche  précipitée  des 
peuples  du  Nord,  échelonnés  du  fond  de  l'Asie  jus- 
qu'au Rhin,  se  poussant  les  uns  les  autres  vers  la 
limite  romaine,  et  jetant,  par  les  brèches  qu'ils  y 
faisaient,  des  flots  d'hommes  qui  ne  respiraient  que 
le  carnage  et  la  destruction.  Il  ne  faut  pas  dire, 
même  avec  un  écrivain  de  tant  d'autorité,  que  les 
contemporains  s'abusent  et  nous  trompent,  lors- 
qu'ils comparent  les  catastrophes  dont  ils  sont  té- 
moins à  des  inondations,  à  des  incendies,  à  des 
tremblements  de  terre.  Les  barbares  eux-mêmes 
savaient  bien  ce  qu'il  y  avait  de  terrible  dans  leur 
mission.  Ils  s'annonçaient  comme  les  fléaux  de 
Dieu.  Alaric,  troublé  par  la  vieille  majesté  de 
Rome,  et  craignant  d'en  forcer  les  portes,  décla- 
rait qu'une  voix  intérieure  et  puissante  le  pres- 
sait de  renverser  cette  ville;  et  Genséric,  mettant 
à  la  voile  pour  aller  ravager  l'Italie,  ordonnait 
au  pilote  de  se  diriger  «  là  où  était  la  colère  du 
ciel.  »  Si  les  chefs  de  l'invasion  se  jugeaient  ainsi, 
on  doit  voir  autre  chose  que  le  langage  de  la  pré- 
vention et  de  l'égoïsme  dans  les  récits  des  spec- 
tateurs et  des  victimes.  Renfermons-nous  dans  le 

(1)  Guizot,  Histoire  de  la  civilisation  en  France,  t.  I,  p.  231 
et  suiv. 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  411 

cinquième  siècle,  parcourons  l'Occident,  et  nous 
ne  trouverons  pas  de  provinces  qui  n'aient  été  ra- 
vagées, non  sur  quelques  points,  mais  d'un  bout  à 
l'autre  ;  non  par  des  bandes  peu  nombreuses,  mais 
par  des  nations  entières,  animées  d'une  fureur  qui 
n'épargnait  ni  les  villes,  ni  les  campagnes,  ni  les 
populations  désarmées.  La  question  vaut  la  peine 
de  recueillir  les  témoignages,  et  de  les  donner  avec 
tous  leurs  détails,  qui  font  leur  force,  avec  toutes 
leurs  répétitions,  qui  font  la  marque  de  leur  una- 
nimité. 

Au  nord,  c'est  l'invasion  anglo-saxonne,  qui  dure 
cent  quarante  ans,  qui  couvre  d'un  peuple  nouveau 
les  trois  quarts  de  la  Grande-Bretagne,  et  menace 
d'y  effacer  jusqu'aux  derniers  vestiges  de  civilisa- 
tion. L'historien  Gildas,  témoin  de  ces  désastres, 
représente  «  l'incendie  balayant  de  sa  langue  rouge 
la  surface  de  l'île,  d'une  mer  à  l'autre  ;  les  colonnes 
des  églises  tombant  sous  les  coups  des  béliers,  les 
prêtres  et  le  peuple  pressés  de  tous  les  côtés  par  le 
fer  et  les  flammes.  On  voyait  pêle-mêle  sur  les  pla- 
ces publiques  les  décombres  des  tours  et  des  mu- 
railles, les  pierres  des  autels,  les  cadavres  ensan- 
glantés, tous  ces  débris  confondus  comme  le  raisin 
sous  le  pressoir,  sans  que  les  morts  eussent  d'autre 
sépulture  que  les  ruines  des  maisons  ou  le  ventre 
des  bêtes  fauves  et  des  oiseaux  (Je  proie.  Parmi 
ceux  qui  avaient  échappé  au  glaive,  les  uns,  surpris 
dans  leurs  retraites,  étaient  égorgés  par  troupeaux; 


412  CHAPITRE  VII. 

les  autres,  vaincus  par  la  faim,  offraient  leurs 
mains  aux  chaînes  d'un  esclavage  éternel,  regardé 
comme  la  plus  rare  des  faveurs.  D'autres  allaient 
chercher  un  asile  au  delà  des  mers;  en  tendant 
les  voiles  de  leurs  navires,  ils  chantaient  avec  de 
grands  cris,  au  lieu  des  refrains  accoutumés  des 
matelots,  ce  psaume  de  David  :  «  Mon  Dieu,  vous 
nous  avez  livrés  comme  des  brebis  au  boucher; 
vous  nous  avez  dispersés  parmi  les  nations  (1).  » 

La  Gaule  était  plus  heureuse.  Aucun  pays  n'a- 
vait un  plus  grand  nombre  de  ces  colonies,  de  ces 
garnisons  germaniques,  destinées  d'abord  à  conte- 
nir les  irruptions,  ensuite  à  briser  le  choc,  en  s'in- 
terposant  entre  les  envahisseurs  et  les  anciens  ha- 
bitants du  pays.  Cependant,  dès  le  commencement 
du  cinquième  siècle,  les  Ripuaires  avaient  occupé 
Cologne  et  toutes  les  villes  situées  entre  le  Rhin 
et  la  Meuse.  On  peut  juger  de  leurs  ravages  par  le 
tableau  que  fait  Salvien  de  la  ruine  de  Trêves, 
prise  alors  pour  la  troisième  fois  :  ce  La  première 
cité  des  Gaules  n'était  plus  qu'un  sépulcre.  Ceux 
que  l'ennemi  avait  épargnés  n'échappèrent  pas  aux 
calamités  qui  suivirent.  Les  uns  mouraient  lente- 
ment de  leurs  blessures,  les  autres  périssaient  de 

(1)  Gildas,  de  Excidio  Britanniœ,  24  :  «  Gonfovebatur  ultionis 
justse,  praîcedentiurn  scelerum  causa,  de  mari  usque  ad  mare 
ignis  orientalis,  sacrilegorum  manu  exaggeratus  etfmitimas  quasque 
civilates  populosque  populans,  donec  cunctam  pene  exurens  insulse 
5-uperficiem,  rubra  occidenlalem  trucique  oceanum  lingua  delam- 
bcret,  »  etc. 


RÉSISTANCE  DES  OERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  413 

faim  et  de  froid;  et  ainsi  par  divers  chemins  tous 
arrivaient  ensemble  au  tombeau.  J'ai  vu,  et  mes 
yeux  en  ont  soutenu  le  spectacle,  j'ai  vu  des  corps 
d'hommes  et  de  femmes,  nus,  déchirés  par  les 
chiens  et  les  oiseaux  de  proie,  étendus  dans  les 
rues  qu'ils  profanaient.  L'infection  des  cadavres 
tuait  les  vivants,  et  la  mort,  pour  ainsi  dire, 
s'exhalait  de  la  mort.  »  En  même  temps  le  reste  de 
la  Gaule  était  dévasté  par  la  grande  invasion  des 
Suèves,  des  Alains  et  des  Vandales  qui,  franchis- 
sant le  Rhin  près  de  Mayence,  détruisirent  cette 
ville,  passèrent  au  fil  de  l'épée  plusieurs  milliers 
d'habitants  réfugiés  dans  l'église,  ruinèrent  Worms, 
prirent  Spire,  Strasbourg,  Reims,  Tournay,  Arras, 
Amiens,  et  traversèrent  le  pays  dans  toute  sa  lon- 
gueur, pour  se  jeter  sur  la  Narbonnaise  et  l'Aqui- 
taine. Si  quelques  places  réussissaient  à  fermer 
leurs  portes,  elles  voyaient  le  carnage  au  pied  de 
leurs  murs,  et  la  famine  au  dedans.  Les  moissons, 
les  vignes,  les  oliviers  avaient  péri  parles  flammes; 
les  bêtes  mêmes  s'effrayaient  de  leur  solitude,  les 
oiseaux  fuyaient  ces  lieux  désolés;  les  ronces  et  les 
épines  effacèrent  la  trace  de  tout  ce  qui  avait 
vécu  (1). 

(l)  Salvien,  de  Guhernatione  Dei,  lib.  VI  :  «  Excisa  ter  conti- 
nuatis  eversionibus  summa  nrbe  Gallorum,  cum  omnis  civitas  bus- 
tiirn  esset,  malis  per  excidia  crescentibus.  Nam  quos  hostis  in 
excidio  non  occiderat,  per  excidium  calamitas  obruebat...  Alii 
interibant  famé,  alii  nuditate,  alii  tabescentes,  alii  rigentes,  ac  sic 
in  unum  exitum  mortis  per  diversa  itinera  corruebant. ,.  Jacebant 


414 


CHAPITRE  VII. 


Le  bruit  de  tant  de  ruines  avait  déjà  porto  l'é- 
pouvante en  Espagne,  quand  les  barbares  passè- 
rent les  Pyrénées.  Les  Suèves  occupèrent  le  nord 
de  la  Péninsule,  les  Alains  l'ouest,  et  les  Vanda- 
les le  midi.  Les  habitants  effrayés  leur  livraient 
les  villes;  les  terres  étaient  divisées  et  tirées  au  sort. 
La  guerre  menait  à  sa  suite  toutes  les  horreurs  de 
la  peste  et  de  la  faim.  Telle  fut  la  détresse  pu- 
blique, s'il  en  faut  croire  la  chronique  de  l'évêque 
Idace,  que  les  hommes  se  nourrirent  de  chair  hu- 
maine, et  qu'il  y  eut  des  enfants  mangés  par  leurs 
mères  :  en  même  temps  les  bêtes,  accoutumées  à 
dévorer  les  morts,  commençaient  à  se  jeter  sur  les 
vivants.  Toutefois  il  semble  que  les  Vandales  eus- 
sent jusque-là  contenu  leurs  fureurs,  pour  les  dé- 
charger sur  la  dernière  province  où  ils  s'abbati- 
rent,  je  veux  dire  l'Afrique.  Leur  apparition  sons 
les  murs  d'Hippone  désola  les  derniers  jours  de 

siquidem  passim,  quod  ipse  vidi  et  suslinui,  iitriusque  sexus  cada- 
vera  nuda,  lacera,  urbis  oculos  incestantia ,  avibus  canibusque 
laniata  :  lues  erat  viventium  fœtor  funereus  morfuorum,  mors  de 
morte  exhalabalur.  »  —  S.  Jérôme,  Epist.  ad  Geruntiam  : 
«  Morguntiacum  quondam  nobilis  civi las  capta  atque  subversa  est, 
et  in  ecclesia  multa  hominum  millia  trucidata,  Vangiones  longa 
obsidione  deleti;  Remorum  urbs  prœpotens,  Ambiani,  Atrebataî, 
extremique  hominum  Morini,  Tornacum,  Nemetoe,  Argentoralus 
translata  in  Germaniam.  Aquitaniœ,  novemque  populorum,  Lugdu- 
nensis  et  Narbonensis  provinciaî  prseter  paucas  urbes  populata  sunt 
cuncta,  quas  et  ipsas  foris  gladius,  intus  vastat  famés.  »  Cf.  S.  Jé- 
rôme in  Soph.  Feslus  Aviennus,  Ora  maritima,  v.  589  à  595  : 

Besaram  slelisse  fama  cassa  tradidit 
At  nunc  Heledus,  nunc  et  Orobus  llumina 
Vacuos  per  agros  et  ruinarum  aggeres 
Amœnitatis  indices  prise»  meant. 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  415 

saint  Augustin.  Ce  grand  cœur  ne  tint  pas  à  un 
spectacle  si  terrible,  et  il  pria  Dieu  de  le  retirer 
d'ici-bas,  plutôt  que  de  le  laisser  témoin  des  maux 
de  son  peuple.  «  En  effet,  continue  son  biographe, 
il  voyait  les  villes  ruinées,  les  villages  détruits, 
les  habitants  massacrés  ou  mis  en  fuite.  Les  uns 
avaient  expiré  dans  les  tourments,  les  autres 
avaient  péri  par  le  glaive;  d'autres,  réduits  en  es- 
clavage, servaient  des  maîtres  impitoyables.  Ceux 
qui,  échappant  aux  vainqueurs,  s'étaient  réfugiés 
dans  les  bois  et  dans  les  trous  des  rochers,  mou- 
raient de  faim  et  de  misère.  »  De  tant  de  cités  puis- 
santes qui  faisaient  la  force  de  l'Afrique,  Carthage, 
Hippone  et  Cirtha  opposèrent  seules  quelque  résis- 
tance. Les  Vandales,  furieux  de  rencontrer  un 
obstacle,  égorgeaient  chaque  jour  au  pied  des 
murailles,  des  milliers  de  captifs,  afin  d'empoi- 
sonner l'air  et  de  vaincre  les  assiégés  par  la  con- 
tagion (1) . 

Lorsque  les  barbares  s'acharnaient  ainsi  sur 
toutes  les  provinces,  comment  eussent-ils  épargné 
l'Italie,  le  plus  riche  pays  de  la  terre  s'ils  cher- 
chaient le  pillage,  le  plus  coupable  envers  leurs 

(1)  Idace,  C/iromc.  :  «  Debacchantibusper  Hispaniambarbaris... 
famés  dira  grassatur,  adeo  ut  humanœ  carnes  ab  humano  génère  vi 
famis  fuerint  devoratse  ;  matres  quoque  necatis  vel  coctis  prse  se 
natorum  suorum  pastaî  sint  corporibus.Bestiae  cadaveribus  assuetie, 
passim  in  generis  humani  efferanlur  interitum.  »  Possidius,  Vit. 
Augustin.,  cap.  xxviii,  xxx.  S.  Augustin,  Epist.  ccxxviii.  Dans  cette 
lettre,  il  donne  d'admirables  conseils  aux  évêques  des  diocèses  en- 
vahis. Victor  Vitensis,  Historia  persecutionis  Vandalicœ. 


416  CHAPITRE  YII. 

aïeux  s'ils  cherchaient  la  vengeance?  Dans  l'espace 
de  cinquante  ans,  l'Italie  essuya  quatre  invasions  : 
celles  de  Radagaise  et  d'Attila,  qui  précipitèrent 
sur  le  nord  de  la  Péninsule  des  hordes  de  deux 
cent  mille  hommes  ;  celles  d'Alaric  et  de  Genseric, 
qui  désolèrent  le  Midi  et  saccagèrent  Rome,  l'un 
pendant  trois  jours,  l'autre  pendant  deux  semai- 
nes. Sans  doute  c'était  trop  peu  de  temps  pour  dé- 
truire la  ville  éternelle.  Il  y  eut  des  quartiers  li- 
vrés aux  flammes,  des  égorgements,  des  viols,  des 
spoliations;  on.  enleva  jusqu'au  plomb  des  toitures; 
mais  les  monuments  restèrent  debout.  Je  ne  sais 
quelle  terreur  religieuse  mit  un  frein  au  meurire 
et  au  pilllage.  Toutefois,  les  contemporains  ne  se 
firent  pos  d'illusions  sur  la  grandeur  de  l'événe- 
ment. Les  idolâtres  comprirent  que  toute  la  puis- 
sance temporelle  de  la  cité  de  Romulus  et  de 
Numa  avait  péri,  et  ils  s'en  prirent  au  christia- 
nisme. Les  chrétiens  eux-mêmes  furent  étonnés. 
Saint  Jérôme,  au  fond  de  sa  solitude  de  Rethlérm, 
écrivit  cette  lettre  fameuse,  où  l'on  sent  bouillon- 
ner encore  le  vieux  sang  romain  :  «  Un  bruit  ter- 
c(  rible  est  venu  d'occident  :  c'est  Rome  assiégée, 
«  les  citoyens  rachetant  leur  vie  au  poids  de  l'or, 
a  et  ensuite  pressés  par  un  ennemi  qui,  après  leurs 
((  biens,  veut  leurs  vies.  Ma  voix  s'arrête,  et  les 
«  sanglots  étouffent  les  paroles  que  je  dicte.  Elle 
«  est  prise,  la  ville  qui  prit  tout  l'univers  !  Que 
Ci  dis-je?  Elle  meurt  de  faim  avant  de  mourir  par 


RÉSISTANCE  D;  S  GERMAINS  A  LA  CIVILI.^ATION  ROMAINE.  417 

«  le  glaive  :  à  peine  s'est-il  trouvé  un  petit  nom- 
ce  bre  d'hommes  réservés  à  la  captivité.  La  rage  de 
a  la  faim  les  a  fait  se  jeter  sur  des  viandes  détesta- 
«  bles,  ils  se  sont  déchirés  les  uns  les  autres;  on  a 
a  vu  la  mère  ne  pas  épargner  l'enfant  à  la  ma- 
c(  melle,  et  engloutir  dans  ses  entrailles  le  fruit  qui 
c(  venait  d'en  sortir.  »  Saint  Jérôme  continue,  et, 
dans  l'égarement  de  ses  douleurs,  il  épuise  toutes 
les  images,  il  confond  toutes  les  réminiscences, 
pour  retracer  une  scène  si  lugubre;  il  emprunte  à 
Isaïe  la  peinture  de  Jérusalem  profanée  par  les  in- 
fidèles, et  à  Virgile  le  tableau  de  la  ruine  de  Troie. 
Son  patriotisme  ne  s'explique  pas  la  ruine  de  cette 
ville,  aussi  sainte  que  celle  de  David,  plus  glo- 
rieuse que  celle  de  Priam.  Plus  tard  seulement,  et 
dans  un  autre  endroit,  on  voit  que  le  mystère  se 
dévoile  aux  yeux  du  saint  docteur.  Il  comprend 
que  toutes  les  expiations  se  soient  réunies  où  s'é- 
taient rassemblés  tous  les  crimes,  et  que  le  monde 
ancien  tout  entier  ait  été  châtié  dans  la  cité  même 
qui  en  était  la  tête.  Mais  cette  vérité  était  dure 
pour  les  esprits  effrayés;  et  il  fallut  que  saint  Au- 
gustin, Paul  Orose,  Salvicn,  écrivissent,  afin  de 
justifier  la  Providence  (1). 

(1)  Hieronym.,  Epîst.  ad  Principiam  :  «  Terribilis  deoccidente 
rumor  affertur  obsideri  Romam,  et  auro  salutem  ci  vin  m  redimi, 
spoliatosque  rursum  circumdari,  ut  post  substantiam,  vitam  quoquG 
perderent.  Hseret  vox,  et  singultus  intercipiunt  verba  diclantis.  ('a- 
pitur  urbs  quse  totum  cepit  orbem...  Deus,  venerunt  gcntes  in 
hîereditatem  tuam,  poUuerunt  templum  sanctum  tuiim.  l'osuerunt 


418  CHAPITRE  VIL 

Il  est  vrai  qu'on  a  plus  d'une  fois  accusé  d'hy- 
perbole le  langage  des  Pères  de  l'Eglise,  et  c'est 
en  effet  le  défaut  de  leur  époque,  d'avoir  perdu 
cette  sobriété  d'expressions  qui  marque  l'âge  d'or 
des  littératures.  Mais  on  ne  peut  accuser  ces  grands 
hommes  ni  de  dureté,  ni  de  faiblesse,  ni  de  vou- 
loir épouvanter  les  peuples  pour  les  pousser  à  la 
pénitence.  Au  contraire,  on  les  voit  pressés  d'élouf- 
fer  leurs  douleurs  personnelles  et  de  ressaisir,  au 
milieu  du  désordre  de  leur  temps,  la  trace  rassu- 
rante du  plan  divin  qui  embrasse  et  explique  tous 
les  siècles.  Gildas  et  Salvien,  malgré  toute  leur 
fougue,  sont  si  loin  de  calomnier  les  Germains, 
qu'ils  les  comparent,  qu'ils  les  préfèrent  aux  Ro- 
mains  dégénérés.  Saint  Jérôme,  en  décrivant  le  sac 
de  Rome,  relève  un  trait  d'humanité  et  de  conti- 
nence qui  honore  les  vainqueurs.  Saint  Augustin 
n'a  pas  d'autre  pensée,  en  écrivant  la  Cité  de  Dieu^ 
que  de  rassurer  les  cœurs  troublés  ;  et  rien  n'est 
touchant,  par  exemple,  comme  les  raisons  qu'il 
trouve  pour  consoler  les  vierges  chrétiennes  dés- 
honorées par  les  barbares.  Paul  Orose  va  plus  loin, 

Jérusalem  in  pomorum  custodiam  :  posuerunt  cadavera  sanctorum 
tuorum  escas  volatilibus  cœli... 

Quis  cladom  illius  noctis,  quis  talia  fando 
Explicet  aut  possit  lacrymis  œquare  dolorem? 
Urbs  antiqua  mit,  multos  dominala  per  annos...  » 

Idem,  Prœfatio  in  Ezechiel  :  «  Postquam  clarissimum  omnium 
lumen  exstinctum  est,  imo  imperii  romani  truncatum  caput,  et  ut 
verius  dicam,  in  una  urbe  totus  orbis  interiif.  » 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  419 

il  démêle  déjà  parmi  les  ravageurs  de  l'empire  les 
fondateurs  d'une  société  nouvelle  (1).  Quand  donc 
des  esprits  si  fermes  sont  ébranlés,  quand  ils  ont 
besoin  de  toute  leur  foi,  de  toute  leur  sagesse,  pour 
soutenir  l'épreuve,  on  a  lieu  de  croire  qu'elle  fut 
terrible.  Et  si  l'on  veut  justifier  la  Providence,  il 
faut  s'y  prendre  comme  eux,  non  pas  en  ninnt  les 
horreurs  de  l'invasion,  mais  en  les  reconnaissant 
nécessaires,  c'est-à-dire  méritées;  en  montrant 
dans  les  destructeurs  de  la  puissance  romaine  les 
instruments  d'un  châtiment  exemplaire,  mais  non 
pas  en  les  dépouillant  de  leur  caractère  odieux, 
comme  on  l'a  essayé  en  Allemagne,  pour  ranger 
Alaric,  Radagaise,  Genseric,  parmi  les  bienfaiteurs 
du  genre  humain.  Le  gouvernement  de  Dieu  fait 
comme  tous  les  gouvernements  sages  :  il  a  des  exé- 
cuteurs de  ses  justices,  mais  il  ne  les  honore  pas. 

La  barbarie  des  Germains  était  si  violente  au  La  barbarie 

.  ,  5  n        /  •         1  après  les 

moment  des  irruptions,  qu  elle  résista  longtemps  inuptions. 
encore  au  spectacle  de  la  société  policée,  à  ses  lu- 
mières, à  SCS  douceurs.  Ne  croyez  pas  le  combat 
terminé  quand  les  légions  eurent  abandonné  le 
champ  de  bataille;  jamais,  au  contraire,  la  lutte 
ne  fut  plus  opiniâtre  ;  elle  divisa  les  vainqueurs  et 
mit  la  guerre  dans  leur  camp.  Si  les  Francs,  les 
Burgondes  et  les  Goths  se  considèrent  comme  les 

(1)  Augustin,  de  Civitate  Dei,  lib.  I.  Orose,  de  Miseria  homi- 
num,  lib.  lil,  VII. 


420  CHAPITRE  Yfl. 

héritiers  de  l'empire,  s'ils  en  défendent  le  territoire 
et  en  conservent  les  institutions,  d'autres  obéissent 
encore  à  l'impulsion  qui  les  a  précipités  sur  l'Occi- 
dent pour  en  être  les  fléaux.  Au  Nord  paraissent  les 
Angio-Saxons  et  les  Scandinaves,  destinés  à  porter 
pendant  cinq  cents  ans  l'épouvante  sur  toufes  les 
mers.  Au  centre  on  voit  les  Saxons,  les  AFemans,  les 
Bavarois,  qui  ne  laissèrent  pas  de  repos  aux  rois 
mérovingiens.  On  peut  se  représenter  la  férocité 
de  CCS  peuples  par  l'exemple  d'une  bande  de  Thu- 
ringiens,  qui,  après  avoir  ravagé  l'Ostrasie,  se  reti- 
rait emmenant  en  captivité  deux  cents  jeunes  filles. 
Poursuivis  de  près,  et  désespérant  sons  doute  de 
garder  leurs  prisonnières,  ils  écartelèrent  les  unes, 
ils  clouèrent  les  autres  à  terre  avec  des  pieux,  et 
firent  passer  sur  elles  des  chariots  pesamment  char- 
gés. Enfin,  au  Midi,  viennent  les  Lombards,  «  cette 
c<  cruelle  nation,  sortie  de  ses  déserts  comme  le 
c(  glaive  sort  du  fourreau  ,  pour  faucher  encore  une 
c(  fois  la  moisson  de  l'espèce  humaine.  »  Ainsi  les 
jugeait  saint  Grégoire  le  Grand,  témoin  de  Irur 
invasion  ;  et  plus  tard,  lorsqu'il  voyait  les  bandes 
d'Agilulfe  menacer  Rome,  il  interrompait  le  cours 
de  ses  homélies  sur  Ézéchiel  ;  «  car,  disait-il,  les 
cités  sont  détruites,  les  campagnes  dévastées;  la 
terre  n'est  plus  qu'un  désert  ;  les  champs  n'ont 
plus  de  cultivateurs,  et  les  villes  n'auront  bien- 
tôt plus  d'habitants...  Que  personne  donc  ne  me 
blâme  si  je  mets  fin  à  ces  discours,  puisque  nos 


RÉSISTANCE  DES  GERMAIlNS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  421 

tribulations  se  sont  accrues  sans  mesure.  De  tou- 
tes parts  nous  sommes  entourés  d'épées,  de  toutes 
parts  nous  ne  voyons  que  péril  de  mort.  Les  uns 
nous  reviennent  les  mains  coupées  ;  des  autres 
nous  entendons  dire  qu'ils  ont  été  mis  à  mort 
ou  emmenés  en  esclavage.  Je  suis  contraint  de 
suspendre  l'exposition  de  la  divine  Ecriture, 
parce  que  désormais  la  vie  m'est  à  charge.  »  Ne 
nous  alarmons  pourtant  pas  de  ces  paroles  de 
découragement.  C'est  précisément  saint  Grégoire, 
ce  prêtre  effrayé ,  qui  entreprendra  la  conversion 
des  Lombards  et  des  Anglo-Saxons,  et  qui  décidera, 
par  un  coup  si  hardi,  la  soumission  du  monde  bar- 
bare (1). 

Cependant  les  peuples  mêmes  qui  avaient  pris 
le  parti  de  la  civilisation,  qui  s'étaient  établis  avec 
respect  dans  ses  ruines,  y  avaient  apporté  les  pas- 
sions et  les  habitudes  de  leur  première  patrie.  Les 
rois  des  Francs  portaient  la  pourpre  et  parlaient 
latin  ;  mais  on  retrouve  en  eux  les  deux  mauvais 
instincts  des  hommes  du  Nord,  la  soif  de  l'or  et  la 
soif  de  la  vengeance.  Quand  Grégoire  de  Tours  ra- 
conte les  fureurs  de  Frédégonde,  quand  il  rapporte 
comment  Clovis,  après  avoir  fait  assassiner  le  roi 
des  Ripuaires  par  son  fils,  fit  tuer  le  meurtrier  à 
coups  de  hache,  au  moment  où  celui-ci  se  baissait 
pour  considérer  de  près  ses  trésors,  on  croirait 

(1)  Gregor.  Turon.,  Hist.  Franc,  lib.  111.  Greg.  Magn,,  Dialog., 
m,  38.  In  Ezechiel.^  homel.  xviii,  homel.  ult. 


422  CHAPITRE  VII. 

lire  les  plus  tragiques  récits  de  l'Edda.  Chez  les 
Visigoths,  nous  avons  vu  Astaulfe,  séduit  par  la 
douceur  des  mœurs  romaines,  embrasser  le  service 
des  Césars  en  même  temps  qu'il  épouse  leur  sœur 
Placidie.  Il  aime  à  se  montrer  vêtu  de  la  toge, 
traîné  avec  sa  noble  épouse  sur  un  char  à  quatre 
chevaux.  Mais  ses  compagnons  d'armes  s'indignent 
de  ce  changement  comme  d'une  trahison  ;  ils  égor- 
gent Astaulfe  à  Barcelone,  et  se  donnent  pour  chef 
Sigeric,  qui  inaugure  son  règne  en  poignardant  de 
sa  main  les  six  enfants  de  son  prédécesseur.  Les 
Goths  d'Italie  n'opposèrent  pas  la  même  résistance 
à  la  politique  réparatrice  de  Théodoric.  Cependant 
ce  grand  homme  ne  signait  ses  édits  qu'à  l'aide 
d'une  lame  d'or  découpée  à  jour.  Il  relevait  les 
écoles,  mais  seulement  pour  ses  sujets  romains  ; 
«  il  craignait,  disait-il,  que  la  main  accoutumée  à 
trembler  sous  la  férule  ne  tînt  pas  le  glaive  avec 
fermeté.  »  Aussi,  au  bout  d'un  règne  glorieux,  il 
fit  éclater  l'humeur  sanguinaire  de  sa  race  par  le 
supplice  de  Symmaque  et  de  Boëce.  Nous  avons 
trouvé  des  rhéteurs  et  des  légistes  latins  dans  tou- 
tes les  cours;  mais,  en  y  regardant  de  près,  nous 
les  verrons  souvent  humiliés  et  inquiets,  comme 
Sidoine  Apollinaire,  «  au  milieu  de  ces  guerriers 
(c  hauts  de  sept  pieds,  frottant  de  beurre  rance  leur 
«  longue  chevelure,  et  chantant  à  tue-tête  des  re- 
c(  frains  souvages  qu'il  faut  applaudir.  »  Si  Jes 
villes  avaient  conservé  leur  sénat  municipal  et 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  423 

quelques  restes  de  leur  droit  public,  dans  chacune 
d'elles  siégeait  un  comte  barbare,  qui  l'écrasait 
de  ses  exactions.  Enfin,  quand  on  considère  la 
muUitude  des  bandes  conquérantes  qui  couvrirent 
les  campagne  et  qui  formèrent  le  gros  de  la  popu- 
lation dans  les  provinces  du  Rhin  ou  du  Danube, 
on  est  surpris  de  reconnaître  à  peu  près  les  Ger- 
mains de  Tacite.  Au  sixième  siècle,  Wodan  avait 
encore  des  adorateurs  dans  toute  la  Gaule  orientale, 
dans  les  vallées  des  Vosges,  sur  les  bords  des  lacs 
de  Zurich  et  de  Constance,  et  jusqu'en  Italie.  Le 
culte  des  dieux  du  Nord  était  public;  on  leur  sa- 
crifiait impunément  des  victimes  humaines.  Les 
libations  païennes  se  faisaient  non  en  secret,  mais 
jusqu'à  la  table  des  rois  ;  sans  parler  des  supersti- 
tions innombrables  qui  s'attachaient  aux  pierres 
sacrées,  aux  arbres,  aux  fontaines.  Elles  avaient 
jeté  leurs  racines  dans  la  terre  comme  dans  les 
âmes  ;  elles  y  tenaient  si  fort,  qu'après  avoir  dis- 
paru pour  un  temps  devant  le  zèle  des  prédicateurs 
et  la  sévérité  des  lois,  elles  n'attendaient  pour  re- 
paraître qu'un  nouveau  flot  de  barbares  qui  vînt 
raviver  ces  vieux  germes.  C'est  ce  qu'on  vit  lors- 
que, à  la  suite  des  premières  descentes  des  Nor- 
mands en  Angleterre,  il  fallut  renouveler  les 
anciennes  lois  contre  l'idolâtrie.  Vers  le  commen- 
cement du  onzième  siècle,  Burchard,  évêque  de 
Worms,  dressant  la  liste  des  interrogations  qu'il 
faut  faire  aux  pénitents,  y  énumère  encore  toutes 


424  CIIAPITl'.E 

les  pratiques  du  polythéisme  (1).  En  même  temps, 
les  lois  germaniques  défendaient  le  terrain  pied  à 
pied  contre  le  droit  romain.  Il  y  en  eut,  comme  la 
loi  salique,  qu'il  n'entama  pas.  S'il  pénétra  dans 
plusieurs  codes,  ce  fut  ordinairement  pour  y  intro- 
duire un  certain  nombre  de  dispositions  politiques, 
sans  toucher  au  fond  même  des  institutions  civiles, 
ni  surtout  aux  coutumes  judiciaires,  derrière  les- 
quelles se  retranchait  l'antique  indépendance. 
Partout  on  retrouve  les  causes  débattues  dans  l'as- 
semblée des  hommes  libres  ;  partout  la  composition 
pécuniaire,  le  duel,  le  jugement  de  Dieu.  Gharle- 
magne  mit  la  main,  la  plus  forte  main  qui  fut 
jamais,  à  la  réforme  des  lois  et  des  mœurs.  Il  cor- 
rigea plusieurs  codes  barbares  ;  il  n'osa  pas  les 
abolir.  Et  quand  leur  autorité  s'éteignit,  leur  esprit 
subsista  dans  cette  insubordination,  dans  ces  guer- 
res privées  et  ces  éternelles  représailles,  qui  firent 
le  malheur  et  souvent  le  crime  du  moyen  âge. 

(1)  Gregor.  Turon.,  passhn.  Prosper,  Chronicon,  ad  annura4i5. 

—  Sur  les  dernières  années  de  Théodoric  et  les  cruautés  qui  les 
déshonorèrent,  rien  n'est  plus  instructif  que  le  fragment  de  l'auteur 
anonyme  publié  par  Valois.  —  Sidon.  Apollinar.,  ad  Catullinum. 

—  Sur  la  durée  du  paganisme  après  les  invasions,  VitaS.  Remigii  : 
«  Multi  denique  deFrancorumexercitu,necdumad  fîdeniconversi.  » 
Procope,  de  bello  Gothico  :  Oi  pàpêapo».  -yàp  oùtoi,  xpt(>fiavol  -^■c-j'ovo- 
Ts;,  rà  xoX/.à  ttîç  TraXatà;  cpuXâaaouat,  6'jGiaiç  t£  XP<*>Î^'^''^' 

7;cov  /cal  aAXa  oùy^  oaïc  lepsu&vTs;. . .  Vita  S.  Vedasti  :  «  Domum  (ré- 
gis Chlotarii)  inlroiens  conspicit,  gentiii  ritu,  vasa  plena  cervisiœ... 
Âlia  christianis,  alia  vero  paganis  obposita,  ac  gentiii  ritu  sanciifi- 
cata  »  Vita  S.  Amandi;  Vita  S.  Columhani;  Sermo  S.Eligii.  In- 
diculus  superstit.  ad  conciliumLiptinense,  BurchardWormatiensis, 
Magnum  volumen  canonum. 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  425 

Cependant  les  Germains  devaient  se  laisser  ar- 
racher à  la  longue  leurs  dieux  et  leurs  lois;  mais 
rien  ne  put  les  détacher  de  leurs  habitudes  poéti- 
ques. Nulle  part  leur  caractère  ne  resta  plus  pro- 
fondément empreint  que  dans  les  chants  inspirés 
par  les  invasions. 

Il  était  impossible  que  des  peuples  passionnés 
pour  la  gloire  fissent  la  conquête  de  la  moitié  de 
l'Europe,  et  achevassent  la  guerre  la  plus  épique 
qui  fut  jamais,  sans  que  le  souvenir  s'en  conservât 
dans  les  récits  des  poètes,  sans  que  ce  grand  épi- 
sode vînt  s'ajouter  comme  un  anneau  de  plus  à  la 
chaîne  des  traditions  nationales.  Les  rois  et  les  chefs 
de  chaque  nation  y  devaient  paraître,  non  plus 
sous  les  trails  que  leur  prête  l'histoire,  mais  avec 
une  grandeur  plus  qu'humaine,  avec  tout  le  cor- 
tège des  fables  qui  plaisaient  aux  hommes  du  Nord. 
Les  débris  de  cette  épopée  de  l'invasion  nous  sont 
parvenus  dans  la  seconde  partie  du  poëme  des  Ni- 
belungen,  dans  les  fragments  du  livre  des  héros 
[Heldenbuch),  dans  les  sagas  Scandinaves.  Attila  y 
occupe  pour  ainsi  dire  le  fond  du  théâtre,  entouré 
d'un  nombre  infini  de  guerriers  de  toutes  les  lan- 
gues et  de  toutes  les  religions.  On  voit  entrer  en 
scène  les  princes  de  Suède  et  de  Danemark,  ceux 
des  Francs,  des  Burgondes,  des  Thuringiens,  des 
Lombards;  mais  l'intérêt  principal  s'attache  à  la 
personne  de  Théodoric,  devenu  le  type  de  l'hé- 
roïsme barbare.  Issu  d'une  race  divine,  il  en  porte 

ÉT.  GERM.  I.  28 


426  CHAPITRE  VII. 

la  marque  dans  ses  cheveux  dorés  qui  tombent  sur 
ses  épaules,  et  dans  son  grand  cœur  qui  le  fait 
chevaucher  jour  et  nuit  à  travers  les  bois  et  les 
landes  désertes,  «  ne  craignant  ni  les  hommes  ni 
les  bêtes.  »  Ce  caractère  se  développe  dans  une  suite 
d'aventures,  depuis  le  jour  où  le  jeune  héros,  as- 
sisté de  son  compagnon  Hildebrand,  armé  de  l'é- 
pée  magique  qu'un  nain  lui  adonnée,  attaque  deux 
géants  dans  leur  caverne  et  ravit  leurs  trésors.  Il 
continue  d'errer,  grossissant  son  cortège  des  guer- 
riers qu'il  combat  et  qu'il  fait  prisonniers  jusqu'au 
nombre  de  douze,  qui  est  un  nombre  mystérieux. 
On  le  voit  ensuite,  fuyant  la  colère  d'Hermanaric, 
son  oncle,  chercher  un  asile  à  la  cour  d'Attila.  Il 
sert  le  roi  des  Huns  pendant  vingt  ans,  et  revient 
enfin,  avec  son  vieil  ami  Hildebrand,  gagner  une 
bataille  décisive  à  Ravenne,  et  prendre  possession 
de  son  royaume  d'Italie.  C'est  là  qu'il  trouve  le  re- 
pos, et  qu'il  règne  dans  sa  belle  ville  de  Vérone 
pendant  de  longues  années,  dont  on  ne  sait  pas  le 
compte.  On  dit  seulement  qu'un  jour,  à  la  chasse, 
le  vieux  roi,  ne  trouvant  plus  son  cheval  familier, 
s'élança  sur  un  coursier  noir  qui  passait,  et  qui 
l'emporta  avec  la  rapidité  de  l'éclair  :  ses  compa- 
gnons l'entendirent  pousser  un  cri  de  terreur,  et 
les  peuples  le  crurent  mort.  Cependant,  en  H 97, 
le  bruit  courait  que  Théodoric  avait  reparu  sur  les 
bords  delà  Moselle,  et  que,  se  nommant  à  quelques 
paysans  effrayés,  il  leur  avait  annoncé  le  déclin  de 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  427 

r empire  et  rabaissement  de  l'Allemagne  (1).  Mais 
ces  récits,  remaniés  d'âge  en  âge,  ne  nous  montre- 
raient pas  dans  toute  sa  rudesse  le  génie  des  con- 
quérants germains.  Heureusement  un  manuscrit  du 
neuvième  siècle  nous  a  conservé  un  chant  teuto- 
nique  sur  l'aventure  de  Hildebrand,  ce  fidèle  ami 
de  Théodoric,  lorsque,  revenant  en  Italie,  il  ren- 
contra en  chemin  son  fils  Hadebrand,  qui  ne  le  re- 
connut point,  et  lui  proposa  le  combat. 

«  J'ai  ouï  dire  qu'un  jour  se  provoquèrent  au  chant  de 
combat  Hildebrand  et  Hadebrand,  le  père  et  le  „  et  de 

*  Hadebrand. 

fils.  Les  deux  héro3  disposèrent  leur  vêtement  de 
guerre  :  ils  se  couvrirent  de  leurs  cuirasses,  ils 
ceignirent  leurs  épées  sur  leurs  cottes  de  mailles. 
Et  comme  ils  s'élançaient  à  cheval  pour  en  venir 
aux  mains,  Hildebrand,  fils  de  Herebrand,  parla. 
C'était  un  homme  noble  et  d'un  esprit  sage.  Et  en 
peu  de  mots  il  demanda  à  son  ennemi  quel  était 
son  père  dans  la  race  des  hommes  ou  encore  :  «  De 
«  quelle  famille  es-tu?  Si  tu  me  le  dis,  je  te  don- 
«  nerai  un  vêtement  à  triple  fil;  car,  ô  guerrier, 
c<  toutes  les  générations  des  hommes  me  sont  con- 
«  nues.  »  ^i^.  . 

c(  Hadebrand,  fils  de  Hildebrand  parla  :  a  Des 
«  hommes  de  mon  pays,  des  hommes  qui  mainte- 
ce  nant  sont  morts,  m'ont  dit  que  mon  père  s'ap- 


(1)  Dans  ee  court  résumé,  je  me  suis  attaché  surtout  aux  récits 
de  la  Vilkina  Saga,  dont  la  rédaction  remonte  au  treizième  siècle, 
et  qui  présente  le  cycle  entier  de  l'épopée  germanique* 


4-'8  CHAPITRE  VII. 

c(  pelait  Hildebrand  :  je  m'appelle  Hadebrand.  Un 
ce  jour  il  s'en  alla  vers  l'Est,  il  fuyait  la  haine  d'O- 
c(  doacre;  il  était  avec  Théodoric  et  avec  un  grand 
c(  nombre  de  héros.  Il  laissa  dans  son  pays  sa  jeune 
c<  épouse,  son  fils  tout  enfant,  et  ses  armes  sans 
«  maître,  et  il  s'en  alla  du  côté  de  l'Orient.  Les 
ce  malheurs  de  mon  père  commencèrent  avec  ceux 
c(  de  Théodoric  :  alors  il  devint  un  homme  sans 
ce  ami....  Mon  père  avait  coutume  de  combattre  à 
ce  la  tête  de  son  peuple;  il  aimait  trop  la  guerre,  et 
ce  les  hommes  vaillants  le  connaissaient  bien.  Je 
ce  ne  pense  pas  qu'il  vive  encore.  » 

ce  Dieu  de  tous  les  hommes,  s'écria  Hildebrand, 
ce  toi  qui  habites  au  haut  du  ciel,  ne  souffre  pas 
ce  un  combat  semblable  entre  deux  guerriers  ?i 
ce  rapprochés  par  le  sang.  »  Alors  il  ôta  de  son 
bras  un  anneau  d'or  fm  que  le  roi  des  Huns  lui 
avait  donné  :  ce  Accepte-le ,  dit-il ,  comme  un 
ce  présent  pacifique.  » 

ce  Hadebrand,  fils  de  Hildebrand,  parla  :  ce  C'est 
ce  avec  la  lance  et  pointe  contre  pointe  qu'on  doit 
ce  recevoir  tes  présents.  Vieux  Hun,  tu  es  rusé  et 
ce  habile  ;  tu  veux  m'abuser  par  tes  paroles  et  me 
ce  frapper  de  ta  lance.  Tu  as  tant  vécu,  et  tu  peux 
c<  encore  mentir!  Des  hommes  de  mer,  qui  avaient 
ce  navigué  vers  l'Occident  sur  la  mer  des  Wendes, 
ce  m'ont  assuré  qu'on  avait  ouï  parler  d'une  ba- 
ce  taille  où  Hildebrand  fils  de  Herebrand  avait 
ce  péri.  » 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  429 

«  Hildebrand  fils  de  Herebrand  parla  :  «  Je  vois 
«  bien  à  ton  armure  que  tu  sers  un  bon  maître, 
«  que  jamais  tu  n'as  erré  comme  un  proscrit  sur 
c(  cette  terre.  Hélas!  Dieu  puissant,  quelle  est  ma 
«  destinée!  J'ai  vécu  errant  soixante  étés,  soixante 
c(  hivers;  toujours  on  me  plaça  au  premier  rang 
<c  des  combattants  :  jamais  je  ne  portai  les  fers 
«  dans  aucun  donjon.  Et  maintenant  il  faut  que 
c(  l'épée  de  mon  enfant  m'abatte  la  tête,  il  faut 
c(  qu'il  me  terrasse  avec  sa  lance,  ou  que  je  devienne 
a  son  meurtrier.  Tu  peux,  si  ton  bras  est  fort,  ra- 
ce vir  les  armes  d'un  brave;  tu  peux  dépouiller  son 
«  cadavre,  si  tu  crois  y  avoir  quelque  droit.  Que 
c(  celui-là  soit  regardé  comme  le  plus  infâme  des 
c(  hommes  de  l'Est,  qui  le  détournerait  d'un  assaut 
c(  qui  te  plaît  tant.  —  Bons  compagnons,  voyez 
«  qui  de  nous  deux  aujourd'hui  pourra  se  vanter 
«  du  butin  qu'il  aura  fait  et  rester  maître  de  deux 
«  armures.  » 

ce  Alors  ils  dardèrent  leurs  lances  aux  pointes 
aiguës,  si  bien  qu'elles  restèrent  fixées  dans  les 
boucliers.  Puis  ils  se  précipitèrent  l'un  sur  l'au- 
tre... Ils  frappaient  durement  sur  les  boucliers 
blancs  jusqu'à  ce  que  ceux-ci  tombassent  en  mor- 
ceaux brisés  par  les  coups  (1).  » 

(1)  Léchant  de  Hildebrand  et  de  Hadebrand,  découvert  à  Cassel 
par  Grimm,  a  été  publié  de  nouveau  par  Lachmann,  qui  a  proposé 
de  nombreuses  variantes.  M  Ampère  en  a  donné  une  excellente 
traduction  [Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  II).  Si  je  m'écarte 
en  plusieui  s  points  du  sens  qu'il  a  donné,  c'est  que  je  crois  avoir 


451^  CHAPITRE  VII. 

Ici  le  fragment  s'interrompt;  mais  il  y  a  bien  as- 
sez de  ce  dialogue  héroïque  et  de  la  fable  où  il 
trouve  sa  place,  pour  faire  voir  comment  le  specta- 
cle de  l'invasion  inspirait  les  chants  populaires  des 
Germains,  pendant  qu'il  touchait  d'une  manière 
si  différente  les  esprits  séduits  par  les  mœurs  ro- 
maines, et  formés  comme  Mérobaudes  à  l'école  des 
grammairiens  et  des  rhéteurs.  La  tradition  s'em- 
pare des  personnages  de  l'histoire  :  elle  aime  ces 
noms  fameux  d'Ermanaric,  d'Attila,  d'Odoacre,  de 
Théodoric.  Mais  l'histoire  les  sépare,  elle  met  un 
intervalle  de  cent  cinquante  ans  entre  le  premier 
et  le  dernier  de  ces  quatre  princes.  Au  contraire, 
la  tradition  dispose  souverainement  du  temps  et 
de  l'espace;  elle  se  plaît  à  rapprocher,  à  mettre 
aux  prises  des  héros  qu'elle  trouve  de  même  taille. 
Sans  doute  on  reconnaît  les  traits  véritables  de 
Théodoric,  vainqueur  d'Odoacre,  qu'il  défit  en 
effet  sous  les  murs  de  Ravenne,  maître  de  l'Italie, 
et  fixant  sa  résidence  favorite  à  Yérone.  Mais  on  ne 
voit  rien  qui  rappelle  son  séjour  auprès  de  l'empe- 
reur Zénon,  la  protection  dont  il  couvrit  les  Ro- 
mains, ses  efforts  pour  discipliner  son  peuple.  On 

sous  k>s  yeux  un  texte  plus  pur  et  plus  complet.  Voici  les  premiers 
vers  : 

IKgihôrta  dhat  seggen,.., 

Dhat  sili  urheltun  —  œnon  niuotin 

Hiltibrant  enti  Ifadhubrant —  unlar  lierjun  tuèm 

Sunu,  falar  ungôs.  —  Iro  saro  rihtun, 

Gamtun  se  iro  gùdhainun,  —  gurtun  si  irô  svert.  ana, 

Helidos  ubar  hringa,  —  dô  siè  lô  derô  hiltju  rilun  .. 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  431 

ne  trouve  aucune  trace  de  civilisation,  aucun  sou- 
venir des  monuments,  des  inslifutions  qui  devaient 
frapper  les  Goths  à  leur  entrée  en  Italie.  Au  con- 
traire, les  poètes  du  Nord  ont  prêté  au  conquérant 
du  sixième  siècle  les  attributs,  les  aventures  de 
leurs  anciens  dieux;  ils  en  ont  fait  un  être  mytho- 
logique, un  pourfendeur  de  géants  et  de  monstres. 
Ils  l'ont  conduit  au  camp  d'Attila  comme  à  l'école 
des  vertus  guerrières.  Épris  de  ce  personnage 
qu'ils  avaient  façonné  à  leur  gré,  ils  ne  pouvaient 
se  résoudre  à  le  laisser  mourir  comme  le  reste  des 
hommes;  il  fallait  qu'il  disparût  d'une  façon  mys- 
térieuse et  qui  permît  d'espérer  son  retour.  Un 
cadre  si  merveilleux  admettait  facilement  l'épi- 
sode qu'on  vient  de  lire;  récit  d'une  admirable 
simplicité,  où  l'art  n'a  rien  mis,  et  qui  remue  si 
puissamment  les  deux  passions  auxquelles  se  rap- 
portent tous  les  préceptes  de  l'art,  la  terreur  et  la 
pitié.  Rien  ne  manque  à  l'horreur  de  ce  combat 
parricide.  On  y  reconnaît  bien  le  même  souffle  qui 
anime  les  tragiques  ligures  de  Sigurd,  de  Brun- 
hilde  et  de  Wéland  :  et  il  faut  avouer  qu'en  poésie, 
comme  dans  tout  le  reste,  longtemps  après  l'inva- 
sion, le  génie  barbare  n'était  pas  étouffé. 

Nous  ne  conclurons  pas  que  la  civilisation  ro-  conclusion, 
maine  n'avait  rien  fait  pour  les  Germains  :  nous 
savons  quelle  trace  profonde  elle  laissa  dans  le  sol, 
dans  les  institutions,  dans  les  esprits.  Mais  nous  ne 


432  CHAPITRE  VII. 

dirons  pas  non  plus  qu'elle  fût  en  mesure  d'ache- 
ver l'éducation  de  ces  peuples,  puisqu'elle  les  gâtait 
par  ses  exemples  et  les  révoltait  par  ses  injustices. 
En  montrant  d'un  côté  la  puissance  de  Rome,  de 
l'autre  son  impuissance,  nous  n'avons  pas  voulu 
établir  un  parallèle  inutile,  mais  poser  sans  mé- 
nagement les  deux  termes  d'une  question  qu'il 
faut  résoudre  :  Quelle  fut  la  mission  des  Romains 
en  Germanie? 

Quand  la  Providence  prend  à  son  service  des  ou- 
vriers comme  les  Romains,  assurément  elle  ne  se 
propose  rien  de  médiocre.  Quand  elle  permet  qu'un 
pays  soit  labouré,  pendant  plus  de  trois  cents  ans, 
par  les  plus  terribles  guerres,  c'est  qu'elle  se  ré- 
serve de  semer  dans  le  sillon.  Au  moment  où  Dru- 
sus  jetait  des  ponts  sur  le  Rhin  et  perçait  des  routes 
à  travers  la  forêt  Noire,  il  était  temps  de  se  hâter; 
car  dix  ans  après,  devait  naître,  dans  une  bourgade 
de  la  Judée,  Celui  dont  les  disciples  passeraient 
par  ces  chemins  pour  achever  la  défaite  de  la  bar- 
barie. Ce  n'était  pas  trop  des  bras  des  légions  pour 
élever  ces  villes  superbes  de  Mayence,  de  Cologne, 
de  Trêves  et  de  tant  d'autres,  qui  devaient  résister 
au  fer  et  au  feu  des  Vandales,  et  abriter  les  pre- 
miers développements  de  la  société  chrétienne.  Les 
lois  des  empereurs,  si  savamment  commentées  par 
les  jurisconsultes,  introduisaient  le  règne  de  la  jus- 
tice, qui  préparait  celui  de  la  charité.  La  langue 
latine  donnait  aux  esprits  ces  habitudes  de  clarté, 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  433 

de  précision,  de  fermeté,  aussi  nécessaire  au  pro- 
grès de  la  science  qu'au  maintien  de  la  foi.  Les 
vices  mêmes  de  la  conquête  avaient  leur  utilité.  Il 
fallait  peut-être  toute  la  dureté  des  César  et  de  leurs 
lieutenants  pour  faire  la  police  du  monde  païen, 
pour  dompter  les  peuples  violents,  et  pour  les  ren- 
dre plus  dociles  à  des  leçons  plus  douces.  Il  fallait 
surtout  que  Texemple  de  la  civilisation  romaine 
nous  apprît  à  juger  la  raison  humaine  dans  ce 
qu'elle  a  produit  de  plus  grand,  et  à  reconnaître, 
non  pas  qu'elle  ne  peut  rien,  mais  qu'elle  ne  suffit, 
pas. 

Ce  que  Rome  païenne  ne  fit  jamais,  ce  fut  la 
conquête  des  consciences,  et  ce  fut  par  là  que  lui 
échappa  l'empire  du  monde.  Jamais  ses  législateurs 
et  ses  philosophes  s'inquiétèrent-ils  des  âmes  im- 
mortelles de  tant  de  millions  de  barbares  ensevelis 
dans  l'ignorance  et  dans  le  péché?  Au  contraire, 
c'était  cette  inquiétude  qui  poursuivait  les  mission- 
naires chrétiens,  qui  troublait  leur  sommeil,  qui 
les  entraînait  jusqu'au  delà  des  fleuves  où  s'étaient 
arrêtées  les  légions.  Ils  ne  songeaient  qu'à  sauver 
les  âmes;  mais  par  elles  ils  sauvèrent  tout  le  reste. 
De  toutes  les  fondations  romaines,  on  n'en  voitpoinl 
qui  se  fussent  conservées,  si  le  christianisme  ne  fût 
venu  les  purifier  et  y  mettre  son  signe.  Les  défri- 
chements commencés  par  les  colons  militaires 
étaient  perdus,  sans  les  colonies  monastiques  qui 
en  héritèrent  et  qui  les  poussèrent  plus  loin.  Les 


434  CHAPITliE  VII. 

villes  restèrent  debout,  mais  parce  qu'elles  eurent 
des  saints,  comme  saint  Aigrian,  saint  Loup,  saint 
Severin,  pour  relever  le  courage  des  habitanls  eL 
pour  fléchir  la  colère  des  barbares.  Les  institutions 
municipales  ne  périrent  pas,  mais  parce  que,  au 
milieu  de  leur  décadence,  elles  furent  protégées  par 
un  pouvoir  nouveau,  celui  de  l'évêque  devenu  le 
défenseur  de  la  cité.  Les  anciens  municipes  avaient 
coutume  de  mettre  leur  liberté  sous  la  protection 
des  dieux,  et  de  dresser  la  statue  de  Silène,  en  sigiie 
de  franchise,  sur  leurs  places  publiques.  De  même, 
mais  avec  toule  la  supériorité  du  symbolisme 
chrétien,  les  villes  qui  jouissaient  de  Timmunité 
ecclésiastique  éri «gèrent  les  statues  de  leurs  saints 
patrons  {W'eichbild)  sur  les  limites  de  leur  terri- 
toire. Les  violence  des  seigneurs  voisins  s'arrêtaient 
devant  ces  images  pacifiques,  qui  n'étendaient  la 
main  que  pour  bénir.  La  monarchie  impériale  re- 
commença avec  Charlemagne.  Mais  les  peuples, 
qui  avaient  droit  de  se  défier  d'un  pouvoir  si  dan- 
gereux, voulurent  que  cette  monarchie  régénérée 
s'appelât  le  Saint-Empire  ;  ils  voulurent  que  la 
personne  de  l'empereur  fût  sacrée,  non  par  une 
fiction  de  la  loi,  mais  par  l'onction  du  souverain 
pontife  ;  qu'au  jour  de  son  couronnement  il  fût 
ordonné  diacre,  c'est-à-dire  serviteur  des  pauvres; 
qu'il  fît  porter  devant  lui  la  croix,  symbole  d'hu- 
milité et  de  miséricorde.  On  est  moins  surpris  de 
l'aulorité  des  lois  romaines  au  moyen  âge,  quand 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  435 

on  les  trouve  déclarées  saintes  et  vénérables  par  les 
canons  de  l'Église;  quand  on  les  voit  corrigées, 
tempérées  par  le  droit  canonique,  à  travers  lequel, 
pour  ainsi  dire,  elles  passèrent  avant  de  descendre 
dans  nos  législations.  Enfin,  pendant  que  les  let- 
tres s'éteignaient  à  l'ombre  des  écoles  dégénérées, 
l'éloquence  se  réfugiait  dans  la  chaire  évangélique, 
où  elle  retrouvait  les  grands  intérêts  et  les  grands 
auditoires  qui  l'inspirent.  La  poésie,  cet  art  reli- 
gieux et  populaire,  revivait  dans  les  hymnes  sa- 
crées, dans  les  légendes  aimées  des  ignorants  et 
des  petits.  Ne  dédaignons  pas  ce  latin  d'église, 
dont  on  ne  remarque  pas  assez  la  naïveté  et  la 
grâce  :  ce  fut  pendant  plusieurs  siècles  le  seul 
langage  possible  de  l'enseignement  et  des  affai- 
res ;  c'est  lui  qui  conserva  tout  ce  qui  resta  de 
lumières  aux  temps  barbares;  c'est  lui,  bien  plus 
encore  que  la  langue  morte  de  Cicéron  et  de  Sé- 
nèque,  qui  donna  ses  grandes  qualités  à  nos  lan- 
gues modernes. 

Il  y  avait  bien  plus  que  du  génie  à  recueillir 
ainsi  l'héritage  de  l'antiquité,  à  le  débrouiller  sans 
rien  laisser  perdre  de  ses  richesses  légitimes,  et  à 
reconnaître  en  même  temps  chez  les  Germair.s, 
chez  des  peuples  si  désordonnés,  les  fondateurs 
d'un  ordre  nouveau.  Il  fallait  un  amour  infini  des 
hommes  pour  ne  pas  abandonner  avec  horreur  les 
restes  de  cet  empire  romain  qui  avait  fait  tant  de 
martyrs,  et  pour  ne  pas  désespérer  de  ces  conqué- 


436  CHAPITRE  VIL 

rants  du  Nord  qui  avaient  fait  tant  de  ruines.  L*his- 
toire  n'a  peut-être  pas  de  plus  beau  moment  que 
celui  où  le  christianisme  intervient  de  la  sorte  entre 
le  monde  civilisé  et  la  barbarie,  afin  d'achever  un 
rapprochement  préparé  de  loin,  mais  arrêté  par 
des  ressentiments  terribles.  L'Église,  dont  la  mis- 
sion est  de  réconcilier  les  ennemis,  conclut  cetle 
pacification,  elle  en  dicta  les  termes;  elle  resta 
gardienne  du  pacte  sur  la  foi  duquel  la  société 
européenne  se  constitua. 

Voilà  le  spectacle  qu'on  aurait,  si  l'on  poussait 
ces  recherches  jusqu'à  l'établissement  du  chris- 
tianisme chez  les  Germains.  J'avais  besoin  de 
cette  perspective  pour  m'engager  dans  un  tra- 
vail dont  je  ne  me  suis  pas  dissimulé  les  périls, 
mais  par  lequel  il  fallait  passer  pour  arriver  à 
des  études  plus  attrayantes  et  plus  aimées.  Une 
pensée  m'a  soutenu.  Nous  vivons  dans  un  siècle) 
de  réparation.  De  toutes  parts,  dans  nos  basiliques, 
des  manœuvres,  suspendus  aux  échafaudages,  tra- 
vaillent à  gratter  la  chaux  sous  laquelle  le  mau- 
vais goût  des  derniers  temps  avait  caché  les  vieil- 
les fresques.  Le  dessin  était  trop  ferme  et  la  cou- 
leur avait  trop  profondément  pénétré  pour  s'ef- 
facer à  si  peu  de  frais;  et  les  saints  de  nos  aïeux 
reparaissent  avec  leurs  têtes  inspirées  et  leurs 
auréoles  d'or.  En  achevant  cette  pénible  recon- 
struction des  antiquité  germaniques,  je  voudrais 


RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  LA  CIVILISATION  ROMAINE.  437 

avoir  porté  mon  échelle  assez  haut  pour  attein- 
dre aux  temps  chrétiens,  et  pour  être  l'un  des  ou- 
vriers qui  dégageront  de  l'oubli  les  glorieuses 
figures  de  nos  pères  dans  la  foi  et  dans  la  civili- 
sation. 


NOTES 

ET 

PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


I 

JORNANDES 

CONSIDÉRÉ  COMME  HISTORIEN  DES  MŒURS  ET  DES  TRADITIONS 
GERMANIQUES. 

Ce  serait  le  sujet  d'une  étude  épineuse,  mais  féconde,  de 
discuter  l'autorité  historique  de  Jornandes,  le  premier  des 
chroniqueurs  barbares,  de  ce  Goth  du  sixième  siècle  qui  eut 
la  pensée  d'écrire  les  annales  de  sa  nation,  au  moment  où  elle 
disparaissait  de  l'Italie,  balayée  par  les  armes  de  Bélisaire  et 
de  Narsès.  Sans  m'enfoncer  dans  des  recherches  si  difficiles, 
j'ai  eu  lieu  d'établir  que,  sur  le  point  le  plus  attaqué  de  son 
histoire,  c'est-à-dire  en  ne  faisant  qu'un  même  peuple  des 
Goths  et  des  Gètes,  Jornandes  s'accorde  avec  tous  les  écrivains 
classiques,  depuis  Dion  Cassius  jusqu'à  Procope.  Je  me  pro- 
pose de  montrer  ici  comment  ce  qu'il  rapporte  des  traditions 
et  des  mœurs  barbares  est  confirmé  par  les  plus  vieux  monu- 


440  NOTES 

meiits  poétiques  des  Anglo- Saxons  et  des  Scandinaves.  Ce 
rapprochement  a  été  commencé  par  les  critiques  allemands  ; 
mais  on  peut  le  pousser  plus  loin  et  en  tirer  de  nouvelles 
lumières. 

L'historien  des  Goths  n'est  pas  si  épris  de  l'antiquité  grec- 
que et  latine,  qu'il  dédaigne  de  recourir  à  d'autres  sources. 
Il  aime  à  citer  les  traditions  héroïques  de  son  peuple,  et  les 
chants  qui  céléhraient  les  Mis  d'armes  des  anciens  chefs.  A 
la  suite  de  ces  hommes  belliqueux,  il  trouve  le  roi  Ermana- 
ric,  vanté  comme  l'Alexandre  du  Nord,  et  il  en  raconte  ce  qui 
suit  :  «  Encore  que  Ermanaric  eût  triomphé  d'un  grand  nombre 
de  nations,  néanmoins  la  race  perfide  des  Roxolans,  qui,  à 
cette  époque,  lui  rendait  obéissance,  trouva  occasion  de  le 
trahir,  comme  on  va  le  voir.  Une  femme  de  cette  race,  appe- 
lée Svanibilda,  dont  le  mari  avait  traîtreusement  déserté,  fut, 
par  ordre  du  roi,  liée  à  des  chevaux  sauvages  quil'écartelèrent. 
Ses  frères,  Sarus  et  Ammius,  vengèrent  la  mort  de  leur  sœur 
en  frappant  Ermanaric  d'un  coup  d'épée  dans  le  flanc.  A  la 
suite  de  cette  blessure,  il  ne  traîna  plus  qu'une  vie  misérable 
dans  un  corps  épuisé  (1).  » 

Ce  tragique  récit  était  sans  doute  au  nombre  de  ceux  qui 
frappaient  l'imagination  des  peuples  et  qui  se  perpétuaient 
par  des  chants;  car,  en  ouvrant  l'Edda  de  Saemund,  on  y 
trouve  un  fragment  (i/amr/isr7m/)  où  l'aventure,  si  brièvement 
contée  par  le  chroniqueur,  prend  toute  la  grandeur  et  tout 

(1)  Jornandes,  de  Rehus  Geticis,  4,  5,  25,  24  :  «  Ermanaricus, 
rexGothorum,  licet  multarum  gentium  dominus  exstiterit,  Roxola- 
norum  gens  infida  quse  tune  inter  alias  illi  famulalum  exhibebat, 
lali  eum  nanciscitur  occasione  decipere.  Dum  eniin  quamdam  mu- 
lierein  Svanibildam  [sic)  nomine  ex  gente  memorata  pro  mariti 
fraudulento  discessu,  rex  furore  commolus  equis  ferocibus  alhga- 
tam,  incitatisque  cursibus,  per  di versa  divelli  prœcepisset,  frater 
ejus  {sic)  Sarus  et  Ammius,  germanaî  obitum  vindicantes,  Ermana- 
rici  latus  ferro  petierunt,  quo  vulnerc  saucius  œgram  vitnm  corporis 
iinbecillitate  conlraxit.  )> 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  441 
l'éclat  de  l'épopée.  Gudruna,  la  veuve  de  Sigurd,  a  vengé  son 
époux  en  faisant  périr  ses  deux  frères;  elle  vit  dans  la  solitude 
avec  ses  deux  fils  Sœrli  et  Hamdir;  et,  un  jour,  les  appelant 
tous  deux,  elle  leur  dit:  «  Vous  aviez  une  sœur  :  on  la 
«  saluait  du  nom  de  Svanhilda  :  c'est  celle  que  Jormuurek  a 
«  fait  fouler  aux  pieds  des  chevaux  blancs  et  noirs  sur  le  che- 
((  min  public;  c'est  celle  qu'il  a  livrée  à  ses  coursiers,  accou- 
«  tumés  à  bondir  sous  l'éperon  des  voyageurs.  Et  moi,  cepen- 
«  dant,  je  suis  demeurée  seule  comme  le  peuplier  dans  la 
((  forêt,  car  je  n'ai  point  d'hommes  de  mon  sang  pour  me 
«  venger,  »  Hamdir  et  Sœrli  comprirent  le  dessein  de  leur 
mère,  et  le  premier  parla  :  «  C'était  bien  assez  que  tu  eusses  à 
«  pleurer  tes  frères  et  tant  d'autres  de  ton  sang  que  tu  as 
«  poussés  aux  combats  ;  il  faut  encore  que  tu  nous  pleures, 
«  Gudruna,  nous  que  voici  dévoués  à  la  mort  où  nos  chevaux 
«  nous  mèneront.  Nous  mourrons  loin  d'ici.  »  Alors  les  deux 
héros  s'en  allèrent  chevauchant  à  travers  les  montagnes,  et, 
chemin  faisant,  ils  trouvèrent  leur  frère  Erp,  né  d'un  autre 
lit,  qui  s'ébattait  joyeusement.  Ils  lui  demandèrent  donc  s'il 
voulait  leur  prêter  main  forte.  Ce  fils  d'une  autre  mère  leur 
répondit  u  qu'il  aiderait  ses  frères  comme  le  pied  aide  le  pied, 
«  —  Que  peut  le  pied  pour  le  pied?  répliquèrent-ils;  que 
«  peut  la  main  pour  la  main  ?»  Et,  tenant  la  réponse  pour 
un  outrage,  ils  tuèrent  leur  frère  et  continuèrent  leur  chevau- 
chée. Or,  on  annonça  au  roi  Jormunrek  qu'on  voyait  paraître 
des  hommes  armés  de  casques,  des  hommes  puissants  venus 
pour  venger  la  femme  foulée  aux  pieds  des  chevaux.  Alors 
Jormunrek  se  prit  à  rire  ;  il  caressa  sa  barbe  avec  sa  main  ;  il 
ne  demanda  point  sa  cuirasse,  mais  il  branla  sa  tête  fauve  ;  il 
regarda  son  bouclier  blanc;  il  se  fit  mettre  dans  la  main  une 
coupe  d'or,  et  demanda  le  vin  des  banquets  :  «  Je  seraisjoyeux, 
«  dit-il,  de  voir  dans  ma  demeure  les  deux  fils  de  Gudruna, 
«  de  les  faire  lier  avec  des  cordes  d'arc,  ces  hommes  valeu- 
«  reux,  et  de  les  suspendre  à  un  gibet.  »  Bientôt  les  deux 

ÉT.  GERM.  1.  29 


442  NOTES 

guerriers  paraissent:  ils  se  précipitent  dans  la  salle,  un  grand 
trouble  se  fait,  les  coupes  tombent  en  éclats,  et  les  hommes 
glissent  dans  le  sang.  Sœrli  et  Hamdir  ont  porté  au  roi  deux 
coups  terribles  ;  mais  ils  succombent  sous  le  nombre  :  enve- 
loppés de  tous  côtés,  ils  comprennent  trop  tard  la  parole  de 
leur  frère;  ils  se  reprochent  sa  mort.  «  Il  ne  nous  conve- 
«  nait  pas,  s'écrient-ils,  de  suivre  l'exemple  des  loups,  et  de 
«  nous  jeter  les  uns  sur  les  autres...  Bien  qu'à  vrai  dire  il 
«  nous  fallût  mourir  hier,  si  ce  n'était  aujourd'hui.  Nul  ne 
«  vit  un  soir  au  delà  de  ce  que  les  Nornes  ont  décrété  (1).  » 

Si  le  chant  perpétuait  de  siècle  en  siècle  les  fables  héroï- 
ques des  Goths,  il  les  répandait  aussi  de  peuple  en  peuple. 
Ermanaric  demeura  longtemps  célèbre  dans  les  chroniques 
allemandes,  comme  dans  les  ballades  anglo-saxonnes.  L'his- 
toire de  Reims  par  Flodoard,  la  chronique  de  Quedlimburg, 
celle  de  l'abbé  d'Ursperg,  celle  d'Otton  de  Freysingen,  rap- 
pellent les  emportements  du  roi  des  Goths,  et  ses  cruautés 
punies  par  de  terribles  représailles.  Le  poëme  de  Beowiilf  et 
le  Chant  du  Voyageur  vantent  sa  richesse  et  ses  libéralités  (2) . 
Mais  je  relève  un  dernier  trait  qu'on  n'a  pas  cité,  et  qui  mon- 
tre à  quel  point  tous  les  détails  de  cette  tradition  étaient  en- 
core familiers  aux  Anglo-Saxons  du  dixième  siècle.  —  Mal- 
mesbury  rapporte  que  le  roi  Athelstan,  trompé  par  son  écban- 
son,  crut  son  frèi  e  Edwin  coupable  de  félonie,  et  le  fit  jeter 
sur  une  barque  sans  rameurs  et  sans  voiles.  Le  jeune  prince, 
emporté  en  haute  mer,  no  résista  pas  au  désespoir  et  se  pré- 

(1)  Edda  Sœmiindar,  Il  ;  Hamdismal,  14  :  «  Respondit  ille  di- 
versa  matre  gcnitus,  —  dicens  ita  se  laturiim —  opcm  cognatis  — 
ut  pes  podi.  «  Quid  poterlt  pcs  pedein  juvare?  —  Aut  corpori 
«  adcreta  —  inaniis  alteiam  ?...  »  '28  :  «  Non  opinor  in  nos  qua- 
drare  —  cxempla  luporum,  —  ut  nos  ipsi  mutuo  insecteuiur...  Etsi 
riohis  velhodie  vel  lieri  moriendum.  —  Vespcram  nemo  vivit  ulira 
deci^elum  Nornarum.  » 

(2)  Voyez  les  textes  rapporlés  par  W.  Griinm,  Heldensage,  18, 
21,50,51,  50. 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  443 
cipita  dans  les  flots.  Quelque  temps  après,  Athelstau  reconnut 
son  erreur,  et  se  condamna  à  sept  ans  de  pénitence.  Et  comme, 
un  jour  de  banquet  solennel,  le  roi  était  servi  par  ses  officiers, 
1  ecbanson  glissa,  et  se  retenant  d'un  pied  :  «  C'est  ainsi,  dit-il, 
«  que  le  frère  aide  son  frère.  »  A  ces  mots,  Atbelstan  sentit  se 
réveiller  ses  remords,  et  ordonna  qu'on  décapitât  le  calomnia- 
teur. Le  proverbe  du  frère  qui  aide  le  frère  comme  le  pied  aide 
le  pied,  rappelait  l'bistoire  du  fratricide  anh'que,  et  suffisait 
pour  troubler  le  roi  coupable  au  milieu  de  k  joie  des  festins  (1  ) . 

Une  autre  comparaison  qu'on  n'a  pas  faite  montrera  Jor- 
nandes  aussi  fidèle  bistorien  des  mœurs  que  des  traditions. 
Je  veux,  parler  du  passage  où  il  rapporte  la  mort  d'Attila  et  les 
funérailles  que  lui  firent  ses  peuples. —  Le  roi  des  Huns  vient 
d'ajouter  au  nombre  de  ses  épouses  une  jeune  fille  d'une  rare 
beauté.  Il  meurt  subitement,  des  suites  de  l'orgie  par  laquelle 
il  a  voulu  célébrer  ses  noces  royales.  Le  matin,  ses  serviteurs, 
inquiets  de  ne  pas  le  voir  paraître,  forcent  la  porte  de  sa 
tente;  ils  le  trouvent  sans  vie'et  sans  blessure,  et  auprès  de  lui 
la  jeune  fille  qui  se  tient  debout,  les  yeux  baissés,  et  pleurant 
sous  son  voile.  «  Or,  continue  Jornandes,  voici  quels  honneurs 
on  rendit  à  ses  mânes.  Des  cavaliers,  cboisis  parmi  toute  la 
nation  des  Iluns,  tournèrent  aufour  du  lieu  oii  on  l'avait  dé- 
posé, faisant  plusieurs  évolutions  à  la  manière  des  jeux  du 
cirque,  et  célébrant  les  exploits  du  mort  par  un  chant  funè- 
bre :  «  Le  plus  grand  des  Huns,  le  roi  Attila,  fils  de  Mundzuc, 
«  fut  le  maître  des  plus  vaillantes  nations  du  monde,  le  seul 
«  qui,  avec  une  puissance  jusque-là  inouïe,  réunit  sous  ses 
«  lois  les  royaumes  des  Scythes  et  des  Germains.  11  fit  aussi 

(1)  Malmesbury,  de  Gestis  regUM  Angloriim,  lib.  11,  cap,  vi 
rt  Sic  frater  fratrem  adjuvat.  Quo  rex  audito  perfidum  obtruncari 
prœcepit.  »  Malmesbury  ne  rapporte  ce  trait  que  sur  la  foi  des  chan- 
sons populaires  (cantilenis  per  sùccessiones  temporum  detritis).  Le 
rapprochement  n'en  a  que  plUs  de  force.  La  poésie  avait  lié  fun  à 
l'autre  les  deux  fraticides  par  un  trait  que  le  second  empruntait  au 
premier. 


m  NOTÉS 

«  trembler  les  deux  empires  romains  par  la  prise  de  leurs 
«  cités,  et,  lorsqu'il  aurait  pu  les  livrer  au  pillage,  se  laissa 
((  fléchir  par  des  prières,  et  consentit  à  recevoir  un  tribut 
«  annuel.  Après  tant  de  prospérité,  il  meurt,  non  sous  les 
({  coups  de  l'ennemi,  non  par  la  trahison  des  siens,  mais  sans 
«  humiliation  pour  son  peuple,  sans  douleur,  dans  la  joie, 
«  dans  les  fêtes  !  Comment  donc  appeler  du  nom  de  mort  une 
«  fin  qui  ne  laisse  rien  à  venger  ?  »  Après  l'avoir  pleuré  de  la 
sorte,  ils  célébrèrent  un  grand  festin  sur  le  tertre  funéraire. 
Le  corps  fut  enseveli  pendant  la  nuit;  il  eut  trois  cercueils, 
d'or,  d'argent  et  de  fer,  pour  montrer  que  tout  appartenait  à 
un  roi  si  puissant  :  le  fer  par  lequel  il  avait  vaincu  ;  l'or  et 
l'argent,  rançon  des  deux  empires.  On  y  ajouta  des  armes, 
dépouilles  de  l'ennemi,  des  ornements  resplendissants  de 
pierreries,  ces  vains  trésors  qui  font  l'orgueil  des  grands.  Les 
esclaves  qui  creusèrent  cette  sépulture  y  trouvèrent  la  leur  : 
la  mort  fut  le  détestable  salaire  de  leur  travail  (1).  » 

Le  dernier  trait  est  d'une  barbarie  toute  païenne,  et  rap- 
pelle les  esclaves  noyés  dans  le  lac  où  ils  avaient  lavé  l'image 
delà  déesse  Hertha.  Tout  le  reste,  c'est-à-dire  l'or  enfoui  dans 
le  tombeau,  le  chant  funèbre,  la  chevauchée  des  guerriers  qui 
le  récitent,  reparaît  dans  l'épopée  anglo-saxonne  deBeowidf, 
ouvrage  des  temps  païens,  mais  retouché  par  une  main  chré- 
tienne, qui  en  a  sans  doute  adouci  les  couleurs  et  effacé  les 

(i)  «  Nam  de  tota  gente  Hunnorum  electissimi  équités  in  eo  loco 
quo  erat  posilus  in  modum  circensium  cursibus  ambientes,  facta 
ejus  cantu  funereo  tali  ordine  referebant  :  «  Pra3cipuus  Hunnorum 
«  rex  Attila,  pâtre  genlius  Mundzucco,  fortissimorum  gentiumdomi- 
«  nus,  qui  inaudita  ante  se  potentia,  solus  Scythica  et  Germanica 
((  régna  possedit,  necnon  utraque  Romange  urbis  imperia  rap- 
«  tis  civitatibus  terruit,  et  ne  prsedse  quidem  reliqua  subderentur, 
((  placatus  precibus,  annuum  vectigal  accepit.  Gumque  hsec  omnia 
({  proventu  felicitatis  egerit ,  non  vulnere  hostium,  non  fraude  suo- 
«  rum,  sed  gente  incolumi,  inter  gaudia  lœtus,  sine  sensu  doloris 
«  occubuit  !  Quis  ergo  hune  dicat  exitum  quem  nullus  sestimet  vin- 
«  dicandum  ?  »  etc.  Jornandes,  de  Rébus  Geticis,  -49. 


ET  PIÈCES  JUSTIFlCmVES.  4i5 

traits  les  plus  durs.  Beownlf  est  mort  en  combattant  le  dra- 
gon. «  Alors,  continue  le  poëte,  le  peuple  d'Occident  éleva 
une  colline  au  bord  de  la  mer  ;  ils  la  firent  haute  et  large, 
facile  à  être  aperçue  par  les  navigateurs  au-dessus  des  vagues. . . 
Ils  l'entourèrent  d'un  mur,  de  la  manière  la  plus  honorable 
que  les  hommes  sages  purent  enseigner  ;  ils  enterrèrent  dans 
ce  Heu  des  anneaux  et  des  pierreries  étincelantes...  Ils  permi- 
rent que  la  terre  gardât  ces  trésors  des  guerriers,  et  que  cet 
or  demeurât  là  inutile  aux  hommes  comme  ill'était  autrefois. 
Ensuite,  tout  autour  de  la  colline  chevaucha  une  troupe  de 
nobles,  montés  sur  leurs  coursiers  de  guerre  :  ils  étaient 
douze  en  tout.  Ils  voulurent  célébrer  le  roi,  le  rappeler  à  la 
mémoire  des  hommes,  le  louer  par  des  paroles  chantées.  Ils 
vantèrent  sa  valeur,  ils  jugèrent  ses  actions  d'éclat,  et  les 
récompensèrent  par  des  éloges,  comme  il  convient  qu'un 
homme  exalte  son  seigneur  dont  il  fut  aimé,  comme  il  doit 
lui  rester  fidèle  dans  l'âme  après  qu'il  l'a  perdu  sur  la  terre. . . 
Ainsi,  Beowulf  fut  pleuré  comme  un  cher  seigneur  par  son 
peuple  et  par  ses  compagnons.  Ils  disaient  que  ce  fut  de  tous 
les  rois  du  monde  le  plus  libéral  et  le  plus  généreux,  le  plus 
gracieux  pour  ses  sujets,  et  le  plus  jaloux  de  sa  gloire  (1).  » 

(1)  Beowulf,  6332  : 

Dha  ybe  hlœv  riodan 
Hilde-deore 
Jïlthelinges.,.  cann, 
Ealra  Ivvelfa. 
"Wolden  cwidhan 
Kyning  mienan, 
Word-gid  wrecen 
Sylfes  precan. 
Eahtodan  eorl  scype 
And  his  ellen  weore 
Dugudhu  demdon... 
Cwsedon  that  he  wœre 
Wyrold-cyninga 
Manna  mildust 
knd  mon  thwserust, 
Leodu  lid  host 
And  lof-geornost. 


446 


NOTES 


II 

DION  GHRYSOSTOME  A  OLBIA, 

ou  LA  CIVILISATION  GRECQUE  CHEZ  LES  GÈTES. 

Dion  Chrysostome,  condamné  à  mort  par  Domitien,  s'était 
réfugié  chez  les  Gètes.  Après  la  mort  du  tyran,  il  revint  à 
Pruse  en  Bitliynie,  sa  ville  natale,  où  il' fil  le  récit  de  ses 
aventures  dans  une  harangue  publique,  dont  voici  quelques 
fragments  (1). 

((  Je  me  trouvai  l'été  dernier  sur  les  rives  du  Borysthène, 
où  j'avais  abordé  par  mer  en  fuyant  Rome  et  l'empire.  Mon 
désir  était  alors  de  pénétrer  par  le  pays  des  Scythes  jusque 
chez  les  Gètes,  afin  de  connaître  ces  peuples...  Or,  la  cité  des 
Borysthénites  (Olbia)  n'est  pas  d'une  grandeur  qui  réponde  à 
son  antique  gloire,  à  cause  des  guerres  et  des  captivités 
fréquentes  qu'elle  a  subies,  enveloppée  qu'elle  est  depuis  si 
longtemps  de  nations  barbares,  et  des  plus  belliqueuses,  ou 
peu  s'en  faut,  qui  furent  jamais.  Elle  a  donc  des  ennemis 
éternels,  et  qui  l'ont  prise  plusieurs  fois.  La  dernière  et  la 
plus  terrible  de  ces  catastrophes  ne  date  que  de  cent  cinquante 
ans.  La  cité  fut  prise  alors  par  les  Gètes,  comme  toutes  les 
autres  de  la  côte  occidentale  du  Pont-Euxin  jusqu'à  Apollo- 
nie.  Les  colonies  grecques  de  ce  pays  en  souffrirent  beau- 
coup :  les  unes  ne  relevèrent  plus  leurs  murs;  les  autres  les 
relevèrent  mal  et  les  barbares  y  affluèrent  en  grand  nombre. . . 
Les  Borj  sthénites  rétablirent  donc  leur  cité,  et  je  pense  que 

(1)  Dionis  Chrysoslomi  Oraiiones,  LXXX;  Lutetise,  1604,  p.  437: 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  447 
les  Scythes  le  permirent  ainsi,  ne  pouvant  se  passer  du  com- 
merce des  navigateurs  grecs  ;  car  ceux-ci  ne  paraissaient  plus 
sur  la  côte,  n'y  trouvant  plus  de  comptoirs  tenus  par  des 
hommes  de  la  même  langue;  et  les  Scythes,  de  leur  côté,  ne 
savaient  ni  ne  daignaient  ouvrir  des  marchés,  selon  l'usage  de 
la  Grèce.  Les  traces  d'une  restauration  si  récente  se  reconnais- 
sent encore  au  caractère  chétif  des  constructions,  et  au  peu 
d'espace  où  elles  se  sont  resserrées.  En  effet,  une  partie  de  la 
ville  est  rebâtie  sur  ses  anciennes  limites,  et  de  ce  côté  on 
voit  encore  un  petit  nombre  de  tours,  qui  ne  rappellent  ni  la 
première  grandeur  de  la  place,  ni  sa  force.  L'espace  qui  les 
sépare  est  fermé  d'une  suite  de  maisons  sans  intervalles,  dé- 
fendues par  une  muraille  base  et  de  peu  de  résistance.  De 
l'autre  côté,  les  tours  restées  debout  sont  si  éloignées  des  lieux 
habités,  qu'à  peine  pourriez- vous  croire  qu'elles  firent  partie 
de  la  même  enceinte.  Voilà  des  signes  manifestes  d'une  ville 
saccagée;  ajoutez  qu'il  n'y  a  pas  une  statue  intacte  dans  les 
temples,  mais  que  toutes  sont  mutilées,  aussi  bien  que  celles 
qui  décorent  les  tombeaux. 

«  Je  me  promenais  donc,  comme  j'ai  dit,  aux  portes  de  la 
ville,  et  quelques-uns  des  Borysthénites  étaient  sortis  pour 
s'entretenir  avec  moi  selon  leur  coutume  ;  et  un  peu  après 
parut  à  cheval  le  jeune  Ca.llistrate.  Il  nous  passa  d'abord  de 
quelques  pas,  poussant  du  côté  de  la  campagne  :  mais  bien- 
tôt après  il  mit  pied  à  terre,  confia  son  cheval  à  un  écuyer,  et 
s'approcha  d'un  air  singulièrement  modeste,  la  main  sous  le 
manteau.  Or,  il  avait  un  grand  cimeterre  de  cavalier,  des 
braies,  et  le  reste  du  costume  des  Scythes;  sur  ses  épaules 
flottait  un  manteau  court,  noir,  d'un  tissu  léger,  comme  les 
Borysthénites  ont  coutume  d'en  porter  ;  car  ils  aiment  en 
général  la  couleur  noire  dans  tous  leurs  habits,  à  l'exemple 
d'un  peuple  scythe  que  les  Grecs  appellent  par  cette  raison 
Melanchlaenes,  c'est-à-dire,  les  hommes  aux  noirs  vêtements. 
Callistrate  pouvait  avoir  dix-huit  ans;  il  était  beau,  de  haute 


448  NOTES 

taille  ;  sa  figure  tenait  beaucoup  du  type  ionien.  On  le  disait 
vaillant  dans  les  combats,  oii  il  avait  tué  ou  pris  un  grand  nom- 
bre de  Sarmates.  Mais  il  s'appliquait  aussi  à  l'art  de  bien  dire 
et  à  la  philosophie,  jusque-là  qu'il  fut  tenté  de  quitter  son 
pays  et  de  s'embarquer  avec  moi...  Le  sachant  donc  épris 
d'Homère,  j'en  fis  le  sujet  de  mes  premières  questions.  Car 
tous  les  Borysthénites,  ou  peu  s'en  faut,  se  sont  appliqués  à 
l'étude  de  ce  poëte,  soit  parce  qu'ils  vivent  toujours  en  guerre, 
soit  à  cause  de  leur  zèle  pour  la  gloire  d'Achille,  qu'ils  hono- 
rent plus  qu'on  ne  peut  croire,  et  qui  a  chez  eux  deux  tem- 
ples, l'un  dans  l'île  appelée  l'île  d'Achille,  l'autre  dans  la 
cite.  Ils  poussent  la  passion  au  point  de  ne  vouloir  entendre 
parler  que  d'Homère ,  et,  bien  que  n'ayant  pas  conservé  la 
pureté  de  la  langue  grecque,  à  cause  du  voisinage  des  barba- 
res, presque  tous  savent  V Iliade  par  cœur,  et  la  réciteraient 
d'un  bout  à  l'autre.  C'est  pourquoi  j'interpellai  Callistrate  en 
plaisantant  :  «  Lequel,  ô  Callistrate,  te  semble  plus  grand 
((  poëte,  Homère  ou  Phocylide?  »  Et  lui  avec  un  sourire  : 
<(  En  vérité,  dit-il,  le  second  de  ces  poètes  ne  m'est  pas  même 
«  connu  de  nom,  et  je  ne  pense  pas  que  nul  de  ceux  que  voici 
«  le  connaisse  davantage,  car  nous  n'estimons  point  qu'il  y 
«  ait  d'autre  poëte  qu'Homère;  mais  pour  celui-ci  il  n'est 
«  guère  personne  de  nous  qui  l'ignore.  »  En  effet,  c'est  le 
seul  que  les  chanteurs  publics  célèbrent  dans  leurs  chants  ;  et 
ils  ont  coutume  de  réciter  ses  poëmes  dans  plusieurs  occa- 
sions, mais  toujours  quand  il  faut  marcher  à  l'ennemi.  Les 
vers  d'Homère  servent,  comme  à  Lacédémone  ceux  de  Tyrtée, 
à  réveiller  l'ardeur  des  combattants.  Tous  les  chanteurs  sont 
aveugles,  et  les  gens  du  pays  ne  pensent  pas  qu'aucun  autre 
puisse  devenir  poëte  :  c'est  le  service  que  rend  Homère  à  ces 
aveugles  comme  lui. 

Je  répondis  :  «  Ce  Phocylide  que  vous  ne  connaissez  point 
«  fut  du  nombre  des  poëtes  illustres.  Or,  (piand  un  marchand 
«  aborde  pour  la  première  fois  sur  vos  côtes,  vous  ne  le 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  449 

«  repoussez  point  d'abord  avec  ignominie,  mais  vous  com- 
«  mencez  par  goûter  son  vin  ou  par  examiner  un  échantil- 
«  Ion  des  marchandises  qu'il  apporte  ;  et  vous  achetez  de  lui 
«  si  vous  le  jugez  bon,  sinon  vous  le  laissez  partir.  Fais-en  de 
«  même  avec  Phocylide,  et  juge-le  sur  un  court  échantillon 
«  de  sa  poésie.  Voici  donc  une  sentence  où  il  amis  à  bon  droit 
«  son  nom  : 

«  Ceci  est  encore  de  Phocylide  ;  une  humble  cité  bâtie  sur  un 
«  écueil,  bien  ordonnée,  vaut  mieux  que  la  ville  délirante  de  Ni- 
«  nus  (1).  » 

«  Ces  vers  ne  peuvent-ils  pas  se  comparer  à  toute  ï Iliade  et 
«  5  toute  V Odyssée^  si  Tony  prête  un  esprit  attentif?  Aimez- 
((  vous  mieuxentendre  conter  les  grands  coups  d'Achille,  quel 
«  espace  il  franchissait  d'un  saut,  et  comment  d'un  seul  cri  il 
«  mit  en  faite  les  Troyens  ?  De  tels  récits  vous  sont-ils  plus 
«  profitables  que  de  savoir  comment  une  petite  cité  bâtie 
«  sur  un  écueil,  si  elle  se  gouverne  avec  sagesse,  est  meil- 
«  leure  et  plus  heureuse  qu'une  grande  ville  dans  une  large 
<(  plaine,  peuplée  d'hommes  insensés,  sans  ordre  et  sans 
«  lois?  ))  — Alors  Callistrate,  un  peu  mécontent  de  ce  dis- 
cours :  «  Étranger,  dit-il,  il  faut  que  nous  t'aimions  et  te 
«  respections  beaucoup,  autrement  nul  d'entre  les  Borysthé- 
((  nites  n'eût  souffert  que  tu  traitasses  de  la  sorte  Homère  et 
«  Achille...  Parle  cependant,  et  considère  que  tout  ce  monde 
«  veut  entendre  un  discours  de  toi  ;  et  c'est  pourquoi  tant  de 
«  gens  se  sont  rassemblés  au  bord  du  fleuve,  quoiqu'ils  ne 
«  soient  ni  sans  affaires  ni  sans  alarmes.  Car  tu  sais  qu'hier  à 
K  midi  les  Scythes  se  montrèrent  tout  à  coup,  et  surprirent 
«  quelques  éclaireurs  imprudents,  dont  ils  tuèrent  les  uns  et 
«  firent  les  autres  prisonniers.  »  Il  disait  vrai  :  on  voyait  les 


Kal  T0(5'e  <I>(j))4uXi(5'ûU,  ttoXi;  î'v  a/.OTzé'Atù  xaTa  Jcoau.ov 
Oueucra  ap.t>cpKi,  îc^eiacjwv  Nivcu  àcppaivoua-/iç. 


450  NOTES 

portes  fermées,  et  le  signol  de  la  guerre  arboré  sur  les  rem- 
parts. Cependant  les  habitants  étaient  si  curieux  d'entendre 
discourir,  et  si  bien  Grecs  de  goûts  et  de  mœurs,  que 
presque  tous  étaient  là ,  tout  en  armes  et  désireux  de  m'é- 
couter. 

Et  moi,  admirant  leur  bon  vouloir  :  «  Permettez- vous,  leur 
«  dis-je,  que,  rentrant  dans  la  ville,  nous  nous  asseyons  quel- 
«  que  part?  Car  peut-être  tous  n'entendraient  pas  en  mar- 
«  chant  ;  et  ceux  qui  se  trouveraient  derrière  gêneraient  ceux 
«  de  devant  pour  vouloir  s'approcher  davantage.  »  A  peine 
avais  je  parlé,  que  tous  se  précipitèrent  vers  le  temple  de  Jupi- 
ter, où  ils  avaient  coutume  de  délibérer.  Et  les  vieillards,  les 
principaux,  les  magistrats,  s'assirent  tout  autour  sur  les 
degrés;  le  reste  de  la  foule  se  tint  debout,  car  il  y  avait  une 
large  place  devant  le  temple.  Si  quelque  philosophe  les  eût 
considérés  dansée  moment,  il  eût  été  joyeux  de  les  voir  tous  à 
la  manière  antique,  et  comme  les  Grecs  d'Homère,  avec  de 
longs  clieveux  et  deiongues  barbes...  Puis,  quand  on  eut  fait 
silence,  je  dis  que  je  les  trouvais  sages,  eux  qui  habitaient 
une  cité  grecque  et  antique,  de  vouloir  entendre  traiter  de  la 
Cité.  )) 

Ici  Dion  Chrysostome  rapporte  son  discours,  où  il  traite 
longuement  delà  cité  des  dieux,  c'est-à-dire  du  monde,  type 
de  la  cité  des  hommes.  L'orateur  ne  voulait  pas  qu'un  mor- 
ceau si  brillant,  applaudi  par  des  auditeurs  demi-barbares, 
fût  perdu  pour  ses  compatriotes  plus  éclairés  et  plus 
polis.  Il  ne  se  doutait  guère  que,  de  toute  sa  harangue,  le 
passage  le  plus  instructif  pour  la  postérité  serait  l'intro- 
duction où  il  représente  si  vivement  la  petite  ville  d'01bia,et 
cette  poignée  de  Grecs  perdus  du  milieu  des  Germains  et  des 
Scythes. 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


451 


III 

SERMON  DE  S.  ÉLOl. 

LE  PAGANISME  GERMANIQUE  AU  SEPTIÈME  SIÈCLE, 

L'épiscopat  de  saint  Éloi  commence  en  640  pour  finir  en 
659.  C'est  dans  le  cours  de  ce  long  apostolat  qu'Éloi  porta  la 
parole  de  Dieu  aux  peuples  de  la  Flandre  et  de  la  Frise,  aux 
Suèves  établis  près  de  Gourtray,  à  tous  ceux  qui  vivaient  encore 
dans  l'idolâtrie,  soit  qu'ils  s'attachassent  aux  anciennes  cou- 
tumes romaine?,  soit  qu'ils  adorassent  les  faux  dieux  des  Ger- 
mains. Il  attaque  ces  deux  sortes  de  paganisme  dans  l'homélie 
suivante,  recueillie  par  saint  Ouen,  son  disciple  et  son  histo- 
rien (1)  : 

«  Avant  tout,  je  vous  déclare  et  vous  signifie  que  vous  ne 
devez  pratiquer  aucune  des  sacrilèges  coutumes  des  païens  ; 
qu'il  ne  faut  consulter  ni  devins,  ni  sorciers,  ni  enchanteurs, 
pour  aucune  affaire  ou  maladie,  car  celui  qui  fait  ce  péché 
perd  aussitôt  la  grâce  du  baptême  (2).  Semblablement  vous 
n'observerez  point  les  augures,  les  éternuments;  et,  si  vous 
cheminez,  vous  ne  prendrez  point  garde  au  chant  des  oiseaux  : 
mais,  quand  vous  commencerez  un  voyage  ou  quelque  travail, 
signez-vous  au  nom  du  Christ,  et  dites  le  Symbole  et  l'Oraison 
Dominicale  avec  foi,  et  vous  n'aurez  rien  à  craindede  l'ancien 

(1)  Ex  vita  S.  Eligii,  auctore  Audoeno,  apud  d'Achery  Spicile- 
(jium,  t.  V,  p.  215. 

(2)  Non  caraios,  non  divinos,  non  sortilèges,  non  prœcantato- 
res,  etc. 


452  NOTES 

ennemi.  Que  nul  cln^étien  n'observe  quel  jour  il  quitte  sa 
maison  et  quel  jour  il  y  rentre,  car  Dieu  a  fait  tous  les  jours. 
Que  nul  n'attende,  pour  mettre  la  main  à  quelque  ouvrage, 
un  certain  jour  ou  une  certaine  lune.  Que  nul  ne  se  livre  aux: 
pratiques  ridicules  ou  criminelles  des  calendes  de  janvier, 
comme  de  con'refaire  les  vieillards  ou  les  animaux  (1).  Qu'on 
ne  dresse  point  les  tables  pendant  la  nuit  ;  qu'il  n'y  ait  ni 
étrennes,  ni  excès  de  boisson.  Que  nul  chrétien  ne  croie  aux 
bûchers  superstitieux,  que  nul  ne  s'asseye  auprès  pour  chan- 
ter, car  ce  sont  là  des  œuvres  du  démon.  Que  nul  ne  pro- 
fane la  féte  de  Saint- Jean,  ni  aucune  autre  fête  des  saints,  en 
solennisant  les  solstices  par  des  danses,  des  chœurs  et  des 
chants  diaboliques.  Que  nul  n'ose  invoquer  les  noms  des  dé- 
mons, comme  Neptune,  Orcus,  Diane,  Minerve  ou  le  Génie;  et 
qu'on  n'ajoute  point  de  foi  à  ces  folies  ni  aux  autres  qui  leur 
ressemblent.  Que  nul  ne  chôme  le  jour  de  Jupiter,  à  moins 
qu'il  n'y  tombe  quelque  fête  chrétienne,  ni  au  mois  de  mai, 
ni  en  aucun  autre  temps,  non  plus  qu'aucun  autre  jour  (i), 
si  ce  n'est  celui  du  Seigneur.  Que  nul  n'allume  des  lampes 
auprès  des  sanctuaires  païens,  des  pierres,  des  fontaines  et  des 
arbres,  ni  dans  les  carrefours.  Que  nul  ne  suspende  des  ban- 
delettes au  cou  d'un  homme  ou  de  quelque  animal,  quand  ce 
seraient  des  clercs  qui  les  auraient  faites,  et  qu'ils  les  donne- 
raient pour  des  choses  sacrées,  disant  qu'ils  y  ont  mis  des 
paroles  de  l'Écriture  sainte  :  car  de  pareilles  amulettes  ne 
recèlent  point  la  vertu  bienfaisante  du  Christ,  mais  le  venin 
de  Satan.  Que  nul  n'ose  faire  des  cérémonies  lustrales,  ni 
enchanter  des  plantes,  ni  faire  passer  les  bêtes  par  des  arbres 
percés  de  part  en  part,  ou  par  des  trous  creusés  en  terre, 
car  c'est  ainsi  qu'on  pense  les  consacrer  au  diable.  Aucune 

(1)  Nullus  in  Kal.  Jan.  nefanda  aut  ridiculosa,  vetulos,  aut  cer- 
vulos,  îiui  jotticos,  faciat. 

(2)  Neque  dies  iimarum  vel  muronim ,  aut  vel  unum  omnino 
diein,  nisi  tantum  Dominiciim. 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  455 
femme  ne  doit  porter  au  cou  des  sachets  ;  ni,  quand  elle  tisse 
la  toile  ou  qu'elle  la  teint,  ou  qu'elle  s'occupe  de  quelque 
ouvrage,  invoquer  Minerve  ou  d'autres  esprits  malfaisants  ; 
mais  elle  doit  désirer  que  dans  toutes  ses  actions  la  grâce  du 
Christ  l'assiste,  et  mettre  toute  la  confiance  de  son  cœur  en 
ce  nom  divin.  S'il  arrive  que  la  lune  s'éclipse,  il  ne  faut  point 
pousser  de  grands  cris,  car  c'est  l'ordre  de  Dieu  qu'elle 
s'éclipse  à  certains  temps  déterminés.  Il  ne  faut  pas  craindre 
non  plus  de  commencer  un  travail  à  la  nouvelle  lune,  car  Dieu 
a  fuit  la  lune  dans  le  dessein  qu'elle  servît  à  marquer  les 
temps,  à  tempérer  les  ténèbres  des  nuits,  et  non  pour  qu'elle 
suspendît  les  travaux,  ni  pour  qu'elle  troublât  la  raison  des 
hommes,  comme  le  pensent  quelques  insensés  qui  prennent 
pour  des  victimes  de  la  lune  les  possédés  du  démon.  Que  nul 
n'appelle  le  soleil  et  la  lune  du  nom  de  seigneurs,  ni  ne  jure 
par  eux,  car  ce  sont  des  créatures  de  Dieu,  et  que  Dieu  a  mises 
au  service  des  hommes.  Que  nul  ne  se  considère  comme  sou- 
mis à  un  destin,  à  un  sort,  à  un  horoscope,  comme  on  a  cou- 
tume de  dire  «  que  chacun  sera  ce  que  sa  naissance  l'a 
fait  (1).  »  Car  Dieu  veut  que  tous  les  hommes  se  sauvent  et 
arrivent  à  la  connaissance  de  la  vérité.  Et  encore  une  fois, 
quand  une  maladie  survient,  qu'on  ne  recoure  point  aux  en- 
chanteurs, aux  devins,  aux  sorciers,  et  qu'on  n'aille  pas  sus- 
pendre des  bandelettes  diabohques  aux  arbres,  auprès  des 
fontaines,  ou  à  la  croisée  des  chemins...  Mais  chaque  jour  de 
dimanche  rendez-vous  à  l'église,  et  là  ne  vous  occupez  ni 
d'affaires,  ni  de  querelles,  ni  de  vaine  fables,  mais  écoutez  en 
silence  les  divines  leçons.  » 

(1)  Aut  genesimquae  vulgo  nascentia  dicilur,  ut  dicat  :  qualem 
nascentia  attulit,  taliter  erit. 


454 


NOTES 


IV 

LÉGENDE  DE  S.  WULFRAM. 

LA  VâLHALLA  des  FRISONS  (l). 

Au  commencement  du  huitième  siècle,  les  peuples  de  la 
Frise  repoussaient  encore  la  foi  chrétienne,  quand  l'itrclie- 
vèque  de  Sens,  Wulfram,  abandonna  son  siège  pour  leur 
annoncer  la  foi.  Mais  tout  son  zèle  ne  put  toucher  le  cœur  du 
duc  Ratbod,  qui  mourut  dans  l'impénitence.  L'auleur  de  la 
légende  explique  cette  opiniâtreté  par  un  récit  d'où  ressort 
une  singulière  ressemblance  entre  la  Valhalla  des  Scandina- 
ves, et  le  séjour  d'immortalité  que  le  paganisme  promettait 
aux  héros  de  la  Frise. 

«  Le  duc  Ratbod  étant  malade,  comme  un  jour  il  s'aban» 
donnait  au  sommeil,  le  démon,  qui  trompe  les  hommes,  et 
qui  peut,  avec  la  permission  du  Dieu  tout-puissant,  prendre 
la  figure  d'un  ange  de  lumière,  lui  apparut  tout  à  coup,  la 
tête  ceinte  d'un  diadème  d*or  avec  des  pierreries  étincelantes, 
et  tout  couvert  d'un  vêtement  dont  le  tissu  était  d'or.  Et 
longtemps  ledit  Prince  étonné  le  considéra  avec  frayeur  et 
tremblement,  admirant  la  beauté  et  la  magnificence  de  celui 
qui  venait  le  trouver.  Et  cet  ancien  serpent,  dont  la  cruauté 
est  féconde  en  moyens  de  nuire,  lui  adressa  ce  discours  : 
((  Parle,  ô  le  plus  vaillant  des  hommes!  Qui  donc  t'a  séduit 
«  jusqu'à  ce  point,  que  tu  veuilles  déserter  les  dieux  et  là 
(t  religion  detds  ancêtres!  N'en  fais  rien,  je  t'en  avertis,  mais 

(1)  Yita  S.  Wulfmmmi,  apud  MabiUon,  Ada  SS.  0.  B.  1,  585. 


ET  PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  455 
«  persévère  dans  le  culte  que  tu  as  pratiqué  jusqu'ici  ;  et  tu 
«  iras  habiter  les  palais  d'or  qui  durent  éternellement,  et  que 
«  je  veux  te  donner  bientôt,  afin  d'ajouter  de  l'autorité  à  mes 
«  paroles.  C'est  pourquoi,  dès  demain,  mande  Wulfram,  le 
{(  maître  chrétien,  et  enquiers-toi  aujjrès  de  lui  où  est  la 
«  demeure  d'éternelle  clarté  qu'il  te  promet  dans  le  ciel,  si  tu 
({  reçois  la  doctrine  chrétienne.  Et  comme  il  ne  pourra  te  la 
«  montrer,  qu'on  envoie  des  délégués  des  deux  partis  :  moi- 
«  même  je  leur  indiquerai  le  chemin,  et  je  leur  ferai  voir 
«  cette  autre  maison  d'une  beauté  achevée  et  d'une  splendeur 
«  immense,  que  je  te  donnerai  dans  un  peu  de  temps.  »  Là- 
dessus  le  duc  s'éveilla,  et,  s'adressant  au  saint  pontife  Wul- 
fram, lui  raconta  tout  le  songe  de  point  en  point.  Mais  le  ser- 
viteur de  Dieu,  gémissant  de  la  damnation  de  cette  âme,  lui 
répondit  :  «  Ceci  est  une  illusion  du  diable,  qui  veut  la  perte 
((  de  tous  les  hommes.  N'ajoute  donc  aucune  foi  à  ses  men- 
«  songes.  Car  lui  qui  promet  à  ses  croyants  des  maisons  d'or, 
«  les  conduit,  au  contraire,  dans  sa  demeure  infernale,  au 
«  fond  du  Tartare,  au  bord  du  lac  fétide  qu'on  nomme  le 
«  Cocyte  (1).  »  A  ces  paroles,  et  à  toutes  celles  que  put  ajou- 
ter le  saint  évêque,  ledit  prince,  persévérant  dans  son  incrédu- 
lité, répondit  qu'il  ferait  tout  ce  qu'on  voudrait  de  lui,  si  son 
dieu  ne  lui  montrait  pas  la  maison  promise.  Et  comme  le 
pontife  du  Christ  le  vit  décidé  à  ne  rien  céder,  de  peur  de 
quelque  artifice  des  païens,  il  envoya  son  diacre  en  compagnie 
d'un  Frison.  Or,  comme  ils  venaient  de  quitter  la  vil'e,  ils 
virent  venir  â  eux  un  personnage  qui  avait  la  figure  humaine^ 
et  qui  s'offrit  pour  être  leur  compagnon  de  route,  en  disant  : 

(1)  a  Nam  qui  promittit  aurcas  mansiones  largiri  sibi  crodcilti- 
bus,  tarlareas  potius  inferi  deducit  ad  scdes  fœtidumque  laciim  Co- 
cy(i.  »  11  y  a  tout  lieu  de  croire  que  le  bon  moine  Jonas  de  Fontc- 
nolle,  auteur  de  la  légende,  pense  orner  la  harangue  du  saint,  en 
lui  prêtant  ces  expressions  mythologiques,  qui  sentent  la  lecture  des 
poëtes  latins. 


456  NOTES 

«  Pressez  le  pas,  car  je  veux  vous  montrer  cette  demeure 
«  d'une  beauté  parfaite,  que  le  dieu  du  duc  de  Ratbod  lui  a 
«  préparée.  »  Ils  suivirent  donc  leur  guide,  cheminant  long- 
temps par  des  lieux  inconnus,  jusqu'à  ce  qu'ils  entrassent 
dans  une  avenue  très-large,  qu'ils  virent  décorée  de  plusieurs 
espèces  de  marbres  polis  avec  soin  :  alors  ils  aperçurent  de 
loin  une  maison  d'or,  et  ils  arrivèrent  jusqu'à  une  place  qui 
était  au  devant  ;  et  la  place  était  pavée  d'or  et  de  pierres  pré- 
cieuses. Ils  entrèrent  doncdans  lamaison  quileur  parut  toute 
resplendissante  d'or  et  d'une  incroyable  beauté,  et  ils  y  virent 
un  trône  d'une  admirable  grandeur.  Alors  celui  qui  montrait 
le  chemin  leur  dit  :  «  Voilà  le  palais  et  la  demeure  superbe 
«  que  le  dieu  du  prince  Ratbod  a  promis  de  lui  donner  après 
«  sa  mort.  »  Mais  le  diacre,  stupéfait  d'un  tel  spectacle, 
s'écria  :  «  Si  c'est  l'œuvre  de  Dieu,  elle  demeurera  éternelle- 
«  ment;  mais  si  c'est  l'œuvre  du  démon,  qu'elle  disparaisse 
«  à  riieure  même.  »  Et  en  même  temps  il  se  munit  du  signe 
de  la  sainte  croix.  Aussitôt  le  guide  qui  avait  pris  la  figure 
humaine  redevint  démon ,  la  maison  d'or  se  changea  en 
boue;  les  deux  voyageurs,  je  veux  dire  le  Frison  et  le  diacre, 
se  virent  au  milieu  d'un  contrée  marécageuse  remplie  de 
broussailles  et  de  joncs  d'une  extrême  hauteur  ;  et  il  leur 
fallut  trois  jours  d'immenses  fatigues  pour  regagner  la 
ville.  En  arrivant,  ils  trouvèrent  que  le  duc  de  Frise  était 
mort. 


ET  PIÈGES  JUSTIFICATIVES. 


457 


V 

CATALOGUE 

DES  SUPERSTITIONS  ET  DES  PRATIQUES   PAÏENNES  RÉPANDUES 
CHEZ  LES  FRAÎ^CS, 

Dressé  au  concile  de  Leptines,  744  (1). 

A  la  suite  du  capitulaire  de  Garloman,  portant  publication 
du  concile  de  Leptines,  on  lit  le  document  qui  suit,  et  dans 
lequel  il  faut  reconnaître  un  certain  nombre  de  rubriques, 
répondant  sans  doute  à  autant  de  chapitres  perdus,  oiî  l'on 
avait  traité  des  superstitions  contemporaines.  Ce  fragment  si 
court  n'en  est  pas  moins  un  des  monuments  les  plus  instruc- 
tifs du  paganisme  germanique.  On  y  voit  des  temples  encore 
debout,  des  idoles  avec  leurs  prêtres  et  leurs  prêtresses, 
plusieurs  sortes  d'augures  et  de  sacrifices,  des  processions  en 
l'honneur  des  anciens  dieux,  des  fêtes  célébrées  sur  les  tom- 
beaux, enfin,  les  mêmes  institutions,  les  mêmes  pompes  que 
chez  les  peuples  les  plus  polis  de  l'antiquité.  Si  cependant  les 
fêtes  de  Wodan  et  de  Thor  ont  perdu  de  leur  splendeur,  si  les 
simulacres,  par  exemple,  ne  sont  plus  que  des  mannequins 
en  haillons,  il  faut  se  souvenir  qu'on  est  au  milieu  du  huitième 
siècle,  et  qu'il  y  a  plus  de  deux  cents  ans  que  Childebert  et 
Clotaire  ont  ordonné  la  destruction  de  tout  ce  qui  rappelait 
l'ancienne  idolâtrie. 


(1)  Indiculus  superstitionum  et  paganiarum  ad  concilium  Lipti- 
nense. 

STUD.  GERM.  I.  50 


458  NOTES 

«  1.  Du  sacrilège  qui  se  commet  auprès  des  sépultures. 
—  2.  Du  sacrilège  qui  se  commet  à  l'occasion  des  morts, 
c'est-à-dire  des  complaintes  funèbres  qu'on  appelle  dadsi- 
sas  (1).  —  5.  Des  pratiques  honteuses  {spurcalibus)  d\i  mois 
de  février.  —  4.  Des  chapelles  (casulis)  ou  oratoires  des 
païens.  —  5.  Des  sacrilèges  qui  se  commettent  dans  les  égh- 
ses.  —  6.  Des  sacrifices  qu'on  fait  dans  les  forêts,  et  qu'on 
appelle  mmidfas.  —  7.  Des  oblations  qu'on  fait  sur  les  pier- 
res. —  8.  Du  culte  rendu  à  Mercure  ou  à  Jupiter  (2).  —  9. 
Du  sacrifice  adressé  à  quelqu'un  des  saints.  —  10.  Des  phy- 
lactères et  ligatures.  —  11.  Des  fontaines  où  l'on  sacrifie.  — 
12.  Des  enchantements.  —  15.  Des  augures  qu'on  tire  des 
oiseaux,  des  chevaux,  du  fumier  des  bœufs,  ou  de  Téternu- 
ment.  — 14.  Des  devins  ou  sorciers.  —  15.  Du  feu  sacré 
qu'on  obtient  en  frottant  deux  morceaux  de  bois,  et  qu'on 
nomme  nodfyr.  —  16.  De  la  cervelle  des  animaux.  —  17. 
Des  superstitions  païennes  attachées  au  foyer  des  maisons,  et 
au  commencement  de  quelque  ouvrage.  —  18.  Des  lieux  sans 
maîtres  qu'on  honore  comme  sacrés.  —  19.  D'une  prière  que 
les  gens  de  bonne  foi  appellent  prière  de  Sainte-Marie.  —  20. 
Des  fêtes  célébrées  en  l'honneur  de  Jupiter  ou  de  Mercure.  — 
21.  De  l'éclipsé  de  lune,  où  l'on  crie  Vince  luna.  —  22.  Des 
tempêtes,  des  cornes  et  des  limaçons.  — 23.  Des  sillons  tra- 
cés autour  des  domaines  (3).  —  24.  De  la  procession  païenne 
qu'on  nomme  yrias,  et  qui  se  faitavec  des  babits  et  des  chaus- 
sures déchirés.  —  25.  De  l'usage  où  Ton  est  de  considérer 
tous  les  morts  comme  autant  de  saints.  —  26.  Du  simulacre 
poudré  de  farine  (4).  —  27.  Des  simulacres  qu'on  fait  avec 

(1)  «  Desacrilegio  super  defunctos,  id  est  dadsisas.  »  M.  Grimm 
propose  de  donner  à  ce  mot  le  sens  de  chants  funèbres. 

(2)  «  De  sacris  Mercurii  vel  Jovis.  »  C'est  la  traduction  latine  des 
noms  de  Woden  et  de  Thor. 

(3)  C'est  probablement  le  sillon  qui  servait  à  consacrer  Théritage. 

(4)  Je  crois  reconnaître  le  simulacre  de  l'hiver,  qu'on  précipitait 
dans  le  Rhin  au  retour  du  printemps. 


El  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  4"  9 

des  haillons.  —  28.  Du  simulacre  qu'on  porte  dans  les 
champs.  —  29.  Des  pieds  et  des  mains  de  bois  dont  on  se  sert, 
à  la  manière  des  païens.  —  30.  De  l'opinion  où  l'on  est  que 
certaines  femmes  commandent  à  la  lune,  et  qu'elles  peuvent 
arracher  le  cœur  des  hommes,  ce  qui  est  la  croyance  des  ido- 
lâtres. » 


VI 


LETTRE  DE  PETRARQUE. 

LE  CULTE  DU  RHIN  A  COLOGNE  AU  QUATORZIÈME  SIÈCLE  (l). 


«  Je  venais  de  quitter  Aix-la-Chapelle,  mais  non  sans 
m'être  baigné  dans  les  eaux  qui  passent  pour  avoir  donné 
leur  nom  à  cette  ville,  et  qui  sont  tièdes  comme  celles  de 
Baïa.  Cologne  me  reçut  dans  ses  murs,  assise  sur  la  rive  gau- 
che du  Rhin,  cité  fameuse  par  sa  situation,  par  son  fleuve  et 
par  son  peuple.  C'est  merveille,  sur  une  terre  barbare,  de 
trouver  tant  de  civilisation,  une  ville  si  magnifique,  chez  les 
hommes  tant  de  gravité,  tant  d'élégance  chez  les  femmes  !  Il 
se  trouva  que  j'arrivais  la  vigile  de  Saint-Jean-Baptiste,  et  déjà 
le  soleil  penchait  vers  son  coucher.  Aussitôt  mes  amis  (car  là 
aussi  j'avais  des  amis  que  la  renommée  m'avait  faits  avant  le 
mérite)  m'emmenèrent,  du  lieu  où  j'étais  descendu,  au  bord 
du  fleuve,  où  ils  me  promettaient  un  curieux  spectacle.  On  ne 
m'avait  point  trompé,  car  toute  la  rive  était  couverte  de  plu- 

(1)  F.  Peirarcha^  de  Rébus  familiaribus  epistolœ^  lib.  I,  ep.  4. 
Je  n'ai  pu  m'cmpêcher  de  citer  celte  charmante  lettre  de  Pétrarque, 
encore  qu'on  y  sente  trop  celte  faiblesse  de  cœur  qui  fit  le  touni;ent 
de  sa  vie^  mais  qui  fut  expiée  par  le  repentir  de  sa  vieillesse. 


460  NOTES 

sieurs  raiigs  de  femmes,  troupe  innombrable  et  charmante.  Je 
demeurai  comme  ébloui.  Grands  dieux!  quelle  beauté,  quels 
visages,  quelles  parures!  Il  y  avait  de  quoi  éprendre  quicon- 
que eût  apporté  un  cœur  libre  d'amour.  Je  m'étais  arrêté  sur 
un  point  un  peu  élevé,  d'où  je  pouvais  considérer  ce  qui  se 
passait.  La  foule  était  plus  grande  qu'on  ne  peut  croire,  et 
cependant  sans  désordre  :  toutes  s'empressaient  à  l'envi,  et 
beaucoup,  le  front  couronné  d'herbes  odorantes,  les  manches 
retroussées  derrière  le  coude,  baignaient  dans  le  courant 
leurs  mains  blanches  et  leurs  bras,  en  échangeant  je  ne  sais 
quels  doux  murmures  que  je  ne  comprenais  point.  Jamais 
peut-être  je  n'ai  mieux  éprouvé  la  vérité  de  ce  vieux  pro- 
verbe qui  a  l'assentiment  de  Gicéron  :  «  Qu'au  miheu  d'hom- 
«  mes  qui  parlent  une  langue  inconnue,  on  est  comme  sourd 
«  et  co'Tîme  muet.  »  Une  seule  consolation  me  restait,  c'était 
d'avoir  des  interprètes  excellents.  Gar,  avec  tout  le  reste, 
il  faut  encore  admirer  ceci  :  qu'un  tel  climat  nourrit  des 
esprits  inspirés  des  Muses.  Si  donc  Juvénal  admire  que  la 
Gaule  éloquente  ait  formé  des  avocats  bretons, 

Galha  causidicos  docuit  facunda  Britannos, 

il  pourrait  aussi  admirer  que  la  Germanie  savante  nourissedes 
poètes  harmonieux, 

Docta  quodargutos  aluit  Gerinania  vates... 

((  C'étaient  ces  compagnons  qui,  selon  le  besoin,  me  ser- 
vaient d'oreilles  pour  entendre,  ou  de  langues  pour  répondre. 
Je  m'adressai  donc  à  l'un  deux,  dans  mon  étonnemenl  et  mon 
ignorance  de  ce  qui  se  passait,  et  je  l'interrogeai  par  ces  vers 
de  Virgile  : 

 Quid  vult  concursus  ad  amncm? 

Quidvepetunt  animée? 


«  On  me  répondit  que  c'était  l'antique  usage  de  la  nation; 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  461 
que  c'était  la  persuasion  de  tout  le  peuple  et  surtout  des  fem- 
mes, qu'avec  l'ablution  de  ce  jour  le  fleuve  emmenait  tous  les 
maux  qui  menaçaient  l'année,  et  qu'ensuite  il  n'arrivait  pins 
rien  que  d'heureux  :  qu'ainsi,  chaque  année,  cette  cérémonie 
lustrale  était  observée  avec  uue  infatigable  fidélité,  et  le  serait 
longtemps  encore.  A  quoi  je  répondis  en  souriant  :  «  Trop 
«  heureux  les  peuples  du  Rhin,  puisqu'il  emporte  leurs  mi- 
((  sères  !  Jamais  ni  le  Pô  ni  le  Tibre  ne  suffirent  à  balayer  les 
«  nôtres.  Grâce  à  votre  fleuve,  vous  envoyez  aux  Anglais  les 
((  maux  qui  vous  menacent*  Volontiers,  nous  enverrions  les 
«  nôtres  aux  peuples  d'Afrique  et  d'Illyrie.  Mais  il  paraît  que 
«  nos  fleuves  sont  trop  paresseux!  »  Et,  comme  il  se  faisait 
tard,  nous  nous  retirâmes  en  riant.  » 


VII 

YNGLINGA  SAGA. 

TRADITIONS  DE  LA  NATION  SUÉDOISE,  SES  PREMIERS  ÉTABLISSEMENTS 
ET  SES  PREMIÈRES  LOIS  (l). 

«  La  terre  qui  est  à  l'orient  du  Tanaïs  fut  anciennement 
appelée  Asaland  ou  encore  Asalieim,  c'est-à-dire  la  terre  et  la 
demeure  des  Ases  ;  et  la  ville  capitale  du  pays  reçut  le  r.om 
d'Asgard.  Dans  cette  ville  fut  un  prince  nommé  Odin  :  et  il 
se  faisait  là  de  grands  sacrifices  ;  et  c'était  la  coutume  que 
douze  chefs  plus  puissants  que  les  autres  prissent  soin  des 
immolations  et  rendissent  la  justice  au  peuple,  d'où  vient 

(1)  Heims  Kringla ,  Historia3  regum  septentrionalium  a  Snorre 
SturlesnnidDC  conscriptœ,  quas  illustravit  Pcringskiœld  ;  Stockholm, 
1697,  cap.  II,  3,4,  5,  8. 


462  NOTES 

qu'on  les  appelait  Diar  et  Drottnar,  c'est-à-dire  dieux  ou 
seigneurs,  et  que  tout  le  peuple  leur  rendait  honneur  et  obéis- 
sance. Odin  l'emportait  sur  tous  les  autres  par  ses  voyages 
lointains  et  par  la  science  de  la  guerre,  car  il  avait  soumis  à 
ses  lois  beaucoup  de  pays  et  de  royaumes.  Il  fut  si  heureux 
dans  les  combats,  qu'il  en  revint  toujours  victorieux  et  chargé 
de  butin  :  c'est  pourquoi  ses  compagnons  d'armes  restèrent 
persuadés  que  la  victoire  lui  appartenait,  quelque  part  qu'il 
combattît.  Quand  ses  hommes  allaient  à  la  guerre  ou  s'enga- 
geaient dans  quelque  entreprise,  ils  avaient  coutume  de  se  faire 
bénir  par  l'imposition  de  ses  mains,  espérant  ainsi  un  heureux 
succès  en  toutes  choses.  Bien  plus  :  si  quelques-uns  d'entre 
eux  se  trouvaient  en  péril  sur  terre  ou  sur  mer,  ils  invoquaient 
siir-le-champ  le  nom  d' Odin,  comptant  sérieusement  sur  son 
secours,  et  comme  s'il  était  avec  eux.  Il  visita  plusieurs  fois 
des  contrées  si  éloignées;  qu'il  lui  falkit  plusieurs  années  pour 
mettre  fin  à  ses  voyages. 

«  Odin  avait  deux  frères,  Ve  et  Vilir.  C'étaient  eux  qui  gou- 
vernaient en  son  absence.  Il  arriva  qu'une  fois  Odin  s'étant 
rendu  dans  un  autre  pays  très-éloigné  et  son  absence  prolon 
gée  ayant  fait  désespérer  de  son  retour  chez  les  Ases,  ses 
frères  se  partagèrent  son  héritage  et  son  royaume,  et  tous 
deux  prétendirent  à  la  main  de  Frigga,  son  épouse.  Mais, 
bientôt  après,  Odin  de  retour  ramena  son  épouse  dans  la  cou- 
che nuptiale. 

«  Odin  conduisit  son  armée  contre  les  Vanes.  Mais  ceux-ci 
étaient  sur  leurs  gardes  :  ils  défendirent  leur  pays,  et  la  vic- 
toire resta  en  suspens.  Chacun  des  deux  peuples  ravagea  les 
terres  de  l'autre,  et  ils  se  firent  beaucoup  de  mal.  A  la  fin, 
las  de  la  guerre  des  deux  côtés,  ils  tinrent  une  assemblée 
solennelle,  01:1  ils  conclurent  la  paix  en  se  donnant  mutuelle- 
ment des  otages.  Les  Vanes  donnèrent  pour  otages  à  Odin  deux 
de  leurs  hommes  les  plus  puissants,  Niordh  le  riche  et  son 
fils  Freyr.  De  leur  côté,  les  Ases  donnèrent  un  des  leurs, 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  403 
nommé  Hœner,  qu'ils  regardaient  comme  destiné  à  devenir 
chef,  à  cause  de  la  beauté  et  de  la  majesté  de  sa  personne  ;  ils 
lui  avaient  adjoint  un  nain  appelé  Mimir,  le  plus  sage  d'entre 
eux.  Les  Vanes,  en  retour,  avaient  livré  Quasir,  le  plus  élo~ 
quent  des  leurs.  Mais  à  peine  Hœner  fut-il  arrivé  au  pays  des 
Vanes,  qu'il  devint  leur  chef,  et  Mimir  l'assistait  de  ses  con- 
seils. Or,  quand  Hœner  tenait  l'assemblée  pour  rendre  la 
justice  ou  pour  expédier  d'autres  affaires,  et  qu'en  l'absence 
de  Mimir  il  avait  à  résoudre  des  questions  difficiles,  c'était  sa 
coutume  de  dire  :  «  Que  d'autres  en  jugent  !  »  C'est  pourquoi 
les  Vanes,  pensant  que  dans  cet  échange  d'otages  ils  avaient 
été  trompés  par  les  Ases,  prirent  Mimir,  lui  coupèrent  la  tête, 
et  la  renvoyèrent  aux  siens.  Odin  reçut  la  tête,  l'embauma 
d'aromates,  et  fit  par  ses  enchantements  qu'elle  s'entretint 
avec  lui  et  lui  révéla  beaucoup  de  mystères.  Il  préposa  Niordh 
et  Freyr  aux  sacrifices  des  dieux  et  ils  furent  appelés  dieux 
chez  les  Ases.  Niordh  avait  une  fille  nommée  Freya,  qui  fut 
prêtresse  :  ce  fut  aussi  la  première  qui  enseigna  aux  Ases  l'art 
magique,  appelé  Seid,  très-pratiqué  chez  les  Vanes.  Au  temps 
où  Niordh  habitait  au  pays  des  Vanes,  il  avait  épousé,  selon 
leurs  lois,  sa  propre  sœur,  qui  lui  avait  donné  ces  deux  enfants, 
Freyr  et  Freya.  Mais  chez  les  Ases  le  mariage  était  défendu 
entre  des  personnes  si  proches  par  le  sang. 

((  A  partir  du  point  où  le  soleil  se  lève  en  été,  jusqu'à  celui 
où  le  soleil  se  couche  en  hiver,  s'étend  une  longue  chaîne  de 
montagnes  très-hautes,  qui  sépare  le  royaume  de  Suède  de  tous 
les  autres.  Au  midi,  et  non  loin  de  ces  montagnes,  est  le  pays 
des  Turcs  :  c'était  là  qu'Odin  possédait  un  grand  territoire.  En 
ce  temps,  les  généraux  des  Romains  parcouraient  la  terre  et 
mettaient  sous  leurs  lois  tous  les  peuples,  d'où  vint  que  plu- 
sieurs chefs  abandonnèrent  leurs  possessions.  Or,  comme 
Odin  était  très-habile  dans  la  divination  et  dans  toute  sorte  de 
connaissances,  il  prévit  que  sa  postérité  régnerait  dans  le 
Nord.  C'est  pourquoi,  laissant  à  ses  frères  Ve  et  Vilir  le  gou- 


m  NOTES 

vernement  de  sa  ville  d'Asgard,  lui-même  s'éloigna  avec  le 
reste  des  dieux  et  un  grand  nombre  d'hommes,  et  se  dirigea 
d'abord  du  côté  de  l'occident,  vers  le  royaume  de  Garderikie  ; 
puis  il  tourna  au  midi  vers  la  terre  des  Saxons.  Odin  soumit 
donc  plusieurs  royaumes  en  Saxe,  et,  comme  il  avait  plusieurs 
fils,  il  les  y  établit  pour  défendre  la  terre  conquise.  Ensuite 
il  se  choisit  une  demeure  vers  le  nord,  au  bord  de  la  mer,  en 
un  lieu  appelé  aujourd'hui  Odensé,  dans  l'île  de  Fionie.  De 
là,  il  envoya  Gefione  du  côté  du  septentrion,  au  delà  du  détroit, 
pour  y  chercher  de  nouvelles  terres.  Chemin  faisant,  elle  alla 
trouver  Gylfo,  roi  de  Suède,  qui  lui  donna  un  champ  de 
terre  labourable.  Puis,  arrivant  au  pays  des  Géants,  elle  eut 
de  l'un  d'eux  quatre  fils,  qu'elle  changea  en  bœufs.  VÀle  les 
mit  à  la  charrue,  détacha  tout  le  champ,  et  l'entraîna  dans  la 
mer  du  côté  de  l'occident,  oii  elle  s'arrêta  près  de  l'île  d'Odin  ; 
et  tout  son  soin  fut  de  cultiver  cette  terre,  qui  est  appelée 
maintenant  Sélande.  Skiold,  fils  d'Odin,  devint  l'époux  de 
Gefione,  et  s'établit  avec  elle  dans  la  ville  delethra.  Au  même 
endroit  de  la  Suède  d'où  le  champ  fut  détaché,  se  trouve 
aujourd'hui  un  laïc  sinueux  appelé  Mœlar,  et  les  golfes  du  lac 
répondent  parfaitement  aux  caps  de  Sélande.  Sur  cette  aven- 
ture, Bragi  l'Ancien  a  composé  le  chant  suivant  : 

«  Gefione,  riche  en  or,  —  enleva  au  roi  Gylfo  —  la  terre  qui 
«  devait  accroître  le  Danemark.  —  Elle  l'arracha  d'un  élan  si  fort, 
«  —  qu'autour  des  bœufs  attelés  —  la  ii:er  rejaillissait  comme  une 
«  pluie  impétueuse.  —  Et ,  pendant  que  les  taureaux  marchaient 
<  tirant  ce  poids  énorme,  —  ils  portaient  sur  leurs  fronts  huit  blan- 
((  ches  étoiles.  » 

«  Odin  connut  donc  que  la  terre  était  bonne  du  côté  de 
l'orient  dans  le  ro\aumede  Gylfo;  et,  s'y  étant  rendu,  il  con- 
clut un  traité  avec  le  roi;  car  celui-ci  comprit  qu'il  avait  peu 
de  force  pour  résister  aux  Ases.  En  effet,  Odin  et  Gylfo  ayant 
lutté  en  toute  sorte  de  sortilèges  et  d'enchantements,  les  Ases 
furent  toujours  les  plus  forts.  Odin  fixa  son  séjour  au  bord  du 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  465 
lac  Mœlar,  au  lieu  qu'on  appelle  l'ancienne  Sigtuna;  oii,  ayant 
élevé  un  temple  magnifique,  il  rétablit  les  sacrifices  selon  la 
coutume  des  Ases.  Il  devint  maître  de  tout  le  pays  autour  de 
Sigtuna,  et  assigna  des  résidences  et  des  demeures  à  chacun 
des  sacrificateurs.  Niordh  s'établit  à  Noatun;  Freyr,  à  Upsal  ; 
Heimdall,  à  Himmelbaerg;  Thor,  à  Trudvanger;  Balder,  à 
Bredablik  ;  et  tous  reçurent  d'Odin  des  terres  cultivables. 

((  Odin  remit  en  vigueur  pour  son  pays  les  anciennes  lois 
des  Ases.  Il  y  était  ordonné  que  la  dépouille  des  morts  serait 
livrée  aux  flammes,  oii  l'on  jetteraitaussijeurs  richesses.  Odin 
ajouta  qu'autant  on  brûlerait  de  richesses  sur  le  bûcher,  autant 
le  mort  en  emporterait  dans  la  Valhalla.  Ceux  qui,  de  leur 
vivant,  avaient  enfoui  des  trésors  en  terre,  devaient  en  jouir 
aussi  dans  l'autre  vie  II  y  avait  ordre  de  jeter  dans  la  mer  les 
cendres  des  bûchers,  ou  de  les  couvrir  de  terre  amoncelée.  On 
devait  élever  aux  chefs  et  aux  princes  des  tertres  funéraires, 
afin  de  les  rappeler  à  la  mémoire  de  la  postérité.  Aux  hommes 
vaillants,  et  qui  s'étaient  distingués  de  la  foule  par  de  grandes 
épreuves,  on  devait  ériger  des  pierres  monumentales,  et  cette 
coutume  se  conserva  longtemps  chez  les  nations  qui  suivirent. 
Odin  voulut  encore  qu'il  y  eût  un  premier  sacrifice  aux  pre- 
mières  brumes  pour  obtenir  d'heureuses  moissons  ;  un  second 
au  milieu  de  l'hiver,  pour  les  autres  biens  de  la  terre,  et  une 
troisième  fête  au  commencement  de  l'été  :  c'était  le  sacrifice 
de  la  victoire.  Par  toute  la  Suède,  chaque  tête  payait  une 
pièce  d'argent  à  Odin,  qui,  en  retour,  se  chargeait  de  défendre 
le  territoire,  de  repousser  l'ennemi  et  de  veiller  aux  sacrifices 
de  l'année.  » 


466 


NOTES 


VIII 

LA  JUSTIFICATION  DE  GUDRUNA, 

ou  l'épreuve  de  l'eau  bouillante  chez  les  SCANDINAVES  (l). 

Gudruna,  la  veuve  de  Sigurd,  devenue  l'épouse  d'Atli 
(d'Attila),  est  accusée  d'infidélité  par  une  esclave  appelée 
Herkia.  Gudruna  demande  l'épreuve  du  feu. 

((  Convoque  mes  frères,  dit-elle,  avec  leurs  guerriers  cuiras- 
«  sés;  que  je  sois  entourée  de  tous  ceux  qui  me  tiennent  de 
«  près  par  le  sang. 

«  Fais  venir,  du  pays  des  Saxons  qui  habitent  au  midi, 
«  l'homme  puissant,  celui  qui  sait  consacrer  par  des  paroles  la 
«  chaudière  bouillante.  »  —  Sept  cents  hommes  sont  entrés 
dans  la  salle  avant  que  l'épouse  du  roi  plongeât  la  main 
dans  la  chaudière. 

((  Je  ne  vois  point  Gunar,  dit- elle  ;  je  n'appelle  point 
«  à  mon  secours  Hogni. . .  Je  ne  reverrai  plus  mes  deux 
«  frères.  Je  pense  que  l'épée  d'Hogni  vengerait  une  si 
«  grande  injure  ;  maintenant  je  suis  réduite  à  me  défendre 
«  moi-même.  )) 

«  Aussitôt  elle  plongea  sa  main  blanche  jusqu'au  fond ,  et 
elle  en  tira  les  cailloux  verdoyants.  «  Maintenant,  soyez  té- 
((  moins,  guerriers,  que  je  suis  déclarée  innocente,  selon  les 
«  rites  sacrés,  si  fort  que  bouille  cette  chaudière.» 

«  Alors  Attila  rit  dans  son  cœur,  en  voyant  Gudruna  lever 
ses  mains  intactes.  «  J'ordonne  maintenant,  dit-il,  que  l'es- 

(1)  Edda  Sœmvndar,  II,  Gudnmar  quida  en  Thridia. 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  467 
«  clave  Herkia  s'approche  de  la  chaudière,  elle  qui  a  porté 
«  contre  Gudruna  le  témoignage  du  crime.  » 

«  Nul  n'a  vu  chose  digne  de  pitié,  s'il  n'a  vu  comment  les 
mains  d'Herkia  furent  brûlées.  On  emmena  la  jeune  fille,  on 
la  noya  dans  le  marais  fangeux.  Ainsi  Gudruna  eut  satisfaction 
de  ses  injures.  » 


IX 

LE  CALENDRIER  DES  ANGLO-SAXONS. 

FRAGMENT  d'uN  TRAITÉ  DE  BÈDE  SUR  LE  CALCUL  DES  TEMPS  (l). 

«  Les  anciens  Anglo-Saxons  (car  il  ne  me  semble  point 
convenable  de  faire  connaître  le  calendrier  des  autres  peuples, 
et  dépasser  sous  silence  celui  de  ma  nation)  mesuraient  leurs 
mois  sur  le  cours  de  la  lune  ;  d'où  vient  que,  chez  eux,  la 
lune  nommait  le  mois,  comme  chez  les  Hébreux  et  les  Grecs. 
En  effet,  dans  leur  langue  la  lune  est  appelée  mona,  et  le 
mois  monath.  Et  leur  premier  mois,  celui  que  les  Latins 
nomment  janvier,  s'appelle  guili;  février,  sol  monath  ;  mars, 
rhedmonath;  avril,  eostur  monath mai,  trimilchi;  juin, 
/ic/a;  juillet, //t/a;  août,  weid  monath;  septembre,  haleg 
monath  ;  octobre,  wuynty r  fylbjth  ;  noYemhre,  Mot  monath; 
décembre,  guili,  du  même  nom  que  janvier.  Or  ils  commen- 
çaient l'année  le  huitième  jour  avant  les  calendes,  où 
nous  célébrons  maintenant  la  Nativité  du  Seigneur;  et  la 
nuit,  qui  est  sainte  pour  nous,  était  appelée  d'un  nom  païen 
mœdrenech,  c'est-à-dire,  la  mère  des  nuits,  probablement  à 

(1)  Beda  presbyter,  de  Ratione  temporum,  cap.  xni. 


468  NOTES 

cause  des  cérémonies  qu'on  y  célébrait  pendant  la  veille 
sacrée.  Et,  toutes  les  fois  que  l'année  était  commune,  ils 
donnaient  à  chaque  saison  trois  mois.  Mais  quand  il  y 
avait  lieu  à  l'intercalatioii,  c'est-à-dire  à  une  année  de  treize 
mois  lunaires,  ils  ajoutaient  le  mois  excédant  à  l'été;  en  sorte 
qu'alors  trois  mois  prenaient  le  nom  de  lida,  et,  par  cette 
raison,  l'année  s'appelait  trilidi,  avec  quatre  mois  d'élé  et 
trois  mois  pour  chacune  des  autres  saisons.  Ils  faisaient 
aussi  deux  grandes  divisions  de  toute  l'année  entre  l'hiver  et 
l'été,  attribuant  à  l'été  les  six  mois  oii  les  jours  sont  plus 
longs  que  les  nuits,  et  les  six  autres  à  l'hiver  ;  d'oii  vient  que 
le  mois  où  commençait  le  temps  d'hiver  était  appelé  wiiyntyr 
fyllyth,  d'un  nom  composé  de  celui  de  l'hiver  et  de  celui  de 
la  pleine  lune,  parce  que  l'hiver  commençait  à  la  pleine  lune 
de  ce  mois.  Il  n'est  pas  non  plus  hors  de  propos  d'expliquer 
la  signification  des  noms  qu'on  donnait  aux  autres  mois.  Les 
deux  appelés  guili  tirent  leur  nom  du  retour  du  soleil,  et  de  la 
croissance  des  jours,  que  l'un  de  ces  mois  précède,  et  que 
l'autre  suit.  Sol  monath  peut  se  traduire  le  mois  des  gâteaux 
sacrés,  parce  qu'alors  ils  en  offraient  à  leurs  dieux.  Rhed 
monath  était  le  nom  de  leur  déesse  Rheda,  à  qui  ils  faisaient 
alors  des  sacrifices.  Eostur  monath,  qu'on  appelle  aujourd'hui 
le  mois  pascal,  était  ainsi  nommé  de  leur  déesse  Eostre,  dont 
ils  célébraient  alors  la  fête.  Ils  ont  conservé  la  même  déno- 
mination au  temps  de  Pâques,  désignant  ainsi  par  le  nom 
d'une  observance  antique  les  joies  d'une  solennité  nouvelle. 
Trimilchi  se  nommait  ainsi,  parce  que  dans  ce  mois  on  avait 
coutume  de  traire  les  troupeaux  trois  fois  par  jour  ;  car  telle 
était  autrefois  la  fécondité  des  pâturages  en  Bretagne  ou  en 
Germanie,  d'oià  sortit  le  peuple  des  Anglo-Saxons.  Lida  signi- 
fie clément  ou  navigable ,  parce  que  dans  ces  deux  mois 
le  ciel  est  clément  et  serein,  et  que  c'est  le  temps  ordi- 
naire de  la  navigation.  Weid  monath  est  le  mois  de  l'ivraie, 
parce  que  c'est  alors  surtout  qu'elle  foisonne.  Haie  g  monath 


ET  PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  469 
était  le  mois  des  cérémonies  sacrées.  Wuyntyr  fyllyth  dési- 
gnait, d'un  nom  composé,  la  pleine  lune  et  l'hiver.  Blot  mo- 
natli  signifiait  le  mois  des  immolations,  parce  qu'alors  ils 
égorgeaient  les  victimes  vouées  à  leurs  dieux.  Grâces  vous 
soient  rendues,  ô  bon  Jésus,  qui,  nous  retirant  de  ces  vaines 
superstitions,  nous  avez  donné  de  vous  offrir  des  sacrifices  de 
louanges  !  » 


X 

ALPHABET  RUiMQUE  SCANDINAVE. 

Rien  ne  prouve  mieux  la  communauté  des  traditions  du 
Nord  que  la  comparaison  du  poëme  anglo-saxon  sur  l'alphabet 
runique,  dont  j'ai  donné  la  traduction,  avec  le  chant  Scandi- 
nave qu'on  va  lire,  on  les  mêmes  lettres  se  reproduisent  dans 
le  même  ordre,  accompagnées  des  mêmes  interprétations  et 
souvent  des  mêmes  sentences.  Seulement  chaque  strophe  se 
compose  ici  de  deux  vers  rimés,  liés  entre  eux  par  la  conson- 
nanceetnon  par  le  sens.  Les  retouches  chrétiennes  s'y  font 
mieux  sentir,  sans  effacer  cependant  les  allusions  mythologi- 
ques obscures  maintenant,  mais  qui  avaient  alors  leur  com- 
mentaire dans  la  tradition. 

F.  Fe,  l'argent.  L'argent  allume  la  discorde  entre  les 

homme  du  même  sang.  —  Le  loup 
se  nourrit  dans  les  bois. 

V.  Vr,  rétincelle.  L'étincelle  jaillit  du  fer  embrasé.  — 

Souvent  le  patin  se  hâte  sur  la  neige 
durcie. 

Th.  Thuss,  géant.  Le  géant  fait  la  terreur  des  femmes.  — 

Personne  ne  se  réjouit  de  Finimitié. 


470 


NOTES 


0.  Os,  l'entrée.  L'entrée  du  port  pour  les  voyageurs  ; 

—  l'entrée  du  fourreau  pour  l'épée. 
R.  Ridr,  la  chevauchée.  La  chevauchée  est  le  pire  moment  des 

chevaux.  —  Ragn  est  le  plus  prompt 
des  glaives. 

K.  Kauîi,  la  peste.          La  peste  prend  le  frère  avec  la  sœur. 

—  Le  malheur  met  le  plus  fort  au 
tombeau. 

H.  [Hagl,  la  grêle.          La  grêle  est  la  plus  froide  des  graines. 

—  Le  Christ  créa  le  vieux  monde. 
N.  Naud,  pauvreté.        Pauvreté  fait  maigre  chère.  —  Celui 

qui  est  nu  a  froid  au  temps  de  la 
gelée. 

1.  /s,  la  glace.  La  glace  est  le  plus  large  des  ponts.  — 

L'aveugle  a  besoin  d'être  conduit. 

A.  Ar,  l'année.  L'année  abondante  est  le  bonheur  des 

hommes.  —  J'entends  dire  que  le 
roi  Frode  était  libéral. 

S.  Sol,  le  soleil.  Le  soleil  est  le  flambeau  delà  terre.  — 

Je  me  soumets  à  l'oracle  saint. 

T.  Tyt\  le  dieu  Tyr.        Tyr  est  le  dieu  manchot  parmi  lesAses. 

—  Le  forgeron  commence  ordinai- 
rement par  souffler. 

B.  Biarkan,  le  bouleau.    Le  bouleau  est  l'arbre  à  la  feuille  verte. 

—  Loki  porta  le  mensonge  au  milieu 
du  bonheur  des  dieux. 

L.  Lcmgr,  l'eau.  L'eau  tombe  des  montagnes.  —  L'or 

est  un  bien  précieux. 

M.  Madr,  l'homme.  L'homme  est  l'accroissement  de  la 
terre.  —  Grande  est  la  serre  de 
l'épervier. 

Y.  Yr,  Tare.  L'arc  est  aussi  flexible  en  été  qu'en 

hiver.  —  Où  la  maison  brûle,  là  est 
le  deuil. 


ET  PIECES  JUSTIFICATIVES. 


4îl 


XI 

BEOWULF  ET  LE  DRAGON. 

FRAGMENT  DE  l'ÉPOPÉE  ANGLO-SAXONNE  (l). 

Beowulf  est  le  héros  de  l'épopée  anglo-saxonne.  Jeune 
encore,  il  est  allé  chercher  aventure  au  pays  des  Danois;  il  a 
combattu  contre  l'esprit  mauvais  qui  hantait  le  palais  du  roi 
Hrothgar,  et  contre  la  fée  malfaisante  qui  habitait  le  lac  voisin. 
Vainqueur  dans  ces  deux  combats,  il  est  revenu  au  pays  des 
Angles,  où  il  règne  depuis  cinquante  ans,  quand  on  vient  lui 
apprendre  qu'un  dragon  désole  la  contrée.  Tout  le  jour  le 
monstre  reste  accroupi  dans  son  antre  au  bord  de  la  mer  ;  il 
y  garde  un  trésor  enseveli  depuis  mille  ans.  Mais  chaque  nuit 
il  sort  de  son  repaire,  s'élève  dans  les  airs  sur  ses  larges  ailes, 
et  vomit  le  feu  sur  les  habitations  des  hommes.  Le  vieux  roi 
jure  de  tuer  le  dragon  et  de  ravir  le  trésor.  Une  crainte 
secrète  trouble  d'abord  son  cœur  :  «  Mais,  dit-il,  je  ne  recu- 
((  lerai  point  d'un  seul  pas  ;  il  en  sera  de  moi  comme  le  des- 
((  tin,  maître  de  tous  les  hommes,  en  aura  disposé.  »  Le 
poëte  le  représente  s'avançant  avec  un  jeune  guerrier, 
Wiglaf,  qu'il  laisse  à  l'écart,  et  le  récit  continue  en  ces 
termes  : 

«  Le  héros  illustre  se.  leva  chargé  de  son  bouclier,  la  tète 
(1)  Beowulf,  cdit.  Kemble;  in  fine. 


472  NOTES 

armée  du  casque  menaçant,  et  tout  couvert  de  sa  cuirasse.  Il 
descendit  au  pied  du  rocher,  se  fiant  à  son  seul  courage  :  ce 
n'est  point  la  coutume  des  lâches.  Alors  il  considéra  le  rocher 
escarpé,  lui  le  guerrier  puissant  qui  avait  si  souvent  tenté  la 
fortune  des  combats,  quand  les  bataillons  se  précipitaient  pour 
s'entretuer.  11  vit  une  voûte  de  pierre,  d'où  s'échappait  un 
fleuve  de  feu  ;  et  nul  ne  pouvait  entrer  ni  s'approcher  du 
trésor,  sans  traverser  ces  flammes  que  vomissait  le  dragon 
couché  dans  la  caverne.  Alors  le  roi  des  Angles  poussa  du 
fond  de  sa  poitrine  un  cri  de  colère.  Ce  héros  au  cœur  fort 
était  irrité.  Sa  voix  retentissante  pénétra  sous  la  pierre  blan- 
che. Le  gardien  du  trésor  sentit  s'éveiller  sa  haine  :  il  avait 
reconnu  la  voix  d'un  homme  ;  il  ne  tarda  pas  longtemps  à  se 
jeter  sur  lui... 

«  La  terre  trembla  ;  le  héros  se  tenait  au  pied  de  la  colline, 
opposant  le  bouclier  à  son  farouche  ennemi.  Le  bon  roi  leva 
le  glaive  antique  qu'il  reçut  en  héritage,  et  dont  le  tranchant 
fut  terrible  à  tous  ceux  qu'il  fallait  punir...  Il  étendit  le  bras, 
ce  chef  des  Angles  ;  il  frappa  son  hideux  ennemi,  selon  ce  que 
j'ai  entendu  conter;  il  le  frappa  de  telle  sorte  que  le  tranchant 
s'émoussa  contre  les  écailles  noires.  L'arme  fut  impuissante 
au  moment  où  son  maître  eut  besoin  d'elle,  réduit  aux  der- 
nières extrémités.  Alors  le  gardien  de  la  caverne  s'élança  d'un 
bond  puissant,  le  cœur  plein  de  rage.  Il  vomit  le  feu  meur- 
trier; il  répandit  au  loin  les  tourbillons  homicides.  En  ce 
moment,  le  roi  des  Angles  ne  se  vantait  pas  de  la  victoii  e  ; 
l'épée  avait  trahi  sa  main  désarmée  dans  le  combat.  Ce  n'était 
point  cequ'il  devait  attendre  de  cette  lame  autrefois  invinci- 
ble. Le  temps  ne  tarda  pas  à  venir,  où  cet  illustre  fils  des 
rois  eût  voulu  changer  de  lieu;  il  aurait  voulu,  de  toute  son 
âme,  se  trouver  dans  les  murs  de  sa  ville...  Il  était  dans  les 
angoisses,  enveloppé  de  flammes,  celui  qui  autrefois  régnait 
sur  un  peuple... 

«  Wiglaf  vit  son  seigneur  succomber  sous  le  casque,  en 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  473 

essuyant  une  injure  mortelle.  Alors  il  se  rappela  les  honneurs 
qu'il  avait  autrefois  reçus  de  lui  :  de  beaux  domaines,  la  puis- 
sance sur  les  routes,  le  droit  de  juger  le  peuple,  et  tout  ce 
qu'avait  possédé  son  père.  Il  ne  put  se  contenir  ;  il  saisit  son 
bouclier  de  tilleul  pâle;  il  ceignit  son  épée,  arme  sans  égale, 
venue  de  ses  aïeux...  «  Je  me  souviens,  dit-il,  du  temps  oii 
«  nous  buvions  l'hydromel  à  notre  aise.  Alors,  dans  la  salle 
«  des  banquets,  quand  notre  seigneur  venait  de  nous  distri- 
«  huer  les  bracelets  d'or,  nous  promettions  de  lui  rendre  ses 
«  bienfaits  au  jour  des  combats,  si  jamais  il  était  surpris  par 
«quelque  nécessité  semblable  à  celle-ci  ;  nous  jurions  de  le 
«  servir  sous  le  casque  et  avec  le  glaive  d'acier. . .  » 

«  En  même  temps  il  s'élança  dans  le  tourbillon  du  combat. 
Il  courut  tout  armé  au  secours  de  son  chef;  il  parla  en  peu  de 
mots  :  «  Bien-aimé  Beowulf,  rappelle-toi  comme,  au  temps 
«  de  ta  jeunesse,  tu  promettais  de  ne  jamais  laisser  languir 
«  une  vengeance.  Maintenant,  chef  intrépide,  célèbre  par 
«  tant  d'exploits,  il  faut  défendre  ta  vie  de  toutes  tes  forces. 
«  Me  voici,  moi,  ton  fidèle,  à  tes  côtés.  »  Alors  le  roi  retrouva 
ses  esprits  ;  il  leva  son  couteau  de  guerre,  aigu  et  effilé,  qu'il 
portait  sur  la  cuirasse.  Il  frappa  le  dragon  au  milieu  du 
corps,  il  réunit  toute  la  force  de  son  courage  pour  achever  son 
ennemi... 

«  Cependant  Beowulf  connut  qu'il  était  blessé  mortelle- 
ment, et  il  parla  ainsi  :  «  J'ai  été  maître  de  ce  peuple  durant 
«  cinquante  hivers,  et  il  n'y  avait  pas  de  roi  voisin  qui  osât 
«  m'attaquer.  J'ai  vécu  sur  la  terre  le  temps  qui  m'était 
«  donné.  J'ai  gardé  comme  je  devais  ce  qui  était  à  moi.  Je 
«  n'ai  pas  cherché  de  querelles  injustes,  et  je  n'ai  pas  souvent 
«  juré  de  faux  serments.  Voilà  pourquoi,  blessé  à  mort,  je 
((  puis  encore  me  réjouir  ;  voilà  pourquoi  le  créateur  des 
«  hommes  n'aura  pas  de  crimes  à  me  reprocher,  quand  mon 
«  âme  va  se  séparer  de  mon  corps.  »  Alors  j'ai  ouï  dire  que 
Wiglaf,  sur  l'ordre  de  son  maître  blessé,  pénétra  dans  la 

ÉTUD.  GERM.  I.  31 


¥lA  NOTES 

caverne...  Il  vit  des  coupes  d'or  où  s'étaient  abreuvés  es 
hommes  d'autrefois;  il  vit  des  casques  nombreux  cou- 
verts dérouille,  et  beaucoup  de  bracelets  travaillés  avec  art. 
Ce  trésor  pourrait  aisément  l'emporter  sur  toutes  les  richesses 
enfouies  en  terre,  quel  que  soit  celui  qui  les  y  ait  cachées. 
Wiglaf  vit  aussi  des  signes  dorés  sculptés  sur  la  voûte,  des 
signes  merveilleux  tracés  par  un  art  magique,  et  qui  jetaient 
assez  de  lumière  pour  que  le  héros  pût  embrasser  des  yeux 
tout  le  Heu  oii  il  était,  et  contempler  sa  vengeance...  Alors 
Beowulf  parla  une  dernière  fois  :  «  Jeune  et  vieux,  j'ai  eu  cou- 
«  tume  de  distribuer  l'or  autour  de  moi.  Je  remercie  de 
«  ces  trésors  le  roi  de  gloire,  le  Seigneur  éternel,  parce 
«  qu'avant  le  jour  de  ma  mort  j'ai  pu  acquérir  à  mes  guer- 
{(  riers  de  telles  richesses.  Je  veux  qu'on  mette  en  réserve 
(f  ces  dépouilles  ;  elles  serviront  plus  tard  au  besoin  du  peu- 
«  pie.  Je  ne  resterai  pas  longtemps  ici.  Ordonnez  qu'après 
«  avoir  éteint  mon  bûcher  flamboyant,  on  m'élève  sur  le 
«  promontoire  un  tertre  immense  qui  me  serve  de  monument 
«  chez  ma  nation,  en  sorte  que  les  navigateurs  nomment  le 
«  tertre  de  Beowulf,  quand  ils  sillonneront  au  loin  les  flots 
«  brumeux.  » 


ET  PIECES  JUbTlElCATlVES. 


475 


XII 

LE  COMBAT  DU  PÈRE  ET  DU  FILS, 

DANS  LA  POÉSIE  DU  iNORD. 
Poëme  irlandais  de  Cuchullin. 

Il  semble  que  le  combat  de  Hiltkbraiid  et  de  Iladebraiid 
soit  encore  du  nombre  de  ces  traditions  poétiques  dont  ITic- 
ritage  resta  commun  aux  nations  du  nord  et  à  celle  do 
l'Orient.  M.  Ampère  (Hist,  littéraire,  t.  II)  a  signalé  l'éton- 
nante ressemblance  du  récit  germanique  avec  l'épisode  du 
Schahnameh,  où  le  héros  de  la  Perse  Rustam  combat  Zohrab 
son  fils,  qu'il  tue  sans  le  reconnaître.  11  a  retrouvé  la  mêm: 
aventure  dans  deux  chants  celtiques,  l'un,  publié  parmi  les 
fragments  supposés  d'Ossian,  l'autre  dans  une  collection  de 
poëmes  irlandais,  dont  on  s'accorde  à  reconnaître  l'authen- 
ticité. C'est  celui  que  j'ai  essayé  de  traduire,  comme  un  docu- 
ment de  plus  à  l'appui  de  l'antitjue  parenté  qui  unissait  les 
Celtes  et  les  Germains. 

Sous  le  règne  de  Conor  Mac  Nessa,  roi  d'Ulster,  vers  les 
approches  de  l'ère  chrétienne,  l'Irlande  était  peuplée  de  guer- 
riers si  célèbres,  que  toute  l'Europe  connaissait  «  les  héros 
de  l'île  d^Occident.  »  Cucluillin,  après  de  lointaines  expédia 
tions,  aima  en  Albanie  (Ecosse)  une  belle  princesse  appelée 
Aifé;  et,  rappelé  par  les  affaires  de  son  pays,  il  la  laissa 
enceinte  en  lui  recommandant,  si  ede  avait  un  fds,  de  le 
faire  exercer  au  métier  des  armes ,  et  de  l'envoyer  ensuite 


ÂIO  NOTES 

en  Ulster.  Il  devait  s'y  faire  reconnaître  au  moyen  d'une 
chaîne  d'or  que  Cuchullin  remit  à  la  mère,  en  y  ajoutant 
ces  trois  préceptes  que  le  jeune  guerrier  observait  :  De  ne 
jamais  révéler  son  nom  à  un  ennemi  ;  de  ne  point  livrer 
passage  à  quiconque  semblerait  l'exiger  comme  un  droit  ; 
el  de  ne  jamais  refuser  le  combat  à  aucun  chevalier  sous  le 
soleil. 

Ailé  envoie  son  fils  ;  mais  il  semble  que  par  jalousie  elle 
ait  évité  de  lui  donner  les  instructions  qui  lui  auraient  fait 
connaître  son  père...  Il  arrive  tout  armé.  Un  héraut  va  le 
reconnaître. 

«  Gonloch,  superbe  et  hardi,  a  traversé  les  flots  qui  baignent 
la  terre  d'Érin.  Animé  par  la  gloire,  il  est  venu  des  murs  de 
Dunscaik  pour  visiter  la  côte  d'Érin,  pour  éprouver  l'armée 
puissante. 

«  Sois  le  bienvenu,  jeune  homme  au  visage  intrépide,  cou- 
«  vert  d'armes  éclatantes.  Sans  doute  tes  pas  se  sont  éga* 
«  rés,  hôte  illustre.  Mais  puisque  le  vent  d'est  t'a  poussé  sain 
«  et  sauf  sur  ce  rivage,  raconte-nous  tes  courses;  fais-nous  le 
«  récit  des  exploits  qui  ont  étendu  ta  gloire, 

«  Ne  fais  point  comme  d'autres  venus  delà  terre  d'Albanie, 
«  ne  rejette  point  ma  demande,  ne  force  pas  l'épée  conqué- 
«  rante  à  sortir  du  fourreau  pour  te  terrasser,  ô  jeune  homme  ! 
«  si  comme  eux,  par  un  vain  orgueil,  tu  refusais  de  payer  au 
«  passage  du  pont  le  tribut  accoutumé.  » 

—  Le  jeune  homme  répondit  :  «  Si  telle  a  été  jusqu'ici 
«  la  coutume  de  votre  île  odieuse,  sachez  qu'elle  n'humiliera 
((  plus  aucun  chef,  car  ce  bras  va  effacer  votre  orgueilleuse 
«  loi.  )) 

En  disant  ces  mots,  Gonloch  se  met  en  défense  :  son  épée 
ne  trouve  pas  de  repos  qu'il  n'ait  jeté  autour  de  lui  cent 
guerriers  sur  la  poussière.  Conor  demande  s'il  n'y  a  plus  de 
héros  qui  veuille  se  mesurer  avec  cet  étranger.  Conall  s'avance, 
et  il  est  fait  prisonnier.  On  envoie  chercher  Cuchullin  dans  sa 


ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  417 
haute  demeure  de  Dundalgan  ;  on  lui  montre  des  morts  et  son 
ami  enchaîné.  Il  hésite  cependant  à  combattre  ce  guerrier 
inconnu.  Il  ne  cède  qu'aux  prières  réunies  de  tous  ses  compa- 
gnons d'armes. 

Alors,  d'un  pas  ferme  et  d'un  air  intrépide,  Cuchullin  s'a- 
vança, et  adressa  ces  mots  à  l'ennemi  :  «  Permets,  ô  vaillant 
«  guerrier,  que  je  requière  ceci  de  ta  courtoisie  :  confie-moi 
«  ton  dessein  et  ton  nom  ;  quel  est  ton  lignage  et  ton  pays  ? 
«  Ne  repousse  pas  une  main  amie,  et  ne  rejette  pas  la  paix 
«  que  je  t'offre.  Cependant,  si  tu  préfères  le  hasard  des  armes, 
«  alors  je  te  présente  le  combat,  jeune  homme  aux  beaux 
«  cheveux.  » 

«  —  Jamais  la  peur  ne  sera  maîtresse  du  cœur  d'un  héros  ; 
«  jamais,  pour  satisfaire  une  oreille  curieuse,  je  ne  trahirai 
«  ma  renommée.  Non,  ô  noble  chef,  je  ne  révélerai  à  per- 
«  sonne  ni  mon  nom,  ni  mon  dessein,  ni  ma  naissance.  Et  je 
«  ne  cherche  point  à  éviter  le  combat  que  tu  m'offres,  encore 
«  que  ton  bras  semble  fort  et  ton  glaive  éprouvé. 

«  Cependant,  je  le  confesse:  si  mon  vœu  l'eût  permis,  je 
«  n'aurais  point  résisté  à  ta  requête,  j'aurais  serré  avec  joie 
«  ta  main  pacifique,  tant  la  vue  de  ce  visage  étouffe  en  moi 
«  toute  pensée  ennemie,  tant  ces  nobles  traits  maîtrisent  mon 
«  cœur.  )) 

Alors,  et  malgré  eux,  les  chefs  commencèrent  le  combat  : 
l'honneur  réveillait  leurs  forces  endormies.  Terribles  étaient 
les  coups  que  portaient  les  bras  vaillants,  et  longtemps  leurs 
destins  demeurèrent  indécis.  Car,  jusqu'à  cette  heure,  l'œil 
n'avait  jamais  vu  un  combat  soutenu  de  la  sorte,  une  victoire  si 
opiniâtrément poursuivie.  A  la  fin,  la  colère  et  la  honte  soule- 
vèrent l'âme  de  Cuchullin  ;  il  poussa  sa  lance  étincelante  avec 
une  habileté  fatale,  et  jeta  sur  le  champ  de  bataille  le  jeune 
guerrier  mourant... 

«  Noble  jeune  homme!  cette  blessure,  je  le  crains,  n'est 
((  pas  de  celles  qu'on  peut  guérir.  Maintenant  donc  fais  moi 


478  NOTES 

«  savoir  ton  nom  et  ton  lignage,  et  d'où  tu  viens  et  pourquoi, 
«  afin  que  nous  puissions  t'élever  une  tombe  qui  t'honore,  et 
«  qu'un  chant  de  gloire  immortalise  ta  louange. 

«  — Approche,  répliqua  le  jeune  blessé,  plus  près,  plus 
«  près  de  moi  !  Oh  !  que  je  meure  sur  cette  terre  chérie,  et  dans 
«  tes  bras  bien-aimés  !  Ta  main,  mon  père,  guerrier  mnlheu- 
«  reux!  Et  vous,  défenseurs  de  notre  île,  approchez  pour  en- 
«  tendre  ce  qui  fait  l'angoisse  de  mon  âme  :  car  je  vais  briser 
«  de  douleur  le  cœur  d'un  père. 

«  0  le  premier  des  héros  !  écoute  ton  fils,  reçois  le  dernier 
«  soupir  de  Conloch;  vois  le  nourisson  de  Dunscaik,  vois 
((  l'héritier  chéri  de  Dundalgan.  Vois  ton  malheureux  fils 
«  trompé  par  les  artifices  d'une  femme  et  par  une  fatale  pro- 
«  messe.  Il  tombe,  triste  victime  d'une  mort  prématurée. 

«  0  mon  père  !  n'as-tu  pas  reconnu  que  je  n'étais  qu'à 
«  moitié  ton  ennemi?  et  quand  ma  lance  était  dardée  contre 
«  toi,  n'as-tu  pas  vu  qu'elle  se  détournait  de  la  poitrine?  » 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PREMIÈRE  PARTIE 

LA  GERMANIE  AYANT  LES  ROMAINS 


Préface   1 

CHAPITRE  PREMIER. 

ÉTENDUE  DE  LA  GERMANIE.  —  ORIGINE  DES  GERMAINS. 

La  Germanie  connue  des  Romains   21 

Les  Germains  de  César  et  de  Tacite   22 

Les  Goths   25 

Les  Scandinaves   27 

Les  Germains  connus  des  Grecs   34 

Les  Gètes   54 

Les  Hyperboréens   58 

Origine  orientale  des  peuples  germaniques                              .  39 

CHAPITRE  II. 

LA  RELIGION. 

Si  les  Germains  eurent  des  institutions  religieuses   46 

Religion  des  Scandinaves.  —  Leur  culte   47 

Doctrine  religieuse  de  l'Edda   51 

Superstition  des  Scandinaves   60 

Religions  des  autres  peuples  germaniques   66 

Le  culte..   67 

Les  dieux  des  Germains   70 

Les  déesses.  ,   78 

Suite  de  la  mythologie  des  Germains   82 

Superstitions  des  Germains.  —  Fétichisme   90 


480  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Magie  ,  ,  .  95 

Sacrifices  humains.  —  Cannibalisme   99 

Origine  des  religions  du  Nord.   100 

Rapports  avec  les  religions  de  la  Grèce  cl  de  l'Orient   102 

Différences  des  religions  du  Nord  et  de  celles  du  Midi   111 

Conclusion   112 

CHAPITRE  III. 

LES  LOIS. 

Contradictions  des  historiens  sur  les  lois  des  Germains   115 

Analyse  des  institutions  germaniques.  —  La  personne  et  la  pro- 
priété  117 

La  famille   l'23 

Commencement  de  la  société  politique   133 

Institutions  judiciaires   147 

Caractère  général  des  institutions  germaniques   159 

Rapport  des  institutions  germaniques  avec  les  législations  de  l'an- 
tiquité  161 

Lois  romaines  ,   462 

Lois  grecques   172 

Lois  indiennes,   175 

Conclusion  ,   183 

CHAPITRE  IV. 

LES  LANGUES. 

Énumération  des  langues  germaniques   187 

Vocabulaire  des  langues  du  Nord.  —  Théologie   190 

Droit                                                                          .  194 

Astronomie.  .   197 

Ce  qui  manque  au  vocabulaire  des  langues  du  Nord   208 

Grammaire  des  langues  du  Nord   210 

Euphonie  ,  »  .  211 

Déclinaison   214 

Conjugaison   216 

Élymologie.  —  Origine  des  langues  germaniques   220 

Rapport  avec  les  langues  indo-européennes   221 

Alphabet  runique   227 

Conclusion..  .   236 

CHAPITRE  V. 

LA  POÉSIE. 

Si  les  Germains  eurent  une  poésie  savante                              .  238 

La  tradition  poétique  chez  les  Germains  ,  .  239 

Poésie  lyrique   239 

Poésie  didactique   241 


Table  des  matières.  m 

Commencement  de  la  poésie  épique   241 

Interprétation  de  la  fable  de  Sigurd.  .   ,   2o4 

Rapports  de  l'épopée  germanique  et  de  l'épopée  grecque   256 

Origine  commune  des  grandes  épopées   260 

L'art  poétique  des  Germains  ,   262 

L'art  des  vers  chez  les  Scandinaves   263 

La  condition  des  poëtes  chez  les  Germains   267 

Combats  poétiques   274 

Prosodie  des  langues  germaniques.  —  Allitération   277 

Ce  qu'il  y  a  de  barbare  dans  la  poésie  du  INord   282 

Fable  de  Weland   285 

Conclusions  de  la  première  partie   291 

Rapports  des  Germains  avec  les  autres  peuples  du  Nord   292 

Les  Celtes   294 

Les  Slaves   297 

Fraternité  des  peuples  indo-européens.   300 


SECONDE  PARTIE 

LA  GERMANIE  EN  PRÉSENCE  DE  LA  CIVILISATION 
ROMAINE 


CH.APITRE  VI. 

LA  CITILISATION  ROMAINE  CHEZ  LES  GERMAINS. 

Destinée  de  Rome.  —  Ce  qui  faisait  sa  puissance   303 

Ce  qui  faisait  l'impuissance  de  Rome   308 

Histoire  de  la  conquête  romaine  en  Germanie   315 

Résultats  de  la  conquête                                                  .  .  325 

Voies  romaines.  —  Défrichement  du  sol.  —  Villes  fondées   327 

Les  institutions  politiques   333 

Administration  impériale   334 

Organisation  militaire   339 

Régime  municipal   341 

Les  écoles   346 

Si  la  civilisation  romaine  eut  prise  sur  les  Germains   355 

Les  Germains  esclaves   558 

Les  Germains  colonisés  sur  les  terres  de  l'empire                      .  560 

Les  Germains  dans  l'armée  romaine   362 

I.es  Germains  dans  les  offices  publics   366 

Les  Germains  initiés  aux  lettres  latines   369 

L'invasion  pacifique   374 


TABLE  DKS  MATIÈRES. 


CHAPITRE  VU. 

RÉSISTANCE  DES  GERMAINS  A  L\  CIVILISATION  ROMAINE. 

Vices  de  la  civilisation  romaine   580 

Le  paganisme  romain  impuissant  chez  les  barbares   380 

Décadence  des  lettres  dans  les  écoles  impériales   583 

Avarice  et  cruauté  du  gouvernement  romain   590 

La  société  romaine  corrompait  les  barbares   403 

Haine  de  la  civilisation  chez  les  Germains   404 

Violence  des  irruptions   409 

La  barbarie  après  les  irruptions   419 

Chant  de  Hildebrand  et  Haldebrand   427 

-  Conclusion   451 


NOTES  ET  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


I.  —  Jornandes  considéré  comme  historien  des  mœurs  et  des  tra- 
ditions germaniques  459 

II.  —  Dion  Chrysostomc  à  Olbia,  ou  la  civilisation  grecque  chez  les 
Gètes  "  440 

III.  —  Sermon  de  saint  Eloi.  —  Le  paganisme  germaniqi^e  au 
septième  siècle  451 

IV.  —  Légende  de  saint  Vulfram.  —  La  Valhalla  des  Frisons.  .  .  454 

V.  —  Catalogue  des  superstitions  et  des  pratiques  païennes  répan- 
dues chez  les  Francs,  dressé  au  concile  de  Leptines,  745.  .  .  4j7 

VI.  —  Lettre  de  Pétrarque.  —  Le  culte  du  Rhin  à  Cologne  au 
quatorzième  siècle  459 

VII.  —  Ynglinga  Saga.  — Traditions  de  la  nation  siijdo'se,  s:s  pre- 
miers établissements  et  ses  premières  lois  401 

VIII.  —  La  justification  de  Gudruna,  ou  l'épreuve  de  l'eau  bouil- 
lante chez  les  Scandinaves.  «  .  .  .  4GG 


TABLE  DES  MATIÈRES.  483 

IX.  —  Le  calendrier  des  Anglo-Saxons,  —  Fragment  d'un  traite  de 
Bède  sur  le  calcul  des  temps  407 

X.  —  Alphabet  runi  jne  Scandinave  469 

XI.  —  Combat  de  Beowulf  et  du  dragon.  —  Fragment  de  l'épo- 
pée anglo-saxonne  4'îl 

XII.  —  Le  combat  du  père  et  du  lils,  dans  la  poésie  du  Nord.  — 
Poëmc  irlandais  de  Cuchuilin  475 

FIN  DE  LA  TABLE. 


y  ^  

l'.ll.lS.  —  I.MP.  blMO.N  tAÇON  KT  COMl'.,   lUK  l)'KI.FUmil,  1. 


LF  Ozanam,  Antoine  Frédéric 

099  Oeuvres  complètes 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY